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Full text of "Histoire grecque"

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ERNEST     CURTIUS 


HISTOIRE    GRECQUE 


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ERNEST    CURTIUS 


HISTOIRE 


GRECQUE 

Traduite  de  l'alIemaDd  sur  la  cinquième  édition 

PAR 

A.    BOUCHÉ-LEGLERCQ 

PROFESSEUR   SUPPLÉANT  A  LA   FACDLTÉ   DES  LETTRES   DE   PARIS 


TOME      PREMIER 


PARIS 
ERNEST    LEROUX,    ÉDITEUR 

28,  Rue  Bonaparte,   28 

1880 


2-  \  ^ 


PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR 


L'auteur  de  la  présente  Histoire  grecque  n'a  pas  cru  que 
l'ouvrage  eût  besoin  d'une  préface.  L'historien  n'a  qu'un 
devoir,  la  recherche  de  la  vérité ,  et  il  est  inutile  qu'il  se 
vante  de  l'avoir  accompli  de  son  mieux.  Mais  le  traducteur 
]^  fait  partie  du  public,  et  ce  serait  peut-être  de  sa  part  une 
5^  réserve  inopportune  que  de  ne  pas  indiquer  l'opinion  qu'il 
s'est  faite  du  livre  auquel  il  donne,  au  prix  d'un  labeur 
ingrat,  un  nouvel  instrument  de  propagande. 

L'histoire  de  la  Grèce  est  une  des  plus  complexes  que 
^   nous  offre  l'antiquité.  Elle  n'a  point  l'unité  de  l'histoire 
^   romaine,  qui  va  d'un  cours  régulier,  et  par  des  étapes  bien 
marquées,  de  ses  origines  à  sa  conclusion.  En  Grèce,  autant 
^   de  villes,  autant  d'États  ;  au-dessus  de  cette  vie  politique 
\    disséminée,  des  groupes  plus  larges,  mais  déjà  dépourvus 
i    de   réalité    tangible,  les  tribus   ethnologiques.    Ioniens, 
Eoliens,  Achéens,  Doriens  ;  au-dessus  encore,  cette  unité 
tout  idéale  d'une  race  qui  n'a  jamais  ni  constitué  ni  aspiré  à 
constituer  une  nation  compacte  et  cohérente.  L'histoire 
grecque,  encombrée  de  légendes  dans  ses  origines,  inter- 
rompue par  de  larges  lacunes ,  ne  s'éclaire  d'une  vive 
lumière  qu'aux  alentours  de  Sparte  et  d'Athènes.  Autour 
de  ces  deux  foyers  s'ouvrent  dans  toutes  les  directions  des 
perspectives  incertaines  et  fuyantes,    où  la  chronologie 
chemine  d'un  pas  mal  assuré  et  où  l'hypothèse  achève  les 
combinaisons  tentées  sur  la  foi  de  documents  incomplets. 
Et  pourtant,  cette  histoire  offre  un  incomparable  attrait  : 
c'est,  au  fond,  la  jeunesse  de  notre  civilisation  européenne 


II  PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR 

qu'il  s'agit  d'étudier  en  suivant  à  la  trace  les  agissements, 
les  expériences,  les  succès  et  les  mécomptes  de  ce  peuple 
qui  a  légué  au  monde  moderne  ses  œuvres  et  son  esprit. 
Aussi,  depuis  la  Renaissance,  Férudition  s'est-elle  appliquée 
à  recueillir  et  à  classer  les  matériaux  fournis  par  les  textes 
et  les  monuments  figurés  :  toute  la  littérature  classique  a  été 
soigneusement  interrogée;  les  recueils  d'inscriptions  vont 
grossissant  tous  les  jours  ;  sur  une  foule  de  questions  de 
détail,  les  monographies  abondent  :  il  est  devenu  possible 
d'écrire  une  histoire  grecque  qui  soit  autre  chose  qu'une 
compilation  dépourvue  de  critique,  à  la  manière  de  RoUin. 
Mais  il  n'en  faudrait  pas  conclure  que  la  tâche  de  l'historien 
soit  aujourd'hui  plus  facile.  Tous  ces  travaux  préparatoires 
ont  eu  pour  résultat  d'élargir  le  domaine  qu'il  doit  embrasser 
du  regard,  de  mettre  en  évidence  l'activité  multiple  du 
peuple  grec  et  la  variété  de  ses  aptitudes  :  ils  ont  surtout 
abattu  les  barrières  qui  séparaient  le  monde  hellénique  de 
rOiij  :î  et  posé  de  ce  côté  des  problèmes  nouveaux.  La 
synthèse  exige  désormais  un  puissant  effort  d'intelhgence. 
Il  est  naturel  que  l'effort  ait  été  d'abord  tenté  par  ceux 
qui  n'en  sentaient  pas  bien  toute  la  difficulté,  par  les  esprits 
qui  conçoivent  l'ensemble  comme  une  série  de  détails 
successivement  examinés  et  qui  prennent  volontiers  pour 
une  synthèse  historique  une  juxtaposition  de  réalités  bien 
établies.  C'est  en  Angleterre  et  en  dehors  du  cercle  des 
savants  de  profession  que  l'érudition  s'essaya  le  plus  tôt  à 
l'œuvre  définitive.  Les  précis  d'Obvier  Goldsmith*  et  de  J. 
GilHes  ^  précédèrent  de  peu  d'années  l'estimable  ouvrage  de 
W.  Mitford^  qui  cessa  bientôt  de  répondre  aux  exigences 

*)  Ol.  Goldsmith,  The  grecian  history  to  the  death  of  Alexander.  Lon- 
don. 1776.  2  vol.  80. 

-)  John  Gillies,  History  of  ancient  Greece,  its  colonies  and  conquest 
from,  the  tarliest  accounts  to  the  division  of  the  Macedonian  empire  in 
the  East.  2d  edil.,  1787. 

3)  Will.  yinFOwv,  Eistor  y  of  Greece.  1784-1794.  3  vol.  4°.  New  édition. 
1829.  8  vol.  8°. 


PREFACE  DU    TRADUCTEUR  III 

de  la  science  renouvelée  par  les  travaux  de  Niebuhr,  de 
Bœckh,  de  K.-Fr.  Hermann  etd'Otfried  Müller.  G.  Thirlwall 
prit  la  plume  à  son  tour  ;  mais,  à  peine  avait-il  achevé  son 
intéressant  et  judicieux  travail  '  que  George  Grote  commen- 
çait la  publication  de  son  Histoire  delà  Grèce^-^  destinée  à 
un  si  prodigieux  succès.  L'Allemagne  elle-même  accueillit 
avec  une  faveur  mêlée  de  surprise  l'œuvre  de  ce  banquier 
de  la  Cité  qui,  après  avoir  longtemps  dirigé  la  maison 
Prescott,  Grote  et  C'^  et  siégé  à  la  Chambre  des  Communes, 
abandonnait  les  affaires  pour  se  consacrer  tout  entier  à 
l'étude  de  la  civihsation  grecque  et  apparaissait  tout  à  coup 
muni  de  vastes  lectures,  armé  d'une  critique  tranchante, 
faisant  d'un  trait  précis  le  départ  de  l'ombre  et  de  la  lumière, 
sacrifiant  les  problèmes  désespérés  pour  chasser  de  partout 
la  conjecture,  décidé  aussi  dans  ses  sympathies  et  ses 
antipathies,  ami  de  la  liberté,  indulgenl  pour  la  démocratie 
et  sévère  pour  le  privilège. 

Le  volumineux  ouvrage  de  Grote  a  une  valeur  incontes- 
table, qu'il  gardera  longtemps  encore  et  que  je  n'entends 
pointmettre  en  question.  C'est  le  répertoire  le  plus  complet 
que  nous  ayons  d'informations  et  de  jugements  motivés 
concernant  l'histoire  pohtique  delà  Grèce.  Mais  la  méthode 
de  Grote  est  loin  de  satisfaire  ceux  qui  pensent  qu'une 
histoire  bien  faite  doit  être  par  surcroît  une  œuvre  d'art, 
c'est-à-dire,  un  composé  harmonique,  équilibré  dans  toutes 
ses  parties  et  offrant  un  développement  continu.  L'art  ne 
fait  pas  plus  de  sauts  que  la  nature.  La  facilité  même  avec 
laquelle  l'Histoire  de  Grote  se  débite  en  traités  spéciaux  ^ 

1)  C.  Thirlwall,  lîistoryofGreece.  London.  1835-1844.  8  vol.  in-12(ap.  The 
Cabinet  Cî/clopa2dia).Tnid.  française  (inachevée)  par  Ad.  Joanne.  Paris,  1852. 

2)  G.  Grote,  History  of  Greece  from  the  earliest  période  to  the  close  of 
the  génération  contemporary  xoith  Alexander  the  Great.  London.  1846- 
1855.  12  voL  8°  (éd.  1862.  8  voL  8°).  Traduction  française  par  A.  L.  de 
Sadous  (Paris.  1864-1867. 19  voL  8"). 

3)  Cf.  Th.  Fischer,  Mythologie  und  Antiquitäten  aus  Grote.  4  vol.  8". 
—  Lebens-  und  Characterbilder  griech.  Staatsmänner  und  Philosophen 
aus  Grote.  2  vol.  S",  etc. 


IV  PREFACE    DU    TRADUCTEUR 


trahit  une  cer(auie  faiblesse  de  composition,  un  assemblage 
assez  lâche  des  diverses  parties.  L'auteur,  tout  préoccupé 
de  l'utile,  interrompt   souvent   son    récit   pour  justifier, 
contre  Clinton  et  autres,  une  date  qu'il  vient  d'établir,  une 
allégation  qui  va  à  l'encontre  des  idées  reçues  :  texte  et 
notes  fourmillent   de  renseignements,  de   comparaisons 
avec  les  usages  de  diverses  époques  et  de  divers  pays,  de 
rectifications  de  toute  sorte  qui  embarrassent  le  cours  de  la 
narration,  déjà  ralenti  par  les  résistances  d'un  style  qui  ne 
coule  nulle  part  sans  effort.  Enfin,  défaut  plus  grave  et  qui, 
pour  avoir  été  voulu,  n'en  est  pas  moins  choquant,  l'œuvre 
de  Grote  ressemble  à  un  édifice  auquel  on  aurait  enlevé  ses 
premières  assises  et  qui  resterait   suspendu    par  miracle 
au-dessus  du  vide.  Tout  ce  qui  précède  l'ère  des  Olympiades 
est  réputé  appartenir  à  la  légende  et  se  trouve  retranché 
de  l'histoire  :  puis,  la  certitude  commence  à  heure  fixe, 
et,  dès  lors,  l'historien  se  met  à  l'œuvre  avec  confiance. 
Le  lecteur  peut  se  faire  de  la  partie  ainsi  sacrifiée  l'idée  qu'il 
lui  plaira  :  on  lui  fournit  les  matériaux  triés  et  classés  ;  il 
a  devant  lui  une  mythologie   à  compartiments  où  sont 
étiquetées  les  légendes  des  divers  pays  grecs;   puis,  il 
parcourt  du  regard  la  série  des  moteurs  premiers  jadis 
invoqués  au  hasard,  Pélasges,  Lélèges.  Cariens,  Phéni- 
ciens... etc.,  vieux  rouages  dont  on  ne  veut  plus  et  qu'on 
détaille  en  passant  pour  attester  qu'on  n'a  rien  oubhé. 

C'est  la  passion  de  la  vérité  palpable,  le  besoin  de  la 
certitude,  qui  décide  Grote  à  mutiler  ainsi  l'histoire  de 
l'Hellade.  Il  a  dû  essayer,  lui  aussi,  de  poursuivre  à  travers 
les  détours  et  les  redites  trompeuses  de  lalégende  la  réalité, 
fait  ou  idée,  qui  se  cache  sous  cette  végétation  touffue  ; 
mais  il  y  a  renoncé,  et  il  a  gardé  de  sa  fatigue  un  certain 
dépit.  «  En  vérité,  dit-il,  je  ne  sais  rien  de  si  décourageant  et 
de  si  mal  récompensé  que  les  laborieuses  pesées  de  ce  qu'on 
appelle  évidence,  les  comparaisons  de  probabilités  infinité- 
simales et  de  conjectures  toutes  dépourvues  de  preuves, 


PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR  V 

en  ce  qui  concerne  ces  temps  et  ces  personnages  obscurs.  » 
Les  hommes  de  sa  trempe,  esprits  entiers  et  positifs,  plus 
vigoureux  que  pénétrants,  sont  mal  propres  à  ces  sortes  de 
tâches  qui  exigent  beaucoup  de  perspicacité,  de  souplesse, 
de  patience,  et,  pour  tout  dire,  un  usage  discret  de  la  cor- 
jecture.  Mais,  renoncer  à  se  faire  une  opinion  sur  les 
origines  du  peuple  grec,  c'est,  de  peur  d'un  mal,  se  jeter 
dans  un  pire.  Chaque  progrès  des  sciences  sociales  tend  à 
affirmer  de  plus  en  plus  nettement  la  solidarité  qui,  par 
l'hérédité,  par  la  tradition  sous  toutes  ses  formes,  unit  le 
présent  au  passé  ;  et  l'on  risque  fort  de  ne  pas  saisir  le  sens 
d'un  mouvement  dont  on  n'a  pas  voulu  examiner  la  direction 
initiale. 

Retrouver  les  premiers  germes  de  la  civilisation  helléni- 
que, les  sources  de  sa  vitahté  ;  reconstituer,  avec  leur 
tempérament  particuher,  les  tribus  helléniques,  person- 
naUtés  collectives  dont  chacune  met  en  évidence  un  trait 
saillant  du  type  commun  :  expliquer  par  l'effet  des  aptitudes 
héréditaires  les  tendances  divergentes  que  l'histoire  de 
Sparte  et  d'Athènes,  par  exemple,  montre  à  chaque  instant 
en  conflit  ;  jeter  ainsi,  à  travers  la  multiplicité  des  détails, 
de  larges  générahsations  qui  les  groupent  et  les  rendent 
inteUigibles  ;  telle  a  été.  au  contraire,  la  préoccupation  de 
la  science  germanique  et  particulièrement  de  l'école 
d'Otfried  Müller.  On  sait  qu'en  écrivant  l'histoire  des  tribus 
helléniques  \  le  vaillant  archéologue  que  la  mort  a  arraché 
tout  plein  de  projets  à  ses  fouilles  de  Delphes  se  préparait 
àécrire  une  histoire  générale  de  la  Grèce.  Cette  tâche  qu'il 
réservait  à  sa  maturité,  son  disciple  d'alors,  Ernest  Curtius, 
l'a  abordée  à  son  tour  après  une  longue  et  conscien- 
cieuse préparation  dont  témoignent  tant  de  notes  de 
voyage,   de  recherches  personnelles,  de   monographies. 

')  K.  0.  Müller.  Geschichten  hellenischer  Stamme  und  Städte.  I.  Or- 
chomenos  und  die  Minijer.  II.  III.  Die  Doner.  Breslau.  1820-1624.  i2« 
édit.  Breslau.  1844.  3  vol.  in-8°). 


VI  PRÉFACE    Dr    TRADUCTEUR 

d'esquisses    oratoires   accumulées    autour   de   YHistoire 
grecque  ' . 

On  commence  à  se  plaindre,  dans  le  monde  savant,  de  la 
di\1sion  du  savoir  en  spécialités  dont  chacune  suffit  à 
l'activité  d'un  esprit  mais  risque  de  rétrécir  l'intelligence  à 
laquelle  elle  suffit.  Pour  ne  parler  que  des  études  histori- 
ques et,  parmi  elles,  de  celles  qui  ont  pour  objet  l'antiquité 
classique,  elles  offrent  déjà  une  surface  immense,  où  plus 
d'un  travailleur  se  contente  de  se  tailler  une  province. 
Philologie  —  hnguistique  et  httéraire,  —  épigraphie, 
archéologie  de  l'art,  étude  des  coutumes  et  institutions 
politiques,  religieuses,  économiques,  tout  cela  sert  ou, 
pour  mieux  dire,  tout  cela  est  nécessaire  à  qui  veut  se 
rendre  maître  d'un  pareil  sujet  et  en  rapprocher  toutes  les 
parties  en  conservant  à  chacune  sa  juste  proportion.  En 
suivant  la  carrière  scientifique  de  M.  E.  Gurtius  depuis  le 
jour  où  il  pubhait  ses  Anecdota  DelpJnca  (1843)  jusqu'à 
l'heure  présente  où  il  dirige  les  fouilles  d'Olympie,  on 
pourrait  montrer  que,  disciple  d'O.  Müller,  de  Welcker,  de 
Bœckh,  successeur  de  K.-Fr.  Hermann  à  Gœttingen,  de 
E.  Gerhard  à  Berlin,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
des  Sciences  et,  par-dessus  tout,  voyageur  infatigable,  il  a 
parcouru  le  cycle  entier  des  investigations  de  détail  où  se 
forme  et  s'essaie  Fhistorien.  Il  est  plus  simple  d'aller  tout 
droit  au  résultat  et  de  dire  qu'il  s'est  acquitté  d'une  tâche 
particulièrement  difficile  avec  un  remarquable  talent.  Cinq 
éditions  successives  du  texte  original  ",  chaque  fois  revu 
et  amélioré,  la  traduction  de  l'ouvrage  en  anglais,  en  italien 

')  Le  Péloponnèse  (E.  Curtius,  Peloponnesos.  Gotha.  1851-1852.  2  vol. 
8°)  est  déjà  plus  qu'une  monographie.  C'est  une«  description  géographique 
et  historique  de  la  péninsule  »,  d'une  facture  tout  à  fait  magistrale. 

2)  E.  Clrtus,  Griechische  Geschichte.  Berlin.  1857-1867.  3  vol.  8».  (5« 
édition  des  vol.  I  et  II  et  4<=  édit.  du  vol.  III,  Berlin.  1878).  L'ou\Tage  — 
il  est  peut-être  utile  d'en  avertir  ici  —  se  termine  au  lendemain  de  la  bataille 
de  Chéronée  (338),  qui  met  fin  à  l'indépendance  de  la  Grèce.  Mitford  s'était 
arrêté  à  la  mort  d'Alexandre  (323),  etGrote  à  la  bataille  d'Ipsus  (301).  Thirl- 
wall  clùt  l'histoire  de  la  Grèce  à  la  destruction  de  Corinthe  (146). 


1 


PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR  VTI 

et  présentement  en  français,  attestent  que  ce  talent  n'a 
point  passé  inaperçu  '. 

M.  E.  Curtius  n'a  point  entendu  refaire  l'œuvre  de  Grote. 
Il  n'a  pas  voulu  introduire  de  dissertations  ou  de  polémique 
dans  son  texte,  ni  traîner  derrière  lui  un  appareil  d'érudition 
qu'il  réserve  pour  ses  travaux  d'ordre  purement  scientifi- 
que. D'après  le  plan  primitif,  YHistoh^e  grecque^  destinée 
au  grand  public,  devait  être,  comme  VHistoire  romaine  de 
Th.  Mommsen  dont  elle  forme  le  pendant,  dépourvue  de 
références  et  de  notes.  Le  monument  une  fois  construit, 
les  échafaudages  devaient  disparaître.  Mais,  tandis  que 
M.  Mommsen  s'est  refusé  sur  ce  point  à  toute  concession, 
M.  E,  Curtius  s'est,  on  le  verra^  montré  plus  accommodant 
pour  ceux  qui  ne  veulent  pas  jurer  sur  la  parole  du  maître. 
Cependant,  il  ne  faut  pas  chercher  ici  un  courant  régulier 
de  références  aux  sources  antiques.  Le  livre  garde  son 
caractère  originel  :  ce  n'est  point  une  série  d'études 
spéciales,  mais  le  résultat  d'un  labeur  antérieurement 
accompli  et  comme  l'épanouissement  d'une  science  repo- 
sée. Ceux  qui  tiennent  à  s'instruire  eux-mêmes  plutôt  qu'à 
être  instruits  devront  donc  chercher  ailleurs,  à  l'aide  des 
notes  bibhographiques,  la  démonstration  circonstanciée 
des  vues  personnelles  de  l'auteur. 

Parmi  ces  vues,  qui  ont  modifié  sur  bien  des  points  les 
idées  courantes,  il  en  est  une  qui  a  en  quelque  sorte 
renouvelé  l'histoire  primitive  de  la  Grèce;  je  veux  dire,  la 
part  faite  aux  Ioniens,  et  par  eux  à  l'Asie,  dans  l'œuvre  de 
la  civilisation  hellénique.  0.  Müller,  tout  en  ayant  un  senti- 
ment très  vif  de  la  complexité  des  éléments  dont  la  réaction 
réciproque  a  fini  par  constituer  le  génie  national,  s'est 
laissé  aller  à  simphfier  outre  mesure  sa  conception  du 


1)  La  traduction  anglaise,  par  A.  W.  Ward  (London.  1868-1873.  5  vol. 
8°),  a  été  commencée  sur  la  deuxième  édition  et  achevée  sur  la  troisième. 
La  traduction  italienne,  faite  sur  la  quatrième  édition  par  G.  Mïj'ller  et  G. 
Oliva  (Torino,  1877-1880.  3  vol.  8°),  est  en  cours  de  publication. 


VIII  PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR 

tempérament,  du  caractère  propre  des  Hellènes.  Il  ramène 
à  un  petit  nombre  d'idées  maîtresses  la  religion,  l'art,  les 
préférences  morales  et  politiques  de  la  race,  et  il  incarne 
ces  idées  dans  la  tribu  des  Doriens,  une  façon  de  peuple 
élu  qui  sort  tout  à  coup  delà  vallée  de  Tempe  pour  apporter 
aux  autres  tribus,  avec  le  culte  d'Apollon,  l'idéal  d'ordre  et 
d'harmonie  dont  il  est  épris.  Le  Péloponnèse  devient  le 
centre  de  la  vie  nationale,  et  la  législation  de  Lycurgue, 
l'œuvre  grecque  par  excellence.  M.  E.  Curtius  a  senti  que 
l'esprit  conservateur  des  Doriens,  leur  goût  de  stabilité, 
leurs  tendances  anti-démocratiques  et  leur  penchant  à  la 
dévotion  scrupuleuse,  ne  pouvaient  vraiment  pas  passer 
pour  le  trait  caractéristique  du  génie  grec.  Il  a  bien  vu  aussi 
que  cette  civilisation  autonome,  créée  pour  ainsi  dire  de 
toutes  pièces    par  une   tribu    longtemps  isolée  de  tout 
contact  avec  le  dehors,  serait  un  phénomène  anormal  dont 
rien  ne  saurait  rendre  compte.  Le  peuple  grec,  si  bien  doué 
qu'il  fût  d'ailleurs,  a  suivi  la  loi  commune  ;  il  n'a  été  en 
aucun  temps  indépendant  des  influences  extérieures  et, 
avant  d'arriver  à  l'âge  adulte,  il  a  dû  avoir  pour  éducateurs 
des  peuples  plus  anciens  et  plus  cultivés.  Ce  n'est  pas  au 
pied  de  l'Olympe,  mais  en  Asie  qu'il  faut  chercher  le  berceau 
de  la  civihsation  hellénique  ;  ce  n'est  point  par  voie  de  terre 
et  avec  la  lenteur  solennelle  d'une  procession  religieuse 
qu'elle  s'est  d'abord  propagée,  mais  bien  par  la  mer,  qui 
est  le  trait-d'union  de  tous  les  pays  habités  parles  Hellènes. 
Si  le  centre  de  l'Hellade  est  quelque  part,  il  est  au  milieu  de 
cette  mer  Egée  que  sillonnent  en  tous  sens  des  aventuriers 
de  toute  race,  Phéniciens,  Cariens,  Cretois,  Ioniens. 

L'industrieuse  tribu  des  Ioniens,  race  souple,  inteUigente 
entre  toutes,  âpre  au  gain  et  amie  du  plaisir,  curieuse  de 
nouveautés  et  prête  à  toutes  les  aventures,  a  paru  à  M.  E. 
Curtius  plus  voisine  qu'aucune  autre  du  type  général  de  la 
nation  hellénique,  et  c'est  elle,  à  son  sens,  qui,  formée 
d'abord  à  l'école  des  Sémites  d'Asie,  a  fait  ensuite  l'éduca- 


PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR  IX 

tion  des  autres  Hellènes,  auxquels  elle  apportait  pêle-mêle 
les  marchandises,  les  inventions  et  les  idées  de  l'Orient.  Le 
mouvement  civilisateur  suit  ainsi  une  marche  continue 
d'Orient  en  Occident,  d'Asie  en  Europe,  et  l'admirable 
floraison  du  génie  grec  n'est  plus  un  effet  sans  cause,  mais 
le  dernier  terme  d'un  progrès  préparé  par  des  moyens 
parfaitement  inteUigibles. 

Mais  cette  conception  si  vraisemblable ,  si  conforme  auxlois 
constatées  par  l'histoire  générale,  se  heurte  tout  d'abord  à 
l'opinion  des  anciens  eux-mêmes.  Les  Grecs  ont  écrit  leur 
histoire  en  un  temps  où  la  Grèce  d'Europe  était  la  véritable 
Beilade,  le  domaine  propre  de  la  race;  et,  portés  comme  ils 
l'étaient  à  refaire  le  passé  àl'image  du  présent,  ils  ont  renversé 
les  rapports  qui,  dans  une  période  déjà  lointaine  pour  eux, 
unissaient  les  deux  rivages  de  la  mer  Egée.  La  tradition, 
adoptée  par  eux  et  uniformément  reproduite  depuis  par 
tous  les  auteurs,  considère  les  Ioniens  d'Asie  comme  des 
colons  expulsés  de  la  Grèce  européenne  par  l'invasion  des 
Doriens  et  installés  sur  le  littoral  asiatique  depuis  un  temps 
relativement  court.  Si  les  villes  d'Asie  avaient  leurs  métro- 
poles ea  Europe  et  ne  dataient  que  d'une  époque  où  les 
Doriens  avaient  déjà  affirmé  leurs  aptitudes  spéciales,  il 
est  évident  que  la  civihsation  grecque  s'est  faite  elle-même, 
et  qu'elle  doit  à  l'Asie  moins  qu'elle  ne  lui  a  prêté.  Aussi 
M.  E.  Curtius  a-t-il  commencé  par  démontrer,  dans  une 
dissertation  spéciale*,  que  le  rivage  occidental  de  l' Asie- 
Mineure  est  la  véritable  patrie  des  Ioniens.  Il  ne  nie  point 
que  le  contre-coup  de  l'invasion  dorienne  n'ait  ramené  en 
Asie  une  masse  considérable  d'émigrants  ;  seulement,  bien 
que  les  villes  agrandies  aient  fait  dater  leur  fondation  de  cette 
nouvelle  ère  de  prospérité,  il  distingue,  sous  les  splendeurs 
de  rionie  nouvelle,  les  vestiges  oubliés  de  laVieille-Ionie. 
Ceci  une  fois  admis,  tout  s'ordonne  et  s'éclaire.  A  l'ar- 

')  E.  Curtius,  Bie  lonier  vor  der  ionischen  Wanderung.  Berlin.  1855. 


X  PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR 

rière-plaii  de  l'histoire  grecque  apparaît  un  grand  peuple 
aryen  campé  sur  les  plateaux  de  Phrygie.  Une  première  et 
large  poussée  d'émigration  amène  en  Occident  les  Pélasges. 
Plus  tard,  des  groupes  moins  nombreux,  mais  déjà  plus 
compacts,  s'engagent  successivement  dans  la  même  voie. 
Les  uns  passent  l'Hellespont  ;  les  autres  s'installent  tout  le 
long  du  rivage  asiatique  de  la  mer  Egée.  Alors  commence 
la  genèse  de  riIellade.Tous  ces  éléments  réagissent  les  uns 
sur  les  autres,  réaction  lente  à  distance  de  la  mer,  active 
sur  les  côtes,  sans  cesse  visitées  par  les  Grecs  d'Asie  ou 
Ioniens.  Ceux-ci  courent  les  mers  avec  les  Cananéens  et, 
faciles  aux  relations  de  toute  sorte,  s'allient,  au  hasard  des 
circonstances,  en  Asie  et  hors  d'Asie,  avec  des  races  étran- 
gères. Il  se  produit  ainsi  des  populations  hybrides,  de  carac- 
tère indécis  et  de  nom  variable,  qu'on  ne  peut  ni  distinguer 
nettement  des  Ioniens  ni  confondre  avec  eux,  véritables 
Protées  dont  les  déguisements  ont  dérouté  jusqu'ici  l'érudi- 
tion la  plus  patiente. 

Pour  débrouiller  ce  chaos,  il  fallait  ne  pas  oubher  «  le 
caractère  doux  et  bienveillant  de  la  mer  Egée  w.  Tandis 
que  l'historien  préoccupé  de  fixer  au  sol  tous  les  noms 
ethnologiques  épars  dans  les  textes  se  fatigue  à  retenir  en 
certains  lieux  des  entités  fantasques  qu'il  rencontre  partout, 
M.  E.  Curtius  suit  du  regard  le  va-et-vient  incessant  des 
vaisseauxqui,  comme  autant  de  navettes  agiles,  croisent  et 
mêlent  dans  toutes  les  directions  les  fils  multicolores  de  la 
trame  historique.  A  l'équilibre  statique,  il  a  substitué  le 
mouvement,  la  vie,  un  perpétuel  devenir  qui  explique  égale- 
ment bien  la  multiplicité  des  noms  appliqués  à  un  même 
agent  ou  la  diversité  des  éléments  rassemblés  sous  une 
même  dénomination.  Cariens  ,  Lyciens  ,  Dardaniens  , 
Tyrrhènes,  Cretois,  Curetés,  Caucones,  Taphiens,  Télé- 
boëns,  qu'ils  soient  désignés  à  part  ou  sous  le  titre  vague  de 
Lélèges,  sont  des  peuplades  de  sang  diversement  mêlé,  qui 
forment  autant  d'intermédiaires  entre  le  Sémite  et  l'Hellène 


PRÉFACE   DU    TRADUCTEUR  XI 

de  pure  descendance  aryenne.  Cet  Hellène,  garanti  par  un 
long  isolement  et  par  sa  fierté  native  de  toute  affinité  phy- 
siologique avec  l'étranger,  c'est  le  Dorien  qui,  sous  ce  rap- 
port, mais  sous  ce  rapport  seulement,  peut  être  pris  pour 
le  représentant  du  vrai  type  national.  Les  Doriens  n'ont  pas 
échappé,  eux  non  plus,  à  la  contagion  des  idées  :  ils  tien- 
nent de  l'Orientetleurpatroncéleste,  Apollon,  etleurmodèle 
héroïque,  Héraclès  ;  ils  sont  non  pas  les  créateurs  mais  les 
instruments  de  cet  oracle  pythique  qui,  fondé  par  la  propa- 
gande orientale,  les  tient  comme  asservis  par  leur  foi.  Le 
dorisme  a  pourtant  sa  fonction  propre,  et  c'est  à  peu  près 
celle  que  lui  assigne  0.  Müller.  En  face  de  la  mobihté  cos- 
mopohte,  de  la  force  dispersive  des  Ioniens  qui  déposent 
sur  tous  les  rivages  de  la  Méditerranée  ou  de  la  mer  Noire 
des  essaims  de  colons,  il  représente  l'instinct  religieux  et 
patriotique  qui  attache  l'homme  à  la  terre  natale,  la  force  de 
cohésion  qui  groupe  individus  et  cités  en  associations  régies 
par  des  lois  d'origine  surnaturelle.  C'est  lui  qui  a  consacré 
par  son  respect,  soutenu  de  son  énergie  et  enfin  gravé  dans 
la  conscience  nationale  les  idées  qui  font  l'unité  morale  de 
la  Grèce. 

Tel  est,  dans  ses  grandes  hgnes,  ce  que  j'appellerais 
volontiers  le  «  système  »  de  M.  E.  Curtius  si  je  ne  craignais 
d'abonder  dans  le  sens  de  ceuxà  qui  toutsystème  estsuspect, 
par  cela  seul  qu'il  constitue  un  groupement  voulu  et  médité 
des  faits.  Sur  de  telles  critiques  il  faudrait  pourtant  s'enten- 
dre. Les  métaphysiciens  sont  dans  leur  droit  en  doutant  de 
l'existence  objective  de  la  causahté  :  mais  il  est  certain  que 
l'entendement  ne  conçoit  les  faits  que  comme  s'engendrant 
les  uns  les  autres,  et  que  tout  phénomène  séparé  de  sa  cause 
reste  inintelligible.  Quiconque  veut  faire  autre  chose  que 
colhger  des  faits  est  donc  obligé  d'étabhr  un  lien  entre  eux  : 
la  tâche  qui  incombe  à  l'historien  digne  de  ce  nom  est 
précisément  de  s'élever  des  rapports  particuhers  aux  in- 
fluences plus  générales  qui  paraissent  les  régir.  Sans  doute, 


XII  PRÉFACE    DU   TRADUCTEUR 

on  court  le  risque  de  se  tromper  dans  cette  reconstruction 
tardive,  pour  laquelle  on  ne  dispose  souvent  que  de  maté- 
riaux insuffisants,  mais  c'est  un  devoir  de  l'entreprendre. 

M.  E.  Curtius  y  a  réussi  mieux  que  personne.  Il  a  mis  en 
relief  le  trait  de  caractère  qui  explique  toute  l'histoire 
grecque.  On  ne  pouvait  tirer  plus  heureusement  parti  des 
aptitudes  variées  des  Ioniens,  de  leur  infatigable  activité  de 
trafiquants  et  de  chercheurs,  pour  rattacher  l'histoire  de  la 
Grèce  à  celle  de  l'Orient,  pour  rendre  raison  de  cette 
colonisation  démesurément  étendue  qui  jette  ses  avant- 
postes  partout  où  il  y  a  quelque  veine  lucrative  à  exploiter, 
enfin,  pour  apprécier  le  rôle  exceptionnel  d'Athènes. 

L'attention  toute  spéciale  que  M.  Curtius  accorde  aux 
Ioniens  ne  va  pas  sans  sympathie,  et  cette  sympathie  n'est 
qu'une  des  formes  de  l'esprit  hbéral  qui  court  d'un  bout  à 
l'autre  de  l'ouvrage.  L'auteur  ne  porte  point,  comme 
Mitford  et  Grote,  les  préoccupations  du  temps  présent  dans 
l'iiistoire  du  passé.  Une  fait  point  intervenir,  sous  prétexte 
de  comparaisons  instructives,  les  sauvages,  les  Hindous,  le 
parlementarisme,  les  whigs  elles  tories,  ou  la  Révolution 
française  ;  il  n'ira  point  étudier  dans  la  Suisse  divisée  par 
le  Sonderhund  les  causes  qui  amènent  la  dislocation  des 
amphictyonies,  et  il  ne  croit  pas  nécessaire,  pour  faire 
connaître  les  Pythagoriciens,  delesrapprocher  des  Jésuites. 

Pour  comprendre  les  hommes  et  les  institutions,  il  les 
replace  dans  le  milieu  qui  les  a  produits  et  il  les  juge  avec 
les  idées  antiques.  Les  peuples  modernes  ont  grandi  sous 
une  discipline  austère  qui  tient  en  suspicion  la  nature 
humaine  et  ne  lui  alloue  qu'une  initiative  restreinte  en 
échange  d'une  responsabilité  pour  ainsi  dire  illimitée.  Les 
anciens  Hellènes  étaient,  au  contraire,  tentés  d'exagérer 
le  mérite  des  belles  actions  et  d'atténuer  les  responsabilités 
fâcheuses.  Ils  vantaient  sans  fin  le  courage,  la  vertu,  le 
talent,  la  force,  la  beauté,  et  ils  avaient  vite  fait  de  rejeter 
sur  un  aveuglement  fatal,  causé  par  le  caprice  d'un  dieu  ou 


PREFACE  DU  TRADUCTEUR  XIII 


de  la  Fortune,  les  défaillances  et  les  erreurs  delà  volonté. 
31.  Curtius  retourne  tout  doucement  à  l'optimisme  antique  : 
convaincu  que  les  récriminations  n'ajoutentaucune  autorité 
aux  leçons  de  l'histoire,  il  a  l'éloge  vif  et  le  blâme  discret. 
Au  lieu  d'appliquer  à  tout  et  à  tous  une  mesure  uniforme, 
il  change,  suivant  les  temps  et  les  heux,  de  point  de  vue  et 
de  préférences.  Il  se  déplace,  pour  ainsi  dire,  parallèlement 
à  son  sujet  pour  envisager  chaque  partie  bien  en  face  et  sous 
son  vrai  jour.  Une  se  sent  pas  forcé  d'opter  entre  Lycurgue 
et  Solon  ;  il  respecte  les  pouvoirs  fondés  sur  la  tradition 
sans  se  croire  obhgé  de  maudire  ceux  qui  les  renversent  ; 
il  parle  de  la  royauté  héréditaire  en  homme  qui,  durant  cinq 
ans  (1844-1849),  a  eu  pour  élève  un  prince  royal  et  de  la 
«  tyrannie  »  en  politique  qui  sait  les  accidents  inévitables 
aux  époques  de  transition  ;  il  apprécie  le  rôle  modérateur 
des  classes  aristocratiques  et  ne  trouve  rien  à  reprendre 
aux  légitimes  aspirations  de  la  démocratie.  Ce  n'est  pas  chez 
lui  indifférence  ou  mollesse  de  jugement,' mais  ouverture 
d'esprit  et  hauteur  de  vues.  Si  la  bienveillance  est  la  pre- 
mière condition  de  la  justice,  l'indulgence  en  est  peut-être 
le  dernier  mot.  La  mémoire  de  Periandre,  pour  ne  citer 
que  cet  exemple,  en  a  largement  profité. 

Pourtant,  comme  nous  le  disions  tout  à  l'heure,  M.  E. 
Curtius  ne  peut'ni  ne  veut  se  défendre  d'une  certaine  pré- 
dilection pour  les  tendances  du  génie  ionien.  De  même  qu'il 
excelle  à  peindre  le  mouvement  des  ports  marchands,  il 
aime  à  mesurer  l'impulsion  donnée  aux  espritsparl'échange 
d'idées  dont  le  négoce  est  l'occasion  ;  il  se  plaît  à  voir  un 
peuple  intelligent  et  hardi  prendre  pleine  possession  de 
lui-même.  Nul  n'a  parlé  avec  une  admiration  plus  franche, 
plus  émue  parfois,  du  magnifique  élan  imprimé  à  toutes 
les  forces  vives  de  la  cité  par  la  démocratie  égalitaire  des 
Athéniens.  On  a  vu,  au  moins  une  fois  dans  l'histoire,  ce  que 
peut  développer  d'énergie  le  hbre  accord  de  volontés  dont 
chacune  aune  valeur  propre,  et  nous  sentons  aujourd'hui 


XIV  PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR 

encore  le  rayonnement  de  ce  foyer  intense  de  lumière  et  de 
vie.  M.  E.  Curtius  constate  ces  heureux  effets  de  la  liberté, 
sans  arrière-pensée,  sans  déclamations  d'aucune  sorte,  avec 
cette  sérénité  aimable  qui  est  la  marque  distinctive  de  son 
talent.  Ce  sont  là  des  idées  que  la  langue  française  est 
habituée  à  répandre,  et  ce  n'est  pas  nous,  à  coup  sûr,  qui 
reprocherons  à  notre  auteur  d'être  trop  Athénien. 

U Histoire  grecque  a  encore  à  nos  yeux  un  mérite  dont  il 
est  peut-être  imprudent  de  parler  ici,  parce  qu'il  est  difficile 
à  un  traducteur  de  le  lui  conserver  :  c'est  qu'elle  est  non- 
seulement  composée  mais  écrite  avec  un  soin  infini,  avec 
un  souci  littéraire  qu'on  ne  rencontre  pas  souvent  chez  nos 
voisins.  M.  Curtius  compte  parmi  les  meilleurs  écrivains 
de  l'Allemagne.  Il  a  été  poète  avant  de  devenir  un  orateur 
académique  des  plus  goûtés,  et  en  aucun  temps  il  n'a  pensé 
que  l'érudition  perçût  quelque  chose  à  se  revêtir  de  beau 
langage.  Son  imagination,  nourrie  de  souvenirs  personnels 
et  d'impressions  recueillies  sur  les  lieux  même,  lui  fournit 
aisément  le  mot  qui  dessine  et  l'épithète  qui  .colore.  Son 
style  abondant  et  grave  aime  les  formes  amples  :  il  s'épanche 
volontiers  en  périodes  nombreuses  et  cadencées,  dans 
lesquelles  on  sent  Fart,  mais  non  l'effort.  Peu  ou  point  de 
négligences;  mais  une  teneur  égale  et,  comme  disaient  les 
anciens,  «  tempérée  »,  qui  se  garde  des  saillies,  des  jeux 
d'esprit,  des  éclats  de  voix,  et  surtout  de  la  trivialité. 

Ce  n'est  pas  là  un  texte  avec  lequel  un  traducteur  puisse 
prendreseshbertés.  J'ai  voulu,  pourmoncompte,  en  donner 
un  décalque  aussi  fidèle  que  le  permet  le  génie  si  différent 
des  deux  idiomes.  Il  est,  je  crois,  des  procédés  d'exécution 
plus  faciles  :  il  \\\  en  a  pas  de  plus  respectueux. 

Quelques  modifications  ont  été  apportées  à  la  forme 
extérieure  de  l'ouvrage.  J'ai  dû,  par  déférence  pour  nos 
habitudes,  distribuer  en  cinq  volumes  la  matière  des  trois 
énormes  tomes  de  l'original.  Ensuite,  je  n'ai  pas  cru  abu- 
ser, de  l'autorisation  inconditionnelle  très  gracieusement 


PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR  XV 

accordée  par  l'auteur  en  donnant  à  YHistoire  grecque  un 
aspect  et  comme  une  allure  plus  didactique.  Les  chapitres 
ont  été  pourvus  de  sommaires  en  petit  texte  et  scandés, 
d'une  façon  plus  apparente  que  dans  le  texte  allemand,  par 
des  paragraphes  avec  sous-titres.  Enfin,  les  notes,  au  lieu 
d'être  réunies  en  appendice  à  la  fin  des  volumes,  ont  été 
réparties  au  bas  des  pages.  Au  cours  de  cette  répartition, 
j'ai  éprouvé  quelques  perplexités  :  les  erreurs  seront 
rectifiées,  s'il  y  a  heu,  ainsi  que  les  fautes  typographiques, 
dans  une  liste  générale  des  Errata  qui  sera  donnée  avec 
le  cinquième  volume.  En  revanche,  j'ai  pu  faire  çà  et  là 
quelques  corrections  utiles.  Les  titres  des  ouvrages  indiqués 
dans  les  notes  ont  été  simplement  transcrits ,  sans  autre 
souci  que  de  ne  pas  trop  les  mutiler  par  des  abréviations 
excessives  :  j'ai  pensé  que  les  traduire  était  le  vrai  moyen 
de  dérouter  ceux  qui  voudraient  utiliser  ces  références. 

En  ce  qui  concerne  l'orthographe  des  noms  propres,  je 
n'ai  pas  eu  le  courage  d'imposer  aux  lecteurs  français  la 
transcription  exacte  des  noms  grecs.  J'ai  jugé  inutile  de 
parler  le  jargon  barbare  auquel  s'est  résigné  le  traducteur 
de  Grote,  pour  aboutir,  en  somme,  à  des  inconséquences 
plus  choquantes  que  celles  de  l'usage  courant  et  à  une 
prononciation  plus  défigurée.  Il  m'a  paru  suffisant  de  rem- 
placer la  terminaison  latine  us^  là  où  l'usage  l'a  conservée, 
par  la  désinence  grecque  en  os.  Parfois,  j'ai  cru  bon  de  créer 
des  doublets  en  adoptant  à  la  fois  l'orthographe  savante  et 
la  forme  usitée,  en  vue  de  différencier  les  homonymes: 
j'écris  ainsi  Orchomène  (de  Béotie)  et  Orchoménos  (d'Arca- 
die);  le  Pénée  (de  ^Thessalie)  et  le  Pénéios  (d'Élide)  ;  Kyme 
et  Cume\  Eschine  (l'orateur)  et  ^schine  (le  tyran)...  etc. 

Il  est  cependant  un  point  sur  lequel  il  a  fallu  réagir 
contre  les  habitudes  prises.  A  une  certaine  époque.  Grecs 
et  Romains  se  sont  réciproquement  persuadé  qu'ils  avaient 
la  même  religion.  Nous  ne  pouvons  indéfiniment  perpétuer 
cette  erreur.  J'ai  donc,  comme  M.  E.  Curtius,  rendu  aux 


XVI  PRÉFACE    DU    TRADUCTEUR 

divinités  grecques  leur  véritable  nom.  Il  vaut  mieux,  à  la 
rigueur,  ignorer  la  corrélation  établie  entre  le  Poseidon 
grec  et  le  Neptune  latin  que  de  croire  à  la  parfaite  identité 
de  l'un  et  de  l'autre. 

Je  continuerai  à  appliquer  aux  volumes  suivants  le 
système  adopté  pour  celui-ci,  et  l'on  sentira  jusqu'au  bout 
une  direction  unique.  Mais  à  partir  de  ce  moment,  le 
premier  volume  terminé,  je  passe  à  des  auxiliaires  dévoués 
ma  plume  de  traducteur.  En  traduction  aussi,  il  faut  aboutir, 
et  la  publication  ne  peut  être  menée  rapidement  à  bonne 
fin  que  par  un  effort  collectif.  Que  ceux  qui  craignent  les 
disparates  se  rassurent.  Mes  collaborateurs  appartiennent 
à  l'élite  des  professeurs  de  l'Université  :  avec  le  talent,  ils 
ont,  au  même  degré  que  moi,  le  respect  du  texte,  et  c'est  le 
style  même  de  l'auteur  qui,  fidèlement  reproduit,  donnera  à 
la  copie  l'homogénéité  de  l'original.  Un  avertissement  placé 
en  tête  de  chaque  volume  indiquera  les  noms  des  traduc- 
teurs et  la  part  de  coopération  qui  revient  à  chacun  d'eux. 
Certes,  ce  n'est  point  un  médiocre  hommage  rendu  à 
l'œuvre  de  M.  E.  Curtius  que  cette  coahtion  de  bonnes 
volontés,  parmi  lesquelles  il  serait  injuste  d'oubher  la  cou- 
rageuse initiative  de  l'éditeur. 


Paris,  15  novembre  1880. 


A.  B.-L. 


RECTIFICATIONS 


p.  46,  ligne  2  des  notes  —  au  lieu  de  :  Opous,  lise:  :  Oponte, 

P.  34,  ligne  2  des  notes  —  —  Herold.,  —        Herod., 

P.  66,  ligne  20  du  texte  —  —  sol,  —        sel. 

P.  36,  ligne  4  des  notes —  —  Gelehrte  Anzeige,    —        gelehrte  Anzeigen, 

P.  76,  ligne  1  des  notes —  —  der  Wegebaus,         —        des  Wegebaus. 

P.  76-77  :  la  note  3  de  la  p.  77,  à  partir  de  Mülle.nhoff,  se  rapporte  à  laligne27  de  la  page 
76  (mer  Ionienne) . 

P.  79  (sommaire)  —  au  lieu  de  §  IV,  §  V,  lisez  :  §  V,  §  VI. 

P.  92,  ligne  £6  du  texte  —  Jupiter  —      Zeus. 

P.  270,  ligne  20     —     —  'Eye/eipia  —      'Ex£-/£tpta. 

P.  388,  ligne  15,  —  rétablir  une  lettre  tombée  ;  à  Mégare. 

P.  409,  ligne  l7,  —  rétablir  l'appel  de  la  note  [cotée  2  par  erreur)  après  :  homme. 

P.  414,  excuser  —  sinon  réparer  —  la  mauvaise  disposition  typographique  des  lignes  cor- 
respondant aux  distiques  de  Solon. 

P.  486,  note  1  —  au  lieu  de  :  König  —  lisez  :  Kœnig. 

P.  509,  ligne  IS  du  texte,  ou  iieurfe.' transit  pour  l'étranger,  lisez  :  mouvement  des  étrangers. 

P.  584,  ligne  12  du  texte,      —  celles  des  Spartocidcs,  —      celle  des  Spartocides. 


LIVRE    PREMIER 


DEPL'IS  LES  ORIGINES  JUSQU'A  L'INVASION  DORIENNE 


HISTOIRE    GRECQUE 


CHAPITRE    PREMIER 
LE    PAYS    ET     SES    HABITANTS 

§  I.  —Grèce  asiatique  et  Grèce  européenne.  —  Le  bassin  de  la  mer  Egée. 

—  Climat  de  la  Grèce.  —  Hellade  et  Asie-Mineure.  —  Côtes  de  l'Asie- 
Mineure.  —  Grèce  septentrionale.  —  Grèce  moyenne.  — Péloponnèse. — 
Constitution  physique  de  la  Gi'èce  européenne. 

§  II.  —  Influence  du  pays  sur  la  race.  —  Structure  morcelée  de  la  Grèce. 

—  La  mer  et  le  ciel  en  Grèce.  —  Nature  du  sol.  —  Harmonie  physique 
de  la  Grèce. 

§  m.  —  Origlnes  du  peuple  grec  —  Généalogie  des  Grecs.  —  Période 
gréco-italique.  — La  langue  grecque.  —  Les  dialectes  grecs.  — Le  peuple 
et  sa  langue.  —  Les  tribus  et  leurs  dialectes. 

§  IV.  —  Eléments  constitutifs  de  la  race  grecque.  — L'autochthonie  légen- 
daire. —  Populations  préhelléniques  ou  Pélasges.  —  Pélasges  et  Hellènes. 

—  Doriens  et  Ioniens.  —  Origine  des  Ioniens.  —  Premières  migrations. 

—  Premières  colonies. 


GRÈCE    ASIATIQUE    ET    GRÈCE    EUROPÉENNE 

Dès  qu'on  parle  d'Europe  et  d'Asie,  on  se  représente  invo- 
lontairement deux  continents  distincts  et  séparés  par  des 
limites  naturelles.  Mais  où  sont  ces  limites  ?  On  peut  trouver 
au  nord,  où  l'Oural  sépare  de  vastes  superficies  territoriales, 
une  frontière  naturelle  ;  mais,  au  sud  du  Pont-Euxin,  la  nature 
n'a  tracé  nulle  part  de  ligne  de  démarcation  entre  Forient 
et  l'occident.  Elle  atout  fait,  au  contraire,  pour  les  rattacher 
l'un  à  l'autre  par  des  liens  étroits  et  indestructibles.  Ce  sont, 
de  part  et  d'autre,  les  mêmes  montagnes  qui  se  prolongent  en 


LK    PAYS    Et    SES    HABITANTS 


rangées  d  ilos  à  travers  la  Propontide  el  l'Archipel  :  ruii  et 
l'autre  littoral  se  correspondent  comme  les  deux  moitiés  d'une 
même  contrée  ;  des  ports  comme  Thessalonique  et  Athènes 
ont  été  de  tout  temps  incomparablement  plus  rapprochés  des 
villes  maritimes  d'Ionio  que  de  l'intérieur  ou  même  de  la  côte 
occidentale  du  continent  auquel  ils  appartiennent,  car  ils  sont 
séparés  de  celle-ci  par  de  larges  portions  de  terre  ferme  ou 
une  longue  circumnavigation. 

La  mer  et  l'atmosphère  ont  tout  fait  pour  réunir  les  côtes  de 
l'Archipel  :  les  mêmes  vents  périodiques  soufflent  de  l'Helles- 
pont  jusqu'en  Crète,  réglant  de  la  même  manière  le  cours  de  la 
navigation  et  les  variations  du  climat.  On  trouverait  difficile- 
ment entre  l'Europe  et  l'Asie  un  seul  point  où,  par  un  beau 
temps. le  marin  se  sente  isolé  entre  le  ciel  et  l'eau  :  le  regard  se 
repose  d'Ile  en  île  et  de  faciles  étapes  conduisent  de  rade  en  rade. 
Aussi,  de  tout  temps,  les  mêmes  peuples  se  sont  fixés  sur  les 
deux  rivages  ;  depuis  l'époque  de  Priam,  ce  sont,  de  part  et 
d'autre,  même  langue  et  mêmes  mœurs.  Le  Grec  des  iles  se  sent 
aussi  bien  chez  lui  à  Smyrne  qu'.à  Nauplie  ;  Saloniki,  située 
en  Europe,  est  en  même  temps  une  échelle  du  Levant:  malgré 
ses  vicissitudes  poHtiques,  Byzance  est  encore  aujourd'hui 
considérée  de  part  et  d'autre  comme  une  métropole  commune. 
Ainsi,  pareille  au  flot  qui,  des  grèves  de  l'Ionie,  se  propage 
jusqu'à  Salamino,  chaque  migration  des  peuples,  après  avoir 
touché  l'une  des  deux  plages,  a  toujours  poursuivi  sa  route 
jusqu'à  l'autre.  Les  conventions  arbitraires  de  la  politique, 
dans  l'antiquité  comme  dans  les  temps  modernes,  se  sont  inter- 
posées entre  ces  deux  rivages  et  ont  utilisé  comme  lignes 
frontières  les  larges  détroits  que  les  îles  laissent  entre  elles  ; 
mais  ces  séparations  artificielles  sont  toujours  restées  purement 
extérieures  et  n'ont  jamais  pu  désunir  ce  que  la  nature  a  si 
évidemment  destiné  à  être  le  théâtre  d'une  histoire  commune. 

La  similitude  des  deux  rivages  qui  se  font  face  de  l'est  à 
l'ouest  n'a  d'égale  que  la  diversité  que  l'on  remarque  du  nord 
au  sud.  Le  rivage  septentrional  de  la  mer  Egée  n'a  pas  un  pied 
de  myrte  ;  le  climat  est  celui  de  l'Allemagne  centrale  ;  les  fruits 
du  midi  sont  inconnus  en  Roumélie. 

Au  40"  degré  de  latitude  s'ouvre  une  nouvelle  zone.  On 


GRÈCE    A8IATI0UE    ET    GRÈCE    EUROPÉENNE  a 

commence  k  sentir,  sur  les  côtes  et  dans  les  vallées  abritées, 
la  proximité  d'un  pays  plus  chaud  ;  on  entre  dans  la  région 
des  bois  toujours  verts.  Mais,  là  encore,  il  suffit  d'une  légère 
élévation  du  sol  pour  tout  changer  ;  c'est  pour  cette  raison 
qu'une  montagne  comme  l'Athos  réunit  sur  ses  hauteurs 
presque  toutes  les  espèces  d'arbres  connues  en  Europe.  A 
l'intérieur,  rien  de  semblable.  Le  bassin  de  Joannina,  près  d'un 
degré  au-dessous  de  la  latitude  de  Naples,  a  le  climat  de  la 
Lombardie  ;  on  ne  trouve  pas  un  olivier  dans  l'intérieur  de  la 
Thessalie,  et  la  flore  de  l'Europe  méridionale  est  absente  de 
toute  la  chaîne  du  Pinde. 

Ce  n'est  qu'au  39''  degré  que  le  souffle  tiède  des  brises  de  la 
mer  pénètre  dans  l'intérieur  ;  dès  lors,  le  progrès  est  rapide. 
Déjà,  en  Phthiotide,  on  cultive  le  riz  et  le  coton  ;  l'olivier  s'v 
acclimate.  En  Eubée  et  en  Attique  apparaît  isolément  le 
palmier,  qui  s'épanouit  en  massifs  plus  vigoureux  dans  les 
Cyclades  du  sud  et  peut  même,  dans  les  plaines  de  Messénie, 
produire,  si  les  conditions  sont  favorables,  des  dattes  comes- 
tibles. Les  fruits  les  plus  délicats  du  midi  ne  viennent  point  à 
Athènes  sans  une  culture  spéciale  ;  sur  la  côte  orientale  de 
l'Argolide,  les  citronniers  et  les  orangers  forment  d'épais 
bocages  ,  et,  dans  les  jardins  des  iXaxiotes,  on  voit  mûrir  le 
fruit  parfumé  du  cédrat  qui  se  cueille  en  janvier  et  se  transporte 
en  quelques  heures  sur  les  côtes  moins  privilégiées  où  ni  la 
vigne  ni  l'olivier  ne  peuvent  croître. 

Ainsi,  deux  degrés  de  latitude  séparent  les  hêtres  du  Pinde 
de  la  région  des  palmiers  ;  nulle  part  sur  la  surface  du  globe  on 
ne  rencontre  un  pays  où  les  différentes  zones  climatologiques  et 
botaniques  se  succèdent  aussi  brusquement.  Aussi,  la  nature 
y  déploie  une  variété  de  produits  qui  a  dû  développer  l'intel- 
ligence des  habitants,  éveiller  leur  industrie,  et  provoquer 
entre  eux  des  échanges  commerciaux. 

Ces  particularités  du  climat  sont  à  peu  près  communes 
aux  deux  rivages  ;  cependant,  il  y  a  entre  le  littoral  oriental  et 
le  littoral  occidental,  quelque  symétriques  qu'ils  soient  d'ail- 
b^urs,  une  différence  profonde  ;  car,  si  les  côtes  se  ressemblent, 
la  configurntion  dos  contrées  qu'elk's  enserrent  rsl  de  }t;irt  et 
d'.nih'e  (lilférrnte, 


6  LE    PAYS    ET    SES    HABITANTS 

On  dirait  que  la  mer  Egée  a  la  propriété  de  donner  aux  terres 
qu'elle  baigne  une  forme  particulière,  c'est-à-dire  de  les  péné- 
trer, de  les  ramollir,  d'y  découper  des  iles,  des  presqu'iles,  des 
isthmes,  des  promontoires,  et  de  créer  ainsi  une  ligne  décotes 
démesurément  étendue,  qui  enferme  dans  ses  replis  une  infinité 
de  rades  hospitalières.  Nous  pouvons  appeler  cette  forme  de 
rivage  la  forme  grecque,  parce  qu'elle  est  particulière  aux 
contrées  dans  lesquelles  les  Grecs  se  sont  fixés. 

Mais  voici  en  quoi  la  différence  signalée  plus  haut  se  fait 
sentir.  Du  côté  de  l'Asie,  cette  configuration  est  purement 
extérieure.  C'est  avec  raison  que  cette  portion  du  continent, 
malgré  sa  forme  péninsulaire,  porte  le  nom  d'Asie-Mineure  ou 
Petite-Asie,  car  elle  reproduit  les  puissants  soulèvements  de 
l'Asie  antérieure.  C'est  un  Iran  en  miniature  qui  se  dresse  au 
milieu  de  trois  mers,  formant  un  plateau  d'un  seul  bloc  , 
inaccessible,  sur  lequel  on  respire  un  air  froid  et  sec,  couvert 
çà  et  là  de  plaines  pierreuses  et  arides,  mais  aussi  de  terrains 
fertiles  capables  de  nourrir  de  fortes  et  puissantes  races. 

Les  contours  de  ce  plateau  ne  touchent  d'aucun  côté  à  la  mer, 
entouré  qu'il  est  d'une  ceinture  de  montagnes.  La  plus  consi- 
dérable de  ces  chaînes  est  le  Taurus,  gigantesque  muraille  de 
rochers,  dont  les  crêtes  escarpées  et  les  parois  taillées  à  pic 
séparent  les  régions  méridionales  du  massif  central.  Au  nord, 
le  terrain  s'abaisse  graduellement,  en  larges  terrasses  ondulées, 
vers  le  Pont-Euxin.  C'est  du  côté  de  l'occident  que  le  rebord 
du  plateau  offre  le  plus  de  variété  dans  sa  forme.  Il  projette 
vers  la  Propontide  et  l'Hellespont  des  montagnes  imposantes, 
dont  les  flancs  abondamment  arrosés  sont  couverts  de  pâtu- 
rages, l'Olympe  de  Mysie  et  l'Ida  troyen;  du  côté  de  l'Archipel, 
le  sol  s'abaisse  brusquement  au  niveau  du  rivage.  Une  ligne 
tirée  à  travers  l' Asie-Mineure,  de  Constantinople  à  la  mer  de 
Lycie, marque  à  peu  près  l'arête  du  plateau.  A  partir  de  là,  le  sol 
se  désagrège  ;  de  spacieuses  et  fertiles  vallées  conduisent  les 
fleuves  à  la  mer  qui  s'avance  à  leur  rencontre  en  creusant  de 
nombreuses  baies.  On  entre  dans  un  nouveau  monde,  dans 
un  pays  tout  différent  ;  on  dirait  une  bordure  faite  d'une 
autre  étoffe.  Si  l'on  voulait  distinguer  les  parties  du  monde 
d'après  la  configuration  géologique,  c'est  sur  cette  ligne  de 


GRÈCE   ASIATIQUE   ET    GRÈCE    EUROPÉENNE  7 

démarcation  qu'il  faudrait  planter  les  bornes  de  l'Asie  et  de 
l'Europe. 

Si  l'Asie-Mineure,  en  général,  à  cause  de  sa  configuration 
géographique,  assemblage  de  contrastes  sans  transition  et  sans 
lien,  n'a  jamais  eu  d'histoire  commune  à  tous  ses  habitants,  à 
plus  forte  raison  les  régions  étagées  du  littoral  ont-elles  eu,  de 
tout  temps,  leur  histoire  à  part  ;  elles  ont  été  habitées  par  des 
peuples  distincts,  qui  ont  su  garder  leur  indépendance  vis-à-vis 
des  potentats  de  l'intérieur. 

La  côte  occidentale  de  l'Asie-Mineure  se  compose  principa- 
lement de  quatre  estuaires  dans  lesquels  débouchent  quatre 
grands  fleuves  parallèles  :  ce  sont,  en  remontant  du  sud  au  nord, 
le  Méandre,  le  Caystros,  l'Hermos  et  le  Caïcos.  Il  n'y  a  point 
dans  l'ancien  monde  de  pays  qui  ait  réuni  au  même  degré  la 
fertilité  du  sol  à  tous  les  avantages  résultant  de  l'admirable 
disposition  des  côtes.  Grâce  à  ses  baies  et  à  ses  promontoires, 
l'Ionie  possède  une  ligne  de  côtes  dont  le  développement 
équivaut  à  plus  de  quatre  fois  son  étendue  en  ligne  droite  du 
nord  au  sud.  Au  contraire,  les  rivages  qui  bornent  l'Asie- 
Mineure  au  nord  et  au  sud  n'affectent  qu'exceptionnellement 
cette  configuration;  mais,  là  encore,  les  contrées  dotées  par  la 
nature  de  la  forme  hellénique  ont  été  prédestinées,  parce  seul 
fait,  à  jouer  un  rôle  dans  l'histoire  de  l'ïïellade.  Telles  sont  les 
côtes  delaPropontide,  ainsi  que  le  littoral  de  la  Carie  et  de  la 
Lycie. 

Ainsi,  en  Orient,  la  mer  n'a  pu  helléniser  que  les  bords  du 
continent  :  il  n'en  est  pas  de  même  du  côté  opposé.  Ici  encore, 
nous  trouvons  un  massif  compacte  qui,  des  bords  du  Danube, 
s'avance,  flanqué  de  deux  mers,  l'Adriatique  et  le  Pont-Euxin, 
dans  les  eaux  de  la  Méditerranée.  Mais  ce  n'est  pas  seulement 
sur  les  bords  que  ce  massif  est  découpé  et  rongé  par  la  mer  ; 
attaqué  au  vif,  il  se  morcelle  de  plus  en  plus  en  presqu'îles 
et  en  îles  et  finit  par  tomber  complètement  en  dissolu- 
tion. 

La  Grèce  européenne,  séparée  du  bassin  du  Danube  par 
une  haute  chaîne  de  montagnes  qui  dessine  un  arc  immense 
de  TAdriatique  à  la  mer  Noire,  a  formé  un  monde  à  part,  qui, 
se  développant  suivant  ses  lois  particulières,  a  reporté  son 


8  LE    PAYS    ET    SES    HABITANTS 

activité  vers  le  sud.  Du  côté  du  Danube,  l'Hémus  de  Thracc 
oppose  aux  relations  internationales  une  insurmontable  bar- 
rière, tandis  que,  du  côté  de  l'Asie,  l'accès  est  facile.  De  même, 
en  examinant  la  partie  méridionale  de  la  péninsule,  entre 
l'Adriatique  et  la  mer  Egée,  on  reconnaît  que  le  côté  oriental, 
celui  qui  regarde  l'Asie,  est  toujours  privilégié;  c'est-à-dire 
que,  de  ce  côté,  la  nature  a  tout  fait  pour  favoriser  l'établisse- 
ment de  gouvernements  réguliers  et  le  développement  du 
commerce  maritime.  Ainsi,  l'Albanie  et  l'Illyrie  ne  sont  qu'un 
amas  de  crêtes  rocheuses  alignées  en  rangs  pressés  et  de 
gorges  étroites,  à  peine  assez  larges  pour  livrer  passage  aux 
voies  de  communication;  la  côte  est  abrupte  et  inhospitalière. 
Aussi,  quoique,  primitivement,  des  caravanes  aient  franchi 
ces  montagnes  pour  échanger,  à  moitié  chemin  entre  les  deux 
mers,  les  produits  des  îles  Ioniennes  et  ceux  derArchipel; 
quoique,  plus  tard,  les  Romains  aient  jeté  à  travers  le  pays 
une  grande  voie  qui  partait  de  Dyrrhachium,  l'Illyrie  n'en  est 
pas  moins  restée  de  tout  temps  un  pays  barbare. 

Comme  tout  change  si  l'on  descend,  par  le  col  de  Skardus, 
sur  le  versant  oriental  !  Ici,  de  grands  fleuves,  formés  parles 
sources  nombreuses  qui  jaillissent  au  pied  de  la  chaîne  cen- 
trale, coulent  au  milieu  de  larges  bassins,  et  autour  de  ces 
bassins  se  courbent  en  vastes  anneaux  les  chaînons  qui  enclo- 
sent les  plaines,  ne  laissant  aux  eaux  d'autre  issue  vers  la  mer 
qu'un  étroit  chenal. 

L'intérieur  de  la  Macédoine  se  compose  de  trois  plaines 
circulaires  de  ce  genre,  dont  les  eaux  réunies  se  déversent  à 
l'angle  que  dessine  l'échancrure  profonde  du  golfe  de  Thessa- 
lonique.  Et  parmi  les  avantages  que  l'Illyrie  envie  à  la  Macé- 
doine, il  faut  compter  non-seulement  les  fertiles  plaines  do 
l'intérieur,  mais  encore  un  rivage  accessible  et  hospitalier.  Au 
lieu  d'une  côte  uniformément  escarpée,  nous  voyons,  entre 
l'embouchure  de  l'Axios  et  celle  du  Strymon,  un  large  massif 
de  montagnes  faire  saillie  dans  la  mer  et  enfermer  des  baies 
tranquilles  entre  ses  trois  jetées  de  rochers,  dont  l'une,  la  phis 
orientale,  se  termine  par  l'Athos. 

L'Athos  élève  à  plus  de  2,000  mètres  ses  flancs  de  marbre 
taillés  à  pic.  Placé  à  égale  distance  de  l'entrée  de  l'Hellesponl 


GRÈCE    ASIATIQT'K    ET    (ÎP.Î'X'.E    ErROPP':ENNE  9 

et  du  golfe  de  Pagase,  il  projette  son  ombre  jusque  sur  la  place 
de  Lemnos  et  domine  tout  le  nord  de  l'Archipel,  où  il  sert  de 
guide  aux  navigateurs. 

Grâce  à  cette  conformation  grecque  de  leurs  côtes,  la  Macé- 
doine et  la  ïhrace  sont  en  relation  avec  le  monde  grec. 
Cependant,  Fintérieur  est  complètement  différent  de  THellade 
proprement  dite  :  ce  ne  sont  que  des  pays  de  montagnes,  où 
les  habitants,  séparés  de  la  mer,  vivent  comme  enchaînés  dans 
des  vallées  fermées  de  toutes  parts. 

Le  40*^  degré  de  latitude  coupe  le  nœud  de  montagnes  à 
partir  duquel  apparaît,  en  allant  vers  le  sud,  un  nouveau 
svstème  orographique.  Plus  de  paysages  alpestres;  non-seule- 
ment les  montagnes  deviennent  moins  élevées,  plus  abordables 
et  plus  susceptibles  de  culture,  mais  elles  se  réduisent  progres- 
sivement à  n'être  plus  que  de  légères  traînées  qui  entourent 
les  terres  cultivées,  partagent  et  protègent  le  pays,  sans  le 
rendre  inaccessible,  sauvage  et  stérile.  Cette  fois  encore, 
l'amélioration  est  limitée  au  versant  oriental.  Là  s'étend  le 
fertile  bassin  du  Pénée,  entouré  d'une  ceinture  de  montagnes 
et  séparé  de  la  mer  par  la  chaîne  de  l'Ossa  qui,  sous  le  nom 
de  Pélion,  s'avance  dans  la  mer  comme  une  digue  de  rochers, 
parallèlement  à  l' Athos.  Heureusement,  deuxpercées  pratiquées 
dans  la  chaîne  débarrassent  la  Thessalie  de  ses  eaux  et  l'ouvrent 
en  même  temps  au  commerce  de  l'Orient:  l'une  est  la  vallée  de 
Tempe;  l'autre,  plus  au  sud,  correspond  à  la  large  et  profonde 
trouée  faite  entre  le  Pélion  et  l'Othrys  par  le  golfe  de 
Pagase. 

A  mesure  qu'on  avance  vers  le  sud,  les  ramilications  devien- 
nent de  plus  en  plus  nombreuses,  et  multiplient  dans  la  môme 
mesure  les  baies  qui  s'enfoncent  à  l'est  et  à  l'ouest  dans  les 
terres.  Aussi,  le  massif  continental  se  désagrège,  si  bien  qu'il 
ne  consiste  plus  qu'en  une  série  de  presqu'îles  rattachées  le.s 
unes  aux  autres  par  des  isthmes. 

C'est  alors  que  commence  la  Grèce  moyenne,  l'Hellade 
proprement  dite,  au39''  degré  de  latitude,  là  où  le  Tymphreste 
élève  après  de  2,320  mètres  sa  cime  conique,  entre  le  golfe 
Maliaque  et  le  golfe  d'Ambracie,  et  relie  encore  une  fois  l'un 
à  l'autre  les  deux  versants  de  rTlellade.  Il  domine  à  l'ouest  le 


10  LE    PAYS    ET    SES    HABITANTS 

bassin  de  l'Achéloos,  qui  reste  tout  à  fait  en  dehors  du  système 
plus  achevé  du  versant  oriental.  A  l'est,  la  chaîne  de  FŒta 
s'allonge  vers  la  mer  et  forme,  sur  le  bord  méridional  du  golfe 
Maliaque,  le  défilé  des  Thermopyles,  où  les  rochers  à  pic  d'un 
côté,  les  marais  de  l'autre,  ne  laissent  entre  eux  qu'un  étroit 
passage,  le  seul  par  où  l'on  puisse  pénétrer  dans  les  pays  du 
sud.  Des  Thermopyles  à  la  mer  de  Corinthe,  il  n'y  a  pas  six 
milles  à  vol  d'oiseau.  C'est  là  l'isthme  à  partir  duquel  la  pénin- 
sule qui  forme  la  partie  orientale  de  la  Cirèce  moyenne  se 
déploie  jusqu'au  promontoire  de  Sunion. 

L'arête  principale  de  cette  presqu'île  est  le  Parnasse,  dont 
le  sommet,  haut  de  2,460  mètres,  était  vénéré  par  les  peuples 
d'alentour  comme  le  seul  que  n'eussent  point  atteint  les  eaux 
du  déluge,  et  comme  le  point  de  départ  d'une  nouvelle  race 
d'hommes.  De  sa  base,  au  nord,  jaillit  le  Céphise,  qui  roule 
ses  eaux  dans  la  grande  vallée  de  la  Béotie,  bornée  par  l'Hé- 
licon  et  ses  ramifications.  A  l'Hélicon  se  rattache  le  Cithéron, 
encore  une  montagne  transversale,  qui  s'étend  d'une  mer  à 
l'autre  et  sépare  l'Attique  de  la  Béotie. 

Il  est  difficile  de  trouver,  rapprochés  l'un  de  l'autre,  deux 
pays  plus  différents.  La  Béotie  est  enfoncée  dans  son  isole- 
ment; l'eau  y  surabonde  et  croupit  dans  le  fond  des  vallées; 
l'air  y  est  humide  et  brumeux,  le  sol  gras  et  la  végétation 
luxuriante.  L'Attique  est  projetée  au  milieu  des  flots  qui  pénè- 
trent dans  ses  rades;  c'est  un  rocher  aride,  recouvert  d'une 
mince  couche  de  terre  végétale,  et  baigné  par  l'atmosphère 
limpide  du  monde  insulaire  auquel  il  appartient  par  sa  posi- 
tion et  son. climat.  Les  montagnes  de  l'Attique  se  prolongent 
dans  la  mer;  elles  forment  la  rangée  intérieure  des  Cyclades, 
comme  le  prolongement  de  l'Eubée  la  rangée  extérieure. 
L'organisme  du  pays  grec  fut  complété  dans  son  ensemble  le 
jour  où  sortit  des  flots  l'étroite  et  basse  langue  de  terre  qui 
allait  rattacher  au  massif  continental  l'île  de  Pélops,  devenue 
la  presqu'île  par  excellence,  le  dernier  chaînon  de  toute  une 
série  de  découpures  géographiques  qui  tendent  vers  cette  forme 
enfin  obtenue  dans  sa  perfection.  Ainsi,  sans  briser  la  conti- 
nuité du  sol  hellénique,  la  nature  a  creusé  au  beau  milieu  deux 
mers  intérieures,  larges  et  commodes,  qui  s'affrontent  d'un 


GRÈCE    ASIATIQUE    ET    GRÈCE    EUROPÉENNE  11 

côté  et  s'ouvrent,  par  l'autre  extrémité,  l'une  vers  l'Italie, 
l'autre  vers  l'Asie. 

Le  Péloponnèse,  pris  à  part,  forme  un  tout  indépendant.  Il 
a  en  lui-même  le  centre  de  son  système  orographique  qui 
entoure  de  mamelons  puissants  le  plateau  de  l'Arcadie  et 
envoie  dans  les  contrées  circonvoisines  des  ramifications  qui 
les  partagent.  Ces  contrées  sont,  ou  des  talus  qui  se  raccor- 
dent avec  le  plateau  central,  comme  l'Achaïe  et  l'Elide,  ou  de 
nouvelles  presqu'îles  dont  l'ossature  est  formée  par  des  arêtes 
montagneuses  qui  rayonnent  dans  la  direction  du  sud  et  de 
l'est  :  telles  sont  les  péninsules  de  Messénie,  deLaconie,  d'Ar- 
golide,  séparées  par  des  golfes  profonds  pourvus  d'un  large 
chenal  navigable. 

La  configuration  intérieure  du  Péloponnèse  n'est  pas  moins 
variée  que  le  contour  extérieur.  Sur  les  plateaux  monotones 
de  l'Arcadie,  on  se  croirait  au  milieu  d'une  vaste  contrée  :  on 
y  trouve  des  vallons  encaissés  qui  ont  l'aspect  et  l'air  brumeux 
de  la  Béotie,  tandis  que  les  montagnes  de  l'Arcadie  occiden- 
tale rappellent  la  nature  sauvage  de  l'Épire.  La  côte  occidentale 
du  Péloponnèse  ressemble  aux  terrains  plats  qu'arrose  l'Ache- 
loos  ;  les  riches  plaines  du  Pamisos  et  de  l'Eurotas  sont  des 
alluvions  du  fleuve  qui,  comme  le  Pénée  de  Thessalie,  sort 
des  crevasses  des  rochers  ;  enfin,  l'Argolide,  avec  sa  vallée  de 
rinachos,  avec  sa  presqu'île  toute  hérissée  de  criques  et  flan- 
quée d'Iles,  est,  pour  la  situation  et  la  nature  du  sol,  une 
seconde  Attique.  Ainsi,  la  nature  créatrice  de  l'Hellade  repro- 
duit encore  une  fois  dans  la  partie  la  plus  méridionale  du 
continent  ses  formes  préférées  et  accumule  dans  un  étroit 
espace  les  contrastes  les  plus  frappants. 

On  reconnaît,  cependant,  à  travers  la  prodigieuse  variété 
qu'offre  la  conformation  du  terrain,  quelques  lois  simples  et 
claires  qui  donnent  à  la  Grèce  européenne,  prise  dans  son 
ensemble,  son  caractère  particulier.  Tel  est  ce  fait  constant 
que  la  mer  et  les  montagnes  concourent  à  arrêter  les  formes 
des  diverses  parties  du  pays  ;  telle  est  cette  série  de  barrières 
transversales,  entées  sur  la  chaîne  centrale,  qui  contribuent, 
concurremment  avec  les  plateaux  de  l'Illyrie  et  de  la  Macé- 
doine, à  rendre  le  pays  des  Grecs  inabordable  du  côté  du  nord, 


'12  LE    PAYS    ET    SES    HABITANTS 

à  les  isoler  du  continent,  à  diriger  leur  attention  et  leur  activité 
vers  la  mer  et  le  rivage  opposé. 

La  configuration  des  pays  montagneux  du  nord  devait 
avoir  pour  conséquence  que  leurs  habitants,  confinés  dans  des 
vallées  étroites  et  largement  arrosées,  y  mèneraient  la  vie  de 
laboureurs,  de  pâtres  et  de  chasseurs,  puisant  Ténergie  et  la 
santé  dans  l'air  vif  des  montagnes  et  la  simplicité  d'une  vie 
primitive,  jusqu'aujour  où,  leur  heure  venue,  ils  descendraient 
dans  les  contrées  méridionales  dont  la  structure,  plus  morce- 
lée et  plus  variée,  favorise  le  développement  des  sociétés  et 
porte  les  habitants  à  entrer  en  relations,  par  les  côtes  et  la 
mer,  avec  un  monde  nouveau  et  d'un  plus  large  horizon,  le 
monde  oriental. 

En  effet,  de  toutes  les  lois  qui  résultent  do  la  configuration 
de  la  Grèce  européenne,  la  plus  évidente  et  la  plus  importante, 
c'est  que  le  littoral  do  l'est,  à  partir  des  côtes  de  Thrace,  est 
comme  la  façade  du  pays  entier.  A  part  deux  anses  et  le  golfe 
de  Corinthe,  la  mer  occidentale,  do  Dyrrhachion  àMéthone, 
ne  baigne  que  des  récifs  escarpés  ou  des  terres  d'alluvion, 
coupées  de  lagunes;  à  l'est,  au  contraire,  qui  peut  compter 
les  baies  profondes  et  les  mouillages  qui  s'ouvrent  des  bouches 
du  Strymon  au  cap  Malée,  pour  inviter  les  habitants  des  lies 
voisines  à  aborder  et  à  reprendre  ensuite  la  mer  !  La  forme  du 
littoral  oriental,  tout  rocheux  et  sinueux,  outre  qu'elle  ouvre 
presque  partout  le  pays  aux  communications  maritimes,  est 
encore  la  plus  favorable  à  la  salubrité  du  climat,  la  mieux 
appropriée  à  la  fondation  des  villes.  Aussi,  toute  l'histoire  de 
l'HoUade  s'est  reportée  sur  la  côte  orientale,  et  les  peuplades 
reléguées  dans  la  région  opposée,  comme,  par  exemple,  les 
Locriens  de  l'ouest,  sont  restés  par  là  même  en  dehors  du 
mouvement  vital  qui  entraînait  la  race  hellénique  dans  les 
voies  d'un  développement  progressif  et  continu. 


IM'LL i:m;e  du  pays  slr  la  race  13 


'    §  II 

IM'LUENC.K   DU   PAYS   SUR   LA   RAGE. 

II  ne  faut  point  considérer  Thistoirc  d'un  peuple  comme  la 
résultante  fatale  des  conditions  physiques  dans  lesquelles  ce 
peuple  se  trouve  placé.  Cependant,  il  est  facile  de  reconnaître 
que  des  formes  aussi  accentuées  que  celles  qui  caractérisent 
les  contours  du  bassin  de  l'Archipel  peuvent  imprimer  à  la  vie 
historique  d'un  peuple  une  direction  particulière. 

En  Asie,  de  vastes  régions  ont  une  histoire  commune.  Un 
peuple  s'élève  sur  les  débris  d'une  foule  d'autres,  et  on  ne 
parle  que  de  vicissitudes  qui  atteignent  du  même  coup  des 
contrées  immenses  et  des  millions  d'hommes.  En  Grèce, 
chaque  pouce  de  terre  se  refuse  à  une  pareille  histoire.  Ici, 
les  ramifications  des  chaînes  de  montagnes  ont  formé  une 
série  de  cantons  dont  chacun  a  été  appelé  par  la  nature  à  vivre 
de  sa  vie  particulière.  Dans  les  grandes  plaines,  les  habitants 
des  communes  ne  songent  point  à  défendre  isolément  leurs 
droits  et  leurs  biens  contre  des  forces  supérieures  ;  ils  se 
soumettent  à  la  volonté  du  ciel,  et  celui  qui  survit  à  la  catas- 
trophe se  bâtit,  sans  murmurer,  une  nouvelle  cabane  à  côté 
des  ruines  de  l'ancienne.  Mais  là  où  les  champs,  ces  champs 
arrosés  de  tant  de  sueurs,  sont  entourés  d'une  ceinture  de 
montagnes  avec  de  hautes  cimes  et  d'étroits  défilés  qu'un 
petit  nombre  de  défenseurs  peut  fermer  à  un  grand  nombre 
d'assaillants,  là,  ces  armes  défensives  donnent  le  courage  de 
la  résistance.  Sans  le  défilé  des  Thermopyles,  il  n'y  aurait 
point  d'histoire  grecque.  En  Grèce,  chaque  district  se  sent  une 
communauté  naturelle  et  indissoluble;  les  hameaux  d'une 
vallée  se  rapprochent  pour  ainsi  dire  d'eux-mêmes  pour  former 
un  État  commun,  et  au  sein  de  l'État  s'implante  la  conscience 
d'une  indépendance  invoquée  devant  Dieu  et  devant  les 
hommes  comme  un  droit.  Qui  veut  soumettre  un  semblable 
pays  doit  l'attaquer  et  le  vaincre  à  nouveau  dans  chacune  de 


14  LE    PAYS    ET    SES    HABITANTS 

ses  vallées.  La  résistance  est-elle  impossible  ?  les  hautes  cimes 
et  les  cavernes  inaccessibles  sont  là  pour  sauver  les  débris  de 
la  population  indépendante,  jusqu'à  ce  que  le  danger  soit  passé 
ou  que  l'ennemi  se  lasse  de  la  lutte. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  son  indépendance  politique  que 
la  Grèce  doit  à  la  structure  morcelée  de  son  sol;  elle  lui  doit 
encore  la  variété  de  son  esprit,  de  ses  mœurs  et  de  sa  langue; 
car,  sans  les  barrières  opposées  par  les  montagnes,  les  diverses 
parties  de  la  population  auraient  perdu  de  bonne  heure,  dans 
une  assimilation  mutuelle,  leur  génie  particulier. 

Cependant,  en  restant  un  pays  isolé  et  ceint  de  remparts 
naturels,  FHellade  offre  en  même  temps  aux  relations  commer- 
ciales un  plus  libre  accès  que  n'importe  quelle  contrée  de 
l'ancien  monde.  Elle  s'ouvre  de  trois  côtés  différents  à  la  mer 
qui  pénètre  dans  toutes  ses  parties,  exerçant  Tœil  de  l'Hellène, 
éveillant  son  courage,  excitant  sans  relâche  son  imagination 
infatigable;  à  la  mer  qui,  dans  ces  latitudes  où  elle  est  navi- 
gable toute  l'année,  rapproche  bienplus  étroitement  ses  rivages 
que  les  mers  inhospitalières  du  nord.  Facile  à  irriter,  elle 
s'apaise  aussi  facilement;  les  dangers  qu'elle  offre  sont  dimi- 
nués par  le  nombre  des  mouillages  abrités  que  le  nautonier 
peut  atteindre  aussitôt  que  la  tempête  s'annonce,  et  par  la 
limpidité  de  l'atmosphère  qui,  pendant  le  jour,  lui  permet  de 
distinguer  à  vingt  milles  le  but  de  sa  course  et,  la  nuit,  lui 
laisse  voir,  dans  un  ciel  sans  nuages,  les  étoiles  dont  le  lever 
et  le  coucher  règlent  paisiblement  les  travaux  du  laboureur  et 
du  marin. 

Les  vents  qui  gouvernent  l'atmosphère  ont  aussi  dans  ces 
parages  un  mouvement  réglé  et  se  transforment  rarement  en 
ouragans  dévastateurs.  Ce  n'est  guère  que  pendant  la  courte 
apparition  de  l'hiver  que  le  temps  subit  des  variations  irrégu- 
lières ;  avec  la  belle  saison  (les  «  mois  sûrs  »  comme  l'appe- 
laient les  anciens)  le  courant  atmosphérique  prend  dans  tout 
l'Archipel  une  direction  fixe  :  chaque  matin,  le  vent  du  nord 
s'élève  des  côtes  de  Thrace  et  balaie,  en  descendant,  toute 
la  longueur  de  la  mer  Egée;  de  sorte  qu'on  désignait  les 
pays  situés  au-dessus  de  ces  côtes  comme  situés  «  au  delà 
du  vent  du  nord.  »  C'est  le  même  vent  qui,  un  jour,  conduisit 


INFLUENCE  DU  PAYS  SUR  LA  RACE  iB 

Miltiade  à  Lemnos  *,  et  qui,  en  tout  temps  ,  assura  de 
si  grands  avantages  aux  possesseurs  du  rivage  septen- 
trional. Il  arrive  fréquemment  que  ces  vents  étésiejis  ^  ont, 
durant  des  semaines  entières,  le  caractère  d'une  tempête;  par 
un  ciel  pur,  on  voit  écumer  les  vagues  à  perte  de  vue  ;  mais  la 
régularité  de  leur  souffle  les  rend  inoffensifs,  et  ils  tombent 
aussitôt  que  le  soleil  baisse  :  alors  la  mer  devient  un  miroir, 
l'air  et  Tonde  se  taisent,  jusqu'à  ce  que  s'élève  une  brise 
presque  insensible  qui  souffle  du  sud.  C'est  le  moment  où  le 
marin  détache  sa  barque  à  Egine  et  atteint  en  quelques  heures 
le  Pirée.  C'est  là  la  brise  de  mer  si  vantée  par  les  poètes 
d'Athènes,  celle  qui  s'appelle  aujourd'hui  Embates^  toujours 
tempérée,  douce  et  bienfaisante.  Les  courants  qui  longent  les 
côtes  facilitent  l'accès  des  golfes  et  des  détroits  ;  le  vol  des 
oiseaux  de  passage,  les  migrations  des  thons,  qui  se  renou- 
vellent à  époque  fixe,  fournissent  au  marin  des  indications 
précieuses.  La  régularité  qui  préside  à  toutes  les  fonctions 
vitales  de  la  nature,  au  mouvement  de  l'air  et  des  eaux,  le 
caractère  doux  et  bienveillant  de  la  mer  Egée  est,  au  fond, 
la  raison  pour  laquelle  ses  habitants  se  sont  entièrement 
confiés  à  elle,  ont  vécu  sur  elle  et  avec  elle.  La  mer  était 
leur  grand  chemin,  comme  l'indique  le  nom  de  Po7itos.  Ce 
sont  les  «  sentiers  humides  »  d'Homère,  qui  unissent  les 
hommes  entre  eux  ^,  et  quiconque  habite  loin  de  la  côte  se 
trouve  privé  par  là  même  de  l'agrément  d'un  commerce  facile 
avec  ses  semblables  et  tenu  en  dehors  du  progrès  de  la  civili- 
sation. 

La  navigation  d'eau  douce  s'apprend  bien  vite  à  fond;  la 
navigation  maritime,  jamais.  Sur  les  rives  des  fleuves,  la 
différence  des  mœurs  s'efface  ;   la  mer,   au  contraire,  met 

*)   Vento  Borea  domo  profectus  (Corn.  Nepos,  Miltiades,  2). 

2)  'E-cYiatai  avspioi,  vents  périodiques  soufflant  du  Nord.  —  'Exrjffi'at  ßopsat 
(AmsTOT.  Problem.,  28,  2).  —  Aquilones  etesise  (Plin.,  II,  47).  C'est  la 
Tramonlana. 

3)  nôvTo;  équivaut  à  route  (irdcTOî,  pons) ,  G.  Curtius,  Grundzüge 
der  griechischen  Etymologie,  p.  234.  Max  Mueller,  Essays,  II,  p.  41. 
Po7itos,  avec  ses  ûypà   xéXeuQa,  a  le  sens  de    uopo?;    de  là  l'expression 

de   ihucydlde  :  o\  xr,v   [xsiroYatav   aâXXov  xat  u.r\  èv  Ttôpw    xaTwxru.£vot    (Thuc, 

I,  120). 


16  h\:    PAVS    KT    SlvS    IIAIUTANTS 

brusquement  en  contact  les  éléments  les  plus  divers;  il  arrive 
des  étrangers  qui  vivent  sous  un  autre  ciel  et  sous  d'autres 
lois;  il  en  résulte  des  comparaisons  instructives,  un  échange 
incessant  de  connaissances,  et  plus  le  tralicdcs  divers  produits 
est  avantageux,  plus  l'esprit  humain  redouble  d'activité  pour 
triompher,  à  force  d'inventions,  des  périls  de  la  mer. 

L'Euphrate  et  le  Nil  offrent  tous  les  ans  à  leurs  riverains  le 
même  pro  lit  et  leur  imposent  les  mêmes  occupations.  Cette 
éternelle  monotonie  fait  que  les  siècles  passent  sur  ces  contrées 
sans  apporter  aucun  changement  notable  aux  habitudes  tradi- 
tionnelles-; il  y  survient  des  révolutions,  mais  on  n'y  voit  point 
de  progrès  continu.  La  civilisation  des  Egj^tiens  est  immobi- 
lisée dans  la  vallée  du  Nil,  comme  les  momies  dans  leurs 
sépulcres;  ils  comptent  les  coups  de  balancier  qui  mesurent 
la  marche  uniforme  du  temps,  mais  le  temps  pour  eux  est 
vide;  ils  ont  une  chronologie,  mais  point  d'histoire,  dans  le 
sens  vrai  du  mot.  Cet  état  d'immobilité  est  impossible  sur  les 
bords  de  la  mer  Egée  :  là,  aussitôt  que  le  goût  du  commerce 
et  des  choses  de  l'esprit  s'éveille,  le  Ilot  l'emporte  elle  répand 
au  loin. 

Enlin,  pour  ce  qui  regarde  la  qualité  du  sol,  il  y  avait  sous 
ce  rapport  une  grande  différence  entre  les  deux  moitiés  de  la 
patrie  hellénique.  Les  Athéniens  n'avaient  qu'à  remonter 
pendant  quelques  heures  U\  cours  des  fleuves  de  l'Asie-Mineure 
pour  se  convaincre  que  ce  sol  payait  bien  plus  largement  le 
travail  de  l'homme,  et  pour  contempler  d'un  œil  d'envie  les 
couches  profondes  de  terre  végétale  qui  couvrent  FEolidc  et 
l'Ionie.  Plantes  et  animaux  y  étaient  de  plus  grande  taille;  de 
vastes  plaines  rendaient  les  communications  incomparablement 
plus  faciles.  En  effet,  dans  la  Grèce  européenne,  les  plaines 
ne  sont  guère  que  des  ravins,  d'étroits  bassins  creusés  entre 
les  montagnes  ou  déposés  par  les  eaux  sur  leur  contour  exté- 
rieur; pour  passer  d'une  vallée  à  l'autre,  il  faut  franchir  de 
hautes  crêtes  qui  ne  furent  dabord  accessibles  qu'aux  piétons, 
et  où  l'on  ne  panint  qu'à  force  de  peine  à  frayer  un  chemin 
aux  bêtes  de  somme  et  aux  voitures.  Les  cours  d'eau  qui 
arrosent  ces  plaines  refusaient  le  plus  souvent  les  bienfaits 
qu'on  eût  pu  attendre  d'eux.  La  plupart  tarissaient  en  été; 


INFLUENCE  DU  PAYS  SUR  LA  RACE 


17 


c'étaient,  comme  le  disait  la  légende,  des  fils  des  Néréides 
ra\ds  par  une  mort  prématurée  ou  des  amants  des  nymphes 
marines  qui  voient  tout  à  coup  se  rompre  le  lien  de  leurs 
amours;  et,  quoique  la  sécheresse  du  pays  soit  aujourd'hui 
incomparablement  plus  grande  que  dans  l'antiquité  ',  il  y  avait 
des  générations  que  le  filet  d'eau  de  l'Ilissos  et  de  l'Inachos 
avait  disparu  sous  un  lit  de  cailloux  resté  à  sec.  Par  contre,  à 
côté  d'un  pays  brûlé,  on  trouvait  un  excès  d'eaux  stagnantes 
enfermées,  ici  dans  le  fond  d'une  vallée,  là  entre  les  montagnes 
et  la  mer,  qui  empestaient  l'air  et  rendaient  toute  culture 
impossible.  Partout,  le  travail  et  la  lutte. 

Et  cependant. . .  que  l'histoire  grecque  eût  abrégé  ses  annales , 
si  elle  se  fût  déroulée  uniquement  sous  le  ciel  de  l'Ionie!  C'est 
pourtant  dans  la  Grèce  d'Europe,  sur  ce  sol  si  pauvre,  que  le 
peuple  hellénique  a  déployé  toute  l'énergie  dont  il  était  capable. 
Là  le  corps  s'est  fait  plus  robuste,  l'esprit  plus  libre;  la  terre, 
péniblement  disputée  aux  éléments,  à  force  de  dessèchements, 
de  digues,  de  travaux  d'irrigation  et  de  voirie,  est  devenue  plus 
réellement  une  patrie  pour  l'homme  qui  l'habite  que  le  rivage 
d'outre-mer,  où  il  n'y  avait  qu'à  recueillir  sans  fatigue  les  dons 
de  la  Providence. 

Ainsi  donc,  le  privilège  spécial  de  la  Grèce  consiste  dans  la 
juste  mesure  de  ses  avantages  naturels.  Le  Grec  jouit  plei- 
nement de  toutes  les  faveurs  du  midi  ;  il  a,  pour  le  réjouir 
et  le  ranimer,  l'éclat  d'un  ciel  méridional,  des  jours  sereins, 
des  nuits  tièdes  qui  délassent  et  reposent.  Il  obtient  facilement 
de  son  sol  ou  de  la  mer  ce  qui  est  nécessaire  à  sa  subsistance  ; 
la  nature  et  le  climat  le  forment  à  la  tempérance.  Il  habite  un 

1)  C'est  dans  la  légende  de  Sélemnos  (Paus.,  VII,  23,  1)  qu'apparaît  le 
plus  clairement  le  sens  allégorique  des  mythes  qui  personnifient,  sous  la 
forme  de  jeunes  gens  prématurément  enlevés  par  la  mort,  les  sources  qui 
s'épuisent  (Cf.  E.  Curtius,  Pelopomxesos ,  1,405,  446).  Une  légende  analo- 
gue est  celle  des  Nymphes  qui  prennent  soin  d'Aristseos  et  qui  sont  chassées 
de  Céos  par  un  lion  (L.  Preller,  Griechische  Mythologie,  I,  p.  358). 
Fraas  {Klima  und  Pf,anzenxcelt,  1847)  croit  le  sol  de  la  Grèce  actuelle 
infiniment  plus  sec  qu'autrefois  et  le  climat  modifié  en  conséquence.  Son 
opinion  est  combattue  par  Hehn  [Kulturpflanzen  und  Hausthiere,  1870,  p. 
3  sqq.).  Cf.  Unger  (Wissenschaftliche  Ergebnisse  einer  Reise  in  Griechen- 
land, 1862),  qui  est  d'accord,  sur  les  points  essentiels,  avec  l'opinion  que 
j'ai  exprimée  dans  mon  livre  sur  le  Péloponnèse. 

9 


18  Li:  i'Avs  1:1   si:ï*  haimiams 

pays  lie  montagnes,  mais  ces  montagnes  ne  sont  point  des 
rochers  dénudés  ;  couvertes  de  terres  labourables  et  de  pâtu- 
rages, elles  ne  font  qu'assurer  sa  liberté  ;  il  habite  une  ile  dotée 
de  tous  les  privilèges  des  rivages  méridionaux,  et  cette  île  a  en 
même  temps  1" avantage  de  former  un  vaste  ensemble  de  sur- 
faces continues.  Matière  ici  figée,  là  fluide. montagnes  et  bas- 
fonds,  sécheresse  et  humidité,  tourmentes  de  neige  en  Thrace. 
ailleurs  soleil  des  tropiques,  tous  les  contrastes,  toutes  les  formes 
que  peut  revêtir  la  vie  de  la  nature  se  réunissent  pour  éveiller 
et  aiguillonner  de  mille  manières  l'esprit  de  Thomme. 

Mais,  de  même  que  ces  contrastes  disparaissent  dans  une 
harmonie  supérieure  qui  embrasse  les  côtes  et  les  groupes  d'Iles 
de  l'Archipel,  de  même  Ihomme  s'est  senti  porté,  par  l'instinct 
de  l'harmonie,  à  observer  une  mesure  entre  les  contrastes  qui 
sont  les  moteurs  de  la  vie  consciente,  entre  la  jouissance  et  le 
travail,  entre  les  plaisirs  des  sens  et  les  joies  de  Tesprit,  entre 
la  pensée  et  le  sentiment. 

On  ne  connaît  ce  qu'un  champ  peut  produire  que  quand  les 
plantes  qui  lui  conviennenty  enfoncent  leurs  racines,  et  là,  sur 
un  terrain  et  dans  une  exposition  favorable,  choyées  par  l'air 
et  la  lumière,  déploient  toute  la  plénitude  de  leurs  forces  vitales. 
Le  naturaliste  qui  étudie  la  vie  des  plantes  peut  montrer 
comment  les  diverses  substances  contenues  dans  le  sol  profitent 
à  un  organisme  végétal  d'espèce  déterminée:  mais,  quand  il 
s'agit  de  la  vie  des  peuples,  un  mystère  profond  nous  cache 
l'intime  relation  qui  existe  entre  un  pays  et  son  histoire. 


ij  III 


ORIGINKS    DU    PEUPLE    GREC. 

L'histoire  ne  connaît  les  origines  d'aucun  peuple.  Les 
nations  de  la  terre  n'arrivent  à  la  portée  de  son  regard  que 
lorsqu'elles  ont  déjà  pris  leur  pli,  qu'elles  ont  leur  civilisation 
à  elles  et  se  sentent  distinctes  des  nations  voisines.  Mais,  pour 
en  arriver  là,  il  a  fallu  des  siècles  dont  personne  ne  peut  éva- 


OKIGIXES    DU    l'KUPLE    GREC  19 

luer  le  nombre.  La  philologie  elle-même  ne  le  peut  pas  davan- 
tage, mais  elle  nous  ouvre  une  source  d'informations  qui 
Temonte  au  delà  du  berceau  de  l'histoire.  Lorsque  commence 
l'histoire  d'un  peuple,  les  formes  de  sa  langue  sont  déjà  com- 
plètement arrêtées  ;  cette  langue  est  la  première  empreinte  de 
son  caractère,  le  premier  monument  de  son  génie  propre,  son 
plus  antique  document  et  le  seul  qui  parle  de  sa  vie  antéhis- 
torique. 

Mais  la  philologie  ne  se  borne  pas  à  constater  l'existence 
d'un  peuple  pris  isolément  ;  elle  nous  montre  entre  diverses 
langues  une  parenté  si  étroite,  que  nous  pouvons  conclure  de 
là  à  la  parenté  des  peuples  qui  parlaient  ces  langues.  Ainsi,  la 
science  du  langage  peut  restituer  les  premières  pages  de 
l'histoire  et  établir  la  filiation  des  races,  sur  laquelle  toute 
autre  tradition  reste  muette. 

C'est  par  cette  méthode  que  la  langue  grecque  a  été  rattachée 
à  la  famille  des  langues  indo-européennes  ou  aryennes,  et  le 
peuple  greb  reconnu  pour  un  rameau  détaché  de  ce  peuple 
aryen  primitif  qui,  à  l'origine,  établi  sur  les  plateaux  de  la 
Haute-Asie,  renfermait  dans  son  sein  les  ancêtres  des  Hindous, 
des  Perses,  des  Celtes,  des  Grecs,  des  Italiotes,  des  Germains, 
des  Lettons  et  des  Slaves  *. 

Le  peuple  aryen  se  dispersa  ;  ses  dialectes  devinrent  des 
langues  distinctes  ;  ses  tribus  devinrent  des  peuples.  Quelques- 
uns  de  ces  peuples  sont  restés  plus  longtemps  en  communauté  ; 


')  Dans  cet  exposé  sommaire  des  affinités  philologiques  et  dans  l'appré- 
ciation que  je  vais  faire  de  la  langue  grecque,  je  me  range  généralement  aux 
idées  que  Georges  Curtius  a  consignées  dans  ses  écrits  ou  dont  il  m'a  fait 
part  dans  le  commerce  de  l'intimité  fraternelle.  L'hypothèse  d'un  groupe  de 
langues  asiatiques  et  d'un  groupe  européen,  ce  dernier  se  subdivisant  à  son 
tour  en  deux  rameaux  qui  occupent,  l'un  le  nord,  Tautre  le  sud  de  l'Europe, 
s'accorde  avec  le  système  de  Schleicher  [Compendium  der  vergleichenden 
Gramraatik,  ^ .  6).  Sur  l'altération  et  la  division  de  Va  considérée  comme 
un  caractère  commun  au  groupe  européen  (G.  Curtius,  ap.  Berichte  der 
Sächsischen  Gesellschaft  der  Wissenschaften  :  Philol.-Histor.  Classe, 
1864,  p.  9  sqq.  Zur  Chronologie  der  indogerman.  Sprachforschung, 
1867,  p.  196).  En  ce  qui  concerne  les  ramifications  du  groupe  de  l'Europe 
méridionale,  Schleicher  admet  une  branche  gréco-italico-celtique  «  d'où  le 
«  grec  se  sépara  d'abord,  laissant  derrière  lui  un  fonds  qu'une  division  ulté- 
«  riuure  transforma  en  italique  et  en  celtique  »  [Rhein.  Museum,  W\,  3i2). 


20  LK    PAYS    ET    SES    HABITANTS 

aussi  distingue-t-on  des  groupes  de  peuples  avec  subdivisions, 
rangés  d'après  la  similitude  des  altérations  subies  par  la  langue 
mère.  C'est  ainsi  que  nous  distinguons  d'abord  un  groupe 
qui  est  resté  en  Asie  et  qui,  à  tout  prendre,  a  le  mieux  con- 
servé la  langue  originale  (c'est  la  nation  hindoue  et  iranienne, 
avec  laquelle  les  Scythes  du  Pont  sont  restés  en  communion), 
et  un  second  groupe,  qui,  en  s'étendant  vers  l'ouest,  est  de- 
venu la  souche  commune  des  races  européennes.  Ce  groupe 
se  partage  à  son  tour  en  deux  autres  :  l'un  occupa  le  nord  de 
l'Europe  (Slavo-Germains);  l'autre,  celui  du  sud,  composé  des 
Celtes,  des  Grecs  et  des  Italiotes,  peupla  les  rivages  de  la  Médi- 
terranée. Le  degré  de  parenté  de  ces  races  n'est  point  encore 
établi  avec  certitude  ;  cependant,  il  est  probable  que  les  Celtes 
se  sont  les  premiers  détachés  du  groupe,  et  que,  après  leur 
départ,  les  Grecs  et  les  Italiotes  ont  continué  à  former  un  seul 
et  même  peuple. 

Il  y  a,  en  effet,  un  fonds  primitif  qui  est  commun  à  toutes 
les  langues  aryennes  et  qui  permet  de  constater  le  degré  de 
culture  auquel  était  parvenue  la  race  indo-européenne  avant 
sa  séparation.  On  trouve  partout  les  mêmes  expressions  pour 
désigner,  non-seulement  les  animaux  domestiques,  mais  en- 
core les  travaux  de  l'agriculture,  l'acte  de  moudre,  de  tisser, 
de  forger,  etc.  A  ce  vocabulaire  restreint,  les  Gréco-Italiotes 
ont  ajouté  une  nouvelle  provision  de  mots  et  d'idées  amassée 
en  commun,  comme  le  prouvent  les  dénominations  communes 
appliquées  aux  instruments  d'agriculture,  au  vin,  à  l'huile,  le 
même  nom  donné  de  part  et  d'autre  à  la  déesse  du  foyer,  etc. 

Une  preuve  plus  forte  encore,  c'est  la  concordance  des  lois 
phonétiques  dans  les  deux  langues.  La  distinction  des  voyelles, 
qui  gagne  en  netteté  dans  toute  la  famille  européenne,  a  été 
particuHèrement  perfectionnée  par  les  Gréco-Italiotes.  Va 
primitif  s'est  ou  conservé  sans  altération  ou  changé  en  sons 
plus  ténus  et  plus  sourds.  Ainsi  s'est  formée  une  série  bien 
plus  variée  de  voyelles,  a,  e,  (i),  o,  (ii),  et  cette  multiplication 
analytique  des  sons  a  eu  pour  but,  non  seulement  de  donner 
plus  de  grâce  à  la  prononciation,  mais  encore  de  rendre  plus 
délicat  le  mécanisme  de  la  syntaxe.  C'est  sur  elle,  en  effet, 
qu'est  fondé  le  système  de  la  décHnaison  ;  c'est  elle  qui,  en 


ORIGINES    DU    PEUPLE    GREC  21 

permettant  de  distinguer  plus  clairement  les  trois  genres,  d'un 
côjé,  le  masculin  et  le  féminin,  le  neutre,  d'autre  part,  a  doté 
les  deux  langues  d'un  avantage  que  les  autres  leur  envient. 
Enfin,  la  loi  de  l'accentuation  est  la  même  chez  les  Grecs  et  les 
Italiotes.  Car,  bien  que  dans  l'idiome  de  l'antique  Italie  on 
trouve  encore  des  indices  d'une  méthode  d'accentuation  plus 
ancienne,  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  la  règle  en  vertu 
de  laquelle  l'accent  principal  ne  peut  reculer  au  delà  de  l'anté- 
pénultième a  été  établie  par  les  Grecs  et  les  Italiotes  à  l'époque 
où  ils  ne  formaient  encore  qu'un  seul  peuple  ^  Cette  règle  a 
sauvegardé  l'unité  des  mots  ;  elle  a  protégé  les  syllabes  finales 
qui  se  suppriment  facilement  lorsque  l'accent  recule  plus  loin  ; 
enfin,  toute  sévère  qu'elle  est,  elle  a  laissé  assez  de  liberté 
pour  permettre  de  distinguer,  par  de  légères  modifications  de 
l'accent,  les  genres  et  les  cas  dans  les  noms,  les  temps  et  les 
modes  dans  les  verbes. 

Ces  caractères  communs  aux  deux  langues  sont  les  plus 
anciens  documents  de  l'histoire  gréco-italique,  des  documents 
qui  remontent  à  une  époque  où,  sur  le  chemin  suivi  par  les 
peuples  d'Asie  en  marche  vers  l'Occident,  les  deux  peuples 
vivaient  confondus  en  un  seul  qu'on  pourrait  appeler  le  peuple 
des  Gréco-Italiotes.  Si  l'on  essaye  de  juger  le  caractère  de  ce 
peuple  d'après  l'élaboration  que  ses  deux  rameaux  ont  fait 
subir  en  commun  à  leur  idiome,  on  constatera  chez  lui  une 
aversion  prononcée  pour  tout  ce  qui  est  arbitraire  et  confus  ; 
un  sens  droit,  ami  de  la  règle  et  de  l'ordre,  qui  a  soumis  à  une 
loi  invariable  ce  qu'il  y  a  de  plus  instable  dans  une  langue, 
l'accent  des  mots  ;  une  tendance  à  revêtir  la  pensée  de  formes 
claires  et  régulières. 

Ces  points,  d'une  importance  capitale,  par  où  les  deux  lan- 
gues se  rapprochent,  n'empêchent  pas  qu'il  n'y  ait  entre  elles 
une  grande  différence.  Et  d'abord,  dans  les  sons.  La  langue 
grecque  est  riche  en  consonnes  ;  elle  possède  notamment  la 
série  complète  des  consonnes  muettes,  tandis  que  les  aspirées 

')  Sur  la  loi  de  l'accent,  cf.  Corssen  (Kritische  Beitrœge  zur  lateinischen 
Foi^menlehre  ,  1863,  p.  568),  lequel  accorde  cependant  à  G.  Curtius 
{Ibid.,  p.  585)  que  la  règle  défendant  de  reculer  l'accent  au-delà  de  la 
troisième  syllabe  remonte  à  la  période  gréco-ilalique. 


22  LE    PAYS    ET    SES    HABITANTS 

ont  totalement  disparu  de  Talpliabet  italiote.  En  revanche,  elle 
perdit  de  bonne  heure  deux  sons  aspirés,  le  y,  et  le  v  des 
Latins  ou  dif/ammn,  qui,  conservé  dans  les  dialectes,  disparut 
généralement,  tantôt  par  suppression  pure  et  simple,  tantôt 
par  transformation  en  esprit  rude  ou  en  diphthongue,  La  sif- 
flante elle-même  n'a  pas  conservé  chez  les  Grecs  le  son  aigu 
qu'elle  a  dans  les  langues  de  Tlnde  et  de  Fltalic  (cf.  sanici^ 
simul^  =;a:u). 

Cette  disparition  et  cet  afïaiblissement  de  lettres  importantes 
est  sensible  en  grec.  Les  radicaux  ont  souvent  perdu  leur  carac- 
téristique, et  les  racines  se  sont  confondues  au  point  de  devenir 
méconnaissables,  à  cause  de  la  suppression  de  leur  voyelle 
initiale.  Malgré  ces  inconvénients,  le  mécanisme  solide  de  la 
langue,  sa  logique  et  sa  régularité,  la  fixité  de  Torthographe, 
attestent  chez  les  Hellènes  une  extrême  délicatesse  des  orga- 
nes, par  laquelle  ils  se  distinguaient  des  Barbares,  et  une 
netteté  de  prononciation  à  laquelle  les  races  italiques  no  parais- 
sent avoir  jamais  atteint. 

En  grec,  la  terminaison  des  mots  est  également  soumise  à 
une  règle  invariable.  Tandis  qu'en  sanscrit  le  son  final  de  tous 
les  mots  s'harmonise  complètement  avec  le  son  initial  du  mot 
suivant,  et  qu'en  latin,  au  contraire,  tous  les  mots  sans  excep- 
tion se  juxtaposent  sans  réagir  les  uns  sur  les  autres,  les  Grecs 
ont  imaginé  une  règle  ingénieuse  :  c'est  de  ne  tolérer  à  la  fin 
des  mots  que  des  voyelles  ou  des  consonnes  qui  ne  puissent 
produire  un  choc  désagréable,  telles  que  ».  i\  s.  Ce  procédé 
a  donné  aux  mots  plus  d'indépendance  qu'en  sanscrit  ;  au 
discours,  plus  d'unité  et  de  tluidité  qu'eu  latin.  Les  syllabes 
finales  sont  également  garanties  contre  des  variations  perpé- 
tuelles et  contre  le  risque  d'être  émoussées  et  mutilées. 

Pour  ce  qui  est  de  la  richesse  des  formes,  la  langue  grecque 
ne  soutient  pas  la  comparaison  avec  celle  de  l'Inde,  pas  plus 
que  la  végétation  de  l'Eurotas  avec  les  bords  luxuriants  du 
Gange,  Dans  la  déclinaison,  sur  huit  cas  les  Grecs  en  ont  perdu 
trois,  et,  pour  combler  cette  lacune,  il  a  fallu  surcharger  les 
cinq  autres  de  significations  multiples  ;  c'est  un  défaut  auquel 
la  langue  n'a  pu  remédier  qu'en  perfectionnant  le  système  des 
prépositions.  Les  Italiotes,  amis  de  la  netteté  et  de  la  brièveté 


onißiNES  Dr  PÉUPLK  (iREr.  23 

dans  Texprossion,  ont  conson'é  l'ablatif,  ot  m«^me,  en  partie 
d«  moins,  le  locatif;  en  revanche,  leur  sens  pratique  leur  a 
fait  abandonner  le  duel,  auquel  les  Grecs  n'ont  pas  voulu 
renoncer.  Cependant,  même  dans  la  déclinaison,  les  Grecs 
utilisent  habilement  la  variété  do  leurs  diphthongues.  Si  voi- 
sines que  soient  les  formes  employées,  ils  indiquent  facilement 
et  clairement  la  différence  des  genres  ;  et  mémo  dans  les  cas 
(comme  on  peut  s'en  convaincre  en  comparant  ^502^  et  viix:  h 
ppdes)^  les  Grecs  ont  encore,  malgré  leui'-indigence,  l'avantage 
d'établir  des  distinctions  plus  nettes. 

Mais  c'est  dans  leverbe  qu'ils  triomphent.  Toute  la  puissance 
de  conservation  de  la  langue  grecque  s'est  reportée  sur  les 
formes  verbales  ;  sur  ce  terrain,  elle  est  de  tout  point  supé- 
rieure h  la  langue  de  l'Italie.  Elle  a  conservé  doux  séries 
parallèles  de  formes  personnelles  qui  partagent  les  temps  d'une 
manière  aussi  simple  qu'élégante,  en  temps  principaux  et 
temps  seco)i(Iairps{Kiyt^n:~ï\^yo')):  l'augment  et  le  redoublement 
ont  été  également  conservés  et  soudés  avec  une  adresse  mer- 
veilleuse aux  syllabes  initiales  les  plus  variées.  Au  moyen  des 
diverses  formes  verbales,  du  radical  et  des  formes  du  présent 
convenablement  allongées,  le  grec  parN'ient  à  exprimer  avec  la 
plus  grande  facilité  les  idées  multiples  contenues  dans  l'idée 
de  temps  —  le  moment  de  l'action,  sa  durée,  son  entier 
achèvement.  Rappelons-nous  comment,  dans lAtrcv  etè'Xî'.zov,on 
obtient,  par  un  simple  allongement  de  la  voyelle,  deux  sens  si 
nettement  différenciés  ;  c'est  une  mobilité  à  laquelle  le  latin, 
avec  son  linqi(ebcim  et  liqni^  ne  peut  opposer  que  dos  tournures 
aussi  lourdes  qu'insuffisantes. 

Grâce  à  la  double  forme  de  l'aoriste,  cette  distinction  est 
possible  avec  tous  les  radicaux  de  verbes,  et  se  réalise  à  l'actif, 
au  moyen  et  au  passif  de  chacun  d'eux,  par  les  procédés 
phonétiques  les  plus  simples.  Viennent  ensuite  les  formes  des 
modes,  au  moyen  desquelles  le  verbe  suit  la  pensée  humaine 
au  milieu  des  distinctions  les  plus  subtiles  entre  le  conditionnel 
et  l'inconditionnel,  le  possible  et  le  réel.  Los  matériaux  de  ces 
créations  existaient  déjà  à  une  époque  bien  antérieure  dans  lo 
fonds  commun  des  langues  indo-européennes,  mais  les  peuples 
d'alors  n'avaient  pas  su  utiliser  ces  matériaux.  L'allongement 


24  LE    PAYS   ET    SES    HABITANTS 

de  la  voyelle  de  liaison,  jointe  aux  flexions  des  temps  princi- 
paux, suffit  aux  Grecs  pour  créer  le  type  du  subjonctif 
exprimant  l'affirmation  conditionnelle  ;  l'intercalation  d'uni 
joint  aux  flexions  des  temps  secondaires  donna  Toptatif,  qui, 
en  raison  de  la  facilité  aveclaquelle  il  se  forme,  put,  comme  le 
subjonctif,  être  appliqué  à  tous  les  temps.  Et  cependant,  ces 
procédés  phonétiques  si  simples  ne  sont  point  des  modifications 
purement  arbitraires.  L'allongement  de  la  voyelle  qui  rattache 
le  radical  à  la  terminaison  représente  naturellement,  et  pour 
ainsi  dire  matériellement,  le  contraste  entre  l'affirmation 
absolue  et  l'affirmation  hésitante,  conditionnelle  ;  d'un  autre 
côté,  cette  voyelle  qui  caractérise  l'optatif  ayant,  comme 
racine,  la  signification  d'aile/^  indique  le  mouvement  de  l'âme 
que  son  désir  emporte  au  delà  des  limites  du  présent.  Le  désir 
est  l'opposé  du  préspnt,  le  possible  l'opposé  du  réel  ;  c'est 
pourquoi  l'optatif  prend  les  flexions  des  temps  secondaires  qui 
désignent  ce  qui  n'est  pas  actuel,  tandis  que  le  mode  condi- 
tionnel, exprimant  l'actuel  par  rapport  à  celui  qui  parle,  prend 
les  flexions  des  temps  principaux. 

Enfin,  dans  la  formation  des  mots,  la  langue  grecque  fait 
preuve  d'une  grande  mobilité.  Elle  fait  sortir  des  racines 
simples  une  riche  moisson  de  dérivés  ;  de  légers  suffixes, 
adroitement  placés,  lui  permettent  de  caractériser  nettement, 
d'après  leurs  sens  différents,  les  dérivés  tirés  du  substantif  et 
de  l'adjectif  (7:pa;'.;-^päY;j,a).  Elle  forme  des  mots  composés  avec 
une  facilité  dont  le  latin  est  complètement  dépourvu  ;  mais 
elle  n'abuse  pas  de  cette  facilité,  comme  l'a  fait  le  sanscrit  de 
la  dernière  époque,  pour  faire  des  agglomérations  de  mots 
composées  d'éléments  disparates  qui  ne  peuvent  se  résoudre 
en  une  image  ou  une  idée  d'ensemble,  et  n'offrent  qu'un  amas 
confus  de  radicaux  enchevêtrés.  Ici  encore,  le  trait  caracté- 
ristique du  grec  est  la  mesure  et  la  clarté. 

Le  peuple  qui  a  su  élaborer,  d'une  manière  si  originale,  le 
fonds  commun  des  langues  indo-européennes,  se  donnait  à 
lui-même,  depuis  qu'il  avait  conscience  de  son  unité,  le  nom 
d'Hellènes.  Sou  premier  acte  historique  est  la  création  de  sa 
langue,  et  ce  premier  acte  est  un  travail  artistique.  En  effet, 
comparée  à  toutes  ses  sœurs,  la  langue  grecque  mérite  parti- 


ORIGINES    DU    PEUPLE    GREC  25 

culièrement  le  nom  d'œiivre  d'art,  car  il  s'y  révèle  un  sens 
exquis  de  l'harmonie  et  de  la  perfection  dans  les  sons,  de  la 
clarté  dans  la  forme,  de  la  précision  dans  l'expression  de  la 
pensée.  Quand  nous  ne  posséderions  des  Hellènes  que  la 
grammaire  de  leur  langue,  ce  serait  là  un  irrécusable  témoi- 
gnage des  facultés  extraordinaires  de  ce  peuple  qui  a  pétri 
d'une  main  créatrice  la  matière  première  du  langage  et  l'a 
imprégnée  d'esprit  ;  d'un  peuple  qui,  répudiant  résolument 
toute  circonlocution  et  toute  obscurité,  a  su  tirer  un  immense 
parti  des  moyens  les  plus  simples.  Toute  la  langue  ressemble 
au  corps  d'un  athlète  formé  selon  les  règles  de  l'art,  dont 
chaque  muscle  est  exercé  à  rendre  tout  son  effet  utile  :  point 
de  bouffissure  ni  de  surcharge  ;  tout  est  force  et  vie. 

Les  Hellènes  doivent  avoir  reçu  les  éléments  de  leur  idiome 
avant  que  cette  matière  ne  se  fût  figée  en  une  masse  rebelle  ; 
car,  autrement,  il  leur  eût  été  impossible  de  la  mouler  comme 
l'argile  la  plus  ductile  pour  exprimer  si  nettement  toute  la 
diversité  de  leurs  facultés  intellectuelles,  d'un  côté,  leur  goût 
artistique,  le  sens  de  la  forme,  et,  en  même  temps,  cette 
puissance  d'abstraction  qu'ils  ont  montrée,  bien  avant  les 
ouvrages  de  leurs  philosophes,  dans  la  grammaire  de  leur 
langue,  particulièrement  dans  la  composition  des  formes 
verbales.  Leur  conjugaison  est  un  modèle  définitif  de  logique 
appliquée  ,  dont  l'intelligence  réclame  aujourd'hui  encore 
toute  la  pénétration  d'un  esprit  exercé. 

De  même  que  les  hautes  facultés  du  peuple  hellénique  se 
sont  manifestées  dans  l'épanouissement  inconscient  d'où  est 
sortie  la  langue,  de  même  la  langue,  une  fois  formée,  a  exercé 
sur  le  peuple  en  général  et  sur  chacun  de  ses  membres 
l'influence  la  plus  puissante  ;  car,  plus  l'organisme  d'une  langue 
est  parfait,  plus  celui  qui  s'en  sert  est  porté  et  en  quelque  sorte 
obligé  à  régler  logiquement  le  cours  de  ses  pensées  et  à 
préciser  ses  idées.  A  mesure  qu'il  s'approprie  ce  riche  trésor 
de  mots,  le  cercle  dans  lequel  se  meut  son  imagination  et  son 
intelligence  s'agrandit  ;  la  langue,  à  mesure  qu'il  l'apprend, 
le  conduit  par  degrés  dans  des  sphères  intellectuelles  de  plus 
en  plus  élevées  ;  le  désir  de  la  maîtriser  de  plus  en  plus 
complètement  est  un  aiguillon  qui  ne  s'émousse  jamais  ;  et,  en 


20  LE    PAYS    KT    SES    nABTTANTS 

iTK^mo  temps,  tandis  qu'elle  éveille  et  développe  en  lui  la  vie 
spirituelle,  elle  maintient  entre  lui  et  la  nation  cette  cohérence, 
cette  solidarité  dont  rexprossion  est  la  langue  elle-même.  Tout 
ce  qui  ébranle  cette  solidarité,  tout  ce  qui  relâche  ces  liens  se 
trahit  tout  d'ahord  dans  la  langue. 

Aussi  la  langue  fut-ello,  dès  l'origine,  le  signe  de  ralliement 
des  Ilollènes.  C'est  leur  langue  qui  éveilla  en  eux  l'esprit  de 
corps  et  iit  d'eux  un  peuplt*.  ;  c'est  elle  qui,  de  tout  temps, 
maintint  en  communion  leurs  tribus  éparses.  Parce  que  tous 
les  dialectes  ne  font  qu'une  seule  et  même  langue,  le  peuple 
hellène  aussi  est  un  et  homogène.  Là  où  cette  langue  était 
parlée,  que  ce  hit  en  Asie,  en  Europe  ou  en  Afrique,  là  était 
l'Hellade  ;  il  y  avait  là  une  civilisation  grecque  et  une  histoire 
grecque.  Arrivée  à  un  complet  développement  longtemps  avant 
l'aube  de  l'histoire,  elle  a  survécu  à  la  courte  période  occupée 
par  l'histoire  classique,  et  elle  vit  encore  aujourd'hui  dans  la 
bouche  d'un  peuple  qui  atteste  par  sa  langue  sa  fdiation 
hellénique.  C'est  donc  elle  qui,  à  travers  le  temps  et  l'espace, 
réunit  et  rapproche  tout  ce  qui  appartient  à  l'histoire  du  peuple 
hellénique,  entendue  dans  son  sens  le  plus  large. 

Cependant,  dès  l'origine  même,  cette  langue  des  Hellènes 
ne  nous  apparaît  point  comme  une  unité  compacte  ;  nous  la 
voyons  scindée  en  dialectes  différents  dont  chacun  avait  un 
droit  égal  à  êtroTidiome  hellénique.  Ladistinction  des  langues 
a  eu  pour  raison  déterminante  la  séparation  matérielle,  le 
triage  topographique  d(^s  peuples  ;  celle  des  dialectes  est  due 
aux  mômes  causes.  Fixées  diins  des  lieux  séparés,  les  tribus 
d'un  même  peuple  s'isolent  les  unes  des  autres  ;  elles  contrac- 
tent çà  et  là  des  habitudes  de  langage,  dos  préférences  pour 
certains  sons  et  certaines  alliances  de  sons.  Les  mots  restent 
bien  les  mêmes  et  conservent  leurs  significations;  mais  ils 
prennent  une  intonation,  une  articulation  différentes.  Le  sol,  le 
climat,  intluent  à  leur  tour  sur  la  langue.  Il  y  a  des  sons  qui 
prédominent  dans  les  montagnes,  d'autres  dans  les  pays  plats; 
et  ces  influences  locales  doivent  naturellement  se  faire  sentir 
avec  plus  d'énergie  dans  un  pays  divisé  en  parties  bien 
tranchées.  C'est  en  effet  dans  les  vallées,  dans  les  presqu'îles 
et  dans  les  îles,  que  se  produisent  et  se  conservent  le  mieux  ces 


ORTGÎXKS    Dr    PETTLE    (1REC,  27 

paiiiciilarités  grammaticales  qui  s'usent  par  le  frottement  et 
s'elïa(^ent  dans  les  grandes  plaines.  D'un  autre  côté,  pour  se 
former  et  se  fixer  sans  se  morceler  à  Tinfini,  les  dialectes  ont 
besoin  de  s'étendre  sur  des  espaces  continus  d'une  certaine 
dimension. 

La  Grèce  remplit  ces  deux  conditions.  Toutes  les  formes  de 
langage  qui  y  prirent  naissance  se  ramènent,  en  définitive,  à 
deux  dialectes  principaux,  à  la  fois  assez  semblables  pour  ne 
pas  briser  l'unité  de  la  langue,  comme  il  arriva  ailleurs,  par 
exemple  en  Italie,  et  assez  dilférentsl'un  de  l'autre  pour  no  pas 
se  confondre,  mais  pour  réagir  l'un  sur  l'autre. 

Le  dialecte  dorien  se  fait  remarquer  par  la  ténacité  avec 
laquell«^  il  a  conservéles  voyelles  primordiales,  et  en  particulier 
Va  ;  c'est  le  plus  rude  des  deux,  et  tous  ses  caractères  indiquent 
qu'il  a  dû  être  le  dialecte  des  montagnards,  qui  ont  Thabitude 
d'apporter  dans  toutes  leurs  actions  un  certain  déploiement 
d'énergie.  On  sent,  dans  ses  sons  larges  et  pleins,  le  jeu  de 
poumons  robustes,  habitués  à  Taîr  pur  des  montagnes  ;  la 
brièveté  de  forme  et  d'expression  qu'il  affecte  convient  à  une 
l'ace  qui,  au  milieu  des  labeurs  d'une  vie  besoigneuse,  n'a 
guère  envie  de  forger  des  mots  et  s'en  tient  obstinément  à 
l'usage  traditionnel. 

Le  caractère  du  dorien  s'accuse  plus  nettement  encore  parle 
contraste,  si  on  le  compare  à  l'ionien  qui  s'est  acclimaté  spécia- 
lement sur  les  bords  de  la  mer. 

Lcà,  la  vie  était  plus  confortable,  plus  facile  à  gagner  et  plus 
ouverte  aux  distractions  du  dehors.  L  influence  d'une  nature 
plus  bénigne  se  révèle  par  la  diminution  du  nombre  des 
aspirées  dont  on  évite  surtout  la  rencontre  ;  le  t  s'atténue  et 
devient  s  ;  les  sons  se  forment  moins  avant  dans  le  fond  de  la 
bouche  et  dans  la  gorge.  La  prononciation  est  plus  facile  et  plus 
harmonieuse,  le  langage  plus  coulant,  dilaté  qu'il  est  par 
l'abondance  des  voyelles  qui  résonnent  les  unes  à  la  suite 
des  autres  ou  se  combinent  en  diphthongues.  Les  voyeHes 
sont  plus  molles,  mais  aussi  plus  ténues  ;  il  y  a  plus  d'^  et 
à'u  que  d'«  et  d'o.  Les  formes  du  dialecte  et  de  ses  expres- 
sions ont  une  certaine  ampleur,  pleine  de  laisser-aller. 
En  face  du  dorien,  maigre    (H  nerveux,   l'ionien   étale  une 


28  LE    PAYS    ET    SES    HABITANTS 

opulence,  une  floraison  luxuriante  de  voyelles,  une  surabon- 
dance de  formes  dans  laquelle  il  se  complaît.  Il  laisse  sur  tous 
les  points  une  plus  grande  latitude  ;  les  sons  ont  moins  do 
fixité  et  se  diversifient  davantage. 

L'ionien  et  le  dorien  sont  les  deux  formes  principales  de  la 
langue  grecque  et  les  extrêmes  opposés  qu'elle  a  atteints  dans 
son  développement  dialectal;  mais  ces  deux  créations  n'épuisent 
pas  sa  fécondité.  Il  y  avait  aussi  des  Grecs  qui  ne  parlaient  ni 
le  dorien  ni  l'ionien  ;  on  disait  d'eux  qu'ils  parlaient  éolien. 

L'éolien  n'est  pas  un  dialecte,  comme  le  dorien  et  l'ionien  ; 
il  n'a  point  un  domaine  aussi  bien  défini  et  un  caractère  aussi 
accusé.  Nous  trouvons  l'éolien  parlé  en  Thessalie  et  enBéotie, 
en  Arcadie  et  en  Elide,  à  Lesbos  et  sur  le  littoral  voisin  aussi 
bien  qu'à  Cypre.  Or,  dans  ces  diverses  localités,  suivant  que 
l'influence  ionienne  ou  dorienne  s'y  faisait  sentir,  ce  dialecte  a 
pris  des  nuances  si  diverses  qu'il  paraît  impossible  de  les 
ramener  à  un  type  général  et  que,  à  part  une  certaine  prédi- 
lection pour  les  sons  sourds,  on  signalerait  difficilement  dans 
l'éolien  une  seule  particularité  caractéristique.  C'est  pour  cela 
aussi  qu'il  est  impossible  de  décider  de  façon  absolue  en  faveur 
de  l'un  des  dialectes  grecs  la  question  d'antériorité,  car  il  y  a 
peu  de  particularit-és  qui  se  rencontrent  exclusivement  dans  un 
seul  dialecte,  et,  du  reste,  ces  dialectes,  nous  les  connaissons 
très  inégalement.  Les  monuments  de  l'ionien  remontent  bien 
plus  haut  que  ceux  des  deux  autres  idiomes  :  aussi  lui  trou- 
vons-nous, sous  plus  d'un  rapport,  un  caractère  particulière- 
ment archaïque,  quoique,  d'ailleurs,  la  race  ionienne  n'ait  pas 
été  la  mieux  placée  pour  conserver  fidèlement  les  sons  et  les 
formes  antiques. 

Tout  ce  que  nous  pouvons  affirmer,  c'est  que  l'éolien  et  le 
dorien  ont  entre  eux  une  affinité  plus  étroite  qu'avec  l'ionien  ; 
c'est  que  l'éolien  a  fait  pour  les  formes  grammaticales  ce  que 
le  dorien  a  fait  pour  les  sons  :  il  a  conservé  fort  souvent  ce  que 
la  philologie  comparée  nous  désigne  comme  le  fonds  primitif. 
Ajoutons  à  cela  que  l'éolien  offre,  particulièrement  dans  ses 
voyelles,  une  ressemblance  frappante  avec  les  langues  itali- 
ques. Cette  particularité  a  fait  considérer  les  dialectes  éoliens 
comme  des  débris  de  la  langue  grecque  primitive,  qui  tenait 


ORIGINES    DU    PEUPLE    GREC  29 

encore  de  fort  près  à  ridiome  gréco-italique.  Aussi  les  anciens 
eux-mêmes  ne  considéraient  pas  Téolien  comme  un  dialecte  à 
part,  ayant  son  génie  propre,  mais  plutôt  comme  le  fonds 
commun  de  tous  les  dialectes,  lorsqu'ils  disaient  que  tout  ce 
qui  n'était  ni  dorien  ni  ionien  appartenait,  en  dépit  de  toutes 
les'disparates,  à  l'éolien  K 

Ces  faits,  constatés  par  la  philologie,  forment  la  base  de  toute 
histoire  grecque. 

Telle  a  été  la  langue  des  Hellènes,  une  au  dedans  et  circons- 
crite au  dehors^  telle  a  été  leur  nationalité.  En  les  dotant  des 
mêmes  qualités  de  l'esprit  et  du  corps,  la  nature  les  avait 
évidemment  destinés  à  rester  unis.  Ces  dons  innés  de  l'intel- 
ligence, dont  ils  ont  donné,  dès  le  début,  des  preuves  si 
manifestes,  en  créant  leur  langue,  ils  les  ont  déployés  ensuite 
dans  toute  leur  civilisation,  sur  une  étendue  et  avec  un  éclat  dont 
aucun  autre  peuple  n'a  approché.  Car,  ce  qu^ils  ont  produit  en 
fait  de  religion  et  de  culte,  de  politique,  d'art  et  de  science, 
leur  appartient  en  propre  :  ce  qu'ils  ont  pu  emprunter  au  dehors 
a  été  si  bien  transformé  et  régénéré  par  eux  qu'ils  en  ont  fait 
leur  propriété  et  l'ont  marqué  au  sceau  de  leur  génie  :  variété 
inépuisable,  unité  parfaite. 

Leur  complexion  physique  se  montre  dans  les  arts  plastiques 
qui,  sortis  des  entrailles  du  peuple,  ne  pouvaient  trouver  qu'en 
lui  le  type  imposé  par  eux  à  la  forme  humaine.  Apollon  et 
Hermès,  Achille  et  Thésée,  que  ce  soit  la  pierre,  le  bronze  ou 
le  dessin  qui  retrace  à  nos  yeux  leur  image,  ne  sont,  en  défini- 
tive, que  des  Grecs  idéalisés,  et  la  noble  harmonie  de  leurs 
proportions,  les  lignes  gracieuses  et  simples  du  visage,  l'œil 


')  Strabon  (VIII,  I,  2)   donne  au  nom  d'Éoliens  une  grande  extension  : 

TtâvTs;  o'i  èxTOç  laÔjAoO  ■7ï)vYiv  'AO-i^vaîwv  xot  MjyapÉwv  v.m  twv  Ttep'i  tôv  Ilapvaaabv 
AupiÉMV  xoi  vOv  exi  AloXtï:;  xaXoOvxai.  —  xai  oi  èvToç  AcoXeÎç  Ttpoxspov  rjo-av  eix' 
z^!,yß-f](sav,  'Iwvwv  |jt,£V  ex  xr^z  'Attixti;  tov  Alyta).c)v  xaxaaxôvTwv,  twv  oè  'Hpa- 
xXeiôwv  TO-jç  AwpiÉa;  xaxayayovTwv.  O't  pièv  oOv  "Iwvs;  lizTzidov  uâXtv  ûtto  'A^atwv, 
Alo)>ixoO  e'Ôvo'j;,  sAst^Or]  oï  Èv  xîj  IIsXoTrovvriaw  xà  5'jo  k'Ôvr),  xô  x?  AloXtxôv  xai  xb 
Awpixôv.  "Ocroi  [xev  oiv  ridaov  xoîç  AwpteOaiv  è7t£Ti)>éxovxo ,  xaOtxTrsp  ffuveß-i^  xoîç 
'Apxâffi  xa\  xoîç  'H)v£i'oi;  —  oCixoi  aîoXtax't  ôi£)i-/0y)(7av,  ol  2'a)Aot  (Atxx^,xivt  v/prr 
(Tavxo  £?  àjAçoîv,  o\  (A£v  |xà>Aov,  ol  û£  r|craov  a'co>>ti;ovxîç.  Sur  les  rapports  des 
dialectes  entre  eux,  au  point  de  vue  historique,  voy.  L.  Uirzel,  Zur  Beur- 
theilung  des  ssolischen  Dialekts,  1862.  G.  Curtius,  Zur  griechischen  Dia- 
lektologie dans  les  Gœttitig.  Nachr.  1862,  483. 


30  LH    PAYS    Kl'    ÜEÜ    HABITANTS 

largement  fendu,  le  front  bas,  le  nez  droit,  la  bouche  fine, 
appartenaient  à  la  race  et  constituaient  ses  attributs  naturels. 
Les  crânes  trouvés  dans  des  tombeaux  helléniques  se  distinguent 
également  par  la  finesse  et  la  régularité  de  leur  conforma- 
tion *. 

La  mesure  est  le  trait  caractéristique  des  Grecs,  même  dans 
leur  constitution  physique.  Leur  taille  dépassait  rarement  la 
moyenne  :  rarement  aussi  l'on  rencontrait  chez  eux  des  corps 
chargés  d'embonpoint.  Ils  étaient  affranchis,  plus  que  toute 
autre  race  humaine,  de  tout  ce  qui  appesantit  l'intelligence.  Ils 
partageaient  avec  les  régions  fortunées  du  Midi,  et  sans  être 
exposés  aux  mêmes  périls,  les  faveurs  d'un  climat  qui  hâtait 
et  facilitait  le  développement  du  corps  et  le  faisait  passer  sans 
secousse  de  l'enfance  à  la  virilité.  Le  contact  de  la  nature,  à 
laquelle  ils  pouvaient  se  confier  avec  plus  d'abandon  que  les 
enfants  du  Nord,  la  vie  libre  au  grand  air  et  au  soleil,  rendait 
leurs  poumons  plus  sains  et  plus  forts,  leurs  membres  plus 
élastiques,  leur  vue  plus  perçante  ;  l'organisme  tout  entier 
s'épanouissait  et  s'achevait  dans  une  poussée  plus  libre. 

Respirant  de  tous  côtés  l'air  rafraîchi  de  la  mer,  les  Grecs 
avaient,  sur  tous  les  peuples  qui  ont  vécu souslaméme latitude, 
l'avantage  de  la  santé  physique  et  de  la  beauté.  Chez  eux,  celui 
qui  naissait  inlirme  ou  contrefait  semblait  condamné  par  la 
nature  à  un  état  d'infériorité.  Il  était  moins  respecté  et  on  eût 
dit  qu'il  avait  moins  le  droit  de  l'être.  Les  nobles  proportions 
du  corps  passaient  pour  être  l'expression  naturelle  d'un  esprit 
sain  et  bien  doué,  et  ce  qui  étonna  le  plus  les  Grecs,  ce  fut  de 
trouver  dans  un  crâne  aussivulgaire  que  celui  de  Socrate  d'aussi 
sublimes  aspirations.  La  laideur  était  chez  eux  une  anomalie, 
une  exception,  comme  chez  les  autres  peuples  la  beauté.  Aussi 
jamaispcuplede  la  terre  ne  s'estaussi  complètement  et  systéma- 
tiquement séparé  des  autres  et  ne  les  a  regardés  avec  un  pareil 
dédain. 

Le  corps  était  pour  eux  l'expression  de  Tâme.  L'amour 
inné  de  la  liberté  et  de  l'indépendance,  le  sentiment  vivant  de 

1)  Voy.  sur  le  crâne  ùe  Glycera,  Virchow  dans  les  £cr;'c/ii'c  der  Berliner 
Ges.  fyy  Anthropologie.  1872,  p.  18. 


ORIGINKS    Di;    l'EUPLl';    (lUKC  31 

la  dignité  humaine,  so  rcllétait  dans  raltitudc  fièrement 
redressée  qui  distinguait  F  Hellène  du  Barbare  et  semblait 
marquer  le  premier  pour  la  domination,  l'autre  pour  l'obéis- 
sance. «  Jamais  je  ne  vis  tète  d'esclave  naturellement 
relevée,  »  est-il  dit  dans  les  sentences  de  ïhéognis  *.  Aristote 
pense  encore  que  les  peuples  étrangers  ont  en  général  des 
instincts  naturels  plus  serviles  que  les  Hellènes,  et  que,  parmi 
les  Barbares,  ceux  d'Asie  sont,  à  ce  point  do  vue,  au-dessous 
de  ceux  du  continent  européen.  C'est  à  l'amour  de  la  liberté 
que  tient  cette  tendance  idéaliste  dont  est  pénétrée  la  nature 
de  l'Hellèno  et  qui  se  manifeste  dans  son  amour  pour  l'art,  cet 
insatiable  désir  de  connaître,  ce  goût  do  l'action  énergique  où 
se  développent,  on  s'oxerçant,  toutes  les  forces  spirituelles  et 
corporelles,  cette  activité,  ce  mouvement  g;énéral  qui  surpre- 
nait déjà,  chez  les  peuples  iixés  dans  le  nord  de  la  Grèce,  lo 
touriste  arrivant  do  l'Asie. 

C'est  grâce  à  cette  conscience  de  leur  supériorité  corporelle 
et  intellectuelle  que  les  Hellènes  restèrent  unis,  de  longs  siècles 
encore,  après  le  départ  des  Italiotes.  Mais  cette  période  d'exis- 
tence indivise  est  en  dehors  do  l'horizon  historique.  Lo  peuple 
hellénique,  comme  sa  langue,  n'apparait  à  nos  regards  que 
déjà  fractionné;  nous  ne  connaissons  point  d'Hellènes,  à 
proprement  parler,  mais  seulement  de's  Ioniens,  des  Dorions, 
des  Eoliens.  C'est  dans  les  tribus  que  s'est  réfugiée  toute 
l'énergie  de  la  race,  c'est  d'elles  que  partent  toutes  les  grandes 
impulsions;  aussi  distingue-t-on  un  art  dorien  et  un  art  ionien, 
un  esprit  dorien  et  un  esprit  ionien  dans  les  mœurs,  les  consti- 
tutions politiques  et  la  philosophie.  On  retrouve  bien  dans 
toutes  ces  choses,  à  côté  de  ce  qui  fait  leur  physionomie  parti- 
culière, l'empreinte  commune  du  génie  hellénique,  mais 
cependant  elles  n'entrent  que  graduellement  dans  le  domaine 
commun;  la  vitalité  propre  de  chaque  tribu  devait  s'épuiser, 
avant  qu'un  type  général,  le  type  hellénique,  put  prévaloir 
dans  la  langue,  la  littérature  et  l'art. 

L'existence  de  ces  différences  profondes  au  sein  du  peuple 


'J  Ou   7tOT£  Û0U),£1-/)  ''xîçstVo    iQtïoL  ulç'jxsv  (TheoGNIS,  o35)  ' —  ta  opOà  7pr|<7l[xa 
Ttpoç  -TïoXiTjy.ôv  ß{ov  (Akistot.  PoUt .  .  VII,  29). 


32  .  LE    PAYS    ET    SES    HABITANTS 

grec  suppose  bien  des  révolutions,  des  migrations  et  des  péré- 
grinations. Les  Hellènes  doivent  s'être  fixés  dans  des  localités 
bien  diverses  dans  lesquelles  les  uns  sont  devenus  Doriens,  les 
autres,  Ioniens.  Jusqu'à  quel  point  pourrons-nous  nous  faire 
une  idée  de  ces  obscures  vicissitudes  qui  forment  le  point  de 
départ  de  l'histoire  grecque  ? 


§  IV 

ÉLÉMENTS    CONSTITUTIFS    DE    LA    RACE    GRECQUE. 

Aucune  tradition  ne  rappelait  aux  Hellènes  qu'ils  fussent 
jamais  entrés  dans  leur  pays  comme  les  Aryens  parlant  le  sans- 
crit avaient  pénétré  dans  un  pays  peuplé  de  Touraniens,  où  les 
différences  de  mœurs,  de  stature  et  de  langue  subsistèrent  en 
tout  temps.  Dans  les  légendes  des  Hellènes,  on  ne  rencontre 
aucune  allusion  à  une  patrie  lointaine  qui  aurait  été  le  berceau 
de  leur  race  ;  ils  n'avaient  non  plus  aucune  souvenance  d'un 
peuple  étranger  qu'ils  auraient  trouvé  installé  dans  leur  pays 
et  qu'ils  auraient  expulsé  ou  subjugué.  Môme  les  plus  nomades 
de  leurs  tribus  ne  pouvaient  se  figurer  qu'elles  eussent  jamais 
vécu  en  dehors  de  THellade  ;  il  leur  semblait  qu'ils  faisaient 
corps  avec  leur  sol,  qu'il  en  avait  été  ainsi  de  tout  temps,  et 
l'idée  de  Vautochthoiiie  se  reproduit  sous  toutes  les  formes  dans 
leurs  traditions. 

Cependant,  les  Hellènes  ne  se  considéraient  pas  comme  les 
premiers  habitants  du  pays  ;  partout  ils  savaient  que  d'autres 
les  avaient  devancés  et  avaient  éclairci  pour  eux  les  forêts, 
desséché  les  marais,  aplani  les  rochers.  Entre  eux  et  ces  devan- 
ciers inconnus,  ils  sentaient  à  la  fois  un  lien,  constitué  par  une 
tradition  ininterrompue  de  croyances  et  de  coutumes,  et  en 
même  temps  une  séparation  si  profonde  que,  loin  de  les  com- 
prendre dans  la  race  hellénique  proprement  dite,  ils  les  dési- 
gnaient par  des  noms  de  peuples  étrangers,  alors  disparus,  en 
particulier  par  le  nom  de  Pélasges. 

Ce  que  les  Hellènes  racontaient  des  pré-Hellènes  ou  Pélasges 


ÉLÉMENTS  CONSTITUTIFS  DE  LA  RACE  GRECQUE        33 

était,  en  somme,  bien  insuffisant  et  bien  contradictoire.  On  les 
présente  tantôt  comme  la  souche  première  de  toute  la  popula- 
tion, tantôt  comme  des  colons  nomades.  Ce  n'était  point  un 
peuple  fabuleux,  une  race  de  géants  monstrueux,  tels  que,  par 
exemple,  ces  colosses  hauts  comme  des  peupliers  qui,  si  l'on 
en  croit  les  contes  populaires  des  Grecs  modernes,  ont  précédé 
dans  le  pays  la  race  actuelle.  Il  n'y  a  pas  non  plus  d'abîme  qui 
sépare  les  anciens  habitants  de  leurs  successeurs  de  manière  à 
en  faire  deux  peuples  hétérogènes.  En  effet,  on  ne  trouve  pas 
de  légendes  pélasgiques,  de  dieux  pélasgiques  que  l'on  puisse 
opposer  aux  légendes  et  aux  dieux  des  Hellènes  ;  car  enfin,  le 
premier  Hellène  pur  sang  que  nous  connaissions,  l'Achille 
d'Homère,  adresse  sa  prière  au  «  Zeus  pélasgique,"»  etDodone, 
considérée  de  tout  temps  comme  la  première  colonie  des  Pélas- 
ges,  était  en  même  temps  le  point  où  s'attacha  pour  la  première 
fois  en  Europe  le  nom  dllellade  \  Ce  sont  les  Pélasges  qui, 
comme  peuple  agricole  et  sédentaire  ^,  ont  donné  au  pays  sa 
première  consécration  et  marqué  d'un  caractère  religieux  les 
hauts  lieux  sur  lesquels  le  Dieu  du  ciel  fut  de  tout  temps  invo- 
qué sans  nom  et  sans  image. 

Thucydide  lui-même,  qui  reflète  le  plus  nettement  les  idées 
historiques  des  Hellènes,  considère  évidemment  les  peuples 
qui  ont  occupé  l'Hellade  depuis  les  temps  les  plus  reculés,  Pé- 
lasges et  Hellènes,  comme  une  seule  et  même  nation;  c'est 
même  pour  cela  qu'il  trouve  remarquable  qu'il  ait  fallu  tant  de 
temps  pour  éveiller  le  sentiment  national  et  l'exprimer  par 
une  dénomination  commune.  En  effet,  qu'y  aurait-il  là  d'éton- 
nant, si  l'Hellade  eût  été  successivement  peuplée  par  des  races 
différentes?  Dans  ce  cas,  l'historien  aurait  tout  au  moins  allé- 


')  ZsO  ava  Aw3wvaî£,  Utla'7yiv.i  [Iliad.  XVI,  223)  r-  ÇYiyrjv  iz,  neXaiTycov 
êôpavov  (Hesiod.  ap.  Strabôn.,  VII.  7,  10). 

^)  Strabon  et  Hérodote  (VIII,  44)  considèrent  les  Pélasges  coname  la  sou- 
che primitive  de  toute  la  race  hellénique,  comme  un  peuple  imm.obile  et  sans 
histoire  (Herod.,  I,  56),  tandis  que  d'autres  en  font  la  tribu  la  plus  agitée  et 
la  plus  instable  du  peuple  grec  (Dion.  Hal.,  I,  17).  Il  n'y  a  qu'un  moyen 
d'expliquer  cette  contradiction ,  c'est  de  voir  dans  les  Pélasges  errants  ceux 
qui  avaient  été  expulsés  de  leurs  foyers  par  les  branches  cadettes  de  la  famille. 
Sur  l'unité  nationale  des  Hellènes  et  Pélasges,  d'après  les  idées  des  histo- 
riens anciens,  consultez  Deimling,  Leleger,  p.  108. 

3 


34  Lli    PAYS    ET    SES    HABITANTS 

gué  cette  diversité  d'origine  pour  expliquer  l'uniticalion 
tardive  du  peuple  hellénique,  tandis  que  la  seule  raison  qu'il 
en  donne,  c'est  la  lenteur  que  mirent  des  peuplades  dispersées 
à  s'entendre  pour  unir  leurs  efforts  dans  des  entreprises 
communes. 

Du  reste,  d'après  une  opinion  que  Thucydide  partage,  diver- 
ses contrées  de  la  Grèce,  et  en  particulier  TAttique,  n'avaient 
pas  cessé  d'être  habitées  par  des  descendants  de  ces  vieux 
Pélasges  ;  et  cependant,  de  l'aveu  de  tous,  les  Athéniens 
étaient  les  égaux  et  môme  les  modèles  des  autres  Hellènes.  Le 
concevrait-on,  si  c'eût  été  une  nationalité  toute  nouvelle, 
distincte  des  tribus  helléniques,  qui  se  fût  emparée  de  l'hégé- 
monie de  la  Grèce?  Enfin,  Hérodote  considère  également  la 
race  hellénique  comme  un  rameau  qui  s'est  graduellement 
détaché  du  tronc  pélasgique  *. 

Mais  tout  cela  ne  fait  pas  que  Pélasges  et  Hellènes  soient 
une  seule  et  même  chose  :  ce  ne  sont  pas  simplement  des 
noms  différents  appliquésà  un  mêmeobjet.  Celaestimpossible, 
car  on  voit  bien  que  les  Hellènes  apportent  avec  eux  une  vita- 
lité toute  nouvelle.  L'époque  pélasgique  s'étend  à  l'arrière-plan 
comme  une  vaste  et  monotone  solitude  :  «  Hellen  et  ses  iils  » 
donnent  l'impulsion  et  le  mouvement;  à  leur  arrivée  com- 
mence Thistoire.  Il  faut  donc  voir  sous  ces  noms  des  tribus 
qui,  douées  d'aptitudes  différentes,  animées  d'un  génie  diffé- 
rent, s'élèvent  du  sein  d'un  grand  peuple  et  s^  font,  par  la 
force  des  armes,  une  plus  large  place.  Les  unes  grandissent,  les 
autres  disparaissent,  et  c'est  ainsi  que  le  nom  nouveau 
d'Hellènes  finit  par  l'emporter.  Avant  de  chercher  à  éclaircir 
ce  fait  capital,  il  faut  d'abord  voir  si  nous  pourrons  nous  faire 
une  idée  nette  du  point  de  départ  et  du  mode  de  diffusion  de 
ces  tribus  helléniques. 

Pour  les  Doriens,  on  savait  d'où  ils  venaient.  Ils  sont  des- 
cendus des  montagnes  de  la  Thessalie  et  ont  continué  leurmar- 
che  vers  le  midi,  étape  par  étape,  en  se  frayant  un  passage  de 
vive  force. 

*)  Le  passage  le  plus  alTirmatif  est  celui-ci  :  tô  'EÀVr,vixbv  àTro^xtaOèv  à-ah 
Tciö  rieXaarytxoü  (Herold.,  I,  58).  —  Cf.  I,  60:  àitexpiO/j  èx  naV.atxlpau  xoû  ßap- 
oiçtO'J  ëOvôo;  xh  'E),),r,vixov  èov  xat  Sî^iwtcpov...  elc 


ÈLÉ3IExM'S    CONSTITITIFS    DE    LA    HACE    GKEC.OUE  35 

La  tradition  restait  muette  sur  les  faits  et  gestes  des  Ioniens. 
Leurs  conquêtes  et  leurs  colonies  appartiennentpar  conséquent 
à  une  époque  antérieure.  Les  localités  dans  lesquelles  on  les 
rencontre  pour  la  première  fois  sont  des  îles  ou  des  côtes  ;  leurs 
pérégrinations,  autant  que  nous  les  connaissons,  ont  pris  la 
voie  de  mer  ;  leur  vie  est  celle  d'un  peuple  de  marins  familiari- 
sés avec  la  mer  ;  c'est  la  mer  enfin,  et  la  mer  seule,  qui  sert  de 
lieu  entre  leurs  colonies  éparses  au  loin.  Mais,  avant  d'être  arri- 
vés à  cette  ditfusion  sporadique,  ils  ont  dû  cependant  vivre 
ensemble  dans  une  patrie  commune,  où  ils  se  sont  fait  une 
langue  et  des  mœurs  à  eux  et  ont  préparé  les  moyens  qui 
ont  rendu  possible  une  si  grande  expansion.  Or,  c'est  seule- 
ment en  Asie-Mineure  qu'on  trouve  une  terre  ionienne  de 
quelque  étendue. 

IL  est  vrai  que  la  tradition  vulgaire  considère  cette  lonic 
d'Asie  comme  une  colonie  attique,  comme  un  domaine  progres- 
sivement envahi  par  la  civilisation  ionienne,  à  dater  d'une 
époque  postérieure  à  la  guerre  de  Troie.  Mais  déjà,  avant 
Homère,  comme  il  est  facile  de  le  démontrer,  il  y  avait,  dans 
les  îles  éparses  entre  l'Asie  et  l'Europe,  des  cultes  ioniens  et  des 
populations  de  mœurs  parfaitement  ioniennes  ;  tandis  que  F  At- 
tique elle-même,  d'où  l'on  fait  partir  le  courant  qui  auraitionisé 
l'Asie-Mineure,  n'est  devenue  ionienne  qu'à  la  suite  d'invasions 
venues  de  l'Orient  et  en  commençant  par  sa  côte  orientale. 

L'histoire  de  la  civilisation  grecque  reste  absolument 
incompréhensible  si  l'on  veut  limiter  la  diffusion  des  tribus 
helléniques  à  la  Grèce  d'Europe,  si  l'on  veut  nier  que  lesrela* 
tiens  réciproques  entre  les  deux  rivages  ne  constituent  la 
matière  principale  de  l'histoire  primitive,  si  l'on  ne  voit  pas 
que  ces  relations  n'étaient  point  un  commerce  entre  Hellènes 
et  Barbares,  mais  que,  de  temps  immémorial,  l'un  et  l'autre 
littoral  ont  été  occupés  par  des  peuples  de  même  race.  Si  loin 
qu'on  remonte,  on  trouve  la  civilisation  ionienne  acclimatée 
en  Orient  ;  les  Ioniens  sont,  de  ce  côté,  l'avant-garde  des  Hel- 
lènes; on  les  voit,  dès  l'origine,  tandis  que  les  Doriens  vivent 
dans  un  isolement  farouche,  servir  d'intermédiaires  entre 
l'IIellade  et  l'Asie.  Ces  faits  nous  autorisent  à  émettre,  dès  à 
présent,  une  opinion  que  des  considérations  très  diverses 


36  LE    PAYS   ET    SES    HABITANTS 

viendront  confirmer  dans  la  suite  de  cette  histoire,  à  savoir, 
que  la  côte  occidentale  de  l'Asie-Mineure  et  les  îles  adjacentes 
ont  été  la  première  patrie  de  ces  tribus  auxquelles  apparte- 
naient les  Ioniens  *. 

')  J'ai  développé  dans  un  ouvrage  spécial  (Die  lonier  vor  der  ionischen 
Wanderung ,  1855)  mes  idées  sur  la  patrie  originelle  de  la  famille  ionienne. 
J'ai  cherché  depuis  à  les  défendre  contre  diverses  attaques  (dans  les  Gœi^în^r. 
Gelehrte  Anzeige,  i^^)  et  les  ai  confirmées,  par  diverses  applications  à  des 
cas  particuliers,  dans  les  Jahrbb.  für  classische  Philologie,  1861,  p.  449  sqq., 
à  l'occasion  d'un  article  sur  le  livre  de  Dondorff  [lonier  auf  Euboia).  Ces 
idées  ne  sont  pas  nouvelles,  car,  comme  je  l'ai  constaté  avec  stupéfaction- 
api'ès  mon  ami  Jacob  Bernays  qui  m'avait  indiqué  le  passage,  Isaac  Casaubon, 
dans  sa  Diatribe  in  Dionetn  Chrysostomum  (éd.  Reiske,  II,  p.  465),  a  déjà  dit 
la  même  chose  en  termes  clairs  et  précis  :  «  Ex  his  discimus,  etiani  ante 
illos  lonum,  ^Eolorum  et  Darum  colonias,  quse  celebrantur  ab  historicis, 
consedisse  Grxcos  in  Asia  et  quidem  jam  inde  a  Troicis  temporibus.  Nos 
vcro  alibi  dcmonstrabimus  ignaros  suse  originis  Grxcos  fuisse,  cum 
lones  asiaticos  ex  Europœis  scripserunt  esse  pro'pagatos  :  nain  contra 
Grsecorum  omnium  antiquissimi  fuerunt  asiatici  lones,  quippe  soboles 
Javanis.  »  Casaubon  n'a  jamais,  que  je  sache,  donné  la  démonstration  qu'il 
annonce  ;  mais,  deux  siècles  plus  tard,  Niebuhr,  et  après  lui  Butlmann,  sont 
arrivés  à  la  même  conclusion.  Depuis  que  je  l'ai  adoptée  à  mon  tour,  nombre 
de  savants  s'y  sont  ralliés,  comme  à  un  point  de  départ  solide  pour  l'ethno- 
graphie grecque,  tout  en  faisant  subir  au  système,  —  ce  à  quoi  il  faut  s'atten- 
dre en  ces  sortes  de  problèmes,  —  diverses  modifications  de  détail ,  dont 
nous  aurons  l'occasion  de  discuter  quelques-unes.  La  présence  d'Ioniens  en 
Asie-Mineure  avant  la  colonisation  est  admise  par  Welcker,  Griech.  Gœt- 
ter lehre, 1,2,2.  Jansen.  Bedingtheit  der  Yerkehrs  {yjxQÏQY  Gymn.  prog.,  1861); 
L.  \)iKP¥Ey.ükC}i,  Origines  Europex,  p.  78;  Löbell,  Weltgesch.  in  Umris- 
sen,!, 517;  Ewald,  ap.  G'ötting.  Nachrichten,  1857,  p.  160;  Chwolson, 
Ueberr.  der  altbabijl.  Litter.,  1859',  p.  85;  M.  von  Niebuhr,  Assur  und 
Babel,  p.  435;  Bunsen,  Lepsius.  Schümann  [Griech.  Alterth,  I,  11,  580), 
est  d'accord  avec  moi  sur  les  points  essentiels,  car  il  fait  habiter  les  Ioniens 
en  Asie-Mineure  de  temps  immémorial,  en  tous  cas,  longtemps  avant  Nélée  et 
Androclos.  J'en  dirai  autant  de  Vischer  [Erinnerungen  aus  Griechenland, 
p.  301),  de  Stark  [Mythol.  Parallelen  ap.  Berichte  der  Sœchs.  Ges.  der 
Wiss.  1856,  p.  67,  118),  de  Classen,  de  Buhsian.  Les  objections  de  Deimling, 
qui  partage  mon  idée  fondamentale  concernant  les  origines  des  Grecs,  portent 
sur  diverses  particularités  encore  inexpliquées,  mais  elles  ne  .sauraient  ni 
ébranler  les  bases  de  mon  système  ni  expliquer  d'une  façon  plus  satisfaisante 
les  faits  invoqués.  Il  est  impossible,  en  effet,  de  considérer  les  Ioniens  comme 
des  tribus  du  continent  «  acculées  à  la  mer  ».  Comment,  dans  cette  hypo- 
thèse, l'/a*  aurait-elle  formé  le  dialecte  commun  des  Grecs  établis  sur  les  côtes, 
et  comment  les  Ioniens  pourraient-ils  apparaître,  sur  lacôte  orientale  de  l'At- 
tique,  avec  le  caractère  si  marqué  de  colons  immigrants?  Il  fautbien  chercher 
à  la  race  ionienne  une  patrie  originelle.  On  ne  peut  pas  la  placer  à  l'intérieur 
du  continent,  et  pourtant  elle  doit  se  trouverdu  coté  de  l'Orient.  Cela  suffit 
pour  déterminer  approximativement  la  région  quia  dû  être  Tlonie  primitive. 


ÉLÉMENTS  CONSTITUTIFS  DE  LA  RACE  GRECQUE        37 

Il  suffît  ici  de  justifier  cette  opinion  du  reproche  d'être 
contraire  à  la  tradition.  L'objection  n'est  pas  fondée,  parce' 
qu'il  n'y  a  absolument  aucune  tradition  contradictoire,  parce 
qu'en  général  les  anciens  ne  nous  apprennent  rien  sur  les 
premiers  mouvements  des  Ioniens.  Ce  silence  s'explique  d'ail- 
leurs par  la  façon  dont  les  peuples  navigateurs  se  déplacent. 
Ils  abordent  quelque  part  par  petits  groupes,  se  glissent  peu 
à  peu  parmi  les  indigènes,  s'allient  avec  eux  et  finissent  par 
s'absorber  dans  le  peuple  qui  les  a  accueillis.  Il  en  résulte  des 
combinaisons  des  plus  fécondes,  que  l'on  peut  suivre  pas  à 
pas  dans  chaque  contrée  en  particulier,  mais  point  de  révo- 
lutions soudaines  comme  celles  que  provoquent  les  invasions 
continentales  ;  c'est  pourquoi  le  souvenir  de  semblables  mi- 
grations a  pu  s'effacer  de  la  mémoire  des  hommes.  Comme  la 
tradition  parlait  de  pérégrinations  de  Doriens  et  qu'elle  avait 
oublié  celles  des  Ioniens,  ceux-ci  passèrent,  même  sur  les 
côtes  européennes,  pour  un  peuple  autochthone  et  sédentaire 
de  tout  temps,  par  opposition  avec  le  caractère  nomade  des 
tribus  doriennes  ;  comme  les  Ioniens  s'étaient  graduellement 
fusionnés  avec  les  Pélasges,  on  put  voir  en  eux  des  Pélasges 
et  dans  les  Doriens  les  vrais  Hellènes;  tandis  que,  pourtant,  la 
race  ionienne  a  été,  dans  le  développement  du  génie  hellé- 
nique, le  facteur  essentiel. 

En  second  lieu,  les  Grecs  étaient  un  peuple  si  fier  qu'ils 
considéraient  leur  pays  comme  le  centre  de  la  terre,  comme  le 
point  de  départ  des  principales  associations  ethnologiques. 
Or,  depuis  que  les  Barbares  s'étaient  avancés  jusqu'au  bord 
de  l'Archipel,  on  s'habituait,  l'influence  d'Athènes  aidant,  à 
regarder  la  partie  encore  indépendante  de  la  Grèce  comme  la 
véritable  patrie  des  Hellènes.  Athènes  devenait  la  métro- 
pole de  tous  les  Ioniens.  Sous  cette  influence,  les  traditions 
contradictoires  perdirent  chaque  jour  de  leur  crédit  et  furent 
résolument  écartées.  On  en  vint  à  soutenir  que  les  Cariens 
eux-mêmes   avaient  été  poussés  d'Europe  en  Asie  *,  tandis 

*)  Herod.,  I,  171.  HoECK,  Kreta.  II,  290.  Les  Pélasges  allant  du  Pélo- 
ponnèse ùLesbos  (Hesiod.,  fr.  136.  Gœttling).  C'est  ainsi  qu'Apollon  passait 
pour  être  allé  d'Abdère  à  Téos  (K.  F.  Hermann,  Ges.  Abh.,  p.  98).  D'autres 
exemples  dans  O.Abel,  Makedonien,  p.  42. 

)^  ^  i\  f\    ■§ 

i  à  -o  11  i 


38  LE    PAYS    ET    SES  HABITANTS 

qu'ils  avaient  de  bonnes  raisons  pour  se  croire  chez  eux  en 
Asie.  D'après  le  même  système,  les  Lyciens avaient  émigré  de 
l'Attique.  De  cette  façon,  tous  les  rapports  qui  rattachaient  les 
Grecs  aux  peuples  de  l'Asie-Mineure  furent  renversés;  on 
expliqua  la  parenté  originelle  des  Hellènes  avec  les  Phiygiens 
et  les  Arméniens,  parenté  dont  on  avait  encore  conscience, 
en  admettant  que  les  Phrygiens  avaient  passé  d'Europe  en 
Asie  \  et  que  les  Arméniens,  à  leur  tour,  descendaient  des 
Phrygiens  ^.  Cependant ,  même  à  travers  ces  généalogies 
fabriquées  par  la  vanité  intéressée  des  Hellènes,  la  vérité  se 
fait  jour,  et  les  Phrygiens  sont  considérés  comme  le  plus 
grand  et  le  plus  ancien  de  tous  les  peuples  connus  en  Occi- 
dent ^,  comme  un  peuple  rivé  de  temps  immémorial  au  sol 
asiatique. 

Si  nous  cherchons  à  dégager  de  ces  allégations  contradic- 
toires ce  qu'elles  contiennent  de  vérité,  voici  comment  nous 
pouvons  rattacher  le  peuple  hellénique  à  la  grande  famille 
aryenne,  et  comprendre  ses  premières  migrations. 

Les  traditions  antiques  et  la  critique  moderne  s'accordent  à 
désigner  les  Phrygiens  comme  le  principal  trait  d'union  entre 
les  Hellènes  et  les  Aryens.  Les  Phrygiens  sont,  en  quelque 
sorte,  le  chaînon  par  lequel  les  Aryens  d'Occident  se  relient 
aux  races  asiatiques  proprement  dites.  Du  côté  de  l'Asie,  ils 
sont  apparentés  aux  Arméniens  '*  dont  le  pays,  soulevé  à  une 
grande  altitude,  s'abaisse  du  côté  du  Pont-Euxin  et  de  l'Halys; 
de  l'autre  côté,  ils  forment  comme  la  première  assise  d'un, 
monde  nouveau  et  passent  pour  les  aînés  de  tous  les  peuples 
qui  ont  pris  leur  course  vers  l'Occident.  La  langue  phrygienne 
se  rapproche  beaucoup  de  la  langue  hellénique,  plus  peut- 
être  que  le  gothique  du  moyen  haut-allemand.  Des  cultes 
phrygiens,  des  arts  phiygiens  se  sont  acclimatés  jadis  dans 
l'Hellade   avec  une  facilité  qui  suppose  l'affinité  des  races. 


1)  Strab.,  p.  680.  Deimlixc,  Leleger,  p.  76,  sqq.  Cf.  E.  Curtius,  lonier, 
p.  52,  not.  55. 

-)  Stepii.  Byz.,  s.v.  'Ap(A£vîa. 

■')  Herod.,  II,  2. 

'')  D'après  Ewald  {Gœtting.  gelehrte  Anz . ,  1868.  p.  18),  l'arménien  tient 
le  milieu  entre  le  persan  et  le  grec. 


ÉLÉMENTS  CONSTITUTIFS  DE  LA  RACE  GRECQUE        39 

Ainsi  ce  vaste  plateau,  arrosé  au  nord  par  le  Sangarios,  au 
sud  par  le  Méandre,  renommé  dans  toute  l'antiquité  pour  la 
fertilité  de  ses  champs  et  la  richesse  de  ses  pâturages,  assez 
chaud  pour  la  culture  de  la  vigne,  salubre  d'ailleurs  et  fait 
pour  produire  des  races  énergiques,  peut  être  considéré 
comme  le  berceau  du  grand  peupleîphrygio-hellénique.  C'est 
dans  ces  régions  que  doivent  avoir  eu  lieu  les  principales 
scissions  ethnologiques  :  c'est  là  que  probablement,  après  le 
départ  des  Italiotes,  les  Grecs  sont  restés,  formant  d'abord 
une  branche  de  la  nation  phrygienne  et,  plus  tard,  un  peuple 
indépendant. 

La  population  en  excès  finit  par  déborder;  le  flot,  partagé 
en  plusieurs  courants,  s'avança  vers  l'ouest  jusqu'à  la  mer  et 
la  franchit. 

Nous  pouvons  reconnaître,  par  la  langue,  que,  de  tous 
les  peuples  de  la  famille  aryenne,  le  peuple  grec  est  le  premier 
qui  se  soit  familiarisé  avec  la  mer.  La  première  fois  que, 
dans  son  mouvement  d'expansion,  il  atteignit  le  sol  européen, 
il  y  pénétra  sans  doute  du  côté  où  la  nature  a  rendu  le  plus 
facile  le  passage  d'un  continejit  à  l'autre  ,  c'est-à-dire ,  par 
les  rivages  si  peu  disjoints  de  l'Hellespont  et  de  la  Propon- 
lide  '.  Là,  des  peuples  entiers,  même  sans  expérience  de  la 
navigation,  pouvaient  faire  la  traversée  et  les  émigrants  ne 
changeaient  ni  de  latitude  ni  de  climat.  Là,  depuis  les  temps 
les  plus  reculés,  nous  trouvons,  sur  les  deux  rivages,  des  pays 
et  des  peuples  de  même  nom,  si  bien  qu'il  est  impossible  de 
tracer  avec  quelque  exactitude  des  lignes  de  démarcation 
ethnographiques  et  géographiques  entre  les  Thraces,  Bithy- 
niens,  Mysiens  et  Phrygiens  répandus  en  deçà  et  au  delà  du 
détroit.  Ajoutons  que  des  souvenirs  précis,  faisant  allusion 
h  des  migrations  semblables  du  côté  de  l'Hellespont,  se  sont 
conservés  dans  la  mémoire  des  Grecs  ^ 

Ce  mouvement  qui  entraîna  les  peuples  d'Asie  en  Europe 
se  partage  pour  nous  en  deux  périodes.  Un  premier  courant 


')  L'Hellespont  considéré  comme  un  pont  entre  les  peuples  :  u'j'ao;  ï/zi 

'.â6î(7iv  3tà  Tr|V  nj/fjç  à7,),r,).o'j(;  £Tti[J.t|iav  (PoLYB.,  XVI,  29). 

-)  Expédition  des  Phrygiens  en  Europe  au  tempsde  Midas  (Athen,  ,  p.  683) , 


40  LE    PAYS    ET    SES    HABITANTS 

amena  les  précurseurs  des  Hellènes  ou  Pélasges,  population 
qui  couvrit,  sans  offrir  de  variétés  ou  de  groupements  appré- 
ciables, le  littoral  de  l' Asie-Mineure,  les  côtes  delaPropontide 
et,  sur  l'autre  bord,  tout  lepays,  depuis  la  ïhrace  jusqu'au  cap 
Ténare. C'était  là  la  plus  ancienne  race  d'autochthones  connue 
des  anciens,  la  souche  première  du  peuple  grec.  Ce  sont  les 
((  fils  de  la  terre  noire,  »  comme  les  poètes  appelaient  le  pre- 
mier roi  d'Arcadie  et  sa  descendance  *,  qui,  au  milieu  de 
toutes  les  révolutions  politiques,  continuèrent  à  mener  obscu- 
rément, sans  rien  changer  à  leurs  habitudes,  leur  vie  de 
pâtres  et  de  laboureurs, 

A  la  suite  de  cette  première  invasion  arrivèrent  une  à  une 
des  peuplades  qui  avaient  abandonné  plus  tardivement  la 
patrie  commune  de  la  nation  grecque.  Leur  rôle  consista  à 
éveiller  la  vie  historique  au  sein  de  la  population  qui  leur 
avait  frayé  la  voie.  Inférieures  en  nombre,  mais  douées  de 
facultés  supérieures,  elles  étaient  faites  pour  dominer  les 
masses  et  fonder  des  États. 

Ces  nouveaux  venus  prirent  des  routes  diverses.  Les  uns, 
suivant  le  grand  chemin  des  peuples,  pénétrèrent  par  l'Helles^ 
pont  dans  les  montagnes  de  la  Grèce  septentrionale  et  là, 
vivant  des  produits  de  leurs  champs,  de  leur  chasse  et  de  leurs 
troupeaux,  inaugurèrent  le  système  de  vie  en  commun  qui 
leur  est  propre  :  parmi  eux  se  trouvaient  les  ancêtres  de  cette 
tribu  qui,  plus  tard,  sous  le  nom  de  Doriens,  devait  échanger 
cette  vie  obscure  contre  de  plus  brillantes  destinées.  Les 
autres,  en  quittant  les  plateaux  de  la  Phrygie,  descendirent 
les  vallées  jusqu'à  la  côte  de  l'Asie-Mineure  et  de  là  se  répan- 
dirent dans  l'Archipel.  Ceux-là  furent  les  ancêtres  de  ces 
familles  helléniques  auxquelles  appartenait  la  tribu  des 
Ioniens. 

Ainsi  donc,  les  Hellènes  s'étaient  fixés  au  milieu  de  popu- 
lations pélasgiques,  en  deçà  et  au-delà  de  la  mer,  et  le  dua- 
lisme qui  domine  d'un  bout  à  l'autre  Ihistoire  de  la  Grèce  et 
de  sa  langue  était  définitivement  inauguré.  La  Grèce  n'aurait 

*)  avTt'Ôeov  5È  Il£).a'7yàv  sv  v'j/iy.ôij.otatv  'j[jZ(tgi  yaîa  [j.é)-atv'  àv£ôa)/ev,  "va  Ovr^xwv 
yévoîstV,  (Asios  cité  par  Pausanias,  VIII,  1,  4.) 


ÉLÉMENTS  CONSTITUTIFS  DE  LA  RACE  GRECQUE        41 

même  jamais  eu  d'histoire  nationale  si,  malgré  la  distance  qui 
les  séparait,  les  tribus  établies  sur  l'un  et  sur  l'autre  conti- 
nent n'avaient  été  attirées  l'une  vers  l'autre  par  le  sentiment 
toujours  vivace  de  leur  solidarité  et  par  la  conscience  instinc- 
tive de  leur  parenté  mutuelle.  C'est  au  moment  oii  les  Grecs 
d'Asie  et  les  Grecs  d'Europe  se  cherchent  et  se  rencontrent 
que  commence  l'histoire  grecque. 

Mais,  pour  cela,  il  fallait  que  la  mer  cessât  d'être  un  élé- 
ment de  séparation.  Or,  le  développement  de  la  navigation 
dans  la  mer  Egée  n'est  pas  dû  à  l'initiative  des  Grecs  ;  c'est  à 
d'autres  peuples  qu'il  faut  recourir,  et,  en  ce  sens,  le  com- 
mencement de  l'histoire  grecque  est  rattaché,  d'une  manière 
inséparable,  à  l'histoire  de  l'Orient. 


CHAPITRE    DEUXIÈME 
LES    HELLÈNES    A    L'ÉPOQUE    PRÉHISTORIQUE 


§  I.  —  Les  Phéniciens  dans  l'Hellade.  —  Les  Phéniciens  à  Cypre,  à 
Rhodes,  dans  l'Archipel.  —  Pêcheries  de  pourpre  sur  les  côtes  du  Pélo- 
ponnèse :  métallurgie  et  trafic. 

§  IL —  Lnfluence  desPhéxiciens  si'RLEsHELLh:NE3.  — Phéniciens  et  Grecs. — 
Les  Grecs  d'Orient  et  la  mer.  —  Les  Grecs  en  Egypte,  vers  1500  av.  J.-C. 
—  Noms  donnés  aux  Grecs  en  Orient. —  Rapprochement  des  Grecs  d'Asie 
et  des  Grecs  d'Europe.  —  Sens  des  légendes  divines  et  héroïques.  — 
Grecs  travestis  en  Phéniciens  et  en  Égyptiens.  —  Cariens  et  Lélèges.  — 
Transformations  du  culte.  — Baal-Salam:  Aphrodite:  Herakles.  —  Cultes 
phéniciens.  —  Cultes  nationaux  des  Grecs  asiatiques.  —  Cultes  importés 
d'Asie-Mineure.  —  Avènement  d'Apollon. 

§  IIL  —  Période  d'élaboration  :  âge  héroïque,  — Dieux  el  héros. —  Héros 
des  divers  cycles.  —  Sens  et  fonds  historique  des  légendes  héroïques 
de  la  Grèce.  —  Revue  rétrospective  des  progrès  accomphs  pendant  la 
période  préhistorique. 


§1 


LES    PHEXICIEXS    DANS    L  HELLADE. 


L'histoire  grecque  est  une  des  plus  modernes  de  l'antiquité 
et,  si  complet  que  soit  le  contraste  entre  les  Hellènes  et  les 
autres  peuples,  quelque  soin  qu'aient  mis  les  Hellènes  eux- 
mêmes,  fiers  de  leur  supériorité,  à  affirmer  ce  contraste,  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  qu'ils  n'ont  rien  créé  de  toutes  pièces, 
mais  qu'ils  ont  largement  profité  des  éléments  de  civilisation 
légués  par  des  races  antérieures. 

Sans  doute,  les  foyers  de  ces  vieilles  civilisations,  l'Inde, 
la  Bactriane,  l'Egypte,  les  vallées  d'Assur  et  de  Babel  qui 
déversent  leurs  eaux  dans  d'autres  mers,  étaient  éloignés  et 


LES    PHÉNICIENS    DANS    l'hELLADE  43 

inaccessibles.  Mais,  de  bonne  heure,  des  tribus  de  Sémites, 
quittant  la  Mésopotamie  surchargée  de  population,  s'étaient 
mises  en  marche  vers  l'occident  et  avaient  atteint  les  côtes  de 
la  Méditerranée  :  parmi  elles  se  trouvait  le  peuple  de  la  révé- 
lation. 

Lorsque  ce  peuple  arriva  près  de  la  mer  d'Occident,  il  trouva 
le  sol  déjà  occupé  par  d'autres  peuples  qui  appartenaient  éga- 
lement à  la  race  de  Sem  et  qui,  d'après  leurs  légendes,  sortaient 
également  de  la  vallée  de  l'Euphrate.  C'étaient  les  Cananéens, 
ainsi  nommés  du  pays  de  Canaan  *,  ou,  comme  nous  les  ap- 
pelons encore  aujourd'hui  d'après  les  Grecs,  les  P/iémcie7is  ^. 

Refoulés  par  la  pression  des  peuples  qui  les  suivaient,  les 
Phéniciens  bâtirent  leurs  villes,  Byblos,  Sidon,  Tyr,  sur  une 
étroite  bande  de  terre  resserrée  entre  le  Liban  et  la  mer,  de 
sorte  que  la  population  croissante  ne  trouvait  à  s'étendre  que 
du  côté  de  la  mer.  Au  nord,  ils  avaient  la  Syrie  et  la  Cilicie, 
pays  fertiles  et  plus  abordables  par  mer  que  par  terre  ;  à  l'ouest, 
les  montagnes  de  Gypre,  qui  sont  visibles  du  Liban;  dans  la 
bonne  saison,  un  simple  canot,  porté  par  le  courant,  peut  y 
conduire  sans  péril. 

Gypre  fut  la  première  étape  des  Phéniciens  sur  la  mer  qui 
s'étendait  devant  eux,  cette  grande  mer  qu'aucun  navire  n'avait 
encore  traversée  et  dont  les  côtes  inconnues  se  dérobaient  à 
l'horizon.  C}^re  fut  pour  eux  le  seuil  de  l'Occident,  le  point 
d'où  ils  s'élancèrent  cà  la  découverte  d'un  nouveau  continent. 
Pour  cela,  ils  n'eurent  pas  besoin  d'un  Colomb,  car  de  station 
en  station  la  route  était  tracée  d'avance  :  de  Cypre,  en  lon- 
geant la  côte,  on  arrive  à  Rhodes,  la  porte  de  l'Archipel  ;  de 
Rhodes,  on  peut  atteindre,  d'un  côté,  la  Crète,  de  l'autre,  en 
passant  à  travers  les  îles,  les  saillies  péninsulaires  de 
l'Hellade. 

*)  Canaan,  proprement  Kenaan,  signifie  Basse-Terre,  le  «  creux  »  de  la 
Syrie  (cf.  v.oCK■r^  Sypia). 

2)  Le  Phénicien  Agénor,  fils  de  Xvà;.  Voy.  Bekker,  Anecdota  grxca, 
p.  1181,  Les  Phéniciens  originaires  de  l'ÈpyOpà  OâXao-o-a  (au  S.  de  l'Asie)  : 
£VT£ü9ev  ÛTTspjïâvTaî,  tîjç  Supi'ï);  o'txÉoudt  Ta  Tcapà  ÔâXaTvav  (Herod.  ,  Vil,  89). 
Cette  même  tradition  se  retrouve  chez  Strabox  (I,  2.  35)  ,  mais  plus 
précise,  le  golfe  Persique  étant  substitué  à  la  dénomination  plus  générale 
de  Mer  Erythrée.  Cf.  Justin.,  XVIII.  3. 


44  LES    HELLÈNES    A    l'ÉPOQUE    PRÉHLSTORIQUE 

Les  Phéniciens  rencontrèrent  alors  des  pays  plus  complè- 
tement entourés  par  la  mer  et  pénétrés  par  la  mer  que  tous 
ceux  qu'ils  connaissaient  :  c'est  pourquoi  ils  leur  donnèrent  le 
nom  de  «  terre  marine  »  (Elishà').  Ils  y  trouvèrent  une  race 
d'hommes  avec  laquelle  ils  entamèrent  sans  difficulté  les 
relations  les  plus  diverses.  Dès  lors,  la  voie  est  ouverte  au 
commerce.  Les  nouveaux  venus,  à  la  fois  matelots  et  négo- 
ciants, ont  rempli  leur  vaisseau  de  marchandises  variées.  Les 
marchandises  sont  apportées  sur  la  grève,  exposées  sous  des 
tentes,  entourées  et  contemplées  avec  admiration  par  les  indi- 
gènes, qui  donnent  volontiers  ce  qu'ils  ont  pour  posséder  ces 
objets  de  leur  convoitise. 

Il  y  avait,  le  long  de  la  mer,  certains  endroits  où  de  vieilles 
traditionsparlaientencore  de  ce  commerce  ;  que  dis-je  !  Hérodote 
ouvre  son  histoire  par  une  description  animée  de  la  vieille 
Argos,  où  des  matelots  étrangers  ont  étalé  un  bazar  desproduits 
de  l'industrie  phénicienne,  assyrienne,  égyptienne,  qui  fait 
accourir  la  population  du  littoral.  Les  marchandises,  dit  Héro- 
dote, restèrent  exposées  cinq  à  six  jours;  c'était  un  marché 
hebdomadaire  qui  se  fermait  le  sixième  jour,  selon  la  coutume 
des  peuples  sémitiques.  Les  trafiquants  reportaient  à  bord  ce 
qu'ils  n'avaient  pas  vendu  ;  mais  leurs  plus  gros  bénéfices, 
c'était  quand  ils  réussissaient  à  attirer  sur  le  pont,  par  l'appât 
de  la  curiosité,  les  filles  du  pays,  comme  il  arriva,  dit-on,  à 
lo.  Alors  ils  faisaient  en  secret  leurs  préparatifs  de  départ, 
pour  les  enlever  et  les  vendre  au  loin  sur  les  marchés  d'es- 
claves -. 

Les  matelots  phéniciens  voyageaient  pour  réaliser  des  béné- 

»)  Elishà  (Ge.nes.,  X,  4;  Ezechiel,  XXVII,  7;  I  Chron.,  I,  7)  signifie 
Hellade  dans  la  traduction  syrienne  et  chaldéenne.  Josephe  traduit  par 
Eolie.  Depuis  Bochart,  on  songeait  à l'Élide,  roais,  dansées  derniers  temps, 
KtiOB^L  [Vœlkei'tafel ,  1850)  a  soutenu  de  nouveau  l'opinion  de  Josephe,  qui 
ne  repose,  en  définitive,  que  sur  une  mauvaise  étymologie.  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  ce  nom  désigne  une  île  ou  un  rivage. de  l'Archipel.  On  ne 
saurait  décider  si  Elishà  est  une  corruption  d'un  nom  grec,  et  quel  serait  ce 
nom.  La  liste  la  plus  complète  des  colonies  phéniciennes  dans  la  mer  Egée 
est  actuellement  celle  donnée  par  Fr.  Lexormant  [Les  premières  Civilisa- 
tioyis,  tom.  II,  p.  338-397). 

-)  Herod.  I,  1.  Cf.  E.  CuRTius,  Die  Phœnisier  m  Argos  ap.  Rhein. 
Mus.  1850,  p.  455  sqq. 


LES    PHÉNICIENS    DANS    l'hELLADE  45 

fices  de  toute  espèce,  surtout  pour  fournir  des  matières 
premières  à  l'industrie  de  leurs  grandes  villes.  Leurs  princi- 
pales manufactures  étaient  des  fabriques  d'étoffes  et  des 
teintureries.  Dans  tout  l'Orient,  les  grands  de  la  terre  s'habil- 
laient de  pourpre  ;  la  matière  colorante  était  fournie  par  un 
coquillage  qui  ne  se  rencontre  que  dans  certains  parages  de  la 
Méditerranée  et  jamais  en  grande  quantité.  Cette  branche 
lucrative  de  l'industrie  phénicienne  exigeait  un  approvision- 
nement considérable  ;  les  mers  voisines  n'y  suffisaient  pas. 
On  sonda  avec  un  zèle  infatigable  toutes  les  côtes  de  l'Archipel, 
et  rien,  dans  l'antiquité,  n'a  aussi  puissamment  contribué  à 
mettre  en  contact  l'ancien  et  le  nouveau  monde  que  cet  humble 
coquillage  auquel  personne  ne  fait  plus  attention  aujourd'hui  ; 
car  il  se  trouva  qu'après  la  mer  de  Tyr  il  n'y  avait  pas  de  plage 
plus  riche  en  pourpre  que  les  côtes  de  la  Morée,  les  profondes 
baies  de  la  Laconie  et  de  l'Argolide  et,  plus  loin,  les  côtes  de  la 
Béotie  avec  le  canal  d'Eubée. 

Les  vaisseaux  étaient  de  petite  dimension  et,  comme  chaque 
animal  ne  fournit  qu'une  gouttelette  de  suc,  il  était  impossible 
de  transporter  les  coquillages  eux-mêmes  aux  ateliers  de 
fabrication.  On  organisa  donc  la  pêche  de  manière  à  pouvoir 
se  procurer  immédiatement  sur  les  lieux  la  précieuse  liqueur. 
On  lit  de  plus  longues  absences  :  les  vaisseaux  se  relayèrent. 
Au  lieu  de  débarquer  tantôt  d'un  côté  tantôt  d'un  autre  et 
d'installer  çà  et  là  des  marchés  volants,  on  eut  des  stations 
hxes,  et  on  choisit  à  cet  effet  des  îles  à  proximité  des  côtes, 
qui  laissaient  entre  elles  et  le  rivage  adjacent  un  ancrage 
commode,  comme  Ténédos  en  face  de  Troie,  Cranœ  dans  le 
golfe  de  Gytheion,Cythère,  ou  encore  des  presqu'îles  saillantes, 
telles  que  Nauplion  dans  l'Argolide  et  Magnésie  en  Thés- 
salie  *. 

*)  Coquillages  à  pourpre  près  de  Gylheion  (Paus.  III,  21,  6)  xô/Xo-jç  I; 
ßayf|V  Ttopç'jpa;  uapé-/£Tat  Ta  ÈTïiOa/.âTcrta  xr,;  Aaxojvtxr,;  iTriT/jOîtOTâxa;  p.îtâ  Y^ 
TV  <I>oivîy.(ov  Oi>-a(7(7av.  Autres  stations  ;  ù  Cythère  TropyjpôîT'j-a  (où,  d'après  de 
Saulcy,  se  rencontrent  en  masse  les  coquilles  du  mureoö  brandaris^  tandis 
que  près  de  Tyr  on  ne  trouverait  que  le  murex  trunculus .  Voy.  Rex>uc 
archéologique,  N.  S.  IX,  216),  Hermione  (E.  Curtius,  Peloponncsos,  II, 
570).  Nisyros,  Cos,  Gyaros.  DemêmeMelibœa  en  Magnésie  (Lucu.,  II,  500. 
ScHOL.  Veron.,  jEneid>  V,  251).  Le  chien  d'Héraclès  l'aide  à  découvrir 
la  pourpre  (Poll.,  I,  -45), 


46  Li;S    HELLÈNES    A    l'ÉPOOI  E    P1\ÉIIIST01U0LE 

Les  Phéniciens  connaissaient  la  puissance  de  Tassociation 
commerciale.  Ce  que  d'heureux  aventuriers  avaient  découvert 
était  exploité  par  des  sociétés  de  négociants  qui  avaient  des 
ressources  suffisantes  pour  fonder  des  établissements  et  assurer 
à  l'entreprise  un  succès  durable.  Tandis  que,  dans  les  pays 
civilisés,  le  droit  d'installation  s'achetait  cher  et  était  soumis 
à  des  conditions  vexatoires,  les  récifs  des  côtes  de  la  Grèce, 
jusque-là  hantés  seulement  par  les  bandes  de  cailles,  ne  coû- 
taient que  la  peine  de  les  prendre,  et  à  leur  possession  étaient 
attachés  bien  des  avantages. 

En  elfet,  un  peuple  avisé  comme  les  Phéniciens  ne  manqua 
pas  de  cultiver  à  la  fois  plusieurs  branches  d'industrie  et 
d'utiliser  un  établissement  à  plusieurs  fins.  Lorsque  le  versant 
maritime  du  Liban  et  du  Taurus  fut  épuisé,  on  trouva  les 
montagnes  de  FHellade  encore  intactes,  ces  montagnes  dont 
le  feuillage  ondoyant  murmure  danslesépithèteshomériques*. 
et,  avec  leurs  chênes,  leurs  châtaigniers,  leurs  hêtres  et  leurs 
sapins,  elles  fournirent  aux  constructions  navales  des  maté- 
riaux bien  plus  variés  que  les  montagnes  de  la  Syrie  et  des 
environs  qui,  en  outre,  étaient  plus  éloignées  de  la  côte. 

Les  chênes,  dont  il  y  a  tant  d'espèces  -  dans  FHellade, 
étaient  utilisés  de  mille  manières,  surtout  le  chêne-kenriès  ; 
l'écorce  de  ses  racines  fournissait  le  meilleur  tan,  et  dans  ses 
excroissances  on  découvrit  une  matière  colorante  rouge  sombre 
dont  l'industrie  s'empara  avec  empressement. 

Une  fois  la  forêt  éclaircic,  on  alla  plus  avant.  On  creusa  le 
sol  et  on  trouva,  dans  les  îles  et  les  promontoires,  des  filons 


')  Le  Pélion,  le  Nériton  qualifiés  de  opr,  sîvocri'çuUa  par  Flomère.  "loat  -/(ofyfa 
ooLuia.  (Paus.,  X,  12,  7).  Pindare  vante  Opous  comme  Aoy.pwv  [Aatlp' 
àyXaôSsvôp&v  [Otijmp .  IX,  20),  tandis  que,  par  contre,  les  promontoires,  dé- 
boisés plus  tôt  que  les  montagnes,  s'appellent  'î»a),ây.pta,  ô'p-/)  £'|/i),w[i.éva  (Cf. 
Gœttiny.  Nachricht.  1861,  p.  157). 

-}  Espèces  de  chênes;  Paus.,  VlII,  12,  1.  FiWks,  Synopsis  plant .  floras 
class.,  p.  248.  Quercus  coccifera,  p.  251.  Grisebach  (Réc.  de  Hehx, 
CuUiirpfianzen,  dans  les  Gœtt.  gelehrt.  Anz.  1872,  p.  1771)  regarde  le 
Aïo;  ßa/.avo;  comme  étant  la  châtaigne,  pour  laquelle  le  grec  n'a  pas  de 
nom  spécial;  le  fait  est  que  la  quercus  castaneifolia  se  distingue  à  peine  du 
châtaignier  par  le  feuillage.  Le  châtaignier  fait  partie  de  la  flore  du  midi  de 
l'Europe. 


Li:S    PHÉNICIENS    DANS    l'uELLADE  47 

mélalliques,  des  mines  de  cuivre,  auxquelles  les  navigateurs 
attachaient  une  si  grande  importance,  des  minerais  d'argent 
et  de  fer.  L'exploitation  de  ces  trésors  exigeait  une  installa- 
tion à  demeure  dans  le  pays,  l'établissement  de  factoreries 
aux  emplacements  favorables,  l'organisation  de  moyens  de 
transport,  la  construction  de  voies  carrossables  qui  permis- 
sent de  voiturer  le  bois  et  le  métal  aux  lieux  d'embarque- 
ment. On  fit  rouler  dans  la  mer  les  premiers  blocs  de  rocher, 
pour  former  des  digues  contre  les  flots,  tandis  que  des 
signaux  et  des  feux  traçaient  aux  navires  les  routes  qui  con- 
duisaient de  Tyr  et  de  Sidon  aux  rivages  de  la  Grèce. 

La  mer  et  le  littoral  étaient  aux  mains  des  étrangers  qui, 
d'un  côté,  intimidaient  les  indigènes  par  la  ruse  et  par  la 
force,  et  de  l'autre,  renouaient  perpétuellement  avec  eux  des 
relations  intéressées.  La  légende  d'Hélène  rappelle  le  souve- 
nir d'un  temps  où  l'île  deCrana?,  avec  son  temple  d'Aphrodite, 
était  là,  à  deux  pas  de  la  côte  de  Laconie,  comme  un  terri- 
toire étranger,  un  entrepôt  où  les  Phéniciens  cachaient  les 
femmes  enlevées,  avec  les  autres  produits  de  leur  trafic  et  de 
leurs  rapines  '. 

Un  contact  aussi  immédiat  et  de  jour  en  jour  plus  étendu 
avec  les  marchands  étrangers  ne  pouvait  manquer  d'exercer 
sur  les  indigènes  une  grande  influence.  Dans  les  marchés,  il 
fallait  bien  s'entendre  sur  les  objets  des  transactions,  sur  le 
nombre,  sur  les  mesures,  sur  les  poids;  et,  comme  les  étran- 
gers étaient  passés  maîtres  dans  tout  ce  qui  regarde  le  com- 
merce, les  indigènes,  qui  étaient  dans  une  ignorance  complète 
de  toutes  ces  choses,  se  formèrent  à  l'école  de  leurs  hôtes. 
Ils  se  mirent  ainsi  au  courant  d'une  foule  d'inventions  qui 
leur  arrivaient  d'Orient,  perfectionnées  par  le  génie  pratique 
des  Phéniciens;  ils  observèrent,  ils  apprirent;  leur  intelli- 
gence sortit  de  son  sommeil,  et  rompit  le  charme  qui  les  avait 
retenus  jusque  là  au  sein  d'une  monotone  immobilité.  Le 
pays  lui-même  prit  un  nouvel  aspect,  non-seulement  à  cause 
des  routes  qu'on  y  avait  tracées  et  des  ports  qu'on  y  avait 


•)  Sur   Cranee,  considérée  comme  escale  des  Tyriens,  voy,  E.  Curtius, 
Pcloponnesos,  II,  269. 


48  LES    HELLÈNES    A    L  EPOQUE    PRÉHISTORIQUE 

aménagés,  mais  encore  grâce  à  l'exploitation  de  nouvelles  cul- 
tures importées  de  l'Orient,  du  cyprès,  du  dattier,  du  figuier, 
de  l'olivier  et  de  la  vigne  qui,  transportée  de  la  Crète  vers  le 
nord,  alla  s'implanter  àNaxos  et  à  Chios,  et  de  là  se  répandit 
sur  les  côtes  avoisinantes  ' . 


§n 


INFLUENCE    DES    PHENICIENS    SUR   LES    HELLENES 

L'influence  des  Phéniciens  ne  s'exerça  pas  au  même  mo- 
ment et  do  la  même  manière  sur  les  deux  côtés  de  la  mer  Egée. 
Naturellement,  elle  se  fit  sentir  d'aljord  du  côté  de  l'Orient. 
C/cst  en  Asie-Mineure  qu'a  commencé  le  contact  fécond  entre 
les  peuples  sémitiques  et  les  Aryens-Pélasges.  Delà  Syrie,  les 
Sémites  envahirent  la  péninsule  sur  plusieurs  points,  les 
Lydiens  par  la  vallée  de  FHermos,  les  Phéniciens  par  la- côte 
méridionale.  Le  premier  banc  d'émigrants  phéniciens  s'ache- 
mina vers  le  littoral  de  la  mer  de  Cypre,  au  pied  du  versant 
méridional  du  Taurus.  Ils  y  pénétrèrent  par  terre  et  par  mer  ;  le 
pays  le  plus  rapproché  du  leur,  la  Cilicie,  fut  incoiporé  à  la 
Phénicie,  et  un  peuple  de  la  même  famille,  les  Solymes,  se 
fixa  dans  les  montagnes  de  la  Lycie  -. 

L'expansion  ultérieure  des  Sémites  dépendit  de  l'attitude 
que  prirent  vis-à-vis  des  émigrants  les  peuplades  non-sémiti- 
ques. 

En  général,  les  tribus  apparentées  de  près  ou  de  loin 
avec  les  Grecs  sentaient  jtrès-vivement  la  diversité  de  race  et 
montraient  une  antipathie  profonde  pour  les  Phéniciens  qui 

*)  Hehn,  Cultiiriiflanzen.,  etc.,  étudie  la,  culture  du  cyprès  (p.  192),  à\i 
figuier  (p.  41),  du  dattier,  inconnu  à  l'auteur  de  riliade(p.  182),  delà  vigne 
(p.  24).  Les  conditions  dans  lesquelles  se  développe  la  culture  de  l'olivier 
font  voir  qu'elle  est  originaire  de  la  Syrie  et  de  la  côte  méridionale  de  l'Asie- 
Mineure  (p.  4i).  Grisebach,  au  contraire,  regarde  l'olivier  comme  un  arbrs 
indigène  en  Grèce. 

2)  Herod.,1,  173. 


INFLUENCE   DES    PnÉMCIEXS    SUR   LES    HELLÈNES  49 

étaient  signalés  dans  tout  l'Archipel  comme  des  artisans  de 
violences  et  de  mensonges  \  Etre  parent  avec  eux  était  regardé 
comme  une  tache,  et  Ton  reprocha  amèrement  à  Hérodote 
d'avoir  osé  donner  à  des  familles  grecques  des  ancêtres  phé- 
niciens *.  Nous  voyons  les  Lyciens  en  lutte  perpétuelle  con- 
tre les  envahisseurs  sémitiques.  D'autres  peuplades  furent  loin 
d'opposer  une  résistance  aussi  énergique;  il  se  forma  même, 
dans  les  pays  où  les  Phéniciens  étaient  le  plus  en  force,  des 
mélanges  tels  qu'il  était  difficile  d'en  distinguer  la  nationalité 
véritable.  Les  anciens  eux-mêmes  connaissaient  de  ces  peuples 
bâtards  en  Asie-Mineure,  entre  autres,  les  Cariens.  Astvra, 
bâtie  sur  la  côte  de  Carie,  en  face  de  Rhodes,  était  une  ville 
phénicienne.  Phéniciens  et  Cariens  apparaissent  toujours 
étroitement  alliés  les  uns  aux  autres  dans  les  plus  anciennes 
traditions  des  peuples  derArchipel. 

Les  peuplades  qui  s'échelonnaient  sur  les  côtes,  en  remon- 
tant vers  le  nord,  conservèrent  mieux  leur  nationalité  :  parmi 
eux,  l'histoire  cite  les  Pélasges,  les  Tyrrhènes,  les  Thraces, 
les  Dardaniens.  Nous  pouvons  comprendre  tous  ces  peuples 
établis  sur  les  côtes  de  T Asie-Mineure,  ceux  du  moins  qui 
appartiennent  à  la  race  phrygio-pélasgique,  sous  la  dénomi- 
nation générale  de  Grecs  d'Orient.  Si  différente  qu'ait  été  leur 
attitude  vis-à-vis  des  Phéniciens,  ils  ont  eu  au  moins  cela  de 
commun  qu'ils  se  sont  approprié  la  civilisation  d'un  peuple 
plus  avancé  qu'eux  et  ont  dû,  à  force  d'intelligence,  lui  dérober 
le  secret  de  sa  supériorité. 

Habitués  de  longue  date  à  la  pèche,  ils  commencèrent  alors 
à  munir  leurs  canots  d'une  quille  qui  leur  permit  de  risquer 
des  traversées  plus  hardies  ;  ils  copièrent  les  vaisseaux  mar- 
chands, arrondis  et  bombés,  les  u  coursiers  marins  ^,  »  comme 
ils  les  appelaient  ;  ils  apprirent  à  combiner  la  voile  avec  la 
rame  et  à  gouverner,  le  regard  fixé,  non  plus  sur  les  objets 

1)  lioii.,Odyss.,  XIV,  288. 

-)  Plutarch..  De  malign.  HerocL,  p.  830,  f.  Cf.  B.ehr  ad  Ilerod.  V, 
57.  La  descendance  phénicienne  considérée  comme  une  tache  (Anthol. 
Palat.,  VII,  117.  Cf.  MovERS,  Phojnizier,  III,  115,  et  ma  récension  des 
lonierde  Dondorff  dans  les  Jahrhb.  de  Fleckeisen,  1861,  p.  450). 

3)  Les  «  coursiers  »  tyriens  (Movers,  Phœnizicr,  III,  167).  Les  petits 
YaO).oi  appelés  tuTcot  (Strab.,  p.  99). 


oO  Li;S    HELLÉMOS    A    LÉPUOLE    PRÉIIISTOlUOl  E 

chaiigcaiils  du  rivage,  mais  sur  les  étoiles.  Ce  sont  les  Phéni- 
ciens qui  ont  découvert  au  pôle  riiumble  étoile  dans  laquelle 
ils  voyaient  le  guide  le  plus  sur  de  leurs  voyages  nocturnes, 
tandis  que  les  Grecs  choisirent  pourpoint  de  repère  la  constel- 
lation plus  brillante  de  la  Grande-Ourse  '  ;  mais  si,  par  là,  ces 
derniers  se  montraient  inférieurs  à  leurs  maîtres  en  fait  de 
précision  astronomique,  ils  furent,  pour  tout  le  reste,  leurs 
rivaux  et  leurs  rivaux  heureux.  Aussi  ont-ils  peu  à  peu  évincé 
les  Phéniciens  de  leurs  parages  ;  et  c'est  ce  qui  explique  pour- 
quoi, précisément  sur  les  côtes  dlonie,  la  domination  mari- 
time des  Phéniciens  a  laissé  si  peu  de  souvenirs  '. 

La  transformation  des  Grecs  d'Asie  en  un  peuple  de  marins 
échappe  complètement  à  l'histoire  ;  nous  ne  savons  absolument 
rien  de  ce  qu'ils  ont  fait  chez  eux;  ils  n'apparaissent  dans 
l'histoire  que  lorsqu'ils  sont  déjà  devenus  des  navigateurs 
entreprenants,  et  que,  non  contents  de  régner  en  maîtres  sur 
leurs  eaux,  ils  ont,  sur  les  traces  des  Phéniciens,  pénétré  à 
leur  tour  chez  d'autres  peuples.  C'est  de  cette  époque  que 
datent  les  premières  traditions  historiques  concernant  le 
peuple  grec  en  général. 

Les  rapports  des  marins  grecs  avec  les  autres  peuples  étaient 
de  deux  sortes  :  ce  fut  ou  bien  avec  les  antiques  Etats  de 
l'Orient  qu'ils  entrèrent  en  relation,  ou  bien  avec  leurs  frères 
d'Europe,  auxquels  ils  allèrent  tendre  la  main  par  delà  la  mer 
Egée.  Les  rapports  du  premier  genre  ont  aussi  laissé  des 
traces  ;  les  plus  visibles  se  retrouvent  dans  les  annales  de 
l'Egypte. 

Les  Phéniciens  étaient  installés  de  temps  immémorial  dans 
la  Basse-Egypte,  où  ils  possédaient  desjcomptoirs  d'un  revenu 
très  considérable.  Les  marins  grecs  les  y  suivirent.  Les  vents 
qui  dominent  dans  l'Archipel  les  poussaient  vers  le  sud  ;  ils 
s'établirent  de  préférence  aux  embouchures  des  cours  d'eau,  là 
où  ils  pouvaient  entrer  facilement  et  même  remonter  à  quelque 

*)  L'étoile  polaire  désignée  par  le  nom  der,  «l'oivâr,  ('Arat.,  Phœnom.  36. 
MovERS,  op.  cit.  III,  186.) 

-)  Le  rapprochement  de  Byblos  et  de  Milet  dans  Etienne  de  Byzance 
iStepii.  Byz.  s.  V.  Bvê/.o,')  indique  d'anciennes  relations  entre  ces  deux 
cités. 


l.XFLUEXC.H    DES    PlIÉNTCIKiNS    SUP.    LES    HELLÈNES  ol 

distance  dans  Tintérieur  du  pays.  Sous  ce  rapport,  il  n'y  avait 
pas  de  fleuve  plus  commode  que  le  Nil  avec  ses  sept  bouches. 
Ils  y  liront  des  descentes  de  jour  plus  fréquentes,  mieux 
appuyées  et  plus  hardies. 

Déjà,  dans  les  documents  de  TAncien-Empire,  apparaît  un 
groupe  de  peuples  dont  il  faut  chercher  la  patrie  dans  hi  mer 
Egée,  et  dont  le  nom  a  servi  plus  tard  à  désigner  le  peuphî 
grec.  Cependant,  nous  ne  trouvons  d'indices  certains  qu'à 
l'époque  du  Nouvel-Empire  qui,  à  l'apogée  de  son  éclat,  sous 
le  règne  de  Ramsès  I"  et  de  ses  successeurs  *,  fut  inquiété 
par  des  bandes  de  pirates  étrangers. 

Ces  aventuriers  ne  forment  plus  une  masse  confuse,  mais 
chaque  peuplade  est  désignée  nominativement,  et  une  partie 
de  ces  noms  correspondent  évidemment  à  ceux  que  nous  a 
transmis  la  tradition  grecque.  Nous  trouvons  cités  par  leurs 
noms  les  Dardaniens,  les  Leka  ou  Lyciens",  les  Toursha  ou 
Tyrrhènes,  les  Achéens.  Ces  peuplades  d'outre-mer  s'allient 
avec  des  peuples  du  continent,  les  Syriens  et  surtout  les 
Libyens,  pour  combattre  les  Égyptiens.  Ce  n'est  point  qu'ils 
poursuivent  un  plan  de  conquête  ;  ils  cherchent  seulement  à 
s'étabHr  sur  certains  points  de  la  côte,  ou  même  ils  font  ii 
l'occasion  le  métier  de  mercenaires  et  se  mettent,  tantôt  ici, 
tantôt  là,  au  service  de  l'étranger.  C'est  ainsi  que  déjà,  sous 
Ramsès  II,  nous  voyons  une  portion  soumise  de  ces  peu- 
plades servir  de  garde  royale.  Sous  son  successeur  Menephtah  , 
les  annales  de  l'empire  mentionnent  de  nouveaux  troubles  dans 
l'intérieur  du  pays.  Les  temples  de  Memphis  eux-mêmes  ne 
sont  protégés  qu'à  grand  peine  contre  l'insolence  des  envahis- 
seurs qui  s'établissent  dans  le  payset  alarment  l'empire  en  s'al- 
liant  avec  les  Libyens.  Sous  Ramsès  III,  nouvelles  invasions. 

De  ces  renseignements,  qui  vont  gagner  en  étendue  et  eu 
clarté  à  mesure  que  se  complétera  la  publication  des  documents 
du  Nouvel-Empire,  il  résulte  que,  au  xv®  siècle  avant  J.-C,  des 

')  A  partir  de  li-'i3  av.  J.-C. 

-)  D'après  Brugsch  {Geschichte  .Egi/pt.,  p.  491)  les  Leka  sont  les  AtyjSî 
d'Hérodote  (VII,  72)  et  les  Dardaniens  ceux  du  même  auteur  (I,  189).  Il  laut 
dire  que,  dans  ce  dernier  passage  d'Hérodote,  la  leçon  est  fort  douteuse. 

■i)  Vers  1332  av.  J.-C, 


52  LES    HELLÈNES    A    l'ÉPOQUE    PRÉHISTORIQUE 

peuples  appartenant  aux  côtes  et  aux  îles  de  TAiTliipel  faisaient 
des  descentes  dans  le  Delta.  Il  faut  donc  placer  la  date  de  leurs 
débuts  dans  l'art  de  la  navigation  au  moins  un  siècle  plus 
haut  ;  c'est  là,  jusqu'à  présent,  la  première  base  des  calculs 
chronologiques  tendant  à  fixer  les  débuts  do  l'histoire  grecque. 
Les  documents  égyptiens  ne  donnent  point  de  nom  collectif 
aux  étrangers  venus  par  mer  ;  mais  les  noms  de  peuplades 
trouvés  jusqu'ici  concordent  parfaitement  avec  la  tradition 
grecque.  La  civilisation  précoce  des  Lyciens,  qui  ont  été,  en 
bien  des  choses,  les  précurseurs  des  Grecs  et  ont  exercé  sur 
eux  la  plus  grande  influence,  est  un  des  faits  les  mieux  constatés, 
et  les  autres  tribus,  encore  plus  étroitement  apparentées  à  la 
nation  grecque,  sont,  à  n'en  pas  douter,  celles  qui  ont  les 
premières  appris  des  Phéniciens  l'art  de  la  navigation.  Les 
Dardaniens  de  THellespont  ont  été  amenés  là  par  des  vaisseaux 
phéniciens  et  employés  par  les  Phéniciens  à  peupler  leurs 
colonies  du  dehors  ;  les  nombreux  mouillages  qui  portent  le 
nom  d'Ilion  ou  de  Troie  attestent  la  diffusion,  soit  volontaire 
soit  forcée,  de  cette  race.  Dans  les  Tyrrhènes  nous  recon- 
naissons la  population  pélasgique  fixée  dans  le  bassin  du 
Caystros.  transformée  par  une  immigration  (ionienne)  plus 
récente  en  un  peuple  de  marins  '. 

')  Depuis  que,  dans  mon  livre  sur  les  Ioniens,  j'ai  cherché  à  rattacher 
l'histoire  grecque  aux  documents  égyptiens  par  des  rapprochements  féconds, 
les  inscriptions  histoi'iques  publiées  par  Diimichen  ont  mis  au  jour  des  ma- 
tériaux nouveauxqui  donnent  déjà  des  solutions  importantes  et  en  promettent 
d'autres.  Continuant  les  recherches  de  Brugsch  sur  la  géographie  et 
l'ethnologie  de  l'Egypte,  le  vicomte  de  Rouge  a  rais  en  œuvre  les  matériaux 
nouvellement  conquis.  (deRougé,  Les  attaq^ues  dirigées  contre  l'Egypte  par 
les  pcujiles  de  la  iféditerranée.  Revue  arche'ol.,  i867j.  La  même  question  a 
été  abordée  après  lui  par  Lalth  {^Eggptische  Texte  aus  der  Zeit  des  Pharao 
Menophtha,  dans  laZeitsch.  derD.  2J.org.  Gesell.  1867,  p  .652) .  Dernièrement, 
tout  ce  qui  a  trait  aux  relations  des  Égyptiens  avec  les  peuples  de  la  Médi- 
terranée a  été  rassemblé  et  discuté  tout  au  long  par  F.  Chabas  [Études  sur 
l'antiquité  historique  d'ap)'és  les  sources  égyptiennes.  Paris,  1873).  Le  nom 
générique  employé  pour  désigner  les  «  Barbares  du  Nord  »,  Hanebou,  servit 
plus  tard  à  désigner  aussi,  dans  le  système  phonétique,  le  nom  des  laones. 
M.  Chabas  rencontre,  parmi  les  peuples  étrangers  qui  se  soulevèrent  contre 
Ramsès  II,  les  Dardaniens,  les  Lyciens,  les  Mysiens  et  les  Mœoniens;  sous 
Ramsès  III,  les  Pélasta  (qui  sont  à  ses  yeux  les  Pélasges)  et  les  Teucriens. 
H.  Gelzeh  [Jahresb.f.  yriech.  Gesch.  1873,  p.  Ü92)  met  en  doute  l'identité 
des  Leka  et  des  Lvciens. 


INFLUENCE  DES  PHÉNICIENS  SI'R  LES  HELLÈNES        o3 

La  nation  grecque,  depuis  que  quelques-uns  de  ses  rameaux 
déployaient  une  si  grande  activité  commerciale  et  belliqueuse, 
ne  pouvait  rester  inconnue  des  autres  nations  de  l'Orient. 
Aussi  la  trouvons-nous  mentionnée  dans  le  dénombrement  de 
la  Genèse,  au  plus  tard  au  xi«  siècle  avant  J.-C,  comme  une 
race  nombreuse,  divisée  en  plusieurs  tribus  et  plusieurs 
langues,  et  répandue  sur  les  côtes  de  T Archipel,  sous  le  nom 
de  «  fils  de  Javan  » .  Les  Hébreux  voyaient  en  eux  les  associés 
des  Phéniciens  ;  c'est  pour  cela  que  le  prophète  Joël  lance  la 
malédiction  sur  les  villes  de  Tyr  et  de  Sidon,  parce  qu'elles 
traînaient  au  loin  dans  le  pays  des  infidèles  les  captifs  Israélites 
et  les  vendaient  aux  Javanim  *.  L'origine  de  ce  nom  est 
encore  obscure,  il  estM-ai;  mais,  selon  toute  probabilité,  c'est 
celui  que  se  donnait  à  elle-même  celle  des  tribus  maritimes  de 
la  Grèce  qui  devait  plus  tard  briller  au  premier  rang.  C'est  le 
nom  des  laoïies  ou  Ioniens,  nom  qui,  passant  par  la  bouche 
des  Phéniciens  et  plus  ou  moins  défiguré  par  les  différents 
peuples,  est  devenu  Javan  chez  les  Hébreux,  louna  ou  laoïtna 
chez  les  Perses,  Ouinin  chez  les  Egyptiens,  nom  collectif  qui 
comprenait  toutes  les  populations  de  marins  répandues  sur  le 
littoral  occidental  de  l'Asie-Mineure  comme  sur  les  îles 
adjacentes,  et  qui  s'étendit  de  jour  en  jour  vers  l'ouest,  à 
mesure  que  l'on  connut  davantage  la  Grèce  et  les  peuples  qui 
l'habitaient  '. 

Voilà  tout  ce  que  l'on  sait  jusqu'à  présent  sur  les  premiers 
rapports  des  Grecs  d'Asie  avec  l'Egypte  et  l'Orient,  ainsi  que 
sur  leur  première  apparition  dans  les  traditions  orientales. 
Mais  c'est  vers  l'Occident  que  s'est  principalement  tournée 
leur  force  d'expansion,  et  là,  elle  a  produit  des  résultats  plus 
considérables. 

Sur  ce  terrain,  les  Phéniciens  ne  purent  opposer  nulle  part 
de  résistance  sérieuse,  du  moins  dans  le  bassin  de  la  mer  Egée 
où  ils  s'étaient  établis  quelque  temps,  séparant,  en  dépit  de  la 


1)  Joël,  IX,  11.  Vers  870  av.  J.-C. 

-)  Sur  la  diffusion  du  nom  de  Javan,  \oy  .xüqs  loyxier  cor  der  ionischen 
Wandenoiff,  p.  6.  D'après  AI.  Oppert,  Yai<na  takabara  signifie  «  ceux  qui 
portent  des  tresses  »  [Zeitschrift  dur  D.  Morg.  Gesell.  1869,  p.  217). 


öi.  LES  ni:LLK  .HS  a  l'époque  préhistorique 

iiuturo,  les  deux  moitiés  de  la  nation  grecque  et  de  son  domaine, 
lilcurfallul,  petit  à  petit,  céder  la  place.  Les  routes  de  TArchipel 
une  fois  libres,  les  Grecs  d'Asie  arrivèrent  par  groupes  de  plus 
en  plus  nombreux,  chez  leurs  frères  d'Occident  ;  attirés  par  la 
voix  du  sang,  ils  affluèrent  de  toutes  parts,  de  leur  patrie  et 
de  tous  les  endroits  où  ils  s'étaient  établis,  dans  l'Hellade 
d'Europe.  Là  sans  doute  le  sol  et  le  climat  leur  convenaient  à 
merveille  ;  ils  y  introduisirent  tous  les  arts  et  toutes  les  inven- 
tions qu'ils  devaient  à  un  frottement  prolongé  avec  les  autres 
])Ouples,  et  éveillèrent  chez  les  indigènes  le  goût  d'une  vie 
moins  bornée. 

Cette  affluence  des  x4.siatiques  marque  l'époque  la  plus  im- 
portante de  l'enfance  du  peuple  grec  ;  et  cette  fois,  plus  heureux 
qu'en  Asie,  où  les  origines  de  l'histoire  grecque  n'ont  été 
recueillies  par  aucune  tradition  locale,  nous  trouvons  chez  les 
tribus  d'Europe  une  tradition  qu'il  est  impossible  de  mécon- 
naître. Une  riche  moisson  de  souvenirs  revit  dans  la  légende. 
Au  fond,  la  légende  n'est  autre  chose  que  la  forme  sous 
laquelle  le  peuple  exprime  l'idée  qu'il  se  fait  de  son  passé.  Le 
Grec,  lui,  n'aime  pas  les  contours  vagues  ;  il  lui  faut  des 
ligures  vivantes  ;  il  se  complaît  dans  les  aventures  des  dieux 
et  des  béros,  qui  forment  le  prologue  de  l'histoire  des  hommes. 
Le  sol  sur  lequel  sont  nées  ces  lég:endes  est  la  Grèce  d'Europe, 
aux  points  où  le  peuple  a  senti  le  stimulant  extérieur,  c'est-à- 
dire  le  long  des  côtes,  surtout  de  la  cote  orientale,  à  Argos, 
aux  bords  du  golfe  Saronique  et  de  la  mer  d'Eubée,  sur  le 
littoral  de  la  Thessalie.  L'idée  générale  qui  se  reproduit  à 
travers  toutes  ces  légendes,  c'est  que  la  Grèce  a  reçu  du  dehors, 
par  la  mer,  les  éléments  essentiels  de  ce  qui  constitue  la 
civilisation  d'un  peuple. 

Un  peuple  a-t-il  quelque  chose  qui  lui  appartienne  plus  en 
propre  que  ses  dieux  ?  Ceci  est  vrai  surtout  des  peuples  de 
l'antiquité, qui  personnifiaient  dansleurs  dieuxleur  nationalilé. 
Ils  se  recommandaient  à  ces  dieux  non  pas  simplement  comme 
hommes,  mais  comme  Perses,  comme  Grecs,  comme  Romains. 
Et  cependant,  à  l'exception  de  Zeus,  habitant  de  l'éther,  il 
n'est  guère  de  divinité  grecque  qui  n'ait  été  regardée  comme 
étant  d'oris'ine  étranffère  et  dont  b*  culte  ne  se  rattache  à  des 


INFLUENCi:    DES    PHEMCIENS    SUR    LES    RELLEXES  OO 

légendes  et  à  des  coutumes  d'outre-mer.  C'est  sur  le  bord  do 
1.1  mer,  où  ils  étaient  d'abord  apparus  comme  des  dieux 
inconnus,  que  se  dressaient  leurs  plus  anciens  autels. 

Du  reste,  si  jaloux  que  fussent  les  Grecs  de  leur  autoch- 
Ihonie,  partout  cependant  on  les  voit  rattacher  la  fondation 
de  leurs  villes  à  Tarrivée  d'étrangers  qui,  doués  d'une  force  et 
d'une  sagesse  surnaturelles,  auraient  plié  à  des  usages  nou- 
veaux les  habitudes  des  populations.  Bref,  toutes  les  légendes 
dépassent  les  bornes  étroites  de  la  péninsule  européenne; 
elles  convergent  toutes  vers  l'autre  rivage,  d'oii  seraient  venus 
dieux  et  héros. 

Jusque-là,  le  sens  des  légendes  est  parfaitement  clair  :  c'est 
le  souvenir  d'une  civilisation  importée  de  l'Orient  par  voie  de 
colonisation.  Mais,  si  l'on  demande  quels  étaient  ces  colons, 
on  se  trouve  en  face  d'idées  bien  moins  précises  ;  et  cela  se 
comprend,  car,  lorsque  ces  légendes  prirent  leur  forme,  les 
étrangers  étaient  depuis  longtemps  déjà  acclimatés  dans  le 
pays  et  leur  origine  était  oubliée.  D'ailleurs,  la  légende  n'aime 
pas,  comme  la  critique,  à  remonter  au  fond  des  choses;  elle 
aime,  au  contraire,  l'extraordinaire,  l'imprévu,  le  merveilleux. 
Aphrodite  sort  tout  à  coup  de  l'écume  de  la  mer,  et  Pélops 
aborde  au  rivage  hellénique  traîné  sur  les  eaux  par  les 
coursiers  merveilleux  de  Poseidon. 

Cependant,  de  toutes  ces  légendes  se  dégagent,  pour  un  œil 
exercé,  deux  idées  principales.  D'abord,  la  notion  d'un  monde 
du  dehors,  notion  qui  se  formule  quelquefois  avec  plus  de 
précision  dans  des  noms  de  lieux,  comme  la  Crète,  la  Lycie, 
la  Phrygie,  la  Lydie,  la  ïroade,  la  Phénicie,  Cypre,  l'Egypte, 
la  Libye;  d'autre  part,  la  notion  de  la  parenté  qui  rattache 
rilellade  à  ce  monde  extérieur.  En  effet,  bien  qu'Aphrodite 
vienne  de  Syrie,  elle  ne  se  présente  pas  sous  la  forme  de 
Mylitta  ou  d'Astarté,  mais  bien  comme  une  déesse  grecque  : 
au  moment  où  elle  sort  de  la  mer,  elle  est  Aphrodite,  Et  les 
héros  comme  Cadmos  et  Pélops  ont-ils,  dans  les  idées  des 
Hellènes,  un  caractère  exotique  et  barbare?  Ne  sont-ils  pas  les 
fondateurs  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  grec,  les  ancêtres 
de  dynasties  puissantes  et  tutélaircs  dont  la  muse  nationale 
ne  se  lassait  point  de  célébrer  la  renommée  et  les  exploits? 


§6  LES    HELLÈNES    A    l'ÉPOQUE   PRÉHISTORIQUE 

Comment  donc  réunir  et  expliquer  ces  deux  idées,  si  ce  n'est 
en  admettant  que  ces  colons  étaient,  eux  aussi,  des  Grecs; 
qu'ils  venaient  de  l'Orient,  mais  d'un  Orient  grec  où,  avec 
cette  facilité  d'esprit  qui  caractérise  la  race  ionienne,  ils 
s'étaient  imbus  de  la  civilisation  orientale  et  l'avaient  marquée 
au  sceau  du  génie  hellénique  avant  de  la  transmettre  à  leurs 
frères  d'Europe?  D'un  autre  côté,  comme  ces  Grecs  d'outre-mer 
s'étaient  aussi  établis  au  milieu  de  Phéniciens,  dans  des 
colonies  phéniciennes,  dans  la  Lycie,  la  Carie,  le  Delta  du 
Nil,  on  put  appliquer  aux  colons  venus  de  rivages  lointains,  à 
ces  héros  fondateurs  de  villes,  le  nom  de  Phéniciens  et 
d'Egyptiens  ' . 

Ce  n'est  pas  qu'il  faille  nier  pour  cela  que  de  vrais  Cananéens 
soient  jamais  venus  coloniser  l'Hellade  ;  nous  avons  déjà  parlé 
plus  haut  de  leurs  stations,  et  l'étude  des  diverses  localités 
nous  fournira  l'occasion  d'en  signaler  davantage.  Toutefois, 
vu  l'antipathie  nationale  des  Grecs  pour  les  Sémites  ^^  il  n'est 
pas  probable  que  des  maisons  princières,  qui  ont  subsisté 
longtemps  et  avec  gloire  au  milieu  du  peuple  hellénique,  aient 
été  fondées  par  de  véritables  Phéniciens.  Veut-on  la  preuve  que 
les  Egyptiens  venus  à  Argos  n'étaient  pas  de  vrais  Egyptiens, 
une  race  totalement  différente  de  mœurs  et  d'idiome?  La 
légende,  en  son  naïf  langage,  répond  assez  clairement  à  la 
question,  lorsqu'elle  appelle  ces  étrangers  des  cousins  de 
Danaos,  des  membres  de  la  famille  argienne,  qui,  transplantés 
en  Libye  par  le  rapt  d'Io,  revenaient  des  bords  du  Nil  rejoindre 
leurs  frères  dans  la  plaine  de  l'Inachos. 

Mais  les  Grecs  d'outre-mer,  à  côté  des  noms  particuliers 
empruntés  aux  pays  d'où  ils  étaient  sortis,  portaient  encore 
certains  noms  génériques,  analogues  à  celui  de  Javan,  qu'on 
leur  donnait  en  Orient,  et,  comme  ce  dernier,  d'une  extension 
aussi  large  que  mal  définie. 

Parmi  ces  noms,  le  plus  répandu  était  celui  de  Lélèges,  qui 

1)  Cariens  et  Ioniens  pris  pour  des  Phéniciens  (E.  Curtiiis,  lonio^  p.  15. 
49).  E.  Renan,  Histoire  generale  des  langKcs  sémitiques,! ,  44,  est  aussi 
d'avis  que  «  le  nom  des  Phéniciens  couvrit,  en  réalité,  des  migrations  de 
peuplades  ioniennes  vers  l'occident.  » 

-)  Voyez  ci-dessus,  p.  ■40. 


INFLUENCE    DES    PHÉNICIENS    SUR    LES   HELLÈNES  57 

désignait,  d'après  les  anciens,  un  peuple  de  sang  mêlé  K  II 
y  avait  des  Lélèges  en  Lycie,  à  Milet,  aussi  bien  que  dans  la 
Troade.  Priam  va  chercher  une  femme  lélège  dans  les  mon- 
tagnes do  rida,  et,  en  Carie,  on  montrait  de  vieilles  forteresses 
et  d'antiques  tombeaux  qui  s'appelaient  Le/e^z«.  Dans  l'Hellade 
européenne,  on  trouve  des  vestiges  de  ce  nom  partout  où  les 
Grecs  d'Asie  ont  été  accueillis  et  ont  propagé  la  civilisation, 
sur  les  côtes  de  Messénie,  delà  Laconie  et  de  l'Elide,  aussi  bien 
qu'à  Mégare  où  le  héros  qui  ouvrait  l'histoire  locale  était  un 
Lélex  venu  d'Egypte.  Les  Epéens,  les  Locriens,  les  Etoliens, 
les  Caucones,  les  Curetés,  qui  habitaient  la  côte  occidentale 
de  l'Hellade  et  qui  se  répandirent,  sous  le  nom  de  ïaphiens, 
dans  les  îles  adjacentes,  sont  considérés  comme  étant  de 
même  race  que  les  Lélèges  -. 

Les  Cariens'  forment  le'pendant  des  Lélèges  et  leur  ressem- 
blent à  s'y  méprendre.  On  les  désigne  comme  des  gens  «parlant 
un  jargon*  »,  et  cependant  il  est  dit  qu'Apollon  s'exprima  un 
jour  en  langue  carienne  ^.  Des  familles  illustres  de  la  Grèce 
prétendaient  descendre  d'ancêtres  cariens^,  et  l'on  ne  saurait 
prouver  que  ce  peuple  était  bien  de  race  cananéenne  ^  Ils 
appartiennent  plutôt  à  ces  peuples  hybrides  dont  nons  avons 


^)  Suidas  attribue  au  nom  des  Lélèges  le  sens  de  <7'j(jl[jhxtoi.  Sur  les 
peuples  de  sang  mêlé  («r-jy/yiiç  IOvôjv,  (xîyaoô;)  qui  apparaissent  aux  origines 
de  l'histoire  grecque.  Cf.  Strab.,p.  678.  Deimling,  Leleger,  p.  99.  L'ou- 
vrage de  Deimling  est  aujourd'hui  le  plus  utile  à  consulter  sur  les  Lélèges. 

-)  D'après  Kiepert  {Monatsbor.  der  Kgl.  Acad.  d.  Wiss.,  1861,  p.  1-44) 
les  Lélèges,  distincts  des  Pélasges  sémitiques,  sont  le  même  peuple  que  les 
lUyriens,  dont  les  descendants  se  retrouventaujourd'huidans  les  Chkipétares 
ou  Albanais. 

^)  Voyez  ci-dessuSj  p.  37. 

4)  Kàpe?  ßapgapöcpwvoi  =  àypiôçwvot  (HoM.,  Iliad.,  Il,  867).  On  donnait 
aussi  cette  qualification  aux  Eléens  et  aux  Erétriens  (Deimling,  p.  22). 

5)Herod.,  VIII,  135. 

")  Sang  carien  dans  les  familles  athénicnnes(HEROD.,  V,  66).  Thémistocle 
donné  comme  d'origine  carienne  par  Phanias  (ap.  Plutarch.  ,  Themist. ,  1). 
De  Carie  sont  venus  irXsîo-xa  IXV^vtxà  c>vô[xaxa,  d'après  Philippe  de  Suangela, 
cité  par  Strab.,  p.  662, 

')  Sur  l'origine  des  Cariens,  voy.  Schoemann,  Griech.  Alterth.,  P,  2.  89. 
E.  Renan,  Hist.  gén.  des  langues  sémit.,  I,  49,  dit  :  «  La  plupart  des  ar- 
«  guraents  apportés  en  faveur  de  l'origine  sémitique  des  Cariens  sont  sans 
«  valeur.  »  Cf.  N.  Jahrbb.  für  PhiloL,  1861,  p.  444.  Wachsmuth  {Stadt 
Athen,  p.  446)  reprend  la  thèse  de  l'origine  sémitique  des  Cariens. 


S8  Li:S    HELLÈNES   A    l'ÉPOQIE    PRÉHISTORIQUE 

parlé  plus  haut;  issus  d'un  mélange  de  races,  ils  étaient  des- 
tinés à  jouer  le  rôle  d'interprètes  et  d'intermédiaires  entre 
les  différents  peuples.  Ils  exercèrent  ainsi,  pendant  un  certain 
temps,  une  immense   influence    sur  les  progrès   de  la  civi- 
lisation autour  de   la  Méditerranée;  mais,   comme  il  arrive 
généralement  à  ces  peuples  bâtards,  ils  ont  peu  à  peu  disparu 
sans  avoir  eu  d'histoire  de  quelque  durée.  Leur  langue  était 
formée  d'éléments  divers,  et  leur  Jîays,  à  cause  de  la  forte 
proportion  d'émigrants  sémitiques  qu'il  contenait,  s'appelait 
précisément  Phœnike  ;  il  n'est  donc  pas  étonnant  que  les  Grecs 
d'Europe  leur  aient  trouvé  une  physionomie  particulièrement 
exotique.  Ils  se  signalèrent  comme  pirates;  bardés  d'airain,  ces 
Normands  de  l'antiquité  vivaient  sur  l'Ai'chipel  et  portaient  le 
ravage  le  long  des  côtes.  (Cependant  leur  repaire  était  en  Asie- 
Mineure  :  ils  avaient  élu  leur  domicile  entre  les  Phrygiens  et 
lesPisidiens,  après  avoir  soumis  une  partie  des  Lélèges  *.  Ils 
étaient,   dit-on,  rattachés  par  la  communauté   du  culte  aux 
Lydiens  et  aux  Mysiens.  Ce  que  leur  empruntèrent  les  Euro- 
péens consiste  principalement  en  attirail  de  guerre,  comme  la 
poignée  du  bouclier,  les  écussons,  le  casque  d'airain  avec  un 
panache  ondoyant.  La  tradition  n'attribue  point  aux  Cariens 
une  influence  aussi  étendue  et  aussi  durable  qu'aux  Lélèges.  Ils 
sont  plus  vagabonds  et  disparaissent  plus  tôt.  Dans  diverses 
localités,  notamment  à  Mégare,  le  pays    aurait  été   envahi 
d'abord  par  des  Cariens,  puis,  bien  des  générations  après,  par 
des  Lélèges-.  Cette  tradition  montre  que  l'on  entendait  par 
Cariens  un  peuple  plus  ancien,  de  caractère  exotique,  et  que 
l'on  regardait  les  Lélèges  comme  une  race  moins  hétérogène 
et  plus  civilisée. 

Aussi  bien  ,  les  Grecs  d'Orient  n'étaient  pas  une  masse 
uniforme  ,  et  ils  ne  restèrent  pas  non  plus  toujours  les 
mêmes.  Au  contraire  ,  pendant  les  siècles  durant  lesquels 
ils  occupèrent  le  littoral  du  continent  européen,  ils  étaient 

')  Les  Lélèges  incorporés,  par  la  force  des  armes,  au  peuple  carien  (toO 

KapixoO  (loipa,  ä[xa  xoîç  Kapert  (TTpXTc-jojxîvo'..   Strab.,  p.  611). 

-)  Kar  et  Lélex  à  Mégare  (Paisan.,  I,  39,  6).  C'est  à  Mégare  qu'on  dis- 
tingue le  mieux  les  trois  groupes  principaux  formés  par  les  peuplades  grecques 
lies  eûtes.  Cf.   Gideon  Vogt,  I)e  relus  Mcgarensium.  1851,  p.  5,  sqq. 


INFLUENCE    DES    PHÉNICIENS    SUR    LES    HELLÈNES  59 

eux-mêmes  dans  la  phase  la  plus  active  de  leur  dévelop- 
pement. Ils  éliminaient  peu  à  peu  de  leur  sein  les  éléments 
étrangers  ;  leur  physionomie  propre  s'accentuait,  et  nous 
pourrons  retrouver  les  diverses  phases  de  ce  développement 
dans  leur  influence  sur  les  habitants  de  l'Hellade,  particulière- 
ment dans  l'histoire  de  la  religion. 

Les  Pélasges,  comme  les  autres  branches  de  la  famille 
aryenne,  les  Hindous,  les  Perses  et  les  Germains,  adoraient 
\o,  dieu  suprême  sans  image  matérielle  et  sans  temple.  Pour 
eux  les  hautes  cimes  étaient  des  autels  élevés  par  la  nature  ; 
là,  il  semblait  que  Fàme  comme  le  corps  fût  plus  près  du 
ciel.  Ils  invoquaient  ce  ïrès-IIaut  sans  lui  donner  de  nom 
personnel  \  car  Zeus  [Dens]  désigne  simplement  le  ciel,  Téther, 
la  demeure  lumineuse  de  Tlnvisible  ;  lorsqu'ils  voulaient 
indiquer  un  rapport  plus  immédiat  entre  lui  et  les  hommes, 
ils  l'appelaient,  comme  auteur  de  tout  ce  qui  vit,  «  Zeus-le- 
Père  »,  Bipatyros  -. 

Cette  pure  et  chaste  religion  des  <.<■  divins  »  Pélasges  laissa 
aux  générations  suivantes  autre  chose  que  de  pieux  souvenirs; 
au  milieu  de  la  Grèce  peuplée  de  statues  et  couverte  de  tem- 
ples, on  voyait  fumer,  comme  par  le  passé,  les  hauts  lieux 
consacrés  à  Celui  qui  n'habite  point  dans  des  demeures  faites 
de  main  d'homme.  En  eilet,  dans  les  anciennes  religions, 
c'est  toujours  le  fonds  primitif,  l'élément  le  plus  simple  qui 
s'est  le  plus  longtemps  et  le  plus  fidèlement  conservé.  C'est 
ainsi  qu'à  travers  les  siècles  remplis  par  l'histoire  grecque,  le 
Zens  arcadien,  incorporel,  inaccessible,  continua  à  rayonner 
d'un  éclat  divin  sur  le  sommet  boisé  du  Lycée  '  ;  on  recon- 
naissait qu'on  avait  mis  le  pied  sur  son  domaine,  lorsque  l'on 
voyait  toute  ombre  s'elfacer.  Le  peuple  même  conserva  long- 
temps une  pieuse  horreur  pour  les  noms  et  les  signes  qui  ten- 
daient à  matérialiser  Têtre  divin.  En  etiet,  outre  l'autel  de 
«  l'Inconnu,  »  on  rencontrait  çà  et  là  dans  les  villes  des  autels 
élevés  aux  dieux  <(  purs,  »  aux  «  grands,  »  aux  «  miséricor- 

1)  {lltl'xayoX  Oîoîac  £7rîv-/ôjA3voi)  ÈTiiDVjjj.îriV  oOo'  civo|/.a  eTrotsOvro  oOos'A  auTwv 
(Herod.,  II,  52). 

2)  AiuctTupo;  (Jupiter).  Cf.  G.  Curtius,  Griech.  Etymol.,  p.  563. 
')  Zeus  A-j-/.aîo:  (E.  Ci-RTiiis,  Peloponncsos,  I,  302^. 


60  LES    HELLÈNES   A    L  ÉPOQUE   PRÉHISTORIQUE 

dieux,  »  et  la  grande  majorité  des  noms  de  dieux  en  Grèce 
n'étaient  à  l'origine  que  des  qualifications  de  la  divinité,  incon- 
nue dans  son  essence  '. 

Il  était  impossible  que  ce  culte  pélasgique  se  conservât 
dans  toute  sa  pureté.  Dabord,  on  ne  saurait  nier  qu'il  n'y  eût 
chez  les  Grecs,  comme  chez  les  autres  peuples  aryens,  cer- 
tains germes  d'idées  polythéistiques,  et  qu'ils  ne  les  aient 
apportés  avec  eux  de  la  mère-patrie.  Une  religion  fondée  sur 
l'adoration  de  la  Nature  ne  pouvait  s'en  tenir  à  l'idée  pure  et 
simple  d'une  force  première  faisant  circuler  la  vie  dans  les 
entrailles  de  la  Nature.  A  côté  de  ce  grand  ressort,  il  y  avait 
des  forces  de  détail  qui  obtinrent  chacune  leur  part  de  véné- 
ration :  ainsi,  le  culte  des  Nymphes,  notamment,  a  pris  place, 
dès  la  plus  haute  antiquité,  dans  la  religion  populaire. 

Une  autre  modification  plus  sensible  de  l'idée  religieuse 
tient  à  la  division  du  peuple  en  tribus  et  en  districts  séparés. 
En  s'installant  dans  un  pays,  les  émigrants  voulaient  y  trouver 
des  signes  et  des  gages  visibles  de  la  faveur  divine  ;  dans  les 
différents  districts,  on  envisageait  la  divinité  sous  différents 
côtés.  L'idée  de  Dieu  s'émietta,  pour  ainsi  dire,  comme  la 
nationalité.  Le  culte  devint  de  jour  en  jour  plus  varié,  plus 
étroitement  lié  à  des  objets  visibles,  tels  que  sources,  torrents, 
grottes,  arbres,  pierres;  la  religion  se  trouva  ainsi  amenée  à 
identifier  progressivement  ses  idées  avec  les  symboles  maté- 
riels 2. 

Enfin,  à  ces  influences  s'ajouta  celle  des  peuples  étrangers. 
A  ce  moment  commence  une  transformation  religieuse  dont 
les  principaux  effets  n'échappent  pas  complètement  à  l'his- 
toire ;  c'est  la  période  de  transition  entre  l'âge  anté-hellénique 
ou  pélasgique  et  l'âge  hellénique  ;  c'est  l'époque  où  l'imagi- 
nation grecque  enfante,  par  une  série  de  créations  successives, 
le  monde  de  ses  dieux.  En  effet,  lorsque  les  tribus  pélasgi- 


1)  Sur  la  tendance  relativement  monothéiste  de  l'âge  pélasgique ,  cf. 
B.  Stark,  Die  Epochen  der  griechischen  Religionsgcschichte  àosiS  les 
Yerhandl.  d.  XX  Philologenversnmmhmg  (1861),  p.  59.  Une  opinion 
différente  est  soutenue  par  Ovehbeck,  Zeusrcligion  dans  les  Abhandl.  d, 
K.  ^œchs.  Ges.  d.  Wiss.  Phil.-Hist.  Classe,  IV. 

-)  Zeus  àcûlé du  cultç desNymphes  et  des  fleuves.  Voy.  Stark,  Niobc. p. 412. 


INFLUENCE   1)ES    PHÉNICIENS    SUR   LES    HELLÈNES  61 

ques  furent  entraînées  clans  le  mouvement  international  et 
que  le  cercle  de  leurs  relations  s'élargit,  elles  crurent  avoir 
aussi  besoin  de  dieux  nouveaux,  car  elles  doutaient  que  la 
protection  des  leurs  s'étendît  au  delà  de  l'étroit  horizon  dans 
lequel  elles  s'étaient  enfermées  jusque-là. 

Sous  ce  rapport,  rien  ne  fut  plus  fécond  que  le  contact  de 
ces  peuplades  naïves  avec  les  Sémites.  Précisément  à  cause 
de  l'opposition  naturelle  qui  existe  entre  les  tempéraments 
des  deux  races,  Aryens  et  Sémites  ont  exercé  les  uns  sur  les 
autres  une  influence  considérable,  dont  les  Sémites  ont  pris 
l'initiative  parce  qu'ils  étaient  les  plus  civilisés,  parce  que, 
vis-à-vis  des  Aryens  plus  sédentaires,  plus  stables,  plus  pe- 
sants, ils  étaient  les  plus  alertes,  les  plus  éveillés  et  les  plus 
inventifs. 

-  Les  Phéniciens  utilisèrent  le  culte  pour  nouer  des  relations 
amicales  avec  les  peuplades  pélasgiques  établies  sur  les  côtes. 
Ils  prirent  pour  trait  d'union  les  idées  religieuses  des  Pélas- 
ges,  en  particulier  le  Zeus  pélasgique,  qu'ils  assimilèrent  à 
leur  Baal  \  C'est  sous  sa  protection  qu'ils  mirent  leurs 
marchés;  aussi  reçut-il  le  nom  de  Zeus  Epikoinios,  c'est-à- 
dire  adoré  en  commun  ^. 

Il  correspondait  ainsi  à  Baal-Salam,  le«  dieu  de  la  paix,  »  à 
qui  étaient  consacrés,  sous  le  nom  de  Salama  ou  Salamis^ 
les  endroits  où  la  paix  était  garantie  par  des  traités.  Les 
Phéniciens  introduisirent  aussi  le  culte  des  planètes,  inventé 
par  les  Sémites  de  rOrient;  ils  apprirent  aux  Pélasges  à  voir 
dans  les  étoiles  les  divinités  qui  gouvernent  le  monde  et  à 
régler  sur  leurs  mouvements  leurs  aff'aires  publiques  et  pri- 
vées. Enfin,  ils  importèrent  encore  de  l'Orient  le  culte  des 
images,  dont  le  charme  subjugua  les  Pélasges  autochthoncs. 
Ceux-ci  n'eurent  pas  la  force  de  résister;  ils  adorèrent  les 
dieux  d'étrangers  qui  leur  étaient  supérieurs  sous  tous  les  rap- 


')  Sur  le  rapport  qui  existe  entre  le  Baal  phénicien  et  l'idée  monothéiste 
représentée  par  le  type  de  Zeus,  voy.  de  VogUé  (Journal  asiatique,  1867, 
p.  135). 

2)  Zsùç  ETîixot'vtoi;  à  Salamine  (Hesych,  s.  v.,  èuixoi'vto;).  Cf.  Movehs, 
Colon,  der  Phœniziar,  p.  239,  et  le  texte  afférent  à  mes  Sieben  Karten 
zur  Topographie  Athens,  p.  9. 


62  m;s  ni;LLÉM;s  a  léimioii;  préiiistorioli; 

porls,  et  allribuèrent  les  sucrés  de  ces  mêmes  étrangers  aux 
images  qu'ils  portaient  partout  avec  eux,  sur  terre  et  sur  mer. 
Les  images  de  divinités  [Xoana)  ne  sont  pas  un  produit  indi- 
gène: et.  entre  autres,  les  petites  statuettes  d'un  pied  de  haut, 
qui  étaient  vénérées  de  temps  immémorial  le  long  des  côtes, 
doivent  être  regardées  comme  des  idoles  importées  par  les 
matelots  phéniciens  '. 

La  première  effigie  qui  s'ollVit  aux  yeux  des  Pélasges  fut 
celle  d'Astarté,  dont  le  culte  était  devenu  la  dévotion  spéciale 
des  marchands  cananéens,  à  tel  point  qu'ils  ne  s'embarquaient 
pas  sans  emporter  avec  eux  son  image,  et  que,  partout  où  ils 
fondaient  une  factorerie,  ils  installaient  au  centre  cet  emblème 
vénéré  '-.  C'est  ainsi  qu'à  Memphis,  Hérodote  vit  le  quartier 
des  Tyriens,  séparé  du  reste  de  la  ville,  groupé  autour  d'un 
bois  et  d'une    chapelle   consacrés  à  l'Aphrodite  étrangère  ^. 

Il  en  était  de  même  dans  les  établissements  phéniciens  de 
Cypre,  de  Cythère,  de  Cranse;  avec  cette  différence  qu'en 
Egypte  ce  culte  ne  subit  aucune  altération,  tandis  qu'il  fut 
adopté  et  hellénisé  par  les  Grecs.  La  déesse  continua  à  repré- 
senter la  force  créatrice  qui  fait  circuler  la  vie  dans  la  nature  ; 
mais,  comme  les  Grecs  avaient  vu  en  elle  la  déesse  des  mate- 
lots, elle  devint  en  même  temps  pour  eux  une  déesse  marine, 
protectrice  des  nautoniers  et  des  ports,  dont  le  culte  se  loca- 
lisa d'abord  dans  les  mouillages  de  la  côte,  et  de  là  se  répandit 
progressivement  dans  l'intérieur  du  pays. 

Mais  ce  n'est  seulement  par  mer  que  les  cultes  orientaux  ont 
pénétré  en  Grèce,  et  Cypre  n'a  pas  été  le  seul  pont  jeté  entre 
les  deux  mondes.  On  retrouve  aussi  sur  le  continent  asiatique 
les  stations  où  s'est  implanté  le  culte  d'une  divinité  repré- 
sentant, sous  des  vocables  multiples,  la  même  puissance 
symbolisée,  l'inépuisable  fécondité  de  la  Nature,  mère  et 
nourrice  de  tous  les  êtres.  C'est  la  Mylitta  de  Babylonc,  l'Istar 


')  Statuettes  de  bronze  >o6ta».)v  oO  ixîiiCovï:;  des  Dioscures  ou  Corybantcs 
(Pausan,  III,  'Z'i,  5).  Cf.  E.  Gerhard,  Poseidon,  ûhns  ]es  AhhmuJ I .  d .  Prouss . 
Akad.,  1850,  p.  19 i. 

-)  Aphrodite  Ourania  (Boei:mi,  Mctrolog .L'ntcrsv.chungen,  hk,  de  VoouÉ. 
Journal  asintiqnc,  ISO?,  août). 

«)  Zî{vr,   'A-^poo^-r,  (HekoD.,  II,  112;. 


I-NFLIENCK    I)i;S    PIIÉ.MC.IKNS    Sl'H    LKS   lIKLr.KNKS  63 

de  Ninivc,  F  Ana  hit  des  Perses,  la  grande  Artemis  qui  s'est 
avancée,  à  travers  la  Cappadoce  et  la  Phrygie,  jusqu'à  la  côte 
où  on  la  vénérait  ici  comme  Rhéa,  là  comme  Cybële,  mère 
des  dieux,  àEphèse  comme  Artemis,  comme  Hèra  à  Samos. 

Cette  même  déesse  a  été  ensuite  portée  dans  les  régions 
occidentales  :  elle  était  aussi  fêtée  à  Corinthe  sous  le  nom 
d'Aphrodite  qu'en  Cappadoce  sous  le  nom  de  Ma. 

Il  faut  tenir  compte  cependant  d'une  modification  consi- 
dérable qui  nous  montre  la  portée  du  mouvement  historique 
survenu  dans  le  domaine  de  la  vie  religieuse.  En  Orient,  la 
déesse  est  un  être  panthéistique,  une  puissance  unique  et 
dominante  qui  pénètre  la  substance  de  toutes  les  créatures. 
Sur  le  sol  hellénique,  elle  s'individualise  et  se  localise.  Ditl'é- 
remment  conçu  dans  chaque  tribu  et  chaque  cité,  le  type  de 
la  divinité  primordiale  reçoit  une  empreinte  nouvelle  ;  il  se 
décompose  en  une  série  variée  de  figures  féminines  qui,  sous 
forme  de  matrones  ou  de  vierges,  éprises  des  combats  ou 
attachées  au  foyer  domestique,  ici  plus  idéales,  là  mieux 
pourvues  de  séductions  sensibles,  entrent  dans  le  cercle  des 
dieux  grecs  et  sont  associées  à  Zeus  à  titre  de  mère,  d'épouse 
ou  de  iille  *. 

Les  apôtres  du  culte  de  la  grande  divinité  féminine  ont  été 
principalement  les  Sidoniens ,  tandis  que  les  Phéniciens 
originaires  de  Tyr  propageaient  le  culte  d'une  divinité  mâle, 
celui  de  Melkart,  le  patron  de  leur  cité.  C'est  à  Corinthe  que 
nous  trouvons  les  traces  les  plus  évidentes  de  cette  double 
propagande.  En  effet,  l'acropole  de  la  ville  ou  Acrocorinthe 
était  le  siège  d'un  très  ancien  culte  d'Aphrodite,  dans  lequel  la 
forme  de  la  déesse  cypriote  s'était  fondue  avec  celle  de  la 
Grande-Mère  asiatique,  et  sur  l'isthme  était  installé  Mélikerte 
qui,  même  réduit  au  rôle  subalterne  de  génie  marin,  resta 
toujours  le  centre  du  culte  locale.    Or,  le  nom  de  Mélikerte 


')  Je  ne  fais  qu'indiquer  ici  la  façon  dont  les  déesses  grecques  sont  sorties 
du  concept  asiatique  de  la  nature  divinisée  ;  on  trouvera  ces  indications 
sommaires  plus  amplement  développées  dans  mon  article  Die  griechischo 
Gœtterlchre  von  geschichtlichen  Standpunkte,  inséré  dans  les  Preussische 
Jahrbücher,  XXXVI. 

-)  E.  CuivriLS,  Pclopo)inesoi>,  II,  517. 


64  LES   HELLÈNES    A    l'ÉPOQUE    PRÉHISTORIQUE 

n'est  autre  que  celui  de  Melkart,  accommodé  par  les  Hellènes 
à  leur  prononciation.  Ce  fait  nous  renseigne,  par  surcroit,  sur 
les  voies  de  communication  suivies  par  les  marins  phéniciens. 
Autant,  en  effet,  la  navigation  moderne  aime  à  se  mouvoir 
en  pleine  mer,  autant  les  navires  anciens  cherchaient  à  se 
tenir  près  des  côtes,  à  s'enfoncer  dans  les  baies  et  à  se  glisser 
dans  les  passages  étroits  de  l'Archipel.  On  s'explique  ainsi  que, 
dès  la  plus  haute  antiquité,  les  Phéniciens  aient  cherché  à  se 
frayer  à  travers  la  Grèce  une  voie  d'un  golfe  à  l'autre,  et  qu'ils 
aient  fait  passer  leurs  marchandises  par  dessus  l'isthme.  Ce 
mode  de  transfert  est  attesté  par  les  cultes  de  Sidon  et  de  Tyr, 
implantés  aux  deux  bouts  du  chemin.  Partout  où  les  Tyriens 
se  sont  établis,  ils  ont  élevé  des  sanctuaires  à  leur  dieu  national, 
Melkart.  Ce  sont  eux  qui  ont  importé  son  culte  sur  tous  les 
rivages  de  rilellade.  On  rencontre  Melkart,  sous  des  noms 
analogues,  comme  Makar,  Makareus,  en  Crète,  à  Rhodes,  à 
Lesbos,  en  Eubée,  mêlé  tant  bien  que  mal  au  cycle  des  légendes 
indigènes.  C'est  de  lui  que  proviennent  même  des  noms  qui 
ont  une  physionomie  tout  à  fait  grecque,  comme  Makaria  en 
Messénie  et  en  Attique  '. 

Mais  les  principaux  attributs  du  héros  tyrieii  ont  fini  par 
passer  à  Héraclès,  qui  fut  adoré  sous  le  nom  de  Makar  dans  l'ile 
de  Thasos,  où  les  Phéniciens  exploitaient  de  riches  mines,  et 
qui,  en  maint  endroit,  symbolisa  le  rôle  initiateur  du  colon 
étranger  :  car,  il  est  bien,  lui  qui  voyage  sans  trêve  ni  repos,  la 
personnification  de  cet  infatigable  peuple  de  marchands.  Le 
voilà  qui,  accompagné  de  son  chien,  trouve  la  pourpre  sur  le 
rivage  *;  sa  coupe,  dans  laquelle  il  vogue  vers  Erythéia,  est 
l'image  du  vaisseau  de  transport  phénicien  à  la  coque  duquel 
il  fait  appliquer  un  doublage  en  cuivre.  Ce  sont  les  Phéniciens 
qui,  sous  son  nom,  ont  arraché  aux  torrents  leur  corne  dévas- 
tatrice, élevé  des  digues,  tracé  les  premières  routes  '. 


•)  Sur  les  noms  de  localités  qui  se  rapportent  au  culte  de  Melkart, 
voy.  Olshausex,  Rhein.  Mxis,  VIII,  p.  329.  Thèbes  appelée  vr^aoi  Maxâptov 
(Lycophr.,  Alex.  120'i).  Langue  des  Makares  (Zander,  Lesbos,  p.  22). 

2)  'IIpâxAîio;  y.vtov  (PoLLux,  I,  io).  Sur  les  monnaies  de  Tarante  figure  un 
murex  cid  inhicit  canis  (Milllxgen,  Considcrations  etc.,  p^  lOU). 

3)  'IIpax).£ia  ôôô;  (Aristt.,  Mir  ah .  auscult.,  c.  86). 


INFLUENCE  DES    PHÉNICIENS    SUR  LES   HELLÈNES  65 

Mais  les  Grecs,  en  l'accueillant,  le  comprirent  de  deux 
façons.  Ou  bien  ils  se  rallièrent  au  culte  tyrien  et  acceptèrent 
Héraclès  comme  une  divinité,  au  même  titre  qu'Astarté,  ou 
bien  ils  le  vénérèrent  comme  le  bienfaiteur  de  leur  pays  et 
l'auteur  de  leur  civilisation,  comme  un  de  leurs  héros  dont  le 
nom  et  les  exploits  font  retentir  d'un  bout  à  l'autre  les  éclios 
de  la  Méditerranée.  A  Sicyone,  on  trouve  Héraclès  adoré  sous 
ses  deux  formes,  comme  héros  et  comme  dieu  '. 

Ces  cultes,  aussi  bien  que  le  culte  de  Moloch  dont  on  trouve 
des  traces  en  Crète  et  ailleurs,  celui  des  Cabiresde  Samothracc, 
transformés,  comme  Mélikerte,  de  dieux  sémitiques  en  génies 
helléniques  -,  ont  été  —  on  a  de  bonnes  raisons  pour  le 
supposer,  —  introduits  par  les  Phéniciens  dans  la  Grèce  euro- 
péenne, en  même  temps  qu'une  foule  d'arts  industriels,  tels 
que  la  tapisserie,  qui  occupait  les  loisirs  des  prêtresses 
d'Aphrodite  à  Cos,  Théra,  Amorgos%  l'industrie  minière,  la 
métallurgie...  etc. 

Aphrodite  et  Héraclès  représentent  tous  deux  un  point 
culminant  de  l'influence  phénicienne,  mais  exercée  par  deux 
villes  difi'érentes.  En  efi'et,  tant  que  les  colons  partirent  de 
Sidon,  c'est-à-dire  de  1600  à  1100  avant  J.-C,  ils  répandirent 
le  culte  de  la  déesse  d'Ascalon,  Aphrodite  Ourania,  appor- 
tant avec  elle  en  Grèce  la  blanche  colombe,  la  colombe 
sacrée  des  temples,  et  le  myrte,  qui  accompagne  partout  la 
déesse  sidonienne.  Plus  tard,  lorsque  la  prospérité  de  Sidon 
décline,  commence  la  colonisation  tyrienne,  représentée  par 
Héraclès-Melkart.  Mais,  à  l'époque  oii  la  puissance  de  Tyr  se 
substituait  à  celle  de  Sidon,  les  Ioniens  avaient  déjà  une 
marine;  voilà  pourquoi,  dans  leurs  traditions,  immortalisées 
par  Homère,  Sidon  seule  est  le  centre  de  la  domination  mari- 
time des  Phéniciens  *. 

»)  Pausan',  II,  10.  1. 

-)  Sur  les  Cabires,  voy.  Schoemanx,  Griech.  Alterth.,  IP,  403 .  Cf.  les 
(f  Génies  orientaux  (irpoo-ïiwot  ôaîp-oveç)  »  de  Rhodes  {Fragm.  Hist .  Grxc, 
III,  175). 

3)  Sur  l'industrie  du  tissage  dans  le  culte  d'Aphrodite,  voy.  E.  Curtius, 
Peloponnesos,  I,  438. 

*)  La  colonisation  divisée  en  trois  periodespar  Movers,  Colonicn  der 
Phœnizier^  p .  58  sqq . 

S 


66  LES    HELLÈNES    A    L  ÉPOOUE    PRÉHISTORIQUE 

Lorsque  les  Grecs  d'Asie,  suivant  les  traces  des  Phéniciens, 
fondèrent  à  leur  tour  des  colonies,  ils  se  rallièrent  à  ces 
mêmes  cultes,  comme  ils  l'avaient  fait  déjà  dans  leur  patrie, 
et  répandirent  pour  leur  propre  compte  les  religions  phéni- 
ciennes revêtues  d'une  forme  hellénisée.  Pélops  et  Egée 
fondent  aussi  des  sanctuaires  d'Aphrodite.  Ces  nouveaux 
colons,  qui  apparaissent  à  la  même  époque  et  avec  les  mêmes 
caractères,  accomplissent  aussi  leur  œu^Te  sous  les  auspices 
phéniciens  ;  eux  aussi  propagent  le  culte  des  planètes  et  toutes 
les  créations  de  la  civilisation  orientale.  Mais,  d'autre  part,  ils 
apportèrent  aussi  avec  eux  d'autres  cultes  dont  on  ne  saurait 
trouver  directement  le  prototype  en  Syrie,  des  cultes  qui  se  sont 
développés  au  milieu  d'eux,  qui  sont  à  la  fois  le  rellet  du  génie 
national  et  la  mesure  des  différents  degrés  de  son  développe- 
ment. 

Tel  est,  entre  autres,  le  culte  de  Poseidon,  qui  était  d'abord 
inconnu  dans  l'intérieur  de  rilcllade;  d'où  l'on  comprend  que 
le  roi  de  'mer  Ulysse  ait  pu  recevoir  la  mission  de  le  répandre 
dans  rintérieur  du  pays,  chez  des  hommes  qui  ne  connaîtraient 
pas  le  sol  et  prendraient  une  rame  pour  une  pelle  *.  Le  culte 
de  ce  dieu  est  inséparable  de  la  mer:  aussi,  là  où  il  était  adoré, 
même  dans  l'intérieur  du  pays,  on  croyait  entendre  mugir  sous 
son  temple  l'onde  amère.  La  forme  de  son  nom,  Poseidaon, 
est  ionienne  ;  son  culte  est  le  culte  national  des  Grecs  d'Asie  - 
et  rattache  entre  eux  les  rameaux  disséminés  de  cette  famille, 
qu'ils  s'appellent  Cariens,  Lélèges  ou  Ioniens,  qu'ils  soient 
restés  dans  leur  patrie  ou  Talent  quittée  pour  se  lixer  ailleurs. 

Poseidon ,  dieu  de  la  mer,  a  un  caractère  farouche  comme 
son  élément  :  le  rit  de  ses  sacrifices  abonde  en  prescriptions 
barbares,  telles  que  sacrifices  humains,  noyades  de  chevaux... 
etc.  Dans  sa  suite  fisurent  de  sauvaaes  Titans  et  des  génies 
malfaisants;  parmi  eux  on  rencontre,  il  est  vrai,  des  figures 
qui  témoignent. des  connaissances  géographiques  des  peuples 
navigateurs,  comme  Protée^,  le  pasteur  marin,  l'enchanteur 
égyptien  qui  connaît  la  direction  et  les  longueurs  des  roules 

')  HoM.,  Odijss.  XI,  122.  Cf.  Stepii.  Byz.,  s.  v.  ßo-:v£i|;.a. 
-)  E.  CcRTiLS,  lonicr,  p.  15. 
3)  HoM.,  Odyss.  IV,  352. 


INFLUENCE  DES  PHÉNICIENS  SUR  LES  HELLÈNES        G7 

de  mer,  et  Atlas,  le  père  des  étoiles,  que  consulte  le  pilote, 
le  compagnon  de  l'Héraclès  tyrien,  le  gardien  des  trésors  de 
l'Occident. 

Il  y  eut  un  moment  où  Poseidon  était  le  dieu  principal  de 
tous  les  Grecs  navigateurs;  ce  n'est  que  plus  tard  que,  dans 
la  plupart  des  localités,  il  a  dû  céder  le  pas  à  d'autres  cultes 
qui  correspondent  à  un  plus  haut  degré  de  civilisation  i, 
Poseidon  bat  en  retraite  devant  les  divinités  vraiment  hellé- 
niques. 

Cependant  jamais,  chez  les  Hellènes,  un  culte  une  fois  ins- 
titué n'a  été  aboli.  Quoique  réduit  à  un  rôle  inférieur,  il  con- 
tinuait à  figurer  parmi  les  choses  saintes  et  s'amalgamait 
avec  les  cultes  postérieurs.  C'est  ainsi  qu'à  Athènes,  à  Olym- 
pie,  à  Delphes,  on  distingue  clairement  une  première  période 
posidonienne  qui  a  laissé  dans  le  rit  des  sacrifices  des  tra- 
ces indélébiles.  Ainsi  se  sont  formées,  en  quelque  sorte  , 
des  couches  différentes  qui,  dans  tous  les  centres  religieux  de 
l'IIellade,  se  succèdent  dans  le  même  ordre,  et  permettent  do 
suivre,  à  travers  ses  diverses  phases,  le  développement  du 
génie  national,  absolument  comme  la  série  des  stratihcations 
terrestres  nous  fait  assister  à  l'élaboration  progressive  de  la 
croûte  du  globe. 

Certaines  époques  se  dessinent  plus  nettement  :  ce  sont 
celles  où  l'introduction  d'un  nouveau  culte  a  provoqué  des 
luttes  dont  la  tradition  a  gardé  le  souvenir.  C'est  que,  même 
dans  le  monde  païen,  à  côté  d'un  goût  irréfléchi  pour  les  nou- 
veautés, on  rencontre  aussi  un  sentiment  plus  sérieux,  la 
fidélité  aux  anciens  dieux  et  à  leur  culte  plusjjur,  plus  simple, 
Hérodote  raconte  qu'un  peuple  de  montagnards,  les  Cauniens, 
s'armèrent  de  pied  en  cap  et,  brandissant  leurs  lances,  chassèrent 
de  leur  territoire  les  dieux  étrangers  qui  s'y  étaient  installés-. 

La  légende  grecque  parlait  de  combats  semblables  à  propos 
de  l'introduction  du  culte  de  Dionysos,  très  répandu  en  Asie- 
Mineure  ;  car  ici,  l'origine  orientale  de  cette  dévotion  et  la 
résistance  qu'elle  rencontra  dans  la  j^opulation  indigène  s'ac- 

*)  De  là  le  nom  de  Poseidon  ((  troqueur  »  k[i.rnovk  (Gerhard,  Poseidon,]).  10  i). 
-)  Herod.,   I,  172.   —  Décision  rendue  par  Zeus  Dodonéen,  concernant 
l'introduction  des  dieux  nouveaux  (Herod.,  II,  53). 


G8  LES    HELLÈNES    A    l'ÉPOQUE    PRÉHISTORIQUE 

cuseiit  plus  particulièrement.  Les  Argiens  racontaient  com- 
ment, SOUS  la  conduite  de  Persée  ,  ils  avaient  combattu 
contre  des  espèces  de  sirènes  farouches  qui  étaient  venues 
des  îles  avec  Dionysos  *. 

Des  souvenirs  analogues  se  rattachent  à  Artemis,  qui 
apparaît  sur  le  littoral  de  l'Asie-Mineure  entourée  d'une  bande 
d'hiérodules  armées  et  exercées  au  métier  de  soldat.  Ce  sont 
là  les  Amazones  avec  lesquelles  les  héros  grecs  engagent  des 
combats  sanglants.  Adorée  en  Grèce  sous  une  foule  de  noms, 
la  cruelle  Artemis,  avide  de  sang  humain,  est  une  des  figures 
les  plus  marquantes  du  cycle  religieux  qui,  rayonnant  de 
l'Asie  sur  l'Hellade,  a  rattaché  l'un  à  l'autre  les  deux  rivages. 

D'autres  cultes  furent  accueillis  de  si  bonne  heure  et  s'accli- 
matèrent si  complètement  qu'ils  perdirent  tout-à-fait  leur 
caractère  exotique.  Se  figure -t- on  l'Attique  sans  Demeter 
et  Athêna  ?  Cependant  les  hymnes  sacrées  elles-mêmes  font 
venir  Demeter  de  la  Crète,  et,  si  inséparable  que  soit  Athêna 
do  l'olivier,  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  son  culte  a  pris 
naissance  chez  les  peuplades  ioniennes  de  la  côte  orientale^. 

Mais,  dans  toute  la  vie  religieuse  des  Grecs,  il  n'est  point 
d'époque  plus  importante  que  l'apparition  d'Apollon  :  elle 
inaugure,  dans  l'histoire  de  leur  développement  intellectuel 
une  sorte  de  renaissance  et  presque  de  création  nouvelle.  Dans 
toutes  les  villes  grecques  qui  nous  ont  légué  un  riche  trésor 
de  légendes,  on  attribue  à  la  venue  du  dieu  bienfaiteur  une 
transformation  de  Tordre  social,  un  épanouissement  de  vie  et 
d'intelligence.  Les  routes  s'ouvrent,  les  quartiers  des  cités  se 
régularisent,  les  citadelles  s'entourent  de  murailles,  le  sacré 
se  sépare  du  profane.  On  entend  résonner  les  chants  et  les 
cordes  des  instruments  ;  les  hommes  se  rapprochent  des  dieux  ; 
Zeuslcurpaiie  par  ses  prophètes,  et  le  péché,  môme  l'homicide, 
ne  pèse  plus,  à  jamais  irrémissible,  sur  les  infortunés  mortels  ; 
il  no  se  transmet  plus,  comme  une  malédiction,  de  génération 
en  génération  ;  mais,  de  même  que  le  laurier  purifie  l'air 
méphitique,  de  même,  le  dieu  couronné  delaurier  lave  la  tache 

1)  Combat  contre  les  VUi'at  (Pausan.,  II,  22, 1). 

-)  Athêna  Onka  (Stahk,  Mytholog,  Parallelen,  p.  58.  Arcliasol.  Zeitung, 
1865,  p.  68). 


INFLUENCE  DES  PHÉNICIENS  SUR  LES  HELLÈNES        69 

de  sang  qui  souille  Oreste  et  lui  rend  la  paix  de  l'âme  ;  la 
redoutable  puissance  des  Erinnyes  est  brisée,  et  sur  ses  débris 
s'élève  le  monde  de  l'harmonie,  le  royaume  de  la  grâce  et  du 
pardon  K 

Les  lieux  oii  s'est  fixé  le  culte  d'Apollon  entourent  comme 
une  bordure  le  continent  grec,  et  bien  que  ce  culte,  comme 
celui  d' Artemis,  ait  été  rattaché  à  des  légendes  indigènes  qui 
remontent  jusqu'au  temps  des  Pélasges,  l'Apollon  historique 
n'enestpasmoinsun  dieu  essentiellement  nouveau.  En  Grèce,  il 
passa  toujours  pour  être  venu  du  dehors  ;  on  voyait  dans  ses 
principaux  sanctuaires  le  terme  de  sa  marche.  Il  arrive  direc- 
tement de  la  mer,  qu'il  aurait  traversée  entouré  d'un  cortège 
de  dauphins  ;  ou  bien,  s'il  s'avance  par  terre,  il  vient  de  la 
côte  où  ses  premiers  autels  s'élèvent  au  bord  de  l'eau,  dans  des 
anses  couronnées  de  falaises  ou  k  l'embouchure  des  fleuves, 
fondés  par  des  marins  de  Crète,  de  Lycie,  de  l'Ionie  primitive, 
qui  ont  ainsi  dédié  le  pays  à  son  nouveau  protecteur.  A  la 
naissance  d'Apollon,  le  premier  laurier  sortit  du  sol  de  Délos  ; 
sur  le  continent,  le  laurier  qui  croissait  à  l'embouchure  du 
Pénée  passait  pour  le  plus  ancien. 

La  religion  d'Apollon  a  aussi  ses  divers  degrés  de  perfection  ; 
le  dieu  a  quelque  chose  de  plus  farouche  dans  les  montagnes 
et  les  forêts  de  Gypre,  oii  l'on  adore  l'Apollon  Hylatas,  et  chez  les 
Magnetes  ;  sous  le  nom  de  Delphinios,  c'est  encore  un  dieu 
analogue  à  Poseidon,  un  dieu  marin,  comme  les  Gabires  et 
les  Dioscures,  qui,  au  printemps,  calme  les  vagues  et  ouvre  la 
navigation  ^  ;  enfin,  comme  dieu  Pythien,  il  asseoit  son  trône 
à  Delphes,  et  là,  modérateur  des  Etats,  foyer  de  lumière  et  de 
justice,  il  devient  le  centre  intellectuel  du  monde  hellénique 
tout  entier.  Get  Apollon  est  comme  le  couronnement  du 
polythéisme  hellénique  qu'il  a  transfiguré  et  porté  à  la  perfec- 
tion dont  il  était  susceptible.  Si,  de  cette  hauteur,  on  jette  un 
regard  en  arrière,  si  l'on  remonte  jusqu'à  l'idée  de  Dieu  telle 
que  les  Grecs  l'ont  apportée  de  la  patrie  commune  des  peuples 
aryens  et  l'ont  conservée  tant  qu'ils  restèrent  des  Pélasges,  on 

*)  Expiations,  al  vo[AtÇ6jx£vat  luo-stç  (Aristot.,  Polit.  26,  27). 

2)  L.  Preller,  Ausgew.  Aufsätze,  p.  244.  Deimling,  Leleger,  p.  202. 


70  m:s  nELLÈxrs  a  l'époque  prehistorique 

devine  ce  qui  a  dû  se  passer  pendant  les  siècles  qui  se  sont 
écoulés,  depuis  les  premiers  rapports  des  Grecs  avec  les  Phéni- 
ciens et  linauguration  d'un  commerce  bien  autrement  fécond 
avec  les  Grecs  d'Asie,  jusqu'au  jour  où  l'imagination  grecque 
eut  complété  le  groupe  de  ses  dieux. 


§  ni 

PÉRIODE   d'élaboration    :    AGE   HÉROÏQUE 

L'histoire  des  dieux  est  la  préface  de  l'histoire  du  peuple  et 
en  même  temps  du  pays.  Car  le  pays,  lui  aussi,  s'est  trans- 
formé dans  cet  intervalle;  les  forêts  se  sont  éclaircies  et  ont 
cédé  la  place  à  une  culture  plus  productive. 

En  entrant  dans  l'Hellade,  les  dieux  de  l'Orient  y  ont  apporté 
avec  eux  les  végétaux  qui  leur  étaient  consacrés  et  qui  étaient 
indispensables  à  leur  culte  :  la  vigne,  l'olivier,  le  myrte,  le 
grenadier,  le  c\^rès,  le  platane  et  le  palmier.  Athènes  croyait 
posséder  encore  les  prémices  de  ses  riches  plantations,  l'oli- 
vier planté  parla  déesse  elle-même,  et  ce  même  arbre  avait 
également  un  caractère  sacré  à  Tyr,  dans  l'enclos  du  temple 
d'Héraclès  '.  Avant  qu'on  ne  songeât  à  bâtir  des  temples, 
ces  arbres. étaient  les  portraits  vivants  et  la  demeure  des  divi- 
nités ;  c'est  à  leurs  rameaux  qu'on  suspendit  les  premières 
offrandes;  c'est  dans  leurs  troncs' qu'on  sculpta  les  images 
informes  des  êtres  invisibles.  Il  faut  ajouter  à  ceux  que  nous 
avons  cités  le  byssos  (probablement  le  cotonnier  arborescent), 
que  les  prêtresses  d'Aphrodite  employaient  dans  leurs  tissus  -, 

1)  Achill.  Tat.  II.  li.  Cf.  Stark,  Mijthol.  Parallel,  dans  les  Berichte 
d.  Sxchs.Ges.  cl.  Wiss.  1856,  p.  51  sqq.  D'après  Qiw?,KGKC\i{Gœtting.gel. 
Anz.  1872,  p.  1770).  on  ne  peut  démontrer  que  le  laurier  soit  venu  de 
l'Orient;  Sur  le  laurier,  voy.  Hem.n,  Culturpflansen,  p.  149. 

-)  Hehn  {op.  cit.,TÇ>.  106)  voit  dans  le  byssos  le  lin.  En  revanche, 
Pausanl\s  (V,  5,  2.  VI,  26,  6)  attribue  à  cette  plante  un  caractère  tout  à  fait 
exotique.  Cf.  E.  Curtils,  Peloponnesos,  II,  10,  et,  dans  le  même  sens, 
K.  Ritter,  Ueber  die  geographische  Verbreihmg  der  Baionicolle,  dtins  les 
Abhandl.  d.  Berlin.  Akad.  Jul.  18,50.  .\ov.  1851. 


■PÉRIODE   d'élaboration    :    AGE   HÉROÏQUE  71 

et  le  styrax,  dont  les  Phéniciens  avaient  apporté  la  résine  par- 
fumée d'Arabie  en  Grèce,  avant  que  des  colons  crétois  eussent 
acclimaté  l'arbuste  lui-même  en  Béotie  *.  Le  culte  hellénique 
ne  pouvait  se  passer  des  parfums  d'Orient. 

Cet  assemblage  disparate  de  dieux  et  de  cultes  s'est  fondu, 
sous  l'étreinte  puissante  du  génie  grec,  en  un  tout  compact, 
qui  se  présente  à  nous  complètement  achevé  et  marqué  du 
sceau  national,  si  bien  que  nous  pouvons  à  peine  surprendre 
çà  et  là  quelques  traces  de  l'élaboration  progressive  d'où  il 
est  sorti. 

La  légende  héroïque  nous  renseigne  mieux  sur  les  époques 
de   l'histoire  primitive  :  elle   fait    revivre  ce  temps   où  les 
Pélasges  autochthoncs  furent  arrachés  à  la  monotonie  de  leur 
existence,  où  se  fondèrent  de  nouveaux  cultes,  où  l'activité 
s'ouvrit  de  nouvelles  voies,  où  les  sociétés   se   constituèrent 
sur  de  nouvelles  bases  qui  devaient   assurer  leur  prospérité 
future.    Les  auteurs  de  ces  institutions  sont  des  personnages 
semblables   aux  hommes,   mais    plus    grands,    plus    majes- 
tueux et  plus  voisins  des  Immortels.  Ce  ne  sont  point  de  vains 
fantômes  créés  par  un  jeu  d'imagination  ;  ils  représentent  des 
actes  et  des  faits  réels  qui  se  sont  incarnés  et  revivent  en  eux. 
L'histoire  des  héros  a  un  fonds  authentique  ;  il  n'y  a  là  d'ar- 
bitraire que  ce  qu'y  ont  ajouté  les  mythographes  pour  coor- 
donner les  légendes  éparses  et  y  introduire  une  chronologie 
systématique.  Ainsi  s'explique,  d'une  part,  l'accord  qui  règne 
sur  la  nature  et  le  caractère  des  héros,  de  l'autre,  leur  multi- 
plicité et  la  diversité  des  groupes  qui  personnifient  les  diverses 
phases  du  progrès,  à  des  époques  et  dans  des  lieux  ditférents. 
De  tous  ces  personnages,  le  plus  populaire  en  Grèce,  depuis 
la  Crète  jusqu'en  Macédoine,  était  Héraclès.  Sauf  quelques 
traits  qui  sentent  encore  le  dieu  -,  il  apparaît  généralement 
comme  un  héros  qui,  en  domptant  les  forces  désordonnées  de 

1)  Le  styrax,  aux  environs  d'Haliarte,  considéré  par  les  habitants  de  ceLli' 
ville  comme  un  indice  d'immigration  crétoise  (Plutarch.,  Lysand.  28.  Cl. 
Welcher,  Kretische  Colonie  in  Theben,  p .  44 .  Fraas,  Synopsis  plcmf.  fior. 
cîass.,  p.  124. 

-•)  Sur  Héraclès  considéré  comme  dieu,  voy.  E.  Curtius,  Peloponnesos, 
II,  494.  Gurutt,  Tetrap.  AU.  42.  Wachsmuth,  Rhein.  Mus.,  XXIV,  p.  45. 


72  LES    HELLÈNES   A   l'ÉPOQUE   PRÉHISTORIQUE 

la  nature,  a  permis  d'asseoir  unordrede  chosesrationnel;  c'est 
le  symbole  populaire  de  la  tâche  dévolue  aux  premiers  pion- 
niers de  la  civilisation,  symbole  transmis  par  les  Phéniciens 
aux  Grecs  d'Orient  *  et  par  les  Grecs  d'Orient  à  leurs  frères 
d'Occident.  Là  où  des  tribus  tyrrhéniennes  ou  ioniennes  se 
sont  jointes  aux  Tyriens  pour  peupler  leurs  colonies,  lolaos 
apparaît  comme  compagnon  d'armes  d'Héraclès  -  ;  là  où  les 
Grecs  ont  le  plus  complètement  annihilé  l'influence  phéni- 
cienne, le  héros  tyrien  transfiguré  prend  le  nom  de  Thésée  ^. 

Les  localités  plus  particulièrement  inféodées  à  Héraclès, 
Argos  et  Thèbes,  sont  aussi  celles  où  la  légende  s'épanouit 
plus  vigoureuse,  encadrant  dans  ses  fictions  les  souvenirs  du 
passé.  Le  golfe  hospitalier  d' Argos  était  destiné  par  la  nature 
à  être  le  premier  point  de  contact  entre  les  peuples  naviga- 
teurs et  ceux  de  la  terre  ferme  ■*,  et  il  n'y  pas  d'endroit  dans 
l'Hellade  qui  ait  eu  une  histoire  si  variée  avant  que  l'histoire 
fût  née.  Nous  en  avons  pour  preuve  tout  le  cycle  des  légendes 
indigènes;  Argos,  qui  apporte  de  Libye  la  semence  du  blé; 
lo,  qui  erre  à  travers  toutes  les  mers  et  dont  la  postérité  vaga- 
bonde, transplantée  sur  lesbords  du  Nil,  revient  dans  la  mère- 
patrie  avec  Danaos,  un  patriarche  indigène  celui-là,  qui  se 
trouve  être  à  la  fois  le  père  d'une  race  tout  à  fait  grecque,  le 
fondateur  du  culte  d'Apollon  Lycien,  et  le  fils  du  Bélos  phé- 
nicien, qui  enfin,  en  abordant  sur  sa  pentécontore  à  l'embou- 
chure de  rinachos,  vient  révéler  aux  Grecs  l'art  de  la  naviga- 
tion ^  La  fusion  d'éléments  indigènes  et  étrangers  qui  a 
constitué  le  peuple  se  retrouve  dans  la  personne  de  son  an- 
cêtre. 

C'est  encore  au  pays  des  Danaëns  qu'appartient  Agénor, 


♦)  Voy.  ci-dessus,  p.  63-65. 

^)  Sur  lolaos,  voy.  Movers,  Colonien,  p.  565  sqq.  E.  Curtius, /onfcr, 
p.  30  sqq.  On  trouve  des  lolaïdes,  d'anciennes  familles  de  Thespies,  ville 
ionienne  (0.  Mueller,  Orchomenos,  232.  Diodor.,  IV,  29.  C.  I.  Gr.  I, 
p.  729).  DoNDORFF  {Die  lonier  auf  Euboia,  1860,  p.  7)  regarde  lolaos 
comme  une  figure  qui  appartient  au  cycle  des  légendes  orientales. 

3)  Preller,  Griech.  Mi/thoL,  IP,  285. 

*)  Voy.  ci-dessus  p.  44. 

^)  Sur  le  cycle  des  légendes  argiennes,  voy.  E.  Curtius,  Pelo23onnesoSj 
II,  443  sqq, 


PÉRIODE   d'élaboration    :    AGE   HÉROÏQUE  73 

qui  importe  dans  l'Argolide  l'élève  des  chevaux;  le  roi  Prœtos, 
cpii  bâtit  des  murailles  avec  l'aide  des  Cyclopes  de  Lycie  ;  Per- 
sée,  qui  vogue  dans  un  coffre  de  bois;  Palamède,  le  héros  de 
la  ville  de  Nauplia,  bâtie  sur  un  promontoire  isolé,  l'inventeur 
de  l'art  nautique,  des  phares,  des  poids  et  mesures,  de  l'écri- 
ture, du  calcul'.  Tous  ces  personnages,  si  divers  de  physiono- 
mie, prouvent  en  somme  la  même  chose,  une  chose  qui  n'a 
pu  être  inventée  à  plaisir  :  c'est  que  les  premiers  émigrants 
qui  ont  mis  le  pied  sur  ce  littoral  étaient  des  marins  venus  de 
Phénicie,  d'Egypte,  d'Asie-Mineure,  et  qu'à  force  de  s'assimi- 
ler, par  leur  entremise,  des  nouveautés  de  toute  sorte,  la 
population  indigène  s'est,  pour  ainsi  dire,  radicalement  trans- 
formée. 

Le  Palamède  argien  a  son  pendant  dans  l'isthme  ,  fré- 
quenté de  bonne  heure  par  les  Phéniciens  et  leurs  émules  les 
Grecs  navigateurs  :  c'est  l'astucieux  Sisyphe  ^,  le  type  de 
l'habitant  de  la  côte  dont  l'esprit  éveillé  contraste  avec  la  sim- 
plicité des  habitants  de  l'intérieur.  Pour  la  même  raison,  la 
tradition  lui  fait  instituer  le  culte  de  Mélikerte,  absolument 
comme  Egée  et  le  roi  Porphyrion,  «  l'homme  à  la  pourpre  », 
introduisent  en  Attique  le  culte  d'Aphrodite. 

Le  souvenir  le  plus  précis  des  progrès  dont  la  Grèce  est 
redevable  à  l'Orient,  s'est  conservé  dans  la  légende  de  Cad- 
mos.  Parti  du  rivage  opposé  où  habitent  ses  frères,  Phœnixet 
Cilix,  Cadmos  s'avance,  en  suivant  la  trace  vagabonde  d'Eu- 
rope, vers  rOccident;  et,  partout  où  il  aborde  en  chemin,  à 
Rhodes,  à  Théra,  sur  la  côte  de  Béotie,  à  Thasos  et  à  Sa- 
mothrace,  il  apparaît  comme  le  génie  delà  civilisation;  il  élève, 
sous  la  protection  d'Aphrodite,  des  villes  appelées  à  une  célé- 
brité durable  et  pourvues  par  lui  de  tous  les  arts  de  la  guerre 
et  de  la  paix;  il  devient  la  souche  de  races  royales  et  sacerdo- 
tales qui  ont  conservé  leur  prestige,  parmi  les  Grecs,  jusque 
bien  avant  dans  l'époque  historique  3. 

Enfin,  en  Thessalie,  la  légende  héroïque  se  groupe  autour 

1)  Cf.  Rhein.  Mus.,  1850,  p.  455. 

2)  Sisyphos  =  Sapiens  (G.  Curtius,  Griech.  Etymol.  p.  424).  Sur  le  ca- 
ractère de  Sisyphos,  voy.  Nitzscii  dans  ses  notes  sur  VOchjssée  (XI,  597). 

3)  Sur  la  légende  de  Cadmos,  voy.  E.  Curtius,  lonîer,  p.  6; 


t4  LES   HELLÈNES    A    l'ÉPOQUE   PRÉHISTORiyi'E 

du  golfe  de  Pagase,  autour  de  la  rade  dlolcos,  dont  les  eaux 
tranquilles  ont  vu  partir  Jason  sur  sa  frêle  barque  et,  avec  lui, 
une  foule  de  héros  en  quête  d'aventures  '. 

Toute  la  vie,  toute  Factivité  des  peuplades  grecques  dont 
les  navires  ont  peu  à  peu  rattaché  les  unes  aux  autres  toutes  les 
côtes,  et  qui  ont  fait  entrer  dans  le  cercle  de  leur  action  les 
Hellènes  des  divers  pays,  nous  est  retracée  dans  le  vaste  cycle 
de  légendes  qui  entourent  le  pilote  d'Argo  et  ses  compagnons. 
Toutes  ces  légendes  héroïques  choisissent  de  préférence  pour 
théâtre  de  leurs  récits  la  côte  orientale,  preuve  évidente  que 
nulle  part  Fimpulsion  première  n'est  venue  de  l'intérieur, 
mais  que  tous  les  grands  événements,  ceux  du  moins  dont  les 
Hellènes  avaient  gardé  le  souvenir,  ont  eu  pour  cause  le 
contact  des  indigènes  avec  des  émigrants  venus  par  mer. 

Cette  tradition  populaire  diffère  essentiellement  des  idées 
qui  eurent  cours  plus  tard,  qui  sont  le  produit  de  la  réflexion, 
et  appartiennent  à  une  époque  où  les  Grecs  cherchaient  à 
éclaircirles  origines  de  leur  histoire.  En  effet,  lorsqu'ils  eurent 
vu  de  leurs  propres  yeux  les  empires  de  l'Orient,  lorsqu'ils 
eurent  comparé  aux  Pyramides  l'âge  des  murailles  de  leurs 
villes  et  pris  connaissance  de  la  chronologie  sacerdotale,  cette 
imposante  antiquité,  cette'  tradition  écrite,  qui  se  déroulait  à 
travers  des  milliers  d'années  et  que  leur  expliquaient  des 
prêtres  vantards,  fit  sur  eux  une  telle  impression  que,  dès 
lors,  il  n'y  eut  rien  en  Grèce  qu'ils  ne  fissent  remonter  à  cette 
origine.  Il  ne  fut  plus  question  d'intermédiaires  grecs  entre 
rOccident  et  l'Orient  ;  au  contraire,  Cécrops,  le  premier  roi 
d'Athènes,  demi-homme,  demi-serpent,  aussi  hien  que  les  prê- 
tresses de  Dodone,  furent  considérés  comme  des  réfugiés 
égyptiens  ;  les  dieux  avec  leurs  fêtes  passèrent  pour  être  venus 
du  même  pays.  C'est  sous  l'influence  de  cette  impression  et 
des  tendances  qui,  depuis  le  vn*"  siècle  avant  J.-C,  domi- 
naient les  esprits  les  plus  cultivés  de  la  nation,  que  la  plupart 
des  historiens  anciens  et  Hérodote  lui-même  ont  écrit  leurs 
ouvrages-. 

•)La  légende  des  Argonautes  dans  E.  Clrtius  {Op.  cit.,  p.  22). 
-)  Sur  i'égyplomanie  dans  les  théories,  anciennes  et  modernes,  concernant 
les  immigrations,  voy.  O.Mlieller.  Orchom.,  p.  101. E.  Clrtils,  /onjer,p.4. 


PÉRIODE   d'élaboration    :    AGE    HÉROÏQUE  75 

Nous  croyons,  en  intorrog-eant  les  vestiges  crime  tradition 
plus  authentique,  pouvoir  restituer  aux  Phéniciens,  ainsi 
qu'aux  peuplades  semi-grecques  et  grecques  de  l'Orient  dont 
ils  ont  éveillé  le  génie,  leur  véritable  rôle  historique,  et  nous 
mettre  par  là  en  état  de  mieux  comprendre  le  prog-rès  de  la 
nationalité  grecque,  la  transition  entre  les  ténèbres  de  l'épo- 
que pélasgique  et   les  premières  lueurs  de  l'histoire  g-recque. 

Des  deux  moitiés  de  la  nation  grecque,  nous  avons  vu  l'une, 
destinée  à  devenir  plus  tard  la  tribu  des  Doriens,  s'installer 
dans  les  montagnes  du  nord  de  la  Grèce,  l'autre,  sur  le  littoral 
de  l'Asie-Mineure  et  les  îles.  C'est  cette  dernière  qui,  vers  le 
quinzième  siècle  avant  notre  ère,  donne  le  branle  à  l'histoire. 
Ces  Grecs  des  côtes  et  des  îles  se  répandent  de  toutes  parts, 
s'acclimatent  dans  la  Basse-Egypte,  dans  les  colonies  phéni- 
ciennes comme  laSardaigne  et  la  Sicile,  dans  tout  l'Archipel, 
depuis  la  Crète  jusqu'en  Thrace  :  de  leur  patrie  et  de  leurs 
divers  établissements  partent  des  essaims  de  colons  qui  débar- 
quent surles  rivages  de  la  Grèce  d'Europe.  Ils  commencent  par  la 
côte  orientale,  puis,  contournant  le  capMalée,  abordent  égnle- 
mentpar  l'ouest.  Ils  se  bornent  d'abord  à  des  actes  de  piraterie, 
puis,  avec  le  temps,  s'établissent  cà  demeure  le  long  des  golfes, 
des  détroits,  aux  embouchures  des  fleuves,  et  se  fondent  avec 
la  population  pélasgique.  Ils  apparaissent,  sous  le  nom  de 
Cariens  et  de  Lélèges,  comme  des  adorateurs  de  Poseidon. 
Une  foule  de  noms  de  lieux,  dérivés  d'une  même  racine,  vEga?, 
Jîgion,  ^Egina,  ^Egila,  qui  tous  désignent  à  la  fois  certains 
points  de  la  côte  et  d'antiques  sanctuaires  de  Poseidon',  sont 
restés  comme  souvenir  de  cette  première  période  de  colonisa- 
tion. En  effet,  c'étaient  naturellement  les  marins  étrangers 
qui  donnaient  des  noms  aux  îles  et  aux  points  de  la  côte  restés 
jusque  là  sans  dénomination.  Il  est  également  facile  de  recon- 

1)  Pour  expliquer  le  radical  Air  on  peut  uUliser  la  glose  d'Hésychius, 
aiYEç  ot  Awptsî;  Ta  xj|j.aTa..  «  Les  Doriens  appellent  les  vagues  des  chèvres.  » 
Il  faut  en  rapprocher  le  symbole  mystique  de  l'a??  X^^-'^"^  sur  l'agora  de 
Phliuntc,  ville  ionienne  (E.  Clrtius,  Peloponncsos^ll,  47-4),  et  l'effigie  de  la 
chèvre  sur  les  monnaies  frappées  par  différentes  cités  de  nom  analogue, 
comme  i-Egira,  yEgion,  etc.  On  peut  encore  y  ajouter  l'AiyeaTa  troyenne  en 
Sicile.  Alyô(î6£va,  Aîyoç  Ttoxaixô;...  etc.  Movers  {Coloiiien,  p.  3G7)  cherche  à 
rattacher  la  racine  al'g  à  un  radical  sémitique. 


76  LES   HELLÈNES   A   l'ÉPOQUE   PRÉHISTORIQUE 

naître  dans  les  noms  de  Samos,  Samicon,  Same,  Samothrace, 
un  groupe  de  noms  similaires  qui  se  répètent  des  deux  côtés 
de  la  mer  Egée,  et  toujours  associés  au  culte  de  Poseidon  '. 

Une  série  de  cultes  plus  récents  atteste  les  progrès  du  sens 
moral  chez  les  Grecs  navigateurs  et  l'influence  de  jour  en  jour 
plus  intime  et  plus  bienfaisante  de  leur  colonisation.  Les  Grecs 
d'Orient  apparaissent  désormais  avec  des  noms  plus  précis  ; 
ce  sont  des  Cretois,  des  Dardaniens,  des  Lyciens.  La  légende 
devient  plus  claire  et  plus  affirmative  ;  elle  détaille  mieux  les 
bienfaits  de  ces  nouveaux-venus.  C'est  alors  qu'on  voit  poindre, 
dans  ces  souvenirs,  les  Ioniens  eux-mêmes;  car,  bien  que  leur 
nom  n'ait  pas   été  adopté  pour  désigner  collectivement  les 
Grecs  d'Asie,  comme  le  nom  de  Javanim  l'était  en  Orient,  nous 
trouvons  au  moins  des  traces  parfaitement  sûres  de  l'immigra- 
tion ionienne  sur  la  côte  orientale  de  la  Grèce  d'Europe.  Delà 
baie   de   Marathon,    nous   voyons   les   Ioniens,    les    apôtres 
d'Apollon,  s'avancer  dans  l'Attique  ;  et  la  plus  ancienne  ville 
maritime    du   Péloponnèse,    Argos,   le  pays  des  légendes, 
s'appelle  (d'ionienne  Argos  ».Noustrouvonslesloniens  surles 
plages  de  la  Thessalie  et  des  deux  côtés  du  détroit  d'Eubée,  l'île 
elle-même  étant  alors  appelée  Hellopia,  du  nom  d'un  fils  d'Ion  ; 
ils  sont  fixés  dans  le  sud  de  la  Béotie,  particulièrement  dans  la 
vallée  de  l'Asopos  et  sur  le  versant  de  l'Hélicon  qui  regarde  la 
mer  ;  ils  occupent,  mêlés  aux  Lyciens,  la  côte  orientale  de 
l'Attique,  les  bords  du  golfe  Saronique  et  de  la  mer  de  Corinthe, 
et  l'Argolide  jusqu'au  cap  Malée.  De  l'autre  côté,  à  l'ouest,  le 
nom  de  mer  Ionienne  indique  assez  qui  a,  de  concert  avec  les 
tribus  Lélèges,  ouvert  dans  ces  parages  «  les  voies  humides  », 
qui  a  implanté  en  ces  lieux  la  civilisation  représentée  à  nos 
yeux  par  le  roi  Ulysse  et  le  peuple  navigateur  des  Taphiens, 
et  qui  a  propagé  jusqu'en  Istrie  la  culture  féconde  de  l'olivier  2. 

^)  Samos  est  un  mot  sémitique  (E.  Curtius,  lonier,  p.  52.  Weisshaupt,  dans 
Jahns  Archiv  XIX,  p.  510).  -«[ao-jç  èxâXouv  ik  C!i{/r,  (Strabon,  p.  346). 

2)  Légendes  concernant  Ion  dans  les  parages  de  la  mer  Adriatique  : 
'ASpîa;  "Iwvo;  u'iô;  (ScHOL.  DiON.  Perieg.,  92).  lonicum  mare  ab  lone,  qui 
ibi  transivit  (Schol.  Lucan.,  II,  625);  cnzo  twv  àTio),>>u|j.£Vu)v  Iv  aO-cw  'laôvwv 
(Archemachos  ap.  Schol.  Pi.nd.,  Pyth.  III,  120.  Fragm.  Historie.  Greecor., 
IV,  316.  Dondorff,  lonier,  p.  8).  las,  partie  de  l'Illyrie  dont  les  habitants 
s'appelaient  'làtai  et  'Iwvtxo{{DoNDORFF,  oji.  «Y.,  p.  146). 


PÉRIODE   d'élaboration    :    AGE    HÉROÏQUE  77 

Ainsi,  au  début  de  l'histoire,  nous  trouvons  le  massif 
montagneux  de  l'Hellade  européenne  entouré  d'une  population 
formée  d'un  mélange  de  Pélasges  et  d'Ioniens  :  les  colons, 
venus  par  mer  et  par  conséquent  sans  femmes  pour  la  plupart, 
s'étaient  déjà  si  bien  fondus  avec  la  population  pélasgique,  à 
l'époque  où  les  montagnards  du  nord  se  précipitèrent  sur  le 
littoral,  que,  par  opposition  aux  tribus  plus  récentes,  ils 
semblaient  former  une  race  homogène.  Ces  Ioniens  pélasgiques 
ont  introduit  avec  eux  non-seulement  l'art  de  la  navigation, 
mais  encore  l'art  de  tirer  parti  du  sol,  une  agriculture  plus 
variée  et  plus  savante.  On  en  voit  la  preuve  dans  l'exploitation 
des  bas-fonds  marécageux  situés  le  long  des  fleuves  et  des  lacs, 
exploitation  qui,  en  Béotie,  est  expressément  attribuée  à  des 
colons  étrangers  venus  par  mer  *,  dans  la  façon  aussi  dont  les 
villes  sont  assises  et  fortifiées.  Les  noms  les  plus  communément 
donnés  aux  villes  et  aux  citadelles  sont,  des  deux  côtés  de  la  mer, 
ceux  de  Larissa  et  d'Argos".  Onne  les  rencontre  guère,  comme 
le  remarque  déjà  Strabon,   que  sur  des  terrains  d'alluvion^  ; 

1)  Sur  les  Géphyréens  ,  voy.  E.  Cvrtius,  Geschichte  der  Wegebaus. 
Abhandl.  der  Berlin.  Akad.  1855,  p.  214). 

2)  "Apyoç  Tiàv  7iapaOa>.à(7C7iov  ueôîov  (Hesych.,  s.  V.  Cf.  E.  CuRTIUS,  Pelopon- 
nesos,  II,  557). 

3)LauoTa[j.ô-/wiTTo;  -/wpa  desLarisséens(STRABO.\,p.  621.  E.  CvRTUis,Io)iier, 
p.  49).  MuLLEXHOFF  {D .  Alterthumskiüide,  p.  59),  nous  conteste  le  droit  de 
rattacher  la  forme  brève  'lôvco;  au  nom  d"Icav£;.  Mais  ce  droit  se  fonde  sur 
un  fait;  c'est  que  des  formes  comme  'là;,  'laatt,  qui  appartiennent  indubita- 
blement à  la  même  famille,  font  supposer  un  radical  plus  bref  que  celui  que 
contient  "Iwv.  A  ces  dérivés  se  rattache  également  la  forme  remarquable 
"lavva  citée  par  Hésychius  d'après  Sophocle.  En  outre  ,  "Iwv,  comme  le 
prouve  l'accentuation,  ne  saurait  être  une  crase  pour  'Idcwv,  mais  les  deux 
formes  dérivent  parallèlement  d'un  radical  10.  "Iwv  joue  ici  le  même  rôle  que 
x'jçwv  par  rapport  à  xuyô;:  'lâwv  se  comporte  comme  Aioy[Aàwv  à  côté  de 
StoyfAo;,  comme  |yvr|wv  vis-à-vis  de  Çuvôç  =  xoivôç.  De  la  forme  première  10 
a  pu  sortir  un  radical  allongé  IÜN,  comme  xpripwv  deTp-r;pôç.  La  quantité  du 
mot  fut  vraisemblablement  réglée  sur  le  modèle  des  noms  patronymiques. 
Ainsi,  on  dit"Iwv£ç,  comme  on  dit  AloXtwvoç,  'IIetîwvoç,  et  d'autre  part,  "Iwvs;, 
par  analogie  avec  des  formes  comme  Kpovtovoç,  Ao)-tovo;,  E-/('ovoç.  Dans 
Chœroboscos  (Le.nz,  Gramm.  Grsec,  II,  723),  Hérodien  donne  la  règle  que 
voici  :  ou  bien  iwvo;  ou  Tovo;  de  manière  que  \\  est  long  dans  'lôvtov  tiéXxyo;, 
et  bref  dans  "Iwve;.  La  forme  'làove;  reste  toujours  exclusivement  poétique. 
Les  formes  avec  -  (comme  "lao-o;)  sont  les  plus  difficiles  à  expliquer.  On 
pourrait  supposer  un  radical  'lavx  d'où  viendrait  'làvTto;,  'Idccio?.  Cf.  ^Xiadioç, 
Je  dois  ces  indications  à  mon  frère  G.  Curtius. 


78  LES    HELLÈNES    A    L  ÉPOQUE    PREHISTORIQUE 

et  il  est  très  naturel  que  des  peuplades  qui  s'étaient  fixées 
d'abord  aux  embouchures  des  fleuves  de  F  Asie-Mineure,  aient 
été  les  plus  capables  de  mettre  en  culture  des  terrains  sem- 
blables. 

Grâce  à  Tinfluencc  des  Grecs  navigateurs  de  l'Orient,  une 
civilisation  à  peu  près  uniforme  a  pris  possession  de  toutes  les 
côtes  qui  enserrent  TAiThipel.  C'est  là  le  théâtre  des  premières 
scènes  de  l'histoire  grecque,  et  si  nous  avons  estimé  à  sa  valeur 
le  rôle  an  té-historique  de  ces  tribus  orientales,  nous  ne  trouve- 
rons plus  rien  d'incompréhensible,  rien  qui  ressemble  à  un 
effet  sans  cause,  dans  les  premières  manifestations  de  la  vie 
sociale  en  Grèce. 


CHAPITRE    TROISIÈME 
LES      PREMIERS      ÉTATS 


.§  1.  — La  Crète.  —  La  piraterie  dans  l'ArcliipeL  —  Rôle  de  la  Crète.  - 

Domination  de  Minos. 
§  n.  —  La  Phrygie,  la  Lydie  et  la  Troade.  —  Le  peuple  des  Phrygiens. 

—  Les  Lydiens.  —  L'empire  des   Dardaniens.    —  Pergame  et  Troie.  — 
•    Le  royaume  de  Sipylos. 

§  III.  —  La  Lycie.  —  Le  peuple  des  Lyciens.  —  La  Troade,  la  Lycie  et  la 
Crète.  —  Rôle  de  Délos. 

§  IV.  —  Les  Min'yexs.  —  La  légende  des  Argonautes.  —  Histoire  des 
Minyens  d'Orchomène. 

§  TV.  —  Les  Cadméeas  de  Tiièbes.  —  Chalcis  etl'Euripe.  —  Cadmos  à  Thèbes, 

—  Les  origines  de  Thèbes, 

§  V.— ÉoLiENS  ET  Achée.ns.  —  Les  fils  dVEolos.  — La  tribu  des  Achéens. — 
Les  légendes  des  Achéens.  —  Pélopides  et  Achéens.  —  Argos  avant  les 
Pélopides.  —  Arrivée  des  Pélopides.  — Domination  des  Atrides.  — Con- 
fédération des  sept  villes  maritimes  —  Les  Pélopides  à  Argos.  —Ré- 
sultats historiques. 


§   I 


LA     CRETE 


C'est  sur  la  mer  que  commence  l'histoire  grecque  ;  les  com- 
munications établies  entre  les  îles  et  les  côtes  en  marquent  le 
début;  mais,  à  ce  moment,  tout  est  désordre  et  anarchie.  Car, 
les  premières  craintes  une  fois  dissipées,  cette  même  mer, 
dont  les  rivages  n'avaient  vu  jusque-là  que  des  pêcheurs 
exerçant  leur  paisible  industrie,  devint  le  théâtre  des  violences 
les  plus  barbares  ,  qui  avaient  beaucoup  d'attrait  pour  des 
peuples  initiés  de  la  veille  à  l'art  de  la  navigation  et  pressés 
d'abuser  de  cette  nouvelle  puissance. 


80  LES    PREMIERS   ÉTATS 

La  tentation,"  il  faut  le  dire,  était  ici  autrement  forte  que  sur 
les  bords  de  quelque  Océan  inhospitalier.  En  effet,  sur  une 
mer  où  l'on  peut  se  diriger  sans  le  secours  des  étoiles,  où  une 
simple  barque  suffit  pour  mener  au  but,  où  les  échancrures 
des  falaises  offrent  de  toutes  parts  des  abris,  des  embuscades 
et  des  cachettes,  où  les  surprises  réussissent  à  merveille  et  où 
les  pillards  ramassent  en  quelques  moments  un  riche  butin, 
les  peuplades  du  littoral  s'habituèrent  à  regarder  le  métier  de 
pirate  comme  leur  vocation  naturelle.  C'était  pour  eux  un 
métier  aussi  avouable  que  la  chasse  ou  la  pêche  ;  aussi,  lorsque 
des  inconnus  débarquaient  quelque  part,  on  leur  demandait 
naïvement,  comme  dans  Homère,  s'ils  étaient  des  marchands 
ou  des  pirates  en  quête  d'aventures  K 

Cette  fois  encore,  les  Phéniciens  avaient  donné  l'exemple; 
c'est  par  eux  que  l'on  savait  que  des  jeunes  garçons  et  des 
jeunes  filles,  enlevés  dans  les  champs,  constituaient  la  plus 
lucrative  de  toutes  les  marchandises.  Ceux  d'entre  les  habitants 
des  côtes  qui  avaient  l'humeur  plus  pacifique  fuirent  le  voisi- 
nage de  la  mer;  la  piraterie,  la  traite  des  hommes  se  répandit 
de  plus  en  plus  sur  tous  les  rivages  ;  ce  fut  une  guerre  de  tous 
contre  tous. 

La  vitalité  naissante  du  peuple  hellénique  allait  s'épuiser 
dans  ces  luttes,  si,  au  milieu  de  ce  chaosde  passionsdéchaînées, 
il  ne  se  formait  des  centres  qui  pussent  devenir  le  point  de 
départ  d'un  nouvel  ordre  de  choses.  Les  Phéniciens  ne  pou- 
vaient prendre  le  rôle  de  justiciers  et  de  législateurs.  Tyr  et 
Sidon  étaient  trop  éloignées,  et,  du  reste,  elles  n'ont  jamais 
su  être  pour  leur  domaine  commercial  de  véritables  métro- 
poles. Il  fallait  un  centre  plus  voisin  du  monde  grec  et  qui  on 
fît  déjà  partie  :  c'était  précisément  le  cas  de  la  Crète. 

Cette  lie  s'étend,  comme  une  large  barre  transversale,  à 
l'entrée  de  l'Archipel,  du  côté  du  sud;  c'est  une  gigantesque 
forteresse  marine  couronnée  de  cimes  neigeuses,  qui  se  voient 
jusqu'en  Carie  d'un  côté,  jusqu'au  Ténare  de  l'autre,  et  dont 
les  lignes  allongées  —  c'est  ainsi  qu'elle  apparaît,  vue  des 

i)HoM.,  Odijss.  III.73.T11UCYD..  1,5.  Aristot.,  Polit..  12,2,  où  la  vie  de 
pirate  ()>v)(TTpixbç  pîoç)  figure  comme  industrie  à  côté  de  la  chasse  et  de  l'agri- 
culture. 


LA   CRÈTE  81 

Cyclades  du  sud  —  forment  au  tableau  mouvant  de  cette  mer 
semée  d'îles  un  sévère  et  tranquille  horizon.  C'est  un  petit 
continent  à  part,  qui  se  suffit  à  lui-même.  Il  a  les  beautés  sau- 
vages des  paysages  alpestres  ,  des  vallées  encaissées  entre 
des  pics  imposants  et,  en  même  temps,  une  large  bordure 
de  côtes  qui  regardent  l'Asie  ,  la  Libye  et  l'Hellade.  Mais 
c'est  au  nord  seulement  que  les  côtes  de  la  Crète  sont  hospi- 
talières. De  ce  côté,  on  trouve  rade  sur  rade;  c'était  là  le 
dernier  refuge  des  vaisseaux  qui ,  comme  celui  d'Ulysse , 
étaient  surpris  dans  l'Archipel  par  les  ouragans  du  nord,  et, 
bien  que  l'île  ait  communiqué  de  bonne  heure  avec  les  pays 
du  midi,  comme,  par  exemple,  avec  les  côtes  de  Libye  par 
le  moyen  des  pêcheurs  de  pourpre  d'Itanos,  cependant,  par 
sa  position  et  par  la  conformation  de  son  littoral  septen- 
trional, la  Crète  faisait  trop  bien  corps  avec  l'Archipel  pour 
que  son  histoire  ait  pu  prendre  son  cours  dans  une  autre 
direction. 

La  population  de  la  Crète  tenait  aussi  par  son  origine  à  la 
race  qui  peuplait  la  Grèce  :  c'était  le  Zeus  pélasgique  qui 
trônait  sur  les  montagnes  de  l'île.  Cependant  des  émigrants 
cananéens,  venus  de  la  Syrie  et  de  la  Basse-Egypte,  se  sont 
fixés  dans  le  pays  plus  tôt  et  en  masses  plus  considérables  que 
dans  les  autres  parties  du  domaine  pélasgique.  Leurs  colonies 
devinrent  des  places  fortes,  comme  le  montrent  les  noms 
phéniciens  de  villes  importantes,  telles  que  Itanos  et  Carat  ou 
Cairatos,  plus  tard  Cnosos.  L'île  toute  entière  rendit  hommage 
à  la  déesse  de  Syrie;  en  sa  qualité  de  reine  du  ciel,  traînée  par 
les  taureaux  du  soleil,  Astarté  devint  cette  Europe  qui,  partie 
des  prairies  de  Sidon,  avait  la  première  montré  le  chemin  de 
l'île.  L'idole  de  Moloch  fut  chauffée  pour  recevoir  ses  victimes 
dans  ses  bras  incandescents. 

Cependant,  même  en  Crète,  les  Phéniciens  ne  parvinrent 
jamais  à  expulser  ou  à  subjuguer  l'ancienne  population.  Il 
resta  dans  le  pays,  principalement  autour  de  l'Ida,  des  tribus 
d'indigènes  qui  se  donnaient  le  nom  d'Etéocrètes  ou  Yieux- 
Crétois.  A  ces  tribus  de  Pélasges  indigènes  vint  se  joindre  un 
renfort  d'Hellènes  de  F  Asie-Mineure,  qui  apportèrent  de  la 
Phrygie,   leur  patrie,  un  stimulant  nouveau.   Une   foule  de 

0 


8â  LES    PREMIERS    ÉTATS 

peuples  et  cridiomes  se  sont  accumulés  de  fort  bonne  heure  en 
Crète,  et,  grâce  à  une  réaction  réciproque,  à  un  heureux 
mélange  favorisé  par  les  conditions  exceptionnelles  que  réu- 
nissait le  pays,  c'est-à-dire,  de  Fespace,  des  ressources  abon- 
dantes et,  avec  cela,  un  isolement  bienfaisant,  une  telle  accu- 
mulation a  produit  cette  moisson  pullulante  de  villes  dont 
Toriginc  se  perd  dans  les  ténèbres  du  passé,  mais  qui  ont  assez 
vécu  pour  léguer  leur  souvenir  à  Thistoire  européenne.  En 
cfTet,  le  premier  renseignement  que  nous  ayons  sur  la  Crète 
nous  parle  de  cent  villes  et  de  la  capitale  Cnosos ,  dont  l'em- 
placement est  indiqué  par  l'ile  adjacente  Dia,  Cnosos,  le  siège 
du  gouvernement  de  Minos. 

Le  premier  empire  qu'ait  vu  s'élever  l'antiquité  hellénique 
fut  un  Etat  maritime;  son  premier  roi  fut  un  roi  de  mer.  Les 
groupes  de  l'Archipel,  que  les  anciens  regardaient  avec  raison 
comme  un  vaste  champ  de  ruines,  et,  pour  ainsi  dire,  comme 
les  piles  d'un  pont  jeté  entre  l'Asie  et  l'Europe  et  détruit  par 
les  flots,  sont  trop  disséminés  pour  qu'ils  aient  pu  spontané-  ' 
ment  organiser  entre  eux  une  associationj politique.  .De  tout 
temps  il  a  fallu  dans  ce  petit  monde  remuant  l'ingérence  d'une 
puissance  étrangère  qui  jîrotégeât  les  faibles,  châtiât  les  forts 
et  inaugurât  le  règne  de  la  loi. 

Cette  grande  œuvre,  la  première  de  l'histoire  grecque,  est 
liéeaunomdeMinos.C'estàlui  que  les  générations  postérieures 
ont  rapporté  l'honneur  d'avoir  le  premier  fondé  une  puissance 
maritime  qui  eût  un  autre  but  que  le  pillage  des  côtes  ;  c'est 
lui  qui,  faisant  la  loi  aux  Grecs  asiatiques  mêlés  de  Phéniciens, 
autrement  dit,  aux  Cariens,  habitués  à  traiter  l'Archipel  en 
pays  conquis,  les  força  à  former  des  établissements  réguliers 
et  à  vivre  d'une  industrie  pacifique,  expulsant  de  la  mer  Egée 
ceux  qui  refusaient  de  se  soumettre.  On  comprend  qu'on  ait 
pu  ainsi,  d'un  côté,  représenter  la  domination  maritime  de 
Minos  comme  fondée  sur  l'expulsion  des  Cariens,  de  l'autre, 
considérer  ces  mêmes  Cariens,  en  tant  que  ralliés  au  nouvel 
ordre  de  choses  et  corrigés  de  leurs  habitudes,  comme  le 
peuple  de  Minos,  comme  l'équipage  de  ses  flottes,  comme  les 
citoyens  de  son  royaume.  Nous  voyons  Naxos  et  les  Cyclades 
étroitement  unies  à  la  Crète  ;  il  s'y  établit  des  postes  lixcs  et 


LA   CRÈTE  83 

des  stations  maritimes  ;  des  membres  de  la  famille  royale  sy 
installent  en  qualité  de  vice-rois  et  perçoivent  les  tributs  des 
sujets.  Les  établissements  de  ces  mêmes  insulaires  qui,  au  sud, 
se  faisaient  les  portiers  de  l'Archipel  et  en  défendaient  l'entrée 
aux  corsaires  phéniciens,  s'étendaient  jusqu'à  l'Hellespont,  la 
porte  septentrionale  de  la  mer  Egée.  Sous  la  protection  vigi- 
lante de  son  roi ,  le  matelot  crétois  poursuit  son  chemin  : 
franchissant  le  cap  Malée,  il  trace  de  nouvelles  routes  à 
travers  la  mer  moins  sûre  de  l'ouest;  il  aborde  à  Grisa,  au  pied 
du  Parnasse,  miraculeusement  conduit  par  Apollon  Delphi- 
nios.  Les  côtes  des  terres  occidentales  sont  découvertes;  un 
petit-fils  de  Minos  donne  son  nom  au  golfe  de  Tarente  ;  en 
Sicile,  la  ville  phénicienne  Makara  devient  une  ville  grecque 
sous  le  nom  de  Minoa.  Ainsi,  dès  cette  époque,  tous  les  pays 
qui  ont  le  climat  des  côtes  de  la  Grèce  et  la  flore  grecque,  et 
qui,  par  là,  étaient  particulièrement  aptes  à  recevoir  la  civili- 
sation grecque,  nous  apparaissent  réunis  en  un  tout  imposant. 
Il  est  facile  de  reconnaître  que  la  Grète  de  Minos  représente 
une  impulsion  énergique  imprimée  à  la  civilisation.  Tout  ce 
qui,  dans  l'esprit  des  Grecs,  se  rattachait  à  cette  mémorable 
époque,  a  été  groupé  par  eux  autour  de  la  figure  de  Minos,  si 
bien  qu'il  est  difficile  de  distinguer,  à  travers  les  brouillards 
de  la  légende,  les  contours  précis  d'une  personnalité  histo- 
rique. Gependant  Minos  n'est  point,  comme  un  dieu,  la 
propriété  commune  de  plusieurs  pays  et  de  plusieurs  peuples  ; 
ce  n'est  point  un  héros,  comme  Héraclès,  qui  ouvre,  dans  les 
régions  les  plus  diverses,  l'histoire  de  l'humanité;  on  cite  sa 
patrie  ;  il  représente  une  époque  déterminée,  dont  les  caractères 
forment  un  vaste  enchaînement  de  fait  indubitables  :  aussi, 
depuis  Thucydide,  sa  vénérable  figure  a  droit  de  rester 
debout  sur  le  seuil  de  l'histoire  grecque.  Gomme  tous  les 
personnages  héroïques,  Minos  se  continue  à  travers  des 
périodes  différentes;  en  effet,  bien  qu'il  ait  les  pieds  sur  un 
sol  où  s'enchevêtre  le  chaos  pélasgiquc,  pêle-mêle  avec  des 
institutions  phéniciennes,  il  domine  de  toute  sa  taille  cette 
région  inférieure;  car,  tout  ce  que  les  Grecs  attribuent  à  leur 
Minos,  le  fond  de  toutes  les  traditions,  accepté  par  m\  esprit 
aussi  judicieux  que  Thucydide,  signifie  toujours  que  la  Grète 


84  LES    PREMIERS    ÉTATS 

a  porté  au  dehors  Tordre  et  le  respect  du  droit,  qu'elle  a  fondé 
des  États  et  des  religions.  C'est  dans  ses  entrailles  maternelles 
qu'agermé  ce  sens  moral,  qui  distingue  si  nettement  les  Hellènes 
de  tous  les  autres  pueples.  * 

Zeus  est,  dès  rorig^ine,  le  dieu  de  tous  les  pays  pélasgiques; 
mais  c'est  en  Crète  que  son  culte  a  pris  sa  forme  définitive,  en 
créant  les  rites,  les  légendes,  les  personnag-es  subalternes 
qu'adopta  ensuite  l'Hellade  entière.  Nous  suivons  la  trace  de 
Dionysos  et  d'Ariadne  depuis  Cnosos  jusqu'au  milieu  du 
monde  grec,  en  passant  par  Naxos  ;  c'est  en  Crète  que  Demeter 
épousa  lasios  dans  une  jachère  trois  fois  labourée  ;  c'est  dans 
les  montagnes  de  Dicté  que  naquit  Artemis  ;  à  côté  du  tombeau 
de  Minos,  en  Sicile,  s'élevait  un  sanctuaire  d'Aphrodite,  et,  de 
même  que  Minos  fut  le  premier  roi  qui  sacrifia  aux  Charités, 
c'est  son  fils  Androgéos  qui  ouvre  au  dieu  pythien  une  voie 
sacrée  à  travers  l'Attique  ;  Delphes  reçut  son  dieu  des  mains 
des  Cretois,  et,  c'est  au  milieu  de  l'Archipel,  à  Délos,  que  fut 
installé  le  foyer  sacré  du  culte  d'Apollon,  comme  Naxos  était 
le  centre  du  culte  de  Dionysos,  et  Paros,  celui  du  culte  de 
Démêler. 

C'est  la  Crète  enfin  qui  est  signalée  comme  le  berceau  des 
arts  par  la  légende  de  Dédale,  le  vieux  maître  révéré  de  tous 
les  artistes  grecs,  qui  installa  sur  la  place  publique  de  Cnosos 
l'orchestre  des  danses  sacrées  '".  Ainsi,  toutes  les  traditions 
l'affirment,  c'est  en  Crète  que,  pour  la  première  fois,  d'une 
masse  d'éléments  hétérogènes  agglomérés  et  mélangés,  un 
travail  d'élimination  et  d'épuration  a  fait  sortir  une  civilisation 
marquée  au  sceau  du  génie  hellénique  ;  c'est  là  que  l'esprit 
grec  a  montré  pour  la  première  fois  qu'il  était  assez  puissant 


')  Je  ne  puis  me  décider  à  accepter  les  idées  de  M.  Max  Duncker 
[Geschichte  des  Alterthurns,  IIP,  73,  etc.)  et  à  considérer  Minos  comme 
une  personnification  de  la  domination  phénicienne  et  un  représentant  de  Baal 
Melkart.  Encore  moins,  pourrais-je  lui  accorder  que  les  Grecs  aient  «  appelé 
Minoas  tous  les  lieux  où  ils  rencontraient  le  culte  de  ce  dieu.  »  Minos  est  le 
représentant  d'institutions  parfaitement  grecques  ,  dont  la  trace  persiste 
longtemps  dans  l'histoire  du  peuple  grec,  et  telles  qu'on  ne  les  a  jamais 
attribuées  aux  Phéniciens.  Cf.  Schômanx,  Griech.  Alterfh.  P.  12.  — Toutes 
les  Minoœ  sont  des  presqu'îles  (Spratt,  Crète,  I,  139). 

*)  HoMER.,  Iliad.  XVIll,  592. 


LA    CRÈTE  85 

pour  s'approprier  les  inventions  des  Sémites,  pour  transformer 
à  sa  manière  tous  ces  emprunts  et  donner  enfin  à  la  vie 
religieuse  et  politique  de  la  nation  des  formes  qui  reproduisent 
fidèlement  les  traits  de  son  caractère. 


§11 

LA    PHRYGIE,  LA  LYDIE  ET  LA  TROADE 

La  mer  ne  fut  pas  la  seule  voie  par  où  pénétra  l'influence 
féconde  de  l'Orient.  Les  pays  où  se  sont  fixés  les  Hellènes 
touchent  par  de  larges  surfaces  à  l'Asie,  et  là,  dans  cette  zone 
intermédiaire,  le  mélange  des  races  s'opéra,  non  pas  par  une 
série  d'immigrations  isolées  dont  le  souvenir  se  conserve  plus 
facilement  dans  la  légende,  mais  par  la  large  poussée  des 
peuples  limitrophes  et  par  la  marche  envahissante  des  empires 
asiatiques. 

Les  empires  despotiques  de  l'Orient  ont  d'autant  plus  besoin 
d'agrandissements  extérieurs  qu'ils  sont  plus  dépourvus  de 
vitalité  intérieure.  En  outre,  tout  empire  en  possession  de 
l'Asie  occidentale  devait  convoiter,  comme  le  complément 
nécessaire  de  sa  puissance  continentale,  la  grande  presqu'île 
qui  pénètre  dans  la  Méditerranée,  la  populeuse  Asie-Mineure. 

Lors  donc  que,  au  treizième  siècle  avant  notre  ère,  les 
Assyriens,  franchissant  les  sources  de  l'Euphrate,  s'avancèrent 
dans  la  péninsule  occidentale,  ils  trouvèrent  sur  les  plateaux 
du  centre  un  noyau  puissant  de  peuplades  indigènes.  C'étaient 
la  nation  des  Phrygiens  \  Les  débris  de  leur  langue  permettent 
de  reconnaître  en  eux  un  chaînon  intermédiaire  entre  les 
Grecs  et  les  Aryens  primitifs.  Ils  donnaient  à  leur  Zeus  le  nom 
de  Bagaios^  ou  de  Sabazios,  d'un  verbe,  commun  à  l'hindostani 

1)  Sur  les  Phrygiens,  voy.  0.  Abel,  art.  Phryges  dans  la  Real-Encijcl. 
de  Pauly.  V,  p.  .1569-1580.  Mélange  des  Phrygiens  avec  des  peuplades 
sémitiques,  survenu  après  le  temps  d'Homère  (Deimling,  Leleger,  p.  16. 
Stark,  Gaza). 

2)  Bagaios  ;  Cf.  le  zend  Baga  et  le  slavon  Bog  signifiant  Dieu  :  le  sanscrit 
bhaga  =  bonheu7\ 


86  LES    PREMIERS    ÉTATS 

et  au  gTCC,  qui  signifie  «  vénérer  i  » .  Ilsavaientlesmêmesvoyelles 
que  les  Grecs  et  des  lois  phonétiques  correspondantes  -.  Il  est 
vrai  que,  séparés  de  la  mer,  ils  restèrent  inférieurs  en  culture 
aux  peuples  plus  jeunes  du  littoral,  et  furent  regardés  par  ces 
derniers  comme  des  hommes  à  l'esprit  obtus  et  faits  pour 
remplir  dans  la  société  humaine  les  rôles  subalternes.  Cependant 
ils  ont  eu,  eux  aussi,  un  passé  de  grandeur  et  d'indépendance, 
qui  se  reflète  dans  leurs  légendes  nationales.  Ces  légendes  se 
rencontrent  principalement  dans  le  nord  de  la  Phrygie,  vers 
les  sources  du  Sangarios,  qui  coule  en  décrivant  de  grandes 
sinuosités  vers  le  Pont,  où  il  se  jette  après  avoir  traversé  la 
Bithynie. 

Là  se  perpétuaient  les  souvenirs  des  anciens  rois  du  pays, 
de  Gordios  et  de  Topulent  fils  de  Gordios  et  de  Cybèle,  Midas, 
que  Prymnesos  et  Miditpon  vénéraient  comme  leur  fondateur. 
Dans  le  voisinage  de  ces  localités  se  trouve,  perdue  au  milieu 
de  vastes  forêts,  une  gorge  remplie  de  tombeaux  et  de  cata- 
combes. Au  milieu  de  ces  ruines  se  dresse  un  rocher  de  grès 
rougeâtre,  haut  de  cent  pieds,  taillé  en  forme  de  monument. 
Sa  façade,  d'une  surface  de  soixante  pieds  carrés,  est  couverte 
d'ornements  qui  se  répètent  comme  un  modèle  de  tapisserie, 
et  font  l'effet  d'une  vaste  tenture  :  l'ensemble  est  couronné  par 
une  sorte  de  fronton  le  long  duquel  se  déroulent  deux  lignes 
d'inscriptions  qui  portent  le  nom  du  «  roi  Midas  ^  ».  La  langue 
et  les  caractères  de  ces  inscriptions  se  rapprochent  beaucoup 
du  grec. 

Ce  sépulcre  est  le  monument  le  plus  important  qui  nous  reste 
de  la  vieille  dynastie  phrygienne,  de  ces  rois  si  connus  des 
Grecs  par  leurs  trésors,  leurs  chevaux,  le  fanatisme  sauvage 
avec  lequel  ils  adoraient  la  Grande-Mère,  la  déesse  qui  trône 
sur  les  montagnes,  et  célébraient  au  son  des  flûtes  les  fêtes 
bruyantes  de  Dionvsos.  Le  char  royal  de  Midas  resta  le  symbole 
de  la  domination  surl'Asie-Mineure,  et  Alexandre  ne  dédaigna 
pas  de  rendre  hommage  à  cette  tradition. 

.    1)  Sabazios,  cf.  le  grec  TEßitv. 

-)  Sur  la  langue  phrygienne ,  voy.  Lassen  ,  Zeitschrift  der  deutsch- 
morgenl.  Gesellschaft,  y>.,  369  sqq. 

^)  Leake,  Asia  Minor,  p.  22. 


LA  PHRYGIE,  LA  LYDIE  ET  LA  TROADE  87 

A  côté  de  ces  habitants  primitifs  s'étaient  glissés  des  Sémites 
qui,  partis  de  l'Euphrato,  s'avancèrent  vers  l'ouest  en  suivant 
la  vallée  do  l'Halys,  et  se  répandirent  principalement  dans  le 
fertile  bassin  de  THermos,  où  ils  se  mélangèrent  avec  des 
peuplades  plus  anciennes,  d'origine  pélasgique.  Ainsi  se  forma, 
sur  le  sol  occupé  par  une  population  apparentée  aux  Phrygiens 
et  aux  Arméniens,  le  peuple  des  Lydiens  qui,  même,  à  ce  qu'il 
paraît,  dans  la  tradition  orientale,  se  rattache  par  son  patriarche 
Lud  à  la  race  do  Sem.  Tant  que  la  langue  et  l'écriture  des 
Lydiens  seront  pour  nous  un  mystère,  il  sera  impossible 
d'analyser  avec  plus  d'exactitude  le  mélange  de  races  qui  s'est 
opéré  chez  eux.  En  général,  cependant,  on  reconnaît  la  double 
affinité  ethnologique  de  ce  peuple  et,  comme  conséquence,  le 
rôlo  important  qui  lui  a  été  dévolu  au  milieu  des  nationalités 
de  r Asie-Mineure. 

Les  Lydiens  ont  été  sur  la  terre  ferme  ce  qu'étaient  les 
Phéniciens  sur  mer,  les  intermédiaires  entre  l'Hellade  et  l'Asie 
occidentale.  Formés  de  bonne  heure  par  ce  courant  inter- 
national, doués  d'un  esprit  entreprenant  et  industrieux,  ils 
surent  exploiter  d'abord  les  trésors  de  la  vallée  de  l'Hermos  : 
au  pied  du  Tmolos,  ils  découvrirent  la  poudre  d'or  cachée  dans 
les  sables  roulés  par  les  torrents  et  mirent  ainsi  en  lumière  la 
mystérieuse  puissance  de  l'or,  qui  devait  peser  d'un  si  grand 
poids  dans  les  destinées  des  Grecs,  leurs  voisins.  Les  Lydiens 
sont  le  premier  peuple  d'Asie  qui  nous  apparaisse  constitué 
en  société  politique  ;  les  époques  de  leur  empire  fournissent  le 
premier  point  de  repère  auquel  on  puisse  rattacher  l'histoire 
de  r  Asie-Mineure.  Or,  les  Lydiens  comptaient  trois  époques, 
remplies  par  autant  de  dynasties. 

La  première  dynastie  rapportait  son  origine  à  un  des 
satellites  de  la  Grande-Mère,  Atys,  dont  le  culte  remplis- 
sait d'un  vacarme  assourdissant  tout  le  plateau  de  Lydie  et  de 
Phrygie.  Les  Lydiens  donnaient  pour  fondateur  à  la  seconde 
un  Héraclès,  qu'ils  disaient  fils  de  Ninos.  Indépendamment  de 
cette  légende,  Ctésias  racontait  aux  Grecs  que  le  roi  Ninos 
avait  conquis  la  Phrygie,  la  Troade  et  la  Lydie.  Platon  savait 
aussi  que,  vers  le  temps  de  la  guerre  de  Troie,  les  Ninivites 
dominaient  l'Asie-Mineure  ;  et  à  mesure   qu'avec  les  docu- 


88  LES    PREMIERS    ETATS 

ments  indigènes  l'histoire  de  Tempire  assyrien  se  dégage  des 
ténèbres,  on  voit  s'affirmer  avec  plus  d'évidence  ce  fait,  si 
important  pour  le  progrès  de  la  civilisation  grecque,  que, 
pendant  environ  cinq  siècles,  -r-  c'est  la  durée  qu'Hérodote 
assigne  à  la  dynastie  desHéraclides, — l'empire  lydien  est  resté 
sous  la  souveraineté  de  Ninive.^ 

Les  pays  du  littoral,  si  nettement  séparés  par  la  nature  des 
contrées  de  l'intérieur,  poursuivirent  leur  développement  à 
part  et  eurent  leur  histoire  particulière;  cependant,  ils  ne  pu- 
rent se  soustraire  à  l'influence  étrangère  qiii  agissait  sur  eux, 
d'un  côté,  par  le  contact  des  Phrygiens,  des  Lydiens,  des 
Assyriens,  de  l'autre,  par  les  allées  et  venues  des  Phéniciens. 
C'est  précisément  le  concours  de  ces  deux  forces  impulsives 
qui  fit  naître,  en  Asie-Mineure,  sur  certains  points  favorable- 
ment situés,  les  premiers  Etats  maritimes  dont  l'histoire  ait 
conservé  le  souvenir. 

Or,  sur  toute  la  côte  occidentale, il  n'y  a  pas  de  pays  mieux 
situé  quelasaillie  formée  au  nord,  entre  l'Archipel,  l'Hellespont 
et  la  Propontide,  parla  péninsule  dontla  chaîne  de  l'Ida  forme 
le  noyau.  Les  sommets  boisés  du  mont  étaient  le  séjour  favori 
de  la  Grande-Mère  phrygienne;  ses  flancs,  d'où  s'échappaient 
de  nombreuses  sources,  recelaient  de  riches  filons  que  les 
génies  souterrains,  les  Dactyles  ideecns,  avaient  appris  de 
Cybèle  à  trouver  et  à  exploiter.  Sur  ce  sol  ferrugineux  vivait 
un  peuple  robuste,  partagé  en  plusieurs  tribus,  parmi  les- 
quelles on  distingue  les  Cébrènes,  les  Gergitlics,  et  surtout 
la  belle  race  des  Dardaniens  dont  le  héros  éponyme,  Dardanos, 
avait,  à  les  entendre,  fondé  la  ville  de  Dardania  sous  la  protec- 
tion du  Zeus  pélasgique. 

Une  partie  de  ces  Dardaniens  descendit  des  plateaux  sur  le 
littoral  qui  est  dépourvu  de  ports,  mais  a  en  face  une  île  adja- 
cente, nommée  Ténédos.  Cette  île  était  occupée  par  des  Phéni- 
ciens qui  péchaient  la  pourpre  dans  lamer  de  Sigeion  ;  plus  tard, 
il  y  vint  de  Crète  des  Hellènes,  qui  y  introduisirent  le  culte 
d'Apollon.  C'est  dans  le  paisible  chenal  ouvert  entre  Ténédos 


'j  Sur  les  dynasties  lydiennes,  voy.  Xiebuhr,  Kleine  Schriften,  I,  195; 
Jon.  BRAiNins,  Herum  asst/r,  tempora  emend.  1853.  p,  3. 


LA  PHRYGIE,  LA  LYDIE  ET  LA  TROADE  89 

et  le  continent  que  se  nouèrent  ces  relations  qui  ont  entraîné 
la  péninsule  de  Tlda  dans  le  mouvement  commercial  de  l'Ar- 
chipel '.  En  face  de  ïénédos  s'élevait  Hamaxitos,  ainsi  nom- 
mée en  souvenir  de  la  première  route  carrossable  qui  relia  le 
rivage  à  l'intérieur  du  pays. 

Les  Dardaniens  prirent  part  à  ce  commerce  maritime,  lors- 
qu'ils eurent  abandonné  les  vallées  retirées  du  haut  Scaman- 
dre  et  les  gorges  de  l'Ida  ;  ce  peuple  de  bergers  se  transforma 
en  marins  aventureux;  les  Dardaniens  enfantèrent  le  s  Troyens, 
un  peuple  capable  de  bâtir  des  cités,  et  qui  se  donnait  Tros 
pour  ancêtre, 

La  descendance  de  Tros  se  bifurque  de  nouveau  avec  les 
deux  frères  Ilos  et  Assaracos.  Le  nom  de  ce  dernier  a  été 
retrouvé  sur  les  monuments  de  Ninive  2.  Le  fils  d' Assaracos 
est  Gapys  :  c'est  là  un  nom  phrygien,  aussi  bien  que  les  noms 
deDymas,  gendre  de  Priam,  d'Ascanios,  de  Casandra\..  etc. 
Le  petit-fils  d'Assaracos ,  Anchise,  est  le  favori  d'Aphrodite, 
déesse  d'origine  assyrienne.  Les  héros  troyens  portent  deux 
noms,  comme  Alexandre  etPâris,  Hector etDareios;  noms  dont 
l'un  trahit  la  présence  de  l'élément  oriental  *.  Ainsi  prit  nais- 
sance —  à  mi-chemin  entre  deux  civilisations  3,  sur  le  sol  d'une 
presqu'île  oùle  mouvementinternational  qui  remuait  l'Asie-Mi- 
neure  avait  poussé  et  confondu  des  Phrygiens,  desPélasges,  des 
Phéniciens  et  des  matelots  grecs, — l'empire  desDardanides,  qui 
s'étendit  probablement  aune  certaine  époque  jusqu'au  Gaïcos^, 

')  Les  plus  anciennes  poteries  découvertes  par  M.  Schliemann  remontent 
aux  temps  primitifs  où  le  littoral  était  hanté  par  les  Phéniciens. 

2)  Noms  assyriens  à  Troie  (Etym.  M.,  s.  v.  'Aaa-jpia).  D'après  Ctésias,  cité 
par  Diodore  (II,  2),  le  roi  Ninos  soumet  la  Phrygie,  la  Troade  et  la  Lydie  ; 
mais  le  récit  de  Ctésias  est  absolument  erroné ,  d'après  E.  Schrader,  Keil- 
inschriften  und  Geschichtsforschung,  p.  492.  Platon  a  dit,  à  l'appui  de 
Ctésias  :  oÎ7t£p\  xb"DviovotxouvTs;  tÔte,  Tr'.rjtE'joVTîCTY)  tcôv 'Aairupîwv  5'jv(X[j.£i  tv^  Ti£p\ 
Nîvov  Y£voiJ.£VYi  (Plat.  Legg.,  p.  685.  Cf.  Nahum,  ed  Otto  Strauss,  p.   lvu). 

^)  Sur  les  noms  phrygiens,  voy.  Deimling,  Leleger,  p.  89. 

*)  TpcôE?  5''yXwT:-rot  (Hymn.  Hom.  Ad  Yener.  113).  Sur  les  noms  doubles 
voy.  G.  CuRTius,  ap.  Kuhn's  Zeitschrift,  I,  35. 

°)  D'après  G.  Curtius,  Griech.  Etijm.,  p.  209,  Tpoia  signifie  littoral, 
peut-?tre  même,  terre  de  la  traversée. 

*)  Extension  de  l'empire  troyen  et  ses  démêlés  avec  les  TantaUdes  (Wel- 
CKER,  Der  epische  Cyclus,  II,  p.  33).  Les  Troyens,  divisés  en  huit  ou  neuf 
tribus,  étendent  leur  domination  jusqu'au  Caïcos  (Strab.,  p,  582K 


90  LES    PREMIERS    ÉTATS 

et  dont  les  habitants,  malgié  leur  sang-  mêlé  ,  sont  repré- 
sentés non  pas  comme  des  barbares,  mais  comme  semblables 
aux  Achéens  et  marchant  de  pair  avec  eux  '.  Aussi  bien, 
leur  ville,  avec  ses  héros,  est  sous  la  protection  spéciale 
d'Apollon.  Ce  dieu  veille  sur  la  cité;  il  est  attaché  par  une 
affection  particulière  à  certaines  familles,  par  exemple,  aux 
Panthoïdes  ;  il  venge  Hector  sur  Achille  et  ramasse  Enée 
blessé  sur  le  champ  de  bataille  pour  le  porter  dans  son  temple. 

Les  sources  de  l'Ida  forment,  en  se  réunissant,  des  cours 
d'eau  dont  deux  se  jettent  dans  la  Propontide,  et  un  autre,  le 
Scamandre,  dans  la  mer  Egée.  Emprisonné  d'abord  dans  les 
montagnes,  ce  fleuve  s'échappe  par  une  gorge  resserrée  et 
débouche  dans  une  plaine  qui,  bornée  de  trois  côtés  par  des 
pentes  douces,  reste  ouverte  à  l'ouest,  du  côté  de  la  mer. 

Cette  plaine  réunissait  tout  ce  qui  peut  assurer  la  prospérité 
d'un  pays  :  en  effet,  indépendamment  des  trésors  de  la  mer  et 
de  la  proximité  d'une  grande  voie  maritime,  elle  possédait  un 
sol  bien  arrosé  et  de  vastes  prairies  où  Érichthonios,  le  génie 
de  la  fertilité,  faisait  paître  ses  trois  mille  cavales;  les  collines 
de  ceinture  produisaient  de  l'huile  et  du  vin. 

A  l'angle  intérieur  de  cette  plaine  se  dresse  un  roc  abrupt 
qui  semble  vouloir  barrer  le  chemin  au  fleuve,  au  point  où  il 
jaillit  de  la  gorge.  Entouré  à  Test  par  un  long  repli  du 
Scamandre,  il  s'incline  à  l'ouest  en  pente  douce.  De  ce  côté,  le 
sol  laisse  échapper  de  nombreux  filets  d'eau  qui  donnent  nais- 
sance à  deux  ruisseaux,  remarquables  parla  constance  de  leur 
volume  et  de  leur  température  en  toute  saison. 

Ces  deux  ruisseaux  sont  le  signe  naturel  et  immuable 
auquel  on  reconnaît  cette  protubérance  pour  la  citadelle 
d'Ilion-.  Ce  sont  les  mêmes  auxquels  les  Troyennes  sortant 
par  la  porte  Scaia,  venaient  puiser  de  l'eau  et  laver  des  vête- 
ments, et,  aujourd'hui  encore,  ce  sont  les  anciens  bassins  qui 
recueillent  les  eaux  pour  qu'on  puisse  en  tirer  plus  commo- 
dément parti. 

Là  où  jaillissent  les  sources,  là  était  le  siège  de  la  dynastie. 

*)  Similitude  des  Troyens  et  des  Achéens  (Deimlixg,  Leleger,  p.  37). 
-)  Sur  la  situation  d'Ilion,  voy.  Welcker,  Kleine  Schriften,  II.  Hah.x, 
Lie  Ausgrabungen  auf  dem  homerischen  Pergamos,  Leipz.  1865. 


LA    PHRYCtIE,    la    LYDIE    ET    LA    TROADE  91 

Au-dessous,  sur  le  plan  incliné,  s'étendait  Troie*;  au-dessus 
s'élevaient  à  pic  les  remparts  de  Pergame  -.  De  ce  sommet, 
haut  de  472  pieds,  le  regard  plonge  d'un  côté  dans  la  vallée 
du  Scamandre  ,  où  les  Dardaniens  avaient  mené  la  vie  de 
pâtres;  de  l'autre,  il  embrasse  toute  la  plaine  qui  s'étend  du 
côté  de  la  mer,  sillonnée  par  ses  deux  artères,  le  Scamandre 
et  le  Simoïs.  A  droite,  on  voit  l'Hellespont  précipiter  ses 
vagues  impétueuses  dans  la  mer  Egée  que  l'on  suit  à  gauche 
jusqu'à  Ténédos.  En  face,  on  voit  se  dresser,  par-dessus  les 
crêtes  onduleuses  de  Lemnos,  la  fière  cime  de  Samothrace, 
le  poste  d'observation  de  Poseidon,  qui,  «  du  sommet  le 
plus  élevé  de  la  Samos  de  Thrace,  couverte  de  forêts, 
découvrait  l'Ida  tout  entier,  et  la  ville  de  Priam  et  les  vais- 
seaux des  Achéens  a.  »  Nulle  souveraineté  dans  l'ancien  monde 
n'eut  un  piédestal  plus  grandiose  que  ce  fort  troyen,  dressé 
dans  l'angle  de  la  plaine,  entouré  de  rochers  à  pic,  blotti  en 
quelque  sorte  dans  une  cachette  sûre,  et  pourtant  surveillant 
et  dominant  les  alentours.  Il  avait  derrière  lui  les  pâturages 
de  la  montagne;  plus  bas,  des  pentes  riches  en  eaux  vives;  à 
ses  pieds,  une  plaine  fertile,  et,  devant  lui,  le  vaste  Archipel, 
le  grand  chemin  des  peuples,  qui  enfonçait  alors  plus  profon- 
dément qu'aujourd'hui  dans  la  plaine  ses  baies  et  ses  mouil- 
lages *. 

La  situation  du  château-fort  répond  à  la  gloire  de  ses 
princes,  telle  qu'elle  se  reflète  dans  les  légendes  d'Ilion.  C'est 
que  la  famille  des  Dardanides  jouissait  d'une  faveur  spéciale 

1)  L'ancienne  ville  s'appelait  Dardania  (Hom.,  Iliad.XX,  216), 

2)  -zklm  Tpota  nipyajjia  (SOPHOCL.,  Philoct.  353). 

3)  Hom.,  Iliad.  XIII,  12. 

*)  Sur  remplacement  de  Troie,  cf.  la  relation  de  mon  voyage,  dans  les 
Preuss.  Jahrbücher  XXIX,  p.  6.  H.  Gelzer,  Wanderimg  nach  Troja 
Basel,  1873.  En  ce  qui  concerne  la  topographie,  je  ne  puis  que  souscrire  au 
jugement  de  Vivien  de  Saint-Martin  :  «  Les  fouilles  de  M.  Schliemann 
apportent  d'abondants  et  précieux  matériaux  à  l'étude  archéologique  ;  elles 
ne  touchent  d'aucun  côté  à  la  question  géographique.  ->■>  [Vllion  d'Homère, 
Rev.  Archéol.  1875).  Cf.  0.  Frick  [Jahrbb.  Fleckeis.  1876,  p.  289),  qui 
s'est  fait  sur  ce  point  une  conviction  acquise  par  des  travaux  personnels  et 
qui  tient  sans  hésitation  pour  Bounarbachi.  Hercher  [Ueber  die  troische 
Ebene.  Akad,  Abhandl.)  a  fait  une  révision  critique  de  la  géographie 
d'Homère. 


92  LES    PREMIERS    ÉTATS 

auprès  des  dieux.  Ceux-ci  enlevaient  au  ciel  ses  adolescents  ou, 
comme  Aphrodite,  quittaient  l'Olympe  pour  nouer  des  intri- 
gues amoureuses  avec  les  héros  de  cette  race. 

Mais  le  voisinage  de  la  mer  exerce  une  attraction  mystérieuse. 
Les  Dardaniens  une  fois  descendus  de  leurs  montagnes,  le 
bonheur  patriarcal  d'une  vie  de  paix  et  de  bien-être,  la  posses- 
sion de  leurs  riches  troupeaux  et  l'abondance  épanchée  sur 
eux  par  les  dieux  ne  leur  suffirent  plus.  Les  voilà  saisis,  eux 
aussi,  de  ce  besoin  d'action  qui  tourmente  les  populations  des 
côtes.  On  traîne  de  l'Ida  sur  la  grève  des  bois  de  construction; 
les  fils  des  rois  quittent  le  manoir  paternel,  et  le  courant  de 
l'Hellespont  conduit  dans  la  mer  du  sud  Paris  et  ses  com- 
pagnons en  quête  de  butin  et  d'aventures.  Ce  que  la  légende 
poétique  raconte  du  rapt  pratiqué  par  des  princes  dardaniens 
prend  un  caractère  de  certitude  historique,  si  Ton  songe  que  les 
documents  égyptiens  signalent  les  Dardaniens  comme  une  des 
tribus  helléniques  qui  se  rendirent  le  plus  tôt  redoutables  sur 
mer*,  que  les  Dardaniens  eurent  de  bonne  heure  des  rapports 
avec  les  Phéniciens  dont  ils  allaient  peupler  les  colonies,  et 
que,  sur  une  foule  de  points,  le  long  des  côtes,  nous  retrou- 
vons les  noms  dïlion  et  de  Troie,  de  Simoïs  et  de  Scamandre  2. 

Au  sud  du  royaume  de  Priam,  la  légende  connaît  une 
autre  résidence  princière  des  plus  anciennes.  Elle  était  située 
dans  la  Lydie  antérieure,  là  où  le  Sipyle,  pétri  de  minerais, 
s'élève  entre  la  vallée  de  THermos  et  le  golfe  de  Smyrne.  Le 
sommet  de  la  montagne  était  hanté  par  les  dieux,  par  Jupiter 
et  les  Nymphes  ainsi  que  par  Rhéa,  la  mère  des  dieux  :  sur  les 
pentes  qui  s'abaissent  vers  les  alluvions  fertiles  de  l'Hermos, 
près  de  l'endroit  où  fut  plus  tard  Magnésie,  s'élevait  la  ville  de 
Sipylos,  la  plus  ancienne  de  toutes  les  cités  selon  la  légende 
locale,  le  berceau  de  la  civilisation  humaine,  la  résidence  de 
Tantale,  le  roi  ami  des  dieux  et  l'ancêtre  des  Niobides  et  des 
Pélopides. 

Toutes  les  richesses  de  son  royaume,  qui  s'étendait  jusqu'à 

*)  Voy.  ci-dessus,  p.  51. 

-)  La  clitTusion  des  noms  de  Troia,  Ilion,  Skamandros...  etc.,  est  étudiée 
d'une  manière  spéciale  dans  l'ouvrage  de  Klausen,  Aeneas  und  die  Penaten. 
Hamb.  et  Gotha,  1839. 


LA  PHRYGIE,  LA  LYDIE  ET  LA  TROADE  93 

rida,  affluaient  dans  son  trésor  :  il  recevait  les  dieux  ses  hôtes 
sur  la  cime  nuageuse  du  Sipyle.  Comme  vestiges  et  preuves  de 
sa  puissance,  on  montrait  sur  la  montagne  le  tombeau  de  Tan- 
tale et  le  trône  de  Pélops,  un  de  ces  anciens  pavillons  royaux 
d'où  le  regard  embrasse  un  vaste  panorama.  La  magnificence 
de  Tantale  et  sa  chute  soudaine  occupèrent  l'imagination  des 
Grecs  dès  la  plus  haute  antiquité,  et  les  légendes  nées  dans 
ces  lieux  y  ont  laissé  une  empreinte  authentique  que  Ton  voit 
aujourd'hui  encore,  à  deux  heures  de  Magnésie  ;  c'est  une 
figure  enlevée  en  relief  sur  la  paroi  creusée  du  rocher  et 
représentant  une  femme  assise,  penchée  en  avant  dans  l'atti- 
tude de  la  tristesse  et  baignée  par  l'eau  qui  distille  des  neiges. 
C'est  Niobé,  Toréade  phrygienne,  qui  vit  jouer  autour  d'elle 
ses  enfants  joyeux,  les  ruisseaux,  jusqu'au  jour  où  ils  lui 
furent  tous  ravis  par  les  feux  du  soleil,  si  bien  que,  pétrifiée 
dans  sa  douleur  solitaire  ,  elle  resta  condamnée  à  des  pleurs 
éternels.  L'histoire  de  la  chute  de  Tantale  et  du  rocher  qui 
menace  sa  tète  symbolise  des  souvenirs  laissés  sans  doute  par 
des  fléaux  volcaniques  déchaînés  dans  la  vallée  de  l'Hermos, 
par  des  tremblements  de  terre  qui  mettent  fm  en  un  moment 
à  la  félicité  la  plus  opulente.  La  ville  de  Sipylos  elle-même 
disparut  dans  un  abîme  ;  un  lac  marécageux  marque  la  place 
qu'elle  avait  occupée  '. 

La  tradition  relative  à  Tantale  n'est  pas  plus  que  celle  de 
Dardanos  et  de  Priam  une  pure  fiction,  vide  de  toute  réalité. 
Il  y  a  eu,  dans  un  âge  préhistorique,  un  royaume  du  Sipyle, 
qui  s'étendait  du  côté  du  golfe  de  Smyrne  et  contenait  une 
population  apparentée  à  la  race  grecque.  Smyrne  elle-même 
passait  pour  une  fondation  des  Tantalides.  Il  y  a  eu  là  un 
royaume  florissant,  dont  l'agriculture,  l'industrie  minière, 
l'élève  des  chevaux,  la  navigation,  alimentaient  la  prospérité, 
et  qui,  attaquée  par  des  voisins  plus  puissants,  comme  les 
Dardaniens,  atteint  dans  ses  ressources  par  des  catastrophes 

1)  Sur  les  légendes  concernant  le  Sipyle  et  Tantale,  v.  Stark,  Niobe, 
p.  99  sqq.  La  ville  de  Sipylos  et  sa  destruction  (Strabon,  p.  58,  579.  Aristot. 
Meteor.  11,  8.  Stärk,  op.  cit.,  p.  404  sqq.  ei  Aus  dem  Reiche  des  Tantalus 
und  Crcesus,  1872,  p.  12  sqq.  G.  Hu^schfeld,  dans  mes  Beiträge  sur 
Gesch.  und  Topographie  Kleinasicns,  1872,  p.  80). 


94  LES    PREMIERS    ÉTATS 

naturelles,  est  tombé  sans  avoir  été  connu  des  Grecs  autre- 
ment que  par  sa  chute,  et  sans  avoir  exercé  d'influence  appré- 
ciable sur  les  destinées  du  peuple  hellénique,  si  ce  n'est  par 
les  émigrations  auxquelles  cette  chute  même  a  donné  lieu. 


§  ni 


LA       LYCIE 

L'ancienne  tradition  établit  un  lien  étroit  entre  la  péninsule 
de  rida  et  la  côte  méridionale  de  l'Asie-Mineure ,  où  le  conti- 
nent projette  également  dans  la  mer  une  sorte  de  presqu'île 
affermie  par  un  large  massif  de  hauteurs.  L'intérieur  est  formé 
par  le  ïaurus  ;  les  eaux,  recueillies  dans  les  vallées  hautes,  se 
précipitent  en  magnifiques  cascades  et  forment  des  fleuves  qui 
sillonnent  les  régions  inférieures.  Ce  qui  ajoute  encore  au 
grandiose  de  ce  paysage  alpestre,  c'est  qu'une  partie  de  la 
chaîne,  notamment  les  monts  des  Selymes,  est  de  nature 
volcanique  et  devait  frapper  l'imagination  des  habitants  par 
des  phénomènes  étranges.  Les  montagnes  s'avancent  jusqu'à 
la  mer  sans  laisser  entre  elles  et  l'eau  la  moindre  bordure  de 
terre,  de  sorte  qu'il  n'y  a  point  de  route  côtière  pour  relier  les 
divers  points  du  littoral  ;  mais  d'innombrables  baies  font  brèche 
aux  escarpements  du  rivage,  et  les  îles  adjacentes  offrent  des 
rades  et  des  mouillages  spacieux. 

Les  lieux  où  les  montagnes  et  la  mer  se  pénètrent  aussi 
intimement  ont  été  particulièrement  favorables  au  développe- 
ment de  tous  les  peuples  qui  appartiennent  au  monde  grec,  et 
nous  sommes  pleinement  autorisé  à  ranger  parmi  ces  peuples 
les  Lyciens. 

Les  anciens  n'ont  jamais  connu  dans  ce  pays  qu'une  popu- 
lation mêlée '.  Les  Phéniciens  exploitaient  le  Taurus  lycien 
aussi  bien  que  celui  de  Cilicie  ;  il  y  vint  de  Syrie  et  de  Cilicie 
des  Sémites,  qui  formèrent,  entre  autres,  la  tribu  des  Solymes* 

')  AiTTo\  A'jxioi.  Cl'.  Deimli.ng,  Loleger,  p.  99i 


LA  LYCIE  95 

Un  autre  courant  suivit  la  chaîne  d'iles  que  domine  Rhodes  : 
il  arriva  de  Crète  des  hommes  qui  s'appelaient  Termiles  ou 
Tramèles,  et  qui  vénéraient  Sarpédon  comme  leur  héros  natio- 
nal. Ils  conquirent  de  vive  force  le  pays  circonscrit  par  la  mer 
et  les  rochers,  et,  sur  les  hauteurs  qui  dominent  les  vallées, 
ils  fondèrent  leurs  citadelles,  dont  Tinébranlable  solidité  a 
bravé  tous  les  tremblements  de  terre.  C'est  par  l'embouchure 
du  Xanthe  que  les  Cretois  ont  pénétré  enLycie.  C'est  là,  en 
effet,  que  Lèto  trouva  pour  la  première  fois  un  accueil  hospi- 
talier ;  dans  le  voisinage  ,  à  Patara,  s'éleva  le  premier  temple 
d'Apollon,  le  dieu  de  la  lumière  ou  Lykios,  et  peu  à  peu  les 
habitants  du  pays  s'identifièrent  si  bien  avec  le  culte  du  dieu 
que  les  Grecs  ,  sur  les  rivages  desquels  ils  abordaient,  les 
appelaient,  comme  lui,  Lyciens. 

Ainsi,  là  comme  en  Troade,  il  s'est  opéré  un  mélange  de 
peuples  divers  qui,  pénétrant  à  la  fois  par  terre  et  par  mer, 
ont  stimulé  la  population  indigène  et  produit  une  civilisation 
très  précoce.  Cette  civilisation  nous  est  amplement  attestée 
par  les  anciennes  traditions  ainsi  que  par  les  monuments 
artistiques  et  les  inscriptions.  L'idiome  lycien  appartient  à  la 
même  famille  que  le  grec,  à  la  famille  des  langues  aryenne« 
qui,  de  l'Arménie,  ont  étendu  leurs  rameaux  dans  F  Asie- 
Mineure.  Cependant  il  s'éloigne  tellement  du  grec  qu'on  est 
tenté  de  regarder  les  Lyciens  comme  une  des  plus  anciennes 
tribus  aryennes  de  la  péninsule  *.  De  quelque  manière  qu'on 
envisage  cette  question,  cequ'ilyade  certain,  c'est  que,  de  très 
bonne  heure,  les  Lyciens  avaient  une  marine  puissante  :  il$ 
figurent  dans  les  documents  égyptiens  à  côté  des  Dardaniens, 
elles  Grecs  les  ont  toujours  considérés,  ainsi  que  les  Darda- 
niens, comme  un  peuple  de  même  race  et  de  même  rang 
qu'eux,  sentiment  qui  ressort  avec  évidence  de  ce  fait  que  les 
Ioniens,  quand  ils  fondèrent  leurs  douze  villes,  se  choisirent 
des  rois  de  race  lycienne  ^ 

*)  M.  Schmidt  [The  Ly dan  inscriptions  after  the  accurate  copies  ofthe 
late  Augustus  Schönborn.  1868)  admet,  avant  l'époque  pélasgique,  une  im- 
migration d'Aryens  venus  de  l'Arménie  dans  le  sud  de  l'Asie-Mineure  habi- 
tée alors  par  des  Sémites,  et  regarde  la  langue  lycienne  comme  intermédiaire 
entre  le  bactrien  et  le  grec. 

-}  Herod.,  I,  147. 


96  LKS    PREMIERS    ÉTATS 

Les  Lyciens  nous  apparaissent,  dans  tout  ce  que  nous 
savons  d'eux,  comme  une  des  races  les  plus  nobles  et  les 
mieux  douées  parmi  les  peuples  navigateurs  apparentés  aux 
Grecs.  Bien  qu'ils  fussent,  par  leur  courage  et  leur  habileté, 
les  premiers  marins  de  T Archipel,  ils  renoncèrent  de  bonne 
heure  au  métier  de  pirates,  dont  leurs  voisins  de  Pisidie  et  de 
Cilicie  ne  se  déshabituèrent  jamais.  Ils  ont  prouvé  leur 
patriotisme  dans  les  luttes  les  plus  héroïques,  et  se  sont  fait 
dans  le  calme  de  la  vie  domestique  des  mœurs  plus  polies, 
que  l'on  reconnaît  principalement  au  respect  qu'ils  profes- 
saient pour  la  femme  '.  C'est  là  un  des  heureux  fruits  de  la 
religion  d'Apollon,  qui  voyait  dans  les  femmes  les  organes 
privilégiés  de  la  volonté  divine  ;  à  Patara ,  en  effet ,  les 
oracles  étaient  rendus  par  des  vierges,  qui  avaient  commerce 
dans  le  temple  avec  la  divinité. 

La  sollicitude  affectueuse  que  les  Lyciens  avaient  pour  les 
morts  témoigne  encore  de  la  délicatesse  de  leurs  sentiments. 
Cet  amour  pour  les  morts  nous  est  attesté  par  les  monuments 
les  plus  grandioses.  Ce  qui  frappe  le  plus,  en  effet,  dans  les 
aptitudes  des  Lyciens,  c'est  leur  goût  pour  la  production 
artistique.  Tout  autour  de  leurs  citadelles,   fièrement  assises 

\)  La  coutume  lycienne  de  désigner  la  descendance  par  la  mère  était  déjà 
considérée  dans  l'antiquité  comme  une  marque  de  respect  pour  les  femmes 
(Heracl.  Po.nt.,  fr.  15.  Bacuofe.n,  Las  lyhische  Volk.  p.  31).  Cependant, 
cet  usage  paraît  être  un  reste  d'un  état  social  encore  imparfait  auquel  on  a 
renoncé  lorsque  les  conditions  de  l'existence  sont  devenues  plus  régulières  et 
qui  a  fait  place  à  la  coutume,  en  vigueur  dans  toute  la  Grèce  à  l'époque  his- 
torique, de  désigner  les  enfants  par  le  nom  de  leur  père.  Du  reste,  l'ancien 
usage  était  loin  d'être  particulier  au  peuple  lycien.  Il  se  rencontre  chez  les 
Hindous,  chez  les  anciens  Egyptiens  (Schmidt,  Griech.  Papyrus,  p.  321)  ; 
il  est  indiqué,  avec  un  exposé  des  motifs  assez  crû,  par  S.\ncho.mathox 
(p.  16,  éd.  Orelli)  et  Philo.n  (p.  31,  éd.  Bunsen);  on  le  constate  chez  les 
Etrusques,  chez  les  Cretois,  alliés  de  si  près  aux  Lyciens,  qui  appelaient 
leur  patrie  «  matrie  »,  et  chez  les  Athéniens.  (Cf.  B.vchofen,  dans  les  Ver- 
handlungen der  Stuttgarter  Philologenversammlung,  p.  -i46,  et  dans  un 
ouvrage  intitulé  Mutterrechtc).  L'importance  spéciale  que  les  anciens  Grecs 
attachaient  à  la  descendance  maternelle  se  montre  dans  le  mot  àoîXybç  (G. 
CcRTius,  Die  Sprachicissenschaft  in  ihrem,  Verhàltniss  sur  klassischen 
Philologie,  1848,  p.  57).  Si  donc  Hérodote  (I,  173)  signale  comme  particu- 
lière aux  Lyciens  l'habitude  de  désigner  les  individus  par  le  nom  de  leur 
mère,  il  faut  en  conclure  que  ce  reste  de  mœurs  archaïques  s'est  conservé 
chez  eux  plus  longtemps  qu'ailleurs. 


LA    l'IIRYCilE,    LA    LYDIE    LT    LA    Tl'.OADL  97 

dans  des  sites  pittoresques,  reposent  les  morts  en  l'honneiir 
desquels  des  masses  entières  de  rochers  ont  été  tranformécs 
en  voies  sépulcrales  et  en  cimetières.  Partout  éclate  un  senti- 
ment idéaliste  qui,  avec  une  étonnante  énergie,  a  surmonté 
tous  les  obstacles  et  imprimé  à  tout  le  paysage  l'empreinte 
ineffaçable  des  plus  hautes  aspirations. 

Quoiqu'il  ne  soit  guère  possible  de  déterminer  Tage  des 
monuments  de  la  Lycie  et  de  dire  à  quelle  époque  cette  nation 
a  organisé  ses  communes  urbaines  et  fixé  sa  constitution 
fédérale,  nous  pouvons  affirmer  que  les  germes  de  ce  dévelop- 
pement intellectuel,  libre  dans  son  essor  et  universel  dans  ses 
tendances,  ont  été  déposés  dès  les  temps  les  plus  reculés  au 
sein  du  peuple  lycien  qui  fut,  dans  les  branches  les  plus 
importantes  de  la  civilisation,  le  précurseur  et  le  modèle  des 
Hellènes. 

Les  princes  du  Péloponnèse,  pour  fortifier  leurs  châteaux, 
ont  fait  venir  des  ouvriers  de  cette  même  Lycie  qui  produit 
aussi  des  héros  comme  Bellérophon  et  Persée  ;  la  première 
communication  par  le  moyen  de  l'écriture,  ce  dont  il  est  fait 
mention  dans  Homère,  s'établit  entre  Ai'gos  et  la  Lycie.  C'est 
principalement  chez  les  Lyciens  que  se  rencontre  la  conception 
du  Zens  ternaire  ou  Triopas  \  un  en  substance,  mais  gouver- 
nant le  monde  sous  une  triple  forme.  Le  culte  d'Apollon  entra 
dans  cette  conception.  Les  Lyciens  virent  en  lui  la  manifes- 
tation la  plus  éclatante  de  la  divinité  cachée  de  Zeus  ;  ils 
l'honorèrent  comme  le  prophète  du  dieu  suprême,  et,  dans 
cette  conviction,  ils  cultivèrent  avant  tous  les  autres  peuples 
la  divination  apollinienne,  afin  de  connaître,  par  le  vol  des 
oiseaux,  les  sacrifices,  l'interprétation  des  songes  et  l'inspira- 
tion prophétique  des  sibylles,  les  volontés  divines. 

La  Troade  et  la  Lycie  sont  deux  pays  tout  à  fait  sembla- 
bles :  ils  honorent  les  mêmes  dieux,  comme  Zeus  Triopas  et 
Apollon,  les  mêmes  héros,  tels  que  Pandaros;  leurs  fleuves  et 
leurs  montagnes  portent  les  mêmes  noms.  Une  partie  de  la 
Troade  s'appelait  Lycie,  du  nom  do  ses  habitants,  de  même 
que  des  Lyciens,  dans  leur  propre  pays,  se  qualifiaient  de 

*)  Sur  Zeus  Triopas,  cf.  Archseologische  Zeitung,  XIII,  1855,  p.  10. 

7 


08  Li:S    PREMIERS    ÉTATS 

Troyens'.  D'un  autre  côté,  ces  deux  contrées,  rattachées  Tune 
à  l'autre  par  une  fraternité  si  étroite,  tiennent  à  la  Crète  par 
des  liens  indissolubles  ;  la  Troade  par  son  Ida  et  ses  génies 
idaeens,  la  Lycie  par  Sarpédon  et  le  culte  d'Apollon.  Lyciens, 
Cretois  et  Cariens  se  rencontrent  encore  surla  partie  moyenne 
de  la  côte  occidentale,  entre  les  deux  presqu'îles  de  l'Asie- 
Mineure,  notamment  à  l'embouchure  du  Méandre,  dans  l'an- 
tique ville  maritime  de  Milet  et,  plus  haut,  en  face  de  Chios 
qui  doit  ses  vignobles  aux  Cretois,  à  Erythrae. 

Oui  pourrait  ranger  par  ordre  chronologique  ces  influences 
entre-croisées?  Qui  pourrait,  en  observant  ce  flux  et  reflux, 
dire  où  il  en  faut  chercher  le  point  de  départ,  si  c'est  au  midi 
ou  au  nord,  dans  l' Asie-Mineure  ou  en  Crète?  En  eff"et,  bien 
que  les  cultes  les  plus  importants,  notamment  les  cultes 
phrygiens,  aient  été  indubitablement  importés  du  continent 
dans  l'île,  il  se  peut  aussi  que  l'île  ait  rendu  au  continent,  mais 
ennobli  et  revivifié  ,  ce  qu'elle  en  avait  d'abord  reçu.  Il  y  a 
eu  là,  durant  des  siècles,  d'un  rivage  à  l'autre,  un  échange 
des  plus  animés,  une  série  ininterrompue  d'emprunts  récipro- 
ques, jusqu'à  ce  qu'enfin  il  se  fût  formé  un  monde  doté  d'une 
civilisation  uniforme,  qui  répartit  également  sa  lumière  sur 
la  Crète  et  les  côtes  de  1" Asie-Mineure,  depuis  laLycie  jusqu'à 
la  Troade. 

Le  trait  commun  à  tous  ces  pays,  c'est  que  partout,  du 
mélange  confus  de  diverses  nationalités  s'est  dégagé,  par 
une  épuration  progressive,  le  génie  hellénique.  Le  développe- 
ment de  ce  génie  se  manifeste  par  la  réalisation  d'un  ordre 
social  plus  parfait,  par  la  fondation  de  cités,  par  l'adoucisse- 
ment des  mœurs  ;  il  se  complète  sous  l'influence  de  la  religion 
d'Apollon  qui,  partout  où  elle  a  été  introduite,  a  profondément 
modifié  le  caractère  et  les  habitudes  des  peuples.  C'est  elle 
qui  a  arraché  les  hommes  à  la  sombre  domination  des  puis- 
sances de  la  Nature,  elle  qui  a  fait  du  culte  un  devoir  de  relè- 
vement moral  :  elle  a  institué  des  expiations  pour  les  cons- 
ciences coupables,  des  oracles  pour  les  esprits  perplexes.  Les 

-)  Sur  le  rapport  entre  Troie  et  la  Lycie.  voy.  Deimling  {Leleger,  p.  100)  et 
ScHö.NBORX  (  lieber  das  Wesen  Apollons  und  die  Verbreitung  seines  Dienstes. 
Berlin,  1854). 


LA  PHRYGIE,  LA  LYDIE  ET  LA  TROADE  90 

bienfaits  de  cette  religion  imposaient  le  devoir  et  inspiraient 
le  désir  de  la  propager  avec  un  zèle  infatigable,  de  l'impor- 
ter dans  les  contrées  de  TOccident  encore  obscurcies  par  les 
ténèbres  des  superstitions  primitives.  Les  prêtres  de  Délos 
savaient  que  les  premiers  statuts  de  leur  culte  leur  étaient 
venus  de  Lycie.  Délos  était,  à  cause  de  son  excellente  rade  et 
de  sa  situation  au  milieu  de  FArchipel,  une  station  des  plus 
importantes  pour  le  commerce  comme  pour  la  propagande 
religieuse.  C'est  à  Délos  que  sortit  de  terre,  à  côté  de  l'olivier 
et  du  palmier,  le  premier  laurier  sacré;  c'est  de  là  que  les 
barques  des  missionnaires  cinglèrent  à  travers  les  îles  vers  le 
continent  européen,  et,  là  où  elles  abordaient,  là  s'allumait  le 
flambeau  d'une  doctrine  plus  pure  et  d'une  civilisation  qui 
depuis  longtemps  déjà  brillait  sur  la  Grèce  d'Orient  *. 


§  IV 


LES    MLNYENS. 

Parmi  les  autels  dédiés  à  Apollon  dans  la  Grèce  occidentale, 
ceux  qui  s'élevaient  à  l'embouchure  du  Pénée  et  sur  le  golfe 
de  Pagase  étaient  au  nombre  des  plus  anciens. 

Le  golfe  de  Pagase,  espèce  de  petite  mer  intérieure  entou- 
rée de  montagnes  boisées,  était  un  endroit  des  plus  favorables 
pour  les  premiers  essais  de  navigation.  On  se  souvenait  dans 
le  pays  du  premier  navire  qui,  construit  avec  les  bois  du  Pé- 
lion,  s'était  risqué  hors  des  eaux  tranquilles  de  la  baie,  et  la 
première  peuplade  de  marins  que  nous  rencontrions  sur  la 
côte  occidentale  de  l'Archipel,  la  première  aussi  qui  se  déta- 
che, avec  un  nom  et  une  histoire  à  elle,  sur  le  fond  obscur  du 
passé  pélasgique,  est  la  tribu  des  Minyens  "-.  Parmi  leurs 

*)  Sur  le  rôle  de  Délos,  voy.  Stark,  Mytholog.  Parallelen,  p.  77.  83.  115. 
Délos,  comme  entrepôt  central  du  commerce,  habitée  aussi  par  des  Phéni- 
ciens. (G.  I.  Gr.,  2290.  2319.  2271). 

^)  Minvens  et  Ioniens  (E.  CuRTius,  Ionien-or  der  ionischen  Wanderung, 
p.  2i). 


100  LEi^    PRE3IIEIIS    ÉTATS 

héros  figurent  Jason  et  Eunéos,  le  fils  de  Jason,  qui  trafique 
avec  les  Phéniciens  aussi  bien  qu'avec  les  Grecs  *,  le  «  cou- 
reur de  mer  »  Euphémos-,  ainsi  qu'Erginos  le  pilote,  qui 
appartient  également  aux  légendes  de  Milet  ^.  Les  divinités 
des  Argonautes,  depuis  Poseidon  jusqu'à  Apollon,  Glaucos 
comme  Leucothéa,  sont  celles  des  tribus  asiatiques  \  Les  chants 
populaires  sur  Argo,  les  plus  anciennes  poésies  lyriques  de  la 
Grèce,  dont  nous  puissions  deviner  le  contenu",  célèbrent  le 
courage  indomptable  des  hardis  nautonicrs  qui  virent  leurs 
efforts  couronnés  par  une  victoire  lucrative.  En  nous  prome- 
nant à  travers  un  dédale  d'aventures,  ils  nous  retracent  le 
tableau  des  expéditions  et  des  guerres  maritimes  depuis  long- 
temps familières  auxpeuplades  asiatiques  et  auxquelles  de  hardis 
compagnons,  venus  de  la  Grèce  occidentale,  commençaient  à 
s'associer.  L'équipage  se  recrute  de  héros  venus  de  toutes  les 
côtes,  môme  de  l'intérieur  du  pays;  mais,  sur  tous  les  points 
qui  sont  signalés  comme  ayant  donné  le  jour  à  des  Argonautes, 
on  trouve  des  traces  d'une  immigration  d'outre-mer,  par  exem- 
ple à  Phlionte  et  à  Tégée,  à  ïhespies,  ville  peuplée  d'Ioniens,  et 
le  long  des  côtes  d'Etolie.  Le  but  de  l'expédition  est  un  pays  fabu- 
leux, nommé  JEa,  que  l'on  place  tantôt  ici,  tantôt  là  ^  Le  navire 
sort  de  la  mer  Egée  et  cherche  à  pénétrer  dans  le  Pont.  Déjà 
l'empire  assyrien  avait  poussé  ses  conquêtes  jusqu'à  l'Euxin  et 
avait  provoqué  sur  le  rivage  oriental  un  mouvement  interna- 
tional auquel  les  Phéniciens  eux-mêmes  avaient  pris  part.  Ceci 
explique  pourquoi  c'est  le  phénicien  Phinéo  '  qui  est  le  portier 
de  l'Euxin  et  qui  met  ses  connaissances  hydrographiques  au 

*)  0.  MuELLER,  Orchomenos  und  die  Mini/er,  p.  298. 

2)  Apollon.  Rhod.,  I,  179. 

^)  Erginos  est  à  la  fois  un  Miiiyen  et  un  Ionien  de  MileL  (ButtmAxNN, 
Mythologus,  II,  208).  Amphion,  le  puissant  roi  des  Minyens,  est  le  fils 
de  Jason  (0.  Mueller,  Orchomenos,  p.  231).  'Iaw).-/ôç  comparé  à  'làovec  (E. 
CuRTius,  lonier,  p.  51). 

^)  Leucothéa  à  Milet  [Zeitschrift  fUr  Alterthuniswissenschaft ,  18il, 
p.  557). 

^)  Argo  uâfft  (xÉXouffa  (HoM.  Odyss.,  XII,  70). 

*)  iEa,  terre  merveilleuse  et  lointaine,  dont  la  situation  est  indéterminée. 
(0.  Mueller,  Orchomenos,  p.  274.  Delmling,  Leleger,  p.  172). 

')  Fils  d'Agénor  ou  de  Phœnix  (L.  Preller  ,  Griech.  MythoL,  II-, 
p.  330). 


LES    MIXYEXS  101 

service  de  rinexpérience  des  Hellènes.  Ces  relations  maritimes 
propagèrent  certaines  coutumes  religieuses,  empruntées  au 
culte  d'un  dieu  avide  de  sang  humain  qui  cependant,  comme 
le  Dieu  d'Abraham,  laisse  apaiser  sa  justice  par  le  sang  d'un 
bélier  * . 

La  légende  faisait  partir  le  navire  Argo  de  différentes  rades, 
d'Iolcos  en  Thessalie,  d'Anthédon  et  de  Siphse  en  Béotie  "  :  de 
même,  Jason  était  aussi  bien  chez  lui  à  Lemnos,  à  Corinthe,  que 
sur  le  Pélion  ;  preuve  évidente  que  ces  divers  points  des  côtes 
ont  subi  les  mêmes  influences.  Cependant,  c'est  sur  les  bords 
de  la  mer  de  Pagase,  dans  le  pays  des  Minycns,  que  la  légende 
des  Argonautes  a  acquis  tout  son  développement.  Les  Minyens 
sont  aussi,  pour  nous,  les  premiers  qui  donnent  le  branle  aux 
peuples  pélasgiques  établis  de  ce  côté  de  la  mer,  et  par  là  à 
l'histoire  de  la  Grèce  européenne. 

Les  Minyens  se  sont  répandus  sur  terre  et  sur  mer.  Ils  ont 
envahi  les  fertiles  plaines  de  la  Béotie  et  fixé  leur  demeure 
dans  la  vallée  lacustre  de  Copaïs,  du  côté  du  midi.  De  nou- 
veaux périls  et  de  nouveaux  labeurs  les  y  attendaient.  Ils 
ne  tardèrent  pas  à  s'apercevoir  qu'ils  avaient  mis  le  pied 
sur  un  sol  mouvant  et  perfide  ;  leurs  fertiles  campagnes  se 
changèrent  à  fimproviste  en  marécages  malsains.  Les  Minyens 
comprirent  que,  pour  tirer  parti  de  ce  terrain,  il  fallait  absolu 
ment  tenir  ouverts  les  canaux  d'écoulement  creusés  par  la 
nature,  mais  exposés  à  des  éboulements  subits.  Sur  le  parcours 
du  plus  considérable  de  ces  conduits  souterrains,  celui  par 
lequel  le  Céphise  débouche  dans  la  mer,  ils  ont  percé  une  série 
de  puits  verticaux  qui  pénètrent  jusqu'au  fond  du  canal  et  per- 
mettent ainsi  de  le  curer  et  de  le  visiter.  Outre  ces  travaux 
gigantesques  exécutés  dans  le  roc,  ils  ont  construit  des  digues 
grandioses  destinées  à  contenir  l'afflux  des  eaux  de  la  mer  et 
à  les  diriger  vers  les  canaux  de  décharge  préalablement  élargis  : 
ouvrages  admirables  au  moyen  desquels  ils  ont  transformé  une 
contrée,  qui  est  redevenue  aujourd'hui  un  désert  fangeux  et 


')  Zeus  Laphystios  (Preller,  op.  cit.,  p.  310  sqq.). 
-)  E.  CuRTius,  lonier,  p.  25.  La  légende  des  Argonautes  localisée  à  Cyzi- 
que  (KiRCHOFF,  Monatsbe?Hchie  der  Berlin.  Akadem.,  1861,  p.  578). 


102  LES    PREMIERS    ÉTATS 

empesté»  en  champs  fertiles,  en  une  source  de  prospérité  et  de 
puissance. 

Après  avoir  abandonné,  à  cause  de  son  niveau  trop  déprimé, 
le  bord  méridional  du  bassin  béotien,  les  Minyens  fondèrent 
une  nouvelle  ville  à  l'ouest  ^  A  cet  endroit  vient  aboutir  une 
longue  crête  projetée  par  le  massif  du  Parnasse,  et  que  le 
Céphise  contourne  en  décrivant  un  demi-cercle.  Au  bas  des 
dernières  pentes  s'élève  aujourd'hui  le  village  de  Skripù. 
Aussitôt  qu'on  dépasse  les  chaumières  en  gravissant  les  hau- 
teurs, on  foule  des  vestiges  d'antiques  constructions  jusqu'à 
la  cime  de  la  montagne,  qui  n'est  accessible  que  par  un  escalier 
de  cent  marches  taillées  dans  le  roc  et  forme  comme  un 
donjon  de  forteresse.  C'est  là  la  seconde  ville  bâtie  par  les 
Minyens  en  Béotie  et  nommée,  comme  la  première,  Orcho- 
mène.  Cette  résidence  princière,  qui  domine  si  fièrement  le 
bassin  du  lac,  est  la  plus  ancienne  enceinte  fortifiée  qu'on 
puisse  signaler  dans  l'Hellade.  Un  peu  au-dessus  des  misé- 
rables huttes  en  pisé  sort  de  terre  un  énorme  bloc  de  marbre, 
long  de  plus  de  vingt  pieds,  qui  couvrait  l'entrée  d'une  cons- 
truction circulaire.  Les  anciens  appelaient  «  Trésor  de  Minyas» 
cet  édifice  sous  la  voûte  duquel  les  rois  d'autrefois  entassaient, 
disait-on,  le  superflu  de  leur  or  et  de  leur  argent;  et  ils  ju- 
geaient, d'après  cet  imposant  débris,  delà  splendeur  d'Orcho- 
mène,  vantée  par  Homère.  Là  aussi  on  adorait,  comme  puis- 
sances fécondantes  de  la  nature,  les  Charités,  les  «  reines 
mélodieuses  de  la  brillante  Orchomène,  les  déesses  protectrices 
de  l'antique  peuple  minyen  'k  » 

Môme  en  Béotie,  les  Minyens  conservèrent  le  goût  de  la 
navigation;  ils  avaient  des  stations  de  vaisseaux  à  l'embou- 
chure du  Céphise  ainsi  que  sur  la  côte  méridionale  ;  ils  firent 
partie  des  plus  anciennes  confédérations  maritimes,  et  de 
même  qu'ils  avaient  fait  de  la  Béotie  et  de  la  Thessalie  un  seul 
et  même  pays,  de  môme,  des  familles  sorties  de  leur  soin  et 
animées  d'un  esprit  entreprenant  se  répandirent  au  loin  dans 

1)  'Y),tx-})  ),'!|j.v/i  (Strabox,  p.  -ïOl). 

2)  Sur  la  situation  de  la  Vieille-Orchora(>ne,  v.  Ulrichs,  Reisen  und  For- 
schimgen  in  Griechenland,  I,  p.  218, 

3)  PiNDAR.,  Olymp..  XIV.  5. 


LES    MINYEXS  103 

les  pays  d'alentour  et  exercèrent,  jusque  dans  le  Péloponnèse, 
une  influence  décisive  sur  le  développement  des  Etats.  En 
revanche,  il  s'était  formé  en  Béotie  même,  dans  la  partie  orien- 
tale qui  se  trouve  en 'dehors  du  bassin  du  lac  Copaïs,  une 
puissance  indépendante  d'Orchomène,  mais  sortie  comme  elle 
de  germes  apportés  du  littoral  asiatique. 


§  V 

LES    CAPMÉENS   DE   THÈBES. 

Le  détroit  de  l'Euripe  devait  avoir  pour  les  peuples  naviga- 
teurs de  l'Orient  un  attrait  tout  particulier.  Ils  trouvaient  là  un 
canal  profond  et  tranquille  quileur  permettait  de  traverserpour 
ainsi  dire  l'Hellade  du  sud  au  nord.  A  droite,  on  longeait  l'île 
d'Eubée  avec  ses  montagnes,  ses  forets  qui  fournissaient  aux 
chantiers  de  construction  un  approvisionnement  inépuisable, 
ses  mines  de  cuivre  et  de  fer,  les  premières  qui  aient  été 
exploitées  dans  la  Grèce  occidentale,  le  berceau  d'où  l'industrie 
métallurgique  se  répandit  dans  les  pays  du  sud. 

Au  point  le  plus  resserré  du  détroit  s'élevait  Chalcis  avec 
sa  source  d'Ai'éthuse,  Chalcis,  séjour  d'Apollon  Delphinios  et 
un  des  plus  anciens  rendez-vous  des  marins  grecs  etphéniciens'. 
A  gauche  s'étend  le  rivage  de  la  Béotie  qui  offrait  d'excellents 
mouillages, fcomme  Hyria  et  Aulis  :  il  n'y  avait  pas  d'endroits 
plus  favorables  pour  la  pêche  du  poisson  et  des  coquillages,  et 
pour  la  récolte  des  éponges;  aussi  la  légende  de  Glaucos,  qui  a 
pour  théâtre  l'Euripe,  témoigne-t-elle  de  l'activité  industrieuse 
des  pêcheurs  qui  vivaient  de  temps  immémorial  sur  les  grèves 
d'Anthédon  ".  Cependant  ces  lieux  ne  comportaient  guère  d'éta- 
blissements importants;  il  n'y  avait  ni  sol  arable  ni  pâturages. 

Ce  qui  manquait  au  bord  de  la  mer,  les  colons  le  rencon- 
traient à  quelques  heures  de  là,  lorsqu'après  avoir  franchi  une 


Stark,  Mytholog.  Parallelen,  p.  66. 

0.  MuELLER,  Orchomenos  und  die  Mini/er,  p.  23. 


104  LES    PREMIERS    ÉTATS 

ligne  de  dunes  stériles,  ils  promenaient  leurs  regards  sur  le 
bassin  de  THylica.  Ce  lac  communique  par  des  conduits  sou- 
terrains avec  le  lac  Copaïs,  mais,  au  lieu  d'un  bourbier  maré- 
cageux ,  on  y  trouve  une  eau  limpide,  un  air  pur,  et  des 
alentours  fertiles.  Vers  le  sud  notamment,  une  vaste  plaine 
couverte  d'une  épaisse  couche  de  terre  végétale  s'étend  jus- 
qu'aux premiers  contreforts  du  Teumessos.  Ces  hauteurs  elles- 
mêmes  ne  sont  pas  rocailleuses  et  dénudées,  mais  recouvertes 
de  terre  et  sillonnées  de  vallons  dans  lesquels  les  sources  et  les 
ruisseaux  jaillissent  à  profusion  :  Tlsménos  et  Dircé  se  jettent 
dans  le  lac  après  avoir  traversé  côte  à  côte  un  jardin  d'une  végé- 
tation luxuriante.  C'est  ici  que  Cadmos  tue  le  dragon,  le  génie 
malveillant  qui  gardait  le  pays;  après  quoi,  il  fonde  sur  les 
hauteurs  qu'enserrent  les  cours  d'eau  la  citadelle  de  Cadmée. 
La  citadelle  de  la  Thèbes  béotienne  est  l'endroit  où  s'est 
épanouie  le  plus  complètement  l'ample  moisson  de  légendes 
qui  reportent  la  pensée  vers  l'Orient.  Toutes  les  inventions 
orientales  se  rattachent  à  la  personne  de  Cadmos.  On  appelait 
de  son  nom  terre  cadmienne  l'espèce  d'argile  dont  on  se  servait 
pour  épurer  le  minerai  de  cuivre  *  ;  l'emploi  du  métal  dans  les 
armures  de  guerre  était  de  son  invention;  son  nom  même 
signifiait  précisément  armure  -,  et  on  se  figurait  ses  succes- 
seurs, les  Cadméoncs,  comme  une  race  de  princes  bardés 
d'airain  étincelant,  et  parés  de  pourpre  et  d'or.  A  côté  de 
Cadmos,  les  Telchincs  béotiens,  les  génies  enchanteurs  des 
Orientaux,  rappellent  également  l'industrie  métallurgique 
importée  de  Chalcis  à  Thèbes.  En  outre,  Cadmos  est  l'inven- 
teur de  l'écriture,  comme  Palamède  àArgos;  comme  le  Danaos 
argien,  il  établit  un  système  d'irrigation  artificielle;  comme 
les  héros  lyciens,  il  est  architecte  et  ingénieur,  car  le  monticule 
assez  bas,  que  sa  situation  au  milieu  d'un  pays  fertile  avait  fait 
choisir  pour  y  asseoir  la  citadelle  de  Thèbes,  avait  besoin,  plus 
que  tout  autre,  de  fortifications  artifi-cielles  :  enfin,  Cadmos 
aurait  amené  avec  lui  dans  le  pays  les  Géphyréens,  des  cons- 
tructeurs de  digues  et  d'écluses. 

1)  Kao(X£ia,  Cadmia  (Pux.,  XXXIV,  100). 

-)  Kâ5[ji,oç  ûôp'j,  Xôyoç,  à<Tm'ç  Kpr,Te;  (Hesych.,  s.  V.  Cf.  0.  MuELLER,  Orcho- 
menas,  p.  212). 


LES    CADMÉENS    DE    THÈRES  105 

Il  ressort  de  toutes  les  traditions  qu'il  s'est  produit  dans 
cette  contrée  une  immig-ration  fort  active,  un  afflux  de  colons 
venus  à  différentes  époques  et  de  diff"érents  pays.  Nous  sommes 
en  droit  d'admettre  un  noyau  primitif  de  Sémites  purs,  origi- 
naires de  Sidon  et  de  Tyr*.  On  reconnaît  la  présence  de 
l'élément  sidonien  au  culte  do  la  déesse  lunaire  Europe  -,  et 
celle  de  l'élément  syrien  au  culte  d'Héraclès ,  que  l'on  adorait 
sous  le  nom  de  Melkar  ou  Makar,  nom  qui  se  retrouve 
dans  la  dénomination  d'  «  île  de  Makares  »,  par  laquelle  on 
désignait  la  citadelle  thébaine  isolée  au  milieu  d'une  cein- 
ture de  torrents  ^ 

A  la  suite  des  Phéniciens  vinrent  d'autres  colons  partis  de 
divers  points  de  l'Orient  grec  et  surtout  de  la  Crète.  C'est  de 
là  que  Rhadamanthys  aurait  émigré  en  Béotie;  on  montrait 
près  d'Haliarte  son  tombeau  ombragé  par  les  rameaux  odori- 
férants du  styrax,  dont  le  plant  provenait  également  de  Crète*. 
La  race  des  Cadméones,  qui  avait  en  son  pouvoir  la  citadelle 
de  la  Cadmée ,  se  vit  disputer  la  prééminence  par  des  races 
plus  jeunes.  Nous  trouvons,  à  la  tête  d'une  nouvelle  dynastie, 
les  deux  frères  Amphion  et  Zéthos,  les  Dioscures  béotiens.  Ils 
personnifient  un  nouveau  progrès  de  la  civilisation,  une  ère 
nouvelle.  Ils  sont  parents  des  Pélopides  et  mêlés  à  l'histoire  de 
Niobé.  Entre  les  mains  d'Amphion,  la  lyre  lydienne  enchante 
les  cœurs  des  mortels  ;  le  charme  de  ses  accords  remue  les 
pierres,  qui  viennent  se  ranger  en  assises  régulières.  La  civili- 
sation qu'il  représente  a  son  berceau  sur  le  littoral  de  l'Asie- 
Mineure  '. 

Amphion  et  Zéthos  agrandissent  la  ville.  Autour  de  la 
Cadmée  se  déroule  une  enceinte  plus  vaste  qui  protège  une 
population  laborieuse  groupée  au  pied  de  la  demeure  seigneu- 

1)  Le  nom  de  Thehc  se  trouve  aussi,  comme  nom  de  ville,  en  Asie.  Thèbes 
Hypoplakia  (Hom.,  Iliad.,  VI,  397)  était  de  fondation  phénicienne. 

-)  Sur  Europe,  v.  de  Vogué  [Jotirnal  Asiatique,  1867,  août,  p.  149).  — • 
Athêna  Tclchinia  et  Athcna  Lindia  sont  identiques  à  Astarté. 

^)  Sur  la  vYisoç  (jiaxâpwv,  v.  la  note  1  de  la  page  64. 

*)  Rapports  de  Thèbes  avec  la  Crète  (Welcker,  Ueber  eine  kretische 
Colonie  in  Theben,  1824). 

^)  Amphion  l'Iaside  (Hom.,  Odyss.,  XI,  283)  introduit  l'harmonie  lydio- 
phryg'ienne  (Stark,  Niobe,  p.  375). 


106  LES    PREMIERS    ÉTATS 

riale,  et  sept  portes  livrent  passage  aux  routes  qui  rayonnent 
du  centre  dans  toutes  les  directions. 

Le  nombre  sept  est  ici,  comme  dans  les  cordes  de  la  lyre 
d'Amphion,  un  nombre  sacré.  Il  répond  aux  planètes  que 
connaissaient  les  Babyloniens  et  qu'ils  vénéraient,  avec  le 
soleil  et  la  lune,  comme  les  puissances  célestes  qui  président 
aux  destinées  humaines.  Ce  culte  babylonien  a  été  importé 
dans  FHellade  par  les  Phéniciens,  et  les  traces  n'en  sont  nulle 
part  plus  évidentes  qu'à  Thèbes.  Mais  nous  y  trouvons  aussi 
la  preuve  que  ce  même  culte  avait  été  transmis  également  par 
les  Phéniciens  aux  marins  grecs;  car,  la  ville  basse  qui,  comme 
l'indiquent  ses  portes,  était  consacrée  aux  divinitésplanétaires*, 
appartient  précisément,  d'après  les  témoignages  les  plus  for- 
mels, à  une  époque  plus  récente  qui  ne  peut  pas  avoir  été 
dominée  exclusivement  parle  génie  phénicien.  Ainsi,  les  in- 
fluences orientales  ont  continué  à  agir,  depuis  la  fondation  de  la 
factorerie  sidonienne  que  nous  pouvons  considérer  comme  le 
noyau  de  Thèbes,  pendant  tout  le  temps  qu'a  duré  l'affluence 
des  colons  de  la  Crète  et  de  l' Asie-Mineure. 

Après  la  famille  des  jumeaux,  les  Cadméones  remontent  sur 
le  trône  ;  nous  arrivons  au  règne  de  Labdacos  et  de  Laïos.  Des 
princes  criminels  ruinent  le  pays,  ce  que  la  légende  exprime 
par  l'emblème  du  Sphinx,  emprunté  également  à  l'Orient.  La 
Thèbes  cadméenne  sombre  dans  le  sang  et  l'horreur,  mais,  en 
se  dispersant,  les  familles  thébaines,  douées  de  qualités  bril- 
lantes, vont  porter  jusque  dans  les  contrées  du  sud,  comme 
nous  le  verrons  plus  tard,  de  nouveaux  ferments  de  civili- 
sation. 

La  légende  de  Thèbes  a  résumé  en  traits  saillants  des  vicis- 
situdes historiques  qui  ont  duré  plusieurs  siècles.  C'est  le 
tableau  le  plus  instructif  de  la  période  de  transition  qui  s'étend 
entre  l'âge  pélasgique  et  l'histoire  grecque ,  l'exposé  le  plus 
clair  de  la  colonisation  phénicienne  et  de  ses  conséquences. 
Des  époques  comme  celles  qu'inaugure  l'arrivée  de  Cadmos 
mettent  iin  aux  loisirs  innocents  de  la  vie  patriarcale  :  avec  les 


-)  J.  Brandis,  Die  Bedeutung  der  sieben  Thore  Thebens  dans  Y  Hermes, 
II,  259  sqq. 


LES    CADMÉEXS    DE    THÈBES  '•        107 

])ienfaits  d'une  civilisation  supérieure,  les  nouveaux  venus 
apportent  dans  le  pays  des  fléaux  inconnus,  la  ruse  et  la 
violence,  l'immoralité,  des  crimes  inouïs,  la  guerre  et  la  misère. 
La  colère  divine  et  la  perversité  humaine,  le  péché  et  la  malé- 
diction déchaînent  tour  à  tour  leurs  orages.  C'est  là  ce  qu'ont 
si  souvent  chanté  les  poètes,  la  fatalité  attachée  à  la  race  de 
Cadmos. 


YI 


EOLIEXS    ET    ACHEENS. 

Thèbes  est  le  lieu  où  la  civilisation  importée  de  la  Phénicie 
et  de  l'Orient  grec  a  jeté  les  plus  profondes  racines,  et  celui 
où  elle  formait  avec  l'élément  indigène  le  contraste  le  plus 
frappant.  C'est  pourquoi  Cadmos  a  gardé,  plus  nettement  que 
les  autres  héros  de  même  catégorie,  un  caractère  étranger; 
ses  descendants  ne  rencontrent  chez  leurs  voisins  que  des 
sentiments  de  malveillance  et  d'hostilité.  C'est  pour  cela  encore 
qu'il  n'a  point  de  place  dans  les  généalogies  nationales  et  ne 
figure  pas  avec  les  autres  héros  dans  l'histoire  de  la  Grèce 
européenne. 

Ainsi,  de  môme  qu'on  entendait  par  Eoliens  les  Pélasges 
indigènes  qui,  par  leur  mélange  avec  des  colons  d'outre-mer, 
avaientfait  des  progrès  en  agriculture,  dans  l'art  de  la  navigation 
et  dans  leur  organisation  politique,  de  même  on  comprenait 
sous  le  nom  collectif  de  fils  d'iEolos  ou  yEolides  les  héros  que 
l'on  considérait  comme  les  dépositaires  et  les  propagateurs  de 
cette  civilisation.  C'étaient  Jason,  Athamas,  l'ancêtre  des 
Minyens,  la  famille  prophétique  des  Amythaonides,  descen- 
dants de  Salmonée,  enfin  les  Néléides  de  Messénie  et  le  héros 
corinthien  Sisyphos,  auquel  on  associe  par  analogie  Ulysse. 
Nous  trouvons  des  Eoliens  en  Thessalie  ainsi  quedansl'archipel 
de  Céphallénie,  sur  les  côtes  d'Elide,  de  Messénie,  de  Locride 
et  d'Etolie  ;  ils  nous  apparaissent  généralement  comme  ado- 


108  LES    PREMIERS    ÉTATS 

rateurs  de  Poseidon  et  fusionnés  avec  une  population  lélège 
ou  ionienne  K 

Le  seul  point  de  rapprochement,  la  seule  conformité  de 
caractère  qu'aient  entre  eux  tous  cesEoliensetces  ^^olides,  c'est 
de  représenter,  sous  des  formes  diverses, la  transition  de  l'âge 
pélasgiquc  à  Tère  hellénique,  la  formation  d'Etats  maritimes 
en  Europe,  l'accroissement  de  puissance  et  de  lumières 
qu'apportèrent  avec  eux  les  colons  venus  de  l'Orient  grec. 

C'est  encore  un  peuple  de  transition  que  les  Achéens. 
Ils  ont  toutefois  un  air  plus  historique  et  des  traits  plus 
accentués.  On  les  considère  comme  une  branche  des  Eoliens, 
avec  lesquels  ils  se  sont  de  nouveau  confondus  plus  tard,  et 
non  pas,  par  conséquent,  comme  une  race  primordiale,  un 
rameau  indépendant  de  la  nation  grecque  ;  aussi  n'est -il 
question  ni  de  dialecte  achéen  ni  d'art  achéen  ". 

Ils  ont  cela  de  commun  avec  les  Eoliens  que,  partout  où  on 
les  rencontre,  on  reconnaît  dans  leurs  habitudes  la  marque 
bien  nette  d'une  influence  venuedu  côté  delamer.  LesAchéens 
sont  eux-mêmes  une  des  tribus  grecques  le  plus  anciennement 
familiarisée  avec  la  mer  ;  nous  les  trouvons  seulement  sur  les 
côtes  et  même  occupant  une  étendue  notable  de  l'un  et  de 
l'autre  littoral.  On  signale  une  étroite  parenté  entre  eux  et  les 
Ioniens.  Aussi,  Ion  et  Acha^os  sont-ils  associés  à  titre  de  frères 
et  de  fils  d'Apollon,  et  c'est  en  lonie  que  les  Achéens  plaçaient 
le  berceau  de  leur  plus  grande  famille  princière.  Les  Achéens 
sontencore  rattachés  à  la  Lycie  et  à  la  Troade  par  la  tribu  des 
ïeucriens;  on  voit  même  des  héros  achéens,  comme  yEaque, 
aider  à  bâtir  les  murailles  d'Ilion.  A  Cypre,  il  y  avait  des 
Achéens,  de  temps  immémorial,  ainsi  qu'en  Crète;  on  en 
trouvait  de  même  à  l'embouchure  du  Pénée,  autour  du  Pélion, 
à  Egine   et  dans  l'Attique.    Bref,   les  Achéens  se  montrent 

')  Eoliens  et  /Eolides  (Deimli.ng,  Lelcger,  p.  132,  118,  158).  A'o).îî;  signi- 
fiant peuple  mêlé  (Gerhard,  Poseidon,  p.  192). 

-)  Sur  les  Achéens  considérés  comme  tenant  le  milieu  entre  les  Pélasges 
et  les  Hellènes,  voy.  Gerhard,  Yolksstamm  der  Ach'der  [Abh.  der  Berlin. 
Akad.,  1853,  p.  419):  Deimli.ng,  Leleger,  p.  123.  212.  — D'après  de  Rougé 
[Rev.  Archéol.  1867,  2,  p.  44.  96.)  et  Ebers  {.Egypten,  I,  154  sqq.).  les 
Achéens  auraient,  sur  les  monuments  égyptiens,  des  cnémides  comme  attri- 
but distinctif.  C'est  là  une  méprise  rectifiée  depuis  par  W.  Pleyte  (Z.  f. 
œgijpt.  Sprach.  1871.  p.  lö-lG'i. 


ÉOLIENS    ET    ACIIÉENS  109 

disséminés  autour  de  la  mer  Egée,  sur  des  points  si  éloignés 
les  uns  des  autres  qu'il  est  impossible  de  considérer  tout  ce 
qui  porte  ce  nom  comme  les  débris  d'un  peuple  ayant  jadis 
vécu  d'une  vie  commune  ;  d'autant  plus  que  nulle  part  on  ne  les 
voit  formant,  à  proprement  parler,  un  peuple,  la  base  d'une 
population.  Ils  se  réduisent  à  un  petit  nombre  de  familles 
marquantes  qui  produisent  des  princes  et  des  héros  ;  de  là 
l'expression  «  fils  d'Achéen  »  pour  indiquer  la  noblesse  de 
l'extraction.  Si  évidente  que  soit  chez  les  Achéens  l'empreinte 
de  la  civilisation  importée  de  l'Orient,  bien  que,  dans  la 
légende  et  pour  le  culte,  ils  se  distinguent  à  peine  des  Grecs 
d'Asie,  cependant  ils  ont  provoqué  dans  la  Grèce  européenne 
un  développement  plus  spontané  que  ne  l'avaient  pu  faire 
leurs  aînés  les  Éoliens.  Par  eux  furent  fondés  les  premiers 
Etats  qui  marchèrent  de  pair  avec  l'Orient;  c'est  même  à 
dater  de  l'apparition  des  Achéens  que  l'histoire  des  Hellènes 
commence  à  former  une  trame  continue. 

Parmi  les  nombreuses  localités  occupées  par  les  Achéens, 
c'est  la  fertile  vallée  creusée  entre  l'Œta  et  l'Othrys  qui  a 
gardé  les  traces  les  plus  remarquables  de  leur  séjour.  C'est  la 
Phthiotide  ,  où  le  Sperchios  verse  ses  eaux  dans  la  mer  et 
ouvre  au  navigateur  son  riche  bassin.  Nous  y  trouvons  des 
forteresses  achéennes,  entre  autres,  Larissa  «  la  suspendue  », 
ainsi  nommée  parce  qu'elle  semble  un  nid  suspendu  au  rocher. 
C'est  là  qu'ont  élu  domicile  les  légendes  favorites  des  Achéens, 
l'histoire  de  Pelée  vouant  des  hécatombes  de  béliers  près  des 
sources  du  Sperchios  aux  Immortels  qui  entretiennent  avec 
lui  des  relations  amicales  ;  celle  d'Achille,  fils  de  Pelée  et 
de  la  déesse  marine  aux  pieds  d'argent,  qui,  élevé  sur  les 
montagnes,  descend  dans  la  vallée  pour  périr,  moissonné  dans 
la  fleur  de  la  jeunesse.  Cet  aimable  et  magnanime  héros,  qui 
n'hésite  pas  à  préférer  une  courte  et  glorieuse  carrière  à  une 
long'ue  vie  de  bien-être  et  d'obscurité,  est  un  monument  impé- 
rissable de  l'esprit  chevaleresque,  des  hautes  aspirations  et 
des  facultés  poétiques  des  Achéens. 

Une  autre  légende  également  achéenne  est  la  légende  de 
Pélops,  qui  est  surtout  remarquable  parce  qu'elle  nous  reporte 
plus  clairement  que  toute  autre  légende  héroïque  vers  la  Lydie 


1 1 0  LKS    PREMIERS    ÉTATS 

ci  lloiiie.  Nous  connaissons  déjà*  la  maison  de  Tantale,  cette 
riche  et  puissante  famille  qui  a  fixé  son  séjour  sur  le  Sipyle 
et  qui  tient  de  si  près  au  culte  de  la  Grande-Mère  phrygienne  -. 
Des  membres  de  cette  famille  émigrent  et  cinglent  des  ports 
de  rionie  vers  THellade  ;  ils  y  arrivent  avec  des  compagnons 
entreprenants  et  des  trésors,  avec  des  armes  et  les  séductions 
d'un  luxe  magnifique  ;  ils  se  font  un  parti  parmi  les  indigènes 
qui  vivent  sans  lien  politique  ;  ils  les  rassemblent  autour  d'eux 
et  fondent  ainsi  des  principautés  héréditaires  dans  le  pa}S 
nouvellement  découvert  dont  les  habitants,  ainsiréunis,  entrent 
du  même  coup  dans  les  voies  d'un  développement  histo- 
rique. 

Voilà  comment  des  hommes  tels  que  Thucydide  se  figu- 
raient l'époque  inaugurée  dans  leur  pays  par  Tavènement 
des  Pélopides  :  —  et  qu'y  a-t-il  d'invraisemblable  ou  d'insou- 
tenable dans  ces  idées  ?  Est-ce  que  tout  ce  que  la  tradition 
nous  raconte  des  princes  achéens  de  la  race  de  Pélops  ne  nous 
ramène  pas  invariablement  à  la  Lydie  ?  Les  hauts  tertres 
tumulaires  à  la  mode  lydienne,  nous  les  retrouvons  chez  les 
Achéens  ;  le  culte  de  la  Grande-Mère,  les  Tantalides  l'ont 
apporté  en  Thessalie  et  dans  le  Péloponnèse^;  les  corporations 
de  flûtistes  à  la  mode  lydienne  les  ont  suivis  jusqu'à  Sparte. 
Les  restes  de  Pélops  reposaient  à  Pisa  auprès  du  sanctuaire 
de  l'x^jtémis  lydienne;  cette  même  Artemis,  sous  le  nom 
d'Iphigénie,  est  en  rapport  avec  Agamemnon,  qui  partout 
fait  fonction  de  prêtre  de  la  déesse  *.  La  puissance  de  cette 
maison  reposait  sur  son  opulence;  or,  l'on  sait  que,  pour  les 
Grecs,  les  mines  d'or  les  moins  éloignées  comme  les  plus 
abondantes  étaient  le  sable  du  Pactole  et  les  flancs  du  Tmolos. 
Ces  trésors  à  la  main,  les  Pélopides  éblouirent  les  indigènes 
qui  cultivaient  leurs  champs  à  la  sueur  de  leur  front  ;  or  et 
puissance  souveraine  sont  depuis  ce  temps,  dans  l'esprit  des 


')  Voy.  ci-dessus,  p.  93. 

-)  Stark,  Niobe,  p.  435  sqq. 

3)  Pals.\x.,  III,  22,  4.  Pélops  fait  une  statue  d'Aphrodite  en  bois  de 
myrte  (Palsan.,  V,  13,  7). 

*)  Les  Pélopides  et  le  culte  d'Artémis  [Archœol.  Zeitung,  1853,  p.  loG. 
Deimlino,  Leleger.  p.  169'. 


ÉOLIENS    ET    ACHÉENS  1  1 1 

Grecs,  deux  idées  inséparables.  Les  autres  mortels,  comme  le 
dit  Hérodote  en  parlant  des  Scythes  ',  se  brûlent  à  For  ;  mais, 
à  qui  est  né  prince,  il  donne  puissance  et  force;  il  est  le 
symbole  et  le  sceau  de  sa  condition  surhumaine. 

Puisque  nous  avons  accepté  comme  un  fait  l'existence  d'un 
empire  archaïque  dans  la  vallée  de  l'Hermos,  nous  n'avons 
aucune  raison  de  douter  que  l'écroulement  de  sa  puissance 
n'ait  eu  pour  conséquence  des  émigrations  qui  allèrent  porter 
sur  le  continent  européen  les  germes  de  cultes  divers  et  de 
nouvelles  créations  artistiques. 

Mais  où  s'est  opérée  l'association  de  la  dynastie  étrangère 
avec  les  Achéens?  La  légende  laisse  cette  question  sans 
réponse.  Dans  le  Péloponnèse,  la  fusion  est  déjà  complète  et 
du  reste,  sur  les  côtes  de  la  péninsule,  on  ne  trouve  pas  de 
vieille  légende  qui  parle  d'un  débarquement.  Il  est  donc 
probable  que  cette  association  féconde  eut  lieu  en  Thessalie  ; 
qu'à  cette  occasion  une  partie  du  peuple,  sous  la  conduite  de 
ses  nouveaux  chefs,  quitta  les  cantons  trop  peuplés  de  Phthia 
pour  émigrer  au  sud,  où  ils  fondèrent  des  villes  et  des  Etats 
dont  la  renommée  éclipsa  celle  des  Achéens  de  Thessalie'. 

Enfin,  quelle  que  soit  la  route  qu'aient  suivie  les  Pélopides 
et  les  Achéens  pour  pénétrer  dans  le  Péloponnèse,  ce  n'est 
pas  du  tout  un  pays  et  une  population  inculte  qu'ils  y  rencon- 
trèrent. On  sait  que  les  Grecs  regardaient  Argos  comme  le 
pays  sur  le  rivage  duquel  se  sont  établies  les  plus  anciennes 
relations  entre  les  peuplades  de  l'Orient  et  celles  de  l'Occident. 
Nous  avons  vu  plus  haut  ^  par  suite  de  quelles  influences  les 
Pélasges  du  pays  étaient  devenus  des  Danaëns.  D'après  les 
habitudes  de  la  légende  grecque,  une  semblable  substitution 
de  nom  chez  les  peuples  marque  toujours  les  époques  les  plus 
décisives  de  leur  existence.  La  plaine  d'Argos  avait ,  pour 
suppléer  aux  sources  absentes,  des  puits  qui  descendaient  à 


*)  Herod.,  IV,  5. 

-)  Invasion  des  Achéens  par  le  nord  :  'A^ato\  ot  «l'ôitorat  ffuyxa-ceXôovTe; 
néXoTit  elç  Tr,v  XleXoTtôvvTjaov  (StrABON,  p.  365).  'A-/aio\  «PùtÛTai  xo  yévoi; 
ôîxYiirav  ht  AaxEÔaî[j.ovi  (Str.\b.,  p.  383).  Les  Achéens  Phthiotes  aux  Thernio- 
pyles  (Strab,,  p.  429). 

^)  Voy.  ci-dessus,  p.  72. 


112  Li;S    l'UEMlLRS    ÉTATS 

travers  le  roc  jusqu'aux  nappes  d'eau  souterraines  ou  recueil- 
laient Feau  de  pluie  pour  les  mois  de  sécheresse  ;  sur  le  rivage 
étaient  installés  des  chantiers  pour  la  construction  et  des 
abris  pour  le  remisage  des  navires  ,  et ,  dans  la  ville ,  la 
place  du  marché  avait  été  dédiée  pour  toujours  au  dieu 
lycien.  Danaos  lui-même  passait  pour  être  venu  directement 
de  Rhodes,  c'est-à-dire  de  l'île  qui  servait  naturellement  de 
station  intermédiaire  entre  la  côte  méridionale  de  l'Asie  et 
l'Archipel. 

Il  n'y  a  pas  de  contrée  en  Grèce  qui  réunisse  sur  un  espace 
resserré  tant  de  citadelles  imposantes  que  l'Argolide.  C'est 
d'abord  la  haute  Larissa,  que  la  nature  semble  avoir  prédestinée 
àêtre  le  centre  du  pays;  puis,  enfoncée  dans  un  coin,  Mycènes; 
dans  les  montagnes  de  l'est,  Midia;  au  bord  de  la  mer,  sur  un 
rocher  isolé,  Tirynthe;  enfin,  à  une  demi-heure  de  là,  Nauplie 
avec  son  port.  Cette  ligne  de  vieilles  forteresses,  dont  nous 
admirons  aujourd'hui  encore  les  inébranlables  assises  , 
témoigne  des  luttes  violentes  qui  ont  agité  Arg  os  naissante  ; 
elle  prouve  que,  dans  le  bassin  de  l'Inachos,  il  a  dû  se  former 
en  même  temps  plusieurs  puissances  rivales  dont  chacune 
comptait  sur  la  force  de  ses  remparts  et  qui  tournaient  de 
préférence  leur  attention,  l'une,  vers  la  mer,  l'autre,  vers 
l'intérieur  du  pays. 

Le  témoignage  de  ces  monuments  est  confirmé  par  les  lé- 
gendes d'après  lesquelles  il  se  produisit  des  démembrements 
sous  les  successeurs  de  Danaos. 

Prœtos,  le  prince  exilé,  est  ramené  à  Argos  par  des  bandes 
lyciennes  et  bâtit  sur  la  côte,  avec  leur  aide,  la  forteresse  de 
Tirynthe,  d'où  il  domine  l'intérieur  du  pays.  Dans  l'arrogance 
de  sa  femme  lycienne,  dans  l'orgueil  de  ses  filles,  qui  tour- 
nent en  dérision  les  anciens  dieux  du  pays,  il  y  a  des  traits 
historiques  dont  l'enchaînement  logique  garantit  l'anti- 
quité *. 

L'autre  branche  des  Danaïdes  est  aussi  rattachée  à  la  Lycie 
par  des   rapports  étroits.  En  efTet,    le  petit-fils  d'Acrisios, 


*)  SurTère  des  Perséides  d'Argos,  v.  E.  Clhtius,  Peloponnesos,  11,3-45. 
Schiller,  Stœmme  und  Staaten  Griechenlands  :  Argolis,  1861. 


i;OLlE.NS    KT    ACllÉENS  l  ]  3 

Persée,  ce  rcjcloii  longtemps  désiré,  puis  redouté  et  jeté  à  la 
mer,  dont  l'oracle  avait  symbolisé  l'irrésistible  vaillance  sous 
la  forme  d'un  lion  ailé  \  et  qui,  revenant  de  l'Orient,  fonde 
Mycènes  pour  en  faire  la  nouvelle  capitale  de  toute  rArgolide, 
ce  Persée  lui-même  est  essentiellement  un  héros  de  la  lumière 
qui  darde  ses  traits  victorieux  sur  terre  et  sur  mer,  un  héros 
originaire  de  Lycie  et  créé  d'après  le  type  apollinien;  c'est 
lout  simplement  une  contre-épreuve  de  Bellérophon,  dont  le 
nom  et  le  culte  sont  aussi  en  honneur  sur  l'un  et  l'autre 
littoral.  Eniin,  Héraclès  lui-même  se  trouve  mêlé  à  la  famille 
des  Perséides  ;  c'est  un  iils  de  roi,  né  dans  le  château  de 
Tirynthe,  et  tyrannisé  par  Eurysthée,  aux  ordres  duquel  le 
soumet  un  rigoureux  droit  d'aînesse. 

Pendant  que  la  maison  des  Danaïdes  s'affaiblit  en  se  divisant 
et  que  le  malheur  éprouve  la  branche  des  Prœtides,  des  familles 
étrangères  s'emparent  du  pouvoir  à  Argos  :  ce  sont  des  familles 
éoliennes,  dont  le  berceau  se  trouve  dans  la  partie  accessible 
do  la  côte  occidentale  du  Péloponnèse,  les  Amythaonides, 
et  entre  autres  Mélampus  et  Bias  '.  La  puissance  des  Perséides 
s'écroule  ;  les  fils  et  petits-fils  des  nouveaux  venus  dominent 
le  pays;  ce  sont,  parmi  les  descendants  de  Biys,  Adrastos,  qui 
règne  à  Sicyone,  et  Hippomédon;  parmi  les  Mélampodides, 
Amphiaraos,  le  héros  sacerdotal.  Profitant  de  l'anarchie  qui 
épuise  Thèbes,  ik  se  liguent  pour  anéantir  la  ville  détestée  des 
Cadméones.  Pendant  deux  générations  consécutives,  il  se 
livre  des  batailles  sanglantes.  Ce  que  n'a  pu  l'impétuosité 
héroïque  des  Sept,  leurs  fils  l'exécutent  avec  un  moindre 
déploiement  de  forces.  Les  Tliébains  sont  battus  à  Glisas  et 
leur  cité  détruite  \ 

Grâce  au  morcellement  du  territoire  argien,  à  l'état  d'épui- 
sement auquel  de  sanglantes  rivalités  avaient  réduit  la  no- 
blesse, une  nouvelle  dynastie  parvint  à  s'emparer  du  pouvoir 
et  appela  le  pays   unifié   à  des   destinées   toutes  nouvelles. 

•'')  Persée  qualifié  d'-JTtôuTîpo;  )iwv  dans  le  prologue  de  la  Do/^ac  attribuée 
à  Euripide  (Cf.  Nalck,  Traf/,  grssc.  fragm.). 

•^)  Les  Amythaonides  (Stiubo.n,  p.  373.  Palsan.,  II,  18,  i.  Apullud.,  II, 
2.   i.  SCHILT.ER,  o/i.  cit.,  p.  5). 

ä)  \\'elckeh,  Dev  epische  Ci/cîus,  II,  306. 

8 


114  LES    PREMIERS    ÉTATS 

C'était  la  famille  des  Tantalides,  ayant  pour  levier  le  peuple 
achéen  '. 

On  a  cherché,  de  différentes  manières,  en  supposant  un 
mariage,  une  minorité,  une  délégation  de  pouvoir,  à  rattacher 
les  princes  achéens  à  la  maison  des  Perséides  ;  car  la  légende 
aime  à  effacer  le  souvenir  des  révolutions  violentes  et  à 
dérouler  paisiblement,  à  travers  les  époques  les  plus  diverses, 
une  série  de  souverains  légitimes.  Le  fait  est  que  l'ancienne 
dynastie,  qui  avait  des  attaches  avec  la  Lycie,  fut  supplantée 
par  cette  famille  d'origine  lydienne.  Le  peuple  des  Danaëns 
subsiste  toujours  et  garde  son  nom  ;  mais  les  princes  achéens 
sinstallent  dans  les  forteresses  abandonnées  des  Perséides, 
d'abord,  paraît-il,  à  ÎVl^dia,  puis  à  Mycènes.  Ainsi,  c'est  à 
l'issue  des  défilés  qui  de  l'isthme  conduisent  en  Argolide  que 
s'établissent  les  nouveaux  maîtres,  etde  là  ils  étendent  progres- 
sivement leur  domination  vers  le  littoral. 

La  légende  poétique,  qui  n'aime  pas  les  longues  énumé- 
rations,  cite  seulement  trois  princes  qui  ont  régné  l'un  après 
l'autre  dans  ces  lieux  et  se  sont  transmis  le  sceptre  de  Pélops  : 
Atrée  ",  Thyeste  et  Agamemnon.  Le  siège  de  leur  puissance 
est  à  Mycènes  ^,  mais  elle  ne  reste  pas  bornée  au  bassin  de 
rinachos.  Le  second  fils  d' Atrée,  Ménélas,  réunit  la  vallée 
de  TEurotas  au  patrimoine  des  Pélopides,  après  en  avoir 
chassé  la  dynastie  lélége  des  Tyndarides.  Dans  le  gouverne- 
ment fraternel  des  deux  Atrides  se  dessine  pour  la  première 
fois  en  traits  plus  accusés  un  système  régulier  de  domination 
qui,  s'exerçant  sous  deux  formes,  embrasse  peu  à  peu  tout  le 
Péloponnèse.  Nous  y  trouvons,  soit  des  domaines  dans  les- 
quels ces  princes  disposent  à  leur  gré  des  hommes  et  des 
choses,  et  ce  sont  les  plus  belles  portions  de  la  péninsule,  les 

')  Ceux  qui  connaissaient  le  mieux  les  antiquités  péloponnésiennes  disaient  : 

IlD.OTta  TipwTQv  TÙ.rfizi.  ■/pr,[j.âTwv,  à  yiâOev  sx  xr,;  'Acrca;  ï"/ojv  l;  àvOpajuov;  «Tiôpo-jç, 
ô'Jva(jLiv  ■3T£pnro'.r,(7âjjisvov  tyjv  £7twvu|iîav  tt,;  ydi^az  £7ir,).'jTrjV  ovTa  o(jLa);  o-/£Ïv 
(ThüCYD.,  I,  9). 

-)  L'avénement  d'Alrée  ,  qui  eut  lieu  ßo'j>.o[j.£vwv  twv  M-jy.r,vaîwv,  et,  par 
conséquent,  n'a  nullement  le  caractère  d'une  tyrannie,  consomme  la  substi- 
tution des  Pélopides  aux  Perséides  (xûv  Ilsp^eiîtov  o\  IleXoTttôat  (aeîÇouç  xaxa-  ■ 
ffxâvTî;.  Thucyd.,  Ibid.). 

^)  Agamemnon  roi  de  la  uc.).-j-/p'j(tûio  M-jXY,vr,?.  (Cf.  Vecke.nstedt,  Regia 
pot.,  p.  40). 


ÉOLIEXS    ET   ACHÉENS  U5 

bassins  do  rinachos,  del'Eurotas  et  du  Pamisos^  ;  ou  bien  des 
principautés  autonomes,  qui  reconnaissent  la  suzeraineté  des 
Atrides  et  leur  fournissent  des  soldats.  Telle  était  à  son  apogée, 
d'après  la  légende  homérique  ",  la  puissance  élevée  par  les 
Achéens  de  Phthiotide  dans  la  péninsule  :  aussi,  à  partir  de  ce 
moment,  lo  nom  d'Argos,  qui  était  à  l'origine  un  nom  commun 
signifiant  plage  ^  désigne  par  excellence  la  capitale  des 
Achéens,  sur  i'Inachos;  on  l'appelle  «  Argos  achaïque  »  par 
opposition  à  T«  Argos  pélasgiquo  »  de  ïhessalie;  et  cette 
dénomination  comprend  non-seulement  la  plaine  de  I'Inachos, 
mais  tout  le  domaine  d' Agamemnon,  c'est-à-dire,  toute  la 
péninsule  qui  a  gardé  à  jamais  le  nom  do  Pélops,  lo  fondateur 
de  la  dynastie  achéenno. 

La  puissance  des  Achéens  dans  lo  Péloponnèse  avait  ses 
racines  au  nord  :  c'est  du  continent  qu'étaient  venus  ses  fon- 
dateurs, et  elle  était,  do  par  son  origine,  une  puissance  conti- 
nentale. Cependant,  il  était  impossible  de  dominer  une  pénin- 
sule grecque  sans  être  maître  de  la  mer.  Aussi  la  domination 
d'Agamemnon  ne  resta  pas  limitée  à  la  terre  ferme;  elle 
s'étendit  aux  lies,  et  non-seulement  aux  îlots  semés  lo  long 
des  côtes,  aux  nids  de  pirates,  mais  encore  aux  plus  éloignées 
et  aux  plus  grandes.  Argos  devint  une  puissance  maritime, 
comme  l'était  déjà  Troie,  et  la  conquête  des  îles  fut  lo  point 
de  départ  d'une  puissante  réaction  de  l'Occident  sur  l'Orient, 
la  première  inauguration  d'un  empire  maritime  ayant  pour 
base  le  littoral  européen,  empire  qui  ne  pouvait  se  former 
sans  se  heurter  à  bien  des  rivalités  hostiles. 

Bans  l'Argolide  même,  il  y  avait  des  places  côtières  où  la 
navigation  était  la  première  chose  qu'eussent  apprise  les  habi- 
tants; d'abord,  Nauplie,  le  plus  ancien  entrepôt  ouvert  à 
l'embouchure  de  I'Inachos,  dont  le  héros  national,  Palamède*, 
est  représenté,  non  sans  raison,  comme  un  voisin  désagréable 
pour  les  princes  achéens;  puis  Prasia*,  le  chef-lieu  de  la  Cynu- 
rio,  pays  qui,  sans  cesse  hanté  par  los  matelots,  avait  fini  par 

')  Agamemnon  est  aussi  bien  chez,  lui  à  Sparte  qu'àMycènes. 

-)  L'invasion  de  l'Élide  appartient  a  une  légende  postérieure. 

3)  Voy.  ci-dessus,  p.  77. 

')  Voy.  ci  -dessus,  p  73. 


116  LES    PREMIERS    ÉTATS 

devenir  tout  à  fait  ionien.  La  ville  était  située  juste  au  bord 
de  la  mer,  et  sur  une  saillie  de  la  côte  on  voyait  les  statuettes 
en  bronze  des  Corybanles.  hautes  d'un  pied,  placées  là  pour 
rappeler  que  la  ville  devait  son  existence  et  sa  religion  à  des 
relations  maritimes  établies  de  temps  immémorial.  Enfin, 
nous  citerons  Hermione,  assise  sur  une  presqu'île  formant 
saillie  dans  la  mer  riche  en  pourpre  qui  va  du  golfe  d'Argos 
au  golfe  Saronique.  De  ce  côté,  Epidaure  et  Egine  ne  sont 
pas  loin.  Il  est  naturel  que  ces  villes  maritimes  se  soient 
associées.  Pour  centre  religieux  de  cette  amphictyonie  mari- 
time, on  choisit  l'Ile  de  Calaurie,  consacrée  à  Poseidon,  un 
rocher  escarpé,  situé  devant  la  pointe  orientale  de  FArgolidc, 
à  l'entrée  du  golfe  d'Egine.  L'île  forme  avec  la  côte  voisine 
une  sorte  de  mer  intérieure  vaste  et  abritée,  une  rade  incom- 
parable qui  semble  faite  exprès  pour  qui  veut  y  rassembler  des 
vaisseaux  et  de  là  surveiller  la  mer.  Dans  cette  baie  s'avance, 
en  forme  de  presqu'île,  le  rocher  de  trachyte  rouge  sur  lequel 
s'élève  aujourd'hui  la  ville  moderne  de  Poros,  le  point  de 
ralliement  de  la  nouvelle  marine  grecque.  Plus  haut,  sur  les 
larses  croupes  calcaires  de  Calaurie,  sont  assis  les  fonde- 
ments du  temple  de  Poseidon,  un  des  sanctuaires  les  plus 
anciens  et  les  plus  considérables  de  la  Grèce.  Il  y  avait  là  jadis 
un  port  franc  ouvert  au  commerce  maritime  et  le  nom  d'  «  Ei- 
rene *  »  que  portait  l'île  de  Calaurie,  indique  que  le  temple 
de  Poseidon  a  joué  un  rôle  prépondérant  dans  les  dispositions 
prises  pour  assurer  la  paix  des  mers  et  la  sécurité  du  com- 
merce. La  situation  partout  identique  des  villes  ralliées  autour 
de  ce  sanctuaire  suffirait,  à  elle  seule,  pour  démontrer  qu'elles 
ont  été,  à  l'origine,  des  stations  de  débarquement  choisies  par 
des  matelots  étrangers. 

On  croyait  même  pouvoir  affirmer,  comme  le  fait  le  plus 
reculé  de  l'histoire  grecque,  l'existence  d'une  ligue  de  sept 
États,  qui  aurait  compté  parmi  ses  membres,  outre  Egine, 
Epidaure,  Hermione,  Prasia?,  iNauplie  et  Athènes,  jusqu'à 
rOrchomène  des  Minyens  ;  une  ligne,  par  conséquent,  qui 


'i  Etpvrj  (E.  CiRTllS,  Peloponnesos,  II,  579.  Cf.  -âAx;xx  r,  ilpövr,.  Stkph. 
Byz.  s.  V.  -aAifi-iot,  cl  MovEHS,  ('olonicti,  p.  2"]'Ji. 


ÉOLTEXS    ET    ACHÉENS  117 

remonlorait  ù  la  période  anlé-dorienne  et  aurait  eu  pour  but 
d'opposer  une  barrière  aux  envahissements  des  Péiopides. 
Seulement,  dans  la  forme  sous  laquelle  nous  la  connaissons, 
cette  fédération  de  Galaurie  n'est  qu'une  construction  posté- 
rieure assise  sur  quelque  fondation  archaïque  *.  La  légende 
achéenne  ne  parle  pas  non  plus  d'obstacles  opposés  à  la  domi- 
nation de  ses  princes  par  la  résistance  des  villes  maritimes  ; 
elle  représente  Agamemnon  comme  le  maître  de  la  mer, 
comme  le  plus  puissant  prince  de  son  temps,  comme  un  roi  mili- 
taire auquel  se  soumettent  toutes  les  tribus  grecques,  depuis  la 
ïhessalie  jusqu'au  cap  Malée,  comme  le  chef  de  la  première 
expédition  maritime  qui  ait  été  dirigée  des  côtes  d'Europe 
contre  l'Asie,  pour  venger  sur  Paris  et  les  Troyens  le  droit  de 
l'hospitalité  indignement  violé  ;  elle  le  fait  revenir  au  bout  de 
"dix  ans  à  Argos  glorieux  et  triomphant.  Elle  a  aussi  fait  entrer 
la  chute  de  cette  souveraineté  puissante  dans  le  cycle  des 
événements  groupés  autour  de  Troie,  en  ath'ibuant  à  la 
longue  absence  du  roi  le  désordre  introduit  dans  la  famille 
royale,  le  délabrement  du  pays  et  finalement  la  dislocation  de 
l'empire  des  Péiopides. 

La  légende  a  le  droit  d'accorder  à  ses  héros  une  lin  poétique 
et  glorieuse.  Mais  il  faut  chercher  les  véritables  causes  de  cette 
catastrophe  en  dehors  de  la  maison  des  Péiopides,  dans  un 
bouleversement  complet  de  l'équilibre  international,  dans  des 
mouvements  et  des  migrations  qui  ont  leur  point  de  départ  au 
fond  de  la  Thessalie.  Si  l'on  fait  abstraction  de  ces  événe- 
ments, on  ne  saurait  comprendre,  ni  la  chute  des  princes 
achéens,  ni  la  naissance  de  l'épopée  homérique  qui  apporte 
jusqu'à  nous  l'écho  de  leur  renoftimée. 

Quoiqu'il  n'ait  guère  été  possible  jusqu'ici  de  dérouler  une 
histoire  suivie  du  peuple  grec,  nous  disposons  cependant  d'un 
ensemble  de  faits  parfaitement  établis.  Ils  reposent  soit  sur 
l'accord  unanime  de  toutes  les  traditions,  comme  l'hégémonie 

'j  L'hisloire  n'est  pas  encore  parvenue  à  débrouiller  les  conditions  liislori- 
ques  dans  lesquelles  s'est  formée  l'amphictyonie  maritime  de  Galaurie.  (Cf.  E. 
(ÀRïius,  Peloponnesos,  U,  449.  Gicruahh,  Poseidon,  dans  les  Abliandl, 
der  Berlin.  Akad.,  1850,  p.  9.  Schiller,  Argolis,  p.  26,  et  l'article  plus 
récent  de  E.  Crmirs,  Der  Sei-bund  vou  Kalaurla  ap.  Hermes-,  X,  p.  385). 


118  LKS    PREMIERS    ÉTATS 

maritime  de  Minos,  soit  sur  des  monuments  non  équivoques. 
Car,  aussi  vrai  que  nous  pouvons  toucher  du  doigt  aujourd'hui 
encore  les  citadelles  d'Ilion,  de  Thèbes  et  d'Orchomène,  de 
Tirynthe  et  de  Mycènes,  il  est  certain  qu'il  a  existé  des  princes 
dardaniens,  m'nyens,  cadméens  et  argiens;  et  en  ce  sens, 
Agamemnon  et  Priam,  dont  les  noms  ont  perpétué  le  souvenir 
des  antiques  principautés,  sont  des  personnages  historiques. 
Ces  principautés  appartiennent  toutes  à  un  monde  d'aspect 
à  peu  près  uniforme;  elles  doivent  toutes  leur  origine  à  la 
prépondérance  des  tribus  grecques  de  l'Asie,  au  contact  de 
l'élément  asiatique  avec  le  littoral  européen  :  toutes,  elles 
appartiennent  à  l'époque  de  transition,  intermédiaire  entre  le 
monde  pélasgique  et  le  monde  hellénique  qui  va  naître  de 
l'ébranlement  causé  par  des  migrations  continentales. 


CHAPITRE  IV 
LES    MIGRATIONS    DES    TRIBUS    GRECQUES 


§  I.  —  Migrations  des  tribus  du  nord.  —  Avènement  des  tribus  de  la  Grèce 
septentrionale.  —  L'Hellade  en  Épire.  —  Migrations  parties  de  l'Épire.  — 
Invasion  des  Thessaliens.  —  Migration  des  Béotiens.  —  Berceau  des 
Doriens.  —  Migrations  des  Doriens.  —  Les  premières  amphictyonies.  — 
L'amphicLyonie  pythique  et  ses  trois  groupes.  —  Groupe  thessalien . 
groupe  œtéen,  groupe  parnassique.  —  Institutions  religieuses  et  sociales 
de  l'amphictyonie.  —  L'Hellade  et  les  Hellènes. 

§  II.  —  Les  Doriens  dans  le  Péloponnèse.  —  Migrations  ultérieures  des 
,  Doriens.  —  Invasion  du  Péloponnèse  par  les  Doriens.  —  Migrations  des 
Achéens  et  des  Doriens. 

§  III.  —  Émigration  des  Grecs  d'Europe  en  Asie-Mineure.  —  Émigration 
par  mer.  —  L'émigration  ionienne.  —  Essaims  de  colons  éoliens  et 
doriens.  —  Émigration  éolo-achéenne.  —  Colonies  ioniennes  et  doriennes. 
—  Fondation  des  villes  de  Tlonie.  • —  Conquête  de  FÉolide.  —  La  légende 
de  la  guerre  de  Troie.  —  Rôle  de  Smyrne.  —  Naissance  de  l'épopée. 

§  IV.  —  Le  monde  homérique.  • —  L'âge  homérique.  • —  Les  classes  dans  la 
société  homérique.  —  Les  monuments  de  l'âge  homérique.  —  Les  monu- 
ments des  Pélopides.  —  Origine  des  Pélopides.  —  La  royauté  dans  la 
société  homérique.  — •  Unité  morale  et  religieuse  du  monde  homérique.  — 
Décadence  et  transformation  de  la  société.  —  Influence  de  l'esprit  nouveau 
sur  la  tradition  héroïque. 

§  V.  Chronologie  fondée  sur  les  poèmes  homériques.  —  L'ère  de  la  guerre 
de  Troie.  —  Travail  des  logographes  et  des  érudits. 


§1 


MIGRATIONS   DES   TRIBUS   DU   NORD. 

Les  événements  les  plus  anciens  de  l'histoire  grecque  appar- 
tiennent à  un  monde  qui  groupe  en  un  vaste  ensemble  les 
côtes  de  l'Archipel.  L'ordre  de  choses  qui  commence  mainte- 
nant a  son  berceau  dansle  nord  de  la  Grèce  continentale;  c'est 
une  réaction  du  dedans  contre  le  dehors,  de  la  montagne  contre 


120  LES    MIGRATIONS   DES    TRIBUS    GRECQUES 

]p  liltoial,  (le  rOccident  contre  rOrient.  Des  peuplades  incon- 
nues, perdues  dans  leurs  montagnes,  se  remuent;  lune  pousse 
l'autre  en  avant; le  mouvement  se  communique  successivement 
à  toute  une  série  de  peuples;  les  anciens  Etats  s'écroulent, 
leurs  capitales  se  changent  en  solitudes  ;  le  pays  est  partagé 
à  nouveau,  et  enfin,  après  une  longue  période  de  fermentation 
et  d'anarchie,  le  calme  renaît  et  la  Grèce  apparaît  couverte  de 
nouveaux  peuples,  de  nouveaux  Etats  et  de  villes  nouvelles. 

Parmi  les  tribus  grecques  qui  ont  pénétré  par  voie  de  terre 
dans  la  péninsule  européenne,  une  partie  considérable,  mar- 
chant sur  les  traces  des  Italiotes,  se  dirigea  vers  l'ouest  ,  en 
traversant  la  Péonie  et  la  Macédoine,  et  se  répandit  ainsi,  par 
rillyrie,  sur  le  versant  occidental  de  la  Grèce  du  nord,  pays 
montagneux  qui,  vu  la  conformation  de  ses  chaînes  et  de  ses 
vallées,  est  plus  abordable  parle  nord  que  le  bassin  fermé  de  la 
Thessalie.  Les  fleuves  nombreux  et  rapprochés  qui  coulent, 
au  fond  de  longs  ravins,  vers  la  mer  Ionienne,  facilitaient 
Taccès  des  pays  du  midi  ;  l'abondance  des  pâturages  y  attirait 
les  envahisseurs;  et  c'est  ainsi  que  vinrent  s'entasser  dans  les 
fertiles  vallées  de  l'Epire  une  foule  compacte  de  peuplades  qui 
y  ont  fait  leur  apprentissage  de  la  civilisation. 

On  comptait  en  Epire  trois  tribus  principales,  parmi  les- 
quelles celle  des  Chaoniens  passait  pour  la  plus  ancienne.  Ils 
occupaient  le  pays  compris  entre  le  promontoire  acrocéraunien 
au  nord  et  la  côte  qui  fait  face  à  l'île  de  Corcyre  (Gorfou). 
Au-dessous  venaient  les  Thesprotes,  et,  dans  les  régions  de 
l'intérieur,  du  côté  du  Finde,  les  Molosses.  Gette  division  en 
trois  branches  estmoins  ancienne  que  le  nom  de  Grecs  [(iraiJwi^ 
Gmeci),  regardé  par  les  Hellènes  comme  le  nom  primitif  de 
leurs  ancêtres,  el  appliqué  par  les  Italiotes  à  toute  la  race  avec 
laquelle  ils  avaient  jadis  cohabité  dans  ces  mêmes  contrées  '. 
C'est  le  premier  nom  collectif  des  tribus  helléniques  en  Europe. 
Plus  tard,  ces  populations  épiroles,  restées  fort  en  arrière  des 
progrès  accomplis  par  les  Etats  du  sud  et  modifiées  par  le 

^)  .NiESE  (ap.  Hermes,  Xll,  4(J9  sqq.;  regarde  V^7.\y.'j\  commo  un  nurii 
elhiioloyique  traduit  du  latin,  l'paîoi  ou  l'p?'^'  i-'tail  la  forme  la  plus  simple  ; 
Tf ÏI-/.01.  la  forme  dérivi''e.  (Ifst  par  hasard  ijue  la  dernière  s'est  seule  con- 
servée. 


MIGRATIONS   DES    TRIBUS   DU    NORD  421 

mélange  d'une  foule  d'éléments  étrangers,  étaient  regardées 
comme  barbares;  mais,  à  ne  considérer  que  leur  origine,  elles 
étaient  d'aussi  bonne  souche  que  les  autres  familles  grecques  ; 
que  dis-je!  ce  sont  elles  qui  ont  desservi  les  premiers  sanc- 
tuaires du  peuple  grec  et  qui  leur  ont  donné  un  caractère 
national. 

Loin  de  la  côte,  au  milieu  de  montagnes  qui  réunissent  sur 
un  étroit  espace  les  sources  du  Th}  amis  ,  de  l'Aoos  ,  de 
l'Araclithos  et  de  l'Acheloos,  s'étend,  au  pied  de  l'imposant 
Tomaros,  le  lac  deJoannina.  A  quelque  distance  de  là,  dansune 
vallée  latérale  abondamment  arrosée,  était  située  Dodone  *,  la 
demeure  de  prédilection  du  Zeus  pélasgique,  du  dieu  invisible 
qui  manifestait  sa  présence  par  le  frémissement  des  chênes  et 
dont  l'autel  était  environné  d'un  vaste  cercle  de  trépieds,  pour 
indiquer  que,  le  premier,  il  avait  rassemblé  autour  de  lui  les 
foyers  des  maisons  et  des  communes  et  en  avait  fait  une 
fédération.  Cette  Dodone  était  le  chef-lieu  des  Gréekes;  elle 
était  le  centre  religieux  de  toute  la  contrée  avant  que  les 
Italiotes  ne  poursuivissent  leur  marche  vers  l'occident  et,  en 
même  temps,  le  lieu  où  l'on  rencontre  pour  la  première  fois  le 
nom  qui  devint  plus  tard  le  nom  national  des  Grecs;  en  eifet. 
les  élus  du  peuple,  chargés  de  veiller  au  culte  de  Zeus  . 
s'appelaient  5V//<°.9  ou  Helles,  et  le  pays  environnant  prit  d'eux 
le  nom  à^Hellopie  ou  Hellade  2. 

Si  loin  que  la  tranquille  vallée  de  Dodone  semble  être  du 
mouvement  des  peuples  navigateurs,  eux  aussi  ont  appris  de 
bonne  heure  le  chemin  de  l'Épire.  Le  détroit  de  Corcyre  dut 
être  de  ce  côté  le  centre  de  leur  action  et  de  leur  influence.  Aii- 

')  Dodone  a  été  retrouvée,  à  18  kilomètres  sud-oiiesL  de  Joannina.  dans  la 
vallée  de  Tcharacovitza,  par  C.  Carapanos.  11  y  avait  là  des  ruines  considé- 
rables qu'on  attribuait  précédemment  à  Passaron  (C.  Carapanos,  Dodoae  et 
aes  ruines,  ap.  Revue  Archéologique,  juin  1877.  Cf.  Sitzii.ngsher.  der  K. 
Bayer.  Akad.  d.'Wiss.,  1877,  p.  163  sqq.  Dodone  et  ses  ruines,  Vnvh,  1878 1, 

-)  Sî),Ao\,  'E/./.o"i  [=iSalii?G.  Clrtils,  Grund:-,  der  gr.  Etyrnol.,  i^ed., 
p. 537).  —  -/aixaiïùvai  (OvERBiiCK,  Zeus-Relig.,  p.  35)  —  àvmTÔTiooîç  ■/ajjt.aiECivy'. 
(HoM.,  Iliad.,  XVI,  235).  Awowvr,  (Steph.  Bvz.,  s.  v.).  'E/./.à;  àp'/aî«  TtîfA 
Aa)5ajvr,v  -/.ai  -rbv  'A-/c).â)Ov  wxoyv  yàp  ot  Ss/,),o\  IvTaCiOa  yai  oî  7.a).o"j[j.£voi  tots  [jl!;v 
l'patxoî,  vOv  o"'E).),r,v£;  (Aristot.,  Meteor.,  I,  14).  L'assertion  d'Aristote  est 
appuyée  par  la  tradition  qui  attribue  la  fondation  de  Dodone  à  Deucalion  i4 
à  f'yrrha  ^PLitarcii.,  PijrrltKS,  \^. 


122  LES    MIORATIONS    DES   TRIBUS    GRECQUES 

dessus  de  ce  canal  se  trouvait  l'antique  Phœnike',  située  dans 
le  pays  des  Chaoniens  ;  plus  bas,  entre  les  Ghaoniens  et  les 
Thesprotes,  s'élevait,  à  l'embouchure  du  Thyamis,  une  Ilion^ 
dont  les  fondateurs  avaient  donné  aux  ruisseaux  voisins  les 
noms  de  Simoïs  et  de  Xanthe.  De  la  côte  les  colons  étrangers 
pénétrèrent  dans  l'intérieur.  A  Dodone  même,  le  Zeus  pélasgi- 
que  ne  resta  pas  seul;  on  lui  associa,  sous  le  nom  de  Dioné,  la 
déesse  de  la  fécondité  naturelle,  importée  de  l'extrême  Orient. 
Là  aussi,  elle  avait  pour  emblème  la  colombe,  qui  fit  donner  h 
ses  prêtresses  le  nom  de  Péléiades  ^. 

Des  régions  populeuses  de  l'Epire  sortirent ,  à  diverses 
époques,  quelques  tribus  douées  d'une  énergie  exceptionnelle 
qui,  franchissant  la  chaîne  du  Pinde ,  s'écoulèrent  dans  les 
contrées  de  l'est. Elles  conservèrent  fidèlement  les  souvenirs  de 
la  patrie  où  avait  commencé  leur  vie  historique  et  répandirent 
ainsi  le  prestige  des  cultes  épirotes  bien  au-delà  des  limites  du 
pays.  C'est  ainsi  que  ri\.chéloos  revêtit  un  caractère  national  ; 
il  devint  pour  les  Grecs  le  fleuve  des  fleuves,  la  source  primor- 
diale et  sacrée  de  toutes  les  eaux  douces,  prise  à  témoin  dans 
les  serments  les  plus  solennels.  Son  culte  tenait  de  près  à 
celui  du  Zeus  de  Dodone  qui,  partout  où  il  avait  des  adorateurs, 
exigeait  aussi  des  sacrifices  pour  l'Achéloos. 

Les  premières  migrations  qui  ont  mis  les  forêts  de  FEpire  en 
communication  avec  les  pays  de  l'est  et  transplanté  les  rites  de 
Dodone  sur  les  bords  du  Sperchios,  où  Achille  invoque  le  dieu 
épirote  comme  l'ancêtre  divin  de  sa  race,  se  sont  eff^acées  de  la 
tradition*.  Mais  elle  a  conservé  le  souvenir  d'un  mouvement 
postérieur  qui  s'est  opéré  d'Épire  en  Thessalie  ".  Il  s'agit  d'un 
peuple  qui,  après  avoir  fait  paître  ses  coursiers  dans  le  bassin 

1)  $oivîx/i  (Strabon,  p.  324.  Archseol.  Zeitung,  1855,  p.  37). 

-)   Tpoi'a  •7TÔ>>iç  £v  KsiTTpîa  TT];  Xaovîa;  (Steph.  Byz.,  S.  V.). 

^)  Sur  Dioné  et  les  Péléiades ,  v.  Welcher  ,  Griech.  Götterlehre,  l, 
352  sqq. 

'*)  L'existence  de  doux  Dodone,  l'une  en  Épire,  l'autre  en  Thessalie,  est  admise 
par  Welcker,  Griech.  Götterlehre,  T,  p.  199.  Bubsian,  Gengr.  Griechen- 
lands, I,  23.  OvERBECK,  Z eus-Religion,  p.  31,)  dans  les  Abh.  der  philol. 
hist.  Cl.  der  K.  Sachs.  Ges.  d.  IVm.).  L'opinion  contraire  est  soutenue  par 
Unger  {Philologus,  XX,  377). 

■'!  Emi,2'ration  de?  Thcpsaliens  hors  de  la  Thesprotie  (Herod..'  VIL  17G\ 


MIGRATIONS    DES    TRIBUS    DU    NORD  123 

supérieur  de  FArachthos  et  deFAchéloos,  sortit  un  jour  de  son 
repos  et  s'élança  vers  l'est,  à  l'endroit  où  le  Pinde  forme  l'arête 
centrale  du  pays  et  le  partage  en  deux  versants.  Du  haut  des 
cols,  l'œil  embrasse  les  vastes  campagnes  arrosées  par  le  Pénée, 
où  le  bien-être  des  habitants  et  les  avantages  de  leur  situation 
tentaient  l'avidité  conquérante  de  l'étranger.  La  route  la  plus 
commode  passe  parlecol  deGomphi.  En  franchissantla chaîne, 
la  tribu  épirote  entra  sur  la  scène  de  l'histoire  grecque  et 
donna  la  première  impulsion  à  une  série  de  déplacements  qui 
peu  à  peu  ébranlèrent  l'Hellade  toute  entière  :  c'était  la  tribu 
des  Thessaliens, 

Les  Thessaliens  n'étaient  pas  un  peuple  de  souche  étrangère. 
Cependant,  quoique  rapprochés  des  riverains  du  Pénée  par  la 
communauté  de  langue  et  de  religion,  ils  montrèrent  vis-à-vis 
d'eux  une  hostilité  brutale.  C'était  un  peuple  d'une  énergie 
sauvage,  passionné  et  violent  :  habitué  aux  émotions  de  la 
chasse  et  de  la  guerre,  il  méprisait  les  travaux  monotones  de 
l'agriculture  :  aussi  garda-t-il  toujours  dans  le  caractère 
quelque  chose  de  désordonné  et  d'indiscipHnable.  Saisir  d'un 
bras  vigoureux  un  taureau  sauvage  était  chez  lui  le  divertis- 
sement le  plus  goûté  des  hommes ,  et  leur  humeur  batailleuse 
les  poussait  à  chercher,  en  pays  ami  ou  ennemi,  -des  aventures 
et  du  butin.  Ils  trouvèrent  installé  dans  le  pays  un  peuple 
éolien  qui,  depuis  longtemps,  avait  reçu  delà  côtelés  germes 
d'une  civilisation  supérieure  et  les  développait  pacifiquement 
dans  son  sein.  La  ville  principale  de  ces  Grecs  était  Arné, 
bâtie  dans  une  plaine  basse  et  fertile,  au  pied  des  montagnes 
qui  bornent  la  Thossalie  au  sud  et  envoient  au  Pénée  de  nom- 
breux affluents  '.  On  a  retrouvé  près  du  village  de  Mataranga 
des  vestiges  de  celte  antique  capitale.  Poseidon  et  l'Athèna 
d'Itone  y  avaient  des  autels  ;  la  tribu  éolienne  quijavait  adopté 
ce  culte  reconnaissait  pour  ancêtre  Bœotos,  fils  d'Arné,  et 
s'appelait  le  peuple  des  Arnéens  ou  Béotiens. 

L'irruption  des  cavaliers  thessaliens  eut  pour  les  Béotiens 
une  double  conséquence.  La  plus  grande  partie  d'entre  eux, 
accoutumés  à  une  vie  sédentaire,  attachés  à  leur  belle  patrie 

')  Arné-Kicrion  (Bursian,  Gengr,  G  riech.,  1.  73). 


I2i  LES    MIGRATIONS    DES    THIBIS    GRECQUES 

par  les  lions  de  rhabitude,  se  courbèrent  devant  la  force  cl  se 
soumirent  aux  nouveaux  maîtres  qui,  en  leur  qualité  de  chefs 
des  bandes  victorieuses,  se  partagèrent  le  pays.  Un  groupe 
d'habitants  fut  dévolu  à  chaque  maison  de  la  noblesse  thessa- 
lieniie  ;  ils  devinrent  les  soutiens  de  cette  puissance  nobiliaire 
qui  s'implanta  fortement  dans  le  pays  conquis;  il  leur  fallut 
payer  le  revenu  de  leurs  champs  et  de  leurs  pâturages,  dont  ils 
n'étaient  plus  que  les  tenanciers  ',  et  conserver  par  leur 
travail  le  riche  patrimoine  des  maisons  seigneuriales.  En 
guerre,  ils  accompagnaient  les  chevaliers  leurs  maîtres  comme 
servants  d'armes:  dans  la  vie  publique,  ils  étaient  privés  de 
tous  droits  et,  dans  les  villes,  ils  ne  devaient  pas  mettre  le  pied 
sur  la  place  «  libre  -  » ,  où  se  rassemblaient  les  nobles  thessa- 
liens.  C'est  ainsi  qu'après  la  destruction  de  l'ancien  ordre  de 
choses  furent  réglées,  une  fois  pour  toutes,  les  conditions 
sociales  en  Thessalie.  Les  germes  d'une  bourgeoisie  libre 
furent  anéantis':  il  n'y  eut  plus  à  côté  d'une  chevalerie  noble 
qu'une  population  asservie  qui,  indignée  de  son  abaissement, 
tenta  plusieurs  fois  de  se  soulever  sans  parvenir  à  reprendre  le 
cours  violemment  interrompu  de  son  développement.  Le 
peuple  proprement  dit'n'eut  plus  d'histoire  à  partir  du  jour  où 
l'Eolide  devint  la  Thessalie. 

Cependant,  tandis  que  la  masse  du  peuple  béotien  pliait 
sous  la  domination  de  l'étranger,  une  partie  s'expatria  sous 
la  conduite  de  ses  rois  et  de  ses  prêtres.  Quittant  la  belle  Arné 
qui  «  comme  une  veuve,  pleurait  le  Béotien,  son  époux  ^  »,  ils 
franchirent  les  montagnes  du  sud  avec  leurs  troupeaux  et  ce 
qu'ils  pouvaient  emporter  de  leurs  trésors,  poussant  devant 
eux  jusqu'à  ce  qu'ils  rencontrassent,  dans  le  bassin  du  Copaïs. 
un  terrain  humide  comme  celui  de  leur  patrie,  couvert  de 
riches  cités  et  de  fertiles  campagnes  *.  Le  pays  avait  encore 
un  double  centre,  Orchomène  et  la  ville  des  Cadméens.  Les 
Arnéens  s'installèrent  entre  les  deux,  sur  le  bord  méridional 

'i  r.e  soiil  là  les  Pénestes,  rievÉaTa-.  (Atiie.n..  Z)f/;)n.,  VI,  \k  26i.  Ani?TOT., 
Pol.,  p.  -44,  27,  éd.  Bekker,  1855). 

-)    '.Vyopà  sAîvOipa  i'Arist.,  Polit.,  p.  115,  0). 

3)  ''\ùvr,  -/r.pijO'jeTa  [jlÉvîi  KotwTtov  avôpa  (StkI'II.   Bvz.,  S.  V.j. 

*j  Thlcyij.,  I,  [2.  Dioii.,  IV.  77.  Sïrah..  p.  'tUl.  Sur  le  pays.  vûv.  ci- 
dessus,  p.  loi. 


MIGRATIONS    DES    TRIBUS   DU    NORD  12o 

du  lac;  là  s'éleva  une  nouvelle  Arne,  ruinée  plus  tard  par  des 
inondations  qui  laissèrent  subsister  sur  ses  débris  le  sanc- 
tuaire d'Atlièna  itonieiine  K  Le  premier  rendez-vous  des  émi- 
grés éoliens  se  trouvait  sur  les  bords  d'un  petit  ruisseau  qu'en 
souvenir  de  leur  patrie  ils  appelèrent  Coralios  -.  Us  créèrent 
ainsi  dans  ce  pays  une  nouvelle  Béotie,  qui  gagna  lentement 
du  terrain.  Chéronée,  enfoncée  dans  une  échancrure  à  l'extré- 
mité occidentale  du  bassin  de  Copaïs,  est  citée  comme  la 
première  ville  où  les  Béotiens  aient  établi  leur  domination 
d'une  manière  délinitive  ^.  Là  s'est  conservé,  durant  de  longs 
siècles,  le  souvenir  de  leur  roi  victorieux  Opbeltas  et  du 
prophète  Péripoltas  qui,  habile  à  interpréter  la  volonté  des 
dieux,  avait  heureusement  conduit  son  peuple  dans  son  nou- 
veau séjour  '. 

Les  vieilles  cités  du  paj's  n'avaient  plus  assez  de  force  pour 
résister  à  l'invasion.  La  haute  citadelle  d'Orchomène  fut  prise 
et  son  territoire  conquis.  Les  Cadméones  eux-mêmes,  épuisés 
par  la  guerre  des  Epigones  '%  durentcéder  comme  les  Minyens. 
Le  dernier  rejeton  des  Labdacides  se  réfugie  chez  des  peu- 
plades du  nord;  les  .Egides  émigrent  avec  leur  Apollon 
Carneiosdansle  Péloponnèse,  les  Géphyréens  en  Attique.  Les 
Arnéens  achèvent  peu  à  peu  de  soumettre  le  pays  qui,  pour  la 
première  fois,  forma  une  unité  politique  étendue  jusqu'à  ses 
limites  naturelles.  Jusque-là,  en  effet,  le  sud  de  la  Béotie,  vu 
les  affinités  de  sa  population,  faisait  corps  avec  l'Attique.  D'un 
côté  comme  de  l'autre,  il  y  avait  une  Athènes  et  une  Eleusis, 
et  les  rois  des  temps  primitifs,  Gécrops  aussi  bien  qu'Ogygès, 
étaient  communs  aux  deux  pays\  Alors,  pour  la  première  fois, 
la  chaîne  du  Cithéron  et  du  Parnès  leur  servit  de  frontière. 
Cette  région,  il  faut  le  dire,  est  celle  qui  se  soumit  le  plus 
tard  et  le  moins  complètement  aux  Eoliens  :  ils  y  rencon- 
trèrent une  résistance  opiniâtre,  et  quoique  Platée  et  Thespies 

')  0.  MuELLER,  Orchomcnos,  p.  384. 
-)  Strabon,  p.  iH. 
^)  Steph.  Byz.,  s.  V.  Xaipwvôia. 

'•)  Pll'tarch.,  Cimon ,  1.  0.  Mleller,  Or'chomenos,  p.  38(3.  CL  üiseke, 
Thyak.-pelasg.  Stxm.me  der  Balkanhalbinsd ,  p,  75. 
"')  Voy.  ci-dessus,  p.  11.3. 
"j  !Ml"elleu,  Orchoniciioy,  ji.  [22, 


126  J>i:S    MIGRATIONS    DUS   TIUBLS    GlŒCgUES 

ne  soient  point  retranchées  derrière  des  limites  naturelles,  elles 
ne  se  sont  jamais  absorbées  dans  la  nouvelle  unité  territoriale'. 
Mais  si  les  Béotiens  n'ont  pas  réussi  à  unifier  complètement  le 
pays,  ils  n'en  ont  pas  moins  aboli  pour  toujours  la  domination 
bicéphale  qui  le  divisait  et  fondé  une  constitution  collective 
qui,  de  Thèbes,  étendit  son  étreinte,  avec  des  vicissitudes 
diverses,  sur  les  localités  circonvoisines.  L'Athéna  d'Itone 
devint  le  centre  des  fêtes  nationales  :  il  y  a  désormais  une 
Béotie  et  une  histoire  béotienne. 

L'émigration  des  Béotiens  éoliens  fut  loin  de  mettre  fin  au 
mouvement  de  peuples  occasionné  par  Firruplion  des  Thes- 
saliens. Le  même  choc  avait  aussi  arraché  à  leur  repos  d'autres 
tribus  fixées  sur  le  sol  populeux  de  la  Thossalie  :  c'étaient  des 
tribus  belliqueuses  qui  erraient  çà  et  là  pour  se  soustraire  à  la 
servitude  et  qui,  retranchées  dans  les  montagnes,  défendirent 
opiniâtrement  leur  indépendance  ;  ainsi  luttèrent  les  Magnetes 
sur  le  Pélion  et  les  Perrhèbes. 

Parmi  ces  tribus  thessaliennes  que  nous  voyons  se  fixer 
tantôt  ici  tantôt  là,  tantôt  maintenir  leur  indépendance,  tantôt 
s'absorber  dans  une  agglomération  plus  considérable,  nous 
rencontrons  aussi  les  Doriens.  Ils  doivent  avoir  élu  domicile 
d'abord  en  Phthiotide,  puis  sur  les  contreforts  de  l'Olympe, 
dans  l'Hestiéotide,  et  enfin  près  du  Pinde  ". 

C'est  à  la  seconde  de  ces  étapes  qu'a  commencé  pour  eux  la 
vie  historique  :  c'est  là  que,  par  la  vallée  de  Tempe,  le  ferment 
civilisateur  apporté  par  la  mer  est  arrivé  jusqu'à  eux,  là  qu'ils 
ont  reçu  et  épuré  le  culte  d'Apollon,  là  que,  sous  le  sceptre  de 
leur  premier  roi  ^Egimios  ,  ils  ont  jeté  les  bases  de  leur 
organisation  politique.  C'est  là  que,  dans  un  moment  diffi- 
cile ,  ils  auraient  appelé  Héraclès  à  leur  secours  et  lui 
auraient  cédé,  pour  lui  et  ses  descendants,  un  tiers  de  leur 

1)  hidépendance  de  Platée  (Thucyd.,  III,  61)  :  de  Thespies  (Paus,,  IX, 
26,6.  DiOD.,  IV,  29). 

-)  Awptxôv  yvio^  uo/y7t).âvr,Tov  y.âpTx  (IIicROD.,  T,  56).  Les  Dorieiis  sont  des 
[LzroLviarou  par  opposition  avec  les  Athéniens  autochthones  (Herod.,  VII,  161). 
'Eit\  (i£v  A£-jxa).'a)vo;  ßarrt/io;  oî'xâs  yr^v  tv  'l'OitoTiv,  sm  oï  Awpoy  toO  "E>.>.r,vo? 
T/iV  ùno  "Offcrav  t£  xai  xôv  "0>,y[j.7tov  7(üpr,v,  xa/îO[jLlvr|V  oï  'lo-TiatÛTiv-  ex  Ô£  tt,;; 
'IiTTtaKÔTtôoî   MC   sEavÉTTr,    ii-nh  Kao|j.îîtuv,  oïv.zt  sv    Ilîvod),    Maxîovôv  xa).£Ô(/.Evov 

(Uehod.,  I,  56.  Cf.  VIII.  i:]). 


MIGRATIONS    DES    TRIBUS    DU    NORD  127 

territoire  \  Ainsi ,  une  famille  ,  qui  faisait  remonter  son 
origine  à  Héraclès,  s'est  associée  dans  ces  régions  avec  les 
Doriens  et  a  pris  en  main  la  souveraineté. 

Héraclides  et  Doriens  sont  restés  depuis  lors  unis  pour 
toujours,  sans  que  leur  hétérogénéité  originelle  ait  jamais  été 
oubliée.  Au  pied  de  l'Olympe,  nous  trouvons  déjà  chez  les 
Doriens  la  division  ternaire  qui  leur  est  propre  ^  ;  car,  sur  le 
versant  occidental  de  la  montagne,  là  oi^ile  col  de  Petra  ouvre 
au-dessus  des  sources  du  Titarésios  le  chemin  de  la  Macédoine, 
se  trouvait  un  groupe  do  trois  villes,  une  Tripolis,  qui  passa 
plus  tard  aux  mains  des  Porrhèbes  mais  peut  être  considérée 
comme  de  fondation  dorienne  '\  Une  de  ces  villes  était  Pythion, 
sanctuaire  d'Apollon,  qui  gardait  la  frontière  et  en  même  temps 
faisait  aux  habitants  d'alentour  un  devoir  de  la  protéger  '\  Ce 
pays  est  la  véritable  patrie  de  la  race  dorienne  ;  c'est  là  qu'elle 
s'est  fait  des  habitudes  politiques  et  des  mœurs  originales,  et, 
aussi  longtemps  que  dura  son  histoire,  elle  mit  sa  gloire  à 
rester  fidèle  aux  institutions  d'yEgimios. 

Par  la  suite,  les  Doriens,  chassés  de  l'Olympe  et  de  la  côte, 
furent  acculés  au  Pinde.  Ils  perdirent  leur  pays,  ils  se  per- 
dirent eux-mêmes  au  milieu  des  montagnards  qui  habitaient 
les  deux  versants  du  Pinde  et  du  Lacmon;  ils  devinrent  des 
Macédoniens,  selon  l'expression  d'Hérodote. 

Mais  ils  se  rassemblent  derechef,  et,  semblable  aux  fleuves 
du  pays  qui  se  perdent  dans  le  sol  pour  renaître  plus  impétueux 
et  continuer  leur  cours,  la  race  dorienne  sort  des  rangs  obscurs 
des  populations  montagnardes  ;  elle  se  fraye  un  chemin  vers 
le  sud;  elle  se  jette  surlesDryopes  cantonnés  dans  la  chaîne  de 
FŒta  et  s'entasse  enfin  dans  le  recoin  fertile  que  laissent  entre 
eux  le  Parnasse  et  l'Œta  ^  Cette  contrée,  au  milieu  de  laquelle 

1)  ot  Awpiït;  (ttiv  'E(7TtaitüTiv  oixoOvxcç)  xaxlçuyov  zm  xôv  *IIpax)ia ,  v.a\ 
ff'j|;.[xa-/ov  a'jTÔv  £'/â),£a-av  èm  Tpttw  jxlpsi  Trjç  Awpi'ooç  "/wpa;  xai  ir^z  [iaaiAîîa; 
(DiOD.,  IV,  37.  0.  MüELLER,  Die  Dorier,  I,  47  sqq.). 

2)  AwpiEîç  Tpi-/âVxe;  (BoECKH,  Expl.  Pind.  Olymp.,  VII,  76). 

3)  Les  Doriens  dans  la  Perrhébie  (Schol.  AniSTOrH.,  p.  562,  éd.  Dübner. 
Liv.  XLII,  53.  55.  0.  Mueller,  Darier,  1,  27). 

*)  Le  Pythion  près  de  Selos,  à  l'église  des  Apôtres  (Heuzey,  le  Mont 
Olympe,  1860,  p.  58.  Gcett.  Gelehrt.  Anzeige)),,  1860,  p.  1382.  Blbsian, 
Geogr .  Griech.,  I,  51). 

")    'EvuôùOe'/  (èx  Iltvôo'j)  a-jTi;  Iz  vr^v  Ap-joutoa  [j-STéo/;  (Heuod  ,  I,  56). 


\'2H  ij;s  AiiciîATioNS  i»i:s  tiubus  grecolks 

le  Piiidos  el  d'autres  ruisseaux  se  réunissent  pour  former  un 
tleuve  qui  coule  sous  le  nom  de  Céphisc  vers  la  Béotie,  resta 
toujours  au  pouvoir  des  Doriens.  C'est  là  la  plus  ancienne 
Doride  que  nous  connaissions  sous  ce  nom.  Là,  le  système 
fédératif  des  Doriens  s'est  maintenu  dans  les  quatre  localités,  à 
Bœon,  Erineos,  Pindos  et  Cylinion,  jusque  dans  les  derniers 
temps  de  l'histoire  grecque  '. 

Ainsi,  des  plateaux  de  la  Macédoine  les  Doriens  étaient 
transplantés  au  centre  de  la  Grèce  moyenne;  ils  étaient  fixés 
au  pied  du  Parnasse,  entre  le  golfe  Maliaque  et  celui  de  Grisa, 
qui  font  de  la  Grèce  moyenne  une  presqu'île,  en  contact  de- 
tous  cotés  avec  les  populations  les  plus  diverses.  Evidem- 
ment, ces  peuples  ne  pouvaient  vivre  resserrés  sur  un  étroit 
espace  sans  éprouver  le  besoin  de  fixer  leurs  droits  réciproques; 
et  les  Doriens,  initiés  sur  les  côtes  de  Thessalie  et  formés  par 
eux-mêmes  à  des  mœurs  policées,  étaient,  en  raison  même  de 
leurs  nombreuses  pérégrinations,  particulièrement  aptes  à 
établir  entre  les  diverses  populations  ^du  continent  des  rela- 
tions mutuelles. 

Or,  pour  ces  relations  internationales,  il  n'y  avait  dans 
l'ancienne  Grèce  qu'une  seule  forme,  celle  d'un  culte  commun 
qui  rassemblait  à  une  époque  fixe  un  certain  nombre  de 
peuplades  limitrophes  autour  d'un  sanctuaire  universellement 
reconnu,  et  imposait  à  tous  les  assistants  robsei*\*ation  de 
certains  principes. 

Ces  réunions  solennelles  ou  «  amphictyonies  •>  sont  aussi 
anciennes  que  l'histoire  grecque,  ou,  pour  mieux  dire,  ce  sont 
les  premières  formes  que  revêt  l'histoire  générale  du  peuple 
grec.  En  eifet,  jusqu'à  la  fondation  des  premières  amphic- 
tyonies, il  n'y  avait  que  des  tribus  isolées  dont  chacune  vivait 
pour  elle-même,  ayant  ses  mœurs  à  part,  ses  autels  parti- 
culiers sur  lesquels  nul  étranger  ne  pouvait  sacrifier.  Le  Zeus 
pélasgique  n'établissait  qu'une  communauté  patriarcale  entre 
les  membres  dune  même  tribu.  Pour  servir  de  lien  à  de  plus 

'i  Tbtiapolc  doricniie  aux  ulenlours  du  i'arnasse  (Strabo.n,  IX,  127).  — 
Kotvbv  xâ)v  Aojpilwv  subsiplant  encore  en  Doride,  au  second  siècle  de  l'ère 
clirélienne  {Archceol.  Zciiung^  1855,.  p,  37.  Wesc.uer  et  P'olc.vrt,  Inscr. 
de  Delphes  y  n°  365\ 


MIGRATIONS    DES   TRIBUS    DU    NORD  129 

vastes  associations,  il  fallait  des  cultes  qui  fussent  le  produit 
d'une  civilisation  avancée  et  qui  eussent  été  apportés  par  les 
tribus  les  plus  cultivées  à  celles  qui  Tétaient  moins.  Aussi 
est-ce  sur  le  littoral  que  nous  trouvons  les  plus  anciens 
sanctuaires  amphictyoniques. 

L'Artémis  asiatique  est  le  trait-d'union  des  plus  anciennes 
villes  de  l'Eubée,  Chalcis  et  Erétrie;  le  Poseidon  cario-ionien 
sert  de  centre  fédéral  à  Ténos,  à  Samicon  en  Messénie,  à 
Calaurie  ;  Démêler  joue  le  même  rôle  chez  les  tribus  achéennes 
du  golfe  Maliaque.  Mais  la  religion  apollinienne,  parl'élévation 
de  ses  idées  morales  et  la  supériorité  intellectuelle  de  ses 
sectateurs,  était  plus  propre  que  toute  autre  à  grouper  autour 
d'elle  et  à  unifier  les  divers  cantons  d'un  pays. 

Dans  la  Thessalie  même,  le  culte  d'Apollon  avait  pénétré 
par  la  côte  bien  avant  l'invasion  thessalienne.  Les  Magnetes 
lui  offraient  des  sacrifices  sur  les  hauteurs  du  Pélion  ;  l'Apollon 
de  Pagase  devint  pour  les  Achéens  un  dieu  de  famille  ;  les 
Doriens  avaient  reçu  ce  même  culte  à  l'embouchure  du  Pénée, 
et  élevé  un  Pythion  sur  les  flancs  de  l'Olympe.  Les  Thessaliens 
eux-mêmes,  tout  grossiers  qu'ils  étaient,  ne  purent  refuser 
leur  hommage  au  dieu  de  Tempe,  qu'ils  appelaient  Aploun. 

C'est  dans  le  bassin  du  Pénée,  oii  s'entassaient  des  races  si 
diverses,  qu'Apollon  manifesta  tout  d'abord  sa  puissance 
aggiutinative  et  organisatrice,  comme  l'attestent  les  antiques 
fêtes  de  Tempe.  C'est  là  que  les  plus  nobles  tribus  helléniques 
se  sont  nourries  de  cette  religion  avec  une  ardeur- proportion- 
nelle à  leur  énergie  et  à  leurs  facultés,  surtout  les  Doriens,  qui 
s'y  adonnèrent  avec  tout  l'entraînement  de  leur  nature 
éminemment  accessible  au  sentiment  religieux,  si  bien  qu'ils 
firent  de  leur  ancêtre  Doros  un  fils  d'Apollon  et  crurent  que 
leur  rôle  historique  devait  être  de  propager  le  culte  du  dieu. 
Jusque  là,  cette  propagande  avait  été  presque  exclusivement 
laissée  aux  tribus  maritimes.  Il  s'agissait  maintenant  de  lui 
ouvrir  les  voies  à  l'intérieur  et  de  relier  ainsi  l'un  à  l'autre  les 
foyers  religieux  épars  sur  les  côtes. 

Sur  le  rivage  méridional  de  la  Grèce  moyenne ,  le  siège  le 
plus  important  du  culte  d'Apollon  était  Crisa.  D'après  lalégende 
locale,  c'étaient  des  Cretois  qui  avaient  élevé  le  premier  autel 

9 


J30  LES    MIGRATIONS    DES    TRIBUS    GRECQUES 

sur  la  grève  et  avaient  ensuite  fondé,  au  pied  des  escarpements 
du  Parnasse,  le  temple  et  Foracle  de  Pytho.  Ces  fondations 
pieuses  devinrent  le  centre  d'un  Etat  sacerdotal  qui,  sur  une 
terre  étrangère,  se  gouvernait  d'après  ses  propres  lois  et  était 
régi  par  des  familles  descendues  des  colons  crétois  ;  Etat  en 
butte  d'ailleurs  à  bien  des  inimitiés,  et  sans  relations  avec  les 
pays  du  nord  jusqu'au  jour  où  les  Doriens  vinrent  s'établir 
sur  l'autre  versant  du  Parnasse. 

Chaque  pas  en  avant  fait  par  cette  tribu  était  un  progrès  pour 
le  culte  d'Apollon.  Vainqueurs  des  Dry  opes,  peuplade  sau- 
vage qui  occupait  le  versant  nord  de  la  montagne,  ils  en  firent 
des  esclaves  d'Apollon ,  c'est-à-dire  les  tributaires  de  son 
temple.  Par  eux  fut  apportée  de  Thessalie  l'idée  d'une  ligue 
protectrice  du  temple,  d'une  confrérie  des  tribus  apolliniennes  ; 
par  eux  fut  établi  un  lien  entre  Delphes  et  Tempe. 

Les  Doriens  avaient,  à  un  plus  haut  degré  que  les  autres 
races  helléniques,  une  tendance  innée  à  fonder,  à  conserver 
et  à  propager  des  institutions  régulières.  Aussi  n'y  a-t-il  pas  le 
moindre  doute  que  l'importation  du  système  fédératif  de  la 
Thessalie  dans  la  Grèce  moyenne,  et  ce  qui  en  fut  le  résultat, 
la  vaste  association  établie  entre  toutes  les  tribus  de  même 
famille  depuis  l'Olympe  jusqu'au  golfe  de  Corinthe,  ne  soit 
l'œuvre  de  la  tribu  dorienne.  C'est  son  premier  exploit,  et 
comme  Delphes  dut  à  cette  innovation  son  caractère  national, 
les  Doriens  ont  eu  le  droit  de  se  considérer  comme  les  nouveaux 
fondateurs  de  Delphes  et  de  s'attribuer  pour  toujours  un  droit 
spécial  de  protection  sur  l'Etat  sacerdotal. 

Alors,  pour  mettre  en  communication  les  temples  d'Apollon 
et  favoriser  le  mouvement  religieux,  on  ouvrit,  à  travers  la 
Doride  et  la  Thessalie,  une  voie  sacrée  de  Delphes  à  l'Olympe, 
et  les  processions,  qui  chaque  année  parcouraient  cette  route 
pour  cueillir  sur  les  bords  du  Pénée  le  laurier  sacré  ',  ravivaient 
le  souvenir  des  bienfaits  apportés  au  pays  par  l'ouverture  de 
cette  grande  artère.  Le  souvenir  des  sanctuaires  thessaliens, 
l'imitation  de  leurs  rites  se  reconnaissait  à  une  foule  d'usages  : 
dans  les  vieilles  légendes.  Tempe  est  considérée  comme  la 
patrie  du  dieu  de  Delphes. 

')  .Eu.\y.,  Yar.  Hisi.,  lil,  1. 


-MIGRATIONS    DES    TrJBUS    DU    NOUD  131 

Même  les  institutions  politiques  de  Tamphictyonie  ne  sont 
pas  sorties  de  Delphes  ;  elles  ont  subi  une  série  de  transformations 
et  de  développements  avant  que  Delphes  en  fût  devenu  le  contre. 
C'est  là  un  fait  que  démontre  déjà  le  groupe  des  quatre 
populations  thessaliennes  ;  car  enfin,  il  est  inadmissible  qu'elles 
soient  allées  chercher  leur  premier  point  de  rapprochement  au  . 
sud  du  Parnasse.  Toutes  les  amphictyonies  ont  pour  berceau  un 
petit  agrégat  de  cantons  juxtaposés \  c'est  pourquoi  les  diffé- 
rents groupes  de  populations  qui,  à  l'époque  historique,  font 
partie  delà  confédération,  nouspermettent  de  deviner  les  phases 
par  lesquelles  elle  a  passé  avant  d'apparaître  dans  l'histoire. 

Le  groupe  le  plus  éloigné  au  nord  et  le  plus  étendu  est  le 
groupe  thessalieii.  La  Thessalie,  fertile  et  circonscrite  par  de 
bonnes  frontières,  était  comme  faite  exprès  pour  fusionner  les 
tribus  qu'elle  renfermait  et  pour  former  avec  diverses  popula- 
tions un  peuple.  Aussi  est-ce  à  l'Olympe  thessalien  que  se 
rattachent  les  plus  anciennes  réminiscences  d'institutions 
nationales;  en  face  de  l'Olympe  et  de  son  temple  pythique  ' 
se  trouvait,  sur  l'Ossa,  YHomolion^  le  «  lieu  de  réunion  »  des 
tribus  limitrophes  qui  s'étaient  confédérées  pour  affirmer  leur 
nationalité  vis-à-vis  de  toutes  les  tribus  étrangères.  Lorsque 
les  Thessaliens  envahirent  la  contrée,  ils  cherchèrent  à  la 
soumettre  tout  entière,  mais  ils  ne  réussirent  qu'avec  les 
Éoliens  des  plaines;  les  autres  tribus  reculèrent,  il  est  vrai, 
mais  opposèrent  une  résistance  que  les  envahisseurs  ne  purent 
briser.  Les  Thessaliens  furent  donc  obligés  de  leur  laisser 
leur  indépendance  et  cherchèrent  dès  lors  à  consolider  leur 
situation  dans  le  pays  .en  adoptant  le  culte  d'Apollon  et  en 
s'agrégeant  à  l'ancienne  confédération.  C'est  ainsi  que  l'asso- 
ciation primitive  est  devenue  le  groupe  de  peuples  qui  repré- 


*)  Les  G-jvo5ot  et  iravriYupEt?  religieuses  se  transformeiiL  en  groupes  fermés 
comprenant  les  peuplades  circonvoisines  (nspixTiovs:,  à[j.cpiXT{ovsç),  autrement 
dit,  en  Amphictyonies  désignées  par  des  noms  collectifs  (Cf.  diutisci,  popu- 
läres) absolument  conventionnels,  comme  celui  des  rpatxo\,  plus  tard  "EXXr,vc?. 
Aussi  lit-on  dans  la  chronique  des  Marbres  de  Faros,  lig.  8-11  :  (1258) 
'A[xcpixT'jMV  Ae'jxaXîwvoç  —  cuvrjys  touç  ivspi  xov  Spov  oixoûvTaç  xot  wvô[xa(7£v 
'A(xçixTÛovaç.  (1257)  "Enr,v  ô  A£yxa>>îwvo(;  <I>OtwTtôo;  àSaaîXs'jffc  xai  "E>.XrjV£; 
wvo(j.â(T6rj(Tav,  xb  ■npôxîpov  rpatxo\  xa)o'j[j.£vo'.. 

-)  Voy.  ci-dessus,  p.  127. 


132  LES    MIGRATIONS   DES   TRIBUS    GRECÔLES 

sentait  laThessalie  dans  Famphictyonie  delphique.  Ce  groupe 
comprend ,  outre  les  envahisseurs  thessaliens ,  les  tribus 
indigènes  qui  sont  sorties  du  conflit  avec  leur  indépendance, 
c'est-à-dire,  les  Perrhèbes  cantonnés  autour  de  l'Olympe,  les 
Magnetes,  retranchés  dans  leur  presqu'île  montagneuse,  et, 
plus  au  sud,  les  Phthiotes,  fixés  entre  les  montagnes  et  la  mer'. 

Ces  luttes  avaient  aussi  déterminé  les  migrations  qui  eurent 
pour  résultat  d'étendre  l'amphictyonie  thessalienne  au-delà 
des  limites  du  pays,  les  migrations  des  Eoliens  et  des  Dorieus. 

Lorsque,  après  avoir  soumis  lesDryopes,  les  Doriens  péné- 
trèrent pour  la  première  fois  dans  le  cercle  des  populations 
qui  habitaient  autour  de  l'Œta,  celles-ci,  de  gré  ou  de  force, 
recherchèrent  l'amitié  de  ce  peuple  belliqueux.  C'est  ce  que 
firent  particulièrement  les  Maliens  qui  habitaient  entre  le 
Sperchios  et  la  mer  et  se  subdivisaient  en  trois  groupes  : 
les  «  Trachiniens  »,  ainsi  nommés  de  Trachis  leur  vieille 
capitale,  placée  à  l'entrée  des  cols  qui  conduisent,  par-dessus 
l'Œta,  de  Thessalie  en  Doride  ;  les  «  Saints  »  fixés  autour  des 
Thermopyles,  où  était  leur  sanctuaire  fédéral,  et  les  «  gens 
de  la  côte  »  ou  Paraliens  ^  Maliens  et  Doriens  contractèrent 
entre  eux  une  alliance  si  étroite  que,  plus  tard,  Trachis  put 
être  regardée  comme  une  fondation  de  l'Héraclès  dorien  *. 
Lorsque  les  Maliens  entrèrent  dans  l'amphictyonie  pythique, 
la  solennité  particulière  qui  les  réunissait  autour  du  sanc- 
tuaire de  Démêler  subsista  de  plein  droit,  et  devint  un  second 
centre  religieux  de  la  grande  confédération.  Ainsi  se  forma 
le  second  groupe  amphictyonique  ou  groupe  œtéen.  Il  com- 

*)  Les  trois  groupes  étaient  composés  comme  il  suit  :  1®  Les  OEtéens, 
autour  de  Ar,[xr,Tr,p  'AixqjtxTuoviç  à  Anthéla  (Herod.,  VU,  200)  :  Les  MaXiEîç, 
Aiviàveç,  A6Xo7t£ç,  Aoxpot.  2°  Les  tribus  thessaliennes  (©so-aaÂoî,  Ilîppatgoî, 
Mâyvr.TEç,  'k'/aw.)  qui  avaient  leur  centre  à  Tempe.  3°  Les  tribus  du  Par- 
nasse (*tox£tç,  Bot(OT&(,  Awptetc,  "Iwveç)  qui  avaient  leur  centre  à  Delphes.  La 
combinaison  de  ces  habitudes  religieuses  et  l'organisation  de  l'amphictyonie 
delphique  se  fit  à  l'imitation  du  système  adopté  aux  Thermopyles  (Schol. 
EuRip.  Orest.,  1087).  La  liste  des  peuples  se  tire  de  deux  textes  combinés, 
Pausan..  X.  8.  .^scHi.x..  Fais,  leg.,  §  112.  Sur  l'histoire  et  l'organisation  des 
suffrages,  voy.  Salppe,  De  amphictyoniadelphica,  1873.  Bursians  Jahres- 
bericht,  1873.  p.  1226.  1380. 

2)  napâ).toi,  Tpa-z'/not,  'lepr,;  (Thucyd.,  III.  92.  Cf.  0.  MuELLER.  DoHer,  1, 44). 

^)  Héraclès  à  Trachis  {Hermes,  VII,  381). 


MIGRATIONS   DES   TRIBUS   DU   NORD  133 

prenait  les  populations  établies  sur  le  versant  de  l'Œta  au- 
dessus  des  Thermopyles,  les  Maliens,  les  Dolopes  et  les 
Locrions,  qui  s'étaient  adjoints,  comme  quatrième  tribu,  les 
iEnianes.  Ceux-ci  étaient  une  peuplade  qui,  refoulée,  comme 
les  Doriens,  par  l'invasion  thessalienne,  avait  quitté  le  nord 
de  la  Thessalie  et  s'était  installée  plus  au  sud,  dans  le  haut 
de  la  vallée  du  Sperchios  *. 

Enfin,  le  troisième  groupe  comprit  les  tribus  de  la  Grèce 
moyenne,  dont  Delphes  était  le  centre  le  plus  proche.  Il  est 
de  toute  vraisemblance  que,  là  aussi,  préexistait  une  ancienne 
confédéi'ation  qui  fut  simplement  incorporée  dans  la  grande 
fédération  internationale.  L'Etat  crisseo-delphique  lui-môme 
semble  avoir  été  primitivement  un  membre  indépendant  d'une 
association  semblable,  car  Strophios  de  Grisa  passe  pour  le 
fondateur  de  l'amphictyonie  pythique  -.  Mais  cet  état  de 
choses  changea.  Grisa  perdit  son  indépendance;  le  temple 
d'Apollon  pythien  fut  placé  sous  la  surveillance  d'une  auto- 
rité fédérale,  et,  dans  ce  troisième  groupe  ou  groupe  panias- 
sique  prit  place,  à  côté  des  Pliocidens,  des  Béotiens  et  de  leurs 
voisins  dusud  les  Ioniens,  la  tribu  des  Doriens.  Tout  nous  fait 
supposer  que  c'est  elle  dont  le  déplacement  donna  le  branle  au 
mouvement  qui  rapprocha  les  trois  groupes  de  la  Grèce  conti- 
nentale et  établit  une  vaste  solidarité  entre  les  peuples  hellé- 
niques. 

Les  l'ègiements  de  l'amphictyonie  qui  s'était  définitivement 
installée  à  Delphes  appartiennent  à  une  époque  où  les  tribus 
vivaient  éparses  dans  les  campagnes  et  n'avaient  encore 
d'autres  centres  régionaux  que  les  sanctuaires  autour  desquels 
s'étaient  groupées  les  habitations  des  hommes.  Dans  l'inté- 
rieur de  l'amphictyonie,  on  ne  vit  jamais  s'introduire  d'inéga- 
lités légalement  sanctionnées.  Au  contraire,  inême  après  que 
certaines  tribus  furent  devenues  des  Etats  puissants  tandis  que 
d'autres  restaient  à  l'état  de  cantons  ruraux,  toutes  conser- 
vèrent les  mêmes  droits  au  sein  de  l'association  fédérale. 
Enfin,  les  dispositions  du  pacte  fédéral  lui-même  sont  marquées 
au  sceau  d'une  simplicité    tout  à  fait  archaïque.   Elles    se 

*)  Plut.,  Quaest.  grsec,  13.  26. 

-)  L.  Prelleh,  Ausgeio.  Aufsätze.^.  234. 


]3i  LES    MIGRATIONS    DES    TRIBUS    GRECQUES 

réduisaient  à  peu  pi'ès  à  deux  règles'  de  droit  international 
que  les  confédérés  juraient  d'observer  :  aucune  tribu  hel- 
lénique ne  doit  saccager  de  fond  en  comble  la  résidence 
d'une  autre,  et  aucune  ville  hellénique  ne  doit  être  privée 
d'eau  par  les  assiégeants.  Ce  sont  les  premières  tentatives 
faites  pour  introduire  dans  un  pays  déchiré  par  les  guerres 
intestines  des  principes  plus  humains.  Le  but  qu'on  se  propose 
n'est  pas  encore  d'abolir  les  luttes  à  main  armée,  ni  surtout 
d'imprimer  à  toutes  les  forces  une  direction  commune,  mais 
seulement  d'obtenir  qu'un  groupe  de  tribus  se  considèrent 
comme  solidaires,  se  reconnaissent  en  vertu  de  ce  principe 
des  obligations  réciproques  et,  dans  le  cas  d'un  conflit  inévi- 
table, s'abstiennent  au  moins  les  unes  vis-à-vis  des  autres  des 
dernières  mesures  de  rigueur  ^ 

Si  sommaires  et  si  insignifiantes  que  soient  ces  dispositions, 
les  plus  anciens  débris  qui  nous  restent  du  droit  public  des 
Hellènes,  pourtant  d'immenses  résultats,  qui.  ne  sont  point 
contenus  dans  ces  statuts,  sont  dus  à  l'institution  et  à  l'exten- 
sion de  la  grande  amphictyonie.  Et  d'abord,  le  culte  du  dieu 
fédéral  et  l'ordonnance  de  la  solennité  principale  obligea 
d'établir  un  accord  étendu  aux  autres  fêtes  et  à  tout  le 
système  religieux.  Un  certain  nombre  de  rites  furent  déclarés 
obligatoires  pour  tous,  et  on  dressa  un  canon  des  douze 
divinités  amphictyoniques -. 

Ce  n'est  pas  l'instinct  religieux  qui  a  prosterné  le  peuple  grec 
devant  les  douze  dieux  ;  ce  n'est  pas  un  besoin  religieux  qui  a 
créé  cet  aréopage  divin.  Aussi  les  douze  dieux  n'avaient-ils  en 
Grèce  ni  temple  ni  culte  commun.  Leur  nombre  se  retrouve 
fréquemment,  surtout  chez  les  Ioniens,  comme  base  d'un 
système  politique  3,  et  l'institution  tout  entière  a  un  caractère 

1)  Les  associations  amphictyoniques  créent  des  vôij-ot  et  opy.oi,  obligatoires 
pour  leurs  membres,  et  dont  un  débris  nous  a  été  conservé  par  Eschine  : 
[j.Yl5ô[jLÎav  TiÔÂiv  Tùv   'A[i.çixT'jovî5wv  àvâtT-raTOV  7roiïj(7£tv  (j.-/;3'  -jSaTwv  vai^axiattov  £tp- 


fals.  leg.,  §  115). 

2)  Document  épigraphique  concernant  le  culte  des  douze  dieux  [Monats- 
ber.  d.  Berlin.  Akad.^  1877.  p.  475). 

3)  Sur  ce  nombre  conventionnel,  voy.  Ross,  Archxol.  A^ifsœtze,  I.  266., 


MIGRATIONS    DES  TRIBUS   DU    NORD  135 

essentiellement  politique.  On  voulait  introduire  jusque  dans  le 
monde  divin  un  règlement  commun  et  une  statistique  définitive  ; 
faire,  en  un  mot,  de  la  cour  céleste  une  copie  de  la  confédé- 
ration fondée  sur  la  terre.  C'est  pour  cela  que  la  légende 
raconte  que  Deucalion  éleva  le  premier  autel  aux  douze  dieux 
en  TKessalie'  et  appelle  ce  même  Deucalion  le  père  d'Amphic- 
tyon.  C'est  pour  cela  que  les  douze  dieux  symbolisaient  les 
relations  pacifiques  entre  les  peuples  et  étaient  adorés  spéciale- 
ment sur  les  places  publiques  et  dans  les  ports  ^  ;  les  plus 
anciens  navigateurs,  les  Argonautes,  leur  élèvent  un  autel  à 
l'entrée  du  Pont,  pour  annexer ,  en  quelque  sorte,  au  monde 
commercial  des  Grecs  les  rivages  nouvellement  découverts. 

L'unité  religieuse,  une  fois  établie,  réagit  puissamment  sur 
toutes  les  habitudes  sociales.  En  effet,  les  fêtes  des  dieux 
devinrent  des  solennités  fédérales.  L'ordre  de  ces  fêtes  fit 
adopter  un  calendrier  commun.  Il  fallut  une  caisse  commune 
pour  subvenir  à  l'entretien  des  édifices  religieux  et  aux  frais 
des  sacrifices  ;  on  dut  régulariser  les  revenus  des  temples.  Le 
trésor  ainsi  amassé  rendit  indispensable  une  autorité  adminis- 
trative dont  l'élection  exigea  des  réunions,  dont  la  gestion  dut 
être  surveillée  par  les  représentants  des  tribus  intéressées.  En 
cas  de  dissentiment  entre  les  Amphictyons,  il  fallait  une 
autorité  judiciaire,  dont  la  sentence  fût  obligatoire  pour  tous, 
afin  de  maintenir  la  paix  publique  ou  de  punir  au  nom  du  dieu 
ceux  qui  l'auraient  violée.  Ainsi,  bien  humble  au  début,  où 
il  se  bornait  à  la  communauté  des  fêtes  annuelles,  un  progrès 
continu  transforma  la  vie  publique  tout  entière  ;  on  put  enfin 
déposer  les  armes;  le  commerce  fut  protégé,  la  sainteté  des 
temples  et  des  autels  reconnue.  Enfin,  résultat  plus  important 
que  tous  les  autres,  l'esprit  de  corps  se  développa  parmi  les 
membres  de  l'amphictyonie. 

Ainsi,  d'un  agrégat  de  tribus  naquit  un  peuple,  et  à  ce 
peuple  il  fallut  un  nom  générique  qui  le  distinguât,  lui  et  ses 
institutions  politiques  et  religieuses,  de  toutes  les  autres  popu- 

')  Hellanic.  fr.  15.  Fragm.  Hist.  grase.  I,  p.  48.  L.  Preller,  Griech. 
Mythol.,  I,  86.  II,  232. 

-)  Petersen,  Das  Zxo'ùlfg'ôttersystem  der  Griechen  und  Römer.  Ham- 
burg, 1868.  Cf.  Archœol.  Zeitimg,  1866,  p.  290. 


136  LES  MIGRATIONS    DES    TRIBUS    CxRECQUES 

lations.  Ce  nom  fédéral,  fixé  d'un  commun  accord,  fut  celui 
d'Hellènes,  quiremplaçale  nom'collectif  plus  ancien  de  Grsekes* 
et  prit  de  jour  en  jour  une  extension  plus  grande  sur  le  versant 
oriental  de  la  Grèce,  à  chaque  progrès  de  la  confédération. 

Ce  qui  prouve  bien  la  connexité  de  ce  nouveau  nom  national 
avec  Tamphictyonie ,  c'est  que  les  Grecs  se  représentaient 
Hellen  et  Deucalion  ,  les  représentants  mythiques  de  leur 
nationalité  et  de  leur  confraternité,  comme  unis  entre  eux  par 
les  liens  du  sang.  C'est  pour  cela  aussi  que  le  nom  d'Hellènes 
eut  dès  le  principe  un  caractère  général  et  national,  par 
comparaison  avec  les  noms  de  tribus,  et  en  même  temps  un 
caractère  exclusif,  parce  qu'il  opposait  les  peuples  amphic- 
tyoniques  aux  peuples  non  amphictyoniques  '.  Après  avoir  été 
à  l'origine  un  nom  honorifique  réservé  aux  prêtres,  il  ne  fut 
jamais  accaparé  par  une  tribu  en  particulier,  mais  il  pouvait 
s'appliquer  par  excellence  à  ceux  qui,  comme  les  Doriens, 
personnifiaient  plus  spécialement  l'amphictyonie. 

En  même  temps  qu'elle  achevait  de  se  constituer,  la  natio- 
nalité hellénique  fixait  l'étendue  de  son  domaine  :  de  même 
que  les  tribus  se  condensaient  en  un  peuple,  de  même  les 
cantons  formèrent  un  territoire  fédéral,  et  les  patries  particu- 
lières une  grande  patrie. 

Ici  apparaît  la  différence  essentielle  qui  se  remarque  entre 
l'histoire  des  peuples  sédentaires  et  celle  des  peuples  maritimes. 
Tandis  que,  tout  entiers  à  leur  commerce,  les  Grecs  naviga- 
teurs ne  songeaient  pas  à  établir  une  distinction  bien  tranchée 
entre  les  Hellènes  et  les  Barbares  et  se  trouvaient  chez  eux 
sur  toutes  les  côtes  où  les  portaientleurs  courses  aventureuses, 
les  peuples  sédentaires  de  l'amphictyonie  s'habituèrent  les 
premiers  à  considérer  comme  leur  pays  commun  un  espace 
bien  délimité,  à  l'aimer,  l'honorer  et  le  défendre  comme  leur 
patrie.  L'embouchure  du  Pénée,  avec  l'Homolion,  marqua  la 
frontière  de  ce  pays  au  nord  et  l'Olympe  devint  la  sentinelle 
avancée  de  l'Hellade  ^. 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  120. 

-)  Hellen  et  Amphiclyon  :  les  guerres  helléniques  considérées  comme 
guerres  nationales  [Rhein.  Mus..  XXIV,  308). 

^)  Strabo.x,  VII.  334.  ScYLAx.  33.  Birsian.  Geogr.  Griech..  I,  3. 


MIGRATIONS   DES   TRIBI'S   DU   NORD  137 

Ces  événements  d'une  si  grande  portée  se  sont  accomplis  en 
Thessalie. 

La  Thessalie  fut,  pendant  longtemps,  FHellade  proprement 
dite  ;  les  Hellènes,  avec  une  piété  qui  ne  se  démentit  jamais, 
ont  toujours  vénéré  l'Olympe  comme  la  patrie  de  leurs  dieux 
et  la  vallée  du  Pénée  comme  le  berceau  de  leurs  institutions 
politiques.  Le  mérite  des  Doriens  a  été  de  transporter  les 
nobles  germes  de  la  nation  future,  de  la  Thessalie,  où  leur 
épanouissement  était  entravé  par  l'invasion  de  peuples  plus 
barbares,  dans  les  régions  du  midi  où  ces  germes  firent  preuve 
d'une  vitalité  inattendue  et  prirent  un  développement  admi- 
rable. Les  Hellènes  continuèrent  à  étendre  jusqu'àl'Olympe  les 
limites  de  leur  patrie  et  à  considérer  le  défilé  de  Tempe  comme 
la  porte  de  l'Hellade.  Mais,  avec  le  temps,  la  Thessalie  leur 
devint  de  plus  en  plus  étrangère  ;  les  liens  se  relâchèrent,  et 
Ton  en  vint  à  regarder  les  Thessaliens  eux-mêmes  comme  des 
demi-barbares,  contre  lesquels  la  Grèce  moyenne  dut  se 
précautionner  et  se  défendre.  De  là  la  vieille  inimitié  entre  les 
Phocéens  et  les  Thessaliens. 

La  Grèce  moyenne  se  sépara  du  nord  ;  l'Hellade  proprement 
dite  perdit  plus  de  la  moitié  de  son  étendue  ;  les  Thermopyles 
furent  la  Tempe  de  la  patrie  restreinte  et  le  Parnasse  le  nouveau 
centre  autour  duquel  se  déroulèrent  les  destinées  ultérieures 
de  la  Grèce  européenne. 


§11 

LES   DORIENS   DANS   LE   PÉLOPONNÈSE. 

C'était  un  horizon  bien  étroit  que  celui  de  cette  Hellade 
amoindrie.  En  effet,  tous  les  pays  situés  à'I'ouest  du[Pinde  et 
'du  Parnasse  étaient  en  dehors  de  la  confédération  apollinienne 
et  du  progrès  intellectuel  dont '[elle  était  le  foyer.  Là  rien 
n'avait  changé  ;  en  l'absence  de  lois  et  d'ordre  public,  la 
société  était  dans  cet  état  où,  chacun  répondant  de  soi-même, 
personne  ne  dépose  les  armes, 


138  LES    Mir.RATIONS    DES    TRÎIÎUS    ORECOUES 

Ce  contraste  devait  provoquer  une  tentative  d'agrandis- 
sement, car  une  confédération  qui  renfermait  dans  son  sein 
une  surabondance  de  forces  vives  devait  chercher  à  gagner 
du  terrain;  aussi,  des  alentours  du  Parnasse,  où  hi  pression 
exercée  par  le  nord  avait  refoulé  tant  de  tribus,  partent  de 
nouvelles  expéditions  qui  se  dirigent  vers  l'ouest  et  le  sud.  Les 
Doriens  passaient  pour  avoir  été  les  chefs  et  les  ordonnateurs 
de  ce  mouvement,  et  c'est  pour  cela  que,  depuis  l'antiquité,  on 
appelle  les  migrations  organisées  par  euxVi?ivasio7i  doiienne. 

Cependant  les  Doriens  ne  refusèrent  pas  le  concours  d'autres 
tribus;  on  sait  qu'ils  appelaient  la  troisième  classe  de  leur 
propre  peuple  «  Pamphyles,  »  c'est-à-dire ,  gens  de  toute 
origine,  et,  quant  à  la  première  de  leurs  castes,  celle  des 
Hylléens,  l'opinion  générale  des  anciens  voulait  qu'elle  fût 
d'origine  achéenne.  Ces  Hylléens  honoraient  comme  leur 
ancêtre  le  héros  Hyllos,  fils  de  l'Héraclès  tirynthien,  et 
revendiquaient  en  son  nom  la  domination  du  Péloponnèse, 
sous  prétexte  qu'Héraclès  avait  été  illégalement  dépouillé  de 
ses  droits  par  Eurysthée.  D'après  ces  légendes,  inventées  et 
embellies  par  les  poètes,  l'expédition  dorienne  dirigée  par  les 
Hylléens  fut  présentée  comme  la  restauration  d'un  ancien 
droit  de  souveraineté  illégalement  suspendu,  et  l'usage  désigna 
l'invasion  dorienne  dans  la  presqu'île  du  sud  par  l'expression 
mythique  de  «  Retour  des  Héraclides  \  n 

Pour  arriver  au  but,  deux  voies  s'offraient,  la  voie  de  terre 
et  la  voie  de  mer  :  toutes  deux  furent  tentées;  l'une  passait  par 
l'Attique,  l'autre  par  l'Etolie. 

En  Attique,  la  partie  septentrionale,  comprise  entre  le 
Pentélique  et  la  mer  d'Eubée,  formait  la  tétrapole  ionienne, 
le  siège  primitif  du  culte  d'Apollon  qui,  de  là,  s'était  propagé 
dans  toute  la  contrée.  Cette  région  était  aussi,  de  temps 
immémorial,  en  relation  étroite  avec  Delphes;  une  voie  sacrée 
qui  reliait  Delphes  et  Délos  partait  de  la  côte  attique  et 
traversait,  en  passant  par  Tanagro,  la  Béotie  et  la  Phocides. 

1)  Y)  Twv  'IlpaxXetSwv  xâOoooç  (Clem.  Alex.,  Stromat.,  I,  p.  403.  Oxon, 
p.  337,  A.  Sylb.  Fragm.Histor.grœc,  1,2.32.  Cf.  0.  iMuELLER,2)o/-?>r,  I,  47). 

-)  E.  CuRTius,  Gesch.  des  Wegebaus,  p.  20.  Les  Héraclides  dans  la  Té- 
trapole attique  [Ibid.,  p.  56). 


LES    nOP.IKXS   DANS    LE    PÉLOPO.WfcSE  139 

Aussi  y  a-t-il  eu,  dès  les  temps  les  plus  reculés,  un  point  de 
contact  entre  cette  partie  de  l'Attique  et  les  Héraclides  doriens. 
On  disait  que  les  fils  d'Héraclès  exilés  y  avaient  trouvé  accueil 
et  protection,  et,  même  dans  la  guerre  du  Péloponnèse,  les 
troupes  doriennes  avaient  ordre  d'épargner  le  territoire  de 
Marathon.  Le  fait  qui  se  cache  au  fond  de  ces  légendes,  c'est 
que  l'Attique  ionienne  était  confédérée  avec  les  Doriens  du 
Parnasse.  Il  était  par  conséquent'tout  naturel  que  les  Doriens 
partissent  de  là,  avec  l'appui  des  Ioniens  de  la  tétrapole,  pour 
pénétrer  dans  l'isthme.  On  raconte  qu'Hyllos  s'avança  impé- 
tueusement jusqu'aux  portes  de  la  péninsule  et  là  périt  dans 
un  combat  singulier  contre  Echémos,  roi  des  Tégéates.  Le 
Péloponnèse  resta  pour  les  Doriens  une  forteresse  imprenable 
jusqu'au  jour  où  ils  reconnurent  que,  d'après  l'oracle,  ils  ne 
pouvaient  entrer  dans  la  terre  promise  que  sous  les  descen- 
dants d'Hyllos  et  par  un  autre  chemin  '. 

A  l'ouest  du  Parnasse,  les  Doriens  étaient  en  contact 
immédiat  avec  des  peuplades  étrangères  encore  barbares,  qui 
entretenaient  des  relations  continuelles  avec  l'Epire  par  la 
vallée  de  rx\chéloos  et  ne  voulaient  reconnaître  d'autre  sanc- 
tuaire national  que  Dodone.  La  partie  inférieure  du  bassin  de 
l'Achéloos  était  habitée  par  les  Etoliens,  qui  appartenaient  à  la 
grande  race  des  Epéens  et  Locriens.  Des  Grecs  d'Asie  étaient 
venus  donner  à  ces  tribus  le  goût  de  la  navigation;  elles 
s'étaient  répandues  dans  les  îles  ainsi  que  sur  la  côte  occiden- 
tale de  la  Morée.  Il  y  avait  sur  ce  point  des  relations  interna- 
tionales si  anciennes  que  l'on  ne  savait  plus  si  vEtolos,  fils 
d'Epéios,  s'était  transporté  d'Élide  en  Etolie,  ou  si  c'était 
l'inverse.  Aussi  trouve-t-on  dès  la  plus  haute  antiquité,  sur  l'un 
et  l'autre  bord  du  golfe  de  Corinthe,  les  mêmes  cultes,  par 
exemple  celui  d'Artémis  Laphria  -,  les  mêmes  noms  de  fleuves 
et  de  villes,  tels  que  Achéloos  et  Olenos. 

La  nature  elle-même  favorisait  ces  relations.  En  effet,  tandis 
qu'à  l'isthme  différentes  chaînes  parallèles  barrent  le  passage, 
les  montagnes  d'Etolie  et  d'Achaïe  appartiennent  à  un  même 
système  orographique  et  leurs  bases  se  rapprochent  tellement 

1)  Herod.,  IX,  26. 
2j  Pausa.n,,  IV,  31,  7. 


■140  LES   MIGRATIONS   DES   TRIBUS  GRECQUES 

qu'elles  transforment  presque  le  fond  du  golfe  de  Corinthe  en 
une  mer  intérieure.  Il  y  a  plus;  le  courant  du  golfe  travaille 
incessamment  à  fermer  le  détroit  qui  réunit  la  mer  intérieure 
à  la  mer  extérieure  et  à  rattacher  ainsi  la  péninsule  au  continent 
par  un  second  isthme.  Mais  les  alluvions  sont  de  temps  à  autre 
emportées  par  le  flot  ou  par  des  tremblements  de  terre,  de 
sorte  que  la  largeur  de  la  passe  oscille  entre  cinq  et  douze 
stades  *.  A  cet  endroit,  même  un  peuple  étranger  à  la  mer 
pouvait  tenter  le  passage,  et  les  Etoliens,  qui  circulaient  de 
temps  immémorial  sur  cette  route  internationale,  étaient  tout 
désignés  pour  le  rôle  de  guides.  Ils  ne  s'y  prêtèrent  pas 
cependant  sans  résistance  ;  c'est  ce  qu'indique  la  légende  de 
Doros  tué  par  ^tolos.  Enfin  Oxylos  fit  passer  sur  des  radeaux  * 
l'armée  réunie  à  Naupacte.  Il  n'est  guère  possible  de  déter- 
miner quelle  proportion  de  vérité  contient  cette  légende  ;  mais, 
que  réellement  les  Doriens  aient  pénétré  par  cette  voie  dans 
le  Péloponnèse,  c'est  là  un  fait  très  vraisemblable^. 

La  conquête  de  la  Péninsule  ne  s'acheva  que  fort  lentement. 
La  structure  ramifiée  des  montagnes  opposait  des  obstacles  à 
l'invasion,  et  les  moyens  de  défense  étaient  tout  autres  que 
ceux  qu'avaient  rencontrés  les  Doriens  dans  leurs  expéditions 
antérieures.  Eux-mêmes  n'avaient  jamais  habité  de  villes 
fortifiées;  ils  ne  s'entendaient  pas  à  attaquer  des  places 
semblables,  et  cependant,  ils  se  trouvaient  dans  un  pays  où  de 
vieilles  dynasties  étaient  retranchées  dans  des  châteaux  h 
plusieurs  enceintes.  Là,  des  batailles  isolées  ne  décidaient 
rien.  Les  Doriens,  vainqueurs  en  rase  campagne,  restaient 
perplexes  devant  les  murailles  cyclopéennes.  Ils  s'établirent 
par  détachements  sur  des  points  avantageux  et  cherchèrent  à 
épuiser  peu  à  peu  les  ressources  de  leurs  adversaires.  On  peut 
se  faire  une  idée  du  temps  qu'ils  y  employèrent  par  ce  seul 
fait  que  leurs  campements  devinrent  des  colonies  à  demeure, 

^)  E.  CuRTius,  Peloponnesos,  I,  46. 

^)  Fêtes  des  radeaux  (^xs.\L\>.a.Tt<xXoi)  à  Sparte  (Hesych.  s.  v.  0.  Mueller, 
Dorier,  I,  61). 

^)  On  peut  considérer  comme  un  fait  acquis  que  les  Doriens  sont  partis  de 
Naupacte  pour  envahir  le  Péloponnèse.  La  légende  d'Oxylos  (Strab.,  p.  357) 
a  dû  se  former  en  un  temps  où  l'on  cherchait  à  fonder  sur  un  précédent 
mythique  l'alliance  politique  entre  Sparte  et  Elis. 


LES    DORIENS    DANS   LE    PÉLOPONNÈSE  141 

qui  subsistèrent  même  après  la  conquête  des  capitales  enne- 
mies. Enfin,  l'opiniâtreté  des  montagnards  l'emporta;  car,  à 
la  longue,  les  anaktes  achéens,  avec  leurs  chars  de  guerre  et 
leur  suite  indisciplinée,  ne  purent  résister  au  choc  des  solides 
bataillons  de  leurs  adversaires  et  au  poids  de  la  lance  dorienne. 
Les  descendants  d' Agamemnon  durent  abandonner  les  châ- 
teaux de  leurs  ancêtres  '. 

De  toutes  les  régions  maritimes  de  la  péninsule,  une  seule 
échappa  au  bouleversement  général;  ce  fut  la  côte  septen- 
trionale baignée  par  le  golfe  de  Corinthe.  Les  Doriens  y  avaient 
débarqué;  mais  ils  avaient  poursuivi  leur  marche  vers  le  sud, 
de  sorte  que  les  Ioniens  habitant  le  pays,  groupés  dans  leurs 
douze  villes  autour  du  temple  de  Poseidon  élevé  à  Héliké,  y 
étaient  demeurés  en  paix,  tandis  que  dans  les  contrées  du  sud 
et  de  l'est  se  livraient  les  interminables  combats  qui  décidèrent 
du  sort  de  la  péninsule. 

Mais  les  Achéens  repoussés  des  régions  du  midi  envahirent 
cette  partie  du  littoral;  ils  s'emparèrent  d'abord  des  plaines 
ouvertes,  puis  des  places  fortifiées,  qui  tombèrent  l'une  après 
l'autre  entre  leurs  mains.  Héliké,  où  s'étaient  enfermées  les 
plus  nobles  familles  ioniennes,  succomba  la  dernière.  D'après 
la  tradition,  Tisaménos  lui-même,  le  fils  d'Oreste,  n'y  entra 
que  mort  ;  mais  la  souveraineté  resta  à  sa  famille  et  le  nom  de 
la  race  achéenne  supplanta  dans  le  pays  le  nom  ionique  des 
iEgialéens^  Tous  ceux  des  Ioniens -qui  ne  voulurent  point 
supporter  le  joug  des  Achéens  se  réfugièrent  en  Attique, 
auprès  d'un  peuple  frère. 

Les  Doriens  suivirent  les  Achéens,  puisqu'ils  occupèrent  les 
régions  de  l'isthme  ;  mais  ils  les  laissèrent  tranquilles  dans 
leur  nouvelle  patrie,  et  s'avancèrent  par  l'isthme  vers  le  nord 
où  ils  entamèrent  les  frontières  de  l'Attique.  En  effet,  la 
Mégaride  était  bien  un  morceau  de  l'Attique,  à  laquelle  elle  se 
rattache  par  ses  montagnes  et  par  toutes  ses  affinités  natu- 
relles. La  conquête  dorienne  s'installa  menaçante  sur  l'isthme, 

*)  Conquête  progressive  du  Péloponnèse  (Pausan.,  II,  13. .0,  Mueller, 
Dorier,  I,  64.  80  sqq.). 

-)  E.  CuRTius,  Peloponnesos,  I,  413.  SurTisaménos,  voy.  SgymnusChius, 
Perieg.,  528.  Ephor.  ap.  Strabon.,  p.  389. 


142  Li;S    MIGRATIONS   HES    TRIIUS    GRECQUES 

le  centre  religieux  des  Ioniens  répandus  sur  les  rivages  des 
deux  golfes.  La  Mégaride  fut  occupée  *.  Si  le  reste  de  l'Attique 
était  tombé  au  pouvoir  des  Doriens,  ceux-ci,  donnant  la  main 
à  leurs  compatriotes  du  nord,  auraient  complètement  asservi 
ou  expulsé  la  race  ionienne;  toute  THellade  européenne  fût 
devenue  un  pays  dorien.  Mais  le  contrefort  du  Cithéron,  qui 
sépare  les  plaines  de  Mégare  et  d'Eleusis,  et  l'héroïsme 
d'Athènes,  qui  gardait  les  abords  du  pays,  opposèrent  aux 
Doriens  une  infranchissable  barrière  ;  l'Attique  _sauvée  resta 
aux  Ioniens.  . 

ÉMIGRATION'    DES    GRECS    d'eUROPE    EN    ASIE-3IINËURE. 

A  partir  de  ce  moment,  sauf  quelques  modifications  dedétail, 
les  tribus  grecques  occupent  leurs  places  définitives.  Mais  ce 
torrent  humain,  qui  des  montagnes  de  l'Illyrie  était  venu  battre 
la  pointe  méridionale  de  la  Morée  et  de  là  refluait  vers  sa 
source,  avait  besoin,  pour  s'apaiser,  de  plus  d'espace  qu'il  n'en 
trouvait  dans  les  limites  du  continent  occidental.  Trop  de 
familles  et  de  tribus  avaient  été  chassées  de  leur  demeure  par 
la  force  brutale  avec  laquelle  les  Thessaliens,  les  Béotiens,  les 
Doriens  et  les  Achéens  avaient  dépossédé  l'ancienne  popu- 
lation et  s'étaient  installés  sur  le  sol  usurpé.  L'humeur  aven- 
tureuse qui  s'était  emparée  des  peuples  leur  resta;  elle  se 
montra  surtout  chez  les  familles  princières  qui,  dans  ce  rema- 
niement de  territoires,  avaient  perdu  leur  position  et  ne  vou- 
laient pas  se  soumettre  au  nouvel  ordre  de  choses.  Ainsi, 
lorsque  le  courant  descendant  du  nord  au  sud  eut  atteint  son 
but,  le  mouvement  prit  une  direction  latérale  et,  d'un  bout  à 
l'autre  du  littoral  oriental,  les  ports  se  remplirent  de  vaisseaux 
qui  transportaient  sur  le  rivage  opposé  une  foule  d'aventuriers 
de  toutes  tribus. 

Ce  n'était  point  une  émigration  vers  une  contrée  inconnue, 
s'écoulant  «au  hasard   par  des  routes    ignorées  ;  c'était  un 

')  Herod.,  V.  70. 


ÉMIGRATION    DES    GRECS   d'eUROPE    EX    ASIE-MINEURE  143 

immense  reflux,  amené  par  Texcès  de  population  accumulé 
dans  la  Grèce  méridionale,  qui  faisait  retourner  en  arrière  le 
courant  international  dirigé  jusque-là  du  rivage  asiatique  vers 
le  littoral  européen.  Mais,  comme  c'étaient  les  montagnards 
du  nord,  les  tribus  continentales  de  la  nation  hellénique,  qui 
par  leur  irruption  avaient  provoqué  cette  immense  révolution, 
ce  furent  surtout  les  populations  côtières  qui  évacuèrent  le 
pays;  les  descendants  retournaient  dans  la  patrie  de  leurs 
ancêtres. 

On  pourrait  donc,  dans  un  certain  sens,  qualifier  d'ionienne 
rémigration  tout  entière  :  elle  avait  pour  points  de  départ  des 
stations  maritimes  jadis  colonisées  par  des  matelots  ioniens, 
pour  but  l'antique  patrie  de  la  grande  race  ionienne,  et  c'est 
grâce  à  des  Grecs  d'origine  ionienne  qu'elle  put  s'effectuer. 
Mais  les  Ioniens  qui  retournaient  en  Asie  étaient  plus  ou 
moins  mêlés. 

L'Attique  était  le  pays  où  la  race  s'était  conservée  la  plus 
pure.  Là,  une  infiltration  lente  et  continue  de  l'élément  ionien 
avait  complètement  ionisé  la  population  pélasgique  ;  au  milieu 
de  la  débâcle  qui,  de  l'Olympe  au  cap  Malée,  avait  renversé 
tous  les  Etats,  l'Attique  seule  était  restée  calme  et  inébran- 
lable, pareille  au  rocher  contre  lequel  le  flot  irrité  se  brise 
sans  pouvoir  le  submerger.  Elle  avait  protégé  son  indépen- 
dance, au  nord  contre  les  Eoliens,  au  midi,  contre  les  Doriens  ; 
c'est  à  cette  résistance  que  commence  l'histoire  du  pays.  En 
eff'et,  respectée  par  les  révolutions,  la  terre  des  Ioniens  devint 
le  refuge  d'une  masse  de  compatriotes  chassés  des  autres 
contrées.  Ils  affluèrent  de  la  Thessalie,  de  la  Béotie,  de  tout 
le  Péloponnèse  et  surtout  de  la  côte  septentrionale  ;  le  pays, 
qui  n'est  ni  grand  ni  fertile,  se  trouva  surchargé  d'hommes. 
Il  fallait  à  ce  trop-plein  une  issue.  Or,  il  n'y  avait  d'issue  que 
par  l'est,  et,  comme  cette  côte  était  en  relations,  de  temps 
immémorial,  avec  l' Asie-Mineure,  l'Attique  devint  ainsi  le 
principal  point  de  départ  du  rapatriement  des  Ioniens  et  le 
lieu  où  se  renoua  de  la  manière  la  plus  effective  l'antique  lien 
qui  rattachait  les  deux  bords  de  la  mer  Egée. 

A  l'Attique  appartenait  le  sud  de  la  Béotie,  notamment  la 
vallée  de  l'Asopos,  dont  les  habitants  ne  voulaient  pas  être 


144  LES    MIGRATIONS   DES    TRIBUS    GIIECOUES 

Béotiens.  Le  versant  méridional  du  Parnasse,  qui  forme  saillie 
dans  la  mer,  la  région  maritime  d'Ambrysos  et  de  Stiris, 
étaient  également  habités  par  une  population  ionienne  qui  se 
sentait  gênée  et  foulée  par  la  pression  des  peuples  du  Nord. 
De  l'autre  côté  du  golfe,  l'Asopos,  depuis  son  embouchure  près 
de  Sicyone  jusqu'à  sa  source,  avait  sur  ses  bords  une  popu- 
tation  analogue  à  celle  qui  habitait  le  bassin  de  son  homonyme 
béotien,  population  dont  les  légendes,  la  religion  et  l'histoire 
indiquent  clairement  l'origine  asiatique  ;  car  enfin,  Asopos 
lui-même  passait  pour  être  venu  de  la  Phrygie,  apportant  avec 
lui  la  flùle  de  Marsyas.  De  l'autre  côté  de  l'isthme,  Epidaure 
attribuait  sa  fondation  à  des  marins  grecs  d'Asie  et  était  en 
relation,  depuis  l'époque  la  plus  reculée,  avec  Athènes.  En 
outre,  les  Minyens,  hardis  matelots  qui  s'étaient  conquis  un 
refuge  à  lolcos,  à  Orchomène,  en  Attique,  à  Pylos  en  Mes- 
sénie,  et  qui  alors  n'avaient  plus  de  patrie  nulle  part,  enfin, 
sur  les  bords  de  la  mer  d'Occident,  le  peuple  des  Léléges, 
auquel  appartenaient  les  Epéens,  les  Taphiens  et  les  Céphal- 
léniens,  toutes  ces  masses  de  populations  côtières,  plus  ou 
moins  mélangées  d'^éléments  asiatiques,  s'émurent  simultané- 
ment sous  le  coup  de  la  même  nécessité  et  suivirent  le  même 
courant  qui  les  reconduisit,  à  travers  l'Archipel,  en  Asie- 
Mineure.  Tous,  de  quelques  points  qu'ils  fussent  partis,  se 
rencontrèrent  dans  la  région  moyenne  du  littoral  de  l'Asie- 
Mineure,  et  ce  pays,  groupé  autour  des  embouchures  des 
quatre  fleuves,  fut  dès  lors  la  nouvelle  lonie  K 

Toutefois  le  résultat  du  mouvement  ne  se  borna  pas  à  une 
séparation  de  tribus  ;  le  peuple  hellénique  ne  devait  plus  se 
partager,  comme  jadis,  en  deux  moitiés.  Il  se  fit  un  mélange 
d'émigrants  ioniens  et  non  ioniens,  surtout  dans  le  Pélopon- 
nèse, et  précisément  dans  les  villes  maritimes  dont  les  Doriens 
s'étaient  déjà  rendus  maîtres.  Là,  des  familles  doriennes  se 
joignirent  à  l'émigration,  qui  s'effectua  ainsi  sous  une  direction 
dorienne  et  alla  porter  pour  la  première  fois  au-delà  de  la 
merles  traits  caractéristiques  des  mœurs  doriennes.  Enfin,  il  y 
eut  des  bandes  d'émigrants  composées  d'Eoliens  qui  n'avaient 

*)  Emigration  ionienne;  vi  tûv  'Iwvwv  uepafwffti;  eîç  'Acrîav  (Strab.,  p.  621. 
Cf.  Pausan.,  VI,  1,  5  sqq.  Herod.,  I,  46.  E.  Curtius, /onter,  p.  27). 


ÉMIGRATION    DES    GRECS    d'eUROPE    EN    ASIE-MINEURE  145 

pas  trouvé  le  repos  en  Béotie,  d'Achéens  du  Péloponnèse, 
d'Abantes  originaires  de  l'Eubée  et  de  Gadméens. 

Bien  qu'il  ne  soit  guère  possible  de  distinguer,  au  milieu  de 
cette  émigration  en  masse  de  tribus  ioniennes  et  mêlées, 
les  divers  bans  de  colons,  on  peut  cependant  partager  les 
émigrants  en  trois  groupes  principaux  :  ionien,  éolien  et 
dorien.  Cette  division  est  d'ailleurs  justifiée  par  la  triple  direc- 
tion qu'ils  ont  suivie.  En  effet,  le  mouvement  dorien,  ayant 
brisé  tous  les  obstacles,  conserva  sa  direction  première  du 
nord  au  sud  et,  du  cap  Malée,  prit  son  cours  par  Cythère  et  la 
Crète.  Au  contraire,  les  Achéens,  chassés  du  sud,  remontèrent 
vers  le  nord,  où  ils  rencontrèrent  leurs  anciens  voisins,  les 
Eoliens  de  Béotie  et  de  Thessalie  \  Chaque  progrès  de  la 
puissance  thessalienne  dans  le  nord  et  de  la  puissance  dorienne 
au  sud  imprima  à  ce  mouvement  une  nouvelle  impulsion  : 
de  nouvelles  bandes  se  détachaient  du  rivage  et  s'engageaient 
l'une  après  l'autre  dans  la  voie  qui  de  l'Eubée  conduisait 
vers  la  mer  de  Thrace.  Enfin,  les  Ioniens  trouvaient  leur  route 
toute  tracée  par  la  double  rangée  des  Cyclades. 

Autant  qu'on  peut  classer  ces  migrations  au  point  de  vue 
chronologique,  celles  des  Eoliens  sont  les. plus  anciennes. 

Les  tribus  repoussées  du  nord  et  du  midi  se  rencontrèrent 
en  Béotie  ;  la  Béotie  fut  la  terre  du  départ  ;  aussi  fut-elle  con- 
sidérée plus  tard  comme  le  berceau  des  colonies  éoliennes,  si 
bien  que,  même  au  temps  de  la  guerre  du  Péloponnèse, 
celles-ci,  par  piété  filiale,  hésitèrent  à  prendre  parti  contre 
Thèbes.  La  seule  route  ouverte  aux  Eoliens  était  le  canal 
d'Eubée,  dont  les  eaux  tranquilles  avaient  été  sillonnées,  dès 
les  temps  les  plus  reculés,  par  un  va-et-vient  d'émigrants  ". 
Ses  baies,  notamment  celle  d'Aulis,  devinrent  le  rendez-vous 
des  navires;  les  aventuriers  se  mettaient  sous  la  conduite 
des  Achéens,  dont  les  familles  princières  avaient  pris,  dans 
le  monde  à  la  décomposition  duquel  on  assistait,  l'habitude 
du  commandement.  C'est  pour  cela  que  la  légende  cite  des 
descendants  d'Agamemnon,  Oreste  lui-même  ou  ses  fils  et 

1)  Aîo)>ixYi  à-Ttoixta  (Strab.,  p.  582)  :  Boiu>':iv.r\  (SïRAD.,  p.  402.  Cf.  Thucyd., 
VII,  57.  VIII,  lOO.HEnoD.,1, 149  sqq.  O.Mueller,  Orchomenos,  p.  392.  465). 
-)  Voy.  ci-dessus,  p.  103. 

10 


146  LES  MIGRATIONS  DES  TRIBUS  GRECQUES 

petits-fils,  comme  les  chefs  de  ces  expéditions  qui  se  conti- 
nuèrent pendant  plusieurs  générations. 

L'Eubée  fut  le  seuil  sur  lequel  les  émigrés  béotiens  quit- 
tèrent leur  patrie,  après  avoir  été  elle-même  leur  premier  abri. 
L'Euripe  s'ouvre  au  midi  aussi  bien  qu'au  nord;  mais  les 
eaux  du  sud  étaient  au  pouvoir  des  Ioniens  ;  en  outre,  la 
partie  nord  du  canal  était  plus  familière  aux  émigrés  thessa- 
liens.  Les  colons  prirent  donc  la  route  du  nord.  Passé  la  côte 
de  Thessalie,  ils  entrèrent  dans  la  mer  de  Thrace  et  s'y  avan- 
cèrent lentement,  longeant  le  littoral  et  les  îles.  L'avant- 
garde  s'arrêta  aux  premiers  endroits  qui  furent  à  sa  conve- 
nance; ceux  qui  suivaient  durent  aller  plus  loin  :  la  traînée 
s'étendit  ainsi  le  long  de  la  côte  vers  l'Orient  '.  Ce  n'était 
point  à  une  mer  inconnue,  à  un  rivage  désert  qu'ils  avaient 
affaire.  Les  montagnes  boisées  de  la  Thrace,  avec  leurs  riches 
mines  d'argent,  avaient  déjà  été  exploitées  par  les  Phéniciens; 
les  placesmaritimes  étaient  occupées  pardes  Cretois  et  d'autres 
tribus  adonnées  à  la  navigation.  Toutefois  il  y  avait  encore 
place  pour  les  nouveaux  venus,  et  ^nos,  à  l'embouchure  de 
l'Hèbre,  Sestos  et  J^olion  sur  l'Hellespont,  peuvent  être  con- 
sidérées comme  des  étapes  de  l'émigration. 

Des  bandes  plus  hardies  franchirent  le  détroit  et,  dépassant 
les  «  îles  de  marbre  »,  arrivèrent  à  la  presqu'île  de  Cyzique. 
Là,  ils  avaient  atteint  le  continent  asiatique  et  mis  le  pied  sur 
la  grande  péninsule  de  l'Ida  dont  la  conquête,  commencée  par 
la  côte,  s'acheva  peu  à  peu.  Du  sommet  de  l'Ida,  ils  virent  à 
leurs  pieds  la  splendide  Lesbos  avec  son  beau  ciel,  ses  havres 
profonds,  faisant  face  aux  rivages  les  plus  riants.  La  posses- 
siohrde  cette  île  bénie  oumt  à  la  colonisation  éolienne  en 
Asie  une  ère  nouvelle.  Lorsqu'après  de  longs  et  pénibles 
tâtonnements  la  voie  fut  frayée,  les  navires  eubéens  arrivèrent 
.  en  droite  ligne  et  transportèrent  à  Lesbos  des  bans  nombreux 
d'émigrants. 

Lesbos  et  Kyme  devinrent  les  centres  d'où  les  nouveaux 
colons,  avec  les  masses  qui  se  précipitaient  sur  leur  pas, 
étendirent  peu  à  peu  leurs  conquêtes  sur  la  Troade  et  la  Mysie. 

*)  C'est  à  tort  qu'O.  Mueller  (op.  cit.)  a  nié  la  progression  des  bandes 
d'émigrants  éoliens  le  long  des  côtes  de  Thrace. 


ÉMIGRATION    DES    GRECS   d'eUROPE  EN    ASIE-MINEURE  147 

C'est  pour  cela  que,  plus  tard  encore,  on  considérait  comme 
les  deux  époques  principales  de  la  colonisation  éolienne  la 
prise  de  possession  de  Lesbos  par  Gras^  l'arrière-petit-fils 
d'Oreste ,  et  l'installation  des  Pélopides  Kleuas  et  Malaos 
sur  les  bords  du  Caïcos  *.  De  la  côte,  surtout  d'Assos,  d'An- 
tandros,  puis  de  THellespont  et  de  l'embouchure  du  Scamandre 
où  s'élevèrent  des  places  fortes  comme  Sigeion  et  Achilleion, 
les  envahisseurs  s'avancèrent,  les  armes  à  la  main,  dans 
l'intérieur;  les  Etats  indigènes  furent  renversés  et  les  anciens 
Dardaniens  rejetés  dans  les  montagnes  d'où  jadis  leur  puis- 
sance s'était  étendue  vers  le  littoral. 

Les  pérégrinations  des  Eoliens  ont  encore  le  caractère 
d'une  migration  ethnique,  qui  s'est  accomplie  sans  commen- 
cement bien  déterminé  et  sans  but  précis,  par  un  mouvement 
lent,  continué  pendant  plusieurs  générations,  vers  le  continent 
d'outre-raer,  dont  les  nouveaux  colons  finirent  par  occuper 
en  nombre  une  portion  considérable.  Les  expéditions  ionien- 
nes^ à  les  considérer  dans  leur  ensemble,  ont  été  entreprises 
par  des  masses  moins  considérables,  par  des  familles  belli- 
queuses qui  s'en  allaient,  sans  femmes  et  sans  enfants,  fonder 
de  nouveaux  Etats.  L'accumulation  des  familles  ioniennes  en 
Attique  assigna  au  courant  un  point  de  départ  plus  précis  ; 
il  y  gagna  en  unité  et  en  intensité  -.  Cependant,  toutes  les 
bandes  d'émigrants  ne  passèrent  pas  par  Athènes  ;  il  s'en  faut 
de  beaucoup.  Ainsi,  les  Colophoniens  faisaient  venir  les 
fondateurs  de  leur  ville  directement  de  Pylos  en  Messénie^,  les 
Clazoméniens,  de  Cléonae  et  de  Phlionte  \  Mais  les  établisse- 
ments les  plus  importants,  en  particulier  Ephèse,  Milet  et  les 
Cyclades,  ont  eu  réellement  pour  berceau  Athènes  et  ce  sont 
les  institutions  politiques,  les  sacerdoces  elles  fêtes  religieuses 
de  l'Attique  qui  ont  été  transplantés  en  lonie. 

Dan»  le  Péloponnèse  également,  les  ports  qui  servirent  de 
débouchés  à  rémigration  n'étaient  autres  que  ceux  où  jadis 
avait  commencé  l'histoire  de  la  péninsule  ;  c'étaient  surtout 

1)  Kleuas  et  Malaos  fondent  Kyme  (Strab.,  p.  582). 

2)  Pausan.,  VII,  2. 

^)  MiMNERM.  ap.  Strabon.,  p.  633. 
*)  Pausan.,  VII,  3,  8. 


148  LES    MIGRATIONS    DES    TRIBUS    GRECQUES 

les  places  maritimes  de  TArgolide.  Il  y  eut  là  un  croisement 
bizarre  d'essaims  divers.  Une  bande  partie  d'Epidaure  suivit 
les  traces  des  Ioniens  et  s'établit  à  Samos  ';  la  même  Epidaure 
envoya  aussi  des  colons  qui,  cette  fois  sous  une  impulsion 
dorienne^  allèrent  peupler  les  îles  de  Nisyros,  de  Calydna  et 
de  Cos  ";  Trœzène,  une  vieille  cité  ionienne,  devint  la  métro- 
pole d'Halicarnasse.  Les  trois  villes  comprises  dans  l'ile  de 
Rhodes  reconnaissaient  pour  mère-patrie  Argos  ^  ;  Cnide 
faisait  venir  son  œkiste  de  la  Laconie,  et  Astypalsea  se  ratta- 
chait à  Mégare*.  Les  îles  volcaniques  de  Mélos  et  de  Théra  », 
et  toute  la  traînée  qui  se  continue  à  travers  la  mer  Egée 
dans  la  direction  de  l' Asie-Mineure,  furent  couvertes  de  colons 
doriens;  on  voit  se  propager,  d'un  mouvement  incessant  et 
continu,  l'expansion  de  la  race.  Pour  déterminer  la  date  de 
ce  mouvement,  on  a  des  estimations  approximatives  concer- 
nant certaines  colonies;  par  exemple,  les  Méliens  affirmaient, 
en  416  avant  J.-C,  que  leur  île  avait  été  colonisée  700  ans 
auparavant  par  des  Spartiates  \  Le  terrain  dont  la  conquête 
coûta  aux  Doriens  le  plus  de  combats  et  de  labeurs  fut  la  Crète. 
L'ile  ne  se  soumit  qu'à  la  longue,  mais  elle  n'en  fut  que  plus 
intimement  pénétrée  par  l'élément  dorien. 

Plus  sont  incomplets  les  renseignements  fournis  par  la 
tradition  sur  la  marche  de  cette  grande  émigration  à  trois 
courants,  plus  l'intérêt  se  concentre  sur  les  conséquences 
qu'elle  a  eues  pour  le  développement  du  peuple  grec. 

La  vaste  étendue  de  côtes  sur  laquelle  débarquaient  les 
Grecs  n'était  point  une  contrée  inhabitée,  ni  un  sol  sans 
maîtres.  Là  s'étaient  rencontrées  et  croisées  déjà  bien  des 
immigrations  et  bien  des  influences,  venues  soit  de  l'intérieur 
du  continent,  sôit  par  la  mer. 

D'abord  les  Phéniciens  y  avaient  pénétré,  au  temps  où  le 
pays  était  occupé  par  une  population  primitive,  apparentée  à 

1)  Pausan..  VII,  4,2. 

2)  Herod.,  VII,  99. 

^j  Les  Rhodiens  'Apystot  yevo?  (Thucyd.,  VII,  57). 

'*)  ScYMx.  Chius,  551.  0.  MuELLER,  DoHcr,  I,  105.  Sur  la  colonisation  de 
la  Doride  asiatique,  voy.  Stradon,  p.  653. 
^)  Herod.,  IV,  147. 
")  Thucyd.,  V,  112. 


ÉMIGRATION   DES    GRECS  d'eUROPE   EN   ASIE-MINEURE  149 

la  race  des  Hellènes.  Leur  présence  est  attestée  par  le  culte 
de  Melkart  à  Erythrae  '  et  le  culte  archaïque  de  la  déesse  lu- 
naire de  Sidon  qui  s'installa,  comme  en  un  lieu  de  prédilection, 
à  l'embouchure  du  Caystros,  à  la  porte  d'entrée  et  de  sortie 
de  r Asie-Mineure.  Puis  étaient  venus  de  Crète  de  nouveaux 
colons,  et  une  population  mélangée  de  Cariens  et  de  Léléges 
s'était  répandue  sur  le  littoral  pendant  que,  de  l'intérieur  du 
continent,  l'empire  lydien  s'avançait  vers  la  côte.  Cette  exten- 
sion de  la  puissance  lydienne  a  laissé  une  trace  visible  dans 
la  ville  de  Ninoé  (Ninive),  fondée  par  les  Lydiens  en  Carie,  de" 
manière  à  surveiller  le  cours  inférieur  du  Méandre.  Ninoé  était, 
pour  une  puissance  continentale,  un  poste  avancé  qui  prouve 
que,  déjà  sous  la  dynastie  des  Sandonides,  alors  que  la  Lydie 
était  encore  unie  à  l'Assyrie  ,  les  Lydiens  songeaient  à 
s'emparer  du  littoral.  Cependant ,  il  subsista  toujours  une 
différence  très  accusée  entre  la  population  de  l'intérieur  et 
celle  de  la  côte  ;  on  laissa  les  tribus  adonnées  à  la  navigation 
poursuivre  paisiblement  leur  œuvre,  et  même  les  débarque- 
ments de  nouveaux  immigrants  ne  furent  pas,  ce  semble, 
considérés  comme  des  attaques  contre  le  territoire  de  l'empire 
lydien. 

Parmi  les  localités  où  les  Lydiens  eux-mêmes  auraient 
pris  part  à  la  résistance  contre  les  nouveaux  venus,  il  faut 
citer  Ephèse.  Là  se  rencontrent  des  traditions  plus  précises 
que  dans  les  autres  villes  d'Ionie.  Pendant  vingt-deux  ans, 
est-il  dit,  les  colons  postés  à  la  pointe  septentrionale  de  Samos 
ont  fait  de  vains  efforts  pour  s'installer  dans  le  bassin  inférieur 
du  Caystros.  Il  y  avait  là  évidemment  une  puissance  bien 
organisée  qui  défendait  le  sol,  et  cette  puissance  n'était  autre 
que  l'Etat  sacerdotal  dont  le  temple  d'Artémis  était  le  centre. 
Cet  Etat  avait  fait  de  l'embouchure  du  fleuve  sa  propriété  et  il 
disposait  d'une  force  armée  dans  laquelle  s'enrôlaient  jusqu'aux 
servantes  du  temple,  exercées  au  métier  des  armes  et  habituées 
aux  luttes  guerrières.  Il  s'était  d'ailleurs  mis  en  relation  avec 
les  instituts  sacerdotaux  de  l'intérieur  du  continent  et  avec 
le  gouvernement  lydien,  de  manière  qu'il  était  arrivé  à  jouer 

')  Pausan.,  IX,  27,  8. 


150  LES   MIGRATIONS    DES   TRIBUS    GRECQUES 

le  rôle  de  centre,  de  trait  d'union  entre  l'intérieur  etle  littoral, 
entre  les  Barbares  et  les  Hellènes. 

C'était  là  le  point  le  plus  inexpugnable  de  toute  la  côte,  et 
le  souvenir  des  combats  archarnés  que  les  colons  avaient  dû 
livrer  aux  hordes  fanatisées  du  temple  se  perpétua  dans  la 
légende  des  Amazones  éphésiennes.  Enfin,  les  émigrés  réus- 
sirent à  fonder  un  établissement  à  demeure  sur  le  rivage,  en 
face  du  temple  d'Artémis,  que  des  alluvions  avaient  de  plus  en 
plus  éloigné  de  la  mer,  et  à  bâtir  autour  d'un  sanctuaire 
d'Athêna  un  «  Athénaeon  » ,  une  nouvelle  Athènes  *  ;  car 
ce  groupe  de  colons,  qui  se  défendait  ainsi  contre  les  Lydiens 
et  les  Léléges  %  était  formé  d'Athéniens  conduits  par  An- 
droclos.  Plus  tard  leur  colonie  s'étendit  vers  l'intérieur',  entra 
on  relations  plus  amicales  avec  l'Artémision  et  prit  de  la 
déesse  locale  le  nom  d'Ephèse  *. 

Il  y  eut  également  lutte  sur  d'autres  points  de  l'Ionie,  mais 
bien  moins  opiniâtre  qu'à  Ephèse  qui  otfrait  à  la  résistance  un 
point  d'appui  solide. 

Nulle  part  cependant  le  conflit  ne  prit  le  caractère  d'une 
guerre  d'extermination;  il  ne  s'agissait  pas  d'anéantir  la  popu- 
lation primitive  :  ce  n'était  pas  une  lutte  avec  des  Barbares 
qu'il  fallût  refouler  pas  à  pas  pour  faire  place  à  une  race  et  à 
une  civilisation  toute  nouvelle,  comme  l'ont  failles  Hellènes 
en  Scythie  ou  les  Anglais  en  Amérique, 

D'après  la  tradition  grecque,  il  n'y  eut  jamais  d'antagonisme 
aussi  radical  entre  les  deux  rivages,  et  les  poèmes  d'Homère, 
dans  lesquels  ils  apparaissent  aux  prises  sur  le  théâtre  d'une 
histoire  commune,  ne  connaissent  d'ailleurs  aucune  différence 
entre  les  Hellènes  et  les  Barbares.  Les  sanctuaires  que  les 
nouveaux  venus  trouvèrent  à  Samos,  Ephèse,  Milet,  gardèrent 
tous  leurs  honneurs  et  privilèges,  et  servirent  de  points  de 
ralliement,  de  lien  entre  l'ancienne  et  la  nouvelle  population. 


*)  Creophyl.  ap.  Athen.,  p.  361  e, 

2)  Biograph.  Gr.ec.  ecl.  Westermann ,  p.  22. 

3)  £7{pocTYi(iav  xwv  àp'/aiwv  MtXoat'wv  ol  "Iiovsç  (PausaN.,  VII,  2,  6). 

'*)  Sur  les  légendes  concernant  la  fondation  d'Ephèse,  voy.  E.  Curtius, 
Beiträge  znr  Gesch.  und  Topographie  Kleinasiens  (ap.  Abhdl.  d.  Akad, 
d,  Wiss.,  1872.  p.  19), 


ÉMIGRATION   DES   GRECS   d'eUROPE  EN    ASIE-MINEURE  ISI 

L'Apollon  de  Milet  était  le  même  dont  le  culte  avait  jadis  été 
importé  d'Asie  en  Europe. 

Même  les  villes  qui  furent  fondées  alors  ne  sortaient  point 
de  terre  toutes  neuves.  Erythrae,  Chios,  Samos,  étaient  do 
vieilles  cités  ioniennes  qui  furent  seulement  renouvelées. 
L'ancienne  Erythro  avait  été  fondée  par  des  Cretois  *  et 
peuplée  de  Lyciens,  de  Cariens  et  de  Pamphyliens;  elle  garda 
son  rang  parmi  les  autres  cités  et,  grâce  à  l'adjonction  d'un 
descendant,  de  Codros  et  de  ses  compagnons,  qui  se  fondirent 
avec  les  Erythraeens,  elle  fut  dans  la  suite  incorporée,  au  même 
titre  que  les  autres,  dans  l'Hexapole  ionienne.  Ghios  ne  reçut 
guère  d'éléments  nouveaux  et  n'en  fut  pas  moins  une  ville  des 
plus  ioniennes.  Samos  accueillit  des  colons  d'Epidaure,  aux- 
quels on  ne  saurait  attribuer  V ionisation  de  l'ile  toute  entière. 
Milet  et  Ephèse  sont  également  des  villes  très  anciennes.  Nulle 
parties  anciens  habitants  ne  sont  expulsés;  au  contraire,  ils 
sont  incorporés  et  fondus  dans  les  nouvelles  communes. 
Les  conquérants  épousent  des  femmes  indigènes,  et  de  ces 
unions  sort  non  pas  une  postérité  bâtarde,  à  demi  barbare, 
mais  bien  un  peuple  de  pur  sang  grec,  et  même  un  peuple 
qui,  dans  les  voies  de  la  civilisation  vraiment  hellénique, 
devança  tous  les  Hellènes.  On  ne  voit  pas  non  plus  que  les 
villes  soient  restées  comme  isolées  au  milieu  d'une  population 
rurale  hétérogène  :  au  contraire,  un  même  esprit,  une  natio- 
nalité homogène  en  dépit  de  tous  les  mélanges,  régna  d'un 
bout  à  l'autre  du  littoral.  Il  ne  saurait  donc  être  question  ici 
de  colonies  entées  sur  un  fonds  barbare  ;  les  immigrants  ont 
dû  trouver  dans  le  pays  une  population  de  même  sang. 

D'un  autre  côté  cependant,  il  y  avait  une  différence  essentielle 
entre  l'ancienne  et  la  nouvelle  population.  En  effet,  les  tribus 
européennes  avaient  déjà  derrière  elle  un  passé  historique 
considérable  et  fait  de  notables  progrès,  surtout  dans  l'orga- 
nisation de  sociétés  fédératives.  En  Attique,  le  génie  ionien 
avait  pris  un  tour  heureux  et  original.  Lors  donc  que  de  ce 
pays  arrivèrent  une  quantité  des  plus  nobles  familles,  elles 

*)  Pausan.,  VII,  3,  7,  Sur  le  culte  héroïque  rendu  à  l'œkiste  crétois 
Erythros  (EPTQPOKTISTHS),  voy,  Archœol.  Zeitung,  XXVII  [1869], 
p.  103.  Lambbecht,  Be  rebus  Erythrasorum  publicis,  Berolin.  1871. 


152'  LES  MIGRATIONS   DES   TRIBUS   GRECQUES 

imprimèrent  à  la  vie  stagnante  une  impulsion  nouvelle  et 
inaugurèrent,  par  les  idées  politiques  qu'elles  introduisirent 
avec  elles,  la  première  histoire  générale  de  l'Ionie.  Ainsi 
s'explique  la  différence  qui  existait,  au  sentiment  des  anciens, 
entre  les  immigrants,  d'une  part,  et  les  Cariens  et  Léléges, 
d'autre  part.  C'étaient  bien  des  Grecs  qui  venaient  chez  des 
Grecs,  des  Ioniens  qui  revenaient  dans  leur  ancienne  patrie  ; 
mais  ils  revenaient  si  transformés,  si  imbus  de  ferments  civili- 
sateurs, ils  apportaient  avec  eux  un  si  riche  trésor  d'expérience, 
que  leur  arrivée  donna  le  branle  à  un  développement  prodi- 
gieux, et  que  cette  réunion  des  tronçons  d'une  même  race 
provoqua  dans  la  vieille  lonie  une  expansion  du  génie  national 
aussi  puissante  dans  son  unité  que  variée  et  nouvelle  dans  ses 
résultats. 

Dans  de  telles  circonstances  on  conçoit  qu'il  n'y  ait  jamais 
eu  de  colonisation  opérée  sous  de  plus  heureux  auspices  que 
la  fondation  de  la  Nouvelle-Ionie  K 

Par  contre,  ce  qui  donna  aux  établissements  des  Eoliens  un 
caractère  tout  particulier,  c'est  qu'ils  occupèrent,  non  pas 
seulement  le  bord  de  la  mer  avec  les  îles  adjacentes,  mais  tout 
une  portion  du  continent.  Il  y  eut  là  une  conquête  territoriale, 
une  longue  et  pénible  lutte  contre  les  Etats  indigènes;  là, 
les  princes  dardaniens  bravèrent  derrière  leurs  remparts  les  fils 
des  Achéens,  qui  se  vantaient  d'avoir  pour  ancêtres  Pélops, 
Agamemnon  et  le  fils  de  Thétis.  Or,  pour  ne  pas  faiblir  dans 
une  lutte  si  longue,  les  Achéens,  sensibles  au  charme  de  la 
poésie,  ranimaient  leur  courage  en  chantant  les  exploits  de 
leurs  vieux  monarques  guerriers,  les  Atrides,  et  s'enflam- 
maient au  souvenir  de  l'héroïsme  surhumain  d'Achille.  On 
les  célébrait,  non-seulement  comme  des  modèles,  mais  comme 
des  acteurs  du  drame  actuel;  on  les  voyaiten  esprit,  précédant 
leur  postérité  dans  la  poussière  des  combats;  on  croyait  suivre 
leurs  traces  et  ne  faire  que  revendiquer  des  droits  conquis 
par  eux. 

Un  trait  de  caractère  particulier  aux  Hellènes  et  qui  se 

•)  Pour  l'histoire  générale  de  la  Nouvelle-Ionie,  v.  E.  Curtius.  lonier  vor 
der  dorischen  'Wanderung,  p.  5,  et  Nene  Jahrbuch,  für  klass.  Philologie, 
1861,  p.  454. 


ÉMIGRATION  DES   GRECS   d'eUROPE   EN   ASIE-MINEURE  153 

reproduit  dans  toutes  leurs  invasions  à  main  armée,  c'est  que 
les  envahisseurs  invoquaient,  pour  justifier  la  conquête,  non 
pas  simplement  le  droit  du  plus  fort,  mais  une  espèce  de 
droit  héréditaire.  Ainsi,  dans  le  Péloponnèse,  les  Héraclides 
vinrent  réclamer  le  patrimoine  de  leur  ancêtre  ;  ainsi  l'expé- 
dition des  Arnéens  en  Béotie  *  fut  présentée  comme  un  retour 
des  Cadméones  thébains.  Ainsi,  plus  tard,  dans  la  lutte  qui 
éclata  à  propos  de  Sigeion,  les  Athéniens  invoquèrent  les 
exploits  do  leur  roi  Ménesthée  "  ;  lorsqu'ils  colonisèrent  la 
Thrace,  ils  mirent  en  avant  les  antiques  conquêtes  de  Thésée  ^. 
De  même,  en  Sicile,  le  Spartiate  Dorieus  réclamait  l'héritage 
d'Héraclès  auquel,  en  sa  qualité  d'Héraclide,  il  était  appelé  à 
succéder  \  Partout,  les  nouveaux  venus  élèvent  des  préten- 
tions juridiques  revêtues  de  formes  mythologiques  ;  partout 
ils  citent  de  leurs  devanciers  qui  auraient  remporté  jadis  des 
victoires  dans  le  pays  dont  ils  viennent  de  s'emparer.  Les 
exploits  imaginaires  des  ancêtres  finissent  par  se  confondre 
avec  les  événements  accomplis  dans  le  présent,  et  ainsi  se 
compose  un  tableau  de  fantaisie  que  l'imagination  d'un  peuple 
poétique  donne  comme  de  l'histoire  réelle. 

Des  légendes  et  fictions  de  cette  nature  durent  par  consé- 
quent se  former  lors  de  la  colonisation  de  la  Troade  par  les 
Éoliens  :  nous  aurions  pu  en  présupposer  en  toute  sécurité 
l'existence,  d'après  le  caractère  des  légendes  héroïques  de  la 
Grèce,  quand  même  il  n'en  serait  resté  aucun  vestige.  Or,  il 
se  trouve  que  les  chants  consacrés  à  ces  devanciers  et  à  ces 
champions  mythiques,  les  chants  qui  exaltent  Agamemnon  et 
Achille,  ne  sont  pas  anéantis,  mais  sont  parvenus  jusqu'à 
nous  comme  le  mémorial  authentique  des  exploits  des  Achéens 
dans  le  pays  des  Dardaniens.  Toute  la  question  est  de  bien 
comprendre  ce  document  poétique  et  de  décider  si  nous 
sommes  réellement  obligés  d'admettre  qu'Ilion  ait  été  prise 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  124. 

2)  Herod.,  V,  9Ö. 

^)  Thésée  à  Scyros  (Vischer,  Kimon,  p.  46).  Les  Théséides  en  Thrace 
(WeisseiNborn,  Hellen,  p.  137). 

*)  Herod.,  V,  95. 

^)  Sur  les  invasions  en  retour,  voy.  Giseke,  Stsemme  der  Balkanhalbin- 
sel, p.  72.  0.  Mueller,  Dorier,  I,  47. 


154  LES   MIGRATIONS   DES  TRIBUS   GRECQUES 

deux  fois  par  les  mêmes  tribus,  ou  si  nous  devons  regarder  lo 
tableau  homérique  de  la  guerre  de  Troie  comme  une  image 
et  un  reflet  de  la  colonisation  éolienne. 

Les  Achéens  et  les  Dardaniens  sont  des  peuples  de  même 
sang.  Aussi  toute  la  guerre  de  Troie,  dans  Homère,  n'a-t-ello 
pas  d'autre  caractère  que  celui  d'une  querelle  de  voisins 
comme  il  s'en  élevait  entre  les  tribus  grecques  à  propos  de 
femmes  enlevées  ou  de  troupeaux  dérobés.  Par  la  même  raison, 
il  n'y  a  guère  de  traits  dans  la  légende  de  Troie  qui  n'aient 
dû  se  produire  dans  toute  circonstance  analogue.  Ces  traits 
ne  garantissent  donc  en  aucune  façon  la  valeur  historique  du 
récit.  Mais  il  y  a  d'autres  détails  particuliers  à  la  légende  de  la 
guerre  de  Troie,  et  là  se  découvrent  des  traces  d'une  ancienne 
tradition,  qui  ne  conviennent  qu'au  temps  et  ne  s'expliquent 
que  par  la  coïncidence  de  la  colonisation  éolo-achéenne. 

Ainsi,  le  départ  d'Aulis  ne  se  comprendrait  guère,  si  le 
chef  de  l'expédition  avait  été  un  prince  régnant  tranquillement 
à  Mycènes  ;  celui-ci  aurait  rassemblé  la  flotte  dans  le  golfe 
d'Argos,  tandis  que  la  plage  d'Aulis  était  le  rendez-vous 
naturel  des  bandes  qui  émigraient  à  la  fois  du  nord  et  du 
midi.  Certainement  la  citadelle  de  Mycènes  a  été  la  résidence 
de  puissants  potentats.  Cependant,  quand  nous  voyons  par 
quel  progrès  lent,  et  seulement  à  partir  de  l'époque  dorienne, 
les  associations  fédérales  se  sont  étendues  d'un  pays  à  l'autre, 
il  paraît  inadmissible  qu'un  Pélopide  ait  eu  déjà  assez  de 
pouvoir  pour  ordonner  une  levée  de  boucliers  depuis  l'Argo- 
lide  jusqu'en  Thessalie,  et  rassembler  dans  la  mer  d'Eubéo 
une  flotte  hellénique.  Aussi  bien,  les  grandes  entreprises 
nationales  ne  sont  devenues  possibles  que  par  suite  des  migra- 
tions doriennes,  et,  dans  Homère,  nous  ne  trouvons  rien  d'où 
l'on  puisse  inférer  que  le  prince  de  Mycènes  ait  eu  à  ses 
ordres  une  armée  si  considérable  et  ait  joué  le  rôle  d'un  chef 
national.  C'est  un  rassemblement  de  tribus  et  de  princes, 
parmi  lesquels  le  plus  puissant  prétend  à  la  primauté  sans 
pouvoir  la  justifier  en  droit  ni  l'établir  en  fait.  La  jalousie  qui 
divise  les  rois,  l'indépendance  dans  laquelle  se  trouvent  les 
corps  d'armée  vis-à-vis  les  uns  des  autres,  les  querelles  de 
leurs  chefs  au   sujet  du  butin  ,   tout   cela  indique  que  les 


ÉMIGRATION    DES    GRECS   d'eUROPE   EN   ASIE-MINEURE  155 

rameaux  extrêmes  du  peuple  achéen,  les  Myrmidons  de  Thes- 
salie  et  les  Péloponnésiens,  ne  se  sont  pas  armés  et  réunis  à 
la  voix  d'un  prince,  mais  se  sont  rencontrés  accidentellement 
au  sein  d'un  courant  d'émigration. 

A  ces  particularités  s'ajoutent  les  nombreuses  réminiscences 
d'autres  combats  qui  s'enchâssent  dans  la  légende  de  Troie 
sans  avoir  de  rapport  avec  la  ville  de  Priam  et  le  rapt  d'Hélène  ; 
comme  les  expéditions  lointaines  d'Achille  sur  terre  et  sur 
mer,  la  prise  de  Ténédos,  de  Lesbos,  deLyrnesos,  de  Thèbes; 
l'arrivée,  la  disparition  et  le  retour  des  assiégeants.  Ce  sont 
là  des  traits  qui  indiquent  clairement  une  longue  période 
d'hostilités,  une  conquête  territoriale  poursuivie  pas  à  pas, 
une  prise  de  possession  du  sol.  Après  tout,  la  légende  primi- 
tive ne  parle  que  de  combats  livrés  sur  le  territoire  troyen, 
car  tout  ce  qui  concerne  le  retour  des  héros  est  une  amplifi- 
cation plus  récente  de  la  donnée  légendaire.  Les  hls  des 
Achéens  qui  ont  renversé  l'empire  de  Priam  sont  restés  dans 
le  pays  conquis  et  ont  bâti  au-dessous  de  Pergame,  la  ville 
poursuivie  par  la  fatalité  et  dont  ils  n'osaient  relever  les  ruines, 
une  nouvelle  «  Ilion  éolienne  *  )>.  La  guerre  de  Troie  est  donc, 
en  définitive,  à  nos  yeux  comme  à  ceux  de  Thucydide,  la 
première  entreprise  accomplie  en  commun  par  les  plus  nobles 
tribus  helléniques;  seulement,  nous  avons  le  droit  de  faire 
entrer  cette  guerre,  qui  prise  à  part  est  incompréhensible, 
dans  un  plus  vaste  tissu  d'événements,  et  de  la  tirer  de  l'âge 
poétique  où  l'a  transportée  la  muse  pour  la  replacer  à  l'époque 
réelle  de  la  lutte  ^. 

Que  la  colonisation  éolienne  ait  eu,  plus  que  toute  autre,  le 
privilège  d'enfanter  de  ces  chants  héroïques,  c'est  un  fait 
qu'expliquent  les  circonstances  particulières  au  milieu  des- 


*)  Yi  TÖV  'iXiéwv  TTÔXiç  T&v  vOv.  Strabon,  p.  593,  ville  que  Helianicos  (p.  602), 
-/apiÇ6(i.Evoi;  toî;  'iXtsOat,  donnait  pour  la  ville  de  Priam. 

-)  Le  système  exposé  ici  s'accorde,  sur  les  points  essentiels,  avec  ce 
qu'ont  vu  et  bien  vu,  à  mon  avis,  E.  RuECKERTet  aprèslui  Völcker  (AZ^^em. 
Schulzeitung,  1831,  n°  39).  Les  objections  de  Welcher  {Epische  Cyclus, 
II,  21)  sont  tout  à  fait  insignifiantes.  Cf.  Bonitz,  Ursprxmg  der  homer. 
Gedichte  (p.  79,  troisième  édition)  :  Muellenhoff,  D.  Alterthumskunde, 
I,  13.  Th.  Bergk,  G)\  Literaturgesch.,  I,  116  (1872),  soutient  l'authenti- 
cité historique  de  l'expédition  contre  Troie. 


156  LES    MIGRATIONS   DES    TRIBUS   GRECQUES 

quelles  elle  s'accomplit.  C'était,  pour  conquérir  la  gloire  des 
héros,  une  occasion  unique;  l'action  était  menée  par  cette  race 
achéenne  qu'un  souffle  inspiré  poussait  à  associer  la  poésie  à 
l'héroïsme.  Aussi  ces  chants  ne  restèrent-ils  pas  le  patrimoine 
exclusif  du  peuple  éolo-achéen,  un  trésor  de  souvenirs  où  la 
Troade  seule  admirait  les  glorieux  exploits  de  ses  conquérants  ; 
ils  se  répandirent,  au  contraire,  bien  au-delà  des  limites  de  la 
nouvelle  Eolide  et  furent  accueillis  avec  enthousiasme  par  les 
tribus  voisines.  En  eff"et,  ce  qui  donna  aux  colonies  de  l'Asie- 
Mineure  un  retentissement  extraordinaire,  c'est  que  l'émi- 
gration ne  se  borna  pas  à  rapprocher  de  nouveau  des  membres 
longtemps  séparés  d'une  même  race,  comme  les  deux  groupes 
achéens,  mais  qu'elle  réunit  sur  le  même  rivage  et  mit  en 
contact  immédiat  les  diverses  tribus  helléniques,  Eoliens, 
Achéens,  Ioniens,  Doriens,  telles  que  les  avait  façonnées  un 
concours  prolongé  d'influences  réciproques.  Il  en  résulta  un 
échange  si  varié,  une  fermentation  si  féconde  et  si  multiple 
qu'il  ne  s'en  était  pas  encore  produit  de  semblable  au  sein  de 
la  nation  grecque. 

Sous  ce  rapport,  les  localités  situées  sur  les  frontières  des 
districts  occupés  parles  diverses  tribus  avaient  une  importance 
particulière,  parce  qu'elles  étaient  le  théâtre  des  échanges  et 
comme  des  foyers  allumés  par  le  frottement.  Telle  était 
Smyrne  ',  bâtie  sur  le  bord  septentrional  du  golfe  pittoresque 
dans  lequel  se  jette  le  Mélès,  à  moitié  chemin  entre  les  vallées 
du  Caystros  et  de  l'Hermos.  Pendant  que,  sur  d'autres  points, 
Eoliens  et  Ioniens  restaient  vis-à-vis  les  uns  des  autres  dans 
un  isolement  dédaigneux,  là,  ils  nouèrent  des  relations 
intimes  :  que  dis-je  !  ils  se  fondirent  les  uns  avec  les  autres 
au  sein  d'une  même  communauté  politique.  C'est  là  que  se 
produisit  l'échange  le  plus  actif.  Les  Eoliens  apportèrent  une 
masse  de  matériaux  légendaires,  tandis  que  les  Ioniens,  qui, 
comme  les  peuples  navigateurs  du  midi,  se  plaisaient  à  écouter 
et  à  redire  des  aventures  merveilleuses,  montèrent  leur  imagi- 
nation impressionnable  à  l'unisson  des  exploits  de  leurs  voisins 


^)  V.  0.  MuELLER,  Gesch.  d.  griech.   Lit.,   I,  7i.  Th.   Bergk,  Griech. 
LiteraUirgeschichte,  \,  454. 


ÉMIGRATION   DES    GRECS    d'eUROPE    EN    ASIE-MINEURE  157 

les  Éoliens  et  de  leurs  princes  achéens,  et  les  rendirent  sous 
une  forme  plus  harmonieuse.  Ils  ajoutèrent  pourtant  aussi  à 
la  matière  légendaire  quelque  chose  de  leur  crû;  par  exemple, 
la  légende  de  Nestor,  apportée  par  les  Pyliens  de  Messénie, 
et  les  légendes  de  Sarpédon  et  de  Glaucos,  introduites  dans 
les  villes  ioniennes  par  les  Lyciens. 

C'est  grâce  à  cette  coopération  de  tribus  diverses  que  la 
langue  commença  à  dépouiller  la  raideur  qui  l'immobilisait 
dans  ses  formes  dialectales.  Elle  devint  l'organe  d'un  art  dans 
lequel  les  tribus  les  plus  intelligentes  de  la  nation  trouvèrent 
un  lien  commun,  d'une  nature  supérieure;  et  c'est  la  raison 
pour  laquelle  il  se  produisit  dans  cette  région  quelque  chose 
qui  n'était  ni  éolien  ni  ionien,  mais  qui  était  intelligible  pour 
tous  les  Hellènes,  quelque  chose  de  vraiment  national.  Les 
aventures  et  les  exploits  isolés  furent  groupés  par  les  rapsodes 
en  cycles  plus  vastes,  et  ainsi  naquit  l'épopée  grecque,  sur  les 
bords  du  Mélès  que  le  peuple  appelait  le  père  d'Homère. 

L'épopée  homérique  est,  pour  la  chute  de  l'empire  des  Dar- 
danides  et  la  fondation  de  l'Eolide,  la  seule  source  où  revive  la 
tradition;  elle  nous  renseigne  encore  sur  tout  le  passé  des 
Hellènes  jusqu'au  temps  des  grandes  migrations.  En  effet,  les 
émigrants  emportaient  avec  eux  non-seulement  leurs  dieux 
et  leurs  héros,  mais  encore  leurs  idées  sur  le  monde,  les 
principes  de  leur  vie  publique  et  sociale  ;  et  plus  ils  voyaient 
le  monde  auquel  ils  tenaient  par  toutes  leurs  affections  s'abîmer 
sans  retour  sous  les  pas  des  grossiers  montagnards  du  Nord, 
plus  ils  aimaient  à  en  graver  le  souvenir  dans  leur  cœur  et 
dans  les  chants  que  les  vieillards  enseignaient  aux  jeunes 
générations.  La  muse  grecque  est  une  fille  de  la  mémoire,  et, 
de  même  que  les  chants  de  Beowulf,  composés  en  Angleterre, 
nous  apprennent  comment  les  Saxons  vivaient,  en  paix  et  en 
guerre,  sur  la  péninsule  allemande  qu'ils  avaient  quittée,  de 
même,  l'épopée  homérique  est  une  image  fidèle  des  conditions 
d'existence  dans  lesquelles  nous  devons  replacer  les  peuples 
émigrés  avant  leur  départ.  Il  est  par  conséquent  nécessaire  de 
jeter  encore  un  regard  sur  ce  tableau,  pour  nous  représenter, 
au  moins  dans  ses  traits  principaux,  le  monde  grec  tel  qu'il  a 
été  jusqu'à  l'époque  des  grandes  migrations. 


lo8  LES    MIGRATIONS   DES    TRIBUS    GRECQUES 

§iv 

LE   MONDE   HOMÉRIQUE. 

C'est  dans  l'épopée  homérique  que  le  monde  grec  nous 
apparaît  pour  la  première  fois.  Mais  ce  n'est  pas  là  un  monde 
au  berceau  et  qui  cherche  encore  sa  voie  ;  c'est  une  société 
adulte,  amvée  à  la  maturité,  achevée  dans  son  développement 
et  pourvue  d'institutions  régulières.  On  sent  bien  qu'elle  sub- 
siste depuis  des  siècles,  que  ses  membres  ont  conscience  de  la 
supériorité  que  leur  donne  la  vie  sociale  sur  les  populations 
arriérées  qui  vivent  au  jour  le  jour  sous  le  régime  primordial 
de  la  famille,  sans  chef  commun,  sans  association  constituée, 
sans  connaître  ni  l'agriculture,  ni  la  propriété  foncière,  ni  les 
habitations  embellies  par  l'art. 

Dès  l'origine,  la  vie  grecque  nous  apparaît  fondée  non  pas 
exclusivement  sur  l'agi'iculture  et  l'économie  rurale,  mais 
encore  sur  la  navigation  et  le  commerce.  C'est  là  un  système 
inauguré  par  les  Grecs  d'Asie,  et,  jusque  dans  les  détails  de 
l'épopée,  on  reconnaît  encore  çà  et  là  une  différence  entre  les 
populations  maritimes  et  les  populations  agricoles  de  la  Grèce. 
Celles-là,  par  exemple,  se  nourrissaient  principalement  de 
poisson,  qui  répugnait  à  celles-ci  ;  aussi  le  chantre  ionien  ne 
se  lasse-t-il  pas  de  vanter  l'abondance  des  viandes  dont  se 
gorgent  les  Achéens  et  le  courage  intrépide  avec  lequel  ils 
mettent  la  main  à  l'œuvre.  Au  fond  cependant,  ces  différences 
de  tribu  à  tribu  ont  fini  par  s'effacer,  et  toutes  les  branches  de 
la  nation  grecque  qui  ont  pris  part  à  l'émigration  ont  revêtu, 
grâce  à  un  frottement  mutuel,  un  caractère  et  des  allures 
uniformes.  Le  fonds  particulier  de  chaque  race  est  entré  dans 
le  patrimoine  commun  de  la  nation.  Les  vieilles  expressions 
ioniennes  qui  appartiennent  au  vocabulaire  des  matelots  se 
sont  répandues  à  profusion  dans  la  langue,  et,  de  même  que 
la  troupe  nombreuse  des  dieux  et  génies  marins  de  l'Ionie  s'est 
peu  à  peu  acclimatée  dans  toute  la  Grèce,  de  môme,  on  trouve 
en  usage  sur  toutes  les  côtes  les  procédés  ioniens. 


LE    MONDE   HOMÉRIQUE  159 

L'amour  du  gain,  qui  est  inné  chez  les  Grecs,  les  a  poussés 
de  bonne  heure  à  cultiver  une  foule  d'industries.  Ce  sont  les 
mêmes  Pléiades  qui,  par  leur  lever  et  leur  coucher,  règlent  les 
travaux  de  l'agriculture  et  les  époques  de  la  navigation,  et, 
même  chez  les  lourds  Béotiens,  il  est  d'usage,  au  mois  de 
mai,  une  fois  les  travaux  des  champs  terminés,  d'aller  encore 
chercher  sur  mer  quelque  bénéfice.  Orchomène,  en  Béotie,  est 
une  ville  à  la  fois  continentale  et  maritime,  un  rendez-vous  où 
se  croisent  des  étrangers  de  tout  pays  et  des  nouvelles  de  toute 
espèce,  si  bien  que  l'ombre  d'Agamemnon  demande  à  Ulysse 
si  par  hasard  il  n'a  pas  entendu  parler  à  Orchomène  de  son 
fils  Oreste  ^  Le  navù^e  capable  de  tenir  la  mer  servait  aussi 
d'instrument  de  rapine  et  de  violences,  car  l'archipel  grec 
surexcitait  à  tel  point  le  goût  des  expéditions  et  des  descentes 
aventureuses  que  la  piraterie  était  une  occupation  aussi  ordi- 
naire que  la  pêche  ou  la  chasse.  Les  écumeurs  de  mer 
poussèrent  jusqu'aux  bouches  du  Nil,  et  les  combats  qui  s'en- 
gagèrent en  ces  lieux  avec  les  indigènes,  combats  que  nous 
ne  connaissions  jusqu'ici  que  par  Homère,  sont  aujourd'hui 
attestés  par  des  documents  égyptiens.  Les  pirates  captifs 
qui  ,  sur  des  fresques  égyptiennes  ,  sont  amenés  devant 
Ramsès  III  *,  traduisent  aux  yeux  les  chants  de  V  Odyssée ^  qui 
parlent  de  combats  sanglants  livrés  sur  les  bords  du  Nil. 

Plus  encore  que  la  piraterie,  le  commerce  pacifique,  qui 
relie  entre  elles  les  régions  riveraines  de  la  mer,  active  le 
mouvement  et  la  vie.  Des  œuvres  d'art  fort  admirées  sont 
apportées  de  Sidon  par  des  marchands  phéniciens  ;  elles  sont 
exposées  dans  les  ports,  et  passent  de  main  en  main.  Telle 
était  Furne  d'argent,  fabriquée  à  Sidon,  qui  du  roi  Thoas 
passe  au  Minyen  Eunéos,  lequel  la  cède  à  Patrocle  comme  prix 
d'achat  d'un  jeune  prince  captif  ^. 

Depuis  longtemps  déjà  le  peuple  n'est  plus  une  masse 
confuse  ;  il  est  organisé  en  classes  que  séparent  des  différences 
bien  tranchées.  A  la  tête  de  la  société  sont  les  nobles,  les 
«  anaktes  »  ou  seigneurs,  qui  entrent  seuls  en  ligne  de  compte. 

»)  HoM.,  Odyss.,  XI,  459. 
^)  Voy.  ei-dessus,  p.  51. 
4  Hoji.,  Iliad.^  XXm»  743, 


160  LES    MIGRATIONS   DES    TRIBUS    GRECQUES 

On  dirait  des  géants  qui  dominent  la  plèbe  de  toute  leur 
hauteur;  au-dessous  d'eux,  on  ne  remarque  que  quelques  indi- 
vidus, prêtres,  devins,  artistes,  que  leurs  fonctions  ou  leurs 
facultés  particulières  distinguent  de  la  foule  ;  tous  les  autres 
sont  innommés;  quoique  jouissant  de  la  liberté  personnelle, 
ils  n'ont  dans  la  vie  publique  aucun  droit.  Passifs  comme  des 
troupeaux,  ils  suivent  leur  prince  et  se  dispersent  effarouchés 
lorsqu'un  des  grands  leur  tient  tête  ;  leur  masse  inconsciente 
est  le  fond  obscur  qui  fair  ressortir  dans  tout  leur  éclat  les 
figures  des  nobles.  On  trouve  aussi,  dans  le  peuple  grec,  des 
étrangers  que  le  rapt  et  la  traite  y  ont  introduits,  des  Tyriens, 
des  Lydiens,  des  Phrygiens...  etc.  Des  Phéniciennes  brodent 
des  tapisseries  dans  la  maison  de  Priam  i  ;  le  père  d'Eumée 
avait  aussi  une  esclave  de  Sidon,  «  habile  à  des  travaux  mer- 
veilleux, »  qui,  chargée  de  garder  l'enfant  de  son  maître,  se 
fait  enlever  avec  lui  sur  un  vaisseau  phénicien.  C'est  ainsi  que 
le  fils  d'un  roi  est  vendu  à  Ithaque.  Ces  membres  dispersés  de 
races  étrangères  forment  un  élément  important  du  monde 
homérique.  L'Orient  et  l'Occident  se  trouvent  réunis  par  eux, 
et,  comme  les  antipathies  entre  les  nations  et  les  tribus  ne  se 
sont  pas  encore  développées,  les  étrangers  à  qui  un  malheur 
immérité  a  ravi  leur  patrie  et  leur  liberté  sont  admis  dans  les 
familles  ;  ils  s'accoutument  facilement  à  leur  condition  et 
contribuent,  d'une  façon  insensible  mais  très  efficace,  à  la 
diffusion  des  arts  et  des  cultes,  à  l'égale  répartition  des 
lumières  entre  les  îles  et  les  côtes.  C'est  là  le  rôle  des  hommes 
non  libres  dans  le  monde  homérique  qui  ne  connaît  pas  encore, 
à  proprement  parler,  l'esclavage  ^ 

Les  classes  de  la  société,  sans  lien  entre  elles,  ne  forment 
une  communauté  que  parce  qu'elles  ont  à  leur  tête  un  chef 
commun.  C'est  le  général  [Basileiis)  ou  Roi  ^.  Sa  puissance, 
qui  fait  du  peuple  un  Etat,  ne  lui  est  pas  conférée  par  le  peuple  ; 
c'est  Zeus  qui,  avec  le  sceptre  héréditaire,  lui  a  attribué  la 

')  "EpY«  yuvawûv  Siooviwv  (HoM.,  Iliad.,  VI,  290). 

-)  Sur  le  rôle  historique  des   esclaves,  voy.  Movers,  Ph'ônis.  Alterth., 

m,  i,  6. 

3)  Ba(n>.£'jç  signifie  dux  ou  général .  d'après  G.  Cl'rtius  {Grunds,  d. 
EtymoL,  p.  116)  ou,  d'après  Bergk,  le  «  juge  »  assis  sur  un  siège  (ßao-ic). 


LE    MONDE    nOMÉKIOLE  161 

dignité  royale.  Ainsi,  nous  trouvons  chez  toutes  les  tribus  du 
monde  homérique  de  vieilles  dynasties  princières,  en  posses- 
sion d'un  pouvoir  héréditaire,  qui  reçoivent  sans  contestation 
les  dons  honorifiques  et  les  hommages  de  leurs  peuples.  Outre 
les  fonctions  de  roi,  le  prince  exerce  encore  celles  de  général 
et  de  juge  suprême  ;  il  doit  protéger  l'État  par  la  justice  et  par 
la  force  de  son  bras,  aussi  bien  contre  les  désordres  de 
l'intérieur  que  contre  les  ennemis  extérieurs.  Il  est  encore 
vis-à-vis  des  dieux  le  représentant  de  son  peuple;  il  adresse 
des  prières  et  offre  des  sacrifices  pour  les  siens  à  la  divinité 
protectrice  de  l'Etat  ;  il  peut,  par  sa  conduite,  attirer  sur  son 
peuple  les  bénédictions  célestes  ainsi  que  la  malédiction  et  la 
ruine. 

Cette  individualité  souveraine  est  le  centre,  non-seulement 
de  la  vie  politique,  mais  encore  des  plus  nobles  aspirations 
humaines.  L'art  s'éveille  et  grandit  à  son  service,  surtout  l'art 
du  chant,  car  les  chants,  qui  remplissent  le  monde  homérique^ 
vantent  en  tous  lieux  les  grandes  actions  et  les  aimables  vertus 
du  roi,  qui,  semblable  aux  dieux,  commande  à  un  peuple 
nombreux,  fait  observer  les  lois  et  répand  autour  de  lui  l'abon- 
dance : 

la  terre  noire  produit 
Du  froment  et  de  l'orge,  les  arbres  plient  sous  les  fruits, 
Les  brebis  enfantent  sans  relâche,  la  mer  fournit  des  poissons, 
A  cause  du  bon  gouvernement,  et  sous  lui  les  peuples  sont  heureux  '. 

C'est  pour  lui,  le  roi,  que  travaillent  aussi  l'architecture  et 
les  arts  plastiques  ;  ils  lui  fournissent  ce  dont  il  a  besoin  pour 
la  sécurité  et  la  dignité  de  son  existence.  Les  plus  habiles 
artisans  lui  forgent  des  armes  e.t  les  ornent  d'écussons  signifi- 
catifs; l'ivoire,  teint  en  pourpre  par  des  femmes  cariennes, 
est  mis  de  côté  pour  l'ornement  des  coursiers  royaux.  Des 
ouvriers  viennent  de  loin  pour  construire  au  maitre  du  pays  un 
château-fort  et  de  magnifiques  appartements  destinés  à  sa 
famille  et  à  ses  serviteurs.  Enfin,  des  voûtes  solides  protègent 
les  trésors  patrimoniaux  que  le  prince  peut  laisser  dormir, 
car  il  vit  de  ce  que  le  peuple  lui  alloue,  des  revenus  de  la 
couronne  et  des  dons  de  la  communauté. 

')  HoM,,  Odyss.,  XIX,  111. 

Il 


162  LES    MIGRATIOiNS    DES    TRIBUS    GRECQUES 

De  cette  architecture,  il  nous  reste  aujourd'hui  encore  des 
monuments  imposants,  qui  doivent  à  leur  indestructible  soli- 
dité d'être  les  mieux  conservés  que  l'on  trouve  sur  toute  la 
scène  de  l'histoire  grecque.  Ils  sont  même  plus  vieux  que 
l'histoire,  car,  lorsque  les  Grecs  commencèrent  à  songer  au 
passé,  ces  forteresses  étaient  déjà  des  lieux  depuis  longtemps 
abandonnés,  des  antiquités  dont  l'origine  se  perdait  dans  les 
ténèbres  d'un  âge  oublié.  Aussi,  quand  même  le  nom  d'Aga- 
memnon  aurait  disparu  sans  laisser  de  traces,  les  murailles 
des  cités  argiennes  seraient  là  pour  attester  qu'une  dynastie 
puissante  a  conquis  ce  pays  par  la  force  des  armes,  qu'elle  a 
eu,  pour  bâtir  ses  châteaux-forts,  des  légions  de  serfs,  qu'elle 
a  vécu  et  régné  là,  durant  des  générations,  à  l'abri  de  ses 
remparts.  Ce  devaient  être  des  princes  achéens,  car,  lorsque 
les  Doriens  vinrent  dans  le  pays,  ils  trouvèrent  ces  cités  déjà 
debout,  et,  jusqu'au  temps  des  guerres  médiques,  c'étaient 
^es  communes  achéennes  qui  vivaient  à  l'ombre  de  ces  monu- 
ments. 

Parmi  les  monuments  de  l'âge  achéen,  les  plus  anciens 
sont  les  châteaux.  Leur  étendue  restreinte  montre  qu'ils 
n'étaient  calculés  que  pour  loger  la  famille  du  prince  et  les 
plus  intimes  de  sa  suite.  Cette  suite  se  composait  de  fils  de 
familles  nobles  qui  s'attachaient  volontairement  aux  princes 
les  plus  puissants,  remplissant  auprès  d'eux  les  fonctions, 
d'ailleurs  honorées,  d'écuyers  ou  de  hérauts,  et  partageant  à 
la  guerre  leur  tente  et  leurs  périls.  Le  peuple,  lui,  vivait  dis- 
persé dans  les  campagnes  ou  réuni  dans  des  villages  ouverts. 

Les  murailles  qui  environnent  le  château  ne  sont  pas  pré- 
cisément brutes,  et  ce  n'est  pas  du  tout  ce  que  voulaient  dire 
les  Hellènes  des  âges  postérieurs  en  les  attribuant  aux  Gyclo- 
pes.  Le  nom  de  ces  ouvriers  surnaturels  exprimait  le  côté 
merveilleux  et  incompréhensible  de  ces  monuments  qui 
n'avaient  absolument  aucun  rapport  avec  le  présent.  Le  carac- 
tère commun  à  ces  murs  cyclopéens  est  la  dimension  énorme 
des  blocs,  qui  ont  été  taillés  à  même  le  roc,  transportés  à 
grand  renfort  do  bras,  et  rangés  les  uns  sur  les  autres  de 
manière  à  rester  en  place  en  vertu  de  leur  propre  poids  et  à 
former,  sans  matière  agglutinante,  uu  appareil  solide.  Mais, 


LE    MONDE   HOMÉRIQUE  163 

dans  ce  système  de  construction,  on  reconnaît  une  grande 
variété,  toute  une  série  de  progrès.  A  l'origine,  ce  n'étaient 
que  des  retranchements  en  blocs  de  rocher  que  l'on  élevait  sur 
les  points  les  plus  accessibles  de  la  citadelle,  tandis  que,  là  où 
le  rocher  était  à  pic,  on  n'ajoutait  rien  aux  fortifications  natu- 
relles. On  voit  en  Crète  de  vieux  châteaux,  fortifiés  de  cette 
manière,  dont  l'enceinte  n'a  jamais  été  achevée.  En  général, 
cependant,  le  sommet  du  rocher  est  complètement  enclos,  et 
le  tracé  du  mur  circulaire  suit  le  bord  de  la  plate-forme  aux 
endroits  où  la  pente  est  la  plus  abrupte. 

Quant  à  l'appareil  de  construction,  il  se  montre  dans  sa 
forme  primitive  sur  l'acropole  de  Tirynthe.  Là,  les  blocs 
gigantesques  sont  entassés  les  uns  sur  les  autres  à  l'état  brut; 
c'est  uniquement  la  loi  de  la  pesanteur  qui  en  maintient 
l'assemblage.  Les  vides  qu'ils  laissent  entre  eux  sont  remplis 
avec  des  pierres  de  moindre  dimension,  A  Mycènes ,  on 
trouve  des  constructions  semblables;  seulement,  la  plus  grande 
partie  du  mur  d'enceinte  est  bâtie  de  telle  sorte  que  chaque 
pierre  est  taillée  pour  la  place  qu'elle  occupe  et  se  trouve  si 
bien  enclavée  dans  un  groupe  de  pierres  avoisinantes  qu'elles 
se  retiennent,  se  bandent  et  se  supportent  réciproquement. 
La  forme  polyédrique  des  pierres  et  la  multiplicité  de  leurs 
fonctions  assure  à  cet  'appareil  en  réseau  une  indestructible 
solidité,  suffisamment  prouvée  par  une  durée  de  plusieurs 
milliers  d'années.  L'art  déployé  dans  ce  système  de  construc- 
tion n'ajamais  été  surpassé  ;  il  exige  évidemment  des  procédés 
plus  parfaits  et  porte  un  caractère  plus  artistique  que  l'appa- 
reil carré  ordinaire,  pour  lequel  les  matériaux  sont  taillés 
mécaniquement  sur  le  même  patron,  à  angle  droit. 

Du  reste,  ces  murailles  offrent  encore  d'autres  indices  d'un 
art  perfectionné.  A  Tirynthe,  les  remparts,  qui  ont  en  tout 
25  pieds  d'épaisseur,  sont  traversés  par  des  couloirs  intérieurs 
qui  communiquaient,  par  des  jours  en  forme  de  poterne, 
avec  la  cour  extérieure  de  la  forteresse;  peut-être  sont-ce 
des  loges  destinées,  en  cas  de]  siège,  à  recevoir  du  bétail 
vivant.  Après  cela,  c'est  aux  portes  surtout  qu'on  reconnaît 
une  ville  cyclopéenne.  Nous  en  possédons  un  type  dans  la 
grande  porte  de  Mycènes,  avec  son  allée  de  50  pieds  de  long, 


164  LES    MIGRATIONS    DES    TRIBUS    GRECQUES 

ses  énormes  jambages  inclinés  Fun  vers  l'autre  et  le  linteau  de 
lo  pieds  de  long  et  de  6  pieds  de  haut  qui  les  surmonte.  Au- 
dessus  du  linteau  se  trouve  ménagée  dans  la  maçonnerie  une 
ouverture  triangulaire  de  11  pieds  à  la  base,  destinée  à  rece- 
voir l'écusson  que  les  anciens  seigneurs  y  ont  jadis  placé,  à 
une  heure  solennelle,  pour  consacrer  l'entrée  de  l'édifice  et 
en  marquer  l'entier  achèvement.  Cette  pierre  est  encore 
aujourd'hui  à  sa  place.  Le  bas-relief  est  la  plus  ancienne 
sculpture  que  l'on  trouve  sur  le  sol  de  l'Europe:  au  milieu, 
une  colonne  légèrement  renflée  à  la  partie  supérieure;  sur  les 
côtés,  deux  lions  qui  appuient  sur  elles  leurs  pattes  de  devant, 
raides  et  s}Tnétriques  comme  des  animaux  héraldiques,  mais 
dont  le  dessin  dénote  un  œil  observateur  et  l'exécution  une 
grande  sûreté  de  ciseau.  Les  tètes  étaient  rapportées;  elles  se 
détachaient  entièrement  du  panneau,  de  sorte  qu'elles  regar- 
daient fièrement  les  arrivants  et  faisaient  reculer  l'ennemi, 
comme  les  tètes  de  Méduse  des  citadelles  primitives  '. 

Des  fortifications  étaient  indispensables  à  des  princes  belli- 
queux; mais,  en  dehors  du  château,  on  trouve  un  groupe  de 
bâtiments  qui  prouve,  avec  plus  d'évidence  encore,  que  les 
constructions  de  l'âge  héroïque  étaient  loin  de  se  borner  à 
l'indispensable.  L'un  d'entre  eux  est  si  bien  conservé  que  l'on 
peut  parfaitement  juger  d'après  lui  de  l'ensemble  de  ces  cons- 
tructions. C'est  un  édifice  souterrain,  bâti  dans  les  flancs 
d'une  coUine  plate  située  dans  la  partie  basse  de  My cènes. 
On  avait  creusé  à  cet  effet  la  colline  et  posé  sur  le  sol  de 
l'excavation  une  assise  circulaire  de  pierres  bien  taillées  et 
soigneusement  ajustées,  puis  une  seconde,  une  troisième,  et 
ainsi  de  suite.  Chaque  assise  surplombait  en  dedans  l'assise 
inférieure,  si  bien  que,  se  rétrécissant  à  mesure  qu'elles  s'éle- 
vaient, elles  formaient  un  encorbellement  circulaire  en  forme 
de  ruche.  Cette  voûte  communique  avec  l'extérieur  par  une 
porte  dont  la  baie  a  pour  linteau  une  pierre  de  27  pieds  de 
longueur;  sur  les  montants  de  la  porte  étaient  appliquées 
des  demi-colonnes  en  marbre  de  couleur,  dont  le  chapiteau  et 

*)  Voy,  ddinsl'Ai'chseoL  Zeitting,  1865,  p.  1  sqq.,  la  description  cI'Adler. 
Sur  leur  rapport  avec  le  style  héraldique  de  l'Orient;  cf.  Abhd.  d.  B. 
Ahad.  d.  Wiss.,  1874.  p.  IH. 


LE    3I0NDE   HOMÉRIQUE  165 

la  base  étaient  ornés  de  raies  en  zigzag  et  en  spirale.  Cette 
porte  conduisait  dans  la  grande  coupole,  dont  les  pierres  se 
rejoignent  encore  parfaitement  aujourd'hui.  Les  parois  inté- 
rieures étaient  revêtues,  depuis  le  bas  jusqu'en  haut,  de  plaques 
de  métal  poli,  dont  la  réverbération  devait  donner  à  cette 
vaste  pièce,  surtout  à  la  lueur  des  torches,  un  éclat  extraordi- 
naire. Ce  fait  s'accorde  on  ne  peut  mieux  avec  les  descrip- 
tions homériques,  où  le  poète  vante  l'éclat  métallique  des 
murs  dans  les  palais  des  rois. 

D'après  la  tradition  locale,  ces  constructions  circulaires 
étaient  des  Trésors  ou  «  dépôts  »  de  choses  précieuses.  Cepen- 
dant leurs  proportions  grandioses  et  leur  position  en  dehors 
du  château  permettent  à  peine  de  douter  que  l'ensemble  n'ait 
été  un  monument  funéraire;  en  effet,  l'art  ne  devait  pas 
seulement  protéger  et  embellir  l'existence  du  prince,  mais 
encore  élever  à  sa  mémoire  un  monument  impérissable.  Une 
chambre  profonde,  creusée  dans  le  roc,  attenant  à  la  coupole, 
et  qui  forme  la  partie  la  plus  retirée  de  l'édifice,  contenait, 
d'après  nos  conjectures,  les  restes  sacrés  du  prince,  tandis 
que  la  pièce  circulaire  était  destinée  à  conserver  ses  armes, 
ses  chars,  ses  trésors  et  ses  joyaux.  C'est  pour  cela  aussi  que 
l'édifice  tout  entier  était  recouvert  de  terre,  de  façon  qu'à 
première  vue  personne  ne  put  deviner  le  sépulcre  royal  caché 
sous  le  gazon  dans  les  entrailles  de  la  colline  '. 

La  signification  historique  de  ces  monuments  est  évidente. 
Ils  ne  peuvent  avoir  été  élevés  que  par  des  peuples  qui  sont 
restés  longtemps  en  possession  de  ce  sol  et  qui  disposaient 
pleinement  des  ressources  d'une  civilisation  sûre  de  ses 
moyens  et  de  son  but.  La  pierre  et  le  métal  sont  là  eomplète- 


*)  Les  coupoles  souterraines  sont  encore  un  problème  et  leur  destination 
n'a  pas  été  expliquée  d'une  manière  satisfaisante.  Boetticher  [Arch.  Zeitunçi, 
1860,  p.  33)  revient  à  l'opinion  qui  en  fait  des  Trésors.  Un  texte  de  Diodore 
(IV,  79)  suggère  l'idée  que  le  Tholos  est  un  tombeau  doublé  d'un  sanctuaire. 
On  s'expliquerait  ainsi  la  grandeur  du  vestibule,  qui  est  hors  de  proportion 
avec  la  chambré  du  fond.  La  découverte  récente  de  M.  Stamatakis  qui,  au 
cours  de  fouilles  exécutées  pour  le  compte  de  la  Société  Archéologique 
d'Athènes,  a  dégagé  l'entrée  du  monument  connu  sous  le  nom  de  «  Trésor 
d'Atrée  »,  a  fait  faire  à  la  question  un  pas  décisif.  A  mon  sens,  il  est  au- 
jourd'hui hors  de  doute  que  l'édifice  était  une  somptueuse  sépulture  royale. 


166  LES   MIGRATIONS    DES    TRIBUS    GRECQUES 

ment  domptés;  il  y  a  là  des  procédés  artistiques  arrêtés, 
lesquels  sont  mis  en  œuvre  avec  un  luxe  fastueux  et  une  soli- 
dité qui  veut  être  impérissable.  Les  dynasties  qui  s'immorta- 
lisaient par  ces  ouvrages  ont  dû  avoir,  outre  leurs  richesses 
patrimoniales,  de  vastes  relations  pour  tirer  de  l'étranger  le 
métal  et  les  espèces  de  pierres  que  ne  fournissait  pas  le  pays. 
Que  parle-t-on  ici  de  société  naissante  ?  En  face  de  pareils 
monuments  de  l'architecture  poliorcétique  et  funéraire,  qui 
peut  disconvenir  que  ce  qui  est  pour  nous,  comme  pour  les 
critiques  de  l'antiquité,  Thucydide  par  exemple,  le  premier 
point  d'attache  delà  tradition  grecque,  la  première  page  d'une 
histoire  authentique,  ne  soit  en  réalité  la  consommation  et  le 
couronnement  d'une  civiHsation  qui  a  dû  poindre  et  mûrir  en 
dehors  du  sol  resserré  de  l'Hellade? 

C'est  dans  l'intérieur  du  pays  que  l'art  indigène,  au  dire  des 
Grecs,  a  tenté  ses  premiers  essais  de  fortifications  appliquées 
aux  villes.  On  montrait,  sur  les  flancs  du  Lycée,  Lycosoura, 
la  plus  ancienne  ville  qu'aurait  éclairée  le  soleil  de  l'Hellade. 
Les  débris  des  remparts  sont  encore  visibles;  c'est  une  maçon- 
nerie de  moellons  assez  petits,  irréguliers  et  disposés  sans 
ordre.  Quant  aux  monuments  grandioses  d'Argos,  le  patrio- 
tisme grec  n'osa  jamais  en  faire  honneur  à  l'art  indigène;  la 
tradition  rapportait  que  les  architectes  des  rois  d'Argos  étaient 
des  Lyciens.  Si  donc  la  civilisation  précoce  du  peuple  lycien 
est  un  fait  avéré  ;  si  les  relations  entre  Argos  et  la  Lycie  sont 
attestées  par  la  légende  et  la  religion;  si  enfin,  depuis  le  jour 
où  leur  pays  s'est  découvert,  les  Lyciens  nous  apparaissent 
comme  un  peuple  doué  d'une  aptitude  particulière  pour 
l'architecture  et  les  arts  plastiques,  ces  traditions  trouvent 
dans  de  pareils  faits  une  importante  confirmation.  Les  Lyciens, 
de  leur  côté,  étaient,  de  temps  immémorial,  en  relation  avec 
les  Phéniciens,  et  certains  procédés  artistiques  que  nous  trou- 
vons employés  en  Argolide,  notamment  l'usage  du  métal  dans 
la  décoration  des  édifices,  le  revêtement  de  vastes  parois  en 
plaques  polies,  ont  été  certainement  importés  de  Syrie  en 
Grèce,  avec  les  procédés  techniques  qu'un  semblable  travail 
suppose.  Plus  tard,  les  Hellènes  ont  basé  sur  de  tout  autres 
principes  un  art  nouveau  et  original,  qui  n'a  rien  de  commun 


LE    MONDE   HOMÉRIQUE  167 

avec  le  système  ornemental  des  vieux  monuments  royaux, 
avec  les  dômes  unis  et  tout  d'une  pièce,  avec  l'écusson  en 
bas-relief  au-dessus  de  la  porte. 

Quiconque  regarde  la  porte  des  lions,  à  Mycènes,  même 
sans  savoir  un  mot  d'Homère,  se  figure  nécessairement  en  ces 
lieux  un  roi  semblable  à  F  Agamemnon  homérique,  un  capi- 
taine ayant  à  ses  ordres  une  armée  et  une  flotte,  un  prince 
qui  tenait  de  près  à  l'Asie,  le  pays  de  l'or  et  des  arts,  qui, 
disposantd'une  puissance  personnelle  formidable  et  de  moyens 
extraordinaires,  était  en  état,  non-seulement  de  donner  à  son 
royaume  une  unité  solide,  mais  encore  d'imposer  sa  suzerai- 
neté à  des  princes  plus  faibles.  Il  arrive,  il  est  vrai,  que  des 
légendes  isolées  naissent  àl'occasion  de  constructions  énigma- 
tiques;  elles  croissent  comme  la  mousse  et  les  plantes  grim- 
pantes autour  des  ruines  du  passé  ;  mais  des  épopées  comme 
celles  d'Homère,  peuplées  de  figures  si  diverses  et  si  vivantes, 
ne  peuvent  pas  se  former  de  cette  façon.  Ce  ne  peut  être  non 
plus  par  un  simple  eff'et  du  hasard  que  des  monuments 
comme  l'âge  héroïque  a  pu  seul  en  produire  se  trouvent  pré- 
cisément dans  les  villes  et  les  contrées  qu'illumine  l'auréole 
de  la  poésie  homérique.  Nous  reconnaissons,  aujourd'hui 
encore,  la  riche  Orchomène  aux  débris  d'un  édifice  que  les 
Grecs  des  temps  postérieurs  comptaient,  sous  le  nom  de  Trésor 
de  Minyas,  parmi  les  merveilles  du  monde.  Ainsi,  dans  le 
domaine  des  Atrides,  sur  l'Eurotas  comme  sur  l'Inachos,  on 
trouve  des  tombeaux  de  rois  d'un  style  absolument  identique. 
Mais,  ce  qui  prouve  que  de  pareils  monuments  n'ornaient  pas 
toutes  les  résidences  des  princes  homériques  et  que  cette 
opulence  n'était  pas  générale  en  Grèce,  c'est  l'étonnement  de 
Télémaque,  lorsqu'il  contemple  le  luxe,  nouveau  pour  lui,  et 
la  splendeur  du  palais  de  Ménélas. 

Ces  mêmes  monuments,  dont  le  témoignage  confirme  et 
rectifie  Homère,  nous  avertissent  aussi|qu'il  ne  faut  pas,  sur 
la  foi  du  poète,  considérer  les  temps  sur  lesquels  ils  nous 
renseignent  comme  une  période  d'éclat  éphémère  qui  se 
résume  toute  entière  en  quelques  noms  comme  Agamemnon 
et  Ménélas.  L'incontestable  variété  du  style  des  murs  cyclo- 
péens,   plus  grossier  à  Tirynthe,  arrivé  h  sa  perfection  à 


168  LES    MIGRATIONS   DES    TRIBUS    GRECQUES 

Mycènes,  ne  peraiet  pas  de  douter  qu'entre  ces  deux  ouvrages 
il  ne  faille  admettre  de  longues  périodes  intermédiaires,  qui 
ne  se  confondent  à  nos  regards  que  par  un  effet  de  perspective. 
Un  fait  remarquable,  c'est  que,  dans  les  légendes  accréditées 
sur  la  fondation  d'Argos,  de  Tirynthe,  de  Mycènes,  de  Midea, 
les  Pélopides  ne  jouent  aucun  rôle.  La  tradition  ne  connaît 
aux  forteresses  dont  nous  avons  parlé  d'autres  auteurs  que 
les  Perséides,  aidés  par  le  concours  de  la  Lycie.  Les  sépul- 
tures royales,  au  contraire,  et  les  trésors  qui  en  dépendent 
sont  généralement  rattachés  au  souvenir  des  Pélopides,  et 
cette  association  est  justifiée  par  l'origine  de  cette  famille.  En 
effet,  la  Lydie  est  le  pays  des  grands  tertres  tumulaires  avec 
des  chambres  maçonnées  '  ;  autour  du  Sipyle,  la  résidence  de 
Tantale,  il  y  a  des  dômes  souterrains  analogues  à  ceux  de 
Mycènes  %  et  c'est  de  cette  même  contrée  que  l'or,  avec  son 
éclat  et  sa  puissance,  est  venu  pour  la  première  fois  éblouir  les 
Grecs.  La  mère  des  Pélopides  s'appelait  Plouto  (richesse),  et 
Mycènes,  «  la  ville  de  l'or,  »  devait  ce  qu'elle  avait,  sa  gran- 
deur, sa  magnificence  et  en  même  temps  sa  fatale  destinée, 
à  l'or  qui  était  entré  dans  le  pays  avec  les  Pélopides. 

Aristote  se  demandait  déjà  comment  s'était  formée  la  sou- 
veraineté de  l'âge  homérique,  comment  une  famille  avait  pu 
prendre  ainsi  le  pas  sur  tout  un  peuple  '^.  Les  premiers  rois 
étaient,  selon  lui,  les  bienfaiteurs  de  leurs  contemporains,  des 
initiateurs  qui  ont  donné  l'impulsion  aux  arts  de  la  paix  et  de 
la  guerre,  et  qui  ont  groupé  le  peuple  autour  de  centres  com- 
muns. Mais  comment  des  individus  étaient-ils  en  état  d'exer- 
cer une  influence  pareille,  qui  élevait  subitement  à  un  niveau 
supérieur  la  culture  de  tout  un  peuple?  Il  n'y  a  guère  qu'un 
moyen  de  l'expliquer  ;  c'est  d'admettre  qu'ils  disposaient  des 
ressources  d'une  civilisation  étrangère  au  pays,  c'est-à-dire, 
qu'ils  appartenaient  à  des  tribus  apparentées,  il  est  vrai,  aux 
Grecs  d'Europe,  mais  parvenues,  dans  les  contrées  où  elles 
s'étaient  fixées,  à  une  maturité  plus  précoce.  De  pareils 
homrnes  étaient  capables  de  réunir  en  Etats  des  tribus  épar- 

^)  ArchcColog.  Zeitung,  1853,  p.  156. 
-)  Hamilton,  Reisen,  I,  p.  53. 
3J  Aristot.,  Polit.,  85,  27. 


LE    MONDE    HOMÉRIQUE  169 

pillées  dans  des  bourgades,  et  de  fonder  une  royauté  homé- 
rique (ßaj'.Xs-'a)  qui  est  à  la  fois  le  sommet  et  la  base  de  l'édi- 
fice politique.  Ces  étrangers,  dont  la  patrie  et  l'origine  dispa- 
raissaient dans  un  lointain  inconnu,  pouvaient  passer  pour 
fils  des  dieux  ;  c'est  un  honneur  que  des  gens  du  pays  eussent 
difficilement  obtenu  de  leurs  compatriotes.  Ajoutons  qu'un 
peuple  d'autant  d'amour-propre  que  les  Grecs  n'aurait  pas 
fait  venir  de  Lydie,  s'il  n'y  avait  été  obligé  par  une  tradition 
invariable,  la  plus  brillante  de  ses  antiques  dynasties  i. 

Mais  tous  les  rois  n'étaient  pas  des  Pélopides;  tous  ne  se 
trouvaient  pas  placés  par  leur  origine,  leurs  ressources  et 
l'étendue  de  leur  puissance,  si  fort  au-dessus  de  leurs  peuples. 
Dans  le  royaume  des  Céphalléniens,  il  n'y  a  pas  trace  d'un 
semblable  contraste,  et  les  nobles  d'Ithaque  peuvent  considérer 
Ulysse  comme  un  des  leurs.  Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus 
que  même  les  plus  puissants  princes  du  monde  homérique  ne 
sont  pas  des  despotes  qui  régnent  selon  leur  bon  plaisir.  Le 
peuple  grec  montre,  dès  le  principe,  une  aversion  décidée  pour 
tout  ce  qui  est  illimité  et  absolu,  et  comme,  en  obéissant  aux 
princes  fils  des  dieux,  il  croyait  se  soumettre  à  un  ordre  de 
choses  supérieur,  la  puissance  royale  est,  de  son  côté,  bornée 
par  la  loi  et  la  coutume. 

Le  roi,  il  est  vrai,  est  aussi,  en  vertu  de  sa  souveraineté,  le 
juge  suprême  du  peuple,  au  même  titre  que  le  père  de  famille 
parmi  les  siens  :  mais  il  se  garde  bien  de  remplir  seul  ces 
fonctions  responsables.  Il  se  choisit  parmi  les  familles  nobles 
des  assesseurs,  nommés,  à  cause  de  leur  dignité,  les  Anciens 
ou«  Gérontes  »;  et  ces  juges  siègent  dans  l'enceinte  réservée-, 
sanctifiée  par  des  autels  et  des  sacrifices,  pour  expliquer 
publiquement  devant  tous  les  règles  du  droit  et  porter  l'ordre 
là  où  le  désordre  s'est  introduit.  C'est  seulement  lorsqu'il  s'agit 
d'un  attentat  contre  la  personne  et  la  vie  que  la  famille  se 
réserve  ses  droits;  d'après  le  vieil  axiom'e  de  Rhadamanthys, 
le  sang  demande  du  sang;  et  ce  sang,  le  vengeur  désigné  par 

')  Costume  oriental  de  Tantale,  Créon,  Minos.,.,  etc.  {Compte-Rendu, 
Saint-Pétersbourg,  1861,  p.  80).  Sur  les  chefs  indigènes  et  étrangers, 
V.  Strabon,  p.  321. 

-)  rspapo'i  ^OLTilr^zz  YJjjievot  Iv  àyopYj  xocfu-oç  laoiiyvi  opâirOat  (HoM.,  Ep.   xiii,  3. 


170  LKS    MIGRATIONS    DES    TRIBUS    GRECQUES 

la  parenté  a  seul  qualité  pour  le  répandre.  Mais  là  même  où, 
comme  dans  ce  cas,  l'organisme  social  est  resté  imparfait, 
tout  est  réglé  d'avance,  et,  si  arrogant  que  se  montre  d'ailleurs 
celui  qui  se  sent  fort,  on  trouverait  à  peine  un  exemple  d'une 
rébellion  ouverte  contre  les  exigences  du  droit  sacré.  Le 
coupable  le  plus  puissant  s'enfuit  lorsqu'il  a  tué  un  homme  du 
commun  :  aussi  les  pérégrinations  et  les  aventures  de- bannis 
forment-elles  le  fond  de  tant  d'histoires  et  d'intrigues  légen- 
daires. Une  fois  sorti  de  sa  tribu,  l'exilé  se  trouve  dans  un 
monde  tout  autre  ;  les  prescriptions  légales  d'un  État  ne  sont 
point  valables  en  dehors  de  ses  frontières. 

En  somme,  sous  le  rapport  de  la  civilisation  et  des  mœurs, 
il  existe  dans  le  monde  homérique  une  uniformité  remar- 
quable. Nous  trouvons  peu  de  différence  dans  le  caractère  des 
tribus  qui  occupent  les  deux  rivages  de  la  mer  Egée  et  forment 
le  monde  grec  proprement  dit.  De  part  et  d'autre,  même 
religion,  même  langue,  mêmes  mœurs  :  Troyens  et  Achéens 
frayent  les  uns  avec  les  autres  comme  des  compatriotes,  et 
s'il  y  a  entre  eux  quelque  différence  à  noter,  elle  consiste  en 
ce  que,  sans  le  dire  expressément,  le  poète,  dans  une  foule  de 
détails  significatifs,  reconnaît  aux  peuples  du  rivage  oriental 
le  privilège  d'une  moralité  plus  haute  et  d'une  civilisation  plus 
avancée.  Chez  les  princes  achéens,  l'emportement  brutal  et 
égoïste  de  la  passion  ne  cesse  de  contrecarrer  l'intérêt  com- 
mun :  pour  la  possession  d'une  esclave,  le  général  en  chef 
court  risque  de  faire  manquer  l'entreprise  tout  entière.  Achille 
est  le  plus  idéal  de  tous  les  personnages  qui  combattent  sous 
les  murs  d'IIion,  et  pourtant,  lui,  le  fils  d'une  déesse,  l'arrière- 
petit-fils  de  Zeus,  il  montre  une  soif  de  carnage  qui  n'épargne 
pas  même  des  enfants  innocents,  et  il  fait  lui-même  l'office  de 
bourreau  en  égorgeant  des  captifs,  aussi  bien  que  des  chevaux 
et  des  chiens.  L'instinct  naturel,  dans  sa  fougue  sauvage, 
anime  les  deux  Ajax;  les  actes  d'Ulysse  ne  sont  pas  toujours 
conformes  aux  lois  de  l'honneur  chevaleresque,  et  Nestor  n'est 
devenu  un  sage  qu'avec  le  temps.  Au  contraire,  Priam  et  les 
siens  nous  sont  peints  sous  des  traits  tels  que  nous  sommes 
forcés  de  rendre  hommage  à  leur  loyauté  réciproque,  à  leur 
piété,  à  leur  pntriotisme  héroïque,  et  à  la  délicatesse  de  leurs 


LE    MONDE   HOMÉRIQUE  171 

mœurs  '.  C'est  seulement  dans  le  caractère  de  Paris  qu'on 
reconnaît  déjà  des  traces  de  cette  mollesse  asiatique  qui  énerva 
rionie. 

Tels  hommes,  tels  dieux.  Il  n'est  pas  de  dieux  dont  on  puisse 
dire  qu'ils  n'avaient  d'adorateurs  que  dans  un  des  deux  camps. 
Cependant,  leurs  affinités  les  portent  de  préférence  soit  d'un 
côté,  soit  de  l'autre. 

Hèra  prend  en  main  la  cause  des  Achéens.  Elle  avait  adopté 
pour  demeure  x4rgos  où,  aujourd'hui  encore,  on  reconnaît,  non 
loin  de  Mycènes,  les  ruines  de  son  temple  bâti  en  manière  de 
forteresse.  A  Ilion,  au  contraire,  elle  se  sent  négligée;  aussi 
a-t-elle  voué  aux  Priamides  une  haine  irréconciliable.  C'est 
elle  surtout  qui  a  soufflé  la  discorde  entre  les  deux  rivages 
et  qui,  en  dépit  de  toutes  les  difficultés,  a  fini  par  réunir  la 
flotte  de  guerre.  Malgré  son  haut  rang ,  c'est  une  femme 
capricieuse  et  vindicative  ,  dominée  par  des  passions  peu 
avouables. 

Au  contraire,  il  n'y  a  pas  de  plus  noble  figure  que  celle  du 
dieu  protecteur  d'Ilion.  Bien  que  comblé  des  plus  grands 
honneurs,  Apollon  ne  montre  jamais  la  moindre  velléité 
d'opposition  aux  ordres  de  Zeus  ;  il  s'identifie  spirituellement 
avec  lui,  off"rant  un  modèle  d'obéissance  volontaire  et  de 
grandeur  d'âme  ;  il  resplendit  d'un  pur  éclat  parmi  les  dieux, 
comme  Hector  parmi  les  hommes,  et  tous  deux  sont  là  pour 
attester  le  degré  supérieur  de  développement  moral  auquel 
étaient  arrivés  les  Etats  et  les  peuples  du  littoral  oriental, 
lorsqu'éclata  le  conflit  avec  l'Occident. 

A  l'époque  où  les  traits  épars  du  monde  héroïque  furent 
rassemblés  par  la  Muse  et  réunis  en  une  grande  peinture,  il  y 
avait  longtemps  que  ce  monde  avait  disparu;  il  avait  été 
remplacé  par  un  nouvel  ordre  de  choses,  aussi  bien  dans  la 
mère-patrie,  où  les  descendants  des  héros  homériques  avaient 
dû  céder  la  place  aux  monttignards  du  nord,  que  dans  les 
pays  nouvellement  conquis,  où,  par  suite  du  bouleversement 
général,    les    héritiers    des    princes    achéens    n'avaient    pu 

1)  Les  Troyens  ont  l'idée  de  la  patrie.  C'est  chez  eux,  et  chez  eux  seule- 
ment, qu'on  entend  dire:  £?<;  oltovo;  apiixo;  àfx-jvaaOat  ntp\  TziipTt^iHoM.,  Il iad., 
XII,  243.  Cf.  XV,  496) , 


172  LES    MIGRATIONS    DES    TRIDUS    GRECQUES 

reprendre  le  rang  qu'avaient  occupé  leurs  aïeux  dans  leur 
patrie.  Si  ce  contraste  ne  trouble  point  l'harmonie  de  l'immense 
tableau  tracé  par  la  muse  homérique,  il  faut  en  chercher  la 
raison  dans  les  hautes  facultés  de  ces  tribus  qui  surent  con- 
server et  mettre  en  œuvre  les  souvenirs  du  passé.  Elles 
possédaient  au  suprême  degré  le  privilège  des  natures  poé- 
tiques, la  faculté  d'oublier  les  tristesses  du  présent  dans  la 
contemplation  du  passé  idéalisé,  et  de  ne  laisser  aucune 
dissonance  se  mêler  à  ce  plaisir. 

Cependant,  on  sent  percer,  dans  toute  la  poésie  homérique, 
une  pointe  de  mélancolie,  l'idée  douloureuse  que  le  monde  est 
devenu  plus  mauvais  et  que  «  les  hommes,  tels  qu'ils  sont  à 
présent',  »  sont  inférieurs  en  force  et  en  énergie  aux  géné- 
rations précédentes.  On  y  trouve  même  plus  que  cette  dispo- 
sition d'esprit  ;  quelques  traits  du  présent  se  sont  glissés 
involontairement  dans  le  tableau  du  passé  et  attestent  que  les 
institutions  qui  forment  le  fond  de  l'âge  héroïque  n'étaient 
plus  en  vigueur  du  temps  de  l'aède. 

La  royauté  est  le  centre  de  la  société  et,  en  campagne,  sa 
puissance  agrandie  devait  être  absolue.  Et  pourtant,  que 
l'Agamemnon  d'Homère  est  loin  de  répondre  à  l'idéal  de 
grandeur  héroïque  qui  s'offre  à  nous  en  face  des  monuments 
de  Mycènes ,  et  qu'ont  laissé  dans  notre  imagination  ces 
épithètes  de  rejetons  des  dieux,  revêtus  d'une  puissance  quasi 
divine,  données  aux  anciens  souverains  par  la  tradition!  Sous 
les  murs  de  Troie,  nous  trouvons  un  prince  empêtré  dans  des 
difficultés  sans  nombre,  borné  dans  ses  ressources,  indécis  et 
dépendant,  chez  qui  le  pouvoir  est  fort  au-dessous  du  vouloir; 
il  a  plutôt  des  prétentions  à  la  puissance  qu'il  n'a  de  puissance 
réelle,  et  il  est  obligé  d'inventer  toutes  sortes  de  moyens  et  de 
détours  pour  obtenir  l'approbation  générale.  On  ne  comprend 
pas  comment  cet  Agamemnon,  qui  se  heurte  perpétuellement 
à  la  résistance  et  à  l'indiscipline,  a  pu  réunir  sous  sa  bannière 
une  armée  composée  d'éléments  si  divers.  Le  pivot  du  monde 
héroïque  est  ébranlé  ;  à  côté  de  l'autorité  royale  s'est  élevée 

«)  Oioi  vOv  ßpoToi'  e'atv  {Eoy[. ,Ilîad..  V,  304.  XII,  383.449.  Vell.  Paterc, 
I,  5.  I.  Bekkeh,  Hom.  Blätter,  II,  67. 


à 


LE    MONDE    HOMÉRIQUE  173 

une  autre  puissance,  celle  de  la  noblesse,  sans  laquelle  le  roi 
ne  peut  déjà  plus  gouverner  et  rendre  la  justice,  et  cette 
maxime  même  que  l'on  cite  depuis  longtemps  pour  prouver  la 
popularité  de  la  royauté  héroïque  : 

Une  souveraineté  à  plusieurs  ne  vaut  rien.  Que  celui-là  soit  seul 

souverain, 
Seul  roi,  à  qui  le  fils  de  l'artificieux  Kronos  a  donné  le  poste  *. 

porte  évidemment  le  caractère  d'une  réflexion  politique  ;  elle 
donne  à  entendre  que  l'on  avait  déjà  senti  les  inconvénients 
d'une  aristocratie  à  plusieurs  tètes,  inconvénients  qui  se 
montrent  dans  tout  leur  jour  à  Ithaque  '. 

Les  prêtres  eux-mêmes,  surtout  les  devins,  font  contre-poids 
à  la  royauté  :  c'est  une  seconde  puissance  par  la  grâce  de  Dieu 
et  qui  n'en  est  que  plus  insolente  et  plus  dangereuse.  Enfin, 
la  masse  obscure  du  peuple  s'agite  aussi,  La  place  publique 
qui,  lorsque  l'autorité  royale  n'était  pas  encore  affaiblie,  ne 
pouvait  jouer  aucun  rôle,  devient  peu  à  peu  le  centre  de  la  vie 
publique.  C'est  sur  l'agora  que  se  décident  les  affaires  géné- 
rales; les  réunions  prennent  de  jour  en  jour  plus  d'indépen- 
dance et  d'initiative;  dans  toutes  les  questions  importantes,  il 
s'agit  d'enlever  par  la  parole  le  suffrage  du  peuple. 

La  foule  n'est  là,  il  est  vrai,  que  pour  écouter  et  obéir;  mais 
déjà  le  'peuple  siège  pendant  la  délibération,  tandis  que, 
suivant  l'ancien  usage,  il  n'y  avait  de  sièges  que  pour  les 
grands,  c'est-à-dire,  le  Roi  et  les  Gérontes  ";  déjà,  l'opinion 
publique  est  une  puissance  que  le  roi  ne  saurait  mépriser  sans 
s'en  repentir,  et  déjà  aussi  il  se  rencontre  dans  le  camp  devant 
Troie  des  gens  comme  Thersite.  Celui-ciest  remis  à  saplace  avec 
force  sarcasmes  ;  mais  sa  caricature  prouve  précisément  que 
les  partis  avaient  conscience  de  leur  hostilité  mutuelle,  et  que 
l'esprit  aristocratique  s'était  déjà  exercé  à  tourner  en  ridicule 
les  orateurs  de  la  plèbe.  On  devine  que  de  semblables  exemples 
trouveront  bientôt  des  imitateurs  plus  heureux.  A  Ithaque,  le 
peuple  est  même  invité  à  prendre  part  à  l'action.  Mentor,  dans 

')  HoM.,  Iliad.  II,  204.  La  Tro^jxotpavfr,  est  déjà  mise  à  l'épreuve  et  jugée. 

^)  On  rencontre  déjà  des  sedcntes  co7iciones  dans  des  passages  homéri- 
ques d'une  authenticité  incontestée.  Chez  les  Phéaciens,  àyopaî  te  xai  éopai 
vont  ensemble  (Hom.,  Odyss,,  VIII,  16). 


174  LES    MIGRATIONS    DES    TUUÎl  S   GRECyiES 

un  intérêt  dynastique,  cherche  à  travailler  les  esprits;  il  va 
jusqu'à  révéler  au  peuple  la  force  qui  gît  dans  le  nombre  : 

Mais  c'est  à  l'autre  peuple  que  j'en  veux,  à  voir  comme  tous 
Vous  êtes  là  assis  en  silence  et  n'osez  apostropher 
Une  poignée  de  prétendants,  pour  les  contenir,  nombreux  comme 

vous  l'êtes  * . 

Il  est  vrai  qu'il  suffit  aux  gentilshommes  de  quelques  mots 
pour  disperser  immédiatement  la  foule  qui  s'amasse  ;  mais  les 
partis  sont  là,  Tun  complètement  organisé  et  déjà  vainqueur 
de  la  royauté,  l'autre  qui  se  remue  à  l' arrière-plan  et  que  la 
royauté  elle-même  appelle  à  son  secours.  On  croit  même 
reconnaître  dans  ces  poèmes  des  traits  qui  appartiennent 
décidément  à  l'époque  posthomérique.  Ainsi,  par  exemple, 
lorsque  l'on  considère  Ménélas,  lorsqu'on  le  voit,  ennemi  de 
toute  digression,  traiter  avec  une  concision  pénétrante  l'objet 
de  la  délibération  -,  il  semble  être  déjà  un  représentant  de 
cette  tribu  dorienne  qui  s'établit  en  Laconie  après  l'époque  de 
la  guerre  de  Troie. 

Ainsi,  malgré  le  calme  épique  que  la  poésie  ionienne  a  su 
répandre  sur  toute  la  scène  qu'elle  retrace,  nous  sommes  en 
présence  d'un  monde  plein  de  contradictions  intérieures  ;  tout 
y  fermente  ;  le  vieil  élément  tombe  en  dissolution,  et  de 
nouvelles  forces,  qui  n'ont  point  de  place  dans  l'ancien  ordre 
de  choses,  sont  en  plein  épanouissement.  Nous  reconnaissons 
à  ces  indices  les  conjonctures  au  milieu  desquelles  s'achevèrent 
ces  chants  épiques.  C'était  (vers  900  avant  J.-C.  =*)  le  temps 
où,  après  la  période  agitée  des  migrations  et  des  fondations, 
les  villes  commençaient  à  s'organiser  à  l'intérieur.  A  ce 
moment,  le  pouvoir  des  princes,  qui  avait  été  indispensable 
tant  qu'avait  duré  la  lutte,  faiblit.  La  noblesse  se  ligua  contre 
le  trône,  et  dans  les  villes  maritimes  de  l'Ionie  se  développa 
cette  vie  de  la  place  pubhque,  où  le  Demos  prit  conscience  de 
sa  force  et  qui  modifia  profondément  la  situation  respective 
des  classes  au  sein  de  la  société.  Ce  sont  ces  idées,  ces  ten- 

1)  HoM.,  Oclyss.,  II,  239-241. 

2)  HoM.,  Iliad.,  III,  213. 

3)  Il  est  impossible  de  placer  l'âge  d'or  de  la  poésie  épique  plus  haut  que 
le  commencement  du  x«  siècle  avant  notre  ère.  Cf.  Th.  Bergk,  Griech. 
Literaturgeschichte,  I,  p.  486. 


LE    MONDE    HOMÉRIQUE  175 

dances  de  son   époque  que  le  poète  a  transportées  dans  le 
tableau  du  passé. 

C'est  bien  au  milieu  d'une  population  ionienne  que  l'épopée 
a  reçu  sa  forme  définitive.  On  le  reconnaît  surtout  à  ces  traits 
qui  font  ressortir  l'influence  de  l'opinion  publique  et  la 
puissance  de  la  parole.  C'est  encore  aux  Ioniens  principale- 
ment qu'il  faut  attribuer  tout  ce  qui  a  trait  au  commerce  et  à 
la  navigation  ;  les  relations  que  leurs  nouvelles  villes  nouaient 
avec  toutes  les  côtes  et  étendaient  au  delà  des  bornes  de 
l'Archipel  jusqu'à  Cypre,  en  Egypte  et  en  Italie,  furent 
naïvement  transportées  sur  la  scène  du  monde  héroïque.  Ce 
caractère  néo-ionien  apparaît  dans  V  Odyssée  bien  plus  encore 
que  dans  VIliade ;  car,  tandis  que  celle-ci  a  pour  base  une 
foule  de  matériaux  historiques  empruntés  surtout  aux  tradi- 
tions particulières  des  familles  princières  achéennes,  dans  les 
pérégrinations  d'Ulysse,  l'imagination  ionienne  s'est  donné 
plus  libre  carrière  et  a  inséré  dans  ses  chants  toute  espèce 
d'aventures  et  de  contes  de  matelots. 

Le  trafic  est  encore  essentiellement  un  commerce  par 
échange,  caractère  qu'il  a  conservé  fort  longtemps  dans  la  mer 
Egée,  à  cause  de  la  variété  extraordinaire  des  produits  du  sol. 
Cependant,  on  sentit  de  bonne  heure  le  besoin  d'employer, 
comme  mesure  de  la  valeur,  des  objets  qui  eussent  une  valeur 
constante,  facile  à  déterminer  et  universellement  reconnue.  A 
l'origine,  ce  sont  les  troupeaux  qui  forment  la  richesse  des 
familles  :  par  conséquent,  c'est  principalement  en  bœufs  et  en 
moutons  que  l'on  évalue  les  présents,  les  dotations,  la  rançon 
des  captifs,  le  prix  des  esclaves  ;  une  armure  est  estimée  à 
neuf  bœufs,  une  autre  à  cent.  Le  commerce  maritime  dut 
exiger  une  mesure  plus  commode  de  la  valeur  et  on  la  trouva 
dans  les  métaux.  Le  cuivre  et  le  fer  étaient  eux-mêmes  des 
articles  de  commerce,  et  l'importance  qu'avait  le  premier 
dans  la  consommation  industrielle  hâta  le  moment  où  les 
navires  de  l'Hellade,  qui  n'avait  que  quelques  rares  filons  de 
cuivre,  se  dirigèrent  vers  les  côtes  occidentales,  chargés  de 
fer  étincelant  qu'ils  allaient  échanger  contre  du  cuivre.  Quant 
aux  métaux  nobles,  dans  Homère,  ils  ont  déjà  cours  partout. 
L'or  est  ce  que  l'on  a  de  plus  précieux.  Pour  une  parure  d'or, 


176  LLS    MlGHATIOiNS    BKS    TRIBUS    (IRECQUES 

amis  et  époux  se  trahissent;  et  les  monceaux  d'or  des  rois  ne 
sont  si  vantés  que  parce  que  l'or  était  une  puissance,  parce 
qu'avec  de  Tor  on  pouvait  tout  avoir.  Ce  sont  les  Ioniens  qui 
ont  introduit  l'or  dans  le  commerce  grec,  et  l'admiration  pour 
l'éclat  et  le  pouvoir  magique  de  ce  métal,  qui  remplit  les 
poésies  homériques,  doit  être  attribuée  principalement  à 
l'esprit  ionien.  Les  pièces  d'or  sont  pesées  sur  la  balance  : 
«  talanton  »  désigne  la  balance  aussi  bien  que  la  pesée  ; 
toutefois,  le  talent  homérique  '  doit  représenter  déjà  une 
certaine  unité  de  poids,  et  l'on  voit  par  cette  estimation  des 
armures,  à  laquelle  nous  faisions  allusion  tout  à  l'heure,  qu'il 
y  avait  entre  l'or  et  le  cuivre  un  rapport  fixe,  le  premier  étant 
à  l'autre  comme  100  est  à  9. 

Enfin,  c'est  à  l'empreinte  laissée  par  l'esprit  ionien  sur  les 
légendes  héroïques  qu'il  faut  attribuer  le  sans-façon  avec 
lequel  on  y  parle  des  dieux  et  de  la  religion.  A  l'exception 
d'Apollon,  le  patron  de  la  vieille  lonie,  tous  les  dieux  sont 
traités  avec  une  certaine  ironie  ;  l'Olympe  est  une  copie  du 
monde  avec  toutes  ses  faiblesses.  Les  plus  sérieuses  aspira- 
tions de  la  conscience  humaine  sont  reléguées  à  l'arrière-plan  ; 
ce  qui  pourrait  déranger  dans  leurs  aises  les  auditeurs  est 
écarté  ;  les  dieux  homériques  n'arrachent  personne  à  la  pleine 
jouissance  de  la  vie  sensuelle.  Déjà  Platon  reconnaissait  dans 
Tépopée  d'Homère  la  vie  ionienne  avec  toutes  ses  grâces, 
mais  avec  toute  sa  corruption  et  ses  vices  ";  et  l'on  se  montre- 
rait bien  injuste  envers  les  Grecs  qui  ont  vécu  avant  Homère, 
si  l'on  jugeait  de  leurs  qualités  morales  et  religieuses  d'après 
les  contes  débités  sur  les  dieux  par  le  chantre  ionien,  si  on 
leur  refusait  les  sentiments  dont  Homère  ne  fait  pas  mention, 
par  exemple,  l'idée  de  la  souillure  imprimée  par  le  meurtre 
d'un  citoyen  et  de  l'expiation  due  à  son  sang. 

Ainsi,  le  tableau  que  trace  Homère  du  temps  auquel  appar- 
tiennent ses  héros  n'est  ni  fidèle  ni    complet.  En  revanche 
son  témoignage  dépasse  ce  temps.  Il  montre  la  ruine  de  l'an 
cien  ordre  de  choses  et  la  transition  qui  prépare  le  nouveau; 

1)  Surle  talent  homérique,  voy.  J.  Bra.ndis,  Milnz-,  Mass-  und  Gewichts 
wesen  in  Vorderasien,  p.  4. 

2)  Plat.,  Republ.,  III,  p.  393. 


LE    MONDE    HOMÉRIOIE  177 

il  atteste  même  indirectement  les  migrations  des  tribus  du 
nord  et  toute  la  série  d'événements  qui  en  fut  la  conséquence  : 
car,  en  définitive,  c'est  à  l'impulsion  communiquée  de  proche 
en  proche  par  les  mouvements  de  peuples  accomplis  dans  les 
régions  lointaines  de  TEpire,  par  les  invasions  successives 
des  Thessaliens,  des  Béotiens  et  des  Doriens,  qu''est  due  cette 
émigration  des  populations  maritimes  vers  l'Asie -Mineure 
qui  a  fourni  à  l'épopée  homérique  ses  matériaux  et  l'a  fait 
mûrir  sous  le  ciel  de  l'Ionie. 


§  VI 


CHRONOLOGIE    FONDÉE    SUR    LES    POEMES    HOMERIQUES. 

Lorsque  le  cycle  légendaire  de  Troie  se  trouva  achevé  et 
fixé  dans  l'épopée  homérique,  on  ne  se  contenta  pas  d'y  cher- 
cher un  panorama  de  ce  monde  doué  d'une  énergie  merveil- 
leuse et  gouverné  par  des  fils  des  dieux,  que  l'on  désignait 
sous  le  nom  d'âge  héroïque  ;  mais  on  essaya  d'utiliser  l'épopée, 
jusque  dans  ses  détails,  à  titre  de  document  du  passé.  On  prit 
les  héros  chantés  par  la  muse  pour  des  rois  historiques  ;  on 
considéra  les  exploits  que  les  conquérants  achéens  prêtaient 
à  leurs  aïeux  comme  des  événements  réels  ;  le  mirage  poétique 
prit  la  consistance  de  l'histoire.  Ainsi  se  forma  la  tradition  qui 
fit  croire  à  un  double  départ  d'Aulis ,  à  une  double  conquête 
de  la  Troade,  à  deux  guerres  signalées  par  les  mêmes  péripé- 
ties, faites  parles  mêmes  tribus  et  les  mêmes  familles. 

Comme  la  première  guerre,  morceau  détaché  de  la  légende 
héroïque,  flottait  dans  les  nuages,  il  fallut  naturellement,  pour 
lui  donner  un  commencement  et  une  fin,  allonger  la  trame 
légendaire.  Il  fallut  faire  revenir  les  héros  du  premier  drame 
à  Argos,  parce  qu'on  savait  de  bonne  source  que  les  descen- 
dants d' Agamemnon  avaient  régné  à  Mycènes  jusqu'à  l'inva- 
sion dorienne.  Ainsi ,  les  combats  livrés  par  les  Achéens 
dépossédés,  à  la  recherche  d'une  nouvelle  patrie^  devinrent 
une  guerre   volontairement    entreprise  par   des  princes  au 

12 


178  LES    MIGRATIONS    DES    TRIBUS    GRECQUES 

comble  de  la  puissance,  une  campagne  de  dix  ans.  D'autre 
part,  l'invasion  qui  avait  occasionné  tout  ce  déplacement  de 
peuples  dut  trouver  place  entre  la  première  et  la  seconde 
guerre. 

C'est  une  preuve  bien  remarquable  de  la  puissance  de  la 
poésie  sur  le  peuple  des  Hellènes,  que  la  guerre  de  Troie,  telle 
qu'elle  a  été  chantée  par  les  aèdes,  ait  complètement  relégué 
à  l'arri ère-plan  celle  qui  a  été  réellement  engagée,  et  que  cette 
lutte,  qui  n'a  d'autre  fondement  que  les  poèmes  homériques, 
soit  devenue  le  point  fixe  auquel  les  Grecs  ont,  de  bonne  foi, 
rattaché  toute  leur  chronologie. 
En  conséquence,  ils  placèrent  : 

La  chute  d'IHon en  l'an  1 

L'invasion  Thessalienne  * en  50 

L'invasion  des  Arnéens  en  Béotie  2 en  60 

L'expédition  des  Héraclides  et  des  Doriens  ^.  .  .         en  80 
L'occupationdelaTroadeparlesEolo-Achéens*.       en  130 

La  fondation  de  la  Nouvelle-Ionie  '^ en  140 

après  la  prise  de  Troie. 

C'est  à  Lcsbos,  où  se  sont  perpétuées  le  plus  longtemps  des 
familles  achéennes  illustrées ]par  Homère,  et  dans  les  villes 
maritimes  de  l'Ionie,  où  la  connaissance  de  l'histoire  ancienne 
des  autres  peuples  inspira  l'envie  d^étudier  les  antiquités 
nationales,  que  l'on  essaya  pour  la  première  fois  d'introduire 
un  ordre  chronologique  dans  les  traditions  de  l'époque  homé- 
rique. Ce  travail  fait  partie  de  la  vaste  et  multiple  tâche  des 
logographes,  les  premiers  pionniers  de  la  science  historique. 
Prenant  pour  modèle  les  annales  des  empires  d'Orient,  ils 
voulurent,  eux  aussi,  rattacher  les  unes  aux  autres  les  tradi- 
tions de  leur  pays  ;  ils  dressèrent  la  généalogie  des  familles  les 
plus  considérables,  et  s'efforcèrent  de  combler  la  lacune  qui 
sépare  les  deux  grandes  périodes  chronologiques,  l'une  anté- 
rieure, l'autre  postérieure  à  l'invasion  dorienne. 

*)  Voy,  ci-dessus,  p.  123. 

-)  Voy.  ci-dessus,  p.  124. 

^)  Voy.  ci-dessus,  p.  138. 

*)  Voy.  ci-dessus,  p.  i46. 

^)  Voy.  ci-dessus,  p,  151. 


CHRONOLOGIE    FONDÉE    SUR    LES    POÈMES    HOMÉRIQUES  179 

Pour  y  parvenir,  on  avait  essayé  de  divers  moyens.  A 
Athènes,  au  temps  des  Pisistratides,  on  avait  dressé  une  liste 
de  rois  qui  plaçait  l'arrivée  des  Nélides  à  i\.thènes  en  1 149  avant 
J.-C.  Cette  ère  fut,  par  suite,  considérée  comme  marquant  la 
date  du  retour  des  Héraclides  et  on  plaça,  en  conséquence,  la 
chute  de  Troie  60  ans  plus  tôt,  c'est-à-dire  en  1209.  Ce  système 
attique  est  celui  que  suit  la  chronique  des  marbres  de  Paros. 

Dans  le  Péloponnèse,  on  était  habitué  à  un  deuxième  sys- 
tème qui  se  rattachait,  d'un  côté,  aux  listes  des  rois  de  Sparte, 
de  l'autre,  à  celle  des  vainqueurs  aux  jeux  olympiques. 

Lorsque  les  érudits  alexandrins  s'occupèrent  de  la  ques- 
tion, ils  avaient  sous  les  yeux  ces  deux  systèmes,  et  leur  tâche 
a  consisté  à  en  tirer  une  chronologie  qui  pût  être  généra- 
lement acceptée.  Eratosthène  fit  passer  dans  l'usage  courant 
la  supputation  péloponnésienne,  qui  plaçait  la  prise  de  Troie 
407  ans  avant  la  première  olympiade.  On  reporta  alors  avant 
la  guerre  de  Troie  (1193-1184)  les  souvenirs  dont  les  plus 
vieux  chants  nationaux  s'étaient  fait  l'écho,  la  double  levée  de 
boucliers  contre  Thèbes  et  l'expédition  des  Argonautes,  On 
atteignit  ainsi,  avec  les  dates  les  plus  reculées  de  l'histoire 
gréco-européenne,  le  milieu  du  treizième  siècle  avantnotre  ère. 

Enfin,  on  plaça  au  sommet  de  tout  le  système,  comme 
premiers  moteurs  de  l'histoire  nationale,  les  colons  venus  de 
l'Orient,  Cadmos,  Cécrops,  Danaos  et  Pélops.  On  agissait 
en  cela  sous  l'empire  d'une  idée  vraie,  à  savoir,  qu'il  fallait 
chercher  le  véritable  berceau  de  la  civilisation  hellénique  sur 
le  bord  oriental  de  TArchipel  oi^i  nous  avons  cru  rencontrer, 
dès  le  quinzième  siècle,  des  tribus  grecques  déjà  mêlées  au 
trafic  maritime  et  au  commerce  international  ^ 

*)  Sur  le  calcul  des  époques,  d'après  les  généalogies,  dans  l'ère  de  la 
prise  de  Troie,  v.  J.  Brandis,  Be  tcmp.  grsecorian  antiquissimorum  ra- 
tionc.  Bonnœ,  1857.  11  y  avait  deux  manières  de  compter  :  l'une  à  Athènes, 
l'autre  à  Lacédémone.  D'après  la  première  manière,  la  prise  de  Troie  tom- 
bait en  l'an  1209  av.  J.-C;  d'après  la  seconde,  en  1183.  Cette  dernière  fut 
adoptée  par  les  grammairiens  alexandrins.  Ainsi,  Eratosthène  et  Apollodore 
plaçaient  la  guerre  de  Troie  en  1193-1184/3;  Sosibios,  douze  ans  plus  tard 
(cf.  KoHLMAXN,  Qusestiones  ilfeMenmc«.  Bonnae,  1866,  p.  47).  Sur  les  diffé- 
rences plus  sérieuses  dans  la  chronologie  de  la  guerre  de  Troie,  v.  Boeckh, 
Gorp.  laser.  Grase,  II,  p.  329  sqq. 


LIVRE  DEUXIÈME 


DE  L'INVASION  DORIENNE  AUX  GUERRES  MÉDIQUES 


CHAPITRE  PREMIER 
HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 


§  I.  —  Prise  de  possession  des  Doriexs.  —  Les  Doriens  dans  le  Pélopon- 
nèse. —  Les  Doriens  en  Messénie.  —  Les  Doriens  en  Laconie.  —  Les 
Doriens  en  Argolide.  —  Rapport  entre  l'ancienne  et  la  nouvelle  population. 

—  Fondation  des  États  de  la  côte  occidentale,  l'Élide,  Pisa  et  la  Triphylie. 

—  État  de  l'Arcadie.  —  Résultat  des  invasions.  —  Héraclides  et  Do- 
riens. —  Les  Doriens  en  Crète. 

§  IL  —  Histoire  de  la  Laconie.  —  Origines  de  l'histoire  de  la  Laconie.  — 
Fondation  de  Sparte.  — Les  rois  jumeaux.  —  L'hexapole  laconienne.  — 
Origine  de  la  double  royauté.  —  Persistance  des  institutions  achéennes. 

—  Législation  de  Lycurgue,  vers  820  av.  J.-C.  —  Tâche  du  législateur.  — 
La  royauté.  —  Le  conseil  des  Anciens.  —  La  communauté  guerrière  des 
Doriens.  —  Les  lots  assignés  aux  Doriens.  —  Les  Doriens  au  bord  de 
l'Eurotas.  —  Les  périèques  et  les  hilotes.  —  Droits  des  Doriens.  — 
Discipline  des  Doriens.  —  Éducation  publique.  —  Isolement  vis-à-vis  de 
l'extérieur. —  La  vie  à  Sparte.  — ■  Les  fonctionnaires.  —  Dorisation  du 
pays.  —  Chronologie  de  Lycurgue. 

§  III.  —  Sparte  et  la  Messénie.  —  Relations  extérieures  de  Sparte.  — 
Spartiates  et  Messéniens.  —  Première  guerre  de  Messénie,  de  743  à  724. 

—  Soulèvement  d'Andania.  vers  645.  —  Alliés  des  Messéniens.  —  Dis- 
cordes civiles  à  Sparte.  —  Puissance  des  éphores.  —  Agitations  intérieures  : 
les  Parthéniens.  —  Terpandre  et  les  fêtes  Carnéennes  (676).  —  Thalé- 
tas  et  les  Gymnopédies  (665) .  ■ —  Détresse  de  Sparte  durant  la  seconde 
guerre  de  Messénie.  —  Tyrtée  d'Aphidna.  —  Continuation  de  la  guerre. 

—  Luttes  autour  d'Ira.  —  Fin  de  la  guerre,  vers  628.  —  Transformation 
intérieure  de  l'État.  —  Accroissement  de  la  puissance  des  éphores.  — 
Sparte  après  les  guerres  de  Messénie. 

§  IV.  —  Etats  du  centre  et  du  littoral  occidental.  — Guerre  entre  Sparte 
et  l'Arcadie.  —  Traités  avec  Tégée  (après  600  av.  J.-C).  —  Relations  de 
Sparte  avec  la  côte  occidentale.  —  Le  culte  à  Olympia.  —  Sparte  et  Elis. 

—  Soulèvement  des  Pisates  (672).  —  Luttes  au  sujet  d'Olympie,  — 
Anéantissement  de  Pisa  (vers  572).  —  Agrandissement  de  l'Élide.  —  État 
de  l'Élide.  —  Les  jeux  olympiques.  —  Sparte  et  Olympie.  —  Opposition 
au  dorisme. 

§  V.  Civilisation  ionienne  en  Asie.  —  Les  côtes  de  l'Asie-Mineure.  — 
Emigration  par  mer  après  la  colonisation.  —  Développement  de  l'Ionie. 

—  Tendances  particulières  des  villes  maritimes  de  l'Ionie.  —  Révolutions 
pohtiques  en  lonie.  —  Apparition  de  la  tyrannie.  —  Influence  de  l'Orient 
sur  l'Ionie.  —  Invention  de  la  monnaie  en  lonie.  —  Impulsion  donnée  au 
commerce.  —  Grandes  guerres  commerciales  (vers  700  av.  J.-C). 


184  HISTOIRE  mr  Péloponnèse 

§  VI.  —  Histoire  de  l'Argolide.  —  Troubles  en  Argollde.  —  Victoire  de 
Phidon  à  Hysiae  (669).  —  Le  roi  Phidon  à  Argos.  —  Ses  réformes 
relatives  aux  poids  et  monnaies.  —  Puissance  de  Phidon.  —  Phidon 
aux  jeux  Olympiques  (668).  —  Chute  de  Phidon. 

§  VII.  —  Histoire  DE  Sicyo.ne.  —  La  dynastie  des  Orlhagorides.  — Myron 
vainqueur  à  Olympie  (648).  —  Les  réformes  de  Clisthène.  —  PoHtique 
extérieure  de  Clisthène.  —  Rapports  de  Crisa  avec  Delphes.  — Delphes 
et  Sicyone.  —  La  guerre  sacrée  (600-590).  —  Les  prétendants  d'Agariste. 
—  Réunion  des  prétendants  à  Sicyone.  —  Fin  de  la  dynastie  des  Orlha- 
gorides . 

§  VIII.  — Histoire  de  Corixthe.  — Corinthe  gouvernée  par  des  rois.  — 
Industrie  et  inventions  des  Corinthiens.  —  Abolition  de  la  royauté  (vers 
747).  —  Corinthe  gouvernée  par  des  prytanes.  —  Révolution  à  Corinthe 
(657).  —  Cypsélos  (657-629).  —  Periandre  (629-585).  —  Gouvernement 
de  Periandre.  —  Vieillesse  de  Periandre.  —  Mort  de  Periandre.  —  Chute 
des  Cypsélides. 

§  IX.  —  Histoire  de  Mégare.  —  Théagène  de  Mégare  (vers  625).  —  État 
social  de  Mégare.  — Théognis  de  Mégare  (vers  550). 

§  X.  —  Lutte  de  Sparte  contre  la  tyrannie.  —  Coup  d'oeil  rétrospectif 
sur  l'époque  des  tyrans.  —  Sparte  et  la  tyrannie.  —  Prestige  de  Sparte 
devenue  le  centre  de  la  nation.  —  Sparte  et  Athènes. 


§1 


PRISE   DE    POSSESSION    DES     DORIENS. 

L'invasion  dorienne  fait  entrer  en  scène  une  force  nouvelle, 
celle  des  montagnards  du  nord,  qui  viennent  revendiquer  leur 
rôle  dans  l'histoire  nationale.  Ils  étaient  en  retard  de  plusieurs 
siècles  sur  les  tribus  voisines  de  la  mer,  mais  n'en  avaient  que 
plus  d'énergie  et  de  vitalité;  aussi,  ce  qui  a  été  transformé 
et  renouvelé  par  suite  de  leurs  conquêtes  a  duré  jusqu'à  la 
fin  de  l'histoire  grecque.  C'est  pour  cette  raison  que  déjà 
les  historiens  de  l'antiquité  ont  daté  l'ère  historique  ,  par 
opposition  à  ((  l'âge  héroïque  »,  des  premiers  exploits  des 
Doriens  *.  Mais  nous  n'en  sommes  pas  mieux  renseignés  sur  la 
première  phase  de  l'invasion  dorienne.  Au  contraire  ;  les  an- 

')  Ephore  opposait  l'invasion  des  Héraclides  (Awpisî;  ?'jv  'IIpax).£''Sai;. 
Turc,  I,  12)  aux  ua),atat  [L-JkjloyioLi  et  en  faisait  le  point  de  départ  de  l'his- 
toire grecque  (DiOD.,  IV,  1.  A.  Schefer,  Quellenkunde,  p.  50). 


PRISE   DE    POSSESSION   DES    DORIENS  185 

ciennes  sources  se  tarissent,  aussitôt  que  s'ouvre  cetteépoque, 
sans  être  remplacées  par  de  nouvelles.  Homère  ignore  complè- 
tement l'expédition  des  Héraclides.  Les  Achéens  émigrés  sur 
l'autre  bord  de  la  mer  vivaient  tout  entiers  dans  le  souvenir 
des  jours  passés  et  confiaient  ce  dépôt  sacré  à  la  mémoire 
fidèle  de  la  Muse.  Mais  ceux  qui  étaient  restés,  qui  devaient 
se  plier  de  force  à  des  institutions  étrangères,  ne  songeaient 
guère  à  chanter.  Les  Doriens  eux-mêmes  se  sont  toujours 
montrés  avares  de  traditions;  ce  n'était  pas  leur  manière,  de 
parler  beaucoup  de  ce  qu'ils  avaient  fait  :  ils  n'avaient  pas 
non  plus  l'inspiration  prime-sautière  de  la  race  achéenne , 
et  ils  étaient  encore  moins  capables  d'amplifier  avec  complai- 
sance, à  la  manière  ionienne,  les  incidents  de  leur  existence. 
Ils  consacraient  leurs  pensées  et  leurs  forces  à  la  vie  pratique, 
à  l'accomplissement  de  devoirs  déterminés,  d'actes  sérieux  et 
utiles. 

Ainsi,  les  grandes  péripéties  de  l'invasion  dorienne  res- 
tèrent abandonnées  aux  hasards  d'une  tradition  qui  s'est 
effacée  jusqu'aux  moindres  vestiges,  et  c'est  pour  cela  que 
toute  l'histoire  de  la  conquête  de  la  péninsule  est  si  pauvre  en 
noms  et  en  faits.  En  effet,  ce  n'est  que  bien  tard,  alors  que 
l'épopée  populaire  était  morte  depuis  longtemps,  que  l'on 
chercha  à  refaire  aussi  un  commencement  à  l'histoire  du 
Péloponnèse  ». 

Mais  ces  poètes  d'arrière-saison  n'étaient  plus  entraînés  par 
le  courant  d'une  tradition  jeune  et  vivante;  ils  n'éprouvaient 
pas  non  plus,  en  face  des  images  du  passé,  cette  joie  pure  ot 
naïve  qui  est  le  souffle  vital  de  la  poésie  homérique  ;  ils  s'étaient 
donné  sciemment  pour  tâche  de  combler  une  lacune  de  la 
tradition,  et  de  renouer  entre  l'époque  achéenne  et  l'époque 

*)  Sur  les  traditions  concernant  l'invasion  dorienne  et  la  vêtus  inter  Her- 
culis  posteras  divisio  Peloponnesi  (Tac,  A.nn.,  IV,  43j,  tj  twv  'Hpax),£t5(ov 
xâOoooç  xat  ô  r?,;  y^MpiXQ  (ASpurfib;  -jit'aOxwv  xai  irwv  auyxaTe),9ôvTwv  aùxoi;  AwptÉwv 
(Strab.,  p.  392j,  voy.  U.  Muelleh,  Dorier,  I,  p.  50.  A  côté  de  la  légende 
rectifiée  par  les  poètes  attiques  que  donne  ApoUodore,  on  trouve  des  débris 
de  renseignements  historiques  dans  Éphore  et  de  traditions  locales  dans  les 
introductions  historiques  dont  Pausanias  fait  précéder  ses  descriptions  des 
contrées  du  Péloponnèse.  Cf.  H.  Gelzer,  Die  Wanderzüge  der  lakedœ- 
7nonischen  Dorier,  ap.  Rhein.  Mus.  N.  F.  XXXII,  p.  259. 


186  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

dorienne  la  trame  interrompue.  Ils  cherchèrent  à  réunir  les 
diverses  légendes  locales,  à  compléter  les  parties  défectueuses, 
à  concilier  les  contradictions  et,  de  cette  façon,  ils  arrivèrent  à 
faire  de  l'expédition  des  Héraclides  une  histoire  dans  laquelle 
ce  qui  était  Tœuvre  lente  et  progressive  des  siècles  apparut 
condensé  sous  une  forme  pragmatique. 

Les  Doriens  vinrent  du  continent  par  bans  successifs, 
amenant  avec  eux  leurs  femmes  et  leurs  enfants.  Us  ne 
gagnèrent  que  lentement  du  terrain;  mais,  là  où  ils  prirent 
pied,  ils  provoquèrent  une  transformation  radicale  des  mœurs 
et  des  institutions.  Us  y  introduisirent  leur  régime  domestique 
et  leur  organisation  sociale  ;  ils  conservèrent  avec  une  énergie 
tenace  le  tour  particulier  de  leur  langue  et  de  leurs  mœurs;  ils 
s'isolèrent  dédaigneusement  des  autres  Grecs,  et,  au  lieu  de  se 
fondre,  comme  les  Ioniens,  dans  la  masse  de  l'ancienne  popu- 
lation, ils  imprimèrent  à  leur  nouvelle  patrie  le  caractère  de 
leur  race.  La  péninsule  devint  dorienne. 

Cette  transformation  s'opéra  de  manières  très  diverses;  le 
mouvement  reçut  son  impulsion,  non  pas  d'un  centre  unique, 
mais  de  trois  points  principaux.  La  légende  péloponnésienne 
à  exprimé  ce  fait  à  sa  manière.  Selon  elle,  la  race  d'Héraclès, 
l'héritier  légitime  de  la  souveraineté  d'Argos  *,  était  alors 
représentée  par  trois  frères  qui  revendiquaient  les  droits  de 
leur  ancêtre,  Téménos,  Aristodémos  et  Cresphonte.  Ceux-ci 
sacrifient  en  commun  à  trois  autels  de  Zeus  Patrôos  et  tirent 
au  sorties  divers  royaumes  du  pays.  Argos,  le  lot  d'honneur, 
échut  à  Téménos;  le  second,  Lacédémone,  revint  aux  enfants 
mineurs  d' Aristodémos,  tandis  que  la  belle  Messénie  tomba 
par  la  ruse  au  pouvoir  du  troisième  frère  2. 

Cette  histoire  du  partage  des  Héraclides  a  été  fabriquée 
dans  le  Péloponnèse,  alors  que  les  Etats  en  question  avaient 

')  Le  droit  des  Héraclides  se  fondait  sur  leur  parenté  avec  les  Perséides. 
«  Quel  soin,  dit  Niebuhr,  les  chroniques  anglo-saxonnes  ne  déploient-elles 
pas  pour  rattacher  à  la  race  des  Saxons  la  généalogie  de  Guillaume-le-Con- 
quérant!  (Niebuhr,  Yo7'les,ïib.A.  Gesch.  I,  p.  27 i).  C'est  là  une  adaptation 
(olxîioOffOai)  agréable  aux  deux  partis,  aux  vainqueurs  comme  aux  vaincus. 

2)  Arch.  Zeit.,  1848.  p.  281.  0.  Mueller,  Don^r,  I,  p.  64.80.  Influence 
de  Cina^thon,  selon  K.  Fr.  Hermann  [Altenb.  Philologennersamml .,  1855, 
p.  37).  —  Pacte  de  famille  des  Héraclides  (Platon,  Legg.,  684). 


PRISE   DE   POSSESSION   DES    DOP.IEXS  187 

pris  depuis  longtemps  leur  physionomie  particulière  ;  elle 
donne,  en  la  reportant  aux  temps  héroïques,  la  raison  d'être 
des  trois  métropoles,  la  légitimation  du  droit  des  Héraclides 
dans  le  Péloponnèse  et  du  nouveau  système  pohtique.  Le  fond 
historique  de  la  légende  est  que,  au  début,  les  Doriens  ne 
défendaient  pas  Tintérèt  propre  de  leur  race,  mais  les  intérêts 
de  leurs  chefs,  lesquels  n'étaient  pas  des  Doriens,  mais  des 
Achéens';  aussi,  le  dieu  qui  préside  au  partage  n'est  autre  que 
le  dieu  tutélaire  des  vEacides.  En  outre,  la  légende  repose  sur 
ce  fait  que  les  Doriens,  dirigeant  leur  marche  sur  les  trois 
grandes  plaines  de  la  péninsule,  se  partagèrent,  bientôt  après 
l'invasion,  en  trois  corps  d'armée.  Chaque  corps  avait  pour  le 
conduire  ses  Héraclides;  chacun  contenait  dans  son  sein  ses 
trois  tribus,  les  HyUéens,  les  Dymanes  et  les  Pamphyles  ^ 
Chacun  d'eux  était  une  copie  réduite  du  peuple  entier.  De  la 
façon  dont  les  divers  corps  d'armée  s'installèrent  dans  leur 
nouveau  séjour,  du  plus  ou  moins  de  ténacité  avec  laquelle, 
malgré  la  direction  étrangère  dont  ils  s'étaient  faits  les  instru- 
ments et  le  contact  de  la  population  vaincue,  ils  restèrent 
fidèles  à  leurs  habitudes  et  aux  mœurs  de  leur  race,  enfin,  de  la 
manière  dont  les  choses  s'arrangèrent  des  deux  côtés,  dépend 
complètement  le  cours  que  va  prendre  l'histoire  du  Pélopon- 
nèse. 

Les  nouveaux  Etats  étaient  aussi,  en  partie,  de  nouveaux 
territoires;  ainsi,  par  exemple,  la  Messénie.  En  effet,  dans  le 
Péloponnèse  homérique,  il  n'y  a  point  de  contrée  qui  porte  ce 
nom  :  la  partie  orientale  du  pays,  là  où  les  eaux  du  Pamisos 
relient  l'une  à  l'autre  la  vallée  haute  et  la  vallée  basse,  appar- 
tient au  royaume  de  Ménélas,  et  la  moitié  occidentale,  au 
domaine  des  Néléides,  qui  avait  son  centre  sur  la  côte.  Les 
Doriens  débouchèrent  par  Je  nord  dans  la  vallée  haute  et 
s'installèrent  à  Stényclaros.  De  là,  ils  gagnèrent  du  terrain  et 
repoussèrent  les  Néléides  thessaliens  vers  la  mer.  La  haute 

*)  K.  Fr.  Hermann,  Staatsalterth . ,  §  16,  5. 

-)  Le  caractère  dorien  des  trois  Phylse,  nié  par  Gilbert,  qui  les  considère 
comme  une  institution  purement  argienne  [Studien  zur  altspartan.  Ges- 
chichte, p.  142),  est  défendu  par  A.  Burckhardt,  De  Grsecorum  civitatum 
divisionibus ,  Basil.,  1873,  p.  15.  Cf.  Schiller  [Ansbach.  Programm , 
1861,  p.  7). 


188  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

falaise  isolée  deVieux-Navarin  paraît  avoir  été  le  dernier  point 
de  la  côte  où  ceux-ci  se  maintinrent,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  serrés 
de  plus  près  de  jour  en  jour,  ils  s'embarquèrent  et  quittèrent 
le  pays.  La  plaine  de  Stényclaros  devint  alors  le  centre  de 
la  nouvelle  contrée  et  put  être  appelée  pour  cette  raison  Mes- 
sène,  c'est-à-dire,  pays  du  milieu  ou  de  l'intérieur. 

A  part  cette  importante  transformation,  le  changement 
s'opéra  plus  pacifiquement  que  sur  d'autres  points.  Du  moins, 
la  légende  locale  ne  parle  pas  de  conquête  violente.  Les 
habitants  auraient  cédé  aux  Doriens  une  portion  déterminée 
de  terres  labourables  et  de  pâturages  et  seraient  restés  tran- 
quilles possesseurs  du  reste.  Les  envahisseurs  victorieux  ne 
cherchèrent  même  pas  à  se  créer  une  situation  à  part  et  à 
s'arroger  des  privilèges.  Les  nouveaux  princes  furent  consi- 
dérés, non  pas  comme  des  conquérants  étrangers,  mais  comme 
des  parents  des  anciens  rois  éoliens,  et  l'aversion  qu'inspi- 
rait la  domination  des  Pélopides  leur  valut  la  sympathie  natio- 
nale. Pleins  de  confiance,  ils  vinrent  habiter  avec  leur  suite  au 
milieu  des  Messéniens,  et  montrèrent  qu'ils  n'avaient  d'autre 
but  que  de  voir  les  anciens  et  les  nouveaux  habitants  se  fu- 
sionner pacifiquement  sous  leur  égide. 

Mais  ce  tranquille  état  de  choses  ne  dura  pas  longtemps.  Les 
Doriens  se  crurent  trahis  par  leurs  chefs,  Cresphonte  se 
vit  forcé  par  une  réaction  dorienne  de  renverser  la  première 
organisation,  d'abolir  l'égalité  des  droits,  de  réunir  tous  les 
Doriens  en  communauté  séparée  à  Stényclaros  et  de  faire 
de  cette  place  la  capitale  de  la  contrée,  de  sorte  que  le  reste 
de  la  Messénie  fut  réduit  à  la  condition  d'un  pays  conquis. 
Les  troubles  continuent.  Cresphonte  lui-même  est  victime 
d'un  soulèvement  meurtrier  :  sa  dynastie  est  renversée,  il  n'y 
a  plus  après  lui  de  Cresphontides.  ^^pytos  lui  succède.  C'est 
un  Arcadien  de  nom  et  de  race,  élevé  en  Arcadie,  et  qui  de  là 
a  envahi  la  Messénie  alors  en  pleine  dissolution.  Il  apporte  au 
pays  un  ordre  plus  stable  et  lui  imprime  une  direction  plus 
ferme;  aussi  désormais  les  rois  s'appellent-ils,  de  son  nom, 
^Epytidos.  Or,  la  direction  que  suit  dès  lors  l'histoire  de  l'Etat 
est  tout  autre;  elle  est  anti-dorienne  ,  anti-belliqueuse.  Les 
^pytides  ne  sont  pas  des  chefs  d'armée,  mais  des  administra- 


PRISE   DE    POSSESSION    DES    DOUIENS  189 

teurs,  des  fondateurs  de  cultes.  Ces  cultes  eux-mêmes  ne  sont 
pas  ceux  des  Doriens,  mais  d'anciens  cultespéloponnésiens, d'un 
caractère  tout  opposé,  tels  que  celui  de  Demeter,  d'x^sclépios, 
des  Asclépiades.  La  grande  fête  du  pays  était  une  cérémonie 
étrangère  à  la  race  dorienne,  la  célébration  des  mystères  dits 
«  des  grandes  divinités  »,  et,  sur  le  mont  Ithome,  la  haute 
citadelle  qui  domine  les  deux  plaines  de  la  contrée,  trônait  le 
Zeus  pélasgique  dont  le  culte  passait  pour  une  marque  dis- 
tinctive  du  peuple  messénien. 

Si  rares  et  si  incomplets  que  soient  les  débris  de  l'histoire 
locale  de  la  Messénie,  elle  repose  indubitablement  sur  quelques 
faits  d'une  haute  importance.  On  remarque,  dès  le  début,  dans 
cette  colonisation  dorienne,  une  incertitude  étonnante,  une 
scission  profonde  entre  le  chef  et  son  peuple,  scission  qui  avait 
pour  cause  la  sympathie  du  roi  pour  l'ancienne  population, 
celle  qui  avait  occupé  le  pays  avant  les  Achéens  *.  Il  ne  réussit 
pas  à  fonder  une  dynastie  ;  car  yEpytos  n'est  donné  comme  fils 
de  Cresphonte  que  par  une  légende  postérieure  qui,  là  comme 
dans  toutes  les  généalogies  grecques,  cherche  à  masquer  les 
brusques  solutions  de  continuité.  Mais  le  peuple  dorien  dut 
s'épuiser  en  luttes  intestines  au  point  de  ne  plus  pouvoir  faire 
prévaloir  son  génie  propre;  la  dorisation  de  la  Messénie 
n'aboutit  pas,  et  cet  échec  décida  de  la  physionomie  qu'allait 
prendre,  au  moins  dans  ses  traits  principaux,  l'histoire  du 
pays.  En  effet,  autant  la  nature  avait  prodigué  de  ressources  à 
une  contrée  qui  réunissait  deux  des  plus  beaux  bassins 
fluviaux  de  la  Grèce  avec  un  littoral  baigné  par  deux  mers, 
autant  le  développement  de  TEtat  prit,  dès  le  début,  un  cours 
désavantageux.  11  n'y  eut  pas  en  Messénie  de  rénovation 
radicale,  pas  de  régénération  vigoureuse  qui  l'ait  marquée  au 
sceau  du  génie  hellénique. 

Un  second  corps  d'armée  dorien  pénétra,  avec  un  tout  autre 
succès,  dans  la  longue  vallée  de  l'Eurotas"  qui,  commençant 

^)  Pausan.,  IV,  3,  6.  En  dépit  de  Schiller  {Ansbacher  Programm, 
1857/8,  p.  7),  je  ne  puis  trouver  à  ce  passage  un  autre  sens  que  celui  que 
j'ai  adopté  dans  le  texte  et  dans  mon  livre  sur  le  Péloponnèse  (II,  p.  188)  : 
yTToitTsyeiv  et  uno']/ta  signifie  soupçonner,  sans  que  le  mot  soit  pris  en  mau- 
vaise part. 

^)  E.  CuRTius,  Peloponnesos,  II,  p.  210. 


190  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

par  une  gorge  étroite,  s'élargit  graduellement  et  déploie  au 
pied  du  Taygète  les  fertiles  campagnes  de  la  «  creuse  Lacé- 
démone.  >>  Il  n'y  a  guère  en  Grèce  de  pays  où  une  plaine  soit 
aussi  réellement  qu'ici  le  centre  et  le  point  d'appui  de  l'en- 
semble. Profondément  enfoncée  entre  des  montagnes  abruptes 
et  séparée  par  des  cols  élevés  des  régions  d'alentour,  cette 
vallée  réunit  dans  son  sein  toutes  les  ressources  nécessaires 
au  bien-être.  Les  Doriens,  àleurtour,  assirent  sur  un  monticule 
baigné  par  TEurotas,  au-dessus  d'Amycla?,  leur  camp,  qui 
donna  naissance  à  la  ville  de  Sparte,  la  ville  la  plus  moderne 
de  la  vallée. 

Si  Sparte  et  Amyclse  ont  subsisté  côte  à  côte  durant  des 
siècles,  l'une  peuplée  de  Doriens,  l'autre  d'Achéens,  il  est 
évident  qu'elles  n'ont  pas  été,  pendant  ce  laps  de  temps,  en  état 
d'hostilité  perpétuelle.  Par  conséquent,  là  comme  en  Messénie, 
le  pays  n'a  pas  dû  être  occupé  en  entier  d'une  manière 
effective  ;  mais  les  droits  réciproques  des  anciens  et  des 
nouveaux  habitants  ont  été  également  réglés  par  des  transac- 
tions. Cette  fois  encore,  les  Doriens  se  sont  disséminés  dans 
différentes  localités  et  s'y  sont  mêlés  à  la  population  primitive. 
Le  centre  du  troisième  état  dorien  était  le  bassin  de 
rinachos ,  qui  fut  regardé  comme  le  lot  de  l'aîné  des  Héra- 
chdes  '.  En  effet,  l'Etat  qui  se  fonda  sur  les  débris  du  royaume 
de  Mycènes  hérita  de  la  gloire  que  cette  ville  devait  à  la  puis- 
sance des  Atrides.  Le  berceau  de  l'Argos  dorienne  était  sur  la 
côte,  à  l'endroit  où,  parmi  les  marécages  qui  séparent  l'em- 
bouchure ensablée  de  l'Inachos  du  lit  moins  desséché  de 
l'Erasinos,  s'élève  une  terrasse  plus  consistante.  C'est  là  quo 
les  Doriens  avaient  leur  camp  et  les  objets  de  leur  culte,  là 
que  leur  chef  Téménos  était  mort  et  avait  été  inhumé,  avant 
d'avoir  vu  son  peuple  complètement  maître  de  la  vallée  haute  : 
aussi  son  nom  resta  à  ce  lieu  appelé  depuis  lors  Téménion-. 
La  situation  du  Téménion  montre  que  les  châteaux-forts  et  les 
délilés  de  l'intérieur  ont  été  longtemps  défendus  avec  une 
énergie  opiniâtre  par  les  Achéens,  de  sorte  que,  pendant  tout 


*)  E.  CuRTius,  op.  cit.,  II,  p.  346. 

-)  Strau.,  p.  368.  E.  CuRTius,  o^j.  cit.,  II,  p.  154. 


PRISE    DE    POSSESSION  DES    DORIEXS  191 

ce  temps,  les  Doriens  étaient  forcés  de  se  contenter  d'une  place 
désavantageuse  à  tous  égards.  En  effet,  toute  la  bordure  du 
littoral  n'est  devenue  habitable  qu'à  la  longue  et,  d'après 
Aristo  te  \  sa  nature  marécageuse  est  la  principale  raison  pour 
laquelle  la  capitale  des  Pélopides  fut  placée  si  avant  dans  la 
vallée  haute.  Mais  les  progrès  de  la  puissance  dorienne  firent 
de  la  citadelle  escarpée  de  Larisa  le  centre  politique  du  pays, 
et  l'Argos  pélasgique  assise  au  pied  de  la  forteresse ,  Argos , 
l'endroit  le  plus  anciennement  habité  de  la  contrée,  redevint 
la  capitale.  Elle  fut  la  résidence  des  souverains  issus  de  Té- 
ménos,  et  le  point  d'appui  qui  assura  l'extension  de  leur 
puissance  ^. 

Cette  extension  s'opéra,  cette  fois  encore,  non  pas  ^ous 
forme  de  conquête  régulière  et  par  la  ruine  des  colonies  anté- 
rieures, mais  par  la  dissémination  de  communes  doriennesqui 
s'installèrent  sur  les  points  importants,  entre  la  population 
ionienne  et  la  population  achéenne.  Ce  mouvement  lui-même 
s'effectua  de  différentes  manières,  tantôt  de  gré,  tantôt  de  force, 
et  rayonna  dans  deux  directions,  vers  la  mer  de  Corinthe,  d'une 
part,  et  de  l'autre,  vers  le  golfe  Saronique. 

Des  cols  peu  élevés  relient  Argos  à  la  vallée  de  l'Asopos. 
Rhégnidas  le  Téménide  ^  conduisit  des  bandes  dorieiines  dans 
la  vallée  haute  où  florissait,  sous  la  protection  de  Dionysos, 
la  vieille  cité  ionienne  de  Phlionte  ;  Phalcès  envahit  la  vallée 
basse  à  l'issue  de  laquelle  s'élevait,  sur  un  magnifique  plateau, 
Sicyone,  l'antique  capitale  du  littoral  connu  sous  le  nom 
d'JEgialée  *.  D'un  côté  comme  de  l'autre,  il  doit  y  avoir  eu  un 
partage  à  l'amiable  du  territoire  ;  il  en  fut  de  même  dans  la 
ville  voisine  de  Phlionte,  Cléonae.  Personne,  à  la  vérité,  ne 
croira  que,  dans  des  pays  peu  étendus  et  très  populeux,  on 
ait  pu  prendre  des  terres  sans  possesseurs  pour  satisfaire  les 
étrangers,  ni  que  les  anciens  propriétaires  fonciers  aient  aban- 
donné de  bonne  grâce  leur  patrimoine  ;  mais  la  tradition  veut 

*)  Aristot.,  Meteorol.,  I,  14,  15  (p.  56  Ideler). 

2)  Prise  d'Argos  par  Déiphonle  (Poly.en.,  II,  12), 

3)  Pausan.,  II,  13,  1. 

*)  Pausan.,  11,6,7.  Sur  l'ancienne  dynastie  sicyonienne,  V.  Pe^ojjonne^o^, 
11^  484.  L'ancienne  Sicyone  était  phénicienne  ;  de  là  le  surnom  de  (xaxàpwv 
eôpavov  (Ibid.,  p,  583). 


192  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

dire  que  quelques  familles  riches  furent  seules  obligées  de 
s'expatrier,  tandis  que  le  reste  de  la  population  demeura  dans 
le  même  état  et  n'eut  pas  à  souffrir  de  la  révolution  politique. 
Le  goût  de  l'émigration,  qui  s'empara  des  familles  ioniennes 
dans  tout  le  nord  de  la  péninsule,  facilita  la  transformation  du 
pays.  Elles  étaient  poussées  vers  les  horizons  lointains  par 
un  pressentiment  vague  qui  leur  faisait  entrevoir,  au  delà  de 
la  mer,  un  séjour  plus  beau  et  un  avenir  plus  brillant.  C'est 
ainsi  qu'Hippasos,  l'ancêtre  de  Pythagore,  quitta  avec  les  siens 
l'étroite  vallée  de  PhUonte  pour  aller  chercher  à  Samos  une 
nouvelle  patrie  '. 

L'émigration  rendit  disponibles,  sur  toute  l'étendue  dulitto- 
ral,  de  bonnes  terres  labourables,  et  les  gouvernements  des 
petits  Etats,  qui  restèrent  enfonctionsou  remplacèrent  les  émi- 
grés, purent  les  partager  en  lots  et  les  donner  auxmembres  de  la 
race  conquérante.  Ceux-ci,  en  effet,  ne  tenaientpasàrenverser 
les  anciennes  institutions  et  à  faire  prévaloir  de  nouveaux 
principes  politiques  ;  ils  voulaient  seulement  une  portion  de 
terre  suffisante  pour  eux  etleurs  familles,  et  avec  cela  des  droits 
civiques.  On  prolita  de  l'analogie  qu'olfraient  les  cultes  des 
deux  peuples  pour  arriver  à  une  entente  pacifique.  Ainsi,  la 
tradition  de  Sicyone  dit  positivement  que  les  Héraclides  y 
régnaient  déjà  depuis  fort  longtemps;  que,  pour  ce  motif, 
Phalcès,  lorsqu'il  eut  envahi  le  pays  avec  ses  Doriens,  avait 
laissé  sur  le  trône  la  famille  régnante  et  s'était  entendu  avec 
elle  par  voie  de  transaction  j^acifique. 

La  côte  du  golfe  Saronique  fut  visitée  par  deux  corps  d'armée 
partis  d'Argos  sous  la  conduite  de  Déiphonte  et  Agaeos,  qui 
rendirent  doriennes  les  vieilles  cités  ioniennes  d'Epidaurc 
et  de  Trœzène  -;  puis,  d'Epidaure,  l'expédition  pénétra  dans 
l'isthme  où  l'occupation  de  l'importante  ville  de  Corinthe,  la 
clef  de  toute  la  péninsule,  clôt  la  série  des  établissements  fondés 
par  les  Téménides. 

')  Pausan.  II,  13,2,  . 

2)  Déiphonte  (Pausan.,  II,  26,  1).  Le  fondateur  de  Trœzène  est  appelé 
tantôt  Agélaos  (Apollod.,  II,  8,  5),  Agrfpos  (Ephor.  ap.  Strab..  p.  389), 
ArgcTOs  (Palsax.,  II,  28,  3),  Agfcos  (Nicol.  Dam,,  fr.  38  ap.  Fr.  Eist. 
Grxc.  m,  p.  376). 


PRISE    DE    POSSESSION    DES   DORIENS  i93 

Ces  établissements  forment,   sans  contredit,   la  partie  la 
plus  brillante  des  expéditions  doriennes  dans  le  Péloponnèse. 
Grâce àl'énergiedesDoriens  et  de  leurs  chefs  lesHéraclides,qui 
ont  dû  se  réunir  en  assez  grand  nombre  pour  ces  entreprises, 
toutes  les  parties  d'un  pays  si  morcelé  avaient  été  occupées 
avec  un  plein  succès,  et  la  nouvelle  Argos,  dont  le  territoire 
s'étendait  depuis  l'ile  de  Gythère  jusqu'à  la  frontière  attique, 
était  bien  supérieure  aux  colonies  plus  modestes  assises  sur 
les  bords  du  Pamisos  et  de  l'Eurotas.  Bien  que  les  États  de  la 
péninsule  n'eussent  pas   été  partout  créés  de  toutes  pièces 
par  les  chefs  dorions,  tous  cependant,  en  recevant  dans  leur 
sein  un  noyau  de  Doriens  qui  formaient  la  partie  résistante 
et  prédominante  de  la  population,  avaient  pris  un  caractère 
uniforme. 

L'initiative  de  cette  transformation  était  partie  d'Argos  : 
aussi,  toutes  ces  colonies  restaient  attachées  à  la  métropole 
par  les  liens  d'une  dépendance  filiale,,  et  nous  pouvons  con- 
sidérer Argos,  Phlionte,  Sicyone,  Trœzène,  Epidaure  et 
Corinthe  comme  une  hexapole  dorienne  qui,  aussi  bien  que 
celle  de  Carie,  constituait  un  état  fédéral  \ 

Ceci  même  n'était  pas  une  organisation  absolument  nou- 
velle. Au  temps  des  Achéens,  Mycènes  avec  son  Héraeon 
avait  été  le  centre  du  pays  ;  c'est  dansl'Hérseon  qu'Agamemnon 
avait  reçu  l'hommage  de  ses  vassaux.  Aussi,  c'était  encore  la 
déesse  Hêra  qui,  disait-on,  avait  précédé  les  Téménides  à 
Sicyone,  lorsque  ceux-ci  songèrent  à  rétablir  entre  les  villes 
une  union  disparue  ^  Ainsi,  cette  fois  encore,  le  nouvel  ordre 
de  choses  parut  continuer  d'anciennes  traditions. 

Désormais  cependant,  le  centre  de  la  confédération  fut  le 
culte  d'Apollon,  que  les  Doriens  trouvèrent  déjà  établi  à 
Argos  et  qu'ils  fondèrent  à  nouveau  en  le  consacrant  spécia- 
lement au  dieu  de  Delphes  ou  de  Pytho,  à  la  protection 
duquel  ils  devaient  leur  gloire  et  leurs  succès.  Les  villes 
envoyaient  chaque  année  leurs  offrandes  au  temple  d'Apollon 
Pythaeys  qui  s'élevait  dans  l'enceinte  d'Argos,   au  pied  de 

*)  Hexapole  dorienne  (six  principautés  vassales),  voy.  Niebuhr,  Alte  Ges- 
chichte, I,  283. 

*)  "Ilpa  Ttpoôpoixîa  (Pausan.,  II,  11,  2). 

13 


194  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

Larisa  ;  la  métropole,  elle,  avait  l'administration  du  sanctuaire 
et,  par  là,  les  prérogatives  d'un  chef-lieu  *, 

Toutefois,  la  grandeur  d'Argos  et  l'éclat  de  ses  nouvelles 
institutions  était  pour  elle  un  avantage  dangereux.  Elle  ne 
pouvait  en  effet  étendre  sa  puissance  sans  la  diviser,  et  la 
configuration  physique  de  l'Argolide,  qui,detouteslescontrées 
duPéloponnèse,  est  la  plus  capricieusement  découpée,  poussait 
au  morcellement. 

Pour  ce  qui  concerne  les  affaires  intérieures,  les  différents 
Etats  offraient  également  des  aspects  très  divers,  selon  la 
situation  qu'avaient  prise  vis-à-vis  l'une  de  l'autre  l'ancienne 
et  la  nouvelle  population.  En  effet,  là  où  la  force  des  armes 
avait  assuré  le  triomphe  des  Doriens,  les  anciens  habitants 
furent  dépouillés  de  leurs  droits  et  de  leurs  propriétés  :  il  se 
forma  un  Etat  achéo-dorien  qui  ne  reconnut  d'autres  citoyens 
que  les  membres  des  trois  tribus. 

Toutefois,  les  choses  se  passèrent  en  général  autrement. 
Dans  les  pays  qui  jouissaient  depuis  longtemps  d'un  bien-être 
alimenté  par  l'agriculture,  l'industrie  et  le  commerce,  comme 
Phlionte  et  Sicyone,  la  population  ne  se  laissa  pas  complète- 
ment, ou  au  moins  ne  se  laissa  pas  longtemps  opprimer  et 
annihiler.  Elle  ne  fut  pas  réduite  à  l'état  de  masse  inerte  et 
sans  nom,  mais  elle  figura  à  côté  des  trois  tribus  doriennes  , 
quoique  avec  des  droits  plus  restreints,  à  titre  de  tribu  ou 
partagée,  en  plusieurs  tribus.  Ainsi,  là  où  l'on  rencontre  plus 
de  trois  lihylx  ou  tribus,  là  où,  à  côté  des  Hyllécns,  des 
Dymanes  etdesPamphyles,oiicite  encoredes«  Ilyrnéthicns  », 
comme  à  Argos,  ou  des  «  Jîgialéens  »  (habitants  de  la  plage), 
comme  à  Sicyone,  ou  une  «  Chthonophyle  »,  nom  que  portait 
peut-être  à  Phlionte  la  tribu  des  indigènes  -^  on  peut  admettre 
que  les  envahisseurs  doriens  n'ont  pas  tenu  l'ancienne  popu- 
lation complètement  en  dehors  de  la  nouvelle  république, 
mais  lui  ont  accordé  tôt  ou  tard  une  certaine  somme  de  droits. 
Si  minimes  qu'aient  été  ces  droits,  ils  eurent  des  conséquences 

1)  Paus.,  II.  35,  2.  Thucyd.,  V,  58.  0.  Mueller,  Doricr,  I,  153. 

2J  TpvôOiot,  -/Ôûvoïf'j)//)  etc.,  V.  Hermann,  Staatsaltertli.,  §  20,  11.  C.  I. 
Gr.,  I,  p.  579.  0.  Mueller,  Dorier,  II,  GO.  —  Tô  IIa[ji.q>u>,tax6v  à  Argos 
(E.  Gurtius,  Peloponn..  II,  563). 


PUISE   DE    POSSESSION    DES   DORIENS  195. 

importantes,  et  la  présence  de  semblables  tribus  supplémen- 
taires suffit  pour  tracera  l'histoire  des  Etats  où  on  lesrencontre 
une  marche  particulière. 

Arorigine,  les  diverses  tribus  habitaient  séparément,  comme 
les  divers  corps  d'armée  dans  un  camp  :  les  Pamphyles,  les 
Dymanes  et  les  Hylléens  avaient  à  Argos  leurs  quartiers 
respectifs,  qui  gardèrent  fort  longtemps  leurs  noms.  Lorsque 
les  Hyrnéthiens  furent  admis  dans  la  cité,  ils  formèrent  un 
quatrième  quartier.  On  devine  le  temps  qu'il  fallut  aux  divers 
éléments  de  la  population  pour  se  fusionner,  quand  on  voit 
des  localités  comme  Mycènes  conserver  tranquillement  leur 
nationalité  achéenne  K  Là  vivaient,  sur  le  sol  où  elles  étaient 
enracinées,  les  anciennes  traditions  du  temps  des  Pélopides; 
là,  chaque  année,  l'anniversaire  de  la  mort  d'Agamemnon  se 
célébrait  autour  de  son  tombeau,  et  nous  voyons  encore 
au  temps  des  guerres  médiques  des  hommes  de  Mycènes  et 
de  Tirynthe  que  le  souvenir  des  héros  qui  ont  régné  sur 
leurs  pères  pousse  à  prendre  part  à  la  lutte  nationale  contre 
l'Asie. 

Voilà  donc  trois  Etats  nouveaux  fondé  s  dans  le  sud  et  l'est  de 
la  péninsule  sous  l'influence  dorienne,  la  Messénie,  laLaconie 
et  Argos  ;  Etats  qui  diffèrent  déjà  considérablement  par  leurs 
premières  bases  et  qui  suivent  des  directions  très  diver- 
gentes. 

A  la  même  époque  se  produisirent,  sur  un  théâtre  éloigné, 
la  côte  occidentale,  de  grands  et  décisifs  changements.  Les 
Etats  qu'Homère  place  au  nord  et  au  midi  de  l'Alphée  furent 
renversés  ;  des  familles  étoliennes,  qui  vénéraient  Oxylos  comme 
leur  ancêtre,  fondèrent  de  nouveaux  royaumes  sur  le  domaine 
des  Epéens  et  des  Pyliens.  Il  n'y  a  point  entre  ces  fondations 
et  les  expéditions  des  Doriens  de  corrélation  palpable,  et  la 
légende  d'Oxylos  stipulant  d'avance  avec  les  Doriens,  pour 
prix  de  ses  services,  la  cession  de  la  contrée  occidentale,  est 
un  conte  fabriqué  plus  tard.  On  reconnaît  la  date  relativement 
récente  de  ces  légendes  et  d'autres  semblables  à  la  façon  dont 


*)  Mycènes  et  Tirynthe  gardent  le  caractère  de  cités  achéennes  (0.  Muel- 
LER,  Dorier,  1,  175,  Schiller,  op.  cit.,  p.  13). 


196  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

elles  racontent  la  nouvelle  colonisation  de  la  péninsule,  qu'elles 
présentent  comme  une  vaste  entreprise  méthodiquement  pour- 
suivie. C'est  là  une  idée  que  démentent  complètement  les  faits 
historiques.  Lorsqu'on  nous  raconte  que  le  guide  des  Doriens, 
au  lieu  de  les  conduire  par  le  chemin  commode  du  littoral,  les 
mena  adroitement  tout  au  travers  de  l'Arcadie,  de  peur  qu'en 
voyant  le  pays  cédé  à  Oxylos  ils  ne  lui  portassent  envie  ou 
même  ne  manquassent  à  leur  parole,  ce  trait  légendaire  n'a 
été  imaginé  que  pour  expliquer  comment  l'Elide  put  pour- 
suivTe  ses  destinées  à  part,  en  dehors  de  l'invasion  dorienne  ; 
et  l'on  comprend  cette  préoccupation  quand  on  songe  que, 
depuis  le  détroit  de  Rhion  jusqu'à  Navarin,  tout  le  littoral 
occidental  est  composé  de  vastes  et  fertiles  campagnes  comme 
on  n'en  trouverait  guère  ailleurs  en  Grèce  *. 

Le  terrain  le  plus  fertile  en  céréales  se  trouve  au  pied  de 
l'Erymanthos  :  c'est  une  large  plaine,  arrosée  parle  Pénéios, 
entourée  de  coteaux  plantés  de  vignes,  tournée  vers  des 
groupes  d'iles  adjacentes.  A  l'endroit  où  le  Pénéios  débouche 
des  montagnes  d'Arcadie  dans  cette  vallée,  sur  la  rive  gauche 
du  fleuve,  s'élève  une  hauteur  imposante  d'où  le  regard  erre 
librement  sur  la  terre  et  la  mer,  et  qui,  pour  cette  raison,  reçut 
au  moyen-âge  le  nom  de  Kalaskope  ou  Belvédère.  C'est  cette 
hauteur  que  les  émigrés  étoliens  choisirent  pour  y  asseoir 
le  château  de  leurs  princes  ;  elle  devint  la  résidence  des 
Oxylides  et  de  leurs  compagnons,  qui  eurent  en  partage  les 
meilleures  terres  ^ 

Delà,rEtatétolien,  sous  le  nom  géographique d'Elide,  s'éten- 
dit au  midisurtoute  la  vallée  où  jadis,  sedisputantla  possession 
del'Alphée,  les  EpéensetlesPyliens  s'étaient  livré  ces  combats 
que  Nestor  aimait  tant  à  raconter.  Au  moment  où  s'écroulait 
l'empire  maritime  des  Néléides,  attaqué  au  sud  par  les  Doriens 
de  Messénie,  au  nord  parles  Epéens,  on  vit  sortir  de  l'inté- 
rieur  de  la  péninsule    des   tribus   éoliennes,   des  Minyens 

*)  Histoire  locale  de  FElide  (E.  Curtius,  Peloponnesos,  II,  14  sqq.  Schil- 
ler, Stämme  und  Staaten  Griechenlands .  Erlangen,  1855).  Immigration 
£X  KocX'jocovîa;  xai  AlTw).''a;  tri?  ccXXyj;  (PaüS.,  V,  1). 

-)  ^HXi;  Otco  '0?'j>>ou  auvotxia-Oeîia  (Strab.,  p.  463.  Paus.,  V,  4).  Sur  le 
château  d'Elis,  v.  E.  Ccrtius  Peloponnesos,  II,  25. 


PRISE    DE    POSSESSION   DES    DORIEXS  ]  97 

qui,  chassés  du  Taygète,  occupèrent  les  montagnes  pro- 
jetées par  le  massil  arcadien  vers  la  mer  de  Sicile  '.  Là, 
ils  s'installèrent  dans  six  villes  fortes,  unies  entre  elles 
par  un  culte  commun  de  Poseidon  :  Macistos  et  Lépréos 
étaient  les  plus  considérables.  Ainsi  se  fonda,  entre  l'Alphée 
et  la  Néda,  dans  ce  qu'on  appela  plus  tard  la  Triphylie  ou 
«  terre  des  trois  tribus  »,  un  nouvel  Etat  minyen. 

Enfin,  la  vallée  de  l'Alphée  devint ,  elle  aussi,  le  berceau 
d'un  nouvel  Etat,  car  un  ramassis  de  familles  achéennes, 
conduites  par  Agorios  d'Héliké,  s'associèrent  avec  des  familles 
étoliennes  et  y  fondèrent  l'état  de  Pisa-.  Ainsi  se  formèrent 
sur  la  côte  occidentale,  en  partie  par  suite  de  l'invasion  des 
tribus  du  nord,  en  partie  par  le  concours  d'émigrés  venus 
d'autres  contrées  de  la  péninsule,  trois  Etats  nouveaux  :  de 
sorte  que,  peu  à  peu,  tout  le  littoral  du  Péloponnèse  se  trouva 
repeuplé  et  partagé  à  nouveau.  Seul,  le  centre  de  la  péninsule 
ne  subit  aucune  modification  essentielle  et  garda  son  ancienne 
physionomie. 

L'Arcadie  passait  aux  yeux  des  anciens  pour  une  terre 
pélasgique  par  excellence  ;  c'est  là,  croyait-on,  que  les  mœurs 
primitives  des  autochthones  s'étaient  conservées  le  plus  long- 
temps, et  que  les  choses  étaient  restées  le  plus  complètement 
livrées  à  elles-mêmes.  Cependant,  les  légendes  locales  elles- 
mêmes  indiquent  clairement  que  ce  pays,  lui  aussi,  a  été 
visité  à  plusieurs  reprises  par  des  immigrations  qui  ont 
rompu  la  monotonie  de  la  vie  pélasgique  ^  et  ont  produit 
un  mélange  de  tribus  de  souche  et  de  caractère  différents. 
On  reconnaît  qu'il  y  a  eu  là  aussi  une  époque  d'élaboration  qui, 
comme  dans  tous  les  autres  pays  de  la  Grèce,  a  donné  le  branle 
ail  mouvement  historique. 

Après  Pélasgos  et  ses  iils,  Areas,  le  patriarche  des  Arca- 
diens,  marque  une  nouvelle  ère  dans  l'histoire  primitive  du 
pays.  Or,  on  trouve  des  Arcadiens  en  Phrygie  et  en  Bithynie, 

»)  Herod.,  IV,  148.  E.  CuRTius,  ibid.,  II,  77. 

-)  E.  CuRTius,  Peloponnesos,  II,  47. 

^)  Pélasges  et  Arcadiens  (E.  CuRTius.op.  cit.,  1,159).  Cette  opposition  de 
race  est  contestée,  sans  motifs  suffisants,  par  Schiller  (p.  15  sqq.)  et  par 
BuRSiAN  [Geograph.,  II,  188). 


198  HISTOIRE    DU   PÉLOPONNÈSE 

ainsi  qu'en  Crète  et  à  Cypre  '.  D'autre  part,  que  des  colons, 
originaires  des  îles  et  des  côtes  de  la  mer  d'Orient,  aient  péné- 
tré dans  les  montagnes  du  Péloponnèse,  pour  s'y  établir  dans 
des  vallées  fertiles,  c'est  là  un  fait  démontré  par  des  rapports 
de  plus  d'une  espèce.  Les  légendes  accréditées  en  Crète  sur 
Zeus  se  répètent  avec  une  parfaite  exactitude  sur  le  Lycée 
arcadien  :  Tégée  et  Gortys  sont  des  villes  Cretoises  aussi  bien 
qu'arcadiennes  et  ont  de  part  et  d'autre  mêmes  cultes  ;  Tégée 
est  rattachée  à  Paphos  par  de  vieilles  légendes,  et  il  n'est  pas 
jusqu'au  dialecte  de  Cypre  qui  n'ait  avec  celui  de  l'Arcadie 
une  grande  ressemblance  ".  On  connaissait  des  Arcadiens  qui 
naviguaient  dans  la  mer  d'Orient  et  dans  celle  d'Occident,  et 
Nauplios,  le  héros  du  plus  ancien  port  péloponnésien,  figure 
comme  serviteur  des  rois  de  Tégée,  à  la  maison  desquels  ap- 
partiennent aussi  des  Argonautes  comme  Ancaeos. 

Ce  sont  là  des  vestiges  d'anciennes  traditions,  qui  prouvent 
que  Je  centre  du  Péloponnèse  n'est  pas  resté  si  isolé  et  si 
impénétrable  qu'on  le  croit  généralement.  On  voit  que,  là 
aussi,  ont  eu  lieu  des  immigrations  par  suite  desquelles  les 
districts^  ruraux  se  sont  transformés  en  une  série  de  villes, 
notamment  dans  les  vallées  encaissées  du  versant  oriental,  où 
chaque  ville  trouva  son  domaine  tracé  par  des  frontières  natu- 
relles, comme  Phénéos,  Stymphalos,  Orchoménos,  Clitor,  et 
les  satellites  de  Tégée,  Mantinée,  Aléa,  Caphia»  et  Gortys.  Au 
sud-ouest  de  l'Arcadie  ,  sur  les  pentes  boisées  du  Lycée  et 
dans  la  vallée  de  rAlphée,il  existait  aussi  d'antiques  acropoles, 
comme  Lycosoura;  mais  ces  citadelles  ne  sont  jamais  devenues 
pour  les  contrées  environnantes  des  centres  politiques''.  Les 
communes  restèrent  éparses,  sans  autre  solidarité  que  le  lien 
assez  lâche  de  la  fédération  cantonale. 

Ainsi,  l'Arcadie  n'était  qu'un  groupe  nombreux  de  districts 
urbains  et  ruraux.  Les  premiers  étaient  les  seuls  qui  pussent 

^)  'ApxaSîçt^^  Crète  (Steph.  Byz.)  :  Paphos,  à  Cypre,  est  une  colonie  des 
Tégéales  (Paus.,  VIII,  '6). 

^)  Parenté  du  dialecte  arcadien  avec  le  dialecte  cypriote  (G.  Curtius  , 
Gœtting.  Nachr.,  Nov.  1862.  Brandis,  Monatsber.  der  Berlin.  Ahacl., 
1873,  p.  645  sqq.). 

3)  Différence  entre  l'Arcadie  orientale  et  l'Arcadie  occidentale,  entre  les 
cantons  urbains  et  les  cantons  ruraux  (E.  Curtius,  Peloponnesos,  I,  172). 


PRISE    DE    POSSESSTON    DES    DORIENS  199 

jouer  un  rôle  historique,  surtout  Tégée  qui,  située  dans  la 
partie  la  plus  fertile  du  grand  plateau  arcadien,  doit  s'être 
attribué  de  longue  date  sur  les  autres  une  certaine  hégémonie. 
Aussi  était-ce  un  roi  de  Tégée,  Échémos,  le  «  Tient-ferme  », 
qui  passait  pour  avoir  barré  aux  Doriens  l'entrée  de  la  pénin- 
sule ^  Cependant,  les  Tégéates  n'ont  jamais  réussi  non  plus  à 
faire  de  tout  le  pays  un  seul  corps.  Il  est  trop  accidenté,  trop 
varié,  trop  divisé  par  de  hautes  chaînes  de  montagnes  en  un 
grand  nombre  déportions  nettement  séparées,  pour  avoir  eu 
une  histoire  d'ensemble.  Il  y  avait  simplement  certains  cultes, 
certaines  fêtes,  qui  entretenaient  des  usages  et  des  principes 
communs  à  tout  le  peuple;  c'était,  dans  la  région  du  nord,  le 
culte  d'Artémis  Ilymnia,  au  sud,  celui  de  Zeus  Lycceos,sur  le 
Lycée  ,  dont  la  cime  était  vénérée,  depuis  le  temps^  des 
Pélasges,  comme  la  montagne  sainte  du  peuple  arcadien-. 

Tel  était  l'état  du  pays  lorsque  les  Pélopides  fondèrent  leur 
royaume  ;  tel  il  resta  lorsque  les  Doriens  envahirent  la  pénin- 
sule. Hérissée  de  montagnes  abruptes,  d'un  accès  difficile, 
habitée  par  une  population  nombreuse  et  énergique,  l'Arcadie 
ne  promettait  pas  aux  chercheurs  de  terres  une  proie  facile,  et 
ne  pouvait  séduire  ceux  qui  convoitaient  les  belles  plaines  du 
midi  et  de  l'est.  D'après  la  légende,  on  leur  permit  de  passer 
librement  à  travers  les  districts  arcadiens.  Il  n'y  eut  rien  de 
changé,  si  ce  n'est  que  les  Arcadiens  se  trouvèrent  de  plus  en 
plus  séquestrés  de  la  mer  et,  par  là,  de  plus  en  plus  étrangers 
au  progrès  de  la  civilisation  hellénique. 

Si  donc  nous  jetons  un  coup  d'œil  d'ensemble  sur  la  pénin- 
sule dotée  par  l'invasion  de  sa  forme  définitive,  nous  trouvons 
d'abord  un  noyau  central  où  l'ancien  ordre  de  choses  est  resté 
intact;  en  second  lieu,  trois  contrées  qui  ont  subi  par  l'effet 
direct  de  l'invasion  une  transformation  radicale,  Lacédémone, 
la  Messénie  et  Argos;enfin,  les  deux  côtes  dunord  etdel'ouest, 
qui  n'ont  pas  été  visitées  par  les  Doriens,  mais  ou  bien  ont 
ressenti  le  contre-coup  de  leur  présence  en  servant  d'asile  aux 

1)  Herod.,  IX,  26. 

-)  Cultes  communs  (Pinder  et  Friedla.\der  ,  Beiträge  sur  älteren 
Milnskunde,  I,  85  sqq.).  Je  cherche  à  tirer  parti  des  monnaies  arcadiennes 
nnnr  restituer  l'histoire  nrimitive  du  nnvs 


pour  restituer  l'histoire  primitive  du  pays. 


200  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

anciennes  tribus  déplacées  par  eux,  comme  la  Triphylie  et 
VAchaïe,  ou  bien  ont  été  transformées  à  la  même  époque  par 
des  colons  venus  d'ailleurs,  comme  TElide. 

Telle  fut  la  complication  d'événements  qu'entraîna  l'inva- 
sion dorienne.  Les  faits  démontrent  suffisamment  qu'il  est 
impossible  d'admettre  ici  une  transformation  improvisée  d'un 
seul  coup,  comme  résultat  d'une  expédition  heureuse.  C'est 
après  de  longues  pérégrinations  des  tribus,  au  milieu  d'une 
série  de  guerres  locales  alternant  avec  des  traités,  que  peu  à 
peu  s'est  décidé  le  sort  de  la  péninsule  ;  et  c'est  seulement 
lorsque  cette  interminable  époque  de  fermentation  et  de  trou- 
bles, qui  ne  se  recommandait  au  souvenir  par  aucun  fait  posi- 
tif, fut  oubliée,  que  l'on  put  considérer  la  rénovation  de  la 
péninsule  comme  un  brusque  revirement,  d'où  le  Péloponnèse 
serait  sorti  dorien. 

Même  dans  les  trois  contrées  qui  étaient  principalement 
convoitées  et  occupées  par  les  Doriens,  la  population  ne  prit 
que  lentement  et  très  incomplètement  le  caractère  dorien. 
Comment eùt-il pu  en  être  autrement?Les  bandes  conquérantes 
elles-mêmes  n'étaient  pas  composées  de  Doriens  pur  sang, 
mais  d'un  ramassis  de  toutes  les  tribus.  De  leur  coté,  les 
chefs  revendiquaient  le  pouvoir  et  la  souveraineté  non  pas  en 
qualité  de  Doriens,  mais  comme  parents  des  princes  achéens  '. 
Aussi  Platon  lui-même  voyait-il  dans  l'expédition  des  Héracli- 
des  unrapprochement  entre  les  Doriens  et  les  Achéens,  effectué 
au  temps  des  migrations  grecques.  D'ailleurs,  une  série  de 
faits  indubitables  démontrent  à  quel  point  les  chefs  et  leurs 
troupes  étaient  loin  de  former  une  unité  naturelle  et  compacte. 
En  effet,  aussitôt  que  la  valeur  des  combattants  eut  affermi  la 
conquête,  les  intérêts  des  Héraclides  et  ceux  des  Doriens  se 
séparèrent  immédiatement,  et  il  éclata  des  discordes  qui  com- 
promirent ou  firent  manquer  le  succès  de  la  colonisation. 


*)  On  a  eu  tort  de  trouver  étrange  que  les  Doriens  se  fussent  laissés  con- 
duire et  dominer  par  des  familles  non  doriennes.  Les  exemples  ne  manquent 
pas.  Cf.  les  Molosses  sous  les  yEacides,  les  Macédoniens  sous  les  Témé- 
nides ,  les  Lyncestes  sous  les  Bacchiades ,  les  Ioniens  obéissant  à  des 
Lyciens,  etc.  Voy.  les  analogies  tirées  de  l'histoire  ancienne  et  moderne  par 
H.  Gelzer,  ap.  Rhein.  Mus.,  XXXII.  p.  262  sqq. 


PRISE   DE    POSSESSION    DES    DORIENS  201 

Les  chefs  cherchèrent  à  fondre  l'une  avec  l'autre  l'ancienne 
et  la  nouvelle  population,  pour  asseoir  leur  domination  sur 
une  hase  plus  large  et  se  rendre  plus  indépendants  de  la  solda- 
tesque dorienne.  Partout  nous  retrouvons  les  mêmes  phéno- 
mènes, particulièrement  faciles  à  observer  en  Messénie.  En 
Laconie  même,  les  Héraclides  se  font  détester  de  leurs  soldats 
en  voulant  traiter  la  population  non-dorienne  sur  le  même  pied 
que  les  Dorieng,  et  en  Argolide  nous  voyons  l'Héraclide 
Déiphonte,  dont  le  nom  est  tout  à  fait  ionien,  uni  à  Hyrnétho 
qui  personnifie  la  population  primitive  du  littoral  '.  C'est 
ce  même  Déiphonte  qui,  en  dépit  des  autres  Héraclides  et  des 
Doriens,  aide  à  élever  le  trône  des  Téménides  à  Argos  :  cette 
fois  encore,  la  nouvelle  royauté  a  évidemment  pour  point 
d'appui  la  population  anté-dorienne. 

Ainsi  se  rompit,  dans  les  trois  contrées  conquises  de  lapénin- 
sule,  aussitôt  après  la  prise  de  possession,  le  lien  qui  unissait 
les  Héraclides  et  les  Doriens.  Les  institutions  politiques  qui 
vinrent  ensuite  réagirent  contre  l'esprit  dorien,  et  si  l'on  vou- 
lait que  le  nouvel  élément  de  vitalité  introduit  dans  le  pays  en 
fécondât  le  sol,  il  fallait  une  sage  législation  pour  aplanir  les 
contrastes  et  pondérer  les  forces  qui  menaçaient  de  s'user  les 
•unes  contre  les  autres.  Le  premier  exemple  fut  donné  hors  de 
la  péninsule,  en  Crète  2. 

Les  Doriens  abordèrent  en  nombre  considérable  d'Argos  et 
de  Laconie  en  Crète,  et  bien  que,  d'ordinaire,  des  îles  et  des 
côtes  ne  fussent  pas  le  terrain  de  prédilection  des  Doriens,  qui 
par  instinct  ne  pouvaient  pas  plus  supporter  le  contact  de  la 
mer  que  les  Ioniens  ne  pouvaient  s'en  passer,  cette  fois,  il  en 
fut  autrement.  C'est  que  la  Crète  est  plutôt  un  continent 
qu'une  île.  Grâce  à  l'abondance  de  ressources  de  toute  espèce 
qui  distingue  le  pays,  les  villes  Cretoises  purent  se  préserver 
de  l'agitation  tumultueuse  des  villes  maritimes  et  développer 
dans  une  atmosphère  plus  calme  les  nouveaux  germes  de  vie 
apportés  dans  l'île  par  les  Doriens.  Ceux-ci  vinrent,  cette  fois 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  194. 

^)  Politique  divergente  des  Héraclides  et  des  Doriens  (Platon,  Legg., 
p.  928.  Hermann,  dans  les  Yerhandl.  der  Alte^iburger  Philol.-Yer Samm- 
lung, 185i,  p.  38). 


202  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

encore,  en  conquérants.  Groupés  en  corps  d'armée,  ils  subju- 
guèrent les  insulaires  qu'aucun  lien  ne  tenait  unis.  Nous 
trouvons  des  tribus  doriennes  à  Cydonia,  le  premier  point 
stratégique  qui  se  trouva  à  la  portée  des  envahisseurs  venant 
de  Cythère.  Ensuite,  Cnosos  et  surtout  Lyctos,  dont  la  popu- 
lation dorienne  se  disait  originaire  de  Laconie,  furent  les 
principaux  boulevards  delà  nouvelle  colonisation. 

Les  Doriens  arrivaient  là  dans  un  pa3^s  d'ancienne  civilisa- 
tion, civilisation  dont  la  sève  n'était  pas  épuisée  i.  Ils  trou- 
vèrent d'antiques  villes  avec  des  constitutions  qui  avaient  subi 
l'épreuve  du  temps  et  des  familles  rompues  à  l'art  de  gouver- 
ner. L'Etat  et  la  religion  y  avaient  conservé,  loin  des  troubles, 
leur  entente  première,  et,  entre  autres,  la  religion  d'Apollon, 
cultivée  par  d'anciennes  familles  sacerdotales,  y  avait  exercé 
dans  toute  sa  plénitude,  sur  les  esprits  et  les  mœurs,  l'heu- 
reuse influence  qui  lui  était  propre.  Les  Doriens  n'apportèrent 
avec  eux  que  leur  courage  impétueux  et  leurs  vaillantes  lances  ; 
pour  tout  ce  qui  regarde  l'art  de  gouverner  et  la  législation,  ce 
n'étaient  que  des  enfants  en  comparaison  de  l'aristocratie 
Cretoise.  Ils  exigèrent  du  terrain  et  laissèrent  à  d'autres  le 
soin  de  trouver  le  moyen  de  satisfaire  à  leurs  exigences  :  car 
ils  ne  tenaient  pas  le  moins  du  monde  à  renverser  les  ancien- 
nes constitutions.  Du  reste,  on  voit  que  les  Doriens  n'ont  pas 
tranché  dans  le  vif  avec  l'insolence  de  soldats  victorieux, 
qu'ils  n'ont  pas  bouleversé  l'ancien  ordre  de  choses  et  fondé 
de  nouveaux  Etats,  par  ce  seul  fait  que,  nulle  part,  les  insti- 
tutions de  la  Crète  dorienne  ne  sont  attribuées  à  un  législateur 
dorien.  Au  contraire,  Aristote  atteste  que  les  habitants  de  la 
ville  Cretoise  de  Lyctos,  où  les  institutions  doriennes  avaient 
pris  le  plus  de  développement,  avaient  conservé  les  habitudes 
du  pays.  La  tradition,  d'une  voix  unanime,  n'admettait  entre 
l'époque  dorienne  et  l'âge  anté-dorien  ni  solution  de  continuité 
ni  lacune;  c'est  pourquoi  tout,  l'ancien  comme  le  nouveau, 
pouvait  être  rattaché  au  nom  de  Minos,  le  représentant  de  la 
civilisation  Cretoise  -. 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  82. 

^)  Colonisation  de  la  Crète.  Éléments  phéniciens   à  Cnosos  (Trieber, 
Untersuch,    über  spartatiische    Yerfassxmg ,    p.  96).    La  plus  ancienne 


PRISE   DE    POSSESSION   DES   DORIENS  203 

Les  familles  patriciennes,  qui  faisaient  remonter  leurs  droits 
aux  temps  des  rois,  restèrent  en  possession  du  pouvoir.  C'est 
parmi  elles  que,  dans  les  différentes  villes,  furent  pris,  comme 
par  le  passé,  les  dix  gouverneurs  suprêmes,  les  Kosmoi  *;  c'est 
de  leur  sein  qu'était  tiré  le  Sénat ,  dont  les  membres  étaient 
élus  à  vie  et  irresponsables.  Ces  familles  se  trouvaient  à  la  tête 
des  villes  lorsque  les  Doriens  envahirent  le  pays.  Elles  ont  con- 
clu a\ec  eux  des  traités  qui  donnaient  satisfaction  aux  intérêts 
des  deux  parties  ;  elles  ont  su  utiliser  à  leur  profit  les  forces 
étrangères  en  assignant  aux  nouveaux-venus  une  portion  suffi- 
sante des  terres  dont  l'Etat  pouvait  disposer,  moyennant  quoi 
ceux-ci  s'obligeaient  au  service  militaire,  avec  le  droit  toutefois 
de  prendre  part,  en  qualité  de  défenseurs  de  la  société,  aux 
délibérations  les  plus  importantes,  notamment  lorsqu'il  s'agis- 
sait de  la  paix  ou  de  la  guerre  2, 

Les  Doriens  furent  incorporés  dans  l'Etat  à  titre  de  caste 
guerrière.  En  conséquence,  les  jeunes  garçons,  lorsque  l'âge 
était  venu,  passaient  sous  la  discipline  de  l'Etat  :  ils  étaient 
réunis  en  troupes,  exercés  réglementairement  et  dressés  au 
maniement  des  armes  dans  des  gymnases  publics,  endurcis  par 
un  régime  sévère  et  préparés  par  des  jeux  guerriers  aux  luttes 
sérieuses.  On  se  proposait  d'entretenir  ainsi,  loin  de  toute 
influence  énervante,  le  tempérament  belliqueux  particulier  à  la 
race  dorienne  ;  cependant,  il  se  mêla  à  ces  habitudes  des  usages 
Cretois,  entre  autres,  l'exercice  de  l'arc,  qui  était  à  l'origine 
étranger  aux  Doriens.  Les  jeunes  gens  adultes  et  les  hommes 
devaient  avant  tout,  même  lorsqu'ils  avaient  une  famille,  se 
considérer  comme  des  compagnons  d'armes,  prêts  à  partir  à 
tout  moment,  ni  plus  ni  moins  que  dans  un  camp.  C'est  pour- 
quoiils  s'asseyaient  par  troupes,  dans  l'ordre  qu'ils  avaient  sous 

colonie  Spartiate  en  Crète  est  Lyctos  (Polyb.,  IV,  54).  Gortys,  colonie 
laconienne  (Hoeck,  Kreta,  II,  p.  433).  ol  AuxTtoi  xwv  AaxeôatfAovîwv  a7iotv.ot  • 
xaTé)-aêov  o'ot  irpb;  ttiV  auotxtav  èXOôvxeç  tr]v  T(i|tv  twv  v6[jiwv  iiTiâp-^ouaav  £v 
TOï;  tôte  xaTotxo'jcriv  5cô  xat  vGv  ol  Tiepi'otxot  xbv  ayrov  TpoTtov  -/pwvxai  a'jtoî;,  wç 
xatacry.E-jâcravxo!;  Mtvw  tV  -uâ^tv  xwv  vôfxwv    (Aristot.,  Polit.,  p,  50). 

*)  Les  K6(7[jioi  sont  choisis  èx  Ttvwv  ycvwv,  les  yépovTSç,  ex  xûv  xsxoafJiYixÔTwv 
(Aristot.,  Polit.,  52,  11). 

2)  Sur  les  institutions  féodales  de  la  Crète,  v.  Erdmannsdoerfer,  Preuss. 
Jahrbb.,  1870,  p.  139. 


204  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

les  araies,  au  banquet  quotidien  des  hommes,  et  couchaient  de 
la  mémo  façon  dans  des  dortoirs  communs.  Les  frais  étaient 
payéspai-rÉtat  avecles  fondsprovenant  d'une  caisse  commune. 
Pour  remplir  cette  caisse  ,  chacun  abandonnait  la  dîme  de 
ses  récoltes  à  l'association  à  laquelle  il  appartenait,  et  celle-ci 
la  versait  dans  la  caisse  de  l'Etat.  A  ce  prix,  l'Etat  se  chargeait 
de  l'entretien  des  guemers  et  même  des  femmes  qui  gardaient 
la  maison,  avec  les  enfants  etlesdomestiques,  en  temps  de  paix 
comme  en  temps  de  guerre.  On  le  voit,  c'est  un  arrangement 
réglé  par  voie  de  contrat  entre  les  anciens  et  les  nouveaux 
membres  de  l'Etat. 

Mais,  pour  que  rien  ne  vînt  distraire  de  sa  tâche  la  caste 
guerrière,  ses  membres  devaient  être  dispensés  de  cultiver  eux- 
mêmes  leur  lot  de  terre  ;  sans  quoi,  en  temps  de  guerre,  ils 
auraient  été  forcés  de  le  laisser  à  l'abandon  et  de  s'appauvrir, 
en  temps  de  paix,  ils  auraient  été  détournés  des  exercices 
Guerriers  et  des  chasses  dans  les  forêts  siboveuses  de  rida> 
chasses  dont  on  faisait  autant  de  cas  que  des  exercices.  C'est 
pourquoi  les  soins  de  l'agriculture  furent  à  la  charge  d'une 
classe  particulière  d'hommes  que  le  droit  de  la  guerre  avait 
réduits  à  une  condition  inférieure  et  privés  de  droits  civiques. 
Quand  et  comment  s'est  formée  cette  classe  de  serfs,  c'est  ce 
qu'on  ne  saurait  dire  :  toujours  est-il  qu'elle  se  divisait  en  deux 
catégories.  Les  uns  cultivaient  les  terres  que  l'Etat  avait  gar- 
dées à  titre  de  domaine  public,  c'étaientles  Mnûïtes;\es  autres, 
les  Klarotes,  vivaient  sur  les  propriétés  qui  formaient  la  dota- 
tion des  vainqueurs*.  Les  propriétaires  doriens  étaient  leurs 
maîtres  :  ceux-ci  avaient  le  droit  d'exiger  d'eux,  à  une  époque 
déterminée,  le  produit  des  récoltes  ;  c'était  même  leur  devoir 
de  surveiller  les  cultures,  pour  qu'il  ne  fût  point  dérobé  de 
revenus  à  l'Etat.  Le  reste  du  temps,  les  Doriens  insouciants, 
sans  se  préoccuper  de  leur  subsistance,  pouvaient  dire,  comme 
le  Cretois  Hybrias  :  «  J'ai  pour  richesse  une  grande  lance  et  une 
«  épée  et  le  beau  bouclier  qui  fait  rempart  à  ma  chair  :  c'est 
«  avec  cela  que  je  laboure,  avec  cela  que  je  moissonne,  avec 
«  cela  que  je  foule  le  doux  jus  de  la  vigne  -.  » 

<)  M-;wîTai.  K/apcuTï'..  Ko;<t,  wAil-x  (Athen.,  Deipnos.,  VI.  264,  a.). 
*)  Bergk.  Poetse  lyrici,  XXVIII. 


PRISE    DE    POSSESSION    DES    DORIENS  205 

Ce  qu'ils  apprenaient,  c'était  le  maniement  des  armes  et 
l'empire  sur  eux-mêmes  :  leur  art,  c'était  la  discipline  et  l'obéis- 
sance; obéissance  des  jeunes  à  leurs  aînés,  du  guerrier  à  ses 
supérieurs,  de  tous  à  l'Etat.  Une  instruction  plus  élevée  et  plus 
libérale  paraissait  inutile  ou  même  dangereuse,  et  nous  pou- 
vons présupposer  que  l'aristocratie  Cretoise,  en  possession  du 
pouvoir,  arrêta  à  dessein  pour  les  clans  doriens  un  programme 
d'éducation  exclusif  et  restreint,  de  peur  qu'ils  ne  fussent  tentés 
de  sortir  de  leur  rôle  de  soldats  et  de  disputer  aux  familles  du 
pays  la  direction  des  affaires. 

Cependant  il  restait  dans  l'île  des  portions  considérables  de 
l'ancienne  population  qui  n'avaient  été  nullement  dérangées 
dans  leurs  habitudes  par  l'invasion  dorienne  :  ainsi,  les  habi- 
tants de  la  montagne  ou  même  des  petites  villes  qui  dépendaient 
des  grandes  cités  etleur  payaient,  d'après  un  ancien  usage,  une 
redevance  annuelle  ;  des  paysans  et  des  pâtres,  des  industriels, 
des  pêcheurs  et  des  matelots  qui  n'avaient  d'autre  devoir  vis-à- 
vis  de  l'État  que  de  se  soumettre  sans  murmurer  à  ses  règle- 
ments, et  vaquaient  paisiblement  à  leurs  occupations. 

En  somme,  c'est  un  mécanisme  très  remarquable  d'Etat 
grec  que  nous  avons  ici  sous  les  yeux,  un  mécanisme  dans 
lequelles  éléments  anciens  etnouveaux,  étrangers  etindigènes, 
se  sont  harmonieusement  combinés  ,  un  mécanisme  que  Pla- 
ton a  jugé  digne  de  servir  de  modèle  à  sa  république  idéale. 
Ici,  en  effet,  figurent  les  trois  classes  de  la  cité  platonicienne  : 
la  classe  des  directeurs  de  l'Etat,  animés  d'une  sagesse  aussi 
prévoyante  qu'étendue,  celle  des  «  gardiens  »,  qui  doit  être 
formée  à  la  bravoure,  à  l'exclusion  des  aspirations  plus  libé- 
rales que  développent  l'art  et  la  science  ;  enfin,  la  classe  des 
travailleurs,  la  classe  nourricière,  qui  jouit  d'une  bien  plus 
grande  somme  de  liberté  personnelle.  Celle-ci  n'a  d'autre  soin 
que  de  pourvoir  à  son  entretien  matériel  et  à  celui  de  la 
société.  La  première  et  la  troisième  classe  pourraient  à  elles 
seules  composer  l'Etat,  car  elles  représentent  suffisamment  le 
rapport  réciproque  entre  gouvernants  et  gouvernés.  Le  corps 
des  gardiens,  ou  l'élément  militaire,  a  été  intercalé  entre  les 
deux  pour  donner  à  l'édifice  social  plus  de  solidité  et  de  durée. 
C'Bst  par  ce  moyen  que  la  Crète  réussit  la  première  à  incor- 


206  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

porer  la  race  dorienne  dans  l'ancien  système  politique,  et 
voilà  pourquoi  File  de  Minos  est  devenue,  pour  la  seconde  fois, 
un  foyer  et  un  modèle  d'organisation  sociale  adaptée  au  génie 
hellénique  *. 

Mais,  cette  Crète  rajeunie,  nous  la  connaissons,  cette  fois 
encore,  plutôt  par  les  influences  qui  s'en  échappèrent  que  dans 
son  état  réel,  à  la  façon  d'un  corps  céleste  dont  on  mesure  le 
pouvoir  éclairant  par  la  réflexion  de  sa  lumière  sur  d'autres 
corps.  De  la  Crète  sont  sortis  une  série  d'hommes  qui,  les 
uns,  ont  inauguré  la  sculpture  hellénique  et  en  ont  répandu  les 
principes  dans  tous  les  pays  grecs,  (car  les  premiers  maîtres 
de  la  sculpture  en  marbre,  Dipœnos  et  Scyllis,  étaient  origi- 
naires de  Crète,  la  patrie  de  Dédale  ")  ;  les  autres  furent  ces 
devins  célèbres,  ces  chanteurs  et  musiciens,  qui,  nourris  de  la 
religion  apolliiiienne,  prirent  surTàme  humaine  un  tel  empire 
qu'ils  furentparfois  appelés  par  d'autres  États  pour  arrêter  dans 
leur  sein  lesprogrès  de  la  désorganisation  et  les  doter  d'institu- 
tions salutaires.  Mais  ces  maîtres  crétois,  tels  que  Thalétas  et 
Epiménide  %  n'appartiennent  pas  plus  que  les  artistes  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure  à  la  race  dorienne  ;  c'est  du  vieux 
tronc  de  la  civilisation  indigène  que  sont  sorties  les  pousses 
nouvelles,  bien  que  le  mélange  de  diverses  races  grecques  ait 
aussi  contribué,  et  pour  une  large  part,  à  imprimer  au  pays 
une  impulsion  nouvelle. 

Quoique  la  Crète  se  fût  infusé  tant  de  sang  jeune,  et  eût  su 
si  bien  l'employer  à  fortifier  ses  Etats,  cependant,  elle  n'a  plus 
exercé,  depuis  le  temps  de  Minos,  une  influence  politique  qui 
se  fit  sentir  au  dehors.  Il  faut  en  chercher  la  principale  raison 
dans  la  configuration  de  l'ile,  qui  rendait  la  formation  d'un 

*)  Les  trois  ordres  de  Platon  (He.nkel,  Studien  zur  Gesch.  de)-  griechis- 
chen Lehre  vom  Staat,  p.  52).  Éphore  et  Aristote  voyaient  dans  la  Crète 
le  prototype  de  Sparte  :  les  arguments  avec  lesquels  Ephore  combat  l'opi- 
nion opposée  (ap.  Strab.,  481)  se  fondent  sur  les  danses  «  Cretoises  »,  sur 
l'homonymie  des  fonctions  publiques  qui,  comme  celle  des  Hippels,  avaient 
conservé  en  Crète  leur  caractère  originel,  sur  le  nom  d'àvopsîa  donné  aux 
repas  publics.  Aristote  adopte  les  conclusions  d'Éphore.  Dans  ces  derniers 
temps,  la  priorité  des  institutions  Spartiates  a  été  de  nouveau  soutenue  par 
Trieber,  Wachsmuth,  Bursian. 

-)  Pausan.,  II,  15,  1. 

3)  Thalétas  (Strabo.x,  p.  431).  Epiménide  (Plut.,  Solon,  12). 


PRISE   DE    POSSESSION    DES    DORIENS  207 

grand  Etat  impossible.  Les  différentes  villes  entre  lesquelles 
se  partagèrent  les  Doriens,  Cydonia  à  l'ouest,  Cnosos  et 
Lyctos  au  nord,  Gortys  au  sud,  observaient  les  unes  vis-à-vis 
des  autres  une  attitude  défiante  ou  étaient  en  hostilité  ouverte, 
si  bien  que  l'énergie  dorienne  s'usa,  elle  aussi,  au  seryice 
d'intérêts  mesquins.  Une  autre  raison,  c'est  que  les  Doriens, 
lorsqu'ils  passèrent  la  mer,  arrivèrent  naturellement  par 
petites  bandes  et,  la  plupart  du  temps,  sans  femmes  ;  de  sorte 
que,  par  ce  seul  fait,  il  leur  était  impossible  de  conserver  le 
caractère  de  leur  race  aussi  fidèlement  que  sur  le  continent. 
Enfin,  il  arrive  parfois,  et  c'est  une  particularité  que  nous 
remarquons  précisément  dans  les  colonies  doriennes  d'outre- 
mer, il  arrive  qu'au  lieu  des  trois  tribus,  une  seule  s'est  établie 
dans  une  ville  :  ainsi,  il  n'y  avait  à  Halicarnasse  que  des 
Dymanes,  et  que  des  Hylléens,  selon  toute  apparence,  à 
Cydonia  ^  Cette  circonstance  dut  entraîner  une  nouvelle  dis- 
persion et,  par  suite,  un  affaiblissement  des  forces  doriennes  ; 
et  Ton  comprend  pourquoi  les  colonies  continentales  des 
Doriens,  notamment  celles  du  Péloponnèse,  sont  restées,  en 
définitive,  les  plus  importantes  et  celles  qui  ont  eu  sur  l'histoire 
nationale  l'influence  la  plus  décisive.  D'un  autre  côté,  dans  le 
Péloponnèse  même,  il  n'y  eut  qu'un  seul  point  où  se  déve- 
loppa sur  son  propre  fonds  une  histoire  dorienne  d'une  grande 
portée  :  ce  point,  c'était  Sparte. 


§11 


HISTOIRE    DE    LA    LACOXIE 

Dans  la  légende  du  partage  des  Héraclides,  la  Laconie  est 
désignée  comme  le  plus  désavantageux  des  trois  lots';  et,  de 
fait,  parmi  les  contrées  du  littoral,  il  n'en  est  point  où  le  sol 

1)  'YX/ieç  01  èv  Kpr|X-^  Kuôcuvioi  (Hesychius).  Anthès  fonde  Halicarnasse, 
loLêùiy  T-)]v  Ay(xaivav  cfjlr^v  (Steph.  Byz.,  S.  V.  'AXtxapv.).  Il  est  probable  qu'il 
n'y  avait  de  même  qu'une  tribu  dans  chacune  des  trois  villes  de  Rhodes. 

"2)  Pausan,  IV,  3,  3. 


208  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

soit  relativement  aussi  montagneux  et  se  refuse  autant  à  une 
culture  régulière.  Il  faut  ajouter  à  cet  inconvénient  une  autre 
circonstance  qui  influa  défavorablement  sur  les  destinées  du 
pays  :  c'est  que  la  seule  partie  fertile  du  territoire  se  trouve 
tout  à  fait  au  centre,  séparée  de  la  mer  ainsi  que  des  contrées 
adjacentes  par  de  hautes  montagnes.  Aussi  ,  les  diverses 
parties  de  la  population  s'y  trouvèrent-elles  plus  à  l'étroit 
qu'ailleurs  et  plus  froissées  par  leur  contact  mutuel.  L'élimi- 
nation des  éléments  étrangers,  la  répartition  des  éléments 
disparates,  s'accomplit  ici  plus  difficilement  que  dans  un  pays 
maritime  ouvert  de  toutes  parts  comme  l'Argolide.  C'est 
pourquoi  nulle  part  la  lutte  entre  l'ancienne  et  la  nouvelle 
population  n'a  été  plus  continue  et  plus  opiniâtre  que  dans  le 
bassin  de  TEurotas. 

Et  que  de  races  différentes  s'y  étaient  entassées  dans  le 
cours  des  siècles!  D'abord,  la  première  couche  formée  par  la 
population  indigène  ;  puis,  les  matelots  qui  vinrent  y  aborder 
de  l'autre  littoral,  et  parmi  eux,  en  première  ligne,  les  Phéni- 
ciens, qui  avaient  fait  de  Cythère  un  point  central  de  leur 
navigation  et  du  golfe  de  Gytheion  une  grande  pêcherie  de 
pourpre  :  cette  industrie  s'est  du  reste  répandue  dans  l'intérieur 
du  pays,  si  bien  que  les  tissus  de  pourpre  teints  à  Amyclae 
furent  en  vogue  de  bonne  heure  \  Puis  vinrent  les  matelots 
de  race  grecque  qui,  sous  le  nom  de  Lélèges,  s'étaient  telle- 
ment identifiés  avec  les  indigènes  que,  plus  tard,  vis-à-vis  des 
nouveaux  envahisseurs,  ils  passèrent  eux-mêmes  pour  indi- 
gènes, et  que  la  Laconie  primitive  put  être  appelée  de  leur 
nom  Lélégie.  Le  berceau  des  Dioscures  sur  le  rocher  isolé  de 
Thalama?,  à  l'ouest  du  Taygète,  indique  les  premiers  points 
où  ont  débarqué  ces  tribus;  c'est  avec  elles,  en  effet,  que  s'est 
fixée  en  Laconie  Léda,  la  mère  des  divins  jumeaux  qui  prêtent 
aux  nautoniers  leur  lumière  secourable  lorsque  toutes  les 
autres  étoiles  pâlissent.  Or,  Léda  se  retrouve  avec  ses  antiques 
attributs  sur  les  monuments  de  la  Lycie,  et  Ton  peut  signaler 
bien  d'autres  points  d'attache  entre  la  Laconie  et  le  littoral  de 
l'Orient  grec.  Lo  cap  Ténare  était  hanté  par  le  souvenir  d'Eu- 

1)  OviD.,  Rem.  amor.,  707. 


HISTOIRE   DE    LA   LACON'IE  209 

phémos  TArgonaute,  à  qui  la  légende  attribuait  le  pouvoirde 
marcher  à  pied  sec  sur  les  flots'.  Non  loin  du  berceau  des 
Dioscures  se  trouvait  l'oracle  d'Ino,  qui  y  était  adorée  avec 
Helios  et  Séléné  sous  son  nom  crétois  de  Pasiphaé  ",  et 
Amyclae,  le  centre  primitif  de  Thistoire  laconienne,  porte 
également  un  nom  crétois.  Enfin,  la  tradition  qui  fait  voyager 
Ménélas  en  Egypte  estencore  un  indice  des  relations  maritimes 
de  la  Laconic  dans  ces  temps  reculés  \ 

C'est  là  la  première  période  de  l'histoire  de  la  Laconie, 
suffisamment  désignée  comme  telle  par  les  généalogies  légen- 
daires des  rois  du  pays.  En  effet,  après  le  premier  roi,  qui 
porte  le  nom  de  l'Eurotas  parce  qu'il  en  a  fait  un  fleuve  au 
«  beau  cours*  »,  vient  une  dynastie  éolienne,  la  race  des 
Tyndarides,  inséparable  de  Léda  et  des  Dioscures,  les  divinités 
lyciennes  de  la  lumière  et  de  la  mer,  et  apparentée  à  d'autres 
familles  contemporaines,  les  Perséides  d'Argos  et  les  Apha- 
réides  de  Messénie. 

C'est  dans  cette  période  initiale  qu'apparaît  la  tribu  des 
Achéens;  ils  viennent  bâtir  leurs  forteresses  dans  cette  même 
vallée  de  l'Eurotas.  Ici,  comme  à  Argos,  la  légende  ente  paci- 
fiquement la  nouvelle  dynastie  sur  l'ancienne  ;  les  Atrides 
deviennent  les  gendres  de  Tyndareus,  et  Ménélas  repose  à  côté 
des  Dioscures  sous  le  tertre  de  Thérapné  ^  Après  que  les 
Pélopides  se  furent  établis  avecleurs  compagnons  d'armes  dans 
la«  creuse  »Lacédémone,  de  nouveaux  ébranlements  survenus 
dans  le  nord  amenèrent  des  Cadméens  et  des  Minyens.  Le 
Taygète  a  été  longtemps  occupé  par  des  Minyens  de  Béotie  , 
et  cette  montagne,  qui  domine  de  ses  crêtes  escarpées  la  vallée 
de  l'Eurotas  et  se  termine  au  sud  par  la  presqu'île  de  Ténare, 
est  parfaitement  disposée  pour  permettre  à  des  débris  de  peu- 

')  0.  MuELLER,  Orchomenos  und  die  Minijer,  p.  309,  el  ci-dessus,  p.  10^ 

*)  Sur  l'oracle  de  Thalamae,  v.  E.  Curtius,  Peloponnesos,  II,  284.  Stark, 
Niobe,  p.  352.  A.  Sch.efer,  De  ephoris.  p.  18. 

3)  Sur  le  comroerce  maritime  de  la  Laconie,  v.  Gilbert,  Stud.  zur  alt- 
spartan.  Gesch.,  p.  40. 

*)  E'jpw-ra?  (rac.  pw,  p-j,  d'après  Pott  et  G.  Curtius,  Gtnech.  Eti/moL,  4, 
p.  355). Cf.  E.  Curtius,  Peloponnesos,  II,  216   Rhein.  Mus.,  XXXII.  p.  260. 

S)  Atrides  et  Tyndarides  (Paus.,  III,  1).  Tombeau  de  Ménélas  (MsvîXaîov 
Paus.,  III,  19,  9). 

•)  Herod.,  IV,  145. 

14 


210  iiisTomi':  du  Péloponnèse 

pies  d'y  conserver  leur  indépendance  et  leurs  anciennes  cou- 
tumes. Les  Minyens  se  sont  si  bien  identifiés  avec  le  culte  de 
Poseidon,  tel  qu'il  existait  sur  le  Ténare,  qu'ils  en  fondèrent 
un  tout  semblable  dans  leur  île  de  Théra.  Au  pied  de  cette  même 
montagne  se  trouvait  installé  le  culte  d'Ino,  déesse  alliée  aux 
Minyens,  qui  avait  en  cet  endroit  un  oracle  célèbre. 

Ainsi,  l'étroite  vallée  se  trouvait  remplie  de  groupes  divers, 
recrutés  dans  toutes  les  tribus  et  venus  à  différentes  époques 
par  terre  et  par  mer,  lorsque  les  phalanges  des  Doriens  descen- 
dirent des  sources  de  TEurotas,  avec  l'intention  de  conquérir 
des  terres  pour  eux  et  leur  familles.  Ils  envahirent  à  leur  tour 
cette  plaine  dont  les  luxuriantes  campagnes  étaient  chaque 
fois  le  prix  du  vainqueur.  Ils  s'emparèrent  des  hauteurs  qui 
bordent  la  rive  droite  de  l'Eurotas,  à  l'endroit  où  le  fleuve, 
partagé  par  une  île,  se  laisse  plus  facilement  traverser.  De  là 
ils  dominaient  les  voies  qui  donnent  accès  dans  le  pays  au  nord, 
aussi  bien  du  côté  de  l'Arcadie  que  du  côté  d'Argos.  Là,  ils 
campaient  pour  ainsi  dire  devant  les  portes  d'Amyclae,  le  bou- 
levard de  la  domination  achéenne  :  là  se  trouvaient,  sur  les 
hauteurs  de  la  rive  gauche,  à  Thérapné,  les  tombeaux  des 
anciens  héros  du  pays  et  des  rois  leurs  parents,  tandis  que,  sur 
le  sol  où  les  Doriens  se  préparaient  une  demeure,  existait  déjà 
un  groupe  de  bourgades  serrées  les  unes  contre  les  autres  : 
c'étaient  Limnse  et  Pitane,  dans  les  bas-fonds  marécageux  du 
fleuve,  et,  à  côté,  Mesoaet  Cynosoura. Un  sanctuaire  d'Artémis, 
à  qui  l'on  offrait  des  sacrifices  sanglants,  formait  le  centrede 
ces  bourgades  '  :  sur  la  hauteur  s'élevait  un  ancien  temple 
d'Athèna.  La  colline  et  les  bas-fonds  furent  compris  par  les 
Doriens  dans  leur  camp,  qui  devint  peu  à  peu  un  établissement 
fixe.  Le  nom  de  «  Sparte  »,  donné  à  la  nouvelle  colonie,  indique 
les  qualités  agronomiques  du  sol  sur  lequel  elle  s'établit,  par 
opposition  à  la  plupart  des  vifles  grecques  qui  étaient  bâties  sur 
le  roc-.  La  colline  d'Athèna  fut  l'acropole  delaville  dorienne. 

')  Sur  le  culte  d'Artémis,  v.  Trieber,  Qusest.  Laconicœ.  Gœtting.  1867. 
Pour  plus  de  détails  sur  les  éléments  phéniciens  en  Laconie,  v.  Trieber, 
Untersuch.,  p.  121  sqq. 

-)  STîâp-r,  (E.  CuRTius,  Peîoponn.,  II,  312).  C'est  aussi  ropinion  de  Pott 
(Kuhn's  Zeitschrift,  V,  p.  241). 


UISTOIKE    DE    LA    LACOME  211 

Ce  premier  établissement  ne  peut  avoir  été  assis  que  par  une 
occupation  de  vive  force.  Mais  les  choses  n'allèrent  pas  plus 
loin  de  cette  façon.  Ici,  pas  plus  qu'en  Crète,  on  n'en  vint  à 
subjuguer  toute  la  population  du  pays,  à  renverser  tout  ce  qui 
était  établi  et  à  inaugurer  un  ordre  de  choses  entièrement 
nouveau.  D'ailleurs,  dans  le  camp  dorien  même,  tant  de  liens 
de  parentérattachaient  les  envahisseurs  aux  familles  éoliennes 
et  achéennes  restées  dans  la  vallée  de  FEurotas  qu'il  ne  put 
s'établir  de  part  et  d'autre  un  antagonisme  décidé,  et  que,  pour 
régler  la  situation,  on  eut  bientôt  recours  à  un  autre  moyen  que 
la  force  des  armes. 

Il  y  a  plus  :  si  l'on  examine  de  plus  près  les  faits,  présentés 
dans  toute  leur  simplicité  par  la  tradition,  on  voit  clairement 
que  déjà  la  fondation  de  la  première  colonie  n'était  pas  dirigée 
par  des  mains  doriennes.  Là  aussi,  nous  trouvons  un  prince 
indigène  qui,  comme  Déiphonte  auprès  de  Téménos*,  aide  à 
établir  le  nouvel  ordre  de  choses,  et  même,  cette  coopération 
s'accuse  encore  plus  nettement  ici  qu'à  Argos.  Car  celui  qui 
aurait  gouverné  le  premier,  en  qualité  de  tuteur  des  enfants 
d'Aristodémos,  le  royaume  héraclidien  de  Sparte,  est  Théras  *, 
un  membre  de  la  tribu  des  Cadméens  qui,  abandonnant  les 
ruines  de  l'antique  Thèbes  aux  sept  portes,  étaient  venus  à 
Sparte,  les  uns  avant  les  Doriens,  les  autres  avec  eux. 

Ainsi,  Thèbes  avait  une  part  considérable  de  la  gloire  atta- 
chée à  cette  fondation  des  Héraclides,  et  Pindare  rappelle  à  sa 
ville  natale  qu'elle  doit  se  réjouir,  en  se  souvenant  que  c'est 
elle  qui  a  préparé  une  base  solide  à  la  colonie  dorienne.  «  Mais, 
«  il  est  vrai,  »  ajoute  le  poète  en  déplorant  déjà  l'oubli  des  vicis- 
situdes historiques,  «  il  est  vrai,  la  reconnaissance  sommeille, 
"  et  il  n'est  nulle  part  de  mortel  qui  se  souvienne  du  passé  ^  ». 
De  bonne  heure  aussi  on  oublia  que  c'étaient  ces  mêmes  ^Egides 
qui  avaient  enseigné  à  Sparte  l'art  de  la  guerre,  et  que  le  dieu 
national  tout  bardé  d'airain,  Apollon  Carnéios,  était  primiti- 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  201. 

2)  Herod.,  IV,  147.  Pausan.,  IV,  3,  -'i. 

3)  Pi.N'D.,  Isthm.,  VI  (VII),  10  sqq.  L'action  des  .-EgMes  s'exerce  dans 
un  sens  favorable  aux  Achéens  (Cf.  Pausan.,  III,  10,  .'5j.  üilbert  attache 
une  importance  spéciale  à  l'influence  des  .Egides. 


212  HISTOIRE   Dû    PÉLOPONNÈSE 

vement  un  dieu  des  J^gides.  On  fit  reposer,  sans  s'en  rendre 
bien  compte,  le  droit  des  rois  de  Sparte  sur  les  prétentions 
héréditaires  desHéraclides,  et  on  expliqua  la  double  royauté  par 
une  circonstance  fortuite,  en  disant  que  la  femme  deTHéraclide 
Aristodémos,  à  qui  la  Laconie  était  échue  en  partage,  était 
accouchée  de  deux  jumeaux,  Euiysthène  et  Proclès'. 

Seulement,  ce  ne  sontpasdesEurysthénides  et  des  Proclides 
qui  revêtent  à  Sparte  la  dignité  souveraine,  mais  bien  des 
Agiades  ei  des  Eurypontides.  Cette  circonstance,  à  elle  seule, 
prouve  déjà  que  les  chefs  de  l'invasion  dorienne  ne  furent  pas 
les  fondateurs  des  deux  maisons  royales  qui  subsistaient  à 
Tépoque  historique,  mais  qu'il  y  a  eu  là  une  interruption,  dont 
on  chercha  plus  tard  à  effacer  la  trace  pour  rétablir  une  suc- 
cession pacifique  et  légitime  de  rois  depuis  le  temps  de  l'inva- 
sion. Une  forme  politique  si  bizarre  et  qui  ne  se  reproduit  dans 
aucune  colonie  dorienne  ne  saurait  être  attribuée  à  un  plan 
préconçu  ou  à  une  coutume  nationale  :  elle  ne  peut  avoir  été 
importée  dans  le  pays  par  les  Doriens  ;  mais  elle  doit  avoir  son 
origine  dans  latournure  particulière  que  prirent  les  événements 
en  Laconie. 

Lorsque,  en  poursuivant  l'examen  du  problème,  nous  remar- 
quons comme,  dès  le  début,  ces  «  rois  jumeaux  »  restent  indif- 
férents et  étrangers  l'un  pour  l'autre,  comme  cet  antagonisme 
choquant  s'est  perpétué  à  travers  toutes  les  générations,  comme, 
chacune  des  deux  maisons  a  vécu  de  sa  vie  propre  sans  se  rap- 
procher de  l'autre  par  les  liens  du  mariage  et  de  l'hérédité, 
comme  chacune  a  eu  son  histoire  particulière,  ses  annales 
particulières,  sa  résidence  et  ses  tombeaux  à  part,  on  est  bien 
forcé  d'admettre  que  c'étaient  là  deux  familles  différentes  qui, 
en  convenant  de  se  reconnaître  réciproquement,  se  sont  assuré 
par  un  pacte  l'exercice  commun  des  droits  de  la  souveraineté. 
Le  seul  trait  commun  aux  deux  maisons,  c'est  que  leur  puis- 
sance ne  sortait  pas  des  entrailles  du  peuple  dorien,  mais  avait 
ses  racines  dans  l'antiquité  achéenne.  Pareilles  à  des  lignées 
héroïques,  elles  s'élevaient  au-dessus  du  peuple  de  toute  la 
hauteur  de  leurs  privilèges  inviolables  et  complètement  étran- 

^]  La  femme  d' Aristodémos,  Argéia,  était  de  race  cadméenne  (Herod.,  VI, 
52.  ScHOEMANN,  Gr.  Altcrth.,  I^.  204.  219). 


HISTOIRE  DE    LA    LACONIE  213 

gers  aux  mœurs  doriennes,  et  ce  qu'elles  avaient  de  préroga- 
tives royales ,  l'autorité  militaire  et  sacerdotale ,  lapart  d'honneur 
dans  les  banquets  sacrés,  les  funérailles  pompeuses etles lamen- 
tations bruyantes  qui  signalaient  le  deuil  public,  tout  cela  est 
le  legs  d'un  âge  bien  antérieur  à  l'invasion  dorienne.  Un  fait 
qui  confirme  pleinement  ces  conclusions,  c'est  que  l'une  au 
moins  des  deux  maisons  royales  descendait  incontestablement 
des  mêmes  familles  qui,  dans  l'âge  héroïque,  avaient  produit 
les  pasteurs  des  peuples  issus  de  Zeus.  Sans  cela,  comment 
l'Agiade  Cléomène  eût -il  osé  déclarer  publiquement,  sur 
l'acropole  d'Athènes  (oi^i  on  lui  refusait  l'entrée  du  temple 
d'Athêna,  comme  au  chef  d'un  Etat  dorien),  qu'il  n'était  pas  un 
Dorien,  mais  un  Achéen'  ! 

Ceci  posé,  comment  la  forme  politique  adoptée  à  Sparte  put- 
elle  s'établir?  Il  n'est  peut-être  pas  impossible  de  s'en  faire  une 
idée  approchée,  en  consultant  les  traditions  qui  nous  restent 
sur  l'époque  antérieure  à  l'existence  de  la  double  royauté.  Nous 
savons,  par  exemple,  qu'après  l'invasion  des  Doriens,  toute  la 
contrée  se  partagea  en  six  districts  qui  avaient  pour  capitales 
Sparte,  Amyclaî,  Pharis,  les  trois  villes  centrales  baignées  par 
rEurotas,yEgys  près  de  la  frontière  arcadienne,  Las  sur  la  mer 
de  Gytheion,  et  une  sixième  ville,  probablementleportdeBœse  ^. 
Gomme  en  Messénie,  les  Doriens  se  dispersent  dans  ces  diffé- 
rentes localités  qui  sont  gouvernées  par  des  rois  ;  ils  se  mêlent 
avec  les  anciens  habitants  ;  de  nouveaux  colons,  comme  les 
Minyens,  affluent  de  la  campagne  dans  les  villes. 

Que  tout  ce  mouvement  se  soit  adapté  à  d'anciennes  insti- 
tutions locales,  c'est  là  un  fait  évident  ;  ce  n'est  pas  alors  que 
les  hexarques  laconiens  ont  commencé  à  gouverner.  Déjà, 
du  temps  des  Pélopides,  il  existait  une  série  de  principautés 
vassales,  placées  sous  leur  suzeraineté,  dont  les  détenteurs 
habitaient  sur  leurs  terres.  Ces  princes,  possédant  par  eux- 
mêmes  une  souveraineté  propre,  ne  se  soumirent  qu'à  regret 
au  suzerain.  La  légende  héroïque  rappelle  plus  d'un  exemple  de 

*)  Herod.,  V,  72.  Je  ne  vois  pas  trop  de  quel  droit  on  prétend  récuser  un 
pareil  témoignage. 

2)  ScH.EFER  [De  ephoris)  veut  substituer  Géronthree  à  Bœae.  Je  ne  puis 
me  rallier  à  son  opinion. 


214  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

l'insubordination  des  vassaux;  elle  cite  entre  autres  le  roi  • 
d'Arcadie,  Ornytos,  qui  refusa  de  suivre  Agamemnon  à  Aulis  \ 
et  le  type  le  plus  connu  du  vassal  félon,  c'est  yEgisthe,  l'as- 
sassin de  son  suzerain.  En  bien  des  endroits,  la  royauté 
héroïque  s'est  écroulée  sous  les  coups  des  vassaux  révoltés. 
Comme  Thycste,  dont  on  plaçait  la  résidence  dans  les  environs 
du  cap  Malée,  d'autres  princes  vassaux  étaient  disséminés  dans 
la  Laconie.  Aussi,  lorsque  les  Atrides  furent  renversés  et  que 
tout  ce  qui  leur  tenait  de  près  dut  disparaître  avec  eux,  les  vas- 
saux relevèrent  la  tête  et  reprirent  leur  indépendance.  Ce  sont 
eux  qui  conclurent  des  traités  avec  les  troupes  de  l'invasion  ; 
ils  leur  donnèrent  certaines  portions  de  terrain  et  en  obtinrent 
en  retour  la  reconnaissance  de  leur  souveraineté  ainsi  que 
l'engagement  de  soutenir  leur  puissance.  Ainsi,  là  comme  en 
Crète,  les  Doriens  se  trouvaient  dispersés  dans  les  villes,  et  la 
communauté  du  droit  public  entre  les  villes  était  le  seul  lien 
qui  donnât  encore  au  pays  quelque  cohésion.  Telle  était  la 
Laconie  à  l'état  d'hexapole,  une  confédération  formée  d'un 
mélange  singulier  d'anciens  et  de  nouveaux  éléments  -. 

Cette  confédération  ne  dura  pas  ;  la  fermentation  s'empara 
de  tant  d'éléments  accumulés  :  une  jalousie  réciproque  arma 
les  princes  les  uns  contre  les  autres,  elles  principautés  les  plus 
faibles  furent  subjuguées  par  les  plus  fortes.  Le  pays  arriva 
ainsi  à  une  unité  que  ne  connut  jamais  la  Crète  ;  mais,  là 
encore,  cette  unité  ne  fut  pas  due  au  triomphe  absolu  d'une 
seule  dynastie  :  il  resta,  au  contraire,  plusieurs  familles  prin- 
cières  dont  les  forces  se  faisaient  tellement  équilibre  qu'elles 
préférèrent  aux  chances  d'une  lutte  une  (entente  pacifique  ; 
entente  dont  on  rencontre  ailleurs  des  exemples,  entre  autres, 
dans  les  villes  ioniennes,  oii  nous  trouvons  des  dynasties 
lyciennes  et  pyliennes  portant  côte  à  côte  la  couronne  '.  A 

')  E.  CuRTius,  Peloponn.,  1,  392. 

2)  Éphore  (ap.  Strab.,  VIII.  5,  4),  fait  commencer  l'hexapole  laconienne  à 
Eurysthène  et  Proclès  (E.  Curtius,  Peloponn.,  Il,  309).  Son  autorité,  déjà 
récusée  par  0.  Mueller  (Z>orier,  I,  96)  est  de  nouveau  attaquée  par  Gilbert. 

3)  Royautés  géminées  en  dehors  de  Sparte,  en  lonie,  à  Sicyone,  etc. 
Cf.  H.  (Ïelzer.  De  earuni,  quae  in  Grsscorum  civitatibus  py^setei'  Spartani 
inveniantur,  diarchiarum  vestigiis.  Goetting.,  1868,  dans  le  volume  publié 
par  la  Soc.  philol.  de  Gœttingen  à  l'occasion  du  départ  de  M.  E.  Gurtius. 


HISTOIRE    DE    LA    LACOME  215 

Sparte,  il  reste  encore  des  indices  manifestes  d'un  état  de  choses 
dans  lequel  trois  familles  se  prévalaient  au  même  titre  des 
droits  de  la  souveraineté,  les  Agiades,  les  Eurypontides  et  les 
^Egides.  Les  derniers  furent  peu  à  peu  éc^irtés  et  durent  céder 
la  place  aux  deux  autres  \ 

De  ces  maisons,  celle  des  Agiades  passait  pour  la  plus 
ancienne  et  était  la  plus  respectée  ;  c'était  sans  doute  une 
famille  achéenne  fixée  de  longue  date  dans  le  pays  ;  quant 
aux  Eurypontides,  on  ne  peut  rien  dire  de  certain  sur  leur 
origine  -.  Mais  les  uns  et  les  autres  ont  triomphé  parce  qu'ils 
ont  su  gagner  à  leur  cause  l'élite  'du  peuple  dorien,  le  séparer 
de  nouveau  de  la  population  indigène  et  en  réunir  les  mem- 
bres dispersés.  Appuyés  sur  les  troupes  doriennes,  ils  firent 
de  Sparte,  l'ancien  camp  de  leurs  auxiliaires,  le  centre  du 
pays  et  le  siège  de  leur  gouvernement. 

Nous  arrivons  ainsi  à  la  seconde  période  de  l'histoire  du 
pays,  à  partir  de  l'invasion  dorienne  ;  la  domination  des  deux 
familles,  qui  fournissent  depuis  lors  une  succession  ininter- 
rompue de  rois,  les  Agiades  et  les  Eurypontides.  La  tradition 
les  place  en  tête  d'une  série  nouvelle,  preuve  évidente  qu'il 
se  fit  alors  un  renouvellement  complet.  Plus  tard,  les  noms  de 

*)  Herod.,  IV,  147.  Gilbert  {op.  cit.,  p.  64  sqq.)  distingue  trois  établis- 
sements différents,  Achéens,  Doriens,  égides.  Gelzer,  {op.  cit.)  faisant 
valoir  l'identité' de  noms  que  l'on  remarque  entre  les  ^Egides  de  Théra  et  les 
Proclides  de  Sparte,  et  une  indication  du  scoliaste  de  Pindare  (Sohol.  Find. 
Isthm.,  VI,  18),  pense  que  les  ^Egides,  qui  formaient  primitivement  la 
seconde  dynastie  ,  ont  été  expulsés  par  les  Eurypontides.  Schiefer  {De 
Ephoris,  p.  5)  admet  «  prsater  binos  Spartœ  reges  quinque  civitatum 
fœderatarum.  »  Je  conclus,  pour  ma  part,  que  les  deux  rois  de  Sparte  sont 
les  héritiers  des  six  de  l'hexapole  :  les  deux  dynasties  sont  entourées  des 
mêmes  institutions  datant  de  l'antiquité  achéenne. 

-)  Wachsmuth  {Der  hist.  Ursprung  des  Doppel-Kônigthums  dans  les 
Jahrbb.  f.  klass.  Piniol. ,  1868)  considère  les  Eurypontides  comme  une 
famille  princière  venue  dans  le  pays  avec  les  Doriens.  L'opinion  inverse  a  été 
soutenue  par  Th.  Meyer  {Gœtt.  Philol.  Gesellsch.  Gelegenheitschrift , 
1868,  p.  15).  Wachsmuth  se  fonde  sur  un  passage  de  Polyœnus  (I,  10)  dont 
le  témoignagne  isolé  ne  méritait  pas  tant  d'attention.  Il  trouve  {Philol. 
Anzeig.,  1872,  p.  45)  dans  la  politique  sans  préjugés  des  Agiades  une 
preuve  de  leur  origine  non  dorienne,  c'est-à-dire  achéenne.  Mais,  si  l'autre 
maison  eût  été  dorienne,  il  se  serait  probablement  établi  entre  elle  et  les 
Spartiates  une  sympathie  particulière  qui  aurait  détruit  ou  compromis  l'éga- 
lité entre  les  deux  dynasties. 


216  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

Proclès  et  d'Eurysthène  ,  les  fils  jumeaux  d'Aristodémos, 
furent  intercalés  avant  ceux  d'Agis  et  d'Eurypon,  pour  expli- 
quer mythologiquement  la  double  royauté,  pour  faire  oublier 
les  troubles  qui  avaient  précédé  le  nouvel  ordre  de  choses,  et 
pour  rattacher  pacifiquement  les  deux  maisons  à  un  même 
ancêtre,  à  Héraclès.  Toutefois,  on  n'a  jamais  osé,  pour  conso- 
lider cette  soudure  artificielle,  donner  aux  rois  de  Sparte,  en 
dépit  delà  tradition  authentique,  les  noms  d'Eurysthénides  et 
de  Proclides. 

Naturellement,  les  princes  qui  survécurent  à  la  chute  de  la 
royauté  achéenne  ne  restaient  pas  seuls  et  isolés  au  milieu 
d'un  peuple  étranger  :  sans  quoi,  comment  eussent-ils  pu 
maintenir  leur  pouvoir?  Ils  avaient  autour  d'eux  des  familles 
de  même  origine,  dont  le  rang  et  le  prestige  dataient  égale- 
ment de  l'âge  héroïque.  Les  sacerdoces  des  anciennes  divinités 
du  pays  subsistaient  toujours,  ainsi  que  les  emplois  militaires 
et  les  charges  de  cour  en  honneur  dans  l'Etat  achéen.  Les 
Talthybiades,  qui  descendaient  du  héraut  d'Agamemnon,  con- 
servaient comme  par  le  passé  dans  leur  famille  l'emploi  de 
héraut  public  ;  les  joueurs  de  flûte  lydiens,  les  cuisiniers  royaux, 
les  panetiers,  les  échansons,  restaient  en  place,  à  titre  hérédi- 
taire, et  les  héros  que  l'on  vénérait  comme  les  patrons  des 
fonctionnaires,  Matton  etKéraon,  avaient  leurs  statues  sur  la 
voie  sacrée  d'Hyacinthe,  parce  que  l'institution  de- ces  charges 
se  rattachait  à  d'anciens  usages  religieux  V 

En  outre,  les  rois  trouvèrent  un  point  d'appui  dans  la 
population  anté-dorienne  qui,  comme  les  paysans  crétois  , 
conservait  à  peu  près  les  mêmes  habitudes  qu'autrefois.  Hs 
formèrent  le  patrimoine  des  rois,  et,  tandis  que  les  Doriens  se 
bornaient  à  remplir  leurs  engagements,  ils  restèrent  dans  un 
état  de  dépendance  complète.  Ils  payaient  à  leurs  nouveaux 
maîtres  leurs  redevances  annuelles,  comme  jadis  aux  Pélo- 
pides  ;  ils  leur  rendaient  tous  les  honneurs  dûs  par  des  sujets 
à  leurs  rois  ;  entre  autres  devoirs,  ils  se  réunissaient,  lors  du 
décès  d'un  prince,  pour  le  pleurer  solennellement. 

1)  Athen.,  Deipn.,  p.  39  c.  Ce  sont  ces  mêmes  noms  qu'il  faut  rétablir 
plus  loin  (p.  173  f.),  comme  on  le  voit  par  le  mot  (xâÇa  qui  suit.  Cf.  Haase, 
Athen,  Stammverfass,  p.  53. 


HISTOIRE    DE    LA    LÂCOME  217 

Ainsi,  en  Laconie  comme  ailleurs,  tout  ne  s'est  pas  renou- 
velé d'un  coup  ;  on  n'a  pas  plus  qu'ailleurs  rompu  avec  le 
passé.  La  trône  des  Pélopides  est  renversé,  mais  les  anciennes 
institutions,  les  anciennes  habitudes  subsistent  toujours  ;  les 
traditions  consacrées  restent  en  vigueur,  et  ces  familles  régnan- 
tes, qui  fondent  leur  puissance  sur  l'appui  des  Doriens,  se 
montrent  constamment  préoccupées  de  renouveler  les  glo- 
rieux souvenirs  du  temps  des  Pélopides,  auquel  elles  font  remon- 
ter l'origine  de  leur  pouvoir.  Aussi  les  cendres  de  ïisaménos, 
les  ossements  d'Oreste,  furent-ils  ramenés  à  Sparte,  pour 
renouer  la  trame  de  l'histoire  nationale,  interrompue  par 
une  révolution  violente. 

La  nouvelle  époque  historique  qui  avait  commencé  pour  le 
pays  à  l'avènement  des  Agiades  et  des  Eurypontides  ne 
pouvait  s'achever  sans  effort  et  sans  lutte  ;  car  il  fallait  pour 
cela  soumettre  des  princes  indépendants,  anéantir  l'autonomie 
des  villes,  abolir  cette  égalité  qui  avait  laissé  aux  anciens 
habitants  du  pays  les  mêmes  droits  qu'aux  Doriens.  C'est 
donc  une  nouvelle  conquête  du  pays  qui  commence.  Ces  mêmes 
villes  qui  avaient  rang  de  cités  fédérées,  ^gys,  Pharis,  Géron- 
thrse,  succombent  l'une  après  l'autre  ;  elles  sont  réduites  à  la 
condition  de  bourgades  soumises  ;  la  puissance  des  rois  de 
Sparte,  à  l'étroit  dans  la  vallée  de  l'Eurotas,  en  dépasse  de 
toutes  parts  les  limites,  et  ainsi  se  forme  avec  le  temps  un 
royaume  unifié  qui  s'avance,  à  travers  de  sanglants  combats, 
du  côté  de  la  mer. 

Mais  ces  entreprises  n'empêchaient  pas  les  discordes  intes- 
tines et  les  démêlés  entre  les  rois  conquérants  et  les  Doriens. 
En  effet,  chaque  nouveau  succès  donnait  aux  rois  la  tentation 
de  restreindre,  avec  l'appui  de  leurs  sujets  indigènes,  les  droits 
accordés  à  la  soldatesque  dorienne.  Il  s'en  fallut  même  de 
peu  que  ces  tiraillements  n'allassent  jusqu'à  paralyser  complè- 
tement au  milieu  de  son  développement  et  à  dissoudre  l'Etat 
envoie  de  reconstitution  ;  et  la  décadence  était  inévitable,  si 
une  main  ferme  n'était  venue  à  temps  mettre  ordre  aux  affaires 
publiques.  Sparte  dut  son  salut  à  son  Lycurgue,  et  les  hon- 
neurs qu'elle  rendit  à  sa  mémoire  attestent  à  quel  point  l'on 
comprenait  que,  sans  lui,  la  société  désorganisée  marchait  à  sa 


2J8  HISTOIRE   Dr    PÉLOPONNÈSE 

ruine.  Il  fut  regardé  comme  le  véritable  fondateur  de  l'État  de 
Sparte,  c'est-à-dire  comme  l'auteur  des  institutions  auxquelles 
Sparte  était  redevable  de  sa  grandeur. 

Mais,  autant  l'opinion  était  unanime  à  reconnaître  ses 
services,  autant  il  y  a  d'incertitude  et  de  confusion  dans  tout 
ce  que  la  tradition  ajout«  sur  son  compte.  Evidemment,  sa 
législation  date  d'une  époque  où  l'Etat  tout  entier  était  désor- 
ganisé et  oi^i  les  autorités  régulières  n'étaient  plus  reconnues  '. 
C'est  pour  cette  raison  que  tous  points  de  repère  fournis  par 
des  personnages  ou  des  faits  contemporains,  tous  renseigne- 
ments authentiques,  font  absolument  défaut.  Les  Spartiates 
avaient  déjà  de  très  bonne  heure  oublié  les  traits  précis  de  sa 
personnalité  ;  ils  le  vénéraient  comme  un  être  divin  et  l'entou- 
raient de  figures  symboliques;  ainsi,  ils  appelaient  son  père 
Eunomos  et  son  fils  Eucosmos  '-.  Ce  n'est  pas  à  dire  pour  cela 
que  Lycurgue  soit  un  personnage  imaginaire  ;  il  est  de  ceux 
qui,  comme  Epiménide  et  Pythagore,  ont,  en  leur  qualité  de 
médiateurs  entre  l'humain  et  le  divin,  leur  auréole  légendaire, 
et  il  n'y  a  pas  lieu  de  contester  qu'un  homme  de  ce  nom  ait 
réellement  vécu  et  gouverné  à  Sparte,  dans  la  seconde  moitié 
du  neuvième  siècle  avant  notre  ère.  Chacune  des  deux  maisons 
royales  chercha  à  se  l'approprier  en  le  donnant  pour  un  de  ses 
membres  ;  mais  l'on  s'accordait  à  dire  que  c'était  comme  tuteur 
d'un  roi  mineur,  et  non  en  qualité  de  roi,  qu'il  avait  donné  une 
constitution  à  sa  patrie.  La  généalogie  des  Agiades,  suivie 
par  Hérodote  ^,  fait  de  lui  le  tuteur  de  Léobote  ,  tandis  que, 
d'après  l'autre  tradition,  la  plus  répandue,  il  aurait  été  régent 
durant  la  minorité  de  son  neveu  Charillos  ou  Charilaos,  de  la 
maison  des  Eurypontides  '\  On  peut  conclure  de  là  que. 
suivant  l'opinion  générale,  les  pouvoirs  des  deux  rois  auraient 
été  suspendus  durant  la  confection  de  l'œuvre  législative. 

Il  est  probable  que  Lycurgue  n'appartenait  pas  plus  que  les 


1)  La  date  de  819  av.  J.-C.  se  déduit  d'un  passage  de  Thucydide  (I,  18.^ 
qui  se  contente  prudemment  d'accepter  la  législation  comme  un  fait  histori- 
que, sans  faire  mention  de  la  personne  du  législateur. 

-)  E'jvoiAo;  et  Euxoffjxo;  (Plut.,  Lycurg .  1.  Pausan.,  III,  16,  6). 

3)  Herod.,  I,  65. 

*)  Aristot.,  Po/iï.,  50,  25.,  v.  Gelzer,  Rhein.  Mus.  1873,  p.  10 


HISTOIRE    BE    LA    LA  CONTE  219 

législateurs  crétois  à  la  race  dorienne  ;  on  le  devine  rien  qu'à 
l'étendue  de  son  horizon,  à  ses  voyages  lointains  et  à  ses  rela- 
tions d'outre-mer.  Dans  sa  législation  elle-même,  on  ne  le  voit 
nulle  part  préoccupé  de  l'intérêt  particulier  de  la  race  dorienne  ; 
un  Dorien  n'eût  guère  pensé  non  plus  à  introduire  à  Sparte  les 
rapsodies  d'Homère  K  La  tradition  qui  veut  que  le  législateur 
ait  étudié  les  institutions  de  la  Crète  2  est  très  croyable.  Il  trou- 
vait là  le  problème  qui  lui  incombait  résolu  avec  autant  de 
sagesse  que  de  succès,  et  rien  n'a  été  plus  salutaire  pour  Sparte 
que  l'imitation,  inaugurée  par  Lycurgue,  des  coutumes  politi- 
ques et  religieuses  de  la  Crète. 

L'expérience  consommée  du  monde  et  la  sagacité  politique 
qui  se  trouve  au  fond  de  la  législation  de  Lycurgue  ne  venait 
pas  de  Sparte  ;  d'après  tout  ce  que  Ton  sait  sur  la  matière,  elle 
avait  sa  source  à  Delphes  et  reçut  de  là  sa  sanction.  La  Pythie 
reconnut  Lycurgue  pour  un  dieu,  c'est-à-dire,  pour  un  organe 
absolument  sur  de  la  volonté  divine^.  Au  fond,  il  n'est  que  l'ins- 
trument de  la  sagesse  delphique  et  le  succès  de  son  œuvre  ne 
s'explique  queparTimmense  influence  à  laquelle  dut  parvenir, 
durantles désordres  politiques,  le  corps  sacerdotal  de  Sparte  en 
communion  étroite  avec  Delphes.  Ses  lois  furent  eUes-mêmes 
considérées  comme  des  oracles,  et  un  collège  sacerdotal  fut 
institué  pour  rendre  des  décisions  officielles  concernant  le  sens 
des  lois  de  Lycurgue. 

Le  législateur  avait,  à  tout  prendre,  une  triple  tâche.  Le  pre- 
mier besoin,  en  eff"et,  était  la  cessation  des  luttes  sanglantes  qui 
désolaient  le  pays  ;  c'est  pour  cela  qu'il  a  commencé  sa  grande 
œuvre  en  instituant  une  sorte  de  trêve  de  Dieu.  Le  second  était 
la  réconciliation  entre  les  différentes  races,  fondée  sur  une 
détermination  précise  de  leurs  droits  et  de  leurs  devoirs  récipro- 
ques; le  troisième,  l'organisation  de  la  communauté  dorienne. 

Cependant,  ce  ne  fut  pas  d'un  seul  coup,  comme  le  ferait 

*)  Sengebusch,  Homer.  Biss.,  II,  p.  82. 

2)  Ahistot.,  Polit.,  50,  27. 

^)  Herod.,  1,  65  En  suivant  celle  indicalion,  Gelzer  (^oc.  «Y.) considère  Ly-^ 
curgue  comme  le  nom  officiel  d'un  sacerdoce  apollinien  exislan  l  à  Sparte.  D'après 
OiXCKEN  (Staatslehre  des  Aristoteles)  le  caractère  sacerdotal  n'a  été  attribué 
à  Lycurgue  que  par  une  tradition  récente,  datant  d'Éphore  :  l'ancienne  tra- 
dition ne  voit  en  lui  qu'un  organisateur  militaire. 


220  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

croire  Plutarque,  et  sans  bien  des  luttes  que  fut  atteint  le  but, 
la  pacification  générale. 

Les  premières  de  ces  luttes  s'engagent  du  temps  même  du 
législateur.  En  effet,  ce  même  Charilaos,  dont  Lycurgue  avait 
pris  la  tutelle  1 ,  prince  entreprenant  et  belliqueux,  voulut 
appesantir  son  joug  sur  les  Doriens  à  un  tel  point  qu'il  en 
mérita  le  nom  d'usurpateur  ou  ((  tyran  ».  Il  en  résulta  un  sou- 
lèvement du  peuple  dorien,  et  c'est  seulement  lorsque  de  nou- 
veaux règlements  eurent  considérablement  restreint  les  préro- 
gatives royales,  de  manière  à  ôter  pour  toujours  aux  princes 
l'envie  de  restaurer  la  royauté  des  Pélopides,  que  se  consolida 
enfin  Tordre  de  choses  qui  resta  depuis  lors,  sans  éprouver 
d'altérations  notables,  la  constitution  de  Sparte.  D'après  la 
manière  de  voir  des  Grecs,  qui  sentaient  le  besoin  d'attribuer 
chaque  grande  œuvre  historique  à  un  seul  auteur,  sans  songer 
à  établir  une  distinction  entre  les  matériaux  antérieurs  ou  les 
additions  postérieures,  le  mécanisme  politique  tout  entier  fut 
considéré  comme  la  législation  de  Lycurgue. 

Jamais  législateur  ne  se  trouva  en  face  d'une  tâche  plus  diffi- 
cile. D'un  coté,  deux  maisons  royales,  avec  des  droits  fondés 
sur  des  traditions  archaïques,  malveillantes  l'une  pour  l'autre, 
en  lutte  avec  des  familles  qui  avaient  été  jadis  leurs  égales, 
rêvant  le  pouvoir  absolu  et  toujours  prêtes  à  rechercher  la 
faveur  de  la  population  achéenne  pour  se  débarrasser,  avec  son 
secours,  de  leurs  obligations  envers  les  Doriens,  et,  par  surcroît, 
une  foule  d'autres  restes  d'usages,  d'institutions,  de  cultes 
qui,  datant  de  l'âge  héroïque,  avaient,  à  la  faveur  des  siècles, 
poussé  de  trop  profondes  racines  pour  être  supprimés  :  d'autre 
part,  le  peuple  dorien,  étranger  à  tout  ce  passé,  altier  et  indo- 
cile, fier  de  sa  supériorité  militaire  et  veillant  d'un  œil  jaloux 
sur  les  droits  qui  lui  avaient  été  concédés.  Toutes  ces  antino- 
mies en  présence  se  montraient  toujours  réfractaires  àla  fusion, 
et,  au  sein  même  de  la  population  du  pays,  les  divers  éléments 
qui  s'étaient  superposésà  différentes  époques,  se  trouvant  déjà 
trop  mêlés  pour  pouvoir  se  séparer  de  nouveau,  occasionnaient 

1)  'Emzpons'x  r,  Xapi/Xou  (Aristot.,  Polit.,  p.  50,  25.  Cf.  231,  22).  Les 
additions  postérieures  à  Lycurgue  données  pour  l'œuvre  de  Lycurgue  (Peter 
ap.  Rhein.  Museum,  XXll,  ü4). 


HISTOIRE    DE    LA    LACONIE  221 

une  fermentation  perpétuelle  dans  laquelle  les  forces  du  peu- 
ple s'usaient  sans  profit.  Il  n'y  a  jamais  eu  en  Grèce  d'Etat 
plus  désorganisé  et  plus  malheureux  que  Sparte  avant  Lycur- 
gue  1.  On  le  voit,  il  fallait  à  tout  prix  un  accommodement;  il 
fallait  concilier,  aplanir  les  contrastes  et  trouver  une  transac- 
tion avantageuse  aux  deux  parties^.  Le  succès,  et  le  succès 
durable,  d'une  pareille  entreprise  reste  à  jamais  un  des  plus 
brillants  résultats  de  l'habileté  politique. 

Toute  la  législation  était  essentiellement  un  contrat  ;  c'est 
du  reste  le  nom  que  lui  donnent  les  anciens  eux-mêmes  ^  :  le 
contenu  n'en  est  par  conséquent  rien  moins  que  purement 
dorien. 

Et  d'abord,  l'Etat  n'avait-il  pas  toujours  à  sa  tête  les  familles 
royales  entourées  de  tous  les  attributs  de  la  puissance  souve- 
raine en  usage  au  temps  des  Achéens?  Cette  royauté  était 
indispensable  dans  l'Etat  qu'il  s'agissait  de  réorganiser,  car 
elle  était  le  lien  qui  tenait  unis  les  anciens  et  les  nouveaux  élé- 
ments de  la  population  ;  elle  était  la  garantie  de  l'unité  politi- 
que. Les  rois  étaient  vis-à-vis  desdieuxdupaysles  représentants 
de  la  nation  entière  :  ce  n'est  que  par  eux  qu'il  fut  possible  de 
rattacher  le  nouvel  ordre  de  choses  au  passé,  sans  rompre  avec  les 
traditions  consacrées.  Vivant  au  milieu  du  peuple  dorien,  qui 
leur  devait  le  service  militaire,  ils  étaient  en  même  temps  un 
gage  de  l'obéissance  et  du  dévouement  de  l'ancienne  population 
qui  révérait  en  eux  ses  chefs  suprêmes.  D'un  autre  côté,  la 

')  Les  Lacédémoniens  avant  Lycurgue  y.a-/.ovo[xwTa-ot  Gytom  nivzoy/  iwv 
'E).Xr,vwv  (Hekod.,  I,  65.  Thucyd.,  I,  18.  Plut.,  Lycurg.,  3.  oiiri\  àvw(j.aXîa). 

2)  L'accord  se  fit  par  des  intermédiaires  :  o\  piX-riaTot  voixoGl-cai  —  |jlÉ(joi 
itoXtxai.  SôXwv  yàp  r,v  to-jtwv  ■/.x\  A-jxoOpyo;. 

^)  Les  prixpat  ((TuvOr,xac  ôià  ),6ywv,  Hesych.,  leçon  attestée  par  des  textes 
èpigraphiques.  Archseol.  Zeitung,  XXXV,  p.  197)  prises  dans  le  sens  de 
contrat  par  Hermann,  Staatsalt.  §  23,  7.  Gœtt.  gel.  Anz.,  1849,  p.  1234 
sqq.  Cf.  Xenoph.,  Respub.  Laced.,  15  :  «ç  ßaaiXel  upoç  rV'  uôXiv  auvOvîxaç  6 
A-jxoOpyo;  èTToiV.ae.  —  Les  Rhèlres  ,  que  Goettling  {Ueber  die  vier  lyk. 
Rhetren)  avait  cherché  à  restituer  sous  forme  d'oracles  pythiques,  et  dans 
lesquelles  Bergk  {Gr.  Lit.,  I,  p.  336)  croit  retrouver  des  formes  du  dialecte 
delphique ,  ont  été  récemment  déclarées  apocryphes  et  données  pour  des 
pastiches  de  l'époque  hellénistique  par  Trieber.  Cette  opinion  est  combattue, 
entre  autres,  par  Gilbert  [Studien  zur  altspartan.  Gesch..  p.  122)  qui 
signale,  avec  G.  Müller,  des  traces  des  Rhetra  dans  un  fragment  de  Tyrtée 
{fr.  4). 


222  iiiSTOiRE  du  péloponxèsi-: 

coexistence  de  deux  dynasties  offrait  un  grand  avantage  ;  c'est 
que,  parla,  deux  partis  puissants  se  trouvaient  ralliés  avec  leurs 
intérêts  à  TEtat,  et  que  la  population  anté-dorienne  se  voyait 
représentée  dans  le  gouvernement  par  deux  de  ses  plus  illus- 
tres familles,  qui  y  avaient  toutes  deux  une  part  égale.  En 
effet,  ce  que  la  ligne  dite  «  aînée  »,  celle  des  Agiades,  avait  de 
plus  que  l'autre,  consistait  en  prérogatives  honorifiques  sans 
conséquence  '. 

En  outre,  la  double  royauté  était  une  garantie  contre  tout 
empiétement  t>Tannique  :  elle  utilisaitla  jalousie  mutuelle  des 
deux  lignes  pour  les  empêcher  d'outre-passer  les  attributions 
royales.  Une  précaution  semblable  avait  motivé  la  défense  faite 
aux  rois  d'épouser  des  femmes  étrangères.  Il  ne  fallait  pas  que 
quelque  alliance  avec  d'autres  maisons  souveraines  leur  inspi- 
rât une  politique  dynastique  et  des  fantaisies  de  tyrans.  Ainsi, 
une  prudence  défiante,  que  l'on  avait  apprise  dans  les  siècles 
de  guerres  civiles,  s'alliait  merveilleusement  avec  la  simplicité 
naïve  de  la  royauté  héroïque,  avec  les  mœurs  patriarcales  qui 
donnaient  pour  insignes  aux  rois  une  double  coupe  et  une  dou- 
ble portion  dans  les  banquets. 

Le  couple  fraternel  des  Dioscures,  révéré  depuis  longtemps 
sur  les  bords  de  l'Euro  tas,  était  le  modèle  héroïque  des  deux 
souverains  associés  ;  chacun  des  rois  emportait  avec  lui  à  la 
guerre  une  image  des  Dioscures  -,  et  la  preuve  la  plus  frap- 
pante du  crédit  et  de  l'autorité  qu'on  accordait  en  toute  occa- 
sion à  la  tradition  héroïque,  c'est  que  Lycurgue  introduisit  à 
Sparte  les  poèmes  homériques.  Des  rivages  de  l'Ionie,  la  gloire 
des  princes  achéens  revint  éveiller  les  échos  du  Péloponnèse  : 
les  droits  royaux  se  trouvèrent  enregistrés  et  scellés  dans 
l'épopée  comme  dans  un  document  national  :  à  Sparte  aussi, 
la  royauté  allait  avoir  une  consécration,  et  le  trône,  un  appui. 

Comme  les  rois  de  l'âge  homérique,  ceux  de  Sparte  étaient 
assistés  d'un  «  Conseil  des  Anciens  »  choisi  parmi  les  citoyens 

*)  Herod.,  VI,  52.  Wachsmuth  explique  sa  prérogative  par  le  fait  qu'elle 
était  la  dynastie  indigène  et  primordiale ,  et  qu'elle  représentait  la  race 
achéenne,  tandis  que  l'autre  représentait  les  immigrants  doriens.  Cf.  Schoe- 
jiAN.x,  Staatsalt.,  1-^,  237. 

-)  Herod.,  V,  75. 


HISTOIRE    DE    LA    LACO.NIE  223 

les  plus  influents,  et  appelé  à  prendre  part  au  gouvernement 
ainsi  qu'à  Texercice  de  la  juridiction.  Tout  ce  qui  autrefois 
dépendait  du  bon  plaisir  des  princes  fut  soumis  à  des  règle- 
ments fixes,  et  la  royauté  ne  put  décliner  la  coopération  du 
conseil  d'Etat.  Surtout  lorsqu'il  s'agissait  de  la  vie  d'un 
citoyen,  les  rois  ne  pouvaient  plus  prononcer  la  sentence  en 
leur  propre  nom,  mais  seulement  comme  membres  du  conseil, 
où  ils  avaient  vingt-huit  collègues.  (C'étaient  des  sénateurs 
(Gérontes)  à  vie,  désignés  par  l'acclamation  populaire  comme 
les  meilleurs  des  citoyens,  et  qui,  de  plus,  avaient  fait  leurs 
preuves  durant  une  vie  de  soixante  années,  enfin,  les  hommes 
de  la  confiance  publique. 

Si  donc,  ici  comme  dans  toutes  les  communes  de  l'antiquité, 
nous  devons  regarder  le  conseil  comme  une  représentation  de 
la  communauté,  le  nombre  de  ses  membres  ne  saura.'t  être 
fortuit,  mais  doit  correspondre  à  une  division  de  la  cité.  Cette 
division,  il  est  vrai,  n'est  pas  positivement  attestée,  mais  il  est 
absolument  probable  qu'il  y  avait  à  Sparte  trente  subdivisions 
de  tribus  ou  Obœ^  dix  hylléennes,  dix  dymaniques  et  dix  pam- 
phyliennes,  et  que  chaque  Obe  envoyait  un  député  au  conseil  '. 
Les  rois  n'avaient  par  conséquent  d'autre  privilège  que  d'être 
de  droit  les  représentants  des  deux  Obœ  auxquelles  apparte- 
naient leurs  familles,  et  que  de  présider.  Chacun  d'eux  n'avait 
({M'une  voix  sur  trente,  et  lorsqu'ils  manquaient  (ils  devaient, 
à  ce  qu'il  paraît,  être  ou  tous  les  deux  présents  ou  absents 
tous  les  deux),  un  des  sénateurs  disposait  des  deux  voix  et  votait 
en  troisième  lieu  pour  son  propre  compte  ^ 

De  même,  pour  ce  qui  regarde  la  constitution  de  la  cité,  il  y 

*)  0.  MuELLER,  Dorier,  II,  88.  Hermann  et  Schœmann  élèvent  contre  ce 
système  des  objections  dont  une  partie  au  moins  est  facile  à  réfuter.  La  place 
de  géronte,  en  dépit  des  restrictions  apportées  à  l'éligibilité,  est  toujours 
un  vixvjT^ptov  Tr|Ç  àpET?,!;.  •ï>u>,àî  ç'jlâ^avta  vtoi  wéàç  wßaJavra,  -rptây.ovia  yspoudtav 
ffùv  «p'/ayliai;  xaTa(Trr,aavTa  (Plut.  Lycurg.,  6).  Urlichs  corrige  ce  texte 
comme  il  suit  :  Tp-'axovta  TrpEaêuysvlaç  ffùv  ap^ayitat;  yepoyfftav  xa-radTTicrav-ra. 

Le  mot  xpiâxovta  paraît  être  une  glose  et  ne  se  trouve  pas  non  plus  dans 

SumAS,  s.  V.  (Jogaî. 

2)  En  ce  qui  concerne  le  mode  de  \otation  au  Sénat,  Hérodote  (VI,  57)  a 
parfaitement  raison  contre  Thucydide  (I,  20),  comme  l'a  remarqué  Wesse- 
ling.  Le  cas  où  un  seul  des  deu.x;  rois  délibérerait  et  voterait  avec  les  Gé- 
rontes n'est  pas  prévu  par  Hérodote* 


224  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

entra  certsinement  bien  des  usages  archaïques  qu'on  se  borna 
à  rajeunir.  Comment,  sans  cela,  des  antiquaires  comme  Hella- 
nicos *  auraient-ils  pu  faire  remonter  la  législation  tout 
entière  au  temps  de  l'invasion  dorienne  ,  à  Eurysthène  et 
Proclès?  Au  nombre  de  ces  institutions  primitives,  il  faut 
placer  sans  aucun  doute  la  division  de  la  communauté  dorienne 
en  Phylœ  et  0b3ß ,  ainsi  que  les  dispositions  concernant  sa 
résidence  et  sa  dotation  foncière. 

Les  Doriens,  lorsqu'ils  vinrent  à  Lacédémone,  avaient,  là 
comme  partout,  exigé  et  reçu  des  terres.  Les  lots  de  terres, 
obtenus  de  gré  ou  de  force,  leur  avaient  été  assignés  parles 
autorités  indigènes  alors  en  fonctions,  et  Ton  procéda  en  cette 
occasion  à  peu  près  de  la  même  manière  que  pour  une  fonda- 
tion de  colonie  %  c'est-à-dire  que  les  terrains  destinés  à  être 
partagés,  provenant  soit  de  l'ancien  domaine  des  Pélopides 
détrônés,  soit  de  propriétés  privées  enlevées,  au  milieu  des 
discordes  intestines,  à  leurs  anciens  possesseurs,  furent 
mesurés,  et  les  colons  reçurent  tous  des  lots  égaux  dont  la 
contenance  était  calculée  pour  suffire  à  Fentretien  d'une 
famille. 

Ces  premiers  arrangements  étaient  en  rapport  avec  la  situa- 
tion dans  laquelle  se  trouvait  la  Laconie  après  la  chute  des 
Pélopides;  car,  là  comme  en  Crète,  les  Doriens  avaient  été 
accueillis  parles  villes  rendues  à  leur  indépendance  et  avaient 
commencé  à  se  familiariser  de  différentes  manières  avec  les 
Achécns  ^.  Mais  bientôt  la  discorde  se  mit  entre  tous  ces  petits 
Etats  ;  ils  perdirent  Fun  après  l'autre  leur  indépendance  et, 
par  suite,  les  Doriens  durent  se  trouver  également  dans  une 
situation  des  plus  embarrassées.  Lorsque,  plus  tard,  Sparte 
devint  un  nouveau  centre  et  le  berceau  d'un  empire  lacédé- 
monien,  il  fallut  réunir  les  membres  dispersés  de  la  race 
dorienne,  dont  l'énergie  pouvait  seule  assurer  un  succès 
durable,  et,  après  les  avoir  réorganisés,  les  grouper  comme 
dans  un   camp  autour  du  double   trône   des  Héraclides.  Il 

*)  Hellanic.  ap.  Strab.  p.  366. 

-)  Y)  "Hpax).£toà)v  «Tior/ia  (Plat.,  Legg.,  736c.).  Cf.,  sur  les  assignations 
de  terre  chez  les  Romains,  Sciiwegler,  Rara.  Gesch.,  I,  618.  II,  416. 
^)  Voy.  ci-dessus,  p.  21i. 


HISTOIRE    DE    LA    LACONIE  223 

s'opéra  donc  une  réorganisation  de  la  colonie  militaire,  comme 
nous  pouvons  appeler  la  communauté  dorienne,  une  nouvelle 
division,  un  nouveau  recensement  et  un  nouveau  partage  de 
terres. 

Nous  devons  nous  attendre  à  rencontrer,  dans  ces  sortes  de 
colonies,  des  chiffres  très  précis  :  il  ne  manque  pas  non  plus 
de  bons  renseignemeats  à  ce  sujet  \  Les  différentes  estima- 
tions qui  portent  à  4,500,  6,000  et  9,000  la  somme  des  lots 
distribués  par  Lycurgue,  ne  sont  pas  une  difficulté  :  ces 
chiffres  appartiennent  évidemment  à  des  époques  différentes, 
et  nous  avons  de  bonnes  raisons  pour  admettre  que  les  chiffres 
les  moins  élevés  sont  les  plus  anciens  ;  ils  sont  allés  grossis- 
sant, parce  que,  plus  tard,  de  nouvelles  acquisitions  territo- 
riales entraînèrent  une  augmentation  dans  le  nombre  des  lots. 
Une  autre  preuve  que  le  premier  nombre  est  celui  de  Lycur- 
gue, c'est  que  le  roi  Agis  le  rétablit  artificiellement  six  siècles 
plus  tard,  en  admettant  dans  la  communauté  des  périèques  et 
des  étrangers;  ce  devait  être,  par  conséquent,  un  nombre  con- 
sacré par  une  ancienne  tradition. 

Les  lots  de  terre  alloués  auxDoriens  formaient  au  milieu  de 
la  contrée  un  domaine  compacte  dont,  grâce  cette  fois  encore 
aux  réformes  d'Agis,  nous  pouvons  indiquer  avec  précision 
les  limites.  Il  s'étendait  au  nord  jusqu'à  l'endroit  où  se  resserre 
la  vallée  haute  de  l'Eurotas,  à  Pellana,  et  jusqu'au  défilé  de  la 
vallée  d'Œnos  à  Selasia;  au  sud,  les  fertiles  plaines  qui  s'ou-" 
vrent  sur  le  golfe  de  Laconie  et  s'étendent  jusqu'au  cap 
Malée  appartenaient  encore  au  domaine  dorien  :  à  l'est  et  à 
l'ouest,  les  deux  montagnes  principales,  le  Taygète  et  le 
Parnon,  en  formaient  les  limites  ^  Ainsi,  le  cœur  de  la 
Laconie  était  tout  entier  en  la  possession  des  Doriens;  ils 
habitaient  la,  divisés  en  Phylaß  et  Obœ^  chaque  phyle  compre- 
nant 1500  et  chaque  Obe.  150  familles.  Les  phylse  et  obse 
formaient  aussi  des  cantons  distincts  :  ainsi  Foô^  «  Agiadœ  », 

*)  Plut.,  Lycurg.,  8.  A.  Sch.efer,  Le  eplioris,^.  6.  Schoemann,  Opusc. 
Acad.,  I,  139. 

^)  Limites  de  la  7io)>ti:ixri  Xiopoi.  :  ành  xoù  xarà  IIsî^tiv/jV  -/apâôpou  Tipô;  tov 
TauyETov  xat  MaAsav  xa\  Sî>vXaaîav  (Plut.,  Agis,  8).  E.  CcRTius,  Peloponn., 
11,211.  •     • 

15 


226  -HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

la  résidence  de  Faînée  des  maisons  royales,  était  un  district  sur 
les  bords  de  l'Euro  tas  *. 

Du  reste,  même  sous  ce  régime,  les  Doriens  n'étaient  pas  le 
moins  du  monde  propriétaires  absolus  du  sol.  Ils  ne  pouvaient 
rien  vendre,  rien  acheter,  ni  donner  ou  léguer  quoi  que  ce  soit. 
Les  lots  se  transmettaient  sans  altération  de  père  en  fils,  à  la 
façon  desmajorats  ;  à  défaut  d'héritiers  mâles,  ils  revenaient  à 
l'État,  c'est-à-dire  que  les  rois,  comme  étant  les  premiers  pos- 
sesseurs du  sol,  en  disposaient. 

Ainsi,  tandis  qu'en  Crète  nous  trouvons  les  assignations  de 
terres  pratiquées  sous  deux  formes,  l'une  qui  abandonnait  le 
sol  en  toute  propriété  aux  colons,  l'autre  qui  en  réservait  la 
propriété  à  l'Etat,  la  législation  de  Lycurgue,  celle  qui  s'est 
montrée  la  plus  sévère  pour  les  Doriens,  n'a  admis  que  le  der- 
nier système.  Les  rois  sont  les  seuls  chefs  de  l'Etat,  les  succes- 
sem's  et  les  héritiers  de  ceux  qui  ont  fondé  l'Etat,  institué  la 
commune  etpartagé  le  domaine  commun ,  à  la  condition  expresse 
que  chaque  détenteur  devrait  en  retour  au  souverain  le  service 
militaire.  C'est  sur  ce  système  que  repose,  ici  comme  en  Crète, 
l'organisme  de  TEtat.  A  chaque  lot  est  attachée  l'obligation  du 
service,  et  comme  celui-ci  est  le  même  pour  tous,  les  lots  sont 
naturellement  aussi  égaux  que  possible  en  surface  et  en 
valeur-. 

Ici,  le  point  essentiel  était  le  maintien  de  l'ordre  établi,  et  les 
rois,  en  leur  qualité  de  suzerains,  étaient  chargés  d'y  veiller  ; 
ils  avaient  soin  particulièrement  qu'il  n'y  eût  point  de  lots 
vacants,  et  que  les  membres  de  la  communauté  militaire  qui 
seraient  dépourvus  de  terres  en  pussent  avoir  en  épousant  des 
héritières.  Se  marier  en  temps  opportun  était,  pour  le  Dorien 
en  possession  de  sa  part,  un  devoir  public  :  il  était  obligé  de 
faire  son  possible  pour  se  préparer  des  successeurs  robustes, 

1)  Wachsmüth,  Jahrbb.  f.  kl.  Philol.,  1868,  p.  3. 

2)  La  répartition  égale  des  lots,  mise  en  doute  par  Grote,  et  plus  tard  par 
Peter  et  Oncken,  a  été  appuyée  d'un  argument  nouveau  par  Wachsmüth 
{Gœtt.  Gel.  Anz..  1870,  p.  1808}.  Ce  savant  a  démontré  par  un  passage  de 
Polybe  (VI,  43)  que  déjà  Éphore  la  regardait  comme  une  institution  laco- 
nienne.  Il  est  donc  impossible,  quoi  qu'en  dise  Oncken  (ibid.,  p.  351-370) 
d'en  faire  une  institution  du  temps  d'Agis,  que  l'on  aurait  antidatée  et  repor- 
tée artificiellement  au  temps  de  Lycurgue. 


HISTOIRE    DE    LA    LACONIE  227 

et  c'était  si  bien  là  le  Lut  avoué  du  mariage  qu'une  union  infé- 
conde n'était  plus  considérée  comme  un  mariage  et  que  l'Etat 
en  exigeait  la  dissolution. 

La  communauté  dorienne  astreinte  au  service  militaire  comr 
posait  la.  Pkroitra  ou  garde  des  rois  K  C'est  au  milieu  d'elle  qu'ils 
avaient  leur  tente  pendant  la  guerre,  au  milieu  d'elle  qu'ils 
habitaient  sur  les  collines  de  Sparte.  Mais  ce  centre  du  pays  ne 
devait  pas  être  une  forteresse  fermée,  comme  un  ancien  châ- 
teau-fort achéen  ;  au  contraire,  il  fallait  que  les  rois  se  sentis- 
sent complètement  en  sécurité  au  dedans  et  au  dehors  sans  se 
retrancher  derrière  des  murailles,  et  que  les  Doriens  n'eussent 
jamais  l'idée  de  compter  sur  des  remparts.  C'est  pourquoi  la 
capitale  du  pays  resta  une  ville  ouverte,  où  les  rois  vivaient  au 
milieu  de  la  communauté  dorienne  dans  une  simple  habitation 
bourgeoise.  Sparte  ne  formait  pas  un  groupe  circonscrit  de 
maisons  comme  les  autres  villes  grecques,  mais,  assise  avec  un 
laisser-aller  rustique  sur  les  rives  de  l'Eurotas,  elle  déborda 
peu  à  peu  dans  la  plaine  ",  et  les  Doriens  habitaient  tout  le 
long  de  la  vallée,  bien  en  dehors  de  Sparte,  sans  que  les  plus 
éloignés  en  fussent  moins  citoyens  de  Sparte  que  ceux  qui 
étaient  restés  au  gué  de  l'Eurotas.  Ils  étaient  tous  Spartiates, 
comme  on  les  appelait,  dans  le  sens  rigoureux  du  mot,  pour 
les  distinguer  des  Lacédémoniens  ^ 

Tenue  rigoureusement  à  l'écart  de  cette  communauté  mili- 
taire *,  l'ancienne  population  qui  habitait  dans  les  montagnes 
tout  autour  du  pays  des  Spartiates  (d'où  le  nom  d'habitants  des 
alentours  ou/)mèç'?/6'5)  avait  conservé  son  genre  de  vie  habituel. 
Plus  de  trois  fois  plus  nombreux  que  les  Spartiates,  ils  culti- 
vaient le  sol  bien  plus  ingrat  des  montagneg,  dont  ils  accommo- 
daient les  pentes  escarpées,  à  force  de  terrasses  maçonnées,  à 
la  culture  du  blé  et  du  vin.  Ils  exploitaient  les  carrières  et  les 
mines  duTaygète,  s'adonnaient  à  l'élevage  des  bestiaux  et  à 


1)  $poypâ  équivaut  à  eajerctfws  :  çpoupà;  llàys'v.  Schoemann  [Gr.  Alterth., 
I,  p.  294)  la  considère  comme  une  garde  nationale,  une  landwehr. 

-)  Thucyd.,  I,  10.  E.  CuRTius,  Peloponn.,  II,  p.  311. 

3)  Thucyd.,  IV,  8,  etc. 
•    4)  Myi  ysiopYETv  Toù?  çyXaxa;  était  chez  les  Doriens  un  principe  politique. 
(ÂRisT.,  Polit.,  31,  9). 


228  HISTOIKK    DU    PÉLOPONNÈSE 

la  navigation,  et  pourvoyaient  le  marché  de  Sparte  de  fers,  de 
matériaux  do  construction,  de  laines,  de  cuirs...  etc.  Proprié- 
taires libres  de  leur  sol,  ils  payaient  aux  rois  leurs  redevances, 
conformément  aux  antiques  usages  '. 

Mais  les  paysans  qui  résidaient  sur  les  terres  des  Spartiates 
avaient  un  sort  bien  plus  dur.  Une  partie  d'entre  eux  se  com- 
posait probablement  d'ancienspaysans  du  domaine,  deLélèges 
qui  avaient  déjà  été  tributaires  des  Achéens  ;  d'autres  avaient 
perdu  leur  liberté  plus  tard,  au  milieu  des  guerres  civiles.  Ils 
purent  rester  sur  leurs  anciennes  possessions,  à  la  condition  de 
livrer  aux  Spartiates  logés  chez  eux  une  portion  considérable 
de  la  récolte. 

Cette  contrainte  provoqua  bien  des  soulèvements,  et  il  est 
probable  que  l'ancienne  ville  maritime  d'IIélos  fut  pour  un 
temps  le  foyer  d'une  révolte  de  ce  genre.  C'est,  en  effet,  la  seule 
manière  d'expliquer  l'opinion  générale  des  anciens,  qui  faisaient 
venir  de  ■  cette  ville  le  nom  à'Hilotes^  usité  depuis  lors  pour 
désigner  toute  la  classe  des  campagnards  soumis  par  les  armes 
et  dépouillés  de  leur  liberté  "\  Le  régime  adopté  à  leur  égard 
était  en  substance  le  même  que  celui  que  les  Doriens  avaient 
déjà  vu  appliqué  aux  Pénestes,  en  ïhessalie^. 

Les  familles  d'hilotes  vivaient  disséminées  sur  les  lots  des 
Spartiates  :  ceux-ci  leur  abandonnaient  la  terre  et  exigeaient 
la  livraison  régulière  du  montant  de  la  récolte  auquel  elle  était, 
estimée. Cemontant  comprenait,  pour  chaquelot,  quatre-vingt- 
deux  boisseaux  d'orge  et  une  quantité  proportionnelle  de  vin 
et  d'huile  *  ;  ce  que  les  hilotes  produisaient  en  plus  leur  appar- 
tenait, et  chacun  pouvait  de  cette  façon  arriver  à  une  certaine 
aisance.  • 

Les  hilotes  étaient  esclaves  et  sans  aucuns  droits  civiques  : 
cependant,  ils  n'étaient  pas  non  plus  complètement  à  la  merci 
de  l'arbitraire.  Ils  étaient  les  esclaves  de  la  communauté,  etnul 

1)  ßaat)axb;  çôpo;  (Plm.,  Alcib.,  I,'  p.  123). 

2)  "EXo?,  ot  TtoXÎTai  EÏXwTEc  y;  ElXtüTat  (Steph.  Byz.).  Cf.  'Opveàtat,  nXaxîtieîî, 
Ca:rites. 

3)  Voy.  ci-dessus,  p.  124. 

*)  Sur  les  mesures  laconiennes,  v.'  Hultsch,  Metrol.,  p.  260.  Jahrbb.  f. 
kl.  Philol.,  1867,  p.  531.  Le  médimne  laconien  est  au  médimne  attique 
comme  3  est  à  2. 


HISTOIRE    DE    LA    LACOME  229 

n'avait  le  droit  de  lui  faire  tort  en  s'attaquant  à  eux.  Comme 
membre  do  l'Etat,  le  Spartiate  pouvait  exiger  de  tout  hilote 
respect  et  obéissance,  mais  nul  ne  pouvait  traiter  un  seul  d'en- 
tre eux  comme  sa  propriété.  Ils  ne  pouvaient  être  ni  vendus. ni 
donnés  :  ils  appartenaient  à  l'inventaire  du  bien,  et,  même  dans 
les  meilleures  années,  le  détenteur  de  ce  bien  ne  pouvait,  sous 
peine  de  punition  sévère,  exiger  d'eux  un  seul  boisseau  d'orge 
de  plus  qu'il  ne  lui  en  était  légalement  dû. 

Le  législateur  avait  ainsi  réglé  les  choses,  à  l'exemple  de  Ja 
Crète,  afin  que  les  Spartiates,  sans  inquiétude  sur  leurs  moyens 
d'existence,  pussent  consacrer  tout  leur  temps  aux  devoirs 
qu'ils  avaient  contractés  envers  la  société.  Mais  ils  n'étaient  pas 
simplement  les  gardiens  de  la  société  et  la  force  armée  mise  à 
sa  disposition  :  ils  prenaient  encore  part,  dans  une  certaine 
mesure,  à  l'exercice  de  la  souveraineté  publique,  au  gouver- 
nement et  à  la  législation  ;  ils  formaient,  à  proprement  parler, 
la  bourgeoisie  de  l'Etat  fondé  par  Lycurgue.  C'était  pour  les 
rois  un  devoir  de  convoquer  les  citoyens  au  moins  une  fois  par 
mois,  le  jour  de  la  pleine  lune,  et  ils  n'avaient  pas  le  droit  de 
choisir  à  cet  effet  d'autre  place  que  le  coin  de  la  vallée  de  l'Eu- 
rotas  situé  <(  entre  Babyka  etKnakion',  »  c'est-à-dire,  proba- 
blement, entre  le  pont  de  l'Eurotas  et  le  confluent  de  l'Œnos, 
par  conséquent,  juste  au  milieu  de  la  résidence  propre  des 
Doriens,  dans  la  banlieue  de  Sparte,  d'où  il  ne  fallait  jamais 
écarter  le  centre  de  gravité  de  l'Etat. 

Cette  assemblée  était  en  même  temps  une  revue  de  la  bour- 
geoisie valide,  passée  sous  les  yeux  de  ses  généraux;  c'est  là 
qu'avaient  lieu  les  élections  des  Gérontes  et  des  autres  fonc- 
tionnaires-, que  l'on  venait  entendre  les  communications 
officielles  des  autorités,  et  que  les  affaires  les  plus  importantes, 
telles  que  déclarations  de  guerre,  propositions  de  paix,  traités 


')  [JiETa^j  Baoûxa;  TE  xa\  Kvaxtwvo;  (Plut.  ,  Lycurg.,  6).  Cf.  E.  CuRTiUS, 
Peloponn.,  II,  237  :  .Urlichs,  Rhein.  Mus.,  NI,  214.  Wachsmuth  [Jahrbb. 
für  kl.  Piniol.,  1868,  p.  9)  rapporte  cette  prescription  au  siège  des  Agiades 
et  des  Eurypontidi^s,  et  à  la  fusion  des  deux  communautés  respectives  opérée 
par  la  législation  de  Lycurgue. 

2)  Aristote  [Polit.,  48,  32)  fait  la  critique  du  système  d'élection  employé 

dans  l'Apella  (i7i£>.)vâ  =  èxx),r)aia). 


230  HISTOIRE  DU   PÉLOPONNÈSE 

et  lois  nouvelles,  étaient  soumises  àla ratification  constitution- 
nelle. 

Tous  débats  étaient  interdits  ;  aucun  amendement,  aucunef 
motion  nouvelle  ne  pouvaient  être  proposés  par  la  bourgeoisie: 
elle  n'avait  à  dire  que  Oui  ou  Non.  Encore  le  vote  était-il , 
la  plupart  du  temps,  une  pure  formalité,  car  ce  n'était  ni  au 
moyen  d'urnes,  ni  par  mains  levées,  mais  uniquement,  selon 
les  usages  militaires,  par  acclamation  que  la  volonté  du  peuple 
se» faisait  connaître.  Les  assemblées  étaient  aussi  courtes  que 
possible  et  se  tenaient  debout  ;  on  évitait  tout  ce  qui  eût  pu 
inviter  à  prolonger  commodément  la  réunion  ;  tout  ornement, 
toute  construction  propre  à  abriter  en  étaient  bannis.  Il  n'y 
avait  probablement  de  sièges  que  pour  les  magistrats  prési- 
dents'. Aussi  le  lieu  de  l'assemblée  fut,  dès  le  principe,  bien 
distinct  de  celui  du  marché.  On  le  voit,  la  participation  des 
Doriens  aux  affaires  publiques  était  réglée  de  telle  sorte  qu'ils 
se  trouvaient  satisfaits  à  l'idée  d'avoir  leur  part  de  souveraineté 
et  de  pouvoir,  dans  les  conjonctures  graves,  contrôler  en  der- 
nière instance  les  mesures  proposées  par  l'Etat.  Il  fallait  qu'ils 
se  sentissent  citoyens  et  non  pas  comme  incorporés  à  un  Etat 
étranger  :  ilä  n'étaient  pas  simplement  l'objet  passif  de  la  légis- 
lation, mais  ils  y  prenaient  unepartactive,  car  ils  n'obéissaient 
qu'aux  ordonnances  auxquelles  ils  avaient  donné  leur  approba- 
tion. Et  cependant,  en  règle  générale,  ils  étaient  gouvernés  et 
ne  gouvernaient  pas.  D'ailleurs,  toute  leuréducation  était  telle 
qu'ils  n'avaient  ni  la  capacité  ni  l'envie  de  se  mêler  de  choses 
politiques  ;  leur  horizon  était  trop  étroit  pour  qu'ils  fussent  à 
même  de  juger  des  affaires  générales  et  surtout  des  affaires 
étrangères.  En  outre,  tout  à  Sparte  était  si  minutieusement 
réglé,  qu'il  n'était  pas  facile  de  modifier  quelque  chose  dans  le 
mécanisme  gouvernemental. 

Ainsi  donc,  en  somme,  le  Spartiate  usait  peu  et  rarement  de 

')  ScHOEMANN  ((??'.  Alt.,  P,  247)  pense,  comme  moi,  que  l'assemblée  po- 
pulaire se  tenait  debout  :  ce  n'est  pas  l'avis  de  Vischer  [Rhein.  Mus., 
XXVIII,  1873,  p.  380  sqq.)  qui,  se  fondant  sur  un  passage  de  Thucydide 
(I,  67-78),  admet  qu'à  Sparte  aussi  l'assemblée  du  peuple  siégeait.  Mais  on 
ne  trouve  rien  dans  Thucydide  qui  indique  qu'on  ait  pris  des  mesures  pour 
faire  asseoir  et  grouper  autour  d'une  tribune  l'assemblée  entière  des  Spar- 
tiates. 


HISTOIRE   DE  LA   LACONIE  231 

ses  droits  politiques.  Il  n'en  avait  que  plus  de  temps  et  d'éner- 
gie à  consacrer  aux  exercices  militaires.  En  effet,  la  grande 
préoccupation  du  législateur  avait  été  de  conserver  intacte  à 
rÉtat  la  force  militaire  dont  il  avait  acheté  la  possession  au 
prix  de  ses  meilleures  terres.  C'est  'pourquoi  les  mœurs  du 
peuple  dorien,  mœurs  grâce  auxquelles  celui-ci  s'était  jadis 
imposé,  avec  une  puissance  si  irrésistible,  à  la  race  énervée 
des  Achéens,  la  forte  discipline,  l'austère  simplicité  de  la 
vie,  furent  rétablies  dans  toute  leur  sévérité  et  protégées  par. 
toutes  les  rigueurs  de  la  loi. 

Cette  sévérité  était  d'autant  plus  nécessaire  que  la  nature 
luxuriante  de  la  vallée  portait  davantage  à  une  vie  molle. 
L'aptitude  militaire  était  la  condition  mise  à  la  jouissance 
des  droits  et  avantages  accordés  par  la  constitution  ;  car  la 
naissance  ne  conférait  par  elle-même  aucun  droit.  L'État  se 
réserva  expressément  de  soumettre  les  enfants  des  Spartiates, 
aussitôt  après  leur  naissance,  à  un  examen  de  leur  conforma- 
tion physique,  avant  qu'ils  ne  fussent  reconnus  enfants  de  la 
maison.  Ceux  qui  étaient  faibles  et  contrefaits  étaient  exposés 
sur  le  Taygète  *,  c'est-à-dire  qu'ils  ne  pouvaient  être  élevés 
qu'avec  les  enfants  des  périèques,  car  l'intérêt  de  l'Etat  était 
compromis,  si  un  lot  devait  passer  aux  mains  d'un  héritier 
incapable  de  porter  les  armes. 

Celui  même  qui  avait  été  élevé  comme  fils  légitime  de 
Spartiate  pouvait  être  dégradé  ;  il  perdait  ses  droits,  s'il  ne 
satisfaisait  pas  complètement  à  tous  ses  devoirs  de  soldat. 
D'autre  part,  le  législateur  de  Sparte  avait  sagement  pourvu  à 
ce  que  la  communauté  Spartiate  put  se  compléter  avec  des 
recrues  d'un  autre  sang  et  des  forces  fraîches  ;  car  il  pouvait 
se  faire  que  même  des  individus  qui  ne  provenaient  pas  d'un 
mariage  purement  dorien,  des  enfants  de  périèques  ou  d'hi- 
lotes,  s'ils  avaient  fait  consciencieusement  jusqu'au  bout  leur 
éducation  militaire,  fussent  admis  dans  la  communauté  do- 
rienne  et  mis  en  possession  de  lots  vacants.  Mais  il  fallait 
pour  cela  le  consentement  des  rois  ;  c'est  devant  eux  qu'avait 
lieu   l'adoption  solennelle    du  récipiendaire  par  un  Dorien 

^)  Aux  lieux  dits  àitoOsTai  (Plut.,  Lycurg.,  16.  E.  Curtius,  Peloponnesos, 
II,  252.  320). 


232  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

pourvu  de  son  majorât  '.  C'est  ainsi  que  l'Etat  recrutait  de 
nouveaux  citoyens,  et  c'est  à  cette  institution  que  Sparte  dut 
une  bonne  partie  de  ses  plus  grands  hommes  d'Etat  et  de  ses 
meilleurs  généraux.  Ainsi,  c'était  l'éducation,  la  discipline 
qui  faisait  le  Spartiate,  et  non  le  sang  des  aïeux  -. 

Il  est  certain  que  l'éducation  Spartiate  ressemblait  en  bien 
des  points  aux  mœurs  primitives  des  Doriens,  et  que,  grâce  à 
une  pratique  journalière,  continuée  de  génération  en  généra- 
tion, elle  était  devenue  chez  les  membres  de  la  communauté 
une  seconde  nature.  Sous  ce  rapport  également,  Lycurgue 
avaitencore  enchéri  sur  lesinstitutionsdela  Crète.  Celles-ci  lais- 
saient le  jeune  Dorien  dans  la  maison  maternelle  jusqu'à  son 
adolescence  ;  Sparte  prenait  l'enfant  dès  l'âge  de  sept  ans  et 
l'incorporait  dans  sa  compagnie,  où  il  devait  passer  par  tous  les 
exercices  préparatoires  au  service  militaire,  endurcir  et  exer- 
cer son  corps,  en  se  conformant  exactement  à  la  manière 
prescrite  au  nom  de  l'État  par  les  magistrats.  Ainsi  l'enfant, 
avant  d'avoir  appris  à  réfléchir,  se  trouvait  déjà  serré  entre  des 
règlements  étroits  et  inflexibles,  qui  lui  faisaient  perdre  tous 
S3S  penchants  et  ses  "goûts  naturels.  C'est  ainsi  qu'il  arrivait 
à  l'adolescence  :  puis,  adolescents  et  hommes  faits  continuaient 
à  vivre  sous  l'empire  du  même  sentiment,  se  pressant  comme 
instinctivement  les  uns  contre  les  autres,  àla  façon  des  abeilles. 

Ce  sentiment  trouvait  un  aliment  dans  les  chants  en  chœur, 
parce  que  leur  bonne  exécution  dépend  entièrement  de  la 
subordination  des  parties  à  l'ensemble,  de  la  coopération 
désintéressée  de  chacun  à  une  tâche  commune  ;  il  se  retrem- 
pait dans  les  exercices  guerriers  et  les  danses  des  jours  de  fête, 
qui  s'exécutaient  en  conunun ,  ainsi  que  dans  les  repas 
communs  (Syssitia-Phiditia^)^  auxquels  ceux  qui  avaient  déjà 

1)  Herod.,  VI,  57. 

-)  ëviot  '((fa/jOLv,  oTt  V.OLI  xfev  ?lvwv  o;  Sv  vno^izl'^f]  xa'jirjv  acrx-^iriv,  xrç  tcoXitsik; 
xaxà  TÔ  ßouX£'j[j.a  xoO  Auxoûpxo'j  (Jieteîxs  (Plut.,  Instit.  Lacon.,  22).  MôOaxe; 
(la  plupart  du  lemps  fils  de  femmes  hilotes)  vôOot  xtbv  UTiapxtaxûv  (j.âXa  eùctSeî; 
xe  xat  xiôv  èv  xr)  TtôXei  xx).tüv  (c'est-à-dire  de  la  discipline)  oùx  aneipoi  (Xen., 
Hellen.,  V,  3,  9). 

^)  V.  Trieber,  p.  29.  «l'ioâia  est  le  mot  propre;  a'jafftxia  ne  s'est  introduit 
que  par  abus.  Xénophon  emploie  un  mot  à  lui,  CTuffXf,vta  et  auaxrivEîv.  Cf. 
Xenoph.,  Helle7i.y  V,  3,  20.  auaxrjvoüdt  ßao-i>vEv;  èv  xo)  aùxto  oxav  oixot  wcti,  etc. 


HISTOIRE    DE    LA    LACONIE  233 

une  famille  à  eux,  et  les  rois  eux-mêmes,  ne  pouvaient  se  sous- 
traire. La  maison  devait  toujours  venir  en  second  lieu,  et, 
même  dans  son  pays,  le  père  de  famille  ne  devait  jamais  perdre 
le  sentiment  et  l'habitude  de  la  guerre  et  de  la  vie  des  camps. 
Aussi,  manger  en  commun  s'appelait  «  camper  ensemble  »  ; 
les  compagnons  de  table  n'étaient  autres  que  les  compagnons 
de  tente  ;  la  nourriture  était  si  simple  qu'on  pouvait  facile- 
ment faire  au  s  si  bonne  chère  en  campagne.  On  s'asseyait  à  quinze 
à  la  même  table,  et  ce  qui  décidaitdela  composition  dugroupe, 
ce  n'était  ni  un  règlement,  ni  le  domicile,  mais  le  libre  choix 
des  membres.  En  effet,  avant  l'admission  d'un  nouveau  mem- 
bre, on  procédait  àun  scrutin,  et  une  seule  voix  opposante  suf- 
fisait pour  faire  écarter  la  proposition  '.  C'était  une  mesure 
tout  à  fait  militaire,  ayant  pour  but  d'établir  entre  les  convives 
un  lien  de  camaraderie,  car  ils  étaient  tous  dès  lors  obligés  de 
répohdre  les  uns  des  autres,  en  temps  de  paix  comme  sur  le 
champ  de  bataille.  Or,  ceci  était  d'autant  plus  important  que 
le  cercle  de  convives  était  l'unité  sur  laquelle  était  basée 
l'organisation  de  l'armée.  En  effet,  la  communauté  dorienne 
tout  entière  se  composait  de  300  camaraderies  semblables. 
Là,  un  mélange  heureux  rompait  la  monotonie  des  relations 
que  créent  le  voisinage  et  la  parent^  ;  là,  au  milieu  d'un  forma- 
lisme rigoureux,  il  y  avait  place  pour  la  liberté,  pour  les 
liaisons  spontanées,  pour  les  inclinations.  D'autre  part,  ces 
cercles  avaient  leurs  traditions  qui  se  conservaient  d'une  géné- 
ration à  l'autre,  et  de  là  naissait  l'esprit  de  corps  qui  contenait 
dans  de  justes  bornes  les  penchants  individuels. 

Mais  précisément  parce  que,  en  définitive,  la  vie,  telle  que  la 
loi  l'avait  faite,  donnait  peu  satisfaction  à  l'instinct  de  liberté 
naturel  à  l'homme,  que  c'était  une  vie  de  contrainte  et  do 
règle,  il  était  de  l'intérêt  du  législateur  d'empêcher  les  rela- 
tions avec  l'extérieur,  de  peur  que  la  vue  d'un  genre  de  vie 
plus  commode  et  plus  humain  ne  dégoûtât  les  Spartiates  de 
leur  condition.  Toute  cette  vie  de  communauté  avait  quelque 

*)  Plut.,  Lycurg.,  12.  La  même  chose  se  fait  encore  aujourd'hui  dans  les 
cercles  d'officiers.  Il  n'y  a  donc  pas  de  contradiction  entre  cet  usage  et  l'es- 
prit de  la  législation  de  Lycurgue,  comme  le  pense  Peter  [Rhein.  Mus., 
XXII,  65). 


234  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

chose  de  concentré,  de  voilé,  de  mystérieux.  La  situation  de 
la  vallée  de  l'Eurotas,  cachée  entre  le  Taygète  et  le  Parnon, 
rendait  l'isolement  plus  facile  ;  c'était  comme  un  camp  bien 
gardé,  où  l'on  ne  pouvait  ni  sortir  ni  entrer  sans  permission. 
Des  postes  gardaientles  défilés  de  Belmina,  Selasia  et  Carya3, 
qui  étaient  comme  autant  de  guichets  conduisant  dans  l'inté- 
rieur de  la  vallée  de  l'Eurotas  \  L'émigration  était  pour  un 
Spartiate  un  crime  entraînant  la  peine  de  mort,  car  ce  n'était 
autre  chose  qu'une  désertion  ;  les  voyages  étaient  rendus 
impossibles  rien  que  parladéfense  faiteà  tout  Spartiate  dépos- 
séder d'autre  argent  que  la  monnaie  de  fer  du  pays,  monnaie 
qui,  non-seulement  était  peu  maniable  et  extrêmement  incom- 
mode, mais  n'avait  pas  cours  en  dehors  du  pays-.  Posséder  de 
l'or  et  de  l'argent  était  si  sévèrement  défendu  qu'il  en  coûtait  la 
vie  à  celui  chez  qui  on  en  découvrait.  Comme,  d'ailleurs,  la  loi 
interdisait  toute  culture  intellectuelle  qui  eût  pu  ouvrir  à 
l'esprit  de  plus  vastes  horizons,  comme  elle  ne  tolérait,  en  fait 
de  poésie  et  de  musique,  ce  lien  artistique  qui  rapprochait  le 
plus  les  uns  des  autres  les  Hellènes,  que  ce  qui  avait  reçu  de 
la  main  de  l'Etat  une  certain  coupe,  une  forme  officielle,  toute 
l'éducation  du  Spartiate,  comme  sa  monnaie,  n'avait  de  valeur 
que  dans  son  pays  ;  et,  dQ  même  que  tout  Grec  habitué  à  la 
liberté  devait  se  sentir  gêné  et  dépaysé  à  Sparte,  de  même  le 
Spartiate,  transporté  hors  de  sa  sphère,  ne  pouvait  que  se 
sentir  partout  étranger,  embarrassé  et  mal  à  l'aise. 

Lorsque  des  hauteurs  du  Taygète  on  abaissait  le  regard 
sur  la  vallée,  elle  devait  ressembler  à  un  vaste  champ  de  ma- 
nœuvre, aux  cantonnements  d'une  armée  prête  à  livrer  ba- 
taille, campanten  pays  conquis.  A  certaines  heures,  la  jeunesse 
s'avançait  sur  le  lieu  de  ses  exercices  aux  bords  de  l'Eurotas  : 
la  troupe  se  rangeait  en  groupes  bien  ordonnés,  tous  en  armes 
ou  avec  un  bâton,  le  signe  de  l'autorité,  distingués  des  autres 
classes  d'hommes,  qu'ils  faisaient  courber  devant  eux,  par  le 
manteau  court,  les  cheveux  flottants  et  la  barbe  '.  Tout,  jus- 

^)  E.  CuRTius,  Peloponnesos,  II,  260. 

2)  POLYB.,  VI,  49. 

3)  La  moustache  était  le  symbole  de  la  liberté  :  de  là  la  défense  :  [x-n  Tplçstv 
[xûaiaxa  (Plut.,  Moral.,  p.  550  B). 


HISTOIRE    DE    LA    LACONIE  235 

qu'aux  fêtes,  avait  un  caractère  militaire.  Commander  et 
obéir  —  c'était  là  toute  la  science  du  Spartiate  ;  aussi  avait-il 
la  parole  brève  et  concise.  La  plaisanterie  et  les  saillies 
n'étaient  pas  défendues  :  au  contraire,  la  familiarité  entre 
camarades  y  donnait  assez  occasion  ;  c'était  une  école  tou- 
jours ouverte  où  l'esprit  s'exerçait  aux  remarques  fines  et  aux 
reparties  heureuses.  Lycurgue  lui-même  passe  pour  avoir 
fondé  un  culte  en  l'honneur  du  dieu  du  Rire  *  ;  c'était  en  etîet, 
delà  part  du  législateur,  une  sage  précaution  que  d'égayer  et 
d'adoucir  autant  que  possible  le  sérieux  aride  d'une  vie  livrée 
tout  entière  à  la  tyrannie  du  devoir.  La  véritable  patrie  de 
l'éloquence  Spartiate,  le  foyer  d'où  jaillirent  tant  de  saillies  à 
la  Spartiate,  qui  couraient  toute  la  Grèce,  était  la  Lesché, 
proche  des  champs  de  manœuvre,  le  rendez-vous  où  les  oisifs 
se  réunissaient  parpetits  groupes  et  conversaient  avec  vivacité^ 
comme  on  fait  autour  des  feux  de  bivouac.  C'est  là  que  l'on 
apprenait  le  ton  du  dialogue  Spartiate  et  que  l'on  s'exerçait  à 
la  présence  d'esprit  ^. 

Malgré  tout,  la  monotonie  d'une  existence  qui  se  passait  tout 
entière  sur  les  champs  de  manœuvre  et  sous  les  armes  fiit 
devenue  intolérable,  si  la  chasse  n'eût  offert  aussi  en  temps 
de  paix  des  distractions  et  des  aventures.  Les  forêts  qui  cou- 
vraient à  mi-côte  la  chaîne  du  Taygète  fourmillaient  de  che- 
vreuils, de  sangliers,  de  cerfs,  d'ours,  surtout  la  ligne  de 
hauteurs  qui  relient  les  cimes  de  Taléton  et  d'Evoras,  au- 
dessus  de  Sparte,  et  qui  portaient  le  nom  de  Thérae  (chasses)  . 
Là,  le  long  des  ravins  abruptes  d'où  les  torrents  se  précipitent 
dans  la  vallée,  les  joyeuses  bandes  de  chasseurs  doriens  grim- 
paient d'un  pied  léger,  escortés  par  les  aboiements  impatients 
des  limiers  de  Laconie,  les  ^meilleurs  de  leur  espèce.  Les  pics 
escarpés,  que  la  neige  couronne  les  trois  quarts  de  l'année, 
fournissaient  assez  d'occasions  de  déployer  une  agilité  virile, 
du  courage  et  des  muscles  d'acier.  Le  gibier  était  considéré 
comme  butin  de  guerre,  et  pouvait  être  servi  à  Sparte  sur  la 
table  commune,  pour  varier  agréablement  le  menu  uniforme 

*)  Plut.,  Lyciirg.,  25.  0.  Mueller,  Darier,  II,  381. 

2)  0.  Mueller,  ibid,  p.  389. 

3)  ©ripai  (E.  CuRTius,  Peloponnesos,  II,  206.  307). 


236  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

desphidities,  tandis  que  les  aventures  dechasse  assaisonnaient 
pendant  longtemps  les  conversations  de  la  Lesché. 

Pour  queladiscipline  Spartiate,  conformément  aux  intentions 
du  législateur,  embrassât  la  vie  sociale  tout  entière,  il  ne  fal- 
lait pas  que  la  maison  et  le  régime  domestique  restassent  en 
dehors  de  son  atteinte.  Aussi,  ilnemanquaitpas  de  règlements 
et  de  dispositions  légales  concernant  le  mariage,  le  développe- 
ment corporel  des  jeunes  filles,  le  genre  de  vie  et  les  devoirs 
des  femmes,  l'entretien  et  l'éducation  des  enfants.  Les  nour- 
rices de  Laconie  étaient  recherchées  dans  toute  la  Grèce. 
Cependant,  le  législateur  n'a  pas  réussi  à  faire  pénétrer  au  delà 
du  seuil  domestique  toute  la  rigueur  de  ses  prescriptions,  et  à 
étendre  jusque  dans  l'intérieur  de  la  famille  la  discipline  de 
l'État.  Là,  la  mère  de  famille  resta  en  possession  de  ses  droits, 
et  plus  la  maison  devenait  en  somme  le  seul  endroit  où  le  Spar- 
tiate put  encore  se  sentir  homme  et  se  mouvoir  spontanément, 
plus  la  femme,  qui  administrait  l'intérieur  de  la  maison,  la 
Mesodoma  *,  acquit  de  dignité  et  d'influence,  elle  qui  devaii  au 
besoin,  pendant  l'absence  de  son  mari,  mener  toutes  les  affaires 
domestiques  et  savoir  gouverner  ses  hilotes.  Son  rôle  devait 
être  particulièrement  difficile,  mais  aussi,  son  influence  singu- 
lièrement puissante,  lorsque  plusieurs  familles  devaient  tirer 
leur  subsistance  d'un  seul  lot  de  terre  :  en  pareil  cas,  il  arrivait 
fréquemment  que  plusieurs  frères  avaient  en  commun  une 
seule  femme  -. 

De  fonctionnaires,  il  en  fallait  peu  à  un  Etat  semblable.  Le 
lien  de  la  communauté  Spartiate  était  la  subordination  des  plus 
jeunes  aux  plus  âgés,  des  guerriers  à  leurs  supérieurs,  de  tous 
à  la  loi  ;  la  population  achéenne  était  gouvernée  par  des  inten- 
dants envoyés  dans  les  diff"érents  districts  des  périèques  ;  la 
crainte  d'une  puissance  toujours  armée  contenait  les  hilotes  ; 
l'Etat  tout  entier  était  sous  la  garde  des  roisHéraclides,  qui  le 
maintenaient  dans  son  antique  communion  avec  ses  dieux  et 
ses  héros,  gage  de  sa  prospérité,  faisaient  appliquer  la  loi  et 
surveillaient  le  système  de  la  propriété  foncière,  la  base  de  tout 

1)  Me<7ooô[ia  (Hesychics,  s.  v.). 

ä)  Dyandrie  et  polyandrie  (Schoemann,  Griech.  Aîterth.,  P,  282).  tj  7cep\ 
xàîY'Jvxîxa;  avsai;  (Aristût.,  Polit.,  45). 


HISTOIRE    DE   LA    LACOME  237 

l'édifice.  Ils  avaient  pour  les  assister  les  qiîatre  Pythiens,  les 
représentants  du  dieu  de  Delphes,  chargés  de  veiller  à  ce  que 
l'Etat  fondé  sous  son  autorité  restât  constamment  en  harmonie 
avec  sa  volonté.  • 

Les  rois  choisissaient  les  chefs  militaires  et  les  inspecteurs 
de  la  jeunesse  ;  enfin,  pour  la  police  générale,  ils  se  donnaient 
aussi  des  auxiliaires  et  des  représentants  *. 

L'assistance  de  ces  délégués  était  particulièrement  néces- 
saire en  Laconie,  où  tant  d'hommes  d'origine  et  de  condition 
différente  se  touchaient  de^i  près,  pour  prévenir  entre  eux  des 
froissements  qui  eussent  troublé  la  paix  publique.  Notamment 
sur  le  marché  de  Sparte,  où  affluaient  des  gens  de  toute  espèce, 
il  fallait  une  police  sévère.  Le  moindre  tumulte,  la  moindre 
émeute  était  doublement  à  redouter  dans  un  État  fondé  comme 
Sparte  sur  l'immobilité.  C'était  son  orgueil  de  ne  pas  avoir  de 
capitale  aux  ruelles  encombrées  et  remplie  d'une  populace 
bruyante,  mais  d'offrir,  rien  que  dans  l'extérieur  des  habita- 
tions, dans  le  calme  du  commerce  quotidien,  une  agréable 
image  de  l'ordre  ;  c'est  l'éloge  que  donne  Terpandre  à  la 
ville  «  dans  les  larges  rues  de  laquelle  habite  la  justice  ^  » 

Il  est  probable  que  c'est  dans  cette  nécessité  de  veiller  à 
l'ordre  public,  d'accommoder  les  différends  qui  s'élevaient 
surtout  entre  acheteurs  et  vendeurs,  qu'il  faut  chercher  l'ori- 
gine de  Véphoiie^  magistrature  qui  est  vraisemblablement  bien 
plus  ancienne  que  la  législation  de  Lycurgue  et  a  ses  racines 
ailleurs  que  dans  le  régime  politique  des  Doriens^.  Elle  resta 
debout,  comme  tant  d'autres  choses,  dans  l'Etat  de  Lycurgue  ; 
elle  y  acquit  même  une  importance  toute  nouvelle,  lorsque  les 
fantaisies  tyranniques  des  rois  firent  échouer  la  grande  œuvre 
de  réconciliation  entreprise  par  Lycurgue,  et  que  la  défiance 

')  Sur  les  fonctionnaires,  voy.  Schoemann,  Griech.  Alt.,  P,  260. 

-)  Terpandre  et  saôîxa  eùp'jâyjta  (E.  Curtius,  Peloponn.,  II,  225). 

^)  0.  MuELLER,  Dorier,  II,  108.  Hérodote  et  Xénophon  supposent,  il  est 
vrai,  que  les  éphores  ont  été  institués  par  Lycurgue  (Sch.efer,  De  ephoris, 
p.  7),  mais  c'est  parce  qu'ils  prennent  en  bloc  la  constitution  de  Lycurgue; 
et  lorsque  Platon  et  Aristote  rapportent  cette  fondation  à  Théopompe,  ils 
entendent  par  là  l'éphorat  revêtu  de  ses  attributions  nouvelles.  Schœfer  ex- 
plique le  nombre  de  cinq  éphores  par  celui  des  districts  ruraux  [ibid., 
p.  7.  12). 


238  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

réveillée  exigea  1^  création  d'une  autorité  chargée  de  défen- 
dre contre  toute  attaque  les  intérêts  de  la  communauté  do- 
rienne. 

La  magistrature  des  éphores,  qui  ne  déploya  toute  sa  puis- 
sance que  dans  la  période  suivante,  lorsque  Sparte  fut  devenue 
un  Etat  conquérant,  agrandit  aussitôt  l'influence  de  l'élément 
dorien.  A  l'extérieur,  Sparte  consei'va  ,son  aspect  d'autrefois, 
et  celui  qui  se  promenait  parles  rues  de  la  ville  ne  rencontrait 
que  des  monuments  dédiés  aux  dieux  et  aux  héros  de  l'époque 
achéo-éolienne.  Mais  à  l'intérieur  .s'opérait  une  transforma- 
tion radicale  ;  la  force  dorienne,  retrempée  et  disciplinée  par 
les  lois  de  Lycurgue,  se  montra  de  jour  en  jour  plus  envahis- 
sante, et  l'Etat,  qui  jusque  là  était  resté  achéen-dans  ses  insti- 
tutions fondamentales,  prit  ainsi  de  plus  en  plus  le  caractère 
d'un  Etat  dorien  *. 

Ce  dorisme  pénétra  jusque  chez  les  périèques,  les  anciens 
Lélèges  et  Achéens;  le  dialecte  dorien  devint  la  langue  officielle 
du  pays.  Du  marché  de  Sparte,  il  se  répandit  dans  les  régions 
où  les  Doriens  se  trouvaient  en  contact  avec  les  autres  races  ; 
toute  la  côte  orientale,  jadis  argienne,  devint  du  même  coup 
lacédémonienne  et  dorienne  ;  l'administration  du  pays  fut  con- 
fiée à  des  fonctionnaires  doriens.  A  Cythère,  le  point  faible 
de  la  domination  lacédémonienne,  parce  que  l'île  était  habitée 
depuis  l'antiquité  la  plus  reculée  par  une  population  des  plus 
mêlées*  et  que,  dans  une  station  maritime  si  fréquentée,  l'isole- 
ment vis-à-vis  de  l'étranger  ne  pouvait  pas  être  maintenu  avec 
autant  de  rigueur,  on  envoya  chaque  année  un  gouverneur 
avec  une  garnison  dorienne,  qui  tint  en  bride  le  peuple  remuant 
de  nie  ^ 

Le  service  militaire  serait  aussi  à  rapprocher  l'une  de  l'autre 
la  population  dorienne  et  la  population  non-dorienne.  En  effet, 
bien  qu''à  Torigine  la  communauté  dorienne  formât  exciusive- 
mentlacaste  guerrière, jamais  cependant  les  périèques  n'avaient 
été  relevés  de  l'obhgation,  qui  leur  incombait  jadis,  de  porter 
les  armes,  et  nous  ne  connaissons  pas  d'armée  lacédémonienne 

1)   'Ey.5wptôo(i«i  (Herod..  VIII,  73). 
*)  Voy.  ci-dessus,  p.  -iS.  62. 
3)  K-j6ï]poôt'xif,;  (Thlcyu.,  IV,  53). 


HISTOIRE    DE    LA    LACOME  239 

danslaquelleiln'yaiteudespérièques,même  parmi  les  hoplites. 
Ils  étaient  formés  et  exercés àce  service  parles  Spartiates,  qui 
étaient  de  droit  leurs  officiers.  Lorsqu'ils  avaient  appris  à  sup- 
porter la  faim  et  la  soif,  à  mépriser  la  douleur  de  la  flagellation 
sanglante  subie  devant  Fautel  d'Artémis  Orthia',  lorsqu'ils 
avaient  fait  leurs  preuves  sur  les  arènes  des  bords  de  l'Eurotas 
et  sous  les  ombrages  de  l'ile  du  Plataniste  ,  au  milieu  des 
jeux  belliqueux  de  la  jeunesse,  et  suivi  jusqu'au  bout  l'école  du 
soldat,  ils  portaient  les  armes  d'abord  dans  leur  propre  pays, 
■pour  montrer  s'ils  sauraient  agir  avec  initiative,  énergie  et 
présence  d'esprit.  Ils  jouaient  alorsle  rôle  de  maîtres  et  seigneurs 
du  pays,  surveillant  les  hilotes,  les  conspirateurs  perpétuels, 
maintenant  l'ordre  et  la  discipline,  depuis  la  frontière  arca- 
dienne  jusqu'au  cap  Ténare,  le  centre  de  la  population  asservie. 
Dans  tous  les  rapports  entre  les  divers  éléments  dé  la  popula- 
tion, l'esprit  dorien  prit  une  influence  décidée  et  prédomi- 
nante ;  l'ancien  caractère  achéen  s'effaça  et  disparut  de  jour  en 
jour. 

Ce  sont  là  des  résultats  étrangers  au  but  primitifd.es  insti- 
tutions de  Lycurgue;  mais  ils  en  étaient  la  conséquence  néces- 
saire et  furent  regardés  pour  cette  raison  comme  en  faisant 
partie.  L'antiquité  n'en  eut  que  plus  d'admiration  pour  cette 
législation  qui,  à  la  juger  par  le  résultat,  est  unique  dans  son 
genre.  Tout  ce  que  nous  pouvons  faire,  c'est  de  signaler  en 
général  les  principes  qui  lui  ont  servi  de  base ,  les  modèles 
qu'elle  imita,  l'autorité  religieuse  sous  l'œil  de  laquelle  elle 
s'élabora  ;  mais  le  rôle  personnel  du  législateur  se  dérobe  com- 
plètement à  nos  regards.  Thucydide  lui-même,  lorsqu'il  parle 
de  la  législation  lacédémonienne,  se  montre  fort  réservé  au 
sujet  de  son  auteur,  tandis  qu'il  en  détermine  l'époque  avec 
précision.  Il  estime  sa  durée,  à  la  fin  de  la  guerre  du  Pélopon- 
nèse, à  quatre  centetquelques  années  :  il  place  par  conséquent 
la  législation  vers  820  avant  J,-G.  On  avait  des  généalogies 
de  rois  qui  remontaient  jusqu'à  Proclès,  mais  elles  ne  conte- 
naient que  des  noms  sans  chiffres,  et  encore,  le  nom  de  Lycur- 
gue n'y  figurait  pas.  Plus  tard,  on  calcula  la  succession  des 

^)  Sur  la  (xai7TÎYu)(7t;,  V.  Trieber,  Qiiaest.  Laconic,  p.  25. 


2i0  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

souverains  d'après  des  moyennes,  et  on  plaça  la  régence  de 
Lycurgue  en  l'an  219  après  le  retour  des  Héraclides  (1103), 
par  conséquent,  en  884.  C'est  là  le  calcul  d'Eratosthène,  géné- 
ralement accepté  depuis  lors  '. 

Quant  au  jugement  à  porter  sur  la  constitution  de  Lycurgue, 
il  ne  faut  pas  le  chercher  ailleurs  que  dans  l'histoire  de  l'Etat 
qui  lui  doit  d'être  devenu  un  Etat  historique  et  d'être  sorti  de 
l'étroite  sphère  où  il  était  enfermé. 


§  m 

SPARTE    ET    LA    MESSÉNIE. 

En  principe,  l'Etat  Spartiate  n'était  nullement  constitué 
pour  la  conquête  :  il  était  plutôt  fait  pour  se  restreindre  dans 
les  limites  naturelles  du  pays  et  pour  s'isoler  de  l'extérieur  ; 
tout  contact  avec  l'étranger  était  regardé  comme  dangereux. 
L'armée  était  la  garde  du  trône  ;  elle  ne  devait  que  conserver 
les  institutions  existantes.  Mais  il  n'est  pas  possible  d'élever 


')  En  ce  qui  concerne  la  chronologie  de  Lycurgue,  la  base  la  plus  sûre  du 
calcul  est  encore  le  texte  de  Thucydide  (I,  18)  d'après  lequel  404  -j-  400 
_[_  15  =  819.  Eusèbe  et  Cyrille  (Adv.  Julian.,  12  a)  sont  d'accord  avec 
Thucydide.  Suivant  Sosibius,  cité  par  Clément  d'Alexandrie  {Strom.,  1,327), 
776  +  97  =  873  :  suivant  Eratosthène,  776  -\-  108  =  884.  CL  J.  Brandis, 
De  temp.  grascorum  antiquissimorum  rationibus,  p.  24.  On  plaçait  la 
législation  dans  la  vieillesse  de  Lycurgue,  environ  trente  ans  après  Vlmxçioma. 
(Fischer,  Gr.  Zeittafeln,  p.  37.  C.  Mueller,  Fragm.  Chron.,  p.  134). 
D'un  texte  d'Aristote,  cité  par  Plutarque  {Li/curg.,  1),  on  a  conclu  sans 
motif  qu'Aristote  avait  placé  Lycurgue  au  début  de  l'ère  des  Olympiades. 
Timée  se  tirait  d'embarras  en  admettant  deux  Lycurgues  ;  en  outre,  il  y  a 
dans  les  indications  chronologiques  un  écart  qui  permet  de  remonter  jusqu'au 
retour  des  Héraclides  (Xénophon)  ou  de  descendre  jusqu'au  vii^  siècle 
(Aristote,  Démétrius  Magnes).  Le  tableau  complet  de  tous  les  calculs  chro- 
nologiques a  été  dressé  par  Gelzer  {Rhein.  Mus.,  XXVII,  p.  30)  qui  a  pro- 
posé, pour  résoudre  le  problème,  une  méthode  nouvelle,  en  admettant  un 
nom  sacerdotal,  Lycurgos,  qui  se  serait  reproduit  plusieurs  fois.  Zoëga  et 
Uschold  sont  les  premiers  qui  aient  nié  absolument  la  personnalité  historique 
de  Lycurgue,  système  qui  a  été  soutenu  dans  ces  derniers  temps  par  Gil- 
bert, même  après  les  réfutations  de  Boeckh  {Ahhancll.  der  Akad.,  1856, 
p.  76). 


SPARTE    ET   LA   MESSÉNIE  241 

tous  les  citoyens  d'un  État  pour  la  guerre,  de  diriger  de  ce 
côté  toute  l'ambition  de  la  jeunesse  écartée  à  dessein  de  toute 
autre  occupation  intellectuelle  et  d'entretenir  l'homme  fait 
dans  ces  idées,  sans  faire  naître  l'envie  de  mettre  en  jeu  ces 
facultés  guerrières.  Après  une  campagne,  les  périèques  de  la 
Laconie  retournaient,  comme  les  citoyens  des  autres  Etats,  à 
leurs  occupations  :  les  Spartiates,  eux,  restaient  toujours  en 
armes  ;  ils  n'avaient  à  choisir  qu'entre  l'uniformité  de  la  vie 
de  soldat  en  temps  de  paix,  vie  qui  n'avait  même  pas  l'agré- 
ment du  bien-être,  et  la  vie  plus  libre  des  camps.  Ne  leur 
avait-on  pas  appris  à  marcher  au  combat  comme  à  une  fête, 
parés  de  leurs  plus  beaux  habits  et  de  leurs  armes,  et  inarquant 
d'un  pas  allègre  les  rythmes  de  la  musique  guerrière?  Nulle 
hésitation  ne  les  arrêtait.  Qui  pouvaient-ils  craindre,  eux,  les 
guerriers  qui  n'avaient  point  de  rivaux  dansl'Hellade,  eux  qui 
regardaient  avec  dédain  les  milices  des  autres  États  recrutées 
dans  les  champs  et  les  ateliers  ! 

Un  autre  aiguillon,  c'était  la  gêne  qu'éprouvait  la  commu- 
nauté Spartiate  sur  son  territoire  restreint.  Çà  et  là,  plusieurs 
frères  devaient  subsister  du  produit  d'un  seul  lot  ;  il  était  à 
craindre  que  nombre  d^entre  eux  ne  perdissent  leur  plein  droit 
de  cité,  faute  de  pouvoir  fournir  les  contributions  que  chaque 
Dorien  devait  prélever  sur  son  fonds  pour  la  table  commune. 
Il  n'y  avait  d'autre  remède  qu'une  conquête,  une  nouvelle 
.assignation  de  terres.  La  confiance  justifiée  dans  la  victoire 
exaltait  les  désirs  belliqueux,  et  c'est,  ainsi  que  l'Etat  des 
Spartiates  fut  lancé  malgré  lui  dans  la  voie  des  conquêtes, 
voie  dans  laquelle  ils  désapprirent  de  plus  en  plus  l'art  de 
rester  en  paix . 

On  n'en  vint  là  que  par  degrés.  Il  fallut  d'abord  que  le 
pays  lui-même  fût  conquis  par  les  Spartiates  jusqu'à  ses 
frontières  naturelles,  et  la  détermination  de  ces  frontières 
occasionna  du  même  coup  les  premiers  froissements  avec  les 
États  voisins,  la  Messénie  et  Argos.         * 

Il  était  difficile,  en  vérité,  de  trouver  quelque  part  une  fron- 
tière naturelle  mieux  marquée  qu'entre  les  deux  contrées  du 
midi,  séparées  l'une  de  l'autre  par  la  crête  tranchante  et  les 
arêtes  inaccessibles  du  Taygèto.   Au  haut  de  la  montagne 

16 


242  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

s'élevait,  pour  garder  la  ligne  de  démarcation,  le  sanctuaire 
d'Artémis  Limnatis,  dont  la  fête  était  commune  aux  deux 
Etats  limitrophes  en  paix  l'un  avec  l'autre.  Néanmoins,  des 
traités,  même  placés  sous  la  foi  du  serment,  ne  furent  pas 
assez  forts  pour  faire  taire  les  convoitises  belliqueuses.  Aussi 
bien,  au  temps  des  Achéens,  dont  on  ne  voulait  pas  renier  les 
souvenirs,  la  Messénie  avait  été  un  morceau  de  Lacédémone, 
et,  après  la  fondation  des  États  doriens,  Lacédémone  a  dû 
exercer  une  suzeraineté  qui  remonte  jusqu'au  début  de  l'ère 
des  olympiades,  de  sorte  que  les  guerres  messéniennes  ont 
dû  être  précédées  d'un  affranchissement  de  la  Messénie  \ 

La  tentation  de  reculer  de  nouveau  au  delà  de  la  monta- 
gne les  frontières  du  royaume  était  d'autant  plus  grande  que 
les  pentes  de  l'ouest  sont  incomparablement  plus  douces,  plus 
riches  de  terre  végétale  et  plus  fertiles  que  celles  de  l'est,  et 
que,  tandis  que  la  vallée  de  FEurotas  portait  toujours  les 
marques  des  longues  guerres  civiles  qui  l'avaient  dévastée 
dans  toute  son  étendue,  la  Messénie,  une  fois  remise  des 
premières  secousses  de  l'invasion  dorienne,  était  parvenue, 
sous  une  série  de  gouvernements  pacifiques,  à  un  degré  peu 
commun  de  prospérité.  Les  diverses  races  qui  Fhabitaient 
s'étaient  fusionnées  ;  la  populeuse  vallée  du  Pamisos  offrait 
l'image  de  la  plus  florissante  agriculture;  le  golfe  était  plein  de 
navires,  la  vie  et  l'animation  régnaient  dans  le  port  de 
Méthone.  Il  était  impossible  par  conséquent  que,  du  haut  de 
leurs  crêtes  dénudées,  les  Spartiates  ne  jetassent  point  un  œil 
d'envie  sur  cette  terre  bénie  et  sur  les  terrasses  qui  s'incli- 
naient à  leurs  pieds  vers  le  fleuve,  chargées  d'oliviers  et  de 
vignobles. 

Une  autre  cause  les  y  attirait,  c'est  que  le  groupe  de  Doriens 

laissé   dans  le  pays  par  l'invasion,   subissant  l'influence  de 

l'ancienne  population  et  du  bien-être,  y  avait  complètement 

perdu  son  caractère  primitif.  Les  braves,  il  est  vrai,  n'y  étaient 

• 

*)  Hégémonie  de  Sparte  avant  la  guerre  de  Messénie  attestée  par  Ephore  : 

Twv  ô'aitb  KprjCrqiôv-ou  xr^v  ßaaiXsi'av  àuoêaAovTwv  AaxEoatfAÔvtot  "x-jpicii  y.a.- ic'r^actM 
aOTr,ç  (Ephor.  ap.  Diodoh.,  XV,  66.  Isocb.,  Archid.,  7,  9).  Uager  [Philol., 
XXVIII,  248)  justifie  par  là  la  durée  de  400  ans  attribuée  à  l'hégémonie 
Spartiate  (Lycurg.,  Contra  Leocrat.,  42.  Dinargh.,  Contra  Dem.,  73), 


SPARTE    ET    LA    MESSÉNIE  24r3 

pas  rares,  et  une  imposante  série  de  Messéniens  vainqueurs 
à  Olympie  témoigne  de  l'état  florissant  de  la  gymnastique  en 
Messénie  pendant  le  huitième  siècle  ;  mais  le  pays  s'était  com- 
plètement rallié  aux  vieilles  races  de  la  péninsule,  il  était 
comme  un  morceau  de  l'Arcadie  à  laquelle  il  était  étroitement 
rattaché  par  la  dynastie  des  yEpytides  *^  par  ses  mystères  et 
les  objets  de  son  culte,  ainsi  que  par  toute  espèce  de  relations 
de  parenté.  Le  Zeus  pélasgique,  le  dieu  invisible  et  farouche, 
qui  habitait  sur  la  cime  des  montagnes  et  demandait  du  sang 
humain,  trônait  sur  Ithome  comme  sur  le  Lycée ^.  Ainsi,  ce 
n'était  pas  une  lutte  de  Doriens  contre  Doriens  ;  il  semblait 
au  contraire  que  ce  fût  à  Sparte  de  reprendre  avec  plus  de 
succès  la  dorisation  manquée  de  la  Messénie  qui  était  retour- 
née aux  mœurs  pélasgiques,  et  de  rattacher  à  sa  fortune  ce  qui 
y  restait  encore  de  Doriens.  Bref,  des  motifs  de  toute  nature 
agissaient  de  concert  pour  diriger  précisément  de  ce  côté  les 
premiers  pas  de  la  conquête,  et  les  différends  survenus  entre 
les  compagnons  de  fête  réunis  dans  le  temple  d' Artemis  ne 
furent  [que  l'occasion  fortuite  qui  alluma  le  brandon  de  la 
discorde  aux  feux  longtemps  couvés  d'une  hostilité  jalouse  . 
Il  ne  manquait  pas  non  plus  en  Messénie  de  dissensions  qui 
promettaient  un  succès  plus  facile.  Dès  le  premier  démêlé 
entre  les  deux  peuples,  il  y  eut  un  parti  considérable  qui  fut 
d'avis  de  ne  pas  refuser  aux  Spartiates  la  satisfaction  exigée, 
et  la  mésintelligence  fut  telle  que  les  adhérents  de  ce  parti 
émigrèrent  et  allèrent  s'établir  en  Elide.  La  famille  des 
Androclides  s'était  rangée  ouvertement  du  côté  des  Spar- 
tiates *. 

*)  Voy.  «i-dessus,  p.  188. 

2)  'Zeùç  'l6(0|xaTaç  (Thuc,  I,  103.  Paus.,  III,  26.  6.  IV,  12,  7,  etc.). 

8)  Pour  les  guerres  de  Messénie,  la  source  principale  est  le  IV^  livre  de 
Pausanias,  qui  puise,  en  ce  qui  concerne  la  première,  dans  Myron  de  Priène, 
et  en  ce  qui  concerne  la  seconde,  dans  Rhianos,  de  Bena  en  Crète.  Myron 
était  un  rhéteur  historien  du  ni"  ou  du  lie  siècle  avant  J.-C.  Rhianos  un 
poète  épique  contemporain  d'Eratosthène  :  ses  Messeniaca  commençaient 
à  la  retraite  sur  Ira.  On  s'est  servi,  pour  compléter  ces  renseignements,  de 
Tyrtée,  d'Éphore....  etc.  (Cf.  Kohlmann,  Quxstiones  Messeniacse.  Bonn. 
1866). 

*)  Le  parti  opposé  à  la  guerre  était  appuyé  par  Delphes  (Strab.,  p.  257). 
Sur  les  Androclides,  voy.  E.  Curtius,  Peloponneäos,  II,  127.  164. 


244  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

Ceux-ci  commencèrent  la  guerre  *  de  la  même  manière  que 
jadis  leurs  ancêtres  avaient  commencé  la  conquête  de  chacune 
des  contrées  de  la  péninsule.  Ils  occupèrent  Amphia,  point 
situé  sur  la  saillie  extrême  d'un  contrefort  qui  se  détache  du 
Taygète,  dans  la  direction  de  Fouest.  La  hauteur  se  termine 
par  des  parois  perpendiculaires^  au  bord  de  deux  ruisseaux  gui 
la  rendent  inabordable  du  côté  de  la  plaine  de  Stényclaros, 
tandis  que  la  plaine  elle-même  est  exposée  sans  défense  à 
toute  attaque  venue  d'en  haut.  C'est  de  là  qu'ils  commencèrent 
leurs  attaques,  la  dévastation  des  campagnes.  De  là,  ils  com- 
mandaient les  défilés  et  interceptaient  les  messages  qui  allaient 
chercher  des  conseils  et  du  secours  chez  les  peuples  voisins,  à 
Delphes  et  à  Argos. 

La  résistance  des  Messéniens  dépassa  toute  attente-  Lors- 
qu'ils ne  purent  plus  tenir  en  rase  campagne,  ils  trouvèrent 
sur  le  rocher  dlthome,  leur  sanctuaire  national,  un  asile 
fortifié  où  ils  se  réfugièrent  :  et  là,  rangés  sur  les  terrasses 
boisées,  dans  une  position  avantageuse,  ils  vainquirent  encore, 

*)  D'après  Pausanias  et  Eusèbe,  la  première  guerre  commença  dans  l'au- 
tomne de  743  (01.  IX,  3).  Tout  le  monde  s'accorde  à  la  faire  durer  19  1/2 
ou  20  ans  (Strab..  p.  279.  Pausan.,  IV,  13,6.  Isocr.,  Archid.,  57.  Diod., 
XVI,  66).  On  a  fait  valoir,  pour  infirmer  ces  témoignages,  que  l'on  ren- 
contre des  Messéniens  parmi  les  vainqueurs  des  jeux  olympiques  jusqu'en 
736  (01.  XI.  1)  et,  pour  cette  raison,  Bergk  {Rhein.  Museum,  XX,  228)  et 
DuxcKER  {Gesch.  des  Alt.,  III,  390)  pensent  que  la  guerre  n'a  dû  commen- 
cer qu'après  736.  Mais  ce  n'est  pas  là  un  argument  décisif  à  opposer  à  une 
tradition,  même  quand  le  fondement  sur  lequel  elle  s'appuie  nous  est  inconnu. 
—  Pour  la  seconde  guerre,  Pausanias  n'a  pas  de  tradition  assurée  :  il 
clierche  à  se  faire  lui-même  une  opinion  avec  les  sources  dont  il  dispose, 
notamment  Tyrtée  {fr.,  3,  4),  et  il  conclut  de  là  à  un  intervalle  de  quarante 
ans  entre  les  deux  guerres.  Justin  (III,  5,  2)  met  80  ans  et  Eusèbe  90.  La 
durée  de  la  seconde  guerre  est  évaluée  à  17  ans.  Il  faut  y  joindre,  suivant 
Ephore  (ap.  Strabon.,  p.  362)  le  soulèvement  simultané  des  Argiens,  Arca- 
diens  et  Pisates.  L'Olympiade  piséenne  tombe  en  effet  en  668.  Les  Spar- 
tiates, battus  en  669  (01.  XXVII,  4)  à  Hysiœ,  ne  pouvaient  porter  secours 
aux  Éléens.  Suivant  Julius  Africanus.  la  XXX°  Olympiade  et. les  douze  sui- 
vantes furent  présidées  par  les  Pisates  ;  mais  nous  savons  d'ailleurs  (Paus., 
VI.  22,  2)  que  la  XXXIV<^  01.  fut  seule  dans  ce  cas  :  les  autres  se  célé- 
brèrent en  la  manière  accoutumée.  Par  conséquent,  nous  pouvons,- avec 
DuiN'CKER  (III,  172)  et  KoHLMAN.N  (p.  65),  évaluer  la  trêve  qui  sépare  les  deux 
guerres  à  79  ans,  placer  le  commencement  de  la  seconde  en  645  (01., 
XXXIII,  4)  et  la  fin  en  628  (01.  XXXVIII,  1).  L'époque  à  laqueUe  Strabon 
fait  vivre  ïyrlée  (640.  01  ,  XXXV,  1)  s'accorde  bien  avec  ce  calcul. 


SPARTE   ET    LA    MESSÉME  245 

dit-on,  les  Spartiates  dans  la  onzième  année  de  la  guerre. 
Mais  leur  courage,  à  la  fin,  se  lassa  lorsqu'ils  virent  le  produit 
de  leurs  champs  tomber  chaque  année  aux  mains  des  ennemis 
et  les  sacrifices  sanglants  qu'ils  offrirent  au  Zeus  d'Ithome 
rester  inutiles.  Au  contraire  les  deuxHéraclides,  Théopompos 
l'Eurypontide  et  l'héroïque  Polydoros,  unissant  leurs  efforts, 
poursuivirent  la  lutte  avec  une  énergie  croissante  ;  après  vingt 
ans  de  guerre,  la  forteresse  d'Aristodémos  et  avec  elle  le  pays 
tout  entier  tombèrent  au  pouvoir  des  ennemis.  Les  résidences 
royales  se  dépeuplèrent;  les  forteresses  furent  rasées,  les 
restes  du  monarque  éolien  Aphareus  furent  transportés  sur  la 
place  publique  de  Sparte,  pour  indiquer  que  c'était  là  désor- 
mais la  nouvelle  capitale.  Une  partie  des  terres  fut  confisquée 
par  droit  de  conquête,  le  sol,  partagé  en  portions  de  la  conte- 
nance des  lots  doriens  ;  c'est  probablement  à  cette  époque  que 
le  nombre  des  lots  fut  porté  à  9000  K  De  cette  façon,  on  put 
alléger  les  charges  des  propriétés  de  Laconie  sur  lesquelles  de 
nombreuses  familles  vivaient  en  commun,  et  garantir  aux 
jeunes  Spartiates  une  pleine  indépendance.  On  incorpora  sans 
doute  aussi  parmi  les  citoyens  des  Doriens  de  Messénie.  En 
outre,  les  Androclides  furent  ramenés  et  dotés  d'un  patri- 
moine à  Hyamia.  Enfin,  on  transporta  en  Messénie  des 
Dryopes  que  les  Argiens  avaient  expulsés  de  leur  littoral.  On 
assigna  aux  exilés,  sur  les  bords  du  golfe  de  Messénie,  une 
position  admirable  où  ils  bâtirent  une  nouvelle  Asine  ^ 
Parmi  les  anciens  possesseurs  du  sol,  les  nobles  émigrèrent 
et  allèrent  chercher  une  patrie  en  Arcadie,  en  Argolide,  à 
Sicyone.  A  part  ces  modifications  de  détail,  la  population 
resta  ce  qu'elle  était.  Les  Messéniens  gardèrent  leur  maison 
et  leurs  biens,  mais,  ce  qu'on  leur  laissait,  ils  le  tenaient  de 
l'Etat  Spartiate  et  devaient  livrer  à  celui-ci  la  moitié  de  leur 
revenu  annuel,  Sparte  était  leur  capitale.  Ils  étaient  obligés  de 
s'y  rendre  à  la  mort  d'un  Héraclide  pour  prendre  part  au  deuil 
public  et,  en  général,  de  se  tenir  prêts,  soit  en  temps  de  guerre, 
soit  en  temps  de  paix,  à  rendre  les  mêmes  services  que  les 
périèques. 

*)  Voy.  ci-dessus,  p.  225. 

*)  E.  CuRTius,  Peloponnasos ,  II,  p.  168. 


246  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

La  Messénie  supérieure  avait  moins  souffert  des  attaques 
de  Sparte.  Là,  l'énergie  nationale  se  conserva  intacte  ;  là  se 
réfugièrent  tous  ceux  qui  ne  voulaient  pas  se  courber  sous  la 
contrainte  brutale  du  joug  étranger.  L'ancienne  ville  royale 
d'Andania,  à  l'issue  des  défilés  d'Arcadie,  devint  le  foyer  du 
soulèvement  national,  et,  plus  de  deux  générations  après  que 
les  murailles  d'Ithome  eurent  été  renversées  dans  la  poussière, 
le  morne  sommeil  du  pays  fut  interrompu  par  une  insur- 
rection audacieuse.  Les  montagnards  étaient  en  armes  :  leurs 
chefs  étaient  les  petits-fils^des  héros  d'Ithome,  braves  comme 
leurs  aïeux  et  élevés  dans  la  soif  de  la  vengeance  ;  parmi  eux 
se  signalait  le  plus  illustre  de  tous,  le  jeune  Ai'istomène,  de 
I9,  race  royale  desiEpytides.  Il  était  l'âme  de  l'insurrection^  et 
les  anciens  donnèrent  son  nom  à  la  guerre  qui  s'allumait  alors, 
la  guerre  d'Aristomène. 

Au  début,  les  Messéniens  se  trouvaient  seuls,  les  monta- 
gnards avec  les  insurgés  du  plat  pays,  auxquels  se  joignirent 
pourtant  les  Androclides  ;  fait  qui  montre  combien  les  Spar- 
tiates savaient  peu  s'attacher  leurs  propres  partisans.  Réduits 
à  leurs  propres  forces,  les  Messéniens  osèrent  marcher  à  la 
rencontre  de  l'armée  Spartiate  et  restèrent  maîtres  du  champ 
de  bataille. Ce  succès  eut  un  retentissement  extraordinaire.  Les 
Spartiates  perdirent  courage  ;  les  Messéniens,  de  leur  côté, 
utilisèrent  ce  répit  pour  envoyer  leurs  messagers  dans  tous 
les  pays  d'alentour  ;  le  moment  était  venu,  disaient-ils,  do 
s'unir  pour  refouler  dans  ses  limites  un  Etat  avide  de  con- 
quêtes; il  s'agissait  là  de  la  liberté  de  tous  les  Pélopon- 
né  siens. 

Cet  appel  ne  resta  pas  sans  écho  *.  Le  roi  Polydoros,  à  qui 
quelqu'un  demandait,  lors  de  sa  première  expédition,  où  on 
allait,  n'avait-il  pas  répondu  assez  clairement  :  «  dans  la  terre 
qui  n'est  pas  encore  partagée  -  ?  »  Cette  réponse  caractérisait 
l'arrogance  de  la  Sparte  d'alors  ;  toute  terre  péloponnésienne 
ou  bien  était  une  terre  Spartiate  ou  devait  le  devenir.  Argos 
ainsi  que  l'Arcadie  savaient  par  expérience  quei  pour  elles 

1)  Sur  les  alliés  des  deux  belligérants,  v.  Pausan.,  IV,  15,  1 :  16, 1.  Stra- 
BON,  p.  355.  362. 

^)  Plut.,  Apophthegm.  Pol.,  2,  Im  ty|v  àxX-^pwrovcîii;  -/wp«;  ßaoi'Ca). 


SPARTE    ET    LA    MESSÉN1E  247. 

aussi,  cette  menace  de  Sparte  n'était  pas  un  vain  mot.  Ces 
deux  Etats  avaient  été  inondés  d'ennemis  par  Charilaos  ;  le 
fils  de  Charilaos  avait  ravagé  une  grande  partie  de  l'Argolidc 
et  soutenu  des  villes  argiennes  en  révolte  contre  l'autorité  de 
leurs  souverains,  entre  autres  Asine  ;  après  quoi,  les  Asinéens 
fugitifs  avaient  été  accueillis  par  Sparte  en  amis  ^  C'était  le 
temps  où  la  royauté  des  Téménides  élevait  dans  son  propre 
empire  des  prétentions  nouvelles  et,  pendant  qu'elle  pour- 
suivaitl'assujettissement  des  villes  du  littoral,  se  voyait  entra- 
vée, delà  façon  la  plus  insolente,  par  la  politi que deSpart'e.  Les 
hostilités  entre  les  deux  pays  devinrent  une  guerre  sanglante 
sous  le  roi  argien  Phidon,  et,  même  après  la  mort  de  Phidon, 
à  l'époque  où  nous  plaçons  l'insurrection  d'Andania,  la  lutte 
engagée  pour  l'hégémonie  n'était  certainement  pas  encore 
apaisée.  Comment  donc  Argos  eùt-elle  pu  fermer  l'oreille  au 
cri  de  détresse  poussé  par  Aristomène  ? 

Telle  était  aussi  la  situation  de  l'Arcadie,  où  Orchoménos, 
avec  son  roi  Aristocrate,  exerçait  alors  l'influence  prépondé- 
rante d'un  chef-lieu.  Là,  ce  ne  fut  pas  simplement  un  intérêt 
dynastique,  mais  la  vive  sympathie  du  pays  tout  entier  qui 
tendit  la  main  aux  Messéniens.  Tous  les  cantons  s'émurent  ; 
plein  d'une  ardeur  guerrière,  le  peuple  se  groupa  autour 
d'Aristocrate,  les  habitants  des  villes  revêtus  de  leur  armure 
d'airain,  les  hommes  de  la  montagne  couverts  de  peaux  de 
loups  et  d'ours.  Du  rivage  de  la  mer  du  nord  vinrent  les 
Sicyoniens,  chez  lesquels  s'était  développée  de  bonne  heure 
une  antipathie  contre  Sparte  ;  il  arriva  des  Athéniens  d'Eleusis, 
où  les  descendants  de  familles  pyliennes  considéraient  la 
Messénie  comme  leur  ancienne  patrie.  Parmi  les  Etats  de  la 
côte  occidentale,  cette  circonstance  révéla  des  partis  diamétra- 
lement opposés.  L'Elide,  l'Etatfondé  surlesbordsduPénéios^, 
avait  depuis  longtemps  déjà  cherché  dans  l'alliance  de  Sparte 
un  appui  pour  sa  politique,  parce  qu'elle  ne  croyait  pas  pou- 
voir réaliser  par  ses  propres  forces  ses  plans  ambitieux.  Les 
Pisates,  de  leur  côté,  étaient  alors  gouvernés  par  Pantaléon, 
fils  d'Omphalion,  qui  faisait  tous  ses  efforts  pour  balancer  la 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  245. 
^)  Voy.  ci-dessus,  p.  196. 


248  HISTOIRE   DU   PÉLOPONNÈSE 

fortune  des  Eléens.  Les  intérêts  dynastiques  de  ce  potentat 
nepouvaient  que  gagner  à  l'abaissement  de  Sparte.  Il  embrassa 
donc  avec  zèle  la  cause  des  Messéniens,  et,  plein  d'espérances 
ambitieuses,  il  entra  de  sa  personne  comme  général  dans  la 
coalition  qui  se  formait  contre  Sparte.  Ainsi,  l'étincelle  lancée 
par  l'insurrection  d' Andania  avait  allumé  un  vaste  incendie  ; 
il  en  était  sorti  une  guerre  péloponnésienne.  Sparte  se  vit 
entourée  d'ennemis  puissants,  et,  outre  les  Eléens,  il  n'y  eut 
plus  que  les  Lépréates,  et  les  Corinthiens  animés  par  leur 
haine 'contre  Sicyone,  sur  qui  elle  put  compter. 

Mais  l'ennemi  le  plus  dangereux  était  dans  le  camp  même 
des  Spartiates.  En  effet,  tandis  que  la  force  à  laquelle  ils 
devaient  leurs  victoires  leur  venait  de  ce  qu'en  toutes  circons- 
tances ils  restaient  fidèles  àleur  propre  cause,  et,  fermes  à  leur 
poste,  se  dressaient  comme  un  seul  homme  devant  l'étranger, 
ils  avaient  aujourd'hui  perdu  cette  attitude  et  leur  énergie  était 
atteinte  jusque  dans  sa  source.  Les  victoires  chèrement  ache- 
tées avaient  exercé  sur  le  pays  une  influence  déplorable,  dérangé 
de  la  façon  la  plus  désastreuse  l'équilibre  des  pouvoirs  publics 
et  troublé  les  rapports  établis  entre  les  différentes  classes  de 
la  population,  comme  on  le  vit  bientôt  après  la  fin  de  la  pre- 
mière guerre. 

La  principale  raison,  c'est  que,  pendant  ces  campagnes, 
l'orgueil  de  la  soldatesque  dorienne,  d'une  part,  et,  de  l'autre, 
le  prestige  des  rois,  avaient  considérablement  grandi;  l'autorité 
royale  surtout  avait  d'autant  plus  gagné  que  Polydoros  et 
Théopompos  avaient  abjuré  l'ancienne  Hvalité  de  leurs  mai- 
sons, —  rivalité  que  .les  Spartiates  considéraient  non  sans 
raison,  comme  une  garantie  pour  leurs  libertés,  —  et  poursui- 
vaient en  commun  les  mêmes  vues  politiques. 

Il  y  avait  désaccord  entre  la  royauté  et  la  bourgeoisie.  La 
communauté  dorienne  avait  tenté  de  s'immiscer  dans  la  ges- 
tion des  affaires  publiques  ;  de  là  une  crise  constitutionnelle  ' 
dont  le  résultat  se  lit  clairement  dans  la  loi  qui  fut  promulguée 
sous  le  règne  des  deux  rois,  à  titre  de  supplément  à  la  consti- 
tution de  Lycurgue,  loi  portant  que  «  si  le  corps  des  citoyens 

*)  Schäfer,  De  ephoris,  p.  10. 


SPARTE    ET    LA    MESSÉNIE  249 

«  adoptait  une  résolution  peu  éclairée  ou  intempestive,  les 
«  rois,  de  concert  avec  les  Gérontes,  auraient  le  droit  de 
«  l'annuler,  dans  Tintérêt  de  l'Etat,  et  de  dissoudre  l'as- 
«  semblée  ',  »  Ainsi,  la  royauté  sortait  victorieuse  de  cette 
lutte  ;  elle  l'emportait,  avec  le  concours  du  Sénat  :  le  droit 
constitutionnel  de  la  communauté  était  abrogé  ;  on  ne  la  con- 
sultait plus  que  pour  la  forme  ;  elle  n'avait  plus  qu'à  obéir  à 
ses  chefs  militaires. 

Mais  ce  triomphe  fut  de  courte  durée.  La  lutte  continua 
•entre  les  partis,  entre  Félément  achéen  et  l'élément  dorien, 
entre  la  monarchie  appuyée  sur  les  grandes  familles  et  la 
commune.  Elle  fut  soutenue  de  part  et  d'autre  avec  passion, 
et  amena,  sous  ce  même  règne  de  Polydoros  et  Théopompos, 
un  revirement  complet  dans  le  système  politique.  Polydoros, 
le  type  d'un  ïïéraclide,  le  favori  du  peuple,  fut  assassiné,  et 
cependant  le  meurtrier,  Polémarchos,  un  noble  Spartiate,  loin 
d'être  regardé  comme  un  criminel,  fut  jugé  digne  d'avoir  un 
monument  à  Sparte  -;  contradiction  pour  laquelle  il  n'y  a 
qu'une  explication  possible,  c'est  que  le  meurtrier  put  être 
considéré  comme  un  tyrannicide,  un  représentant  des  droits 
de  la  communauté  et  le  sauveur  de  ses  libertés.  Théopompos, 
lui,  ne  sauva  sa  vie  et  la  royauté  qu'en  souscrivant  à  des  inno- 
vations qui  restreignaient  considérablement  les  prérogatives 
royales. 

Le  moyen  qu'on  employa,  ce  fut  de  donner  aux  fonctions 
des  Ephores  3  une  importance  toute  nouvelle.  Naguère  fonc- 
tionnaires royaux,  ils  devinrent  alors,  vis-à-vis  des  rois,  les 
gardiens  de  la  tradition  légale  ;  ils  eurent  mission  de  censurer 
toute  violation  des  coutumes,  et  du  droit  de  censure  sortit 
naturellement  celui  de  suspendre  les  transgresseurs  dans 
l'exercice  de  leur  autorité.  Par  là,  l'éphorie  s'^installa  au 
centre  du  mécanisme  social;  elle  devint,  pour  ainsi  dire,  une 
nouvelle  magistrature,  lorsque  pour  la  première  fois  l'éphore 
Elatos  fut  élu,  avec  ses  collègues,  par  la  voix  publique,  et  que, 

*)  Plut.,  Lycurg.,  6.  al  (7xo).iàv  6  ûâ[x.oç  D.oixo,  xoy;  Tipscrê'jysvla;  y.a\ 
af/ayÉTaç  auoffiaTripa;  f,[x£v. 

2)  Pausan.,  m,  3,  2:  11,  10. 

3)  Voy.  ci-desçus,  p.  237. 


250  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

dès  lors  peut-être,  on  commença  à  désigner  les  années  par  le 
nom  des  éphores.  Ceci  arriva,  d'après  la  chronologie  vulgaire, 
130  ans  après  la  législation  de  Lycurgue,  sous  le  règne  de  ce 
même  Théopompos  qui  croyait  avoir,  de  concert  avec  Poly- 
doros,  anéanti  les  droits  de  la  communauté  dorienne  '.  Il  lui 
fallait  maintenant  subir  les  reproches  amers  que  lui  fit  son 
épouse  au  sujet  de  son  attitude  indigne  d'un  roi.  Il  eut  à 
rougir  de  ne  pas  laisser  à  ses  successeurs  la  couronne  telle 
qu'il  l'avait  reçue.  Théopompos  ne  pouvait  alléguer  qu'une 
excuse,  c'est  que  le  trône  avait  gagné  en  stabilité  ce  qu'il  avait 
perdu  en  puissance.  A  la  vérité,  le  pouvoir  royal  était  devenu 
si  inofîensif  qu'on  n'était  plus  tenté  d'en  abuser,  et  si  restreint 
qu'il  cessait  d'être  un  objet  d'envie  et  de  haine. 

Cette  solution  mit  fin  à  la  grande  crise  constitutionnelle  qui 
éclata  sous  Polydoros  et  Théopompos,  mais  ne  termina  pas 
la  série  de  désordres  qui  suivirent  la  première  guerre  de  Mes- 
sénie.  Cette  guerre  avait  provoqué  une  grande  agitation 
jusque  dans  le  peuple  des  campagnes.  On  avait  été  obligé, 
pour  la  faire,  de  mettre  fortement  à  contribution  la  population 
non-dorienne  ;  une  partie  avait  refusé  de  servir  et  avait  été 
pour  ce  motif  réduite  à  la  condition  des  hilotes.  D'autres 
avaient  vaillamment  combattu  à  côté  des  Spartiates;  ils 
avaient  comblé  les  vides  faits  dans  leurs  rangs  par  la  guerre  ; 
on  leur  avait  permis  de  s'allier  avec  des  femmes  Spartiates,  et 
on  leur  avait  fait  sans  doute  espérer  aussi  une  part  dans  les 
nouvelles  assignations  de  terres.  Ceci  entrait  tout  à  fait  dans 
les  vues  des  deux  rois  et  explique  leur  popularité.  Mais  les 
Doriens  ne  voulurent  pas  entendre  parler  d'un  semblable 
mélange  avec  le  sang  achéen,  et  ce  fut  sans  doute  lors  de  la 
révolution  qui  abaissa  la  royauté  qu'on  tint  pour  non  avenues 

*)  Les  Ephores,  o\  7rEpi"EAaT0v  upwTOi  xaTaffOlvxe;  lui  0£O7i6[x7rou  ßaaO.euovToc, 
130  ans  après  Lycurgue  (Plut..  Lycurg.,  7).  ©îoitôiAiro-j  (jLETptâcravxoi;  toî;  xe 
à).).ot;  y.ai  xr,v  xwv  È^ôpwv  àpyr^v  £iiixaxac7xr|'7avxo;  (ArisTOT.,  Polit.,  223,  25). 
Ephori  a  Theopompo  regibus  oppositt  (Cic,  Legg.,  III,  7).  Frick  [De 
ejihoris  spartanis,  Gœtting.,  1872,  p.  17)  considère  les  éphores  comme  des 
tribuns  de  la  plèbe,  qui  auraient  eu  pour  mission  de  représenter,  en  face 
des  rois  et  des  Gérontes,  un  6r,[jioç  (minyen)  composé  de  ceux  qui  n'avaient 
pas  le  plein  droit  de  cité.  On  commença  en  757  à  compter  par  éphorats 
(Gutschmidt,  Jahrbb.  f.  kl.  PhiloL,  1861,  p.  24.  Frick,  op.  cit.,  p.  H). 


SPARTE    ET    LA    MESSÉNIE  251 

les  promesses  faites  parles  Héraclides,  qu'on  refusa  de  recon- 
naître comme  mariages  légitimes  les  alliances  contractées 
entre  Achéens  et  Dorionnes,  et  d'admettre  dans  la  commu- 
nauté dorienne  les  fils  issus  de  ces  unions.  On  les  appela 
ironiquement  Parthéniens,  c'est-à-dire,  ((  enfants  de  filles  » 
ou  bâtards. 

Les  intéressés,  trompés  dans  leurs  légitimes  espérances, 
tramèrent  un  complot  qui  mit  en  danger  l'Etat  tout  entier  *. 
On  ne  put  en  venir  à  bout,  et  finalement  on  conclut,  par  l'en- 
tremise des  prêtres  de  Delphes,  un  traité  en  vertu  duquel  les 
Parthéniens  émigrèrent  en  Italie.  L'Héraclide  Phalanthos  les 
conduisit  sur  l'autre  rivage  (708;  01.  xvm,  1)  -,  mais  à  une 
condition  expresse,  c'est  que,  dans  le  cas  où  la  colonie  d'outre- 
mer ne  réussirait  pas,  ils  pourraient  revenir  librement  dans 
leur  patrie,  et  auraient  droit  à  la  cinquième  partie  de  la 
Messénie  ^  ;  preuve  évidente  qu'on  leur  avait  fait  auparavant 
des  promesses  analogues.  Mais  ils  restèrent  de  l'autre  côté,  et 
la  prospérité  de  Tarente  montre  quelle  somme  de  forces 
viriles  la  patrie  avait  perdue  à  cette  émigration. 

Le  mal  qui  désorganisait  la  vie  publique  se  révélait  par  de 
fâcheux  symptômes,  le  manque  d'union  intérieure,  l'impla- 
cable égoïsme  de  caste  chez  les  Doriens,  la  tendance  exclusive 
de  l'esprit  dorien,  l'indifférence  pour  une  culture  plus  relevée 
qui  préserve  de  la  barbarie.  On  chercha  à  regagner  ce  qu'on 
avait  perdu  ;  on  noua  des  relations  avec  des  villes  étrangères 
où,  dans  un  milieu  plus  libre,  l'art  grec  avait  porté  d'heureux 
fruits  ;  on  attira  des  maîtres  étrangers  dont  les  chants  étaient 


1)  Antiochus  et  Éphore,  cités  par  Strabon  (p.  178  sqq.),  racontent  comme 
il  suit  le  soulèvement  des  Parthéniens  :  ol  !Jt.->i  (jLsxâffxovTs;  Aaxsôatjj-ovîwv  -z^z 
(TTpaTEia;  £Xpi9-/)crav  ooOXoc  xat  (î)vo[xaa9-/iTav  ED.wteç,  ocoi;  ck  v.a.xa.  tïiv  crtpa-ceîav 
iraîôeç  êylvovTO,  IlapQsvtaç  exâXouv  ya\  àxifAOUç  exptvav  •  oï  S'o'jx  ava^'/oiAîvoi 
(uoXWi  ô'rjffav)  £7rsßou>,£uaav  xotç  xoO  or, [xou.  ScH.EFER  (De  ephoris,  p.  11)  pense 
que  l'on  avait  promis  à  ceux  des  Lacédémoniens  qui  firent  campagne  le 
connubium  et  des  terres,  et  que  l'engagement  ne  fut  pas  tenu  :  de  là  le  sou- 
lèvement. Gilbert  (p.  180)  regarde  les  Parthéniens  comme  des  Minyens. 
C'est  aussi  l'avis  de  Frick  {op.  cit.,  p.  22,  et  Jahrbb.  f.  M.  Philol..  1872, 
p.  663). 

2)  HoRAT.,  Od.,  II,  6,  12.  Aristot.,  Polit.,  p.  207,22.  Justin.,  III,  4.  La 
date  est  celle  que  donne  S.  Jérôme. 

3)  TTiç  Meaa-ovîai;  xb  7ï£|niTov  (StraBON,  p.  280). 


2S2  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

capables  de  faire  taire  les  animosités  et  de  s'emparer  plus 
fortement  des  cœurs  que  ne  pouvaient  le  faire  les  rapsodies 
d'Homère.  Peut-être  est-ce  à  l'insurrection  des  Parthéniens 
qu'il  faut  rattacher  l'arrivée  de  Terpandre,  l'aède  de  Lesbos. 
A  Lesbos,  les  émigrés  béotiens,  grâce  à  la  situation  magni- 
fique de  l'ile  et  au  courant  d'émulation  qui  leur  arrivait  de  la 
côte  asiatique,  avaient  donné  à  l'art  du  chant  et  à  la  musique 
instrumentale  un  merveilleux  développement.  La  Béotie 
n'était-elle  pas  le  berceau  de  la  brillante  famille  des  Jîgides, 
à  laquelle  appartenait  cet  Euryléon  *  qui,  dans  la  guerre  de 
Messénie,  avait  commandé,  entre  Polydoros  et  Théopompos, 
le  centre  de  l'armée  lacédémonienne?  En  guerre  comme  en 
paix,  lesyEgides  exerçaient  sur  les  Lacédémoniens  une  grande 
influence,  et,  grâce  à  leurs  vastes  relations  de  famille,  ils 
étaient  mieux  que  personne  en  état  de  réagir  contre  les  allures 
dédaigneuses  du  dorisme,  et  d'introduire  à  Sparte  les  germes 
féconds  empruntés  à  la  civilisation  nationale  de  la  race  hellé- 
nique. C'est  donc  à  leur  influence  que  nous  pouvons  attribuer 
l'intervention  de  Terpandre,  appelé  pour  acclimater  à  Sparte 
Fart  lyrique  dont  son  génie  créateur  avait  posé  les  règles, 
pour  maîtriser  par  la  puissance  bienfaisante  de  la  musique  les 
mauvais  génies  de  la  discorde,  et  pour  élargir  le  cercle  étroit 
de  la  civilisation  locale.  Son  art  fut  introduit  offlciellement  par 
l'Etat  et  eut  son  rôle  réglementaire  dans  la  communauté  ;  sa 
cithare  à  sept  cordes  reçut  une  sanction  légale.  Le  culte  public 
fut  ranimé  par  ses  sublimes  mélodies,  et  surtout,  la  grande 
fête  nationale  d'Apollon  Carnéios,  le  dieu  de  famille  des 
iEgides,  fête  qui,  surchargée  de  tous  les  souvenirs  de  l'inva- 
sion dorienne,  avait  pris  un  caractère  presque  exclusivement 
militaire,  fut  transformée  de  manière  qu'il  y  eut.place  pour  un 
concours  de  musique  éolienne.  L'éclat  ajouté  à  cette  solennité 
devait  produire  une  réconciliation  des  partis,  l'oubli  du  passé, 
et  ouvrir  une  nouvelle  ère  de  bonheur.  Ceci  arriva,  d'après 
une  tradition  fort  accréditée  ,  en  676  avant  notre  ère 
(01.  xxvi,  1)  ^ 

>)  Pausan.,  IV,  7,  8. 

-)  Cette  date  est  précisée,  avec  documents  ù  l'oppui.  par  Hellamcus  (/)•.. 
122)  qui  la  défend  contre  Glaucus  (ap.AîHE.N.,  Deipn.,  p.  635.  e).Cf.LEUTsc!i. 


SPARTE    ET    LA   MESSÉNIE  253 

L'appel  adressé  à  Terpandre  n'est  pas  un  fait  isolé  dans 
cette  période  remarquable  des  dissensions  intestines  de  Sparte. 
Quelques  olympiades  après  la  réforme  de  la  fête  Carnéenne, 
un  nouveau  fléau  s'abattit  sur  le  pays.  Il  se  déclara  une  épidé- 
mie maligne,  que  le  bassin  renfermé  et  chaud  de  TEurotas  a 
vu  souvent  persister  avec  une  grande  opiniâtreté,  et,  avec  la 
maladie,  du  mécontentement,  du  désordre,  et  même  une  sédi- 
tion. On  songea  de  nouveau  à  implorer  un  secours  étranger, 
et  on  le  chercha  là  où  il  était  le  plus  naturel  de  le  chercher,  dans 
l'Etat  qui  avait  déjà  servi  de  modèle  à  la  Sparte  de  Lycurgue 
et  qui,  dans  son  île,  avait  su  associer  l'œuvre  du  passé  et  celle 
du  présent,  la  loi  et  la  religion,  la  sévérité  de  la  discipline  et 
le  progrès  de  la  civilisation  '.  C'était  de  la  Crète  que  jadis  la 
religion  d'Apollon,  avec  sa  vertu  purifiante,  était  apparue  à 
tous  les  pays  grecs  comme  l'aurore  d'une  ère  nouvelle,  et  les 
prêtres  qui  appliquaient  les  expiations  apolliniennes  y  jouis- 
saient encore,  à  l'époque  dont  nous  parlons,  d'une  grande 
considération.  Ils  s'étaient  rendu  complètement  familiers  les 
procédés  de  l'art  des  Muses  sans  briser  le  lien  qui  le  rattachait 
au  culte,  et,  comme  le  culte  d'Apollon  exigeaitun  recueillement 
serein  de  l'âme,  une  confiance  éclairée  en  la  divinité,  et  un 
empire  absolu  des  nobles  facultés  de  l'intelligence  sur  toutes 
les  passions  tumultueuses  et  désordonnées  ,  ces  chantres 
sacerdotaux  avaient  tourné  vers  le  même  but  toute  la  puissance 
de  la  poésie  et  de  la  musique.  D'un  autre  côté,  l'art  crétois  avait 
aussi  un  but  politique.  Il  s'efforçait,  dans  l'intérêt  du  gouver- 
ment  indigène,  d'entretenir  au  sein  de  la  race  dorienne  la 
vigueur  militaire,  et  «l'y  ranimer  le  goût  des  combats.  On  em- 
ployait à  cet  effet  les  jeux,  le  chant  et  la  danse,  exécutée  sur  les 
modes  les  plus  vifs;  on  utilisait  les  divertissements  des  jours 
de  fête  dans  lesquels,  tantôt  couverts  d'une  armure  complète, 
tantôt  nus,  enfants  et  jeunes  gens  dansaient  au  son  de  la  flûte, 


Yerhandl.  de,'  XVII  Philol.  -Yevsamml.  in  Breslau,  p.  66.  *H  [xàv  TrfwTï] 
naTaiTTaac;  twv  iT£p\  xr|V  jjLo-jaixr|v  hi  tyj  STcâptr)  ïspTiâvopoy  xaTaTTv-iTavTOi;  yiyovz 
1r^;  ôî-jTÉpa;  oï  0DC>,r|Xa;  t£  ô  Poprjvto?  xai  2cv6oa[jio?  ô  K-jÔ^pto;  xx\  IlQ>,-j[j.vr)(TTOç  ô 
Ko/.o^wvio;  XXI  uaxâox;  ô  'ApY»^°î  [xâ).KJTa  alti'av  sy.o-jfftv  -^yîjjlôvs;  y£v£(j6at(PLUT., 
Le  Music,  1134  b). 
1)  Voy.  ci-dessus,  p.  202. 


254  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

pour  montrer  avec  allégresse  qu'ils  jouissaient  de  la  santé  de 
l'âme  et  du  corps. 

Le  Gortynien  Thalétas  i  était  un  maître  en  cet  art  multiple, 
et  plus  les  institutions  laconiennes  se  rapprochaient  par  leur 
nature  de  celles  de  la  Crète^  plus,  même  au  milieu  des  périls 
de  la  dernière  guerre,  la  Crète  et  Sparte  étaient  restées  fidèles 
à  leur  mutuelle  alliance  -,  plus  aussi  les  Spartiates,  en  proie  à 
de  nouveaux  troubles,  s'empressèrent  de  jeter  lesyeuxsur  Tha- 
létas, qui  avait  su  rendre  attrayante  la  discipline  officielle,  et 
dont  ils  avaient  pu  connaître  par  les  auxiliaires  crétois  les  im- 
menses services.  De  même  qu'ils  devaient  à  Terpandre  le 
renouvellement  des  Carnéennes,  ils  furent  redevables  à  Tha- 
létas de  l'institution  des  Gymnopédies.  C'était  une  fête  consa- 
créeà  Téducation  publique;  les  danses  des  jeunes  garçons  nus 
devaient  servir,  après  les  années  d'épidémie  que  l'on  avait 
traversées,  à  fortifier  et  endurcir  les  corps,  à  réveiller  la 
curiosité  publique  et  à  provoquer  dans  tous  les  cœurs  une 
joyeuse  expansion.  Que  Thalétas  ait  étendu  plus  loin  et  poussé 
plus  avant  ses  réformes,  qu'il  ait  agi  en  législateur  etréglementé 
d'une  manière  durable,  d'après  les  principes  posés  par  Terpan- 
dre et  en  l'associant  à  des  institutions  religieuses,  l'éducation 
artistique  si  longtemps  négligée,  il  suffit  pour  s'en  convaincre 
de  remarquer  que,  en  dépit  de  la  chronologie,  on  le  mit  en  rap- 
port avec  Lycurgue,  comme  on  aimait  à  le  faire  pour  tout  ce 
qui  avait  exercé  sur  la  communauté  Spartiate  une  influence 
durable  et  puissante,  pour  tout  ce  qui  était  passé,  si  l'on  peut 
parler  ainsi,  dans  sa  sève  et  dans  son  sang. 

L'apparition  de  Terpandre  et  de  Thalétas  coïncide  probable- 
ment avec  les  agitations  intérieures  qui  s'étaient  manifestées 
après  la  fin  de  la  première  guerre  de  Messénie.  Sparte  se  trou- 
vait jetée  par  cette  guerre  hors  de  son  ancienne  voie  et  entraînée 
dans  un  vaste  réseau  de  relations  toutes  nouvelles  pour  elle. 
Or,  ses  anciennes  formes  sociales,  basées  sur  l'isolement,  avec 
leur  horizon  étroit  et  leur  discipline  purement  militaire,  ne 
pouvaient  s'adapter   à  la  situation  qui  lui  était  faite.  Nous 

1)  Thalétas  florissait  vers  620,  après   Terpandre  et  avant  Théomnestos 
(Plut.,  De  Mus.,  48). 
*)  Auxiliaires  crétois  en  Messénie  (Pals.,  IV,  8,  2). 


SPARTE    ET    LA    MESSÉNIE  255 

avons  vu  comment  le  besoin  d'élai'gir  le  programme  de 
l'éducation  nationale  se  fit  sentir  et  comment  il  fut  satis- 
fait. 

Cependant,  môme  ainsi  transformé,  FEtat  de  Lycurgue  ne 
se  montra  pas  à  la  hauteur  de  la  lourde  tâche  que  lui  créait  le 
soulèvement  victorieux  de  la  Messénie.  La  résistance  opposée 
enrase  campagne  était  inattendue  et  ébranla  le  courage  placide 
de  l'armée.  Aussi,  lorsque  les  pays  d'alentour  se  joignirent  l'un 
après  l'autre  aux  révoltés  et  que,  dans  toute  la  péninsule,  se 
levaunpartianti-spartiate,  Sparte  ne  montra  que  de  la  faiblesse 
et  retomba  dans  ses  perplexités.  Cet  Etat  si  fort  en  apparence 
était  toujours  pris  au  dépourvu  par  les  événements  extraordi- 
naires, parce  qu'il  était,  pour  ainsi  dire,  stylé  uniquement  en 
vue  d'une  certaine  marche  régulière  des  choses.  Pour  jouer  le 
rôle  nouveau  que  les  circonstances  lui  avaient  assigné,  il  était 
encore  trop  pauvre  de  ressources  intellectuelles  et  trop  loin  de 
cette  parfaite  indépendance  que  les  anciens  exigeaient  d'un 
Etat  bien  ordonné.  Le  péril  le  plus  pressant  était  encore  la 
question  agraire.  Une  foule  de  Spartiates  avaient  reçu  des 
terres  en  Messénie  ;  ceux-ci,  depuis  le  commencement  de  la 
guerre,  se  trouvaient,  eux  et  leurs  familles,  privés  de  leurs 
moyens  d'existence  et  réclamaient  un  dédommagement  qu'on 
ne  pouvait  leur  accorder  sans  remanier  la  répartition  des  lots. 
Les  troubles  les  plus  violents  éclatèrent,  et  l'Etat  menaça  de 
s'écrouler  au  moment  où  il  avait  besoin  de  déployer  au  dehors 
la  plus  grande  énergie.  Les  rois,  à  titre  de  suzerains,  avaient 
mission  de  surveiller  l'organisation  de  la  propriété  foncière  ; 
ce  fut  contre  eux  que  se  tourna  le  mécontentement  ;  le  trône 
des  Héraclides  était  surtout  en  péril.  Dans  cette  extrémité,  ils 
tournèrent  leurs  regards  vers  le  pays  avec  lequel  leur  famille 
se  trouvait  en  relation  de  temps  immémorial,  vers  l'Attique,  le 
pays  qui,  resté  presque  en  dehors  de  l'ébranlement  causé  par 
les  migrations  des  tribus  grecques,  avait  paisiblement  élaboré 
sa  constitution. 

En  raison  de  sa  position  géographique,  l'Attique  avait  reçu 
des  sources  les  plus  diverses,  notamment  de  l'Ionie,  les  germes 
des  créations  intellectuelles  du  génie  grec,  qu'elle  devait 
amener  par  ses  soins  à  leur  complet  développement.  Ce  déve- 


256  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

loppement  avait  été  particulièrement  prompt  pour  Télégie,  un 
genre  de  poésie  né  dans  la  patrie  d'Homère  et  qui,  en  ajoutant 
au  vers  héroïque  un  second  vers,  le  pentamètre,  avait  créé  un 
mètre  nouveau,  le  distique  élégiaque,  cadence  qui  conservait 
la  majesté  du  vers  homérique  tout  en  y  joignant  le  mouvement 
gracieux  d'une  strophe  lyrique.  Jamais,  dans  le  domaine  de 
Fart  poétique,  un  si  grand  résultat  n'a  été  obtenu  par  une 
modification  aussi  minime.  Déjà,  dans  les  villes  d'Ionie, 
l'élégie  avait  été  utilisée  pour  inspirer  aux  citoyens,  par  son 
rythme  énergique,  une  ardeur  guerrière.  Transportée  dans 
l'atmosphère  plus  calme  de  l'Attique,  elle  servit  à  entretenir 
la  fidélité  aux  coutumes  traditionnelles  et  le  dévouement  à 
la  cause  de  l'ordre.  C'était  dans  ce  but  que  l'employait  Tyrtée, 
originaire  d'Aphidna,  au  nord  de  l'Attique  '.  Le  poète  se 
recommandait  déjà  au  choix  des  Spartiates  par  le  lien  que  la 
légende  des  Dioscures  établissait  entre  sa  patrie  et  les  Héra- 
clides,etplus  encore, par  le  tour  sérieux,  instructif,  etl'énergie 
enthousiaste  de  sa  poésie. 

On  voit  qu'il  fut  appelé  dans  l'intérêt  delà  royauté  menacée, 
car  ses  élégies  célèbrent  surtout,  avec  une  insistance  chaleu- 
reuse, la  souveraineté  des  Héraclides  instituée  par  la  provi- 
dence divine,  et  le  partage  de  l'autorité  entre  le  roi,  le  conseil 
et  l'assemblée  du  peuple,  partage  accompli  sous  la  sanction 
de  l'oracle  de  Delj)hes.  L'honneur  militaire,  la  fidélité  au 
trône  héréditaire,  c'étaient  là  les  sentiments  qu'exaltait  Tyrtée; 
c'est  pour  cela  que  ses  odes  était  chantées  par  les  guerriers 
devant  la  tente  royale.  Devenu  lui-même  membre  de  la  com- 
munauté Spartiate,  il  s'identifia  dans  ses  vers  avec  les  Spar- 
tiates :  après  avoir  parlé  du  temps  où  «  du  vallon  orageux 
«  d'Erinéos2  ils  étaient  venus  avec  les  Héraclides  dans  la  vaste 

*)  Strabon,  après  avoir  cité  quelques  vers  dans  lesquels  Tyrtée  se  donne 
comme  Spartiate,  pose  cette  alternative  :  ri  Taùia  r,x'jpwTat  ta  èXsygîa  -^ 
'hikoyJjpM  àTttffTTiTÉov  v.ai  Ka'X>,ta6év£t  xai  oiWoit;  TÙ.doGiv  enroOdiv,  £|  'A6-^vwv 
7cai  'Acptovtôv  àyty.îaOat,  SeïjOIvtwv  AoLv.zoai\Loviu>v  xaxà  -/pr|Cr(JLÔv,  8;  enittxTit  Trap' 
'AÔTjvai'wv  Xaêeîv  -oyefjiôva  {Fr.  Hist.  Grœc,  l,  393).  Mais  son  raisonnement 
pèche  par  la  base.  Les  distiques  cités  par  lui  ne  prouvent  pas  que  «  le  poète 
était  de  vieille  race  dorienne  »  (Bernhardt,  Gr.  Litt.,  IP,  p.  503.  Cf. 
KoLBE,  De  Tijrtœi  2mtria,  1864.  Kohlmann,  Quœst.  Mcsse7i.,^.3i  sqq.). 

^)  Voy.  ci-dessus,  p.  128. 


SPARTE   ET   LA    MESSÉNIE  257 

île  de  Pélops,  »  il  arrivait  aux  gloires  du  présent,  il  vantait 
Théopompos,  «.  l'ami  des  dieux,  grâce  auquel  ils  avaient  con- 
quis les  fertiles  campagnes  de  la  Messénie.  »  Il  représentait, 
en  un  langage  concis  qui  s'imprimait  facilement  dans  la 
mémoire,  comment  la  discipline  dorienne  devait  se  montrer 
dans  l'attitude  de  chacun,  dans  la  solidité  des  rangs,  dans  la 
façon  régulière  de  combattre,  dans  le  dévouement  absolu  de 
chaque  membre  au  corps  entier,  comment  toute  infraction  à 
la  règle  préparait  au  corps  ainsi  qu'à  ses  membres  la  honte  et 
la  ruine.  Il  introduisit  aussi  à  Sparte  des  chants  de  marche, 
qui,  dans  les  attaques  exécutées  en  mesure,  enflammaient 
l'ardeur  des  troupes. 

Mais  Tyrtée  ne  fut  pas  simplement  un  chantre  populaire 
qui,  armé  du  pouvoir  enchanteur  de  la  poésie,  apaisait  les 
esprits  irrités  et  ramenait  au  devoir  les  irrésolus  :  il  intervint 
encore  avec  l'autorité  d'un  homme  d'Etat.  Il  obtint  que 
l'égoïsme  aristocratique  des  Spartiates,  qui  s'était  montré 
si  inflexible  vis-à-vis  des  Parthéniens,  tolérât  l'admission  de 
nouveaux  citoyens  ;  et  depuis  lors  (640;  01.  xxxvi,  1),  le  peuple 
Spartiate,  puisant  dans  l'ordre  rétabli  une  force  nouvelle, 
poursuivit  sous  de  plus  heureux  auspices  sa  mcirche  victo- 
rieuse. 

La  guerre  elle-même  avait  pris,  sur  ces  entrefaites,  une  tour- 
nure autre  que  les  Messéniens  ne  l'avaient  espéré  et  que  les 
Spartiates  ne  l'avaient  craint.  Tout  ce  qu'on  raconte  de  Tyrtée 
prouve  déjà  que,  malgré  ses  avantages,  l'ennemi  laissa  aux 
Spartiates  le  temps  de  se  reconnaître  et  de  remédier  à  leurs 
divisions  intérieures.  Aucune  attaque  ne  fut  tentée  sur  la 
Laconie  d'ailleurs  si  puissamment  défendue  par  ses  remparts 
naturels.  Les  alliés  eux-mêmes  étaient  trop  éloignés  les  uns 
des  autres  pour  agir  de  concert.  Un  obstacle  plus  grand 
encore,  c'est  que  chacun  d'eux  poursuivait  de  son  côté  un 
but  intéressé  ;  à  Argos  comme  à  Pisa,  les  princes  qui  com- 
mandaient les  armées  ne  voulaient,  au  fond,  qu'affermir  leur 
propre  puissance  ;  leurs  troupes  auxiliaires  ne  vinrent  pas. 
L'alliée  la  plus  fidèle  et  la  plus  voisine  de  la  Messénie  était 
l'Arcadie  :  leurs  armées  réunies  protégeaient  le  pays  reconquis 
contre  un  retour  offensif  des  Spartiates,  avec  une  telle  supé- 

17 


258  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

riorité  do  forces  que  ceux-ci,  à  ce  que  Fou  rapporte,  durent 
avoir  recours  à  la  corruption  pour  séparer  les  alliés.  Ils  y 
réussirent,  grâce  à  la  bassesse  d'Aristocrate.  Au  moment  où 
les  armées  se  trouvaient  en  présence  au  «  grand  fossé  *,  )>  un 
canal  creusé  dans  la  plaine  de  Messénie,  prêtes  à  livrer  une 
bataille  décisive,  le  roi  déloyal,  dont  les  troupes  formaient  les 
deux  tiers  de  l'armée,  retira  ses  soldats  de  la  bataille  déjà 
commencée,  sous  prétexte  que  les  victimes  offraient  des 
signes  défavorables.  Cette  retraite  jeta  la  confusion  et  le 
désordre  à  l'aile  droite  des  Messéniens;  ils  furent  entourés 
sans  peine  par  les  Spartiates  et  subirent  une  défaite  complète. 
Les  Arcadiens  'maudirent  leur  roi,  lorsque  son  crime  fut 
découvert;  il  fut  lapidé  comme  coupable  de  haute  trahison, 
et,  dans  le  lieu  plus  vénéré  de  FArcadie,  tout  en  haut  du  Lycée, 
à  côté  deFautel  de  cendi'es  élevé  à  Zeus,  on  put  lire  pendant 
des  siècles,  sur  une  colonne  commémorative,  une  inscription 
portant  que,  «  par  la  grâce  de  Zeus,  la  Messénie  avait  décou- 
«  vert  le  traître  et  que  celui-ci  avait  subi  le  châtiment  de  son 
«  parjure.  Aucun  forfait  ne  reste  caché  '.  »  En  attendant,  il 
ne  vint  plus  d'autre  secours,  et  la  Messénie  était  perdue. 

La  lutte,*il  est  vrai,  continua.  Mais  elle  prit  un  tout  autre 
caractère.  Les  plaines  étaient  désormais  intenables  :  ce  fut 
une  guerre  de  guérillas,  qui  avait  son  centre  dans  les  monta- 
gnes inaccessibles  de  la  frontière  arcadienne.  De  là,  Aristo- 
mène  réussit  à  pousser  ses  incursions  audacieuses  jusqu'au 
cœur  de  la  Laconie,  et  même,  à  revenir  chargé  de  butin  de 
Pharis,  ville  placée  dans  une  forte  position,  où  l'Etat  Spar- 
tiate mettait  en  sûreté  ses  approvisionnements  et  ses  trésors  \ 
Bien  qullfùt  désormais  incapable  de  tenir  tête  à  une  armée, 
les  Lacédémoniens  tremblaient  devant  lui  jusque  sur  les  bords 
de  FEurotas,  et  voyaient  avec  une  profonde  irritation  leurs 
champs  ravagés  d'année  en  année  par  ses  bandes.  Leur  tac- 
tique, calculée  pour  les  batailles  rangées,  était  tout  à  fait 
impuissante  à  terminer  une  guerre  pareille.    C'est  ce  qui  per- 

1)  ent  tr,  y.aAo'jjxivï)  (j.îyâ/.r,  Tocçpw  (Pausax.,  IV,  17,  2). 
-)  PoLYB.,  IV,  33.  E.  CuRTius,  PeloponnesoSjl,  303. 
^)  E.  CuRTius,  Pelojionn.,  249.  Pharis  était  un  locus  condendis  fructi- 
bus^ comme  Capoue  (Becker-Marquardt,  Rœm.  Alt,.  III,  11). 


SPARTE    ET   LA'  MESSÉME  259 

mit  à  Aristomène  de  continuer  cette  guerre  pendant  nombre 
d'années. 

Son  quartier-général  était  Ira  *,  une  hauteur  escarpée  et 
spacieuse,  dans  une  contrée  des  plus  sauvages,  entre  deux 
ruisseaux  qui  vont  se  jeter  dans  la  Néda.  Toute  cette 
région  montagneuse,  qui  appartient  plus  à  l'Arcadie  qu'à 
Messène,  est  comme  une  forteresse  ;  aucune  armée  ne  pouvait 
pénétrer  dans  ses  gorges  en  ordre  de  marche,  et  les  escouades 
débandées  éprouvaient  des  pertes  cruelles  dans  les  crevasses 
où  elles  s'égaraient.  C'est  là  que  le  reste  des  Messéniens  libres 
s'étaient  réfugiés  avec  leurs  troupeaux  et  leurs  biens  mobi- 
liers, et  s'obstinaient  avec  Aristomène,  qui  espérait  toujours 
le  secours  de  ses  anciens  alliés,  à  attendre  des  jours  meilleurs. 
Cernés  de  plus  en  plus  par  les  Spartiates,  ils  n'avaient  plus,  à 
la  fin,  que  l'étroite  vallée  de  la  Néda  par  où  ils  pussent  s'appro- 
visionner et  maintenir  leurs  communications  avec  les  localités 
amies.  Il  y  avait  encore  deux  importantes  places  maritimes, 
Méthone  et  Pylos,  restées  au  pouvoir  des  Messéniens,  qui 
cherchaient  à  harceler  les  Lacédémoniens  par  mer  comme 
Aristomène  le  faisait  par  terre.  A  la  longue,  ces  trois  points 
isolés  ne  furent  plus  tenables,  et  l'élite  de  la  nation,  les  familles 
qui  avaient  survécu  à  cette  lutte  désespérée,  durent  se  rési- 
gner enfin  à  abandonner  le  sol  natal  que,  délaissées  comme 
elles  l'étaient,  elles  n'espéraient  plus  reconquérir.  Elles  se 
retirèrent  sur  le  territoire  arcadien,  où  elles  trouvèrent  un 
accueil  hospitalier. 

Les  plus  remuants,  les  plus  entreprenants  poussèrent  plus 
loin  :  les  uns  allèrent  à  Cyllène^  le  port  d'Elide  par  lequel 
l'Arcadie  communiquait  depuis  l'antiquité  la  plus  reculée  avec 
la  mer  d'Occident,  et  de  là  poursuivirent  leur  route  sur  mer, 
dans  la  direction  qu'avaient  déjà  prise  après  la  première 
guerre  des  bandes  d'émigrés  messéniens,  vers  le  détroit  de 
Sicile.  Les  exilés  se  partagèrent  en  deux  troupes  conduites 
l'une  par  Gorgos,  fils  d'Aristomène,  l'autre  par  Manticlès,  le 
fils  de  Théoclès,  de  ce  devin  qui  avait  prédit  la  chute  prochaine 
d'Ira  en  voyant  s'accomplir  les  présages  célestes.  Les  Messé- 

1)  E.  CuRTius,  op.  cit.,  II,  152. 


263  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

niens  qui  descendaient  de  ces  ancêtres  donnèrent  naissance  à 
une  race  heureuse  et  puissante  qui  s'empara  du  pouvoir  à 
Rhégion  et  aussi,  par  la  suite,àZancle,  D'autres  se  dirigèrent 
vers  les  mers  d'Orient,  entre  autres  Aristomène  lui-même,  que 
la  mort  surprit  à  Rhodes  au  milieu  de  ses  nouveaux  plans  de 
vengeance, pourl'exécution  desquels  il  alla  lui-même  demander, 
dit-on,  à  des  despotes  asiatiques  leur  coopération  '.  LesDiago- 
rides  de  Rhodes  se  vantaient  d'avoir  dans  leurs  veines  le  sang 
du  héros  messénien,  apporté  dans  leur  famille  par  sa  fille. 

La  Messénie  elle-même,  veuve  de  ses  enfants,  tomba  dans 
un  état  lamentable;  ce  beau  pays,  vanté  jadis  comme  le  lotie 
plus  enviable  des  Héraclides,  était  effacé  de  l'histoire  du 
peuple  grec.  Les  sources  du  Pamisos  arrosaient  comme  par  le 
passé  les  riantes  campagnes,  mais  les  Messéniens  restés  sur  le 
sol  de  leur  patrie  devaient  le  cultiver  comme  esclaves  des 
Spartiates,  et  plus  ils  étaient  éloignés  du  centre  de  la  domina- 
tion qui  pesait  sur  eux,  plus  leurs  maîtres  se  montraient  durs 
et  défiants.  Les  sacrifices  offerts  sur  la  montagne  au  Zeus 
messénien,  tous  les  cultes  de  leurs  pères,  et  les  initiations 
saintes  qui  se  célébraient  naguère  à  l'ombre  des  chênes  pélas- 
giques,  furent  abolis  par  la  force.  La  terre  qui  n'avait  pas  été 
partagée  resta  à  l'état  de  prairie  inculte.  La  sohtude  se  fit 
surtout  le  long  des  côtes,  dont  les  habitants  avaient  émigré  en 
masse;  le  nom  de  Pylos  tomba  dans  l'oubli,  le  plus  beau  port 
de  la  péninsule  resta  vide  et  désert.  Pour  garder  la  côte,  on 
installa  à  Méthone,  à  côté  des  Asinéens,  les  Naupliens,  qu'un 
sort  pareil  avait  expulsés  de  l'Argolide  ^ 

La  fin  des  guerres  de  Messénie  (vers  628)  ferme  une  période 
de  développement  décisive  pour  Sparte.  Elle  en  sortit  trans- 
formée au  dehors  et  au  dedans.  L'Etat  de  Lycurgue  était 
devenu  quelque  chose  d'essentiellement  différent;  les  insti- 
tutions patriarcales,  léguées  par  l'antiquité,  ne  subsistaient 
plus  ;  l'équilibre  que  le  législateur  avait  voulu  établir  entre  les 
prérogatives  royales  et  les  droits  de  la  communauté  était  trop 
artificiel  pour  être  durable  ;  la  réconciliation  entre  les  Achéens 
et  les  Doriens  avait  échoué.   Au  lieu  d'une  confiance  réci- 

'j  Pausan.,  IV,  24. 

■2)  Voy.  ci-dessus,  p.  247. 


SPARTE   ET   LA   MESSÉNIE  261 

proque  fondée  sur  la  foi  des  traités  et  fortifiée  par  la  commu- 
nauté de  culte,  le  soupçon  s'était  glissé  partout,  et  la  défiance 
était  devenue  le  sentiment  dominant  de  la  société  politique 
tout  entière,  défiance,  du  côté  des  Doriens,  à  l'égard  des  rois, 
à  l'égard  des  périèques,  à  l'égard  des  hilotcs.  A  chaque  renou- 
vellement du  collège  des  éphores,  ne  décrétait-on  pas,  pour 
ainsi  dire,  une  nouvelle  campagne  dirigée  contre  la  masse 
croissante  des  hilotes ,  parce  que  l'on  voyait  en  eux  un 
ennemi  toujours  aux  aguets,  prêt  à  profiter  pour  se  révolter 
du  premier  malheur  public'  ! 

Aussi  Lacédémone  était  toujours,  même  en  temps  de  paix, 
sur  le  pied  de  guerre,  et,  de  temps  à  autre,  on  exerçait  de  sang- 
froid  sur  la  population  désarmée  des  campagnes  les  plus 
indignes  cruautés.  Pour  ce  qui  concerne  la  population  libre  des 
campagnes,  la  défiance  à  son  égard  était  devenue  plus 
ombrageuse  depuis  l'alliance  formée  contre  la  constitution, 
sous  le  règne  de  Polydoros  et  Théopompos,  entre  la  royauté 
et  les  familles  achéennes  représentées  dans  le  Sénat.  A  toutes 
ces  causes  d'irritation  s'ajoutèrent  ies  agitations  politiques 
qui  se  produisirent  vers  le  temps  de  la  seconde  guerre  de 
Messénie  et  l'établissement  de  la  tyrannie  dans  les  pays 
voisins;  aussi  la ' mésintelligence  entre  les  Doriens  et  leurs 
princes  fut  de  jour  en  jour  plus  grande,  et  l'animosité  de  Jörn- 
en jour  plus  marquée.  Or,  depuis  que  la  défiance  avait  dans 
l'éphorie  son  organe  constitutionnel,  la  discorde  était  devenue 
un  article  de  la  constitution,  et  l'antagonisme  intérieur  était 
sanctionné  comme  une  disposition  légale.  Aussi,  il  devenait 
impossible  de  s'en  tenir  aux  institutions  primitives,  et  la  puis- 
sance des  éphores  s'accroissait  sans  cesse  aux  dépens  des 
anciennes  magistratures,  absorbant  en  partie  les  prérogatives 
royales  relatives  à  la  direction  des  affaires  étrangères  et  au 
commandement  de  l'armée,  et,  en  partie  aussi,  les  pouvoirs 
législatifs  du  Sénat. 

La  première  condition  de  la  puissance  des  éphores  était 
d'être  complètement  indépendante  de  la  royauté;  il  est  par 
conséquent  probable  que,  dès  le  règne  de  Théopompos,  l'élec- 

1)  KpuTiTEÎa  (Plat.,  Legg.,  763.  633.  Plut.,  Lycurg.,  28). 


262  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

tion  des  éphores  appartint  à  la  communauté  dorienne.  Le 
modo  d'élection  nous  est  inconnu;  mais  ce  que  nous  en  pou- 
vons savoir  nous  permet  de  conclure  qu'il  a  été  réglé  d'assez 
bonne  heure,  et  le  changement  décisif  introduit  dans  la  hiérar- 
chie des  pouvoirs  publics,  changement  qui  daterait  du  règne 
de  ce  prince,  serait  inexplicable  si  Ton  n'admettait  que  l'in- 
fluence des  rois  sur  la  nomination  des  éphores  fut  complète- 
ment annulée. 

Un  nouvel  empiétement  de  la  puissance  des  éphores  fut 
provoqué  par  Astéropos,  qui  fit  lui-même  partie  du  collège; 
empiétement  qui  consistait  probablement  en  ce  que  cette 
magistrature,  appelée  seulement  à  contrôler  les  actes  du  gou- 
vernement, s'attribua  une  partie  considérable  des  affaires 
gouvernementales  et  une  initiative  indépendante  en  matière 
de  législation.  Enfin,  vers  560  (01.  lv,  1),  époque  où  le  sage 
Chilon  était  au  nombre  des  éphores,  le  collège  reçut  un  troi- 
sième accroissement  de  pouvoirs,  qui  consomma  sa  victoire 
définitive  sur  la  royauté  *. 

L'institution  de  l'éphorie  a  raffermi,  il  est  vrai,  comme  le 
disait  Théopompos ,  le  trône  des  Héraclides  ;  elle  a  sauvé  la 
royauté  à  une  époque  où  elle  fut  supprimée  dans  la  plupart  des 
Etats.  Mais  en  réalité,  elle  a  anéanti  la  royauté.  Sparte  cessa 
d'être  une  monarchie,  sans  rompre  violemment  avec  les  tradi- 
tions de  l'âge  héroïque  ;  elle  conserva  le  double  trône  comme 
une  parure  vénérable  qui  n'était  cependant  pas  un  ornement 
sans  valeur,  car  il  maintenait,  comme  par  le  passé,  l'union  de  la 
population  achéenne  avec  la  communauté  dorienne  ;  en  outre, 
l'Etat,  grâce  à  lui,  jouissait  au  dehors  d'une  grande  considéra- 
tion, parce  que  cette  relique  de  l'âge  héroïque  lui  donnait  une 
consécration  qui  manquait  à  tous  les  autres  Etats  ;  enfin,  jus- 
que fort  tard  dans  les  siècles  postérieurs,  le  trône  servit  encore 
de  barrière  à  l'esprit  exclusif  du  dorismc  et  fournit  toujours, 
aux  membres  véritablement  distingués  des  deux  maisons  prin- 
cières,  l'occasion  d'exercer  sur  la  marche  des  affaires  une 
influence  dominante. 

')  Sur  les  trois  étapesparcouruespar  la  puissance  des  éphores  dans  son  mou- 
vement ascensionnel,  cf.  les  excellentes  recherches  de  Urlichs  (Rhein.  Mus.. 
VI,  223)  et  de  A.  Sch.efer,  De  ephoris,  1363.  Cf.  Frick,  De  ephoris,  p.  31. 


SPARTE    ET   LA   MESSÉNIE  263 

Mais,  en  temps  ordinaire,  les  rois  n'étaient  rien  dans  l'Etat, 
et  les  éphores  étaient  tout.  Depuis  l'époque  de  Chilon,  ils 
obligeaient  les  rois  à  prêter  serment  tous  les  mois  à  la  consti- 
tution. C'étaient  eux  qui  représentaient  l'Etat  au  dehors  et  qui 
signaient  les  traités  au  nom  de  la  communauté.  Jusque  dans  le 
domaine  le  plus  incontesté  de  Tautorité  royale,  en  matière  de 
levées  et  de  commandement  militaire,  ils  supplantèrent  les 
Iléraclides.  C'est  par  eux  qu'étaient  choisis  les  Hippagrètes  ou 
chefs  de  la  cavalerie  qui,  en  alléguant  leurs  raisons  (afin  d'évi- 
ter toute  partialité),  levaient  trois  cents  hommes  sur  tout  le 
contingent  pour  faire  le  service  autour  de  lapersonne  des  rois. 
Ceux-ci  n'avaient  pas  la  moindre  influence  sur  la  composition 
de  cette  garde  d'honneur,  et  devaient  se  sentir  au  milieu  d'elle 
plutôt  surveillés  que  protégés  et  servis.  Tout  ce  qu'ils  faisaient 
était  soumis  à  la  censure  des  éphores. 

Pour  marquer  leur  complète  indépendance ,  les  éphores 
étaient  les  seuls  fonctionnaires  de  Sparte  qui  ne  se  levassent 
pas  de  leur  siège  en  présence  des  rois,  tandis  que  les  rois 
devaient,  au  moins  àla troisième  invitation,  comparaître  devant 
le  tribunal  des  éphores.  Tous  les  neuf  ans,  les  éphores  faisaient 
au  ciel  les  observations  d'où  dépendait  la  continuité  des  fonc- 
tions royales  :  à  l'apparition  de  signes  défavorables,  ils  avaient 
le  pouvoir  de  déclarer  les  droits  royaux  périmés,  jusqu'à  ce 
que  Delphes  permît  d'en  reprendre  l'exercice.  Ils  étaient  par 
conséquent  en  relation  immédiate  avec  les  dieux  ;  ils  avaient 
même  leur  oracle  particulier  dans  le  sanctuaire  de  Pasiphaé, 
à  Thalamae  ^;  ainsi,  Delphes  n'était  plus  dans  l'Etat  l'unique  et 
suprême  autorité  religieuse,  et  les  rois  n'avaient  plus  la  faculté 
de  déterminer,  par  l'entremise  de  leurs  fonctionnaires,  les 
Pythiens,  ce  qui  était  la  volonté  divine  et  devait  être  à  ce  titre 
pour  l'Etat  une  règle  de  conduite  absolue. 

Comme  la  royauté,  le  conseil  des  Anciens  fut  également 
annihilé  par  les  éphores.  Ils  s'attribuèrent  le  droit  de  convo- 
quer la  communauté  ;  ils  devinrent  les  continuateurs  de  la 
législation,  autant  qu'il  pouvait  en  être  question  à  Sparte;  ils 
se  résenèrent  la  décision  de  toutes  les  affaires  publiques. 

*}  Voy.  ci-dessus,  p.  208, 


264  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

Bref,  toutes  les  anciennes  charges  et  dignités  qui  dataient  de 
l'âge  héroïque  perdaient  de  leur  éclat  de  jour  en  jour,  tandis 
que  le  collège  des  éphores  marchait  au  pouvoir  absolu.  Leur 
président  donne  son  nom  à  Tannée  ;  ils  sauvegardent  l'unité 
de  ]'État;  leur  résidence  officielle  en  est  le  centre,  le  foyer  de 
Sparte,  et  à  côté  s'élève  le  temple  de  la  Crainte  ($=ß3c),  pour 
indiquer  la  sévérité  de  la  discipline  qui  émane  de  l'austère  con- 
seil. 

Ce  fut  une  lutte  étonnante  que  celle  qui  aboutit  à  ce  résultat, 
une  réaction  complète  contre  la  politique  dynastique  de  Poly- 
doros  et  de  Théopompos,  une  victoire  démocratique  sans 
démocratie  ;  car,  au  fond,  la  communauté  dorienne  était  restée 
purement  et  simplement  une  armée,  exercée  aux  combats, mais 
nullement  aux  débats  politiques  ;  elle  se  considérait  comme  une 
aristocratie  vis-à-vis  de  l'ancienne  population  indigène,  mais 
elle  avait,  après  de  longs  efforts, dépouillé  ses  suzerains  de  tous 
leurs  droits,  transporté  dans  son  sein  le  centre  de  gravité  de 
l'Etat,  etparalysé  si  complètement  la  royauté,  que  celle-ci  était 
désormais  hors  d'état  de  se  soustraire  à  ses  obligations  envers 
la  communauté,  soit  en  s'appuyant  sur  la  population  anté- 
dorienne,  soit  en  faisant  appel  aux  autorités  sacerdotales. 

Si  donc  les  représentants  de  la  communauté  dorienne  gou- 
vernent l'Etat  sans  que  celle-ci  participe  efficacement  aux 
affaires,  et  le  gouvernent  de  telle  sorte  que,  malgré  leur  renou- 
vellement annuel,  la  politique  de  Sparte  suit  depuis  lors  une 
marche  tout  à  fait  fixe  et  uniforme,  tandis  qu'elle  flottait  indé- 
cise au  temps  où  la  royauté  jouissait  de  la  plénitude  de  ses 
droits,  il  faut  bien  admettre,  pour  expliquer  cette  stabilité,  que 
la  communauté  elle-même  avait  pris,  grâce  aux  institutions  de 
Lycurgue,  un  pli  durable,  qu'il  s'était  formé  dans  son  sein 
une  tradition  très  nette  relativement  aux  mesures  propres  à 
assurerla  prospérité  de  l'Etat.  C'est  cette  tradition  que  suivaient 
les  éphores,  et  Sparte  leur  doit  ainsi  son  caractère  purement 
dorien,  sa  politique  toujours  conséquente  et  les  immenses 
succès  par  lesquels  elle  en  fut  récompensée.  Si  différente  que 
soit  Sparte  gouvernée  par  ses  éphores  de  la  forme  donnée  à 
l'État  par  Lycurgue,  cependant,  les  institutions  de  Lycurgue 
n'en  sont  pas  moins  le  fondement  de  sa  grandeur,  et,  ence  sens. 


SPARTE   ET   LA    MESSÉNIE  265 

les  anciens  avaient  quelque  raison  de  rapporter  le  système 
politique  tout  entier,  malgré  les  transformations  essentielles 
qu'il  subit  dans  le  cours  de  son  développement,  au  seul  Lycur- 
gue. 

En  fait  d'organisation  extérieure,  on  procéda,  après  l'incor- 
poration de  la  Messénie,  à  une  nouvelle  division  du  territoire 
en  districts.  Comme  l'ancienne  Crète,  la  Laconie,  adoptant  un 
nombre  agréable  aux  dieux,  compta  désormais  cent  localités, 
dont  quelques-unes  se  trouvaient  sur  la  frontière  de  l'Argolide, 
d'autres,  dans  le  voisinage  de  la  Néda;  et,  au  nom  du  pays  si 
considérablement  agrandi,  les  rois  offrirent  depuis  lors,  chaque 
année,  un  grand  sacrifice  officiel  de  cent  taureaux,  pour  prier 
les  dieux  de  conserver  intacte,  sous  la  garde  desHéraclides,  la 
grandeur  et  la  puissance  de  Sparte  K 


IV 


ETATS    DU    CENTRE    ET  DU    LITTORAL    OCCIDENTAL. 

Sparte  ne  pouvait  plus  se  contenter  de  conserver  ce  qu'elle 
avait  acquis,  depuis  qu'elle  était  entrée  dans  la  voie  des  con- 
quêtes et  qu'elle  avait  réuni  en  un  domaine  compacte  plus  du 
tiers  de  la  péninsule.  Pendant  les  guerres  de  Messénie,  les 
ennemis  qu'elle  avait  dans  le  Péloponnèse  avaient  manifesté 
trop  clairement  leurs  tendances  pour  qu'après  sa  victoire  elle 
ne  songeât  pas,  avant  tout,  à  terrasser  pour  toujours  le  parti 
anti-spartiate,  et  à  affermir  sa  puissance  en  l'étendant  encore 
plus  loin  dans  la  péninsule.  C'était  là  la  pensée  de  la  commu- 
nauté dorienne,  et  les  rois  eux-mêmes  comptaient  sur  des 
guerres  heureuses  pour  améliorer  leur  position  ;  car,  toute 
annexion  nouvelle,  en  augmentant  le  nombre  de  leurs  sujets 
non  doriens,  ne  pouvait  que  contribuer  à  leur  rendre  la  liberté 
de  leurs  mouvements  à  l'intérieur. 

*)  'ExaTo(j.uo)>tç  AaxwvixY)  xai  Ta  'ExaTop-êaia  (Strab.,  p.  362.  0.  MuELLER, 
Dorier,  II,  18.  Steph.  Byz.,  s.  v.  Au)>wv  et  'Avôdiva). 


266  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

La  direction  qu'allait  prendre  leur  politique  belliqueuse  ne 
pouvait  être  douteuse.  Aussi  bien,  la  grande  région  centrale 
de  la  péninsule  avait  été  le  point  d'appui  et  la  réserve  de  tout 
le  soulèvement  messénien.  Les  villes  arcadiennes  avaient  fait 
aux  exilés  un  accueil  hospitalier  et  leur  avaient  accordé  le  droit 
de  cité  ;  les  filles  d'Aristomène  s'étaient  mariées  à  Phigalia 
et  à  Héra-a,  et  élevaient  leurs  enfants  dans  la  haine  de  Sparte. 
La  guerre  de  Messénie  avait  été  en  même  temps  une  guerre 
d'Arcadie,  et  Phigalia,  forteresse  assise  dans  la  vallée  de  la 
Néda,  non  loin  d'Ira,  avait  déjà  été  prise  une  fois  en  6o9  (01. 
XXX,  2)  par  les  Spartiates  \  Cependant,  ils  n'avaient  pas 
réussi  à  prendre  pied  dans  cette  région  sauvage. 

Ils  n'en  mirent  que  plus  d'énergie  à  renouveler  leurs  atta- 
ques du  côté  de  l'est,  par  où  l'accès  était  plus  facile. 

Là,  il  n'y  a  à  franchir  que  des  chaînons  peu  élevés  pour 
passer  de  la  vallée  haute  de  l'Eurotas  dans  le  bassin  de 
l'Alphée  ;  les  sources  du  fleuve  se  rassemblent  sur  ce  vaste 
plateau,  dont  les  bourgades  éparses ont  trouvé  de  bonne  heure 
un  centre  fixe  dans  la  ville  des  Tégéates.  Une  partie  de  la 
population  arcadienne,  tout  ce  qui  habitait  sur  le  versant  de 
l'Eurotas,  était,  depuis  longtemps  déjà,  réduite  à  la  condition 
de  périèques  ;  maintenant,  le  moment  semblait  venu  de  conso- 
lider et  de  compléter  cette  conquête,  de  venger  une  ancienne 
injure  qu'on  avait  reçue  de  Tégée,  d'effacer  par  de  nouvelles 
victoires  le  souvenir  de  la  captivité  des  rois  Spartiates  Chari- 
laos  et  Théopompos,  d'autant  plus  que  l'Arcadie,  après  la 
chute  d'Aristocrate,  s'était  de  nouveau  fractionnée  en  simples 
gouvernements  cantonaux.  En  conséquence,  aussitôt  que  les 
Arcadiens  eurent  refusé  d'expulser  les  Messéniens,  les  armées 
de  Sparte  envahirent  la  Tégéatide,  et  les  rois  cherchèrent  à 
prouver  à  leurs  soldats,  par  des  oracles  émanés  de  Delphes, 
que  cette  vaste  plaine  allait  être  bientôt  mesurée  au  cordeau 
et  partagée  entre  les  Spartiates. 

Mais  on  apprit  bientôt  combien  il  est  difficile  de  conquérir 
un  pays  hérissé  de  hautes  montagnes,  peuplé  d'hommes 
vigoureux  et  sobres.  Les  Spartiates  éprouvèrent  un  désastre 

1)  Paus.,  VIII,  39,  2.  0.  Mueller.  Darier,  I,  i52. 


ÉTATS    DU    CENTRE   ET   DU   LITTORAL   OCCIDENTAL  261 

complet,  et,  au  lieu  de  partager  à  leur  gré  le  terrain  convoité, 
beaucoup  d'entre  eux,  faits  prisonniers,  allèrent  travailler  aux 
canaux  de  FAlphée  et  connurent  par  expérience  le  sort  des 
prisonniers  de  guerre  *,  La  force  était  impuissante  contre 
Tégée,  l'inébranlable  boulevard  de. l'indépendance  des  monta- 
gnards ;  on  dut  s'apercevoir  à  Sparte  que  la  politique  de  con- 
quête avait  ses  bornes,  etroracle  de  Delphes,  soucieux  comme 
toujours  de  la  gloire  des  Héraclides  et  de  l'accroissement  de 
leur  prestige,  indiqua  vers  560  à  FAgiade  Anaxandridas,  le 
cinquième  successeur  de  Polydoros,  un  autre  moyen.  On 
vaincrait,  selon  lui,  grâce  aux  ossements  d'Oreste  qui,  ense- 
velis dans  le  sol  tégéate,  devaient  être  transportés  secrète- 
ment à  Sparte  ^  Mais  le  transfert  de  ses  reliques  était  déjà 
sans  doute  le  résultat  d'un  retour  de  fortune  qu'avaient  amené  à 
la  longue  la  ténacité  de  Sparte  et  la  supériorité  de  sa  tactique. 
Des  deux  côtés,  on  était  las  d'une  guerre  ruineuse  ;  Sparte 
avait  du  renoncer  au  projet  de  subjuguer  l'Arcadie,  et,  grâce  à 
l'héroïsme  des  citoyens  de  Tégée,  qui  ont  préservé  l'Arcadie 
du  sort  de  la  Messénie,  la  politique  extérieure  de  Sparte  s'est 
trouvée  jetée  dans  une  autre  voie,  dans  celle  des  traités.  Pour 
faciliter  un  arrangement,  on  utilisa  les  cultes  rendus  des  deux 
côtés  aux  mêmes  héros,  et  on  fit  revivre  les  souvenirs  de  la 
glorieuse  hégémonie  d'Agamemnon,  qui  s'était  étendue  jadis 
jusque  sur  l'Arcadie.  Les  Héraclides  de  Sparte  furent  reconnus 
pour  ses  successeurs,  et,  en  signe  d'hommage,  les  cendres 
d'Oreste  furent  transportées  solennellement  en  Laconie.  Enfin, 
sur  la  ligne  de  partage  des  eaux,  là  où  les  sources  de  l'Alphée 
touchent  à  celles  de  l'Eurotas,  s'éleva  une  colonne  sur  laquelle 
étaient  inscrits  les  traités  entre  Tégée  et  Sparte  ^. 

Les  Tégéates,  en  se  ralliant  à  la  politique  de  Sparte  et  en 
s'obligeant  à  servir  sous  les  étendards  des  Héraclides,  purent 

1)  Luttes  contre  Tégée  (E,  Curtius,  Peloponnesos,  I,  252).  Le  résultat 
fut  d'abord  fâcheux  pour  les  Spartiates.  Captivité  des  rois  de  Sparte  (Pausan., 
VIII,  43,  5.  Polygen.,  VIII,  34).  Sparte  reprend  le  dessus  à  partir  du  règne 
d' Anaxandridas,  fils  de  Léon  (Pausan.,  III,  3,  9). 

2)  Herod.,  I,  67.  Les  ossements  d'Oreste  sont  transportés  à  Sparte  quel- 
que temps  avant  l'ambassade  envoyée  en  Lydie  (Herod.,  I,  68). 

3)  Plut.,  Qusest.  Grase,  5.  E.  Curtius,  Peloponnesos,  l^  262.  C.  Curtius, 
Be  act.  public,  cura  ap.  Grxc,  p.  7. 


268  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

accepter  cette  condition  nouvelle  sans  faire  tache  à  leur  hon- 
neur militaire.  La  place  d'honneur  qui  leur  fut  laissée  à  l'aile 
gauche  de  Tarmée  fédérale  '  atteste  que  les  Spartiates  étaient 
heureux  d'avoir  transformé  en  compagnons  d'armes  ces  opi- 
niâtres ennemis,  et  la  fidélité  avec  laquelle  Tégée  persista  dans 
cette  alliance  est  une  preuve  de  la  valeur  de  ses  citoyens,  tout 
aussi  honorable  que  la  persévérance  heureuse  dont  ils  avaient 
fait  preuve  dans  la  lutte  soutenue  pour  leur  indépen- 
dance. 

La  colonne  élevée  au  bord  de  FAlphée  marque  un  change- 
ment de  direction  dans  lamarchede  l'histoire péloponnésienne  ; 
c'est  alors  seulement  que  les  principes  de  droit  public,  posés 
dans  les  siècles  antérieurs  par  les  législateurs  de  Sparte,  exer- 
cèrent toute  leur  influence. 

Déjà,  en  effet,  Lycurgue,  étendant  ses  vues  au  delà  des 
affaires  intérieures  du  pays  et  embrassant  du  regard  toute  la 
péninsule,  avait  reconnu,  paraît-il, lanécessité  de  réunir  toutes 
les  races  et  les  Etats  qu'elle  renfermait  au  sein  d'un  droit  com- 
mun. Or,  parmi  les  races  qui  l'avaient  envahie,  la  race  étolienne 
était,  après  les  Doriens,  celle  qui  possédait  le  plus  d'énergie 
propre;  elle  s'étaitrépandue  le  longdu  rivage  occidental,  comme 
les  Doriens  du  côté  de  l'est'.  La  péninsule  avait  ainsi  deux  cen- 
tres de  gravité.  Si  donc  elle  voulait  provoquer  dans  son  sein 
un  développement  vigoureux  et  général,  il  fallait  préalablement 
rattacher  les  uns  aux  autres  les  Etats  de  Fouest  et  ceux  de 
l'est  par  un  lien  pacifique  et  durable.  Pour  cela,  il  fallait  un 
centre  religieux,  un  sanctuaire  universellement  révéré,  aussi 
bien  des  tribus  amenées  par  les  invasions  que  des  races  fixées 
dès  l'origine  dans  le  pays. 

Or,  le  Zeus  pélasgique  avait  un  antique  sanctuaire  dans  la 
vallée  de  l'Alphée,  à  l'endroit  où  le  plus  grand  fleuve  de  la 
péninsule  débouche  des  gorges  de  l'Ai'cadie  dans  le  pays  plat 
qui  forme  le  littoral  occidental.  C'était  une  hauteur  qui  portait, 
comme  le  Lycée  arcadien,  le  nom  de  la  demeure  des  dieux, 
OljTnpos  ;  au  pied,  Zeus,  le  dieu  qui  descend  avec  l'éclair,  avait 


')  Herod.,  IX,  26. 

-)  Voy.  ci-dessus,  p.  196. 


ÉTATS    DU    CENTRE   ET   DU    LITTORAL    OCCIDENTAL  269 

marqué  sur  le  sol  des  empreintes  sacrées,  où  le  croyant  se  sen- 
tait tout  près  du  dieu  invisible  ;  là  s'élevait  l'autel  de  Zeus, 
cimenté  avec  la  cendre  des  sacrifices,  et  des  familles  sacerdo- 
tales y  révélaient  ses  volontés.  Cet  oracle  subsistait  depuis 
longtemps  déjà  lorsque  furent  fondésles  Etats  d'Elis  et  de  Pisa, 
et  les  Achéens  qui  vinrent  d'IIéliké  ' ,  sous  la  conduite  d'Ago- 
rios  le  Pélopide,  pour  prendre  part  à  la  fondation  de  Pisa, 
adoptèrent  ce  culte  de  Zeus  ;  ils  y  associèrent  le  culte  héroï- 
que de  leur  ancêtre  Pélops,  et  instituèrent  des  jeux  en  son 
honneur. 

Hêra  y  fut  adorée  à  côté  de  Zeus  :  son  temple  était  le  sanc- 
tuaire fédéral  des  deux  Etats  voisins,  et  le  chœur  des  seize 
femmes  qui  tissaient  en  commun  le  vêtement  d'Hêra  représen- 
tait les  seize  petites  villes  qui  se  trouvaient  également  réparties 
entre  l'Elide  et  la  Pisatide.  Ce  système  fédératif  fut  également 
appliqué  au  culte  de  Zeus,  à  qui  l'arrivée  des  Pélopides  achéens 
avait  donné  une  importance  toute  nouvelle.  Pisa,  plus  faible 
dès  le  principe  que  sa  rivale  Élis,  chercha  à  s'appuyer  sur 
elle  pour  protéger  ses  sanctuaires  contre  ses  voisins  du  sud  et 
de  l'est,  notamment  contre  les  Arcadiens,  qui  revendiquaient 
d'anciens  droits  sur  les  bouches  de  TAlphée,  et  Elis,  de  son 
côté,  vit  dans  la  participation  qui  lui  était  offerte  à  la  gestion 
des  affaires  religieuses  une  occasion  favorable  d'étendre  son 
pouvoir  et  son  influence  au  delà  de  ses  frontières.  Les  deux 
Etats  se  partagèrent  la  surveillance  du  culte.  Olympie  fut  un 
centre  pour  les  Etats  de  la  côte  occidentale  et  leur  fournit, 
lorsque  Sparte  chercha  à  se  rattacher  à  eux,  la  forme  d'asso- 
ciation la  mieux  appropriée  qu'onpùt  trouvera  En  effet,  Zeus, 
surtout  tel  que  le  concevait  la  race  achéenne,  était  le  pasteur 
commun  des  peuples,  le  plus  ancien  dieu  fédéral  de  tous  les 
Hellènes  et,  en  même  temps,  le  protecteur  des  possessions  des 
Héraclides  dans  le  Péloponnèse.  De  son  côté,  Sparte  se  rallia 
d'autant  plus  volontiers  à  son  culte  d' Olympie,  que  ce  culte 
était  étroitement  associé  avec  celui  de  Pélops,  vénéré  comme  le 
fondateur  des  jeux  olympiques  ;  c'était,  en  effet,  chez  les  Héra- 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  197. 

*)  Sur  Olympie,  v.  E.  Curtius,  Peloponn.,  II,  51,  et  une  leçon  du  même 
auteur  sur  OJympie  (Berlin,  1852). 


270  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

clides  une  politique  de  famille  que  d'honorer  de  toutes  manières 
la  race  des  Pélopides. 

On  conservait  encore  au  temps  des  Antonius,  dans  le 
temple  de  Hêra  à  Olympie,  un  disque  de  bronze  qui  contenait, 
gravées  en  caractères  circulaires,  les  dispositions  légales  con- 
cernant la  fête  solennelle  d'Olympie  \  Aristote  a  étudié  cette 
inscription,  qu'il  considérait  comme  le  document  le  plus  impor- 
tant de  l'histoire  du  Péloponnèse  ;  d'après  son  témoignage,  le 
nom  de  Lycurgue  y  figurait  à  côté  du  roi  éléen  Iphitos.  Mais 
il  n'est  dit  nulle  part  que  le  document  lui-même  fût  contem- 
porain et  ait  été  rédigé  par  les  personnages  indiqués,  au  nom 
de  leurs  gouvernements  respectifs.  Ils  pouvaient  aussi  bien 
être  cités  sur  une  inscription  de  beaucoup  postérieure,  comme 
les  auteurs  de  l'entente  mutuelle  établie  entre  les  deux  pays. 
Quoiqu'il  en  soit,  le  roi  Iphitos  passait  dans  la  tradition  locale 
pour  le  véritable  fondateur  de  la  fête  fédérale,  pour  celui  qui 
en  avait  étendu  l'influence  et  la  portée  au  delà  des  régions 
limitrophes.  C'est  pour  cela  que,  dans  le  vestibule  du  temple 
de  Zeus,  se  voyait  une  grande  statue  de  femme  en  bronze, 
représentant  la  trêve  olympique  ÇEytyv.plx) ^  et,  à  côté  d'elle, 
Iphitos,  qu'elle  couronnait  en  signe  de  reconnaissance.  Quoi- 
que le  Piséen  Cléosthène  soit  cité  en  même  temps  que  lui,  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  qu'alors  la  prépondérance  et  la 
préséance  honorifique  étaient  déjà  passées  du  côté  d'Ehs. 

Le  nom  d'Iphitos  marque  la  phase  la  plus  importante  dans 
l'élaboration  progressive  de  cet  ordre  de  choses.  On  ne  parve- 
nait pas  à  le  rattacher  d'une  manière  bien  sûre  à  ses  prédé- 
cesseurs de  la  race  d'Oxylos.  Il  porte  même  le  titre  d'Héra- 
clide;  du  moins,  c'est  lui  qui  aurait  introduit  le  culte  d'Héraclès, 
antipathique  jusque-là  aux  Eléens,  et  qui  se  serait  mis  en 
rapport,  lui  et  son  peuple,  avec  le  dieu  de  Delphes.  Par  là. 
Elis  et  Sparte  devinrent,  pour  ainsi  dire,  de  la  même  famille,  et 
capables  d'une  fraternité  plus  intime.  Ce  fut  à  la  même  époque 
que  l'ancienne  liaison  contractée  avec  l'Achaïe,  liaison  dont 
l'appel  adressé  à  Agorios  est  la  preuve,  fut  rompue  et  rem- 
placée par  une  sympathie  décidée   pour  Sparte  ;  c'est  aussi 

*)  Plut.,  Lycurg.,  1.  Pausan.,  V,  20,  1.  0.  .Mielleb,  Dorier,  I,  130. 


ÉTATS    DU    CENTRE  ET    DU    LITTORAL    OCCIDENTAL  271 

vers  le  même  temps  qu'auront  été  imaginées  les  légendes 
accréditées  sur  cette  fraternité  d'armes,  formée  jadis  entre 
Oxylos  et  les  Héraclides*.  Élis  et  Sparte  se  rencontraient  dans 
les  intérêts  de  leur  politique  et,  pour  se  garantir  leur  appui 
réciproque,  elles  conclurent  auprès  du  sanctuaire  de  Zens,  à 
Pisa,  un  pacte,  qui  était  déjà  réglé  dans  ses  principales  dispo- 
sitions et  solidement  établi  lorsque  la  victoire  de  Corœbos 
(776  av.  J.-C.)  inaugura  la  liste  régulière  des  vainqueurs 
olympiques  et,  du  même  coup,  l'histoire  authentique  du  sanc- 
tuaire fédérale 

La  base  de  cette  fédération  était  la  reconnaissance  de  Zeus 
olympique  comme  protecteur  commun  et  la  participation  en 
commun  à  sa  fête  qui,  d'après  les  statuts,  devait  être  célébrée, 
à  titre  de  fête  fédérale,  tous  les  cinq  ans,  lors  de  la  pleine  lune 
qui  suivrait  le  solstice  d'été.  Cette  convention  entraînait  une 
foule  de  mesures  qui  mirent  en  contact  intime  les  parties 
jusque-là  séparées  de  la  péninsule  etportèrent  d'heureux  fruits. 
Des  routes  furent  ouvertes  ;  il  y  eut  des  règlements  pour  l'épo- 
que des  fêtes  ;  on  contracta  des  obligations  réciproques.  Elis 
fut  confirmée  dans  son  droit  de  présidence  qu'elle  avait  enlevé 
aux  Piséens  ;  les  Eléens  furent  chargés  d'annoncer  par  des 
messagers  sacrés  l'approche  de  la  fête.  Cet  avis  donnait  le 
signal  de  la  trêve  ;  les  chemins  qui  conduisaient  à  Pisa  devaient 
être  libres  et  exempts  de  danger  ;  une  sécurité  parfaite  devait 
régner  dans  tous  les  alentours  du  temple.  Quiconque  troublait 
ce  repos  par  un  acte  de  violence  était  cité  devant  le  tribunal 
des  Eléens  ;  le  condamné  devenait  l'esclave  du  dieu  offensé  et 
ne  pouvait  être  racheté  que  moyennant  une  somme  déterminée. 

1)  Voy.  ci-dessus,  p.  195. 

^)  Les  anciens  distinguent,  et  très  nettement,  entre  la  fondation  des  jeux 
et  le  commencement  de  la  liste  des  vainqueurs.  Max  Duncker,  d'après  Car. 
MuELLER  [Chronogr.,  130)  identifie  l'olympiade  d'Iphitos  avec  celle  de  Corœ- 
bos et  fait  de  ce  dernier  le  premier  de  tous  les  vainqueurs.  Unger  {PhiloL, 
XXIX)  se  rallie  à  cette  opinion  qui  est  acceptée  également  par  Bunsen 
{^ginetica,  V,  433)  et,  non  sans  hésitation,  par  Peter,  à  la  date  de  776, 
mais  a  été  solidement  réfutée  par  Lepsius  {Kœnigsbuch,  I,  79),  par  Brandis 
(De  temp.  antiq.  rat.,  p.  3)et,tout  récemment,  par  H.  Gelzer  [Rhein.  Mus., 
XXVIII,  p.  25).  Il  n"y  a  pas  d'auteur  ancien  qui  fasse  de  Lycurgue  et  de 
Corœbos  des  contemporains,  et  une  pareille  hypothèse  embrouillerait  enôore 
davantage  la  chronologie,  déjà  si  incertaine,  de  l'époque  de  Lycurgue. 


272  HISTOIRE  DÛ    PÉLOPONNÈSE 

Le  temple  eut  son  trésor  ;  il  s'établit  une  série  de  préceptes  qui 
firent  loi,  comme  formant  le  droit  sacré  d'Oljnnpie. 

Ce  fut  surtout  l'Ëlide  qui,  grâce  à  l'habileté  de  ses  hommes 
d'État,  profita  des  avantages  de  cette  association.  Ce  pays,  le 
plus  dépourvu  de  défenses  naturelles  qui  fût  dans  la  péninsule, 
sans  cesse  exposé  aux  incursions  des  montagnards  de  l'Arcadie, 
obtint  par  son  alliance  avec  Sparte  que  le  plus  puissant  État 
du  Péloponnèse  non-seulement  lui  garantît  l'intégrité  de  son 
territoire,  mais  se  déclarât  prêt  à  considérer  en  général  toute 
attaque  dirigée  contre  ce  territoire  comme  une  rupture  de  la 
trêve  olympique  \  Ainsi  délivrée  de  toute  entrave,  l'Elide  put 
étendre  sans  obstacles  et  affermir  sa  puissance  envahissante 
au  sud  du  Pénéios. 

De  son  côté,  grâce  à  ce  pacte,  Sparte  cessa  d'être  quelque 
chose  comme  un  canton  du  Péloponnèse;  elle  prit  une  influence 
dominante  sur  les  affaires  générales  dupays,  dont  elle  devenait 
en  quelque  sorte  le  chef-lieu.  Comme  représentant  la  popula- 
tion dorienne,  elle  régla  avec  Élis  les  statuts  olympiques 
d'après  les  idées  doricnnes.  Déjà,  à  partir  de  la  quinzième  fête, 
les  concurrents  couraient  nus  sur  les  bords  de  l'Alphée 
comme  sur  les  rives  de  l'Eurotas,  et  dès  le  début,  la  couronne 
d'olivier  fut  le  prix  du  vainqueur.  Sparte  réglementa,  d'accord 
avec  Élis,  fadmission  de  ceux  qui  manifestaient  le  désir  de 
prendre  part  aux  sacrifices  communs  et  aux  jeux  ^. 

Mais,  par  contre,  les  Pisates,  eux,  avaient  été  traités  comme 
les  citoyens  de  Crisa  au  pied  du  Parnasse.  Ils  durent  se  rési- 
gner à  voir  le  sanctuaire  fondé  par  leurs  aïeux,  aux  portes  de 
leur  ville,  passer,  avec  les  honneurs  et  les  droits  qui  y  étaient 
attachés,  entre  des  mains  étrangères.  Ils  en  conçurent  une 
rancune  profonde,  qui  n'attendait  qu'une  occasion  pour  se 
faire  jour. 

Ce  moment  arriva  lorsqu'une  famille  énergique,  sortie  de 

')  Élis,  tspà  y.a\  à7Tclf;8r,TOç,  jouit  d'une  ■KOÙ.'-j.iy.y.M  rA-cpio;  àff'j).''a  (PoLYB.,  IV, 
73  sqq.  E.  Curtius,  Pelojjomiesos,  II,  94J. 

2)  J'ai  discuté  ailleurs  les  objections  faites  à  ma  manière  de  voir  par  G. 
Bl'SOLT,  Die  Lahedœmonier  und  ihre  Bundesgenossenschaft,  et  réitérées 
dans  ses  Forschungen  zur  griechischen  Geschichte,  i880.  (Cf.  E.  Curtius, 
Sparta  und  Olympia  ap.  Hermes,  XIV  [1879],  p.  129  sqq.). 


ÉTATS    DU    CENTRE    ET   DU    LITTORAL    OCCIDENTAL  273 

leurs  rangs,  sut  s'emparer,  avec  l'aide  du  peuple,  du  pouvoir 
absolu.  C'était  la  famille  d'Omphalion,  qui  appartenait  proba- 
blement à  une  branche  de  la  noblesse  étolienne  émigrée  à  Pisa. 
Le  fils  d'Omphalion,  Pantaléon,  prit  les  rênes  du  gouvernement 
au  moment  où  les  Spartiates  étaient  tellement  absorbés  par  les 
désordres  intérieurs  qui  suivirent  la  première  guerre  de  Messé- 
nie  qu'il  leur  était  impossible  de  faire  sentir  leur  influence  au 
dehors.  Fortifié  par  l'alliance  de  l'Arcadie,  Pantaléon  sut  si  bien 
mettre  ce  temps  à  profit  qu'il  reconquit  les  droits  et  honneurs 
enlevés  aux  Piséens  ;  il  célébra  la  vingt-septième  Olympiade 
(672)  au  nom  de  son  pays,  à  droits  égaux  avec  les  Eléens  '. 

Les  circonstances  devinrent  encore  plus  favorables  lorsque 
le  Téménide  Phidon  se  mit  en  campagne  à  l'est  de  la  péninsule, 
avec  autant  de  succès  que  de  vigueur,  repoussa  les  Spartiates 
de  la  région  qu'ils  avaient  enlevée  à  la  frontière  del'Argolide, 
les  battit  en  rase  campagne  à  Hysise  ^  et  traversa  l'Arcadie 
pour  aller  anéantir  l'influence  de  Sparte  jusque  sur  la  côte 
occidentale.  Elis  se  trouvait  non-seulement  délaissée  par  ses 
alliés,  mais  encore,  en  lutte  avec  les  xichéens  qui  nourrissaient 
depuis  longtemps  contre  leurs  voisins  un  juste  ressentiment, 
à  cause  du  refus  d'admettre  à  Olympie  les  familles  a"chéennes. 
Ainsi,  le  dynaste  argien  réussit  à  atteindre  le  but  de  ses 
désirs  ambitieux.  En  qualité  d'héritier  d'Héraclès,  il  ofi"rit 
dans  le  champ  sacré  d'Altis,  tracé  par  son  ancêtre,  le  grand 
sacrifice  dont  le  prestige  s'étendait  déjà  au  delà  de  la  péninsule. 
Il  célébra  la  fête  (c'était  la  vingt-huitième  depuis  Corœbos) 
avec  les  Pisates^;  les  Eléens  en  furent  exclus,  ainsi  que  les 
Spartiates;  l'hégémonie  de  la  péninsule,  que  les  Spartiates 
croyaient  déjà  tenir  dans  leurs  mains,  était  retournée  à  la 
dynastie  qui  occupait  le  trône  d'Agamemnon. 

Toutefois,  ces  brillants  succès  eurent  peu  de  durée.  Les  Spar- 
tiates paraissent  avoir  réussi, même  avant  l'explosion  de  la  ré- 


*)  Seloa  Strabon  (p.  355;  les  26  premières  Olympiades  ont  été  célébrées 

régulièrement.    Mais,    [AStà  ttiV   £XTr,v   xai   t\y.o<7z-q'i   'UAujxTctâoa  o't   IltaàTat  tfiv 

2)  01.,  XXVII,  4.  669  av.  J.-C.  (Pausan.,II,  24,  7). 

3)  La  xxviii»  Olympiade  (668  av.  J.-C.)  est  la  première  qui  ait  été  présidée 
par  les  Pisates,  suivant  Julius  Africanus  (éd.  Rutgers,  p.  M). 

18 


274  HISTOIRE   LU    PÉLOPONNÈSE 

volte  de  Messénie,  à  venir  au  secours  desEléens,qui  faisaient 
aussi,  de  leur  côté,  tous  leurs  efforts  pour  rentrer  en  possession  de 
leurs  droits.  La  vingt-huitième  fête  fut  rayée,  comme  révolu- 
tionnaire, de  la  liste  des  Olympiades,  et  les  suivantes  furent 
de  nouveau  célébrées  sous  la  présidence  des  fonctionnaires 
expulsés.  Mais  le  ferment  de  discorde  n'était  rien  moins  qu'éli- 
miné. Pisa  gardait  sa  dynastie  et  maintenait  ses  prétentions 
sur  Olympie.  Elle  profita  encore  une  fois  des  embarras  de 
Sparte  (c'était,  d'après  la  chronologie  admise  plus  haut,  Tannée 
qui  suivit  le  commencement  de  la  seconde  guerre  de  Messé- 
nie) pour  rassembler  une  armée  dePisates,  d'Arcadiens  et  de 
Triphyliens,  et  pour  célébrer  en  leur  propre  nom,  après  avoir 
exclu  de  force  les  Éléens,  la  trente-quatrième  Olympiade  (644)». 
Ce  fut  le  dernier  triomphe  de  l'audacieuse  race  des  Omphalio- 
nides.  En  effet,  après  la  chute  d'Ira,  que  le  parti  anti-spartiate, 
et  ce  fut  sa  grande  faute,  avait  abandonné  à  son  sort,  il  se  pro- 
duisit aussitôt  un  revirement  complet,  et  les  Spartiates  ne  per- 
dirent pas  un  moment  pour  régler  à  leur  avantage  les  affaires 
d'Elide.  Pise  futencore  cette  fois  traitée  avecbeaucoup  d'égards, 
sans  doute  parce  qu'on  n'osait  pas  souiller  le  domaine  sacré 
du  temple  avec  le  sang  de  ceux  qui  l'habitaient.  Ils  conservèrent 
leur  indépendance  et  même  une  part  dans  la  direction  de  la 
fête  olympique. 

On  montra  moins  de  ménagements  pour  les  complices  du 
dernier  soulèvement.  Les  villes  de  Triphylie,  qui  avaient  leur 
centre  dans  le  temple  de  Poseidon  à  Samicon,  et  qui,  bien  que 
fondées  par  des  Minyens,  étaient  étroitement  unies  à  l'Arca- 
die,  furent  détruites  à  cette  époque  ;  les  Spartiates  tenaient  à 
faire  place  nette  en  cet  endroit,  sur  la  frontière  de  l'ancienne 
Messénie,  et  à  couper  court   de    ce   côté  à  toute   tentative 

')  A  la  date  de  01.  XXX,  Julius  Africanus  dit  :  Hto-aïoi  'Hldtùy  à.noaxé.wTtç 
Tauxriv  T  Ti^av  xai  xàç  kB,:  -/.ß',  c'est-à-dire,  de  la  XXX''  à  la  LIP  Olympiade 
(660  —  572).  Suivant  Pausanias  (VI,  22,  2)  au  contraire,  la  XXXIP  Olym- 
piade (644)  fut  célébrée  par  Pantaléon.  Il  veut  dire  celle-là  seule,  tandis  que  les 
autres  l'auraient  été  sous  la  présidence  commune.  Il  s'ensuit  qu'en  644,  les 
Spartiates  devaient  être  occupés  ailleurs,  ce  qui  s'explique,  si  la  seconde 
guerre  de  Messénie  a  éclaté  en  645  (01.,  XXXIII,  4).  Cf.  Clinton.  Fast. 
Hellen...  I,  192,  et  l'avis  conforme  de  Bcrsian  [De  tempore  quo  templum 
jovis  Olympias  conditum  sit,  Jenee,  1872). 


ÉTATS    DU    CENTRE    ET    DU    LITTORAL    OCCIDENTAL  27o 

de  soulèvement.  A  Lépréon,  deux  partis,  analogues  aux 
Guelfes  et  Gibelins,  s'étaient  trouvés  en  présence  *  :  le  parti 
messénien  avait  pour  chef  Damothoïdas  ,  gendre  d'Aristo- 
mène  ;  mais  l'autre  avait  été  assez  fort  pour  envoyer  des  se- 
cours aux  Spartiates  en  Messénie.  Pour  prix  de  ses  services,  Lé- 
préon non-seulement  resta  debout,  mais  encore  fut  agrandie 
et  renforcée  par  la  suppression  de  localités  moins  considérables. 
Elle  était  destinée  à  offrir,  sur  les  frontières  de  l'Arcadie,  de 
FElide  et  de  la  Messénie,  une  place  forte,  un  point  d'appui  pré- 
cieux pour  les  intérêts  de  la  Laconie. 

Les  affaires  d'Élide  semblaient  ainsi  réglées  pour  longtemps 
par  Sparte,  après  la  fm  de  la  guerre  de  Messénie  ;  mais  l'an- 
cienne inimitié  entre  Elis  et  Pisa  ne  s'endormait  pas. 

Pantaléon  avait  laissé  deux  fils,  Damophon  etPyrrhos^.  Déjà 
l'aîné,  Damophon,  était  surveillé  avec  défiance  par  les  princes 
éléens  ;  on  crut  apercevoir  les  préparatifs  d'une  nouvelle  rup- 
ture. Les  Eléens  franchirent  une  première  fois  la  frontière;  ils 
la  repassèrent  après  que  les  traités  eurent  été  jurés  denouveau. 
Mais  à  peine  Pyrrhos  fut-il  arrivé  au  pouvoir  que,  résolu  à 
briser  la  chaîne  qui  le  rivait  à  la  confédération,  il  appela 
aux  armes  contre  Elis  toute  la  vallée  de  l'Alphée.  La  Triphylie 
se  joignit  encore  à  lui ,  ainsi  que  les  bourg-ades  voisines 
d'Arcadie  qui,  sans  prendre  officiellement  part  à  la  lutte, 
étaient  toujours  prêtes  à  envoyer  au  secours  des  Pisates  des 
bandes  de  volontaires.  Cette  guerre  décida  du  sort  de  toute  la 
côte  occidentale.  Les  Pisates  étaient  horsd'état  de  résister  aux 
armées  réunies  d'Elis  et  de  Sparte  ;  leurs  forces  étaient  insi- 
gnifiantes ;  leur  petit  pays  n'était  même  pas  uni  à  l'intérieur, 
et,  comme  cette  fois  ils  avaient  témérairement  violé  la  trêve  reli- 
gieuse, on  n'eut  plus  aucun  égard  à  l'antique  sainteté  de  leur 
ville.  Elle  fut  rasée,  et  mêmesiméthodiquement  et  si  complète- 
ment, qu'on  en  cherchait  vainement  les  traces  plus  tard  sur  les 
coteaux  plantés  de  vignes  qui  avoisinaient  Olympie.  Tout  ce 
qui  resta  d'habitants  dans  le  pays  devint  tributaire  du  temple 
de  Zeus.  Une  grande  partie  d'entre  eux  émigra  par  la  côte 

^)  E.  CuRTius,  Peloponn.,  II,  85. 

2)  Pausan.,  IV,  24,1. 

^)  Pausak.,  VI,  22,  3-4.  Weissenborn,  Eellenika,  p.  14. 


276  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

voisine  pour  se  soustraire  au  joug  abhorré  des  Eléens,  entre 
autreslesDyspontiens,tandisquo  leurs  voisins,  les  Létrinéens, 
qui  s'étaient  rangés  du  côté  d'Elis,  demeurèrent  en  paix  sur 
leur  territoire.  Cette  exécution  doit  avoir  eu  lieu  aussitôt  après 
la  première  année  de  la  cinquante-deuxième  olympiade  (572), 
car,  d'après  une  tradition  bien  fondée,  cette  olympiade  fut  la 
dernière  où  les  Pisates  eurent  part  à  la  direction  de  la  grande 
fête  nationale  '. 

La  Pisatide  fut,  après  la  Messénie,  le  second  pays  que  la 
force  effaça  de  l'histoire  de  la  péninsule.  Son  nom  seul  retentit 
encore,  comme  jadis,  dans  la  bouche  du  peuple  etdanslalangue 
des  poètes;  en  outre,  à  part  le  chef-lieu,  Pisa,  dont  sa  rivale  prit 
la  place,  l'ancien  groupe  des  huit  bourgades  comprises  dans 
lo  pays  ne  fut  pas  anéanti  -.  Elles  subsistèrent,  à  titre  de  com- 
munes rurales,  sous  la  souveraineté  d'Elis,  et,  de  même  que  les 
plantes  continuent  à  fleurir  sur  les  champs  de  bataille  et  lés 
tombeaux,  de  même,  après  tant  de  luttes,  la  sainte  confrérie 
des  seize  femmes  qui  brodaient  la  robe  de  fête  de  Hèra  resta 
comme  une  image  gracieuse  de  l'ancienne  fraternité  des  deux 

pays. 

Les  familles  privilégiées  qui  occupaient  l'antique  résidence 
d'Oxylos  et  dirigeaient  les  destinées  de  l'Elide  avaient  enfin 
atteint  leur  but.  Le  pays  voisin,  objet  de  leur  haine,  était 
asservi:  le  leur  était  doublé  et  en  même  temps  protégé  contre 
les  attaques  du  dehors  par  des  traités  qu'une  sanction  nouvelle 
venait  de  confirmer.  Elles  transportèrent  alors  Tadministra- 
tion  du  temple  d'Olympie  dans  leur  capitale,  à  Elis,  et  la  ruine 
totale  de  Pisa  leur  garantit  que,  dans  cette  région,  aucune 
localité  ne  serait  désormais  en  état  de  leur  disputer  la  direc- 
tion des  jeux. 

Comme  la  dernière  guerre  avait  été  faite  au  nom  du  dieu 
d'Olympie,  le  butin  lui  en  fut  adjugé,  et  les  Eléens,  en  leur 
qualité  do  trésoriers  du  temple,  se  chargèrent  •  d'employer 
l'argent  pour  son  honneur.  L'honneur  de  Zeus  était  pour  eux 
une  forme  commode  dont  ils  usaient  pour  satisfaire  leur  pro- 

1)  Sur  la  deslruclion  (àvdtarao-i;)  de  Pisa,  voy.  E.  Curtius,  Peloponn.,  II, 
48.  108. 
-)  E.  Curtius,  Peloponn. ,  II,  48.  114. 


ÉTATS   DU    CENTRE   ET   DU   LITTORAL   OCCIDENTAL  277 

pre  ambition  ;  en  effet,  sous  prétexte  de  grossir  le  trésor  du 
temple,  ils  vinrent  à  bout,  par  force,  par  ruse  et  par  achats  de 
terrains,  d'étendre  pas  à  pas  leur  domaine  de  plus  en  plus  loin 
au  sud.  La  Triphylie  elle-même,  désarmée  par  Sparte,  devint 
de  cette  façon  pays  de  périèques  vis-à-vis  de  l'Élide  qui,  com- 
posée désormais  de  douze  districts,  (dont  quatre  dans  le  bassin 
du  Pénéios,  le  pays  des  vainqueurs,  et  huit  dans  les  contrées 
soumises  ou  région  des  périèques),  d'ailleurs  solidement  et 
régulièrement  constituée,  s'étendit  depuis  le  Larisos  achéen 
jusqu'à  la  Néda  au  sud.  Ce  brillant' résultat  atteste  l'habileté 
politique  des  familles  qui  avaient  en  main  le  pouvoir  et  qui 
vivaient  en  groupe  isolé  sur  les  bords  du  Pénéios. 

Elles  avaient  profité  avec  une  grande  sagacité,  pour  le  main- 
tien de  leurs  privilég-es,  des  conditions  dans  lesquelles  se  trou- 
vait le  pays.  En  effet,  bien  que  jouissant  d'une  grande  éten- 
due de  côtes,  l'Elide,  à  cause  du  manque  de  ports,  était  des- 
tinée par  la  nature,  non  pas  à  l'industrie  de  la  navigation, 
mais  à  l'agriculture  pour  laquelle  elle  était,  grâce  à  la  fertilité 
uniforme  de  son  sol,  mieux  douée  que  tout  autre  pays  du 
Péloponnèse.  Favoriser  l'agriculture  fut  la  préoccupation 
constante  du  gouvernement.  Une  loi  agraire  faite  avec  un  soin 
minutieux,  et  que  l'on  faisait  remonter  à  Oxylos,  défendait 
d'emprunter  de  l'argent  sur  le  fonds  de  terre  assigné  par 
l'Etat  ;  on  voulait  par  là  maintenir  l'aristocratie  militaire  ame- 
née par  l'invasion  en  possession  de  ses  fiefs,  prévenir  l'appau- 
vrissement des  familles  et  le  bouleversement  du  cadastre. 

Les  petits  propriétaires  devaient  vaquer  tranquillement 
à  leur  affaires  et  ne  pas  être  obligés  de  se  rendre  à  la  ville 
même  pour  vider  leurs  procès.  On  institua  dans  ce  but  des 
juges  locaux,  qui  habitaient  au  milieu  des  paysans  et  donnaient 
audience  à  jour  fixe  dans  leurs  tournées.  A  cause  de  la  trêve 
de  Dieu,  il  n'y  avait  point  de  villes  fortifiées  ;  la  population, 
d'ailleurs  très  dense,  vivait  dans  de  simples  hameaux  ou  dans 
des  métairies  isolées.  Gomme  le  pays  produisait  en  abondance 
du  blé,"  du  vin  et  des  fruits,  on  ne  tirait  rien  du  dehors;  les 
lagunes  de  la  côte  fournissaient  d'excellents  poissons,  les 
montagnes,  du  gibier.  Le  peuple  vivait  heureux,  sans  se  lasser 
de  l'uniformité  du  bien-être.  A  l'abri  du  mouvement  qu'au- 


278  HISTOIRE    DU  PÉLOPONNÈSE 

raient  provoqué  le  commerce  et  la  vie  des  grandes  villes,  les 
familles  qui  dirigeaient,  d'après  des  principes  arrêtés,  les 
destinées  du  pays  conservèrent  durant  des  siècles  leurs  privi- 
lèges. De  là  l'esprit  de  suite,  la  prudence  et  le  succès  relati- 
vement considérable  de  la  politique  éléenne  \ 

Ce  qui  faisait  le  bonheur  des  Eléens,  c'était  l'éloignement 
de  Sparte,  qui  avait  besoin  d'eux  sans  qu'ils  eussent  à  redouter 
sa  puissance;  leur  bien  le  plus  précieux  était  le  patronage 
d'Olympie,  source  inépuisable  d'expédients  et  de  prétentions 
dont  ils  savaient  tirer  tout  le  parti  possible.  Aussi  travaillaient- 
ils  sans  cesse,  non-seulement  à  entretenir  dans  sa  splendeur 
la  fête  olympique,  mais  à  l'embellir  par  des  innovations  faites 
à  propos,  et  à  la  garantir  contre  la  concurrence  d'autres  jeux  ^ 
Il  y  avait  longtemps  qu'on  était  sorti  du  cercle  étroit  des 
exercices  Spartiates  ;  à  la  course  simple  s'étaient  ajoutées  la 
course  double  et  la  course  prolongée;  puis  la  lutte,  le  saut,  le 
jet  du  disque  et  du  javelot  et  le  pugilat,  exercices  qui,  depuis 
la  xviii^  olympiade  (708),  formèrent  une  série  complète,  sous 
le  nom  de  «  Cinq-Combats  »  ou  Pentathlon.  Ces  assauts  se 
livraient  tous  dans  le  Stade  qui  s'enfonçait  entre  les  pentes 
boisées  des  collines  d'Olympie. 

Une  nouvelle  époque  s'ouvrit  lors  de  l'introduction  des 
jeux  équestres.  On  aplanit  l'Hippodrome,  champ  de  courses 
qui  avait  environ  deux  fois  la  longueur  du  Stade,  et  qui 
rejoignait  celui-ci  à  angle  droit.  Ce  fut  à  la  xxa^=  ol}Tnpiade 
(680)  que  les  quadriges  s'alignèrent  pour  la  première  fois  sur 
la  rive  de  l'Alphée.  Mais,  comme  les  Grecs  avaient  l'habitude 
de  rattacher  tout  ce  qui  se  faisait  de  nouveau  à  d'anciennes 
traditions,  on  fabriqua  alors  la  légende  d'après  laquelle  Pélops 
aurait  gagné  jadis  à  la  course  des  chars  le  pays  perdu  par 
son  ancien  roi,  quoique  la  statue  d'Hippodamie,  ornée  du 
diadème  de  la  victoire,  se  trouvât  dans  le  Stade.  Après  la 
course  des  chars  s'introduisit  la  course  des  chevaux  montés, 
ainsi  que  le  Pancration,  qui  réunissait  la  lutte  et  le  pugilat 
(01.  xxxni,  1.  648).  Puis,  il  y  eut,  à  l'imitation  des  assauts 
entre  hommes,  des  combats  déjeunes  garçons. 

1)  État  de  l'Élide  (E.  Curtius,  Peloponyi.,  IT,  p.  7). 
-)  Strabon,  p.  354. 


ÉTATS   DU   CENTRE   ET   BU   LITTORAL   OCCIDENTAL  279 

C'est  ainsi  que  se  multiplièrent  les  modes  de  combats,  et, 
plus  l'intérêt  grandit,  plus  on  eut  égard  aux  inclinations  des 
diverses  races  helléniques,  plus  le  programme  des  jeux 
olympiques  s'ouvrit  avec  complaisance  même  à  des  exercices 
décidément  antipathiques  à  l'austérité  dorienne.  A  mesure 
que  le  caractère  national  de  ces  jeux  s'afiirmait  davantage,  les 
Eléens  gagnaient  d'autant  en  considération;  ils  devinrent  une 
puissance  hellénique,  et  leurs  magistrats,  qui  devaient  à  leur 
compétence  dans  les  choses  de  tradition  une  autorité  inébran- 
lable, s'appelaient  «  Juges  des  Hellènes  [Hellanodikes]^  »  parce 
qu'ils  avaient  à  prononcer,  d'après  d'anciens  principes,  sur 
l'admission  des  citoyens  helléniques  aux  concours  et  sur  le 
résultat  des  combats.  L'examen  des  concurrents  avait  lieu  à 
Elis,  dans  le  gymnase  de  la  ville.  Ce  gymnase  devint  un 
établissement  national,  où  même  des  Grecs  appartenant  à 
d'autres  Etats  prirent  de  plus  en  plus  l'habitude  de  venir  faire 
leurs  dix  mois  d'exercices,  pour  avoir  plus  de  chances  de 
gagner  la  couronne  olympique.  La  gloire  et  le  profit  qu'Elis 
retirait  de  la  direction  des  jeux  avaient  éveillé  la  jalousie  des 
Pisates  et  provoqué  ces  luttes  acharnées  dont  nous  avons 
parlé  plus  haut.  Après  la  défaite  de  leurs  voisins,  les  Eléens 
eurent  pour  eux  seuls  l'honneur  et  le  profit,  et  c'est  ainsi  que, 
par  un  enchaînement  de  circonstances  heureuses,  la  petite 
ville  assise  sur  les  bords  du  Pénéios,  qui  n'avait  point  de 
renommée  homérique  à  invoquer,  devint  la  capitale  de  toute 
la  côte  occidentale.  Tout  en  tenant  sa  grandeur  de  Sparte,  elle 
s'est  fait  une  position  indépendante  de  Sparte,  un  rôle  national 
qui  étend  son  prestige  sur  toute  la  péninsule  et  même  au  delà. 

Sparte  avait  laissé  aux  Eléens  le  côté  religieux  de  l'associa- 
tion dont  Olympie  était  le  centre,  avec  tous  les  avantages  qui 
pouvaient  y  être  attachés.  Mais  elle  prit  pour  elle  les  droits 
politiques.  Une  fois  qu'elle  eut  vu,  par  la  résistance  de 
l'Arcadie,  qu'il  lui  serait  impossible  d'aller  plus  loin  dans  la 
voie  ouverte  par  les  guerres  de  Messénie,  elle  ne  songea  plus 
à  être  le  seul  État  de  la  péninsule,  mais  seulement  le  premier  ; 
au  lieu  de  chercher  à  dominer  les  Etats  plus  faibles,  elle  visa  à 
les  diriger.  De  même  qu'elle  s'efforçait  de  réveiller  ou  de  con- 
server partout  les  souvenirs  de  l'époque  achéenne,elle  voulait 


280  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

aussi  rétablir  l'hégémonie  d' Agamemnon  dans  la  personne  des 
rois  Iléraclides  de  Sparte,  et  elle  utilisa  dans  ce  but,  avec  un 
succès  complet,  le  caractère  sacré  du  sanctuaire  national.  Elle 
avait  place  à  côté  des  Eléens,  à  titre  de  protectrice  d'Olympie, 
de  gardienne  des  traités  \  A  l'époque  des  fêtes,  elle  veillait,  les 
armes  à  la  main,  à  l'observation  de  la  trêve,  et  les  troupes  des 
confédérés  devaient  aussi  être  prêtes  à  marcher  pour  la  même 
cause.  L'oracle  de  Delphes  avait  donné   sa  consécration  au 
sanctuaire  d'Olympie,  et  lui  avait  conféré  un  caractère  amphic- 
tyonique  analogue  à  celui  que  Delphes  avait  eu  longtemps 
pour  les  Doriens.  L'année  de  la  fête  olympique  était  réglée 
d'après  l'année  pythique  de  quatre-vingt-dix-neuf  moislunaires. 
Apollon,  vénéré  à  Sparte  comme  l'auteur  du  pacte  social,  figura 
également  à  côté  de  Zeus  comme  gardien  des  institutions 
olympiques-.  A  l'exemple  des  Spartiates,  leurs  alliés  s'enga- 
gèrent à  reconnaître  les  lois  émanées  d'Olympie,  et  à  déposer 
ainsi  qu'à  prendre  les  armes   selon  qu'elles  l'ordonneraient. 
L'influence  de  Sparte  élargit  le  cercle  des  adhérents  d'Olym- 
pie, et,  par  contre,  cette  adhésion  fut  le  soutien  de  sa  puis- 
sance. Ce  n'est  pas  sur  les  bords  de  l'Eurotas,  mais  sur  ceux 
de  l'Alphée  que  Sparte  s'est  acquis  son  hégémonie  ;  c'est  là 
qu'elle  est  devenue  la  tête  de  la  péninsule,  une  tête  qui  savait 
voir  de  loin  et  imprimer  au  corps  une  direction  énergique. 
Disposant  d'une  puissance  propre  supérieure  à  celle  de  tous 
les  Etats  de  la  péninsule  pris  isolément,  il  lui  appartenait 
d'avoir  voix  décisive  dans  les  conseils  de  la  confédération.  Ses 
citoyens,  rompus  à  l'art  de  la  guerre,  étaient  naturellement  les 
instructeurs  militaires  et  les  généraux  de  la  péninsule.  Pour 
l'empêcher  d'abuser  de  sa  puissance,   il  y  avait  des  traités 

'}  G.  BusoLT  [op.  cit.)  nie  absolument  le  protectorat  de  Sparte  et  letraité 
sur  lequel  elle  se  fondait.  Il  élimine  des  rapports  entre  Sparte  et  Élis  toute 
préoccupation  religieuse  et  veut  qu'il  y  ait  en  synimachie,  mais  non  amphic- 
tyonie.  Ses  arguments  sont  presque  tous  des  preuves  négatives.  On  a  expli- 
qué (E.  CuRTHjs,  ap.  Hermes,  XIV,  p.  139)  comment  la  fédération  politico- 
religieuse,  qui  n'est  pas,  si  l'on  veut,  une  amiihictyonie  centraliste  et 
complète,  pourvue  d'un  conseil  fédéral  et  d'assemblées  régulières,  s'est 
groupée  autour  de  deux  centres  autonomes,  l'ua  religieux,  l'autre  politique, 
Élis  et  Sparte. 

2)  Sous  le  nom  d'Apollon  oépjitoç,  auteur  des  statuts  olympiques  (Pausan., 
V,  15,  7). 


ÉTATS    DU    CENTRE    ET   DU    LITTORAL    OCCIDENTAL  281 

placés  SOUS  la  foi  du  serment  et  sous  la  surveillance  du  Zeus 
olympique;  d'ailleurs,  on  était  en  droit  de  croire  que,  après  les 
expériences  qu'elle  avait  faites  en  Arcadie ,  Sparte  avait  mis 
pour  toujours  un  frein  à  ses  convoitises  et  accepté  sagement 
les  limites  assignées  par  la  force  des  choses  à  sa  domination 
territoriale.  Les  différends  survenus  entre  les  membres  de  la 
confédération  furent  réglés  par  des  magistrats  péloponnésiens 
qui  s'appelaient,  comme  les  juges  des  concours  à  Elis,  Hella- 
nodikes.  Les  querelles  plus  graves  furent  déférées  au  tribunal 
religieux  d'Olympie  ^ 

C'est  ainsi  que  des  germes  presque  inaperçus  produisirent 
une  nouvelle  confédération  grecque  qui,  tout  en  aspirant  au 
rôle  d'institution  nationale,  comme  l'indique  le  nom  d'Hellènes 
qui  apparaît  toujours  en  tête  des  associations  à  forme  amphic- 
tyonique,  embrassait  en  même  temps  un  groupe  déterminé  de 
pays,  borné  par  des  limites  naturelles.  C'est  à  ce  groupe  que  la 
fête  de  Pélops,  célébrée  en  communsurles  bords  del'Alphée, 
a  fait  donner  le  nom  collectif  d'«  île  de  Pélops  »  ou  Péloponnèse  -. 

Cependant ,  autant  la  péninsule  semble  destinée  par  la 
nature  à  former  un  tout,  autant  l'unité  y  a  été  de  tout  temps 
difficile  à  établir.  Aussi,  même  dans  l'intérieur  de  la  région, 
la  fédération  et  le  développement  des  institutions  qui  s'y  rat- 
tachaient se  heurta  contre  une  résistance  opiniâtre,  parce  que 
des  villes  et  des  Etats  considérables  prirent  des  tendances 
tout  à  fait  hostiles  à  l'esprit  de  Sparte  et  à  tout  ce  qui  émanait 
de  ce  foyer  du  dorisme. 

Le  mécanisme  de  la  constitution  Spartiate  est  tellement  arti- 
ficiel, il  s'est  élaboré  peu  à  peu,  après  de  longues  luttes,  dans 
des  circonstances  si  exceptionnelles,  il  est  tellement  basé  sur 
les  conditions  topographiques  particulières  à  Sparte,  qu'on  ne 
doit  pas  être  surpris  si  rien  de  semblable  ne  s'est  réalisé  dans 
les  autres  contrées  du  Péloponnèse,  quoique  les  Doriens  y 
aient  pénétré  aussi  bien  qu'en  Laconie  et  y  aient  acquis  des 
propriétés    foncières    dans   des   conditions   analogues.    Une 

')  'E>,>.avoStxai  (Aristot.  ap.  Harpocr.,  S.  V.).  Tribunal  religieux  du  con- 
seil olympique  (Pausan.,  VI,  3,  7). 

^)  Pélops  était  à  Olympie  le  premier  des  héros  (Pausan.,  V,  13,  1);  aussi 
est-ce  là  que  le  nom  de  neXoTrôvvriaoç  a  été  donné  à  la  péninsule. 


282  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

pareille  organisation  était  surtout  impraticable  sur  le  littoral 
septentrional  et  oriental  de  la  péninsule,  où  les  nouveaux  Etats 
avaient  pour  base  une  population  maritime  de  race  ionienne. 
Là,  il  était  impossible  d'arriver  jamais  à  cet  isolement  vis-à- 
vis  de  l'extérieur  qui  était  la  condition  fondamentale  d'une 
constitution  à  la  Spartiate.  Là,  les  nouveaux  Etats  se  virent 
entraînés  dans  le  mouvement  général  du  monde  grec;  c'est 
par  là  que  les  relations  entre  les  deux  rivages  de  la  mer  Egée 
devaient  commencer  à  se  rétablir,  et  c'est  là  aussi,  par  consé- 
quent, que  se  prononça  le  plus  ouvertement  la  réaction  contre 
le  système  politique  de  Sparte. 

§"V 

CIVILISATION    IONIENNE    EN    ASIE. 

Le  désordre  et  l'effei-vescence  qu'avait  provoqués  le  dépla- 
cement des  tribus  helléniques  ne  s'étaient  pas  moins  fait  sen- 
tir sur  le  rivage  oriental  que  de  ce  côté  de  la  mer  Egée.  La 
colonisation  de  l'Asie -Mineure,  bien  qu'entreprise  par  des 
bandes  isolées,  avait  eu,  il  est  vrai,  un  succès  éclatant  et 
général,  un  succès  qui  prouve  que  nulle  part  ces  bandes  n'a- 
vaient rencontré  de  résistance  suivie  et  régulière.  Il  n'y  avait 
point  là  d'État  qui  réunît  ses  forces  pour  s'opposer  aux  débar- 
quements et  qui  défendît  avec  énergie,  comme  sa  propriété,  le 
sol  du  littoral  asiatique.  Çà  et  là  seulement,  il  est  resté  quel- 
ques souvenirs  des  combats  qu'eurent  à  soutenir  les  premiers 
colons.  Smyrne,  jadis  un  port  des  Tantalides  ^  fut  défendue 
avec  opiniâtreté  par  lesMœoniens  ou  Lydiens,  ainsi  que  Fem- 
bouchure  du  Caystros,  dontlavallée  touchait  de  près  au  centre 
de  la  puissance  lydienne  et  fut  le  siège  d'un  temple  pourvu 
d'un  sacerdoce  guerrier-.  C'est  là  que  des  Hellènes  ont  pour 
la  première  fois  disputé  à  des  armées  orientales  la  domination 
de  l'Asie ,  et  ce  que  l'on  raconte  de  la  fondation  d'Ephèse  ^ 

1)  Voy.  ci-dessus,  p.  93. 

-)  Voy.  ci-dessus,  p.  149. 

3)  Sur  les  Arcadiens  et  les  Athéniens  qui  ne  venaient  pas  à  bout  de  fonder 
Éphèse,  uroXXà  Taya'.irwpriôÉvTj;,  voy.  Athen.,  VIII,  p.  361  c.  Combats  avec 
les  Lydiens  et  Lélèges  (Paus.,  VII,  2,  8). 


CIVILISATION   IONIENNE  EN    ASIE  283 

prouve  que  les  nouveaux-venus  n'avaient  pas  beau  jeu.  Ils 
furent  aidés  dans  cette  lutte  par  leur  parenté  avec  les  habitants 
de  la  côte  qui,  subjugués  ou  refoulés  par  les  peuples  barbares 
de  rintérieur,  durent,  en  bien  des  endroits,  se  joindre  volon- 
tairement à  eux.  Mais  il  fallut  parfois  batailler  aussi  avec  ces 
populations  du  littoral,  notamment  avec  les  Cariens,  qui  se 
montraient  les  plus  rebelles  au  nouvel  ordre  de  choses.  C'est 
dans  les  îles  que  la  colonisation  trouva  le  moins  d'obstacles 
ou  dans  les  colonies  continentales,  d'origine  postérieure,  à  qui 
les  colonies  fondées  antérieurement  accordèrent  par  traité  un 
emplacement,  comme  Kyme  le  fit  pourPhocée^  Les  Phocéens 
étaient  les  seuls  d'entre  les  Ioniens  qui  se  fussent  installés 
sans  coup  férir  en  Asie-Mineure. 

Du  reste,  les  hostilités  ne  s'arrêtèrent  pas  après  le  premier 
débarquement,  la  prise  de  possession  des  emplacements  choi- 
sis pour  les  colonies,  et  la  construction  des  murailles  destinées 
à  défendre  le  terrain  conquis.  Une  fois  bâties,  les  villes  eurent 
encore  à  se  défendre  contre  des  attaques  violentes,  qu'elles  ne 
pouvaientrepousser  avec  leurs  propres  forces.  Ainsi,  les  Ephé- 
siens  furent  obligés  de  secourirles  Priénéens  contre  les  Cariens. 

C'est  au  milieu  de  ces  luttes  que  les  cités  reculèrent  et 
fixèrent  peu  à  peu  les  bornes  étroites  de  leurs  territoires,  en  y 
incorporant  des  villages  cariens  et  lydiens. 

L'agitation  du  littoral  s'étendit  jusque  sur  la  mer.  En  effet, 
l'intérieur  du  pays  étant  fermé  aux  colons,  les  masses  sans 
cesse  croissantes  de  l'ancienne  et  de  la  nouvelle  population  se 
trouvèrent  à  l'étroit  sur  le  rivage  qui  ne  pouvait  plus  les 
contenir.  Alors  commença  l'émigration  :  des  bandes  nom- 
breuses, abandonnant  leur  sol  aux  Eoliens  et  aux  Ioniens, 
s'embarquèrent  à  la  recherche  d'une  nouvelle  patrie.  Mais, 
comme  les  deux  rivages  de  l'Archipel  étaient  occupés,  les 
exilés  ne  purent  que  longer  les  côtes,  vivant  de  pillage  et  de 
rapine,  sans  trouver  où  se  fixer.  Ils  furent  obligés  de  pousser 
plus  loin  et  de  se  diriger,  par  des  routes  inconnues,  vers  des 
côtes  plus  éloignées. 

*)  Pausan.,  VII,  3,  10. 

2)  Maeon,  roi  de  Lydie,  recule  devant   les  Éoliens  et  leur  abandonne 
Smyrne  (Plutarch.,  De  vit.  Hom.,  3). 


284  HISTOIRE  DU    PÉLOPONNÈSE 

Ces  voyages  des  émigrés  partis  des  côtes  de  l' Asie-Mineure, 
contre-coup  inévitable  de  la  colonisation  éolienne  et  ionienne, 
ont  laissé  leurs  traces  dans  un  vaste  tissu  de  légendes  qui 
parlent  des  courses  errantes  des  héros  troyens,  de  l'émigration 
des  Tyrrhéniens  de  Lydie,  d'établissements  fondés  par  des 
Dardaniens  fugitifs  en  Lycie,  en  Pamphylie,  en  Cilicie,  en 
Sicile,  dans  le  midi  et  le  centre  de  l'Italie,  légendes  dont  on 
avait  coutume  plus  tard  de  réunir  les  récits  sous  le  titre  de 
migrations  des  peuples  «  après  la  chute  de  Troie  *.  » 

Ce  fut  une  lente  séparation  des  anciens  et  des  nouveaux 
éléments  de  la  population,  une  époque  d'une  importance  capi- 
tale qui  vit  la  marine  grecque  se  développer,  la  civilisation 
grecque  se  répandre  et  préparer  les  voies  à  la  colonisation 
postérieure. 

Ces  migrations  donnèrent  lieu  à  une  foule  de  relations  nou- 
velles ,  et  rionie  devint  de  plus  en  plus  un  centre  pour  le 
commerce  des  côtes  de  la  Méditerranée.  Elles  rendirent  en 
même  temps  possible  la  pacification  progressive  du  littoral 
naguère  surpeuplé  ;  les  villes  pouvaient  désormais  grandir  au 
sein  de  la  paix  et  de  la  prospérité,  et  l'époque  de  la  colonisa- 
tion, avec  ses  aventures  et  ses  combats,  apparut  depuis  lors 
comme  un  passé  bien  mort,  dont  la  mémoire  ne  vivait  plus 
que  dans  les  chants  héroïques. 

Lors  donc  qu'à  cette  période  d'agitation  et  d'effervescence 
eut  succédé  une  situation  moins  tendue,  on  sentit  le  besoin 
de  réunir  les  souvenirs  épars  et  de  grouper  dans  un  tableau 
d'ensemble  les  traits  de  l'âge  héroïque.  Ainsi  naquit  et  se  dé- 
veloppa, vers  le  milieu  du  dixième  siècle  avant  notre  ère,  au 
sein  des  confréries  de  chanteurs  ioniens,  l'épopée  homérique; 
d'abord  V Iliade^  qui  se  rattacha  directement  aux  événements 
d'où  étaient  sorties  les  colonies  de  l' Asie-Mineure  ^  puis 
V Odyssée^  dans  laquelle  fut  introduit  et  soudé  à  la  légende  de 
la  guerre  de  Troie  un  cycle  légendaire  absolument  distinct  à 
l'origine. 

Aussi  V  Odyssée  est-elle,  bien  plus  encore  que  Y  Iliade^  une 

')  Je  crois  avoir  attribué,  en  général,  dans  le  texte,  aux  légendes  sur  les 
pérégrinations  |j.£Ta  ta  TpwVxâ  la  valeur  historique  qui  convient. 
-)  Yoy.  ci-dessus,  p.  153-157. 


CIVILISATION    lONlENNK    EX    ASIE  288 

peinture  de  la  vie  ionienne,  telle  qu'elle  s'est  développée  sur 
le  sol  de  r Asie-Mineure.  Les  aventures  d'Odysseus  (Ulysse), 
en  effet,  sont  une  image  frappante  des  relations  que  les  villes 
maritimes  de  l'Ionie  entretenaient  avec  l'Occident,  De  ces  re- 
lations, les  unes  datent  des  origines  mêmes  ;  ce  sont  celles  que 
les  immigrants  venus  de  Pylos,  d'^gialée,  d'Eubée  en  Asie- 
Mineure  ont  conservées  avec  leur  ancienne  patrie  ;  les  autres 
ont  été  nouées  en  Asie-Mineure  et  utilisées  ensuite  pour  élar- 
gir et  orner  le  vieux  fonds  des  légendes.  Nous  pouvons  compter 
au  nombre  de  ces  retouches  les  traditions  concernant  Circé, 
Scylla  et  Gharybde,  ainsi  que  la  légende  des  Lotophages,  sous 
laquelle  on  retrouve  un  fait  d'expérience,  constaté  par  les  villes 
ioniennes,  à  savoir,  que  le  charme  du  climat  de  la  côte  libyque 
retenait  les  émigrants  et  leur  faisait  oublier  leur  patrie. 

Ainsi,  l'épopée  se  trouve  être,  par  surcroît,  un  document 
historique,  le  seul  qui  nous  reste  d'une  époque  sur  laquelle 
nous  ne  possédons  pas  d'autres  renseignements  susceptibles  de 
former  un  ensemble,  d'une  époque  où  les  immigrants  s'étaient 
enfin  complètement  installés  dans  leur  nouvelle  patrie  et  occu- 
paient les  heureux  loisirs  du  présent  à  rassembler  les  sou- 
venirs du  passé.  Elle  témoigne  d'une  culture  intellectuelle 
parvenue,  dans  les  conditions  les  plus  favorables,  à  sa  matu- 
rité, d'un  riche  et  harmonieux  développement  de  l'esprit  ionien 
en  Asie-Mineure  ' . 

Les  quelques  renseignements  épars,  concernant  l'histoire 
d'Ionie,  qui  nous  sont  parvenus  par  d'autres  voies,  nous  mon- 
trent partout  une  grande  diversité.  Chacune  des  douze  villes 
qui  se  pressaient  sur  une  côte  d'environ  14  milles  de  longueur, 
eut  son  développement  particulier.  Chacune  tâchait  de  mettre 
à  profit  les  avantages  particuliers  de  sa  position;  l'une  cher- 
chant de  préférence  à  nouer  des  relations  avec  l'intérieur, 
comme  par  exemple  Ephèse,  les  autres  ayant  tourné  tout  d'a- 
bord leur  activité  du  côté  de  la  mer.  En  outre,  elles  se  parta- 
geaient, d'après  leurs  mœurs  et  leur  langue,  en  groupes  dis- 
tincts :    d'abord ,    le    groupe  des   villes   cariennes  :    Milet  , 

1)  Sur  l'épopée  considérée  comme  document  pour  l'histoire  de  l'Ionie,  voy. 
MÜLLENHOFF,  Deutsche  Atterthumskunde,  I,  p»  47  sqq. 


286  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

MyonteetPriène;  puis,  les  villes  lydiennes  :  Ephèse,Colophon, 
Lébédos,  Téos  {la  ville  minyenne  placée  au  milieu  de  toute  la 
série),  Clazomène  et  Phocée.  Un  troisième  groupe  com- 
prenait Chios  et  Erythrée,  située  en  face  sur  le  continent.  Enfin, 
Samos  avait  son  dialecte  à  part  '. 

La  population  se  mélangea  en  proportions  très  variables. 
A  Samos,  par  exemple,  l'ancienne  population  et  la  nouvelle 
s'étaient  unies  pour  former  un  gouvernement  commun  . 
C'est  la  raison  pour  laquelle  les  Samiens  se  firent,  pendant  un 
certain  temps,  les  alliés  des  Cariens  contre  les  villes  ioniennes 
de  la  côte.  A  Chios  aussi,  l'ancien  fonds  de  la  population 
paraît  avoir  gardé  la  prépondérance. 

Pour  établir  un  lien  entre  des  cités  de  tempérament  aussi 
différent,  on  utilisa  les  cultes  les  plus  révérés  ;  ainsi,  le  vieux 
culte  ionien  de  Poseidon,  puis,  celui  d'Apollon  Delphinios  et 
même  celui  d'Athèna,  considérée  comme  la  protectrice  des 
familles  princières  au  sein  desquelles  la  cité  se  conserve  et  se 
rajeunit.  Tel  fut  en  effet  le  sens  que  prit  dans  les  villes  asia- 
tiques la  fête  des  Apaturies.  Elle  devint  le  signe  distinctif  des 
vrais  Ioniens,  groupe  restreint  d'oii  étaient  exclus  les  Ephé- 
siens  et  les  Colophoniens'.  Les  Ephésiens  avaient,  dès  le  prin- 
cipe, renoncé  à  bien  des  usages  nationaux  pour  s'attacher 
étroitement  au  sanctuaire  d'Artémis,  et  ils  avaient  utilisé  le 
prestige  dont  jouissait  de  temps  immémorial ,  même  dans 
l'intérieur  du  continent,  l'Artémision,  pour  faire  de  ce  temple 
le  centre  d'une  amphictyonie  qui  s'étendait  sur  les  régions 
d'alentour.  Ephèse  et  Milet  furent,  en  conséquence,  les 
deux  foyers  d'organisation  politique,  non-seulement  à 
cause  de  leur  situation  à  l'entrée  des  deux  bassins  les  plus 
importants  de  F  Asie-Mineure,  mais  encore,  grâce  à  la  pré- 
éminence des  familles  dynastiques  qui  y  avaient  fixé  leur 
résidence.  C'étaient  les  descendants  des  rois  de  l'Attique,  et 
c'est  sous  leur  influence  que  furent  dressés  les  statuts  fédé- 
raux qui,  modelés  sur  ceux  de  l'Attique  et  de  l'Achaïe,  réuni- 

^)  Herod.,  I,  142.  Les  dialectes  locaux  de  Tlonie  sont  aujourd'hui  connus 
par  des  textes  épigraphiques  (P.  Gauer,  Detectur,  p.  133). 

2)  Pausan.,  VII,  4. 

3)  Les  Apaturies,  signe  distinctif  des  y.aOapù)î  "Iwvec  (Herod.,  I,  147). 


CIVILISATION    IONIENNE   EN    ASIE  287 

rent  en  un  groupe  les  douze  cités  de  Tlonie.  Le  centre  de  la 
fédération  était  le  temple  de  Poseidon,  sur  le  promontoire  de 
Mycalo.  Au-dessous  de  Mycale  était  le  Panionion  \  le  lieu 
où,  lors  des  fêtes  communes,  les  députés  des  villes  se  rassem- 
blaient, comme  au  foyer  de  l'État.  Une  loi  fondamentale  de 
l'amphictyonie,  loi  qui  fut  appliquée  notamment  à  Phocée-, 
exigeait  que  chaque  ville  fédérée  fût  g-ouvernée  par  des  des- 
cendants de  Codros.  L'amphictyonie  s'est  donc  constituée  à 
une  époque  où  les  Androclides  à  Ephèse,  et  les  Nélides  à  Milet, 
étaient  encore  en  possession  du  pouvoir  absolu. 

Ainsi,  grâce  aux  familles  royales  venues  de  la  mère-patrie, 
en  dépit  des  anciennes  rivalités  entre  Milet  et  Ephèse,  les  villes 
réussirent  à  s'organiser  d'une  manière  stable  au  milieu  des 
circonstances  les  plus  difficiles  ;  c'étaient  des  copies  de  leurs 
métropoles.  Mais,  aussitôt  que  la  sécurité  eut  donné  l'essor  à 
leur  prospérité,  elles  entrèrent  dans  une  voie  toute  nouvelle 
et  complètement  différente  de  toutes  celles  qu'avaient  suivies 
jusque-là  les  Etats  grecs. 

Les  colonies,  en  devenant  des  villes,  étaient  restées,  pour 
la  plupart,  sur  le  terrain  que  les  émigrés  avaient  occupé  et  for- 
tifié à  leur  arrivée  ;  elles  étaient  bâties  tout  au  bord  de  la  mer 
sur  des  presqu'îles  saillantes,  rattachées  au  continent  par  des 
isthmes  étroits  et  faciles  à  défendre.  C'est  du  continent  en  effet 
que  le  danger  était  à  craindre  :  on  rencontrait  de  ce  côté  les 
plus  anciennes  villes  ;  villes  cariennes,  comme  Mylasa  et  La- 
branda;  villes  lydiennes,  comme  Sardes  et  Magnésie.  Il  y  avait 
ainsi  deux  rangées  de  villes,  l'une  antérieure,  l'autre  posté- 
rieure, et  les  villes  qui  composaient  la  première  ne  devaient 
se  faire  place  qu'à  la  longue  du  côté  de  l'intérieur. 

Cette  circonstance  exerça  sur  leurs  destinées  une  influence 
décisive.  En  effet,  pour  les  villes  de  la  mère-patrie,  qui,  par 
crainte  des  pirates,  avaient  été  bâties  à  une  ou  plusieurs  heu- 
res de  la  côte,  au  milieu  de  plaines  fertiles,  la  culture  de  leur 
territoire  était  la  base  de  leur  prospérité  ;  ici,  l'agriculture  fut 
nécessairement  reléguée  à  l'arrière-plan.  La  propriété  foncière 

^)  Sur  le  Panionion,  voy.  Hermann,  Staatsalterth.,  §  77,  27. 
2)  Les  Codrides  à  Phocée  (Paus.,  VII,  3,  10). 


288  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

se  réduisait  à  peu  de  chose  et  offrait  peu  de  garanties.  Fondées 
par  voie  de  mer ,  c'est  aussi  par  mer  que  les  colonies  de- 
vaient assurer  leur  indépendance  ;  c'est  dans  le  négoce  mari- 
time qu'elles  devaient  chercher  les  sources  de  leur  prospérité 
économique. 

Dans  la  mère-patrie,  la  majeure  partie  de  la  population 
vivait  sur  ses  terres  :  des  hameaux  ouverts  entouraient  seuls 
l'enceinte  étroite  des  châteaux  princiers,  et,  là  où  l'on  rencon- 
trait des  villes,  ces  villes  s'étaient  formées  à  la  longue,  comme 
en  Attique,  par  agglomération  des  habitants  des  campagnes, 
lorsque  déjà,  depuis  des  siècles,  le  pays  était  arrivé  à  constituer 
un  tout  solidaire.  Que  les  circonstances  étaient  différentes  en 
lonie!  Là,  les  émigrés,  à  peine  débarqués,  s'étaient  mis  à  bâtir 
leurs  villes  :  l'histoire  de  l'Ionie  commençait  à  la  construction 
de  ces  villes;  c'est  dans  l'enceinte  de  leurs  murailles  que  les 
colons  avaient  acquis  le  sentiment  de  leur  soHdarité  ;  la  place 
publique  avait  été  le  berceau  de  leur  société  *.  En  outre,  les 
colons  eux-mêmes,  avant  d'arriver  au  but,  avaient  erré  long- 
temps de  côté  et  d'autre  ;  ils  étaient  venus  par  bandes,  com- 
posées au  hasard  des  éléments  les  plus  divers,  ayant  oublié 
pour  la  plupart  les  coutumes  de  leur  pays.  Toute  cette  popu- 
lation s'entassa  sur  un  étroit  espace,  au  prix  de  bien  des  dan- 
gers et  de  bien  des  luttes.  Aux  premiers  pionniers  vinrent  se 
joindre  de  nouvelles  bandes  d'aventuriers,  d'Hellènes  appar- 
tenant à  toutes  les  tribus  :  Hellènes  et  Barbares  habitaient  côte 
à  côte.  Il  dut  en  résulter  un  mouvement  vital  des  plus  variés, 
une  émulation  de  toutes  les  énergies,    une  liberté  absolue 
laissée  à  l'activité  humaine,  liberté  que  n'avait  pu  offrir  la 
mère-patrie. 

Ce  développement  rapide  dut  nécessairement  réagir  sur  les 
constitutions.  A  l'époque  où  il  fallait  repousser  les  ennemis 
sur  terre  et  sur  mer,  lorsque  les  cités  nouvellement  fondées 
fixèrent  leurs  premières  lois,  on  sentit  le  besoin  d'une  direc- 
tion unique,  et  les  anciennes  familles  princières,  à  force  de 
bravoure  et  de  sagesse,  surent  se  maintenir  aussi  dans  le  nou- 
veau monde  à  la  hauteur  de  leur  rôle.  Mais  les  circonstances 

')  Cf.  Bernays,  Briefe  Heraklits,  p.  76. 


CIVILISATION    IONIENNE    EN    ASIE  289 

changèrent.  Les  anciennes  traditions  perdirent  de  leur  force,  à 
mesure  que  les  souvenirs  de  la  patrie  disparurent  dans  le  cou- 
rant qui  emportait  la  société  vers  ses  destinées  nouvelles,  sous 
la  surabondance  des  impressions  et  des  préoccupations  du 
moment.  Plus  la  prospérité  des  nouveaux  Etats  prenait  pour 
base  le  libre  essor  et  la  concurrence  de  toutes  les  forces,  plus 
se  fit  jour  dans  la  vie  publique  le  sentiment  de  la  liberté  et  de 
l'égalité.  L'exiguïté  des  Etats  favorisait  ces  aspirations. 

Si,  dans  un  grand  pays,  le  prince  peut  paraître  un  centre 
indispensable,  il  n'était  nullement  nécessaire  là  où  une  ville 
composait  tout  l'Etat.  Là,  tous  les  membres  de  l'Etat  se  tou- 
chaient de  si  près  qu'il  devint  difficile  au  prince  de  maintenir 
entre  sa  personne  et  le  reste  de  la  société  cette  distance  néces- 
saire au  maintien  d'une  dynastie.  En  outre,  tout  ce  qui  servait 
de  base  aux  privilèges  du  monarque  et  de  sa  famille,  la  supé- 
riorité intellectuelle,  l'aptitude  aux  affaires  et  la  richesse,  devait 
nécessairement  se  généraliser  de  plus  en  plus,  et  ce  progrès 
égalitaire  fit  perdre  l'ancien  esprit  de  soumission  à  la  dynastie. 
De  là,  révolte  et  lutte,  lutte  dans  laquelle  l'esprit  nouveau  fut 
généralement  le  plus  fort.  C'est  ainsi  que  fut  abolie,  dans  tous 
les  endroits  où  la  vie  des  cités  avait  développé  ces  tendances, 
la  monarchie,  legs  de  l'âge  héroïque. 

Les  premiers  coups  lui  avaient  été  portés,  non  pas  par  la 
société  entière  ,  mais  par  les  familles  qui  se  sentaient  les 
égales  des  princes  :  c'est  à  elles  aussi  que  revint  tout  d'abord 
l'héritage  de  la  monarchie.  Au  nom  de  leurs  ancêtres,  qui 
avaient  présidé  à  la  fondation  de  l'État,  elles  revendiquèrent 
l'honneur  de  gouverner  et  se  passèrent  de  main  en  main,  dans 
un  ordre  de  succession  déterminé,  les  magistratures  investies 
du  pouvoir  absolu.  Ce  système  provoqua  une  lutte  nouvelle. 
En  effet,  au  lieu  de  l'égalité  civile,  à  laquelle  on  avait  immolé 
la  monarchie,  on  voyait  régner  alors  la  plus  intolérable  inéga- 
lité. Un  petit  nombre  de  familles  prétendaient  s'arroger  pour 
elles  seules  le  plein  droit  de  cité,  et,  tandis  que  les  anciens  rois 
avaient  naturellement  et  forcément  intérêt  à  se  montrer  équi- 
tables envers  les  différentes  classes  de  la  population,  il  n'y  avait 
plus  maintenant  ni  compensation  ni  médiateur;  les  deux  par- 
tis se  dressaient  irréconciliables  en  face  l'un  de  l'autre.  Une 

19 


290  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

lutte  de  castes  était  inévitable,  et,  comme  la  noblesse  allait 
s'affaiblissant,  tandis  que  la  bourgeoisie  sentait  croître  avec  le 
nombre  de  ses  membres  la  conscience  de  sa  force,  TÉtat  mar- 
chait fatalement  vers  de  nouvelles  révolutions. 

Lorsque  la  tranquillité  publique  est  troublée  et  que  le  salut 
de  la  société  est  en  jeu,  on  soupire  après  une  force  secourable 
qui  raffermisse  l'Etat  prêt  à  se  dissoudre.  Le  moyen  le  moins 
violent  de  remédier  au  mal  est  de  conférer  à  un  membre  de  la 
société,  par  le  suffrage  universel,  des  pouvoirs  extraordinaires, 
avec  mission  de  reconstruire  le  mécanisme  politique  brisé.  Ces 
restaurateurs  de  Tordre  portèrent  le  nom  à'^Esymnètes. 

Là  oi^i  le  différend  n'aboutit  pas  à  un  accommodement  de 
cette  nature,  les  choses  se  passèrent  moins  pacifiquement.  Ou 
bien  les  dignitaires  de  l'Etat  profitèrent  de  leur  position  pour 
s'emparer  du  pouvoir  absolu  et  fonder  une  monarchie  inconsti- 
tutionnelle (c'est  la  tyrannie  issue  des  magistratures*),  ou  bien 
le  peuple  soulevé  contre  la  noblesse  se  chercha  un  chef  et  le 
trouva,  soit  dans  son  propre  sein,  soit  parmi  les  membres  de  la 
noblesse  qu'une  blessure  d'amour-propre  ou  une  ambition 
trompée  avait  poussés  à  rompre  avec  leur  parti.  C'étaient  des 
hommes  personnellement  considérés,  et  qui  se  distinguaient 
par  leur  éloquence,  leur  intelligence  et  leur  bravoure.  Le  peuple 
se  serra  autour  d'eux;  ils  donnèrent  à  l'opposition  plus  d'unité 
et  de  consistance  ;  aussi  est-ce  contre  eux  que  le  parti  contraire 
dirigea  de  préférence  ses  attaques  et  ses  embûches.  Ils  profi- 
tèrent adroitement  des  dangers  personnels  qu'ils  couraient 
dans  l'intérêt  commun  pour  s'entourer  d'une  garde  armée. 

Appuyés  sur  ces  satellites  dévoués,  et  maîtres  de  positions 
inexpugnables,  ils  finirent  par  dominer  l'Etat  tout  entier  et 
les  partis  dont  les  querelles  avaient  fait  leur  puissance.  Au 
lieu  de  défendre  la  cause  du  peuple ,  ils  ne  songèrent  bientôt 
plus  qu'à  eux-mêmes  ;  ils  s'environnèrent  de  splendeur  et  de 
luxe  et  cherchèrent  à  fonder  l'hérédité  de  leur  pouvoir.  Mais, 
plus  ils  sentaient  qu'ils  s'étaient  placés  chez  eux  en  dehors  de 
la  légalité,  plus  ils  s'efforçaient  de  trouver  un  point  d'appui  au 

')  Surla  tyrannie  née  l/.  Tt|j.wv   notamment  en  lonie,  voy.  Aristot.,Po/zV., 
•217,  19. 


CIVILISATION    IONIENNE    EN    ASIE  291 

dehors,  et,  pour  les  Ioniens,  il  n'y  en  avait  pas  de  meilleur 
qu'une  alliance  avec  les  dynasties  qui  régnaient  à  l'intérieur 
du  continent. 

Le  voisinage  des  empires  asiatiques  exerça  sur  les  mœurs 
et  les  destinées  de  l'Ionie  une  immense  influence.  Aussi  bien, 
les  trésors  du  continent  devaient  être  la  préoccupation  domi- 
nante des  Ioniens;  il  s'agissait  de  les  faire  arriver  à  la  côte  et 
de  les  introduire  dans  le  commerce  maritime,  et  les  Ioniens 
étaient  naturellement  trop  bons  marchands  pour  entraver  leur 
négoce  par  un  hellénisme  trop  susceptible.  Ils  ne  songèrent 
pas  à  opposer  aux  Barbares,  comme  le  faisaient  les  Doriens, 
un  orgueil  national  dédaigiieux  et  cassant;  pleins  de  souplesse 
et  de  savoir-faire,  ils  saisirent,  au  contraire,  toutes  les  occa- 
sions d'entamer  des  relations  avantageuses  et  d'inspirer  cette 
confiance  qui  naît  de  la  familiarité.  Les  instituts  religieux,  qui 
étaient  en  même  temps  de  grands  marchés,  comme  l'Artémi- 
sion  d'Ephèse,  favorisèrent  tout  particulièrement  ce  commerce 
international  :  ils  furentles  écoles  du  cosmopolitisme  ionien.  Les 
antiques  relations  internationales  se  renouèrent  :  on  vit  dispa- 
raître progressivement  les  lignes  de  démarcation  entre  tout 
ce  qui  s'appelait  ionien,  lydien,  phrygien.  Homère  lui-même 
n'a-t-il  pas  été  qualifié  de  phrygien  et  mis  en  rapport  avec  le 
roi  de  Phrygie  Midas,  dont  la  dynastie  régnait  au  huitième 
siècle  *  ? 

Pendant  que  le  peuple  en  masse  se  rapprochait  des  pays  de 
l'intérieur,  les  princes  en  faisaient  autant.  Déjà,  parmi  les 
Néléides,  qui  cependant  maintenaient  encore  les  traditions 
attiques  et  gouvernaient  Milet  d'après  le  vieux  droit  monar- 
chique, nous  trouvons  un  Phrygios,  dont  le  nom  indique  une 
entente  cordiale  avec  les  princes  phrygiens  ^  Mais  c'étaient 
surtout  les  tp-ans  des  villes  ioniennes  qui  trouvaient  en 
Phrygie  et  en  Lydie  leurs  modèles;  ils  s'efforcèrent  d'égaler 
les  dynastes  de  ces  pays  par  la  somptuosité  de  leur  cour,  la 
magnificence  de  leurs  gardes,  leur  autocratie  insolente,  et  ces 
mœurs  qu'on  n'avait  jamais  vues  dans  les  sociétés  grecques 


')  Voy.  Sengebusch,  Hom.  Diss.,  II,  p.  71. 

-)  Plut.,  De  mul.  virt.,  16.  Schmidt,  De  reb.  puhl.  Miles.,  1855,  p. 26. 


292  HISTOIRE    DU   PÉLOPONNÈSE 

firent  qu'on  s'habitua  en  lonie  d'abord,  puis  dans  toutes  les 
autres  contrées  de  la  Grèce,  à  désigner  ces  usurpateurs  par  le 
mot  phrygien  ou  lydien  de  Tyrannos  '. 

C'est  au  milieu  des  longues  luttes  de  castes  qui  éclatèrent  à 
.Milet,  après  la  chute  des  JNéléides,  que  nous  rencontrons  les 
noms  des  premiers  œsymnètes  "  et  aussi  des  premiers  tyrans, 
Thoas  et  Damasénor  (avant  700  av.  J.-C.)  ^. 

Mais  les  rapports  avec  l'intérieur  du  continent  eurent  encore 
des  résultats  bien  plus  considérables,  qui  transfomièrent  toute 
la  vie  sociale  et  économique  des  peuples  grecs  établis  sur  le 
littoral. 

Dans  l'Asie  occidentale,  l'or  et  l'argent  étaient  adoptés 
depuis  l'antiquité  la  plus  reculée  comme  mesure  de  la  valeur  : 
les  nobles  métaux  circulaient  de  main  en  main  en  pièces  rondes 
ou  carrées,  réglées  d'après  un  système  de  poids  originaire  de 
Babylone.  C'est  à  Babylone  que  les  Chaldéens  ont  les  premiers 
mesuré  les  espaces  célestes  et  terrestres,  et  ont  assigné  des 
nombres  fixes  à  l'évaluation  du  poids  aussi  bien  qu'à  celle  de 
l'espace  et  du  temps.  L'unité  de  poids  adoptée  dans  l'empire 
assyrio-babylonien  se  divisait  en  6C  inaiia  0Mjni7ies;\aimmQ 
se  subdivisait  à  son  tour  en  60  parties.  On  distinguait  à  Ninive 
un  poids  fort  et  un  poids  faible  ;  en  poids  fort,  le  soixantième 
d'une  mine  pesait  16  e""  83  ;  dans  l'autre  système,  8  ^'^  4.  En 
outre,  on  avait  établi,  dansles  grands  Etats  de  la  Mésopotamie,, 
un  rapport  fixe  entre  la  valeur  des  deux  métaux  précieux, 
de  manière  que  l'or  étaità  l'argent  comme  1  :  13  Va- 
Les  marchandises  expédiées  des  riches  contrées  de  l'inté- 
rieur à  la  côte  ne  pouvaient  manquer  d'y  introduire  avec 
elles  les  mesures  d'après  lesquelles  avait  été  estimée  leur 
valeur.  Quelques-unes  de  ces  mesures  gardèrent  leur  nom 
oriental  (comme  Mana^  Mvä).  Mais  ici,  comme  toutes  les'  fois 
qu'ils  ont  emprunté  quelque  chose  aux  vieilles  civilisations, 
les  Grecs  ont  perfectionné  par  eux-mêmes  et  à  leur  manière 
ce  qu'ils  avaient  reçu.  Ils  ont  changé  le  mode  de  division,  car, 

1)  Tûpavvo;  se  trouve  pour  la  première  fois  dans  Archiloque  :  c'est  un  mot 
lydien  ou  phrygien  (Boeckh,  Corp.  Inscr.  Grase  II,  p.  808). 
-)  Épimène  aesymnète  à  Milet  (Schmidt,  op.  cit.,  p,  29). 
^)  Plvt  .,  Quasst.  Grase,  32.  Pl.vss,  Tyrannis,  I,  p.  226, 


CIVILISATION    IONIENNE    EN    ASIE  293 

tout  en  conservant  pour  l'unité  de  poids  (le  Talent)  le  système 
sexagésimal,  ils  ont  divisé  la  mine,  non  plus  en  60,  mais  en 
100  parties.  Secondement,  ils  ont  introduit  la  monnaie  d'État. 

L'invention  de  la  monnaie  est  attribuée  aux  Lydiens  *,  et  il 
n'est  pas  impossible  que  le  temple  de  Cybèle  à  Sardes,  baigné 
par  les  flots  dorés  du  Pactole,  ait  été  le  lieu  où,  pour  la 
première  fois,  le  métal  préalablement  pesé  a  été  marqué  d'une 
empreinte  ^,  de  façon  que  la  balance  devint  inutile  et  que  le 
lingot  fut  transformé  en  monnaie.  Les  temples  ont  été  le 
berceau  de  la  circulation  monétaire,  et  le  champ  des  pièces  a 
été  pendant  de  longs  siècles  réservé  à  quelque  emblème  sacré. 

Les  Grecs,  à  leur  tour,  ont  fait  un  pas  de  plus.  Chez  eux, 
la  cité  s'est  emparée  de  la  fabrication  de  la  monnaie  et  garantit 
la  valeur  des  pièces.  Ce  progrès  a  été  réalisé  sur  la  côte  ionienne, 
et,  parmi  ces  villes  commerçantes,  qui  prétendent  à  l'honneur 
d'avoir  frappé  la  première  monnaie  hellénique,  il  faut  citer  en 
première  ligne  Phocée  ».  Cette  ville  a  frappé  sa  monnaie  d'or, 
à  l'empreinte  du  phoque,  d'après  le  poids  babylonien,  la 
grosse  pièce  pesant  un  soixantième  de  la  mine  forte  de  Baby- 
lone;  c'était  une  pièce  d'or  (Statère)  de  15  s""  80,  représentant 
à  peu  de  chose  près  la  pièce  do  cinquante  francs  actuelle.  Une 
fois  le  chemin  frayé,  on  mit  bientôt  en  circulation,  pour  la 
commodité  du  commerce,  des  monnaies  divisionnaires  en  or 
(entre  autres  des  sixièmes)  et  desmonnaies  d'argent  réglées  sur 
le  rapport  des  valeurs  tel  qu'il  était  établi  en  Orient. 

Ainsi  furent  brisées  les  entraves  qui  avaient  paralysé  le  com- 
merce aussi  longtemps  qu'il  avait  fallu,  à  chaque  transaction, 
peser  des  lingots  et  des  pièces  de  métal.  C'était  là  un  progrès 
qui  plaça  du  coup  l'Hellène  au-dessus  des  Orientaux  les  plus 
rompus  aux  affaires,  un  résultat  de  son  intelligence  politique 
et  de  ses  aptitudes  sociales;  car  la  monnaie  est  l'expression  de 
la   confiance  publique   qui  unit  le  citoyen   au   citoyen.   Ce 


1)  Herod,,  I,  94.  PoLL.,  IX,  33. 

2)  Monatsberichte  der  Berliner  Akademie .  p.  477. 

3)  JoH.  Brandis,  Münz  -  Mass  -  und  Gewichtswesen  Vorderasiens , 
pp.  173.  180.  201.  Th.  Mommsen,  Grenzboten,  1863,  p.  388.  Pour  déter- 
miner l'âge  de  la  monnaie  en  général,  il  ne  faut  pas  oublier  un  fait  capital, 
c'est  qu'on  n'en  a  pas  trouvé  trace  dans  les  ruines  de  Ninive. 


294  HISTOIRE  DU    PÉLOPONNÈSE 

progrès  ne  s'accomplit  guère  que  vers  le  milieu  du  huitième 
siècle. 

A  ce  moment,  le  commerce  et  l'industrie  prirent  un  nouvel 
essor;  les  villes  voisines  s'accordèrent  pour  autoriser  récipro- 
quement la  circulation  de  leurs  monnaies  particulières,  et  il 
s'ouvrit  aussitôt,  sur  la  côte  d'Ionie,  un  vaste  marché  grec  où, 
grâce  à  la  nouvelle  découverte,  les  transactions  se  succédèrent 
avec  une  célérité  inconnue  ailleurs.  Cette  impulsion  donnée 
au  commerce  entraîna  une  foule  d'autres  transformations  et 
d'autres  innovations.  L'Ionie  est  le  premier  pays  où  l'agitation 
du  trafic  maritime  ait  pénétré  jusqu'au  fond  des  habitudes 
populaires;  le  commerce  et  la  navigation  y  formaient,  à 
l'exclusion  de  l'agriculture,  la  base  de  la  prospérité  publique; 
on  y  faisait  peu  de  cas  des  propriétés  foncières,  comme,  par 
exemple,  à  Milet,  où  le  port  finit  par  être  si  bien  le  centre  de 
la  vie  publique,  que  les  grands  armateurs  tenaient  leurs 
réunions  de  partisans  à  bord  des  vaisseaux*.  La  division  des 
citoyens  en  partis  était  la  conséquence  inévitable  des  révolu- 
tions sociales,  et  la  destinée  des  Etats  dépendit  généralement 
de  l'attitude  que  prit  l'aristocratie  en  face  du  progrès,  soit 
qu'elle  ait  su  s'en  approprier  les  avantages,  soit  qu'elle  en  ait 
laissé  le  profit  aux  classes  inférieures  et  ait  ainsi,  tôt  ou  tard, 
perdu  le  pouvoir.  En  tout  cas,  partout  la  propriété  mobilière 
a  pris  le  dessus  :  partout  le  pouvoir  et  les  dignités  sont  aux 
mains  de  gens  dépourvus  de  propriétés  foncières,  et  c'est 
pour  cela  que  l'Ionie  est  le  pays  de  la  Grèce  où  l'égalité  civile 
a  été  proclamée,  pour  la  première  fois,  comme  principe  fonda- 
mental de  la  société,  le  pays  où  a  commencé  le  mouvement 
démocratique  qui  a  donné  naissance  cà  la  tyrannie. 

Ces  mouvements,  d'une  portée  immense,  ne  pouvaient 
rester  limités  à  l'Ionie.  En  effet,  bien  que,  durant  le  premier 
siècle  après  la  fondation  de  la  Nouvelle-Ionie,  l'absence  de 
sécurité  dans  l'Archipel  eût  établi  une  barrière  entre  ses 
deux  rivages,  cette  séparation  ne  dura  pas  longtemps,  parce 
qu'elle  était  par  trop  contraire  à  l'affinité  naturelle  de   ces 

^)  Herod.,  V.  29.  Les  Ioniens  sont  àsivaOTa-..  Plut..  Qusest.  Grase,  32. 
Schmidt,  Res  Miles.,  p.  44. 


CIVILISATION    IONIENNE   EN    ASIE  295 

côtes  et  de  leurs  habitants.  A  mesure  que  le  commerce  mari- 
time de  rionie  se  développa,  il  rétablit  les  communications 
entre  les  deux  plages. 

Ces  communications  n'eurent  pas  toujours  un  caractère 
pacifique.  En  effet,  les  centres  commerciaux  se  multipliant 
d'une  manière  extraordinaire,  il  arriva  inévitablement  qu'en 
mainte  occasion  ils  se  trouvaient  en  opposition  d'intérêts  et 
se  barraient  mutuellement  le  chemin.  De  là,  des  froissements 
et  des  conflits  de  toute  espèce,  d'abord  entre  les  villes  ioniennes 
elles-mêmes,  entre  Milet  et  Naxos,  Milet  et  Erythrée,  Milet 
et  Samos.  Puis,  le  cercle  de  ces  relations,  tant  pacifiques 
qu'hostiles,  s'étendit  chaque  jour  davantage.  Déjà,  au  temps 
des  Néléides,  les  Milésiens  sont  en  lutte  avec  Carystos,  une 
ville  d'Eubée.  Il  nous  est  impossible,  et  c'est  là  une  des  plus 
grandes  lacunes  de  la  tradition  grecque,  de  poursuivre  l'histoire 
de  ces  querelles  de  ville  à  ville,  querelles  dont  la  plupart 
eurent  pour  cause  une  rivalité  commerciale. 

La  plus  importante  est  celle  qui  éclata  entre  Chalcis  et 
Érétrie.  Ce  n'était  d'abord  qu'une  guerre  de  voisins,  survenue 
entre  les  deux  villes  eubéennes,  au  sujet  du  territoire  mitoyen 
de  Lélante.  Mais,  peu  à  peu,  un  si  grand  nombre  d'autres  Etats 
y  prirent  part  que ,  dans  toute  la  période  comprise  entre  la 
guerre  de  Troie  et  les  guerres  médiques,  il  n'y  eut  point  de 
guerre,  au  témoignage  de  Thucydide,  qui  ait  eu  un  plus  grand 
retentissement  dans  la  nation  tout  entière.  Milet  prit  parti 
pour  Érétrie,  Samos  pour  Chalcis;  les  Thessaliens  eux-mêmes 
envoyèrent  des  secours  aux  Chalcidiens ,  ainsi  que  les  villes 
fondées  par  Chalcis  en  Thrace.  Toute  la  Grèce  maritime  se 
divisa  en  deux  partis  :  la  guerre  avait  pour  théâtre  l'Archipel 
tout  entier'. 

Cette  guerre,  qui  se  place,  selon  toute  \Taisemblance,  au 
commencement  du  septième  siècle  avant  Jésus-Christ,  montre 
clairement  quelle  solidarité  existait  alors  entre  les  rivages  de 
l'Archipel,  comment  des  villes  éloignées  se  trouvaient  unies 
par  des  traités  d'alliance,  et  quelle  importance  avait  acquise 

1)  Sur  la  guerre  de  Lélante.  voy,  Thlcyd.,  I,  15.  Herod.,  V,  99.  Strab., 
p.  448.  Sur  le  rôle  du  constructeur  corinthien  Aminoclès  (,01.  XIX,  1.  704 
av.  J.-C.)  voy.  ci-dessous,  p.  330. 


296  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

le  commerce  maritime,  puisque,  quand  ses  intérêts  étaient  en 
jeu,  les  puissantes  cités  ne  reculaient  devant  aucun  sacrifice. 
La  guerre  ne  pouvait  interrompre  que  momentanément  les 
relations  commerciales  ;  en  général,  elle  ne  fit  qu'imprimer  une 
activité  nouvelle  au  trafic  établi  depuis  longtemps  entre  les 
villes  d'Asie  et  celles  d'Europe.  Les  Ioniens  portèrent  au  delà 
de  la  mer  non-seulement  leur  monnaie  et  leurs  marchandises 
de  luxe,  mais  encore  leur  civilisation,  leurs  idées  et  leurs 
mœurs.  La  perspective  brillante  de  l'opulence  commerciale 
invita  tous  les  habitants  des  côtes  à  prendre  une  part  active  à 
cette  vie  grandiose.  Cette  fièvre  saisit  également  le  littoral  du 
Péloponnèse.  Tout  devait  dépendre  de  la  manière  dont  l'effer- 
vescence  de  l'ère  nouvelle,  qui  avait  commencé  à  poindre  en 
lonie,  allait  réagir  sur  la  mère-patrie. 


§  YI 


HISTOIRE    DE    L  ARGOLIDE. 

L'Argolide  avait  été  de  tout  temps  la  région  de  la  péninsule 
la  plus  visiblement  prédestinée,  par  sa  situation  et  sa  struc- 
ture, à  entrer  en  relations  avec  les  pays  d'outre-mer.  Dès  le 
début  de  l'ère  historique,  elle  comptait  dans  sa  population  un 
élément  ionien  qui  n'en  était  pas  sorti,  même  lors  de  l'invasion 
dorienne.  Au  contraire,  de  nouveaux  colons,  de  même  race, 
pénétrèrent  dans  le  pays  en  même  temps  que  les  Doriens  ;  le 
fait  est  attesté  notamment  pour  la  ville  d'Epidaure,  où  des 
Ioniens  de  l'Attique  vinrent  s'établir  avec  les  Héraclides  '.  Un 
pareil  terrain  ne  se  prêtait  pas  à  une  dorisation  semblable  à 
celle  que  les  Spartiates  avaient  menée  à  bonne  fin  sur  les  côtes 
de  Laconie  :  aussi  voit-on  que,  dès  le  début,  les  Téménides 
cherchèrent  à  appuyer  leur  domination,  non  pas  sur  la  solda- 
tesque dorienne,  mais  sur  la  population  ionienne.  Eux-mêmes 
n'étaient  pas  plus  Doriens  que  les  autres  Héraclides  du  Pélo- 
ponnèse ;  c'est  de  la  plage  qu'ils  se  sont  élancés  à  la  conquête 

*)  Aristot.  ap.  Strab.,  p.  374. 


HISTOIRE    DE    l'aRGOLIDE  297 

du  bassin  de  l'Inachos,  et  l'Ionien  Déiphonte,  qui  appartient 
précisément  à  ces  familles  avec  lesquelles  Epidaure  comble 
les  vides  faits  dans  son  sein  par  l'émigration,  est  devenu, 
d'après  le  rapport  fidèle  de  la  tradition  locale,  le  principal 
auxiliaire  des  Téménides  occupés  à  fonder  et  à  consolider  leur 
domination  I,  Ceux-ci,  du  reste,  ne  parvinrent  pas  à  donner  à 
leur  domination  une  unité  compacte.  Or,  plus  on  resta  loin  de 
l'unité,  plus  les  Doriens  se  dispersèrent  par  petits  groupes 
dans  le  pays,  et  plus  leur  influence  se  trouva  paralysée;  de 
sorte  que  l'ancienne  population  garda  les  mœurs  de  sa  race, 
ses  inclinations  naturelles  et  ses  habitudes. 

Toute  l'histoire  de  l'Argolide  tient  à  ce  point  de  départ.  Là 
est  le  secret  de  son  inimitié  pour  Sparte,  inimitié  qui  grandit 
à  mesure  que  les  Spartiates  montrèrent  plus  de  zèle  dorien  et 
s'efforcèrent  par  conséquent  d'accabler  partout  l'ancienne 
population  ionienne.  C'est  ce  qui  explique  les  luttes  entre  ces 
deux  Etats  voisins,  et  cet  état  de  choses  n'est  pas  étranger  non 
plus  aux  discordes  intestines  qui  déchirèrent  Argos. 

Dans  les  premiers  conflits,  il  s'agissait  de  la  Cynurie,  c'est- 
à-dire  du  massif  du  Parnon  qui  s'étend  du  côté  de  la  mer,  à 
l'est  du  bassin  de  TEurotas^  C'est  un  pays  inaccessible,  dont 
les  habitants  résistèrent  longtemps  aux  assauts  que  leur 
livraient  les  Doriens  d'Argos  et  de  Sparte.  A  l'origine,  les 
deux  Etats  voisins  se  soutenaient  mutuellement^  dans  cette 
lutte  commune;  mais,  par  la  suite,  ils  se  firent,  au  sujet  de  ce 
territoire  mitoyen,  une  guerre  acharnée  qui,  commencée  avant 
Lycurgue,  se  continua  sous  Charilaos,  le  contemporain  de 
Lycurgue,  sous  le  fils  de  Charilaos  et  sous  Théopompos.  En 
somme,  les  Spartiates  gagnaient  du  terrain,  aidés  qu'ils  étaient 
par  les  discordes  intestines  d'Argos. 

En  effet,  Héraclides  et  Doriens  étaient  à  Argos  en  rupture 
ouverte.  Un  des  rois  avait  fait  la  guerre  en  Arcadie,  probable- 
ment à  l'époque  où  Sparte,  sous  le  règne  de  Charilaos,  batail- 
lait contre  les  Tégéates,  et  il  est  à  croire  que  le  roi  argien  sou- 
tenait les  Tégéates.  Il  occupa  une  partie  du  territoire  arcadien, 


1)  Voy.  ci-dessus,  p.  192. 

^)  E.  CuRTius,  Peloponnesos,  II.  p.  375.  Cf.  ci-dessus,  p.  234. 


298  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

et  fut  alors  sommé  par  ses  soldats  doriens  de  le  partager  entre 
ses  troupes  :  il  s'y  refusa,  fut  pour  cette  raison  chassé  par  eux, 
et  mourut  en  exil  à  Tégée.  C'était  une  révolution  dirigée  par 
les  Doriens  contre  leurs  chefs  militaires,  révolution  qui  éclatait 
au  moment  où,  à  Sparte,  des  conventions  nouvelles  donnaient 
à  cette  question  difficile  une  solution  définitive.  L'émigration 
du  Téménide  Caranos  qui,  mécontent  de  l'état  des  choses  dans 
son  pays,  se  retira  en  Macédoine,  parait  aussi  se  rattacher  à 
cette  révolution  '. 

On  a  admis  qu'à  la  suite  de  ces  événements  une  ligne  colla- 
térale était  parvenue  au  trône  -  ;  cependant,  toutes  les  tenta- 
tives faites  pour  rétablir  dans  sa  continuité  l'histoire  de  la 
royauté  argienne  reposent  sur  un  fondement  ruineux,  car  il 
n'y  a  pas  de  tradition  assurée  qui  nous  donne  la  série  des 
princes  de  la  maison  des  Téménides.  La  seule  chose  que  l'on 
puisse  constater  avec  certitude,  c'est  que,  vers  le  milieu  du 
huitième  siècle ,  les  rois  d'Argos  inaugurent  une  politique 
énergique  et  suivie,  qui  se  propose  pour  premier  but  l'unifica- 
tion du  pays. 

LeroiEratos  s'empare, vers  760  av.  J.-C.,delaville  d'Asine, 
située  surlacôte^;sonsuccesseurDamocratidasprendNai^lie*. 

Une  fois  l'ordre  rétabli  au  dedans,  l'unité  de  l'Etat  restaurée 
et  le  littoral  conquis,  la  lutte  contre  Sparte  est  reprise  avec 
une  nouvelle  énergie.  Il  ne  s'agit  plus  de  quelques  milles 
carrés  de  terre  dans  la  province  frontière  de  Gynurie,  mais  de 
la  primauté  dans  la  péninsule,  do  rhégémonie  des  Péloponné- 
siens,  de  la  direction  de  la  fête  nationale  célébrée  à  Olympie  ; 
il  s'agit  de  savoir  si  le  dorisme  laconien  doit  régner  sans  par- 
tage, ou  s'il  y  aura  place  pour  un  esprit  plus  libéral  qui  accorde 
aux  populations  ioniennes  leur  part  de  droits.  Les  deux  Etats 

*)  Querelles  entre  les  Doriens  et  leurs  rois  [Fragm.  Histor.  Gt'sec,  II, 
p.  8). 

-)  JEgon  (Plut.,  Fort.  Alex. .11,  8)  est  considéré  comme  le  chef  de  la 
nouvelle  branche  par  K.  Fr.  Herman.v  (  Verhandl.  der  Altenburg.  Philol. 
Yersamml..  p  4i),  dont  l'opinion  est  combattue  par  Fricke  [De  Phidone 
Argivo  ap.  Gœtting.  Gelegenheitsschrift,  p.  37). 

3)  Paus.,  Il,  36.  5. 

*)  Na"j7r).i£Î;  lii:  ).ay.wvt(7[j.â)  6iw);9évT£ç  Aaaoy.paTtoa  ßa(7t).e'jovTo;  (Pausax.,  IV, 
35,  2).  Voy.  ci-dessus,  p.  260. 


HISTOIRE    DE    l'arCxOLIDE  299 

rivaux  mesurent  leurs  forces  en  rase  campagne.  Les  Spartiates 
sont  vaincus  à  Hjsiae  (01.  xxvii,  4.  669)  et,  alors,  non  seule- 
ment la  Cynurie,  mais  tout  le  littoral  jusqu'au  cap  Malée 
tombe  au  pouvoir  des  Argiens  ^ 

Le  nom  du  roi  victorieux  ne  nous  est  point  donné  par  la 
tradition;  mais,  en  rapprochant  une  foule  de  circonstances  qui 
s'éclairent  mutuellement,  nous  sommes  à  peu  près  certains  que 
le  vainqueur  était  le  roi  Phidon,  qu'Ephore  place  au  dixième 
rang  dans  la  série  des  Téménides,  un  des  hommes  les  plus 
extraordinaires  de  l'histoire  péloponnésienne.  Il  fit  ce  que 
jusque-là  nul  Héraclide  n'avait  pu  faire  ;  il  réussit  à  débarras- 
ser complètement  la  royauté  des  entraves  que  lui  imposaient 
ses  obligations  envers  les  Doriens  amenés  par  l'invasion  ;  c'est 
pourquoi,  comme  Charilaos  qui  avait  poursuivi  le  même  but 
à  Sparte  '",  il  fut  considéré,  en  dépit  des  droits  de  sa  naissance, 
comme  un  roi  illégitime,  un  tyran  \  En  même  temps  se 
déclare,  aussi  loin  que  s'étend  son  influence,  une  réaction 
décidée  contre  tout  ce  que  les  Spartiates  mettaient  chez  eux 
en  pratique  et  voulaient  imposer  comme  règle  de  conduite 

^)  Sur  la  bataille  d'Hysiœ,  voy.  E.  Curtils,  Pdoponnesos,  II,  p.  367.  — 
noX'jâv5pia  ÈviaOÔâ  èaxtv  'Apyst'tov  vixïjffâvxwv  \i.â.~/'i]  Aax£Oat[ji.ovîou;  uîp\  'Tai'aç. 
Tôv  Ô£  aywva  toOtov  (7'j|xêdcvTa  e-jpiaxov  'A6r,vacotç  Hpyrmoç  Tlzi<j<.(yzpâTO'j ,  TETâpTo) 
Ô£  £TEt  T?|?   'UA'j(j.mâùoç,  v^v  Eùp06oTo;  'Aôrjvato?  svt'xa  ffxâoiov   (Paus.  ,  II,  24,  7). 

-)  Voy.  ci-dessus,  p.  220. 

3)  $£Îoa)V  TÛpavvo;  ßaatlsia;  ÛTiap^ouo-Y)?  (Aristot.,  Polit.,  p.  217,  18).  'O  xà 
[AÉTpa  Tïotriaaç  IlsXouovvriCrîoiat  xai  'jêptaa?  [xÉytaxa  oy\  'EXXrjVwv  âTiâvcwv.  (Herod., 
VI,  127).  L'apogée  de  sa  puissance  coïncide  avec  TOlympiade  fêtée  par  lui. 
Mais  laquelle  ?  La  huitième,  selon  le  texte  de  Pausanias  (VI,  22,  2),  la 
vingt-huitième,  suivant  la  correction  (x-/)  pour  yJ)  que  Weissenborn  [Hellen., 
p.  47)  a  solidement  établie  et  à  laquelle  se  rallient  K.  Fr.  Hermann  [op. 
cit.,  p.  47),  Abel  [Makedonien,  p.  100),  Brandis,  Head,  Schoemann  [Staat- 
salterth.,  P,  p.  19),  Urlichs  [Skopas,  p.  224),  Kohlmann  ap.  Rhein.  Mus., 
XXIX,  p.  465,  ^vï<'à\.\^[Detemp.quo  templ.  Jov.  Olymp,  condit.  sit,  p.  17). 
Unger  [Philol.,  XXIX,  259)  et  Sghneiderwirth  [Argos]  tiennent  pour  la 
huitième  Olympiade.  Julius  Africanus  ne  nous  apprend  qu'une  chose,  c'est 
que  Ja  vingt-huitième  Olympiade  a  été  célébrée  par  les  Piséens  d'une  façon 
irrégulièr«,  c'est-à-dire,  sans  le  concours  des  Eléens,  irrégularité  que  l'on 
paraît  avoir  expliquée  plus  tard  par  une  raison  spécieuse,  en  supposant  que 
les  Éléens  étaient  alors  empêchés  par  une  guerre  contre  Dyme.  Tout  ce  que 
la  tradition  attribue  à  Phidon.  notamment  sa  réforme  monétaire,  me  semble 
ne  pouvoir  trouver  place  qu'au  septième  siècle  avant  notre  ère  Schubart 
lui-même  rétablit  maintenant  dans  le  texte  de  Pausanias  (VI,  22,  2)  : 
'0>.ufj.Ttiâôi  (JLÈv  [sîxoaTYi  xai]  oyôÔY)  [Zeitschr.  f.  Alt.   Wiss.,  p.  107). 


300  HISTOIRE    DU   PÉLOPONNÈSE 

aux  autres  États.  Au  lieu  de  se  concentrer  à  l'intérieur,  la  vie 
prend  son  cours  vers  la  mer;  les  classes,  au  lieu  de  se  séparer, 
se  mêlent  et  s'égalisent;  l'isolement  vis-à-vis  de  l'extérieur 
fait  place  à  la  liberté  du  commerce,  et  ce  commerce  trouve 
désormais  autant  d'encouragements  que  Lycurgue  y  avait 
apporté  d'entraves. 

Une  nouvelle  époque  avait  commencé  pour  les  relations 
commerciales  depuis  que  l'emploi  des  métaux  précieux,  réglés 
d'après  le  poids  babylonien  et  réduits  par  le  monnayage  en 
pièces  maniables,  avait  pénétré  de  la  Lydie  dans  les  villes 
grecques  du  littoral  de  l' Asie-Mineure.  Là,  quelques  cités 
commerçantes  avaient  commencé,  vers  700  avant  J.-C,  à  frap- 
per de  la  monnaie  officielle  *,  et  la  nouvelle  invention  s'était 
rapidement  propagée  d'un  endroit  à  l'autre,  notamment  à 
Milet,  Chios  ,  Clazomène ,  Epbèse,  Samos.  Les  villes  mariti- 
mes se  partageaient  donc  en  deux  groupes  :  les  unes  avaient 
adopté  l'usage  de  la  monnaie,  les  autres  ne  s'en  servaient  pas 
encore;  et  ainsi,  au  septième  siècle,  la  question  la  plus  impor- 
tante pour  les  Etats  baignés  par  la  mer  Egée  était  de  savoir 
s'ils  se  rallieraient  ou  non  au  nouveau  système. 

Or,  ce  n'était  pas  là  seulement  une  question  économique, 
mais  bien  une  question  politique  de  la  plus  haute  importance. 
En  effet,  elle  ajoutait  encore  à  l'antagonisme  qui  divisait  le 
monde  grec.  A  Sparte,  les  anciennes  prohibitions  relatives  aux 
métaux  précieux  étaient  appliquées  d'autant  plus  sévèrement 
que  ceux-ci,  sous  forme  de  monnaie,  paraissaient  plus  dan- 
gereux. Dans  le  camp  opposé  figuraient  les  états  maritimes, 
avec  leur  population  industrieuse,  qui  devait  souhaiter  ardem- 
ment une  simplification  si  considérable  des  transactions,  et 
les  dynasties  princières  qui,  en  satisfaisant  à  ce  désir,  espé- 
raient accroître  leur  puissance. 

Ces  tendances  se  révèlent  partout  au  septième  siècle,  le 
siècle  des  tyrans,  dont  l'avènement  simultané  a  déjà  été  si- 
gnalé par  Thucydide  comme  l'indice  d'un  vaste  mouvement 
social.  Ce  mouvement,  c'était  celui  du  progrès  naturel  réagis- 
sant contre  les  institutions  artificielles  issues  de  l'association 

\)  Voy.  ci-dessus,  p.  291, 


HISTOIRE    DE    l'aKGüLIDE  301 

des  princes  achéens  avec  la  soldatesque  dorienne  ;  c'était  le 
réveil  général  de  l'ancienne  population  indigène  refoulée  jadis 
parles  envahisseurs. 

Le  signal  fut  donné  par  le  roi  Phidon,  et  ce  que  nous  savons 
de  plus  certain  sur  les  faits  et  gestes  de  ce  grand  homme,  c'est 
l'étahlissement  d'un  système  de  poids,  de  mesures  et  de  mon- 
naies, le  premier  de  ce  genre  qui  eût  paru  sur  le  bord  euro- 
péen de  l'Archipel,  mais  dérivé  naturellement  des  inventions 
d'outre-mer,  car  le  but  essentiel  de  toute  cette  législation  était 
de  faciliter  les  transactions  entre  les  deux  rivages  opposés. 

En  Asie-Mineure,  la  monnaie  d'argent  avait  commencé  à 
circuler  concurremment  avec  la  monnaie  d'or,  et,  d'après  le 
rapport  de  13  7.3  à.  1  établi  entre  les  deux  métaux,  l'équiva- 
lent du  statère  d'or  '  était,  en  poids  fort,  une  pièce  d'argent 
de  2245'"  4,  en  poids  faible,  112  ?"■  2.  Pour  obtenir  une  pièce 
maniable  on  prit,  soit  le  dixième  de  cette  quantité,  ou  11?''  22, 
soit  le  quinzième,  ou  V^""  48.  Ces  deux  monnaies  d'argent 
avaient  cours  simultanément  dans  l'Asie  antérieure;  la  pre- 
mière (système  décimal),  en  Mésopotamie  et  en  Lydie,  l'autre 
(système  quindécimal),  surla  côte  occidentale  de  l'Asie-Mineure 
et  enPhénicie. 

Si  donc  on  voulait  en  Europe  se  rattacher  aux  habitudes 
asiatiques,  il  fallait  ou  se  décider  pour  l'un  des  deux  systèmes 
ou  essayer  d'un  moyen  terme.  C'est  ce  dernier  parti  que  l'on 
prit  dans  le  Péloponnèse.  On  frappa  un  statère  de  12e'"  40, 
qui,  extérieurement,  se  rapprochait  beaucoup  de  la  pièce  d'ar- 
gent représentant  le  décime  du  statère  d'or.  Cette  augmenta- 
tion de  poids  n'eut  d'autre  but  que  de  favoriser  le  commerce 
des  marchandises  :  on  voulait  avoir  de  bonne  monnaie  pour 
acheter  facilement  sur  les  marchés  d'outre-mer  et  pouvoir 
tenir  tête  à  toute  espèce  de  concurrence.  D'autre  part,  on  éta- 
blit, entre  ce  système  et  celui  de  l'Asie-Mineure,  un  rapport 
commode,  et  on  s'en  rapprocha  dans  les  monnaies  division- 
naires. Le  statère  fut  partagé  en  deux,  et  la  moitié  forma  la 
drachme,  la  véritable  monnaie  nationale  des  Hellènes  ;  c'était 
une  pièce  d'argent  de  5  à  6  s'"  (correspondant  par  conséquent 

')  Voy.  ci-dessus,  p<  2d\, 


'302  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

au  franc  ou  au  shilling-).  La  drachme  elle-même  fut  subdivisée 
en  six  parties,  auxquelles  on  donna,  par  allusion  aux  lingots 
d'autrefois,  le  nom  d' Obe loi  {harrcs).  Des  échantillons  des  an- 
ciens lingots  furent  appendus  aux  murs  du  temple  de  Hêra 
comme  reliques  dupasse  ',  en  souvenir  d'une  étape  désormais 
franchie  par  la  civilisation,  et  la  nouvelle  monnaie  se  frappa  à 
Eginc  '^.  C'est  dans  cette  île,  dont  l'invasion  dorienne  n'avait 
point  arrêté  le  commerce  maritime,  que  fut  établie,  sous  le 
roi  Phidon,  la  première  Monnaie  publique  du  continent  euro- 
péen. La  fabrication,  bornée  d'abord  à  l'argent,  ne  tarda  pas  à 
s'étendre  à  l'or  ^.  On  prit  pour  emblème  la  tortue,  le  symbole- 
de  la  déesse  assyrio-phénicienne  du  commerce,  Aphrodite  *.  A 
la  même  époque  furent  introduites  des  mesures  de  longueur 
et  de  capacité,  calquées  exactement  sur  les  types  asiatiques. 

Les  proportions  grandioses  que  Phidon  donnait  à  ses  réfor- 
mes, montre  assez  qu'il  ne  les  destinait  pas  au  domaine 
restreint  d'une  seule  ville.  Ce  sont  là  les  entreprises  d'un 
homme  qui  voulait  fonder  un  empire,  et  à  qui  sans  doute  cette 
idée  est  venue  de  l'Asie  où,  derrière  les  villes  helléniques  de  la 
côte,  s'étendaient  de  grands  empires  pourvus  d'une  excellente 
organisation  commerciale.    ■ 

•)  Etym.  m.,  s.  V.  hëù.ÎGv.oç.  BoECKH,  MetroloQ.  Untersxœh.^  p.  76. 

-)  Sur  la  réforme  monétaire,  voy.  Boeckh.  Metrolog.  Untersuch.,  p.  76. 
Brandis,  p.  202.  Hultsch,  récension  du  livre  de  Brandis,  dans  les  Jahrbb. 
für  klass.  Philolog.,  1867,  p.  534.  Brandis  appelle  le  système  quindéci- 
mal  asialico-phénicien,  parce  qu'il  domine  plus  tard  dans  les  villes  phéni- 
ciennes (lesquelles  n'ont  commencé  à  battre  monnaie  que  sous  Darius  et 
peut-être  sous  Xerxès)  et  qu'il  avait  pu  être  déjà  usité  au  temps  des  paie- 
ments en  lingots,  comme  Brandis  l'a  démontré  pour  la  Palestine.  Le  même 
savant  soutient  (p.  110),  contre  Mommsen  (p.  45),  que  la  monnaie  d'Egine 
dérive  du  même  système,  tout  en  reconnaissant  qu'elle  appartient  formelle- 
ment au  système  décimal  (p.  111).  Cette  opinion  est  développée  par  Hultsch 
{op.  cit.,  p.  557).  Selon  lui,  la  monnaie  d'Égine  est  une  monnaie  d'argent 
particulière,  émise  spécialement  pour  les  Grecs;  le  statère  éginétique  per- 
mettant de  raccorder,  par  des  rapports  simples  et  déterminés,  les  deux 
systèmes  employés  en  Asie-Mineure.  Comme  poids,  l'unité  monétaire  d'Égine 
se  rapprochait  plus  du  statère  babylonien  que  de  l'unité  chaldéo-phénicienne; 
naais,  pour  cette  raison  même,  elle  se  raccordait  plus  difficilement  avec  le 
premier  (le  rapport  étant  25  :  27)  qu'avec  la  seconde  (5  :  4). 

^)  Braa'dis,  ibid.,  p.  111. 

'')  La  tortue  (-/£>.wvo),  représentant  la  voûte  céleste,  est  le  symbole 
d'Aphrodite  Ourania  (Gerhard,  Gr.  Mythol.,  §  375).   Cf.  ci-dessus,  p.  62^ 


HISTOIRE    DE    l'aRGOLIDE  303 

A  l'exemple  de  ses  deux  prédécesseurs,  Phidon  s'attaqua 
aux  ports  et  sut  les  incorporer,  l'un  après  l'autre,  au  domaine 
de  la  capitale.  Employant  tour  à  tour  la  ruse  et  la  force,  il 
parvint  à  subjuguer  toutes  les  villes  qui  s'étaient  séparées 
d'Argos,  jusqu'à  l'isthme,  et  à  reconstituer,  dans  son  unité, 
l'héritage  morcelé  des  ïéménides.  Il  réussit,  en  armant  la 
population  tout  entière,  à  se  créer  une  puissance  militaire 
capable  de  lutter  avec  celle  des  Spartiates  :  poursuivant  ses 
conquêtes  au  sud  jusqu'à  Cythère,  il  arracha  de  nouveau  aux 
Spartiates  tout  le  pays  des  périèques,  si  péniblement  conquis 
et  dorise\  dont  les  habitants  furent  heureux  de  se  soustraire  au 
joug  de  Sparte  et  de  recouvrer,  avec  leur  nationalité,  la  liberté 
commerciale.  Les  Spartiates,  voyant  tout  le  nord  et  l'est  de  la 
péninsule  ainsi  réunis  sous  la  domination  de  Phidon,  durent 
faire  tous  leurs  efforts  pour  abattre  une  puissance  qui  grandis- 
sait d'année  en  année;  ils  marchèrent  avec  leurs  alliés  de 
Tégée  contre  Argos,  rencontrèrent  leurs  adversaires  dans 
l'étroite  vallée  d'Hysi»,  et  furent  battus  ^  Le  vainqueur  se 
dirigea,  sans  désemparer,  vers  la  côte  occidentale,  pour  y 
donner  la  main  aux  ennemis  que  Sparte  avait  dans  cette 
région,  chasser  encore  Sparte  des  bords  de  l'Alphée,  briser 
son  alliance  avec  Elis  et  anéantir  à  jamais  par  là  l'hégémonie 
abhorrée  du  chef-lieu  dorien.  Lorsque,  l'année  qui  suivit  la 
bataille  d'Hysiae,  il  célébra  avec  les  Piséens  la  vingt-huitième 
Olympiade  (été  668),  le  hardi  réformateur  put  croire  réelle- 
ment qu'il  était  arrivé  au  but,  qu'Argos  était  redevenue  la 
capitale  du  Péloponnèse,  et  qu'il  était  appelé  à  donner  à  la 
péninsule  une  constitution  générale  selon  ses  idées. 

Il  triomphait  trop  tôt.  L'esprit  nouveau,  avec  lequel  il 
voulait  vaincre,  était  un  allié  moins  sur  que  la  ténacité 
opiniâtre  de  Sparte  et  la  puissance  de  la  routine.  D'un  côté,  il 
voulait  déchaîner  toutes  les  forces  du  peuple,  de  l'autre, 
commander  en  maître.  C'est  contre  cette  contradiction  inté- 
rieure, qui  se  trouve  en  germe  au  fond  de  toute  tyrannie,  que 
vint  échouer  aussi  l'œuvre  de  Phidon.  Déjà,  dans  l'olympiade 
qui  suivit  leur  défaite,  les  Spartiates  avaient  repris,  avec  les 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  273.  2Ü7, 


304  HISTOIKE    DU   PÉLOPONNÈSE 

Éléens,  la  direction  des  jeux.  Ainsi,  Phidon  lui-même  a  vu  le 
fruit  de  ses  longs  efforts  lui  échapper.  Il  ne  panint  pas 
davantage  à  pacifier  le  nord  de  la  péninsule,  et,  obligé  de 
marcher  contre  Corinthe,  il  y  périt,  dit-on,  vers  la  trentième 
olympiade  (660  avant  J.-C),  dans  une  mêlée  engagée  avec 
ses  adversaires  politiques  \  Dans  la  faible  main  de  son  fils, 
qu'Hérodote  signale  à  Sicyone  comme  hôte  de  Clisthène,  sous 
le  nom  de  Léocède  ,  la  souveraineté  des  Téménides  perdit 
tout  son  prestige  -  :  son  petit-fils  Meltas  fut  traduit  devant  un 
tribunal,  condamné  et  déposé  ^.  Ce  coup  brisa  le  sceptre  des 
Téménides,  bien  qu'Argos  ait  eu  encore  plus  tard  des  rois 
titulaires  \ 

Ainsi  Phidon  ressemble  à  une  apparition  brillante,  qui  dis- 
paraît sans  laisser  de  traces.  Il  resta  pourtant  de  lui  un  bienfait 
durable.  Ce  n'était  pas,  comme  le  pensaient  les  Spartiates,  un 
audacieux  aventurier,  mais  un  prince  qui  défendit,  avec  une 
admirable  énergie,  de  grands  et  légitimes  intérêts  nationaux. 
Il  a  réhabilité  Télément  ionien  tenu  en  tutelle  par  l'esprit 
exclusif  du  dorisme  ;  il  a  renversé  la  barrière  élevée,  malgré  la 
nature,  entre  l'Europe  et  l'Asie;  il  a  introduit  le  Péloponnèse 
dans  le  courant  commercial  de  l'Archipel  ;  il  a  levé  l'interdit 
que  Sparte  menaçait  de  faire  peser  sur  toute  la  péninsule,  et 
éveillé  dans  les  régions  du  nord  et  de  l'est  une  vie  nouvelle  qui 
ne  s'est  plus  arrêtée  depuis.  L'uniformité  qui  étouffait  jadis 
toute  spontanéité  était  à  jamais  rompue.  Des  voies  nouvelles 
étaient  ouvertes  au  commerce  et  à  l'industrie,  à  l'esprit  d'en- 
treprise et  au  talent,  et  des  hommes  supérieurs,  comme  les 

')  Sur  la  mort  de  Phidon,  voy,  Nicol.  Damasc,  Exc,  p.  378  (éd.  Müller) 
qui  le  dit,  tué  è-/.  twv  sTocîpwv.  La  date  ne  peut  être  placée  plus  bas  que  01. 
XXX  (660-657).  M.ehly  {Rhein.  Mus.,  IX.  p.  614)  la  fait  descendre  jus- 
qu'à 01.  XXXIV  (644-641).  Cf.  K.  Fr.  Hermann,  Mtenb.  Philol.  Versamml.. 
p.  49. 

-)  Faiblesse  de  Lacédas  (Plut.,  De  util,  ex  host.  cap.  6). 

3)  Pal-san.,  II,  19,  2. 

'')  Un  passage  d'Hérodote  (VII,  149)  fait  supposer  qu'il  a  subsisté  à  Argos 
une  royauté  nominale.  Sur  la  concordance  des  événements,  tels  qu'ils  sont 
présentésici,  avec  ri)istoire  générale  du  Péloponnèse,  voy.  Hermann,  op.  cit.. 
p.  48.  Nous  admettons  que  l'ordre  des  Olympiades  aété  rétabli,  par  l'inter- 
vention laccdémonienne,  dès  la  vingt-neuvième  Olympiade,  c'est-à-dire  avant 
la  seconde  guerre  de  Messénie.  De  là,  la  reconnaissance  des  Éléens. 


HISTOIRE    DE    L  ARGOLIDE  305 

Etats  doriens  n'en  pouvaient  ni  produire  ni  supporter,  pri- 
rent en  main  le  gouvernement  des  cités.  Parmi  les  traces 
effacées  de  sa  mémorable  activité,  il  faut  vraisemblablement 
compter  encore  la  fédération  maritime  de  Calaurie,  qui  se 
rattachait  à  l'antique  sanctuaire  de  Poseidon  '.  Elle  comprenait 
sept  villes  qui,  à  l'exception  d'Athènes,  se  trouvaient  toutes 
-sur  la  côte  septentrionale  et  orientale  de  la  péninsule,  avec  une 
ville  située  dans  le  nord  de  FArcadie,  à  supposer  que  l'Orcho- 
mène  fédérale  soit  bien  la  cité  arcadienne  de  ce  nom. 


§  VII 

mSTOIRE    DE    SICYONE. 

Le  mouvement  populaire,  auquel  Phidon  avait  donné  le 
premier  une  impulsion  énergique,  ne  pouvait  trouver,  en 
dehors  de  l'Argolide,  un  terrain  mieux  préparé  que  l'isthme 
qui  rattache  File  de  Pélops  au  continent.  Là  se  trouvait  fixée, 
de  temps  immémorial,  une  population  mêlée  de  Phéniciens  et 
d'Ioniens  ;  là,  entre  deux  golfes  qui,  semblables  à  de  larges 
routes  militaires,  conduisent  vers  l'est  et  vers  Fouest,  le  goût 
de  la  navigation  et  du  commerce  dut  s'éveiller  de  bonne  heure 
et  se  raidir  contre  le  régime  de  compression  inhérent  au 
système  politique  des  Doriens.  C'est  surtout  dans  les  villes 
situées  au  bord  du  golfe  de  Fouest  ou  de  Grisa  que  se  mani- 
festait la  tendance  anti-dorienne.  Ce  sont  elles  qui  ont  inau- 
guré le  commerce  avec  l'Occident,  comme  Phidon  l'avait  fait 
avec  l'Orient.  Toute  FAchaïe  était  restée,  quant  au  fonds  de  sa 
population,  une  terre  ionienne^,  et  c'est  là  que,  vu  le  dévelop- 
pement précoce  du  commerce  et  de  la  navigation,  les  institu- 
tions doriennes  se  sont  le  moins  profondément  enracinées. 

Comme  les  Ioniens  avaient  partout  l'habitude  de  s'établir  à 

1)  Voy.  ci-dessus,  p.  116. 

-)  On  trouvera  des  détails  plus  précis  sur  l'époque  à  laquelle  il  faut  placer 
la  constitution  de  la  ligue  maritime  de  Kalaurie  dans  VHermes,  X,  p.  385. 
3)  Voy.  ci-dessus,  p.  192. 

20 


306  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

l'embouchure  des  fleuves,  où  ils  jouissaient  de  tous  les  avan- 
tages attachés  à  la  proximité  de  la  mer  tout  en  étant  à  même 
d'exploiter  les  produits  de  l'intérieur,  ils  ont  fondé  Sicyonc 
sur  le  cours  inférieur  de  l'Asopos,  dont  les  sources  jaillissent 
des  montagnes  argiennes  et  forment,  en  se  réunissant,  un  ruis- 
seau qui  arrose  la  vallée  haute  de  Phlionte ,  puis  traverse 
une  longue  gorge  sinueuse,  pour  déboucher  enfin  dans  les 
plaines  du  littoral  au  pied  du  large  plateau  de  Sicyone. 

Sicyone  était  le  foyer  de  la  civilisation  ionienne  qui  a 
imprégné  toute  la  vallée  de  l'Asopos;  la  longue  liste  des  rois 
sicyoniens  atteste  l'antiquité  qu'on  attribuait  à  la  ville.  Elle 
fut,  à  une  certaine  époque,  la  capitale  de  toute  l'Asopie  et  du 
littoral  adjacent;  puis,  l'invasion  dorienne  brisa  le  lien  poli- 
tique qui  unissait  les  villes  de  l'Asopos  :  Sicyone  elle-même 
dut  accueillir  dans  son  sein  des  familles  doriennes. 

On  n'eut  pas  besoin  pour  cela  de  recourir  à  des  mesures  de 
rigueur  ;  une  ancienne  dynastie,  de  la  race  des  Héraclides, 
resta  debout  à  côté  des  Héraclides  intronisés  par  l'invasion  '. 
Cependant,  la  prépondérance  passa  du  côté  des  Doriens  ;  leurs 
trois  tribus  prirent  possession  des  meilleures  terres  ;  ils  for- 
mèrent la  caste  guerrière,  l'élite  de  la  société,  seule  apte  aux 
emplois  et  dignités.  Ils  habitaient  sur  la  hauteur  qui  domine 
la  plage,  à  portée  des  fourrés  giboyeux  de  la  montagne  ;  les 
anciens  Ioniens,  mêlés  au  fonds  pélasgique  de  la  population, 
vivaient  au  bas,  exclusivement  voués  à  la  pêche  et  à  la  navi- 
gation dans  les  eaux  du  golfe.  On  les  appelait,  pour  cette  rai- 
son, par  opposition  aux  familles  doriennes,  les  «  gens  de  la 
plage  »  ou  ^gialéens. 

C'est  probablement  à  l'occasion  de  guerres  engagées  avec 
les  peuples  voisins  que  les  privilégiés  songèrent  pour  la  pre- 
mière fois  à  mettre  les  yEgialéens  à  contribution  pour  le  service 
de  l'Etat;  ils  durent  faire  l'office  d'écuyers,  et,  en  cas  de  besoin, 
soutenir,  à  titre  de  troupe  légère,  la  phalange  des  hoplites.  Mais 
ces  devoirs  nouveaux  leur  inspirèrent  des  prétentions  nou- 
velles; ils  ne  voulurent  pas  rester  exclus,  comme  des  étrangers, 
de  l'Etat  qu'ils  aidaient  à  défendre.   Les  iEgialéens  furent 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  192. 


HISTOIRE    DE    SICYONE  307 

adjoints,  à  titre  de  quatrième  tribu,  aux  trois  tribus  doriennes  ; 
nous  devons  donc  admettre  que,  là  aussi,  on  a  tenté  de  réunir 
les  races  par  voie  législative.  Sicyone  a  donc  possédé  une 
constitution  avant  l'avènement  de  la  tyrannie  ;  car  Aristote 
rapporte  que  les  tyrans  de  cette  ville  ont  gouverné  d'après  les 
lois  du  pays,  comme  les  Pisistratides  d'après  les  lois  de  Solon, 
autant  que  la  légalité  était  compatible  avec  le  maintien  de  leur 
usurpation  K 

Mais  à  Sicyone,  pas  plus  qu'à  Athènes,  ces  lois  ne  pouvaient 
assurer  à  l'Etat  un  avenir  tranquille.  Le  réveil  du  commerce 
qui,  depuis  le  huitième  siècle,  mettait  de  nouveau  en  commu- 
nication les  rivages  de  l'Archipel,  éveilla  aussi  chezles  ^Egia- 
léens  une  vie  nouvelle  ;  le  progrès  des  lumières  et  du  bien-être 
leur  donna  le  sentiment  de  leur  valeur  et  ils  exigèrent  la  pleine 
jouissance  de  leurs  droits  civiques.  De  leur  sein  s'éleva  une 
famille  qui,  à  la  tête  du  parti  populaire,  renversa  l'Etat  dorien, 
une  famille  qui  conserva  le  pouvoir  plus  longtemps  qu'aucune 
autre  dynastie  de  tyrans,  c'est-à-dire,  un  siècle  entier",  et  qui 
a  humilié  l'aristocratie  plus  profondément  qu'elle  ne  l'a  jamais 
été  ailleurs. 

L'origine  de  la  famille  est  obscure.  Cependant,  si  celui  qui 
la  mit  en  renom  est  qualifié  de  «  cuisinier,  »  il  ne  faut  voir  là 
qu'un  sobriquet  inventé  par  le  parti  adverse.  Le  premier  po- 
tentat de  cette  maison  s'appelait  Andréas,  et  c'est  lui  qui  paraît 
avoir  pris  le  nom  officiel  d'Orthagoras  «  qui  parle  avec  droi- 
ture, »  pour  se  donner  comme  un  homme  qui,  au  rebours  de 
ses  adversaires,  voulait  sincèrement  le  bien  du  peuple.  En 
conséquence,  on  appela  tous  les  dynastes  de  Sicyone  les  Or- 
thagorides  ^ 

1)  Sur  les  origines  de  Sicyone.  voy.  E.  Cumins,  Peloponnesos,  11,  p.  484. 
Constitution  avant  la  tyrannie  (Aristot.,  Polit.,  p.  229,  26). 

2)  nXsîdTOV  lyévexo  -/pôvov  r\  tzepi  Sixuwva  xupavvf;,  yj  -ctov  'Op6ayâpoy  itaîStov 
xoi  aÙToO  'OpOaydtpou  •  kV/)  oï  autr)  StéjXEivsv  Ixaxov  (AristOT.,  Polit., p.  229,  26). 

3)  Généalogie  des  Orthagorides  (Herod.,  VI,  126):  Andreas  {^=  Orthagoras) 
—  Myron  —  Aristonymos  —  Clisthène.)  Au  contraire,  selon  Nicolas  de 
Damas,  fr.  61  [Fr.  Hist.  Grœc,  III,  395)  Myron,  Isodémos  et  Clislhène 
sont  frères  :  le  premier  est  assassiné  par  Isodémos  ,  à  l'instigalion  de 
Clisthène,  et  Isodémos  expulsé  ensuite  par  Clislhène.  Urlichs  (Skopas, 
p.  221)  fait  remarquer  combien  est  suspecte  cette  source  d'informations.  Il 
essaie  de  démontrer,  par  la  fondation  des  jeux  Néméens  en  573  (01.  LI,  4), 


308  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

Ils  avaient  à  opposer,  aux  propriétaires  fonciers  et  aux  chefs 
militaires  de  race  dorienne,  la  richesse,  les  connaissances  et 
l'esprit  entreprenant  qu'ils  devaient  à  de  vastes  relations  com- 
merciales. Ils  surent  tirer  parti  de  leur  opulence  pour  arriver 
au  pouvoir.  Ils  l'étalèrent  fièrement  et  remployèrent  surtout 
à  monter  de  superbes  haras,  dans  le  but  d'étendre  au  loin  leur 
réputation  et  de  gagner  des  couronnes  dans  les  jeux  natio- 
naux. C'était  là  un  luxe  qui  n'était  ni  dans  les  goûts  ni  à  la 
portée  des  Doriens,  car  il  fallait  être  immensément  riche  pour 
pouvoir  entretenir,  pendant  des  années,  des  attelages  de  che- 
vaux et  de  mulets  et  les  dresser  en  vue  du  concours.  Ainsi, 
c'était  déjà  un  triomphe  de  la  réaction  anti-dorienne  dans  le 
Péloponnèse  que  d'avoir  introduit  aussi  à  Olympie,  depuis  la 
XXV«  olympiade  (680),  la  course  des  chars. 

A  partir  de  cette  époque,  les  éleveurs  de  chevaux  et  les 
vainqueurs  dans  les  courses  de  chars  formèrent  également 
dans  la  péninsule  une  nouvelle  chevalerie,  qui  fit  revivre  en 
quelque  sorte  la  magnificence  des  anaktes  achéens,  une  no- 
blesse d'origine  ionienne,  libérale,  remuante,  et  aussi  aimée 
du  peuple,  auquel  elle  donnait  beaucoup  à  gagner  par  son 
luxe  et  qu'elle  régalait,  à  l'occasion  de  ses  victoires,  de  spec- 
tacles splendides  et  de  festins  plantureux,  que  la  caste  do- 
rienne, raide  et  parcimonieuse,  l'était  peu. 

Les  tyrans  favorisèrent  ce  goût  de  toutes  leurs  forces  ;  c'était 
un  des  appuis  de  leur  pouvoir,  car  il  leur  donnait  en  même 
temps  l'occasion  de  se  mettre  en  relation  avec  les  cultes  natio- 
naux de  l'Hellade.  Yingt  ans  après  Toljinpiade  de  Phidon', 
rOrthagoride  Myron  remporta,  dans  la  course  des  chars,  à 
Olympie,  une  victoire  qui  donna  à  l'ambitieuse  maison  une 
gloire  nouvelle.  Il  sentit  alors  son  élévation  sanctionnée  par 
l'autorité  du  dieu  protecteur  de  la  fédération  péloponnésienne, 

que  Clislhène  a  dû  mourir  un  peu  plus  tôt  ;  mais  son  argumentation  n'est 
pas  convaincante.  Nous  n'avons  pour  points  de  repère  chronologiques  que  la 
victoire  de  Myron  en  648  (01.  XXXIII,  1)  et  la  victoire  de  Clisthène  aux 
jeux  pythiques  en  582  (01.  XLIX,  3).  Peter  place  la  mort  de  Clisthène  en 
570,  Dl-.ncker  (IV,  47)  en  565.  Orthagoras  le  «  cuisinier,  »  fils  de  «  Co- 
preus  [rordurier]  »  (Plass,  Tyr.,  I,  p.  138).  MsTagiUci  xat  si;  M-Jpwvo;  el; 
Tr,v  Iv).£i(79£vo-j;  (Aristot.,  Polit.,  231,  17). 
1)  Voy.  ci-dessus,  p.  273.  274.  301. 


HISTOIRE    DE    SIC.YOXE  309 

et  l'on  voit  combien  Myron  tenait  à  se  rapprocher  du  sanctuaire 
olympique,  par  les  riches  présents  dont  il  le  combla  et  la 
construction  du  trésor  destiné  à  conserver  toutes  les  offrandes 
consacrées  au  dieu  par  sa  maison  '. 

Cet  édifice  devait  être  non-seulement  un  monument  durable 
des  victoires  et  de  la  piété  des  Orthagorides,  mais  encore  une 
preuve  des  ressources  nouvelles,  des  talents  artistiques  et  des 
inventions  techniques  dont  disposait  un  prince  de  Sicyone.  Il 
fit  exécuter  par  ses  architectes  une  construction  à  deux  com- 
partiments, dont  les  murs,  comme  ceux  des  palais  héroïques, 
étaient  recouverts  de  plaques  d'airain.  L'airain  venait  de  Tar- 
tessos,  probablement  par  l'entremise  des  villes  de  l'Italie 
méridionale,  parmi  lesquelles  Siris  et  Sybaris  étaient  en  rela- 
tion étroite  avec  Sicyone.  Mais  ce  n'étaient  pas  seulement  les 
vieilles  formes  architecturales  que  ce  monument  devait 
reproduire  dans  toute  leur  splendeur  ;  on  y  employa  encore  le 
style  nouveau,  avec  colonnes  et  architraves,  qui  s'était  déve- 
loppé surtout  dans  les  villes  récemment  fondées  en  Italie  et  en 
lonie,  sous  deux  formes  concurremment  adoptées,  l'ordre  nu 
et  sévère  que  l'on  appelait  l'ordre  dorique,  et  le  genre  plus 
libre  particulier  aux  Ioniens.  Ces  deux  formes  de  l'architecture 
nationale  furent  ici  associées  pour  la  première  fois,  à  notre 
connaissance;  preuve  éclatante  de;  l'essor  nouveau  et  des 
connaissances  variées  que  Sicyone  devait  à  ses  relations  avec 
l'Occident  et  l'Orient. 

Ces  relations,  qui  ne  furent  pas  sans  influence  sur  l'amélio- 
ration de  la  race  chevaline  à  Sicyone,  s'étendirent  jusqu'à  la 
Libye.  C'est  de  là  que  Clisthène  serait  revenu  dans  sa  patrie 
et  se  serait  emparé  du  trône  après  Aristonymos,  le  fils  de 
Myron.  Mais,  tout  ce  que  nous  savons  sur  ces  événements,  c'est 
que  ce  fut  seulement  à  la  suite  de  nombreuses  luttes  poli- 
tiques, par  conséquent  après  une  réaction  dorienne,  que 
Clisthène  réussit  à  restaurer  la  dynastie  des  Orthagorides. 

Tous  les  actes  du  nouveau  tyran  révèlent  un  esprit  de  parti 
exalté,  une  énergie  décidée  à  trancher  dans  le  vif.  Il  fallait 
rompre  définitivement  avec  l'ancien  temps  et  rendre  un  retour 

')  Paiisan.,  VI,  19,  i. 


310  HISTOIRE    Dil    PÉLOPONNÈSE 

au  passé  impossible.  C'est  dans  ce  but  que  furent  brisés  les 
liens  qui  unissaient  encore  Sicyone  à  sa  métropole  dorienne, 
Argos.  La  personnification  mythique  de  cette  union  était 
Adrastos,  dont  la  fête  était  célébrée  de  part  et  d'autre  avec 
pompe,  en  mémoire  de  l'antique  fraternité  d'armes  que  les 
deux  villes  avaient  contractée  dans  la  guerre  contre  Thèbes. 
Adrastos  fut  supplanté  par  un  héros  du  camp  ennemi,  par 
Mélanippos,  de  Thèbes;  des  familles  thébaines  furent  intro- 
duites à  Sicyone  avec  le  nouveau  culte,  et  les  familles  qui 
avaient  été  jusque-là  les  dépositaires  du  culte  d'Adrastos  émi- 
grèrent.  Le  nom  du  héros  royal  cessa  de  retentir;  les  sacrifices 
qui  lui  étaient  offerts  chaque  année  passèrent  à  Mélanippos,  et 
ces  chœurs  qui,  naguère,  sur  la  place  publique  de  Sicyone,  se 
rangeaient  autour  de  l'autel  d'Adrastos  pour  chanter  ses 
exploits  et  ses  douleurs,  furent  désormais  consacrés  au  dieu 
des  paysans,  à  Dionysos  \ 

C'est  â  ce  même  esprit  d'opposition  contre  Argos,  où  s'était 
sans  doute  produite,  vers  cette  époque,  après  la  chute  de  Phi- 
don,  une  réaction  dorienne,  qu'il  faut  attribuer  la  mesure  prise 
à  l'égard  des  poèmes  homériques,  dont  la  récitation  publique 
fut  défendue  -  ;  en  effet,  si  l'on  voulait  faire  disparaître  tout 
sentiment  de  piété  filiale  envers  la  métropole  dorienne,  il  fal- 
lait aussi  écarter  le  poète  qui  avait  toujours  sur  les  lèvres 
l'éloge  d' Argos  et  dont  Lycurgue  avait  fait  choix  pour  soutenir 
le  trône  des  Héraclides. 

Mais  le  lien  le  plus  puissant  qui  rattachait  Argos  et  Sparte 
à  Sicyone,  c'était  la  parenté  des  tribus  et  leur  division  iden- 
tique, division  consacrée  par  une  longue  habitude.  Clisthène 
fut  assez  hardi  pour  abolir  cette  organisation.  Il  fit  des 
iEgialéens,  désormais  appelés  Archélaoi  «  les  premiers  du 
peuple^,»  la  classe  privilégiée;  les  trois  autres  tribus,  qui 
jadis  formaient  à  elles  seules  le  corps  des  citoyens  jouissant 
du  plein  droit  de  cité,  mais  que  l'émigration,  l'extinction  des 

1)  Réforme  du  culte  héroïque  (Herod.,  V,  67). 

^)  'Pa'|iw5oùç£7:a'ja£  èvSixutôvi  àyovîî^eaoaiTÔJV '0[ji-^psi'ci)v  lulwv  £"v£xîv(Herod., 
ibid.). 

3)  Archelaos,  éponyme  de  la  première  tribu  (Gutschmidt,  Jahrbb.  f.  kl. 
PhiloL,  1861,  p.  26, 


HISTOIRE   DE    SICYONE  311 

familles,  la  diminution  des  fortunes  avaient  fait  déchoir,  furent 
réduites  à  une  condition  dépendante.  Leurs  anciens  noms 
honorifiques  furent  supprimés,  et  on  leur  en  donna  trois  autres 
empruntés,  non  pas  à  des  héros,  mais  à  des  animaux  :  Hyates, 
Onéates,  Chœréates'.  La  raillerie  qui  a  imaginé  ces  noms 
s'explique  peut-être  par  la  différence  de  goûts  qui  régnait 
entre  les  deux  parties  de  la  population,  relativement  au  mode 
de  nourriture.  Dans  les  banquets  des  Doriens,  les  viandes 
jouaient  un  grand  rôle,  tandis  que,  chez  les  Ioniens,  les  plats 
recherchés  des  riches,  comme  les  mets  simples  des  classes 
pauvres,  consistaient  en  poisson.  Aussi,  on  peut  supposer  que 
la  malice  populaire  emprunta  aux  animaux  qui  répugnaient  le 
plus  aux  Ioniens,  pour  les  appliquer  aux  tribus  aristocratiques, 
ces  sobriquets  que  l'on  pourrait  traduire  à  peu  près  par  «  Mar- 
cassinards,  Anonnards,  Cochonnards.  » 

A  l'exemple  de  Myron,  qui  avait  tenu  à  témoigner,  par  la 
libéralité  de  ses  offrandes,  son  respect  pour  le  Zeus  olympique, 
et  à  se  mettre  par  là  en  crédit  auprès  des  instituts  religieux 
qui  formaient  le  centre  de  la  vie  hellénique,  Clisthène  chercha 
à  consolider  sa  dynastie  par  le  même  moyen.  Là,  comme 
ailleurs,  il  agit  avec  audace  et  énergie,  et  sut  tirer  habilement 
parti  des  circonstances,  même  hors  de  la  péninsule. 

Or,  de  toutes  les  contrées  de  la  Grèce  moyenne,  il  n'en  était 
pas  de  plus  rapprochée  des  Sicyoniens  que  le  rivage  de  la 
Phocide.  De  chez  eux,  ils  pouvaient  contempler  chaque  jour 
le  Parnasse,  dont  la  masse  grandiose,  placée  juste  en  face 
d'eux,  formait  le  fond  du  paysage,  et,  au  premier  plan,  la  baie 
profonde  et  hospitalière,  séparée  de  la  base  rocheuse  de  la 
montagne  par  une  heure  et  demie  de  marche  à  travers  une 
plaine  fertile. 

C'est  au  fond  de  cette  baie  qu'avaient  abordé  jadis  des 
marins  crétois  :  ils  avaient  élevé  sur  la  plage  le  premier  autel 
d'Apollon  -,  et,  plus  loin  vers  l'intérieur,  sur  une  hauteur  qui 
domine  la  plaine,  à  l'issue  d'une  gorge  qui  livre  passage  aux 
eaux  du  Pleistos,  tout  à  fait  à  la  pointe  de  la  saillie  jprojetée 


1)  Herod.,  V,  68. 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  84.  129. 


312  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

par  le  massif  montagneux,  ils  avaient  fondé  la  ville  de  Grisa, 
qui  devint  le  centre  d'un  petit  Etat  et  une  ville  de  commerce 
si  importante  qu'elle  donna  son  nom  au  golfe  tout  entier. 
Grisa,  à  son  tour,  bâtit  sur  la  plage  le  port  de  Girrha  et,  dans 
la  montagne,  près  de  la  source  de  Gassotis,  le  temple  de 
Pytho  ou  de  Delphes;  mais,  toute  la  côte  avec  ses  sanctuaires 
apolliniens  dépendait  de  la  Crète.  C'étaient  des  hymmes 
Cretois  que  l'on  y  chantait;  les  rites  expiatoires  que  l'on  y 
employait  étaient  ceux  de  la  Grète  ;  la  source  de  Gastalie 
elle-même  portait  le  nom  d'un  Grétois. 

Les  conditions  dans  lesquelles  se  trouvait  la  colonie  Cretoise 
changèrent  lorsque  la  tribu  des  Doriens  se  fut  installée  à 
demeure  au  pied  du  Parnasse  \  Le  corps  sacerdotal  de 
Delphes  fit  alliance  avec  les  nouveaux  venus  ;  par  leur  moyen, 
il  étendit  de  toutes  parts  son  influence;  avec  leur  secours,  il 
s'affranchit  même  de  la  suprématie  de  Grisa  ;  les  droits 
qu'avait  cette  ville  à  titre  de  métropole  furent  restreints  ; 
Delphes  devint  une  république  indépendante,  et  son  culte 
passa  pour  avoir  été  importé  directement  de  la  Grète.  G'est  de 
cette  époque  que  date  l'hymne  homérique  à  Apollon  Pythien, 
qui  passe  Grisa  sous  silence  et  montre  le  dieu  crétois  s'élan- 
çant  directement  de  la  plage  sur  les  hauteurs  de  Delphes  pour 
y  marquer  le  lieu  où  il  voulait  être  honoré. 

Depuis  cette  époque,  la  mésintelligence  régnait  entre 
Delphes  et  Grisa.  La  prospérité  croissante  de  Delphes  dépen- 
dait essentiellement  de  la  sécurité  des  voies  de  terre  et  de  mer 
par  lesquelles  affluaient  les  pèlerins  ;  et  un  des  plus  importants 
privilèges  était  que  les  routes  devaient  rester  exemptes  de 
tout  péage  vis-à-vis  des  gouvernements  dont  elles  traversaient 
le  territoire.  Ges  privilèges  étaient  placés  sous  la  sauvegarde 
des  confédérés  ou  Amphictyons,  dont  le  conseil  étaitle  gardien 
des  droits  du  temple. 

Or,  plus  Delphes  prospérait,  plus  les  caravanes  de  pèlerins 
chargées  de  trésors  se  pressaient  sur  la  montée  qui  conduisait 
à  son  temple,  plus  aussi  croissait  la  jalousie  des  villes  environ- 
nantes, qui  ne  pouvaient  voir  sans  colère  Delphes  comblée  de 

-;  Voy.  ci-dessus,  p.  127-128. 


HISTOIRE    DE    SICYONE  313 

richesses  et  choyée  à  l'envi  ;  plus  elles  étaient  tentées  do  créer 
toutes  sortes  de  difficultés  et  d'imposer  des  tributs  aux  troupes 
de  pèlerins  qui  traversaient  leur  domaine.  C'est  ce  que  fil, 
entre  autres,  Crisa  qui,  par  sa  position,  était  le  seuil  du 
Parnasse  et  commandait  l'accès  de  la  montagne,  en  même 
temps  qu'elle  tenait  dans  ses  mains,  à  Cirrha,  le  point  où 
abordaient  les  pèlerins  d'outre-mer.  Les  Griséens  commen- 
cèrent donc  à  prélever,  sous  toute  espèce  de  prétextes,  des 
droits  sur  les  ports  et  les  routes,  et  à  rançonner  les  pèlerins 
pour  profiter,  eux  aussi,  de  la  prospérité  de  leur  ancienne 
succursale  '. 

Les  circonstances  leur  étaient  favorables.  La  confédération 
amphictyonique  se  trouvait  considérablement  agrandie  à 
l'extérieur  par  les  conquêtes  doriennes,  mais  désagrégée 
au  dedans.  La  race  dorienne  s'était  dispersée  dans  une  foule 
d'Etats;  dans  chacun  de  ces  Etats,  elle  avait  ses  occupations 
et  ses  visées  à  part,  de  sorte  qu'il  lui  était  impossible  de 
conserver,  du  moins  dans  son  ensemble,  ses  anciennes  rela- 
tions avec  sa  première  patrie.  Sparte,  il  est  vrai,  avait,  au 
moment  où  elle  régularisait  sa  situation  intérieure,  renoué  ses 
relations  avec  Delphes  ;  mais  les  distances  l'empêchaient  de 
rétablir  l'ancien  protectorat.  A  cet  obstacle  s'ajoutèrent  les 
embarras  qui  surgirent  sur  son  propre  territoire,  les  dangers 
qui  l'assaillirent  au  dedans  et  au  dehors,  le  peu  de  mobilité  du 
mécanisme  politique  inauguré  parLycurgue,  enfin, le  caractère 
particulier  de  la  race  dorienne,  qui  se  confinait  volontiers  dans 
une  sphère  étroite  et  qui  ne  pouvait  guère  attacher  longtemps 
ses  regards  sur  des  objets  éloignés.  Le  plus  vaste  horizon  que 
Sparte  pût  embrasser  comprenait  les  affaires  du  Péloponnèse, 
et,  pour  celles-là,  le  sanctuaire  de  Pisa  formait  un  centre 
nouveau  -,  qui  reléguait  au  second  plan  les  relations  avec 
Delphes. 

1)  Sur  la  première  guerre  sacrée  (KptaaVxb?  7iô),£[ioc)  et  les  sources  de  son 
histoire,  voy.  Ulrichs  {Abhandl.  der  K.  Bayr.  Akad.  der  Wiss.  Philos. - 
Histor.  Klasse,  III,  1.  1840.  Reisen  und  Forschungen,  I,  p.  7-34):  Prel- 
ler [Delphica,  dans  les  Berichte  der  K.  Ssechs.  Gesell,  der  Wiss.  1854. 
Gesamm.  Aufssetze,  p.  224)  :  Moeller  [Der  Krisseische  Krieg  ap.  Progr. 
der  Danziger  Realschule,  1866). 

*)  Voy.  ci-dessus,  p.  271. 


314  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

Comme,  d'un  autre  côté,  les  Doriens  qui  étaient  restés  dans 
les  montagnes  voisines,  les  habitants  de  la  Tétrapole  \  étaient 
trop  faibles  pour  prendre  en  main,  au  nom  de  la  confédé- 
ration, le  patronage  de  Delphes,  le  clergé  du  lieu  dut  se 
chercher  d'autres  auxiliaires,  et  ses  regards  se  portèrent  alors 
sur  les  Etats  ioniens,  qui,  du  reste,  appartenaient  aussi  à 
l'ancienne  amphictyonie  -,  sur  Athènes  et  sur  la  puissante  cité 
qui  avait  grandi  dans  le  voisinage,  juste  en  face  du  Parnasse, 
en  pays  ionien,  Sicyonc,  la  résidence  des  Orthagorides. 

Il  est  vrai  que  la  constitution  de  Sicyone,  telle  qu'elle  était 
à  l'époque,  était  en  contradition  flagrante  avec  les  institutions 
recommandées  et  sanctionnées  par  Delphes,  et,  pour  rester 
fidèle  à  ses  vieux  principes,  Delphes  ne  devait  avoir  rien  de 
commun  avec  un  usurpateur  et  un  révolutionnaire  comme 
Clisthène  ,  qui  avait  rompu  violemment  avec  la  tradition 
politique  et  religieuse.  Mais  la  nécessité  pressait;  les  relations 
avec  Sparte  s'étaient  refroidies  depuis  l'abaissement  des 
Héraclides,  car  ce  coup  avait  en  même  temps  dépouillé  les 
Pythiens  de  leur  influence  ^,  tandis  que  la  puissance  sans  cesse 
croissante  des  Ephores  était,  en  quelquesorte,  anti-delphique; 
on  sait  qu'ils  avaient  même  un  oracle  à  eux,  indépendant  de 
celui  de  Delphes  *. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'à  Delphes  on  ait  surmonté  les 
répugnances  qu'inspirait  la  tyrannie.  On  s'y  résigna  d'au- 
tant plus  facilement,  qu'une  alliance  avec  un  prince  aussi  riche 
et  aussi  libéral  était  fort  tentante  et  promettait  de  rehausser 
singulièrement  l'éclat  de  l'oracle.  D'autre  part,  rien  ne  pouvait 
être  plus  agréable  à  un  homme  comme  Clisthène  qu'une 
bonne  occasion  d'arracher  aux  mains  négligentes  des  Doriens 
le  patronage  de  Delphes.  Il  oublia  donc  volontiers  le  refus 
assez  sec  qui  avait  été  fait  à  ses  envoyés,  un  jour  qu'il  deman- 
dait à  l'oracle  de  contirmer  ses  innovations  religieuses,  et  mit 
sur  pied  une  armée  respectable  pour  assurer  à  la  demeure 
d'Apollon  la  protection  dont  elle  avait  alors  besoin.   C'était 

1)  Voy.  ci-dessus,  p.  128. 
-)  Voy.  ci-dessus,  p.  133. 
3)  Voy.  ci-dessus,  p.  237. 
*)  Voy.  ci-dessus,  p.  263. 


HISTOIRE    DU    SICYONE  315 

une  ((  guerre  sainte  ' ,  »  parce  qu'elle  était  faite  en  vertu  du 
droit  amphictyonique,  pour  venger  la  violation  de  la  trêve  de 
Dieu;  c'était  une  entreprise  nationale  aux  yeux  des  Hellènes  et 
qui,  en  même  temps,  servait  les  plus  chers  intérêts  de  Sicyone. 
En  effet,  la  prospérité  de  celle-ci  dépendait  essentiellement  de 
la  sécurité  du  golfe,  et  il  était  pour  elle  de  la  plus  haute  impor- 
tance que  ses  correspondants  d'Italie,  de  Sicile  et  de  Libye 
pussent  communiquer  sans  danger  avec  elle  par  cette  voie; 
elle  devait  tenir  à  commander  également  sur  le  rivage  opposé 
et  à  faire  taire,  pour  toujours,  les  prétentions  de  Grisa  qui  avait 
jadis  régné  sans  partage  sur  le  golfe. 

Clisthène  n'était  pas  seul.  Athènes,  alors  dirigée  par  Solon, 
se  joignit  à  lui  avec  empressement.  Tous  deux  sentaient  qu'il 
ne  pouvait  se  présenter  de  moment  plus  favorable  pour  intro- 
duire avec  honneur  leurs  gouvernements  dans  le  maniement 
des  affaires  helléniques.  Au  moyen  d'une  alliance  avec  les 
Scopades,  on  réussit  à  s'assurer  le  concours  des  forces  de  la 
Thessalie,  et  ainsi  se  forma  une  nouvelle  puissance  amphic- 
tyonique qui,  suppléant  à  la  caducité  de  rancienne  Ligue, 
déploya  une  activité  efficace  et  durable. 

La  lutte,  en  effet,  était  sérieuse,  et  il  est  à  supposer  que, 
outre  lesCriséens,  plusieurs  des  tribus  et  villes  environnantes 
avaient  pris  les  aniies  contre  Delphes.  Grisa  fut  détruite,  et, 
après  une  résistance  plus  prolongée,  la  ville  maritime  de  Gir- 
rha  eut  le  même  sort.  Même  après  la  chute  de  ces  places,  des 
bandes  dispersées  se  maintinrent  dans  les  gorges  sauvages  du 
Cirphis,  et  il  fallut  encore  six  ans  de  combats  avant  que  tout 
rentrât  dans  le  repos  et  se  soumit  au  nouvel  ordre  de  choses. 
L'emplacement  de  Grisa  demeura  désert  :  son  nom  disparut  de 
la  liste  des  villes  helléniques;  ses  champs. furent  consacrés  au 
dieu  de  Delphes,  dont  le  domaine  s'étendit  alors  jusqu'à  la  mer 
de  Cirrha,  de  sorte  que  les  pèlerins  d'outre-mer  n'avaient  plus 
à  traverser  de  territoire  étranger.  L'Etat  sacerdotal  de  Delphes 
avait  intérêt  à  ne  pas  laisser  subsister  de  lieu  fortifié  entre  lui 
et  la  mer.  Les  Amphictyons  y  veillèrent  avec  autant  de  sévé- 


1)  Occasion  qui  fait  éclater  la  guerre  sacrée  (Strab.,  p.  418),  Sur  les 
rapports  de  Clisthène  avec  Delphes,  voy.  Plass,  Tyrannis,  p.  142. 


316  insTOinK  di'  Péloponnèse 

rite  qu'Elis  et  Sparte  en  montraient  par  rapport  à  Olympia  '. 

La  victoire  fut  célébrée  de  diverses  manières.  On  éleva  sur 
la  place  de  Sicyone,  comme  monument  commémoratif,  un 
portique  de  marbre  qui  entourait  l'espace  affecté  aux  solenni- 
tés du  culte  d'Apollon,  et,  sur  le  théâtre  même  de  la  guerre, 
les  alliés,  pour  perpétuer  le  souvenir  de  leur  victoire,  rétabli- 
rent, en  l'environnant  d'une  splendeur  nouvelle,  l'ancienne 
fête  du  dieu  de  Delphes.  C'est  grâce  à  ces  institutions  que  le 
souvenir  de  la  guerre  sacrée  est  resté  dans  la  mémoire  des 
Hellènes  ;  la  fête  dont  elle  devint  le  point  de  départ  com- 
prenait une  triple  solennité. 

La  première  fête  (01.  xlvii,  3  :  590  av.  J.-C),  avait  pour 
but  de  célébrer  la  victoire  remportée  sur  Cirrha  ^  ;  les  prix 
y  furent  prélevés  sur  le  butin.  Cette  fête  pythique  appar- 
tenait encore  à  l'ancien  cycle,  d'après  lequel  le  dieu  de 
Pytho  devait  être  honoré  tous  les  huit  ans  par  des  concours 
musicaux  et  poétiques.  On  résolut  ensuite  de  célébrer  cette 
fête  tous  les  quatre  ans  et  d'ajouter,  au  concours  de  musique, 
des  exercices  gymnastiques  et  équestres.  On  inaugura  ainsi 
une  nouvelle  série  de  Pythiades  ^  qui  furent  désormais  célé- 
brées, à  titre  de  fête  nationale,  aux  mêmes  intervalles  que  les 
Olympiades.  Enfin,  à  la  deuxième  de  ces  nouvelles  Pythiades, 
la  guerre  de  montagne  étant  également  terminée  *,  les  jeux 
furent  l'objet  d'une  autre  réforme  importante  ;  les  prix  d'une  va- 
leur intrinsèque  réelle,  qui,  jusque-là,  avaient  été  fournis  par 
la  guerre,  furent  remplacés  par  des  prix  d'une  valeur  idéale, 
c'est-à-dire  des  couronnes  de  laurier  sacré,  distribuées  aux 


1)  Voy.  ci-dessus,  p.  275-276. 

2)  Points  de  repère  chronologiques  dans  les  annales  des  jeux  helléniques. 
En  590  (01.  XLVII,  3),  première  Pythiade  célébrée,  suivant  les  marbres  de 
Paros,  à  cause  de  la  prise  de  Cirrha,  sous  l'archonlat  de  Simon  à  Athènes 
et  de  Gylidas  à  Delphes.  Or,  suivant  Callisthène,  Cirrha  fut  prise  la  dixième 
année  de  la  guerre.  Par  conséquent,  d'après  les  calculs  de  Westermann  et 
de  Mceller,  la  guerre  se  place  entre  600  et  590.  Cf.  A.  Schoene,  Untersuch, 
über  das  Lebest  der  Sappho  (Svmbola  Bonn.,  p.  745). 

3)  En  586  (Ol.  XLVIII,  3),  première  Pythiade,  selon  Pausanias  (X,  7,  3). 
Vagon  est  augmenté  des  concours  gymniques  et  équestres. 

*)  Les  combats  se  prolongent  dans  la  montagne  pendant  six  ans  après  la 
chute  de  Cirrha.  En  582  (01.  XLIX,  3).  deuxième  Pythiade,  sous  l'archon- 
lat de  Damasias  à  Athènes  et  de  Diodoros  à  Delphes. 


HISTOIRE    DE    SICYON'E  317 

vainqueurs  sous  la  présidence  des  amphictyons  K  Ce  sont  là 
des  faits  bien  constatés.  Ce  qui  Test  moins,  c'est  le  rapport 
chronologique  qui  existe  entre  ces  fêtes  et  la  guerre.  Si  la 
première  coïncide  réellement  avec  la  prise  de  Cirrha,  nous 
devons  placer  la  guerre  criséenne ,  qui  se  serait  terminée  la 
dixième  année  par  la  conquête  de  Cirrha,  à  la  date  de  600  à  590. 

A  la  deuxième  fête  pythique,  Clisthène  remporta  lui-même 
la  victoire  à  la  course  des  chars  ;  vers  le  même  temps,  il  était 
également  vainqueur  à  Olympie.  Il  était  à  l'apogée  de  sa  gloire  : 
ses  alliances  au-dehors  étaient  honorables  et  s'étendaient  au 
loin  ;  son  crédit  dépassait  les  limites  de  l'Etat,  dont  il  avait 
d'ailleurs  agrandi  le  territoire  du  côté  de  la  terre  ;  les  voies 
commerciales  jouissaient  d'une  sécurité  nouvelle  ;  toutes  les 
sources  de  la  prospérité  étaient  ouvertes.  Le  contentement 
régnait  à  l'intérieur,  car,  après  avoir  pris  de  force  le  pouvoiri 
Clisthène  se  montra  pour  ses  sujets  un  prince  clément:  sa  cour 
hospitalière  était  le  rendez-vous  des  talents  les  plus  remar- 
quables, le  théâtre  des  fêtes  religieuses  les  plus  magnifiques. 

Il  ne  lui  manquait  qu'une  seule  chose  :  il  n'avait  point  d'hé- 
ritier de  sa  couronne.  Il  attachait  d'autant  plus  d'importance 
au  mariage  de  sa  fille  Agariste,  alors  dans  la  fleur  de  sa  jeu- 
nesse :  aussi  fit-il  proclamera  Olympie,  en  sa  qualité  de  vain- 
queur olympique  ",  que  celui  des  Hellènes  qui  se  croyait  digne 
de  devenir  le  gendre  de  Clisthène  se  rendit  dans  soixante 
jours  à  Sicyone  ;  les  noces  devaient  y  être  célébrées  au  bout 
d'un  an;  des  courses  et  des  luttes  furent  ordonnées  pour  le 
moment  de  la  fête.  «  Alors,  dit  Hérodote,  tous  les  Hellènes 
qui  avaient  une  haute  opinion  de  leur  personne  et  de  leur 
nom  accoururent  dans  le  palais  hospitalier  du  prince,  pour 
briguer  la  main  de  sa  fille.  »  Il  nous  semble  retrouver  dans  ces 
descriptions  le  ton  d'un  poème  qui  célèbre  la  splendeur  de  la 

*)  Hesych.,  s.  V.  CTTs^avcroc.  La  réforme  coïncide  avec  la  victoire  de  Clis- 
thène. Prelier  confond  les  Pythiades. 

2)  Clisthène  vainqueur  aux  jeux  olympiques  (Herod.,  VI,  126),  en  584 
(01.  XLIX  ,  1)  selon  0.  Mueller  {Dorier  ,  II  ,  p.  474.  486).  Schulz 
{Apparatus,  p.  7)  rapproche  la  date  jusqu'en  576  (01,  LI,  1).  On  ne  saurait 
descendre  plus  bas  (Heyne  admet  l'Ol.  L^  ;  Larcher,  la  LIP),  attendu  que 
MégacJès,  gendre  de  Clisthène,  avait  une  fille  nubile  en  558.  Voy.  Weisse.n- 
BORN,  Hellenika,  p.  26. 


318  HISTOIRE   DU    PÉLOPOMNÈSE 

cour  sicyonienne.  Il  ne  manquait  sans  doute  pas  à  Sicyone 
de  poètes  de  cour,  qui  ont  chanté  l'imposant  cortège  des  hôtes 
conviés  à  cette  solennité  et  fourni  aux  historiens  la  matière 
de  leur  narration  romantique. 

La  liste  des  prétendants  nous  permet  de  passer  en  revue  les 
villes  grecques  qui  se  trouvaient  alors  en  relations  de  com- 
merce et  d'amitié  avec  Sicyone. 

Sybaris  était  alors  la  ville  grecque  la  plus  florissante  de 
l'Italie  méridionale.  Achéens  et  Ioniens  avaient  pris  part  à  sa 
fondation,  car,  comment  les  familles  achéennes  qui,  chassées 
du  sud  ',  étaient  venues  s'y  établir,  auraient-elles  pu  déployer, 
en  fait  de  trafic  maritime,  une  telle  activité,  si  la  vieille  popu- 
lation ionienne  n'avait  donné  la  première  impulsion  et  fourni 
les  navires  et  les  équipages  ?  Ainsi,  ces  villes  soi-disant  achéen- 
nes avaient,  elles  aussi,  un  caractère  essentiellement  ionien  et 
étaient  très  disposées  à  nouer  des  relations  d'affaires  avec  la 
dynastie  sicyonienne.  Aucune  cité  grecque  du  septième  siècle 
n'égalait  les  Sybarites  en  opulence,  et,  si  le  luxe  des  habits  et 
le  chiffre  des  dépenses  avait  décidé  la  question,  tous  les  pré- 
tendants auraient  dû  se  retirer  lorsque  Smindyride,  filsd'Hip- 
pocrate,  franchit  avec  sa  suite  les  portes  de  Sicyone. 

Après  le  Sybarite  arriva  Damasos,  le  fils  d'Amyris  de  Siris, 
011  son  père  avait  mérité  le  nom  de  Sage.  C'étaient  là  les  deux 
représentants  de  l'Italie  hellénique.  Du  rivage  de  la  mer 
Ionienne  vintl'Épidamnien  Amphimnestos;  del'Étolie,  Males, 
le  frère  de  ce  Titormos  qui  l'emportait  sur  tous  les  Hellènes 
enjforce  corporelle,  mais  qui,  en  proie  k  une  humeur  sombre, 
fuyait  les  villes  comme  étant  des  foyers  de  mollesse  et  de  vo- 
lupté, et  menait  sur  les  frontières  de  l'Etolie  une  vie  de  bar- 
bare conforme  à  ses  goûts. 

Parmi  les  princes  péloponnésiens,  on  vit  arriver  Léocède, 
le  Téménide  d'Argos';  l'Arcadie  envoya  Amiantos  de  Trapé- 
zonte  et  Laphanès,  fils  d'Euphorion,  de  la  ville  de  Pffios^.  Une 
charmante  légende  racontait  qu'un  jour  Castor  et  PoUux 
s'étaient  égarés  et  avaient  trouvé  l'hospitalité  chez  Euphorion 

^)  Voy.  ci-dessus,  p.  1-41. 
-)  Voy.  ci-dessus,  p.  302. 
3)  Pseos,  Pampoiis  (E.  Curtils,  Peloj)onnesos,  I,  380.  398). 


HISTOIRE    DE    SICYONE  319 

sans  se  faire  connaître.  Depuis  lors,  la  maison  d'Euphorioii 
était  comblée  de  prospérités  :  les  Dioscures  étaient  devenus 
ses  dieux  domestiques  et  la  porte  hospitalière  s'ouvrait  en  leur 
nom  à  tout  étranger.  Onomastos,  fils  d'Agaeos,  venu  d'Élide, 
fermait  la  liste  des  Péloponnésions  qui  avaient  assez  d'ambi- 
tion et  de  fortune  pour  prétendre  à  la  main  de  la  princesse.  La 
maison  des  Scopades  à  Crannon  était  représentée  par'  Diacto- 
ridas  ;  la  maison  régnante  des  Molosses  en  Épire,  par  Alcon. 
Il  manquait  encore  à  ce  concours  les  deux  principaux  foyers 
de  la  civilisation  ionienne,  l'Eubée  et  l'Attique.  La  ville  de 
commerce  la  plus  florissante  sur  les  bords  de  l'Euripe  était 
Ere  trie,  d'où  vint  Lysanias  ;  d'Athènes  arrivèrent  deux  hommes 
à  qui  leur  richesse  et  leurs  qualités  personnelles  semblaient 
donner  plus  qu'à  personne  le  droit  de  prétendre  au  succès; 
c'étaient  le  fils  de  Tisandros ,  Hippoclide  \  un  parent  des 
Cypsélides,  etMégaclès,  le  fils  d'Alcméon,  de  Thomme  le  plus 
riche  qui  fût  dans  la  Grèce  européenne. 

Ce  ne  peut  être  un  elfet  du  hasard  qu'il  y  ait  eu  précisément 
douze  villes  rassemblées,  dans  la  personne  de  leurs  représen- 
tants, autour  du  trône  de  Clisthène.  Ce  nombre  doit  d'autant 
moins  surprendre  que  presque  toutes  ces  villes  étaient,  à  n'en 
pas  douter,  dévouées  aux  intérêts  de  la  race  ionienne  engagée, 
depuis  le  temps  de  Phidon,  dans  une  lutte  incessante  contre 
les  Doriens,  et  que  Clisthène,  en  réunissant  autour  de  lui 
les  représentants  de  ces  douze  villes,  avait  certainement  en 
vue  autre  chose  qu'un  festin  de  noces  ,  quoi  qu'en  dise 
le  récit  gracieux  d'Hérodote,  évidemment  emprunté  à  quel- 
que source  poétique.  Le  poète,  lui,  pouvait  se  permettre  de 
placer  au  centre  du  tableau  la  belle  princesse,  et  de  transfor- 
mer toute  la  galerie  en  une  réunion  de  prétendants,  bien  qu'il 
s'y  trouvât  des  gens  âgés,  qui  ne  pouvaient  plus  se  poser  en 
prétendants,  au  moins  pour  leur  propre  compte".  Les  ques- 

*)  Sur  Hippoclide,  voy.  Visgher,  Kimon,  p.  39. 

2)  Les  difficultés  clironologiques  concernant  Léocède  (difficultés  soulevées 
pour  la  première  fois  par  Schneiderwirth,  Argos,  II,  p.  41),  ne  sont  pas,  à 
mon  avis,  de  nature  à  trancher  le  débat  qui  roule  sur  l'époque  à  laquelle  il 
faut  placer  la  vie  de  Phidon.  Schneiderwirth  lit  IVIeltasau  lieu  de  Léocède. — 
Il  y  avait  parmi  les  prétendants,  à  côté  de  fils  de  princes,  comme  Léocède,  des 
personnages  appartenant  à  une  minorité  opposante,  comme  Onomastos. 


320  HISTOIUE    DU    PÉLOPONNÈSE 

tions  d'âge  n'avaient  aucune  importance,  s'il  s'agissait  d'es- 
quisser un  tableau  poétique  représentant  le  tyran  de  Sicyone 
au  milieu  du  vaste  ensemble  de  ses  relations  ,  dans  une 
réunion  où  il  était  question  de  tout  autre  chose  que  d'une 
noce. 

Si  l'on  songe  à  l' effervescence  qui  agitait  alors  tout  le  Pélo- 
ponnèse ,  à  la  nécessité  d'opposer  à  Sparte  un  faisceau  de 
forces  unies,  à  l'état  de  désorganisation  dans  lequel  la  guerre 
sacrée  avait  laissé  l'ancienne  amphictyonie  ,  on  comprend 
qu'uïi  homme  d'un  esprit  aussi  élevé  que  Clisthène  ne  pouvait 
se  proposer  une  plus  belle  tâche  que  celle  de  créer  de  nouvelles 
associations  helléniques.  Ce  n'était  pas  uniquement  pour  satis- 
faire ses  propre's  convoitises  qu'il  avait  pris  le  pouvoir  ;  il  tenait 
d'autant  plus  à  ce  que  ses  plans  ne  fussent  pas  ensevelis  avec 
lui.  L'époux  ou  le  fils  d'Agariste  devait  continuer  son  œuvre. 
Aussi  voulait-il  choisir  dans  un  cercle  d'élite ,  composé  des 
représentants  des  plus  nobles  familles,  un  homme  capable, 
qu'il  aurait  éprouvé  à  la  faveur  d'une  intimité  prolongée,  et 
faire  prendre  aux  autres. des  engagements  favorables  aux  inté- 
rêts de  sa  maison.  Nous  pouvons,  en  effet,  supposer  qu'ils 
s'obligèrent  à  reconnaître  et  à  soutenir  dans  ses  droits  le  ■ 
gendre  et  successeur  dont  il  ferait  choix. 

Durant  le  séjour  que  firent  chez  lui  ses  hôtes,  Clisthène  se 
convainquit  bientôt  de  la  supériorité  des  Athéniens.  Il  sentit 
en  eux  cet  essor  élevé  de  l'intelligence,  qui  seul  sait  tirer  de 
tous  les  trésors  de  la  terre  une  utilité  réelle  ;  il  devina  l'avenir 
réservé  à  leur  patrie  qui  se  préparait  en  silence  à  son  rôle 
futur.  Des  deux  Athéniens,  ce  fut  surtout  Hippoclide  qui,  par 
sa  richesse,  sa  beauté  et  l'adresse  chevaleresque  dont  il  donna 
d'éclatantes  preuves  dans  les  joutes  des  prétendants,  gagna  la 
faveur  du  père.  En  outre,  la  parenté  d'Hippoclide  avec  les 
Cvpsélides  dcCorinthe  lui  donnait,  aux  yeux  de  Chsthène,  une 
valeur  particulière. 

Cependant  le  jour  décisif  approchait.  Les  bœufs  destinés  à 
de  grandioses  hécatombes  s'acheminaient  vers  la  ville  ;  tous 
les  Sicyoniens  furent  invités  au  festin  et  campèrent  autour  du 
palais  :  c'était  la  journée  la  plus  splendide  qu'on  eût  vue  à 
Sicyone.  Hippoclide  ,  sur  de  son  bonheur ,   se  livrait  dans 


HISTOIRE    DE    Sir.YOXE  321 

l'excès  de  sa  joie  à  toute  espèce  de  tours  de  force  et  finit  par 
s'oublier  si  bien,  dans  l'ivresse  de  son  triomphe,  qu'il  amusa  la 
société  par  des  sauts  et  des  danses  inconvenantes.  Alors 
Clisthëne  indigné  s'écria  :  «  Fils  de  Tisandros,  tu  viens  en 
dansant  de  piétiner  sur  ton  mariage  !  »  et  il  donna  à  Mégaclès, 
qui  avait  montré  plus  de  sérieux,  la  main  de  la  belle  Agariste. 
Le  rival  déçu  se  remit  promptement  et  répliqua  :  «  Hippoclide 
n'en  a  souci!  »  Cette  réponse,  passée  depuis  en  proverbe, 
caractérise  à  merveille  l'audace  de  l'Ionien  qui,  en  présence 
d'un  échec,  rit  de  sa  mésaventure  et,  sans  s'inquiéter  davan- 
tage, pose  ses  espérances  sur  un  autre  numéro. 

Clisthëne  avait  réussi  à  faire  entrer  sa  fille  dans  la  famille 
la  plus  considérable  de  cette  cité  dans  laquell(*  il  devinait  la 
future  métropole  de  la  race  ionienne.  Son  attente  parut  bien 
près  d'être  remplie  lorsqu'Agariste  mit  au  monde  un  enfant 
qui  reçut  le  nom  de  son  grand-père.  Mais,  ni  son  gendre  ni  son 
petit-fils  ne  devaient  lui  succéder  sur  le  trône  :  la  fortune  des 
Orthagorides  sombra,  et,  avec  elle,  tous  les  grands  projets 
de  politique  ionienne.  Clisthëne  lui-même  ne  paraît  pas  avoir 
assisté  à  cette  révolution,  puisque  les  noms  imposés  par  lui 
aux  tribus  restèrent  encore  en  usage  nombre  d'années  après  sa 
mort.  Nous  en  sommes  réduits  à  supposer  que  les  Spartiates, 
aussitôt  qu'ils  eurent  la  liberté  de  leurs  mouvements,  c'est-à- 
dire,  après  la  défaite  des  tyrans  de  Pisa  *,  durent  s'empresser 
de  marcher  sur  Sicyone,  où  le  nom  dorien  avait  été  le  plus 
ouvertement  déshonoré  '.  Vers  la  même  époque  eut  lieu  l'ins- 
titution des  jeux  Néméens  (01.  li,  4.  573),  qui  furent  rappor- 
tés à  Héraclès,  patron  des  Doriens,  et  firent  revivre  la  mémoire 
de  ce  même  Adrastos  que  Clisthëne  avait  dépouillé  de  ses 
houneurs.  Parmi  les  prétendants  à  la  présidence  des  jeux 
figurent  les  Cléonéens;  ils  avaient  dû,  par  conséquent,  secouer 

•)  Voy.  ci-dessus,  p.  275. 

-)  On  ne  voit  pas  bien  si  le  tyran  ^schine.  qui,  suivant  Plutarque  [De 
malign.  Herod..  41),  a  été  chassé  de  Sicyone  par  les  Spartiates,  était  un 
parent  ou  le  successeur  de  Clisthène.  Nicolas  de  Damas  accorde  à  Clisthène 
31  ans  de  règne.  Sa  mort,  d'après  Hérodote,  précède  de  60  ans  le  rétablis- 
sement complet  du  régime  aristocratique,  qui  a  dû  avoir  lieu  lorsque  les 
Spartiates  marchèrent  sur  Athènes  en  506  :  par  conséquent,  la  mort  de  Clis- 
thène est  survenue,  au  plus  tard,  en  566. 

2i 


322  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

le  joug  de  Sicyone  i.  Ainsi,  à  cette  époque,  la  puissance  des 
tyrans  de  Sicyone  était  sur  son  déclin  ;  après  avoir  subsisté 
une  centaine  d'années  (de  670  à  870  environ),  le  trône  des 
Orthagorides  s'écroula  avant  que  le  jeune  Clisthène  fût  par- 
venu à  l'âge  d'homme.  Cet  enfant  était  destiné  à  succéder  à 
son  grand-père,  mais  sur  un  autre  terrain. 


§  YIII 


HISTOIRE   DE  CORINTHE. 

Sicyone  était  redevable  de  sa  fortune  à  l'industrie  de  ses 
habitants  et  aux  talents  de  son  aristocratie  ;  sans  quoi,  elle 
serait  restée  une  petite  ville  ignorée.  Il  n'en  était  pas  de  même 
de  Corinthe,  sa  voisine  ;  celle-ci  devait  tout  à  sa  situation.  Un 
isthme  à  portée  de  deux  mers,  au  point  où  se  croisent  les  voies 
de  terre  et  de  mer  de  l'Hellade  entière  ;  une  acropole  escarpée, 
pourvue  de  sources  abondantes,  qui  domine  de  toute  sa  hau- 
teur la  plage  et  le  golfe  ;  c'étaient  là  des  avantages  tellement 
exceptionnels  que  le  développement  régulier  des  relations 
commerciales  devait  créer  là  une  ville  importante. 

Le  tour  particulier  qu'ont  pris  à  Corinthe  les  mœurs  popu- 
laires tient  essentiellement  à  ce  que  cette  cité  grecque  a  subi 
l'influence  d'une  immigration  phénicienne  des  plus  actives. 
Cette  influence  est  attestée  par  le  culte  de  l'Astarté  de  Sidon 
sur  l'Acrocorinthe  ;  elle  se  trahit  dans  l'industrie  de  la  pourpre 
et  des  tapisseries,  installée  là  de  temps  immémorial ,  dans  la 
vivacité  et  les  connaissances  variées  des  habitants,  dans  leur 
infatigable  activité  commerciale  et  leur  souplesse  cosmopo- 
lite, que  reproduit  à  merveille  le  type  de  Sisyphe. 

*)  Relativement  aux  jeux  Néméens,  voy.  Duncker,  IV,  p.  428.  Urlichs, 
Skopas,  p.  223;  sur  leur  rapport  avec  la  chute  des  tyrans,  Hermann,  Staats- 
alterth  ,  §  65,  4.  La  première  Néméade,  dans  le  compte ,des  Argiens,  tombe, 
d'après  Eusèbe,  en  573  (01.  LI,  4). 

*)  L'indépendance  de  Cléonae  vis-à-vis  de  Sicyone  est  démontrée  par  un 
passage  de  Plutarque  {Ser.  num.  vind.,  7).  Soulèvement  simultané  des 
Ornéates  (Pausan.,  X,  18,  5). 


HISTOIRE    DE    CORINTHE  323 

C'est  encore  d'outre-mer  que  viennent  ceux  qui,  au  temps 
des  invasions,  relèventet  fondent  à  nouveaula  ville  de  Sis}^he. 
Alétès  l'Héraclide  arrive  sur  un  navire  ;  au  rivage,  il  reçoit 
une  poignée  de  sable  comme  gage  de  sa  royauté  future  ;  son 
nom  aussi  bien  que  sa  personne  ne  sont  rien  moins  quedoriens. 
Alétès  est  plutôt  un  personnage  de  la  mythologie  phénicienne, 
qui  appartient  à  la  catégorie  des  dieux  célestes  '.  En  outre, 
les  anciens  Sisyphides  restent  fixés  dans  la  ville  pendant  qu'y 
affluent  de  toutes  parts  de  nouveaux  colons,  entre  autres,  Mêlas 
de  Thessalie,  qui  se  donnait  pour  un  descendant  des  Lapithes. 
Plus  tard  vinrent  par  terre  des  bandes  doriennes,  qui  se  pro- 
curèrent de  vive  force  des  terres  et  le  droit  de  cité.  A  côté  des 
tribus  doriennes,  il  y  avait  à  Corinthe  cinq  tribus  non-dorien- 
nes  ;  on  \oit  par  là  quelle  masse  d'éléments  hétérogènes  se 
trouvaient  groupés  autour  du  trône  des  Héraclides  qui,  ap- 
puyé sur  l'armée  dorienne,  les  maintenait  associés  en  corps 
politique  ^ 

Le  cinquième  roi  après  Alétès  fut,  dit-on,  Bacchis,  fils  de 
Pramnis,  qui  fonda  une  nouvelle  branche  dynastique  *.  Son 
origine  se  rattachait  bien  à  la  généalogie  des  anciens  souve- 
rains, mais  il  y  eut  pourtant  comme  une  rénovation,  et  ce  fut 
si  bien  le  commencement  d'une  nouvelle  ère  que  les  descen- 
dants de  ce  prince  s'appelèrent  Bacchides  ou  Bacchiades, 
comme  une  dynastie  distincte.  Ce  sont  les  talents  exceptionnels 
de  cette  maison  qui  ont  réellement  fondé,  au  neuvième  siècle 
avant  J.-C,  la  grandeur  de  Corinthe  et  lui  ont  tracé  son  rôle 
historique. 

Les  Bacchiades  ont  ouvert  la  cité  aux  colons  industrieux 
qui,  en  s'installant  au  point  où  s'entrecroisent  toutes  les  voies 
commerciales  de  la  Grèce,  espéraient  y  faire  fortune  plus 

»)  'AX^TYjç.  Philon  Bybl.,  fragm.  éd.  Bunsen  (Bunsen's  Egijpt.  place  in 
universal  History,  V,  p.  36).  Grote  le  reconnaît  aussi  pour  un  roi  de  mer. 
Cf.  Wagner,  De  Bacchiadis  Corinthiorum,  p.  2. 

ä)  Sur  les  traces  d'une  royauté  double  à  Corinthe,  v.  H.  Gelzer,  De  earum, 
qxise  in  graecor.  civit.  praeter  Spartam  inven.  diarchiarum  vestigiis, 
1868,  p.  42.  Sur  les  huit  tribus,  Apostol.,  Prov.,  xui,  93.  Suidas,  s.  v. 
IlàvTa  ôxTw. 

3)  Vers  900  ans  avant  J.-C.  (Wagner,  p.  24.  Cf.  Monatsber.  der 
Berl.  Akad.,  1873,  p.  286).  Les  généalogies  dans  Pausan.,  II,  4,  2-4. 


324  nisToiut;  i>i    pélopo.n>èsi; 

rapidement  qu'ailleurs.  Ils  protégèrent  et  encouragèrent 
toutes  les  inventions  utiles  :  à  mesure  que  la  population 
s'accroissait,  ils  reconnurent  que  ce  n'était  pas  du  côté  de  la 
terre,  mais  bien  sur  mer  que  Corinthe  devait  chercher  à 
s'agrandir;  qu'elle  n'était  pas  destinée,  comme  cent  autres 
ports,  à  devenir  un  entrepôt  fréquenté  et  à  s'enrichir  dans  le 
commerce  de  transit,  mais  à  régner  sur  les  mers. 

Aussi  est-ce  un  fait  de  la  plus  haute  importance,  à  ce  point 
de  vue,  que  le  contact  établi  entre  Corinthe  et  Chalcis  en 
b]ubée  ',  le  berceau  de  l'industrie  métallurgique  :  c'est  de  là 
(jue  cette  industrie  s'est  propagée  dans  l'isthme  et  qu'elle  s'est 
frayé  un  chemin  par  delà,  à  travers  la  mer,  vers  les  côtes 
métallifères  de  l'Italie.  La  ville  de  Chalcis,  bâtie  sur  la  côte 
d'Etolie,  atteste  l'existence  de  cette  route  commerciale,  sur 
laquelle  Corinthe  n'était  d'abord  qu'une  station  intermé- 
diaire. 

Sous  les  Bacchiades,  les  Corinthiens  se  mirent  à  faire  du 
commerce  pour  leur  propre  compte.  Ils  prirent  en  main  la 
direction  du  mouvement  commercial  et  installèrent  sur  l'isthme 
une  route  (odXv.oç)  par  laquelle  les  vaisseaux,  à  l'aide  de 
rouleaux,  passaient  d'un  golfe  dans  l'autre  ^  Ces  entreprises 
provoquèrent  des  inventions  techniques  de  toute  espèce  ^;  les 
Corinthiens  commencèrent  à  construire,  pour  le  compte  d'au- 
trui,  des  navires  fabriqués  de  façon  à  pouvoir  faire  le  trajet  de  . 
l'isthme,  et  le  transport  lui-même  assurait  au  Trésor  public  des 
revenus  considérables  qui  permirent  à  la  ville  de  se  donner 
une  marine.  Ils  transformèrent  peu  à  peu  le  golfe,  qui  avait 
porté  jusqu'alors  le  nom  de  Crisa,  en  «  golfe  de  Corinthe  »  et 
en  protégèrent  l'entrée  par  la  place  forte  de  Molycria,  qu'ils 
élevèrent  sur  l'Antirrhion,  entre  Naupacte  et  Chalcis.  Ils 
poussèrent  plus  loin,  en  longeant  la  côte,  et  occupèrent  les 
points  les  plus  importants  aux  environs  de  l'Achéloos  dont  le 
large  bassin ,  fertile  en  céréales  et  en  bois ,  leur  fournissait 
tout  ce  que  leur  refusait  le  sol  ingrat  et  exigu  de  leur  patrie. 
Ils  s'acclimatèrent  si  bien  sur  les  bords  de  l'Achéloos  qu'ils 

')  Do.NDORFF,  Be  rebus  Chalcid.,  p.  22. 
-)  E.  CuRTius,  Peloponnesos,  II,  p.  545. 
3)  PiND.,  Olymp.  XIII,  17  sqq. 


HISTOIRE    DE    CORINTHE  'i2o 

firent  entrer  le  dieu  du  fleuve  dans  leurs  légendes  nationales 
comme  père  de  Pirène  *. 

Une  nouvelle  carrière  s'ouvrit  devant  eux  lorsque  leurs 
vaisseaux,  au  sortir  du  golfe,  commencèrent  leurs  excursions 
au  nord  dans  la  mer  Ionienne.  Là,  ils  se  trouvèrent  en  contact 
avec  des  peuples  qui  étaient  restés  en  dehors  de  la  civilisation 
hellénique  et  ne  reconnaissaient  d'autre  loi  que  la  force.  Là, 
il  fallait  une  force  armée  pour  protéger  les  voies  de  communi- 
cation. C'est  pour  cela  que  les  Corinthiens  ont  perfectionne 
et  même  inventé,  en  grande  partie,  les  procédés  plus  parfaits 
du  nouvel  art  nautique  ;  ils  ont  creusé  dans  les  grèves  noyées 
du  Léchœon  et  entouré  de  jetées  le  premier  port  artificiel, 
champ  d'expériences  où  se  succédèrent  les  essais  de  leur 
génie  inventif,  jusqu'à  ce  que  la  fragile  barque  d'autrefois  fût 
devenue  la  trirème  grecque,  le  haut  navire  pourvu  de  trois 
rangs  de  rames  sur  chaque  flanc,  solidement  charpenté  poui' 
résister  en  pleine  mer,  et  en  même  temps,  grâce  à  sa  vélocité, 
parfaitement  approprié  à  l'attaque  ainsi  qu'à  la  défense  des 
lourds  bateaux  marchands. 

Ce  fut  là  le  temps  héroïque  de  Corinthe.  Chaque  année,  au 
lever  des  Pléiades,  ses  trirèmes  partaient  pour  la  mer  d'Occi- 
dent, conduisant  leurs  jeunes  et  vigoureux  équipages  à  de 
nouveaux  exploits  et  au-devant  d'une  nouvelle  renommée. 
Corinthe  avait  trouvé  sa  voie,  et  les  Bacchiades  faisaient  tout 
pour  hâter  son  essor.  Ils  étaient  personnellement  à  la  tête  de 
leur  génération  et  possédaient  même,  grâce  à  leurs  nom- 
breuses relations  avec  l'étranger,  des  connaissances  générales 
assez  étendues.  Us  encouragèrent  l'industrie  indigène,  pour 
transformer  chaque  jour  davantage  le  commerce  maritime  en 
instrument  de  bien-être  et  de  prospérité  pour  tous.  La  roue 
de  potier  fut  inventée  à  Corinthe  :  l'art  plastique  appliqué  aux 
vases  d'argile,  la  décoration  au  pinceau,  se  trouvaient  à  leur 
véritable  place  dans  la  patrie  d'Eucheir  et  d'Eugrammos  ^  La 
céramique  enfanta,  ici  comme  ailleurs,  l'art  de  couler  les 
métaux;  il  n'y  avait  point  de  bronze  plus  renommé  que  celui 


')  E.  CuRTics,  Peloponnesos,  II,  p.  519. 

S)  E"j-/.£ip  =  main  habile,  et  EuypaiAjAo;  =  bon  dessinateur 


326  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

qui  avait  refroidi  dans  les  eaux  vives  de  Pirène.  L'art  de  tisser 
et  de  teindre  des  étoffes  de  laine  fine  avait  déjà  été  importé  de 
Phénicie  avec  le  culte  d'Aphrodite  *;  de  même,  la  préparation 
d'essences  parfumées.  Il  s'établit  des  manufactures  où  se 
fabriquaient  les  objets  les  plus  indispensables  aux  besoins 
vulgaires  de  l'existence  comme  aux  exigences  de  la  vie  civi- 
lisée. Ainsi  ce  pays,  assez  pau\Te  par  lui-même,  devint  le 
premier  marché  industriel  de  la  Grèce  et  put  créer  un  com- 
merce d'exportation  très  actif,  notamment  vers  les  rivages 
lointains  du  nord  et  de  l'occident,  qui  apprirent  à  connaître  le 
luxe  hellénique  par  les  vaisseaux  de  Corinthe  et  reçurent  en 
même  temps  par  eux  les  objets  propres  à  satisfaire  ces  goûts 
nouveaux  ^  Grâce  à  cette  combinaison  de  l'industrie  et  du 
commerce,  la  masse  des  petites  gens  trouva  de  l'occupation  et 
du  pain,  pendant  que  les  Bacchiades  dirigeaient  les  entreprises 
et  tenaient  dans  leurs  mains  le  grand  commerce. 

En  toutes  choses,  Corinthe  se  montrait  la  patrie  de  l'ingé- 
nieux Sisyphe.  Bien  que  pauvre  en  pierres  de  construction, 
elle  n'en  a  pas  moins  donné,  la  première,  des  règles  fixes  à 
l'architecture  des  temples  :  entre  autres  choses,  le  toit  du 
temple,  qui,  avec  ses  deux  plans  inclinés  à  droite  et  à  gauche, 
couvrait  la  maison  du  dieu  comme  un  aigle  avec  ses  ailes 
éployées,  passait  incontestablement  pour  une  invention  des 
Corinthiens.  L'élève  des  chevaux  florissait  aussi  à  Corinthe, 
la  patrie  de  Bellérophon.  Tous  les  cultes,  divins  et  héroïques, 
avec  les  branches  de  la  civilisation  hellénique  qui  s'y  ratta- 
chent, se  trouvent  ici  réunis  :  à  côté  des  œkistes  doriens,  la 
déesse  de  Syrie,  le  phénicien  Mélikerte,  l'ionien  Poseidon. 
Le  culte  d'Athêna  «  guide-coursiers  »  y  était  en  honneur, 
ainsi  que  celui  de  Dionysos.  C'est  ici,  dans  les  fêtes  joyeuses 
de  Dionysos,  que  naquit  le  chant  choral  du  dithyrambe.  Les 
Bacchiades  rendaient  personnellement  hommage  aux  arts  des 
Muses.  Eumélos  ^  célébra  dans  des  chants  épiques  la  fonda- 

1)  Voy.  ci-dessus,  p.  63. 

2)  Cf.  Barth,  De  mercatura  Corinthiorum,  p.  46. 

3)  Sur  Eumélos  considéré  comme  source  pour  l'histoire  de  Corinthe.  voy. 
WiLiscH,  Zittauer  Osterprogramm,  1875.  Cf.  mes  études  sur  l'histoire  de 
Corinthe  dans  Hermes.  X,  p.  215. 


HISTOIRE   DE   CORINTHE  327 

tion  de  la  magnifique  cité  maritime,  et  ses  compositions 
restèrent  pour  attester  l'essor  intellectuel  qui  accompagna 
alors  la  prospérité  matérielle.  C'est  aux  débris  de  ces  chants 
que  nous  devons  d'être mieuxrenseignés  sur  l'état  de  Corinthe, 
au  huitième  siècle,  que  nous  ne  le  sommes  sur  n'importe 
quelle  cité  grecque  à  la  même  époque. 

Nous  trouvons  Corinthe  en  rapport  avec  les  points  les  plus 
différents  du  monde  alors  connu.  Les  figures  héroïques 
d'Iolcos  sont  familières  à  ses  habitants  et  suivent  ses  colons 
dans  la  mer  d'Occident.  LesMesséniens  se  trouvent  introduits, 
par  un  hymne  processionnel  (TrpoçôSwv)  d'Eumélos,  dans 
l'association  rehgieuse  groupée  autour  d'Apollon  Délien  :  il 
n'est  pas  jusqu'aux  plages  septentrionales  de  la  mer  Noire  qui 
ne  jouent  dans  ses  poésies  un  rôle  considérable.  On  devine 
que  des  Corinthiens  ont  dû  prendre  part  aux  expéditions  qui, 
depuis  800  avant  notre  ère,  partaient  de  Milet  pour  aller  à  la 
découverte  dans  la  mer  Noire  et  qui  excitaient  à  un  haut 
degré  l'imagination  populaire.  Une  quantité  de  noms  nouveaux 
entrèrent  alors  dans  la  circulation  :  Sinope,  le  Phase,  la 
Colchide,  et  surtout  le  Borysthène  que  l'on  proclamait,  à  cause 
de  l'abondance  de  ses  eaux,  le  roi  des  fleuves.  Les  poètes 
corinthiens,  brouillant  la  perspective  et  mêlant  ce  qu'ils 
avaient  sous  les  yeux  avec  les  échos  qui  leur  arrivaient  des 
régions  lointaines,  firent  de  ces  éléments  disparates  un  grand 
tableau  d'ensemble.  Sinope  devint  la  fille  de  l'Asopos  qui 
coule  près  de  Corinthe  ;  des  trois  Muses  qu'invoque  Eumélos, 
l'une,  «Achéloïs»,  rappelle  les  colonies  fondées  en  Étolie; 
«  Céphisis  »  est  une  allusion  à  la  Béotie,  un  pays  ami  et  voisin» 
et  la  troisième,  «  Borysthénis  » ,  reporte  la  pensée  vers  les 
affluents  du  Pont-Euxin,  dont  on  avait  alors  connaissance  par 
les  expéditions  des  Milésiens.  A  Milet  aussi,  il  y  avait  une 
branche  de  la  famille  des  Bacchiades,  et  les  Bacchiades  ont 
bien  pu  prendre  l'initiative  de  ces  relations  entre  les  deux 
cités. 

Les  légendes  et  les  compositions  poétiques  servaient  à 
inspirer  aux  jeunes  générations  le  goût  des  exploits  chevale- 
resques. Les  Bacchiades  se  mettaient  eux-mêmes  à  la  tête  de 
la  flotte,  comme  les  Nobili  de  Venise,  et  cherchaient  à  satis- 


328  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

faire  dans  les  pays  d'outre-mer  une  ambition  qui  était  trop  ù 
l'étroit  sur  le  sol  resserré  de  leur  patrie. 

Déjà,  les  rois  de  Corinthe  avaient  favorisé  ces  entreprises, 
pour  occuper  au  dehors  les  membres  des  riches  familles  qui 
assiégeaient  le  trône  de  leurs  prétentions  et  de  leurs  convoi- 
tises. 

C'est  vers  le  milieu  du  huitième  siècle  qu'éclatèrent  les 
luttes  qui  firent  brèche  à  la  constitution.  Télestès,  le  cinquième 
successeur  de  Bacchis,  est  donné  comme  le  dernier  roi  de  Co- 
rinthe', Les  familles  du  sang  royal  ne  voulurent  pas  laisser 
plus  longtemps  le  sceptre  à  une  seule  branche.  Les  deux  cents 
familles  qui  descendaient  de  Bacchis  s'emparèrent  de  la  direc- 
tion de  l'Etat,  qui  devint  leur  propriété  indivise,  et  installèrent 
un  gouvernement  oligarchique  réglé  de  telle  sorte  que,  chaque 
année,  un  d'entre  eux  exerçait,  dans  toute  sa  plénitude,  le 
pouvoir  royals.  Celui-là  s'appelait  \e  pri/taîie  ;  mah^  tous  les 
membres  du  conseil  de  famille  portaient  ensemble  le  titre  de 
rois. 

Alais  les  esprits  continuèrent  à  fermenter.  Certains  membres 
des  familles  privilégiées  blessèrent,  parleur  arrogance,  le  sen- 
timent de  la  légalité  déjà  développé  dans  la  conscience 
publique,  et  une  sage  politique  utilisa  les  entreprises  de  la 
colonisation  pour  consolider  la  dynastie  par  l'éloignement  des 
oligarques  impopulaires,  pour  accroître  du  même  coup  la 
puissance  de  la  cité  et  ouvrir  aux  Bacchiades,  dans  des  régions 
lointaines,  une  carrière  nouvelle  oii  ils  pussent  déployer  avec 
honneur  leurs  talents.  C'est  ainsi  qu'Archias,  après  le  crime 
qu'il  avait  commis  sur  Actéon,  dont  il  avait  causé  la  mort  par 


*)  Periandre,  au  rapport  de  Diogène  Laërce  (I.  7,  2),  est  mort  en  585  (01. 
XLVIII,  4),  après  que  la  domination  des  Cypsélides  eut  duré  73  1/2  ans 
(Aristot..  Polit.,  p.  230,  3),  chiffre  erroné,  dans  lequel  il  y  a  ou  une  erreur 
d'addition  ou  des  éléments  inexacts.  (Cf.  Roeper,  Piniol.,  XX,  p.  722,  et 
Bohren,  De  septem  sapientibus.  18(37,  p.  46).  Selou  Georges  Syncelle 
(p.  387  éd.  Bonn),  Diodore  plaçait  la  tyrannie  de  Cypsélos  447  ans  après  le 
retour  des  Héraelides.  par  conséquent,  en  657.  Eusèbe  et  S.  Jérôme  sont 
d'accord  avec  lui  (01.  XXX,  4  =  657).  Or,  comme  le  système  des  pryta- 
nies  dura  90  ans,  la  royauté  a  dû  être  abolie  en  747. 

^)  Prytanes après  Télestès.  BaiTt)-£Ùi;  ôè  o-jSe'ic  exi  lyévsTo,  Tipytâvït;  3ç  îx  Dax" 
■^lotov  îvtxJTÔv  ap-/ovT£:  (Pais..  Il,  4,  4). 


HISTOIRE    rtE    CORINTHE 


329 


ses  embûches,  partit,  dit-on,  pour  la  Sicile  sur  Tordre  de 
l'oracle  * . 

La  station  moyenne  des  Corinthiens  était  Corcyre,  où  con- 
vergeaient toutes  les  voies  qui  sillonnaient  la  mer  Ionienne-. 
Là,  les  Corinthiens  découvrirent,  pour  leur  commerce,  une 
foule  de  débouchés  nouveaux.  Celte  fois  encore,  ils  se  rencon- 
trèrent avec  les  marins  de  l'Eubée,  appartenant  à  deux  villes 
rivales,  Chalcis  et  Ërétrie.  AUiés  aux  Chalcidiens,  ils  expul- 
sèrent les  Erétriens  de  Corcyre  et  de  là  s'ouvrirent  de  nouvelles 
routes  dans  différentes  directions  ;  au  nord,  vers  les  ports  de 
rillyrie,  à  l'ouest,  vers  l'Italie  et  la  Sicile. 

Cette  île  avait  été  mise  en  communication  avec  les  îles 
ioniennes  par  des  marins  ioniens,  entre  autres  par  les  Chalci- 
diens qui,  obéissant  aux  injonctions  de  la  Pythie,  avaient 
fondé  le  premier  autel  d'Apollon  sur  la  côte  orientale  de  l'île. 
Les  Corinthiens  se  joignirent  à  ces  explorations  :  ils  proté- 
gèrent avec  leurs  trirèmes  le  courant  de  colonisation  qui,  du 
golfe  de  Crisa,  s'avançait  vers  l'occident  ;  puis,  ils  allèrent  de 
l'avant  pour  leur  propre  compte.  La  plus  importante  de  leurs 
entreprises  fut  menée  par  Archias,  le  meurtrier  banni  pour  son 
crime,  et  par  Chersicrate.  Chersicrate  resta  à  Corcyre;  Archias 
poussa  plus  loin  en  suivant  les  traces  des  Chalcidiens  et  posa. 
en  734  (01.  xi,  3),  dans  l'île  d'Ortygie,  au  milieu  du  plus  beau 
port  de  la  Sicile,  la  première  pierre  de  Syracuse^. 

Corinthe  se  trouvait  au  centre  d'un  ensemble  de  relations 

')  Plut.,  Narr,  amat.,  p.  772.  Schol.  Apoll.  Rhod  ,  IV,  1212  (Weis- 
SENBORN,  Hellen.,  p.  43.  Unger,  PhiloL,  XXVIII.  p.  -415)  Plutarque  et 
Diodore  rattachent  cette  histoire  à  l'arrivée  des  Bacchiades  à  Cofinthe  ;  le 
scoliaste  d'Apollonius,  à  leur  expulsion.  Toutefois,  ces  traditions  sont  trop 
fragmentaires  et  trop  en  désaccord  pour  que  l'on  puisse  en  tirer  des  conclu- 
sions relativement  à  l'époque  de  Phidon  dont  Abron,  grand-père  d'Actéon. 
aurait  été  le  contemporain.  On  ne  saurait  même  démontrer  l'identité  du 
Phidon  d'Argos,  mentionné  dans  ce  récit,  avec  le  célèbre  tyran. 

-)  Plut.,  Quœst.  Grxc,  11. 

^)  La  date  de  734  est  donnée  par  Eusèbe.  Cf.  Thucyd.,  VI,  3.  Fischer, 
Zeittafeln,^.  71.  Les  marbres  de  Faros  donnent  757.  01.  V,  4  (Boeckh, 
C.  Inscr.  gr.,  II,  p.  335).  Il  n'est  pas  sûr  qu'Eumélos  ait  personnellement 
pris  part  à  l'expédition,  car  Clément  d'Alexandrie  [Strom..  I.  p.  140  Sylb.) 
dit  seulement  qu'il  était  contemporain  d'Archias  (£Tic6?ê),rjX£vat  'Apy_ta  -rm 
iltx£>vîav  x-ciffavTt  :  Eumeli  xtateiu  in  Archiv  tempora  incidisse) ,  Cf.  Mark- 
SCHEFFEL,  Hesiodi  fragmenta,  II,  218. 


330  HISTOIRE    DU   PÉLOPONNÈSE 

très  étendues,  et,  à  cause  de  sa  flotte  de  guerre,  elle  était 
appelée  à  exercer,  dans  les  luttes  commerciales  qui  éclatèrent 
durant  cette  époque  agitée,  une  intervention  décisive.  Ainsi, 
il  est  impossible  qu'elle  soit  restée  étrangère  à  la  grande 
guerre  maritime  qu'alluma  la  rivalité  de  Chalcis  et  d'Ere  trie. 
Le  choix  qu'elle  fit  entre  les  deux  partis  n'est  pas  non  plus 
douteux.  Si  donc  (vers  01.  xix.  704  av.  J.-C.)  les  Corinthiens, 
qui  faisaient  de  la  construction  de  leurs  trirèmes  un  secret 
sévèrement  gardé,  envoyèrent  leur  ingénieur  nautique  Ami- 
noclès  àSamos  ',  où  il  construisit  pour  les  Samiens,  les  alliés 
de  Chalcis  ,  quatre  navires  de  guerre ,  ce  fait  se  rapporte 
vraisemblablement  à  la  guerre  de  Lélante  -  et  atteste  la  part 
que  prit  Corinthe  aux  grands  événements  où  se  débattaient 
les  intérêts  du  commerce  grec. 

La  construction  des  trirèmes  était,  à  Corinthe,  la  partie  la 
plus  importante  de  l'industrie  mise  au  service  de  l'Etat,  et,  si 
le  premier  spécialiste  qui  s'y  soit  adonné  était,  comme  l'in- 
dique le  nom  d'Aminoclès,  un  patricien,  nous  retrouvons  là  le 
caractère  particulier  de  l'aristocratie  corinthienne,  laquelle  ne 
dédaignait  pas  d'étudier,  jusque  dans  le  détail,  les  procédés  du 
commerce  et  de  l'industrie  ^ 

En  fait  de  combinaisons  financières,  les  Corinthiens  étaient 
aussi  bien  plus  experts  que  leurs  contemporains.  Comme  les 
Chalcidiens,  ils  se  sont  approprié  le  système  monétaire  de 
Babylone,  peut-être  à  l'instar  des  Samiens  qui  étaient  leurs 
alliés  dans  la  guerre  de  Lélante.  Ils  ont  frappé  en  argent  l'équi- 
valent de  l'or  de  l'Asie  et  du  cuivre  italien  \  jouant  partout  le 
rôle  d'intermédiaires  que  leur  assignait  leur  situation  même. 
Ce  goût  des  transactions,  des  moyens  termes,  ils  l'ont  appli- 
que également  à  leur  politique  intérieure,  de  manière  à  réunir 
en  un  même  corps  les  Doriens  et  les  non-Doriens.  Leur  gou- 
vernement se  guidait  aussi  d'après  des  principes  analogues. 

')  Thucydide  (I,  13)  rapporte  qu'Aminoclès  construisit  des  trirèmes  pour 
les  Samiens,  300  ans  avant  la  fin  de  la  guerre  du  Péloponnèse.  Sur  la  part 
prise  par  Corinthe  à  la  guerre  de  Lélante,  voy.  Vischer  {Gœtt.  Gel.  Anz., 
1864,  p.  1378). 

2)  Voy.  ci-dessus,  p.  295. 

^)  rjxtaxa  ôvovrai  to-jî  ytiçioiix'^ovi;  (HeroD.,  II,  167), 

*)  Sur  l'étalon  d'or  à  Corinthe,  voy.  Hermes,  X,  226.  Barth,  op.  cit.,  p.  46. 


HISTOIRE   DE   CORINTHE  331 

Les  Bacchiades  cherchèrent  à  s'acquitter  d'une  double 
tâche  ;  c'est-à-dire  à  favoriser,  d'une  part,  le  libre  développe- 
ment des  forces  populaires,  indispensable  à  la  prospérité  d'une 
ville  de  commerce,  et,  d'autre  part,  à  maintenir  Tordre  et  la 
discipline,  à  réfréner  la  versatilité  inconsistante  d'une  popu- 
lation ionienne  habituée  à  la  vie  de  la  place  publique  et  des 
ports.  Ils  utilisèrent,  à  ce  point  de  vue,  l'alliance  de  Sparte, 
dont  ils  prirent  le  parti  dans  les  guerres  de  Messénie,  et  aussi 
l'élément  militaire  de  race  dorienne  qui,  ici  comme  dans  les 
villes  de  Crète,  servait  d'appui  à  l'oligarchie  de  caste.  La  diffi- 
culté de  la  tâche  qui  incombait  aux  gouvernants  de  Corinthe 
leur  donna  l'occasion  et  l'habitude  de  réfléchir  sur  les  questions 
de  politique  intérieure.  C'est  précisément  un  Corinthien,  Phi- 
don,  qui  passe  pour  un  des  fondateurs  de  la  science  politique 
en  Grèce*.  Il  s'aperçut  que  la  grande  propriété  foncière,  minée 
par  le  morcellement,  perdait  chaque  jour  de  son  importance, 
tandis  que  la  masse  des  gens  du  peuple,  qui  vivaient  du  travail 
de  leurs  mains,  s'accroissait  démesurément,  de  sorte  qu'il 
devenait  de  jour  en  jour  plus  difficile  de  gouverner  la  multi- 
tude. La  force  des  choses  avait  déjà  modifié  l'organisation 
sociale  au  point  que  les  artisans  se  trouvaient  à  Corinthe  dans 
une  situation  plus  favorable  que  dans  tout  autre  Etat  dorien; 
ils  pouvaient  acquérir  des  biens-fonds  sur  le  territoire  de  la 
cité,  et  il  était  à  craindre  que,  peu  à  peu,  ils  ne  se  missent  en 
possession  des  meilleures  terres  qu'ils  achetaient  aux  membres 
appauvris  des  anciennes  familles.  Aussi  les  lois  de  Phidon 
cherchèrent-elles  à  consolider  la  grande  propriété  foncière,  à 
restreindre  le  flot  de  l'immigration  et,  par  là,  à  fortifier  l'in- 
fluence des  citoyens  de  vieille  souche  sur  la  communauté. 

Le  maniement  de  ces  questions  délicates  fit  éclater  des 
antagonismes  plus  ou  moins  violents,  et  il  se  forma  des  partis 
au  sein  même  du  gouvernement.  Ce  fut  à  la  suite  de  semblables 
querelles  que  le  Bacchiade  Philolaos  émigra  à  Thèbes,  où  l'on 
utilisa  son  expérience  pour  réformer  les  coutumes  locales.  On 
lui  attribuait  une  loi  sur  l'adoption  qui  semble  n'avoir  eu 


*)  vojxoôIty^ç  Tôjv  âp^atoTaxtov   (Aristot.,  Polit.,   p.  35,  5).  Weissenborn, 
Hellenika,  p.  39  sqq. 


332  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

d'cautre  but  que  d'obtenir,  par  une  surveillance  intelligente  do 
l'Etat,  la  perpétuité  des  familles  et  la  conservation  de  leur 
avoir,  maintenu  autant  que  possible  à  sa  valeur  moyenne'.  Ce 
sont  là  des  préoccupations  qui  rappellent  les  lois  de  Lycurgue; 
et  la  preuve  que  ces  règlements  ne  furent  pas  inefficaces,  c'est 
que,  même  dans  les  colonies,  comme,  par  exemple,  à  Leucade^, 
l'ancienne  propriété  foncière  se  conserva  fort  longtemps. 

Tandis  que,  dans  les  autres  Etats  du  Péloponnèse,  l'aristo- 
cratie s'appauvrissait,  on  trouvait  moyen,  à  Corinthe,  de  main- 
tenir associées  la  noblesse  de  naissance,  la  propriété  foncière 
et  la  richesse  mobilière.  Les  colonies  aussi,  à  l'exemple  de  la 
métropole,  étaient  exploitées  par  un  groupe  fermé  de  capita- 
listes. L'exemple  le  plus  instructif  en  ce  genre  est  celui  d'Epi- 
damne.  La  bourgeoisie  installée  là  agissait  comme  une 
société  commerciale,  travaillant  avec  un  capital  commun  pour 
le  compte  de  l'association.  Les  intéressés  élisaient  tous  les  ans, 
parmi  les  plus  considérés  d'entre  eux,  un  commissaire,  le 
Polète^^  qui  voyageait  avec  son  personnel  d'hommes  libres  et 
d'esclaves  dans  les  régions  de  l'intérieur,  et  pourvoyait  le 
marché  où  l'on  échangeait  les  articles  fabriqués  en  Grèce  contre 
les  produits  naturels  de  l'IUyrie.  La  colonie  tout  entière  était 
comme  une  société  en  commandite,  constituée  par  des  capita- 
listes à  privilège  héréditaire  qui  tenaient  dans  leurs  mains  le 
monopole  du  grand  commerce. 

C'était  là  l'ancienne  politique  financière  et  commerciale  de 
Corinthe,  le  système  dont  les  Bacchiades  avaient  fourni  le 
modèle  et  tracé  les  grandes  lignes. 

Pourtant,  ces  Bacchiades  qui,  même  à  l'étranger,  faisaient 
autorité  en  matière  de  législation,  se  trouvèrent,  à  la  longue, 
hors  d'état  de  garantir  la  constitution  contre  les  coups  de 
force.  Le  nombre  des  Bacchiades  de  sang  pur  diminuait  de 
plus  en  plus,  et,  moins  ils  étaient  nombreux,  plus  ils  veillaient 

•)  (•l'iXo/cico'j)  vrj|jioi  Oetoxoi,  oTtw;  6  àpiOjjLoc  crtuî^Tjxat  twv  x).-/ifwv  (AriSTOï., 
Polit.,  p.  57,  25).  On  trouve  les  mémos  principes  chez  Hésiode  {0pp.,  376 
sqq.)  et  dans  l'inscription  gravée  sur  le  bronze  de  Naupacte  (ÛEkonomidks, 
1869.  ViscHER,  Rhcm.  Mus.,  1871,  p.  38  sqq.). 

*)  Arist.,  Polit.,  p.  37,  30. 

3)  Plutarch.,  Quœst.  gr.,  29.  Cf.  Yischer,  Kleine  Schriften,  T,  600.  K, 
CüRTius,  Hermes,  X,  p.  219,  234. 


iiisTdiuK  ju-:  œui.NTHK  333 

d'un  œil  jaloux  sur  leurs  privilèges,  plus  ils  considéraient  l'Etat 
tout  entier  comme  leur  domaine,  plus  leur  pouvoir  paraissait 
au  peuple  injuste  et  intolérable.  Leur  orgueil  devint  de  plus  en 
plus  blessant;  leur  mollesse  voluptueuse  les  rendit  mépri- 
sables, et  enfin,  des  revers  au  dehors,  notamment  une  guerre 
malheureuse  contre  Corcyre  ' ,  contribuèrent  à  faire  éclater  l'ir- 
ritation qui  grondait  sourdement  contre  les  oligarques. 

La  révolution  fut  favorisée  par  une  scission  entre  des 
familles  de  la  noblesse  corinthienne  -.  Les  Baccliiades,  en 
effet,  ne  se  mariaient  qu'entre  eux,  pour  ne  point  laisser  d'é- 
tranger se  glisser  dans  le  cercle  étroit  des  familles  qui  déte- 
naient le  gouvernement.  De  cette  fac^'on,  d'autres  maisons, 
dont  la  généalogie  remontait  également  aux  fondateurs  de  la 
cité,  se  trouvaient  privées  de  tout  droit  et  exclues  de  toute 
communauté  avec  la  noblesse  régnante.  Au  nombre  de  ces 
familles,  qui  s'étaient  retirées  en  murmurant  dans  leur  isole- 
ment, figuraient  aussi  les  descendants  de  Mêlas  \  Us  avaient 
établi  leur  résidence  en  dehors  de  la  ville,  dans  le  bourg  de 
Pétra,  et  semblaient  étrangers  à  toute  arrière-pensée  d'ambi- 
tion. 

*)  Guerre  incessante  entre  Corinthe  et  Corcyre  depuis  l'époque  de  la  fonda- 
tion de  Corcyre  (Herod.,  III,  49).  Corcyre  indépendante.  Bataille  navale 
(Thuc,  I,  13).  Corcyre  retombe  sous  le  joug  à  partir  de  Periandre  (Muel- 
LER,  Corcyr.,  p.  lo). 

-)  En  fait  de  documents  pour  l'histoire  des  Cypsélides  nous  possédons  : 
1°  Hérodote  (V,  92;  III,  48);  2°  les  fragments  de  Nicolas  de  Damas  {Fr. 
Hist.  grase,  III.  fr.  58  sqq.);  3°  ArisLote  {Polit.,  p.  224)  et  Héraclide  de 
Pont;  4°  Pausanias,  Strabon  et  Diogène  Laërce  dans  la  vie  de  Périaudre. 
Hérodote  ei  Nicolas  de  Damas  donnent  seuls  des  détails.  Le  récit  d'Hérodote 
a  évidemment  une  couleur  poétique  :  Nicolas  de  Damas  est  plus  sobre,  mais 
il  accorde  aussi  de  l'importance  aux  oracles  ;  il  explique  l'élévation  de 
Cypsélos  par  la  charge  de  polémarque  qui  lui  aurait  été  confiée.  Ce  serait 
alors  une  rjpavVt?  èx  tijjlwv,  contrairement  à  l'opinion  d'Arislote.  Cf.  Scur- 
DRiNG,  De  Cypselo  tyranno,  p.  64.  J'ai  peine  à  l'.roire  que  Nicolas,  pris  pour 
guide  par  Duncker  et  Schoemann  [Gr.  Alt.,  I'',  p.  164),  tout  en  suivant 
Kphore,  ait  eu  à  sa  disposition  des  sources  plus  abondantes  et  plus  sûres,  et 
qu'il  faille  cesser  de  considérer  Hérodote  comme  la  source  principale  de 
l'histoire,  comme  le  voudrait  Steinmetz,  qui  cherche  à  établir  cette  thèse 
dans  son  programme  :  Herodot  und  Nie.  von  Z^ama^c, Lüneburg,  1861. 
On  reconnaît  chez  Nicolas  une  narration  qui  s'éloigne  de  la  manière  poétique 
et  qui  cherche  à  combler,  par  des  inductions  pragmatiques,  les  lacunes  de 
quelque  tradition  ditférente. 

^)  Voy.  ci-dessus,  p.  323. 


334  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

Aussi  ne  vit-on  aucun  inconvénient  à  honorer  un  membre 
de  celte  famille,  nommée  Éétion,  d'une  alliance  avec  les  Bac- 
chiades.  Mais  cette  alliance  fut  plutôt,  en  réalité,  une  insulte. 
Car,  le  Bacchiade  Amphiou  ayant  une  fille  qui  ne  pouvait  pré- 
tendre, à  cause  de  sa  difformité,  à  un  mariage  digne  de  sa 
naissance,  le  père  la  donna  à  Eétion  qui  l'emmena  à  Pétra. 
De  cette  union  naquit  un  fils  auquel  l'oracle  promit  de  hautes 
destinées.  Les  oligarques  effrayés  cherchèrent  à  le  faire  périr; 
mais  Labda,  la  fille  des  Bacchiades,  protégea  son  enfant 
contre  les  embûches  de  ses  proches ,  et  Cypsélos  —  c'est  le 
nom  que  l'on  donna  à  l'enfant,  à  cause  du  coffre  dans  lequel 
l'avait  caché  l'amour  maternel — C;y'psélos  grandit  loin  de  tous 
les  regards.  En  réalité ,  c'est  le  nom  qui  a  donné  lieu  à  la 
légende. 

Les  prytanes  annuels  de  la  maison  des  Bacchiades  s'étaient 
transmis  leur  dignité  quatre-vingt-dix  fois,  lorsque  Cypsélos 
renversa  cet  ordre  de  choses.  Appuyé  sur  la  faveur  du  peuple, 
il  se  rendit  maître  absolu  de  la  ville  et  de  son  territoire^  de  son 
armée  et  de  sa  flotte,  et  sut  se  maintenir  trente  ans  durant  * 
à  ce  faîte  de  la  grandeur,  au  milieu  d'une  cité  maritime  de 
tempérament  remuant. 

En  qualité  de  parent  des  Bacchiades,  il  était  au  courant  de 
la  politique  suivie  jusque-là  et  s'en  appropria  ce  qui  lui  parut 
bon  à  garder.  Aussi  sa  tyrannie  ne  prit-elle  pas  vis-à-vis  du 
passé  une  attitude  aussi  hostile  que  celle  de  Sicyone,  et,  s'il  est 
vrai,  comme  on  le  rapporte,  qu'il  n'eut  pas  besoin  d'une  garde 
personnelle  pour  rester  jusqu'à  sa  mort  maître  de  Corinthe, 
il  est  probable  qu'il  sut  gagner  à  sa  cause  même  le  clan  mili- 
taire dorien.  La  dureté  que  ses  adversaires  lui  reprochaient 
ne  peut  pas  avoir  été  une  affaire  de  caprice.  Ses  sentences  de 
bannissement  frappèrent  les  chefs  de  l'oligarchie,  et,  s'il  est 
question  de  ses  exactions,  c'est  là  l'ombre  qui  suivait  partout 
la  mémoire  des  tyrans,  de  quelque  éclat  que  fût  environné 
leur  nom.  En  effet,  la  différence  capitale  qu'il  y  avait  entre  une 
société  libre  et  un  Etat  gouverné  par  un  tyran  était  précisé- 


2)  Selon  Eusèbe,   Cypsélos  :  règne  30  ans  à  partir  de  658  (01.  XXX,  3). 
Voy.  MuELLER,  Dorier,  I,  p.  166. 


HISTOIRE   DE  CORINTHE  335 

ment  que,  dans  celle-là,  les  citoyens  ne  faisaient  de  sacrilices 
pour  la  patrie  que  dans  certains  cas  et  volontairement,  après 
délibération  en  commun,  tandis  que  le  tyran,  pour  entretenir 
ses  troupes,  subvenir  aux  dépenses  de  sa  cour  et  exécuter  les 
travaux  destinés  à  faire  la  gloire  de  son  règne,  imposait  impi- 
toyablement ceux  qui  possédaient. 

Les  dons  consacrés  par  les  Cypsélides  passèrent  en  pro- 
verbe, comme  les  pyramides  d'Egypte.  Deux  de  ces  ex-votos, 
le  colosse  de  Zeus,  en  or  repoussé,  et  le  coffre  de  Cypsélos, 
comptaient  au  nombre  des  objets  les  plus  précieux  du  riche 
trésor  d'Olympie. 

Ce  fut  une  heureuse  idée  que  de  consacrer  à  Zeus  Sau- 
veur ce  coffre  dans  lequel  avait  été  caché  Cypsélos  enfant , 
ou  plutôt,  une  Imitationen  bois  de  cèdre  artistement  travaillé. 
Ce  don  fut,  pour  ainsi  dire,  plongé  en  plein  dans  le  courant  de 
la  poésie  légendaire ,  car ,  sur  un  placage  délicat  en  ivoire 
étaient  représentés,  en  cinq  rangées  superposées,  les  princi- 
paux épisodes  des  légendes  nationales.  Des  hexamètres^  in- 
crustés en  lettres  d'or,  expliquaient  les  sujets  qui  formaient 
ensemble  un  tout  complet  et  fournissaient  une  occasion,  saisie 
avec  empressement,  de  rattacher  la  nouvelle  dynastie  à  l'âge 
héroïque  des  Hellènes  ,  auquel  elle  appartenait  par  ses  an- 
cêtres, les  Minyens  et  les  Lapithes.  Cependant,  on  laissa  tout 
à  fait  dans  l'ombre  les  relations  personnelles  des  donateurs  : 
c'est  là  une  pieuse  réserve  qui  ne  nous  autorise  pas  à  mettre 
en  doute  le  rapport  de  cet  ex-voto  avec  l'histoire  des  Cypsé- 
lides *. 

L'envoi  d'un  pareil  chef-d'œuvre  fut  un  hommage  recon- 
naissant au  dieu  national  du  Péloponnèse  ;  mais  les  prêtres  du 
lieu  n'étaient  pas  non  plus  insensibles  à  ces  attentions  qui  re- 
haussaient l'éclat  du  sanctuaire,  et  ils  se  montrèrent  plus  dis- 
posés à  favoriser  les  intérêts  dynastiques  du  donateur.  Les 
prêtres  de  Delphes  avaient  été  gagnés  de  la  même  manière  et 
avaient  singulièrement  facilité,  en  l'appuyant  de  leur  autorité, 

*)  Les  textes  relatifs  aux  offrandes  des  Cypsélides  ont  été  réunis  par 
OvERBECK  {Schriftqiiellen,  p.  41,  51).  Le  rapport  entre  le  «  cofTre  de  Cyp- 
sélos »  et  les  Cypsélides  est  révoqué  en  doute  par  Schübring,  De  Cypselo, 
p.  28. 


386  IIISTOIUE    DU    PKLOPONNÈSi: 

riiistallation  du  régime  nouveau  à  Corinthe.  Un  palmier  d'ai- 
rain, fièrement  planté  dans  un  sol  couvert  de  grenouilles  et  de 
serpents,  annonçait  à  Delphes  la  victoire  de  Cypsélos  qui,  de 
plus,  avait  consacré  dans  le  même  sanctuaire  un  Trésor  corin- 
thien, au  nom  de  la  cité  ^ 

C'est  dans  cette  cour  polie  du  potentat  de  Corinthe ,  au 
centre  d'immenses  relations  commerciales  qui  ouvraient  des 
perspectives  sur  les  établissements  des  Hellènes  en  Asie  et  en 
Afrique,  en  Italie  et  en  Sicile  ,  au  milieu  des  sages  et  des  artis- 
tes, sous  l'influence  de  leurs  exemples  et  de  leurs  préceptes, 
que  grandit  le  fils  de  Cypsélos,  Periandre,  Son  âme  ardente 
accueillit  avidement  toutes  ces  impressions  :  il  profita  de  sa 
position  pour  amasser  des  connaissances  d'une  étendue  excep- 
tionnelle, et  il  sut  si  bien  les  marquer  du  sceau  de  sa  person- 
nalité qu'il  acquit  lui-même  le  renom  de  sage  parmi  les  sages 
de  son  temps.  Mais,  d'un  autre  côté,  il  ne  put  échapper  aux 
dangers  d'une  jeunesse  de  prince.  Il  n'avait  pas  assez  appris  à 
respecter  les  droits  d'autrui  :  aussi,  à  travers  la  distinction  de 
ses  mœurs  et  la  sagesse  indulgente  de  ses  idées,  on  vit  percer 
de  temps  à  autre  la  fougue  sauvage  d'une  volonté  qui  n'avait 
jamais  plié. 

Lorsque  Periandre  prit  en  main,  comme  un  héritage  régu- 
lièrement transmis,  le  pouvoir  que  son  père  avait  consolidé 
par  un  gouvernement  pacifique,  il  avait  déjà  médité  de  longue 
main,  en  penseur  familier  avec  les  considérations  théoriques, 
son  rôle  de  souverain.  En  toute  occasion,  il  fit  preuve  d'une 
volonté  réfléchie,  d'une  politique  raisonnée.  Il  fut  le  logicien 
qui  réduisit  la  tyrannie  en  système,  et  la  plupart  des  maximes 
prudentes  que  l'on  rappelait  aux  puissants  dans  des  circons- 
tances analogues  étaient  attribuées  à  Periandre. 

Il  vit  dans  le  règne  de  son  père  une  transition  :  il  se  crut 
appelé  à  asseoir  d'une  manière  durable  le  trône  des  Cypsé- 
lides  sur  le  sol  glissant  d'une  ville  maritime  avide  de  nouveau- 
tés, avec  toutes  les  ressources  de  la  force  matérielle  et  de  l'ha- 

')  Plut.,  Pyth.  orac,  12.  Conviv.  Sept.  Saj).,  21.  Les  grenouilles  et 
serpents  symbolisenl  une  malveillance  agressive,  mais  impuissante,  à  moins 
qu'on  n'y  voie  tout  simplement  —  ce  qui  est  moins  probable  —  une  allusion 
au  sol  abondamment  arrosé  (Boktticher,  Baumkultus .  p.  420). 


HISTOIRE    DE    CORINTIÏE  337 

bileté  la  plus  consommée.  Il  se  sépara  du  peuple,  pour  faire 
oublier  l'origine  de  son  pouvoir  :  derrière  les  hautes  murailles 
de  son  palais,  d'où  il  pouvait  surveiller  sans  être  vu  tout  le 
trafic  du  golfe  et  de  l'isthme,  il  vivait  entouré  d'une  garde  dé- 
vouée, dans  une  société  d'Hellènes  qu'il  avait  choisis  à  son 
gré.  Ils  lui  composaient  une  cour  dispendieuse,  et  le  gâtaient 
par  leurs  flatteries  complaisantes. 

Le  besoin  d'argent,  de  jour  en  jour  plus  impérieux,  tourna 
l'esprit  de  Periandre  vers  les  combinaisons  financières.  Il  cher- 
cha, par  exemple,  à  se  créer  des  sources  intarissables  de  revenus 
au  moyen  des  impôts  indirects.  Il  préleva  de  fortes  taxes  sur 
les  marchés  et  augmenta  les  droits  perçus  dans  les  ports.  Il  a 
certainement  contribué  plus  que  personne  à  activer  la  circula- 
tion de  l'isthme,  par  l'installation  heureusement  imaginée  du 
diolkos  '  ;  il  songea  même  sérieusement,  dit-on,  à  creuser  un 
canal  à  travers  l'isthme  %  de  sorte  que  tout  le  trafic  maritime 
entre  la  mer  Egée  et  la  mer  Ionienne  aurait  traversé  son  do- 
maine et  lui  aurait  payé,  à  titre  de  droit  de  transit,  des  som- 
mes considérables.  Mais,  ni  les  marchés,  ni  les  ports,  ni  les 
droits  de  transit  ne  lui  suffirent  ;  il  s'attaqua  aussi  directe- 
ment à  l'avoir  des  citoyens  et  porta  ses  exigences  despotiques 
jusqu'à  se  faire  livrer,  à  ce  que  raconte  la  tradition,  des  bijoux 
de  femmes  •\  Si  quelque  chose  tempérait  l'odieux  de  sembla- 
bles mesures,  c'est  que  Periandre  ne  gardait  pas  l'argent  pour 
lui,  mais  l'employait  à  faire  aux  dieux  des  présents  extraor- 
dinaires. Libéral  aux  dépens  d'autrui,  il  s'insinuait  ainsi  dans 
les  bonnes  grâces  des  dieux  et  c|^  leur  clergé  si  influent  ;  il 
ajoutait  à  la  renommée  de  la  cité,  occupait  une  quantité  d'ar- 
tistes et  d'ouvriers,  et  n'en  devenait  que  plus  populaire,  parce 
qu'il  répandait  dans  les  classes  inférieures  l'argent  des  capita- 
listes *. 

Là,  comme  à  Sicyone,  les  cultes  non-doriens  furent  réha- 
bilités. Les  dieux  des  paysans  furent  appelés  à  la  ville,   et 

1)  Voy.  ci-dessus,  p.  324. 

-j  DiOG.  Laert.,  I,  7,  7.  E.  Curtius,  Peloponnesos,  II.  p.  596. 
^)  Ephor.,  fragm.,  106. 

*)  Politique  financière  de  Periandre  (Heraglid.  Pont.,  éd.  Schneidewin, 
p.  11). 


338  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

héritèrent  de  toutes  les  pompes  du  culte  dont  avaient  joui 
jusque-là  les  divinités  aristocratiques.  Ainsi  naquit  à  Corinthe, 
au  sein  du  culte  de  Bacchus,  le  dithyrambe;  c'est  ainsi  que 
ce  chant  choral  entra  dans  la  vie  publique  et  s'organisa  aux 
frais  de  l'État,  sous  la  direction  d'Arion. 

Quant  à  la  bourgeoisie  dorienne,  qui  subsistait  encore  à 
Corinthe,  Periandre  la  supprima  comme  un  foyer  d'idées 
républicaines.  Les  hommes  n'eurent  plus  le  droit  de  discuter 
librement  lors  des  élections  communales  ;  les  jeunes  gens 
durent  renoncer  aux  exercices  joyeux  où  ils  se  formaient  en 
commun  le  corps  et  l'âme.  Ces  institutions  furent  supprimées 
sous  toute  espèce  de  prétextes  ^;  la  communauté  dut  se 
dissoudre  de  nouveau  en  familles  isolées  ;  chaque  citoyen  dut 
ne  plus  s'occuper  que  de  son  foyer,  et  se  sentir  partout  sous 
l'œil  du  pouvoir.  Un  comité  spécial  de  police  fut  chargé  de 
la  surveillance  des  mœurs  'K  Car  la  vie  privée  elle-même  eut 
ses  entraves.  Periandre  voulut  tout  façonner  à  sa  guise  et 
trancha  sans  ménagements  dans  le  corps  social.  Il  expulsa  de 
la  ville  nombre  de  familles,  pour  mettre  la  tranquillité  publi- 
que à  l'abri  des  dangers  qu'engendre  un  excès  de  population. 
Il  surveilla  les  métiers,  punit  les  oisifs,  restreignit  le  nombre 
des  esclaves,  châtia  les  prodigues,  et  se  fit  rendre  compte  des 
affaires  domestiques  de  chacun.  La  tyrannie  à  Corinthe  n'a 
pas  derrière  elle  dépassé  démocratique,  et  c'est  la  raison  pour 
laquelle  elle  suit  de  plus  près  qu'ailleurs  la  politique  de  l'aris- 
tocratie et  de  l'oligarchie. 

Mais,  là  où  Periandre  déploya  une  prodigieuse  activité,  ce 
fut  dans  l'extension  des  possessions  maritimes  de  Corinthe. 
Brouillée  avec  Argos  et  Sparte,  sans  lien  avec  les  contrées  de 
l'intérieur,  Corinthe  était  en  effet  obligée  de  se  rejeter  sur  les 
iles  et  les  côtes.  Une  des  préoccupations  les  plus  sérieuses  des 
Cypsélides  fut  de  remettre  la  main  sur  Corcyre  et  de  s'en  assu- 
rer définitivement.  Les  colonies  les  plus  importantes,  telles 
que  Leucade,  Anactorion,  Ambracie,  Epidamne,  Apollonie, 
passent  pour  avoir  été  fondées  du  temps  des  tyrans,  et  Periandre 


*)  Suppression  des  Spssities  (Aristot.,  Polit.,  p.  224,  4). 

^)  La  ßouX-ri  devenue  un  comité  de  police  (Heracl.  Pont.,  5,  2). 


HISTOIRE   DE    CORINTHE  339 

est  même  expressément  désigné  comme  le  fondateur  ou  le 
rénovateur  de  quelques-unes  d'entre  elles.  C'est  lui_,  à  coup 
sur,  qui  aie  mieux  et  le  plus  complètement  organisé  dans  son 
ensemble  l'empire  colonial  des  Corinthiens. 

Il  s'inspirait  en  cela  de  diverses  raisons.  Il  se  plaça  d'abord 
au  point  de  vue  de  l'intérêt  dynastique,  car  les  cadets  de  la 
maison  régnante  furent  envoyés  dans  les  colonies.  Un  second 
point  de  vue  était  la  nécessité  d'établir  une  certaine  cohésion 
entre  tous  ces  établissements  disséminés  sur  les  côtes,  depuis 
le  fond  du  golfe  de  Corinthe  jusqu'aux  portes  de  la  mer  Adria- 
tique, sur  un  espace  de  plus  de  trois  degrés  de  latitude  en 
allant  vers  le  nord.  Si  l'on  jette  un  coup-d'œil  sur  cette  bordure 
du  littoral,  on  voit  avec  quelle  habileté  ont  été  distribuées  les 
stations  qui  forment,  jusqu'au  delà  des  monts  Acrocérauniens, 
une  chaîne  continue.  Elles  sont  aménagées  de  telle  sorte 
qu'elles  se  protègent  réciproquement  et  se  rattachent  par  une 
solidarité  commune  à  la  métropole,  reliées  qu'elles  sont  entre 
elles  par  des  postes  à  signaux  et  par  des  routes  de  terre  et  de 
mer.  Un  moyen  particulier  de  consolider  cet  empire  nîaritime 
était  de  faire  coopérer  la  métropole  et  les  colonies  à  des  fonda- 
tions nouvelles.  On  devait  arriver  de  la  sorte  à  fondre  de  plus 
en  plus  l'un  dans  l'autre  les  divers  établissements  et  à  les 
entraîner  dans  le  mouvement  d'une  politique  unitaire  guidée 
par  une  autorité  commune.  Les  Corinthiens  recrutèrent  aussi 
en  dehors  de  leur  domaine  colonial  proprement  dit,  absolu- 
ment comme  faisaient  les  Phéniciens,  des  associés  pour  leurs 
entreprises  de  colonisation.  C'est  ainsi  que  les  Dyspontiens 
avaient  quitté  l'Elide  pour  aller  en  grande  partie  à  Epidamne 
et  à  Apollonie  ;  et,  par  là,  la  population  du  littoral  pélopon- 
nésien  se  trouvait  gagnée  aux  intérêts  de  Corinthe.  On 
rapporta  toujours  à  Periandre  le  mérite  d'avoir  fait  régner  la 
sécurité  dans  la  mer  d'occident  et  d'avoir  contribué  au  progrès 
de  la  population  de  race  grecque  sur  ses  côtes.  S'il  était  tombé 
plus  tôt,  dit  Plutarque,  ni 'Apollonie,  ni  Anactorion,  ni  Leu- 
cade  n'auraient  été  habitées  par  des  Hellènes  *. 


*)  Plut.,  Ser,  nutn.  vind.,  7,  Sur  les  colonies  de  Periandre,  voy.  Her- 
mes, X,  231.  ^ 


340  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

Pendant  quarante-quatre  ans  Periandre  gouverna  Corinthe , 
vanté  au  loin,  en  dépit  de  son  inflexibilité,  comme  un  modèle 
d'habileté  politique,  et  faisant  sentir  la  puissance  de  sa  flotte 
depuis  la  mer  Ionienne  jusqu'en  Thrace  \  A  voir  la  protection 
intelligente  qu'il  accorda  à  toutes  les  nobles  aspirations  de  la 
science  et  de  l'art,  on  ne  saurait  douter  que,  lui  aussi,  comme 
homme  d'Etat,  il  n'ait  poursuivi  tout  d'abord  un  but  élevé. 
Il  se  montra  dans  les  commencements  plus  indulgent,  plus 
aff"able  que  son  père  :  il  se  plaisait  à  laisser  jouer  plus  libre- 
ment les  ressorts  de  la  société.  C'est  alors  qu'on  entendit  de 
sa  bouche  cette  belle  parole  :  qu'un  prince  qui  voulait  régner 
tranquille  devait  s'entourer  de  bienveillance  et  d'amour,  mais 
non  pas  d'armes  et  de  gardes  du  corps.  Il  était  trop  cultivé, 
trop  pénétré  de  la  civilisation  hellénique,  pour  ne  pas  apprécier 
à  leur  valeur  la  vertu,  l'amitié,  tous  les  biens  les  plus  précieux 
de  la  vie  humaine.  Il  voulait  rendre  les  hommes  heureux  ; 
mais  il  voulait  le  faire  à  sa  manière,  d'après  sa  théorie. 
Voyant  qu'il  n'y  réussissait  pas,  il  n'eut  pas  assez  d'empire 
sur  lui-même  pour  essayer  patiemment  d'une  autre  méthode- 
Au  contraire,  irrité  par  la  moindre  résistance,  exaspéré  par 
chaque  déception,  il  voulut  obtenir  de  force  le  résultat  qu'il 
n'avait  pu  atteindre  par  la  douceur.  Une  mesure  violente  en 
appelait  une  autre  ;  chaque  moyen  tyrannique  qu'il  employait 
le  séparait  davantage  de  son  peuple  et  le  rendait  plus  sourd 
aux  inspirations  meilleures  de  sa  propre  nature. 

Periandre,  dans  sa  vieillesse,  était  un  homme  tout  différent 
de  celui  qui  était  monté  sur  le  trône  des  Cypsélides,  environné 
de  si  belles  espérances.  On  attribuait  ce  changement  à  l'in- 
fluence qu'avaient  exercée  sur  lui  ses  relations  avec  d'autres 
tyrans,  comme  Thrasybule  de  Milet,  et  leur  exemple  corrup- 
teur-.  Peut-être  aussi  des  tentatives  de  rébellion  et  des 
menaces  venues  du  dehors  avaient-elles  contribué  à  le  trans- 
former chaque  jour  davantage  en  un  despote  soupçonneux. 
Enfin,  ce  fut  un  malheur  domestique  qui  amoncela  les  nuages 

')  Periandre  domine  en  Thrace,  Fondation  de  Potidée  (Vischer,  Gœtt. 
.Gel.Anz.,  1864,  p.  1378). 

2)  Périandre  et  Thrasybule  (Herod.,  loc.  cit.  Aristot,,  Polit.,  p.  218, 
20).  Arislole  fait  de  Périandre  le  conseiller  de  Thrasybule. 


HISTOIRE    DE    CORINTHE  341 

les  plus  noirs  sur  la  tête  de  Periandre  |Vieillissant  et  assombrit 
son  âme.  Il  avait  pour  femme  la  fille  du  tyran  Proclès,  Lyside 
d'Épidaure,  dont  il  s'était  épris  en  la  voyant  dans  le  palais  de 
son  père,  un  jour  qu'à  roccasion  d'un  banquet,  toute  char- 
mante dans  son  léger  vêtement  dorien,  elle  vaquait  aux  soins 
du  service  et  versait  le  vin  aux  domestiques  '.  Il  lui  donna, 
quand  elle  fut  son  épouse,  le  nom  de  Melissa. 

Après  lui  avoir  donné  deux  fils  et  une  fille,  Melissa  mourut 
subitement ,  et,  qui  voulait  s'informer  savait  bien  vite  d'où 
était  parti  le  coup.  Périandre  sentait  peser  sur  lui  la  malédic- 
tion d'une  conscience  coupable  qu'il  voulut  apaiser  par  des 
pratiques  superstitieuses.  Il  consulta  l'oracle  des  morts  sur  les 
bords  de  l'Achéron  en  Épire,  où  l'ombre  de  Melissa  lui  apparut, 
et  il  célébra,  en  l'honneur  de  sa  victime,  des  funérailles  pom- 
peuses à.  l'occasion  desquelles  il  brûla,  dit-on,  dans  le  sanc- 
tuaire de  Hêra,  les  plus  beaux  vêtements  des  feijimes  de 
Corinthe  K 

Cependant,  les  enfants  de  Melissa  avaient  grandi  sans  qu'au- 
cun soupçon  fût  venu  troubler  leur  candeur  innocente.  Les 
deux  fils,  Cypsélos  et  Lycophron,  ne  demandaient  pas  mieux 
que  d'aller  chez  leur  grand-père,  à  la  cour  d'Épidaure.  Proclès 
les  attira  près  de  lui,  et,  comme  il  les  trouvait  mûrs  pour  les 
épreuves  de  la  vie  ,  un  jour  qu'il  les  accompagnait  hors  de  son 
palais,  il  leur  demanda  s'ils  connaissaient  l'assassin  de  leur 
mère.  L'aîné,  d'un  esprit  obtus,  ne  fît  pas  attention  à  la  ques- 
tion ;  mais  ce  simple  mot  s'enfonça  comme  un  aiguillon  dans 
le  cœur  de  Lycophron,  le  cadet.  Il  n'eut  pas  de  repos  qu'il  ne 
fût  arrivé  à  une  certitude,  et  alors,  il  se  plongea  avec  une  obs- 
tination passionnée  dans  cette  douleur,  la  première  de  sa  vie, 
si  bien  qu'il  ne  connut  plus  d'autre  sentiment  que  le  deuil  de 
sa  mère  et  une  horreur  profonde  pour  son  père.  Periandre 
trouva  son  fils  tout  changé  ;  il  ne  put  lui  arracher  ni  un  salut, 


*)  Athen.,  p.  589.  Fragm.  Hist.  Grœc,  IV,  487.  0.  Mueller,  .Eginet., 
p.  64.  Steinmetz,  op.  cit.  p.  8.  Diogène  Laërce  donne  à  Melissa  le  nom  de 
Lyside  (Diog.  Laert.,  I,  7,  1).  Sa  mère  était  Éristhénia,  fille  du  roi  arcadien 
Aristocrate,  que  Proclès  avait  épousée  avant  la  chute  d'Aristocrate  (Kohl- 
MANN,  Quœst.  Messen.,  p.  66). 

2}  Herod.,  V,  92. 


342  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

ni  un  regard.  Dans  sa  colère,  il  le  chassa  de  sa  maison  et  dé- 
fendit, sous  des  peines  sévères,  à  tout  citoyen  d'ouvrir  sa  porte 
au  fils  dénaturé.  Bientôt  on  vit  le  disgracié,  hâve  et  sordide, 
errer  çà  et  là  sous  les  portiques  de  la  riche  cité,  plus  sembla- 
ble à  un  mendiant  en  démence  qu'à  un  prince  né  dans  la 
pourpre,  au  fils  du  grand  Periandre.  Alors  le  père  eut  pitié  de 
son  fils  ;  comme  il  le  croyait  dompté  par  la  misère,  il  alla  le 
trouver  ;  il  l'invita  à  rentrer  dans  son  palais  ;  il  lui  offrit  tout 
ce  que  pouvait  désirer  le  plus  riche  héritier  présomptif  de 
l'Hellade  :  c(  il  reconnaîtrait  enfin,  disait-il,  combien  il  vaut 
«  mieux  exciter  l'envie  que  la  pitié  ».  Il  ne  reçut  d'autre  ré- 
•  ponse  de  son  fils  que  l'avertissement  ironique  «  de  prendre 
«  garde  à  la  punition  qu'il  avait  encourue  pour  avoir  parlé  à* 
«  Lycophron  !  » 

Il  ne  restait  plus  qu'à  éloigner  le  rebelle.  Periandre  le  fit 
transporter  dans  l'île  de  Corcyre  que  les  Cypsélides  avaient 
replacée  sous  la  domination  de  Corinthe,  espérant  que,  là, 
soustrait  aux  impressions  de  la  maison  paternelle,  il  viendrait 
à  résipiscence.  Lycophron  resta  là  des  années,  comme  oublié  et 
disparu.  Mais  Periandre,  dans  son  palais  désert,  sentait  l'in- 
quiétude et  l'angoisse  lui  monter  au  cœur  à  mesure  qu'il  vieil- 
lissait, à  mesure  que  se  relâchait  son  application  aux  affaires. 
Son  fils  cadet  était  son  unique  espoir  ;  c'est  sur  lui  qu'il  avait 
compté  pour  le  soutenir  au  déclin  de  l'âge  ;  il  avait  vu  dans 
la  volonté  tenace  de  son  héritier  un  gage  de  durée  pour  sa 
dynastie,  et  voilà  que,  par  une  fatalité  déplorable,  cette  volonté 
de  fer  était  en  révolte  ;  il  se  voyait  abhorré  du  seul  être  humain 
dont  il  eût  à  cœur  d'être  aimé,  et  ses  projets  allaient  se  briser 
contre  la  résistance  de  celui  sur  la  tête  duquel  il  les  avait  fait 
reposer. 

A  quoi  servait  à  l'infortuné  vieillard  de  faire  la  guerre  à 
Proclès,  la  cause  première  de  tout  le  mal,  et  de  réunir  les 
Etats  de  son  beau-père,  plus  Egine,  au  territoire  corinthien? 
La  malédiction  de  Melissa  continuait  à  peser  sur  lui,  ut  le  fier 
potentat  se  résigna  à  réitérer  ses  instances  auprès  de  son  fils. 
Il  envoya  sa  fille  à  Corcyre.  Elle  dut  représenter  à  son  frère 
l'abandon  qui  attristait  la  vieillesse  de  leur  père,  le  péril  qui 
menaçait  la  dynastie.  Prières  inutiles  !  Lycophron  déclara  qu'il 


HISTOIRE   DE   CORINTHE  343 

ne  retournerait  jamais  à  Corinthe,  tant  qu'il  y  verrait  l'assas- 
sin de  sa  mère.  L'énergie  de  Péri  andre  fut  brisée;  il  se  résolut 
à  tout  sacrifier  pour  ne  pas  voir  du  moins  le  triomphe  des 
ennemis  de  sa  maison.  De  nouveau,  une  trirème  aborde  à  Cor- 
cyre.  Un  héraut  annonce  que  Periandre  veut  abdiquer  en  fa- 
veur de  son  fils,  et  passer  le  reste  de  ses  jours  à  Corcyre. 
•  Lycophron  était  toujours  resté,  au  fond  du  cœur,  un  fils  de 
roi.  Sa  volonté  avait  triomphé  :  il  espérait  maintenant  pouvoir 
honorer  la  mémoire  de  sa  mère  avec  tous  les  moyens  dont 
disposerait  un  souverain  de.  Coi^nnthe.  Il  fit  répondre  qu'il 
viendrait.  Mais  la  malédiction  attachée  à  cette  maison  n'était 
pas  encore  satisfaite.  A  l'idée  que  Periandre,  devenu  chaque 
année  plus  misanthrope  ,  allait  habiter  au  milieu  d'eux  , 
les  Corcyréens  se  sentirent  inquiets  et  tourmentés  ;  ils 
voulurent  à  tout  prix  traverser  son  dessein;  ils  assassinèrent 
Lycophron,  et  ainsi,  toutes  les  démarches  humiliantes  aux- 
quelles s'était  résigné  le  tyran  aboutirent  à  une  déception. 
Les  Corcyréens  toutefois  n'échappèrent  pas  à  sa  visite;  ils 
virent  son  visage  irrité  lorsqu'il  apparut  avec  sa  flotte  de 
guerre  pour  venger  son  fils,  qu'il  mit  l'ile  à  feu  et  à  sang  et 
envoya  les  jeunes  gens  des  plus  nobles  familles  subir  une 
mutilation  honteuse  à  la  cour  de  Lydie  ;  mais,  la  puissance 
des  Cypsélides  était  brisée  à  jamais.  Courbé  sous  le  poids  du 
chagrin,  le  prince  que  ses  poètes  avaient  célébré  comme  le 
plus  riche,  le  plus  sage  et  le  plus  heureux  de  tous  les  Hellènes, 
s'étendit,  pour  ne  plus  se  relever,  sur  sa  couche  solitaire. 

On  sent,  dans  le  récit  d^Hérodote,  que  l'historien  avait  sous 
les  yeux,  comme  pour  Clisthène,  des  documents  poétiques. 
Aussi  voyons-nous  surgir  devant  nous,  avec  le  relief  et  l'illu- 
sion de  la  vie,  des  groupes  détachés  d'événements  particulière- 
ment susceptibles  d'exciter  un  intérêt  général.  Ils  sont 
dessinés  à  grands  traits  et  ornés  d'une  foule  de  détails,  tandis 
qu'il  n'y  avait  pas  d'histoire  occupée  à  retracer  dans  toute  son 
étendue  l'ère  des  tyrans.  Il  n'y  a  pas  lieu,  cependant,  de  révo- 
quer en  doute  le  fonds  de  vérité  historique  qui  subsiste  en 
dépit  du  tour  poétique  de  la  tradition,  bien  qu'il  soit  impossible 
de  séparer  ce  fonds  de  l'ornementation  poétique. '^A  la  mort  de 
Périandre,  une  ligne  collatérale  régnait  à  Ambracie.  Un  fils 


344  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

cadet  de  Cypsélos,  nommé  Gordias,  avait  fondé  là  une  souve- 
raineté :  lelils  de  Gordias,  Psammétichos  ',  accourut  en  toute 
hâte  à  Corinthe  pour  hériter  du  trône  de  son  oncle.  Mais  c'est 
à  peine  s'il  put  conserver  le  pouvoir  trois  ans.  L'influence  de 
Sparte  fit  rétablir  une  constitution  dorienne  :  les  familles 
exilées  rentrèrent.  Le  gouvernement  des  Gypsélides  fut  dès 
lors  considéré  comme  une  suspension  sacrilège  de  la  constitu- 
tion légale,  et  les  jeunes  générations  apprirent  à  exécrer  le 
nom  de  Periandre  comme  celui  d'un  abominable  despote. 
Ainsi  se  vérifia  le  mot  de  1^  Pythie  qui,  un  jour  que  le  père  de 
Periandre  s'informait  de  l'avenir  de  sa  maison  ,  lui  avait 
adressé  du  haut  de  son  trépied  ces  paroles  : 

Heureux  est  cet  homme  qui  entre  en  ma  demeure, 
Cypsélos,  fils  d'Eétion,  roi  de  l'illustre  Corinthe  : 
Heureux,  lui  et  ses  fils,  mais  non  les  fils  de  ses  fils. 


IX 


HISTOIRE    DE    MEGÄRE. 

A  l'est  de  Corinthe  s'était  formé,  par  suite  des  invasions, 
l'État  de  Mégare  ^  Là  aussi,  les  Doriens  avaient  fait  irruption, 
et  cela,  sous  la  conduite  des  mêmes  familles  aristocratiques 
qui  avaient  fondé  Corinthe.  Les  Bacchiades  corinthiens  avaient 
su  maintenir  ce  petit  pays  limitrophe  sous  leur  dépendance, 
et  les  Mégariens,  comme  les  périèques  laconiens,  étaient 
tenus  de  prendre  le  deuil  à  la  mort  d'un  roi  hérachde  3.  A  la 
chute  de  la  royauté,  les  familles  établies  à  Mégare  réussirent  à 
s'affranchir  de  cette  tutelle.  Postées  comme  des  sentinelles 

1)  Prellçr,  Aufsätze,  p.  431.  Gordias  paraît  être  le  véritable  nom  de 
son  père. 

*)  Voy.  ci-dessus,  p.  141-142. 

^)  Mégare  était  une  vieille  cité  ionienne  (t'o  uaXaiov  "Iwvsç  £Ï-/ov  Tr,v  yoiçœt 
xaÛTT^v  oi'irep  xai  Tr|V  'ATTixrjv.  Strab.,  p.  392)  qui  fut  dorisée  parla  suite  (Herod.. 
V,  76.  Pausan.,  I,  39,   5.   è'9/j  xoi  !pwvr,v  [j,ETaoa>.QVT£;  Awpteîç  veyovatrt).    Ainsi 

les  Mégariens  èxSsôwpîsuvTat  (à  la  façon  des  Cynuriens,  Herod.,  VH!,  73). 
L'ionisme  primordial  des  Mégariens  est  contesté  par  Wilamowitz.  ap.  Hermes, 
IX,  324. 


HISTOIRE    DK    MEGÄRE 


34o 


sur  les  frontières  de  la  péninsule  dorienne,  entourées  de  voi- 
sins supérieurs  en  force,  elles  ont  su  sauvegarder  leur  liberté. 
Fidèles  aux  mœurs  doriennes,  elles  cultivaient  les  exercices 
propres  à  endurcir  le  corps  et  la  gymnastique  guerrière  :  avec 
'  quel  succès,  on  le  voit  par  l'exemple  d'Orsippos,  qui  illustra  le 
nom  de  sa  ville  natale  en  gagnant  le  prix  de  la  course  aux 
jeux  olympiques  (01.  xv:  720  av.  J.-C).  Il  est  le  premier  de  tous 
les  Hellènes  qui  descendit  dans  le  stade  complètement  nu  '. 
C'est  sous  la  conduite  de  ce  même  Orsippos  que  les  Mégariens 
parvinrent  à  reprendre  leurs  anciennes  frontières. 

Une  noblesse  énergique,  appartenant  à  la  race  indigène, 
entourée  d'une  milice  dorienne,  tenait  en  mains  les  rênes  du- 
gouvernement  :  elle  possédait  la  ville  et  les  riches  campagnes 
d'alentour,  tandis  que  les  gens  du  commun  vivaient  dispersés 
dans  les  régions  moins  fertiles  de  la  montagne  et  du  littoral, 
et  ne  venaient  qu'aux  jours  de  marché  apporter  leurs  produits 
dans  un  endroit  déterminé.  Les  oligarques  surent  obvier  à 
l'excès  de  population  dans  ce  petit  pays  en  profitant  de  sa 
situation  favorable,  à  portée  de  deux  mers,  pour  expédier  des 
essaims  de  colons  :  d'abord,  ils  se  joignirent  aux  Corinthiens, 
comme  le  prouve  la  Mégare  sicilienne;  puis,  ils  se  tournèrent 
de  préférence  vers  l'est,  s'établirent  dans  les  eaux  de  Salamine 
et  d'Egine  et,  de  là,  suivirent  les  routes  lointaines  que  les 
Chalcidiens  avaient  ouvertes  jusque  vers  les  plages  les  plus 
septentrionales  de  l'Archipel.  Habitués  aux  détroits  resserrés, 
ils  cherchèrent  de  préférence  des  régions  maritimes  de  confi- 
guration analogue,  et  montrèrent  surtout  une  prédilection 
particulière  pour  les  côtes  de  la  Propontide.  Dès  la  vingt- 
sixième  Olympiade  (674)  ils  s'installèrent  à  demeure  à  l'entrée 
du  Pont-Euxin.  Ils  commencèrent  par  le  rivage  asiatique,  puis 
ils  fondèrent,  à  peu  près  en  face,  Byzance  (6S8).  La  petite  Mé- 
gare devint  une  seconde  Corinthe,  une  ville  cosmopolite,  dont 
les  citoyensétaient  servis  par  des  esclaves  scythes;  son  port  de 
Nissea,  un  centre  des  plus  animés,  le  point  d'où  partaient  les 
émigrants  de  la  Grèce  centrale  pour  les  mers  du  nord.  Les 


1)  TtpiôToç  £v  'OXyjXTïîa  èffte^avwôr,  yu[j,voç,  d'après  une  inscription  trouvée  à 
Mégare  (G.  I.  Gr.,  I,' p.  553). 


346  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

oligarques  dirigèrent  ce  mouvement  avec  beaucoup  d'habileté, 
car,  par  l'expatriation  d'une  population  remuante,  ils  assu- 
raient leur  domination  et,  en  même  temps,  ils  portèrent 
l'industrie  du  fret  à  Mégare  et  toutes  les  spéculations  qui  s'y 
rattachent  à  un  degré  de  prospérité  peu  commun. 

Mais  c'est  là  précisément  ce  qui  devait  amener  leur  chute  ; 
car  ils  ne  pouvaient  pas  garder  tous  les  bénéfices  pour  eux  et 
exploiter  à  eux  seuls  leurs  concitoyens.  Ils  ne  purent  empêcher 
que  le  peuple  n'acquît  avec  le  bien-être  la  conscience  de  ses 
droits,  et  ne  prît  une  part  des  plus  vives  au  soulèvement, 
général  à  cette  époque,  des  classes  inférieures  contre  la  tutelle 
oligarchique.  Il  y  avait  longtemps  que  les  partis  s'étaient  for- 
més et  s'épiaient  réciproquement  lorsque  Théagène  poussa 
les  gens  du  peuple  à  un  coup  de  main  hardi,  qui  fit  éclater  la 
révolution  à  Mégare. 

L^occasion  immédiate  fut  une  contestation  insignifiante.  Il 
s'agissait  d'un  pacage,  situé  le  long  du  petit  ruisseau  de  Mé- 
gare. Les  citoyens  de  vieille  souche  en  avaient  la  jouissance, 
sans  y  avoir  droit,  à  ce  que  disaient  leurs  adversaires.  Théa- 
gène fit  main  basse  sur  les  troupeaux,  en  fit  abattre  la  plus 
grande  partie  *,  et,  lorsque  la  noblesse  lui  demanda  compte  de 
sa  conduite,  il  se  fit  donner  par  le  peuple  une  garde  qui  le  mit 
en  état  de  renverser  le  régime  aristocratique  et  de  s'emparer 
de  tous  les  pouvoirs  au  nom  du  peuple,  problablement  avec 
l'appui  des  tyrans  voisins. 

Il  y  eut  aussitôt  un  revirement  complet.  Les  hommes  du 
«  Démos»,  qui  jusque-là  s'étaient  tenus  à  distance  «  comme 
des  cerfs  effarouchés  »,  vinrent  s'établir  dans  la  ville;  les 
artisans  étaient  désormais  les  maîtres  et  triomphaient  sur  la 
grandeur  déchue  des  familles  aristocratiques.  Théagène  prit  à 
tâche  de  jeter  sur  cette  transformation  politique  un  éclat  qui 
en  fit  le  commencement  d'une  ère  nouvelle.  Au  moyen  d'un 
long  canal,  il  amena  les  sources  de  la  montagne  au  cœur  de  la 
ville,  où  une  fontaine  jaillissante  orna  l'agora.  La  ville  était 

1)  Twv  euTiopwv  i:à  xtv^vr)  aTroa-çâÇa;  Xaêwv  ui^pà  tov  ■KOxa.[wv  £7rcv£(i.ovTaç  (c'est- 
à-dire  illégalement)  Aristot.,  Polit..  203,  25.  Cf.  Rhetor.,  9,  34.  La  date 
est  déterminée  par  Cylon,  qui  s'empara  de  la  tyrannie  à  Athènes  avec  le  se- 
cours de  Théagène  (Thucyd.,  I,  126). 


HISTOIRE   UE   MÉGARE  347 

devenue  alors  le  centre  du  pays  ,  dans  l'acception  nouvelle 
du  mot;  les  odieuses  barrières  qui  avaient  tenu  séparés  les 
différents  domaines  et  les  différentes  classes  étaient  tombées, 
et  toutes  les  énergies  qui  depuis  longtemps  fermentaient  sous 
un  régime  de  compression  purent  se  donner  libre  carrière. 

ïhéagène  lui-même,  tout  habile  et  résolu  qu'il  était,  bien 
qu'appuyé,  selon  la  coutume  des  tyrans,  sur  des  alliances  à 
l'extérieur,  ne  put  rester  maître  du  peuple  surexcité.  Après  sa 
chute,  un  parti  modéré  vint  à  bout  de  gouverner  l'Etat,  mais 
pendant  peu  de  temps  ;  bientôt,  le  timon  passa  de  nouveau  aux 
mains  de  chefs  populaires  qui  s'adressaient  aux  passions  les 
plus  effrénées  des  partis. 

A  Mégare,  la  révolution  avait  été,  dès  le  principe,  un  soulè- 
vement contre  les  riches  ;  car  les  oligarques  avaient  longtemps 
réuni  entre  leurs  mains  propriété  foncière,  bétail  et  capital  ; 
avec  leur  argent,  ils  avaient  fait  le  métier  de  négociants,  d'ar- 
mateurs et  de  banquiers.  Aussi  le  mouvement,  dans  ce  pays, 
revêtit  un  caractère  plutôt  social  que  politique.  C'est  pour  cela 
que  les  passions  furent  si  vives,  le  désordre  si  profond,  la 
réconciliation  si  difficile. 

On  en  vint  à  décréter  que  les  capitalistes  restitueraient  les 
intérêts  qui  leur  av.aient  été  payés  '.  Bannissement  des  riches, 
confiscation  des  propriétés,  voilà  les  mesures  violentes  dont  le 
peuple,  une  fois  qu'il  en  eut  essayé,  fit  un  usage  immodéré  :  à 
la  fin,  le  nombre  des  expropriés  fut  si  grand  qu'ils  formèrent, 
en  dehors  de  l'Etat,  une  puissance  assez  forte  pour  reconquérir 
leur  patrie  et  y  accomplir  une  réaction  à  main  armée.  Ainsi, 
la  malheureuse  cité  se  trouvait  ballottée  entre  les  passions  de 
partis  irréconciliables  et  s'usait  en  guerres  civiles  interminables. 
C'est  au  milieu  de  ces  discordes  civiles  que  grandit  Théognis. 
Nous  ne  le  connaissons  que  par  ses  poésies,  c'est-à-dire,  par 
les  fragments  peu  considérables  qui  lui  sont  à  bon  droit  attri- 
bués. C'était,  dans  toute  la  force  du  terme,  un  poète  de 
circonstance.  Jeté  de  sa  personne  au  milieu  des  événements, 
il  a  donné  à  sa  joie  et  à  sa  douleur,  à  son  amour  et  à  sa  haine, 
une  expression  poétique.  Nous  avons  là  les  effusions  d'un 

♦)  IlaXtvToxia  (Plut.,  Qusest.  Grase,  18). 


348  HISTOIRE    DU    PÉLOPONxNÈSE 

homme  de  parti,  passionné,  violent,  et  merveilleusement  habile 
à  manier  sa  langue.  Théognis  est  aussi  un  esprit  philosophi- 
que. Il  sait  donner  à  ses  réflexions  une  portée  générale,  un 
sens  moral  qiii  leur  donne  le  caractère  de  sentences  et  les 
imprime  d'autant  plus  profondément  dans  la  mémoire.  Pour 
qu'un  poète  comme  celui-là,  un  poète  qu'on  ne  peut  comparer 
qu'à  Solon,  ait  pu  se  former  à  Mégare,  pour  qu'il  ait  réussi  à 
faire  écouter  ses  élégies  de  ses  concitoyens  au  milieu  de  cette 
agitation  hévreuse,pour  que  même  l'idée  lui  soit  venue  de  con- 
signer l'histoire  intérieure  de  sa  patrie,  l'expression  de  sa  douleur 
en  présence  de  la^révolution  qui  a  changé  la  face  des  choses 
et  sa  haine  contre  les  fauteurs  de  désordres,  dans  des  poésies 
d'une  forme  si  achevée,  il  faut  que  réellement  la  culture  intel- 
lectuelle et  sociale  ait  atteint,  à  l'époque,  un  niveau  extraor- 
dinairement  élevé,  surtout  dans  la  société  à  laquelle  apparte- 
nait le  poète  aristocratique.  Aussi,  cette  société  constitue  à  ses 
yeux  une  classe  à  part;  ce  sont  les«  gens  cultivés  »,  les  «  gens 
comme  il  faut  »,  les  «  meilleurs  ».  Jusque-là,  ils  avaient  été 
aussi  les  premiers  ou  plutôt  les  seuls  dans  l'Etat:  maintenant, 
tout  est  changé.  Les  gens  du  dehors  se  prélassent  dans  les  pro- 
priétés des  citoyens  de  vieille  race  qui  sont  dépouillés  de  leur 
patrimoine  ;  ils  ont  appris  à  disserter  sur  le  droit  et  la  loi  ;  la 
vieille  Mégare  est  devenue  méconnaissable. 

Cyrnos,  la  ville  est  toujours  bien  la  ville,  mais  les  habitants 

sont  autres. 

Ceux-ci  naguère  ne  savaient  rien  du  droit  et  des  lois, 
Mais  ils  usaient  des  peaux  de  chèvre  sur  leurs  reins, 

Et,  comme  des  cerfs,  ils  vivaient  dehors,  loin  de  cette  ville. 

Le  poète,  de  dépit,  a  quitté  la  ville.  Comme  un  autre  Ulysse, 
il  a  erré  çà  et  là,  sur  terre  et  sur  mer,  en  quête  d'une  nou- 
velle patrie,  mais  il  n'a  pu  pourtant  oublier  sa  chère  Mégare. 

J'ai  abordé  un  jour,  moi  que  voici,  à  la  terre  de  Sicile  ; 

J'ai  visité  le  sol  tout  en  vignobles  de  l'Eubée, 
Et  Sparte,  la  cité  illustre  de  l'Eurotas  enguirlandé  de  roseaux. 

Tout  le  monde,  à  mon  arrivée,  me  caressait  avec  empressement; 
Pourtant,  nulle  consolation  ne  m'est  allée  au  cœur  de  la  part 
de  ces  gens-là. 

Tant  il  m'était  impossible  de  préférer  autre  chose  à  ma  patrie. 

Il  revient:  il  voit  comment  la  valetaille  du  propriétaire  d'au- 


HISTOIRE    DE    MÉGARE  349 

trefois,  stupide  et  insouciante,  mène  joyeuse  vie  dans  la  ville, 
et  il  s'écrie,  dans  une  explosion  de  douleur  : 

Comment  avez-vous  le  courage  de  chanter  au  son  de  la  flùle  ? 

Mais,  de  l'agora,  on  voit  l'étendue  de  la  terre 
Qui  nous  nourrissait  de  ses  fruits,  alors  que,  parmi  les  festins, 
nous  portions 

Dans  nos  cheveux  blonds  des  couronnes  empourprées. 
Allons,  Scythe,  rase  ta  chevelure,  fais  cesser  la  réjouissance, 

Et  pleure  le  verger  parfumé  que  nous  avons  perdu  ! 

Ce  que  le  poète  déplore  le  plus,  c'est  que  l'amour  de  l'argent 
pousse  même  des  hommes  de  sa  classe  à  nouer  des  relations 
avec  des  gens  du  commun.  Il  n'en  attache  que  plus  d'impor- 
tance à  confirmer  dans  les  saines  doctrines  ceux  qui  y  sont 
restés  fidèles,  surtout  la  jeunesse,  afin  que,  par  sa  culture  intel- 
lectuelle et  morale,  elle  conserve  au  moins  une  supériorité  in- 
trinsèque, bien  que  les  privilèges  extérieurs  lui  aient  été  ravis 
par  la  force  brutale. 

Ainsi,  ses  poésies  sont  un  miroir  de  chevalerie,  dans  lequel 
l'esprit  aristocratique  trouve  son  expression  complète  ;  c'est 
pour  cela  qu'elles  sont  d'une  si  griftide  importance  pour  l'his- 
toire intime  de  toute  cette  époque ,  intéressantes  encore  par 
cette  particularité  qu'elles  ne  révèlent  aucun  antagonisme 
entre  le  sang  dorien  et  le  sang  ionien.  Les  familles  que-  l'in- 
vasion dorienne  a  fait  arriver  au  pouvoir  sont  aussi  bien  de 
race  ionienne  que  la  population  primitive  du  pays,  lequel  était 
simplement  une  portion  détachée  de  l'Attique.  De  là  aussi  le 
vœu  d'une  réconciliation,  les  tentatives  de  rapprochement  sur 
lesquelles  le  poète  revient  de  temps  à  autre,  avec  une  douceur 
d'expression  qui  rappelle  Solon  : 

Tranquille,  comme  moi,  aie  toujours  le  pied  dans  la  voie  moyenne^ 
Ne  donnant  jamais  aux  uns,  Cyrnos,  ce  qui  revient  aux  autres. 

Mais,  plus  loin,  la  rage  du  partisan  éclate  de  nouveau  avec 
une  violence  sauvage,  et,  lorsque  le  poète  exprime  le  désir  de 
boire  le  sang  de  ses  ennemis,  ce  mot  nous  donne  une  idée  de 
la  passion  qui  doit  avoir  remué  les  masses  populaires.  Cette 
exaspération  des  haines  politiques  amena  l'atfaissement  dé- 
finitif de  Mégare  et  épuisa  pour  toujours  l'énergie  de  son  peu- 


350  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

pie;  si  bien  que,  après  une  période  de  gloire  qui  remplit  environ 
deux  siècles  à  partir  du  commencement  des  Olympiades,  elle 
ne  parvint  plus  jamais  à  vivre  de  sa  vie  propre  et  à  reprendre 
une  attitude  indépendante  K 


§    X 


LUTTE  DE  SPARTE  CONTRE  LA  TYRANNIE. 

Ecrire  l'histoire  de  la  tyrannie  dans  le  Péloponnèse  est  chose 
impossible.  Nous  avons  devant  nous  une  série  de  faits,  sur 
lesquels  la  tradition  a  accumulé  une  foule  de  détails  isolés  ; 
nous  voyons  se  détacher  en  pleine  lumière  et  ornées  de  cou- 
leurs poétiques  des  scènes  qui  nous  donnent  le  spectacle  vivant 
de  la  fermentation  des  esprits  au  septième  siècle  ;  nous  voyons 
avec  étonnement  cette  quantité  de  germes  vitaux  qui ,  sur 
un  espace  aussi  resserré  que  celui  qu'occupent  les  territoires 
limitrophes  d'Argos,  Corinthe,  Sicyone,  Mégare,  ont  donné 
aux  créations  historiques  tant  de  formes  diverses  ;  nous  voyons 
s'épanouir  sous  nos  yeux,  avec  un  éclat  surprenant,  toute  la 
vie  sociale  des  Grecs  en  plein  développement.  Nous  aperce- 
vons même  sur  quelques-unes  de  ces  figures,  comme  sur  celle 
de  Titormos  ^,  certains  symptômes  de  satiété  et  de  dégoût. 
Mais  la  lumière  qui  inonde  ces  groupes  isolés  de  personnages 
et  le  milieu  où  ils  se  meuvent  jaillit  de  sources  poétiques 
que  l'on  ne  saurait  regarder  comme  une  tradition  historique  ; 
pour  d'autres  régions  .inexplorées  de  cette  histoire,  comme  la 
tyrannie  à  Argos,  à  Orchomène,  à  Pisa,  les  documents  font 
complètement  défaut,  et  le  lien  qui  relie  entre  eux  les  événe- 
ments simultanés  et  similaires  de  l'histoire  du  Péloponnèse 
se  laisse  plutôt  deviner  qu'établir  sur  des  preuves  certaines. 

C'est  en  Argolide  que  le  grand  mouvement  populaire  avait 
commencé  à  se  faire  jour.  Phidon  l'avait  utilisé  avec  un  plein 

*)  Les  poésies  de  Théognis  s'étendent  jusqu'à  l'époque  des  guerres  médi- 
ques  (Steph.  Byz..  s.  v.  Méyapa.  Suidas,  s.  v.  ©éoyviç).  Cf.  Nietzsche,  Zur 
Geschichte  der  Theognideischen  Spruchsammlung  (Rhein.  Mus.  XXII). 

*)  Voy.  ci-dessus,  p.  318. 


LUTTE  DE  SPARTE  CONTRE  LA  TYRANNIE         351 

succès  pour  se  créer  une  souveraineté  qui  sembla  imprimer 
une  direction  nouvelle  à  l'histoire  de  la  péninsule  tout  entière. 
Mais,  il  ne  lui  avait  pas  été  possible  de  maintenir  uni  le  fais- 
ceau tumultueux  des  forces  populaires  qu'il  avait  groupées 
sous  sa  main.  Sa  puissance,  improvisée  en  un  instant,  s'était 
écroulée  aussi  vite,  pendant  que  le  mouvement  commencé 
poursuivait  sans  relâche  sa  marche  progressive. 

Sur  le  sol  bouleversé  de  son  empire,  dans  les  villes  voisines, 
qui  avaient  probablement  profité  de  l'occasion  pour  secouer  le 
joug  des  Argiens,  à  Sicyone  et  à  Corinthe,  la  tyrannie  devint 
une  puissance  plus  stable  depuis  que  Phidon  eut  mis  à  nu  la 
faiblesse  de  Sparte. 

Les  Cypsélides  avaient  mis  sur  le  trône  d'Ambracie  une 
ligne  collatérale  qui  leur  succéda  à  Corinthe  après  la  mort  de 
Periandre.  Ils  étaient  apparentés  à  la  maison  de  Proclès  à 
Epidaure.  Proclès,  de  son  côté,  tenait  par  les  mêmes  liens  à 
Aristocrate,  le  dynaste  d'Orchomène,  l'allié  félon  des  Messé- 
niens  *.  Théagène  cherchait  à  fonder  une  tyrannie  à  Athènes 
au  profit  de  son  gendre  Gylon.  Phidon  lui-même  avait  déjà  fait 
cause  commune  avec  les  tyrans  de  Pisa.  Nous  avons  vu  plus 
haut  les  efforts  de  Clisthène  pour  se  créer  de  vastes  relations, 
dans  l'intérêt  de  son  commerce  et  de  sa  souveraineté. 

A  mesure  que  les  relations  commerciales  et  politiques 
devinrent  plus  actives  en  Grèce,  la  tyrannie  s'étendit  aussi 
graduellement  ;  et  ce  ne  fut  pas  là  simplement  une  contagion 
involontaire  qui  s'abattit  d'une  ville  à  l'autre,  à  la  façon  d'une 
épidémie,  mais  l'effet  d'une  alliance  concertée  entre  les  divers 
potentats,  en  vue  d'affermir  et  d'étendre  le  pouvoir  tyranni- 
que. 

D'autre  part,  les  Spartiates  ne  jouissaient  pas,  il  est  vrai, 
d'une  prééminence  telle  qu'elle  les  autorisât  ou  les  obligeât  à 
contrôler  la  constitution  des  villes  de  la  péninsule.  Celles-ci 
étaient,  au  contraire,  pour  leurs  affaires  intérieures,  parfaite- 
ment autonomes.  Cependant,  l'hégémonie  entraînait,  jusqu'à 
un  certain  point,  l'obligation  de  parer  à  tous  les  dangers  qui 
menaçaient  le  repos  et  la  sécurité  de  la  péninsule  ainsi  que 

»)  Voy.  ci-dessus,  p.  247.  258. 


352  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

l'intégrité  de  ses  institutions  fédérales.  Cet  intérêt  conserva- 
teur mit  les  Spartiates  du  côté  des  familles  privilégiées, 
liguées  contre  les  mouvements  démocratiques  d'où  sortit  la 
tyrannie.  Les  Spartiates  durent  voir  dans  cette  effervescence 
populaire  une  propagande  révolutionnaire,  à  marche  envahis- 
sante, qui  menaçait  de  ruiner  le  système  politique  dont  ils 
étaient  les  représentants. 

La  constitution  fédérative  de  la  péninsule,  élaborée  sous  la 
direction  de  Sparte,  était,  en  etTet,  inconciliable  avec  ces  inno- 
vations :  car,  bien  que  le  sanctuaire  national  du  Péloponnèse 
reçût  des  tyrans  les  plus  éclatants  hommag^es,  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  qu'il  ne  fallait  pas  attendre  de  leur  part  les  sei'S'ices 
que  l'État  investi  de  la  présidence  fédérale  se  croyait  en  droit 
d'exiger  des  États  de  la  péninsule.  Les  modifications  apportées 
de  vive  force  aux  constitutions ,  l'expulsion  des  familles 
héraclides.  l'abaissement  et  l'humiliation  des  tribus  doriennes, 
équivalaient  à  un  refus  d'obéissance,  à  une  hostilité  ouverte  à 
l'égard  de  la  capitale  dorienne. 

Mais,  ce  qui  devait  alarmer  Sparte,  ce  n'était  pas  seulement  la 
dissolution  progressive  de  la  confédération  péloponnésienne, 
c'était  surtout  sa  propre  situation  intérieure,  dont  l'affermisse- 
ment des  souverainetés  tyranniques  accroissait  notablement 
le  danger.  En  effet,  il  ne  manquait  pas,  sur  toute  la  côte 
péloponnésienne,  d'éléments  tout  disposés  à  s'insurger  contre 
l'organisation  dorienne;  que  dis-je!  parmi  ses  propres 
Héraclides.  Sparte  avait  eu  des  princes  qui  suivaient  la  même» 
ligne  de  conduite  que  Phidon.  Enfin,  des  tyrans,  notamment 
ceux  de  Sicyone,  avaient  fait  des  efforts  très  sérieux  pour  créer 
des  ligues  anti-spartiates  :  l'influence  de  Sparte  sur  la  Grèce 
movenne  avait  été  anéantie  par  la  guerre  de  Grisa  :  Delphes 
avait  été  gagné  à  la  cause  des  tyrans.  Gombienil  était  à  craindre 
que  le  sanctuaire  national  du  Péloponnèse  ne  retombât,  lui 
aussi,  au  pouvoir  des  t^Tans! 

La  tvrannie  avait  surgi  pendant  l'affaiblissement  momentané 
de  Sparte.  Elle  avait  gagné  du  terrain,  parce  que  Sparte 
n'avait  pu  soustraire  les  côtes  de  la  péninsule  aux  influences 
contagieuses  émanées  des  ports  doutre-mer,  parce  que, 
paralysée  longtemps  par  des  discordes  intérieures,  occupée  par 


LÜTTE  DE  SPARTE  CONTRE  LA  TYRANNIE         353 

les  guerres  de  Messénie,  celle-ci  avait  été  obligée  de  laisser  les 
régions  éloignées  livrées  à  elles-mêmes.  Mais,  aussitôt  qu'elle 
eut  reconquis  sa  liberté  d'action,  la  cité  conservatrice  jugea 
que  son  programme  politique  devait  être  de  lutter  contre  la 
tyrannie,  partout  où  son  bras  pouvait  l'atteindre,  de  combattre 
la  révolution  et  de  ramener  les  États  dégénérés  à  l'ancien 
ordre  de  choses. 

Ce  qui  facilitait  l'accomplissement  de  cette  tâche  labo- 
rieuse, c'est  que,  généralement,  la  tyrannie  se  trouvait  mal 
assise  sur  son  propre  terrain  et  portait  en  elle-même  des 
germes  de  dissolution.  Les  Spartiates  se  gardèrent  bien  de 
rien  précipiter  :  ils  eurent  la  prudence  d'attendre  que  le  fruit 
anier  de  la  tyrannie  fût  mùr  et  que  le  poids  du  despotisme  fit 
soupirer  après  un  ordre  légal.  Sparte  avait  dans  le  camp  de 
ses  ennemis  un  second  allié;  c'était  l'égoïsme  des  tyrans  eux- 
mêmes,  dont  chacun  n -avait  en  vue  que  les  intérêts  de  sa  mai- 
son. Il  leur  était  impossible, pour  cette  raison,  de  conclure  une 
alliance  sérieuse,  de  former  une  coalition  durable  contre 
Sparte.  Ou  bien  ils  étaient  ennemis  les  uns  des  autres,  comme 
ceux  de  Corinthe  et  de  Sicyone,  ou,  si  réellement  ils  s'en- 
tendaient pour  combattre  ensemble  ,  leurs  défections  mu- 
tuelles donnaient  à  Sparte  la  possibilité  de  les  battre  l'un 
après  l'autre. 

Le  premier  des  tyrans  péloponnésiens  fut  aussi  sans  aucun 
doute  le  plus  dangereux,  parce  qu'il  créa  un  empire  et  disputa 
ouvertement  l'hégémonie  à  Sparte.  Sa  défaite  fut  donc  le  plus 
grand  succès  que  Sparte  ait  jamais  remporté  sur  ce  terrain;  la 
fête  qui  inaugura  la  xxix^  olympiade  (664),  après  une  inter- 
ruption anormale,  fut  le  premier  et  le  plus  important  de  tous 
les  triomphes  de  Sparte.  C'est  que  personne,  parmi  les  succes- 
seurs de  Phidon,  n'a  suivi  une  politique  aussi  hardie  et  exigé 
de  Sparte  de  pareils  efforts.  Dans  la  plupart  des  cas,  en  effet, 
le  pouvoir  leur  échappa  à  la  seconde  génération  ;  ceux  qui  le 
détenaient  se  perdirent  eux-mêmes  par  l'arbitraire  et  l'absence 
de  dignité  personnelle,  si  bien  que,  d'ordinaire,  on  n'eut  pas 
besoin  d'une  intervention  armée  pour  rétablir  un  ordre  légal 
conforme  aux  principes  doriens,  mais  qu'il  suffît  d'envoyer  de 
Sparte  un  simple  citoyen  sans  suite,  armé  de  pleins  pouvoirs, 

23 


3o4  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

pour  qu'à  son  arrivée  le  tyran  abdiquât  et  que  la  cité  reprît  sa 
place  dans  la  confédération  présidée  par  Sparte  K 

La  lutte  avec  les  tyrans  est  Fépoquc  la  plus  glorieuse  de 
l'histoire  de  Sparte.  Car,  en  poursuivant  tranquillement  Texé- 
cution  de  leur  programme  politique,  non  seulement  les  Spar- 
tiates ont  sauvé  le  caractère  dorien  de  la  péninsule  et  leur 
propre  hégémonie  qui  en  est  inséparable,  mais  ils  ont  encore 
préservé  la  nation  hellénique  d'une  dégénérescence  alarmante. 
En  effet,  si  brillant  qu'ait  été  l'avènement  de  la  tyrannie,  si 
puissamment  qu'elle  ait  contribué  à  briser  les  entraves  qui 
paralysaient  l'énergie  populaire,  à  rapprocher  les  peuples  et 
les  pays  par  des  échanges  plus  libres,  à  répandre  le  bien-être 
et  l'instruction,  à  faire  fleurir  l'art,  la  science  et  l'industrie,  il 
ne  faut  pas  q  le  tout  cet  éclat  nous  empêche  d'apercevoir  les 
ombres  du  t  ibleau.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  partout  les 
tyrans  se  firent  les  ennemis  de  la  population  à  qui  ils  devaient 
leur  pouvoir;  que,  pour  soutenir  leur  trône  révolutionnaire, 
ils  suivirent  une  politique  -étroitement  dynastique,  à  qui  tous 
les  moyens  étaient  bons;  et  que,  poussés  par  l'instinct  cosmo- 
polite qui  était  au  fond  de  la  nature  ionienne,  ils  s'abandon- 
nèrent sans  réserve  à  la  séduction  de  toutes  les  nouveautés 
exotiques. 

Dans  les  centres  commerciaux  et  les  villes  maritimes,  on 
voit  toujours  les  habitudes  étrangères  s'introduire  avec  les 
produits  étrangers.  Ainsi  disparaît  l'esprit  étroit,  borné,  bour- 
geois, mais  aussi,  le  caractère"  et  le  cachet  particulier  des 
mœurslocales.  Sous  le  gouvernement  des  tyrans,  on  sejetadans 
le  cosmopolitisme  à  outrance.  La  distinction  entre  Hellènes 
et  Barbares  s'effaça  de  plus  en  plus.  Le  naturel,  la  simplicité, 
la  mesure,  firent  place  à  la  pompe  théâtrale,  à  la  sensualité 
voluptueuse  et  à  l'étiquette  des  cours  orientales.  Les  plus 
nobles  familles  furent  bannies,  les  hommes  les  plus  marquants 
mis  à  mort,  les  suspects  retenus  et  surveillés  à  la  cour,  comme 
'en  Perse  -.  Une  police  secrète  était  là  qui  bannissait  toute  con- 

*)  Sparte  détrônant  les  tyrans  (Plut.,  De  malign,  Herod.,  21), 

*)  C'est  Aristote  qui  compare  les  mœurs  des  tyran?  à  celles  des  Perses  : 

tÔ  toÙç  £Tti5-o(J.oOvTaç  kù  (fa^/zpoliç  thaï  xai  ôtaTpt'êetv  Ttep\  Ôûpaç  —  xai  Ta).Xa  off« 
TotaOTa  Ilepaixà  xa\  ßäpgapa  Tupavvixâ  èartv  (Aristot.,  Polit.,  224,  15).  Cf. 
E.  CuRTius,  lonier  vor  der  ionischen  Wanderung^  p.  55. 


LUTTE  DE  SPARTE  CONTRE  LA  TYRANNIE         35^ 

fiance  et  étouffait  tout  sentiment  de  dignité.  Les  gens  du 
commun,  qui  avaient  donné  le  pouvoir  aux  tyrans  pour  faire 
d'eux  les  gardiens  de  leurs  droits,  étaient  ainsi  tombés  dans 
une  servitude  plus  intolérable  que  la  première. 

C'est  à  Corinthe  que  tous  les  inconvénients  de  la  tyrannie 
se  manifestèrent  le  plus  complètement.  Là  moins  qu'ailleurs 
les  tyrans  se  firent  scrupule  de  prendre  pour  modèles  les 
peuples  d'où  les  Hellènes  étaient  habitués  à  tirer  leurs  esclaves, 
et  de  briguer  la  faveur  des  princes  étrangers.  Le  frère  de  Pé- 
riandre,  qui  alla  s'établir  à  Ambracie,  s'appelait,  comme  cer- 
tains princes  phrygiens,  Gordias;  son  fils  reçut  le  nom  du  roi 
égyptien  Psamtik  qui,  le  premier,  ouvrit  le  bassin  du  Nil  au 
commerce  grec,  probablement  a  la  suite  d'une  alliance  de 
famille  entre  les  Cypsélides  et  les  Pharaons  de  Sais'.  Enfin, 
Periandre  n'eut  pas  honte  de  vendre  à  la  cour  de  Lydie  de 
jeunes  Hellènes  destinés  au  métier  d'eunuques-. 

Si  cette  tendance  avait  triomphé,  les  Perses,  lorsqu'ils  pré- 
tendirent à  la  suzeraineté  de  la  Grèce,  n'auraient  pas  rencontré 
en  face  d'eux  une  résistance  nationale  ;  ils  n'auraient  trouvé 
qu'un  peuple  abâtardi  et  démoralisé,  mené  par  des  princes  qui, 
pour  obtenir  la  reconnaissance  de  leur  souveraineté,  auraient 
été  tout  de  suite  prêts  à  rendre  hommage  dans  toutes  les 
règles  au  Grand-Roi,  et  à  saluer  en  lui  leur  suzerain  et  protec- 
teur. Il  faut  se  bien  pénétrer  de  cette  idée  pour  comprendre  ce 
que  la  Grèce  doit  aux  Spartiates. 

Sparte  y  gagna  pour  elle-même,  ce  qui  est  toujours  la 
récompense  d'une  politique  conséquente  et  énergique,  une 
situation  de  plus  en  plus  honorée  parmi  les  Etats  de  la  pénin- 
sule. Avec  ses  deux  dynasties  d'Hérachdes  à  sa  tête,  elle  était 
le  sanctuaire  de  la  légitimité  incontestée,  et  les  bornes  que  sa 
constitution  imposait  à  la  puissance  souveraine  en  faisaient 
en  même  temps  un  modèle  d'ordre  légal.  Son  exemple  produi- 
sait d'autant  plus  d'impression  que,  dans  les  villes  à  régime 
tyrannique,  on  avait  plus  souffert  de  la  cruauté,  de  l'arbitraire 
et  de  l'humeur  despotique  des  tyrans. 

')  Cf.  Letronne,  Revue  archéoL,  1848,  p.  549.  Berichte  der  Berlin^ 
Akad.  d.  Wiss.,  1870,  p.  167. 

*)  Herod.,  III,  48.  Voy.  ci-dessus,  p.  343. 


356  HISTOIRE    DU    PÉLOPONNÈSE 

Comme  le  retour  à  rancieu  ordre  de  choses  se  fit  graduelle- 
ment et,  dans  la  plupart  des  cas,  pacifiquement,  on  ne  songea 
pas  à  opérer,  dans  Tintérieur  des  Etats,  de  réactions  violentes. 
En  elfet,  ces  insurrections  de  la  race  ionienne,  auxquelles  les 
souverainetés  tyranniques  devaient  leur  origine,  eurent  au 
moins  un  résultat  déiinitivement  acquis;  c'est  que.  Sparte  dut 
renoncer  pour  toujours  à  faife  rentrer  la  péninsule  entière  et 
ses  grandes  villes  maritimes  dans  les  inflexibles  entraves  du 
régime  dorien,  tel  qu'on  pouvait  l'appliquer  dans  la  vallée  de 
lEurotas,  mais  non  dans  une  ville  placée  à  portée  de  deux 
mers  comme  Corinthe.  La  péninsule  échappait  définitivement 
à  une  pareille  uniformité.  Il  n'était  pas  non  plus  dans  le  carac- 
tère des  Doriens  d'exiger  plus  que  le  nécessaire  ;  il  leur  suffi- 
sait que  les  Etats  remplissent  leurs  obligations  fédérales.  Ils 
géraient  les  aifaires  communes,  fixaient  le  chiffre  des  forces 
que  chaque  Etat  devait  tenir  à  leur  disposition,   le  jour  et 
l'endroit  où  il  devait  placer  ce  contingent  sous  le  commande- 
ment de  leurs  rois.  Dans  les  conjonctures  importantes,  ils  con- 
voquaient les  députés  des  Etats  de  la  péninsule  pour  procéder 
à  une  délibération  en  commun,  et  là,   une  cité  commerçante 
et  industrielle  comme  Corinthe  pouvait  faire  valoir  ses  intérêts 
particuliers,  exposer  des  vues  plus  larges  et  porter  sur  les 
circonstances  un  jugement  plus   libre.   La  lutte  la  plus  vive 
avait  été  celle  dont  Olympie  était  l'enjeu;  il  n'y  a  pas  eu  de 
conflit  plus  sanglant  que  celui  dans  lequel  succombèrent  les 
tyrans  de  Pisa.   La  fête  ohmpique  fut    désormais  entre  les 
mains  de  Sparte,  et,-  à  côté  de  celle-là,  il  y  avait  encore  dans  le 
Péloponnèse  deux  solennités  nationales,  les  jeux  isthmiques  et 
les  jeux  néméens.  Toutes  deux  étaient  des  monuments  attestant 
le  triomphe  remporté  sur  les  tp-ans,  des  souvenirs  durables  de 
la  chute  des  Cypsélides  et  des  Orthagorides,  et,  en  même 
temps,  un  dédommagement  qui  compensait  amplement  pour 
les  Doriens  l'intrusion  de  l'influence  ionienne  aux  jeux  pythi- 
ques. 

Ainsi  Sparte,  après  avoir  dompté  la  révolution,  devint  la 
véritable  capitale  de  la  péninsule,  le  centre  d'une  confédération 
dans  laquelle  l'ordre  général  se  trouvait  concilié,  aussi  bien 
que  possible,  avec  la  liberté  d'action  de  chacun  des  membres. 


LUTTE  DE  SPARTE  CONTRE  LA  TYRANXIE         357 

Sans  apparat  extérieur,  sans  forteresse  et  sans  palais,  la  fière 
cité  veillait  sur  les  bords  de  l'Eurotas,  visitée  par  des  voya- 
geurs venus  quelquefois  de  loin  pour  voir,  dans  sa  simple 
parure,  la  reine  des  villes  grecques. 

Il  est  vrai  que,  si  la  tyrannie  faisait  des  avances  à  l'étranger, 
Sparte  avait,  en  revanche,  une  répugnance  marquée  pour  tout 
ce  qui  venait  du  dehors,  la  crainte  d'être  infectée  par  la  conta- 
gion de  vices  exotiques.  Mais  cette  tendance  n'était  pas  encore 
devenue  une  haine  aveugle  de  l'étranger,  ban-ant  obstinément 
le  cliemin  à  toute  influence  du  dehors.  Sparte  avait  même 
enjprunté  à  la  Crète,  à  Lesbos,  à  Tlonie,  à  l'Attique,  les 
germes  d'une  culture  artistique  des  plus  fécondes.  Se  produi- 
sait-il quelque  part  une  forme  d'art  qui  put  trouver  place  dans 
la  vie  intellectuelle  de  Sparte,  on  l'accueillait  avec  distinction, 
et  les  artistes  qui  aspiraient  à  être  connus  de  toute  la  nation 
se  faisaient  voir  et  entendre  à  Sparte.  Alcman  de  Sardes,  le 
contemporain  de  Tyrtée  et  de  ïerpandre,  se  fait  gloire  d'ap- 
partenir à  Sparte,  la  ville  riche  en  trépieds  sacrés,  où  il  a 
appris  à  connaître  les  Muses  de  l'Hélicon.  Mais  ce  bon  accueil 
n'était  pas  réservé  à  toutes  les  innovations,  car  rien  n'était 
plus  contraire  au  caractère  dorien  que  de  suivre  les  variations 
de  la  mode.  Tandis  qu'à  la  cour  des  tyrans  la  fantaisie  et  le 
caprice  donnaient  le  ton  aux  arts  des  Muses,  les  Spartiates 
s'attachaient,  même  en  ces  sortes  de  choses,  à  imposer  à  l'ini- 
tiative individuelle  une  mesure  déterminée,  une  règle  qui  fût 
en  harmonie  avec  l'ensemble  des  institutions. 

Lorsque  Sparte  eut  accompli  de  si  grandes  choses  sous  les 
yeux  de  la  nation  grecque  ;  lorsqu'elle  se  fut  incorporé  la  Mes- 
sénie,  et  attaché  l'Arcadie  par  une  alliance  offensive  et  défen- 
sive; lorsque  la  tyrannie,  son  antagoniste,  fut  abattue  et 
qu'Argos  elle-même,  réduite  à  une  complète  impuissance,  eut 
abdiqué  toute  prétention  à  l'hégémonie  ;  alors,  le  prestige  de 
la  cité  victorieuse  dut  s'étendre  bien  au  delà  des  limites  de  la 
péninsule.  En  effet,  tout  le  long  des  côtes  de  la  mer  Egée  et 
de  la  mer  Ionienne,  partout  où  les  Hellènes  se  sont  installés, 
on  ne  rencontre  que  des  villes  isolées,  parfois  réunies  par  des 
liens  assez  lâches  en  grandes  associations,  qui  ne  pouvaient 
acquérir  aucune  importance  politique.  Il  est  vrai  que  la  confé- 


358  HISTOIRE   DU    PÉLOPONNÈSE 

dération  péloponnésienne  était  également  peu  compacte  et 
incomplète,  car  l'Achaïe  et  Argos  ne  s'étaient  pas  rangées 
sous  l'hégémonie  de  Sparte.  Mais,  telle  qu'elle  était,  elle  for- 
mait le  plus  puissant  état  fédéral  qu'on  eût  vu  en  Grèce  depuis 
la  dissolution  de  l'ancienne  amphictyonie.  L'isolement  naturel 
de  la  péninsule  contribua  à  faire  naître  chez  les  habitants  un 
sentiment  de  solidarité,  pendant  que  les  Grecs  du  dehors 
étaient  habitués  à  considérer  le  Péloponnèse  comme  la  partie 
la  plus  centrale,  la  plus  sure  et  la  p^us  importante,  comme  la 
citadelle  de  THellade.  Cette  idée  contribua  à  donner  à  la  con- 
fédération péloponnésienne  et  à  l'Etat  dirigeant  un  prestige 
national.  De  leur  côté,  les  Spartiates  avaient  gagné  à  leur 
primauté  une  habitude  des  affaires  intérieures  et  extérieures 
que  l'on  ne  rencontrait  pas  au  même  degré  dans  les  autres 
Etats.  On  les  prenait  pour  arbitres  et  Ton  venait  de  pays  éloi- 
gnés leur  demander  conseil  et  assistance. 

C'est  ainsi  que,  dès  le  viif  siècle  avant  J.-C,  sous  le  règne 
d'Alcamène ,  le  sage  Spartiate  Charmidas  se  rendit  en  Crète 
pour  remédier  au  désordre  intérieur  dont  souffraient  les  mêmes 
villes  qui  avaient  servi  de  modèle  à  la  constitution  de  Sparte  '. 
C'est  ainsi  que,  après  s'être  disputé  pendant  de  longues  années 
la  possession  de  Salamine,  les  Athéniens  et  les  Mégariens  s'en 
remirent  à  la  décision  d'une  commission  de  cinq  Spartiates'; 
preuve  que,  même  dans  un  débat  entre*  un  Etat  ionien  et  un 
Etat  dorien,  on  avait  confiance,  des  deux  côtés,  en  la  justice 
et  l'impartialité  du  chef-lieu  dorien.  Il  y  a  plus  :  lorsque  les 
Platéens  se  virent  molestés  par  les  prétentions  des  Thébains 
dont  ils  ne  voulaient  accepter  à  aucun  prix  la  domination, 
malgré  leur  sjinpathie  naturelle  pour  Athènes,  qui  était  du 
même  sang,  ils  crurent  devoir  s'adresser  aux  Spartiates  et  se 
déclarer  prêts  à  entrer  dans  la  confédération  ^. 

Ainsi,  les  Spartiates  prirent  de  plus  en  plus  l'habitude  d'avoir 
voix  prépondérante  dans  les  affaires  nationales.  Leur  État, 
solide  et  bien  charpenté,  le  seul  dans  lequel  la  royauté  de  l'âge 
héroïque  se  fût  continuée  sans  interruption  à  travers  toute 

»j  Paus.,  III,  2,7. 

*)  0.  Mleller,  Dorier,  I,  p.  177. 

3)  Herod.,  VI,  108. 


LUTTE  DE  SPARTE  CONTRE  LA  TYRANNIE         359 

une  période  de  révolutions,  soutenu  par  un  corps  de  citoyens 
libres  et  armés,  entouré  d'une  foule  compacte  de  sujets,  avait 
fait  ses  preuves  :  il  passait  pour  un  État  modèle,  dont  les 
citoyens  étaient  tacitement  reconnus  pour  les  premiers  de  la 
nation.  On  ne  trouvait  pas  mauvais  qu'ils  fissent  sentir  la 
puissance  de  leur  bras,  même  au  delà  de  l'isthme  et  dans  la 
mer  Egée,  lorsqu'il  s'agissait  d'abattre  des  tyrans.  De  cette 
façon,  l'hégémonie  péloponnésienne  devint  peu  à  peu  comme 
une  direction  suprême  de  toutes  les  affaires  de  la  nation  hellé- 
nique. 

Sparte  devait  se  maintenir  dans  cette  situation  tant  qu'il  n'y 
aurait  pas  en  face  elle  d'Etat  qui  se  sentît  son  égal  et  qui  eût 
en  lui-même  assez  de  vitalité  pour  qu'il  lui  fût  impossible  de 
se  soumettre  aux  prétentions  de  Sparte.  Cet  antagonisme  ne 
pouvait  venir  que  de  la  race  ionienne,  comme  la  tyrannie  qui 
.était,  elle  aussi,  le  résultat  d'un  premier  effort  fait  par  la  race 
ionienne  pour  conquérir  le  droit  de  vivre  à  sa  guise  et  de 
coopérer,  sur  le  pied  d'égalité,  à  l'évolution  des  destinées 
nationales.  Mais,  avec  les  tyrans,  l'antagonisme  s'était  fait 
jour  trop  violemment  et  sous  une  forme  trop  révolutionnaire 
pour  qu'il  eût  pu  en  sortir  une  puissance  capable  de  tenir 
longtemps  tête  aux  Spartiates.  On  pouvait  compter  sur  un 
tout  autre  résultat,  si,  loin  de  Sparte;  en  dehors  de  la  pénin- 
sule, il  se  formait  un  État  qui  pût  se  développer  dans  une 
atmosphère  saine  et  arriver  pacifiquement  à  sa  maturité,  qui 
anoblit  l'heureux  génie  de  la  race  ionienne  en  lui  imposant  la 
discipline  des  lois  et  qui  sût  grouper  la  plénitude  de  ses  forces 
autour  d'un  centre.  Ce  rôle  fut  celui  d'Athènes. 


CHAPITRE  DEUXIEME 
HISTOIRE      DE      L'ATTIQUE 


§  I.  —  Athènes  avant  Solon.  —  Les  Pélasges.  —  Immigrations  diverses.  — 
La  plaine  d'Athènes.  —  L'Altique  devient  ionienne.  —  Fusion  des  divers 
éléments  ethnologiques.  —  Le  synœkisme  de  Thésée.  —  L'Attique  asile 
d'émigrants  venus  de  toutes  parts  —  L'État  ordonné  par  Thésée.  — 
Associations  et  groupes  issus  de  la  famille  :  gentes  (yivrj  et  phratries.  — 
Les  groupes  politiques  ou  tribus  '^-jaxO.  —  Athènes  capitale  de  TAttique. 

—  La  royauté  athénienne.  —  Archontes  à  vie.  —  Archontes  décennaux 
(753),  annuels  (683).  —  L'aristocratie  athénienne.  —  Malaise  social.  — 
Lois  de  Dracon  (621).  —  Périls  imminents.  —  Attentat  de  Cylon  et  meurtre 
sacrilège  de  ses  partisans. 

§  II.  —  Solon  et  sa  législation.  —  Origine  et  éducation  de  Solon,  fils 
d'Exécestide  —  Bannissement  des  Alcméonides.  —  Conquête  de  Salamine 
(vers  60-4).  —  Epiménide  de  Crète.  —  Réformes  religieuses  et  sociales. 

—  Réorganisation  des  gentes. —  La  première  Guerre  Sacrée  (après  600). — 
Solon  législateur.  —  Expédients  et  mesures  préliminaires.  —  Réforme  des 
monnaies  :  la  Sisachthie.  —  Le  cens  civique  et  la  distinction  des  classes 
d'après  le  cens.  —  Proportions  et  données  numériques.  —  Les  droits  des 
citoyens.  —  Les  autorités  gouvernementales.  —  .\dministration  et  judi- 
cature. —  Nouveaux  principes  juridiques.  —  L'éducation  et  les  mœurs  à 
Athènes.  —  La  monnaie  et  le  calendrier.  —  Archontat  de  Solon  (594).  — 
Amnistie  proclamée  par  Solon. 

§111.  —  Athènes  sors  les  Pisistratides.  —  Résultats  obtenus  par  Solon. 

—  Voyages  de  Solon  à  l'étranger.  —  Nouveaux  partis  et  chels  de  partis. 

—  La  maison  de  Pisistrate.  —  Discordes  intestines.  —  .Mégaclès  et  les 
Paraliens.  —  Pisistrate  tyran  (560).  —  MiUiade  le  Cypsélide.  —  Solon  et 
Pisistrate.  —  Seconde  tyrannie  de  Pisistrate  (554).  —  Pisistrate  en  exil  à 
Érélrie  (552-541).  — Athènes  et  Mitylène.  — Prise  de  Sigeion.  —  Retour 
des  Pisistratides  :  troisième  tyrannie  (541-527).  —  Politique  extérieure  de 
Pisistrate.  —  Sa  politique  intérieure.  —  Sollicitude  des  tyrans  pour  la 
ville  et  le  pays.  —  Gouvernement  des  Pisistratides.  —  Le  culte  d'Athéna 
et  celui  de  Dionysos.  —  Fondations  religieuses.  —  Travaux  scientifiques 
sous  les  Pisistratides.  —  La  poésie  lyrique  et  le  drame  à  Athènes.  — 
Lasos  d'Hermione  et  Onomacrite.  —  .Mort  de  Pisistrate  (527).  —  Assas- 
sinat d'Hipparque  (514).  —  Tyrannie  d'Hippias.  —  Combats  livrés  aux 
tyrans.  —  Retraite  d'Hippias. 

S  IV.  —  Clisthène  et  ses  réformes.  —  Isagoras  et  Clisthène.  —  Clisthène 
chef  du  parti  populaire.  —  Politique  de  Chsthène.  —  Réformes  de  Clisthène. 

—  Les  nouvelles  tribus.  —  Le  conseil  des  Cinq-Cents.  —  Le  tirage  au 
sort  substitué  à  l'élection.  —  Nouveaux  citoyens  admis  dans  la  cité.  — 
Première  application  de  l'ostracisme.  —  Archontat  d' Isagoras.  —  Retour 


ATHÈNES    AVANT    SOLON  361 

de  Clisthène.  —  Complications  extérieures.  —  Thèbes  et  Athènes.  — 
Coalition  générale  contre  Athènes.  —  Ambassade  athénienne  à  Sardes. 

—  Condamnation  de  Clisthène.  —  Cléomène  à  Eleusis  (507).  —  Victoires 
remportées  sur  Thèbes  et  Chalcis.  —  Succès  des  Athéniens.  —  Hippias 
à  Sparte  (vers  505).  —  La  cité  démocratique.  —  Développement  d'Athènes. 

—  Rétablissement  de  la  constitution.  —  Essor  de  la  puissance  athénienne. 

—  Athènes  et  Sparte.  —  Rn'.e  modérateur  de  Corinthe. 


§1 

ATHÈNES    AVANT    SOLON. 

L'Attique  n'est  pas  un  pays  qui  put  exciter  la  convoitise  des 
peuplades  belliqueuses  en  quête  d'aventures.  Elle  n'a  ni  bassin 
fluvial  comme  la  Thessalie,  ni  dépressions  abondamment 
arrosées  comme  la  Béotie,  ni  longues  plaines  riveraines  de  la 
mer  comme  TElide.  C'est  une  presqu'île  rocheuse,  séparée 
du  continent  par  des  montagnes  impraticables,  et  projetée  si 
avant  dans  la  mer  orientale  qu'elle  se  trouve  en  dehors  du 
chemin  suivi  par  les  peuples  dans  leur  marche  du  nord  au  sud. 
De  là  vient  que  ces  invasions,  dont  toute  l'Hellade  fut 
ébranlée,  passèrent  devant  l'Attique  sans  y  entrer,  et  c'est 
pour  cette  raison  aussi  que  l'histoire  de  l'Attique  n'a  pas  de 
sections  aussi  tranchées  que  celle  du  Péloponnèse;  elle  est 
plus  d'un  seul  jet  ;  elle  prend  son  point  de  départ  dans  le  pays 
même  et  se  développe  ensuite  d'une  manière  continue,  tou- 
jours dans  le  même  sens. 

A  ce  point  de  vue,  l'Attique  était  dans  la  même  situation  que 
FArcadie;  c'était  le  séjour  d'une  population  pélasgique  qui 
n'avait  jamais  été  ni  expulsée  par  une  force  étrangère,  ni 
contrainte  à  accepter  dans  son  sein  des  intrus  de  race  diffé- 
rente, assez  nombreux  pour  la  dominer.  x\.ussi,  le  Zeus  pélas- 
gique y  resta  en  possession  de  toutes  ses  prérogatives,  et  les 
plus  anciennes  fêtes  nationales,  célébrées  en  son  honneur  dans 
les  simples  bourgades  de  la  contrée,,  sont  restées  en  tout 
temps  les  plus  saintes  des  solennités  religieuses.  Mais,  d'autre 
part,  l'Attique  était  prédestinée  à  recevoir  des  immigrants 
venus  par  mer.  Le  pays  tout  entier  n'est  qu'une  presqu'île  et 


362  HISTOIRE    DE    l'atTIQUE 

il  appartient  tout  à  fait  par  son  climat  à  l'Archipel.  Le  conti- 
nent proprement  dit  finit  à  la  chaîne  de  montagnes  qui  sépare 
l'Attique  de  la  Béotie.  Les  monts  de  J'Attique  sont,  au  même 
titre  que  l'Eubée,  partie  intégrante  du  grand  système  orogra- 
phique qui,  fractionné  en  groupes  d'iles,  forme  l'iVrchipel  et, 
plus  loin,  atteint  le  rivage  de  T Asie-Mineure.  Ainsi,  l'Atti- 
que, de  par  sa  nature  même,  est  une  portion  du  monde  insu- 
laire et  est  appelée  à  le  mettre  en  rapport  avec  le  continent. 
Ses  côtes,  amplement  développées,  sont  riches  en  ports  et, 
grâce  à  la  profondeur  de  l'eau,  abordables  en  tous  lieux; 
c'est  vers  la  mer  aussi  que  sont  tournées  les  plaines  les 
plus  fertiles  de  la  région. 

Les  premières  visites  qui  vinrent  rompre  l'uniformité  de  la 
vie  des  indigènes,  à  l'époque  pélasgique,  furent  celles  des 
Phéniciens.  Les  nouveaux  venus  implantèrent  sur  le  littoral 
le  culte  d'Aphrodite  et  celui  du  Melkart  tyrien.  Nous  retrou- 
vons leurs  traces  dans  la  baie  de  Marathon,  et  surtout  dans  le 
golfe  de  Salamine.  Cette  île,  située  à  portée  de  trois  plaines 
fertiles — la  plaine  de  Mégare,  celle  d'Eleusis  et  celle  d'Athènes 
—  était  une  station  excellente,  et  les  Phéniciens  n'en  pouvaient 
souhaiter  de  meilleure.  Ils  ouvrirent  là  un  marché  destiné  à 
des  échanges  pacifiques  avec  les  indigènes  et  ils  l'appelèrent 
Salamis,  1'«  île  de  la  Paix.  »  Sur  le  promontoire  qui  fait  face 
à  l'île,  du  côté  du  continent,  ils  bâtirent  un  sanctuaire  d'Hé- 
raclès. 

Puis  vinrent  d'autres  races  habituées  à  la  mer,  qui  s'instal- 
lèrent à  côté  des  Phéniciens  :  ainsi,  les  Dardaniens  ',  auxquels 
devait  son  nomlaTroie placée  à  côté  de  l'Héracléion.  C'est,  en 
effet,  dans  ce  coin  de  la  mer  de  Salamine  que  nous  trouvons 
■  la  première  école  de  matelots  et  les  premiers  essais  d'orga- 
nisation poHtique.  C'est  là,  le  fait  est  attesté,  qu'a  été 
établie  la  plus  ancienne  station  maritime,  là  aussi  que  les  can- 
tons d'alentour  ont  formé  leur  plus  ancienne  association.  Il 
y  vint  des  Minyens,  des  Thraces,  des  Cariens  et  des  Lélèges  ; 
ces  aventuriers  apportèrent  avec  eux  les  cultes  d'Artémis,  de 
Poseidon  et  de  Démêler.  Sur  la  côte  orientale  [Paraiia)^  qui 

'}  Voy.  ci-dessus,  p.  89. 


ATHENES    AVANT    SOLON 


363 


est  d'un  plus  facile  accès,  s'installèrent  des  marins  crétois, 
ioniens  et  lyciens  *.  Une  série  de  stations  mises  sous  le  pa- 
tronage d'Apollon  -  atteste  leur  présence  et  leur  action.  Des 
points  les  plus  divers  du  littoral,  tous  ces  éléments  étrangers 
pénétrèrent  ensuite  dans  l'intérieur  du  pays  ;  il  se  fit  dans  la 
population  un  mélange,  et  on  peut  bien  regarder  comme  une 
preuve  de  la  diversité  des  parties  composantes  ainsi  rappro- 
chées le  fait  que,  en  Attique,  il  y  avait  des  bourgs  tout  à  fait 
voisins  qui  n'avaient  pas  entre  eux  le  droit  d'épigamie,  autre- 
ment dit,  la  faculté  de  contracter  des  mariages  réguliers.  Les 
villages  restèrent  ainsi  livrés  à  eux-mêmes,  vivant  côte  à  côte 
et  réunis  par  des  sacrifices  religieux  offerts  en  commun  par 
les  voisins,  jusqu'à  ce  que  dos  familles  marquantes  eussent 
réussi  à  prendre  de  l'autorité  et  à  fortifier  certains  points  fa- 
vorablement situés  qui  devinrent  des  châteaux  de  princes  et 
dont  chacun  forma  le  centre  d'une  division  régionale. 

L'époque  où  le  pays  subit  cette  première  transformation 
portait,  dans  la  tradition  antique,  le  nom  de  Cécrops.  Elle 
forme  la  transition  entre  le  régime  du  canton  ou  du  village  et 
l'État.  L' Attique  apparaît  depuis  lors  comme  un  pays  à  douze 
châteaux  ;  dans  chacune  de  ces  résidences  habite  un  chef  ou 
roi,  qui  a  ses  domaines,  son  entourage  et  ses  sujets.  Chaque 
douzième  constitue  un  Etat  indépendant,  qui  a  sa  maison  com- 
mune et  son  foyer  à  lui  3.  Dans  ces  conditions,  si  le  pays  de- 
vait arriver  à  constituer  un  ensemble,  il  fallait  que  quelqu'une 
des  douze  villes,  favorisée  par  une  situation  particulièrement 
avantageuse,  en  devint  le  centre.  Or,  il  y  avait  une  ville  évi-. 

1)  Sur  les  établissements  disséminés  le  long  du  littoral  de  l'Attique,  cf. 
le  texte  {Text  der  sieben  Karten  z.  Top.  Ath.)  dont  j'ai  accompagné  les 
sept  caries  d'Athènes  publiées  à  Gotha  (1868). 

-)  Sur  le  culte  d'Apollon  en  ces  lieux,  voy.  0.  Mueller,  Dorier,  I,  230. 
MiLCHHOEFER,  Attischer  ApoUo,  p.  15  sq<\. 

3)  Avant  le  synœkisme  opéré  par  Thésée,  l'Attique  était  composée  de  tiôlzi^ 
(Thucyd.t  II,  15.  Plut.,  Thés.,  24),  c'est-à-dire,  de  douze  villes,  d'après 
Strabon,  qui  puise  dans  Philochore  (Strab.  p.  397.  Suidas,  s.  v.  sTraxpca). 
L'existence  des  douze  villes  attiques  est  contestée  par  Haase  ,  Bursian 
{Oeogr.  Griech.,  I,  262),  Philippi  [Beitrsege,  p.  268),  mais  je  ne  puis  me 
rallier  à  l'opinion  de  ces  savants.  Il  me  paraît  impossible,  notamment,  d'é- 
carter la  liste  de  villes  donnée  par  Strabon  en  disant  qu'elle  a  été  dressée 
uniquement  pour  expliquer  le  xatà  uoXei;  de  Thucydide. 


364  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE. 

demment  prédestinée  à  ce  rôle,  c'est  celle  qui  était  assise  dans 
la  plaine  du  Céphise. 

Cette  plaine  s'étend  au  sud  du  Parnès,  un  rameau  du  Cithé- 
ron,  qui  forme  du  côté  de  la  Béotie  la  limite  du  pays  et  qui 
en  écarte  les  miasmes  exhalés  par  les  marécages  du  lac  Copaïs. 
Au  nord-est  se  dresse  le  massif  du  Pentélique,  sur  les  flancs 
duquel  passent  les  routes  qui  mènent  vers  la  mer  d'Eubée  ;  à 
Fest,  l'Hymette,  qui  est  comme  un  riche  herbier,  et,  à  l'ouest, 
les  collines  plus  basses  de  FiEgialéos  formant  clôture  du  côté 
d'Eleusis.  Les  montagnes  du  nord  sont  les  plus  considérables, 
et  c'est  dans  leur  sein  que  se  rassemblent  les  sources  du  Cé- 
phise qui,  de  là,  s'élance  à  travers  une  plaine  large  et  couverte 
d'une  forte  couche  de  terre. 

Fermée  en  arrière  et  sur  les  côtés  par  des  montagnes,  acces- 
sible seulement  par  des  passages  faciles  à  défendre,  la  plaine 
s'incline  g'raduellement  et  d'une  pente  uniforme  vers  le  sud, 
s'ouvrant  ainsi  au  vent  de  mer  qui  apporte  aux  habitants  une 
température  douce  en  hiver  et,  en  saison  d'été,  une  agréable 
fraîcheur.  La  plage,  basse  et  plate,  n'aurait  pas  de  port  si  un 
amas  de  rochers  contigu  à  la  côte  n'était  devenu,  parle  fait 
des  atterrissements,  une  presqu'île.  C'est  là  la  perle  du  pays, 
le  Pirée,  une  presqu'île  projetée  en  pleine  mer,  qui  forme 
plusieurs  rades  et  anses 'parfaitement  abritées. 

La  plaine  du  Céphise  n'est  pas  seulement  la  plus  spacieuse 
et  la  plus  fertile  de  tout  le  pays,  celle  qui  se  prête  le  mieux  au 
commerce  do  terre  et  de  mer,  celle  qui  occupe  la  position  la 
plus  centrale  —  le  lit  du  Céphise  se  trouvant  juste  au  milieu 
de  la  distance  qui  sépare  la  mer  orientale  de  la  frontière  méga- 
rienne  ;  —  c'est  encore  la  région  qui  offrait  l'endroit  le  plus 
convenable  pour  y  fonder  une  cité.  Au  beau  milieu  de  la  plaine, 
à  moitié  chemin  entre  l'Hymette  et  les  collines  de  l'ouest,  on 
rencontre  un  groupe  de  monticules  calcaires  et,  parmi  eux,  un 
bloc  isolé,  énorme,  qui,  sauf  du  côté  de  l'ouest  où  un  étroit 
passage  le  rend  accessible,  se  trouve  circonscrit  dans  tentes  les 
directions  par  des  parois  tombant  à  pic,  aplani  sur  toute  la 
larg^eur  de  sa  surface  supérieure  où  il  y  avait  place  pour  les 
sanctuaires  des  dieux  nationaux  et  les  demeures  des  seigneurs 
du  pays.  On  eût  dit  que  la  nature  l'avait  placé  là  pour  dominer 


ATHÈNES    AVANT    SüLON  365 

la  contrée  et  pour  être  le  centre  de  son  histoire.  C'est  là  l'acro- 
pole d'Atliènes  ;  c'est,  des  douze  châteaux-forts  de  l'Attique, 
celui  qui  portait  de  préférence  le  nom  du  roiCécrops. 

Ce  rocher  reçut  une  consécration  toute  spéciale  des  sanc- 
tuaires qui,  par  la  suite  des  temps,  se  groupèrent  sur  son  som- 
met. Zeus  qui,  partout  où  l'on  bâtit  une  ville,  descend  du  haut 
des  montagnes  pour  prendre  sa  place  au  milieu  des  hommes, 
fut,  là  aussi,  le  premier,  le  plus  ancien  patron  de  la  cité.  A  ses 
côtés  vient  trôner  Poseidon,  qui  fait  jaillir. une  source  des  en- 
trailles du  rocher.  Une  troisième  divinité  s'adjoint  au  groupe; 
c'est  Athêna,  la  déesse  guerrière,  que  vénèrent  et  qu'ac- 
compagnent des  familles  belliqueuses,  mais  qui  est  aussi  la 
protectrice  de  l'agriculture,  de  Tapiculture  et  de  tous  les  arts 
de  la  paix.  A  côté  du  trident  de  Poseidon,  elle  plante  en  terre 
sa  lance  qui  s'épanouit  en  olivier,  l'arbre  nourricier  du  pays. 

Ce  n'est  pas  sans  lutte  qu'elle  conserve  sa  place.  Halirrho- 
thios,  fils  du  dieu  des  mers,  met  la  cognée  à  la  racine  de 
l'arbre,  et  les  serviteurs  de  Poseidon, les  Eumolpides  d'Eleusis, 
font  à  Athènes  une  guerre  meurtrière,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la 
lutte  se  termine  par  une  transaction  entre  les  cultes.  En  vertu 
de  ce  pacte,  la  race  d'Erechthée  réunit  en  ses  mains  les  sacer- 
doces des  divinités  ennemies  qui,  désormais,  sont  adorées  sur 
le  pied  d'égalité.  Zeus  conserve  bien,  à  la  façon  des  souverains 
de  branche  aînée,  le  titre  et  la  fonction  honorifique  de  Polieus 
ou  protecteur  de  la  cité;  mais,  grâce  à  l'olivier,  Athêna  est  la 
Polias  proprement  dite,  la  véritable  patronne  du  château  et  de 
la  contrée,  celle  qui  donne  son  nom  aux  enfants  du  pays.  On 
la  vénérait  sous  la  forme  de  l'olivier  longtemps  avant  que  son 
image  ne  fut  enfermée  entre  les  murs  d'un  temple.  A  mesure 
que  les  rejetons  de  l'arbre  béni  se  propagent  dans  la  plaine, 
le  vin,  les  figues  et  le  miel  cèdent  la  place  à  l'huile,  dont  la 
récolte  devient  la  base  de  la  prospérité  de  l'Attique.  Erichtho- 
nios,  le  génie  à  figure  de  serpent,  le  nourrisson,  de  la  déesse, 
est  le  symbole  de  l'inépuisable  abondance  qu'elle  a  octroyée  à 
la  contrée.  C'est  là  la  seconde  période  de  l'enfance  de  l'Attique, 


')  Sur  les  droits  antérieurs  de  Poseidon  et  sa  lutte  avec  Athêna,   voy. 
AroLLOD.,  III,  14,  1. 


366  HISTOIRE    DE    L  ATTIQUE    • 

telle  qu'elle  nous  apparaît  dans  l'histoire  des  cultes  :  Cécropia 
est  devenue  Athènes,  et  les  Cécropides  se  sont  transformés  en 
Erechthides  ou  Athéniens. 

Athènes  est  la  première  ville,  mais  non  la  capitale,  du  pays. 
A  Tépoque,  toute  l'énergie  de  la  population  n'était  pas  encore 
concentrée  dans  ce  centre  en  voie  de  formation.  On  rencon- 
trait encore,  vivant  en  groupe  isolé  au  nord-est  de  la  contrée, 
les  familles  venues  de  Tlonie  qui  avaient  fondé  en  face  de 
l'Eubée  la  Tétrapole,  autrement  dit,  les  Quatre-Yilles  de  Ma- 
rathon. En  dépit  de  leurs  affinités  avec  la  population  indigène, 
elles  ont  cependant  gardé  le  caractère  distinctif  de  leur  race  et 
les  institutions  politiques  et  religieuses  qui  lui  sont  propres  : 
elles  adorent  comme  leur  dieu  national  Apollon,  qu'elles  ap- 
pellent, en  tant  que  père  d'Ion,  du  nom  de  Xuthos. 

Les  habitants  de  la  Tétrapole  jouent  un  rôle  dans  l'histoire 
de  l'Attique  en  ce  sens  qu'ils  passent  pour  avoir  défendu,  dans 
une  guerre  contre  les  champions  de  Chalcis,  des  hommes 
bardés  d'airain,  les  frontières  du  pays  attique.  Yoilà  com- 
ment la  légende  fait  d'Ion  le  sauveur  de  l'Attique  et  motive  du 
même  coup  son  élévation  au  trône  à  la  place  des  Erechthides. 
Mais,  au  moment  où  il  prend  possession  du  pouvoir,  ce  clan 
belliqueux  n'a  plus  l'air  d'être  un  peuple  exotique  ;  l'on  ne  sent 
pas  de  main  étrangère  qui  dérange,  par  une  violence  brutale, 
le  développement  du  génie  indigène.  Ion  lui-même  pouvait  être 
considéré  comme  un  enfant  du  pays  :  sa  victoire  n'a  pas  eu 
pour  conséquence  l'asservissement  d'une  partie  de  la  popu- 
lation, comme  cela  est  arrivé  en  Thessalie  et  à  Lacédémone, 
où  l'oppression  a  semé  les  germes  d'une  incurable  discorde 
intérieure.  Au  contraire,  il  triomphait  par  la  puissance  béni- 
gne qu'il  devait  à  une  civilisation  supérieure  et  à  la  religion 
apoUinienne.  C'est  Ion  qui  fait  part  aux  Athéniens  des  ensei- 
gnements de  cette  religion,  et  toutes  les  familles  issues  de  lui 
se  reconnaissent  à  ce  signe  caractéristique  qu'elles  honorent 
Apollon  comme  le  dieu  de  leurs  pères,  la  divinité  adorée  en 
commun  par  toute  leur  parenté.  Ainsi  se  produit  une  trans- 
formation de  la  cité  et  de  la  contrée,  transformation  dont  on 
retrouve  encore  des  traces  isolées. 

A  Athènes,  les  familles    ioniennes  s'étaient  installées  de 


ATHENES    AVANT    SOLON 


36^ 


préférence  sur  les  bords  de  l'Ilissos;  c'est  là  qu'elles  avaient 
fondé  leurs  sanctuaires  d'Apollon,  tandis  que  l'acropole  était 
réservée,  comme  par  le  passé,  aux  anciennes  familles  et  à 
leurs  divinités.  Il  y  eut  ainsi,  durant  un  certain  temps,  comme 
deux  colonies  contiguës,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  résistance 
malveillante  opposée  par  les  premiers  occupants  fût  surmon- 
tée. L'étranger  Ion  obtient  droit  de  cité  à  Athènes  en  qualité 
de  fils  de  Creuse,  la  fille  d'Érechthée,  et  l'on  attribue  à  Apol- 
lon un  sanctuaire  au  bord  de  l'acropole,  dans  la  grotte  même 
où  il  avait,  dit-on,  témoigné  son  amour  à  la  fille  du  roi.  Ainsi 
s'accomplit  à  Athènes  l'association  des  Ioniens  et  des  Erech- 
thides  :  les  deux  groupes  voisins  s'unissent  pour  former  une 
cité  commune  qui  devient  de  jour  en  jour  plus  populeuse 
et  entoure  le  pied  de  l'acropole.  Les  familles  ioniennes  s'em- 
parent du  pouvoir  à  Athènes  et  cherchent  bientôt  à  donner  au 
pays  tout  entier  une  unité  plus  compacte. 

Mais,  pour  que  la  ligue  des  douze  villes  devînt  un  Etat,  il 
.fallait  que  onze  d'entre  elles  fissent  le  sacrifice  de  leur  indépen-' 
dance  et  consentissent  à  s'incliner  devant  la  ville  bâtie  dans  la 
grande  plaine.  C'est  ce  à  quoi  répugnaient  les  districts  qui 
s'étaient  le  plus  spontanément  organisés  en  sociétés  particu- 
lières, et  qui  étaient  dirigés  par  des  familles  énergiques  de 
prêtres  ou  de  guerriers  '.  Il  faut  citer  en  première  ligne  Eleusis, 
la  seconde  des  grands  plaines  du  pays,  le  siège  archaïque  du 
culte  de  Poseidon  et  de  Démêler,  localité  qui,  même  plus  tard, 
a  conservé  une  certaine  indépendance  et  le  rang  d'une  ville  : 
puis,  les  habitants  des  gorges  abruptes  de  Pallène,  au  pied  du 
Brilessos,  où  Pallas  Athêné  avait  un  culte  de  date  très  an- 
cienne. Mais  les  Athéniens  viennent  à  bout  des  Pallantides,  en 
dépit  des  rochers  qu'ils  lancent  ^  ;  ils  obhgent  Eleusis  à  recon- 
naître leur  suzeraineté  ;  ils  brisent  la  résistance  qui  leur  est 
opposée  isolément  dans  les  divers  cantons.  Les  gouvernements 
particuliers  sont  supprimés,  les  familles  marquantes  trans- 
portées à  Athènes  avec  leurs  cultes  ;  le  pays  tout  entier  est 
réuni  dans  une  seule  cité.  Les  Athéniens  considéraient  à  bon 

')  L'ionisation  de  l'Atlique  ne  s'accomplit  pas  sans  résistance  opposée  au 
ôe<77t6roç  Ï7nfi).uç xa\  |évoç  (Plut.,  Thés,,  32).  Cf.  Herod.,  VIII,  44; 
«)  Plut.j  Thés.,  13. 


368  HISTOlJUi    DE    l'aTÏIOUE 

droit  cette  réunion  des  douze  villes  comme  Tévénement  le  plus 
important  de  leur  histoire  primordiale,  comme  le  début  de  leur 
existence  politique  proprement  dite.  Ce  grand  acte  fut  accompli 
au  nom  de  la  divinité  qui  était  depuis  longtemps  reconnue  pour 
la  patronne  du  pays.  La  fête  d'Athêna  célébrée  dans  la  capitale 
devint  la  fête  du  corps  politique  tout  entier,  la  fête  des  Pana- 
thénées; le  temps  des  luttes  sanglantes  fut  oublié,  et  la  nouvelle 
solennité,  à  laquelle  étaient  conviées  et  la  ville  et  la  campagne, 
fut  pour  toujours  associée  à  un  sacrifice  en  l'honneur  de  la 
déesse  de  la  paix  *. 

On  rapportait  à  Thésée  l'initiative  de  cette  heureuse  et 
féconde  réunion,  du  «.  synœkisme.  »  On  l'honorait  à  ce  titre, 
et  c'est  lui  qui  a  donné  le  branle  à  la  troisième  période  ou 
période  ionienne. 

L'Attique  a  fait,  à  ce  moment,  le  pas  décisif  que  nulle 
fraction  du  peuple  ionien,  dans  quelque  autre  pays  que  ce  soit, 
n'a  réussi  à  franchir  avec  le  même  succès.  C'est  alors  seule- 
ment, une  fois  le  pays  pacifié,  doté  d'une  capitale  où  affluaient 
toutes  les  forces  vivifiantes,  unifié  par  la  fusion  des  familles* 
d'origine  diverse  en  un  même  corps,  c'est  alors  que  commença 
une  histoire  attique,  que  naquit  un  peuple  attique  destiné  à 
jouir  pleinement  des  dons  prodigués  par  la  nature  à  ce  coin  de 
terre. 

Ce  n'est  pas  que  le  sol  fût  d'une  fertilité  exubérante  et  tel 
que  le  paresseux  même  y  put  vivre  à  l'aise.  Il  était,  au  con- 
traire, pierreux,  sec,  propre  tout  au  plus,  sauf  de  rares  excep- 
tions, à  la  culture  de  l'orge,  exigeant  partout,  sur  les  talus 
des  roches  calcaires  comme  dansles  dépressions  marécageuses, 
du  travail  et  des  soins  régulièreïnent  continués.  Mais  le  travail 
ne  restait  pas  sans  récompense.  Les  fruits  des  arbres  et  les 
produits  des  jardins  avaient  une  saveur  et  une  délicatesse  par- 
ticulière ;  les  plantes  des  montagnes  n'avaient  nulle  part  plus 
de  parfum  que  sur  IHymette;  la  mer  était  riche  en  poissons. 
Les  montagnes  ne  contribuent  pas  seulement  par  leurs  belles 
lignes  à  donner  à  toute  la  contrée  une  certaine  noblesse  d'aspect  ; 

')  BoECKH,  Staatshanshaltuhy  der  Athener,  II,  131.  La  date  de  FLnslitu- 
tion  du  sacrifice  n'est  pas  sûre.  Voy.  Schoemann,  Griech.  Alterth.,  IP, 
467. 


ATHÈNES    AVANT    SOLON  369 

on  trouvait  encore  dans  leurs  entrailles  d'excellente  pierre  de 
taille  en  quantité  et  du  minerai  d'argent;  des  parties  basses 
on  extrayait  de  l'argile  de  première  qualité.  Tous  les  arts  et 
toutes  les  industries  avaient  leurs  matières  premières  à  portée. 
Enfin  ,  il  faut  ajouter  à  tant  d'avantages  ce  que  les  anciens 
regardaient  comme  une  faveur  toute  spéciale  du  ciel,  une  atmos- 
phère sèche  et  limpide  qui  était  on  ne  peut  plus  propre  à  main- 
tenir le  corps  en  bonne  santé,  à  aiguiser  les  sens,  à  faire  naître 
dans  l'âme  des  idées  riantes,  à  éveiller  et  à  stimuler  les  forces 
.de  l'intelligence  ', 

Lorsque  commencèrent  les  migrations  qui  ébranlèrent  tout 
le  continent,  de  la  Macédoine  à  la  pointe  méridionale  de  la 
Morée,  l'Attique  seule  ne  fut  pas  submergée  par  le  flot;  mais, 
sans  être  envahie  par  des  masses  compactes,  elle  accueillit  çà 
et  là  de  petits  groupes  d'étrangers  qui  accrurent  d'autant  sa 
population.  Elle  avait,  de  cette  façon,  tous  les  avantages 
qu'elle  tirait  de  l'excitation  reçue  et  des  forces  acquises,  sans 
les  inconvénients  des  révolutions  violentes.  Elle  put  s'assimiler 
peu  à  peu  les  éléments  nouveaux,  et  ceux-ci  se  fondirent 
insensiblement  dans  la  race  indigène  qui  ne  cessa  pas  un 
instant  de  se  sentir  inséparable  de  son  sol  natal.  C'est  pour 
cela  que  bien  des  usages  archaïques  et  surannés  se  sont 
conservés  précisément  chez  les  Athéniens  plus  longtemps  que 
partout  ailleurs  ;  par  exemple,  la  forme  des  Hermès,  legs  des 
Pélasges  primitifs  '. 

Les  immigrants  qui  vinrent  prendre  place  parmi  les  citoyens 
de  l'Attique  appartenaient  à  l'espèce  des  bannis,  victimes  des 
discordes  civiles;  c'étaient  par  conséquent,  pour  la  plupart, 
des  familles  de  marque  qui  non-seulement  accrurent  le  chiffre 
de  la  population,  mais  fournirent  à  la  culture  intellectuelle 
de  l'Attique  des  matériaux  de  toute  nature.  Ainsi,  il  vint  de 
la  Béotie  des  Minyens^;  du  même  pays,  des  Tyrrhéniens*  et 

')  Sur  le  sol  et  le  climat  d'Athènes  {Bodcn  und  Klima  von  Athen), 
voy.  Monatsbericht  der  K.  Akad.  d,  'Wissensch.,  Jul,  1877. 

2)  Herod.,  1,30  :II,  51. 

3)  0.  MüELLER,  Orchomenos  und  die  Mintjer,  p.  391.  E.  Curtius,  De 
portubus  Athenarum,  p.  21. 

*)  0.  MuELLER,  Orchomenos,  p.  439.  * 

24 


370  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

la  tribu  des  Géphyréens,  qui  apportèrent  avec  eux  le  culte  de 
«  Demeter  achéenne  »  et  l'écriture  alphabétique  *.  Du  Pélo- 
ponnèse arrivèrent  des  Ioniens  qui  cédaient  la  place  aux 
Doriens;  des  cantons  entiers,  comme  Sphettos  et  Anaphlyste, 
furent  peuplés  par  des  gens  de  Trœzène  ^  De  l'ile  d'Egine 
accoururent  en  fugitifs  les  yEacides,  d'où  est  sortie  la  famille 
de  Miltiade  ^.  Enfin,  laMessénie,  foulée  par  l'invasion,  fournit 
tout  une  série  de  familles  qui,  par  leur  énergie,  par  leurs 
aptitudes  intellectuelles  et  par  les  cultes  qu'elles  propagèrent, 
s'acquirent  une  renommée  incomparable.  Le  culte  des 
«  Grandes  Déesses  »(Demeter et  Cora),  qui,  comme  les  autres 
cultes  de  l'âge  pélasgique,  avait  été  violemment  supprimé  par 
les  Doriens,  dut  à  la  propagande  des  Caucones  de  nouveaux 
adhérents  et  refleurit  de  plus  belle  dans  les  Mystères  d'Eleu- 
sis ^  Or,  les  Caucones  étaient  originaires  de  Messénie,  Aux 
familles  expulsées  de  Messénie  appartenaient  aussi'les  Médon- 
tides,  les  Paeonides  et  les  Alcméonides;  c'étaient  les  descen- 
dants des  rois  de  Pylos,  de  Nélée  et  de  Nestor;  c'étaient  des 
familles  habituées  à  commander  et  qui  surent,  même  dans 
leur  nouvelle  patrie,  se  mettre  hors  de  pair. 

Le  Péloponnèse  subit  alors  une  perte  irréparable,  et  ce 
capital  de  force  vive  enrichit  Athènes  ;  car,  la  mobilité  parti- 
culière et  les  aptitudes  multiples  du  génie  athénien  ont  pour 
cause  principale  la  diversité  des  familles  qui  vinrent,  l'une 
après  l'autre,  s'installer  dans  le  pays.  Alors  commença  à 
s'accuser  en  Attique  le  contraste,  qui  fut  plus  tard  de  si  grande 
conséquence,  entre  la  noblesse  «  autochthone  »  ou  indigène 
et  les  familles  moins  anciennes  amenées  par  l'immigration  ^ 
Ces  dernières  furent  désormais,  dans  l'histoire    de  l' Attique, 

1)  Herod.,  V,  58,  Sur  les  Phéniciens,  Cadméones  et  Géphyréens,  voy. 
ci-dessus,  p,  104-105. 

S)  Pausan.,  II,  30,  9. 

3)  Herod,,  VI,  35. 

♦)  Pausan.,  IV,  1,  5.  IV,  27,  7.  H,  Sauppe,  Mysterieninschrift  von 
Andania  (Abhandl,  der  Gœtting.  Ges.  der  Wiss.  1869,  p.  219). 

S)  Sur  ces  deux  noblesses,  voy.  K.  F.  Herma.\.\,  Alkmaeoniden  und  Exir 
patriden  (Zeitschr.  f,  Alterthumswissenschaft,  1848),  P,  Besse,  Eupatriden, 
Culm,  1859.  Eupatrides,  dans  le  sens  restreint  du  mot,  signifie  auto- 
chthones  {E\f!za.T: pis a.1.  'Attixoc,  aOxôxOove;  "EUrjVe;,  MoERIS,  S.  V,).  Cf. 
H,  Saui*pe,  ap.  Verband],  d,  neunten  Philologenversammlung,  1846,  p.  43 


ATHÈNES   AVANT    SOLON  371 

rélément  moteur  ;  elles  prirent  la  direction  du  développement 
ultérieur.  Le  Nélide  Mélanthos  monta,  après  les  Érechthides, 
sur  le  trône  de  FAttique  \  et,  si  nous  jetons  un  coup  d'oeil  sur 
le  cours  de  Thistoire,  à  partir  de  ce  moment,  il  suffit  de  citer 
quelques  noms  de  personnages  apparentés,  par  leur  descen- 
dance maternelle  ou  paternelle,  à  la  noblesse  messénienne 
pour  apprécier  aussitôt  la  valeur  du  trésor  d'énergie  intellec- 
tuelle que  les  Péloponnésiens  mis  en  fuite  par  l'invasion 
dorienne  ont  apporté  aux  Athéniens. 

L'hospitalité  a  été  avec  raison  signalée,  dès  l'antiquité, 
comme  un  traitde  caractère  du  peuple  athénien  2,  et  quantité  de 
noms  de  lieux  en  Attique  y  font  allusion.  Cette  vertu  a  été 
amplement  récompensée.  C'est  l'accueil  hospitalier  fait  aux 
familles  fugitives  qui  a  fondé  la  grandeur  d'Athènes.  C'est  par 
là  que  la  ville  s'est  approprié  une  multitude  de  ferments  géné- 
reux ;  c'est  de  cette  époque  que  date  la  souple  variété  du  génie 
attique,  son  large  horizon,  l'activité  infatigable  qui  le  tient 
en  éveil,  toujours  prêt  à  pousser  au  progrès  intellectuel.  L'At- 
tique  put  ainsi  réunir  les  avantages  d'un  développement 
régulier  sur  son  propre  fonds  avec  les  plus  fécondes  excita- 
tions du  dehors,  les  avantages  d'un  pays  colonisé  avec  ceux 
d'une  région  où  la  population  est  assise  de  longue  date. 

Les  révolutions  violentes  par  lesquelles  ont  dû  passer  les 
autres  Etats  avant  de  prendre  leur  forme  définitive  ont  été 
épargnées  aux  Athéniens;  c'est  pour  cela  qu'il  leur  a  été 
donné  d'arriver,  avant  tous  les  autres  pays,  à  une  organisa- 
tion stable,  de  réaliser  plus  tôt  qu'ailleurs  l'État  hellénique, 
c'est-à-dire,  une  société  où  tout  le  monde  cessait  de  porter 
des  armes  ^  où  la  tranquillité  publique  était  garantie  par  la 
communauté,  une  société  dont  les  membres  pouvaient  sans 
danger  vaquer  à  leurs  affaires.  Les  occupations  des  citoyens 
étaient,  dès  l'origine,  des  plus  variées,  etil  ne  pouvait  en  être 

')  Accueil  fait  aux  Nélides  :  voy.  Vischer,  Alkmseoniden,  p.  9  (Kleine 
Schriften,  I,  391). 

2)  Une  ancienne  loi  ordonnait  d'accueillir  en  Attique  tous  les  étrangers 
d'origine  hellénique  (v6[aoç  ô'  r)v  èv  'Aôi^vrjai  ïlvou;  eldôéxeaôat  xoù;  ßouXo[i.£vouc 
Twv  'EXXrjvwv.  Suidas,  s.  v.  IleptôotSai). 

^}  Thugyd.,  I,  6. 


372  HISTOIRE   DE    l'aTTIQUE 

autrement  dans  un  pays  qui,  moitié  continent,  moitié  île,  se 
trouvait,  par  surcroît,  placé  au  milieu  del'Hellade.  En  effet, 
les  Athéniens  surent  heureusement  mener  de  front,  dès  les 
temps  les  plus  reculés,  l'agriculture  et  le  commerce  maritime. 
Ils  avaient  à  la  fois  la  ténacité  patiente  qu'exige  la  vie  du 
paysan  et  l'esprit  entreprenant  du  marchand,  l'attachement 
aux  coutumes  locales  et  des  connaissances  étendues  dont  ils 
usaient  à  propos. 

Ainsi  donc,  à  l'époque  que  les  anciens  désignaient  par  le 
nom  de  Thésée,  l'Attique  a  reçu  toutes  les  règles  fondamen- 
tales de  sa  vie  politique  et  sociale.  Elle  est  indépendante  de 
toute  sujétion  au  dehors,  depuis  qu'elle  s'est  soustraite  aux 
prétentions  delà  Crète,  la  souveraine  de  l'archipel.  Au  dedans, 
elle  s'est  heureusement  débarrassée  des  séparations  artificiel- 
les élevées  par  sa  constitution  cantonale.  Il  n'y  a  plus  là 
maintenant  qu'une  cité  et  qu'un  peuple. 

La  population  est  divisée  en  trois  ordres:  les  Eupatrides  ou 
«  gens  de  bonne  naissance  »;  les  Géomores  ou  «  cultivateurs;  » 
les  Démiurges  ou  «  artisans  '.  »  Les  premiers  forment  à  eux 
seuls  l'Etat,  dans  le  sens  strict  du  mot.  Mais  eux  non  plus  ne 
forment  pas  une  masse  homogène  :  il  y  a,  parmi  eux,  les 
anciennes  gentes  (les  Eupatrides  proprement  dits),  et  les  mai- 
sons plus  nouvelles.  La  distinction  des  unes  aux  autres  ne 
s'est  jamais  effacée,  et  les  changements  de  dynastie  suffi- 
sent pour  attester  qu'il  y  a  eu  lutte  entre  elles.  La  première 
condition  de  la  paix  intérieure,  c'était  donc  que  ces  gentes 
fussent  d'accord  entre  elles  et  que  les  cultes  particuliers  à  cha- 
que maison  devinssent  communs  et  publics,  car  cet  arrange- 
ment garantissait  aux  membres  des  divers  groupes  de  familles 
l'honneur  du  sacerdoce  héréditaire,  la  possession  incontestée 
de  leurs  privilèges  et  une  prééminence  durable  au  sein  de 
l'Etat.  Ainsi,  tribus  et  gentes  se  fondirent  ensemble  en  faisant 
entrer  leurs  dieux  dans  la  religion  de  la  cité  ;  les  fiers  Bouta- 
des se  plièrent  au  service  de  l'Apollon  ionien  et  acceptèrent 
son  système  politique,  comme  auparavant  les  Eumolpides 
avaient  rendu  hommage  à  Athêna. 

•)  Eùitaipîoai,  Feoifiopot,  Ayiiito'jpyot  (Plutarch.,  Thés.,  24)* 


ATHÈNES   AVANT    SOLON  373 

Chaque  gens  embrassait  un  groupe  de  familles  qui  faisaient 
remonter  leur  origine  à  un  ancêtre  commun  et  qui  s'étaient 
jadis  réunies  en  un  clan.  Ce  qui  les  tenait  unies,  c'était  le 
culte  commun  du  patron  divin  et  du  fondateur  héroïque  du 
groupe  :  tous  les  membres  étaient  liés  ensemble  par  l'obliga- 
tion de  venger  le  meurtre  de  l'un  d'entre  eux,  par  la  commu- 
nauté de  sépulture  et  par  un  droit  d'hérédité  réciproque.  Cha- 
que gens  avait  un  lieu  de  réunion  commun,  un  foyer  religieux 
commun  ;  la  ^/e^z^  était  une  grande  maison  avec  un  patrimoine 
dont  aucune  volonté  particulière  ne  pouvait  aliéner  la  moin- 
dre parcelle,  une  communauté  fermée  par  des  barrières  étroi- 
tes et  sacrées. 

Les  gentes^  à  leur  tour,  s'unirent  pour  former  des  corpora- 
tions plus  larges,  que  l'on  désignait  par  le  nom  àe,  phratries  ou 
«  confréries  *.  »  Les  phratries  étaient  des  associations  de  trente 
gentes  chacune  ;  elles  avaient  également  leur  culte  commun, 
et  leurs  membres  se  trouvaient  substitués  dans  les  droits  et  les 
devoirs  des  gentiles^  lorsque  pas  un  de  ces  derniers  n'était  là 
pour  en  assumer  l'exercice  et  la  responsabilité. 

Ces  gentes  et  groupes  de  gentes  étaient  les  matériaux  four- 
nis par  la  famille  à  l'édifice  de  l'Etat  attique  ;  ce  sont  les  for- 
mes sociales  que  l'Etat  accueillit  et  incorpora  à  ses  classifica- 
tions spéciales.  Ces  classifications  étaient  les  quatre  tribus  ou 
phylœ^  c'est-à-dire,  les  Géléontes,  les  Hoplètes,  les  iEgicores 
et  les  Argadéens  ". 

Aucune  tradition  ne  nous  explique  comment  ces  quatre 
tribus,  particulières  aux  Ioniens,  sont  devenues  la  division 
normale  du  peuple  de  l' Attique,  et  on  ne  peut  émettre  à  ce 
sujet  que  des  conjectures.  On  a  supposé  que  l'Attique  s'était 
trouvée  partagée,  durant  un  certain  temps,  d'après  les  qua- 
tre tribus  ioniennes,  en  quatre  districts  indépendants  ;  que, 

')  La  çpaxpta  repose  aussi  sur  une  base  analogueà  la  parenté  (cf.  le  nom 
'A)(VKi5ai.  G.  I.  Gr^c,  I,  p.  463). 

2)  Les  gentes  et  les  phratries  datent  d'avant  les  Ioniens;  les  phylée  sont 
ioniennes  :  les  premières  appartiennent  à  la  famille  naturelle,  les  autres  à 
l'association  politique.  Les  plujlœ  ont  été  importées  du  dehors  en  Attique, 
comme  plus  tard  elles  furent  exportées  d'Athènes  à  Milet,  de  Milet  à  Gyzi- 
que,  etc.  Ion  est  donné  comme  l'auteur  de  la  division  de  la  cité  athénienne 
en  quatre  tribus  (Strab.,  p.  383). 


374  HISTOIRE   DE   l'aTTIQUE 

par  exemple,  les  Géléontes  avaient  eu  leur  résidence  et  leur 
gouvernement  particulier  à  Athènes,  les  Hoplètes,  dans  la 
Tétrapole.  Mais  on  ne  trouve  pas  de  vestige  authentique 
d'une  pareille  distribution  de  l'Attique  en  quatre  régions.  Ce 
qui  est  plus  vraisemblable,  c'est  que  l'organisation  adoptée 
par  les  Ioniens  dans  leur  Tétrapole  s'est  propagée  au  dehors 
par  une  espèce  de  colonisation.  A  mesure  que  les  Ioniens,  se 
répandant  hors  de  leur  domaine  propre,  s'introduisaient  d'une 
ville  à  l'autre,  ils  associaient  dans  chaque  ville  les  gentes 
indigènes  avec  les  leurs  et  les  enrôlaient  dans  leurs  tribus  '. 

Lorsque  les  douze  villes  eurent  toutes  reçu  de  cette  manière 
une  constitution  pareille,  après  avoir  persisté  quelque  temps 
à  rester  indépendantes  les  unes  des  autres,  elles  se  prêtèrent 
d'autant  plus  facilement  à  une  fusion  comme  celle  que  les 
anciens  appellent  le  «  synœkisme  »  de  Thésée.  De  là  sortit 
un  État  unifié.  Alors,  toutes  les  gentes  du  pays  avaient  rendu 
hommage  à  Apollon  Patrôos,  et  le  culte  commun  du  plus  an- 
cien patron  de  la  contrée,  de  Zeus  Herkeios  ou  «  gardien  du 
foyer,  »  joint  au  culte  de  l'Apollon  ionien,  fut  désormais  le 
symbole  religieux  de  l'accord  pacifique  qui  confondait  l'an- 
cienne et  la  nouvelle  population,  en  même  temps  que  le  signe 
distinctif  des  Eupatrides  attiques. 

Une  fois  les  douze  districts  urbains  absorbés  dans  l'unité 
nouvelle,  une  grande  partie  des  Eupatrides  se  transporta  dans 
la  nouvelle  capitale  et  établit  sa  demeure  sur  l'acropole  ou 
tout  autour  de  l'acropole,  formant  une  noblesse  sacerdotale  et 
chevaleresque  qui  était  seule  en  possession  des  traditions 
nécessaires  à  la  vie  delà  cité.  Elle  seule  savait  offrir  des  sacri- 

')  Un  des  points  les  plus  obscurs  et  les  plus  discutés  est  le  rapport  des 
quatre  phylas  avec  les  douze  villes.  Ou  bien  chaque  tribu  embrassait  un 
groupe  de  trois  villes  (ou  encore  de  trois  phratries),  ou  bien  la  même  divi- 
sion quaternaire  se  reproduisait  dans  chaque  ville.  La  propagation  du  sys- 
tème, de  ville  en  ville,  à  l'instar  de  ce  qui  se  passe  dans  des  colonies,  a  paru 
aussi  plausible  à  Bœckh,  qui,  dès  1818  (Réc.  de  Hüllmann,  ap.  Éeidelb. 
Jahrhb.,  1818,  p.  306),  combattait  résolument  l'identification  des  douze 
villes  avec  les  douze  phratries.  «  N'est-il  pas  bien  plus  naturel  de  penser, 
disait-il,  que,  comme  en  Achaïe  etenlonie,  il  y  avait  en  Attique  douze  États 
ioniens  indépendants,  dont  chacun  se  suffisait  à  lui-même  et  contenait  en 
son  sein  les  quatre  tribus  ou  castes  qu'exigeait  la  coutume  ionienne,  etc.  » 
(/ôî(?.,  p.316). 


ATHÈNES   AVANT    SOLON  379 

fices  agréables  aux  dieux,  maintenir  le  culte,  appliquer  lö 
droit,  diriger  sagement  et  défendre  la  communauté  \ 

Cette  noblesse  entourait  le  trône  du  roi  dont  l'autorité,  loin 
de  prendre  des  allures  despotiques,  nous  apparaît  dès  le 
début  comme  se  limitant  elle-même,  aussi  bien  dans  l'exercice 
de  ses  fonctions  administratives  que  dans  ses  attributions  ju- 
ridiques. Sur  l'acropole,  près  du  foyer  de  la  cité,  il  jouait  le 
rôle  de  père  de  famille  ;  il  rassemblait  devant  son  palais,  pour 
délibérer  avec  eux,  les  chefs  de  la  communauté,  et,  lorsque 
l'étroite  esplanade  de  là-haut  ne  suffit  plus,  il  se  forma  au 
pied  de  l'acropole,  du  côté  du  midi,  une  ville  basse.  C'est  là 
que  les  Eupatrides  se  retrouvèrent,  groupés  autour  de  l'agora 
ou  place  du  marché,  là  qu'on  éleva  la  maison  commune  ou 
prytanée  ;  c'est  là  aussi,  sur  l'agora,  qu'on  vit  désormais 
siéger  en  cour  de  justice  le  roi  avec  ses  assesseurs  élus. 

Pourtant,  tous  les  jugements  ne  devaient  pas  être  rendus 
sur  l'agora,  car,  quiconque  était  soupçonné  d'avoir  les  mains 
souillées  d'un  meurtre  devait  se  tenir  loin  des  autels  publics 
de  la  cité  et  des  réunions  des  citoyens.  En  conséquence,  on 
avait  choisi,  pour  juger  les  homicides,  un  endroit  spécial, 
c'est-à-dire,  le  rocher  nu  qui  se  trouve  en  face  de  la  montée 
de  l'acropole.  Ce  rocher  était  consacré  à  Ares  qui,  suivant  la 
tradition,  y  avait  été  jugé  le  premier  pour  homicide,  et  aux 
Erinyes,  les  sombres  puissances  qui  torturent  la  conscience 
coupable.  Les  sentences  prononcées  là  l'étaient  non  par  un 
juge  unique,  mais  par  un  collège  d'hommes  éprouvés  et  expéri- 
mentés, l'élite  des  familles  nobles  ^  Le  roi  avait  sa  place  att 
milieu  de  ce  jury,  et  c'est  pour  cela  que,  même  sous  le  régime 
républicain,  le  magistrat  qui  était  l'héritier  de  la  dignité  royale 
avait,  comme  tel,  droit  de  suffrage  parmi  les  Aréopagites. 
Mais  comme,  dans  les  temps  primitifs,  l'administration  et  là 
judicature  n'étaient  pas  séparées,  on  peut  supposer  que  le 
même  collège  qui  rendait  la  justice  sur  la  colline  d'Ares  servait 
aussi  de  conseil  d'État  permanent,  ayant  mission  d'assister 

')  Les  Eupatrides  :  ol  aùtb  xb  aatu  oIxoOvtsç  (Etym.  Magn.).  Sur  leurs  pri- 
vilèges, voy.  Plut.,  Thés.,  24. 

-)  On  se  demande  si  les  Aréopagites  ne  sont  pas  les  représentants  des 
douze  phratries .  . 


376  HISTOIRE   DE   l'aTTIQUE 

le  roi  dans  ses  fonctions  d'administrateur  suprême  '.  Le  col- 
lège judiciaire  des  Aréopagites  portait  aussi,  pour  cette  rai- 
son, le  nom  de  Conseil.  Si  un  accusé  cité  devant  lui  avait  un 
nombre  égal  de  suffrages  pour  et  contre  lui,  il  était  renvoyé 
absous.  Le  tribunal  de  l'Aréopage  est  une  des  plus  anciennes 
institutions  d'Athènes,  et  il  n'en  est  point  qui  ait  valu  à  la  cité 
une  renommée  plus  précoce  et  plus  répandue  parmi  les  Hel- 
lènes. Le  droit  pénal  appliqué  par  les  Aréopagites  a  été  pris 
pour  guide  par  tous  les  législateurs  des  âges  suivants. 

L'ère  de  la  royauté  fut  pour  l'Attique  une  époque  de  déve- 
loppement actif  et  de  vicissitudes  changeantes,  comme  nous 
pouvons  le  deviner  rien  que  par  la  succession  des  familles 
qui  occupent  le  trône  l'une  après  l'autre,  Cécropides,  Erech- 
thides,  égides,  Nélides.  Il  est  néanmoins  impossible  de  retra- 
cer l'histoire  de  cette  période.  Les  listes  de  rois  léguées  par 
la  tradition  ne  remontaient  pas  au  delà  de  Mélanthos,  en  la 
personne  duquel  arriva  au  pouvoir  une  branche  des  Nélides 
originaires  de  Pylos.  C'était  au  temps  des  invasions,  lorsque 
le  pays,  au  nord  comme  au  sud,  voyait  ses  frontières  menacées. 
Du  côté  du  nord  s'avançaient  les  Béotiens,  de  race  éolienne  ; 
vers  le  sud,  c'étaient  les  Doriens  qui  remontaient  du  Pélopon- 
nèse pour  rattacher  leur  nouvelle  conquête  à  leur  ancienne 
patrie  et  faire  de  l'Hellade  entière  une  Doride.  C'était  bien  là 
une  occasion  opportune  pour  une  famille  messénienne,  chez 
qui  l'antipathie  à  l'égard  des  Doriens  était  de  tradition.  Aussi, 
de  même  que  Mélanthos  avait  repoussé  les  Béotiens  -,  de 
même  Godros,  son  fils,  eut  l'impérissable  honneur  de  forcer 
les  Doriens  à  rétrograder  au  delà  do  l'isthme  ^ 

Pourtant,  la  royauté  succomba  aussitôt  après,  et  la  légende 
patriotique,  qui  n'admet  pas  d'atteintes  violentes  portées  à  la 
constitution,  prétend  qu'après  la  mort  héroïque  de  Codros 
personne  ne  se  sentit  digne  de  lui  succéder.  Mais,  en  réalité, 
ce  fut,  là  comme  ailleurs,  la  jalousie  de  la  branche  cadette  qui 

*)  Cf.  ScHOEMANN,£'/)7i6<<?>n<nf?Areo/)rt^(Jahibb.  Fleckeisen,  1875,  p.  161). 

^)  iMélanlhos  vainqueur  du  roi  béotien  Xanthos  (Strab.^  p.  393). 

^)  Codros,  d'après  Strabon  (p.  321),  n'est  pas  un  nom  de  Nélide.  Kôopoç 
=  x'jSpôç.  Mort  de  Codros  ap.  Strab.,  ibid.  Lycurg.  In  Leocrat.,  §  84 
sqq.  Son  tombeau  près  de  l'Ilissos  (Pausan.,  I.  19,  5.  Wachsmuth  ap. 
Rhein.  Mus.,  XXIII,  p.  21). 


ATHÈNES   AVANT    SOLON  377 

jeta  le  trouble  dans  les  coutumes  et  transforma  la  royauté  en 
aristocratie.  Seulement,  cette  transformation  se  fit  par  degrés, 
et  la  transition  ne  fut  nulle  part  plus  douce  et  mieux  ménagée 
qu'à  Athènes. 

Aux  rois  succèdent  d'abord  des  chefs  de  même  race,  des 
archontes  à  vie  qui  se  suivent  en  vertu  du  droit  de  primogé- 
niture.  La  différence  essentielle  qui  distinguait  ce  régime 
du  précédent  consiste  simplement  en  ce  que  le  chef  de  l'Etat 
ne  gouvernait  plus  au  nom  de  sa  souveraineté  personnelle, 
mais  comme  membre  de  sa  gens.  La  gens  entière  était  désor- 
mais, comme  celle  des  Bacchiades  à  Corinthe  ',  placée  à  la  tête 
de  la  société  à  titre  collectif,  si  bien  que  tous  ses  membres 
avaient  le  rang  et  le  titre  de  rois.  Le  régent  avait  donc,  aussi 
bien  en  matière  de  juridiction  que  dans  les  questions  admi- 
nistratives, les  mains  liées  'par  un  conseil  de  famille.  Il  y 
avait  de  plus,  pour  contrôler  la  gestion  des  intérêts  de  la 
communauté,  une  représentation  des  Eupatrides  entendus 
dans  le  sens  le  plus  large  du  mot^  On  s'explique  ainsi  com- 
ment, bien  que  le  pouvoir  restât  héréditaire  et  à  vie,  la  tradi- 
tion antique  a  pu  affirmer  qu'une  modification  essentielle 
avait  été  apportée  alors  au  régime  politique  et  que,  après  la 
mort  de  Godros,  la  royauté  avait  été  remplacée  par  une  ma- 
gistrature, l'autorité  irresponsable  par  une  charge  emportant 
responsabilité  ^  Le  centre  topographique  du  gouvernement 
était  le  Prytanée,  près  du  marché,  et,  lorsque  nous  voyons, 
dansla  plupart  des  cités,  lesprytanes  supplanter  les  rois,  lors- 
que nous  rencontrons,  jusque  dans  l'Athènes  démocratique, 
des  «prytanes»  qui  sont  encore  les  dépositaires  delà  souverai- 
neté de  l'État,  nous  pouvons  bien  supposer  que  les  successeurs 
de  Godros  ont  aussi  gouverné  Athènes  en  qualité  de  prytanes, 
qu'ils  ont  administré  et  rendu  la  justice  dans  le  Prytanée  ^ 

')  On  voit  souvent  la  stirps  regia  (ôuvasTeta  ßaaiXtx-o),  comme  celle  des 
Bacchiades, Penthélides,Basilicles..., etc.,  garderuue  prépondérance  durable. 

-)  Les  rois  étaient  aussi  responsables  devant  un  collège  ou  conseil  à 
Kyme(PLUT.,  Qnxst.  Grccc,  2). 

^)  Sur  l'abolition  de  la  royauté,  en  tant  qu'autorité  irresponsable,  voy.  les 
Monatsber.  der  Berlin.  Akad.,  1873,  p.  285  sqq. 

*)  up'jTavtî  est  le  titre  officiel  des  magistrats  qui  succèdent  aux  rois  : 
aussi,  plus  tard  encore,  dans  les  séances  plénières  du  Sénat  et  de  l'assem- 


378  HISTOIRE   DE   l'aTTIQUE 

Il  a  dû  même  survenir  encore  plus  de  changements  que  n'en 
admettaient  les  Athéniens  :  il  a  du  y  avoir  une  solution  de 
continuité  dans  la  succession  héréditaire  ;  car,  tandis  qu'une 
branche  de  la  famille  royale,  et  précisément  celle  qui  porte  le 
nom  des  Nélides,  émigré  en  Asie-Mineure,  à  Athènes  on  ne 
voit  plus  de  «  Nélides  »  ni  de  «  Mélanthides  »  à  la  tête  de  la 
cité,  mais  bien  des  «  Médontides  »  qui,  s'ils  appartien'nent  à 
la  race  des  Nélides,  en  sont  au  moins  une  branche  à  part  *. 
Mais,  ce  qui  demeure  un  trait  caractéristique  de  Tesprit  athé- 
nien, c'est  l'instinct  conservateur  qui  se  montre  dans  la  trans- 
formation progressive  des  institutions  traditionnelles.  La 
dignité  royale  fut  conservée  à  l'Etat  :  il  ne  se  produisit  pas, 
comme  ailleurs,  de  séparation  entre  le  pouvoir  spirituel  et  le 
pouvoir  civil.  On  préféra  limiter,  par  l'institution  de  collèges, 
le  pouvoir  exécutif.  Le  Médontide  régnant  était  le  président 
à  vie  d'une  république  oligarchique,  tandis  que  l'aristocratie 
des  familles  exclues  du  trône  faisait  sentir  son  influence  en 
surveillant  le  gouvernement. 

Treize  régents  s'étaient  déjà  succédés,  lorsque  l'on  prit  une 
mesure  qui  doit  avoir  été  provoquée  par  le  groupe  des  Médon- 
tides et  qui  avait  pour  but  de  les  faire  arriver  en  plus  grand 
nombre  à  la  possession  de  la  première  dignité  de  l'Etat.  On 
supprima  l'archontat  à  vie  et  on  lui  substitua  une  présidence 
décennale.  Nous  rencontrons,  dans  d'autres  Etats,  des  pério- 
des gouvernementales  de  ce  genre,  à  l'expiration  desquelles 
avait  lieu  une  nouvelle  confirmation  de  l'autorité  par  signes 
émanés  des  dieux  et  par  acclamation  populaire  ".  Au  lieu  d'un 
simple  renouvellement  de  l'autorité,  on  eut  un  changement  de 
personne.  L'obligation  pour  le  régent  de  rendre  ses  comptes  au 
bout  de  dix  ans  fut  un  pas  considérable  dans  la  voie  des  mo- 

blée  du  peuple,  les  présidents  prennent  ce  titre,  comme  étant  revêtus  mo- 
mentanément de  la  souveraineté  de  l'État.  Sur  la  question  des  prytanes  à 
Athènes,  L.  LanCtE  [Leipziger  Studien  für  klassische  Philologie,  1878,  I, 
p.  168)  est  arrivé  aux  mêmes  conclusions  que  j'ai  développées  dans  les 
Monatsberichte,  1873,  p.  292. 

*)  Les  archontes-prytanes  étaient  o\  âub  M£)>av6ou,  xa>.oij[X£vot  5s  MeoovT-'Sat 
(Pausan.,  IV,  5,  10).  Il  y  a  donc  eu  là  encore  un  changement  de  dynastie. 

2)  Voy.  ci-dessus,  p.  263.  Cf.  Minos  èwéwpoç  (HoM.,  Odyss.,  XIX,  179. 
Heracl.  Pont.,  p.  35  éd.  Schneidewin). 


ATHÈNES    AVANt    SOLON  379 

difications  qui  transformaient  peu  à  peu  le  régime  politique. 
Nous  en  dirons  autant  de  la  suppression  de  l'hérédité  et  l'in- 
troduction du  système  électif.  Après  Charops  fils  d'^Eschylos, 
le  premier  archonte  décennal,  qui  entra  en  fonctions  en  782 
(01.  vn,  1)\  la  race  royale  maintint  encore  son  privilège  durant 
quatre  régences,  jusqu'à  la  chute  d'Hippomène,  survenue  en 
714  (01.  XVI,  3)  2.' 

Telle  fut  la  durée  du  droit  monarchique,  qui  doit  avoir  été 
incarné  dans  une  famille  puissante  et  avoir  poussé  de  profon- 
des racines  dans  la  conscience  populaire  pour  avoir  pu  se  main- 
tenir trois  siècles  et  demi  après  la  mort  de  Codros.  A  la  fin,  là 
noblesse  exclue  de  la  suprême  magistrature  renversa  ces  bar- 
rières et  conquit  de  haute  lutte  le  libre  accès  du  pouvoir. 

Bientôt  après,  c'est-à-dire  en  683  (01.  xxiv,  2)  ^  la  fonction 
elle-même  subit  une  altération  profonde.  Sa  durée  fut  réduite 
à  un  an,  sa  compétence  répartie  entre  neuf  collègues  qui,  à  la 
fin  de  leur  année,  étaient  obligés  de  rendre  des  comptes.  Ce  fut 
là,  à  proprement  parler,  la  fin  de  la  monarchie  attique.  Ce  fut, 
en  tout  cas,  une  innovation  d'une  portée  immense,  car,  à  par- 
tir de  ce  moment,  la  souveraineté  de  l'Etat,  réservée  jusque  là 
à  une  famille  qualifiée  par  sa  naissance,  passa  aux  mains  d'un 
groupe  plus  étendu  de  familles  qui  conférèrent  les  emplois 
publics  par  la  voie  du  suffrage.  On  passait  ainsi  de  la  domina- 
tion exclusive  d'une  famille  à  la  domination  de  plusieurs. 

Le  premier  archonte  avait  droit  d'exercer  sur  la  commu- 
nauté une  surveillance  générale  :  il  prenait  soin  de  ceux 
qui  avaient  le  plus  besoin  d'une  protection  efficace  et  person- 
nelle, c'est-à-dire,  des  mineurs  et  des  orphelins  ;  il  veillait  à 
la  conservation  des  patrimoines  dans  les  familles  de  citoyens  ; 
il  avait  l'honneur  de  donner  son  nom  à  l'année,  qui  était  datée 
d'après  lui  dans  tous  les  documents  officiels.  Le  second  ar- 
chonte portait  le  titi-e  et  les  insignes  du  roi  :  il  avait  mission, 

1)  Dion.  Halic,  I,  71.  Vell.,  I.  8,  S.Euseb.,  Chron.  Marm.  Par.,  ep.  33. 

')  Suidas,  s.  v.  'Imro[jLÉvri<:.  Paroemiogr.  ÛRiEC.  éd.  v,  Leutsch,  I,  p.  214. 
II.  p.  463.  606.  G.I.  Gr.ec,  p.  554  b. 

^)  Gréon  est  cité  comme  le  premier  des  èvia-jo-tot  ap-/ovT£;  (Afric.  ap.  Syn- 
CELL.,  p.  212  b.  Vell.,  ibid.  Pausanias  (IV,  13,  7  :  15,  1)  place  les 
archontes  décennaux  six  ans,  et  le  début  de  l'archontat  annuel,  quatre  ans 
plus  tôt  qu'Eusèbe, 


380  HISTOIRE   DE    l'aTTIQUE 

comme  successeur  du  roi,  de  veiller  sur  les  sanctuaires  et  sa- 
crifices publics,  afin  que  tout  se  passât  suivant  les  rites  tradi- 
tionnels, pour  la  plus  grande  satisfaction  des  dieux.  Dans 
l'Aréopage,  il  occupait,  lui,  l'archonte-roi,  la  place  d'Athêna 
qui,  suivant  la  croyance  populaire,  y  avait  un  jour  apporté 
elle-même  son  suffrage  ;  et,  de  l'ancienne  dignité  royale,  il  lui 
restait  encore  cette  distinction  que  sa  femme  participait  à  sa 
dignité  professionnelle  et  était  honorée  à  titre  de  reine  ou 
«  Basilissa.  »  Au  troisième  archonte  échut  la  fonction  de  chef 
militaire,  la  dignité  de  général  ou  «  duc  (dux)^  »  comme  le 
prouve  son  nom  àQ polémarqiie  ou  commandant  de  guerre.  Il 
est  indubitable,  comme  on  le  voit,  que  les  trois  attributs  les 
plus  essentiels  de  la  royauté  ont  été  répartis  entre  les  trois 
archontes  qui,  du  reste,  avaient  aussi,  tous  trois,  certaines 
fonctions  religieuses. 

Pour  les  six  autres  archontes,  il  ne  restait  plus  de  droits 
souverains  dont  on  put  leur  faire  une  compétence  spéciale  ;  ils 
n'avaient  pas  non  plus  d'autre  nom  professionnel  que  le 
nom  générique  de  Thesmothètes  ou  «  législateurs.  »  Ils  consti- 
tuaient, par  conséquent,  à  côté  des  dépositaires  de  l'autorité 
royale,  un  collège  àpart  qui  avait  pour  mission  de  sauvegarder 
les  lois.  Les  archontes  continuèrent  sur  l'acropole  les  sacri- 
fices offerts  jadis  par  les  rois  à  l'autel  de  Zeus  Herkeios,  l'au- 
tel domestique  des  anciens  anaktes  de  la  race  de  Cécrops  ;  ils 
offraient  aussi,  en  commun,  les  sacrifices  d'usage  pour  la  pros- 
périté de  l'Etat  qu'ils  cherchaient  à  maintenir  dans  les  anciens 
errements. 

Suivant  l'exemple  donné  parles  rois,  ils  se  préoccupèrent  de 
tenir  constamment  sur  le  pied  de  guerre  les  forces  défensives 
du  pays,  afin  de  protéger  l'Attique  et  par  terre  et  par  mer.  La 
garde  des  côtes  était  d'abord  le  point  capital.  Dans  ce  but,  le 
territoire  entier  fut  divisé  en  quarante-huit  districts  d'arma- 
teurs ou  naucraries  :  chacun  de  ces  districts  devait  fournir  un 
vaisseau  avec  son  équipage,  et  les  mêmes  circonscriptions 
servaient  de  cadres  pour  les  levées  d'hommes  et  d'impôts.  Les 
collecteurs  d'impôts  conservèrent  le  nom  de  Colacrètes  ;  c'était 
le  nom  qu'avaient  porté  autrefois  les  fonctionnaires  chargés 
de  recueillir,  pour  le  compte  des  princes  et  seigneurs  du  pays, 


ATHÈNES   AVANT    SOLON  381 

les  dons  qui  leur  étaient  dus  à  titre  d'hommage.  A  la  tête  de 
chaque  naucrarie  était  placé  un  prytane,  qui  était  chargé  en 
même  temps  de  maintenir  Tordre  et  la  tranquillité  dans  sa 
circonscription.  Les  prytanes  étaient  desEupatrides,  et  on  choi- 
sissait sans  doute  pour  cet  office  des  Eupatrides  domiciliés 
dans  le  district  dont  ils  prenaient  la  présidence.  Ce  sont  là  les 
plus  anciennes  mesures  administratives,  non  plus  ioniennes, 
mais  bien  attiques,  que  nous  puissions  signaler  sur  le  sol  de 
l'Attique.  Ces  circonscriptions  purement  topographiques,  sans 
compromettre  l'unité  à  laquelle  le  pays  était  heureusement 
parvenu,  protégeaient  l'épanouissement  multiple  de  la  vie 
communale  et  obligeaient  les  intérêts  particuliers  des  diverses 
classes  à  des  concessions  salutaires;  car  les  membres  des  geiites 
et  ceux  qui  n'en  faisaient  pas  partie  se  trouvaient  réunis  dans 
une  action  commune,  et  on  faisait  souvent  appel  au  sentiment 
du  devoir  civique.  Il  s'agissait,  en  effet,  de  répartir,  suivant 
une  juste  proportion,  les  charges  qu'imposait  la  défense  du 
pays.  Nous  rencontrons  là  les  premiers  essais  d'une  adminis- 
tration distincte  pour  l'armée  et  les  finances.  Dans  les  ques- 
tions de  cette  nature,  la  partie  des  Eupatrides  qui  habitait  la 
campagne  trouvait  occasion  de  faire  valoir  son  influence,  à 
côté  de  la  noblesse  urbaine  qui  approchait  de  plus  près  le 
gouvernement.  L'époque  à  laquelle  eut  lieu  cette  division  en 
districts  n'est  pas  susceptible  d'être  précisée  ;  cependant,  il  est 
probable  que,  du  moins  dans  ses  grandes  lignes,  elle  remonte 
au  temps  des  rois  K 

Mais  comme,  sur  bien  des  points,  ce  qui  avait  été  fondé  du 
temps  des  rois  ne  se  trouvait  encore  qu'à  l'état  de  germe 
imparfaitement  développé ,  il  n'était  pas  possible  qu'il  y  eût 

')  Les  naucraries  ne  sont  pas  une  institution  démocratique  (Behgk  , 
Jahrbb.  für  PhiloL,  1856,  p.  23),  mais  reposent  sur  une  distinction  exis- 
tant au  sein  de  la  noblesse  (Herod.,  V,  71.  Aristot.  ap.  Fragm.  Eist. 
Grsec,  II,  p.  108.  Philippi,  Beitrscge,  p.  152).  Nayxpap-'a  éxâffrï]  SOo  tuTTsa; 
îiapEÎxov  xoc' vaOv  [J.îav  (PoLLUX,  VIII,  108).  Nayxpapo;  =  vaûxVopoç  (BoECKH, 
Staatshaushaltung,  I,  708).  D'après  V^^ckl^x^^  [Berichte  der  Bair.  Akad., 
1873.  p.  53)  va-jxpapo;  signifie  «  maître  du  foyer,  »  de  vaô;  ou  vaOo;  =:  foyer  : 
opinion  combattue  par  Meyer  (dans  les  Studien  de  G.  Curtius,  VII,  176). 
Zelle  [Beitrœge  zur  Yerfassungsgeschichte ,  p.  14)  place  l'institution 
des  naucraries  au  temps  de  Dracon  ;  Schoe.mann-,  peu  de  temps  avant  Solon. 


382  HISTOIRE   DE    LATTIQUE 

une  politique  stable  sous  le  régime  de  l'archontat  annuel,  si 
l'intérêt  de  caste  ne  mettait  sur  les  esprits  son  empreinte  de 
jour  en  jour  plus  profondément  gravée.  Le  (c  Démos  »  y 
perdit,  comme  il  perdit  partout  à  la  suppression  de  la  royauté: 
tous  les  avantages  de  cette  évolution  politique  furent  pour  les 
Eupatrides.  Les  régents  annuels  ne  pouvaient  être  autre 
chose  que  les  organes  de  leur  parti;  ils  ne  pouvaient  agir 
autrement  que  dans  le  sens  de  leurs  électeurs  et  de  leurs  pairs. 
L'abîme  qui  séparait  les  classes  s'élargit  de  jour  en  jour;  les  Eu- 
patrides n'avaient  pas  d'autre  préoccupation  que  celle  d'assurer 
leurs  privilèges  et  de  retenir  dans  une  condition  inférieure  les 
gens  du  commun.  Ils  avaient  entre  les  mains  toutes  les  affaires 
de  l'Etat,  le  gouvernement  et  les  tribunaux;  et,  plus  ils  deve- 
naient eux-mêmes  un  parti  dans  l'Etat,  moins  ils  étaient  capa- 
bles de  rendre  la  justice  d'une  façon  impartiale. 

Ce  fut  là  le  premier  abus  qui  se  fît  sentir.  Car  le  peuple  de 
l'Attique  avait,  inné  en  lui,  un  sens  singulièrement  délicat  du 
droit  dont  l'idéal  doit  se  réaliser  dans  l'Etat,  et  il  n'y  avait  pas 
de  point  sur  lequel  il  fût  plus  chatouilleux.  A  cette  souffrance 
morale  s'ajoutèrent  d'autres  inconvénients  qui  concernaient  la 
vie  matérielle  et  compromettaient  gravement  le  bien-être  des 
populations. 

L'alimentation  des  habitants  de  l'Attique  se  réglait  sur  la 
nature  du  sol,  et  on  distingue,  de  ce  chef,  trois  catégories.  Les 
gens  de  la  montagne,  ceux  qu'on  appelait  les  Diacriens, 
avaient  une  nourriture  frugale,  car  les  talus  calcaires  produi- 
saient peu  de  récoltes,  peu  d'arbres  fruitiers,  et  juste  assez  de 
pâture  pour  les  bêtes  à  laine.  Les  ressources  alimentaires 
étaient  plus  abondantes  le  long  de  la  côte,  où  les  «  Paraliens  » 
se  li^Taient  à  la  construction  des  barques,  au  cabotage,  à 
l'exploitation  du  sel  et  à  la  pêche.  Mais  toutes  les  faveurs  de 
la  terre  étaient  réservées  à  ceux  qui  avaient  leurs  propriétés 
dans  les  plaines,  notamment  dans  celle  du  Céphise.  C'est  là 
qu'habitaient  lesPédiéens,  et  c'étaient  généralement  les  Eupa- 
trides qui,  dans  ces  endroits,  étaient  les  propriétaires  du  sol. 
Attenant  à  la  grande  plaine  étaient  les  meilleurs  ports  ;  en  face, 
les  îles  les  plus  rapprochées  de  la  côte;  par  conséquent,  les 
Pédiéens  avaient  encore,  par  surcroit,  tous  les  bénéfices  du 


ATHÈNES    AVANT    SOLON  383 

commerce  par  mer.  La  noblesse  eut  soin  de  s'approprier  tous 
ces  avantages.  On  voyait,  par  exemple,  les  membres  des 
familles  nouvelles,  c'est-à-dire,  amenées  par  l'immigration, 
construire  pour  eux  des  navires  à  Phalère  et  s'embarquer  eux- 
mêmes  pour  aller  faire  le  négoce.  Les  moyens  d'acquérir  se 
multipliaient  entre  leurs  mains.  Par  contre,  les  petits  proprié- 
taires s'appauvrissaient  à  mesure  que  la  vie  devenait  plus  coû- 
teuse. Toute  contribution  exigée  par  la  communauté  pesait 
double  sur  leurs  épaules;  la  moindre  alarme  troublant  le  repos 
public,  une  amende  à  payer,  une  mauvaise  récolte,  contribuait 
à  les  ruiner.  Ils  devinrent  les  débiteurs  des  Eupatrides. 

D'après  l'ancienne  coutume,  le  droit  du  créancier  s'étendait 
de  la  propriété  à  la  personne  du  débiteur.  Or,  la  dette  était 
d'autant  plus  lourde  qu'il  y  avait  moins  d'argent  dans  le  pays 
et  que  le  taux  élevé  de  l'intérêt  faisait  croître  plus  rapidement 
le  capital  impayé.  A  la  fin,  il  ne  restait  plus  aux  débiteurs  aux 
abois  d'autre  parti  à  prendre  que  de  désintéresser  leurs  créan- 
ciers en  leur  abandonnant  leurs  terres.  Encore  devaient-ils 
s'estimer  heureux  quand,  au  lieu  de  les  chasser,  leurs  créan- 
ciers leur  concédaient  l'usufruit  de  ce  qui  avait  été  leur  pro- 
priété, et  qu'ils  pouvaient  trouver  dans  les  fermes  des  grands 
propriétaires  fonciers  une  maigre  subsistance.  Ainsi  se  forma 
une  classe  de  cultivateurs  à  moitié  libres,  qui  portaient  le  nom 
de  Hectemorii  ou  «  Sixeniers,  »  probablement  parce  qu'ils 
gardaient  pour  eux  la  sixième  partie  du  revenu  *.  De  leur  côté, 
les  Eupatrides  saisissaient  toutes  les  occasions  d'arrondir  leurs 
propriétés.  Le  nombre  des  petits  propriétaires  libres,  la  classe 
moyenne  des  Géomores,  diminua  à  vue  d'œil  :  ils  devinrent  les 
domestiques  des  riches  et  tombèrent  dans  une  complète 
dépendance. 

Dans  ces  conditions,  il  était  facile  aux  Eupatrides  de  con- 
server leurs  privilèges  et  de  gouverner  avec  une  main  de  fer. 


^)  Plutarque  se  trompe  quand  il  entend  par  lx-rr,(j.rjpiot  ceux  qui  payaient 
comme  redevance  le  sixième  des  récolles  (Plut.,  Solon,  13)  :  l'explication 
vraie  a  été  donnée  par  Schoemann  [De  comit  ,  362),  suivi  en  cela  par  Boeckh 
{Staatshaushaltung,  I.  643).  On  peut  comparer  à  la  condition  des  «  sixe- 
niers »  celle  des  par^mrii  en  Italie,  d'après  Rudorff,  Proœm.  lect.  œsti, 
Berol.,  1846. 


384  HISTOIRE   DE    l'atTIQUE 

Ils  y  auraient  réussi  plus  longtemps  encore,  s'il  n'avait  pas 
éclaté  parmi  eux  de  discordes  intestines  et  s'il  ne  s'était  pas 
conservé  dans  le  peuple  un  noyau  d'hommes]  libres  et  éner- 
giques, tant  sur  les  montagnes  de  la  Diacria  que  le  long  de  la 
côte  où  le  trafic  était  florissant  et  où  l'indépendance  civique 
trouvait  un  terrain  plus  favorable. 

Cependant,  le  mouvement  intellectuel  qui,  au  septième 
siècle,  de  Flonie  où  il  avait  pris  naissance  se  propageait  sur 
les  rivages  delà  Grèce  comme  un  souffle  vivifiant  ',  ne  passa 
point  sur  l'Attique  sans  y  laisser  de  traces.  On  s'en  aperçoit 
aux  moyens  qui  furent  alors  mis  en  œuvre  pour  sauvegarder 
l'ordre  de  choses  existant.  L'esprit  politique  des  Athéniens  se 
reconnaît  en  effet  à  ce  trait  qu'ils  cherchaient  à  atteindre  par 
voie  législative  au  résultat  qu'on  obtenait  dans  d'autres  pays 
par  voie  de  révolution.  Un  autre  trait,  particulier  aussi,  do 
l'esprit  populaire  en  Attique ,  c'est  que  rien  ne  blessait  le  sen- 
timent public  comme  l'arbitraire  dans  les  arrêts  de  justice 
et  l'incertitude  du  droit.  De  ce  côté,  la  réforme  fut  poursuivie 
avec  une  énergie  extrême  et  exécutée.  Car  le  fait  qu'un 
citoyen,  choisi  parmi  les  Eupatrides,  reçut  mission  de  mettre 
par  écrit  les  règles  d'après  lesquelles  on  rendrait  désormais  la 
justice  à  Athènes,  est  un  indice  significatif  des  luttes  inté- 
rieures au  cours  desquelles  la  noblesse  fut  forcée  de  faire  des 
concessions.  Aussi  bien,  le  privilège  le  plus  important  de  cette 
classe,  c'était  la  connaissance  exclusive  du  droit,  la  pratique 
des  coutumes  religieuses,  qui  se  transmettaient  par  tradition 
orale  au  sein  des  gejites;  sa  puissance  reposait,  par  conséquent, 
sur  le  droit  non  écrit.  Comment  y  aurait-elle  renoncé,  si  les 
gens  du  commun  n'avaient  pendant  longtemps  réclamé  la 
publication  du  droit,  et  n'avaient  été  assez  unanimes  pour  faire 
prévaloir  leurs  exigences? 

Ce  fut  donc  un  progrès  considérable  dans  le  développement 
de  la  vie  civique,  lorsqu'on  décida,  en  621  (01.  xxxix,  4)  -,  de 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  295. 

-)  Eusèbe  place  Dracon  à  celle  date.  Suidas  dit  également  :  tt)  X6' 
ô).'j(XTnâ5i  Toùç  vô(ioy;  ëOeto  YYipaib?  wv.  D'après  Diodore  (ap .  Ulpian.,  Schol. 
ad  Demosth.  In  Timoc}:,-2'i3),  il  se  serait  écoulé  quarante-sept  ans  entre 
Dracon  et  Solon.  Peut-être  y  a-t-il  une  erreur  de  copiste  pour  âTtxà  xac  eixofft. 


ATHÈNES    AVANT    SOLON  385 

rédiger,  pour  le  porter  à  la  connaissance  de  tous,  le  droit 
criminel  alors  en  vigueur ,  et  que  Farchonte  *  Dracon  fut 
chargé  de  mettre  le  projet  à  exécution.  Depuis  lors,  les 
archontes  furent  astreints  à  une  procédure  fixe  et  ne  purent 
appliquer  que  des  peines  mesurées  à  Tavance.  Si  on  a  pu  dire 
des  lois  de  Dracon  qu'elles  étaient  écrites  avecdu  sang,  qu'elles 
ne  connaissaient  pour  tous  les  délits  qu'une  seule  peine,  la 
mort,  etc.,  il  ne  faut  pas  s'en  prendre  à  la  dureté  personnelle 
du  législateur  *  qui,  a  coup  sur,  était  bien  loin  de  vouloir 
établir  un  nouveau  code  pénal;  cela  signifie  que,  comparés 
auxlois  dictées  plus  tard,  les  règlements  do  Dracon  paraissaient 
extrêmement  sévères  et  simples,  p.irce  qu'ils  étaient  le  pro- 
duit d'un  état  social  simple  et  sévèrement  ordonné  ".  On  vou- 
lait, en  effet,  pour  réprimer  l'esprit  novateur  du  moment, 
s'attacher  autant  que  possible  à  la  tradition  et  ne  pas  émousscr 
le  glaive  que  l'on  tenait  encore  en  main,  afin  que  la  crainte  du 
châtiment  maintînt  le  prestige  et  des  juges  et  de  la  classe  à 
laquelle  ils  appartenaient.  D'ailleurs,  toute  atténuation  des 
pénalités  léguées  par  la  coutume  n'aurait  fait  que  jeter  un 
jour  plus  odieux  sur  l'usage  qu'on  avait  fait  jusque  là  du  droit 
de  punir.  Nous  ne  connaissons  d'un  peu  près  l'esprit  de  l'orga- 
nisation judiciaire  instituée  en  Attique  par  Dracon  qu'en  ce 
qui  concerne  les  tribunaux  appelés  à  connaître  de  l'homicide. 
Les  règles  applicables  à  la  question  s'étaient  élaborées  avant 
toutes  les  autres  au  sein  de  la  communauté  attique.  Dès  les 
premiers  temps,  on  distinguait  déjà  très  nettement  entre  les 
diverses  espèces  de  meurtre  :  assassinat,  homicide  par  négli- 

')    iTO>.'.T£ta  {nia.pyrrjirri  (ArisTOï.,  Polit  ,  p.  58,  G). 

-)  «  Pœnarum  magnitudinem,  qua  sola  Dracoiiis  legis  conspicuas  fuisse 
Aristoteles  traclit,  tantum  abest  ut  ad  singularem  huius  tristitiam  referamus, 
ut  eam  non  minus  ad  conservandBe,  quam  Solonis  clementiam  ad  emen- 
dandcB  reipublicae  Studium  perlinuisse  arbilremur  »(K.  F.  Hermann,  Z)eZ)rrt- 
cone  legumlatore  att.  1849-1850).  Duncker  (IV,  151)  soutient  de  nouveau 
qu'il  y  avait  là  une  dureté  prémé.litée.  «  La  noblesse,  dit-il,  voulait  profiter 
de  l'occasion  pour  ruiner  les  gens  du  commun.  »  A  mon  sens,  le  jugement 
de  Grote  et  de  Hermann  sur  Dracon  est  le  vrai.  Les  lois  -de  Drticon  sur  le 
meurtre  involontaire  ont  été  conservées  par  les  inscriptions  (Koehler,  if frmg«, 
II,  30). 

^)  Les  lois  de  Dracon  ont  été  les  premières  «  écritures  publiques  >^ 
orjfAÔffia  Ypâ[A(xaTa  (Joseph.,  Contr.  Apion..  III,  4). 

25 


386  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

geiice,  homicide  légitime,  et  les  divers  cas  étaient  examinés 
séparément  dans  des  lieux  distincts  (Aréopage  —  Palladion  — 
Delphinion),  qui  étaient  voués  à  cet  usage  par  leurs  légendes 
particulières. 

Les  règlements  draconiens  montrent  aussi  que  FEtat  n'est 
arrivé  que  par  degrés  à  se  substituer  à  la  famille,  à  mettre  le 
jugement  public  à  la  place  de  la  vengeance  des  parents  de  la 
victime.  Les  membres  de  la  famille,  jusqu'aux  cousins  issus 
de  germain,  conservent  encore  leur  part  d'inten'ention  dans 
la  poursuite  du  meurtrier  et  une  influence  sur  son  sort,  car, 
en  se  réconciliant  avec  lui,  ils  peuvent  hâter  le  retour  du 
banni.  Le  droit  de  venger  le  sang  par  le  sang  demeure  même 
encore  en  vigueur  pour  le  cas  où  le  banni  remettrait  le  pied 
avant  le  temps  sur  le  sol  attique. 

Mais,  d'autre  part,  la  procédure  suivie  par  l'Etat  est  réglée 
de  la  façon  la  plus  minutieuse.  Elle  s'accomplit  en  deux  actes. 
D'abord,  le  procès  est  entamé  sous  la  présidence  de  Tarchonte, 
et  Taffaire,  après  enquête  sur  le  fait  et  ses  circonstances,  est 
instruite  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  ait  plus  qu'à  prononcer.  Mais  le 
verdict  lui-même  est  rendu  par  un  collège  de  31  membres,  qui 
représentent  la  communauté  des  citoyens,  les  «  Ephètes  '.  » 

De  cette  manière,  la  tradition  et  les  besoins  nouveaux,  les 
droits  de  la  famille  et  l'intervention  de  l'Etat,  se  trouvaient 
comme  fondus  dans  une  combinaison  intime.  Nous  reconnais- 
sons bien  là  l'époque  de  transition  où  se  place  l'œuvre  de 
Dracon,  le  législateur  auquel  on  attribuait  de  préférence  l'ins- 
titution des  cours  d'éphètes  ^  Rien  d'impur  ne  devait  être 
toléré  au  sein  de  l'Etat  ;  aucune  atteinte  portée  à  la  tranquil- 
lité publique  ne  devait  rester  sans  châtiment  ou  sans  expiation; 
mais,  d'un  autre  côté,  là  où  il  y  allait  de  la  tête  des  citoyens, 
on  se  montrait  particulièrement  scrupuleux  ;  on  voulait  pré- 

*)  'Ecplxai,  o\  ÈTtVToî;  k'-at;  d'après  L.  Lange,  De  ephefariiin  Atheniensium 
nomine  commentatio.  Lips.,  1873,  p.  11  sqq.,  élymologie  justement  con- 
testée par  R.  ScHOELL,  Jenser  Literatur zeitung,  187-4,  p.  703. 

-)  Le  témoignage  de  Pollux  relatif  à  l'institution  des  éphètes  par  Dracon 
{Onom..  VIII,  125)  est  contesté  par  0.  Müller,  défendu  par  Schœmann. 
L'opinion  de  .Müller  a  été  reprise  nouvellement  par  Wecklein,  Lange,  Phi- 
lipp!, et  a  provoqué  de  nouvelles  réfutations  de  Schoell  (ièic?.,  p.  708)  et  de 
ScHOEMANN  (ap .  Jahrbb .  Fleckeisen,  1875,  p.  153). 


ATHÈNES    AYANT    SOLON  387 

venir  tout  arbitraire  de  la  part  des  magistrats,  et  l'on  espérait, 
en  réservant  la  sentence  aux  51  représentants  de  la  commu- 
nauté, donner  à  l'application  du  droit  les  garanties  que  l'époque 
réclamait  avec  une  insistance  croissante. 

La  rédaction  du  droit  pénal  et  l'innovation  des  collèges  de 
juges  ou  jurys  étaient  des  concessions  faites  par  les  Eupatri- 
des,  qui  ne  pouvaient  pas  méconnaître  le  péril  de  la  situation. 
Du  côté  de  la  terre  comme  du  côté  de  la  mer,  l'Attique  était 
entourée  d'Etatsdans  lesquelsles  agitationspopulaires,  brisant 
toute  résistance,  avaient  eu  raison  des  anciennes  coutumes.  A 
Mégare  qui,  après  avoir  été  simplement  un  morceau  de  l'Atti- 
que, était  devenue  plus  puissante  et  plus  renommée  qu'A- 
thènes, àCorinthe,  à  Sicyone,  à  Epidaure,  il  existait  des  gou- 
vernements tyranniques  établis  par  les  meneurs  du  parti  po- 
pulaire, et  il  y  eut  à  i^thènes  des  tentatives  faites  en  vue  de 
provoquer  des  mouvements  semblables. 

A  Athènes,  il  est  vrai,  les  conditions  étaient  tout  autres  ;  il 
•n'y  avait  pas  là  d'envahisseurs  étrangers  installés  en  pays  con- 
quis ;  il  n'y  avait  point  de  domination  exotique  imposée  à  la 
population  indigène,  rien,  par  conséquent,  qui  poussât  de 
même  à  une  rupture  violente.  Il  ne  manquait  pas  cependant 
de  ferments  de  discorde.  En  Attique  aussi,  il  y  avait  un  con- 
traste pénible  et  des  rapports  tendus  entre  la  ville  et  la  cam- 
pagne, entre  les  familles  qui  régentaient  la  société  et  leurs 
sujets,  entre  riches  et  débiteurs  besoigneux.  C'était  plutôt  un 
malaise  social  qu'un  antagonisme  politique  ;  mais,  à  Mégare 
aussi,  la  révolution  avait  été  surtout  une  crise  sociale  \  elles 
grandes  familles  de  l'Attique  étaient  aussi  fortement  attachées 
par  leurs  intérêts  au  parti  conservateur  que,  dans  les  villes 
maritimes  du  voisinage,  le  «démos»  pouvait  l'être  par  ses 
sympathies  à  ceux  qui  lui  parlaient  de  briser  ses  chaînes  et  dé 
relever  la  condition  du  citoyen. 

Le  pays  n'était  pas  non  plus  bien  administré.  Les  familles 
aristocratiques  étaient  brouillées  entre  elles  ;  une  ambition 
impatiente  poussait  maintenant  tout  le  monde  vers  les  fonc- 
tions publiques;  le  gouvernement  était  affaibli,  et  la  force  mili- 

*)  Voy.  ci-dessus,  p.  347. 


388  HISTOIRE    DE    l'aTÏIQUE 

taire  du  pays  en  pleine  décadence.  Il  semble  bien  que  les  pré- 
sidents des  circonscriptions  imposables  avaient  acquis  une 
puissance  qui  faisait  contre-poids  à  celle  des  archontes  de  la 
capitale  ';  des  parties  du  pays  et  de  la  population  se  détachèrent 
isolément  du  tout,  et  des  familles  marquantes  de  la  classe  noble 
profitèrent  du  désordre  général  pour  se  recruter  des  adhérents 
dans  l'étendue  de  leurs  domaines  et  se  créer  ainsi  une  situa- 
tion qui  so  trouvait  en  désaccord  formel  avec  la  constitution 
du  pays. 

C'est  à  une  de  ces  maisons  qu'appartenait  Cylon.  Il  avait,  en 
640  (01.  xxxv)  %  remporté  une  victoire  dans  le  stade  d'Olym- 
pie,  et  il  se  sentait  appelé  par  là  à  de  plus  hautes  destinées  que 
celles  auxquelles  l'ordre  légal  lui  permettait  d'aspirer.  Il  ne 
voulait  pas  être  un  citoyen  ordinaire.  Il  avait  d'ailleurs  épousé 
une  fille  de  Théagène  ;  Mégare,  il  avait  appris  à  connaître 
les  charmes  de  la  tyrannie  et  noué  des  relations  de  toute  sorte. 
C'est  ainsi  que  l'idée  lui  vint  de  renverser  le  gouvernement, 
déjà  ébranlé  à  plusieurs  reprises,  de  sa  ville  natale,  et  de  se 
rendre  maitre  à  la  fois  de  la  ville  et  du  pays.  Comme  il  pro-* 
mettait  un  allégement  des  dettes  et  le  partage  des  terres,  il 
réussit  à  grouper  autour  de  lui  une  bande  de  partisans  résolus  ^ 
Théagène  mit  une  troupe  à  sadisposition,etil  crut,  à  l'exemple 
des  tyrans  péloponnésiens,  n'avoir  plus  qu'à  oser  le  pas  dé- 
cisif pour  toucher  au  but. 

C'était  l'habitude,  chez  les  Grecs,  de  fêter  l'anniversaire  des 
victoires  remportées  dans  les  concours.  Ce  jour-là,  le  vain- 
queur, accompagné  de  ses  parents  et  de  ses  amis,  paré  de  la 
couronne  qui  assurait  à  sa  maison  et  à  sa  ville  natale  une 

')  Au  sujet  de  l'administralioa  de  l'Altique  à  cette  époque,  Hérodote  dit  : 
ol  Trp'jTcivEtç  Ttbv  vajxpdtpwv,  o'îutp  ht\io^  tote  xà;  'Aöyjva;  (V,71),etThucydide: 
TOTe  Ô£  Ta  TcoXXà  Twv  7to>.tTtxcùv  ot  èvvéx  àp-/o''Tî;  £7t?a(7(Tov  (I,  126).  Il  y  a  là  con- 
tradiction, et  une  contradiction  voulue  qui  reste  toujours  à  l'état  d'énigme. 
Cependant  on  peut  être  convaincu  qu'Hérodote  était  bien  renseigné.  Cf.  Zelle 
{op.  cit.,  p.  28).  Réfutation  de  G.  Gilbert,  lequel  suppose  dans  Hérodote  une 
falsification  de  l'bistoire  au  profit  des  Alcmaeonides  [Jahy^bb.,  1875,  p.  10), 
par  ScHOEMANX  [ibid.,  p.  149  sqq.). 

*)  C'est  la  date  donnée  par  J.  Africanus. 

3)  o(  (XEià  Ivjawvo;  (Heracl.  Pont.,  I,  4)  :  oc  Ivj>.wv£io(  (Plut.  ,  Solon, 
12)  :  t6  KuÂwvEiov  ayo;  (Plut.,  ibid.  Hesych.).  Sur  l'échautlburée  de  Cylon, 
voy.  pHiLU'i'i,  Rhein.  Mus..  XXIX,  p.  5. 


ATHÈNES    AVANT    SOLON  389 

gloire  impérissable,  faisait  une  tournée  clans  la  ville  pour  visi- 
ter les  temples  des  dieux,  et  le  peuple  entier  s'inclinait  devant 
le  rang  exceptionnel  de  son  concitoyen.  Cylon  choisit  à  des- 
sein, pour  l'exécution  de  son  projet,  un  jour  comme  celui-là, 
où  il  pouvait  rassembler  autour  de#lui,  sans  donner  l'éveil  aux 
soupçons,  un  cortège  imposant  d'amis  et  de  complices.  La 
Pythie  l'y  avait,  dit-on,  encouragé  en  lui  désignant  la  plus 
grande  fête  de  Zeus  comme  le  jour  qui  devait  lui  porter  bon- 
heur. Cylon  pouvait-il,  devant  cette  réponse,  songer  à  une 
autre  fête  qu'à  celle  du  Zeus  d'Olympie,  fête  qui,  pour  lui, 
vainqueur  aux  jeux  olympiques,  lui  paraissait  être  le  centre 
de  toutes  les  solennités  helléniques  !  Il  oubliait  qu'en  Attique 
même,  sous  le  nom  de  la«  grande  fête  de  Zeus  »ou  Diasia^  on 
célébrait  en  l'honneur  du  dieu  une  très  ancienne  fête  à  la  mode 
du  pays,  une  fête  qu'un  Athénien  patriote  n'eût  pas  dû  mettre 
au-dessous  de  celle  du  Péloponnèse.  Le  jour  des  Diasia^  le 
peuple  était  dispersé  dans  les  villages,  tandis  que,  pour  la  fête 
de  Zeus  olympique,  tout  le  monde  se  donnait  rendez-vous  à 
Athènes. 

La  citadelle  fut  aisément  surprise  et  la  porte  gardée  ';  mais 
le  succès  n'alla  pas  plus  loin.  Cylon  reconnut  bientôt  qu'il 
s'était  mépris.  En  dépit  de  l'humeur  et  du  mécontentement 
qui  fermentait  dans  la  population,  il  y  avait  pourtant  encore 
une  trop  grande  concorde  pour  que  le  sentiment  d'irritation 
provoqué  par  la  violation  brutale  d'une  fêle  religieuse  ne  par- 
lât pas  plus  haut  que  tout  autre.  Ce  sentiment  se  tourna  avec 
une  grande  énergie  contre  le  citoyen  qui  voulait  utiliser  la  fête 
pour  faire  réussir  une  trahison  préméditée.  On  fit  appel  à  la 
milice  ;  les  présidents  des  naucraries  déployèrent  toute  leur 

')  Tout  ce  que  l'on  sait  «le  certain  sur  l'atlental  de  Cylon,  c'est  qu'il  eut 
lieu  dans  une  année  olympique  et  dans  la  saison  olympique,  c'est-à-dire, 
d'après  Thucydide  (I,  126).  vers  le  milieu  de  l'été  (cf.  Scheibel,  Zu  Sca- 
ligers  Olympiaden,  p.  26).  Corsini,  dont  la  plupart  acceptent  le  calcul, 
place  la  tentati\e  de  Cylon  vingt-huit  ans  après  sa  victoire.  Clinton  avance 
la  date  de  huit  ans.  parce  que  Plutarque  {Solo7i,  12)  dit  que  ces  événements 
s'étaient  passés  longtemps  (èx  TtoUoo)  avant  l'arrivée  d"Épiménide.  Mais,  il  y 
a  bien  assez  loin  de  612  à  596  pour  justifier  l'expression.  Scaliger,  se  fon- 
dant sur  les  rapports  du  fait  avec  la  biographie  de  Pisistrate,  s'arrête  à  600 
(01.  XLV).  Bœckh  descend  jusqu'à  598;  mais  le  mot  de  Plutarque.  Iv.  ttoUgO. 
s'y  oppose. 


.  390  niSTOIRE    DE   L  ATTIQUE 

activité  pour  lever  les  contingenta,  et  le  peuple,  unanime  dans 
son  elTort,  se  rua  sur  la  citadelle  pour  la  reprendre.  C'est  que 
Tacfopole  n'était  pas  seulement  une  citadelle,  elle  était  encore 
le  centre  de  la  religion.  Ce  qui  se  trouvait  interrompu,  c'était 
donc  aussi  le  commerce  quotidien  avec  les  dieux  protecteurs 
de  la  cité  ;  c'était  le  plus  saint  de  tous  les  sacrifices.  Comme 
les  conjurés  se  défendaient  avec  le  courage  du  désespoir,  on 
se  vit  obligé  de  laisser  une  troupe  suffisante  pour  bloquer  la 
citadelle,  et  les  magistrats  de  la  cité  furent  armés  de  pleins 
pouvoirs  pour  terminer  la  lutte  par  tels  moyens  qu'il  leur 
plairait. 

Lorsque  Cylon  vit  ses  espérances  anéanties,  il  s'enfuit  avec 
son  frère  par  un  sentier  détourné  ;  les  autres  tinrent  encore 
quelque  temps  et,  p'ressés  par  la  famine,  furent  obligés  de  se 
rendre.  L'incident  paraissait  devoir  rester  absolument  sans 
conséquences  ;  il  semblait  que  l'ancien  ordre  de  choses  fût 
raffermi  par  ce  qui  devait  le  détruire  ;  et  pourtant,  l'attentat 
de  Cylon  fut  le  point  de  départ  d'une  série  d'événements  de 
la  plus  haute  gravité. 

Depuis  que  la  noblesse  qui  gouvernait  l'Etat  voyait  le  pou- 
voir tout  entier  entre  ses  mains,  le  sacrilège  envers  les  dieux 
n'était  plus  à  ses  yeux  qu'un  détail  d'importance  secondaire. 
Elle  ne  vit  dans  la  tentative  de  Cylon  qu'une  attaque  dirigée 
contre  son  rang  et  ses  privilèges  ;  la  lutte  devint  une  lutte  de 
parti.  Exaspérés  de  voir  le  promoteur  de  l'entreprise  leur 
échapper,  les  archontes  se  précipitèrent  dans  la  citadelle  par 
la  porte  grande  ouverte  et  trouvèrent  les  assiégés,  pâlis  par  la 
faim,  assis  sur  les  marches  des  autels.  Les  prytanes  des  nau- 
craries  les  engagèrent,  en  leur  promettant  la  vie  sauve,  à 
quitter  cet  asile  ;  mais,  à  peine  avaient-ils  quitté  les  autels  que 
des  l;ionimes  a,rmés  se  ruèrent  sur  eux  et  les  niassacrèrent. 
D'autres  s'étaient  attachés  avec  de  longues  cordes  à  la  statue 
d'Athèna,  pour  pouvoir  s'avancer  sous  sa  protection  d'un 
autel  à  l'autre.  Ils  furent  mis  à  mort  sans  merci  au  pied  de 
l'acropole,  près  des  autels  des  Erinyes.  Les  cordes,  disait-on, 
s'étaient  rompues  d'elles-même,  parce  que  les  dieux  avaient 
voulu  n'avoir  rien  de  commun  avec  les  sacrilèses. 

Quelques   instants   de  passion  aveugle   avaient  causé  un 


ATHÈNES    AYANT    SOLON  391- 

dommage  irrémédiable.  Le  renom  de  piété  dont  jouissaient 
les  Athéniens  était  à  jamais  terni  :  le  lieu  le  plus  saint  de  la 
cité  avait  été  outrageusement  déshonoré,  et  la  communauté 
des  citoyens,  naguère  aussi  unie  devant  le  danger  commun 
qu'elle  l'avait  été  jadis,  se  trouvait  de  nouveau  en  proie  à  la 
discorde.  Voilà,  disait-on,  comme  les  Eupatrides  répondaient 
à  la  confiance  du  peuple  ;  ils  ne  songeaient  partout  qu'à  eux- 
mêmes,  et,  pour  satisfaire  leur  soif  de  vengeance,  eux,  les 
sages  interprètes  du  droit,  ils  amassaient  les  forfaits  et  la  ma- 
lédiction sur  la  tête  de  la  société  innocente. 

La  colère  générale  se  tourna  plus  particulièrement  contre 
la  famille  des  Alcméonides,  qui  fait  ici  sa  première  apparition 
dans  l'histoire  d'Athènes.  En  effet ,  Mégaclès  l'Alcméonide 
était  alors,  en  qualité  d'archonte,  à  la  tête  du  parti  gouverne- 
mental ;  sa  famille  et  ses  clients  avaient  pris  la  plus  grande 
part  au  crime  de  l'acropole.  Aussi,  le  peuple,  soutenu  par  la 
faction  de  Cylon,  exigea  leur  châtiment,  afin  que  la  responsa- 
bilité de  leur  crime  ne  retombât  pas  sur  la  cité  tout  entière. 
Les  Alcméonides,  bravant  l'orage,  se  serrèrent  les  uns  con- 
tre les  autres,  et  opposèrent  aux  clameurs  de  la  foule  un  front 
altier,  en  se  couvrant  des  pleins  pouvoirs  qui  leur  avaient  été 
conférés. 

Les  familles  aristocratiques  se  trouvaient  dans  une  situation 
des  plus  fâcheuses  ;  la  tache  de  sang  imprimée  sur  une  seule 
maison  avait  rejailli  surl'aristocratie  tout  entière,  car  le  fonde- 
ment le  plus  assuré  de  son  prestige  consistait  précisément  en 
ce  que  ses  membres,  pour  tout  ce  qui  concerne  le  droit  divin 
et  humain,  étaient  les  guides  du  peuple,  et  qu'ils  touchaient 
avec  des  mains  pures  aux  objets  du  culte  public.  Dans  la 
circonstance  présente,  ils  restaient  perplexes,  hésitant  entre 
l'évidence  de  la  faute  et  l'esprit  de  corps  ;  et  cet  esprit,  ce  sen- 
timentde  solidarité  était  d'autant  plus  vif  que,  de  tous  côtés,  les 
assauts  du  parti  opposé  étaient  plus  impétueux  et  que  l'esprit 
révolutionnaire  du  temps  attaquait  avec  plus  d'acharnement 
les  privilèges  de  la  noblesse.  Pour  sortir  de  là,  il  fallait  l'in- 
tervention d'un  homme  qui  eût  le  rang  et  le  prestige  du  noble, 
mais  en  même  temps  le  coup-d'œil  du  politique,  d'un  homme 
qui  sût  s'élever  au  dessus  des  intérêts  de  caste  et  embrasser 


392  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

dans  son  amour  l'Etat  tout  entier.  Cet  homme-là,  heureuse- 
ment pour  Athènes,  il  avait  grandi  sans  attirer  l'attention  au 
milieu  des  luttes  des  partis.  Il  était  du  sang  le  plus  noble  qu'il 
V  eût  en  Attique.  de  la  race  de  Nélée  et  de  la  lignée  de  Codros. 


S    II 


SOLOX    ET    SA    LEGISLATION, 

Selon,  fils  d'Exécestide,  était  né  à  peu  près  au  moment  où 
Psammétique  montait  sur  le  trône  d'Egypte  et  ouvrait  au 
commerce  maritime  de  la  Grèce  de  nouveaux  débouchés  '. 

Exercé  dans  les  palestres  et  formé  aux  arts  des  Muses,  le 
jeune  Eupatride  reçut  cette  éducation  ample  et  harmonique 
à  laquelle,  dès  cette  époque,  on  ne  pouvait  atteindre  nulle 
part  aussi  commodément  qu'à  Athènes.  Depuis  sa  première 
jeunesse  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  il  fut  possédé  d'un  insatiable 
désir  d'apprendre,  car  on  rapporte  que,  au  moment  de  mourir, 
il  releva  encore  la  tête  pour  prendre  part  à  la  conversation  de 
ses  amis.  Cette  envie  d'apprendre  le  poussa  de  bonne  heure  à 
franchir  les  bornes  étroites  de  son  pays  natal  et  à  courir  le 
monde.  Ses  relations  de  famille  l'engagèrent  à  faire  lui-même 
le  négoce  ;  il  avait  un  vaisseau  à  lui,  sur  lequel  il  allait  écou- 
ler dans  les  ports  étrangers  des  marchandises  attiques  et  faire 
provision  de  fret  pour  revenir  à  Athènes.  Avec  son  coup-d'œil 
vigilant  et  net,  il  ne  pouvait  manquer  d'apercevoir  le  mouve- 
ment qui  entraînait  ses  contemporains  et  dont  il  rencontrait 
les  indices  sur  tous  les  rivages.  Les  vieilles  institutions  léguées 
par  les  ancêtres,  la  solidarité  naturelle  des  familles  et  des 
groupes  de  familles,  les  propriétés  indivises,  les  constitutions 
patriarcales  des  cantons  comme  les  droits  héréditaires  des 
classes  supérieures,  qui  supposaient  des  communes  en  tutelle 
et  dépourvues  de  volonté  propre,  tout  cela  ne  pouvait  plus 

')  Sur  Solon,  la  principale  source  de  renseignements  est  Plutarque,  qui 
puise  dans  les  poésies  de  Selon,  dans  Didyme  et  Hermippos.  Cf.  Prinz,  De 
Solojiis  Plvtarchei  fontibus.  Bonn..  1867.  Leltsoh,  Philologiis.  XXXI. 
p.  135  sqq. 


SOLON    ET    SA    LÉGISLATION  393 

subsister.  Partout  où  une  mer  hospitalière  venait  battre  la 
plage,  il  se  formait  une  nouvelle  espèce  d'hommes,  une  classe 
moyenne  énergique  et  industrieuse  qui  voulait  avoir  la  liberté 
de  ses  mouvements,  et  c'est  à  cette  classe  qu'appartenait 
l'avenir.  Elle  était  destinée  à  grandir  à  mesure  que  le  com- 
merce s'étendait  sur  toutes  les  côtes  et  que  l'on  exploitait  avec 
plus  de  profit  les  sources  abondantes  de  bénéfices  que  le  tra- 
fic faisait  jaillir  des  colonies  fondées  à  l'est  et  à  l'ouest,  de 
rintérieur  de  l'Asie,  et  particulièrement  de  la  vallée  du  Nil, 
dont  l'accès  venait  d'être  ouvert.  Tout  cela  devait  modifier 
partout  les  conditions  de  l'existence,  et,  même  en  Attique,  où 
la  noblesse  indigène  cherchait  à  profiter  aussi  pour  son 
compte  des  ressources  nouvelles,  l'ancien  état  de  choses  ne 
pouvait  plus  être  maintenu. 

Cette  impossibilité  fut  la  première  chose  dont  se  convainquit 
Solon,  et  ses  réfiexions  ultérieures  se  rattachèrent  toutes  à 
ce  point  de  départ.  Au  milieu  des  agitations  de  sa  vie  errante, 
il  reportait  toujours  ses  pensées  et  ses  projets  vers  son  pays. 
Tout  ce  qu'il  observait,  il  l'envisageait  au  point  de  vue  des 
intérêts  de  l'Attique,  et,  lorsqu'il  voyait,  dans  tant  de  villes 
grecques,  l'organisation  intérieure  en  désarroi,  la  paix  troublée, 
les  haines  déchaînées,  il  songeait  aux  voies  et  moyens  par 
lesquels  il  serait  possible  de  conduire  sa  ville  natale,  à  travers 
les  orages  du  moment,  au  devant  du  glorieux  avenir  auquel 
il  la  savait  destinée.  C'est  ainsi  que,  sous  le  négociant,  se  for- 
mait l'homme  d'Etat  et  le  législateur. 

Solon  vit  dans  le  conflit  des  castes  la  racine  de  tout  le  mal; 
c'était  là  le  terrain  de  la  démagogie,  sur  lequel  avaient  chance 
de  pousser  les  germes  de  la  tyrannie.  Lutte  ou  transaction, 
constitution  ou  despotisme,  telle  était  partout  la  question  brû- 
lante. Par  conséquent,  il  fallait  absolument  prévenir  la  rup- 
ture, réconcilier  les  partis  et  accommoder  le  différend  avant 
qu'il  ne  dégénérât  en  hostilité  ouverte.  Or,  on  ne  pouvait  ni 
ne  devait  y  parvenir  par  quelque  marchandage  réciproque, 
par  des  complaisances  peu  honorables  pour  les  deux  parties, 
mais  bien  par  l'établissement  d'une  unité  politique  d'un  ordre 
plus  élevé,  à  laquelle  les  diverses  classes  de  la  société  pour- 
raient se  soumettre  sans  renier  leurs  traditions. 


394  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

Solon  agit  en  conséquence  la  première  fois  qu'il  intervint  à 
Athènes  entre  les  partis.  Aux  membres  de  sa  caste,  il  montra, 
avec  une  éloquence  pressante,  l'imminence  du  péril;  il  déclara 
ouvertement  que  la  communauté  avait  bien  le  droit  de  refuser 
sa  confiance  et  ses  hommages  à  une  noblesse  qui  ne  voulait 
pas  purifier  ses  mains  du  sang  versé,  et  que  ce  serait  une  folie 
de  la  part  des  grandes  familles  que  de  compromettre  toute 
leur  situation  et  la  tranquillité  de  l'Etat  pour  couvrir  la  faute 
de  quelques-uns  de  leurs  membres.  Il  réussit  à  convaincre  les 
siens.  Les  Alcméonides  consentirent  à  se  soumettre  au  juge- 
ment d'un  tribunal  composé  de  trois  cents  citoyens  de  leur 
ordre;  ils  furent  reconnus  coupables  de  sacrilège  envers  les 
dieux  et  condamnés  au  bannissement.  Intimidés  par  la  répro- 
bation universelle  qui  faisait  éviter  leur  contact,  ils  sortirent 
de  la  ville  en  long  cortège  par  la  porte  de  malheur,  et  on  ne 
laissa  même  pas  les  ossements  des  membres  de  la  famille  qui 
étaient  décédés  depuis  le  sacrilège  reposer  en  paix  dans  le  sol 
de  l'Attique  K 

Parmi  les  motifs  qui  provoquèrent  cette  expulsion,  il  y  en 
eut  aussi,  à  coup  sur,  de  moins  avouables.  Les  Alcméonides, 
autant  que  nous  pouvons  les  connaître,  s'étaient  fait  à  Athènes 
bien  des  ennemis.  Leur  faste,  leurs  allures  hautaines,  leurs 
aptitudes  intellectuelles  éveillaient  la  jalousie  et  entretenaient 
la  malveillance.  En  leur  qualité  de  collatéraux  des  Médontides, 
ils  avaient  perdu  pour  leur  compte  à  la  suppression  des  pri- 
vilèges dynastiques,  attendu  que,  depuis  lors,  les  familles  de 
Tancienne  noblesse  du  pays  cherchaient  à  se  faire  valoir  aux 
dépens  des  maisons  jadis  favorisées.  Aussi,  la  défaite  des  Alc- 
méonides, qui  était  pour  bien  des  gens  un  triomphe,  était  pour 
les  vaincus  un  événement  décisif.  Ils  se  trouvaient  désormais 
plus  détachés  qu'ils  ne  l'auraient  été  sans  cela  du  groupe  de  la 
noblesse,  et  solucités  à  suivre  une  politique  calculée  en  vue  de 
leur  intérêt  particulier.  Solon,  qui  appartenait  lui-même  à  la 
noblesse  messénienne,  se  montra, en  cette  occurrence,  absolu- 
ment impartial;  il  ne  vit  dans  l'éloignement  des  maudits  que 
le  moyen  de  sauver  l'Etat.  Il  fallait,  de  toute  nécessité,  rétablir 

M  Thucyd,.  I.  1-^6. 


SOLON    ET    SA    LÉGISLATION  39S 

la  paix  au  dedans,  car,  aux  misères  intérieures  venaient  s'a- 
jouter des  revers  éprouvés  au  dehors. 

La  répression  de  Téchauffourée  de  Cylon  avait  engagé 
Athènes  dans  un  nouveau  conflit  avec  Mégare.  Peut-être  Cylon 
était-il  lui-même  chez  Théagène,  qu'il  excitait  contre  les  Athé- 
niens, Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Mégare  dominait  le  golfe 
Saronique  et  qu'elle  mit  une  garnison  à  Salamine.  Les  croi^ 
seurs  ennemis  tenaient  en  état  de  blocus  les  meilleures  rades 
de  l'Attique,  celle  de  Phalère  aussi  bien  que  celle  d'Eleusis. 
Après  une  série  de  tentatives  avortées,  les  Athéniens  se  rési- 
gnèrent à  leur  sort  et  défendirent  enfin,  sous  peine  de  mort, 
qu'on  leur  parlât  diivantage  de  combattre. 

Ce  lâche  découragement  pesait  sur  Athènes  comme  un  sort 
magique  qui  tenait  ses  forces  enchaînées.  Il  fallait  rompre  le 
charme,  car  l'action,  une  action  énergique,  pouvait  seule 
apaiser  la  fermentation  intérieure,  rétablir  la  concorde  et 
réveiller  le  sentiment  de  la  solidarité  civique.  Solon  était  encore 
l'homme  de  la  situation.  C'est  qu'en  effet,  ce  n'était  pas  seule- 
ment un  fin  observateur  de  la  nature  humaine,  un  penseur  au 
courant  des  besoins  de  son  époque  et  un  homme  d'Etat  plein 
d'idées  fécondes;  il  était,  de  plus,  poète,  et  ce  don  de  nature 
était  chez  lui  autre  chose  qu'un  ornement  gracieux  ajouté  à 
l'harmonieux  équilibre  de  son  individualité.  La  poésie,  entre 
ses  mains,  était  un  art,  et  un  art  qui  avait  une  influence 
décisive  quand  il  s'agissait  d'instruire  ses  concitoyens, 
d'échauffer  leur  âme  et  de  leur  inspirer  un  patriotique  dévoue- 
ment. On  vit  alors  cette  puissance  à  l'œuvre. 

Si  les  discours  politiques  étaient  interdits,  la  Muse  savait  se 
frayer  une  libre  carrière.  Possédé  d'une  inspiration  sainte  que 
personne  n'osait  troubler,  semblable  à  un  insensé  qui  vient 
d'échapper  à  son  gardien,  dans  l'accouti'ement  d'un  malade,, 
tel  Solon,  à  ce  que  l'on  raconte,  apparut  au  peuple  étonné.  Il 
réussit  de  cette  façon  à  prendre  la  parole,  et  alors  s'envola  de 
ses  lèvres,  éclatante  comme  un  appel  de  héraut,  une  poésie 
guerrière,  accentuée  avec  une  énergie  croissante,  une  élégie 
de  cent  vers  q^ue,  depuis,  la  jeunesse  attique  a  longtemps 
chantée  sous  le  nom  de  «  Salamine.  »  Elle  mettait  squs  les 
yeux  du  peuple,  en  traits  vivants,  la  profondeur  (Je  son  aï)qàs- 


396  HiSTOiRi:  DE  l'attique 

sèment  et  l'étendue  de  sa  honte,  et  elle  se  terminait  par  cet 
appel  : 

Allons  à  Salamine,  afin  d'y  combattre  pour  l'île 

Aimable,  et  de  rejeter  loin  de  nous  l'humiliation  douloureuse. 

Les  Athéniens  se  montrèrent  dignes  de  leur  Solon.  Saisis 
d'un  transport  de  pudeur  et  d'enthousiasme,  ils  reprirent  les 
armes  et  ne  les  déposèrent  plus  avant  d'avoir  conquis  Sala- 
mine  \ 

Ce  fut  là  la  première  bataille  de  Salamine  gagnée  par  les 
Athéniens,  et  un  moment  décisif  dans  leur  existence.  Ils 
étaient  de  nouveau  les  maîtres  dans  leurs  propres  eaux;  ils 
pouvaient  de  nouveau  lever  les  yeux  sans  honte.  C'était  le 
premier  courant  d\iir  frais  qui  traversait  une  atmosphère  étouf- 
fante, et,  ce  qui  était  l'essentiel,  le  peuple  reconnaissait 
dans  Solon  son  bon  génie  ;  il  se  livra  à  lui  avec  une  entière 
confiance,  de  telle  sorte  que,  même  sans  être  investi  de  pleins 
pouvoirs  officiels,  le  sage  citoyen  put  diriger  les  destinées  de 
sa  patrie. 

On  reconnaît,-  aux  premières  mesures  de  Solon,  à  quel  point 
il  avait  approfondi  sa  tâche.  Ce  qui  lui  tenait  à  cœur,  ce  n'était 
pas  d'obtenir  quelques  succès  au  dehors,  mais  bien  d'élever  le 
niveau  moral  du  peuple.  Or,  un  Etat,  comme  une  maison,  est 
profané  par  la  discorde  ;  les  dieux  détournent  de  lui  leur  visage  ; 
ils  n'acceptent  rien  de  mains  impures.  Aussi,  Solon  se  garda 
bien  d'apaiser  ou  de  dissiper  par  des  distractions  l'espèce  d'ac- 
cablement qu'avaient  laissé  derrière  elles  les  discordes  intes- 
tines, l'anxiété  et  la  confusionmêlée  de  remords  qu'entretenaient 
des  maladies  et  des  prodiges  menaçants.  Il  activait,  au  con- 
traire, cette  inquiétude  des  consciences;  d'accord  avec  les 
prêtres  de  Delphes,  il  déclara  qu'il  fallait,  de  toute  nécessité, 
s'humilier  tout  à  la  fois  devant  les  dieux  et  purifier  la  ville. 

Pour  donner  à  cette  austère  cérémonie  un  caractère  plus 

'-)  La  lutte  entre  Athènes  et  Mégare,  avec  ces  détails,  est  racontée  par 
Plut.,  Solon,  8.  [Demosth.]  LXI,  §  49.  Sur  la  coiffure  de  malade  arborée 
par  Solon,  voy.  Schoene,  Rhem.  Mus.,  1871,  p.  125,  DémosLhène  (XIX. 
§  252)  ne  parle  pas  de  la  folie  simulée;  mais  le  récit  de  Plutarque  se  retrouve 
dins  Cic,  De  Of/îc,  I,  30.  Poly.ex.,  1,20. 


SüLON    ET    SA    LÉGISLATION  397 

saisissant,  il  fit  appeler  de  Crète  Epiménide,  un  homme  qui 
jouissait  auprès  de  tous  les  Hellènes  d'un  prestige  sacerdotal 
considérable  et  qui  était,  de  temps  à  autre,  mandé  par  des 
familles  ou  des  cités  pour  rétablir,  après  un  dérangement 
quelconque,  au  moyen  d'exhortations,  d'instructions  et  de 
rites  expiatoires,  les  rapports  de  ces  sociétés  avec  les  puis- 
sances invisibles  K  Quand  on  voit  des  hommes  comme  Platon 
croire  à  l'influence  bienfaisante  de  semblables  mesures,  on 
n'est  pas  en  droit  de  rabaisser  le  rôle  d'un  Epiménide. 

C'était  un  prophète,  et  il  faut  entendre  par  là  non  pas  un 
charlatan  qui  entretenait  la  superstition  avec  des  pratiques 
divinatoires,  mais  un  homme  qui  savait  étudier  à  fond  les 
malaises  moraux  et  politiques  et  en  indiquer  le  remède  ^. 
C'était  un  profond  connaisseur  de  la  nature  humaine,  un 
médecin  formé  sur  le  modèle  d'Apollon  dont  il  propageait  le 
culte,  un  directeur  spirituel,  un  homme  dont  la  parole,  dont 
toute  lapersonne  remuait  les  cœurs  avec  une  énergie  pénétrante , 
et  qui  était  prêt  à  mettre  ces  dons  au  service  des  Athéniens, 
lorsque  Nicias,  fils  de  Nicératos,  vint  en  Crète  s'acquitter  de 
son  ambassade. 

A  Athènes,  où  il  vint  vers  496  avant  J.-C,  il  parait  avoir 
pris  l'Aréopage  pour  centre  de  ses  opérations.  C'est  de  l'Aréo- 
page qu'il  fit  partir  les  brebis  noires  et  blanches,  après  avoir 
décidé  que,  là  où  elles  se  coucheraient  par  terre,  on  élèverait 
des  autels  aux  divinités  locales  ■^  Il  régénéra  le  culte  des 
«  vénérables  déesses  ^  »  que  l'on  adorait  sur  l'Aréopage  comme 
les  vengeresses  du  sang  répandu,  c'est-à-dire,  des  mêmes 
divinités  dont  on  avait  si  impudemment  souillé  les  autels.  Il 
étendit  ses  réformes  jusqu'aux  Mystères,  comme  l'atteste  sa 
statue,  qui  s'élevait  à  Agrse,  sur  la  rive  de  l'Ilissos,  devant  le 
temple  des  Mystères  ^  Enfin,  il  eut  sans  doute  recours  à  la 

•)  Epiménide,  t).aiT[xoî;  xal  xaOapjxoï;  xai  lôp'jCTsac  xaropyiâaac  x«'  xaOofftoiax; 
T'V'  •rtô/.tv  •lnir,>coov  xöO  otxaiou  xat  [xâ).Aov  e-jTrîtO/j  Tipb;  o(j.ôvoiav  xxx£(TTf,cr£v  (Plut., 
Solon,  12).  Cf.  DiOG.  Laert.,  I,  112. 

-)  Ttspl  Tcbv  £ao[j.év(iJV    oùx  £[jiavT£j£To,   àX),i  Tïsp't  Twv  yeyovÔTwv   (xàv  àôf|Awv  oi 
(Aristot.,  lihet.,  p.  144,  lu). 
,  ')  Cf.  ScH.EFER,  De  ephoris.  p.  20. 

4)  Ssjxvai  0£oi'  (Solon  ap.  Diog.  Laert.,  I,  112j.  Culte  des  Eiiménides  sur 
l'Aréopage  (Koeiiler,  Hermes,  VI,  101). 

'')  Plut.,  Deniosth.,'2Q>.  A.  Mûmmsen,  Heortoljgle,  p.  52. 


âÔÔ  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

religion  d'Apollon,  le  dieu  purificateur  par  excellence,  celui 
qui  guérit  les  maux  corporels  et  spirituels.  Les  maisons  et  leur 
foyer  furent  purifiées  avec  des  rameaux  de  laurier  et  la  com- 
munauté des  citoyens  sanctifiée  par  des  sacrifices  extraordi- 
naires, même,  dit-on,  par  des  sacrifices  humains.  Il  estprobable 
que  c'est  à  ce  moment  que  Ton  dressa  dans  toutes  les  rues  les 
images  d'Apollon  Agyieus,  et  que  quelques-uns  au  moins  des 
autels  de  Tagora  qui  valurent  aux  Athéniens  un  si  grand  re- 
nom, comme  celui  de  la  Pitié,  de  la  Pudeur  ingénue,  de  la 
bonne  Renommée,  datent  de  l'époque.  Enfin,  sur  tous  les 
autels  de  la  cité  brilla  le  feu  nouveau  ;  le  passé  fut  oublié,  le 
nuage  noir  dissipé  ,  et  les  Athéniens  purent  de  nouveau 
aborder  leurs  dieux  avec  un  visage  souriant. 

Mais  il  ne  s'agissait  pas  seulement  d'expier  le  crime  occa- 
sionné par  Cylon.  A  coup  sur,  la  réforme  religieuse  se  rat- 
tache par  un  lien  plus  étroit  à  la  législation  qui  va  sui- 
vre, et  elle  a  pénétré  plus  avant  dans  tout  ce  qui  com- 
pose la  vie  du  citoyen.  L'union  opérée  par  le  culte  d'Apollon 
n'était  pas  encore  complète  ;  Apollon  Patrôos  restait  toujours 
un  dieu  de  la  noblesse.  Nous  pouvons  supposer  que  la  grande 
réforme  fut  utilisée,  conformément  aux  idées  de  Solon,  pour 
abattre  le  mur  de  séparation  qui  faisait  encore  de  la  noblesse 
et  du  peuple  comme  deux  communes  distinctes,  et  pour  vouer 
la  cité  tout  entière  au  dieu  des  gentes  ioniennes. 

Comme  toute  organisation  de  la  cité  procède  du  culte  ionien 
d'Apollon,  il  est  vraisemblable  que  la  réforme  de  ce  culte  a 
entraîné  avec  elle  un  nouveau  mode  de  numération,  des  dis- 
positions et  des  divisions  nouvelles,  par  conséquent,  quelque 
chose  comme  une  reconstitution  de  la  cité.  En  effet,  lorsqu'on 
nous  dit  que  chacune  des  300  gentes  attiques  comprenait  30 
membres',  il  est  difficile  d'appliquer  celte  donnée  à  l'État  com- 
posé par  les  gentes  avant  Solon,  car  on  ne  saurait  admettre 
que  la  noblesse  attique  eût,  à  cette  époque,  fourni  à  elle  seule 
10,800  foyers  distincts.  Mais,  si  l'on  suppose  que  ce  chiffre 
représente  le  total  de  ceux  qui,  à  un  certain  moment,  ont 

_^)  yévr,  TptâxovTa,  exxaxov  £■/  xpiâxovTa  àv&pwv  (PoLLUX,  III.  52).  —  yévoî 
CTvCTTOiia  ÈxTpiâxovTa  àvûpwv  (7'jv£(TTÔ;  (Etym.  Mag.W,  226,  13.  EfSTATH.,  ad 
Iliad.,  II,  p.  239).  Cf.  Meier,  De  gent.  att.,  p.  21, 


SOLON    ET   SA    LÉGISLATION  399 

pris  part  aux  exercices  religieux  des  gentes,  on  s'aperçoit  que 
ce  calcul  s'adapte  très  bien  àFépoque  deSolon.  Alors,  en  effet, 
tous  les  citoyens  étaient  réunis  en  communauté  par  leur  par- 
ticipation commune  au  culte  de  FApollon  ionien,  et  cette  sup- 
pression de  l'inégalité  des  droits  religieux  devait  contribuer, 
du  même  coup,  à  faire  disparaître  les  distinctions  sociales  et 
à  rendre  possible  la  constitution  d'un  véritable  corps  de 
citoyens. 

Cela  ne  veut  pas  dire  que  les  anciennes  cjentes  aient  été 
supprimées  ou  dépouillées  de  leurs  honneurs  '.  On  utilisa  leur 
organisation  pour  faire  entrer  dans  ses  cadres  la  foule  restée 
jusque  là  à  l'état  de  masse  confuse,  et  les  geiites  elles-mêmes 
durent  trouver  avantageux  pour  elles  de  ne  pas  s'opposer  à 
cette  innovation,  parce  qu'autrement,  livrées  à  elles-mêmes 
et  s'affaiblissant  d'une  manière  continue  par  l'isolement,  elles 
se  seraient  trouvées  dans  cet  état  d'épuisement  en  face  d'une 
foule  hostile,  agressive,  et  de  jour  en  jour  plus  nombreuse. 

Mais  comment  s'est  accomplie  la  nouvelle  organisation  ? 
C'est  là  une  question  qui  reste  toujours  des  plus  obscures. 
Toutes  les  traditions  se  contententde  faire  de  courtes  allusions 
aux  cadres  existant  dans  la  société  des  citoyens  ;  mais  on  n'ap- 
prend rien  sur  la  façon  dont  ces  divisions  ont  été  tracées. 

Tout  ce  que  l'on  voit  clairement,  c'est  qu'il  y  a  eu  extension 
de  l'ancienne  ligue  des  gentes^  de  manière  que  ceux  même  qui 
n'appartenaient  à  aucune  gens  n'en  avaient  pas  moins  le  droit 
de  participer  au  culte  de  Zeus  Herkeios  et  d'Apollon  Patrôos, 
ce  qui  était  la  condition  requise  pour  jouir  du  plein  droit  de 
cité  -.  Il  y  eut  donc  depuis  lors  deux  espèces  de  citoyens,  les 
vieux  citoyens,  c'est-à-dire,  les  membres  des  gentes  ou  gen- 
nètes^^  et  les  nouveaux  citoyens,  c'est-à-dire,  ceux  qui  étaient 
admis  à  prendre  part  aux  sacrifices  des  gentes.  Ces  derniers  ne 
furent  pas  incorporés  dans  les  gentes.,  mais  seulement  dans 


*)  Les  sacerdoces  sont  réservés  aux  gennètes  :  ysvvrjTat  — tùv  ^paiptôiv 
éy.âcTTri  ôiT,pr,TO  et;  yév/j  ). ',  sÇ  wv  al  lepocjûvai  al  lxâc7T0i;  7tpO(7r,y.o'j(7at  £x),/jpoOvTO. 
(Harpocrat.,  s.  V.  Y£vv?,-at). 

-)  Voy.  Philippi,  Beitrsege^  p.  206. 

3)  Détinilion  des  gennètes  :  ol  è?  àp-/îi;  et;  Ta  xaXo-j[ji£va  ylvr,  xaTavî[xvi9^^Tï? 
(Harpocrat.,  ibidi). 


400  HISTOIRE    DK    l'aTTIQUE 

les  phratries,  et  on  les  désignait  par  le  nom  à'oj'géones  *.  Ce 
n'est  pas  tout  ;  il  y  avait  encore  entre  les  citoyens  une  autre 
distinction.  Dans  chaque  phratrie,  une  gens  avait  le  pas  sur 
les  autres  ;  elle  était  la  première  de  la  «  trentaine  »  %  et  c'est 
d'elle,  sans  doute,  que  la  phratrie  tenaitsonnom.  Les  membres 
de  celte  première  gens  élvàewi  qualifiés  d'un  litre  bien  attique  : 
on  les  appelait  homogalactes  ou  frères  de  lait  ^. 

Ces  degrés  ou  distinctions  déterminaient,  dans  une  certaine 
mesure,  la  position  sociale  des  citoyens.  On  sentit  longtemps 
encore  une  certaine  influence  exercée  par  les  Eupatrides, 
qui  étaient  habitués  à  représenter,  dans  les  fonction  s  religieuses 
et  probablement  aussi  dans  les  offices  civiques,  les  membres 
des  gentes  classés  à  un  rang  inférieur.  Toutefois,  les  droits 
politiques  étaient  complètement  indépendants  de  ces  diffé- 
rences de  rang.  Tous  les  citoyens  libres  formaient  désormais 
une  seule  et  même  communauté  ;  la  mesure  qui  de  la  caste 
nobiliaire  élargie  avait  fait  un  système  statistico-religieux 
embrassant  FEtat  tout  entier  avait  prévenu  pour  toujours 
toute  désagrégation  au  sein  du  corps  social,  et,  les  rapports 
de  subordination  légués  par  la  coutume  se  trouvant  du  même 
coup  engagés  dans  la  voie  d'une  transformation  progressive, 
on  pouvait  atteindre,  sans  lutte  entre  les  classes,  à  l'égalité 
absolue  de  tous  les  citoyens. 

Tous  ces  changements,  autant  que  nous  pouvons  en  juger, 
sont  intimement  liés  à  la  réforme  opérée  dans  le  culte  d'Apol- 
lon par  Solon  et  Epiménide.  Ils  ont  mis  fin  à  la  période  ionienne 
et  fondu  dans  un  alliage  homogène  l'élément  ionien  avec  l'élé- 
ment attique. 

Enfin,  il  y  a  aussi  un  rapport,  plus  ou  moins  éloigné,  entre 
la  réforme  religieuse  et  le  règlement  du  calendrier.  Comme  la 
société  tout  entière,  l'année  fut  aussi  consacrée  à  nouveau  aux 

')  Voy.  Philuti,  op.  cit.,  p.  180.  207.  L'auteur  signale  (p.  207)  l'analo- 
gie qu'ofTre  l'enrôlement  de  non-citoyens  dans  les  cadres  de  l'ancienne 
bourg-eoisie  [gennétes  et  orgéones)  avec  l'entrée  de  la  plèbe  romaine  dans 
la  cité  patricienne. 

2)  Tptaxd;;  esl  le  nom  profane  de  yâvo;. 

3)  4>i).6-/opô;....  9r,<Tt  TrpÔTcpov  ô  (xoy  aXaxTa;  ôvojxâiÎEaOat  oO;  vOv  yevvrita; 
y.a).o0(7tv  (Harpocrat.,  ibid.).  Sur  les  ô|jioyc().axT£;.  vov.  N.  Jahrbb.  für 
Philo!.,  1872,  p.  44  sqq. 


SOLON   Eï    SA    LÉGISLATION  401 

dieux.  Ici  encore,  le  culte  régulateur  fut  celui  d'Apollon,  car 
c'est  rannée  liturgique  de  Delphes  que  Solon  prit  pour  modèle. 
Elle  avait  pour  base  un  cycle  de  huit  années,  l'octaétéride, 
obtenu  par  l'addition  de  cinq  années  ordinaires  et  de  trois  an- 
nées intercalaires.  A  Athènes  comme  à  Delphes,  les  mois 
furent  répartis,  dans  le  cours  de  chaque  année,  entre  le  dieu 
de  la  lumière,  Apollon,  et  Dionysos,  honoré  dans  la  saison 
d'hiver  '. 

Lorsque  la  cité  eut  été  comme  régénérée  par  l'expiation  et 
réorganisée  par  une  série  d'importantes  réformes,  il  fallut  la 
distraire  de  ses  affaires  intérieures  en  l'occupant  au-dehors 
d'entreprises  où  l'harmonie  des  diverses  classes  put  se  consoli- 
der et  s'affirmer  dans  des  luttes  et  des  victoires  communes. 
Or,  quelle  occasion  plus  opportune  pouvait  s'offrir,  dans  cet 
ordre  d'idées,  que  la  détresse  du  temple  de  Delphes?  Là,  com- 
battre, c'était  prier;  c'était  glorifier  ce  même  Apollon  qui  était 
venu  jadis  de  Crète  à  Delphes  et  qui,  les  mains  pleines  de 
bénédictions  nouvelles,  avait  tout  récemment  visité  les  Athé- 
niens. 

Solon  fut  l'âme  de  l'entreprise.  Il  réussit  à  organiser,  de 
compte  à  demi  avec  Sicyone  ^,  la  ligue  qui  allait  faire  inter- 
venir pour  la  première  fois  la  valeur  ionienne  dans  les  affaires 
générales  des  Hellènes,  à  rassembler  l'armée  fédérale,  à  diri- 
ger la  lutte  et,  lorsque  les  combattants  trouvèrent  devant  les 
murailles  de  Cirrha  une  résistance  opiniâtre,  à  tenir  les  esprits 
en  haleine  jusqu'à  la  victoire  finale. 

Solon  ne  passa  point  les  dix  années  de  la  guerre  dans  le 
camp  des  confédérés.  Il  laissa  l'exécution  de  l'entreprise  et  ce 
qu'on  pouvait  en  retirer  d'honneur  et  de  profit  à  ses  alliés  plus 
ambitieux.  Pour  lui,  il  avait  en  tête  de  plus  hautes  pensées  et 
il  se  sentait  appelé  à  commencer,  pendant  que  la  guerre  durait 
encore,  une  œuvre  de  laquelle  allait  dépendre  tout  l'avenir  de 
sa  patrie. 

Après  la  conquête  de  Salamine,  qui  n'était  qu'un  épisode 
d'unepetite  querelle  entre  voisins,  Athènes  venait  d'entrer  brus- 

*)  S'ir  l'octaétéride  à  partir  de  Solon,  voy.  Boeckii,  Mondcyclen,  p.  10. 
A.  MoMMSEN,  Delphika,  p.  125. 
^)  Voy.  ci-dessus,  p.  315. 

20 


402  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

quement  en  scène  sur  le  théâtre  de  l'histoire  nationale.  Sans 
attendre  l'avis  de  Sparte,  elle  avait  pris  en  main  la  cause  de 
Delphes  ;  elle  avait  formé  une  confédération  qui  s'étendait  du 
Péloponnèse  jusqu'en  Thessalie  et  où  figuraient  des  Etats  qui 
se  trouvaient  avec  Sparte  sur  le  pied  d'une  hostilité  déclarée. 
Sparte  dut  reconnaître  qu'elle  avait,  pour  la  première  fois,  en 
face  d'elle  une  puissance  de  même  taille.  C'était  une  révélation 
qu'elle  ne  pouvait  ni  dédaigner  ni  oublier,  et  Athènes  devait 
s'attendre,  si  elle  ne  voulait  reprendre  son  humble  attitude 
d'autrefois,  à  avoir  besoin  de  lutter  pour  maintenir  sa  nouvelle 
situation. 

Mais  comme  elle  était  peu  préparée  à  cette  lutte  !  Il  lui  man- 
quait le  plus  indispensable,  c'est-à-dire,  une  solide  unité  au 
dedans.  Les  anciens  partis  disparaissaient  bien  dans  les  mo- 
ments d'excitation  patriotique,  mais  ils  revenaient  toujours  à 
la  charge,  et  avec  des  haines  si  vigoureuses  qu'une  puissance 
ennemie  devait  se  recruter  sans  peine  des  alliés  jusque  dans 
le  camp  des  Athéniens.  Si  donc  Athènes  voulait  avancer  d'un 
pas  sur  dans  la  voie  où  elle  venait  de  s'engager,  il  fallait  qu'elle 
fortifiât  son  propre  tempérament  et  qu'elle  put  être  sûre  d'elle- 
même.  C'est  à  la  poursuite  de  ce  but  que  Solon  voulut  con- 
sacrer sa  vie.  La  tâche  était  difficile  ;  mais  il  l'avait  sagement 
préparée  à  l'avance  par  des  mesures  morales  et  religieuses. 

Le  plus  court  moyen  de  la  mener  à  bonne  fin  était  de  réunir 
dans  sa  main  toutes  les  forces  gouvernementales.  Il  en  avait 
le  pouvoir,  et  beaucoup  de  gens  s'attendaient  à  voir  les  orages 
des  discordes  civiles  trouver  leur  conclusion  et  leur  terme  dans 
une  souveraineté  despotique  ou  une  aîsymnétie  prolongée*. 
Il  y  avait,  parmi  les  tyrans,  des  hommes  qui  avaient  avec  Solon 
des  affinités  d'esprit  incontestables.  On  a  dit  de  Solon  qu'il 
était  naïf,  peu  clairvoyant,  indécis,  et  on  l'a  raillé  de  n'avoir 
pas  su  prendre  ce  que  les  dieux  lui  offraient,  de  n'avoir  pas 
tiré  à  lui  la  précieuse  proie  qui  se  trouvait  déjà  dans  le  filet. 
Du  reste,  il  fallait  bien,  de  toute  nécessité,  une  autorité  excep- 
tionnelle et  placée  dans  une  seule  main  pour  doter  l'État 
d'une  constitution  nouvelle.  Aussi  s'est-il  trouvé  des  contem- 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  290. 


SOLON    ET    SA    LÉGISLATION  403 

porains,  même  bien  intentionnés,  qui  ont  blâmé  Solon  d'avoir 
dédaigné  ce  moyen  et  d'avoir  ainsi  ouvert  la  voie  à  d'autres 
despotismes. 

Solon  rejeta  loin  de  lui  toute  pensée  de  ce  genre,  avec  la 
résolution  arrêtée  d'un  homme  qui  n'avait  pas  de  fantaisies 
égoïstes  à  satisfaire  et  que  ne  tentait  point  la  fausse  grandeur. 
Ilnevoulaitpas  employer  de  mauvais  moyens  pour  faire  le  bien. 
Il  tenait  avant  tout  à  ce  que  sa  grande  œuvre  aboutît  par  les 
voies  légales.  Il  voulait  qu'en  un  temps  de  révolutions  son 
Athènes  eût  la  gloire  d'avoir  su,  seule  entre  toutesles cités,  se 
réorganiser  sans  violences  et  sans  crimes,  d'avoir  réussi  à  se 
transformer,  dans  la  mesure  qui  convenait  à  l'époque,  par  la 
libre  décision  des  citoyens,  par  l'acceptation  pacifique  d'une 
législation  reconnue  salutaire.  Pour  en  amver  là,  il  fallait, 
il  est  vrai,  autre  chose  qu'un  code  comme  celui  de  Dracon.  Il 
fallait  une  force  créatrice  capable  de  construire  un  organisme 
complet  et  cohérent,  adapté  aux  besoins  de  la  société  attique, 
c'est-à-dire,  pouvant  fixer  en  traits  assurés  les  contours  de  sa 
nouvelle  forme  sans  entraver  le  jeu  de  son  existence  mou- 
vementée. Pareilles  au  métal  que  le  fondeur  dirige,  au  moment 
où  il  est  incandescent,  dans  le  moule  où  il  prend  la  forme  mo- 
delée à  l'avance  par  l'artiste,  les  énergies  populaires  qui  avaient 
brisé  les  formes  de  l'ancienne  société  et  se  trouvaient  alors  en 
pleine  ébuUition  devaient  être  pétries  et  modelées  à  nouveau, 
de  façon  que  cette  masse  en  dissolution  se  coagulât,  pour  ainsi 
dire,  en  un  corps  social  jeune  et  vigoureux. 

Mais,  d'autre  part,  Solon  se  garda  de  tomber  dans  le  défaut 
des  politiciens  idéalistes  qui,  impatients  d'atteindre  leur  but 
final,  y  marchent  à  pas  précipités  ;  il  commença,  au  contraire, 
par  assurer  à  l'édifice  futur  de  larges  et  solides  fondements.  La 
première  chose  dont  il  se  préoccupa  fut  donc  la  situation 
économique  du  peuple.  Pour  aller  au-devant  d'un  nouvel 
avenir  riche  d'espérances,  il  fallait  tout  d'abord  avoir  au  cœur 
joie  et  confiance  ;  or,  comment  un  peuple  asservi,  gémissant 
sous  le  poids  des  dettes  qui  grevaient  ses  champs,  pouvait-il 
relever  la  tête  et  s'ouvrir  à  l'allégresse  ?  Si  cet  état  lamentable 
devait  durer,  c'était  comme  une  ironie  d'offrir  des  droits  poli- 
tiques à  des  gens  qui  avaient  besoin  d'un  allégement  à  leurs 


404  HISTOIRE    DE    L  ATTIQUE 

• 

embarras  matériels.  Du  reste,  des  concessions  de  cette  nature 
devaient  rester  sans  aucune  efficacité  pratique,  tant  que  les 
petits  cultivateurs  se  trouveraient  complètement  dépendants 
de  leurs  propriétaires  et  créanciers. 

Il  fallait  donc  commencer  par  le  plus  difficile.  Quelle  tâche 
plus  difficile,  en  effet,  pour  un  législateur,  que  l'obligation 
d'enrayer  la  misère  croissante,  de  lever  l'espèce  de  malédiction 
qui  pèse  sur  les  classes  appauvries  et  les  enfonce  chaque  jour 
plus  avant  dans  leur  abjection?  Solon  fut  secondé  dans  son 
effort  par  deux  circonstances  dont  il  faut  tenir  compte.  L'une 
était  la  disposition  favorable  de  ses  concitoyens,  dont  les  plus 
raisonnables  s'étaient  laissés  convaincre  par  lui  que  le  seul 
moyen  de  sauver  leur  situation  dans  l'Etat  était  de  faire  à  temps 
les  sacrifices  nécessaires.;  l'autre  était  la  complaisance  du 
climat  de  l'Attique  et  du  sol  de  la  Grèce.  Avec  la  vie  facile  que 
permet  le  Midi,  avec  l'extrême  sobriété  qui  distinguait  le  peu- 
ple athénien,  la  détresse  ne  pouvait  jamais  arriver  au  même 
degré  d'intensité  que  dans  les  pays  du  Nord,  où  l'homme  a 
besoin  d'une  quantité  de  ressources  pour  arriver  seulement  à 
conserver  son  existence  menacée  par  les  rudesses  de  la  nature. 
La  misère  populaire  en  Attique  était  due  à  des  causes  qui 
étaient  plutôt  susceptibles  d'être  supprimées  par  voie  législa- 
tive. La  première  de  ces  causes  était  le  régime  oppresseur  des 
transactions  pécuniaires. 

Les  premières  monnaies  d'or  et  d'argent  ont  été  apportées 
d'Asie  dans  l'IIellade  à  titre  de  marchandise.  Bientôt  elles 
furent  employées  comme  numéraire,  d'abord  par  les  négo- 
ciants dans  leurs  transactions  avec  les  pays  d'outre-mer,  puis, 
dans  le  trafic  local,  pour  le  règlement  des  obligations  récipro- 
ques. Mais,  par  le  seul  fait  que  tous  les  objets  nécessaires  à  la 
vie  furent  peu  à  peu  évalués  à  un  prix  déterminé,  la  vie  devint 
forcément  plus  chère.  Tout  le  monde  avait  besoin  d'argent,  et 
cependant,  même  après  que  l'Etat,  suivant  l'exemple  de  Phi- 
don  1,  eut  commencé  à  battre  monnaie,  il  n'y  avait,  et  il  n'y 
eut  longtemps  encore  dans  le  pays  que  peu  de  numéraire, 
La  petite  quantité  disponible  était  presque  toute  aux  mains 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  301, 


SOLON   ET    SA   LÉGISLATION  405 

des  négociants  et  hommes  d'affaires  ;  ils  avaient  le  pouvoir 
de  fixer  à  leur  gré  la  valeur  de  Targent,  et  ils  élevèrent  aussi 
haut  que  possible  le  taux  de  l'intérêt.  Depuis  que  l'argent 
avait  cessé  d'être  une  marchandise  comme  une  autre,  depuis 
que  même  le  petit  particulier  ne  pouvait  plus  s'en  passer, 
cette  consommation  obligée  avait  fait  naître  une  gêne  exces- 
sive qui  pesait  d'autant  plus  lourdement  sur  les  petites  gens 
qu'en  matière  de  dettes  le  droit,  fait  pour  protéger  les  intérêts 
de  ceux  qui  possèdent,  était  d'une  rigueur  inexorable. 

Il  arriva  ainsi  que  l'usure,  pareille  à  une  herbe  vénéneuse, 
épuisait  la  sève  du  pays.  On  voyait  les  patrimoines  des  familles 
libres  absorbés  l'un  après  l'autre,  les  fermes  mises  en  gage,  et 
sur  la  lisière  des  champs  se  dressaient  de  toutes  parts  les  écri- 
teaux  en  pierre  qui  énonçaient  le  montant  des  sommes  dues  et 
désignaient  les  créanciers.  La  division,  toujours  si  funeste, 
de  la  société  en  deux  catégories,  riches  et  pauvres,  allait  s'ag- 
gravant  de  la  façon  la  plus  inquiétante.  Tandis  que  les  riches 
multipliaient  sans  peine  leurs  capitaux,  il  était  rare  qu'un 
paysan  put,  à  force  de  labeur,  se  tirer  d'affaire.  Dans  les  gran- 
des plaines  de  l'Attique,  la  petite  propriété,  et  avec  elle  la 
classe  moyenne  dans  laquelle  Solon  voyait  l'avenir  de  sa  patrie, 
se  trouvait  très  amoindrie,  tandis  que  dans  les  districts  mon- 
tagneux et  sur  la  côte  s'agitait  avec  une  énergie  croissante  une 
population  avide  de  nouveautés. 

C'est  là  qu'il  fallait  porter  le  remède.  Dans  ces  conjonctures, 
un  homme  d'État  résolu  ne  devait  pas  reculer  même  devant 
des  mesures  qui,  au  nom  de  l'intérêt  public,  empiétaient  sur 
le  droit  des  particuliers  et  ne  pouvaient  être  mises  à  exécution 
sans  léser  sensiblement  les  créanciers.  Le  droit  d'hypothèque 
fut  restreint  ;  il  ne  put  être  désormais  étendu  à  la  personne  et 
à  la  famille  du  débiteur.  L'État  se  fit  honneur  à  lui-même  en 
ne  tolérant  plus  qu'un  citoyen  en  réduisît  un  autre  à  la  condi- 
tion de  serf  ou  le  vendît  comme  esclave.  Gela  ne  suffisait  pas. 
Si  Ton  voulait  améliorer  la  situation  du  peuple,  il  fallait  en- 
core le  délivrer  du  fardeau  de  ses  dettes.  Les  dettes  contractées 
devaient  être  allégées,  autant  que  cela  pouvait  se  faire  sans 
décrets  révolutionnaires.  Mais  ici,  qu'il  était  difficile  de  trou- 
ver la  juste  mesure,  de  façon  à  ne  pas  exalter  seulement,  mais 


406  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

à  soulager  en  réalité  les  masses  et,  d'un  autre  côté,  à  éviter 
ces  coups  de  force  qu'on  avait  vus,  par  exemple,  à  Mégare  ', 
et  qui  étaient  devenus  la  source  d'incurables  désordres  ! 

Solon  imagina  un  biais  qui  fait  le  plus  grand  honneur  à  son 
habileté  d'homme  d'État,  car  il  atteignit  son  but  par  des  moyens 
que  lui  conseillaient  en  même  temps  d'autres  raisons  économi- 
ques. On  avait,  en  effet,  depuis  quelque  temps  déjà,  frappé  à 
Athènes,  d'après  le  système  éginète,  la  drachme  d'argent  du 
poids  de  6  grammes  environ  *.  Mais  il  s'était  aussi  introduit 
dans  l'Hellade  un  autre  système  venu  d'Asie  ,  celui  de  la 
monnaie  d'or.  Les  Grecs  ont  appris  à  le  connaître  par  l'inter- 
médiaire de  l'Eubée,  et  c'est  pour  cela  que  le  talent  d'or  s'ap- 
pelait «euboïque.»  Or  les  Grecs,  intelligents  comme  ils  l'étaient, 
devaient  s'apercevoir  bientôt  qu'il  était  plus  commode  de  frap- 
per les  deux  espèces  de  monnaies  au  même  poids,  ce  qui  met- 
tait mieux  en  lumière  la  valeur  comparative  des  deux  métaux. 
Cette  idée  parait  avoir  été  appliquée  d'abord  à  Corinthe,  et 
ensuite  à  Athènes.  Solon  a  adopté  pour  l'argent  le  poids  de  l'or: 
il  a  frappé  sa  monnaie  d'après  les  proportions  fournies  parla 
pièce  dor  d'Asie-Mineure  et  jeté  ainsi  dans  la  circulation  une 
drachme  de  4  s^  36  ,  qui  correspond  au  quart  du  statère 
phocéen.  Il  fut  entendu  que  100  de  ces  drachmes  feraient 
aussi  une  mine  ;  mais  la  nouvelle  mine  était  à  l'ancienne 
comme  100  est  à  137. 

Cette  substitution  d'un  poids  faible  au  poids  fort  fut  utilisée 
par  Solon  de  la  manière  suivante:  il  permit  aux  débiteurs  de 
rembourser  au  nouveau  poids  les  dettes  contractées  sous  le 
régime  du  poids  fort.  C'était  leur  accorder  un  allégement  de 
27  0/0  ;  au  lieu  de  1000  drachmes,  par  exemple,  ils  payaient 
la  valeur  de  730.  En  outre,  le  remboursement  échelonné  par 
termes  fixes  leur  fut  encore  facilité  par  d'autres  dispositions, 
et,  à  titre  de  mesure  transitoire,  le  taux  de  l'intérêt  fut  égale- 
ment déterminé  par  la  loi. 

Un  homme  comme  Solon,  en  usant  de  la  douce  puissance 
attachée  à  sa  personne  et  en  utilisant  habilement  les  disposi- 


*)  Voy.  ci-dessus,  p.  347. 
*)  Voy.  ci-dessus,  p.  301. 


SOLON    ET    SA    LÉGISLATION  407 

tiotis  favorables  de  ropinion,  pouvait  arriver  à  des  résultats 
extraordinaires.  L'Etat  lui-même  libéra  ses  débiteurs  et 
renonça  à  encaisser  les  amendes  exigibles.  Une  foule  de  cul- 
tivateurs purent  de  la  sorte  réorganiser  et  remettre  en  marche 
leur  exploitation  ;  au  dedans  et  au  dehors  des  frontières  de 
FAttique,  des  Athéniens  ruinés  recouvrèrent  liberté  et  indé- 
pendance ;  des  serfs  et  des  prolétaires  redevinrent  citoyens, 
et  Solon,  heureux  de  son  succès,  put  féliciter  la  grande  Mère, 
la  terre,  de  ce  qu'elle  était  délivrée  du  poids  odieux  des  docu- 
ments hypothécaires. 

Elle  m'en  rendra  témoignage  au  tribunal  du  temps, 

La  grande  mère  des  dieux  olympiens, 

L'excellente  Terre  noire,  à  laquelle  j'ai  naguère 

Enlevé  les  bornes  plantées  en  maint  endroit, 

Et  qui,  esclave  auparavant,  est  maintenant  libre. 

J'ai  ramené  bien  des  Athéniens  dans  leur  patrie  fondée  parles  dieux. 

Alors  qu'ils  avaient  été  vendus,  les  uns  injustement. 

Les  autres  justement,  et  que,  sous  le  coup  de  la  nécessité, 

Ils  disaient  la  bonne  aventure,  ne  parlant  même  plus 

la  langue  altique. 
Et  menaient  en  bien  des  endroits  une  vie  errante. 
Il  en  est  qui  subissaient  ici  une  honteuse  servitude, 
Tremblants  devant  leurs  maîtres  ;  ceux-là. 
Je  les  ai  faits  libres.  Voilà  ce  que,  dans  ma  puissance, 
Unissant  «ensemble  la  force  et  la  justice, 
J'ai  fait  et  comment  j'ai  tenu  ce  que  j'avais  promis. 
J'ai  écrit  des  lois  pareilles  pour  le  méchant  et  l'homme  de  bien, 
Assurant  à  chacun  une  justice  bien  droite. 
Si  un  autre  avait  tenu  en  main,  comme  moi,  l'aiguillon, 
Un  homme  qui  eût  été  mal  intentionné  et  cupide, 
Il  n'aurait  ni  contenu  ni  calmé  le  peuple 
Avant  d'avoir  agité  le  lait  pour  en  tirer  le  beurre. 

Solon  n'osa  pas  cependant  rendre  impossible  à  l'avenir  le 
retour  de  pareilles  circonstances  en  limitant  par  des  lois  sur 
l'usure  la  liberté  des  transactions.  Après  quelques  restriction  s 
transitoires  relatives  aux  dettes  préexistantes  ',  il  aima  mieux 
laissera  l'avenir  létaux  de  l'intérêt  absolument  libre.  En 
revanche,  il  imposa  à  la  propriété  foncière  une  législation 

M  D'après  Androtion,  il  y  eut  abaissement  du  taux  de  l'intérêt  pour  les 
dettes  antérieures  (tôxwv  [xsTp'.ô-r):.  Plutarch.,  Solon.  15),  mais  aucune  autre 
restriction  législative.  Cf.  Boeckh,  Staatshaiishaltung,  I-,  p.  181. 


408  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

très  autoritaire,  laquelle  fixait  la  mesure  que  Ton  ne  devait 
pas  dépasser  ;  car  Solon  tenait  essentiellement  à  conserver  la 
petite  propriété,  à  mettre  des  bornes  aux  achats  de  biens-fonds 
faits  parles  capitalistes  \  à  prévenir  la  disparition  des  petites 
cultures  et  la  réunion  de  plusieurs  propriétés  dans  une  seule 
main. 

C'était  là  une  série  de  mesures  bienfaisantes.  Elles  assu- 
rèrent au  peuple  des  avantages  qu'en  d'autres  pays  il  n'avait 
pu  obtenir  qu'aux  prix  d'agitations  sanglantes,  et  encore, 
avec  infiniment  moins  de  garanties.  En  effet,  l'intervention 
de  l'Etat  dans  les  questions  d'argent  ébranla  si  peu  .le 
crédit  public  qu'Athènes  resta,  en  dépit  des  oscillations  de 
sa  politique,  une  place  où  le  commerce  de  l'argent  trouva  tou- 
jours une  ferme  assiette  et  une  grande  sécurité.  On  ne  toucha 
plus  aux  espèces  monétaires  après  Solon  pour  en  abaisser  la 
valeur.  L'ensemble  des  dispositions  indiquées  jusqu'ici  consti- 
tue ce  qu'on  a  appelé  la  «  sisachthie,  »  c'est-à-dire,  l'allége- 
ment des  charges  qui  écrasaient  le  peuple.  Le  peuple  pouvait 
maintenant,  l'esprit  plus  libre  et  le  cœur  plus  gai,  songer  aux 
réformes  politiques. 

Ici  encore,  Solon  commença  par  se  rendre  bien  compte  de 
la  situation.  Les  hommes  libres  en  Attique  se  partageaient 
jusque  là  en  deux  classes  bien  distinctes  :  il  y  avait,  d'un  côté, 
des  citoyensdc  plein  droit,  qui  tous  appartenaient  à  ce  groupe 
ferméde  familles  dont  il  a  été  question  plus  haut,  et,  de  l'au- 
tre, des  habitants  dépourvus  de  droits  civiques,  qui  jouis- 
saient simplement  de  la  liberté  personnelle  et  de  la  protec- 
tion des  lois.  Cotte  distinction  si  brutalement  tranchée  ne 
pouvait  plus  être  maintenue  ;  l'opposition  dans  les  masses 
était  trop  puissante  et  le  groupe  restreint  des  citoyens  trop  peu 
uni  pour  qu'il  fût  possible  de  résister  à  l'opinion.  Il  fallait 
reconstruire  la  communauté  politique  sur  un  plan  nouveau 
qui  fit  disparaître  cette  inégalité. 

L'Etat  athénien,  suivant  la  doctrine  de  Solon,  n'est  pas 
une  institution  ouverte  seulement  à  un  certain  nombre  de 


')  Solon  7.w).'jo)v    -/ciâaOai   yr,^    ônoa/jv    â'v   ßo-jX^Tai   tiç   (AristOT.  ,    Polit., 
37,  27}. 


SOLON    ET    SA    LÉGISLATION  409 

familles  qui  se  transmettent  en  quelque  sorte  comme  une 
propriété  héréditaire  le  droit  d'y  prendre  place  :  mais,  de 
même  que  la  religion  d'Apollon  est  devenue  commune  à  tous, 
de  même  l'État,  fondé  par  les  familles  ioniennes,  doit  accueil- 
lir dans  son  sein  tous  les  hommes  libres  qui  sont  nés  de  parents 
athéniens.  Tous  ont  une  part  égale  aux  avantages  qu'il  offre  ; 
mais  tous  aussi  sont  tenus  de  remplir  les  obligations  corres- 
pondantes. Cela  ne  veut  pas  dire  que  tous'doivent  avoir  des 
droits  égaux.  Il  serait  injuste  que  l'Athénien  dont  la  famille, 
possède  depuis  des  siècles  des  propriétés  dans  la  plaine  du 
Céphise  n'eût  pas  plus  de  part  aux  affaires  de  l'Etat  que 
l'artisan  dont  le  domicile  se  déplace,  et  qui  est  chez  lui  là  où 
il  trouve  à  gagner  son  pain.  Solon  pensa  que  le  zèle  pour  les 
intérêts  de  l'Etat  et  l'aptitude  à  le  servir  devaient  être  la  me- 
sure d'après  laquelle  il  convenait  de  répartir  les  droits  civi- 
ques. 

«  L'argent  fait  l'homme  :  »  c'était  là  un  proverbe  qui,  en 
dépit  des  protestations  et  des  plaintes  des  amis  du  bon  vieux 
temps,  était  depuis  longtemps  déjà  d'une  vérité  incontestable. 
C'est  à  Corinthe  peut-être  qu'on  a  commencé  à  diviser  le  corps 
social  en  diverses  classes  d'après  le  revenu  annuel,  pour  fixer 
en  conséquence  Jes  droits  et  les  devoirs  des  citoyens.  Solon 
prit  également  le  revenu  pour  mesure  de  la  capacité  politi- 
que ;  non  pas  le  revenu  en  argent  comptant,  —  sans  quoi  les 
négociants,  armateurs,  industriels,  changeurs,  auraient  pris  le 
dessus,  et  les  usuriers  auraient  fini  par  mettre  la  main  sur  les 
dignités  de  l'Etat,  —  mais  le  produit  des  biens-fonds.  La  pro- 
priété foncière  fut  donc  la  condition  de  l'influence  politique. 
L'adoption  de  ce  principe  fit  monter  la  valeur  de  la  terre  ;  elle 
tempéra  le  goût  excessif  de  la  race  ionienne  pour  la  propriété 
mobilière  et  prévint  les  brusques  variations  des  fortunes.  Les 
anciennes  familles  pourvues  d'un  patrimoine  héréditaire 
continuèrent  à  jouir  de  la  considération  publique  ;  la  terre 
tendit  à  se  répartir  également,  parce  que  tous  ceux  qui  dési- 
raient prendre  part  de  leur  personne  aux  affaires  de  l'Etat 
cherchaient  à  conserver  ou  à  acquérir  une  certaine  étendue  de 

2)  XpyjjjiaT'  àvT)p  (PiND.,  Isthm.,  II,  H.  SriDAS.  s.  V.  Xpïî[jiaTa). 


410  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

propriétés  foncières  franches  de  toute  dette.  Il  y  avait  là  une 
excitation  salutaire  qui  poussait  les  jeunes  Eupatrides  à  gérer 
avec  ordre  leur  patrimoine,  et  les  autres,  ceux  qui  voulaient 
arriver,  à  s'acheter  des  terres  et  à  s'identifier  en  quelque  sorte 
avec  le  sol  de  la  patrie.  En  fait,  le  changement  ne  fut  pas  si 
considérable;  car  les  Eupatrides  étaient  les  riches  et  formaient 
la  majorité  des  propriétaires  fonciers.  Par  conséquent,  la  loi 
ne  fit  guère  que  leur  garantir  leurs  droits  sous  un  autre  titre. 
Mais,  il  y  avait  cette  grande  différence,  que  les  susdits  droits 
n'étaient  plus  une  propriété  inaliénable;  ils  pouvaient  être 
perdus  par  l'un  et  gagnés  par  l'autre  à  force  d'activité,  de 
talent  ou  de  bonheur. 

Pour  fournir  une  base  précise  à  la  nouvelle  classification 
des  citoyens,  il  fallait  évaluer  exactement  la  totalité  des  biens- 
fonds  possédés  par  le  peuple  athénien.  On  dressa  des  statisti- 
ques comme  celles  dont  on  faisait  usage  de  temps  immémorial 
dans  les  empires  de  l'Orient,  et  notamment  en  Egypte.  Solon, 
qui  avait  couru  le  monde,  a  bien  pu  prendre  modèle  sur  des 
documents  de  cette  espèce.  En  Attique,  chaque  citoyen  dut 
déclarer  lui-même,  comme  il  convenait  aux  membres  d'une  cité 
libre,  le  revenu  annuel  de  son  champ.  Il  n'y  avait  pas  à  craindre 
de  dissimulation  ;  car,  dans  un  pays  si  petitjet  tout  à  jour,  il 
était  difficile  qu'une  tentative  de  ce  genre  passât  inaperçue. 
De  temps  à  autre  on  recommençait  l'estimation,  afin  de  la 
maintenir  en  rapport  exact  avec  la  valeur  variable  des  terrains. 
Seulement,  ce  n'était  pas  le  terrain  même,  mais  le  produit  net 
des  propriétés  que  l'on  prenait  pour  base  du  calcul.  La  façon 
dont  on  estimait  ce  produit  n'est  pas  complètement  élucidée. 
Cependant,  il  semble  bien  qu'il  était  à  la  valeur  du  fonds  comme 
1  est  à  12,  de  sorte  qu'un  revenu  de  500,  de  300,  de  150  bois- 
seaux de  céréales  représentait  une  valeur  de  6,000,  de  3,600, 
do  1,800  boisseaux.  Or,  l'espèce  de  céréales  la  plus  cultivée  en 
Attique  était  l'orge,  qui  formait  l'aliment  ordinaire  de  la  popu- 
lation :  c'est  d'après  ce  produit  que  Solon  dressa  les  tableaux 
des  diverses  classes,  au  prorata  de  la  fortune. 

Quiconque  voulait  appartenir  à  la  première  classe  devait 
justifier  d'une  propriété  foncière  donnant  en  moyenne  un 
revenu  net  de  500  boisseaux  d'orge,  ou  une  quantité  équiva- 


SOLON    ET    SA   LÉGISLATION  411 

ente  devin  et  d'huile. C'étaient  là  les  «  Pentacosiomédimnes  », 
les  gens  aux  cinq  cents  boisseaux.  Comme,  au  temps  de  Solon, 
le  prix  courant  du  boisseau  (52  '*'•  53)  était  d'une  drachme 
(0,80'=),  les  citoyens  de  la  première  classe  avaient,  au  minimum, 
un  capital  imposable  de  6,000  drachmes  ou  un  talent.  Pour 
figurer  dans  la  deuxième  classe,  celle  des  «  Chevaliers  »,  il 
fallait  une  propriété  valant  3,600  drachmes  ;  la  troisième  classe, 
celle  des  «  Zeugites  »,  exigeait  une  propriété  de  1,800  drach- 
mes. Mais,  comme  il  eût  été  peu  équitable  que  l'Etat  fît  con- 
tribuer dans  la  môme  proportion  les  revenus  des  riches  et 
ceux  des  pauvres,  les  citoyens  de  la  deuxième  classe  n'étaient 
inscrits  que  pour  3,000  drachmes  (soit  un  demi-talent  ou  30 
mines),  et  ceux  de  la  troisièmepour  1,000  drachmes  ou  10  mines. 
Les  proportions  allaientpar  conséquenten  décroissant,  de  façon 
que  le  capital  imposable  (tiV-^ii-ix  ')  comprenait,  chez  les  Pen- 
tacosiomédimnes, l'avoir  tout  entier;  chez  les  Chevaliers,  les 
5/6;  chez  les  Zeugites,  les  5/9.  Tous  ceux  dont  le  revenu 
n'allait  pas  au  chiffre  exigé  pour  les  Zeugites  et  qui,  par  con- 
séquent, n'avaient  pas  de  propriété  foncière  sufhsante  pour 
garantir  leur  indépendance  civique,  formaient  la  classe  des 
travailleurs  salariés  ou  «  Thètes.  »  Ils  étaient  exempts  de 
toute  espèce  d'impôt  ". 

Il  ne  faudrait  pas,  il  est  vrai,  considérer  ces  classes  censi- 
taires comme  ayant  été  instituées  à  seule  fin  de  fournir  l'as- 
siette d'un  impôt  régulier,  destiné  à  couvrir  les  frais  de  l'admi- 
nistration publique.  Mais  on  eut  désormais  la  possibilité,  le 
cas  échéant,  de  mettre  à  contribution  dans  une  juste  mesure 
les  forces  des  citoyens.  Lorsque  l'Etat  éprouvait  des  besoins 
extraordinaires,  chacun  devait  se  tenir  prêt  à  le  secourir 
proportionnellement  à  l'estimation  officielle  de  sa  fortune.  Les 
principales  contributions  régulières  et  prévues  avaient  trait  à 

'^  Sur  le  cens  de  Solon,  voy.  Boeckh,  {Staatshaushaltung,  I,  467)  qui  a 
tiré  d'un'  passage  de  Pollux  [Onom.,  Vlll,  13U)  le  véritable  sens  de  Ti>ri|J^a, 
Cf.  ScHOEMA.NN  (  VerfassungsLjeschichte  Athens,  p.  22)  qui  défend  ce  syslème 
contre  GroLe. 

^)  Sur  les  quatre  classes  censitaires,  voy.  Plutarque  (Solon  18).  Réunion 
des  citoyens,  groupés  suivant  leur  nouvelle  orjaniKilion,  dans  le  vallon  du 
Céraii]i.|ue  inauguré  par  Épiménide,  au  pied  de  l'Aréopage,  avec  le  Léocorion 
au  milieu  {Monatsbericht  der  Akad.  der  Wissensch.,  1878,  p.  81). 


412  HISTOIRE    DE    L  ATTIQUE 

la  défense  du  pays.  Les  citoyens  des  trois  premières  classes 
avaient  le  devoir  et  l'honneur  de  fournir  à  TEtat  l'effectif  mili- 
taire complètement  équipé  et  de  supporter  les  frais  de  la  guerre. 
En  revanche,  ils  avaient  seuls  accès  auxfonctions  qui  donnaient 
à  la  fois  honneurs  et  pouvoir;  il  étaient  seuls  éligibles  au 
Conseil  des  Quatre-Cents,  qui  gérait  les  affaires  gouvernemen- 
tales. Quant  aux  premières  places  officielles,  celles  des  neuf 
archontes,  elles  étaient  réservées  à  la  première  classe. 

On  est  tenté,  sans  doute,  de  trouver  que  le  nombre  des 
boisseaux  est  une  mesure  insuffisante  pour  déterminer  l'apti- 
tude des  citoyens  aux  fonctions  publiques.  Mais  il  faut  songer 
que,  suivant  les  idées  des  anciens,  l'agriculture  était  la  seule 
occupation  qui  entretînt  chez  l'homme  la  santé  du  corps  et  de 
Tâme,  l'énergie  et  la  bravoure.  C'était  la  possession  d'un 
champ  qui,  plus  que  toute  autre  chose,  établissait  entre  l'Etat 
et  le  citoyen  un  lien  indissoluble,  qui  garantissait  le  dévoue- 
ment du  propriétaire  le  jour  où  il  faudrait  risquer  corps  et 
biens  pour  défendre  le  foyer  commun  de  la  patrie.  Quiconque 
avait  assis  sa  fortune  sur  le  trafic  de  l'argent  appartenait,  si 
riche  qu'il  fût,  à  la  classe  des  thètes. 

En  ce  qui  concerne  la  classification  des  propriétaires  fonciers, 
Solon  partit  de  cette  idée  que  la  grande  propriété  peut  seule 
donner,  à  celui  qui  la  possède,  le  loisir  et  la  liberté  d'esprit  né- 
cessaire à  quiconque  veut  s'occuper  des  affaires  publiques.  De 
même,  la  culture  plus  large  de  l'intelligence,  sans  laquelle  on 
ne  peut  apporter  au  gouvernement  de  l'Etat  la  prudence  et 
l'énergie  requise,  lui  parut,  en  règle  générale,  ne  pouvoir  se 
développer  qu'à  la  faveur  d'une  certaine  aisance  domestique. 
Enfin,  Solon  dut  aussi  chercher  à  éviter  toute  espèce  de  modi- 
fications radicales  et  de  changements  brusques  au  sein  de  la 
société. 

La  grande  propriété  foncière  était  encore  presque  partout 
aux  mains  des  familles  nobles.  Les  membres  de  ces  familles 
pouvaient,  par  conséquent,  se  persuader  que  la  réforme  se 
bornait  à  leur  garantir  leurs  anciens  droits  sous  un  nouveau 
titre,  et,  comme  ils  étaient  seuls  à  avoir  l'habitude  et  l'expé- 
rience des  affaires  publiques,  il  était  prudent  et  utile  de  leur  en 
laisser  tout  d'abord  la  gestion.  Ce  n'est  qu'à  cette  condition  que 


SOLON   ET    SA    LÉGISLATION  413 

Solon  pouvait  compter  sur  labonne volonté  delà  haute  classe; 
et  il  disait  lui-même  volontiers,  avec  une  noble  franchise,  qu'il 
croyait  avoir  donné  aux  Athéniens  non  pas  les  meilleures  lois, 
au  sens  absolu  du  mot,  mais  les  meilleures  entre  celles  qu'ils 
auraient  acceptées.  Il  n'y  avait  plus  de  privilège  immobilisé 
qui  assurât  à  la  noblesse  son  rang  dans  la  société  ;  quiconque 
avait  de  l'énergie  et  de  la  volonté  pouvait  s'élever  par  le  tra- 
vail; car  la  grande  propriété,  avec  les  droits  qui  en  dépendaient, 
n'était  plus  attachée  à  la  naissance. 

En  outre,  l'admission  des  petits  propriétaires  aux  places  de 
conseillers  et  à  bien  d'autres  charges  publiques  leur  donna, 
à  eux  aussi,  l'occasion  de  se  familiariser  avec  les  affaires. 
L'expérience  politique  se  vulg'arisa  de  cette  manière,  et,  bien 
que  la  très  grande  majorité  de  la  population  restât  encore 
exclue  de  toute  participation  à  l'exercice  du  pouvoir,  le  retour 
d'un  régime  aristocratique  fermé  et  immobilisé  était  à  jamais 
impossible.  En  effet,  parmi  les  Athéniens  libres,  nul  n'était 
tenu  en  dehors  de  la  vie  politique  qui  animait  la  communauté 
entière.  Toutes  les  classes  étaient  appelées  à  prendre  part, 
avec  un  droit  de  suffrage  égal,  aux  assemblées  du  peuple  sur 
qui  reposait,  en  dernière  analyse,  la  souveraineté  de  l'Etat. 
C'est  dans  ces  assemblées  qu'étaient  élus  les  fonctionnaires  de 
l'Etat,  de  sorte  que,  pour  gouverner,  il  fallait  avoir  été  investi 
du  pouvoir  par  la  confiance  du  peuple.  Les  assemblées  votaient 
sur  les  lois  organiques,  sur  la  paix  et  la  guerre  ;  les  fonction- 
naires étaient  responsables  devant  le  corps  des  citoyens,  et  tout 
Athénien  pouvait  en  appeler  de  leurs  sentences  à  ce  même 
corps.  Pour  exercer  cet  office  de  cour  suprême,  le  peuple  de- 
vait avoir  déjcà  une  organisation  spéciale.  Quelle  était  cette 
organisation,  nous  ne  le  savons  pas  ;  mais  il  est  probable  que 
Solon  a  déjà  fondé  le  système  que  nous  trouvons  en  vigueur 
plus  tard.  Suivant  ce  système,  ce  n'était  pas  le  peuple  entier 
qui  votait,  au  suffrage  universel,  sur  le  cas  de  l'accusé,  mais 
une  délégation  d'hommes  mûrs,  élus  par  l'assemblée  et  asser- 
mentés. Les  délégués  du  peuple  se  constituaient  en  tribunal 
('Hauû),  et  prononçaient  en  son  nom  le  jugement  définitif. 

Au  début,  les  assemblées  des  citoyens  étaient  rares  :  les 
affaires  courantes  étaient  expédiées  par  les  fonctionnaires,  et 


414  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

c'était  par  exception  seulement  que  se  réunissaient,  à  la  suite 
d'un  appel,  les  cours  de  jurés.  Mais  le  principe  de  la  liberté 
civile  et  de  l'égalité  devant  la  loi  était  affirmé  ;  le  salut  de  TEtat, 
la  juridiction  suprême,  étaient  confiés  au  peuple  entier,  etil 
n'y  avait  pas  dans  son  sein  de  classe  qui  put  être  amenée  for- 
cément, par  sa  situation  même,  àdevenir  l'esclave  ou  l'ennemie 
de  Tordre  de  choses  existant.  Au  contraire,  tous  avaient  part 
à  la  prospérité  de  l'ensemble  ;  tous  avaient  un  intérêt  commun 
à  conserver  l'État.  C'est  ainsi  que  Solon  réussit  à  réconcilier, 
pas  un  accord  équitable,  des  classes  sociales  qui.  dans  les  pays 
voisins,  à  Mégare  notamment,  étaient  comme  deux  armées 
ennemies  l'une  en  face  de  l'autre.  Il  accorda  au  peuple  ce  qu'on 
ne  pouvait  pas  lui  refuser  sans  injustice  criante,  etil  conserva 
à  la  noblesse  la  possession  de  ce  qu'on  n'aurait  pu  lui  arracher 
que  par  la  guerre  civile.  Il  a  lui-même  affirmé  l'impartiale 
équité  de  sa  politique  dans  le  passage  suivant  : 

Au  peuple  j'ai  donné  autant  de  puissance  qu'il  en  a  besoin, 
N'ayant  ni  ôlé  ni  ajouté  à  son  droit. 

Quant  à  ceux  qui  avaient  le  pouvoir  et  étaient  admirés 
pour  leurs  ricliesses, 
A  ceux-là  aussi  j'ai  garanti  qu'ils  n'avaient  pas  d'irrévérence  à  craindre. 

J'étais  là,  protégeant  avec  un  fort  bouclier  les  deux  parties, 
Et  n'ai  laissé  ni  les  uns  ni  les  autres  triompher  par  l'injusiice*. 

L'importance  que  Solon  attachait  à  établir,  au  sein  de  l'Etat, 
un  équilibre  exact  entre  les  forces  conservatrices  et  celles  qui 
poussent  au  progrès,  de  façon  que  les  unes  fussent  pour  les 
autres  un  complément  utile,  se  voit  mieux  que  partout  ailleurs 
dans  l'organisation,  tout  à  fait  spéciale  à  Athènes,  des  auto- 
rités administratives  supérieures,  c'est-à-dire,  de  l'Aréopage 
et  du  conseil  des  Quatre-Cents. 

Il  faut  bien  que  l'Aréopage  ait  subi  alors  une  transformation 
considérable,  puisque  Solon  a  pu  passer  pour  en  être  le  fonda- 
teur. Mais,  d'autre  part,  les  attributs  essentiels  de  ce  corps 
sont  de  telle  nature  qu'ils  ne  peuvent  être  qu'un  legs  des  an- 

1)  Le  texte  nous  est  donné  par  Plutarque  {Solon,  18).  Ar^\Lu>  [xàv  yàp  k'owxa 
TÔaov  -xpâxoç,  etc.  Ces  paioles  de  Solon  ont  été  commentées  tout  au  long, 
après  OiNCKEN  [Athen  loid  Hellas),  par  Schoemann,  Die  Solonische  Heliaia 
ap.  Jahrbb.  für  Philol.,  1866,  p.  585  sqq. 


SOLON    ET    SA    LÈGISLATIOX  4 13 

ciens  âges.  Ce  qui  survivait  en  lui,  c'était  une  autorité  qui, 
comme  jadis  le  roi  entouré  de  son  conseil  d'Etat,  était  appelée 
à  exercer  sur  la  communauté  entière  une  haute  surveillance  ; 
c'était  un  collège  de  fonctionnaires  à  vie  qui,  sans  procédure 
aucune,  pouvait  flétrir  et  punir  partout  où  les  bonnes  mœurs 
étaient  outragées,  où  la  mauvaise  conduite  devenait  un  scan- 
dale, et  toutes  les  fois  qu'on  perdait  de  vue  le  respect  dû  aux 
clioses  saintes  ;  c'était  enfin  une  autorité  qui  pouvait  annuler 
par  un  veto  absolu  les  décisions  des  autres  pouvoirs  publics,  et 
qui,  dans  les  temps  difficiles,  pouvait  môme  prendre  en  main 
la  direction  de  la  cité. 

Il  y  avait  là  un  legs  du  régime  patriarcal  de  l'ancienne  mo- 
narchie et  du  pouvoir  absolu,  en  ce  qu'il  avait  de  bienfaisant; 
legs  accepté  par  la  république  dans  un  intérêt  conservateur. 
Ce  n'était  donc  pas  une  invention  de  Solon,  et  la  combinaison 
de  ce  rôle  modérateur  de  l'Aréopage  avec  la  juridiction  crimi- 
nelle ne  peut  pas  davantage  avoir  été  une  innovation,  car  l'es- 
prit nouveau  tendait  partout  à  séparer  le  pouvoir  judiciaire  de 
l'autorité  administrative  \  et  il  est  inadmissible  que,  précisé- 
ment en  matière  de  juridiction  criminelle,  on  ait,  au  mépris 
des  tendances  de  l'époque,  confondu  à  dessein  dans  un  même 
corps  le  conseil  et  le  tribunal'. 

Cependant,  l'Aréopage  devint,  par  le  fait  de  l'organisation 
qu'il  reçut  de  Solon,  quelque  chose  d'essentiellement  nouveau. 
Solon  donna  à  tous  les  fonctionnaires  qui  avaient  passé,  sans 
encourir  de  blâme,  par  les  plus  hauts  emplois  administratifs 
le  droit  de  prétendre  à  un  siège  dans  la  cour  de  justice.  Cette 
mesure  fit  arriver  à  l'Aréopage  des  hommes  éprouvés,  qui 
s'étaient  montrés  dignes  de  la  confiance  publique  :  l'Aréopage 
réunit  ainsi  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  Athènes  de  distingué  au 
point  de  vue  de  l'intelligence  et  de  l'habitude  des  affaires,  de 

*)    SCHOEMANN,   loc.   Cit.,   p.   593. 

-}  Sur  l'Aréopage  considéré  comme  tribunal,  voy.  0.  Mueller,  Eumeni- 
den.  p.  153.  D'après  quelques  savants  (Wecklein,  Berichte  der  Bair. 
Akad  d.  Wissensch. ,  1873,  Philol.  Histor.  Classe,  p.  10  sqq.  Philtppi, 
Rhein.  Mus.,  XXIX.  p.  12.  Waghsmuth,  Stadt  Athen,  I.  474),  So'on 
aurait  le  premier  transformé  l'Aréopage  en  ßoy)^-n.  Cette  opinion  est  combattue 
avec  raison  par  Schoemann,  Die  Epheten  und  der  Areopag,  ap.  Jahrbb. 
f.  klass.  Philol.,  1875,  p.  161. 


416  UISTOIRE    DE   l'atTIQUE 

l'expérience  professionnelle  et  de  la  sagesse  pratique.  Ce  n'est 
plus  un  collège  d'Eupatrides,  puisque  même  les  propriétaires 
roturiers  entraient  dans  l'Aréopage  ;  et,  plus  la  proportion  de 
ces  derniers  augmentait,  plus  l'intérêt  de  caste  s'effaçait  devant 
l'intérêt  de  l'État.  L'intérêt  public  était  la  préoccupation  domi- 
nante d'hommes  riches  -d'expérience  qui,  indépendants  de 
l'opinion  du  jour,  étaient  appelés  à  maintenir  avec  énergie  ce 
que  l'ancien  temps  avait  laissé  de  bon,  à  s'op'jposer  aux  innova- 
tions prématurées  et  à  user  de  leur  pouvoir  discrétionnaire 
pour  réprimer,  par  mesure  de  police,  même  dans  des  cas  où  il 
n'y  avait  pas  matière  à  procédure  juridique,  toute  immoralité, 
tout  scandale  public,  tout  ce  qui  menaçait  le  repos  ou  com- 
promettait la  dignité  du  corps  social.  Dans  l'Aréopage  s'in- 
carnait, pour  ainsi  dire,  la  conscience  de  la  cité  :  l'Aréopage 
était  le  représentant  de  tous  les  intérêts  conservateurs. 

Pourl'expéditiondes  affaires  courantes,  oninstituaun  second 
conseil,  le  Conseil  des  Quatre-Cents,  une  autorité  établie  sur 
de  larges  bases,  attendu  qu'elle  représentait  les  trois  pre- 
mières classes  de  citoyens.  Ses  membres  étaient  élus  en  nom- 
bre égal  dans  chacune  des  quatre  tribus  et  changeaient  tous 
les  ans,  de  manière  que  les  élections  successives  y  faisaient 
passer  le  plus  grand  nombre  possible  de  citoyens.  On  avait  déjà, 
dans  les  naucraries,  une  représentation  des  campagnes  op- 
posée à  celle  des  familles  urbaines  *.  liest  probable  que  Solon 
utilisa  cette  institution  et  fit  entrer  les  deux  collèges,  qui  au 
temps  de  Cylon  étaient  en  conflit,  dans  un  cadre  plus'large  où 
ils  subsistaient  côte  à  côte  et  se  servaient  l'un  à  l'autre  de  con- 
tre-poids ".  Le  conseil  des  Quatre-Cents  étaitune  délégation  do 
l'assemblée  des  citoyens,  le  représentant  de  l'opinion  qui  domi- 
nait dans  le  peuple  ;  il  préparait  les  délibérations  à  soumet- 
.tre  à  l'assemblée  et  agissait  au  nom  de  celle-ci,  surtout  dans  les 
premiers  temps,  alors  que  la  compétence  des  assemblées  plé- 
nières  était  restreinte  et  leur  convocation  rare.  Mais,  plus  Solon 
se  rendait  compte  des  tendances  générales  de  l'époque  et  du 
caractère  mobile  de  la  race  ionienne,  plus  il  lui  parut  indis- 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  381. 

-)  Sur  la  connexilé  que  l'on  remarque  entre  la  Boulé  et  les  naucraries, 
voy.  ScHOEMA.N.N,  Aft.  Pro.cess,  p.  21  sqq.  Griech.  Alterth.,  P,  350. 


SOLÜN"    ET    SA    LÉGISLATION  417 

pensable  de  munir  le  vaisseau  de  l'Etat,  avant  de  le  lancer  en 
pleine  mer,  d'une  seconde  ancre  avec  laquelle  il  put  se  main- 
tenir contre  vents  et  marées,  sur  le  fond  solide  de  la  tradition. 
Cette  ancre  était  l'Aréopage. 

Précisément  parce  que  Solon  visait  toujours  à  faire  du  nou- 
veau avec  les  coutumes  existantes  et  à  éviter  les  sauts  brus- 
ques, il  est  difficile  de  délimiter  exactement  ses  réformes  et  de 
faire  sans  hésitation  le  départ  de  ce  qui  revient  à  Solon  et  de 
ce  qui  était  avant  lui. 

C'est  le  cas  aussi  pour  l'organisation  des  pouvoirs  judi- 
ciaires. 

Il  est  démontré  aujourd'hui,  du  moins  en  ce  qui  concerne 
le  droit  pénal,  que  la  séparation  entre  la  procédure  et  la  déci- 
sion juridique,  l'une  conduite  par  un  fonctionnaire,  l'autre 
remise  à  un  collège,  était  chez  les  Athéniens  une  institution 
très  ancienne.  Solon  développa  les  germes  du  système  en  ré- 
partissant  les  affaires  entre  diverses  juridictions  et  en  réglant 
les  instances  *. 

La  répartition  se  fit  comme  il  suit.  Le  premier  archonte  fut 
saisi  des  questions  relatives  à  la  famille  ;  le  second  s'occupa 
des  affaires  intéressant  la  religion  et  ayantrapportà  l'homicide; 
le  troisième  eut  pour  lot  les  affaires  concernant  les  non-ci- 
toyens. Les  six  thesmothètes  intervenaient  comme  juges  sup- 
plémentaires. La  justice  et  l'administration  se  trouvaient  donc 
encore  associées  ici.  Mais  les  magistrats  ne  pouxaient  pronon- 
cer définitivement  sur  aucun  cas.  Loin  de  là,  ils  commençaient 
d'ordinaire  par  renvoyer  l'affaire  à  un  jury,  ou,  s'ils  avaient 
rendu  eux-mêmes  un  jugement,  on  pouvait  toujours  en  appe- 
ler de  ce  jugement  à  un  jury  ^  Ce  jury  qui,  par  conséquent, 
suivant  la  nature  des  causes,    intervenait  en  première    ou 


1)  Sur  Dracon  rapproché  de  Solon,  voy.  Koehler,  Hermes,  II,  p.  29  sqq. 

-)  Sua  xaî;  ctpyjxiQ  ëxale  xpîvEiv  ù[aoiw;  xai  7rep\  èxEÎvwv  eIç  to  Sixasr/iptov  Eçéffstc 
'tO(ù-At  zoï;  ßou).o[jLlvoi?  (Plut.,  Solon,  18).  Suidas  dit  de  même,  •  d'après  une 
autorité  de  bon  aloi,  au  mot  ap-/wv  x-jpiot  -/laav  ol  o(p-/ovTG;  wa^s  -rà?  oixa^ 
auTOXîÂcî;  Ttotcîaoar  'j<7Tîpov  oï  Sôlwvoç  vo[AofJcTr|ffavx-Q;  oOoàv  sTEpov  a-jTOÎç  £T£).£Îto 
T,  (xôvov  àvaxpt'vEiv  toi;  àvTtSc'xoi;.  L'exactitude  de  ce  point  de  vue  attaqué  par 
Grote  a  été  défendue  par  SchoemaniN,  Verfassungsgesch.  Athens,  p.  39 
sqq.  et,  à  propos  de  l'Heliaea,  dans  les  Jahrbb.  für  PhiloL,  1866,  p. 
588  sqq. 

27 


4i8  HISTOIRE    DE   l'atTIQUE 

OU  en  seconde  instance,  à  titre  de  cour  d'appel,  était  THéliée, 
la  représentation  de  la  société,  c'est-à-dire,  un  certain  nombre 
de  citoyens  respectables,  choisis  par  la  communauté,  pris  dans 
son  sein  et  ayant  prêté  serment  en  vue  de  cet  office  spécial  ' . 

L'appel  aux  jurés  étant  devenu  de  plus  en  plus  fréquent,  le 
rôle  des  magistrats  tendit  à  se  borner  de  plus  en  plus  à  l'ins- 
truction des  procès  ". 

Pour  les  affaires  insignifiantes,  il  y  avait  un  collège  de  juges 
cantonaux  qui  faisaient  des  tournées  dans  le  pays,  afin  que  les 
gens  de  la  campagne  ne  fussent  pas  obligés,  pour  des  riens,  de 
se  transporter  à  la  ville  ^  Cette  institution  date  certainement 
de  loin.  On  peut  en  dire  autant  des  «  diétètes,  »  auxquels  les 
archontes  renvoyaient  les  affaires  susceptibles  de  se  terminer 
parun  accord  amiable  entre  les  parties;  car  les  diétètes  n'étaient 
pas  des  juges,  mais  des  arbitres  *. 

Le  droit  concernant  le  meurtre  resta  ce  que  l'avait  fait  Dra- 
con.  En  cette  matière,  les  traditions  patriarcales  d'autrefois 
restèrent  longtemps  encore  en  vigueur,  car  la  connaissance 
des  rites  de  l'expiation  du  sang  était  le  privilège  des  gentes^  pri- 
vilège que  Solon  n'avait  ni  le  pouvoir  ni  l'envie  de  leur  dis- 
puter. Seulement,  le  législateur  ne  voulut  point  tolérer  que  le 
droit  de  disposer,  par  voie  juridique,  de  la  vie  et  de  la  fortune 
des  citoyens  demeurât  une  prérogative  aristocratique.  On  uti- 
lisa donc  la  distinction,  faite  depuis  longtemps,  entre  l'homicide 
volontaire  et  l'homicide  involontaire  ou  le  meurtre  justifié  par 
des  circonstances  particulières, pour  séparer  complètement  les 
juridictions  appelées  à  connaître  des  divers  cas.  Ceux  du  pre- 
mier genre,  où  l'État  avait  un  intérêt  immédiat  à  ce  que  justice 
impartiale  fût  rendue,  furent  remis  à  la  décision  de  l'x'Vréopage 
qui,  tout  en  comptant  encore  pour  le  moment  dans  son  sein 
une  majorité  de  nobles,  n'était  cependant  pas  exclusivement 
réservé  aux  membres  descentes.  Là,  au  contraire,  où  il  ne  s'a- 

')  Il  y  a  des  lieux  de  réunions  différents  pour  les  assemblées  (ff-jv£xx),Yi(jiâCïtv) 
et  les  jurys  {o<.y.âlt'.y).  Cf.  Monatsbericht  der  Berlm.  Akad,,  1878,  p.  84. 

2)  «  Depuis  Solon,  Tautorité  judiciaire  est  dans  la  vie  politique  le  facteur 
suprême  «  (Frohberger,  Lysias,  I,  §  36). 

3)  ot  xaTà  5r|jj.oyc  ûixaCTxat.  Voy.  ScHOEMANN,  Griech.  Alterth.,  P,  501. 

*)  StatxriTas  =  arbitri  .  Voy.  Schoeman.\,  Verfassungsgeschichte ,  p. 
44  sgq. 


SOLON    ET    SA    LÉlilSLATIOM  419 

gissait  que  d'un  cérémonial  à  remplir  en  vue  d'effacer,  comme 
le  voulait  la  coutume  antique,  la  souillure  du  meurtre,  les  an- 
ciennes cours  d'éphètes  gardèrent  toutes  leurs  attributions  ^ 
Ces  cours  étaient  le  refuge  de  la  noblesse,  qui  s'y  groupait  en 
corporations  fermées  et  y  trouvait  ainsi,  pour  l'esprit  de  caste 
qui  l'animait  encore,  une  satisfaction  inofîensive. 

Solon  ne  se  contenta  pas  d'ordonner  les  pouvoirs  qui  avaient 
mission  de  diriger  la  cité  et  de  maintenir  le  droit.  La  grande 
réforme  de  l'Etat  lui  fournit  encore  l'occasion  de  remettre  en 
vigueur  ou  de  créer  à  nouveau  une  foule  de  dispositions  juri- 
diques, dans  l'espoir  que  le  jeu- même  de  la  constitution  avec 
laquelle  elles  formaient  un  tout  vivant  leur  donnerait  toute 
leur  efficacité.  Il  utilisa  l'élan  de  l'opinion  publique  pour  don- 
ner une  consécration  nouvelle  à  des  principes  moraux  sur  la 
vérité  desquels  tous  les  Hellènes  cultivés  étaient  unanimes,  et 
pour  en  faire,  après  les  avoir  résumés  sous  la  forme  saisissante 
de  maximes,  les  lois  fondamentales  de  la  vie  sociale  à  Athènes. 
Ce  fut  là  la  troisième  partie  de  son  grand  œuvre,  celle  qui  a 
trait  au  droit  et  aux  mœurs. 

Cette  fois  encore,  il  sut  combiner  l'apport  du  passé  avec  les 
idées  nouvelles.  En  matière  de  droit  criminel,  il  se  rallia  com- 
plètement au  passé  et  inséra  les  lois  de  Dracon  dans  son  code 
sans  y  rien  changer.  En  cas  de  meurtre,  on  invitait,  en  se  ser- 
vant des  anciennes  formules,  les  parents  de  la  victime  à  assu- 
mer, chacun  suivant  le  degré  de  sa  parenté ,  l'obligation  de 
poursuivre  devant  les  tribunaux  :  si  l'homicide  était  involon- 
taire, le  retour  du  banni  dépendait,  comme  par  le  passé,  de  sa 
réconciliation  avec  les  survivants  delà  famille,  ou,  à  défaut  de 
ceux-ci,  avec  les  membres  de  la.  gens  ou  de  la  phratrie  -.  En 
ceci,  par  conséquent,  les  habitudes  de  corporation  et  de  famille 
gardaient  tout  leur  empire.  Partout  ailleurs,  elles  faisaient 
place  à  l'idée  de  l'Etat,  idée  par  laquelle  Solon  affranchit  ses 
concitoyens  delà  contrainte  résultant  d'associations  plus  étroi- 

*)  Les  rapports  entre  éphètes  et  aréopagites  (Schoemann,  Opuscul.  Acad., 
I.  p.  198)  ne  sont  pas  encore  élucidés.  Auparavant,  les  éphètes  jugeaient 
aussi  sur  l'Aréopage,  cf.  Philippi,  Rhein.  Mus.,  XXIX,  p.  8. 

^)  Sur  la  place  que  tient  la  famille  dans  le  droit  criminel,  voy.  Schoemann, 
Antiq.  jur.  joubl.,  p.  288,  4. 


420  HISTOIRE    DE    l'aïTIQUE 

tes.  Grâce  à  lui,  les  Athéniens  furent  enfin  les  libres  proprié- 
taires de  leurs  terres  et  de  leur  avoir,  tandis  que  jusque-là  l'in- 
dividu ne  pouvait  disposer  par  volonté  dernière  de  rien,  pas 
même  du  bien  acquis  par  son  travail.  L'argent  et  la  terre  de- 
vaient rester  à  la  geiis  et,  s'il  n'y  avait  pas  d'agnats,  le  tout 
revenait  à  la  corporation  ou  phratrie.  Ce  fut  Solon  qui,  dans 
ce  cas  particulier,  reconnut  aux  dispositions  testamentaires 
une  valeur  légale,  de  sorte  que  chaque  citoyen  put  à  son  gré, 
sans  se  sentir  lié  par  des  empêchements  extérieurs,  choisir  ses 
héritiers  et  les  adopter  en  lieu  et  place  d'enfants  ^  La  loi  fa- 
vorisa ainsi  la  conservation  des  maisons  particulières,  affran- 
chit la  famille  de  la  tutelle  de  la  gens^  encouragea  chez  les 
citoyens  le  goût  de  l'épargne  et  donna  à  leurs  inclinations  per- 
sonnelles une  satisfaction  plus  complète. 

La  puissance  du  père  de  famille  fut  restreinte  de  la  même 
manière,  afin  que,  là  aussi,  on  put  substituer  à  un  principe 
inflexible  les  vues  plus  élevées  de  la  moralité  et  de  l'intérêt 
général.  Solon  chercha  à  amplifier,  par  tous  les  moyens,  la 
dignité  de  la  vieillesse.  Mais,  jusque  dans  son  propre  fils,  le 
père  devait  aussi  respecter  le  futur  citoyen  d'une  ville  libre  : 
c'est  pour  cela  qu'on  lui  enleva  le  droit  de  mettre  son  enfant 
en  gage  ou  de  le  vendre.  La  loi  protégea  aussi  le  fils  mineur 
contre  une  exhérédation  ou  une  expulsion  arbitraire.  Elle  se 
préoccupait  même  de  son  éducation,  en  déniant  au  père  qui 
l'aurait  négligée  tout  droit  de  prétendre  à  être  soigné  dans  sa 
vieillesse  par  ses  enfants.  Elle  enseignait  ainsi  que,  là  où  man- 
que cette  affection  qui  se  manifeste  dans  la  culture  conscien- 
cieuse des  aptitudes  intellectuelles  et  corporelles  des  enfants, 
il  n'y  a  pas  de  paternité  véritable  et  point  de  droit  paternel. 

C'est  dans  la  liberté  et  dans  l'étendue  de  la  culture  intellec- 
tuelle que  Solon  reconnut  le  secret  de  la  puissance  croissante 
de  sa  patrie  :  aussi  considérait-il  l'éducation  comme  un  des 
intérêts  vitaux  de  l'Etat.  Il  n'eut  pas  cependant  la  prétention 
de  la  soumettre  à  une  surveillance  inquiète  et  oppressive.  La 
loi  devait  se  contenter  de  diriger  et  d'organiser  :  au  sein  d'une 
société  ordonnée  d'une  façon  harmonique,  la  jeunesse  devait 

';  Demosth.,  In  Leptin..  %  102. 


SOLON    ET    SA    LÉGISLATION  421 

s'accoutumer  d'elle-même  à  haïr  le  mal  et  à  prendre  goût  de 
tout  cœur  aux  nobles  et  belles  choses.  Dans  les  palestres  om- 
bragées qui  s'étendaient  aux  abords  de  la  ville,  elle  devait 
déployer  en  la  fortifiant  sa  santé  physique  et  morale,  et  se 
laisser  assimiler  sans  effort  par  un  Etat  qui  ne  demandait  pas 
de  serviteurs  dressés  à  la  mode  Spartiate,  mais  des  hommes 
pleinement  et  librement  développés. 

Solon  croyait  à  la  puissance  du  bien  chez  l'homme,  etil 
voulait  que  la  vertu  civique  reposât  sur  une  moralité  libre.  Ce 
n'est  pas  qu'il  entendît  relâcher  le  lien  de  l'Etat  ;  mais  il  fit  en 
sorte  que  les  citoyens  fussent  attachés  à  l'Etat  par  tous  leurs 
intérêts.  C'est  pour  cela  que  tout  individu  était  autorisé  et 
même  obligé  par  devoir  à  se  porter  accusateur,  toutes  les  fois 
qu'il  voyait  en  danger  le  bien  de  l'État  et  la  moralité  publique. 
Tout  citoyen  pouvait,  s'il  remarquait  quelque  faiblesse  chez 
les  fonctionnaires  chargés  de  veiller  au  maintien  de  la  légalité, 
commencer  lui-même  des  poursuites  judiciaires  contre  les 
personnes  qu'il  jugeait  dangereuses  pour  la  société.  Solon 
posa  même  en  principe  que,  dans  le  cas  où  éclaterait  quelque 
conflit  intérieur ,  tout  citoyen  serait  tenu ,  s'il  ne  voulait 
s'exposer  à  des  peines  sévères  l'atteignant  dans  sa  fortune  et 
dans  son  honneur,  d'opter  immédiatement  et  résolument  pour 
un  parti,  de  manière  qu'il  ne  fût  loisible  à  personne  de  garder 
une  neutralité  commode  et  d'attendre  l'issue  de  la  lutte  pour 
se  ranger  ensuite  du  côté  des  vainqueurs  ^ 

Solon  ne  craignit  pas  non  plus  d'édicter  des  lois  qui  restrei- 
gnaient la  liberté  de  l'individu  au  profit  de  la  collectivité  ;  car 
il  reconnaissait  la  nécessité  d'une  discipline  légale  qui  exerçât, 
en  créant  des  habitudes,  une  influence  bienfaisante  et  mora- 
lisatrice. 

Ce  qui  importait  surtout  ici,  c'était  de  mettre  obstacle  aux 
influences  qui,  favorisées  parla  communauté  de  race  et  les  re- 


1)  N6[io;  îûtoç  (j.â)>i(7Ta  xat  7rapd(&o|o;  (Plut.,  Solon,  20).  Gell.,  Il,  12. 
Cf.  LuEDERS  [Ueber  em  Gesetz  Solo7is,  ap.  Jahrbb.  für  PhiloL,  1868,  p.  49) 
qui  a  seulement  le  tort  de  limiter  le  sens  de  axciai;  à  la  guerre  civile  propre- 
ment dite.  Les  lois  de  Solon  ont  été  rassemblées  par  Petitus  ,  Leges 
Atticse  ;  Schelling,  De  Solonis  legibus.  Berol.,  1842  ;  Prantl,  De  Solonis 
legibus.  Monac,  1841. 


422  HISTOIRE    DE    L  ATTIQUE 

lations  commerciales,  acclimataient  en  Attique  les  habitudes 
des  Ioniens  d'Asie.  Aussi  la  loi  interdit-elle  aux  citoyens  athé- 
niens l'exploitation  des  industries  qui  paraissaient  indignes 
d'hommes  libres,  comme  la  préparation  et  la  vente  des  par- 
fums '.  On  réprima  aussi  le  luxe  des  habits  ;  on  établit,  pour 
les  noces  ^  et  les  funérailles,  des  règlements  qui,  sans  péna- 
lités et  sans  contrainte,  rappelaient  les  citoyens  au  sentiment 
de  la  mesure  en  toutes  choses.  Il  fut  défendu  notamment  de 
faire  étalage  de  monuments  funéraires  somptueux  ^,  défendu 
aussi  de  pleurer  les  morts  avec  ces  lamentations  passionnées 
dont  la  mode,  originaire  d'Asie-Mineure,  s'était  de  là  répandue 
dans  la  Grèce  héroïque  *.  Ainsi,  sous  la  discipline  de  la  loi,  le 
caractère  attique  prit  sa  forme  propre,  distincte  de  l'esprit  des 
Ioniens  d'Asie,  et  la  ligne  de  démarcation  entre  les  mœurs 
barbares  et  le  génie  hellénique,  cette  ligne  qui  s'effaçait  si  fa- 
cilement dans  la  vie  licencieuse  des  Ioniens,  fut  marquée  en 
traits  plus  précis.  Solon  avait  également  à  cœur  de  faire  dis- 
paraître les  traces  des  désordres  qui,  pendant  les  mauvais 
jours  dont  on  venait  de  sortir,  avaient  fait  de  rapides  progrès. 
Il  voulait  épurer  partout  la  moralité  publique,  rétablir  dans 
les  familles  le  respect  des  saines  traditions,  faire  la  guerre  à 
l'inconvenance  et  à  la  grossièreté  sous  toutes  ses  formes  ^  et 
acheminer  le  peuple  dans  les  voies  de  la  véritable  civilisation. 
Il  y  eut  place  aussi,  dans  l'œuvre  grandiose  du  législateur, 
pour  la  vie  industrielle  et  les  métiers.  De  toutes  les  professions, 
l'agriculture  fut  la  plus  favorisée  :  elle  fut  consolidée  à  nou- 
veau comme  étant  elle-même  l'unique  base  d'une  société  saine. 
La  classe  des  paysans,  qui  chez  les  Ioniens  était  bien  en  dan- 
ger de  perdre  sa  considération,  fut  sauvée  et  remise  en  place 
par  Solon.  Ces  sages  mesures  furent  des  plus  efficaces,  car 
l'égalité  des  propriétés  foncières,  à  laquelle  elles  poussaient, 
se  maintint  longtemps  en  Attique.  Solon,  frappé  du  mouve- 

1)  Athen.,  XIII,  p.  612.  XV,  p.  687. 
-)  Lois  relatives  aux  mariages  (Plut.,  Solon,  20). 
3)  Cic,  Leg  g.,  II,  26. 
♦)  Plut.,  Solon,  21.  Petitus,  op.  cit.,  600. 

^)  Lutte  contre  le  (rxX-opov  et  le  ßapgap-.xov  (Plut.,  Solon,  12).  Cf.  Becker, 
Charikles,  III,  92. 


SOLON    ET    SA    LÉGISLATION  423 

ment  qui  entraînait  ses  contemporains  vers  le  commerce,  a 
cherché  à  enrayer  cette  tendance  exclusive  et  surtout  à  pré- 
venir l'influence  fâcheuse  qu'elle  pouvait  exercer  sur  la  vie 
politique. 

Du  reste,  il  ne  négligea  rien  pour  hâter  l'entier  développe- 
ment de  la  prospérité  matérielle  et  pour  faciliter  de  toutes 
manières  les  transactions.  C'est  dans  ce  but  que  les  poids  et 
mesures,  ainsi  que  les  monnaies,  furent  réorganisés  de  fond  en 
comble.  Le  talent  de  60  mines  resta  la  grande  unité  monétaire; 
la  petite  fut  la  drachme.  Comme  espèce  intermédiaire,  on  mit 
en  circulation  la  pièce  de  4  drachmes  K  La  Monnaie  officielle 
fut  installée  dans  le  sanctuaire  du  héros  «  Stéphanéphore  2.» 
C'est  de  là  que  sortirent  les  premières  pièces  d'argent  frappées 
suivant  le  nouveau  système.  Elles  portaient  déjà,  selon  toute 
vraisemblance,  les  empreintes  qui  restèrent  désormais  la  mar- 
que caractéristique  des  monnaies  d'argent  athéniennes,  c'est- 
à-dire,  la  tète  casquée  de  Pallas  sur  la  face,  et  la  chouette  avec 
le  rameau  d'olivier  sur  le  revers  ^.  On  frappa  aussi,  dès  cette 
époque,  de  la  monnaie  d'or.  Même  après  que  le  poids  des  es- 
pèces eût  été  modifié  ^,  l'ancien  talent  resta  le  poids  usité  dans 
le  commerce,  si  bien  que  la  mine  commerciale  pesait,  non  pas 
100,  mais  bien  138  des  nouvelles  drachmes  monnayées.  Cha- 
que Etat  se  trouvait  particulièrement  intéressé  dans  son  hon- 

1)  Le  tétradrachme  est  assimilé  par  Hésychius,  Suidas  et  Photius,  au  sta- 
tère,  qui  valait  à  l'origine  deux  drachmes  (Hultsch,  Metrologie,  p.  150). 

*)  Les  drachmes  d  émission- attique  s'appellent  officiellement  SxEçavrjçopou 
ôpaxiJ^s'''  (BoECKH,  Staatshaushaltung ^  II,  362).  Le  Stéphanéphore  doit  être 
Thésée  (Beule,  Monuments  cV Athènes,  p.  9). 

3)  Les  plus  anciennes  monnaies  d'argent  du  système  attique  ,  depuis 
l'hémiobole  jusqu'au  tétradrachme,  lequel  apparaît  rarement  dans  ces  séries, 
monnaies  portant  la  tète  de  Méduse,  la  chouette,  le  cheval,  les  dés  et  surtout 
la  roue  (Beule,  op.  cit.,  p.  15.  Th.  Mommsen,  Münzwesen,  p.  52),  sont 
aujourd'hui  considérées  d'ordinaire  comme  des  pièces  athéniennes  du  temps 
de  Solon  (Hultsch,  op.  cit.,  p.  151).  Pourtant,  il  n'est  pas  démontré  encore 
qu'elles  aient  été  frappées  à  Athènes  (Friedl^nder  und  von  Sallet,  Das 
kœnigl.  Milnzkabinet,  p.  24).  Elles  appartiennent  probablement  à  l'Eubée, 
suivant  l'hypothèse  que  j'ai  émise  dans  V Hermes  (X,  p.  225)  et  qu'acceptent 
aussi  Head  [Metrologicales  Notes  ap.  Numisyn.  Chron.,  X,  p.  35)  et  Imhoof- 
Blumer  {Zeitschr.  für  Numism.,  III,  p.  275).  Ily  a  eu,  il  est  vrai,  des 
objections  de  la  part  de  Sallet  [Numism.  Zeitschr.,  III,  p.  408).  Quant 
aux  monnaies  avec  la  tète  de  Pallas,  elles  reviennent  de  droit  à  Solon. 

*)  Voy.  ci-dessus,  p.  406. 


424  HISTOIRE    DE  l'aTTIQUE 

neur  à  émettre  de  bonne  monnaie,  car  elle  attestait  la  stabilité 
et  la  loyauté  de  la  république.  C'est  pourquoi  Solon  fit  une  loi 
aux  Athéniens  de  veiller  avec  un  soin  jaloux  à  ce  que  le  métal 
fùl  exempt  d'alliage  et  la  pesée  exacte.  Il  punit  de  mort  l'alté- 
ration des  monnaies.  Le  résultat  de  ses  ordonnances  fut  que  la 
drachme  attique  fut  acceptée  partout  de  confiance  et  favorisa 
singulièrement  l'essor  du  commerce  athénien. 

Enfin,  pour  que  la  vie  des  Athéniens  prît  une  allure  nouvelle 
et  fût  réglée  dans  tous  ses  détails,  l'année  attique  fut  régu- 
larisée à  son  tour.  On  resta  fidèle  à  l'ancienne  coutume  hellé- 
nique de  commencer  chaque  mois  à  l'apparition  du  croissant 
de  la  nouvelle  lune;  mais  on  chercha  en  même  temps  à  utiliser 
les  résultats  de  la  science  astronomique  pour  accorder  l'année 
lunaire  avec  l'année  solaire,  de  façon  à  obtenir  que  les  mois 
restassent  dans  la  saison  à  laquelle  ils  devaient  appartenir, 
d'après  les  fêtes  religieuses  et  les  occupations  qu'ils  compor- 
taient. 

Pour  atteindre  ce  but,  on  avait  depuis  longtemps  recours  à 
l'alternance  des  mois  pleins  et  des  mois  creux,  comme  on  les 
appelait  :  on  avait  aussi  cherché  à  compenser  les  écarts  qui  se 
reproduisaient  toujours,  au  moyen  de  cycles  embrassant  une 
plus  longue  période. 

Le  plus  important  de  ces  cycles  était  celui  de  huit  ans  '.  Il 
était  notamment  la  base  du  système  adopté  pour  régler  le 
retour  des  fêtes  qui  avaient  rapport  au  culte  d'Apollon.  De- 
puis que  l'Etat  athénien  avait  noué  avec  Delphes  des  rela- 
tions si  multiples  et  si  étroites,  depuis  que  la  religion  apol- 
linienne  était  devenue  la  religion  générale  de  l'Attique  et 
le  nouveau  lien  de  solidarité  qui  rattachait  les  uns  aux  autres 
tous  les  habitants,  il  était  naturel  d'appliquer  au  calendrier 
attique  le  mode  de  supputation  en  usage  à  Delphes  ou  Pytho. 
Tel  fut  en  effet  le  calendrier  qui  entra  en  vigueur  lors  de  la 
promulgation  des  lois  de  Solon  '"  et  qui  vint  juste  à  point 
pour  marquer  la  crise  décisive  de  l'histoire  attique,  le  début 

^)  Voy.  ci-dessus,  p.  401. 

-)  L'octaétéride  ou  ennaétéride  pylhique  introduite  par  Solon.  Voy.  là- 
dessus  BoECKH,  Mondcyclen,  p.  14.  D'après  Th.  Mommsen  [Rœmische 
Chronologie,  p.  28),  le  système  antérieur  était  la  triétéride. 


SOLON    ET    SA    LÉGISLATION  425 

d'un  nouvel  ordre  de  choses.  Athènes,  où  la  limpidité  de 
l'atmosphère  et  l'horizon  gradué  par  le  profil  des  montagnes  ' 
se  prêtent  merveilleusement  aux  observations  de  la  voûte 
céleste,  devint  un  foyer  d'études  astronomiques  qui  poursui- 
virent avec  un  zèle  infatigable  la  solution  plus  complète  du 
problème  pendant,  à  savoir,  la  division  exacte  de  l'année.  La 
science  du  calendrier  se  trouva  ainsi  affranchie  des  influences 
sacerdotales  et  l'ordonnance  de  l'année  portée,  par  des  affiches 
publiques,  à  la  connaissance  de  chacun  ^. 

De  même  que  Thésée  avait  jadis  mené  à  bien  sa  grande 
œuvre  d'unification  politique  grâce  à  la  déesse  de  la  Persua- 
sion, de  même  la  reconstruction  de  l'Etat  athénien  était  due 
à  la  douce  puissance  de  la  parole  persuasive.  Cette  puissance, 
Solon  était  admirablement  qualifié  pour  l'exercer;  il  la  devait 
à  son  caractère  conciliant,  à  ses  facultés  poétiques  et  à  l'in- 
violable prestige  que  lui  donnait  son  amour  désintéressé  de 
la  patrie.  Durant  bien  des  années  il  avait  sondé,  travaillé,  pré- 
paré les  esprits  dans  les  diverses  classes  delà  société;  il  avait, 
dans  des  conversations  multipliées,  reconnu  les  limites  du 
possible,  et  enfin,  après  avoir  éprouvé  bien  des  déboires  par 
le  fait  d'amis  qui  abusèrent  indignement  de  sa  confiance  % 
par  le  fait  des  préjugés  et  des  résistances  égoïstes,  il  se  crut 
enfin  en  état  de  mettre  à  exécution  l'œuvre  de  sa  vie. 

Pour  faire  ce  dernier  pas,  il  fallait  que  ceux  auxquels  l'an- 
cienne coutume  reconnaissait  le  droit  de  cité  lui  conférassent 
une  autorité  spéciale  ;  car  il  tenait  absolument  à  ce  que  la 
nouvelle  organisation  de  l'Etat  ne  fût  jamais  exposée  au 
reproche  d'avoir  été  instituée  d'une  façon  inconstitutionnelle, 
et  qu'elle  fût  irréprochable  au  point  de  vue  de  la  légalité  la 
plus  scrupuleuse.  C'est  pour  cela  qu'en  594  (01.  xlvi,  3)  les 
tribus  des  Eupatrides  qui,  cette  année-là,  détenaient  encore 
la  souveraineté  politique,   l'élurent  premier  archonte  et  le 

')  Le  Lycabette  servait  à  pointer  le  début  de  l'année  (Redlich,  Meton, 
p.  21). 

^)  Nous  pouvons  admettre  l'exposition  publique  du  calendrier  sur  des 
uapauTiYfjLaTa  au  temps  de  Solon,  parce  qu'elle  était  indispensable  à  la  régu- 
larité de  la  vie  religieuse  et  civile. 

^)  Ces  amis  indiscrets  étaient  Conon,  Clinias  et  Hipponicos  (Plut.,  Solon, 
15).  Cf.  ScHûEMAN.N,  Verfassungsgeschichte,  p.  21. 


426  HISTOIRE   DE    l'aTTIQUE 

prirent  en  même  temps  pour  pacificateur  et  législateur.  C'est 
en  cette  qualité  et  en  vertu  des  pleins  pouvoirs  dont  il 
était  investi  qu'il  fit  transcrire  l'ensemble  des  nouvelles  lois, 
préalablement  disposées  dans  un  ordre  méthodique,  et  les  fit 
installer  sur  l'Acropole,  à  la  portée  de  tous  les  regards,  en  les 
plaçant  sous  la  protection  de  la  déesse  tutélaire  de  la  cité. 
Elles  étaient  écrites  sur  des  planches  de  bois  blanchies 
et  assemblées  en  prismes  quadrangulaires  ou  triangulaires, 
de  la  hauteur  d'un  homme,  lesquels  étaient  eux-mêmes  montés 
sur  un  pivot,  de  façon  à  tourner  librement.  On  pouvait  ainsi, 
sans  difficulté,  amener  sur  le  devant  la  face  qu'on  voulait 
consulter. 

On  rapporte  que  ces  appareils  étaient  partagés  en  deux 
groupes,  dont  l'un  contenait  le  droit  civil,  l'autre,  le  droit 
sacré  et  le  droit  public  qui  fait  corps  avec  lui  ^  Si  Solon  fit 
réellement  cette  distinction  extérieure,  c'est  qu'il  crut  devoir 
insister  sur  le  caractère  immuable  des  statuts  religieux  em- 
pruntés à  la  plus  vénérable  tradition  et  confirmés  par  le  dieu 
de  Delphes.  Ceux-là  devaient  rester  la  base  à  jamais  respec- 
tée de  l'édifice  social,  tandis  que  le  droit  privé,  né  des  besoins 
de  la  vie  ordinaire,  devait  nécessairement  se  développer  et 
changer  avec  elle.  Personne  ne  comprit  mieux  cet  effet  inévi- 
table du  temps  que  Solon,  et,  sous  ce  rapport  comme  sous 
tant  d'autres,  l'esprit  de  ses  lois  forme  le  contraste  le  plus 
frappant  avec  la  raideur  immobile  de  la  constitution  de  Lycur- 
gue. 

Solon  apparut  au  milieu  d'une  époque  de  crise,  à  un  des 
moments  les  plus  décisifs  de  l'évolution  intellectuelle  de  la 
Grèce  ;  au  moment  oii,  d'une  part,  la  tradition  consacrée  par 
l'habitude  résistait  avec  une  énergie  obstinée  aux  innovations, 
et  où,  d'autre  part,  une  foule  d'idées  neuves  se  faisaient  jour; 

*)  On  appelait  ces  engins  a^oveç  et  xûp^eiç.  Les  textes  les  plus  anciens  ne 
signalent  aucune  différence,  au  point  de  vue  du  contenu,  entre  ces  deux 
désignations.  Aristophane  de  Byzance  et  Didyrae  placent  les  lois  religieuses 
sur  les  xijpêstç.  D'après  Val.  Rose,  Aristoteles  Pseiid.,  p.  415,  c'est  une 
allégation  qui  repose  sur  une  fausse  interprétation  d'un  passage  de  Lysias 
{Contr.  Nicom.,  §  17.  18).  Cf.  Philippi,  Jahr bb.  für  Philol.,  1872,  p.  583. 
Sur  le  rapport  des  xiipêstç  avec  certains  originaux  crétois,  voy.  Bernays, 
Theophrastos,  p.  37.  165. 


SOLON    ET   SA   LÉGISLATION  427 

OÙ  la  poésie  et  la  prose  commençaient  à  se  séparer;  où,  à 
côté  de  la  parole  vivante,  la  lettre  écrite  tendait  à  devenir  la 
règle  de  la  vie  publique;  où,  enfin,  on  se  prenait  à  réfléchir 
sur  le  rôle  et  le  but  de  la  société.  Solon  appartenait  lui-même 
à  deux  époques  de  l'histoire  de  la  civilisation  :  mais,  au  lieu 
d'osciller  indécis  entre  les  deux,  il  les  dominait  l'une  et  l'autre 
et  mesurait  d'un  regard  pénétrant  l'étendue  de  leurs  droits 
respectifs.  C'est  pour  cela  qu'il  semble  si  arriéré,  avec  ses 
prescriptions  morales  et  sa  vénération  pour  les  rites  expia- 
toires d'origine  sacerdotale,  et  en  même  temps  si  plein  d'ini- 
tiative dans  ses  innovations  politiques.  Il  est  attaché  de  cœur 
aux  traditions  du  passé,  mais  il  est  dévoré  de  l'envie  d'élucider, 
pour  lui-même  et  pour  les  autres,  tous  les  problèmes  du  pré- 
sent. Cette  double  préoccupation,  qui  se  remarque  dans  ses 
poésies  fugitives,  est  aussi  celle  qui  a  présidé  à  l'ordonnance 
de  ses  lois.  Solon  a  mis  en  relief  les  deux  conditions  fonda- 
mentales sans  lesquelles  une  société  politique  ne  peut  pros- 
pérer :  l'attachement  inébranlable  aux  principes  religieux  et 
moraux  qui  doivent  régir  la  vie  publique,  et  le  libre  dévelop- 
pement de  tous  les  rapports  et  de  tous  les  droits  individuels. 
De  même  que  l'œuvre  de  Solon  avait  été  inaugurée  par  des 
mesures  propres  à  apaiser  les  haines  de  classes  et  à  assurer 
pour  longtemps  la  concorde  et  la  sympathie  des  citoyens 
entre  eux,  de  même,  elle  se  termina  par  la  proclamation  d'une 
paix  générale  qui  mit,  pour  ainsi  dire,  le  sceau  à  cette  grande 
œuvre  de  réconciliation.  Les  peines  infamantes  infligées  du- 
rant les  luttes  des  partis  furent  rapportées  et  les  bannis  invi- 
tés à  rentrer  dans  la  patrie.  Le  passé  devait  être  oublié  tout 
entier  et  nul  reliquat  des  rancunes  antérieures  ne  devait  fran- 
chir le  seuil  de  l'ère  nouvelle  '.  C'est  à  ce  moment,  sans  doute, 
que  la  permission  de  rentrer  fut  accordée  aux  Alcméonides, 
une  famille  des  mieux  douées  que  le  législateur  patriote 
voyait  à  regret  exclue  de  la  cité  ".  Il  arriva,  par  un  heureux 
hasard,  qu'un  membre  de  cette  famille  eut  immédiatement 

')  Le  décret  d'amnistie  figurait  sur  le  treizième  pilier  de  bois.  Cf.  Schoe- 
MANN,  Griech.  Alterth.,  P,  p.  348. 

-)  D'après  Westermann  {Abhandl.  d.  Sœchs.  Ges.  d.  Wiss.,  I,  151)  les 
Alcméonides  n'auraient  été  rappelés  qu'après  le  départ  de  Solon; 


428  HISTOIRE   DE    L  ATTIQUE 

l'occasion  de  rendre  à  sa  patrie  des  services  signalés.  Un 
Alcméon  commandait  le  contingent  athénien  au  camp  de 
Cirrha  et  contribua  pour  sa  bonne  part  à  terminer  la  guerre 
sacrée  à  l'honneur  d'Athènes  '. 

Moins  de  quatre  ans  après  que  Solon  eut  remporté  à  Athè- 
nes sa  laborieuse  victoire  et  fondé  la  prospérité  intérieure  de 
l'État,  la  victoire  du  dehors,  celle  des  armes,  sourit  aux 
Athéniens  dans  les  plaines  de  Grisa.  L'honneur  que  rencon- 
trait ainsi  la  cité  dès  sa  première  entrée  sur  la  scène  de  l'his- 
toire nationale,  en  éveillant  dans  tous  les  cœurs  un  sentiment 
de  joie  patriotique,  dut  contribuer  puissamment  à  achever 
l'unification  morale  des  Athéniens  qui  venaient  d'être  rappro- 
chés déjà  par  la  religion  et  le  droit  de  cité. 


§111 

ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES. 

L'œuvre  de  Solon  est  le  produit  le  plus  achevé  de  la  légis- 
lation élevée  à  la  hauteur  d'un  art.  Comme  en  présence  de 
toute  œuvre  d'art  affinée  à  loisir,  il  fallait  commencer  par  sai- 
sir les  idées  qui  en  sont  l'âme.  Mais  ce  n'était  point  un  chef- 
d'œuvre  destiné  à  être  contemplé  et  à  procurer  aux  connais- 
seurs de  nobles  jouissances  :  ce  n'était  pas  non  plus  un 
système  abstrait  de  sagesse  humanitaire,  mais  bien  un  code 
de  vie  pratique,  un  plan  destiné  à  être  mis  à  exécution  au 
milieu  des  oragesd'une  époque  agitée,  dans  une  société  déchi- 
rée par  lespartiset,  en  se  réalisant,  a  former,  à  anoblir,  à  rendre 
heureux  les  membres  de  cette  société.  Une  œuvre  semblable 
ne  peut  donc  être  appréciée  que  d'après  l'histoire  de  l'Etat, 
comme  on  attend  pour  juger  des  qualités  d'un  navire  qu'il  ait 
fait  ses  preuves  en  pleine  mer. 

Il  serait  cependant  peu  équitable  déjuger  de  la  vitalité  et  de 
la  valeur  pratique  de  la  législation  de  Solon  d'après  la  période 
qui  suit  immédiatement.  Si  le  grand  homme  d'Etat  avait  tenu 

1)  Plut.,  Solo7i,  11. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  429 

à  comprimer  par  des  moyens  rapides  l'effervescence  des  partis, 
il  aurait  suivi  le  conseil  de  ceux  qui  s'attendaient  à  le  voir 
mettre  Tordre  dans  la  cité  par  les  procédés  familiers  aux 
tyrans,  à  l'aide  de  soldats  étrangers,  à  grand  renfort  de  ban- 
nissements et  d'exécutions  militaires.  Mais  Solon  comprit 
mieux  que  ses  amis  que  les  résultats  obtenus  par  de  pareils 
moyens  risquaient  de  ne  pas  durer.  L'histoire  contemporaine 
démontrait  assez  clairement  que  ce  que  l'on  fonde  par  la 
force  est  détruit  par  la  force. 

Un  homme  qui,  comme  Solon,  voulait  non  pas  enchaîner, 
mais  délier  les  forces  humaines;  qui,  au  lieu  d'élever  le 
citoyen,  à  la  mode  deLycurgue,  uniquement  en  vue  du  rôle 
déterminé  qui  lui  serait  assigné  dans  sa  propre  cité,  entendait 
lui  apprendre  à  développer  en  lui  toutes  les  vertus  humaines 
et  à  se  soumettre  librementàlajustice  qui  maintient  dans  l'Etat 
la  cohésion  des  parties  ;  un  tel  homme  devait  se  dire  qu'il  ne 
fallait  pas  compter  à  bref  délai  sur  un  résultat  en  proportion 
avec  ses  efforts.  En  revanche,  Solon  pouvait  espérer  que,  sa 
législation  entrant  chaque  jour  plus  avant  dans  les  habitudes, 
le  peuple  athénien  finirait  par  y  reconnaître  l'expression  de  ses 
meilleurs  instincts,  le  langage  de  ses  plus  nobles  aspirations, 
et  y  reviendrait  toujours  aux  époques  de  calme.  Une  s'est  pas 
trompé  en  cela,  et  son  espoir  a  été  réalisé  au  delà  de  toute 
attente.  En  dépit  de  toutes  les  fluctuations,  sa  loi  est  restée  le 
terrain  légal  sur  lequel  reposait  l'assise  de  l'Etat;  elle  était 
comme  le  cri  de  la  conscience  athénienne  qui  ramenait  tou- 
jours au  bien,  par  une  douce  violence,  l'humeur  changeante 
du  peuple. 

Solon  ne  se  fit  pas  illusion  :  il  savait  que  le  moment  présent 
ne  promettait  guère  une  accoutumance  paisible  à  la  pratique 
de  ses  règlements.  Il  fit  ce  qu'il  put.  Sa  législation  une  fois 
acceptée  en  la  forme  constitutionnelle,  on  eut  recours  au 
délai  décennal,  dont  le  droit  public  d'Athènes  faisait  depuis 
longtemps  grand  usage,  pour  lui  assurer  l'obéissance  durant 
un  temps  limité  d'abord,  mais,  comme  Solon  l'espérait,  avec 
d'autant  plus  de  garanties  de  docilité.  En  attendant  l'expira- 
tion du  délai,  rien  ne  devait  être  modifié  :  chacun  devait 
suspendre  son  jugement  et  s'interdire  de  proposer  au  Sénat  et 


430  HISTOIRE    DE    L  ATTIQUE 

au  peuple  quelque  retouche  que  ce  fût.  Ce  laps  de  dix  années  ' 
dut  être  pour  Solon,  s'il  resta  à  Athènes,  une  attente  pénible. 
On  est  donc  tout  à  fait  autorisé  à  croire  ce  que  ses  biographes 
racontent,  à  savoir,  qu'il  est  allé  à  l'étranger  pour  suivre  de 
loin  la  marche  des  événements  dans  sa  patrie.  Il  ne  pouvait 
donner  une  meilleure  preuve  de  son  désintéressement,  au 
sortir  de  son  année  de  charge,  durant  laquelle  il  avait  été  le 
régent  d'Athènes. 

Ces  voyages  du  législateur  en  Egypte  et  en  Asie  ont  donné 
lieu  à  une  foule  de  récits  qui  sont  dûs,  pour  la  plupart,  à  l'idée 
que  les  Grecs  se  faisaient  de  Solon.  Solon  était  pour  eux  le 
type  achevé  de  l'IIeHène,  et  ils  se  représentaient  comme  atteint 
en  sa  personne  le  but  de  leur  civilisation  nationale.  Mais,  pour 
donner  à  ce  sentiment  toute  la  netteté  dont  l'esprit  grec  sentait 
le  besoin,  on  mit  en  face  du  représentant  de  la  race  hellénique 
des  étrangers  célèbres,  notamment  le  roi  de  Lydie,  Crésus. 
Avec  tous  ses  trésors,  avec  toute  la  magnificence  de  sa  cour, 
Crésus  ne  pouvait  arracher  au  simple  bourgeois  d'Athènes  le 
moindre  signe  d'étonnement,  le  moindre  hommage  à  son 
bonheur,  et,  à  la  fin,  sur  les  ruines  de  sa  splendeur,  il  était 
forcé  de  convenir  que  le  sage  Athénien  avait  raison  quand  il 
disait  qu'il  n'y  a  pour  les  hommes  qu'un  seul  bonheur  véri- 
table, c'est-à-dire,  une  vie  innocente  et  une  conscience  pure 
devant  les  dieux. 

Les  anciens  ont  déjà  révoqué  en  doute  l'entrevue  de  Solon 
avec  Crésus,  et,  quand  Plutarque  cherche  à  accréditer  l'anec- 
dote en  disant  qu'elle  répond  parfaitement  au  caractère  des 
interlocuteurs,  il  oublie  que  cette  vérité  intrinsèque,  qui  en 
fait  le  prix  à  nos  yeux,  est  précisément  ce  qui  en  rend  l'authen- 
ticitéplus  suspecte.  Il  est,  par  conséquent,  inutile  de  s'ingénier 
à  lever  la  difficulté  chronologique  qu'elle  soulève,  Crésus  n'est 
monté  sur  le  trône  que  23  ans  après  la  fin  des  voyages  de 
Solon  (593-583),  et  il  faudrait,  par  exemple,  admettre  des 
voyages  accomplis  les  uns   plus  tôt,  les  autres  plus  tard  2. 

1)  Herod.,  I,  29,  Plutarque  dit  cent  ans,  ce  qui  est  moins  vraisemblable 
(Plut.,  Solon,  25). 

*)  Voyages  de  Solon  à  diverses  dates  (Suidas,  s.  v.  SôXwv.  Diog.  Laert., 
I,  50,  62).. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRAïIDES  431 

Solon  se  trouve  également  mis  en  rapport  personnel  avec  le 
roi  Amasis  (après  570)  et  avec  des  prêtres  égyptiens,  Sonchis 
de  S  aïs,  Psénophis  d'Héliopolis,  qui  sont  censés  l'avoir  ren- 
seigné sur  les  très  anciennes  relations  de  certaines  tribus 
grecques  avec  le  bassin  du  Nil  K  En  tout  cas,  ce  qui  se  reflète 
dans  ces  traditions,  c'est  l'idée,  d'ailleurs  parfaitement  juste, 
de  la  solidarité  qui  unissait  alors  les  côtes  de  la  Méditerranée, 
de  la  grande  renommée  de  Solon  et  de  l'intérêt  très  vif  qu'il 
portait  à  la  sagesse  et  aux  souvenirs  historiques  de  l'étranger. 
De  toutes  les  accointances  de  Solon  avec  le  dehors,  la  mieux 
attestée  estson  séjour  à  Cypre,  où  il  fut  l'hôte  et  le  bienfaiteur 
du  roi  Philocypros  -. 

Pendant  que  la  renommée  de  Solon  se  répandait  sur  toutes 
les  côtes  de  la  mer  grecque,  des  expériences  douloureuses 
l'attendaient  dans  sa  patrie.  Il  dut  se  convaincre  que  son  traité 
de  paix  n'avait  été  qu'un  armistice  et  que  son  labeur  avait  agi 
à  peu  près  comme  l'huile  que  le  pêcheur  verse  sur  les  flots 
pour  les  apaiser.  Sur  le  moment,  l'eau  est  unie  et  transpa- 
rente, mais  bientôt  l'agitation  recommence  et  les  vagues 
s'entrechoquent  comme  auparavant. 

En  Attique,  il  n'y  avait  pas  d'oppositions  aussi  simples  que 
dans  les  Etats  doriens,  où  l'élément  étranger  et  l'élément 
indigène  se  trouvaient  l'un  en  face  de  l'autre.  C'est  pour  cela 
que  l'instabilité  et  les  fluctuations  durèrent  si  longtemps.  Il  y 
avait  là  plus  de  partis  qu'ailleurs,  et  des  partis  moins  homo- 
gènes. Leur  force,  leur  influence,  leur  tendance  même  était 
sujette  à  varier,  suivant  le  talent  et  la  personnalité  du  chef. 

Il  est  à  remarquer  que  les  chefs  de  parti  de  quelque  noto- 
riété appartenaient  tous  aux  familles  aristocratiques.  Cela 
prouve  que  le  peuple  était  encore  habitué  à  se  voir  dirigé  et 
représenté  par  les  hommes  de  la  noblesse,  mais  aussi,  que  la 
noblesse  était  assez  divisée,  de  son  côté,  pour  être  incapable 


1)  D'après  Platon  (Tim.,  21),  Solon  a  emprunté  à  l'Egypte  la  légende  de 
l'Atlantide,  légende  que  Duncker  [Gesch.  des  Alterth.,  IV,  299)  croit  phé- 
nicienne. Sur  les  Sages  grecs  en  Egypte,  voy.  Lepsius,  Chronol.  der 
JEgyjJt.  Einleitung,  p.  ^1. 

2)  Plut.,  SoIohj  26.  Herod.,  V,  113.  Philocypros  épuivaut  à  Cypranor, 
quoi  qu'en  dise  Engel,  Kypros,  I,  264. 


432  HISTOIRE    DE    L  ATTIQUE 

d'agir  avec  entente  et  de  restaurer  l'ancien  Etat  eupatride. 
Parmi  les  familles  nobles,  c'étaient  naturellement  les  plus 
riches  qui  avaient  les  moyens  et  l'ambition  d'organiser  des 
partis.  C'étaient  les  maisons  qui,  en  élevant  des  chevaux  et 
remportant  des  prix  avec  leurs  quadriges,  s'étaient  fait  une 
situation  exceptionnelle  *.  Elles  avaient  contracté  du  même 
coup  le  goût  de  la  domination,  ce  goût  qui,  à  l'époque,  était 
dans  l'air  et  germait  partout  où  l'esprit  de  parti  avait  remué 
le  sol.  Les  membres  de  ces  familles  étaient  les  grands  du  pays  ; 
c'étaient  des  hommes  qui  avaient  une  trop  haute  opinion 
d'eux-mêmes  pour  se  soumettre  à  une  justice  égalitaire  et 
bourgeoise,  et  cet  instinct  de  rébellion  se  trouvait  encouragé 
chez  eux  par  leurs  alliances  avec  les  dynasties  princières  du 
dehors.  C'est  ainsi  que  Cylon  s'était  un  jour  lancé  en  avant 
avec  son  parti;  et  il  y  avait  là,  caressant  les  mêmes  rêves,  les 
Alcméonides,  les  Cypsélides  attiques,  auxquels  appartenait 
Hippoclide-,  la  maison  de  Lycurgue  et  celle  de  Pisistrate.  Les 
influences  de  race  et  de  résidence  contribuaient  à  accentuer 
cet  antagonisme. 

Lycurgue,  fils  d'Aristolaïdas,  appartenait  à  la  noblesse 
indigène.  Sa  famille  était  installée,  de  temps  immémorial, 
dans  la  grande  plaine  et  se  sentait  appelée  à  représenter  les 
intérêts  des  grands  propriétaires.  L'institution  des  naucraries^ 
avait  rendu  plus  étroite  la  solidarité  entre  les  maisons  riches 
et  la  population  d'alentour.  Les  familles  venues  du  dehors  et 
moins  anciennes  s'étaient  établies  plus  près  des  frontières  de 
l'Attique,  dans  des  régions  où  la  propriété  foncière  n'était  pas 
aussi  exclusivement  la  base  des  fortunes.  Ainsi,  les  Pisistra- 
tides  avaient  assis  leur  foyer  dans  lesmontagnes  de  laDiacria. 
Ceux-là  étaient  amenés,  par  leur  situation  même,  à  frayer  de 
plus  près  avec  les  classes  les  plus  mobiles  de  la  population. 

Les  chefs  des  grandes  maisons  cherchèrent  doncpar  tous  les 
moyens  à  se  faire  des  partisans  ;  ils  se  montrèrent  de  jour  en 
jour  plus  habiles  dans  l'art  d'attirer  à  eux  les  petites  gens,  en 
prenant  la  défense  de  leurs  droits,  en  les  assistant  de  leurs 

*)  Voy.  ci-dessus,  p.  308. 
-)  Voy.  ci-dessus,  p.  320. 
3)  Voy.  ci-dessus,  p.  380. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  433 

conseils  et  de  leurs  démarches,  en  tâchant,  à  force  de  cadeaux 
et  d'affabilité,  de  se  faire  passer  pour  des  amis  du  peuple.  Les 
différentes  maisons  rivalisaient  de  zèle  sous  ce  rapport  :  elles 
tournaient  de  plus  en  plus  aux  coteries  réciproquement  hos- 
tiles; chacune  déployait  son  drapeau,  et  toute  aspiration  qui 
hantait  les  cerveaux  populaires  trouvait  parmi  elles  son  repré- 
sentant. Seule,  l'idée  de  la  concorde  n'en  trouvait  pas  ;  et 
Solon,  qui  avait  compté,  pour  appliquer  ses  principes,  sur 
l'accord  des  citoyens,  se  trouvait  impuissant  au  milieu  des 
partis  en  lutte.  Il  voyait  l'œuvre  de  sa  vie  tomber  en  ruines 
sous  ses  yeux;  il  voyait  la  destinée  de  sa  patrie  de  nouveau 
suspendue  aux  hasards  des  luttes  sanglantes  et  l'Etat  pareil 
à  un  vaisseau  qui,  au  moment  d'entrer  au  port,  se  trouvait 
rejeté  dans  une  mer  en  furie. 

Dans  ces  conjonctures,  c'était  un  grand  bonheur  que  le  pays 
fût  assez  fortement  unifié  par  le  groupement  de  ses  habitants 
autour  d'Athènes  et  dans  Athènes  pour  qu'il  n'y  eût  pas  de 
désagrégation  à  craindre.  Il  ne  pouvait  y  avoir  d'Attique  sans 
Athènes.  Sans  elle,  les  différentes  maisons  qui  avaient  les 
moyens  de  se  créer  une  «  tyrannie  »  se  seraient  fait  chacune 
un  domaine  à  ptu't.  L'Argolide  s'était  émiettée  de  cette  façon. 
Cette  fois,  il  s'agissait  seulement  de  savoir  lequel  des  chefs  de 
parti  saurait  exploiter  sa  situation  avec  le  plus  d'habileté  et  le 
moins  de  scrupules  :  celui-là  devait  être  maître  d'Athènes  et 
de  l'Attique. 

Quand  des  partis  sont  aux  prises,  la  plus  grande  chance  de 
succès  est  toujours  pour  celui  qui  veut  aller  le  plus  loin  et  qui 
s'appuie  sur  la  partie  de  la  population  où  s'est  amassée  la  plus 
grande  somme  de  mécontentement.  Les  mécontents  étaient 
les  pauvres  gens,  les  bergers,  les  charbonniers,  les  vignerons 
de  la  montagne.  Ils  se  croyaient  trompés  dans  leur  attente  par 
Solon  ;  ils  avaient  compté  sur  des  avantages  plus  matériels, 
sur  le  partage  des  biens,  sur  l'égalisation  des  propriétés  fon- 
cières. Il  y  avait  là  des  passions  faciles  à  mettre  en  jeu,  des 
gens  qui  n'avaient  rien  à  perdre  et  tout  à  gagner  :  c'était  un 
milieu  tout  prêt  à  faire  écho  à  une  parole  ardente.  La  parole 
n'avait  nulle  part  plus  de  puissance  que  chez  un  peuple  curieux 
et  excitable  comme  les  Athéniens.  Aussi  les  Eupatridcs  atti- 

28 


434  HISTOIRE    DE    l'aTTIQüE 

ques  prenaient-ils  depuis  longtemps  grand  souci  de  se  former 
à  l'art  de  la  parole,  et  la  même  puissance  dont  Solon  avait  usé 
pour  le  salut  de  la  patrie  allait  maintenant  servir  aux  visées 
égoïstes  des  chefs  de  parti,  Homère  vante  Nestor,  le  sage  de 
Gérénia,  et  il  met  les  paroles  emmiellées  qui  coulent  de  ses 
lèvres  sur  le  même  plan  que  les  exploits  d'un  Achille  et  d'un 
Agamemnon.  Les  Pisistratides  prétendaient  descendre  de 
Nestor,  et  ils  pouvaient  invoquer,  comme  preuve  de  cette 
glorieuse  filiation,  le  talent  de  parole  qui  était  dans  leur 
famille  un  don  héréditaire.  C'était  une  famille  de  haut  rang  et 
de  vastes  relations,  installée  à  Philaïda^,  près  de  Brauron  '  ; 
elle  possédait  des  propriétés  considérahles  et  faisait  paitre  dans 
la  montagne,  près  de  ^Marathon,  les  coursiers  avec  lesquels 
elle  comptait  remporter  des  couronnes  sur  les  hords  de 
l'Alphée. 

Le  chef  de  la  famille  était  cet  ïïippocrate  dont  on  raconte 
qu'il  avait  consulté  le  dieu  d'Olympie,  à  l'autel  des  Limides, 
sur  sa  descendance,  et  qu'il  avait  reçu  la  promesse  d'un  fils 
illustre.  Ce  fils  naquit  vers  600  avant  J.-C.  -  ;  il  reçut  le  nom 
de  Pisistrate,  qui  était  de  tradition  dans  la  famille  des  Néléidcs, 
et  il  justifia  de-  bonne  heure,  par  ses  facultés  brillantes,  les 
espérances  de  son  père. 

Au  cours  de  la  guerre  contre  ÎMégarc,  il  trouva  occasion  de 
se  signaler  [par  la  prise  de  Nissea^.  C'était  un  coup  de  main, 
tenté  dans  le  but  d'étendi'e  la  domination  d'Athènes  sur  une 
région  limitrophe  que  se  disputaient  les  Ioniens  elles  Doriens, 
Il  était  d'accord  avec  Solon,  son  parent  du  côté  maternel \  tou- 


*)  Plut.,  Solon,  10.  De  Brauron  même,  d'après  Ross.  Demen,  p.  100.' 

2)  CuMON,  Fischer,  etc.,  placent  en  595  l'année  de  la  naissance  de 
Pisistrate.  Tout  ce  que  nous  savons,  c'est  qu'il  mourut  y^ip^ctô;  en  527  (01. 
LXIII,  2). 

3)  îipÔTspov  £05oxi(xr,(7aç  ô  üsifffffTpaTo;  £v  t?,  7:pô;  Mîyapsa;  y£vo{1£vyj  (7TpaTr,Ytïi 
N-'ffatâv  -rs  D.cjv  y.x\  aXXa  à7:oÔ£^i[X£vo?  lAîyaAa  spya  (Herod.,  I,  59).  Justin  (II, 
8),  distingue  nettement  les  combats  livrés  pour  la  conquête  de  Salamine  et 
pour  celle  de  IVisœa.  Pisistrate  à  Mégare  (Hug,  jEneas  von  Stymphalos, 
p.  18).  Il  ne  faut  donc  pas,  avec  Voemel  [Exerc.  chronol.  de  xtat.  Solonis 
et  Crœsi)ei  Westermann,  considérer  le  Pisistrate  qui  prend  part  à  la  guerre 
de  Mégare  comme  étant  le  grand-père  de  celui-ci,  mais  bien  admettre  une 
reprise  de  la  guerre  après  Solon,  vers  565.  Cf.  Prinz,  p.  13. 

*)  Plut.,  Solon,  1.  Sosicrat.  ap.  DiOG.  Laert.,  I,  41. 


ATHÈNES    SOUS   LES   PISISTRATIDES  435 

tes  les  fois  qu'il  s'agissait  d'ajouter,  par  quelque  trait  d'audace, 
à  l'honneur  de  la  patrie.  Mais,  lorsqu'il  fallait  que  les  grands 
du  pays  fissent  le  sacrifice  de  leurs  intérêts  personnels  à  l'amour 
de  la  patrie  et  à  la  paix  intérieure,  alors  Pisistrate  suivait  son 
penchant;  il  était  trop  gâté  par  le  succès,  trop  habitué  aux 
visées  ambitieuses,  pour  se  résoudre  à  n'être  qu'un  citoyen 
comme  un  autre. 

Il  redoubla  de  zèle  pour  se  recruter  des  partisans  dévoués 
parmi  les  populations  du  Parnès  et  du  Brilessos.  Il  prodiguait 
l'argent,  ouvrait  ses  résidences,  laissait  ses  jardins  sans  sur- 
veillance ;  il  ne  se  lassait  pas  de  représenter  aux  petites  gens 
leur  situation  besoigneuse,  leurs  espérances  déçues,  et  de  faire 
miroiter  h  leurs  yeux  un  avenir  séduisant.  Il  savait  cacher  son 
orgueil  nobiliaire  sous  les  dehors  de  l'affabilité  la  plus  gra- 
cieuse et  se  donner  pour  l'ami  désintéressé  de  tous  les  oppri- 
més ;  le  charme  de  sa  personne  et  de  sa  parole  avait  sur  la 
foule  un  effet  irrésistible  ;  c'est  en  lui  qu'apparaît  pour  la  pre- 
mière fois  le  type  du  démagogue  athénien. 

Comparé  à  ses'  adversaires,  il  avait  toutes  les  chances  pour 
lui.  Le  parti  des  Pédiéens,  dont  Lycurgue  était  le  chef,  était 
bien  aussi  un  parti  compacte  et  qui  savait  ce  qu'il  voulait. 
Mais  il  voulait  plutôt  rétrograder  que  marcher  en  avant  ;  il  se 
composait  de  gens  qui  trouvaient  que  déjà  Solon  était  allé 
trop  loin  ;  ils  n'avaient  pas  de  but  capable  de  les  enthousias- 
mer et  de  les  tenir  unis  pour  l'action.  L'intérêt  de  caste  rap- 
prochait seuUes  familles  qui  représentaient  la  grande  propriété; 
elles  n'acceptaient  pas  de  direction  énergique,  et  les  petits 
propriétaires  ne  pouvaient  être  tentés  de  risquer  leur  fortune 
et  leur  vie  pour  une  cause  qui  leur  était  étrangère. 

La  situation  lapins  étrange  était  celle  des  Alcméonides,  les 
collatéraux  de  Tancienne  dynastie  royale  *  et  ceux  de  tous  qui 
aspiraient  avec  le  plus  de  passion  à  prendre  dans  l'Etat  la  pre- 
mière place.  Depuis  qu'ils  étaient  rentrés,  ils  se  trouvaient 
dans  une  position  des  plus  fausses.  Ils  ne  pouvaient  plus,  en 
effet,  marcher  d'accord  avec  l'ancienne  noblesse  indigène  qui 

1)  Voy.  ci-dessus,  p.  391.  Histoire  des  Alcméonides  (Herod.,  VI,  125  sqq. 
Cf.  VisciiER,  Ueber  die  Stellung  des  Geschlechts  der  Alkmœoniden  ùi 
Athen,  Basel,  1847). 


436  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

les  avait  abandonnés  :  il  y  avait  depuis  lors,  entre  elle  et  eux, 
un  abîme  qui  n'a  jamais  été  comblé.  Ils  se  sentaient,  par  con- 
séquent, rejetés  vers  le  parti  du  mouvement;  mais  celui-ci,  qui 
s'était  grossi  de  bien  des  débris  de  la  faction  de  Cylon,  ne  vou- 
lait pas  entendre  parler  d'hommes  qui  avaient  encore  aux  mains 
le  sang  des  Cyloniens.  Et  cependant,  rester  dans  une  situation 
inférieure  était,  pour  des  Alcméonides,  une  chose  impossible. 
Ils  s'ingénièrent  donc  à  se  créer  des  relations  au  dehors  et  des 
ressources  pécuniaires  dépassant  la  mesure  commune. 

Sous  ces  deux  rcipports,  la  famille  eut  un  bonheur  extraor- 
dinaire. Elle  avait  déjà  utilisé  son  premier  exil  pour  prendre 
pied  à  Delphes  et  pour  se  mettre  en  renom.  Alcméon  était 
général  dans  la  guerre  sacrée  ';  il  s'associa  avecSicyone,  con- 
tracta une  alliance  de  famille  avec  Clisthène,  et  se  trouva  par 
là  entraîné  dans  une  politique  hostile  à  la  noblesse  et  tournée 
aux  nouveautés.  Depuis  574  environ,  Clisthène  et  Alcméon 
avaient  un  héritier  commun-,  à  l'avenir  duquel  il  fallait  songer. 
Les  projets  ambitieux  allèrent  ainsi  toujours  plus  avant. 
Alcméon  trouva  moyen  de  rendre  des  services  aux  envoyés 
lydiens  venus  à  Delphes  :  il  fut  invité  à  Sardes  ;  on  lui  ouvrit 
le  trésor  royal  et  il  en  revint  le  plus  riche  des  Hellènes  ^.  Quand 
Hérodote  le  représente  la  tunique  et  les  chaussures  bondées 
d'or,  les  cheveux  saupoudrés  d'or,  les  joues  gonflées  d'or,  il 
nous  donne  un  échantillon  des  facéties  populaires  qui  avaient 
cours  en  ce  temps-là. 

A  partir  de  ce  moment,  l'éclat  de  la  maison  grandit  tout  d'un 
coup.  Elle  a  maintenant  les  moyens  de  rivaliser,  pour  le  luxe 
de  la  vie  et  l'élève  des  chevaux,  avec  les  tyrans  eux-mêmes. 
Mégaclès,  le  fils  d'Alcméon  et  le  gendre  de  Clisthène,  prend 
ouvertement  en  Attique  l'attitude  d'un  chef  de  parti.  Comme 
le  parti  démocratique  est  aux  mains  de  Pisistrate,  il  se  crée 


')  Voy.  ci-dessus,  pp.  315.  428. 

^)  Voy,  ci-dessus,  p.  321. 

3)  Alcméon  à  Sardes  vers  556  (Weissemjürx,  Hellen.,  p.  27).  D'après  une 
conjecture  de  Schoema.nn  {Jahrbb.  f  klass.  Philol.,  1875,  p.  466),  les  ser- 
vices rendus  par  Alcméon  aux  Lydiens  remonteraient  au  temps  où  il  était 
général  dans  la  guerre  sacrée.  Schœmann  suppose  donc  que  le  roi  qui  fut  si 
généreux  est,  non  pas  Crésus,  comme  le  dit  Hérodote,  mais  Alyatte. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  437 

une  faction  moyenne  parmi  les  Paraliens  \  dans  le  district 
desquels  il  devait  avoir  la  plupart  de  ses  propriétés.  Les 
Alcméonides  avaient  plus  d'argent  que  leurs  deux  rivaux,  mais 
ils  inspiraient  moins  de  confiance  :  ils  avaient  dans  leurs  ma- 
nières quelque  chose  de  raide  et  de  hautain  qui  les  empêchait 
de  devenir  populaires.  En  outre,  ne  fût-ce  qu'à  cause  de  la 
dispersion  de  leurs  habitations,  les  Paraliens  étaient  peu  pro- 
presà  former  un  parti  compacte;  ils  vivaientaussi  trop  absorbés 
par  leurs  affaires  et,  en  somme,  trop  satisfaits  de  leur  sort 
pour  tenir  beaucoup  à  changer  l'état  de  la  société.  Dans  ces 
conditions,  Pisistrate  était  supérieur  à  ses  rivaux:  il  était  per- 
sonnellement le  mieux  doué,  décidé  à  aller  jusqu'au  bout  coûte 
que  coûte,  et  son  parti,  composé  de  rudes  montagnards  au 
bras  vigoureux,  était  le  mieux  organisé. 

Ainsi,  Pisistrate  devint  le  plus  puissant  chef  de  parti, 
l'homme  le  plus  admiré  et  le  plus  détesté  qu'il  y  eût  à  Athè- 
nes. Lorsqu'il  vit  tout  préparé  à  point,  il  commença  le  jeu  qui, 
avant  lui,  avait  déjà  conduit  au  but  plus  d'un  ambitieux. 

On  le  vit  déboucher  un  jour  sur  l'agora  encombrée  de  monde, 
haletant,  blessé,  son  attelage  en  sang.  Il  raconta  à  la  foule  qui 
se  pressait  autour  de  lui  comment  il  avait  échappé  à  grand  peine 
aux  embûches  de  ses  ennemis,  lesquels  n'auraient  point  de  repos 
qu'ils  ne  l'eussent  mis  à  mal,  afin  d'anéantir  du  même  coup 
tout  ce  qu'il  se  proposait  de  faire  pour  le  bien  du  peuple.  La 
foule  une  fois  allumée  par  ce  qu'elle  voit  et  entend,  un  des 
partisans  de  Pisistrate,  Ariston,  saisit  le  moment  favorable  et 
propose  au  peuple  assemblé  de  donner  une  garde  au  martyr 
de  la  cause  populaire,  pour  préserver  sa  personne  contre  les 
perfidies  du  parti  adverse  ^. 

Le  pas  le  plus  difficile  se  trouva  ainsi  franchi  du  premier 
coup.  Les  gens  sérieux  ne  pouvaient  être  dupes;  mais,  les  uns 
étaient  aveugles,  les  autres  ne  voulaient  pas  voir;  il  y  avait 
peu  de  vrais  patriotes,  et  ceux-là  étaient  impuissants.  Solon 
fut  celui  qui  sentit  le  plus  vivement  le  coup.  Il  allait  çà  et  là 
dans  le  peuple,    cherchant  à  ouvrir  les  yeux  aux   naïfs,  à 


')  Voy.  ci-dessus,  p.  382. 
2)  Plut.,  So^on,  30. 


438  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

ramener  les  exaltés,  à  tirer  les  indolents  de  leur  torpeur, 
avertissant,  gourmandant  : 

Chacun  de  vous  marche  sur  les  traces  du  renard; 

Mais,  pris  ensemble,  vous  avez  l'esprit  léger. 
Car  vous  regardez  à  la  langue  et  à  la  parole  chatoyante  d'un  homme, 

Et  vous  ne  voyez  pas  l'action  qui  vient  derrière. 

Pendant  ce  temps,  Pisistrate  marchait  résolument  à  son  but, 
la  tyrannie.  Le  nombre  de  ses  gardes  du  corps  fut  porté  de  50 
à  300  et  400  :  à  la  fin,  ce  fut  une  bande  de  mercenaires,  en 
nombre  illimité,  qui  était  à  sa  disposition  et  lui  donnait  une 
situation  incompatible  avec  le  principe  fondamental  de  la 
constitution  républicaine,  l'égalité  devant  la  loi.  La  consé- 
quence immédiate  fut  que  les  autres  grands  du  pays  s'armèrent 
et  se  fortifièrent,  soit  pour  s'emparer  eux-mêmes  du  pouvoir, 
soit  pour  maintenir  au  moins  leur  indépendance. 

Il  y  avait  en  Attique  un  seigneur  puissant  et  adversaire 
décidé  des  Pisistratides;  c'était  le  fils  de  Cypsélos,  Miltiade. 
Songeant  avec  amertume  au  cours  des  événements  qui  l'em- 
pêchaient d'arriver  à  la  renommée  %  il  était  assis  un  jour 
devant  sa  maison  et,  par  la  porte  de  la  cour,  regardait  pensif 
dans  la  rue.  A  ce  moment  passe  un  groupe  d'hommes  en 
costume  étranger,  vêtus  à  la  mode  de  Thrace,  qui  jetaient  sur 
les  maisons  autour  d'eux  des  regards  timides  et  curieux.  Ce 
qu'ils  cherchent,  on  le  voit  bien,  c'est  un  salut  amical,  c'est 
une  porte  ouverte.  Miltiade  les  fait  inviter  à  entrer  et,  selon  la 
coutume  de  sa  maison,  offre  aux  étrangers  l'hospitalité  sous 
son  toit.  Personne  n'a  jamais  été  plus  vite  récompensé  d'un 
bon  mouvement.  A  peine  les  hôtes  de  Miltiade  ont-ilsfranchi  le 
seuil  de  sa  porte  qu'ils  le  saluent  leur  maître  et  lui  rendent 
hommage  comme  à  leur  roi. 

C'étaient  des  députés  des  Dolonces  qui  habitaient  la  Cherso- 
nèse  de  Thrace,  au  bord  de  l'Hellespont.  Assaillis  par  les  tribus 
du  nord,  ils  avaient  senti  le  besoin  d'un  chef  autour  duquel 
ils  pussent  se  grouper.  Il  leur  fallait  un  homme  qui,  comme 
les  rois  de  l'âge  héroïque,  put  fonder  son  autorité  sur  le  pres- 

•)  àx^ôfievo;  T^  IlecfftaTpâTO'j  àp-/()  (Herod.,  VI,  35). 


ATHÈ^^ES    SOUS    LES    PTSTSTRATIDES  439 

tige  d'une  civilisation  supérieure,  et  c'est  pour  cela  qu'ils 
avaient  demandé  à  la  Pythie  de  leur  indiquer,  parmi  les  Grecs, 
un  homme  à  qui  ils  pussent  confier  leurs  destinées.  Il  leur 
avait  été  enjoint  de  suivre  la  Voie  sacrée  dans  la  direction 
d'Athènes  et  de  confier,  au  nom  de  leur  tribu,  la  dignité  de 
prince  au  premier  qui  les  inviterait  à  entrer. 

C'est  ainsi  que,  par  l'intermédiaire  du  sacerdoce  delphique, 
lequel  se  montrait  reconnaissant  des  grands  services  à  lui 
rendus  par  Athènes  %  cette  investiture  extraordinaire  échut  à 
un  Athénien  de  la  famille  de  Cypsélos,  à  un  homme  qui, 
depuis  longtemps  déjà,  se  sentait  trop  à  l'étroit  dans  la 
république  de  Solon,  et  qui  en  trouvait  le  séjour  tout  à  fait 
insupportable  depuis  qu'il  lui  fallait  plier  sous  le  joug  détesté 
d'un  de  ses  pairs.  Pisistrate  ne  pouvait  que  souhaiter  l'éloigne- 
mcnt  de  son  plus  dangereux  adversaire,  et  Solon  passe  pour 
avoir,  lui  aussi,  favorisé  l'entreprise  de  Miltiade  ",  sans  doute 
en  vue  du  développement  de  la  marine  athénienne,  pour  qui 
il  était  extrêmement  important  de  prendre  pied  sur  les  Darda- 
nelles si  l'on  voulait  soustraire  ces  parages  à  la  domination 
de  Mégare  ^  C'était,  en  quelque  sorte,  la  vieille  querelle 
entre  voisins  qui  se  continuait  dans  les  colonies.  A  coup  sur, 
Miltiade  dut  emmener  avec  lui  d'autres  Athéniens,  qui  appar- 
tenaient à  la  clientèle  des  Cypsélides  ou  qui  s'y  adjoignirent  à 
ce  moment.  Il  est  probable  que  toute  cette  affaire,  où  inter- 
vient l'influence  de  Delphes,  fut  considérée  comme  engagée 
par  l'Etat  et  dirigée  par  lui  \  bien  que  Miltiade  ne  fût  guère 
d'humeur  à  se  laisser  lier  par  une  autorité  étrangère  et  n'eût 
d'autre  désir  que  de  se  chercher,  pour  lui  et  pour  sa  descen- 
dance, un  nouvel  établissement  moins  étroit  d'horizon. 

La  part  que  prit  Solon  à  cette  entreprise  est  la  dernière 
trace  de  son  intervention  dans  les  affaires  publiques.  Tandis 
que  Pisistrate  cherchait  à  se  débarrasser  de  ses  autres  contra- 


*)  Voy.  ci-dessus,  p.  315. 

2)  DiOG.  Laert.,  1,  47. 

3)  Voy.  ci-dessus,  p.  345. 

4)  xEXEUffâffïiç  x?,?  n.ôlzai  (ScHOL.  Aristid.,  m,  p.  209.  Walckenaer  ad 
Herod.,  loc.  cit.),  et  cela,  à  rinstigalion  de  Pisistrate  (Marcell.,  Vit. 
Thuc). 


440  HISTOIRE    DE    l'aTTIOFE 

dicteiirs  par  la  violence  et  la  ruse,  il  laissa  Solon  tranquille  : 
il  rhonorait  même  autant  qu'il  pouvait,  satisfait  de  voir  que 
son  ambition  n'avait  rien  à  craindre  de  lui.  En  effet,  à  mesure 
que  les  haines  devenaient  plus  âpres  et  le  gouvernement  plus 
tyrannique,  la  voix  de  la  modération  cessait  de  trouver  un 
écho.  Comme  Solon  répétait  toujourslesmêmes  avertissements 
et  toujours  sans  succès,  on  répondit  au  vieillard  par  des  raille- 
ries. On  haussait  les  épaules  en  présence  du  prophète  de 
malheur,  de  l'idéologue,  de  l'excellent  homme  retombé  en 
enfance.  A  la  lin,  il  se  retira  sans  bruit  dans  sa  maison,  se 
confinant  dans  un  petit  cercle  d'amis,  jeunes  et  vieux,  qui 
comprenaient  son  chagrin  et  à  qui  il  pouvait  léguer  les  trésors 
de  sa  sagesse.  La  semence  déposée  dans  leurs  cœurs  n'est  pas 
restée  stérile.  Il  y  eut  des  Athéniens  qui,  en  dépit  du  désordre 
croissant,  crurent  fermement  que  les  idées  de  Solon  étaient 
le  pressentiment  de  l'avenir  et  devaient  se  réaliser.  De  ce 
nombre  était  Mnésiphilos  qui,  à  son  tour,  a  élevé  Thémistocle 
dans  les  principes  de  la  politique  de  Solon  ». 

Solon  s'était  habitué  à  ne  pas  faire  dépendre  son  bonheur 
des  circonstances  extérieures;  il  vit,  sans  en  être  jaloux,  le 
triomphe  de  ses  adversaires,  etlingratitude  mêmedupeuple  ne 
put  lui  enlever  cette  sérénité  d'âme  qu'il  garda  jusqu'au  bout 
et  qui  se  reflète  avec  une  netteté  admirable  dans  ses  poésies. 

Nombre  de  méchants  sont  riches,  alors  que  de  braves  gens 

sont  pauvres  : 

Mais  nous,  nous  n'échangerons  pas  avec  eux 
La  vertu  contre  la  richesse;  car,  la  vertu  est  chose  à  jama'S  stable, 

Les  biens,  au  contraire,  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre  les  possède. 

L'homme  capable  de  penser  et  de  chanter  ainsi,  dans  l'allé- 
gresse d'une  conscience  pure,  pouvait  vivre  sans  envie  et  sans 
crainte  dans  la  ville  de  Pisistrate.  Lorsque  le  tyran  désarma 
le  peuple  et  occupa  la  citadelle,  Solon  déposa  ses  armes  dans 
la  rue,  devant  le  seuil  de  sa  porte  -.  Les  séides  du  tyran  n'a- 

»)  Plut.,  Themist.,  6. 

-)  Plut.,  Solon.  30.  Quelques  divergences,  portant  sur  des  questions  de 
détail  (DiOD.,  IX,  4.  Aristid.,  Orat.,  XLI,  p.  765.  Dioo.  L.\ert.,  I,  50. 
Y.\L.  Max.,  V,  3,  3),  ne  peuvent  infirmer  le  fait  pris  dans  son  ensemble. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  441 

vaient  qu'à  venir  les  prendre  ;  quant  à  lui,  en  guerre  comme 
en  paix,  il  avait  servi  son  pays  du  mieux  qu'il  avait  pu. 

Tandis  que  Solon  ,  sans  rien  sacrifier  de  sa  dignité  et 
de  son  indépendance,  restait  à  Athènes  jusqu'à  sa  mort  (559. 
01.  Lv,  2*),  les  chefs  de  parti  et  adversaires  déclarés  dePisis- 
trate  durent  quitter  le  pays  pour  attendre  en  lieu  sur  des  temps 
meilleurs.  Ainsi,  les  Alcméonides  prirent  pour  la  seconde  fois 
le  chemin  de  l'exil  :  Lycurgue  se  retira  également.  Leurs 
coteries  furent  dispersées  et,  pour  le  moment,  rien  ne  bougeait 
quand  les  soldats  du  tyran  faisaient  leurs  rondes  dans  les  rues 
de  la  ville  intimidée. 

Cependant,  le  nouveau  maître  d'Athènes  ne  pouvait  asseoir 
sur  un  premier  succès  un  ordre  de  chose  stable  :  ce  n'était  là 
que  le  commencement  de  nouvelles  discordes  civiles.  En  effet,  la 
situation  en  Attique  était  telle  que  le  parti  dominant  en  avait 
deux  contre  lui  et  se  trouvait  menacé  par  leurs  forces  réunies. 
C'était  surtout  le  parti  moyen  des  Paraliens  qui,  suivant  les 
circonstances,  penchait  tantôt  d'un  côté,  tantôt  d'un  autre, 
comme  le  voulait,  du  reste,  la  position  équivoque  des  Alcméo- 
nides. Mégaclès  chercha  à  s'entendre  avec  Lycurgue  :  en 
unissant  leurs  efforts,  ils  parvinrent  à  expulser  Pisistrate  avant 
qu'il  eût  eu  le  temps  de  consolider  son  pouvoir.  Pisistrate  dut 
évacuer  Athènes  :  pourtant,  il  ne  quitta  pas  le  pays,  mais  se 
maintint  dans  les  montagnes  de  la  Diacria,  en  chef  de  bandes 
indépendant.  Durant  les  années  suivantes,  ce  fut  donc  en 
Attique  une  guerre  ouverte  ;  les  routes  étaient  peu  sûres,  la 
confiance  publique  ébranlée  ;  nul  ne  savait  qui  était  le  maître 
dans  le  pays. 

Pisistrate  ne  s'était  pas  trompé  en  supposant  que  ses  adver- 
saires ne  resteraient  pas  longtemps  unis.  Il  remarqua  bientôt 
que  les  Pédiéens  se  serraient  les  uns  contre  les  autres  et  lais- 
saient de  côté  les  Alcméonides  avec  leurs  adhérents  ;  il  arriva 
à  la  conviction  que  ceux-ci  ne  supporteraient  pas  de  tels  pro- 

*)  On  rencontre  des  données  différentes  concernant  la  mort  de  Solon,  que 
les  uns  placent  fongtemps  après  le  commencement  de  la  tyrannie  de  Pisis- 
trate (Heracl.  Pont.  ap.  Plut.,  Solon,  32),  les  autres  ,  sous  l'archontat 
d'Hégestratos,  la  deuxième  année  de  la  tyrannie  (Phan.  Eres.  ap.  Plut., 
ibid.). 


442  HISTOIRE   DE    l'aTTIQUE 

cédés  ;  il  se  rendit  compte  de  leurs  tendances,  qui  étaient  dé- 
mocratiques au  fond,  et  put  s'attendre  à  des  ouvertures  de  leur 
part.  Mégaclès  envoya  en  effet  un  héraut  dans  la  Diacria,  et, 
renonçant  pour  son  compte  aux  honneurs  de  la  tyrannie,  il  fit 
offrir  à  Pisistrate  lamain  de  sa  fille  Cœsyra  ^  Pour  réintégrer 
le  chef  banni,  on  ourdit  une  intrigue  qui  doit  avoir  été  com- 
binée par  rimagination  inventive  de  Pisistrate. 

Il  devait  y  avoir  prochainement  une  fête  d'Athêna,  fête 
dans  laquelle  une  procession  solennelle  s'acheminait  de  la 
campagne  vers  la  ville  et  où  la  déesse  elle-même,  trônant  sur 
son  char,  était  représentée  d'ordinaire,  en  chair  et  en  os,  par 
une  jeune  fille  d'une  taille  et  d'une  beauté  majestueuse.  C'est 
avec  ce  cortège  dont  personne  n'osait  troubler  la  solennité, 
et  comme  conduit  par  la  déesse  elle-même  qui  se  tenait  à  ses 
côtés,  que  Pisistrate  rentra  dans  la  ville  et  y  reprit  le  pouvoir, 
appuyé  cette  fois  par  ses  partisans  et  par  ceux  des  Alcméo- 
nides. 

Mais  cette  alliance  elle-même  était  contre  nature.  La  fille 
de  Mégaclès  se  sentit  outragée  dans  la  maison  de  son  époux 
qui  ne  voulait  pas  avoir  de  postérité  d'un  tel  mariage  :  le  père 
s'aperçut  qu'il  n'était  plus  qu'un  instrument  aux  mains  d'un 
adversaire  astucieux  ;  il  eut  la  honte  de  voir  raviver  le  souvenir 
de  la  malédiction  lancée  jadis  sur  sa  famille  et  déjouer  tous 
les  plans  sur  lesquels  il  fondait  l'avenir  de  sa  maison.  Sa 
colère  éclata.  Avant  que  Pisistrate  fût  assez  fort  pour  se  passer 
de  l'argent  et  de  l'appui  des  xVlcméonides,  il  rompit  avec  lui,  se 
rejeta  du  côté  des  Pédiéens  et  sut  en  peu  de  temps  renverser 
si  bien  les  rôles  que  le  tyran,  suivi  de  sa  bande,  dut  non- 
seulement  évacuer  la  citadelle  et  la  ville,  mais  encore,  s'éloigner 
de  l'Attique.  Pisistrate  fut  proscrit  et  ses  propriétés  vendues  à 
Fencanpardécret  public.  L'incertitudedulendemainfit  queper- 
sonne  n'osa  se  porter  acquéreur,  à  l'exception  d'un  seul  homme, 
Callias,  fils  de  Phœnippos,  qui  eut  l'audace  d'acheter  les  biens 
du  tyran  fugitif,  ne  voulant  pas  que  celui-ci  put  se  vanter 
de  tenir,  môme  de  loin,  les  Athéniens  dans  l'anxiété  et  la 
crainte  ". 

M  Sur  Kot7'jp5(,  voy.  Schol.  Auistopii.,  Nub.,  48.  Cf.  Herod.,  I,  60.  61. 
2)  Herod.,  VI,  121".  Cf.  Plass,  Tyrannis,  I,  p.  195. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  443 

Cette  fois,  on  fut  plus  prudent.  Tous  ceux  qui  haïssaient  le 
tyran  resserrèrent  leur  ligue  ;  il  se  forma  un  parti  solide  de 
républicains  constitutionnels  auquel  appartenait  ce  Callias,  le 
premier  de  sa  famille,  riche  d'ailleurs  et  considérée,  qui  se  soit 
fait  un  nom.  Les  Alcméonides  se  rallièrent  à  ce  parti,  ainsi 
que  la  plupart  des  grandes  familles,  de  celles  qui  avaient  été 
le  plus  lésées  par  l'installation  de  la  tyrannie;  et,  de  cette  façon, 
on  parvint  à  rétablir  à  Athènes  un  ordre  de  choses  assez  stable 
pour  que  Pisistrate  n'eût  plus  l'occasion  de  nouer  de  nou- 
velles intrigues.  On  dit  même  que,  surpris  de  la  ferme 
attitude  des  citoyens,  il  fut  près  d'abandonner  tout  espoir  de 
retour. 

Néanmoins,  ir  était  bien  difficile  à  une  maison  qui  avait 
goûté  le  charme  du  pouvoir  absolu  de  reprendre  les  habi- 
tudes de  la  vie  bourgeoise.  Les  fils  du  tyran,  alors  dans 
toute  la  force  de  l'âge,  étaient  moins  disposés  que|personnc  à 
renoncer  aux  espérances  au  milieu  desquelles  ils  avaient 
grandi.  Aussi,  celui  qui  parla  le  plus  haut  dans  le  conseil 
de  famille  fut  Ilippias'.  Celui-là  ne  voulait]  pas  entendre 
parler  de  renonciation.  Le  dernier  échec,  à  l'entendre,  était 
imputable  à  une  étourderie.  Les  oracles  divins,  qui  garantis- 
saient à  leur  maison  un  avenir  de  grandeur,  ne  pouvaient 
tromper.  Il  n'y  avait  pas  d'autre  politique  à  suivre  que  de 
reconquérirune  troisième  fois,  et  avec  des  ressources  autrement 
étendues,  ce  joyau  du  pouvoir  qu'ils  avaient  déjà  possédé 
deux  fois. 

L'éloquence  d'IIippias  ne  rencontra  pas  de  résistance 
sérieuse.  La  résidence  choisie  par  les  Pisistratides  montre 
bien,  à  elle  seule,  qu'ils  ne  s'en  allaient  que  pour  revenir.  Il 
se  peut  qu'ils  aient  d'abord  été  attirés  à  Erétrie  par  des  rela- 
tions de  famille  ;  d'ailleurs,  cette  ville  était  en  rapport,  de 
temps  immémorial,  ne  fût-ce  qu'à  cause  du  culte  d' Artemis, 
avec  le  bourg  natal  des  Pisistratides,  Philaïdae,  et  avec  Brauron, 
le  chef-lieu  de  cette  région.  Mais,  ce  qui  les  décida,  ce  furent 
des  considérations  politiques,  des  projets  pour  lesquels  ils  ne 
pouvaient  trouver  en  dehors  de  l'xVttique  d'endroit  plus  favo- 

^)  Herod.,  I,  61.  Heinze,  De  rebus  Eretriens.,  p.  29. 


444  HISTOIRE    DE    l'aTTIOIE 

rable  qu'Erétrie.  Là,  en  effet,  ils  étaient  près  de  leurs 
Diacriens  ;  de  là,  ils  pouvaient  observer  tous  les  mouvements 
survenant  dans  ces  cantons ,  les  plus  remuants  de  tout  le 
territoire  attique,  et,  le  moment  venu,  se  trouver  prêts  à  agir 
par  terre  aussi  bien  que  par  mer.  D'autre  part,  ils  étaient  là 
dans  un  centre  de  vastes  relations  commerciales  ;  ils  avaient 
occasion  de  se  mettre  en  rapport  avec  des  ambitions  de  même 
nature,  dans  les  îles  ou  même  par  delà  la  mer  Egée,  et  de 
se  procurer  de  nouvelles  ressources,  de  nouveaux  éléments  de 
puissance. 

En  effet,  ils  ne  vivaient  pas  à  Erétrie  en  simples  citoyens, 
mais  en  princes  qui,  même  détrônés  et  bannis,  n'en  suivaient 
pas  moins  avec  une  énergie  opiniâtre  la  politique  de  leur 
maison.  Ils  tiraient  de  Targent  de  leurs  mines  du  Strymon, 
dont  ils  devaient  probablement  la  possession  à  leurs  attaches 
de  famille,  car  c'est  par  Erétrie  qu'avait  été  fondée  tout  une 
série  de  colonies  sur  le  littoral  de  la  Thrace.  Ces  ressources 
pécuniaires,  s'ajoutant  à  leur  prestige  personnel,  les  mirent  en 
état  de  se  créer,  même  dans  l'exil,  une  puissance  avec  laquelle 
des  princes  et  des  Etats  ne  dédaignaient  pas  de  traiter.  On 
croyait  à  leur  avenir,  et  on  leur  prêtait  volontiers  de  l'argent 
parce  qu'on  espérait  le  placer  ainsi  à  gros  intérêts. 

Les  Thébains  se  montrèrent  tout  particulièrement  disposés 
à  fournir  aux  Pisistratides  des  subsides  de  toute  espèce.  A 
leurs  yeux,  le  développement  de  la  liberté  civique  dans  le  pays 
voisin  constituait  un  danger  ;  ils  soutinrent  le  prétendant  dans 
lequel  ils  voyaient  le  geôlier  du  Démos  et  dont  ils  espéraient 
obtenir,  enéchanse  de  leurs  avances  d'argent,  des  concessions 
importantes.  Il  y  eut  aussi  des  relations  entamées  avec  la 
Thessalie,avecla  Macédoine,  et  même  avec  les  villes  du  sud  de 
l'Italie .  Or,  plus  les  ressources  des  conspirateurs  s'accroissaient , 
plus  ils  trouvaient  de  volontaires  prêts  à  les  suivre,  d'aventu- 
riers entreprenants  qui  avaient  été  chassés  de  leur  patrie  à  la 
suite  de  conflits  analogues  et  qui  comptaient  y  rentrer  plus  ai- 
sément s'ils  associaient  leur  fortune  à  celle  de  Pisistrate.  Parmi 
ces  partisans,  le  plus  considérable  et  le  mieux  accueilli  était 
Lygdamis  de  Naxos.  Il  va  de  soi  que  Pisistrate  ne  rassemblait 
point  de  troupes  pour  le  plaisir  de  les  passer  en  revue  sur  sa 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  44S 

place  d'armes  et  de  dissiper  inutilement  son  argent  ;  il  faisait 
tout  ce  qu'il  fallait  pour  tenir  ses  bandes  en  haleine  et  les  ha- 
bituer à  vaincre.  Il  tenait  en  état  de  blocus  le  littoral  le  long" 
duquel  résidait  le  parti  adverse  et  le  canal  de  TEuripe.  Il 
employait  des  marins  et  des  vaisseaux  à  Texploitation  de  ses 
propriétés  du  Strymon  ;  il  faisait  des  coups  de  main  hardis, 
pour  accroître  parla  ses  ressources,  pour  s'attacher  plus  étroi- 
tement ses  hommes  et  pour  attirer  sur  lui  l'attention  des 
Athéniens.  Il  est  très  probable  que  c'est  vers  ce  temps  qu'il 
faut  placer  ses  entreprises  du  côté  de  l'Hellespont,  entre- 
prises qui  mirent  pour  la  seconde  fois  en  contact  Lesbos  et 
Athènes. 

Athènes  se  trouvait  depuis  longtemps  déjà  en  relation  avec 
rilellespont.  On  avait  compris  l'importance  des  voies  de  mer 
ouvertes  sur  le  nord,  au  point  de  vue  de  l'approvisionnement 
des  grains ,  et  on  surveillait  avec  attention  tout  ce  qui  se 
passait  dans  ces  parages,  surtout  les  agissements  des  Mitylé- 
nieus.  Ceux-ci  se  trouvaient  alors  dans  le  plein  épanouissement 
de  leur  culture  intellectuelle,  une  culture  à  laquelle  aucune 
autre  branche  de  la  tribu  éolienne  n'a  pu  atteindre.  De 
puissantes  familles  de  la  classe  noble  y  dirigeaient  l'Etat, 
s'adonnaient  à  l'art  *  et  acquéraient  des  richesses  en  se  livrant 
au  commerce  maritime.  A  la  fin  du  vn''  siècle,  elles  cherchè- 
rent à  étendre  leur  domination  sur  le  continent  ;  elles  com- 
mencèrent à  coloniser  la  Troade  et  à  fonder  un  empire  sur  les 
deux  rives  du  détroit.  Des  noms  comme  celui  de  Scamandro- 
nymos,  dans  la  famille  noble  à  laquelle  appartenait  Sapho, 
montrent  à  quel  point  on  s'attachait  aux  souvenirs  d'ilion.  Si 
l'on  voulait  créer  un  empire  maritime,  qu'y  avait-il  de  mieux 
à  faire  que  de  fortilier  Sigeion  sur  les  bords  de  l'Hellespont? 

Cette  idée  attira  l'attention  des  Athéniens.  Au  milieu  des 
troubles  intérieurs  qui  les  agitaient,  une  diversion  au  dehors 
leur  parut  avantageuse.  Un  général  athénien,  nommé  Phrynon, 
qui  avait  remporté  une  victoire  à  Olympie  en  636  (01.  xxxvi), 
lit  la  guerre  aux  Mityléniens.  Il  périt  dans  un  combat  singulier 
livré  à  Pittacos,  et,  après  d'interminables  contestations  dans 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  252. 


446  HISTOIRE   DE   L  ATTIQUE 

lesquelles  on  eut  cecours  à  l'arbitrage  de  Periandre,  les  deux 
parties  conservèrent  les  positions  conquises  ;  mais  Sigeion 
resta  aux  Mityléniens  \ 

Après  cette  guerre  (vers  608-606.01.  xliii,  1-2),  des  discordes 
civiles  éclatèrent  à  Lesbos.  Le  parti  conservateur  et  les  masses 
avides  de  réformes  se  constituèrent  en  état  d'hostilité  perma- 
nente. Une  tyrannie  surgit,  et  les  membres  des  grandes  familles 
cherchèrent  au  loin  honneurs  et  richesses.  Antiménidas,  frère 
d'Alcée,  combattit  en  604  (01.  xliv,  1)  sous  Nabuchodonosor 
contre  Nécho  d'Egypte  ".  Les  tyrans  indigènes,  Mélanchros 
et  Myrsilos^  furent  renversés  par  une  alliance  des  nobles  avec 
le  peuple.  Mais  ensuite,  tout  comme  à  Athènes,  les  ultras  et 
les  modérés  se  séparèrent;  les  haines  de  parti  se  montèrent  à 
un  degré  de  violence  dont  témoignent  encore  les  poésies 
d'Alcée.  Une  partie  des  familles  nobles  furent  bannies ,  et, 
lorsqu'elles  voulurent  rentrer  de  force,  le  chef  des  modérés, 
Pitlacos,  un  hommequi  avait  les  idées  de  Solon,  fut  mis,  avec 
des  pouvoirs  étendus  et  le  titre  d'sesymnète  ^  à  la  tête  de  la 
cité  (01.  xLvii,  3  ;  890  av.  J.-C.)  qu'il  gouverna  dix  ans  avec 
justice  et  sagesse.  Après  s'être  démis  de  ses  fonctions,  il  vécut 
encore  dix  ans  en  simple  citoyen  K 

Peu  de  temps  après  sa  mort,  les  querelles  recommencèrent, 
et  ce  qui  en  résulta  de  plus  important  fut  que  Pisistrate  s'em- 


')  Sur  les  guerres  entre  Leshos  et  Athènes,  voy.  A.  Schoene,  Untersu- 
chungen über  das  Leben  der  Sappho  (Symb.  philol.  Bonn.,  p.  733  sqq.). 
Les  sources  sont  :  Suidas,  s.  v.  ITtTTaxôç.  Herod.,  V,  94.  Diog.  Laert.j  I, 
7,  1.  Strabon,  p.  599.  Il  y  a,  dans  le  récit  de  Strabon,  des  traits  empruntés 
à  la  légende  poétique.  Pittacos  y  est  dépeint  en  Poseidon,  avec  le  filet  et  le 
trident.  La  guerre  de  Phrynon  (<I>p-jMwv  TtayxpaTiaffT^;)  est  donnée  comme  une 
Siaoï-xaata  au  sujet  de  la  possession  d'Ilion,  entre  compétiteurs  qui  préten- 
daient y  avoir  droit  pour  avoir  pris  part  à  la  guerre  de  Troie.  La  guerre  de 
Troie  n'est  donc  pas  non  plus  considérée  ici  comme  une  expédition  isolée, 
mais  comme  une  prise  de  possession  définitive,  autrement  dit,  comme  une 
colonisation.  La  transaction  se  fit  sur  le  pied  du  statu  quo.  Periandre  jugea 
qu'aucun  des  deux  États  ne  devait  évincer  l'autre  de  ce  point  important. 

2)  Strabon,  p.  617.  0.  Mueller,  Bhein.  Mus.,  I  [1827],  p.  287.  A. 
Schoene  {op.  cit.)  place  après  cette  date,  suivant  un  calcul  vraisemblable,  la 
chute  de  Myrsilos. 

3)  Voy.  ci-dessus,  p.  290.  Pittacos  nommé  œsymnète  contrôles  ç-jyâoc; 
(Arist.  Polit.,  p.  85,  18). 

4)  Mort  de  Pittacos  en  570,  d'après  Schoene,  op.  cit.,  p.  751. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  447 

para  de  Sigeion.  Cet  événement  doit  être  rapporté  à  la  période 
initiale  de  sa  tyrannie,  et  c'est  pour  cela  qu'on  peutle  placer 
sans  invraisemblance  dans  ces  années  où  Pisistrate,  établi  en 
Eubée,  parcourait  avec  ses  vaisseaux  et  ses  volontaires  les 
mers  du  nord,  et  où  il  dut  avoir  àcœur  de  se  signaler  par  d'heu- 
reux faits  d'armes,  pour  montrer  aux  Athéniens  comment, 
jusque  dans  l'exil,  il  avait  souci  de  leur  gloire  et  de  leurs  inté- 
rêts. 

Des  années  s'écoulèrent  ainsi,  sans  que  les  Pisistratides 
songeassent  sérieusement  au  retour.  Enlin,  la  onzième  an- 
née \  encouragés  parles  prophéties  de  leurs  devins,  parmi  les- 
quels Amphilytos  d'Acharnée  leur  inspirait  une  coniiancH  parti- 
culière 2,  ils  se  décidèrent  à  céder  à  l'impatience  du  bouillant 
Lygdamis.  Une  bande  de  mercenaires  était  arrivée  d'Argos  ; 
l'étT^t  de  l'opinion  à  Athènes  paraissait  favorable  :  ils  franchi- 
rent donc  le  détroit  d'Eubée  avec  leur  infanterie  et  leur  cava- 
lerie pour  installer  à  Marathon  un  camp  retranché.  Leur 
armée  grossissant  tous  les  jours,  ils  poussèrent  plus  loin, 
contournèrent  j)ar  le  sud  le  Brilessos  et,  traversant  les  can- 
tons qu'ils  connaissaient  le  mieux  et  qui  leur  étaient  le  plus 
dévoués,  ils  s'avancèrent  lentement  dans  la  direction  d'Athè- 
nes (541.  01.  Lix,  4). 

Une  rencontre  décisive  eut  lieu  à  Pallène^  sur  la  hauteur  oii 
s'élevait  le  temple  d'Athêna  %  situé  près  des  passages  qui  sé- 
parent le  Brilessos  de  l'IIymette.  Pisistrate  surprit  les  Athé- 
niens au  moment  où  ceux-ci  prenaient  sans  déliance  leur  repas 
du  matin.  Il  n'y  avait  pas  à  résister;  la  victoire  était  à  lui,  et 
il  était  libre  de  se  venger  de  ses  adversaires.  Mais  il  tenait  à 
ce  que  sa  victoire  ne  fit  pas  couler  le  sang  et  qu'il  n'y  eût  point 

1)  La  chronologie  de  la  tyrannie  de  Pisistrate  s'établit  d'après  Ahistot., 
Polit.,  230,  10.  Thugyd.,  VI,  59.  Schol.  Aristoph.,  Yesp.,  502.  D'après 
ces  textes,  la  première  tyrannie  date  de  560  (01.  LV,  1)  :  la  mort  du  tyran 
tombe  en  527  (01.  LXIll,  2).  Sur  ces  trente-trois  ans,  il  y  a  dix-sept  années 
pleines  de  tyrannie  ;  par  conséquent,  puisque  le  second  exil  a  duré  de  dix  à 
onze  ans,  la  première  interruption  doit  avoir  été  de  cinq  à  six  ans.  La  meil- 
leure manière  de  répartir  les  trente-trois  ans  est  donc  la  suivante  :  première 
tvrannie,  environ  un  an  et  demi  ;  premier  exil,  cinq  ans  ;  seconde  tyrannie, 
un  an  et  demi  ;  deuxième  exil,  onze  ans  ;  troisième  tyrannie,  quatorze  ans. 

2)  Herod.,  I,  62. 

3)  Voy.  ci-dessus,  p.  367. 


448  HISTOIRE   DE    L  ATTIQUE 

de  lugubres  souvenirs  attachés  au  jour  de  son  nouvel  avène- 
ment. Montés  sur  des  chevaux  rapides,  ses  fils  couraient  après 
les  groupes  de  fuyards,  leur  parlaient  sur  un  ton  amical  et 
les  engageaient  à  reprendre  sans  crainte  leur  train  de  vie  ordi- 
naire *. 

C'est  ainsi  que  Pisistrate  rentra  pour  la  troisième  fois  dans 
Athènes,  avec  une  suite  nombreuse  et  quantité  de  soldats  étran- 
gers qu'il  distribua  dans  la  ville  et  dans  la  citadelle.  Les  famil- 
les Eupatrides,  qui  étaient  Fâme  du  parti  adverse,  s'enfuirent 
de  l'Attique  ;  celles  qui  demeurèrent durentlui livrer,  comme  à 
un  conquérant,  leurs  enfants  en  bas  âge,  et  il  transporta  ces 
otages  à  Naxos  pour  les  faire  garder  par  Lygdamis,  dès  qu'il 
eut  réintégré  celui-ci  dans  son  île. 

Cette  restauration  de  Lygdamis  fut  la  première  de  ses  entre- 
prises. Il  devait  avant  tout  se  montrer  l'allié  fidèle  de  ceux  qui 
lui  avaient  prêté  un  concours  actif,  et  il  ne  pouvait  trouver 
plus  à  propos  l'occasion  de  signaler  son  avènement  comme 
étant  le  début  d'une  nouvelle  ère  de  gloire  pour  la  cité  athé- 
nienne qui,  affaiblie  par  ses  longues  discordes,  était  bien 
déchue  du  rang  qu'elle  occupait  parmi  les  cités  grecques  en 
sortant  des  mains  de  Solon. 

Pisistrate  comprit,  et  en  cela  il  voyait  juste,  qu'Athènes 
n'était  pas  appelée  à  devenir  une  puissance  continentale,  mais 
que  son  avenir  était  du  côté  de  la  mer  Egée,  surtout  du  côté 
desCyclades  qui  ne  semblaient  pas  devoir  jamais,  ni  isolément 
ni  distribuées  dans  leurs  groupes  naturels,  constituer  une 
puissance  indépendante.  Lors  donc  qu'il  eut  accompli  avec 
succès  l'expédition  de  Naxos,  il  profita  de  l'occasion  pour 
affermir  l'influence  athénienne  dans  l'Archipel  et  se  fit  donner 
par  l'oracle  de  Delphes  mission  de  rétablir  dans  tout  son  éclat 
le  culte  de  Délos. 

Délos  était  l'ancien  sanctuaire  national  de  la  race  ionienne 
installée  sur  les  deux  rivages  de  la  mer  Egée  -  ;  seulement, 
les  villes  d'Asie  avaient  cessé  d'y  apporter  leurs  hommages  : 
durant  les  guerres  maritimes,  les  anciens  usages  étaient  tom- 


1)  Herod,,  1,  62  —  63. 
-)  Voy.  ci-dessus,  p.  99. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES 


449 


bés  en  désuétude,  si  bien  que,  pour  citer  un  exemple,  les  alen- 
tours du  temple  étaient  profanés  par  des  sépultures.  Pisistrate 
y  prit  donc  le  rôle  d'un  envoyé  du  dieu,  d'un  représentant  de 
la  pieuse  cité  d'Athènes,  et,  tandis  que  ses  vaisseaux  remplis- 
saient la  rade,  il  fit  purifier  sous  ses  yeux  les  alentours  du 
temple,  de  manière  que  les  prêtres  et  les  hôtes  venus  pour 
fêter  le  dieu  pussent  offrir  leurs  sacrifices  sans  être  dérangés 
et  souillés  par  la  vue  des  tombes  '.  En  même  temps,  les  ancien- 
nes relations  entre  Athènes  et  Délos  furent  rétablies  avec  ap- 
parat. Athènes,  en  qualité  de  protectrice  du  sanctuaire  amphi- 
ctyonique,  s'attribua  dans  l'Archipel.'  une  sorte  de  primauté. 
Les  revenus  des  mines  du  Strymon  l'aidèrent  à  grossir  sa 
flotte;  elle  profita,  pour  étendre  son  commerce,  de  ses  rela- 
tions amicales  avec  les  princes  de  la  Thessalie  et  de  la  Macé- 
doine, qui  accordèrent  toute  espèce  d'avantages  aux  navires 
athéniens  fréquentant  les  golfes  de  Pagaseet  de  Thermal  On 
renoua  également  avec  ArgosetThèbes  les  rapports  d'autrefois, 
et  on  se  mit  avec  Sparte  sur  le  pied  d'une  hospitalité  amicale. 

Pisistrate  n'était  'pas  moins  heureux  les  armes  à  la  main. 
Sigeion  avait  été,  pour  ainsi  dire,  son  cadeau  de  noces  à  la 
cité  athénienne.  Les  Mityléniens  eurent  beau  se  maintenir 
dans  le  pays,  bâtir  le  fort  d'Achilleion  pour  tenir  tête  à  la  for- 
teresse ennemie  et  revendiquer  avec  une  opiniâtreté  singulière 
leur  droit  de  possession,  Sigeion  n'en  resta  pas  moins  aux 
mains  des  Athéniens  qui  se  trouvaient,  par  là,  les  maîtres  de 
l'Hellespont.  Parmi  les  nombreux  trophées  qui,  à  la  suite  de 
combats  heureux,  avaient  été  appendus  aux  murailles  du 
temple  d'Athênaà  Sigeion,  figurait  même  le  bouclier  du  poète 
Alcée  3. 

Ainsi,  les  Athéniens  avaient  une  forteresse  à  eux  sur  lapins 
importante  route  maritime  du  nord,  et  le  tyran  montra  com- 
bien il  y  tenait  en  la  donnant  pour  résidence  seigneuriale  à 
son  fils  Hégésistrate  \   absolument  comme  Periandre  avait 

1)  Herod.,  I,  64. 

2)  Le  nom  de  Thessalos,  qui  se  rencontre  dans  la  famille  des  Pisistratides, 
est,  à  lui  seul,  un  indice  de  leurs  relations  extérieures. 

3)  ScHOENE,  op.  cit.,  p.  750  sqq. 
*)  Herod.,  V,  94. 

29 


450  HISTOIRE    DE    l'atTIQUE 

établi  à  Ambracie  une  branche  collatérale  de  sa  dynastie.  On 
est  étonné  en  voyant  avec  quelle  énergie  et  quelle  prudence 
Pisistrate  dirigeait  de  tous  cotés  les  affaires  de  sa  politique, 
et  avec  quelle  rapidité  Athènes,  au  sortir  de  ses  discordes  inté- 
rieures, reconquit,  après  la  troisième  restauration  du  tyran, 
un  rang  glorieux  parmi  les  cités  grecques.  On  sentait  qu'elle 
avait  à  sa  tète  un  prince  de  race  et  un  vrai  général. 

Ce  qui  était  infiniment  plus  important  encore,  c'était  l'atti- 
tude du  tyran  en  ce  qui  concerne  les  affaires  intérieures.  Il  se 
gardait  bien  de  renverser  la  constitution  d'Athènes  ;  au  con- 
traire, il  laissa  en  vigueur  les  ordonnances  de  Solon  '.  Solon 
avait  partout  tenu  compte  de  la  marche  raisonnable  et  néces- 
saire du  progrès  politique  qui  était,  au  fond,  la  cause  du  mou- 
vement d'où  sortit  en  Grèce  la  tyrannie.  C'est  pour  cela  que 
des  tyrans  modérés  et  sages  pouvaient  gouverner  avec  ses 
lois.  Pisistrate  honorait  la  mémoire  de  son  parent,  qu'il  avait 
fréquenté  de  bonne  heure  et  dont  il  connaissait  bien  les  pen- 
sées, en  appliquant  et  recommandant  ses  règlements,  en  tant 
qu'ils  étaient  compatibles  avec  son  autorité  à  lui.  Il  se  sou- 
mettait lui-même  aux  lois,  et  on  dit  qu'il  comparut  de  sa  per- 
sonne devant  l'Aréopage,  sous  le  coup  d'une  accusation,  pour 
s'entendre  juger  ^  ;  de  telle  sorte  qu'en  somme  son  gouverne- 
ment a  beaucoup  contribué  à  familiariser  les  Athéniens  avec 
la  pratique  de  leurs  lois.  Ilhie  montra  pas,  il  est  vrai,  le  même 
scrupule  en  ce  qui  concerne  l'argent  dont  il  avait  besoin  pour 
l'entretien  de  ses  troupes,  pour  ses  bâtiments  et  pour  les  fêtes 
publiques:  il  le  préleva  en  vertu  de  son  pouvoir  tyrannique, 
en  soumettant  à  la  dîme  les  propriétés  foncières  des  citoyens  ^. 

Les  nouvelles  dispositions  et  mesures  édictées  par  lui  avaient 
aussi  un  caractère  de  sage  douceur  ''  et  se  trouvaient  d'accord 

.    *)  V)  «oXiç  TOÎç  7:p\v  x£i[jL£Votç  vojxoiî  èxpîlTO  (Thucyd.,  VI,  54). 

2)  Aristot.,  Polit.,  229,  32. 

3)  Thlcyd.,  VI,  54.  Pisistrate  fit  servir  à  ses  'desseins  politiques  des  ins- 
titutions sacerdotales  (Cf.  E.  Curtius,  Rede  am  22  März.  Berlin,  1878, 
p.  10).  Les  plaintes  de  Solon  {fragm.,  4,  12,  Bergk)  font  croire  à  une  sécu- 
larisation des  biens  du  clergé«.  Le  sacerdoce  eut  pour  dotation  certaines 
redevances  fixes  payées  par  les  citoyens.  Cf.  Moyiatsber.  der  Berl.  Akad., 
1869,  p.  479. 

*)  Modération  et  libéralité  de  Pisistrate  (Theop.,  fmgm.,  147,  ap.  Athen., 
p.  533). 


ATHÈNES  SOUS    LES    PISISTRATIDES  451 

avec  Fesprit  des  lois  de  Solon.  Ainsi,  il  fit  un  devoir  à  la 
société  de  prendre  soin  de  ceux  qui  avaient  été  blessés  à  la 
guerre  et  des  familles  de  ceux  qui  étaient  restés  sur  le  champ 
de  bataille  '.  Il  prit  un  soin  tout  particulier  de  l'éducation  et  de 
la  moralité  publique,  maintenant  les  saines  traditions   qui 
consistent  dans  le  respect  des  jeunes  gens  pour  les  vieillards 
et  la  révérence  de  tous  pour  les  .sanctuaires.  Il  porta  une  loi 
défendant  de  se  tenir  oisif  par  les  rues  ^,  et,  bien  qu'il  dût  lui- 
même  sa  grandeur  aux  foules  de  l'agora,- aux  campagnards 
venus  de  leurs  districts  ruraux,  il  trouva  à  la  fin  que  la  masse 
croissante  de  la  population  urbaine  devenait  un  danger.  En 
Attique  comme  dans  tous  les  pays  de  race  ionienne,  chacun 
aspirait  à  mener  l'existence  des  grandes  villes.  Pisistrate  vou- 
lut enrayer  ce  mouvement,  à  l'exemple  de  Périandrc  et  des 
Orthagorides  ^,    en  rendant  plus  difficile  la   transplantation 
dans  la  capitale.  Il  chercha  à  relever  la  classe  des  paysans,  que 
Solon  avait  sauvée  de  l'anéantissement,  et  à  encourager  le 
goût  de  l'agriculture.  Pour  que  la  population  n'en  vînt  pas  à 
former  une  masse  indivise,  il  accusâtes  distinctions  de  classes  ; 
il  aurait  même,  dit-on,  prescrit  aux  gens  de  la  campagne  un 
costume  spécial,  pour  les  empêcher  de  se  montrer  dans  la 
ville,  genre  de  contrainte  auquel  il  n'a  dû  avoir  recours  que 
vers  la  fin  de  sa  tyrannie.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  par 
quantité  de  sages  règlements,  il  a  donné  à  l'agriculture  *,  aux 
plantations  d'arbres,  et  spécialement  à  la  culture  de  l'olivier  ^, 
une  impulsion  remarquable  ;  c'est  qu'il  a  prévenu,  dans  la 
mesure  de  ses  forces,  la  formation  d'un  prolétariat  urbain, 
l'engouement  exclusif  pour  le  commerce  et  l'industrie,  et,  du 
même  coup ,  les  dangers  inséparables  d'unpareil  ordre  de  choses. 

^)  BoECKH,  Staatshaushaltung  der  Athener,  I,  342. 

2)  La  loi  de  paresse  (vÔ[jlo<;  àpy'«?-  Plut.,  Solon,  31),  qui  autorisait  une 
accusation  publique  contre  les  désœuvrés,  est  attribuée  à  Dracon,  à  Solon  et 
à  Pisistrate^.  Cf.  Att.  Prozess,  p.  299. 

^)  Les  oligarques  et  les  tyrans  s'accordent  sur  ce  point.  Cf.  Meier,  De 
bonis  damn.,  185,  et,  d'une  manière  générale,  Plass,  Tyrajinis,  I,  199. 

*)  Plut.  ,  Solon,  31.  Dion  Chrys  . ,  XXXV,  311 .  Dind .  Aristoph. .  Lysistr., 
1153.  PoLLux,  VII,  68.  L'auteur  qui  donne  le  plus  de  détails  sur  les  encou- 
ragements à  l'agriculture  est  Élien,  lequel  parle  même  de  distribution  de  se- 
mences... etc.  (yËLiAN.,  Yar.  Eist.,  IX,  25). 

5)  Dion  Chrys.,  I,  358. 


452  HISTOIRE   DE    L  ATTIQUE 

Durant  ce  temps,  la  ville  elle-même  avait  subi  des  remanie- 
ments considérables.  A  l'origine,  la  ville  et  la  citadelle  ne 
faisaient  qu'un,  et  tout  ce  qui  maintenait  la  cohésion  de  l'Etat 
se  trouvait  réuni  sur  le  rocher  de  l'acropole.  Mais,  depuis  le 
temps  de  Thésée,  depuis  que  les  grandes  familles  avaient 
quitté  la  campagne  pour  se  grouper  autour  de  la  citadelle  de 
Cécrops,  elles  s'étaient  bâti  des  demeures  au  pied,  du  côté  du 
midi.  Là,  elles  avaient  l'air  frais  de  la  mer,  la  vue  du  golfe  et 
des  navires  ;  là,  feiles  étaient  aussi  près  que  possible  de  la 
rade  de  Phalère.  C'est  donc  du  côté  du  sud  qu'étaient  situés 
aussi  les  plus  anciens  sanctuaires  de  la  ville  basse,  ceux  de 
Zeus  Olympien,  d'Apollon  Pythien,  de  Demeter  et  de  Dionysos. 
Au-dessous  del'Olympiéon  coulait  la  source  de  Callirrhoé,  qui 
se  jette  directement  dans  l'Ilissos.  C'était  là  que,  depuis  des 
siècles,  les  filles  et  les  servantes  des  Eupatrides  allaient  puiser 
l'eau  à  boire  ;  là  aussi  que,  dans  le  lit  spacieux  et  le  plus 
souvent  à  sec  du  ruisseau,  étaient  aménagés  les  lavoirs,  et  que, 
par  conséquent,  les  vieilles  légendes  plaçaient  les  histoires  de 
jeunes  filles  enlevées  par  des  pirates. 

Le  marché  de  cette  Ville-Yieille  ou  Cité  d'Athènes  ne  pouvait 
être  placé  ailleurs  qu'à  la  montée  qui  donne  accès  à  l'acropole 
du  côté  du  midi.  Il  y  a  là  une  large  pente  où  aboutissent  les 
routes  de  terre  et  de  mer.  C'est  là  que,  les  jours  de  marché, 
les  gens  de  la  campagne  venaient  vendre  leurs  denrées  ;  c'est 
là  que  les  citoyens  d'autrefois  se  réunissaient.  Ils  délibéraient 
en  commun  sur  une  terrasse  voisine,  le  Pnyx,  d'où  l'on  domine 
le  quartier  bas.  Mais,  à  mesure  qu'Athènes  tendait  à  devenir  le 
cœur  du  pays,  à  mesure  que  les  métiers  lucratifs  s'y  multi- 
pliaient, la  population  y  affluait  d'autant.  Les  districts  des 
environs  se  changèrent  en  faubourgs  ;  et  ces  faubourgs 
formaient  une  sorte  de  contraste  avec  l'ancienne  Athènes 
dont  une  partie  s'appelait,  à  cause  des  familles  nobles  qui 
étaient  installées,  Kydathénseon  ou  V  «  Athènes  d'honneur.  » 
Le  plus  important  de  ces  faubourgs  était  le  Céramique,  qui 
devait  son  nom  à  ses  potiers  '.  Il  s'étendait  depuis  le  bois  des 
Oliviers  jusqu'au  flanc,  nord-ouest  de  l'acropole.  Cette  région" 

*)  K£pa[X£ixoc  de  v.ipa.iioz,  argile  plastique  Ou  poterie. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  453 

était  le  principal  foyer  des  revendications  populaires  qui 
avaient  disputé  aux  Eupatrides  le  droit  de  se  considérer 
comme  formant  à  eux  seuls  la  bourgeoisie  athénienne.  Là 
habitaient  des  gens  qui  devaient  leur  aisance  à  leur  industrie, 
car  les  poteries  attiques  étaient  partout  demandées  et  consti- 
tuaient le  premier  article  d'exportation  pour  l'industrie  indi- 
gène. Le  Céramique  avait  vu  commencer  les  agitations  popu- 
laires :  il  avait  été,  par  conséquent,  le  berceau  de  la  tyran- 
nie. 

Cette  partie  de  la  ville  resta,  en  dépit  des  mesures  restric- 
tives prises  par  le  tyran,  le  quartier  le  plus  animé  de  la  ville. 
La  population  s'y  accroissait  d'une  façon  continue,  tandis  que 
le  quartier  sud  devenait  de  plus  en  plus  un  accessoire,  parce 
que  l'émigration,  les  sentences  d'exil,  le  renversement  complet 
des  conditions  sociales  le  dépeuplaient  peu  à  peu,  et  que  le 
mouvement  commercial  se  reportait  vers  le  côté  nord.  C'est 
probablement  vers  le  temps  de  Pisistrate  que  le  marché  de 
cette  ancienne  bourgade  suburbaine  —  car  chaque  bourgade, 
en  Attique,  avait  le  sien  —  fut  pris  pour  être  le  marché  ou 
agora  de  lavilJe  K  Un  pareil  changement  indiquait  assez  sur 
quelle  partie  de  la  population  reposait  l'avenir  de  la  cité. 

A  cette  innovation  se  rattache  une  série  de  mesures  complé- 
mentaires qui  ont  eu  toutes  pour  but  de  donner  à  Athènes 
une  physionomie  nouvelle. 

Les  Pisistratides  avaient  trouvé  la  ville  dans  un  désordre 
qu'explique  sa  croissance  rapide  :  c'était  un  assemblage  de 
quartiers  juxtaposés,  sans  lien  entre  eux.  Les  aristocraties 
cherchaient  partout  à  maintenir  une  séparation  entre  la  ville 
et  la  campagne  :  l'intérêt  des  tyrans  était,  au  contraire, 
d'abattre  toute  barrière  de  ce  genre,  pour  effacer  aussi  de  ce 
côté  les  vieilles  traditions,  pour  réunir  en  un  tout  de  création 
nouvelle  les  hautes  et  les  basses  classes,  les  anciens  et  les 
nouveaux  citoyens,  les  citadins  et  les  paysans.  C'est  pour  cela 
qu'ils  réunirent  Athènes  avec  les  bourgs  par  des  routes  allant 
dans  toutes  les  directions  ;  le  parcours  de  ces  routes  fut  tracé 

')  Sur  le  transfert  de  l'agora,  voy.  Yerhandlungen  der  ITamburger  Phi- 
lologenversammlung, 1856.  Ait.  Studien,  II,  hô.  Monat sb er.  d.K.  Akad. 
d.   Wiss.,  1876.  p.  83. 


454  HISTOIRE   DE    l'aTTIQUE 

avec  soin,  et  elles  convergeaient  toutes  vers  le  Céramique,  au 
milieu  duquel  fut  élevé  un  autel  des  douze  dieux  ». 

De  ce  point,  qui  était  le  nouveau  centre  de  la  ville  et  du 
pays,  on  mesura  les  distances  des  diverses  bourgades,  des 
ports,  des  principaux  sanctuaires  de  la  patrie  commune.  On 
dressa  le  long  des  routes  des  pierres,  non  pas  des  pierres 
milliaires  d'un  modèle  uniforme,  mais  des  œuvres  d'art,  des 
hermès  de  njarbre,  placés  en  des  endroits  commodes  où  Tombre 
invitait  le  passant  à  s'asseoir.  Sur  l'épaule  droite  de  Thermes, 
un  hexamètre  énumérait  les  localités  desservies  par  la  route  ; 
sur  l'épaule  gauche,  un  pentamètre  offrait  au  voyageur  une 
courte  sentence,  un  salut  doublé  d'un  bon  conseil,  qu'il 
emportait  avec  lui  2.  Ainsi,  le  pays  tout  entier,  qui  avait  tant 
souffert  de  ses  longues  discordes,  non-seulement  retrouva,  le 
repos  et  la  sécurité,  mais  prit  un  aspect  d'ordre,  une  physio- 
nomie philanthropique  et  hospitalière  ;  et  chaque  voyageur 
entrant  en  Attique  sentait  qu'il  avait  mis  le  pied  sur  un  sol  où 
toute  la  vie  des  citoyens  était  pénétrée  des  principes  d'une 
culture  supérieure. 

A  ces  magnifiques  travaux,  dont  l'initiative  revient  surtout 
à  Hipparque,  le  promoteur  actif  et  méritant  de  la  civilisation 
dans  le  pays. tout  entier,  il  faut  ajouter  les  grands  aqueducs 
qui  amenaient  l'eau  potable  des  montagnes  à  la  capitale  par 
des  conduits  souterrains  creusés  dans  le  roc.  Pour  pouvoir 
surveiller  partout  et"  nettoyer  ces  canaux,  on  avait,  de  dis- 
tance en  distance,  percé  à  travers  le  roc  des  soupiraux  par 
où  l'air  et  la  lumière  pénétraient  dans  les  tranchées  obscures. 
En  arrivant  aux  portes  de  la  ville,  le  torrent  dérobé  à  la  mon- 
tagne se  déversait  dans  de  grands  bassins  de  pierre  où  l'eau  se 
clarifiait  avant  de  se  distribuer  dans  la  ville  et  d'alimenter  les 
fontaines  publiques.  Ces  admirables  ouvrages,  qui  ont  fonc- 
tionné jusqu'aujourd'hui,  sans  interruption,  datent,  pour  la 
plus  grande  partie,  du  temps  des  tyrans.  Une  preuve  entre 
autres,  c'est  que  c'est  Pisistrate  qui  a  décoré  Callirrhoé  d'un 

')  Sur  les  constructions  des  tyrans  et  leurs  travaux  de  voirie,  voy.  E. 
CuRTius,  Erlaiitenider  Text  der  sieben  Karten  sur  Topographie  von 
Athen,  1868,  p.  27  sqq.  Z ur  Geschichte  des  Wegebaus,  p.  39  (347). 

^)  Inscription  d'tiermès  par  Hipparque  (G.  I.  Att.,  I,  n.  522). 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  455 

portique  à  colonnes  et  d'un  déversoir  à  neuf  bouches  '.  C'était 
en  quelque  sorte  un  remerciement  offert  par  lui,  au  nom  du 
peuple,  à  la  source  qui  avait  si  longtemps  désaltéré  la  ville, 
pour  ses  bons  et  loyaux  services.  En  môme  temps,  comme  on 
n'avait  plus  besoin  d'elle  pour  la  consommation  journalière,  on 
en  fît  une  source  sacrée,  et  son  eau  fut  réservée  exclusivement 
aux  cérémonies  du  culte. 

Pisistrate  gouvernait  Athènes;  mais  il  ne  portait  aucun 
titre  au  nom  duquel  il  entendît  revendiquer  une  souveraineté 
absolue.  Il  avait,  il  est  vrai,  fondé  sa  domination  sur  la  force. 
Il  gardait  même  à  son  service  une  armée  de  mercenaires  qui, 
dépendant  uniquement  de  lui,  n'ayant  rien  à  voir  avec  l'opi- 
nion publique,  pouvait  d'autant  mieux  comprimer  toute  tenta- 
tive de  soulèvement  que  la  plus  grande  partie  de  la  bourgoisie 
était  désarmée,  que  le  chiffre  de  la  population  urbaine  avait 
diminué,  et  que  l'attention  publique  se  trouvait  détournée  des 
affaires  politiques ,  soit  par  l'impulsion  donnée  à  l'agri- 
culture, soit  par  les  travaux  et  embellissements  de  la  ville. 
Pourtant,  l'organisation  des  magistratures  officielles  resta 
ce  qu'elle  était.  Seulement,  Pisistrate  avait  soin  qu'il  y  en  eût 
toujours  une  aux  mains  d'un  membre  de  sa  famille-,  et,  comme 
il  s'entendait  à  merveille  à  étouffer  chez  les  siens  toute  dissi- 
dence d'opinions,  il  en  résultaitque  la  maison  régnante  formait 
aux  yeux  du  peuple  un  seul  corps  animé  d'un  même  esprit. 
C'est  dans  ce  sens  qu'on  parlait  du  gouvernement  des  Pisis- 
tratides,  et  on  ne  pouvait  s'empêcher  de  rendre  hommage  aux 
aptitudes  multiples  qui  caractérisaient  cette  famille. 

C'était  un  sage  conseil  que  les  anciens  maîtres  de  la  science 
politique  donnaient  aux  tyrans  en  leur  recommandant  de 
donner  autant  que  possible  à  leur  autorité  le  caractère  de 
l'ancienne  prérogative  royale,  afin  de  faire  oublier  que  l'usur- 
pation était  l'origine  de  leur  pouvoir  3.  Aussi,  Pisistrate  ne 
voulait  pas,  comme  les  Cypsélides  et  les  Orthagorides,  rompre 
avec  le  passé  :  il  aimait  mieux  se  donner  pour  le  continuateur 
de  l'ancienneet  glorieuse  histoire  du  pays,  pour  le  sauveur  qui, 

1)  Sur  les  aqueducs,  voy.  Arch'dol.  Zeitung,  1847,  p.  26. 

2)  aso  Ttva  etïcjjlDvOVïo  ctçmv  auTcov  £v  raîç  àp'/aîs  sivat  (Thuc,  VI,  54). 

3)  Sa  (j-Yj  xupavvixbv  iùX'  olxovoaov  xai  ßaaiXtxov  eïvai  «patveaôat  (AristoT., 
Poii^,  1315  a.  [229,  11]). 


4o6  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

après  les  maux  déchaînés  sur  l'Antique  par  la  domination 
égoïste  de  la  noblesse,  venait  lui  rendre  le  bienfait  d'une 
autorité  unitaire  et  placée  au-dessus  des  partis.  Il  se  croyait 
particulièrement  qualifié  pour  ce  rôle,  en  raison  de  sa  parenté 
avec  l'ancienne  dynastie  royale.  Pour  cette  raison  aussi,  il  avait 
sa  demeure  sur  l'acropole,  à  côté  de  l'autel  de  Zeus  Herkeios, 
le  foyer  domestique  des  anciens  rois,  et,  du  haut  de  ce  rocher, 
alors  d'accès  incomparablement  plus  difficile  qu'après  la 
construction  des  Propylées,  il  surveillait  la  remuante  cité '. 

Cette  résidence  suffisait  déjà  pour  le  mettre  en  rapports 
intimes  avec  la  déesse  de  l'acropole  et  avec  ses  prêtres. 

Depuis  l'attentat  de  Cylon,  Athêna  elle-même  avait,  pour 
ainsi  dire,  pris  parti  dansles  luttes  intestines,  elles  anciennes 
familles,  qui  étaient  attachées  aux  sanctuaires  des  dieux  par 
des  sacerdoces  héréditaires,  ne  pouvaient  faire  autrement 
que  de  se  ranger  du  côté  des  adversaires  des  Alcméonides. 
Aussi  les  Pisistratides  avaient-ils,  par  deux  fois,  choisi  pour 
rentrer  le  jour  d'une  fête  d'Athêna.  Pour  le  même  motif,  le 
tyran,  une  fois  bien  installé  et  tranquille  sur  l'acropole,  s'oc- 
cupa avec  une  attention  particulière  du  culte  d'Athêna.  Il 
renouvela  l'ancienne  fête  estivale  des  Panathénées-,  comme 
pour  copier  Thésée  dont  il  avait  déjà  suivi  les  traces  en  réta- 
blissant la  solennité  de  Délos.  Il  institua  pour  les  fêtes 
d'Athêna  un  cycle  quadriennal  3,  afin  d'avoir,  chaque  cin- 
quième année,  une  cérémonie  plus  brillante  dont  il  élargit  le 
programme  pour  y  intéresser  plus  de  monde.  En  effet,  tant 
qu'il  n'y  avait  que  des  concours  équestres,  les  riches  pou- 
vaient seuls  y  prendre  part.  Dès  566  (01.  lui,  3j,  on  y  introdui- 
sit des  exercices  gymnastiques '':  la  fête  populaire  accueillit 
aussi  le  débit  des  rapsodes,  et  ces  tournois  poétiques,  non- 
seulement  ouvrirent  au  talent  un  plus  libre  accès,  mais  ajou- 
tèrent encore  à  la  fête  elle-même  un  ornement  nouveau  et 
significatif.  Pisistrate  obtint  par  là  le  double  avantage  d'en- 
tendre célébrer  devant  le  peuple  ses  ancêtres,  immortalisés  par 

»)  Herod.,  I.  59. 

*)  Voy.  ci-dessus,  p.  368. 

^j  A.  MoMMSEN,  Heortologie,  p.  80  sqq.  117  sqq. 

*)  A.  MoMMSEN,  op.  CîY.,p.  123. 


ATHÈNES    SOUS   LES   PISISTRATIDES  457 

Homère,  et  de  rajeunir  les  souvenirs  de  la  royauté  héroïque, 
qui  lui  tenaient  à  cœur. 

En  outre,  les  quartiers  nouvellement  annexés  et  les  anciens 
faubourgs  avec  les  artisans  qui  les  habitaient  furent  entraînés 
dans  le  mouvement  joyeux  des  fêtes  publiques:  la  large  rue 
qui  joignait  le  Céramique  du  dedans  à  celui  du  dehors  devint 
le  théâtre  d'une  course  aux  flambeaux  qui,  tant  que  dura 
l'Athènes  antique,  resta  la  plus  aimée  des  réjouissances  popu- 
laires'. Enfin,  il  doit  y  avoir  un  rapport  entre  la  rénovation 
des  Panathénées  et  la  construction  d'un  nouvel  édifice  destiné 
aux  fêtes ,  de  FHécatompédos,  ainsi  appelé  parce  qu'il  était 
large  de  100  pieds.  Ce  n'était  pas  un  édifice  servant  au  culte: 
aussi  n'était-il  pas  bâti,  comme  le  temple  d'Athêna  Polias,  à 
la  mode  ionienne,  mais  de  style  dorien.  Il  servit  sans  doute, 
dès  le  début,  à  garder  les  trésors  de  la  patronne  de  la  cité  ;  un 
nouveau  local  était  d'autant  plus  nécessaire  pour  cet  office 
que,  précisément,  les  Pisistratides  déployaient  plus  de  zèle 
pour  augmenter  les  revenus  de  la  déesse.  Ils  n'ont  certaine- 
ment pas  manqué  de  convertir  en  riches  présents  la  dîme  du 
butin  de  leurs  victoires,  et  on  attribue  expressément  à  Hippias 
un  règlement  en  vertu  duquel,  pour  chaque  naissance  et 
chaque  décès  en  Attique,  on  portait  à  la  prêtresse  d'Athêna 
une  mesure  d'orge,  une  mesure  d'avoine,  et  une  obole  2. 

Les  Pisistratides  administraient  eux-mêmes  les  fonds  sacrés, 
et  ils  mettaient  sous  la  protection  de  la  déesse  de  l'acropole 
leurs  propres  trésors,  dont  faisaient  partie  leurs  archives  de 
famille  et  leurs  collections  d'oracles.  Il  semble  bien  que  le 
mois  des  Panathénées,  THécatombaîon,  mis  hors  de  pair  par 
le  nouvel  éclat  dont  il  brillait,  est  devenu  vers  cette  époque 
le  premier  mois  de  l'année  attique  ^  L'image  de  la  déesse 
ornait  la  face  des  monnaies,  Pisistrate  continuant  en  cela 
un  usage  introduit  avant  lui  \  Le  culte  d'Athêna  recomman- 

')  WeckleiiX,  ITermes,  VII, 449.  Comment.  inhon.Th. Moimnsenü,^ .593. 

^)  Aristot.,  Œconom.,  II,  2,  1. 

^)  D'après  A.  Mommsen,  op.  cit.,  p.  81,  le  début  de  l'année  a  été  trans- 
porté de  Gamélion  en  Hécatorabaeon. 

*)  Suivant  Beule  et  suivant  Hultsch,  Metrologie,  p.  152,  la  tète  de 
Pallas  a  été  mise  pour  la  première  fois  sur  les  monnaies  par  Pisistrate.  Voy. 
les  rectifications  faites  ci-dessus,  p.  423,  note  3. 


458  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

dait,  par  surcroît,  la  culture  de  l'olivier,  arbre  dont  les  tyrans 
s'occupèrent  avec  prédilection.  On  sait,  du  reste,  qu'ils  ne 
négligeaient  rien  pour  encourager  l'agriculture  en  général 
et  pour  soutenir  les  paysans  dans  leur  labeur.  Nous  voyons 
ainsi  confirmés,  par  une  série  de  faits,  les  rapports  étroits  et 
de  grande  conséquence  qui  rattachaient  à  Athêna  Polias  les 
Pisistratides,  en  leur  qualité  de  seigneurs  royaux  de  l'acropole, 
de  gardiens  du  sanctuaire,  d'ordonnateurs  des  solennités 
périodiques,  et  de  tuteurs  fidèles  de  la  prospérité  nationale 
fondée  par  la  déesse  elle-même. 

Un  autre  culte,  auquel  les  tyrans  donnèrent  une  importance 
nouvelle,  fut  celui  de  Dionysos.  Ce  dieu  des  paysans  fait  par- 
tout contraste  avec  les  dieux  des  familles  chevaleresques  ;  aussi 
fut-il  favorisé  par  tous  les  souverains  qui  cherchaient  à  briser 
la  puissance  de  l'aristocratie.  Pisistrate  tenait  encore  à  Dio- 
nysos parun  lien  particulier,  caries  pays  vignobles  del'Attique 
étaient  précisément  les  hauteurs  de  la  Diacria,  notamment 
Icaria,  non  loin  de  Marathon,  et  dans  le  voisinage,  SemachidaB: 
Brauron  était  aussi  renommée  depuis  l'ancien  temps  par  ses 
fêtes  bachiques  *.  C'est  donc  le  pays  natal  des  Pisistratides 
qui  était  le  séjour  du  Dionysos  attique  :  c'est  de  là  que  se 
répandaient  à  travers  l'Attique  les  fêtes  des  vignerons  et  des 
pressoirs,  les  réjouissances  des  jours  où  l'on  goûtait  le  vin 
nouveau,  tous  amusements  qui  égayaient  la  morte  saison 
et  faisaient  oublier  les  distinctions  de  rang.  Aussi,  les  tyrans 
se  montrèrent  pleins  de  zèle  pour  le  dieu  démocratique.  Ils  le 
mirent  en  honneur  à  Athènes  et  en  vinrent  à  un  tel  degré 
d'intimité  avec  leur  compatriote  que  Pisistrate  osa,  dit-on, 
ériger  à  Dionysos  une  statue  dans  laquelle  on  croyait  recon- 
naître ses  propres  traits  2, 

')  Sur  le  culte  de  Dionysos,  cf.  Gerhard,  Gesamm.  Abhandl.,  II,  210. 
0.  RiBBECK,  Einführung  des  Dionysosdienstes  in  Attika.  Sur  Icaria  et 
Semachidce,  cf.  Leake,  Demen,  tr.  par  Westermann.  1840,  p.  11-i.  (Indications 
erronées  dans  Ross,  Demen,  p.  73).  L.  Preller,  G  riech.  Myth.,  P,  p.  527. 

2)  ô  XIsKïtCTTpaTOç  Iv  noXXoîç  ßapuc  sylveTo,  oiroy  xai  xb  'A6i^v/)ai  xoü  Atovûdou 
Ttpôffwirov  èxsîvou  Ttvéc  cpaaiv  eîxôva  (Athen.,  p.  533  c).  Ici  ßapuc  sigTîiûe 
«  outrecuidant,  )>  et  je  serais  tenté  de  croire  que  ce  Dionysos  est  celui  qui 
vint  un  jour  d'Icaria  à  Athènes,  où  il  fut  bien  accueilli  par  les  autres  dieux. 
(Pausan.,  I,  2,  5). 


ATHÈNES    SOUS    LES    PIS1STRAT1ÜES  459 

Par  la  lustration  'de  Délos,  les  Pisistratides  avaient  déjà 
offert  à  Apollon,  l'ancêtre  divin  des  vieilles  familles  ioniennes, 
un  hommage  éclatant.  A  Athènes  même,  dans  le  quartier  du 
sud-est,  ils  embellirent  et  agrandirent  le  domaine  du  dieu 
pythien  qui,  depuis  Solon,  était  devenu  un  dieu  révéré  delà 
cité  entière.  Là,  Pisistrate,  petit-fils  du  tyran,  consacra  en 
mémoire  de  son  archontat  l'autel  dont  Thucydide  a  copié 
l'inscription  à  demi  effacée,  conservant  ainsi  à  la  postérité 
un  des  plus  anciens  documents  de  l'histoire  attique  '.  Certai- 
nement, cette  dédicace  a  rapport  à  l'institution  des  proces- 
sions apolliniennes  qui  maintinrent  Athènes  en  relations 
avec  les  deux  foyers  principaux  du  culte  d'Apollon.  Dans  ce 
même  quartier,  Pisistrate  commença  la  construction  du 
temple  de  Zeus,  dont  l'emplacement  était  un  des  lieux  les  plus 
saints  qu'il  y  eût  sur  le  sol  de  l'Attique,  car  on  montrait  là  le 
gouffre  par  où,  suivant  la  légende,  les  eaux  s'étaient  écoulées 
après  le  déluge  de  Deucalion.  On  éleva  en  cet  endroit,  en 
l'honneur  du  plus  ancien  culte  d'Athènes,  de  celui  qui  tenait 
unies  toutes  les  classes  de  la  société,  un  temple  qui  devait 
être  la  grande  œuvre,  le  monument  de  la  tyrannie,  compa- 
rable à  l'Artémision  d'Ephèse  et  à  l'Hérseon  de  Samos  ". 

Dans  la  partie  nord-est  de  la  ville  futaménagé,  en  l'honneur 
d'Apollon,  le  Lycée,  avec  de  grands  espaces  pour  les  exer- 
cices de  la  jeunesse  ^  Du  côté  de  l'ouest,  le  double  Céramique 
fut  remanié  et  embelli,  ainsi  que  les  faubourgs  avoisinants, 
surtout  l'Académie,  un  terrain  bas,  planté  d'arbres,  voué  au 
culte  d'Eros,  qui  devint  un  lieu  de  plaisance  de  plus  en  plus 
fréquenté  par  les  Athéniens  *. 

Ainsi,  la  vie  publique  des  Athéniens  fut  remplie  d'excitations 
diverses  et  transformée  de  toutes  manières.  Athènes  devint 


1)  Thucyd.,  VI.  54.  L'inscription  dédicatoire,  textuellement  transcrite  par 
lui,  a  été  découverte  dans  des  fouilles,  le  15  mai  1877,  et  l'emplacement  du 
sanctuaire  s'est  trouvé  par  là  déterminé  avec  certitude.  Cf.  Hermes,  XII, 
p.  492.  CI.  Attic,  IV,  p.  41. 

^)  Aristot.,  Polit.,  224,  31,  Les  architectes  sont  nommés  par  Vitruv:.  , 
VII,  Prœf.,  p.  160  (edd.  Rose  et  Müller-Strübing,  qui  ont  accepté  le  nom 
étrange  de  Pormos). 

3)  Theopomp.,  fragm.,  148  (ap.  Harpocrat,). 

*)  Suidas,  s.  v.  'Axaôi^fXEia. 


460  HISTOIRE   DE   l'aïTIQUE 

une  ville  nouvelle,  au  dedans  comme  au  dehors.  Avec  ses 
chaussées  militaires  et  ses  rues  neuves,  sesplaces,  gymnases, 
fontaines  et  aqueducs,  avec  ses  nouveaux  autels,  ses  temples 
tout  nouvellement  bâtis  pour  des  cérémonies  nouvelles  ,  la 
ville  prit  dans  la  foule  des  cités  grecques  une  place  d'honneur, 
et  les  Pisistratides  no  négligèrent  rien  pour  lui  donner,  en  la 
mettant  en  relation  de  mille  manières  avec  les  iles  et  les  côtes 
de  la  mer  Egée,  un  rôle  digne  de  son  apparence. 

Pour  cela,  il  ne  suffisait  pas  que  les  Athéniens  eussent  la 
haute  main  sur  Délos,  sur  Naxos,  sur  l'Hellespont  ;  ils  de- 
vaient encore  s'approprier  les  trésors  intellectuels  du  rivage 
opposé,  où  le  génie  hellénique  avait  le  plus  heureusement 
déployé  ses  aptitudes,  et  en  enrichir  leur  propre  existence. 
C'est  dans  ce  but  que  déjà  Solon  avait  attiré  à  Athènes  les 
rapsodes  homériques  et  avait  porté  leurs  récitations  publiques 
au  programme  des  fêtes.  Pisistrate,  pénétré  de  l'importance 
de  la  question,  tourna  ses  efforts  dans  le  même  sens,  non 
plus  sans  doute,  comme  Solon,  par  pur  amour  de  l'art,  mais 
avec  une  arrière-pensée  d'intérêt  personnel.  En  effet,  il  met- 
tait ainsi  en  lumière  la  gloire  de  ses  aïeux  et  les  titres  de  sa 
maison,  dont  la  grandeur  passée  légitimait  la  domination  pré- 
sente ;  de  sorte  qu'Homère  était  destiné  à  appuyer  ici  les  pré- 
tentions d'un  tyran,  comme  il  avait  servi  à  Sparte  à  consoli- 
der le  trône  des  rois  légitimes  \  Il  n'est  pas  jusqu'au  pays 
natal  des  Pisistratides  qui  n'eût  sa  part  dans  les  souvenirs 
homériques,  caria  légende  plaçait  à  Brauron  le  sacrifice  d'Iphi- 
génie,  et  c'est  même  à  cause  de  cela  que  l'on  choisit  le  jour 
de  la  fête  d' Artemis  Brauronia  pour  faire  réciter  sur  l'acropole 
les  chants  épiques  ^ 

Ces  chants  s'étaient  jusque-là  transmis  de  bouche  en  bou- 
che. Il  y  avait  des  écoles  de  chanteurs,  dispersées  de  toutes 
parts,  où  l'éHte  des  enfants  de  l'Helladc  se  donnait  pour  mis- 
sion de  conserver  ce  trésor  national.  Cependant,  si  fidèle  que 
fût  leur  mémoire,  il  était  impossible  d'éviter  que  la  tradition 
orale  ne  subît  des  altérations  de  teute  espèce,  que  le  fonds 


')  Voy.  ci-dessus,  p.  222. 

*)  Arch.  Zeitung,  1853,  p.  156  sqq. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  461 

primitif  ne  fût  défiguré,  le  texte  authentique  perdu  à  force 
d'interpolations,  et  que  l'ensemble,  la  propriété  collective  la 
plus  importante  de  la  nation  hellénique,  ne  s'en  allât  en 
miettes.  Le  péril  était  d'autant  plus  imminent  que  les 
temps'devenaient  plus  agités,  que  les  Etats  s'isolaient  davan- 
tage les  uns  des  autres  en  suivant  des  directions  divergentes, 
et  que  les  préoccupations  de  l'âge  moderne  prenaient  le  pas 
sur  les  souvenirs. 

On  considéra  donc  comme  un  devoir  pour  l'Etat  de  parer  au 
danger  et  d'accomplir  une  tâche  à  laquelle  ne  suffisaient  pas 
les  forces  des  individus.  L'État,  du  reste,  s'y  trouvait  directe- 
ment intéressé,  depuis  que  le  débit  des  poésies  homériques 
figurait  parmi  les  exercices  des  fêtes  officielles.  Le  grand  mé- 
rite de  Pisistrate  est  d'avoir  compris  que  rien  ne  pouvait 
assurer  aux  Athéniens  une  renommée  plus  grande  et  plus 
durable  que  l'exécution  de  cette  tâche.  Il  convoqua  donc  un 
grand  nombre  de  savants  et  leur  confia  le  soin  de  rassembler 
et  de  comparer  les  textes  rapsodiques,  de  les  trier  pour  en 
éliminer  les  surcharges,  de  réunir  les  fragments  dispersés,  de 
faire  enfin  de  l'épopée  homérique  un  ensemble  et  comme  un 
grand  dépôt  des  traditions  nationales  fixées  sous  une  forme 
universellement  acceptée. 

Ainsi  travaillèrent,  sous  la  présidence  du  régent,  Onoma- 
crite  d'Athènes,  Zopyre  d'Héraclée,  Orphée  de  Crotone.  Ils 
formèrent  une  commission  scientifique  '  dont  les  travaux  em- 
brassèrent un  vaste  domaine,  car  ils  révisèrent  non-seulement 
V Iliade  et  V Odyssée^  mais  encore  l'épopée  de  l'âge  suivant, 
c'est-à-dire,  les  chants  des  poètes  dits  «  cycliques,  »  qui  ?>''d.^- 
-^MydiienisuvV Iliade QiV Odyssée eten formaientle  complément. 
Enfin,  à  côté  du  trésor  de  l'épopée  ionienne,  mis  tout  entier 
sous  le  nom  d'Homère,  ils  placèrent  Hésiode  et  les  poésies 
religieuses.  Pisistrate  prit  une  part  directe  au  travail,  et  l'on 
sent  encore,  çà  et  là,  le  caractère  de  la  tyrannie  aux  modifica- 
tions, omissions  ou  interpolations  qui  furent  faites  pour  flat- 
ter son  goût  ou  servir  ses  desseins  politiques  '^   C'est  ainsi, 

')  Cf.  Bkrnhardy,  Griech.  Litterat. ,W,  1  (1867),  p.  108. 
-)  ScHOL.  Venet.  in  Iliad.,  X,  1.  Eustath.,  785.   Bergk,  Griech.  Lite- 
ratur gesch.,  I,  p.  562. 


462  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

par  exemple,  que,  pour  attester  par  une  sorte  de  document 
juridique  un  droit  quWthënes  aurait  eu  de  temps  immémorial 
sur  Salamine,  les  Salaminiens  furent  incorporés  au  contin- 
gent athénien  dans  le  dénombrement  des  vaisseaux  '. 

Le  but  principal  fut  complètement  atteint.  La  branche  la 
plus  importante  de  Fart  poétique  qui  se  soit  épanouie  chez  les 
Hellènes,  l'épopée  des  écoles  ionienne  etbéotienne,  se  trouvait 
transplantée  à  Athènes.  Athènes  vit  naître  du  même  coup  une 
philologie  hellénique,  car,  au  cours  de  la  compilation,  la  fa- 
culté critique  s'éveilla,  elle  aussi  :  en  colligeant,  on  fut  conduit 
à  séparer  le  vrai  du  faux,  le  fonds  ancien  de  l'apport  nouveau. 
Sans  doute,  la  partie  scientifique  du  travail  ne  put  être  menée 
avec  une  méthode  rigoureuse;  mais  il  n'en  reste  pas  moins 
acquis  que  les  Athéniens  ont  été  les  premiers  à  apprécier  la 
valeur  des  poésies  homériques,  considérées  comme  trésor 
national.  C'est  chez  eux  que  récriture  a  été,  pour  la  première 
fois,  employée  à  préserver  des  dangers  d'une  transmission 
purement  orale  une  propriété  appartenant  à  la  nation  et  dont 
la  perte  eût  été  irréparable.  Sans  distraire  le  moins  du  monde 
ces  chefs-d'œuvre  de  la  circulation  et  de  la  vie  ordinaire,  le 
texte  écrit  permit  d'en  tirer  un  bien  plus  grand  parti  pour  les 
fêtes  de  la  cité  et  pour  l'éducation  de  la  jeunesse.  La  ville  de 
Pisistrate  eut  l'honneur  d'avoir,  pour  ainsi  dire,  donné  des  lois 
au  monde  de  la  poésie  nationale  :  grâce  à  son  chef,  il  y  eut 
désormais  un  Homère  et  un  Hésiode  qu'on  put  lire,  dans  une 
teneur  identique,  d'un  bout  à  l'autre  du  monde  grec. 

Les  collections  et  les  recherches  remontèrent,  au  delà 
d'Homère,  jusqu'aux  plus  anciennes  sources  de  la  théologie 
hellénique,  que  l'on  disait  avoir  été  constituée  par  l'aède  de 
Thrace,  Orphée.  Remaniée  par  Onomacrite,  cette  tradition 
devint  un  formulaire  nouveau  de  sagesse  mystique  et  fut 
utilisée  en  même  temps  pour  donner  au  culte  favori  de  la 
dynastie,  au  culte  de  Dionysos,  un  surcroît  d'importance  *.  A 
ces  textes  s'ajouta  une  collection  d'oracles  à  laquelle  les 
Pisistratides  attachaient    un    prix  particulier,    ainsi    qu'un 

')  Ajax  avec  les  Salaminiens  dans  le  corps  d'armée  attique  (Hom.,  Iliad., 
II,  557).  Cf.  Hermes.  IX,  326. 

-)  Cf.  Monatsber.  der  Berl.  Akad.,  1861,  p.  3. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISÏRATTDES  463 

classement  des  documents  historiques,  entre  autres,  des 
listes  généalogiques  ^  En  effet,  fiers  comme  ils  l'étaient  de 
leurs  aïeux,  les  Pisistratides  devaient  tenir  avant  tout  à 
restaurer  leur  arbre  généalogique,  d'une  façon  aussi  complète 
et  aussi  certaine  que  possible,  jusqu'au  temps  de  Nélée.  Delà 
aussi,  sans  doute,  la  premiète  ébauche  d'une  chronologie 
destinée  à  relier  l'âge  homérique  au  présent.  On  dut  commencer 
déjà  à  calculer,  en  remontant  à  partir  du  premier  archonte 
décennal",  l'époque  de  l'invasion  dorienne  qui  avait  déterminé 
les  ancêtres  de  Pisistrate  à  transporter  leur  foyer  à  Athènes. 

Ainsi,  Athènes  devint  un  centre  d'érudition  et  de  travaux 
scientifiques.  Quiconque  voulait  avoir  une  idée  d'ensemble  de 
ce  qui  valait  la  peine  d'être  retenu,  de  ce  qui  avait  été  composé 
en  langue  grecque,  de  ce  que  les  anciens  avaient  pensé  concer- 
nant les  dieux  et  la  morale,  en  un  mot,  de  ce  que  l'on  avait 
reçu  du  passé,  devait  se  transporter  à  Athènes.  C'est  là,  dans 
le  palais  de  Pisistrate,  que  se  trouvait  rassemblé  le  trésor 
entier,  là  qu'on  trouvait  les  œuvres  des  sages  et  des  poètes  de 
la  nation  rangées  côte  à  côte  en  rouleaux  soigneusement  écrits 
et  de  belle  apparence. 

Mais,  on  n'entendait  pas  seulement  emmagasiner  ce  qui 
restait  de  l'ancien  temps  ;  on  voulait  aussi  encourager  l'art 
vivant  et  en  posséder  à  Athènes  les  maîtres,  surtout  ceux  de 
l'art  lyrique  qui  avait  succédé  à  l'épopée  et  qui,  au  temps  des 
tyrans,  était  en  pleine  floraison.  Les  lyriques  étaient  plus  aptes 
que  personne  à  rehausser  l'éclat  des  cours  et  à  donner  aux 
fêtes  princières  un  air  de  grandeur  :  aussi  étaient-ils  mandés 
d'un  palaisàl'autre.  C'est  ainsi  que  les  Pisistratides  envoyèrent 
leur  galère  officielle  pour  amener  à'AthènesAnacréondeTéos, 
le  joyeux  poète  etfamilier  de  Polycrate  3.  C'est  ainsi  que  Simo- 
nide  de  Céos  et  Lasos  d'Hermione  vécurent  à  la  cour  des 
tyrans,  devenuele  séjour  des  Muses. 

Les  Pisistratides  firent  davantage.  Des  germes  tout  nou- 
veaux de  poésie  nationale  s'épanouirent  sous  leur  règne  et  par 

*)  Cf.  Brandis,  De  temp.  antiq,  rationibiis,  p,  16. 
-)  Voy.  ci-dessus,  p.  378-379. 

3)  Ps.  Plat.,  Hipparch.,^,,  228 0.  ^uan.,  Var.Hist.,  VIII,  2.  Welcker, 
Kleine  Schriften,  I,  p.  203. 


464  HISTOIRE    DE    L  ATTIOUE 

eux.  Ils  étaient  pleins  de- zèle  pour  le  culte  de  Dionysos,  et  les 
fêtes  du  dieu  s'embellirent  non-seulement  de  danses  chorales 
et  du  chant  choral  du  dithyrambe,  inventé  par  Arion  et  perfec- 
tionné par  Lasos,  mais  encore  de  représentations  mimiques 
où  paraissaient  des  chœurs  masqués  et  des  coryphées  qui  se 
séparaient  des  chœurs  pour  jouer  un  rôle  distinct,  qui  leur 
parlaientetengageaient  avec  eux  des  conversations  dialoguées. 
Ainsi  se  développa  une  action,  un  drame  qui,  une  fois  créé, 
s'affranchit  bientôt  des  légendes  bachiques  et  changea  de 
sujets  comme  de  masques.  Peu  à  peu,  le  cycle  entier  des 
légendes  héroïques  fut  mis  à  contribution  et  traduit  en  action 
dramatique.  Le  fondateur  de  ce  ballet  dionysiaque  fut  Thespis 
d'Icaria. 

Ainsi,  les  Pisistratides  rassemblèrent  et  fixèrent  les  échos 
laissés  derrière  elle  par  l'épopée  ;  ils  protégèrent  l'art  alors 
florissant  de  la  chanson  lyrique,  et  ils  firent  naître,  en  l'encou- 
rageant, une  branche  nouvelle,  bien  attique  celle-là,  de  l'art 
national,  le  drame,  qui  rapprochait  l'une  de  l'autre  la  poésie 
lyrique  et  l'épopée.  Ce  n'est  pas  tout.  Les  meilleurs  archi- 
tectes, comme  Antistate,  Callseschros,  Antimachide,  Porinos, 
et  les  meilleurs  sculpteurs  travaillaient  à  FOlympiéon  et  à 
l'Hécatompédos;  les  premiers  ingénieurs  du  temps  exécu- 
taient les  ouvrages  hydrauliques.  Les  hommes  distingués  dans 
tous  les  genres  apprenaient  à  se  connaître  et  échangeaient  les 
enseignements  de  leur  expérience.  Il  y  eut  aussi  sans  doute 
bien  des  froissements;  on  s'observait  de  part  et  d'autre,  et 
Lasos  ne  craignit  pas  de  reprocher  publiquement  à  Onoma- 
crite,  lequel  voulait  se  rendre  utile  à  son  maître  en  falsifiant 
des  oracles,  d'abuser  de  la  confiance  du  prince,  provoquant 
ainsi  un  scandale  qui  fit  exiler  le  faussaire  ^ 

Dans  dépareilles  conditions,  en  effet,  alors  que  tout  dépendait 
des  caprices  ambitieux  d'une  dynastie  égoïste,  il  fallait  s'q,tten- 
dreàbiendesbassesses.  Jusque  dans  la  rédaction  des  doctrines 
orphiques,  on  découvrit  des  traces  d'interpolations  arbitraires 

')  Herod.,  VII,  6.  Gerhard,  Gesamm.  Abhandl.,  II,  p.  210.  Onoma- 
crite  a  été  banni  après  la  mort  de  Pisistrate,  à  cause  des  falsifications  com- 
mises sur  les  Orphica,  et,  suivant  !a  conjecture  plausible  de  Gerhard,  en 
vue  de  recommander  au  respect  le  culte  de  Dionysos. 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  465 

pratiquées  par  (»nomacrite,  qui  était  trop  bon  courtisan  pour 
être  Scrupuleux.  Cependant,  la  renommée  des  Pisistratides 
n'est  pas  usurpée.  Ils  ont  compris  que  la  mission  d'Athènes 
était  de  réunir  dans  son  sein  et  de  perfectionner  tout  ce  qui 
avait  une  valeur  nationale,  et  en  peu  de  temps,  grâce  à  une 
activité  incroyable,  ils  ont  obtenu  des  résultats  qui  sont 
restés  acquis. 

Le  régent,  il  est  vrai,  ne  réussit  pas  plus  que  les  autres 
tyrans  à  jouir  en  paix  de  ses  succès;  il  se  sentait  toujours  sur 
un  terrain  volcanique.  L'inquiétude  le  prenait  au  moindre  mou- 
vement populaire  ;  il  tremblait  dès  qu'une  famille  cherchait  à 
se  grandir  ou  qu'un  Athénien  recevait  de  la  fortune  quelque 
faveur  inaccoutumée.  On  en  a  la  preuve  dans  les  moyens 
mesquins  et  superstitieux  que  le  puissant  despote  employait 
pour  calmer  les  agitations  de  son  âme.  Il  accepta  que  des 
Athéniens  vainqueurs  à  Olympie  fissent  proclamer,  au  lieu 
de  leur  nom,  celui  de  Pisistrate.  Cimon  Coalémos,  frère  con- 
sanguin deMiltiade  *,  usa  de  cette  flatterie  lors  de  sa  seconde 
victoire  à  la  course  des  chars  (528.  01.  lxiii),  et  mérita  par 
cette  preuve  de  loyalisme  d'être  rappelé  de  l'exil".  On  cherchait 
sans  cesse,  avec  une  activité  anxieuse,  des  oracles  qui  garan- 
tissent la  durée  de  la  dynastie;  et,  comme  le  tyran,  envieux  et 
jaloux  lui-même,  se  sentait  entouré  de  l'antipathie  des  autres, 
il  fit  attacher  aux  murs  de  son  château  l'image  d'une  saute- 
relle, ce  qui  passait  pour  un  moyen  de  détourner  le  mauvais 
œil,  de  rendre  inoffensif  le  regard  de  l'envie. 

Cependant,  Pisistrate  vieillissant  pouvait  raisonnablement 
espérer  que  ses  fils  et  petits-fils,  doués  comme  ils  l'étaient  pour 
l'exercice  delà  souveraineté,  associés  par  lui  au  gouvernement, 
maintiendraient  après  lui,  en  restant  fidèles  à  sa  politique, 
une  dynastie  à  laquelle  Athènes  devait  tant  de  prospérité  exté- 
rieure et  intérieure.  C'est  en  caressant  cette  ^espérance  qu'il 
mourut,  à  un  âge  avancé, au  milieu  des  siens(527.01.  lxiii, 2). 
Suivant  sa  volonté,  Hippias  lui  succéda  dans  la  tyrannie,  et  les 
deux  frères  restèrent  étroitement  unis,   comme  ils  l'avaient 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  438-439. 

-)  Herod.,  VI,  103,  JuL.  African.,  Olymp.,   ed.   Rutgers,  p.  24.  Arch. 
Zeitung,  1860,  p.  40. 

30 


466  HISTOIRE   DE   l'aTTIQUE 

promis  à  leur  père.  Hipparque,plus  doux  et  plus  délicat,  se 
résigna  sans  peine' au  second  rang;  il  se  consacra  à  Taditiinis- 
tration,  en  n'en  prenant  que  les  cotés  pacifiques. 

Et  cependant,  il  n'y  avait  pas  à  s'y  tromper,  on  sentait  que 
le  gouvernement  avait  changé  de  mains.  Tandis  que  le  père, 
qui  s'était  fait  par  lui-même  sa  situation  exceptionnelle,  avait 
conservé  jusqu'au  bout  la  souplesse  de  sa  nature,  les  fils  ne  se 
souvenaient  plus  d'avoir  mené  la  vie  des  simples  particuliers. 
Ils  s'étaient  toujours  sentis  fils  de  prince,  et  les  vicissitudes  de 
leur  destinée  n'avaient  laissé  dans  le  cœur  d'ïïippias  qu'un 
sentiment  de  rancune.  Ils  montrèrent  bientôt  des  velléités 
d'arbitraire,  et  l'on  vit  percer  chez  eux  un  orgueil  qui  faisait  fi 
des  lois.  Leurs  mercenaires  devaient  être  prêts  à  leur  obéir  en 
toute  chose,  dès  que  leur  défiance  exigeait  une  victime. 
Lorsque  Cimon  Coalémos  revint  pour,  la  troisième  fois  à 
Athènes  avec  la  palme  olympique  (524.  01.  lxiv),  les  Pisistra- 
tides,  effrayés  du  bonheur  des  Cypsélides,  le  firent  assassiner 
près  du Prytanée.  La  responsabilité  de  l'attentat  retomba  prin- 
cipalement sur  le  frère  aîné  ;  mais  on  pouvait  aussi  reprocher 
à  Hipparque  sesdéréglements  voluptueux  et  ses  débauches. 

On  le  vit,  en  sa  qualité  d'ordonnateur  des  Panathénées, 
refuser  aune  jeune  Athénienne  l'honneur  deporter  la  corbeille, 
sans  autre  motif,  à  ce  que  l'on  dit,  que  le  dépit  de  voir  ses 
avances  repoussées  par  le  frère  de  la  jeune  fille,  Harmodios. 
Celui-ci  pouvait  d'autant  moins  pardonner  au  tyran  l'affront 
fait  à  sa  maison  que,  chez  les  gens  de  sa  race,  les  Géphyréens, 
l'honneur  de  la  famille  passait  avant  tout  ^  Il  trama,  avec 
Aristogiton  et  d'autres  parents  ou  amis,  un  complot  contre  les 
tyrans,  qui  devait  être  mis  à  exécution  durant  la  procession 
des  grandes  Panathénées.  Le  coup  une  fois  fait,  on  pouvait,  vu 
l'état  de  l'opinion,  compter  sur  l'approbation  universelle.  Au 
début,  tout  alla  à  souhait.  Le  peuple  se  massait  sans  défiance 
dans  la  grande  rue,  et  les  deux  frères  se  trouvaient  au  milieu 
de  la  foule,  Hippias  dehors,  dans  le  Céramique,  occupé  à 
organiser  le   cortège,    Hipparque   sur    l'agora  2.    Parés  de 

1)  àvop't  Tecpupatfj)  oTxo;  ^ilo;,  oîxoç  apic-To;   (Eustath.  ad  Iliad.,  VII,  221). 
Cf.  Mei.neke,  Abhandl.  der  Berl.  Akad.,  1832,  96. 
')  Hipparque  frappé  dans  le  Léocorion  [Monatsber.,  1878,  p.  86). 


ATHÈNES    SOUS    LES    PISISTRATIDES  467 

rameaux  de  myrte,  symbole  de  la  concorde  maintenue  dans  les 
sociétés  par  Aphrodite,  les  citoyens  se  rangeaient  en  groupes 
alignés  lorsque  les  conjurés ,  qui  croyaient  leur  secret  trahi,  se 
précipitèrent  avec  leur  épée  préalablement  dissimulée  sur 
Hipparque.  Une  mêlée  sanglante  interrompit  la  fête,  sans  que 
le  but  fût  atteint.  En  effet,  le  frère  survivant  agit  avec  décision 
et  énergie.  Avant  que  le  cortège  resté  en  arrière  sût  ce  qui 
s'était  passé,  il  fit  arrêter  tous  ceux  qui  portaient  des  armes 
cachées  *.  Coupables  et  innocents  furent  mis  à  la  torture  et 
exécutés  :  la  souveraineté  menacée  était  affermie  à  nouveau 
(514.  01.  Lxvi,  3). 

Tout  ce  sang  répandu  n'apporta  que  malédiction.  Hippias 
se  crut  désormais  autorisé  et  même  obligé  à  adopter  un  autre 
système  de  gouvernement.  Il  saisit  cette  occasion  de  se  débar- 
rasser de  citoyens  qji'il  détestait  et  de  confisquer  les  biens  des 
bannis.  Sombre  et  défiant,  il  se  retira  sur  l'acropole,  se  chercha 
des  appuis  au  dehors,  noua  avec  Sparte,  avec  les  princes  de 
Thessalie  et  de  Macédoine,  des  alliances  étroites,  donna  sa 
fille  Archédice  au  tyran  deLampsaque,  parce  que  celui-ci  était 
en  crédit  à  la  cour  des  Perses  ",  et  chercha  à  extorquer  de 
l'argent  par  tous  les  moyens  ^  Il  fit  la  police  des  rues  avec  une 
telle  rigueur  qu'il  fit  confisquer  et  mettre  à  l'encan,  par  autorité 
de  justice,  les  saillies  des  maisons,  sibien  que  les  propriétaires 
étaient  forcés  de  racheter  à  très  haut  prix  des  parties  de  leur 
propre  maison  ;  il  démonétisa  les  espèces  courantes  et  remit 
en  circulation,  en  lui  donnant  une  valeur  plus  élevée,  l'argent 
qu'il  avait  fait  rentrer  ^  ;  il  permit  à  certains  citoyens  d'acheter 
la  dispense  des  prestations  publiques,  notamment  des  frais  3e 
chorégie,  de  sorte  que  les  autres  furent  surchargés  d'autant. 

C'est  ainsi  que  le  gouvernement,  naguère  si  populaire,  des 
Pisistratides  se  changea  en  une  insupportable  tyrannie.  La 
contradiction  inhérente  à  un  système  politique  qui  prétendait 
associer  les  formes  de  la  république  de  Solon  avec  un  despo- 

*)  Les  Athéniens  pouvaient  porter  lance  et  bouclier,  mais  point  d'épée. 
-)  Thucyd.,  VI,  59. 

^)  Sur  les  mesures  financières   d'Hippias,  voy.  Boeckh,  Staatshaushal- 
tung, I,  92,  775. 
*)  Aristot.,  Œconom.,  II,  2,  4.  Boeckh,  op.  cit.,  769. 


468  HISTOIRE    DE    L  ATTIQUE 

tisme  sans  bornes  devint  de  jour  en  jour  plus  choquante;  le 
régime  tout  entier  mérita  chaque  jour  davantage  le  mépris 
public,  parce  qu'il  ne  prenait  plus  à  son  service  que  des  per- 
sonnes indignes  ;  et  par  contre,  les  ennemis  de  la  dynastie,  sen- 
tant leurs  chances  croître  dans  la  même  proportion,  tournaient 
maintenant  vers  Athènes  des  regards  pleins  d'espérance. 

Les  ennemis  des  tyrans  avaient  leur  quartier  général  à 
Delphes.  A  leur  tète  se  trouvaient  les  iVlcméonides,  qui  étaient 
depuis  longtemps  les  familiers  du  sanctuaire  pythique  '.  Ceux- 
ci  avaient  eux-mêmes  pour  chef  Clisthène,  le  petit-fils  du  tyran 
de  Sicyone,  un  homme  prédestiné  par  sa  descendance  pater- 
nelle et  maternelle  aux  visées  ambitieuses.  Clisthène  avait  au- 
tour de  lui  des  hommes  appartenant  aux  plus  nobles  familles, 
comme  Alcibiade  l'ancien,  Léogoras,  Charias,  et  d'autres 
encore  ^  Ces  partisans  soutinrent  leur  querelle  de  deux  ma- 
nières :  d'abord,  par  les  armes.  Ils  réussirent,  grâce  à  un  coup 
de  main  audacieux,  à  occuper  un  point  fortifié  sur  les  hauteurs 
du  Parnès,  leLeipsydrion,  où  les  mécontents  vinrent  lesrejoin- 
dre.  Les  sanglants  combats  livrés  sans  succès  parla  garnison 
aux  troupes  du  tyran  restèrent  longtemps  dans  la  mémoire 
des  Athéniens.  Une  chanson  qu'ils  chantaient  à  table  disait  : 
<(  Maudit  Leipsydrion,  traître  aux  amis  !  Quels  hommes  tu  as 
fait  périr,  des  hommes  braves  au  combat  et  de  noble  maison, 
qui  ont  montré  alors  de  quels  pères  ils  provenaient  !  ^  » 

Bientôt  les  Alcméonides,  en  hommes  prudents,  s'avisèrent 
d'un  autre  moyen  pour  arriver  ^u  but. 

Le  temple  de  Delphes  avait  brûlé  en.  548  (01.  lviii,  1)^  La 
corporation  sacerdotale  fit  son  possible  pour  qu'on  le  rebâtit 
magnifique.  Elle  ordonna,  comme  pour  une  affaire  nationale, 
des  quêtes  en  tous  les  lieux  où  habitaient  des  Grecs.  Lorsqu'on 
eut  réuni  un  capital  de  300  talents  et  qu'il  fut  question  de 
chercher  un  entrepreneur  pour  exécuter  la  construction  nou- 
velle suivant  un  plan  donné,  les  Alcméonides  s'offrirent  et, 
une  fois  le  contrat  passé  avec  les  Amphictyons,  fournirent, 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  436. 

2)  IsocRAT.,  Debigis,  19.  Andoc,  I,  106.  Il,  26. 

')  Athen.,  XV,  p.  695  e.  Berc.k,  Poet.  Lyr.  [Scolia.  14J. 

'•)  Pausan.,  X,  5,  13.  Hehod.,  II,  180.  V,  62. 


ATHÈNES    sors    LES    PISISTRATIDES  469 

SOUS  tous  les  rapports,  infiniment  plus  qu'ils  n'y  étaient  obli- 
gés par  leurs  engagements.  Ils  employèrent  notamment  le 
marbre  de  Paros  au  lieu  de  calcaire  ordinaire  pour  la  façade 
orientale  du  temple.  Par  là,  ils  s'attachèrent  d'une  façon  sé- 
rieuse les  autorités  de  Delphes  et,  comme  ils  ne  manquaient 
aucune  occasion  de  se  montrer  généreux,  ils  les  disposèrent  à 
s'occuper  désormais  sans  relâche  des  intérêts  de  leur  famille 
et  à  prendre  ouvertement  parti  contre  les  Pisistratides.  A 
partir  de  ce  moment,  les  cités  grecques,  et  surtout  Sparte  qui 
depuis  plus  de  cinquante  ans  luttait  avec  gloire  contre  les 
tyrans  de  la  Grèce,  furent  sollicitées  dans  ce  sens  par  les  paro- 
les de  la  Pythie.  Toutes  les  fois  que  des  citoyens  de  Sparte  ou 
l'Etat  lui-même  envoyaient  à  Delphes,  on  ajoutait  à  chaque 
réponse  une  invitation  à  délivrer  Athènes  de  la  tyrannie  ;  et 
quand  les  Spartiates,  entre  autres  objections,  alléguaient  les 
liens  d'hospitalité  qu'il  y  avait  entre  eux  et  les  Pisistratides, 
on  leur  répondait  que  les  ordres  du  dieu  passaient  avant  les 
considérations  humaines  \ 

Enfin,  voyant  qu'on  ne  leur  laissait  point  de  repos,  les 
Spartiates  se  décidèrentà  agir.  Il  n'y  avait  pas  longtemps  qu'ils 
avaient  fait  dans  la  mer  Egée  la  guerre  àPolycrate;  ils  avaient 
renversé  Lygdamis  et  délivré  les  otages  athéniens  de  Naxos  -; 
cette  fois,  malgré  la  répugnance  instinctive  qu'ils  éprouvaient 
à  se  mêler  des  affaires  du  continent,  ils  envoyèrent  par  mer,  à 
Phalère,  une  armée  commandée'parAnchimolios.  Ils  croyaient 
pouvoir  à  cette  occasion  renouer  avec  Delphes  les  relations 
qui  avaient  été  précisément  dérangées  et  rompues  par  la  poli- 
tique d'Athènes.  Cette  entreprise  eut  peu  de  succès.  Les  Pisis- 
tratides détachèrent  la  cavalerie  des  Thessaliens  leurs  alliés, 
assaillirent  l'armée  Spartiate,  qui  s'était  installée  en  rase  cam- 
pagne dans  une  position  défavorable,  et  taillèrent  en  pièces  le 
général  avec  une  bonne  partie  de  ses  troupes  3. 

Pour  le  coup,  Sparte  devait  prendre  l'affaire  au  sérieux,  si 
elle  voulait  sauver  son  honneur.  •  Elle  s'était  fait  scrupule  d'a- 
bord, à  cause  de  ses  relations  d'amitié  avec  les  Pisistratides, 

1)  Herod.,  V,  63. 

-)  Plut.,  De  malign.  Herod.,  21.  Sur  les  otages,  voy.  ci-dessus,  p. 448, 

^)  Herod.,  ibid. 


470  HISTOIRE   DE    L  ATTIQUE 

d'envoyer  une  armée  royale  ;  mais,  cette  fois,  elle  mit  son  roi 
Cléomène  à  la  tête  des  troupes  et  le  chargea  d'envahir  l'Atti- 
que  par  terre. 

C'était  un  homme  extraordinaire  que  celui  qui  portait  alors 
la  couronne  dansla  branche  des  Agiades,  unhomme  qui  sentait 
bouillir  dans  ses  veines  surchautfées  le  vieux  sang  des  Héra- 
clides.  Possédé  d'un  indomptable  amour-propre,  il  n'avait 
nulle  envie  de  jouer  le  rôle  de  roi  à  la  maison,  sous  la  surveil- 
lance détestée  des  éphores.  Il  y  avait,  au  fond  de  ses  actes, 
des  instincts  de  tyran,  et  toute  expédition  aventureuse  à  l'é- 
tranger faisait  son  compte.' 

Les  démêlés  avec  Argos  se  prolongent  à  travers  les  siècles, 
d'un  bouta  l'autre  de  l'histoire  lacédémonienne,  aussi  loin 
que  vont  nos  informations.  Avant  et  après  les  guerres  de 
Messénie,  les  rois  de  Sparte  se  portèrent  dans  la  région  mon- 
tagneuse du  Parnon,  pour  défendre  les  districts  que  l'on  avait 
conquis  sur  la  frontière'.  Au  septième  siècle,  Argos  avait 
profité  de  sa  victoire,  après  la  sanglante  journée  d'Hysiâe,  pour 
marcher  en  avant.  Au  milieu  du  siècle  suivant,  la  Thyréatide, 
c'est-à-dire,  la  partie  septentrionale  de  la  Cynurie,  était  tom- 
bée tout  entière  aux  mains  de  Sparte,  et  cela,  grâce  au  fameux 
combat  auquel  est  attaché  le  nom  d'Othryade.  On  sait  l'histoire 
du  héros  Spartiate  qui,  resté  seul  de  tous  ses  compagnons, 
éleva,  dit-on,  le  trophée  attestant  sa  victoire  ^.  Le  fait  se  pas- 
sait vers  le  moment  où  Crésus  était  assiégé  dans  Sardes  (546). 

Mais,  ce  combat  même  n'avait  pas  mis  fin  aux  hostilités.  De 
nouvelles  occasions  vinrent  réveiller  le  vieux  levain  de  dis- 
corde. Les  Argiens  s'étaient  liés  avec  les  tyrans  attiques  ;  ils 
avaient  donné  en  mariage  à  Pisistrate  une  fille  de  leur  pays, 
Timonassa  ^  et  envoyé  des  troupes  en  armes  au  secours  du 
tyran.  On  ne  voulut  pas  tolérer  une  politique  aussi  indépen- 
dante et  aussi  décidément  anti-spartiate,  et,  lorsqu'on  eut 
châtié  les  alliés  péloponnésiens  d'Athènes,  lorsque  la  puis- 
sance de  Sparte  fut  restaurée  et  plus  solide  qu'elle  n'avait 

^)  Voy.  ci-dessus,  p.  297  sqq. 

2)  Herod.,  I,  82.  Pausan.,  II,  20,7.  Cf.  Koiilman.n  ap.  Rhem.Mus.yXXÏX, 
p.  462. 

■^)  Pll-t.,  Cat.,  24. 


CLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  471 

jamais  été,  Cléomène,  en  capitaine  qui  avait  fait  ses  preuves, 
marcha,  la  tête  pleine  de  projets  ambitieux,  contre  Athènes  *. 
Il  s'était  suffisamment  pourvu  de  cavalerie:  les  Alcméo- 
nides,  tous  les  émigrés  et  ennemis  des  tyrans  se  joignirent 
à  lui  :  les  tyrans  furent  vaincus  à  la  même  place  où  ils  avaient 
jadis  conquis  le  pouvoir,  près  du  sanctuaire  de  Pallène  *,  et 
enfermés  dans  leur  citadelle  de  l'acropole.  On  s'attendait  à 
un  long  siège.  Mais  il  advint  que  les  enfants  du  tyran,  pen- 
dant qu'on  les  emmenait  pour  les  transporter  hors  du  pays, 
tombèrent  aux  mains  de  patrouilles  ennemies.  Pour  les  sau- 
ver, Hippias  se  retira  avec  ses  trésors,  après  avoir  gouverné 
quatorze  ans  avec  son  frère  et  trois  ans  et  demi  seul.  Les 
édifices,  pour  lesquels  on  avait  compté  sur  une  plus  longue 
durée  de  la  dynastie,  notamment  l'Hécatompédos  et  l'Olym- 
piéon,  restèrent  inachevés  ^. 


CLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES. 

La  chute  du  tyran  n'eut  d'abord  d'autre  résultat  que  de 
ranimer  les  anciennes  querelles  des  partis.  L'une  des  trois 
factions  se  trouvant  éliminée,  les  deux  autres,  qui  ne  s'étaient 

')  Les  faits  et  gestes  de  Cléomène  sont  difficiles  à  classer  par  ordre  chro- 
nologique. D'après  Pausanias,  III,  4,  1  (suivi  en  cela  par  0.  Mueller, 
Schultz  ap.  Kiel.  Philol.  Sfud.,  163,  etc.),  c'est-à-dire,  d'après  .le  seul 
auteur  qui  groupe  les  faits  en  un  récit  continu,  l'expédition  en  Argolide  est 
antérieure  à  celle  de  l'Attique  et  tombe  vers  le  commencement  du  règne  de 
Cléomène.  Il  est  contredit  par  Hérodote  (VII,  148),  qui  représente  la  défaite 
des  Argiens  comme  survenue  peu  de  temps  avant  481  (01.  LXXIV,  4).  De 
même,  d'après  Hérodote  (VI,  19.  77),  la  catastrophe  de  Milet  et  celle  d'Ar- 
gos  sont  données  comme  contemporaines.  En  conséquence,  Clinton  et 
DuNCKER  placent  la  guerre  d'Argolide  plus  tard;  Clinton,  en  510;  Grote, 
Peter,  de  497  à  493.  C'est  le  parti  qu'ont  pris  aussi  ScHNEioERwmTH,  Gesch. 
des  dor.  Argos,  I,  et  Kaegi,  ap.  Jahrhb.  f.  Philol.  Suppl.  VI,  p.  469.  La 
manière  la  plus  naturelle  de  résoudre  la  contradiction  est,  ce  me  semble,  d'ad- 
mettre que  Pausanias  a  confondu  deux  expéditions  argiennes  en  une  seule. 

-)  Voy.  ci-dessus,  p.  447. 

3)  Cf.  Phitologus,   1862,  p.  6.  Stèle  érigée  sur  l'acropole,  ■i\  (STf\\f\  Ttsp't 

Tïi;  xùv  T'jpâvvwv  àôtxîa;  (Thucyd.,  VI,  55). 


472  HISTOIRE   DE    l'atTIQUE 

réunies  un  instant  dans  un  même  camp  que  pour  combattre 
Tennemi  commun,  furent  de  suite  en  mésintelligence  ouverte. 
C'était,  d'un  côté,  le  parti  de  la  noblesse,  dirigé  par  Isagoras, 
fils  de  Tisandre,  dans  la  maison  duquel  se  conservait  le  vieux 
culte  du  Zeus  carien;de  l'autre,  les  Alcméonides.  Aux  yeux  de 
ces  derniers,  Sparte  n'avait  été  que  l'instrument  dont  on  s'é- 
tait servi  pour  renverser  la  dynastie  des  tyrans  ;  ils  n'étaient 
nullement  disposés  à  accorder  à  une  puissance  étrangère  la 
moindre  influence  sur  la  régénération  de  la  cité.  Les  autres, 
au  contraire,  croyaient  devoir  saisir  cette  occasion  d'abroger 
les  innovations  abhorrées  qui  étaient  en  vigueur  depuisSolon, 
l'égalité  des  classes,  les  droits  attachés  à  la  propriété  sans 
égard  à  la  naissance,  l'accès  des  fonctions  honorifiques  ouvert 
à  quiconque  avait  de  la  fortune.  Au  début,  ce  parti  avait 
l'avantage,  car  il  avait  subsisté  sans  faire  de  bruit  sous  les 
tyrans;  il  se  trouvait  tout  organisé  et  il  s'était  assuré,  par 
son  alliance  avec  Sparte,  un  fonds  de  réserve  et  un  point 
d'appui.  Les  Alcméonides,  au  contraire,  ne  trouvèrent  point, 
pour  les  soutenir,  de  parti  tout  formé  et  compacte  :  ils  étaient 
restés  trop  longtemps  à  l'étranger;  leurs  adhérents  d'autrefois 
s'étaient  dispersés  ;  il  n'y  avait  plus  de  parti  des  Paraliens. 

Mais  Clisthène  n'était  pas  homme  à  se  laisser  évincer  si 
facilement.  C'était  un  tempérament  de  feu,  surexcité  encore 
par  une  vie  errante  et  par  les  souvenirs  de  sa  race.  Elevé  au 
milieu  de  .l'agitation  des  partis,  saturé  dès  l'enfance  de  plans 
politiques,  connaissant  le  monde,  habile  et  bien  décidé  à  se 
faire  à  tout  prix  une  clientèle,  il  prit  des  mesures  aussi 
promptes  que  décisives  pour  battre  en  brèche  la  prépondérance 
d'Isagoras.  Il  réunit  les  débris  de  son  ancienne  faction  avec  le 
parti  décapité  des  Diacriens  ;  il  adopta  la  politique  pariaquelle 
Pisistrate  avait  commencé  i;  il  utilisa  tous  les  moyens  qu'il 
avait  à  sa  disposition  pour  grouper  autour   de  lui  les  masses 


*)  Herod.,  V,  69.  Dans  le  ms.  Sancroflianus,  on  lit  :  tôv  'A9r,vaiwv  Srifiov 

Ttpôxepov  a7riüa[A£vov  tote  Tiâvra  Ttpo;  ttjv  IwutoO  [Aoîpav  upo(7E8r,xaxo,  c'est-à-dire, 
plebem  antea  a  se  spretam  nunc  totani  ad  S2ias  partes  traduxit.  D'après 
la  leçon  nâvTwv  (qui  est  celle  du  ms.  Florentinus,  mais  est  absolument  inin- 
telligible :  Bekkei  proposait  ucüvtw;),  Grote  traduit  :  «  le  peuple  exclu  de  tout 
(notamment  par  Solon  !)  ». 


CLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  473 

populaires  ;  il  les  excitait  en  leur  signalant  les  démarches 
anti-constitutionnelles  de  ses  adversaires  ;  si  bien  que,  en  peu 
de  temps,  il  se  trouva  à  la  tête  du  parti  démocratique  tout 
entier,  et  plus  puissant  que  n'avait  jamais  été  un  Alcméonide. 

L'ambition  était,  à  vrai  dire,  le  mobile  de  ses  actes.  Il  repré- 
sentait pourtant  une  cause  plus  élevée  que  son  intérêt  per- 
sonnel et  la  gloire  de  sa  famille.  Vis-à-vis  du  parti  opposé  qui, 
appuyé  sur  Sparte,  cherchait  à  enlever  au  peuple  ses  droits 
constitutionnels,  il  représentait  l'indépendance  d'Athènes  ; 
il  représentait  le  droit  menacé,  la  liberté  civique  conquise 
au  prix  de  luttes  pénibles,  la  constitution  à  laquelle  tout  le 
monde  avait  prêté  serment  et  qui  avait  été  sacrée  même  pour 
les  tyrans,  enfin,  l'avenir  d'Athènes,  qui  était  lié  au  libre 
développement  des  principes  posés  par  Solon.  Il  se  fit  par  là 
une  situation  bien  différente  de  celle  d'un  chef  de  parti  à 
visées  égoïstes  ;  il  eut  ainsi  en  main  une  force  considérable  et 
mérita  l'estime  des  meilleurs  d'entre  les  citoyens.  C'est  la 
réaction  aristocratique  qui  a  fait  la  grandeur  de  Clisthène  et 
qui  a  tracé  à  sa  politique  une  voie  déterminée. 

S'il  voulait  sauver  la  constitution  de  Solon,  il  ne  devait  pas 
se  contenter  de  maintenir  l'œuvre  du  passé  ;  il  lui  fallait 
encore  consolider  à  nouveau,  par  un  travail  d'ensemble,  le 
terrain  du  droit  et  maintenir  la  cohésion  au  sein  da  parti 
constitutionnel  en  poursuivant  un  but  déterminé  et  faisant  un 
pas  en  avant.  Solon  avait  mis  à  la  portée  de  tous  les  membres 
de  la  cité  tout  ce  qui  était  indispensable  à  une  société  libre, 
la  participation  au  gouvernement,  au  pouvoir  législatif  et 
à  l'autorité  judiciaire;  il  n'était  plus  nécessaire  d'être  de  noble 
extraction  pour  posséder  le  plein  droit  de  cité.  Pour  le  reste, 
il  avait  respecté  le  régime  intérieur  de  la  noblesse  et,  satisfait 
d'avoir  obtenu  l'essentiel,  il  avait  laissé  subsister,  comme 
choses  insignifiantes  et  inoffensives,  des  restes  du  passé  aux- 
quels les  fidèles  de  la  tradition  attachaient  une  grande  impor- 
tance, notamment  la  division  des  Eupatrides  en  tribus  dites 
des  Géléontes,  des  Hoplètes,  des  Argades  et  des  iEgicores  *. 

Ces  ménagements  avaient  laissé  dans  la  vie  de  la  cité  une 

')  Voy,  ci-dessus,  p   373. 


474  HISTOIRE    DE    l'ATTIQUE 

contradiction.  D'après  le  droit  écrit,  tel  qu'il  était  affiché  sur 
l'acropole,  il  y  avait  bien  une  bourgeoisie  libre  et  égalitaire ; 
mais,  en  réalité,  la  noblesse  et  le  «  démos  »  formaient  encore 
comme  deux  nations  distinctes.  Sans  doute,  il  n'y  avait  plus 
de  droits  politiques  réservés  aux  membres  àesgentesjm.àiscea 
associations  de  familles  étaient  un  prétexte  sans  cesse  renais- 
sant à  délibérations  communes  et  alignes  secrètes.  Le  peuple 
lui-même  ne  pouvait  pas  se  déshabituer  de  considérer  les 
membres  des  gente's  comme  une  classe  à  part,  soit  qu'il  éprou- 
vât à  leur  endroit  un  sentiment  d'humilité  servile  qui  allait 
contre  l'égalité  civile  proclamée  par  Solon,  soit  qu'il  les 
poursuivît  d'une  haine  incompatible  avec  la  paix  publi- 
que. 

Ces  inconvénients  et  ces  contradictions,  Clisthène  ne  voulut 
pas,  comme  Solon,  laisser  à  la  douce  influence  du  temps  et  au 
progrès  des  idées  égalitaires  le  soin  de  les  faire  disparaître. 
Il  se  crut  d'autant  plus  en  droit  de  se  hâter  que,  précisément, 
les  familles  nobles  affichaient  des  prétentions  nouvelles  et  se 
montraient  disposées  à  s'allier  même  avec  l'étranger  pour 
mettre  à  exécution  leurs  projets  factieux.  Dans  de  telles  con- 
jonctures, il  jugea  nécessaire  de  rompre  d'une  façon  plus 
décisive  avec  le  passé,  de  dissoudre  les  groupes  des  gentes^ 
qui  étaient  devenus  des  foyers  de  réaction  anti-constitution- 
nelle, d'enlever  aux  associations  fondées  sur  la  parenté  leur 
puissance,  de  déraciner  chez  le  peuple  le  sentiment  instinctif 
qui  le  tenait  dans  la  dépendance,  et  de  lui  donner  ainsi  ce  qu'il 
n'avait  pas  encore,  une  pleine  et  entière  liberté. 

Pour  en  arriver  là,  il  fallait  des  innovations  violentes,  de- 
vant lesquelles  un  autre  homme  d'Etat  eût  reculé.  La  résolu- 
tion de  Clisthène  s'explique  par  sa  personnalité  et  son  origine; 
son  succès,  par  l'ininteUigence  de  ses  adversaires  et  l'appui  de 
l'oracle  de  Delphes. 

La  maison  des  Alcméonides  avait  déjà,  en  raison  de  sa 
parenté  avec  la  dynastie  royale  de  JAttique,  un  instinct  de 
domination  qui  ne  s'est  jamais  démenti  chez  elle.  Au  hui- 
tième et  au  septième  siècle,  cet  instinct  prit  naturellement  son 
cours  vers  la  tyrannie,  parce  que  c'était  là  la  seule  forme  qui 
pût  alors  lui  donner  satisfaction.  La  passion  sauvage  déployée 


CLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  475 

par  Mégaclès  dans  sa  lutte  contre  Cylon*  s'explique  par  l'exas- 
pération de  sa  famille  qui,  aspirant,  elle  aussi,  à  la  souve- 
raineté, voyait  le  joyau  convoité  entre  des  mains  étrangères. 
Le  fils  de  Mégaclès,  Alcméon,  le  général  de  la  guerre  sacrée, 
qui  avait  peut-être,  en  cette  qualité,  trouvé  l'occasion  de  rendre 
des  services  aux  envoyés  du  roi  de  Lydie,  profita  de  son  inti- 
mité avec  la  cour  de  Sardes  pour  mettre  plus  de  distance 
encore  entre  lui  et  la  classe  bourgeoise  -.  11  avait  rapidement 
accru  sa  fortune,  déjà  considérable.  Une  ïois  devenu  le  plus 
riche  des  Athéniens,  il  avait  porté  ses  prétentions  de  plus  en 
plus  haut,  et  son  fils  n'avait  certainement  pas  brigué  la  main 
de  la  fille  du  tyran  de  Sicyone  pour  vivre  avec  elle  dans  la 
condition  modeste  d'un  citoyen  ordinaire.  Comme  chef  du 
parti  des  Paraliens,  il  avait,  au  fond,  les  mêmes  visées  que 
Pisistrate  ;  seulement,  il  n'avait  pas  les  mêmes  chances  pour 
lui.  A  chaque  insuccès,  chaque  fois  qu'il  rencontrait  sur  son 
chemin  cette  maudite  tache  de  sang  qui,  comme  un  mauvais 
génie,  reparaissait  toujours,  sa  passion  allait  grandissa,nt  et 
finalement,  les  espérances  des  Alcméonides  si  souvent  déçus 
dans  leur  ambition  s'attachèrent  au  fils  d'Agariste»,  qui  était, 
par  sa  naissance,  destiné  à  de  grandes  choses. 

Clisthène  introduisit  dans  la  lignée  des  Alcméonides  le 
nom  de  son  grand-père  maternel.  Il  tenait  de  lui  plus  que  le 
nom  :  il  avait  sa  décision  et  son  audace,  son  coup  d'oeil  péné- 
trant, son  énergie  sans  scrupules  dans  la  poursuite  de  ses 
visées  politiques.  Cesvisées  étaient  aussi  à  peu  près  lesmèmes 
de  part  et  d'autre.  Comme  le  grand-père,  le  petit-fils  voulait 
débarrasser  l'Etat  du  fardeau  gênant  d'institutions  vieillies, 
pour  l'acheminer  dans  les  voies  d'un  développement  nou- 
veau ;  lui  aussi,  il  luttait  contre  une  noblesse  qui,  dominée 
par  un  incurable  esprit  de  caste,  persistait  à  opprimer  les 
classes  inférieures.  Tous  deux  employèrent  les  mêmes  moyens 
pour  arriver  au  même  but  ;  tous  deux  s'appuyèrent  sur  l'au- 
torité de  l'oracle  pythique.  Jusque-là,   le  petit-fils  suivait  de 

1)  Voy.  ci-dessus,  p.  391. 

-)  Sur  les  rapports  d'Alcméon  avec  la  cour  de  Sardes,  voy.  Schoemann  ap. 
Jahrbücher  f.  Philol.,  1875,  p.  466.  Cf.  ci-dessus,  p.  436. 
^)  Voy.  ci-dessus,  p.  322. 


476  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

point  en  point  l'exemple  de  son  aïeul;  mais  les  réformes  du 
jeune  Clisthène  furent  infiniment  mieux  calculées,  plus  radi- 
cales et  de  plus  grande  conséquence.  Durant  les  années  d'exil, 
Clisthène  avait  préparé  de  longue  main  ses  plans  de  réforme  : 
aussi  se  trouvèrent-ils  mûrs  et  complets  au  moment  opportun. 
Il  avait  en  vue  deux  choses.  D'un  côté,  il  voulait  consolider 
la  constitution  de  Solon  et  en  faire  une  réalité  ;  de  l'autre, 
il  comptait  régénérer  l'Etat  de  fond  en  comble.  C'est  qu'en 
effet  il  n'entendait  point  s'interposer,  avec  une  impartiale 
douceur,  entre  les  classes  de  la  bourgeoisie  ;  il  ne  se  préoc- 
cupait pas,  comme  Solon,  de  garder  à  chacun  sa  part  entière: 
il  était  ennemi  de  la  noblesse,  etilsaisit  d'une  main  passionnée 
la  direction,  alors  vacante,  du  parti  avancé.  De  là  ces  ten- 
dances opposées,  ces  vues  politiques,  à  la  fois  conservatrices 
et  radicales,  qu'on  trouve  chez  bien  peu  d'hommes  d'Etat  asso- 
ciées au  même  degré  que  chez  Clisthène. 

La  constitution  de  Solon  n'avait  pu  prendre  racine,  parce 
que  les  maisons  aristocratiques- considéraient  l'Etat  comme 
une  arène  pour  leur  ambition  et  rendaient  impossible  un  pro- 
grès pacifique.  Solon  avait  donné  aux  citoyens  l'essentiel  de 
l'égalité  ;  mais,  comme  il  n'avait  pas  osé  toucher  aux  institu- 
tions de  la  noblesse  héréditaire,  celle-ci  s'était  fermée  et  isolée 
de  telle  sorte  que  la  fusion  des  citoyens,  sur  laquelle  on  avait 
compté,  s'en  trouvait  empêchée.  Aussi  l'Etat  de  Solon  n'avait- 
il  été  ni  compris,  ni  réalisé.  Clisthène  ne  songeait  pas  non 
plus  à  dissoudre  les  gentes^  avec  les  objets  de  leur  culte  et  les 
rites  de  leurs  sacrifices  ;  tout  ce  qui  tenait  au  droit  de  la  famille 
et  à  la  religion  demeura  intact,  avec  les  usages  traditionnels 
et  les  coutumes  archaïques  qui  s'y  rattachaient.  Mais,  les 
groupes  auxquels  étaient  subordonnées  les  phratries  et  les 
gentes^  c'est-à-dire,  les  quatre  tribus  ioniennes,  devaient  ces- 
ser d'être  une  division  politique  du  peuple  ;  car,  aussi  long- 
temps qu'il  en  était  ainsi,  les  subdivisions  semblaient,  elles 
aussi,  ayoir  de  droit  une  valeur  politique.  Le  grand  défaut 
qu'on  trouvait  à  la  constitution  de  Solon,  c'est  qui!  avait 
fallu  infuser  la  bourgeoisie  de  création  nouvelle  dans  ces 
anciennes  tribus,  comme  un  vin  nouveau  dans  de  vieilles 
outres.  C'est  pour  cela  qu'on  ne   se  contenta  pas,  comme  à 


.     CLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  477 

Sicyone,  de  changer  le  nom  et  le  rang  des  tribus  nobiliaires, 
mais  le  système  fut  supprimé  en  entier,  avec  la  division  qua- 
ternaire qui  servait  de  baseàtouteslesconstitutionsioniennes. 

On  mit  à  la  place  un  système  décimal  qui  ne  répondait  à 
aucune  organisation  traditionnelle.  Les  nouveaux  dixièmes 
de  la  cité  furent,  il  est  vrai,  appelés,  comme  les  anciens 
quarts,  à^sphylse^  c'est-à-dire  des  tribus';  mais  ils  n'avaient 
rien  à  voir  avec  la  question  de  naissance  et  d'origine.  Ce  n'é- 
taient que  des  unités  subdivisées  en  un  certain  nombre  de 
districts  ruraux  ou  dèmes.  Ces  districts  ou  communes  exis- 
taient depuis  longtemps  :  c'étaient  ou  bien  d'anciennes  villes 
de  la  dodécapole  attique,  comme  Eleusis,  Céphisia,  Thoricos; 
ou  bien  de  petites  localités  qui  avaient  faitpartie de  quelqu'une 
des  douze  villes ,  comme  Marathon  et  Œnoé  qui  avaient 
appartenu  à  la  tétrapole.  Les  dèmes  conservèrent  leurs  anciens 
noms,  même  quand  ces  noms  provenaient  des  éjentes  qui  y 
avaient  leur  principal  domicile,  comme  Boutadaî,  yEthalidœ, 
Pseonid».  Ils  avaient  déjà  été  utilisés  précédemment  par 
l'État,  peut-être  comme  subdivisions  des  naucraries  ^  pour 
l'organisation  de  la  police  et  la  répartition  de  l'impôt,  parce 
qu'ils  formaient  une  division  très  simple  de  la  population.  On 
en  fit  désormais  les  circonscriptions  administratives  propre- 
ment dites.  C'est  dans  chaque  dème  que  furent  inscrits  les 
habitants,  et  l'inscription  sur  ces  listes  communales  servit 
désormais  à  faire  la  preuve  qu'on  appartenait  au  pays  et  qu'on 
jouissait  de  ses  droits  de  citoyen.  Un  citoyen  pouvait  changer 
de  domicile  autant  de  fois  qu'il  voulait  ;  il  continuait  d'appar- 
tenir au  dème  dans  lequel  il  avait  été  une  fois  incorporé. 

On  institua  cent  de  ces  communes,  à  raison  de  dix  pour 
chacune  des  nouvelles  tribus  ^  On  fit  entrer  ainsi  et  le  sol  et  la 
population  dans  des  cadres  tout  à  fait  différents  de  ceux  d'au- 
trefois: on  eut  une  organisation  absolument  indépendante  des 


£7iö''-/i<7£v  (Herod.,  V,  66). 

-)  Voy.  ci-dessus,  p.  380. 

3)  Cent  est  le  chiffre  normal  d'après  Hérodote,  qui  ne  pouvait  pas  se 
tromper  sur  ce  point.  Ce  n'est  pas  l'avis  de  Sauppe  et  autres,  qui  regardent 
100  comme  le  nombre  des  dèmes  avant  Clisthène. 


478  HISTOIRE    DE    L  ATTIQUE 

groupes  de  familles  et  fondée  uniquement  sur  le  domicile. 
Mais,  ce  principe  lui-même,  on  ne  l'appliqua  pas  de  la  manière 
qui  semblerait  la  plus  naturelle,  de  façon  à  réunir  en  un  tout 
dix  localités  contiguës.  C'est  qu'alors,  en  effet,  les  Diacriens 
auraient  eu  la  prépondérance  dans  une  tribu,  les  Paraliens 
dans  une  autre,  les  Pédiécns  dans  une  troisième,  et  ce  système 
régional  aurait  fourni  un  nouveau  point  d'appui  aux  anciennes 
coteries.  Il  semble  bien  au  contraire  que,  justement  pour 
cette  raison,  on  eut  de  suite  l'idée  de  réunir  en  une  même 
tribu  des  cantons  tout  à  fait  séparés  et  même  éloignés  les  uns 
des  autres,  comme  Phalère  et  Marathon,  le  Pirée  et  Décélie. 
On  voulait  morceler  ainsi  les  régions  où  se  localisaient  les 
partis  d'autrefois  '. 

Les  Athéniens,  en  tant  qu'habitants  d'Athènes,  ne  consti- 
tuaient point  une  tribu  ;  la  capitale  ne  formait  point  par  elle- 
même  une  commune  ;  mais,  toutes  les  assemblées  des  membres 
des  tribus  ou  «  phylètes»  se  tenaient  à  Athènes,  et  le  territoire 
delà  ville  était  lui-même  distribué  entre  plusieurs  districts  de 
phylœ.  Chacune  des  dix  tribus  avait  ses  présidents,  ses  céré- 
monies religieuses  et  ses  fêtes  communes  qui,  en  rapprochant 
les  citoyens,  contribuaient  à  établir  entre  eux  des  relations 
amicales.  Mais  leur  compétence,  en  tant  que  corporation,  se 
bornait  à  l'élection  des  dignitaires,  à  la  répartition  des  charges 
civiques  et  à  la  nomination  d'hommes  de  confiance  qui,  dans 
les  travaux  publics,  jouaient  le  rôle  de  directeurs-comptables. 
Les  tribus  étaient  les  organes  dont  se  servait  la  cité  pour 
rendre  effectifs  les  sacrifices  exigés  par  l'Etat  des  citoyens,  en 
temps  de  guerre  et  en  temps  de  paix.  Elles  avaient  ainsi  dans 
leurs  attributions  le  rôle  dévolu  aux  naucraries.  Celles-ci,  du 
reste,  subsistèrent  à  côté  des  dêmes'^;  seulement,  le  nombre  en 
fut  porté  de  48  à  80,  de  manière  que  chaque  tribu  comprenait 

1)  Les  fjèmes  paraissent  avoir  été  répartis   entre  les  phylae,  de  façon  que 

celles-ci  fussent  représentées  dans  les  trois  régions,  la  montagne,  la  côte  et 

a  plaine  (Hermann.  Staatsalterth..  §  111,  5).  Il  y  a  pourtant  des  exemples 

de  dèmes  voisins  dans  la  même  tribu;  ainsi.  Marathon,  OEnoé,  Tricorythos, 

Rhamnonte,  Psaphida?,  Phégœa,  Aphidna,  étaient  tous  dans  la  tribu  .^Eantis. 

-)  Sur  les  dèmes  et  naucraries,  cf.  Schol.  Aristoph.,  Nub.,  37.  Boeckh, 
Staatshaiishaltung,  I.  359.  Les  cinquante  naucraries  fournissent  cinquante 
vaisseaux  (Herod.,  VI,  89). 


CLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  479 

cinq  de  ces  circonscriptions  navales  ou  financières,  et  avait  par 
conséquent  à  fournir  cinq  vaisseaux  et  dix  cavaliers  pour  la 
défense  nationale.  Une  fois  soustraites  à  l'influence  des  nobles 
comme  à  celle  des  coteries  locales ,  ces  circonscriptions 
servirent  à  tourner  vers  la  chose  publique,  sans  intervention 
directe  de  l'Etat,  les  forces  populaires,  et  à  en  accroître  l'éner- 
gie en  provoquant  une  émulation  patriotique  aussi  large  et 
aussi  dégagée  que  possible  des  considérations  accessoires. 

Tandis  que  les  tribus  ou  phylde  n'étaient  appelées  que  de 
temps  à  autre  à  prendre  part  à  Tadministration,  l'expédition 
des  affaires  courantes  fut  confiée  aux  communes  ou  dèmes. 
Chacun  des  ces  dèmes  avait  son  président  local  ou«  démarque  » 
élu,  ses  fonctionnaires  religieux  et  ses  comptables,  car  chacun 
avait  à  gérer  des  biens  communaux  et  une  caisse  communale. 
La  commune  avait  aussi  le  droit  d'établir  des  impositions.  Elle 
tenait,  pour  délibérer  sur  ses  affaires  intérieures,  des  assem- 
blées qui  donnaient  à  ses  membres  l'occasion  de  s'exercer  au 
maniement  des  affaires  publiques  :  on  y  faisait  l'apprentis- 
sage de  la  vie  politique.  C'est  dans  ces  assemblées  que  les  fils 
de  citoyens  ,  arrivés  à  l'âge  voulu  ,  étaient  inscrits  parmi  les 
membres  de  la  commune  et  que  les  registres  communaux 
étaient  contrôlés.  Elles  se  trouvaient  par  là,  mais  par  là  seu- 
lement, en  contact  immédiat  avec  la  cité  :  car,  ces  registres 
communaux  servaient  en  même  temps  de  documents  consta- 
tant la  possession  du  droit  de  cité  au  sein  de  l'Etat  athénien  '. 

Même  au  point  de  vue  gouvernemental,  les  tribus  de 
Clisthène  ne  furent  que  des  intermédiaires  destinés  à  main- 
tenir en  communion  avec  l'État  les  cantons  ruraux  oii  la  vie 
municipale,  avec  ses  intérêts  particuliers,  suivait  librement 
son  cours.  Solon  ayant  déjà  organisé  le  Sénat  de  façon  à  en 
faire  une  délégation  élue  du  corps  des  citoyens,  Clisthène 
n'eut  qu'à  perfectionner  le  système  en  faisant  élire  tous  les 
ans  50  membres  de  chaque  tribu,  sans  supprimer  toutefois  les 
restrictions  apportées  par  Solon  à  l'éligibilité.  De  cette 
manière,  le  Sénat  ne  fut  pas  seulement  renforcé  de  100  mem 
bres,  mais  il  fut,  plus  encore  que  par  le  passé,  une  représen- 

•)  Sur  l'administration  des  dèmes,  voy.  Schoemann,  Gr.  Alt.,  P,  p.  390. 


480  HISTOIRE    DE    l'atTIQUE 

tation  du  peuple.  En  elfet,  le  nouveau  système  décimal  fut  aussi 
appliqué  à  Tannée  durant  laquelle  le  Sénat  exerçait  ses  pou- 
voirs. L'année  fut  divisée  en  dix  parties  égales,  et,  durant 
chacun  de  ces  laps  de  temps,  une  tribu  avait  à  son  tour,  dans 
un  ordre  déterminé  par  le  sort,  la  présidence  ou  «  prytanie.  » 
Ainsi,  la  prytanie  devint  une  période  gouvernementale,  équi- 
valant à  30  ou  36  jours. 

Enfin,  les  tribus  servirent  encore  à  former  les  jurys.  Le 
Conseil  et  les  tribunaux  étaient,  de  par  les  institutions  de 
Solon,  les  gardiens  des  droits  du  peuple  qu'ils  protégeaient 
contre  l'arbitraire  des  rtiagistrats.  Mais,  le  plus  difficile,  c'était 
de  pourvoir  aux  magistratures  elles-mêmes  d'une  façon  qui  fût 
en  harmonie  avec  l'esprit  du  temps  et  le  bien  de  la  commu- 
nauté. Elles  étaient  assiégées  par  l'ambition  des  puissants  ; 
dans  les  réunions  électorales,  on  voyait  toujours  reparaître  les 
divisions  d'autrefois;  les  anciens  chefs  de  parti  y  faisaient 
appel  à  tous  leurs  adhérents  pour  arriver  à  des  charges 
auxquelles  étaient  attachées  les  attributions  de  la  souve- 
raineté d'Etat,  c'est-à-dire,  ^e  qui  remplaçait  l'ancienne  dignité 
royale,  et  pour  exploiter  de  leur  mieux,  au  profit  de  leurs 
visées  ambitieuses,  la  courte  durée  de  leurs  fonctions.  C'est 
sur  ce  point  que  porta  une  des  innovations  les  plus  radicales 
et  les  plus  efficaces  qu'on  ait  faites.  On  supprima  l'élection 
comme  moyen  de  désigner  les  titulaires  des  postes  officiels, 
et  on  lui  substitua  le  tirage  au  sort  \  L'innovation  n'est  pas 

')  Le  tirage  au  sort  (xlrspo;,  v.-jol[i.o;)  existait  au  temps  de  la  bataille  de 
Marathon  (Herod.,  VI,  109)  :  au  temps  de  Périclès,  d'après  Plutarque,  il 
existait  depuis  longtemps  [s.v.  izalonoù.  Plut.  Pericl.,  9).  Par  conséquent, 
il  a  été  institué,  ou  par  Clisthène,  ou  (ce  qui  est  infiniment  moins  vraisem- 
blable) immédiatement  après  lui.  Sur  le  sort,  considéré  comme  institution  reli- 
gieuse, voy.  Serv.,  ^n.,  II,  201.  C.  I.  Gr.,  II,p.562b.  Welcher,  Sylloge, 
p.  298.  Cf.  Prov.  Salom..  xvi,  23.  Homeyer,  Nachtrag  zu  dem  Gennan. 
Loosen,  p.lS  ap.  SymboLv  Bethmann-HoUicegio  oblatœ,  Berol.,  1868). 
Dans  la  politique  des  anciens,  c'était  un  palliatif  employé  pour  remédier 
aux  factions  (àaTadiacnrov.  Anaximen.,  FUiet.  éd.  Sprengel,  p.  13,  15),  un 
recours  contre  l'èpiOsta  qui  donne  naissance  aux  factions  (Aristot.,  Polit., 
198,  19,  cf.  Suidas,  s.  v.  <ï'i),o7rot[j.-/;v).  Tant  que  les  hommes  marquants 
furent  seuls  à  se  porter  candidats,  que  les  autres  s'abstinrent  et  que  les 
pauvres  furent  exclus,  le  hasard  avait  peu  de  marge;  et  c'est  la  raison  pour 
laquelle,  durant  quelques  dizaines  d'années  encore  après  l'adoption  du  tirage, 
on  voit  les  hommes  d'État  les  plus  influents  arriver  à  l'archontat.  Il  pouvait 


CLISÏHÈNE    KT    SES    RÉFORMES  481 

expressément  attribuée  à  Glisthène,  mais  elle  doit  dater  de  son 
temps,  car  elle  est  déjà  en  vigueur  au  début  des  guerres 
médiques. 

Ce  système,  considéré  au  point  de  vue  de  la  théorie,  paraît 
plus  singulier  et  plus  dangereux  qu'il  n'étaitenréalité.  D'abord, 
le  tirage  au  sort  n'est  pas  du  tout,  chez  les  Grecs,  une  conces- 
sion faite  aux  exigences  démocratiques  ;  on  le  rencontre  déjà 
dans  les  anciens  temps,  notamment  lorsqu'il  s'agissait  de 
nommer  à  des  fonctions  sacrées  et  qu'on  voulait  laisser  la 
divinité  libre  de  choisir.  Ensuite,  il  ne  faut  pas  oublier  que  le 
sort  ne  décidait  qu'entre  les  candidats,  et  on  pouvait  supposer 
avec  raison  que,  parmi  le  nombre  déjà  restreint  des  pro- 
priétaires assez  riches  pour  être  éligibles,  ceux-là  seulement  se 
porteraient  candidats  aux  plus  hautes  fonctions  gouvernemen- 
tales qui  avaient  déjà  quelque  droit  à  la  confiance  de  leurs 
concitoyens.  La  publicité  de  la  vie  civique  etlapeurduridicule 
suffisait  pour  écarter  de  l'urne  les  incapables.  Enfin,  en 
admettant  que  le  hasard  ne  choisît  pas  toujours,  parmi  les 
candidats,  le  plus  digne,  il  faut  se  dire  que  le  système  de 
l'élection  libre  ne  donnait  pas  plus  de  garanties  ;  tandis  que  le 
tirage  au  sort  compensait,  et  au  delà,  ses  inconvénients  par 
cet  avantage  que,  avec  lui,  les  magistrats  suprêmes  cessaient 
d'être  les  organes  du  parti  alors  dominant.  Des  hommes  de 
divers  partis  se  trouvaient  ainsi  obligés  de  gouverner  ensemble, 
à  titre  de  collègues,  etde  chercher  à  accorder  leurs  divergences 
en  élevant  leur  point  de  vue.  Les  luttes  et  manœuvres  électo- 


se  faire  aussi  que,  lorsqu'on  invitait  les  candidats  à  donner  leurs  noms  pour 
être  jetés  dans  l'urne,  tous  se  retirassent  spontanément  devant  un  seul  : 
c'est  ce  qui  semble  avoir  eu  lieu  pour  Aristide  dans  l'année  qui  suivit  la 
bataille  de  Marathon.  En  ce  sens,  Idoménce  avait  raison  de  dire  qu'Aristide 
avait  été  fait  archonte  où  xuatis-j-coç,  aXX'  êXojisvwv  xwv  'A6r,vat(ov.  En  effet,  la 
controverse  à  laquelle  Plutarque  fait  allusion  dans  la  biographie  d'Aristide 
{Aristid.,  1)  ne  roule  point  sur  la  question  de  savoir  comment  se  faisaient  à 
l'époque  les  nominations  de  fonctionnaires,  mais  sur  la  manière  dont  Aris- 
tide fut  nommé  archonte.  Cf.  Schoemann,  Uebe7'  das  Loos  in  Athen,  contre 
LuGEBiL,  Zur  Geschichte  der  Staatsverfassung  in  Athen,  ap.  Jahrbb.  f. 
klass.  Philo!.,  1872,  p.  148  sqq.  —  La  question  a  été  reprise  et  diversement 
résolue  par  Fustel  üe  Coulanges,  Rech,  sur  le  tirage  au  sort  appliqué  à 
la  nomination  des  archontes  athéniens,  ap.  Nouv.  Revue  historique  de 
droit,  1879,  et  L.  Havet,  ap.  Revue  da  Philologie,  1880. 

31 


482  HISTOIRE    DE    l'ATTIQUE 

raies  n'eurent  plus  de  raison  d'être  ;  les  citoyens  se  déshabi- 
tuèrent de  ces  intrigues  de  parti  qui  empoisonnaient  leur 
existence.  Dans  certains  cas  exceptionnels,  lorsque  tout  le 
inonde  reconnaissait  dans  un  citoyen  l'homme  de  la  situation, 
il  arriva  que  tous  les  candidats  s'effacèrent  devant  lui  et  qu'il 
y  eut  ainsi  élection  populaire,  dans  le  meilleur  sens  du  mot. 
Pour  l'époque  agitée  de  Clisthène,  il  n'y  eut  pas  d'institution 
plus  utile  que  l'urne  du  sort.  Elle  eut  pour  effet  de  calmer  et 
de  réconcilier  les  esprits;  ceux  qui  l'ont  adoptée  ont  fait  preuve 
.de  la  plus  grande  sagesse  politique,  et  nous  avons  de  bonnes 
raisons  pour  en  attribuer  l'initiative  à  la  législation  de  Clis- 
thène. 

On  parle  d'une  autre  mesure ,  bien  plus  révolutionnaire 
celle-là,  qui  est  imputée,  de  la  manière  la  plus  affirmative,  à 
Clisthène:  c'est  l'admission  dans  la  cité  d'une  quantité  de 
gens  qui,  jusque-là,  avaient  vécu  en  dehors  de  la  communauté 
des  citoyens,  la  naturalisation  d'industriels  et  d'artisans  qui 
habitaient  depuis  longtemps  déjà  l'Attique  en  qualité  de 
métèques  ou  d'affranchis  '.  Ils  se  trouvaient  désormais  incor- 
porés à  l'Etat  et  rivés  à  sa  fortune:  leurs  aptitudes  devenaient 
la  propriété  de  l'Etat;  ils  pouvaient  maintenant,  comme  des 
Athéniens  authentiques  ,  prendre  part  aux  processions  des 
Panathénées,  et  ils  prêtèrent  comme  les  autres  citoyens,  à  la 
patrie  qui  venait  de  leur  être  octroyée,  le  serment  mihtaire. 
C'était  là,  sans  contredit,  la  modification  la  plus  essentielle 
et  la  plus  intime  subie  par  la  cité  :  c'était  comme  une  dissolu- 
tion de  la  bourgeoisie  dans  un  élément  étranger.  Toutes  ces 
nouvelles  recrues  n'avaient  rien  de  commun  avec  l'ancienne 
Athènes  ;  ils  n'étaient  même  pas  rattachés  à  l'Etat  parles  liens 

*)  TioXXouc  £çuXlT£y(T£  ^Ivouç  xat  ûo'JÂou?  (iETotxoui;  [Bekker  donne  ,  d'après 
Lambinus,  xai  [XEioixo'jç]  (Aristot.,  Polit.,  61,  11).  Voy.  Schoemann,  Ver- 
fassu7iy.)igeschichte,  p.  65.  Ce  texte  important  d'Aristote  est  sainement 
interprété,  ù  l'exemple  de  Meier,  par  Bernays,  Die  Heraklitiachen  Briefe, 
p.  liô.  Les  métèques  sont  de  deux  espèces  ;  1°  Étrangers  libres,  2"  Esclaves 
translerés  par  rallranchissement  dans  la  classe  des  métèques.  Buermann, 
Die  attischen  Neuuüryer  [Drei  Studien  auf  dem  Gebiet  des  att.  Rechts 
dans  le  Supplüd.  der  Jahrbö.  f.  Fhilol.,  iö7Ö,  p.  597J  conclut  d'un  pas- 
sage d'Arisiote  {Polit.,  1319  [p.  Iö4,  3ü])  que  Clisthène  a  réorganisé  les 
phratries  et  en  a  augmenté  le  nombre. 


CLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  483 

de  la  propriété  foncière.  On  infusa  ainsi  dans  la  cité  une  forte  . 
dose  de  sang  jeune;  elle  en  reçut  une  impulsion  nouvelle,  et 
la  force  défensive  du  pays  s'accrut  d'autant;  bien  des  coutumes 
arriérées  furent  abolies  et  laissèrent  se  développer  librement 
dans  tous  les  sens  la  vitalité  du  corps  social  ;  mais,  d'autre 
part  aussi,  Thonneur  de  la  bourgeoisie  attique  dut  en  souffrir 
et  les  traits  originels  du  caractère  attique  se  trouvèrent  effacés. 

Telles  furent  les  innovations,  aussi  considérables  que 
hardies,  de  l'Alcméonide  Clisthène.  Elles  pénétrèrent  dans 
tous  les  détails  de  la  vie  politique  ;  elles  en  atteignirent  tous  les 
organes ,  car,  même  ce  qui  ne  fut  pas  modifié  dans  sa  sub- 
stance, comme  l'Aréopage,  reçut  une  vie  nouvelle  parce  que, 
depuis  l'institution  du  tirage  au  sort,  les  magistrats  qui  y 
entraient  y  apportaient  un  nouvel  esprit. 

De  pareilles  réformes  ne  pouvaient  ni  s'accomplir  sans  lutte 
ni  passer  toutes  à  la  fois.  Il  est  probable  que  Clisthène  pro- 
posa ses  plans  aussitôt  après  l'expulsion  des  tyrans  ;  car  c'est 
à  ce  moment  qu'on  avait  besoin  d'une  réorganisation  de  l'Etat, 
d'une  restauration  de  la  société  qui  avait  été  si  longtemps  aux 
mains  d'un  despote.  Le  peuple  exigeait  des  garanties  pour  sa 
liberté,  et,  tant  que  dura  dans  le  pays  la  joie  d'être  délivré  du 
joug  d'Hippias,  on  était  au  moment  le  plus  favorable  pour  faire 
des  réformes  sérieuses,  avec  chance  de  les  faire  accepter  à 
l'unanimité.  Une  fallait  pas  laisser  le  parti  opposé  prendre  les 
devants.  Une  partie  de  laréforme  constitutionnelle,  c'est-à-dire 
l'établissement  des  dix  tribus  et  la  nouvelle  division  régionale, 
peut  bien  avoir  été  décidée  et  votée  dans  les  assemblées  du 
peuple,  sous  l'influence  dominante  de  Clisthène,  dès  la  première 
année  de  la  liberté. 

Le  soin  jaloux  avec  lequel  on  veillait  sur  la  liberté  naissante 
fit  qu'on  s'occupa  d'éloigner  de  la  ville  tous  ceux  qui  tenaient 
de  près  ou  de  loin  au  tyran,  leurs  noms  suffisant  d'ailleurs  à 
éveiller  la  défiance.  On  eut  donc  recours  à  un  expédient  dont 
d'autres  démocraties  avaient  déjà  donné  l'exemple,  à  un  pro- 
cédé qui  permettait  d'éloigner  de  la  cité  les  citoyens  dont  la 
personne  semblait  dangereuse  pour  l'ordre  de  choses  établi, 
mais  dont  les  actes  ne  donnaient  pas  prise  à  des  poursuites 
judiciaires  ;  et  cela,  avec  tous  les  égards  possibles,  sans  les 


i8i  HISTOIRE    DE    l'atTIQUK 

atteindre  le  moins  du  monde  dansleur  honneuret  leur  fortune. 
Ce  fut  là  le  commencement  de  l'ostracisme  athénien,  autre- 
ment dit,  du  «  jugement  par  les  tessons.  »  C'est  Clisthène  qui 
l'a  introduit  à  Athènes,  et  le  premier  atteint  fut  Hipparque,  fils 
de  Charmos  i. 

L'audace  de  Clisthène  remplit  d'etfroi  ses  adversaires.  Ils 
redoublèrent  leurs  efforts  pour  empêcher  la  grande  réforme 
constitutionnelle  d'aboutir.  Mais,  ils  s'aperçurent  bien  vite 
que,  avec  leurs  seuls  adhérents,  il  leur  était  impossible  de  tenir 
tête  au  parti  progressiste  qui  marchait  résolument  en  avant. 
Isagoras  n'hésita  pas  à  chercher  du  secours  au  dehors.  Il  était 
personnellement  très  lié  avec  Cléomène  :  on  parlait  même  de 
relations  adultères  entre  sa  femme  et  le  roi  étranger.  Cléo- 
mène, en  goût  de  domination,  n'était  pas  satisfait  d'avoir  aidé 
à  l'expulsion  des  Pisistratides  ;  il  ne  voulait  plus  laisser 
Athènes  se  gouverner  elle-même,  sans  avoir  à  compter  avec 
r influence  Spartiate.  Bref,  ces  deux  hommes  conclurent 
ensemble  un  pacte  secret  par  lequel,  sous  prétexte  de  défendre 
les  intérêts  publics,  ils  se  promettaient  d'avancer  réciproque- 
ment les  affaires  de  leur  ambition  personnelle  -.  Il  ne  leur  fut 
pas  difficile  de  faire  comprendre  aux  Spartiates  combien 
étaient  dangereuses  les  aspirations  révolutionnaires  de  Clis- 
thène. C'était  là  tout  simplement  la  démagogie  des  tyrans; 
c'était  une  nouvelle  édition  de  la  révolution  de  Sicyone  :  l'in- 
fluence de  Sparte  au  delà  de  l'isthme  était  enjeu,  une  fois  pour 
toutes. 

Les  Spartiates  résolurent  dintervenir.  Suivant  les  formalités 

*)  L'ostracisme  institué  après  labolition  de  la  tyrannie  (Diodor.,  XI,  55). 
Le  premier  coup  frappa  Hipparque,  ôti  rr,v  •jro'I^îav  twv  r.ip\  n£i<7t<7TpaTov  (Ax- 
DROTlo.v,  fragm.y  5,  ap.  Fr.  Hist.  o/v-bc,  1.371)  :  vo(ioÖ£Tr,(TavTo?  K).Et(TOévo-j;, 
OTS  TO'j;  T'jpivvo'j;  xxTiX-jcîv,  ôtîw;  (7yvîx6â).r,  xat -où;  vO.ovç^Philochor  ,fragin., 
79  b,  ap.  Fr.  Hist.  Grase,  I,  397).  Lugebil  {Ostrakismos,  Leipzig,  1861) 
exploite  outre  mesure  une  remarque  fort  juste  de  Roscher  qui  compare 
l'ostracisme  de  la  république  démocratique  avec  les  changements  de  minis- 
tères dans  les  Etats  constitutionnels.  11  s'en  sert  contre  la  tradition,  contre 
l'opinion  d'hommes  comme  Aristote  et  Philochore ,  et  contre  l'analogie  que 
présentent  d'autres  Étals  de  l'antiquité.  Est-il  croyable  qu'une  institution 
comme  l'ostracisme,  dans  un  État  aussi  libre  et  aussi  remuant  qu'Athènes, 
soit  restée,  du  commencement  à  la  fin,  toujours  et  invariablement  la  même  ? 

-)  Herod.,  V,  70. 


CLISTHENK    ET    SICS    REFORMES 


qu'ils  avaient  coutume  d'employer  à  l'égard  des  cités  régies 
par  des  tyrans,  ils  envoyèrent  à  Athènes  leur  héraut  officiel, 
et,  en  rédigeant  leur  message,  ils  prirent  un  détour  qui  consis- 
tait à  réclamer  l'expulsion  des  Alcméonides,  comme  de  gens 
qui,  depuis  le  temps  de  Cylon,  étaient  souillés  de  meurtre  et 
de  sacrilège.  Clisthène  quitta  le  pays.  Il  ne  voulait  pas 
qu'Athènes  eut  la  guerre  à  cause  de  lui,  une  guerre  qui  surpren- 
drait la  cité  en  pleine  discorde  intestine  et  affaiblie  d'autant  : 
ou,  pour  mieux  dire,  il  voulait  que  la  conspiration  traîtreuse- 
ment ourdie  par  Isagoras  et  Cléomène  allât  jusqu'au  bout, 
afin  de  rentrer  alors  comme  le  sauveur  de  la  liberté. 

Il  avait  bien  deviné  le  jeu  de  ses  adversaires.  Bien  que  Clis- 
thène ne  fût  plus  là,  Cléomène  arriva  avec  une  troupe  armée, 
sans  autre  but  que  de  confisquer  l'indépendance  d'Athènes, 
d'y  installer  comme  seigneur  et  maître  son  protégé  Isagoras, 
et  ensuite  ,  de  se  créer  à  lui-même  une  souveraineté  qui 
embrasserait  la  Grèce  entière.  Grâce  à  la  terreur  qu'inspiraient 
les  armes  étrangères,  Isagoras  fut  élu  archonte,  en  l'an  II  de 
la  liberté  (508.  01.  Lxvm,  1)  '  :  et  aussitôt  commença,  à  ciel 
ouvert,  la  réaction  la  plus  violente.  Cléomène  se  comporta 
comme  dans  une  ville  conquise.  Sept  cents  familles  qu'Isagoras 
lui  avaient  dénoncées  comme  étant  d'opinion  démocratique 
furent  bannies.  Le  Conseil,  qui  était  déjà  composé  suivant  le 
nouveau  système,  fut  dispersé  parla  force,  et,  pour  bien  montrer 
qu'on  n'entendait  pas  en  revenir  simplement  aux  institutions 
de  Solon,  on  installa  un  conseil  des  Trois-Cents,  représentant 
la  division  ternaire  habituelle  aux  Doriens  et  calqué  sur  un 
modèle  Spartiate.  Dans  ce  conseil,  on  n'admit  que  des  hommes 
décidés  à  tout  pour  favoriser  la  réaction  anti-démocratique. 

Mais  le  peuple  athénien  était  déjà  trop  familiarisé  avec  la 
liberté  fondée  par  Solon  pour  se  courber  sous  cette  pression 
violente,  et  Cléomène,  dans  son  imprévoyance,  avait  amené 
beaucoup  trop  peu  de  soldats  pour  venir  à  bout  de  choses  sem- 
blables. L'ancien  Conseil,  appelé  à  défendre  la  légalité,  s'op- 
posa à  la  violation  des  statuts  constitutionnels  ;  le  'peuple  se 
groupa  autour  de  lui  ;  la  ville  et  la  campagne  se  soulevèrent  et 

1)  Herod.,  V,  72.  Thl-cyd.,  I,  126. 


486  HISTOIRE    DE    L  ATTIQUE 

les  conjurés  n'eurent  plus  d'autre  ressource  que  de  se  jeter  avec 
leurs  partisans  dans  la  citadelle.  Cléomène  tenta  vainement  de 
gagner  à  sa  cause  la  prêtresse  de  la  patronne  d'Athènes  ;  il  eut 
beau  exciper  de  sa  qualité  d'«  Achéen  »  et  de  sa  dignité  royale i 
elle  le  repoussa  avec  horreur  de  son  seuil.  Deux  jours  durant, 
les  nouveaux  tyrans  furent  assiégés  sur  l'acropole  :  le  troisième 
jour,  les  Lacédémoniens  eurent  permission  de  sortir  sans  être 
inquiétés.  Isagoras  s'échappa  ;  le  reste  de  ses  complices  fut 
jeté  en  prison  et  le  tribunal  populaire  les  condamna  à  mort 
comme  traîtres  '. 

Le  premier  soin  du  Conseil  qui,  par  sa  fidélité  à  la  constitu- 
tion, avait  sauvé  l'Etat  de  Solon,  fut  de  rappeler  les  Alcméoni- 
des  et  les  autres  bannis^.  Les  crimes  et  la  honte  dont  s'était 
couvert  le  parti  rétrograde  profitèrent  à  Clisthène  qui  se  trouva 
d'autant  plus  à  l'aise  pour  achever  ses  réformes.  Peut-être 
attendit-il  ce  moment  pour  introduire  le  tirage  au  sort,  destiné 
à  prévenir  des  élections  entachées  de  l'esprit  de  parti  comme 
celle  qui  avait  naguère  porté  Isagoras  à  l'archontat  :  peut-être 
aussi  ne  procéda-t-il  qu'à  ce  moment  à  la  naturalisation  des 
nouveaux  citoyens. 

L'oracle  de  Delphes  prêta  à  l'énergie  de  Clisthène  un  con- 
cours des  plus  efficaces.  Il  rendit  à  ses  amis  les  Alcméonides 
un  service  inappréciable,  qu'on  n'eût  pas  attendu  d'un  coi-ps 
opposé  par  principe  à  toutes  les  innovations.  En  vertu  de  son 
autorité  spirituelle,  la  plus  haute  qu'il  y  eût  alors  en  Grèce,  il 
confirma  ces  réformes  radicales  sur  lesquelles  on  s'était  sans 
doute  entendu  à  Delphes  même,  et  il  offrit  son  ministère  pour 
donner  une  sanction  religieuse  à  des  institutions  d'ailleurs 
toutes  modernes  et  motivées  par  des  raisons  purement  politi- 
ques, en  les  rattachant  aux  héros  des  vieilles  légendes  attiques. 
C'est  à  Delphes,  parait-il,  que  furent  choisis  les  dix  héros  qui 
devaient  être  les  éponymes  et  les  patrons  des  nouvelles  tribus. 
Ces  héros  devinrent  les  représentants  de  la  cité,  et  on  dressa 
leurs  statues  au-dessus  de  l'agora,  sur  une  terrasse  de  l'Aréo- 
page. Les  dèmes  aussi  eurent  chacun  leur  patron,  avec  un 

*)  Herod.,  V,  12.  Cf.  BtjRGHAUs,  König  Kleomenes,  Anclam,  1874. 
*)  Herod.,  V,  73.  Thucyd.,  I,  126. 


CLISTHÈNE   ET    SES   RÉFORMES  487 

culte  et  des  sacrifices  pour  l'honorer;  l'Attique  fut  désormais, 
comme  la  Crète  et  la  Laconie,  ordonnée  suivant  un  nombre 
agréé  des  dieux  :  ce  fut  une  communauté  de  cent  bourgades. 
C'estainsiquefutsanctifié  le  système  décimal,  naguère  profane, 
et  que  la  bénédiction  divine  fut  attachée  aux  statuts  de  la  cité. 

Athènes  était,  pour  la  seconde  fois,  délivrée  d'une  tyrannie 
qui  menaçait  d'être  bien  plus  déshonorante  encore  que  celle 
des  Pisistratides  parce  qu'elle  voulait  sacrifier,  par  surcroît, 
l'indépendance  dont  la  ville  était  redevable  à  Solon.  Mais  on 
n'était  pas  hors  de  danger,  car  Cléomène,  dont  le  sang  bouil- 
lant s'exaltait  encore  à  chaque  insuccès,  réunissait  une  armée 
péloponnésienne.  C'était  une  guerre  ouverte  entre  Athènes  et 
Sparte.  D'un  autre  côté,  les  Pisistratides  n'avaient  pas  renoncé 
à  l'action,  et  tout  ce  qui  troublait  à  Athènes  la  paix  publique 
leur  apportait  de  nouvelles  espérances.  Tout  autour  de  l'At- 
tique s'agitaient  des  voisins  envieux,  qui  voyaient  de  mauvais 
œil  grandir  la  puissance  des  Athéniens.  Les  Éginètes  et  les 
Chalcidiens,  par  jalousie  de  commerçants,  voulaient  profiter 
de  ce  moment  de  désordre  pour  anéantir  la  marine  athénienne. 
Mais,  c'étaient  surtout  les  Thébains  qui  prenaient  une  attitude 
menaçante.  Ils  s'étaient  déjà  brouillés  avec  les  Pisistratides, 
leurs  vieux  amis,  au  sujet  de  leur  suzeraineté  en  Béotie. 

Il  régnait  en  effet  dans  le  sud  de  la  Béotie  une  aversion 
décidée  contre  l'hégémonie  de  Thèbes,  aversion  qui  s'explique 
naturellement  par  l'origine  ionienne  des  habitants  du  bassin 
de  l'Asopos  »  et  qu'entretenait  l'arrogance  des  Thébains.  Platée 
était  le  foyer  de  cet  esprit  de  révolte.  Trop  faible  à  elle  seule 
pour  résister  longtemps  aux  prétentions  de  la  capitale  béo- 
tienne, la  petite  cité  s'était  adressée  au  roi  Cléomène,  dans 
un  moment  où  il  se  trouvait  par  hasard  aux  environs,  et  s'était 
déclarée  prête  à  entrer  dans  la  confédération  péloponnésienne. 
Ceci  datait  déjà,  si  Thucydide  est  bien  informé,  de  l'an  519 
(01.  Lxv,  2). 

1)  Voy.  ci-dessus,  p.  125. 

-)  La  destruction  de  Plat.ée  eut  lieu  quatre-vingt-treize  ans  après  la  conclu- 
sion de  Talliance  avec  Athènes  (Thucyd.,  III,  68)  :  donc  519  est  la  première 
année  de  l'alliance  dont  Hérodote  expose  l'origine  (Herod..  VI,  108).  Cette 
date  est  rejetée  par  Grote,  IV,   223  (vol.  V,  p.  348.  trad.  de  Sadous)  avec 


488  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

Ce  fut  là  un  moment  décisif  pour  le  développement  ultérieur 
des  relations  internationales  en  Grèce  ;  car,  si  les  Lacédémo- 
niens  accueillaient  une  cité  de  la  Grèce  moyenne  comme  ils 
avaient  rallié  l'une  après  l'autre  les  villes  de  la  péninsule,  ils 
déclaraient  par  là  que  leur  ligue  était  destinée  à  absorber  la 
Grèce  entière,  qu'ils  étaient  décidés,  pour  arriver  au  but,  à  ne 
reculer  devant  aucune  complication,  pas  même  devant  la  lutle 
armée.  Mais,  lesLacédémoniens  n'acceptèrent  pas  l'offre  de  la 
cité  béotienne  :  ils  déclarèrent  qu'ils  habitaient  trop  loin  pour 
lui  garantir  de  leur  part  une  protection  opportune  et  efficace  : 
ils  lui  donnèrent  en  même  temps  le  conseil  de  s'associer  avec 
sa  voisine,  Athènes,  si  elle  ne  voulait  plus  avoir  affaire  avec 
Thèbes. 

C'était  justement  ce  que  voulaient  les  Platéens.  Ils  n'avaient 
attendu  que  l'autorisation  du  plus  considérable  des  Etats  de 
l'Hellade  pour  aller  du  côté  où  les  portait  leur  sympathie  poli- 
tique. Un  jour  donc  que  les  Athéniens  offraient  un  sacrifice 
solennel  àl'autel  récemment  élevé  sur  l'agora  aux  douze  dieux, 
des  Platéens  s'assirent  en  suppliants  sur  les  marches  de  l'autel 
et  ils  tendaient  au  peuple  assemblé  leurs  rameaux  d'olivier  en- 
tourés de  bandelettes.  Les  Pisistratides  ne  se  demandèrent 
même  pas  s'ils  devaient  les  accueillir  ou  les  éconduire  ;  et,  si 
réellement  les  Lacédémoniens  n'avaient  répondu  comme  ils 
l'avaient  fait  qu'avec  Tarrière-pensée  que  leur  prête  Hérodote, 
c'est-à-dire,  avec  l'espoir  que  les  Athéniens  se  trouveraient 

l'assenliment  de  Duncker.  Je  ne  trouve  pas  les  raisons  alléguées  si  pro- 
bantes qu'il  faille  leur  sacrifier  le  texte  de  Thucydide.  La  première  tombe 
d'elle-même;  car.  la  scène  à  l'autel  des  douze  dieux  n'est  nullement  incompa- 
tible avec  le  temps  des  Pisistratides.  Pour  réfuter  la  seconde,  il  suffit  de  faire 
observer  que  7:xparj-/ôvi£;  n'implique  pas  nécessairement  une  intervention 
armée  en  Attique  :  Cléomène  pouvait  être  à  Mégare.  La  troisième  raison, 
à  savoir  que  Cléomène  n'aurait  pas  donné,  au  temps  des  Pisistratides,  un 
conseil  préjudiciable  aux  Athéniens,  ne  prouve  rien,  parce  que  nous  ne  con- 
naissons que  les  motifs  prêtés  à  Cléomène  par  Hérodote  et  Hérodote  seul  : 
une  intrigue  secrète  est  très-compatible,  surtout  à  Sparte,  avec  l'amitié 
déclarée  qu'établit  le  lien  d'hospitalité.  Enfin,  la  derijière  raison,  à  savoir 
que  les  Athéniens  n'étaient  pas  en  état  sous  les  tyrans  de  remporter  un  tel 
succès,  est  insignifiante.  Les  Athéniens  ont  eu  au  dehors,  sous  les  Pisis- 
tratides, des  succès  de  plus  d'une  sorte.  En  revanche,  il  est  invraisemblable, 
et  pour  bien  des  raisons,  que  Platée  ait  conclu  son  alliance  au  moment  où 
Cléomène  envahissait  l'Attique. 


CLISTHÈNE    ET    SES    nÉl'OUMES  489 

engagés  par  là  dans  des  conflits  avec  leurs  voisins,  leur  but  se 
trouva  complètement  atteint.  En  moins  de  rien,  il  y  eut  sur  le 
territoire  de  Platée  une  armée  athénienne  en  face  des  Thé- 
bains.  Avant  d'engager  la  bataille,  on  se  décida  à  prendre  les 
Corinthiens  pour  arbitres  du  différend  :  ils  décidèrent  que  les 
Platéens  avaient  le  droit  de  s'associera  tels  alliés  que  bon  leur 
semblait.  En  revenant  chez  eux,  les  Athéniens  furent  attaqués 
à  l'improviste  par  lesThébains  exaspérés  ;  mais  la  victoire  leur 
resta,  et,  du  coup,  ils  étendirent  le  territoire  des  Platéens,  sur 
les  limites  duquel  une  discussion  s'était  élevée,  jusqu'à 
l'Asopos.  Ce  fut  là  désormais  la  frontière  du  domaine  de  la 
fédération  attique. 

Mais,  en  présence  des  désordres  survenus  à  Athènes,  les 
Thébains  crurent  le  moment  venu  de  réparer  leur  défaite  et  de 
reprendre  ce  qui  leur  avait  appartenu.  La  défection  de  Platée 
était  d'un  exemple  dangereux,  et  rien  n'était  plus  inquiétant 
pour  la  stabilité  de  leur  régime  oligarchique  que  l'installa- 
tion, à  proximité  immédiate  de  leur  frontière,  d'un  foyer 
d'idées  démocratiques  qui  devait  exercer  sur  les  éléments 
ioniens  delà  population  de  la  Béotie  une  très  grande  puissance 
d'attraction.  Aussi  firent-ils  des  préparatifs  formidables,  et, 
comme  en  même  temps  le  Péloponnèse  courait  aux  armes, 
qu'Egine  et  l'Eubée  se  soulevaient  aussi,  Athènes  se  vit  tout 
d'un  coup  cernée  de  tous  côtés  par  terre  et  par  mer,  et  elle 
semblait  absolument  hors  d'état  de  défendre  contre  tant 
d'ennemis  son  indépendance. 

11  fallut  se  chercher  des  alliés  au  dehors  :  sous  le  coup  de  la 
nécessité,  on  envoya  même  à  Sardes  qui  était  alors  la  rési- 
dence du  satrape  Artapherne,  frère  du  roi  Darius.  Les  ambas- 
sadeurs reçurent  pleins  pouvoirs  ;  on  n'avait  pas  de  temps  à 
perdre  en  négociations  ;  aussi,  quand  Artapherne  promit 
alliance  et  secours,  mais  à  une  condition  indispensable  suivant 
les  traditions  de  la  monarchie  persique,  à  savoir,  que  les 
Athéniens  donneraient  au  Grand-Roi  la  terre  et  l'eau,  les  am- 
bassadeurs, à  leurs  risques  et  périls,  se  déclarèrent  prêts  à 
souscrire  à  cette  condition,  et  ils  revinrent  ainsi  à  Athènes,  où 
ils  croyaient  qu'on  leur  pardonnerait  tout  plutôt  que  de  les 
voir  revenirles  mains  vides. 


490  HISTOIRE    DE    l'aTTIQUE 

Ils  avaient  mal  jugé  leurs  concitoyens.  Leur  arrivée  souleva 
un  orage  de  protestations  :  l'ambassade  devint  le  point  de  dé- 
part d'une  série  de  procès  politiques  '  :  le  traité  fut  mis  à  néant 
et,  vers  ce  même  temps,  Clisthène  fut  victime  de  Tostracisme  ^ 

Avec  des  renseignements  aussi  tronqués  que  ceux  dont  nous 
disposons  au  sujet  des  réformes  de  Clisthène,  ce  serait  de  la 
présomption  que  de  vouloir  porter  un  jugement  définitif  sur 
l'auteur  de  ces  réformes  et  sur  ses  intentions.  Cependant,  nous 
savons  qu'au  moment  oii  l'ambassade  fut  envoyée  à  Sardes, 
Clisthène  donnait  le  ton  à  la  politique  athénienne.  Les  Alcméo*- 
nides  étaient  depuis  longtemps  en  relation  avec  la  capitale  de 
l'Asie-Mineure  ;  c'est  de  Sardes  que;  venait  leur  richesse  et  leur 
splendeur  ;  pour  l'étendue  de  leurs  connaissances   dans  le 
monde,  ils  étaient  supérieurs  à  tous  les  Athéniens  et  ils  savaient 
mieux  que  personne  utiliser,  pour  échapper  à  un  danger  pres- 
sant, les  ressources  même  les  plus  éloignées  ;  ils  prévoyaient 
déjà  alors  que  les  Pisistratides  feraient  tous  leurs  efforts  pour 
provoquer  en  leur  faveur  une  intervention  persique.  On  se  crut 
donc  obligé  de  prévenir  ces  menées   qui  pouvaient  compro- 
mettre l'existence  même  de  la  cité  ;  et,  quand  on  entend  dire 
que,  des  années  après,  vers  l'époque  de  la  bataille  de  Marathon, 
les  Alcméonides  furent  encore  accusés  de  complicité  avec  les 
Perses,  on  est  en  droit  de  supposer  que  Clisthène  fut  le  prin- 
cipal promoteur  de  cette  ambassade  à  Artapherne  et  que  sa 
disparition  soudaine,  aussitôt  après  la  susdite  démarche,  tient 
aux  orages  politiques  provoqués  par  l'ambassade  elle-même. 
Sa  chute  prouve  qu'on  vit  en  lui  un  citoyen  dangereux  pour  la 
liberté,  et  qu'on  se  crut  autorisé  à  tourner  contre  le  champion 
des  Hbertés  populaires  l'arme  qu'il  avait  remise  lui-même  aux 
mains  de  ses  concitoyens  pour  leur  permettre  de  protéger  la 
liberté  contre  les  parents  et  adhérents  des  Pisistratides. 
Était-ce  là  une  injustice  des  Athéniens  à  l'égard  de  leur 


1)  Herod.,  V,  73. 

2)  En  un  moment  où  il  sentît  sa  position  peu  sûre  à  Athènes,  Clisthène 
déposa  dans  l'Héraeon  de  Samos  l'argent  qu'il  destinait  à  la  dot  de  ses  filles 
(Cic,  Legg  ,  II,  16).  Le  bannissement  de  Clisthène  par  l'ostracisme  (^lian., 
Va>\  Eist.,  XIII,  25)  a  été  révoqué  en  doute  par  Meier,  puis  par  d'autreà, 
par  exemple,  Lugebil  (p.  130),  mais  sans  motifs  suffisants. 


CLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  491 

grand  homme  d'Etat?  Etait-ce  un  soupçon  mal  fondé,  qui 
poursuivait  le  petit-fils  du  tyran  de  Sicyone  ?  Clisthène  était- 
il  un  homme  qui,  animé,  comme  Solon,  d'un  amour  désinté- 
ressé pour  la  justice,  ne  voulait  autre  chose  que  la  grandeur 
de  sa  patrie  ? 

D'après  ce  que  nous  savons  de  l'histoire  des  Alcméonides  *, 
après  les  avoir  vus  se  rallier  tantôt  àun  parti,  tantôtà  un  autre, 
nous  ne  pouvons  leur  attribuer  une  pareille  politique,  franche- 
ment dévouée  à  une  cause.  Ils  ont  été  amenés,  par  une  série 
d'événements  fortuits,  à  se  mettre  à  la  tète  du  parti  populaire  ; 
mais,  si  nous  n'avons  pas  le  droit  de  suspecter  la  sincérité  du 
patriotisme  d'un  homme  comme  Clisthène,  nous  sommes  en- 
core moins  tentés  de  croire  qu'il  eût  dépouillé  le  tempérament 
ambitieux  de  sa  race.  Ses  relations  avec  Delphes  et  avec 
Sardes  démontrent  le  contraire.  Entre  les  mesures  prises  par 
lui  dans  le  ressort  des  affaires  intérieures  de  l'Etat,  c'est  sur- 
tout la  naturalisation  des  étrangers  et  des  affranchis  qui  fait 
douter  de  son  désintéressement  politique.  C'était  là  le  fait  d'un 
démagogue  qui  voulait  s'appuyer  sur  une  masse  de  nouveaux 
citoyens  pour  se  mettre  au-dessus  de  la  condition  commune  ; 
et  il  est  difficile  d'y  voir  autre  chose  qu'une  préparation  au 
gouvernement  personnel.  11  se  peut  donc  que  l'expulsion  de 
Clisthène  n'ait  pas  été  l'efTet  d'un  caprice  injustifiable.  C'était 
le  résultat  de  l'ambition  inquiète  qui  hantait  la  famille  des 
Alcméonides.  Clisthène  fut  le  dernier  imitateur  des  tyrans  du 
vu"  et  du  vi^  siècle.  Il  avait  cru  pouvoir  pousser  au  libre  déve- 
loppement de  la  constitution  de  Solon  tout  en  donnant  satis- 
faction à  l'orgueil  de  sa  famille  et  à  son  ambition  personnelle: 
mais,  la  première  partie  de  cette  double  tâche  lui  avait  seule 
réussi.  Le  peuple  athénien,  au  cours  des  longues  luttes  provo- 
quées par. des  questions  constitutionnelles,  avait  acquis  trop 

*)  Hérodote  traite  les  Alcméonides  avec  des  égards  qui  sentent  la  partialité- 
Sur  la  politique  équivoque  des  Alcméonides,  Toy.  Tycho  Mommsen.  Pinda- 
ros,  p.  4.  ViscHER,  Alkmeeonideyi,  p.  17  [Kleine  Schriften,  I,  399]  ne  con- 
teste ni  le  bannissement  de  Clisthène,  ni  la  politique  égoïste  d'une  maison 
que.  dit-il,  «  la  jalousie  de  la  noblesse  empêcha  seule  de  fonder  un  gouver- 
nement oligarchique.  »  Mais  alors,  depuis  que  les  Alcméonides  étaient 
devenus  les  chefs  du  parti  populaire,  la  tyrannie  n'était-elle  pas  le  but  vers 
lequel  ils  tendaient  naturellement  ? 


192  uiSTOïKi:  r»i:  l'attioii: 

de  finesse  pour  se  laisser  tromper  :  il  était  trop  ferme  dans  ses 
tendances  politiques  et  savait  trop  bien  ce  qu'il  voulait.  Les 
hommes  qui  avaient  fait  cause  commune  avec  les  Alcméonides 
pour  restaurer  la  liberté  démocratique  se  séparèrent  d'eux 
lorsqu'on  vit  poindre  des  visées  dynastiques.  Ces  plans  une 
fois  déjoués,  il  n'y  avait  plus  de  place  pour  Clisthène  dans  la 
cité  des  Athéniens. 

Cependant,  l'orage  s'amassait,  d'heure  en  heure  plus 
menaçant,  autour  d'Athènes.  Toutes  les  forces  militaires  du 
Péloponnèse  furent  mises  en  mouvement  parles  messagers  de 
Cléomène  qui  se  garda  bien  de  dévoiler  le  but  de  ces  immenses 
préparatifs.  Il  n'avait  d'autre  envie  que  de  venger  l'affront 
qu'il  avait  reçu  à  Athènes  et  d'installer  Isagoras  dans  la 
tyrannie.  Il  fit  avancer  sa  grande  armée  jusque  dans  les  plaines 
d'Eleusis,  tandis  que,  suivant  un  plan  de  campagne  concerté, 
les  Béotiens  occupaient  les  places  frontières  du  nord  et  que  les 
Chalcidiens  menaçaient  le  littoral  du  côté  de  l'est. 

Heureusement  pour  les  Athéniens,  Cléomène  n'avait  pas 
autant  de  pouvoir  qu'il  s'en  croyait.  L'iniquité  et  le  caractère 
équivoque  de  ses  desseins,  son  arrogance,  l'instinct  tyrannique 
qui  était,  au  fond,  le  mobile  de  ses  actes,  avaient  éveillé  la 
défiance  des  Spartiates  et  lui  avaient  fait  des  ennemis.  A  la 
tête  de  ses  adversaires  figurait  le  roi  Démarate  qui,  dans  le 
camp  même,  contrecarrait  ouvertement  ses  plans  '.  Parmi  les 
alliés,  les  Corinthiens  firent  défection  et  refusèrent  de  suivre 
l'armée,  alléguant  qu'ils  n'étaient  pas  obligés  de  renverser  la 
constitution  d'Athènes  pour  faire  plaisir  à  Cléomène.  Ce  qui 
contribuait  encore  à  leur  ôter  l'envie  de  participer  à  cette 
guerre,  c'est  que  leurs  rivaux  les  plus  dangereux  sur  mer,  les 
Eginètes  ,  se  trouvaient  en  hostilité  avec  Athènes  :  ils  ne 
voulaient  pas  se  faire  ainsi  les  auxiliaires  de  leurs  compéti- 
teurs. 

Voilà  comment,  en  dépit  de  la  forfanterie  de  Cléomène, 
son  armée  se  dispersa  sans  gloire.  Sparte  éprouva  là  une 
défaite  plus  humiliante  que  si  elle  avait  été  battue  en  rase 
campagne.  Son  prestige,  en  effet,  avait  été  compromis  aux 

1)  Hkrod.,  VI,  6/i. 


GLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  493 

yeux  des  Hellènes  parla  politique  arbitraire  de  son  roi,  et  la 
confédération  qu'elle  présidait  était  menacée  dans  son  inté- 
grité. Les  Athéniens,  de  leur  côté,  quittèrent  immédiatement 
le  champ  de  bataille  d'Eleusis  où  la  puissance  ennemie 
s'était,  pour  ainsi  dire,  dissipée  sous  leurs  yeux,  et  se  retour- 
nèrent avec  un  courage  nouveau  contre  leurs  autres  ennemis. 
Ils  envahirent  la  Béotie,  et  ils  réussirent  à  battre  les  Thébains 
avant  que  ceux-ci  eussent  pu  faire  leur  jonction,  surl'Euripe, 
avecles  Chalcidiens.  Ils  traînaient  avec  eux  sept  cents  Thébains 
captifs  lorsque,  le  même  jour,  ils  franchirent  le  détroit 
d'Eubée  et  mirent  en  déroute  Farmée  des  Chalcidiens.  La  ville 
de  Chalcis  tomba  tout  entière  entre  leurs  mains  *. 

Le  jour  de  cette  double  victoire  marque  le  début  d'une 
nouvelle  extension  de  la  puissance  attique.  En  effet ,  les 
Athéniens  ne  se  contentèrent  pas  d'avoir  humilié  leurs  enne- 
mis :  ils  expulsèrent  de  leurs  propriétés  les  nobles  de  Chalcis, 
les  «  Hippobotes  ;  »  ils  firent  arpenter  à  nouveau  le  territoire 
et  le  répartirent ,  divisé  en  lots  égaux ,  entre  quatre  mille 
Athéniens  qui  s'établirent  à  Chalcis  '.  Ils  fondèrent  ainsi  comme 
une  nouvelle  Athènes  chargée  4e  garder  le  détroit  de  FEuripe, 
dont  la  possession  était  si  importante.  Les  vainqueurs  rame- 
nèrent chez  eux  un  grand  nombre  de  Béotiens  et  de  Chalcidiens 
prisonniers  ;  ils  les  gardèrent  enchaînés  à  Athènes  jusqu'à  ce 
qu'ils  fussent  mis  en  liberté  à  raison  de  deux  mines  (environ 
197  francs)  par  tète.  Les  chaînes  furent  appendues  aux  murs 
de  la  citadelle,  en  manière  de  trophée,  et  un  quadrige  de 
bronze,  qu'Hérodote  a  pu  voir  encore  à  l'entrée  de  l'acropole, 
immortalisa  le  souvenir  de  cette  victoire. 

L'acropole,  qui  avait  été  si  longtemps  une  forteresse  mena- 
çante pour  les  libertés  publiques,  était  maintenant  rendue  au 
peuple  ;  elle  était,  au  milieu  d'une  cité  libre,  le  lieu,  ouvert  à 
tous,  où  se  groupaient  les  objets  de  la  dévotion  commune,  le 
centre  des  fêtes  civiques,   où  les  victoires  du  peuple  étaient 

*)  Herod.,  V,  77.  DuNCKER,  suivi  en  cela  par  Baumeister,  £'«<öofa,  p.  64, 
place  à  ce  moment  la  destruction  de  Cérinthe.  Voy.  les  réfutations  de  W. 
ViscHER  dans  les  Gœtting.  gelehrte  Anzeigen ,  1864 ,  p»  1375  [Kleine 
Schriften,  {,  597]  et  de  Bursian,  Geogr.  Griechenlands,  II,  411. 

-)  Herod.,  ibid. 


494  HISTOIRE    DE    LATTIQUE 

représentées  par  des  monuments  glorieux.  Harmodios  et  Aris- 
togiton,dontlecoup  avait  inauguré  l'ère  de  la  délivrance,  furent 
honorés  comme  des  héros  nationaux,  et  des  statues  leur  furent 
élevées  à  la  montée  de  l'acropole.  Sur  l'acropole  même,  on  fit  dis- 
paraître tout  ce  qui  rappelait  ladynastie  déchue  * ,  et,  sur  l'empla- 
cement du  palais  des  tyrans,  on  dressa  une  colonne  qui  relatait 
les  excès  de  leur  régime  oppressif,  les  déclarait,  eux  et  leur 
famille,  bannis  et  maudits  à  perpétuité,  et  promettait  à  qui 
tuerait  Hippias  non-seulement  l'impunité,  mais  des  honneurs 
publics  ^ 

Ce  fut  un  bonheur  pour  Athènes  que,  une  fois  débarrassée 
des  tyrans  et  des  périls  qu'avaient  fait  naitre  la  trahison 
d'Isagoras  et  les  menées  ambitieuses  des  Alcméonides,  la  cité 
ait  été  tout  de  suite  tenue  en  haleine,  et  d'une  façon  continue, 
par  les  agressions  du  dehors.  C'était  là  le  moyen  le  plus  efficace 
d'arracher  les  citoyens  aux  désordres  du  dedans.  En  voyant 
leur  liberté  civique  attaquée  en  même  temps  que  l'indépen- 
dance de  l'Etat,  ils  apprirent  à  considérer  ces  deux  biens  comme 
inséparablement  unis  et  à  les  défendre  en  conséquence.  Aussi, 
personne  n'a  pu  activer  davantjage  le  progrès  de  la  grandeur 
athénienne  que  ne  firent  les  Spartiates  en  témoignant,  par  une 
nouvelle  expédition  à  main  armée,  du  vif  déplaisir  que  leur 
causait  la  marche  des  événements. 

Leur  déplaisir  était,  en  somme,  bien  naturel.  D'abord,  ils 
avaient  acquis  la  certitude  qu'ils  avaient  été  trompés  par  la 
Pythie,  et  que  c'était  l'argent  des  Alcméonides  qui  les  avait 
engagés  dans  toute  cette  série  de  mécomptes.  Ensuite,  ils  ne 
pouvaient  se  consoler  des  humiliations  qu'ils  avaient  éprouvées 
dans  les  dernières  campagnes  ;  car  enfin,  toutes  leurs  entre- 
prises avaient  abouti  à  un  résultat  diamétralement  opposé  à 
celui  qu'ils  avaient  en  vue.  Mais  ce  qui,  plus  que  toute  autre 

')  Sur  les  fortifications  qui  furent  alors  rasées,  voy.  Wachsmuth,  Athen^ 
I,  504. 

-)  L'épigramme  ou  épigraphe  du  monument  votif  est  donnée  par  Herod.. 
V,  77.  DiOD.,  X,  24.  Anthol.  Palat.,  VI.  .343.  Aristid.,  II,  512,  ed.Dind. 
On  en  a  retrouvé  un  fragment  sur  l'acropole:  mais  ce  fragment  date  de  Péri- 
clès.  de  sorte  qu'il  faut  admettre,  ou  bien  que  le  quadrigi^  fut  restauré  à 
celte  époque,  ou  bien  que  le  monument  a  été  élevé  seulement  alors,  (^f. 
KiRCHHOFF,  Monatsber.  d.  B.  A.,  1869,  p.  409  sqq.  et  G.  I.  Att.,  I,  n'  334. 


CLISTHÈNE   ET    SES    RÉFORMES  495 

chose,  ne  leur  laissait  plus  de  repos,  c'était  l'essor  surprenant 
d'Athènes.  Au  lieu  des  remerciements  auxquels  ils  s'attendaient 
pour  avoir  délivré  les  Athéniens  des  Pisistratides,  leur  roi 
avait  été  honteusement  chassé  de  la  ville.  Leurs  alliés,  les 
Béotiens  et  les  Chalcidiens,  étaient  restés  privés  de  secours  et 
avaient  été  battus  ;  la  puissance  de  la  cité  athénienne,  non- 
seulement  se  trouvait  affermie  et  fortifiée  au  dedans,  mais 
avait  même  franchi  les  bornes  de  son  territoire,  et  c'étaient 
encore  les  Spartiates  qui,  malgré  eux,  avaient  occasionné  ce 
mouvement  d'expansion.  En  effet,  le  conseil  donné  par  eux  aux 
Platéens  *,  ce  conseil  qui  devait  engager  les  Athéniens  dans 
des  querelles  ruineuses,  n'avait  apporté  à  ceux-ci  que  des 
avantages,  un  surcroît  de  gloire  et  de  puissance.  Athènes  avait 
maintenant,  dans  la  vallée  de  l'Asopos,  rang  de  chef-lieu  ;  elle 
avait  jeté  les  bases  d'une  hégémonie  attique,  pris  pied  en 
Eubée  et  assigné  en  toute  propriété  à  ses  enfants  à  elle,  suivant 
l'exemple  donné  par  les  Spartiates,  le  terrain  qu'elle  avait 
confisqué  en  dehors  de  ses  frontières.  Dans  toute  l'Hellade,  ou 
voyait  avec  étonnement  le  bonheur  des  Athéniens.  Ceux-ci, 
de  leur  côté,  ne  paraissaient  pas  disposés  à  s'arrêter  en  si  beau 
chemin,  et  les  oracles  que  Cléomène  avait  emportés  à  Sparte, 
ces  oracles  qui  annonçaient  l'extension  de  la  puissance 
athénienne  ^,  frappaient  d'autant  plus  vivement  l'imagination 
superstitieuse  des  Spartiates. 

Voyant  que,  jusqu'ici,  leurs  entreprises  leur  avaient  si  mal 
réussi,  ils  prirent  désormais  la  direction  opposée.  Ils  songèrent 
à  leurs  anciennes  relations  avec  la  maison  des  Pisistratides, 
relations  qu'ils  se  repentaient  amèrement  d'avoir  rompues.  Ils 
se  hâtèrent  d'envoyer  leur  héraut  à  l'Hellespont  où,  depuis 
son  expulsion,  Hippias  avait  sa  petite  cour  de  fidèles,  et  l'on 
vit  bientôt  après  le  tyran  à  Sparte  qui  l'accueillit  comme  son 
protégé^.  Sparte  ne  faisait  pas  mystère  de  ses  intentions  ;  elle 
voulait  à  tout  prix  réintégrer  les  Pisistratides,  leur  retour 
étant  le  seul  moyen  d'entraver  l'élan  dangereux  du  peuple 
athénien.  Une  grande  guerre péloponnésienne  était  imminente. 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  488. 
-)  Herod.,  V,  90. 
■)  Herod.,  V.91* 


496  IIISTUIKK    i»E   LATTIQUI': 

Cependant  Sparte,  menée  par  les  rancunes  de  Cléomène, 
avait  oublié  qu'elle  était  à  la  tète  d'une  confédération  libre  et 
que  sa  puissance  reposait  sur  le  prestige  moral  que  lui  avaient 
valu  les  institutions  de  Lycurgue.  Mais,  comment  ce  prestige 
pouvait-il  subsister  avec  une  conduite  arbitraire,  inconstante 
et  passionnée  comme  celle  dont  les  Spartiates  donnaient  alors 
l'exemple  ?  Comment  se  fier  désormais  à  un  Etat  qui  avait  été 
jusque-là  l'ennemi  déclaré  des  tyrans  et  qui  maintenant  voulait 
remettre  en  place  un  tyran  souillé  du  sang  de  ses  concitoyens, 
un  tyran  qu'il  avait  chassé  lui-même  ! 

Ce  fut  une  séance  orageuse  que  celle  de  l'assemblée  convo- 
quée à  Sparte  vers  505  (01.  lxviii,  4)  pour  décider  la  restaura- 
tion des  Pisistratidcs  K  Les  Spartiates  se  donnèrent  une  peine 
infinie  pour  justifier  leur  politique.  Ils  firent  l'aveu  public  de 
leur  erreur,  dont  ils  rejetèrent  la  responsabilité  sur  les  men- 
songes de  la  Pythie  ;  ils  parlèrent  du  déshonneur  qu'ils  avaient 
encouru  pour  avoir  violé  les  obligations  de  l'hospitalité.  Ce 
déshonneur,  à  les  entendre,  retombait  sur  la  ligue  tout  entière. 
Tous  étaient  en  péril,  si  l'arrogance  athénienne  poursuivait 
sans  obstacle  ses  envahissements.  Hippias  donnait  sa  parole 
qu'il  saurait  humilier  la  ville  et  la  tenir  sous  la  dépendance  du 
chef-lieu  péloponnésien. 

Les  députés  des  villes  fédérées  écoutèrent  en  silence  l'allo- 
cution des  Spartiates.  Personne  n'était  convaincu  ;  mais  le 
Corinthien  Sosiclès  osa  seul  élever  tout  haut  des  objections. 
A  la  grande  confusion  des  Spartiates,  il  fit  ressortir  la  contra- 
diction de  leurs  projets  actuels  avec  leur  histoire  tout  entière: 
il  rappela  tous  les  méfaits  commis  par  les  tyrans  dans  sa  pro- 
pre patrie  ";  et  Hippias  eut  beau  se  présenter  en  personne  à 
l'assemblée  pour  mettre  en  évidence  tous  les  dangers  que  la  ' 
démocratie  athénienne  faisait  courir  au  reste  de  la  Grèce,  tout 
fut  inutile.  La  vérité  de  ce  qu'avait  dit  Sosiclès  était  par  trop 
palpable  ;  les  Etats  péloponnésiens  n'avaient  nulle  envie  de  se 
sacrifier  pour  venger  l'honneur"  de  Cléomène.  Le  congrès 
fédéral  se  sépara,  résolument  hostile  à  toute  entreprise  belli- 

')  La  chronologie  courante  (509—492)  repose  sur  un  simple  calcul  de 
probabilités. 

«)  Herod.,  V,  92. 


CLISTHÈNE   ET    SES    RÉFORMES  497 

gueuse  :  Hippias,  déçu  dans  ses  espérances,  retourna  à  Sigeion, 
et  Sparte,  profondément  blessée  de  ce  nouvel  échec,  se  désin- 
téressa des  affaires  générales. 

Une  guerre  péloponnésienne  n'était  plus  à  craindre  ;  mais 
Athènes  n'avait  pas  encore  le  droit  de  s'endormir  dans  une 
sécurité  trop  confiante. Non-seulementsesanciennesennemies, 
Thèbes  et  Egine,  étaient  aux  aguets  du  côté  de  la  terre  et  du 
côté  de  la  mer,  mais  des  menaces  nouvelles  lui  arrivaient  de 
l'autre  bord  de  la  mer  Egée.  Hippias  était  toujours  une  puis- 
sance. Il  n'avait  décliné  l'accueil  hospitalier  qu'on  lui  offrait 
en  Macédoine  et  en  Thessalie  que  parce  qu'il  espérait  trouver 
en  Asie-Mineure  plus  de  facilités  pour  préparer  un  nouveau 
coup  de  main  contre  Athènes.  Artapherne,  fils  d'Hystaspe, 
se  sentait  déjà  offensé  par  les  Athéniens,  parce  que  ceux-ci 
aveient  dénoncé  le  traité  passé  avec  lui  '.  Hippias  aigrit  encore 
ce  ressentiment,  et,  lorsque  les  Athéniens,  prévenus  de  ses  in- 
trigues, cherchèrent  à  en  combattre  l'effet  par  une  nouvelle 
ambassade,  leurs  envoyés  ne  rapportèrent  de  leur  entrevue 
avec  le  satrape  que  l'injonction  de  reprendre  Hippias  ^.  En 
dépit  de  toutes  ces  menaces,  la  vaillante  et  fière  cité  persista 
dans  son  attitude,  résolue  à  braver,  s'il  le  fallait,  l'empire  des 
Perses  lui-même. 

Voilà  à  quoi  avaient  été  employées  les  cinq  années  qui  sui- 
virent la  chute  de  la  tyrannie,  années  critiques  qui  décidèrent 
de  toute  l'histoire  ultérieure  d'Athènes.  Affranchie  d'abord 
par  les  armes  étrangères,  ballottée  ensuite  de  révolution  en 
révolution,  Athènes  s'est  mûrie  à  cette  dure  école  ;  elle  est 
devenue  un  Etat  indépendant,  où  les  citoyens  se  gouver- 
nent eux-mêmes  ;  délaissée  de  tous,  entourée  d'armées  qui 
menaçaient  son  existence  ,  elle  a  eu  nettement  conscience 
de  sa  vocation  historique,  et,  tandis  que  Sparte,  jetée  hors 
de  Savoie  traditionnelle,  tergiversait  au  hasard,  que  les  petits 
États  s'épiaient  mutuellement  avec  des  intentions  malveillantes, 
que  l'empire  des  Perses  s'étendait  largement  à  l'ouest  et  au 
nord,  Athènes  s'est  résolument  mise  en  possession  de  sonnou- 

^)  Voy.  ci-dessus,  p.  490. 
«)  Herod.,  V,  96. 

32 


498  HISTOIRE   DE   l'atTIQUE 

veau  rôle  qui  va  l'obliger  à  tenir  tête  aux  puissances  indigènes 
aussi  bien  qu'aux  puissances  étrangères. 

Cette  admirable  attitude  des  Athéniens  ne  s'explique  que  par 
lesloisde  Solon.Cesontces  lois  qui,  durant  toutes  les  tourmen- 
tes de  l'époque,  ont  poursuivi,  avec  une  énergie  invisible  mais 
efficace,  Téducation  des  citoyens  et  ont  fait  d'eux  une  société 
libre,  assise  sur  des  principes  moraux.  Sous  le  gouvernement 
de  Pisistrate,  elles  avaient  servi  d'abri  et  de  protection  à  l'État  : 
le  respect  que  témoignait  pour  elles  le  tyran  avait  accru  leur 
prestige,  et,  si  la  domination  des  Pisistratides  a  été,  en  somme, 
le  meilleur  gouvernement  de  cette  espèce  qu'ait  vu  la  Grèce, 
cela  tient  à  ce  que  les  tyrans  d'Athènes  avaient  eu  à  compter 
avec  une  législation  préexistante,  à  l'influence  maîtresse  de 
laquelle  ils  ne  pouvaient  se  soustraire.  Ce  que  la  tyrannie  avait 
apporté  de  mauvais  et  d'anormal  a  disparu  sans  laisser  de 
traces  ;  le  bien,  au  contraire,  est  resté,  parce  qu'il  était  con- 
forme à  l'espritde  Solon;  le  bien,  c'est-à-dire,  l'ordre  qui  assura 
dès  lors  la  prospérité  de  la  ville  et  des  campagnes,  l'épanouis- 
sement de  l'art  et  de  la  science,  la  position  que  prit  Athènes 
au  centre  de  la  vie  intellectuelle  des  Hellènes,  le  prestige  qu'elle 
acquit  et  sur  terre  et  sur  mer,  les  relations  extérieures  qui 
furent  nouées  à  l'époque  avec  les  Cyclades,  avec  l'Hellespont, 
avec  Argos,  avec  la  Thessalie,  et  qui  gardèrent  en  tout  temps 
leur  importance.  Durant  ces  vingt-sept  années  de  paix  et  de 
bonheur,  le  peuple  avait  pu  se  familiariser  avec  les  lois  de 
Solon,  bien  que  les  Athéniens  éclairés  ne  se  fissent  pas  illusion. 
Ils  comprenaient  que  ces  lois  ne  pouvaient  devenir  une  réalité 
pleine  et  entière  tant  qu'un  potentat,  entouré  de  troupes  étran- 
gères, trônerait  sur  l'acropole  et  gouvernerait  l'Etat,  avec 
sagesse  et  modération,  si  l'on  veut,  mais  pourtant,  en  vue  do 
son  avantage  personnel  et  des  intérêts  de  sa  maison. 

Par  contre,  depuis  le  meurtre  d'Hipparquc,  la  tyrannie  avait 
pesé  de  tout  son  poids  sur  les  Athéniens.  Plus  de  franc  parler; 
plus  de  justice  ni  de  débats  publics  ;  l'honneur  des  femmes,  la 
fortune  et  la  vie  des  hommes,  tout  cela  était  livré  à  l'arbitraire 
d'un  despotisme  qui  s'appuyait  sur  les  hommes  les  plus  dé- 
criés et  qui  surveillait  d'un  œil  soupçonneux  la  vie  de  la  cité. 
Chacun  se  prit  alors  à  appeler  de  ses  vœux  les  plus  ardents  la 


CLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  499 

constitution  de  Solon,  dont  les  citoyens  n'avaient  appris  à  ap- 
précier tout  le  bienfait  qu'à  l'école  de  la  persécution.  Aussi, 
lorsque  le  joug  de  la  tyrannie  fut  brisé,  tous  s'unirent  dans 
unemèmepensée,le  désir  de  s'approprier,  complètement  cette 
fois  et  d'une  façon  durable,  les  bienfaits  de  Solon.  La  trahison 
d'Isagoras  ne  fit  qu'exaspérer  davantage  l'opinion  contre  qui- 
conque voudrait  attenter  à  l'autonomie  du  peuple.  L'aversion 
profonde  qui  se  manifestait  à  l'époque,  da^s  tous  les  Etats, 
pour  toute  restauration  de  la  tyrannie  ne  fut  nulle  part  plus 
vive  que  chez  les  Athéniens  :  ils  savaient  de  reste,  pour  en 
avoir  savouré  toute  l'amertume,  quels  fléaux  sont  les  gou- 
vernements de  parti.  Mais  l'avantage  qu'ils  avaient  sur  bien 
d'autres,  c'est  que  la  liberté  à  laquelle  ils  aspiraient  n'était 
point  un  idéal  indécis  et  flottant  :  la  liberté  qu'ils  ambition- 
naient était  contenue  pour  eux  dans  leur  ancienne  constitution, 
laquelle  était  encore  théoriquement  en  vigueur.  Aussi,  ce  que 
Clisthène  put  faire  de  plus  utile  pour  l'avenir  delà  cité,  ce  fut 
d''appliquer  cette  constitution  en  toute  sincérité.  Il  est  vrai 
que,  ce  faisant,  il  interdisait  à  son  ambition  personnelle  toute 
perspective  de  succès. 

Comme  les  Athéniens  étaient  familiarisés  de  longue  date 
avec  l'esprit  et  la  lettre  de  la  constitution,  tout  alla  paisible- 
ment et  sans  encombre  :  d'un  autre  côté,  cependant,  l'appli- 
cation des  règlements  constitutionnels  dans  toute  leur  intégrité 
était  quelque  chose  de  tout  à  fait  nouveau,  de  sorte  que  cette 
mesure  inaugura  une  ère  nouvelle,  provoqua  un  nouvel  essor 
et  comme  une  renaissance  de  l'Etat  tout  entier. 

Cette  fois  enfin,  les  Athéniens  avaient  ce  que  Solon  avait 
voulu.  L'Etat  était  une  communauté  de.  citoyens  parmi  lesquels 
ni  famille  ni  classe  ne  pouvait  revendiquer  de  droits  particu- 
liers ou  de  capacités  spéciales.  Tous  les  citoyens  étaient  égaux 
devant  la  loi  '  :  quiconque  avait  le  droit  de  cité  avait  du  même 
coup  le  droit  de  posséder  des  biens-fonds  en  toute  franchise, 
tandis  que  le  non-citoyen,  fùt-il  établi  depuis  longues  années 
en  Atlique,  lui  et  sa  famille,  restait  toujours  simple  fermier  ; 

1)  'Iaovo(iî-o  est,  d'après  Hérodote,  le  terme  technique  pour  désigner  l'Etat 
nouvellement  fondé  sur  la  constitution  ou  droit  public  (Herod.,  III,  iSO).  Cf. 
He.nkel,  Lehre  vom  Staat,  p.  38. 


OOO  HISTOIRE    DE    l'atTIQUE 

tout  le  monde  avait  le  droit  de  prendre  la  parole  devant  les 
tribunaux  ainsi  que  dans  les  délibérations  de  l'assemblée  popu- 
laire. La  publicité  des  débats  judiciaires  protégeait  le  plus 
humble  citoyen  contre  l'arbitraire  des  fonctionnaires  ;  sa  li- 
berté personnelle  était  garantie  par  la  possibilité  d'échapper, 
au  moyen  d'une  caution,  même  à  la  détention  préventive.  Tous 
avaient  leur  part  des  propriétés  et  des  droits  régaliens  de  l'Etat; 
les  revenus  des  domaines,  par  exemple,  des  mines,  étaient 
partagés  entre  les  citoyens  :  il  n'y  avait  plus  moyen  d'établir 
des  taxes  arbitraires.  Une  des  règles  fondamentales  de  la  cons- 
titution était  qu'aucune  loi  ne  devait  être  portée  qui  visât  une 
personne  en  particulier  et  ne  fût  pas  également  obligatoire 
pour  tous  :  c'était,  en  effet,  au  moyen  de  ces  lois  personnelles 
que  certaines  maisons  s'étaient  fait  conférer  des  privilèges 
dont  la  tyrannie  avait  ensuite  tiré  parti.  Aussi  ne  se  permit- 
on  une  exception  à  ce  principe  fondamental  qu'en  vue  de  se 
garantir  contre  le  retour  de  la  tyrannie.  L'Etat,  en  effet,  avait 
besoin  d'un  moyen  d'éloigner  légalement  les  individus  qui,  par 
leur  influence  démesurée,  compromettaient  l'égalité  civique 
inscrite  dans  les  lois  et  menaçaient  la  cité  d'une  nouvelle  con- 
fiscation du  pouvoir  au  profit  d'un  parti.  Avec  l'ostracisme,  le 
peuple  veillait  lui-même  sur  sa  liberté.  Seulement,  pour  pré- 
venir les  intrigues  qui  pourraient  fausser  l'emploi  de  cet  ins- 
trument, il  fut  décidé  qu'il  y  aurait  d'abord  un  débat  public  et 
qu'ensuite  il  faudrait  le  vote  unanime  de  6,000  citoyens  pour 
que  l'un  d'eux  fût  éloigné  ainsi  de  leur  société. 

Mais,  bien  que  l'égalité  des  citoyens  fût  une  loi  fondamen- 
tale de  l'Etat,  ce  n'était  rien  moins  qu'une  égalité  indistincte 
et  sans  degrés.  Chaque  citoyen  avait  assez  de  droits  pour  être 
attaché  à  l'Etat  par  ses  intérêts  les  plus  pressants  et  les  plus 
élevés  ;  mais  la  participation  directe  au  gouvernement  était 
réservée  à  ceux  que  leur  fortune  immobilière  mettait  en  état  de 
se  donner  une  culture  supérieure,  de  se  consacrer  avec  plus 
de  liberté  et  de  loisir  à  la  chose  publique,  et  de  faire  à  la  patrie, 
le  cas  échéant,  les  plus  grands  sacrifices. 

La  noblesse  de  l'extraction  ne  conférait  pas  de  droits  civi- 
ques, et,  depuis  Clisthène,  les  corporations  nobiliaires 
n'avaient  plus  aucun  rapport  avec  les  divisions  du  système 


CLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  rjOl 

politique.  Mais  ces  corporations,  on  les  laissa  telles  que  les 
avaient  faites  la  religion  et  le  droit  patriarcal.  Après  comme 
avant,  les  membres  des  gentes  se  réunirent  pour  leurs  sacri- 
fices ;  ils  purent  compléter  leur  nombre  au  moyen  de  l'adop- 
tion, et  la  considération  particulière  dont  jouissaient  les  descen- 
dants des  anciennes  familles,  lorqu'ils  faisaient  honneur  à  leurs 
aïeux  par  leur  vertu  personnelle,  se  maintint  longtemps  encore 
à  Athènes.  On  prenait  volontiers  parmi  eux  les  archontes,  les 
généraux  et  les  ambassadeurs;  on  trouve  bien  peu  de  traces 
d'une  haine  de  la  société  contre  lanoblesse. 

Parmi  les  Etats  de  la  mère-patrie,  Athènes  etCorinthe  sont 
les  seuls  qui  puissent  être  mis  en  parallèle,  les  seuls  qui  aient 
réussi  à  dépouiller  le  caractère  exclusif  de  leur  tribu  et  à 
développer  librement  leurs  facultés  intellectuelles,  les  seuls 
qui  aient  fondé  leur  puissance  sur  une  culture  large  et  com- 
préhensive  et  qui  aient  eu  une  histoire  indépendante.  Athènes 
doit  au  génie  inventif  des  Corinthiens  beaucoup  plus  que  nous 
ne  pouvons  dire  en  ce  moment.  Mais  la  grande  différence  des 
uns  aux  autres,  c'est  que  les  Athéniens  ne  se  sont  jamais 
laissés  absorber  comme  les  Corinthiens  par  le  négoce  et  l'in- 
dustrie. Ils  n'ont  jamais  été  au  même  degré  un  peuple  de 
marchands,  ni,  par  conséquent,  aussi  cosmopolites.  Leurs  aspi- 
rations ont  toujours  gardé  un  tour  plus  idéaliste;  ils  ont 
conservé  une  notion  plus  complète  de  l'Etat  et  un  sentiment 
plus  vif  du  devoir  civique.  Ils  se  sont  aussi  moins  détachés 
du  continent  et,  comme  tels  ,  sont  restés  plus  fidèles  aux 
traits  fondamentaux  de  leurs  coutumes  nationales. 

Cet  attachement  au  passé  était  entretenu  par  la  religion  et 
par  le  prestige  des  familles  sacerdotales.  C'était  toujours, 
comme  autrefois,  une  femme  de  la  race  des  Boutades  qui 
exerçait,  près  de  la  patronne  de  la  cité,  les  fonctions  de  prê- 
tresse ;  on  avait  laissé  à  la  famille  des  Praxiergides  le  privilège 
honorifique  de  purifier  l'image  sacrée  le  jour  des  Plyntéries,  et 
tous  les  mois  l'on  offrait  au  serpent  de  l'acropole  le  gâteau  de 
miel  au  moyen  duquel  on  s'assurait  de  la  présence  de  la 
déesse  et  de  son  nourrisson  Erichthonios.  Ainsi,  la  religion 
établissait  une  solidarité  entre  les  nouvelles  générations  et 
leurs  devancières,  entre  les  nouveaux  citovens  et  la  vieille 


502  '  HISTOIRE   DE    l'aTTIQUE 

souche  indigène  ;  elle  maintenait  en  vie  les  souvenirs  du  passé  ; 
elle  protégeait  les  deux  sources  de  la  prospérité  de  TAttique, 
l'agriculture  et  l'arboriculture.  On  conservait,  comme  le  palla- 
dium de  la  ville,  la  charrue  sacrée  d'Athèna  confiée  à  la  garde 
des  Bouzyges,  et  il  n'y  avait  pas  de  fêtes  des  Panathénées 
sans  thallophores,  sans  ces  vieux  et  respectables  laboureurs 
qui,  à  la  procession,  portaient  en  l'honneur  de  la  patronne  de 
TAttique  des  rameaux  d'olivier. 

La  naissance,  le  rang,  la  richessse  étaient  choses  que  les 
Athéniens  savaient  honorer;  mais  l'influence  dans  l'Etat 
dépendait  uniquement  de  la  valeur  personnelle.  Une  fois  que 
le  peuple,  grâce  au  patriotisme  de  tous,  eut  reconquis  saliberté, 
on  commença  à  appliquer  à  la  lettre  l'idée  de  Solon,  à  savoir, 
que  tous  les  citoyens  devaient  prendre  personnellement  part 
aux  affaires  de  TEtat.  Le  but  que  Pisistrate  avait  poursuivi, 
avec  une  habileté  consommée,  c'était  la  satisfaction  du  peuple, 
la  difi"usion  du  bien-être,  l'augmentation  des  revenus.  Il  ne 
pouvait  lui  convenir  qu'on  se  préoccupât  de  trop  près  des 
affaires  publiques.  Aussi,  il  avait,  suivant  en  cela  l'usage 
ordinaire  des  oligarchies,  diminué  l'effectif  de  la  population 
urbaine. 

Le  courant  qui  ramena  le  peuple  dans  la  ville,  une  fois 
l'œuvre  de  délivrance  accomplie,  n'en  fut  que  plus  irrésistible  : 
l'agora  redevint  animée  comme  jadis;  chacun  se  faisait  un 
devoir,  dans  ces  conjonctures  critiques,  de  se  rapprocher  de  la 
patrie  en  danger;  chacun  avait  le  sentiment  qu'il  était  chargé, 
lui  aussi,  de  travailler  au  salut  de  la  société  entière  et  que  de 
sa  conduite  dépendait,  dans  une  certaine  mesure,  Ihonneur 
ou  l'humiliation  de  l'État.  Une  attitude  correcte  était  d'autant 
plus  un  devoir  d'honneur  que  les  ennemis  étaient  là,  aux  aguets,, 
et  ne  désiraient  rien  tant  que  de  voir  éclater  des  désordres  et 
des  violences  dans  Athènes.  Voilà  comment  le  peuple  tout 
entier  s'identifia,  pour  ainsi  dire,  avec  l'Etat  et  avec  sa  consti- 
tution ;  et  plus  cette  constitution  était  pénétrée  d'un  esprit  de 
haute  et  sérieuse  moralité  qui  s'adressait  à  l'homme  tout 
entier,  exigeant  de  lui  fidélité,  équité,  amour  de  la  vérité  et 
abnégation,  plus  le  peuple  se  trouva  relevé  et  anobli  par  son 
dévouement  à  l'Etat. 


CLISTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  503 

C'est  de  là  que  partaient  ces  effluves  électriques  qui,  l'année 
de  la  délivrance,  envahirent  le  peuple  athénien  et  provoquèrent 
en  lui  un  tel  accroissement  de  vitalité,  lui  communiquèrent 
une  énergie  si  active,  que  toute  la  Grèce  considérait  avec 
stupéfaction  l'essor  imprévu  de  ce  peuple  de  citoyens.  Les 
grandes  victoires  d'alors  ne  furent  pas  l'effet  d'une  exaltation 
désordonnée,  mais  le  résultat  d'une  saine  et  vigoureuse  poussée 
qui,  après  avoir  été  longtemps  entravée,  avait  enfin  trouvé  sa 
voie  naturelle.  C'est  ce  qu'atteste  la  constance  et  la  durée  de 
l'élan  national. 

A  coup  sur,  il  y  aurait  eu,  à  Athènes  aussi,  un  moment  de 
détente  et  de  lassitude,  peut-être  même  de  nouvelles  discordes 
intestines,  si  une  faveur  apparente  du  sort  eût  permis  aux 
Athéniens  de  jouir  tranquillement  et  sans  inquiétude  des  avan- 
tages acquis.  Au  lieu  de  se  reposer,  ils  durent  surveiller  cons- 
tamment les  alentours,  rester  debout,  l'œil  au  guet,  l'épéeetla 
lance  en  main,  pour  défendre  les  biens  qu'ils  avaient  conquis. 
La  justice  de  la  cause  qu'ils  avaient  à  faire  prévaloir  contre 
les  injonctions  brutales  des  Barbares,  contre  la  politique  sans 
foi  des  Spartiates  et  la  malveillance  sournoise  de  leurs  voisins, 
leur  donna  le  courage  opiniâtre  et  la  force  morale  ;  elle  leur  fit 
sentir  plus  vivement  le  charme  et  le  prix  des  droits  qu'ils 
avaient  si  bien  gagnés. 

Ils  avaient  montré,  par  un  éclatant  exemple,  que  la  liberté 
du  peuple  faisait  chez  eux  la  puissance  de  l'Etat  :  et,  bien  que 
le  parti  opposé  n'eût  pas  disparu  de  la  cité,  bien  qu'il  conti- 
nuât même  à  regarder  la  démocratie  comme  un  fléau  et 
qu'il  eût  été  affermi  dans  sa-  rancune  par  les  innovations 
violentes  de  Clisthène,  néanmoins,  la  liberté  populaire  et  la 
grandeur  de  l'État  étaient  choses  tellement  solidaires  que  les 
adversaires  de  l'une  étaient  obligés  d'attaquer  aussi  l'autre,  et 
qu'ils  ne  pouvaient  faire  les  affaires  de  leur  parti  sans  ramener 
Athènes  à  l'état  de  faiblesse  et  de  dépendance  d'où  elle  était 
sortie. 

Telle  était  la  situation  à  Athènes,  à  la  fin  du  vi'  siècle.  Le 
caractère  de  la  race  ionienne  s'y  était  transformé ,  et  il  s'en 
était  dégagé  quelque  chose  d'absolument  nouveau  et  original. 
Sans  doute,  les  grands  traits  de  la  race  étaient  restés,  surtout 


504  HISTOIRE    DE    L  ATTIQUE 

l'esprit  vif  et  facilement  impressionné  par  tout  ce  qui  est  beau 
et  utile,  riiumeur  communicative   et  le  goût  du  frottement 
intellectuel,  la  variété  dans  les  habitudes  et  les  connaissances, 
l'adresse  et  la  présence  d'esprit  dans  les  circonstances  les  plus 
diverses.  Dans  leur  extérieur  aussi,  les  Athéniens  ressemblaient 
encore  à  leurs  frères  de  l' Asie-Mineure.  Ils  portaient,  depuis 
le  temps  de  Thésée,  de  longs  habits  de  lin  amplement  drapés  ; 
ils  aimaient  les  robes  de  pourpre  et  l'arrangement  artificiel  de 
la  chevelure  qu'ils  ramenaient  en  tresse  sur  le  haut  du  crâne 
et  fixaient  avec  une  épingle  d'on.  Mais  les  mœurs  attiques 
surent  éviter  les  excès  de  cette  tendance   à  la  frivolité  et  se 
garder  des  molles  jouissances  ;  le  peuple  conserva  en  Attique 
un  genre  de  vie  plus  rude  et  plus  sain,  fondé  sur  le  travail 
champêtre  et  le  goût  du  foyer  domestique.  De  même  que  la 
langue  des  Athéniens  était  plus  énergique,  plus  brève  et  plus 
nerveuse  que  le  dialecte  amolli  des  Néo-Ioniens,  de  même  il  y 
avait  dans  tout  leur  être  moral  comme  une  tension  plus  vigou- 
reuse. Cette  vigueur,  ils  la  devaient  à  l'Etat,  qui  était  parvenu 
à  grouper  autour  d'un  centre  les  inclinations  multiples  et 
divergentes  de  la  race  ionienne  et  avait  ainsi  donné  à  ces 
riches  dons  de  nature  une  valeur  supérieure.  C'est  grâce  à  la 
discipline  de  l'Etat  que  des  Ioniens  ont  pu  devenir  des  Athé- 
niens, et,  comme  dans  aucun  pays  de  population  ionienne,  il 
n'avait  pu  s'établir  de  gouvernement  pareil,  Athènes  a  été  aussi 
le  seul  Etat  qui  fût  de  taille  à  se  poser  en  rival  de  Sparte,  et  à 
qui  il  fût  impossible,  de  par  sa  nature  même,  de  se  soumettre 
à  la  cité  dorienne. 

Quant  à  Sparte,  durant  ces  mêmes  années  au  cours  des- 
quelles Athènes  avait  fondé,  avec  tant  de  rapidité  et  de 
bonheur,  sa  Uberté  civique,  son  indépendance  et  même  sa 
puissance  extérieure ,  elle  avait  décidément  rétrogradé.  Elle 
avait  engagé  avec  Athènes  une  lutte  malheureuse  et  déshono- 
rante ;  elle  avait  renié  ses  traditions  et    ses  principes  ;  elle 

2)  Sur  le  costume  ionien  des  Athéniens,  voy,  Herod.,  V,  87.  xpwêuXo; 
(TnucYD.,  I,  6).  L'explication  de  Conze  {Niwve  Memorie,  p.  408  sqq.)  est 
acceptée  par  0 .  Jahn  [Griech.  Bilderchroniken,  p.  46.  Cf.  Abhandl.  d. 
Pr.  Akad.  d.  TTm.,  1873,  p.  159).  Sur  laxE-cTtyoçopta,  voy.  Rhein.  Museum, 
XXXIII,  p.  625. 


CLTSTHÈNE    ET    SES    RÉFORMES  505 

avait,  par  ses  malencontreuses  tergiversations,  perdu  un 
prestige  qu'elle  ne  pouvait  conserver  aux  yeux  de  ses  propres 
alliés  qu'en  suivant  une  politique  assurée  et  conséquente.  Elle 
n'avait  plus  maintenant  d'autre  mobile  que  sa  malveillance  et 
sa  rancune  contre  Athènes,  plus  d'autre  visée  que  le  désir 
d'humilier  sa  fière  rivale  ;  elle  ne  voulait  plus  tolérer  d'Etat 
indépendant  à  côté  d'elle  ;  mais,  pour  le  moment,  elle  était 
impuissante  et  elle  attendait  en  maugréant  une  occasion  favo- 
rable, tandis  que  les  Athéniens,  n'ayant  d'autre  prétention 
que  de  garder  ce  qu'ils  avaient  légitimement  acquis,  sentaient 
qu'ils  avaient  le  droit  pour  eux  et  marchaient  avec  allégresse 
au-devant  de  l'avenir. 

A  côté  des  deux  Etats  antagonistes  apparaissaient,  au  second 
plan,  Corinthe  et  Thèbes.  Thèbes  n'avait  d'autre  ambition  que 
de  consolider  sa  suzeraineté  en  Béotie  et  ne  prit  aucune  influence 
sur  les  afi"aires  générales.  Corinthe,  au  contraire,  connaissant 
bien  le  monde  et  riche  d'expérience,  sut  utiliser  sa  situation 
géographique  pour  se  créer  un  rôle  important,  le  rôle  d'inter- 
médiaire entre  les  Etats  du  nord  et  ceux  du  sud.  On  lui 
demandait  d'intervenir  comme  arbitre  dans  les  questions 
d'intérêt  national  '.  Elle  exerçait  sur  Sparte  une  influence 
dont  elle  usait  tantôt  pour  l'exciter,  tantôt  pour  la  modérer  et 
lui  faire  la  leçon.  Ainsi ,  l'entreprise  la  plus  hardie  de 
Sparte  ,  l'expédition  contre  Samos  ,  a  été  exécutée  sous 
l'impulsion  des  Corinthiens'  et  ce  sont  eux  aussi  qui,  par  con- 
tre, ont  fait  échouer  la  restauration  par  la  force  du  tyran  Hip- 
pias.  Les  rivalités  commerciales  l'ayant  brouillée  avec  Egine, 
Corinthe  se  trouva  rejetée  du  côté  d'Athènes  :  elle  a  ainsi  con- 
tribué, pour  une  large  part,  à  entraver  les  desseins  hostiles  de 
Sparte  et  à  fonder  la  grandeur  des  Athéniens.  Entre  Sparte  et 
Athènes,  elle  représentait,  en  se  rendant  parfaitement  compte 
de  son  rôle,  la  politique  des  Etats  moyens,  lesquels  réclamaient 
pour  eux  et  leurs  pareils  le  droit  de  se  mouvoir  librement 
à  côté  des  deux  puissantes  cités  qui  étaient  d'ores  et  déjà  les 
capitales  de  la  Grèce. 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  489. 
«)  Herod.,  III,  48. 


CHAPITRE   TROISIEME 
LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    L'ARCHIPEL 


§  I.  —  Colonies  milésiennes.  —  Les  Hellènes  à  l'étroit  dans  l'Archipel.  — 
Les  villes  du  littoral  de  l'Asie-Mineure.  —  Éoliens  et  Ioniens.  —  Déve- 
•loppement  de  la  colonisation  ionienne.  —  Rôle  prépondérant  de  Milet. 

—  Les  colonies  du  nord.  —  Fondation  de  Cyzique  (750).  —  Les  côtes  du 
Pont-Euxin.  —  Produits  et  peuples  des  bords  du  Pont-Euxin.  —  Les 
Tauriens  et  les  Scythes.  —  Fondation  de  Sinope  (vers  785  avant  J.-C). 

—  Côte  occidentale  et  septentrionale  du  Pont-Euxin.  —  Fondation  d'Is- 
tros  (650),  Apollonia  (600),  Odessos,  Panticapée...,  etc. —  Le  Pont-Euxin 
et  la  Maîotide.  —  Les  colonies  du  Pont.  —  Les  Hellènes  dans  la  vallée  du 
Nil.  —  Le  commerce  milésien  en  Egypte.  —  Psammétique,  Nécho  et 
Amasis.  —  Les  Hellènes  à  Naucratis. 

§  H.  —  Colonies  eubéennes.  —  Les  villes  commerçantes  de  l'Eubée.  —  Les 
Chalcidiens  en  Thrace,  à  partir  de  740.  —  Chalcis  et  Érétrie.  —  Colonisa- 
tion des  côtes  de  Thrace.  —  Les  Mégariens  associés  aux  Eubéens.  — 
Fondation  d'Astacos  (712).  Chaicédoine  (674),  Byzance  (657).  —Coloni- 
sation hellénique  en  Occident.  —  Rôle  de  Corcyre.  —  Colonisation  de 
rillyrie.  —  Dyrrhachion  (625)  et  Apollonia.  —  Premières  relations  avec 
l'Italie.  —  Les  Grecs  en  Italie.  —  Fondation  de  Cume  dans  le  pays  des 
Opiques.  —  Les  Grecs  en  Sicile.  —  Fondation  de  Rhégion  et  de  Zancle, 
vers  743.  —  La  côte  orientale  de  la  Sicile  :  Naxos  (736),  Syracuse  (735), 
Mégara  Hyblgea  (728),  Acrae  (664),  etc..  —  Commencements  de  la 
Grande-Grèce.  —  Sybaris  (721)  et  Crotone  :  Locres,  Tarente,  Siris,  Méta- 
ponte.  —  Opérations  commerciales  de  Tarente. 

.^  III.  —  Progrès  de  la  colonisation  en  Occident.  —  Les  Rhodiens  et  la 
côte  méridionale  de  la  Sicile.  —  Fondation  de  Gela,  Sélinonte  (628) , 
Agrigente.  —  Limites  de  la  colonisation.  —  La  côte  septentrionale  de 
la  Sicile.  — Phéniciens  et  Hellènes  à  Panormos.  —  La  mer  de  Sardaigne. 
Les  Phéniciens  en  Sardaigne  et  en  Corse.  —  Voyages  des  Phocéens.  — 
Les  Phocéens  en  Gaule.  — Massalia  (600)  et  les  régions  circonvoisines. 

—  Les  Phocéens  en  Espagne. 

§  IV.  —  Colonisation  grecque  en  Afrique  .  —  Les  côtes  d'Afrique .  —  Voyages 
des  Minyens.  —  Etablissement  d'une  colonie  à  Plaléia  (631).  —  La  ville 
de  Cyrène  (624).  —  Cyrène  sous  le  règne  de  Battos  II  (575).  —  Combats 
livrés  aux  Libyens  et  Égyptiens  :  bataille  d'Irasa  (570) . 

§  V.  —  Coup-d'oeil  rétrospectif  sur  la  colonisation  grecque.  —  Force 
expansive  de  la  race  grecque.  —  Effets  salutaires  de  la  colonisation.  — 
Croisements  de  la  race  grecque  avec  les  peuples  barbares  et  demi-barbares. 

—  Subordination  des  colonies  aux  métropoles.  —  Vie  intense  et  évolution 
rapide  des  colonies.  —  Émancipation  des  colonies. 


COLONIES    MILÉSIENNES  507 


§1 


COLONIES    MILESIENNES. 

Par  suite  des  grandes  migrations,  l'Archipel  était  devenu 
pour  les  Grecs  une  mer  intérieure  :  l'Hellade  européenne  était 
de  nouveau  réunie  à  celle  d'outre-mer  et  entraînée  dans  le 
courant  d'une  histoire  commune  dont  on  ne  comprend  le  déve- 
loppement qu'en  embrassant  du  regard  les  deux  rivages  à  la 
fois. 

L'Archipel  est  un  bassin  bien  délimité  par  la  nature:  il 
forme,  au  point  de  vue  du  climat  et  de  la  végétation,  un  tout 
homogène,  et  le  littoral  de  la  Thrace  lui  fait,  au  nord,  une 
clôture  aussi  nettement  tracée  que  le  groupe  d'îles  dominé 
par  la  Crète,  au  sud.  Des  deux  côtés  aussi,  la  nature  a  fait  des 
issues  de  ce  bassin  des  passes  difficiles.  En  haut,  il  y  a  le  cou- 
rant impétueux  qui  empêche  d'entrer  dans  l'HellespoTit  ;  en 
bas,  les  coups  de  vent  qui  fouettent  les  promontoires  du  sud 
de  la  Morée  et  qui  font  reculer  le  navigateur  prêt  à  passer  de 
la  mer  Egée  dans  les  plaines  sans  îles  de  la  mer  d'Occident. 
«  Une  fois  que  tu  as  contourné  le  cap  Malée,  oublie  ce  que  tu  as 
laissé  à  la  maison  »,  »  disait  un  vieux  proverbe  de  matelots.  Ce 
dicton  montre  combien  l'Hellène  se  sentait  mal  à  l'aise  hors 
de  son  archipel  et  de  ses  stations  insulaires. 

Cependant,  l'histoire  des  Hellènes  ne  resta  pas  confinée 
dans  ces  limites  naturelles.  Leur  génie  entreprenant  était 
plutôt  excité  que  satisfait  par  tant  de  déplacements  opérés  et 
de  villes  fondées;  et  l'envie  de  faire  entrer  dans  le  cercle  de 
relations  les  rivages  plus  éloignés,  avec  les  peuples  inconnus 
qui  les  habitaient,  les  poussa,  en  dépit  de  tous  les  dangers, 
dans  les  voies  qui  de  la  mer  Egée  conduisent  vers  le  nord 
ainsi  que  vers  le  sud. 

1)  MaXéa; -TE  xâiA'l^aç  ÈitiXdtOou  Tôiv  otxaôs  (Strab.  ,  p.  378.  Cf.  E.  Cürtius  , 
Feloponnesos,  II,  298  sqq.).  Malée,  ancienne  station  des  Tyrrhéniens  (0, 
MuELLER,  Etrusker,  p.  83.  'Kleine  Schriften,  I,  139). 


308  LES    HELLÈNES    EX    DEHORS    DE   l'aRCHIPEL 

C'est  surtout  en  Asie-Mineure  que  ce  goût  d'aventures  de- 
vint une  passion.  Aussi  bien,  c'est  là  que  s'était  développée 
tout  d'abord  la  navigation  grecque,  là  que  les  tribus  habituées 
à  courir  les  mers  s'étaient  rencontrées,  arrivant  des  plages  les 
plus  diverses,  et  s'étaient  communiqué  l'une  à  l'autre  ce  que 
chacune  avait  appris  pour  son  compte  en  fait  de  connaissances 
hydrographiques  et  ethnologiques,  en  fait  d'expérience  nauti- 
que, d'usages  et  de  recettes  concernant  le  métier.  Les  villes 
avaient  été  fondées  par  des  équipages  de  marins,  et  le  succès 
extraordinaire  de  ces  fondations  devait  pousser  à  d'autres  en- 
treprises. Les  colonies  sont,  en  général,  plus  portées  que  per- 
sonne à  fonder  à  leur  tour  des  colonies  nouvelles.  Les  citoyens 
y  sont  moins  attachés  au  sol  que  dans  l'ancienne  patrie  ; 
l'humeur  voyageuse  s'y  transmet  de  père  en  lils.  C'est  sur  le 
rivage  ionien,  enfin,  que  la  population  s'accrut  le  plus  rapide- 
ment ;  et,  comme  elle  ne  trouvait  d'espace  pour  s'étendre  ni  du 
côté  de  la  mer,  ni  du  côté  de  l'intérieur,  les  habitants  furent 
obligés  ,  rien  que  de  ce  chef,  à  faire  comme  jadis  les  Phéni- 
ciens, à  s'embarquer  pour  chercher  ailleurs  du  terrain  dis- 
disponible. 

Mais  cet  état  de  choses  n'était  pas  celui  de  toutes  les  villes 
du  littoral  de  F  Asie-Mineure.  Les  Eoliens  qui  avaient  colonisé, 
de  compte  à  demi  avec  les  Achéens,  la  péninsule  de  Troade 
et  s'étaient  installés  autour  du  golfe  d'Adramyttion,  sur  les 
côtes  et  îles  avoisinantes,  restèrent  avant  tout  des  agriculteurs; 
les  insulaires  eux-mêmes  bâtirent  leurs  villes  sur  la  terre 
ferme.  Les  Eoliens  visaient  principalement  à  gagner  du  côté 
de  l'intérieur,  vers  ce  massif  de  l'Ida  où  des  familles  dàr- 
daniennes  étaient  restées  à  demeure.  Là,  la  guerre  de  Troie 
eut  un  épilogue  qui  dura  des  siècles.  Non-seulement  pour  pro- 
téger leurs  villes  assises  au  pied  des  hauteurs,  mais  aussi  pour 
agrandir  leur  territoire,  les  émigrants  poussèrent  toujours 
plus  avant  dans  la  montagne  où  ils  trouvaient  à  souhait  forêts 
et  pâturages.  La  fertilité  exceptionnelle  du  sol  de  la  Mysie 
contribua  aussi  à  détourner  de  la  navigation  les  habitants  de 
la  côte.  C'est  un  fait  que  l'on  put  constater  pareillement  en 
Éhde. 

On    s'explique   ainsi    qu'on   ait    pu   dire  des   Eoliens    de 


COLONIES    MILÉSIENNES  o09 

Kyme  qu'ils  avaient  vécu  des  siècles  durant  dans  leur  ville, 
sans  s'apercevoir  qu'elle  était  au  bord  de  la  mer  *. 

On  le  voit  :  là  comme  en  Béotie,  les  Eoliens  étaient  tournés 
en  ridicule  par  leurs  voisins  ioniens,  à  cause  de  leurs  allures 
rustiques  et  de  leur  simplicité.  Cependant,  les  douze  cités 
ioniennes  n'avaient  pas  non  plus  toutes  au  même  degré  la  pré- 
occupation de  la  mer.  Ephèse,  par  exemple,  une  des  plus  an- 
ciennes villes  de  tout  le  groupe,  avait,  comme  les  Eoliens, 
tourné  son  attention  du  côté  du  continent.  Cela  tenait  peut- 
être,  dans  une  certaine  mesure,  à  ce  qu'elle  ne  fut  pas  colonisée 
seulement  par  des  Athéniens,  mais  aussi  par  des  Arcadiens 
qui  y  avaient  importé  leur  goût  pour  l'agriculture.  D'ailleurs, 
ses  habitants  se  sentaient  attirés  •  par  la  splendide  vallée  du 
Caystros  dont  ils  paninrent  à  s'approprier  une  bonne  partie 
aux  dépens  des  Lydiens.  Ils  eurent  ainsi  derrière  eux  un  vaste 
et  riche  territoire,  et,  sans  précisément  se  déshabituer  de  la 
mer,  ils  se  contentèrent  des  bénéfices  produits  par  la  circula- 
tion des  marchandises  et  le  transit  pour  l'étranger,  leur  ville 
étant  pour  cela  admirablement  située,  à  l'entrée  et  comme  à 
la  grande  porte  de  l' Asie-Mineure  ^ 

De  même  Colophon,  où  les  descendants  de  l'aventureux 
Nestor  avaient  fondé  la  cité  politique,  n'était  pas  une  ville 
exclusivement  maritime;  on  y  élevait  des  chevaux,  et  une  aris- 
tocratie terrienne  y  faisait  contrepoids  à  la  classe  des  matelots. 
En  revanche,  dans  les  autres  villes,  dans  les  localités  qui  se 
pressaient  sur  le  sol  de  la  presqu'île  de  Mimas  et  surtout  dans 
les  deux  villes  frontières  situées  au  sud  et  au  nord  de  la  Nou- 
velle-Ionie,  Milet  et  Phocée,  le  'commerce  et  la  navigation 
poussèrent  à  la  colonisation  sur  une  grande  échelle. 

Milet,  avec  ses  quatre  ports,  était  la  plus  ancienne  station 
de  tout  le  littoral  :  Phéniciens,  Cretois,  Cariens  en  avaient  fait 
un  point  de  relâche  cosmopolite,  et  des  familles  athéniennes, 
douées  d'une  énergie  exceptionnelle,  l'avaient  fondée  à  nou- 
veau. Là  aussi,  il  y  avait  derrière  la  ville  un  riche  terroir,  la 
large  vallée  du  Méandre,  et  là  aussi  prospérait,  entre  autres 

*)  Strabön,  p.  622. 

*)  Les  Éphésiens  fondent  peu  de  colonies  (Gchl,  Ephesiaca,  p.  32). 


510  LES    HELLÈNES   EN    DEHORS    DE   L  ARCHIPEL 

exploitations  rurales,  l'élève  des  moutons.  Milet  était  le  grand 
marché  des  laines  fines,  et  le  tissage  de  la  laine,  la  fabrication 
des  tapis  aux  couleurs  variées  et  des  étoffes,  teintes  occupait 
une  grande  quantité  d'ouvriers  '.  Mais,  cette  industrie  même 
exigeait  une  importation  de  jour  en  jour  plus  active,  importa- 
tion de  matières  premières  de  toute  espèce,  de  denrées  alimen- 
taires et  d'esclaves. 

Il  n'est  pas  de  ville  où  l'agriculture  se  soit  autant  effacée 
devant  l'industrie  et  le  négoce.  Le  commerce  maritime  y  four- 
nit même  les  éléments  d'un  parti  spécial,  celui  des  Aeinautes^ 
c'est-à-dire,  des  «marins  perpétuels  »  ou  loups  de  mer,  une 
corporation  d'armateurs  qui  étaient  si  bien  habitués  à  vivre  à 
bord  qu'ils  tenaient  jusqu'à  leurs  réunions  et  leurs  concilia- 
bules politiques  sur  leurs  vaisseaux,  à  l'ancre  devant  la  ville  ". 
Au  vu"  siècle  avant  notre  ère,  deux  générations  avant  les 
guerres  médiques,  ils  sentirent  les  inconvénients  de  cet  esprit 
exclusif  ;  le  désordre  se  mit  dans  leur  communauté  et  il  y  arriva 
à  un  tel  excès  qu'ils  eurent  recours  aux  Pariens.  Les  gens  de 
Paros  étaient  très  dévots  à  Demeter,  et  leur  amour  de  la  léga- 
lité leur  avait  fait  une  grande  réputation.  C'est  sur  eux  que 
comptaient  les  Milésiens  pour  sortir  d'embarras.  Les  délégués 
des  Pariens  se  firent  conduire  d'un  bout  à  l'autre  du  territoire 
de  Milet,  et,  chaque  fois  que,  au  milieu  des  champs  délaissés, 
ils  trouvaient  un  coin  de  terre  en  bon  état,  ils  prenaient  par 
écrit  le  no;ni  du  propriétaire.  Ceci  fait,  ils  convoquèrent  les 
citoyens,  et  le  seul  conseil  qu'ils  leur  donnèrent,  ce  fut  de  met- 
tre à  la  tête  de  la  cité  les  hommes  dont  les  noms  se  trouvaient 
sur  leur  liste.  C'est  de  cette  .façon,  paraît-il,  qu'il  se  produisit 
une  réaction  salutaire  et  que  la  ville  retrouva  le  repos  ^ 

La  vie  intérieure  des  cités  ioniennes  du  littoral  réagissait 
directement  sur  leur  activité  extérieure  et,  par  conséquent, 
sur  la  colonisation. 

A  l'origine,  les  populations  du  littoral  asiatique  avaient, 
moitié  de  gré,  moitié  de  force,  suivi  les  Phéniciens  dans  leurs 

*)  iELiAN.,  Hîst.  Anim.,  XVII,  4.  Theocr.,  xv,  125. 

2)  Interprétations  diverses  de  àscvaOxat  dans  Duncker,  IV^,  p.  96,  et 
Wecklein,  Ber.  d.  Bair.  Akad.  d.    Wiss.  Philol.-Hist.  CL,  1873,  p.  45. 

3)  Herod.,  V,  29. 


COLONIES    MILÉSIENNES  5  H 

expéditions  maritimes  et  avaient  ainsi  été  menées  dans  des 
régions  lointaines.  Puis,  les  Cariens,  opérant  pour  leur  compte, 
avaient  promené  çà  et  là  leurs  courses  aventureuses  et  prati- 
qué la  piraterie  sans  ombre  de  scrupule,  jusqu'au  jour  où  ils 
tombèrent  sous  la  dépendance  des  Cretois  et  les  accompagnè- 
rent dans  leurs  pérégrinations.  Maintenant,  c'étaient  les  villes 
grecques  qui  centralisaient  dans  leurs  ports  le  mouvement  de 
la  navigation  ;  elles  faisaient  de  la  colonisation  une  affaire 
d'Etat,  systématiquement  poursuivie,  et  c'est  de  cette  façon 
seulement  qu'on  obtint  des  résultats  sérieux  et  définitifs.  Les 
différentes  cités  se  choisissaient,  suivant  leur  situation,  leurs 
itinéraires  particuliers  et  s'arrangeaient  en  conséquence  ;  car, 
les  divers  bassins  maritimes  qu'il  s'agissait  d'exploiter  et  les 
peuplades  de  toute  espèce  avec  lesquelles  on  voulait  nouer  des 
relations  exigeaient  un  apprentissage  spécial,  une  expérience 
et  une  pratique  appropriée  au  but.  En  outre,  chacune  de  ces 
cités  commerçantes,  mettant  à  profit  les  leçons  des  Phéniciens, 
cherchait  à  écarter  de  son  itinéraire  à  elle  toute  immixtion 
étrangère.  Il  se  forma  ainsi  sur  mer  comme  des  voies  à  ornières 
fixes  qui  conduisaient  d'une  place  commerçante  à  une  autre. 
C'était  comme  si  on  n'avait  pu  aller  à  Sinope  qu'en  partant  de 
Milet,  et  comme  s'il  avait  fallu  partir  de  Phocée  pour  aller  à 
Massalia. 

On  se  contenta  d'abord  d'installer  sur  le  rivage  des  marchés 
volants  ;  puis,  on  s'entendit  avec  les  indigènes,  et  on  acquit 
ainsi  sur  ces  plages  d'outre-mer  des  terrains  où  Ton  établit 
des  marchés  à  demeure  avec  des  magasins.  Les  maisons  de 
commerce  y  eurent  leurs  agents  qui  opéraient  le  débarquement 
et  la  vente,  surveillaient  les  dépôts  de  marchandises  et  res- 
taient sur  les  lieux,  même  pendant  la  morte-saison.  Bien  des 
stations  de  cette  espèce  furent  abandonnées  après  essai. 
D'autres,  au  contraire,  leur  situation  s'étant  trouvée  avanta- 
geuse au  point  de  vue  des  bénéfices  commerciaux,  de  l'air  et 
del'eau,  furent  conservées,  agrandies  et,  finalement,  l'entrepôt 
de  marchandises  s'y  transforma  en  une  place  de  commerce, 
une  cité  hellénique,  une  copie  de  la  métropole. 

Ces  intérêts  devinrent  de  plus  en  plus  la  préoccupation 
dominante  des  cités  asiatiques.  On  ne  pouvait  manquer  d'en 


5i2  LES    HELLÈNES    EIM    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

parler  même  dans  les  assemblées  fédérales  des  Ioniens  * ,  de 
profiter  de  ces  occasions  pour  aplanir  des  discordes  ou  rivalités 
compromettantes,  et  de  concerter  là  des  entreprises  communes. 
Les  petites  villes  s'associèrent  avec  les  grandes  ;  il  dut  arriver 
aussi  que  les  colonies  fondées  par  une  cité  maritime  se  mirent 
sous  le  protectorat  d'une  autre  métropole,  et  des  villes  comme 
Milet  devinrent,  non-seulement  pour  leurs  propres  citoyens, 
mais  encore  pour  les  localités  avoisinantes,  le  point  de  départ 
de  grandes  entreprises. 

En  ce  qui  concerne  la  direction  imprimée  au  mouvement, 
nous  voyons  que  tous  les  peuples  commerçants  cherchent  à 
s'ouvrir  des  voies  nouvelles  ;  ils  cherchent  à  entamer  des  rela- 
tions avec  les  contrées  qui  sont  encore  dans  l'état  de  nature  et 
en  pleine  possession  de  leurs  produits  indigènes,  avec  les 
pays  dont  les  habitants  ont  conservé  leur  simplicité  native  et 
n'ont  encore  aucune  idée  de  la  valeur  commerciale  des  trésors 
de  leur  sol'.  C'est  là,  en  effet,  que  l'on  peut  acquérir  à  meil- 
leur compte,  par  voie  d'échange,  les  objets  de  consommation 
les  plus  demandés  et  que  les  cités  commerçantes  peuvent 
écouler  le  plus  avantageusement  leurs  produits.  Voilà  pour- 
quoi les  Ioniens  délaissèrent  la  ceinture  trop  étroite  de 
l'Archipel  et  mirent  le  cap  sur  le  monde  barbare,  qui  s'étendait 
à  perte  de  vue  devant  eux  dans  la  direction  du  nord. 

Il  faut  dire  que,  de  ce  côté  encore,  les  Hellènes  n'ont  été 
nulle  part  les  premiers  à  frayer  la  voie  ;  ils  avaient  eu,  même 
dans  ces  parages,  des  devanciers  dont  ils  n'ont  fait  que  suivre 
les  traces.  En  effet,  le  littoral  sud-est  de  la  mer  Noire  est  pré- 
cisément ce  rivage  où  les  empires  orientaux,  en  élargissant 
leurs  frontières,  ont  pour  la  première  fois  atteint  le  bord  d'un 
bassin  européen,  où  des  caravanes  apportaient  des  hauteurs  de 
l'Arménie  sur  la  plage  les  marchandises  de  l'Assyrie  et  de 
l'Inde  %  et  où,  par  surcroit,  les  eaux  du  Phase,  entraînant  les 
richesses  minérales    cachées   dans   le   sein   des   montagnes 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  287. 

-)  'E[A7tôptov  àxopaTov  (Herod.,  IV,  152).  Cf.  Barth,  Corinth.  commère.^ 
p.  35.  MuELLENHOFF.  p.  236  sqq. 

■■'j  Strabon,  p.  498.  (Voie  navigable  jusqu'à  Sarapana  :  au-delà,  des  che- 
mins de  montagne) . 


COLONIES    MILÉSTENNES  513 

voisines  do  La  côLo,  couvraient  d'or  les  toisons  plongées  dans 
le  courant'.  Ces  trésors,  les  Phéniciens  ont  été,  de  tous  les 
coureurs  de  mer,  les  premiers  à  les  exploiter  :  c'est  le  Phéni- 
cien Phinée  qui  enseigne  le  chemin  de  l'Eldorado  du  nord^ 
Astyra,  la  ville  d'Astor  ou  Astarté  ,  Lampsaque  (Lapsak),  la 
«  ville  du  gué,  »  sont  des  stations  phéniciennes  sur  la  route 
des  Dardanelles  ^  ;  à  Pronectos,  sur  la  mer  de  Marmara,  et 
tout  le  long  de  la  côte  méridionale  de  la  mer  Noire,  on  rencon- 
tre des  vestiges  de  cultes  assyrio-phéniciens  qui  attestent  les 
relations  intimes  établies  entre  les  peuples  du  littoral  et 
ceux  de  l'intérieur  de  l'Asie''.  Sinope  était  une  fondation 
assyrienne  '\ 

Les  Phéniciens  avaient  montré  le  chemin  de  ces  parages  à 
leurs  inséparables  compagnons  de  traversée,  les  Cariens  :  les 
anciens  connaissaient  des  établissements  cariens  qui  s'étaient 
avancés  jusqu'à  la  mer  d'Azof.  Or,  les  Milésiens  avaient  eux- 
mêmes  bâti  leur  cité  au  milieu  d'une  population  carienne,  et 
ils  s'étaient  approprié  l'expérience  nautique  en  même  temps 
que  l'esprit  entreprenant  du  peuple  dont  ils  prenaient  la 
succession.  Les  Phéniciens  furent  expulsés  de  l'Archipel  et 
virent  du  môme  coup  se  fermer  devant  eux  l'accès  des  eaux  du 
nord.  Ainsi,  les  Grecs  se  trouvèrent  à  portée  d'un  vaste  domaine 
dont  ils  héritaient,  pour  ainsi  dire,  en  même  temps  que  de 
l'Archipel.  Une  fois  que  les  nouvelles  cités  grecques  eurent 
consolidé  leurs  assises  et  que  les  derniers  occupants  se  furent 
fondus  avec  l'ancienne  population  du  littoral,  on  reprit  le  che- 
min des  régions  septentrionales,  mais  non  plus  à  l'aventure,  à 
la  façon  des  Cariens  qui  ne  posaient  nulle  part.  Dès  que  la  mer 
fut  pacifiée,  on  renoua  des  relations  avec  des  familles  de  négo- 
ciants, d'origine  phénicienne  et  carienne,  qui  étaient  restées 
dans  les  comptoirs  du  nord,  et,  dans  le  cours  du  huitième 


1)  Strabon,  p.  499. 

-)  MovERS,  Colon,  der  Phönizier,  p.  297.  Raoul-Rochette,  Hercule 
assyrien,  p.  289. 

3)  MovERS,  op.  cit.,  p.  295  sqq. 

'*)  Raoul-Rochette,  op.  cit.,  p.  300. 

■')  Sinope,  fondation  assyrienne  et  tète  de  ligne  de  la  grande  voie  assy- 
rienne (H.  Kiepert,  Monatsher .  cl.  Berlin.  Akad.,  1857,  p.  131). 

33 


814  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

siècle,  les  Milésiens,  profitant  de  ces  attaches  antérieures,  se 
mirent  à  l'œuvre  :  ils  entreprirent  d'incorporer  au  monde  régi 
par  la  civilisation  hellénique  le  littoral  du  Pont-Euxin,  en  y 
fondant  des  colonies  à  demeure. 

Ils  commencèrent  par  s'assurer  des  ports  que  les  Phéniciens 
avaient  occupés  sur  l'Hellespont.  Il  y  avait  là  des  abris  sûrs 
qui  leur  étaient  d'autant  plus  nécessaires  que,  dans  l'intérieur 
des  Dardanelles,  l'ancre  double  même  ne  suffisait  pas  à  empê- 
cher le  navire  de  rouler  sur  les  vagues.  Abydos  devint  le  port 
de  relâche  des  convois  venant  du  sud  et  du  nord  '  :  on  pouvait 
y  renouveler  sa  cargaison,  par  exemple,  lorsque,  à  la  suite 
d'un  gros  temps,  le  blé  se  trouvait  avarié  dans  la  cale  du  bâti- 
ment. Au  delà  du  détroit,  dans  laPropontide,  les  Milésiens  se 
portèrent  à  l'est  *  et  fondèrent,  sur  l'isthme  d'une  presqu'île 
qui  fait  saillie  de  ce  côté,  Cyzique  ^,  une  ville  admirablement 
située  pour  dominer  la  mer  qu'on  appelle  aujourd'hui,  à  cause 
de  la  blancheur  éclatante  de  ses  îles  de  marbre,  la  mer  de  Mar- 
mara. Les  anciens  considéraient  la  Propontide  comme  un 
simple  vestibule  du  Pont  qui,  au  sortir  de  l'étroite  fente  de 
rocher  connue  sous  le  nom  de  Bosphore,  s'ouvre  soudain  et 
s'étend  à  perte  de  vue,  comme  un  Océan. 

Cet  immense  horizon  sans  îles  effrayait  le  marin  grec  :  per- 
sonne ne  s'y  risquait  sans  avoir,  à  l'issue  du  Bosphore,  olYert 
des  vœux  et  des  sacrifices  à  Zeus  Ourios,  le  dieu  qui  envoie  les 
brises  propices  *.  On  eût  dit  qu'en  cet  endroit  on  disait  adieu 
à  sa  patrie  pour  entrer  dans  un  monde  nouveau  et  étranger. 
C'est  qu'en  effet,  comparé  au  ciel  de  l'Archipel,  celui  du  Pont 
est  trouble  et  terne;  l'air  est  épais  et  lourd;  les  vents  et  les 
courants  obéissent  à  d'autres  lois.  Le  rivage  est  presque  par- 
tout dépourvu  de  ports,  bas  et  marécageux.  De  là  ces  vapeurs 
abondantes  qui  s'amassent,  sous  forme  de  brumes  très  denses, 
tantôt  sur  une  côte  et  tantôt  sur  une  autre.  A  ces  phénomènes 

1)  Strabon,  p.  590. 

2)  Preuss.  Jahrbb..  XXTX,  2. 

^)  D'après  la  chronique  de  saint  Jérôme,  Cyzique  fondée  en  749  (01.  VII, 
3);  seconde  fondation  en  68ii  (01.  XXIV,  2).  Cf.  Marquardt ,  Cyzicus, 
p.  50. 

*)  Sanctuaire  de  Zeus  Ourios  in  Ponti  ore  (Cic,  Yerr,,  IV,  57).  Cf. 
0.  Jahn,  Archxol.  Aufssetze,  p.  31. 


COLONIES    MILÉSIENNES  515 

insolites  s'ajoutait  le  spectacle  d'une  nature  engourdie  par 
l'hiver,  la  tristesse  communicative  de  régions  exposées  sans 
abri  à  toutes  les  rafales  venues  des  steppes  du  nord,  où  de 
larges  fleuves  et  de  vastes  bras  de  mer  se  figent  immobiles 
sous  leur  manteau  de  glace  tandis  que  les  habitants  s'enve- 
loppent jusqu'aux  yeux  dans  des  fourrures,  où  ne  pousse  aucun 
des  végétaux  dont  la  civilisation  et  la  religion  des  Hellènes 
avaient  fait  leurs  compagnons  inséparables,  de  pays,  enfin,  où 
la  vie  en  plein  air  et  au  soleil,  la  vie  librement  promenée  à 
travers  les  palestres  et  les  places  publiques,  était  chose  impos- 
sible. On  comprend  que,  sous  le  coup  d'impressions  sembla- 
bles, venant  à  la  fois  de  la  nature  et  des  hommes  ,  l'Ionien 
le  plus  curieux  de  voyages  se  sentait  mal  à  l'aise  dans  ces 
latitudes. 

Mais,  d'autre  part,  le  premier  effroi  une  fois  surmonté,  la 
terre  et  l'eau  durent  exercer  de  ce  côté  une  attraction  puis- 
sante ;  car,  de  découverte  en  découverte,  on  finit  par  trouver 
là  tout  ce  qui  manquait  à  la  mère-patrie.  Au  lieu  des  champs 
exigus,  encaissés  entre  des  montagnes,  qu'on  avait  en  Grèce, 
on  voyait  là  d'immenses  plaines  s'enfoncer  à  perte  de  vue  dans 
l'intérieur  du  continent,  des  plaines  arrosées  par  les  puissantes 
artères  qui  se  frayent  un  passage  à  travers  les  collines  grani- 
tiques de  l'intérieur  et  qui,  épanchant  ensuite  dans  un 
lit  profond  leurs  eaux  paisibles,  arrivent  à  la  mer  à  l'état  de 
voies  larges  et  navigables.  Les  vastes  perspectives  du  littoral 
étalaient  devant  le  regard  des  champs  de  blé  comme  jamais 
œil  d'Hellène  n'en  avait  contemplé.  On  voyait  s'approcher  du 
rivage  les  troupeaux  d'où  les  Nomades  tiraient  d'inépuisables 
provisions,  de  quoi  fournir  aux  marchands  étrangers  autant 
de  laine  et  de  peaux  qu'ils  en  voulaient.  D'immenses  forêts 
vierges  couvraient  une  portion  considérable  du  littoral  pontique 
et  offraient  aux  constructeurs  de  navires  des  chênes,  des  ormes 
et  des  frênes  à  discrétion. 

Mais  le  premier  avantage  qui  frappa  les  Ioniens,  ce  fut  le 
bénéfice  que  promettait  la  pêche.  Il  est  très  probable  que  c'est 
surtout  pour  avoir  vu  des  bancs  épais  de  thons  venus  de 
l'Euxin  s'engager  au  printemps  dans  le  Bosphore  que  les 
Hellènes  ont  eu  l'idée  de  pousser  plus  avant  pour  découvrir  la 


ol6  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    L  ARCHIPEL 

source  de  celte  richesse.  C'est  pour  cela  aussi  que  les  Phéni- 
ciens et  les  Grecs  ont  tout  d'ahord  dirigé  leurs  recherches  du 
côté  de  Test.  On  constata,  en  effet,  que  les  bancs  venaient  de 
la  mer  d'Azof.  et  que  les  poissons,  d'abord  tout  petits,  qui  les 
composent  grossissent  peu  à  peu  en  longeant  la  côte  de  l'est 
et  du  sud,  si  bien  qu'au  milieu  de  la  côte  méridionale  la  pèche 
donne  déjà  de  beaux  résultats  *.  Pour  épier  le  passage  de  ces 
bancs,  on  installa  sur  le  rivage  des  observatoires  et  des  guet- 
teurs; les  poissons  furent  séchés  sur  place,  dans  des  barques 
spéciales,  emballés  et  transportés  en  cet  état  sur  les  marchés 
des  villes  de  Syrie  et  d'Asie-Mineure,  où  l'homme  du  peuple  se 
nourrissait  presque  exclusivement  de  poisson  du  Pont.  C'est 
comme  pécheurs  que  les  Ioniens  ont  fait  connaissance  avec  la 
mer  du  nord  ;  mais,  ce  pas  une  fois  fait,  ils  étendirent  leurs 
opérations  commerciales  à  d'autres  objets.  Les  tribus  guer- 
rières du  Caucase  amenèrent  sur  la  plage  des  captifs  pour  les 
vendre  aux  marins  -.  On   prit  des  charg-ements  de  blé  qui, 
comme  on  s'en  aperçut,  se  trouvait  meilleur  dans  les  climats 
froids  du  nord  que  dans  le  sud  :  en  outre,  les  cuirs,  la  poix,  la 
cire,  le  miel,  le  chanvre,  étaient  des  produits  du  Pont  très 
demandés  sur  les  marchés.   Mais  le   commerce   exerça  une 
séduction  nouvelle  et  prit  un  essor  inattendu  lorsqu'on  ren- 
contra pour  la  première  fois  chez  les  indigènes  des  bijoux  d'or, 
et  qu'en  poursuivant  l'enquête  on  acquit  la  certitude  que  les 
montagnes  situées  au   nord    du  Pont-Euxin    recelaient  des 
trésors  dont  n'approchaient  pas  ceux  de  la  Golchide  ^. 

Cette  vaste  mer,  dont  l'étendue  est  assez  grande  pour  que 
l'Hellade  entière,  de  l'Olympe  au  cap  Ténare,  y  puisse  flotter 
à  l'aise,  était  entourée  de  peuplades  très  diverses.  Sur  la  côte 
orientale,  là  où  le  Caucase  s'avance  jusqu'à  la  mer,  on  se 
trouva  en  contact  avec  des  peuples  d'autant  plus  dangereux 
qu'ils  avaient  eux-mêmes  la  pratique  de  la  navigation  et  que, 
montés  sur  leurs  barques  légères,  ils  s'élançaient  des  recoins 
où  ils  attendaient  leur  proie  pour  enlever  les  hommes  et  piller 
les  vaisseaux  marchands.  Plus  désastreuses  encore  étaient 

*)  Pêche  des  zzr^kx^'Jùt^  (Strabox,  p.  320). 

-}  SiKKBoy,  p.  498. 

')  Sur  lor  des  Scythes,  voy.  Hesod.,  IV,  ö.  7.  III,  116. 


COLONIES    MILÉSIENiXES  517 

les  habitudes  du  peuple  qui  habitait  le  sud  de  la  Grimée.  Ces 
Tauriens,  entassés  dans  un  district  étroit  et  montagneux, 
mettaient  un  acharnement  extrême  à  défendre  leur  indépen- 
dance; ils  se  défiaient  de  tous  les  étrangers  et  se  préoccupaient 
de  les  tenir  à  distance.  Les  escarpements  dentelés  des  promon- 
toires de  la  Tauride,  les  naufrages  fréquents  qui  s'y  produi- 
saient et  le  sort  lamentable  des  voyageurs  jetés  à  la  côtC;, 
contribuaient  à  donner  à  ce  pays  une  réputation  des  plus 
malencontreuses  \ 

Mais,  de  tous  les  peuples  qui  habitaient  les  bords  de  la  mer 
Noire,  le  plus  grand  était  celui  que  les  Grecs  connaissaient 
sous  le  nom  de  Scythes.  Ce  peuple,  qui  se  donnait  à  lui-même 
le  nom  de  Scolotes  et  que  les  Perses  appelaient  les  Sakes, 
était  une  branche  de  la  famille  iranienne  ^.  C'était  une  multi- 
tude innombrable  qui^  comme  une  tache  obscure  étendue 
depuis  le  Danube  jusqu'au  Don,  bornait  au  nord  le  monde 
connu.  Elle  était  partagée  en  un  grand  nombre  de  tribus;  et 
pourtant,  c'était  une  masse  uniforme,  dans  laquelle  on  pou- 
vait à  peine  distinguer  les  individus.  C'étaient  des  hommes 
bien  musclés,  à  cheveux  plats,  sans  barbe,  qui  se  plaisaient 
dans  les  steppes,  qui  vivaient  à  cheval  et  de  cheval,  qui  com- 
battaient à  cheval  avec  leurs  arcs,  et  dont  les  mobiles  essaims 
disparaissaient  aussi  vite  qu'ils  étaient  venus.  Lorsqu'ils 
étaient  entrés  dans  le  pays,  venant  de  l'Asie  centrale,  il  y 
avait  eu  conflit  entre  eux  et  les  anciens  habitants  du  Pont.  De 
ceux-ci^  les  uns  avaient  été  refoulés  dans  les  montagnes,  ce 
qui  était  le  cas  des  Tauriens  ;  les  autres  avaient  été  subjugués 
et  soumis  à  une  redevance,  comme  ces  tribus  agricoles  qui 
appartenaient  probablement  à  la  famille  des  peuples  slaves. 
Les  Scythes  étaient  donc  la  race  conquérante  et  dominante 
dans  tout  le  plat  pays  qui  constitue  l'Europe  orientale,  aussi 
loin  que  pouvaient  s'étendre  les  relations  commerciales  des 

')  Herod.,  IV,  99.  103. 

2)  Voy.  ci-dessus,  p.  20.  Sur  la  foi  d'Hérodote  et  d'Hippocrate,  Nie- 
DCHR,  BoECKH,  Neumanx  Ont  considérô  Ics  Scvthes  commc  des  Mongols.  Leur 
opinion  a  été  combattue  surtout  par  Humboldt.  La  descendance  iranienne 
des  Scytlies  a  été  démontrée  par  Muellenhoff,  Ueber  die  Herkunft  xmd 
Sprache  der  ■pontischcn  Skythen  (ap.  Bericht,  der  Pr.  Akad.  d.  Wiss., 
186G,  p.  549-576). 


518  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l'aRCHIPEL 

Hellènes.  Seulement,  ce  n'était  plus,  à  l'époque,  un  peuple 
entreprenant,  envahissant  et  belliqueux,  mais,  au  contraire, 
une  nation  bienveillante  et  sans  convoitises.  Comme  ils 
menaient  la  vie  nomade,  qu'ils  erraient  çà  et  là  avec  leurs 
tentes  de  feutre  et  leurs  troupeaux,  ils  attachaient  moins 
d'importance  à  la  propriété  du  sol,  surtout  le  long  de  la  côte, 
et  ils  n'opposèrent  pas  aux  colons  de  résistance  sérieuse.  Ils 
se  montrèrent  disposés  à  nouer  des  relations  pacifiques  et  ils 
fournissaient  volontiers  aux  marchés  établis  sur  la  plage  les 
produits  demandés.  Ils  contractèrent  avec  les  Tïellènes  des 
alliances  de  famille;  sous  l'influence  grecque  ils  se  firent 
cultivateurs  sédentaires;  ils  reçurent  des  fabriques  ioniennes 
des  produits  manufacturés  de  toute  espèce,  notamment  des 
étoffes  et  des  effets  d'habillement  qu'ils  accommodaient  ensuite 
à  leurs  habitudes  et  aux  nécessités  du  climat.  Ils  se  montrèrent 
même  capables  d'une  culture  supérieure,  comme  le  prouve 
l'exemple  d'Anacharsis,  ce  fils  d'un  prince  scythe  qui,  dans  le 
but  de  s'instruire,  fit  le  tour  des  villes  helléniques,  qui  visita 
Athènes  au  moment  où,  grâce  à  Solon,  elle  était  devenue  la 
capitale  intellectuelle  de  l'Hellade,  et  qui  passa,  même  chez 
les  Grecs,  pour  un  Sage  '. 

Il  y  avait  en  lonic  plusieurs  villes  qui  faisaient  le  commerce 
du  Pont.  Les  Clazoméniens  avaient  bâti  des  postes  pour  les 
guetteurs  de  thons  sur  la  mer  d'Azof  ;  des  bourgeois  de  Téos 
résidaient  sur  les  bords  du  Bosphore  Cimmérien^  et  de  hardis 
marins  de  Phocée  ont  créé  des  établissements  sur  l'Hellespont 
ainsi  que  sur  la  côte  méridionale  de  l'Euxin.  Mais,  bien  que  les 
Milésiens  n'eussent  pas  été  les  premiers  à  se  lancer  dans  le 
Pont,  c'étaient  eux  pourtant  qui,  les  premiers,  en  avaient 
poursuivi  la  colonisation  sur  une  grande  échelle  ;  ils  sont  par- 
venus^ peu  à  peu,  à  faire  de  leur  ville  le  centre  de  toutes  les 
entreprises  dirigées  de  ce  côté,  et  les  colonies  fondées  avant 
eux  n'ont  pris  toute  leur  valeur  que  quand  ils  les  eurent  englo- 
bées dans  le  vaste  cercle  de  places  maritimes  qu'ils  instal- 
lèrent tout  autour  de  la  mer  Noire. 

'}  Herod.,  IV,  76.  D'après  Sosicrate  (ap.  Diog.  Laert.,  I,  101),  Anachar- 
sis  était  à  Athènes  en  592  (01.  XLVII,  1).  Cf.  Bohren,  De  sejHem  sapieti- 
tibi(S,  p,  31 . 


COLONIES    MILÉSIENNES  819 

Mais  les  Milésiens  se  guidèrent,  dans  leurs  entreprises, 
d'après  l'histoire  antérieure  du  Pont.  Il  suffit,  pour  s'en  con- 
vaincre, de  remarquer  que  Sinope,  le  port  assyrien  où  aboutis- 
sait la  grande  route  menée  de  Ninive  par-dessus  l'Euphrate 
droit  à  travers  F  Asie-Mineure,  Sinope,  située  au  milieu  de  la 
côte  septentrionale  de  cette  partie  de  l'Asie,  près  de  l'em- 
bouchure de  l'Halys,  fut  le  premier  endroit  où  les  Milésiens 
fondèrent  un  établissement  à  demeure.  Ceci  eut  lieu  vers  785 
avant  J.-C,  sans  doute  à  la  suite  d'un  traité  passé  avec  le 
gouvernement  assyrien  qui  croyait  de  son  intérêt  de  favoriser 
les  négociants  étrangers.  Ceux-ci,  de  leur  côté,  ne  pouvaient 
trouver  de  plage  mieux  appropriée  à  leurs  projets.  Ils  étaient 
au  bon  endroit  pour  avoir  des  thons  de  première  main;  ils 
trouvaient  là  un  climat  doux,  des  plus  favorables  pour  la  cul- 
ture de  l'olivier,  des  montagnes  couvertes  de  belles  forêts  et  en 
même  temps  riches  en  minerais,  un  pays  où  l'on  travaillait  de 
temps  immémorial  le  fer  et  l'acier.  Le  commerce  avec  les 
Chalybes,les  Cappadociens,lesPaphlagoniens  et  les  Phrygiens 
procurait  de  riches  suppléments  de  bénéfices  :  on  tirait  de  là 
une  masse  d'esclaves  que  l'on  revendait  dans  les  villes  grec- 
ques. Enfin,  un  article  des  plus  recherchés  était  le  minium 
((x(Xtcç),  que  l'on  ne  trouvait  qu'en  bien  peu  d'endroits  et 
dont,  pourtant,  le  monde  hellénique  ne  pouvait  se  passer, 
parce  qu'on  l'employait  partout  comme  matière  colorante 
pour  le  dessin,  l'écriture  et  le  fard^  et  même  comme  drogue 
médicinale. 

De  toutes  les  colonies  de  Milet,  Sinope  et  Cyzique  sont  les 
plus  anciennes  :  avec  elles,  les  Milésiens  ont  au  même  moment 
assis  leur  domination  sur  les  deux  mers  du  nord.  Ces  villes 
sont  aussi  arrivées  avant  toutes  les  autres  à  se  créer  un  rôle 
indépendant  et  à  avoir  une  histoire  à  elles.  En  effet,  dès  700 
avant  J.-C,  des  colons  de  Cyzique  occupèrent  File  marmo- 
réenne de  Proconnèse,  et,  à  la  même  époque,  Férection  de 
places  fortes  comme  Abydos,  Lampsaque,  Parion,  due  à  la 
même  initiative,  garantit  au  commerce  milésien  le  passage 
des  Dardanelles.  De  son  côté,  Sinope  fut  le  point  de  départ 
des  essaims  qui  colonisèrent  toute  la  côte  méridionale  du  Pont, 
et  sa  prospérité  fut  si  rapide  que,  dès  le  milieu  du  vin® siècle, 


520  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    L  ARCHIPEL 

elle  était  déjà  en  état  de  fonder  Trapézonte,  sur  le  chemin  de 
la  Colchide'. 

Les  incursions  des  Cimmériens,  pareilles  à  des  trombes 
humaines^  ayant  violemment  interrompu  le  développement 
du  commerce  grec,  Sinope,  un  siècle  et  demi  environ  après  sa 
première  fondation,  fut  restaurée  à  nouveau  par  un  renfor^ 
venu  de  Milet,  et  c'est  aussi  vers  ce  temps  que  la  côte  de 
l'ouest  et  celle  du  nord  furent  pourvues  à  leur  tour  de  colonies 
à  demeure. 

Du  côté  de  l'ouest,  on  trouve  le  littoral  formé  de  deux 
régions  très  différentes  :  d'abord,  la  côte  de  Thrace,  toute  en 
montagnes,  avec  l'Hémus  qui  vient  buter  à  la  mer;  puis, 
au  nord,  une  côte  plate,  avec  une  plage  marécageuse  et  des 
steppes  qui  s'allongent  indéfiniment  vers  l'intérieur.  Les  Milé- 
siens,  à  l'exemple  des  Phéniciens,  se  cherchèrent,  le  long 
du  rivage  que  domine  l'Hémus,  un  rocher  qui  formât  une  île 
adjacente.  L'ile  trouvée,  ils  y  fondèrent  un  temple  d'Apollon 
autour  duquel  se  groupa,  à  partir  de  600  avant  J.-C,  la  ville 
d'Apollonia  2.  Mais,  ce  qui  les  préoccupait  bien  davantage, 
c'était,  plus  avant  vers  le  nord,  les  grandes  embouchures  de 
fleuves  qui  exercèrent  toujours  sur  le  tempérament  indus- 
trieux des  Ioniens  une  attraction  spéciale.  Les  larges  voies 
navigables  facilitaient  le  commerce  avec  l'intérieur;  les  terres 
d'alluvion  produisaient  des  récoltes  magnifiques;  les  longues 
flèches  de  la  côte  formaient  de  vastes  et  calmes  lagunes  qui 
promettaient  d'être  pour  les  pêcheurs  des  parcs  incomparables. 
Comme  les  barques  d'alors  se  laissaient  transporter,  à  l'aller 
et  au  retour,  par-dessus  les  étroites  bandes  de  sable  qui  bar- 
rent l'accès  des  bouches,  la  navigation  à  la  mode  ancienne 


*)  D'après  Eusèbe,  Trapézonte  fut  fondée  en  756,  et  Trapézonte  était  une 
colonie  de  Sinope.  Par  conséquent,  la  fondation  de  Sinope,  que  le  même 
Eusèbe  place  en  631  (01.  XXXVII,  4),  doit  être  une  simple  restauration. 
On  voit,  du  reste,  par  un  passage  de  Scyranos  de  Chios  (941  sqq.),  que 
la  colonisation  de  Sinope  a  été  reprise  à  plusieurs  fois.  De  là  résulte  que  la 
première  fondation,  celle  qui  a  été  dirigée  par  Ambron,  a  dû  avoir  lieu  envi- 
ron une  génération  avant  756,  soit,  en  79U  avant  J.-C.  Scymnos  fait  coïnci- 
der la  seconde  fondation  avec  une  incursion  des  Cimmériens  (637.  01. 
XXXVI,  2)  ;  c'était  une  réparation  <lcs  perles  subies  dans  la  circonstance. 

*)  Scymnos,  729. 


COLONIES    MILÉSIENNES  521 

s'accommodait  infiniment  mieux  que  la  nôtre  de  cette  confor- 
mation du  rivage. 

C'est  ai'Usi  que  prirent  naissance,  au  nord  de  la  côte  de 
Thraco  :  Istros  (vers  650),  dans  le  delta  du  Danube  i;  Tyras, 
sur  le  riche  Ihnan  i^k\\i:'r;i)  du  Dniestr,  près  de  l'Akkerman 
moderne  -;  Odessos  ou  Ordessos  (après  600),  sur  le  liman  du 
ïéligoul  3,  et  enfin,  Olbia,  à  l'angle  nord-ouest  du  Pont,  à 
l'endroit  oii  le  Boug  (Hypanis)  et  le  Dniepr  (Borysthène)  vien- 
nent déboucher  côte  à  côte  dans  la  mer  ^  Aux  yeux  des 
anciens,  le  Borysthène  était  le  plus  bienfaisant  des  fleuves 
après  le  Nil  ;  les  champs  de  blé  et  les  pâturages  qu'il  arrosait 
passaient  pour  les  plus  opulents  du  monde  ;  on  disait  que  son 
eau  était  la  plus  pure  qu'il  y  eût,  et  on  ne  connaissait  pas  de 
poissons  plus  savoureux  que  les  siens.  En  remontant  son  cours, 
on  trouvait  sur  ses  bords  des  populations  sédentaires,  adonnées 
à  l'agriculture  et  vivant  sous  la  suzeraineté  des  Scythes.  Ces 
peuplades  recherchèrent  la  protection  des  Hellènes  et  se  mon- 
trèrent des  plus  disposées  à  conclure  des  traités  avantageux. 
Aussi,  Olbia,  la  «  ville  d'abondance,  »  jouit  plus  tôt  que  les 
autres  villes  de  cette  côte  d'une  sécurité  qui  hâta  sa  croissance. 

Après  cela,  on  s'enhardit  chaque  jour  davantage  et  on 
pénétra  plus  avant  dans  les  pays  du  nord.  On  surmonta  la 
crainte  qu'inspiraient  les  écueils  des  côtes  de  Tauride  ;  on 
explora  la  côte  orientale  de  la  Crimée,  et,  après  bien  des  tracas, 
on  vint  à  bout  de  fonder,  au  vu"  siècle,  les  deux  villes  que  les 
Grecs  avaient  dans  la  région  :  Théodosie,  au  pied  des  monts 
de  Tauride,  du  côté  du  nord-est,  et  Panticapée  (Kertsch)  sur  le 
détroit  cimmérien,  munie  d'un  château  fort  et  entourée  d'une 
large  ceinture  de  champs  fertiles.  Panticapée  prit,  au  vi"  siècle, 
sous  la  tutelle  de  l'Apollon  Milésien  et  de  Demeter  Thes- 
mophore  ou  «  législatrice,  »  un  essor  énergique  qui  fit  d'elle 
la  capitale  grecque  de  toute  la  région  du  Bosphore. 

1)  Istros  ou  Sozopolis  (C.  I.  Gr.eg.,  II,  2052). 

-)  Strabox,  p.  306.  II  est  à  remarquer  que  les  idiomes  barbares  de  la 
région  ont  conservé,  pour  désigner  ces  lagunes,  le  mot  grec  l.'.\i:r,-i  (port). 

3)  Odessos  a  été  fondée  sous  le  règne  d'Astyage,  par  conséquent,  entre 
594  et  560.  Lors  de  la  prise  de  Varna,  on  trouva  beaucoup  de  monnaies 

'OÔ/JCTITWV, 

■  *}  Borysthène  ou  Olbia  (Herod.,  IV,  17.  53). 


Ö22  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE   l'aRCHIPEL 

De  là,  les  Milésiens  franchirent  les  portes  de  la  mer  d'Azof 
qu'ils  considéraient  comme  la  source  génératrice  de  toutes  les 
masses  d'eau  qui  prennent  leur  cours  vers  le  sud  *.  Ils  lui 
donnèrent  le  nom  de  la  tribu  scythe  des  Maïtes^,  et  l'appelèrent 
Maïtide  ou  Ma^otidea.  Là^  tout  était  objet  d'effroi  et  de  répul- 
sion. Au  nord  habitaient  des  tribus  infiniment  plus  sauvages 
qu'ils  n'en  avaient  jamais  rencontré,  et  ces  tribus  avaient  en 
face  d'elle  des  escadrons  sarmates  qui,  toujours  en  goût  de 
batailles,  faisaient  à  leurs  voisins  une  guerre  interminable. 
Un  air  épais  et  brumeux  enveloppait  ce  bassin  uni  et  sans  ports 
qui,  au  commencement,  leur  parut  aussi  grand  que  le  Pont 
lui-même.  Pourtant,  cette  fois  encore,  ils  poussèrent  jusqu'à 
l'angle  nord  et  pénétrèrent  dans  le  delta  du  Tanaïs  (Don)  qui, 
à  cette  époque,  se  jetait  dans  la  mer  par  deux  embouchures. 
Ils  fondèrent  là  la  ville  de  Tanaïs  qui  devint  un  marché  floris- 
sant, un  marché  où  l'on  échangeait  du  vin  et  des  effets  d'habil- 
lement contre  des  fourrures  et  des  esclaves.  Tanaïs,  à  son 
tour,  bâtit  Nauaris  et  Exopolis  pour  lui  servir  de  comptoirs  à 
l'intérieur  ^.  Ainsi,  les  Milésiens  se  sont  enfoncés  dans  la 
direction  du  nord  jusque  bien  avant  dans  le  pays  des  Cosa- 
ques, jusqu'à  la  région  où  leDon  et  le  Volga  s'approchent  l'un 
de  l'autre. 

En  face  de  Panticapée  s'étend  la  presqu'île  de  Taman,  qui 
est  formée  tout  entière  d'alluvions  déposées  par  le  Kouban 
(Hypanis).  C'est  un  terrain  plat,  coupé  par  des  bras  du  fleuve, 
des  lacs  et  des  étangs.  Sur  le  bord  antérieur  de  la  péninsule, 
les  Ioniens,  avec  la  coopération  particulièrement  active  des 
Téïens,  fondèrent  Phanagoria,  un  port  de  mer  et  une  ville  de 
lagunes,  tout  à  fait  inabordable  pour  les  peuples  qui  habitaient 
derrière  elle  dans  les  steppes.  La  ville  était  tout  au  bord  jdu 
détroit,  et  elle  était  destinée,  de  compte  à  demi  avec  la  ville 
sœur  d'en  face,  à  faire  du  Bosphore  cimmérien  un  canal 
hellénique. 

Ce  fut  enfin  le  tour  de  la  côte  montagneuse  de  Test  ou  du 

1)  M-ZJTYîp  ToO  nôvTou  (Herod.,  IV,  86), 

2)  Maîtat,  Maiwxat  est  un  nom  collectif  désignant  les  peuples  qui  habitent 
entre  le  Bosphore  et  le  Tanaïs  (Strabon,  p.  493). 

3)  C.  I.  GRiEC,  II,  p.  98. 


COLONIES    MILÉSIENNES  523 

Caucase.  Là,  l'œuvre  de  civilisation  dirigée  par  Milet  eut  à 
surmonter  de  graves  difficultés.  Ces  pays  étaient  occupés,  de 
temps  immémorial,  par  des  populations  qui  défendaient  avec 
une  énergie  sauvage  leur  liberté  contre  toutes  les  attaques, 
et  qui  savaient  se  faire  des  armes  avec  le  fer  de  leurs  mon- 
tagnes. Les  Hellènes  furent  obligés,  pour  rendre  la  mer  libre, 
de  repousser  de  la  côte  les  Caucasiens.  Le  meilleur  endroit 
où  ils  pussent  asseoir  leurs  colonies  était  l'embouchure  du 
Phase,  du  fleuve  arménien  qui,  depuis  les  temps  les  plus 
reculés,  avait  servi  à  mettre  les  eaux  de  la  Méditerranée  en 
communication  avec  l'intérieur  de  l'i^sie.  Phasis  et  Dios- 
curias  furent  de  ce  côté  les  nouveaux  marchés  internationaux 
où  l'Asie  échangeait  avec  les  habiles  négociants  de  l'Occident 
le  superflu  de  ses  trésors  K 

Les  stations  extrêmes  de  la  navigation  hellénique  étaient  en 
même  temps  les  points  d'attache  de  parcours  immenses  suivis 
par  des  caravanes:  les  citoyens  d'Olbia  faisaient  remonter 
à  leurs  marchandises  le  cours  du  Borysthène,  d'abord  par 
eau,  puis  par  terre,  et  ils  étendirent  ainsi  leurs  relations  com- 
merciales jusque  dans  le  bassin  de  la  Vistule  -  ;  Tanaïs  faisait 
venir  jusqu'à  la  mer  les  produits  de  l'Oural  et  de  la  Sibérie,  et 
Dioscurias  embarquait  sur  les  vaisseaux  des  Hellènes  les 
richesses  métalliques  de  l'Arménie,  les  pierres  précieuses 
et  les  perles,  la  soie  et  l'ivoire  de  l'Inde.  Entre  elles  aussi,  les 
colonies  entretinrent  un  commerce  des  plus  actifs,  Sinope 
n'atteignit  l'apogée  de  sa  prospérité  que  quand  elle  eut  la 
charge  de  fournir  aux  villes  situées  sur  la  côte  nord  les 
produits  du  sud,  ces  produits  dont  pas  une  ville  hellénique  ne 
pouvait  se  passer.  Or,  plus  la  civilisation  grecque  étendait  son 
domaine,  plus  s'accroissait  la  consommation  des  denrées  du 
midi,  surtout  de  l'huile.  Le  vin  était  un  article  dont  l'impor- 
tation avait  commencé  plus  tôt  encore  et  se  faisait  sur  une 
plus  large  échelle.  Une  fois  que  les  Barbares  en  eurent  goûté 
le  charme  (et,  dans  ces  régions  humides  et  froides,  on  l'appré- 
ciaitbien  autrement  que  sous  le  ciel  de  l'Hellade),  les  amphores 

^)  Strabon,  p.  498.  Steph.  Byz.,  s.  v.  ^iai;. 

2)  Cf.  WiLBERG ,  Einfluss  der  klassischen  Yœlker  auf  den  Norden. 
Hamburg,  1867.  p.  3G  sqq. 


524  LES    HELLÈNES   EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

d'argile,  pleines  de  la  précieuse  liqueur,  arrivèrent  par  mil- 
liers. C'est  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  encore,  où  la  Russie 
du  sud  est  le  grand  marché  des  vins  de  l'Archipel. 

Il  fallut  des  siècles  pour  explorer  peu  à  peu  ces  régions 
maritimes,  les  plus  septentrionales  de  celles  dont  les  Grecs 
savaient  le  chemin,  pour  régulariser  les  voies  commerciales 
et  pour  fonder  ce  cercle  de  villes  dont  les  plus  importantes 
existaient  déjà  à  l'époque  où  les  Spartiates  commencèrent  à 
guerroyer  avec  les  Messéniens.  Le  succès  du  grand  œuvre  fut 
souvent  douteux.  Qui  sait  le  nom  des  navigateurs  —  et  ils  ont 
été  nombreux — qui,  comme  Ambron,  le  premier  fondateur  de 
Sinope,  payèrent  de  leur  vie  leur  courageuse  initiative?  Qui 
pourrait  dire  combien  d'établissements  ont  été,  comme  l'an- 
cienne Sinope,  rasés  par  des  peuplades  jennemies!  Néanmoins, 
Milet  a  accompli,  avec  une  énergie  tenace  et  une  activité 
infatigable, la  tâche  dont  la  réussite  finale  compte  parmi  les 
plus  hauts  faits  du  peuple  hellénique  et  les  plus  brillants 
résultats  acquis  à  son  histoire.  Des  catastrophes  comme  les 
invasions  des  Cimmériens  étaient  de  ces  malheurs  qu'on  ne 
pouvait  éviter;  mais  chaque  perte  fut  réparée,  chaque  lacune 
comblée,  et,  au  milieu  du  vie  siècle,  Milet,  mère  de  quatre- 
vingts  colonies,  était  plus  fière  et  plus  puissante  que  n'importe 
quelle  autre  cité  hellénique  '. 

Ce  sont  encore  les  citoyens  de  Milet  qui  ont  frayé  à  leurs 
compatriotes  le  chemin  de  l'Egypte.  Là,  les  conditions  étaient 
tout  autres  :  là,  c'étaient  les  Grecs  qui  passaient  pour  des 
Barbares  ;  pour  que  l'étranger  put  y  acquérir  une  influence 
durable  et  le  droit  de  commercer  librement,  il  fallait  d'abord 
que  la  conslitulion  traditionnelle  du  pays  fût  ébranlée. 

De  ce  côté  encore,  les  villes  ioniennes  n'eurent  qu'à  renouer 
de  vieilles  relations  maritimes,  datant  d'une  époque  très  recu- 
lée. On  voit  pourquoi  la  connaissance  des  richesses  de  la 
vallée  du  Nil  est  aussi  ancienne  en  Grèce  que  les  plus  lointains 
souvenirs  delà  navigation  grecque,  et  pourquoi  l'on  rencontre 
déjàdanslespoèmes  homériques  la  peinture  vivante  de  Thèbes, 


*)  Sur  les  colonies  milésiennes,  voy.  Rambach,  Dq  Mileto  ejusque  co- 
loniis. 


COLONIES    MILÉSIENNES  526 

la  capitale  de  rcmpiro  égyptien.  Dans  le  delta  du  Nil,  les 
bouches  du  fleuve  forment  les  ports  naturels.  De  ces  bouches, 
la  principale  était,  dans  les  temps  primitifs,  celle  de  Péluse. 
Plus  tard,  les  choses  changèrent,  au  point  de  vue  du  volume 
d'eau  et  de  la  navigabilité.  Au  temps  où  les  Grecs  entrèrent 
en  scène,  les  bouches  les  plus  accessibles  étaient  celles  de 
l'ouest,  c'est-à-dire,  le  bras  de  Canope  et  celui  de  Bolbitis,  le 
même  qui  porte  aujourd'hui  le  nom  de  Rosette  et  qui  offre 
encore  la  passe  la  plus  commode  '.  Aussi  les  Grecs  se  portèrent- 
ils  vers  les  bras  de  l'ouest,  d'autant  plus  qu'ils  rencontraient 
de  ce  côté  les  Libyens  avec  qui  ils  entretenaient  depuis  long- 
temps des  relations  de  toute  espèce  ". 

Le  fleuve  de  l'Egypte  est  le  véhicule  des  trésors  du  pays,  et 
il  les  offre  à  l'étranger  par  ses  neuf  embouchures  ;  mais, 
tandis  que  les  autres  contrées  méditerranéennes  s'étaient  déjà 
jetées  dans  le  mouvement  commercial  et  y  prenaient  une  part 
des  plus  actives,  les  rois  d'Egypte  s'obstinaient  dans  un 
système  de  clôture  sévère  et  d'isolement.  Chaque  bouche  du 
Nil  était  surveillée  de  près,  et  les  Ioniens,  en  dépit  de  tous  leurs 
efforts,  se  virent  réduits  à  la  contrebande  et  au  cabotage  clan- 
destin où  les  hardis  marins  risquaient  souvent  leur  liberté  et 
leur  vie. 

Les  Milésiehs  furent,  là  comme  ailleurs,  les  premiers  à 
donner  l'exemple,  et  il  n'y  a  absolument  rien  d'invraisembla- 
ble dans  ce  que  rapporte  la  tradition,  à  savoir  que,  dès  le 
Yiif  siècle,  vers  le  temps  où  Sinope  et  Cyzique  furent  fondées 
pour  la  première  fois,  il  se  serait  établi  sur  le  bras  de  Canope 
une  factorerie  milésienne  ^.  Ce  n'était  pas  une  colonie,  mais 

')  Sur  les  bras  du  Nil,  voy.  Brugsgh,  Geographie  cl.  alten  JSgypt., 
l,  p.  83. 

2)  Voy.  ci-dessus,  p.  51.  Sur  les  routes  commerciales  qui  conduisent  en 
Egypte,  voy.  Buechsenschuetz,  p.  435. 

")  D'après  saint  Jérôme,  le  premier  établissement  des  Milésiens  en  Egypte 
date  de  l'an  1268,  c'est-à-dire^  753  av.  J.-C.  Seulement,  il  y  voit  à  tort  la 
fondation  de  Naucratis.  Que  les  Milésiens  aient  eu  des  relations  commerciales 
avec  l'Egypte  avant  la  fondation  de  Naucratis  et  avant  les  Psammétichides, 
c'est  ce  qui  ressort  de  la  description  d'Hérodote  (Herod.,  II,  179),  descrip- 
tion qui  ne  convient  pas  au  temps  de  Psammétique  et  où  nous  ne  pouvons 
voir  simplement  des  mesures  prises  en  vue  de  favoriser  Naucratis.  Nous 
avons  donc  le  droit  d'admettre  que,  déjà  sous  la  XXIII'^  dynastie,  il  a  été 


826  LES    HELLÈNES   EN  DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

simplement  un  port  de  relâche  assigné  par  les  Pharaons. 
Il  était  interdit,  sous  les  peines  les  plus  sévères,  de  chercher  à 
aborder  en  un  autre  endroit,  et  les  matelots  rencontrés  ailleurs 
devaient  certifier  par  serment  qu'ils  n'étaient  là  que  pour 
avoir  été  jetés  à  la  côte  par  la  tempête.  Puis,  les  vaisseaux 
devaient  se  diriger,  enlongeantla  côte  ,verslabouche  de  Canope, 
et,  si  le  vent  était  contraire,  les  cargaisons  étaient  transportées 
au  moyen  de  canots  par  le  bras  du  Nil  jusqu'à  Fentrepôt  en 
question.  C'était  là  un  commerce  réduit  à  la  côte,  végétant 
sous  le  joug  oppressif  d'une  police  soupçonneuse,  à  peu  près 
comme  ce  qu'on  a  vu  de  nos  jours  à  Canton  et  à  Nangasaki, 
un  commerce  qui  doit  avoir  précédé  la  colonisation  proprement 
dite. 

Cet  état  de  choses  changea,  au  moment  où  on  s'y  attendait 
le  moins,  à  l'avantage  du  commerce  grec,  et  cela,  par  le  fait 
des  rois  d'Assyrie  qui,  au  vu®  siècle,  étendirent  leur  domination 
sur  l'Egypte.  La  dynastie  éthiopienne  qui  y  régnait  fut 
renversée  vers  671  avant  J.-C.  Tirhaka  fut  obligé  de  reculer 
devant  Esarhaddon,  le  fils  de  Sanhérib,  et  le  pays  fut  divisé,  à 
la  mode  assyrienne  ,  en  une  quantité  de  principautés  qui 
étaient  gouvernées  chacune  par  son  roi  sous  la  suzeraineté 
du  roi  de  Ninive.  Toutes  les  tentatives  faites  par  les  Ethiopiens 
pour  relever  leur  empire  furent  déjouées  par  les  expéditions 
répétées  des  Assyriens*;  mais  ;ceux-ci  ne  purent  pas  non  plus 
tenir  le  pays  qui  se  trouva,  durant  un  certain  temps,  en  com- 
plète dissolution,  sous  la  domination  de  différents  vice-rois 
dont  le  plus  considérable  était  Nécho,  prince  de  Memphis  et 
Sais.  Les  Milésiens  ne  manquèrent  pas  de  tirer  parti  de  cette 

fait  une  première  tentative  pour  installer  un  entrepôt.  Cf.  Bunsen,  ^gijpten, 
Va,  426.  Je  ne  vois  pas  qu'il  faille  rejeter  complètement  l'indication  de 
saint  Jérôme,  sous  prétexte  qu'il  s'est  trompé  en  ce  qui  concerne  Naucratis 
(Fischer,  Griech.  Zeittafeln,  ad  01.  XXXVII,  3), 

1)  Smith,  Egyptian  campaign  and  Assurbanipal  (ap.  Lepsius  Zeitschr. 
f,  aegypt.  Sprache  und  Alterth.,  18G8,  p.  93  sqq.).  Tirhaka  (Tarqoù)  mourut 
en  667.  Il  eut  pour  successeur  Ourdoumane,  le  dernier  roi  de  la  XV«  dynastie 
(éthiopienne),  lequel  reprend  momentanément  l'Egypte  à  Assourbanipal, 
IS'ikou,  prince  de  Memphis  et  Sais  (père  de  Psammétique.  Herod.,  II,  152), 
chef  des  rois  de  districts  institués  par  la  dynastie  éthiopienne  et  maintenus 
par  les  Assyriens,  meurt  en  666.  Son  successeur  Psammétique  est  nommé 
dans  les  inscriptions  assyriennes  Pisamilki. 


COLONIES   MILÉSIENNES  527 

période  d'anarchie.  Ils  pénétrèrent  avec  trente  vaisseaux  de 
guerre  dans  la  bouche  de  Bolbitis  et  ils  établirent  là  un  camp 
fortihé  ;  ils  battirent  sur  le  Nil  le  général  égyptien  Inaros,  et 
se  mirent  ensuire  en  relation  avec  Psemetek,  le  fils  de  Nécho, 
un  des  princes  qui  se  partageaient  le  territoire. 

Psemetek  ou  Psammétiqùc,  comme  l'appelaient  les  Grecs, 
n'était  pas  de  race  égyptienne,  mais  libyenne*.  Or,  les  peuples 
libyens  étaient  depuis  fort  longtemps  en  relation  avec  les 
Cariens  et  les  Ioniens,  comme  le  prouvent,  mieux  que  tout 
autre  argument,  les  cultes  de  Poseidon  et  d' Athêna  adoptés  en 
Libye.  Dans  les  districts  situés  sur  la  frontière  occidentale 
de  la  Basse-Egypte,  la  population  étaitfortementmêlée  de  sang 
libyen  ".  C'est  pour  cela  que  Saïs,  la  ville  de  Neith-Athêna, 
bâtie  sur  le  bras  le  plus  occidental  du  Nil,  sur  un  bras  qui,  à 
l'époque,  était  accessible  aux  plus  grands  vaisseaux  de  guerre, 
fut  précisément  le  lieu  où  l'ambitieux  Psammétiqye  établit 
son  quartier-général  lorsqu'il  songea  à  relever  à  son  profit 
l'empire  tombé  des  Pharaons. 

Pour  une  pareille  entreprise,  l'appui  des  marins  étrangers 
lui  était  précieux,  et  il  était  aussi  désireux  d'en  profiter 
qu'eux-mêmes  étaient,  dans  l'intérêt  de  leur  commerce,  dis- 
posés à  soutenir  de  toute  leur  énergie  le  prétendant  philhellène. 
Non  loin  de  Saïs  fut  établi  un  camp  grec  qui,  en  souvenir  de 
ia  victoire  remportée  par  la  flotte,  fut  appelé  Naucratis^,  et  le 
triomphe  des  Psammétichides  changea  du  tout  au  tout  la  con- 
dition des  Grecs.  Au  lieu  d'être  des  étrangers  méprisés  et 
persécutés,  ils  étaient  devenus  les  soutiens  du  trône  et  une 
puissance  dont  la  jeune  dynastie  ne  pouvait  se  passer.  Aussi, 
Psammétique  ne  se  contenta  pas  d'ouvrir  au  commerce  grec 
le  bras  occidental  du  Nil  ;  dans  le  but  de  protéger  contre  les 
Assyriens  la  frontière  orientale  du  royaume,  il  provoqua 
l'installation  d'une  série  d'établissements  grecs  sur  le  Nil  de 
Péluse  en  assignant  aux  Cariens,  sur  une  rive,  aux  Ioniens, 

*)  Lepsius,  Abhand.  d.  Berl.  Akad.,  1856,  p.  300. 

^)  DE  RouGÉ,  Les  attaques  dirigées  contre  l'Egypte.,  etc.,  p.  27.  Lautiî, 
Zeitschrift  d.  D.  Morg.  Gesell.,  18ü7,  p.  662. 

3)  Strabon,  p.  8U1  :  fait  qui  eut  lieu  longtemps  avant  Amasis  (Herod., 
II,  178). 


528  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    LARCHIPEL 

sur  l'autre,  des  terres  comme  en  possédaient  les  membres  de 
la  caste  guerrière.  C'était  la  même  espèce  d'investiture  que 
celle  qui  avait  constitué,  dans  le  Péloponnèse,  la  propriété 
dorienne.  Le  bras  de  Péluse  fut,  depuis  lors,  une  voie  à 
l'usage  des  Grecs,  l'artère  qui  servait  au  commerce  avec 
l'intérieur  du  pays  et  par  où  aussi  le  trafic  avec  l'Arabie  et 
l'Inde  fut  introduit  dans  le  cercle  d'opérations  des  spécula- 
teurs grecs.  Ainsi,  les  deux  bouches  principales  étaient  aux 
mains  des  Grecs.  Le  nombre  de  ceux-ci  s'accrut  à  vue  d'oeil,  t-t, 
pendant  le  règne  de  Psammétiquc,  règne  qui  dura  plus  d'un 
demi-siècle  (666-612),  il  se  forma,  parle  mélange  des  Grecs 
avec  les  indigènes,  une  espèce  de  caste  toute  nouvelle ,  la 
classe  des  interprètes  ou  drogmans  qui  se  vouèrent  tout 
entiers  au  rôle  désormais  si  important  d'intermédiaires  entre 
l'Hellade  et  l'Egypte. 

Les  Egyptiens  de  vieille  roche  se  sentaient  tout  désorientés 
par  ces  innovations  qui  menaçaient  de  bouleverser  l'empire 
tout  entier.  Deux  cent  mille  membres  de  la  caste  des  guerriers 
émigrèrent  pour  ne  pas  partager  avec  des  étrangers  l'hon- 
neur de  protéger  le  trône.  Psammétique  les  poursuivit 
jusqu'à  la  frontière  de  l'Ethiopie,  et  nous  lisons  encore 
aujourd'hui  sur  la  cuisse  du  colosse  de  Ramsès,  à  Abou-Simbel 
en  Nubie,  les  lignes  mémorables  que  les  soldats  grecs  de  la 
garde  royale  y  ont  gravées  en  souvenir  de  l'expédition.  Ils 
étaient  là  près  du  terme  de  leur  voyage,  et  ils  se  trouvaient 
avoir,  vers  620,  exploré  la  vallée  du  Nil  jusqu'aux  cataractes. 
Cette  inscription  *  est  un  des  plus  anciens  monuments  de  l'écri- 
ture grecque  et  en  môme  temps  l'attestation  palpable  d'un  des 
événements  les  plus  considérables  de  l'histoire  ancienne,  du 
moment  qui  vit  s'ouvrir  au  commerce  grec  le  bassin  du 
Nil. 

Nulle  part,  les  heureux  effets  de  la  liberté  commerciale  ne 
se  sont  manifestés  avec  plus  d'évidence.  On  vit  monter  la 

1)  C.  I.  Gr;ec.,5126.  Lepsius,  Denlimœhr,  XII,  Ablheil.,  VI,  Bl.  98,  99. 
Reisehriefe,  p.  260.  La  date  oscille  entre  01.  XL  et  XLVII.  D'après  Bergk, 
l'inscription  est  du  temps  du  second  Psammétique;  mais  il  est  plus  probable, 
qu'elle  appartient  au  règne  de  Psammétique  I*^""  (Kirchhoff,  Studien  zw' 
Geschichte  des  griechischen  Alphabets.  1877,  p.  41). 


COLONIES    MILÉSIENNES  329 

valeur  de  lu  propriété  foncière  et  de  tous  les  produits  de  la 
région,  et  l'on  s'aperçut  bientôt  que  ce  va  et  vient  de  richesses, 
que  cet  échange  actif  profitait  à  tout  le  monde.  De  toutes  parts 
surgirent  des  édifices,  publics  et  privés,  plus  magnifiques  que 
jamais  ;  avec  la  prospérité,  la  population  s'accrut  et  arriva  à 
un  chiffre  inconnu  jusque-là.  On  compta  bientôt  dans  le  pays 
vingt  mille  cités  florissantes.  Cette  prospérité,  l'Egypte  la 
devait  aux  Hellènes,  ses  souverains  se  trouvaient  dépendre, 
eux,  leur  puissance  et  leur  fortune,  des  républiques  mar- 
chandes de  l'Ionie. 

Nécho  II  continua  le  système  de  Psammétique.  Il  creusa  le 
canal  qui,  par  les  Lacs  Amers,  devait  joindre  la  mer  Rouge  à 
la  Méditerranée,  et  ce  travail  pénible  était  surtout  favorable 
aux  intérêts  des  Grecs  de  Péluse,  car  c'est  près  de  là  que  le 
canal  devait  déboucher  dans  le  Nil.  Sous  Amasis  (570  avant 
J.-G.)  ',  il  y  eut  un  revirement  sensible.  Sans  doute,  le  roi  ne 
songeait  pas  à  rétablir  l'ancien  système;  mais  il  chercha  à  con- 
tenir dans  de  justes  limites  les  influences  étrangères  dont 
l'empire  vieillissant  ne  pouvait  plus  s'affranchir  et  à  se  faire 
une  position  plus  indépendante,  en  supprimant  le  monopole 
de  certaines  villes. 

Le  côté  de  l'est  avait  toujours  été  le  côté  faible  de  l'Egypte, 
et  Amasis  ne  jugea  pas  bien  prudent  de  laisser  aux  Grecs  la 
garde  de  cette  frontière.  Il  supprima  donc  le  camp  grec  installé 
sur  ce  point  et  en  transporta  les  habitants  à  Memphis.  Cette 
mesure  dut  rompre  violemment  une  foule  de  relations  com- 
merciales. A  Naucratis  même,  il  enleva  aux  Milésiens  leurs 
privilèges,  ces  privilèges  qui  avaient  été  longtemps  pour  les 
autres  villes  de  commerce  un  objet  d'envie.  Désormais,  tous 
les  Grecs  purent  y  élire  domicile  et  y  faire  le  négoce.  Ainsi 
s'ouvre,  dans  l'histoire  du  commerce  gréco-égyptien,  une  troi- 
sième période,  qui  commence  au  milieu  du  sixième  siècle. 

Il  se  forma  dès  lors  à  Naucratis  une  colonie  commerciale 
fondée  en  commun  par  neuf  villes  associées,  à  savoir  :  quatre 
villes  ioniennes,  Chios,  Téos,  Phocée  et  Clazomène  ;  quatre 
villes  doriennes,  Rhodes,  Halicarnasse,  Cnide  etPhasélis  ;  et 

*)  Sur  Amasis  [Ahmès]  de  Sais,  voy.  Herod.,  II,  172  sqq, 

34 


530  LES    HELLÈNES  EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

enfin,  une  cité  éolienne,  Mitylène.  Elles  élevèrent  au  milieu  de 
la  grande  factorerie  un  sanctuaire  commun,  où  l'on  organisa 
un  culte  régulier  des  divinités  grecques  et,  en  même  temps,  une 
administration  commune  à  la  société  tout  entière.  C'était  une 
compagnie  commerciale,  une  amphictyonie  en  petit;  de  là  aussi 
son  nom  d'«Hellénion'.  »  Chaque  quartier  avait  ses  autorités 
particulières  et  sa  juridiction  à  part,  juridiction  comparable  aux 
cours  hanséatiques  des  Etats  du  Nord.  Ces  quartiers  étaient  ad- 
ministrés par  les  plus  anciens  sociétaires  et  pouvaient,  dans  les 
cas  litigieux,  en  appeler  à  la  décision  de  leurs  métropoles  respec- 
tives. En  outre,  Milet,  jalouse  de  ses  rivales,  garda  pour  elle 
son  temple  d'Apollon  ;  de  même,  les  Samiens  et  les  Eginètes, 
qui  auparavant  avaient  su  également  se  faire  octroyer  des 
privilèges  commerciaux,  avaient  leurs  sanctuaires  et  leurs 
comptoirs  particuliers.  Naucratis  fut  bien  vite  florissante;  déjà 
sous  Amasis,  c'était  une  Corinthe  ég}^tienne,  un  séjour  hanté 
par  Topulence  et  le  plaisir,  un  rendez-vous  de  la  richesse  et  du 
luxe.  Elle  était  ce  que  fut  plus  tard  Alexandrie,  le  grand  en- 
trepôt pour  l'exportation  des  inépuisables  trésors  de  l'Egypte 
et  de  TxAi'abie,  et  aussi  un  marché  de  premier  ordre  pour  les 
produits  grecs,  notamment  pour  le  vin  et  l'huile  '.  En  effet, 
bien  que  des  monuments  fort  anciens  attestent  l'existence  de 
vignobles  en  Egypte,  les  besoins  de  la  consommation  exi- 
geaient un  approvisionnement  très  considérable,  et  ce  n'est 
que  depuis  Psammétique  que  les  Egj^ptiens  se  sont  habitués  à 
faire  usage  du  vin. 

Tout  ce  développement,  si  fécond  en  résultats,  du  commerce 
avec  l'Egypte  est  dû  à  l'initiative  de  Milet,  dont  les  hardis 
marins  s'acclimatèrent  au  même  moment  dans  les  glaces  cim- 
mériennes  et  sous  les  palmiers  du  Nil,  nouèrent  à  la  même 
époque,  au  prix  de  bien  des  privations  et  des  luttes,  des  rela- 
tions commerciales,  d'un  côté  avec  les  Scythes  et  les  Sarma- 
tes,  de  l'autre,  avec  les  Ethiopiens  et  les  Libyens.  Ils  avaient 
porté  leur  commerce  et  écoulaient  les  produits  de  leur  industrie 
plus  loin  encore  que  n'allait  leur  domaine  colonial;  car,  en  Italie 


')  Herod.,  II,  178. 

2)  Herod.,  III,  6.  Cf.  II,  37.  60.  77. 


COLONIES    EUBÉENNES  531 

même,  notamment  dans  l'opulente  Sybaris,  les  riches  bourgeois 
dédaignaient  deporter  d'autres  vêtements  que  ceux  qui  étaient 
tissés  en  laine  de  Milet  '. 

Une  puissance  commerciale  comme  celle  que  les  Milésiens 
ont  peu  à  peu  conquise  né  peut  s'être  édifiée  sans  hostilités  et 
conflits  de  toute  espèce  avec  les  autres  Etats  maritimes.  Les 
voies  suivies  par  les  diverses  places  de  commerce  devaient  se 
rencontrer  aux  endroits  importants,  et  les  villes  n'étaient  ja- 
mais plus  susceptibles  ni  plus  décidées  à  se  battre  que  quand 
il  s'agissait  de  conserver  les  avantages  acquis  à  leur  négoce  ou 
d'en  acquérir  de  nouveaux. 


§  n 


COLONIES    ELBEENXES. 

L'Ionie  n'avait  pas  de  rivales  plus  dangereuses  que  les  villes 
de  l'Eubée  :  en  premier  lieu  Kyme,  assise  sur  une  excellente 
rade  de  la  côte  orientale,  en  pays  de  vignobles  ;  puis,  les  deux 
villes  sœurs,  Chalcis  et  Erétrie.  Ces  trois  cités  se  sont  livrées 
à  la  colonisation  en  grand.  Tandis  qu'Erétrie  devait  principale- 
ment sa  prospérité  à  la  pêche  de  la  pourpre  *  et  à  l'industrie, 
de  jour  en  jour  plus  développée,  des  transports  maritimes, 
Chalcis,  la  «  ville  d'airain,  »  située  à  portée  des  deux  mers  qui 
se  rejoignent  dans  le  détroit  béotien,  avait  pris  pour  elle  et 
exploitait  la  plus  considérable  des  richesses  de  l'île,  c'est-à- 
dire,  le  cui\Tc.  Jadis,  les  Phéniciens  avaient  été  obligés,  par 
l'épuisement  des  filons  du  Liban,  de  chercher  de  nouvelles 
mines  dans  les  pays  d'outre-mer,  et  ils  avaient  ainsi  découvert 
le  cui\Te  de  Cypre  :  les  Chalcidiens  ont  fait  comme  eux.  Chalcis 
devint  le  centre  de  cette  industrie  dans  l'Hellade  ;  ce  fut  la 
Sidon  grecque.  Après  Cypre,  il  n'y  avait  pas,  dans  toute  l'éten- 
due de  la  mer  Egée,  de  dépôts  de  cuivre  plus  riches  que  ceux 
de  l'Eubée.  Chalcis  posséda  les  premières  fonderies  de  cuivre 

1)  Herod.,  VI,  21. 

*)  Aristot.,  Hist,  an,,  V,  15,  Athen.,  III,  p.  88  f. 


332  Li:S    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

elles  premières  forges  qu'ait  connues  la  Grèce  d'Europe  '. 
C'est  sur  l'Euripe  qu'étaient  installés  les  Cadméens,  les  inven- 
teurs de  la  calamine  ou  cadmie  ;  c'est  de  là  que  s'exportait,  par 
terre  et  par  mer,  à  l'état  brut  ou  déjà  travaillé,  le  métal  indis- 
pensable à  la  fabrication  des  armes,  à  l'ornementation  archi- 
tectonique  et  surtout  à  la  confection  du  matériel  employé  par 
le  culte  :  les  établissements  métallurgiques  qu'on  rencontre  à 
Corinthe,  à  Sparte  et  en  d'autres  lieux,  ont  été  fondés  par  des 
Chalcidiens. 

Ainsi,  la  petite  ville  bâtie  sur  une  plage  étroite,  près  de  la 
source  d'Aréthuse,  était  devenue  une  place  maritime  populeuse 
et  industrieuse  ;  mais,  n'étant  au  large  ni  du  côté  de  la  terre, 
ni  du  côté  de  la  mer,  elle  dut  songer  de  bonne  heure  à  se  créer 
une  marine  pour  assurer  la  liberté  de  ses  mouvements  et  pour 
aller  chercher  au  loin  ce  que  le  pays  ne  fournissait  qu'en 
quantité  insuffisante,  notamment,  du  bois  et  du  minerai.  Les 
autres  villes  de  l'Eubée  et  la  population  delà  Béotie,  de  l'autre 
côté  du  détroit,  prirent  partàces  voyages,  et  ainsi  Chalcis  devint 
le  point  de  départ  d'expéditions  qui  aboutirent  à  des  décou- 
vertes lointaines  et  à  la  fondation  de  nombreuses  colonies.  On 
se  dirigea  tout  d'abord  vers  le  nord,  dans  la  mer  de  Thrace. 

En  Thrace,  la  population  indigène,  apparentée  par  ses  ori- 
gines aux  Phrygiens,  était  arrivée  de  bonne  heure,  grâce  aux 
immigrations  venues  de  la  côte  d' Asie-Mineure,  à  un  degré 
assez  avancé  de  civilisation,  comme  le  prouve  la  vieille  renom- 
mée des  aèdes  thraces  et  l'influence  que  l'art  des  Muses  a 
exercée,  principalement  dans  le  voisinage  de  TOlympe  thes- 
salien ,  en  Piérie ,  sur  la  culture  nationale  des  Hellènes. 
Depuis  ,  des  tribus  plus  grossières  étaient  descendues  des 
montagnes  du  nord  et  s'étaient  avancées  vers  le  littoral,  des 
tribus  qui  méprisaient  l'agriculture  comme  toutes  les  in- 
dustries pacifiques,  qui  vivaient  dans  la  polygamie  et  s'adon- 
naient aux  excès  de  la  boisson.  Ces  Thraces  barbares  domi- 
naient le  littoral  du  nord  do  l'Archipel.  Leur  grand  nombre, 

')  Plutarch.,  Defect .  orac,  43.  Boeckh,  Staatshaushaltung,  II,  p.  169. 
Sur  Chalcis,  voy.  Dondohfk,  Be  rebus  Chalcidcnsium,  1855.  K.  F.  Her- 
mann, Die  Kwmpfe  zwischen  Chalkis  und  Erctria  (ap.  Gesamm.  Abhandl., 
p.  187  sqq.). 


COLONIES    EUBÉENNES  533 

leur  humeur  belliqueuse  et  sauvage  avait  été  cause  que,  à 
l'époque  des  grandes  migrations  provoquées  par  l'invasion 
dorienne,  les  établissements  fondés  par  les  Eoliens  *  n'avaient 
pu  prospérer,  et  que,  de  toutes  les  côtes  de  la  mer  Egée,  ce 
rivage  était  resté  le  plus  longtemps  à  l'état  de  barbarie,  en 
dépit  de  ses  presqu'îles  qui  semblaient  aller  au-devant  des 
Grecs  et  les  attirer  dans  leurs  ports.  C'était  là,  pour  une  colo- 
nisation grecque,  le  champ  d'expériences  le  plus  voisin  et  le 
plus  vaste. 

Les  Chalcidiens  avaient  d'autant  plus  qualité  pour  entre- 
prendre cette  œuvre  que,  ce  qui  distinguait  la  côte  thrace, 
c'était  précisément  sa  richesse  en  métaux.  On  commença  par 
s'assurer  du  golfe  Thermaïque  où  l'on  bâtit,  vis-à-vis  de  la 
côte  de  Thrace,  la  ville  de  Mcthone.  Puis,  on  se  risqua  à  met- 
tre le  pied  sur  la  péninsule,  pareille  à  un  énorme  bloc  de 
rocher  adossé  au  continent,  qui  s'avance  entre  le  golfe  Ther- 
maïque et  celui  du  Strymon  et  se  partage  du  côté  du  midi  en 
trois  puissantes  saillies  soutenues  par  des  arêtes  montagneu- 
ses. C'est  un  large  et  haut  plateau  qui  a  sa  constitution  par- 
ticulière et  qui,  pour  ce  motif,  est  destiné  à  avoir  son  histoire 
à  part.  Le  versant  de  l'ouest  a  plus  de  terres  arables,  le 
côté  de  l'est  plus  de  filons  métalliques.  C'est  sans  doute  par 
la  presqu'île  du  milieu  ou  sithonienne  qu'a  commencé  la 
colonisation  des  Chalcidiens;  ils  ne  pouvaient  trouver  d'endroit 
plus  commode  pour  y  asseoir  Torone.  De  ce  point,  ils  ont 
étendu  leurs  établissements  aux  alentours  et,  de  progrès  en 
progrès,  ils  ont  fini  par  bâtir  trente-deux  villes  *  qui,  toutes, 
reconnaissaient  Chalcis  pour  leur  métropole  et  furent,  en  con- 
séquence, désignées  toutes  ensemble  sous  le  nom  collectif  de 
Chalcidique, 

Le  plateau  est  parsemé  d'anciennes  excavations  devant  les- 
quelles s'élèvent  encore  aujourd'hui  des  monceaux  de  scories, 
témoignage  visible  du  zèle  avec  lequel  les  colons  grecs  ont 
exploité  là  l'argent  et  le  cuivre  s.  C'est  ce  qui  explique  aussi  la 
quantité  de  petites  villes  bâties  à  la  côte.  Dans  la  mer  orageuse 

^)  Voy.  ci-dessus,  p.  146. 

2)  Demosth.,  IX,  §26. 

^)  Leake,  Travels  in  northern  Greece,  III,  p.  160  sqq. 


334  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l'aRCHIPEL 

de  Thrace,  elles  servaient  de  ports  de  refuge  et  s'occupaient  de 
l'exportation  des  produits  des  mines  ainsi  que  des  autres  arti- 
cles de  commerce,  par  exemple,  des  bois  de  construction  et  de 
la  poix.  Au  cours  du  viii^  siècle,  les  Chalcidiens  ont  enlevé  aux 
Barbares  cette  «  avancée  »  de  Thrace,  comme  l'appelaient  les 
anciens  ',  et  l'ont  couverte  de  leurs  établissements. 

Chalcis  avait  la  direction  du  mouvement  ;  mais  elle  accepta 
le  concours  des  autres  villes  deTEubée,  notamment  d'Erétrie, 
qui  ne  se  livra  d'abord  à  la  colonisation  qu'en  société  avec  sa 
voisine.  Les  deux  villes  étaient  étroitement  unies  par  un  culte 
commun  d'Artémis  ;  toutes  deux  étaient  g-ouvernées  par  des 
familles  privilégiées  et  toutes  deux  ont,  comme  Corinthe  sous 
les  Bacchiades,  utilisé  leurs  colonies  pour  renverser  le  régime 
oligarchique.  Plus  tard,  elles  se  séparèrent;  et  il  y  a  telle  loca- 
lité, comme  Méthone,  dont  Ere  trie  a  fourni  presque  à  elle 
seule  la  population.  Puis,  elles  délimitèrent  leurs  domaines 
respectifs  :  Erétrie  envoya  ses  colons  dans  la  presqu'île  de 
Pallène  et  à  l'Athos,  Chalcis,  plus  au  nord,  dans  les  monta- 
gnes qui  constituent  la  Chalcidique  proprement  dite  -,  Chalcis 
eut  aussi  la  collaboration  de  cités  plus  éloignées,  mais  avec 
qui  elle  entretenait  des  relations  de  commerce,  entre  autres, 
Mégare  et  Corinthe.  Ainsi,  la  colonisation  eubéenne  s'étendit, 
animée  d'une  vitalité  croissante,  vers  l'entrée  du  Pont,  où 
elle  pénétrait  dans  la  sphère  d'action  du  commerce  milésien. 
En  712  (01.  XVII,  1),  les  Mégariens  fondèrent,  dans  l'angle  de 
la  mer  de  Marmara,  la  ville  d'Astacos  ^.  Là,  des  froissements 
et  des  hostilités  étaient  inévitables,  et  il  n'y  a  pas  d'autre 
manière  d'expliquer  comment  la  brouille  survenue  entre 
Chalcis  et  Erétrie,  une  querelle  de  voisins  comme  il  y  en  avait 
à  chaque  instant  dans  la  Grèce  d'alors,  put  devenir  une  guerre 
à  laquelle  prirent  part  quantité  d'Etats  en  deçà  et  au  delà  de  la 
mer  Egée  '.  La  plaine  de  Lélante  laissait  les  Milésiens  fort 

')  XaXxtStxi^  OUxàÈTt'i  ©piy.Ti;  (Thucyd.,  IV,  104). 

-)  Strabon,  p.  447. 

3]  D'après  Euseb,  ad  01.  CXXIX,  1,  Astacos  a  été  fondée  448  ans  avant 
01.  CXXIX,  1,  qui  correspond  à  264  avant  J.-C. 

*)  Sur  la  guerre  entre  Chalcis  et  Erétrie,'  voy.  Herod.,  V,  99.  Cf.  ci-des- 
sus, p.  295.  (La  légende  du  roi  Amphidamas  appartient  à  une  guerre  anté- 
rieure). 


COLONIES    EUBÉENNES  335 

indifférents,  mais  les  progrès  de  la  puissance  maritime  des 
Chalcidiens  et  de  leurs  alliés  dans  le  nord  les  touchaient  de 
très  près  ;  c'est  pour  cela  qu'ils  s'allièrent  avec  les  adversaires 
de  Chalcis,  tandis  que,  par  contre,  Samos,  jalouse  de  Milet  sa 
voisine,  se  rangea  du  côté  de  Chalcis  et  demanda  aux  Corin- 
thiens, peut-être  justement  pour  cette  guerre,  leur  construc- 
teur de  trirèmes,  l'ingénieur  Aminoclès  (704.  01.  xix,  1)  *. 
Néanmoins,  cette  guerre,  bien  que  déclarée  entre  villes  mari- 
times, se  fit  principalement  sur  terre,  et  l'issue  en  fut  décidée 
parla  cavalerie,  parce  qu'on  était  encore  aux  beaux  jours  de 
l'aristocratie  ^. 

Durant  la  guerre,  la  Colonisation  eubéenne  subit  nécessaire- 
ment un  temps  d'arrêt,  comme  on  le  constate,  en  effet,  à  la  fin 
du  huitième  siècle  (après  01.  xiv).  Dans  ce  même  intervalle, 
au  contraire,  Milet  travaillait  avec  ardeur  à  s'assurer  de  l'Hel- 
lespont  et  de  la  Propontide  en  fondant  Abydos,  Lampsaque  et 
Proconnèse. 

En  tout  cas,  ce  qui  est  sûr,  c'est  que  cette  guerre,  loin  d'é- 
puiser les  forces  des  belligérants,  les  développa  chaque  jour 
davantage.  Parmi  les  Etats  d'Europe,  ce  furent  Corinthe  et 
Mégare  qui  se  mirent  en  évidence;  car,  au  viii"  et  au  vue  siècle, 
en  un  temps  où  Athènes  n'était  encore  qu'une  ville  insigni- 
fiante, l'isthme  était  le  centre  d'un  vaste  ensemble  de  relations 
maritimes.  Corinthe  fonda  Potidée  sur  la  côte  de  ïhrace,  juste 
entre  les  circonscriptions  coloniales  des  Erétriens  et  des  Chal- 
cidiens, comme  si  elle  voulait  les  tenir  à  distance  les  uns  des 
autres  ^  Mégare  prit  en  main  la  colonisation  du  Pont  et  ins- 
talla à  la  porte  du  Bosphore  Chalcédoine  (674.  01.  xxvi,  3), 
une  ville  dont  les  fondateurs  furent  appelés  par  l'oracle  de 
Delphes  les  «  aveugles  ',»  parce  qu'ils  n'avaient  pas  su  voir 

*)  Thucyd.,  I,  13.  V^oy.  ci-dessus,  p.  330.  La  participation  des  Cypsélides, 
que  suppose  Vischer  {Gœtt.  gel.  Anzeigen,  1864,  p.  i'il'è.  Kleine  Schriften, 
I,  p.  600.  Cf,  Bergk,  Griech.  Literaturgeschichte,  p.  950)  reste  très  con- 
testable. 

*)  Supériorité  de  la  cavalerie  des  Érétriens  (Plutarch.,  Erotic,  17.  Her- 
mann, p.  198.  Cf.  Aristot.,  Polit.,  p.  148,  19).  Les  colonies  datent  de  la 
domination  des  Hippobotes  (Aristot.,  ap.  Strab.,  p.  447.  Boehnegke, 
Forschungen  auf  dem  Gebiet  der  attischen  Redner,  1843,  p.  95  sqq.). 

3)  Cf.  Vischer,  loc.  cit. 

*)  Strabon,  p.  320. 


536  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

que  tous  les  avantages  de  la  position  appartenaient  au  rivage 
d'en  face.  Les  Mégariens  réparèrent  le  temps  perdu,  et,  17  ans 
plus  tard  ',  ils  bâtirent  Byzance  sur  la  «  Corne  d'or,  »  un  bras 
de  mer  profond  où  les  bancs  de  poissons  venus  du  Pont  se 
trouvaient  poussés  par  le  courant  du  détroit,  pour  la  plus 
grande  commodité  des  pêcheurs.  Pendant  ce  temps,  les 
Milésiens  couvraient  de  leurs  établissements  le  bassin  inté- 
rieur du  Pont.  Les  Corinthiens  firent  connaissance,  par  l'in- 
termédiaire de  Milet  ,  avec  le  pays  des  Scythes,  dont  les 
magnifiques  fleuves  jouent  déjà  un  rôle  dans  les  poésies  d'Eu- 
mélos-.  L'isthme  était  le  rendez-vous  de  tous  les  aventuriers 
des  contrées  voisines  ;  quand  on  cite  parmi  les  fondateurs  de 
Byzance,  à  côté  des  Mégariens,  d'autres  Etats  et  d'autres 
peuples,  comme  les  Corinthiens,  les  Béotiens  etles  Arcadiens, 
on  entend  par  là  des  immigrations  accessoires,  les  unes  simul- 
tanées, les  autres  successives,  auxquelles  Mégare  servit  de  port 
d'embarquement. 

Nous  ne  saurions  dire  jusqu'à  quel  point,  la  grande  guerre 
une  fois  terminée,  cette  émulation  se  laissa  discipliner  par  des 
conventions  réciproques,  et  s'il  y  eut  des  traités  pour  délimi- 
ter l'exploitation  commerciale  des  divers  intéressés.  En  ce 
qui  concerne  le  premier  objet  de  la  querelle,  c'est-à-dire  la 
plaine  deLélante,  les  Chalcidiens  étaient  restés  vainqueurs. 
Sur  mer  également,  ils  ne  se  laissaient  point  paralyser  par  la 
concurrence  de  jour  en  jour  plus  active  qu'ils  étaient  obligés 
de  tolérer.  Au  contraire,  c'est  vers  654  (01.  xxxi,  1)  que  la 
colonisation  de  la  Chalcidique  fut  complétée,  avec  le  concours 
des  Cyclades,  notamment  de  l'île  d'Andros,  par  la  fondation 
d'Acanthos  et  de  Stagire  ;  et,  à  peu  près  à  la  même  époque, 
les  Chalcidiens  étaient  occupés  en  Sicile,  où  ils  coopéraient 
à  la  fondation  d'Himère,  à  maintenir  l'influence  qu'ils  exer- 
çaient depuis  longtemps  sur  les  contrées  de  l'Occident. 

La  terre  d'Occident  ou  Hespérie  était  un  monde  à  part, 

')  Byzance  a  été  fondée  deux  fois  :  d'abord,  dix-sept  ans  après  Chalcé- 
doine  (Euseb.  ap.  Hieronym.,  ad  01.  XXX,  3.  Hebod.,  IV.  144).  c'est-à-dire 
en  657  (01.  XXXVIII,  1)  :  puis,  pour  la  seconde  fois,  en  628,  d'après  lo. 
Lydus,  Mag.  rom.,  III,  p.  280. 

^)  Voy.  ci-de?sus,  p.  327. 


COLONIES    EUBÉENNES  537 

placé  loin  des  pays  habités  parles  tribus  grecques  et  en  dehors 
de  l'Archipel  qui  leur  servait  entre  elles  de  lien.  La  mer  qui 
baigne  les  rivages  de  l'occident  ne  faisait  pas  partie  du  monde 
grec;  on  l'appelait,  pour  montrer  qu'elle  appartenait  à  la 
contrée  d'au  delà,  la  mer  de  Sicile  :  c'était  une  vaste  nappe 
d'eau  sans  îles,  et,  comparée  à  la  mer  Egée,  elle  faisait  l'effet 
d'un  Océan.  Le  courant,  dirigé  de  l'ouest  à  l'est,  de  la  mer 
Tyrrhénienne  vers  celle  de  Sicile,  y  contrariait  la  marche  des 
vaisseaux  grecs  ;  des  contre-courants  alternatifs  y  rendaient 
la  n-avigation  dangereuse,  et  les  vents  qui  dominaient  dans 
ces  parages  étaient  tout  à  fait  différents  de  ceux  auxquels 
étaient  habitués  les  Hellènes.  Le  ciel  leur  paraissait  trouble  et 
incertain  ;  ils  se  sentaient  mal  à  l'aise  de  ce  côté,  le  côté  de  la 
nuit,  la  région  où  les  Phéaciens,  les  nochers  des  trépassés, 
«  enveloppés  dans  une  brume  épaisse  »  »j  suivaient  leurs  sen- 
tiers obscurs.  C'est  pour  cette  raison  que  la  navigation  s'arrêta 
si  longtemps  à  la  pointe  méridionale  de  la  Morée  "",  et  que, 
même  après  qu'on  se  fut  risqué  à  faire  le  tour  de  la  péninsule, 
les  marins  anxieux  suivaient  de  si  près  les  côtes  helléniques 
pour  arriver  dans  la  mer  de  Corinthe.  C'était  là  la  route  suivie 
jadis  par  les  Cretois,  celle  par  laquelle  ils  avaient  un  jour 
apporté  à  Delphes  le  culte  d'Apollon.  Mais,  pour  aborder  les 
pays  d'Occident,  il  ne  fallait  pas  compter  sur  la  mer  de  Sicile, 
qui  ne  se  prêtait  pas  à  une  semblable  traversée. 

C'est  plutôt  par  les  îles  semées  à  l'entrée  du  golfe  de  Corin- 
the qu'ont  commencé  les  rapports  avec  le  continent  de  l'ouest. 
De  ces  îles,  les  unes,  comme  les  Echinades  qui  entourent 
l'embouchure  de  l'Achéloos  ,  sont  des  dépendances  de  la 
côte  ;  les  autres  sont  plus  grandes  et  plus  loin  en  mer,  comme 
Zacynthe,  Same,  Ithaque,  Leucade,  qui  forment  devant  le 
golfe  une  traînée  en  ligne  courbe  dirigée  du  sud  au  nord,  et 
ont  ensemble  à  peu  près  la  même  longueur  que  l'Eubée.  Ce 
sont  là  les  îles  qui  portent  encore  aujourd'hui  leur  nom  tradi- 
tionnel d'  «  Iles  ioniennes^.   »  Elles  comprennent,  outre  le 

')  HoM.,  Odyss.,  VIII,  561. 

2)  Voy.  ci-dessus,  p.  507. 

3)  Sur  les  «  Iles  ioniennes  »  et  la  «  mer  Ionienne,  »  voy.  ci-dessus,  p.  76-77, 

DONDORFF,  p.   8. 


S38  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    LARCHIPEL 

groupe  principal,  une  île  située  à  quelque  distance  au  nord 
et  près  du  littoral,  Kerkyra  ou  Corcyre. 

Mais  ces  îles  ne  sont,  après  tout,  que  des  stations  intermé- 
diaires, servant  d'étapes  à  un  mouvement  maritime  dont  le 
point  de  départ  se  trouve  du  côté  de  l'est..  Corcyre  elle-même 
se  rattache  à  FEubée  par  de  vieilles  légendes  et  des  noms  de 
lieux  identiques  '  ;  FEubée,  à  son  tour,  est  déjà  en  rapport  avec 
les  Phéaciens  de  V Odyssée  -  ;  et,  si  nous  relevons  avec  un  soin 
plus  minutieux  les  vestiges  des  anciennes  voies  commerciales, 
nous  arrivons  à  reconnaître  que  ce  sont  les  hommes  des  bords 
de  FEuripe,  les  plus  ardents  de  tous  les  Hellènes  à  recevoir 
et  à  propager  la  civilisation  phénicienne,  qui,  pour  s'approvi- 
sionner de  métaux  et  de  pourpre,  ont  mis  en  relation  mutuelle 
les  deux  mers  qui  baignent  à  Fest  et  à  Fouest  les  flancs  de 
FHellade.  Les  Chalcidiens,  franchissant  l'isthme,  où  les  Phé- 
niciens avaient  déjà  ouvert  une  voie  pour  le  transport  des 
marchandises  3,  ont  pénétré  d'abord  dans  le  golfe  de  Grisa. 
Au  nord  du  golfe  vient  déboucher  FHéracléios ,  ainsi  nommé 
de  l'Héraclès  tyrien.  Là,  dans  l'anse  de  Boulis*,  creusée  en 
plein  rocher,  se  trouvait  un  excellent  gisement  de  coquillages 
à  pourpre  qui  attira  les  marins  eubéens.  Plus  loin,  sur  la  côte 
d'Etolie,  s'élevait  Chalcis,  au  pied  d^une  montagne  de  même 
nom  riche  en  minerais.  Au  delà  du  golfe,  les  noms  eubéens 
se  répètent  encore.  Nous  trouvons  l'Are thuse  chalcidienne  à 
Ithaque,  ainsi  qu'à  Elis  et  en  Sicile,  et  la  légende  de  la  nym- 
phe dont  les  eaux  poursuivent  leur  cours  à  travers  la  mer  n'est 
que  le  gracieux  symbole  des  relations  instituées  par  les  Chal- 
cidiens entre  des  points  éloignés  ;  car  ils  donnaient  le  nom  de 
la  fontaine  de  leur  pays  aux  sources  qu'ils  rencontraient  au 
bord  de  la  mer,  où  ils  sacrifiaient  et  renouvelaient  leurs  provi- 
sions d'eau  ^ 

1)  Sur  Chalcis  et  Corcyre,  voy.,W.  Mueller,  De  Corcyrasorum  republica, 
p.  9,  (De  part  et  d'autre,  on  trouve  des  noms  comme  Macris,  Eubœa. . ., 
etc.). 

2)  HoM.,  Odyss.,  VII,  321. 
•*)  Voy.  ci-dessus,  p.  64. 

'*)  BuRsiAN,  Geogr .  von  Griechenland,  I,  185. 

"")  PiNDER  und  Friedl.îj.nder,  Beitrxge  zur  selteren  Münskwide,  I,  p. 
234. 


COLONIES    EUBÉENNES  539 

Les  Chalcidiens  eurent  pour  émules  les  Erétriens.  Ceux-ci 
avaient  surtout  pris  pied  à  Corcyre.  Ils  en  furent  expulsés  par 
les  Corinthiens  ',  et  voilà  comment  File  des  Corcyrcens  a  été 
introduite  dans  le  champ  de  la  navigation  hellénique  par 
l'action  combinée  de  TEubée  et  de  Corinthe. 

Il  fut  un  temps  où  File  était  l'avant-poste  des  Hellènes  dans 
la  direction  du  nord  ;  et  c'est  là  la  raison  du  rôle  considérable 
qu'elle  a  joué  dans  le  développement  de  la  marine  hellénique. 
En  effet,  en  raison  même  de  sa  position,  il  fallut  la  mettre  en 
état" de  se  défendre,  et  elle  arriva  ainsi  plus  tôt  que  les  autres 
colonies  à  se  rendre  indépendante.  Elle  fut  obligée  de  protéger 
elle-même  ses  côtes  et  elle  s'habitua  à  considérer  la  mer 
avoisinante,  en  remontant  à  partir  de  l'entrée  du  golfe 
d'Ambraeie,  comme  sa  propriété.  Elle  se  créa  une  marine 
qui  rivalisait  avec  celle  de  Corinthe,  et  son  indocile  fierté  la 
poussa  à  se  révolter  contre  sa^métropole.  Tandis  que  la  guerre 
de  Lélante  se  décidait  encore  par  des  combats  de  terre  ^,  on 
vit  pour  la  première  fois  une  querelle  entre  villes  grecques 
tranchée  par  une  bataille  navale  (665.  01.  xxviii,  4),  la  pre- 
mière bataille  de  ce  genre  dont  on  eût  souvenir  en  Grèce  3.  La 
défection  de  Corcyre  fut  une  des  causes  qui  amenèrent  la 
chute  des  Bacchiades*,  et,  bien  que  Periandre  ait  subjugué 
l'île  à  nouveau,  les  Corinthiens  ne  vinrent  jamais  à  bout  d'y 
rétablir  leur  domination  sur  des  bases  durables. 

Mais  Corcyre  tient  aussi  dans  l'histoire  de  la  colonisation 
hellénique  une  place  exceptionnelle.  Située  sur  la  limite  de 
la  mer  Adriatique  et  de  la  mer  de  Sicile,  elle  était  à  portée  de 
l'Italie  aussi  bien  que  de  l'Illyrie  ;  de  là,  le  double  courant  de 
colonisation  dont  elle  a  été  le  point  de  départ. 

L'un  de  ces  courants  remonta  la  côte  occidentale  du  conti- 
nent grec,  lequel  était  resté  totalement  étranger  aux  progrès 
de  la  civilisation  hellénique  et  fut,  pour  cette  raison,  colonisé 
comme  une  terre  barbare.  C'est  vers  650  que  le  grand  mouve- 
ment colonisateur  commença  dans  les  eaux  de  l'Adriatique. 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  329. 

-)  Voy.  ci-dessus,  p.  535. 

•*)  Thucyd.,  I,  13. 

*)  Thucyd.,  I,  25. 


540  LES   HELLÈNES   EN    DEHORS    DE    l'aRCHIPEL 

Là,  Corinthe  et  Corcyre  opérèrent  en  commun,  principalement 
au  temps  de  Periandre,  au  moment  où  fut  fondée  Epidamne, 
plus  tard  Dyrrhachion  ' .  Corinthe  avait  la  direction  de  l'entre- 
prise; mais  la  majeure  partie  des  colons  étaient  des  Corcyréens. 
Il  en  était  de  même  à  Apollonie,  que  l'on  avait  bâtie  au  bord 
de  l'Aoos,  sur  un  terrain  volcanique  extrêmement  fertile.  Les 
peuplades  illyriennes  ne  se  montrèrent  pas  inabordables. 
On  leur  fournit  du  vin,  de  l'huile  ,  et  des  produits  industriels 
de  toute  espèce  contre  des  bois,  des  métaux,  du  bitume.  Les 
plantes  cueillies  sur  les  montagnes  illyriennes  allèrent  à 
Corinthe  alimenter  les  fabriques  de  parfums  ^  ;  on  expédia 
à  destination  des  ports  grecs  des  quantités  de  bétail  à  abat- 
tre; on  fit  la  traite  des  esclaves;  si  bien  que  les  places  de 
commerce  fondées  dans  ces  régions  comptèrent  bientôt  parmi 
les  marchés  les  plus  fréquentés  de  l'ancien  monde.  Or,  plus  la 
mer  Adriatique  effrayait  la  majorité  des  marins  grecs,  plus  les 
Corcyréens  s'approprièrent  les  avantages  de  ro  mouvement 
commercial.  C'est  ce  qui  les  mit  en  état  de  secouer  le  joug 
qu'ils  avaient  un  instant  accepté  et  de  tenir  tête  avec  leurs 
seules  forces  à  leur  métropole. 

D'autre  part,  Corcyre  était  aussi  le  seuil  de  l'Italie.  Au  nord 
de  l'île,  il  n'y  a,  pour  séparer  les.  continents,  qu'un  détroit 
moins  large  que  la  distance  qui  sépare  la  Phéniciede  Cypre  ou 
Cythère  de  la  Crète  ;  des  montagnes  de  l'île,  on  aperçoit  les 
Apennins.  Il  y  a  eu  là  des  relations  internationales  bien  avant 
l'époque  de  la  colonisation  chalcidienne. 

La  partie  du  continent  d'outre-mer  qui  s'approche  le  plus 
près  des  monts  Acrocérauniens  est  une  étroite  langue  de 
terre  qui  fait  saillie  entre  la  mer  de  Tarente  et  celle  d'Ionie  et 
s'avance  au  loin  vers  l'est,  comme  si,  en  cet  endroit,  Tltalie 
voulait  tendre  la  main  à  la  Grèce.  C'est  la  terre  des  lapyges  ou 
Messapie.  Cette  région  péninsulaire  dut,  à  cause  de  sa  position 
géographique,  être  occupée  la  première  par  les  peuples  qui, 

>)  Epidamne  est  fondée  en  625.  01.  XXXVIII,  4  (Euseb.,  ad  ann.  1391. 
Syncell.,  213  c).  Sur  les  colonies  des  Corcyréens  fondées  entre  01. 
XXXVIII  et  XLVIil,  voy.  Mueller,  p.  16. 

-)  Sur  les  fabriques  de  Corinthe,  voy.  Barth,  De  Corinth.  mcrcat,, 
p.  49. 


COLONIES    EUBÉENNES  541 

de  la  Crète,  de  la  Lycie  et  de  l'Ionie,  lançaient  leurs  marins 
dans  toutes  les  directions,  ainsi  que  par  les  tribus  établies  sur 
les  côtes  de  la  Grèce  occidentale  '. 

Les  Messapiens  passaient  pour  des  descendants  des  Cretois. 
On  rapportait  à  des  Arcadiens  navigateurs,  ce  qui  veut  dire  à 
des  tribus  Cretoises  portant  ce  nom,  l'origine  des  Peucétiens 
et  des  Œnotriens  ou  «  vignerons  »  qui  habitaient  la  même 
contrée.  On  retrouve  dans  d'autres  régions  colonisées  par  les 
Cretois  des  noms  et  groupes  de  noms  absolument  identiques, 
comme  Hyria  et  Messapion.  Entre  Brentésion  etHydrus,  c'est- 
à-dire,  entre  les  points  les  plus  abordables  de  la  côte  italienne, 
à  quelque  distance  de  la  plage,  se  trouvait  l'endroit  appelé 
Lupise  ou  Lyciee,  dont  le  nom  indique  la  part  prise  par  les 
Lyciens  à  la  fondation  de  ces  établissements  -.  Enfin,  ce  qui 
recte  de  l'écriture  et  de  la  langue  des  Messapiens  nous  permet 
d'y  reconnaître  une  certaine  analogie  avec  les  vieux  dialectes 
grecs  \  Nous  avons  donc  de  bonnes  raisons  pour  admettre  que 
les  Grsekes  et  les  Italiotes,  ces  peuples  frères,  après  s'être 
jadis  séparés  dans  les  montagnes  de  l'Illyrie,  se  sont  rejoints 
par  la  voie  de  mer  dans  le  sud  de  la  péninsule  italique  et  ont 
de  nouveau  frayé  ensemble.  C'est  par  là  qu'ont  été  introduits 
l'olivier,  la  vigne,  le  platane,  le  cyprès  et  autres  végétaux 
helléniques,  par  là  qu'ont  pénétré,  avec  une  foule  de  connais- 
sances transmises  des  Grecs  aux  Italiotes,  quantité  de  mots 
grecs  qui  sont  devenus  propriété  nationale  des  peuples  itali- 
ques. Ces  termes  importés  appartiennent  généralement  à  un 
cercle  d'idées  qui  suppose  une  civilisation  déjà  avancée,  par 
exemple,  aux  procédés  techniques  de  l'architecture,  comme 
calx,  machina,  thésaurus^  ou  de  l'art  nautique,  comme  guber- 
nare,  ancora,prora,aplustre,  faselus...  etc\ 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  75. 

^)  En  ce  qui  concerne  les  colonies  italiques,  les  principaux  renseignements 
nous  sont  fournis  par  Strabon,  p.  252-265,  278-280. 

ä)  D'après  G.  Curtius,  Griech.  Etym.,  p.  116,  Messapia  équivaut  à 
Meoûôptov.  Sur  la  Messapie,  cf.  Leake,  Num.  Hell.  Eur.,  134. 

*)  Influence  des  Grecs  sur  la  formation  de  la  langue  latine,  analysée  par 
G.  CuRTKjs,  ap.  Yerhandl.  der  Hamburger  Philologen  -Yersammlung . 
Sur  les  lapyges  et  leurs  relations  avec  les  colonies  grecques,  voy.  Helbig, 
Hermes,  XI,  p.  265. 


542  LES    HELLÈNES   EN    DEHORS    DE    l'aRCHIPEL 

Cette  action  considérable  exercée  sur  l'Italie  par  des  tribus 
grecques  dans  la  période  préhistorique,  au  temps  où  la  Crète 
dominait  les  mers,  se  fit  sentir  principalement  sur  la  côte 
orientale  que  Pline  appelle  avec  raison  le  «fronton  de  l'Italie',  m 
parce  que,  comme  la  côte  orientale  de  la  Grèce  d'Europe,  elle 
a  été  la  première  à  recevoir  l'excitation  féconde  apportée  par 
les  colons  d'outre-mer  et  qu'elle  l'a  plus  vivement  ressentie. 

Cependant,  le  côté  de  l'occident  ne  resta  point  en  dehors 
de  cette  influence.  Comme  la  mer  de  l'est  ou  mer  Ionienne, 
celle  de  l'ouest  ou  mer  Tyrrhénienne  doit  son  nom  à  des 
tribus  grecques  de  l' Asie-Mineure,  à  ces  Tyrrhènes  ioniens  " 
qui  ont  découvert  le  détroit  de  Sicile,  qui  ont  apporté  de  la 
Lydie,  leur  pays,  surlacôte  occidentale  de  l'Italie  les  premiers 
germes  de  civilisation  entendue  à  la  manière  grecque,  et  s'y 
sont  établis  eux-mêmes  en  groupes  nombreux. 

Les  relations  ouvertes  par  les  marins  de  l'Asie  furent  conti- 
nuées, et  avec  une  ardeur  des  plus  actives,  par  les  insulaires 
de  la  Grèce  occidentale,  c'est-à-dire,  par  les  peuplades  lélèges 
des  Céphalléniens,  Taphiens  et  Téléboëns.  D'abord,  les 
indigènes  établis  aux  alentours  des  mines  du  golfe  Thermaï- 
que  commencèrent  par  transporter  sur  la  plage  orientale  le 
cuivre,  métal  très  recherché  aux  temps  héroïques;  puis,  les 
matelots  contournèrent  la  pointe  la  plus  méridionale  de  la 
péninsule,  la  partie  qui,  pour  les  Grecs,  était  l'Italie  propre- 
ment dite,  et  allèrent  chercher  le  cuivre  jusqu'à  Témèse,  pour 
l'échanger  contre  du  fer  et  de  l'acier.  C'est  ainsi  que  le  roi  des 
Taphiens,  Mentes,  fait  le  commerce  entre  la  Grèce  et  l'Italie; 
ses  vaisseaux  vont  et  viennent  en  toute  sécurité  d'un  bout  à 
l'autre  du  détroit,  et  des  captifs  grecs  sont  vendus  à  haut  prix 
aux  Sicules^.  Ainsi  donc,  la  plus  ancienne  indication  qui  nous 
renseigne  sur  ce  qui  se  passait  dans  cette  mer,  celle  que  nous 
ont  conservée  les  chants  relatifs  à  Ulysse  et  à  Télémaque,  nous 
montre  les  deux  rivages  en  relation,  et  en  relation  déjà  intime. 

>)  Fro7is  Italiœ  (Plin.,  Nat.  Eist.,  III,  10,  95). 

-)  Voy.  ci-dessus,  p.  52. 

^)  Y{oyi..,Odyss.,  1, 184.  Les  légendes  locales  d'origine  italique  qui  ont  trouvé 
place  dans  le  Nostos  le  plus  récent  de  YOdijssce  conviennent  parfaitement 
aux  colonies  chalcidiennes.  Cf.  Muellex\hoff,  D.  Alterthumskunde,  I,  57, 


COLONIES    EUBÉENNES  543 

Ce  sont  là  les  plus  anciens  rapports  que  puissent  attes- 
ter, entre  les  côtes  de  la  Grèce  et  celles  de  Tltalie,  des  faits 
avérés  et  une  tradition  dont  la  souche  a  porté  bien  des 
rameaux.  Encore  les  tribus  grecques  n'ont-elles  fait  que  con- 
tinuer des  relations  remontant  à  une  époque  très  reculée, 
quand  elles  ont  pris  part  au  commerce  du  cuivre  mis  en  train 
par  les  Phéniciens.  En  tout  cas,  ce  commerce  entra  dans  une 
période  nouvelle  lorsqu'il  ne  resta  plus  abandonné  à  des 
peuplades  errantes^  mais  fut  dirigé'  par  des  villes  et  suivant 
un  plan  déterminé.  L'initiative  revient,  cette  fois  encore,  aux 
vigoureux  enfants  de  l'Eubée  qui,  pour  se  procurer  du  cuivre, 
retrouvèrent,  à  force  d'énergie,  les  anciennes  routes  de  l'Oc- 
cident. 

Lorsque  les  Chalcidiens  prirent  en  main  le  commerce  de 
métaux  fait  avant  eux  par  les  Taphiens  et  qu'ils  firent  le  tour 
de  la  péninsule  italique,  ils  trouvèrent  partout  les  traces 
d'établissement  grecs  datant  d'une  époque  antérieure,  et 
leur  tâche  de  commerçants  et  de  colons  en  devint  singulière- 
ment plus  facile.  Mais,  nulle  part  ils  ne  trouvèrent  une  contrée 
qui  répondît  mieux  aux  besoins  de  leur  négoce  que  la  côte  de 
Campanie,  où  se  trouvent  réunis  le  sol  le  plus  productif  et  le 
rivage  le  plus  heureusement  conformé.  L'île  qui  se  trouve  à 
l'entrée  du  golfe,  du  côté  du  sud,  Capri,  avait  été  occupée  par 
des  Téléboëns  ;  sur  les  îles  placées  en  face  dans  la  direction 
de  l'ouest,  les  Pithécuses,  où  les  métaux  abondent,  les  marins 
eubéens  fondèrent  une  ville  à  laquelle  ils  donnèrent  le  nom  de 
l'ancienne  capitale  de  leur  île  à  eux,  Kyme  [Gume]  \ 

Les  Pithécuses,  ^Enaria  (Ischia)  et  Prochyte  (Procida),  sont 
des  produits  de  la  même  force  volcanique  qui  a  soulevé  du 
fond  de  la  mer,  au  nord  du  golfe,  deux  montagnes  affaissées 
depuis  et  dont  les  cimes  ont  été  remplacées  soit  par  des  rades 
ouvertes,  soit  par  des  lacs  poissonneux.  Il  y  a  un  endroit  où  les 
bords  du  cratère  septentrional  se  rejoignent,  à  une  assez 
grande  altitude  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  en  face  des 
Pithécuses.  C'est  là  l'emplacement  que  les  colons  eubéens 
sont  allés  chercher  pour  y  recommencer  à  nouveau  frais  la 

*)  Voy.  ci-dessus,  p.  531. 


544  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    1>E    l'aRCHIPEL 

fondation  de  leur  ville.  De  cette  hauteur,  qui  du  côté  de  la 
terre  est  d'accès  difficile,  on  domine  les  magnifiques  golfes  de 
Misène  et  de  Puteoli  avec  les  îles  environnantes,  et,  pour  une 
ville  qui  allait  être  le  centre  du  commerce  du  cuivre  sur  la 
côte  tyrrhénienne^  la  position  était  des  plus  heureuses.  Ce 
lieu  devint  le  rendez-vous  d'une  foule  de  marins  dispersés  qui, 
en  Sardaigne  et  ailleurs,  n'avaient  pu  arriver  à  se  grouper 
en  cité,  et  ainsi  se  forma  la  Cume  de  terre  ferme  qui,  la  tradi- 
tion est  unanime  à  l'affirmer,  a  été  la  plus  ancienne  ville  grec- 
que assise  en  pays  italique  dont  les  Hellènes  aient  gardé  le 
souvenir  '. 

Sa  fondation  remonte  à  une  époque  où  Kyme,  celle  qui  s'éle- 
vait sur  la  côte  orientale  de  l'Eubée,  avait  encore  parmi  les 
villes  insulaires  une  espèce  de  primauté,  par  conséquent,  à 
peu  près  au  temps  où  des  bans  d'émigrants  partirent  de  l'Eubée 
pour  l'Eolide  et  où  se  fonda  également  sur  la  côte  asiatique 
une  nouvelle  Kyme  -.  La  métropole  eubéenne  doit  s'être 
épuisée  dans  cet  effort  :  elle  fut  peu  à  peu  éclipsée  parles  deux 
villes  riveraines  de  l'Euripe,  et  si  complètement  qu'on  s'habi- 
tua par  la  suite  à  considérer  la  colonie  italique  comme  une 
fille  de  Chalcis  et  d'Ere  trie,  sans  que  son  nom^  le  témoignage 
de  sa  filiation  originelle,  ait  jamais  été  changé  pour  cela. 

Des  siècles  durant,  Cume  est  restée  isolée  sur  sa  falaise 
solitaire,  comme  une  sentinelle  avancée  de  la  civilisation 
grecque  dans  l'extrême  Occident.  C'est  là  que  le  génie  grec  a, 
pour  la  première  fois,  pris  possession  du  sol  italique  et  y  a 
enfoncé  profondément  ses  attaches.  C'est  de  là  que  se  sont 
répandus  à  profusion,  sur  les  plages  avoisinantes,  les  cultes 
grecs  et  les  légendes  héroïques;  c'est  de  là  aussi  que  probable- 
ment JEthalia  (Elbe),  l'île  de  cuivre  et  de  for,  a  reçu  son  nom 
et  sa  vocation  historique.  Née  au  moment  où  a  commencé 
l'expansion  des  tribus  helléniques  par  la  voie  de  mer,  Cume 
se  défendit  vaillamment  depuis  lors  contre  les  Barbares  des 

')  Cume  dans  le  pays  des  Opiques  (Strabon,  p.  243.  Vell.  Paterc,  I, 
4.  EusEB.,  Chron,). 

-)  Voy.  ci-dessus,  p.  146.  D'après  Holm,  Geschichte  Siciliens,  I,  p.  112, 
Cume  a  été  fondée  en  980.  Cf.  les  autres  colonies  datant  de  l'époque  de  la 
guerre  de  Troie,  dans  Strabon,  p.  254.  264. 


COLONIES    EUBÉENNES  545 

alentours,  jusqu'au  jour  où,  la  mer  étant  pacifiée,  des  renforts 
arrivèrent  de  l'Eubée,  de  Samos  et  autres  lieux  et  où,  sous 
cette  affluence,  le  double  golfe  de  Naples  se  convertit  en  une 
Grèce  florissante. 

Sous  les  champs  phlégréens,  dont  la  luxuriante  fécondité 
remplaçait  pour  les  Chalcidiens  de  Gampanie  leur  plaine  de 
Lélante,  est  couché,  suivant  la  légende  grecque,  un  géant 
enchaîné  dont  le  corps  s'allonge  dans  la  direction  de  la  Sicile 
et  qui  exhale  sa  rage  par  le  gouffre  de  TEtna  *.  Les  marins  de 
l'Eubée  avaient  une  prédilection  visible  pour  les  régions  vol- 
caniques :  ils  en  connaissaient  les  dangers,  mais  ils  savaient 
aussi  en  apprécier  et  en  mettre  à  profit  les  avantages.  Aussi, 
la  cime  de  l'Etna  était-elle  pour  eux,  dans  leurs  traversées, 
un  centre  d'attraction  irrésistible.  Avant  tout,  il  leur  fallait, 
peur  assurer  leur  passage  dans  la  mer  ïyrrhénienne,  un  éta- 
blissement à  demeure  et  un  port  de  refuge  sur  le  détroit  de 
Sicile.  On  retrouve  là  une  particularité  déjà  constatée  dans  le 
développement  de  la  colonisation  milésienne,  c'est  que  les 
stations  intermédiaires  sont  moins  anciennes  que  les  têtes  de 
ligne  aboutissant  aux  rivages  d'outre-mer.  Les  Eubéens 
bâtirent  donc  sur  TEuripe  de  Sicile,  où  ils  retrouvaient  le 
flux  et  le  reflux  de  leur  détroit  à  eux,  une  ville  forte  qu'ils 
appelèrent  Rhégion,  c'est-à-dire  «  cassure,  »  à  cause  de  la 
brèche  par  laquelle  l'irruption  des  eaux  semble  avoir  détaché 
l'une  de  l'autre  l'île  et  la  péninsule  ^. 

Il  y  a  entre  cette  fondation  et  le  commerce  de  Gume  un  rap- 
port étroit;  et  ce  qui  le  prouve,  c'est  que,  avant  même  qu'elle 
ne  fût  faite,  des  bandes  grecques  venues  de  Gume  s'étaient 
avancées  jusqu'au  port  sicilien  deZanclc%  —  ainsi  nommé  de  la 
langue  de  terre  en  forme  de  faux  qui  le  protège,  —  et  avaient 
engagé  leur  métropole  à  transformer  cet  établissement  en  une 
colonie  définitive  destinée  à  assurer  leurs  relations  avec  la 
mère-patrie.  Ainsi,  pour  dominer  le  détroit,  on  créa  là  deux 
villes,  placées  comme  Panticapée  et  Phanagoria  sur  le  Bosphore 
de  l'extrême  nord.  Ges  fondations  coïncident  avec  l'époque  de 

^)  Typhös  le  géant  (Pi.nd.,  Pyth.,  I.  16). 

2)  Pausan.,  IV,  23,  6.  Strab.,  p.  257.  Heragl.  Pont.,  c.  25. 

3]  ZâyxVvY),  plus  tard  Messana  [Messine]. 

35 


546  LES   HELLÈNES    EN    DEHORS   DE   l' ARCHIPEL 

la  première  guerre  de  Messénie  ^  Les  Ghalcidiens  profitèrent 
des  désordres  du  Péloponnèse  pour  mener  dans  leurs  colonies 
des  familles  messéniennes  qui  fuyaient  leur  patrie.  Par  toute 
son  histoire,  Rhégion  appartient  plutôt  à  la  Sicile  qu'à  l'Italie, 
et  l'on  garda  jusque  fort  tard  l'habitude  de  relâcher  à  Rhégion 
en  faisant  route  pour  la  Sicile. 

Ce  n'était  pas  là  un  point  d'arrêt.  Presque  simultanément, 
la  colonisation  grecque  s'avança  d'un  pas  sur  dans  deux  direc- 
tions opposées,  vers  le  nord  comme  vers  le  sud.  Elle  com- 
mença par  le  sud. 

En  Sicile,  les  Grecs  n'avaient  pas  les  coudées  aussi  franches 
que  dans  le  Pont,  au  nord  ;  ils  étaient  limités  dans  le  choix  des 
emplacements.  Une  partie  du  sol,  et  la  meilleure,  était  aux 
mains  des  Phéniciens  et  Elymes  ou  Troyens  ^  Les  Phéni- 
ciens, que  l'on  avait  évincés  de  la  mer  Egée  et  des  bassins  con- 
nexes, n'en  étaient  que  plus  nombreux  et  plus  solidement  ins- 
tallés de  ce  côté.  La  fondation  de  Rhégion  dut  déjà  leur  paraître 
une  agression  contre  la  Sicile  ;  mais,  lorsqu'ils  virent  les  Grecs 
prendre  pied  sur  les  deux  rives  du  détroit,  ils  se  préparèrent 
avec  d'autant  plus  de  résolution  à  défendre  leur  propriété.  Ils 
n'étaient  pas  seuls.  A  côté  d'eux,  il  y  avait  aussi  les  Sicules 
indigènes  qui,  sous  la  conduite  de  chefs  belliqueux,  disputaient 
le  terrain  aux  nouveaux  colons,  bien  qu'en  somme  ils  eussent 
plus  de  sympathie  pour  les  Grecs  que  pour  les  Phéniciens. 

Les  établissements  grecs  étaient  de  deux  sortes.  D'abord, 
on  chercha  à  s'emparer  des  points  que  l'on  jugeait  indispen- 
sables au  commerce.  Là,  on  regardait  moins  à  la  qualité  du 
terroir  qu'à  la  situation.  On  tenait  à  être  à  portée  des  princi- 
pales voies  maritimes.  Zancle  était  un  de  ces  points.  On  ne 
pouvait  pas  laisser  un  port  comme  celui-là  en  des  mains  étran- 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  245. 

2j  (ÖXOUV  Ô£  xa\  <i>otvix£ç  7tep"t  Tiâirav  \ih  xrjv  Scy£>vîav  à'xpaç  te  Im  TÎj  ^cù.iaari 
aTToXaêôvTEç  xal  Ta  zmv.d[iBva.  v/jafSia  £[j.7toptai;  é'vexev  irj;  upo;  tou;  SixeXo-jç- èiretOTi 
Ô£  o\  'EXXïjve;  TtoXXot  xaxà  ÔdcXaiTcrav  èueiffÉ'RXeov,  IxXitcÔvte;  xà  uXet'w  Moxy-^v  xat 
SoXÔEv-ca  xai  riàvop[j.ov  Èyyùi;  xwv  'EXufjLwv  ÇuvotxT^aavTe;  èvlaovTO  (Thucyd.,VI,2). 
Sur  les  traces  d'établissements  phéniciens  dans  les  parties  occupées  plus 
tard  par  les  Hellènes,  voy.  Holm  {Gesch.  Siciliens,  p.  80  sqq.).  Sur  les 
établissements  qui  sont  restés  phéniciens  {ibid.,  p.  83  sqq.).  Sur  les 
Troyens  ou  Dardaniens  qui  courent  les  mers  avec  les  Phéniciens,  voy.  ci- 
dessus,  p.  92. 


COLONIES    EUBÉENNES  o47 

gères  ;  il  fallait  y  être  le  maitre  si  l'on  voulait  que  la  mère- 
patrie  et  les  colonies  eussent  leurs  communications  assurées  *. 

Ensuite,  on  se  mit  en  quête  d'endroits  réunissant  les  condi- 
tions les  plus  favorables  au  développement  d'une  cité  grecque. 
On  eut  le  choix  entre  quantité  de  plaines  rangées  le  long  de  la 
côte,  des  plaines  en  forme  de  vallons  abondamment  arrosés 
qui  s'enfoncent  dans  le  massif  de  l'intérieur,  protégées  sur 
leurs  derrières  par  des  montagnes,  ouvertes  sur  la  plage  et 
pourvues  d'ancrages  commodes.  Des  plaines  côtières  comme 
celles-là,  d'une  fertilité  dont  nulle  terre  grecque  n'approche, 
on  en  trouve  tout  une  rangée  sur  le  rivage  oriental  de  l'ile, 
celui  qui,  du  détroit  de  Sicile,  descend  vers  le  sud  ^  C'est  dans 
cette  direction  que  les  Grecs  ont  dû  tout  d'abord  tourner  leurs 
regards,  ces  contrées  étant  à  la  fois  les  plus  rapprochées  d'eux 
et  les  plus  éloignées  des  principaux  établissements  phéniciens. 
Il  y  avait  longtemps  déjà  que  la  cime  de  l'Etna  était  pour  les 
pilotes  chalcidiens  un  point  de  mire  :  du  flanc  de  la  montagne, 
au  nord,  jaillit  l'Acésine  ;  c'est  à  l'embouchure  de  ce  ruisseau 
que  fut  fondée  en  736(01.  xi,  1)  la  première  colonie  sicilienne 
proprement  dite,  la  ville  de  Naxos. 

C'était  une  colonie  chalcidienne;  et  pourtant,  l'homme  qui  a 
joué  le  principal  rôle  dans  l'histoire  de  sa  fondation  était  un 
Athénien,  Théoclès.  C'est  Théoclès  qui  a  découvert  l'emplace- 
ment favorable,  lui  qui,  dans  la  mère-patrie,  a  poussé  à  l'émi- 
gration et  recruté  pour  son  entreprise  des  aventuriers  doriens 
et  ioniens  :  s'il  a  appareillé  de  Chalcis,  cela  prouve  qu'à 
Tépoque  les  hommes  les  plus  entreprenants  étaient  obligés 
d'avoir  recours  aux  grands  foyers  de  colonisation  et  ne  trou- 
vaient que  là  les  moyens  de  mettre  leurs  projets  à  exécution. 
Le  nom  de  la  nouvelle  cité  montre  qu'il  y  eut  parmi  ses  fon- 

*)  Zancle  est  fondée  par  Périérès  de  Cume  et  Cratseménès  de  Chalcis 
(Thucyd.,  VI,  4).  Bruxet  de  Presles  {Recherches  sio^  les  établissements 
des  Grecs  en  Sicile,  p.  82)  distingue  deux  fondations  ;  mais  il  n'y  a  pas 
lieu  de  contester  à  Périérès  et  Cratseménès  leur  qualité  de  contemporains. 
D'après  Siefert  [Zankle-Messana,  p.  9),  la  date  de  la  fondation  est  com- 
prise entre  735  et  729. 

-)  Sur  les  emplacements  choisis  par  les  colons  grecs  en  Sicile,  voy.  les 
remarques  de  Schubring,  Umwanderung  des  mega^Hschen  Meerbusens 
(Zeitschr.  f.  allgem.  Erdkunde.  N.  F.  XVII,  p.  434  sqq.). 


548  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

dateurs  quantité  de  gens  des  Cyclades.  Delphes  leur  donna  sa 
bénédiction,  et  l'autel  élevé  à  Apollon  sur  la  plage  de  Naxos 
marqua  pour  toujours  l'endroit  où  les  Grecs  avaient  pris  pied 
pour  la  première  fois  sur  le  sol  sicilien  '. 

Ce  fut  un  événement  dont  les  conséquences  ont  retenti  au 
loin  dans  l'histoire  grecque  tout  entière.  A  partir  de  ce  moment 
tribus  et  villes  grecques  s'éprennent  tout  d'un  coup  et  à  l'envi 
d'un  beau  zèle  pour  le  rivage  de  Sicile,  dont  les  récits  les  plus 
séduisants,  colportés  dans  la  mère-patrie,  vantent  la  splendeur. 
Mais,  cette  fois  encore,  l'émulation  fut  une  cause  de  mésintel- 
ligence et  de  scission.  La  population,  recrutée  par  Théoclès 
dans  des  tribus  différentes,  ne  put  rester  unie.  Les  Mégariens 
se  séparèrent  et  s'avancèrent  du  côté  du  sud.  Les  Bacchiades 
de  Corinthe  saisirent  avec  beaucoup  d'habileté  le  moment  fa- 
vorable ;  ils  attirèrent  à  eux  les  Mégariens  et,  dès  l'année 
suivante  (735.  01.  xi,  2),  ils  fondèrent  une  ville  à  eux  sur  l'île 
d'Ortygie,enlevantainsipar  avance  aux  Chalcidiens  le  meilleur 
port  de  la  côte  orientale'.  Les  marchands  phéniciens  qui  étaient 
installés  sur  File  d'Ortygie  y  restèrent  et  y  vaquèrent  tranquil- 
lement à  leur  industrie  ^  ;  le  concours  de  nationalités  différen- 
tes ne  fit  que  hâter  le  rapide  épanouissement  de  Syracuse. 

Cette  scission  consomma  la  rupture  de  la  concorde  patrio- 
tique qui  avait  présidé  aux  débuts  de  la  colonisation.  Avec  la 
langue  et  la  civilisation  grecque,  les  émigrants  transportèrent 
aussi  sur  le  sol  de  la  Grèce  nouvelle  leurs  rivalités  de  tribus  et 
semèrent  ainsi  les  germes  des  dissensions  qui,  plus  tard, 
divisèrent  la  Sicile  grecque  en  deux  camps. 

Comme  les  Chalcidiens  continuaient  à  occuper  de  plus  en 
plus  complètement  les  flancs  de  l'Etna  et  que,  dans  les  cinq 
années  subséquentes,  ils  fondèrent  Catane,  ainsi  que  Léontini, 
—  celle-ci  bâtie  sur  un  cours  d'eau  navigable,  leTérias,  et  réu- 
nissant à  un  degré  rare  tous  les  avantages  d'une  ville  agricole 


ßcA)[Aov  îôpûo-avTo  (Thucyd.,  VI,  3).  Sur  Naxos,  cf.  Euseb.,  Hieronym.,  Chron. 
Strabon,  p.  267.  Sur  Théoclès,  voy.  Boehnecke,  p.  111. 

^)  Voy.  ci-dessus,  p.  329. 

3)  Sur  les  Phéniciens  à  Orlygie,  voy.  Stark,  ap.  Berichte  der  Saechs. 
Gesellschaft  d.  Wiss.,  1856,  p.  117. 


COLONIES    EUBÉENNES  549 

et  d'une  cité  maritime,  —  onfit  encore  une  tentative  pour  grou- 
per ensemble  les  tribus.  Les  Mégariens  qui,  de  par  leur  origine, 
étaient  à  moitié  ioniens,  à  moitié  doriens,  demeurèrent  un  ins- 
tant chez  les  Léontins.  Mais  on  ne  les  associa  pas  à  la  jouissance 
des  fertiles  campagnes  qui  entouraient  la  ville.  Les  Mégariens 
émigrent  de  nouveau  ;  ils  cherchent  en  divers  lieux  un  abri, 
jusqu'à  ce  qu'enfin  ils  trouvent  au  nord  de  Syracuse,  sur  le 
golfe  qui  s'ouvre  à  l'est  en  avant  des  montagnes  Hybléennes, 
une  patrie  définitive.  Ils  y  obtiennent  des  terres  par  voie  d'ac- 
commodement avec  un  roi  sicule,  et  fondent  Mégara-Hyblœa 
(728.  01.  xm,  1). 

Ainsi,  malgré  toutes  les  dissensions,  et  même  en  partie  à  la 
faveur  de  ces  discordes,  toute  la  côte  orientale,  du  cap 
Pachynos  au  cap  Péloros,  fut  hellénisée  en  un  laps  de  temps 
mcroyablement  court  ',  et  l'on  eut,  dans  le  plus  beau  pays  de 
la  Méditerranée,  un  domaine  colonial  d'une  seule  pièce,  où 
chacune  des  villes  intéressées  avait  trouvé  sa  place. 

Les  Mégaréens  se  trouvaient  les  moins  bien  partagés.  Sans 
doute,  leur  plaine  et  leur  golfe  comptaient  parmi  les  meilleurs 
de  la  Sicile  ;  mais,  là  comme  dans  la  mère-patrie,  ils  se  trou- 
vaient enclavés  entre  un  territoire  ionien  et  un  territoire  dorien, 
de  sorte  qu'ils  n'avaient  pas  la  liberté  de  leurs  mouvements. 
Ils  avaient,  d'un  côté,  Léontini;  de  l'autre,  Syracuse  qui,  bien 
que  de  même  sang  et  placée  à  peu  près  dans  les  mêmes  con- 
ditions matérielles  que  Mégara,  distança  bien  vite  sa  voisine. 
C'est  que  Syracuse  avait  le  champ  libre  derrière  elle.  Il  n'y 
avait  pas  trois  générations  qu'elle  existait  que  déjà  elle  était 
en  mesure  de  sortir  de  son  île  pour  pousser  ses  conquêtes  à 
l'intérieur  et  fonder  dans  la  montagne,  au-dessus  des  sources 
de  l'xinapos,  la  ville  d'Acra3  (664.  01.  xxix,  1).  C'est  aussi 
vers  cette  époque  que  Syracuse  doit  avoir  élevé  les  fortifica- 

')  La  chronologie  de  la  colonisation  de  la  côte  orientale  repose  sur  le 
témoignage  d'Éphore,  de  Thucydide  et  de  Scymnos  de  Chios  (Epiior.  ap. 
Strab.,  p.  267.  Thucyd.,  ibid.  Scymn.,  273).  Mégara  Hyblœa  a  duré  en 
tout  245  ans  :  elle  fut  détruite  par  Gélon  aussitôt  après  01.  LXXIV,  2  ou  1. 
Par  conséquent  la  date  de  la  fondation  tombe  dans  la  première  moitié  de 
01.  XIII  (vers 728).  C'est  dans  les  trois  années  précédentes  quE  se  placent  les 
pérégrinations  de  Lamis,  dont  on  connaissait  par  le  menu  les  stations  et  la 
durée.  Cf.  Polygen.,  Strateg.,  Y,  1,  2.  Schlbbing,  op.  cit.,  p.  4-47  sqq. 


550  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE   l' ARCHIPEL 

lions  d'Enna,  la  «  citadelle  de  la  Sicile  *.  »  Ce  furent  là  les  der- 
niers succès  marquants  obtenus  par  la  politique  coloniale  des 
Bacchiades. 

En  même  temps,  l'esprit  entreprenant  de  la  race  grecque 
s'était  jeté  sur  le  continent  italique,  notamment  sur  le  littoral 
du  golfe  de  Tarente  qui,  en  raison  des  produits  du  sol  et  de  la 
mer,  surtout  à  cause  de  ses  coquillages  à  pourpre,  avait  déjà 
attiré  les  marins  phéniciens. 

Le  courant  d'émigration  qui  se  porta  de  ce  côté  venait  princi- 
palement de  la  mer  deCorinthe.  LesChalcidiens  en  route  pour 
l'Occident  embarquaient  là  des  aventuriers  désireux  de  s'expa- 
trier, et  c'est  ainsi  qu'ils  mirent  ces  contrées  en  relation  avec 
les  pays  de  l'ouest.  Yoilà  comment  Trita^a,  par  exemple,  une 
ville  bâtie  dans  les  montagnes  de  l'Achaïe,  se  trouvait  de  lon- 
gue date  en  relation  avec  la  Cume  italique  -. 

L'oracle  de  Delphes  fit  ce  qu'il  put  pour  accroître,  à  iEgion 
et  dans  les  villes  maritimes  des  environs,  la  confiance  dont 
jouissaient  les  Chalcidiens,  les  plus  fidèles  serviteurs  et  les 
messagers  d'Apollon  Pythien.  Quand  le  crédit  des  Chalcidiens 
futenbaisse,  les  Corinthiens  prirent  la  directiondu  mouvement, 
comme  on  s'en  aperçoit  déjà  lors  de  la  fondation  de  Crotone. 
Mais,  nulle  part  la  population  en  excès  ne  se  montra  plus  pres- 
sée départir  que  sur  l'étroite  bordure  de  l'ancienne  iEgialée, 
où  Ioniens  et  Achéens  habitaient  côte  à  côte  dans  une  rangée 
de  villes  serrées  les  unes  contre  les  autres. 

Les  Chalcidiens  avaient  des  intérêts  commerciaux  qui  les 
attiraient  tout  particulièrement  au  delà  du  détroit,  dans  la  mer 
Tyrrhénienne  ;  c'est  pour  cela  qu'ils  passaient  sans  s'y  arrê- 
ter devant  les  bords  du  golfe  de  Tarente.  Pourtant,  au  point 
de  vue  de  l'agrément  du  climat  et  des  richesses  naturelles,  le 
versant  oriental  de  TApennin  était  bien  préférable  au  versant 
de  l'ouest.  La  nature  n'y  avait  pas  prodigué  les  ports;  mais, 
dans  une  mer  abritée  comme  celle-là,  les  ancrages  et  les  baies 
ouvertes  suffisaient.  Il  y  avait,  le  long  de  la  côte,  des  plaines 
largement  irriguées  qui    n'avaient  pas  leurs  pareilles  pour 

')  Sur  les  colonies  de  Syracuse  à  l'intérieur  de  la  Sicile,  cf.  Schubring, 
Akrai-Palazzolo  (Jahrbücher  für  klassische  Philologie.  Suppl,,  IV). 
2)  Pausan.,  VI [,  22,8. 


COLONIES  EUBÉENNES  551 

la  culture  des  céréales  ;  les  hauteurs  se  prêtaient  à  merveille  à 
la  culture  de  la  vigne  et  de  l'olivier,  ainsi  qu'à  l'élève  des  bes- 
tiaux ;  les  forêts  qui  couvraient  l'étage  supérieur  fournissaient 
aux  constructeurs  de  navires  une  provision  inépuisable  de  bois 
et  de  poix;  si  bien  qu'on  ne  pouvait  rencontrer  nulle  part  des 
conditions  plus  avantageuses  au  développement  d'une  pros- 
périté dont  tout  le  monde  aurait  sa  part.  Parmi  les  habitants, 
les  Œnotriens,qui  habitaient  le  flanc  des  montag'nes  jusqu'à  la 
mer,  et  les  Ghaoniens  ou  Choniens  se  distinguaient  par  l'état 
plus  avancé  de  leur  civilisation.  Dans  le  pays  des  Choniens 
existait  déjà,  de  temps  immémorial,  une  ville  hellénique,  Siris, 
qui  se  prétendait  d'origine  troyenne  \  Partout  l'on  rencontre 
des  traces  d'une  civilisation  grecque  antérieure.  Aussi,  la  po- 
pulation philhellène  s'associa  volontiers  aux  nouveaux  foyers 
de  culture  intellectuelle  ouverts  par  les  Grecs,  et  le  renfort 
qu'elle  fournit  contribua  à  rendre  en  peu  de  temps  leurs  villes 
grandes  et  florissantes. 

C'est  dans  ce  milieu  que  furent  fondées  presqu'en  même 
temps,  en  face  du  promontoire  lapygien,  sur  des  points  de  la 
côte  qui  se  trouvaient  le  long  de  la  route  suivie  par  les  navires 
chalcidiens,  deux  villes  voisines  l'une  de  l'autre  :  d'abord, 
Sybaris  (721.  01.  xiv,  4),  placée  dans  un  vallon  luxuriant,  à 
l'endroit  où  les  ruisseaux  de  Crathis  et  de  Sybaris  se  réunis- 
sent pour  former  une  petite  rivière  ;  puis,  bientôt  après,  Cro- 
tone,  à  cinq  milles  de  là,  sur  une  sorte  de  terrasse  plus  élevée 
et  plus  dégagée  que  forme  au  bord  de  la  mer  une  saillie  de 
l'Apennin.  Les  colons  appartenaient,  pour  la  plupart,  à  l'an- 
cienne population  ionienne  de  la  côte  septentrionale  du  Pélo- 
ponnèse :  il  y  eut  aussi,  parmi  ceux  qui  prirent  part  à  la  fon- 
dation de  Sybaris,  des  gens  deïrœzène.  Seulement,  comme, 
dans  la  mère-patrie,  les  Achéens  avaient  fini  par  se  rendre 
maîtres,  après  de  longues  luttes,  de  l'hexapole  ionienne  2,  la 
colonisation  se  fit  aussi  sous  la  conduite  de  familles  achéen- 
nes.  Myscellos,  le  fondateur  de  Crotone,  était  un  Héraclide 

*)  Siris  habitée  par  des  Xûve;  et  des  "Iwvsç  (Strabon,  p.  264.  Tzetzes  ad 
Lycophr.,  987.  Cf.  Res  Siritarum  dans  l'ouvrage  de  Lorentz,  Tarentinorum 
res  gestœ,  1838,  p.  9). 

2)  Voy.  ci-dessus,  p.  141. 


552  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    L  ARCHIPEL 

à'Mg3d  ;  le  fondateur  de  Sybaris  était  originaire  d'Héliké. 
L'ancienne  hostilité  des  deux  races  se  réveilla  dans  les  colonies 
et  amena  des  explosions  qui  ensanglantèrent  l'histoire  de 
Sybaris.  Tandis  que  le  génie  ionien  prit  le  dessus  dans  cette 
ville,  Crotone  resta  plutôt  achéenne.  Mais,  de  part  et  d'autre, 
ce  fut  évidemment  l'énergie  des  familles  achéennes  qui  im- 
prima à  l'histoire  des  deux  villes  une  allure  moins  mesquine. 
Il  y  avait  chez  elles  plus  de  sens  politique  que  chez  les  négociants 
chalcidiens,  qui  se  trouvaient  satisfaits  quand  leurs  plans  de 
commerçants  et  d'industriels  avaient  abouti.  Ceux-ci  n'avaient 
en  vue  que  les  communications  par  mer,  tandis  que  les  Achéens 
s'occupèrent  d'agriculture,  soumirent  les  indigènes,  agrandi- 
rent le  territoire  de  la  ville  et  organisèrent  des  confédérations. 

Les  deux  cités  se  créèrent  chacune  un  domaine  sur  la  terre 
ferme.  Les  Sybarites  remontèrent  les  cours  d'eau  qui  se  jettent 
à  la  côte,  franchirent  les  hautes  crêtes  calcaires  de  l'Apennin 
de  Calabre,  et  se  frayèrent  un  chemin  à  travers  les  fourrés  du 
bois  de  Sila  jusqu'à  l'autre  rivage  où  ils  fondèrent  une  série  de 
villes.  La  ville  de  Poseidon  (Psestum)  était  la  plus  avancée  au 
nord  des  vingt-cinq  colonies  fondées  par  les  bourgeois  de 
Sybaris  ' .  Les  Crotoniates  en  firent  autant  de  leur  côté  :  ils 
soumirent  le  haut  pays  qui  s'étage  sur  une  largeur  encore  plus 
grande  au-dessus  de  leur  plage,  et  s'approprièrent  les  anciennes 
mines  de  cuivre  situées  sur  le  bord  du  golfe  de  Térina.  Ainsi, 
les  cités  achéennes  devinrent  comme  les  capitales  de  petits 
empires  dans  lesquels  les  tribus  œnotriennes  et  osques  vivaient 
sous  la  suzeraineté  de  républiques  grecques. 

A  la  suite  des  émigrations  péloponnésiennes  vinrent  des 
colons  partis  de  l'autre  bord  du  golfe  de  Corinthe.  C'étaient 
des  Locriens  qui,  pour  éliminer  de  leur  cité  des  éléments  trop 
remuants,  fondèrent  au  pied  du  promontoire  Zéphyrien  une 
nouvelle  Locres,  tout  à  côté  de  Rhégion  avec  qui  ils  parta- 
gèrent la  possession  de  la  pointe  la  plus  méridionale  de  l'Italie. 

Enfin,  les  Hellènes  occupèrent  aussi  la  partie  la  plus 
enfoncée  du  golfe,  le  coin  de  terre  le  plus  riant  que  connût  le 
poète  apulien,  le  rivage  de  ce  que  l'on  appelle  aujourd'hui 

')  Sur  Sybaris,  voy.  Strabon,  p.  263.  Scymnus  Chius,  360. 


COLONIES  EUBÉENNES  553 

mare  piccolo.  Il  n'y  a  là,  il  est  vrai,  qu'une  côte  plate;  mais  on 
y  trouve  pourtant  un  excellent  port,  le  meilleur  de  tout  le  litto- 
ral, et  un  sol  bien  arrosé  qui  monte  en  pente  douce  à  partir 
de  la  mer,  excellent  pour  l'élève  des  bestiaux  comme  pour  la 
culture  du  froment.  Mais  surtout,  il  n'y  avait  pas,  dans  les 
mers  d'Europe,  de  bassin  aussi  riche  que  celui-là  en  coquillages; 
c'était  là  un  avantage  qui^  sans  aucun  doute,  avait  déjà  été 
remarqué  par  les  marins  phéniciens.  Le  rivage  de  Tarente  se 
trouvait^  pour  cette  raison,  depuis  fort  longtemps  en  relation 
avec  la  plus  riche  pêcherie  de  pourpre  qu'il  y  eût  dans  les  eaux 
grecques ,  avec  le  golfe  de  Laconie ,  et  ce  sont  des  colons 
laconiens  qui,  dans  un  temps  où  de  graves  dissensions  met- 
taient en  péril  l'Etat  Spartiate  •,  y  ont  fondé  la  ville  de  Tarente. 
Le  fait  est  symbolisé,  sur  les  monnaies  d'argent  frappées  à 
Tarente,  par  l'image  gracieuse  d'un  jouvenceau  qui,  porté  par 
un  dauphin^  glisse  sur  les  vagues  et  montre  de  loin  au  rivage 
où  il  va  aborder  le  trépied  apollinien.  Ce  jeune  homme,  c'est 
Apollon  Delphinios,  le  dieu  qui  avait  conduit  jadis  les  Cretois 
à  Delphes,  qui  les  avait  guidés  ensuite  jusqu'au  rivage  italique 
(car  Taras  passait,  non  sans  raison,  pour  un  petit-fils  de  Minos), 
et  qui  maintenant,  de  son  temple  de  Delphes,  amenait  aussi 
les  Laconiens  pour  fonder  la  nouvelle  ville. 

Lorsque  l'ancienne  ville  bâtie  par  les  Chaoniens  sur  les  bords 
de  l'Aciris  et  du  Siris  eut  été  fondée  à  nouveau  par  des 
Ioniens  de  Colophon  et  fut  devenue  cette  cité  dont  les  chants 
d'Archiloque  vantaient,  dès  le  milieu  du  vu»  siècle,  la  magni- 
fique situation;  lorsqu'enfin,  un  peu  plus  à  l'est,  Métaponte 
eut  été  édifiée  par  des  familles  achéennes  sous  la  conduite 
d'un  œkiste  de  Grisa;  alors,  tout  le  demi-cercle  du  beau  golfe 
se  trouva  bordé  de  villes  grecques.  Ces  établissements  se  trou- 
vent répartis  d'une  façon  si  intelligente  et  séparés  par  des 
intervalles  si  bien  mesurés  que  l'on  est  forcé  d'admettre,  ou 
bien  un  accord  réciproque  ,  ou  bien  l'effet  d'une  direction 
supérieure  imposant  un  plan  d'ensemble. 

En  Italie  aussi,  les  cités  d'origine  diverse  ont  commencé 
par  vivre  entre  elles  sur  le  pied  de  concorde  et  par  conclure 

*)  Voy.  ci  dessus,  p.  251. 


5S4  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

des  traités  sous  la  protection  desquels  elles  purent  grandir 
en  toute  sécurité,  chacune  tirant  parti  des  avantages  de  sa 
situation  topographiquc  ets'adonnant,  celle-ci  plutôt  au  com- 
merce, celle-là  à  l'élève  du  bétail,  telle  autre  à  l'agriculture  ou 
à  l'industrie.  Nous  reconnaissons  encore  les  vestiges  des  insti- 
tutions amphictyoniqaes  qui  les  groupaient  et  qui  venaient 
surtout  des  Achéens.  Comme  les  villes  d'Achaïe,  les  colonies 
implantées  sur  le  sol  de  l'Italie  vénéraient  en  Zeus  Homarios 
ou  Homagyrios  le  patron  de  leurs  institutions  politiques  com- 
munes :  son  autel  était  le  foyer  des  colonies  achéo-ioniennes. 
Le  culte  de  Héra  eut,  à  ce  point  de  vue,  une  influence  plus 
grande  encore.  Transplanté  de  FArgos  achéenne,  sa  patrie 
d'élection,  il  avait  trouvé  sur  le  promontoire  Lacinien,  au  sud 
de  Crotone,  un  terrain  éminemment  favorable  K  Ce  cap,  qui 
était  pour  les  navigateurs  un  point  de  repère  et  un  lieu  de 
débarquement,  devint  le  centre  de  grandes  fêtes  placées  sous 
la  direction  des  Crotoniates.  Le  temple,  situé  dans  une  épaisse 
forêt  de  pins,  était  le  rendez-vous  de  toutes  les  cités  d'alentour  ; 
il  était  relié  par  des  voies  sacrées  aux  villes  des  Italiotes  qui  y 
envoyaient  leurs  députés,  y  délibéraient  sur  les  questions 
d'intérêt  commun,  et  y  exposaient  les  produits  les  plus  achevés 
de  leur  art  et  de  leur  industrie.  Même  dans  les  poids  et  mon- 
naies, il  régnait  un  accord  qui  témoigne  du  génie  organisateur 
des  Achéens,  et,  jusque  dans  les  colonies  les  plus  lointaines 
des  Sybarites,  sur  les  frontières  de  la  Campanie,  nous  trou- 
vons la  tête  de  Héra  Lacinia  servant  d'écusson  fédéral.  Au 
temps  de  Solon,  la  frappe  des  monnaies,  réglée  d'après  le 
système  corinthien,  et  la  fédération  politique  qu'elle  suppose 
étaient,  dans  la  Grande-Grèce,  en  pleine  activité. 

Mais,  combien  il  est  rare  que  l'histoire  nous  permette  de 
"suivre  du  regard  le  paisible  développement  d'un  système  bien 
organisé!  Les  traditions  dont  elle  dispose  ne  commencent 
guère  que  quand  ce  système  se  disloque  et  que  les  dissidences 
se  manifestent.  Yoilà  pourquoi  nous  ne  connaissons  le  sol 
béni  de  la  Grande-Grèce  que  comme  le  théâtre  des  luttes  les 
plus  sanglantes,  luttes  qui  éclatèrent  à  l'époque  où  la  discorde 

«)  Strab.,  p.  261.  Liv.  XXIV,  3. 


COLONIES    EUBÉENNES  558 

se  mit  d'abord  entre  les  villes  achéennes  et  les  villes  ioniennes, 
puis,  arma  les  unes  contre  les  autres  les  cités  achéennes  elles- 
mêmes. 

Tarente  avait,  elle  aussi,  comme  l'attestent  ses  monnaies, 
subi  un  moment  l'influence  achéenne.  Mais  elle  s'en  est  affran- 
chie de  bonne  heure,  et,  livrée  à  sa  propre  initiative,  elle  a 
éclipsé  toutes  les  villes  voisines.  A  l'étroit  du  côté  du  sud,  elle 
trouvait  la  voie  d'autant  plus  libre  au  nord  et  pouvait  opérer 
en  grand  de  ce  côté.  En  fait  de  colonies,  elle  n'en  a  point  tiré 
de  son  sein  dans  les  premiers  temps,  à  l'exception  des  places 
fortifiées  qu'elle  établit  dans  les  gorges  du  Samnium  pour  la 
défense  de  son  territoire  ;  un  de  ces  postes  avancés  portait  le 
nom  d'une  ancienne  bourgade  Spartiate,  Pitane,  près  du  gué 
deTEurotas  K  Mais  l'influence  de  Tarente  s'étenditdepréférence 
sur  la  côte  orientale.  Elle  était,  en  effet,  un  entrepôt  placé  sur 
la  limite  de  la  mer  Adriatique  et  delamer  de  Sicile;  c'est  dans 
ses  ports  que  les  navires  allant  d'Epidamne  vers  le  sud  et  vice 
versa  renouvelaient  leur  cargaison.  Avant  que  Brentésion 
(Brundisium)  n'acquît  une  situation  indépendante,  Tarente 
faisait  le  commerce  de  transit  entre  la  Grèce  et  l'Italie-.  Ses 
opérations  commerciales  s'étendaient,  par  delà  l'Illyrie,  jus- 
qu'en Istrie  %  et,  sans  aucun  doute,  elle  était  aussi  en  relation 
avec  les  places  maritimes  du  fond  de  l'Adriatique,  notamment 
avec  la  très  ancienne  ville  pélasgique  d'Hatria,  dans  le  delta  du 
Pô.  Hatria  était,  à  son  tour,  le  point  de  départ  des  routes  qui 
s'enfonçaient  au  nord  dans  les  régions  transalpines,  routes 
par  où  l'ambre  arrivait  aux  peuples  de  la  Méditerranée.  Les 
Hellènes  se  sentaient  toujours,  en  définitive,  mal  à  l'aise  dans 
l'Adriatique,  et  l'on  s'en  aperçoit  au  petit  nombre  de  colonies 
véritables  établies  sur  ses  deux  rivages.  Pourtant,  il  y  avait 
dans  ces  mêmes  parages  quantité  depetites  factoreries,  comme, 
par  exemple,  celle  que  les  Eginètes  avaient  dans  le  pays  des 
Ombriens  *.  C'est  que  le  trafic  s'y  faisait  depuis  longtemps  et 

1)  Voy.  ci-dessus,  p.  210.  Th.  Mommsen,  Rœm.  Münzwesen,  p.  119. 

2)  POLYB.,  X,   1. 

3)  Tarentus,  —  in  ipsis  Hadriani  maris  faucibus  posita  —  in  omnes 
terras,  Histriam,  Illyricum,  Epirum,  etc.  vêla  dimittit  (Florus,  I,  18). 
Ses  relations  avec  rillyrie  attestées  par  Plaut.,  Menxchm.,  Prol,  32, 

*)  Strabon.  p.  376. 


556  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE   l' ARCHIPEL 

sur  les  articles  les  plus  divers.  Il  y  avait  même  une  grande 
route  continentale  menée  de  l'Adriatique  au  Pont-Euxin,  à 
travers  les  Alpes  helléniques,  avec  un  marché  à  moitié  chemin 
où  arrivaient,  d'un  côté,  des marchandisesexpédiées  de  Lesbos, 
de  Chios  et  de  Thasos,  de  l'autre,  des  poteries  fabriquées  à 
Corcyre». 


S  III 


PROGRÈS    DE    LA    COLONISATION    EN    OCCIDENT. 

Entre  temps,  la  conversion  des  côtes  de  Sicile  en  terre 
grecque  avait  aussi  fait  des  progrès.  Les  Syracusainsn'osaient, 
il  est  vrai,  doubler  le  cap  Pachynos  et  pénétrer  dans  la  mer 
du  sud  qui,  durant  tout  le  viii"  siècle,  resta  un  domaine  aban- 
donné aux  Barbares.  Mais,  en  revanche,  il  vint  de  Rhodes  de 
hardis  marins  qui  s'étaient  habitués  dans  leurs  pays  à  suivre 
les  voies  frayées  par  les  navires  phéniciens  et  qui,  en  s'asso- 
ciant  au  négoce  de  leurs  voisins,  avaient  appris  au  fur  et  à 
mesure  à  faire  des  affaires  pour  leur  propre  compte.  Les 
Rhodiens,  après  la  fondation  de  leurs  trois  villes,  Lindos, 
lalysos  et  Camiros  -,  ont  formé  de  bonne  heure  une  puissance 
maritime  et  se  sont  rendus  maîtres  des  eaux  d'alentour.  Ils  ont 
bâti  des  villes  sur  les  côtes  de  la  Lycie,  de  la  Pamphylie  et  de 
la  Cilicie,  puis,  se  sont  tournés  de  préférence  vers  l'ouest  à 
partir  du  moment  où  les  Chalcidiens  eurent  dirigé  de  ce  côté 
le  courant  d'émigration  parti  des  îles  de  l'Archipel,  de  Naxos, 
Andros,  etc.  Un  demi-siècle  s'était  écoulé  depuis  la  fondation 
des  premiers  établissements  chalcidico-corinthiens  sur  la  côte 
orientale  de  Sicile  lorsque  Antiphémos  de  Rhodes  etEntimos 
de  Crète  installèrent,  sur  les  bords  du  fleuve  Gela  où  ils 
venaient  de  détruire  Omphake,  une  cité  à  laquelle  ils  donnè- 
rent le  nom  de  Lindii,  c'est-à-dire,  le  nom  de  la  principale 


*)  Ps.  Aristot.,  Mirabil.  auscuît,,  c.  104, 
*)  Voy.  ci-dessus,  p.  148. 


PROGRÈS    DE    LA    COLONISATION    EN    OCCIDENT  557 

métropole  de  la  colonie,  de  celle  qui  lui  avait  fourni  le  fonds 
de  sa  population  ^  Plus  tard,  il  y  vint  d'autres  colons,  notam- 
ment de  Télos  et  des  autres  îles  cariennes;  et,  par  suite,  le  nom 
carien  du  fleuve.  Gela,  devint  aussi  le  nom  usuel  de  la  ville. 
L'entreprise  hardie  et  le  succès  des  Rhodiens  fit  époque  dans 
l'histoire  grecque  :  on  avait  enfin  surmonté  l'effroi  qu'inspi- 
rait la  mer  du  sud  et  frayé  la  voie  à  des  entreprises  nouvelles. 
Cet  effroi  n'était  pas  simplement  affaire  d'imagination.  D'abord, 
la  côte  méridionale  est  bien  moins  hospitalière  que  celle  de 
l'est.  Il  y  a  là  de  longues  arêtes  montagneuses,  flanquées  de 
contreforts  qui  s'avancent  jusqu'à  la  mer  et  formentdes  falaises 
escarpées,  avec  des  courants  et  des  récifs  dangereux.  On  n'y 
peut  naviguer  sans  une  connaissance  très  précise  des  lieux. 
Les  ports  sont  mauvais  ;  aussi  ne  s'est-il  jamais  formé,  dans 
la  région,  d'Etats  maritimes  de  quelque  importance.  Les  mon- 
tagnes de  la  côte  sont  coupées  de  tranchées  où  coulent  des 
torrents  qui  ont  une  pente  très  forte  et  qui,  en  saison  d'hiver, 
font  des  dégâts  avec  leurs  inondations  2.  Gomme  la  nature,  la 
population  se  montrait  aussi  là  plus  sauvage  et  plus  rebelle 
qu'ailleurs  ;  car,  les  anciens  distinguent  très  nettement  les 
Sicanes  des  Sicules,  regardant  ceux-là  comme  plus  étrangers, 
plus  barbares  que  ceux-ci.  On  croyait  même  avoir  des  raisons 
de  supposer  que  les  Sicanes  étaient  un  peuple  venu  de  quelque 
pays  celtique^.  En  outre,  les  colons  rencontraient  là  une 
résistance  énergique  opposéepar  les  Phéniciens,  qui  secrampon- 
naient  avec  opiniâtreté  aux  positions  acquises  et  ne  voulaient 
pas  abandonner  des  stations  aussi  commodément  placées  sur 
la  route  de  leurs  possessions  occidentales. 

*)  Fondation  de  Gela  par  Antiphémos  et  Entimos  (Pausan.,  VIII,  46,  2. 
Herod.,  VII,  153.  D'après  Schubring  [Histor.  -geogr.  Studien  über  Ait- 
Sicilien  ap.  Rhein.  Mus.,  XXVIII,  p.  81  sqq.)  il  y  avait  à  Géla  un  fonds 
primitif  de  Sicules  indigènes,  attendu  que,  d'après  Etienne  de  Byzance 
(Steph.  B.,  s.  V.)  Yé>^aç  signifiait  givre  dans  la  langue  des  Opiques  et  des 
Sicules.  Celte  opinion  a  contre  elle  la  tradition  conservée  par  Schol.  Pind., 
01.  II,  16,  et  Pausan.,  VIII,  46,  2.  r£)-aç  est  un  nom  carien.  Omphake, 
ville  des  Sicanes,  détruite  par  Antiphémos  (Pausan.,  VIII,  46,  2  :  IX,  40,  4. 
HoLM,  Gesch.  Siciliens,  I,  p.  60,  135). 

-)  Sur  les  difficultés  qu'offre  la  côte  méridionale,  voy.  Schubring,  Topo- 
graphie von  Gela  ap.  Rhein.  Mus.,  XXVIII,  p.  87. 

3)  Thucyd.,VI,  2. 


858  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE   l'aRCHIPEL 

Cependant,  tous  ces  inconvénients  et  ces  dangers  ne  parvin- 
rent pas  à  faire  reculer  les  Rhodiens.  Il  faut  dire  que  ceux-ci 
étaient  favorisés  par  les  circonstances.  C'était,  en  effet,  le 
moment  où  la  dynastie  belliqueuse  des  Sargonides  était  en 
pleine  prospérité.  Le  roi  Sargon  (720-703),  s'élançant  de 
Ninive  sa  capitale,  avait  soumis  la  Syrie,  étendu  sa  domination 
jusque  sur  l'Egypte  et  humilié  les  villes  phéniciennes.  Cypre 
fut  affranchie  par  lui  du  joug  phénicien,  et  les  îles  de  la 
Méditerranée  élevèrent  des  statues  au  roi  assyrien.  Son  succes- 
seur Sanhérib  prend  Sidon,  bat  les  Grecs  en  Cilicie,  et  fonde 
Tarse  pour  assurer  sa  domination  dans  le  sud  de  l'Asie- 
Mineure  \  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  les  Rhodiens  se 
soient  retirés  vers  cette  époque  des  eaux  de  l'Asie-Mineure  et 
aient  profité  de  l'impuissance  des  villes  phéniciennes  pour 
envahir  leur  domaine  colonial  (690.  01.  xxii,  3). 

Le  succès  des  Rhodiens  éveilla  le  courage  et  provoqua  l'ému- 
lation. Les  Mégaréens,  qui  ne  pouvaient  pas  s'étendre,  placés 
comme  ils  l'étaient  à  côté  du  quartier  général  de  la  colonisa- 
tion corinthienne  ^  envoyèrent,  vers  628  (Ol.xxxvm,  1),  le  trop- 
plein  de  leur  population  dans  l'ouest  de  File,  au  beau  milieu 
du  domaine  punique,  et  se  créèrent  sur  les  bords  de  l'Hypsas 
occidental  une  nouvelle  patrie.  Ainsi  sortit  de  terre  Sélinonte, 
la  «  ville  de  Fache,  »  cent  ans  après  la  fondation  de  Mégara  de 
Sicile,  au  moment  où,  dans  la  métropole,  se  préparait  ou  venait 
de  commencer  le  règne  brillant  de  Théagène^.  Experts  en  fait 
de  travaux  hydrauliques,  les  Mégaréens  desséchèrent  les  fon- 
drières malsaines  du  bassin  de  l'Hypsas  et  firent  si  bien  que 
leur  nouvelle  ville  prospéra  rapidement. 

Mais,  d'autre  part.  Gela  datait  à  peine  de  trois  générations 
que  déjà,  renforcée  par  un  nouvel  appoint  de  familles  éner- 
giques venues  de  la  mère-patrie,  elle  fondait,  au  milieu  de  la 

^)  Sur  l'histoire  des  Sargonides,  cf.  Opfert,  Inscriptions  des  Sargonides; 
Brandis,  art.  Assyria,  ap.  Paulys  Real-Encyclopœdie,  I,  p.  1898, 

2)  Voy.  ci-dossus,  p,  549. 

3)  Voy.  ci-dessus,  p.  346.  D'après  Eusèbe,  Sélinonte  a  été  fondée  dans  la 
XXXP  Olympiade;  dans  la  XXXIIP,  d'après  Diodore  ;  laXXXVJIP,  d'après 
Thucydide.  Elle  avait,  comme  Mégare  sa  métropole,  une  double  acropole 
(Benindorf,  Metopen  von  Selinus,  p.  6),  et,  d'après  Schubring  [Archœol. 
Zeitung,  1872,  p.  98),  un  double  port. 


PROGRÈS    DE    LA    COLONISATION    EN    OCCIDENT  559 

côte  méridionale,  sur  un  rocher  formant  une  espèce  de  fron- 
ton à  pic,  Agrigente,  dont  l'éclat  et  la  puissance  éclipsa  bien 
vite  la  fortune  plus  modeste  de  sa  métropole.  Agrigente  était 
située  entre  les  rivières  d'Hypsas  et  d'Acragas  et  avait  les 
proportions  d'une  grande  ville.  Le  commerce  d'huile  et  de  vin 
qu'elle  faisait  avec  Carthage  était  la  principale,  mais  non  l'uni- 
que source  de  sa  prospérité  ;  les  riches  pâturages  arrosés  par 
les  ruisseaux  qui  se  jettent  à  la  côte  faisaient  prospérer  l'élève 
des  chevaux  ;  le  produit  des  champs  de  blé  s'exportait  en 
Grèce  ;  les  carrières  fournissaient  des  matériaux  en  abondance 
à  la  production  artistique  et  au  luxe  des  habitants  '. 

La  presqu'île  qui  fait  saillie  au  sud-est  était  le  domaine 
assigné  aux  Syracusains.  Ils  s'en  emparèrent  en  procédant 
méthodiquement,  par  avancées  successives  -.  Soixante-dix 
ans  après  la  fondation  de  leur  propre  cité,  ils  élèvent,  pour 
commander  les  passages  des  montagnes,  la  ville  d'Acrse  ; 
vingt  ans  plus  tard,  c'est  Gasmenae;  quarante-cinq  ans  après, 
ils  bâtissent,  dans  un  vallon  bien  pourvu  d'eau,  sans  doute  sur 
l'emplacement  de  quelque  établissement  phénicien,  Camarina, 
qui  achève  la  série  des  places  syracusaines^.  Par  Camarina,  les 
Syracusains  prirent  part,  eux  aussi,  à  l'hellénisation  de  la 
côte  méridionale,  et,  vers  le  temps  oij  Athènes  demandait  des 
lois  à  Solon,  il  y  avait,  du  cap  Pachynos  au  cap  Lilybée,  une 
série  ininterrompue  de  cités  helléniques  se  touchant  par  les 
bornes  de  leurs  territoires. 

Mais  les  Hellènes  avaient  atteint  ainsi  la  limite  extrême  de 


1)  Sur  Agrigente,  voy.  Schubring,  Geschichte  und  Topographie  von 
Akragas.  Commerce  de  la  ville  (Diod.,  XI,  25.  XIII,  81).  Schubring  admet 
qu'Agrigente  expédiait  du  blé  à  Athènes  au  vi^  siècle,  se  fondant  sur  le  fait 
que,  dès  cette  époque,  Agrigente  avait  adopté  le  système  monétaire  inauguré 
après  Solon  (cf.  Sxhuxs,  Mevtie  Niemism.,  1867,  p.  339).  Sur  le  commerce 
de  céréales  entre  la  Sicile  et  l'Orient,  voy.  Buechsenschuetz,  Besitz  und 
Erwerb  im  Alterthum,  p.  438.  On  trouve  des  monnaies  portant  des  em- 
blèmes relatifs  au  commerce  des  grains  (Schubring,  p.  33  sqq.).  Il  y  avait  à 
Agrigente  une  masse  d'étrangers  classés  parmi  les  métèques  [ibid.,  p.  30). 

ä)  Sur  les  colonies  des  Syracusains,  voy.  Schubring,  ap.  Philologus, 
XXXII,  p.  495. 

^)  Camarina  a  été  fondée  135  ans  après  Syracuse  (Thucyd.,  VI,  5.  Ths 
MoMMSEN,  Rœm.  Gesch.,  P,  p.  14o)  dans  une  région  malsaine,  probable- 
ment, comme  l'indique  son  nom,  à  la  place  d'un  établissement  phénicien. 


S60  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE  l' ARCHIPEL 

l'extension  de  leur  puissance.  En  vain,  les  intrépides  Rhodiens 
et  Cnidiens  cherchèrent  à  pousser  plus  avant;  dans  l'angle 
nord-ouest  de  l'île  où,  du  cap  Lilybée  à  Eryx,  les  montagnes 
s'avancent  dans  la  mer  et  forment  autour  du  rivage  une  cein- 
ture de  récifs  crevassés  et  d'ilôts  escarpés^  les  Phéniciens 
tinrent  bon  :  c'était  la  face  tournée  du  côté  de  Carthage,  et 
la  cité  africaine  faisait  tous  ses  efforts  pour  s'y  maintenir,  car 
elle  avait  besoin  de  Motye  pour  son  trafic  avec  la  Libye,  de 
Soloïs  et  de  Panorme  pour  assurer  ses  communications  avec 
la  Sardaigne  et  sa  suprématie  dans  les  eaux  de  la  mer 
Tyrrhénienne. 

Les  Carthaginois,  depuis  que  la  puissance  de  leurs  métro- 
poles avait  été  brisée  parles  Assyriens,  s'étaient  chargés  du 
rôle  qui  incombait  jadis  aux  cités  de  la  mère-patrie  :  seule- 
ment, ils  entendaient  la  colonisation  d'une  tout  autre  manière. 
Au  lieu  de  se  borner  à  établir  des  factoreries  commerciales, 
ils  soumettaient  le  pays  et  ses  habitants  ;  ils  se  créaient  des 
provinces  qu'ils  tenaient  au  moyen  de  forteresses.  Les  Phéni- 
ciens se  sont  vengés  par  le  bras  des  Carthaginois  de  toutes  les 
humiliations  que  leur  avaient  infligées  les  Hellènes  :  dans 
l'ouest  de  la  Sicile,  ils  ont  opposé  à  tous  les  progrès  de  la 
puissance  hellénique  une  résistance  opiniâtre  et  invincible  : 
là_,  les  Barbares  sont  restés  seigneurs  et  maîtres  du  sol  *. 

Cela  ne  veut  pas  dire  que  cette  région  soit  restée  complète- 
ment en  dehors  de  Finfluencc  grecque.  Aux  alentours  de 
l'Éryx  habitait  le  peuple  des  Elymes  ^  qui,  d'après  le  témoi- 
gnage unanime  delà  tradition,  était  apparenté  avec  les  popu- 
lations du  littoral  de  l' Asie-Mineure  et  notamment  avec  les 
Dardaniens.  Ils  descendaient  de  colons  qui  avaient  été  jadis 
emmenés  de  leur  pays  par  les  Phéniciens  ou  qui  les  avaient 
suivis  volontairement  ^  C'est  la  raison  pour  laquelle  l'Héra- 
clès tyrien  passait  pour  le  suzerain  mythique  des  Elymes  :  la 
situation  dépendante  où  ils  se  trouvaient  jadis  vis-à-vis  de  Tyr 
fut  symbolisée  par  un  devoir  de  vassalité  qui  les  obligeait  vis- 
à-vis  d'Héraclès.  Leur  chef-lieu  était  Egeste;  leur  sanctuaire 

1)  D.  MuELLENHOFF,  D.  Altcrthumskundc,  I,  109. 

2)  "E).uiJLot  (Lycophr.,  951.  Serv.,  ^n,,  I,  650). 

3)  Voy.  ci-dessus,  p.  92.  546. 


PROGRÈS    DE   LA    COLONISATION    EN    OCCIDENT  561 

national,  la  chapelle  d'Aphrodite,  sur  le  rocher  de  TÉryx,  avec 
la  mer  au  pied.  Il  s'était  formé  là  une  population  mêlée,  com- 
posée d'indigènes,  de  Phéniciens  et  de  Grecs,  qui,  attachée 
par  d'anciennes  habitudes  à  la  fortune  des  Phéniciens,  soute- 
nait leur  domination  dans  le  pays.  Aussi,  les  Élymes  étaiont- 
ils  considérés  par  les  colons  grecs  comme  un  peuple  barbare. 
C'est  que,  chez  eux,  le  génie  grec  n'avait  pas  pénétré  à  fond,  et 
ce  qu'ils  en  avaient  apporté  avec  eux  n'avait  pas  été  renouvelé 
par  des  recrues  envoyées  après  coup  del'Hellade  '.  Nulle  part, 
dans  l'ancien  monde,  on  n'eût  trouvé  amassés  autant  d'élé- 
ments de  discorde  que  dans  cette  pointe  occidentale  de  la 
Sicile,  où  Tyriens^  Carthaginois,  demi-Grecs  et  Hellènes 
habitaient  côte  à  côte  sur  un  étroit  espace. 

Si  les  Hellènes,  partis  du  détroit  de  Sicile,  s'avançaient  par 
Ifi  sud  vers  la  pointe  occidentale,  ils  en  faisaient  autant  du 
côté  du  nord.  Dès  716  (Ol.xvi^  1),  les  Zancléens  avaient  établi, 
sur  la  langue  de  terre  qui  fait  saillie  en  face  des  ilesLipari, 
Mylae,  dont  ils  firent  leur  port  sur  la  mer  Tyrrhénienne  -  ; 
soixante-huit  ans  plus  tard,  ils  élevaient  Himère  à  l'embou- 
chure du  fleuve  du  même  nom,  avec  la  coopération  d'un 
nombre  considérable  de  gens  de  Chalcis  ^  Mais,  de  ce  côté 
comme  de  l'autre,  les  Grecs  durent  renoncer  à  aller  plus  loin. 
La  meilleure  rade  de  toute  l'île,  la  baie  de  Palerme,  enfermée 
entre  ses  deux  promontoires,  n'a  jamais  été  enlevée  aux 
Carthaginois. 

Là,  les  Hellènes,  ne  pouvant  être  les  maîtres,  firent  ce 
qu'avaient  fait  souvent  les  Phéniciens  dans  les  ports  grecs  :  ils 
vinrent  habiter  au  milieu  de  la  population  punique,  et  prirent 
librement  part  au  mouvement  commercial  et  industriel  qui 
était  à  Panorme  en  pleine  activité.  De  même  que,  sur  les 

')  C'était  un  mélange  d'indigènes,  de  Puniens  et  de  Grecs  asiatiques,  à 
peine  frottés  de  civilisation  hellénique  :  de  là  l'épithète  de  ß(ip6apoi  (Scylax, 
Perieg.,  13).  Holm  [Gesch.  SiciL,  p.  88)  fait  venir  les  Élymes  du  fond  de 
l'Asie,  en  rapprochant  l'Aphrodite  d'Éryx  de  l'Artémis  perse.  Éryx  et  Ségeste 
sont  des  noms  de  Ueux  qu'on  rencontre  encore  ailleurs. 

^)  MylcB  =  Cherronnesos  (Syncell.,  p.  212  c.  Euseb.,  Chron.  ad  01. 
XVI,  1). 

^)  D'après  Holm  (o^;.  cit.,  p.  136,  393)  Himère  a  été  fondée  en  648  avant 
J.-C,  parce  que,  dans  Diodore  (Diod.,  XI,  49),  l'année  489  est  comprise 
dans  le  compte. 

36 


862  LES    HELLÈNES   EN    DEHORS    DE    l'aRCHIPEL 

monnaies  de  la  ville,  on  rencontre  des  types  helléniques,  par 
exemple,  la  tête  de  Demeter,  symbole  des  riches  moissons 
de  blé  récoltées  dans  Fîle,  à  côté  de  la  légende  phénicienne  qui 
qualifie  Panorme  de  «  camp  des  artisans  \  »  de  même,  —  en 
ce  qui  concerne  la  langue,  les  mœurs,  le  droit,  —  les  deux 
nationalités,  phénicienne  et  grecque,  subsistaient  côte  à  côte 
au  sein  d'une  même  communauté  politique. 

L'étroite  solidarité  que  suppose  cet  état  de  choses  entre 
l'industrie  grecque  et  celle  des  Phéniciens  se  trouve  confirmée 
par  une  preuve  qui  lui  donne  un  haut  degré  de  vraisem- 
blance, par  l'établissement  grec  fondé  sur  les  îles  Lipari.  Là, 
l'activité  incessante  des  forces  volcaniques  engendrait  une 
grande  quantité  d'alun,  substance  employée  par  les  anciens 
comme  mordant  et  indispensable  à  leurs  ateliers  de  teinture  ". 
Il  y  vint,  pour  exploiter  ce  produit  important,  des  colons  grecs  : 
on  cite,  entre  autres,  des  Cnidiens  qui,  vers  580  (01.  l,  1), 
s'étaient  associés  à  une  expédition  commerciale  dirigée  de  la 
côte  de  Carie  vers  la  Sicile.  Comme  ils  étaient  foui'iiisseurs 
obligés  des  teinturiers  de  Panorme  et  qu'ils  fixaient  à  leur  gré 
le  prix  de  cette  marchandise  rare,  ils  parvinrent,  sur  leur  rocher 
stérile,  à  un  degré  de  prospérité  tel  qu'ils  étaient  en  état  de 
tenir  la  mer  avec  une  flotte  à  eux  et  qu'ils  envoyèrent  à 
Delphes  de  magnifiques  œuvres  d'art  en  mémoire  de  leur 
triomphe  sur  les  Tyrrhéniens. 

La  fondation  de  Sélinonte  et  d'Agrigente  avait  porté  les 
avant-postes  des  Hellènes  jusque  dans  le  voisinage  du  bras  de 
mer  qui  sépare  la  Méditerranée  occidentale  de  la  partie  orien- 
tale, jusqu'en  face  de  Carthage,  où  la  puissance  phénicienne 
qu'avaient  créée  les  efforts  réunis  de  ïyr  et  de  Sidon  faisait 
bonne  garde,  fermement  résolue  à  conserver  à  la  race  punique 
la  possession  du  bassin  occidental.  Mais  les  Hellènes  ne  lais- 
sèrent pas  non  plus  les  Phéniciens  régner  tranquillement  et 
sans  partage  sur  ces  régions;  car,  non-seulement  les  Rhodiens 

1)  D'après  Movers  [Colonien,  p.  336)  la  légende  des  monnaies  de  l'an- 
cienne Panorme  est  machanat-choschbini.  L.  Mueller  {Num.  de  Vanc. 
Afrique,  II,  86)  traduit  par  «  camp  des  Carthaginois.  » 

2)  Lipara  avec  son  c-TU7iT/)pîa;  ixÉTaXXov  (Strab.,p.  275.  Pausan.,  X,  11,  3. 
HoLM,  Gesch.  Sicil.,  I,  p.  141). 


PROGRÈS    DE    LA    COLONISATION    EN    OCCIDENT  563 

et  les  Cnidiens  dirigèrent  des  attaques  répétées  contre  la 
pointe  occidentale  de  la  Sicile  qui,  avec  sa  ceinture  de  récifs, 
avait  l'air  d'une  grande  forteresse  punique,  mais  les  navires 
grecs  allèrent  dans  les  eaux  de  la  Tyrrhénie,  de  la  Sardaigne 
et  de  ribérie  barrer  le  chemin  aux  Carthaginois.  Là,  les  choses 
se  passèrent  tout  autrement  qu'en  Orient.  Ce  fut  une  guerre 
perpétuelle,  qui  formait  un  contraste  frappant  avec  la  vie 
facile  et  la  prospérité  paisible  des  colonies  de  l'est;  c'était  une 
arène  où  les  plus  entreprenants  parmi  les  peuples  navigateurs 
osaient  seul  se  risquer. 

La  Corse  et  la  Sardaigne  forment  la  limite  entre  la  moitié 
ibérique  et  la  moitié  italique  de  la  mer  d'Occident.  Placées  au 
milieu  des  routes  commerciales  qui  se  croisent  dans  ces  para- 
ges, elles  étaient  d'une  importance  majeure  pour  tous  les 
peuples  qui  avaient  des  possessions  en  Campanie,  en  Gaule, 
en  Ibérie  et  en  Afrique.  La  Sardaigne  avait  été,  comme  l'ouest 
de  la  Sicile,  peuplée  de  Grecs  au  temps  où  la  colonisation 
grecque  était  encore  à  la  remorque  des  Phéniciens.  C'est  le 
temps  que  la  légende  symbolise  par  l'association  de  l'Héraclès 
tyrien  avec  son  compagnon  lolaos.  La  population  originaire 
de  la  Vieille-Ionie,  qui  vénérait  comme  son  ancêtre  le  «  père 
lolaos,  »  s'était  installée  dans  l'opulente  île  des  Sardes  et  y 
avait  d'abord  prospéré  :  mais  elle  avait  été  plus  tard  asservie 
par  les  Carthaginois  ;  son  organisation  politique  avait  été 
détruite  par  la  force,  et,  comme  il  n'était  point  venu  de  nou- 
veaux colons  pour  la  restaurer,  lej  peuple  des  lolaeens  était 
retourné  à  l'état  barbare.  Ceux  qui  avaient  échappé  à  la  servi- 
tude menaient  une  vie  errante,  brigands  dans  les  montagnes 
et  pirates  sur  mer  '. 

Les  Phéniciens  et  les  Carthaginois  surveillaient  avec  anxiété 
les  côtes  de  Sardaigne  et  de  Corse,  pour  empêcher  les  étran- 
gers de  s'établir  même  sur  le  sol  dont  ils  n'avaient  pu  se  rendre 
maîtres.  Leurs  croiseurs  avaient  surtout  affaire  aux  Rhodiens 
dont  les  bandes  hardies   parcouraient  en  tous  sens  la  mer 

^)  lolaos  et  les  lolfeens  :  'IoIolzI;  (Strab,,  p.  225)  ;  'lôXaoç,  Xaoi  'loXaeîot 
(DiODOR.,  IV,  29.  V,  15)  :  x«P'a 'Io>>a''a  (Pausan.,  X,  17,5).  Cf.  E.  Curtius, 
lonier  vor  der  ionischen  Wanderwig^  p.  30.  53.  Movers,  op.  cit..  p.  565. 
DoNDORFF,  lonier  auf  Eubœa,  p.  7. 


564  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

d'Occident,  cherchant  à  entamer,  par  tout  où  elles  le  pouvaient, 
l'empire  phénicien  et  dépassant  la  station  moyenne  des  Baléa- 
res pour  atteindre  la  côte  ibérique.  Là,  au  pied  d'un  promon- 
toire formé  par  les  Pyrénées,  elles  fondèrent  une  ville 
rhodienne  \ 

Mais  nulle  cité  ne  fut  plus  heureuse  de  ce  côté  et  n'obtint 
plus  de  résultats  que  Phocée. 

Les  citoyens  de  Phocée  avaient  été  les  derniers  à  se  créer  un 
abri  tranquille  sur  le  littoral  de  l'Ionie.  Ils  n'y  possédaient 
qu'un  rocher  en  forme  de  presqu'île  oii,  ne  fût-ce  qu'à  cause  du 
manque  d'espace,  ils  durent  se  faire  marins  de  profession.  En 
raison  de  leur  situation  géographique,  ils  s'étaient  tournés  du 
côté  du  Pont-Euxin  :  ils  avaient  fondé  des  établissements  sur 
les  Dardanelles  et  sur  les  bords  de  la  mer  Noire,  et  pris  part 
également  au  commerce  avec  l'Egypte.  Cependant,  il  leur  fut 
impossible  de  se  faire  une  place  dans  ces  régions  à  côté  des 
Milésiens.  Lampsaque  et  Amisos  les  abandonnèrent  pour 
Milet,  la  capitale  du  nord  ;  et,  du  coup,  les  Phocéens  songèrent 
à  chercher  fortune  ailleurs.  Ils  se  tournèrent  cette  fois  vers 
l'Occident,  et  suivirent  la  direction  imprimée  au  mouvement 
maritime  par  Chalcis. 

Ils  y  étaient  d'ailleurs  poussés  par  des  raisons  particulières. 
En  effet,  le  sol  qu'ils  habitaient,  ils  l'avaient  reçu  des  Kyméens 
qui  s'étaient  retirés  de  plus  en  plus  vers  l'intérieur  du  con- 
tinent pour  se  livrer  à  l'agriculture.  Or,  ceux  des  Kyméens 
qui  ne  voulurent  pas  renoncer  au  métier  de  marin,  à  la  vie 
qu'ils  avaient  menée  dans  l'Eubée,  leur  pays  d'origine,  ceux- 
là  se  joignirent  aux  Phocéens  ;  ils  leur  firent  part  de  ce  qu'ils 
avaient  appris  en  Eubée  sur  les  pays  du  couchant  et  dirigèrent 
leur  attention  de  ce  côté.  Du  reste,  les  Phocéens  de  la  mère- 
patrie  (Phocide)  leur  avaient  déjà  montré  le  chemin,  car  il  y  en 
avait,  au  rapport  de  Thucydide,  qui  s'étaient  installés  avecles 
Elymes  dans  le  pays  occupé  par  ces  derniers  ". 

C'est  ainsi  que  les  Phocéens  d'Ionie  allèrent  à  leur  tour  dans 
la  mer  d'Occident.  Comme  ils  furent  tout  d'abord  obligés  d'en- 

*)  Rhode,  Rhodanusia  (Scymn.  Chius,  208.   Steph.  Byz.,  s.  v.  Strab., 
p.  654). 

2)  Thucyd.,  VI,  2. 


PROGRÈS    DE    LA    COLONISATION    EN    OCCIDENT  565 

treprendre  de  longues  et  dangereuses  traversées,  au  lieu  que 
les  autres  villes  maritimes  se  contentaient  des  voyages  faciles 
de  la  saison  d'été,  ils  devinrent  les  marins  les  plus  hardis  du 
monde.  Ils  commençaient  là  où  les  autres  finissaient  ;  ils 
allaient  à  la  découverte  dans  des  régions  que  les  autres  évi- 
taient ;  ils  restaient  enmer,môme  lorsque  le  ciel  obscurci  par 
les  brumes  d'hiver  rendait  difficile  l'observation  des  étoiles  : 
aussi  firent-ils  leurs  navires  longs  et  effilés,  pour  leur  donner 
plus  d'agilité  ;  leurs  navires  marchands  servirent  en  même 
temps  de  vaisseaux  de  guerre,  avec  leurs  vingt-cinq  rameurs 
exercés  sur  chaque  flanc  et  leurs  matelots  équipés  comme  des 
soldats. 

Ils  allaient  donc  à  travers  les  mers,  saisissant  toutes  les 
occasions  de  faire  quelque  bénéfice,  et,  à  cause  de  leur  petit 
nombre,  errant  çà  et  là  à  la  façon  des  pirates  plutôt  qu'en  état 
d'établir  des  relations  suivies  avec  des  possessions  coloniales. 
Ils  pénétrèrent  dans  la  partie  de  l'Adriatique  où  les  écueils  sont 
le  plus  multipliés  ^  ;  ils  firent  le  tour  des  îles  de  la  mer  Tyrrhé- 
nienne,  en  dépit  des  croiseurs  carthaginois  ^  ;  ils  sondèrent  les 
baies  de  la  Campanic  aussi  bien  que  les  bouches  du  Tibre  et 
de  l'Arno  ;  ils  longèrent  la  côte,  au  pied  des  Alpes,  jusqu'à 
l'embouchure  du  Rhône  et  atteignirent  enfin  l'Ibérie  dont  ils 
connaissaient  les  richesses  métalliques  par  des  informations 
recueillies  sur  la  côte  italienne.  Déjà  les  Samiens  avaient  pu 
apprécier,  vers  655  (01.  xxxi,  2),  les  avantages  exceptionnels 
qu'offrait  le  commerce  avec  l'Ibérie  ;  mais  l'exploitation  de 
ces  richesses  leur  fut  enlevée,  comme  aux  Rhodiens,  par  les 
Phocéens. 

C'est  en  Gaule  et  en  Ibérie  qu'enfin,  à  l'époque  où  l'Ionie 
commença  à  être  opprimée  par  les  Lydiens,  les  Phocéens,  qui 
jusque-là  s'étaient  contentés  de  petits  dépôts  de  marchandises, 
se  décidèrent  à  fonder  des  villes.  L'embouchure  du  Rhône 
avait,  pour  leur  commerce  de  terre  et  de  mer,  une  importance 
particulière:  ils  surent,  avec  une  souplesse  tout  ionienne,  se 
glisser  dans  le  pays,  afin  d'y  nouer  en  douceur  des  relations 

»)  Herod.,  I,  163. 

-)  Bataille  navale  entre  Phocéens  et  Carthaginois  (Herod.,  I,  166.  Thucyd., 
I,  13.  Cf.  Chr.  Rose,  ap.  Jahrbb.fUr  kl.  Philol.,  1877^  p.  251  sqq.). 


566  LES   HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

durables.  La  légende  d'Euxénos,  qu'un  chef  gaulois  invite  à 
un  banquet  de  noces  et  qui  est  choisi  par  la  fiancée  au  lieu  et 
place  du  prétendant  indigène,  montre  à  quel  point  les  étran- 
gers avaient  su  se  concilier  les  sympathies  des  gens  du  pays, 

A  partir  de  600  (01.  xlv),  Massalia  [Marseille]  fut  un  foyer 
de  civilisation  hellénique  fixé  à  demeure  dans  le  pays  des 
Celtes,  en  dépit  de  l'hostilité  des  corsaires  liguriens  et  de  la 
flotte  punique  *.  Sur  le  rivage  furent  installées  de  grandes 
pêcheries  ;  le  sol  pierreux  des  alentours  se  transforma  en 
vignobles  et  en  plantations  d'oliviers.  On  ouvrit  du  côté  de 
l'intérieur  des  routes  qui  amenèrent  à  l'embouchure  du  Rhône 
les  produits  de  la  contrée  ;  on  établit  dans  les  villes  celtiques 
des  comptoirs  de  commerce  qui  expédiaient  à  Massalia  les 
chargements  d'étain  de  Bretagne,  métal  précieux  pour  l'indus- 
trie du  cuivre,  tandis  que  Massalia  fournissait  en  échange  aux 
régions  de  l'intérieur  du  vin,  de  l'huile,  ainsi  que  des  produits 
fabriqués,  notamment  des  ustensiles  de  bronze.  Un  horizon 
tout  nouveau  s'ouvrit  à  la  curiosité  des  Hellènes  :  dans  leurs 
voyages  de  découverte,  ils  poussèrent  hardiment  à  l'ouest  et 
au  nord  jusqu'à  l'Océan,  où  le  phénomène  du  flux  et  du  reflux 
occupa  pour  la  première  fois  l'attention  des  Grecs.  Ons'enquit 
des  pays  qui  produisaient  l'ambre  et  l'étain  2,  et  on  chercha  à 
coordonner  scientifiquement  l'énorme  quantité  de  matériaux 
d'où  allait  sortir  une  nouvelle  conception  du  monde. 

Du  côté  de  la  mer,  Massalia  pourvut  à  la  sécurité  de  son 
négoce  en  établissant  sur  le  littoral  quantité  de  places  de  dé- 
fense. A  l'est,  elle  avait  pour  voisins  les  Ligyens,  une  peuplade 
belliqueuse,  apparentée  aux  Sicules  d'Italie,  et  qui,  à  ce  qu'il 
semble,  a  dû  subir  certaines  influences  gréco-phéniciennes  : 
du  moins,  cette  tribu  s'habitua  de  bonne  heure  à  hanter  la  mer 
aussi  bien  que  la  montagne  et  faisait  usage  d'armes  de  bronze. 
LesMassaliotes  continuèrent  de  ce  côtéjusqu'au  golfe  de  Gênes 
une  ligne  de  stations  fortifiées  adossées  au  pied  des  Alpes 
maritimes  :  ils  ensemencèrent  de  céréales  et  protégèrent  par 

')  Fondation  de  Massalia  (Aristot.,  ap.  Athen.,  p.  576.  Str.'^on,  p.  179- 
181.  Justin.,  XLIII,  3,  4-5. 

2)  Sur  le  commerce  de  l'étain,  voy.  Brueckxer,  Eist.  Reipubl.  Massil., 
p.  57  ;  sur  le  commerce  de  l'ambre,  Genthe,  Etrusk.  Tauschhandel,  p.  17. 


PROGRÈS    DE    LA    CIVILISATION    EN    OCCIDENT  567 

des  garnisons  permanentes  les  îles  adjacentes,  notamment  les 
Stœchades  [îles  d'Hyères]  ;  ils  conquirent  de  haute  lutte  sur 
les  Ligyens  une  partie  de  la  côte  formée  par  les  Alpes  et  y 
fondèrent  Olbia,  Antipolis  [Antibes],  Nicœa  [Nice]  et  Monœcos 
[Monaco].  Les  magnifiques  bois  de  construction  que  l'on  abat- 
tait sur  les  Alpes  de  Ligurie,  le  bétail  nourri  dans  les  pâtura- 
ges alpestres,  des  fourrures,  du  miel,  du  poisson,  constituaient 
pour  les  ports  qu'ils  avaient  sur  cette  côte  les  principaux  arti- 
cles d'exportation. 

Du  côté  opposé,  où  les  Ligyens  étaient  mêlés  d'Ibères,  ils 
s'avancèrent  de  l'embouchure  du  Rhône  dans  la  direction  des 
Pyrénées  et  fondèrent  en  chemin  Agcithe  [Agde] .  Au  point 
où  les  Pyrénées  font  saillie  dans  la  mer  se  trouvait  leur  prin- 
cipal établissement,  Emporiae,  assis  d'abord  sur  une  petite  île 
voisine  de  la  côte,  puis  transplanté  sur  le  continent,  à  l'endroit 
où  se  tenait  le  marché  des  affaires  avec  les  indigènes.  Les 
lieux  où  campaient,  les  uns  en  face  des  autres,  les  trafiquants 
des  deux  nations  devinrent  des  établissements  fixes  :  du  côté 
de  la  mer,  le  quartier  des  Grecs  ;  du  côté  de  l'intérieur,  celui 
des  Ibères.  Ce  rendez-vous  d'affaires  fut  protégé  par  un  rem- 
part qui  en  faisait  le  tour,  et  ainsi  se  forma  une  ville  double, 
composée  de  deux  populations  distinctes  qui,  séparées  l'une  de 
l'autre  par  un  mur  intermédiaire,  s'unissaient  pour  surveiller 
et  défendre  ensemble  contre  d'autres  tribus  plus  sauvages  la 
porte  commune  ouverte  du  côté  de  la  terre  *.  Ainsi,  jusque  dans 
leurs  colonies  lointaines,  les  Phocéens  restaient  toujours  sous 
les  armes,  et  les  Barbares  qui  habitaient  autour  de  Massalia 
appelaient  pour  cette  raison  les  marchands  étrangers  des 
Sigynes,  mot  qui,  chez  les  peuples  adonnés  à  l'industrie  du 
bronze,  notamment  chez  les  Cypriotes,  signifiait  «lance-.» 
L'ancien  établissement  rhodien  de  Rhode  [Rosas],  situé  entre 
Emporiae  et  les  Pyrénées,  passa  aux  mains  dos  Phocéens,  de 
la  même  manière  que  jadis  leurs  propres  colonies  du  Pont 
s'étaient  ralliées  à  Milet. 

C'était  un  commerce  important  que  celui  de  la  côte  orien- 

1)  Sur  les  deux  Emporise,  voy.  Strabon,  p.  159. 

2]  Styyvvai;  xaXéoufft  Atyue;  ot  avw  ÛTtàp  Maa■CTa>^ÎY)l;  oîxéovTS?  xouç  xaTivîXou;, 
KuTtptot  oï  xà  ôôpaxa  (Herod.,  V,  9). 


568  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE   l'aRCHIPEL 

taie  d'Espagne,  laquelle  fournissait  du  sel,  des  métaux  et  des 
matières  tinctoriales  K  Les  Phocéens  et  Massaliotes  s'y  firent 
leur  part,  mais  au  prix  de  luttes  perpétuelles  avecleurs  rivaux, 
les  Phéniciens  et  les  Carthaginois.  S'ils  ne  réussirent  pas,  là 
non  plus,  à  helléniser  une  bordure  continue  de  côtes,  ils  éle- 
vèrent pourtant  en  face  des  Baléares,  sur  une  hauteur  qui 
domine  au  loin  la  mer,  le  fort  d'Héméroscopion,  où  se  trou- 
vaient des  forges  et  des  pêcheries  productives  et  où  l'Artémis 
d'Ephèse  avait  un  sanctuaire  des  plus  courus^.  Ils  suivirent  les 
traces  des  Phéniciens  jusqu'au  détroit  de  Gibraltar,  dans  le 
voisinage  duquel  ils  bâtirent  la  ville  de  Maenake  3  ;  ils  dépas- 
sèrent même  les  colonnes  d'Héraclès  et  s'acclimatèrent  à  l'em- 
bouchure du  Bœtis  [Guadalquivir],  dans  la  région  exploitée 
jadis  par  les  TjTiens  qui  y  venaient  trafiquer  sur  leurs  «  vais- 
seaux de  Tarsis  »  et  y  amenaient  avec  eux  des  aventuriers  de 
toute  espèce.  C'était  la  terre  lointaine  par  excellence  :  au  hui- 
tième siècle,  le  prophète  Jonas  songeait  à  s'enfuir  de  devant 
la  face  du  Seigneur  sur  un  vaisseau  de  Tarsis,  tant  il  semblait 
que  cette  colonie  fût  au  bout  du  monde.  Les  Grecs  l'appelaient 
Tartessos  *.  Après  la  chute  de  la  puissance  tyrienne,  vers  le 
milieu  du  vn^  siècle,  les  Samiens  y  avaient  inauguré  avec  un 
succès  inattendu  le  commerce  grec.  Les  Phocéens  s'emparèrent 
à  leur  tour  de  ce  trafic  ;  ils  nouèrent  avec  les  princes  tartes- 
siens  des  relations  d'amitié  tellement  intimes  qu'Arganthonios 
fit  bâtir  à  ses  frais,  autour  de  Phocée,  un  rempart  destiné  à  la 
protéger  contre  les  attaques  des  rois  de  Médie  ». 

Ainsi,  les  Phocéens  ontjdéployé,  depuis  la  mer  Noire  jus- 


')    MUELLENHOFF,   Op.   Cit.,  p.  73.   121. 

2)  'H[jL£po(Txo7îîtov  (Strabon,  p.   159). 

3)  Strabon,  p.  156.  Le  Périple  qui  nous  est  parvenu  sous  le  nom  d'Avié- 
nus  a  été  éciil  pour  des  touristes  allant  à  Marseille  (Muellenhoff,  p.  201). 
Au  temps  où  il  fut  composé,  d'après  MuUenhofî  (p.  178),  il  n'y  avait  pas 
de  colonies  au  sud  des  Pyrénées.  Aussi,  ce  savant  nie  du  même  coup  et  la 
fondation  de  Rhode  par  les  Rhodiens,  attribuée  par  Strabon  et  autres  aux 
Massaliotes,  et  la  dérivation  de  Sagonte  venant  de  Zâxyvôoî.  Eudoxe  connaît 
'Ayâôri  (Steph.  Byz.,  s.  V.);  Scylax,  'Efxnoptai;  Éphore,  probablement  toute 
la  série  depuis  Maenake  jusqu'à  Rhodanusia. 

*)  Strabon,  p.  l-i8.  Sur  les  possessions  coloniales   des   Tyriens  dans  la 
région,  voy.  Movers,  Colonien^  p.  59t.  Muellenhoff,  op.  cit.,  p.  123  sqq. 
")  HeroÏ).,  I,  163. 


COLONISATION    GRECOUE   EN    AFRIQUE  569 

qu'au  rivage  de  l'Océan  Atlantique,  une  énergie  digne  d'admi- 
ration. Ils  ont  mis  en  relation  les  unes  avec  les  autres  les 
bouches  du  Nil,  du  Tibre,  du  Rhône  et  du  Bœtis.  En  prenant 
la  suite  des  affaires  des  Chalcidiens  dans  le  commerce  du  bronze, 
ils  ont  fini  par  pénétrer  jusqu'aux  sources  de  production  les 
plus  éloignées,  et  ce  sont  leurs  navires  qui  ont  semé  à  travers 
THellade  le  cuivre  de  Tartessos,  la  marque  la  plus  estimée  que 
ron  connût  dans  toute  la  Méditerranée. 


§   IV 

COLONISATION    GRECQUE    EN    AFRIQUE. 

La  côte  sud  de  la  Méditerranée  était  celle  qui  offrait  le  moins 
de  séductions,  car,  si  l'on  excepte  l'Egypte,  on  n'y  rencontrait 
point  d'embouchures  de  fleuves  qui  invitassent  les  marins 
grecs  à  aborder. 

Sans  doute,  au  cours  de  la  colonisation  poursuivie  par  les 
Phéniciens  sur  une  vaste  étendue  du  littoral  africain,  des 
groupes  de  nationalité  carienne  et  ionienne  s'étaient  aussi 
transportés  dans  ces  parages'.  On  retrouve  les  traces  de  leur 
présence  dans  le  culte  d'Iolaos,  héros  qu'une  fraction  de  la 
population  libyco-phénicienne  honorait  comme  son  ancêtre  et 
qui  fait  supposer  là  un  mélange  de  races  analogue  à  ce  qu'on  a 
vu  en  Sardaigne  ^  Un  indice  non  moins  significatif,  c'est  celui 
que  fournit  la  religion,  le  culte  des  dieux.  Les  cultes  de 
Poseidon  etd'Athèna  s'étaient  implantés,  dès  l'âge  préhistori- 
que, en  Libye,  surtout  près  de  la  petite  Syrte,  la  baie  la  mieux 
pourvue  d'eau  qu'il  y  ait  sur  toute  la  côte,  à  l'embouchure  du 
Triton.  C'est  la  raison  pour  laquelle  la  légende  des  Argonautes 
a  déjà  fait  entrer  dans  le  cercle  de  ses  pérégrinations  les  bords 
du  Triton.  On  cite  aussi  des  résidences  occupées  par  des  colons 


*)  Sur  les  rapports  entre  l'Hellade  et  la  Libye,  voy.  Movers,  op.  cit., 
p.  463,  Knoetel,  Der  Niger  der  Alten,  1866,  p.  33. 
^)  lolaos  en  Libye  (Movehs,  op.  cit.,  p.  505). 


570  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

de  la  Vieille-Ionie,  comme  Cybos  \  Maschala  entre  Utique  et 
Hippone  -,  Icosion  en  Mauritanie  \  Bref,  les  rapports  entre  la 
Grèce  et  la  Libye  sont  si  anciens  et  si  multiples  que  l'existence 
d'un  établissement  isolé,  d'une  seule  cité  coloniale,  ne  suffit 
pas  à  les  expliquer.  On  ne  comprend  même  Carthage,  sa  puis- 
sance et  sa  civilisation,  qu'en  tenant  compte  des  éléments 
grecs  qu'elle  avait  accueillis  dans  son  sein. 

S'il  y  avait  un  pays  qui,  par  sa  position  géographique,  fut 
appelé  à  continuer  ces  anciennes  relations  entre  la  Grèce  et  la 
Libye,  c'était  bien  la  Crète.  Les  pécheurs  de  pourpre  d'Itanos 
empêchèrent  qu'on  n'oubliât  dans  l'Archipel  les  fertiles  plaines 
du  littoral  de  la  Lybie.  Itanos  était  en  relation  avec  Théra 
[Santorin],  l'île  merveilleuse  que  forme  un  volcan  sorti  du 
sein  de  la  mer.  Sur  les  flancs  escarpés  de  ce  volcan  habitait  une 
population  industrieuse  qui  se  livrait,  de  temps  immémorial, 
à  la  teinture  en  pourpre  et  couleurs  variées*,  et  en  même 
temps  à  la  navigation,  ce  qui  ne  pouvait  manquer,  vu  la  nature 
du  pays.  En  effet,  le  cratère  effondré  forme,  avec  ses  parois 
en  ruines,  un  port  incomparable.  L'histoire  de  cette  île  reçut 
une  impulsion  nouvelle  et  prit  une  grande  allure  à  l'arrivée  des 
familles  qui  désertaient  le  Taygèle  '\  Ces  émigrés  étaient  des 
égides,  c'est-à-dire,  des  familles  cadméennes  qui  retournaient 
en  Orient  d'où  elles  étaient  venues.  Ils  voyageaient  de  çà  de  là 
en  qualité  de  prêtres  d'Apollon  Carnéen,  dont  ils  propageaient 
le  culte  partout  où  ils  abordaient.  On  plaçait  d'ordinaire  l'arri- 
vée de  ce  groupe  minyo-laconien  à  Théra  une  génération  avant 
la  fondation  des  villes  d'Ionie.  L'île,  vouée  jusque-là  à  l'indus- 
trie de  la  teinture^  reçut  ainsi  une  population  belliqueuse  et 
d'humeur  entreprenante  :  son  sol  exigu,  couvert  de  galets  de 
pierre  ponce,  ne  suffit  pas  longtemps  à  cette  multitude  crois- 
sante ;  aussiaccueillit-onavecjoielesinformationsqui  parlaient 
des  rivages  heureux  de  la  Libye. 


')  Hecat.  ap.  Steph.  Byz.,  s.  v. 

2)  DiODOR.,  XX,  57.  MovERS,  op.  cit.,  p.  22.  Cf.  Chalke  {ibid.,  p. 518). 

3)  Ptolem.,  IV,  2,  6.  Pompon.  Mel.,  I,  2.  Plin.,  IV,  2. 

*)  Bluema'er,    Gewerbliche    Thœtigheit,   p.    96.    Bursian,   Geogr.    von 
Griechenland,  II,  p.  525. 
^)  Voy.  ci-dessus,  p.  209. 


COLONISATION    GRECQUE    EN    AFRIQUE  571 

Les  Minyens,  partis  de  Théra,  commencèrent  de  nouvelles 
expéditions  des  Argonautes,  et  le  rejeton  d'une  de  leurs  plus 
nobles  familles,  l'Euphémide  Battos,  réussit  à  fonder  sur  la 
côte  de  Libye  une  souveraineté  qui  devait  singulièrement 
éclipser  sa  métropole  insulaire.  Là  aussi,  on  commença,  sui- 
vant la  méthode  des  Phéniciens,  par  occuper  une  île  qui  se 
trouve  à  proximité  de  la  côte,  au  milieu  d'un  golfe  bien  abrité, 
le  golfe  actuel  de  Bomba.  Cette  île,  appelée  Platéia,  et  le 
rivage  voisin  ont  été  le  premier  théâtre  sur  lequel  s'est 
déployée  l'activité  hellénique  en  Libye.  Mais,  sur  ce  terrain, 
on  n'aboutit  qu'à  des  résultats  médiocres.  La  mer  y  était 
bonne  et  la  passe  commode  ;  mais,  l'île  était  petite  et  le 
rivage  marécageux.  Il  fallut,  par  conséquent,  abandonner  le 
golfe  et  aller  par  terre  plus  loin  dans  la  direction  de  l'ouest. 
On  découvrit  de  ce  côté,  non  plus  une  oasis  isolée,  mais  un 
vaste  territoire  oii  l'on  pouvait  asseoir  une  ville,  et  une  ville 
capable  de  dominer  la  région.  L'emplacement  était,  il  est  vrai, 
assez  étrangement  situé,  surtout  pour  des  insulaires  ;  on  se 
trouvait  à  plusieurs  milles  de  la  mer,  et  la  côte  était  dépourvue 
de  port  naturel.  Sauf  cet  inconvénient,  on  avait  tout  à  souhait  : 
au. lieu  du  sol  resserré  et  pierreux  de  la  mère-patrie,  c'étaient 
des  terres  à  blé  des  plus  fertiles,  de  larges  plaines  d'un  niveau 
élevé,  baignées  d'un  air  pur  et  sillonnées  de  sources  vives,  une 
côte  boisée,  exceptionnellement  disposée  pour  fournir  aux 
Hellènes  tous  les  produits  naturels  qui  étaient  pour  eux  de 
première  nécessité.  A  l'arrière-plan  s'étendait  le  désert,  un 
monde  mystérieux  et  inintelligible  pour  les  Grecs,  d'où,  sor- 
taient, —  avec  des  chevaux,  des  chameaux,  des  esclaves  noirs, 
des  singes,  des  perroquets  et  autres  animaux  surprenants,  avec 
des  dattes  et  des  fruits  rares,  —  les  tribus  libyques,  peuplades 
de  naturel  pacifique  et  débonnaire ,  qui  venaient  sur  la  plage 
toutes  prêtes  à  entamer  des  relations  commerciales  avec  les 
nouveaux  venus. 

Une  source  abondante  qui  jaillit  à  quelque  distance  de  la 
côte  fut  tout  naturellement  le  rendez-vous  des  hommes  bruns 
du  désert  et  des  marins.  On  s'habitua  à  y  tenir  des  entrevues 
régulières.  Le  bazar  devint  un  marché  permanent,  le  marché, 
une  ville  qui  se  déploya,  large  et  majestueuse,  sur  deux  marne- 


572  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

Ions  rocheux  que  le  plateau  du  désert  projette  du  côté  de  la 
mer  '.  On  l'appela  Cyrène,  du  nom  de  la  source  qui  avait 
provoqué  la  fondation  de  la  colonie.  Entre  les  deux  mamelons 
s'inclinait  en  pente  douce  la  grande  route  commerciale  qui 
passait  devant  la  source  et  conduisait  les  caravanes  à  la  mer. 
Lors  du  premier  établissement,  on  s'était  surtout  préoccupé 
de  l'élève  du  bétail;  mais,  en  y  regardant  de  plus  près,  com- 
bien d'autres  ressources  s'offrirent  à  l'industrie  des  colons! 
De  tous  les  produits  du  pays,  le  plus  important  était  le 
silphion,  une  tige  dont  le  suc  constituait  une  épice  en  même 
temps  qu'une  drogue  médicinale  très  recherchée  dans  tout  le 
monde  grec,  et  qui  poussait  là  à  l'état  sauvage  -.  Une  fois 
séché  et  pétri,  le  précieux  suc  était  empaqueté  dans  des  sacs, 
et  nous  voyons,  sur  les  vases  peints,  les  rois  de  Cyrène  sur- 
veiller en  personne  le  pesage,  la  vente  et  l'emballage  de  la 
denrée  qui  rapportait  à  la  couronne  des  revenus  considérables. 
Pendant  longtemps,  il  n'y  eut,  pour  former  le  noyau  de  la 
colonie  grecque  au  milieu  des  Libyens,  qu'un  tout  petit  groupe 
de  Thérsens  qui  cherchèrent  à  grossir  leurs  rangs  en  s'assi- 
milant  les  indigènes.  On  peut  se  faire  une  idée  de  ce  qui 
pénétra  d'éléments  libyens  dans  la  colonie  rien  que  par  le 
nom  dynastique  de  Battos,qui  était  lui-même  un  titre  royal  en 
usage  chez  les  Libyens.  A  l'avènement  du  troisième  roi  de 
la  dynastie  des  Euphémides,  vers  576  (01.  li),  la  colonie  se 
mit  de  nouveau  en  rapport  avec  Toracle  de  Delphes,  parce 
qu'elle  se  voyait  en  danger  de  perdre  complètement,  à  la 
longue,  son  caractère  de  cité  hellénique.  La  Pythie  fit  appel, 

*)  D'après  Solin  (p.  140,  11,  éd.  Mommsen),  Cyrène  a  été  fondée  S86ans 
après  la  prise  de  Troie,  c'est-à-dire  en  598  avant  J.-C.  (01.  XLV,  3).  Théo- 
phrasteet  Pline  donnent  la  date  de  611  (01.  XLII,  2)  ;  Eusèbe  croit  Cyrène 
fondée  en  631  (01.  XXXVII,  2)  avec  la  participation  d'un  certain  Chionis  (?) 
qui  a  été  vainqueur  aux  jeux  de  01.  XXVIII,  XXIX  et  XXX.  En  consé- 
quence, Deimling  {Leleger,  p  139)  place  la  fondation  de  l'établissement  de 
Platéia  en  639,  celle  d'Aziris  en  637,  et  celle  de  Cyrène  en  631.  A.  Schiefer 
(ap.  Rhein.  Mus.,  XX,  p.  293)  arrive,  par  des  calculs  plus  exacts,  à  fixer 
la  date  de  la  fondation  de  Cyrène  en  624/3  avant  J.-C.  Sur  le  site  et  la  con- 
figuration des  lieux,  voy.  Smith  et  Porcher,  Cyrène,  et  les  Gœtt.  gelehrte 
Anzeigen,  1866,  p.  251. 

2)  Le  silphion,  disparu  de  l'Afrique,  a  été  récemment  découvert  dans  une 
plante  ombellifère  du  Kaschmir  septentrional  (FRiEDL.EiNDER,  Wien.  Nvm. 
Zeitschrift,  III  [1872],  p.  430). 


COLONISATION    GRECQUE  EN    AFRIQUE  573 

dans  les  termes  les  plus  pressants,  à  tous  ceux  qui  voudraient 
prendre  part  à  la  colonisation  cyrénéenne,  et  il  vint  beaucoup 
de  monde  de  la  Crète,  des  îles  et  du  Péloponnèse.  On  divisa 
en  lots  une  quantité  de  terrains  nouveaux  :  les  Libyens  furent 
refoulés  en  arrière  ;  l'endroit  où  accostaient  les  navires 
devint  le  port  et  la  ville  d'Apollonie  ;  le  territoire  de  la  ville 
elle-même  fut  considérablement  agrandi  et  rattaché  avec  les 
régions  d'alentour.  Une  ville  comme  Gyrène  ne  pouvait  pros- 
pérer qu'à  condition  d'être  le  centre  d'un  réseau  de  communi- 
cations faciles.  Les  gorges  qui  séparaient  les  talus  des 
montagnes  étaient  des  voies  toutes  tracées  par  la  nature.  On 
entailla  le  roc,  là  où  il  faisait  obstacle  ;{là  où  il  se  dérobait,  on 
eut  recours  à  des  murs  de  soutènement.  Des  aqueducs  recueil- 
lirent les  filets  d'eau  qui  s'épanchent  dans  les  gorges  ;  ils 
suivaient  la  route,  tantôt  à  ciel  ouvert,  tantôt  en  conduites 
fermées.  A  certains  endroits  où  Ton  trouvait  plus  d'espace,  on 
creusa  dans  le  roc  des  cavités  qui  étaient  toujours  remplies 
d'eau;  c'étaient  des  abreuvoirs  pour  les  animaux,  car  les 
Gyrénéens  étaient  grands  amateurs  de  chevaux.  Plus  bas,  la 
même  eau  arrosait  les  jardins  qui  s'étendaient  au  pied  des 
terrasses  de  la  ville. 

Gyrène  fut,  comme  Massalia,  le  point  de  départ  de  tout  un 
groupe  de  colonies,  le  centre  d'une  petite  Grèce  :  les  villes  de 
Barca  et  d'Hespéride  étaient  ses  filles.  Il  se  forma  autour 
d'elle  une  nation,  adonnée  à  l'agriculture,  qui  gagna  du 
terrain  et  réussit  à  imprégner  de  civilisation  hellénique  tout 
un  morceau  du  continent  africain. 

Telle  fut  l'ère  nouvelle  qui  commença  pour  Gyrène  avec 
le  règne  de  son  troisième  roi,  Battos  II,  connu  et  vanté 
dans  toute  THellade  sous  le  nom  de  Battos  «  l'Heureux,  »  à 
cause  du  merveilleux  épanouissement  de  la  prospérité  de  son 
empire  i.  Les  Libyens,  refoulés  dans  le  désert,  appelèrent  à 
leur  secours  le  roi  d'Egypte,  Apriès.  Une  armée  innombrable 
marcha  sur  Gyrène,  en  570  (01.  lu,  3),  et  fut  complètement 
anéantie  par  Battos  qui  était  allé  à  sa  rencontre  jusqu'à  Irasa, 
près  de  la  source  de  Theste.   Pour  le  coup,  les  Battiades 

')  Herod.,  IV,  159.  ScHOL.  PiND.,  Pyth.,  IV,  342. 


574  LES    HELLÈNES  EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

passaient  au  rang  de  grande  puissance  hellénique  :  le  succes- 
seur d'Apriès,  Amasis,  se  hâta  de  conclure  avec  Cyrène  un 
traité  de  paix  et  d'amitié,  et  prit  pour  femme  une  Cyré- 
néenne. 


§  V 


COUP-D  ŒIL    RÉTROSPECTIF    SUR    LA    COLONISATION    GRECQUE. 

L'histoire  est  obligée  de  suivre  la  tradition,  et  celle-ci  ne 
garde  de  la  vie  des  peuples  que  les  événements  marquants  ; 
elle  n'a  point  de  mémoire  pour  le  progrès  insensible  qui 
prépare  l'avenir.  Voilà  pourquoi,  çà  et  là,  quelques  dates  de 
batailles  se  détachent  en  pleine  lumière  sous  un  rayon  de 
gloire,  tandis  que  le  travail  silencieux  et  invisible  d'un  peuple, 
l'œuvre  à  laquelle  il  dépense,  durant  bien  des  générations,  le 
meilleur  de  ses  forces  reste  dans  l'ombre. 

C'est  ainsi  que  l'activité  déployée  par  les  Hellènes  dans 
leurs  colonies  se  dérobe  au  regard  de  l'historien  qui  voudrait 
la  suivre  pas  à  pas  avec  une  attention  et  une  curiosité  particu- 
lière. En  effet,  ce  que  nous  transmet  la  tradition  consiste 
simplement  en  quelques  souvenirs  isolés  et  sommaires,  ayant 
trait  à  la  fondation  de  grandes  villes.  Mais,  ces  fondations 
elles-mêmes  ne  sont  nulle  part  le  commencement,  elles  sont, 
au  contraire,  le  résultat  final  d'efforts  dans  lesquels  le  peuple 
grec  a  déployé  une  énergie  prodigieuse  et  qui  devraient  être 
son  plus  beau  titre  de  gloire. 

D'abord,  les  Grecs  ont  trouvé  place  à  bord  des  vaisseaux 
phéniciens  avant  d'être  en  état  de  s'établir  et  de  s'étendre 
par  eux-mêmes  à  côté  des  Phéniciens.  Puis,  les  villes  commer- 
çantes de  l'Hellade,  suivant  les  itinéraires  phéniciens,  ont  mis 
des  siècles  à  explorer,  en  agrandissant  toujours  le  champ  de 
leurs  recherches,  la  mer  et  les  côtes,  à  s'enquérir  des  différents 
produits  de  la  terre  et  des  eaux,  à  découvrir  les  places  les  plus 
favorables  au  commerce,  à  gagner  par  des  moyens  habiles  ou 
à  maîtriser  par  la  force  les  peuplades  barbares,  à  choisir  de 


coup-d'œil  rétrospectif  sur  la  colonisation  grecque    57S 

bons  campements  et  à  les  protéger:  ce  n'est  qu'après  tous  ces 
préparatifs  qu'on  pouvait  songer  à  fonder  une  colonie.  Mais, 
avec  le  temps,  la  liste  des  cités  coloniales  s'est  allongée,  pour 
ainsi  dire,  à  perte  de  vue;  tous  les  peuples  de  la  Méditerranée 
ont,  par  leur  entremise,  participé  plus  ou  moins  aux  bienfaits 
de  la  civilisation  grecque,  et  le  cercle  étroit  qui  enfermait  dans 
son  horizon  la  patrie  hellénique,  —  c'est-à-dire,  l'Archipel 
avec  ses  îles  et  ses  côtes^  cette  partie  minuscule  de  la  grande 
Méditerranée,  —  est  devenu,  grâce  à  l'énergie  intellectuelle  de 
ses  habitants,  le  siège  d'une  domination  embrassant  toutes  les 
eaux  méditerranéennes  ,  depuis  la  mer  d'Azof  jusqu'aux 
bouches  du  Rhône. 

Les  Grecs  unissaient,  |^à  un  degré  qu'on  ne  rencontre  chez 
aucun  autre  peuple,  un  désir  insatiable  de  pénétrer  dans  les 
régions  lointaines  avec  le  patriotisme  le  plus  fidèle.  Ils  empor- 
taient partout  leur  patrie  avec  eux.  Le  feu  allumé  au  foyer  de 
la  cité,  les  images  des  dieux  de  leur  race,  les  prêtres  et  les 
devins  issus  des  anciennes  familles,  accompagnaient  les 
citoyens  en  route  pour  l'étranger.  Les  divinités  protectrices 
de  la  métropole  étaient  invitées  à  prendre  part  au  nouvel 
établissement,  où  l'on  aimait  à  tout  reproduire,  citadelle, 
temples,  places  et  rues,  sur  le  modèle  de  la  ville  natale. 
D'après  les  idées  des  Grecs,  ce  qui  constituait  la  cité,  ce  n'était 
pas  le  sol  et  les  constructions^qu'il  portait,  mais  les  citoyens. 
Par  conséquent,  là  où  habitaient  des  Milésiens,  il  y  avait  une 
Milet.  C'est  pour  cela  qu'on  transportait  volontiers  à  la  colonie 
le  nom  de  lamétropole,  ouïe  nom  de  quelque  bourgade  appar- 
tenant au  territoire  de  la  métropole  qui  avait  fourni  un 
contingent  notable  de  colons. 

Toutes  les  tribus  de  la  nation  grecque  ont  pris  part  à  la 
grande  œuvre  de  la  colonisation  :  mais  ce  sont  surtout  les 
Ioniens,  vrais  nomades  et  coureurs  d'aventures,  qui,  des  deux 
centres  de  leurs  expéditions,  Chalcis  et  Milet,  ont  pratiqué  la 
colonisation  en  grand.  Le  talent  naturel  qu'ils  avaient  de  se 
tirer  partout  d'affaire  et  de  se  trouver  partout  chez  eux,  ils 
en  ont  fait  un  art  où  ils  étaientpassés  maîtres  et  qui  leur  a  valu 
des  succès  extraordinaires.  Même  dans  les  colonies  dirigées 
par  des  familles  achéennes  etdoriennes,c'étaient  eux  qui  gêné- 


576  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

ralemcnt  formaient  le  fond  de  la  population.  C'est  même  ce 
qui  explique  les  ressemblances  visibles  que  l'on  constate,  pour 
ce  qui  est  de  Forganisation  politique  et  des  coutumes,  entre 
les  colonies  achéennes,  doriennes  et  ioniennes.  Ces  noms, 
en  effet,  indiquent  seulement  l'origine  des  familles  diri- 
geantes, mais  non  pas  celle  de  la  masse  des  colons.  Du  reste, 
la  réunion  de  tribus  différentes  dans  une  même  fondation 
contribuait  essentiellement  à  faire  prospérer  celle-ci  :  l'his- 
toire de  Sybaris  et  de  Crotone,  celle  de  Sp'acuse  et  d'Agri- 
gente,  montre  à  quels  résultats  on  pouvait  arriver  quand 
l'esprit  chevaleresque  des  Achéens  et  l'énergie  dorienne  s'as- 
sociaient avecle  caractère  mobile  d'une  population  ionienne.  Il 
faut  dire  aussi  que  le  sol  des  colonies  était  exceptionnellement 
favorable  au  développement  du  génie  ionien,  et  l'on  ne  doit 
pas  s'étonner,  par  conséquent,  si  c'est  celui-ci  qui,  dans  la 
plupart  des  cas,  a  fait  le  tempérament  de  la  cité. 

Les  colonies  ont  été  le  salut  de  la  Grèce  surpeuplée.  Avec 
la  fécondité  extraordinaire  dont  la  race  grecque  a  fait  preuve 
du  VIII«  au  vi'  siècle,  les  Etats  se  seraient  trouvés  pour  ainsi 
dire  étouffés  par  une  pléthore  d'hommes  ou  se  seraient  abîmés 
dans  les  discordes  intestines,  si  la  colonisation  n'avait  fourni 
un  exutoire  à  cet  excès  de  force  vitale  qui,  ainsi  dépensée, 
devenait  des  plus  utiles,  car  la  métropole  y  gagnait  un  surcroît 
de  puissance  et  de  nouvelles  relations  commerciales.  Aussi, 
les  colonies  ont-elles  été  plus  d'une  fois  employées  comme 
médecine  politique  et  ordonnées  par  l'oracle  de  Delphes,  à  la 
façon  d'une  saignée  destinée  à  calmer  une  excitation  fiévreuse*. 

Les  Hellènes  n'ont  pu  s'étendre  ainsi  sur  les  côtes  de  la 
Méditerranée  qu'en  luttant  contre  les  Barbares,  et  d'abord, 
contre  les  Phéniciens.  En  effet,  qu'on  opère  en  grand  ou  en 
petit,  c'est-à-dire,  qu'il  s'agisse  de  nations  entières  ou  de  cités 
considérées  isolément  (comme  Chalcis  et  Corinthe,  Corinthe 
et  Corcyre),  voici  comment  les  choses  se  passent  d'ordinaire  : 
l'une  enseigne  à  l'autre  l'art  nautique  ;  celle-ci,  une  fois  qu'elle 
le  sait,  se  détache  de  la  première,  afin  d'essayer  de  suite  une 
force  dontellepeut  maintenant  disposer  àson  gré,  etelie  l'essaie 

1)  Voy.  ci-dessus,  p.  251.  329.  345. 


coup-d'œil  rétrospectif  sur  la  colomsatiox  grecque    577 

sur  celle-là  même  qui  la  lui  a  communiquée.  C'est  ainsi  que  la 
colonisation  grecque  a  refoulé  les  Phéniciens  toujours  plus  loin 
du  côté  de  l'Occident  :  dans  le  bassin  de  la  mer  occidentale,  la 
lutte  s'est  continuée  sans  interruption  et  a  fini  par  passer  des 
Grecs  aux  Romains.  Même  ailleurs,  dans  les  eaux  que  les  Phé- 
niciens avaient  délaisséesdebonne  heure,  comme  dans  le  Pont, 
notamment  parmi  les  peuplades  de  la  Tauride  et  du  Caucase, 
ce  n'est  pas  sans  coup  férir  que  les  Hellènes  ont  pu  arrivsr  à 
une  installation  définitive. 

Qui  pourrait  dire  combien  de  bandes  aventureuses  ont  lutté 
là  sans  succès  et  ont  péri  sans  léguer  leurs  noms  à  l'histoire  ! 
Dans  de  pareilles  conditions,  en  effet,  tout  résultat  durable 
s'achetait  au  prix  de  beaucoup  de  sang.  Tout  au  plus  a-t-on 
conservé  çà  et  là  le  souvenir  des  pérégrinations  de  bandes 
errantes  qui,  ne  pouvant  prendre  pied  nulle  part,  avaient  fini 
par  renoncer  à  la  vie  civilisée  et  se  faire  pirates,  comme  les 
Phocéens  de  Cyrnos  *  et  les  Samiens  qui  occupèrent  Hydrea 
et  Cydonia  '. 

En  général,  cependant,  il  n'y  a  que  la  paix  qui  fasse  les 
affaires  des  peuples  commerçants  ;  c'est  pourquoi  les  Grecs 
ioniens  cherchèrent  à  se  mettre  le  plus  tôt  possible  avec  les 
Barbares  sur  le  pied  de  paix.  Ils  ne  venaient  pas  en  conqué- 
rants ;  ils  ne  voulaient  pas  expulser  les  indigènes,  d'autant 
plus  qu'ils  étaient  partout  une  poignée  d'hommes  en  face  de 
masses  énormes.  Aussi  durent-ils  s'ingénier  pour  se  concilier 
ces  peuples,  faire  preuve  de  bonne  volonté  et  saisir  l'occasion 
de  se  rendre  utiles  ;  ils  ne  dédaignèrent  même  pas  de  contrac- 
ter avec  eux  les  alliances  les  plus  intimes.  Les  Ioniens  ne 
tenaient  pas  à  conserver  leur  sang  pur  de  tout  mélange  :  ils 
prirent  des  femmes  là  où  ils  se  fixèrent,  parmi  les  Celtes,  les 
Scythes  et  les  Libyens. 

Les  Massaliotes  signalaient,  comme  ayant  marqué  le  début 
de  leur  fortune  en  Gaule,  un  banquet  où  un  roi  du  pays  avait 
rassemblé  les  prétendants  à  la  main  de  sa  fille.  Ils  étaient  là, 
attendant  le  moment  où  la  jeune  fille  donnerait  à  l'un  d'entre 


Herod.,  I,  166. 
Herod.,  III.  59. 

37 


578  LES    HKLLÈNES    EN    DEHORS    DE    l' ARCHIPEL 

eux,  en  lui  versant  le  vin,  un  gage  de  sa  préférence.  Mais  voici 
qu'elle  offre  la  coupe  à  Euxénos  de  Phocée,  qui  assistait  au 
festin  en  qualité  d'hôte  \  Elle  devient  son  épouse  et  prend, 
comme  telle,  un  nom  hellénique.  Ainsi,  la  tradition  représente, 
non  sans  raison,  l'acquisition  d'un  domaine  colonial  sous  la 
forme  d'un  mariage  entre  le  colon  et  la  fille  d'un  prince  indi- 
gène ;  tandis  que,  dans  d'autres  légendes,  ce  sont  les  dieux  et 
les  héros  qui  représentent  les  étrangers  placés  sous  leur  pro- 
tection. Héraclès,  par  exemple,  traverse  les  contrées  du  Pont  et 
trouve  dans  une  antique  forêt  une  femme  aux  pieds  de  forme 
serpentine  qui,  d'après  la  symbolique  grecque,  représente  le 
peuple  des  autochthones.  De  son  union  avec  cette  femme  naît 
Scythes,  c'est-à-dire,  le  peuple  des  Scythes  ^.  Cette  légende 
n'est  fausse  que  si  on  l'étend  au  peuple  scythe  tout  entier  :  en 
réalité,  elle  s'applique  exclusivement  aux  Scythes  issus  d'al- 
liances entre  Grecs  et  indigènes. 

Il  se  forma  de  cette  façon,  dans  tous  les  pays  barbares  où 
les  Grecs  prirent  pied,  une  race  bâtarde,  une  population  adroite, 
affairée,  qui  joua  un  rôle  important  dans  les  relations  ulté- 
rieures. C'étaient  les  intermédiaires  naturels,  les  truchements 
et  les  agents  des  maisons  de  commerce  grecques  :  à  mesure  que 
leur  nombre  s'accrut,  ils  répandirent  dans  le  peuple  auquel  ils 
étaient  mêlés  les  mœurs  et  la  langue  de  la  Grèce.  Haïs  et 
molestés  par  leurs  compatriotes  qui  habitaient  plus  avant  dans 
les  terres  et  restaient  attachés  aux  vieux  usages,  ils  se  trou- 
vaient poussés  par  leur  propre  intérêt  à  faire  cause  commune 
avec  les  Hellènes.  C'est  ainsi  que  les  Emporites  d'Ibérie  s 
cherchèrent  un  refuge  auprès  des  Grecs  qui  désormais,  en  pays 
étranger,  bâtirent  leurs  remparts  non  seulement  pour  eux- 
mêmes,  mais  encore  pour  les  indigènes  hellénisés.  Les  Celtes 
riverains  du  Rhône  se  montrèrent  particulièrement  accessibles 
à  l'influence  de  la  civilisation  grecque,  et  on  sait  combien 
cette  influence  a  été  durable  et  persistante  chez  eux  *. 

')  Voy.  ci-dessus,  p.  566.  L'anecdote  est  dans- Aristt.  ap.  Athen.,  p.  576. 
Plut.,  Solon,  2. 

2)  Herod.,  IV,  9. 

2)  Voy.  ci-dessus,  p.  567. 

'*)  Massalia  —  çiXéX>,-/]vaç  xarso-xeua^e  roù;  raXâtaç,  wçt£  xa'l  xa.  (TU[j,ê6)vata 
D.VovtCTTi  ypâcpsiv  (Strab.,  p,  181). 


coup-d'(Eil  rétrospectif  sur  la  colonisation  grecque    379 

C'est  ainsi  que  se  forma  en  Egypte  la  classe  bilingue  des 
interprètes  '  :  ainsi  se  développa  sur  le  rivage  de  la  mer  de 
Libye,  notamment  à  Barca,  un  peuple  gréco-libyque.  On  vit 
même,  dans  ce  pays,  des  tribus  fixées  à  l'intérieur  du  continen 
comme  les  Kabales  et  les  Asbytes",  prendre  les  mœurs  des 
Cyrénéeiis.  Ainsi,  enfin,  naquit  le  grand  peuple  des  Helléno- 
scythes  représente,  aux  yeux  des  anciens,  par  cet  Anacharsis 
qui  mourut,  dit-on,  dans  sa  patrie,  martyr  de  ses  tendances 
de  philhellène. 

Naturellement,  suivant  que  les  circonstances  étaient  favora- 
bles ou  contraires,  l'hellénisation  aboutit  à  des  résultats  bien 
différents.  Il  y  eut  des  Hellènes  qui,  expulsés  de  leurs  stations 
maritimes  et  refoulés  dans  l'intérieur  des  terres,  s'établirent 
au  milieu  des  Barbares  et  retournèrent  par  degrés  à  la  barbarie. 
Tels  étaient  ces  Gelons,  dont  parle  Hérodote,  qui  habitaient 
au  milieu  des  Boudinés,  dans  l'intérieur  de  la  Russie.  Ils  étaient 
organisés  en  cité,  avec  temples,  statues  et  autels  à  la  mode 
hellénique  ;  mais  tout  cela,  comme  aussi  les  remparts  de  leur 
ville,  était  en  bois.  Ils  célébraient  en  l'honneur  de  Dionysos 
des  fêtes  grecques,  mais  leur  langue  avait  déjà  dégénéré  en 
un  patois  moitié  grec,  moitié  scythe  K 

L'époque  féconde  et  mémorable  qui  s'ouvre  avec  les  établis- 
sements ioniens  sur  les  côtes  barbares  est  symbolisée  par  des 
fils  de  héros  qui,  partout  où  ils  apparaissent,  abolissent  les 
rites  des  sacrifices  barbares,  fondent  des  cultes  plus  humains, 
apportent  des  mœurs  plus  douces  et  des  habitudes  plus  gaies. 
C'est  ainsi  que  Euthymos  vient  à  Témésa,  Oreste  en  Tauride, 
Euxénos  à  Massaha,  les  Anténorides  à  Cyrène  °.  La  transfor- 
mation survenue  dans  tout  le  genre  de  vie  se  révélait  surtout 
par  l'aspect  du  sol.  Les  marécages  furent  desséchés,  les  terri- 
toires arpentés  et  répartis  en  assolements  réguliers,  les  em- 
bouchures des  fleuves  changées  en  ports  :  on  traça  des  routes, 
on  aplanit  les  hauteurs  pour  y  édifier  les  temples  des  dieux  et 

1)  'Ep[j.r|V£îî  en  Egypte  (Lepsius,  Chronologie,  p.  247). 

2)  Asbytes  et  iCabales  [ou,  d'après  Stein,  Bakales]  (Herod.,  IV,  170  sqq.) 
^)  Voy.  ci-dessus,  p.  518. 

♦)  Herod.,  IV,  108. 

5)  PiNDAR..  Pyth,,  V,  86. 


o80  LUS    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    l'aRCHIPEL 

des  maisons  pour  les  habitants  ;  on  eut  ainsi  l'occasion  d'ap- 
}»rendre  et  d'appliquer  les  règles  de  l'art  hellénique  en  ce  qui 
concerne  la  fondation  des  cités.  La  Sardaigne  était  un  désert 
jusqu'à  l'arrivée  d'Iolaos  \  qui,  aidé  de  ses  compagnons,  fit  de 
ces  régions  incultes  le  plus  fertile  des  terrains.  Ces  plages 
cultivées  portaient  le  nom  d'Iolaïa,  et  c'est  leur  fécondité  qui 
poussa  les  Carthaginois  à  faire  la  conquête  de  l'ile. 

Tout  se  transforma  ainsi,  tout  se  renouvela  aux  mains  des 
Grecs.  On  avait  soin  de  ne  pas  donner  aux  villes  des  propor- 
tions trop  vastes  ;  on  ne  dépassait  guère,  en  ce  qui  concerne 
le  pourtour  des  murailles",  quarante  à  cinquante  stades.  Si 
l'enceinte  venait  à  ne  plus  suffire  à  la  population,  une  partie 
de  celle-ci  s'en  allait,  comme  un  essaim  d'abeilles,  fonder  ail- 
leurs une  ville  nouvelle.  C'est  ainsi  que  le  golfe  de  Naples, 
que  la  Crimée  se  remplirent  de  républiques  grecques  réparties 
en  groupes  qui,  par  leur  cohésion  même,  firent  pénétrer  plus 
avant  et  plus  profondément  dans  le  pays  leur  influence  intel- 
lectuelle. 

On  ne  s'y  prenait  pas  partout  comme  en  pays  tout  à  fait  bar- 
bare. Les  choses  se  passaient  autrement  dans  les  contrées  qui, 
avant  cette  colonisation  par  cités  établies  en  bloc,  avaient  déjà 
reçu  des  émigrants  de  race  grecque.  On  s'aperçoit  que,  dès  le 
temps  de  la  domination  maritime  des  Phéniciens,  les  Grecs^ 
s'expatriant  par  bandes  isolées,  se  sont  répandus  fort  loin.  Les 
Phéniciens  ont  inauguré  ce  mélange  de  races  qui  rend  si  dif- 
ficile à  élucider  l'ethnographie  de  la  Méditerranée  ;  ils  ont 
transplanté  violemment  d'un^  rivage  à  l'autre  des  tribus  qu'ils 
avaient  subjuguées  ;  ils  ont  entraîné  avec  eux  des  Cariens  et 
des  habitants  de  l'Ionie  primitive,  ce  que  la  légende  exprime 
en  disant  que  l'Héraclès  tyricn  a  mené  dans  les  pays  d'Occi- 
dent des  hommes  de  toute  race.  Les  villes  fondées  par  les 
commerçants  grecs  trouvèrent  donc,  jusque  dans  la  population 
des  pays  barbares,  des  affinités  antérieures  sur  lesquelles  elles 
purent  s'appuyer. 

')  Postquam  in  Hisjjania  Hercules ..  Anter  Ht,  exercitus  ejus,  composituS 
ex  variis  gentibiis...  dilabitur  [Sallvst.,  Jugurth.,  18).  iioUoO  7i)-r,9ouç 
àvôpwTiwv  £x  uav-rb;  à'Ovo-j?  a'j<7TpxTeyovTo;  (DlOD.,  IV,  19).  Cf.  Justjn,  XLIV, 
i.  MovERS,  Colon,  der  Phœnisier,  p.  113,  et  ci-dessus,  p.  563. 


COIP-d'œIL  rétrospectif  sir  la  COLO.MSATIOX  GRECglE     581 

C'était  bien  autre  chose  encore  dans  les  contrées  qui  avaient 
possédé,  dès  l'origine,  un  fonds  de  population  apparenté  à  la 
race  grecque  et  qui,  avant  la  fondation  des  nouvelles  cités, 
avaient  accueilli  déjà  des  masses  considérables  de  colons  venus 
de  Grèce.  Tel  était  le  cas  de  l'Italie  du  sud  et  de  la  Sicile.  Là, 
les  Sicules,  qui  étaient  parents  des  Pélasges,  avaient  été  pré- 
parés à  la  civilisation  hellénique  par  des  courants  d'émigration 
partis  de  la  Crète  et  d'Asie-Mineure,  de  telle  sorteque,  avec  les 
établissements  fondésparlesloniens,  les  AchéensetlesDoriens. 
il  put  se  former  une  nationalité  grecque,  neuve  sans  doute  et 
marquée  d'un  caractère  spécial,  mais  marchant  de  pair  avec 
celle  de  la  mère-patrie.  Les  Sicéliotes,  comme  on  appelait  les 
habitants  helléniséspour  les  distinguer  des  Sicules  ',  passaient, 
même  chez  les  Grecs,  pour  des  esprits  des  plus  déliés  ;  et  les 
cités  de  la  Grande-Grèce  non-seulement  se  montrèrent  en  état 
de  suivre  leurs  métropoles,  mais  les  devancèrent,  de  leur 
propre  initiative,  dans  le  développement  de  la  culture  grecque. 
Dans  ces  contrées,  par  conséquent,  la  colonisation  n'a  fait 
qu'achever  la  transition  de  l'âge  pélasgique  à  l'ère  hellénique, 
et  créer  ainsi  un  monde  grec  homogène  qui  embrassait  toutes 
les  côtes  de  la  mer  Egée  et  de  la  mer  Ionienne,  de  telle  sorte 
que  l'Hellade  européenne  se  trouvait  maintenant  au  milieu  de 
la  Grèce. 

Cette  Hellade  centrale  avait  l'honneur  d'être  le  foyer  de  ce 
magnifique  épanouissement.  C'est  de  ses  rivages  qu'étaient 
partis  tous  les  fondateurs  des  cités  coloniales;  toutes  ces  villes 
d'outre-mer,  elle  pouvait  les  appeler  ses  filles,  et  elles  l'étaient, 
directement  ou  indirectement.  Ce  n'était  pas  là  un  vain  hon- 
neur, car  il  subsistait  entre  métropole  et  colonie  une  solida- 
rité étroite  et  de  grande  conséquence.  Les  colonies  avaient 
besoin  de  rester  invariablement  fidèles  aux  usages  et  aux 
cultes  de  la  terre  natale  ;  elles  cherchaient  à  attirer  chez  elles, 
pour  en  faire  les  prêtres  et  les  directeurs  de  la  cité,  des  hommes 
appartenant  aux  mêmes  familles  qui  avaient  rempli  dans  la  i 

mère-patrie   des  offices  semblables,  et  elles  continuaient    à 
prendre   part  ,    au    moyen    d'ambassades ,    de    sacrifices   et 

i)  DioD.,  V,  6, 


582  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    L  ARCHIPEL 

cFoffrandes,  aux  fêtes  officielles  de  la  métropole.  Tous  les 
citoyens  appartenant  à  celle-ci  avaient  droit  d'être  reçus  avec 
déférence.  Les  colonies  ne  se  sentaient  ni  indépendantes  ni 
majeures  ;  elles  avaient  recours,  pour  se  créer  des  institutions 
stables,  aux  conseils  et  à  Tappui  de  la  cité  mère.  Ces  liens  de 
piété  filiale  étaient  même  si  .forts  que  ,  souvent,  des  villes 
depuis  longtemps  émancipées  de  toute  espèce  de  tutelle,  après 
des  siècles  d'indifférence  et  comme  d'oubli,  revenaient  à  leurs 
métropoles  pour  remédier,  avec  l'aide  de  celles-ci,  aux  désor- 
dres survenus  dans  leur  constitution  politique.  C'est  ainsi  que 
les  Syracusains  s'adressèrent  à  Corinthe  ',  et  les  villes  d'Italie 
à  l'Achaïe,  leur  mère-patrie,  après  la  chute  du  régime  pytha- 
goricien ^. 

Si  les  colonies  voulaient  procéder  à  une  fondation  nouvelle, 
elles  considéraient  l'entreprise  comme  étant  la  continuation 
de  l'œuvre  commencée  par  la  métropole,  et  elles  demandaient 
à  celle-ci  de  leur  fournir  le  chef  du  nouvel  établissement. 
C'était  là  une  condition  tellement  indispensable  à  la  régularité 
de  l'opération  que  les  Corcyréens  eux-mêmes,  tout  fiers  qu'ils 
étaient,  n'osèrent  pas  s'y  soustraire  quand  ils  colonisèrent 
Epidamne.  On  ne  saurait,  en  effet,  imaginer  de  lien  plus  salu- 
taire pour  les  deux  parties  à  la  fois  que  cette  solidarité  de  la 
métropole  et  de  la  colonie,  l'une  empruntant  à  la  jeune  cité  de 
quoi  ranimer  sa  vigueur,  l'autre  remplaçant  ce  qui  lui  manque, 
en  fait  de  traditions  locales  et  d'histoire,  par  un  attachement 
fidèle  à  la  cité  mère.  Pour  tout  ce  qui  concerne  le  droit  sacré 
et  les  prescriptions  religieuses,  les  colonies  ont  fait  preuve 
d'une  grande  fidélité  aux  vieilles  coutumes.  C'est  même  chez 
elles  que,  çà  et  là,  s'est  le  mieux  conservé  le  legs  du  passé. 
On  retrouve,  par  exemple,  à  Cyzique  la  forme  primitive  du 
calendrier  religieux  ionien  et  les  noms  des  tribus  ioniennes 
qui  ont  été  supprimées  à  Athènes  par  Clisthène.  La  métropole, 
en  elfet,  transmettait  à  la  colonie  jusqu'à  sa  constitution  poli- 
tique. 

Cependant,  en  ce  qui  touche  les  affaires  civiles,  la  subordi- 


»)  DioD.,  XVI,  65. 

-)  PoLYB.,  II,  39.  E.  CuRTius,  Pelopounesos^  I.  416. 


coup-d'œil  rétrospectif  sur  la  colonisation  grecque     583 

nation  acceptée  au  début  ne  pouvait  subsister  bien  longtemps. 
Les  distances  étaient  trop  grandes  et  les  intérêts  trop  diffé- 
rents ;  on  était  aussi  trop  habitué  à  considérer  chaque  cité 
grecque  comme  un  tout  qui  se  suffit  à  lui-même.  D'ordinaire 
aussi,  les  métropoles  se  contentaient  des  avantages  commer^ 
ciaux,  sans  prétendre  gouverner.  De  leur  côté,  les  colonies 
aspiraient  à  une  indépendance  d'autant  plus  complète  que  la 
prospérité  leur  venait  plus  vite.  Dans  ces  conditions,  il  ne  put 
se  former  nulle  part  d'empire  colonial.  Lorsqu'une  métropole 
élevala  prétention  dedominerses  colonies,  —  commefitnotam- 
ment  Corinthe,  qui  fut  la  première  parmi  les  villes  grecques  à 
avoir  une  flotte  de  guerre  et  à  expédier  dans  ses  colonies  des 
magistrats  surveillants,  des  «  épidémiurges'», — il  en  résulta 
des  conflits  comme  on  en  a  vu  éclater  entre  Corinthe  et  Cor- 
cyre  ",  conflits  qui  contribuèrent  précisément  à  rompre  tout  à 
fait  les  liens  de  piété  établis  par  la  tradition. 

Mainte  autre  cause  vint  s'ajouter  à  celles-là  pour  relâcher  les 
rapports  réciproques  des  cités.  Aussi  bien,  les  citoyens  de  la 
métropole,  qui  formaient  le  noyau  de  la  nouvelle  bourgeoisie, 
n'étaient  restés  nulle  part  sans  mélange.  Avant  même  de  partir 
pour  sa  destination,  l'essaim  des  colons  comprenait  déjcà  des 
gens  d'origine  bien  diverse;  car  Chalcis  etMilet,  par  exemple, 
n'étaient  que  les  ports  où  l'émigration  s'orientait  et  recevait 
une  direction  déterminée.  On  ne  supposera  pas,  sans  doute, 
qu'avec  sa  propre  bourgeoisie  chacune  de  ces  cités  ait  pu 
fonder,  dans  l'espace  de  quelques  générations,  de  70  à  80  villes. 
Il  en  était  de  même  à  Corinthe,  à  Mégare,  à  Phocée.  De  leur 
côté,  les  colonies,  qui  se  trouvaient  avoir  excédant  de  terres  et, 
disette  do  citoyens,  n'étaient  naturellement  pas  aussi  avares 
de  leur  droit  de  bourgeoisie  que  les  villes  de  la  mère-patrie,  et 
plus  elles  s'épanouissaient  rapidement,  plus  le  caractère  origi- 
nel de  la  cité  allait  s'effaçant. 

Dans  les  colonies,  l'histoire  se  recommença  en  entier  :  les 
périodes  déjà  parcourues  dans  la  mère-patrie  furent  souvent 
reprises  à  nouveau.  C'est  ainsi  que,  vers  l'époque  des  guerres 


^)  'En:tÔYiiJ.toupYoî  (Thucyd.,  I,  56). 
2)  Voy.  ci-dessus,  p.  539. 


S84  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    PE    l' ARCHIPEL 

médiqucs  ,  surgit  à  Panticapée  une  famille  héroïque  qui 
s'appelait,  du  nom  de  son  ancêtre,  la  famille  des  Archaea- 
nactides.  Ces  Archaeanactides  fondèrent  là  une  principauté 
héréditaire  qui,  pour  les  colons  hellènes,  affectait  les  allures 
accommodantes  d'une  magistrature  républicaine  et  gardait, 
vis-à-vis  des  Barbares,  le  pouvoir  absolu  delà  royauté  d'autre- 
fois. Ils  avaient  tout  simplement  reproduit  l'histoire  des 
Pélopides.  Yenus  de  l'étranger,  ils  s'étaient  fait,  grâce  à  leur 
culture  intellectuelle  et  à  leurs  richesses,  une  situation  privi- 
légiée, et,  au  quatrième  siècle  avant  J.-C,  on  élevait  encore 
à  Panticapée,  en  l'honneur  de  cette  dynastie  et  de  la  suivante, 
celles  des  Spartocides,  des  monuments  funèbres  qui  ressem- 
blent trait  pour  trait  aux  tombeaux  héroïques  de  Mycènes  ^ 

En  règle  générale,  cependant,  les  colonies  ont  très  vite 
rejoint  et  dépassé  leurs  métropoles,  car  elles  ont  eu  une 
croissance  incomparablement  plus  rapide.  Dans  les  colonies, 
le  génie  hellénique  s'est  éveillé  plus  tôt;  la  faculté  d'observa- 
tion a  été  plus  diversement  excitée  ;  la  culture  intellectuelle 
s'est  développée  en  plus  de  sens  à  la  fois;  les  idées  ont  plus 
vite  franchi  le  cercle  étroit  des  besoins  de  chaque  jour.  Aussi 
est-ce  dans  les  colonies  qu'ont  commencé  à  poindreles  premiers 
germes  de  la  science;  c'est  là  que  se  sont  élaborées  les  diverses 
branches  de  l'art  grec,  bien  qu'il  fût  réservé  à  la  mère-patrie 
de  porter  à  leur  perfection,  par  un  effort  énergique  et  persis- 
tant, les  ébauches  de  civilisation  apportées  des  colonies. 

C'est  principalement  en  ce  qui  concerne  l'organisation  poli- 
tique et  sociale  que  les  colonies  ont  devancé  les  cités  de  la 
mère-patrie.  Athènes  se  dégageait  encore  péniblement  des 
langes  du  passé  que  déjàMilet  avait  essayé  l'une  après  l'autre 
toutes  les  constitutions.  Plus  il  pénétrait  d'éléments  étrangers 
dans  la  population  urbaine,  et  plus  était  intense  le  frottement 
mutuel  des  diverses  parties.  Il  se  produisait  ainsi  une  accumu- 
lation de  ferments  prêts  à  s'échauffer,  et  les  membres  des 
anciennes  familles  qui,  dans  la  métropole,  étaient  habitués  à 
gouverner  avaient  dans  les  colonies  plus  de  peine  à  faire 
valoir  leurs  privilèges.  Là,  le  mélange  complexe  qui  consti- 

')  BoECKH,  ap.  C.  I.  Gr>ec.,  II,  p.  91. 


COÜP-D  ŒIL  RÉTROSPECTIF  SUR  LA  COLONISATION  GRECQUE     o85 

tuait  la  bourgeoisie  acquit  trop  vite  la  prépondérance  numé- 
rique, la  fortune,  et  la  conscience  de  sa  force  :  les  distinctions 
de  classes  s'effacèrent  ;  la  vie  prit  une  allure  plus  rapide  et  plus 
mouvementée;  le  bagage  de  vieilles  traditions  qu'on  avait 
emporté  desmétropoles  futmis  de  côté  avec  moins  de  scrupule, 
dès  qu'on  ne  lui  trouvait  plus  de  raison  d'être  dans  les  nou- 
velles conditions  de  la  société,  et  l'on  poussait  avec  plus 
d'énergie  aux  innovations  conformes  à  l'esprit  du  temps. 

La  hardiesse  de  l'entreprise,  la  joie  du  succès,  l'excitation 
produite  par  la  nouveauté  des  lieux  et  l'apprentissage  d'une 
nouvelle  existence,  l'échange  des  idées  entre  hommes  d'origine 
très  diverse,  tout  cela  contribua  à  donner  aux  émigrés  un  élan 
particulier,  un  surcroît  d'activité,  et  à  leurs  établissements  un 
éclat  qui  éclipsa  la  fortune  plus  modeste  des  villes  de  la  mère- 
patrie.  Il  faut  dire  que  les  colonies  étaient  installées  à  des 
places  de  choix  ;  aussi  leurs  produits  étaient-ils  de  qualité  su- 
périeure. Il  en  résulta  qu'avec  le  temps,  si  l'on  voulait  trou- 
ver tout  ce  qu'il  y  avait  d'excellent,  le  meilleur  blé,  le  plus 
beau  bétail,  les  meilleurs  poissons,  le  meilleur  fromage,  il 
fallait  chercher  en  dehors  de  l'Hellade  proprement  dite.  En 
outre,  l'ampleur  de  l'espace  dont  disposaient  les  colons  leur 
permit  de  construire  leurs  villes  sur  un  plan  régulier  et  de 
proportions  plus  vastes;  là,  on  fit  un  art  de  ce  que,  dans  les 
métropoles,  on  laissait  aller  à  l'aventure. 

Dans  ces  belles  villes  toutes  neuves  on  vit  s'étaler  un  luxe 
que  ne  connaissait  pas  la  mère-patrie.  On  voulait  jouir  de  ses 
richesses  rapidement  amassées  ;  on  se  moquait  des  vieilles 
prescriptions  avec  lesquelles  les  citoyens  arriérés  de  la  mère- 
patrie  se  gâtaient  l'existence,  et  l'hôte  de  Sybaris  qui  s'était 
assis  une  fois  à  la  table  commune  de  Sparte  déclarait  que, 
depuis  lors,  il  ne  prisait  plus  si  haut  le  courage  avec  lequel  les 
Spartiates  affrontaient  la  mort  '.  Dans  le  calendrier  des  Taren- 
tins,  il  y  avait  plus  de  jours  destinés  aux  fêtes  et  aux  banquets 
que  de  jours  ouvriers,  et  l'on  disait  des  Agrigentins  qu'ils 
bâtissaient  comme  s'ils  devaient  vivre  éternellement,  tandis 
qu'ils  banquetaient  comme  s'ils  songeaient  à  utiliser  le  dernier 

ij  Athen.,  IV,  p.  138  cl. 


586  LES    HELLÈNES    EN    DEHORS    DE    L  ARCHIPEL 

jour  de  leur  existence*.  Le  sentiment  d'une  subordination 
vis-à-vis  de  la  mère-patrie  fit  place  au  sentiment  contraire.  Les 
Sybarites  cherchèrent  à  éclipser  par  leurs  jeux  les  solennités 
d'Olympie  -  ;  la  suffisance  orgueilleuse  dans  laquelle  les  cités 
s'isolaient  tua  chez  elles  le  patriotisme  national,  et,  pendant 
que  la  mère-patrie  était  foulée  par  les  Perses,  les  colonies 
restèrent  toutes  en  dehors  de  la  lutte. 

En  présence  de  ce  divorce  entre  la  mère-patrie  et  les  colonies 
et  de  la  dispersion  indéfinie  des  Hellènes  sur  tous  les  rivages 
de  la  Méditerranée,  on  finirait  par  douter  qu'il  puisse  encore 
être  question  désormais  d'une  histoire  hellénique,  si  l'on  ne 
s'attachait  à  préciser  le  fonds  commun  qui,  en  dépit  des 
apparences,  maintenait  toujours  la  solidarité  de  tous  les  Hel- 
lènes entre  eux. 

1)  Le  mot  est  d'Erapédocle  (Diog.  Laert.,  VIII,  2.  63).  Agrigente,  v.oùlt<7vx 

ßpoteäv  TtrAtWV   (PlNDAR.,   P ijth . ,  XII.   2). 

^)  Les  jeux  olympiques  de  Sybaris  étaient  célébrées  à  la  même  époque 
que  ceux  d'Élide.  mais  avec  plus  d'éclat  et  avec  des  prix  ayant  une  valeur 
intrinsèque  (Hekacl.  Pont.  ap.  Athen.,  XII,  p.  522  a). 


FIN    DU    PREMIER    VOLUME. 


TABLE  DES   MATIÈRES 


LIVRE    PREMIER 

DEPUIS   LES    ORIGINES   JUSQu'a   l'iNVASION   DORIENNE 

Chapitre  premier.  —  Le  pays  et  ses  habitants.  p 

§  I.      —  Grèce  asiatique  et  Grèce  européenne 3 

§  IL     —  Influence  du  pays  sur  la  race 13 

§  III.   —  Origines  du  peuple  grec 18 

§  IV.  —  Éléments  constitutifs  de  la  race  grecque 32 

Chapitre  deuxième.  —  Les  Hellènes  à  Vépoque  préhistorique. 

§  I.      —  Les  Phéniciens  dans  l'Hellade 42 

§  IL     —  Influence  des  Phéniciens  sur  les  Hellènes 48 

§  III.   —  Période  d'élaboration  :  âge  héroïque 70 

Chapitre  troisième.  —  Les  premiers  États. 

§  I.      —  La  Crète 79 

§  IL     —  La  Phrvgie.  la  Lydie  et  la  Ti'oade 85 

§  IIL   —  La  Lycie 94 

§  IV.   —  Les  Minyens 99 

§  V.     —  Les  Cadméens  de  Thèbes 103 

§  VI.   —  Éohens  et  Achéens 107 

Chapitre  quatrième.  —  Les  migrations  des  tribus  grecques. 

§1.      —  Migrations  des  tribus  du  nord 119 

§  IL     —  Les  Doriens  dans  le  Péloponnèse 137 

§  III.   — Émigration  des  Grecs  d'Europe  en  Asie-Mineure  .  142 

§  IV.    —  Le  monde  homérique 158 

§   V.     —  Chronologie  fondée  sur  les  poèmes  homériques.   .  177 

LIVRE  DEUXIÈME 

DE   l'invasion   DORIENNE   AUX   GUERRES   MÉDIQUES 

Chapitre  premier.  —  Histoire  du  Péloponnèse. 

§  I.      — Prise  de  possession  des  Doriens 184 

§  II.    —  Histoire  de  la  Laconie 207 

§  IIL  -.  Sparte  et  la  Messénie.    .  ^  ...;.......  •  240 


o88  TABLE    DES    MATIÈRES 

Pages. 

§  IV.    —  États  du  centre  et  du  littoral  occidental 265 

§  V.      —  Civilisation  ionienne  en  Asie 282 

§  VI.    —  Histoire  de  l'Argolide 296 

§  VII.  —  Histoire  de  Sicyone 305 

§  VIII.—  Histoire  de  Corinthe.  . 322 

§  IX.    —  Histoire  de  Mégare 344 

§  X.     —  Lutte  de  Sparte  contre  la  tyrannie 350 

Chapitre  deuxième.  —  Histoire  de  VAttique. 

§  I.      —  Athènes  avant  Solon 361 

§  II.     —  Solon  et  sa  légis'alion 392 

§  III.   —  Athènes  sous  les  Pisistratides 428 

§  IV.   —  Ciislhène  et  ses  réformes 471 

Chapitre  troisième.  —  Les  HeVènes  en  dehors  de  l'Archipel. 

§  I.      —  Colonies  milésiennes 507 

§  II.     —  Colonies  eubéennes 531 

§  III.   —  Progrès  de  la  colonisation  en  Occident 556 

§  IV.    —  Colonisation  grecque  en  Afrique 569 

§  V.     —  Coup-d'œil  rétrospectif  sur  lacolonisation grecque  .  574 


FIN    DE    LA    TABLE    DES    MATIERES. 


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