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ERNEST CURTIUS
HISTOIRE GRECQUE
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ERNEST CURTIUS
HISTOIRE
GRECQUE
Traduite de l'alIemaDd sur la cinquième édition
PAR
A. BOUCHÉ-LEGLERCQ
PROFESSEUR SUPPLÉANT A LA FACDLTÉ DES LETTRES DE PARIS
TOME PREMIER
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, Rue Bonaparte, 28
1880
2- \ ^
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
L'auteur de la présente Histoire grecque n'a pas cru que
l'ouvrage eût besoin d'une préface. L'historien n'a qu'un
devoir, la recherche de la vérité , et il est inutile qu'il se
vante de l'avoir accompli de son mieux. Mais le traducteur
]^ fait partie du public, et ce serait peut-être de sa part une
5^ réserve inopportune que de ne pas indiquer l'opinion qu'il
s'est faite du livre auquel il donne, au prix d'un labeur
ingrat, un nouvel instrument de propagande.
L'histoire de la Grèce est une des plus complexes que
^ nous offre l'antiquité. Elle n'a point l'unité de l'histoire
^ romaine, qui va d'un cours régulier, et par des étapes bien
marquées, de ses origines à sa conclusion. En Grèce, autant
^ de villes, autant d'États ; au-dessus de cette vie politique
\ disséminée, des groupes plus larges, mais déjà dépourvus
i de réalité tangible, les tribus ethnologiques. Ioniens,
Eoliens, Achéens, Doriens ; au-dessus encore, cette unité
tout idéale d'une race qui n'a jamais ni constitué ni aspiré à
constituer une nation compacte et cohérente. L'histoire
grecque, encombrée de légendes dans ses origines, inter-
rompue par de larges lacunes , ne s'éclaire d'une vive
lumière qu'aux alentours de Sparte et d'Athènes. Autour
de ces deux foyers s'ouvrent dans toutes les directions des
perspectives incertaines et fuyantes, où la chronologie
chemine d'un pas mal assuré et où l'hypothèse achève les
combinaisons tentées sur la foi de documents incomplets.
Et pourtant, cette histoire offre un incomparable attrait :
c'est, au fond, la jeunesse de notre civilisation européenne
II PRÉFACE DU TRADUCTEUR
qu'il s'agit d'étudier en suivant à la trace les agissements,
les expériences, les succès et les mécomptes de ce peuple
qui a légué au monde moderne ses œuvres et son esprit.
Aussi, depuis la Renaissance, Férudition s'est-elle appliquée
à recueillir et à classer les matériaux fournis par les textes
et les monuments figurés : toute la littérature classique a été
soigneusement interrogée; les recueils d'inscriptions vont
grossissant tous les jours ; sur une foule de questions de
détail, les monographies abondent : il est devenu possible
d'écrire une histoire grecque qui soit autre chose qu'une
compilation dépourvue de critique, à la manière de RoUin.
Mais il n'en faudrait pas conclure que la tâche de l'historien
soit aujourd'hui plus facile. Tous ces travaux préparatoires
ont eu pour résultat d'élargir le domaine qu'il doit embrasser
du regard, de mettre en évidence l'activité multiple du
peuple grec et la variété de ses aptitudes : ils ont surtout
abattu les barrières qui séparaient le monde hellénique de
rOiij :î et posé de ce côté des problèmes nouveaux. La
synthèse exige désormais un puissant effort d'intelhgence.
Il est naturel que l'effort ait été d'abord tenté par ceux
qui n'en sentaient pas bien toute la difficulté, par les esprits
qui conçoivent l'ensemble comme une série de détails
successivement examinés et qui prennent volontiers pour
une synthèse historique une juxtaposition de réalités bien
établies. C'est en Angleterre et en dehors du cercle des
savants de profession que l'érudition s'essaya le plus tôt à
l'œuvre définitive. Les précis d'Obvier Goldsmith* et de J.
GilHes ^ précédèrent de peu d'années l'estimable ouvrage de
W. Mitford^ qui cessa bientôt de répondre aux exigences
*) Ol. Goldsmith, The grecian history to the death of Alexander. Lon-
don. 1776. 2 vol. 80.
-) John Gillies, History of ancient Greece, its colonies and conquest
from, the tarliest accounts to the division of the Macedonian empire in
the East. 2d edil., 1787.
3) Will. yinFOwv, Eistor y of Greece. 1784-1794. 3 vol. 4°. New édition.
1829. 8 vol. 8°.
PREFACE DU TRADUCTEUR III
de la science renouvelée par les travaux de Niebuhr, de
Bœckh, de K.-Fr. Hermann etd'Otfried Müller. G. Thirlwall
prit la plume à son tour ; mais, à peine avait-il achevé son
intéressant et judicieux travail ' que George Grote commen-
çait la publication de son Histoire delà Grèce^-^ destinée à
un si prodigieux succès. L'Allemagne elle-même accueillit
avec une faveur mêlée de surprise l'œuvre de ce banquier
de la Cité qui, après avoir longtemps dirigé la maison
Prescott, Grote et C'^ et siégé à la Chambre des Communes,
abandonnait les affaires pour se consacrer tout entier à
l'étude de la civihsation grecque et apparaissait tout à coup
muni de vastes lectures, armé d'une critique tranchante,
faisant d'un trait précis le départ de l'ombre et de la lumière,
sacrifiant les problèmes désespérés pour chasser de partout
la conjecture, décidé aussi dans ses sympathies et ses
antipathies, ami de la liberté, indulgenl pour la démocratie
et sévère pour le privilège.
Le volumineux ouvrage de Grote a une valeur incontes-
table, qu'il gardera longtemps encore et que je n'entends
pointmettre en question. C'est le répertoire le plus complet
que nous ayons d'informations et de jugements motivés
concernant l'histoire pohtique delà Grèce. Mais la méthode
de Grote est loin de satisfaire ceux qui pensent qu'une
histoire bien faite doit être par surcroît une œuvre d'art,
c'est-à-dire, un composé harmonique, équilibré dans toutes
ses parties et offrant un développement continu. L'art ne
fait pas plus de sauts que la nature. La facilité même avec
laquelle l'Histoire de Grote se débite en traités spéciaux ^
1) C. Thirlwall, lîistoryofGreece. London. 1835-1844. 8 vol. in-12(ap. The
Cabinet Cî/clopa2dia).Tnid. française (inachevée) par Ad. Joanne. Paris, 1852.
2) G. Grote, History of Greece from the earliest période to the close of
the génération contemporary xoith Alexander the Great. London. 1846-
1855. 12 voL 8° (éd. 1862. 8 voL 8°). Traduction française par A. L. de
Sadous (Paris. 1864-1867. 19 voL 8").
3) Cf. Th. Fischer, Mythologie und Antiquitäten aus Grote. 4 vol. 8".
— Lebens- und Characterbilder griech. Staatsmänner und Philosophen
aus Grote. 2 vol. S", etc.
IV PREFACE DU TRADUCTEUR
trahit une cer(auie faiblesse de composition, un assemblage
assez lâche des diverses parties. L'auteur, tout préoccupé
de l'utile, interrompt souvent son récit pour justifier,
contre Clinton et autres, une date qu'il vient d'établir, une
allégation qui va à l'encontre des idées reçues : texte et
notes fourmillent de renseignements, de comparaisons
avec les usages de diverses époques et de divers pays, de
rectifications de toute sorte qui embarrassent le cours de la
narration, déjà ralenti par les résistances d'un style qui ne
coule nulle part sans effort. Enfin, défaut plus grave et qui,
pour avoir été voulu, n'en est pas moins choquant, l'œuvre
de Grote ressemble à un édifice auquel on aurait enlevé ses
premières assises et qui resterait suspendu par miracle
au-dessus du vide. Tout ce qui précède l'ère des Olympiades
est réputé appartenir à la légende et se trouve retranché
de l'histoire : puis, la certitude commence à heure fixe,
et, dès lors, l'historien se met à l'œuvre avec confiance.
Le lecteur peut se faire de la partie ainsi sacrifiée l'idée qu'il
lui plaira : on lui fournit les matériaux triés et classés ; il
a devant lui une mythologie à compartiments où sont
étiquetées les légendes des divers pays grecs; puis, il
parcourt du regard la série des moteurs premiers jadis
invoqués au hasard, Pélasges, Lélèges. Cariens, Phéni-
ciens... etc., vieux rouages dont on ne veut plus et qu'on
détaille en passant pour attester qu'on n'a rien oubhé.
C'est la passion de la vérité palpable, le besoin de la
certitude, qui décide Grote à mutiler ainsi l'histoire de
l'Hellade. Il a dû essayer, lui aussi, de poursuivre à travers
les détours et les redites trompeuses de lalégende la réalité,
fait ou idée, qui se cache sous cette végétation touffue ;
mais il y a renoncé, et il a gardé de sa fatigue un certain
dépit. « En vérité, dit-il, je ne sais rien de si décourageant et
de si mal récompensé que les laborieuses pesées de ce qu'on
appelle évidence, les comparaisons de probabilités infinité-
simales et de conjectures toutes dépourvues de preuves,
PRÉFACE DU TRADUCTEUR V
en ce qui concerne ces temps et ces personnages obscurs. »
Les hommes de sa trempe, esprits entiers et positifs, plus
vigoureux que pénétrants, sont mal propres à ces sortes de
tâches qui exigent beaucoup de perspicacité, de souplesse,
de patience, et, pour tout dire, un usage discret de la cor-
jecture. Mais, renoncer à se faire une opinion sur les
origines du peuple grec, c'est, de peur d'un mal, se jeter
dans un pire. Chaque progrès des sciences sociales tend à
affirmer de plus en plus nettement la solidarité qui, par
l'hérédité, par la tradition sous toutes ses formes, unit le
présent au passé ; et l'on risque fort de ne pas saisir le sens
d'un mouvement dont on n'a pas voulu examiner la direction
initiale.
Retrouver les premiers germes de la civilisation helléni-
que, les sources de sa vitahté ; reconstituer, avec leur
tempérament particuher, les tribus helléniques, person-
naUtés collectives dont chacune met en évidence un trait
saillant du type commun : expliquer par l'effet des aptitudes
héréditaires les tendances divergentes que l'histoire de
Sparte et d'Athènes, par exemple, montre à chaque instant
en conflit ; jeter ainsi, à travers la multiplicité des détails,
de larges générahsations qui les groupent et les rendent
inteUigibles ; telle a été. au contraire, la préoccupation de
la science germanique et particulièrement de l'école
d'Otfried Müller. On sait qu'en écrivant l'histoire des tribus
helléniques \ le vaillant archéologue que la mort a arraché
tout plein de projets à ses fouilles de Delphes se préparait
àécrire une histoire générale de la Grèce. Cette tâche qu'il
réservait à sa maturité, son disciple d'alors, Ernest Curtius,
l'a abordée à son tour après une longue et conscien-
cieuse préparation dont témoignent tant de notes de
voyage, de recherches personnelles, de monographies.
') K. 0. Müller. Geschichten hellenischer Stamme und Städte. I. Or-
chomenos und die Minijer. II. III. Die Doner. Breslau. 1820-1624. i2«
édit. Breslau. 1844. 3 vol. in-8°).
VI PRÉFACE Dr TRADUCTEUR
d'esquisses oratoires accumulées autour de YHistoire
grecque ' .
On commence à se plaindre, dans le monde savant, de la
di\1sion du savoir en spécialités dont chacune suffit à
l'activité d'un esprit mais risque de rétrécir l'intelligence à
laquelle elle suffit. Pour ne parler que des études histori-
ques et, parmi elles, de celles qui ont pour objet l'antiquité
classique, elles offrent déjà une surface immense, où plus
d'un travailleur se contente de se tailler une province.
Philologie — hnguistique et httéraire, — épigraphie,
archéologie de l'art, étude des coutumes et institutions
politiques, religieuses, économiques, tout cela sert ou,
pour mieux dire, tout cela est nécessaire à qui veut se
rendre maître d'un pareil sujet et en rapprocher toutes les
parties en conservant à chacune sa juste proportion. En
suivant la carrière scientifique de M. E. Gurtius depuis le
jour où il pubhait ses Anecdota DelpJnca (1843) jusqu'à
l'heure présente où il dirige les fouilles d'Olympie, on
pourrait montrer que, disciple d'O. Müller, de Welcker, de
Bœckh, successeur de K.-Fr. Hermann à Gœttingen, de
E. Gerhard à Berlin, secrétaire perpétuel de l'Académie
des Sciences et, par-dessus tout, voyageur infatigable, il a
parcouru le cycle entier des investigations de détail où se
forme et s'essaie Fhistorien. Il est plus simple d'aller tout
droit au résultat et de dire qu'il s'est acquitté d'une tâche
particulièrement difficile avec un remarquable talent. Cinq
éditions successives du texte original ", chaque fois revu
et amélioré, la traduction de l'ouvrage en anglais, en italien
') Le Péloponnèse (E. Curtius, Peloponnesos. Gotha. 1851-1852. 2 vol.
8°) est déjà plus qu'une monographie. C'est une« description géographique
et historique de la péninsule », d'une facture tout à fait magistrale.
2) E. Clrtus, Griechische Geschichte. Berlin. 1857-1867. 3 vol. 8». (5«
édition des vol. I et II et 4<= édit. du vol. III, Berlin. 1878). L'ou\Tage —
il est peut-être utile d'en avertir ici — se termine au lendemain de la bataille
de Chéronée (338), qui met fin à l'indépendance de la Grèce. Mitford s'était
arrêté à la mort d'Alexandre (323), etGrote à la bataille d'Ipsus (301). Thirl-
wall clùt l'histoire de la Grèce à la destruction de Corinthe (146).
1
PRÉFACE DU TRADUCTEUR VTI
et présentement en français, attestent que ce talent n'a
point passé inaperçu '.
M. E. Curtius n'a point entendu refaire l'œuvre de Grote.
Il n'a pas voulu introduire de dissertations ou de polémique
dans son texte, ni traîner derrière lui un appareil d'érudition
qu'il réserve pour ses travaux d'ordre purement scientifi-
que. D'après le plan primitif, YHistoh^e grecque^ destinée
au grand public, devait être, comme VHistoire romaine de
Th. Mommsen dont elle forme le pendant, dépourvue de
références et de notes. Le monument une fois construit,
les échafaudages devaient disparaître. Mais, tandis que
M. Mommsen s'est refusé sur ce point à toute concession,
M. E, Curtius s'est, on le verra^ montré plus accommodant
pour ceux qui ne veulent pas jurer sur la parole du maître.
Cependant, il ne faut pas chercher ici un courant régulier
de références aux sources antiques. Le livre garde son
caractère originel : ce n'est point une série d'études
spéciales, mais le résultat d'un labeur antérieurement
accompli et comme l'épanouissement d'une science repo-
sée. Ceux qui tiennent à s'instruire eux-mêmes plutôt qu'à
être instruits devront donc chercher ailleurs, à l'aide des
notes bibhographiques, la démonstration circonstanciée
des vues personnelles de l'auteur.
Parmi ces vues, qui ont modifié sur bien des points les
idées courantes, il en est une qui a en quelque sorte
renouvelé l'histoire primitive de la Grèce; je veux dire, la
part faite aux Ioniens, et par eux à l'Asie, dans l'œuvre de
la civilisation hellénique. 0. Müller, tout en ayant un senti-
ment très vif de la complexité des éléments dont la réaction
réciproque a fini par constituer le génie national, s'est
laissé aller à simphfier outre mesure sa conception du
1) La traduction anglaise, par A. W. Ward (London. 1868-1873. 5 vol.
8°), a été commencée sur la deuxième édition et achevée sur la troisième.
La traduction italienne, faite sur la quatrième édition par G. Mïj'ller et G.
Oliva (Torino, 1877-1880. 3 vol. 8°), est en cours de publication.
VIII PRÉFACE DU TRADUCTEUR
tempérament, du caractère propre des Hellènes. Il ramène
à un petit nombre d'idées maîtresses la religion, l'art, les
préférences morales et politiques de la race, et il incarne
ces idées dans la tribu des Doriens, une façon de peuple
élu qui sort tout à coup delà vallée de Tempe pour apporter
aux autres tribus, avec le culte d'Apollon, l'idéal d'ordre et
d'harmonie dont il est épris. Le Péloponnèse devient le
centre de la vie nationale, et la législation de Lycurgue,
l'œuvre grecque par excellence. M. E. Curtius a senti que
l'esprit conservateur des Doriens, leur goût de stabilité,
leurs tendances anti-démocratiques et leur penchant à la
dévotion scrupuleuse, ne pouvaient vraiment pas passer
pour le trait caractéristique du génie grec. Il a bien vu aussi
que cette civilisation autonome, créée pour ainsi dire de
toutes pièces par une tribu longtemps isolée de tout
contact avec le dehors, serait un phénomène anormal dont
rien ne saurait rendre compte. Le peuple grec, si bien doué
qu'il fût d'ailleurs, a suivi la loi commune ; il n'a été en
aucun temps indépendant des influences extérieures et,
avant d'arriver à l'âge adulte, il a dû avoir pour éducateurs
des peuples plus anciens et plus cultivés. Ce n'est pas au
pied de l'Olympe, mais en Asie qu'il faut chercher le berceau
de la civihsation hellénique ; ce n'est point par voie de terre
et avec la lenteur solennelle d'une procession religieuse
qu'elle s'est d'abord propagée, mais bien par la mer, qui
est le trait-d'union de tous les pays habités parles Hellènes.
Si le centre de l'Hellade est quelque part, il est au milieu de
cette mer Egée que sillonnent en tous sens des aventuriers
de toute race, Phéniciens, Cariens, Cretois, Ioniens.
L'industrieuse tribu des Ioniens, race souple, inteUigente
entre toutes, âpre au gain et amie du plaisir, curieuse de
nouveautés et prête à toutes les aventures, a paru à M. E.
Curtius plus voisine qu'aucune autre du type général de la
nation hellénique, et c'est elle, à son sens, qui, formée
d'abord à l'école des Sémites d'Asie, a fait ensuite l'éduca-
PRÉFACE DU TRADUCTEUR IX
tion des autres Hellènes, auxquels elle apportait pêle-mêle
les marchandises, les inventions et les idées de l'Orient. Le
mouvement civilisateur suit ainsi une marche continue
d'Orient en Occident, d'Asie en Europe, et l'admirable
floraison du génie grec n'est plus un effet sans cause, mais
le dernier terme d'un progrès préparé par des moyens
parfaitement inteUigibles.
Mais cette conception si vraisemblable , si conforme auxlois
constatées par l'histoire générale, se heurte tout d'abord à
l'opinion des anciens eux-mêmes. Les Grecs ont écrit leur
histoire en un temps où la Grèce d'Europe était la véritable
Beilade, le domaine propre de la race; et, portés comme ils
l'étaient à refaire le passé àl'image du présent, ils ont renversé
les rapports qui, dans une période déjà lointaine pour eux,
unissaient les deux rivages de la mer Egée. La tradition,
adoptée par eux et uniformément reproduite depuis par
tous les auteurs, considère les Ioniens d'Asie comme des
colons expulsés de la Grèce européenne par l'invasion des
Doriens et installés sur le littoral asiatique depuis un temps
relativement court. Si les villes d'Asie avaient leurs métro-
poles ea Europe et ne dataient que d'une époque où les
Doriens avaient déjà affirmé leurs aptitudes spéciales, il
est évident que la civihsation grecque s'est faite elle-même,
et qu'elle doit à l'Asie moins qu'elle ne lui a prêté. Aussi
M. E. Curtius a-t-il commencé par démontrer, dans une
dissertation spéciale*, que le rivage occidental de l' Asie-
Mineure est la véritable patrie des Ioniens. Il ne nie point
que le contre-coup de l'invasion dorienne n'ait ramené en
Asie une masse considérable d'émigrants ; seulement, bien
que les villes agrandies aient fait dater leur fondation de cette
nouvelle ère de prospérité, il distingue, sous les splendeurs
de rionie nouvelle, les vestiges oubliés de laVieille-Ionie.
Ceci une fois admis, tout s'ordonne et s'éclaire. A l'ar-
') E. Curtius, Bie lonier vor der ionischen Wanderung. Berlin. 1855.
X PRÉFACE DU TRADUCTEUR
rière-plaii de l'histoire grecque apparaît un grand peuple
aryen campé sur les plateaux de Phrygie. Une première et
large poussée d'émigration amène en Occident les Pélasges.
Plus tard, des groupes moins nombreux, mais déjà plus
compacts, s'engagent successivement dans la même voie.
Les uns passent l'Hellespont ; les autres s'installent tout le
long du rivage asiatique de la mer Egée. Alors commence
la genèse de riIellade.Tous ces éléments réagissent les uns
sur les autres, réaction lente à distance de la mer, active
sur les côtes, sans cesse visitées par les Grecs d'Asie ou
Ioniens. Ceux-ci courent les mers avec les Cananéens et,
faciles aux relations de toute sorte, s'allient, au hasard des
circonstances, en Asie et hors d'Asie, avec des races étran-
gères. Il se produit ainsi des populations hybrides, de carac-
tère indécis et de nom variable, qu'on ne peut ni distinguer
nettement des Ioniens ni confondre avec eux, véritables
Protées dont les déguisements ont dérouté jusqu'ici l'érudi-
tion la plus patiente.
Pour débrouiller ce chaos, il fallait ne pas oubher « le
caractère doux et bienveillant de la mer Egée w. Tandis
que l'historien préoccupé de fixer au sol tous les noms
ethnologiques épars dans les textes se fatigue à retenir en
certains lieux des entités fantasques qu'il rencontre partout,
M. E. Curtius suit du regard le va-et-vient incessant des
vaisseauxqui, comme autant de navettes agiles, croisent et
mêlent dans toutes les directions les fils multicolores de la
trame historique. A l'équilibre statique, il a substitué le
mouvement, la vie, un perpétuel devenir qui explique égale-
ment bien la multiplicité des noms appliqués à un même
agent ou la diversité des éléments rassemblés sous une
même dénomination. Cariens , Lyciens , Dardaniens ,
Tyrrhènes, Cretois, Curetés, Caucones, Taphiens, Télé-
boëns, qu'ils soient désignés à part ou sous le titre vague de
Lélèges, sont des peuplades de sang diversement mêlé, qui
forment autant d'intermédiaires entre le Sémite et l'Hellène
PRÉFACE DU TRADUCTEUR XI
de pure descendance aryenne. Cet Hellène, garanti par un
long isolement et par sa fierté native de toute affinité phy-
siologique avec l'étranger, c'est le Dorien qui, sous ce rap-
port, mais sous ce rapport seulement, peut être pris pour
le représentant du vrai type national. Les Doriens n'ont pas
échappé, eux non plus, à la contagion des idées : ils tien-
nent de l'Orientetleurpatroncéleste, Apollon, etleurmodèle
héroïque, Héraclès ; ils sont non pas les créateurs mais les
instruments de cet oracle pythique qui, fondé par la propa-
gande orientale, les tient comme asservis par leur foi. Le
dorisme a pourtant sa fonction propre, et c'est à peu près
celle que lui assigne 0. Müller. En face de la mobihté cos-
mopohte, de la force dispersive des Ioniens qui déposent
sur tous les rivages de la Méditerranée ou de la mer Noire
des essaims de colons, il représente l'instinct religieux et
patriotique qui attache l'homme à la terre natale, la force de
cohésion qui groupe individus et cités en associations régies
par des lois d'origine surnaturelle. C'est lui qui a consacré
par son respect, soutenu de son énergie et enfin gravé dans
la conscience nationale les idées qui font l'unité morale de
la Grèce.
Tel est, dans ses grandes hgnes, ce que j'appellerais
volontiers le « système » de M. E. Curtius si je ne craignais
d'abonder dans le sens de ceuxà qui toutsystème estsuspect,
par cela seul qu'il constitue un groupement voulu et médité
des faits. Sur de telles critiques il faudrait pourtant s'enten-
dre. Les métaphysiciens sont dans leur droit en doutant de
l'existence objective de la causahté : mais il est certain que
l'entendement ne conçoit les faits que comme s'engendrant
les uns les autres, et que tout phénomène séparé de sa cause
reste inintelligible. Quiconque veut faire autre chose que
colhger des faits est donc obligé d'étabhr un lien entre eux :
la tâche qui incombe à l'historien digne de ce nom est
précisément de s'élever des rapports particuhers aux in-
fluences plus générales qui paraissent les régir. Sans doute,
XII PRÉFACE DU TRADUCTEUR
on court le risque de se tromper dans cette reconstruction
tardive, pour laquelle on ne dispose souvent que de maté-
riaux insuffisants, mais c'est un devoir de l'entreprendre.
M. E. Curtius y a réussi mieux que personne. Il a mis en
relief le trait de caractère qui explique toute l'histoire
grecque. On ne pouvait tirer plus heureusement parti des
aptitudes variées des Ioniens, de leur infatigable activité de
trafiquants et de chercheurs, pour rattacher l'histoire de la
Grèce à celle de l'Orient, pour rendre raison de cette
colonisation démesurément étendue qui jette ses avant-
postes partout où il y a quelque veine lucrative à exploiter,
enfin, pour apprécier le rôle exceptionnel d'Athènes.
L'attention toute spéciale que M. Curtius accorde aux
Ioniens ne va pas sans sympathie, et cette sympathie n'est
qu'une des formes de l'esprit hbéral qui court d'un bout à
l'autre de l'ouvrage. L'auteur ne porte point, comme
Mitford et Grote, les préoccupations du temps présent dans
l'iiistoire du passé. Une fait point intervenir, sous prétexte
de comparaisons instructives, les sauvages, les Hindous, le
parlementarisme, les whigs elles tories, ou la Révolution
française ; il n'ira point étudier dans la Suisse divisée par
le Sonderhund les causes qui amènent la dislocation des
amphictyonies, et il ne croit pas nécessaire, pour faire
connaître les Pythagoriciens, delesrapprocher des Jésuites.
Pour comprendre les hommes et les institutions, il les
replace dans le milieu qui les a produits et il les juge avec
les idées antiques. Les peuples modernes ont grandi sous
une discipline austère qui tient en suspicion la nature
humaine et ne lui alloue qu'une initiative restreinte en
échange d'une responsabilité pour ainsi dire illimitée. Les
anciens Hellènes étaient, au contraire, tentés d'exagérer
le mérite des belles actions et d'atténuer les responsabilités
fâcheuses. Ils vantaient sans fin le courage, la vertu, le
talent, la force, la beauté, et ils avaient vite fait de rejeter
sur un aveuglement fatal, causé par le caprice d'un dieu ou
PREFACE DU TRADUCTEUR XIII
de la Fortune, les défaillances et les erreurs delà volonté.
31. Curtius retourne tout doucement à l'optimisme antique :
convaincu que les récriminations n'ajoutentaucune autorité
aux leçons de l'histoire, il a l'éloge vif et le blâme discret.
Au lieu d'appliquer à tout et à tous une mesure uniforme,
il change, suivant les temps et les heux, de point de vue et
de préférences. Il se déplace, pour ainsi dire, parallèlement
à son sujet pour envisager chaque partie bien en face et sous
son vrai jour. Une se sent pas forcé d'opter entre Lycurgue
et Solon ; il respecte les pouvoirs fondés sur la tradition
sans se croire obhgé de maudire ceux qui les renversent ;
il parle de la royauté héréditaire en homme qui, durant cinq
ans (1844-1849), a eu pour élève un prince royal et de la
« tyrannie » en politique qui sait les accidents inévitables
aux époques de transition ; il apprécie le rôle modérateur
des classes aristocratiques et ne trouve rien à reprendre
aux légitimes aspirations de la démocratie. Ce n'est pas chez
lui indifférence ou mollesse de jugement,' mais ouverture
d'esprit et hauteur de vues. Si la bienveillance est la pre-
mière condition de la justice, l'indulgence en est peut-être
le dernier mot. La mémoire de Periandre, pour ne citer
que cet exemple, en a largement profité.
Pourtant, comme nous le disions tout à l'heure, M. E.
Curtius ne peut'ni ne veut se défendre d'une certaine pré-
dilection pour les tendances du génie ionien. De même qu'il
excelle à peindre le mouvement des ports marchands, il
aime à mesurer l'impulsion donnée aux espritsparl'échange
d'idées dont le négoce est l'occasion ; il se plaît à voir un
peuple intelligent et hardi prendre pleine possession de
lui-même. Nul n'a parlé avec une admiration plus franche,
plus émue parfois, du magnifique élan imprimé à toutes
les forces vives de la cité par la démocratie égalitaire des
Athéniens. On a vu, au moins une fois dans l'histoire, ce que
peut développer d'énergie le hbre accord de volontés dont
chacune aune valeur propre, et nous sentons aujourd'hui
XIV PRÉFACE DU TRADUCTEUR
encore le rayonnement de ce foyer intense de lumière et de
vie. M. E. Curtius constate ces heureux effets de la liberté,
sans arrière-pensée, sans déclamations d'aucune sorte, avec
cette sérénité aimable qui est la marque distinctive de son
talent. Ce sont là des idées que la langue française est
habituée à répandre, et ce n'est pas nous, à coup sûr, qui
reprocherons à notre auteur d'être trop Athénien.
U Histoire grecque a encore à nos yeux un mérite dont il
est peut-être imprudent de parler ici, parce qu'il est difficile
à un traducteur de le lui conserver : c'est qu'elle est non-
seulement composée mais écrite avec un soin infini, avec
un souci littéraire qu'on ne rencontre pas souvent chez nos
voisins. M. Curtius compte parmi les meilleurs écrivains
de l'Allemagne. Il a été poète avant de devenir un orateur
académique des plus goûtés, et en aucun temps il n'a pensé
que l'érudition perçût quelque chose à se revêtir de beau
langage. Son imagination, nourrie de souvenirs personnels
et d'impressions recueillies sur les lieux même, lui fournit
aisément le mot qui dessine et l'épithète qui .colore. Son
style abondant et grave aime les formes amples : il s'épanche
volontiers en périodes nombreuses et cadencées, dans
lesquelles on sent Fart, mais non l'effort. Peu ou point de
négligences; mais une teneur égale et, comme disaient les
anciens, « tempérée », qui se garde des saillies, des jeux
d'esprit, des éclats de voix, et surtout de la trivialité.
Ce n'est pas là un texte avec lequel un traducteur puisse
prendreseshbertés. J'ai voulu, pourmoncompte, en donner
un décalque aussi fidèle que le permet le génie si différent
des deux idiomes. Il est, je crois, des procédés d'exécution
plus faciles : il \\\ en a pas de plus respectueux.
Quelques modifications ont été apportées à la forme
extérieure de l'ouvrage. J'ai dû, par déférence pour nos
habitudes, distribuer en cinq volumes la matière des trois
énormes tomes de l'original. Ensuite, je n'ai pas cru abu-
ser, de l'autorisation inconditionnelle très gracieusement
PRÉFACE DU TRADUCTEUR XV
accordée par l'auteur en donnant à YHistoire grecque un
aspect et comme une allure plus didactique. Les chapitres
ont été pourvus de sommaires en petit texte et scandés,
d'une façon plus apparente que dans le texte allemand, par
des paragraphes avec sous-titres. Enfin, les notes, au lieu
d'être réunies en appendice à la fin des volumes, ont été
réparties au bas des pages. Au cours de cette répartition,
j'ai éprouvé quelques perplexités : les erreurs seront
rectifiées, s'il y a heu, ainsi que les fautes typographiques,
dans une liste générale des Errata qui sera donnée avec
le cinquième volume. En revanche, j'ai pu faire çà et là
quelques corrections utiles. Les titres des ouvrages indiqués
dans les notes ont été simplement transcrits , sans autre
souci que de ne pas trop les mutiler par des abréviations
excessives : j'ai pensé que les traduire était le vrai moyen
de dérouter ceux qui voudraient utiliser ces références.
En ce qui concerne l'orthographe des noms propres, je
n'ai pas eu le courage d'imposer aux lecteurs français la
transcription exacte des noms grecs. J'ai jugé inutile de
parler le jargon barbare auquel s'est résigné le traducteur
de Grote, pour aboutir, en somme, à des inconséquences
plus choquantes que celles de l'usage courant et à une
prononciation plus défigurée. Il m'a paru suffisant de rem-
placer la terminaison latine us^ là où l'usage l'a conservée,
par la désinence grecque en os. Parfois, j'ai cru bon de créer
des doublets en adoptant à la fois l'orthographe savante et
la forme usitée, en vue de différencier les homonymes:
j'écris ainsi Orchomène (de Béotie) et Orchoménos (d'Arca-
die); le Pénée (de ^Thessalie) et le Pénéios (d'Élide) ; Kyme
et Cume\ Eschine (l'orateur) et ^schine (le tyran)... etc.
Il est cependant un point sur lequel il a fallu réagir
contre les habitudes prises. A une certaine époque. Grecs
et Romains se sont réciproquement persuadé qu'ils avaient
la même religion. Nous ne pouvons indéfiniment perpétuer
cette erreur. J'ai donc, comme M. E. Curtius, rendu aux
XVI PRÉFACE DU TRADUCTEUR
divinités grecques leur véritable nom. Il vaut mieux, à la
rigueur, ignorer la corrélation établie entre le Poseidon
grec et le Neptune latin que de croire à la parfaite identité
de l'un et de l'autre.
Je continuerai à appliquer aux volumes suivants le
système adopté pour celui-ci, et l'on sentira jusqu'au bout
une direction unique. Mais à partir de ce moment, le
premier volume terminé, je passe à des auxiliaires dévoués
ma plume de traducteur. En traduction aussi, il faut aboutir,
et la publication ne peut être menée rapidement à bonne
fin que par un effort collectif. Que ceux qui craignent les
disparates se rassurent. Mes collaborateurs appartiennent
à l'élite des professeurs de l'Université : avec le talent, ils
ont, au même degré que moi, le respect du texte, et c'est le
style même de l'auteur qui, fidèlement reproduit, donnera à
la copie l'homogénéité de l'original. Un avertissement placé
en tête de chaque volume indiquera les noms des traduc-
teurs et la part de coopération qui revient à chacun d'eux.
Certes, ce n'est point un médiocre hommage rendu à
l'œuvre de M. E. Curtius que cette coahtion de bonnes
volontés, parmi lesquelles il serait injuste d'oubher la cou-
rageuse initiative de l'éditeur.
Paris, 15 novembre 1880.
A. B.-L.
RECTIFICATIONS
p. 46, ligne 2 des notes — au lieu de : Opous, lise: : Oponte,
P. 34, ligne 2 des notes — — Herold., — Herod.,
P. 66, ligne 20 du texte — — sol, — sel.
P. 36, ligne 4 des notes — — Gelehrte Anzeige, — gelehrte Anzeigen,
P. 76, ligne 1 des notes — — der Wegebaus, — des Wegebaus.
P. 76-77 : la note 3 de la p. 77, à partir de Mülle.nhoff, se rapporte à laligne27 de la page
76 (mer Ionienne) .
P. 79 (sommaire) — au lieu de § IV, § V, lisez : § V, § VI.
P. 92, ligne £6 du texte — Jupiter — Zeus.
P. 270, ligne 20 — — 'Eye/eipia — 'Ex£-/£tpta.
P. 388, ligne 15, — rétablir une lettre tombée ; à Mégare.
P. 409, ligne l7, — rétablir l'appel de la note [cotée 2 par erreur) après : homme.
P. 414, excuser — sinon réparer — la mauvaise disposition typographique des lignes cor-
respondant aux distiques de Solon.
P. 486, note 1 — au lieu de : König — lisez : Kœnig.
P. 509, ligne IS du texte, ou iieurfe.' transit pour l'étranger, lisez : mouvement des étrangers.
P. 584, ligne 12 du texte, — celles des Spartocidcs, — celle des Spartocides.
LIVRE PREMIER
DEPL'IS LES ORIGINES JUSQU'A L'INVASION DORIENNE
HISTOIRE GRECQUE
CHAPITRE PREMIER
LE PAYS ET SES HABITANTS
§ I. —Grèce asiatique et Grèce européenne. — Le bassin de la mer Egée.
— Climat de la Grèce. — Hellade et Asie-Mineure. — Côtes de l'Asie-
Mineure. — Grèce septentrionale. — Grèce moyenne. — Péloponnèse. —
Constitution physique de la Gi'èce européenne.
§ II. — Influence du pays sur la race. — Structure morcelée de la Grèce.
— La mer et le ciel en Grèce. — Nature du sol. — Harmonie physique
de la Grèce.
§ m. — Origlnes du peuple grec — Généalogie des Grecs. — Période
gréco-italique. — La langue grecque. — Les dialectes grecs. — Le peuple
et sa langue. — Les tribus et leurs dialectes.
§ IV. — Eléments constitutifs de la race grecque. — L'autochthonie légen-
daire. — Populations préhelléniques ou Pélasges. — Pélasges et Hellènes.
— Doriens et Ioniens. — Origine des Ioniens. — Premières migrations.
— Premières colonies.
GRÈCE ASIATIQUE ET GRÈCE EUROPÉENNE
Dès qu'on parle d'Europe et d'Asie, on se représente invo-
lontairement deux continents distincts et séparés par des
limites naturelles. Mais où sont ces limites ? On peut trouver
au nord, où l'Oural sépare de vastes superficies territoriales,
une frontière naturelle ; mais, au sud du Pont-Euxin, la nature
n'a tracé nulle part de ligne de démarcation entre Forient
et l'occident. Elle atout fait, au contraire, pour les rattacher
l'un à l'autre par des liens étroits et indestructibles. Ce sont,
de part et d'autre, les mêmes montagnes qui se prolongent en
LK PAYS Et SES HABITANTS
rangées d ilos à travers la Propontide el l'Archipel : ruii et
l'autre littoral se correspondent comme les deux moitiés d'une
même contrée ; des ports comme Thessalonique et Athènes
ont été de tout temps incomparablement plus rapprochés des
villes maritimes d'Ionio que de l'intérieur ou même de la côte
occidentale du continent auquel ils appartiennent, car ils sont
séparés de celle-ci par de larges portions de terre ferme ou
une longue circumnavigation.
La mer et l'atmosphère ont tout fait pour réunir les côtes de
l'Archipel : les mêmes vents périodiques soufflent de l'Helles-
pont jusqu'en Crète, réglant de la même manière le cours de la
navigation et les variations du climat. On trouverait difficile-
ment entre l'Europe et l'Asie un seul point où, par un beau
temps. le marin se sente isolé entre le ciel et l'eau : le regard se
repose d'Ile en île et de faciles étapes conduisent de rade en rade.
Aussi, de tout temps, les mêmes peuples se sont fixés sur les
deux rivages ; depuis l'époque de Priam, ce sont, de part et
d'autre, même langue et mêmes mœurs. Le Grec des iles se sent
aussi bien chez lui à Smyrne qu'.à Nauplie ; Saloniki, située
en Europe, est en même temps une échelle du Levant: malgré
ses vicissitudes poHtiques, Byzance est encore aujourd'hui
considérée de part et d'autre comme une métropole commune.
Ainsi, pareille au flot qui, des grèves de l'Ionie, se propage
jusqu'à Salamino, chaque migration des peuples, après avoir
touché l'une des deux plages, a toujours poursuivi sa route
jusqu'à l'autre. Les conventions arbitraires de la politique,
dans l'antiquité comme dans les temps modernes, se sont inter-
posées entre ces deux rivages et ont utilisé comme lignes
frontières les larges détroits que les îles laissent entre elles ;
mais ces séparations artificielles sont toujours restées purement
extérieures et n'ont jamais pu désunir ce que la nature a si
évidemment destiné à être le théâtre d'une histoire commune.
La similitude des deux rivages qui se font face de l'est à
l'ouest n'a d'égale que la diversité que l'on remarque du nord
au sud. Le rivage septentrional de la mer Egée n'a pas un pied
de myrte ; le climat est celui de l'Allemagne centrale ; les fruits
du midi sont inconnus en Roumélie.
Au 40" degré de latitude s'ouvre une nouvelle zone. On
GRÈCE A8IATI0UE ET GRÈCE EUROPÉENNE a
commence k sentir, sur les côtes et dans les vallées abritées,
la proximité d'un pays plus chaud ; on entre dans la région
des bois toujours verts. Mais, là encore, il suffit d'une légère
élévation du sol pour tout changer ; c'est pour cette raison
qu'une montagne comme l'Athos réunit sur ses hauteurs
presque toutes les espèces d'arbres connues en Europe. A
l'intérieur, rien de semblable. Le bassin de Joannina, près d'un
degré au-dessous de la latitude de Naples, a le climat de la
Lombardie ; on ne trouve pas un olivier dans l'intérieur de la
Thessalie, et la flore de l'Europe méridionale est absente de
toute la chaîne du Pinde.
Ce n'est qu'au 39'' degré que le souffle tiède des brises de la
mer pénètre dans l'intérieur ; dès lors, le progrès est rapide.
Déjà, en Phthiotide, on cultive le riz et le coton ; l'olivier s'v
acclimate. En Eubée et en Attique apparaît isolément le
palmier, qui s'épanouit en massifs plus vigoureux dans les
Cyclades du sud et peut même, dans les plaines de Messénie,
produire, si les conditions sont favorables, des dattes comes-
tibles. Les fruits les plus délicats du midi ne viennent point à
Athènes sans une culture spéciale ; sur la côte orientale de
l'Argolide, les citronniers et les orangers forment d'épais
bocages , et, dans les jardins des iXaxiotes, on voit mûrir le
fruit parfumé du cédrat qui se cueille en janvier et se transporte
en quelques heures sur les côtes moins privilégiées où ni la
vigne ni l'olivier ne peuvent croître.
Ainsi, deux degrés de latitude séparent les hêtres du Pinde
de la région des palmiers ; nulle part sur la surface du globe on
ne rencontre un pays où les différentes zones climatologiques et
botaniques se succèdent aussi brusquement. Aussi, la nature
y déploie une variété de produits qui a dû développer l'intel-
ligence des habitants, éveiller leur industrie, et provoquer
entre eux des échanges commerciaux.
Ces particularités du climat sont à peu près communes
aux deux rivages ; cependant, il y a entre le littoral oriental et
le littoral occidental, quelque symétriques qu'ils soient d'ail-
b^urs, une différence profonde ; car, si les côtes se ressemblent,
la configurntion dos contrées qu'elk's enserrent rsl de }t;irt et
d'.nih'e (lilférrnte,
6 LE PAYS ET SES HABITANTS
On dirait que la mer Egée a la propriété de donner aux terres
qu'elle baigne une forme particulière, c'est-à-dire de les péné-
trer, de les ramollir, d'y découper des iles, des presqu'iles, des
isthmes, des promontoires, et de créer ainsi une ligne décotes
démesurément étendue, qui enferme dans ses replis une infinité
de rades hospitalières. Nous pouvons appeler cette forme de
rivage la forme grecque, parce qu'elle est particulière aux
contrées dans lesquelles les Grecs se sont fixés.
Mais voici en quoi la différence signalée plus haut se fait
sentir. Du côté de l'Asie, cette configuration est purement
extérieure. C'est avec raison que cette portion du continent,
malgré sa forme péninsulaire, porte le nom d'Asie-Mineure ou
Petite-Asie, car elle reproduit les puissants soulèvements de
l'Asie antérieure. C'est un Iran en miniature qui se dresse au
milieu de trois mers, formant un plateau d'un seul bloc ,
inaccessible, sur lequel on respire un air froid et sec, couvert
çà et là de plaines pierreuses et arides, mais aussi de terrains
fertiles capables de nourrir de fortes et puissantes races.
Les contours de ce plateau ne touchent d'aucun côté à la mer,
entouré qu'il est d'une ceinture de montagnes. La plus consi-
dérable de ces chaînes est le Taurus, gigantesque muraille de
rochers, dont les crêtes escarpées et les parois taillées à pic
séparent les régions méridionales du massif central. Au nord,
le terrain s'abaisse graduellement, en larges terrasses ondulées,
vers le Pont-Euxin. C'est du côté de l'occident que le rebord
du plateau offre le plus de variété dans sa forme. Il projette
vers la Propontide et l'Hellespont des montagnes imposantes,
dont les flancs abondamment arrosés sont couverts de pâtu-
rages, l'Olympe de Mysie et l'Ida troyen; du côté de l'Archipel,
le sol s'abaisse brusquement au niveau du rivage. Une ligne
tirée à travers l' Asie-Mineure, de Constantinople à la mer de
Lycie, marque à peu près l'arête du plateau. A partir de là, le sol
se désagrège ; de spacieuses et fertiles vallées conduisent les
fleuves à la mer qui s'avance à leur rencontre en creusant de
nombreuses baies. On entre dans un nouveau monde, dans
un pays tout différent ; on dirait une bordure faite d'une
autre étoffe. Si l'on voulait distinguer les parties du monde
d'après la configuration géologique, c'est sur cette ligne de
GRÈCE ASIATIQUE ET GRÈCE EUROPÉENNE 7
démarcation qu'il faudrait planter les bornes de l'Asie et de
l'Europe.
Si l'Asie-Mineure, en général, à cause de sa configuration
géographique, assemblage de contrastes sans transition et sans
lien, n'a jamais eu d'histoire commune à tous ses habitants, à
plus forte raison les régions étagées du littoral ont-elles eu, de
tout temps, leur histoire à part ; elles ont été habitées par des
peuples distincts, qui ont su garder leur indépendance vis-à-vis
des potentats de l'intérieur.
La côte occidentale de l'Asie-Mineure se compose principa-
lement de quatre estuaires dans lesquels débouchent quatre
grands fleuves parallèles : ce sont, en remontant du sud au nord,
le Méandre, le Caystros, l'Hermos et le Caïcos. Il n'y a point
dans l'ancien monde de pays qui ait réuni au même degré la
fertilité du sol à tous les avantages résultant de l'admirable
disposition des côtes. Grâce à ses baies et à ses promontoires,
l'Ionie possède une ligne de côtes dont le développement
équivaut à plus de quatre fois son étendue en ligne droite du
nord au sud. Au contraire, les rivages qui bornent l'Asie-
Mineure au nord et au sud n'affectent qu'exceptionnellement
cette configuration; mais, là encore, les contrées dotées par la
nature de la forme hellénique ont été prédestinées, parce seul
fait, à jouer un rôle dans l'histoire de l'ïïellade. Telles sont les
côtes delaPropontide, ainsi que le littoral de la Carie et de la
Lycie.
Ainsi, en Orient, la mer n'a pu helléniser que les bords du
continent : il n'en est pas de même du côté opposé. Ici encore,
nous trouvons un massif compacte qui, des bords du Danube,
s'avance, flanqué de deux mers, l'Adriatique et le Pont-Euxin,
dans les eaux de la Méditerranée. Mais ce n'est pas seulement
sur les bords que ce massif est découpé et rongé par la mer ;
attaqué au vif, il se morcelle de plus en plus en presqu'îles
et en îles et finit par tomber complètement en dissolu-
tion.
La Grèce européenne, séparée du bassin du Danube par
une haute chaîne de montagnes qui dessine un arc immense
de TAdriatique à la mer Noire, a formé un monde à part, qui,
se développant suivant ses lois particulières, a reporté son
8 LE PAYS ET SES HABITANTS
activité vers le sud. Du côté du Danube, l'Hémus de Thracc
oppose aux relations internationales une insurmontable bar-
rière, tandis que, du côté de l'Asie, l'accès est facile. De même,
en examinant la partie méridionale de la péninsule, entre
l'Adriatique et la mer Egée, on reconnaît que le côté oriental,
celui qui regarde l'Asie, est toujours privilégié; c'est-à-dire
que, de ce côté, la nature a tout fait pour favoriser l'établisse-
ment de gouvernements réguliers et le développement du
commerce maritime. Ainsi, l'Albanie et l'Illyrie ne sont qu'un
amas de crêtes rocheuses alignées en rangs pressés et de
gorges étroites, à peine assez larges pour livrer passage aux
voies de communication; la côte est abrupte et inhospitalière.
Aussi, quoique, primitivement, des caravanes aient franchi
ces montagnes pour échanger, à moitié chemin entre les deux
mers, les produits des îles Ioniennes et ceux derArchipel;
quoique, plus tard, les Romains aient jeté à travers le pays
une grande voie qui partait de Dyrrhachium, l'Illyrie n'en est
pas moins restée de tout temps un pays barbare.
Comme tout change si l'on descend, par le col de Skardus,
sur le versant oriental ! Ici, de grands fleuves, formés parles
sources nombreuses qui jaillissent au pied de la chaîne cen-
trale, coulent au milieu de larges bassins, et autour de ces
bassins se courbent en vastes anneaux les chaînons qui enclo-
sent les plaines, ne laissant aux eaux d'autre issue vers la mer
qu'un étroit chenal.
L'intérieur de la Macédoine se compose de trois plaines
circulaires de ce genre, dont les eaux réunies se déversent à
l'angle que dessine l'échancrure profonde du golfe de Thessa-
lonique. Et parmi les avantages que l'Illyrie envie à la Macé-
doine, il faut compter non-seulement les fertiles plaines do
l'intérieur, mais encore un rivage accessible et hospitalier. Au
lieu d'une côte uniformément escarpée, nous voyons, entre
l'embouchure de l'Axios et celle du Strymon, un large massif
de montagnes faire saillie dans la mer et enfermer des baies
tranquilles entre ses trois jetées de rochers, dont l'une, la phis
orientale, se termine par l'Athos.
L'Athos élève à plus de 2,000 mètres ses flancs de marbre
taillés à pic. Placé à égale distance de l'entrée de l'Hellesponl
GRÈCE ASIATIQT'K ET (ÎP.Î'X'.E ErROPP':ENNE 9
et du golfe de Pagase, il projette son ombre jusque sur la place
de Lemnos et domine tout le nord de l'Archipel, où il sert de
guide aux navigateurs.
Grâce à cette conformation grecque de leurs côtes, la Macé-
doine et la ïhrace sont en relation avec le monde grec.
Cependant, Fintérieur est complètement différent de THellade
proprement dite : ce ne sont que des pays de montagnes, où
les habitants, séparés de la mer, vivent comme enchaînés dans
des vallées fermées de toutes parts.
Le 40*^ degré de latitude coupe le nœud de montagnes à
partir duquel apparaît, en allant vers le sud, un nouveau
svstème orographique. Plus de paysages alpestres; non-seule-
ment les montagnes deviennent moins élevées, plus abordables
et plus susceptibles de culture, mais elles se réduisent progres-
sivement à n'être plus que de légères traînées qui entourent
les terres cultivées, partagent et protègent le pays, sans le
rendre inaccessible, sauvage et stérile. Cette fois encore,
l'amélioration est limitée au versant oriental. Là s'étend le
fertile bassin du Pénée, entouré d'une ceinture de montagnes
et séparé de la mer par la chaîne de l'Ossa qui, sous le nom
de Pélion, s'avance dans la mer comme une digue de rochers,
parallèlement à l' Athos. Heureusement, deuxpercées pratiquées
dans la chaîne débarrassent la Thessalie de ses eaux et l'ouvrent
en même temps au commerce de l'Orient: l'une est la vallée de
Tempe; l'autre, plus au sud, correspond à la large et profonde
trouée faite entre le Pélion et l'Othrys par le golfe de
Pagase.
A mesure qu'on avance vers le sud, les ramilications devien-
nent de plus en plus nombreuses, et multiplient dans la môme
mesure les baies qui s'enfoncent à l'est et à l'ouest dans les
terres. Aussi, le massif continental se désagrège, si bien qu'il
ne consiste plus qu'en une série de presqu'îles rattachées le.s
unes aux autres par des isthmes.
C'est alors que commence la Grèce moyenne, l'Hellade
proprement dite, au39'' degré de latitude, là où le Tymphreste
élève après de 2,320 mètres sa cime conique, entre le golfe
Maliaque et le golfe d'Ambracie, et relie encore une fois l'un
à l'autre les deux versants de rTlellade. Il domine à l'ouest le
10 LE PAYS ET SES HABITANTS
bassin de l'Achéloos, qui reste tout à fait en dehors du système
plus achevé du versant oriental. A l'est, la chaîne de FŒta
s'allonge vers la mer et forme, sur le bord méridional du golfe
Maliaque, le défilé des Thermopyles, où les rochers à pic d'un
côté, les marais de l'autre, ne laissent entre eux qu'un étroit
passage, le seul par où l'on puisse pénétrer dans les pays du
sud. Des Thermopyles à la mer de Corinthe, il n'y a pas six
milles à vol d'oiseau. C'est là l'isthme à partir duquel la pénin-
sule qui forme la partie orientale de la Cirèce moyenne se
déploie jusqu'au promontoire de Sunion.
L'arête principale de cette presqu'île est le Parnasse, dont
le sommet, haut de 2,460 mètres, était vénéré par les peuples
d'alentour comme le seul que n'eussent point atteint les eaux
du déluge, et comme le point de départ d'une nouvelle race
d'hommes. De sa base, au nord, jaillit le Céphise, qui roule
ses eaux dans la grande vallée de la Béotie, bornée par l'Hé-
licon et ses ramifications. A l'Hélicon se rattache le Cithéron,
encore une montagne transversale, qui s'étend d'une mer à
l'autre et sépare l'Attique de la Béotie.
Il est difficile de trouver, rapprochés l'un de l'autre, deux
pays plus différents. La Béotie est enfoncée dans son isole-
ment; l'eau y surabonde et croupit dans le fond des vallées;
l'air y est humide et brumeux, le sol gras et la végétation
luxuriante. L'Attique est projetée au milieu des flots qui pénè-
trent dans ses rades; c'est un rocher aride, recouvert d'une
mince couche de terre végétale, et baigné par l'atmosphère
limpide du monde insulaire auquel il appartient par sa posi-
tion et son. climat. Les montagnes de l'Attique se prolongent
dans la mer; elles forment la rangée intérieure des Cyclades,
comme le prolongement de l'Eubée la rangée extérieure.
L'organisme du pays grec fut complété dans son ensemble le
jour où sortit des flots l'étroite et basse langue de terre qui
allait rattacher au massif continental l'île de Pélops, devenue
la presqu'île par excellence, le dernier chaînon de toute une
série de découpures géographiques qui tendent vers cette forme
enfin obtenue dans sa perfection. Ainsi, sans briser la conti-
nuité du sol hellénique, la nature a creusé au beau milieu deux
mers intérieures, larges et commodes, qui s'affrontent d'un
GRÈCE ASIATIQUE ET GRÈCE EUROPÉENNE 11
côté et s'ouvrent, par l'autre extrémité, l'une vers l'Italie,
l'autre vers l'Asie.
Le Péloponnèse, pris à part, forme un tout indépendant. Il
a en lui-même le centre de son système orographique qui
entoure de mamelons puissants le plateau de l'Arcadie et
envoie dans les contrées circonvoisines des ramifications qui
les partagent. Ces contrées sont, ou des talus qui se raccor-
dent avec le plateau central, comme l'Achaïe et l'Elide, ou de
nouvelles presqu'îles dont l'ossature est formée par des arêtes
montagneuses qui rayonnent dans la direction du sud et de
l'est : telles sont les péninsules de Messénie, deLaconie, d'Ar-
golide, séparées par des golfes profonds pourvus d'un large
chenal navigable.
La configuration intérieure du Péloponnèse n'est pas moins
variée que le contour extérieur. Sur les plateaux monotones
de l'Arcadie, on se croirait au milieu d'une vaste contrée : on
y trouve des vallons encaissés qui ont l'aspect et l'air brumeux
de la Béotie, tandis que les montagnes de l'Arcadie occiden-
tale rappellent la nature sauvage de l'Épire. La côte occidentale
du Péloponnèse ressemble aux terrains plats qu'arrose l'Ache-
loos ; les riches plaines du Pamisos et de l'Eurotas sont des
alluvions du fleuve qui, comme le Pénée de Thessalie, sort
des crevasses des rochers ; enfin, l'Argolide, avec sa vallée de
rinachos, avec sa presqu'île toute hérissée de criques et flan-
quée d'Iles, est, pour la situation et la nature du sol, une
seconde Attique. Ainsi, la nature créatrice de l'Hellade repro-
duit encore une fois dans la partie la plus méridionale du
continent ses formes préférées et accumule dans un étroit
espace les contrastes les plus frappants.
On reconnaît, cependant, à travers la prodigieuse variété
qu'offre la conformation du terrain, quelques lois simples et
claires qui donnent à la Grèce européenne, prise dans son
ensemble, son caractère particulier. Tel est ce fait constant
que la mer et les montagnes concourent à arrêter les formes
des diverses parties du pays ; telle est cette série de barrières
transversales, entées sur la chaîne centrale, qui contribuent,
concurremment avec les plateaux de l'Illyrie et de la Macé-
doine, à rendre le pays des Grecs inabordable du côté du nord,
'12 LE PAYS ET SES HABITANTS
à les isoler du continent, à diriger leur attention et leur activité
vers la mer et le rivage opposé.
La configuration des pays montagneux du nord devait
avoir pour conséquence que leurs habitants, confinés dans des
vallées étroites et largement arrosées, y mèneraient la vie de
laboureurs, de pâtres et de chasseurs, puisant Ténergie et la
santé dans l'air vif des montagnes et la simplicité d'une vie
primitive, jusqu'aujour où, leur heure venue, ils descendraient
dans les contrées méridionales dont la structure, plus morce-
lée et plus variée, favorise le développement des sociétés et
porte les habitants à entrer en relations, par les côtes et la
mer, avec un monde nouveau et d'un plus large horizon, le
monde oriental.
En effet, de toutes les lois qui résultent do la configuration
de la Grèce européenne, la plus évidente et la plus importante,
c'est que le littoral do l'est, à partir des côtes de Thrace, est
comme la façade du pays entier. A part deux anses et le golfe
de Corinthe, la mer occidentale, do Dyrrhachion àMéthone,
ne baigne que des récifs escarpés ou des terres d'alluvion,
coupées de lagunes; à l'est, au contraire, qui peut compter
les baies profondes et les mouillages qui s'ouvrent des bouches
du Strymon au cap Malée, pour inviter les habitants des lies
voisines à aborder et à reprendre ensuite la mer ! La forme du
littoral oriental, tout rocheux et sinueux, outre qu'elle ouvre
presque partout le pays aux communications maritimes, est
encore la plus favorable à la salubrité du climat, la mieux
appropriée à la fondation des villes. Aussi, toute l'histoire de
l'HoUade s'est reportée sur la côte orientale, et les peuplades
reléguées dans la région opposée, comme, par exemple, les
Locriens de l'ouest, sont restés par là même en dehors du
mouvement vital qui entraînait la race hellénique dans les
voies d'un développement progressif et continu.
IM'LL i:m;e du pays slr la race 13
' § II
IM'LUENC.K DU PAYS SUR LA RAGE.
II ne faut point considérer Thistoirc d'un peuple comme la
résultante fatale des conditions physiques dans lesquelles ce
peuple se trouve placé. Cependant, il est facile de reconnaître
que des formes aussi accentuées que celles qui caractérisent
les contours du bassin de l'Archipel peuvent imprimer à la vie
historique d'un peuple une direction particulière.
En Asie, de vastes régions ont une histoire commune. Un
peuple s'élève sur les débris d'une foule d'autres, et on ne
parle que de vicissitudes qui atteignent du même coup des
contrées immenses et des millions d'hommes. En Grèce,
chaque pouce de terre se refuse à une pareille histoire. Ici,
les ramifications des chaînes de montagnes ont formé une
série de cantons dont chacun a été appelé par la nature à vivre
de sa vie particulière. Dans les grandes plaines, les habitants
des communes ne songent point à défendre isolément leurs
droits et leurs biens contre des forces supérieures ; ils se
soumettent à la volonté du ciel, et celui qui survit à la catas-
trophe se bâtit, sans murmurer, une nouvelle cabane à côté
des ruines de l'ancienne. Mais là où les champs, ces champs
arrosés de tant de sueurs, sont entourés d'une ceinture de
montagnes avec de hautes cimes et d'étroits défilés qu'un
petit nombre de défenseurs peut fermer à un grand nombre
d'assaillants, là, ces armes défensives donnent le courage de
la résistance. Sans le défilé des Thermopyles, il n'y aurait
point d'histoire grecque. En Grèce, chaque district se sent une
communauté naturelle et indissoluble; les hameaux d'une
vallée se rapprochent pour ainsi dire d'eux-mêmes pour former
un État commun, et au sein de l'État s'implante la conscience
d'une indépendance invoquée devant Dieu et devant les
hommes comme un droit. Qui veut soumettre un semblable
pays doit l'attaquer et le vaincre à nouveau dans chacune de
14 LE PAYS ET SES HABITANTS
ses vallées. La résistance est-elle impossible ? les hautes cimes
et les cavernes inaccessibles sont là pour sauver les débris de
la population indépendante, jusqu'à ce que le danger soit passé
ou que l'ennemi se lasse de la lutte.
Mais ce n'est pas seulement son indépendance politique que
la Grèce doit à la structure morcelée de son sol; elle lui doit
encore la variété de son esprit, de ses mœurs et de sa langue;
car, sans les barrières opposées par les montagnes, les diverses
parties de la population auraient perdu de bonne heure, dans
une assimilation mutuelle, leur génie particulier.
Cependant, en restant un pays isolé et ceint de remparts
naturels, FHellade offre en même temps aux relations commer-
ciales un plus libre accès que n'importe quelle contrée de
l'ancien monde. Elle s'ouvre de trois côtés différents à la mer
qui pénètre dans toutes ses parties, exerçant Tœil de l'Hellène,
éveillant son courage, excitant sans relâche son imagination
infatigable; à la mer qui, dans ces latitudes où elle est navi-
gable toute l'année, rapproche bienplus étroitement ses rivages
que les mers inhospitalières du nord. Facile à irriter, elle
s'apaise aussi facilement; les dangers qu'elle offre sont dimi-
nués par le nombre des mouillages abrités que le nautonier
peut atteindre aussitôt que la tempête s'annonce, et par la
limpidité de l'atmosphère qui, pendant le jour, lui permet de
distinguer à vingt milles le but de sa course et, la nuit, lui
laisse voir, dans un ciel sans nuages, les étoiles dont le lever
et le coucher règlent paisiblement les travaux du laboureur et
du marin.
Les vents qui gouvernent l'atmosphère ont aussi dans ces
parages un mouvement réglé et se transforment rarement en
ouragans dévastateurs. Ce n'est guère que pendant la courte
apparition de l'hiver que le temps subit des variations irrégu-
lières ; avec la belle saison (les « mois sûrs » comme l'appe-
laient les anciens) le courant atmosphérique prend dans tout
l'Archipel une direction fixe : chaque matin, le vent du nord
s'élève des côtes de Thrace et balaie, en descendant, toute
la longueur de la mer Egée; de sorte qu'on désignait les
pays situés au-dessus de ces côtes comme situés « au delà
du vent du nord. » C'est le même vent qui, un jour, conduisit
INFLUENCE DU PAYS SUR LA RACE iB
Miltiade à Lemnos *, et qui, en tout temps , assura de
si grands avantages aux possesseurs du rivage septen-
trional. Il arrive fréquemment que ces vents étésiejis ^ ont,
durant des semaines entières, le caractère d'une tempête; par
un ciel pur, on voit écumer les vagues à perte de vue ; mais la
régularité de leur souffle les rend inoffensifs, et ils tombent
aussitôt que le soleil baisse : alors la mer devient un miroir,
l'air et Tonde se taisent, jusqu'à ce que s'élève une brise
presque insensible qui souffle du sud. C'est le moment où le
marin détache sa barque à Egine et atteint en quelques heures
le Pirée. C'est là la brise de mer si vantée par les poètes
d'Athènes, celle qui s'appelle aujourd'hui Embates^ toujours
tempérée, douce et bienfaisante. Les courants qui longent les
côtes facilitent l'accès des golfes et des détroits ; le vol des
oiseaux de passage, les migrations des thons, qui se renou-
vellent à époque fixe, fournissent au marin des indications
précieuses. La régularité qui préside à toutes les fonctions
vitales de la nature, au mouvement de l'air et des eaux, le
caractère doux et bienveillant de la mer Egée est, au fond,
la raison pour laquelle ses habitants se sont entièrement
confiés à elle, ont vécu sur elle et avec elle. La mer était
leur grand chemin, comme l'indique le nom de Po7itos. Ce
sont les « sentiers humides » d'Homère, qui unissent les
hommes entre eux ^, et quiconque habite loin de la côte se
trouve privé par là même de l'agrément d'un commerce facile
avec ses semblables et tenu en dehors du progrès de la civili-
sation.
La navigation d'eau douce s'apprend bien vite à fond; la
navigation maritime, jamais. Sur les rives des fleuves, la
différence des mœurs s'efface ; la mer, au contraire, met
*) Vento Borea domo profectus (Corn. Nepos, Miltiades, 2).
2) 'E-cYiatai avspioi, vents périodiques soufflant du Nord. — 'Exrjffi'at ßopsat
(AmsTOT. Problem., 28, 2). — Aquilones etesise (Plin., II, 47). C'est la
Tramonlana.
3) nôvTo; équivaut à route (irdcTOî, pons) , G. Curtius, Grundzüge
der griechischen Etymologie, p. 234. Max Mueller, Essays, II, p. 41.
Po7itos, avec ses ûypà xéXeuQa, a le sens de uopo?; de là l'expression
de ihucydlde : o\ xr,v [xsiroYatav aâXXov xat u.r\ èv Ttôpw xaTwxru.£vot (Thuc,
I, 120).
16 h\: PAVS KT SlvS IIAIUTANTS
brusquement en contact les éléments les plus divers; il arrive
des étrangers qui vivent sous un autre ciel et sous d'autres
lois; il en résulte des comparaisons instructives, un échange
incessant de connaissances, et plus le tralicdcs divers produits
est avantageux, plus l'esprit humain redouble d'activité pour
triompher, à force d'inventions, des périls de la mer.
L'Euphrate et le Nil offrent tous les ans à leurs riverains le
même pro lit et leur imposent les mêmes occupations. Cette
éternelle monotonie fait que les siècles passent sur ces contrées
sans apporter aucun changement notable aux habitudes tradi-
tionnelles-; il y survient des révolutions, mais on n'y voit point
de progrès continu. La civilisation des Egj^tiens est immobi-
lisée dans la vallée du Nil, comme les momies dans leurs
sépulcres; ils comptent les coups de balancier qui mesurent
la marche uniforme du temps, mais le temps pour eux est
vide; ils ont une chronologie, mais point d'histoire, dans le
sens vrai du mot. Cet état d'immobilité est impossible sur les
bords de la mer Egée : là, aussitôt que le goût du commerce
et des choses de l'esprit s'éveille, le Ilot l'emporte elle répand
au loin.
Enlin, pour ce qui regarde la qualité du sol, il y avait sous
ce rapport une grande différence entre les deux moitiés de la
patrie hellénique. Les Athéniens n'avaient qu'à remonter
pendant quelques heures U\ cours des fleuves de l'Asie-Mineure
pour se convaincre que ce sol payait bien plus largement le
travail de l'homme, et pour contempler d'un œil d'envie les
couches profondes de terre végétale qui couvrent FEolidc et
l'Ionie. Plantes et animaux y étaient de plus grande taille; de
vastes plaines rendaient les communications incomparablement
plus faciles. En effet, dans la Grèce européenne, les plaines
ne sont guère que des ravins, d'étroits bassins creusés entre
les montagnes ou déposés par les eaux sur leur contour exté-
rieur; pour passer d'une vallée à l'autre, il faut franchir de
hautes crêtes qui ne furent dabord accessibles qu'aux piétons,
et où l'on ne panint qu'à force de peine à frayer un chemin
aux bêtes de somme et aux voitures. Les cours d'eau qui
arrosent ces plaines refusaient le plus souvent les bienfaits
qu'on eût pu attendre d'eux. La plupart tarissaient en été;
INFLUENCE DU PAYS SUR LA RACE
17
c'étaient, comme le disait la légende, des fils des Néréides
ra\ds par une mort prématurée ou des amants des nymphes
marines qui voient tout à coup se rompre le lien de leurs
amours; et, quoique la sécheresse du pays soit aujourd'hui
incomparablement plus grande que dans l'antiquité ', il y avait
des générations que le filet d'eau de l'Ilissos et de l'Inachos
avait disparu sous un lit de cailloux resté à sec. Par contre, à
côté d'un pays brûlé, on trouvait un excès d'eaux stagnantes
enfermées, ici dans le fond d'une vallée, là entre les montagnes
et la mer, qui empestaient l'air et rendaient toute culture
impossible. Partout, le travail et la lutte.
Et cependant. . . que l'histoire grecque eût abrégé ses annales ,
si elle se fût déroulée uniquement sous le ciel de l'Ionie! C'est
pourtant dans la Grèce d'Europe, sur ce sol si pauvre, que le
peuple hellénique a déployé toute l'énergie dont il était capable.
Là le corps s'est fait plus robuste, l'esprit plus libre; la terre,
péniblement disputée aux éléments, à force de dessèchements,
de digues, de travaux d'irrigation et de voirie, est devenue plus
réellement une patrie pour l'homme qui l'habite que le rivage
d'outre-mer, où il n'y avait qu'à recueillir sans fatigue les dons
de la Providence.
Ainsi donc, le privilège spécial de la Grèce consiste dans la
juste mesure de ses avantages naturels. Le Grec jouit plei-
nement de toutes les faveurs du midi ; il a, pour le réjouir
et le ranimer, l'éclat d'un ciel méridional, des jours sereins,
des nuits tièdes qui délassent et reposent. Il obtient facilement
de son sol ou de la mer ce qui est nécessaire à sa subsistance ;
la nature et le climat le forment à la tempérance. Il habite un
1) C'est dans la légende de Sélemnos (Paus., VII, 23, 1) qu'apparaît le
plus clairement le sens allégorique des mythes qui personnifient, sous la
forme de jeunes gens prématurément enlevés par la mort, les sources qui
s'épuisent (Cf. E. Curtius, Pelopomxesos , 1,405, 446). Une légende analo-
gue est celle des Nymphes qui prennent soin d'Aristseos et qui sont chassées
de Céos par un lion (L. Preller, Griechische Mythologie, I, p. 358).
Fraas {Klima und Pf,anzenxcelt, 1847) croit le sol de la Grèce actuelle
infiniment plus sec qu'autrefois et le climat modifié en conséquence. Son
opinion est combattue par Hehn [Kulturpflanzen und Hausthiere, 1870, p.
3 sqq.). Cf. Unger (Wissenschaftliche Ergebnisse einer Reise in Griechen-
land, 1862), qui est d'accord, sur les points essentiels, avec l'opinion que
j'ai exprimée dans mon livre sur le Péloponnèse.
9
18 Li: i'Avs 1:1 si:ï* haimiams
pays lie montagnes, mais ces montagnes ne sont point des
rochers dénudés ; couvertes de terres labourables et de pâtu-
rages, elles ne font qu'assurer sa liberté ; il habite une ile dotée
de tous les privilèges des rivages méridionaux, et cette île a en
même temps 1" avantage de former un vaste ensemble de sur-
faces continues. Matière ici figée, là fluide. montagnes et bas-
fonds, sécheresse et humidité, tourmentes de neige en Thrace.
ailleurs soleil des tropiques, tous les contrastes, toutes les formes
que peut revêtir la vie de la nature se réunissent pour éveiller
et aiguillonner de mille manières l'esprit de Thomme.
Mais, de même que ces contrastes disparaissent dans une
harmonie supérieure qui embrasse les côtes et les groupes d'Iles
de l'Archipel, de même Ihomme s'est senti porté, par l'instinct
de l'harmonie, à observer une mesure entre les contrastes qui
sont les moteurs de la vie consciente, entre la jouissance et le
travail, entre les plaisirs des sens et les joies de Tesprit, entre
la pensée et le sentiment.
On ne connaît ce qu'un champ peut produire que quand les
plantes qui lui conviennenty enfoncent leurs racines, et là, sur
un terrain et dans une exposition favorable, choyées par l'air
et la lumière, déploient toute la plénitude de leurs forces vitales.
Le naturaliste qui étudie la vie des plantes peut montrer
comment les diverses substances contenues dans le sol profitent
à un organisme végétal d'espèce déterminée: mais, quand il
s'agit de la vie des peuples, un mystère profond nous cache
l'intime relation qui existe entre un pays et son histoire.
ij III
ORIGINKS DU PEUPLE GREC.
L'histoire ne connaît les origines d'aucun peuple. Les
nations de la terre n'arrivent à la portée de son regard que
lorsqu'elles ont déjà pris leur pli, qu'elles ont leur civilisation
à elles et se sentent distinctes des nations voisines. Mais, pour
en arriver là, il a fallu des siècles dont personne ne peut éva-
OKIGIXES DU l'KUPLE GREC 19
luer le nombre. La philologie elle-même ne le peut pas davan-
tage, mais elle nous ouvre une source d'informations qui
Temonte au delà du berceau de l'histoire. Lorsque commence
l'histoire d'un peuple, les formes de sa langue sont déjà com-
plètement arrêtées ; cette langue est la première empreinte de
son caractère, le premier monument de son génie propre, son
plus antique document et le seul qui parle de sa vie antéhis-
torique.
Mais la philologie ne se borne pas à constater l'existence
d'un peuple pris isolément ; elle nous montre entre diverses
langues une parenté si étroite, que nous pouvons conclure de
là à la parenté des peuples qui parlaient ces langues. Ainsi, la
science du langage peut restituer les premières pages de
l'histoire et établir la filiation des races, sur laquelle toute
autre tradition reste muette.
C'est par cette méthode que la langue grecque a été rattachée
à la famille des langues indo-européennes ou aryennes, et le
peuple greb reconnu pour un rameau détaché de ce peuple
aryen primitif qui, à l'origine, établi sur les plateaux de la
Haute-Asie, renfermait dans son sein les ancêtres des Hindous,
des Perses, des Celtes, des Grecs, des Italiotes, des Germains,
des Lettons et des Slaves *.
Le peuple aryen se dispersa ; ses dialectes devinrent des
langues distinctes ; ses tribus devinrent des peuples. Quelques-
uns de ces peuples sont restés plus longtemps en communauté ;
') Dans cet exposé sommaire des affinités philologiques et dans l'appré-
ciation que je vais faire de la langue grecque, je me range généralement aux
idées que Georges Curtius a consignées dans ses écrits ou dont il m'a fait
part dans le commerce de l'intimité fraternelle. L'hypothèse d'un groupe de
langues asiatiques et d'un groupe européen, ce dernier se subdivisant à son
tour en deux rameaux qui occupent, l'un le nord, Tautre le sud de l'Europe,
s'accorde avec le système de Schleicher [Compendium der vergleichenden
Gramraatik, ^ . 6). Sur l'altération et la division de Va considérée comme
un caractère commun au groupe européen (G. Curtius, ap. Berichte der
Sächsischen Gesellschaft der Wissenschaften : Philol.-Histor. Classe,
1864, p. 9 sqq. Zur Chronologie der indogerman. Sprachforschung,
1867, p. 196). En ce qui concerne les ramifications du groupe de l'Europe
méridionale, Schleicher admet une branche gréco-italico-celtique « d'où le
« grec se sépara d'abord, laissant derrière lui un fonds qu'une division ulté-
« riuure transforma en italique et en celtique » [Rhein. Museum, W\, 3i2).
20 LK PAYS ET SES HABITANTS
aussi distingue-t-on des groupes de peuples avec subdivisions,
rangés d'après la similitude des altérations subies par la langue
mère. C'est ainsi que nous distinguons d'abord un groupe
qui est resté en Asie et qui, à tout prendre, a le mieux con-
servé la langue originale (c'est la nation hindoue et iranienne,
avec laquelle les Scythes du Pont sont restés en communion),
et un second groupe, qui, en s'étendant vers l'ouest, est de-
venu la souche commune des races européennes. Ce groupe
se partage à son tour en deux autres : l'un occupa le nord de
l'Europe (Slavo-Germains); l'autre, celui du sud, composé des
Celtes, des Grecs et des Italiotes, peupla les rivages de la Médi-
terranée. Le degré de parenté de ces races n'est point encore
établi avec certitude ; cependant, il est probable que les Celtes
se sont les premiers détachés du groupe, et que, après leur
départ, les Grecs et les Italiotes ont continué à former un seul
et même peuple.
Il y a, en effet, un fonds primitif qui est commun à toutes
les langues aryennes et qui permet de constater le degré de
culture auquel était parvenue la race indo-européenne avant
sa séparation. On trouve partout les mêmes expressions pour
désigner, non-seulement les animaux domestiques, mais en-
core les travaux de l'agriculture, l'acte de moudre, de tisser,
de forger, etc. A ce vocabulaire restreint, les Gréco-Italiotes
ont ajouté une nouvelle provision de mots et d'idées amassée
en commun, comme le prouvent les dénominations communes
appliquées aux instruments d'agriculture, au vin, à l'huile, le
même nom donné de part et d'autre à la déesse du foyer, etc.
Une preuve plus forte encore, c'est la concordance des lois
phonétiques dans les deux langues. La distinction des voyelles,
qui gagne en netteté dans toute la famille européenne, a été
particuHèrement perfectionnée par les Gréco-Italiotes. Va
primitif s'est ou conservé sans altération ou changé en sons
plus ténus et plus sourds. Ainsi s'est formée une série bien
plus variée de voyelles, a, e, (i), o, (ii), et cette multiplication
analytique des sons a eu pour but, non seulement de donner
plus de grâce à la prononciation, mais encore de rendre plus
délicat le mécanisme de la syntaxe. C'est sur elle, en effet,
qu'est fondé le système de la décHnaison ; c'est elle qui, en
ORIGINES DU PEUPLE GREC 21
permettant de distinguer plus clairement les trois genres, d'un
côjé, le masculin et le féminin, le neutre, d'autre part, a doté
les deux langues d'un avantage que les autres leur envient.
Enfin, la loi de l'accentuation est la même chez les Grecs et les
Italiotes. Car, bien que dans l'idiome de l'antique Italie on
trouve encore des indices d'une méthode d'accentuation plus
ancienne, il n'en est pas moins certain que la règle en vertu
de laquelle l'accent principal ne peut reculer au delà de l'anté-
pénultième a été établie par les Grecs et les Italiotes à l'époque
où ils ne formaient encore qu'un seul peuple ^ Cette règle a
sauvegardé l'unité des mots ; elle a protégé les syllabes finales
qui se suppriment facilement lorsque l'accent recule plus loin ;
enfin, toute sévère qu'elle est, elle a laissé assez de liberté
pour permettre de distinguer, par de légères modifications de
l'accent, les genres et les cas dans les noms, les temps et les
modes dans les verbes.
Ces caractères communs aux deux langues sont les plus
anciens documents de l'histoire gréco-italique, des documents
qui remontent à une époque où, sur le chemin suivi par les
peuples d'Asie en marche vers l'Occident, les deux peuples
vivaient confondus en un seul qu'on pourrait appeler le peuple
des Gréco-Italiotes. Si l'on essaye de juger le caractère de ce
peuple d'après l'élaboration que ses deux rameaux ont fait
subir en commun à leur idiome, on constatera chez lui une
aversion prononcée pour tout ce qui est arbitraire et confus ;
un sens droit, ami de la règle et de l'ordre, qui a soumis à une
loi invariable ce qu'il y a de plus instable dans une langue,
l'accent des mots ; une tendance à revêtir la pensée de formes
claires et régulières.
Ces points, d'une importance capitale, par où les deux lan-
gues se rapprochent, n'empêchent pas qu'il n'y ait entre elles
une grande différence. Et d'abord, dans les sons. La langue
grecque est riche en consonnes ; elle possède notamment la
série complète des consonnes muettes, tandis que les aspirées
') Sur la loi de l'accent, cf. Corssen (Kritische Beitrœge zur lateinischen
Foi^menlehre , 1863, p. 568), lequel accorde cependant à G. Curtius
{Ibid., p. 585) que la règle défendant de reculer l'accent au-delà de la
troisième syllabe remonte à la période gréco-ilalique.
22 LE PAYS ET SES HABITANTS
ont totalement disparu de Talpliabet italiote. En revanche, elle
perdit de bonne heure deux sons aspirés, le y, et le v des
Latins ou dif/ammn, qui, conservé dans les dialectes, disparut
généralement, tantôt par suppression pure et simple, tantôt
par transformation en esprit rude ou en diphthongue, La sif-
flante elle-même n'a pas conservé chez les Grecs le son aigu
qu'elle a dans les langues de Tlnde et de Fltalic (cf. sanici^
simul^ =;a:u).
Cette disparition et cet afïaiblissement de lettres importantes
est sensible en grec. Les radicaux ont souvent perdu leur carac-
téristique, et les racines se sont confondues au point de devenir
méconnaissables, à cause de la suppression de leur voyelle
initiale. Malgré ces inconvénients, le mécanisme solide de la
langue, sa logique et sa régularité, la fixité de Torthographe,
attestent chez les Hellènes une extrême délicatesse des orga-
nes, par laquelle ils se distinguaient des Barbares, et une
netteté de prononciation à laquelle les races italiques no parais-
sent avoir jamais atteint.
En grec, la terminaison des mots est également soumise à
une règle invariable. Tandis qu'en sanscrit le son final de tous
les mots s'harmonise complètement avec le son initial du mot
suivant, et qu'en latin, au contraire, tous les mots sans excep-
tion se juxtaposent sans réagir les uns sur les autres, les Grecs
ont imaginé une règle ingénieuse : c'est de ne tolérer à la fin
des mots que des voyelles ou des consonnes qui ne puissent
produire un choc désagréable, telles que ». i\ s. Ce procédé
a donné aux mots plus d'indépendance qu'en sanscrit ; au
discours, plus d'unité et de tluidité qu'eu latin. Les syllabes
finales sont également garanties contre des variations perpé-
tuelles et contre le risque d'être émoussées et mutilées.
Pour ce qui est de la richesse des formes, la langue grecque
ne soutient pas la comparaison avec celle de l'Inde, pas plus
que la végétation de l'Eurotas avec les bords luxuriants du
Gange, Dans la déclinaison, sur huit cas les Grecs en ont perdu
trois, et, pour combler cette lacune, il a fallu surcharger les
cinq autres de significations multiples ; c'est un défaut auquel
la langue n'a pu remédier qu'en perfectionnant le système des
prépositions. Les Italiotes, amis de la netteté et de la brièveté
onißiNES Dr PÉUPLK (iREr. 23
dans Texprossion, ont conson'é l'ablatif, ot m«^me, en partie
d« moins, le locatif; en revanche, leur sens pratique leur a
fait abandonner le duel, auquel les Grecs n'ont pas voulu
renoncer. Cependant, même dans la déclinaison, les Grecs
utilisent habilement la variété do leurs diphthongues. Si voi-
sines que soient les formes employées, ils indiquent facilement
et clairement la différence des genres ; et mémo dans les cas
(comme on peut s'en convaincre en comparant ^502^ et viix: h
ppdes)^ les Grecs ont encore, malgré leui'-indigence, l'avantage
d'établir des distinctions plus nettes.
Mais c'est dans leverbe qu'ils triomphent. Toute la puissance
de conservation de la langue grecque s'est reportée sur les
formes verbales ; sur ce terrain, elle est de tout point supé-
rieure h la langue de l'Italie. Elle a conservé doux séries
parallèles de formes personnelles qui partagent les temps d'une
manière aussi simple qu'élégante, en temps principaux et
temps seco)i(Iairps{Kiyt^n:~ï\^yo')): l'augment et le redoublement
ont été également conservés et soudés avec une adresse mer-
veilleuse aux syllabes initiales les plus variées. Au moyen des
diverses formes verbales, du radical et des formes du présent
convenablement allongées, le grec parN'ient à exprimer avec la
plus grande facilité les idées multiples contenues dans l'idée
de temps — le moment de l'action, sa durée, son entier
achèvement. Rappelons-nous comment, dans lAtrcv etè'Xî'.zov,on
obtient, par un simple allongement de la voyelle, deux sens si
nettement différenciés ; c'est une mobilité à laquelle le latin,
avec son linqi(ebcim et liqni^ ne peut opposer que dos tournures
aussi lourdes qu'insuffisantes.
Grâce à la double forme de l'aoriste, cette distinction est
possible avec tous les radicaux de verbes, et se réalise à l'actif,
au moyen et au passif de chacun d'eux, par les procédés
phonétiques les plus simples. Viennent ensuite les formes des
modes, au moyen desquelles le verbe suit la pensée humaine
au milieu des distinctions les plus subtiles entre le conditionnel
et l'inconditionnel, le possible et le réel. Los matériaux de ces
créations existaient déjà à une époque bien antérieure dans lo
fonds commun des langues indo-européennes, mais les peuples
d'alors n'avaient pas su utiliser ces matériaux. L'allongement
24 LE PAYS ET SES HABITANTS
de la voyelle de liaison, jointe aux flexions des temps princi-
paux, suffit aux Grecs pour créer le type du subjonctif
exprimant l'affirmation conditionnelle ; l'intercalation d'uni
joint aux flexions des temps secondaires donna Toptatif, qui,
en raison de la facilité aveclaquelle il se forme, put, comme le
subjonctif, être appliqué à tous les temps. Et cependant, ces
procédés phonétiques si simples ne sont point des modifications
purement arbitraires. L'allongement de la voyelle qui rattache
le radical à la terminaison représente naturellement, et pour
ainsi dire matériellement, le contraste entre l'affirmation
absolue et l'affirmation hésitante, conditionnelle ; d'un autre
côté, cette voyelle qui caractérise l'optatif ayant, comme
racine, la signification d'aile/^ indique le mouvement de l'âme
que son désir emporte au delà des limites du présent. Le désir
est l'opposé du préspnt, le possible l'opposé du réel ; c'est
pourquoi l'optatif prend les flexions des temps secondaires qui
désignent ce qui n'est pas actuel, tandis que le mode condi-
tionnel, exprimant l'actuel par rapport à celui qui parle, prend
les flexions des temps principaux.
Enfin, dans la formation des mots, la langue grecque fait
preuve d'une grande mobilité. Elle fait sortir des racines
simples une riche moisson de dérivés ; de légers suffixes,
adroitement placés, lui permettent de caractériser nettement,
d'après leurs sens différents, les dérivés tirés du substantif et
de l'adjectif (7:pa;'.;-^päY;j,a). Elle forme des mots composés avec
une facilité dont le latin est complètement dépourvu ; mais
elle n'abuse pas de cette facilité, comme l'a fait le sanscrit de
la dernière époque, pour faire des agglomérations de mots
composées d'éléments disparates qui ne peuvent se résoudre
en une image ou une idée d'ensemble, et n'offrent qu'un amas
confus de radicaux enchevêtrés. Ici encore, le trait caracté-
ristique du grec est la mesure et la clarté.
Le peuple qui a su élaborer, d'une manière si originale, le
fonds commun des langues indo-européennes, se donnait à
lui-même, depuis qu'il avait conscience de son unité, le nom
d'Hellènes. Sou premier acte historique est la création de sa
langue, et ce premier acte est un travail artistique. En effet,
comparée à toutes ses sœurs, la langue grecque mérite parti-
ORIGINES DU PEUPLE GREC 25
culièrement le nom d'œiivre d'art, car il s'y révèle un sens
exquis de l'harmonie et de la perfection dans les sons, de la
clarté dans la forme, de la précision dans l'expression de la
pensée. Quand nous ne posséderions des Hellènes que la
grammaire de leur langue, ce serait là un irrécusable témoi-
gnage des facultés extraordinaires de ce peuple qui a pétri
d'une main créatrice la matière première du langage et l'a
imprégnée d'esprit ; d'un peuple qui, répudiant résolument
toute circonlocution et toute obscurité, a su tirer un immense
parti des moyens les plus simples. Toute la langue ressemble
au corps d'un athlète formé selon les règles de l'art, dont
chaque muscle est exercé à rendre tout son effet utile : point
de bouffissure ni de surcharge ; tout est force et vie.
Les Hellènes doivent avoir reçu les éléments de leur idiome
avant que cette matière ne se fût figée en une masse rebelle ;
car, autrement, il leur eût été impossible de la mouler comme
l'argile la plus ductile pour exprimer si nettement toute la
diversité de leurs facultés intellectuelles, d'un côté, leur goût
artistique, le sens de la forme, et, en même temps, cette
puissance d'abstraction qu'ils ont montrée, bien avant les
ouvrages de leurs philosophes, dans la grammaire de leur
langue, particulièrement dans la composition des formes
verbales. Leur conjugaison est un modèle définitif de logique
appliquée , dont l'intelligence réclame aujourd'hui encore
toute la pénétration d'un esprit exercé.
De même que les hautes facultés du peuple hellénique se
sont manifestées dans l'épanouissement inconscient d'où est
sortie la langue, de même la langue, une fois formée, a exercé
sur le peuple en général et sur chacun de ses membres
l'influence la plus puissante ; car, plus l'organisme d'une langue
est parfait, plus celui qui s'en sert est porté et en quelque sorte
obligé à régler logiquement le cours de ses pensées et à
préciser ses idées. A mesure qu'il s'approprie ce riche trésor
de mots, le cercle dans lequel se meut son imagination et son
intelligence s'agrandit ; la langue, à mesure qu'il l'apprend,
le conduit par degrés dans des sphères intellectuelles de plus
en plus élevées ; le désir de la maîtriser de plus en plus
complètement est un aiguillon qui ne s'émousse jamais ; et, en
20 LE PAYS KT SES nABTTANTS
iTK^mo temps, tandis qu'elle éveille et développe en lui la vie
spirituelle, elle maintient entre lui et la nation cette cohérence,
cette solidarité dont rexprossion est la langue elle-même. Tout
ce qui ébranle cette solidarité, tout ce qui relâche ces liens se
trahit tout d'ahord dans la langue.
Aussi la langue fut-ello, dès l'origine, le signe de ralliement
des Ilollènes. C'est leur langue qui éveilla en eux l'esprit de
corps et iit d'eux un peuplt*. ; c'est elle qui, de tout temps,
maintint en communion leurs tribus éparses. Parce que tous
les dialectes ne font qu'une seule et même langue, le peuple
hellène aussi est un et homogène. Là où cette langue était
parlée, que ce hit en Asie, en Europe ou en Afrique, là était
l'Hellade ; il y avait là une civilisation grecque et une histoire
grecque. Arrivée à un complet développement longtemps avant
l'aube de l'histoire, elle a survécu à la courte période occupée
par l'histoire classique, et elle vit encore aujourd'hui dans la
bouche d'un peuple qui atteste par sa langue sa fdiation
hellénique. C'est donc elle qui, à travers le temps et l'espace,
réunit et rapproche tout ce qui appartient à l'histoire du peuple
hellénique, entendue dans son sens le plus large.
Cependant, dès l'origine même, cette langue des Hellènes
ne nous apparaît point comme une unité compacte ; nous la
voyons scindée en dialectes différents dont chacun avait un
droit égal à êtroTidiome hellénique. Ladistinction des langues
a eu pour raison déterminante la séparation matérielle, le
triage topographique d(^s peuples ; celle des dialectes est due
aux mômes causes. Fixées diins des lieux séparés, les tribus
d'un même peuple s'isolent les unes des autres ; elles contrac-
tent çà et là des habitudes de langage, dos préférences pour
certains sons et certaines alliances de sons. Les mots restent
bien les mêmes et conservent leurs significations; mais ils
prennent une intonation, une articulation différentes. Le sol, le
climat, intluent à leur tour sur la langue. Il y a des sons qui
prédominent dans les montagnes, d'autres dans les pays plats;
et ces influences locales doivent naturellement se faire sentir
avec plus d'énergie dans un pays divisé en parties bien
tranchées. C'est en effet dans les vallées, dans les presqu'îles
et dans les îles, que se produisent et se conservent le mieux ces
ORTGÎXKS Dr PETTLE (1REC, 27
paiiiciilarités grammaticales qui s'usent par le frottement et
s'elïa(^ent dans les grandes plaines. D'un autre côté, pour se
former et se fixer sans se morceler à Tinfini, les dialectes ont
besoin de s'étendre sur des espaces continus d'une certaine
dimension.
La Grèce remplit ces deux conditions. Toutes les formes de
langage qui y prirent naissance se ramènent, en définitive, à
deux dialectes principaux, à la fois assez semblables pour ne
pas briser l'unité de la langue, comme il arriva ailleurs, par
exemple en Italie, et assez dilférentsl'un de l'autre pour no pas
se confondre, mais pour réagir l'un sur l'autre.
Le dialecte dorien se fait remarquer par la ténacité avec
laquell«^ il a conservéles voyelles primordiales, et en particulier
Va ; c'est le plus rude des deux, et tous ses caractères indiquent
qu'il a dû être le dialecte des montagnards, qui ont Thabitude
d'apporter dans toutes leurs actions un certain déploiement
d'énergie. On sent, dans ses sons larges et pleins, le jeu de
poumons robustes, habitués à Taîr pur des montagnes ; la
brièveté de forme et d'expression qu'il affecte convient à une
l'ace qui, au milieu des labeurs d'une vie besoigneuse, n'a
guère envie de forger des mots et s'en tient obstinément à
l'usage traditionnel.
Le caractère du dorien s'accuse plus nettement encore parle
contraste, si on le compare à l'ionien qui s'est acclimaté spécia-
lement sur les bords de la mer.
Lcà, la vie était plus confortable, plus facile à gagner et plus
ouverte aux distractions du dehors. L influence d'une nature
plus bénigne se révèle par la diminution du nombre des
aspirées dont on évite surtout la rencontre ; le t s'atténue et
devient s ; les sons se forment moins avant dans le fond de la
bouche et dans la gorge. La prononciation est plus facile et plus
harmonieuse, le langage plus coulant, dilaté qu'il est par
l'abondance des voyelles qui résonnent les unes à la suite
des autres ou se combinent en diphthongues. Les voyeHes
sont plus molles, mais aussi plus ténues ; il y a plus d'^ et
à'u que d'« et d'o. Les formes du dialecte et de ses expres-
sions ont une certaine ampleur, pleine de laisser-aller.
En face du dorien, maigre (H nerveux, l'ionien étale une
28 LE PAYS ET SES HABITANTS
opulence, une floraison luxuriante de voyelles, une surabon-
dance de formes dans laquelle il se complaît. Il laisse sur tous
les points une plus grande latitude ; les sons ont moins do
fixité et se diversifient davantage.
L'ionien et le dorien sont les deux formes principales de la
langue grecque et les extrêmes opposés qu'elle a atteints dans
son développement dialectal; mais ces deux créations n'épuisent
pas sa fécondité. Il y avait aussi des Grecs qui ne parlaient ni
le dorien ni l'ionien ; on disait d'eux qu'ils parlaient éolien.
L'éolien n'est pas un dialecte, comme le dorien et l'ionien ;
il n'a point un domaine aussi bien défini et un caractère aussi
accusé. Nous trouvons l'éolien parlé en Thessalie et enBéotie,
en Arcadie et en Elide, à Lesbos et sur le littoral voisin aussi
bien qu'à Cypre. Or, dans ces diverses localités, suivant que
l'influence ionienne ou dorienne s'y faisait sentir, ce dialecte a
pris des nuances si diverses qu'il paraît impossible de les
ramener à un type général et que, à part une certaine prédi-
lection pour les sons sourds, on signalerait difficilement dans
l'éolien une seule particularité caractéristique. C'est pour cela
aussi qu'il est impossible de décider de façon absolue en faveur
de l'un des dialectes grecs la question d'antériorité, car il y a
peu de particularit-és qui se rencontrent exclusivement dans un
seul dialecte, et, du reste, ces dialectes, nous les connaissons
très inégalement. Les monuments de l'ionien remontent bien
plus haut que ceux des deux autres idiomes : aussi lui trou-
vons-nous, sous plus d'un rapport, un caractère particulière-
ment archaïque, quoique, d'ailleurs, la race ionienne n'ait pas
été la mieux placée pour conserver fidèlement les sons et les
formes antiques.
Tout ce que nous pouvons affirmer, c'est que l'éolien et le
dorien ont entre eux une affinité plus étroite qu'avec l'ionien ;
c'est que l'éolien a fait pour les formes grammaticales ce que
le dorien a fait pour les sons : il a conservé fort souvent ce que
la philologie comparée nous désigne comme le fonds primitif.
Ajoutons à cela que l'éolien offre, particulièrement dans ses
voyelles, une ressemblance frappante avec les langues itali-
ques. Cette particularité a fait considérer les dialectes éoliens
comme des débris de la langue grecque primitive, qui tenait
ORIGINES DU PEUPLE GREC 29
encore de fort près à ridiome gréco-italique. Aussi les anciens
eux-mêmes ne considéraient pas Téolien comme un dialecte à
part, ayant son génie propre, mais plutôt comme le fonds
commun de tous les dialectes, lorsqu'ils disaient que tout ce
qui n'était ni dorien ni ionien appartenait, en dépit de toutes
les'disparates, à l'éolien K
Ces faits, constatés par la philologie, forment la base de toute
histoire grecque.
Telle a été la langue des Hellènes, une au dedans et circons-
crite au dehors^ telle a été leur nationalité. En les dotant des
mêmes qualités de l'esprit et du corps, la nature les avait
évidemment destinés à rester unis. Ces dons innés de l'intel-
ligence, dont ils ont donné, dès le début, des preuves si
manifestes, en créant leur langue, ils les ont déployés ensuite
dans toute leur civilisation, sur une étendue et avec un éclat dont
aucun autre peuple n'a approché. Car, ce qu^ils ont produit en
fait de religion et de culte, de politique, d'art et de science,
leur appartient en propre : ce qu'ils ont pu emprunter au dehors
a été si bien transformé et régénéré par eux qu'ils en ont fait
leur propriété et l'ont marqué au sceau de leur génie : variété
inépuisable, unité parfaite.
Leur complexion physique se montre dans les arts plastiques
qui, sortis des entrailles du peuple, ne pouvaient trouver qu'en
lui le type imposé par eux à la forme humaine. Apollon et
Hermès, Achille et Thésée, que ce soit la pierre, le bronze ou
le dessin qui retrace à nos yeux leur image, ne sont, en défini-
tive, que des Grecs idéalisés, et la noble harmonie de leurs
proportions, les lignes gracieuses et simples du visage, l'œil
') Strabon (VIII, I, 2) donne au nom d'Éoliens une grande extension :
TtâvTs; o'i èxTOç laÔjAoO ■7ï)vYiv 'AO-i^vaîwv xot MjyapÉwv v.m twv Ttep'i tôv Ilapvaaabv
AupiÉMV xoi vOv exi AloXtï:; xaXoOvxai. — xai oi èvToç AcoXeÎç Ttpoxspov rjo-av eix'
z^!,yß-f](sav, 'Iwvwv |jt,£V ex xr^z 'Attixti; tov Alyta).c)v xaxaaxôvTwv, twv oè 'Hpa-
xXeiôwv TO-jç AwpiÉa; xaxayayovTwv. O't pièv oOv "Iwvs; lizTzidov uâXtv ûtto 'A^atwv,
Alo)>ixoO e'Ôvo'j;, sAst^Or] oï Èv xîj IIsXoTrovvriaw xà 5'jo k'Ôvr), xô x? AloXtxôv xai xb
Awpixôv. "Ocroi [xev oiv ridaov xoîç AwpteOaiv è7t£Ti)>éxovxo , xaOtxTrsp ffuveß-i^ xoîç
'Apxâffi xa\ xoîç 'H)v£i'oi; — oCixoi aîoXtax't ôi£)i-/0y)(7av, ol 2'a)Aot (Atxx^,xivt v/prr
(Tavxo £? àjAçoîv, o\ (A£v |xà>Aov, ol û£ r|craov a'co>>ti;ovxîç. Sur les rapports des
dialectes entre eux, au point de vue historique, voy. L. Uirzel, Zur Beur-
theilung des ssolischen Dialekts, 1862. G. Curtius, Zur griechischen Dia-
lektologie dans les Gœttitig. Nachr. 1862, 483.
30 LH PAYS Kl' ÜEÜ HABITANTS
largement fendu, le front bas, le nez droit, la bouche fine,
appartenaient à la race et constituaient ses attributs naturels.
Les crânes trouvés dans des tombeaux helléniques se distinguent
également par la finesse et la régularité de leur conforma-
tion *.
La mesure est le trait caractéristique des Grecs, même dans
leur constitution physique. Leur taille dépassait rarement la
moyenne : rarement aussi l'on rencontrait chez eux des corps
chargés d'embonpoint. Ils étaient affranchis, plus que toute
autre race humaine, de tout ce qui appesantit l'intelligence. Ils
partageaient avec les régions fortunées du Midi, et sans être
exposés aux mêmes périls, les faveurs d'un climat qui hâtait
et facilitait le développement du corps et le faisait passer sans
secousse de l'enfance à la virilité. Le contact de la nature, à
laquelle ils pouvaient se confier avec plus d'abandon que les
enfants du Nord, la vie libre au grand air et au soleil, rendait
leurs poumons plus sains et plus forts, leurs membres plus
élastiques, leur vue plus perçante ; l'organisme tout entier
s'épanouissait et s'achevait dans une poussée plus libre.
Respirant de tous côtés l'air rafraîchi de la mer, les Grecs
avaient, sur tous les peuples qui ont vécu souslaméme latitude,
l'avantage de la santé physique et de la beauté. Chez eux, celui
qui naissait inlirme ou contrefait semblait condamné par la
nature à un état d'infériorité. Il était moins respecté et on eût
dit qu'il avait moins le droit de l'être. Les nobles proportions
du corps passaient pour être l'expression naturelle d'un esprit
sain et bien doué, et ce qui étonna le plus les Grecs, ce fut de
trouver dans un crâne aussivulgaire que celui de Socrate d'aussi
sublimes aspirations. La laideur était chez eux une anomalie,
une exception, comme chez les autres peuples la beauté. Aussi
jamaispcuplede la terre ne s'estaussi complètement et systéma-
tiquement séparé des autres et ne les a regardés avec un pareil
dédain.
Le corps était pour eux l'expression de Tâme. L'amour
inné de la liberté et de l'indépendance, le sentiment vivant de
1) Voy. sur le crâne ùe Glycera, Virchow dans les £cr;'c/ii'c der Berliner
Ges. fyy Anthropologie. 1872, p. 18.
ORIGINKS Di; l'EUPLl'; (lUKC 31
la dignité humaine, so rcllétait dans raltitudc fièrement
redressée qui distinguait F Hellène du Barbare et semblait
marquer le premier pour la domination, l'autre pour l'obéis-
sance. « Jamais je ne vis tète d'esclave naturellement
relevée, » est-il dit dans les sentences de ïhéognis *. Aristote
pense encore que les peuples étrangers ont en général des
instincts naturels plus serviles que les Hellènes, et que, parmi
les Barbares, ceux d'Asie sont, à ce point do vue, au-dessous
de ceux du continent européen. C'est à l'amour de la liberté
que tient cette tendance idéaliste dont est pénétrée la nature
de l'Hellèno et qui se manifeste dans son amour pour l'art, cet
insatiable désir de connaître, ce goût do l'action énergique où
se développent, on s'oxerçant, toutes les forces spirituelles et
corporelles, cette activité, ce mouvement g;énéral qui surpre-
nait déjà, chez les peuples iixés dans le nord de la Grèce, lo
touriste arrivant do l'Asie.
C'est grâce à cette conscience de leur supériorité corporelle
et intellectuelle que les Hellènes restèrent unis, de longs siècles
encore, après le départ des Italiotes. Mais cette période d'exis-
tence indivise est en dehors do l'horizon historique. Lo peuple
hellénique, comme sa langue, n'apparait à nos regards que
déjà fractionné; nous ne connaissons point d'Hellènes, à
proprement parler, mais seulement de's Ioniens, des Dorions,
des Eoliens. C'est dans les tribus que s'est réfugiée toute
l'énergie de la race, c'est d'elles que partent toutes les grandes
impulsions; aussi distingue-t-on un art dorien et un art ionien,
un esprit dorien et un esprit ionien dans les mœurs, les consti-
tutions politiques et la philosophie. On retrouve bien dans
toutes ces choses, à côté de ce qui fait leur physionomie parti-
culière, l'empreinte commune du génie hellénique, mais
cependant elles n'entrent que graduellement dans le domaine
commun; la vitalité propre de chaque tribu devait s'épuiser,
avant qu'un type général, le type hellénique, put prévaloir
dans la langue, la littérature et l'art.
L'existence de ces différences profondes au sein du peuple
'J Ou 7tOT£ Û0U),£1-/) ''xîçstVo iQtïoL ulç'jxsv (TheoGNIS, o35) ' — ta opOà 7pr|<7l[xa
Ttpoç -TïoXiTjy.ôv ß{ov (Akistot. PoUt . . VII, 29).
32 . LE PAYS ET SES HABITANTS
grec suppose bien des révolutions, des migrations et des péré-
grinations. Les Hellènes doivent s'être fixés dans des localités
bien diverses dans lesquelles les uns sont devenus Doriens, les
autres, Ioniens. Jusqu'à quel point pourrons-nous nous faire
une idée de ces obscures vicissitudes qui forment le point de
départ de l'histoire grecque ?
§ IV
ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA RACE GRECQUE.
Aucune tradition ne rappelait aux Hellènes qu'ils fussent
jamais entrés dans leur pays comme les Aryens parlant le sans-
crit avaient pénétré dans un pays peuplé de Touraniens, où les
différences de mœurs, de stature et de langue subsistèrent en
tout temps. Dans les légendes des Hellènes, on ne rencontre
aucune allusion à une patrie lointaine qui aurait été le berceau
de leur race ; ils n'avaient non plus aucune souvenance d'un
peuple étranger qu'ils auraient trouvé installé dans leur pays
et qu'ils auraient expulsé ou subjugué. Môme les plus nomades
de leurs tribus ne pouvaient se figurer qu'elles eussent jamais
vécu en dehors de THellade ; il leur semblait qu'ils faisaient
corps avec leur sol, qu'il en avait été ainsi de tout temps, et
l'idée de Vautochthoiiie se reproduit sous toutes les formes dans
leurs traditions.
Cependant, les Hellènes ne se considéraient pas comme les
premiers habitants du pays ; partout ils savaient que d'autres
les avaient devancés et avaient éclairci pour eux les forêts,
desséché les marais, aplani les rochers. Entre eux et ces devan-
ciers inconnus, ils sentaient à la fois un lien, constitué par une
tradition ininterrompue de croyances et de coutumes, et en
même temps une séparation si profonde que, loin de les com-
prendre dans la race hellénique proprement dite, ils les dési-
gnaient par des noms de peuples étrangers, alors disparus, en
particulier par le nom de Pélasges.
Ce que les Hellènes racontaient des pré-Hellènes ou Pélasges
ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA RACE GRECQUE 33
était, en somme, bien insuffisant et bien contradictoire. On les
présente tantôt comme la souche première de toute la popula-
tion, tantôt comme des colons nomades. Ce n'était point un
peuple fabuleux, une race de géants monstrueux, tels que, par
exemple, ces colosses hauts comme des peupliers qui, si l'on
en croit les contes populaires des Grecs modernes, ont précédé
dans le pays la race actuelle. Il n'y a pas non plus d'abîme qui
sépare les anciens habitants de leurs successeurs de manière à
en faire deux peuples hétérogènes. En effet, on ne trouve pas
de légendes pélasgiques, de dieux pélasgiques que l'on puisse
opposer aux légendes et aux dieux des Hellènes ; car enfin, le
premier Hellène pur sang que nous connaissions, l'Achille
d'Homère, adresse sa prière au « Zeus pélasgique,"» etDodone,
considérée de tout temps comme la première colonie des Pélas-
ges, était en même temps le point où s'attacha pour la première
fois en Europe le nom dllellade \ Ce sont les Pélasges qui,
comme peuple agricole et sédentaire ^, ont donné au pays sa
première consécration et marqué d'un caractère religieux les
hauts lieux sur lesquels le Dieu du ciel fut de tout temps invo-
qué sans nom et sans image.
Thucydide lui-même, qui reflète le plus nettement les idées
historiques des Hellènes, considère évidemment les peuples
qui ont occupé l'Hellade depuis les temps les plus reculés, Pé-
lasges et Hellènes, comme une seule et même nation; c'est
même pour cela qu'il trouve remarquable qu'il ait fallu tant de
temps pour éveiller le sentiment national et l'exprimer par
une dénomination commune. En effet, qu'y aurait-il là d'éton-
nant, si l'Hellade eût été successivement peuplée par des races
différentes? Dans ce cas, l'historien aurait tout au moins allé-
') ZsO ava Aw3wvaî£, Utla'7yiv.i [Iliad. XVI, 223) r- ÇYiyrjv iz, neXaiTycov
êôpavov (Hesiod. ap. Strabôn., VII. 7, 10).
^) Strabon et Hérodote (VIII, 44) considèrent les Pélasges coname la sou-
che primitive de toute la race hellénique, comme un peuple imm.obile et sans
histoire (Herod., I, 56), tandis que d'autres en font la tribu la plus agitée et
la plus instable du peuple grec (Dion. Hal., I, 17). Il n'y a qu'un moyen
d'expliquer cette contradiction , c'est de voir dans les Pélasges errants ceux
qui avaient été expulsés de leurs foyers par les branches cadettes de la famille.
Sur l'unité nationale des Hellènes et Pélasges, d'après les idées des histo-
riens anciens, consultez Deimling, Leleger, p. 108.
3
34 Lli PAYS ET SES HABITANTS
gué cette diversité d'origine pour expliquer l'uniticalion
tardive du peuple hellénique, tandis que la seule raison qu'il
en donne, c'est la lenteur que mirent des peuplades dispersées
à s'entendre pour unir leurs efforts dans des entreprises
communes.
Du reste, d'après une opinion que Thucydide partage, diver-
ses contrées de la Grèce, et en particulier TAttique, n'avaient
pas cessé d'être habitées par des descendants de ces vieux
Pélasges ; et cependant, de l'aveu de tous, les Athéniens
étaient les égaux et môme les modèles des autres Hellènes. Le
concevrait-on, si c'eût été une nationalité toute nouvelle,
distincte des tribus helléniques, qui se fût emparée de l'hégé-
monie de la Grèce? Enfin, Hérodote considère également la
race hellénique comme un rameau qui s'est graduellement
détaché du tronc pélasgique *.
Mais tout cela ne fait pas que Pélasges et Hellènes soient
une seule et même chose : ce ne sont pas simplement des
noms différents appliquésà un mêmeobjet. Celaestimpossible,
car on voit bien que les Hellènes apportent avec eux une vita-
lité toute nouvelle. L'époque pélasgique s'étend à l'arrière-plan
comme une vaste et monotone solitude : « Hellen et ses iils »
donnent l'impulsion et le mouvement; à leur arrivée com-
mence Thistoire. Il faut donc voir sous ces noms des tribus
qui, douées d'aptitudes différentes, animées d'un génie diffé-
rent, s'élèvent du sein d'un grand peuple et s^ font, par la
force des armes, une plus large place. Les unes grandissent, les
autres disparaissent, et c'est ainsi que le nom nouveau
d'Hellènes finit par l'emporter. Avant de chercher à éclaircir
ce fait capital, il faut d'abord voir si nous pourrons nous faire
une idée nette du point de départ et du mode de diffusion de
ces tribus helléniques.
Pour les Doriens, on savait d'où ils venaient. Ils sont des-
cendus des montagnes de la Thessalie et ont continué leurmar-
che vers le midi, étape par étape, en se frayant un passage de
vive force.
*) Le passage le plus alTirmatif est celui-ci : tô 'EÀVr,vixbv àTro^xtaOèv à-ah
Tciö rieXaarytxoü (Herold., I, 58). — Cf. I, 60: àitexpiO/j èx naV.atxlpau xoû ßap-
oiçtO'J ëOvôo; xh 'E),),r,vixov èov xat Sî^iwtcpov... elc
ÈLÉ3IExM'S CONSTITITIFS DE LA HACE GKEC.OUE 35
La tradition restait muette sur les faits et gestes des Ioniens.
Leurs conquêtes et leurs colonies appartiennentpar conséquent
à une époque antérieure. Les localités dans lesquelles on les
rencontre pour la première fois sont des îles ou des côtes ; leurs
pérégrinations, autant que nous les connaissons, ont pris la
voie de mer ; leur vie est celle d'un peuple de marins familiari-
sés avec la mer ; c'est la mer enfin, et la mer seule, qui sert de
lieu entre leurs colonies éparses au loin. Mais, avant d'être arri-
vés à cette ditfusion sporadique, ils ont dû cependant vivre
ensemble dans une patrie commune, où ils se sont fait une
langue et des mœurs à eux et ont préparé les moyens qui
ont rendu possible une si grande expansion. Or, c'est seule-
ment en Asie-Mineure qu'on trouve une terre ionienne de
quelque étendue.
IL est vrai que la tradition vulgaire considère cette lonic
d'Asie comme une colonie attique, comme un domaine progres-
sivement envahi par la civilisation ionienne, à dater d'une
époque postérieure à la guerre de Troie. Mais déjà, avant
Homère, comme il est facile de le démontrer, il y avait, dans
les îles éparses entre l'Asie et l'Europe, des cultes ioniens et des
populations de mœurs parfaitement ioniennes ; tandis que F At-
tique elle-même, d'où l'on fait partir le courant qui auraitionisé
l'Asie-Mineure, n'est devenue ionienne qu'à la suite d'invasions
venues de l'Orient et en commençant par sa côte orientale.
L'histoire de la civilisation grecque reste absolument
incompréhensible si l'on veut limiter la diffusion des tribus
helléniques à la Grèce d'Europe, si l'on veut nier que lesrela*
tiens réciproques entre les deux rivages ne constituent la
matière principale de l'histoire primitive, si l'on ne voit pas
que ces relations n'étaient point un commerce entre Hellènes
et Barbares, mais que, de temps immémorial, l'un et l'autre
littoral ont été occupés par des peuples de même race. Si loin
qu'on remonte, on trouve la civilisation ionienne acclimatée
en Orient ; les Ioniens sont, de ce côté, l'avant-garde des Hel-
lènes; on les voit, dès l'origine, tandis que les Doriens vivent
dans un isolement farouche, servir d'intermédiaires entre
l'IIellade et l'Asie. Ces faits nous autorisent à émettre, dès à
présent, une opinion que des considérations très diverses
36 LE PAYS ET SES HABITANTS
viendront confirmer dans la suite de cette histoire, à savoir,
que la côte occidentale de l'Asie-Mineure et les îles adjacentes
ont été la première patrie de ces tribus auxquelles apparte-
naient les Ioniens *.
') J'ai développé dans un ouvrage spécial (Die lonier vor der ionischen
Wanderung , 1855) mes idées sur la patrie originelle de la famille ionienne.
J'ai cherché depuis à les défendre contre diverses attaques (dans les Gœi^în^r.
Gelehrte Anzeige, i^^) et les ai confirmées, par diverses applications à des
cas particuliers, dans les Jahrbb. für classische Philologie, 1861, p. 449 sqq.,
à l'occasion d'un article sur le livre de Dondorff [lonier auf Euboia). Ces
idées ne sont pas nouvelles, car, comme je l'ai constaté avec stupéfaction-
api'ès mon ami Jacob Bernays qui m'avait indiqué le passage, Isaac Casaubon,
dans sa Diatribe in Dionetn Chrysostomum (éd. Reiske, II, p. 465), a déjà dit
la même chose en termes clairs et précis : « Ex his discimus, etiani ante
illos lonum, ^Eolorum et Darum colonias, quse celebrantur ab historicis,
consedisse Grxcos in Asia et quidem jam inde a Troicis temporibus. Nos
vcro alibi dcmonstrabimus ignaros suse originis Grxcos fuisse, cum
lones asiaticos ex Europœis scripserunt esse pro'pagatos : nain contra
Grsecorum omnium antiquissimi fuerunt asiatici lones, quippe soboles
Javanis. » Casaubon n'a jamais, que je sache, donné la démonstration qu'il
annonce ; mais, deux siècles plus tard, Niebuhr, et après lui Butlmann, sont
arrivés à la même conclusion. Depuis que je l'ai adoptée à mon tour, nombre
de savants s'y sont ralliés, comme à un point de départ solide pour l'ethno-
graphie grecque, tout en faisant subir au système, — ce à quoi il faut s'atten-
dre en ces sortes de problèmes, — diverses modifications de détail , dont
nous aurons l'occasion de discuter quelques-unes. La présence d'Ioniens en
Asie-Mineure avant la colonisation est admise par Welcker, Griech. Gœt-
ter lehre, 1,2,2. Jansen. Bedingtheit der Yerkehrs {yjxQÏQY Gymn. prog., 1861);
L. \)iKP¥Ey.ükC}i, Origines Europex, p. 78; Löbell, Weltgesch. in Umris-
sen,!, 517; Ewald, ap. G'ötting. Nachrichten, 1857, p. 160; Chwolson,
Ueberr. der altbabijl. Litter., 1859', p. 85; M. von Niebuhr, Assur und
Babel, p. 435; Bunsen, Lepsius. Schümann [Griech. Alterth, I, 11, 580),
est d'accord avec moi sur les points essentiels, car il fait habiter les Ioniens
en Asie-Mineure de temps immémorial, en tous cas, longtemps avant Nélée et
Androclos. J'en dirai autant de Vischer [Erinnerungen aus Griechenland,
p. 301), de Stark [Mythol. Parallelen ap. Berichte der Sœchs. Ges. der
Wiss. 1856, p. 67, 118), de Classen, de Buhsian. Les objections de Deimling,
qui partage mon idée fondamentale concernant les origines des Grecs, portent
sur diverses particularités encore inexpliquées, mais elles ne .sauraient ni
ébranler les bases de mon système ni expliquer d'une façon plus satisfaisante
les faits invoqués. Il est impossible, en effet, de considérer les Ioniens comme
des tribus du continent « acculées à la mer ». Comment, dans cette hypo-
thèse, l'/a* aurait-elle formé le dialecte commun des Grecs établis sur les côtes,
et comment les Ioniens pourraient-ils apparaître, sur lacôte orientale de l'At-
tique, avec le caractère si marqué de colons immigrants? Il fautbien chercher
à la race ionienne une patrie originelle. On ne peut pas la placer à l'intérieur
du continent, et pourtant elle doit se trouverdu coté de l'Orient. Cela suffit
pour déterminer approximativement la région quia dû être Tlonie primitive.
ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA RACE GRECQUE 37
Il suffît ici de justifier cette opinion du reproche d'être
contraire à la tradition. L'objection n'est pas fondée, parce'
qu'il n'y a absolument aucune tradition contradictoire, parce
qu'en général les anciens ne nous apprennent rien sur les
premiers mouvements des Ioniens. Ce silence s'explique d'ail-
leurs par la façon dont les peuples navigateurs se déplacent.
Ils abordent quelque part par petits groupes, se glissent peu
à peu parmi les indigènes, s'allient avec eux et finissent par
s'absorber dans le peuple qui les a accueillis. Il en résulte des
combinaisons des plus fécondes, que l'on peut suivre pas à
pas dans chaque contrée en particulier, mais point de révo-
lutions soudaines comme celles que provoquent les invasions
continentales ; c'est pourquoi le souvenir de semblables mi-
grations a pu s'effacer de la mémoire des hommes. Comme la
tradition parlait de pérégrinations de Doriens et qu'elle avait
oublié celles des Ioniens, ceux-ci passèrent, même sur les
côtes européennes, pour un peuple autochthone et sédentaire
de tout temps, par opposition avec le caractère nomade des
tribus doriennes ; comme les Ioniens s'étaient graduellement
fusionnés avec les Pélasges, on put voir en eux des Pélasges
et dans les Doriens les vrais Hellènes; tandis que, pourtant, la
race ionienne a été, dans le développement du génie hellé-
nique, le facteur essentiel.
En second lieu, les Grecs étaient un peuple si fier qu'ils
considéraient leur pays comme le centre de la terre, comme le
point de départ des principales associations ethnologiques.
Or, depuis que les Barbares s'étaient avancés jusqu'au bord
de l'Archipel, on s'habituait, l'influence d'Athènes aidant, à
regarder la partie encore indépendante de la Grèce comme la
véritable patrie des Hellènes. Athènes devenait la métro-
pole de tous les Ioniens. Sous cette influence, les traditions
contradictoires perdirent chaque jour de leur crédit et furent
résolument écartées. On en vint à soutenir que les Cariens
eux-mêmes avaient été poussés d'Europe en Asie *, tandis
*) Herod., I, 171. HoECK, Kreta. II, 290. Les Pélasges allant du Pélo-
ponnèse ùLesbos (Hesiod., fr. 136. Gœttling). C'est ainsi qu'Apollon passait
pour être allé d'Abdère à Téos (K. F. Hermann, Ges. Abh., p. 98). D'autres
exemples dans O.Abel, Makedonien, p. 42.
)^ ^ i\ f\ ■§
i à -o 11 i
38 LE PAYS ET SES HABITANTS
qu'ils avaient de bonnes raisons pour se croire chez eux en
Asie. D'après le même système, les Lyciens avaient émigré de
l'Attique. De cette façon, tous les rapports qui rattachaient les
Grecs aux peuples de l'Asie-Mineure furent renversés; on
expliqua la parenté originelle des Hellènes avec les Phiygiens
et les Arméniens, parenté dont on avait encore conscience,
en admettant que les Phrygiens avaient passé d'Europe en
Asie \ et que les Arméniens, à leur tour, descendaient des
Phrygiens ^. Cependant , même à travers ces généalogies
fabriquées par la vanité intéressée des Hellènes, la vérité se
fait jour, et les Phrygiens sont considérés comme le plus
grand et le plus ancien de tous les peuples connus en Occi-
dent ^, comme un peuple rivé de temps immémorial au sol
asiatique.
Si nous cherchons à dégager de ces allégations contradic-
toires ce qu'elles contiennent de vérité, voici comment nous
pouvons rattacher le peuple hellénique à la grande famille
aryenne, et comprendre ses premières migrations.
Les traditions antiques et la critique moderne s'accordent à
désigner les Phrygiens comme le principal trait d'union entre
les Hellènes et les Aryens. Les Phrygiens sont, en quelque
sorte, le chaînon par lequel les Aryens d'Occident se relient
aux races asiatiques proprement dites. Du côté de l'Asie, ils
sont apparentés aux Arméniens '* dont le pays, soulevé à une
grande altitude, s'abaisse du côté du Pont-Euxin et de l'Halys;
de l'autre côté, ils forment comme la première assise d'un,
monde nouveau et passent pour les aînés de tous les peuples
qui ont pris leur course vers l'Occident. La langue phrygienne
se rapproche beaucoup de la langue hellénique, plus peut-
être que le gothique du moyen haut-allemand. Des cultes
phrygiens, des arts phiygiens se sont acclimatés jadis dans
l'Hellade avec une facilité qui suppose l'affinité des races.
1) Strab., p. 680. Deimlixc, Leleger, p. 76, sqq. Cf. E. Curtius, lonier,
p. 52, not. 55.
-) Stepii. Byz., s.v. 'Ap(A£vîa.
■') Herod., II, 2.
'') D'après Ewald {Gœtting. gelehrte Anz . , 1868. p. 18), l'arménien tient
le milieu entre le persan et le grec.
ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA RACE GRECQUE 39
Ainsi ce vaste plateau, arrosé au nord par le Sangarios, au
sud par le Méandre, renommé dans toute l'antiquité pour la
fertilité de ses champs et la richesse de ses pâturages, assez
chaud pour la culture de la vigne, salubre d'ailleurs et fait
pour produire des races énergiques, peut être considéré
comme le berceau du grand peupleîphrygio-hellénique. C'est
dans ces régions que doivent avoir eu lieu les principales
scissions ethnologiques : c'est là que probablement, après le
départ des Italiotes, les Grecs sont restés, formant d'abord
une branche de la nation phrygienne et, plus tard, un peuple
indépendant.
La population en excès finit par déborder; le flot, partagé
en plusieurs courants, s'avança vers l'ouest jusqu'à la mer et
la franchit.
Nous pouvons reconnaître, par la langue, que, de tous
les peuples de la famille aryenne, le peuple grec est le premier
qui se soit familiarisé avec la mer. La première fois que,
dans son mouvement d'expansion, il atteignit le sol européen,
il y pénétra sans doute du côté où la nature a rendu le plus
facile le passage d'un continejit à l'autre , c'est-à-dire , par
les rivages si peu disjoints de l'Hellespont et de la Propon-
lide '. Là, des peuples entiers, même sans expérience de la
navigation, pouvaient faire la traversée et les émigrants ne
changeaient ni de latitude ni de climat. Là, depuis les temps
les plus reculés, nous trouvons, sur les deux rivages, des pays
et des peuples de même nom, si bien qu'il est impossible de
tracer avec quelque exactitude des lignes de démarcation
ethnographiques et géographiques entre les Thraces, Bithy-
niens, Mysiens et Phrygiens répandus en deçà et au delà du
détroit. Ajoutons que des souvenirs précis, faisant allusion
h des migrations semblables du côté de l'Hellespont, se sont
conservés dans la mémoire des Grecs ^
Ce mouvement qui entraîna les peuples d'Asie en Europe
se partage pour nous en deux périodes. Un premier courant
') L'Hellespont considéré comme un pont entre les peuples : u'j'ao; ï/zi
'.â6î(7iv 3tà Tr|V nj/fjç à7,),r,).o'j(; £Tti[J.t|iav (PoLYB., XVI, 29).
-) Expédition des Phrygiens en Europe au tempsde Midas (Athen, , p. 683) ,
40 LE PAYS ET SES HABITANTS
amena les précurseurs des Hellènes ou Pélasges, population
qui couvrit, sans offrir de variétés ou de groupements appré-
ciables, le littoral de l' Asie-Mineure, les côtes delaPropontide
et, sur l'autre bord, tout lepays, depuis la ïhrace jusqu'au cap
Ténare. C'était là la plus ancienne race d'autochthones connue
des anciens, la souche première du peuple grec. Ce sont les
(( fils de la terre noire, » comme les poètes appelaient le pre-
mier roi d'Arcadie et sa descendance *, qui, au milieu de
toutes les révolutions politiques, continuèrent à mener obscu-
rément, sans rien changer à leurs habitudes, leur vie de
pâtres et de laboureurs,
A la suite de cette première invasion arrivèrent une à une
des peuplades qui avaient abandonné plus tardivement la
patrie commune de la nation grecque. Leur rôle consista à
éveiller la vie historique au sein de la population qui leur
avait frayé la voie. Inférieures en nombre, mais douées de
facultés supérieures, elles étaient faites pour dominer les
masses et fonder des États.
Ces nouveaux venus prirent des routes diverses. Les uns,
suivant le grand chemin des peuples, pénétrèrent par l'Helles^
pont dans les montagnes de la Grèce septentrionale et là,
vivant des produits de leurs champs, de leur chasse et de leurs
troupeaux, inaugurèrent le système de vie en commun qui
leur est propre : parmi eux se trouvaient les ancêtres de cette
tribu qui, plus tard, sous le nom de Doriens, devait échanger
cette vie obscure contre de plus brillantes destinées. Les
autres, en quittant les plateaux de la Phrygie, descendirent
les vallées jusqu'à la côte de l'Asie-Mineure et de là se répan-
dirent dans l'Archipel. Ceux-là furent les ancêtres de ces
familles helléniques auxquelles appartenait la tribu des
Ioniens.
Ainsi donc, les Hellènes s'étaient fixés au milieu de popu-
lations pélasgiques, en deçà et au-delà de la mer, et le dua-
lisme qui domine d'un bout à l'autre Ihistoire de la Grèce et
de sa langue était définitivement inauguré. La Grèce n'aurait
*) avTt'Ôeov 5È Il£).a'7yàv sv v'j/iy.ôij.otatv 'j[jZ(tgi yaîa [j.é)-atv' àv£ôa)/ev, "va Ovr^xwv
yévoîstV, (Asios cité par Pausanias, VIII, 1, 4.)
ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA RACE GRECQUE 41
même jamais eu d'histoire nationale si, malgré la distance qui
les séparait, les tribus établies sur l'un et sur l'autre conti-
nent n'avaient été attirées l'une vers l'autre par le sentiment
toujours vivace de leur solidarité et par la conscience instinc-
tive de leur parenté mutuelle. C'est au moment oii les Grecs
d'Asie et les Grecs d'Europe se cherchent et se rencontrent
que commence l'histoire grecque.
Mais, pour cela, il fallait que la mer cessât d'être un élé-
ment de séparation. Or, le développement de la navigation
dans la mer Egée n'est pas dû à l'initiative des Grecs ; c'est à
d'autres peuples qu'il faut recourir, et, en ce sens, le com-
mencement de l'histoire grecque est rattaché, d'une manière
inséparable, à l'histoire de l'Orient.
CHAPITRE DEUXIÈME
LES HELLÈNES A L'ÉPOQUE PRÉHISTORIQUE
§ I. — Les Phéniciens dans l'Hellade. — Les Phéniciens à Cypre, à
Rhodes, dans l'Archipel. — Pêcheries de pourpre sur les côtes du Pélo-
ponnèse : métallurgie et trafic.
§ IL — Lnfluence desPhéxiciens si'RLEsHELLh:NE3. — Phéniciens et Grecs. —
Les Grecs d'Orient et la mer. — Les Grecs en Egypte, vers 1500 av. J.-C.
— Noms donnés aux Grecs en Orient. — Rapprochement des Grecs d'Asie
et des Grecs d'Europe. — Sens des légendes divines et héroïques. —
Grecs travestis en Phéniciens et en Égyptiens. — Cariens et Lélèges. —
Transformations du culte. — Baal-Salam: Aphrodite: Herakles. — Cultes
phéniciens. — Cultes nationaux des Grecs asiatiques. — Cultes importés
d'Asie-Mineure. — Avènement d'Apollon.
§ IIL — Période d'élaboration : âge héroïque, — Dieux el héros. — Héros
des divers cycles. — Sens et fonds historique des légendes héroïques
de la Grèce. — Revue rétrospective des progrès accomphs pendant la
période préhistorique.
§1
LES PHEXICIEXS DANS L HELLADE.
L'histoire grecque est une des plus modernes de l'antiquité
et, si complet que soit le contraste entre les Hellènes et les
autres peuples, quelque soin qu'aient mis les Hellènes eux-
mêmes, fiers de leur supériorité, à affirmer ce contraste, il
n'en est pas moins vrai qu'ils n'ont rien créé de toutes pièces,
mais qu'ils ont largement profité des éléments de civilisation
légués par des races antérieures.
Sans doute, les foyers de ces vieilles civilisations, l'Inde,
la Bactriane, l'Egypte, les vallées d'Assur et de Babel qui
déversent leurs eaux dans d'autres mers, étaient éloignés et
LES PHÉNICIENS DANS l'hELLADE 43
inaccessibles. Mais, de bonne heure, des tribus de Sémites,
quittant la Mésopotamie surchargée de population, s'étaient
mises en marche vers l'occident et avaient atteint les côtes de
la Méditerranée : parmi elles se trouvait le peuple de la révé-
lation.
Lorsque ce peuple arriva près de la mer d'Occident, il trouva
le sol déjà occupé par d'autres peuples qui appartenaient éga-
lement à la race de Sem et qui, d'après leurs légendes, sortaient
également de la vallée de l'Euphrate. C'étaient les Cananéens,
ainsi nommés du pays de Canaan *, ou, comme nous les ap-
pelons encore aujourd'hui d'après les Grecs, les P/iémcie7is ^.
Refoulés par la pression des peuples qui les suivaient, les
Phéniciens bâtirent leurs villes, Byblos, Sidon, Tyr, sur une
étroite bande de terre resserrée entre le Liban et la mer, de
sorte que la population croissante ne trouvait à s'étendre que
du côté de la mer. Au nord, ils avaient la Syrie et la Cilicie,
pays fertiles et plus abordables par mer que par terre ; à l'ouest,
les montagnes de Gypre, qui sont visibles du Liban; dans la
bonne saison, un simple canot, porté par le courant, peut y
conduire sans péril.
Gypre fut la première étape des Phéniciens sur la mer qui
s'étendait devant eux, cette grande mer qu'aucun navire n'avait
encore traversée et dont les côtes inconnues se dérobaient à
l'horizon. C}^re fut pour eux le seuil de l'Occident, le point
d'où ils s'élancèrent cà la découverte d'un nouveau continent.
Pour cela, ils n'eurent pas besoin d'un Colomb, car de station
en station la route était tracée d'avance : de Cypre, en lon-
geant la côte, on arrive à Rhodes, la porte de l'Archipel ; de
Rhodes, on peut atteindre, d'un côté, la Crète, de l'autre, en
passant à travers les îles, les saillies péninsulaires de
l'Hellade.
*) Canaan, proprement Kenaan, signifie Basse-Terre, le « creux » de la
Syrie (cf. v.oCK■r^ Sypia).
2) Le Phénicien Agénor, fils de Xvà;. Voy. Bekker, Anecdota grxca,
p. 1181, Les Phéniciens originaires de l'ÈpyOpà OâXao-o-a (au S. de l'Asie) :
£VT£ü9ev ÛTTspjïâvTaî, tîjç Supi'ï); o'txÉoudt Ta Tcapà ÔâXaTvav (Herod. , Vil, 89).
Cette même tradition se retrouve chez Strabox (I, 2. 35) , mais plus
précise, le golfe Persique étant substitué à la dénomination plus générale
de Mer Erythrée. Cf. Justin., XVIII. 3.
44 LES HELLÈNES A l'ÉPOQUE PRÉHLSTORIQUE
Les Phéniciens rencontrèrent alors des pays plus complè-
tement entourés par la mer et pénétrés par la mer que tous
ceux qu'ils connaissaient : c'est pourquoi ils leur donnèrent le
nom de « terre marine » (Elishà'). Ils y trouvèrent une race
d'hommes avec laquelle ils entamèrent sans difficulté les
relations les plus diverses. Dès lors, la voie est ouverte au
commerce. Les nouveaux venus, à la fois matelots et négo-
ciants, ont rempli leur vaisseau de marchandises variées. Les
marchandises sont apportées sur la grève, exposées sous des
tentes, entourées et contemplées avec admiration par les indi-
gènes, qui donnent volontiers ce qu'ils ont pour posséder ces
objets de leur convoitise.
Il y avait, le long de la mer, certains endroits où de vieilles
traditionsparlaientencore de ce commerce ; que dis-je ! Hérodote
ouvre son histoire par une description animée de la vieille
Argos, où des matelots étrangers ont étalé un bazar desproduits
de l'industrie phénicienne, assyrienne, égyptienne, qui fait
accourir la population du littoral. Les marchandises, dit Héro-
dote, restèrent exposées cinq à six jours; c'était un marché
hebdomadaire qui se fermait le sixième jour, selon la coutume
des peuples sémitiques. Les trafiquants reportaient à bord ce
qu'ils n'avaient pas vendu ; mais leurs plus gros bénéfices,
c'était quand ils réussissaient à attirer sur le pont, par l'appât
de la curiosité, les filles du pays, comme il arriva, dit-on, à
lo. Alors ils faisaient en secret leurs préparatifs de départ,
pour les enlever et les vendre au loin sur les marchés d'es-
claves -.
Les matelots phéniciens voyageaient pour réaliser des béné-
») Elishà (Ge.nes., X, 4; Ezechiel, XXVII, 7; I Chron., I, 7) signifie
Hellade dans la traduction syrienne et chaldéenne. Josephe traduit par
Eolie. Depuis Bochart, on songeait à l'Élide, roais, dansées derniers temps,
KtiOB^L [Vœlkei'tafel , 1850) a soutenu de nouveau l'opinion de Josephe, qui
ne repose, en définitive, que sur une mauvaise étymologie. Ce qui est cer-
tain, c'est que ce nom désigne une île ou un rivage. de l'Archipel. On ne
saurait décider si Elishà est une corruption d'un nom grec, et quel serait ce
nom. La liste la plus complète des colonies phéniciennes dans la mer Egée
est actuellement celle donnée par Fr. Lexormant [Les premières Civilisa-
tioyis, tom. II, p. 338-397).
-) Herod. I, 1. Cf. E. CuRTius, Die Phœnisier m Argos ap. Rhein.
Mus. 1850, p. 455 sqq.
LES PHÉNICIENS DANS l'hELLADE 45
fices de toute espèce, surtout pour fournir des matières
premières à l'industrie de leurs grandes villes. Leurs princi-
pales manufactures étaient des fabriques d'étoffes et des
teintureries. Dans tout l'Orient, les grands de la terre s'habil-
laient de pourpre ; la matière colorante était fournie par un
coquillage qui ne se rencontre que dans certains parages de la
Méditerranée et jamais en grande quantité. Cette branche
lucrative de l'industrie phénicienne exigeait un approvision-
nement considérable ; les mers voisines n'y suffisaient pas.
On sonda avec un zèle infatigable toutes les côtes de l'Archipel,
et rien, dans l'antiquité, n'a aussi puissamment contribué à
mettre en contact l'ancien et le nouveau monde que cet humble
coquillage auquel personne ne fait plus attention aujourd'hui ;
car il se trouva qu'après la mer de Tyr il n'y avait pas de plage
plus riche en pourpre que les côtes de la Morée, les profondes
baies de la Laconie et de l'Argolide et, plus loin, les côtes de la
Béotie avec le canal d'Eubée.
Les vaisseaux étaient de petite dimension et, comme chaque
animal ne fournit qu'une gouttelette de suc, il était impossible
de transporter les coquillages eux-mêmes aux ateliers de
fabrication. On organisa donc la pêche de manière à pouvoir
se procurer immédiatement sur les lieux la précieuse liqueur.
On lit de plus longues absences : les vaisseaux se relayèrent.
Au lieu de débarquer tantôt d'un côté tantôt d'un autre et
d'installer çà et là des marchés volants, on eut des stations
hxes, et on choisit à cet effet des îles à proximité des côtes,
qui laissaient entre elles et le rivage adjacent un ancrage
commode, comme Ténédos en face de Troie, Cranœ dans le
golfe de Gytheion,Cythère, ou encore des presqu'îles saillantes,
telles que Nauplion dans l'Argolide et Magnésie en Thés-
salie *.
*) Coquillages à pourpre près de Gylheion (Paus. III, 21, 6) xô/Xo-jç I;
ßayf|V Ttopç'jpa; uapé-/£Tat Ta ÈTïiOa/.âTcrta xr,; Aaxojvtxr,; iTriT/jOîtOTâxa; p.îtâ Y^
TV <I>oivîy.(ov Oi>-a(7(7av. Autres stations ; ù Cythère TropyjpôîT'j-a (où, d'après de
Saulcy, se rencontrent en masse les coquilles du mureoö brandaris^ tandis
que près de Tyr on ne trouverait que le murex trunculus . Voy. Rex>uc
archéologique, N. S. IX, 216), Hermione (E. Curtius, Peloponncsos, II,
570). Nisyros, Cos, Gyaros. DemêmeMelibœa en Magnésie (Lucu., II, 500.
ScHOL. Veron., jEneid> V, 251). Le chien d'Héraclès l'aide à découvrir
la pourpre (Poll., I, -45),
46 Li;S HELLÈNES A l'ÉPOOI E P1\ÉIIIST01U0LE
Les Phéniciens connaissaient la puissance de Tassociation
commerciale. Ce que d'heureux aventuriers avaient découvert
était exploité par des sociétés de négociants qui avaient des
ressources suffisantes pour fonder des établissements et assurer
à l'entreprise un succès durable. Tandis que, dans les pays
civilisés, le droit d'installation s'achetait cher et était soumis
à des conditions vexatoires, les récifs des côtes de la Grèce,
jusque-là hantés seulement par les bandes de cailles, ne coû-
taient que la peine de les prendre, et à leur possession étaient
attachés bien des avantages.
En elfet, un peuple avisé comme les Phéniciens ne manqua
pas de cultiver à la fois plusieurs branches d'industrie et
d'utiliser un établissement à plusieurs fins. Lorsque le versant
maritime du Liban et du Taurus fut épuisé, on trouva les
montagnes de FHellade encore intactes, ces montagnes dont
le feuillage ondoyant murmure danslesépithèteshomériques*.
et, avec leurs chênes, leurs châtaigniers, leurs hêtres et leurs
sapins, elles fournirent aux constructions navales des maté-
riaux bien plus variés que les montagnes de la Syrie et des
environs qui, en outre, étaient plus éloignées de la côte.
Les chênes, dont il y a tant d'espèces - dans FHellade,
étaient utilisés de mille manières, surtout le chêne-kenriès ;
l'écorce de ses racines fournissait le meilleur tan, et dans ses
excroissances on découvrit une matière colorante rouge sombre
dont l'industrie s'empara avec empressement.
Une fois la forêt éclaircic, on alla plus avant. On creusa le
sol et on trouva, dans les îles et les promontoires, des filons
') Le Pélion, le Nériton qualifiés de opr, sîvocri'çuUa par Flomère. "loat -/(ofyfa
ooLuia. (Paus., X, 12, 7). Pindare vante Opous comme Aoy.pwv [Aatlp'
àyXaôSsvôp&v [Otijmp . IX, 20), tandis que, par contre, les promontoires, dé-
boisés plus tôt que les montagnes, s'appellent 'î»a),ây.pta, ô'p-/) £'|/i),w[i.éva (Cf.
Gœttiny. Nachricht. 1861, p. 157).
-} Espèces de chênes; Paus., VlII, 12, 1. FiWks, Synopsis plant . floras
class., p. 248. Quercus coccifera, p. 251. Grisebach (Réc. de Hehx,
CuUiirpfianzen, dans les Gœtt. gelehrt. Anz. 1872, p. 1771) regarde le
Aïo; ßa/.avo; comme étant la châtaigne, pour laquelle le grec n'a pas de
nom spécial; le fait est que la quercus castaneifolia se distingue à peine du
châtaignier par le feuillage. Le châtaignier fait partie de la flore du midi de
l'Europe.
Li:S PHÉNICIENS DANS l'uELLADE 47
mélalliques, des mines de cuivre, auxquelles les navigateurs
attachaient une si grande importance, des minerais d'argent
et de fer. L'exploitation de ces trésors exigeait une installa-
tion à demeure dans le pays, l'établissement de factoreries
aux emplacements favorables, l'organisation de moyens de
transport, la construction de voies carrossables qui permis-
sent de voiturer le bois et le métal aux lieux d'embarque-
ment. On fit rouler dans la mer les premiers blocs de rocher,
pour former des digues contre les flots, tandis que des
signaux et des feux traçaient aux navires les routes qui con-
duisaient de Tyr et de Sidon aux rivages de la Grèce.
La mer et le littoral étaient aux mains des étrangers qui,
d'un côté, intimidaient les indigènes par la ruse et par la
force, et de l'autre, renouaient perpétuellement avec eux des
relations intéressées. La légende d'Hélène rappelle le souve-
nir d'un temps où l'île deCrana?, avec son temple d'Aphrodite,
était là, à deux pas de la côte de Laconie, comme un terri-
toire étranger, un entrepôt où les Phéniciens cachaient les
femmes enlevées, avec les autres produits de leur trafic et de
leurs rapines '.
Un contact aussi immédiat et de jour en jour plus étendu
avec les marchands étrangers ne pouvait manquer d'exercer
sur les indigènes une grande influence. Dans les marchés, il
fallait bien s'entendre sur les objets des transactions, sur le
nombre, sur les mesures, sur les poids; et, comme les étran-
gers étaient passés maîtres dans tout ce qui regarde le com-
merce, les indigènes, qui étaient dans une ignorance complète
de toutes ces choses, se formèrent à l'école de leurs hôtes.
Ils se mirent ainsi au courant d'une foule d'inventions qui
leur arrivaient d'Orient, perfectionnées par le génie pratique
des Phéniciens; ils observèrent, ils apprirent; leur intelli-
gence sortit de son sommeil, et rompit le charme qui les avait
retenus jusque là au sein d'une monotone immobilité. Le
pays lui-même prit un nouvel aspect, non-seulement à cause
des routes qu'on y avait tracées et des ports qu'on y avait
•) Sur Cranee, considérée comme escale des Tyriens, voy, E. Curtius,
Pcloponnesos, II, 269.
48 LES HELLÈNES A L EPOQUE PRÉHISTORIQUE
aménagés, mais encore grâce à l'exploitation de nouvelles cul-
tures importées de l'Orient, du cyprès, du dattier, du figuier,
de l'olivier et de la vigne qui, transportée de la Crète vers le
nord, alla s'implanter àNaxos et à Chios, et de là se répandit
sur les côtes avoisinantes ' .
§n
INFLUENCE DES PHENICIENS SUR LES HELLENES
L'influence des Phéniciens ne s'exerça pas au même mo-
ment et do la même manière sur les deux côtés de la mer Egée.
Naturellement, elle se fit sentir d'aljord du côté de l'Orient.
C/cst en Asie-Mineure qu'a commencé le contact fécond entre
les peuples sémitiques et les Aryens-Pélasges. Delà Syrie, les
Sémites envahirent la péninsule sur plusieurs points, les
Lydiens par la vallée de FHermos, les Phéniciens par la- côte
méridionale. Le premier banc d'émigrants phéniciens s'ache-
mina vers le littoral de la mer de Cypre, au pied du versant
méridional du Taurus. Ils y pénétrèrent par terre et par mer ; le
pays le plus rapproché du leur, la Cilicie, fut incoiporé à la
Phénicie, et un peuple de la même famille, les Solymes, se
fixa dans les montagnes de la Lycie -.
L'expansion ultérieure des Sémites dépendit de l'attitude
que prirent vis-à-vis des émigrants les peuplades non-sémiti-
ques.
En général, les tribus apparentées de près ou de loin
avec les Grecs sentaient jtrès-vivement la diversité de race et
montraient une antipathie profonde pour les Phéniciens qui
*) Hehn, Cultiiriiflanzen., etc., étudie la, culture du cyprès (p. 192), à\i
figuier (p. 41), du dattier, inconnu à l'auteur de riliade(p. 182), delà vigne
(p. 24). Les conditions dans lesquelles se développe la culture de l'olivier
font voir qu'elle est originaire de la Syrie et de la côte méridionale de l'Asie-
Mineure (p. 4i). Grisebach, au contraire, regarde l'olivier comme un arbrs
indigène en Grèce.
2) Herod.,1, 173.
INFLUENCE DES PnÉMCIEXS SUR LES HELLÈNES 49
étaient signalés dans tout l'Archipel comme des artisans de
violences et de mensonges \ Etre parent avec eux était regardé
comme une tache, et Ton reprocha amèrement à Hérodote
d'avoir osé donner à des familles grecques des ancêtres phé-
niciens *. Nous voyons les Lyciens en lutte perpétuelle con-
tre les envahisseurs sémitiques. D'autres peuplades furent loin
d'opposer une résistance aussi énergique; il se forma même,
dans les pays où les Phéniciens étaient le plus en force, des
mélanges tels qu'il était difficile d'en distinguer la nationalité
véritable. Les anciens eux-mêmes connaissaient de ces peuples
bâtards en Asie-Mineure, entre autres, les Cariens. Astvra,
bâtie sur la côte de Carie, en face de Rhodes, était une ville
phénicienne. Phéniciens et Cariens apparaissent toujours
étroitement alliés les uns aux autres dans les plus anciennes
traditions des peuples derArchipel.
Les peuplades qui s'échelonnaient sur les côtes, en remon-
tant vers le nord, conservèrent mieux leur nationalité : parmi
eux, l'histoire cite les Pélasges, les Tyrrhènes, les Thraces,
les Dardaniens. Nous pouvons comprendre tous ces peuples
établis sur les côtes de T Asie-Mineure, ceux du moins qui
appartiennent à la race phrygio-pélasgique, sous la dénomi-
nation générale de Grecs d'Orient. Si différente qu'ait été leur
attitude vis-à-vis des Phéniciens, ils ont eu au moins cela de
commun qu'ils se sont approprié la civilisation d'un peuple
plus avancé qu'eux et ont dû, à force d'intelligence, lui dérober
le secret de sa supériorité.
Habitués de longue date à la pèche, ils commencèrent alors
à munir leurs canots d'une quille qui leur permit de risquer
des traversées plus hardies ; ils copièrent les vaisseaux mar-
chands, arrondis et bombés, les u coursiers marins ^, » comme
ils les appelaient ; ils apprirent à combiner la voile avec la
rame et à gouverner, le regard fixé, non plus sur les objets
1) lioii.,Odyss., XIV, 288.
-) Plutarch.. De malign. HerocL, p. 830, f. Cf. B.ehr ad Ilerod. V,
57. La descendance phénicienne considérée comme une tache (Anthol.
Palat., VII, 117. Cf. MovERS, Phojnizier, III, 115, et ma récension des
lonierde Dondorff dans les Jahrhb. de Fleckeisen, 1861, p. 450).
3) Les « coursiers » tyriens (Movers, Phœnizicr, III, 167). Les petits
YaO).oi appelés tuTcot (Strab., p. 99).
oO Li;S HELLÉMOS A LÉPUOLE PRÉIIISTOlUOl E
chaiigcaiils du rivage, mais sur les étoiles. Ce sont les Phéni-
ciens qui ont découvert au pôle riiumble étoile dans laquelle
ils voyaient le guide le plus sur de leurs voyages nocturnes,
tandis que les Grecs choisirent pourpoint de repère la constel-
lation plus brillante de la Grande-Ourse ' ; mais si, par là, ces
derniers se montraient inférieurs à leurs maîtres en fait de
précision astronomique, ils furent, pour tout le reste, leurs
rivaux et leurs rivaux heureux. Aussi ont-ils peu à peu évincé
les Phéniciens de leurs parages ; et c'est ce qui explique pour-
quoi, précisément sur les côtes dlonie, la domination mari-
time des Phéniciens a laissé si peu de souvenirs '.
La transformation des Grecs d'Asie en un peuple de marins
échappe complètement à l'histoire ; nous ne savons absolument
rien de ce qu'ils ont fait chez eux; ils n'apparaissent dans
l'histoire que lorsqu'ils sont déjà devenus des navigateurs
entreprenants, et que, non contents de régner en maîtres sur
leurs eaux, ils ont, sur les traces des Phéniciens, pénétré à
leur tour chez d'autres peuples. C'est de cette époque que
datent les premières traditions historiques concernant le
peuple grec en général.
Les rapports des marins grecs avec les autres peuples étaient
de deux sortes : ce fut ou bien avec les antiques Etats de
l'Orient qu'ils entrèrent en relation, ou bien avec leurs frères
d'Europe, auxquels ils allèrent tendre la main par delà la mer
Egée. Les rapports du premier genre ont aussi laissé des
traces ; les plus visibles se retrouvent dans les annales de
l'Egypte.
Les Phéniciens étaient installés de temps immémorial dans
la Basse-Egypte, où ils possédaient desjcomptoirs d'un revenu
très considérable. Les marins grecs les y suivirent. Les vents
qui dominent dans l'Archipel les poussaient vers le sud ; ils
s'établirent de préférence aux embouchures des cours d'eau, là
où ils pouvaient entrer facilement et même remonter à quelque
*) L'étoile polaire désignée par le nom der, «l'oivâr, ('Arat., Phœnom. 36.
MovERS, op. cit. III, 186.)
-) Le rapprochement de Byblos et de Milet dans Etienne de Byzance
iStepii. Byz. s. V. Bvê/.o,') indique d'anciennes relations entre ces deux
cités.
l.XFLUEXC.H DES PlIÉNTCIKiNS SUP. LES HELLÈNES ol
distance dans Tintérieur du pays. Sous ce rapport, il n'y avait
pas de fleuve plus commode que le Nil avec ses sept bouches.
Ils y liront des descentes de jour plus fréquentes, mieux
appuyées et plus hardies.
Déjà, dans les documents de TAncien-Empire, apparaît un
groupe de peuples dont il faut chercher la patrie dans hi mer
Egée, et dont le nom a servi plus tard à désigner le peuphî
grec. Cependant, nous ne trouvons d'indices certains qu'à
l'époque du Nouvel-Empire qui, à l'apogée de son éclat, sous
le règne de Ramsès I" et de ses successeurs *, fut inquiété
par des bandes de pirates étrangers.
Ces aventuriers ne forment plus une masse confuse, mais
chaque peuplade est désignée nominativement, et une partie
de ces noms correspondent évidemment à ceux que nous a
transmis la tradition grecque. Nous trouvons cités par leurs
noms les Dardaniens, les Leka ou Lyciens", les Toursha ou
Tyrrhènes, les Achéens. Ces peuplades d'outre-mer s'allient
avec des peuples du continent, les Syriens et surtout les
Libyens, pour combattre les Égyptiens. Ce n'est point qu'ils
poursuivent un plan de conquête ; ils cherchent seulement à
s'étabHr sur certains points de la côte, ou même ils font ii
l'occasion le métier de mercenaires et se mettent, tantôt ici,
tantôt là, au service de l'étranger. C'est ainsi que déjà, sous
Ramsès II, nous voyons une portion soumise de ces peu-
plades servir de garde royale. Sous son successeur Menephtah ,
les annales de l'empire mentionnent de nouveaux troubles dans
l'intérieur du pays. Les temples de Memphis eux-mêmes ne
sont protégés qu'à grand peine contre l'insolence des envahis-
seurs qui s'établissent dans le payset alarment l'empire en s'al-
liant avec les Libyens. Sous Ramsès III, nouvelles invasions.
De ces renseignements, qui vont gagner en étendue et eu
clarté à mesure que se complétera la publication des documents
du Nouvel-Empire, il résulte que, au xv® siècle avant J.-C, des
') A partir de li-'i3 av. J.-C.
-) D'après Brugsch {Geschichte .Egi/pt., p. 491) les Leka sont les AtyjSî
d'Hérodote (VII, 72) et les Dardaniens ceux du même auteur (I, 189). Il laut
dire que, dans ce dernier passage d'Hérodote, la leçon est fort douteuse.
■i) Vers 1332 av. J.-C,
52 LES HELLÈNES A l'ÉPOQUE PRÉHISTORIQUE
peuples appartenant aux côtes et aux îles de TAiTliipel faisaient
des descentes dans le Delta. Il faut donc placer la date de leurs
débuts dans l'art de la navigation au moins un siècle plus
haut ; c'est là, jusqu'à présent, la première base des calculs
chronologiques tendant à fixer les débuts do l'histoire grecque.
Les documents égyptiens ne donnent point de nom collectif
aux étrangers venus par mer ; mais les noms de peuplades
trouvés jusqu'ici concordent parfaitement avec la tradition
grecque. La civilisation précoce des Lyciens, qui ont été, en
bien des choses, les précurseurs des Grecs et ont exercé sur
eux la plus grande influence, est un des faits les mieux constatés,
et les autres tribus, encore plus étroitement apparentées à la
nation grecque, sont, à n'en pas douter, celles qui ont les
premières appris des Phéniciens l'art de la navigation. Les
Dardaniens de THellespont ont été amenés là par des vaisseaux
phéniciens et employés par les Phéniciens à peupler leurs
colonies du dehors ; les nombreux mouillages qui portent le
nom d'Ilion ou de Troie attestent la diffusion, soit volontaire
soit forcée, de cette race. Dans les Tyrrhènes nous recon-
naissons la population pélasgique fixée dans le bassin du
Caystros. transformée par une immigration (ionienne) plus
récente en un peuple de marins '.
') Depuis que, dans mon livre sur les Ioniens, j'ai cherché à rattacher
l'histoire grecque aux documents égyptiens par des rapprochements féconds,
les inscriptions histoi'iques publiées par Diimichen ont mis au jour des ma-
tériaux nouveauxqui donnent déjà des solutions importantes et en promettent
d'autres. Continuant les recherches de Brugsch sur la géographie et
l'ethnologie de l'Egypte, le vicomte de Rouge a rais en œuvre les matériaux
nouvellement conquis. (deRougé, Les attaq^ues dirigées contre l'Egypte par
les pcujiles de la iféditerranée. Revue arche'ol., i867j. La même question a
été abordée après lui par Lalth {^Eggptische Texte aus der Zeit des Pharao
Menophtha, dans laZeitsch. derD. 2J.org. Gesell. 1867, p .652) . Dernièrement,
tout ce qui a trait aux relations des Égyptiens avec les peuples de la Médi-
terranée a été rassemblé et discuté tout au long par F. Chabas [Études sur
l'antiquité historique d'ap)'és les sources égyptiennes. Paris, 1873). Le nom
générique employé pour désigner les « Barbares du Nord », Hanebou, servit
plus tard à désigner aussi, dans le système phonétique, le nom des laones.
M. Chabas rencontre, parmi les peuples étrangers qui se soulevèrent contre
Ramsès II, les Dardaniens, les Lyciens, les Mysiens et les Mœoniens; sous
Ramsès III, les Pélasta (qui sont à ses yeux les Pélasges) et les Teucriens.
H. Gelzeh [Jahresb.f. yriech. Gesch. 1873, p. Ü92) met en doute l'identité
des Leka et des Lvciens.
INFLUENCE DES PHÉNICIENS SI'R LES HELLÈNES o3
La nation grecque, depuis que quelques-uns de ses rameaux
déployaient une si grande activité commerciale et belliqueuse,
ne pouvait rester inconnue des autres nations de l'Orient.
Aussi la trouvons-nous mentionnée dans le dénombrement de
la Genèse, au plus tard au xi« siècle avant J.-C, comme une
race nombreuse, divisée en plusieurs tribus et plusieurs
langues, et répandue sur les côtes de T Archipel, sous le nom
de « fils de Javan » . Les Hébreux voyaient en eux les associés
des Phéniciens ; c'est pour cela que le prophète Joël lance la
malédiction sur les villes de Tyr et de Sidon, parce qu'elles
traînaient au loin dans le pays des infidèles les captifs Israélites
et les vendaient aux Javanim *. L'origine de ce nom est
encore obscure, il estM-ai; mais, selon toute probabilité, c'est
celui que se donnait à elle-même celle des tribus maritimes de
la Grèce qui devait plus tard briller au premier rang. C'est le
nom des laoïies ou Ioniens, nom qui, passant par la bouche
des Phéniciens et plus ou moins défiguré par les différents
peuples, est devenu Javan chez les Hébreux, louna ou laoïtna
chez les Perses, Ouinin chez les Egyptiens, nom collectif qui
comprenait toutes les populations de marins répandues sur le
littoral occidental de l'Asie-Mineure comme sur les îles
adjacentes, et qui s'étendit de jour en jour vers l'ouest, à
mesure que l'on connut davantage la Grèce et les peuples qui
l'habitaient '.
Voilà tout ce que l'on sait jusqu'à présent sur les premiers
rapports des Grecs d'Asie avec l'Egypte et l'Orient, ainsi que
sur leur première apparition dans les traditions orientales.
Mais c'est vers l'Occident que s'est principalement tournée
leur force d'expansion, et là, elle a produit des résultats plus
considérables.
Sur ce terrain, les Phéniciens ne purent opposer nulle part
de résistance sérieuse, du moins dans le bassin de la mer Egée
où ils s'étaient établis quelque temps, séparant, en dépit de la
1) Joël, IX, 11. Vers 870 av. J.-C.
-) Sur la diffusion du nom de Javan, \oy .xüqs loyxier cor der ionischen
Wandenoiff, p. 6. D'après AI. Oppert, Yai<na takabara signifie « ceux qui
portent des tresses » [Zeitschrift dur D. Morg. Gesell. 1869, p. 217).
öi. LES ni:LLK .HS a l'époque préhistorique
iiuturo, les deux moitiés de la nation grecque et de son domaine,
lilcurfallul, petit à petit, céder la place. Les routes de TArchipel
une fois libres, les Grecs d'Asie arrivèrent par groupes de plus
en plus nombreux, chez leurs frères d'Occident ; attirés par la
voix du sang, ils affluèrent de toutes parts, de leur patrie et
de tous les endroits où ils s'étaient établis, dans l'Hellade
d'Europe. Là sans doute le sol et le climat leur convenaient à
merveille ; ils y introduisirent tous les arts et toutes les inven-
tions qu'ils devaient à un frottement prolongé avec les autres
])Ouples, et éveillèrent chez les indigènes le goût d'une vie
moins bornée.
Cette affluence des x4.siatiques marque l'époque la plus im-
portante de l'enfance du peuple grec ; et cette fois, plus heureux
qu'en Asie, où les origines de l'histoire grecque n'ont été
recueillies par aucune tradition locale, nous trouvons chez les
tribus d'Europe une tradition qu'il est impossible de mécon-
naître. Une riche moisson de souvenirs revit dans la légende.
Au fond, la légende n'est autre chose que la forme sous
laquelle le peuple exprime l'idée qu'il se fait de son passé. Le
Grec, lui, n'aime pas les contours vagues ; il lui faut des
ligures vivantes ; il se complaît dans les aventures des dieux
et des béros, qui forment le prologue de l'histoire des hommes.
Le sol sur lequel sont nées ces lég:endes est la Grèce d'Europe,
aux points où le peuple a senti le stimulant extérieur, c'est-à-
dire le long des côtes, surtout de la cote orientale, à Argos,
aux bords du golfe Saronique et de la mer d'Eubée, sur le
littoral de la Thessalie. L'idée générale qui se reproduit à
travers toutes ces légendes, c'est que la Grèce a reçu du dehors,
par la mer, les éléments essentiels de ce qui constitue la
civilisation d'un peuple.
Un peuple a-t-il quelque chose qui lui appartienne plus en
propre que ses dieux ? Ceci est vrai surtout des peuples de
l'antiquité, qui personnifiaient dansleurs dieuxleur nationalilé.
Ils se recommandaient à ces dieux non pas simplement comme
hommes, mais comme Perses, comme Grecs, comme Romains.
Et cependant, à l'exception de Zeus, habitant de l'éther, il
n'est guère de divinité grecque qui n'ait été regardée comme
étant d'oris'ine étranffère et dont b* culte ne se rattache à des
INFLUENCi: DES PHEMCIENS SUR LES RELLEXES OO
légendes et à des coutumes d'outre-mer. C'est sur le bord do
1.1 mer, où ils étaient d'abord apparus comme des dieux
inconnus, que se dressaient leurs plus anciens autels.
Du reste, si jaloux que fussent les Grecs de leur autoch-
Ihonie, partout cependant on les voit rattacher la fondation
de leurs villes à Tarrivée d'étrangers qui, doués d'une force et
d'une sagesse surnaturelles, auraient plié à des usages nou-
veaux les habitudes des populations. Bref, toutes les légendes
dépassent les bornes étroites de la péninsule européenne;
elles convergent toutes vers l'autre rivage, d'oii seraient venus
dieux et héros.
Jusque-là, le sens des légendes est parfaitement clair : c'est
le souvenir d'une civilisation importée de l'Orient par voie de
colonisation. Mais, si l'on demande quels étaient ces colons,
on se trouve en face d'idées bien moins précises ; et cela se
comprend, car, lorsque ces légendes prirent leur forme, les
étrangers étaient depuis longtemps déjà acclimatés dans le
pays et leur origine était oubliée. D'ailleurs, la légende n'aime
pas, comme la critique, à remonter au fond des choses; elle
aime, au contraire, l'extraordinaire, l'imprévu, le merveilleux.
Aphrodite sort tout à coup de l'écume de la mer, et Pélops
aborde au rivage hellénique traîné sur les eaux par les
coursiers merveilleux de Poseidon.
Cependant, de toutes ces légendes se dégagent, pour un œil
exercé, deux idées principales. D'abord, la notion d'un monde
du dehors, notion qui se formule quelquefois avec plus de
précision dans des noms de lieux, comme la Crète, la Lycie,
la Phrygie, la Lydie, la ïroade, la Phénicie, Cypre, l'Egypte,
la Libye; d'autre part, la notion de la parenté qui rattache
rilellade à ce monde extérieur. En effet, bien qu'Aphrodite
vienne de Syrie, elle ne se présente pas sous la forme de
Mylitta ou d'Astarté, mais bien comme une déesse grecque :
au moment où elle sort de la mer, elle est Aphrodite, Et les
héros comme Cadmos et Pélops ont-ils, dans les idées des
Hellènes, un caractère exotique et barbare? Ne sont-ils pas les
fondateurs de tout ce qu'il y a de vraiment grec, les ancêtres
de dynasties puissantes et tutélaircs dont la muse nationale
ne se lassait point de célébrer la renommée et les exploits?
§6 LES HELLÈNES A l'ÉPOQUE PRÉHISTORIQUE
Comment donc réunir et expliquer ces deux idées, si ce n'est
en admettant que ces colons étaient, eux aussi, des Grecs;
qu'ils venaient de l'Orient, mais d'un Orient grec où, avec
cette facilité d'esprit qui caractérise la race ionienne, ils
s'étaient imbus de la civilisation orientale et l'avaient marquée
au sceau du génie hellénique avant de la transmettre à leurs
frères d'Europe? D'un autre côté, comme ces Grecs d'outre-mer
s'étaient aussi établis au milieu de Phéniciens, dans des
colonies phéniciennes, dans la Lycie, la Carie, le Delta du
Nil, on put appliquer aux colons venus de rivages lointains, à
ces héros fondateurs de villes, le nom de Phéniciens et
d'Egyptiens ' .
Ce n'est pas qu'il faille nier pour cela que de vrais Cananéens
soient jamais venus coloniser l'Hellade ; nous avons déjà parlé
plus haut de leurs stations, et l'étude des diverses localités
nous fournira l'occasion d'en signaler davantage. Toutefois,
vu l'antipathie nationale des Grecs pour les Sémites ^^ il n'est
pas probable que des maisons princières, qui ont subsisté
longtemps et avec gloire au milieu du peuple hellénique, aient
été fondées par de véritables Phéniciens. Veut-on la preuve que
les Egyptiens venus à Argos n'étaient pas de vrais Egyptiens,
une race totalement différente de mœurs et d'idiome? La
légende, en son naïf langage, répond assez clairement à la
question, lorsqu'elle appelle ces étrangers des cousins de
Danaos, des membres de la famille argienne, qui, transplantés
en Libye par le rapt d'Io, revenaient des bords du Nil rejoindre
leurs frères dans la plaine de l'Inachos.
Mais les Grecs d'outre-mer, à côté des noms particuliers
empruntés aux pays d'où ils étaient sortis, portaient encore
certains noms génériques, analogues à celui de Javan, qu'on
leur donnait en Orient, et, comme ce dernier, d'une extension
aussi large que mal définie.
Parmi ces noms, le plus répandu était celui de Lélèges, qui
1) Cariens et Ioniens pris pour des Phéniciens (E. Curtiiis, lonio^ p. 15.
49). E. Renan, Histoire generale des langKcs sémitiques,! , 44, est aussi
d'avis que « le nom des Phéniciens couvrit, en réalité, des migrations de
peuplades ioniennes vers l'occident. »
-) Voyez ci-dessus, p. ■40.
INFLUENCE DES PHÉNICIENS SUR LES HELLÈNES 57
désignait, d'après les anciens, un peuple de sang mêlé K II
y avait des Lélèges en Lycie, à Milet, aussi bien que dans la
Troade. Priam va chercher une femme lélège dans les mon-
tagnes do rida, et, en Carie, on montrait de vieilles forteresses
et d'antiques tombeaux qui s'appelaient Le/e^z«. Dans l'Hellade
européenne, on trouve des vestiges de ce nom partout où les
Grecs d'Asie ont été accueillis et ont propagé la civilisation,
sur les côtes de Messénie, delà Laconie et de l'Elide, aussi bien
qu'à Mégare où le héros qui ouvrait l'histoire locale était un
Lélex venu d'Egypte. Les Epéens, les Locriens, les Etoliens,
les Caucones, les Curetés, qui habitaient la côte occidentale
de l'Hellade et qui se répandirent, sous le nom de ïaphiens,
dans les îles adjacentes, sont considérés comme étant de
même race que les Lélèges -.
Les Cariens' forment le'pendant des Lélèges et leur ressem-
blent à s'y méprendre. On les désigne comme des gens «parlant
un jargon* », et cependant il est dit qu'Apollon s'exprima un
jour en langue carienne ^. Des familles illustres de la Grèce
prétendaient descendre d'ancêtres cariens^, et l'on ne saurait
prouver que ce peuple était bien de race cananéenne ^ Ils
appartiennent plutôt à ces peuples hybrides dont nons avons
^) Suidas attribue au nom des Lélèges le sens de <7'j(jl[jhxtoi. Sur les
peuples de sang mêlé («r-jy/yiiç IOvôjv, (xîyaoô;) qui apparaissent aux origines
de l'histoire grecque. Cf. Strab.,p. 678. Deimling, Leleger, p. 99. L'ou-
vrage de Deimling est aujourd'hui le plus utile à consulter sur les Lélèges.
-) D'après Kiepert {Monatsbor. der Kgl. Acad. d. Wiss., 1861, p. 1-44)
les Lélèges, distincts des Pélasges sémitiques, sont le même peuple que les
lUyriens, dont les descendants se retrouventaujourd'huidans les Chkipétares
ou Albanais.
^) Voyez ci-dessuSj p. 37.
4) Kàpe? ßapgapöcpwvoi = àypiôçwvot (HoM., Iliad., Il, 867). On donnait
aussi cette qualification aux Eléens et aux Erétriens (Deimling, p. 22).
5)Herod., VIII, 135.
") Sang carien dans les familles athénicnnes(HEROD., V, 66). Thémistocle
donné comme d'origine carienne par Phanias (ap. Plutarch. , Themist. , 1).
De Carie sont venus irXsîo-xa IXV^vtxà c>vô[xaxa, d'après Philippe de Suangela,
cité par Strab., p. 662,
') Sur l'origine des Cariens, voy. Schoemann, Griech. Alterth., P, 2. 89.
E. Renan, Hist. gén. des langues sémit., I, 49, dit : « La plupart des ar-
« guraents apportés en faveur de l'origine sémitique des Cariens sont sans
« valeur. » Cf. N. Jahrbb. für PhiloL, 1861, p. 444. Wachsmuth {Stadt
Athen, p. 446) reprend la thèse de l'origine sémitique des Cariens.
S8 Li:S HELLÈNES A l'ÉPOQIE PRÉHISTORIQUE
parlé plus haut; issus d'un mélange de races, ils étaient des-
tinés à jouer le rôle d'interprètes et d'intermédiaires entre
les différents peuples. Ils exercèrent ainsi, pendant un certain
temps, une immense influence sur les progrès de la civi-
lisation autour de la Méditerranée; mais, comme il arrive
généralement à ces peuples bâtards, ils ont peu à peu disparu
sans avoir eu d'histoire de quelque durée. Leur langue était
formée d'éléments divers, et leur Jîays, à cause de la forte
proportion d'émigrants sémitiques qu'il contenait, s'appelait
précisément Phœnike ; il n'est donc pas étonnant que les Grecs
d'Europe leur aient trouvé une physionomie particulièrement
exotique. Ils se signalèrent comme pirates; bardés d'airain, ces
Normands de l'antiquité vivaient sur l'Ai'chipel et portaient le
ravage le long des côtes. (Cependant leur repaire était en Asie-
Mineure : ils avaient élu leur domicile entre les Phrygiens et
lesPisidiens, après avoir soumis une partie des Lélèges *. Ils
étaient, dit-on, rattachés par la communauté du culte aux
Lydiens et aux Mysiens. Ce que leur empruntèrent les Euro-
péens consiste principalement en attirail de guerre, comme la
poignée du bouclier, les écussons, le casque d'airain avec un
panache ondoyant. La tradition n'attribue point aux Cariens
une influence aussi étendue et aussi durable qu'aux Lélèges. Ils
sont plus vagabonds et disparaissent plus tôt. Dans diverses
localités, notamment à Mégare, le pays aurait été envahi
d'abord par des Cariens, puis, bien des générations après, par
des Lélèges-. Cette tradition montre que l'on entendait par
Cariens un peuple plus ancien, de caractère exotique, et que
l'on regardait les Lélèges comme une race moins hétérogène
et plus civilisée.
Aussi bien , les Grecs d'Orient n'étaient pas une masse
uniforme , et ils ne restèrent pas non plus toujours les
mêmes. Au contraire , pendant les siècles durant lesquels
ils occupèrent le littoral du continent européen, ils étaient
') Les Lélèges incorporés, par la force des armes, au peuple carien (toO
KapixoO (loipa, ä[xa xoîç Kapert (TTpXTc-jojxîvo'.. Strab., p. 611).
-) Kar et Lélex à Mégare (Paisan., I, 39, 6). C'est à Mégare qu'on dis-
tingue le mieux les trois groupes principaux formés par les peuplades grecques
lies eûtes. Cf. Gideon Vogt, I)e relus Mcgarensium. 1851, p. 5, sqq.
INFLUENCE DES PHÉNICIENS SUR LES HELLÈNES 59
eux-mêmes dans la phase la plus active de leur dévelop-
pement. Ils éliminaient peu à peu de leur sein les éléments
étrangers ; leur physionomie propre s'accentuait, et nous
pourrons retrouver les diverses phases de ce développement
dans leur influence sur les habitants de l'Hellade, particulière-
ment dans l'histoire de la religion.
Les Pélasges, comme les autres branches de la famille
aryenne, les Hindous, les Perses et les Germains, adoraient
\o, dieu suprême sans image matérielle et sans temple. Pour
eux les hautes cimes étaient des autels élevés par la nature ;
là, il semblait que Fàme comme le corps fût plus près du
ciel. Ils invoquaient ce ïrès-IIaut sans lui donner de nom
personnel \ car Zeus [Dens] désigne simplement le ciel, Téther,
la demeure lumineuse de Tlnvisible ; lorsqu'ils voulaient
indiquer un rapport plus immédiat entre lui et les hommes,
ils l'appelaient, comme auteur de tout ce qui vit, « Zeus-le-
Père », Bipatyros -.
Cette pure et chaste religion des <.<■ divins » Pélasges laissa
aux générations suivantes autre chose que de pieux souvenirs;
au milieu de la Grèce peuplée de statues et couverte de tem-
ples, on voyait fumer, comme par le passé, les hauts lieux
consacrés à Celui qui n'habite point dans des demeures faites
de main d'homme. En eilet, dans les anciennes religions,
c'est toujours le fonds primitif, l'élément le plus simple qui
s'est le plus longtemps et le plus fidèlement conservé. C'est
ainsi qu'à travers les siècles remplis par l'histoire grecque, le
Zens arcadien, incorporel, inaccessible, continua à rayonner
d'un éclat divin sur le sommet boisé du Lycée ' ; on recon-
naissait qu'on avait mis le pied sur son domaine, lorsque l'on
voyait toute ombre s'elfacer. Le peuple même conserva long-
temps une pieuse horreur pour les noms et les signes qui ten-
daient à matérialiser Têtre divin. En etiet, outre l'autel de
« l'Inconnu, » on rencontrait çà et là dans les villes des autels
élevés aux dieux <( purs, » aux « grands, » aux « miséricor-
1) {lltl'xayoX Oîoîac £7rîv-/ôjA3voi) ÈTiiDVjjj.îriV oOo' civo|/.a eTrotsOvro oOos'A auTwv
(Herod., II, 52).
2) AiuctTupo; (Jupiter). Cf. G. Curtius, Griech. Etymol., p. 563.
') Zeus A-j-/.aîo: (E. Ci-RTiiis, Peloponncsos, I, 302^.
60 LES HELLÈNES A L ÉPOQUE PRÉHISTORIQUE
dieux, » et la grande majorité des noms de dieux en Grèce
n'étaient à l'origine que des qualifications de la divinité, incon-
nue dans son essence '.
Il était impossible que ce culte pélasgique se conservât
dans toute sa pureté. Dabord, on ne saurait nier qu'il n'y eût
chez les Grecs, comme chez les autres peuples aryens, cer-
tains germes d'idées polythéistiques, et qu'ils ne les aient
apportés avec eux de la mère-patrie. Une religion fondée sur
l'adoration de la Nature ne pouvait s'en tenir à l'idée pure et
simple d'une force première faisant circuler la vie dans les
entrailles de la Nature. A côté de ce grand ressort, il y avait
des forces de détail qui obtinrent chacune leur part de véné-
ration : ainsi, le culte des Nymphes, notamment, a pris place,
dès la plus haute antiquité, dans la religion populaire.
Une autre modification plus sensible de l'idée religieuse
tient à la division du peuple en tribus et en districts séparés.
En s'installant dans un pays, les émigrants voulaient y trouver
des signes et des gages visibles de la faveur divine ; dans les
différents districts, on envisageait la divinité sous différents
côtés. L'idée de Dieu s'émietta, pour ainsi dire, comme la
nationalité. Le culte devint de jour en jour plus varié, plus
étroitement lié à des objets visibles, tels que sources, torrents,
grottes, arbres, pierres; la religion se trouva ainsi amenée à
identifier progressivement ses idées avec les symboles maté-
riels 2.
Enfin, à ces influences s'ajouta celle des peuples étrangers.
A ce moment commence une transformation religieuse dont
les principaux effets n'échappent pas complètement à l'his-
toire ; c'est la période de transition entre l'âge anté-hellénique
ou pélasgique et l'âge hellénique ; c'est l'époque où l'imagi-
nation grecque enfante, par une série de créations successives,
le monde de ses dieux. En effet, lorsque les tribus pélasgi-
1) Sur la tendance relativement monothéiste de l'âge pélasgique , cf.
B. Stark, Die Epochen der griechischen Religionsgcschichte àosiS les
Yerhandl. d. XX Philologenversnmmhmg (1861), p. 59. Une opinion
différente est soutenue par Ovehbeck, Zeusrcligion dans les Abhandl. d,
K. ^œchs. Ges. d. Wiss. Phil.-Hist. Classe, IV.
-) Zeus àcûlé du cultç desNymphes et des fleuves. Voy. Stark, Niobc. p. 412.
INFLUENCE 1)ES PHÉNICIENS SUR LES HELLÈNES 61
ques furent entraînées clans le mouvement international et
que le cercle de leurs relations s'élargit, elles crurent avoir
aussi besoin de dieux nouveaux, car elles doutaient que la
protection des leurs s'étendît au delà de l'étroit horizon dans
lequel elles s'étaient enfermées jusque-là.
Sous ce rapport, rien ne fut plus fécond que le contact de
ces peuplades naïves avec les Sémites. Précisément à cause
de l'opposition naturelle qui existe entre les tempéraments
des deux races, Aryens et Sémites ont exercé les uns sur les
autres une influence considérable, dont les Sémites ont pris
l'initiative parce qu'ils étaient les plus civilisés, parce que,
vis-à-vis des Aryens plus sédentaires, plus stables, plus pe-
sants, ils étaient les plus alertes, les plus éveillés et les plus
inventifs.
- Les Phéniciens utilisèrent le culte pour nouer des relations
amicales avec les peuplades pélasgiques établies sur les côtes.
Ils prirent pour trait d'union les idées religieuses des Pélas-
ges, en particulier le Zeus pélasgique, qu'ils assimilèrent à
leur Baal \ C'est sous sa protection qu'ils mirent leurs
marchés; aussi reçut-il le nom de Zeus Epikoinios, c'est-à-
dire adoré en commun ^.
Il correspondait ainsi à Baal-Salam, le« dieu de la paix, » à
qui étaient consacrés, sous le nom de Salama ou Salamis^
les endroits où la paix était garantie par des traités. Les
Phéniciens introduisirent aussi le culte des planètes, inventé
par les Sémites de rOrient; ils apprirent aux Pélasges à voir
dans les étoiles les divinités qui gouvernent le monde et à
régler sur leurs mouvements leurs aff'aires publiques et pri-
vées. Enfin, ils importèrent encore de l'Orient le culte des
images, dont le charme subjugua les Pélasges autochthoncs.
Ceux-ci n'eurent pas la force de résister; ils adorèrent les
dieux d'étrangers qui leur étaient supérieurs sous tous les rap-
') Sur le rapport qui existe entre le Baal phénicien et l'idée monothéiste
représentée par le type de Zeus, voy. de VogUé (Journal asiatique, 1867,
p. 135).
2) Zsùç ETîixot'vtoi; à Salamine (Hesych, s. v., èuixoi'vto;). Cf. Movehs,
Colon, der Phœniziar, p. 239, et le texte afférent à mes Sieben Karten
zur Topographie Athens, p. 9.
62 m;s ni;LLÉM;s a léimioii; préiiistorioli;
porls, et allribuèrent les sucrés de ces mêmes étrangers aux
images qu'ils portaient partout avec eux, sur terre et sur mer.
Les images de divinités [Xoana) ne sont pas un produit indi-
gène: et. entre autres, les petites statuettes d'un pied de haut,
qui étaient vénérées de temps immémorial le long des côtes,
doivent être regardées comme des idoles importées par les
matelots phéniciens '.
La première effigie qui s'ollVit aux yeux des Pélasges fut
celle d'Astarté, dont le culte était devenu la dévotion spéciale
des marchands cananéens, à tel point qu'ils ne s'embarquaient
pas sans emporter avec eux son image, et que, partout où ils
fondaient une factorerie, ils installaient au centre cet emblème
vénéré '-. C'est ainsi qu'à Memphis, Hérodote vit le quartier
des Tyriens, séparé du reste de la ville, groupé autour d'un
bois et d'une chapelle consacrés à l'Aphrodite étrangère ^.
Il en était de même dans les établissements phéniciens de
Cypre, de Cythère, de Cranse; avec cette différence qu'en
Egypte ce culte ne subit aucune altération, tandis qu'il fut
adopté et hellénisé par les Grecs. La déesse continua à repré-
senter la force créatrice qui fait circuler la vie dans la nature ;
mais, comme les Grecs avaient vu en elle la déesse des mate-
lots, elle devint en même temps pour eux une déesse marine,
protectrice des nautoniers et des ports, dont le culte se loca-
lisa d'abord dans les mouillages de la côte, et de là se répandit
progressivement dans l'intérieur du pays.
Mais ce n'est seulement par mer que les cultes orientaux ont
pénétré en Grèce, et Cypre n'a pas été le seul pont jeté entre
les deux mondes. On retrouve aussi sur le continent asiatique
les stations où s'est implanté le culte d'une divinité repré-
sentant, sous des vocables multiples, la même puissance
symbolisée, l'inépuisable fécondité de la Nature, mère et
nourrice de tous les êtres. C'est la Mylitta de Babylonc, l'Istar
') Statuettes de bronze >o6ta».)v oO ixîiiCovï:; des Dioscures ou Corybantcs
(Pausan, III, 'Z'i, 5). Cf. E. Gerhard, Poseidon, ûhns ]es AhhmuJ I . d . Prouss .
Akad., 1850, p. 19 i.
-) Aphrodite Ourania (Boei:mi, Mctrolog .L'ntcrsv.chungen, hk, de VoouÉ.
Journal asintiqnc, ISO?, août).
«) Zî{vr, 'A-^poo^-r, (HekoD., II, 112;.
I-NFLIENCK I)i;S PIIÉ.MC.IKNS Sl'H LKS lIKLr.KNKS 63
de Ninivc, F Ana hit des Perses, la grande Artemis qui s'est
avancée, à travers la Cappadoce et la Phrygie, jusqu'à la côte
où on la vénérait ici comme Rhéa, là comme Cybële, mère
des dieux, àEphèse comme Artemis, comme Hèra à Samos.
Cette même déesse a été ensuite portée dans les régions
occidentales : elle était aussi fêtée à Corinthe sous le nom
d'Aphrodite qu'en Cappadoce sous le nom de Ma.
Il faut tenir compte cependant d'une modification consi-
dérable qui nous montre la portée du mouvement historique
survenu dans le domaine de la vie religieuse. En Orient, la
déesse est un être panthéistique, une puissance unique et
dominante qui pénètre la substance de toutes les créatures.
Sur le sol hellénique, elle s'individualise et se localise. Ditl'é-
remment conçu dans chaque tribu et chaque cité, le type de
la divinité primordiale reçoit une empreinte nouvelle ; il se
décompose en une série variée de figures féminines qui, sous
forme de matrones ou de vierges, éprises des combats ou
attachées au foyer domestique, ici plus idéales, là mieux
pourvues de séductions sensibles, entrent dans le cercle des
dieux grecs et sont associées à Zeus à titre de mère, d'épouse
ou de iille *.
Les apôtres du culte de la grande divinité féminine ont été
principalement les Sidoniens , tandis que les Phéniciens
originaires de Tyr propageaient le culte d'une divinité mâle,
celui de Melkart, le patron de leur cité. C'est à Corinthe que
nous trouvons les traces les plus évidentes de cette double
propagande. En effet, l'acropole de la ville ou Acrocorinthe
était le siège d'un très ancien culte d'Aphrodite, dans lequel la
forme de la déesse cypriote s'était fondue avec celle de la
Grande-Mère asiatique, et sur l'isthme était installé Mélikerte
qui, même réduit au rôle subalterne de génie marin, resta
toujours le centre du culte locale. Or, le nom de Mélikerte
') Je ne fais qu'indiquer ici la façon dont les déesses grecques sont sorties
du concept asiatique de la nature divinisée ; on trouvera ces indications
sommaires plus amplement développées dans mon article Die griechischo
Gœtterlchre von geschichtlichen Standpunkte, inséré dans les Preussische
Jahrbücher, XXXVI.
-) E. CuivriLS, Pclopo)inesoi>, II, 517.
64 LES HELLÈNES A l'ÉPOQUE PRÉHISTORIQUE
n'est autre que celui de Melkart, accommodé par les Hellènes
à leur prononciation. Ce fait nous renseigne, par surcroit, sur
les voies de communication suivies par les marins phéniciens.
Autant, en effet, la navigation moderne aime à se mouvoir
en pleine mer, autant les navires anciens cherchaient à se
tenir près des côtes, à s'enfoncer dans les baies et à se glisser
dans les passages étroits de l'Archipel. On s'explique ainsi que,
dès la plus haute antiquité, les Phéniciens aient cherché à se
frayer à travers la Grèce une voie d'un golfe à l'autre, et qu'ils
aient fait passer leurs marchandises par dessus l'isthme. Ce
mode de transfert est attesté par les cultes de Sidon et de Tyr,
implantés aux deux bouts du chemin. Partout où les Tyriens
se sont établis, ils ont élevé des sanctuaires à leur dieu national,
Melkart. Ce sont eux qui ont importé son culte sur tous les
rivages de rilellade. On rencontre Melkart, sous des noms
analogues, comme Makar, Makareus, en Crète, à Rhodes, à
Lesbos, en Eubée, mêlé tant bien que mal au cycle des légendes
indigènes. C'est de lui que proviennent même des noms qui
ont une physionomie tout à fait grecque, comme Makaria en
Messénie et en Attique '.
Mais les principaux attributs du héros tyrieii ont fini par
passer à Héraclès, qui fut adoré sous le nom de Makar dans l'ile
de Thasos, où les Phéniciens exploitaient de riches mines, et
qui, en maint endroit, symbolisa le rôle initiateur du colon
étranger : car, il est bien, lui qui voyage sans trêve ni repos, la
personnification de cet infatigable peuple de marchands. Le
voilà qui, accompagné de son chien, trouve la pourpre sur le
rivage *; sa coupe, dans laquelle il vogue vers Erythéia, est
l'image du vaisseau de transport phénicien à la coque duquel
il fait appliquer un doublage en cuivre. Ce sont les Phéniciens
qui, sous son nom, ont arraché aux torrents leur corne dévas-
tatrice, élevé des digues, tracé les premières routes '.
•) Sur les noms de localités qui se rapportent au culte de Melkart,
voy. Olshausex, Rhein. Mxis, VIII, p. 329. Thèbes appelée vr^aoi Maxâptov
(Lycophr., Alex. 120'i). Langue des Makares (Zander, Lesbos, p. 22).
2) 'IIpâxAîio; y.vtov (PoLLux, I, io). Sur les monnaies de Tarante figure un
murex cid inhicit canis (Milllxgen, Considcrations etc., p^ lOU).
3) 'IIpax).£ia ôôô; (Aristt., Mir ah . auscult., c. 86).
INFLUENCE DES PHÉNICIENS SUR LES HELLÈNES 65
Mais les Grecs, en l'accueillant, le comprirent de deux
façons. Ou bien ils se rallièrent au culte tyrien et acceptèrent
Héraclès comme une divinité, au même titre qu'Astarté, ou
bien ils le vénérèrent comme le bienfaiteur de leur pays et
l'auteur de leur civilisation, comme un de leurs héros dont le
nom et les exploits font retentir d'un bout à l'autre les éclios
de la Méditerranée. A Sicyone, on trouve Héraclès adoré sous
ses deux formes, comme héros et comme dieu '.
Ces cultes, aussi bien que le culte de Moloch dont on trouve
des traces en Crète et ailleurs, celui des Cabiresde Samothracc,
transformés, comme Mélikerte, de dieux sémitiques en génies
helléniques -, ont été — on a de bonnes raisons pour le
supposer, — introduits par les Phéniciens dans la Grèce euro-
péenne, en même temps qu'une foule d'arts industriels, tels
que la tapisserie, qui occupait les loisirs des prêtresses
d'Aphrodite à Cos, Théra, Amorgos% l'industrie minière, la
métallurgie... etc.
Aphrodite et Héraclès représentent tous deux un point
culminant de l'influence phénicienne, mais exercée par deux
villes difi'érentes. En efi'et, tant que les colons partirent de
Sidon, c'est-à-dire de 1600 à 1100 avant J.-C, ils répandirent
le culte de la déesse d'Ascalon, Aphrodite Ourania, appor-
tant avec elle en Grèce la blanche colombe, la colombe
sacrée des temples, et le myrte, qui accompagne partout la
déesse sidonienne. Plus tard, lorsque la prospérité de Sidon
décline, commence la colonisation tyrienne, représentée par
Héraclès-Melkart. Mais, à l'époque oii la puissance de Tyr se
substituait à celle de Sidon, les Ioniens avaient déjà une
marine; voilà pourquoi, dans leurs traditions, immortalisées
par Homère, Sidon seule est le centre de la domination mari-
time des Phéniciens *.
») Pausan', II, 10. 1.
-) Sur les Cabires, voy. Schoemanx, Griech. Alterth., IP, 403 . Cf. les
(f Génies orientaux (irpoo-ïiwot ôaîp-oveç) » de Rhodes {Fragm. Hist . Grxc,
III, 175).
3) Sur l'industrie du tissage dans le culte d'Aphrodite, voy. E. Curtius,
Peloponnesos, I, 438.
*) La colonisation divisée en trois periodespar Movers, Colonicn der
Phœnizier^ p . 58 sqq .
S
66 LES HELLÈNES A L ÉPOOUE PRÉHISTORIQUE
Lorsque les Grecs d'Asie, suivant les traces des Phéniciens,
fondèrent à leur tour des colonies, ils se rallièrent à ces
mêmes cultes, comme ils l'avaient fait déjà dans leur patrie,
et répandirent pour leur propre compte les religions phéni-
ciennes revêtues d'une forme hellénisée. Pélops et Egée
fondent aussi des sanctuaires d'Aphrodite. Ces nouveaux
colons, qui apparaissent à la même époque et avec les mêmes
caractères, accomplissent aussi leur œu^Te sous les auspices
phéniciens ; eux aussi propagent le culte des planètes et toutes
les créations de la civilisation orientale. Mais, d'autre part, ils
apportèrent aussi avec eux d'autres cultes dont on ne saurait
trouver directement le prototype en Syrie, des cultes qui se sont
développés au milieu d'eux, qui sont à la fois le rellet du génie
national et la mesure des différents degrés de son développe-
ment.
Tel est, entre autres, le culte de Poseidon, qui était d'abord
inconnu dans l'intérieur de rilcllade; d'où l'on comprend que
le roi de 'mer Ulysse ait pu recevoir la mission de le répandre
dans rintérieur du pays, chez des hommes qui ne connaîtraient
pas le sol et prendraient une rame pour une pelle *. Le culte
de ce dieu est inséparable de la mer: aussi, là où il était adoré,
même dans l'intérieur du pays, on croyait entendre mugir sous
son temple l'onde amère. La forme de son nom, Poseidaon,
est ionienne ; son culte est le culte national des Grecs d'Asie -
et rattache entre eux les rameaux disséminés de cette famille,
qu'ils s'appellent Cariens, Lélèges ou Ioniens, qu'ils soient
restés dans leur patrie ou Talent quittée pour se lixer ailleurs.
Poseidon , dieu de la mer, a un caractère farouche comme
son élément : le rit de ses sacrifices abonde en prescriptions
barbares, telles que sacrifices humains, noyades de chevaux...
etc. Dans sa suite fisurent de sauvaaes Titans et des génies
malfaisants; parmi eux on rencontre, il est vrai, des figures
qui témoignent. des connaissances géographiques des peuples
navigateurs, comme Protée^, le pasteur marin, l'enchanteur
égyptien qui connaît la direction et les longueurs des roules
') HoM., Odijss. XI, 122. Cf. Stepii. Byz., s. v. ßo-:v£i|;.a.
-) E. CcRTiLS, lonicr, p. 15.
3) HoM., Odyss. IV, 352.
INFLUENCE DES PHÉNICIENS SUR LES HELLÈNES G7
de mer, et Atlas, le père des étoiles, que consulte le pilote,
le compagnon de l'Héraclès tyrien, le gardien des trésors de
l'Occident.
Il y eut un moment où Poseidon était le dieu principal de
tous les Grecs navigateurs; ce n'est que plus tard que, dans
la plupart des localités, il a dû céder le pas à d'autres cultes
qui correspondent à un plus haut degré de civilisation i,
Poseidon bat en retraite devant les divinités vraiment hellé-
niques.
Cependant jamais, chez les Hellènes, un culte une fois ins-
titué n'a été aboli. Quoique réduit à un rôle inférieur, il con-
tinuait à figurer parmi les choses saintes et s'amalgamait
avec les cultes postérieurs. C'est ainsi qu'à Athènes, à Olym-
pie, à Delphes, on distingue clairement une première période
posidonienne qui a laissé dans le rit des sacrifices des tra-
ces indélébiles. Ainsi se sont formées, en quelque sorte ,
des couches différentes qui, dans tous les centres religieux de
l'IIellade, se succèdent dans le même ordre, et permettent do
suivre, à travers ses diverses phases, le développement du
génie national, absolument comme la série des stratihcations
terrestres nous fait assister à l'élaboration progressive de la
croûte du globe.
Certaines époques se dessinent plus nettement : ce sont
celles où l'introduction d'un nouveau culte a provoqué des
luttes dont la tradition a gardé le souvenir. C'est que, même
dans le monde païen, à côté d'un goût irréfléchi pour les nou-
veautés, on rencontre aussi un sentiment plus sérieux, la
fidélité aux anciens dieux et à leur culte plusjjur, plus simple,
Hérodote raconte qu'un peuple de montagnards, les Cauniens,
s'armèrent de pied en cap et, brandissant leurs lances, chassèrent
de leur territoire les dieux étrangers qui s'y étaient installés-.
La légende grecque parlait de combats semblables à propos
de l'introduction du culte de Dionysos, très répandu en Asie-
Mineure ; car ici, l'origine orientale de cette dévotion et la
résistance qu'elle rencontra dans la j^opulation indigène s'ac-
*) De là le nom de Poseidon (( troqueur » k[i.rnovk (Gerhard, Poseidon,]). 10 i).
-) Herod., I, 172. — Décision rendue par Zeus Dodonéen, concernant
l'introduction des dieux nouveaux (Herod., II, 53).
G8 LES HELLÈNES A l'ÉPOQUE PRÉHISTORIQUE
cuseiit plus particulièrement. Les Argiens racontaient com-
ment, SOUS la conduite de Persée , ils avaient combattu
contre des espèces de sirènes farouches qui étaient venues
des îles avec Dionysos *.
Des souvenirs analogues se rattachent à Artemis, qui
apparaît sur le littoral de l'Asie-Mineure entourée d'une bande
d'hiérodules armées et exercées au métier de soldat. Ce sont
là les Amazones avec lesquelles les héros grecs engagent des
combats sanglants. Adorée en Grèce sous une foule de noms,
la cruelle Artemis, avide de sang humain, est une des figures
les plus marquantes du cycle religieux qui, rayonnant de
l'Asie sur l'Hellade, a rattaché l'un à l'autre les deux rivages.
D'autres cultes furent accueillis de si bonne heure et s'accli-
matèrent si complètement qu'ils perdirent tout-à-fait leur
caractère exotique. Se figure -t- on l'Attique sans Demeter
et Athêna ? Cependant les hymnes sacrées elles-mêmes font
venir Demeter de la Crète, et, si inséparable que soit Athêna
do l'olivier, il n'en est pas moins certain que son culte a pris
naissance chez les peuplades ioniennes de la côte orientale^.
Mais, dans toute la vie religieuse des Grecs, il n'est point
d'époque plus importante que l'apparition d'Apollon : elle
inaugure, dans l'histoire de leur développement intellectuel
une sorte de renaissance et presque de création nouvelle. Dans
toutes les villes grecques qui nous ont légué un riche trésor
de légendes, on attribue à la venue du dieu bienfaiteur une
transformation de Tordre social, un épanouissement de vie et
d'intelligence. Les routes s'ouvrent, les quartiers des cités se
régularisent, les citadelles s'entourent de murailles, le sacré
se sépare du profane. On entend résonner les chants et les
cordes des instruments ; les hommes se rapprochent des dieux ;
Zeuslcurpaiie par ses prophètes, et le péché, môme l'homicide,
ne pèse plus, à jamais irrémissible, sur les infortunés mortels ;
il no se transmet plus, comme une malédiction, de génération
en génération ; mais, de même que le laurier purifie l'air
méphitique, de même, le dieu couronné delaurier lave la tache
1) Combat contre les VUi'at (Pausan., II, 22, 1).
-) Athêna Onka (Stahk, Mytholog, Parallelen, p. 58. Arcliasol. Zeitung,
1865, p. 68).
INFLUENCE DES PHÉNICIENS SUR LES HELLÈNES 69
de sang qui souille Oreste et lui rend la paix de l'âme ; la
redoutable puissance des Erinnyes est brisée, et sur ses débris
s'élève le monde de l'harmonie, le royaume de la grâce et du
pardon K
Les lieux oii s'est fixé le culte d'Apollon entourent comme
une bordure le continent grec, et bien que ce culte, comme
celui d' Artemis, ait été rattaché à des légendes indigènes qui
remontent jusqu'au temps des Pélasges, l'Apollon historique
n'enestpasmoinsun dieu essentiellement nouveau. En Grèce, il
passa toujours pour être venu du dehors ; on voyait dans ses
principaux sanctuaires le terme de sa marche. Il arrive direc-
tement de la mer, qu'il aurait traversée entouré d'un cortège
de dauphins ; ou bien, s'il s'avance par terre, il vient de la
côte où ses premiers autels s'élèvent au bord de l'eau, dans des
anses couronnées de falaises ou k l'embouchure des fleuves,
fondés par des marins de Crète, de Lycie, de l'Ionie primitive,
qui ont ainsi dédié le pays à son nouveau protecteur. A la
naissance d'Apollon, le premier laurier sortit du sol de Délos ;
sur le continent, le laurier qui croissait à l'embouchure du
Pénée passait pour le plus ancien.
La religion d'Apollon a aussi ses divers degrés de perfection ;
le dieu a quelque chose de plus farouche dans les montagnes
et les forêts de Gypre, oii l'on adore l'Apollon Hylatas, et chez les
Magnetes ; sous le nom de Delphinios, c'est encore un dieu
analogue à Poseidon, un dieu marin, comme les Gabires et
les Dioscures, qui, au printemps, calme les vagues et ouvre la
navigation ^ ; enfin, comme dieu Pythien, il asseoit son trône
à Delphes, et là, modérateur des Etats, foyer de lumière et de
justice, il devient le centre intellectuel du monde hellénique
tout entier. Get Apollon est comme le couronnement du
polythéisme hellénique qu'il a transfiguré et porté à la perfec-
tion dont il était susceptible. Si, de cette hauteur, on jette un
regard en arrière, si l'on remonte jusqu'à l'idée de Dieu telle
que les Grecs l'ont apportée de la patrie commune des peuples
aryens et l'ont conservée tant qu'ils restèrent des Pélasges, on
*) Expiations, al vo[AtÇ6jx£vat luo-stç (Aristot., Polit. 26, 27).
2) L. Preller, Ausgew. Aufsätze, p. 244. Deimling, Leleger, p. 202.
70 m:s nELLÈxrs a l'époque prehistorique
devine ce qui a dû se passer pendant les siècles qui se sont
écoulés, depuis les premiers rapports des Grecs avec les Phéni-
ciens et linauguration d'un commerce bien autrement fécond
avec les Grecs d'Asie, jusqu'au jour où l'imagination grecque
eut complété le groupe de ses dieux.
§ ni
PÉRIODE d'élaboration : AGE HÉROÏQUE
L'histoire des dieux est la préface de l'histoire du peuple et
en même temps du pays. Car le pays, lui aussi, s'est trans-
formé dans cet intervalle; les forêts se sont éclaircies et ont
cédé la place à une culture plus productive.
En entrant dans l'Hellade, les dieux de l'Orient y ont apporté
avec eux les végétaux qui leur étaient consacrés et qui étaient
indispensables à leur culte : la vigne, l'olivier, le myrte, le
grenadier, le c\^rès, le platane et le palmier. Athènes croyait
posséder encore les prémices de ses riches plantations, l'oli-
vier planté parla déesse elle-même, et ce même arbre avait
également un caractère sacré à Tyr, dans l'enclos du temple
d'Héraclès '. Avant qu'on ne songeât à bâtir des temples,
ces arbres. étaient les portraits vivants et la demeure des divi-
nités ; c'est à leurs rameaux qu'on suspendit les premières
offrandes; c'est dans leurs troncs' qu'on sculpta les images
informes des êtres invisibles. Il faut ajouter à ceux que nous
avons cités le byssos (probablement le cotonnier arborescent),
que les prêtresses d'Aphrodite employaient dans leurs tissus -,
1) Achill. Tat. II. li. Cf. Stark, Mijthol. Parallel, dans les Berichte
d. Sxchs.Ges. cl. Wiss. 1856, p. 51 sqq. D'après Qiw?,KGKC\i{Gœtting.gel.
Anz. 1872, p. 1770). on ne peut démontrer que le laurier soit venu de
l'Orient; Sur le laurier, voy. Hem.n, Culturpflansen, p. 149.
-) Hehn {op. cit.,TÇ>. 106) voit dans le byssos le lin. En revanche,
Pausanl\s (V, 5, 2. VI, 26, 6) attribue à cette plante un caractère tout à fait
exotique. Cf. E. Curtils, Peloponnesos, II, 10, et, dans le même sens,
K. Ritter, Ueber die geographische Verbreihmg der Baionicolle, dtins les
Abhandl. d. Berlin. Akad. Jul. 18,50. .\ov. 1851.
■PÉRIODE d'élaboration : AGE HÉROÏQUE 71
et le styrax, dont les Phéniciens avaient apporté la résine par-
fumée d'Arabie en Grèce, avant que des colons crétois eussent
acclimaté l'arbuste lui-même en Béotie *. Le culte hellénique
ne pouvait se passer des parfums d'Orient.
Cet assemblage disparate de dieux et de cultes s'est fondu,
sous l'étreinte puissante du génie grec, en un tout compact,
qui se présente à nous complètement achevé et marqué du
sceau national, si bien que nous pouvons à peine surprendre
çà et là quelques traces de l'élaboration progressive d'où il
est sorti.
La légende héroïque nous renseigne mieux sur les époques
de l'histoire primitive : elle fait revivre ce temps où les
Pélasges autochthoncs furent arrachés à la monotonie de leur
existence, où se fondèrent de nouveaux cultes, où l'activité
s'ouvrit de nouvelles voies, où les sociétés se constituèrent
sur de nouvelles bases qui devaient assurer leur prospérité
future. Les auteurs de ces institutions sont des personnages
semblables aux hommes, mais plus grands, plus majes-
tueux et plus voisins des Immortels. Ce ne sont point de vains
fantômes créés par un jeu d'imagination ; ils représentent des
actes et des faits réels qui se sont incarnés et revivent en eux.
L'histoire des héros a un fonds authentique ; il n'y a là d'ar-
bitraire que ce qu'y ont ajouté les mythographes pour coor-
donner les légendes éparses et y introduire une chronologie
systématique. Ainsi s'explique, d'une part, l'accord qui règne
sur la nature et le caractère des héros, de l'autre, leur multi-
plicité et la diversité des groupes qui personnifient les diverses
phases du progrès, à des époques et dans des lieux ditférents.
De tous ces personnages, le plus populaire en Grèce, depuis
la Crète jusqu'en Macédoine, était Héraclès. Sauf quelques
traits qui sentent encore le dieu -, il apparaît généralement
comme un héros qui, en domptant les forces désordonnées de
1) Le styrax, aux environs d'Haliarte, considéré par les habitants de ceLli'
ville comme un indice d'immigration crétoise (Plutarch., Lysand. 28. Cl.
Welcher, Kretische Colonie in Theben, p . 44 . Fraas, Synopsis plcmf. fior.
cîass., p. 124.
-•) Sur Héraclès considéré comme dieu, voy. E. Curtius, Peloponnesos,
II, 494. Gurutt, Tetrap. AU. 42. Wachsmuth, Rhein. Mus., XXIV, p. 45.
72 LES HELLÈNES A l'ÉPOQUE PRÉHISTORIQUE
la nature, a permis d'asseoir unordrede chosesrationnel; c'est
le symbole populaire de la tâche dévolue aux premiers pion-
niers de la civilisation, symbole transmis par les Phéniciens
aux Grecs d'Orient * et par les Grecs d'Orient à leurs frères
d'Occident. Là où des tribus tyrrhéniennes ou ioniennes se
sont jointes aux Tyriens pour peupler leurs colonies, lolaos
apparaît comme compagnon d'armes d'Héraclès - ; là où les
Grecs ont le plus complètement annihilé l'influence phéni-
cienne, le héros tyrien transfiguré prend le nom de Thésée ^.
Les localités plus particulièrement inféodées à Héraclès,
Argos et Thèbes, sont aussi celles où la légende s'épanouit
plus vigoureuse, encadrant dans ses fictions les souvenirs du
passé. Le golfe hospitalier d' Argos était destiné par la nature
à être le premier point de contact entre les peuples naviga-
teurs et ceux de la terre ferme ■*, et il n'y pas d'endroit dans
l'Hellade qui ait eu une histoire si variée avant que l'histoire
fût née. Nous en avons pour preuve tout le cycle des légendes
indigènes; Argos, qui apporte de Libye la semence du blé;
lo, qui erre à travers toutes les mers et dont la postérité vaga-
bonde, transplantée sur lesbords du Nil, revient dans la mère-
patrie avec Danaos, un patriarche indigène celui-là, qui se
trouve être à la fois le père d'une race tout à fait grecque, le
fondateur du culte d'Apollon Lycien, et le fils du Bélos phé-
nicien, qui enfin, en abordant sur sa pentécontore à l'embou-
chure de rinachos, vient révéler aux Grecs l'art de la naviga-
tion ^ La fusion d'éléments indigènes et étrangers qui a
constitué le peuple se retrouve dans la personne de son an-
cêtre.
C'est encore au pays des Danaëns qu'appartient Agénor,
♦) Voy. ci-dessus, p. 63-65.
^) Sur lolaos, voy. Movers, Colonien, p. 565 sqq. E. Curtius, /onfcr,
p. 30 sqq. On trouve des lolaïdes, d'anciennes familles de Thespies, ville
ionienne (0. Mueller, Orchomenos, 232. Diodor., IV, 29. C. I. Gr. I,
p. 729). DoNDORFF {Die lonier auf Euboia, 1860, p. 7) regarde lolaos
comme une figure qui appartient au cycle des légendes orientales.
3) Preller, Griech. Mi/thoL, IP, 285.
*) Voy. ci-dessus p. 44.
^) Sur le cycle des légendes argiennes, voy. E. Curtius, Pelo23onnesoSj
II, 443 sqq,
PÉRIODE d'élaboration : AGE HÉROÏQUE 73
qui importe dans l'Argolide l'élève des chevaux; le roi Prœtos,
cpii bâtit des murailles avec l'aide des Cyclopes de Lycie ; Per-
sée, qui vogue dans un coffre de bois; Palamède, le héros de
la ville de Nauplia, bâtie sur un promontoire isolé, l'inventeur
de l'art nautique, des phares, des poids et mesures, de l'écri-
ture, du calcul'. Tous ces personnages, si divers de physiono-
mie, prouvent en somme la même chose, une chose qui n'a
pu être inventée à plaisir : c'est que les premiers émigrants
qui ont mis le pied sur ce littoral étaient des marins venus de
Phénicie, d'Egypte, d'Asie-Mineure, et qu'à force de s'assimi-
ler, par leur entremise, des nouveautés de toute sorte, la
population indigène s'est, pour ainsi dire, radicalement trans-
formée.
Le Palamède argien a son pendant dans l'isthme , fré-
quenté de bonne heure par les Phéniciens et leurs émules les
Grecs navigateurs : c'est l'astucieux Sisyphe ^, le type de
l'habitant de la côte dont l'esprit éveillé contraste avec la sim-
plicité des habitants de l'intérieur. Pour la même raison, la
tradition lui fait instituer le culte de Mélikerte, absolument
comme Egée et le roi Porphyrion, « l'homme à la pourpre »,
introduisent en Attique le culte d'Aphrodite.
Le souvenir le plus précis des progrès dont la Grèce est
redevable à l'Orient, s'est conservé dans la légende de Cad-
mos. Parti du rivage opposé où habitent ses frères, Phœnixet
Cilix, Cadmos s'avance, en suivant la trace vagabonde d'Eu-
rope, vers rOccident; et, partout où il aborde en chemin, à
Rhodes, à Théra, sur la côte de Béotie, à Thasos et à Sa-
mothrace, il apparaît comme le génie delà civilisation; il élève,
sous la protection d'Aphrodite, des villes appelées à une célé-
brité durable et pourvues par lui de tous les arts de la guerre
et de la paix; il devient la souche de races royales et sacerdo-
tales qui ont conservé leur prestige, parmi les Grecs, jusque
bien avant dans l'époque historique 3.
Enfin, en Thessalie, la légende héroïque se groupe autour
1) Cf. Rhein. Mus., 1850, p. 455.
2) Sisyphos = Sapiens (G. Curtius, Griech. Etymol. p. 424). Sur le ca-
ractère de Sisyphos, voy. Nitzscii dans ses notes sur VOchjssée (XI, 597).
3) Sur la légende de Cadmos, voy. E. Curtius, lonîer, p. 6;
t4 LES HELLÈNES A l'ÉPOQUE PRÉHISTORiyi'E
du golfe de Pagase, autour de la rade dlolcos, dont les eaux
tranquilles ont vu partir Jason sur sa frêle barque et, avec lui,
une foule de héros en quête d'aventures '.
Toute la vie, toute Factivité des peuplades grecques dont
les navires ont peu à peu rattaché les unes aux autres toutes les
côtes, et qui ont fait entrer dans le cercle de leur action les
Hellènes des divers pays, nous est retracée dans le vaste cycle
de légendes qui entourent le pilote d'Argo et ses compagnons.
Toutes ces légendes héroïques choisissent de préférence pour
théâtre de leurs récits la côte orientale, preuve évidente que
nulle part Fimpulsion première n'est venue de l'intérieur,
mais que tous les grands événements, ceux du moins dont les
Hellènes avaient gardé le souvenir, ont eu pour cause le
contact des indigènes avec des émigrants venus par mer.
Cette tradition populaire diffère essentiellement des idées
qui eurent cours plus tard, qui sont le produit de la réflexion,
et appartiennent à une époque où les Grecs cherchaient à
éclaircirles origines de leur histoire. En effet, lorsqu'ils eurent
vu de leurs propres yeux les empires de l'Orient, lorsqu'ils
eurent comparé aux Pyramides l'âge des murailles de leurs
villes et pris connaissance de la chronologie sacerdotale, cette
imposante antiquité, cette' tradition écrite, qui se déroulait à
travers des milliers d'années et que leur expliquaient des
prêtres vantards, fit sur eux une telle impression que, dès
lors, il n'y eut rien en Grèce qu'ils ne fissent remonter à cette
origine. Il ne fut plus question d'intermédiaires grecs entre
rOccident et l'Orient ; au contraire, Cécrops, le premier roi
d'Athènes, demi-homme, demi-serpent, aussi hien que les prê-
tresses de Dodone, furent considérés comme des réfugiés
égyptiens ; les dieux avec leurs fêtes passèrent pour être venus
du même pays. C'est sous l'influence de cette impression et
des tendances qui, depuis le vn*" siècle avant J.-C, domi-
naient les esprits les plus cultivés de la nation, que la plupart
des historiens anciens et Hérodote lui-même ont écrit leurs
ouvrages-.
•)La légende des Argonautes dans E. Clrtius {Op. cit., p. 22).
-) Sur i'égyplomanie dans les théories, anciennes et modernes, concernant
les immigrations, voy. O.Mlieller. Orchom., p. 101. E. Clrtils, /onjer,p.4.
PÉRIODE d'élaboration : AGE HÉROÏQUE 75
Nous croyons, en intorrog-eant les vestiges crime tradition
plus authentique, pouvoir restituer aux Phéniciens, ainsi
qu'aux peuplades semi-grecques et grecques de l'Orient dont
ils ont éveillé le génie, leur véritable rôle historique, et nous
mettre par là en état de mieux comprendre le prog-rès de la
nationalité grecque, la transition entre les ténèbres de l'épo-
que pélasgique et les premières lueurs de l'histoire g-recque.
Des deux moitiés de la nation grecque, nous avons vu l'une,
destinée à devenir plus tard la tribu des Doriens, s'installer
dans les montagnes du nord de la Grèce, l'autre, sur le littoral
de l'Asie-Mineure et les îles. C'est cette dernière qui, vers le
quinzième siècle avant notre ère, donne le branle à l'histoire.
Ces Grecs des côtes et des îles se répandent de toutes parts,
s'acclimatent dans la Basse-Egypte, dans les colonies phéni-
ciennes comme laSardaigne et la Sicile, dans tout l'Archipel,
depuis la Crète jusqu'en Thrace : de leur patrie et de leurs
divers établissements partent des essaims de colons qui débar-
quent surles rivages de la Grèce d'Europe. Ils commencent par la
côte orientale, puis, contournant le capMalée, abordent égnle-
mentpar l'ouest. Ils se bornent d'abord à des actes de piraterie,
puis, avec le temps, s'établissent cà demeure le long des golfes,
des détroits, aux embouchures des fleuves, et se fondent avec
la population pélasgique. Ils apparaissent, sous le nom de
Cariens et de Lélèges, comme des adorateurs de Poseidon.
Une foule de noms de lieux, dérivés d'une même racine, vEga?,
Jîgion, ^Egina, ^Egila, qui tous désignent à la fois certains
points de la côte et d'antiques sanctuaires de Poseidon', sont
restés comme souvenir de cette première période de colonisa-
tion. En effet, c'étaient naturellement les marins étrangers
qui donnaient des noms aux îles et aux points de la côte restés
jusque là sans dénomination. Il est également facile de recon-
1) Pour expliquer le radical Air on peut uUliser la glose d'Hésychius,
aiYEç ot Awptsî; Ta xj|j.aTa.. « Les Doriens appellent les vagues des chèvres. »
Il faut en rapprocher le symbole mystique de l'a?? X^^-'^"^ sur l'agora de
Phliuntc, ville ionienne (E. Clrtius, Peloponncsos^ll, 47-4), et l'effigie de la
chèvre sur les monnaies frappées par différentes cités de nom analogue,
comme i-Egira, yEgion, etc. On peut encore y ajouter l'AiyeaTa troyenne en
Sicile. Alyô(î6£va, Aîyoç Ttoxaixô;... etc. Movers {Coloiiien, p. 3G7) cherche à
rattacher la racine al'g à un radical sémitique.
76 LES HELLÈNES A l'ÉPOQUE PRÉHISTORIQUE
naître dans les noms de Samos, Samicon, Same, Samothrace,
un groupe de noms similaires qui se répètent des deux côtés
de la mer Egée, et toujours associés au culte de Poseidon '.
Une série de cultes plus récents atteste les progrès du sens
moral chez les Grecs navigateurs et l'influence de jour en jour
plus intime et plus bienfaisante de leur colonisation. Les Grecs
d'Orient apparaissent désormais avec des noms plus précis ;
ce sont des Cretois, des Dardaniens, des Lyciens. La légende
devient plus claire et plus affirmative ; elle détaille mieux les
bienfaits de ces nouveaux-venus. C'est alors qu'on voit poindre,
dans ces souvenirs, les Ioniens eux-mêmes; car, bien que leur
nom n'ait pas été adopté pour désigner collectivement les
Grecs d'Asie, comme le nom de Javanim l'était en Orient, nous
trouvons au moins des traces parfaitement sûres de l'immigra-
tion ionienne sur la côte orientale de la Grèce d'Europe. Delà
baie de Marathon, nous voyons les Ioniens, les apôtres
d'Apollon, s'avancer dans l'Attique ; et la plus ancienne ville
maritime du Péloponnèse, Argos, le pays des légendes,
s'appelle (d'ionienne Argos ».Noustrouvonslesloniens surles
plages de la Thessalie et des deux côtés du détroit d'Eubée, l'île
elle-même étant alors appelée Hellopia, du nom d'un fils d'Ion ;
ils sont fixés dans le sud de la Béotie, particulièrement dans la
vallée de l'Asopos et sur le versant de l'Hélicon qui regarde la
mer ; ils occupent, mêlés aux Lyciens, la côte orientale de
l'Attique, les bords du golfe Saronique et de la mer de Corinthe,
et l'Argolide jusqu'au cap Malée. De l'autre côté, à l'ouest, le
nom de mer Ionienne indique assez qui a, de concert avec les
tribus Lélèges, ouvert dans ces parages « les voies humides »,
qui a implanté en ces lieux la civilisation représentée à nos
yeux par le roi Ulysse et le peuple navigateur des Taphiens,
et qui a propagé jusqu'en Istrie la culture féconde de l'olivier 2.
^) Samos est un mot sémitique (E. Curtius, lonier, p. 52. Weisshaupt, dans
Jahns Archiv XIX, p. 510). -«[ao-jç èxâXouv ik C!i{/r, (Strabon, p. 346).
2) Légendes concernant Ion dans les parages de la mer Adriatique :
'ASpîa; "Iwvo; u'iô; (ScHOL. DiON. Perieg., 92). lonicum mare ab lone, qui
ibi transivit (Schol. Lucan., II, 625); cnzo twv àTio),>>u|j.£Vu)v Iv aO-cw 'laôvwv
(Archemachos ap. Schol. Pi.nd., Pyth. III, 120. Fragm. Historie. Greecor.,
IV, 316. Dondorff, lonier, p. 8). las, partie de l'Illyrie dont les habitants
s'appelaient 'làtai et 'Iwvtxo{{DoNDORFF, oji. «Y., p. 146).
PÉRIODE d'élaboration : AGE HÉROÏQUE 77
Ainsi, au début de l'histoire, nous trouvons le massif
montagneux de l'Hellade européenne entouré d'une population
formée d'un mélange de Pélasges et d'Ioniens : les colons,
venus par mer et par conséquent sans femmes pour la plupart,
s'étaient déjà si bien fondus avec la population pélasgique, à
l'époque où les montagnards du nord se précipitèrent sur le
littoral, que, par opposition aux tribus plus récentes, ils
semblaient former une race homogène. Ces Ioniens pélasgiques
ont introduit avec eux non-seulement l'art de la navigation,
mais encore l'art de tirer parti du sol, une agriculture plus
variée et plus savante. On en voit la preuve dans l'exploitation
des bas-fonds marécageux situés le long des fleuves et des lacs,
exploitation qui, en Béotie, est expressément attribuée à des
colons étrangers venus par mer *, dans la façon aussi dont les
villes sont assises et fortifiées. Les noms les plus communément
donnés aux villes et aux citadelles sont, des deux côtés de la mer,
ceux de Larissa et d'Argos". Onne les rencontre guère, comme
le remarque déjà Strabon, que sur des terrains d'alluvion^ ;
1) Sur les Géphyréens , voy. E. Cvrtius, Geschichte der Wegebaus.
Abhandl. der Berlin. Akad. 1855, p. 214).
2) "Apyoç Tiàv 7iapaOa>.à(7C7iov ueôîov (Hesych., s. V. Cf. E. CuRTIUS, Pelopon-
nesos, II, 557).
3)LauoTa[j.ô-/wiTTo; -/wpa desLarisséens(STRABO.\,p. 621. E. CvRTUis,Io)iier,
p. 49). MuLLEXHOFF {D . Alterthumskiüide, p. 59), nous conteste le droit de
rattacher la forme brève 'lôvco; au nom d"Icav£;. Mais ce droit se fonde sur
un fait; c'est que des formes comme 'là;, 'laatt, qui appartiennent indubita-
blement à la même famille, font supposer un radical plus bref que celui que
contient "Iwv. A ces dérivés se rattache également la forme remarquable
"lavva citée par Hésychius d'après Sophocle. En outre , "Iwv, comme le
prouve l'accentuation, ne saurait être une crase pour 'Idcwv, mais les deux
formes dérivent parallèlement d'un radical 10. "Iwv joue ici le même rôle que
x'jçwv par rapport à xuyô;: 'lâwv se comporte comme Aioy[Aàwv à côté de
StoyfAo;, comme |yvr|wv vis-à-vis de Çuvôç = xoivôç. De la forme première 10
a pu sortir un radical allongé IÜN, comme xpripwv deTp-r;pôç. La quantité du
mot fut vraisemblablement réglée sur le modèle des noms patronymiques.
Ainsi, on dit"Iwv£ç, comme on dit AloXtwvoç, 'IIetîwvoç, et d'autre part, "Iwvs;,
par analogie avec des formes comme Kpovtovoç, Ao)-tovo;, E-/('ovoç. Dans
Chœroboscos (Le.nz, Gramm. Grsec, II, 723), Hérodien donne la règle que
voici : ou bien iwvo; ou Tovo; de manière que \\ est long dans 'lôvtov tiéXxyo;,
et bref dans "Iwve;. La forme 'làove; reste toujours exclusivement poétique.
Les formes avec - (comme "lao-o;) sont les plus difficiles à expliquer. On
pourrait supposer un radical 'lavx d'où viendrait 'làvTto;, 'Idccio?. Cf. ^Xiadioç,
Je dois ces indications à mon frère G. Curtius.
78 LES HELLÈNES A L ÉPOQUE PREHISTORIQUE
et il est très naturel que des peuplades qui s'étaient fixées
d'abord aux embouchures des fleuves de F Asie-Mineure, aient
été les plus capables de mettre en culture des terrains sem-
blables.
Grâce à Tinfluencc des Grecs navigateurs de l'Orient, une
civilisation à peu près uniforme a pris possession de toutes les
côtes qui enserrent TAiThipel. C'est là le théâtre des premières
scènes de l'histoire grecque, et si nous avons estimé à sa valeur
le rôle an té-historique de ces tribus orientales, nous ne trouve-
rons plus rien d'incompréhensible, rien qui ressemble à un
effet sans cause, dans les premières manifestations de la vie
sociale en Grèce.
CHAPITRE TROISIÈME
LES PREMIERS ÉTATS
.§ 1. — La Crète. — La piraterie dans l'ArcliipeL — Rôle de la Crète. -
Domination de Minos.
§ n. — La Phrygie, la Lydie et la Troade. — Le peuple des Phrygiens.
— Les Lydiens. — L'empire des Dardaniens. — Pergame et Troie. —
• Le royaume de Sipylos.
§ III. — La Lycie. — Le peuple des Lyciens. — La Troade, la Lycie et la
Crète. — Rôle de Délos.
§ IV. — Les Min'yexs. — La légende des Argonautes. — Histoire des
Minyens d'Orchomène.
§ TV. — Les Cadméeas de Tiièbes. — Chalcis etl'Euripe. — Cadmos à Thèbes,
— Les origines de Thèbes,
§ V.— ÉoLiENS ET Achée.ns. — Les fils dVEolos. — La tribu des Achéens. —
Les légendes des Achéens. — Pélopides et Achéens. — Argos avant les
Pélopides. — Arrivée des Pélopides. — Domination des Atrides. — Con-
fédération des sept villes maritimes — Les Pélopides à Argos. —Ré-
sultats historiques.
§ I
LA CRETE
C'est sur la mer que commence l'histoire grecque ; les com-
munications établies entre les îles et les côtes en marquent le
début; mais, à ce moment, tout est désordre et anarchie. Car,
les premières craintes une fois dissipées, cette même mer,
dont les rivages n'avaient vu jusque-là que des pêcheurs
exerçant leur paisible industrie, devint le théâtre des violences
les plus barbares , qui avaient beaucoup d'attrait pour des
peuples initiés de la veille à l'art de la navigation et pressés
d'abuser de cette nouvelle puissance.
80 LES PREMIERS ÉTATS
La tentation," il faut le dire, était ici autrement forte que sur
les bords de quelque Océan inhospitalier. En effet, sur une
mer où l'on peut se diriger sans le secours des étoiles, où une
simple barque suffit pour mener au but, où les échancrures
des falaises offrent de toutes parts des abris, des embuscades
et des cachettes, où les surprises réussissent à merveille et où
les pillards ramassent en quelques moments un riche butin,
les peuplades du littoral s'habituèrent à regarder le métier de
pirate comme leur vocation naturelle. C'était pour eux un
métier aussi avouable que la chasse ou la pêche ; aussi, lorsque
des inconnus débarquaient quelque part, on leur demandait
naïvement, comme dans Homère, s'ils étaient des marchands
ou des pirates en quête d'aventures K
Cette fois encore, les Phéniciens avaient donné l'exemple;
c'est par eux que l'on savait que des jeunes garçons et des
jeunes filles, enlevés dans les champs, constituaient la plus
lucrative de toutes les marchandises. Ceux d'entre les habitants
des côtes qui avaient l'humeur plus pacifique fuirent le voisi-
nage de la mer; la piraterie, la traite des hommes se répandit
de plus en plus sur tous les rivages ; ce fut une guerre de tous
contre tous.
La vitalité naissante du peuple hellénique allait s'épuiser
dans ces luttes, si, au milieu de ce chaosde passionsdéchaînées,
il ne se formait des centres qui pussent devenir le point de
départ d'un nouvel ordre de choses. Les Phéniciens ne pou-
vaient prendre le rôle de justiciers et de législateurs. Tyr et
Sidon étaient trop éloignées, et, du reste, elles n'ont jamais
su être pour leur domaine commercial de véritables métro-
poles. Il fallait un centre plus voisin du monde grec et qui on
fît déjà partie : c'était précisément le cas de la Crète.
Cette lie s'étend, comme une large barre transversale, à
l'entrée de l'Archipel, du côté du sud; c'est une gigantesque
forteresse marine couronnée de cimes neigeuses, qui se voient
jusqu'en Carie d'un côté, jusqu'au Ténare de l'autre, et dont
les lignes allongées — c'est ainsi qu'elle apparaît, vue des
i)HoM., Odijss. III.73.T11UCYD.. 1,5. Aristot., Polit.. 12,2, où la vie de
pirate ()>v)(TTpixbç pîoç) figure comme industrie à côté de la chasse et de l'agri-
culture.
LA CRÈTE 81
Cyclades du sud — forment au tableau mouvant de cette mer
semée d'îles un sévère et tranquille horizon. C'est un petit
continent à part, qui se suffit à lui-même. Il a les beautés sau-
vages des paysages alpestres , des vallées encaissées entre
des pics imposants et, en même temps, une large bordure
de côtes qui regardent l'Asie , la Libye et l'Hellade. Mais
c'est au nord seulement que les côtes de la Crète sont hospi-
talières. De ce côté, on trouve rade sur rade; c'était là le
dernier refuge des vaisseaux qui , comme celui d'Ulysse ,
étaient surpris dans l'Archipel par les ouragans du nord, et,
bien que l'île ait communiqué de bonne heure avec les pays
du midi, comme, par exemple, avec les côtes de Libye par
le moyen des pêcheurs de pourpre d'Itanos, cependant, par
sa position et par la conformation de son littoral septen-
trional, la Crète faisait trop bien corps avec l'Archipel pour
que son histoire ait pu prendre son cours dans une autre
direction.
La population de la Crète tenait aussi par son origine à la
race qui peuplait la Grèce : c'était le Zeus pélasgique qui
trônait sur les montagnes de l'île. Cependant des émigrants
cananéens, venus de la Syrie et de la Basse-Egypte, se sont
fixés dans le pays plus tôt et en masses plus considérables que
dans les autres parties du domaine pélasgique. Leurs colonies
devinrent des places fortes, comme le montrent les noms
phéniciens de villes importantes, telles que Itanos et Carat ou
Cairatos, plus tard Cnosos. L'île toute entière rendit hommage
à la déesse de Syrie; en sa qualité de reine du ciel, traînée par
les taureaux du soleil, Astarté devint cette Europe qui, partie
des prairies de Sidon, avait la première montré le chemin de
l'île. L'idole de Moloch fut chauffée pour recevoir ses victimes
dans ses bras incandescents.
Cependant, même en Crète, les Phéniciens ne parvinrent
jamais à expulser ou à subjuguer l'ancienne population. Il
resta dans le pays, principalement autour de l'Ida, des tribus
d'indigènes qui se donnaient le nom d'Etéocrètes ou Yieux-
Crétois. A ces tribus de Pélasges indigènes vint se joindre un
renfort d'Hellènes de F Asie-Mineure, qui apportèrent de la
Phrygie, leur patrie, un stimulant nouveau. Une foule de
0
8â LES PREMIERS ÉTATS
peuples et cridiomes se sont accumulés de fort bonne heure en
Crète, et, grâce à une réaction réciproque, à un heureux
mélange favorisé par les conditions exceptionnelles que réu-
nissait le pays, c'est-à-dire, de Fespace, des ressources abon-
dantes et, avec cela, un isolement bienfaisant, une telle accu-
mulation a produit cette moisson pullulante de villes dont
Toriginc se perd dans les ténèbres du passé, mais qui ont assez
vécu pour léguer leur souvenir à Thistoire européenne. En
cfTet, le premier renseignement que nous ayons sur la Crète
nous parle de cent villes et de la capitale Cnosos , dont l'em-
placement est indiqué par l'ile adjacente Dia, Cnosos, le siège
du gouvernement de Minos.
Le premier empire qu'ait vu s'élever l'antiquité hellénique
fut un Etat maritime; son premier roi fut un roi de mer. Les
groupes de l'Archipel, que les anciens regardaient avec raison
comme un vaste champ de ruines, et, pour ainsi dire, comme
les piles d'un pont jeté entre l'Asie et l'Europe et détruit par
les flots, sont trop disséminés pour qu'ils aient pu spontané- '
ment organiser entre eux une associationj politique. .De tout
temps il a fallu dans ce petit monde remuant l'ingérence d'une
puissance étrangère qui jîrotégeât les faibles, châtiât les forts
et inaugurât le règne de la loi.
Cette grande œuvre, la première de l'histoire grecque, est
liéeaunomdeMinos.C'estàlui que les générations postérieures
ont rapporté l'honneur d'avoir le premier fondé une puissance
maritime qui eût un autre but que le pillage des côtes ; c'est
lui qui, faisant la loi aux Grecs asiatiques mêlés de Phéniciens,
autrement dit, aux Cariens, habitués à traiter l'Archipel en
pays conquis, les força à former des établissements réguliers
et à vivre d'une industrie pacifique, expulsant de la mer Egée
ceux qui refusaient de se soumettre. On comprend qu'on ait
pu ainsi, d'un côté, représenter la domination maritime de
Minos comme fondée sur l'expulsion des Cariens, de l'autre,
considérer ces mêmes Cariens, en tant que ralliés au nouvel
ordre de choses et corrigés de leurs habitudes, comme le
peuple de Minos, comme l'équipage de ses flottes, comme les
citoyens de son royaume. Nous voyons Naxos et les Cyclades
étroitement unies à la Crète ; il s'y établit des postes lixcs et
LA CRÈTE 83
des stations maritimes ; des membres de la famille royale sy
installent en qualité de vice-rois et perçoivent les tributs des
sujets. Les établissements de ces mêmes insulaires qui, au sud,
se faisaient les portiers de l'Archipel et en défendaient l'entrée
aux corsaires phéniciens, s'étendaient jusqu'à l'Hellespont, la
porte septentrionale de la mer Egée. Sous la protection vigi-
lante de son roi , le matelot crétois poursuit son chemin :
franchissant le cap Malée, il trace de nouvelles routes à
travers la mer moins sûre de l'ouest; il aborde à Grisa, au pied
du Parnasse, miraculeusement conduit par Apollon Delphi-
nios. Les côtes des terres occidentales sont découvertes; un
petit-fils de Minos donne son nom au golfe de Tarente ; en
Sicile, la ville phénicienne Makara devient une ville grecque
sous le nom de Minoa. Ainsi, dès cette époque, tous les pays
qui ont le climat des côtes de la Grèce et la flore grecque, et
qui, par là, étaient particulièrement aptes à recevoir la civili-
sation grecque, nous apparaissent réunis en un tout imposant.
Il est facile de reconnaître que la Grète de Minos représente
une impulsion énergique imprimée à la civilisation. Tout ce
qui, dans l'esprit des Grecs, se rattachait à cette mémorable
époque, a été groupé par eux autour de la figure de Minos, si
bien qu'il est difficile de distinguer, à travers les brouillards
de la légende, les contours précis d'une personnalité histo-
rique. Gependant Minos n'est point, comme un dieu, la
propriété commune de plusieurs pays et de plusieurs peuples ;
ce n'est point un héros, comme Héraclès, qui ouvre, dans les
régions les plus diverses, l'histoire de l'humanité; on cite sa
patrie ; il représente une époque déterminée, dont les caractères
forment un vaste enchaînement de fait indubitables : aussi,
depuis Thucydide, sa vénérable figure a droit de rester
debout sur le seuil de l'histoire grecque. Gomme tous les
personnages héroïques, Minos se continue à travers des
périodes différentes; en effet, bien qu'il ait les pieds sur un
sol où s'enchevêtre le chaos pélasgiquc, pêle-mêle avec des
institutions phéniciennes, il domine de toute sa taille cette
région inférieure; car, tout ce que les Grecs attribuent à leur
Minos, le fond de toutes les traditions, accepté par m\ esprit
aussi judicieux que Thucydide, signifie toujours que la Grète
84 LES PREMIERS ÉTATS
a porté au dehors Tordre et le respect du droit, qu'elle a fondé
des États et des religions. C'est dans ses entrailles maternelles
qu'agermé ce sens moral, qui distingue si nettement les Hellènes
de tous les autres pueples. *
Zeus est, dès rorig^ine, le dieu de tous les pays pélasgiques;
mais c'est en Crète que son culte a pris sa forme définitive, en
créant les rites, les légendes, les personnag-es subalternes
qu'adopta ensuite l'Hellade entière. Nous suivons la trace de
Dionysos et d'Ariadne depuis Cnosos jusqu'au milieu du
monde grec, en passant par Naxos ; c'est en Crète que Demeter
épousa lasios dans une jachère trois fois labourée ; c'est dans
les montagnes de Dicté que naquit Artemis ; à côté du tombeau
de Minos, en Sicile, s'élevait un sanctuaire d'Aphrodite, et, de
même que Minos fut le premier roi qui sacrifia aux Charités,
c'est son fils Androgéos qui ouvre au dieu pythien une voie
sacrée à travers l'Attique ; Delphes reçut son dieu des mains
des Cretois, et, c'est au milieu de l'Archipel, à Délos, que fut
installé le foyer sacré du culte d'Apollon, comme Naxos était
le centre du culte de Dionysos, et Paros, celui du culte de
Démêler.
C'est la Crète enfin qui est signalée comme le berceau des
arts par la légende de Dédale, le vieux maître révéré de tous
les artistes grecs, qui installa sur la place publique de Cnosos
l'orchestre des danses sacrées '". Ainsi, toutes les traditions
l'affirment, c'est en Crète que, pour la première fois, d'une
masse d'éléments hétérogènes agglomérés et mélangés, un
travail d'élimination et d'épuration a fait sortir une civilisation
marquée au sceau du génie hellénique ; c'est là que l'esprit
grec a montré pour la première fois qu'il était assez puissant
') Je ne puis me décider à accepter les idées de M. Max Duncker
[Geschichte des Alterthurns, IIP, 73, etc.) et à considérer Minos comme
une personnification de la domination phénicienne et un représentant de Baal
Melkart. Encore moins, pourrais-je lui accorder que les Grecs aient « appelé
Minoas tous les lieux où ils rencontraient le culte de ce dieu. » Minos est le
représentant d'institutions parfaitement grecques , dont la trace persiste
longtemps dans l'histoire du peuple grec, et telles qu'on ne les a jamais
attribuées aux Phéniciens. Cf. Schômanx, Griech. Alterfh. P. 12. — Toutes
les Minoœ sont des presqu'îles (Spratt, Crète, I, 139).
*) HoMER., Iliad. XVIll, 592.
LA CRÈTE 85
pour s'approprier les inventions des Sémites, pour transformer
à sa manière tous ces emprunts et donner enfin à la vie
religieuse et politique de la nation des formes qui reproduisent
fidèlement les traits de son caractère.
§11
LA PHRYGIE, LA LYDIE ET LA TROADE
La mer ne fut pas la seule voie par où pénétra l'influence
féconde de l'Orient. Les pays où se sont fixés les Hellènes
touchent par de larges surfaces à l'Asie, et là, dans cette zone
intermédiaire, le mélange des races s'opéra, non pas par une
série d'immigrations isolées dont le souvenir se conserve plus
facilement dans la légende, mais par la large poussée des
peuples limitrophes et par la marche envahissante des empires
asiatiques.
Les empires despotiques de l'Orient ont d'autant plus besoin
d'agrandissements extérieurs qu'ils sont plus dépourvus de
vitalité intérieure. En outre, tout empire en possession de
l'Asie occidentale devait convoiter, comme le complément
nécessaire de sa puissance continentale, la grande presqu'île
qui pénètre dans la Méditerranée, la populeuse Asie-Mineure.
Lors donc que, au treizième siècle avant notre ère, les
Assyriens, franchissant les sources de l'Euphrate, s'avancèrent
dans la péninsule occidentale, ils trouvèrent sur les plateaux
du centre un noyau puissant de peuplades indigènes. C'étaient
la nation des Phrygiens \ Les débris de leur langue permettent
de reconnaître en eux un chaînon intermédiaire entre les
Grecs et les Aryens primitifs. Ils donnaient à leur Zeus le nom
de Bagaios^ ou de Sabazios, d'un verbe, commun à l'hindostani
1) Sur les Phrygiens, voy. 0. Abel, art. Phryges dans la Real-Encijcl.
de Pauly. V, p. .1569-1580. Mélange des Phrygiens avec des peuplades
sémitiques, survenu après le temps d'Homère (Deimling, Leleger, p. 16.
Stark, Gaza).
2) Bagaios ; Cf. le zend Baga et le slavon Bog signifiant Dieu : le sanscrit
bhaga = bonheu7\
86 LES PREMIERS ÉTATS
et au gTCC, qui signifie « vénérer i » . Ilsavaientlesmêmesvoyelles
que les Grecs et des lois phonétiques correspondantes -. Il est
vrai que, séparés de la mer, ils restèrent inférieurs en culture
aux peuples plus jeunes du littoral, et furent regardés par ces
derniers comme des hommes à l'esprit obtus et faits pour
remplir dans la société humaine les rôles subalternes. Cependant
ils ont eu, eux aussi, un passé de grandeur et d'indépendance,
qui se reflète dans leurs légendes nationales. Ces légendes se
rencontrent principalement dans le nord de la Phrygie, vers
les sources du Sangarios, qui coule en décrivant de grandes
sinuosités vers le Pont, où il se jette après avoir traversé la
Bithynie.
Là se perpétuaient les souvenirs des anciens rois du pays,
de Gordios et de Topulent fils de Gordios et de Cybèle, Midas,
que Prymnesos et Miditpon vénéraient comme leur fondateur.
Dans le voisinage de ces localités se trouve, perdue au milieu
de vastes forêts, une gorge remplie de tombeaux et de cata-
combes. Au milieu de ces ruines se dresse un rocher de grès
rougeâtre, haut de cent pieds, taillé en forme de monument.
Sa façade, d'une surface de soixante pieds carrés, est couverte
d'ornements qui se répètent comme un modèle de tapisserie,
et font l'effet d'une vaste tenture : l'ensemble est couronné par
une sorte de fronton le long duquel se déroulent deux lignes
d'inscriptions qui portent le nom du « roi Midas ^ ». La langue
et les caractères de ces inscriptions se rapprochent beaucoup
du grec.
Ce sépulcre est le monument le plus important qui nous reste
de la vieille dynastie phrygienne, de ces rois si connus des
Grecs par leurs trésors, leurs chevaux, le fanatisme sauvage
avec lequel ils adoraient la Grande-Mère, la déesse qui trône
sur les montagnes, et célébraient au son des flûtes les fêtes
bruyantes de Dionvsos. Le char royal de Midas resta le symbole
de la domination surl'Asie-Mineure, et Alexandre ne dédaigna
pas de rendre hommage à cette tradition.
. 1) Sabazios, cf. le grec TEßitv.
-) Sur la langue phrygienne , voy. Lassen , Zeitschrift der deutsch-
morgenl. Gesellschaft, y>., 369 sqq.
^) Leake, Asia Minor, p. 22.
LA PHRYGIE, LA LYDIE ET LA TROADE 87
A côté de ces habitants primitifs s'étaient glissés des Sémites
qui, partis de l'Euphrato, s'avancèrent vers l'ouest en suivant
la vallée do l'Halys, et se répandirent principalement dans le
fertile bassin de THermos, où ils se mélangèrent avec des
peuplades plus anciennes, d'origine pélasgique. Ainsi se forma,
sur le sol occupé par une population apparentée aux Phrygiens
et aux Arméniens, le peuple des Lydiens qui, même, à ce qu'il
paraît, dans la tradition orientale, se rattache par son patriarche
Lud à la race do Sem. Tant que la langue et l'écriture des
Lydiens seront pour nous un mystère, il sera impossible
d'analyser avec plus d'exactitude le mélange de races qui s'est
opéré chez eux. En général, cependant, on reconnaît la double
affinité ethnologique de ce peuple et, comme conséquence, le
rôlo important qui lui a été dévolu au milieu des nationalités
de r Asie-Mineure.
Les Lydiens ont été sur la terre ferme ce qu'étaient les
Phéniciens sur mer, les intermédiaires entre l'Hellade et l'Asie
occidentale. Formés de bonne heure par ce courant inter-
national, doués d'un esprit entreprenant et industrieux, ils
surent exploiter d'abord les trésors de la vallée de l'Hermos :
au pied du Tmolos, ils découvrirent la poudre d'or cachée dans
les sables roulés par les torrents et mirent ainsi en lumière la
mystérieuse puissance de l'or, qui devait peser d'un si grand
poids dans les destinées des Grecs, leurs voisins. Les Lydiens
sont le premier peuple d'Asie qui nous apparaisse constitué
en société politique ; les époques de leur empire fournissent le
premier point de repère auquel on puisse rattacher l'histoire
de r Asie-Mineure. Or, les Lydiens comptaient trois époques,
remplies par autant de dynasties.
La première dynastie rapportait son origine à un des
satellites de la Grande-Mère, Atys, dont le culte remplis-
sait d'un vacarme assourdissant tout le plateau de Lydie et de
Phrygie. Les Lydiens donnaient pour fondateur à la seconde
un Héraclès, qu'ils disaient fils de Ninos. Indépendamment de
cette légende, Ctésias racontait aux Grecs que le roi Ninos
avait conquis la Phrygie, la Troade et la Lydie. Platon savait
aussi que, vers le temps de la guerre de Troie, les Ninivites
dominaient l'Asie-Mineure ; et à mesure qu'avec les docu-
88 LES PREMIERS ETATS
ments indigènes l'histoire de Tempire assyrien se dégage des
ténèbres, on voit s'affirmer avec plus d'évidence ce fait, si
important pour le progrès de la civilisation grecque, que,
pendant environ cinq siècles, -r- c'est la durée qu'Hérodote
assigne à la dynastie desHéraclides, — l'empire lydien est resté
sous la souveraineté de Ninive.^
Les pays du littoral, si nettement séparés par la nature des
contrées de l'intérieur, poursuivirent leur développement à
part et eurent leur histoire particulière; cependant, ils ne pu-
rent se soustraire à l'influence étrangère qiii agissait sur eux,
d'un côté, par le contact des Phrygiens, des Lydiens, des
Assyriens, de l'autre, par les allées et venues des Phéniciens.
C'est précisément le concours de ces deux forces impulsives
qui fit naître, en Asie-Mineure, sur certains points favorable-
ment situés, les premiers Etats maritimes dont l'histoire ait
conservé le souvenir.
Or, sur toute la côte occidentale, il n'y a pas de pays mieux
situé quelasaillie formée au nord, entre l'Archipel, l'Hellespont
et la Propontide, parla péninsule dontla chaîne de l'Ida forme
le noyau. Les sommets boisés du mont étaient le séjour favori
de la Grande-Mère phrygienne; ses flancs, d'où s'échappaient
de nombreuses sources, recelaient de riches filons que les
génies souterrains, les Dactyles ideecns, avaient appris de
Cybèle à trouver et à exploiter. Sur ce sol ferrugineux vivait
un peuple robuste, partagé en plusieurs tribus, parmi les-
quelles on distingue les Cébrènes, les Gergitlics, et surtout
la belle race des Dardaniens dont le héros éponyme, Dardanos,
avait, à les entendre, fondé la ville de Dardania sous la protec-
tion du Zeus pélasgique.
Une partie de ces Dardaniens descendit des plateaux sur le
littoral qui est dépourvu de ports, mais a en face une île adja-
cente, nommée Ténédos. Cette île était occupée par des Phéni-
ciens qui péchaient la pourpre dans lamer de Sigeion ; plus tard,
il y vint de Crète des Hellènes, qui y introduisirent le culte
d'Apollon. C'est dans le paisible chenal ouvert entre Ténédos
'j Sur les dynasties lydiennes, voy. Xiebuhr, Kleine Schriften, I, 195;
Jon. BRAiNins, Herum asst/r, tempora emend. 1853. p, 3.
LA PHRYGIE, LA LYDIE ET LA TROADE 89
et le continent que se nouèrent ces relations qui ont entraîné
la péninsule de Tlda dans le mouvement commercial de l'Ar-
chipel '. En face de ïénédos s'élevait Hamaxitos, ainsi nom-
mée en souvenir de la première route carrossable qui relia le
rivage à l'intérieur du pays.
Les Dardaniens prirent part à ce commerce maritime, lors-
qu'ils eurent abandonné les vallées retirées du haut Scaman-
dre et les gorges de l'Ida ; ce peuple de bergers se transforma
en marins aventureux; les Dardaniens enfantèrent le s Troyens,
un peuple capable de bâtir des cités, et qui se donnait Tros
pour ancêtre,
La descendance de Tros se bifurque de nouveau avec les
deux frères Ilos et Assaracos. Le nom de ce dernier a été
retrouvé sur les monuments de Ninive 2. Le fils d' Assaracos
est Gapys : c'est là un nom phrygien, aussi bien que les noms
deDymas, gendre de Priam, d'Ascanios, de Casandra\.. etc.
Le petit-fils d'Assaracos , Anchise, est le favori d'Aphrodite,
déesse d'origine assyrienne. Les héros troyens portent deux
noms, comme Alexandre etPâris, Hector etDareios; noms dont
l'un trahit la présence de l'élément oriental *. Ainsi prit nais-
sance — à mi-chemin entre deux civilisations 3, sur le sol d'une
presqu'île oùle mouvementinternational qui remuait l'Asie-Mi-
neure avait poussé et confondu des Phrygiens, desPélasges, des
Phéniciens et des matelots grecs, — l'empire desDardanides, qui
s'étendit probablement aune certaine époque jusqu'au Gaïcos^,
') Les plus anciennes poteries découvertes par M. Schliemann remontent
aux temps primitifs où le littoral était hanté par les Phéniciens.
2) Noms assyriens à Troie (Etym. M., s. v. 'Aaa-jpia). D'après Ctésias, cité
par Diodore (II, 2), le roi Ninos soumet la Phrygie, la Troade et la Lydie ;
mais le récit de Ctésias est absolument erroné , d'après E. Schrader, Keil-
inschriften und Geschichtsforschung, p. 492. Platon a dit, à l'appui de
Ctésias : oÎ7t£p\ xb"DviovotxouvTs; tÔte, Tr'.rjtE'joVTîCTY) tcôv 'Aairupîwv 5'jv(X[j.£i tv^ Ti£p\
Nîvov Y£voiJ.£VYi (Plat. Legg., p. 685. Cf. Nahum, ed Otto Strauss, p. lvu).
^) Sur les noms phrygiens, voy. Deimling, Leleger, p. 89.
*) TpcôE? 5''yXwT:-rot (Hymn. Hom. Ad Yener. 113). Sur les noms doubles
voy. G. CuRTius, ap. Kuhn's Zeitschrift, I, 35.
°) D'après G. Curtius, Griech. Etijm., p. 209, Tpoia signifie littoral,
peut-?tre même, terre de la traversée.
*) Extension de l'empire troyen et ses démêlés avec les TantaUdes (Wel-
CKER, Der epische Cyclus, II, p. 33). Les Troyens, divisés en huit ou neuf
tribus, étendent leur domination jusqu'au Caïcos (Strab., p, 582K
90 LES PREMIERS ÉTATS
et dont les habitants, malgié leur sang- mêlé , sont repré-
sentés non pas comme des barbares, mais comme semblables
aux Achéens et marchant de pair avec eux '. Aussi bien,
leur ville, avec ses héros, est sous la protection spéciale
d'Apollon. Ce dieu veille sur la cité; il est attaché par une
affection particulière à certaines familles, par exemple, aux
Panthoïdes ; il venge Hector sur Achille et ramasse Enée
blessé sur le champ de bataille pour le porter dans son temple.
Les sources de l'Ida forment, en se réunissant, des cours
d'eau dont deux se jettent dans la Propontide, et un autre, le
Scamandre, dans la mer Egée. Emprisonné d'abord dans les
montagnes, ce fleuve s'échappe par une gorge resserrée et
débouche dans une plaine qui, bornée de trois côtés par des
pentes douces, reste ouverte à l'ouest, du côté de la mer.
Cette plaine réunissait tout ce qui peut assurer la prospérité
d'un pays : en effet, indépendamment des trésors de la mer et
de la proximité d'une grande voie maritime, elle possédait un
sol bien arrosé et de vastes prairies où Érichthonios, le génie
de la fertilité, faisait paître ses trois mille cavales; les collines
de ceinture produisaient de l'huile et du vin.
A l'angle intérieur de cette plaine se dresse un roc abrupt
qui semble vouloir barrer le chemin au fleuve, au point où il
jaillit de la gorge. Entouré à Test par un long repli du
Scamandre, il s'incline à l'ouest en pente douce. De ce côté, le
sol laisse échapper de nombreux filets d'eau qui donnent nais-
sance à deux ruisseaux, remarquables parla constance de leur
volume et de leur température en toute saison.
Ces deux ruisseaux sont le signe naturel et immuable
auquel on reconnaît cette protubérance pour la citadelle
d'Ilion-. Ce sont les mêmes auxquels les Troyennes sortant
par la porte Scaia, venaient puiser de l'eau et laver des vête-
ments, et, aujourd'hui encore, ce sont les anciens bassins qui
recueillent les eaux pour qu'on puisse en tirer plus commo-
dément parti.
Là où jaillissent les sources, là était le siège de la dynastie.
*) Similitude des Troyens et des Achéens (Deimlixg, Leleger, p. 37).
-) Sur la situation d'Ilion, voy. Welcker, Kleine Schriften, II. Hah.x,
Lie Ausgrabungen auf dem homerischen Pergamos, Leipz. 1865.
LA PHRYCtIE, la LYDIE ET LA TROADE 91
Au-dessous, sur le plan incliné, s'étendait Troie*; au-dessus
s'élevaient à pic les remparts de Pergame -. De ce sommet,
haut de 472 pieds, le regard plonge d'un côté dans la vallée
du Scamandre , où les Dardaniens avaient mené la vie de
pâtres; de l'autre, il embrasse toute la plaine qui s'étend du
côté de la mer, sillonnée par ses deux artères, le Scamandre
et le Simoïs. A droite, on voit l'Hellespont précipiter ses
vagues impétueuses dans la mer Egée que l'on suit à gauche
jusqu'à Ténédos. En face, on voit se dresser, par-dessus les
crêtes onduleuses de Lemnos, la fière cime de Samothrace,
le poste d'observation de Poseidon, qui, « du sommet le
plus élevé de la Samos de Thrace, couverte de forêts,
découvrait l'Ida tout entier, et la ville de Priam et les vais-
seaux des Achéens a. » Nulle souveraineté dans l'ancien monde
n'eut un piédestal plus grandiose que ce fort troyen, dressé
dans l'angle de la plaine, entouré de rochers à pic, blotti en
quelque sorte dans une cachette sûre, et pourtant surveillant
et dominant les alentours. Il avait derrière lui les pâturages
de la montagne; plus bas, des pentes riches en eaux vives; à
ses pieds, une plaine fertile, et, devant lui, le vaste Archipel,
le grand chemin des peuples, qui enfonçait alors plus profon-
dément qu'aujourd'hui dans la plaine ses baies et ses mouil-
lages *.
La situation du château-fort répond à la gloire de ses
princes, telle qu'elle se reflète dans les légendes d'Ilion. C'est
que la famille des Dardanides jouissait d'une faveur spéciale
1) L'ancienne ville s'appelait Dardania (Hom., Iliad.XX, 216),
2) -zklm Tpota nipyajjia (SOPHOCL., Philoct. 353).
3) Hom., Iliad. XIII, 12.
*) Sur remplacement de Troie, cf. la relation de mon voyage, dans les
Preuss. Jahrbücher XXIX, p. 6. H. Gelzer, Wanderimg nach Troja
Basel, 1873. En ce qui concerne la topographie, je ne puis que souscrire au
jugement de Vivien de Saint-Martin : « Les fouilles de M. Schliemann
apportent d'abondants et précieux matériaux à l'étude archéologique ; elles
ne touchent d'aucun côté à la question géographique. ->■> [Vllion d'Homère,
Rev. Archéol. 1875). Cf. 0. Frick [Jahrbb. Fleckeis. 1876, p. 289), qui
s'est fait sur ce point une conviction acquise par des travaux personnels et
qui tient sans hésitation pour Bounarbachi. Hercher [Ueber die troische
Ebene. Akad, Abhandl.) a fait une révision critique de la géographie
d'Homère.
92 LES PREMIERS ÉTATS
auprès des dieux. Ceux-ci enlevaient au ciel ses adolescents ou,
comme Aphrodite, quittaient l'Olympe pour nouer des intri-
gues amoureuses avec les héros de cette race.
Mais le voisinage de la mer exerce une attraction mystérieuse.
Les Dardaniens une fois descendus de leurs montagnes, le
bonheur patriarcal d'une vie de paix et de bien-être, la posses-
sion de leurs riches troupeaux et l'abondance épanchée sur
eux par les dieux ne leur suffirent plus. Les voilà saisis, eux
aussi, de ce besoin d'action qui tourmente les populations des
côtes. On traîne de l'Ida sur la grève des bois de construction;
les fils des rois quittent le manoir paternel, et le courant de
l'Hellespont conduit dans la mer du sud Paris et ses com-
pagnons en quête de butin et d'aventures. Ce que la légende
poétique raconte du rapt pratiqué par des princes dardaniens
prend un caractère de certitude historique, si Ton songe que les
documents égyptiens signalent les Dardaniens comme une des
tribus helléniques qui se rendirent le plus tôt redoutables sur
mer*, que les Dardaniens eurent de bonne heure des rapports
avec les Phéniciens dont ils allaient peupler les colonies, et
que, sur une foule de points, le long des côtes, nous retrou-
vons les noms dïlion et de Troie, de Simoïs et de Scamandre 2.
Au sud du royaume de Priam, la légende connaît une
autre résidence princière des plus anciennes. Elle était située
dans la Lydie antérieure, là où le Sipyle, pétri de minerais,
s'élève entre la vallée de THermos et le golfe de Smyrne. Le
sommet de la montagne était hanté par les dieux, par Jupiter
et les Nymphes ainsi que par Rhéa, la mère des dieux : sur les
pentes qui s'abaissent vers les alluvions fertiles de l'Hermos,
près de l'endroit où fut plus tard Magnésie, s'élevait la ville de
Sipylos, la plus ancienne de toutes les cités selon la légende
locale, le berceau de la civilisation humaine, la résidence de
Tantale, le roi ami des dieux et l'ancêtre des Niobides et des
Pélopides.
Toutes les richesses de son royaume, qui s'étendait jusqu'à
*) Voy. ci-dessus, p. 51.
-) La clitTusion des noms de Troia, Ilion, Skamandros... etc., est étudiée
d'une manière spéciale dans l'ouvrage de Klausen, Aeneas und die Penaten.
Hamb. et Gotha, 1839.
LA PHRYGIE, LA LYDIE ET LA TROADE 93
rida, affluaient dans son trésor : il recevait les dieux ses hôtes
sur la cime nuageuse du Sipyle. Comme vestiges et preuves de
sa puissance, on montrait sur la montagne le tombeau de Tan-
tale et le trône de Pélops, un de ces anciens pavillons royaux
d'où le regard embrasse un vaste panorama. La magnificence
de Tantale et sa chute soudaine occupèrent l'imagination des
Grecs dès la plus haute antiquité, et les légendes nées dans
ces lieux y ont laissé une empreinte authentique que Ton voit
aujourd'hui encore, à deux heures de Magnésie ; c'est une
figure enlevée en relief sur la paroi creusée du rocher et
représentant une femme assise, penchée en avant dans l'atti-
tude de la tristesse et baignée par l'eau qui distille des neiges.
C'est Niobé, Toréade phrygienne, qui vit jouer autour d'elle
ses enfants joyeux, les ruisseaux, jusqu'au jour où ils lui
furent tous ravis par les feux du soleil, si bien que, pétrifiée
dans sa douleur solitaire , elle resta condamnée à des pleurs
éternels. L'histoire de la chute de Tantale et du rocher qui
menace sa tète symbolise des souvenirs laissés sans doute par
des fléaux volcaniques déchaînés dans la vallée de l'Hermos,
par des tremblements de terre qui mettent fm en un moment
à la félicité la plus opulente. La ville de Sipylos elle-même
disparut dans un abîme ; un lac marécageux marque la place
qu'elle avait occupée '.
La tradition relative à Tantale n'est pas plus que celle de
Dardanos et de Priam une pure fiction, vide de toute réalité.
Il y a eu, dans un âge préhistorique, un royaume du Sipyle,
qui s'étendait du côté du golfe de Smyrne et contenait une
population apparentée à la race grecque. Smyrne elle-même
passait pour une fondation des Tantalides. Il y a eu là un
royaume florissant, dont l'agriculture, l'industrie minière,
l'élève des chevaux, la navigation, alimentaient la prospérité,
et qui, attaquée par des voisins plus puissants, comme les
Dardaniens, atteint dans ses ressources par des catastrophes
1) Sur les légendes concernant le Sipyle et Tantale, v. Stark, Niobe,
p. 99 sqq. La ville de Sipylos et sa destruction (Strabon, p. 58, 579. Aristot.
Meteor. 11, 8. Stärk, op. cit., p. 404 sqq. ei Aus dem Reiche des Tantalus
und Crcesus, 1872, p. 12 sqq. G. Hu^schfeld, dans mes Beiträge sur
Gesch. und Topographie Kleinasicns, 1872, p. 80).
94 LES PREMIERS ÉTATS
naturelles, est tombé sans avoir été connu des Grecs autre-
ment que par sa chute, et sans avoir exercé d'influence appré-
ciable sur les destinées du peuple hellénique, si ce n'est par
les émigrations auxquelles cette chute même a donné lieu.
§ ni
LA LYCIE
L'ancienne tradition établit un lien étroit entre la péninsule
de rida et la côte méridionale de l'Asie-Mineure , où le conti-
nent projette également dans la mer une sorte de presqu'île
affermie par un large massif de hauteurs. L'intérieur est formé
par le ïaurus ; les eaux, recueillies dans les vallées hautes, se
précipitent en magnifiques cascades et forment des fleuves qui
sillonnent les régions inférieures. Ce qui ajoute encore au
grandiose de ce paysage alpestre, c'est qu'une partie de la
chaîne, notamment les monts des Selymes, est de nature
volcanique et devait frapper l'imagination des habitants par
des phénomènes étranges. Les montagnes s'avancent jusqu'à
la mer sans laisser entre elles et l'eau la moindre bordure de
terre, de sorte qu'il n'y a point de route côtière pour relier les
divers points du littoral ; mais d'innombrables baies font brèche
aux escarpements du rivage, et les îles adjacentes offrent des
rades et des mouillages spacieux.
Les lieux où les montagnes et la mer se pénètrent aussi
intimement ont été particulièrement favorables au développe-
ment de tous les peuples qui appartiennent au monde grec, et
nous sommes pleinement autorisé à ranger parmi ces peuples
les Lyciens.
Les anciens n'ont jamais connu dans ce pays qu'une popu-
lation mêlée '. Les Phéniciens exploitaient le Taurus lycien
aussi bien que celui de Cilicie ; il y vint de Syrie et de Cilicie
des Sémites, qui formèrent, entre autres, la tribu des Solymes*
') AiTTo\ A'jxioi. Cl'. Deimli.ng, Loleger, p. 99i
LA LYCIE 95
Un autre courant suivit la chaîne d'iles que domine Rhodes :
il arriva de Crète des hommes qui s'appelaient Termiles ou
Tramèles, et qui vénéraient Sarpédon comme leur héros natio-
nal. Ils conquirent de vive force le pays circonscrit par la mer
et les rochers, et, sur les hauteurs qui dominent les vallées,
ils fondèrent leurs citadelles, dont Tinébranlable solidité a
bravé tous les tremblements de terre. C'est par l'embouchure
du Xanthe que les Cretois ont pénétré enLycie. C'est là, en
effet, que Lèto trouva pour la première fois un accueil hospi-
talier ; dans le voisinage , à Patara, s'éleva le premier temple
d'Apollon, le dieu de la lumière ou Lykios, et peu à peu les
habitants du pays s'identifièrent si bien avec le culte du dieu
que les Grecs , sur les rivages desquels ils abordaient, les
appelaient, comme lui, Lyciens.
Ainsi, là comme en Troade, il s'est opéré un mélange de
peuples divers qui, pénétrant à la fois par terre et par mer,
ont stimulé la population indigène et produit une civilisation
très précoce. Cette civilisation nous est amplement attestée
par les anciennes traditions ainsi que par les monuments
artistiques et les inscriptions. L'idiome lycien appartient à la
même famille que le grec, à la famille des langues aryenne«
qui, de l'Arménie, ont étendu leurs rameaux dans F Asie-
Mineure. Cependant il s'éloigne tellement du grec qu'on est
tenté de regarder les Lyciens comme une des plus anciennes
tribus aryennes de la péninsule *. De quelque manière qu'on
envisage cette question, cequ'ilyade certain, c'est que, de très
bonne heure, les Lyciens avaient une marine puissante : il$
figurent dans les documents égyptiens à côté des Dardaniens,
elles Grecs les ont toujours considérés, ainsi que les Darda-
niens, comme un peuple de même race et de même rang
qu'eux, sentiment qui ressort avec évidence de ce fait que les
Ioniens, quand ils fondèrent leurs douze villes, se choisirent
des rois de race lycienne ^
*) M. Schmidt [The Ly dan inscriptions after the accurate copies ofthe
late Augustus Schönborn. 1868) admet, avant l'époque pélasgique, une im-
migration d'Aryens venus de l'Arménie dans le sud de l'Asie-Mineure habi-
tée alors par des Sémites, et regarde la langue lycienne comme intermédiaire
entre le bactrien et le grec.
-} Herod., I, 147.
96 LKS PREMIERS ÉTATS
Les Lyciens nous apparaissent, dans tout ce que nous
savons d'eux, comme une des races les plus nobles et les
mieux douées parmi les peuples navigateurs apparentés aux
Grecs. Bien qu'ils fussent, par leur courage et leur habileté,
les premiers marins de T Archipel, ils renoncèrent de bonne
heure au métier de pirates, dont leurs voisins de Pisidie et de
Cilicie ne se déshabituèrent jamais. Ils ont prouvé leur
patriotisme dans les luttes les plus héroïques, et se sont fait
dans le calme de la vie domestique des mœurs plus polies,
que l'on reconnaît principalement au respect qu'ils profes-
saient pour la femme '. C'est là un des heureux fruits de la
religion d'Apollon, qui voyait dans les femmes les organes
privilégiés de la volonté divine ; à Patara , en effet , les
oracles étaient rendus par des vierges, qui avaient commerce
dans le temple avec la divinité.
La sollicitude affectueuse que les Lyciens avaient pour les
morts témoigne encore de la délicatesse de leurs sentiments.
Cet amour pour les morts nous est attesté par les monuments
les plus grandioses. Ce qui frappe le plus, en effet, dans les
aptitudes des Lyciens, c'est leur goût pour la production
artistique. Tout autour de leurs citadelles, fièrement assises
\) La coutume lycienne de désigner la descendance par la mère était déjà
considérée dans l'antiquité comme une marque de respect pour les femmes
(Heracl. Po.nt., fr. 15. Bacuofe.n, Las lyhische Volk. p. 31). Cependant,
cet usage paraît être un reste d'un état social encore imparfait auquel on a
renoncé lorsque les conditions de l'existence sont devenues plus régulières et
qui a fait place à la coutume, en vigueur dans toute la Grèce à l'époque his-
torique, de désigner les enfants par le nom de leur père. Du reste, l'ancien
usage était loin d'être particulier au peuple lycien. Il se rencontre chez les
Hindous, chez les anciens Egyptiens (Schmidt, Griech. Papyrus, p. 321) ;
il est indiqué, avec un exposé des motifs assez crû, par S.\ncho.mathox
(p. 16, éd. Orelli) et Philo.n (p. 31, éd. Bunsen); on le constate chez les
Etrusques, chez les Cretois, alliés de si près aux Lyciens, qui appelaient
leur patrie « matrie », et chez les Athéniens. (Cf. B.vchofen, dans les Ver-
handlungen der Stuttgarter Philologenversammlung, p. -i46, et dans un
ouvrage intitulé Mutterrechtc). L'importance spéciale que les anciens Grecs
attachaient à la descendance maternelle se montre dans le mot àoîXybç (G.
CcRTius, Die Sprachicissenschaft in ihrem, Verhàltniss sur klassischen
Philologie, 1848, p. 57). Si donc Hérodote (I, 173) signale comme particu-
lière aux Lyciens l'habitude de désigner les individus par le nom de leur
mère, il faut en conclure que ce reste de mœurs archaïques s'est conservé
chez eux plus longtemps qu'ailleurs.
LA l'IIRYCilE, LA LYDIE LT LA Tl'.OADL 97
dans des sites pittoresques, reposent les morts en l'honneiir
desquels des masses entières de rochers ont été tranformécs
en voies sépulcrales et en cimetières. Partout éclate un senti-
ment idéaliste qui, avec une étonnante énergie, a surmonté
tous les obstacles et imprimé à tout le paysage l'empreinte
ineffaçable des plus hautes aspirations.
Quoiqu'il ne soit guère possible de déterminer Tage des
monuments de la Lycie et de dire à quelle époque cette nation
a organisé ses communes urbaines et fixé sa constitution
fédérale, nous pouvons affirmer que les germes de ce dévelop-
pement intellectuel, libre dans son essor et universel dans ses
tendances, ont été déposés dès les temps les plus reculés au
sein du peuple lycien qui fut, dans les branches les plus
importantes de la civilisation, le précurseur et le modèle des
Hellènes.
Les princes du Péloponnèse, pour fortifier leurs châteaux,
ont fait venir des ouvriers de cette même Lycie qui produit
aussi des héros comme Bellérophon et Persée ; la première
communication par le moyen de l'écriture, ce dont il est fait
mention dans Homère, s'établit entre Ai'gos et la Lycie. C'est
principalement chez les Lyciens que se rencontre la conception
du Zens ternaire ou Triopas \ un en substance, mais gouver-
nant le monde sous une triple forme. Le culte d'Apollon entra
dans cette conception. Les Lyciens virent en lui la manifes-
tation la plus éclatante de la divinité cachée de Zeus ; ils
l'honorèrent comme le prophète du dieu suprême, et, dans
cette conviction, ils cultivèrent avant tous les autres peuples
la divination apollinienne, afin de connaître, par le vol des
oiseaux, les sacrifices, l'interprétation des songes et l'inspira-
tion prophétique des sibylles, les volontés divines.
La Troade et la Lycie sont deux pays tout à fait sembla-
bles : ils honorent les mêmes dieux, comme Zeus Triopas et
Apollon, les mêmes héros, tels que Pandaros; leurs fleuves et
leurs montagnes portent les mêmes noms. Une partie de la
Troade s'appelait Lycie, du nom do ses habitants, de même
que des Lyciens, dans leur propre pays, se qualifiaient de
*) Sur Zeus Triopas, cf. Archseologische Zeitung, XIII, 1855, p. 10.
7
08 Li:S PREMIERS ÉTATS
Troyens'. D'un autre côté, ces deux contrées, rattachées Tune
à l'autre par une fraternité si étroite, tiennent à la Crète par
des liens indissolubles ; la Troade par son Ida et ses génies
idaeens, la Lycie par Sarpédon et le culte d'Apollon. Lyciens,
Cretois et Cariens se rencontrent encore surla partie moyenne
de la côte occidentale, entre les deux presqu'îles de l'Asie-
Mineure, notamment à l'embouchure du Méandre, dans l'an-
tique ville maritime de Milet et, plus haut, en face de Chios
qui doit ses vignobles aux Cretois, à Erythrae.
Oui pourrait ranger par ordre chronologique ces influences
entre-croisées? Qui pourrait, en observant ce flux et reflux,
dire où il en faut chercher le point de départ, si c'est au midi
ou au nord, dans l' Asie-Mineure ou en Crète? En eff"et, bien
que les cultes les plus importants, notamment les cultes
phrygiens, aient été indubitablement importés du continent
dans l'île, il se peut aussi que l'île ait rendu au continent, mais
ennobli et revivifié , ce qu'elle en avait d'abord reçu. Il y a
eu là, durant des siècles, d'un rivage à l'autre, un échange
des plus animés, une série ininterrompue d'emprunts récipro-
ques, jusqu'à ce qu'enfin il se fût formé un monde doté d'une
civilisation uniforme, qui répartit également sa lumière sur
la Crète et les côtes de 1" Asie-Mineure, depuis laLycie jusqu'à
la Troade.
Le trait commun à tous ces pays, c'est que partout, du
mélange confus de diverses nationalités s'est dégagé, par
une épuration progressive, le génie hellénique. Le développe-
ment de ce génie se manifeste par la réalisation d'un ordre
social plus parfait, par la fondation de cités, par l'adoucisse-
ment des mœurs ; il se complète sous l'influence de la religion
d'Apollon qui, partout où elle a été introduite, a profondément
modifié le caractère et les habitudes des peuples. C'est elle
qui a arraché les hommes à la sombre domination des puis-
sances de la Nature, elle qui a fait du culte un devoir de relè-
vement moral : elle a institué des expiations pour les cons-
ciences coupables, des oracles pour les esprits perplexes. Les
-) Sur le rapport entre Troie et la Lycie. voy. Deimling {Leleger, p. 100) et
ScHö.NBORX ( lieber das Wesen Apollons und die Verbreitung seines Dienstes.
Berlin, 1854).
LA PHRYGIE, LA LYDIE ET LA TROADE 90
bienfaits de cette religion imposaient le devoir et inspiraient
le désir de la propager avec un zèle infatigable, de l'impor-
ter dans les contrées de TOccident encore obscurcies par les
ténèbres des superstitions primitives. Les prêtres de Délos
savaient que les premiers statuts de leur culte leur étaient
venus de Lycie. Délos était, à cause de son excellente rade et
de sa situation au milieu de FArchipel, une station des plus
importantes pour le commerce comme pour la propagande
religieuse. C'est à Délos que sortit de terre, à côté de l'olivier
et du palmier, le premier laurier sacré; c'est de là que les
barques des missionnaires cinglèrent à travers les îles vers le
continent européen, et, là où elles abordaient, là s'allumait le
flambeau d'une doctrine plus pure et d'une civilisation qui
depuis longtemps déjà brillait sur la Grèce d'Orient *.
§ IV
LES MLNYENS.
Parmi les autels dédiés à Apollon dans la Grèce occidentale,
ceux qui s'élevaient à l'embouchure du Pénée et sur le golfe
de Pagase étaient au nombre des plus anciens.
Le golfe de Pagase, espèce de petite mer intérieure entou-
rée de montagnes boisées, était un endroit des plus favorables
pour les premiers essais de navigation. On se souvenait dans
le pays du premier navire qui, construit avec les bois du Pé-
lion, s'était risqué hors des eaux tranquilles de la baie, et la
première peuplade de marins que nous rencontrions sur la
côte occidentale de l'Archipel, la première aussi qui se déta-
che, avec un nom et une histoire à elle, sur le fond obscur du
passé pélasgique, est la tribu des Minyens "-. Parmi leurs
*) Sur le rôle de Délos, voy. Stark, Mytholog. Parallelen, p. 77. 83. 115.
Délos, comme entrepôt central du commerce, habitée aussi par des Phéni-
ciens. (G. I. Gr., 2290. 2319. 2271).
^) Minvens et Ioniens (E. CuRTius, Ionien-or der ionischen Wanderung,
p. 2i).
100 LEi^ PRE3IIEIIS ÉTATS
héros figurent Jason et Eunéos, le fils de Jason, qui trafique
avec les Phéniciens aussi bien qu'avec les Grecs *, le « cou-
reur de mer » Euphémos-, ainsi qu'Erginos le pilote, qui
appartient également aux légendes de Milet ^. Les divinités
des Argonautes, depuis Poseidon jusqu'à Apollon, Glaucos
comme Leucothéa, sont celles des tribus asiatiques \ Les chants
populaires sur Argo, les plus anciennes poésies lyriques de la
Grèce, dont nous puissions deviner le contenu", célèbrent le
courage indomptable des hardis nautonicrs qui virent leurs
efforts couronnés par une victoire lucrative. En nous prome-
nant à travers un dédale d'aventures, ils nous retracent le
tableau des expéditions et des guerres maritimes depuis long-
temps familières auxpeuplades asiatiques et auxquelles de hardis
compagnons, venus de la Grèce occidentale, commençaient à
s'associer. L'équipage se recrute de héros venus de toutes les
côtes, môme de l'intérieur du pays; mais, sur tous les points
qui sont signalés comme ayant donné le jour à des Argonautes,
on trouve des traces d'une immigration d'outre-mer, par exem-
ple à Phlionte et à Tégée, à ïhespies, ville peuplée d'Ioniens, et
le long des côtes d'Etolie. Le but de l'expédition est un pays fabu-
leux, nommé JEa, que l'on place tantôt ici, tantôt là ^ Le navire
sort de la mer Egée et cherche à pénétrer dans le Pont. Déjà
l'empire assyrien avait poussé ses conquêtes jusqu'à l'Euxin et
avait provoqué sur le rivage oriental un mouvement interna-
tional auquel les Phéniciens eux-mêmes avaient pris part. Ceci
explique pourquoi c'est le phénicien Phinéo ' qui est le portier
de l'Euxin et qui met ses connaissances hydrographiques au
*) 0. MuELLER, Orchomenos und die Mini/er, p. 298.
2) Apollon. Rhod., I, 179.
^) Erginos est à la fois un Miiiyen et un Ionien de MileL (ButtmAxNN,
Mythologus, II, 208). Amphion, le puissant roi des Minyens, est le fils
de Jason (0. Mueller, Orchomenos, p. 231). 'Iaw).-/ôç comparé à 'làovec (E.
CuRTius, lonier, p. 51).
^) Leucothéa à Milet [Zeitschrift fUr Alterthuniswissenschaft , 18il,
p. 557).
^) Argo uâfft (xÉXouffa (HoM. Odyss., XII, 70).
*) iEa, terre merveilleuse et lointaine, dont la situation est indéterminée.
(0. Mueller, Orchomenos, p. 274. Delmling, Leleger, p. 172).
') Fils d'Agénor ou de Phœnix (L. Preller , Griech. MythoL, II-,
p. 330).
LES MIXYEXS 101
service de rinexpérience des Hellènes. Ces relations maritimes
propagèrent certaines coutumes religieuses, empruntées au
culte d'un dieu avide de sang humain qui cependant, comme
le Dieu d'Abraham, laisse apaiser sa justice par le sang d'un
bélier * .
La légende faisait partir le navire Argo de différentes rades,
d'Iolcos en Thessalie, d'Anthédon et de Siphse en Béotie " : de
même, Jason était aussi bien chez lui à Lemnos, à Corinthe, que
sur le Pélion ; preuve évidente que ces divers points des côtes
ont subi les mêmes influences. Cependant, c'est sur les bords
de la mer de Pagase, dans le pays des Minycns, que la légende
des Argonautes a acquis tout son développement. Les Minyens
sont aussi, pour nous, les premiers qui donnent le branle aux
peuples pélasgiques établis de ce côté de la mer, et par là à
l'histoire de la Grèce européenne.
Les Minyens se sont répandus sur terre et sur mer. Ils ont
envahi les fertiles plaines de la Béotie et fixé leur demeure
dans la vallée lacustre de Copaïs, du côté du midi. De nou-
veaux périls et de nouveaux labeurs les y attendaient. Ils
ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'ils avaient mis le pied
sur un sol mouvant et perfide ; leurs fertiles campagnes se
changèrent à fimproviste en marécages malsains. Les Minyens
comprirent que, pour tirer parti de ce terrain, il fallait absolu
ment tenir ouverts les canaux d'écoulement creusés par la
nature, mais exposés à des éboulements subits. Sur le parcours
du plus considérable de ces conduits souterrains, celui par
lequel le Céphise débouche dans la mer, ils ont percé une série
de puits verticaux qui pénètrent jusqu'au fond du canal et per-
mettent ainsi de le curer et de le visiter. Outre ces travaux
gigantesques exécutés dans le roc, ils ont construit des digues
grandioses destinées à contenir l'afflux des eaux de la mer et
à les diriger vers les canaux de décharge préalablement élargis :
ouvrages admirables au moyen desquels ils ont transformé une
contrée, qui est redevenue aujourd'hui un désert fangeux et
') Zeus Laphystios (Preller, op. cit., p. 310 sqq.).
-) E. CuRTius, lonier, p. 25. La légende des Argonautes localisée à Cyzi-
que (KiRCHOFF, Monatsbe?Hchie der Berlin. Akadem., 1861, p. 578).
102 LES PREMIERS ÉTATS
empesté» en champs fertiles, en une source de prospérité et de
puissance.
Après avoir abandonné, à cause de son niveau trop déprimé,
le bord méridional du bassin béotien, les Minyens fondèrent
une nouvelle ville à l'ouest ^ A cet endroit vient aboutir une
longue crête projetée par le massif du Parnasse, et que le
Céphise contourne en décrivant un demi-cercle. Au bas des
dernières pentes s'élève aujourd'hui le village de Skripù.
Aussitôt qu'on dépasse les chaumières en gravissant les hau-
teurs, on foule des vestiges d'antiques constructions jusqu'à
la cime de la montagne, qui n'est accessible que par un escalier
de cent marches taillées dans le roc et forme comme un
donjon de forteresse. C'est là la seconde ville bâtie par les
Minyens en Béotie et nommée, comme la première, Orcho-
mène. Cette résidence princière, qui domine si fièrement le
bassin du lac, est la plus ancienne enceinte fortifiée qu'on
puisse signaler dans l'Hellade. Un peu au-dessus des misé-
rables huttes en pisé sort de terre un énorme bloc de marbre,
long de plus de vingt pieds, qui couvrait l'entrée d'une cons-
truction circulaire. Les anciens appelaient « Trésor de Minyas»
cet édifice sous la voûte duquel les rois d'autrefois entassaient,
disait-on, le superflu de leur or et de leur argent; et ils ju-
geaient, d'après cet imposant débris, delà splendeur d'Orcho-
mène, vantée par Homère. Là aussi on adorait, comme puis-
sances fécondantes de la nature, les Charités, les « reines
mélodieuses de la brillante Orchomène, les déesses protectrices
de l'antique peuple minyen 'k »
Môme en Béotie, les Minyens conservèrent le goût de la
navigation; ils avaient des stations de vaisseaux à l'embou-
chure du Céphise ainsi que sur la côte méridionale ; ils firent
partie des plus anciennes confédérations maritimes, et de
même qu'ils avaient fait de la Béotie et de la Thessalie un seul
et même pays, de môme, des familles sorties de leur soin et
animées d'un esprit entreprenant se répandirent au loin dans
1) 'Y),tx-}) ),'!|j.v/i (Strabox, p. -ïOl).
2) Sur la situation de la Vieille-Orchora(>ne, v. Ulrichs, Reisen und For-
schimgen in Griechenland, I, p. 218,
3) PiNDAR., Olymp.. XIV. 5.
LES MINYEXS 103
les pays d'alentour et exercèrent, jusque dans le Péloponnèse,
une influence décisive sur le développement des Etats. En
revanche, il s'était formé en Béotie même, dans la partie orien-
tale qui se trouve en 'dehors du bassin du lac Copaïs, une
puissance indépendante d'Orchomène, mais sortie comme elle
de germes apportés du littoral asiatique.
§ V
LES CAPMÉENS DE THÈBES.
Le détroit de l'Euripe devait avoir pour les peuples naviga-
teurs de l'Orient un attrait tout particulier. Ils trouvaient là un
canal profond et tranquille quileur permettait de traverserpour
ainsi dire l'Hellade du sud au nord. A droite, on longeait l'île
d'Eubée avec ses montagnes, ses forets qui fournissaient aux
chantiers de construction un approvisionnement inépuisable,
ses mines de cuivre et de fer, les premières qui aient été
exploitées dans la Grèce occidentale, le berceau d'où l'industrie
métallurgique se répandit dans les pays du sud.
Au point le plus resserré du détroit s'élevait Chalcis avec
sa source d'Ai'éthuse, Chalcis, séjour d'Apollon Delphinios et
un des plus anciens rendez-vous des marins grecs etphéniciens'.
A gauche s'étend le rivage de la Béotie qui offrait d'excellents
mouillages, fcomme Hyria et Aulis : il n'y avait pas d'endroits
plus favorables pour la pêche du poisson et des coquillages, et
pour la récolte des éponges; aussi la légende de Glaucos, qui a
pour théâtre l'Euripe, témoigne-t-elle de l'activité industrieuse
des pêcheurs qui vivaient de temps immémorial sur les grèves
d'Anthédon ". Cependant ces lieux ne comportaient guère d'éta-
blissements importants; il n'y avait ni sol arable ni pâturages.
Ce qui manquait au bord de la mer, les colons le rencon-
traient à quelques heures de là, lorsqu'après avoir franchi une
Stark, Mytholog. Parallelen, p. 66.
0. MuELLER, Orchomenos und die Mini/er, p. 23.
104 LES PREMIERS ÉTATS
ligne de dunes stériles, ils promenaient leurs regards sur le
bassin de THylica. Ce lac communique par des conduits sou-
terrains avec le lac Copaïs, mais, au lieu d'un bourbier maré-
cageux , on y trouve une eau limpide, un air pur, et des
alentours fertiles. Vers le sud notamment, une vaste plaine
couverte d'une épaisse couche de terre végétale s'étend jus-
qu'aux premiers contreforts du Teumessos. Ces hauteurs elles-
mêmes ne sont pas rocailleuses et dénudées, mais recouvertes
de terre et sillonnées de vallons dans lesquels les sources et les
ruisseaux jaillissent à profusion : Tlsménos et Dircé se jettent
dans le lac après avoir traversé côte à côte un jardin d'une végé-
tation luxuriante. C'est ici que Cadmos tue le dragon, le génie
malveillant qui gardait le pays; après quoi, il fonde sur les
hauteurs qu'enserrent les cours d'eau la citadelle de Cadmée.
La citadelle de la Thèbes béotienne est l'endroit où s'est
épanouie le plus complètement l'ample moisson de légendes
qui reportent la pensée vers l'Orient. Toutes les inventions
orientales se rattachent à la personne de Cadmos. On appelait
de son nom terre cadmienne l'espèce d'argile dont on se servait
pour épurer le minerai de cuivre * ; l'emploi du métal dans les
armures de guerre était de son invention; son nom même
signifiait précisément armure -, et on se figurait ses succes-
seurs, les Cadméoncs, comme une race de princes bardés
d'airain étincelant, et parés de pourpre et d'or. A côté de
Cadmos, les Telchincs béotiens, les génies enchanteurs des
Orientaux, rappellent également l'industrie métallurgique
importée de Chalcis à Thèbes. En outre, Cadmos est l'inven-
teur de l'écriture, comme Palamède àArgos; comme le Danaos
argien, il établit un système d'irrigation artificielle; comme
les héros lyciens, il est architecte et ingénieur, car le monticule
assez bas, que sa situation au milieu d'un pays fertile avait fait
choisir pour y asseoir la citadelle de Thèbes, avait besoin, plus
que tout autre, de fortifications artifi-cielles : enfin, Cadmos
aurait amené avec lui dans le pays les Géphyréens, des cons-
tructeurs de digues et d'écluses.
1) Kao(X£ia, Cadmia (Pux., XXXIV, 100).
-) Kâ5[ji,oç ûôp'j, Xôyoç, à<Tm'ç Kpr,Te; (Hesych., s. V. Cf. 0. MuELLER, Orcho-
menas, p. 212).
LES CADMÉENS DE THÈRES 105
Il ressort de toutes les traditions qu'il s'est produit dans
cette contrée une immig-ration fort active, un afflux de colons
venus à différentes époques et de diff"érents pays. Nous sommes
en droit d'admettre un noyau primitif de Sémites purs, origi-
naires de Sidon et de Tyr*. On reconnaît la présence de
l'élément sidonien au culte do la déesse lunaire Europe -, et
celle de l'élément syrien au culte d'Héraclès , que l'on adorait
sous le nom de Melkar ou Makar, nom qui se retrouve
dans la dénomination d' « île de Makares », par laquelle on
désignait la citadelle thébaine isolée au milieu d'une cein-
ture de torrents ^
A la suite des Phéniciens vinrent d'autres colons partis de
divers points de l'Orient grec et surtout de la Crète. C'est de
là que Rhadamanthys aurait émigré en Béotie; on montrait
près d'Haliarte son tombeau ombragé par les rameaux odori-
férants du styrax, dont le plant provenait également de Crète*.
La race des Cadméones, qui avait en son pouvoir la citadelle
de la Cadmée , se vit disputer la prééminence par des races
plus jeunes. Nous trouvons, à la tête d'une nouvelle dynastie,
les deux frères Amphion et Zéthos, les Dioscures béotiens. Ils
personnifient un nouveau progrès de la civilisation, une ère
nouvelle. Ils sont parents des Pélopides et mêlés à l'histoire de
Niobé. Entre les mains d'Amphion, la lyre lydienne enchante
les cœurs des mortels ; le charme de ses accords remue les
pierres, qui viennent se ranger en assises régulières. La civili-
sation qu'il représente a son berceau sur le littoral de l'Asie-
Mineure '.
Amphion et Zéthos agrandissent la ville. Autour de la
Cadmée se déroule une enceinte plus vaste qui protège une
population laborieuse groupée au pied de la demeure seigneu-
1) Le nom de Thehc se trouve aussi, comme nom de ville, en Asie. Thèbes
Hypoplakia (Hom., Iliad., VI, 397) était de fondation phénicienne.
-) Sur Europe, v. de Vogué [Jotirnal Asiatique, 1867, août, p. 149). — •
Athêna Tclchinia et Athcna Lindia sont identiques à Astarté.
^) Sur la vYisoç (jiaxâpwv, v. la note 1 de la page 64.
*) Rapports de Thèbes avec la Crète (Welcker, Ueber eine kretische
Colonie in Theben, 1824).
^) Amphion l'Iaside (Hom., Odyss., XI, 283) introduit l'harmonie lydio-
phryg'ienne (Stark, Niobe, p. 375).
106 LES PREMIERS ÉTATS
riale, et sept portes livrent passage aux routes qui rayonnent
du centre dans toutes les directions.
Le nombre sept est ici, comme dans les cordes de la lyre
d'Amphion, un nombre sacré. Il répond aux planètes que
connaissaient les Babyloniens et qu'ils vénéraient, avec le
soleil et la lune, comme les puissances célestes qui président
aux destinées humaines. Ce culte babylonien a été importé
dans FHellade par les Phéniciens, et les traces n'en sont nulle
part plus évidentes qu'à Thèbes. Mais nous y trouvons aussi
la preuve que ce même culte avait été transmis également par
les Phéniciens aux marins grecs; car, la ville basse qui, comme
l'indiquent ses portes, était consacrée aux divinitésplanétaires*,
appartient précisément, d'après les témoignages les plus for-
mels, à une époque plus récente qui ne peut pas avoir été
dominée exclusivement parle génie phénicien. Ainsi, les in-
fluences orientales ont continué à agir, depuis la fondation de la
factorerie sidonienne que nous pouvons considérer comme le
noyau de Thèbes, pendant tout le temps qu'a duré l'affluence
des colons de la Crète et de l' Asie-Mineure.
Après la famille des jumeaux, les Cadméones remontent sur
le trône ; nous arrivons au règne de Labdacos et de Laïos. Des
princes criminels ruinent le pays, ce que la légende exprime
par l'emblème du Sphinx, emprunté également à l'Orient. La
Thèbes cadméenne sombre dans le sang et l'horreur, mais, en
se dispersant, les familles thébaines, douées de qualités bril-
lantes, vont porter jusque dans les contrées du sud, comme
nous le verrons plus tard, de nouveaux ferments de civili-
sation.
La légende de Thèbes a résumé en traits saillants des vicis-
situdes historiques qui ont duré plusieurs siècles. C'est le
tableau le plus instructif de la période de transition qui s'étend
entre l'âge pélasgique et l'histoire grecque , l'exposé le plus
clair de la colonisation phénicienne et de ses conséquences.
Des époques comme celles qu'inaugure l'arrivée de Cadmos
mettent iin aux loisirs innocents de la vie patriarcale : avec les
-) J. Brandis, Die Bedeutung der sieben Thore Thebens dans Y Hermes,
II, 259 sqq.
LES CADMÉEXS DE THÈBES '• 107
])ienfaits d'une civilisation supérieure, les nouveaux venus
apportent dans le pays des fléaux inconnus, la ruse et la
violence, l'immoralité, des crimes inouïs, la guerre et la misère.
La colère divine et la perversité humaine, le péché et la malé-
diction déchaînent tour à tour leurs orages. C'est là ce qu'ont
si souvent chanté les poètes, la fatalité attachée à la race de
Cadmos.
YI
EOLIEXS ET ACHEENS.
Thèbes est le lieu où la civilisation importée de la Phénicie
et de l'Orient grec a jeté les plus profondes racines, et celui
où elle formait avec l'élément indigène le contraste le plus
frappant. C'est pourquoi Cadmos a gardé, plus nettement que
les autres héros de même catégorie, un caractère étranger;
ses descendants ne rencontrent chez leurs voisins que des
sentiments de malveillance et d'hostilité. C'est pour cela encore
qu'il n'a point de place dans les généalogies nationales et ne
figure pas avec les autres héros dans l'histoire de la Grèce
européenne.
Ainsi, de môme qu'on entendait par Eoliens les Pélasges
indigènes qui, par leur mélange avec des colons d'outre-mer,
avaientfait des progrès en agriculture, dans l'art de la navigation
et dans leur organisation politique, de même on comprenait
sous le nom collectif de fils d'iEolos ou yEolides les héros que
l'on considérait comme les dépositaires et les propagateurs de
cette civilisation. C'étaient Jason, Athamas, l'ancêtre des
Minyens, la famille prophétique des Amythaonides, descen-
dants de Salmonée, enfin les Néléides de Messénie et le héros
corinthien Sisyphos, auquel on associe par analogie Ulysse.
Nous trouvons des Eoliens en Thessalie ainsi quedansl'archipel
de Céphallénie, sur les côtes d'Elide, de Messénie, de Locride
et d'Etolie ; ils nous apparaissent généralement comme ado-
108 LES PREMIERS ÉTATS
rateurs de Poseidon et fusionnés avec une population lélège
ou ionienne K
Le seul point de rapprochement, la seule conformité de
caractère qu'aient entre eux tous cesEoliensetces ^^olides, c'est
de représenter, sous des formes diverses, la transition de l'âge
pélasgiquc à Tère hellénique, la formation d'Etats maritimes
en Europe, l'accroissement de puissance et de lumières
qu'apportèrent avec eux les colons venus de l'Orient grec.
C'est encore un peuple de transition que les Achéens.
Ils ont toutefois un air plus historique et des traits plus
accentués. On les considère comme une branche des Eoliens,
avec lesquels ils se sont de nouveau confondus plus tard, et
non pas, par conséquent, comme une race primordiale, un
rameau indépendant de la nation grecque ; aussi n'est -il
question ni de dialecte achéen ni d'art achéen ".
Ils ont cela de commun avec les Eoliens que, partout où on
les rencontre, on reconnaît dans leurs habitudes la marque
bien nette d'une influence venuedu côté delamer. LesAchéens
sont eux-mêmes une des tribus grecques le plus anciennement
familiarisée avec la mer ; nous les trouvons seulement sur les
côtes et même occupant une étendue notable de l'un et de
l'autre littoral. On signale une étroite parenté entre eux et les
Ioniens. Aussi, Ion et Acha^os sont-ils associés à titre de frères
et de fils d'Apollon, et c'est en lonie que les Achéens plaçaient
le berceau de leur plus grande famille princière. Les Achéens
sontencore rattachés à la Lycie et à la Troade par la tribu des
ïeucriens; on voit même des héros achéens, comme yEaque,
aider à bâtir les murailles d'Ilion. A Cypre, il y avait des
Achéens, de temps immémorial, ainsi qu'en Crète; on en
trouvait de même à l'embouchure du Pénée, autour du Pélion,
à Egine et dans l'Attique. Bref, les Achéens se montrent
') Eoliens et /Eolides (Deimli.ng, Lelcger, p. 132, 118, 158). A'o).îî; signi-
fiant peuple mêlé (Gerhard, Poseidon, p. 192).
-) Sur les Achéens considérés comme tenant le milieu entre les Pélasges
et les Hellènes, voy. Gerhard, Yolksstamm der Ach'der [Abh. der Berlin.
Akad., 1853, p. 419): Deimli.ng, Leleger, p. 123. 212. — D'après de Rougé
[Rev. Archéol. 1867, 2, p. 44. 96.) et Ebers {.Egypten, I, 154 sqq.). les
Achéens auraient, sur les monuments égyptiens, des cnémides comme attri-
but distinctif. C'est là une méprise rectifiée depuis par W. Pleyte (Z. f.
œgijpt. Sprach. 1871. p. lö-lG'i.
ÉOLIENS ET ACIIÉENS 109
disséminés autour de la mer Egée, sur des points si éloignés
les uns des autres qu'il est impossible de considérer tout ce
qui porte ce nom comme les débris d'un peuple ayant jadis
vécu d'une vie commune ; d'autant plus que nulle part on ne les
voit formant, à proprement parler, un peuple, la base d'une
population. Ils se réduisent à un petit nombre de familles
marquantes qui produisent des princes et des héros ; de là
l'expression « fils d'Achéen » pour indiquer la noblesse de
l'extraction. Si évidente que soit chez les Achéens l'empreinte
de la civilisation importée de l'Orient, bien que, dans la
légende et pour le culte, ils se distinguent à peine des Grecs
d'Asie, cependant ils ont provoqué dans la Grèce européenne
un développement plus spontané que ne l'avaient pu faire
leurs aînés les Éoliens. Par eux furent fondés les premiers
Etats qui marchèrent de pair avec l'Orient; c'est même à
dater de l'apparition des Achéens que l'histoire des Hellènes
commence à former une trame continue.
Parmi les nombreuses localités occupées par les Achéens,
c'est la fertile vallée creusée entre l'Œta et l'Othrys qui a
gardé les traces les plus remarquables de leur séjour. C'est la
Phthiotide , où le Sperchios verse ses eaux dans la mer et
ouvre au navigateur son riche bassin. Nous y trouvons des
forteresses achéennes, entre autres, Larissa « la suspendue »,
ainsi nommée parce qu'elle semble un nid suspendu au rocher.
C'est là qu'ont élu domicile les légendes favorites des Achéens,
l'histoire de Pelée vouant des hécatombes de béliers près des
sources du Sperchios aux Immortels qui entretiennent avec
lui des relations amicales ; celle d'Achille, fils de Pelée et
de la déesse marine aux pieds d'argent, qui, élevé sur les
montagnes, descend dans la vallée pour périr, moissonné dans
la fleur de la jeunesse. Cet aimable et magnanime héros, qui
n'hésite pas à préférer une courte et glorieuse carrière à une
long'ue vie de bien-être et d'obscurité, est un monument impé-
rissable de l'esprit chevaleresque, des hautes aspirations et
des facultés poétiques des Achéens.
Une autre légende également achéenne est la légende de
Pélops, qui est surtout remarquable parce qu'elle nous reporte
plus clairement que toute autre légende héroïque vers la Lydie
1 1 0 LKS PREMIERS ÉTATS
ci lloiiie. Nous connaissons déjà* la maison de Tantale, cette
riche et puissante famille qui a fixé son séjour sur le Sipyle
et qui tient de si près au culte de la Grande-Mère phrygienne -.
Des membres de cette famille émigrent et cinglent des ports
de rionie vers THellade ; ils y arrivent avec des compagnons
entreprenants et des trésors, avec des armes et les séductions
d'un luxe magnifique ; ils se font un parti parmi les indigènes
qui vivent sans lien politique ; ils les rassemblent autour d'eux
et fondent ainsi des principautés héréditaires dans le pa}S
nouvellement découvert dont les habitants, ainsiréunis, entrent
du même coup dans les voies d'un développement histo-
rique.
Voilà comment des hommes tels que Thucydide se figu-
raient l'époque inaugurée dans leur pays par Tavènement
des Pélopides : — et qu'y a-t-il d'invraisemblable ou d'insou-
tenable dans ces idées ? Est-ce que tout ce que la tradition
nous raconte des princes achéens de la race de Pélops ne nous
ramène pas invariablement à la Lydie ? Les hauts tertres
tumulaires à la mode lydienne, nous les retrouvons chez les
Achéens ; le culte de la Grande-Mère, les Tantalides l'ont
apporté en Thessalie et dans le Péloponnèse^; les corporations
de flûtistes à la mode lydienne les ont suivis jusqu'à Sparte.
Les restes de Pélops reposaient à Pisa auprès du sanctuaire
de l'x^jtémis lydienne; cette même Artemis, sous le nom
d'Iphigénie, est en rapport avec Agamemnon, qui partout
fait fonction de prêtre de la déesse *. La puissance de cette
maison reposait sur son opulence; or, l'on sait que, pour les
Grecs, les mines d'or les moins éloignées comme les plus
abondantes étaient le sable du Pactole et les flancs du Tmolos.
Ces trésors à la main, les Pélopides éblouirent les indigènes
qui cultivaient leurs champs à la sueur de leur front ; or et
puissance souveraine sont depuis ce temps, dans l'esprit des
') Voy. ci-dessus, p. 93.
-) Stark, Niobe, p. 435 sqq.
3) Pals.\x., III, 22, 4. Pélops fait une statue d'Aphrodite en bois de
myrte (Palsan., V, 13, 7).
*) Les Pélopides et le culte d'Artémis [Archœol. Zeitung, 1853, p. loG.
Deimlino, Leleger. p. 169'.
ÉOLIENS ET ACHÉENS 1 1 1
Grecs, deux idées inséparables. Les autres mortels, comme le
dit Hérodote en parlant des Scythes ', se brûlent à For ; mais,
à qui est né prince, il donne puissance et force; il est le
symbole et le sceau de sa condition surhumaine.
Puisque nous avons accepté comme un fait l'existence d'un
empire archaïque dans la vallée de l'Hermos, nous n'avons
aucune raison de douter que l'écroulement de sa puissance
n'ait eu pour conséquence des émigrations qui allèrent porter
sur le continent européen les germes de cultes divers et de
nouvelles créations artistiques.
Mais où s'est opérée l'association de la dynastie étrangère
avec les Achéens? La légende laisse cette question sans
réponse. Dans le Péloponnèse, la fusion est déjà complète et
du reste, sur les côtes de la péninsule, on ne trouve pas de
vieille légende qui parle d'un débarquement. Il est donc
probable que cette association féconde eut lieu en Thessalie ;
qu'à cette occasion une partie du peuple, sous la conduite de
ses nouveaux chefs, quitta les cantons trop peuplés de Phthia
pour émigrer au sud, où ils fondèrent des villes et des Etats
dont la renommée éclipsa celle des Achéens de Thessalie'.
Enfin, quelle que soit la route qu'aient suivie les Pélopides
et les Achéens pour pénétrer dans le Péloponnèse, ce n'est
pas du tout un pays et une population inculte qu'ils y rencon-
trèrent. On sait que les Grecs regardaient Argos comme le
pays sur le rivage duquel se sont établies les plus anciennes
relations entre les peuplades de l'Orient et celles de l'Occident.
Nous avons vu plus haut ^ par suite de quelles influences les
Pélasges du pays étaient devenus des Danaëns. D'après les
habitudes de la légende grecque, une semblable substitution
de nom chez les peuples marque toujours les époques les plus
décisives de leur existence. La plaine d'Argos avait , pour
suppléer aux sources absentes, des puits qui descendaient à
*) Herod., IV, 5.
-) Invasion des Achéens par le nord : 'A^ato\ ot «l'ôitorat ffuyxa-ceXôovTe;
néXoTit elç Tr,v XleXoTtôvvTjaov (StrABON, p. 365). 'A-/aio\ «PùtÛTai xo yévoi;
ôîxYiirav ht AaxEÔaî[j.ovi (Str.\b., p. 383). Les Achéens Phthiotes aux Thernio-
pyles (Strab,, p. 429).
^) Voy. ci-dessus, p. 72.
112 Li;S l'UEMlLRS ÉTATS
travers le roc jusqu'aux nappes d'eau souterraines ou recueil-
laient Feau de pluie pour les mois de sécheresse ; sur le rivage
étaient installés des chantiers pour la construction et des
abris pour le remisage des navires , et , dans la ville , la
place du marché avait été dédiée pour toujours au dieu
lycien. Danaos lui-même passait pour être venu directement
de Rhodes, c'est-à-dire de l'île qui servait naturellement de
station intermédiaire entre la côte méridionale de l'Asie et
l'Archipel.
Il n'y a pas de contrée en Grèce qui réunisse sur un espace
resserré tant de citadelles imposantes que l'Argolide. C'est
d'abord la haute Larissa, que la nature semble avoir prédestinée
àêtre le centre du pays; puis, enfoncée dans un coin, Mycènes;
dans les montagnes de l'est, Midia; au bord de la mer, sur un
rocher isolé, Tirynthe; enfin, à une demi-heure de là, Nauplie
avec son port. Cette ligne de vieilles forteresses, dont nous
admirons aujourd'hui encore les inébranlables assises ,
témoigne des luttes violentes qui ont agité Arg os naissante ;
elle prouve que, dans le bassin de l'Inachos, il a dû se former
en même temps plusieurs puissances rivales dont chacune
comptait sur la force de ses remparts et qui tournaient de
préférence leur attention, l'une, vers la mer, l'autre, vers
l'intérieur du pays.
Le témoignage de ces monuments est confirmé par les lé-
gendes d'après lesquelles il se produisit des démembrements
sous les successeurs de Danaos.
Prœtos, le prince exilé, est ramené à Argos par des bandes
lyciennes et bâtit sur la côte, avec leur aide, la forteresse de
Tirynthe, d'où il domine l'intérieur du pays. Dans l'arrogance
de sa femme lycienne, dans l'orgueil de ses filles, qui tour-
nent en dérision les anciens dieux du pays, il y a des traits
historiques dont l'enchaînement logique garantit l'anti-
quité *.
L'autre branche des Danaïdes est aussi rattachée à la Lycie
par des rapports étroits. En efTet, le petit-fils d'Acrisios,
*) SurTère des Perséides d'Argos, v. E. Clhtius, Peloponnesos, 11,3-45.
Schiller, Stœmme und Staaten Griechenlands : Argolis, 1861.
i;OLlE.NS KT ACllÉENS l ] 3
Persée, ce rcjcloii longtemps désiré, puis redouté et jeté à la
mer, dont l'oracle avait symbolisé l'irrésistible vaillance sous
la forme d'un lion ailé \ et qui, revenant de l'Orient, fonde
Mycènes pour en faire la nouvelle capitale de toute rArgolide,
ce Persée lui-même est essentiellement un héros de la lumière
qui darde ses traits victorieux sur terre et sur mer, un héros
originaire de Lycie et créé d'après le type apollinien; c'est
lout simplement une contre-épreuve de Bellérophon, dont le
nom et le culte sont aussi en honneur sur l'un et l'autre
littoral. Eniin, Héraclès lui-même se trouve mêlé à la famille
des Perséides ; c'est un iils de roi, né dans le château de
Tirynthe, et tyrannisé par Eurysthée, aux ordres duquel le
soumet un rigoureux droit d'aînesse.
Pendant que la maison des Danaïdes s'affaiblit en se divisant
et que le malheur éprouve la branche des Prœtides, des familles
étrangères s'emparent du pouvoir à Argos : ce sont des familles
éoliennes, dont le berceau se trouve dans la partie accessible
do la côte occidentale du Péloponnèse, les Amythaonides,
et entre autres Mélampus et Bias '. La puissance des Perséides
s'écroule ; les fils et petits-fils des nouveaux venus dominent
le pays; ce sont, parmi les descendants de Biys, Adrastos, qui
règne à Sicyone, et Hippomédon; parmi les Mélampodides,
Amphiaraos, le héros sacerdotal. Profitant de l'anarchie qui
épuise Thèbes, ik se liguent pour anéantir la ville détestée des
Cadméones. Pendant deux générations consécutives, il se
livre des batailles sanglantes. Ce que n'a pu l'impétuosité
héroïque des Sept, leurs fils l'exécutent avec un moindre
déploiement de forces. Les Tliébains sont battus à Glisas et
leur cité détruite \
Grâce au morcellement du territoire argien, à l'état d'épui-
sement auquel de sanglantes rivalités avaient réduit la no-
blesse, une nouvelle dynastie parvint à s'emparer du pouvoir
et appela le pays unifié à des destinées toutes nouvelles.
•'') Persée qualifié d'-JTtôuTîpo; )iwv dans le prologue de la Do/^ac attribuée
à Euripide (Cf. Nalck, Traf/, grssc. fragm.).
•^) Les Amythaonides (Stiubo.n, p. 373. Palsan., II, 18, i. Apullud., II,
2. i. SCHILT.ER, o/i. cit., p. 5).
ä) \\'elckeh, Dev epische Ci/cîus, II, 306.
8
114 LES PREMIERS ÉTATS
C'était la famille des Tantalides, ayant pour levier le peuple
achéen '.
On a cherché, de différentes manières, en supposant un
mariage, une minorité, une délégation de pouvoir, à rattacher
les princes achéens à la maison des Perséides ; car la légende
aime à effacer le souvenir des révolutions violentes et à
dérouler paisiblement, à travers les époques les plus diverses,
une série de souverains légitimes. Le fait est que l'ancienne
dynastie, qui avait des attaches avec la Lycie, fut supplantée
par cette famille d'origine lydienne. Le peuple des Danaëns
subsiste toujours et garde son nom ; mais les princes achéens
sinstallent dans les forteresses abandonnées des Perséides,
d'abord, paraît-il, à ÎVl^dia, puis à Mycènes. Ainsi, c'est à
l'issue des défilés qui de l'isthme conduisent en Argolide que
s'établissent les nouveaux maîtres, etde là ils étendent progres-
sivement leur domination vers le littoral.
La légende poétique, qui n'aime pas les longues énumé-
rations, cite seulement trois princes qui ont régné l'un après
l'autre dans ces lieux et se sont transmis le sceptre de Pélops :
Atrée ", Thyeste et Agamemnon. Le siège de leur puissance
est à Mycènes ^, mais elle ne reste pas bornée au bassin de
rinachos. Le second fils d' Atrée, Ménélas, réunit la vallée
de TEurotas au patrimoine des Pélopides, après en avoir
chassé la dynastie lélége des Tyndarides. Dans le gouverne-
ment fraternel des deux Atrides se dessine pour la première
fois en traits plus accusés un système régulier de domination
qui, s'exerçant sous deux formes, embrasse peu à peu tout le
Péloponnèse. Nous y trouvons, soit des domaines dans les-
quels ces princes disposent à leur gré des hommes et des
choses, et ce sont les plus belles portions de la péninsule, les
') Ceux qui connaissaient le mieux les antiquités péloponnésiennes disaient :
IlD.OTta TipwTQv TÙ.rfizi. ■/pr,[j.âTwv, à yiâOev sx xr,; 'Acrca; ï"/ojv l; àvOpajuov; «Tiôpo-jç,
ô'Jva(jLiv ■3T£pnro'.r,(7âjjisvov tyjv £7twvu|iîav tt,; ydi^az £7ir,).'jTrjV ovTa o(jLa); o-/£Ïv
(ThüCYD., I, 9).
-) L'avénement d'Alrée , qui eut lieu ßo'j>.o[j.£vwv twv M-jy.r,vaîwv, et, par
conséquent, n'a nullement le caractère d'une tyrannie, consomme la substi-
tution des Pélopides aux Perséides (xûv Ilsp^eiîtov o\ IleXoTttôat (aeîÇouç xaxa- ■
ffxâvTî;. Thucyd., Ibid.).
^) Agamemnon roi de la uc.).-j-/p'j(tûio M-jXY,vr,?. (Cf. Vecke.nstedt, Regia
pot., p. 40).
ÉOLIEXS ET ACHÉENS U5
bassins do rinachos, del'Eurotas et du Pamisos^ ; ou bien des
principautés autonomes, qui reconnaissent la suzeraineté des
Atrides et leur fournissent des soldats. Telle était à son apogée,
d'après la légende homérique ", la puissance élevée par les
Achéens de Phthiotide dans la péninsule : aussi, à partir de ce
moment, lo nom d'Argos, qui était à l'origine un nom commun
signifiant plage ^ désigne par excellence la capitale des
Achéens, sur i'Inachos; on l'appelle « Argos achaïque » par
opposition à T« Argos pélasgiquo » de ïhessalie; et cette
dénomination comprend non-seulement la plaine de I'Inachos,
mais tout le domaine d' Agamemnon, c'est-à-dire, toute la
péninsule qui a gardé à jamais le nom do Pélops, lo fondateur
de la dynastie achéenno.
La puissance des Achéens dans lo Péloponnèse avait ses
racines au nord : c'est du continent qu'étaient venus ses fon-
dateurs, et elle était, do par son origine, une puissance conti-
nentale. Cependant, il était impossible de dominer une pénin-
sule grecque sans être maître de la mer. Aussi la domination
d'Agamemnon ne resta pas limitée à la terre ferme; elle
s'étendit aux lies, et non-seulement aux îlots semés lo long
des côtes, aux nids de pirates, mais encore aux plus éloignées
et aux plus grandes. Argos devint une puissance maritime,
comme l'était déjà Troie, et la conquête des îles fut lo point
de départ d'une puissante réaction de l'Occident sur l'Orient,
la première inauguration d'un empire maritime ayant pour
base le littoral européen, empire qui ne pouvait se former
sans se heurter à bien des rivalités hostiles.
Bans l'Argolide même, il y avait des places côtières où la
navigation était la première chose qu'eussent apprise les habi-
tants; d'abord, Nauplie, le plus ancien entrepôt ouvert à
l'embouchure de I'Inachos, dont le héros national, Palamède*,
est représenté, non sans raison, comme un voisin désagréable
pour les princes achéens; puis Prasia*, le chef-lieu de la Cynu-
rio, pays qui, sans cesse hanté par los matelots, avait fini par
') Agamemnon est aussi bien chez, lui à Sparte qu'àMycènes.
-) L'invasion de l'Élide appartient a une légende postérieure.
3) Voy. ci-dessus, p. 77.
') Voy. ci -dessus, p 73.
116 LES PREMIERS ÉTATS
devenir tout à fait ionien. La ville était située juste au bord
de la mer, et sur une saillie de la côte on voyait les statuettes
en bronze des Corybanles. hautes d'un pied, placées là pour
rappeler que la ville devait son existence et sa religion à des
relations maritimes établies de temps immémorial. Enfin,
nous citerons Hermione, assise sur une presqu'île formant
saillie dans la mer riche en pourpre qui va du golfe d'Argos
au golfe Saronique. De ce côté, Epidaure et Egine ne sont
pas loin. Il est naturel que ces villes maritimes se soient
associées. Pour centre religieux de cette amphictyonie mari-
time, on choisit l'Ile de Calaurie, consacrée à Poseidon, un
rocher escarpé, situé devant la pointe orientale de FArgolidc,
à l'entrée du golfe d'Egine. L'île forme avec la côte voisine
une sorte de mer intérieure vaste et abritée, une rade incom-
parable qui semble faite exprès pour qui veut y rassembler des
vaisseaux et de là surveiller la mer. Dans cette baie s'avance,
en forme de presqu'île, le rocher de trachyte rouge sur lequel
s'élève aujourd'hui la ville moderne de Poros, le point de
ralliement de la nouvelle marine grecque. Plus haut, sur les
larses croupes calcaires de Calaurie, sont assis les fonde-
ments du temple de Poseidon, un des sanctuaires les plus
anciens et les plus considérables de la Grèce. Il y avait là jadis
un port franc ouvert au commerce maritime et le nom d' « Ei-
rene * » que portait l'île de Calaurie, indique que le temple
de Poseidon a joué un rôle prépondérant dans les dispositions
prises pour assurer la paix des mers et la sécurité du com-
merce. La situation partout identique des villes ralliées autour
de ce sanctuaire suffirait, à elle seule, pour démontrer qu'elles
ont été, à l'origine, des stations de débarquement choisies par
des matelots étrangers.
On croyait même pouvoir affirmer, comme le fait le plus
reculé de l'histoire grecque, l'existence d'une ligue de sept
États, qui aurait compté parmi ses membres, outre Egine,
Epidaure, Hermione, Prasia?, iNauplie et Athènes, jusqu'à
rOrchomène des Minyens ; une ligne, par conséquent, qui
'i Etpvrj (E. CiRTllS, Peloponnesos, II, 579. Cf. -âAx;xx r, ilpövr,. Stkph.
Byz. s. V. -aAifi-iot, cl MovEHS, ('olonicti, p. 2"]'Ji.
ÉOLTEXS ET ACHÉENS 117
remonlorait ù la période anlé-dorienne et aurait eu pour but
d'opposer une barrière aux envahissements des Péiopides.
Seulement, dans la forme sous laquelle nous la connaissons,
cette fédération de Galaurie n'est qu'une construction posté-
rieure assise sur quelque fondation archaïque *. La légende
achéenne ne parle pas non plus d'obstacles opposés à la domi-
nation de ses princes par la résistance des villes maritimes ;
elle représente Agamemnon comme le maître de la mer,
comme le plus puissant prince de son temps, comme un roi mili-
taire auquel se soumettent toutes les tribus grecques, depuis la
ïhessalie jusqu'au cap Malée, comme le chef de la première
expédition maritime qui ait été dirigée des côtes d'Europe
contre l'Asie, pour venger sur Paris et les Troyens le droit de
l'hospitalité indignement violé ; elle le fait revenir au bout de
"dix ans à Argos glorieux et triomphant. Elle a aussi fait entrer
la chute de cette souveraineté puissante dans le cycle des
événements groupés autour de Troie, en ath'ibuant à la
longue absence du roi le désordre introduit dans la famille
royale, le délabrement du pays et finalement la dislocation de
l'empire des Péiopides.
La légende a le droit d'accorder à ses héros une lin poétique
et glorieuse. Mais il faut chercher les véritables causes de cette
catastrophe en dehors de la maison des Péiopides, dans un
bouleversement complet de l'équilibre international, dans des
mouvements et des migrations qui ont leur point de départ au
fond de la Thessalie. Si l'on fait abstraction de ces événe-
ments, on ne saurait comprendre, ni la chute des princes
achéens, ni la naissance de l'épopée homérique qui apporte
jusqu'à nous l'écho de leur renoftimée.
Quoiqu'il n'ait guère été possible jusqu'ici de dérouler une
histoire suivie du peuple grec, nous disposons cependant d'un
ensemble de faits parfaitement établis. Ils reposent soit sur
l'accord unanime de toutes les traditions, comme l'hégémonie
'j L'hisloire n'est pas encore parvenue à débrouiller les conditions liislori-
ques dans lesquelles s'est formée l'amphictyonie maritime de Galaurie. (Cf. E.
(ÀRïius, Peloponnesos, U, 449. Gicruahh, Poseidon, dans les Abliandl,
der Berlin. Akad., 1850, p. 9. Schiller, Argolis, p. 26, et l'article plus
récent de E. Crmirs, Der Sei-bund vou Kalaurla ap. Hermes-, X, p. 385).
118 LKS PREMIERS ÉTATS
maritime de Minos, soit sur des monuments non équivoques.
Car, aussi vrai que nous pouvons toucher du doigt aujourd'hui
encore les citadelles d'Ilion, de Thèbes et d'Orchomène, de
Tirynthe et de Mycènes, il est certain qu'il a existé des princes
dardaniens, m'nyens, cadméens et argiens; et en ce sens,
Agamemnon et Priam, dont les noms ont perpétué le souvenir
des antiques principautés, sont des personnages historiques.
Ces principautés appartiennent toutes à un monde d'aspect
à peu près uniforme; elles doivent toutes leur origine à la
prépondérance des tribus grecques de l'Asie, au contact de
l'élément asiatique avec le littoral européen : toutes, elles
appartiennent à l'époque de transition, intermédiaire entre le
monde pélasgique et le monde hellénique qui va naître de
l'ébranlement causé par des migrations continentales.
CHAPITRE IV
LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
§ I. — Migrations des tribus du nord. — Avènement des tribus de la Grèce
septentrionale. — L'Hellade en Épire. — Migrations parties de l'Épire. —
Invasion des Thessaliens. — Migration des Béotiens. — Berceau des
Doriens. — Migrations des Doriens. — Les premières amphictyonies. —
L'amphicLyonie pythique et ses trois groupes. — Groupe thessalien .
groupe œtéen, groupe parnassique. — Institutions religieuses et sociales
de l'amphictyonie. — L'Hellade et les Hellènes.
§ II. — Les Doriens dans le Péloponnèse. — Migrations ultérieures des
, Doriens. — Invasion du Péloponnèse par les Doriens. — Migrations des
Achéens et des Doriens.
§ III. — Émigration des Grecs d'Europe en Asie-Mineure. — Émigration
par mer. — L'émigration ionienne. — Essaims de colons éoliens et
doriens. — Émigration éolo-achéenne. — Colonies ioniennes et doriennes.
— Fondation des villes de Tlonie. • — Conquête de FÉolide. — La légende
de la guerre de Troie. — Rôle de Smyrne. — Naissance de l'épopée.
§ IV. — Le monde homérique. • — L'âge homérique. • — Les classes dans la
société homérique. — Les monuments de l'âge homérique. — Les monu-
ments des Pélopides. — Origine des Pélopides. — La royauté dans la
société homérique. — • Unité morale et religieuse du monde homérique. —
Décadence et transformation de la société. — Influence de l'esprit nouveau
sur la tradition héroïque.
§ V. Chronologie fondée sur les poèmes homériques. — L'ère de la guerre
de Troie. — Travail des logographes et des érudits.
§1
MIGRATIONS DES TRIBUS DU NORD.
Les événements les plus anciens de l'histoire grecque appar-
tiennent à un monde qui groupe en un vaste ensemble les
côtes de l'Archipel. L'ordre de choses qui commence mainte-
nant a son berceau dansle nord de la Grèce continentale; c'est
une réaction du dedans contre le dehors, de la montagne contre
120 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
]p liltoial, (le rOccident contre rOrient. Des peuplades incon-
nues, perdues dans leurs montagnes, se remuent; lune pousse
l'autre en avant; le mouvement se communique successivement
à toute une série de peuples; les anciens Etats s'écroulent,
leurs capitales se changent en solitudes ; le pays est partagé
à nouveau, et enfin, après une longue période de fermentation
et d'anarchie, le calme renaît et la Grèce apparaît couverte de
nouveaux peuples, de nouveaux Etats et de villes nouvelles.
Parmi les tribus grecques qui ont pénétré par voie de terre
dans la péninsule européenne, une partie considérable, mar-
chant sur les traces des Italiotes, se dirigea vers l'ouest , en
traversant la Péonie et la Macédoine, et se répandit ainsi, par
rillyrie, sur le versant occidental de la Grèce du nord, pays
montagneux qui, vu la conformation de ses chaînes et de ses
vallées, est plus abordable parle nord que le bassin fermé de la
Thessalie. Les fleuves nombreux et rapprochés qui coulent,
au fond de longs ravins, vers la mer Ionienne, facilitaient
Taccès des pays du midi ; l'abondance des pâturages y attirait
les envahisseurs; et c'est ainsi que vinrent s'entasser dans les
fertiles vallées de l'Epire une foule compacte de peuplades qui
y ont fait leur apprentissage de la civilisation.
On comptait en Epire trois tribus principales, parmi les-
quelles celle des Chaoniens passait pour la plus ancienne. Ils
occupaient le pays compris entre le promontoire acrocéraunien
au nord et la côte qui fait face à l'île de Corcyre (Gorfou).
Au-dessous venaient les Thesprotes, et, dans les régions de
l'intérieur, du côté du Finde, les Molosses. Gette division en
trois branches estmoins ancienne que le nom de Grecs [(iraiJwi^
Gmeci), regardé par les Hellènes comme le nom primitif de
leurs ancêtres, el appliqué par les Italiotes à toute la race avec
laquelle ils avaient jadis cohabité dans ces mêmes contrées '.
C'est le premier nom collectif des tribus helléniques en Europe.
Plus tard, ces populations épiroles, restées fort en arrière des
progrès accomplis par les Etats du sud et modifiées par le
^) .NiESE (ap. Hermes, Xll, 4(J9 sqq.; regarde V^7.\y.'j\ commo un nurii
elhiioloyique traduit du latin, l'paîoi ou l'p?'^' i-'tail la forme la plus simple ;
Tf ÏI-/.01. la forme dérivi''e. (Ifst par hasard ijue la dernière s'est seule con-
servée.
MIGRATIONS DES TRIBUS DU NORD 421
mélange d'une foule d'éléments étrangers, étaient regardées
comme barbares; mais, à ne considérer que leur origine, elles
étaient d'aussi bonne souche que les autres familles grecques ;
que dis-je! ce sont elles qui ont desservi les premiers sanc-
tuaires du peuple grec et qui leur ont donné un caractère
national.
Loin de la côte, au milieu de montagnes qui réunissent sur
un étroit espace les sources du Th} amis , de l'Aoos , de
l'Araclithos et de l'Acheloos, s'étend, au pied de l'imposant
Tomaros, le lac deJoannina. A quelque distance de là, dansune
vallée latérale abondamment arrosée, était située Dodone *, la
demeure de prédilection du Zeus pélasgique, du dieu invisible
qui manifestait sa présence par le frémissement des chênes et
dont l'autel était environné d'un vaste cercle de trépieds, pour
indiquer que, le premier, il avait rassemblé autour de lui les
foyers des maisons et des communes et en avait fait une
fédération. Cette Dodone était le chef-lieu des Gréekes; elle
était le centre religieux de toute la contrée avant que les
Italiotes ne poursuivissent leur marche vers l'occident et, en
même temps, le lieu où l'on rencontre pour la première fois le
nom qui devint plus tard le nom national des Grecs; en eifet.
les élus du peuple, chargés de veiller au culte de Zeus .
s'appelaient 5V//<°.9 ou Helles, et le pays environnant prit d'eux
le nom à^Hellopie ou Hellade 2.
Si loin que la tranquille vallée de Dodone semble être du
mouvement des peuples navigateurs, eux aussi ont appris de
bonne heure le chemin de l'Épire. Le détroit de Corcyre dut
être de ce côté le centre de leur action et de leur influence. Aii-
') Dodone a été retrouvée, à 18 kilomètres sud-oiiesL de Joannina. dans la
vallée de Tcharacovitza, par C. Carapanos. 11 y avait là des ruines considé-
rables qu'on attribuait précédemment à Passaron (C. Carapanos, Dodoae et
aes ruines, ap. Revue Archéologique, juin 1877. Cf. Sitzii.ngsher. der K.
Bayer. Akad. d.'Wiss., 1877, p. 163 sqq. Dodone et ses ruines, Vnvh, 1878 1,
-) Sî),Ao\, 'E/./.o"i [=iSalii?G. Clrtils, Grund:-, der gr. Etyrnol., i^ed.,
p. 537). — -/aixaiïùvai (OvERBiiCK, Zeus-Relig., p. 35) — àvmTÔTiooîç ■/ajjt.aiECivy'.
(HoM., Iliad., XVI, 235). Awowvr, (Steph. Bvz., s. v.). 'E/./.à; àp'/aî« TtîfA
Aa)5ajvr,v -/.ai -rbv 'A-/c).â)Ov wxoyv yàp ot Ss/,),o\ IvTaCiOa yai oî 7.a).o"j[j.£voi tots [jl!;v
l'patxoî, vOv o"'E).),r,v£; (Aristot., Meteor., I, 14). L'assertion d'Aristote est
appuyée par la tradition qui attribue la fondation de Dodone à Deucalion i4
à f'yrrha ^PLitarcii., PijrrltKS, \^.
122 LES MIORATIONS DES TRIBUS GRECQUES
dessus de ce canal se trouvait l'antique Phœnike', située dans
le pays des Chaoniens ; plus bas, entre les Ghaoniens et les
Thesprotes, s'élevait, à l'embouchure du Thyamis, une Ilion^
dont les fondateurs avaient donné aux ruisseaux voisins les
noms de Simoïs et de Xanthe. De la côte les colons étrangers
pénétrèrent dans l'intérieur. A Dodone même, le Zeus pélasgi-
que ne resta pas seul; on lui associa, sous le nom de Dioné, la
déesse de la fécondité naturelle, importée de l'extrême Orient.
Là aussi, elle avait pour emblème la colombe, qui fit donner h
ses prêtresses le nom de Péléiades ^.
Des régions populeuses de l'Epire sortirent , à diverses
époques, quelques tribus douées d'une énergie exceptionnelle
qui, franchissant la chaîne du Pinde , s'écoulèrent dans les
contrées de l'est. Elles conservèrent fidèlement les souvenirs de
la patrie où avait commencé leur vie historique et répandirent
ainsi le prestige des cultes épirotes bien au-delà des limites du
pays. C'est ainsi que ri\.chéloos revêtit un caractère national ;
il devint pour les Grecs le fleuve des fleuves, la source primor-
diale et sacrée de toutes les eaux douces, prise à témoin dans
les serments les plus solennels. Son culte tenait de près à
celui du Zeus de Dodone qui, partout où il avait des adorateurs,
exigeait aussi des sacrifices pour l'Achéloos.
Les premières migrations qui ont mis les forêts de FEpire en
communication avec les pays de l'est et transplanté les rites de
Dodone sur les bords du Sperchios, où Achille invoque le dieu
épirote comme l'ancêtre divin de sa race, se sont eff^acées de la
tradition*. Mais elle a conservé le souvenir d'un mouvement
postérieur qui s'est opéré d'Épire en Thessalie ". Il s'agit d'un
peuple qui, après avoir fait paître ses coursiers dans le bassin
1) $oivîx/i (Strabon, p. 324. Archseol. Zeitung, 1855, p. 37).
-) Tpoi'a •7TÔ>>iç £v KsiTTpîa TT]; Xaovîa; (Steph. Byz., S. V.).
^) Sur Dioné et les Péléiades , v. Welcher , Griech. Götterlehre, l,
352 sqq.
'*) L'existence de doux Dodone, l'une en Épire, l'autre en Thessalie, est admise
par Welcker, Griech. Götterlehre, T, p. 199. Bubsian, Gengr. Griechen-
lands, I, 23. OvERBECK, Z eus-Religion, p. 31,) dans les Abh. der philol.
hist. Cl. der K. Sachs. Ges. d. IVm.). L'opinion contraire est soutenue par
Unger {Philologus, XX, 377).
■'! Emi,2'ration de? Thcpsaliens hors de la Thesprotie (Herod..' VIL 17G\
MIGRATIONS DES TRIBUS DU NORD 123
supérieur de FArachthos et deFAchéloos, sortit un jour de son
repos et s'élança vers l'est, à l'endroit où le Pinde forme l'arête
centrale du pays et le partage en deux versants. Du haut des
cols, l'œil embrasse les vastes campagnes arrosées par le Pénée,
où le bien-être des habitants et les avantages de leur situation
tentaient l'avidité conquérante de l'étranger. La route la plus
commode passe parlecol deGomphi. En franchissantla chaîne,
la tribu épirote entra sur la scène de l'histoire grecque et
donna la première impulsion à une série de déplacements qui
peu à peu ébranlèrent l'Hellade toute entière : c'était la tribu
des Thessaliens,
Les Thessaliens n'étaient pas un peuple de souche étrangère.
Cependant, quoique rapprochés des riverains du Pénée par la
communauté de langue et de religion, ils montrèrent vis-à-vis
d'eux une hostilité brutale. C'était un peuple d'une énergie
sauvage, passionné et violent : habitué aux émotions de la
chasse et de la guerre, il méprisait les travaux monotones de
l'agriculture : aussi garda-t-il toujours dans le caractère
quelque chose de désordonné et d'indiscipHnable. Saisir d'un
bras vigoureux un taureau sauvage était chez lui le divertis-
sement le plus goûté des hommes , et leur humeur batailleuse
les poussait à chercher, en pays ami ou ennemi, -des aventures
et du butin. Ils trouvèrent installé dans le pays un peuple
éolien qui, depuis longtemps, avait reçu delà côtelés germes
d'une civilisation supérieure et les développait pacifiquement
dans son sein. La ville principale de ces Grecs était Arné,
bâtie dans une plaine basse et fertile, au pied des montagnes
qui bornent la Thossalie au sud et envoient au Pénée de nom-
breux affluents '. On a retrouvé près du village de Mataranga
des vestiges de celte antique capitale. Poseidon et l'Athèna
d'Itone y avaient des autels ; la tribu éolienne quijavait adopté
ce culte reconnaissait pour ancêtre Bœotos, fils d'Arné, et
s'appelait le peuple des Arnéens ou Béotiens.
L'irruption des cavaliers thessaliens eut pour les Béotiens
une double conséquence. La plus grande partie d'entre eux,
accoutumés à une vie sédentaire, attachés à leur belle patrie
') Arné-Kicrion (Bursian, Gengr, G riech., 1. 73).
I2i LES MIGRATIONS DES THIBIS GRECQUES
par les lions de rhabitude, se courbèrent devant la force cl se
soumirent aux nouveaux maîtres qui, en leur qualité de chefs
des bandes victorieuses, se partagèrent le pays. Un groupe
d'habitants fut dévolu à chaque maison de la noblesse thessa-
lieniie ; ils devinrent les soutiens de cette puissance nobiliaire
qui s'implanta fortement dans le pays conquis; il leur fallut
payer le revenu de leurs champs et de leurs pâturages, dont ils
n'étaient plus que les tenanciers ', et conserver par leur
travail le riche patrimoine des maisons seigneuriales. En
guerre, ils accompagnaient les chevaliers leurs maîtres comme
servants d'armes: dans la vie publique, ils étaient privés de
tous droits et, dans les villes, ils ne devaient pas mettre le pied
sur la place « libre - » , où se rassemblaient les nobles thessa-
liens. C'est ainsi qu'après la destruction de l'ancien ordre de
choses furent réglées, une fois pour toutes, les conditions
sociales en Thessalie. Les germes d'une bourgeoisie libre
furent anéantis': il n'y eut plus à côté d'une chevalerie noble
qu'une population asservie qui, indignée de son abaissement,
tenta plusieurs fois de se soulever sans parvenir à reprendre le
cours violemment interrompu de son développement. Le
peuple proprement dit'n'eut plus d'histoire à partir du jour où
l'Eolide devint la Thessalie.
Cependant, tandis que la masse du peuple béotien pliait
sous la domination de l'étranger, une partie s'expatria sous
la conduite de ses rois et de ses prêtres. Quittant la belle Arné
qui « comme une veuve, pleurait le Béotien, son époux ^ », ils
franchirent les montagnes du sud avec leurs troupeaux et ce
qu'ils pouvaient emporter de leurs trésors, poussant devant
eux jusqu'à ce qu'ils rencontrassent, dans le bassin du Copaïs.
un terrain humide comme celui de leur patrie, couvert de
riches cités et de fertiles campagnes *. Le pays avait encore
un double centre, Orchomène et la ville des Cadméens. Les
Arnéens s'installèrent entre les deux, sur le bord méridional
'i r.e soiil là les Pénestes, rievÉaTa-. (Atiie.n.. Z)f/;)n., VI, \k 26i. Ani?TOT.,
Pol., p. -44, 27, éd. Bekker, 1855).
-) '.Vyopà sAîvOipa i'Arist., Polit., p. 115, 0).
3) ''\ùvr, -/r.pijO'jeTa [jlÉvîi KotwTtov avôpa (StkI'II. Bvz., S. V.j.
*j Thlcyij., I, [2. Dioii., IV. 77. Sïrah.. p. 'tUl. Sur le pays. vûv. ci-
dessus, p. loi.
MIGRATIONS DES TRIBUS DU NORD 12o
du lac; là s'éleva une nouvelle Arne, ruinée plus tard par des
inondations qui laissèrent subsister sur ses débris le sanc-
tuaire d'Atlièna itonieiine K Le premier rendez-vous des émi-
grés éoliens se trouvait sur les bords d'un petit ruisseau qu'en
souvenir de leur patrie ils appelèrent Coralios -. Us créèrent
ainsi dans ce pays une nouvelle Béotie, qui gagna lentement
du terrain. Chéronée, enfoncée dans une échancrure à l'extré-
mité occidentale du bassin de Copaïs, est citée comme la
première ville où les Béotiens aient établi leur domination
d'une manière délinitive ^. Là s'est conservé, durant de longs
siècles, le souvenir de leur roi victorieux Opbeltas et du
prophète Péripoltas qui, habile à interpréter la volonté des
dieux, avait heureusement conduit son peuple dans son nou-
veau séjour '.
Les vieilles cités du paj's n'avaient plus assez de force pour
résister à l'invasion. La haute citadelle d'Orchomène fut prise
et son territoire conquis. Les Cadméones eux-mêmes, épuisés
par la guerre des Epigones '% durentcéder comme les Minyens.
Le dernier rejeton des Labdacides se réfugie chez des peu-
plades du nord; les .Egides émigrent avec leur Apollon
Carneiosdansle Péloponnèse, les Géphyréens en Attique. Les
Arnéens achèvent peu à peu de soumettre le pays qui, pour la
première fois, forma une unité politique étendue jusqu'à ses
limites naturelles. Jusque-là, en effet, le sud de la Béotie, vu
les affinités de sa population, faisait corps avec l'Attique. D'un
côté comme de l'autre, il y avait une Athènes et une Eleusis,
et les rois des temps primitifs, Gécrops aussi bien qu'Ogygès,
étaient communs aux deux pays\ Alors, pour la première fois,
la chaîne du Cithéron et du Parnès leur servit de frontière.
Cette région, il faut le dire, est celle qui se soumit le plus
tard et le moins complètement aux Eoliens : ils y rencon-
trèrent une résistance opiniâtre, et quoique Platée et Thespies
') 0. MuELLER, Orchomcnos, p. 384.
-) Strabon, p. iH.
^) Steph. Byz., s. V. Xaipwvôia.
'•) Pll'tarch., Cimon , 1. 0. Mleller, Or'chomenos, p. 38(3. CL üiseke,
Thyak.-pelasg. Stxm.me der Balkanhalbinsd , p, 75.
"') Voy. ci-dessus, p. 11.3.
"j !Ml"elleu, Orchoniciioy, ji. [22,
126 J>i:S MIGRATIONS DUS TIUBLS GlŒCgUES
ne soient point retranchées derrière des limites naturelles, elles
ne se sont jamais absorbées dans la nouvelle unité territoriale'.
Mais si les Béotiens n'ont pas réussi à unifier complètement le
pays, ils n'en ont pas moins aboli pour toujours la domination
bicéphale qui le divisait et fondé une constitution collective
qui, de Thèbes, étendit son étreinte, avec des vicissitudes
diverses, sur les localités circonvoisines. L'Athéna d'Itone
devint le centre des fêtes nationales : il y a désormais une
Béotie et une histoire béotienne.
L'émigration des Béotiens éoliens fut loin de mettre fin au
mouvement de peuples occasionné par Firruplion des Thes-
saliens. Le même choc avait aussi arraché à leur repos d'autres
tribus fixées sur le sol populeux de la Thossalie : c'étaient des
tribus belliqueuses qui erraient çà et là pour se soustraire à la
servitude et qui, retranchées dans les montagnes, défendirent
opiniâtrement leur indépendance ; ainsi luttèrent les Magnetes
sur le Pélion et les Perrhèbes.
Parmi ces tribus thessaliennes que nous voyons se fixer
tantôt ici tantôt là, tantôt maintenir leur indépendance, tantôt
s'absorber dans une agglomération plus considérable, nous
rencontrons aussi les Doriens. Ils doivent avoir élu domicile
d'abord en Phthiotide, puis sur les contreforts de l'Olympe,
dans l'Hestiéotide, et enfin près du Pinde ".
C'est à la seconde de ces étapes qu'a commencé pour eux la
vie historique : c'est là que, par la vallée de Tempe, le ferment
civilisateur apporté par la mer est arrivé jusqu'à eux, là qu'ils
ont reçu et épuré le culte d'Apollon, là que, sous le sceptre de
leur premier roi ^Egimios , ils ont jeté les bases de leur
organisation politique. C'est là que, dans un moment diffi-
cile , ils auraient appelé Héraclès à leur secours et lui
auraient cédé, pour lui et ses descendants, un tiers de leur
1) hidépendance de Platée (Thucyd., III, 61) : de Thespies (Paus,, IX,
26,6. DiOD., IV, 29).
-) Awptxôv yvio^ uo/y7t).âvr,Tov y.âpTx (IIicROD., T, 56). Les Dorieiis sont des
[LzroLviarou par opposition avec les Athéniens autochthones (Herod., VII, 161).
'Eit\ (i£v A£-jxa).'a)vo; ßarrt/io; oî'xâs yr^v tv 'l'OitoTiv, sm oï Awpoy toO "E>.>.r,vo?
T/iV ùno "Offcrav t£ xai xôv "0>,y[j.7tov 7(üpr,v, xa/îO[jLlvr|V oï 'lo-TiatÛTiv- ex Ô£ tt,;;
'IiTTtaKÔTtôoî MC sEavÉTTr, ii-nh Kao|j.îîtuv, oïv.zt sv Ilîvod), Maxîovôv xa).£Ô(/.Evov
(Uehod., I, 56. Cf. VIII. i:]).
MIGRATIONS DES TRIBUS DU NORD 127
territoire \ Ainsi , une famille , qui faisait remonter son
origine à Héraclès, s'est associée dans ces régions avec les
Doriens et a pris en main la souveraineté.
Héraclides et Doriens sont restés depuis lors unis pour
toujours, sans que leur hétérogénéité originelle ait jamais été
oubliée. Au pied de l'Olympe, nous trouvons déjà chez les
Doriens la division ternaire qui leur est propre ^ ; car, sur le
versant occidental de la montagne, là oi^ile col de Petra ouvre
au-dessus des sources du Titarésios le chemin de la Macédoine,
se trouvait un groupe do trois villes, une Tripolis, qui passa
plus tard aux mains des Porrhèbes mais peut être considérée
comme de fondation dorienne '\ Une de ces villes était Pythion,
sanctuaire d'Apollon, qui gardait la frontière et en même temps
faisait aux habitants d'alentour un devoir de la protéger '\ Ce
pays est la véritable patrie de la race dorienne ; c'est là qu'elle
s'est fait des habitudes politiques et des mœurs originales, et,
aussi longtemps que dura son histoire, elle mit sa gloire à
rester fidèle aux institutions d'yEgimios.
Par la suite, les Doriens, chassés de l'Olympe et de la côte,
furent acculés au Pinde. Ils perdirent leur pays, ils se per-
dirent eux-mêmes au milieu des montagnards qui habitaient
les deux versants du Pinde et du Lacmon; ils devinrent des
Macédoniens, selon l'expression d'Hérodote.
Mais ils se rassemblent derechef, et, semblable aux fleuves
du pays qui se perdent dans le sol pour renaître plus impétueux
et continuer leur cours, la race dorienne sort des rangs obscurs
des populations montagnardes ; elle se fraye un chemin vers
le sud; elle se jette surlesDryopes cantonnés dans la chaîne de
FŒta et s'entasse enfin dans le recoin fertile que laissent entre
eux le Parnasse et l'Œta ^ Cette contrée, au milieu de laquelle
1) ot Awpiït; (ttiv 'E(7TtaitüTiv oixoOvxcç) xaxlçuyov zm xôv *IIpax)ia , v.a\
ff'j|;.[xa-/ov a'jTÔv £'/â),£a-av èm Tpttw jxlpsi Trjç Awpi'ooç "/wpa; xai ir^z [iaaiAîîa;
(DiOD., IV, 37. 0. MüELLER, Die Dorier, I, 47 sqq.).
2) AwpiEîç Tpi-/âVxe; (BoECKH, Expl. Pind. Olymp., VII, 76).
3) Les Doriens dans la Perrhébie (Schol. AniSTOrH., p. 562, éd. Dübner.
Liv. XLII, 53. 55. 0. Mueller, Darier, 1, 27).
*) Le Pythion près de Selos, à l'église des Apôtres (Heuzey, le Mont
Olympe, 1860, p. 58. Gcett. Gelehrt. Anzeige)),, 1860, p. 1382. Blbsian,
Geogr . Griech., I, 51).
") 'EvuôùOe'/ (èx Iltvôo'j) a-jTi; Iz vr^v Ap-joutoa [j-STéo/; (Heuod , I, 56).
\'2H ij;s AiiciîATioNS i»i:s tiubus grecolks
le Piiidos el d'autres ruisseaux se réunissent pour former un
tleuve qui coule sous le nom de Céphisc vers la Béotie, resta
toujours au pouvoir des Doriens. C'est là la plus ancienne
Doride que nous connaissions sous ce nom. Là, le système
fédératif des Doriens s'est maintenu dans les quatre localités, à
Bœon, Erineos, Pindos et Cylinion, jusque dans les derniers
temps de l'histoire grecque '.
Ainsi, des plateaux de la Macédoine les Doriens étaient
transplantés au centre de la Grèce moyenne; ils étaient fixés
au pied du Parnasse, entre le golfe Maliaque et celui de Grisa,
qui font de la Grèce moyenne une presqu'île, en contact de-
tous cotés avec les populations les plus diverses. Evidem-
ment, ces peuples ne pouvaient vivre resserrés sur un étroit
espace sans éprouver le besoin de fixer leurs droits réciproques;
et les Doriens, initiés sur les côtes de Thessalie et formés par
eux-mêmes à des mœurs policées, étaient, en raison même de
leurs nombreuses pérégrinations, particulièrement aptes à
établir entre les diverses populations ^du continent des rela-
tions mutuelles.
Or, pour ces relations internationales, il n'y avait dans
l'ancienne Grèce qu'une seule forme, celle d'un culte commun
qui rassemblait à une époque fixe un certain nombre de
peuplades limitrophes autour d'un sanctuaire universellement
reconnu, et imposait à tous les assistants robsei*\*ation de
certains principes.
Ces réunions solennelles ou « amphictyonies •> sont aussi
anciennes que l'histoire grecque, ou, pour mieux dire, ce sont
les premières formes que revêt l'histoire générale du peuple
grec. En eifet, jusqu'à la fondation des premières amphic-
tyonies, il n'y avait que des tribus isolées dont chacune vivait
pour elle-même, ayant ses mœurs à part, ses autels parti-
culiers sur lesquels nul étranger ne pouvait sacrifier. Le Zeus
pélasgique n'établissait qu'une communauté patriarcale entre
les membres dune même tribu. Pour servir de lien à de plus
'i Tbtiapolc doricniie aux ulenlours du i'arnasse (Strabo.n, IX, 127). —
Kotvbv xâ)v Aojpilwv subsiplant encore en Doride, au second siècle de l'ère
clirélienne {Archceol. Zciiung^ 1855,. p, 37. Wesc.uer et P'olc.vrt, Inscr.
de Delphes y n° 365\
MIGRATIONS DES TRIBUS DU NORD 129
vastes associations, il fallait des cultes qui fussent le produit
d'une civilisation avancée et qui eussent été apportés par les
tribus les plus cultivées à celles qui Tétaient moins. Aussi
est-ce sur le littoral que nous trouvons les plus anciens
sanctuaires amphictyoniques.
L'Artémis asiatique est le trait-d'union des plus anciennes
villes de l'Eubée, Chalcis et Erétrie; le Poseidon cario-ionien
sert de centre fédéral à Ténos, à Samicon en Messénie, à
Calaurie ; Démêler joue le même rôle chez les tribus achéennes
du golfe Maliaque. Mais la religion apollinienne, parl'élévation
de ses idées morales et la supériorité intellectuelle de ses
sectateurs, était plus propre que toute autre à grouper autour
d'elle et à unifier les divers cantons d'un pays.
Dans la Thessalie même, le culte d'Apollon avait pénétré
par la côte bien avant l'invasion thessalienne. Les Magnetes
lui offraient des sacrifices sur les hauteurs du Pélion ; l'Apollon
de Pagase devint pour les Achéens un dieu de famille ; les
Doriens avaient reçu ce même culte à l'embouchure du Pénée,
et élevé un Pythion sur les flancs de l'Olympe. Les Thessaliens
eux-mêmes, tout grossiers qu'ils étaient, ne purent refuser
leur hommage au dieu de Tempe, qu'ils appelaient Aploun.
C'est dans le bassin du Pénée, oii s'entassaient des races si
diverses, qu'Apollon manifesta tout d'abord sa puissance
aggiutinative et organisatrice, comme l'attestent les antiques
fêtes de Tempe. C'est là que les plus nobles tribus helléniques
se sont nourries de cette religion avec une ardeur- proportion-
nelle à leur énergie et à leurs facultés, surtout les Doriens, qui
s'y adonnèrent avec tout l'entraînement de leur nature
éminemment accessible au sentiment religieux, si bien qu'ils
firent de leur ancêtre Doros un fils d'Apollon et crurent que
leur rôle historique devait être de propager le culte du dieu.
Jusque là, cette propagande avait été presque exclusivement
laissée aux tribus maritimes. Il s'agissait maintenant de lui
ouvrir les voies à l'intérieur et de relier ainsi l'un à l'autre les
foyers religieux épars sur les côtes.
Sur le rivage méridional de la Grèce moyenne , le siège le
plus important du culte d'Apollon était Crisa. D'après lalégende
locale, c'étaient des Cretois qui avaient élevé le premier autel
9
J30 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
sur la grève et avaient ensuite fondé, au pied des escarpements
du Parnasse, le temple et Foracle de Pytho. Ces fondations
pieuses devinrent le centre d'un Etat sacerdotal qui, sur une
terre étrangère, se gouvernait d'après ses propres lois et était
régi par des familles descendues des colons crétois ; Etat en
butte d'ailleurs à bien des inimitiés, et sans relations avec les
pays du nord jusqu'au jour où les Doriens vinrent s'établir
sur l'autre versant du Parnasse.
Chaque pas en avant fait par cette tribu était un progrès pour
le culte d'Apollon. Vainqueurs des Dry opes, peuplade sau-
vage qui occupait le versant nord de la montagne, ils en firent
des esclaves d'Apollon , c'est-à-dire les tributaires de son
temple. Par eux fut apportée de Thessalie l'idée d'une ligue
protectrice du temple, d'une confrérie des tribus apolliniennes ;
par eux fut établi un lien entre Delphes et Tempe.
Les Doriens avaient, à un plus haut degré que les autres
races helléniques, une tendance innée à fonder, à conserver
et à propager des institutions régulières. Aussi n'y a-t-il pas le
moindre doute que l'importation du système fédératif de la
Thessalie dans la Grèce moyenne, et ce qui en fut le résultat,
la vaste association établie entre toutes les tribus de même
famille depuis l'Olympe jusqu'au golfe de Corinthe, ne soit
l'œuvre de la tribu dorienne. C'est son premier exploit, et
comme Delphes dut à cette innovation son caractère national,
les Doriens ont eu le droit de se considérer comme les nouveaux
fondateurs de Delphes et de s'attribuer pour toujours un droit
spécial de protection sur l'Etat sacerdotal.
Alors, pour mettre en communication les temples d'Apollon
et favoriser le mouvement religieux, on ouvrit, à travers la
Doride et la Thessalie, une voie sacrée de Delphes à l'Olympe,
et les processions, qui chaque année parcouraient cette route
pour cueillir sur les bords du Pénée le laurier sacré ', ravivaient
le souvenir des bienfaits apportés au pays par l'ouverture de
cette grande artère. Le souvenir des sanctuaires thessaliens,
l'imitation de leurs rites se reconnaissait à une foule d'usages :
dans les vieilles légendes. Tempe est considérée comme la
patrie du dieu de Delphes.
') .Eu.\y., Yar. Hisi., lil, 1.
-MIGRATIONS DES TrJBUS DU NOUD 131
Même les institutions politiques de Tamphictyonie ne sont
pas sorties de Delphes ; elles ont subi une série de transformations
et de développements avant que Delphes en fût devenu le contre.
C'est là un fait que démontre déjà le groupe des quatre
populations thessaliennes ; car enfin, il est inadmissible qu'elles
soient allées chercher leur premier point de rapprochement au .
sud du Parnasse. Toutes les amphictyonies ont pour berceau un
petit agrégat de cantons juxtaposés \ c'est pourquoi les diffé-
rents groupes de populations qui, à l'époque historique, font
partie delà confédération, nouspermettent de deviner les phases
par lesquelles elle a passé avant d'apparaître dans l'histoire.
Le groupe le plus éloigné au nord et le plus étendu est le
groupe thessalieii. La Thessalie, fertile et circonscrite par de
bonnes frontières, était comme faite exprès pour fusionner les
tribus qu'elle renfermait et pour former avec diverses popula-
tions un peuple. Aussi est-ce à l'Olympe thessalien que se
rattachent les plus anciennes réminiscences d'institutions
nationales; en face de l'Olympe et de son temple pythique '
se trouvait, sur l'Ossa, YHomolion^ le « lieu de réunion » des
tribus limitrophes qui s'étaient confédérées pour affirmer leur
nationalité vis-à-vis de toutes les tribus étrangères. Lorsque
les Thessaliens envahirent la contrée, ils cherchèrent à la
soumettre tout entière, mais ils ne réussirent qu'avec les
Éoliens des plaines; les autres tribus reculèrent, il est vrai,
mais opposèrent une résistance que les envahisseurs ne purent
briser. Les Thessaliens furent donc obligés de leur laisser
leur indépendance et cherchèrent dès lors à consolider leur
situation dans le pays .en adoptant le culte d'Apollon et en
s'agrégeant à l'ancienne confédération. C'est ainsi que l'asso-
ciation primitive est devenue le groupe de peuples qui repré-
*) Les G-jvo5ot et iravriYupEt? religieuses se transformeiiL en groupes fermés
comprenant les peuplades circonvoisines (nspixTiovs:, à[j.cpiXT{ovsç), autrement
dit, en Amphictyonies désignées par des noms collectifs (Cf. diutisci, popu-
läres) absolument conventionnels, comme celui des rpatxo\, plus tard "EXXr,vc?.
Aussi lit-on dans la chronique des Marbres de Faros, lig. 8-11 : (1258)
'A[xcpixT'jMV Ae'jxaXîwvoç — cuvrjys touç ivspi xov Spov oixoûvTaç xot wvô[xa(7£v
'A(xçixTÛovaç. (1257) "Enr,v ô A£yxa>>îwvo(; <I>OtwTtôo; àSaaîXs'jffc xai "E>.XrjV£;
wvo(j.â(T6rj(Tav, xb ■npôxîpov rpatxo\ xa)o'j[j.£vo'..
-) Voy. ci-dessus, p. 127.
132 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECÔLES
sentait laThessalie dans Famphictyonie delphique. Ce groupe
comprend , outre les envahisseurs thessaliens , les tribus
indigènes qui sont sorties du conflit avec leur indépendance,
c'est-à-dire, les Perrhèbes cantonnés autour de l'Olympe, les
Magnetes, retranchés dans leur presqu'île montagneuse, et,
plus au sud, les Phthiotes, fixés entre les montagnes et la mer'.
Ces luttes avaient aussi déterminé les migrations qui eurent
pour résultat d'étendre l'amphictyonie thessalienne au-delà
des limites du pays, les migrations des Eoliens et des Dorieus.
Lorsque, après avoir soumis lesDryopes, les Doriens péné-
trèrent pour la première fois dans le cercle des populations
qui habitaient autour de l'Œta, celles-ci, de gré ou de force,
recherchèrent l'amitié de ce peuple belliqueux. C'est ce que
firent particulièrement les Maliens qui habitaient entre le
Sperchios et la mer et se subdivisaient en trois groupes :
les « Trachiniens », ainsi nommés de Trachis leur vieille
capitale, placée à l'entrée des cols qui conduisent, par-dessus
l'Œta, de Thessalie en Doride ; les « Saints » fixés autour des
Thermopyles, où était leur sanctuaire fédéral, et les « gens
de la côte » ou Paraliens ^ Maliens et Doriens contractèrent
entre eux une alliance si étroite que, plus tard, Trachis put
être regardée comme une fondation de l'Héraclès dorien *.
Lorsque les Maliens entrèrent dans l'amphictyonie pythique,
la solennité particulière qui les réunissait autour du sanc-
tuaire de Démêler subsista de plein droit, et devint un second
centre religieux de la grande confédération. Ainsi se forma
le second groupe amphictyonique ou groupe œtéen. Il com-
*) Les trois groupes étaient composés comme il suit : 1® Les OEtéens,
autour de Ar,[xr,Tr,p 'AixqjtxTuoviç à Anthéla (Herod., VU, 200) : Les MaXiEîç,
Aiviàveç, A6Xo7t£ç, Aoxpot. 2° Les tribus thessaliennes (©so-aaÂoî, Ilîppatgoî,
Mâyvr.TEç, 'k'/aw.) qui avaient leur centre à Tempe. 3° Les tribus du Par-
nasse (*tox£tç, Bot(OT&(, Awptetc, "Iwveç) qui avaient leur centre à Delphes. La
combinaison de ces habitudes religieuses et l'organisation de l'amphictyonie
delphique se fit à l'imitation du système adopté aux Thermopyles (Schol.
EuRip. Orest., 1087). La liste des peuples se tire de deux textes combinés,
Pausan.. X. 8. .^scHi.x.. Fais, leg., § 112. Sur l'histoire et l'organisation des
suffrages, voy. Salppe, De amphictyoniadelphica, 1873. Bursians Jahres-
bericht, 1873. p. 1226. 1380.
2) napâ).toi, Tpa-z'/not, 'lepr,; (Thucyd., III. 92. Cf. 0. MuELLER. DoHer, 1, 44).
^) Héraclès à Trachis {Hermes, VII, 381).
MIGRATIONS DES TRIBUS DU NORD 133
prenait les populations établies sur le versant de l'Œta au-
dessus des Thermopyles, les Maliens, les Dolopes et les
Locrions, qui s'étaient adjoints, comme quatrième tribu, les
iEnianes. Ceux-ci étaient une peuplade qui, refoulée, comme
les Doriens, par l'invasion thessalienne, avait quitté le nord
de la Thessalie et s'était installée plus au sud, dans le haut
de la vallée du Sperchios *.
Enfin, le troisième groupe comprit les tribus de la Grèce
moyenne, dont Delphes était le centre le plus proche. Il est
de toute vraisemblance que, là aussi, préexistait une ancienne
confédéi'ation qui fut simplement incorporée dans la grande
fédération internationale. L'Etat crisseo-delphique lui-môme
semble avoir été primitivement un membre indépendant d'une
association semblable, car Strophios de Grisa passe pour le
fondateur de l'amphictyonie pythique -. Mais cet état de
choses changea. Grisa perdit son indépendance; le temple
d'Apollon pythien fut placé sous la surveillance d'une auto-
rité fédérale, et, dans ce troisième groupe ou groupe panias-
sique prit place, à côté des Pliocidens, des Béotiens et de leurs
voisins dusud les Ioniens, la tribu des Doriens. Tout nous fait
supposer que c'est elle dont le déplacement donna le branle au
mouvement qui rapprocha les trois groupes de la Grèce conti-
nentale et établit une vaste solidarité entre les peuples hellé-
niques.
Les l'ègiements de l'amphictyonie qui s'était définitivement
installée à Delphes appartiennent à une époque où les tribus
vivaient éparses dans les campagnes et n'avaient encore
d'autres centres régionaux que les sanctuaires autour desquels
s'étaient groupées les habitations des hommes. Dans l'inté-
rieur de l'amphictyonie, on ne vit jamais s'introduire d'inéga-
lités légalement sanctionnées. Au contraire, inême après que
certaines tribus furent devenues des Etats puissants tandis que
d'autres restaient à l'état de cantons ruraux, toutes conser-
vèrent les mêmes droits au sein de l'association fédérale.
Enfin, les dispositions du pacte fédéral lui-même sont marquées
au sceau d'une simplicité tout à fait archaïque. Elles se
*) Plut., Quaest. grsec, 13. 26.
-) L. Prelleh, Ausgeio. Aufsätze.^. 234.
]3i LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
réduisaient à peu pi'ès à deux règles' de droit international
que les confédérés juraient d'observer : aucune tribu hel-
lénique ne doit saccager de fond en comble la résidence
d'une autre, et aucune ville hellénique ne doit être privée
d'eau par les assiégeants. Ce sont les premières tentatives
faites pour introduire dans un pays déchiré par les guerres
intestines des principes plus humains. Le but qu'on se propose
n'est pas encore d'abolir les luttes à main armée, ni surtout
d'imprimer à toutes les forces une direction commune, mais
seulement d'obtenir qu'un groupe de tribus se considèrent
comme solidaires, se reconnaissent en vertu de ce principe
des obligations réciproques et, dans le cas d'un conflit inévi-
table, s'abstiennent au moins les unes vis-à-vis des autres des
dernières mesures de rigueur ^
Si sommaires et si insignifiantes que soient ces dispositions,
les plus anciens débris qui nous restent du droit public des
Hellènes, pourtant d'immenses résultats, qui. ne sont point
contenus dans ces statuts, sont dus à l'institution et à l'exten-
sion de la grande amphictyonie. Et d'abord, le culte du dieu
fédéral et l'ordonnance de la solennité principale obligea
d'établir un accord étendu aux autres fêtes et à tout le
système religieux. Un certain nombre de rites furent déclarés
obligatoires pour tous, et on dressa un canon des douze
divinités amphictyoniques -.
Ce n'est pas l'instinct religieux qui a prosterné le peuple grec
devant les douze dieux ; ce n'est pas un besoin religieux qui a
créé cet aréopage divin. Aussi les douze dieux n'avaient-ils en
Grèce ni temple ni culte commun. Leur nombre se retrouve
fréquemment, surtout chez les Ioniens, comme base d'un
système politique 3, et l'institution tout entière a un caractère
1) Les associations amphictyoniques créent des vôij-ot et opy.oi, obligatoires
pour leurs membres, et dont un débris nous a été conservé par Eschine :
[j.Yl5ô[jLÎav TiÔÂiv Tùv 'A[i.çixT'jovî5wv àvâtT-raTOV 7roiïj(7£tv (j.-/;3' -jSaTwv vai^axiattov £tp-
fals. leg., § 115).
2) Document épigraphique concernant le culte des douze dieux [Monats-
ber. d. Berlin. Akad.^ 1877. p. 475).
3) Sur ce nombre conventionnel, voy. Ross, Archxol. A^ifsœtze, I. 266.,
MIGRATIONS DES TRIBUS DU NORD 135
essentiellement politique. On voulait introduire jusque dans le
monde divin un règlement commun et une statistique définitive ;
faire, en un mot, de la cour céleste une copie de la confédé-
ration fondée sur la terre. C'est pour cela que la légende
raconte que Deucalion éleva le premier autel aux douze dieux
en TKessalie' et appelle ce même Deucalion le père d'Amphic-
tyon. C'est pour cela que les douze dieux symbolisaient les
relations pacifiques entre les peuples et étaient adorés spéciale-
ment sur les places publiques et dans les ports ^ ; les plus
anciens navigateurs, les Argonautes, leur élèvent un autel à
l'entrée du Pont, pour annexer , en quelque sorte, au monde
commercial des Grecs les rivages nouvellement découverts.
L'unité religieuse, une fois établie, réagit puissamment sur
toutes les habitudes sociales. En effet, les fêtes des dieux
devinrent des solennités fédérales. L'ordre de ces fêtes fit
adopter un calendrier commun. Il fallut une caisse commune
pour subvenir à l'entretien des édifices religieux et aux frais
des sacrifices ; on dut régulariser les revenus des temples. Le
trésor ainsi amassé rendit indispensable une autorité adminis-
trative dont l'élection exigea des réunions, dont la gestion dut
être surveillée par les représentants des tribus intéressées. En
cas de dissentiment entre les Amphictyons, il fallait une
autorité judiciaire, dont la sentence fût obligatoire pour tous,
afin de maintenir la paix publique ou de punir au nom du dieu
ceux qui l'auraient violée. Ainsi, bien humble au début, où
il se bornait à la communauté des fêtes annuelles, un progrès
continu transforma la vie publique tout entière ; on put enfin
déposer les armes; le commerce fut protégé, la sainteté des
temples et des autels reconnue. Enfin, résultat plus important
que tous les autres, l'esprit de corps se développa parmi les
membres de l'amphictyonie.
Ainsi, d'un agrégat de tribus naquit un peuple, et à ce
peuple il fallut un nom générique qui le distinguât, lui et ses
institutions politiques et religieuses, de toutes les autres popu-
') Hellanic. fr. 15. Fragm. Hist. grase. I, p. 48. L. Preller, Griech.
Mythol., I, 86. II, 232.
-) Petersen, Das Zxo'ùlfg'ôttersystem der Griechen und Römer. Ham-
burg, 1868. Cf. Archœol. Zeitimg, 1866, p. 290.
136 LES MIGRATIONS DES TRIBUS CxRECQUES
lations. Ce nom fédéral, fixé d'un commun accord, fut celui
d'Hellènes, quiremplaçale nom'collectif plus ancien de Grsekes*
et prit de jour en jour une extension plus grande sur le versant
oriental de la Grèce, à chaque progrès de la confédération.
Ce qui prouve bien la connexité de ce nouveau nom national
avec Tamphictyonie , c'est que les Grecs se représentaient
Hellen et Deucalion , les représentants mythiques de leur
nationalité et de leur confraternité, comme unis entre eux par
les liens du sang. C'est pour cela aussi que le nom d'Hellènes
eut dès le principe un caractère général et national, par
comparaison avec les noms de tribus, et en même temps un
caractère exclusif, parce qu'il opposait les peuples amphic-
tyoniques aux peuples non amphictyoniques '. Après avoir été
à l'origine un nom honorifique réservé aux prêtres, il ne fut
jamais accaparé par une tribu en particulier, mais il pouvait
s'appliquer par excellence à ceux qui, comme les Doriens,
personnifiaient plus spécialement l'amphictyonie.
En même temps qu'elle achevait de se constituer, la natio-
nalité hellénique fixait l'étendue de son domaine : de même
que les tribus se condensaient en un peuple, de même les
cantons formèrent un territoire fédéral, et les patries particu-
lières une grande patrie.
Ici apparaît la différence essentielle qui se remarque entre
l'histoire des peuples sédentaires et celle des peuples maritimes.
Tandis que, tout entiers à leur commerce, les Grecs naviga-
teurs ne songeaient pas à établir une distinction bien tranchée
entre les Hellènes et les Barbares et se trouvaient chez eux
sur toutes les côtes où les portaientleurs courses aventureuses,
les peuples sédentaires de l'amphictyonie s'habituèrent les
premiers à considérer comme leur pays commun un espace
bien délimité, à l'aimer, l'honorer et le défendre comme leur
patrie. L'embouchure du Pénée, avec l'Homolion, marqua la
frontière de ce pays au nord et l'Olympe devint la sentinelle
avancée de l'Hellade ^.
') Voy. ci-dessus, p. 120.
-) Hellen et Amphiclyon : les guerres helléniques considérées comme
guerres nationales [Rhein. Mus.. XXIV, 308).
^) Strabo.x, VII. 334. ScYLAx. 33. Birsian. Geogr. Griech.. I, 3.
MIGRATIONS DES TRIBI'S DU NORD 137
Ces événements d'une si grande portée se sont accomplis en
Thessalie.
La Thessalie fut, pendant longtemps, FHellade proprement
dite ; les Hellènes, avec une piété qui ne se démentit jamais,
ont toujours vénéré l'Olympe comme la patrie de leurs dieux
et la vallée du Pénée comme le berceau de leurs institutions
politiques. Le mérite des Doriens a été de transporter les
nobles germes de la nation future, de la Thessalie, où leur
épanouissement était entravé par l'invasion de peuples plus
barbares, dans les régions du midi où ces germes firent preuve
d'une vitalité inattendue et prirent un développement admi-
rable. Les Hellènes continuèrent à étendre jusqu'àl'Olympe les
limites de leur patrie et à considérer le défilé de Tempe comme
la porte de l'Hellade. Mais, avec le temps, la Thessalie leur
devint de plus en plus étrangère ; les liens se relâchèrent, et
Ton en vint à regarder les Thessaliens eux-mêmes comme des
demi-barbares, contre lesquels la Grèce moyenne dut se
précautionner et se défendre. De là la vieille inimitié entre les
Phocéens et les Thessaliens.
La Grèce moyenne se sépara du nord ; l'Hellade proprement
dite perdit plus de la moitié de son étendue ; les Thermopyles
furent la Tempe de la patrie restreinte et le Parnasse le nouveau
centre autour duquel se déroulèrent les destinées ultérieures
de la Grèce européenne.
§11
LES DORIENS DANS LE PÉLOPONNÈSE.
C'était un horizon bien étroit que celui de cette Hellade
amoindrie. En effet, tous les pays situés à'I'ouest du[Pinde et
'du Parnasse étaient en dehors de la confédération apollinienne
et du progrès intellectuel dont '[elle était le foyer. Là rien
n'avait changé ; en l'absence de lois et d'ordre public, la
société était dans cet état où, chacun répondant de soi-même,
personne ne dépose les armes,
138 LES Mir.RATIONS DES TRÎIÎUS ORECOUES
Ce contraste devait provoquer une tentative d'agrandis-
sement, car une confédération qui renfermait dans son sein
une surabondance de forces vives devait chercher à gagner
du terrain; aussi, des alentours du Parnasse, où hi pression
exercée par le nord avait refoulé tant de tribus, partent de
nouvelles expéditions qui se dirigent vers l'ouest et le sud. Les
Doriens passaient pour avoir été les chefs et les ordonnateurs
de ce mouvement, et c'est pour cela que, depuis l'antiquité, on
appelle les migrations organisées par euxVi?ivasio7i doiienne.
Cependant les Doriens ne refusèrent pas le concours d'autres
tribus; on sait qu'ils appelaient la troisième classe de leur
propre peuple « Pamphyles, » c'est-à-dire , gens de toute
origine, et, quant à la première de leurs castes, celle des
Hylléens, l'opinion générale des anciens voulait qu'elle fût
d'origine achéenne. Ces Hylléens honoraient comme leur
ancêtre le héros Hyllos, fils de l'Héraclès tirynthien, et
revendiquaient en son nom la domination du Péloponnèse,
sous prétexte qu'Héraclès avait été illégalement dépouillé de
ses droits par Eurysthée. D'après ces légendes, inventées et
embellies par les poètes, l'expédition dorienne dirigée par les
Hylléens fut présentée comme la restauration d'un ancien
droit de souveraineté illégalement suspendu, et l'usage désigna
l'invasion dorienne dans la presqu'île du sud par l'expression
mythique de « Retour des Héraclides \ n
Pour arriver au but, deux voies s'offraient, la voie de terre
et la voie de mer : toutes deux furent tentées; l'une passait par
l'Attique, l'autre par l'Etolie.
En Attique, la partie septentrionale, comprise entre le
Pentélique et la mer d'Eubée, formait la tétrapole ionienne,
le siège primitif du culte d'Apollon qui, de là, s'était propagé
dans toute la contrée. Cette région était aussi, de temps
immémorial, en relation étroite avec Delphes; une voie sacrée
qui reliait Delphes et Délos partait de la côte attique et
traversait, en passant par Tanagro, la Béotie et la Phocides.
1) Y) Twv 'IlpaxXetSwv xâOoooç (Clem. Alex., Stromat., I, p. 403. Oxon,
p. 337, A. Sylb. Fragm.Histor.grœc, 1,2.32. Cf. 0. iMuELLER,2)o/-?>r, I, 47).
-) E. CuRTius, Gesch. des Wegebaus, p. 20. Les Héraclides dans la Té-
trapole attique [Ibid., p. 56).
LES nOP.IKXS DANS LE PÉLOPO.WfcSE 139
Aussi y a-t-il eu, dès les temps les plus reculés, un point de
contact entre cette partie de l'Attique et les Héraclides doriens.
On disait que les fils d'Héraclès exilés y avaient trouvé accueil
et protection, et, même dans la guerre du Péloponnèse, les
troupes doriennes avaient ordre d'épargner le territoire de
Marathon. Le fait qui se cache au fond de ces légendes, c'est
que l'Attique ionienne était confédérée avec les Doriens du
Parnasse. Il était par conséquent'tout naturel que les Doriens
partissent de là, avec l'appui des Ioniens de la tétrapole, pour
pénétrer dans l'isthme. On raconte qu'Hyllos s'avança impé-
tueusement jusqu'aux portes de la péninsule et là périt dans
un combat singulier contre Echémos, roi des Tégéates. Le
Péloponnèse resta pour les Doriens une forteresse imprenable
jusqu'au jour où ils reconnurent que, d'après l'oracle, ils ne
pouvaient entrer dans la terre promise que sous les descen-
dants d'Hyllos et par un autre chemin '.
A l'ouest du Parnasse, les Doriens étaient en contact
immédiat avec des peuplades étrangères encore barbares, qui
entretenaient des relations continuelles avec l'Epire par la
vallée de rx\chéloos et ne voulaient reconnaître d'autre sanc-
tuaire national que Dodone. La partie inférieure du bassin de
l'Achéloos était habitée par les Etoliens, qui appartenaient à la
grande race des Epéens et Locriens. Des Grecs d'Asie étaient
venus donner à ces tribus le goût de la navigation; elles
s'étaient répandues dans les îles ainsi que sur la côte occiden-
tale de la Morée. Il y avait sur ce point des relations interna-
tionales si anciennes que l'on ne savait plus si vEtolos, fils
d'Epéios, s'était transporté d'Élide en Etolie, ou si c'était
l'inverse. Aussi trouve-t-on dès la plus haute antiquité, sur l'un
et l'autre bord du golfe de Corinthe, les mêmes cultes, par
exemple celui d'Artémis Laphria -, les mêmes noms de fleuves
et de villes, tels que Achéloos et Olenos.
La nature elle-même favorisait ces relations. En effet, tandis
qu'à l'isthme différentes chaînes parallèles barrent le passage,
les montagnes d'Etolie et d'Achaïe appartiennent à un même
système orographique et leurs bases se rapprochent tellement
1) Herod., IX, 26.
2j Pausa.n,, IV, 31, 7.
■140 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
qu'elles transforment presque le fond du golfe de Corinthe en
une mer intérieure. Il y a plus; le courant du golfe travaille
incessamment à fermer le détroit qui réunit la mer intérieure
à la mer extérieure et à rattacher ainsi la péninsule au continent
par un second isthme. Mais les alluvions sont de temps à autre
emportées par le flot ou par des tremblements de terre, de
sorte que la largeur de la passe oscille entre cinq et douze
stades *. A cet endroit, même un peuple étranger à la mer
pouvait tenter le passage, et les Etoliens, qui circulaient de
temps immémorial sur cette route internationale, étaient tout
désignés pour le rôle de guides. Ils ne s'y prêtèrent pas
cependant sans résistance ; c'est ce qu'indique la légende de
Doros tué par ^tolos. Enfin Oxylos fit passer sur des radeaux *
l'armée réunie à Naupacte. Il n'est guère possible de déter-
miner quelle proportion de vérité contient cette légende ; mais,
que réellement les Doriens aient pénétré par cette voie dans
le Péloponnèse, c'est là un fait très vraisemblable^.
La conquête de la Péninsule ne s'acheva que fort lentement.
La structure ramifiée des montagnes opposait des obstacles à
l'invasion, et les moyens de défense étaient tout autres que
ceux qu'avaient rencontrés les Doriens dans leurs expéditions
antérieures. Eux-mêmes n'avaient jamais habité de villes
fortifiées; ils ne s'entendaient pas à attaquer des places
semblables, et cependant, ils se trouvaient dans un pays où de
vieilles dynasties étaient retranchées dans des châteaux h
plusieurs enceintes. Là, des batailles isolées ne décidaient
rien. Les Doriens, vainqueurs en rase campagne, restaient
perplexes devant les murailles cyclopéennes. Ils s'établirent
par détachements sur des points avantageux et cherchèrent à
épuiser peu à peu les ressources de leurs adversaires. On peut
se faire une idée du temps qu'ils y employèrent par ce seul
fait que leurs campements devinrent des colonies à demeure,
^) E. CuRTius, Peloponnesos, I, 46.
^) Fêtes des radeaux (^xs.\L\>.a.Tt<xXoi) à Sparte (Hesych. s. v. 0. Mueller,
Dorier, I, 61).
^) On peut considérer comme un fait acquis que les Doriens sont partis de
Naupacte pour envahir le Péloponnèse. La légende d'Oxylos (Strab., p. 357)
a dû se former en un temps où l'on cherchait à fonder sur un précédent
mythique l'alliance politique entre Sparte et Elis.
LES DORIENS DANS LE PÉLOPONNÈSE 141
qui subsistèrent même après la conquête des capitales enne-
mies. Enfin, l'opiniâtreté des montagnards l'emporta; car, à
la longue, les anaktes achéens, avec leurs chars de guerre et
leur suite indisciplinée, ne purent résister au choc des solides
bataillons de leurs adversaires et au poids de la lance dorienne.
Les descendants d' Agamemnon durent abandonner les châ-
teaux de leurs ancêtres '.
De toutes les régions maritimes de la péninsule, une seule
échappa au bouleversement général; ce fut la côte septen-
trionale baignée par le golfe de Corinthe. Les Doriens y avaient
débarqué; mais ils avaient poursuivi leur marche vers le sud,
de sorte que les Ioniens habitant le pays, groupés dans leurs
douze villes autour du temple de Poseidon élevé à Héliké, y
étaient demeurés en paix, tandis que dans les contrées du sud
et de l'est se livraient les interminables combats qui décidèrent
du sort de la péninsule.
Mais les Achéens repoussés des régions du midi envahirent
cette partie du littoral; ils s'emparèrent d'abord des plaines
ouvertes, puis des places fortifiées, qui tombèrent l'une après
l'autre entre leurs mains. Héliké, où s'étaient enfermées les
plus nobles familles ioniennes, succomba la dernière. D'après
la tradition, Tisaménos lui-même, le fils d'Oreste, n'y entra
que mort ; mais la souveraineté resta à sa famille et le nom de
la race achéenne supplanta dans le pays le nom ionique des
iEgialéens^ Tous ceux des Ioniens -qui ne voulurent point
supporter le joug des Achéens se réfugièrent en Attique,
auprès d'un peuple frère.
Les Doriens suivirent les Achéens, puisqu'ils occupèrent les
régions de l'isthme ; mais ils les laissèrent tranquilles dans
leur nouvelle patrie, et s'avancèrent par l'isthme vers le nord
où ils entamèrent les frontières de l'Attique. En effet, la
Mégaride était bien un morceau de l'Attique, à laquelle elle se
rattache par ses montagnes et par toutes ses affinités natu-
relles. La conquête dorienne s'installa menaçante sur l'isthme,
*) Conquête progressive du Péloponnèse (Pausan., II, 13. .0, Mueller,
Dorier, I, 64. 80 sqq.).
-) E. CuRTius, Peloponnesos, I, 413. SurTisaménos, voy. SgymnusChius,
Perieg., 528. Ephor. ap. Strabon., p. 389.
142 Li;S MIGRATIONS HES TRIIUS GRECQUES
le centre religieux des Ioniens répandus sur les rivages des
deux golfes. La Mégaride fut occupée *. Si le reste de l'Attique
était tombé au pouvoir des Doriens, ceux-ci, donnant la main
à leurs compatriotes du nord, auraient complètement asservi
ou expulsé la race ionienne; toute THellade européenne fût
devenue un pays dorien. Mais le contrefort du Cithéron, qui
sépare les plaines de Mégare et d'Eleusis, et l'héroïsme
d'Athènes, qui gardait les abords du pays, opposèrent aux
Doriens une infranchissable barrière ; l'Attique _sauvée resta
aux Ioniens. .
ÉMIGRATION' DES GRECS d'eUROPE EN ASIE-3IINËURE.
A partir de ce moment, sauf quelques modifications dedétail,
les tribus grecques occupent leurs places définitives. Mais ce
torrent humain, qui des montagnes de l'Illyrie était venu battre
la pointe méridionale de la Morée et de là refluait vers sa
source, avait besoin, pour s'apaiser, de plus d'espace qu'il n'en
trouvait dans les limites du continent occidental. Trop de
familles et de tribus avaient été chassées de leur demeure par
la force brutale avec laquelle les Thessaliens, les Béotiens, les
Doriens et les Achéens avaient dépossédé l'ancienne popu-
lation et s'étaient installés sur le sol usurpé. L'humeur aven-
tureuse qui s'était emparée des peuples leur resta; elle se
montra surtout chez les familles princières qui, dans ce rema-
niement de territoires, avaient perdu leur position et ne vou-
laient pas se soumettre au nouvel ordre de choses. Ainsi,
lorsque le courant descendant du nord au sud eut atteint son
but, le mouvement prit une direction latérale et, d'un bout à
l'autre du littoral oriental, les ports se remplirent de vaisseaux
qui transportaient sur le rivage opposé une foule d'aventuriers
de toutes tribus.
Ce n'était point une émigration vers une contrée inconnue,
s'écoulant «au hasard par des routes ignorées ; c'était un
') Herod., V. 70.
ÉMIGRATION DES GRECS d'eUROPE EX ASIE-MINEURE 143
immense reflux, amené par Texcès de population accumulé
dans la Grèce méridionale, qui faisait retourner en arrière le
courant international dirigé jusque-là du rivage asiatique vers
le littoral européen. Mais, comme c'étaient les montagnards
du nord, les tribus continentales de la nation hellénique, qui
par leur irruption avaient provoqué cette immense révolution,
ce furent surtout les populations côtières qui évacuèrent le
pays; les descendants retournaient dans la patrie de leurs
ancêtres.
On pourrait donc, dans un certain sens, qualifier d'ionienne
rémigration tout entière : elle avait pour points de départ des
stations maritimes jadis colonisées par des matelots ioniens,
pour but l'antique patrie de la grande race ionienne, et c'est
grâce à des Grecs d'origine ionienne qu'elle put s'effectuer.
Mais les Ioniens qui retournaient en Asie étaient plus ou
moins mêlés.
L'Attique était le pays où la race s'était conservée la plus
pure. Là, une infiltration lente et continue de l'élément ionien
avait complètement ionisé la population pélasgique ; au milieu
de la débâcle qui, de l'Olympe au cap Malée, avait renversé
tous les Etats, l'Attique seule était restée calme et inébran-
lable, pareille au rocher contre lequel le flot irrité se brise
sans pouvoir le submerger. Elle avait protégé son indépen-
dance, au nord contre les Eoliens, au midi, contre les Doriens ;
c'est à cette résistance que commence l'histoire du pays. En
eff'et, respectée par les révolutions, la terre des Ioniens devint
le refuge d'une masse de compatriotes chassés des autres
contrées. Ils affluèrent de la Thessalie, de la Béotie, de tout
le Péloponnèse et surtout de la côte septentrionale ; le pays,
qui n'est ni grand ni fertile, se trouva surchargé d'hommes.
Il fallait à ce trop-plein une issue. Or, il n'y avait d'issue que
par l'est, et, comme cette côte était en relations, de temps
immémorial, avec l' Asie-Mineure, l'Attique devint ainsi le
principal point de départ du rapatriement des Ioniens et le
lieu où se renoua de la manière la plus effective l'antique lien
qui rattachait les deux bords de la mer Egée.
A l'Attique appartenait le sud de la Béotie, notamment la
vallée de l'Asopos, dont les habitants ne voulaient pas être
144 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GIIECOUES
Béotiens. Le versant méridional du Parnasse, qui forme saillie
dans la mer, la région maritime d'Ambrysos et de Stiris,
étaient également habités par une population ionienne qui se
sentait gênée et foulée par la pression des peuples du Nord.
De l'autre côté du golfe, l'Asopos, depuis son embouchure près
de Sicyone jusqu'à sa source, avait sur ses bords une popu-
tation analogue à celle qui habitait le bassin de son homonyme
béotien, population dont les légendes, la religion et l'histoire
indiquent clairement l'origine asiatique ; car enfin, Asopos
lui-même passait pour être venu de la Phrygie, apportant avec
lui la flùle de Marsyas. De l'autre côté de l'isthme, Epidaure
attribuait sa fondation à des marins grecs d'Asie et était en
relation, depuis l'époque la plus reculée, avec Athènes. En
outre, les Minyens, hardis matelots qui s'étaient conquis un
refuge à lolcos, à Orchomène, en Attique, à Pylos en Mes-
sénie, et qui alors n'avaient plus de patrie nulle part, enfin,
sur les bords de la mer d'Occident, le peuple des Léléges,
auquel appartenaient les Epéens, les Taphiens et les Céphal-
léniens, toutes ces masses de populations côtières, plus ou
moins mélangées d'^éléments asiatiques, s'émurent simultané-
ment sous le coup de la même nécessité et suivirent le même
courant qui les reconduisit, à travers l'Archipel, en Asie-
Mineure. Tous, de quelques points qu'ils fussent partis, se
rencontrèrent dans la région moyenne du littoral de l'Asie-
Mineure, et ce pays, groupé autour des embouchures des
quatre fleuves, fut dès lors la nouvelle lonie K
Toutefois le résultat du mouvement ne se borna pas à une
séparation de tribus ; le peuple hellénique ne devait plus se
partager, comme jadis, en deux moitiés. Il se fit un mélange
d'émigrants ioniens et non ioniens, surtout dans le Pélopon-
nèse, et précisément dans les villes maritimes dont les Doriens
s'étaient déjà rendus maîtres. Là, des familles doriennes se
joignirent à l'émigration, qui s'effectua ainsi sous une direction
dorienne et alla porter pour la première fois au-delà de la
merles traits caractéristiques des mœurs doriennes. Enfin, il y
eut des bandes d'émigrants composées d'Eoliens qui n'avaient
*) Emigration ionienne; vi tûv 'Iwvwv uepafwffti; eîç 'Acrîav (Strab., p. 621.
Cf. Pausan., VI, 1, 5 sqq. Herod., I, 46. E. Curtius, /onter, p. 27).
ÉMIGRATION DES GRECS d'eUROPE EN ASIE-MINEURE 145
pas trouvé le repos en Béotie, d'Achéens du Péloponnèse,
d'Abantes originaires de l'Eubée et de Gadméens.
Bien qu'il ne soit guère possible de distinguer, au milieu de
cette émigration en masse de tribus ioniennes et mêlées,
les divers bans de colons, on peut cependant partager les
émigrants en trois groupes principaux : ionien, éolien et
dorien. Cette division est d'ailleurs justifiée par la triple direc-
tion qu'ils ont suivie. En effet, le mouvement dorien, ayant
brisé tous les obstacles, conserva sa direction première du
nord au sud et, du cap Malée, prit son cours par Cythère et la
Crète. Au contraire, les Achéens, chassés du sud, remontèrent
vers le nord, où ils rencontrèrent leurs anciens voisins, les
Eoliens de Béotie et de Thessalie \ Chaque progrès de la
puissance thessalienne dans le nord et de la puissance dorienne
au sud imprima à ce mouvement une nouvelle impulsion :
de nouvelles bandes se détachaient du rivage et s'engageaient
l'une après l'autre dans la voie qui de l'Eubée conduisait
vers la mer de Thrace. Enfin, les Ioniens trouvaient leur route
toute tracée par la double rangée des Cyclades.
Autant qu'on peut classer ces migrations au point de vue
chronologique, celles des Eoliens sont les. plus anciennes.
Les tribus repoussées du nord et du midi se rencontrèrent
en Béotie ; la Béotie fut la terre du départ ; aussi fut-elle con-
sidérée plus tard comme le berceau des colonies éoliennes, si
bien que, même au temps de la guerre du Péloponnèse,
celles-ci, par piété filiale, hésitèrent à prendre parti contre
Thèbes. La seule route ouverte aux Eoliens était le canal
d'Eubée, dont les eaux tranquilles avaient été sillonnées, dès
les temps les plus reculés, par un va-et-vient d'émigrants ".
Ses baies, notamment celle d'Aulis, devinrent le rendez-vous
des navires; les aventuriers se mettaient sous la conduite
des Achéens, dont les familles princières avaient pris, dans
le monde à la décomposition duquel on assistait, l'habitude
du commandement. C'est pour cela que la légende cite des
descendants d'Agamemnon, Oreste lui-même ou ses fils et
1) Aîo)>ixYi à-Ttoixta (Strab., p. 582) : Boiu>':iv.r\ (SïRAD., p. 402. Cf. Thucyd.,
VII, 57. VIII, lOO.HEnoD.,1, 149 sqq. O.Mueller, Orchomenos, p. 392. 465).
-) Voy. ci-dessus, p. 103.
10
146 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
petits-fils, comme les chefs de ces expéditions qui se conti-
nuèrent pendant plusieurs générations.
L'Eubée fut le seuil sur lequel les émigrés béotiens quit-
tèrent leur patrie, après avoir été elle-même leur premier abri.
L'Euripe s'ouvre au midi aussi bien qu'au nord; mais les
eaux du sud étaient au pouvoir des Ioniens ; en outre, la
partie nord du canal était plus familière aux émigrés thessa-
liens. Les colons prirent donc la route du nord. Passé la côte
de Thessalie, ils entrèrent dans la mer de Thrace et s'y avan-
cèrent lentement, longeant le littoral et les îles. L'avant-
garde s'arrêta aux premiers endroits qui furent à sa conve-
nance; ceux qui suivaient durent aller plus loin : la traînée
s'étendit ainsi le long de la côte vers l'Orient '. Ce n'était
point à une mer inconnue, à un rivage désert qu'ils avaient
affaire. Les montagnes boisées de la Thrace, avec leurs riches
mines d'argent, avaient déjà été exploitées par les Phéniciens;
les placesmaritimes étaient occupées pardes Cretois et d'autres
tribus adonnées à la navigation. Toutefois il y avait encore
place pour les nouveaux venus, et ^nos, à l'embouchure de
l'Hèbre, Sestos et J^olion sur l'Hellespont, peuvent être con-
sidérées comme des étapes de l'émigration.
Des bandes plus hardies franchirent le détroit et, dépassant
les « îles de marbre », arrivèrent à la presqu'île de Cyzique.
Là, ils avaient atteint le continent asiatique et mis le pied sur
la grande péninsule de l'Ida dont la conquête, commencée par
la côte, s'acheva peu à peu. Du sommet de l'Ida, ils virent à
leurs pieds la splendide Lesbos avec son beau ciel, ses havres
profonds, faisant face aux rivages les plus riants. La posses-
siohrde cette île bénie oumt à la colonisation éolienne en
Asie une ère nouvelle. Lorsqu'après de longs et pénibles
tâtonnements la voie fut frayée, les navires eubéens arrivèrent
. en droite ligne et transportèrent à Lesbos des bans nombreux
d'émigrants.
Lesbos et Kyme devinrent les centres d'où les nouveaux
colons, avec les masses qui se précipitaient sur leur pas,
étendirent peu à peu leurs conquêtes sur la Troade et la Mysie.
*) C'est à tort qu'O. Mueller (op. cit.) a nié la progression des bandes
d'émigrants éoliens le long des côtes de Thrace.
ÉMIGRATION DES GRECS d'eUROPE EN ASIE-MINEURE 147
C'est pour cela que, plus tard encore, on considérait comme
les deux époques principales de la colonisation éolienne la
prise de possession de Lesbos par Gras^ l'arrière-petit-fils
d'Oreste , et l'installation des Pélopides Kleuas et Malaos
sur les bords du Caïcos *. De la côte, surtout d'Assos, d'An-
tandros, puis de THellespont et de l'embouchure du Scamandre
où s'élevèrent des places fortes comme Sigeion et Achilleion,
les envahisseurs s'avancèrent, les armes à la main, dans
l'intérieur; les Etats indigènes furent renversés et les anciens
Dardaniens rejetés dans les montagnes d'où jadis leur puis-
sance s'était étendue vers le littoral.
Les pérégrinations des Eoliens ont encore le caractère
d'une migration ethnique, qui s'est accomplie sans commen-
cement bien déterminé et sans but précis, par un mouvement
lent, continué pendant plusieurs générations, vers le continent
d'outre-raer, dont les nouveaux colons finirent par occuper
en nombre une portion considérable. Les expéditions ionien-
nes^ à les considérer dans leur ensemble, ont été entreprises
par des masses moins considérables, par des familles belli-
queuses qui s'en allaient, sans femmes et sans enfants, fonder
de nouveaux Etats. L'accumulation des familles ioniennes en
Attique assigna au courant un point de départ plus précis ;
il y gagna en unité et en intensité -. Cependant, toutes les
bandes d'émigrants ne passèrent pas par Athènes ; il s'en faut
de beaucoup. Ainsi, les Colophoniens faisaient venir les
fondateurs de leur ville directement de Pylos en Messénie^, les
Clazoméniens, de Cléonae et de Phlionte \ Mais les établisse-
ments les plus importants, en particulier Ephèse, Milet et les
Cyclades, ont eu réellement pour berceau Athènes et ce sont
les institutions politiques, les sacerdoces elles fêtes religieuses
de l'Attique qui ont été transplantés en lonie.
Dan» le Péloponnèse également, les ports qui servirent de
débouchés à rémigration n'étaient autres que ceux où jadis
avait commencé l'histoire de la péninsule ; c'étaient surtout
1) Kleuas et Malaos fondent Kyme (Strab., p. 582).
2) Pausan., VII, 2.
^) MiMNERM. ap. Strabon., p. 633.
*) Pausan., VII, 3, 8.
148 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
les places maritimes de TArgolide. Il y eut là un croisement
bizarre d'essaims divers. Une bande partie d'Epidaure suivit
les traces des Ioniens et s'établit à Samos '; la même Epidaure
envoya aussi des colons qui, cette fois sous une impulsion
dorienne^ allèrent peupler les îles de Nisyros, de Calydna et
de Cos "; Trœzène, une vieille cité ionienne, devint la métro-
pole d'Halicarnasse. Les trois villes comprises dans l'ile de
Rhodes reconnaissaient pour mère-patrie Argos ^ ; Cnide
faisait venir son œkiste de la Laconie, et Astypalsea se ratta-
chait à Mégare*. Les îles volcaniques de Mélos et de Théra »,
et toute la traînée qui se continue à travers la mer Egée
dans la direction de l' Asie-Mineure, furent couvertes de colons
doriens; on voit se propager, d'un mouvement incessant et
continu, l'expansion de la race. Pour déterminer la date de
ce mouvement, on a des estimations approximatives concer-
nant certaines colonies; par exemple, les Méliens affirmaient,
en 416 avant J.-C, que leur île avait été colonisée 700 ans
auparavant par des Spartiates \ Le terrain dont la conquête
coûta aux Doriens le plus de combats et de labeurs fut la Crète.
L'ile ne se soumit qu'à la longue, mais elle n'en fut que plus
intimement pénétrée par l'élément dorien.
Plus sont incomplets les renseignements fournis par la
tradition sur la marche de cette grande émigration à trois
courants, plus l'intérêt se concentre sur les conséquences
qu'elle a eues pour le développement du peuple grec.
La vaste étendue de côtes sur laquelle débarquaient les
Grecs n'était point une contrée inhabitée, ni un sol sans
maîtres. Là s'étaient rencontrées et croisées déjà bien des
immigrations et bien des influences, venues soit de l'intérieur
du continent, sôit par la mer.
D'abord les Phéniciens y avaient pénétré, au temps où le
pays était occupé par une population primitive, apparentée à
1) Pausan.. VII, 4,2.
2) Herod., VII, 99.
^j Les Rhodiens 'Apystot yevo? (Thucyd., VII, 57).
'*) ScYMx. Chius, 551. 0. MuELLER, DoHcr, I, 105. Sur la colonisation de
la Doride asiatique, voy. Stradon, p. 653.
^) Herod., IV, 147.
") Thucyd., V, 112.
ÉMIGRATION DES GRECS d'eUROPE EN ASIE-MINEURE 149
la race des Hellènes. Leur présence est attestée par le culte
de Melkart à Erythrae ' et le culte archaïque de la déesse lu-
naire de Sidon qui s'installa, comme en un lieu de prédilection,
à l'embouchure du Caystros, à la porte d'entrée et de sortie
de r Asie-Mineure. Puis étaient venus de Crète de nouveaux
colons, et une population mélangée de Cariens et de Léléges
s'était répandue sur le littoral pendant que, de l'intérieur du
continent, l'empire lydien s'avançait vers la côte. Cette exten-
sion de la puissance lydienne a laissé une trace visible dans
la ville de Ninoé (Ninive), fondée par les Lydiens en Carie, de"
manière à surveiller le cours inférieur du Méandre. Ninoé était,
pour une puissance continentale, un poste avancé qui prouve
que, déjà sous la dynastie des Sandonides, alors que la Lydie
était encore unie à l'Assyrie , les Lydiens songeaient à
s'emparer du littoral. Cependant , il subsista toujours une
différence très accusée entre la population de l'intérieur et
celle de la côte ; on laissa les tribus adonnées à la navigation
poursuivre paisiblement leur œuvre, et même les débarque-
ments de nouveaux immigrants ne furent pas, ce semble,
considérés comme des attaques contre le territoire de l'empire
lydien.
Parmi les localités où les Lydiens eux-mêmes auraient
pris part à la résistance contre les nouveaux venus, il faut
citer Ephèse. Là se rencontrent des traditions plus précises
que dans les autres villes d'Ionie. Pendant vingt-deux ans,
est-il dit, les colons postés à la pointe septentrionale de Samos
ont fait de vains efforts pour s'installer dans le bassin inférieur
du Caystros. Il y avait là évidemment une puissance bien
organisée qui défendait le sol, et cette puissance n'était autre
que l'Etat sacerdotal dont le temple d'Artémis était le centre.
Cet Etat avait fait de l'embouchure du fleuve sa propriété et il
disposait d'une force armée dans laquelle s'enrôlaient jusqu'aux
servantes du temple, exercées au métier des armes et habituées
aux luttes guerrières. Il s'était d'ailleurs mis en relation avec
les instituts sacerdotaux de l'intérieur du continent et avec
le gouvernement lydien, de manière qu'il était arrivé à jouer
') Pausan., IX, 27, 8.
150 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
le rôle de centre, de trait d'union entre l'intérieur etle littoral,
entre les Barbares et les Hellènes.
C'était là le point le plus inexpugnable de toute la côte, et
le souvenir des combats archarnés que les colons avaient dû
livrer aux hordes fanatisées du temple se perpétua dans la
légende des Amazones éphésiennes. Enfin, les émigrés réus-
sirent à fonder un établissement à demeure sur le rivage, en
face du temple d'Artémis, que des alluvions avaient de plus en
plus éloigné de la mer, et à bâtir autour d'un sanctuaire
d'Athêna un « Athénaeon » , une nouvelle Athènes * ; car
ce groupe de colons, qui se défendait ainsi contre les Lydiens
et les Léléges % était formé d'Athéniens conduits par An-
droclos. Plus tard leur colonie s'étendit vers l'intérieur', entra
on relations plus amicales avec l'Artémision et prit de la
déesse locale le nom d'Ephèse *.
Il y eut également lutte sur d'autres points de l'Ionie, mais
bien moins opiniâtre qu'à Ephèse qui otfrait à la résistance un
point d'appui solide.
Nulle part cependant le conflit ne prit le caractère d'une
guerre d'extermination; il ne s'agissait pas d'anéantir la popu-
lation primitive : ce n'était pas une lutte avec des Barbares
qu'il fallût refouler pas à pas pour faire place à une race et à
une civilisation toute nouvelle, comme l'ont failles Hellènes
en Scythie ou les Anglais en Amérique,
D'après la tradition grecque, il n'y eut jamais d'antagonisme
aussi radical entre les deux rivages, et les poèmes d'Homère,
dans lesquels ils apparaissent aux prises sur le théâtre d'une
histoire commune, ne connaissent d'ailleurs aucune différence
entre les Hellènes et les Barbares. Les sanctuaires que les
nouveaux venus trouvèrent à Samos, Ephèse, Milet, gardèrent
tous leurs honneurs et privilèges, et servirent de points de
ralliement, de lien entre l'ancienne et la nouvelle population.
*) Creophyl. ap. Athen., p. 361 e,
2) Biograph. Gr.ec. ecl. Westermann , p. 22.
3) £7{pocTYi(iav xwv àp'/aiwv MtXoat'wv ol "Iiovsç (PausaN., VII, 2, 6).
'*) Sur les légendes concernant la fondation d'Ephèse, voy. E. Curtius,
Beiträge znr Gesch. und Topographie Kleinasiens (ap. Abhdl. d. Akad,
d, Wiss., 1872. p. 19),
ÉMIGRATION DES GRECS d'eUROPE EN ASIE-MINEURE ISI
L'Apollon de Milet était le même dont le culte avait jadis été
importé d'Asie en Europe.
Même les villes qui furent fondées alors ne sortaient point
de terre toutes neuves. Erythrae, Chios, Samos, étaient do
vieilles cités ioniennes qui furent seulement renouvelées.
L'ancienne Erythro avait été fondée par des Cretois * et
peuplée de Lyciens, de Cariens et de Pamphyliens; elle garda
son rang parmi les autres cités et, grâce à l'adjonction d'un
descendant, de Codros et de ses compagnons, qui se fondirent
avec les Erythraeens, elle fut dans la suite incorporée, au même
titre que les autres, dans l'Hexapole ionienne. Ghios ne reçut
guère d'éléments nouveaux et n'en fut pas moins une ville des
plus ioniennes. Samos accueillit des colons d'Epidaure, aux-
quels on ne saurait attribuer V ionisation de l'ile toute entière.
Milet et Ephèse sont également des villes très anciennes. Nulle
parties anciens habitants ne sont expulsés; au contraire, ils
sont incorporés et fondus dans les nouvelles communes.
Les conquérants épousent des femmes indigènes, et de ces
unions sort non pas une postérité bâtarde, à demi barbare,
mais bien un peuple de pur sang grec, et même un peuple
qui, dans les voies de la civilisation vraiment hellénique,
devança tous les Hellènes. On ne voit pas non plus que les
villes soient restées comme isolées au milieu d'une population
rurale hétérogène : au contraire, un même esprit, une natio-
nalité homogène en dépit de tous les mélanges, régna d'un
bout à l'autre du littoral. Il ne saurait donc être question ici
de colonies entées sur un fonds barbare ; les immigrants ont
dû trouver dans le pays une population de même sang.
D'un autre côté cependant, il y avait une différence essentielle
entre l'ancienne et la nouvelle population. En effet, les tribus
européennes avaient déjà derrière elle un passé historique
considérable et fait de notables progrès, surtout dans l'orga-
nisation de sociétés fédératives. En Attique, le génie ionien
avait pris un tour heureux et original. Lors donc que de ce
pays arrivèrent une quantité des plus nobles familles, elles
*) Pausan., VII, 3, 7, Sur le culte héroïque rendu à l'œkiste crétois
Erythros (EPTQPOKTISTHS), voy, Archœol. Zeitung, XXVII [1869],
p. 103. Lambbecht, Be rebus Erythrasorum publicis, Berolin. 1871.
152' LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
imprimèrent à la vie stagnante une impulsion nouvelle et
inaugurèrent, par les idées politiques qu'elles introduisirent
avec elles, la première histoire générale de l'Ionie. Ainsi
s'explique la différence qui existait, au sentiment des anciens,
entre les immigrants, d'une part, et les Cariens et Léléges,
d'autre part. C'étaient bien des Grecs qui venaient chez des
Grecs, des Ioniens qui revenaient dans leur ancienne patrie ;
mais ils revenaient si transformés, si imbus de ferments civili-
sateurs, ils apportaient avec eux un si riche trésor d'expérience,
que leur arrivée donna le branle à un développement prodi-
gieux, et que cette réunion des tronçons d'une même race
provoqua dans la vieille lonie une expansion du génie national
aussi puissante dans son unité que variée et nouvelle dans ses
résultats.
Dans de telles circonstances on conçoit qu'il n'y ait jamais
eu de colonisation opérée sous de plus heureux auspices que
la fondation de la Nouvelle-Ionie K
Par contre, ce qui donna aux établissements des Eoliens un
caractère tout particulier, c'est qu'ils occupèrent, non pas
seulement le bord de la mer avec les îles adjacentes, mais tout
une portion du continent. Il y eut là une conquête territoriale,
une longue et pénible lutte contre les Etats indigènes; là,
les princes dardaniens bravèrent derrière leurs remparts les fils
des Achéens, qui se vantaient d'avoir pour ancêtres Pélops,
Agamemnon et le fils de Thétis. Or, pour ne pas faiblir dans
une lutte si longue, les Achéens, sensibles au charme de la
poésie, ranimaient leur courage en chantant les exploits de
leurs vieux monarques guerriers, les Atrides, et s'enflam-
maient au souvenir de l'héroïsme surhumain d'Achille. On
les célébrait, non-seulement comme des modèles, mais comme
des acteurs du drame actuel; on les voyaiten esprit, précédant
leur postérité dans la poussière des combats; on croyait suivre
leurs traces et ne faire que revendiquer des droits conquis
par eux.
Un trait de caractère particulier aux Hellènes et qui se
•) Pour l'histoire générale de la Nouvelle-Ionie, v. E. Curtius. lonier vor
der dorischen 'Wanderung, p. 5, et Nene Jahrbuch, für klass. Philologie,
1861, p. 454.
ÉMIGRATION DES GRECS d'eUROPE EN ASIE-MINEURE 153
reproduit dans toutes leurs invasions à main armée, c'est que
les envahisseurs invoquaient, pour justifier la conquête, non
pas simplement le droit du plus fort, mais une espèce de
droit héréditaire. Ainsi, dans le Péloponnèse, les Héraclides
vinrent réclamer le patrimoine de leur ancêtre ; ainsi l'expé-
dition des Arnéens en Béotie * fut présentée comme un retour
des Cadméones thébains. Ainsi, plus tard, dans la lutte qui
éclata à propos de Sigeion, les Athéniens invoquèrent les
exploits do leur roi Ménesthée " ; lorsqu'ils colonisèrent la
Thrace, ils mirent en avant les antiques conquêtes de Thésée ^.
De même, en Sicile, le Spartiate Dorieus réclamait l'héritage
d'Héraclès auquel, en sa qualité d'Héraclide, il était appelé à
succéder \ Partout, les nouveaux venus élèvent des préten-
tions juridiques revêtues de formes mythologiques ; partout
ils citent de leurs devanciers qui auraient remporté jadis des
victoires dans le pays dont ils viennent de s'emparer. Les
exploits imaginaires des ancêtres finissent par se confondre
avec les événements accomplis dans le présent, et ainsi se
compose un tableau de fantaisie que l'imagination d'un peuple
poétique donne comme de l'histoire réelle.
Des légendes et fictions de cette nature durent par consé-
quent se former lors de la colonisation de la Troade par les
Éoliens : nous aurions pu en présupposer en toute sécurité
l'existence, d'après le caractère des légendes héroïques de la
Grèce, quand même il n'en serait resté aucun vestige. Or, il
se trouve que les chants consacrés à ces devanciers et à ces
champions mythiques, les chants qui exaltent Agamemnon et
Achille, ne sont pas anéantis, mais sont parvenus jusqu'à
nous comme le mémorial authentique des exploits des Achéens
dans le pays des Dardaniens. Toute la question est de bien
comprendre ce document poétique et de décider si nous
sommes réellement obligés d'admettre qu'Ilion ait été prise
') Voy. ci-dessus, p. 124.
2) Herod., V, 9Ö.
^) Thésée à Scyros (Vischer, Kimon, p. 46). Les Théséides en Thrace
(WeisseiNborn, Hellen, p. 137).
*) Herod., V, 95.
^) Sur les invasions en retour, voy. Giseke, Stsemme der Balkanhalbin-
sel, p. 72. 0. Mueller, Dorier, I, 47.
154 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
deux fois par les mêmes tribus, ou si nous devons regarder lo
tableau homérique de la guerre de Troie comme une image
et un reflet de la colonisation éolienne.
Les Achéens et les Dardaniens sont des peuples de même
sang. Aussi toute la guerre de Troie, dans Homère, n'a-t-ello
pas d'autre caractère que celui d'une querelle de voisins
comme il s'en élevait entre les tribus grecques à propos de
femmes enlevées ou de troupeaux dérobés. Par la même raison,
il n'y a guère de traits dans la légende de Troie qui n'aient
dû se produire dans toute circonstance analogue. Ces traits
ne garantissent donc en aucune façon la valeur historique du
récit. Mais il y a d'autres détails particuliers à la légende de la
guerre de Troie, et là se découvrent des traces d'une ancienne
tradition, qui ne conviennent qu'au temps et ne s'expliquent
que par la coïncidence de la colonisation éolo-achéenne.
Ainsi, le départ d'Aulis ne se comprendrait guère, si le
chef de l'expédition avait été un prince régnant tranquillement
à Mycènes ; celui-ci aurait rassemblé la flotte dans le golfe
d'Argos, tandis que la plage d'Aulis était le rendez-vous
naturel des bandes qui émigraient à la fois du nord et du
midi. Certainement la citadelle de Mycènes a été la résidence
de puissants potentats. Cependant, quand nous voyons par
quel progrès lent, et seulement à partir de l'époque dorienne,
les associations fédérales se sont étendues d'un pays à l'autre,
il paraît inadmissible qu'un Pélopide ait eu déjà assez de
pouvoir pour ordonner une levée de boucliers depuis l'Argo-
lide jusqu'en Thessalie, et rassembler dans la mer d'Eubéo
une flotte hellénique. Aussi bien, les grandes entreprises
nationales ne sont devenues possibles que par suite des migra-
tions doriennes, et, dans Homère, nous ne trouvons rien d'où
l'on puisse inférer que le prince de Mycènes ait eu à ses
ordres une armée si considérable et ait joué le rôle d'un chef
national. C'est un rassemblement de tribus et de princes,
parmi lesquels le plus puissant prétend à la primauté sans
pouvoir la justifier en droit ni l'établir en fait. La jalousie qui
divise les rois, l'indépendance dans laquelle se trouvent les
corps d'armée vis-à-vis les uns des autres, les querelles de
leurs chefs au sujet du butin , tout cela indique que les
ÉMIGRATION DES GRECS d'eUROPE EN ASIE-MINEURE 155
rameaux extrêmes du peuple achéen, les Myrmidons de Thes-
salie et les Péloponnésiens, ne se sont pas armés et réunis à
la voix d'un prince, mais se sont rencontrés accidentellement
au sein d'un courant d'émigration.
A ces particularités s'ajoutent les nombreuses réminiscences
d'autres combats qui s'enchâssent dans la légende de Troie
sans avoir de rapport avec la ville de Priam et le rapt d'Hélène ;
comme les expéditions lointaines d'Achille sur terre et sur
mer, la prise de Ténédos, de Lesbos, deLyrnesos, de Thèbes;
l'arrivée, la disparition et le retour des assiégeants. Ce sont
là des traits qui indiquent clairement une longue période
d'hostilités, une conquête territoriale poursuivie pas à pas,
une prise de possession du sol. Après tout, la légende primi-
tive ne parle que de combats livrés sur le territoire troyen,
car tout ce qui concerne le retour des héros est une amplifi-
cation plus récente de la donnée légendaire. Les hls des
Achéens qui ont renversé l'empire de Priam sont restés dans
le pays conquis et ont bâti au-dessous de Pergame, la ville
poursuivie par la fatalité et dont ils n'osaient relever les ruines,
une nouvelle « Ilion éolienne * )>. La guerre de Troie est donc,
en définitive, à nos yeux comme à ceux de Thucydide, la
première entreprise accomplie en commun par les plus nobles
tribus helléniques; seulement, nous avons le droit de faire
entrer cette guerre, qui prise à part est incompréhensible,
dans un plus vaste tissu d'événements, et de la tirer de l'âge
poétique où l'a transportée la muse pour la replacer à l'époque
réelle de la lutte ^.
Que la colonisation éolienne ait eu, plus que toute autre, le
privilège d'enfanter de ces chants héroïques, c'est un fait
qu'expliquent les circonstances particulières au milieu des-
*) Yi TÖV 'iXiéwv TTÔXiç T&v vOv. Strabon, p. 593, ville que Helianicos (p. 602),
-/apiÇ6(i.Evoi; toî; 'iXtsOat, donnait pour la ville de Priam.
-) Le système exposé ici s'accorde, sur les points essentiels, avec ce
qu'ont vu et bien vu, à mon avis, E. RuECKERTet aprèslui Völcker (AZ^^em.
Schulzeitung, 1831, n° 39). Les objections de Welcher {Epische Cyclus,
II, 21) sont tout à fait insignifiantes. Cf. Bonitz, Ursprxmg der homer.
Gedichte (p. 79, troisième édition) : Muellenhoff, D. Alterthumskunde,
I, 13. Th. Bergk, G)\ Literaturgesch., I, 116 (1872), soutient l'authenti-
cité historique de l'expédition contre Troie.
156 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
quelles elle s'accomplit. C'était, pour conquérir la gloire des
héros, une occasion unique; l'action était menée par cette race
achéenne qu'un souffle inspiré poussait à associer la poésie à
l'héroïsme. Aussi ces chants ne restèrent-ils pas le patrimoine
exclusif du peuple éolo-achéen, un trésor de souvenirs où la
Troade seule admirait les glorieux exploits de ses conquérants ;
ils se répandirent, au contraire, bien au-delà des limites de la
nouvelle Eolide et furent accueillis avec enthousiasme par les
tribus voisines. En eff"et, ce qui donna aux colonies de l'Asie-
Mineure un retentissement extraordinaire, c'est que l'émi-
gration ne se borna pas à rapprocher de nouveau des membres
longtemps séparés d'une même race, comme les deux groupes
achéens, mais qu'elle réunit sur le même rivage et mit en
contact immédiat les diverses tribus helléniques, Eoliens,
Achéens, Ioniens, Doriens, telles que les avait façonnées un
concours prolongé d'influences réciproques. Il en résulta un
échange si varié, une fermentation si féconde et si multiple
qu'il ne s'en était pas encore produit de semblable au sein de
la nation grecque.
Sous ce rapport, les localités situées sur les frontières des
districts occupés parles diverses tribus avaient une importance
particulière, parce qu'elles étaient le théâtre des échanges et
comme des foyers allumés par le frottement. Telle était
Smyrne ', bâtie sur le bord septentrional du golfe pittoresque
dans lequel se jette le Mélès, à moitié chemin entre les vallées
du Caystros et de l'Hermos. Pendant que, sur d'autres points,
Eoliens et Ioniens restaient vis-à-vis les uns des autres dans
un isolement dédaigneux, là, ils nouèrent des relations
intimes : que dis-je ! ils se fondirent les uns avec les autres
au sein d'une même communauté politique. C'est là que se
produisit l'échange le plus actif. Les Eoliens apportèrent une
masse de matériaux légendaires, tandis que les Ioniens, qui,
comme les peuples navigateurs du midi, se plaisaient à écouter
et à redire des aventures merveilleuses, montèrent leur imagi-
nation impressionnable à l'unisson des exploits de leurs voisins
^) V. 0. MuELLER, Gesch. d. griech. Lit., I, 7i. Th. Bergk, Griech.
LiteraUirgeschichte, \, 454.
ÉMIGRATION DES GRECS d'eUROPE EN ASIE-MINEURE 157
les Éoliens et de leurs princes achéens, et les rendirent sous
une forme plus harmonieuse. Ils ajoutèrent pourtant aussi à
la matière légendaire quelque chose de leur crû; par exemple,
la légende de Nestor, apportée par les Pyliens de Messénie,
et les légendes de Sarpédon et de Glaucos, introduites dans
les villes ioniennes par les Lyciens.
C'est grâce à cette coopération de tribus diverses que la
langue commença à dépouiller la raideur qui l'immobilisait
dans ses formes dialectales. Elle devint l'organe d'un art dans
lequel les tribus les plus intelligentes de la nation trouvèrent
un lien commun, d'une nature supérieure; et c'est la raison
pour laquelle il se produisit dans cette région quelque chose
qui n'était ni éolien ni ionien, mais qui était intelligible pour
tous les Hellènes, quelque chose de vraiment national. Les
aventures et les exploits isolés furent groupés par les rapsodes
en cycles plus vastes, et ainsi naquit l'épopée grecque, sur les
bords du Mélès que le peuple appelait le père d'Homère.
L'épopée homérique est, pour la chute de l'empire des Dar-
danides et la fondation de l'Eolide, la seule source où revive la
tradition; elle nous renseigne encore sur tout le passé des
Hellènes jusqu'au temps des grandes migrations. En effet, les
émigrants emportaient avec eux non-seulement leurs dieux
et leurs héros, mais encore leurs idées sur le monde, les
principes de leur vie publique et sociale ; et plus ils voyaient
le monde auquel ils tenaient par toutes leurs affections s'abîmer
sans retour sous les pas des grossiers montagnards du Nord,
plus ils aimaient à en graver le souvenir dans leur cœur et
dans les chants que les vieillards enseignaient aux jeunes
générations. La muse grecque est une fille de la mémoire, et,
de même que les chants de Beowulf, composés en Angleterre,
nous apprennent comment les Saxons vivaient, en paix et en
guerre, sur la péninsule allemande qu'ils avaient quittée, de
même, l'épopée homérique est une image fidèle des conditions
d'existence dans lesquelles nous devons replacer les peuples
émigrés avant leur départ. Il est par conséquent nécessaire de
jeter encore un regard sur ce tableau, pour nous représenter,
au moins dans ses traits principaux, le monde grec tel qu'il a
été jusqu'à l'époque des grandes migrations.
lo8 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
§iv
LE MONDE HOMÉRIQUE.
C'est dans l'épopée homérique que le monde grec nous
apparaît pour la première fois. Mais ce n'est pas là un monde
au berceau et qui cherche encore sa voie ; c'est une société
adulte, amvée à la maturité, achevée dans son développement
et pourvue d'institutions régulières. On sent bien qu'elle sub-
siste depuis des siècles, que ses membres ont conscience de la
supériorité que leur donne la vie sociale sur les populations
arriérées qui vivent au jour le jour sous le régime primordial
de la famille, sans chef commun, sans association constituée,
sans connaître ni l'agriculture, ni la propriété foncière, ni les
habitations embellies par l'art.
Dès l'origine, la vie grecque nous apparaît fondée non pas
exclusivement sur l'agi'iculture et l'économie rurale, mais
encore sur la navigation et le commerce. C'est là un système
inauguré par les Grecs d'Asie, et, jusque dans les détails de
l'épopée, on reconnaît encore çà et là une différence entre les
populations maritimes et les populations agricoles de la Grèce.
Celles-là, par exemple, se nourrissaient principalement de
poisson, qui répugnait à celles-ci ; aussi le chantre ionien ne
se lasse-t-il pas de vanter l'abondance des viandes dont se
gorgent les Achéens et le courage intrépide avec lequel ils
mettent la main à l'œuvre. Au fond cependant, ces différences
de tribu à tribu ont fini par s'effacer, et toutes les branches de
la nation grecque qui ont pris part à l'émigration ont revêtu,
grâce à un frottement mutuel, un caractère et des allures
uniformes. Le fonds particulier de chaque race est entré dans
le patrimoine commun de la nation. Les vieilles expressions
ioniennes qui appartiennent au vocabulaire des matelots se
sont répandues à profusion dans la langue, et, de même que
la troupe nombreuse des dieux et génies marins de l'Ionie s'est
peu à peu acclimatée dans toute la Grèce, de môme, on trouve
en usage sur toutes les côtes les procédés ioniens.
LE MONDE HOMÉRIQUE 159
L'amour du gain, qui est inné chez les Grecs, les a poussés
de bonne heure à cultiver une foule d'industries. Ce sont les
mêmes Pléiades qui, par leur lever et leur coucher, règlent les
travaux de l'agriculture et les époques de la navigation, et,
même chez les lourds Béotiens, il est d'usage, au mois de
mai, une fois les travaux des champs terminés, d'aller encore
chercher sur mer quelque bénéfice. Orchomène, en Béotie, est
une ville à la fois continentale et maritime, un rendez-vous où
se croisent des étrangers de tout pays et des nouvelles de toute
espèce, si bien que l'ombre d'Agamemnon demande à Ulysse
si par hasard il n'a pas entendu parler à Orchomène de son
fils Oreste ^ Le navù^e capable de tenir la mer servait aussi
d'instrument de rapine et de violences, car l'archipel grec
surexcitait à tel point le goût des expéditions et des descentes
aventureuses que la piraterie était une occupation aussi ordi-
naire que la pêche ou la chasse. Les écumeurs de mer
poussèrent jusqu'aux bouches du Nil, et les combats qui s'en-
gagèrent en ces lieux avec les indigènes, combats que nous
ne connaissions jusqu'ici que par Homère, sont aujourd'hui
attestés par des documents égyptiens. Les pirates captifs
qui , sur des fresques égyptiennes , sont amenés devant
Ramsès III *, traduisent aux yeux les chants de V Odyssée ^ qui
parlent de combats sanglants livrés sur les bords du Nil.
Plus encore que la piraterie, le commerce pacifique, qui
relie entre elles les régions riveraines de la mer, active le
mouvement et la vie. Des œuvres d'art fort admirées sont
apportées de Sidon par des marchands phéniciens ; elles sont
exposées dans les ports, et passent de main en main. Telle
était Furne d'argent, fabriquée à Sidon, qui du roi Thoas
passe au Minyen Eunéos, lequel la cède à Patrocle comme prix
d'achat d'un jeune prince captif ^.
Depuis longtemps déjà le peuple n'est plus une masse
confuse ; il est organisé en classes que séparent des différences
bien tranchées. A la tête de la société sont les nobles, les
« anaktes » ou seigneurs, qui entrent seuls en ligne de compte.
») HoM., Odyss., XI, 459.
^) Voy. ei-dessus, p. 51.
4 Hoji., Iliad.^ XXm» 743,
160 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
On dirait des géants qui dominent la plèbe de toute leur
hauteur; au-dessous d'eux, on ne remarque que quelques indi-
vidus, prêtres, devins, artistes, que leurs fonctions ou leurs
facultés particulières distinguent de la foule ; tous les autres
sont innommés; quoique jouissant de la liberté personnelle,
ils n'ont dans la vie publique aucun droit. Passifs comme des
troupeaux, ils suivent leur prince et se dispersent effarouchés
lorsqu'un des grands leur tient tête ; leur masse inconsciente
est le fond obscur qui fair ressortir dans tout leur éclat les
figures des nobles. On trouve aussi, dans le peuple grec, des
étrangers que le rapt et la traite y ont introduits, des Tyriens,
des Lydiens, des Phrygiens... etc. Des Phéniciennes brodent
des tapisseries dans la maison de Priam i ; le père d'Eumée
avait aussi une esclave de Sidon, « habile à des travaux mer-
veilleux, » qui, chargée de garder l'enfant de son maître, se
fait enlever avec lui sur un vaisseau phénicien. C'est ainsi que
le fils d'un roi est vendu à Ithaque. Ces membres dispersés de
races étrangères forment un élément important du monde
homérique. L'Orient et l'Occident se trouvent réunis par eux,
et, comme les antipathies entre les nations et les tribus ne se
sont pas encore développées, les étrangers à qui un malheur
immérité a ravi leur patrie et leur liberté sont admis dans les
familles ; ils s'accoutument facilement à leur condition et
contribuent, d'une façon insensible mais très efficace, à la
diffusion des arts et des cultes, à l'égale répartition des
lumières entre les îles et les côtes. C'est là le rôle des hommes
non libres dans le monde homérique qui ne connaît pas encore,
à proprement parler, l'esclavage ^
Les classes de la société, sans lien entre elles, ne forment
une communauté que parce qu'elles ont à leur tête un chef
commun. C'est le général [Basileiis) ou Roi ^. Sa puissance,
qui fait du peuple un Etat, ne lui est pas conférée par le peuple ;
c'est Zeus qui, avec le sceptre héréditaire, lui a attribué la
') "EpY« yuvawûv Siooviwv (HoM., Iliad., VI, 290).
-) Sur le rôle historique des esclaves, voy. Movers, Ph'ônis. Alterth.,
m, i, 6.
3) Ba(n>.£'jç signifie dux ou général . d'après G. Cl'rtius {Grunds, d.
EtymoL, p. 116) ou, d'après Bergk, le « juge » assis sur un siège (ßao-ic).
LE MONDE nOMÉKIOLE 161
dignité royale. Ainsi, nous trouvons chez toutes les tribus du
monde homérique de vieilles dynasties princières, en posses-
sion d'un pouvoir héréditaire, qui reçoivent sans contestation
les dons honorifiques et les hommages de leurs peuples. Outre
les fonctions de roi, le prince exerce encore celles de général
et de juge suprême ; il doit protéger l'État par la justice et par
la force de son bras, aussi bien contre les désordres de
l'intérieur que contre les ennemis extérieurs. Il est encore
vis-à-vis des dieux le représentant de son peuple; il adresse
des prières et offre des sacrifices pour les siens à la divinité
protectrice de l'Etat ; il peut, par sa conduite, attirer sur son
peuple les bénédictions célestes ainsi que la malédiction et la
ruine.
Cette individualité souveraine est le centre, non-seulement
de la vie politique, mais encore des plus nobles aspirations
humaines. L'art s'éveille et grandit à son service, surtout l'art
du chant, car les chants, qui remplissent le monde homérique^
vantent en tous lieux les grandes actions et les aimables vertus
du roi, qui, semblable aux dieux, commande à un peuple
nombreux, fait observer les lois et répand autour de lui l'abon-
dance :
la terre noire produit
Du froment et de l'orge, les arbres plient sous les fruits,
Les brebis enfantent sans relâche, la mer fournit des poissons,
A cause du bon gouvernement, et sous lui les peuples sont heureux '.
C'est pour lui, le roi, que travaillent aussi l'architecture et
les arts plastiques ; ils lui fournissent ce dont il a besoin pour
la sécurité et la dignité de son existence. Les plus habiles
artisans lui forgent des armes e.t les ornent d'écussons signifi-
catifs; l'ivoire, teint en pourpre par des femmes cariennes,
est mis de côté pour l'ornement des coursiers royaux. Des
ouvriers viennent de loin pour construire au maitre du pays un
château-fort et de magnifiques appartements destinés à sa
famille et à ses serviteurs. Enfin, des voûtes solides protègent
les trésors patrimoniaux que le prince peut laisser dormir,
car il vit de ce que le peuple lui alloue, des revenus de la
couronne et des dons de la communauté.
') HoM,, Odyss., XIX, 111.
Il
162 LES MIGRATIOiNS DES TRIBUS GRECQUES
De cette architecture, il nous reste aujourd'hui encore des
monuments imposants, qui doivent à leur indestructible soli-
dité d'être les mieux conservés que l'on trouve sur toute la
scène de l'histoire grecque. Ils sont même plus vieux que
l'histoire, car, lorsque les Grecs commencèrent à songer au
passé, ces forteresses étaient déjà des lieux depuis longtemps
abandonnés, des antiquités dont l'origine se perdait dans les
ténèbres d'un âge oublié. Aussi, quand même le nom d'Aga-
memnon aurait disparu sans laisser de traces, les murailles
des cités argiennes seraient là pour attester qu'une dynastie
puissante a conquis ce pays par la force des armes, qu'elle a
eu, pour bâtir ses châteaux-forts, des légions de serfs, qu'elle
a vécu et régné là, durant des générations, à l'abri de ses
remparts. Ce devaient être des princes achéens, car, lorsque
les Doriens vinrent dans le pays, ils trouvèrent ces cités déjà
debout, et, jusqu'au temps des guerres médiques, c'étaient
^es communes achéennes qui vivaient à l'ombre de ces monu-
ments.
Parmi les monuments de l'âge achéen, les plus anciens
sont les châteaux. Leur étendue restreinte montre qu'ils
n'étaient calculés que pour loger la famille du prince et les
plus intimes de sa suite. Cette suite se composait de fils de
familles nobles qui s'attachaient volontairement aux princes
les plus puissants, remplissant auprès d'eux les fonctions,
d'ailleurs honorées, d'écuyers ou de hérauts, et partageant à
la guerre leur tente et leurs périls. Le peuple, lui, vivait dis-
persé dans les campagnes ou réuni dans des villages ouverts.
Les murailles qui environnent le château ne sont pas pré-
cisément brutes, et ce n'est pas du tout ce que voulaient dire
les Hellènes des âges postérieurs en les attribuant aux Gyclo-
pes. Le nom de ces ouvriers surnaturels exprimait le côté
merveilleux et incompréhensible de ces monuments qui
n'avaient absolument aucun rapport avec le présent. Le carac-
tère commun à ces murs cyclopéens est la dimension énorme
des blocs, qui ont été taillés à même le roc, transportés à
grand renfort do bras, et rangés les uns sur les autres de
manière à rester en place en vertu de leur propre poids et à
former, sans matière agglutinante, uu appareil solide. Mais,
LE MONDE HOMÉRIQUE 163
dans ce système de construction, on reconnaît une grande
variété, toute une série de progrès. A l'origine, ce n'étaient
que des retranchements en blocs de rocher que l'on élevait sur
les points les plus accessibles de la citadelle, tandis que, là où
le rocher était à pic, on n'ajoutait rien aux fortifications natu-
relles. On voit en Crète de vieux châteaux, fortifiés de cette
manière, dont l'enceinte n'a jamais été achevée. En général,
cependant, le sommet du rocher est complètement enclos, et
le tracé du mur circulaire suit le bord de la plate-forme aux
endroits où la pente est la plus abrupte.
Quant à l'appareil de construction, il se montre dans sa
forme primitive sur l'acropole de Tirynthe. Là, les blocs
gigantesques sont entassés les uns sur les autres à l'état brut;
c'est uniquement la loi de la pesanteur qui en maintient
l'assemblage. Les vides qu'ils laissent entre eux sont remplis
avec des pierres de moindre dimension, A Mycènes , on
trouve des constructions semblables; seulement, la plus grande
partie du mur d'enceinte est bâtie de telle sorte que chaque
pierre est taillée pour la place qu'elle occupe et se trouve si
bien enclavée dans un groupe de pierres avoisinantes qu'elles
se retiennent, se bandent et se supportent réciproquement.
La forme polyédrique des pierres et la multiplicité de leurs
fonctions assure à cet 'appareil en réseau une indestructible
solidité, suffisamment prouvée par une durée de plusieurs
milliers d'années. L'art déployé dans ce système de construc-
tion n'ajamais été surpassé ; il exige évidemment des procédés
plus parfaits et porte un caractère plus artistique que l'appa-
reil carré ordinaire, pour lequel les matériaux sont taillés
mécaniquement sur le même patron, à angle droit.
Du reste, ces murailles offrent encore d'autres indices d'un
art perfectionné. A Tirynthe, les remparts, qui ont en tout
25 pieds d'épaisseur, sont traversés par des couloirs intérieurs
qui communiquaient, par des jours en forme de poterne,
avec la cour extérieure de la forteresse; peut-être sont-ce
des loges destinées, en cas de] siège, à recevoir du bétail
vivant. Après cela, c'est aux portes surtout qu'on reconnaît
une ville cyclopéenne. Nous en possédons un type dans la
grande porte de Mycènes, avec son allée de 50 pieds de long,
164 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
ses énormes jambages inclinés Fun vers l'autre et le linteau de
lo pieds de long et de 6 pieds de haut qui les surmonte. Au-
dessus du linteau se trouve ménagée dans la maçonnerie une
ouverture triangulaire de 11 pieds à la base, destinée à rece-
voir l'écusson que les anciens seigneurs y ont jadis placé, à
une heure solennelle, pour consacrer l'entrée de l'édifice et
en marquer l'entier achèvement. Cette pierre est encore
aujourd'hui à sa place. Le bas-relief est la plus ancienne
sculpture que l'on trouve sur le sol de l'Europe: au milieu,
une colonne légèrement renflée à la partie supérieure; sur les
côtés, deux lions qui appuient sur elles leurs pattes de devant,
raides et s}Tnétriques comme des animaux héraldiques, mais
dont le dessin dénote un œil observateur et l'exécution une
grande sûreté de ciseau. Les tètes étaient rapportées; elles se
détachaient entièrement du panneau, de sorte qu'elles regar-
daient fièrement les arrivants et faisaient reculer l'ennemi,
comme les tètes de Méduse des citadelles primitives '.
Des fortifications étaient indispensables à des princes belli-
queux; mais, en dehors du château, on trouve un groupe de
bâtiments qui prouve, avec plus d'évidence encore, que les
constructions de l'âge héroïque étaient loin de se borner à
l'indispensable. L'un d'entre eux est si bien conservé que l'on
peut parfaitement juger d'après lui de l'ensemble de ces cons-
tructions. C'est un édifice souterrain, bâti dans les flancs
d'une coUine plate située dans la partie basse de My cènes.
On avait creusé à cet effet la colline et posé sur le sol de
l'excavation une assise circulaire de pierres bien taillées et
soigneusement ajustées, puis une seconde, une troisième, et
ainsi de suite. Chaque assise surplombait en dedans l'assise
inférieure, si bien que, se rétrécissant à mesure qu'elles s'éle-
vaient, elles formaient un encorbellement circulaire en forme
de ruche. Cette voûte communique avec l'extérieur par une
porte dont la baie a pour linteau une pierre de 27 pieds de
longueur; sur les montants de la porte étaient appliquées
des demi-colonnes en marbre de couleur, dont le chapiteau et
*) Voy, ddinsl'Ai'chseoL Zeitting, 1865, p. 1 sqq., la description cI'Adler.
Sur leur rapport avec le style héraldique de l'Orient; cf. Abhd. d. B.
Ahad. d. Wiss., 1874. p. IH.
LE 3I0NDE HOMÉRIQUE 165
la base étaient ornés de raies en zigzag et en spirale. Cette
porte conduisait dans la grande coupole, dont les pierres se
rejoignent encore parfaitement aujourd'hui. Les parois inté-
rieures étaient revêtues, depuis le bas jusqu'en haut, de plaques
de métal poli, dont la réverbération devait donner à cette
vaste pièce, surtout à la lueur des torches, un éclat extraordi-
naire. Ce fait s'accorde on ne peut mieux avec les descrip-
tions homériques, où le poète vante l'éclat métallique des
murs dans les palais des rois.
D'après la tradition locale, ces constructions circulaires
étaient des Trésors ou « dépôts » de choses précieuses. Cepen-
dant leurs proportions grandioses et leur position en dehors
du château permettent à peine de douter que l'ensemble n'ait
été un monument funéraire; en effet, l'art ne devait pas
seulement protéger et embellir l'existence du prince, mais
encore élever à sa mémoire un monument impérissable. Une
chambre profonde, creusée dans le roc, attenant à la coupole,
et qui forme la partie la plus retirée de l'édifice, contenait,
d'après nos conjectures, les restes sacrés du prince, tandis
que la pièce circulaire était destinée à conserver ses armes,
ses chars, ses trésors et ses joyaux. C'est pour cela aussi que
l'édifice tout entier était recouvert de terre, de façon qu'à
première vue personne ne put deviner le sépulcre royal caché
sous le gazon dans les entrailles de la colline '.
La signification historique de ces monuments est évidente.
Ils ne peuvent avoir été élevés que par des peuples qui sont
restés longtemps en possession de ce sol et qui disposaient
pleinement des ressources d'une civilisation sûre de ses
moyens et de son but. La pierre et le métal sont là eomplète-
*) Les coupoles souterraines sont encore un problème et leur destination
n'a pas été expliquée d'une manière satisfaisante. Boetticher [Arch. Zeitunçi,
1860, p. 33) revient à l'opinion qui en fait des Trésors. Un texte de Diodore
(IV, 79) suggère l'idée que le Tholos est un tombeau doublé d'un sanctuaire.
On s'expliquerait ainsi la grandeur du vestibule, qui est hors de proportion
avec la chambré du fond. La découverte récente de M. Stamatakis qui, au
cours de fouilles exécutées pour le compte de la Société Archéologique
d'Athènes, a dégagé l'entrée du monument connu sous le nom de « Trésor
d'Atrée », a fait faire à la question un pas décisif. A mon sens, il est au-
jourd'hui hors de doute que l'édifice était une somptueuse sépulture royale.
166 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
ment domptés; il y a là des procédés artistiques arrêtés,
lesquels sont mis en œuvre avec un luxe fastueux et une soli-
dité qui veut être impérissable. Les dynasties qui s'immorta-
lisaient par ces ouvrages ont dû avoir, outre leurs richesses
patrimoniales, de vastes relations pour tirer de l'étranger le
métal et les espèces de pierres que ne fournissait pas le pays.
Que parle-t-on ici de société naissante ? En face de pareils
monuments de l'architecture poliorcétique et funéraire, qui
peut disconvenir que ce qui est pour nous, comme pour les
critiques de l'antiquité, Thucydide par exemple, le premier
point d'attache delà tradition grecque, la première page d'une
histoire authentique, ne soit en réalité la consommation et le
couronnement d'une civiHsation qui a dû poindre et mûrir en
dehors du sol resserré de l'Hellade?
C'est dans l'intérieur du pays que l'art indigène, au dire des
Grecs, a tenté ses premiers essais de fortifications appliquées
aux villes. On montrait, sur les flancs du Lycée, Lycosoura,
la plus ancienne ville qu'aurait éclairée le soleil de l'Hellade.
Les débris des remparts sont encore visibles; c'est une maçon-
nerie de moellons assez petits, irréguliers et disposés sans
ordre. Quant aux monuments grandioses d'Argos, le patrio-
tisme grec n'osa jamais en faire honneur à l'art indigène; la
tradition rapportait que les architectes des rois d'Argos étaient
des Lyciens. Si donc la civilisation précoce du peuple lycien
est un fait avéré ; si les relations entre Argos et la Lycie sont
attestées par la légende et la religion; si enfin, depuis le jour
où leur pays s'est découvert, les Lyciens nous apparaissent
comme un peuple doué d'une aptitude particulière pour
l'architecture et les arts plastiques, ces traditions trouvent
dans de pareils faits une importante confirmation. Les Lyciens,
de leur côté, étaient, de temps immémorial, en relation avec
les Phéniciens, et certains procédés artistiques que nous trou-
vons employés en Argolide, notamment l'usage du métal dans
la décoration des édifices, le revêtement de vastes parois en
plaques polies, ont été certainement importés de Syrie en
Grèce, avec les procédés techniques qu'un semblable travail
suppose. Plus tard, les Hellènes ont basé sur de tout autres
principes un art nouveau et original, qui n'a rien de commun
LE MONDE HOMÉRIQUE 167
avec le système ornemental des vieux monuments royaux,
avec les dômes unis et tout d'une pièce, avec l'écusson en
bas-relief au-dessus de la porte.
Quiconque regarde la porte des lions, à Mycènes, même
sans savoir un mot d'Homère, se figure nécessairement en ces
lieux un roi semblable à F Agamemnon homérique, un capi-
taine ayant à ses ordres une armée et une flotte, un prince
qui tenait de près à l'Asie, le pays de l'or et des arts, qui,
disposantd'une puissance personnelle formidable et de moyens
extraordinaires, était en état, non-seulement de donner à son
royaume une unité solide, mais encore d'imposer sa suzerai-
neté à des princes plus faibles. Il arrive, il est vrai, que des
légendes isolées naissent àl'occasion de constructions énigma-
tiques; elles croissent comme la mousse et les plantes grim-
pantes autour des ruines du passé ; mais des épopées comme
celles d'Homère, peuplées de figures si diverses et si vivantes,
ne peuvent pas se former de cette façon. Ce ne peut être non
plus par un simple eff'et du hasard que des monuments
comme l'âge héroïque a pu seul en produire se trouvent pré-
cisément dans les villes et les contrées qu'illumine l'auréole
de la poésie homérique. Nous reconnaissons, aujourd'hui
encore, la riche Orchomène aux débris d'un édifice que les
Grecs des temps postérieurs comptaient, sous le nom de Trésor
de Minyas, parmi les merveilles du monde. Ainsi, dans le
domaine des Atrides, sur l'Eurotas comme sur l'Inachos, on
trouve des tombeaux de rois d'un style absolument identique.
Mais, ce qui prouve que de pareils monuments n'ornaient pas
toutes les résidences des princes homériques et que cette
opulence n'était pas générale en Grèce, c'est l'étonnement de
Télémaque, lorsqu'il contemple le luxe, nouveau pour lui, et
la splendeur du palais de Ménélas.
Ces mêmes monuments, dont le témoignage confirme et
rectifie Homère, nous avertissent aussi|qu'il ne faut pas, sur
la foi du poète, considérer les temps sur lesquels ils nous
renseignent comme une période d'éclat éphémère qui se
résume toute entière en quelques noms comme Agamemnon
et Ménélas. L'incontestable variété du style des murs cyclo-
péens, plus grossier à Tirynthe, arrivé h sa perfection à
168 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
Mycènes, ne peraiet pas de douter qu'entre ces deux ouvrages
il ne faille admettre de longues périodes intermédiaires, qui
ne se confondent à nos regards que par un effet de perspective.
Un fait remarquable, c'est que, dans les légendes accréditées
sur la fondation d'Argos, de Tirynthe, de Mycènes, de Midea,
les Pélopides ne jouent aucun rôle. La tradition ne connaît
aux forteresses dont nous avons parlé d'autres auteurs que
les Perséides, aidés par le concours de la Lycie. Les sépul-
tures royales, au contraire, et les trésors qui en dépendent
sont généralement rattachés au souvenir des Pélopides, et
cette association est justifiée par l'origine de cette famille. En
effet, la Lydie est le pays des grands tertres tumulaires avec
des chambres maçonnées ' ; autour du Sipyle, la résidence de
Tantale, il y a des dômes souterrains analogues à ceux de
Mycènes % et c'est de cette même contrée que l'or, avec son
éclat et sa puissance, est venu pour la première fois éblouir les
Grecs. La mère des Pélopides s'appelait Plouto (richesse), et
Mycènes, « la ville de l'or, » devait ce qu'elle avait, sa gran-
deur, sa magnificence et en même temps sa fatale destinée,
à l'or qui était entré dans le pays avec les Pélopides.
Aristote se demandait déjà comment s'était formée la sou-
veraineté de l'âge homérique, comment une famille avait pu
prendre ainsi le pas sur tout un peuple '^. Les premiers rois
étaient, selon lui, les bienfaiteurs de leurs contemporains, des
initiateurs qui ont donné l'impulsion aux arts de la paix et de
la guerre, et qui ont groupé le peuple autour de centres com-
muns. Mais comment des individus étaient-ils en état d'exer-
cer une influence pareille, qui élevait subitement à un niveau
supérieur la culture de tout un peuple? Il n'y a guère qu'un
moyen de l'expliquer ; c'est d'admettre qu'ils disposaient des
ressources d'une civilisation étrangère au pays, c'est-à-dire,
qu'ils appartenaient à des tribus apparentées, il est vrai, aux
Grecs d'Europe, mais parvenues, dans les contrées où elles
s'étaient fixées, à une maturité plus précoce. De pareils
homrnes étaient capables de réunir en Etats des tribus épar-
^) ArchcColog. Zeitung, 1853, p. 156.
-) Hamilton, Reisen, I, p. 53.
3J Aristot., Polit., 85, 27.
LE MONDE HOMÉRIQUE 169
pillées dans des bourgades, et de fonder une royauté homé-
rique (ßaj'.Xs-'a) qui est à la fois le sommet et la base de l'édi-
fice politique. Ces étrangers, dont la patrie et l'origine dispa-
raissaient dans un lointain inconnu, pouvaient passer pour
fils des dieux ; c'est un honneur que des gens du pays eussent
difficilement obtenu de leurs compatriotes. Ajoutons qu'un
peuple d'autant d'amour-propre que les Grecs n'aurait pas
fait venir de Lydie, s'il n'y avait été obligé par une tradition
invariable, la plus brillante de ses antiques dynasties i.
Mais tous les rois n'étaient pas des Pélopides; tous ne se
trouvaient pas placés par leur origine, leurs ressources et
l'étendue de leur puissance, si fort au-dessus de leurs peuples.
Dans le royaume des Céphalléniens, il n'y a pas trace d'un
semblable contraste, et les nobles d'Ithaque peuvent considérer
Ulysse comme un des leurs. Il ne faut pas oublier non plus
que même les plus puissants princes du monde homérique ne
sont pas des despotes qui régnent selon leur bon plaisir. Le
peuple grec montre, dès le principe, une aversion décidée pour
tout ce qui est illimité et absolu, et comme, en obéissant aux
princes fils des dieux, il croyait se soumettre à un ordre de
choses supérieur, la puissance royale est, de son côté, bornée
par la loi et la coutume.
Le roi, il est vrai, est aussi, en vertu de sa souveraineté, le
juge suprême du peuple, au même titre que le père de famille
parmi les siens : mais il se garde bien de remplir seul ces
fonctions responsables. Il se choisit parmi les familles nobles
des assesseurs, nommés, à cause de leur dignité, les Anciens
ou« Gérontes »; et ces juges siègent dans l'enceinte réservée-,
sanctifiée par des autels et des sacrifices, pour expliquer
publiquement devant tous les règles du droit et porter l'ordre
là où le désordre s'est introduit. C'est seulement lorsqu'il s'agit
d'un attentat contre la personne et la vie que la famille se
réserve ses droits; d'après le vieil axiom'e de Rhadamanthys,
le sang demande du sang; et ce sang, le vengeur désigné par
') Costume oriental de Tantale, Créon, Minos.,., etc. {Compte-Rendu,
Saint-Pétersbourg, 1861, p. 80). Sur les chefs indigènes et étrangers,
V. Strabon, p. 321.
-) rspapo'i ^OLTilr^zz YJjjievot Iv àyopYj xocfu-oç laoiiyvi opâirOat (HoM., Ep. xiii, 3.
170 LKS MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
la parenté a seul qualité pour le répandre. Mais là même où,
comme dans ce cas, l'organisme social est resté imparfait,
tout est réglé d'avance, et, si arrogant que se montre d'ailleurs
celui qui se sent fort, on trouverait à peine un exemple d'une
rébellion ouverte contre les exigences du droit sacré. Le
coupable le plus puissant s'enfuit lorsqu'il a tué un homme du
commun : aussi les pérégrinations et les aventures de- bannis
forment-elles le fond de tant d'histoires et d'intrigues légen-
daires. Une fois sorti de sa tribu, l'exilé se trouve dans un
monde tout autre ; les prescriptions légales d'un État ne sont
point valables en dehors de ses frontières.
En somme, sous le rapport de la civilisation et des mœurs,
il existe dans le monde homérique une uniformité remar-
quable. Nous trouvons peu de différence dans le caractère des
tribus qui occupent les deux rivages de la mer Egée et forment
le monde grec proprement dit. De part et d'autre, même
religion, même langue, mêmes mœurs : Troyens et Achéens
frayent les uns avec les autres comme des compatriotes, et
s'il y a entre eux quelque différence à noter, elle consiste en
ce que, sans le dire expressément, le poète, dans une foule de
détails significatifs, reconnaît aux peuples du rivage oriental
le privilège d'une moralité plus haute et d'une civilisation plus
avancée. Chez les princes achéens, l'emportement brutal et
égoïste de la passion ne cesse de contrecarrer l'intérêt com-
mun : pour la possession d'une esclave, le général en chef
court risque de faire manquer l'entreprise tout entière. Achille
est le plus idéal de tous les personnages qui combattent sous
les murs d'IIion, et pourtant, lui, le fils d'une déesse, l'arrière-
petit-fils de Zeus, il montre une soif de carnage qui n'épargne
pas même des enfants innocents, et il fait lui-même l'office de
bourreau en égorgeant des captifs, aussi bien que des chevaux
et des chiens. L'instinct naturel, dans sa fougue sauvage,
anime les deux Ajax; les actes d'Ulysse ne sont pas toujours
conformes aux lois de l'honneur chevaleresque, et Nestor n'est
devenu un sage qu'avec le temps. Au contraire, Priam et les
siens nous sont peints sous des traits tels que nous sommes
forcés de rendre hommage à leur loyauté réciproque, à leur
piété, à leur pntriotisme héroïque, et à la délicatesse de leurs
LE MONDE HOMÉRIQUE 171
mœurs '. C'est seulement dans le caractère de Paris qu'on
reconnaît déjà des traces de cette mollesse asiatique qui énerva
rionie.
Tels hommes, tels dieux. Il n'est pas de dieux dont on puisse
dire qu'ils n'avaient d'adorateurs que dans un des deux camps.
Cependant, leurs affinités les portent de préférence soit d'un
côté, soit de l'autre.
Hèra prend en main la cause des Achéens. Elle avait adopté
pour demeure x4rgos où, aujourd'hui encore, on reconnaît, non
loin de Mycènes, les ruines de son temple bâti en manière de
forteresse. A Ilion, au contraire, elle se sent négligée; aussi
a-t-elle voué aux Priamides une haine irréconciliable. C'est
elle surtout qui a soufflé la discorde entre les deux rivages
et qui, en dépit de toutes les difficultés, a fini par réunir la
flotte de guerre. Malgré son haut rang , c'est une femme
capricieuse et vindicative , dominée par des passions peu
avouables.
Au contraire, il n'y a pas de plus noble figure que celle du
dieu protecteur d'Ilion. Bien que comblé des plus grands
honneurs, Apollon ne montre jamais la moindre velléité
d'opposition aux ordres de Zeus ; il s'identifie spirituellement
avec lui, off"rant un modèle d'obéissance volontaire et de
grandeur d'âme ; il resplendit d'un pur éclat parmi les dieux,
comme Hector parmi les hommes, et tous deux sont là pour
attester le degré supérieur de développement moral auquel
étaient arrivés les Etats et les peuples du littoral oriental,
lorsqu'éclata le conflit avec l'Occident.
A l'époque où les traits épars du monde héroïque furent
rassemblés par la Muse et réunis en une grande peinture, il y
avait longtemps que ce monde avait disparu; il avait été
remplacé par un nouvel ordre de choses, aussi bien dans la
mère-patrie, où les descendants des héros homériques avaient
dû céder la place aux monttignards du nord, que dans les
pays nouvellement conquis, où, par suite du bouleversement
général, les héritiers des princes achéens n'avaient pu
1) Les Troyens ont l'idée de la patrie. C'est chez eux, et chez eux seule-
ment, qu'on entend dire: £?<; oltovo; apiixo; àfx-jvaaOat ntp\ TziipTt^iHoM., Il iad.,
XII, 243. Cf. XV, 496) ,
172 LES MIGRATIONS DES TRIDUS GRECQUES
reprendre le rang qu'avaient occupé leurs aïeux dans leur
patrie. Si ce contraste ne trouble point l'harmonie de l'immense
tableau tracé par la muse homérique, il faut en chercher la
raison dans les hautes facultés de ces tribus qui surent con-
server et mettre en œuvre les souvenirs du passé. Elles
possédaient au suprême degré le privilège des natures poé-
tiques, la faculté d'oublier les tristesses du présent dans la
contemplation du passé idéalisé, et de ne laisser aucune
dissonance se mêler à ce plaisir.
Cependant, on sent percer, dans toute la poésie homérique,
une pointe de mélancolie, l'idée douloureuse que le monde est
devenu plus mauvais et que « les hommes, tels qu'ils sont à
présent', » sont inférieurs en force et en énergie aux géné-
rations précédentes. On y trouve même plus que cette dispo-
sition d'esprit ; quelques traits du présent se sont glissés
involontairement dans le tableau du passé et attestent que les
institutions qui forment le fond de l'âge héroïque n'étaient
plus en vigueur du temps de l'aède.
La royauté est le centre de la société et, en campagne, sa
puissance agrandie devait être absolue. Et pourtant, que
l'Agamemnon d'Homère est loin de répondre à l'idéal de
grandeur héroïque qui s'offre à nous en face des monuments
de Mycènes , et qu'ont laissé dans notre imagination ces
épithètes de rejetons des dieux, revêtus d'une puissance quasi
divine, données aux anciens souverains par la tradition! Sous
les murs de Troie, nous trouvons un prince empêtré dans des
difficultés sans nombre, borné dans ses ressources, indécis et
dépendant, chez qui le pouvoir est fort au-dessous du vouloir;
il a plutôt des prétentions à la puissance qu'il n'a de puissance
réelle, et il est obligé d'inventer toutes sortes de moyens et de
détours pour obtenir l'approbation générale. On ne comprend
pas comment cet Agamemnon, qui se heurte perpétuellement
à la résistance et à l'indiscipline, a pu réunir sous sa bannière
une armée composée d'éléments si divers. Le pivot du monde
héroïque est ébranlé ; à côté de l'autorité royale s'est élevée
«) Oioi vOv ßpoToi' e'atv {Eoy[. ,Ilîad.. V, 304. XII, 383.449. Vell. Paterc,
I, 5. I. Bekkeh, Hom. Blätter, II, 67.
à
LE MONDE HOMÉRIQUE 173
une autre puissance, celle de la noblesse, sans laquelle le roi
ne peut déjà plus gouverner et rendre la justice, et cette
maxime même que l'on cite depuis longtemps pour prouver la
popularité de la royauté héroïque :
Une souveraineté à plusieurs ne vaut rien. Que celui-là soit seul
souverain,
Seul roi, à qui le fils de l'artificieux Kronos a donné le poste *.
porte évidemment le caractère d'une réflexion politique ; elle
donne à entendre que l'on avait déjà senti les inconvénients
d'une aristocratie à plusieurs tètes, inconvénients qui se
montrent dans tout leur jour à Ithaque '.
Les prêtres eux-mêmes, surtout les devins, font contre-poids
à la royauté : c'est une seconde puissance par la grâce de Dieu
et qui n'en est que plus insolente et plus dangereuse. Enfin,
la masse obscure du peuple s'agite aussi, La place publique
qui, lorsque l'autorité royale n'était pas encore affaiblie, ne
pouvait jouer aucun rôle, devient peu à peu le centre de la vie
publique. C'est sur l'agora que se décident les affaires géné-
rales; les réunions prennent de jour en jour plus d'indépen-
dance et d'initiative; dans toutes les questions importantes, il
s'agit d'enlever par la parole le suffrage du peuple.
La foule n'est là, il est vrai, que pour écouter et obéir; mais
déjà le 'peuple siège pendant la délibération, tandis que,
suivant l'ancien usage, il n'y avait de sièges que pour les
grands, c'est-à-dire, le Roi et les Gérontes "; déjà, l'opinion
publique est une puissance que le roi ne saurait mépriser sans
s'en repentir, et déjà aussi il se rencontre dans le camp devant
Troie des gens comme Thersite. Celui-ciest remis à saplace avec
force sarcasmes ; mais sa caricature prouve précisément que
les partis avaient conscience de leur hostilité mutuelle, et que
l'esprit aristocratique s'était déjà exercé à tourner en ridicule
les orateurs de la plèbe. On devine que de semblables exemples
trouveront bientôt des imitateurs plus heureux. A Ithaque, le
peuple est même invité à prendre part à l'action. Mentor, dans
') HoM., Iliad. II, 204. La Tro^jxotpavfr, est déjà mise à l'épreuve et jugée.
^) On rencontre déjà des sedcntes co7iciones dans des passages homéri-
ques d'une authenticité incontestée. Chez les Phéaciens, àyopaî te xai éopai
vont ensemble (Hom., Odyss,, VIII, 16).
174 LES MIGRATIONS DES TUUÎl S GRECyiES
un intérêt dynastique, cherche à travailler les esprits; il va
jusqu'à révéler au peuple la force qui gît dans le nombre :
Mais c'est à l'autre peuple que j'en veux, à voir comme tous
Vous êtes là assis en silence et n'osez apostropher
Une poignée de prétendants, pour les contenir, nombreux comme
vous l'êtes * .
Il est vrai qu'il suffit aux gentilshommes de quelques mots
pour disperser immédiatement la foule qui s'amasse ; mais les
partis sont là, Tun complètement organisé et déjà vainqueur
de la royauté, l'autre qui se remue à l' arrière-plan et que la
royauté elle-même appelle à son secours. On croit même
reconnaître dans ces poèmes des traits qui appartiennent
décidément à l'époque posthomérique. Ainsi, par exemple,
lorsque l'on considère Ménélas, lorsqu'on le voit, ennemi de
toute digression, traiter avec une concision pénétrante l'objet
de la délibération -, il semble être déjà un représentant de
cette tribu dorienne qui s'établit en Laconie après l'époque de
la guerre de Troie.
Ainsi, malgré le calme épique que la poésie ionienne a su
répandre sur toute la scène qu'elle retrace, nous sommes en
présence d'un monde plein de contradictions intérieures ; tout
y fermente ; le vieil élément tombe en dissolution, et de
nouvelles forces, qui n'ont point de place dans l'ancien ordre
de choses, sont en plein épanouissement. Nous reconnaissons
à ces indices les conjonctures au milieu desquelles s'achevèrent
ces chants épiques. C'était (vers 900 avant J.-C. =*) le temps
où, après la période agitée des migrations et des fondations,
les villes commençaient à s'organiser à l'intérieur. A ce
moment, le pouvoir des princes, qui avait été indispensable
tant qu'avait duré la lutte, faiblit. La noblesse se ligua contre
le trône, et dans les villes maritimes de l'Ionie se développa
cette vie de la place pubhque, où le Demos prit conscience de
sa force et qui modifia profondément la situation respective
des classes au sein de la société. Ce sont ces idées, ces ten-
1) HoM., Oclyss., II, 239-241.
2) HoM., Iliad., III, 213.
3) Il est impossible de placer l'âge d'or de la poésie épique plus haut que
le commencement du x« siècle avant notre ère. Cf. Th. Bergk, Griech.
Literaturgeschichte, I, p. 486.
LE MONDE HOMÉRIQUE 175
dances de son époque que le poète a transportées dans le
tableau du passé.
C'est bien au milieu d'une population ionienne que l'épopée
a reçu sa forme définitive. On le reconnaît surtout à ces traits
qui font ressortir l'influence de l'opinion publique et la
puissance de la parole. C'est encore aux Ioniens principale-
ment qu'il faut attribuer tout ce qui a trait au commerce et à
la navigation ; les relations que leurs nouvelles villes nouaient
avec toutes les côtes et étendaient au delà des bornes de
l'Archipel jusqu'à Cypre, en Egypte et en Italie, furent
naïvement transportées sur la scène du monde héroïque. Ce
caractère néo-ionien apparaît dans V Odyssée bien plus encore
que dans VIliade ; car, tandis que celle-ci a pour base une
foule de matériaux historiques empruntés surtout aux tradi-
tions particulières des familles princières achéennes, dans les
pérégrinations d'Ulysse, l'imagination ionienne s'est donné
plus libre carrière et a inséré dans ses chants toute espèce
d'aventures et de contes de matelots.
Le trafic est encore essentiellement un commerce par
échange, caractère qu'il a conservé fort longtemps dans la mer
Egée, à cause de la variété extraordinaire des produits du sol.
Cependant, on sentit de bonne heure le besoin d'employer,
comme mesure de la valeur, des objets qui eussent une valeur
constante, facile à déterminer et universellement reconnue. A
l'origine, ce sont les troupeaux qui forment la richesse des
familles : par conséquent, c'est principalement en bœufs et en
moutons que l'on évalue les présents, les dotations, la rançon
des captifs, le prix des esclaves ; une armure est estimée à
neuf bœufs, une autre à cent. Le commerce maritime dut
exiger une mesure plus commode de la valeur et on la trouva
dans les métaux. Le cuivre et le fer étaient eux-mêmes des
articles de commerce, et l'importance qu'avait le premier
dans la consommation industrielle hâta le moment où les
navires de l'Hellade, qui n'avait que quelques rares filons de
cuivre, se dirigèrent vers les côtes occidentales, chargés de
fer étincelant qu'ils allaient échanger contre du cuivre. Quant
aux métaux nobles, dans Homère, ils ont déjà cours partout.
L'or est ce que l'on a de plus précieux. Pour une parure d'or,
176 LLS MlGHATIOiNS BKS TRIBUS (IRECQUES
amis et époux se trahissent; et les monceaux d'or des rois ne
sont si vantés que parce que l'or était une puissance, parce
qu'avec de Tor on pouvait tout avoir. Ce sont les Ioniens qui
ont introduit l'or dans le commerce grec, et l'admiration pour
l'éclat et le pouvoir magique de ce métal, qui remplit les
poésies homériques, doit être attribuée principalement à
l'esprit ionien. Les pièces d'or sont pesées sur la balance :
« talanton » désigne la balance aussi bien que la pesée ;
toutefois, le talent homérique ' doit représenter déjà une
certaine unité de poids, et l'on voit par cette estimation des
armures, à laquelle nous faisions allusion tout à l'heure, qu'il
y avait entre l'or et le cuivre un rapport fixe, le premier étant
à l'autre comme 100 est à 9.
Enfin, c'est à l'empreinte laissée par l'esprit ionien sur les
légendes héroïques qu'il faut attribuer le sans-façon avec
lequel on y parle des dieux et de la religion. A l'exception
d'Apollon, le patron de la vieille lonie, tous les dieux sont
traités avec une certaine ironie ; l'Olympe est une copie du
monde avec toutes ses faiblesses. Les plus sérieuses aspira-
tions de la conscience humaine sont reléguées à l'arrière-plan ;
ce qui pourrait déranger dans leurs aises les auditeurs est
écarté ; les dieux homériques n'arrachent personne à la pleine
jouissance de la vie sensuelle. Déjà Platon reconnaissait dans
Tépopée d'Homère la vie ionienne avec toutes ses grâces,
mais avec toute sa corruption et ses vices "; et l'on se montre-
rait bien injuste envers les Grecs qui ont vécu avant Homère,
si l'on jugeait de leurs qualités morales et religieuses d'après
les contes débités sur les dieux par le chantre ionien, si on
leur refusait les sentiments dont Homère ne fait pas mention,
par exemple, l'idée de la souillure imprimée par le meurtre
d'un citoyen et de l'expiation due à son sang.
Ainsi, le tableau que trace Homère du temps auquel appar-
tiennent ses héros n'est ni fidèle ni complet. En revanche
son témoignage dépasse ce temps. Il montre la ruine de l'an
cien ordre de choses et la transition qui prépare le nouveau;
1) Surle talent homérique, voy. J. Bra.ndis, Milnz-, Mass- und Gewichts
wesen in Vorderasien, p. 4.
2) Plat., Republ., III, p. 393.
LE MONDE HOMÉRIOIE 177
il atteste même indirectement les migrations des tribus du
nord et toute la série d'événements qui en fut la conséquence :
car, en définitive, c'est à l'impulsion communiquée de proche
en proche par les mouvements de peuples accomplis dans les
régions lointaines de TEpire, par les invasions successives
des Thessaliens, des Béotiens et des Doriens, qu''est due cette
émigration des populations maritimes vers l'Asie -Mineure
qui a fourni à l'épopée homérique ses matériaux et l'a fait
mûrir sous le ciel de l'Ionie.
§ VI
CHRONOLOGIE FONDÉE SUR LES POEMES HOMERIQUES.
Lorsque le cycle légendaire de Troie se trouva achevé et
fixé dans l'épopée homérique, on ne se contenta pas d'y cher-
cher un panorama de ce monde doué d'une énergie merveil-
leuse et gouverné par des fils des dieux, que l'on désignait
sous le nom d'âge héroïque ; mais on essaya d'utiliser l'épopée,
jusque dans ses détails, à titre de document du passé. On prit
les héros chantés par la muse pour des rois historiques ; on
considéra les exploits que les conquérants achéens prêtaient
à leurs aïeux comme des événements réels ; le mirage poétique
prit la consistance de l'histoire. Ainsi se forma la tradition qui
fit croire à un double départ d'Aulis , à une double conquête
de la Troade, à deux guerres signalées par les mêmes péripé-
ties, faites parles mêmes tribus et les mêmes familles.
Comme la première guerre, morceau détaché de la légende
héroïque, flottait dans les nuages, il fallut naturellement, pour
lui donner un commencement et une fin, allonger la trame
légendaire. Il fallut faire revenir les héros du premier drame
à Argos, parce qu'on savait de bonne source que les descen-
dants d' Agamemnon avaient régné à Mycènes jusqu'à l'inva-
sion dorienne. Ainsi , les combats livrés par les Achéens
dépossédés, à la recherche d'une nouvelle patrie^ devinrent
une guerre volontairement entreprise par des princes au
12
178 LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES
comble de la puissance, une campagne de dix ans. D'autre
part, l'invasion qui avait occasionné tout ce déplacement de
peuples dut trouver place entre la première et la seconde
guerre.
C'est une preuve bien remarquable de la puissance de la
poésie sur le peuple des Hellènes, que la guerre de Troie, telle
qu'elle a été chantée par les aèdes, ait complètement relégué
à l'arri ère-plan celle qui a été réellement engagée, et que cette
lutte, qui n'a d'autre fondement que les poèmes homériques,
soit devenue le point fixe auquel les Grecs ont, de bonne foi,
rattaché toute leur chronologie.
En conséquence, ils placèrent :
La chute d'IHon en l'an 1
L'invasion Thessalienne * en 50
L'invasion des Arnéens en Béotie 2 en 60
L'expédition des Héraclides et des Doriens ^. . . en 80
L'occupationdelaTroadeparlesEolo-Achéens*. en 130
La fondation de la Nouvelle-Ionie '^ en 140
après la prise de Troie.
C'est à Lcsbos, où se sont perpétuées le plus longtemps des
familles achéennes illustrées ]par Homère, et dans les villes
maritimes de l'Ionie, où la connaissance de l'histoire ancienne
des autres peuples inspira l'envie d^étudier les antiquités
nationales, que l'on essaya pour la première fois d'introduire
un ordre chronologique dans les traditions de l'époque homé-
rique. Ce travail fait partie de la vaste et multiple tâche des
logographes, les premiers pionniers de la science historique.
Prenant pour modèle les annales des empires d'Orient, ils
voulurent, eux aussi, rattacher les unes aux autres les tradi-
tions de leur pays ; ils dressèrent la généalogie des familles les
plus considérables, et s'efforcèrent de combler la lacune qui
sépare les deux grandes périodes chronologiques, l'une anté-
rieure, l'autre postérieure à l'invasion dorienne.
*) Voy, ci-dessus, p. 123.
-) Voy. ci-dessus, p. 124.
^) Voy. ci-dessus, p. 138.
*) Voy. ci-dessus, p. i46.
^) Voy. ci-dessus, p, 151.
CHRONOLOGIE FONDÉE SUR LES POÈMES HOMÉRIQUES 179
Pour y parvenir, on avait essayé de divers moyens. A
Athènes, au temps des Pisistratides, on avait dressé une liste
de rois qui plaçait l'arrivée des Nélides à i\.thènes en 1 149 avant
J.-C. Cette ère fut, par suite, considérée comme marquant la
date du retour des Héraclides et on plaça, en conséquence, la
chute de Troie 60 ans plus tôt, c'est-à-dire en 1209. Ce système
attique est celui que suit la chronique des marbres de Paros.
Dans le Péloponnèse, on était habitué à un deuxième sys-
tème qui se rattachait, d'un côté, aux listes des rois de Sparte,
de l'autre, à celle des vainqueurs aux jeux olympiques.
Lorsque les érudits alexandrins s'occupèrent de la ques-
tion, ils avaient sous les yeux ces deux systèmes, et leur tâche
a consisté à en tirer une chronologie qui pût être généra-
lement acceptée. Eratosthène fit passer dans l'usage courant
la supputation péloponnésienne, qui plaçait la prise de Troie
407 ans avant la première olympiade. On reporta alors avant
la guerre de Troie (1193-1184) les souvenirs dont les plus
vieux chants nationaux s'étaient fait l'écho, la double levée de
boucliers contre Thèbes et l'expédition des Argonautes, On
atteignit ainsi, avec les dates les plus reculées de l'histoire
gréco-européenne, le milieu du treizième siècle avantnotre ère.
Enfin, on plaça au sommet de tout le système, comme
premiers moteurs de l'histoire nationale, les colons venus de
l'Orient, Cadmos, Cécrops, Danaos et Pélops. On agissait
en cela sous l'empire d'une idée vraie, à savoir, qu'il fallait
chercher le véritable berceau de la civilisation hellénique sur
le bord oriental de TArchipel oi^i nous avons cru rencontrer,
dès le quinzième siècle, des tribus grecques déjà mêlées au
trafic maritime et au commerce international ^
*) Sur le calcul des époques, d'après les généalogies, dans l'ère de la
prise de Troie, v. J. Brandis, Be tcmp. grsecorian antiquissimorum ra-
tionc. Bonnœ, 1857. 11 y avait deux manières de compter : l'une à Athènes,
l'autre à Lacédémone. D'après la première manière, la prise de Troie tom-
bait en l'an 1209 av. J.-C; d'après la seconde, en 1183. Cette dernière fut
adoptée par les grammairiens alexandrins. Ainsi, Eratosthène et Apollodore
plaçaient la guerre de Troie en 1193-1184/3; Sosibios, douze ans plus tard
(cf. KoHLMAXN, Qusestiones ilfeMenmc«. Bonnae, 1866, p. 47). Sur les diffé-
rences plus sérieuses dans la chronologie de la guerre de Troie, v. Boeckh,
Gorp. laser. Grase, II, p. 329 sqq.
LIVRE DEUXIÈME
DE L'INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES
CHAPITRE PREMIER
HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
§ I. — Prise de possession des Doriexs. — Les Doriens dans le Pélopon-
nèse. — Les Doriens en Messénie. — Les Doriens en Laconie. — Les
Doriens en Argolide. — Rapport entre l'ancienne et la nouvelle population.
— Fondation des États de la côte occidentale, l'Élide, Pisa et la Triphylie.
— État de l'Arcadie. — Résultat des invasions. — Héraclides et Do-
riens. — Les Doriens en Crète.
§ IL — Histoire de la Laconie. — Origines de l'histoire de la Laconie. —
Fondation de Sparte. — Les rois jumeaux. — L'hexapole laconienne. —
Origine de la double royauté. — Persistance des institutions achéennes.
— Législation de Lycurgue, vers 820 av. J.-C. — Tâche du législateur. —
La royauté. — Le conseil des Anciens. — La communauté guerrière des
Doriens. — Les lots assignés aux Doriens. — Les Doriens au bord de
l'Eurotas. — Les périèques et les hilotes. — Droits des Doriens. —
Discipline des Doriens. — Éducation publique. — Isolement vis-à-vis de
l'extérieur. — La vie à Sparte. — ■ Les fonctionnaires. — Dorisation du
pays. — Chronologie de Lycurgue.
§ III. — Sparte et la Messénie. — Relations extérieures de Sparte. —
Spartiates et Messéniens. — Première guerre de Messénie, de 743 à 724.
— Soulèvement d'Andania. vers 645. — Alliés des Messéniens. — Dis-
cordes civiles à Sparte. — Puissance des éphores. — Agitations intérieures :
les Parthéniens. — Terpandre et les fêtes Carnéennes (676). — Thalé-
tas et les Gymnopédies (665) . ■ — Détresse de Sparte durant la seconde
guerre de Messénie. — Tyrtée d'Aphidna. — Continuation de la guerre.
— Luttes autour d'Ira. — Fin de la guerre, vers 628. — Transformation
intérieure de l'État. — Accroissement de la puissance des éphores. —
Sparte après les guerres de Messénie.
§ IV. — Etats du centre et du littoral occidental. — Guerre entre Sparte
et l'Arcadie. — Traités avec Tégée (après 600 av. J.-C). — Relations de
Sparte avec la côte occidentale. — Le culte à Olympia. — Sparte et Elis.
— Soulèvement des Pisates (672). — Luttes au sujet d'Olympie, —
Anéantissement de Pisa (vers 572). — Agrandissement de l'Élide. — État
de l'Élide. — Les jeux olympiques. — Sparte et Olympie. — Opposition
au dorisme.
§ V. Civilisation ionienne en Asie. — Les côtes de l'Asie-Mineure. —
Emigration par mer après la colonisation. — Développement de l'Ionie.
— Tendances particulières des villes maritimes de l'Ionie. — Révolutions
pohtiques en lonie. — Apparition de la tyrannie. — Influence de l'Orient
sur l'Ionie. — Invention de la monnaie en lonie. — Impulsion donnée au
commerce. — Grandes guerres commerciales (vers 700 av. J.-C).
184 HISTOIRE mr Péloponnèse
§ VI. — Histoire de l'Argolide. — Troubles en Argollde. — Victoire de
Phidon à Hysiae (669). — Le roi Phidon à Argos. — Ses réformes
relatives aux poids et monnaies. — Puissance de Phidon. — Phidon
aux jeux Olympiques (668). — Chute de Phidon.
§ VII. — Histoire DE Sicyo.ne. — La dynastie des Orlhagorides. — Myron
vainqueur à Olympie (648). — Les réformes de Clisthène. — PoHtique
extérieure de Clisthène. — Rapports de Crisa avec Delphes. — Delphes
et Sicyone. — La guerre sacrée (600-590). — Les prétendants d'Agariste.
— Réunion des prétendants à Sicyone. — Fin de la dynastie des Orlha-
gorides .
§ VIII. — Histoire de Corixthe. — Corinthe gouvernée par des rois. —
Industrie et inventions des Corinthiens. — Abolition de la royauté (vers
747). — Corinthe gouvernée par des prytanes. — Révolution à Corinthe
(657). — Cypsélos (657-629). — Periandre (629-585). — Gouvernement
de Periandre. — Vieillesse de Periandre. — Mort de Periandre. — Chute
des Cypsélides.
§ IX. — Histoire de Mégare. — Théagène de Mégare (vers 625). — État
social de Mégare. — Théognis de Mégare (vers 550).
§ X. — Lutte de Sparte contre la tyrannie. — Coup d'oeil rétrospectif
sur l'époque des tyrans. — Sparte et la tyrannie. — Prestige de Sparte
devenue le centre de la nation. — Sparte et Athènes.
§1
PRISE DE POSSESSION DES DORIENS.
L'invasion dorienne fait entrer en scène une force nouvelle,
celle des montagnards du nord, qui viennent revendiquer leur
rôle dans l'histoire nationale. Ils étaient en retard de plusieurs
siècles sur les tribus voisines de la mer, mais n'en avaient que
plus d'énergie et de vitalité; aussi, ce qui a été transformé
et renouvelé par suite de leurs conquêtes a duré jusqu'à la
fin de l'histoire grecque. C'est pour cette raison que déjà
les historiens de l'antiquité ont daté l'ère historique , par
opposition à (( l'âge héroïque », des premiers exploits des
Doriens *. Mais nous n'en sommes pas mieux renseignés sur la
première phase de l'invasion dorienne. Au contraire ; les an-
') Ephore opposait l'invasion des Héraclides (Awpisî; ?'jv 'IIpax).£''Sai;.
Turc, I, 12) aux ua),atat [L-JkjloyioLi et en faisait le point de départ de l'his-
toire grecque (DiOD., IV, 1. A. Schefer, Quellenkunde, p. 50).
PRISE DE POSSESSION DES DORIENS 185
ciennes sources se tarissent, aussitôt que s'ouvre cetteépoque,
sans être remplacées par de nouvelles. Homère ignore complè-
tement l'expédition des Héraclides. Les Achéens émigrés sur
l'autre bord de la mer vivaient tout entiers dans le souvenir
des jours passés et confiaient ce dépôt sacré à la mémoire
fidèle de la Muse. Mais ceux qui étaient restés, qui devaient
se plier de force à des institutions étrangères, ne songeaient
guère à chanter. Les Doriens eux-mêmes se sont toujours
montrés avares de traditions; ce n'était pas leur manière, de
parler beaucoup de ce qu'ils avaient fait : ils n'avaient pas
non plus l'inspiration prime-sautière de la race achéenne ,
et ils étaient encore moins capables d'amplifier avec complai-
sance, à la manière ionienne, les incidents de leur existence.
Ils consacraient leurs pensées et leurs forces à la vie pratique,
à l'accomplissement de devoirs déterminés, d'actes sérieux et
utiles.
Ainsi, les grandes péripéties de l'invasion dorienne res-
tèrent abandonnées aux hasards d'une tradition qui s'est
effacée jusqu'aux moindres vestiges, et c'est pour cela que
toute l'histoire de la conquête de la péninsule est si pauvre en
noms et en faits. En effet, ce n'est que bien tard, alors que
l'épopée populaire était morte depuis longtemps, que l'on
chercha à refaire aussi un commencement à l'histoire du
Péloponnèse ».
Mais ces poètes d'arrière-saison n'étaient plus entraînés par
le courant d'une tradition jeune et vivante; ils n'éprouvaient
pas non plus, en face des images du passé, cette joie pure ot
naïve qui est le souffle vital de la poésie homérique ; ils s'étaient
donné sciemment pour tâche de combler une lacune de la
tradition, et de renouer entre l'époque achéenne et l'époque
*) Sur les traditions concernant l'invasion dorienne et la vêtus inter Her-
culis posteras divisio Peloponnesi (Tac, A.nn., IV, 43j, tj twv 'Hpax),£t5(ov
xâOoooç xat ô r?,; y^MpiXQ (ASpurfib; -jit'aOxwv xai irwv auyxaTe),9ôvTwv aùxoi; AwptÉwv
(Strab., p. 392j, voy. U. Muelleh, Dorier, I, p. 50. A côté de la légende
rectifiée par les poètes attiques que donne ApoUodore, on trouve des débris
de renseignements historiques dans Éphore et de traditions locales dans les
introductions historiques dont Pausanias fait précéder ses descriptions des
contrées du Péloponnèse. Cf. H. Gelzer, Die Wanderzüge der lakedœ-
7nonischen Dorier, ap. Rhein. Mus. N. F. XXXII, p. 259.
186 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
dorienne la trame interrompue. Ils cherchèrent à réunir les
diverses légendes locales, à compléter les parties défectueuses,
à concilier les contradictions et, de cette façon, ils arrivèrent à
faire de l'expédition des Héraclides une histoire dans laquelle
ce qui était Tœuvre lente et progressive des siècles apparut
condensé sous une forme pragmatique.
Les Doriens vinrent du continent par bans successifs,
amenant avec eux leurs femmes et leurs enfants. Us ne
gagnèrent que lentement du terrain; mais, là où ils prirent
pied, ils provoquèrent une transformation radicale des mœurs
et des institutions. Us y introduisirent leur régime domestique
et leur organisation sociale ; ils conservèrent avec une énergie
tenace le tour particulier de leur langue et de leurs mœurs; ils
s'isolèrent dédaigneusement des autres Grecs, et, au lieu de se
fondre, comme les Ioniens, dans la masse de l'ancienne popu-
lation, ils imprimèrent à leur nouvelle patrie le caractère de
leur race. La péninsule devint dorienne.
Cette transformation s'opéra de manières très diverses; le
mouvement reçut son impulsion, non pas d'un centre unique,
mais de trois points principaux. La légende péloponnésienne
à exprimé ce fait à sa manière. Selon elle, la race d'Héraclès,
l'héritier légitime de la souveraineté d'Argos *, était alors
représentée par trois frères qui revendiquaient les droits de
leur ancêtre, Téménos, Aristodémos et Cresphonte. Ceux-ci
sacrifient en commun à trois autels de Zeus Patrôos et tirent
au sorties divers royaumes du pays. Argos, le lot d'honneur,
échut à Téménos; le second, Lacédémone, revint aux enfants
mineurs d' Aristodémos, tandis que la belle Messénie tomba
par la ruse au pouvoir du troisième frère 2.
Cette histoire du partage des Héraclides a été fabriquée
dans le Péloponnèse, alors que les Etats en question avaient
') Le droit des Héraclides se fondait sur leur parenté avec les Perséides.
« Quel soin, dit Niebuhr, les chroniques anglo-saxonnes ne déploient-elles
pas pour rattacher à la race des Saxons la généalogie de Guillaume-le-Con-
quérant! (Niebuhr, Yo7'les,ïib.A. Gesch. I, p. 27 i). C'est là une adaptation
(olxîioOffOai) agréable aux deux partis, aux vainqueurs comme aux vaincus.
2) Arch. Zeit., 1848. p. 281. 0. Mueller, Don^r, I, p. 64.80. Influence
de Cina^thon, selon K. Fr. Hermann [Altenb. Philologennersamml ., 1855,
p. 37). — Pacte de famille des Héraclides (Platon, Legg., 684).
PRISE DE POSSESSION DES DOP.IEXS 187
pris depuis longtemps leur physionomie particulière ; elle
donne, en la reportant aux temps héroïques, la raison d'être
des trois métropoles, la légitimation du droit des Héraclides
dans le Péloponnèse et du nouveau système pohtique. Le fond
historique de la légende est que, au début, les Doriens ne
défendaient pas Tintérèt propre de leur race, mais les intérêts
de leurs chefs, lesquels n'étaient pas des Doriens, mais des
Achéens'; aussi, le dieu qui préside au partage n'est autre que
le dieu tutélaire des vEacides. En outre, la légende repose sur
ce fait que les Doriens, dirigeant leur marche sur les trois
grandes plaines de la péninsule, se partagèrent, bientôt après
l'invasion, en trois corps d'armée. Chaque corps avait pour le
conduire ses Héraclides; chacun contenait dans son sein ses
trois tribus, les HyUéens, les Dymanes et les Pamphyles ^
Chacun d'eux était une copie réduite du peuple entier. De la
façon dont les divers corps d'armée s'installèrent dans leur
nouveau séjour, du plus ou moins de ténacité avec laquelle,
malgré la direction étrangère dont ils s'étaient faits les instru-
ments et le contact de la population vaincue, ils restèrent
fidèles à leurs habitudes et aux mœurs de leur race, enfin, de la
manière dont les choses s'arrangèrent des deux côtés, dépend
complètement le cours que va prendre l'histoire du Pélopon-
nèse.
Les nouveaux Etats étaient aussi, en partie, de nouveaux
territoires; ainsi, par exemple, la Messénie. En effet, dans le
Péloponnèse homérique, il n'y a point de contrée qui porte ce
nom : la partie orientale du pays, là où les eaux du Pamisos
relient l'une à l'autre la vallée haute et la vallée basse, appar-
tient au royaume de Ménélas, et la moitié occidentale, au
domaine des Néléides, qui avait son centre sur la côte. Les
Doriens débouchèrent par Je nord dans la vallée haute et
s'installèrent à Stényclaros. De là, ils gagnèrent du terrain et
repoussèrent les Néléides thessaliens vers la mer. La haute
*) K. Fr. Hermann, Staatsalterth . , § 16, 5.
-) Le caractère dorien des trois Phylse, nié par Gilbert, qui les considère
comme une institution purement argienne [Studien zur altspartan. Ges-
chichte, p. 142), est défendu par A. Burckhardt, De Grsecorum civitatum
divisionibus , Basil., 1873, p. 15. Cf. Schiller [Ansbach. Programm ,
1861, p. 7).
188 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
falaise isolée deVieux-Navarin paraît avoir été le dernier point
de la côte où ceux-ci se maintinrent, jusqu'à ce qu'enfin, serrés
de plus près de jour en jour, ils s'embarquèrent et quittèrent
le pays. La plaine de Stényclaros devint alors le centre de
la nouvelle contrée et put être appelée pour cette raison Mes-
sène, c'est-à-dire, pays du milieu ou de l'intérieur.
A part cette importante transformation, le changement
s'opéra plus pacifiquement que sur d'autres points. Du moins,
la légende locale ne parle pas de conquête violente. Les
habitants auraient cédé aux Doriens une portion déterminée
de terres labourables et de pâturages et seraient restés tran-
quilles possesseurs du reste. Les envahisseurs victorieux ne
cherchèrent même pas à se créer une situation à part et à
s'arroger des privilèges. Les nouveaux princes furent consi-
dérés, non pas comme des conquérants étrangers, mais comme
des parents des anciens rois éoliens, et l'aversion qu'inspi-
rait la domination des Pélopides leur valut la sympathie natio-
nale. Pleins de confiance, ils vinrent habiter avec leur suite au
milieu des Messéniens, et montrèrent qu'ils n'avaient d'autre
but que de voir les anciens et les nouveaux habitants se fu-
sionner pacifiquement sous leur égide.
Mais ce tranquille état de choses ne dura pas longtemps. Les
Doriens se crurent trahis par leurs chefs, Cresphonte se
vit forcé par une réaction dorienne de renverser la première
organisation, d'abolir l'égalité des droits, de réunir tous les
Doriens en communauté séparée à Stényclaros et de faire
de cette place la capitale de la contrée, de sorte que le reste
de la Messénie fut réduit à la condition d'un pays conquis.
Les troubles continuent. Cresphonte lui-même est victime
d'un soulèvement meurtrier : sa dynastie est renversée, il n'y
a plus après lui de Cresphontides. ^^pytos lui succède. C'est
un Arcadien de nom et de race, élevé en Arcadie, et qui de là
a envahi la Messénie alors en pleine dissolution. Il apporte au
pays un ordre plus stable et lui imprime une direction plus
ferme; aussi désormais les rois s'appellent-ils, de son nom,
^Epytidos. Or, la direction que suit dès lors l'histoire de l'Etat
est tout autre; elle est anti-dorienne , anti-belliqueuse. Les
^pytides ne sont pas des chefs d'armée, mais des administra-
PRISE DE POSSESSION DES DOUIENS 189
teurs, des fondateurs de cultes. Ces cultes eux-mêmes ne sont
pas ceux des Doriens, mais d'anciens cultespéloponnésiens, d'un
caractère tout opposé, tels que celui de Demeter, d'x^sclépios,
des Asclépiades. La grande fête du pays était une cérémonie
étrangère à la race dorienne, la célébration des mystères dits
« des grandes divinités », et, sur le mont Ithome, la haute
citadelle qui domine les deux plaines de la contrée, trônait le
Zeus pélasgique dont le culte passait pour une marque dis-
tinctive du peuple messénien.
Si rares et si incomplets que soient les débris de l'histoire
locale de la Messénie, elle repose indubitablement sur quelques
faits d'une haute importance. On remarque, dès le début, dans
cette colonisation dorienne, une incertitude étonnante, une
scission profonde entre le chef et son peuple, scission qui avait
pour cause la sympathie du roi pour l'ancienne population,
celle qui avait occupé le pays avant les Achéens *. Il ne réussit
pas à fonder une dynastie ; car yEpytos n'est donné comme fils
de Cresphonte que par une légende postérieure qui, là comme
dans toutes les généalogies grecques, cherche à masquer les
brusques solutions de continuité. Mais le peuple dorien dut
s'épuiser en luttes intestines au point de ne plus pouvoir faire
prévaloir son génie propre; la dorisation de la Messénie
n'aboutit pas, et cet échec décida de la physionomie qu'allait
prendre, au moins dans ses traits principaux, l'histoire du
pays. En effet, autant la nature avait prodigué de ressources à
une contrée qui réunissait deux des plus beaux bassins
fluviaux de la Grèce avec un littoral baigné par deux mers,
autant le développement de TEtat prit, dès le début, un cours
désavantageux. 11 n'y eut pas en Messénie de rénovation
radicale, pas de régénération vigoureuse qui l'ait marquée au
sceau du génie hellénique.
Un second corps d'armée dorien pénétra, avec un tout autre
succès, dans la longue vallée de l'Eurotas" qui, commençant
^) Pausan., IV, 3, 6. En dépit de Schiller {Ansbacher Programm,
1857/8, p. 7), je ne puis trouver à ce passage un autre sens que celui que
j'ai adopté dans le texte et dans mon livre sur le Péloponnèse (II, p. 188) :
yTToitTsyeiv et uno']/ta signifie soupçonner, sans que le mot soit pris en mau-
vaise part.
^) E. CuRTius, Peloponnesos, II, p. 210.
190 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
par une gorge étroite, s'élargit graduellement et déploie au
pied du Taygète les fertiles campagnes de la « creuse Lacé-
démone. >> Il n'y a guère en Grèce de pays où une plaine soit
aussi réellement qu'ici le centre et le point d'appui de l'en-
semble. Profondément enfoncée entre des montagnes abruptes
et séparée par des cols élevés des régions d'alentour, cette
vallée réunit dans son sein toutes les ressources nécessaires
au bien-être. Les Doriens, àleurtour, assirent sur un monticule
baigné par TEurotas, au-dessus d'Amycla?, leur camp, qui
donna naissance à la ville de Sparte, la ville la plus moderne
de la vallée.
Si Sparte et Amyclse ont subsisté côte à côte durant des
siècles, l'une peuplée de Doriens, l'autre d'Achéens, il est
évident qu'elles n'ont pas été, pendant ce laps de temps, en état
d'hostilité perpétuelle. Par conséquent, là comme en Messénie,
le pays n'a pas dû être occupé en entier d'une manière
effective ; mais les droits réciproques des anciens et des
nouveaux habitants ont été également réglés par des transac-
tions. Cette fois encore, les Doriens se sont disséminés dans
différentes localités et s'y sont mêlés à la population primitive.
Le centre du troisième état dorien était le bassin de
rinachos , qui fut regardé comme le lot de l'aîné des Héra-
chdes '. En effet, l'Etat qui se fonda sur les débris du royaume
de Mycènes hérita de la gloire que cette ville devait à la puis-
sance des Atrides. Le berceau de l'Argos dorienne était sur la
côte, à l'endroit où, parmi les marécages qui séparent l'em-
bouchure ensablée de l'Inachos du lit moins desséché de
l'Erasinos, s'élève une terrasse plus consistante. C'est là quo
les Doriens avaient leur camp et les objets de leur culte, là
que leur chef Téménos était mort et avait été inhumé, avant
d'avoir vu son peuple complètement maître de la vallée haute :
aussi son nom resta à ce lieu appelé depuis lors Téménion-.
La situation du Téménion montre que les châteaux-forts et les
délilés de l'intérieur ont été longtemps défendus avec une
énergie opiniâtre par les Achéens, de sorte que, pendant tout
*) E. CuRTius, op. cit., II, p. 346.
-) Strau., p. 368. E. CuRTius, o^j. cit., II, p. 154.
PRISE DE POSSESSION DES DORIEXS 191
ce temps, les Doriens étaient forcés de se contenter d'une place
désavantageuse à tous égards. En effet, toute la bordure du
littoral n'est devenue habitable qu'à la longue et, d'après
Aristo te \ sa nature marécageuse est la principale raison pour
laquelle la capitale des Pélopides fut placée si avant dans la
vallée haute. Mais les progrès de la puissance dorienne firent
de la citadelle escarpée de Larisa le centre politique du pays,
et l'Argos pélasgique assise au pied de la forteresse , Argos ,
l'endroit le plus anciennement habité de la contrée, redevint
la capitale. Elle fut la résidence des souverains issus de Té-
ménos, et le point d'appui qui assura l'extension de leur
puissance ^.
Cette extension s'opéra, cette fois encore, non pas ^ous
forme de conquête régulière et par la ruine des colonies anté-
rieures, mais par la dissémination de communes doriennesqui
s'installèrent sur les points importants, entre la population
ionienne et la population achéenne. Ce mouvement lui-même
s'effectua de différentes manières, tantôt de gré, tantôt de force,
et rayonna dans deux directions, vers la mer de Corinthe, d'une
part, et de l'autre, vers le golfe Saronique.
Des cols peu élevés relient Argos à la vallée de l'Asopos.
Rhégnidas le Téménide ^ conduisit des bandes dorieiines dans
la vallée haute où florissait, sous la protection de Dionysos,
la vieille cité ionienne de Phlionte ; Phalcès envahit la vallée
basse à l'issue de laquelle s'élevait, sur un magnifique plateau,
Sicyone, l'antique capitale du littoral connu sous le nom
d'JEgialée *. D'un côté comme de l'autre, il doit y avoir eu un
partage à l'amiable du territoire ; il en fut de même dans la
ville voisine de Phlionte, Cléonae. Personne, à la vérité, ne
croira que, dans des pays peu étendus et très populeux, on
ait pu prendre des terres sans possesseurs pour satisfaire les
étrangers, ni que les anciens propriétaires fonciers aient aban-
donné de bonne grâce leur patrimoine ; mais la tradition veut
*) Aristot., Meteorol., I, 14, 15 (p. 56 Ideler).
2) Prise d'Argos par Déiphonle (Poly.en., II, 12),
3) Pausan., II, 13, 1.
*) Pausan., 11,6,7. Sur l'ancienne dynastie sicyonienne, V. Pe^ojjonne^o^,
11^ 484. L'ancienne Sicyone était phénicienne ; de là le surnom de (xaxàpwv
eôpavov (Ibid., p, 583).
192 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
dire que quelques familles riches furent seules obligées de
s'expatrier, tandis que le reste de la population demeura dans
le même état et n'eut pas à souffrir de la révolution politique.
Le goût de l'émigration, qui s'empara des familles ioniennes
dans tout le nord de la péninsule, facilita la transformation du
pays. Elles étaient poussées vers les horizons lointains par
un pressentiment vague qui leur faisait entrevoir, au delà de
la mer, un séjour plus beau et un avenir plus brillant. C'est
ainsi qu'Hippasos, l'ancêtre de Pythagore, quitta avec les siens
l'étroite vallée de PhUonte pour aller chercher à Samos une
nouvelle patrie '.
L'émigration rendit disponibles, sur toute l'étendue dulitto-
ral, de bonnes terres labourables, et les gouvernements des
petits Etats, qui restèrent enfonctionsou remplacèrent les émi-
grés, purent les partager en lots et les donner auxmembres de la
race conquérante. Ceux-ci, en effet, ne tenaientpasàrenverser
les anciennes institutions et à faire prévaloir de nouveaux
principes politiques ; ils voulaient seulement une portion de
terre suffisante pour eux etleurs familles, et avec cela des droits
civiques. On prolita de l'analogie qu'olfraient les cultes des
deux peuples pour arriver à une entente pacifique. Ainsi, la
tradition de Sicyone dit positivement que les Héraclides y
régnaient déjà depuis fort longtemps; que, pour ce motif,
Phalcès, lorsqu'il eut envahi le pays avec ses Doriens, avait
laissé sur le trône la famille régnante et s'était entendu avec
elle par voie de transaction j^acifique.
La côte du golfe Saronique fut visitée par deux corps d'armée
partis d'Argos sous la conduite de Déiphonte et Agaeos, qui
rendirent doriennes les vieilles cités ioniennes d'Epidaurc
et de Trœzène -; puis, d'Epidaure, l'expédition pénétra dans
l'isthme où l'occupation de l'importante ville de Corinthe, la
clef de toute la péninsule, clôt la série des établissements fondés
par les Téménides.
') Pausan. II, 13,2, .
2) Déiphonte (Pausan., II, 26, 1). Le fondateur de Trœzène est appelé
tantôt Agélaos (Apollod., II, 8, 5), Agrfpos (Ephor. ap. Strab.. p. 389),
ArgcTOs (Palsax., II, 28, 3), Agfcos (Nicol. Dam,, fr. 38 ap. Fr. Eist.
Grxc. m, p. 376).
PRISE DE POSSESSION DES DORIENS i93
Ces établissements forment, sans contredit, la partie la
plus brillante des expéditions doriennes dans le Péloponnèse.
Grâce àl'énergiedesDoriens et de leurs chefs lesHéraclides,qui
ont dû se réunir en assez grand nombre pour ces entreprises,
toutes les parties d'un pays si morcelé avaient été occupées
avec un plein succès, et la nouvelle Argos, dont le territoire
s'étendait depuis l'ile de Gythère jusqu'à la frontière attique,
était bien supérieure aux colonies plus modestes assises sur
les bords du Pamisos et de l'Eurotas. Bien que les États de la
péninsule n'eussent pas été partout créés de toutes pièces
par les chefs dorions, tous cependant, en recevant dans leur
sein un noyau de Doriens qui formaient la partie résistante
et prédominante de la population, avaient pris un caractère
uniforme.
L'initiative de cette transformation était partie d'Argos :
aussi, toutes ces colonies restaient attachées à la métropole
par les liens d'une dépendance filiale,, et nous pouvons con-
sidérer Argos, Phlionte, Sicyone, Trœzène, Epidaure et
Corinthe comme une hexapole dorienne qui, aussi bien que
celle de Carie, constituait un état fédéral \
Ceci même n'était pas une organisation absolument nou-
velle. Au temps des Achéens, Mycènes avec son Héraeon
avait été le centre du pays ; c'est dansl'Hérseon qu'Agamemnon
avait reçu l'hommage de ses vassaux. Aussi, c'était encore la
déesse Hêra qui, disait-on, avait précédé les Téménides à
Sicyone, lorsque ceux-ci songèrent à rétablir entre les villes
une union disparue ^ Ainsi, cette fois encore, le nouvel ordre
de choses parut continuer d'anciennes traditions.
Désormais cependant, le centre de la confédération fut le
culte d'Apollon, que les Doriens trouvèrent déjà établi à
Argos et qu'ils fondèrent à nouveau en le consacrant spécia-
lement au dieu de Delphes ou de Pytho, à la protection
duquel ils devaient leur gloire et leurs succès. Les villes
envoyaient chaque année leurs offrandes au temple d'Apollon
Pythaeys qui s'élevait dans l'enceinte d'Argos, au pied de
*) Hexapole dorienne (six principautés vassales), voy. Niebuhr, Alte Ges-
chichte, I, 283.
*) "Ilpa Ttpoôpoixîa (Pausan., II, 11, 2).
13
194 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
Larisa ; la métropole, elle, avait l'administration du sanctuaire
et, par là, les prérogatives d'un chef-lieu *,
Toutefois, la grandeur d'Argos et l'éclat de ses nouvelles
institutions était pour elle un avantage dangereux. Elle ne
pouvait en effet étendre sa puissance sans la diviser, et la
configuration physique de l'Argolide, qui,detouteslescontrées
duPéloponnèse, est la plus capricieusement découpée, poussait
au morcellement.
Pour ce qui concerne les affaires intérieures, les différents
Etats offraient également des aspects très divers, selon la
situation qu'avaient prise vis-à-vis l'une de l'autre l'ancienne
et la nouvelle population. En effet, là où la force des armes
avait assuré le triomphe des Doriens, les anciens habitants
furent dépouillés de leurs droits et de leurs propriétés : il se
forma un Etat achéo-dorien qui ne reconnut d'autres citoyens
que les membres des trois tribus.
Toutefois, les choses se passèrent en général autrement.
Dans les pays qui jouissaient depuis longtemps d'un bien-être
alimenté par l'agriculture, l'industrie et le commerce, comme
Phlionte et Sicyone, la population ne se laissa pas complète-
ment, ou au moins ne se laissa pas longtemps opprimer et
annihiler. Elle ne fut pas réduite à l'état de masse inerte et
sans nom, mais elle figura à côté des trois tribus doriennes ,
quoique avec des droits plus restreints, à titre de tribu ou
partagée, en plusieurs tribus. Ainsi, là où l'on rencontre plus
de trois lihylx ou tribus, là où, à côté des Hyllécns, des
Dymanes etdesPamphyles,oiicite encoredes« Ilyrnéthicns »,
comme à Argos, ou des « Jîgialéens » (habitants de la plage),
comme à Sicyone, ou une « Chthonophyle », nom que portait
peut-être à Phlionte la tribu des indigènes -^ on peut admettre
que les envahisseurs doriens n'ont pas tenu l'ancienne popu-
lation complètement en dehors de la nouvelle république,
mais lui ont accordé tôt ou tard une certaine somme de droits.
Si minimes qu'aient été ces droits, ils eurent des conséquences
1) Paus., II. 35, 2. Thucyd., V, 58. 0. Mueller, Doricr, I, 153.
2J TpvôOiot, -/Ôûvoïf'j)//) etc., V. Hermann, Staatsaltertli., § 20, 11. C. I.
Gr., I, p. 579. 0. Mueller, Dorier, II, GO. — Tô IIa[ji.q>u>,tax6v à Argos
(E. Gurtius, Peloponn.. II, 563).
PUISE DE POSSESSION DES DORIENS 195.
importantes, et la présence de semblables tribus supplémen-
taires suffit pour tracera l'histoire des Etats où on lesrencontre
une marche particulière.
Arorigine, les diverses tribus habitaient séparément, comme
les divers corps d'armée dans un camp : les Pamphyles, les
Dymanes et les Hylléens avaient à Argos leurs quartiers
respectifs, qui gardèrent fort longtemps leurs noms. Lorsque
les Hyrnéthiens furent admis dans la cité, ils formèrent un
quatrième quartier. On devine le temps qu'il fallut aux divers
éléments de la population pour se fusionner, quand on voit
des localités comme Mycènes conserver tranquillement leur
nationalité achéenne K Là vivaient, sur le sol où elles étaient
enracinées, les anciennes traditions du temps des Pélopides;
là, chaque année, l'anniversaire de la mort d'Agamemnon se
célébrait autour de son tombeau, et nous voyons encore
au temps des guerres médiques des hommes de Mycènes et
de Tirynthe que le souvenir des héros qui ont régné sur
leurs pères pousse à prendre part à la lutte nationale contre
l'Asie.
Voilà donc trois Etats nouveaux fondé s dans le sud et l'est de
la péninsule sous l'influence dorienne, la Messénie, laLaconie
et Argos ; Etats qui diffèrent déjà considérablement par leurs
premières bases et qui suivent des directions très diver-
gentes.
A la même époque se produisirent, sur un théâtre éloigné,
la côte occidentale, de grands et décisifs changements. Les
Etats qu'Homère place au nord et au midi de l'Alphée furent
renversés ; des familles étoliennes, qui vénéraient Oxylos comme
leur ancêtre, fondèrent de nouveaux royaumes sur le domaine
des Epéens et des Pyliens. Il n'y a point entre ces fondations
et les expéditions des Doriens de corrélation palpable, et la
légende d'Oxylos stipulant d'avance avec les Doriens, pour
prix de ses services, la cession de la contrée occidentale, est
un conte fabriqué plus tard. On reconnaît la date relativement
récente de ces légendes et d'autres semblables à la façon dont
*) Mycènes et Tirynthe gardent le caractère de cités achéennes (0. Muel-
LER, Dorier, 1, 175, Schiller, op. cit., p. 13).
196 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
elles racontent la nouvelle colonisation de la péninsule, qu'elles
présentent comme une vaste entreprise méthodiquement pour-
suivie. C'est là une idée que démentent complètement les faits
historiques. Lorsqu'on nous raconte que le guide des Doriens,
au lieu de les conduire par le chemin commode du littoral, les
mena adroitement tout au travers de l'Arcadie, de peur qu'en
voyant le pays cédé à Oxylos ils ne lui portassent envie ou
même ne manquassent à leur parole, ce trait légendaire n'a
été imaginé que pour expliquer comment l'Elide put pour-
suivTe ses destinées à part, en dehors de l'invasion dorienne ;
et l'on comprend cette préoccupation quand on songe que,
depuis le détroit de Rhion jusqu'à Navarin, tout le littoral
occidental est composé de vastes et fertiles campagnes comme
on n'en trouverait guère ailleurs en Grèce *.
Le terrain le plus fertile en céréales se trouve au pied de
l'Erymanthos : c'est une large plaine, arrosée parle Pénéios,
entourée de coteaux plantés de vignes, tournée vers des
groupes d'iles adjacentes. A l'endroit où le Pénéios débouche
des montagnes d'Arcadie dans cette vallée, sur la rive gauche
du fleuve, s'élève une hauteur imposante d'où le regard erre
librement sur la terre et la mer, et qui, pour cette raison, reçut
au moyen-âge le nom de Kalaskope ou Belvédère. C'est cette
hauteur que les émigrés étoliens choisirent pour y asseoir
le château de leurs princes ; elle devint la résidence des
Oxylides et de leurs compagnons, qui eurent en partage les
meilleures terres ^
Delà,rEtatétolien, sous le nom géographique d'Elide, s'éten-
dit au midisurtoute la vallée où jadis, sedisputantla possession
del'Alphée, les EpéensetlesPyliens s'étaient livré ces combats
que Nestor aimait tant à raconter. Au moment où s'écroulait
l'empire maritime des Néléides, attaqué au sud par les Doriens
de Messénie, au nord parles Epéens, on vit sortir de l'inté-
rieur de la péninsule des tribus éoliennes, des Minyens
*) Histoire locale de FElide (E. Curtius, Peloponnesos, II, 14 sqq. Schil-
ler, Stämme und Staaten Griechenlands . Erlangen, 1855). Immigration
£X KocX'jocovîa; xai AlTw).''a; tri? ccXXyj; (PaüS., V, 1).
-) ^HXi; Otco '0?'j>>ou auvotxia-Oeîia (Strab., p. 463. Paus., V, 4). Sur le
château d'Elis, v. E. Ccrtius Peloponnesos, II, 25.
PRISE DE POSSESSION DES DORIEXS ] 97
qui, chassés du Taygète, occupèrent les montagnes pro-
jetées par le massil arcadien vers la mer de Sicile '. Là,
ils s'installèrent dans six villes fortes, unies entre elles
par un culte commun de Poseidon : Macistos et Lépréos
étaient les plus considérables. Ainsi se fonda, entre l'Alphée
et la Néda, dans ce qu'on appela plus tard la Triphylie ou
« terre des trois tribus », un nouvel Etat minyen.
Enfin, la vallée de l'Alphée devint , elle aussi, le berceau
d'un nouvel Etat, car un ramassis de familles achéennes,
conduites par Agorios d'Héliké, s'associèrent avec des familles
étoliennes et y fondèrent l'état de Pisa-. Ainsi se formèrent
sur la côte occidentale, en partie par suite de l'invasion des
tribus du nord, en partie par le concours d'émigrés venus
d'autres contrées de la péninsule, trois Etats nouveaux : de
sorte que, peu à peu, tout le littoral du Péloponnèse se trouva
repeuplé et partagé à nouveau. Seul, le centre de la péninsule
ne subit aucune modification essentielle et garda son ancienne
physionomie.
L'Arcadie passait aux yeux des anciens pour une terre
pélasgique par excellence ; c'est là, croyait-on, que les mœurs
primitives des autochthones s'étaient conservées le plus long-
temps, et que les choses étaient restées le plus complètement
livrées à elles-mêmes. Cependant, les légendes locales elles-
mêmes indiquent clairement que ce pays, lui aussi, a été
visité à plusieurs reprises par des immigrations qui ont
rompu la monotonie de la vie pélasgique ^ et ont produit
un mélange de tribus de souche et de caractère différents.
On reconnaît qu'il y a eu là aussi une époque d'élaboration qui,
comme dans tous les autres pays de la Grèce, a donné le branle
ail mouvement historique.
Après Pélasgos et ses iils, Areas, le patriarche des Arca-
diens, marque une nouvelle ère dans l'histoire primitive du
pays. Or, on trouve des Arcadiens en Phrygie et en Bithynie,
») Herod., IV, 148. E. CuRTius, ibid., II, 77.
-) E. CuRTius, Peloponnesos, II, 47.
^) Pélasges et Arcadiens (E. CuRTius.op. cit., 1,159). Cette opposition de
race est contestée, sans motifs suffisants, par Schiller (p. 15 sqq.) et par
BuRSiAN [Geograph., II, 188).
198 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
ainsi qu'en Crète et à Cypre '. D'autre part, que des colons,
originaires des îles et des côtes de la mer d'Orient, aient péné-
tré dans les montagnes du Péloponnèse, pour s'y établir dans
des vallées fertiles, c'est là un fait démontré par des rapports
de plus d'une espèce. Les légendes accréditées en Crète sur
Zeus se répètent avec une parfaite exactitude sur le Lycée
arcadien : Tégée et Gortys sont des villes Cretoises aussi bien
qu'arcadiennes et ont de part et d'autre mêmes cultes ; Tégée
est rattachée à Paphos par de vieilles légendes, et il n'est pas
jusqu'au dialecte de Cypre qui n'ait avec celui de l'Arcadie
une grande ressemblance ". On connaissait des Arcadiens qui
naviguaient dans la mer d'Orient et dans celle d'Occident, et
Nauplios, le héros du plus ancien port péloponnésien, figure
comme serviteur des rois de Tégée, à la maison desquels ap-
partiennent aussi des Argonautes comme Ancaeos.
Ce sont là des vestiges d'anciennes traditions, qui prouvent
que Je centre du Péloponnèse n'est pas resté si isolé et si
impénétrable qu'on le croit généralement. On voit que, là
aussi, ont eu lieu des immigrations par suite desquelles les
districts^ ruraux se sont transformés en une série de villes,
notamment dans les vallées encaissées du versant oriental, où
chaque ville trouva son domaine tracé par des frontières natu-
relles, comme Phénéos, Stymphalos, Orchoménos, Clitor, et
les satellites de Tégée, Mantinée, Aléa, Caphia» et Gortys. Au
sud-ouest de l'Arcadie , sur les pentes boisées du Lycée et
dans la vallée de rAlphée,il existait aussi d'antiques acropoles,
comme Lycosoura; mais ces citadelles ne sont jamais devenues
pour les contrées environnantes des centres politiques''. Les
communes restèrent éparses, sans autre solidarité que le lien
assez lâche de la fédération cantonale.
Ainsi, l'Arcadie n'était qu'un groupe nombreux de districts
urbains et ruraux. Les premiers étaient les seuls qui pussent
^) 'ApxaSîçt^^ Crète (Steph. Byz.) : Paphos, à Cypre, est une colonie des
Tégéales (Paus., VIII, '6).
^) Parenté du dialecte arcadien avec le dialecte cypriote (G. Curtius ,
Gœtting. Nachr., Nov. 1862. Brandis, Monatsber. der Berlin. Ahacl.,
1873, p. 645 sqq.).
3) Différence entre l'Arcadie orientale et l'Arcadie occidentale, entre les
cantons urbains et les cantons ruraux (E. Curtius, Peloponnesos, I, 172).
PRISE DE POSSESSTON DES DORIENS 199
jouer un rôle historique, surtout Tégée qui, située dans la
partie la plus fertile du grand plateau arcadien, doit s'être
attribué de longue date sur les autres une certaine hégémonie.
Aussi était-ce un roi de Tégée, Échémos, le « Tient-ferme »,
qui passait pour avoir barré aux Doriens l'entrée de la pénin-
sule ^ Cependant, les Tégéates n'ont jamais réussi non plus à
faire de tout le pays un seul corps. Il est trop accidenté, trop
varié, trop divisé par de hautes chaînes de montagnes en un
grand nombre déportions nettement séparées, pour avoir eu
une histoire d'ensemble. Il y avait simplement certains cultes,
certaines fêtes, qui entretenaient des usages et des principes
communs à tout le peuple; c'était, dans la région du nord, le
culte d'Artémis Ilymnia, au sud, celui de Zeus Lycceos,sur le
Lycée , dont la cime était vénérée, depuis le temps^ des
Pélasges, comme la montagne sainte du peuple arcadien-.
Tel était l'état du pays lorsque les Pélopides fondèrent leur
royaume ; tel il resta lorsque les Doriens envahirent la pénin-
sule. Hérissée de montagnes abruptes, d'un accès difficile,
habitée par une population nombreuse et énergique, l'Arcadie
ne promettait pas aux chercheurs de terres une proie facile, et
ne pouvait séduire ceux qui convoitaient les belles plaines du
midi et de l'est. D'après la légende, on leur permit de passer
librement à travers les districts arcadiens. Il n'y eut rien de
changé, si ce n'est que les Arcadiens se trouvèrent de plus en
plus séquestrés de la mer et, par là, de plus en plus étrangers
au progrès de la civilisation hellénique.
Si donc nous jetons un coup d'œil d'ensemble sur la pénin-
sule dotée par l'invasion de sa forme définitive, nous trouvons
d'abord un noyau central où l'ancien ordre de choses est resté
intact; en second lieu, trois contrées qui ont subi par l'effet
direct de l'invasion une transformation radicale, Lacédémone,
la Messénie et Argos;enfin, les deux côtes dunord etdel'ouest,
qui n'ont pas été visitées par les Doriens, mais ou bien ont
ressenti le contre-coup de leur présence en servant d'asile aux
1) Herod., IX, 26.
-) Cultes communs (Pinder et Friedla.\der , Beiträge sur älteren
Milnskunde, I, 85 sqq.). Je cherche à tirer parti des monnaies arcadiennes
nnnr restituer l'histoire nrimitive du nnvs
pour restituer l'histoire primitive du pays.
200 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
anciennes tribus déplacées par eux, comme la Triphylie et
VAchaïe, ou bien ont été transformées à la même époque par
des colons venus d'ailleurs, comme TElide.
Telle fut la complication d'événements qu'entraîna l'inva-
sion dorienne. Les faits démontrent suffisamment qu'il est
impossible d'admettre ici une transformation improvisée d'un
seul coup, comme résultat d'une expédition heureuse. C'est
après de longues pérégrinations des tribus, au milieu d'une
série de guerres locales alternant avec des traités, que peu à
peu s'est décidé le sort de la péninsule ; et c'est seulement
lorsque cette interminable époque de fermentation et de trou-
bles, qui ne se recommandait au souvenir par aucun fait posi-
tif, fut oubliée, que l'on put considérer la rénovation de la
péninsule comme un brusque revirement, d'où le Péloponnèse
serait sorti dorien.
Même dans les trois contrées qui étaient principalement
convoitées et occupées par les Doriens, la population ne prit
que lentement et très incomplètement le caractère dorien.
Comment eùt-il pu en être autrement?Les bandes conquérantes
elles-mêmes n'étaient pas composées de Doriens pur sang,
mais d'un ramassis de toutes les tribus. De leur coté, les
chefs revendiquaient le pouvoir et la souveraineté non pas en
qualité de Doriens, mais comme parents des princes achéens '.
Aussi Platon lui-même voyait-il dans l'expédition des Héracli-
des unrapprochement entre les Doriens et les Achéens, effectué
au temps des migrations grecques. D'ailleurs, une série de
faits indubitables démontrent à quel point les chefs et leurs
troupes étaient loin de former une unité naturelle et compacte.
En effet, aussitôt que la valeur des combattants eut affermi la
conquête, les intérêts des Héraclides et ceux des Doriens se
séparèrent immédiatement, et il éclata des discordes qui com-
promirent ou firent manquer le succès de la colonisation.
*) On a eu tort de trouver étrange que les Doriens se fussent laissés con-
duire et dominer par des familles non doriennes. Les exemples ne manquent
pas. Cf. les Molosses sous les yEacides, les Macédoniens sous les Témé-
nides , les Lyncestes sous les Bacchiades , les Ioniens obéissant à des
Lyciens, etc. Voy. les analogies tirées de l'histoire ancienne et moderne par
H. Gelzer, ap. Rhein. Mus., XXXII. p. 262 sqq.
PRISE DE POSSESSION DES DORIENS 201
Les chefs cherchèrent à fondre l'une avec l'autre l'ancienne
et la nouvelle population, pour asseoir leur domination sur
une hase plus large et se rendre plus indépendants de la solda-
tesque dorienne. Partout nous retrouvons les mêmes phéno-
mènes, particulièrement faciles à observer en Messénie. En
Laconie même, les Héraclides se font détester de leurs soldats
en voulant traiter la population non-dorienne sur le même pied
que les Dorieng, et en Argolide nous voyons l'Héraclide
Déiphonte, dont le nom est tout à fait ionien, uni à Hyrnétho
qui personnifie la population primitive du littoral '. C'est
ce même Déiphonte qui, en dépit des autres Héraclides et des
Doriens, aide à élever le trône des Téménides à Argos : cette
fois encore, la nouvelle royauté a évidemment pour point
d'appui la population anté-dorienne.
Ainsi se rompit, dans les trois contrées conquises de lapénin-
sule, aussitôt après la prise de possession, le lien qui unissait
les Héraclides et les Doriens. Les institutions politiques qui
vinrent ensuite réagirent contre l'esprit dorien, et si l'on vou-
lait que le nouvel élément de vitalité introduit dans le pays en
fécondât le sol, il fallait une sage législation pour aplanir les
contrastes et pondérer les forces qui menaçaient de s'user les
•unes contre les autres. Le premier exemple fut donné hors de
la péninsule, en Crète 2.
Les Doriens abordèrent en nombre considérable d'Argos et
de Laconie en Crète, et bien que, d'ordinaire, des îles et des
côtes ne fussent pas le terrain de prédilection des Doriens, qui
par instinct ne pouvaient pas plus supporter le contact de la
mer que les Ioniens ne pouvaient s'en passer, cette fois, il en
fut autrement. C'est que la Crète est plutôt un continent
qu'une île. Grâce à l'abondance de ressources de toute espèce
qui distingue le pays, les villes Cretoises purent se préserver
de l'agitation tumultueuse des villes maritimes et développer
dans une atmosphère plus calme les nouveaux germes de vie
apportés dans l'île par les Doriens. Ceux-ci vinrent, cette fois
') Voy. ci-dessus, p. 194.
^) Politique divergente des Héraclides et des Doriens (Platon, Legg.,
p. 928. Hermann, dans les Yerhandl. der Alte^iburger Philol.-Yer Samm-
lung, 185i, p. 38).
202 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
encore, en conquérants. Groupés en corps d'armée, ils subju-
guèrent les insulaires qu'aucun lien ne tenait unis. Nous
trouvons des tribus doriennes à Cydonia, le premier point
stratégique qui se trouva à la portée des envahisseurs venant
de Cythère. Ensuite, Cnosos et surtout Lyctos, dont la popu-
lation dorienne se disait originaire de Laconie, furent les
principaux boulevards delà nouvelle colonisation.
Les Doriens arrivaient là dans un pa3^s d'ancienne civilisa-
tion, civilisation dont la sève n'était pas épuisée i. Ils trou-
vèrent d'antiques villes avec des constitutions qui avaient subi
l'épreuve du temps et des familles rompues à l'art de gouver-
ner. L'Etat et la religion y avaient conservé, loin des troubles,
leur entente première, et, entre autres, la religion d'Apollon,
cultivée par d'anciennes familles sacerdotales, y avait exercé
dans toute sa plénitude, sur les esprits et les mœurs, l'heu-
reuse influence qui lui était propre. Les Doriens n'apportèrent
avec eux que leur courage impétueux et leurs vaillantes lances ;
pour tout ce qui regarde l'art de gouverner et la législation, ce
n'étaient que des enfants en comparaison de l'aristocratie
Cretoise. Ils exigèrent du terrain et laissèrent à d'autres le
soin de trouver le moyen de satisfaire à leurs exigences : car
ils ne tenaient pas le moins du monde à renverser les ancien-
nes constitutions. Du reste, on voit que les Doriens n'ont pas
tranché dans le vif avec l'insolence de soldats victorieux,
qu'ils n'ont pas bouleversé l'ancien ordre de choses et fondé
de nouveaux Etats, par ce seul fait que, nulle part, les insti-
tutions de la Crète dorienne ne sont attribuées à un législateur
dorien. Au contraire, Aristote atteste que les habitants de la
ville Cretoise de Lyctos, où les institutions doriennes avaient
pris le plus de développement, avaient conservé les habitudes
du pays. La tradition, d'une voix unanime, n'admettait entre
l'époque dorienne et l'âge anté-dorien ni solution de continuité
ni lacune; c'est pourquoi tout, l'ancien comme le nouveau,
pouvait être rattaché au nom de Minos, le représentant de la
civilisation Cretoise -.
') Voy. ci-dessus, p. 82.
^) Colonisation de la Crète. Éléments phéniciens à Cnosos (Trieber,
Untersuch, über spartatiische Yerfassxmg , p. 96). La plus ancienne
PRISE DE POSSESSION DES DORIENS 203
Les familles patriciennes, qui faisaient remonter leurs droits
aux temps des rois, restèrent en possession du pouvoir. C'est
parmi elles que, dans les différentes villes, furent pris, comme
par le passé, les dix gouverneurs suprêmes, les Kosmoi *; c'est
de leur sein qu'était tiré le Sénat , dont les membres étaient
élus à vie et irresponsables. Ces familles se trouvaient à la tête
des villes lorsque les Doriens envahirent le pays. Elles ont con-
clu a\ec eux des traités qui donnaient satisfaction aux intérêts
des deux parties ; elles ont su utiliser à leur profit les forces
étrangères en assignant aux nouveaux-venus une portion suffi-
sante des terres dont l'Etat pouvait disposer, moyennant quoi
ceux-ci s'obligeaient au service militaire, avec le droit toutefois
de prendre part, en qualité de défenseurs de la société, aux
délibérations les plus importantes, notamment lorsqu'il s'agis-
sait de la paix ou de la guerre 2,
Les Doriens furent incorporés dans l'Etat à titre de caste
guerrière. En conséquence, les jeunes garçons, lorsque l'âge
était venu, passaient sous la discipline de l'Etat : ils étaient
réunis en troupes, exercés réglementairement et dressés au
maniement des armes dans des gymnases publics, endurcis par
un régime sévère et préparés par des jeux guerriers aux luttes
sérieuses. On se proposait d'entretenir ainsi, loin de toute
influence énervante, le tempérament belliqueux particulier à la
race dorienne ; cependant, il se mêla à ces habitudes des usages
Cretois, entre autres, l'exercice de l'arc, qui était à l'origine
étranger aux Doriens. Les jeunes gens adultes et les hommes
devaient avant tout, même lorsqu'ils avaient une famille, se
considérer comme des compagnons d'armes, prêts à partir à
tout moment, ni plus ni moins que dans un camp. C'est pour-
quoiils s'asseyaient par troupes, dans l'ordre qu'ils avaient sous
colonie Spartiate en Crète est Lyctos (Polyb., IV, 54). Gortys, colonie
laconienne (Hoeck, Kreta, II, p. 433). ol AuxTtoi xwv AaxeôatfAovîwv a7iotv.ot •
xaTé)-aêov o'ot irpb; ttiV auotxtav èXOôvxeç tr]v T(i|tv twv v6[jiwv iiTiâp-^ouaav £v
TOï; tôte xaTotxo'jcriv 5cô xat vGv ol Tiepi'otxot xbv ayrov TpoTtov -/pwvxai a'jtoî;, wç
xatacry.E-jâcravxo!; Mtvw tV -uâ^tv xwv vôfxwv (Aristot., Polit., p, 50).
*) Les K6(7[jioi sont choisis èx Ttvwv ycvwv, les yépovTSç, ex xûv xsxoafJiYixÔTwv
(Aristot., Polit., 52, 11).
2) Sur les institutions féodales de la Crète, v. Erdmannsdoerfer, Preuss.
Jahrbb., 1870, p. 139.
204 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
les araies, au banquet quotidien des hommes, et couchaient de
la mémo façon dans des dortoirs communs. Les frais étaient
payéspai-rÉtat avecles fondsprovenant d'une caisse commune.
Pour remplir cette caisse , chacun abandonnait la dîme de
ses récoltes à l'association à laquelle il appartenait, et celle-ci
la versait dans la caisse de l'Etat. A ce prix, l'Etat se chargeait
de l'entretien des guemers et même des femmes qui gardaient
la maison, avec les enfants etlesdomestiques, en temps de paix
comme en temps de guerre. On le voit, c'est un arrangement
réglé par voie de contrat entre les anciens et les nouveaux
membres de l'Etat.
Mais, pour que rien ne vînt distraire de sa tâche la caste
guerrière, ses membres devaient être dispensés de cultiver eux-
mêmes leur lot de terre ; sans quoi, en temps de guerre, ils
auraient été forcés de le laisser à l'abandon et de s'appauvrir,
en temps de paix, ils auraient été détournés des exercices
Guerriers et des chasses dans les forêts siboveuses de rida>
chasses dont on faisait autant de cas que des exercices. C'est
pourquoi les soins de l'agriculture furent à la charge d'une
classe particulière d'hommes que le droit de la guerre avait
réduits à une condition inférieure et privés de droits civiques.
Quand et comment s'est formée cette classe de serfs, c'est ce
qu'on ne saurait dire : toujours est-il qu'elle se divisait en deux
catégories. Les uns cultivaient les terres que l'Etat avait gar-
dées à titre de domaine public, c'étaientles Mnûïtes;\es autres,
les Klarotes, vivaient sur les propriétés qui formaient la dota-
tion des vainqueurs*. Les propriétaires doriens étaient leurs
maîtres : ceux-ci avaient le droit d'exiger d'eux, à une époque
déterminée, le produit des récoltes ; c'était même leur devoir
de surveiller les cultures, pour qu'il ne fût point dérobé de
revenus à l'Etat. Le reste du temps, les Doriens insouciants,
sans se préoccuper de leur subsistance, pouvaient dire, comme
le Cretois Hybrias : « J'ai pour richesse une grande lance et une
« épée et le beau bouclier qui fait rempart à ma chair : c'est
« avec cela que je laboure, avec cela que je moissonne, avec
« cela que je foule le doux jus de la vigne -. »
<) M-;wîTai. K/apcuTï'.. Ko;<t, wAil-x (Athen., Deipnos., VI. 264, a.).
*) Bergk. Poetse lyrici, XXVIII.
PRISE DE POSSESSION DES DORIENS 205
Ce qu'ils apprenaient, c'était le maniement des armes et
l'empire sur eux-mêmes : leur art, c'était la discipline et l'obéis-
sance; obéissance des jeunes à leurs aînés, du guerrier à ses
supérieurs, de tous à l'Etat. Une instruction plus élevée et plus
libérale paraissait inutile ou même dangereuse, et nous pou-
vons présupposer que l'aristocratie Cretoise, en possession du
pouvoir, arrêta à dessein pour les clans doriens un programme
d'éducation exclusif et restreint, de peur qu'ils ne fussent tentés
de sortir de leur rôle de soldats et de disputer aux familles du
pays la direction des affaires.
Cependant il restait dans l'île des portions considérables de
l'ancienne population qui n'avaient été nullement dérangées
dans leurs habitudes par l'invasion dorienne : ainsi, les habi-
tants de la montagne ou même des petites villes qui dépendaient
des grandes cités etleur payaient, d'après un ancien usage, une
redevance annuelle ; des paysans et des pâtres, des industriels,
des pêcheurs et des matelots qui n'avaient d'autre devoir vis-à-
vis de l'État que de se soumettre sans murmurer à ses règle-
ments, et vaquaient paisiblement à leurs occupations.
En somme, c'est un mécanisme très remarquable d'Etat
grec que nous avons ici sous les yeux, un mécanisme dans
lequelles éléments anciens etnouveaux, étrangers etindigènes,
se sont harmonieusement combinés , un mécanisme que Pla-
ton a jugé digne de servir de modèle à sa république idéale.
Ici, en effet, figurent les trois classes de la cité platonicienne :
la classe des directeurs de l'Etat, animés d'une sagesse aussi
prévoyante qu'étendue, celle des « gardiens », qui doit être
formée à la bravoure, à l'exclusion des aspirations plus libé-
rales que développent l'art et la science ; enfin, la classe des
travailleurs, la classe nourricière, qui jouit d'une bien plus
grande somme de liberté personnelle. Celle-ci n'a d'autre soin
que de pourvoir à son entretien matériel et à celui de la
société. La première et la troisième classe pourraient à elles
seules composer l'Etat, car elles représentent suffisamment le
rapport réciproque entre gouvernants et gouvernés. Le corps
des gardiens, ou l'élément militaire, a été intercalé entre les
deux pour donner à l'édifice social plus de solidité et de durée.
C'Bst par ce moyen que la Crète réussit la première à incor-
206 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
porer la race dorienne dans l'ancien système politique, et
voilà pourquoi File de Minos est devenue, pour la seconde fois,
un foyer et un modèle d'organisation sociale adaptée au génie
hellénique *.
Mais, cette Crète rajeunie, nous la connaissons, cette fois
encore, plutôt par les influences qui s'en échappèrent que dans
son état réel, à la façon d'un corps céleste dont on mesure le
pouvoir éclairant par la réflexion de sa lumière sur d'autres
corps. De la Crète sont sortis une série d'hommes qui, les
uns, ont inauguré la sculpture hellénique et en ont répandu les
principes dans tous les pays grecs, (car les premiers maîtres
de la sculpture en marbre, Dipœnos et Scyllis, étaient origi-
naires de Crète, la patrie de Dédale ") ; les autres furent ces
devins célèbres, ces chanteurs et musiciens, qui, nourris de la
religion apolliiiienne, prirent surTàme humaine un tel empire
qu'ils furentparfois appelés par d'autres États pour arrêter dans
leur sein lesprogrès de la désorganisation et les doter d'institu-
tions salutaires. Mais ces maîtres crétois, tels que Thalétas et
Epiménide % n'appartiennent pas plus que les artistes dont
nous parlions tout à l'heure à la race dorienne ; c'est du vieux
tronc de la civilisation indigène que sont sorties les pousses
nouvelles, bien que le mélange de diverses races grecques ait
aussi contribué, et pour une large part, à imprimer au pays
une impulsion nouvelle.
Quoique la Crète se fût infusé tant de sang jeune, et eût su
si bien l'employer à fortifier ses Etats, cependant, elle n'a plus
exercé, depuis le temps de Minos, une influence politique qui
se fit sentir au dehors. Il faut en chercher la principale raison
dans la configuration de l'ile, qui rendait la formation d'un
*) Les trois ordres de Platon (He.nkel, Studien zur Gesch. de)- griechis-
chen Lehre vom Staat, p. 52). Éphore et Aristote voyaient dans la Crète
le prototype de Sparte : les arguments avec lesquels Ephore combat l'opi-
nion opposée (ap. Strab., 481) se fondent sur les danses « Cretoises », sur
l'homonymie des fonctions publiques qui, comme celle des Hippels, avaient
conservé en Crète leur caractère originel, sur le nom d'àvopsîa donné aux
repas publics. Aristote adopte les conclusions d'Éphore. Dans ces derniers
temps, la priorité des institutions Spartiates a été de nouveau soutenue par
Trieber, Wachsmuth, Bursian.
-) Pausan., II, 15, 1.
3) Thalétas (Strabo.x, p. 431). Epiménide (Plut., Solon, 12).
PRISE DE POSSESSION DES DORIENS 207
grand Etat impossible. Les différentes villes entre lesquelles
se partagèrent les Doriens, Cydonia à l'ouest, Cnosos et
Lyctos au nord, Gortys au sud, observaient les unes vis-à-vis
des autres une attitude défiante ou étaient en hostilité ouverte,
si bien que l'énergie dorienne s'usa, elle aussi, au seryice
d'intérêts mesquins. Une autre raison, c'est que les Doriens,
lorsqu'ils passèrent la mer, arrivèrent naturellement par
petites bandes et, la plupart du temps, sans femmes ; de sorte
que, par ce seul fait, il leur était impossible de conserver le
caractère de leur race aussi fidèlement que sur le continent.
Enfin, il arrive parfois, et c'est une particularité que nous
remarquons précisément dans les colonies doriennes d'outre-
mer, il arrive qu'au lieu des trois tribus, une seule s'est établie
dans une ville : ainsi, il n'y avait à Halicarnasse que des
Dymanes, et que des Hylléens, selon toute apparence, à
Cydonia ^ Cette circonstance dut entraîner une nouvelle dis-
persion et, par suite, un affaiblissement des forces doriennes ;
et Ton comprend pourquoi les colonies continentales des
Doriens, notamment celles du Péloponnèse, sont restées, en
définitive, les plus importantes et celles qui ont eu sur l'histoire
nationale l'influence la plus décisive. D'un autre côté, dans le
Péloponnèse même, il n'y eut qu'un seul point où se déve-
loppa sur son propre fonds une histoire dorienne d'une grande
portée : ce point, c'était Sparte.
§11
HISTOIRE DE LA LACOXIE
Dans la légende du partage des Héraclides, la Laconie est
désignée comme le plus désavantageux des trois lots'; et, de
fait, parmi les contrées du littoral, il n'en est point où le sol
1) 'YX/ieç 01 èv Kpr|X-^ Kuôcuvioi (Hesychius). Anthès fonde Halicarnasse,
loLêùiy T-)]v Ay(xaivav cfjlr^v (Steph. Byz., S. V. 'AXtxapv.). Il est probable qu'il
n'y avait de même qu'une tribu dans chacune des trois villes de Rhodes.
"2) Pausan, IV, 3, 3.
208 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
soit relativement aussi montagneux et se refuse autant à une
culture régulière. Il faut ajouter à cet inconvénient une autre
circonstance qui influa défavorablement sur les destinées du
pays : c'est que la seule partie fertile du territoire se trouve
tout à fait au centre, séparée de la mer ainsi que des contrées
adjacentes par de hautes montagnes. Aussi , les diverses
parties de la population s'y trouvèrent-elles plus à l'étroit
qu'ailleurs et plus froissées par leur contact mutuel. L'élimi-
nation des éléments étrangers, la répartition des éléments
disparates, s'accomplit ici plus difficilement que dans un pays
maritime ouvert de toutes parts comme l'Argolide. C'est
pourquoi nulle part la lutte entre l'ancienne et la nouvelle
population n'a été plus continue et plus opiniâtre que dans le
bassin de TEurotas.
Et que de races différentes s'y étaient entassées dans le
cours des siècles! D'abord, la première couche formée par la
population indigène ; puis, les matelots qui vinrent y aborder
de l'autre littoral, et parmi eux, en première ligne, les Phéni-
ciens, qui avaient fait de Cythère un point central de leur
navigation et du golfe de Gytheion une grande pêcherie de
pourpre : cette industrie s'est du reste répandue dans l'intérieur
du pays, si bien que les tissus de pourpre teints à Amyclae
furent en vogue de bonne heure \ Puis vinrent les matelots
de race grecque qui, sous le nom de Lélèges, s'étaient telle-
ment identifiés avec les indigènes que, plus tard, vis-à-vis des
nouveaux envahisseurs, ils passèrent eux-mêmes pour indi-
gènes, et que la Laconie primitive put être appelée de leur
nom Lélégie. Le berceau des Dioscures sur le rocher isolé de
Thalama?, à l'ouest du Taygète, indique les premiers points
où ont débarqué ces tribus; c'est avec elles, en effet, que s'est
fixée en Laconie Léda, la mère des divins jumeaux qui prêtent
aux nautoniers leur lumière secourable lorsque toutes les
autres étoiles pâlissent. Or, Léda se retrouve avec ses antiques
attributs sur les monuments de la Lycie, et Ton peut signaler
bien d'autres points d'attache entre la Laconie et le littoral de
l'Orient grec. Lo cap Ténare était hanté par le souvenir d'Eu-
1) OviD., Rem. amor., 707.
HISTOIRE DE LA LACON'IE 209
phémos TArgonaute, à qui la légende attribuait le pouvoirde
marcher à pied sec sur les flots'. Non loin du berceau des
Dioscures se trouvait l'oracle d'Ino, qui y était adorée avec
Helios et Séléné sous son nom crétois de Pasiphaé ", et
Amyclae, le centre primitif de Thistoire laconienne, porte
également un nom crétois. Enfin, la tradition qui fait voyager
Ménélas en Egypte estencore un indice des relations maritimes
de la Laconic dans ces temps reculés \
C'est là la première période de l'histoire de la Laconie,
suffisamment désignée comme telle par les généalogies légen-
daires des rois du pays. En effet, après le premier roi, qui
porte le nom de l'Eurotas parce qu'il en a fait un fleuve au
« beau cours* », vient une dynastie éolienne, la race des
Tyndarides, inséparable de Léda et des Dioscures, les divinités
lyciennes de la lumière et de la mer, et apparentée à d'autres
familles contemporaines, les Perséides d'Argos et les Apha-
réides de Messénie.
C'est dans cette période initiale qu'apparaît la tribu des
Achéens; ils viennent bâtir leurs forteresses dans cette même
vallée de l'Eurotas. Ici, comme à Argos, la légende ente paci-
fiquement la nouvelle dynastie sur l'ancienne ; les Atrides
deviennent les gendres de Tyndareus, et Ménélas repose à côté
des Dioscures sous le tertre de Thérapné ^ Après que les
Pélopides se furent établis avecleurs compagnons d'armes dans
la« creuse »Lacédémone, de nouveaux ébranlements survenus
dans le nord amenèrent des Cadméens et des Minyens. Le
Taygète a été longtemps occupé par des Minyens de Béotie ,
et cette montagne, qui domine de ses crêtes escarpées la vallée
de l'Eurotas et se termine au sud par la presqu'île de Ténare,
est parfaitement disposée pour permettre à des débris de peu-
') 0. MuELLER, Orchomenos und die Minijer, p. 309, el ci-dessus, p. 10^
*) Sur l'oracle de Thalamae, v. E. Curtius, Peloponnesos, II, 284. Stark,
Niobe, p. 352. A. Sch.efer, De ephoris. p. 18.
3) Sur le comroerce maritime de la Laconie, v. Gilbert, Stud. zur alt-
spartan. Gesch., p. 40.
*) E'jpw-ra? (rac. pw, p-j, d'après Pott et G. Curtius, Gtnech. Eti/moL, 4,
p. 355). Cf. E. Curtius, Peloponnesos, II, 216 Rhein. Mus., XXXII. p. 260.
S) Atrides et Tyndarides (Paus., III, 1). Tombeau de Ménélas (MsvîXaîov
Paus., III, 19, 9).
•) Herod., IV, 145.
14
210 iiisTomi': du Péloponnèse
pies d'y conserver leur indépendance et leurs anciennes cou-
tumes. Les Minyens se sont si bien identifiés avec le culte de
Poseidon, tel qu'il existait sur le Ténare, qu'ils en fondèrent
un tout semblable dans leur île de Théra. Au pied de cette même
montagne se trouvait installé le culte d'Ino, déesse alliée aux
Minyens, qui avait en cet endroit un oracle célèbre.
Ainsi, l'étroite vallée se trouvait remplie de groupes divers,
recrutés dans toutes les tribus et venus à différentes époques
par terre et par mer, lorsque les phalanges des Doriens descen-
dirent des sources de TEurotas, avec l'intention de conquérir
des terres pour eux et leur familles. Ils envahirent à leur tour
cette plaine dont les luxuriantes campagnes étaient chaque
fois le prix du vainqueur. Ils s'emparèrent des hauteurs qui
bordent la rive droite de l'Eurotas, à l'endroit où le fleuve,
partagé par une île, se laisse plus facilement traverser. De là
ils dominaient les voies qui donnent accès dans le pays au nord,
aussi bien du côté de l'Arcadie que du côté d'Argos. Là, ils
campaient pour ainsi dire devant les portes d'Amyclae, le bou-
levard de la domination achéenne : là se trouvaient, sur les
hauteurs de la rive gauche, à Thérapné, les tombeaux des
anciens héros du pays et des rois leurs parents, tandis que, sur
le sol où les Doriens se préparaient une demeure, existait déjà
un groupe de bourgades serrées les unes contre les autres :
c'étaient Limnse et Pitane, dans les bas-fonds marécageux du
fleuve, et, à côté, Mesoaet Cynosoura. Un sanctuaire d'Artémis,
à qui l'on offrait des sacrifices sanglants, formait le centrede
ces bourgades ' : sur la hauteur s'élevait un ancien temple
d'Athèna. La colline et les bas-fonds furent compris par les
Doriens dans leur camp, qui devint peu à peu un établissement
fixe. Le nom de « Sparte », donné à la nouvelle colonie, indique
les qualités agronomiques du sol sur lequel elle s'établit, par
opposition à la plupart des vifles grecques qui étaient bâties sur
le roc-. La colline d'Athèna fut l'acropole delaville dorienne.
') Sur le culte d'Artémis, v. Trieber, Qusest. Laconicœ. Gœtting. 1867.
Pour plus de détails sur les éléments phéniciens en Laconie, v. Trieber,
Untersuch., p. 121 sqq.
-) STîâp-r, (E. CuRTius, Peîoponn., II, 312). C'est aussi ropinion de Pott
(Kuhn's Zeitschrift, V, p. 241).
UISTOIKE DE LA LACOME 211
Ce premier établissement ne peut avoir été assis que par une
occupation de vive force. Mais les choses n'allèrent pas plus
loin de cette façon. Ici, pas plus qu'en Crète, on n'en vint à
subjuguer toute la population du pays, à renverser tout ce qui
était établi et à inaugurer un ordre de choses entièrement
nouveau. D'ailleurs, dans le camp dorien même, tant de liens
de parentérattachaient les envahisseurs aux familles éoliennes
et achéennes restées dans la vallée de FEurotas qu'il ne put
s'établir de part et d'autre un antagonisme décidé, et que, pour
régler la situation, on eut bientôt recours à un autre moyen que
la force des armes.
Il y a plus : si l'on examine de plus près les faits, présentés
dans toute leur simplicité par la tradition, on voit clairement
que déjà la fondation de la première colonie n'était pas dirigée
par des mains doriennes. Là aussi, nous trouvons un prince
indigène qui, comme Déiphonte auprès de Téménos*, aide à
établir le nouvel ordre de choses, et même, cette coopération
s'accuse encore plus nettement ici qu'à Argos. Car celui qui
aurait gouverné le premier, en qualité de tuteur des enfants
d'Aristodémos, le royaume héraclidien de Sparte, est Théras *,
un membre de la tribu des Cadméens qui, abandonnant les
ruines de l'antique Thèbes aux sept portes, étaient venus à
Sparte, les uns avant les Doriens, les autres avec eux.
Ainsi, Thèbes avait une part considérable de la gloire atta-
chée à cette fondation des Héraclides, et Pindare rappelle à sa
ville natale qu'elle doit se réjouir, en se souvenant que c'est
elle qui a préparé une base solide à la colonie dorienne. « Mais,
« il est vrai, » ajoute le poète en déplorant déjà l'oubli des vicis-
situdes historiques, « il est vrai, la reconnaissance sommeille,
" et il n'est nulle part de mortel qui se souvienne du passé ^ ».
De bonne heure aussi on oublia que c'étaient ces mêmes ^Egides
qui avaient enseigné à Sparte l'art de la guerre, et que le dieu
national tout bardé d'airain, Apollon Carnéios, était primiti-
') Voy. ci-dessus, p. 201.
2) Herod., IV, 147. Pausan., IV, 3, -'i.
3) Pi.N'D., Isthm., VI (VII), 10 sqq. L'action des .-EgMes s'exerce dans
un sens favorable aux Achéens (Cf. Pausan., III, 10, .'5j. üilbert attache
une importance spéciale à l'influence des .Egides.
212 HISTOIRE Dû PÉLOPONNÈSE
vement un dieu des J^gides. On fit reposer, sans s'en rendre
bien compte, le droit des rois de Sparte sur les prétentions
héréditaires desHéraclides, et on expliqua la double royauté par
une circonstance fortuite, en disant que la femme deTHéraclide
Aristodémos, à qui la Laconie était échue en partage, était
accouchée de deux jumeaux, Euiysthène et Proclès'.
Seulement, ce ne sontpasdesEurysthénides et des Proclides
qui revêtent à Sparte la dignité souveraine, mais bien des
Agiades ei des Eurypontides. Cette circonstance, à elle seule,
prouve déjà que les chefs de l'invasion dorienne ne furent pas
les fondateurs des deux maisons royales qui subsistaient à
Tépoque historique, mais qu'il y a eu là une interruption, dont
on chercha plus tard à effacer la trace pour rétablir une suc-
cession pacifique et légitime de rois depuis le temps de l'inva-
sion. Une forme politique si bizarre et qui ne se reproduit dans
aucune colonie dorienne ne saurait être attribuée à un plan
préconçu ou à une coutume nationale : elle ne peut avoir été
importée dans le pays par les Doriens ; mais elle doit avoir son
origine dans latournure particulière que prirent les événements
en Laconie.
Lorsque, en poursuivant l'examen du problème, nous remar-
quons comme, dès le début, ces « rois jumeaux » restent indif-
férents et étrangers l'un pour l'autre, comme cet antagonisme
choquant s'est perpétué à travers toutes les générations, comme,
chacune des deux maisons a vécu de sa vie propre sans se rap-
procher de l'autre par les liens du mariage et de l'hérédité,
comme chacune a eu son histoire particulière, ses annales
particulières, sa résidence et ses tombeaux à part, on est bien
forcé d'admettre que c'étaient là deux familles différentes qui,
en convenant de se reconnaître réciproquement, se sont assuré
par un pacte l'exercice commun des droits de la souveraineté.
Le seul trait commun aux deux maisons, c'est que leur puis-
sance ne sortait pas des entrailles du peuple dorien, mais avait
ses racines dans l'antiquité achéenne. Pareilles à des lignées
héroïques, elles s'élevaient au-dessus du peuple de toute la
hauteur de leurs privilèges inviolables et complètement étran-
^] La femme d' Aristodémos, Argéia, était de race cadméenne (Herod., VI,
52. ScHOEMANN, Gr. Altcrth., I^. 204. 219).
HISTOIRE DE LA LACONIE 213
gers aux mœurs doriennes, et ce qu'elles avaient de préroga-
tives royales , l'autorité militaire et sacerdotale , lapart d'honneur
dans les banquets sacrés, les funérailles pompeuses etles lamen-
tations bruyantes qui signalaient le deuil public, tout cela est
le legs d'un âge bien antérieur à l'invasion dorienne. Un fait
qui confirme pleinement ces conclusions, c'est que l'une au
moins des deux maisons royales descendait incontestablement
des mêmes familles qui, dans l'âge héroïque, avaient produit
les pasteurs des peuples issus de Zeus. Sans cela, comment
l'Agiade Cléomène eût -il osé déclarer publiquement, sur
l'acropole d'Athènes (oi^i on lui refusait l'entrée du temple
d'Athêna, comme au chef d'un Etat dorien), qu'il n'était pas un
Dorien, mais un Achéen' !
Ceci posé, comment la forme politique adoptée à Sparte put-
elle s'établir? Il n'est peut-être pas impossible de s'en faire une
idée approchée, en consultant les traditions qui nous restent
sur l'époque antérieure à l'existence de la double royauté. Nous
savons, par exemple, qu'après l'invasion des Doriens, toute la
contrée se partagea en six districts qui avaient pour capitales
Sparte, Amyclaî, Pharis, les trois villes centrales baignées par
rEurotas,yEgys près de la frontière arcadienne, Las sur la mer
de Gytheion, et une sixième ville, probablementleportdeBœse ^.
Gomme en Messénie, les Doriens se dispersent dans ces diffé-
rentes localités qui sont gouvernées par des rois ; ils se mêlent
avec les anciens habitants ; de nouveaux colons, comme les
Minyens, affluent de la campagne dans les villes.
Que tout ce mouvement se soit adapté à d'anciennes insti-
tutions locales, c'est là un fait évident ; ce n'est pas alors que
les hexarques laconiens ont commencé à gouverner. Déjà,
du temps des Pélopides, il existait une série de principautés
vassales, placées sous leur suzeraineté, dont les détenteurs
habitaient sur leurs terres. Ces princes, possédant par eux-
mêmes une souveraineté propre, ne se soumirent qu'à regret
au suzerain. La légende héroïque rappelle plus d'un exemple de
*) Herod., V, 72. Je ne vois pas trop de quel droit on prétend récuser un
pareil témoignage.
2) ScH.EFER [De ephoris) veut substituer Géronthree à Bœae. Je ne puis
me rallier à son opinion.
214 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
l'insubordination des vassaux; elle cite entre autres le roi •
d'Arcadie, Ornytos, qui refusa de suivre Agamemnon à Aulis \
et le type le plus connu du vassal félon, c'est yEgisthe, l'as-
sassin de son suzerain. En bien des endroits, la royauté
héroïque s'est écroulée sous les coups des vassaux révoltés.
Comme Thycste, dont on plaçait la résidence dans les environs
du cap Malée, d'autres princes vassaux étaient disséminés dans
la Laconie. Aussi, lorsque les Atrides furent renversés et que
tout ce qui leur tenait de près dut disparaître avec eux, les vas-
saux relevèrent la tête et reprirent leur indépendance. Ce sont
eux qui conclurent des traités avec les troupes de l'invasion ;
ils leur donnèrent certaines portions de terrain et en obtinrent
en retour la reconnaissance de leur souveraineté ainsi que
l'engagement de soutenir leur puissance. Ainsi, là comme en
Crète, les Doriens se trouvaient dispersés dans les villes, et la
communauté du droit public entre les villes était le seul lien
qui donnât encore au pays quelque cohésion. Telle était la
Laconie à l'état d'hexapole, une confédération formée d'un
mélange singulier d'anciens et de nouveaux éléments -.
Cette confédération ne dura pas ; la fermentation s'empara
de tant d'éléments accumulés : une jalousie réciproque arma
les princes les uns contre les autres, elles principautés les plus
faibles furent subjuguées par les plus fortes. Le pays arriva
ainsi à une unité que ne connut jamais la Crète ; mais, là
encore, cette unité ne fut pas due au triomphe absolu d'une
seule dynastie : il resta, au contraire, plusieurs familles prin-
cières dont les forces se faisaient tellement équilibre qu'elles
préférèrent aux chances d'une lutte une (entente pacifique ;
entente dont on rencontre ailleurs des exemples, entre autres,
dans les villes ioniennes, oii nous trouvons des dynasties
lyciennes et pyliennes portant côte à côte la couronne '. A
') E. CuRTius, Peloponn., 1, 392.
2) Éphore (ap. Strab., VIII. 5, 4), fait commencer l'hexapole laconienne à
Eurysthène et Proclès (E. Curtius, Peloponn., Il, 309). Son autorité, déjà
récusée par 0. Mueller (Z>orier, I, 96) est de nouveau attaquée par Gilbert.
3) Royautés géminées en dehors de Sparte, en lonie, à Sicyone, etc.
Cf. H. (Ïelzer. De earuni, quae in Grsscorum civitatibus py^setei' Spartani
inveniantur, diarchiarum vestigiis. Goetting., 1868, dans le volume publié
par la Soc. philol. de Gœttingen à l'occasion du départ de M. E. Gurtius.
HISTOIRE DE LA LACOME 215
Sparte, il reste encore des indices manifestes d'un état de choses
dans lequel trois familles se prévalaient au même titre des
droits de la souveraineté, les Agiades, les Eurypontides et les
^Egides. Les derniers furent peu à peu éc^irtés et durent céder
la place aux deux autres \
De ces maisons, celle des Agiades passait pour la plus
ancienne et était la plus respectée ; c'était sans doute une
famille achéenne fixée de longue date dans le pays ; quant
aux Eurypontides, on ne peut rien dire de certain sur leur
origine -. Mais les uns et les autres ont triomphé parce qu'ils
ont su gagner à leur cause l'élite 'du peuple dorien, le séparer
de nouveau de la population indigène et en réunir les mem-
bres dispersés. Appuyés sur les troupes doriennes, ils firent
de Sparte, l'ancien camp de leurs auxiliaires, le centre du
pays et le siège de leur gouvernement.
Nous arrivons ainsi à la seconde période de l'histoire du
pays, à partir de l'invasion dorienne ; la domination des deux
familles, qui fournissent depuis lors une succession ininter-
rompue de rois, les Agiades et les Eurypontides. La tradition
les place en tête d'une série nouvelle, preuve évidente qu'il
se fit alors un renouvellement complet. Plus tard, les noms de
*) Herod., IV, 147. Gilbert {op. cit., p. 64 sqq.) distingue trois établis-
sements différents, Achéens, Doriens, égides. Gelzer, {op. cit.) faisant
valoir l'identité' de noms que l'on remarque entre les ^Egides de Théra et les
Proclides de Sparte, et une indication du scoliaste de Pindare (Sohol. Find.
Isthm., VI, 18), pense que les ^Egides, qui formaient primitivement la
seconde dynastie , ont été expulsés par les Eurypontides. Schiefer {De
Ephoris, p. 5) admet « prsater binos Spartœ reges quinque civitatum
fœderatarum. » Je conclus, pour ma part, que les deux rois de Sparte sont
les héritiers des six de l'hexapole : les deux dynasties sont entourées des
mêmes institutions datant de l'antiquité achéenne.
-) Wachsmuth {Der hist. Ursprung des Doppel-Kônigthums dans les
Jahrbb. f. klass. Piniol. , 1868) considère les Eurypontides comme une
famille princière venue dans le pays avec les Doriens. L'opinion inverse a été
soutenue par Th. Meyer {Gœtt. Philol. Gesellsch. Gelegenheitschrift ,
1868, p. 15). Wachsmuth se fonde sur un passage de Polyœnus (I, 10) dont
le témoignagne isolé ne méritait pas tant d'attention. Il trouve {Philol.
Anzeig., 1872, p. 45) dans la politique sans préjugés des Agiades une
preuve de leur origine non dorienne, c'est-à-dire achéenne. Mais, si l'autre
maison eût été dorienne, il se serait probablement établi entre elle et les
Spartiates une sympathie particulière qui aurait détruit ou compromis l'éga-
lité entre les deux dynasties.
216 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
Proclès et d'Eurysthène , les fils jumeaux d'Aristodémos,
furent intercalés avant ceux d'Agis et d'Eurypon, pour expli-
quer mythologiquement la double royauté, pour faire oublier
les troubles qui avaient précédé le nouvel ordre de choses, et
pour rattacher pacifiquement les deux maisons à un même
ancêtre, à Héraclès. Toutefois, on n'a jamais osé, pour conso-
lider cette soudure artificielle, donner aux rois de Sparte, en
dépit delà tradition authentique, les noms d'Eurysthénides et
de Proclides.
Naturellement, les princes qui survécurent à la chute de la
royauté achéenne ne restaient pas seuls et isolés au milieu
d'un peuple étranger : sans quoi, comment eussent-ils pu
maintenir leur pouvoir? Ils avaient autour d'eux des familles
de même origine, dont le rang et le prestige dataient égale-
ment de l'âge héroïque. Les sacerdoces des anciennes divinités
du pays subsistaient toujours, ainsi que les emplois militaires
et les charges de cour en honneur dans l'Etat achéen. Les
Talthybiades, qui descendaient du héraut d'Agamemnon, con-
servaient comme par le passé dans leur famille l'emploi de
héraut public ; les joueurs de flûte lydiens, les cuisiniers royaux,
les panetiers, les échansons, restaient en place, à titre hérédi-
taire, et les héros que l'on vénérait comme les patrons des
fonctionnaires, Matton etKéraon, avaient leurs statues sur la
voie sacrée d'Hyacinthe, parce que l'institution de- ces charges
se rattachait à d'anciens usages religieux V
En outre, les rois trouvèrent un point d'appui dans la
population anté-dorienne qui, comme les paysans crétois ,
conservait à peu près les mêmes habitudes qu'autrefois. Hs
formèrent le patrimoine des rois, et, tandis que les Doriens se
bornaient à remplir leurs engagements, ils restèrent dans un
état de dépendance complète. Ils payaient à leurs nouveaux
maîtres leurs redevances annuelles, comme jadis aux Pélo-
pides ; ils leur rendaient tous les honneurs dûs par des sujets
à leurs rois ; entre autres devoirs, ils se réunissaient, lors du
décès d'un prince, pour le pleurer solennellement.
1) Athen., Deipn., p. 39 c. Ce sont ces mêmes noms qu'il faut rétablir
plus loin (p. 173 f.), comme on le voit par le mot (xâÇa qui suit. Cf. Haase,
Athen, Stammverfass, p. 53.
HISTOIRE DE LA LÂCOME 217
Ainsi, en Laconie comme ailleurs, tout ne s'est pas renou-
velé d'un coup ; on n'a pas plus qu'ailleurs rompu avec le
passé. La trône des Pélopides est renversé, mais les anciennes
institutions, les anciennes habitudes subsistent toujours ; les
traditions consacrées restent en vigueur, et ces familles régnan-
tes, qui fondent leur puissance sur l'appui des Doriens, se
montrent constamment préoccupées de renouveler les glo-
rieux souvenirs du temps des Pélopides, auquel elles font remon-
ter l'origine de leur pouvoir. Aussi les cendres de ïisaménos,
les ossements d'Oreste, furent-ils ramenés à Sparte, pour
renouer la trame de l'histoire nationale, interrompue par
une révolution violente.
La nouvelle époque historique qui avait commencé pour le
pays à l'avènement des Agiades et des Eurypontides ne
pouvait s'achever sans effort et sans lutte ; car il fallait pour
cela soumettre des princes indépendants, anéantir l'autonomie
des villes, abolir cette égalité qui avait laissé aux anciens
habitants du pays les mêmes droits qu'aux Doriens. C'est
donc une nouvelle conquête du pays qui commence. Ces mêmes
villes qui avaient rang de cités fédérées, ^gys, Pharis, Géron-
thrse, succombent l'une après l'autre ; elles sont réduites à la
condition de bourgades soumises ; la puissance des rois de
Sparte, à l'étroit dans la vallée de l'Eurotas, en dépasse de
toutes parts les limites, et ainsi se forme avec le temps un
royaume unifié qui s'avance, à travers de sanglants combats,
du côté de la mer.
Mais ces entreprises n'empêchaient pas les discordes intes-
tines et les démêlés entre les rois conquérants et les Doriens.
En effet, chaque nouveau succès donnait aux rois la tentation
de restreindre, avec l'appui de leurs sujets indigènes, les droits
accordés à la soldatesque dorienne. Il s'en fallut même de
peu que ces tiraillements n'allassent jusqu'à paralyser complè-
tement au milieu de son développement et à dissoudre l'Etat
envoie de reconstitution ; et la décadence était inévitable, si
une main ferme n'était venue à temps mettre ordre aux affaires
publiques. Sparte dut son salut à son Lycurgue, et les hon-
neurs qu'elle rendit à sa mémoire attestent à quel point l'on
comprenait que, sans lui, la société désorganisée marchait à sa
2J8 HISTOIRE Dr PÉLOPONNÈSE
ruine. Il fut regardé comme le véritable fondateur de l'État de
Sparte, c'est-à-dire comme l'auteur des institutions auxquelles
Sparte était redevable de sa grandeur.
Mais, autant l'opinion était unanime à reconnaître ses
services, autant il y a d'incertitude et de confusion dans tout
ce que la tradition ajout« sur son compte. Evidemment, sa
législation date d'une époque où l'Etat tout entier était désor-
ganisé et oi^i les autorités régulières n'étaient plus reconnues '.
C'est pour cette raison que tous points de repère fournis par
des personnages ou des faits contemporains, tous renseigne-
ments authentiques, font absolument défaut. Les Spartiates
avaient déjà de très bonne heure oublié les traits précis de sa
personnalité ; ils le vénéraient comme un être divin et l'entou-
raient de figures symboliques; ainsi, ils appelaient son père
Eunomos et son fils Eucosmos '-. Ce n'est pas à dire pour cela
que Lycurgue soit un personnage imaginaire ; il est de ceux
qui, comme Epiménide et Pythagore, ont, en leur qualité de
médiateurs entre l'humain et le divin, leur auréole légendaire,
et il n'y a pas lieu de contester qu'un homme de ce nom ait
réellement vécu et gouverné à Sparte, dans la seconde moitié
du neuvième siècle avant notre ère. Chacune des deux maisons
royales chercha à se l'approprier en le donnant pour un de ses
membres ; mais l'on s'accordait à dire que c'était comme tuteur
d'un roi mineur, et non en qualité de roi, qu'il avait donné une
constitution à sa patrie. La généalogie des Agiades, suivie
par Hérodote ^, fait de lui le tuteur de Léobote , tandis que,
d'après l'autre tradition, la plus répandue, il aurait été régent
durant la minorité de son neveu Charillos ou Charilaos, de la
maison des Eurypontides '\ On peut conclure de là que.
suivant l'opinion générale, les pouvoirs des deux rois auraient
été suspendus durant la confection de l'œuvre législative.
Il est probable que Lycurgue n'appartenait pas plus que les
1) La date de 819 av. J.-C. se déduit d'un passage de Thucydide (I, 18.^
qui se contente prudemment d'accepter la législation comme un fait histori-
que, sans faire mention de la personne du législateur.
-) E'jvoiAo; et Euxoffjxo; (Plut., Lycurg . 1. Pausan., III, 16, 6).
3) Herod., I, 65.
*) Aristot., Po/iï., 50, 25., v. Gelzer, Rhein. Mus. 1873, p. 10
HISTOIRE BE LA LA CONTE 219
législateurs crétois à la race dorienne ; on le devine rien qu'à
l'étendue de son horizon, à ses voyages lointains et à ses rela-
tions d'outre-mer. Dans sa législation elle-même, on ne le voit
nulle part préoccupé de l'intérêt particulier de la race dorienne ;
un Dorien n'eût guère pensé non plus à introduire à Sparte les
rapsodies d'Homère K La tradition qui veut que le législateur
ait étudié les institutions de la Crète 2 est très croyable. Il trou-
vait là le problème qui lui incombait résolu avec autant de
sagesse que de succès, et rien n'a été plus salutaire pour Sparte
que l'imitation, inaugurée par Lycurgue, des coutumes politi-
ques et religieuses de la Crète.
L'expérience consommée du monde et la sagacité politique
qui se trouve au fond de la législation de Lycurgue ne venait
pas de Sparte ; d'après tout ce que Ton sait sur la matière, elle
avait sa source à Delphes et reçut de là sa sanction. La Pythie
reconnut Lycurgue pour un dieu, c'est-à-dire, pour un organe
absolument sur de la volonté divine^. Au fond, il n'est que l'ins-
trument de la sagesse delphique et le succès de son œuvre ne
s'explique queparTimmense influence à laquelle dut parvenir,
durantles désordres politiques, le corps sacerdotal de Sparte en
communion étroite avec Delphes. Ses lois furent eUes-mêmes
considérées comme des oracles, et un collège sacerdotal fut
institué pour rendre des décisions officielles concernant le sens
des lois de Lycurgue.
Le législateur avait, à tout prendre, une triple tâche. Le pre-
mier besoin, en eff"et, était la cessation des luttes sanglantes qui
désolaient le pays ; c'est pour cela qu'il a commencé sa grande
œuvre en instituant une sorte de trêve de Dieu. Le second était
la réconciliation entre les différentes races, fondée sur une
détermination précise de leurs droits et de leurs devoirs récipro-
ques; le troisième, l'organisation de la communauté dorienne.
Cependant, ce ne fut pas d'un seul coup, comme le ferait
*) Sengebusch, Homer. Biss., II, p. 82.
2) Ahistot., Polit., 50, 27.
^) Herod., 1, 65 En suivant celle indicalion, Gelzer (^oc. «Y.) considère Ly-^
curgue comme le nom officiel d'un sacerdoce apollinien exislan l à Sparte. D'après
OiXCKEN (Staatslehre des Aristoteles) le caractère sacerdotal n'a été attribué
à Lycurgue que par une tradition récente, datant d'Éphore : l'ancienne tra-
dition ne voit en lui qu'un organisateur militaire.
220 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
croire Plutarque, et sans bien des luttes que fut atteint le but,
la pacification générale.
Les premières de ces luttes s'engagent du temps même du
législateur. En effet, ce même Charilaos, dont Lycurgue avait
pris la tutelle 1 , prince entreprenant et belliqueux, voulut
appesantir son joug sur les Doriens à un tel point qu'il en
mérita le nom d'usurpateur ou (( tyran ». Il en résulta un sou-
lèvement du peuple dorien, et c'est seulement lorsque de nou-
veaux règlements eurent considérablement restreint les préro-
gatives royales, de manière à ôter pour toujours aux princes
l'envie de restaurer la royauté des Pélopides, que se consolida
enfin Tordre de choses qui resta depuis lors, sans éprouver
d'altérations notables, la constitution de Sparte. D'après la
manière de voir des Grecs, qui sentaient le besoin d'attribuer
chaque grande œuvre historique à un seul auteur, sans songer
à établir une distinction entre les matériaux antérieurs ou les
additions postérieures, le mécanisme politique tout entier fut
considéré comme la législation de Lycurgue.
Jamais législateur ne se trouva en face d'une tâche plus diffi-
cile. D'un coté, deux maisons royales, avec des droits fondés
sur des traditions archaïques, malveillantes l'une pour l'autre,
en lutte avec des familles qui avaient été jadis leurs égales,
rêvant le pouvoir absolu et toujours prêtes à rechercher la
faveur de la population achéenne pour se débarrasser, avec son
secours, de leurs obligations envers les Doriens, et, par surcroît,
une foule d'autres restes d'usages, d'institutions, de cultes
qui, datant de l'âge héroïque, avaient, à la faveur des siècles,
poussé de trop profondes racines pour être supprimés : d'autre
part, le peuple dorien, étranger à tout ce passé, altier et indo-
cile, fier de sa supériorité militaire et veillant d'un œil jaloux
sur les droits qui lui avaient été concédés. Toutes ces antino-
mies en présence se montraient toujours réfractaires àla fusion,
et, au sein même de la population du pays, les divers éléments
qui s'étaient superposésà différentes époques, se trouvant déjà
trop mêlés pour pouvoir se séparer de nouveau, occasionnaient
1) 'Emzpons'x r, Xapi/Xou (Aristot., Polit., p. 50, 25. Cf. 231, 22). Les
additions postérieures à Lycurgue données pour l'œuvre de Lycurgue (Peter
ap. Rhein. Museum, XXll, ü4).
HISTOIRE DE LA LACONIE 221
une fermentation perpétuelle dans laquelle les forces du peu-
ple s'usaient sans profit. Il n'y a jamais eu en Grèce d'Etat
plus désorganisé et plus malheureux que Sparte avant Lycur-
gue 1. On le voit, il fallait à tout prix un accommodement; il
fallait concilier, aplanir les contrastes et trouver une transac-
tion avantageuse aux deux parties^. Le succès, et le succès
durable, d'une pareille entreprise reste à jamais un des plus
brillants résultats de l'habileté politique.
Toute la législation était essentiellement un contrat ; c'est
du reste le nom que lui donnent les anciens eux-mêmes ^ : le
contenu n'en est par conséquent rien moins que purement
dorien.
Et d'abord, l'Etat n'avait-il pas toujours à sa tête les familles
royales entourées de tous les attributs de la puissance souve-
raine en usage au temps des Achéens? Cette royauté était
indispensable dans l'Etat qu'il s'agissait de réorganiser, car
elle était le lien qui tenait unis les anciens et les nouveaux élé-
ments de la population ; elle était la garantie de l'unité politi-
que. Les rois étaient vis-à-vis desdieuxdupaysles représentants
de la nation entière : ce n'est que par eux qu'il fut possible de
rattacher le nouvel ordre de choses au passé, sans rompre avec les
traditions consacrées. Vivant au milieu du peuple dorien, qui
leur devait le service militaire, ils étaient en même temps un
gage de l'obéissance et du dévouement de l'ancienne population
qui révérait en eux ses chefs suprêmes. D'un autre côté, la
') Les Lacédémoniens avant Lycurgue y.a-/.ovo[xwTa-ot Gytom nivzoy/ iwv
'E).Xr,vwv (Hekod., I, 65. Thucyd., I, 18. Plut., Lycurg., 3. oiiri\ àvw(j.aXîa).
2) L'accord se fit par des intermédiaires : o\ piX-riaTot voixoGl-cai — |jlÉ(joi
itoXtxai. SôXwv yàp r,v to-jtwv ■/.x\ A-jxoOpyo;.
^) Les prixpat ((TuvOr,xac ôià ),6ywv, Hesych., leçon attestée par des textes
èpigraphiques. Archseol. Zeitung, XXXV, p. 197) prises dans le sens de
contrat par Hermann, Staatsalt. § 23, 7. Gœtt. gel. Anz., 1849, p. 1234
sqq. Cf. Xenoph., Respub. Laced., 15 : «ç ßaaiXel upoç rV' uôXiv auvOvîxaç 6
A-jxoOpyo; èTToiV.ae. — Les Rhèlres , que Goettling {Ueber die vier lyk.
Rhetren) avait cherché à restituer sous forme d'oracles pythiques, et dans
lesquelles Bergk {Gr. Lit., I, p. 336) croit retrouver des formes du dialecte
delphique , ont été récemment déclarées apocryphes et données pour des
pastiches de l'époque hellénistique par Trieber. Cette opinion est combattue,
entre autres, par Gilbert [Studien zur altspartan. Gesch.. p. 122) qui
signale, avec G. Müller, des traces des Rhetra dans un fragment de Tyrtée
{fr. 4).
222 iiiSTOiRE du péloponxèsi-:
coexistence de deux dynasties offrait un grand avantage ; c'est
que, parla, deux partis puissants se trouvaient ralliés avec leurs
intérêts à TEtat, et que la population anté-dorienne se voyait
représentée dans le gouvernement par deux de ses plus illus-
tres familles, qui y avaient toutes deux une part égale. En
effet, ce que la ligne dite « aînée », celle des Agiades, avait de
plus que l'autre, consistait en prérogatives honorifiques sans
conséquence '.
En outre, la double royauté était une garantie contre tout
empiétement t>Tannique : elle utilisaitla jalousie mutuelle des
deux lignes pour les empêcher d'outre-passer les attributions
royales. Une précaution semblable avait motivé la défense faite
aux rois d'épouser des femmes étrangères. Il ne fallait pas que
quelque alliance avec d'autres maisons souveraines leur inspi-
rât une politique dynastique et des fantaisies de tyrans. Ainsi,
une prudence défiante, que l'on avait apprise dans les siècles
de guerres civiles, s'alliait merveilleusement avec la simplicité
naïve de la royauté héroïque, avec les mœurs patriarcales qui
donnaient pour insignes aux rois une double coupe et une dou-
ble portion dans les banquets.
Le couple fraternel des Dioscures, révéré depuis longtemps
sur les bords de l'Euro tas, était le modèle héroïque des deux
souverains associés ; chacun des rois emportait avec lui à la
guerre une image des Dioscures -, et la preuve la plus frap-
pante du crédit et de l'autorité qu'on accordait en toute occa-
sion à la tradition héroïque, c'est que Lycurgue introduisit à
Sparte les poèmes homériques. Des rivages de l'Ionie, la gloire
des princes achéens revint éveiller les échos du Péloponnèse :
les droits royaux se trouvèrent enregistrés et scellés dans
l'épopée comme dans un document national : à Sparte aussi,
la royauté allait avoir une consécration, et le trône, un appui.
Comme les rois de l'âge homérique, ceux de Sparte étaient
assistés d'un « Conseil des Anciens » choisi parmi les citoyens
*) Herod., VI, 52. Wachsmuth explique sa prérogative par le fait qu'elle
était la dynastie indigène et primordiale , et qu'elle représentait la race
achéenne, tandis que l'autre représentait les immigrants doriens. Cf. Schoe-
jiAN.x, Staatsalt., 1-^, 237.
-) Herod., V, 75.
HISTOIRE DE LA LACO.NIE 223
les plus influents, et appelé à prendre part au gouvernement
ainsi qu'à Texercice de la juridiction. Tout ce qui autrefois
dépendait du bon plaisir des princes fut soumis à des règle-
ments fixes, et la royauté ne put décliner la coopération du
conseil d'Etat. Surtout lorsqu'il s'agissait de la vie d'un
citoyen, les rois ne pouvaient plus prononcer la sentence en
leur propre nom, mais seulement comme membres du conseil,
où ils avaient vingt-huit collègues. (C'étaient des sénateurs
(Gérontes) à vie, désignés par l'acclamation populaire comme
les meilleurs des citoyens, et qui, de plus, avaient fait leurs
preuves durant une vie de soixante années, enfin, les hommes
de la confiance publique.
Si donc, ici comme dans toutes les communes de l'antiquité,
nous devons regarder le conseil comme une représentation de
la communauté, le nombre de ses membres ne saura.'t être
fortuit, mais doit correspondre à une division de la cité. Cette
division, il est vrai, n'est pas positivement attestée, mais il est
absolument probable qu'il y avait à Sparte trente subdivisions
de tribus ou Obœ^ dix hylléennes, dix dymaniques et dix pam-
phyliennes, et que chaque Obe envoyait un député au conseil '.
Les rois n'avaient par conséquent d'autre privilège que d'être
de droit les représentants des deux Obœ auxquelles apparte-
naient leurs familles, et que de présider. Chacun d'eux n'avait
({M'une voix sur trente, et lorsqu'ils manquaient (ils devaient,
à ce qu'il paraît, être ou tous les deux présents ou absents
tous les deux), un des sénateurs disposait des deux voix et votait
en troisième lieu pour son propre compte ^
De même, pour ce qui regarde la constitution de la cité, il y
*) 0. MuELLER, Dorier, II, 88. Hermann et Schœmann élèvent contre ce
système des objections dont une partie au moins est facile à réfuter. La place
de géronte, en dépit des restrictions apportées à l'éligibilité, est toujours
un vixvjT^ptov Tr|Ç àpET?,!;. •ï>u>,àî ç'jlâ^avta vtoi wéàç wßaJavra, -rptây.ovia yspoudtav
ffùv «p'/ayliai; xaTa(Trr,aavTa (Plut. Lycurg., 6). Urlichs corrige ce texte
comme il suit : Tp-'axovta TrpEaêuysvlaç ffùv ap^ayitat; yepoyfftav xa-radTTicrav-ra.
Le mot xpiâxovta paraît être une glose et ne se trouve pas non plus dans
SumAS, s. V. (Jogaî.
2) En ce qui concerne le mode de \otation au Sénat, Hérodote (VI, 57) a
parfaitement raison contre Thucydide (I, 20), comme l'a remarqué Wesse-
ling. Le cas où un seul des deu.x; rois délibérerait et voterait avec les Gé-
rontes n'est pas prévu par Hérodote*
224 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
entra certsinement bien des usages archaïques qu'on se borna
à rajeunir. Comment, sans cela, des antiquaires comme Hella-
nicos * auraient-ils pu faire remonter la législation tout
entière au temps de l'invasion dorienne , à Eurysthène et
Proclès? Au nombre de ces institutions primitives, il faut
placer sans aucun doute la division de la communauté dorienne
en Phylœ et 0b3ß , ainsi que les dispositions concernant sa
résidence et sa dotation foncière.
Les Doriens, lorsqu'ils vinrent à Lacédémone, avaient, là
comme partout, exigé et reçu des terres. Les lots de terres,
obtenus de gré ou de force, leur avaient été assignés parles
autorités indigènes alors en fonctions, et Ton procéda en cette
occasion à peu près de la même manière que pour une fonda-
tion de colonie % c'est-à-dire que les terrains destinés à être
partagés, provenant soit de l'ancien domaine des Pélopides
détrônés, soit de propriétés privées enlevées, au milieu des
discordes intestines, à leurs anciens possesseurs, furent
mesurés, et les colons reçurent tous des lots égaux dont la
contenance était calculée pour suffire à Fentretien d'une
famille.
Ces premiers arrangements étaient en rapport avec la situa-
tion dans laquelle se trouvait la Laconie après la chute des
Pélopides; car, là comme en Crète, les Doriens avaient été
accueillis parles villes rendues à leur indépendance et avaient
commencé à se familiariser de différentes manières avec les
Achécns ^. Mais bientôt la discorde se mit entre tous ces petits
Etats ; ils perdirent Fun après l'autre leur indépendance et,
par suite, les Doriens durent se trouver également dans une
situation des plus embarrassées. Lorsque, plus tard, Sparte
devint un nouveau centre et le berceau d'un empire lacédé-
monien, il fallut réunir les membres dispersés de la race
dorienne, dont l'énergie pouvait seule assurer un succès
durable, et, après les avoir réorganisés, les grouper comme
dans un camp autour du double trône des Héraclides. Il
*) Hellanic. ap. Strab. p. 366.
-) Y) "Hpax).£toà)v «Tior/ia (Plat., Legg., 736c.). Cf., sur les assignations
de terre chez les Romains, Sciiwegler, Rara. Gesch., I, 618. II, 416.
^) Voy. ci-dessus, p. 21i.
HISTOIRE DE LA LACONIE 223
s'opéra donc une réorganisation de la colonie militaire, comme
nous pouvons appeler la communauté dorienne, une nouvelle
division, un nouveau recensement et un nouveau partage de
terres.
Nous devons nous attendre à rencontrer, dans ces sortes de
colonies, des chiffres très précis : il ne manque pas non plus
de bons renseignemeats à ce sujet \ Les différentes estima-
tions qui portent à 4,500, 6,000 et 9,000 la somme des lots
distribués par Lycurgue, ne sont pas une difficulté : ces
chiffres appartiennent évidemment à des époques différentes,
et nous avons de bonnes raisons pour admettre que les chiffres
les moins élevés sont les plus anciens ; ils sont allés grossis-
sant, parce que, plus tard, de nouvelles acquisitions territo-
riales entraînèrent une augmentation dans le nombre des lots.
Une autre preuve que le premier nombre est celui de Lycur-
gue, c'est que le roi Agis le rétablit artificiellement six siècles
plus tard, en admettant dans la communauté des périèques et
des étrangers; ce devait être, par conséquent, un nombre con-
sacré par une ancienne tradition.
Les lots de terre alloués auxDoriens formaient au milieu de
la contrée un domaine compacte dont, grâce cette fois encore
aux réformes d'Agis, nous pouvons indiquer avec précision
les limites. Il s'étendait au nord jusqu'à l'endroit où se resserre
la vallée haute de l'Eurotas, à Pellana, et jusqu'au défilé de la
vallée d'Œnos à Selasia; au sud, les fertiles plaines qui s'ou-"
vrent sur le golfe de Laconie et s'étendent jusqu'au cap
Malée appartenaient encore au domaine dorien : à l'est et à
l'ouest, les deux montagnes principales, le Taygète et le
Parnon, en formaient les limites ^ Ainsi, le cœur de la
Laconie était tout entier en la possession des Doriens; ils
habitaient la, divisés en Phylaß et Obœ^ chaque phyle compre-
nant 1500 et chaque Obe. 150 familles. Les phylse et obse
formaient aussi des cantons distincts : ainsi Foô^ « Agiadœ »,
*) Plut., Lycurg., 8. A. Sch.efer, Le eplioris,^. 6. Schoemann, Opusc.
Acad., I, 139.
^) Limites de la 7io)>ti:ixri Xiopoi. : ành xoù xarà IIsî^tiv/jV -/apâôpou Tipô; tov
TauyETov xat MaAsav xa\ Sî>vXaaîav (Plut., Agis, 8). E. CcRTius, Peloponn.,
11,211. • •
15
226 -HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
la résidence de Faînée des maisons royales, était un district sur
les bords de l'Euro tas *.
Du reste, même sous ce régime, les Doriens n'étaient pas le
moins du monde propriétaires absolus du sol. Ils ne pouvaient
rien vendre, rien acheter, ni donner ou léguer quoi que ce soit.
Les lots se transmettaient sans altération de père en fils, à la
façon desmajorats ; à défaut d'héritiers mâles, ils revenaient à
l'État, c'est-à-dire que les rois, comme étant les premiers pos-
sesseurs du sol, en disposaient.
Ainsi, tandis qu'en Crète nous trouvons les assignations de
terres pratiquées sous deux formes, l'une qui abandonnait le
sol en toute propriété aux colons, l'autre qui en réservait la
propriété à l'Etat, la législation de Lycurgue, celle qui s'est
montrée la plus sévère pour les Doriens, n'a admis que le der-
nier système. Les rois sont les seuls chefs de l'Etat, les succes-
sem's et les héritiers de ceux qui ont fondé l'Etat, institué la
commune etpartagé le domaine commun , à la condition expresse
que chaque détenteur devrait en retour au souverain le service
militaire. C'est sur ce système que repose, ici comme en Crète,
l'organisme de TEtat. A chaque lot est attachée l'obligation du
service, et comme celui-ci est le même pour tous, les lots sont
naturellement aussi égaux que possible en surface et en
valeur-.
Ici, le point essentiel était le maintien de l'ordre établi, et les
rois, en leur qualité de suzerains, étaient chargés d'y veiller ;
ils avaient soin particulièrement qu'il n'y eût point de lots
vacants, et que les membres de la communauté militaire qui
seraient dépourvus de terres en pussent avoir en épousant des
héritières. Se marier en temps opportun était, pour le Dorien
en possession de sa part, un devoir public : il était obligé de
faire son possible pour se préparer des successeurs robustes,
1) Wachsmüth, Jahrbb. f. kl. Philol., 1868, p. 3.
2) La répartition égale des lots, mise en doute par Grote, et plus tard par
Peter et Oncken, a été appuyée d'un argument nouveau par Wachsmüth
{Gœtt. Gel. Anz.. 1870, p. 1808}. Ce savant a démontré par un passage de
Polybe (VI, 43) que déjà Éphore la regardait comme une institution laco-
nienne. Il est donc impossible, quoi qu'en dise Oncken (ibid., p. 351-370)
d'en faire une institution du temps d'Agis, que l'on aurait antidatée et repor-
tée artificiellement au temps de Lycurgue.
HISTOIRE DE LA LACONIE 227
et c'était si bien là le Lut avoué du mariage qu'une union infé-
conde n'était plus considérée comme un mariage et que l'Etat
en exigeait la dissolution.
La communauté dorienne astreinte au service militaire comr
posait la. Pkroitra ou garde des rois K C'est au milieu d'elle qu'ils
avaient leur tente pendant la guerre, au milieu d'elle qu'ils
habitaient sur les collines de Sparte. Mais ce centre du pays ne
devait pas être une forteresse fermée, comme un ancien châ-
teau-fort achéen ; au contraire, il fallait que les rois se sentis-
sent complètement en sécurité au dedans et au dehors sans se
retrancher derrière des murailles, et que les Doriens n'eussent
jamais l'idée de compter sur des remparts. C'est pourquoi la
capitale du pays resta une ville ouverte, où les rois vivaient au
milieu de la communauté dorienne dans une simple habitation
bourgeoise. Sparte ne formait pas un groupe circonscrit de
maisons comme les autres villes grecques, mais, assise avec un
laisser-aller rustique sur les rives de l'Eurotas, elle déborda
peu à peu dans la plaine ", et les Doriens habitaient tout le
long de la vallée, bien en dehors de Sparte, sans que les plus
éloignés en fussent moins citoyens de Sparte que ceux qui
étaient restés au gué de l'Eurotas. Ils étaient tous Spartiates,
comme on les appelait, dans le sens rigoureux du mot, pour
les distinguer des Lacédémoniens ^
Tenue rigoureusement à l'écart de cette communauté mili-
taire *, l'ancienne population qui habitait dans les montagnes
tout autour du pays des Spartiates (d'où le nom d'habitants des
alentours ou/)mèç'?/6'5) avait conservé son genre de vie habituel.
Plus de trois fois plus nombreux que les Spartiates, ils culti-
vaient le sol bien plus ingrat des montagneg, dont ils accommo-
daient les pentes escarpées, à force de terrasses maçonnées, à
la culture du blé et du vin. Ils exploitaient les carrières et les
mines duTaygète, s'adonnaient à l'élevage des bestiaux et à
1) $poypâ équivaut à eajerctfws : çpoupà; llàys'v. Schoemann [Gr. Alterth.,
I, p. 294) la considère comme une garde nationale, une landwehr.
-) Thucyd., I, 10. E. CuRTius, Peloponn., II, p. 311.
3) Thucyd., IV, 8, etc.
• 4) Myi ysiopYETv Toù? çyXaxa; était chez les Doriens un principe politique.
(ÂRisT., Polit., 31, 9).
228 HISTOIKK DU PÉLOPONNÈSE
la navigation, et pourvoyaient le marché de Sparte de fers, de
matériaux do construction, de laines, de cuirs... etc. Proprié-
taires libres de leur sol, ils payaient aux rois leurs redevances,
conformément aux antiques usages '.
Mais les paysans qui résidaient sur les terres des Spartiates
avaient un sort bien plus dur. Une partie d'entre eux se com-
posait probablement d'ancienspaysans du domaine, deLélèges
qui avaient déjà été tributaires des Achéens ; d'autres avaient
perdu leur liberté plus tard, au milieu des guerres civiles. Ils
purent rester sur leurs anciennes possessions, à la condition de
livrer aux Spartiates logés chez eux une portion considérable
de la récolte.
Cette contrainte provoqua bien des soulèvements, et il est
probable que l'ancienne ville maritime d'IIélos fut pour un
temps le foyer d'une révolte de ce genre. C'est, en effet, la seule
manière d'expliquer l'opinion générale des anciens, qui faisaient
venir de ■ cette ville le nom à'Hilotes^ usité depuis lors pour
désigner toute la classe des campagnards soumis par les armes
et dépouillés de leur liberté "\ Le régime adopté à leur égard
était en substance le même que celui que les Doriens avaient
déjà vu appliqué aux Pénestes, en ïhessalie^.
Les familles d'hilotes vivaient disséminées sur les lots des
Spartiates : ceux-ci leur abandonnaient la terre et exigeaient
la livraison régulière du montant de la récolte auquel elle était,
estimée. Cemontant comprenait, pour chaquelot, quatre-vingt-
deux boisseaux d'orge et une quantité proportionnelle de vin
et d'huile * ; ce que les hilotes produisaient en plus leur appar-
tenait, et chacun pouvait de cette façon arriver à une certaine
aisance. •
Les hilotes étaient esclaves et sans aucuns droits civiques :
cependant, ils n'étaient pas non plus complètement à la merci
de l'arbitraire. Ils étaient les esclaves de la communauté, etnul
1) ßaat)axb; çôpo; (Plm., Alcib., I,' p. 123).
2) "EXo?, ot TtoXÎTai EÏXwTEc y; ElXtüTat (Steph. Byz.). Cf. 'Opveàtat, nXaxîtieîî,
Ca:rites.
3) Voy. ci-dessus, p. 124.
*) Sur les mesures laconiennes, v.' Hultsch, Metrol., p. 260. Jahrbb. f.
kl. Philol., 1867, p. 531. Le médimne laconien est au médimne attique
comme 3 est à 2.
HISTOIRE DE LA LACOME 229
n'avait le droit de lui faire tort en s'attaquant à eux. Comme
membre do l'Etat, le Spartiate pouvait exiger de tout hilote
respect et obéissance, mais nul ne pouvait traiter un seul d'en-
tre eux comme sa propriété. Ils ne pouvaient être ni vendus. ni
donnés : ils appartenaient à l'inventaire du bien, et, même dans
les meilleures années, le détenteur de ce bien ne pouvait, sous
peine de punition sévère, exiger d'eux un seul boisseau d'orge
de plus qu'il ne lui en était légalement dû.
Le législateur avait ainsi réglé les choses, à l'exemple de Ja
Crète, afin que les Spartiates, sans inquiétude sur leurs moyens
d'existence, pussent consacrer tout leur temps aux devoirs
qu'ils avaient contractés envers la société. Mais ils n'étaient pas
simplement les gardiens de la société et la force armée mise à
sa disposition : ils prenaient encore part, dans une certaine
mesure, à l'exercice de la souveraineté publique, au gouver-
nement et à la législation ; ils formaient, à proprement parler,
la bourgeoisie de l'Etat fondé par Lycurgue. C'était pour les
rois un devoir de convoquer les citoyens au moins une fois par
mois, le jour de la pleine lune, et ils n'avaient pas le droit de
choisir à cet effet d'autre place que le coin de la vallée de l'Eu-
rotas situé <( entre Babyka etKnakion', » c'est-à-dire, proba-
blement, entre le pont de l'Eurotas et le confluent de l'Œnos,
par conséquent, juste au milieu de la résidence propre des
Doriens, dans la banlieue de Sparte, d'où il ne fallait jamais
écarter le centre de gravité de l'Etat.
Cette assemblée était en même temps une revue de la bour-
geoisie valide, passée sous les yeux de ses généraux; c'est là
qu'avaient lieu les élections des Gérontes et des autres fonc-
tionnaires-, que l'on venait entendre les communications
officielles des autorités, et que les affaires les plus importantes,
telles que déclarations de guerre, propositions de paix, traités
') [JiETa^j Baoûxa; TE xa\ Kvaxtwvo; (Plut. , Lycurg., 6). Cf. E. CuRTiUS,
Peloponn., II, 237 : .Urlichs, Rhein. Mus., NI, 214. Wachsmuth [Jahrbb.
für kl. Piniol., 1868, p. 9) rapporte cette prescription au siège des Agiades
et des Eurypontidi^s, et à la fusion des deux communautés respectives opérée
par la législation de Lycurgue.
2) Aristote [Polit., 48, 32) fait la critique du système d'élection employé
dans l'Apella (i7i£>.)vâ = èxx),r)aia).
230 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
et lois nouvelles, étaient soumises àla ratification constitution-
nelle.
Tous débats étaient interdits ; aucun amendement, aucunef
motion nouvelle ne pouvaient être proposés par la bourgeoisie:
elle n'avait à dire que Oui ou Non. Encore le vote était-il ,
la plupart du temps, une pure formalité, car ce n'était ni au
moyen d'urnes, ni par mains levées, mais uniquement, selon
les usages militaires, par acclamation que la volonté du peuple
se» faisait connaître. Les assemblées étaient aussi courtes que
possible et se tenaient debout ; on évitait tout ce qui eût pu
inviter à prolonger commodément la réunion ; tout ornement,
toute construction propre à abriter en étaient bannis. Il n'y
avait probablement de sièges que pour les magistrats prési-
dents'. Aussi le lieu de l'assemblée fut, dès le principe, bien
distinct de celui du marché. On le voit, la participation des
Doriens aux affaires publiques était réglée de telle sorte qu'ils
se trouvaient satisfaits à l'idée d'avoir leur part de souveraineté
et de pouvoir, dans les conjonctures graves, contrôler en der-
nière instance les mesures proposées par l'Etat. Il fallait qu'ils
se sentissent citoyens et non pas comme incorporés à un Etat
étranger : ilä n'étaient pas simplement l'objet passif de la légis-
lation, mais ils y prenaient unepartactive, car ils n'obéissaient
qu'aux ordonnances auxquelles ils avaient donné leur approba-
tion. Et cependant, en règle générale, ils étaient gouvernés et
ne gouvernaient pas. D'ailleurs, toute leuréducation était telle
qu'ils n'avaient ni la capacité ni l'envie de se mêler de choses
politiques ; leur horizon était trop étroit pour qu'ils fussent à
même de juger des affaires générales et surtout des affaires
étrangères. En outre, tout à Sparte était si minutieusement
réglé, qu'il n'était pas facile de modifier quelque chose dans le
mécanisme gouvernemental.
Ainsi donc, en somme, le Spartiate usait peu et rarement de
') ScHOEMANN ((??'. Alt., P, 247) pense, comme moi, que l'assemblée po-
pulaire se tenait debout : ce n'est pas l'avis de Vischer [Rhein. Mus.,
XXVIII, 1873, p. 380 sqq.) qui, se fondant sur un passage de Thucydide
(I, 67-78), admet qu'à Sparte aussi l'assemblée du peuple siégeait. Mais on
ne trouve rien dans Thucydide qui indique qu'on ait pris des mesures pour
faire asseoir et grouper autour d'une tribune l'assemblée entière des Spar-
tiates.
HISTOIRE DE LA LACONIE 231
ses droits politiques. Il n'en avait que plus de temps et d'éner-
gie à consacrer aux exercices militaires. En effet, la grande
préoccupation du législateur avait été de conserver intacte à
rÉtat la force militaire dont il avait acheté la possession au
prix de ses meilleures terres. C'est 'pourquoi les mœurs du
peuple dorien, mœurs grâce auxquelles celui-ci s'était jadis
imposé, avec une puissance si irrésistible, à la race énervée
des Achéens, la forte discipline, l'austère simplicité de la
vie, furent rétablies dans toute leur sévérité et protégées par.
toutes les rigueurs de la loi.
Cette sévérité était d'autant plus nécessaire que la nature
luxuriante de la vallée portait davantage à une vie molle.
L'aptitude militaire était la condition mise à la jouissance
des droits et avantages accordés par la constitution ; car la
naissance ne conférait par elle-même aucun droit. L'État se
réserva expressément de soumettre les enfants des Spartiates,
aussitôt après leur naissance, à un examen de leur conforma-
tion physique, avant qu'ils ne fussent reconnus enfants de la
maison. Ceux qui étaient faibles et contrefaits étaient exposés
sur le Taygète *, c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient être élevés
qu'avec les enfants des périèques, car l'intérêt de l'Etat était
compromis, si un lot devait passer aux mains d'un héritier
incapable de porter les armes.
Celui même qui avait été élevé comme fils légitime de
Spartiate pouvait être dégradé ; il perdait ses droits, s'il ne
satisfaisait pas complètement à tous ses devoirs de soldat.
D'autre part, le législateur de Sparte avait sagement pourvu à
ce que la communauté Spartiate put se compléter avec des
recrues d'un autre sang et des forces fraîches ; car il pouvait
se faire que même des individus qui ne provenaient pas d'un
mariage purement dorien, des enfants de périèques ou d'hi-
lotes, s'ils avaient fait consciencieusement jusqu'au bout leur
éducation militaire, fussent admis dans la communauté do-
rienne et mis en possession de lots vacants. Mais il fallait
pour cela le consentement des rois ; c'est devant eux qu'avait
lieu l'adoption solennelle du récipiendaire par un Dorien
^) Aux lieux dits àitoOsTai (Plut., Lycurg., 16. E. Curtius, Peloponnesos,
II, 252. 320).
232 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
pourvu de son majorât '. C'est ainsi que l'Etat recrutait de
nouveaux citoyens, et c'est à cette institution que Sparte dut
une bonne partie de ses plus grands hommes d'Etat et de ses
meilleurs généraux. Ainsi, c'était l'éducation, la discipline
qui faisait le Spartiate, et non le sang des aïeux -.
Il est certain que l'éducation Spartiate ressemblait en bien
des points aux mœurs primitives des Doriens, et que, grâce à
une pratique journalière, continuée de génération en généra-
tion, elle était devenue chez les membres de la communauté
une seconde nature. Sous ce rapport également, Lycurgue
avaitencore enchéri sur lesinstitutionsdela Crète. Celles-ci lais-
saient le jeune Dorien dans la maison maternelle jusqu'à son
adolescence ; Sparte prenait l'enfant dès l'âge de sept ans et
l'incorporait dans sa compagnie, où il devait passer par tous les
exercices préparatoires au service militaire, endurcir et exer-
cer son corps, en se conformant exactement à la manière
prescrite au nom de l'État par les magistrats. Ainsi l'enfant,
avant d'avoir appris à réfléchir, se trouvait déjà serré entre des
règlements étroits et inflexibles, qui lui faisaient perdre tous
S3S penchants et ses "goûts naturels. C'est ainsi qu'il arrivait
à l'adolescence : puis, adolescents et hommes faits continuaient
à vivre sous l'empire du même sentiment, se pressant comme
instinctivement les uns contre les autres, àla façon des abeilles.
Ce sentiment trouvait un aliment dans les chants en chœur,
parce que leur bonne exécution dépend entièrement de la
subordination des parties à l'ensemble, de la coopération
désintéressée de chacun à une tâche commune ; il se retrem-
pait dans les exercices guerriers et les danses des jours de fête,
qui s'exécutaient en conunun , ainsi que dans les repas
communs (Syssitia-Phiditia^)^ auxquels ceux qui avaient déjà
1) Herod., VI, 57.
-) ëviot '((fa/jOLv, oTt V.OLI xfev ?lvwv o; Sv vno^izl'^f] xa'jirjv acrx-^iriv, xrç tcoXitsik;
xaxà TÔ ßouX£'j[j.a xoO Auxoûpxo'j (Jieteîxs (Plut., Instit. Lacon., 22). MôOaxe;
(la plupart du lemps fils de femmes hilotes) vôOot xtbv UTiapxtaxûv (j.âXa eùctSeî;
xe xat xiôv èv xr) TtôXei xx).tüv (c'est-à-dire de la discipline) oùx aneipoi (Xen.,
Hellen., V, 3, 9).
^) V. Trieber, p. 29. «l'ioâia est le mot propre; a'jafftxia ne s'est introduit
que par abus. Xénophon emploie un mot à lui, CTuffXf,vta et auaxrivEîv. Cf.
Xenoph., Helle7i.y V, 3, 20. auaxrjvoüdt ßao-i>vEv; èv xo) aùxto oxav oixot wcti, etc.
HISTOIRE DE LA LACONIE 233
une famille à eux, et les rois eux-mêmes, ne pouvaient se sous-
traire. La maison devait toujours venir en second lieu, et,
même dans son pays, le père de famille ne devait jamais perdre
le sentiment et l'habitude de la guerre et de la vie des camps.
Aussi, manger en commun s'appelait « camper ensemble » ;
les compagnons de table n'étaient autres que les compagnons
de tente ; la nourriture était si simple qu'on pouvait facile-
ment faire au s si bonne chère en campagne. On s'asseyait à quinze
à la même table, et ce qui décidaitdela composition dugroupe,
ce n'était ni un règlement, ni le domicile, mais le libre choix
des membres. En effet, avant l'admission d'un nouveau mem-
bre, on procédait àun scrutin, et une seule voix opposante suf-
fisait pour faire écarter la proposition '. C'était une mesure
tout à fait militaire, ayant pour but d'établir entre les convives
un lien de camaraderie, car ils étaient tous dès lors obligés de
répohdre les uns des autres, en temps de paix comme sur le
champ de bataille. Or, ceci était d'autant plus important que
le cercle de convives était l'unité sur laquelle était basée
l'organisation de l'armée. En effet, la communauté dorienne
tout entière se composait de 300 camaraderies semblables.
Là, un mélange heureux rompait la monotonie des relations
que créent le voisinage et la parent^ ; là, au milieu d'un forma-
lisme rigoureux, il y avait place pour la liberté, pour les
liaisons spontanées, pour les inclinations. D'autre part, ces
cercles avaient leurs traditions qui se conservaient d'une géné-
ration à l'autre, et de là naissait l'esprit de corps qui contenait
dans de justes bornes les penchants individuels.
Mais précisément parce que, en définitive, la vie, telle que la
loi l'avait faite, donnait peu satisfaction à l'instinct de liberté
naturel à l'homme, que c'était une vie de contrainte et do
règle, il était de l'intérêt du législateur d'empêcher les rela-
tions avec l'extérieur, de peur que la vue d'un genre de vie
plus commode et plus humain ne dégoûtât les Spartiates de
leur condition. Toute cette vie de communauté avait quelque
*) Plut., Lycurg., 12. La même chose se fait encore aujourd'hui dans les
cercles d'officiers. Il n'y a donc pas de contradiction entre cet usage et l'es-
prit de la législation de Lycurgue, comme le pense Peter [Rhein. Mus.,
XXII, 65).
234 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
chose de concentré, de voilé, de mystérieux. La situation de
la vallée de l'Eurotas, cachée entre le Taygète et le Parnon,
rendait l'isolement plus facile ; c'était comme un camp bien
gardé, où l'on ne pouvait ni sortir ni entrer sans permission.
Des postes gardaientles défilés de Belmina, Selasia et Carya3,
qui étaient comme autant de guichets conduisant dans l'inté-
rieur de la vallée de l'Eurotas \ L'émigration était pour un
Spartiate un crime entraînant la peine de mort, car ce n'était
autre chose qu'une désertion ; les voyages étaient rendus
impossibles rien que parladéfense faiteà tout Spartiate dépos-
séder d'autre argent que la monnaie de fer du pays, monnaie
qui, non-seulement était peu maniable et extrêmement incom-
mode, mais n'avait pas cours en dehors du pays-. Posséder de
l'or et de l'argent était si sévèrement défendu qu'il en coûtait la
vie à celui chez qui on en découvrait. Comme, d'ailleurs, la loi
interdisait toute culture intellectuelle qui eût pu ouvrir à
l'esprit de plus vastes horizons, comme elle ne tolérait, en fait
de poésie et de musique, ce lien artistique qui rapprochait le
plus les uns des autres les Hellènes, que ce qui avait reçu de
la main de l'Etat une certain coupe, une forme officielle, toute
l'éducation du Spartiate, comme sa monnaie, n'avait de valeur
que dans son pays ; et, dQ même que tout Grec habitué à la
liberté devait se sentir gêné et dépaysé à Sparte, de même le
Spartiate, transporté hors de sa sphère, ne pouvait que se
sentir partout étranger, embarrassé et mal à l'aise.
Lorsque des hauteurs du Taygète on abaissait le regard
sur la vallée, elle devait ressembler à un vaste champ de ma-
nœuvre, aux cantonnements d'une armée prête à livrer ba-
taille, campanten pays conquis. A certaines heures, la jeunesse
s'avançait sur le lieu de ses exercices aux bords de l'Eurotas :
la troupe se rangeait en groupes bien ordonnés, tous en armes
ou avec un bâton, le signe de l'autorité, distingués des autres
classes d'hommes, qu'ils faisaient courber devant eux, par le
manteau court, les cheveux flottants et la barbe '. Tout, jus-
^) E. CuRTius, Peloponnesos, II, 260.
2) POLYB., VI, 49.
3) La moustache était le symbole de la liberté : de là la défense : [x-n Tplçstv
[xûaiaxa (Plut., Moral., p. 550 B).
HISTOIRE DE LA LACONIE 235
qu'aux fêtes, avait un caractère militaire. Commander et
obéir — c'était là toute la science du Spartiate ; aussi avait-il
la parole brève et concise. La plaisanterie et les saillies
n'étaient pas défendues : au contraire, la familiarité entre
camarades y donnait assez occasion ; c'était une école tou-
jours ouverte où l'esprit s'exerçait aux remarques fines et aux
reparties heureuses. Lycurgue lui-même passe pour avoir
fondé un culte en l'honneur du dieu du Rire * ; c'était en etîet,
delà part du législateur, une sage précaution que d'égayer et
d'adoucir autant que possible le sérieux aride d'une vie livrée
tout entière à la tyrannie du devoir. La véritable patrie de
l'éloquence Spartiate, le foyer d'où jaillirent tant de saillies à
la Spartiate, qui couraient toute la Grèce, était la Lesché,
proche des champs de manœuvre, le rendez-vous où les oisifs
se réunissaient parpetits groupes et conversaient avec vivacité^
comme on fait autour des feux de bivouac. C'est là que l'on
apprenait le ton du dialogue Spartiate et que l'on s'exerçait à
la présence d'esprit ^.
Malgré tout, la monotonie d'une existence qui se passait tout
entière sur les champs de manœuvre et sous les armes fiit
devenue intolérable, si la chasse n'eût offert aussi en temps
de paix des distractions et des aventures. Les forêts qui cou-
vraient à mi-côte la chaîne du Taygète fourmillaient de che-
vreuils, de sangliers, de cerfs, d'ours, surtout la ligne de
hauteurs qui relient les cimes de Taléton et d'Evoras, au-
dessus de Sparte, et qui portaient le nom de Thérae (chasses) .
Là, le long des ravins abruptes d'où les torrents se précipitent
dans la vallée, les joyeuses bandes de chasseurs doriens grim-
paient d'un pied léger, escortés par les aboiements impatients
des limiers de Laconie, les ^meilleurs de leur espèce. Les pics
escarpés, que la neige couronne les trois quarts de l'année,
fournissaient assez d'occasions de déployer une agilité virile,
du courage et des muscles d'acier. Le gibier était considéré
comme butin de guerre, et pouvait être servi à Sparte sur la
table commune, pour varier agréablement le menu uniforme
*) Plut., Lyciirg., 25. 0. Mueller, Darier, II, 381.
2) 0. Mueller, ibid, p. 389.
3) ©ripai (E. CuRTius, Peloponnesos, II, 206. 307).
236 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
desphidities, tandis que les aventures dechasse assaisonnaient
pendant longtemps les conversations de la Lesché.
Pour queladiscipline Spartiate, conformément aux intentions
du législateur, embrassât la vie sociale tout entière, il ne fal-
lait pas que la maison et le régime domestique restassent en
dehors de son atteinte. Aussi, ilnemanquaitpas de règlements
et de dispositions légales concernant le mariage, le développe-
ment corporel des jeunes filles, le genre de vie et les devoirs
des femmes, l'entretien et l'éducation des enfants. Les nour-
rices de Laconie étaient recherchées dans toute la Grèce.
Cependant, le législateur n'a pas réussi à faire pénétrer au delà
du seuil domestique toute la rigueur de ses prescriptions, et à
étendre jusque dans l'intérieur de la famille la discipline de
l'État. Là, la mère de famille resta en possession de ses droits,
et plus la maison devenait en somme le seul endroit où le Spar-
tiate put encore se sentir homme et se mouvoir spontanément,
plus la femme, qui administrait l'intérieur de la maison, la
Mesodoma *, acquit de dignité et d'influence, elle qui devaii au
besoin, pendant l'absence de son mari, mener toutes les affaires
domestiques et savoir gouverner ses hilotes. Son rôle devait
être particulièrement difficile, mais aussi, son influence singu-
lièrement puissante, lorsque plusieurs familles devaient tirer
leur subsistance d'un seul lot de terre : en pareil cas, il arrivait
fréquemment que plusieurs frères avaient en commun une
seule femme -.
De fonctionnaires, il en fallait peu à un Etat semblable. Le
lien de la communauté Spartiate était la subordination des plus
jeunes aux plus âgés, des guerriers à leurs supérieurs, de tous
à la loi ; la population achéenne était gouvernée par des inten-
dants envoyés dans les diff"érents districts des périèques ; la
crainte d'une puissance toujours armée contenait les hilotes ;
l'Etat tout entier était sous la garde des roisHéraclides, qui le
maintenaient dans son antique communion avec ses dieux et
ses héros, gage de sa prospérité, faisaient appliquer la loi et
surveillaient le système de la propriété foncière, la base de tout
1) Me<7ooô[ia (Hesychics, s. v.).
ä) Dyandrie et polyandrie (Schoemann, Griech. Aîterth., P, 282). tj 7cep\
xàîY'Jvxîxa; avsai; (Aristût., Polit., 45).
HISTOIRE DE LA LACOME 237
l'édifice. Ils avaient pour les assister les qiîatre Pythiens, les
représentants du dieu de Delphes, chargés de veiller à ce que
l'Etat fondé sous son autorité restât constamment en harmonie
avec sa volonté. •
Les rois choisissaient les chefs militaires et les inspecteurs
de la jeunesse ; enfin, pour la police générale, ils se donnaient
aussi des auxiliaires et des représentants *.
L'assistance de ces délégués était particulièrement néces-
saire en Laconie, où tant d'hommes d'origine et de condition
différente se touchaient de^i près, pour prévenir entre eux des
froissements qui eussent troublé la paix publique. Notamment
sur le marché de Sparte, où affluaient des gens de toute espèce,
il fallait une police sévère. Le moindre tumulte, la moindre
émeute était doublement à redouter dans un État fondé comme
Sparte sur l'immobilité. C'était son orgueil de ne pas avoir de
capitale aux ruelles encombrées et remplie d'une populace
bruyante, mais d'offrir, rien que dans l'extérieur des habita-
tions, dans le calme du commerce quotidien, une agréable
image de l'ordre ; c'est l'éloge que donne Terpandre à la
ville « dans les larges rues de laquelle habite la justice ^ »
Il est probable que c'est dans cette nécessité de veiller à
l'ordre public, d'accommoder les différends qui s'élevaient
surtout entre acheteurs et vendeurs, qu'il faut chercher l'ori-
gine de Véphoiie^ magistrature qui est vraisemblablement bien
plus ancienne que la législation de Lycurgue et a ses racines
ailleurs que dans le régime politique des Doriens^. Elle resta
debout, comme tant d'autres choses, dans l'Etat de Lycurgue ;
elle y acquit même une importance toute nouvelle, lorsque les
fantaisies tyranniques des rois firent échouer la grande œuvre
de réconciliation entreprise par Lycurgue, et que la défiance
') Sur les fonctionnaires, voy. Schoemann, Griech. Alt., P, 260.
-) Terpandre et saôîxa eùp'jâyjta (E. Curtius, Peloponn., II, 225).
^) 0. MuELLER, Dorier, II, 108. Hérodote et Xénophon supposent, il est
vrai, que les éphores ont été institués par Lycurgue (Sch.efer, De ephoris,
p. 7), mais c'est parce qu'ils prennent en bloc la constitution de Lycurgue;
et lorsque Platon et Aristote rapportent cette fondation à Théopompe, ils
entendent par là l'éphorat revêtu de ses attributions nouvelles. Schœfer ex-
plique le nombre de cinq éphores par celui des districts ruraux [ibid.,
p. 7. 12).
238 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
réveillée exigea 1^ création d'une autorité chargée de défen-
dre contre toute attaque les intérêts de la communauté do-
rienne.
La magistrature des éphores, qui ne déploya toute sa puis-
sance que dans la période suivante, lorsque Sparte fut devenue
un Etat conquérant, agrandit aussitôt l'influence de l'élément
dorien. A l'extérieur, Sparte consei'va ,son aspect d'autrefois,
et celui qui se promenait parles rues de la ville ne rencontrait
que des monuments dédiés aux dieux et aux héros de l'époque
achéo-éolienne. Mais à l'intérieur .s'opérait une transforma-
tion radicale ; la force dorienne, retrempée et disciplinée par
les lois de Lycurgue, se montra de jour en jour plus envahis-
sante, et l'Etat, qui jusque là était resté achéen-dans ses insti-
tutions fondamentales, prit ainsi de plus en plus le caractère
d'un Etat dorien *.
Ce dorisme pénétra jusque chez les périèques, les anciens
Lélèges et Achéens; le dialecte dorien devint la langue officielle
du pays. Du marché de Sparte, il se répandit dans les régions
où les Doriens se trouvaient en contact avec les autres races ;
toute la côte orientale, jadis argienne, devint du même coup
lacédémonienne et dorienne ; l'administration du pays fut con-
fiée à des fonctionnaires doriens. A Cythère, le point faible
de la domination lacédémonienne, parce que l'île était habitée
depuis l'antiquité la plus reculée par une population des plus
mêlées* et que, dans une station maritime si fréquentée, l'isole-
ment vis-à-vis de l'étranger ne pouvait pas être maintenu avec
autant de rigueur, on envoya chaque année un gouverneur
avec une garnison dorienne, qui tint en bride le peuple remuant
de nie ^
Le service militaire serait aussi à rapprocher l'une de l'autre
la population dorienne et la population non-dorienne. En effet,
bien qu''à Torigine la communauté dorienne formât exciusive-
mentlacaste guerrière, jamais cependant les périèques n'avaient
été relevés de l'obhgation, qui leur incombait jadis, de porter
les armes, et nous ne connaissons pas d'armée lacédémonienne
1) 'Ey.5wptôo(i«i (Herod.. VIII, 73).
*) Voy. ci-dessus, p. -iS. 62.
3) K-j6ï]poôt'xif,; (Thlcyu., IV, 53).
HISTOIRE DE LA LACOME 239
danslaquelleiln'yaiteudespérièques,même parmi les hoplites.
Ils étaient formés et exercés àce service parles Spartiates, qui
étaient de droit leurs officiers. Lorsqu'ils avaient appris à sup-
porter la faim et la soif, à mépriser la douleur de la flagellation
sanglante subie devant Fautel d'Artémis Orthia', lorsqu'ils
avaient fait leurs preuves sur les arènes des bords de l'Eurotas
et sous les ombrages de l'ile du Plataniste , au milieu des
jeux belliqueux de la jeunesse, et suivi jusqu'au bout l'école du
soldat, ils portaient les armes d'abord dans leur propre pays,
■pour montrer s'ils sauraient agir avec initiative, énergie et
présence d'esprit. Ils jouaient alorsle rôle de maîtres et seigneurs
du pays, surveillant les hilotes, les conspirateurs perpétuels,
maintenant l'ordre et la discipline, depuis la frontière arca-
dienne jusqu'au cap Ténare, le centre de la population asservie.
Dans tous les rapports entre les divers éléments dé la popula-
tion, l'esprit dorien prit une influence décidée et prédomi-
nante ; l'ancien caractère achéen s'effaça et disparut de jour en
jour.
Ce sont là des résultats étrangers au but primitifd.es insti-
tutions de Lycurgue; mais ils en étaient la conséquence néces-
saire et furent regardés pour cette raison comme en faisant
partie. L'antiquité n'en eut que plus d'admiration pour cette
législation qui, à la juger par le résultat, est unique dans son
genre. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de signaler en
général les principes qui lui ont servi de base , les modèles
qu'elle imita, l'autorité religieuse sous l'œil de laquelle elle
s'élabora ; mais le rôle personnel du législateur se dérobe com-
plètement à nos regards. Thucydide lui-même, lorsqu'il parle
de la législation lacédémonienne, se montre fort réservé au
sujet de son auteur, tandis qu'il en détermine l'époque avec
précision. Il estime sa durée, à la fin de la guerre du Pélopon-
nèse, à quatre centetquelques années : il place par conséquent
la législation vers 820 avant J,-G. On avait des généalogies
de rois qui remontaient jusqu'à Proclès, mais elles ne conte-
naient que des noms sans chiffres, et encore, le nom de Lycur-
gue n'y figurait pas. Plus tard, on calcula la succession des
^) Sur la (xai7TÎYu)(7t;, V. Trieber, Qiiaest. Laconic, p. 25.
2i0 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
souverains d'après des moyennes, et on plaça la régence de
Lycurgue en l'an 219 après le retour des Héraclides (1103),
par conséquent, en 884. C'est là le calcul d'Eratosthène, géné-
ralement accepté depuis lors '.
Quant au jugement à porter sur la constitution de Lycurgue,
il ne faut pas le chercher ailleurs que dans l'histoire de l'Etat
qui lui doit d'être devenu un Etat historique et d'être sorti de
l'étroite sphère où il était enfermé.
§ m
SPARTE ET LA MESSÉNIE.
En principe, l'Etat Spartiate n'était nullement constitué
pour la conquête : il était plutôt fait pour se restreindre dans
les limites naturelles du pays et pour s'isoler de l'extérieur ;
tout contact avec l'étranger était regardé comme dangereux.
L'armée était la garde du trône ; elle ne devait que conserver
les institutions existantes. Mais il n'est pas possible d'élever
') En ce qui concerne la chronologie de Lycurgue, la base la plus sûre du
calcul est encore le texte de Thucydide (I, 18) d'après lequel 404 -j- 400
_[_ 15 = 819. Eusèbe et Cyrille (Adv. Julian., 12 a) sont d'accord avec
Thucydide. Suivant Sosibius, cité par Clément d'Alexandrie {Strom., 1,327),
776 + 97 = 873 : suivant Eratosthène, 776 -\- 108 = 884. CL J. Brandis,
De temp. grascorum antiquissimorum rationibus, p. 24. On plaçait la
législation dans la vieillesse de Lycurgue, environ trente ans après Vlmxçioma.
(Fischer, Gr. Zeittafeln, p. 37. C. Mueller, Fragm. Chron., p. 134).
D'un texte d'Aristote, cité par Plutarque {Li/curg., 1), on a conclu sans
motif qu'Aristote avait placé Lycurgue au début de l'ère des Olympiades.
Timée se tirait d'embarras en admettant deux Lycurgues ; en outre, il y a
dans les indications chronologiques un écart qui permet de remonter jusqu'au
retour des Héraclides (Xénophon) ou de descendre jusqu'au vii^ siècle
(Aristote, Démétrius Magnes). Le tableau complet de tous les calculs chro-
nologiques a été dressé par Gelzer {Rhein. Mus., XXVII, p. 30) qui a pro-
posé, pour résoudre le problème, une méthode nouvelle, en admettant un
nom sacerdotal, Lycurgos, qui se serait reproduit plusieurs fois. Zoëga et
Uschold sont les premiers qui aient nié absolument la personnalité historique
de Lycurgue, système qui a été soutenu dans ces derniers temps par Gil-
bert, même après les réfutations de Boeckh {Ahhancll. der Akad., 1856,
p. 76).
SPARTE ET LA MESSÉNIE 241
tous les citoyens d'un État pour la guerre, de diriger de ce
côté toute l'ambition de la jeunesse écartée à dessein de toute
autre occupation intellectuelle et d'entretenir l'homme fait
dans ces idées, sans faire naître l'envie de mettre en jeu ces
facultés guerrières. Après une campagne, les périèques de la
Laconie retournaient, comme les citoyens des autres Etats, à
leurs occupations : les Spartiates, eux, restaient toujours en
armes ; ils n'avaient à choisir qu'entre l'uniformité de la vie
de soldat en temps de paix, vie qui n'avait même pas l'agré-
ment du bien-être, et la vie plus libre des camps. Ne leur
avait-on pas appris à marcher au combat comme à une fête,
parés de leurs plus beaux habits et de leurs armes, et inarquant
d'un pas allègre les rythmes de la musique guerrière? Nulle
hésitation ne les arrêtait. Qui pouvaient-ils craindre, eux, les
guerriers qui n'avaient point de rivaux dansl'Hellade, eux qui
regardaient avec dédain les milices des autres États recrutées
dans les champs et les ateliers !
Un autre aiguillon, c'était la gêne qu'éprouvait la commu-
nauté Spartiate sur son territoire restreint. Çà et là, plusieurs
frères devaient subsister du produit d'un seul lot ; il était à
craindre que nombre d^entre eux ne perdissent leur plein droit
de cité, faute de pouvoir fournir les contributions que chaque
Dorien devait prélever sur son fonds pour la table commune.
Il n'y avait d'autre remède qu'une conquête, une nouvelle
.assignation de terres. La confiance justifiée dans la victoire
exaltait les désirs belliqueux, et c'est, ainsi que l'Etat des
Spartiates fut lancé malgré lui dans la voie des conquêtes,
voie dans laquelle ils désapprirent de plus en plus l'art de
rester en paix .
On n'en vint là que par degrés. Il fallut d'abord que le
pays lui-même fût conquis par les Spartiates jusqu'à ses
frontières naturelles, et la détermination de ces frontières
occasionna du même coup les premiers froissements avec les
États voisins, la Messénie et Argos. *
Il était difficile, en vérité, de trouver quelque part une fron-
tière naturelle mieux marquée qu'entre les deux contrées du
midi, séparées l'une de l'autre par la crête tranchante et les
arêtes inaccessibles du Taygèto. Au haut de la montagne
16
242 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
s'élevait, pour garder la ligne de démarcation, le sanctuaire
d'Artémis Limnatis, dont la fête était commune aux deux
Etats limitrophes en paix l'un avec l'autre. Néanmoins, des
traités, même placés sous la foi du serment, ne furent pas
assez forts pour faire taire les convoitises belliqueuses. Aussi
bien, au temps des Achéens, dont on ne voulait pas renier les
souvenirs, la Messénie avait été un morceau de Lacédémone,
et, après la fondation des États doriens, Lacédémone a dû
exercer une suzeraineté qui remonte jusqu'au début de l'ère
des olympiades, de sorte que les guerres messéniennes ont
dû être précédées d'un affranchissement de la Messénie \
La tentation de reculer de nouveau au delà de la monta-
gne les frontières du royaume était d'autant plus grande que
les pentes de l'ouest sont incomparablement plus douces, plus
riches de terre végétale et plus fertiles que celles de l'est, et
que, tandis que la vallée de FEurotas portait toujours les
marques des longues guerres civiles qui l'avaient dévastée
dans toute son étendue, la Messénie, une fois remise des
premières secousses de l'invasion dorienne, était parvenue,
sous une série de gouvernements pacifiques, à un degré peu
commun de prospérité. Les diverses races qui Fhabitaient
s'étaient fusionnées ; la populeuse vallée du Pamisos offrait
l'image de la plus florissante agriculture; le golfe était plein de
navires, la vie et l'animation régnaient dans le port de
Méthone. Il était impossible par conséquent que, du haut de
leurs crêtes dénudées, les Spartiates ne jetassent point un œil
d'envie sur cette terre bénie et sur les terrasses qui s'incli-
naient à leurs pieds vers le fleuve, chargées d'oliviers et de
vignobles.
Une autre cause les y attirait, c'est que le groupe de Doriens
laissé dans le pays par l'invasion, subissant l'influence de
l'ancienne population et du bien-être, y avait complètement
perdu son caractère primitif. Les braves, il est vrai, n'y étaient
•
*) Hégémonie de Sparte avant la guerre de Messénie attestée par Ephore :
Twv ô'aitb KprjCrqiôv-ou xr^v ßaaiXsi'av àuoêaAovTwv AaxEoatfAÔvtot "x-jpicii y.a.- ic'r^actM
aOTr,ç (Ephor. ap. Diodoh., XV, 66. Isocb., Archid., 7, 9). Uager [Philol.,
XXVIII, 248) justifie par là la durée de 400 ans attribuée à l'hégémonie
Spartiate (Lycurg., Contra Leocrat., 42. Dinargh., Contra Dem., 73),
SPARTE ET LA MESSÉNIE 24r3
pas rares, et une imposante série de Messéniens vainqueurs
à Olympie témoigne de l'état florissant de la gymnastique en
Messénie pendant le huitième siècle ; mais le pays s'était com-
plètement rallié aux vieilles races de la péninsule, il était
comme un morceau de l'Arcadie à laquelle il était étroitement
rattaché par la dynastie des yEpytides *^ par ses mystères et
les objets de son culte, ainsi que par toute espèce de relations
de parenté. Le Zeus pélasgique, le dieu invisible et farouche,
qui habitait sur la cime des montagnes et demandait du sang
humain, trônait sur Ithome comme sur le Lycée ^. Ainsi, ce
n'était pas une lutte de Doriens contre Doriens ; il semblait
au contraire que ce fût à Sparte de reprendre avec plus de
succès la dorisation manquée de la Messénie qui était retour-
née aux mœurs pélasgiques, et de rattacher à sa fortune ce qui
y restait encore de Doriens. Bref, des motifs de toute nature
agissaient de concert pour diriger précisément de ce côté les
premiers pas de la conquête, et les différends survenus entre
les compagnons de fête réunis dans le temple d' Artemis ne
furent [que l'occasion fortuite qui alluma le brandon de la
discorde aux feux longtemps couvés d'une hostilité jalouse .
Il ne manquait pas non plus en Messénie de dissensions qui
promettaient un succès plus facile. Dès le premier démêlé
entre les deux peuples, il y eut un parti considérable qui fut
d'avis de ne pas refuser aux Spartiates la satisfaction exigée,
et la mésintelligence fut telle que les adhérents de ce parti
émigrèrent et allèrent s'établir en Elide. La famille des
Androclides s'était rangée ouvertement du côté des Spar-
tiates *.
*) Voy. «i-dessus, p. 188.
2) 'Zeùç 'l6(0|xaTaç (Thuc, I, 103. Paus., III, 26. 6. IV, 12, 7, etc.).
8) Pour les guerres de Messénie, la source principale est le IV^ livre de
Pausanias, qui puise, en ce qui concerne la première, dans Myron de Priène,
et en ce qui concerne la seconde, dans Rhianos, de Bena en Crète. Myron
était un rhéteur historien du ni" ou du lie siècle avant J.-C. Rhianos un
poète épique contemporain d'Eratosthène : ses Messeniaca commençaient
à la retraite sur Ira. On s'est servi, pour compléter ces renseignements, de
Tyrtée, d'Éphore.... etc. (Cf. Kohlmann, Quxstiones Messeniacse. Bonn.
1866).
*) Le parti opposé à la guerre était appuyé par Delphes (Strab., p. 257).
Sur les Androclides, voy. E. Curtius, Peloponneäos, II, 127. 164.
244 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
Ceux-ci commencèrent la guerre * de la même manière que
jadis leurs ancêtres avaient commencé la conquête de chacune
des contrées de la péninsule. Ils occupèrent Amphia, point
situé sur la saillie extrême d'un contrefort qui se détache du
Taygète, dans la direction de Fouest. La hauteur se termine
par des parois perpendiculaires^ au bord de deux ruisseaux gui
la rendent inabordable du côté de la plaine de Stényclaros,
tandis que la plaine elle-même est exposée sans défense à
toute attaque venue d'en haut. C'est de là qu'ils commencèrent
leurs attaques, la dévastation des campagnes. De là, ils com-
mandaient les défilés et interceptaient les messages qui allaient
chercher des conseils et du secours chez les peuples voisins, à
Delphes et à Argos.
La résistance des Messéniens dépassa toute attente- Lors-
qu'ils ne purent plus tenir en rase campagne, ils trouvèrent
sur le rocher dlthome, leur sanctuaire national, un asile
fortifié où ils se réfugièrent : et là, rangés sur les terrasses
boisées, dans une position avantageuse, ils vainquirent encore,
*) D'après Pausanias et Eusèbe, la première guerre commença dans l'au-
tomne de 743 (01. IX, 3). Tout le monde s'accorde à la faire durer 19 1/2
ou 20 ans (Strab.. p. 279. Pausan., IV, 13,6. Isocr., Archid., 57. Diod.,
XVI, 66). On a fait valoir, pour infirmer ces témoignages, que l'on ren-
contre des Messéniens parmi les vainqueurs des jeux olympiques jusqu'en
736 (01. XI. 1) et, pour cette raison, Bergk {Rhein. Museum, XX, 228) et
DuxcKER {Gesch. des Alt., III, 390) pensent que la guerre n'a dû commen-
cer qu'après 736. Mais ce n'est pas là un argument décisif à opposer à une
tradition, même quand le fondement sur lequel elle s'appuie nous est inconnu.
— Pour la seconde guerre, Pausanias n'a pas de tradition assurée : il
clierche à se faire lui-même une opinion avec les sources dont il dispose,
notamment Tyrtée {fr., 3, 4), et il conclut de là à un intervalle de quarante
ans entre les deux guerres. Justin (III, 5, 2) met 80 ans et Eusèbe 90. La
durée de la seconde guerre est évaluée à 17 ans. Il faut y joindre, suivant
Ephore (ap. Strabon., p. 362) le soulèvement simultané des Argiens, Arca-
diens et Pisates. L'Olympiade piséenne tombe en effet en 668. Les Spar-
tiates, battus en 669 (01. XXVII, 4) à Hysiœ, ne pouvaient porter secours
aux Éléens. Suivant Julius Africanus. la XXX° Olympiade et. les douze sui-
vantes furent présidées par les Pisates ; mais nous savons d'ailleurs (Paus.,
VI. 22, 2) que la XXXIV<^ 01. fut seule dans ce cas : les autres se célé-
brèrent en la manière accoutumée. Par conséquent, nous pouvons,- avec
DuiN'CKER (III, 172) et KoHLMAN.N (p. 65), évaluer la trêve qui sépare les deux
guerres à 79 ans, placer le commencement de la seconde en 645 (01.,
XXXIII, 4) et la fin en 628 (01. XXXVIII, 1). L'époque à laqueUe Strabon
fait vivre ïyrlée (640. 01 , XXXV, 1) s'accorde bien avec ce calcul.
SPARTE ET LA MESSÉME 245
dit-on, les Spartiates dans la onzième année de la guerre.
Mais leur courage, à la fin, se lassa lorsqu'ils virent le produit
de leurs champs tomber chaque année aux mains des ennemis
et les sacrifices sanglants qu'ils offrirent au Zeus d'Ithome
rester inutiles. Au contraire les deuxHéraclides, Théopompos
l'Eurypontide et l'héroïque Polydoros, unissant leurs efforts,
poursuivirent la lutte avec une énergie croissante ; après vingt
ans de guerre, la forteresse d'Aristodémos et avec elle le pays
tout entier tombèrent au pouvoir des ennemis. Les résidences
royales se dépeuplèrent; les forteresses furent rasées, les
restes du monarque éolien Aphareus furent transportés sur la
place publique de Sparte, pour indiquer que c'était là désor-
mais la nouvelle capitale. Une partie des terres fut confisquée
par droit de conquête, le sol, partagé en portions de la conte-
nance des lots doriens ; c'est probablement à cette époque que
le nombre des lots fut porté à 9000 K De cette façon, on put
alléger les charges des propriétés de Laconie sur lesquelles de
nombreuses familles vivaient en commun, et garantir aux
jeunes Spartiates une pleine indépendance. On incorpora sans
doute aussi parmi les citoyens des Doriens de Messénie. En
outre, les Androclides furent ramenés et dotés d'un patri-
moine à Hyamia. Enfin, on transporta en Messénie des
Dryopes que les Argiens avaient expulsés de leur littoral. On
assigna aux exilés, sur les bords du golfe de Messénie, une
position admirable où ils bâtirent une nouvelle Asine ^
Parmi les anciens possesseurs du sol, les nobles émigrèrent
et allèrent chercher une patrie en Arcadie, en Argolide, à
Sicyone. A part ces modifications de détail, la population
resta ce qu'elle était. Les Messéniens gardèrent leur maison
et leurs biens, mais, ce qu'on leur laissait, ils le tenaient de
l'Etat Spartiate et devaient livrer à celui-ci la moitié de leur
revenu annuel, Sparte était leur capitale. Ils étaient obligés de
s'y rendre à la mort d'un Héraclide pour prendre part au deuil
public et, en général, de se tenir prêts, soit en temps de guerre,
soit en temps de paix, à rendre les mêmes services que les
périèques.
*) Voy. ci-dessus, p. 225.
*) E. CuRTius, Peloponnasos , II, p. 168.
246 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
La Messénie supérieure avait moins souffert des attaques
de Sparte. Là, l'énergie nationale se conserva intacte ; là se
réfugièrent tous ceux qui ne voulaient pas se courber sous la
contrainte brutale du joug étranger. L'ancienne ville royale
d'Andania, à l'issue des défilés d'Arcadie, devint le foyer du
soulèvement national, et, plus de deux générations après que
les murailles d'Ithome eurent été renversées dans la poussière,
le morne sommeil du pays fut interrompu par une insur-
rection audacieuse. Les montagnards étaient en armes : leurs
chefs étaient les petits-fils^des héros d'Ithome, braves comme
leurs aïeux et élevés dans la soif de la vengeance ; parmi eux
se signalait le plus illustre de tous, le jeune Ai'istomène, de
I9, race royale desiEpytides. Il était l'âme de l'insurrection^ et
les anciens donnèrent son nom à la guerre qui s'allumait alors,
la guerre d'Aristomène.
Au début, les Messéniens se trouvaient seuls, les monta-
gnards avec les insurgés du plat pays, auxquels se joignirent
pourtant les Androclides ; fait qui montre combien les Spar-
tiates savaient peu s'attacher leurs propres partisans. Réduits
à leurs propres forces, les Messéniens osèrent marcher à la
rencontre de l'armée Spartiate et restèrent maîtres du champ
de bataille. Ce succès eut un retentissement extraordinaire. Les
Spartiates perdirent courage ; les Messéniens, de leur côté,
utilisèrent ce répit pour envoyer leurs messagers dans tous
les pays d'alentour ; le moment était venu, disaient-ils, do
s'unir pour refouler dans ses limites un Etat avide de con-
quêtes; il s'agissait là de la liberté de tous les Pélopon-
né siens.
Cet appel ne resta pas sans écho *. Le roi Polydoros, à qui
quelqu'un demandait, lors de sa première expédition, où on
allait, n'avait-il pas répondu assez clairement : « dans la terre
qui n'est pas encore partagée - ? » Cette réponse caractérisait
l'arrogance de la Sparte d'alors ; toute terre péloponnésienne
ou bien était une terre Spartiate ou devait le devenir. Argos
ainsi que l'Arcadie savaient par expérience quei pour elles
1) Sur les alliés des deux belligérants, v. Pausan., IV, 15, 1 : 16, 1. Stra-
BON, p. 355. 362.
^) Plut., Apophthegm. Pol., 2, Im ty|v àxX-^pwrovcîii; -/wp«; ßaoi'Ca).
SPARTE ET LA MESSÉN1E 247.
aussi, cette menace de Sparte n'était pas un vain mot. Ces
deux Etats avaient été inondés d'ennemis par Charilaos ; le
fils de Charilaos avait ravagé une grande partie de l'Argolidc
et soutenu des villes argiennes en révolte contre l'autorité de
leurs souverains, entre autres Asine ; après quoi, les Asinéens
fugitifs avaient été accueillis par Sparte en amis ^ C'était le
temps où la royauté des Téménides élevait dans son propre
empire des prétentions nouvelles et, pendant qu'elle pour-
suivaitl'assujettissement des villes du littoral, se voyait entra-
vée, delà façon la plus insolente, par la politi que deSpart'e. Les
hostilités entre les deux pays devinrent une guerre sanglante
sous le roi argien Phidon, et, même après la mort de Phidon,
à l'époque où nous plaçons l'insurrection d'Andania, la lutte
engagée pour l'hégémonie n'était certainement pas encore
apaisée. Comment donc Argos eùt-elle pu fermer l'oreille au
cri de détresse poussé par Aristomène ?
Telle était aussi la situation de l'Arcadie, où Orchoménos,
avec son roi Aristocrate, exerçait alors l'influence prépondé-
rante d'un chef-lieu. Là, ce ne fut pas simplement un intérêt
dynastique, mais la vive sympathie du pays tout entier qui
tendit la main aux Messéniens. Tous les cantons s'émurent ;
plein d'une ardeur guerrière, le peuple se groupa autour
d'Aristocrate, les habitants des villes revêtus de leur armure
d'airain, les hommes de la montagne couverts de peaux de
loups et d'ours. Du rivage de la mer du nord vinrent les
Sicyoniens, chez lesquels s'était développée de bonne heure
une antipathie contre Sparte ; il arriva des Athéniens d'Eleusis,
où les descendants de familles pyliennes considéraient la
Messénie comme leur ancienne patrie. Parmi les Etats de la
côte occidentale, cette circonstance révéla des partis diamétra-
lement opposés. L'Elide, l'Etatfondé surlesbordsduPénéios^,
avait depuis longtemps déjà cherché dans l'alliance de Sparte
un appui pour sa politique, parce qu'elle ne croyait pas pou-
voir réaliser par ses propres forces ses plans ambitieux. Les
Pisates, de leur côté, étaient alors gouvernés par Pantaléon,
fils d'Omphalion, qui faisait tous ses efforts pour balancer la
') Voy. ci-dessus, p. 245.
^) Voy. ci-dessus, p. 196.
248 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
fortune des Eléens. Les intérêts dynastiques de ce potentat
nepouvaient que gagner à l'abaissement de Sparte. Il embrassa
donc avec zèle la cause des Messéniens, et, plein d'espérances
ambitieuses, il entra de sa personne comme général dans la
coalition qui se formait contre Sparte. Ainsi, l'étincelle lancée
par l'insurrection d' Andania avait allumé un vaste incendie ;
il en était sorti une guerre péloponnésienne. Sparte se vit
entourée d'ennemis puissants, et, outre les Eléens, il n'y eut
plus que les Lépréates, et les Corinthiens animés par leur
haine 'contre Sicyone, sur qui elle put compter.
Mais l'ennemi le plus dangereux était dans le camp même
des Spartiates. En effet, tandis que la force à laquelle ils
devaient leurs victoires leur venait de ce qu'en toutes circons-
tances ils restaient fidèles àleur propre cause, et, fermes à leur
poste, se dressaient comme un seul homme devant l'étranger,
ils avaient aujourd'hui perdu cette attitude et leur énergie était
atteinte jusque dans sa source. Les victoires chèrement ache-
tées avaient exercé sur le pays une influence déplorable, dérangé
de la façon la plus désastreuse l'équilibre des pouvoirs publics
et troublé les rapports établis entre les différentes classes de
la population, comme on le vit bientôt après la fin de la pre-
mière guerre.
La principale raison, c'est que, pendant ces campagnes,
l'orgueil de la soldatesque dorienne, d'une part, et, de l'autre,
le prestige des rois, avaient considérablement grandi; l'autorité
royale surtout avait d'autant plus gagné que Polydoros et
Théopompos avaient abjuré l'ancienne Hvalité de leurs mai-
sons, — rivalité que .les Spartiates considéraient non sans
raison, comme une garantie pour leurs libertés, — et poursui-
vaient en commun les mêmes vues politiques.
Il y avait désaccord entre la royauté et la bourgeoisie. La
communauté dorienne avait tenté de s'immiscer dans la ges-
tion des affaires publiques ; de là une crise constitutionnelle '
dont le résultat se lit clairement dans la loi qui fut promulguée
sous le règne des deux rois, à titre de supplément à la consti-
tution de Lycurgue, loi portant que « si le corps des citoyens
*) Schäfer, De ephoris, p. 10.
SPARTE ET LA MESSÉNIE 249
« adoptait une résolution peu éclairée ou intempestive, les
« rois, de concert avec les Gérontes, auraient le droit de
« l'annuler, dans Tintérêt de l'Etat, et de dissoudre l'as-
« semblée ', » Ainsi, la royauté sortait victorieuse de cette
lutte ; elle l'emportait, avec le concours du Sénat : le droit
constitutionnel de la communauté était abrogé ; on ne la con-
sultait plus que pour la forme ; elle n'avait plus qu'à obéir à
ses chefs militaires.
Mais ce triomphe fut de courte durée. La lutte continua
•entre les partis, entre Félément achéen et l'élément dorien,
entre la monarchie appuyée sur les grandes familles et la
commune. Elle fut soutenue de part et d'autre avec passion,
et amena, sous ce même règne de Polydoros et Théopompos,
un revirement complet dans le système politique. Polydoros,
le type d'un ïïéraclide, le favori du peuple, fut assassiné, et
cependant le meurtrier, Polémarchos, un noble Spartiate, loin
d'être regardé comme un criminel, fut jugé digne d'avoir un
monument à Sparte -; contradiction pour laquelle il n'y a
qu'une explication possible, c'est que le meurtrier put être
considéré comme un tyrannicide, un représentant des droits
de la communauté et le sauveur de ses libertés. Théopompos,
lui, ne sauva sa vie et la royauté qu'en souscrivant à des inno-
vations qui restreignaient considérablement les prérogatives
royales.
Le moyen qu'on employa, ce fut de donner aux fonctions
des Ephores 3 une importance toute nouvelle. Naguère fonc-
tionnaires royaux, ils devinrent alors, vis-à-vis des rois, les
gardiens de la tradition légale ; ils eurent mission de censurer
toute violation des coutumes, et du droit de censure sortit
naturellement celui de suspendre les transgresseurs dans
l'exercice de leur autorité. Par là, l'éphorie s'^installa au
centre du mécanisme social; elle devint, pour ainsi dire, une
nouvelle magistrature, lorsque pour la première fois l'éphore
Elatos fut élu, avec ses collègues, par la voix publique, et que,
*) Plut., Lycurg., 6. al (7xo).iàv 6 ûâ[x.oç D.oixo, xoy; Tipscrê'jysvla; y.a\
af/ayÉTaç auoffiaTripa; f,[x£v.
2) Pausan., m, 3, 2: 11, 10.
3) Voy. ci-desçus, p. 237.
250 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
dès lors peut-être, on commença à désigner les années par le
nom des éphores. Ceci arriva, d'après la chronologie vulgaire,
130 ans après la législation de Lycurgue, sous le règne de ce
même Théopompos qui croyait avoir, de concert avec Poly-
doros, anéanti les droits de la communauté dorienne '. Il lui
fallait maintenant subir les reproches amers que lui fit son
épouse au sujet de son attitude indigne d'un roi. Il eut à
rougir de ne pas laisser à ses successeurs la couronne telle
qu'il l'avait reçue. Théopompos ne pouvait alléguer qu'une
excuse, c'est que le trône avait gagné en stabilité ce qu'il avait
perdu en puissance. A la vérité, le pouvoir royal était devenu
si inofîensif qu'on n'était plus tenté d'en abuser, et si restreint
qu'il cessait d'être un objet d'envie et de haine.
Cette solution mit fin à la grande crise constitutionnelle qui
éclata sous Polydoros et Théopompos, mais ne termina pas
la série de désordres qui suivirent la première guerre de Mes-
sénie. Cette guerre avait provoqué une grande agitation
jusque dans le peuple des campagnes. On avait été obligé,
pour la faire, de mettre fortement à contribution la population
non-dorienne ; une partie avait refusé de servir et avait été
pour ce motif réduite à la condition des hilotes. D'autres
avaient vaillamment combattu à côté des Spartiates; ils
avaient comblé les vides faits dans leurs rangs par la guerre ;
on leur avait permis de s'allier avec des femmes Spartiates, et
on leur avait fait sans doute espérer aussi une part dans les
nouvelles assignations de terres. Ceci entrait tout à fait dans
les vues des deux rois et explique leur popularité. Mais les
Doriens ne voulurent pas entendre parler d'un semblable
mélange avec le sang achéen, et ce fut sans doute lors de la
révolution qui abaissa la royauté qu'on tint pour non avenues
*) Les Ephores, o\ 7rEpi"EAaT0v upwTOi xaTaffOlvxe; lui 0£O7i6[x7rou ßaaO.euovToc,
130 ans après Lycurgue (Plut.. Lycurg., 7). ©îoitôiAiro-j (jLETptâcravxoi; toî; xe
à).).ot; y.ai xr,v xwv È^ôpwv àpyr^v £iiixaxac7xr|'7avxo; (ArisTOT., Polit., 223, 25).
Ephori a Theopompo regibus oppositt (Cic, Legg., III, 7). Frick [De
ejihoris spartanis, Gœtting., 1872, p. 17) considère les éphores comme des
tribuns de la plèbe, qui auraient eu pour mission de représenter, en face
des rois et des Gérontes, un 6r,[jioç (minyen) composé de ceux qui n'avaient
pas le plein droit de cité. On commença en 757 à compter par éphorats
(Gutschmidt, Jahrbb. f. kl. PhiloL, 1861, p. 24. Frick, op. cit., p. H).
SPARTE ET LA MESSÉNIE 251
les promesses faites parles Héraclides, qu'on refusa de recon-
naître comme mariages légitimes les alliances contractées
entre Achéens et Dorionnes, et d'admettre dans la commu-
nauté dorienne les fils issus de ces unions. On les appela
ironiquement Parthéniens, c'est-à-dire, (( enfants de filles »
ou bâtards.
Les intéressés, trompés dans leurs légitimes espérances,
tramèrent un complot qui mit en danger l'Etat tout entier *.
On ne put en venir à bout, et finalement on conclut, par l'en-
tremise des prêtres de Delphes, un traité en vertu duquel les
Parthéniens émigrèrent en Italie. L'Héraclide Phalanthos les
conduisit sur l'autre rivage (708; 01. xvm, 1) -, mais à une
condition expresse, c'est que, dans le cas où la colonie d'outre-
mer ne réussirait pas, ils pourraient revenir librement dans
leur patrie, et auraient droit à la cinquième partie de la
Messénie ^ ; preuve évidente qu'on leur avait fait auparavant
des promesses analogues. Mais ils restèrent de l'autre côté, et
la prospérité de Tarente montre quelle somme de forces
viriles la patrie avait perdue à cette émigration.
Le mal qui désorganisait la vie publique se révélait par de
fâcheux symptômes, le manque d'union intérieure, l'impla-
cable égoïsme de caste chez les Doriens, la tendance exclusive
de l'esprit dorien, l'indifférence pour une culture plus relevée
qui préserve de la barbarie. On chercha à regagner ce qu'on
avait perdu ; on noua des relations avec des villes étrangères
où, dans un milieu plus libre, l'art grec avait porté d'heureux
fruits ; on attira des maîtres étrangers dont les chants étaient
1) Antiochus et Éphore, cités par Strabon (p. 178 sqq.), racontent comme
il suit le soulèvement des Parthéniens : ol !Jt.->i (jLsxâffxovTs; Aaxsôatjj-ovîwv -z^z
(TTpaTEia; £Xpi9-/)crav ooOXoc xat (î)vo[xaa9-/iTav ED.wteç, ocoi; ck v.a.xa. tïiv crtpa-ceîav
iraîôeç êylvovTO, IlapQsvtaç exâXouv ya\ àxifAOUç exptvav • oï S'o'jx ava^'/oiAîvoi
(uoXWi ô'rjffav) £7rsßou>,£uaav xotç xoO or, [xou. ScH.EFER (De ephoris, p. 11) pense
que l'on avait promis à ceux des Lacédémoniens qui firent campagne le
connubium et des terres, et que l'engagement ne fut pas tenu : de là le sou-
lèvement. Gilbert (p. 180) regarde les Parthéniens comme des Minyens.
C'est aussi l'avis de Frick {op. cit., p. 22, et Jahrbb. f. M. Philol.. 1872,
p. 663).
2) HoRAT., Od., II, 6, 12. Aristot., Polit., p. 207,22. Justin., III, 4. La
date est celle que donne S. Jérôme.
3) TTiç Meaa-ovîai; xb 7ï£|niTov (StraBON, p. 280).
2S2 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
capables de faire taire les animosités et de s'emparer plus
fortement des cœurs que ne pouvaient le faire les rapsodies
d'Homère. Peut-être est-ce à l'insurrection des Parthéniens
qu'il faut rattacher l'arrivée de Terpandre, l'aède de Lesbos.
A Lesbos, les émigrés béotiens, grâce à la situation magni-
fique de l'ile et au courant d'émulation qui leur arrivait de la
côte asiatique, avaient donné à l'art du chant et à la musique
instrumentale un merveilleux développement. La Béotie
n'était-elle pas le berceau de la brillante famille des Jîgides,
à laquelle appartenait cet Euryléon * qui, dans la guerre de
Messénie, avait commandé, entre Polydoros et Théopompos,
le centre de l'armée lacédémonienne? En guerre comme en
paix, lesyEgides exerçaient sur les Lacédémoniens une grande
influence, et, grâce à leurs vastes relations de famille, ils
étaient mieux que personne en état de réagir contre les allures
dédaigneuses du dorisme, et d'introduire à Sparte les germes
féconds empruntés à la civilisation nationale de la race hellé-
nique. C'est donc à leur influence que nous pouvons attribuer
l'intervention de Terpandre, appelé pour acclimater à Sparte
Fart lyrique dont son génie créateur avait posé les règles,
pour maîtriser par la puissance bienfaisante de la musique les
mauvais génies de la discorde, et pour élargir le cercle étroit
de la civilisation locale. Son art fut introduit offlciellement par
l'Etat et eut son rôle réglementaire dans la communauté ; sa
cithare à sept cordes reçut une sanction légale. Le culte public
fut ranimé par ses sublimes mélodies, et surtout, la grande
fête nationale d'Apollon Carnéios, le dieu de famille des
iEgides, fête qui, surchargée de tous les souvenirs de l'inva-
sion dorienne, avait pris un caractère presque exclusivement
militaire, fut transformée de manière qu'il y eut.place pour un
concours de musique éolienne. L'éclat ajouté à cette solennité
devait produire une réconciliation des partis, l'oubli du passé,
et ouvrir une nouvelle ère de bonheur. Ceci arriva, d'après
une tradition fort accréditée , en 676 avant notre ère
(01. xxvi, 1) ^
>) Pausan., IV, 7, 8.
-) Cette date est précisée, avec documents ù l'oppui. par Hellamcus (/)•..
122) qui la défend contre Glaucus (ap.AîHE.N., Deipn., p. 635. e).Cf.LEUTsc!i.
SPARTE ET LA MESSÉNIE 253
L'appel adressé à Terpandre n'est pas un fait isolé dans
cette période remarquable des dissensions intestines de Sparte.
Quelques olympiades après la réforme de la fête Carnéenne,
un nouveau fléau s'abattit sur le pays. Il se déclara une épidé-
mie maligne, que le bassin renfermé et chaud de TEurotas a
vu souvent persister avec une grande opiniâtreté, et, avec la
maladie, du mécontentement, du désordre, et même une sédi-
tion. On songea de nouveau à implorer un secours étranger,
et on le chercha là où il était le plus naturel de le chercher, dans
l'Etat qui avait déjà servi de modèle à la Sparte de Lycurgue
et qui, dans son île, avait su associer l'œuvre du passé et celle
du présent, la loi et la religion, la sévérité de la discipline et
le progrès de la civilisation '. C'était de la Crète que jadis la
religion d'Apollon, avec sa vertu purifiante, était apparue à
tous les pays grecs comme l'aurore d'une ère nouvelle, et les
prêtres qui appliquaient les expiations apolliniennes y jouis-
saient encore, à l'époque dont nous parlons, d'une grande
considération. Ils s'étaient rendu complètement familiers les
procédés de l'art des Muses sans briser le lien qui le rattachait
au culte, et, comme le culte d'Apollon exigeaitun recueillement
serein de l'âme, une confiance éclairée en la divinité, et un
empire absolu des nobles facultés de l'intelligence sur toutes
les passions tumultueuses et désordonnées , ces chantres
sacerdotaux avaient tourné vers le même but toute la puissance
de la poésie et de la musique. D'un autre côté, l'art crétois avait
aussi un but politique. Il s'efforçait, dans l'intérêt du gouver-
ment indigène, d'entretenir au sein de la race dorienne la
vigueur militaire, et «l'y ranimer le goût des combats. On em-
ployait à cet effet les jeux, le chant et la danse, exécutée sur les
modes les plus vifs; on utilisait les divertissements des jours
de fête dans lesquels, tantôt couverts d'une armure complète,
tantôt nus, enfants et jeunes gens dansaient au son de la flûte,
Yerhandl. de,' XVII Philol. -Yevsamml. in Breslau, p. 66. *H [xàv TrfwTï]
naTaiTTaac; twv iT£p\ xr|V jjLo-jaixr|v hi tyj STcâptr) ïspTiâvopoy xaTaTTv-iTavTOi; yiyovz
1r^; ôî-jTÉpa; oï 0DC>,r|Xa; t£ ô Poprjvto? xai 2cv6oa[jio? ô K-jÔ^pto; xx\ IlQ>,-j[j.vr)(TTOç ô
Ko/.o^wvio; XXI uaxâox; ô 'ApY»^°î [xâ).KJTa alti'av sy.o-jfftv -^yîjjlôvs; y£v£(j6at(PLUT.,
Le Music, 1134 b).
1) Voy. ci-dessus, p. 202.
254 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
pour montrer avec allégresse qu'ils jouissaient de la santé de
l'âme et du corps.
Le Gortynien Thalétas i était un maître en cet art multiple,
et plus les institutions laconiennes se rapprochaient par leur
nature de celles de la Crète^ plus, même au milieu des périls
de la dernière guerre, la Crète et Sparte étaient restées fidèles
à leur mutuelle alliance -, plus aussi les Spartiates, en proie à
de nouveaux troubles, s'empressèrent de jeter lesyeuxsur Tha-
létas, qui avait su rendre attrayante la discipline officielle, et
dont ils avaient pu connaître par les auxiliaires crétois les im-
menses services. De même qu'ils devaient à Terpandre le
renouvellement des Carnéennes, ils furent redevables à Tha-
létas de l'institution des Gymnopédies. C'était une fête consa-
créeà Téducation publique; les danses des jeunes garçons nus
devaient servir, après les années d'épidémie que l'on avait
traversées, à fortifier et endurcir les corps, à réveiller la
curiosité publique et à provoquer dans tous les cœurs une
joyeuse expansion. Que Thalétas ait étendu plus loin et poussé
plus avant ses réformes, qu'il ait agi en législateur etréglementé
d'une manière durable, d'après les principes posés par Terpan-
dre et en l'associant à des institutions religieuses, l'éducation
artistique si longtemps négligée, il suffit pour s'en convaincre
de remarquer que, en dépit de la chronologie, on le mit en rap-
port avec Lycurgue, comme on aimait à le faire pour tout ce
qui avait exercé sur la communauté Spartiate une influence
durable et puissante, pour tout ce qui était passé, si l'on peut
parler ainsi, dans sa sève et dans son sang.
L'apparition de Terpandre et de Thalétas coïncide probable-
ment avec les agitations intérieures qui s'étaient manifestées
après la fin de la première guerre de Messénie. Sparte se trou-
vait jetée par cette guerre hors de son ancienne voie et entraînée
dans un vaste réseau de relations toutes nouvelles pour elle.
Or, ses anciennes formes sociales, basées sur l'isolement, avec
leur horizon étroit et leur discipline purement militaire, ne
pouvaient s'adapter à la situation qui lui était faite. Nous
1) Thalétas florissait vers 620, après Terpandre et avant Théomnestos
(Plut., De Mus., 48).
*) Auxiliaires crétois en Messénie (Pals., IV, 8, 2).
SPARTE ET LA MESSÉNIE 255
avons vu comment le besoin d'élai'gir le programme de
l'éducation nationale se fit sentir et comment il fut satis-
fait.
Cependant, môme ainsi transformé, FEtat de Lycurgue ne
se montra pas à la hauteur de la lourde tâche que lui créait le
soulèvement victorieux de la Messénie. La résistance opposée
enrase campagne était inattendue et ébranla le courage placide
de l'armée. Aussi, lorsque les pays d'alentour se joignirent l'un
après l'autre aux révoltés et que, dans toute la péninsule, se
levaunpartianti-spartiate, Sparte ne montra que de la faiblesse
et retomba dans ses perplexités. Cet Etat si fort en apparence
était toujours pris au dépourvu par les événements extraordi-
naires, parce qu'il était, pour ainsi dire, stylé uniquement en
vue d'une certaine marche régulière des choses. Pour jouer le
rôle nouveau que les circonstances lui avaient assigné, il était
encore trop pauvre de ressources intellectuelles et trop loin de
cette parfaite indépendance que les anciens exigeaient d'un
Etat bien ordonné. Le péril le plus pressant était encore la
question agraire. Une foule de Spartiates avaient reçu des
terres en Messénie ; ceux-ci, depuis le commencement de la
guerre, se trouvaient, eux et leurs familles, privés de leurs
moyens d'existence et réclamaient un dédommagement qu'on
ne pouvait leur accorder sans remanier la répartition des lots.
Les troubles les plus violents éclatèrent, et l'Etat menaça de
s'écrouler au moment où il avait besoin de déployer au dehors
la plus grande énergie. Les rois, à titre de suzerains, avaient
mission de surveiller l'organisation de la propriété foncière ;
ce fut contre eux que se tourna le mécontentement ; le trône
des Héraclides était surtout en péril. Dans cette extrémité, ils
tournèrent leurs regards vers le pays avec lequel leur famille
se trouvait en relation de temps immémorial, vers l'Attique, le
pays qui, resté presque en dehors de l'ébranlement causé par
les migrations des tribus grecques, avait paisiblement élaboré
sa constitution.
En raison de sa position géographique, l'Attique avait reçu
des sources les plus diverses, notamment de l'Ionie, les germes
des créations intellectuelles du génie grec, qu'elle devait
amener par ses soins à leur complet développement. Ce déve-
256 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
loppement avait été particulièrement prompt pour Télégie, un
genre de poésie né dans la patrie d'Homère et qui, en ajoutant
au vers héroïque un second vers, le pentamètre, avait créé un
mètre nouveau, le distique élégiaque, cadence qui conservait
la majesté du vers homérique tout en y joignant le mouvement
gracieux d'une strophe lyrique. Jamais, dans le domaine de
Fart poétique, un si grand résultat n'a été obtenu par une
modification aussi minime. Déjà, dans les villes d'Ionie,
l'élégie avait été utilisée pour inspirer aux citoyens, par son
rythme énergique, une ardeur guerrière. Transportée dans
l'atmosphère plus calme de l'Attique, elle servit à entretenir
la fidélité aux coutumes traditionnelles et le dévouement à
la cause de l'ordre. C'était dans ce but que l'employait Tyrtée,
originaire d'Aphidna, au nord de l'Attique '. Le poète se
recommandait déjà au choix des Spartiates par le lien que la
légende des Dioscures établissait entre sa patrie et les Héra-
clides,etplus encore, par le tour sérieux, instructif, etl'énergie
enthousiaste de sa poésie.
On voit qu'il fut appelé dans l'intérêt delà royauté menacée,
car ses élégies célèbrent surtout, avec une insistance chaleu-
reuse, la souveraineté des Héraclides instituée par la provi-
dence divine, et le partage de l'autorité entre le roi, le conseil
et l'assemblée du peuple, partage accompli sous la sanction
de l'oracle de Delj)hes. L'honneur militaire, la fidélité au
trône héréditaire, c'étaient là les sentiments qu'exaltait Tyrtée;
c'est pour cela que ses odes était chantées par les guerriers
devant la tente royale. Devenu lui-même membre de la com-
munauté Spartiate, il s'identifia dans ses vers avec les Spar-
tiates : après avoir parlé du temps où « du vallon orageux
« d'Erinéos2 ils étaient venus avec les Héraclides dans la vaste
*) Strabon, après avoir cité quelques vers dans lesquels Tyrtée se donne
comme Spartiate, pose cette alternative : ri Taùia r,x'jpwTat ta èXsygîa -^
'hikoyJjpM àTttffTTiTÉov v.ai Ka'X>,ta6év£t xai oiWoit; TÙ.doGiv enroOdiv, £| 'A6-^vwv
7cai 'Acptovtôv àyty.îaOat, SeïjOIvtwv AoLv.zoai\Loviu>v xaxà -/pr|Cr(JLÔv, 8; enittxTit Trap'
'AÔTjvai'wv Xaêeîv -oyefjiôva {Fr. Hist. Grœc, l, 393). Mais son raisonnement
pèche par la base. Les distiques cités par lui ne prouvent pas que « le poète
était de vieille race dorienne » (Bernhardt, Gr. Litt., IP, p. 503. Cf.
KoLBE, De Tijrtœi 2mtria, 1864. Kohlmann, Quœst. Mcsse7i.,^.3i sqq.).
^) Voy. ci-dessus, p. 128.
SPARTE ET LA MESSÉNIE 257
île de Pélops, » il arrivait aux gloires du présent, il vantait
Théopompos, «. l'ami des dieux, grâce auquel ils avaient con-
quis les fertiles campagnes de la Messénie. » Il représentait,
en un langage concis qui s'imprimait facilement dans la
mémoire, comment la discipline dorienne devait se montrer
dans l'attitude de chacun, dans la solidité des rangs, dans la
façon régulière de combattre, dans le dévouement absolu de
chaque membre au corps entier, comment toute infraction à
la règle préparait au corps ainsi qu'à ses membres la honte et
la ruine. Il introduisit aussi à Sparte des chants de marche,
qui, dans les attaques exécutées en mesure, enflammaient
l'ardeur des troupes.
Mais Tyrtée ne fut pas simplement un chantre populaire
qui, armé du pouvoir enchanteur de la poésie, apaisait les
esprits irrités et ramenait au devoir les irrésolus : il intervint
encore avec l'autorité d'un homme d'Etat. Il obtint que
l'égoïsme aristocratique des Spartiates, qui s'était montré
si inflexible vis-à-vis des Parthéniens, tolérât l'admission de
nouveaux citoyens ; et depuis lors (640; 01. xxxvi, 1), le peuple
Spartiate, puisant dans l'ordre rétabli une force nouvelle,
poursuivit sous de plus heureux auspices sa mcirche victo-
rieuse.
La guerre elle-même avait pris, sur ces entrefaites, une tour-
nure autre que les Messéniens ne l'avaient espéré et que les
Spartiates ne l'avaient craint. Tout ce qu'on raconte de Tyrtée
prouve déjà que, malgré ses avantages, l'ennemi laissa aux
Spartiates le temps de se reconnaître et de remédier à leurs
divisions intérieures. Aucune attaque ne fut tentée sur la
Laconie d'ailleurs si puissamment défendue par ses remparts
naturels. Les alliés eux-mêmes étaient trop éloignés les uns
des autres pour agir de concert. Un obstacle plus grand
encore, c'est que chacun d'eux poursuivait de son côté un
but intéressé ; à Argos comme à Pisa, les princes qui com-
mandaient les armées ne voulaient, au fond, qu'affermir leur
propre puissance ; leurs troupes auxiliaires ne vinrent pas.
L'alliée la plus fidèle et la plus voisine de la Messénie était
l'Arcadie : leurs armées réunies protégeaient le pays reconquis
contre un retour offensif des Spartiates, avec une telle supé-
17
258 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
riorité do forces que ceux-ci, à ce que Fou rapporte, durent
avoir recours à la corruption pour séparer les alliés. Ils y
réussirent, grâce à la bassesse d'Aristocrate. Au moment où
les armées se trouvaient en présence au « grand fossé *, )> un
canal creusé dans la plaine de Messénie, prêtes à livrer une
bataille décisive, le roi déloyal, dont les troupes formaient les
deux tiers de l'armée, retira ses soldats de la bataille déjà
commencée, sous prétexte que les victimes offraient des
signes défavorables. Cette retraite jeta la confusion et le
désordre à l'aile droite des Messéniens; ils furent entourés
sans peine par les Spartiates et subirent une défaite complète.
Les Arcadiens 'maudirent leur roi, lorsque son crime fut
découvert; il fut lapidé comme coupable de haute trahison,
et, dans le lieu plus vénéré de FArcadie, tout en haut du Lycée,
à côté deFautel de cendi'es élevé à Zeus, on put lire pendant
des siècles, sur une colonne commémorative, une inscription
portant que, « par la grâce de Zeus, la Messénie avait décou-
« vert le traître et que celui-ci avait subi le châtiment de son
« parjure. Aucun forfait ne reste caché '. » En attendant, il
ne vint plus d'autre secours, et la Messénie était perdue.
La lutte,*il est vrai, continua. Mais elle prit un tout autre
caractère. Les plaines étaient désormais intenables : ce fut
une guerre de guérillas, qui avait son centre dans les monta-
gnes inaccessibles de la frontière arcadienne. De là, Aristo-
mène réussit à pousser ses incursions audacieuses jusqu'au
cœur de la Laconie, et même, à revenir chargé de butin de
Pharis, ville placée dans une forte position, où l'Etat Spar-
tiate mettait en sûreté ses approvisionnements et ses trésors \
Bien qullfùt désormais incapable de tenir tête à une armée,
les Lacédémoniens tremblaient devant lui jusque sur les bords
de FEurotas, et voyaient avec une profonde irritation leurs
champs ravagés d'année en année par ses bandes. Leur tac-
tique, calculée pour les batailles rangées, était tout à fait
impuissante à terminer une guerre pareille. C'est ce qui per-
1) ent tr, y.aAo'jjxivï) (j.îyâ/.r, Tocçpw (Pausax., IV, 17, 2).
-) PoLYB., IV, 33. E. CuRTius, PeloponnesoSjl, 303.
^) E. CuRTius, Pelojionn., 249. Pharis était un locus condendis fructi-
bus^ comme Capoue (Becker-Marquardt, Rœm. Alt,. III, 11).
SPARTE ET LA' MESSÉME 259
mit à Aristomène de continuer cette guerre pendant nombre
d'années.
Son quartier-général était Ira *, une hauteur escarpée et
spacieuse, dans une contrée des plus sauvages, entre deux
ruisseaux qui vont se jeter dans la Néda. Toute cette
région montagneuse, qui appartient plus à l'Arcadie qu'à
Messène, est comme une forteresse ; aucune armée ne pouvait
pénétrer dans ses gorges en ordre de marche, et les escouades
débandées éprouvaient des pertes cruelles dans les crevasses
où elles s'égaraient. C'est là que le reste des Messéniens libres
s'étaient réfugiés avec leurs troupeaux et leurs biens mobi-
liers, et s'obstinaient avec Aristomène, qui espérait toujours
le secours de ses anciens alliés, à attendre des jours meilleurs.
Cernés de plus en plus par les Spartiates, ils n'avaient plus, à
la fin, que l'étroite vallée de la Néda par où ils pussent s'appro-
visionner et maintenir leurs communications avec les localités
amies. Il y avait encore deux importantes places maritimes,
Méthone et Pylos, restées au pouvoir des Messéniens, qui
cherchaient à harceler les Lacédémoniens par mer comme
Aristomène le faisait par terre. A la longue, ces trois points
isolés ne furent plus tenables, et l'élite de la nation, les familles
qui avaient survécu à cette lutte désespérée, durent se rési-
gner enfin à abandonner le sol natal que, délaissées comme
elles l'étaient, elles n'espéraient plus reconquérir. Elles se
retirèrent sur le territoire arcadien, où elles trouvèrent un
accueil hospitalier.
Les plus remuants, les plus entreprenants poussèrent plus
loin : les uns allèrent à Cyllène^ le port d'Elide par lequel
l'Arcadie communiquait depuis l'antiquité la plus reculée avec
la mer d'Occident, et de là poursuivirent leur route sur mer,
dans la direction qu'avaient déjà prise après la première
guerre des bandes d'émigrés messéniens, vers le détroit de
Sicile. Les exilés se partagèrent en deux troupes conduites
l'une par Gorgos, fils d'Aristomène, l'autre par Manticlès, le
fils de Théoclès, de ce devin qui avait prédit la chute prochaine
d'Ira en voyant s'accomplir les présages célestes. Les Messé-
1) E. CuRTius, op. cit., II, 152.
263 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
niens qui descendaient de ces ancêtres donnèrent naissance à
une race heureuse et puissante qui s'empara du pouvoir à
Rhégion et aussi, par la suite,àZancle, D'autres se dirigèrent
vers les mers d'Orient, entre autres Aristomène lui-même, que
la mort surprit à Rhodes au milieu de ses nouveaux plans de
vengeance, pourl'exécution desquels il alla lui-même demander,
dit-on, à des despotes asiatiques leur coopération '. LesDiago-
rides de Rhodes se vantaient d'avoir dans leurs veines le sang
du héros messénien, apporté dans leur famille par sa fille.
La Messénie elle-même, veuve de ses enfants, tomba dans
un état lamentable; ce beau pays, vanté jadis comme le lotie
plus enviable des Héraclides, était effacé de l'histoire du
peuple grec. Les sources du Pamisos arrosaient comme par le
passé les riantes campagnes, mais les Messéniens restés sur le
sol de leur patrie devaient le cultiver comme esclaves des
Spartiates, et plus ils étaient éloignés du centre de la domina-
tion qui pesait sur eux, plus leurs maîtres se montraient durs
et défiants. Les sacrifices offerts sur la montagne au Zeus
messénien, tous les cultes de leurs pères, et les initiations
saintes qui se célébraient naguère à l'ombre des chênes pélas-
giques, furent abolis par la force. La terre qui n'avait pas été
partagée resta à l'état de prairie inculte. La sohtude se fit
surtout le long des côtes, dont les habitants avaient émigré en
masse; le nom de Pylos tomba dans l'oubli, le plus beau port
de la péninsule resta vide et désert. Pour garder la côte, on
installa à Méthone, à côté des Asinéens, les Naupliens, qu'un
sort pareil avait expulsés de l'Argolide ^
La fin des guerres de Messénie (vers 628) ferme une période
de développement décisive pour Sparte. Elle en sortit trans-
formée au dehors et au dedans. L'Etat de Lycurgue était
devenu quelque chose d'essentiellement différent; les insti-
tutions patriarcales, léguées par l'antiquité, ne subsistaient
plus ; l'équilibre que le législateur avait voulu établir entre les
prérogatives royales et les droits de la communauté était trop
artificiel pour être durable ; la réconciliation entre les Achéens
et les Doriens avait échoué. Au lieu d'une confiance réci-
'j Pausan., IV, 24.
■2) Voy. ci-dessus, p. 247.
SPARTE ET LA MESSÉNIE 261
proque fondée sur la foi des traités et fortifiée par la commu-
nauté de culte, le soupçon s'était glissé partout, et la défiance
était devenue le sentiment dominant de la société politique
tout entière, défiance, du côté des Doriens, à l'égard des rois,
à l'égard des périèques, à l'égard des hilotcs. A chaque renou-
vellement du collège des éphores, ne décrétait-on pas, pour
ainsi dire, une nouvelle campagne dirigée contre la masse
croissante des hilotes , parce que l'on voyait en eux un
ennemi toujours aux aguets, prêt à profiter pour se révolter
du premier malheur public' !
Aussi Lacédémone était toujours, même en temps de paix,
sur le pied de guerre, et, de temps à autre, on exerçait de sang-
froid sur la population désarmée des campagnes les plus
indignes cruautés. Pour ce qui concerne la population libre des
campagnes, la défiance à son égard était devenue plus
ombrageuse depuis l'alliance formée contre la constitution,
sous le règne de Polydoros et Théopompos, entre la royauté
et les familles achéennes représentées dans le Sénat. A toutes
ces causes d'irritation s'ajoutèrent ies agitations politiques
qui se produisirent vers le temps de la seconde guerre de
Messénie et l'établissement de la tyrannie dans les pays
voisins; aussi la ' mésintelligence entre les Doriens et leurs
princes fut de jour en jour plus grande, et l'animosité de Jörn-
en jour plus marquée. Or, depuis que la défiance avait dans
l'éphorie son organe constitutionnel, la discorde était devenue
un article de la constitution, et l'antagonisme intérieur était
sanctionné comme une disposition légale. Aussi, il devenait
impossible de s'en tenir aux institutions primitives, et la puis-
sance des éphores s'accroissait sans cesse aux dépens des
anciennes magistratures, absorbant en partie les prérogatives
royales relatives à la direction des affaires étrangères et au
commandement de l'armée, et, en partie aussi, les pouvoirs
législatifs du Sénat.
La première condition de la puissance des éphores était
d'être complètement indépendante de la royauté; il est par
conséquent probable que, dès le règne de Théopompos, l'élec-
1) KpuTiTEÎa (Plat., Legg., 763. 633. Plut., Lycurg., 28).
262 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
tion des éphores appartint à la communauté dorienne. Le
modo d'élection nous est inconnu; mais ce que nous en pou-
vons savoir nous permet de conclure qu'il a été réglé d'assez
bonne heure, et le changement décisif introduit dans la hiérar-
chie des pouvoirs publics, changement qui daterait du règne
de ce prince, serait inexplicable si Ton n'admettait que l'in-
fluence des rois sur la nomination des éphores fut complète-
ment annulée.
Un nouvel empiétement de la puissance des éphores fut
provoqué par Astéropos, qui fit lui-même partie du collège;
empiétement qui consistait probablement en ce que cette
magistrature, appelée seulement à contrôler les actes du gou-
vernement, s'attribua une partie considérable des affaires
gouvernementales et une initiative indépendante en matière
de législation. Enfin, vers 560 (01. lv, 1), époque où le sage
Chilon était au nombre des éphores, le collège reçut un troi-
sième accroissement de pouvoirs, qui consomma sa victoire
définitive sur la royauté *.
L'institution de l'éphorie a raffermi, il est vrai, comme le
disait Théopompos , le trône des Héraclides ; elle a sauvé la
royauté à une époque où elle fut supprimée dans la plupart des
Etats. Mais en réalité, elle a anéanti la royauté. Sparte cessa
d'être une monarchie, sans rompre violemment avec les tradi-
tions de l'âge héroïque ; elle conserva le double trône comme
une parure vénérable qui n'était cependant pas un ornement
sans valeur, car il maintenait, comme par le passé, l'union de la
population achéenne avec la communauté dorienne ; en outre,
l'Etat, grâce à lui, jouissait au dehors d'une grande considéra-
tion, parce que cette relique de l'âge héroïque lui donnait une
consécration qui manquait à tous les autres Etats ; enfin, jus-
que fort tard dans les siècles postérieurs, le trône servit encore
de barrière à l'esprit exclusif du dorismc et fournit toujours,
aux membres véritablement distingués des deux maisons prin-
cières, l'occasion d'exercer sur la marche des affaires une
influence dominante.
') Sur les trois étapesparcouruespar la puissance des éphores dans son mou-
vement ascensionnel, cf. les excellentes recherches de Urlichs (Rhein. Mus..
VI, 223) et de A. Sch.efer, De ephoris, 1363. Cf. Frick, De ephoris, p. 31.
SPARTE ET LA MESSÉNIE 263
Mais, en temps ordinaire, les rois n'étaient rien dans l'Etat,
et les éphores étaient tout. Depuis l'époque de Chilon, ils
obligeaient les rois à prêter serment tous les mois à la consti-
tution. C'étaient eux qui représentaient l'Etat au dehors et qui
signaient les traités au nom de la communauté. Jusque dans le
domaine le plus incontesté de Tautorité royale, en matière de
levées et de commandement militaire, ils supplantèrent les
Iléraclides. C'est par eux qu'étaient choisis les Hippagrètes ou
chefs de la cavalerie qui, en alléguant leurs raisons (afin d'évi-
ter toute partialité), levaient trois cents hommes sur tout le
contingent pour faire le service autour de lapersonne des rois.
Ceux-ci n'avaient pas la moindre influence sur la composition
de cette garde d'honneur, et devaient se sentir au milieu d'elle
plutôt surveillés que protégés et servis. Tout ce qu'ils faisaient
était soumis à la censure des éphores.
Pour marquer leur complète indépendance , les éphores
étaient les seuls fonctionnaires de Sparte qui ne se levassent
pas de leur siège en présence des rois, tandis que les rois
devaient, au moins àla troisième invitation, comparaître devant
le tribunal des éphores. Tous les neuf ans, les éphores faisaient
au ciel les observations d'où dépendait la continuité des fonc-
tions royales : à l'apparition de signes défavorables, ils avaient
le pouvoir de déclarer les droits royaux périmés, jusqu'à ce
que Delphes permît d'en reprendre l'exercice. Ils étaient par
conséquent en relation immédiate avec les dieux ; ils avaient
même leur oracle particulier dans le sanctuaire de Pasiphaé,
à Thalamae ^; ainsi, Delphes n'était plus dans l'Etat l'unique et
suprême autorité religieuse, et les rois n'avaient plus la faculté
de déterminer, par l'entremise de leurs fonctionnaires, les
Pythiens, ce qui était la volonté divine et devait être à ce titre
pour l'Etat une règle de conduite absolue.
Comme la royauté, le conseil des Anciens fut également
annihilé par les éphores. Ils s'attribuèrent le droit de convo-
quer la communauté ; ils devinrent les continuateurs de la
législation, autant qu'il pouvait en être question à Sparte; ils
se résenèrent la décision de toutes les affaires publiques.
*} Voy. ci-dessus, p. 208,
264 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
Bref, toutes les anciennes charges et dignités qui dataient de
l'âge héroïque perdaient de leur éclat de jour en jour, tandis
que le collège des éphores marchait au pouvoir absolu. Leur
président donne son nom à Tannée ; ils sauvegardent l'unité
de ]'État; leur résidence officielle en est le centre, le foyer de
Sparte, et à côté s'élève le temple de la Crainte ($=ß3c), pour
indiquer la sévérité de la discipline qui émane de l'austère con-
seil.
Ce fut une lutte étonnante que celle qui aboutit à ce résultat,
une réaction complète contre la politique dynastique de Poly-
doros et de Théopompos, une victoire démocratique sans
démocratie ; car, au fond, la communauté dorienne était restée
purement et simplement une armée, exercée aux combats, mais
nullement aux débats politiques ; elle se considérait comme une
aristocratie vis-à-vis de l'ancienne population indigène, mais
elle avait, après de longs efforts, dépouillé ses suzerains de tous
leurs droits, transporté dans son sein le centre de gravité de
l'Etat, etparalysé si complètement la royauté, que celle-ci était
désormais hors d'état de se soustraire à ses obligations envers
la communauté, soit en s'appuyant sur la population anté-
dorienne, soit en faisant appel aux autorités sacerdotales.
Si donc les représentants de la communauté dorienne gou-
vernent l'Etat sans que celle-ci participe efficacement aux
affaires, et le gouvernent de telle sorte que, malgré leur renou-
vellement annuel, la politique de Sparte suit depuis lors une
marche tout à fait fixe et uniforme, tandis qu'elle flottait indé-
cise au temps où la royauté jouissait de la plénitude de ses
droits, il faut bien admettre, pour expliquer cette stabilité, que
la communauté elle-même avait pris, grâce aux institutions de
Lycurgue, un pli durable, qu'il s'était formé dans son sein
une tradition très nette relativement aux mesures propres à
assurerla prospérité de l'Etat. C'est cette tradition que suivaient
les éphores, et Sparte leur doit ainsi son caractère purement
dorien, sa politique toujours conséquente et les immenses
succès par lesquels elle en fut récompensée. Si différente que
soit Sparte gouvernée par ses éphores de la forme donnée à
l'État par Lycurgue, cependant, les institutions de Lycurgue
n'en sont pas moins le fondement de sa grandeur, et, ence sens.
SPARTE ET LA MESSÉNIE 265
les anciens avaient quelque raison de rapporter le système
politique tout entier, malgré les transformations essentielles
qu'il subit dans le cours de son développement, au seul Lycur-
gue.
En fait d'organisation extérieure, on procéda, après l'incor-
poration de la Messénie, à une nouvelle division du territoire
en districts. Comme l'ancienne Crète, la Laconie, adoptant un
nombre agréable aux dieux, compta désormais cent localités,
dont quelques-unes se trouvaient sur la frontière de l'Argolide,
d'autres, dans le voisinage de la Néda; et, au nom du pays si
considérablement agrandi, les rois offrirent depuis lors, chaque
année, un grand sacrifice officiel de cent taureaux, pour prier
les dieux de conserver intacte, sous la garde desHéraclides, la
grandeur et la puissance de Sparte K
IV
ETATS DU CENTRE ET DU LITTORAL OCCIDENTAL.
Sparte ne pouvait plus se contenter de conserver ce qu'elle
avait acquis, depuis qu'elle était entrée dans la voie des con-
quêtes et qu'elle avait réuni en un domaine compacte plus du
tiers de la péninsule. Pendant les guerres de Messénie, les
ennemis qu'elle avait dans le Péloponnèse avaient manifesté
trop clairement leurs tendances pour qu'après sa victoire elle
ne songeât pas, avant tout, à terrasser pour toujours le parti
anti-spartiate, et à affermir sa puissance en l'étendant encore
plus loin dans la péninsule. C'était là la pensée de la commu-
nauté dorienne, et les rois eux-mêmes comptaient sur des
guerres heureuses pour améliorer leur position ; car, toute
annexion nouvelle, en augmentant le nombre de leurs sujets
non doriens, ne pouvait que contribuer à leur rendre la liberté
de leurs mouvements à l'intérieur.
*) 'ExaTo(j.uo)>tç AaxwvixY) xai Ta 'ExaTop-êaia (Strab., p. 362. 0. MuELLER,
Dorier, II, 18. Steph. Byz., s. v. Au)>wv et 'Avôdiva).
266 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
La direction qu'allait prendre leur politique belliqueuse ne
pouvait être douteuse. Aussi bien, la grande région centrale
de la péninsule avait été le point d'appui et la réserve de tout
le soulèvement messénien. Les villes arcadiennes avaient fait
aux exilés un accueil hospitalier et leur avaient accordé le droit
de cité ; les filles d'Aristomène s'étaient mariées à Phigalia
et à Héra-a, et élevaient leurs enfants dans la haine de Sparte.
La guerre de Messénie avait été en même temps une guerre
d'Arcadie, et Phigalia, forteresse assise dans la vallée de la
Néda, non loin d'Ira, avait déjà été prise une fois en 6o9 (01.
XXX, 2) par les Spartiates \ Cependant, ils n'avaient pas
réussi à prendre pied dans cette région sauvage.
Ils n'en mirent que plus d'énergie à renouveler leurs atta-
ques du côté de l'est, par où l'accès était plus facile.
Là, il n'y a à franchir que des chaînons peu élevés pour
passer de la vallée haute de l'Eurotas dans le bassin de
l'Alphée ; les sources du fleuve se rassemblent sur ce vaste
plateau, dont les bourgades éparses ont trouvé de bonne heure
un centre fixe dans la ville des Tégéates. Une partie de la
population arcadienne, tout ce qui habitait sur le versant de
l'Eurotas, était, depuis longtemps déjà, réduite à la condition
de périèques ; maintenant, le moment semblait venu de conso-
lider et de compléter cette conquête, de venger une ancienne
injure qu'on avait reçue de Tégée, d'effacer par de nouvelles
victoires le souvenir de la captivité des rois Spartiates Chari-
laos et Théopompos, d'autant plus que l'Arcadie, après la
chute d'Aristocrate, s'était de nouveau fractionnée en simples
gouvernements cantonaux. En conséquence, aussitôt que les
Arcadiens eurent refusé d'expulser les Messéniens, les armées
de Sparte envahirent la Tégéatide, et les rois cherchèrent à
prouver à leurs soldats, par des oracles émanés de Delphes,
que cette vaste plaine allait être bientôt mesurée au cordeau
et partagée entre les Spartiates.
Mais on apprit bientôt combien il est difficile de conquérir
un pays hérissé de hautes montagnes, peuplé d'hommes
vigoureux et sobres. Les Spartiates éprouvèrent un désastre
1) Paus., VIII, 39, 2. 0. Mueller. Darier, I, i52.
ÉTATS DU CENTRE ET DU LITTORAL OCCIDENTAL 261
complet, et, au lieu de partager à leur gré le terrain convoité,
beaucoup d'entre eux, faits prisonniers, allèrent travailler aux
canaux de FAlphée et connurent par expérience le sort des
prisonniers de guerre *, La force était impuissante contre
Tégée, l'inébranlable boulevard de. l'indépendance des monta-
gnards ; on dut s'apercevoir à Sparte que la politique de con-
quête avait ses bornes, etroracle de Delphes, soucieux comme
toujours de la gloire des Héraclides et de l'accroissement de
leur prestige, indiqua vers 560 à FAgiade Anaxandridas, le
cinquième successeur de Polydoros, un autre moyen. On
vaincrait, selon lui, grâce aux ossements d'Oreste qui, ense-
velis dans le sol tégéate, devaient être transportés secrète-
ment à Sparte ^ Mais le transfert de ses reliques était déjà
sans doute le résultat d'un retour de fortune qu'avaient amené à
la longue la ténacité de Sparte et la supériorité de sa tactique.
Des deux côtés, on était las d'une guerre ruineuse ; Sparte
avait du renoncer au projet de subjuguer l'Arcadie, et, grâce à
l'héroïsme des citoyens de Tégée, qui ont préservé l'Arcadie
du sort de la Messénie, la politique extérieure de Sparte s'est
trouvée jetée dans une autre voie, dans celle des traités. Pour
faciliter un arrangement, on utilisa les cultes rendus des deux
côtés aux mêmes héros, et on fit revivre les souvenirs de la
glorieuse hégémonie d'Agamemnon, qui s'était étendue jadis
jusque sur l'Arcadie. Les Héraclides de Sparte furent reconnus
pour ses successeurs, et, en signe d'hommage, les cendres
d'Oreste furent transportées solennellement en Laconie. Enfin,
sur la ligne de partage des eaux, là où les sources de l'Alphée
touchent à celles de l'Eurotas, s'éleva une colonne sur laquelle
étaient inscrits les traités entre Tégée et Sparte ^.
Les Tégéates, en se ralliant à la politique de Sparte et en
s'obligeant à servir sous les étendards des Héraclides, purent
1) Luttes contre Tégée (E, Curtius, Peloponnesos, I, 252). Le résultat
fut d'abord fâcheux pour les Spartiates. Captivité des rois de Sparte (Pausan.,
VIII, 43, 5. Polygen., VIII, 34). Sparte reprend le dessus à partir du règne
d' Anaxandridas, fils de Léon (Pausan., III, 3, 9).
2) Herod., I, 67. Les ossements d'Oreste sont transportés à Sparte quel-
que temps avant l'ambassade envoyée en Lydie (Herod., I, 68).
3) Plut., Qusest. Grase, 5. E. Curtius, Peloponnesos, l^ 262. C. Curtius,
Be act. public, cura ap. Grxc, p. 7.
268 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
accepter cette condition nouvelle sans faire tache à leur hon-
neur militaire. La place d'honneur qui leur fut laissée à l'aile
gauche de Tarmée fédérale ' atteste que les Spartiates étaient
heureux d'avoir transformé en compagnons d'armes ces opi-
niâtres ennemis, et la fidélité avec laquelle Tégée persista dans
cette alliance est une preuve de la valeur de ses citoyens, tout
aussi honorable que la persévérance heureuse dont ils avaient
fait preuve dans la lutte soutenue pour leur indépen-
dance.
La colonne élevée au bord de FAlphée marque un change-
ment de direction dans lamarchede l'histoire péloponnésienne ;
c'est alors seulement que les principes de droit public, posés
dans les siècles antérieurs par les législateurs de Sparte, exer-
cèrent toute leur influence.
Déjà, en effet, Lycurgue, étendant ses vues au delà des
affaires intérieures du pays et embrassant du regard toute la
péninsule, avait reconnu, paraît-il, lanécessité de réunir toutes
les races et les Etats qu'elle renfermait au sein d'un droit com-
mun. Or, parmi les races qui l'avaient envahie, la race étolienne
était, après les Doriens, celle qui possédait le plus d'énergie
propre; elle s'étaitrépandue le longdu rivage occidental, comme
les Doriens du côté de l'est'. La péninsule avait ainsi deux cen-
tres de gravité. Si donc elle voulait provoquer dans son sein
un développement vigoureux et général, il fallait préalablement
rattacher les uns aux autres les Etats de Fouest et ceux de
l'est par un lien pacifique et durable. Pour cela, il fallait un
centre religieux, un sanctuaire universellement révéré, aussi
bien des tribus amenées par les invasions que des races fixées
dès l'origine dans le pays.
Or, le Zeus pélasgique avait un antique sanctuaire dans la
vallée de l'Alphée, à l'endroit où le plus grand fleuve de la
péninsule débouche des gorges de l'Ai'cadie dans le pays plat
qui forme le littoral occidental. C'était une hauteur qui portait,
comme le Lycée arcadien, le nom de la demeure des dieux,
OljTnpos ; au pied, Zeus, le dieu qui descend avec l'éclair, avait
') Herod., IX, 26.
-) Voy. ci-dessus, p. 196.
ÉTATS DU CENTRE ET DU LITTORAL OCCIDENTAL 269
marqué sur le sol des empreintes sacrées, où le croyant se sen-
tait tout près du dieu invisible ; là s'élevait l'autel de Zeus,
cimenté avec la cendre des sacrifices, et des familles sacerdo-
tales y révélaient ses volontés. Cet oracle subsistait depuis
longtemps déjà lorsque furent fondésles Etats d'Elis et de Pisa,
et les Achéens qui vinrent d'IIéliké ' , sous la conduite d'Ago-
rios le Pélopide, pour prendre part à la fondation de Pisa,
adoptèrent ce culte de Zeus ; ils y associèrent le culte héroï-
que de leur ancêtre Pélops, et instituèrent des jeux en son
honneur.
Hêra y fut adorée à côté de Zeus : son temple était le sanc-
tuaire fédéral des deux Etats voisins, et le chœur des seize
femmes qui tissaient en commun le vêtement d'Hêra représen-
tait les seize petites villes qui se trouvaient également réparties
entre l'Elide et la Pisatide. Ce système fédératif fut également
appliqué au culte de Zeus, à qui l'arrivée des Pélopides achéens
avait donné une importance toute nouvelle. Pisa, plus faible
dès le principe que sa rivale Élis, chercha à s'appuyer sur
elle pour protéger ses sanctuaires contre ses voisins du sud et
de l'est, notamment contre les Arcadiens, qui revendiquaient
d'anciens droits sur les bouches de TAlphée, et Elis, de son
côté, vit dans la participation qui lui était offerte à la gestion
des affaires religieuses une occasion favorable d'étendre son
pouvoir et son influence au delà de ses frontières. Les deux
Etats se partagèrent la surveillance du culte. Olympie fut un
centre pour les Etats de la côte occidentale et leur fournit,
lorsque Sparte chercha à se rattacher à eux, la forme d'asso-
ciation la mieux appropriée qu'onpùt trouvera En effet, Zeus,
surtout tel que le concevait la race achéenne, était le pasteur
commun des peuples, le plus ancien dieu fédéral de tous les
Hellènes et, en même temps, le protecteur des possessions des
Héraclides dans le Péloponnèse. De son côté, Sparte se rallia
d'autant plus volontiers à son culte d' Olympie, que ce culte
était étroitement associé avec celui de Pélops, vénéré comme le
fondateur des jeux olympiques ; c'était, en effet, chez les Héra-
') Voy. ci-dessus, p. 197.
*) Sur Olympie, v. E. Curtius, Peloponn., II, 51, et une leçon du même
auteur sur OJympie (Berlin, 1852).
270 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
clides une politique de famille que d'honorer de toutes manières
la race des Pélopides.
On conservait encore au temps des Antonius, dans le
temple de Hêra à Olympie, un disque de bronze qui contenait,
gravées en caractères circulaires, les dispositions légales con-
cernant la fête solennelle d'Olympie \ Aristote a étudié cette
inscription, qu'il considérait comme le document le plus impor-
tant de l'histoire du Péloponnèse ; d'après son témoignage, le
nom de Lycurgue y figurait à côté du roi éléen Iphitos. Mais
il n'est dit nulle part que le document lui-même fût contem-
porain et ait été rédigé par les personnages indiqués, au nom
de leurs gouvernements respectifs. Ils pouvaient aussi bien
être cités sur une inscription de beaucoup postérieure, comme
les auteurs de l'entente mutuelle établie entre les deux pays.
Quoiqu'il en soit, le roi Iphitos passait dans la tradition locale
pour le véritable fondateur de la fête fédérale, pour celui qui
en avait étendu l'influence et la portée au delà des régions
limitrophes. C'est pour cela que, dans le vestibule du temple
de Zeus, se voyait une grande statue de femme en bronze,
représentant la trêve olympique ÇEytyv.plx) ^ et, à côté d'elle,
Iphitos, qu'elle couronnait en signe de reconnaissance. Quoi-
que le Piséen Cléosthène soit cité en même temps que lui, il
n'en est pas moins vrai qu'alors la prépondérance et la
préséance honorifique étaient déjà passées du côté d'Ehs.
Le nom d'Iphitos marque la phase la plus importante dans
l'élaboration progressive de cet ordre de choses. On ne parve-
nait pas à le rattacher d'une manière bien sûre à ses prédé-
cesseurs de la race d'Oxylos. Il porte même le titre d'Héra-
clide; du moins, c'est lui qui aurait introduit le culte d'Héraclès,
antipathique jusque-là aux Eléens, et qui se serait mis en
rapport, lui et son peuple, avec le dieu de Delphes. Par là.
Elis et Sparte devinrent, pour ainsi dire, de la même famille, et
capables d'une fraternité plus intime. Ce fut à la même époque
que l'ancienne liaison contractée avec l'Achaïe, liaison dont
l'appel adressé à Agorios est la preuve, fut rompue et rem-
placée par une sympathie décidée pour Sparte ; c'est aussi
*) Plut., Lycurg., 1. Pausan., V, 20, 1. 0. .Mielleb, Dorier, I, 130.
ÉTATS DU CENTRE ET DU LITTORAL OCCIDENTAL 271
vers le même temps qu'auront été imaginées les légendes
accréditées sur cette fraternité d'armes, formée jadis entre
Oxylos et les Héraclides*. Élis et Sparte se rencontraient dans
les intérêts de leur politique et, pour se garantir leur appui
réciproque, elles conclurent auprès du sanctuaire de Zens, à
Pisa, un pacte, qui était déjà réglé dans ses principales dispo-
sitions et solidement établi lorsque la victoire de Corœbos
(776 av. J.-C.) inaugura la liste régulière des vainqueurs
olympiques et, du même coup, l'histoire authentique du sanc-
tuaire fédérale
La base de cette fédération était la reconnaissance de Zeus
olympique comme protecteur commun et la participation en
commun à sa fête qui, d'après les statuts, devait être célébrée,
à titre de fête fédérale, tous les cinq ans, lors de la pleine lune
qui suivrait le solstice d'été. Cette convention entraînait une
foule de mesures qui mirent en contact intime les parties
jusque-là séparées de la péninsule etportèrent d'heureux fruits.
Des routes furent ouvertes ; il y eut des règlements pour l'épo-
que des fêtes ; on contracta des obligations réciproques. Elis
fut confirmée dans son droit de présidence qu'elle avait enlevé
aux Piséens ; les Eléens furent chargés d'annoncer par des
messagers sacrés l'approche de la fête. Cet avis donnait le
signal de la trêve ; les chemins qui conduisaient à Pisa devaient
être libres et exempts de danger ; une sécurité parfaite devait
régner dans tous les alentours du temple. Quiconque troublait
ce repos par un acte de violence était cité devant le tribunal
des Eléens ; le condamné devenait l'esclave du dieu offensé et
ne pouvait être racheté que moyennant une somme déterminée.
1) Voy. ci-dessus, p. 195.
^) Les anciens distinguent, et très nettement, entre la fondation des jeux
et le commencement de la liste des vainqueurs. Max Duncker, d'après Car.
MuELLER [Chronogr., 130) identifie l'olympiade d'Iphitos avec celle de Corœ-
bos et fait de ce dernier le premier de tous les vainqueurs. Unger {PhiloL,
XXIX) se rallie à cette opinion qui est acceptée également par Bunsen
{^ginetica, V, 433) et, non sans hésitation, par Peter, à la date de 776,
mais a été solidement réfutée par Lepsius {Kœnigsbuch, I, 79), par Brandis
(De temp. antiq. rat., p. 3)et,tout récemment, par H. Gelzer [Rhein. Mus.,
XXVIII, p. 25). Il n"y a pas d'auteur ancien qui fasse de Lycurgue et de
Corœbos des contemporains, et une pareille hypothèse embrouillerait enôore
davantage la chronologie, déjà si incertaine, de l'époque de Lycurgue.
272 HISTOIRE DÛ PÉLOPONNÈSE
Le temple eut son trésor ; il s'établit une série de préceptes qui
firent loi, comme formant le droit sacré d'Oljnnpie.
Ce fut surtout l'Ëlide qui, grâce à l'habileté de ses hommes
d'État, profita des avantages de cette association. Ce pays, le
plus dépourvu de défenses naturelles qui fût dans la péninsule,
sans cesse exposé aux incursions des montagnards de l'Arcadie,
obtint par son alliance avec Sparte que le plus puissant État
du Péloponnèse non-seulement lui garantît l'intégrité de son
territoire, mais se déclarât prêt à considérer en général toute
attaque dirigée contre ce territoire comme une rupture de la
trêve olympique \ Ainsi délivrée de toute entrave, l'Elide put
étendre sans obstacles et affermir sa puissance envahissante
au sud du Pénéios.
De son côté, grâce à ce pacte, Sparte cessa d'être quelque
chose comme un canton du Péloponnèse; elle prit une influence
dominante sur les affaires générales dupays, dont elle devenait
en quelque sorte le chef-lieu. Comme représentant la popula-
tion dorienne, elle régla avec Élis les statuts olympiques
d'après les idées doricnnes. Déjà, à partir de la quinzième fête,
les concurrents couraient nus sur les bords de l'Alphée
comme sur les rives de l'Eurotas, et dès le début, la couronne
d'olivier fut le prix du vainqueur. Sparte réglementa, d'accord
avec Élis, fadmission de ceux qui manifestaient le désir de
prendre part aux sacrifices communs et aux jeux ^.
Mais, par contre, les Pisates, eux, avaient été traités comme
les citoyens de Crisa au pied du Parnasse. Ils durent se rési-
gner à voir le sanctuaire fondé par leurs aïeux, aux portes de
leur ville, passer, avec les honneurs et les droits qui y étaient
attachés, entre des mains étrangères. Ils en conçurent une
rancune profonde, qui n'attendait qu'une occasion pour se
faire jour.
Ce moment arriva lorsqu'une famille énergique, sortie de
') Élis, tspà y.a\ à7Tclf;8r,TOç, jouit d'une ■KOÙ.'-j.iy.y.M rA-cpio; àff'j).''a (PoLYB., IV,
73 sqq. E. Curtius, Pelojjomiesos, II, 94J.
2) J'ai discuté ailleurs les objections faites à ma manière de voir par G.
Bl'SOLT, Die Lahedœmonier und ihre Bundesgenossenschaft, et réitérées
dans ses Forschungen zur griechischen Geschichte, i880. (Cf. E. Curtius,
Sparta und Olympia ap. Hermes, XIV [1879], p. 129 sqq.).
ÉTATS DU CENTRE ET DU LITTORAL OCCIDENTAL 273
leurs rangs, sut s'emparer, avec l'aide du peuple, du pouvoir
absolu. C'était la famille d'Omphalion, qui appartenait proba-
blement à une branche de la noblesse étolienne émigrée à Pisa.
Le fils d'Omphalion, Pantaléon, prit les rênes du gouvernement
au moment où les Spartiates étaient tellement absorbés par les
désordres intérieurs qui suivirent la première guerre de Messé-
nie qu'il leur était impossible de faire sentir leur influence au
dehors. Fortifié par l'alliance de l'Arcadie, Pantaléon sut si bien
mettre ce temps à profit qu'il reconquit les droits et honneurs
enlevés aux Piséens ; il célébra la vingt-septième Olympiade
(672) au nom de son pays, à droits égaux avec les Eléens '.
Les circonstances devinrent encore plus favorables lorsque
le Téménide Phidon se mit en campagne à l'est de la péninsule,
avec autant de succès que de vigueur, repoussa les Spartiates
de la région qu'ils avaient enlevée à la frontière del'Argolide,
les battit en rase campagne à Hysise ^ et traversa l'Arcadie
pour aller anéantir l'influence de Sparte jusque sur la côte
occidentale. Elis se trouvait non-seulement délaissée par ses
alliés, mais encore, en lutte avec les xichéens qui nourrissaient
depuis longtemps contre leurs voisins un juste ressentiment,
à cause du refus d'admettre à Olympie les familles a"chéennes.
Ainsi, le dynaste argien réussit à atteindre le but de ses
désirs ambitieux. En qualité d'héritier d'Héraclès, il ofi"rit
dans le champ sacré d'Altis, tracé par son ancêtre, le grand
sacrifice dont le prestige s'étendait déjà au delà de la péninsule.
Il célébra la fête (c'était la vingt-huitième depuis Corœbos)
avec les Pisates^; les Eléens en furent exclus, ainsi que les
Spartiates; l'hégémonie de la péninsule, que les Spartiates
croyaient déjà tenir dans leurs mains, était retournée à la
dynastie qui occupait le trône d'Agamemnon.
Toutefois, ces brillants succès eurent peu de durée. Les Spar-
tiates paraissent avoir réussi, même avant l'explosion de la ré-
*) Seloa Strabon (p. 355; les 26 premières Olympiades ont été célébrées
régulièrement. Mais, [AStà ttiV £XTr,v xai t\y.o<7z-q'i 'UAujxTctâoa o't IltaàTat tfiv
2) 01., XXVII, 4. 669 av. J.-C. (Pausan.,II, 24, 7).
3) La xxviii» Olympiade (668 av. J.-C.) est la première qui ait été présidée
par les Pisates, suivant Julius Africanus (éd. Rutgers, p. M).
18
274 HISTOIRE LU PÉLOPONNÈSE
volte de Messénie, à venir au secours desEléens,qui faisaient
aussi, de leur côté, tous leurs efforts pour rentrer en possession de
leurs droits. La vingt-huitième fête fut rayée, comme révolu-
tionnaire, de la liste des Olympiades, et les suivantes furent
de nouveau célébrées sous la présidence des fonctionnaires
expulsés. Mais le ferment de discorde n'était rien moins qu'éli-
miné. Pisa gardait sa dynastie et maintenait ses prétentions
sur Olympie. Elle profita encore une fois des embarras de
Sparte (c'était, d'après la chronologie admise plus haut, Tannée
qui suivit le commencement de la seconde guerre de Messé-
nie) pour rassembler une armée dePisates, d'Arcadiens et de
Triphyliens, et pour célébrer en leur propre nom, après avoir
exclu de force les Éléens, la trente-quatrième Olympiade (644)».
Ce fut le dernier triomphe de l'audacieuse race des Omphalio-
nides. En effet, après la chute d'Ira, que le parti anti-spartiate,
et ce fut sa grande faute, avait abandonné à son sort, il se pro-
duisit aussitôt un revirement complet, et les Spartiates ne per-
dirent pas un moment pour régler à leur avantage les affaires
d'Elide. Pise futencore cette fois traitée avecbeaucoup d'égards,
sans doute parce qu'on n'osait pas souiller le domaine sacré
du temple avec le sang de ceux qui l'habitaient. Ils conservèrent
leur indépendance et même une part dans la direction de la
fête olympique.
On montra moins de ménagements pour les complices du
dernier soulèvement. Les villes de Triphylie, qui avaient leur
centre dans le temple de Poseidon à Samicon, et qui, bien que
fondées par des Minyens, étaient étroitement unies à l'Arca-
die, furent détruites à cette époque ; les Spartiates tenaient à
faire place nette en cet endroit, sur la frontière de l'ancienne
Messénie, et à couper court de ce côté à toute tentative
') A la date de 01. XXX, Julius Africanus dit : Hto-aïoi 'Hldtùy à.noaxé.wTtç
Tauxriv T Ti^av xai xàç kB,: -/.ß', c'est-à-dire, de la XXX'' à la LIP Olympiade
(660 — 572). Suivant Pausanias (VI, 22, 2) au contraire, la XXXIP Olym-
piade (644) fut célébrée par Pantaléon. Il veut dire celle-là seule, tandis que les
autres l'auraient été sous la présidence commune. Il s'ensuit qu'en 644, les
Spartiates devaient être occupés ailleurs, ce qui s'explique, si la seconde
guerre de Messénie a éclaté en 645 (01., XXXIII, 4). Cf. Clinton. Fast.
Hellen... I, 192, et l'avis conforme de Bcrsian [De tempore quo templum
jovis Olympias conditum sit, Jenee, 1872).
ÉTATS DU CENTRE ET DU LITTORAL OCCIDENTAL 27o
de soulèvement. A Lépréon, deux partis, analogues aux
Guelfes et Gibelins, s'étaient trouvés en présence * : le parti
messénien avait pour chef Damothoïdas , gendre d'Aristo-
mène ; mais l'autre avait été assez fort pour envoyer des se-
cours aux Spartiates en Messénie. Pour prix de ses services, Lé-
préon non-seulement resta debout, mais encore fut agrandie
et renforcée par la suppression de localités moins considérables.
Elle était destinée à offrir, sur les frontières de l'Arcadie, de
FElide et de la Messénie, une place forte, un point d'appui pré-
cieux pour les intérêts de la Laconie.
Les affaires d'Élide semblaient ainsi réglées pour longtemps
par Sparte, après la fm de la guerre de Messénie ; mais l'an-
cienne inimitié entre Elis et Pisa ne s'endormait pas.
Pantaléon avait laissé deux fils, Damophon etPyrrhos^. Déjà
l'aîné, Damophon, était surveillé avec défiance par les princes
éléens ; on crut apercevoir les préparatifs d'une nouvelle rup-
ture. Les Eléens franchirent une première fois la frontière; ils
la repassèrent après que les traités eurent été jurés denouveau.
Mais à peine Pyrrhos fut-il arrivé au pouvoir que, résolu à
briser la chaîne qui le rivait à la confédération, il appela
aux armes contre Elis toute la vallée de l'Alphée. La Triphylie
se joignit encore à lui , ainsi que les bourg-ades voisines
d'Arcadie qui, sans prendre officiellement part à la lutte,
étaient toujours prêtes à envoyer au secours des Pisates des
bandes de volontaires. Cette guerre décida du sort de toute la
côte occidentale. Les Pisates étaient horsd'état de résister aux
armées réunies d'Elis et de Sparte ; leurs forces étaient insi-
gnifiantes ; leur petit pays n'était même pas uni à l'intérieur,
et, comme cette fois ils avaient témérairement violé la trêve reli-
gieuse, on n'eut plus aucun égard à l'antique sainteté de leur
ville. Elle fut rasée, et mêmesiméthodiquement et si complète-
ment, qu'on en cherchait vainement les traces plus tard sur les
coteaux plantés de vignes qui avoisinaient Olympie. Tout ce
qui resta d'habitants dans le pays devint tributaire du temple
de Zeus. Une grande partie d'entre eux émigra par la côte
^) E. CuRTius, Peloponn., II, 85.
2) Pausan., IV, 24,1.
^) Pausak., VI, 22, 3-4. Weissenborn, Eellenika, p. 14.
276 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
voisine pour se soustraire au joug abhorré des Eléens, entre
autreslesDyspontiens,tandisquo leurs voisins, les Létrinéens,
qui s'étaient rangés du côté d'Elis, demeurèrent en paix sur
leur territoire. Cette exécution doit avoir eu lieu aussitôt après
la première année de la cinquante-deuxième olympiade (572),
car, d'après une tradition bien fondée, cette olympiade fut la
dernière où les Pisates eurent part à la direction de la grande
fête nationale '.
La Pisatide fut, après la Messénie, le second pays que la
force effaça de l'histoire de la péninsule. Son nom seul retentit
encore, comme jadis, dans la bouche du peuple etdanslalangue
des poètes; en outre, à part le chef-lieu, Pisa, dont sa rivale prit
la place, l'ancien groupe des huit bourgades comprises dans
lo pays ne fut pas anéanti -. Elles subsistèrent, à titre de com-
munes rurales, sous la souveraineté d'Elis, et, de même que les
plantes continuent à fleurir sur les champs de bataille et lés
tombeaux, de même, après tant de luttes, la sainte confrérie
des seize femmes qui brodaient la robe de fête de Hèra resta
comme une image gracieuse de l'ancienne fraternité des deux
pays.
Les familles privilégiées qui occupaient l'antique résidence
d'Oxylos et dirigeaient les destinées de l'Elide avaient enfin
atteint leur but. Le pays voisin, objet de leur haine, était
asservi: le leur était doublé et en même temps protégé contre
les attaques du dehors par des traités qu'une sanction nouvelle
venait de confirmer. Elles transportèrent alors Tadministra-
tion du temple d'Olympie dans leur capitale, à Elis, et la ruine
totale de Pisa leur garantit que, dans cette région, aucune
localité ne serait désormais en état de leur disputer la direc-
tion des jeux.
Comme la dernière guerre avait été faite au nom du dieu
d'Olympie, le butin lui en fut adjugé, et les Eléens, en leur
qualité do trésoriers du temple, se chargèrent • d'employer
l'argent pour son honneur. L'honneur de Zeus était pour eux
une forme commode dont ils usaient pour satisfaire leur pro-
1) Sur la deslruclion (àvdtarao-i;) de Pisa, voy. E. Curtius, Peloponn., II,
48. 108.
-) E. Curtius, Peloponn. , II, 48. 114.
ÉTATS DU CENTRE ET DU LITTORAL OCCIDENTAL 277
pre ambition ; en effet, sous prétexte de grossir le trésor du
temple, ils vinrent à bout, par force, par ruse et par achats de
terrains, d'étendre pas à pas leur domaine de plus en plus loin
au sud. La Triphylie elle-même, désarmée par Sparte, devint
de cette façon pays de périèques vis-à-vis de l'Élide qui, com-
posée désormais de douze districts, (dont quatre dans le bassin
du Pénéios, le pays des vainqueurs, et huit dans les contrées
soumises ou région des périèques), d'ailleurs solidement et
régulièrement constituée, s'étendit depuis le Larisos achéen
jusqu'à la Néda au sud. Ce brillant' résultat atteste l'habileté
politique des familles qui avaient en main le pouvoir et qui
vivaient en groupe isolé sur les bords du Pénéios.
Elles avaient profité avec une grande sagacité, pour le main-
tien de leurs privilég-es, des conditions dans lesquelles se trou-
vait le pays. En effet, bien que jouissant d'une grande éten-
due de côtes, l'Elide, à cause du manque de ports, était des-
tinée par la nature, non pas à l'industrie de la navigation,
mais à l'agriculture pour laquelle elle était, grâce à la fertilité
uniforme de son sol, mieux douée que tout autre pays du
Péloponnèse. Favoriser l'agriculture fut la préoccupation
constante du gouvernement. Une loi agraire faite avec un soin
minutieux, et que l'on faisait remonter à Oxylos, défendait
d'emprunter de l'argent sur le fonds de terre assigné par
l'Etat ; on voulait par là maintenir l'aristocratie militaire ame-
née par l'invasion en possession de ses fiefs, prévenir l'appau-
vrissement des familles et le bouleversement du cadastre.
Les petits propriétaires devaient vaquer tranquillement
à leur affaires et ne pas être obligés de se rendre à la ville
même pour vider leurs procès. On institua dans ce but des
juges locaux, qui habitaient au milieu des paysans et donnaient
audience à jour fixe dans leurs tournées. A cause de la trêve
de Dieu, il n'y avait point de villes fortifiées ; la population,
d'ailleurs très dense, vivait dans de simples hameaux ou dans
des métairies isolées. Gomme le pays produisait en abondance
du blé," du vin et des fruits, on ne tirait rien du dehors; les
lagunes de la côte fournissaient d'excellents poissons, les
montagnes, du gibier. Le peuple vivait heureux, sans se lasser
de l'uniformité du bien-être. A l'abri du mouvement qu'au-
278 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
raient provoqué le commerce et la vie des grandes villes, les
familles qui dirigeaient, d'après des principes arrêtés, les
destinées du pays conservèrent durant des siècles leurs privi-
lèges. De là l'esprit de suite, la prudence et le succès relati-
vement considérable de la politique éléenne \
Ce qui faisait le bonheur des Eléens, c'était l'éloignement
de Sparte, qui avait besoin d'eux sans qu'ils eussent à redouter
sa puissance; leur bien le plus précieux était le patronage
d'Olympie, source inépuisable d'expédients et de prétentions
dont ils savaient tirer tout le parti possible. Aussi travaillaient-
ils sans cesse, non-seulement à entretenir dans sa splendeur
la fête olympique, mais à l'embellir par des innovations faites
à propos, et à la garantir contre la concurrence d'autres jeux ^
Il y avait longtemps qu'on était sorti du cercle étroit des
exercices Spartiates ; à la course simple s'étaient ajoutées la
course double et la course prolongée; puis la lutte, le saut, le
jet du disque et du javelot et le pugilat, exercices qui, depuis
la xviii^ olympiade (708), formèrent une série complète, sous
le nom de « Cinq-Combats » ou Pentathlon. Ces assauts se
livraient tous dans le Stade qui s'enfonçait entre les pentes
boisées des collines d'Olympie.
Une nouvelle époque s'ouvrit lors de l'introduction des
jeux équestres. On aplanit l'Hippodrome, champ de courses
qui avait environ deux fois la longueur du Stade, et qui
rejoignait celui-ci à angle droit. Ce fut à la xxa^= ol}Tnpiade
(680) que les quadriges s'alignèrent pour la première fois sur
la rive de l'Alphée. Mais, comme les Grecs avaient l'habitude
de rattacher tout ce qui se faisait de nouveau à d'anciennes
traditions, on fabriqua alors la légende d'après laquelle Pélops
aurait gagné jadis à la course des chars le pays perdu par
son ancien roi, quoique la statue d'Hippodamie, ornée du
diadème de la victoire, se trouvât dans le Stade. Après la
course des chars s'introduisit la course des chevaux montés,
ainsi que le Pancration, qui réunissait la lutte et le pugilat
(01. xxxni, 1. 648). Puis, il y eut, à l'imitation des assauts
entre hommes, des combats déjeunes garçons.
1) État de l'Élide (E. Curtius, Peloponyi., IT, p. 7).
-) Strabon, p. 354.
ÉTATS DU CENTRE ET BU LITTORAL OCCIDENTAL 279
C'est ainsi que se multiplièrent les modes de combats, et,
plus l'intérêt grandit, plus on eut égard aux inclinations des
diverses races helléniques, plus le programme des jeux
olympiques s'ouvrit avec complaisance même à des exercices
décidément antipathiques à l'austérité dorienne. A mesure
que le caractère national de ces jeux s'afiirmait davantage, les
Eléens gagnaient d'autant en considération; ils devinrent une
puissance hellénique, et leurs magistrats, qui devaient à leur
compétence dans les choses de tradition une autorité inébran-
lable, s'appelaient « Juges des Hellènes [Hellanodikes]^ » parce
qu'ils avaient à prononcer, d'après d'anciens principes, sur
l'admission des citoyens helléniques aux concours et sur le
résultat des combats. L'examen des concurrents avait lieu à
Elis, dans le gymnase de la ville. Ce gymnase devint un
établissement national, où même des Grecs appartenant à
d'autres Etats prirent de plus en plus l'habitude de venir faire
leurs dix mois d'exercices, pour avoir plus de chances de
gagner la couronne olympique. La gloire et le profit qu'Elis
retirait de la direction des jeux avaient éveillé la jalousie des
Pisates et provoqué ces luttes acharnées dont nous avons
parlé plus haut. Après la défaite de leurs voisins, les Eléens
eurent pour eux seuls l'honneur et le profit, et c'est ainsi que,
par un enchaînement de circonstances heureuses, la petite
ville assise sur les bords du Pénéios, qui n'avait point de
renommée homérique à invoquer, devint la capitale de toute
la côte occidentale. Tout en tenant sa grandeur de Sparte, elle
s'est fait une position indépendante de Sparte, un rôle national
qui étend son prestige sur toute la péninsule et même au delà.
Sparte avait laissé aux Eléens le côté religieux de l'associa-
tion dont Olympie était le centre, avec tous les avantages qui
pouvaient y être attachés. Mais elle prit pour elle les droits
politiques. Une fois qu'elle eut vu, par la résistance de
l'Arcadie, qu'il lui serait impossible d'aller plus loin dans la
voie ouverte par les guerres de Messénie, elle ne songea plus
à être le seul État de la péninsule, mais seulement le premier ;
au lieu de chercher à dominer les Etats plus faibles, elle visa à
les diriger. De même qu'elle s'efforçait de réveiller ou de con-
server partout les souvenirs de l'époque achéenne,elle voulait
280 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
aussi rétablir l'hégémonie d' Agamemnon dans la personne des
rois Iléraclides de Sparte, et elle utilisa dans ce but, avec un
succès complet, le caractère sacré du sanctuaire national. Elle
avait place à côté des Eléens, à titre de protectrice d'Olympie,
de gardienne des traités \ A l'époque des fêtes, elle veillait, les
armes à la main, à l'observation de la trêve, et les troupes des
confédérés devaient aussi être prêtes à marcher pour la même
cause. L'oracle de Delphes avait donné sa consécration au
sanctuaire d'Olympie, et lui avait conféré un caractère amphic-
tyonique analogue à celui que Delphes avait eu longtemps
pour les Doriens. L'année de la fête olympique était réglée
d'après l'année pythique de quatre-vingt-dix-neuf moislunaires.
Apollon, vénéré à Sparte comme l'auteur du pacte social, figura
également à côté de Zeus comme gardien des institutions
olympiques-. A l'exemple des Spartiates, leurs alliés s'enga-
gèrent à reconnaître les lois émanées d'Olympie, et à déposer
ainsi qu'à prendre les armes selon qu'elles l'ordonneraient.
L'influence de Sparte élargit le cercle des adhérents d'Olym-
pie, et, par contre, cette adhésion fut le soutien de sa puis-
sance. Ce n'est pas sur les bords de l'Eurotas, mais sur ceux
de l'Alphée que Sparte s'est acquis son hégémonie ; c'est là
qu'elle est devenue la tête de la péninsule, une tête qui savait
voir de loin et imprimer au corps une direction énergique.
Disposant d'une puissance propre supérieure à celle de tous
les Etats de la péninsule pris isolément, il lui appartenait
d'avoir voix décisive dans les conseils de la confédération. Ses
citoyens, rompus à l'art de la guerre, étaient naturellement les
instructeurs militaires et les généraux de la péninsule. Pour
l'empêcher d'abuser de sa puissance, il y avait des traités
'} G. BusoLT [op. cit.) nie absolument le protectorat de Sparte et letraité
sur lequel elle se fondait. Il élimine des rapports entre Sparte et Élis toute
préoccupation religieuse et veut qu'il y ait en synimachie, mais non amphic-
tyonie. Ses arguments sont presque tous des preuves négatives. On a expli-
qué (E. CuRTHjs, ap. Hermes, XIV, p. 139) comment la fédération politico-
religieuse, qui n'est pas, si l'on veut, une amiihictyonie centraliste et
complète, pourvue d'un conseil fédéral et d'assemblées régulières, s'est
groupée autour de deux centres autonomes, l'ua religieux, l'autre politique,
Élis et Sparte.
2) Sous le nom d'Apollon oépjitoç, auteur des statuts olympiques (Pausan.,
V, 15, 7).
ÉTATS DU CENTRE ET DU LITTORAL OCCIDENTAL 281
placés SOUS la foi du serment et sous la surveillance du Zeus
olympique; d'ailleurs, on était en droit de croire que, après les
expériences qu'elle avait faites en Arcadie , Sparte avait mis
pour toujours un frein à ses convoitises et accepté sagement
les limites assignées par la force des choses à sa domination
territoriale. Les différends survenus entre les membres de la
confédération furent réglés par des magistrats péloponnésiens
qui s'appelaient, comme les juges des concours à Elis, Hella-
nodikes. Les querelles plus graves furent déférées au tribunal
religieux d'Olympie ^
C'est ainsi que des germes presque inaperçus produisirent
une nouvelle confédération grecque qui, tout en aspirant au
rôle d'institution nationale, comme l'indique le nom d'Hellènes
qui apparaît toujours en tête des associations à forme amphic-
tyonique, embrassait en même temps un groupe déterminé de
pays, borné par des limites naturelles. C'est à ce groupe que la
fête de Pélops, célébrée en communsurles bords del'Alphée,
a fait donner le nom collectif d'« île de Pélops » ou Péloponnèse -.
Cependant , autant la péninsule semble destinée par la
nature à former un tout, autant l'unité y a été de tout temps
difficile à établir. Aussi, même dans l'intérieur de la région,
la fédération et le développement des institutions qui s'y rat-
tachaient se heurta contre une résistance opiniâtre, parce que
des villes et des Etats considérables prirent des tendances
tout à fait hostiles à l'esprit de Sparte et à tout ce qui émanait
de ce foyer du dorisme.
Le mécanisme de la constitution Spartiate est tellement arti-
ficiel, il s'est élaboré peu à peu, après de longues luttes, dans
des circonstances si exceptionnelles, il est tellement basé sur
les conditions topographiques particulières à Sparte, qu'on ne
doit pas être surpris si rien de semblable ne s'est réalisé dans
les autres contrées du Péloponnèse, quoique les Doriens y
aient pénétré aussi bien qu'en Laconie et y aient acquis des
propriétés foncières dans des conditions analogues. Une
') 'E>,>.avoStxai (Aristot. ap. Harpocr., S. V.). Tribunal religieux du con-
seil olympique (Pausan., VI, 3, 7).
^) Pélops était à Olympie le premier des héros (Pausan., V, 13, 1); aussi
est-ce là que le nom de neXoTrôvvriaoç a été donné à la péninsule.
282 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
pareille organisation était surtout impraticable sur le littoral
septentrional et oriental de la péninsule, où les nouveaux Etats
avaient pour base une population maritime de race ionienne.
Là, il était impossible d'arriver jamais à cet isolement vis-à-
vis de l'extérieur qui était la condition fondamentale d'une
constitution à la Spartiate. Là, les nouveaux Etats se virent
entraînés dans le mouvement général du monde grec; c'est
par là que les relations entre les deux rivages de la mer Egée
devaient commencer à se rétablir, et c'est là aussi, par consé-
quent, que se prononça le plus ouvertement la réaction contre
le système politique de Sparte.
§"V
CIVILISATION IONIENNE EN ASIE.
Le désordre et l'effei-vescence qu'avait provoqués le dépla-
cement des tribus helléniques ne s'étaient pas moins fait sen-
tir sur le rivage oriental que de ce côté de la mer Egée. La
colonisation de l'Asie -Mineure, bien qu'entreprise par des
bandes isolées, avait eu, il est vrai, un succès éclatant et
général, un succès qui prouve que nulle part ces bandes n'a-
vaient rencontré de résistance suivie et régulière. Il n'y avait
point là d'État qui réunît ses forces pour s'opposer aux débar-
quements et qui défendît avec énergie, comme sa propriété, le
sol du littoral asiatique. Çà et là seulement, il est resté quel-
ques souvenirs des combats qu'eurent à soutenir les premiers
colons. Smyrne, jadis un port des Tantalides ^ fut défendue
avec opiniâtreté par lesMœoniens ou Lydiens, ainsi que Fem-
bouchure du Caystros, dontlavallée touchait de près au centre
de la puissance lydienne et fut le siège d'un temple pourvu
d'un sacerdoce guerrier-. C'est là que des Hellènes ont pour
la première fois disputé à des armées orientales la domination
de l'Asie , et ce que l'on raconte de la fondation d'Ephèse ^
1) Voy. ci-dessus, p. 93.
-) Voy. ci-dessus, p. 149.
3) Sur les Arcadiens et les Athéniens qui ne venaient pas à bout de fonder
Éphèse, uroXXà Taya'.irwpriôÉvTj;, voy. Athen., VIII, p. 361 c. Combats avec
les Lydiens et Lélèges (Paus., VII, 2, 8).
CIVILISATION IONIENNE EN ASIE 283
prouve que les nouveaux-venus n'avaient pas beau jeu. Ils
furent aidés dans cette lutte par leur parenté avec les habitants
de la côte qui, subjugués ou refoulés par les peuples barbares
de rintérieur, durent, en bien des endroits, se joindre volon-
tairement à eux. Mais il fallut parfois batailler aussi avec ces
populations du littoral, notamment avec les Cariens, qui se
montraient les plus rebelles au nouvel ordre de choses. C'est
dans les îles que la colonisation trouva le moins d'obstacles
ou dans les colonies continentales, d'origine postérieure, à qui
les colonies fondées antérieurement accordèrent par traité un
emplacement, comme Kyme le fit pourPhocée^ Les Phocéens
étaient les seuls d'entre les Ioniens qui se fussent installés
sans coup férir en Asie-Mineure.
Du reste, les hostilités ne s'arrêtèrent pas après le premier
débarquement, la prise de possession des emplacements choi-
sis pour les colonies, et la construction des murailles destinées
à défendre le terrain conquis. Une fois bâties, les villes eurent
encore à se défendre contre des attaques violentes, qu'elles ne
pouvaientrepousser avec leurs propres forces. Ainsi, les Ephé-
siens furent obligés de secourirles Priénéens contre les Cariens.
C'est au milieu de ces luttes que les cités reculèrent et
fixèrent peu à peu les bornes étroites de leurs territoires, en y
incorporant des villages cariens et lydiens.
L'agitation du littoral s'étendit jusque sur la mer. En effet,
l'intérieur du pays étant fermé aux colons, les masses sans
cesse croissantes de l'ancienne et de la nouvelle population se
trouvèrent à l'étroit sur le rivage qui ne pouvait plus les
contenir. Alors commença l'émigration : des bandes nom-
breuses, abandonnant leur sol aux Eoliens et aux Ioniens,
s'embarquèrent à la recherche d'une nouvelle patrie. Mais,
comme les deux rivages de l'Archipel étaient occupés, les
exilés ne purent que longer les côtes, vivant de pillage et de
rapine, sans trouver où se fixer. Ils furent obligés de pousser
plus loin et de se diriger, par des routes inconnues, vers des
côtes plus éloignées.
*) Pausan., VII, 3, 10.
2) Maeon, roi de Lydie, recule devant les Éoliens et leur abandonne
Smyrne (Plutarch., De vit. Hom., 3).
284 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
Ces voyages des émigrés partis des côtes de l' Asie-Mineure,
contre-coup inévitable de la colonisation éolienne et ionienne,
ont laissé leurs traces dans un vaste tissu de légendes qui
parlent des courses errantes des héros troyens, de l'émigration
des Tyrrhéniens de Lydie, d'établissements fondés par des
Dardaniens fugitifs en Lycie, en Pamphylie, en Cilicie, en
Sicile, dans le midi et le centre de l'Italie, légendes dont on
avait coutume plus tard de réunir les récits sous le titre de
migrations des peuples « après la chute de Troie *. »
Ce fut une lente séparation des anciens et des nouveaux
éléments de la population, une époque d'une importance capi-
tale qui vit la marine grecque se développer, la civilisation
grecque se répandre et préparer les voies à la colonisation
postérieure.
Ces migrations donnèrent lieu à une foule de relations nou-
velles , et rionie devint de plus en plus un centre pour le
commerce des côtes de la Méditerranée. Elles rendirent en
même temps possible la pacification progressive du littoral
naguère surpeuplé ; les villes pouvaient désormais grandir au
sein de la paix et de la prospérité, et l'époque de la colonisa-
tion, avec ses aventures et ses combats, apparut depuis lors
comme un passé bien mort, dont la mémoire ne vivait plus
que dans les chants héroïques.
Lors donc qu'à cette période d'agitation et d'effervescence
eut succédé une situation moins tendue, on sentit le besoin
de réunir les souvenirs épars et de grouper dans un tableau
d'ensemble les traits de l'âge héroïque. Ainsi naquit et se dé-
veloppa, vers le milieu du dixième siècle avant notre ère, au
sein des confréries de chanteurs ioniens, l'épopée homérique;
d'abord V Iliade^ qui se rattacha directement aux événements
d'où étaient sorties les colonies de l' Asie-Mineure ^ puis
V Odyssée^ dans laquelle fut introduit et soudé à la légende de
la guerre de Troie un cycle légendaire absolument distinct à
l'origine.
Aussi V Odyssée est-elle, bien plus encore que Y Iliade^ une
') Je crois avoir attribué, en général, dans le texte, aux légendes sur les
pérégrinations |j.£Ta ta TpwVxâ la valeur historique qui convient.
-) Yoy. ci-dessus, p. 153-157.
CIVILISATION lONlENNK EX ASIE 288
peinture de la vie ionienne, telle qu'elle s'est développée sur
le sol de r Asie-Mineure. Les aventures d'Odysseus (Ulysse),
en effet, sont une image frappante des relations que les villes
maritimes de l'Ionie entretenaient avec l'Occident, De ces re-
lations, les unes datent des origines mêmes ; ce sont celles que
les immigrants venus de Pylos, d'^gialée, d'Eubée en Asie-
Mineure ont conservées avec leur ancienne patrie ; les autres
ont été nouées en Asie-Mineure et utilisées ensuite pour élar-
gir et orner le vieux fonds des légendes. Nous pouvons compter
au nombre de ces retouches les traditions concernant Circé,
Scylla et Gharybde, ainsi que la légende des Lotophages, sous
laquelle on retrouve un fait d'expérience, constaté par les villes
ioniennes, à savoir, que le charme du climat de la côte libyque
retenait les émigrants et leur faisait oublier leur patrie.
Ainsi, l'épopée se trouve être, par surcroît, un document
historique, le seul qui nous reste d'une époque sur laquelle
nous ne possédons pas d'autres renseignements susceptibles de
former un ensemble, d'une époque où les immigrants s'étaient
enfin complètement installés dans leur nouvelle patrie et occu-
paient les heureux loisirs du présent à rassembler les sou-
venirs du passé. Elle témoigne d'une culture intellectuelle
parvenue, dans les conditions les plus favorables, à sa matu-
rité, d'un riche et harmonieux développement de l'esprit ionien
en Asie-Mineure ' .
Les quelques renseignements épars, concernant l'histoire
d'Ionie, qui nous sont parvenus par d'autres voies, nous mon-
trent partout une grande diversité. Chacune des douze villes
qui se pressaient sur une côte d'environ 14 milles de longueur,
eut son développement particulier. Chacune tâchait de mettre
à profit les avantages particuliers de sa position; l'une cher-
chant de préférence à nouer des relations avec l'intérieur,
comme par exemple Ephèse, les autres ayant tourné tout d'a-
bord leur activité du côté de la mer. En outre, elles se parta-
geaient, d'après leurs mœurs et leur langue, en groupes dis-
tincts : d'abord , le groupe des villes cariennes : Milet ,
1) Sur l'épopée considérée comme document pour l'histoire de l'Ionie, voy.
MÜLLENHOFF, Deutsche Atterthumskunde, I, p» 47 sqq.
286 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
MyonteetPriène; puis, les villes lydiennes : Ephèse,Colophon,
Lébédos, Téos {la ville minyenne placée au milieu de toute la
série), Clazomène et Phocée. Un troisième groupe com-
prenait Chios et Erythrée, située en face sur le continent. Enfin,
Samos avait son dialecte à part '.
La population se mélangea en proportions très variables.
A Samos, par exemple, l'ancienne population et la nouvelle
s'étaient unies pour former un gouvernement commun .
C'est la raison pour laquelle les Samiens se firent, pendant un
certain temps, les alliés des Cariens contre les villes ioniennes
de la côte. A Chios aussi, l'ancien fonds de la population
paraît avoir gardé la prépondérance.
Pour établir un lien entre des cités de tempérament aussi
différent, on utilisa les cultes les plus révérés ; ainsi, le vieux
culte ionien de Poseidon, puis, celui d'Apollon Delphinios et
même celui d'Athèna, considérée comme la protectrice des
familles princières au sein desquelles la cité se conserve et se
rajeunit. Tel fut en effet le sens que prit dans les villes asia-
tiques la fête des Apaturies. Elle devint le signe distinctif des
vrais Ioniens, groupe restreint d'oii étaient exclus les Ephé-
siens et les Colophoniens'. Les Ephésiens avaient, dès le prin-
cipe, renoncé à bien des usages nationaux pour s'attacher
étroitement au sanctuaire d'Artémis, et ils avaient utilisé le
prestige dont jouissait de temps immémorial , même dans
l'intérieur du continent, l'Artémision, pour faire de ce temple
le centre d'une amphictyonie qui s'étendait sur les régions
d'alentour. Ephèse et Milet furent, en conséquence, les
deux foyers d'organisation politique, non-seulement à
cause de leur situation à l'entrée des deux bassins les plus
importants de F Asie-Mineure, mais encore, grâce à la pré-
éminence des familles dynastiques qui y avaient fixé leur
résidence. C'étaient les descendants des rois de l'Attique, et
c'est sous leur influence que furent dressés les statuts fédé-
raux qui, modelés sur ceux de l'Attique et de l'Achaïe, réuni-
^) Herod., I, 142. Les dialectes locaux de Tlonie sont aujourd'hui connus
par des textes épigraphiques (P. Gauer, Detectur, p. 133).
2) Pausan., VII, 4.
3) Les Apaturies, signe distinctif des y.aOapù)î "Iwvec (Herod., I, 147).
CIVILISATION IONIENNE EN ASIE 287
rent en un groupe les douze cités de Tlonie. Le centre de la
fédération était le temple de Poseidon, sur le promontoire de
Mycalo. Au-dessous de Mycale était le Panionion \ le lieu
où, lors des fêtes communes, les députés des villes se rassem-
blaient, comme au foyer de l'État. Une loi fondamentale de
l'amphictyonie, loi qui fut appliquée notamment à Phocée-,
exigeait que chaque ville fédérée fût g-ouvernée par des des-
cendants de Codros. L'amphictyonie s'est donc constituée à
une époque où les Androclides à Ephèse, et les Nélides à Milet,
étaient encore en possession du pouvoir absolu.
Ainsi, grâce aux familles royales venues de la mère-patrie,
en dépit des anciennes rivalités entre Milet et Ephèse, les villes
réussirent à s'organiser d'une manière stable au milieu des
circonstances les plus difficiles ; c'étaient des copies de leurs
métropoles. Mais, aussitôt que la sécurité eut donné l'essor à
leur prospérité, elles entrèrent dans une voie toute nouvelle
et complètement différente de toutes celles qu'avaient suivies
jusque-là les Etats grecs.
Les colonies, en devenant des villes, étaient restées, pour
la plupart, sur le terrain que les émigrés avaient occupé et for-
tifié à leur arrivée ; elles étaient bâties tout au bord de la mer
sur des presqu'îles saillantes, rattachées au continent par des
isthmes étroits et faciles à défendre. C'est du continent en effet
que le danger était à craindre : on rencontrait de ce côté les
plus anciennes villes ; villes cariennes, comme Mylasa et La-
branda; villes lydiennes, comme Sardes et Magnésie. Il y avait
ainsi deux rangées de villes, l'une antérieure, l'autre posté-
rieure, et les villes qui composaient la première ne devaient
se faire place qu'à la longue du côté de l'intérieur.
Cette circonstance exerça sur leurs destinées une influence
décisive. En effet, pour les villes de la mère-patrie, qui, par
crainte des pirates, avaient été bâties à une ou plusieurs heu-
res de la côte, au milieu de plaines fertiles, la culture de leur
territoire était la base de leur prospérité ; ici, l'agriculture fut
nécessairement reléguée à l'arrière-plan. La propriété foncière
^) Sur le Panionion, voy. Hermann, Staatsalterth., § 77, 27.
2) Les Codrides à Phocée (Paus., VII, 3, 10).
288 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
se réduisait à peu de chose et offrait peu de garanties. Fondées
par voie de mer , c'est aussi par mer que les colonies de-
vaient assurer leur indépendance ; c'est dans le négoce mari-
time qu'elles devaient chercher les sources de leur prospérité
économique.
Dans la mère-patrie, la majeure partie de la population
vivait sur ses terres : des hameaux ouverts entouraient seuls
l'enceinte étroite des châteaux princiers, et, là où l'on rencon-
trait des villes, ces villes s'étaient formées à la longue, comme
en Attique, par agglomération des habitants des campagnes,
lorsque déjà, depuis des siècles, le pays était arrivé à constituer
un tout solidaire. Que les circonstances étaient différentes en
lonie! Là, les émigrés, à peine débarqués, s'étaient mis à bâtir
leurs villes : l'histoire de l'Ionie commençait à la construction
de ces villes; c'est dans l'enceinte de leurs murailles que les
colons avaient acquis le sentiment de leur soHdarité ; la place
publique avait été le berceau de leur société *. En outre, les
colons eux-mêmes, avant d'arriver au but, avaient erré long-
temps de côté et d'autre ; ils étaient venus par bandes, com-
posées au hasard des éléments les plus divers, ayant oublié
pour la plupart les coutumes de leur pays. Toute cette popu-
lation s'entassa sur un étroit espace, au prix de bien des dan-
gers et de bien des luttes. Aux premiers pionniers vinrent se
joindre de nouvelles bandes d'aventuriers, d'Hellènes appar-
tenant à toutes les tribus : Hellènes et Barbares habitaient côte
à côte. Il dut en résulter un mouvement vital des plus variés,
une émulation de toutes les énergies, une liberté absolue
laissée à l'activité humaine, liberté que n'avait pu offrir la
mère-patrie.
Ce développement rapide dut nécessairement réagir sur les
constitutions. A l'époque où il fallait repousser les ennemis
sur terre et sur mer, lorsque les cités nouvellement fondées
fixèrent leurs premières lois, on sentit le besoin d'une direc-
tion unique, et les anciennes familles princières, à force de
bravoure et de sagesse, surent se maintenir aussi dans le nou-
veau monde à la hauteur de leur rôle. Mais les circonstances
') Cf. Bernays, Briefe Heraklits, p. 76.
CIVILISATION IONIENNE EN ASIE 289
changèrent. Les anciennes traditions perdirent de leur force, à
mesure que les souvenirs de la patrie disparurent dans le cou-
rant qui emportait la société vers ses destinées nouvelles, sous
la surabondance des impressions et des préoccupations du
moment. Plus la prospérité des nouveaux Etats prenait pour
base le libre essor et la concurrence de toutes les forces, plus
se fit jour dans la vie publique le sentiment de la liberté et de
l'égalité. L'exiguïté des Etats favorisait ces aspirations.
Si, dans un grand pays, le prince peut paraître un centre
indispensable, il n'était nullement nécessaire là où une ville
composait tout l'Etat. Là, tous les membres de l'Etat se tou-
chaient de si près qu'il devint difficile au prince de maintenir
entre sa personne et le reste de la société cette distance néces-
saire au maintien d'une dynastie. En outre, tout ce qui servait
de base aux privilèges du monarque et de sa famille, la supé-
riorité intellectuelle, l'aptitude aux affaires et la richesse, devait
nécessairement se généraliser de plus en plus, et ce progrès
égalitaire fit perdre l'ancien esprit de soumission à la dynastie.
De là, révolte et lutte, lutte dans laquelle l'esprit nouveau fut
généralement le plus fort. C'est ainsi que fut abolie, dans tous
les endroits où la vie des cités avait développé ces tendances,
la monarchie, legs de l'âge héroïque.
Les premiers coups lui avaient été portés, non pas par la
société entière , mais par les familles qui se sentaient les
égales des princes : c'est à elles aussi que revint tout d'abord
l'héritage de la monarchie. Au nom de leurs ancêtres, qui
avaient présidé à la fondation de l'État, elles revendiquèrent
l'honneur de gouverner et se passèrent de main en main, dans
un ordre de succession déterminé, les magistratures investies
du pouvoir absolu. Ce système provoqua une lutte nouvelle.
En effet, au lieu de l'égalité civile, à laquelle on avait immolé
la monarchie, on voyait régner alors la plus intolérable inéga-
lité. Un petit nombre de familles prétendaient s'arroger pour
elles seules le plein droit de cité, et, tandis que les anciens rois
avaient naturellement et forcément intérêt à se montrer équi-
tables envers les différentes classes de la population, il n'y avait
plus maintenant ni compensation ni médiateur; les deux par-
tis se dressaient irréconciliables en face l'un de l'autre. Une
19
290 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
lutte de castes était inévitable, et, comme la noblesse allait
s'affaiblissant, tandis que la bourgeoisie sentait croître avec le
nombre de ses membres la conscience de sa force, TÉtat mar-
chait fatalement vers de nouvelles révolutions.
Lorsque la tranquillité publique est troublée et que le salut
de la société est en jeu, on soupire après une force secourable
qui raffermisse l'Etat prêt à se dissoudre. Le moyen le moins
violent de remédier au mal est de conférer à un membre de la
société, par le suffrage universel, des pouvoirs extraordinaires,
avec mission de reconstruire le mécanisme politique brisé. Ces
restaurateurs de Tordre portèrent le nom à'^Esymnètes.
Là oi^i le différend n'aboutit pas à un accommodement de
cette nature, les choses se passèrent moins pacifiquement. Ou
bien les dignitaires de l'Etat profitèrent de leur position pour
s'emparer du pouvoir absolu et fonder une monarchie inconsti-
tutionnelle (c'est la tyrannie issue des magistratures*), ou bien
le peuple soulevé contre la noblesse se chercha un chef et le
trouva, soit dans son propre sein, soit parmi les membres de la
noblesse qu'une blessure d'amour-propre ou une ambition
trompée avait poussés à rompre avec leur parti. C'étaient des
hommes personnellement considérés, et qui se distinguaient
par leur éloquence, leur intelligence et leur bravoure. Le peuple
se serra autour d'eux; ils donnèrent à l'opposition plus d'unité
et de consistance ; aussi est-ce contre eux que le parti contraire
dirigea de préférence ses attaques et ses embûches. Ils profi-
tèrent adroitement des dangers personnels qu'ils couraient
dans l'intérêt commun pour s'entourer d'une garde armée.
Appuyés sur ces satellites dévoués, et maîtres de positions
inexpugnables, ils finirent par dominer l'Etat tout entier et
les partis dont les querelles avaient fait leur puissance. Au
lieu de défendre la cause du peuple , ils ne songèrent bientôt
plus qu'à eux-mêmes ; ils s'environnèrent de splendeur et de
luxe et cherchèrent à fonder l'hérédité de leur pouvoir. Mais,
plus ils sentaient qu'ils s'étaient placés chez eux en dehors de
la légalité, plus ils s'efforçaient de trouver un point d'appui au
') Surla tyrannie née l/. Tt|j.wv notamment en lonie, voy. Aristot.,Po/zV.,
•217, 19.
CIVILISATION IONIENNE EN ASIE 291
dehors, et, pour les Ioniens, il n'y en avait pas de meilleur
qu'une alliance avec les dynasties qui régnaient à l'intérieur
du continent.
Le voisinage des empires asiatiques exerça sur les mœurs
et les destinées de l'Ionie une immense influence. Aussi bien,
les trésors du continent devaient être la préoccupation domi-
nante des Ioniens; il s'agissait de les faire arriver à la côte et
de les introduire dans le commerce maritime, et les Ioniens
étaient naturellement trop bons marchands pour entraver leur
négoce par un hellénisme trop susceptible. Ils ne songèrent
pas à opposer aux Barbares, comme le faisaient les Doriens,
un orgueil national dédaigiieux et cassant; pleins de souplesse
et de savoir-faire, ils saisirent, au contraire, toutes les occa-
sions d'entamer des relations avantageuses et d'inspirer cette
confiance qui naît de la familiarité. Les instituts religieux, qui
étaient en même temps de grands marchés, comme l'Artémi-
sion d'Ephèse, favorisèrent tout particulièrement ce commerce
international : ils furentles écoles du cosmopolitisme ionien. Les
antiques relations internationales se renouèrent : on vit dispa-
raître progressivement les lignes de démarcation entre tout
ce qui s'appelait ionien, lydien, phrygien. Homère lui-même
n'a-t-il pas été qualifié de phrygien et mis en rapport avec le
roi de Phrygie Midas, dont la dynastie régnait au huitième
siècle * ?
Pendant que le peuple en masse se rapprochait des pays de
l'intérieur, les princes en faisaient autant. Déjà, parmi les
Néléides, qui cependant maintenaient encore les traditions
attiques et gouvernaient Milet d'après le vieux droit monar-
chique, nous trouvons un Phrygios, dont le nom indique une
entente cordiale avec les princes phrygiens ^ Mais c'étaient
surtout les tp-ans des villes ioniennes qui trouvaient en
Phrygie et en Lydie leurs modèles; ils s'efforcèrent d'égaler
les dynastes de ces pays par la somptuosité de leur cour, la
magnificence de leurs gardes, leur autocratie insolente, et ces
mœurs qu'on n'avait jamais vues dans les sociétés grecques
') Voy. Sengebusch, Hom. Diss., II, p. 71.
-) Plut., De mul. virt., 16. Schmidt, De reb. puhl. Miles., 1855, p. 26.
292 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
firent qu'on s'habitua en lonie d'abord, puis dans toutes les
autres contrées de la Grèce, à désigner ces usurpateurs par le
mot phrygien ou lydien de Tyrannos '.
C'est au milieu des longues luttes de castes qui éclatèrent à
.Milet, après la chute des JNéléides, que nous rencontrons les
noms des premiers œsymnètes " et aussi des premiers tyrans,
Thoas et Damasénor (avant 700 av. J.-C.) ^.
Mais les rapports avec l'intérieur du continent eurent encore
des résultats bien plus considérables, qui transfomièrent toute
la vie sociale et économique des peuples grecs établis sur le
littoral.
Dans l'Asie occidentale, l'or et l'argent étaient adoptés
depuis l'antiquité la plus reculée comme mesure de la valeur :
les nobles métaux circulaient de main en main en pièces rondes
ou carrées, réglées d'après un système de poids originaire de
Babylone. C'est à Babylone que les Chaldéens ont les premiers
mesuré les espaces célestes et terrestres, et ont assigné des
nombres fixes à l'évaluation du poids aussi bien qu'à celle de
l'espace et du temps. L'unité de poids adoptée dans l'empire
assyrio-babylonien se divisait en 6C inaiia 0Mjni7ies;\aimmQ
se subdivisait à son tour en 60 parties. On distinguait à Ninive
un poids fort et un poids faible ; en poids fort, le soixantième
d'une mine pesait 16 e"" 83 ; dans l'autre système, 8 ^'^ 4. En
outre, on avait établi, dansles grands Etats de la Mésopotamie,,
un rapport fixe entre la valeur des deux métaux précieux,
de manière que l'or étaità l'argent comme 1 : 13 Va-
Les marchandises expédiées des riches contrées de l'inté-
rieur à la côte ne pouvaient manquer d'y introduire avec
elles les mesures d'après lesquelles avait été estimée leur
valeur. Quelques-unes de ces mesures gardèrent leur nom
oriental (comme Mana^ Mvä). Mais ici, comme toutes les' fois
qu'ils ont emprunté quelque chose aux vieilles civilisations,
les Grecs ont perfectionné par eux-mêmes et à leur manière
ce qu'ils avaient reçu. Ils ont changé le mode de division, car,
1) Tûpavvo; se trouve pour la première fois dans Archiloque : c'est un mot
lydien ou phrygien (Boeckh, Corp. Inscr. Grase II, p. 808).
-) Épimène aesymnète à Milet (Schmidt, op. cit., p, 29).
^) Plvt ., Quasst. Grase, 32. Pl.vss, Tyrannis, I, p. 226,
CIVILISATION IONIENNE EN ASIE 293
tout en conservant pour l'unité de poids (le Talent) le système
sexagésimal, ils ont divisé la mine, non plus en 60, mais en
100 parties. Secondement, ils ont introduit la monnaie d'État.
L'invention de la monnaie est attribuée aux Lydiens *, et il
n'est pas impossible que le temple de Cybèle à Sardes, baigné
par les flots dorés du Pactole, ait été le lieu où, pour la
première fois, le métal préalablement pesé a été marqué d'une
empreinte ^, de façon que la balance devint inutile et que le
lingot fut transformé en monnaie. Les temples ont été le
berceau de la circulation monétaire, et le champ des pièces a
été pendant de longs siècles réservé à quelque emblème sacré.
Les Grecs, à leur tour, ont fait un pas de plus. Chez eux,
la cité s'est emparée de la fabrication de la monnaie et garantit
la valeur des pièces. Ce progrès a été réalisé sur la côte ionienne,
et, parmi ces villes commerçantes, qui prétendent à l'honneur
d'avoir frappé la première monnaie hellénique, il faut citer en
première ligne Phocée ». Cette ville a frappé sa monnaie d'or,
à l'empreinte du phoque, d'après le poids babylonien, la
grosse pièce pesant un soixantième de la mine forte de Baby-
lone; c'était une pièce d'or (Statère) de 15 s"" 80, représentant
à peu de chose près la pièce do cinquante francs actuelle. Une
fois le chemin frayé, on mit bientôt en circulation, pour la
commodité du commerce, des monnaies divisionnaires en or
(entre autres des sixièmes) et desmonnaies d'argent réglées sur
le rapport des valeurs tel qu'il était établi en Orient.
Ainsi furent brisées les entraves qui avaient paralysé le com-
merce aussi longtemps qu'il avait fallu, à chaque transaction,
peser des lingots et des pièces de métal. C'était là un progrès
qui plaça du coup l'Hellène au-dessus des Orientaux les plus
rompus aux affaires, un résultat de son intelligence politique
et de ses aptitudes sociales; car la monnaie est l'expression de
la confiance publique qui unit le citoyen au citoyen. Ce
1) Herod,, I, 94. PoLL., IX, 33.
2) Monatsberichte der Berliner Akademie . p. 477.
3) JoH. Brandis, Münz - Mass - und Gewichtswesen Vorderasiens ,
pp. 173. 180. 201. Th. Mommsen, Grenzboten, 1863, p. 388. Pour déter-
miner l'âge de la monnaie en général, il ne faut pas oublier un fait capital,
c'est qu'on n'en a pas trouvé trace dans les ruines de Ninive.
294 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
progrès ne s'accomplit guère que vers le milieu du huitième
siècle.
A ce moment, le commerce et l'industrie prirent un nouvel
essor; les villes voisines s'accordèrent pour autoriser récipro-
quement la circulation de leurs monnaies particulières, et il
s'ouvrit aussitôt, sur la côte d'Ionie, un vaste marché grec où,
grâce à la nouvelle découverte, les transactions se succédèrent
avec une célérité inconnue ailleurs. Cette impulsion donnée
au commerce entraîna une foule d'autres transformations et
d'autres innovations. L'Ionie est le premier pays où l'agitation
du trafic maritime ait pénétré jusqu'au fond des habitudes
populaires; le commerce et la navigation y formaient, à
l'exclusion de l'agriculture, la base de la prospérité publique;
on y faisait peu de cas des propriétés foncières, comme, par
exemple, à Milet, où le port finit par être si bien le centre de
la vie publique, que les grands armateurs tenaient leurs
réunions de partisans à bord des vaisseaux*. La division des
citoyens en partis était la conséquence inévitable des révolu-
tions sociales, et la destinée des Etats dépendit généralement
de l'attitude que prit l'aristocratie en face du progrès, soit
qu'elle ait su s'en approprier les avantages, soit qu'elle en ait
laissé le profit aux classes inférieures et ait ainsi, tôt ou tard,
perdu le pouvoir. En tout cas, partout la propriété mobilière
a pris le dessus : partout le pouvoir et les dignités sont aux
mains de gens dépourvus de propriétés foncières, et c'est
pour cela que l'Ionie est le pays de la Grèce où l'égalité civile
a été proclamée, pour la première fois, comme principe fonda-
mental de la société, le pays où a commencé le mouvement
démocratique qui a donné naissance cà la tyrannie.
Ces mouvements, d'une portée immense, ne pouvaient
rester limités à l'Ionie. En effet, bien que, durant le premier
siècle après la fondation de la Nouvelle-Ionie, l'absence de
sécurité dans l'Archipel eût établi une barrière entre ses
deux rivages, cette séparation ne dura pas longtemps, parce
qu'elle était par trop contraire à l'affinité naturelle de ces
^) Herod., V. 29. Les Ioniens sont àsivaOTa-.. Plut.. Qusest. Grase, 32.
Schmidt, Res Miles., p. 44.
CIVILISATION IONIENNE EN ASIE 295
côtes et de leurs habitants. A mesure que le commerce mari-
time de rionie se développa, il rétablit les communications
entre les deux plages.
Ces communications n'eurent pas toujours un caractère
pacifique. En effet, les centres commerciaux se multipliant
d'une manière extraordinaire, il arriva inévitablement qu'en
mainte occasion ils se trouvaient en opposition d'intérêts et
se barraient mutuellement le chemin. De là, des froissements
et des conflits de toute espèce, d'abord entre les villes ioniennes
elles-mêmes, entre Milet et Naxos, Milet et Erythrée, Milet
et Samos. Puis, le cercle de ces relations, tant pacifiques
qu'hostiles, s'étendit chaque jour davantage. Déjà, au temps
des Néléides, les Milésiens sont en lutte avec Carystos, une
ville d'Eubée. Il nous est impossible, et c'est là une des plus
grandes lacunes de la tradition grecque, de poursuivre l'histoire
de ces querelles de ville à ville, querelles dont la plupart
eurent pour cause une rivalité commerciale.
La plus importante est celle qui éclata entre Chalcis et
Érétrie. Ce n'était d'abord qu'une guerre de voisins, survenue
entre les deux villes eubéennes, au sujet du territoire mitoyen
de Lélante. Mais, peu à peu, un si grand nombre d'autres Etats
y prirent part que , dans toute la période comprise entre la
guerre de Troie et les guerres médiques, il n'y eut point de
guerre, au témoignage de Thucydide, qui ait eu un plus grand
retentissement dans la nation tout entière. Milet prit parti
pour Érétrie, Samos pour Chalcis; les Thessaliens eux-mêmes
envoyèrent des secours aux Chalcidiens , ainsi que les villes
fondées par Chalcis en Thrace. Toute la Grèce maritime se
divisa en deux partis : la guerre avait pour théâtre l'Archipel
tout entier'.
Cette guerre, qui se place, selon toute \Taisemblance, au
commencement du septième siècle avant Jésus-Christ, montre
clairement quelle solidarité existait alors entre les rivages de
l'Archipel, comment des villes éloignées se trouvaient unies
par des traités d'alliance, et quelle importance avait acquise
1) Sur la guerre de Lélante. voy, Thlcyd., I, 15. Herod., V, 99. Strab.,
p. 448. Sur le rôle du constructeur corinthien Aminoclès (,01. XIX, 1. 704
av. J.-C.) voy. ci-dessous, p. 330.
296 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
le commerce maritime, puisque, quand ses intérêts étaient en
jeu, les puissantes cités ne reculaient devant aucun sacrifice.
La guerre ne pouvait interrompre que momentanément les
relations commerciales ; en général, elle ne fit qu'imprimer une
activité nouvelle au trafic établi depuis longtemps entre les
villes d'Asie et celles d'Europe. Les Ioniens portèrent au delà
de la mer non-seulement leur monnaie et leurs marchandises
de luxe, mais encore leur civilisation, leurs idées et leurs
mœurs. La perspective brillante de l'opulence commerciale
invita tous les habitants des côtes à prendre une part active à
cette vie grandiose. Cette fièvre saisit également le littoral du
Péloponnèse. Tout devait dépendre de la manière dont l'effer-
vescence de l'ère nouvelle, qui avait commencé à poindre en
lonie, allait réagir sur la mère-patrie.
§ YI
HISTOIRE DE L ARGOLIDE.
L'Argolide avait été de tout temps la région de la péninsule
la plus visiblement prédestinée, par sa situation et sa struc-
ture, à entrer en relations avec les pays d'outre-mer. Dès le
début de l'ère historique, elle comptait dans sa population un
élément ionien qui n'en était pas sorti, même lors de l'invasion
dorienne. Au contraire, de nouveaux colons, de même race,
pénétrèrent dans le pays en même temps que les Doriens ; le
fait est attesté notamment pour la ville d'Epidaure, où des
Ioniens de l'Attique vinrent s'établir avec les Héraclides '. Un
pareil terrain ne se prêtait pas à une dorisation semblable à
celle que les Spartiates avaient menée à bonne fin sur les côtes
de Laconie : aussi voit-on que, dès le début, les Téménides
cherchèrent à appuyer leur domination, non pas sur la solda-
tesque dorienne, mais sur la population ionienne. Eux-mêmes
n'étaient pas plus Doriens que les autres Héraclides du Pélo-
ponnèse ; c'est de la plage qu'ils se sont élancés à la conquête
*) Aristot. ap. Strab., p. 374.
HISTOIRE DE l'aRGOLIDE 297
du bassin de l'Inachos, et l'Ionien Déiphonte, qui appartient
précisément à ces familles avec lesquelles Epidaure comble
les vides faits dans son sein par l'émigration, est devenu,
d'après le rapport fidèle de la tradition locale, le principal
auxiliaire des Téménides occupés à fonder et à consolider leur
domination I, Ceux-ci, du reste, ne parvinrent pas à donner à
leur domination une unité compacte. Or, plus on resta loin de
l'unité, plus les Doriens se dispersèrent par petits groupes
dans le pays, et plus leur influence se trouva paralysée; de
sorte que l'ancienne population garda les mœurs de sa race,
ses inclinations naturelles et ses habitudes.
Toute l'histoire de l'Argolide tient à ce point de départ. Là
est le secret de son inimitié pour Sparte, inimitié qui grandit
à mesure que les Spartiates montrèrent plus de zèle dorien et
s'efforcèrent par conséquent d'accabler partout l'ancienne
population ionienne. C'est ce qui explique les luttes entre ces
deux Etats voisins, et cet état de choses n'est pas étranger non
plus aux discordes intestines qui déchirèrent Argos.
Dans les premiers conflits, il s'agissait de la Cynurie, c'est-
à-dire du massif du Parnon qui s'étend du côté de la mer, à
l'est du bassin de TEurotas^ C'est un pays inaccessible, dont
les habitants résistèrent longtemps aux assauts que leur
livraient les Doriens d'Argos et de Sparte. A l'origine, les
deux Etats voisins se soutenaient mutuellement^ dans cette
lutte commune; mais, par la suite, ils se firent, au sujet de ce
territoire mitoyen, une guerre acharnée qui, commencée avant
Lycurgue, se continua sous Charilaos, le contemporain de
Lycurgue, sous le fils de Charilaos et sous Théopompos. En
somme, les Spartiates gagnaient du terrain, aidés qu'ils étaient
par les discordes intestines d'Argos.
En effet, Héraclides et Doriens étaient à Argos en rupture
ouverte. Un des rois avait fait la guerre en Arcadie, probable-
ment à l'époque où Sparte, sous le règne de Charilaos, batail-
lait contre les Tégéates, et il est à croire que le roi argien sou-
tenait les Tégéates. Il occupa une partie du territoire arcadien,
1) Voy. ci-dessus, p. 192.
^) E. CuRTius, Peloponnesos, II. p. 375. Cf. ci-dessus, p. 234.
298 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
et fut alors sommé par ses soldats doriens de le partager entre
ses troupes : il s'y refusa, fut pour cette raison chassé par eux,
et mourut en exil à Tégée. C'était une révolution dirigée par
les Doriens contre leurs chefs militaires, révolution qui éclatait
au moment où, à Sparte, des conventions nouvelles donnaient
à cette question difficile une solution définitive. L'émigration
du Téménide Caranos qui, mécontent de l'état des choses dans
son pays, se retira en Macédoine, parait aussi se rattacher à
cette révolution '.
On a admis qu'à la suite de ces événements une ligne colla-
térale était parvenue au trône - ; cependant, toutes les tenta-
tives faites pour rétablir dans sa continuité l'histoire de la
royauté argienne reposent sur un fondement ruineux, car il
n'y a pas de tradition assurée qui nous donne la série des
princes de la maison des Téménides. La seule chose que l'on
puisse constater avec certitude, c'est que, vers le milieu du
huitième siècle , les rois d'Argos inaugurent une politique
énergique et suivie, qui se propose pour premier but l'unifica-
tion du pays.
LeroiEratos s'empare, vers 760 av. J.-C.,delaville d'Asine,
située surlacôte^;sonsuccesseurDamocratidasprendNai^lie*.
Une fois l'ordre rétabli au dedans, l'unité de l'Etat restaurée
et le littoral conquis, la lutte contre Sparte est reprise avec
une nouvelle énergie. Il ne s'agit plus de quelques milles
carrés de terre dans la province frontière de Gynurie, mais de
la primauté dans la péninsule, do rhégémonie des Péloponné-
siens, de la direction de la fête nationale célébrée à Olympie ;
il s'agit de savoir si le dorisme laconien doit régner sans par-
tage, ou s'il y aura place pour un esprit plus libéral qui accorde
aux populations ioniennes leur part de droits. Les deux Etats
*) Querelles entre les Doriens et leurs rois [Fragm. Histor. Gt'sec, II,
p. 8).
-) JEgon (Plut., Fort. Alex. .11, 8) est considéré comme le chef de la
nouvelle branche par K. Fr. Herman.v ( Verhandl. der Altenburg. Philol.
Yersamml.. p 4i), dont l'opinion est combattue par Fricke [De Phidone
Argivo ap. Gœtting. Gelegenheitsschrift, p. 37).
3) Paus., Il, 36. 5.
*) Na"j7r).i£Î; lii: ).ay.wvt(7[j.â) 6iw);9évT£ç Aaaoy.paTtoa ßa(7t).e'jovTo; (Pausax., IV,
35, 2). Voy. ci-dessus, p. 260.
HISTOIRE DE l'arCxOLIDE 299
rivaux mesurent leurs forces en rase campagne. Les Spartiates
sont vaincus à Hjsiae (01. xxvii, 4. 669) et, alors, non seule-
ment la Cynurie, mais tout le littoral jusqu'au cap Malée
tombe au pouvoir des Argiens ^
Le nom du roi victorieux ne nous est point donné par la
tradition; mais, en rapprochant une foule de circonstances qui
s'éclairent mutuellement, nous sommes à peu près certains que
le vainqueur était le roi Phidon, qu'Ephore place au dixième
rang dans la série des Téménides, un des hommes les plus
extraordinaires de l'histoire péloponnésienne. Il fit ce que
jusque-là nul Héraclide n'avait pu faire ; il réussit à débarras-
ser complètement la royauté des entraves que lui imposaient
ses obligations envers les Doriens amenés par l'invasion ; c'est
pourquoi, comme Charilaos qui avait poursuivi le même but
à Sparte '", il fut considéré, en dépit des droits de sa naissance,
comme un roi illégitime, un tyran \ En même temps se
déclare, aussi loin que s'étend son influence, une réaction
décidée contre tout ce que les Spartiates mettaient chez eux
en pratique et voulaient imposer comme règle de conduite
^) Sur la bataille d'Hysiœ, voy. E. Curtils, Pdoponnesos, II, p. 367. —
noX'jâv5pia ÈviaOÔâ èaxtv 'Apyst'tov vixïjffâvxwv \i.â.~/'i] Aax£Oat[ji.ovîou; uîp\ 'Tai'aç.
Tôv Ô£ aywva toOtov (7'j|xêdcvTa e-jpiaxov 'A6r,vacotç Hpyrmoç Tlzi<j<.(yzpâTO'j , TETâpTo)
Ô£ £TEt T?|? 'UA'j(j.mâùoç, v^v Eùp06oTo; 'Aôrjvato? svt'xa ffxâoiov (Paus. , II, 24, 7).
-) Voy. ci-dessus, p. 220.
3) $£Îoa)V TÛpavvo; ßaatlsia; ÛTiap^ouo-Y)? (Aristot., Polit., p. 217, 18). 'O xà
[AÉTpa Tïotriaaç IlsXouovvriCrîoiat xai 'jêptaa? [xÉytaxa oy\ 'EXXrjVwv âTiâvcwv. (Herod.,
VI, 127). L'apogée de sa puissance coïncide avec TOlympiade fêtée par lui.
Mais laquelle ? La huitième, selon le texte de Pausanias (VI, 22, 2), la
vingt-huitième, suivant la correction (x-/) pour yJ) que Weissenborn [Hellen.,
p. 47) a solidement établie et à laquelle se rallient K. Fr. Hermann [op.
cit., p. 47), Abel [Makedonien, p. 100), Brandis, Head, Schoemann [Staat-
salterth., P, p. 19), Urlichs [Skopas, p. 224), Kohlmann ap. Rhein. Mus.,
XXIX, p. 465, ^vï<'à\.\^[Detemp.quo templ. Jov. Olymp, condit. sit, p. 17).
Unger [Philol., XXIX, 259) et Sghneiderwirth [Argos] tiennent pour la
huitième Olympiade. Julius Africanus ne nous apprend qu'une chose, c'est
que Ja vingt-huitième Olympiade a été célébrée par les Piséens d'une façon
irrégulièr«, c'est-à-dire, sans le concours des Eléens, irrégularité que l'on
paraît avoir expliquée plus tard par une raison spécieuse, en supposant que
les Éléens étaient alors empêchés par une guerre contre Dyme. Tout ce que
la tradition attribue à Phidon. notamment sa réforme monétaire, me semble
ne pouvoir trouver place qu'au septième siècle avant notre ère Schubart
lui-même rétablit maintenant dans le texte de Pausanias (VI, 22, 2) :
'0>.ufj.Ttiâôi (JLÈv [sîxoaTYi xai] oyôÔY) [Zeitschr. f. Alt. Wiss., p. 107).
300 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
aux autres États. Au lieu de se concentrer à l'intérieur, la vie
prend son cours vers la mer; les classes, au lieu de se séparer,
se mêlent et s'égalisent; l'isolement vis-à-vis de l'extérieur
fait place à la liberté du commerce, et ce commerce trouve
désormais autant d'encouragements que Lycurgue y avait
apporté d'entraves.
Une nouvelle époque avait commencé pour les relations
commerciales depuis que l'emploi des métaux précieux, réglés
d'après le poids babylonien et réduits par le monnayage en
pièces maniables, avait pénétré de la Lydie dans les villes
grecques du littoral de l' Asie-Mineure. Là, quelques cités
commerçantes avaient commencé, vers 700 avant J.-C, à frap-
per de la monnaie officielle *, et la nouvelle invention s'était
rapidement propagée d'un endroit à l'autre, notamment à
Milet, Chios , Clazomène , Epbèse, Samos. Les villes mariti-
mes se partageaient donc en deux groupes : les unes avaient
adopté l'usage de la monnaie, les autres ne s'en servaient pas
encore; et ainsi, au septième siècle, la question la plus impor-
tante pour les Etats baignés par la mer Egée était de savoir
s'ils se rallieraient ou non au nouveau système.
Or, ce n'était pas là seulement une question économique,
mais bien une question politique de la plus haute importance.
En effet, elle ajoutait encore à l'antagonisme qui divisait le
monde grec. A Sparte, les anciennes prohibitions relatives aux
métaux précieux étaient appliquées d'autant plus sévèrement
que ceux-ci, sous forme de monnaie, paraissaient plus dan-
gereux. Dans le camp opposé figuraient les états maritimes,
avec leur population industrieuse, qui devait souhaiter ardem-
ment une simplification si considérable des transactions, et
les dynasties princières qui, en satisfaisant à ce désir, espé-
raient accroître leur puissance.
Ces tendances se révèlent partout au septième siècle, le
siècle des tyrans, dont l'avènement simultané a déjà été si-
gnalé par Thucydide comme l'indice d'un vaste mouvement
social. Ce mouvement, c'était celui du progrès naturel réagis-
sant contre les institutions artificielles issues de l'association
\) Voy. ci-dessus, p. 291,
HISTOIRE DE l'aKGüLIDE 301
des princes achéens avec la soldatesque dorienne ; c'était le
réveil général de l'ancienne population indigène refoulée jadis
parles envahisseurs.
Le signal fut donné par le roi Phidon, et ce que nous savons
de plus certain sur les faits et gestes de ce grand homme, c'est
l'étahlissement d'un système de poids, de mesures et de mon-
naies, le premier de ce genre qui eût paru sur le bord euro-
péen de l'Archipel, mais dérivé naturellement des inventions
d'outre-mer, car le but essentiel de toute cette législation était
de faciliter les transactions entre les deux rivages opposés.
En Asie-Mineure, la monnaie d'argent avait commencé à
circuler concurremment avec la monnaie d'or, et, d'après le
rapport de 13 7.3 à. 1 établi entre les deux métaux, l'équiva-
lent du statère d'or ' était, en poids fort, une pièce d'argent
de 2245'" 4, en poids faible, 112 ?"■ 2. Pour obtenir une pièce
maniable on prit, soit le dixième de cette quantité, ou 11?'' 22,
soit le quinzième, ou V^"" 48. Ces deux monnaies d'argent
avaient cours simultanément dans l'Asie antérieure; la pre-
mière (système décimal), en Mésopotamie et en Lydie, l'autre
(système quindécimal), surla côte occidentale de l'Asie-Mineure
et enPhénicie.
Si donc on voulait en Europe se rattacher aux habitudes
asiatiques, il fallait ou se décider pour l'un des deux systèmes
ou essayer d'un moyen terme. C'est ce dernier parti que l'on
prit dans le Péloponnèse. On frappa un statère de 12e'" 40,
qui, extérieurement, se rapprochait beaucoup de la pièce d'ar-
gent représentant le décime du statère d'or. Cette augmenta-
tion de poids n'eut d'autre but que de favoriser le commerce
des marchandises : on voulait avoir de bonne monnaie pour
acheter facilement sur les marchés d'outre-mer et pouvoir
tenir tête à toute espèce de concurrence. D'autre part, on éta-
blit, entre ce système et celui de l'Asie-Mineure, un rapport
commode, et on s'en rapprocha dans les monnaies division-
naires. Le statère fut partagé en deux, et la moitié forma la
drachme, la véritable monnaie nationale des Hellènes ; c'était
une pièce d'argent de 5 à 6 s'" (correspondant par conséquent
') Voy. ci-dessus, p< 2d\,
'302 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
au franc ou au shilling-). La drachme elle-même fut subdivisée
en six parties, auxquelles on donna, par allusion aux lingots
d'autrefois, le nom d' Obe loi {harrcs). Des échantillons des an-
ciens lingots furent appendus aux murs du temple de Hêra
comme reliques dupasse ', en souvenir d'une étape désormais
franchie par la civilisation, et la nouvelle monnaie se frappa à
Eginc '^. C'est dans cette île, dont l'invasion dorienne n'avait
point arrêté le commerce maritime, que fut établie, sous le
roi Phidon, la première Monnaie publique du continent euro-
péen. La fabrication, bornée d'abord à l'argent, ne tarda pas à
s'étendre à l'or ^. On prit pour emblème la tortue, le symbole-
de la déesse assyrio-phénicienne du commerce, Aphrodite *. A
la même époque furent introduites des mesures de longueur
et de capacité, calquées exactement sur les types asiatiques.
Les proportions grandioses que Phidon donnait à ses réfor-
mes, montre assez qu'il ne les destinait pas au domaine
restreint d'une seule ville. Ce sont là les entreprises d'un
homme qui voulait fonder un empire, et à qui sans doute cette
idée est venue de l'Asie où, derrière les villes helléniques de la
côte, s'étendaient de grands empires pourvus d'une excellente
organisation commerciale. ■
•) Etym. m., s. V. hëù.ÎGv.oç. BoECKH, MetroloQ. Untersxœh.^ p. 76.
-) Sur la réforme monétaire, voy. Boeckh. Metrolog. Untersuch., p. 76.
Brandis, p. 202. Hultsch, récension du livre de Brandis, dans les Jahrbb.
für klass. Philolog., 1867, p. 534. Brandis appelle le système quindéci-
mal asialico-phénicien, parce qu'il domine plus tard dans les villes phéni-
ciennes (lesquelles n'ont commencé à battre monnaie que sous Darius et
peut-être sous Xerxès) et qu'il avait pu être déjà usité au temps des paie-
ments en lingots, comme Brandis l'a démontré pour la Palestine. Le même
savant soutient (p. 110), contre Mommsen (p. 45), que la monnaie d'Egine
dérive du même système, tout en reconnaissant qu'elle appartient formelle-
ment au système décimal (p. 111). Cette opinion est développée par Hultsch
{op. cit., p. 557). Selon lui, la monnaie d'Égine est une monnaie d'argent
particulière, émise spécialement pour les Grecs; le statère éginétique per-
mettant de raccorder, par des rapports simples et déterminés, les deux
systèmes employés en Asie-Mineure. Comme poids, l'unité monétaire d'Égine
se rapprochait plus du statère babylonien que de l'unité chaldéo-phénicienne;
naais, pour cette raison même, elle se raccordait plus difficilement avec le
premier (le rapport étant 25 : 27) qu'avec la seconde (5 : 4).
^) Braa'dis, ibid., p. 111.
'') La tortue (-/£>.wvo), représentant la voûte céleste, est le symbole
d'Aphrodite Ourania (Gerhard, Gr. Mythol., § 375). Cf. ci-dessus, p. 62^
HISTOIRE DE l'aRGOLIDE 303
A l'exemple de ses deux prédécesseurs, Phidon s'attaqua
aux ports et sut les incorporer, l'un après l'autre, au domaine
de la capitale. Employant tour à tour la ruse et la force, il
parvint à subjuguer toutes les villes qui s'étaient séparées
d'Argos, jusqu'à l'isthme, et à reconstituer, dans son unité,
l'héritage morcelé des ïéménides. Il réussit, en armant la
population tout entière, à se créer une puissance militaire
capable de lutter avec celle des Spartiates : poursuivant ses
conquêtes au sud jusqu'à Cythère, il arracha de nouveau aux
Spartiates tout le pays des périèques, si péniblement conquis
et dorise\ dont les habitants furent heureux de se soustraire au
joug de Sparte et de recouvrer, avec leur nationalité, la liberté
commerciale. Les Spartiates, voyant tout le nord et l'est de la
péninsule ainsi réunis sous la domination de Phidon, durent
faire tous leurs efforts pour abattre une puissance qui grandis-
sait d'année en année; ils marchèrent avec leurs alliés de
Tégée contre Argos, rencontrèrent leurs adversaires dans
l'étroite vallée d'Hysi», et furent battus ^ Le vainqueur se
dirigea, sans désemparer, vers la côte occidentale, pour y
donner la main aux ennemis que Sparte avait dans cette
région, chasser encore Sparte des bords de l'Alphée, briser
son alliance avec Elis et anéantir à jamais par là l'hégémonie
abhorrée du chef-lieu dorien. Lorsque, l'année qui suivit la
bataille d'Hysiae, il célébra avec les Piséens la vingt-huitième
Olympiade (été 668), le hardi réformateur put croire réelle-
ment qu'il était arrivé au but, qu'Argos était redevenue la
capitale du Péloponnèse, et qu'il était appelé à donner à la
péninsule une constitution générale selon ses idées.
Il triomphait trop tôt. L'esprit nouveau, avec lequel il
voulait vaincre, était un allié moins sur que la ténacité
opiniâtre de Sparte et la puissance de la routine. D'un côté, il
voulait déchaîner toutes les forces du peuple, de l'autre,
commander en maître. C'est contre cette contradiction inté-
rieure, qui se trouve en germe au fond de toute tyrannie, que
vint échouer aussi l'œuvre de Phidon. Déjà, dans l'olympiade
qui suivit leur défaite, les Spartiates avaient repris, avec les
') Voy. ci-dessus, p. 273. 2Ü7,
304 HISTOIKE DU PÉLOPONNÈSE
Éléens, la direction des jeux. Ainsi, Phidon lui-même a vu le
fruit de ses longs efforts lui échapper. Il ne panint pas
davantage à pacifier le nord de la péninsule, et, obligé de
marcher contre Corinthe, il y périt, dit-on, vers la trentième
olympiade (660 avant J.-C), dans une mêlée engagée avec
ses adversaires politiques \ Dans la faible main de son fils,
qu'Hérodote signale à Sicyone comme hôte de Clisthène, sous
le nom de Léocède , la souveraineté des Téménides perdit
tout son prestige - : son petit-fils Meltas fut traduit devant un
tribunal, condamné et déposé ^. Ce coup brisa le sceptre des
Téménides, bien qu'Argos ait eu encore plus tard des rois
titulaires \
Ainsi Phidon ressemble à une apparition brillante, qui dis-
paraît sans laisser de traces. Il resta pourtant de lui un bienfait
durable. Ce n'était pas, comme le pensaient les Spartiates, un
audacieux aventurier, mais un prince qui défendit, avec une
admirable énergie, de grands et légitimes intérêts nationaux.
Il a réhabilité Télément ionien tenu en tutelle par l'esprit
exclusif du dorisme ; il a renversé la barrière élevée, malgré la
nature, entre l'Europe et l'Asie; il a introduit le Péloponnèse
dans le courant commercial de l'Archipel ; il a levé l'interdit
que Sparte menaçait de faire peser sur toute la péninsule, et
éveillé dans les régions du nord et de l'est une vie nouvelle qui
ne s'est plus arrêtée depuis. L'uniformité qui étouffait jadis
toute spontanéité était à jamais rompue. Des voies nouvelles
étaient ouvertes au commerce et à l'industrie, à l'esprit d'en-
treprise et au talent, et des hommes supérieurs, comme les
') Sur la mort de Phidon, voy, Nicol. Damasc, Exc, p. 378 (éd. Müller)
qui le dit, tué è-/. twv sTocîpwv. La date ne peut être placée plus bas que 01.
XXX (660-657). M.ehly {Rhein. Mus., IX. p. 614) la fait descendre jus-
qu'à 01. XXXIV (644-641). Cf. K. Fr. Hermann, Mtenb. Philol. Versamml..
p. 49.
-) Faiblesse de Lacédas (Plut., De util, ex host. cap. 6).
3) Pal-san., II, 19, 2.
'') Un passage d'Hérodote (VII, 149) fait supposer qu'il a subsisté à Argos
une royauté nominale. Sur la concordance des événements, tels qu'ils sont
présentésici, avec ri)istoire générale du Péloponnèse, voy. Hermann, op. cit..
p. 48. Nous admettons que l'ordre des Olympiades aété rétabli, par l'inter-
vention laccdémonienne, dès la vingt-neuvième Olympiade, c'est-à-dire avant
la seconde guerre de Messénie. De là, la reconnaissance des Éléens.
HISTOIRE DE L ARGOLIDE 305
Etats doriens n'en pouvaient ni produire ni supporter, pri-
rent en main le gouvernement des cités. Parmi les traces
effacées de sa mémorable activité, il faut vraisemblablement
compter encore la fédération maritime de Calaurie, qui se
rattachait à l'antique sanctuaire de Poseidon '. Elle comprenait
sept villes qui, à l'exception d'Athènes, se trouvaient toutes
-sur la côte septentrionale et orientale de la péninsule, avec une
ville située dans le nord de FArcadie, à supposer que l'Orcho-
mène fédérale soit bien la cité arcadienne de ce nom.
§ VII
mSTOIRE DE SICYONE.
Le mouvement populaire, auquel Phidon avait donné le
premier une impulsion énergique, ne pouvait trouver, en
dehors de l'Argolide, un terrain mieux préparé que l'isthme
qui rattache File de Pélops au continent. Là se trouvait fixée,
de temps immémorial, une population mêlée de Phéniciens et
d'Ioniens ; là, entre deux golfes qui, semblables à de larges
routes militaires, conduisent vers l'est et vers Fouest, le goût
de la navigation et du commerce dut s'éveiller de bonne heure
et se raidir contre le régime de compression inhérent au
système politique des Doriens. C'est surtout dans les villes
situées au bord du golfe de Fouest ou de Grisa que se mani-
festait la tendance anti-dorienne. Ce sont elles qui ont inau-
guré le commerce avec l'Occident, comme Phidon l'avait fait
avec l'Orient. Toute FAchaïe était restée, quant au fonds de sa
population, une terre ionienne^, et c'est là que, vu le dévelop-
pement précoce du commerce et de la navigation, les institu-
tions doriennes se sont le moins profondément enracinées.
Comme les Ioniens avaient partout l'habitude de s'établir à
1) Voy. ci-dessus, p. 116.
-) On trouvera des détails plus précis sur l'époque à laquelle il faut placer
la constitution de la ligue maritime de Kalaurie dans VHermes, X, p. 385.
3) Voy. ci-dessus, p. 192.
20
306 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
l'embouchure des fleuves, où ils jouissaient de tous les avan-
tages attachés à la proximité de la mer tout en étant à même
d'exploiter les produits de l'intérieur, ils ont fondé Sicyonc
sur le cours inférieur de l'Asopos, dont les sources jaillissent
des montagnes argiennes et forment, en se réunissant, un ruis-
seau qui arrose la vallée haute de Phlionte , puis traverse
une longue gorge sinueuse, pour déboucher enfin dans les
plaines du littoral au pied du large plateau de Sicyone.
Sicyone était le foyer de la civilisation ionienne qui a
imprégné toute la vallée de l'Asopos; la longue liste des rois
sicyoniens atteste l'antiquité qu'on attribuait à la ville. Elle
fut, à une certaine époque, la capitale de toute l'Asopie et du
littoral adjacent; puis, l'invasion dorienne brisa le lien poli-
tique qui unissait les villes de l'Asopos : Sicyone elle-même
dut accueillir dans son sein des familles doriennes.
On n'eut pas besoin pour cela de recourir à des mesures de
rigueur ; une ancienne dynastie, de la race des Héraclides,
resta debout à côté des Héraclides intronisés par l'invasion '.
Cependant, la prépondérance passa du côté des Doriens ; leurs
trois tribus prirent possession des meilleures terres ; ils for-
mèrent la caste guerrière, l'élite de la société, seule apte aux
emplois et dignités. Ils habitaient sur la hauteur qui domine
la plage, à portée des fourrés giboyeux de la montagne ; les
anciens Ioniens, mêlés au fonds pélasgique de la population,
vivaient au bas, exclusivement voués à la pêche et à la navi-
gation dans les eaux du golfe. On les appelait, pour cette rai-
son, par opposition aux familles doriennes, les « gens de la
plage » ou ^gialéens.
C'est probablement à l'occasion de guerres engagées avec
les peuples voisins que les privilégiés songèrent pour la pre-
mière fois à mettre les yEgialéens à contribution pour le service
de l'Etat; ils durent faire l'office d'écuyers, et, en cas de besoin,
soutenir, à titre de troupe légère, la phalange des hoplites. Mais
ces devoirs nouveaux leur inspirèrent des prétentions nou-
velles; ils ne voulurent pas rester exclus, comme des étrangers,
de l'Etat qu'ils aidaient à défendre. Les iEgialéens furent
') Voy. ci-dessus, p. 192.
HISTOIRE DE SICYONE 307
adjoints, à titre de quatrième tribu, aux trois tribus doriennes ;
nous devons donc admettre que, là aussi, on a tenté de réunir
les races par voie législative. Sicyone a donc possédé une
constitution avant l'avènement de la tyrannie ; car Aristote
rapporte que les tyrans de cette ville ont gouverné d'après les
lois du pays, comme les Pisistratides d'après les lois de Solon,
autant que la légalité était compatible avec le maintien de leur
usurpation K
Mais à Sicyone, pas plus qu'à Athènes, ces lois ne pouvaient
assurer à l'Etat un avenir tranquille. Le réveil du commerce
qui, depuis le huitième siècle, mettait de nouveau en commu-
nication les rivages de l'Archipel, éveilla aussi chezles ^Egia-
léens une vie nouvelle ; le progrès des lumières et du bien-être
leur donna le sentiment de leur valeur et ils exigèrent la pleine
jouissance de leurs droits civiques. De leur sein s'éleva une
famille qui, à la tête du parti populaire, renversa l'Etat dorien,
une famille qui conserva le pouvoir plus longtemps qu'aucune
autre dynastie de tyrans, c'est-à-dire, un siècle entier", et qui
a humilié l'aristocratie plus profondément qu'elle ne l'a jamais
été ailleurs.
L'origine de la famille est obscure. Cependant, si celui qui
la mit en renom est qualifié de « cuisinier, » il ne faut voir là
qu'un sobriquet inventé par le parti adverse. Le premier po-
tentat de cette maison s'appelait Andréas, et c'est lui qui paraît
avoir pris le nom officiel d'Orthagoras « qui parle avec droi-
ture, » pour se donner comme un homme qui, au rebours de
ses adversaires, voulait sincèrement le bien du peuple. En
conséquence, on appela tous les dynastes de Sicyone les Or-
thagorides ^
1) Sur les origines de Sicyone. voy. E. Cumins, Peloponnesos, 11, p. 484.
Constitution avant la tyrannie (Aristot., Polit., p. 229, 26).
2) nXsîdTOV lyévexo -/pôvov r\ tzepi Sixuwva xupavvf;, yj -ctov 'Op6ayâpoy itaîStov
xoi aÙToO 'OpOaydtpou • kV/) oï autr) StéjXEivsv Ixaxov (AristOT., Polit., p. 229, 26).
3) Généalogie des Orthagorides (Herod., VI, 126): Andreas {^= Orthagoras)
— Myron — Aristonymos — Clisthène.) Au contraire, selon Nicolas de
Damas, fr. 61 [Fr. Hist. Grœc, III, 395) Myron, Isodémos et Clislhène
sont frères : le premier est assassiné par Isodémos , à l'instigalion de
Clisthène, et Isodémos expulsé ensuite par Clislhène. Urlichs (Skopas,
p. 221) fait remarquer combien est suspecte cette source d'informations. Il
essaie de démontrer, par la fondation des jeux Néméens en 573 (01. LI, 4),
308 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
Ils avaient à opposer, aux propriétaires fonciers et aux chefs
militaires de race dorienne, la richesse, les connaissances et
l'esprit entreprenant qu'ils devaient à de vastes relations com-
merciales. Ils surent tirer parti de leur opulence pour arriver
au pouvoir. Ils l'étalèrent fièrement et remployèrent surtout
à monter de superbes haras, dans le but d'étendre au loin leur
réputation et de gagner des couronnes dans les jeux natio-
naux. C'était là un luxe qui n'était ni dans les goûts ni à la
portée des Doriens, car il fallait être immensément riche pour
pouvoir entretenir, pendant des années, des attelages de che-
vaux et de mulets et les dresser en vue du concours. Ainsi,
c'était déjà un triomphe de la réaction anti-dorienne dans le
Péloponnèse que d'avoir introduit aussi à Olympie, depuis la
XXV« olympiade (680), la course des chars.
A partir de cette époque, les éleveurs de chevaux et les
vainqueurs dans les courses de chars formèrent également
dans la péninsule une nouvelle chevalerie, qui fit revivre en
quelque sorte la magnificence des anaktes achéens, une no-
blesse d'origine ionienne, libérale, remuante, et aussi aimée
du peuple, auquel elle donnait beaucoup à gagner par son
luxe et qu'elle régalait, à l'occasion de ses victoires, de spec-
tacles splendides et de festins plantureux, que la caste do-
rienne, raide et parcimonieuse, l'était peu.
Les tyrans favorisèrent ce goût de toutes leurs forces ; c'était
un des appuis de leur pouvoir, car il leur donnait en même
temps l'occasion de se mettre en relation avec les cultes natio-
naux de l'Hellade. Yingt ans après Toljinpiade de Phidon',
rOrthagoride Myron remporta, dans la course des chars, à
Olympie, une victoire qui donna à l'ambitieuse maison une
gloire nouvelle. Il sentit alors son élévation sanctionnée par
l'autorité du dieu protecteur de la fédération péloponnésienne,
que Clislhène a dû mourir un peu plus tôt ; mais son argumentation n'est
pas convaincante. Nous n'avons pour points de repère chronologiques que la
victoire de Myron en 648 (01. XXXIII, 1) et la victoire de Clisthène aux
jeux pythiques en 582 (01. XLIX, 3). Peter place la mort de Clisthène en
570, Dl-.ncker (IV, 47) en 565. Orthagoras le « cuisinier, » fils de « Co-
preus [rordurier] » (Plass, Tyr., I, p. 138). MsTagiUci xat si; M-Jpwvo; el;
Tr,v Iv).£i(79£vo-j; (Aristot., Polit., 231, 17).
1) Voy. ci-dessus, p. 273. 274. 301.
HISTOIRE DE SIC.YOXE 309
et l'on voit combien Myron tenait à se rapprocher du sanctuaire
olympique, par les riches présents dont il le combla et la
construction du trésor destiné à conserver toutes les offrandes
consacrées au dieu par sa maison '.
Cet édifice devait être non-seulement un monument durable
des victoires et de la piété des Orthagorides, mais encore une
preuve des ressources nouvelles, des talents artistiques et des
inventions techniques dont disposait un prince de Sicyone. Il
fit exécuter par ses architectes une construction à deux com-
partiments, dont les murs, comme ceux des palais héroïques,
étaient recouverts de plaques d'airain. L'airain venait de Tar-
tessos, probablement par l'entremise des villes de l'Italie
méridionale, parmi lesquelles Siris et Sybaris étaient en rela-
tion étroite avec Sicyone. Mais ce n'étaient pas seulement les
vieilles formes architecturales que ce monument devait
reproduire dans toute leur splendeur ; on y employa encore le
style nouveau, avec colonnes et architraves, qui s'était déve-
loppé surtout dans les villes récemment fondées en Italie et en
lonie, sous deux formes concurremment adoptées, l'ordre nu
et sévère que l'on appelait l'ordre dorique, et le genre plus
libre particulier aux Ioniens. Ces deux formes de l'architecture
nationale furent ici associées pour la première fois, à notre
connaissance; preuve éclatante de; l'essor nouveau et des
connaissances variées que Sicyone devait à ses relations avec
l'Occident et l'Orient.
Ces relations, qui ne furent pas sans influence sur l'amélio-
ration de la race chevaline à Sicyone, s'étendirent jusqu'à la
Libye. C'est de là que Clisthène serait revenu dans sa patrie
et se serait emparé du trône après Aristonymos, le fils de
Myron. Mais, tout ce que nous savons sur ces événements, c'est
que ce fut seulement à la suite de nombreuses luttes poli-
tiques, par conséquent après une réaction dorienne, que
Clisthène réussit à restaurer la dynastie des Orthagorides.
Tous les actes du nouveau tyran révèlent un esprit de parti
exalté, une énergie décidée à trancher dans le vif. Il fallait
rompre définitivement avec l'ancien temps et rendre un retour
') Paiisan., VI, 19, i.
310 HISTOIRE Dil PÉLOPONNÈSE
au passé impossible. C'est dans ce but que furent brisés les
liens qui unissaient encore Sicyone à sa métropole dorienne,
Argos. La personnification mythique de cette union était
Adrastos, dont la fête était célébrée de part et d'autre avec
pompe, en mémoire de l'antique fraternité d'armes que les
deux villes avaient contractée dans la guerre contre Thèbes.
Adrastos fut supplanté par un héros du camp ennemi, par
Mélanippos, de Thèbes; des familles thébaines furent intro-
duites à Sicyone avec le nouveau culte, et les familles qui
avaient été jusque-là les dépositaires du culte d'Adrastos émi-
grèrent. Le nom du héros royal cessa de retentir; les sacrifices
qui lui étaient offerts chaque année passèrent à Mélanippos, et
ces chœurs qui, naguère, sur la place publique de Sicyone, se
rangeaient autour de l'autel d'Adrastos pour chanter ses
exploits et ses douleurs, furent désormais consacrés au dieu
des paysans, à Dionysos \
C'est â ce même esprit d'opposition contre Argos, où s'était
sans doute produite, vers cette époque, après la chute de Phi-
don, une réaction dorienne, qu'il faut attribuer la mesure prise
à l'égard des poèmes homériques, dont la récitation publique
fut défendue - ; en effet, si l'on voulait faire disparaître tout
sentiment de piété filiale envers la métropole dorienne, il fal-
lait aussi écarter le poète qui avait toujours sur les lèvres
l'éloge d' Argos et dont Lycurgue avait fait choix pour soutenir
le trône des Héraclides.
Mais le lien le plus puissant qui rattachait Argos et Sparte
à Sicyone, c'était la parenté des tribus et leur division iden-
tique, division consacrée par une longue habitude. Clisthène
fut assez hardi pour abolir cette organisation. Il fit des
iEgialéens, désormais appelés Archélaoi « les premiers du
peuple^,» la classe privilégiée; les trois autres tribus, qui
jadis formaient à elles seules le corps des citoyens jouissant
du plein droit de cité, mais que l'émigration, l'extinction des
1) Réforme du culte héroïque (Herod., V, 67).
^) 'Pa'|iw5oùç£7:a'ja£ èvSixutôvi àyovîî^eaoaiTÔJV '0[ji-^psi'ci)v lulwv £"v£xîv(Herod.,
ibid.).
3) Archelaos, éponyme de la première tribu (Gutschmidt, Jahrbb. f. kl.
PhiloL, 1861, p. 26,
HISTOIRE DE SICYONE 311
familles, la diminution des fortunes avaient fait déchoir, furent
réduites à une condition dépendante. Leurs anciens noms
honorifiques furent supprimés, et on leur en donna trois autres
empruntés, non pas à des héros, mais à des animaux : Hyates,
Onéates, Chœréates'. La raillerie qui a imaginé ces noms
s'explique peut-être par la différence de goûts qui régnait
entre les deux parties de la population, relativement au mode
de nourriture. Dans les banquets des Doriens, les viandes
jouaient un grand rôle, tandis que, chez les Ioniens, les plats
recherchés des riches, comme les mets simples des classes
pauvres, consistaient en poisson. Aussi, on peut supposer que
la malice populaire emprunta aux animaux qui répugnaient le
plus aux Ioniens, pour les appliquer aux tribus aristocratiques,
ces sobriquets que l'on pourrait traduire à peu près par « Mar-
cassinards, Anonnards, Cochonnards. »
A l'exemple de Myron, qui avait tenu à témoigner, par la
libéralité de ses offrandes, son respect pour le Zeus olympique,
et à se mettre par là en crédit auprès des instituts religieux
qui formaient le centre de la vie hellénique, Clisthène chercha
à consolider sa dynastie par le même moyen. Là, comme
ailleurs, il agit avec audace et énergie, et sut tirer habilement
parti des circonstances, même hors de la péninsule.
Or, de toutes les contrées de la Grèce moyenne, il n'en était
pas de plus rapprochée des Sicyoniens que le rivage de la
Phocide. De chez eux, ils pouvaient contempler chaque jour
le Parnasse, dont la masse grandiose, placée juste en face
d'eux, formait le fond du paysage, et, au premier plan, la baie
profonde et hospitalière, séparée de la base rocheuse de la
montagne par une heure et demie de marche à travers une
plaine fertile.
C'est au fond de cette baie qu'avaient abordé jadis des
marins crétois : ils avaient élevé sur la plage le premier autel
d'Apollon -, et, plus loin vers l'intérieur, sur une hauteur qui
domine la plaine, à l'issue d'une gorge qui livre passage aux
eaux du Pleistos, tout à fait à la pointe de la saillie jprojetée
1) Herod., V, 68.
') Voy. ci-dessus, p. 84. 129.
312 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
par le massif montagneux, ils avaient fondé la ville de Grisa,
qui devint le centre d'un petit Etat et une ville de commerce
si importante qu'elle donna son nom au golfe tout entier.
Grisa, à son tour, bâtit sur la plage le port de Girrha et, dans
la montagne, près de la source de Gassotis, le temple de
Pytho ou de Delphes; mais, toute la côte avec ses sanctuaires
apolliniens dépendait de la Crète. C'étaient des hymmes
Cretois que l'on y chantait; les rites expiatoires que l'on y
employait étaient ceux de la Grète ; la source de Gastalie
elle-même portait le nom d'un Grétois.
Les conditions dans lesquelles se trouvait la colonie Cretoise
changèrent lorsque la tribu des Doriens se fut installée à
demeure au pied du Parnasse \ Le corps sacerdotal de
Delphes fit alliance avec les nouveaux venus ; par leur moyen,
il étendit de toutes parts son influence; avec leur secours, il
s'affranchit même de la suprématie de Grisa ; les droits
qu'avait cette ville à titre de métropole furent restreints ;
Delphes devint une république indépendante, et son culte
passa pour avoir été importé directement de la Grète. G'est de
cette époque que date l'hymne homérique à Apollon Pythien,
qui passe Grisa sous silence et montre le dieu crétois s'élan-
çant directement de la plage sur les hauteurs de Delphes pour
y marquer le lieu où il voulait être honoré.
Depuis cette époque, la mésintelligence régnait entre
Delphes et Grisa. La prospérité croissante de Delphes dépen-
dait essentiellement de la sécurité des voies de terre et de mer
par lesquelles affluaient les pèlerins ; et un des plus importants
privilèges était que les routes devaient rester exemptes de
tout péage vis-à-vis des gouvernements dont elles traversaient
le territoire. Ges privilèges étaient placés sous la sauvegarde
des confédérés ou Amphictyons, dont le conseil étaitle gardien
des droits du temple.
Or, plus Delphes prospérait, plus les caravanes de pèlerins
chargées de trésors se pressaient sur la montée qui conduisait
à son temple, plus aussi croissait la jalousie des villes environ-
nantes, qui ne pouvaient voir sans colère Delphes comblée de
-; Voy. ci-dessus, p. 127-128.
HISTOIRE DE SICYONE 313
richesses et choyée à l'envi ; plus elles étaient tentées do créer
toutes sortes de difficultés et d'imposer des tributs aux troupes
de pèlerins qui traversaient leur domaine. C'est ce que fil,
entre autres, Crisa qui, par sa position, était le seuil du
Parnasse et commandait l'accès de la montagne, en même
temps qu'elle tenait dans ses mains, à Cirrha, le point où
abordaient les pèlerins d'outre-mer. Les Griséens commen-
cèrent donc à prélever, sous toute espèce de prétextes, des
droits sur les ports et les routes, et à rançonner les pèlerins
pour profiter, eux aussi, de la prospérité de leur ancienne
succursale '.
Les circonstances leur étaient favorables. La confédération
amphictyonique se trouvait considérablement agrandie à
l'extérieur par les conquêtes doriennes, mais désagrégée
au dedans. La race dorienne s'était dispersée dans une foule
d'Etats; dans chacun de ces Etats, elle avait ses occupations
et ses visées à part, de sorte qu'il lui était impossible de
conserver, du moins dans son ensemble, ses anciennes rela-
tions avec sa première patrie. Sparte, il est vrai, avait, au
moment où elle régularisait sa situation intérieure, renoué ses
relations avec Delphes ; mais les distances l'empêchaient de
rétablir l'ancien protectorat. A cet obstacle s'ajoutèrent les
embarras qui surgirent sur son propre territoire, les dangers
qui l'assaillirent au dedans et au dehors, le peu de mobilité du
mécanisme politique inauguré parLycurgue, enfin, le caractère
particulier de la race dorienne, qui se confinait volontiers dans
une sphère étroite et qui ne pouvait guère attacher longtemps
ses regards sur des objets éloignés. Le plus vaste horizon que
Sparte pût embrasser comprenait les affaires du Péloponnèse,
et, pour celles-là, le sanctuaire de Pisa formait un centre
nouveau -, qui reléguait au second plan les relations avec
Delphes.
1) Sur la première guerre sacrée (KptaaVxb? 7iô),£[ioc) et les sources de son
histoire, voy. Ulrichs {Abhandl. der K. Bayr. Akad. der Wiss. Philos. -
Histor. Klasse, III, 1. 1840. Reisen und Forschungen, I, p. 7-34): Prel-
ler [Delphica, dans les Berichte der K. Ssechs. Gesell, der Wiss. 1854.
Gesamm. Aufssetze, p. 224) : Moeller [Der Krisseische Krieg ap. Progr.
der Danziger Realschule, 1866).
*) Voy. ci-dessus, p. 271.
314 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
Comme, d'un autre côté, les Doriens qui étaient restés dans
les montagnes voisines, les habitants de la Tétrapole \ étaient
trop faibles pour prendre en main, au nom de la confédé-
ration, le patronage de Delphes, le clergé du lieu dut se
chercher d'autres auxiliaires, et ses regards se portèrent alors
sur les Etats ioniens, qui, du reste, appartenaient aussi à
l'ancienne amphictyonie -, sur Athènes et sur la puissante cité
qui avait grandi dans le voisinage, juste en face du Parnasse,
en pays ionien, Sicyonc, la résidence des Orthagorides.
Il est vrai que la constitution de Sicyone, telle qu'elle était
à l'époque, était en contradition flagrante avec les institutions
recommandées et sanctionnées par Delphes, et, pour rester
fidèle à ses vieux principes, Delphes ne devait avoir rien de
commun avec un usurpateur et un révolutionnaire comme
Clisthène , qui avait rompu violemment avec la tradition
politique et religieuse. Mais la nécessité pressait; les relations
avec Sparte s'étaient refroidies depuis l'abaissement des
Héraclides, car ce coup avait en même temps dépouillé les
Pythiens de leur influence ^, tandis que la puissance sans cesse
croissante des Ephores était, en quelquesorte, anti-delphique;
on sait qu'ils avaient même un oracle à eux, indépendant de
celui de Delphes *.
Il n'est donc pas étonnant qu'à Delphes on ait surmonté les
répugnances qu'inspirait la tyrannie. On s'y résigna d'au-
tant plus facilement, qu'une alliance avec un prince aussi riche
et aussi libéral était fort tentante et promettait de rehausser
singulièrement l'éclat de l'oracle. D'autre part, rien ne pouvait
être plus agréable à un homme comme Clisthène qu'une
bonne occasion d'arracher aux mains négligentes des Doriens
le patronage de Delphes. Il oublia donc volontiers le refus
assez sec qui avait été fait à ses envoyés, un jour qu'il deman-
dait à l'oracle de contirmer ses innovations religieuses, et mit
sur pied une armée respectable pour assurer à la demeure
d'Apollon la protection dont elle avait alors besoin. C'était
1) Voy. ci-dessus, p. 128.
-) Voy. ci-dessus, p. 133.
3) Voy. ci-dessus, p. 237.
*) Voy. ci-dessus, p. 263.
HISTOIRE DU SICYONE 315
une (( guerre sainte ' , » parce qu'elle était faite en vertu du
droit amphictyonique, pour venger la violation de la trêve de
Dieu; c'était une entreprise nationale aux yeux des Hellènes et
qui, en même temps, servait les plus chers intérêts de Sicyone.
En effet, la prospérité de celle-ci dépendait essentiellement de
la sécurité du golfe, et il était pour elle de la plus haute impor-
tance que ses correspondants d'Italie, de Sicile et de Libye
pussent communiquer sans danger avec elle par cette voie;
elle devait tenir à commander également sur le rivage opposé
et à faire taire, pour toujours, les prétentions de Grisa qui avait
jadis régné sans partage sur le golfe.
Clisthène n'était pas seul. Athènes, alors dirigée par Solon,
se joignit à lui avec empressement. Tous deux sentaient qu'il
ne pouvait se présenter de moment plus favorable pour intro-
duire avec honneur leurs gouvernements dans le maniement
des affaires helléniques. Au moyen d'une alliance avec les
Scopades, on réussit à s'assurer le concours des forces de la
Thessalie, et ainsi se forma une nouvelle puissance amphic-
tyonique qui, suppléant à la caducité de rancienne Ligue,
déploya une activité efficace et durable.
La lutte, en effet, était sérieuse, et il est à supposer que,
outre lesCriséens, plusieurs des tribus et villes environnantes
avaient pris les aniies contre Delphes. Grisa fut détruite, et,
après une résistance plus prolongée, la ville maritime de Gir-
rha eut le même sort. Même après la chute de ces places, des
bandes dispersées se maintinrent dans les gorges sauvages du
Cirphis, et il fallut encore six ans de combats avant que tout
rentrât dans le repos et se soumit au nouvel ordre de choses.
L'emplacement de Grisa demeura désert : son nom disparut de
la liste des villes helléniques; ses champs. furent consacrés au
dieu de Delphes, dont le domaine s'étendit alors jusqu'à la mer
de Cirrha, de sorte que les pèlerins d'outre-mer n'avaient plus
à traverser de territoire étranger. L'Etat sacerdotal de Delphes
avait intérêt à ne pas laisser subsister de lieu fortifié entre lui
et la mer. Les Amphictyons y veillèrent avec autant de sévé-
1) Occasion qui fait éclater la guerre sacrée (Strab., p. 418), Sur les
rapports de Clisthène avec Delphes, voy. Plass, Tyrannis, p. 142.
316 insTOinK di' Péloponnèse
rite qu'Elis et Sparte en montraient par rapport à Olympia '.
La victoire fut célébrée de diverses manières. On éleva sur
la place de Sicyone, comme monument commémoratif, un
portique de marbre qui entourait l'espace affecté aux solenni-
tés du culte d'Apollon, et, sur le théâtre même de la guerre,
les alliés, pour perpétuer le souvenir de leur victoire, rétabli-
rent, en l'environnant d'une splendeur nouvelle, l'ancienne
fête du dieu de Delphes. C'est grâce à ces institutions que le
souvenir de la guerre sacrée est resté dans la mémoire des
Hellènes ; la fête dont elle devint le point de départ com-
prenait une triple solennité.
La première fête (01. xlvii, 3 : 590 av. J.-C), avait pour
but de célébrer la victoire remportée sur Cirrha ^ ; les prix
y furent prélevés sur le butin. Cette fête pythique appar-
tenait encore à l'ancien cycle, d'après lequel le dieu de
Pytho devait être honoré tous les huit ans par des concours
musicaux et poétiques. On résolut ensuite de célébrer cette
fête tous les quatre ans et d'ajouter, au concours de musique,
des exercices gymnastiques et équestres. On inaugura ainsi
une nouvelle série de Pythiades ^ qui furent désormais célé-
brées, à titre de fête nationale, aux mêmes intervalles que les
Olympiades. Enfin, à la deuxième de ces nouvelles Pythiades,
la guerre de montagne étant également terminée *, les jeux
furent l'objet d'une autre réforme importante ; les prix d'une va-
leur intrinsèque réelle, qui, jusque-là, avaient été fournis par
la guerre, furent remplacés par des prix d'une valeur idéale,
c'est-à-dire des couronnes de laurier sacré, distribuées aux
1) Voy. ci-dessus, p. 275-276.
2) Points de repère chronologiques dans les annales des jeux helléniques.
En 590 (01. XLVII, 3), première Pythiade célébrée, suivant les marbres de
Paros, à cause de la prise de Cirrha, sous l'archonlat de Simon à Athènes
et de Gylidas à Delphes. Or, suivant Callisthène, Cirrha fut prise la dixième
année de la guerre. Par conséquent, d'après les calculs de Westermann et
de Mceller, la guerre se place entre 600 et 590. Cf. A. Schoene, Untersuch,
über das Lebest der Sappho (Svmbola Bonn., p. 745).
3) En 586 (Ol. XLVIII, 3), première Pythiade, selon Pausanias (X, 7, 3).
Vagon est augmenté des concours gymniques et équestres.
*) Les combats se prolongent dans la montagne pendant six ans après la
chute de Cirrha. En 582 (01. XLIX, 3). deuxième Pythiade, sous l'archon-
lat de Damasias à Athènes et de Diodoros à Delphes.
HISTOIRE DE SICYON'E 317
vainqueurs sous la présidence des amphictyons K Ce sont là
des faits bien constatés. Ce qui Test moins, c'est le rapport
chronologique qui existe entre ces fêtes et la guerre. Si la
première coïncide réellement avec la prise de Cirrha, nous
devons placer la guerre criséenne , qui se serait terminée la
dixième année par la conquête de Cirrha, à la date de 600 à 590.
A la deuxième fête pythique, Clisthène remporta lui-même
la victoire à la course des chars ; vers le même temps, il était
également vainqueur à Olympie. Il était à l'apogée de sa gloire :
ses alliances au-dehors étaient honorables et s'étendaient au
loin ; son crédit dépassait les limites de l'Etat, dont il avait
d'ailleurs agrandi le territoire du côté de la terre ; les voies
commerciales jouissaient d'une sécurité nouvelle ; toutes les
sources de la prospérité étaient ouvertes. Le contentement
régnait à l'intérieur, car, après avoir pris de force le pouvoiri
Clisthène se montra pour ses sujets un prince clément: sa cour
hospitalière était le rendez-vous des talents les plus remar-
quables, le théâtre des fêtes religieuses les plus magnifiques.
Il ne lui manquait qu'une seule chose : il n'avait point d'hé-
ritier de sa couronne. Il attachait d'autant plus d'importance
au mariage de sa fille Agariste, alors dans la fleur de sa jeu-
nesse : aussi fit-il proclamera Olympie, en sa qualité de vain-
queur olympique ", que celui des Hellènes qui se croyait digne
de devenir le gendre de Clisthène se rendit dans soixante
jours à Sicyone ; les noces devaient y être célébrées au bout
d'un an; des courses et des luttes furent ordonnées pour le
moment de la fête. « Alors, dit Hérodote, tous les Hellènes
qui avaient une haute opinion de leur personne et de leur
nom accoururent dans le palais hospitalier du prince, pour
briguer la main de sa fille. » Il nous semble retrouver dans ces
descriptions le ton d'un poème qui célèbre la splendeur de la
*) Hesych., s. V. CTTs^avcroc. La réforme coïncide avec la victoire de Clis-
thène. Prelier confond les Pythiades.
2) Clisthène vainqueur aux jeux olympiques (Herod., VI, 126), en 584
(01. XLIX , 1) selon 0. Mueller {Dorier , II , p. 474. 486). Schulz
{Apparatus, p. 7) rapproche la date jusqu'en 576 (01, LI, 1). On ne saurait
descendre plus bas (Heyne admet l'Ol. L^ ; Larcher, la LIP), attendu que
MégacJès, gendre de Clisthène, avait une fille nubile en 558. Voy. Weisse.n-
BORN, Hellenika, p. 26.
318 HISTOIRE DU PÉLOPOMNÈSE
cour sicyonienne. Il ne manquait sans doute pas à Sicyone
de poètes de cour, qui ont chanté l'imposant cortège des hôtes
conviés à cette solennité et fourni aux historiens la matière
de leur narration romantique.
La liste des prétendants nous permet de passer en revue les
villes grecques qui se trouvaient alors en relations de com-
merce et d'amitié avec Sicyone.
Sybaris était alors la ville grecque la plus florissante de
l'Italie méridionale. Achéens et Ioniens avaient pris part à sa
fondation, car, comment les familles achéennes qui, chassées
du sud ', étaient venues s'y établir, auraient-elles pu déployer,
en fait de trafic maritime, une telle activité, si la vieille popu-
lation ionienne n'avait donné la première impulsion et fourni
les navires et les équipages ? Ainsi, ces villes soi-disant achéen-
nes avaient, elles aussi, un caractère essentiellement ionien et
étaient très disposées à nouer des relations d'affaires avec la
dynastie sicyonienne. Aucune cité grecque du septième siècle
n'égalait les Sybarites en opulence, et, si le luxe des habits et
le chiffre des dépenses avait décidé la question, tous les pré-
tendants auraient dû se retirer lorsque Smindyride, filsd'Hip-
pocrate, franchit avec sa suite les portes de Sicyone.
Après le Sybarite arriva Damasos, le fils d'Amyris de Siris,
011 son père avait mérité le nom de Sage. C'étaient là les deux
représentants de l'Italie hellénique. Du rivage de la mer
Ionienne vintl'Épidamnien Amphimnestos; del'Étolie, Males,
le frère de ce Titormos qui l'emportait sur tous les Hellènes
enjforce corporelle, mais qui, en proie k une humeur sombre,
fuyait les villes comme étant des foyers de mollesse et de vo-
lupté, et menait sur les frontières de l'Etolie une vie de bar-
bare conforme à ses goûts.
Parmi les princes péloponnésiens, on vit arriver Léocède,
le Téménide d'Argos'; l'Arcadie envoya Amiantos de Trapé-
zonte et Laphanès, fils d'Euphorion, de la ville de Pffios^. Une
charmante légende racontait qu'un jour Castor et PoUux
s'étaient égarés et avaient trouvé l'hospitalité chez Euphorion
^) Voy. ci-dessus, p. 1-41.
-) Voy. ci-dessus, p. 302.
3) Pseos, Pampoiis (E. Curtils, Peloj)onnesos, I, 380. 398).
HISTOIRE DE SICYONE 319
sans se faire connaître. Depuis lors, la maison d'Euphorioii
était comblée de prospérités : les Dioscures étaient devenus
ses dieux domestiques et la porte hospitalière s'ouvrait en leur
nom à tout étranger. Onomastos, fils d'Agaeos, venu d'Élide,
fermait la liste des Péloponnésions qui avaient assez d'ambi-
tion et de fortune pour prétendre à la main de la princesse. La
maison des Scopades à Crannon était représentée par' Diacto-
ridas ; la maison régnante des Molosses en Épire, par Alcon.
Il manquait encore à ce concours les deux principaux foyers
de la civilisation ionienne, l'Eubée et l'Attique. La ville de
commerce la plus florissante sur les bords de l'Euripe était
Ere trie, d'où vint Lysanias ; d'Athènes arrivèrent deux hommes
à qui leur richesse et leurs qualités personnelles semblaient
donner plus qu'à personne le droit de prétendre au succès;
c'étaient le fils de Tisandros , Hippoclide \ un parent des
Cypsélides, etMégaclès, le fils d'Alcméon, de Thomme le plus
riche qui fût dans la Grèce européenne.
Ce ne peut être un elfet du hasard qu'il y ait eu précisément
douze villes rassemblées, dans la personne de leurs représen-
tants, autour du trône de Clisthène. Ce nombre doit d'autant
moins surprendre que presque toutes ces villes étaient, à n'en
pas douter, dévouées aux intérêts de la race ionienne engagée,
depuis le temps de Phidon, dans une lutte incessante contre
les Doriens, et que Clisthène, en réunissant autour de lui
les représentants de ces douze villes, avait certainement en
vue autre chose qu'un festin de noces , quoi qu'en dise
le récit gracieux d'Hérodote, évidemment emprunté à quel-
que source poétique. Le poète, lui, pouvait se permettre de
placer au centre du tableau la belle princesse, et de transfor-
mer toute la galerie en une réunion de prétendants, bien qu'il
s'y trouvât des gens âgés, qui ne pouvaient plus se poser en
prétendants, au moins pour leur propre compte". Les ques-
*) Sur Hippoclide, voy. Visgher, Kimon, p. 39.
2) Les difficultés clironologiques concernant Léocède (difficultés soulevées
pour la première fois par Schneiderwirth, Argos, II, p. 41), ne sont pas, à
mon avis, de nature à trancher le débat qui roule sur l'époque à laquelle il
faut placer la vie de Phidon. Schneiderwirth lit IVIeltasau lieu de Léocède. —
Il y avait parmi les prétendants, à côté de fils de princes, comme Léocède, des
personnages appartenant à une minorité opposante, comme Onomastos.
320 HISTOIUE DU PÉLOPONNÈSE
tions d'âge n'avaient aucune importance, s'il s'agissait d'es-
quisser un tableau poétique représentant le tyran de Sicyone
au milieu du vaste ensemble de ses relations , dans une
réunion où il était question de tout autre chose que d'une
noce.
Si l'on songe à l' effervescence qui agitait alors tout le Pélo-
ponnèse , à la nécessité d'opposer à Sparte un faisceau de
forces unies, à l'état de désorganisation dans lequel la guerre
sacrée avait laissé l'ancienne amphictyonie , on comprend
qu'uïi homme d'un esprit aussi élevé que Clisthène ne pouvait
se proposer une plus belle tâche que celle de créer de nouvelles
associations helléniques. Ce n'était pas uniquement pour satis-
faire ses propre's convoitises qu'il avait pris le pouvoir ; il tenait
d'autant plus à ce que ses plans ne fussent pas ensevelis avec
lui. L'époux ou le fils d'Agariste devait continuer son œuvre.
Aussi voulait-il choisir dans un cercle d'élite , composé des
représentants des plus nobles familles, un homme capable,
qu'il aurait éprouvé à la faveur d'une intimité prolongée, et
faire prendre aux autres. des engagements favorables aux inté-
rêts de sa maison. Nous pouvons, en effet, supposer qu'ils
s'obligèrent à reconnaître et à soutenir dans ses droits le ■
gendre et successeur dont il ferait choix.
Durant le séjour que firent chez lui ses hôtes, Clisthène se
convainquit bientôt de la supériorité des Athéniens. Il sentit
en eux cet essor élevé de l'intelligence, qui seul sait tirer de
tous les trésors de la terre une utilité réelle ; il devina l'avenir
réservé à leur patrie qui se préparait en silence à son rôle
futur. Des deux Athéniens, ce fut surtout Hippoclide qui, par
sa richesse, sa beauté et l'adresse chevaleresque dont il donna
d'éclatantes preuves dans les joutes des prétendants, gagna la
faveur du père. En outre, la parenté d'Hippoclide avec les
Cvpsélides dcCorinthe lui donnait, aux yeux de Chsthène, une
valeur particulière.
Cependant le jour décisif approchait. Les bœufs destinés à
de grandioses hécatombes s'acheminaient vers la ville ; tous
les Sicyoniens furent invités au festin et campèrent autour du
palais : c'était la journée la plus splendide qu'on eût vue à
Sicyone. Hippoclide , sur de son bonheur , se livrait dans
HISTOIRE DE Sir.YOXE 321
l'excès de sa joie à toute espèce de tours de force et finit par
s'oublier si bien, dans l'ivresse de son triomphe, qu'il amusa la
société par des sauts et des danses inconvenantes. Alors
Clisthëne indigné s'écria : « Fils de Tisandros, tu viens en
dansant de piétiner sur ton mariage ! » et il donna à Mégaclès,
qui avait montré plus de sérieux, la main de la belle Agariste.
Le rival déçu se remit promptement et répliqua : « Hippoclide
n'en a souci! » Cette réponse, passée depuis en proverbe,
caractérise à merveille l'audace de l'Ionien qui, en présence
d'un échec, rit de sa mésaventure et, sans s'inquiéter davan-
tage, pose ses espérances sur un autre numéro.
Clisthëne avait réussi à faire entrer sa fille dans la famille
la plus considérable de cette cité dans laquell(* il devinait la
future métropole de la race ionienne. Son attente parut bien
près d'être remplie lorsqu'Agariste mit au monde un enfant
qui reçut le nom de son grand-père. Mais, ni son gendre ni son
petit-fils ne devaient lui succéder sur le trône : la fortune des
Orthagorides sombra, et, avec elle, tous les grands projets
de politique ionienne. Clisthëne lui-même ne paraît pas avoir
assisté à cette révolution, puisque les noms imposés par lui
aux tribus restèrent encore en usage nombre d'années après sa
mort. Nous en sommes réduits à supposer que les Spartiates,
aussitôt qu'ils eurent la liberté de leurs mouvements, c'est-à-
dire, après la défaite des tyrans de Pisa *, durent s'empresser
de marcher sur Sicyone, où le nom dorien avait été le plus
ouvertement déshonoré '. Vers la même époque eut lieu l'ins-
titution des jeux Néméens (01. li, 4. 573), qui furent rappor-
tés à Héraclès, patron des Doriens, et firent revivre la mémoire
de ce même Adrastos que Clisthëne avait dépouillé de ses
houneurs. Parmi les prétendants à la présidence des jeux
figurent les Cléonéens; ils avaient dû, par conséquent, secouer
•) Voy. ci-dessus, p. 275.
-) On ne voit pas bien si le tyran ^schine. qui, suivant Plutarque [De
malign. Herod.. 41), a été chassé de Sicyone par les Spartiates, était un
parent ou le successeur de Clisthène. Nicolas de Damas accorde à Clisthène
31 ans de règne. Sa mort, d'après Hérodote, précède de 60 ans le rétablis-
sement complet du régime aristocratique, qui a dû avoir lieu lorsque les
Spartiates marchèrent sur Athènes en 506 : par conséquent, la mort de Clis-
thène est survenue, au plus tard, en 566.
2i
322 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
le joug de Sicyone i. Ainsi, à cette époque, la puissance des
tyrans de Sicyone était sur son déclin ; après avoir subsisté
une centaine d'années (de 670 à 870 environ), le trône des
Orthagorides s'écroula avant que le jeune Clisthène fût par-
venu à l'âge d'homme. Cet enfant était destiné à succéder à
son grand-père, mais sur un autre terrain.
§ YIII
HISTOIRE DE CORINTHE.
Sicyone était redevable de sa fortune à l'industrie de ses
habitants et aux talents de son aristocratie ; sans quoi, elle
serait restée une petite ville ignorée. Il n'en était pas de même
de Corinthe, sa voisine ; celle-ci devait tout à sa situation. Un
isthme à portée de deux mers, au point où se croisent les voies
de terre et de mer de l'Hellade entière ; une acropole escarpée,
pourvue de sources abondantes, qui domine de toute sa hau-
teur la plage et le golfe ; c'étaient là des avantages tellement
exceptionnels que le développement régulier des relations
commerciales devait créer là une ville importante.
Le tour particulier qu'ont pris à Corinthe les mœurs popu-
laires tient essentiellement à ce que cette cité grecque a subi
l'influence d'une immigration phénicienne des plus actives.
Cette influence est attestée par le culte de l'Astarté de Sidon
sur l'Acrocorinthe ; elle se trahit dans l'industrie de la pourpre
et des tapisseries, installée là de temps immémorial , dans la
vivacité et les connaissances variées des habitants, dans leur
infatigable activité commerciale et leur souplesse cosmopo-
lite, que reproduit à merveille le type de Sisyphe.
*) Relativement aux jeux Néméens, voy. Duncker, IV, p. 428. Urlichs,
Skopas, p. 223; sur leur rapport avec la chute des tyrans, Hermann, Staats-
alterth , § 65, 4. La première Néméade, dans le compte ,des Argiens, tombe,
d'après Eusèbe, en 573 (01. LI, 4).
*) L'indépendance de Cléonae vis-à-vis de Sicyone est démontrée par un
passage de Plutarque {Ser. num. vind., 7). Soulèvement simultané des
Ornéates (Pausan., X, 18, 5).
HISTOIRE DE CORINTHE 323
C'est encore d'outre-mer que viennent ceux qui, au temps
des invasions, relèventet fondent à nouveaula ville de Sis}^he.
Alétès l'Héraclide arrive sur un navire ; au rivage, il reçoit
une poignée de sable comme gage de sa royauté future ; son
nom aussi bien que sa personne ne sont rien moins quedoriens.
Alétès est plutôt un personnage de la mythologie phénicienne,
qui appartient à la catégorie des dieux célestes '. En outre,
les anciens Sisyphides restent fixés dans la ville pendant qu'y
affluent de toutes parts de nouveaux colons, entre autres, Mêlas
de Thessalie, qui se donnait pour un descendant des Lapithes.
Plus tard vinrent par terre des bandes doriennes, qui se pro-
curèrent de vive force des terres et le droit de cité. A côté des
tribus doriennes, il y avait à Corinthe cinq tribus non-dorien-
nes ; on \oit par là quelle masse d'éléments hétérogènes se
trouvaient groupés autour du trône des Héraclides qui, ap-
puyé sur l'armée dorienne, les maintenait associés en corps
politique ^
Le cinquième roi après Alétès fut, dit-on, Bacchis, fils de
Pramnis, qui fonda une nouvelle branche dynastique *. Son
origine se rattachait bien à la généalogie des anciens souve-
rains, mais il y eut pourtant comme une rénovation, et ce fut
si bien le commencement d'une nouvelle ère que les descen-
dants de ce prince s'appelèrent Bacchides ou Bacchiades,
comme une dynastie distincte. Ce sont les talents exceptionnels
de cette maison qui ont réellement fondé, au neuvième siècle
avant J.-C, la grandeur de Corinthe et lui ont tracé son rôle
historique.
Les Bacchiades ont ouvert la cité aux colons industrieux
qui, en s'installant au point où s'entrecroisent toutes les voies
commerciales de la Grèce, espéraient y faire fortune plus
») 'AX^TYjç. Philon Bybl., fragm. éd. Bunsen (Bunsen's Egijpt. place in
universal History, V, p. 36). Grote le reconnaît aussi pour un roi de mer.
Cf. Wagner, De Bacchiadis Corinthiorum, p. 2.
ä) Sur les traces d'une royauté double à Corinthe, v. H. Gelzer, De earum,
qxise in graecor. civit. praeter Spartam inven. diarchiarum vestigiis,
1868, p. 42. Sur les huit tribus, Apostol., Prov., xui, 93. Suidas, s. v.
IlàvTa ôxTw.
3) Vers 900 ans avant J.-C. (Wagner, p. 24. Cf. Monatsber. der
Berl. Akad., 1873, p. 286). Les généalogies dans Pausan., II, 4, 2-4.
324 nisToiut; i>i pélopo.n>èsi;
rapidement qu'ailleurs. Ils protégèrent et encouragèrent
toutes les inventions utiles : à mesure que la population
s'accroissait, ils reconnurent que ce n'était pas du côté de la
terre, mais bien sur mer que Corinthe devait chercher à
s'agrandir; qu'elle n'était pas destinée, comme cent autres
ports, à devenir un entrepôt fréquenté et à s'enrichir dans le
commerce de transit, mais à régner sur les mers.
Aussi est-ce un fait de la plus haute importance, à ce point
de vue, que le contact établi entre Corinthe et Chalcis en
b]ubée ', le berceau de l'industrie métallurgique : c'est de là
(jue cette industrie s'est propagée dans l'isthme et qu'elle s'est
frayé un chemin par delà, à travers la mer, vers les côtes
métallifères de l'Italie. La ville de Chalcis, bâtie sur la côte
d'Etolie, atteste l'existence de cette route commerciale, sur
laquelle Corinthe n'était d'abord qu'une station intermé-
diaire.
Sous les Bacchiades, les Corinthiens se mirent à faire du
commerce pour leur propre compte. Ils prirent en main la
direction du mouvement commercial et installèrent sur l'isthme
une route (odXv.oç) par laquelle les vaisseaux, à l'aide de
rouleaux, passaient d'un golfe dans l'autre ^ Ces entreprises
provoquèrent des inventions techniques de toute espèce ^; les
Corinthiens commencèrent à construire, pour le compte d'au-
trui, des navires fabriqués de façon à pouvoir faire le trajet de .
l'isthme, et le transport lui-même assurait au Trésor public des
revenus considérables qui permirent à la ville de se donner
une marine. Ils transformèrent peu à peu le golfe, qui avait
porté jusqu'alors le nom de Crisa, en « golfe de Corinthe » et
en protégèrent l'entrée par la place forte de Molycria, qu'ils
élevèrent sur l'Antirrhion, entre Naupacte et Chalcis. Ils
poussèrent plus loin, en longeant la côte, et occupèrent les
points les plus importants aux environs de l'Achéloos dont le
large bassin , fertile en céréales et en bois , leur fournissait
tout ce que leur refusait le sol ingrat et exigu de leur patrie.
Ils s'acclimatèrent si bien sur les bords de l'Achéloos qu'ils
') Do.NDORFF, Be rebus Chalcid., p. 22.
-) E. CuRTius, Peloponnesos, II, p. 545.
3) PiND., Olymp. XIII, 17 sqq.
HISTOIRE DE CORINTHE 'i2o
firent entrer le dieu du fleuve dans leurs légendes nationales
comme père de Pirène *.
Une nouvelle carrière s'ouvrit devant eux lorsque leurs
vaisseaux, au sortir du golfe, commencèrent leurs excursions
au nord dans la mer Ionienne. Là, ils se trouvèrent en contact
avec des peuples qui étaient restés en dehors de la civilisation
hellénique et ne reconnaissaient d'autre loi que la force. Là,
il fallait une force armée pour protéger les voies de communi-
cation. C'est pour cela que les Corinthiens ont perfectionne
et même inventé, en grande partie, les procédés plus parfaits
du nouvel art nautique ; ils ont creusé dans les grèves noyées
du Léchœon et entouré de jetées le premier port artificiel,
champ d'expériences où se succédèrent les essais de leur
génie inventif, jusqu'à ce que la fragile barque d'autrefois fût
devenue la trirème grecque, le haut navire pourvu de trois
rangs de rames sur chaque flanc, solidement charpenté poui'
résister en pleine mer, et en même temps, grâce à sa vélocité,
parfaitement approprié à l'attaque ainsi qu'à la défense des
lourds bateaux marchands.
Ce fut là le temps héroïque de Corinthe. Chaque année, au
lever des Pléiades, ses trirèmes partaient pour la mer d'Occi-
dent, conduisant leurs jeunes et vigoureux équipages à de
nouveaux exploits et au-devant d'une nouvelle renommée.
Corinthe avait trouvé sa voie, et les Bacchiades faisaient tout
pour hâter son essor. Ils étaient personnellement à la tête de
leur génération et possédaient même, grâce à leurs nom-
breuses relations avec l'étranger, des connaissances générales
assez étendues. Us encouragèrent l'industrie indigène, pour
transformer chaque jour davantage le commerce maritime en
instrument de bien-être et de prospérité pour tous. La roue
de potier fut inventée à Corinthe : l'art plastique appliqué aux
vases d'argile, la décoration au pinceau, se trouvaient à leur
véritable place dans la patrie d'Eucheir et d'Eugrammos ^ La
céramique enfanta, ici comme ailleurs, l'art de couler les
métaux; il n'y avait point de bronze plus renommé que celui
') E. CuRTics, Peloponnesos, II, p. 519.
S) E"j-/.£ip = main habile, et EuypaiAjAo; = bon dessinateur
326 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
qui avait refroidi dans les eaux vives de Pirène. L'art de tisser
et de teindre des étoffes de laine fine avait déjà été importé de
Phénicie avec le culte d'Aphrodite *; de même, la préparation
d'essences parfumées. Il s'établit des manufactures où se
fabriquaient les objets les plus indispensables aux besoins
vulgaires de l'existence comme aux exigences de la vie civi-
lisée. Ainsi ce pays, assez pau\Te par lui-même, devint le
premier marché industriel de la Grèce et put créer un com-
merce d'exportation très actif, notamment vers les rivages
lointains du nord et de l'occident, qui apprirent à connaître le
luxe hellénique par les vaisseaux de Corinthe et reçurent en
même temps par eux les objets propres à satisfaire ces goûts
nouveaux ^ Grâce à cette combinaison de l'industrie et du
commerce, la masse des petites gens trouva de l'occupation et
du pain, pendant que les Bacchiades dirigeaient les entreprises
et tenaient dans leurs mains le grand commerce.
En toutes choses, Corinthe se montrait la patrie de l'ingé-
nieux Sisyphe. Bien que pauvre en pierres de construction,
elle n'en a pas moins donné, la première, des règles fixes à
l'architecture des temples : entre autres choses, le toit du
temple, qui, avec ses deux plans inclinés à droite et à gauche,
couvrait la maison du dieu comme un aigle avec ses ailes
éployées, passait incontestablement pour une invention des
Corinthiens. L'élève des chevaux florissait aussi à Corinthe,
la patrie de Bellérophon. Tous les cultes, divins et héroïques,
avec les branches de la civilisation hellénique qui s'y ratta-
chent, se trouvent ici réunis : à côté des œkistes doriens, la
déesse de Syrie, le phénicien Mélikerte, l'ionien Poseidon.
Le culte d'Athêna « guide-coursiers » y était en honneur,
ainsi que celui de Dionysos. C'est ici, dans les fêtes joyeuses
de Dionysos, que naquit le chant choral du dithyrambe. Les
Bacchiades rendaient personnellement hommage aux arts des
Muses. Eumélos ^ célébra dans des chants épiques la fonda-
1) Voy. ci-dessus, p. 63.
2) Cf. Barth, De mercatura Corinthiorum, p. 46.
3) Sur Eumélos considéré comme source pour l'histoire de Corinthe. voy.
WiLiscH, Zittauer Osterprogramm, 1875. Cf. mes études sur l'histoire de
Corinthe dans Hermes. X, p. 215.
HISTOIRE DE CORINTHE 327
tion de la magnifique cité maritime, et ses compositions
restèrent pour attester l'essor intellectuel qui accompagna
alors la prospérité matérielle. C'est aux débris de ces chants
que nous devons d'être mieuxrenseignés sur l'état de Corinthe,
au huitième siècle, que nous ne le sommes sur n'importe
quelle cité grecque à la même époque.
Nous trouvons Corinthe en rapport avec les points les plus
différents du monde alors connu. Les figures héroïques
d'Iolcos sont familières à ses habitants et suivent ses colons
dans la mer d'Occident. LesMesséniens se trouvent introduits,
par un hymne processionnel (TrpoçôSwv) d'Eumélos, dans
l'association rehgieuse groupée autour d'Apollon Délien : il
n'est pas jusqu'aux plages septentrionales de la mer Noire qui
ne jouent dans ses poésies un rôle considérable. On devine
que des Corinthiens ont dû prendre part aux expéditions qui,
depuis 800 avant notre ère, partaient de Milet pour aller à la
découverte dans la mer Noire et qui excitaient à un haut
degré l'imagination populaire. Une quantité de noms nouveaux
entrèrent alors dans la circulation : Sinope, le Phase, la
Colchide, et surtout le Borysthène que l'on proclamait, à cause
de l'abondance de ses eaux, le roi des fleuves. Les poètes
corinthiens, brouillant la perspective et mêlant ce qu'ils
avaient sous les yeux avec les échos qui leur arrivaient des
régions lointaines, firent de ces éléments disparates un grand
tableau d'ensemble. Sinope devint la fille de l'Asopos qui
coule près de Corinthe ; des trois Muses qu'invoque Eumélos,
l'une, «Achéloïs», rappelle les colonies fondées en Étolie;
« Céphisis » est une allusion à la Béotie, un pays ami et voisin»
et la troisième, « Borysthénis » , reporte la pensée vers les
affluents du Pont-Euxin, dont on avait alors connaissance par
les expéditions des Milésiens. A Milet aussi, il y avait une
branche de la famille des Bacchiades, et les Bacchiades ont
bien pu prendre l'initiative de ces relations entre les deux
cités.
Les légendes et les compositions poétiques servaient à
inspirer aux jeunes générations le goût des exploits chevale-
resques. Les Bacchiades se mettaient eux-mêmes à la tête de
la flotte, comme les Nobili de Venise, et cherchaient à satis-
328 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
faire dans les pays d'outre-mer une ambition qui était trop ù
l'étroit sur le sol resserré de leur patrie.
Déjà, les rois de Corinthe avaient favorisé ces entreprises,
pour occuper au dehors les membres des riches familles qui
assiégeaient le trône de leurs prétentions et de leurs convoi-
tises.
C'est vers le milieu du huitième siècle qu'éclatèrent les
luttes qui firent brèche à la constitution. Télestès, le cinquième
successeur de Bacchis, est donné comme le dernier roi de Co-
rinthe', Les familles du sang royal ne voulurent pas laisser
plus longtemps le sceptre à une seule branche. Les deux cents
familles qui descendaient de Bacchis s'emparèrent de la direc-
tion de l'Etat, qui devint leur propriété indivise, et installèrent
un gouvernement oligarchique réglé de telle sorte que, chaque
année, un d'entre eux exerçait, dans toute sa plénitude, le
pouvoir royals. Celui-là s'appelait \e pri/taîie ; mah^ tous les
membres du conseil de famille portaient ensemble le titre de
rois.
Alais les esprits continuèrent à fermenter. Certains membres
des familles privilégiées blessèrent, parleur arrogance, le sen-
timent de la légalité déjà développé dans la conscience
publique, et une sage politique utilisa les entreprises de la
colonisation pour consolider la dynastie par l'éloignement des
oligarques impopulaires, pour accroître du même coup la
puissance de la cité et ouvrir aux Bacchiades, dans des régions
lointaines, une carrière nouvelle oii ils pussent déployer avec
honneur leurs talents. C'est ainsi qu'Archias, après le crime
qu'il avait commis sur Actéon, dont il avait causé la mort par
*) Periandre, au rapport de Diogène Laërce (I. 7, 2), est mort en 585 (01.
XLVIII, 4), après que la domination des Cypsélides eut duré 73 1/2 ans
(Aristot.. Polit., p. 230, 3), chiffre erroné, dans lequel il y a ou une erreur
d'addition ou des éléments inexacts. (Cf. Roeper, Piniol., XX, p. 722, et
Bohren, De septem sapientibus. 18(37, p. 46). Selou Georges Syncelle
(p. 387 éd. Bonn), Diodore plaçait la tyrannie de Cypsélos 447 ans après le
retour des Héraelides. par conséquent, en 657. Eusèbe et S. Jérôme sont
d'accord avec lui (01. XXX, 4 = 657). Or, comme le système des pryta-
nies dura 90 ans, la royauté a dû être abolie en 747.
^) Prytanes après Télestès. BaiTt)-£Ùi; ôè o-jSe'ic exi lyévsTo, Tipytâvït; 3ç îx Dax"
■^lotov îvtxJTÔv ap-/ovT£: (Pais.. Il, 4, 4).
HISTOIRE rtE CORINTHE
329
ses embûches, partit, dit-on, pour la Sicile sur Tordre de
l'oracle * .
La station moyenne des Corinthiens était Corcyre, où con-
vergeaient toutes les voies qui sillonnaient la mer Ionienne-.
Là, les Corinthiens découvrirent, pour leur commerce, une
foule de débouchés nouveaux. Celte fois encore, ils se rencon-
trèrent avec les marins de l'Eubée, appartenant à deux villes
rivales, Chalcis et Ërétrie. AUiés aux Chalcidiens, ils expul-
sèrent les Erétriens de Corcyre et de là s'ouvrirent de nouvelles
routes dans différentes directions ; au nord, vers les ports de
rillyrie, à l'ouest, vers l'Italie et la Sicile.
Cette île avait été mise en communication avec les îles
ioniennes par des marins ioniens, entre autres par les Chalci-
diens qui, obéissant aux injonctions de la Pythie, avaient
fondé le premier autel d'Apollon sur la côte orientale de l'île.
Les Corinthiens se joignirent à ces explorations : ils proté-
gèrent avec leurs trirèmes le courant de colonisation qui, du
golfe de Crisa, s'avançait vers l'occident ; puis, ils allèrent de
l'avant pour leur propre compte. La plus importante de leurs
entreprises fut menée par Archias, le meurtrier banni pour son
crime, et par Chersicrate. Chersicrate resta à Corcyre; Archias
poussa plus loin en suivant les traces des Chalcidiens et posa.
en 734 (01. xi, 3), dans l'île d'Ortygie, au milieu du plus beau
port de la Sicile, la première pierre de Syracuse^.
Corinthe se trouvait au centre d'un ensemble de relations
') Plut., Narr, amat., p. 772. Schol. Apoll. Rhod , IV, 1212 (Weis-
SENBORN, Hellen., p. 43. Unger, PhiloL, XXVIII. p. -415) Plutarque et
Diodore rattachent cette histoire à l'arrivée des Bacchiades à Cofinthe ; le
scoliaste d'Apollonius, à leur expulsion. Toutefois, ces traditions sont trop
fragmentaires et trop en désaccord pour que l'on puisse en tirer des conclu-
sions relativement à l'époque de Phidon dont Abron, grand-père d'Actéon.
aurait été le contemporain. On ne saurait même démontrer l'identité du
Phidon d'Argos, mentionné dans ce récit, avec le célèbre tyran.
-) Plut., Quœst. Grxc, 11.
^) La date de 734 est donnée par Eusèbe. Cf. Thucyd., VI, 3. Fischer,
Zeittafeln,^. 71. Les marbres de Faros donnent 757. 01. V, 4 (Boeckh,
C. Inscr. gr., II, p. 335). Il n'est pas sûr qu'Eumélos ait personnellement
pris part à l'expédition, car Clément d'Alexandrie [Strom.. I. p. 140 Sylb.)
dit seulement qu'il était contemporain d'Archias (£Tic6?ê),rjX£vat 'Apy_ta -rm
iltx£>vîav x-ciffavTt : Eumeli xtateiu in Archiv tempora incidisse) , Cf. Mark-
SCHEFFEL, Hesiodi fragmenta, II, 218.
330 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
très étendues, et, à cause de sa flotte de guerre, elle était
appelée à exercer, dans les luttes commerciales qui éclatèrent
durant cette époque agitée, une intervention décisive. Ainsi,
il est impossible qu'elle soit restée étrangère à la grande
guerre maritime qu'alluma la rivalité de Chalcis et d'Ere trie.
Le choix qu'elle fit entre les deux partis n'est pas non plus
douteux. Si donc (vers 01. xix. 704 av. J.-C.) les Corinthiens,
qui faisaient de la construction de leurs trirèmes un secret
sévèrement gardé, envoyèrent leur ingénieur nautique Ami-
noclès àSamos ', où il construisit pour les Samiens, les alliés
de Chalcis , quatre navires de guerre , ce fait se rapporte
vraisemblablement à la guerre de Lélante - et atteste la part
que prit Corinthe aux grands événements où se débattaient
les intérêts du commerce grec.
La construction des trirèmes était, à Corinthe, la partie la
plus importante de l'industrie mise au service de l'Etat, et, si
le premier spécialiste qui s'y soit adonné était, comme l'in-
dique le nom d'Aminoclès, un patricien, nous retrouvons là le
caractère particulier de l'aristocratie corinthienne, laquelle ne
dédaignait pas d'étudier, jusque dans le détail, les procédés du
commerce et de l'industrie ^
En fait de combinaisons financières, les Corinthiens étaient
aussi bien plus experts que leurs contemporains. Comme les
Chalcidiens, ils se sont approprié le système monétaire de
Babylone, peut-être à l'instar des Samiens qui étaient leurs
alliés dans la guerre de Lélante. Ils ont frappé en argent l'équi-
valent de l'or de l'Asie et du cuivre italien \ jouant partout le
rôle d'intermédiaires que leur assignait leur situation même.
Ce goût des transactions, des moyens termes, ils l'ont appli-
que également à leur politique intérieure, de manière à réunir
en un même corps les Doriens et les non-Doriens. Leur gou-
vernement se guidait aussi d'après des principes analogues.
') Thucydide (I, 13) rapporte qu'Aminoclès construisit des trirèmes pour
les Samiens, 300 ans avant la fin de la guerre du Péloponnèse. Sur la part
prise par Corinthe à la guerre de Lélante, voy. Vischer {Gœtt. Gel. Anz.,
1864, p. 1378).
2) Voy. ci-dessus, p. 295.
^) rjxtaxa ôvovrai to-jî ytiçioiix'^ovi; (HeroD., II, 167),
*) Sur l'étalon d'or à Corinthe, voy. Hermes, X, 226. Barth, op. cit., p. 46.
HISTOIRE DE CORINTHE 331
Les Bacchiades cherchèrent à s'acquitter d'une double
tâche ; c'est-à-dire à favoriser, d'une part, le libre développe-
ment des forces populaires, indispensable à la prospérité d'une
ville de commerce, et, d'autre part, à maintenir Tordre et la
discipline, à réfréner la versatilité inconsistante d'une popu-
lation ionienne habituée à la vie de la place publique et des
ports. Ils utilisèrent, à ce point de vue, l'alliance de Sparte,
dont ils prirent le parti dans les guerres de Messénie, et aussi
l'élément militaire de race dorienne qui, ici comme dans les
villes de Crète, servait d'appui à l'oligarchie de caste. La diffi-
culté de la tâche qui incombait aux gouvernants de Corinthe
leur donna l'occasion et l'habitude de réfléchir sur les questions
de politique intérieure. C'est précisément un Corinthien, Phi-
don, qui passe pour un des fondateurs de la science politique
en Grèce*. Il s'aperçut que la grande propriété foncière, minée
par le morcellement, perdait chaque jour de son importance,
tandis que la masse des gens du peuple, qui vivaient du travail
de leurs mains, s'accroissait démesurément, de sorte qu'il
devenait de jour en jour plus difficile de gouverner la multi-
tude. La force des choses avait déjà modifié l'organisation
sociale au point que les artisans se trouvaient à Corinthe dans
une situation plus favorable que dans tout autre Etat dorien;
ils pouvaient acquérir des biens-fonds sur le territoire de la
cité, et il était à craindre que, peu à peu, ils ne se missent en
possession des meilleures terres qu'ils achetaient aux membres
appauvris des anciennes familles. Aussi les lois de Phidon
cherchèrent-elles à consolider la grande propriété foncière, à
restreindre le flot de l'immigration et, par là, à fortifier l'in-
fluence des citoyens de vieille souche sur la communauté.
Le maniement de ces questions délicates fit éclater des
antagonismes plus ou moins violents, et il se forma des partis
au sein même du gouvernement. Ce fut à la suite de semblables
querelles que le Bacchiade Philolaos émigra à Thèbes, où l'on
utilisa son expérience pour réformer les coutumes locales. On
lui attribuait une loi sur l'adoption qui semble n'avoir eu
*) vojxoôIty^ç Tôjv âp^atoTaxtov (Aristot., Polit., p. 35, 5). Weissenborn,
Hellenika, p. 39 sqq.
332 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
d'cautre but que d'obtenir, par une surveillance intelligente do
l'Etat, la perpétuité des familles et la conservation de leur
avoir, maintenu autant que possible à sa valeur moyenne'. Ce
sont là des préoccupations qui rappellent les lois de Lycurgue;
et la preuve que ces règlements ne furent pas inefficaces, c'est
que, même dans les colonies, comme, par exemple, à Leucade^,
l'ancienne propriété foncière se conserva fort longtemps.
Tandis que, dans les autres Etats du Péloponnèse, l'aristo-
cratie s'appauvrissait, on trouvait moyen, à Corinthe, de main-
tenir associées la noblesse de naissance, la propriété foncière
et la richesse mobilière. Les colonies aussi, à l'exemple de la
métropole, étaient exploitées par un groupe fermé de capita-
listes. L'exemple le plus instructif en ce genre est celui d'Epi-
damne. La bourgeoisie installée là agissait comme une
société commerciale, travaillant avec un capital commun pour
le compte de l'association. Les intéressés élisaient tous les ans,
parmi les plus considérés d'entre eux, un commissaire, le
Polète^^ qui voyageait avec son personnel d'hommes libres et
d'esclaves dans les régions de l'intérieur, et pourvoyait le
marché où l'on échangeait les articles fabriqués en Grèce contre
les produits naturels de l'IUyrie. La colonie tout entière était
comme une société en commandite, constituée par des capita-
listes à privilège héréditaire qui tenaient dans leurs mains le
monopole du grand commerce.
C'était là l'ancienne politique financière et commerciale de
Corinthe, le système dont les Bacchiades avaient fourni le
modèle et tracé les grandes lignes.
Pourtant, ces Bacchiades qui, même à l'étranger, faisaient
autorité en matière de législation, se trouvèrent, à la longue,
hors d'état de garantir la constitution contre les coups de
force. Le nombre des Bacchiades de sang pur diminuait de
plus en plus, et, moins ils étaient nombreux, plus ils veillaient
•) (•l'iXo/cico'j) vrj|jioi Oetoxoi, oTtw; 6 àpiOjjLoc crtuî^Tjxat twv x).-/ifwv (AriSTOï.,
Polit., p. 57, 25). On trouve les mémos principes chez Hésiode {0pp., 376
sqq.) et dans l'inscription gravée sur le bronze de Naupacte (ÛEkonomidks,
1869. ViscHER, Rhcm. Mus., 1871, p. 38 sqq.).
*) Arist., Polit., p. 37, 30.
3) Plutarch., Quœst. gr., 29. Cf. Yischer, Kleine Schriften, T, 600. K,
CüRTius, Hermes, X, p. 219, 234.
iiisTdiuK ju-: œui.NTHK 333
d'un œil jaloux sur leurs privilèges, plus ils considéraient l'Etat
tout entier comme leur domaine, plus leur pouvoir paraissait
au peuple injuste et intolérable. Leur orgueil devint de plus en
plus blessant; leur mollesse voluptueuse les rendit mépri-
sables, et enfin, des revers au dehors, notamment une guerre
malheureuse contre Corcyre ' , contribuèrent à faire éclater l'ir-
ritation qui grondait sourdement contre les oligarques.
La révolution fut favorisée par une scission entre des
familles de la noblesse corinthienne -. Les Baccliiades, en
effet, ne se mariaient qu'entre eux, pour ne point laisser d'é-
tranger se glisser dans le cercle étroit des familles qui déte-
naient le gouvernement. De cette fac^'on, d'autres maisons,
dont la généalogie remontait également aux fondateurs de la
cité, se trouvaient privées de tout droit et exclues de toute
communauté avec la noblesse régnante. Au nombre de ces
familles, qui s'étaient retirées en murmurant dans leur isole-
ment, figuraient aussi les descendants de Mêlas \ Us avaient
établi leur résidence en dehors de la ville, dans le bourg de
Pétra, et semblaient étrangers à toute arrière-pensée d'ambi-
tion.
*) Guerre incessante entre Corinthe et Corcyre depuis l'époque de la fonda-
tion de Corcyre (Herod., III, 49). Corcyre indépendante. Bataille navale
(Thuc, I, 13). Corcyre retombe sous le joug à partir de Periandre (Muel-
LER, Corcyr., p. lo).
-) En fait de documents pour l'histoire des Cypsélides nous possédons :
1° Hérodote (V, 92; III, 48); 2° les fragments de Nicolas de Damas {Fr.
Hist. grase, III. fr. 58 sqq.); 3° ArisLote {Polit., p. 224) et Héraclide de
Pont; 4° Pausanias, Strabon et Diogène Laërce dans la vie de Périaudre.
Hérodote ei Nicolas de Damas donnent seuls des détails. Le récit d'Hérodote
a évidemment une couleur poétique : Nicolas de Damas est plus sobre, mais
il accorde aussi de l'importance aux oracles ; il explique l'élévation de
Cypsélos par la charge de polémarque qui lui aurait été confiée. Ce serait
alors une rjpavVt? èx tijjlwv, contrairement à l'opinion d'Arislote. Cf. Scur-
DRiNG, De Cypselo tyranno, p. 64. J'ai peine à l'.roire que Nicolas, pris pour
guide par Duncker et Schoemann [Gr. Alt., I'', p. 164), tout en suivant
Kphore, ait eu à sa disposition des sources plus abondantes et plus sûres, et
qu'il faille cesser de considérer Hérodote comme la source principale de
l'histoire, comme le voudrait Steinmetz, qui cherche à établir cette thèse
dans son programme : Herodot und Nie. von Z^ama^c, Lüneburg, 1861.
On reconnaît chez Nicolas une narration qui s'éloigne de la manière poétique
et qui cherche à combler, par des inductions pragmatiques, les lacunes de
quelque tradition ditférente.
^) Voy. ci-dessus, p. 323.
334 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
Aussi ne vit-on aucun inconvénient à honorer un membre
de celte famille, nommée Éétion, d'une alliance avec les Bac-
chiades. Mais cette alliance fut plutôt, en réalité, une insulte.
Car, le Bacchiade Amphiou ayant une fille qui ne pouvait pré-
tendre, à cause de sa difformité, à un mariage digne de sa
naissance, le père la donna à Eétion qui l'emmena à Pétra.
De cette union naquit un fils auquel l'oracle promit de hautes
destinées. Les oligarques effrayés cherchèrent à le faire périr;
mais Labda, la fille des Bacchiades, protégea son enfant
contre les embûches de ses proches , et Cypsélos — c'est le
nom que l'on donna à l'enfant, à cause du coffre dans lequel
l'avait caché l'amour maternel — C;y'psélos grandit loin de tous
les regards. En réalité , c'est le nom qui a donné lieu à la
légende.
Les prytanes annuels de la maison des Bacchiades s'étaient
transmis leur dignité quatre-vingt-dix fois, lorsque Cypsélos
renversa cet ordre de choses. Appuyé sur la faveur du peuple,
il se rendit maître absolu de la ville et de son territoire^ de son
armée et de sa flotte, et sut se maintenir trente ans durant *
à ce faîte de la grandeur, au milieu d'une cité maritime de
tempérament remuant.
En qualité de parent des Bacchiades, il était au courant de
la politique suivie jusque-là et s'en appropria ce qui lui parut
bon à garder. Aussi sa tyrannie ne prit-elle pas vis-à-vis du
passé une attitude aussi hostile que celle de Sicyone, et, s'il est
vrai, comme on le rapporte, qu'il n'eut pas besoin d'une garde
personnelle pour rester jusqu'à sa mort maître de Corinthe,
il est probable qu'il sut gagner à sa cause même le clan mili-
taire dorien. La dureté que ses adversaires lui reprochaient
ne peut pas avoir été une affaire de caprice. Ses sentences de
bannissement frappèrent les chefs de l'oligarchie, et, s'il est
question de ses exactions, c'est là l'ombre qui suivait partout
la mémoire des tyrans, de quelque éclat que fût environné
leur nom. En effet, la différence capitale qu'il y avait entre une
société libre et un Etat gouverné par un tyran était précisé-
2) Selon Eusèbe, Cypsélos : règne 30 ans à partir de 658 (01. XXX, 3).
Voy. MuELLER, Dorier, I, p. 166.
HISTOIRE DE CORINTHE 335
ment que, dans celle-là, les citoyens ne faisaient de sacrilices
pour la patrie que dans certains cas et volontairement, après
délibération en commun, tandis que le tyran, pour entretenir
ses troupes, subvenir aux dépenses de sa cour et exécuter les
travaux destinés à faire la gloire de son règne, imposait impi-
toyablement ceux qui possédaient.
Les dons consacrés par les Cypsélides passèrent en pro-
verbe, comme les pyramides d'Egypte. Deux de ces ex-votos,
le colosse de Zeus, en or repoussé, et le coffre de Cypsélos,
comptaient au nombre des objets les plus précieux du riche
trésor d'Olympie.
Ce fut une heureuse idée que de consacrer à Zeus Sau-
veur ce coffre dans lequel avait été caché Cypsélos enfant ,
ou plutôt, une Imitationen bois de cèdre artistement travaillé.
Ce don fut, pour ainsi dire, plongé en plein dans le courant de
la poésie légendaire , car , sur un placage délicat en ivoire
étaient représentés, en cinq rangées superposées, les princi-
paux épisodes des légendes nationales. Des hexamètres^ in-
crustés en lettres d'or, expliquaient les sujets qui formaient
ensemble un tout complet et fournissaient une occasion, saisie
avec empressement, de rattacher la nouvelle dynastie à l'âge
héroïque des Hellènes , auquel elle appartenait par ses an-
cêtres, les Minyens et les Lapithes. Cependant, on laissa tout
à fait dans l'ombre les relations personnelles des donateurs :
c'est là une pieuse réserve qui ne nous autorise pas à mettre
en doute le rapport de cet ex-voto avec l'histoire des Cypsé-
lides *.
L'envoi d'un pareil chef-d'œuvre fut un hommage recon-
naissant au dieu national du Péloponnèse ; mais les prêtres du
lieu n'étaient pas non plus insensibles à ces attentions qui re-
haussaient l'éclat du sanctuaire, et ils se montrèrent plus dis-
posés à favoriser les intérêts dynastiques du donateur. Les
prêtres de Delphes avaient été gagnés de la même manière et
avaient singulièrement facilité, en l'appuyant de leur autorité,
*) Les textes relatifs aux offrandes des Cypsélides ont été réunis par
OvERBECK {Schriftqiiellen, p. 41, 51). Le rapport entre le « cofTre de Cyp-
sélos » et les Cypsélides est révoqué en doute par Schübring, De Cypselo,
p. 28.
386 IIISTOIUE DU PKLOPONNÈSi:
riiistallation du régime nouveau à Corinthe. Un palmier d'ai-
rain, fièrement planté dans un sol couvert de grenouilles et de
serpents, annonçait à Delphes la victoire de Cypsélos qui, de
plus, avait consacré dans le même sanctuaire un Trésor corin-
thien, au nom de la cité ^
C'est dans cette cour polie du potentat de Corinthe , au
centre d'immenses relations commerciales qui ouvraient des
perspectives sur les établissements des Hellènes en Asie et en
Afrique, en Italie et en Sicile , au milieu des sages et des artis-
tes, sous l'influence de leurs exemples et de leurs préceptes,
que grandit le fils de Cypsélos, Periandre, Son âme ardente
accueillit avidement toutes ces impressions : il profita de sa
position pour amasser des connaissances d'une étendue excep-
tionnelle, et il sut si bien les marquer du sceau de sa person-
nalité qu'il acquit lui-même le renom de sage parmi les sages
de son temps. Mais, d'un autre côté, il ne put échapper aux
dangers d'une jeunesse de prince. Il n'avait pas assez appris à
respecter les droits d'autrui : aussi, à travers la distinction de
ses mœurs et la sagesse indulgente de ses idées, on vit percer
de temps à autre la fougue sauvage d'une volonté qui n'avait
jamais plié.
Lorsque Periandre prit en main, comme un héritage régu-
lièrement transmis, le pouvoir que son père avait consolidé
par un gouvernement pacifique, il avait déjà médité de longue
main, en penseur familier avec les considérations théoriques,
son rôle de souverain. En toute occasion, il fit preuve d'une
volonté réfléchie, d'une politique raisonnée. Il fut le logicien
qui réduisit la tyrannie en système, et la plupart des maximes
prudentes que l'on rappelait aux puissants dans des circons-
tances analogues étaient attribuées à Periandre.
Il vit dans le règne de son père une transition : il se crut
appelé à asseoir d'une manière durable le trône des Cypsé-
lides sur le sol glissant d'une ville maritime avide de nouveau-
tés, avec toutes les ressources de la force matérielle et de l'ha-
') Plut., Pyth. orac, 12. Conviv. Sept. Saj)., 21. Les grenouilles et
serpents symbolisenl une malveillance agressive, mais impuissante, à moins
qu'on n'y voie tout simplement — ce qui est moins probable — une allusion
au sol abondamment arrosé (Boktticher, Baumkultus . p. 420).
HISTOIRE DE CORINTIÏE 337
bileté la plus consommée. Il se sépara du peuple, pour faire
oublier l'origine de son pouvoir : derrière les hautes murailles
de son palais, d'où il pouvait surveiller sans être vu tout le
trafic du golfe et de l'isthme, il vivait entouré d'une garde dé-
vouée, dans une société d'Hellènes qu'il avait choisis à son
gré. Ils lui composaient une cour dispendieuse, et le gâtaient
par leurs flatteries complaisantes.
Le besoin d'argent, de jour en jour plus impérieux, tourna
l'esprit de Periandre vers les combinaisons financières. Il cher-
cha, par exemple, à se créer des sources intarissables de revenus
au moyen des impôts indirects. Il préleva de fortes taxes sur
les marchés et augmenta les droits perçus dans les ports. Il a
certainement contribué plus que personne à activer la circula-
tion de l'isthme, par l'installation heureusement imaginée du
diolkos ' ; il songea même sérieusement, dit-on, à creuser un
canal à travers l'isthme % de sorte que tout le trafic maritime
entre la mer Egée et la mer Ionienne aurait traversé son do-
maine et lui aurait payé, à titre de droit de transit, des som-
mes considérables. Mais, ni les marchés, ni les ports, ni les
droits de transit ne lui suffirent ; il s'attaqua aussi directe-
ment à l'avoir des citoyens et porta ses exigences despotiques
jusqu'à se faire livrer, à ce que raconte la tradition, des bijoux
de femmes •\ Si quelque chose tempérait l'odieux de sembla-
bles mesures, c'est que Periandre ne gardait pas l'argent pour
lui, mais l'employait à faire aux dieux des présents extraor-
dinaires. Libéral aux dépens d'autrui, il s'insinuait ainsi dans
les bonnes grâces des dieux et c|^ leur clergé si influent ; il
ajoutait à la renommée de la cité, occupait une quantité d'ar-
tistes et d'ouvriers, et n'en devenait que plus populaire, parce
qu'il répandait dans les classes inférieures l'argent des capita-
listes *.
Là, comme à Sicyone, les cultes non-doriens furent réha-
bilités. Les dieux des paysans furent appelés à la ville, et
1) Voy. ci-dessus, p. 324.
-j DiOG. Laert., I, 7, 7. E. Curtius, Peloponnesos, II. p. 596.
^) Ephor., fragm., 106.
*) Politique financière de Periandre (Heraglid. Pont., éd. Schneidewin,
p. 11).
338 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
héritèrent de toutes les pompes du culte dont avaient joui
jusque-là les divinités aristocratiques. Ainsi naquit à Corinthe,
au sein du culte de Bacchus, le dithyrambe; c'est ainsi que
ce chant choral entra dans la vie publique et s'organisa aux
frais de l'État, sous la direction d'Arion.
Quant à la bourgeoisie dorienne, qui subsistait encore à
Corinthe, Periandre la supprima comme un foyer d'idées
républicaines. Les hommes n'eurent plus le droit de discuter
librement lors des élections communales ; les jeunes gens
durent renoncer aux exercices joyeux où ils se formaient en
commun le corps et l'âme. Ces institutions furent supprimées
sous toute espèce de prétextes ^; la communauté dut se
dissoudre de nouveau en familles isolées ; chaque citoyen dut
ne plus s'occuper que de son foyer, et se sentir partout sous
l'œil du pouvoir. Un comité spécial de police fut chargé de
la surveillance des mœurs 'K Car la vie privée elle-même eut
ses entraves. Periandre voulut tout façonner à sa guise et
trancha sans ménagements dans le corps social. Il expulsa de
la ville nombre de familles, pour mettre la tranquillité publi-
que à l'abri des dangers qu'engendre un excès de population.
Il surveilla les métiers, punit les oisifs, restreignit le nombre
des esclaves, châtia les prodigues, et se fit rendre compte des
affaires domestiques de chacun. La tyrannie à Corinthe n'a
pas derrière elle dépassé démocratique, et c'est la raison pour
laquelle elle suit de plus près qu'ailleurs la politique de l'aris-
tocratie et de l'oligarchie.
Mais, là où Periandre déploya une prodigieuse activité, ce
fut dans l'extension des possessions maritimes de Corinthe.
Brouillée avec Argos et Sparte, sans lien avec les contrées de
l'intérieur, Corinthe était en effet obligée de se rejeter sur les
iles et les côtes. Une des préoccupations les plus sérieuses des
Cypsélides fut de remettre la main sur Corcyre et de s'en assu-
rer définitivement. Les colonies les plus importantes, telles
que Leucade, Anactorion, Ambracie, Epidamne, Apollonie,
passent pour avoir été fondées du temps des tyrans, et Periandre
*) Suppression des Spssities (Aristot., Polit., p. 224, 4).
^) La ßouX-ri devenue un comité de police (Heracl. Pont., 5, 2).
HISTOIRE DE CORINTHE 339
est même expressément désigné comme le fondateur ou le
rénovateur de quelques-unes d'entre elles. C'est lui_, à coup
sur, qui aie mieux et le plus complètement organisé dans son
ensemble l'empire colonial des Corinthiens.
Il s'inspirait en cela de diverses raisons. Il se plaça d'abord
au point de vue de l'intérêt dynastique, car les cadets de la
maison régnante furent envoyés dans les colonies. Un second
point de vue était la nécessité d'établir une certaine cohésion
entre tous ces établissements disséminés sur les côtes, depuis
le fond du golfe de Corinthe jusqu'aux portes de la mer Adria-
tique, sur un espace de plus de trois degrés de latitude en
allant vers le nord. Si l'on jette un coup-d'œil sur cette bordure
du littoral, on voit avec quelle habileté ont été distribuées les
stations qui forment, jusqu'au delà des monts Acrocérauniens,
une chaîne continue. Elles sont aménagées de telle sorte
qu'elles se protègent réciproquement et se rattachent par une
solidarité commune à la métropole, reliées qu'elles sont entre
elles par des postes à signaux et par des routes de terre et de
mer. Un moyen particulier de consolider cet empire nîaritime
était de faire coopérer la métropole et les colonies à des fonda-
tions nouvelles. On devait arriver de la sorte à fondre de plus
en plus l'un dans l'autre les divers établissements et à les
entraîner dans le mouvement d'une politique unitaire guidée
par une autorité commune. Les Corinthiens recrutèrent aussi
en dehors de leur domaine colonial proprement dit, absolu-
ment comme faisaient les Phéniciens, des associés pour leurs
entreprises de colonisation. C'est ainsi que les Dyspontiens
avaient quitté l'Elide pour aller en grande partie à Epidamne
et à Apollonie ; et, par là, la population du littoral pélopon-
nésien se trouvait gagnée aux intérêts de Corinthe. On
rapporta toujours à Periandre le mérite d'avoir fait régner la
sécurité dans la mer d'occident et d'avoir contribué au progrès
de la population de race grecque sur ses côtes. S'il était tombé
plus tôt, dit Plutarque, ni 'Apollonie, ni Anactorion, ni Leu-
cade n'auraient été habitées par des Hellènes *.
*) Plut., Ser, nutn. vind., 7, Sur les colonies de Periandre, voy. Her-
mes, X, 231. ^
340 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
Pendant quarante-quatre ans Periandre gouverna Corinthe ,
vanté au loin, en dépit de son inflexibilité, comme un modèle
d'habileté politique, et faisant sentir la puissance de sa flotte
depuis la mer Ionienne jusqu'en Thrace \ A voir la protection
intelligente qu'il accorda à toutes les nobles aspirations de la
science et de l'art, on ne saurait douter que, lui aussi, comme
homme d'Etat, il n'ait poursuivi tout d'abord un but élevé.
Il se montra dans les commencements plus indulgent, plus
aff"able que son père : il se plaisait à laisser jouer plus libre-
ment les ressorts de la société. C'est alors qu'on entendit de
sa bouche cette belle parole : qu'un prince qui voulait régner
tranquille devait s'entourer de bienveillance et d'amour, mais
non pas d'armes et de gardes du corps. Il était trop cultivé,
trop pénétré de la civilisation hellénique, pour ne pas apprécier
à leur valeur la vertu, l'amitié, tous les biens les plus précieux
de la vie humaine. Il voulait rendre les hommes heureux ;
mais il voulait le faire à sa manière, d'après sa théorie.
Voyant qu'il n'y réussissait pas, il n'eut pas assez d'empire
sur lui-même pour essayer patiemment d'une autre méthode-
Au contraire, irrité par la moindre résistance, exaspéré par
chaque déception, il voulut obtenir de force le résultat qu'il
n'avait pu atteindre par la douceur. Une mesure violente en
appelait une autre ; chaque moyen tyrannique qu'il employait
le séparait davantage de son peuple et le rendait plus sourd
aux inspirations meilleures de sa propre nature.
Periandre, dans sa vieillesse, était un homme tout différent
de celui qui était monté sur le trône des Cypsélides, environné
de si belles espérances. On attribuait ce changement à l'in-
fluence qu'avaient exercée sur lui ses relations avec d'autres
tyrans, comme Thrasybule de Milet, et leur exemple corrup-
teur-. Peut-être aussi des tentatives de rébellion et des
menaces venues du dehors avaient-elles contribué à le trans-
former chaque jour davantage en un despote soupçonneux.
Enfin, ce fut un malheur domestique qui amoncela les nuages
') Periandre domine en Thrace, Fondation de Potidée (Vischer, Gœtt.
.Gel.Anz., 1864, p. 1378).
2) Périandre et Thrasybule (Herod., loc. cit. Aristot,, Polit., p. 218,
20). Arislole fait de Périandre le conseiller de Thrasybule.
HISTOIRE DE CORINTHE 341
les plus noirs sur la tête de Periandre |Vieillissant et assombrit
son âme. Il avait pour femme la fille du tyran Proclès, Lyside
d'Épidaure, dont il s'était épris en la voyant dans le palais de
son père, un jour qu'à roccasion d'un banquet, toute char-
mante dans son léger vêtement dorien, elle vaquait aux soins
du service et versait le vin aux domestiques '. Il lui donna,
quand elle fut son épouse, le nom de Melissa.
Après lui avoir donné deux fils et une fille, Melissa mourut
subitement , et, qui voulait s'informer savait bien vite d'où
était parti le coup. Périandre sentait peser sur lui la malédic-
tion d'une conscience coupable qu'il voulut apaiser par des
pratiques superstitieuses. Il consulta l'oracle des morts sur les
bords de l'Achéron en Épire, où l'ombre de Melissa lui apparut,
et il célébra, en l'honneur de sa victime, des funérailles pom-
peuses à. l'occasion desquelles il brûla, dit-on, dans le sanc-
tuaire de Hêra, les plus beaux vêtements des feijimes de
Corinthe K
Cependant, les enfants de Melissa avaient grandi sans qu'au-
cun soupçon fût venu troubler leur candeur innocente. Les
deux fils, Cypsélos et Lycophron, ne demandaient pas mieux
que d'aller chez leur grand-père, à la cour d'Épidaure. Proclès
les attira près de lui, et, comme il les trouvait mûrs pour les
épreuves de la vie , un jour qu'il les accompagnait hors de son
palais, il leur demanda s'ils connaissaient l'assassin de leur
mère. L'aîné, d'un esprit obtus, ne fît pas attention à la ques-
tion ; mais ce simple mot s'enfonça comme un aiguillon dans
le cœur de Lycophron, le cadet. Il n'eut pas de repos qu'il ne
fût arrivé à une certitude, et alors, il se plongea avec une obs-
tination passionnée dans cette douleur, la première de sa vie,
si bien qu'il ne connut plus d'autre sentiment que le deuil de
sa mère et une horreur profonde pour son père. Periandre
trouva son fils tout changé ; il ne put lui arracher ni un salut,
*) Athen., p. 589. Fragm. Hist. Grœc, IV, 487. 0. Mueller, .Eginet.,
p. 64. Steinmetz, op. cit. p. 8. Diogène Laërce donne à Melissa le nom de
Lyside (Diog. Laert., I, 7, 1). Sa mère était Éristhénia, fille du roi arcadien
Aristocrate, que Proclès avait épousée avant la chute d'Aristocrate (Kohl-
MANN, Quœst. Messen., p. 66).
2} Herod., V, 92.
342 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
ni un regard. Dans sa colère, il le chassa de sa maison et dé-
fendit, sous des peines sévères, à tout citoyen d'ouvrir sa porte
au fils dénaturé. Bientôt on vit le disgracié, hâve et sordide,
errer çà et là sous les portiques de la riche cité, plus sembla-
ble à un mendiant en démence qu'à un prince né dans la
pourpre, au fils du grand Periandre. Alors le père eut pitié de
son fils ; comme il le croyait dompté par la misère, il alla le
trouver ; il l'invita à rentrer dans son palais ; il lui offrit tout
ce que pouvait désirer le plus riche héritier présomptif de
l'Hellade : c( il reconnaîtrait enfin, disait-il, combien il vaut
« mieux exciter l'envie que la pitié ». Il ne reçut d'autre ré-
• ponse de son fils que l'avertissement ironique « de prendre
« garde à la punition qu'il avait encourue pour avoir parlé à*
« Lycophron ! »
Il ne restait plus qu'à éloigner le rebelle. Periandre le fit
transporter dans l'île de Corcyre que les Cypsélides avaient
replacée sous la domination de Corinthe, espérant que, là,
soustrait aux impressions de la maison paternelle, il viendrait
à résipiscence. Lycophron resta là des années, comme oublié et
disparu. Mais Periandre, dans son palais désert, sentait l'in-
quiétude et l'angoisse lui monter au cœur à mesure qu'il vieil-
lissait, à mesure que se relâchait son application aux affaires.
Son fils cadet était son unique espoir ; c'est sur lui qu'il avait
compté pour le soutenir au déclin de l'âge ; il avait vu dans
la volonté tenace de son héritier un gage de durée pour sa
dynastie, et voilà que, par une fatalité déplorable, cette volonté
de fer était en révolte ; il se voyait abhorré du seul être humain
dont il eût à cœur d'être aimé, et ses projets allaient se briser
contre la résistance de celui sur la tête duquel il les avait fait
reposer.
A quoi servait à l'infortuné vieillard de faire la guerre à
Proclès, la cause première de tout le mal, et de réunir les
Etats de son beau-père, plus Egine, au territoire corinthien?
La malédiction de Melissa continuait à peser sur lui, ut le fier
potentat se résigna à réitérer ses instances auprès de son fils.
Il envoya sa fille à Corcyre. Elle dut représenter à son frère
l'abandon qui attristait la vieillesse de leur père, le péril qui
menaçait la dynastie. Prières inutiles ! Lycophron déclara qu'il
HISTOIRE DE CORINTHE 343
ne retournerait jamais à Corinthe, tant qu'il y verrait l'assas-
sin de sa mère. L'énergie de Péri andre fut brisée; il se résolut
à tout sacrifier pour ne pas voir du moins le triomphe des
ennemis de sa maison. De nouveau, une trirème aborde à Cor-
cyre. Un héraut annonce que Periandre veut abdiquer en fa-
veur de son fils, et passer le reste de ses jours à Corcyre.
• Lycophron était toujours resté, au fond du cœur, un fils de
roi. Sa volonté avait triomphé : il espérait maintenant pouvoir
honorer la mémoire de sa mère avec tous les moyens dont
disposerait un souverain de. Coi^nnthe. Il fit répondre qu'il
viendrait. Mais la malédiction attachée à cette maison n'était
pas encore satisfaite. A l'idée que Periandre, devenu chaque
année plus misanthrope , allait habiter au milieu d'eux ,
les Corcyréens se sentirent inquiets et tourmentés ; ils
voulurent à tout prix traverser son dessein; ils assassinèrent
Lycophron, et ainsi, toutes les démarches humiliantes aux-
quelles s'était résigné le tyran aboutirent à une déception.
Les Corcyréens toutefois n'échappèrent pas à sa visite; ils
virent son visage irrité lorsqu'il apparut avec sa flotte de
guerre pour venger son fils, qu'il mit l'ile à feu et à sang et
envoya les jeunes gens des plus nobles familles subir une
mutilation honteuse à la cour de Lydie ; mais, la puissance
des Cypsélides était brisée à jamais. Courbé sous le poids du
chagrin, le prince que ses poètes avaient célébré comme le
plus riche, le plus sage et le plus heureux de tous les Hellènes,
s'étendit, pour ne plus se relever, sur sa couche solitaire.
On sent, dans le récit d^Hérodote, que l'historien avait sous
les yeux, comme pour Clisthène, des documents poétiques.
Aussi voyons-nous surgir devant nous, avec le relief et l'illu-
sion de la vie, des groupes détachés d'événements particulière-
ment susceptibles d'exciter un intérêt général. Ils sont
dessinés à grands traits et ornés d'une foule de détails, tandis
qu'il n'y avait pas d'histoire occupée à retracer dans toute son
étendue l'ère des tyrans. Il n'y a pas lieu, cependant, de révo-
quer en doute le fonds de vérité historique qui subsiste en
dépit du tour poétique de la tradition, bien qu'il soit impossible
de séparer ce fonds de l'ornementation poétique. '^A la mort de
Périandre, une ligne collatérale régnait à Ambracie. Un fils
344 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
cadet de Cypsélos, nommé Gordias, avait fondé là une souve-
raineté : lelils de Gordias, Psammétichos ', accourut en toute
hâte à Corinthe pour hériter du trône de son oncle. Mais c'est
à peine s'il put conserver le pouvoir trois ans. L'influence de
Sparte fit rétablir une constitution dorienne : les familles
exilées rentrèrent. Le gouvernement des Gypsélides fut dès
lors considéré comme une suspension sacrilège de la constitu-
tion légale, et les jeunes générations apprirent à exécrer le
nom de Periandre comme celui d'un abominable despote.
Ainsi se vérifia le mot de 1^ Pythie qui, un jour que le père de
Periandre s'informait de l'avenir de sa maison , lui avait
adressé du haut de son trépied ces paroles :
Heureux est cet homme qui entre en ma demeure,
Cypsélos, fils d'Eétion, roi de l'illustre Corinthe :
Heureux, lui et ses fils, mais non les fils de ses fils.
IX
HISTOIRE DE MEGÄRE.
A l'est de Corinthe s'était formé, par suite des invasions,
l'État de Mégare ^ Là aussi, les Doriens avaient fait irruption,
et cela, sous la conduite des mêmes familles aristocratiques
qui avaient fondé Corinthe. Les Bacchiades corinthiens avaient
su maintenir ce petit pays limitrophe sous leur dépendance,
et les Mégariens, comme les périèques laconiens, étaient
tenus de prendre le deuil à la mort d'un roi hérachde 3. A la
chute de la royauté, les familles établies à Mégare réussirent à
s'affranchir de cette tutelle. Postées comme des sentinelles
1) Prellçr, Aufsätze, p. 431. Gordias paraît être le véritable nom de
son père.
*) Voy. ci-dessus, p. 141-142.
^) Mégare était une vieille cité ionienne (t'o uaXaiov "Iwvsç £Ï-/ov Tr,v yoiçœt
xaÛTT^v oi'irep xai Tr|V 'ATTixrjv. Strab., p. 392) qui fut dorisée parla suite (Herod..
V, 76. Pausan., I, 39, 5. è'9/j xoi !pwvr,v [j,ETaoa>.QVT£; Awpteîç veyovatrt). Ainsi
les Mégariens èxSsôwpîsuvTat (à la façon des Cynuriens, Herod., VH!, 73).
L'ionisme primordial des Mégariens est contesté par Wilamowitz. ap. Hermes,
IX, 324.
HISTOIRE DK MEGÄRE
34o
sur les frontières de la péninsule dorienne, entourées de voi-
sins supérieurs en force, elles ont su sauvegarder leur liberté.
Fidèles aux mœurs doriennes, elles cultivaient les exercices
propres à endurcir le corps et la gymnastique guerrière : avec
' quel succès, on le voit par l'exemple d'Orsippos, qui illustra le
nom de sa ville natale en gagnant le prix de la course aux
jeux olympiques (01. xv: 720 av. J.-C). Il est le premier de tous
les Hellènes qui descendit dans le stade complètement nu '.
C'est sous la conduite de ce même Orsippos que les Mégariens
parvinrent à reprendre leurs anciennes frontières.
Une noblesse énergique, appartenant à la race indigène,
entourée d'une milice dorienne, tenait en mains les rênes du-
gouvernement : elle possédait la ville et les riches campagnes
d'alentour, tandis que les gens du commun vivaient dispersés
dans les régions moins fertiles de la montagne et du littoral,
et ne venaient qu'aux jours de marché apporter leurs produits
dans un endroit déterminé. Les oligarques surent obvier à
l'excès de population dans ce petit pays en profitant de sa
situation favorable, à portée de deux mers, pour expédier des
essaims de colons : d'abord, ils se joignirent aux Corinthiens,
comme le prouve la Mégare sicilienne; puis, ils se tournèrent
de préférence vers l'est, s'établirent dans les eaux de Salamine
et d'Egine et, de là, suivirent les routes lointaines que les
Chalcidiens avaient ouvertes jusque vers les plages les plus
septentrionales de l'Archipel. Habitués aux détroits resserrés,
ils cherchèrent de préférence des régions maritimes de confi-
guration analogue, et montrèrent surtout une prédilection
particulière pour les côtes de la Propontide. Dès la vingt-
sixième Olympiade (674) ils s'installèrent à demeure à l'entrée
du Pont-Euxin. Ils commencèrent par le rivage asiatique, puis
ils fondèrent, à peu près en face, Byzance (6S8). La petite Mé-
gare devint une seconde Corinthe, une ville cosmopolite, dont
les citoyensétaient servis par des esclaves scythes; son port de
Nissea, un centre des plus animés, le point d'où partaient les
émigrants de la Grèce centrale pour les mers du nord. Les
1) TtpiôToç £v 'OXyjXTïîa èffte^avwôr, yu[j,voç, d'après une inscription trouvée à
Mégare (G. I. Gr., I,' p. 553).
346 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
oligarques dirigèrent ce mouvement avec beaucoup d'habileté,
car, par l'expatriation d'une population remuante, ils assu-
raient leur domination et, en même temps, ils portèrent
l'industrie du fret à Mégare et toutes les spéculations qui s'y
rattachent à un degré de prospérité peu commun.
Mais c'est là précisément ce qui devait amener leur chute ;
car ils ne pouvaient pas garder tous les bénéfices pour eux et
exploiter à eux seuls leurs concitoyens. Ils ne purent empêcher
que le peuple n'acquît avec le bien-être la conscience de ses
droits, et ne prît une part des plus vives au soulèvement,
général à cette époque, des classes inférieures contre la tutelle
oligarchique. Il y avait longtemps que les partis s'étaient for-
més et s'épiaient réciproquement lorsque Théagène poussa
les gens du peuple à un coup de main hardi, qui fit éclater la
révolution à Mégare.
L^occasion immédiate fut une contestation insignifiante. Il
s'agissait d'un pacage, situé le long du petit ruisseau de Mé-
gare. Les citoyens de vieille souche en avaient la jouissance,
sans y avoir droit, à ce que disaient leurs adversaires. Théa-
gène fit main basse sur les troupeaux, en fit abattre la plus
grande partie *, et, lorsque la noblesse lui demanda compte de
sa conduite, il se fit donner par le peuple une garde qui le mit
en état de renverser le régime aristocratique et de s'emparer
de tous les pouvoirs au nom du peuple, problablement avec
l'appui des tyrans voisins.
Il y eut aussitôt un revirement complet. Les hommes du
« Démos», qui jusque-là s'étaient tenus à distance « comme
des cerfs effarouchés », vinrent s'établir dans la ville; les
artisans étaient désormais les maîtres et triomphaient sur la
grandeur déchue des familles aristocratiques. Théagène prit à
tâche de jeter sur cette transformation politique un éclat qui
en fit le commencement d'une ère nouvelle. Au moyen d'un
long canal, il amena les sources de la montagne au cœur de la
ville, où une fontaine jaillissante orna l'agora. La ville était
1) Twv euTiopwv i:à xtv^vr) aTroa-çâÇa; Xaêwv ui^pà tov ■KOxa.[wv £7rcv£(i.ovTaç (c'est-
à-dire illégalement) Aristot., Polit.. 203, 25. Cf. Rhetor., 9, 34. La date
est déterminée par Cylon, qui s'empara de la tyrannie à Athènes avec le se-
cours de Théagène (Thucyd., I, 126).
HISTOIRE UE MÉGARE 347
devenue alors le centre du pays , dans l'acception nouvelle
du mot; les odieuses barrières qui avaient tenu séparés les
différents domaines et les différentes classes étaient tombées,
et toutes les énergies qui depuis longtemps fermentaient sous
un régime de compression purent se donner libre carrière.
ïhéagène lui-même, tout habile et résolu qu'il était, bien
qu'appuyé, selon la coutume des tyrans, sur des alliances à
l'extérieur, ne put rester maître du peuple surexcité. Après sa
chute, un parti modéré vint à bout de gouverner l'Etat, mais
pendant peu de temps ; bientôt, le timon passa de nouveau aux
mains de chefs populaires qui s'adressaient aux passions les
plus effrénées des partis.
A Mégare, la révolution avait été, dès le principe, un soulè-
vement contre les riches ; car les oligarques avaient longtemps
réuni entre leurs mains propriété foncière, bétail et capital ;
avec leur argent, ils avaient fait le métier de négociants, d'ar-
mateurs et de banquiers. Aussi le mouvement, dans ce pays,
revêtit un caractère plutôt social que politique. C'est pour cela
que les passions furent si vives, le désordre si profond, la
réconciliation si difficile.
On en vint à décréter que les capitalistes restitueraient les
intérêts qui leur av.aient été payés '. Bannissement des riches,
confiscation des propriétés, voilà les mesures violentes dont le
peuple, une fois qu'il en eut essayé, fit un usage immodéré : à
la fin, le nombre des expropriés fut si grand qu'ils formèrent,
en dehors de l'Etat, une puissance assez forte pour reconquérir
leur patrie et y accomplir une réaction à main armée. Ainsi,
la malheureuse cité se trouvait ballottée entre les passions de
partis irréconciliables et s'usait en guerres civiles interminables.
C'est au milieu de ces discordes civiles que grandit Théognis.
Nous ne le connaissons que par ses poésies, c'est-à-dire, par
les fragments peu considérables qui lui sont à bon droit attri-
bués. C'était, dans toute la force du terme, un poète de
circonstance. Jeté de sa personne au milieu des événements,
il a donné à sa joie et à sa douleur, à son amour et à sa haine,
une expression poétique. Nous avons là les effusions d'un
♦) IlaXtvToxia (Plut., Qusest. Grase, 18).
348 HISTOIRE DU PÉLOPONxNÈSE
homme de parti, passionné, violent, et merveilleusement habile
à manier sa langue. Théognis est aussi un esprit philosophi-
que. Il sait donner à ses réflexions une portée générale, un
sens moral qiii leur donne le caractère de sentences et les
imprime d'autant plus profondément dans la mémoire. Pour
qu'un poète comme celui-là, un poète qu'on ne peut comparer
qu'à Solon, ait pu se former à Mégare, pour qu'il ait réussi à
faire écouter ses élégies de ses concitoyens au milieu de cette
agitation hévreuse,pour que même l'idée lui soit venue de con-
signer l'histoire intérieure de sa patrie, l'expression de sa douleur
en présence de la^révolution qui a changé la face des choses
et sa haine contre les fauteurs de désordres, dans des poésies
d'une forme si achevée, il faut que réellement la culture intel-
lectuelle et sociale ait atteint, à l'époque, un niveau extraor-
dinairement élevé, surtout dans la société à laquelle apparte-
nait le poète aristocratique. Aussi, cette société constitue à ses
yeux une classe à part; ce sont les« gens cultivés », les « gens
comme il faut », les « meilleurs ». Jusque-là, ils avaient été
aussi les premiers ou plutôt les seuls dans l'Etat: maintenant,
tout est changé. Les gens du dehors se prélassent dans les pro-
priétés des citoyens de vieille race qui sont dépouillés de leur
patrimoine ; ils ont appris à disserter sur le droit et la loi ; la
vieille Mégare est devenue méconnaissable.
Cyrnos, la ville est toujours bien la ville, mais les habitants
sont autres.
Ceux-ci naguère ne savaient rien du droit et des lois,
Mais ils usaient des peaux de chèvre sur leurs reins,
Et, comme des cerfs, ils vivaient dehors, loin de cette ville.
Le poète, de dépit, a quitté la ville. Comme un autre Ulysse,
il a erré çà et là, sur terre et sur mer, en quête d'une nou-
velle patrie, mais il n'a pu pourtant oublier sa chère Mégare.
J'ai abordé un jour, moi que voici, à la terre de Sicile ;
J'ai visité le sol tout en vignobles de l'Eubée,
Et Sparte, la cité illustre de l'Eurotas enguirlandé de roseaux.
Tout le monde, à mon arrivée, me caressait avec empressement;
Pourtant, nulle consolation ne m'est allée au cœur de la part
de ces gens-là.
Tant il m'était impossible de préférer autre chose à ma patrie.
Il revient: il voit comment la valetaille du propriétaire d'au-
HISTOIRE DE MÉGARE 349
trefois, stupide et insouciante, mène joyeuse vie dans la ville,
et il s'écrie, dans une explosion de douleur :
Comment avez-vous le courage de chanter au son de la flùle ?
Mais, de l'agora, on voit l'étendue de la terre
Qui nous nourrissait de ses fruits, alors que, parmi les festins,
nous portions
Dans nos cheveux blonds des couronnes empourprées.
Allons, Scythe, rase ta chevelure, fais cesser la réjouissance,
Et pleure le verger parfumé que nous avons perdu !
Ce que le poète déplore le plus, c'est que l'amour de l'argent
pousse même des hommes de sa classe à nouer des relations
avec des gens du commun. Il n'en attache que plus d'impor-
tance à confirmer dans les saines doctrines ceux qui y sont
restés fidèles, surtout la jeunesse, afin que, par sa culture intel-
lectuelle et morale, elle conserve au moins une supériorité in-
trinsèque, bien que les privilèges extérieurs lui aient été ravis
par la force brutale.
Ainsi, ses poésies sont un miroir de chevalerie, dans lequel
l'esprit aristocratique trouve son expression complète ; c'est
pour cela qu'elles sont d'une si griftide importance pour l'his-
toire intime de toute cette époque , intéressantes encore par
cette particularité qu'elles ne révèlent aucun antagonisme
entre le sang dorien et le sang ionien. Les familles que- l'in-
vasion dorienne a fait arriver au pouvoir sont aussi bien de
race ionienne que la population primitive du pays, lequel était
simplement une portion détachée de l'Attique. De là aussi le
vœu d'une réconciliation, les tentatives de rapprochement sur
lesquelles le poète revient de temps à autre, avec une douceur
d'expression qui rappelle Solon :
Tranquille, comme moi, aie toujours le pied dans la voie moyenne^
Ne donnant jamais aux uns, Cyrnos, ce qui revient aux autres.
Mais, plus loin, la rage du partisan éclate de nouveau avec
une violence sauvage, et, lorsque le poète exprime le désir de
boire le sang de ses ennemis, ce mot nous donne une idée de
la passion qui doit avoir remué les masses populaires. Cette
exaspération des haines politiques amena l'atfaissement dé-
finitif de Mégare et épuisa pour toujours l'énergie de son peu-
350 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
pie; si bien que, après une période de gloire qui remplit environ
deux siècles à partir du commencement des Olympiades, elle
ne parvint plus jamais à vivre de sa vie propre et à reprendre
une attitude indépendante K
§ X
LUTTE DE SPARTE CONTRE LA TYRANNIE.
Ecrire l'histoire de la tyrannie dans le Péloponnèse est chose
impossible. Nous avons devant nous une série de faits, sur
lesquels la tradition a accumulé une foule de détails isolés ;
nous voyons se détacher en pleine lumière et ornées de cou-
leurs poétiques des scènes qui nous donnent le spectacle vivant
de la fermentation des esprits au septième siècle ; nous voyons
avec étonnement cette quantité de germes vitaux qui , sur
un espace aussi resserré que celui qu'occupent les territoires
limitrophes d'Argos, Corinthe, Sicyone, Mégare, ont donné
aux créations historiques tant de formes diverses ; nous voyons
s'épanouir sous nos yeux, avec un éclat surprenant, toute la
vie sociale des Grecs en plein développement. Nous aperce-
vons même sur quelques-unes de ces figures, comme sur celle
de Titormos ^, certains symptômes de satiété et de dégoût.
Mais la lumière qui inonde ces groupes isolés de personnages
et le milieu où ils se meuvent jaillit de sources poétiques
que l'on ne saurait regarder comme une tradition historique ;
pour d'autres régions .inexplorées de cette histoire, comme la
tyrannie à Argos, à Orchomène, à Pisa, les documents font
complètement défaut, et le lien qui relie entre eux les événe-
ments simultanés et similaires de l'histoire du Péloponnèse
se laisse plutôt deviner qu'établir sur des preuves certaines.
C'est en Argolide que le grand mouvement populaire avait
commencé à se faire jour. Phidon l'avait utilisé avec un plein
*) Les poésies de Théognis s'étendent jusqu'à l'époque des guerres médi-
ques (Steph. Byz.. s. v. Méyapa. Suidas, s. v. ©éoyviç). Cf. Nietzsche, Zur
Geschichte der Theognideischen Spruchsammlung (Rhein. Mus. XXII).
*) Voy. ci-dessus, p. 318.
LUTTE DE SPARTE CONTRE LA TYRANNIE 351
succès pour se créer une souveraineté qui sembla imprimer
une direction nouvelle à l'histoire de la péninsule tout entière.
Mais, il ne lui avait pas été possible de maintenir uni le fais-
ceau tumultueux des forces populaires qu'il avait groupées
sous sa main. Sa puissance, improvisée en un instant, s'était
écroulée aussi vite, pendant que le mouvement commencé
poursuivait sans relâche sa marche progressive.
Sur le sol bouleversé de son empire, dans les villes voisines,
qui avaient probablement profité de l'occasion pour secouer le
joug des Argiens, à Sicyone et à Corinthe, la tyrannie devint
une puissance plus stable depuis que Phidon eut mis à nu la
faiblesse de Sparte.
Les Cypsélides avaient mis sur le trône d'Ambracie une
ligne collatérale qui leur succéda à Corinthe après la mort de
Periandre. Ils étaient apparentés à la maison de Proclès à
Epidaure. Proclès, de son côté, tenait par les mêmes liens à
Aristocrate, le dynaste d'Orchomène, l'allié félon des Messé-
niens *. Théagène cherchait à fonder une tyrannie à Athènes
au profit de son gendre Gylon. Phidon lui-même avait déjà fait
cause commune avec les tyrans de Pisa. Nous avons vu plus
haut les efforts de Clisthène pour se créer de vastes relations,
dans l'intérêt de son commerce et de sa souveraineté.
A mesure que les relations commerciales et politiques
devinrent plus actives en Grèce, la tyrannie s'étendit aussi
graduellement ; et ce ne fut pas là simplement une contagion
involontaire qui s'abattit d'une ville à l'autre, à la façon d'une
épidémie, mais l'effet d'une alliance concertée entre les divers
potentats, en vue d'affermir et d'étendre le pouvoir tyranni-
que.
D'autre part, les Spartiates ne jouissaient pas, il est vrai,
d'une prééminence telle qu'elle les autorisât ou les obligeât à
contrôler la constitution des villes de la péninsule. Celles-ci
étaient, au contraire, pour leurs affaires intérieures, parfaite-
ment autonomes. Cependant, l'hégémonie entraînait, jusqu'à
un certain point, l'obligation de parer à tous les dangers qui
menaçaient le repos et la sécurité de la péninsule ainsi que
») Voy. ci-dessus, p. 247. 258.
352 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
l'intégrité de ses institutions fédérales. Cet intérêt conserva-
teur mit les Spartiates du côté des familles privilégiées,
liguées contre les mouvements démocratiques d'où sortit la
tyrannie. Les Spartiates durent voir dans cette effervescence
populaire une propagande révolutionnaire, à marche envahis-
sante, qui menaçait de ruiner le système politique dont ils
étaient les représentants.
La constitution fédérative de la péninsule, élaborée sous la
direction de Sparte, était, en etTet, inconciliable avec ces inno-
vations : car, bien que le sanctuaire national du Péloponnèse
reçût des tyrans les plus éclatants hommag^es, il n'en est pas
moins vrai qu'il ne fallait pas attendre de leur part les sei'S'ices
que l'État investi de la présidence fédérale se croyait en droit
d'exiger des États de la péninsule. Les modifications apportées
de vive force aux constitutions , l'expulsion des familles
héraclides. l'abaissement et l'humiliation des tribus doriennes,
équivalaient à un refus d'obéissance, à une hostilité ouverte à
l'égard de la capitale dorienne.
Mais, ce qui devait alarmer Sparte, ce n'était pas seulement la
dissolution progressive de la confédération péloponnésienne,
c'était surtout sa propre situation intérieure, dont l'affermisse-
ment des souverainetés tyranniques accroissait notablement
le danger. En effet, il ne manquait pas, sur toute la côte
péloponnésienne, d'éléments tout disposés à s'insurger contre
l'organisation dorienne; que dis-je! parmi ses propres
Héraclides. Sparte avait eu des princes qui suivaient la même»
ligne de conduite que Phidon. Enfin, des tyrans, notamment
ceux de Sicyone, avaient fait des efforts très sérieux pour créer
des ligues anti-spartiates : l'influence de Sparte sur la Grèce
movenne avait été anéantie par la guerre de Grisa : Delphes
avait été gagné à la cause des tyrans. Gombienil était à craindre
que le sanctuaire national du Péloponnèse ne retombât, lui
aussi, au pouvoir des t^Tans!
La tvrannie avait surgi pendant l'affaiblissement momentané
de Sparte. Elle avait gagné du terrain, parce que Sparte
n'avait pu soustraire les côtes de la péninsule aux influences
contagieuses émanées des ports doutre-mer, parce que,
paralysée longtemps par des discordes intérieures, occupée par
LÜTTE DE SPARTE CONTRE LA TYRANNIE 353
les guerres de Messénie, celle-ci avait été obligée de laisser les
régions éloignées livrées à elles-mêmes. Mais, aussitôt qu'elle
eut reconquis sa liberté d'action, la cité conservatrice jugea
que son programme politique devait être de lutter contre la
tyrannie, partout où son bras pouvait l'atteindre, de combattre
la révolution et de ramener les États dégénérés à l'ancien
ordre de choses.
Ce qui facilitait l'accomplissement de cette tâche labo-
rieuse, c'est que, généralement, la tyrannie se trouvait mal
assise sur son propre terrain et portait en elle-même des
germes de dissolution. Les Spartiates se gardèrent bien de
rien précipiter : ils eurent la prudence d'attendre que le fruit
anier de la tyrannie fût mùr et que le poids du despotisme fit
soupirer après un ordre légal. Sparte avait dans le camp de
ses ennemis un second allié; c'était l'égoïsme des tyrans eux-
mêmes, dont chacun n -avait en vue que les intérêts de sa mai-
son. Il leur était impossible, pour cette raison, de conclure une
alliance sérieuse, de former une coalition durable contre
Sparte. Ou bien ils étaient ennemis les uns des autres, comme
ceux de Corinthe et de Sicyone, ou, si réellement ils s'en-
tendaient pour combattre ensemble , leurs défections mu-
tuelles donnaient à Sparte la possibilité de les battre l'un
après l'autre.
Le premier des tyrans péloponnésiens fut aussi sans aucun
doute le plus dangereux, parce qu'il créa un empire et disputa
ouvertement l'hégémonie à Sparte. Sa défaite fut donc le plus
grand succès que Sparte ait jamais remporté sur ce terrain; la
fête qui inaugura la xxix^ olympiade (664), après une inter-
ruption anormale, fut le premier et le plus important de tous
les triomphes de Sparte. C'est que personne, parmi les succes-
seurs de Phidon, n'a suivi une politique aussi hardie et exigé
de Sparte de pareils efforts. Dans la plupart des cas, en effet,
le pouvoir leur échappa à la seconde génération ; ceux qui le
détenaient se perdirent eux-mêmes par l'arbitraire et l'absence
de dignité personnelle, si bien que, d'ordinaire, on n'eut pas
besoin d'une intervention armée pour rétablir un ordre légal
conforme aux principes doriens, mais qu'il suffît d'envoyer de
Sparte un simple citoyen sans suite, armé de pleins pouvoirs,
23
3o4 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
pour qu'à son arrivée le tyran abdiquât et que la cité reprît sa
place dans la confédération présidée par Sparte K
La lutte avec les tyrans est Fépoquc la plus glorieuse de
l'histoire de Sparte. Car, en poursuivant tranquillement Texé-
cution de leur programme politique, non seulement les Spar-
tiates ont sauvé le caractère dorien de la péninsule et leur
propre hégémonie qui en est inséparable, mais ils ont encore
préservé la nation hellénique d'une dégénérescence alarmante.
En effet, si brillant qu'ait été l'avènement de la tyrannie, si
puissamment qu'elle ait contribué à briser les entraves qui
paralysaient l'énergie populaire, à rapprocher les peuples et
les pays par des échanges plus libres, à répandre le bien-être
et l'instruction, à faire fleurir l'art, la science et l'industrie, il
ne faut pas q le tout cet éclat nous empêche d'apercevoir les
ombres du t ibleau. Il ne faut pas oublier que partout les
tyrans se firent les ennemis de la population à qui ils devaient
leur pouvoir; que, pour soutenir leur trône révolutionnaire,
ils suivirent une politique -étroitement dynastique, à qui tous
les moyens étaient bons; et que, poussés par l'instinct cosmo-
polite qui était au fond de la nature ionienne, ils s'abandon-
nèrent sans réserve à la séduction de toutes les nouveautés
exotiques.
Dans les centres commerciaux et les villes maritimes, on
voit toujours les habitudes étrangères s'introduire avec les
produits étrangers. Ainsi disparaît l'esprit étroit, borné, bour-
geois, mais aussi, le caractère" et le cachet particulier des
mœurslocales. Sous le gouvernement des tyrans, on sejetadans
le cosmopolitisme à outrance. La distinction entre Hellènes
et Barbares s'effaça de plus en plus. Le naturel, la simplicité,
la mesure, firent place à la pompe théâtrale, à la sensualité
voluptueuse et à l'étiquette des cours orientales. Les plus
nobles familles furent bannies, les hommes les plus marquants
mis à mort, les suspects retenus et surveillés à la cour, comme
'en Perse -. Une police secrète était là qui bannissait toute con-
*) Sparte détrônant les tyrans (Plut., De malign, Herod., 21),
*) C'est Aristote qui compare les mœurs des tyran? à celles des Perses :
tÔ toÙç £Tti5-o(J.oOvTaç kù (fa^/zpoliç thaï xai ôtaTpt'êetv Ttep\ Ôûpaç — xai Ta).Xa off«
TotaOTa Ilepaixà xa\ ßäpgapa Tupavvixâ èartv (Aristot., Polit., 224, 15). Cf.
E. CuRTius, lonier vor der ionischen Wanderung^ p. 55.
LUTTE DE SPARTE CONTRE LA TYRANNIE 35^
fiance et étouffait tout sentiment de dignité. Les gens du
commun, qui avaient donné le pouvoir aux tyrans pour faire
d'eux les gardiens de leurs droits, étaient ainsi tombés dans
une servitude plus intolérable que la première.
C'est à Corinthe que tous les inconvénients de la tyrannie
se manifestèrent le plus complètement. Là moins qu'ailleurs
les tyrans se firent scrupule de prendre pour modèles les
peuples d'où les Hellènes étaient habitués à tirer leurs esclaves,
et de briguer la faveur des princes étrangers. Le frère de Pé-
riandre, qui alla s'établir à Ambracie, s'appelait, comme cer-
tains princes phrygiens, Gordias; son fils reçut le nom du roi
égyptien Psamtik qui, le premier, ouvrit le bassin du Nil au
commerce grec, probablement a la suite d'une alliance de
famille entre les Cypsélides et les Pharaons de Sais'. Enfin,
Periandre n'eut pas honte de vendre à la cour de Lydie de
jeunes Hellènes destinés au métier d'eunuques-.
Si cette tendance avait triomphé, les Perses, lorsqu'ils pré-
tendirent à la suzeraineté de la Grèce, n'auraient pas rencontré
en face d'eux une résistance nationale ; ils n'auraient trouvé
qu'un peuple abâtardi et démoralisé, mené par des princes qui,
pour obtenir la reconnaissance de leur souveraineté, auraient
été tout de suite prêts à rendre hommage dans toutes les
règles au Grand-Roi, et à saluer en lui leur suzerain et protec-
teur. Il faut se bien pénétrer de cette idée pour comprendre ce
que la Grèce doit aux Spartiates.
Sparte y gagna pour elle-même, ce qui est toujours la
récompense d'une politique conséquente et énergique, une
situation de plus en plus honorée parmi les Etats de la pénin-
sule. Avec ses deux dynasties d'Hérachdes à sa tête, elle était
le sanctuaire de la légitimité incontestée, et les bornes que sa
constitution imposait à la puissance souveraine en faisaient
en même temps un modèle d'ordre légal. Son exemple produi-
sait d'autant plus d'impression que, dans les villes à régime
tyrannique, on avait plus souffert de la cruauté, de l'arbitraire
et de l'humeur despotique des tyrans.
') Cf. Letronne, Revue archéoL, 1848, p. 549. Berichte der Berlin^
Akad. d. Wiss., 1870, p. 167.
*) Herod., III, 48. Voy. ci-dessus, p. 343.
356 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
Comme le retour à rancieu ordre de choses se fit graduelle-
ment et, dans la plupart des cas, pacifiquement, on ne songea
pas à opérer, dans Tintérieur des Etats, de réactions violentes.
En elfet, ces insurrections de la race ionienne, auxquelles les
souverainetés tyranniques devaient leur origine, eurent au
moins un résultat déiinitivement acquis; c'est que. Sparte dut
renoncer pour toujours à faife rentrer la péninsule entière et
ses grandes villes maritimes dans les inflexibles entraves du
régime dorien, tel qu'on pouvait l'appliquer dans la vallée de
lEurotas, mais non dans une ville placée à portée de deux
mers comme Corinthe. La péninsule échappait définitivement
à une pareille uniformité. Il n'était pas non plus dans le carac-
tère des Doriens d'exiger plus que le nécessaire ; il leur suffi-
sait que les Etats remplissent leurs obligations fédérales. Ils
géraient les aifaires communes, fixaient le chiffre des forces
que chaque Etat devait tenir à leur disposition, le jour et
l'endroit où il devait placer ce contingent sous le commande-
ment de leurs rois. Dans les conjonctures importantes, ils con-
voquaient les députés des Etats de la péninsule pour procéder
à une délibération en commun, et là, une cité commerçante
et industrielle comme Corinthe pouvait faire valoir ses intérêts
particuliers, exposer des vues plus larges et porter sur les
circonstances un jugement plus libre. La lutte la plus vive
avait été celle dont Olympie était l'enjeu; il n'y a pas eu de
conflit plus sanglant que celui dans lequel succombèrent les
tyrans de Pisa. La fête ohmpique fut désormais entre les
mains de Sparte, et,- à côté de celle-là, il y avait encore dans le
Péloponnèse deux solennités nationales, les jeux isthmiques et
les jeux néméens. Toutes deux étaient des monuments attestant
le triomphe remporté sur les tp-ans, des souvenirs durables de
la chute des Cypsélides et des Orthagorides, et, en même
temps, un dédommagement qui compensait amplement pour
les Doriens l'intrusion de l'influence ionienne aux jeux pythi-
ques.
Ainsi Sparte, après avoir dompté la révolution, devint la
véritable capitale de la péninsule, le centre d'une confédération
dans laquelle l'ordre général se trouvait concilié, aussi bien
que possible, avec la liberté d'action de chacun des membres.
LUTTE DE SPARTE CONTRE LA TYRANXIE 357
Sans apparat extérieur, sans forteresse et sans palais, la fière
cité veillait sur les bords de l'Eurotas, visitée par des voya-
geurs venus quelquefois de loin pour voir, dans sa simple
parure, la reine des villes grecques.
Il est vrai que, si la tyrannie faisait des avances à l'étranger,
Sparte avait, en revanche, une répugnance marquée pour tout
ce qui venait du dehors, la crainte d'être infectée par la conta-
gion de vices exotiques. Mais cette tendance n'était pas encore
devenue une haine aveugle de l'étranger, ban-ant obstinément
le cliemin à toute influence du dehors. Sparte avait même
enjprunté à la Crète, à Lesbos, à Tlonie, à l'Attique, les
germes d'une culture artistique des plus fécondes. Se produi-
sait-il quelque part une forme d'art qui put trouver place dans
la vie intellectuelle de Sparte, on l'accueillait avec distinction,
et les artistes qui aspiraient à être connus de toute la nation
se faisaient voir et entendre à Sparte. Alcman de Sardes, le
contemporain de Tyrtée et de ïerpandre, se fait gloire d'ap-
partenir à Sparte, la ville riche en trépieds sacrés, où il a
appris à connaître les Muses de l'Hélicon. Mais ce bon accueil
n'était pas réservé à toutes les innovations, car rien n'était
plus contraire au caractère dorien que de suivre les variations
de la mode. Tandis qu'à la cour des tyrans la fantaisie et le
caprice donnaient le ton aux arts des Muses, les Spartiates
s'attachaient, même en ces sortes de choses, à imposer à l'ini-
tiative individuelle une mesure déterminée, une règle qui fût
en harmonie avec l'ensemble des institutions.
Lorsque Sparte eut accompli de si grandes choses sous les
yeux de la nation grecque ; lorsqu'elle se fut incorporé la Mes-
sénie, et attaché l'Arcadie par une alliance offensive et défen-
sive; lorsque la tyrannie, son antagoniste, fut abattue et
qu'Argos elle-même, réduite à une complète impuissance, eut
abdiqué toute prétention à l'hégémonie ; alors, le prestige de
la cité victorieuse dut s'étendre bien au delà des limites de la
péninsule. En effet, tout le long des côtes de la mer Egée et
de la mer Ionienne, partout où les Hellènes se sont installés,
on ne rencontre que des villes isolées, parfois réunies par des
liens assez lâches en grandes associations, qui ne pouvaient
acquérir aucune importance politique. Il est vrai que la confé-
358 HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE
dération péloponnésienne était également peu compacte et
incomplète, car l'Achaïe et Argos ne s'étaient pas rangées
sous l'hégémonie de Sparte. Mais, telle qu'elle était, elle for-
mait le plus puissant état fédéral qu'on eût vu en Grèce depuis
la dissolution de l'ancienne amphictyonie. L'isolement naturel
de la péninsule contribua à faire naître chez les habitants un
sentiment de solidarité, pendant que les Grecs du dehors
étaient habitués à considérer le Péloponnèse comme la partie
la plus centrale, la plus sure et la p^us importante, comme la
citadelle de THellade. Cette idée contribua à donner à la con-
fédération péloponnésienne et à l'Etat dirigeant un prestige
national. De leur côté, les Spartiates avaient gagné à leur
primauté une habitude des affaires intérieures et extérieures
que l'on ne rencontrait pas au même degré dans les autres
Etats. On les prenait pour arbitres et Ton venait de pays éloi-
gnés leur demander conseil et assistance.
C'est ainsi que, dès le viif siècle avant J.-C, sous le règne
d'Alcamène , le sage Spartiate Charmidas se rendit en Crète
pour remédier au désordre intérieur dont souffraient les mêmes
villes qui avaient servi de modèle à la constitution de Sparte '.
C'est ainsi que, après s'être disputé pendant de longues années
la possession de Salamine, les Athéniens et les Mégariens s'en
remirent à la décision d'une commission de cinq Spartiates';
preuve que, même dans un débat entre* un Etat ionien et un
Etat dorien, on avait confiance, des deux côtés, en la justice
et l'impartialité du chef-lieu dorien. Il y a plus : lorsque les
Platéens se virent molestés par les prétentions des Thébains
dont ils ne voulaient accepter à aucun prix la domination,
malgré leur sjinpathie naturelle pour Athènes, qui était du
même sang, ils crurent devoir s'adresser aux Spartiates et se
déclarer prêts à entrer dans la confédération ^.
Ainsi, les Spartiates prirent de plus en plus l'habitude d'avoir
voix prépondérante dans les affaires nationales. Leur État,
solide et bien charpenté, le seul dans lequel la royauté de l'âge
héroïque se fût continuée sans interruption à travers toute
»j Paus., III, 2,7.
*) 0. Mleller, Dorier, I, p. 177.
3) Herod., VI, 108.
LUTTE DE SPARTE CONTRE LA TYRANNIE 359
une période de révolutions, soutenu par un corps de citoyens
libres et armés, entouré d'une foule compacte de sujets, avait
fait ses preuves : il passait pour un État modèle, dont les
citoyens étaient tacitement reconnus pour les premiers de la
nation. On ne trouvait pas mauvais qu'ils fissent sentir la
puissance de leur bras, même au delà de l'isthme et dans la
mer Egée, lorsqu'il s'agissait d'abattre des tyrans. De cette
façon, l'hégémonie péloponnésienne devint peu à peu comme
une direction suprême de toutes les affaires de la nation hellé-
nique.
Sparte devait se maintenir dans cette situation tant qu'il n'y
aurait pas en face elle d'Etat qui se sentît son égal et qui eût
en lui-même assez de vitalité pour qu'il lui fût impossible de
se soumettre aux prétentions de Sparte. Cet antagonisme ne
pouvait venir que de la race ionienne, comme la tyrannie qui
.était, elle aussi, le résultat d'un premier effort fait par la race
ionienne pour conquérir le droit de vivre à sa guise et de
coopérer, sur le pied d'égalité, à l'évolution des destinées
nationales. Mais, avec les tyrans, l'antagonisme s'était fait
jour trop violemment et sous une forme trop révolutionnaire
pour qu'il eût pu en sortir une puissance capable de tenir
longtemps tête aux Spartiates. On pouvait compter sur un
tout autre résultat, si, loin de Sparte; en dehors de la pénin-
sule, il se formait un État qui pût se développer dans une
atmosphère saine et arriver pacifiquement à sa maturité, qui
anoblit l'heureux génie de la race ionienne en lui imposant la
discipline des lois et qui sût grouper la plénitude de ses forces
autour d'un centre. Ce rôle fut celui d'Athènes.
CHAPITRE DEUXIEME
HISTOIRE DE L'ATTIQUE
§ I. — Athènes avant Solon. — Les Pélasges. — Immigrations diverses. —
La plaine d'Athènes. — L'Altique devient ionienne. — Fusion des divers
éléments ethnologiques. — Le synœkisme de Thésée. — L'Attique asile
d'émigrants venus de toutes parts — L'État ordonné par Thésée. —
Associations et groupes issus de la famille : gentes (yivrj et phratries. —
Les groupes politiques ou tribus '^-jaxO. — Athènes capitale de TAttique.
— La royauté athénienne. — Archontes à vie. — Archontes décennaux
(753), annuels (683). — L'aristocratie athénienne. — Malaise social. —
Lois de Dracon (621). — Périls imminents. — Attentat de Cylon et meurtre
sacrilège de ses partisans.
§ II. — Solon et sa législation. — Origine et éducation de Solon, fils
d'Exécestide — Bannissement des Alcméonides. — Conquête de Salamine
(vers 60-4). — Epiménide de Crète. — Réformes religieuses et sociales.
— Réorganisation des gentes. — La première Guerre Sacrée (après 600). —
Solon législateur. — Expédients et mesures préliminaires. — Réforme des
monnaies : la Sisachthie. — Le cens civique et la distinction des classes
d'après le cens. — Proportions et données numériques. — Les droits des
citoyens. — Les autorités gouvernementales. — .\dministration et judi-
cature. — Nouveaux principes juridiques. — L'éducation et les mœurs à
Athènes. — La monnaie et le calendrier. — Archontat de Solon (594). —
Amnistie proclamée par Solon.
§111. — Athènes sors les Pisistratides. — Résultats obtenus par Solon.
— Voyages de Solon à l'étranger. — Nouveaux partis et chels de partis.
— La maison de Pisistrate. — Discordes intestines. — .Mégaclès et les
Paraliens. — Pisistrate tyran (560). — MiUiade le Cypsélide. — Solon et
Pisistrate. — Seconde tyrannie de Pisistrate (554). — Pisistrate en exil à
Érélrie (552-541). — Athènes et Mitylène. — Prise de Sigeion. — Retour
des Pisistratides : troisième tyrannie (541-527). — Politique extérieure de
Pisistrate. — Sa politique intérieure. — Sollicitude des tyrans pour la
ville et le pays. — Gouvernement des Pisistratides. — Le culte d'Athéna
et celui de Dionysos. — Fondations religieuses. — Travaux scientifiques
sous les Pisistratides. — La poésie lyrique et le drame à Athènes. —
Lasos d'Hermione et Onomacrite. — .Mort de Pisistrate (527). — Assas-
sinat d'Hipparque (514). — Tyrannie d'Hippias. — Combats livrés aux
tyrans. — Retraite d'Hippias.
S IV. — Clisthène et ses réformes. — Isagoras et Clisthène. — Clisthène
chef du parti populaire. — Politique de Chsthène. — Réformes de Clisthène.
— Les nouvelles tribus. — Le conseil des Cinq-Cents. — Le tirage au
sort substitué à l'élection. — Nouveaux citoyens admis dans la cité. —
Première application de l'ostracisme. — Archontat d' Isagoras. — Retour
ATHÈNES AVANT SOLON 361
de Clisthène. — Complications extérieures. — Thèbes et Athènes. —
Coalition générale contre Athènes. — Ambassade athénienne à Sardes.
— Condamnation de Clisthène. — Cléomène à Eleusis (507). — Victoires
remportées sur Thèbes et Chalcis. — Succès des Athéniens. — Hippias
à Sparte (vers 505). — La cité démocratique. — Développement d'Athènes.
— Rétablissement de la constitution. — Essor de la puissance athénienne.
— Athènes et Sparte. — Rn'.e modérateur de Corinthe.
§1
ATHÈNES AVANT SOLON.
L'Attique n'est pas un pays qui put exciter la convoitise des
peuplades belliqueuses en quête d'aventures. Elle n'a ni bassin
fluvial comme la Thessalie, ni dépressions abondamment
arrosées comme la Béotie, ni longues plaines riveraines de la
mer comme TElide. C'est une presqu'île rocheuse, séparée
du continent par des montagnes impraticables, et projetée si
avant dans la mer orientale qu'elle se trouve en dehors du
chemin suivi par les peuples dans leur marche du nord au sud.
De là vient que ces invasions, dont toute l'Hellade fut
ébranlée, passèrent devant l'Attique sans y entrer, et c'est
pour cette raison aussi que l'histoire de l'Attique n'a pas de
sections aussi tranchées que celle du Péloponnèse; elle est
plus d'un seul jet ; elle prend son point de départ dans le pays
même et se développe ensuite d'une manière continue, tou-
jours dans le même sens.
A ce point de vue, l'Attique était dans la même situation que
FArcadie; c'était le séjour d'une population pélasgique qui
n'avait jamais été ni expulsée par une force étrangère, ni
contrainte à accepter dans son sein des intrus de race diffé-
rente, assez nombreux pour la dominer. x\.ussi, le Zeus pélas-
gique y resta en possession de toutes ses prérogatives, et les
plus anciennes fêtes nationales, célébrées en son honneur dans
les simples bourgades de la contrée,, sont restées en tout
temps les plus saintes des solennités religieuses. Mais, d'autre
part, l'Attique était prédestinée à recevoir des immigrants
venus par mer. Le pays tout entier n'est qu'une presqu'île et
362 HISTOIRE DE l'atTIQUE
il appartient tout à fait par son climat à l'Archipel. Le conti-
nent proprement dit finit à la chaîne de montagnes qui sépare
l'Attique de la Béotie. Les monts de J'Attique sont, au même
titre que l'Eubée, partie intégrante du grand système orogra-
phique qui, fractionné en groupes d'iles, forme l'iVrchipel et,
plus loin, atteint le rivage de T Asie-Mineure. Ainsi, l'Atti-
que, de par sa nature même, est une portion du monde insu-
laire et est appelée à le mettre en rapport avec le continent.
Ses côtes, amplement développées, sont riches en ports et,
grâce à la profondeur de l'eau, abordables en tous lieux;
c'est vers la mer aussi que sont tournées les plaines les
plus fertiles de la région.
Les premières visites qui vinrent rompre l'uniformité de la
vie des indigènes, à l'époque pélasgique, furent celles des
Phéniciens. Les nouveaux venus implantèrent sur le littoral
le culte d'Aphrodite et celui du Melkart tyrien. Nous retrou-
vons leurs traces dans la baie de Marathon, et surtout dans le
golfe de Salamine. Cette île, située à portée de trois plaines
fertiles — la plaine de Mégare, celle d'Eleusis et celle d'Athènes
— était une station excellente, et les Phéniciens n'en pouvaient
souhaiter de meilleure. Ils ouvrirent là un marché destiné à
des échanges pacifiques avec les indigènes et ils l'appelèrent
Salamis, 1'« île de la Paix. » Sur le promontoire qui fait face
à l'île, du côté du continent, ils bâtirent un sanctuaire d'Hé-
raclès.
Puis vinrent d'autres races habituées à la mer, qui s'instal-
lèrent à côté des Phéniciens : ainsi, les Dardaniens ', auxquels
devait son nomlaTroie placée à côté de l'Héracléion. C'est, en
effet, dans ce coin de la mer de Salamine que nous trouvons
■ la première école de matelots et les premiers essais d'orga-
nisation poHtique. C'est là, le fait est attesté, qu'a été
établie la plus ancienne station maritime, là aussi que les can-
tons d'alentour ont formé leur plus ancienne association. Il
y vint des Minyens, des Thraces, des Cariens et des Lélèges ;
ces aventuriers apportèrent avec eux les cultes d'Artémis, de
Poseidon et de Démêler. Sur la côte orientale [Paraiia)^ qui
'} Voy. ci-dessus, p. 89.
ATHENES AVANT SOLON
363
est d'un plus facile accès, s'installèrent des marins crétois,
ioniens et lyciens *. Une série de stations mises sous le pa-
tronage d'Apollon - atteste leur présence et leur action. Des
points les plus divers du littoral, tous ces éléments étrangers
pénétrèrent ensuite dans l'intérieur du pays ; il se fit dans la
population un mélange, et on peut bien regarder comme une
preuve de la diversité des parties composantes ainsi rappro-
chées le fait que, en Attique, il y avait des bourgs tout à fait
voisins qui n'avaient pas entre eux le droit d'épigamie, autre-
ment dit, la faculté de contracter des mariages réguliers. Les
villages restèrent ainsi livrés à eux-mêmes, vivant côte à côte
et réunis par des sacrifices religieux offerts en commun par
les voisins, jusqu'à ce que dos familles marquantes eussent
réussi à prendre de l'autorité et à fortifier certains points fa-
vorablement situés qui devinrent des châteaux de princes et
dont chacun forma le centre d'une division régionale.
L'époque où le pays subit cette première transformation
portait, dans la tradition antique, le nom de Cécrops. Elle
forme la transition entre le régime du canton ou du village et
l'État. L' Attique apparaît depuis lors comme un pays à douze
châteaux ; dans chacune de ces résidences habite un chef ou
roi, qui a ses domaines, son entourage et ses sujets. Chaque
douzième constitue un Etat indépendant, qui a sa maison com-
mune et son foyer à lui 3. Dans ces conditions, si le pays de-
vait arriver à constituer un ensemble, il fallait que quelqu'une
des douze villes, favorisée par une situation particulièrement
avantageuse, en devint le centre. Or, il y avait une ville évi-.
1) Sur les établissements disséminés le long du littoral de l'Attique, cf.
le texte {Text der sieben Karten z. Top. Ath.) dont j'ai accompagné les
sept caries d'Athènes publiées à Gotha (1868).
-) Sur le culte d'Apollon en ces lieux, voy. 0. Mueller, Dorier, I, 230.
MiLCHHOEFER, Attischer ApoUo, p. 15 sq<\.
3) Avant le synœkisme opéré par Thésée, l'Attique était composée de tiôlzi^
(Thucyd.t II, 15. Plut., Thés., 24), c'est-à-dire, de douze villes, d'après
Strabon, qui puise dans Philochore (Strab. p. 397. Suidas, s. v. sTraxpca).
L'existence des douze villes attiques est contestée par Haase , Bursian
{Oeogr. Griech., I, 262), Philippi [Beitrsege, p. 268), mais je ne puis me
rallier à l'opinion de ces savants. Il me paraît impossible, notamment, d'é-
carter la liste de villes donnée par Strabon en disant qu'elle a été dressée
uniquement pour expliquer le xatà uoXei; de Thucydide.
364 HISTOIRE DE l'aTTIQUE.
demment prédestinée à ce rôle, c'est celle qui était assise dans
la plaine du Céphise.
Cette plaine s'étend au sud du Parnès, un rameau du Cithé-
ron, qui forme du côté de la Béotie la limite du pays et qui
en écarte les miasmes exhalés par les marécages du lac Copaïs.
Au nord-est se dresse le massif du Pentélique, sur les flancs
duquel passent les routes qui mènent vers la mer d'Eubée ; à
Fest, l'Hymette, qui est comme un riche herbier, et, à l'ouest,
les collines plus basses de FiEgialéos formant clôture du côté
d'Eleusis. Les montagnes du nord sont les plus considérables,
et c'est dans leur sein que se rassemblent les sources du Cé-
phise qui, de là, s'élance à travers une plaine large et couverte
d'une forte couche de terre.
Fermée en arrière et sur les côtés par des montagnes, acces-
sible seulement par des passages faciles à défendre, la plaine
s'incline g'raduellement et d'une pente uniforme vers le sud,
s'ouvrant ainsi au vent de mer qui apporte aux habitants une
température douce en hiver et, en saison d'été, une agréable
fraîcheur. La plage, basse et plate, n'aurait pas de port si un
amas de rochers contigu à la côte n'était devenu, parle fait
des atterrissements, une presqu'île. C'est là la perle du pays,
le Pirée, une presqu'île projetée en pleine mer, qui forme
plusieurs rades et anses 'parfaitement abritées.
La plaine du Céphise n'est pas seulement la plus spacieuse
et la plus fertile de tout le pays, celle qui se prête le mieux au
commerce do terre et de mer, celle qui occupe la position la
plus centrale — le lit du Céphise se trouvant juste au milieu
de la distance qui sépare la mer orientale de la frontière méga-
rienne ; — c'est encore la région qui offrait l'endroit le plus
convenable pour y fonder une cité. Au beau milieu de la plaine,
à moitié chemin entre l'Hymette et les collines de l'ouest, on
rencontre un groupe de monticules calcaires et, parmi eux, un
bloc isolé, énorme, qui, sauf du côté de l'ouest où un étroit
passage le rend accessible, se trouve circonscrit dans tentes les
directions par des parois tombant à pic, aplani sur toute la
larg^eur de sa surface supérieure où il y avait place pour les
sanctuaires des dieux nationaux et les demeures des seigneurs
du pays. On eût dit que la nature l'avait placé là pour dominer
ATHÈNES AVANT SüLON 365
la contrée et pour être le centre de son histoire. C'est là l'acro-
pole d'Atliènes ; c'est, des douze châteaux-forts de l'Attique,
celui qui portait de préférence le nom du roiCécrops.
Ce rocher reçut une consécration toute spéciale des sanc-
tuaires qui, par la suite des temps, se groupèrent sur son som-
met. Zeus qui, partout où l'on bâtit une ville, descend du haut
des montagnes pour prendre sa place au milieu des hommes,
fut, là aussi, le premier, le plus ancien patron de la cité. A ses
côtés vient trôner Poseidon, qui fait jaillir. une source des en-
trailles du rocher. Une troisième divinité s'adjoint au groupe;
c'est Athêna, la déesse guerrière, que vénèrent et qu'ac-
compagnent des familles belliqueuses, mais qui est aussi la
protectrice de l'agriculture, de Tapiculture et de tous les arts
de la paix. A côté du trident de Poseidon, elle plante en terre
sa lance qui s'épanouit en olivier, l'arbre nourricier du pays.
Ce n'est pas sans lutte qu'elle conserve sa place. Halirrho-
thios, fils du dieu des mers, met la cognée à la racine de
l'arbre, et les serviteurs de Poseidon, les Eumolpides d'Eleusis,
font à Athènes une guerre meurtrière, jusqu'à ce qu'enfin la
lutte se termine par une transaction entre les cultes. En vertu
de ce pacte, la race d'Erechthée réunit en ses mains les sacer-
doces des divinités ennemies qui, désormais, sont adorées sur
le pied d'égalité. Zeus conserve bien, à la façon des souverains
de branche aînée, le titre et la fonction honorifique de Polieus
ou protecteur de la cité; mais, grâce à l'olivier, Athêna est la
Polias proprement dite, la véritable patronne du château et de
la contrée, celle qui donne son nom aux enfants du pays. On
la vénérait sous la forme de l'olivier longtemps avant que son
image ne fut enfermée entre les murs d'un temple. A mesure
que les rejetons de l'arbre béni se propagent dans la plaine,
le vin, les figues et le miel cèdent la place à l'huile, dont la
récolte devient la base de la prospérité de l'Attique. Erichtho-
nios, le génie à figure de serpent, le nourrisson, de la déesse,
est le symbole de l'inépuisable abondance qu'elle a octroyée à
la contrée. C'est là la seconde période de l'enfance de l'Attique,
') Sur les droits antérieurs de Poseidon et sa lutte avec Athêna, voy.
AroLLOD., III, 14, 1.
366 HISTOIRE DE L ATTIQUE •
telle qu'elle nous apparaît dans l'histoire des cultes : Cécropia
est devenue Athènes, et les Cécropides se sont transformés en
Erechthides ou Athéniens.
Athènes est la première ville, mais non la capitale, du pays.
A Tépoque, toute l'énergie de la population n'était pas encore
concentrée dans ce centre en voie de formation. On rencon-
trait encore, vivant en groupe isolé au nord-est de la contrée,
les familles venues de Tlonie qui avaient fondé en face de
l'Eubée la Tétrapole, autrement dit, les Quatre-Yilles de Ma-
rathon. En dépit de leurs affinités avec la population indigène,
elles ont cependant gardé le caractère distinctif de leur race et
les institutions politiques et religieuses qui lui sont propres :
elles adorent comme leur dieu national Apollon, qu'elles ap-
pellent, en tant que père d'Ion, du nom de Xuthos.
Les habitants de la Tétrapole jouent un rôle dans l'histoire
de l'Attique en ce sens qu'ils passent pour avoir défendu, dans
une guerre contre les champions de Chalcis, des hommes
bardés d'airain, les frontières du pays attique. Yoilà com-
ment la légende fait d'Ion le sauveur de l'Attique et motive du
même coup son élévation au trône à la place des Erechthides.
Mais, au moment où il prend possession du pouvoir, ce clan
belliqueux n'a plus l'air d'être un peuple exotique ; l'on ne sent
pas de main étrangère qui dérange, par une violence brutale,
le développement du génie indigène. Ion lui-même pouvait être
considéré comme un enfant du pays : sa victoire n'a pas eu
pour conséquence l'asservissement d'une partie de la popu-
lation, comme cela est arrivé en Thessalie et à Lacédémone,
où l'oppression a semé les germes d'une incurable discorde
intérieure. Au contraire, il triomphait par la puissance béni-
gne qu'il devait à une civilisation supérieure et à la religion
apoUinienne. C'est Ion qui fait part aux Athéniens des ensei-
gnements de cette religion, et toutes les familles issues de lui
se reconnaissent à ce signe caractéristique qu'elles honorent
Apollon comme le dieu de leurs pères, la divinité adorée en
commun par toute leur parenté. Ainsi se produit une trans-
formation de la cité et de la contrée, transformation dont on
retrouve encore des traces isolées.
A Athènes, les familles ioniennes s'étaient installées de
ATHENES AVANT SOLON
36^
préférence sur les bords de l'Ilissos; c'est là qu'elles avaient
fondé leurs sanctuaires d'Apollon, tandis que l'acropole était
réservée, comme par le passé, aux anciennes familles et à
leurs divinités. Il y eut ainsi, durant un certain temps, comme
deux colonies contiguës, jusqu'à ce qu'enfin la résistance
malveillante opposée par les premiers occupants fût surmon-
tée. L'étranger Ion obtient droit de cité à Athènes en qualité
de fils de Creuse, la fille d'Érechthée, et l'on attribue à Apol-
lon un sanctuaire au bord de l'acropole, dans la grotte même
où il avait, dit-on, témoigné son amour à la fille du roi. Ainsi
s'accomplit à Athènes l'association des Ioniens et des Erech-
thides : les deux groupes voisins s'unissent pour former une
cité commune qui devient de jour en jour plus populeuse
et entoure le pied de l'acropole. Les familles ioniennes s'em-
parent du pouvoir à Athènes et cherchent bientôt à donner au
pays tout entier une unité plus compacte.
Mais, pour que la ligue des douze villes devînt un Etat, il
.fallait que onze d'entre elles fissent le sacrifice de leur indépen-'
dance et consentissent à s'incliner devant la ville bâtie dans la
grande plaine. C'est ce à quoi répugnaient les districts qui
s'étaient le plus spontanément organisés en sociétés particu-
lières, et qui étaient dirigés par des familles énergiques de
prêtres ou de guerriers '. Il faut citer en première ligne Eleusis,
la seconde des grands plaines du pays, le siège archaïque du
culte de Poseidon et de Démêler, localité qui, même plus tard,
a conservé une certaine indépendance et le rang d'une ville :
puis, les habitants des gorges abruptes de Pallène, au pied du
Brilessos, où Pallas Athêné avait un culte de date très an-
cienne. Mais les Athéniens viennent à bout des Pallantides, en
dépit des rochers qu'ils lancent ^ ; ils obhgent Eleusis à recon-
naître leur suzeraineté ; ils brisent la résistance qui leur est
opposée isolément dans les divers cantons. Les gouvernements
particuliers sont supprimés, les familles marquantes trans-
portées à Athènes avec leurs cultes ; le pays tout entier est
réuni dans une seule cité. Les Athéniens considéraient à bon
') L'ionisation de l'Atlique ne s'accomplit pas sans résistance opposée au
ôe<77t6roç Ï7nfi).uç xa\ |évoç (Plut., Thés,, 32). Cf. Herod., VIII, 44;
«) Plut.j Thés., 13.
368 HISTOlJUi DE l'aTÏIOUE
droit cette réunion des douze villes comme Tévénement le plus
important de leur histoire primordiale, comme le début de leur
existence politique proprement dite. Ce grand acte fut accompli
au nom de la divinité qui était depuis longtemps reconnue pour
la patronne du pays. La fête d'Athêna célébrée dans la capitale
devint la fête du corps politique tout entier, la fête des Pana-
thénées; le temps des luttes sanglantes fut oublié, et la nouvelle
solennité, à laquelle étaient conviées et la ville et la campagne,
fut pour toujours associée à un sacrifice en l'honneur de la
déesse de la paix *.
On rapportait à Thésée l'initiative de cette heureuse et
féconde réunion, du «. synœkisme. » On l'honorait à ce titre,
et c'est lui qui a donné le branle à la troisième période ou
période ionienne.
L'Attique a fait, à ce moment, le pas décisif que nulle
fraction du peuple ionien, dans quelque autre pays que ce soit,
n'a réussi à franchir avec le même succès. C'est alors seule-
ment, une fois le pays pacifié, doté d'une capitale où affluaient
toutes les forces vivifiantes, unifié par la fusion des familles*
d'origine diverse en un même corps, c'est alors que commença
une histoire attique, que naquit un peuple attique destiné à
jouir pleinement des dons prodigués par la nature à ce coin de
terre.
Ce n'est pas que le sol fût d'une fertilité exubérante et tel
que le paresseux même y put vivre à l'aise. Il était, au con-
traire, pierreux, sec, propre tout au plus, sauf de rares excep-
tions, à la culture de l'orge, exigeant partout, sur les talus
des roches calcaires comme dansles dépressions marécageuses,
du travail et des soins régulièreïnent continués. Mais le travail
ne restait pas sans récompense. Les fruits des arbres et les
produits des jardins avaient une saveur et une délicatesse par-
ticulière ; les plantes des montagnes n'avaient nulle part plus
de parfum que sur IHymette; la mer était riche en poissons.
Les montagnes ne contribuent pas seulement par leurs belles
lignes à donner à toute la contrée une certaine noblesse d'aspect ;
') BoECKH, Staatshanshaltuhy der Athener, II, 131. La date de FLnslitu-
tion du sacrifice n'est pas sûre. Voy. Schoemann, Griech. Alterth., IP,
467.
ATHÈNES AVANT SOLON 369
on trouvait encore dans leurs entrailles d'excellente pierre de
taille en quantité et du minerai d'argent; des parties basses
on extrayait de l'argile de première qualité. Tous les arts et
toutes les industries avaient leurs matières premières à portée.
Enfin , il faut ajouter à tant d'avantages ce que les anciens
regardaient comme une faveur toute spéciale du ciel, une atmos-
phère sèche et limpide qui était on ne peut plus propre à main-
tenir le corps en bonne santé, à aiguiser les sens, à faire naître
dans l'âme des idées riantes, à éveiller et à stimuler les forces
.de l'intelligence ',
Lorsque commencèrent les migrations qui ébranlèrent tout
le continent, de la Macédoine à la pointe méridionale de la
Morée, l'Attique seule ne fut pas submergée par le flot; mais,
sans être envahie par des masses compactes, elle accueillit çà
et là de petits groupes d'étrangers qui accrurent d'autant sa
population. Elle avait, de cette façon, tous les avantages
qu'elle tirait de l'excitation reçue et des forces acquises, sans
les inconvénients des révolutions violentes. Elle put s'assimiler
peu à peu les éléments nouveaux, et ceux-ci se fondirent
insensiblement dans la race indigène qui ne cessa pas un
instant de se sentir inséparable de son sol natal. C'est pour
cela que bien des usages archaïques et surannés se sont
conservés précisément chez les Athéniens plus longtemps que
partout ailleurs ; par exemple, la forme des Hermès, legs des
Pélasges primitifs '.
Les immigrants qui vinrent prendre place parmi les citoyens
de l'Attique appartenaient à l'espèce des bannis, victimes des
discordes civiles; c'étaient par conséquent, pour la plupart,
des familles de marque qui non-seulement accrurent le chiffre
de la population, mais fournirent à la culture intellectuelle
de l'Attique des matériaux de toute nature. Ainsi, il vint de
la Béotie des Minyens^; du même pays, des Tyrrhéniens* et
') Sur le sol et le climat d'Athènes {Bodcn und Klima von Athen),
voy. Monatsbericht der K. Akad. d, 'Wissensch., Jul, 1877.
2) Herod., 1,30 :II, 51.
3) 0. MüELLER, Orchomenos und die Mintjer, p. 391. E. Curtius, De
portubus Athenarum, p. 21.
*) 0. MuELLER, Orchomenos, p. 439. *
24
370 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
la tribu des Géphyréens, qui apportèrent avec eux le culte de
« Demeter achéenne » et l'écriture alphabétique *. Du Pélo-
ponnèse arrivèrent des Ioniens qui cédaient la place aux
Doriens; des cantons entiers, comme Sphettos et Anaphlyste,
furent peuplés par des gens de Trœzène ^ De l'ile d'Egine
accoururent en fugitifs les yEacides, d'où est sortie la famille
de Miltiade ^. Enfin, laMessénie, foulée par l'invasion, fournit
tout une série de familles qui, par leur énergie, par leurs
aptitudes intellectuelles et par les cultes qu'elles propagèrent,
s'acquirent une renommée incomparable. Le culte des
« Grandes Déesses »(Demeter et Cora), qui, comme les autres
cultes de l'âge pélasgique, avait été violemment supprimé par
les Doriens, dut à la propagande des Caucones de nouveaux
adhérents et refleurit de plus belle dans les Mystères d'Eleu-
sis ^ Or, les Caucones étaient originaires de Messénie, Aux
familles expulsées de Messénie appartenaient aussi'les Médon-
tides, les Paeonides et les Alcméonides; c'étaient les descen-
dants des rois de Pylos, de Nélée et de Nestor; c'étaient des
familles habituées à commander et qui surent, même dans
leur nouvelle patrie, se mettre hors de pair.
Le Péloponnèse subit alors une perte irréparable, et ce
capital de force vive enrichit Athènes ; car, la mobilité parti-
culière et les aptitudes multiples du génie athénien ont pour
cause principale la diversité des familles qui vinrent, l'une
après l'autre, s'installer dans le pays. Alors commença à
s'accuser en Attique le contraste, qui fut plus tard de si grande
conséquence, entre la noblesse « autochthone » ou indigène
et les familles moins anciennes amenées par l'immigration ^
Ces dernières furent désormais, dans l'histoire de l' Attique,
1) Herod., V, 58, Sur les Phéniciens, Cadméones et Géphyréens, voy.
ci-dessus, p, 104-105.
S) Pausan., II, 30, 9.
3) Herod,, VI, 35.
♦) Pausan., IV, 1, 5. IV, 27, 7. H, Sauppe, Mysterieninschrift von
Andania (Abhandl, der Gœtting. Ges. der Wiss. 1869, p. 219).
S) Sur ces deux noblesses, voy. K. F. Herma.\.\, Alkmaeoniden und Exir
patriden (Zeitschr. f, Alterthumswissenschaft, 1848), P, Besse, Eupatriden,
Culm, 1859. Eupatrides, dans le sens restreint du mot, signifie auto-
chthones {E\f!za.T: pis a.1. 'Attixoc, aOxôxOove; "EUrjVe;, MoERIS, S. V,). Cf.
H, Saui*pe, ap. Verband], d, neunten Philologenversammlung, 1846, p. 43
ATHÈNES AVANT SOLON 371
rélément moteur ; elles prirent la direction du développement
ultérieur. Le Nélide Mélanthos monta, après les Érechthides,
sur le trône de FAttique \ et, si nous jetons un coup d'oeil sur
le cours de Thistoire, à partir de ce moment, il suffit de citer
quelques noms de personnages apparentés, par leur descen-
dance maternelle ou paternelle, à la noblesse messénienne
pour apprécier aussitôt la valeur du trésor d'énergie intellec-
tuelle que les Péloponnésiens mis en fuite par l'invasion
dorienne ont apporté aux Athéniens.
L'hospitalité a été avec raison signalée, dès l'antiquité,
comme un traitde caractère du peuple athénien 2, et quantité de
noms de lieux en Attique y font allusion. Cette vertu a été
amplement récompensée. C'est l'accueil hospitalier fait aux
familles fugitives qui a fondé la grandeur d'Athènes. C'est par
là que la ville s'est approprié une multitude de ferments géné-
reux ; c'est de cette époque que date la souple variété du génie
attique, son large horizon, l'activité infatigable qui le tient
en éveil, toujours prêt à pousser au progrès intellectuel. L'At-
tique put ainsi réunir les avantages d'un développement
régulier sur son propre fonds avec les plus fécondes excita-
tions du dehors, les avantages d'un pays colonisé avec ceux
d'une région où la population est assise de longue date.
Les révolutions violentes par lesquelles ont dû passer les
autres Etats avant de prendre leur forme définitive ont été
épargnées aux Athéniens; c'est pour cela qu'il leur a été
donné d'arriver, avant tous les autres pays, à une organisa-
tion stable, de réaliser plus tôt qu'ailleurs l'État hellénique,
c'est-à-dire, une société où tout le monde cessait de porter
des armes ^ où la tranquillité publique était garantie par la
communauté, une société dont les membres pouvaient sans
danger vaquer à leurs affaires. Les occupations des citoyens
étaient, dès l'origine, des plus variées, etil ne pouvait en être
') Accueil fait aux Nélides : voy. Vischer, Alkmseoniden, p. 9 (Kleine
Schriften, I, 391).
2) Une ancienne loi ordonnait d'accueillir en Attique tous les étrangers
d'origine hellénique (v6[aoç ô' r)v èv 'Aôi^vrjai ïlvou; eldôéxeaôat xoù; ßouXo[i.£vouc
Twv 'EXXrjvwv. Suidas, s. v. IleptôotSai).
^} Thugyd., I, 6.
372 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
autrement dans un pays qui, moitié continent, moitié île, se
trouvait, par surcroît, placé au milieu del'Hellade. En effet,
les Athéniens surent heureusement mener de front, dès les
temps les plus reculés, l'agriculture et le commerce maritime.
Ils avaient à la fois la ténacité patiente qu'exige la vie du
paysan et l'esprit entreprenant du marchand, l'attachement
aux coutumes locales et des connaissances étendues dont ils
usaient à propos.
Ainsi donc, à l'époque que les anciens désignaient par le
nom de Thésée, l'Attique a reçu toutes les règles fondamen-
tales de sa vie politique et sociale. Elle est indépendante de
toute sujétion au dehors, depuis qu'elle s'est soustraite aux
prétentions delà Crète, la souveraine de l'archipel. Au dedans,
elle s'est heureusement débarrassée des séparations artificiel-
les élevées par sa constitution cantonale. Il n'y a plus là
maintenant qu'une cité et qu'un peuple.
La population est divisée en trois ordres: les Eupatrides ou
« gens de bonne naissance »; les Géomores ou « cultivateurs; »
les Démiurges ou « artisans '. » Les premiers forment à eux
seuls l'Etat, dans le sens strict du mot. Mais eux non plus ne
forment pas une masse homogène : il y a, parmi eux, les
anciennes gentes (les Eupatrides proprement dits), et les mai-
sons plus nouvelles. La distinction des unes aux autres ne
s'est jamais effacée, et les changements de dynastie suffi-
sent pour attester qu'il y a eu lutte entre elles. La première
condition de la paix intérieure, c'était donc que ces gentes
fussent d'accord entre elles et que les cultes particuliers à cha-
que maison devinssent communs et publics, car cet arrange-
ment garantissait aux membres des divers groupes de familles
l'honneur du sacerdoce héréditaire, la possession incontestée
de leurs privilèges et une prééminence durable au sein de
l'Etat. Ainsi, tribus et gentes se fondirent ensemble en faisant
entrer leurs dieux dans la religion de la cité ; les fiers Bouta-
des se plièrent au service de l'Apollon ionien et acceptèrent
son système politique, comme auparavant les Eumolpides
avaient rendu hommage à Athêna.
•) Eùitaipîoai, Feoifiopot, Ayiiito'jpyot (Plutarch., Thés., 24)*
ATHÈNES AVANT SOLON 373
Chaque gens embrassait un groupe de familles qui faisaient
remonter leur origine à un ancêtre commun et qui s'étaient
jadis réunies en un clan. Ce qui les tenait unies, c'était le
culte commun du patron divin et du fondateur héroïque du
groupe : tous les membres étaient liés ensemble par l'obliga-
tion de venger le meurtre de l'un d'entre eux, par la commu-
nauté de sépulture et par un droit d'hérédité réciproque. Cha-
que gens avait un lieu de réunion commun, un foyer religieux
commun ; la ^/e^z^ était une grande maison avec un patrimoine
dont aucune volonté particulière ne pouvait aliéner la moin-
dre parcelle, une communauté fermée par des barrières étroi-
tes et sacrées.
Les gentes^ à leur tour, s'unirent pour former des corpora-
tions plus larges, que l'on désignait par le nom àe, phratries ou
« confréries *. » Les phratries étaient des associations de trente
gentes chacune ; elles avaient également leur culte commun,
et leurs membres se trouvaient substitués dans les droits et les
devoirs des gentiles^ lorsque pas un de ces derniers n'était là
pour en assumer l'exercice et la responsabilité.
Ces gentes et groupes de gentes étaient les matériaux four-
nis par la famille à l'édifice de l'Etat attique ; ce sont les for-
mes sociales que l'Etat accueillit et incorpora à ses classifica-
tions spéciales. Ces classifications étaient les quatre tribus ou
phylœ^ c'est-à-dire, les Géléontes, les Hoplètes, les iEgicores
et les Argadéens ".
Aucune tradition ne nous explique comment ces quatre
tribus, particulières aux Ioniens, sont devenues la division
normale du peuple de l' Attique, et on ne peut émettre à ce
sujet que des conjectures. On a supposé que l'Attique s'était
trouvée partagée, durant un certain temps, d'après les qua-
tre tribus ioniennes, en quatre districts indépendants ; que,
') La çpaxpta repose aussi sur une base analogueà la parenté (cf. le nom
'A)(VKi5ai. G. I. Gr^c, I, p. 463).
2) Les gentes et les phratries datent d'avant les Ioniens; les phylée sont
ioniennes : les premières appartiennent à la famille naturelle, les autres à
l'association politique. Les plujlœ ont été importées du dehors en Attique,
comme plus tard elles furent exportées d'Athènes à Milet, de Milet à Gyzi-
que, etc. Ion est donné comme l'auteur de la division de la cité athénienne
en quatre tribus (Strab., p. 383).
374 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
par exemple, les Géléontes avaient eu leur résidence et leur
gouvernement particulier à Athènes, les Hoplètes, dans la
Tétrapole. Mais on ne trouve pas de vestige authentique
d'une pareille distribution de l'Attique en quatre régions. Ce
qui est plus vraisemblable, c'est que l'organisation adoptée
par les Ioniens dans leur Tétrapole s'est propagée au dehors
par une espèce de colonisation. A mesure que les Ioniens, se
répandant hors de leur domaine propre, s'introduisaient d'une
ville à l'autre, ils associaient dans chaque ville les gentes
indigènes avec les leurs et les enrôlaient dans leurs tribus '.
Lorsque les douze villes eurent toutes reçu de cette manière
une constitution pareille, après avoir persisté quelque temps
à rester indépendantes les unes des autres, elles se prêtèrent
d'autant plus facilement à une fusion comme celle que les
anciens appellent le « synœkisme » de Thésée. De là sortit
un État unifié. Alors, toutes les gentes du pays avaient rendu
hommage à Apollon Patrôos, et le culte commun du plus an-
cien patron de la contrée, de Zeus Herkeios ou « gardien du
foyer, » joint au culte de l'Apollon ionien, fut désormais le
symbole religieux de l'accord pacifique qui confondait l'an-
cienne et la nouvelle population, en même temps que le signe
distinctif des Eupatrides attiques.
Une fois les douze districts urbains absorbés dans l'unité
nouvelle, une grande partie des Eupatrides se transporta dans
la nouvelle capitale et établit sa demeure sur l'acropole ou
tout autour de l'acropole, formant une noblesse sacerdotale et
chevaleresque qui était seule en possession des traditions
nécessaires à la vie delà cité. Elle seule savait offrir des sacri-
') Un des points les plus obscurs et les plus discutés est le rapport des
quatre phylas avec les douze villes. Ou bien chaque tribu embrassait un
groupe de trois villes (ou encore de trois phratries), ou bien la même divi-
sion quaternaire se reproduisait dans chaque ville. La propagation du sys-
tème, de ville en ville, à l'instar de ce qui se passe dans des colonies, a paru
aussi plausible à Bœckh, qui, dès 1818 (Réc. de Hüllmann, ap. Éeidelb.
Jahrhb., 1818, p. 306), combattait résolument l'identification des douze
villes avec les douze phratries. « N'est-il pas bien plus naturel de penser,
disait-il, que, comme en Achaïe etenlonie, il y avait en Attique douze États
ioniens indépendants, dont chacun se suffisait à lui-même et contenait en
son sein les quatre tribus ou castes qu'exigeait la coutume ionienne, etc. »
(/ôî(?., p.316).
ATHÈNES AVANT SOLON 379
fices agréables aux dieux, maintenir le culte, appliquer lö
droit, diriger sagement et défendre la communauté \
Cette noblesse entourait le trône du roi dont l'autorité, loin
de prendre des allures despotiques, nous apparaît dès le
début comme se limitant elle-même, aussi bien dans l'exercice
de ses fonctions administratives que dans ses attributions ju-
ridiques. Sur l'acropole, près du foyer de la cité, il jouait le
rôle de père de famille ; il rassemblait devant son palais, pour
délibérer avec eux, les chefs de la communauté, et, lorsque
l'étroite esplanade de là-haut ne suffit plus, il se forma au
pied de l'acropole, du côté du midi, une ville basse. C'est là
que les Eupatrides se retrouvèrent, groupés autour de l'agora
ou place du marché, là qu'on éleva la maison commune ou
prytanée ; c'est là aussi, sur l'agora, qu'on vit désormais
siéger en cour de justice le roi avec ses assesseurs élus.
Pourtant, tous les jugements ne devaient pas être rendus
sur l'agora, car, quiconque était soupçonné d'avoir les mains
souillées d'un meurtre devait se tenir loin des autels publics
de la cité et des réunions des citoyens. En conséquence, on
avait choisi, pour juger les homicides, un endroit spécial,
c'est-à-dire, le rocher nu qui se trouve en face de la montée
de l'acropole. Ce rocher était consacré à Ares qui, suivant la
tradition, y avait été jugé le premier pour homicide, et aux
Erinyes, les sombres puissances qui torturent la conscience
coupable. Les sentences prononcées là l'étaient non par un
juge unique, mais par un collège d'hommes éprouvés et expéri-
mentés, l'élite des familles nobles ^ Le roi avait sa place att
milieu de ce jury, et c'est pour cela que, même sous le régime
républicain, le magistrat qui était l'héritier de la dignité royale
avait, comme tel, droit de suffrage parmi les Aréopagites.
Mais comme, dans les temps primitifs, l'administration et là
judicature n'étaient pas séparées, on peut supposer que le
même collège qui rendait la justice sur la colline d'Ares servait
aussi de conseil d'État permanent, ayant mission d'assister
') Les Eupatrides : ol aùtb xb aatu oIxoOvtsç (Etym. Magn.). Sur leurs pri-
vilèges, voy. Plut., Thés., 24.
-) On se demande si les Aréopagites ne sont pas les représentants des
douze phratries . .
376 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
le roi dans ses fonctions d'administrateur suprême '. Le col-
lège judiciaire des Aréopagites portait aussi, pour cette rai-
son, le nom de Conseil. Si un accusé cité devant lui avait un
nombre égal de suffrages pour et contre lui, il était renvoyé
absous. Le tribunal de l'Aréopage est une des plus anciennes
institutions d'Athènes, et il n'en est point qui ait valu à la cité
une renommée plus précoce et plus répandue parmi les Hel-
lènes. Le droit pénal appliqué par les Aréopagites a été pris
pour guide par tous les législateurs des âges suivants.
L'ère de la royauté fut pour l'Attique une époque de déve-
loppement actif et de vicissitudes changeantes, comme nous
pouvons le deviner rien que par la succession des familles
qui occupent le trône l'une après l'autre, Cécropides, Erech-
thides, égides, Nélides. Il est néanmoins impossible de retra-
cer l'histoire de cette période. Les listes de rois léguées par
la tradition ne remontaient pas au delà de Mélanthos, en la
personne duquel arriva au pouvoir une branche des Nélides
originaires de Pylos. C'était au temps des invasions, lorsque
le pays, au nord comme au sud, voyait ses frontières menacées.
Du côté du nord s'avançaient les Béotiens, de race éolienne ;
vers le sud, c'étaient les Doriens qui remontaient du Pélopon-
nèse pour rattacher leur nouvelle conquête à leur ancienne
patrie et faire de l'Hellade entière une Doride. C'était bien là
une occasion opportune pour une famille messénienne, chez
qui l'antipathie à l'égard des Doriens était de tradition. Aussi,
de même que Mélanthos avait repoussé les Béotiens -, de
même Godros, son fils, eut l'impérissable honneur de forcer
les Doriens à rétrograder au delà do l'isthme ^
Pourtant, la royauté succomba aussitôt après, et la légende
patriotique, qui n'admet pas d'atteintes violentes portées à la
constitution, prétend qu'après la mort héroïque de Codros
personne ne se sentit digne de lui succéder. Mais, en réalité,
ce fut, là comme ailleurs, la jalousie de la branche cadette qui
*) Cf. ScHOEMANN,£'/)7i6<<?>n<nf?Areo/)rt^(Jahibb. Fleckeisen, 1875, p. 161).
^) iMélanlhos vainqueur du roi béotien Xanthos (Strab.^ p. 393).
^) Codros, d'après Strabon (p. 321), n'est pas un nom de Nélide. Kôopoç
= x'jSpôç. Mort de Codros ap. Strab., ibid. Lycurg. In Leocrat., § 84
sqq. Son tombeau près de l'Ilissos (Pausan., I. 19, 5. Wachsmuth ap.
Rhein. Mus., XXIII, p. 21).
ATHÈNES AVANT SOLON 377
jeta le trouble dans les coutumes et transforma la royauté en
aristocratie. Seulement, cette transformation se fit par degrés,
et la transition ne fut nulle part plus douce et mieux ménagée
qu'à Athènes.
Aux rois succèdent d'abord des chefs de même race, des
archontes à vie qui se suivent en vertu du droit de primogé-
niture. La différence essentielle qui distinguait ce régime
du précédent consiste simplement en ce que le chef de l'Etat
ne gouvernait plus au nom de sa souveraineté personnelle,
mais comme membre de sa gens. La gens entière était désor-
mais, comme celle des Bacchiades à Corinthe ', placée à la tête
de la société à titre collectif, si bien que tous ses membres
avaient le rang et le titre de rois. Le régent avait donc, aussi
bien en matière de juridiction que dans les questions admi-
nistratives, les mains liées 'par un conseil de famille. Il y
avait de plus, pour contrôler la gestion des intérêts de la
communauté, une représentation des Eupatrides entendus
dans le sens le plus large du mot^ On s'explique ainsi com-
ment, bien que le pouvoir restât héréditaire et à vie, la tradi-
tion antique a pu affirmer qu'une modification essentielle
avait été apportée alors au régime politique et que, après la
mort de Godros, la royauté avait été remplacée par une ma-
gistrature, l'autorité irresponsable par une charge emportant
responsabilité ^ Le centre topographique du gouvernement
était le Prytanée, près du marché, et, lorsque nous voyons,
dansla plupart des cités, lesprytanes supplanter les rois, lors-
que nous rencontrons, jusque dans l'Athènes démocratique,
des «prytanes» qui sont encore les dépositaires delà souverai-
neté de l'État, nous pouvons bien supposer que les successeurs
de Godros ont aussi gouverné Athènes en qualité de prytanes,
qu'ils ont administré et rendu la justice dans le Prytanée ^
') On voit souvent la stirps regia (ôuvasTeta ßaaiXtx-o), comme celle des
Bacchiades, Penthélides,Basilicles..., etc., garderuue prépondérance durable.
-) Les rois étaient aussi responsables devant un collège ou conseil à
Kyme(PLUT., Qnxst. Grccc, 2).
^) Sur l'abolition de la royauté, en tant qu'autorité irresponsable, voy. les
Monatsber. der Berlin. Akad., 1873, p. 285 sqq.
*) up'jTavtî est le titre officiel des magistrats qui succèdent aux rois :
aussi, plus tard encore, dans les séances plénières du Sénat et de l'assem-
378 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
Il a dû même survenir encore plus de changements que n'en
admettaient les Athéniens : il a du y avoir une solution de
continuité dans la succession héréditaire ; car, tandis qu'une
branche de la famille royale, et précisément celle qui porte le
nom des Nélides, émigré en Asie-Mineure, à Athènes on ne
voit plus de « Nélides » ni de « Mélanthides » à la tête de la
cité, mais bien des « Médontides » qui, s'ils appartien'nent à
la race des Nélides, en sont au moins une branche à part *.
Mais, ce qui demeure un trait caractéristique de Tesprit athé-
nien, c'est l'instinct conservateur qui se montre dans la trans-
formation progressive des institutions traditionnelles. La
dignité royale fut conservée à l'Etat : il ne se produisit pas,
comme ailleurs, de séparation entre le pouvoir spirituel et le
pouvoir civil. On préféra limiter, par l'institution de collèges,
le pouvoir exécutif. Le Médontide régnant était le président
à vie d'une république oligarchique, tandis que l'aristocratie
des familles exclues du trône faisait sentir son influence en
surveillant le gouvernement.
Treize régents s'étaient déjà succédés, lorsque l'on prit une
mesure qui doit avoir été provoquée par le groupe des Médon-
tides et qui avait pour but de les faire arriver en plus grand
nombre à la possession de la première dignité de l'Etat. On
supprima l'archontat à vie et on lui substitua une présidence
décennale. Nous rencontrons, dans d'autres Etats, des pério-
des gouvernementales de ce genre, à l'expiration desquelles
avait lieu une nouvelle confirmation de l'autorité par signes
émanés des dieux et par acclamation populaire ". Au lieu d'un
simple renouvellement de l'autorité, on eut un changement de
personne. L'obligation pour le régent de rendre ses comptes au
bout de dix ans fut un pas considérable dans la voie des mo-
blée du peuple, les présidents prennent ce titre, comme étant revêtus mo-
mentanément de la souveraineté de l'État. Sur la question des prytanes à
Athènes, L. LanCtE [Leipziger Studien für klassische Philologie, 1878, I,
p. 168) est arrivé aux mêmes conclusions que j'ai développées dans les
Monatsberichte, 1873, p. 292.
*) Les archontes-prytanes étaient o\ âub M£)>av6ou, xa>.oij[X£vot 5s MeoovT-'Sat
(Pausan., IV, 5, 10). Il y a donc eu là encore un changement de dynastie.
2) Voy. ci-dessus, p. 263. Cf. Minos èwéwpoç (HoM., Odyss., XIX, 179.
Heracl. Pont., p. 35 éd. Schneidewin).
ATHÈNES AVANt SOLON 379
difications qui transformaient peu à peu le régime politique.
Nous en dirons autant de la suppression de l'hérédité et l'in-
troduction du système électif. Après Charops fils d'^Eschylos,
le premier archonte décennal, qui entra en fonctions en 782
(01. vn, 1)\ la race royale maintint encore son privilège durant
quatre régences, jusqu'à la chute d'Hippomène, survenue en
714 (01. XVI, 3) 2.'
Telle fut la durée du droit monarchique, qui doit avoir été
incarné dans une famille puissante et avoir poussé de profon-
des racines dans la conscience populaire pour avoir pu se main-
tenir trois siècles et demi après la mort de Codros. A la fin, là
noblesse exclue de la suprême magistrature renversa ces bar-
rières et conquit de haute lutte le libre accès du pouvoir.
Bientôt après, c'est-à-dire en 683 (01. xxiv, 2) ^ la fonction
elle-même subit une altération profonde. Sa durée fut réduite
à un an, sa compétence répartie entre neuf collègues qui, à la
fin de leur année, étaient obligés de rendre des comptes. Ce fut
là, à proprement parler, la fin de la monarchie attique. Ce fut,
en tout cas, une innovation d'une portée immense, car, à par-
tir de ce moment, la souveraineté de l'Etat, réservée jusque là
à une famille qualifiée par sa naissance, passa aux mains d'un
groupe plus étendu de familles qui conférèrent les emplois
publics par la voie du suffrage. On passait ainsi de la domina-
tion exclusive d'une famille à la domination de plusieurs.
Le premier archonte avait droit d'exercer sur la commu-
nauté une surveillance générale : il prenait soin de ceux
qui avaient le plus besoin d'une protection efficace et person-
nelle, c'est-à-dire, des mineurs et des orphelins ; il veillait à
la conservation des patrimoines dans les familles de citoyens ;
il avait l'honneur de donner son nom à l'année, qui était datée
d'après lui dans tous les documents officiels. Le second ar-
chonte portait le titi-e et les insignes du roi : il avait mission,
1) Dion. Halic, I, 71. Vell., I. 8, S.Euseb., Chron. Marm. Par., ep. 33.
') Suidas, s. v. 'Imro[jLÉvri<:. Paroemiogr. ÛRiEC. éd. v, Leutsch, I, p. 214.
II. p. 463. 606. G.I. Gr.ec, p. 554 b.
^) Gréon est cité comme le premier des èvia-jo-tot ap-/ovT£; (Afric. ap. Syn-
CELL., p. 212 b. Vell., ibid. Pausanias (IV, 13, 7 : 15, 1) place les
archontes décennaux six ans, et le début de l'archontat annuel, quatre ans
plus tôt qu'Eusèbe,
380 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
comme successeur du roi, de veiller sur les sanctuaires et sa-
crifices publics, afin que tout se passât suivant les rites tradi-
tionnels, pour la plus grande satisfaction des dieux. Dans
l'Aréopage, il occupait, lui, l'archonte-roi, la place d'Athêna
qui, suivant la croyance populaire, y avait un jour apporté
elle-même son suffrage ; et, de l'ancienne dignité royale, il lui
restait encore cette distinction que sa femme participait à sa
dignité professionnelle et était honorée à titre de reine ou
« Basilissa. » Au troisième archonte échut la fonction de chef
militaire, la dignité de général ou « duc (dux)^ » comme le
prouve son nom àQ polémarqiie ou commandant de guerre. Il
est indubitable, comme on le voit, que les trois attributs les
plus essentiels de la royauté ont été répartis entre les trois
archontes qui, du reste, avaient aussi, tous trois, certaines
fonctions religieuses.
Pour les six autres archontes, il ne restait plus de droits
souverains dont on put leur faire une compétence spéciale ; ils
n'avaient pas non plus d'autre nom professionnel que le
nom générique de Thesmothètes ou « législateurs. » Ils consti-
tuaient, par conséquent, à côté des dépositaires de l'autorité
royale, un collège àpart qui avait pour mission de sauvegarder
les lois. Les archontes continuèrent sur l'acropole les sacri-
fices offerts jadis par les rois à l'autel de Zeus Herkeios, l'au-
tel domestique des anciens anaktes de la race de Cécrops ; ils
offraient aussi, en commun, les sacrifices d'usage pour la pros-
périté de l'Etat qu'ils cherchaient à maintenir dans les anciens
errements.
Suivant l'exemple donné parles rois, ils se préoccupèrent de
tenir constamment sur le pied de guerre les forces défensives
du pays, afin de protéger l'Attique et par terre et par mer. La
garde des côtes était d'abord le point capital. Dans ce but, le
territoire entier fut divisé en quarante-huit districts d'arma-
teurs ou naucraries : chacun de ces districts devait fournir un
vaisseau avec son équipage, et les mêmes circonscriptions
servaient de cadres pour les levées d'hommes et d'impôts. Les
collecteurs d'impôts conservèrent le nom de Colacrètes ; c'était
le nom qu'avaient porté autrefois les fonctionnaires chargés
de recueillir, pour le compte des princes et seigneurs du pays,
ATHÈNES AVANT SOLON 381
les dons qui leur étaient dus à titre d'hommage. A la tête de
chaque naucrarie était placé un prytane, qui était chargé en
même temps de maintenir Tordre et la tranquillité dans sa
circonscription. Les prytanes étaient desEupatrides, et on choi-
sissait sans doute pour cet office des Eupatrides domiciliés
dans le district dont ils prenaient la présidence. Ce sont là les
plus anciennes mesures administratives, non plus ioniennes,
mais bien attiques, que nous puissions signaler sur le sol de
l'Attique. Ces circonscriptions purement topographiques, sans
compromettre l'unité à laquelle le pays était heureusement
parvenu, protégeaient l'épanouissement multiple de la vie
communale et obligeaient les intérêts particuliers des diverses
classes à des concessions salutaires; car les membres des geiites
et ceux qui n'en faisaient pas partie se trouvaient réunis dans
une action commune, et on faisait souvent appel au sentiment
du devoir civique. Il s'agissait, en effet, de répartir, suivant
une juste proportion, les charges qu'imposait la défense du
pays. Nous rencontrons là les premiers essais d'une adminis-
tration distincte pour l'armée et les finances. Dans les ques-
tions de cette nature, la partie des Eupatrides qui habitait la
campagne trouvait occasion de faire valoir son influence, à
côté de la noblesse urbaine qui approchait de plus près le
gouvernement. L'époque à laquelle eut lieu cette division en
districts n'est pas susceptible d'être précisée ; cependant, il est
probable que, du moins dans ses grandes lignes, elle remonte
au temps des rois K
Mais comme, sur bien des points, ce qui avait été fondé du
temps des rois ne se trouvait encore qu'à l'état de germe
imparfaitement développé , il n'était pas possible qu'il y eût
') Les naucraries ne sont pas une institution démocratique (Behgk ,
Jahrbb. für PhiloL, 1856, p. 23), mais reposent sur une distinction exis-
tant au sein de la noblesse (Herod., V, 71. Aristot. ap. Fragm. Eist.
Grsec, II, p. 108. Philippi, Beitrscge, p. 152). Nayxpap-'a éxâffrï] SOo tuTTsa;
îiapEÎxov xoc' vaOv [J.îav (PoLLUX, VIII, 108). Nayxpapo; = vaûxVopoç (BoECKH,
Staatshaushaltung, I, 708). D'après V^^ckl^x^^ [Berichte der Bair. Akad.,
1873. p. 53) va-jxpapo; signifie « maître du foyer, » de vaô; ou vaOo; =: foyer :
opinion combattue par Meyer (dans les Studien de G. Curtius, VII, 176).
Zelle [Beitrœge zur Yerfassungsgeschichte , p. 14) place l'institution
des naucraries au temps de Dracon ; Schoe.mann-, peu de temps avant Solon.
382 HISTOIRE DE LATTIQUE
une politique stable sous le régime de l'archontat annuel, si
l'intérêt de caste ne mettait sur les esprits son empreinte de
jour en jour plus profondément gravée. Le (c Démos » y
perdit, comme il perdit partout à la suppression de la royauté:
tous les avantages de cette évolution politique furent pour les
Eupatrides. Les régents annuels ne pouvaient être autre
chose que les organes de leur parti; ils ne pouvaient agir
autrement que dans le sens de leurs électeurs et de leurs pairs.
L'abîme qui séparait les classes s'élargit de jour en jour; les Eu-
patrides n'avaient pas d'autre préoccupation que celle d'assurer
leurs privilèges et de retenir dans une condition inférieure les
gens du commun. Ils avaient entre les mains toutes les affaires
de l'Etat, le gouvernement et les tribunaux; et, plus ils deve-
naient eux-mêmes un parti dans l'Etat, moins ils étaient capa-
bles de rendre la justice d'une façon impartiale.
Ce fut là le premier abus qui se fît sentir. Car le peuple de
l'Attique avait, inné en lui, un sens singulièrement délicat du
droit dont l'idéal doit se réaliser dans l'Etat, et il n'y avait pas
de point sur lequel il fût plus chatouilleux. A cette souffrance
morale s'ajoutèrent d'autres inconvénients qui concernaient la
vie matérielle et compromettaient gravement le bien-être des
populations.
L'alimentation des habitants de l'Attique se réglait sur la
nature du sol, et on distingue, de ce chef, trois catégories. Les
gens de la montagne, ceux qu'on appelait les Diacriens,
avaient une nourriture frugale, car les talus calcaires produi-
saient peu de récoltes, peu d'arbres fruitiers, et juste assez de
pâture pour les bêtes à laine. Les ressources alimentaires
étaient plus abondantes le long de la côte, où les « Paraliens »
se li^Taient à la construction des barques, au cabotage, à
l'exploitation du sel et à la pêche. Mais toutes les faveurs de
la terre étaient réservées à ceux qui avaient leurs propriétés
dans les plaines, notamment dans celle du Céphise. C'est là
qu'habitaient lesPédiéens, et c'étaient généralement les Eupa-
trides qui, dans ces endroits, étaient les propriétaires du sol.
Attenant à la grande plaine étaient les meilleurs ports ; en face,
les îles les plus rapprochées de la côte; par conséquent, les
Pédiéens avaient encore, par surcroit, tous les bénéfices du
ATHÈNES AVANT SOLON 383
commerce par mer. La noblesse eut soin de s'approprier tous
ces avantages. On voyait, par exemple, les membres des
familles nouvelles, c'est-à-dire, amenées par l'immigration,
construire pour eux des navires à Phalère et s'embarquer eux-
mêmes pour aller faire le négoce. Les moyens d'acquérir se
multipliaient entre leurs mains. Par contre, les petits proprié-
taires s'appauvrissaient à mesure que la vie devenait plus coû-
teuse. Toute contribution exigée par la communauté pesait
double sur leurs épaules; la moindre alarme troublant le repos
public, une amende à payer, une mauvaise récolte, contribuait
à les ruiner. Ils devinrent les débiteurs des Eupatrides.
D'après l'ancienne coutume, le droit du créancier s'étendait
de la propriété à la personne du débiteur. Or, la dette était
d'autant plus lourde qu'il y avait moins d'argent dans le pays
et que le taux élevé de l'intérêt faisait croître plus rapidement
le capital impayé. A la fin, il ne restait plus aux débiteurs aux
abois d'autre parti à prendre que de désintéresser leurs créan-
ciers en leur abandonnant leurs terres. Encore devaient-ils
s'estimer heureux quand, au lieu de les chasser, leurs créan-
ciers leur concédaient l'usufruit de ce qui avait été leur pro-
priété, et qu'ils pouvaient trouver dans les fermes des grands
propriétaires fonciers une maigre subsistance. Ainsi se forma
une classe de cultivateurs à moitié libres, qui portaient le nom
de Hectemorii ou « Sixeniers, » probablement parce qu'ils
gardaient pour eux la sixième partie du revenu *. De leur côté,
les Eupatrides saisissaient toutes les occasions d'arrondir leurs
propriétés. Le nombre des petits propriétaires libres, la classe
moyenne des Géomores, diminua à vue d'œil : ils devinrent les
domestiques des riches et tombèrent dans une complète
dépendance.
Dans ces conditions, il était facile aux Eupatrides de con-
server leurs privilèges et de gouverner avec une main de fer.
^) Plutarque se trompe quand il entend par lx-rr,(j.rjpiot ceux qui payaient
comme redevance le sixième des récolles (Plut., Solon, 13) : l'explication
vraie a été donnée par Schoemann [De comit , 362), suivi en cela par Boeckh
{Staatshaushaltung, I. 643). On peut comparer à la condition des « sixe-
niers » celle des par^mrii en Italie, d'après Rudorff, Proœm. lect. œsti,
Berol., 1846.
384 HISTOIRE DE l'atTIQUE
Ils y auraient réussi plus longtemps encore, s'il n'avait pas
éclaté parmi eux de discordes intestines et s'il ne s'était pas
conservé dans le peuple un noyau d'hommes] libres et éner-
giques, tant sur les montagnes de la Diacria que le long de la
côte où le trafic était florissant et où l'indépendance civique
trouvait un terrain plus favorable.
Cependant, le mouvement intellectuel qui, au septième
siècle, de Flonie où il avait pris naissance se propageait sur
les rivages delà Grèce comme un souffle vivifiant ', ne passa
point sur l'Attique sans y laisser de traces. On s'en aperçoit
aux moyens qui furent alors mis en œuvre pour sauvegarder
l'ordre de choses existant. L'esprit politique des Athéniens se
reconnaît en effet à ce trait qu'ils cherchaient à atteindre par
voie législative au résultat qu'on obtenait dans d'autres pays
par voie de révolution. Un autre trait, particulier aussi, do
l'esprit populaire en Attique , c'est que rien ne blessait le sen-
timent public comme l'arbitraire dans les arrêts de justice
et l'incertitude du droit. De ce côté, la réforme fut poursuivie
avec une énergie extrême et exécutée. Car le fait qu'un
citoyen, choisi parmi les Eupatrides, reçut mission de mettre
par écrit les règles d'après lesquelles on rendrait désormais la
justice à Athènes, est un indice significatif des luttes inté-
rieures au cours desquelles la noblesse fut forcée de faire des
concessions. Aussi bien, le privilège le plus important de cette
classe, c'était la connaissance exclusive du droit, la pratique
des coutumes religieuses, qui se transmettaient par tradition
orale au sein des gejites; sa puissance reposait, par conséquent,
sur le droit non écrit. Comment y aurait-elle renoncé, si les
gens du commun n'avaient pendant longtemps réclamé la
publication du droit, et n'avaient été assez unanimes pour faire
prévaloir leurs exigences?
Ce fut donc un progrès considérable dans le développement
de la vie civique, lorsqu'on décida, en 621 (01. xxxix, 4) -, de
') Voy. ci-dessus, p. 295.
-) Eusèbe place Dracon à celle date. Suidas dit également : tt) X6'
ô).'j(XTnâ5i Toùç vô(ioy; ëOeto YYipaib? wv. D'après Diodore (ap . Ulpian., Schol.
ad Demosth. In Timoc}:,-2'i3), il se serait écoulé quarante-sept ans entre
Dracon et Solon. Peut-être y a-t-il une erreur de copiste pour âTtxà xac eixofft.
ATHÈNES AVANT SOLON 385
rédiger, pour le porter à la connaissance de tous, le droit
criminel alors en vigueur , et que Farchonte * Dracon fut
chargé de mettre le projet à exécution. Depuis lors, les
archontes furent astreints à une procédure fixe et ne purent
appliquer que des peines mesurées à Tavance. Si on a pu dire
des lois de Dracon qu'elles étaient écrites avecdu sang, qu'elles
ne connaissaient pour tous les délits qu'une seule peine, la
mort, etc., il ne faut pas s'en prendre à la dureté personnelle
du législateur * qui, a coup sur, était bien loin de vouloir
établir un nouveau code pénal; cela signifie que, comparés
auxlois dictées plus tard, les règlements do Dracon paraissaient
extrêmement sévères et simples, p.irce qu'ils étaient le pro-
duit d'un état social simple et sévèrement ordonné ". On vou-
lait, en effet, pour réprimer l'esprit novateur du moment,
s'attacher autant que possible à la tradition et ne pas émousscr
le glaive que l'on tenait encore en main, afin que la crainte du
châtiment maintînt le prestige et des juges et de la classe à
laquelle ils appartenaient. D'ailleurs, toute atténuation des
pénalités léguées par la coutume n'aurait fait que jeter un
jour plus odieux sur l'usage qu'on avait fait jusque là du droit
de punir. Nous ne connaissons d'un peu près l'esprit de l'orga-
nisation judiciaire instituée en Attique par Dracon qu'en ce
qui concerne les tribunaux appelés à connaître de l'homicide.
Les règles applicables à la question s'étaient élaborées avant
toutes les autres au sein de la communauté attique. Dès les
premiers temps, on distinguait déjà très nettement entre les
diverses espèces de meurtre : assassinat, homicide par négli-
') iTO>.'.T£ta {nia.pyrrjirri (ArisTOï., Polit , p. 58, G).
-) « Pœnarum magnitudinem, qua sola Dracoiiis legis conspicuas fuisse
Aristoteles traclit, tantum abest ut ad singularem huius tristitiam referamus,
ut eam non minus ad conservandBe, quam Solonis clementiam ad emen-
dandcB reipublicae Studium perlinuisse arbilremur »(K. F. Hermann, Z)eZ)rrt-
cone legumlatore att. 1849-1850). Duncker (IV, 151) soutient de nouveau
qu'il y avait là une dureté prémé.litée. « La noblesse, dit-il, voulait profiter
de l'occasion pour ruiner les gens du commun. » A mon sens, le jugement
de Grote et de Hermann sur Dracon est le vrai. Les lois -de Drticon sur le
meurtre involontaire ont été conservées par les inscriptions (Koehler, if frmg«,
II, 30).
^) Les lois de Dracon ont été les premières « écritures publiques >^
orjfAÔffia Ypâ[A(xaTa (Joseph., Contr. Apion.. III, 4).
25
386 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
geiice, homicide légitime, et les divers cas étaient examinés
séparément dans des lieux distincts (Aréopage — Palladion —
Delphinion), qui étaient voués à cet usage par leurs légendes
particulières.
Les règlements draconiens montrent aussi que FEtat n'est
arrivé que par degrés à se substituer à la famille, à mettre le
jugement public à la place de la vengeance des parents de la
victime. Les membres de la famille, jusqu'aux cousins issus
de germain, conservent encore leur part d'inten'ention dans
la poursuite du meurtrier et une influence sur son sort, car,
en se réconciliant avec lui, ils peuvent hâter le retour du
banni. Le droit de venger le sang par le sang demeure même
encore en vigueur pour le cas où le banni remettrait le pied
avant le temps sur le sol attique.
Mais, d'autre part, la procédure suivie par l'Etat est réglée
de la façon la plus minutieuse. Elle s'accomplit en deux actes.
D'abord, le procès est entamé sous la présidence de Tarchonte,
et Taffaire, après enquête sur le fait et ses circonstances, est
instruite jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'à prononcer. Mais le
verdict lui-même est rendu par un collège de 31 membres, qui
représentent la communauté des citoyens, les « Ephètes '. »
De cette manière, la tradition et les besoins nouveaux, les
droits de la famille et l'intervention de l'Etat, se trouvaient
comme fondus dans une combinaison intime. Nous reconnais-
sons bien là l'époque de transition où se place l'œuvre de
Dracon, le législateur auquel on attribuait de préférence l'ins-
titution des cours d'éphètes ^ Rien d'impur ne devait être
toléré au sein de l'Etat ; aucune atteinte portée à la tranquil-
lité publique ne devait rester sans châtiment ou sans expiation;
mais, d'un autre côté, là où il y allait de la tête des citoyens,
on se montrait particulièrement scrupuleux ; on voulait pré-
*) 'Ecplxai, o\ ÈTtVToî; k'-at; d'après L. Lange, De ephefariiin Atheniensium
nomine commentatio. Lips., 1873, p. 11 sqq., élymologie justement con-
testée par R. ScHOELL, Jenser Literatur zeitung, 187-4, p. 703.
-) Le témoignage de Pollux relatif à l'institution des éphètes par Dracon
{Onom.. VIII, 125) est contesté par 0. Müller, défendu par Schœmann.
L'opinion de .Müller a été reprise nouvellement par Wecklein, Lange, Phi-
lipp!, et a provoqué de nouvelles réfutations de Schoell (ièic?., p. 708) et de
ScHOEMANN (ap . Jahrbb . Fleckeisen, 1875, p. 153).
ATHÈNES AYANT SOLON 387
venir tout arbitraire de la part des magistrats, et l'on espérait,
en réservant la sentence aux 51 représentants de la commu-
nauté, donner à l'application du droit les garanties que l'époque
réclamait avec une insistance croissante.
La rédaction du droit pénal et l'innovation des collèges de
juges ou jurys étaient des concessions faites par les Eupatri-
des, qui ne pouvaient pas méconnaître le péril de la situation.
Du côté de la terre comme du côté de la mer, l'Attique était
entourée d'Etatsdans lesquelsles agitationspopulaires, brisant
toute résistance, avaient eu raison des anciennes coutumes. A
Mégare qui, après avoir été simplement un morceau de l'Atti-
que, était devenue plus puissante et plus renommée qu'A-
thènes, àCorinthe, à Sicyone, à Epidaure, il existait des gou-
vernements tyranniques établis par les meneurs du parti po-
pulaire, et il y eut à i^thènes des tentatives faites en vue de
provoquer des mouvements semblables.
A Athènes, il est vrai, les conditions étaient tout autres ; il
•n'y avait pas là d'envahisseurs étrangers installés en pays con-
quis ; il n'y avait point de domination exotique imposée à la
population indigène, rien, par conséquent, qui poussât de
même à une rupture violente. Il ne manquait pas cependant
de ferments de discorde. En Attique aussi, il y avait un con-
traste pénible et des rapports tendus entre la ville et la cam-
pagne, entre les familles qui régentaient la société et leurs
sujets, entre riches et débiteurs besoigneux. C'était plutôt un
malaise social qu'un antagonisme politique ; mais, à Mégare
aussi, la révolution avait été surtout une crise sociale \ elles
grandes familles de l'Attique étaient aussi fortement attachées
par leurs intérêts au parti conservateur que, dans les villes
maritimes du voisinage, le «démos» pouvait l'être par ses
sympathies à ceux qui lui parlaient de briser ses chaînes et dé
relever la condition du citoyen.
Le pays n'était pas non plus bien administré. Les familles
aristocratiques étaient brouillées entre elles ; une ambition
impatiente poussait maintenant tout le monde vers les fonc-
tions publiques; le gouvernement était affaibli, et la force mili-
*) Voy. ci-dessus, p. 347.
388 HISTOIRE DE l'aTÏIQUE
taire du pays en pleine décadence. Il semble bien que les pré-
sidents des circonscriptions imposables avaient acquis une
puissance qui faisait contre-poids à celle des archontes de la
capitale '; des parties du pays et de la population se détachèrent
isolément du tout, et des familles marquantes de la classe noble
profitèrent du désordre général pour se recruter des adhérents
dans l'étendue de leurs domaines et se créer ainsi une situa-
tion qui so trouvait en désaccord formel avec la constitution
du pays.
C'est à une de ces maisons qu'appartenait Cylon. Il avait, en
640 (01. xxxv) % remporté une victoire dans le stade d'Olym-
pie, et il se sentait appelé par là à de plus hautes destinées que
celles auxquelles l'ordre légal lui permettait d'aspirer. Il ne
voulait pas être un citoyen ordinaire. Il avait d'ailleurs épousé
une fille de Théagène ; Mégare, il avait appris à connaître
les charmes de la tyrannie et noué des relations de toute sorte.
C'est ainsi que l'idée lui vint de renverser le gouvernement,
déjà ébranlé à plusieurs reprises, de sa ville natale, et de se
rendre maitre à la fois de la ville et du pays. Comme il pro-*
mettait un allégement des dettes et le partage des terres, il
réussit à grouper autour de lui une bande de partisans résolus ^
Théagène mit une troupe à sadisposition,etil crut, à l'exemple
des tyrans péloponnésiens, n'avoir plus qu'à oser le pas dé-
cisif pour toucher au but.
C'était l'habitude, chez les Grecs, de fêter l'anniversaire des
victoires remportées dans les concours. Ce jour-là, le vain-
queur, accompagné de ses parents et de ses amis, paré de la
couronne qui assurait à sa maison et à sa ville natale une
') Au sujet de l'administralioa de l'Altique à cette époque, Hérodote dit :
ol Trp'jTcivEtç Ttbv vajxpdtpwv, o'îutp ht\io^ tote xà; 'Aöyjva; (V,71),etThucydide:
TOTe Ô£ Ta TcoXXà Twv 7to>.tTtxcùv ot èvvéx àp-/o''Tî; £7t?a(7(Tov (I, 126). Il y a là con-
tradiction, et une contradiction voulue qui reste toujours à l'état d'énigme.
Cependant on peut être convaincu qu'Hérodote était bien renseigné. Cf. Zelle
{op. cit., p. 28). Réfutation de G. Gilbert, lequel suppose dans Hérodote une
falsification de l'bistoire au profit des Alcmaeonides [Jahy^bb., 1875, p. 10),
par ScHOEMANX [ibid., p. 149 sqq.).
*) C'est la date donnée par J. Africanus.
3) o( (XEià Ivjawvo; (Heracl. Pont., I, 4) : oc Ivj>.wv£io( (Plut. , Solon,
12) : t6 KuÂwvEiov ayo; (Plut., ibid. Hesych.). Sur l'échautlburée de Cylon,
voy. pHiLU'i'i, Rhein. Mus.. XXIX, p. 5.
ATHÈNES AVANT SOLON 389
gloire impérissable, faisait une tournée clans la ville pour visi-
ter les temples des dieux, et le peuple entier s'inclinait devant
le rang exceptionnel de son concitoyen. Cylon choisit à des-
sein, pour l'exécution de son projet, un jour comme celui-là,
où il pouvait rassembler autour de#lui, sans donner l'éveil aux
soupçons, un cortège imposant d'amis et de complices. La
Pythie l'y avait, dit-on, encouragé en lui désignant la plus
grande fête de Zeus comme le jour qui devait lui porter bon-
heur. Cylon pouvait-il, devant cette réponse, songer à une
autre fête qu'à celle du Zeus d'Olympie, fête qui, pour lui,
vainqueur aux jeux olympiques, lui paraissait être le centre
de toutes les solennités helléniques ! Il oubliait qu'en Attique
même, sous le nom de la« grande fête de Zeus »ou Diasia^ on
célébrait en l'honneur du dieu une très ancienne fête à la mode
du pays, une fête qu'un Athénien patriote n'eût pas dû mettre
au-dessous de celle du Péloponnèse. Le jour des Diasia^ le
peuple était dispersé dans les villages, tandis que, pour la fête
de Zeus olympique, tout le monde se donnait rendez-vous à
Athènes.
La citadelle fut aisément surprise et la porte gardée '; mais
le succès n'alla pas plus loin. Cylon reconnut bientôt qu'il
s'était mépris. En dépit de l'humeur et du mécontentement
qui fermentait dans la population, il y avait pourtant encore
une trop grande concorde pour que le sentiment d'irritation
provoqué par la violation brutale d'une fêle religieuse ne par-
lât pas plus haut que tout autre. Ce sentiment se tourna avec
une grande énergie contre le citoyen qui voulait utiliser la fête
pour faire réussir une trahison préméditée. On fit appel à la
milice ; les présidents des naucraries déployèrent toute leur
') Tout ce que l'on sait «le certain sur l'atlental de Cylon, c'est qu'il eut
lieu dans une année olympique et dans la saison olympique, c'est-à-dire,
d'après Thucydide (I, 126). vers le milieu de l'été (cf. Scheibel, Zu Sca-
ligers Olympiaden, p. 26). Corsini, dont la plupart acceptent le calcul,
place la tentati\e de Cylon vingt-huit ans après sa victoire. Clinton avance
la date de huit ans. parce que Plutarque {Solo7i, 12) dit que ces événements
s'étaient passés longtemps (èx TtoUoo) avant l'arrivée d"Épiménide. Mais, il y
a bien assez loin de 612 à 596 pour justifier l'expression. Scaliger, se fon-
dant sur les rapports du fait avec la biographie de Pisistrate, s'arrête à 600
(01. XLV). Bœckh descend jusqu'à 598; mais le mot de Plutarque. Iv. ttoUgO.
s'y oppose.
. 390 niSTOIRE DE L ATTIQUE
activité pour lever les contingenta, et le peuple, unanime dans
son elTort, se rua sur la citadelle pour la reprendre. C'est que
Tacfopole n'était pas seulement une citadelle, elle était encore
le centre de la religion. Ce qui se trouvait interrompu, c'était
donc aussi le commerce quotidien avec les dieux protecteurs
de la cité ; c'était le plus saint de tous les sacrifices. Comme
les conjurés se défendaient avec le courage du désespoir, on
se vit obligé de laisser une troupe suffisante pour bloquer la
citadelle, et les magistrats de la cité furent armés de pleins
pouvoirs pour terminer la lutte par tels moyens qu'il leur
plairait.
Lorsque Cylon vit ses espérances anéanties, il s'enfuit avec
son frère par un sentier détourné ; les autres tinrent encore
quelque temps et, p'ressés par la famine, furent obligés de se
rendre. L'incident paraissait devoir rester absolument sans
conséquences ; il semblait que l'ancien ordre de choses fût
raffermi par ce qui devait le détruire ; et pourtant, l'attentat
de Cylon fut le point de départ d'une série d'événements de
la plus haute gravité.
Depuis que la noblesse qui gouvernait l'Etat voyait le pou-
voir tout entier entre ses mains, le sacrilège envers les dieux
n'était plus à ses yeux qu'un détail d'importance secondaire.
Elle ne vit dans la tentative de Cylon qu'une attaque dirigée
contre son rang et ses privilèges ; la lutte devint une lutte de
parti. Exaspérés de voir le promoteur de l'entreprise leur
échapper, les archontes se précipitèrent dans la citadelle par
la porte grande ouverte et trouvèrent les assiégés, pâlis par la
faim, assis sur les marches des autels. Les prytanes des nau-
craries les engagèrent, en leur promettant la vie sauve, à
quitter cet asile ; mais, à peine avaient-ils quitté les autels que
des l;ionimes a,rmés se ruèrent sur eux et les niassacrèrent.
D'autres s'étaient attachés avec de longues cordes à la statue
d'Athèna, pour pouvoir s'avancer sous sa protection d'un
autel à l'autre. Ils furent mis à mort sans merci au pied de
l'acropole, près des autels des Erinyes. Les cordes, disait-on,
s'étaient rompues d'elles-même, parce que les dieux avaient
voulu n'avoir rien de commun avec les sacrilèses.
Quelques instants de passion aveugle avaient causé un
ATHÈNES AYANT SOLON 391-
dommage irrémédiable. Le renom de piété dont jouissaient
les Athéniens était à jamais terni : le lieu le plus saint de la
cité avait été outrageusement déshonoré, et la communauté
des citoyens, naguère aussi unie devant le danger commun
qu'elle l'avait été jadis, se trouvait de nouveau en proie à la
discorde. Voilà, disait-on, comme les Eupatrides répondaient
à la confiance du peuple ; ils ne songeaient partout qu'à eux-
mêmes, et, pour satisfaire leur soif de vengeance, eux, les
sages interprètes du droit, ils amassaient les forfaits et la ma-
lédiction sur la tête de la société innocente.
La colère générale se tourna plus particulièrement contre
la famille des Alcméonides, qui fait ici sa première apparition
dans l'histoire d'Athènes. En effet , Mégaclès l'Alcméonide
était alors, en qualité d'archonte, à la tête du parti gouverne-
mental ; sa famille et ses clients avaient pris la plus grande
part au crime de l'acropole. Aussi, le peuple, soutenu par la
faction de Cylon, exigea leur châtiment, afin que la responsa-
bilité de leur crime ne retombât pas sur la cité tout entière.
Les Alcméonides, bravant l'orage, se serrèrent les uns con-
tre les autres, et opposèrent aux clameurs de la foule un front
altier, en se couvrant des pleins pouvoirs qui leur avaient été
conférés.
Les familles aristocratiques se trouvaient dans une situation
des plus fâcheuses ; la tache de sang imprimée sur une seule
maison avait rejailli surl'aristocratie tout entière, car le fonde-
ment le plus assuré de son prestige consistait précisément en
ce que ses membres, pour tout ce qui concerne le droit divin
et humain, étaient les guides du peuple, et qu'ils touchaient
avec des mains pures aux objets du culte public. Dans la
circonstance présente, ils restaient perplexes, hésitant entre
l'évidence de la faute et l'esprit de corps ; et cet esprit, ce sen-
timentde solidarité était d'autant plus vif que, de tous côtés, les
assauts du parti opposé étaient plus impétueux et que l'esprit
révolutionnaire du temps attaquait avec plus d'acharnement
les privilèges de la noblesse. Pour sortir de là, il fallait l'in-
tervention d'un homme qui eût le rang et le prestige du noble,
mais en même temps le coup-d'œil du politique, d'un homme
qui sût s'élever au dessus des intérêts de caste et embrasser
392 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
dans son amour l'Etat tout entier. Cet homme-là, heureuse-
ment pour Athènes, il avait grandi sans attirer l'attention au
milieu des luttes des partis. Il était du sang le plus noble qu'il
V eût en Attique. de la race de Nélée et de la lignée de Codros.
S II
SOLOX ET SA LEGISLATION,
Selon, fils d'Exécestide, était né à peu près au moment où
Psammétique montait sur le trône d'Egypte et ouvrait au
commerce maritime de la Grèce de nouveaux débouchés '.
Exercé dans les palestres et formé aux arts des Muses, le
jeune Eupatride reçut cette éducation ample et harmonique
à laquelle, dès cette époque, on ne pouvait atteindre nulle
part aussi commodément qu'à Athènes. Depuis sa première
jeunesse jusqu'à la fin de sa vie, il fut possédé d'un insatiable
désir d'apprendre, car on rapporte que, au moment de mourir,
il releva encore la tête pour prendre part à la conversation de
ses amis. Cette envie d'apprendre le poussa de bonne heure à
franchir les bornes étroites de son pays natal et à courir le
monde. Ses relations de famille l'engagèrent à faire lui-même
le négoce ; il avait un vaisseau à lui, sur lequel il allait écou-
ler dans les ports étrangers des marchandises attiques et faire
provision de fret pour revenir à Athènes. Avec son coup-d'œil
vigilant et net, il ne pouvait manquer d'apercevoir le mouve-
ment qui entraînait ses contemporains et dont il rencontrait
les indices sur tous les rivages. Les vieilles institutions léguées
par les ancêtres, la solidarité naturelle des familles et des
groupes de familles, les propriétés indivises, les constitutions
patriarcales des cantons comme les droits héréditaires des
classes supérieures, qui supposaient des communes en tutelle
et dépourvues de volonté propre, tout cela ne pouvait plus
') Sur Solon, la principale source de renseignements est Plutarque, qui
puise dans les poésies de Selon, dans Didyme et Hermippos. Cf. Prinz, De
Solojiis Plvtarchei fontibus. Bonn.. 1867. Leltsoh, Philologiis. XXXI.
p. 135 sqq.
SOLON ET SA LÉGISLATION 393
subsister. Partout où une mer hospitalière venait battre la
plage, il se formait une nouvelle espèce d'hommes, une classe
moyenne énergique et industrieuse qui voulait avoir la liberté
de ses mouvements, et c'est à cette classe qu'appartenait
l'avenir. Elle était destinée à grandir à mesure que le com-
merce s'étendait sur toutes les côtes et que l'on exploitait avec
plus de profit les sources abondantes de bénéfices que le tra-
fic faisait jaillir des colonies fondées à l'est et à l'ouest, de
rintérieur de l'Asie, et particulièrement de la vallée du Nil,
dont l'accès venait d'être ouvert. Tout cela devait modifier
partout les conditions de l'existence, et, même en Attique, où
la noblesse indigène cherchait à profiter aussi pour son
compte des ressources nouvelles, l'ancien état de choses ne
pouvait plus être maintenu.
Cette impossibilité fut la première chose dont se convainquit
Solon, et ses réfiexions ultérieures se rattachèrent toutes à
ce point de départ. Au milieu des agitations de sa vie errante,
il reportait toujours ses pensées et ses projets vers son pays.
Tout ce qu'il observait, il l'envisageait au point de vue des
intérêts de l'Attique, et, lorsqu'il voyait, dans tant de villes
grecques, l'organisation intérieure en désarroi, la paix troublée,
les haines déchaînées, il songeait aux voies et moyens par
lesquels il serait possible de conduire sa ville natale, à travers
les orages du moment, au devant du glorieux avenir auquel
il la savait destinée. C'est ainsi que, sous le négociant, se for-
mait l'homme d'Etat et le législateur.
Solon vit dans le conflit des castes la racine de tout le mal;
c'était là le terrain de la démagogie, sur lequel avaient chance
de pousser les germes de la tyrannie. Lutte ou transaction,
constitution ou despotisme, telle était partout la question brû-
lante. Par conséquent, il fallait absolument prévenir la rup-
ture, réconcilier les partis et accommoder le différend avant
qu'il ne dégénérât en hostilité ouverte. Or, on ne pouvait ni
ne devait y parvenir par quelque marchandage réciproque,
par des complaisances peu honorables pour les deux parties,
mais bien par l'établissement d'une unité politique d'un ordre
plus élevé, à laquelle les diverses classes de la société pour-
raient se soumettre sans renier leurs traditions.
394 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
Solon agit en conséquence la première fois qu'il intervint à
Athènes entre les partis. Aux membres de sa caste, il montra,
avec une éloquence pressante, l'imminence du péril; il déclara
ouvertement que la communauté avait bien le droit de refuser
sa confiance et ses hommages à une noblesse qui ne voulait
pas purifier ses mains du sang versé, et que ce serait une folie
de la part des grandes familles que de compromettre toute
leur situation et la tranquillité de l'Etat pour couvrir la faute
de quelques-uns de leurs membres. Il réussit à convaincre les
siens. Les Alcméonides consentirent à se soumettre au juge-
ment d'un tribunal composé de trois cents citoyens de leur
ordre; ils furent reconnus coupables de sacrilège envers les
dieux et condamnés au bannissement. Intimidés par la répro-
bation universelle qui faisait éviter leur contact, ils sortirent
de la ville en long cortège par la porte de malheur, et on ne
laissa même pas les ossements des membres de la famille qui
étaient décédés depuis le sacrilège reposer en paix dans le sol
de l'Attique K
Parmi les motifs qui provoquèrent cette expulsion, il y en
eut aussi, à coup sur, de moins avouables. Les Alcméonides,
autant que nous pouvons les connaître, s'étaient fait à Athènes
bien des ennemis. Leur faste, leurs allures hautaines, leurs
aptitudes intellectuelles éveillaient la jalousie et entretenaient
la malveillance. En leur qualité de collatéraux des Médontides,
ils avaient perdu pour leur compte à la suppression des pri-
vilèges dynastiques, attendu que, depuis lors, les familles de
Tancienne noblesse du pays cherchaient à se faire valoir aux
dépens des maisons jadis favorisées. Aussi, la défaite des Alc-
méonides, qui était pour bien des gens un triomphe, était pour
les vaincus un événement décisif. Ils se trouvaient désormais
plus détachés qu'ils ne l'auraient été sans cela du groupe de la
noblesse, et solucités à suivre une politique calculée en vue de
leur intérêt particulier. Solon, qui appartenait lui-même à la
noblesse messénienne, se montra, en cette occurrence, absolu-
ment impartial; il ne vit dans l'éloignement des maudits que
le moyen de sauver l'Etat. Il fallait, de toute nécessité, rétablir
M Thucyd,. I. 1-^6.
SOLON ET SA LÉGISLATION 39S
la paix au dedans, car, aux misères intérieures venaient s'a-
jouter des revers éprouvés au dehors.
La répression de Téchauffourée de Cylon avait engagé
Athènes dans un nouveau conflit avec Mégare. Peut-être Cylon
était-il lui-même chez Théagène, qu'il excitait contre les Athé-
niens, Ce qui est certain, c'est que Mégare dominait le golfe
Saronique et qu'elle mit une garnison à Salamine. Les croi^
seurs ennemis tenaient en état de blocus les meilleures rades
de l'Attique, celle de Phalère aussi bien que celle d'Eleusis.
Après une série de tentatives avortées, les Athéniens se rési-
gnèrent à leur sort et défendirent enfin, sous peine de mort,
qu'on leur parlât diivantage de combattre.
Ce lâche découragement pesait sur Athènes comme un sort
magique qui tenait ses forces enchaînées. Il fallait rompre le
charme, car l'action, une action énergique, pouvait seule
apaiser la fermentation intérieure, rétablir la concorde et
réveiller le sentiment de la solidarité civique. Solon était encore
l'homme de la situation. C'est qu'en effet, ce n'était pas seule-
ment un fin observateur de la nature humaine, un penseur au
courant des besoins de son époque et un homme d'Etat plein
d'idées fécondes; il était, de plus, poète, et ce don de nature
était chez lui autre chose qu'un ornement gracieux ajouté à
l'harmonieux équilibre de son individualité. La poésie, entre
ses mains, était un art, et un art qui avait une influence
décisive quand il s'agissait d'instruire ses concitoyens,
d'échauffer leur âme et de leur inspirer un patriotique dévoue-
ment. On vit alors cette puissance à l'œuvre.
Si les discours politiques étaient interdits, la Muse savait se
frayer une libre carrière. Possédé d'une inspiration sainte que
personne n'osait troubler, semblable à un insensé qui vient
d'échapper à son gardien, dans l'accouti'ement d'un malade,,
tel Solon, à ce que l'on raconte, apparut au peuple étonné. Il
réussit de cette façon à prendre la parole, et alors s'envola de
ses lèvres, éclatante comme un appel de héraut, une poésie
guerrière, accentuée avec une énergie croissante, une élégie
de cent vers q^ue, depuis, la jeunesse attique a longtemps
chantée sous le nom de « Salamine. » Elle mettait squs les
yeux du peuple, en traits vivants, la profondeur (Je son aï)qàs-
396 HiSTOiRi: DE l'attique
sèment et l'étendue de sa honte, et elle se terminait par cet
appel :
Allons à Salamine, afin d'y combattre pour l'île
Aimable, et de rejeter loin de nous l'humiliation douloureuse.
Les Athéniens se montrèrent dignes de leur Solon. Saisis
d'un transport de pudeur et d'enthousiasme, ils reprirent les
armes et ne les déposèrent plus avant d'avoir conquis Sala-
mine \
Ce fut là la première bataille de Salamine gagnée par les
Athéniens, et un moment décisif dans leur existence. Ils
étaient de nouveau les maîtres dans leurs propres eaux; ils
pouvaient de nouveau lever les yeux sans honte. C'était le
premier courant d\iir frais qui traversait une atmosphère étouf-
fante, et, ce qui était l'essentiel, le peuple reconnaissait
dans Solon son bon génie ; il se livra à lui avec une entière
confiance, de telle sorte que, même sans être investi de pleins
pouvoirs officiels, le sage citoyen put diriger les destinées de
sa patrie.
On reconnaît,- aux premières mesures de Solon, à quel point
il avait approfondi sa tâche. Ce qui lui tenait à cœur, ce n'était
pas d'obtenir quelques succès au dehors, mais bien d'élever le
niveau moral du peuple. Or, un Etat, comme une maison, est
profané par la discorde ; les dieux détournent de lui leur visage ;
ils n'acceptent rien de mains impures. Aussi, Solon se garda
bien d'apaiser ou de dissiper par des distractions l'espèce d'ac-
cablement qu'avaient laissé derrière elles les discordes intes-
tines, l'anxiété et la confusionmêlée de remords qu'entretenaient
des maladies et des prodiges menaçants. Il activait, au con-
traire, cette inquiétude des consciences; d'accord avec les
prêtres de Delphes, il déclara qu'il fallait, de toute nécessité,
s'humilier tout à la fois devant les dieux et purifier la ville.
Pour donner à cette austère cérémonie un caractère plus
'-) La lutte entre Athènes et Mégare, avec ces détails, est racontée par
Plut., Solon, 8. [Demosth.] LXI, § 49. Sur la coiffure de malade arborée
par Solon, voy. Schoene, Rhem. Mus., 1871, p. 125, DémosLhène (XIX.
§ 252) ne parle pas de la folie simulée; mais le récit de Plutarque se retrouve
dins Cic, De Of/îc, I, 30. Poly.ex., 1,20.
SüLON ET SA LÉGISLATION 397
saisissant, il fit appeler de Crète Epiménide, un homme qui
jouissait auprès de tous les Hellènes d'un prestige sacerdotal
considérable et qui était, de temps à autre, mandé par des
familles ou des cités pour rétablir, après un dérangement
quelconque, au moyen d'exhortations, d'instructions et de
rites expiatoires, les rapports de ces sociétés avec les puis-
sances invisibles K Quand on voit des hommes comme Platon
croire à l'influence bienfaisante de semblables mesures, on
n'est pas en droit de rabaisser le rôle d'un Epiménide.
C'était un prophète, et il faut entendre par là non pas un
charlatan qui entretenait la superstition avec des pratiques
divinatoires, mais un homme qui savait étudier à fond les
malaises moraux et politiques et en indiquer le remède ^.
C'était un profond connaisseur de la nature humaine, un
médecin formé sur le modèle d'Apollon dont il propageait le
culte, un directeur spirituel, un homme dont la parole, dont
toute lapersonne remuait les cœurs avec une énergie pénétrante ,
et qui était prêt à mettre ces dons au service des Athéniens,
lorsque Nicias, fils de Nicératos, vint en Crète s'acquitter de
son ambassade.
A Athènes, où il vint vers 496 avant J.-C, il parait avoir
pris l'Aréopage pour centre de ses opérations. C'est de l'Aréo-
page qu'il fit partir les brebis noires et blanches, après avoir
décidé que, là où elles se coucheraient par terre, on élèverait
des autels aux divinités locales ■^ Il régénéra le culte des
« vénérables déesses ^ » que l'on adorait sur l'Aréopage comme
les vengeresses du sang répandu, c'est-à-dire, des mêmes
divinités dont on avait si impudemment souillé les autels. Il
étendit ses réformes jusqu'aux Mystères, comme l'atteste sa
statue, qui s'élevait à Agrse, sur la rive de l'Ilissos, devant le
temple des Mystères ^ Enfin, il eut sans doute recours à la
•) Epiménide, t).aiT[xoî; xal xaOapjxoï; xai lôp'jCTsac xaropyiâaac x«' xaOofftoiax;
T'V' •rtô/.tv •lnir,>coov xöO otxaiou xat [xâ).Aov e-jTrîtO/j Tipb; o(j.ôvoiav xxx£(TTf,cr£v (Plut.,
Solon, 12). Cf. DiOG. Laert., I, 112.
-) Ttspl Tcbv £ao[j.év(iJV oùx £[jiavT£j£To, àX),i Tïsp't Twv yeyovÔTwv (xàv àôf|Awv oi
(Aristot., lihet., p. 144, lu).
, ') Cf. ScH.EFER, De ephoris. p. 20.
4) Ssjxvai 0£oi' (Solon ap. Diog. Laert., I, 112j. Culte des Eiiménides sur
l'Aréopage (Koeiiler, Hermes, VI, 101).
'') Plut., Deniosth.,'2Q>. A. Mûmmsen, Heortoljgle, p. 52.
âÔÔ HISTOIRE DE l'aTTIQUE
religion d'Apollon, le dieu purificateur par excellence, celui
qui guérit les maux corporels et spirituels. Les maisons et leur
foyer furent purifiées avec des rameaux de laurier et la com-
munauté des citoyens sanctifiée par des sacrifices extraordi-
naires, même, dit-on, par des sacrifices humains. Il estprobable
que c'est à ce moment que Ton dressa dans toutes les rues les
images d'Apollon Agyieus, et que quelques-uns au moins des
autels de Tagora qui valurent aux Athéniens un si grand re-
nom, comme celui de la Pitié, de la Pudeur ingénue, de la
bonne Renommée, datent de l'époque. Enfin, sur tous les
autels de la cité brilla le feu nouveau ; le passé fut oublié, le
nuage noir dissipé , et les Athéniens purent de nouveau
aborder leurs dieux avec un visage souriant.
Mais il ne s'agissait pas seulement d'expier le crime occa-
sionné par Cylon. A coup sur, la réforme religieuse se rat-
tache par un lien plus étroit à la législation qui va sui-
vre, et elle a pénétré plus avant dans tout ce qui com-
pose la vie du citoyen. L'union opérée par le culte d'Apollon
n'était pas encore complète ; Apollon Patrôos restait toujours
un dieu de la noblesse. Nous pouvons supposer que la grande
réforme fut utilisée, conformément aux idées de Solon, pour
abattre le mur de séparation qui faisait encore de la noblesse
et du peuple comme deux communes distinctes, et pour vouer
la cité tout entière au dieu des gentes ioniennes.
Comme toute organisation de la cité procède du culte ionien
d'Apollon, il est vraisemblable que la réforme de ce culte a
entraîné avec elle un nouveau mode de numération, des dis-
positions et des divisions nouvelles, par conséquent, quelque
chose comme une reconstitution de la cité. En effet, lorsqu'on
nous dit que chacune des 300 gentes attiques comprenait 30
membres', il est difficile d'appliquer celte donnée à l'État com-
posé par les gentes avant Solon, car on ne saurait admettre
que la noblesse attique eût, à cette époque, fourni à elle seule
10,800 foyers distincts. Mais, si l'on suppose que ce chiffre
représente le total de ceux qui, à un certain moment, ont
_^) yévr, TptâxovTa, exxaxov £■/ xpiâxovTa àv&pwv (PoLLUX, III. 52). — yévoî
CTvCTTOiia ÈxTpiâxovTa àvûpwv (7'jv£(TTÔ; (Etym. Mag.W, 226, 13. EfSTATH., ad
Iliad., II, p. 239). Cf. Meier, De gent. att., p. 21,
SOLON ET SA LÉGISLATION 399
pris part aux exercices religieux des gentes, on s'aperçoit que
ce calcul s'adapte très bien àFépoque deSolon. Alors, en effet,
tous les citoyens étaient réunis en communauté par leur par-
ticipation commune au culte de FApollon ionien, et cette sup-
pression de l'inégalité des droits religieux devait contribuer,
du même coup, à faire disparaître les distinctions sociales et
à rendre possible la constitution d'un véritable corps de
citoyens.
Cela ne veut pas dire que les anciennes cjentes aient été
supprimées ou dépouillées de leurs honneurs '. On utilisa leur
organisation pour faire entrer dans ses cadres la foule restée
jusque là à l'état de masse confuse, et les geiites elles-mêmes
durent trouver avantageux pour elles de ne pas s'opposer à
cette innovation, parce qu'autrement, livrées à elles-mêmes
et s'affaiblissant d'une manière continue par l'isolement, elles
se seraient trouvées dans cet état d'épuisement en face d'une
foule hostile, agressive, et de jour en jour plus nombreuse.
Mais comment s'est accomplie la nouvelle organisation ?
C'est là une question qui reste toujours des plus obscures.
Toutes les traditions se contententde faire de courtes allusions
aux cadres existant dans la société des citoyens ; mais on n'ap-
prend rien sur la façon dont ces divisions ont été tracées.
Tout ce que l'on voit clairement, c'est qu'il y a eu extension
de l'ancienne ligue des gentes^ de manière que ceux même qui
n'appartenaient à aucune gens n'en avaient pas moins le droit
de participer au culte de Zeus Herkeios et d'Apollon Patrôos,
ce qui était la condition requise pour jouir du plein droit de
cité -. Il y eut donc depuis lors deux espèces de citoyens, les
vieux citoyens, c'est-à-dire, les membres des gentes ou gen-
nètes^^ et les nouveaux citoyens, c'est-à-dire, ceux qui étaient
admis à prendre part aux sacrifices des gentes. Ces derniers ne
furent pas incorporés dans les gentes., mais seulement dans
*) Les sacerdoces sont réservés aux gennètes : ysvvrjTat — tùv ^paiptôiv
éy.âcTTri ôiT,pr,TO et; yév/j ). ', sÇ wv al lepocjûvai al lxâc7T0i; 7tpO(7r,y.o'j(7at £x),/jpoOvTO.
(Harpocrat., s. V. Y£vv?,-at).
-) Voy. Philippi, Beitrsege^ p. 206.
3) Détinilion des gennètes : ol è? àp-/îi; et; Ta xaXo-j[ji£va ylvr, xaTavî[xvi9^^Tï?
(Harpocrat., ibidi).
400 HISTOIRE DK l'aTTIQUE
les phratries, et on les désignait par le nom à'oj'géones *. Ce
n'est pas tout ; il y avait encore entre les citoyens une autre
distinction. Dans chaque phratrie, une gens avait le pas sur
les autres ; elle était la première de la « trentaine » % et c'est
d'elle, sans doute, que la phratrie tenaitsonnom. Les membres
de celte première gens élvàewi qualifiés d'un litre bien attique :
on les appelait homogalactes ou frères de lait ^.
Ces degrés ou distinctions déterminaient, dans une certaine
mesure, la position sociale des citoyens. On sentit longtemps
encore une certaine influence exercée par les Eupatrides,
qui étaient habitués à représenter, dans les fonction s religieuses
et probablement aussi dans les offices civiques, les membres
des gentes classés à un rang inférieur. Toutefois, les droits
politiques étaient complètement indépendants de ces diffé-
rences de rang. Tous les citoyens libres formaient désormais
une seule et même communauté ; la mesure qui de la caste
nobiliaire élargie avait fait un système statistico-religieux
embrassant FEtat tout entier avait prévenu pour toujours
toute désagrégation au sein du corps social, et, les rapports
de subordination légués par la coutume se trouvant du même
coup engagés dans la voie d'une transformation progressive,
on pouvait atteindre, sans lutte entre les classes, à l'égalité
absolue de tous les citoyens.
Tous ces changements, autant que nous pouvons en juger,
sont intimement liés à la réforme opérée dans le culte d'Apol-
lon par Solon et Epiménide. Ils ont mis fin à la période ionienne
et fondu dans un alliage homogène l'élément ionien avec l'élé-
ment attique.
Enfin, il y a aussi un rapport, plus ou moins éloigné, entre
la réforme religieuse et le règlement du calendrier. Comme la
société tout entière, l'année fut aussi consacrée à nouveau aux
') Voy. Philuti, op. cit., p. 180. 207. L'auteur signale (p. 207) l'analo-
gie qu'ofTre l'enrôlement de non-citoyens dans les cadres de l'ancienne
bourg-eoisie [gennétes et orgéones) avec l'entrée de la plèbe romaine dans
la cité patricienne.
2) Tptaxd;; esl le nom profane de yâvo;.
3) 4>i).6-/opô;.... 9r,<Tt TrpÔTcpov ô (xoy aXaxTa; ôvojxâiÎEaOat oO; vOv yevvrita;
y.a).o0(7tv (Harpocrat., ibid.). Sur les ô|jioyc().axT£;. vov. N. Jahrbb. für
Philo!., 1872, p. 44 sqq.
SOLON Eï SA LÉGISLATION 401
dieux. Ici encore, le culte régulateur fut celui d'Apollon, car
c'est rannée liturgique de Delphes que Solon prit pour modèle.
Elle avait pour base un cycle de huit années, l'octaétéride,
obtenu par l'addition de cinq années ordinaires et de trois an-
nées intercalaires. A Athènes comme à Delphes, les mois
furent répartis, dans le cours de chaque année, entre le dieu
de la lumière, Apollon, et Dionysos, honoré dans la saison
d'hiver '.
Lorsque la cité eut été comme régénérée par l'expiation et
réorganisée par une série d'importantes réformes, il fallut la
distraire de ses affaires intérieures en l'occupant au-dehors
d'entreprises où l'harmonie des diverses classes put se consoli-
der et s'affirmer dans des luttes et des victoires communes.
Or, quelle occasion plus opportune pouvait s'offrir, dans cet
ordre d'idées, que la détresse du temple de Delphes? Là, com-
battre, c'était prier; c'était glorifier ce même Apollon qui était
venu jadis de Crète à Delphes et qui, les mains pleines de
bénédictions nouvelles, avait tout récemment visité les Athé-
niens.
Solon fut l'âme de l'entreprise. Il réussit à organiser, de
compte à demi avec Sicyone ^, la ligue qui allait faire inter-
venir pour la première fois la valeur ionienne dans les affaires
générales des Hellènes, à rassembler l'armée fédérale, à diri-
ger la lutte et, lorsque les combattants trouvèrent devant les
murailles de Cirrha une résistance opiniâtre, à tenir les esprits
en haleine jusqu'à la victoire finale.
Solon ne passa point les dix années de la guerre dans le
camp des confédérés. Il laissa l'exécution de l'entreprise et ce
qu'on pouvait en retirer d'honneur et de profit à ses alliés plus
ambitieux. Pour lui, il avait en tête de plus hautes pensées et
il se sentait appelé à commencer, pendant que la guerre durait
encore, une œuvre de laquelle allait dépendre tout l'avenir de
sa patrie.
Après la conquête de Salamine, qui n'était qu'un épisode
d'unepetite querelle entre voisins, Athènes venait d'entrer brus-
*) S'ir l'octaétéride à partir de Solon, voy. Boeckii, Mondcyclen, p. 10.
A. MoMMSEN, Delphika, p. 125.
^) Voy. ci-dessus, p. 315.
20
402 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
quement en scène sur le théâtre de l'histoire nationale. Sans
attendre l'avis de Sparte, elle avait pris en main la cause de
Delphes ; elle avait formé une confédération qui s'étendait du
Péloponnèse jusqu'en Thessalie et où figuraient des Etats qui
se trouvaient avec Sparte sur le pied d'une hostilité déclarée.
Sparte dut reconnaître qu'elle avait, pour la première fois, en
face d'elle une puissance de même taille. C'était une révélation
qu'elle ne pouvait ni dédaigner ni oublier, et Athènes devait
s'attendre, si elle ne voulait reprendre son humble attitude
d'autrefois, à avoir besoin de lutter pour maintenir sa nouvelle
situation.
Mais comme elle était peu préparée à cette lutte ! Il lui man-
quait le plus indispensable, c'est-à-dire, une solide unité au
dedans. Les anciens partis disparaissaient bien dans les mo-
ments d'excitation patriotique, mais ils revenaient toujours à
la charge, et avec des haines si vigoureuses qu'une puissance
ennemie devait se recruter sans peine des alliés jusque dans
le camp des Athéniens. Si donc Athènes voulait avancer d'un
pas sur dans la voie où elle venait de s'engager, il fallait qu'elle
fortifiât son propre tempérament et qu'elle put être sûre d'elle-
même. C'est à la poursuite de ce but que Solon voulut con-
sacrer sa vie. La tâche était difficile ; mais il l'avait sagement
préparée à l'avance par des mesures morales et religieuses.
Le plus court moyen de la mener à bonne fin était de réunir
dans sa main toutes les forces gouvernementales. Il en avait
le pouvoir, et beaucoup de gens s'attendaient à voir les orages
des discordes civiles trouver leur conclusion et leur terme dans
une souveraineté despotique ou une aîsymnétie prolongée*.
Il y avait, parmi les tyrans, des hommes qui avaient avec Solon
des affinités d'esprit incontestables. On a dit de Solon qu'il
était naïf, peu clairvoyant, indécis, et on l'a raillé de n'avoir
pas su prendre ce que les dieux lui offraient, de n'avoir pas
tiré à lui la précieuse proie qui se trouvait déjà dans le filet.
Du reste, il fallait bien, de toute nécessité, une autorité excep-
tionnelle et placée dans une seule main pour doter l'État
d'une constitution nouvelle. Aussi s'est-il trouvé des contem-
') Voy. ci-dessus, p. 290.
SOLON ET SA LÉGISLATION 403
porains, même bien intentionnés, qui ont blâmé Solon d'avoir
dédaigné ce moyen et d'avoir ainsi ouvert la voie à d'autres
despotismes.
Solon rejeta loin de lui toute pensée de ce genre, avec la
résolution arrêtée d'un homme qui n'avait pas de fantaisies
égoïstes à satisfaire et que ne tentait point la fausse grandeur.
Ilnevoulaitpas employer de mauvais moyens pour faire le bien.
Il tenait avant tout à ce que sa grande œuvre aboutît par les
voies légales. Il voulait qu'en un temps de révolutions son
Athènes eût la gloire d'avoir su, seule entre toutesles cités, se
réorganiser sans violences et sans crimes, d'avoir réussi à se
transformer, dans la mesure qui convenait à l'époque, par la
libre décision des citoyens, par l'acceptation pacifique d'une
législation reconnue salutaire. Pour en amver là, il fallait,
il est vrai, autre chose qu'un code comme celui de Dracon. Il
fallait une force créatrice capable de construire un organisme
complet et cohérent, adapté aux besoins de la société attique,
c'est-à-dire, pouvant fixer en traits assurés les contours de sa
nouvelle forme sans entraver le jeu de son existence mou-
vementée. Pareilles au métal que le fondeur dirige, au moment
où il est incandescent, dans le moule où il prend la forme mo-
delée à l'avance par l'artiste, les énergies populaires qui avaient
brisé les formes de l'ancienne société et se trouvaient alors en
pleine ébuUition devaient être pétries et modelées à nouveau,
de façon que cette masse en dissolution se coagulât, pour ainsi
dire, en un corps social jeune et vigoureux.
Mais, d'autre part, Solon se garda de tomber dans le défaut
des politiciens idéalistes qui, impatients d'atteindre leur but
final, y marchent à pas précipités ; il commença, au contraire,
par assurer à l'édifice futur de larges et solides fondements. La
première chose dont il se préoccupa fut donc la situation
économique du peuple. Pour aller au-devant d'un nouvel
avenir riche d'espérances, il fallait tout d'abord avoir au cœur
joie et confiance ; or, comment un peuple asservi, gémissant
sous le poids des dettes qui grevaient ses champs, pouvait-il
relever la tête et s'ouvrir à l'allégresse ? Si cet état lamentable
devait durer, c'était comme une ironie d'offrir des droits poli-
tiques à des gens qui avaient besoin d'un allégement à leurs
404 HISTOIRE DE L ATTIQUE
•
embarras matériels. Du reste, des concessions de cette nature
devaient rester sans aucune efficacité pratique, tant que les
petits cultivateurs se trouveraient complètement dépendants
de leurs propriétaires et créanciers.
Il fallait donc commencer par le plus difficile. Quelle tâche
plus difficile, en effet, pour un législateur, que l'obligation
d'enrayer la misère croissante, de lever l'espèce de malédiction
qui pèse sur les classes appauvries et les enfonce chaque jour
plus avant dans leur abjection? Solon fut secondé dans son
effort par deux circonstances dont il faut tenir compte. L'une
était la disposition favorable de ses concitoyens, dont les plus
raisonnables s'étaient laissés convaincre par lui que le seul
moyen de sauver leur situation dans l'Etat était de faire à temps
les sacrifices nécessaires.; l'autre était la complaisance du
climat de l'Attique et du sol de la Grèce. Avec la vie facile que
permet le Midi, avec l'extrême sobriété qui distinguait le peu-
ple athénien, la détresse ne pouvait jamais arriver au même
degré d'intensité que dans les pays du Nord, où l'homme a
besoin d'une quantité de ressources pour arriver seulement à
conserver son existence menacée par les rudesses de la nature.
La misère populaire en Attique était due à des causes qui
étaient plutôt susceptibles d'être supprimées par voie législa-
tive. La première de ces causes était le régime oppresseur des
transactions pécuniaires.
Les premières monnaies d'or et d'argent ont été apportées
d'Asie dans l'IIellade à titre de marchandise. Bientôt elles
furent employées comme numéraire, d'abord par les négo-
ciants dans leurs transactions avec les pays d'outre-mer, puis,
dans le trafic local, pour le règlement des obligations récipro-
ques. Mais, par le seul fait que tous les objets nécessaires à la
vie furent peu à peu évalués à un prix déterminé, la vie devint
forcément plus chère. Tout le monde avait besoin d'argent, et
cependant, même après que l'Etat, suivant l'exemple de Phi-
don 1, eut commencé à battre monnaie, il n'y avait, et il n'y
eut longtemps encore dans le pays que peu de numéraire,
La petite quantité disponible était presque toute aux mains
') Voy. ci-dessus, p. 301,
SOLON ET SA LÉGISLATION 405
des négociants et hommes d'affaires ; ils avaient le pouvoir
de fixer à leur gré la valeur de Targent, et ils élevèrent aussi
haut que possible le taux de l'intérêt. Depuis que l'argent
avait cessé d'être une marchandise comme une autre, depuis
que même le petit particulier ne pouvait plus s'en passer,
cette consommation obligée avait fait naître une gêne exces-
sive qui pesait d'autant plus lourdement sur les petites gens
qu'en matière de dettes le droit, fait pour protéger les intérêts
de ceux qui possèdent, était d'une rigueur inexorable.
Il arriva ainsi que l'usure, pareille à une herbe vénéneuse,
épuisait la sève du pays. On voyait les patrimoines des familles
libres absorbés l'un après l'autre, les fermes mises en gage, et
sur la lisière des champs se dressaient de toutes parts les écri-
teaux en pierre qui énonçaient le montant des sommes dues et
désignaient les créanciers. La division, toujours si funeste,
de la société en deux catégories, riches et pauvres, allait s'ag-
gravant de la façon la plus inquiétante. Tandis que les riches
multipliaient sans peine leurs capitaux, il était rare qu'un
paysan put, à force de labeur, se tirer d'affaire. Dans les gran-
des plaines de l'Attique, la petite propriété, et avec elle la
classe moyenne dans laquelle Solon voyait l'avenir de sa patrie,
se trouvait très amoindrie, tandis que dans les districts mon-
tagneux et sur la côte s'agitait avec une énergie croissante une
population avide de nouveautés.
C'est là qu'il fallait porter le remède. Dans ces conjonctures,
un homme d'État résolu ne devait pas reculer même devant
des mesures qui, au nom de l'intérêt public, empiétaient sur
le droit des particuliers et ne pouvaient être mises à exécution
sans léser sensiblement les créanciers. Le droit d'hypothèque
fut restreint ; il ne put être désormais étendu à la personne et
à la famille du débiteur. L'État se fit honneur à lui-même en
ne tolérant plus qu'un citoyen en réduisît un autre à la condi-
tion de serf ou le vendît comme esclave. Gela ne suffisait pas.
Si Ton voulait améliorer la situation du peuple, il fallait en-
core le délivrer du fardeau de ses dettes. Les dettes contractées
devaient être allégées, autant que cela pouvait se faire sans
décrets révolutionnaires. Mais ici, qu'il était difficile de trou-
ver la juste mesure, de façon à ne pas exalter seulement, mais
406 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
à soulager en réalité les masses et, d'un autre côté, à éviter
ces coups de force qu'on avait vus, par exemple, à Mégare ',
et qui étaient devenus la source d'incurables désordres !
Solon imagina un biais qui fait le plus grand honneur à son
habileté d'homme d'État, car il atteignit son but par des moyens
que lui conseillaient en même temps d'autres raisons économi-
ques. On avait, en effet, depuis quelque temps déjà, frappé à
Athènes, d'après le système éginète, la drachme d'argent du
poids de 6 grammes environ *. Mais il s'était aussi introduit
dans l'Hellade un autre système venu d'Asie , celui de la
monnaie d'or. Les Grecs ont appris à le connaître par l'inter-
médiaire de l'Eubée, et c'est pour cela que le talent d'or s'ap-
pelait «euboïque.» Or les Grecs, intelligents comme ils l'étaient,
devaient s'apercevoir bientôt qu'il était plus commode de frap-
per les deux espèces de monnaies au même poids, ce qui met-
tait mieux en lumière la valeur comparative des deux métaux.
Cette idée parait avoir été appliquée d'abord à Corinthe, et
ensuite à Athènes. Solon a adopté pour l'argent le poids de l'or:
il a frappé sa monnaie d'après les proportions fournies parla
pièce dor d'Asie-Mineure et jeté ainsi dans la circulation une
drachme de 4 s^ 36 , qui correspond au quart du statère
phocéen. Il fut entendu que 100 de ces drachmes feraient
aussi une mine ; mais la nouvelle mine était à l'ancienne
comme 100 est à 137.
Cette substitution d'un poids faible au poids fort fut utilisée
par Solon de la manière suivante: il permit aux débiteurs de
rembourser au nouveau poids les dettes contractées sous le
régime du poids fort. C'était leur accorder un allégement de
27 0/0 ; au lieu de 1000 drachmes, par exemple, ils payaient
la valeur de 730. En outre, le remboursement échelonné par
termes fixes leur fut encore facilité par d'autres dispositions,
et, à titre de mesure transitoire, le taux de l'intérêt fut égale-
ment déterminé par la loi.
Un homme comme Solon, en usant de la douce puissance
attachée à sa personne et en utilisant habilement les disposi-
*) Voy. ci-dessus, p. 347.
*) Voy. ci-dessus, p. 301.
SOLON ET SA LÉGISLATION 407
tiotis favorables de ropinion, pouvait arriver à des résultats
extraordinaires. L'Etat lui-même libéra ses débiteurs et
renonça à encaisser les amendes exigibles. Une foule de cul-
tivateurs purent de la sorte réorganiser et remettre en marche
leur exploitation ; au dedans et au dehors des frontières de
FAttique, des Athéniens ruinés recouvrèrent liberté et indé-
pendance ; des serfs et des prolétaires redevinrent citoyens,
et Solon, heureux de son succès, put féliciter la grande Mère,
la terre, de ce qu'elle était délivrée du poids odieux des docu-
ments hypothécaires.
Elle m'en rendra témoignage au tribunal du temps,
La grande mère des dieux olympiens,
L'excellente Terre noire, à laquelle j'ai naguère
Enlevé les bornes plantées en maint endroit,
Et qui, esclave auparavant, est maintenant libre.
J'ai ramené bien des Athéniens dans leur patrie fondée parles dieux.
Alors qu'ils avaient été vendus, les uns injustement.
Les autres justement, et que, sous le coup de la nécessité,
Ils disaient la bonne aventure, ne parlant même plus
la langue altique.
Et menaient en bien des endroits une vie errante.
Il en est qui subissaient ici une honteuse servitude,
Tremblants devant leurs maîtres ; ceux-là.
Je les ai faits libres. Voilà ce que, dans ma puissance,
Unissant «ensemble la force et la justice,
J'ai fait et comment j'ai tenu ce que j'avais promis.
J'ai écrit des lois pareilles pour le méchant et l'homme de bien,
Assurant à chacun une justice bien droite.
Si un autre avait tenu en main, comme moi, l'aiguillon,
Un homme qui eût été mal intentionné et cupide,
Il n'aurait ni contenu ni calmé le peuple
Avant d'avoir agité le lait pour en tirer le beurre.
Solon n'osa pas cependant rendre impossible à l'avenir le
retour de pareilles circonstances en limitant par des lois sur
l'usure la liberté des transactions. Après quelques restriction s
transitoires relatives aux dettes préexistantes ', il aima mieux
laissera l'avenir létaux de l'intérêt absolument libre. En
revanche, il imposa à la propriété foncière une législation
M D'après Androtion, il y eut abaissement du taux de l'intérêt pour les
dettes antérieures (tôxwv [xsTp'.ô-r):. Plutarch., Solon. 15), mais aucune autre
restriction législative. Cf. Boeckh, Staatshaiishaltung, I-, p. 181.
408 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
très autoritaire, laquelle fixait la mesure que Ton ne devait
pas dépasser ; car Solon tenait essentiellement à conserver la
petite propriété, à mettre des bornes aux achats de biens-fonds
faits parles capitalistes \ à prévenir la disparition des petites
cultures et la réunion de plusieurs propriétés dans une seule
main.
C'était là une série de mesures bienfaisantes. Elles assu-
rèrent au peuple des avantages qu'en d'autres pays il n'avait
pu obtenir qu'aux prix d'agitations sanglantes, et encore,
avec infiniment moins de garanties. En effet, l'intervention
de l'Etat dans les questions d'argent ébranla si peu .le
crédit public qu'Athènes resta, en dépit des oscillations de
sa politique, une place où le commerce de l'argent trouva tou-
jours une ferme assiette et une grande sécurité. On ne toucha
plus aux espèces monétaires après Solon pour en abaisser la
valeur. L'ensemble des dispositions indiquées jusqu'ici consti-
tue ce qu'on a appelé la « sisachthie, » c'est-à-dire, l'allége-
ment des charges qui écrasaient le peuple. Le peuple pouvait
maintenant, l'esprit plus libre et le cœur plus gai, songer aux
réformes politiques.
Ici encore, Solon commença par se rendre bien compte de
la situation. Les hommes libres en Attique se partageaient
jusque là en deux classes bien distinctes : il y avait, d'un côté,
des citoyensdc plein droit, qui tous appartenaient à ce groupe
ferméde familles dont il a été question plus haut, et, de l'au-
tre, des habitants dépourvus de droits civiques, qui jouis-
saient simplement de la liberté personnelle et de la protec-
tion des lois. Cotte distinction si brutalement tranchée ne
pouvait plus être maintenue ; l'opposition dans les masses
était trop puissante et le groupe restreint des citoyens trop peu
uni pour qu'il fût possible de résister à l'opinion. Il fallait
reconstruire la communauté politique sur un plan nouveau
qui fit disparaître cette inégalité.
L'Etat athénien, suivant la doctrine de Solon, n'est pas
une institution ouverte seulement à un certain nombre de
') Solon 7.w).'jo)v -/ciâaOai yr,^ ônoa/jv â'v ßo-jX^Tai tiç (AristOT. , Polit.,
37, 27}.
SOLON ET SA LÉGISLATION 409
familles qui se transmettent en quelque sorte comme une
propriété héréditaire le droit d'y prendre place : mais, de
même que la religion d'Apollon est devenue commune à tous,
de même l'État, fondé par les familles ioniennes, doit accueil-
lir dans son sein tous les hommes libres qui sont nés de parents
athéniens. Tous ont une part égale aux avantages qu'il offre ;
mais tous aussi sont tenus de remplir les obligations corres-
pondantes. Cela ne veut pas dire que tous'doivent avoir des
droits égaux. Il serait injuste que l'Athénien dont la famille,
possède depuis des siècles des propriétés dans la plaine du
Céphise n'eût pas plus de part aux affaires de l'Etat que
l'artisan dont le domicile se déplace, et qui est chez lui là où
il trouve à gagner son pain. Solon pensa que le zèle pour les
intérêts de l'Etat et l'aptitude à le servir devaient être la me-
sure d'après laquelle il convenait de répartir les droits civi-
ques.
« L'argent fait l'homme : » c'était là un proverbe qui, en
dépit des protestations et des plaintes des amis du bon vieux
temps, était depuis longtemps déjà d'une vérité incontestable.
C'est à Corinthe peut-être qu'on a commencé à diviser le corps
social en diverses classes d'après le revenu annuel, pour fixer
en conséquence Jes droits et les devoirs des citoyens. Solon
prit également le revenu pour mesure de la capacité politi-
que ; non pas le revenu en argent comptant, — sans quoi les
négociants, armateurs, industriels, changeurs, auraient pris le
dessus, et les usuriers auraient fini par mettre la main sur les
dignités de l'Etat, — mais le produit des biens-fonds. La pro-
priété foncière fut donc la condition de l'influence politique.
L'adoption de ce principe fit monter la valeur de la terre ; elle
tempéra le goût excessif de la race ionienne pour la propriété
mobilière et prévint les brusques variations des fortunes. Les
anciennes familles pourvues d'un patrimoine héréditaire
continuèrent à jouir de la considération publique ; la terre
tendit à se répartir également, parce que tous ceux qui dési-
raient prendre part de leur personne aux affaires de l'Etat
cherchaient à conserver ou à acquérir une certaine étendue de
2) XpyjjjiaT' àvT)p (PiND., Isthm., II, H. SriDAS. s. V. Xpïî[jiaTa).
410 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
propriétés foncières franches de toute dette. Il y avait là une
excitation salutaire qui poussait les jeunes Eupatrides à gérer
avec ordre leur patrimoine, et les autres, ceux qui voulaient
arriver, à s'acheter des terres et à s'identifier en quelque sorte
avec le sol de la patrie. En fait, le changement ne fut pas si
considérable; car les Eupatrides étaient les riches et formaient
la majorité des propriétaires fonciers. Par conséquent, la loi
ne fit guère que leur garantir leurs droits sous un autre titre.
Mais, il y avait cette grande différence, que les susdits droits
n'étaient plus une propriété inaliénable; ils pouvaient être
perdus par l'un et gagnés par l'autre à force d'activité, de
talent ou de bonheur.
Pour fournir une base précise à la nouvelle classification
des citoyens, il fallait évaluer exactement la totalité des biens-
fonds possédés par le peuple athénien. On dressa des statisti-
ques comme celles dont on faisait usage de temps immémorial
dans les empires de l'Orient, et notamment en Egypte. Solon,
qui avait couru le monde, a bien pu prendre modèle sur des
documents de cette espèce. En Attique, chaque citoyen dut
déclarer lui-même, comme il convenait aux membres d'une cité
libre, le revenu annuel de son champ. Il n'y avait pas à craindre
de dissimulation ; car, dans un pays si petitjet tout à jour, il
était difficile qu'une tentative de ce genre passât inaperçue.
De temps à autre on recommençait l'estimation, afin de la
maintenir en rapport exact avec la valeur variable des terrains.
Seulement, ce n'était pas le terrain même, mais le produit net
des propriétés que l'on prenait pour base du calcul. La façon
dont on estimait ce produit n'est pas complètement élucidée.
Cependant, il semble bien qu'il était à la valeur du fonds comme
1 est à 12, de sorte qu'un revenu de 500, de 300, de 150 bois-
seaux de céréales représentait une valeur de 6,000, de 3,600,
do 1,800 boisseaux. Or, l'espèce de céréales la plus cultivée en
Attique était l'orge, qui formait l'aliment ordinaire de la popu-
lation : c'est d'après ce produit que Solon dressa les tableaux
des diverses classes, au prorata de la fortune.
Quiconque voulait appartenir à la première classe devait
justifier d'une propriété foncière donnant en moyenne un
revenu net de 500 boisseaux d'orge, ou une quantité équiva-
SOLON ET SA LÉGISLATION 411
ente devin et d'huile. C'étaient là les « Pentacosiomédimnes »,
les gens aux cinq cents boisseaux. Comme, au temps de Solon,
le prix courant du boisseau (52 '*'• 53) était d'une drachme
(0,80'=), les citoyens de la première classe avaient, au minimum,
un capital imposable de 6,000 drachmes ou un talent. Pour
figurer dans la deuxième classe, celle des « Chevaliers », il
fallait une propriété valant 3,600 drachmes ; la troisième classe,
celle des « Zeugites », exigeait une propriété de 1,800 drach-
mes. Mais, comme il eût été peu équitable que l'Etat fît con-
tribuer dans la môme proportion les revenus des riches et
ceux des pauvres, les citoyens de la deuxième classe n'étaient
inscrits que pour 3,000 drachmes (soit un demi-talent ou 30
mines), et ceux de la troisièmepour 1,000 drachmes ou 10 mines.
Les proportions allaientpar conséquenten décroissant, de façon
que le capital imposable (tiV-^ii-ix ') comprenait, chez les Pen-
tacosiomédimnes, l'avoir tout entier; chez les Chevaliers, les
5/6; chez les Zeugites, les 5/9. Tous ceux dont le revenu
n'allait pas au chiffre exigé pour les Zeugites et qui, par con-
séquent, n'avaient pas de propriété foncière sufhsante pour
garantir leur indépendance civique, formaient la classe des
travailleurs salariés ou « Thètes. » Ils étaient exempts de
toute espèce d'impôt ".
Il ne faudrait pas, il est vrai, considérer ces classes censi-
taires comme ayant été instituées à seule fin de fournir l'as-
siette d'un impôt régulier, destiné à couvrir les frais de l'admi-
nistration publique. Mais on eut désormais la possibilité, le
cas échéant, de mettre à contribution dans une juste mesure
les forces des citoyens. Lorsque l'Etat éprouvait des besoins
extraordinaires, chacun devait se tenir prêt à le secourir
proportionnellement à l'estimation officielle de sa fortune. Les
principales contributions régulières et prévues avaient trait à
'^ Sur le cens de Solon, voy. Boeckh, {Staatshaushaltung, I, 467) qui a
tiré d'un' passage de Pollux [Onom., Vlll, 13U) le véritable sens de Ti>ri|J^a,
Cf. ScHOEMA.NN ( VerfassungsLjeschichte Athens, p. 22) qui défend ce syslème
contre GroLe.
^) Sur les quatre classes censitaires, voy. Plutarque (Solon 18). Réunion
des citoyens, groupés suivant leur nouvelle orjaniKilion, dans le vallon du
Céraii]i.|ue inauguré par Épiménide, au pied de l'Aréopage, avec le Léocorion
au milieu {Monatsbericht der Akad. der Wissensch., 1878, p. 81).
412 HISTOIRE DE L ATTIQUE
la défense du pays. Les citoyens des trois premières classes
avaient le devoir et l'honneur de fournir à TEtat l'effectif mili-
taire complètement équipé et de supporter les frais de la guerre.
En revanche, ils avaient seuls accès auxfonctions qui donnaient
à la fois honneurs et pouvoir; il étaient seuls éligibles au
Conseil des Quatre-Cents, qui gérait les affaires gouvernemen-
tales. Quant aux premières places officielles, celles des neuf
archontes, elles étaient réservées à la première classe.
On est tenté, sans doute, de trouver que le nombre des
boisseaux est une mesure insuffisante pour déterminer l'apti-
tude des citoyens aux fonctions publiques. Mais il faut songer
que, suivant les idées des anciens, l'agriculture était la seule
occupation qui entretînt chez l'homme la santé du corps et de
Tâme, l'énergie et la bravoure. C'était la possession d'un
champ qui, plus que toute autre chose, établissait entre l'Etat
et le citoyen un lien indissoluble, qui garantissait le dévoue-
ment du propriétaire le jour où il faudrait risquer corps et
biens pour défendre le foyer commun de la patrie. Quiconque
avait assis sa fortune sur le trafic de l'argent appartenait, si
riche qu'il fût, à la classe des thètes.
En ce qui concerne la classification des propriétaires fonciers,
Solon partit de cette idée que la grande propriété peut seule
donner, à celui qui la possède, le loisir et la liberté d'esprit né-
cessaire à quiconque veut s'occuper des affaires publiques. De
même, la culture plus large de l'intelligence, sans laquelle on
ne peut apporter au gouvernement de l'Etat la prudence et
l'énergie requise, lui parut, en règle générale, ne pouvoir se
développer qu'à la faveur d'une certaine aisance domestique.
Enfin, Solon dut aussi chercher à éviter toute espèce de modi-
fications radicales et de changements brusques au sein de la
société.
La grande propriété foncière était encore presque partout
aux mains des familles nobles. Les membres de ces familles
pouvaient, par conséquent, se persuader que la réforme se
bornait à leur garantir leurs anciens droits sous un nouveau
titre, et, comme ils étaient seuls à avoir l'habitude et l'expé-
rience des affaires publiques, il était prudent et utile de leur en
laisser tout d'abord la gestion. Ce n'est qu'à cette condition que
SOLON ET SA LÉGISLATION 413
Solon pouvait compter sur labonne volonté delà haute classe;
et il disait lui-même volontiers, avec une noble franchise, qu'il
croyait avoir donné aux Athéniens non pas les meilleures lois,
au sens absolu du mot, mais les meilleures entre celles qu'ils
auraient acceptées. Il n'y avait plus de privilège immobilisé
qui assurât à la noblesse son rang dans la société ; quiconque
avait de l'énergie et de la volonté pouvait s'élever par le tra-
vail; car la grande propriété, avec les droits qui en dépendaient,
n'était plus attachée à la naissance.
En outre, l'admission des petits propriétaires aux places de
conseillers et à bien d'autres charges publiques leur donna,
à eux aussi, l'occasion de se familiariser avec les affaires.
L'expérience politique se vulg'arisa de cette manière, et, bien
que la très grande majorité de la population restât encore
exclue de toute participation à l'exercice du pouvoir, le retour
d'un régime aristocratique fermé et immobilisé était à jamais
impossible. En effet, parmi les Athéniens libres, nul n'était
tenu en dehors de la vie politique qui animait la communauté
entière. Toutes les classes étaient appelées à prendre part,
avec un droit de suffrage égal, aux assemblées du peuple sur
qui reposait, en dernière analyse, la souveraineté de l'Etat.
C'est dans ces assemblées qu'étaient élus les fonctionnaires de
l'Etat, de sorte que, pour gouverner, il fallait avoir été investi
du pouvoir par la confiance du peuple. Les assemblées votaient
sur les lois organiques, sur la paix et la guerre ; les fonction-
naires étaient responsables devant le corps des citoyens, et tout
Athénien pouvait en appeler de leurs sentences à ce même
corps. Pour exercer cet office de cour suprême, le peuple de-
vait avoir déjcà une organisation spéciale. Quelle était cette
organisation, nous ne le savons pas ; mais il est probable que
Solon a déjà fondé le système que nous trouvons en vigueur
plus tard. Suivant ce système, ce n'était pas le peuple entier
qui votait, au suffrage universel, sur le cas de l'accusé, mais
une délégation d'hommes mûrs, élus par l'assemblée et asser-
mentés. Les délégués du peuple se constituaient en tribunal
('Hauû), et prononçaient en son nom le jugement définitif.
Au début, les assemblées des citoyens étaient rares : les
affaires courantes étaient expédiées par les fonctionnaires, et
414 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
c'était par exception seulement que se réunissaient, à la suite
d'un appel, les cours de jurés. Mais le principe de la liberté
civile et de l'égalité devant la loi était affirmé ; le salut de TEtat,
la juridiction suprême, étaient confiés au peuple entier, etil
n'y avait pas dans son sein de classe qui put être amenée for-
cément, par sa situation même, àdevenir l'esclave ou l'ennemie
de Tordre de choses existant. Au contraire, tous avaient part
à la prospérité de l'ensemble ; tous avaient un intérêt commun
à conserver l'État. C'est ainsi que Solon réussit à réconcilier,
pas un accord équitable, des classes sociales qui. dans les pays
voisins, à Mégare notamment, étaient comme deux armées
ennemies l'une en face de l'autre. Il accorda au peuple ce qu'on
ne pouvait pas lui refuser sans injustice criante, etil conserva
à la noblesse la possession de ce qu'on n'aurait pu lui arracher
que par la guerre civile. Il a lui-même affirmé l'impartiale
équité de sa politique dans le passage suivant :
Au peuple j'ai donné autant de puissance qu'il en a besoin,
N'ayant ni ôlé ni ajouté à son droit.
Quant à ceux qui avaient le pouvoir et étaient admirés
pour leurs ricliesses,
A ceux-là aussi j'ai garanti qu'ils n'avaient pas d'irrévérence à craindre.
J'étais là, protégeant avec un fort bouclier les deux parties,
Et n'ai laissé ni les uns ni les autres triompher par l'injusiice*.
L'importance que Solon attachait à établir, au sein de l'Etat,
un équilibre exact entre les forces conservatrices et celles qui
poussent au progrès, de façon que les unes fussent pour les
autres un complément utile, se voit mieux que partout ailleurs
dans l'organisation, tout à fait spéciale à Athènes, des auto-
rités administratives supérieures, c'est-à-dire, de l'Aréopage
et du conseil des Quatre-Cents.
Il faut bien que l'Aréopage ait subi alors une transformation
considérable, puisque Solon a pu passer pour en être le fonda-
teur. Mais, d'autre part, les attributs essentiels de ce corps
sont de telle nature qu'ils ne peuvent être qu'un legs des an-
1) Le texte nous est donné par Plutarque {Solon, 18). Ar^\Lu> [xàv yàp k'owxa
TÔaov -xpâxoç, etc. Ces paioles de Solon ont été commentées tout au long,
après OiNCKEN [Athen loid Hellas), par Schoemann, Die Solonische Heliaia
ap. Jahrbb. für Philol., 1866, p. 585 sqq.
SOLON ET SA LÈGISLATIOX 4 13
ciens âges. Ce qui survivait en lui, c'était une autorité qui,
comme jadis le roi entouré de son conseil d'Etat, était appelée
à exercer sur la communauté entière une haute surveillance ;
c'était un collège de fonctionnaires à vie qui, sans procédure
aucune, pouvait flétrir et punir partout où les bonnes mœurs
étaient outragées, où la mauvaise conduite devenait un scan-
dale, et toutes les fois qu'on perdait de vue le respect dû aux
clioses saintes ; c'était enfin une autorité qui pouvait annuler
par un veto absolu les décisions des autres pouvoirs publics, et
qui, dans les temps difficiles, pouvait môme prendre en main
la direction de la cité.
Il y avait là un legs du régime patriarcal de l'ancienne mo-
narchie et du pouvoir absolu, en ce qu'il avait de bienfaisant;
legs accepté par la république dans un intérêt conservateur.
Ce n'était donc pas une invention de Solon, et la combinaison
de ce rôle modérateur de l'Aréopage avec la juridiction crimi-
nelle ne peut pas davantage avoir été une innovation, car l'es-
prit nouveau tendait partout à séparer le pouvoir judiciaire de
l'autorité administrative \ et il est inadmissible que, précisé-
ment en matière de juridiction criminelle, on ait, au mépris
des tendances de l'époque, confondu à dessein dans un même
corps le conseil et le tribunal'.
Cependant, l'Aréopage devint, par le fait de l'organisation
qu'il reçut de Solon, quelque chose d'essentiellement nouveau.
Solon donna à tous les fonctionnaires qui avaient passé, sans
encourir de blâme, par les plus hauts emplois administratifs
le droit de prétendre à un siège dans la cour de justice. Cette
mesure fit arriver à l'Aréopage des hommes éprouvés, qui
s'étaient montrés dignes de la confiance publique : l'Aréopage
réunit ainsi tout ce qu'il y avait dans Athènes de distingué au
point de vue de l'intelligence et de l'habitude des affaires, de
*) SCHOEMANN, loc. Cit., p. 593.
-} Sur l'Aréopage considéré comme tribunal, voy. 0. Mueller, Eumeni-
den. p. 153. D'après quelques savants (Wecklein, Berichte der Bair.
Akad d. Wissensch. , 1873, Philol. Histor. Classe, p. 10 sqq. Philtppi,
Rhein. Mus., XXIX. p. 12. Waghsmuth, Stadt Athen, I. 474), So'on
aurait le premier transformé l'Aréopage en ßoy)^-n. Cette opinion est combattue
avec raison par Schoemann, Die Epheten und der Areopag, ap. Jahrbb.
f. klass. Philol., 1875, p. 161.
416 UISTOIRE DE l'atTIQUE
l'expérience professionnelle et de la sagesse pratique. Ce n'est
plus un collège d'Eupatrides, puisque même les propriétaires
roturiers entraient dans l'Aréopage ; et, plus la proportion de
ces derniers augmentait, plus l'intérêt de caste s'effaçait devant
l'intérêt de l'État. L'intérêt public était la préoccupation domi-
nante d'hommes riches -d'expérience qui, indépendants de
l'opinion du jour, étaient appelés à maintenir avec énergie ce
que l'ancien temps avait laissé de bon, à s'op'jposer aux innova-
tions prématurées et à user de leur pouvoir discrétionnaire
pour réprimer, par mesure de police, même dans des cas où il
n'y avait pas matière à procédure juridique, toute immoralité,
tout scandale public, tout ce qui menaçait le repos ou com-
promettait la dignité du corps social. Dans l'Aréopage s'in-
carnait, pour ainsi dire, la conscience de la cité : l'Aréopage
était le représentant de tous les intérêts conservateurs.
Pourl'expéditiondes affaires courantes, oninstituaun second
conseil, le Conseil des Quatre-Cents, une autorité établie sur
de larges bases, attendu qu'elle représentait les trois pre-
mières classes de citoyens. Ses membres étaient élus en nom-
bre égal dans chacune des quatre tribus et changeaient tous
les ans, de manière que les élections successives y faisaient
passer le plus grand nombre possible de citoyens. On avait déjà,
dans les naucraries, une représentation des campagnes op-
posée à celle des familles urbaines *. liest probable que Solon
utilisa cette institution et fit entrer les deux collèges, qui au
temps de Cylon étaient en conflit, dans un cadre plus'large où
ils subsistaient côte à côte et se servaient l'un à l'autre de con-
tre-poids ". Le conseil des Quatre-Cents étaitune délégation do
l'assemblée des citoyens, le représentant de l'opinion qui domi-
nait dans le peuple ; il préparait les délibérations à soumet-
.tre à l'assemblée et agissait au nom de celle-ci, surtout dans les
premiers temps, alors que la compétence des assemblées plé-
nières était restreinte et leur convocation rare. Mais, plus Solon
se rendait compte des tendances générales de l'époque et du
caractère mobile de la race ionienne, plus il lui parut indis-
') Voy. ci-dessus, p. 381.
-) Sur la connexilé que l'on remarque entre la Boulé et les naucraries,
voy. ScHOEMA.N.N, Aft. Pro.cess, p. 21 sqq. Griech. Alterth., P, 350.
SOLÜN" ET SA LÉGISLATION 417
pensable de munir le vaisseau de l'Etat, avant de le lancer en
pleine mer, d'une seconde ancre avec laquelle il put se main-
tenir contre vents et marées, sur le fond solide de la tradition.
Cette ancre était l'Aréopage.
Précisément parce que Solon visait toujours à faire du nou-
veau avec les coutumes existantes et à éviter les sauts brus-
ques, il est difficile de délimiter exactement ses réformes et de
faire sans hésitation le départ de ce qui revient à Solon et de
ce qui était avant lui.
C'est le cas aussi pour l'organisation des pouvoirs judi-
ciaires.
Il est démontré aujourd'hui, du moins en ce qui concerne
le droit pénal, que la séparation entre la procédure et la déci-
sion juridique, l'une conduite par un fonctionnaire, l'autre
remise à un collège, était chez les Athéniens une institution
très ancienne. Solon développa les germes du système en ré-
partissant les affaires entre diverses juridictions et en réglant
les instances *.
La répartition se fit comme il suit. Le premier archonte fut
saisi des questions relatives à la famille ; le second s'occupa
des affaires intéressant la religion et ayantrapportà l'homicide;
le troisième eut pour lot les affaires concernant les non-ci-
toyens. Les six thesmothètes intervenaient comme juges sup-
plémentaires. La justice et l'administration se trouvaient donc
encore associées ici. Mais les magistrats ne pouxaient pronon-
cer définitivement sur aucun cas. Loin de là, ils commençaient
d'ordinaire par renvoyer l'affaire à un jury, ou, s'ils avaient
rendu eux-mêmes un jugement, on pouvait toujours en appe-
ler de ce jugement à un jury ^ Ce jury qui, par conséquent,
suivant la nature des causes, intervenait en première ou
1) Sur Dracon rapproché de Solon, voy. Koehler, Hermes, II, p. 29 sqq.
-) Sua xaî; ctpyjxiQ ëxale xpîvEiv ù[aoiw; xai 7rep\ èxEÎvwv eIç to Sixasr/iptov Eçéffstc
'tO(ù-At zoï; ßou).o[jLlvoi? (Plut., Solon, 18). Suidas dit de même, • d'après une
autorité de bon aloi, au mot ap-/wv x-jpiot -/laav ol o(p-/ovTG; wa^s -rà? oixa^
auTOXîÂcî; Ttotcîaoar 'j<7Tîpov oï Sôlwvoç vo[AofJcTr|ffavx-Q; oOoàv sTEpov a-jTOÎç £T£).£Îto
T, (xôvov àvaxpt'vEiv toi; àvTtSc'xoi;. L'exactitude de ce point de vue attaqué par
Grote a été défendue par SchoemaniN, Verfassungsgesch. Athens, p. 39
sqq. et, à propos de l'Heliaea, dans les Jahrbb. für PhiloL, 1866, p.
588 sqq.
27
4i8 HISTOIRE DE l'atTIQUE
OU en seconde instance, à titre de cour d'appel, était THéliée,
la représentation de la société, c'est-à-dire, un certain nombre
de citoyens respectables, choisis par la communauté, pris dans
son sein et ayant prêté serment en vue de cet office spécial ' .
L'appel aux jurés étant devenu de plus en plus fréquent, le
rôle des magistrats tendit à se borner de plus en plus à l'ins-
truction des procès ".
Pour les affaires insignifiantes, il y avait un collège de juges
cantonaux qui faisaient des tournées dans le pays, afin que les
gens de la campagne ne fussent pas obligés, pour des riens, de
se transporter à la ville ^ Cette institution date certainement
de loin. On peut en dire autant des « diétètes, » auxquels les
archontes renvoyaient les affaires susceptibles de se terminer
parun accord amiable entre les parties; car les diétètes n'étaient
pas des juges, mais des arbitres *.
Le droit concernant le meurtre resta ce que l'avait fait Dra-
con. En cette matière, les traditions patriarcales d'autrefois
restèrent longtemps encore en vigueur, car la connaissance
des rites de l'expiation du sang était le privilège des gentes^ pri-
vilège que Solon n'avait ni le pouvoir ni l'envie de leur dis-
puter. Seulement, le législateur ne voulut point tolérer que le
droit de disposer, par voie juridique, de la vie et de la fortune
des citoyens demeurât une prérogative aristocratique. On uti-
lisa donc la distinction, faite depuis longtemps, entre l'homicide
volontaire et l'homicide involontaire ou le meurtre justifié par
des circonstances particulières, pour séparer complètement les
juridictions appelées à connaître des divers cas. Ceux du pre-
mier genre, où l'État avait un intérêt immédiat à ce que justice
impartiale fût rendue, furent remis à la décision de l'x'Vréopage
qui, tout en comptant encore pour le moment dans son sein
une majorité de nobles, n'était cependant pas exclusivement
réservé aux membres descentes. Là, au contraire, où il ne s'a-
') Il y a des lieux de réunions différents pour les assemblées (ff-jv£xx),Yi(jiâCïtv)
et les jurys {o<.y.âlt'.y). Cf. Monatsbericht der Berlm. Akad,, 1878, p. 84.
2) « Depuis Solon, Tautorité judiciaire est dans la vie politique le facteur
suprême « (Frohberger, Lysias, I, § 36).
3) ot xaTà 5r|jj.oyc ûixaCTxat. Voy. ScHOEMANN, Griech. Alterth., P, 501.
*) StatxriTas = arbitri . Voy. Schoeman.\, Verfassungsgeschichte , p.
44 sgq.
SOLON ET SA LÉlilSLATIOM 419
gissait que d'un cérémonial à remplir en vue d'effacer, comme
le voulait la coutume antique, la souillure du meurtre, les an-
ciennes cours d'éphètes gardèrent toutes leurs attributions ^
Ces cours étaient le refuge de la noblesse, qui s'y groupait en
corporations fermées et y trouvait ainsi, pour l'esprit de caste
qui l'animait encore, une satisfaction inofîensive.
Solon ne se contenta pas d'ordonner les pouvoirs qui avaient
mission de diriger la cité et de maintenir le droit. La grande
réforme de l'Etat lui fournit encore l'occasion de remettre en
vigueur ou de créer à nouveau une foule de dispositions juri-
diques, dans l'espoir que le jeu- même de la constitution avec
laquelle elles formaient un tout vivant leur donnerait toute
leur efficacité. Il utilisa l'élan de l'opinion publique pour don-
ner une consécration nouvelle à des principes moraux sur la
vérité desquels tous les Hellènes cultivés étaient unanimes, et
pour en faire, après les avoir résumés sous la forme saisissante
de maximes, les lois fondamentales de la vie sociale à Athènes.
Ce fut là la troisième partie de son grand œuvre, celle qui a
trait au droit et aux mœurs.
Cette fois encore, il sut combiner l'apport du passé avec les
idées nouvelles. En matière de droit criminel, il se rallia com-
plètement au passé et inséra les lois de Dracon dans son code
sans y rien changer. En cas de meurtre, on invitait, en se ser-
vant des anciennes formules, les parents de la victime à assu-
mer, chacun suivant le degré de sa parenté , l'obligation de
poursuivre devant les tribunaux : si l'homicide était involon-
taire, le retour du banni dépendait, comme par le passé, de sa
réconciliation avec les survivants delà famille, ou, à défaut de
ceux-ci, avec les membres de la. gens ou de la phratrie -. En
ceci, par conséquent, les habitudes de corporation et de famille
gardaient tout leur empire. Partout ailleurs, elles faisaient
place à l'idée de l'Etat, idée par laquelle Solon affranchit ses
concitoyens delà contrainte résultant d'associations plus étroi-
*) Les rapports entre éphètes et aréopagites (Schoemann, Opuscul. Acad.,
I. p. 198) ne sont pas encore élucidés. Auparavant, les éphètes jugeaient
aussi sur l'Aréopage, cf. Philippi, Rhein. Mus., XXIX, p. 8.
^) Sur la place que tient la famille dans le droit criminel, voy. Schoemann,
Antiq. jur. joubl., p. 288, 4.
420 HISTOIRE DE l'aïTIQUE
tes. Grâce à lui, les Athéniens furent enfin les libres proprié-
taires de leurs terres et de leur avoir, tandis que jusque-là l'in-
dividu ne pouvait disposer par volonté dernière de rien, pas
même du bien acquis par son travail. L'argent et la terre de-
vaient rester à la geiis et, s'il n'y avait pas d'agnats, le tout
revenait à la corporation ou phratrie. Ce fut Solon qui, dans
ce cas particulier, reconnut aux dispositions testamentaires
une valeur légale, de sorte que chaque citoyen put à son gré,
sans se sentir lié par des empêchements extérieurs, choisir ses
héritiers et les adopter en lieu et place d'enfants ^ La loi fa-
vorisa ainsi la conservation des maisons particulières, affran-
chit la famille de la tutelle de la gens^ encouragea chez les
citoyens le goût de l'épargne et donna à leurs inclinations per-
sonnelles une satisfaction plus complète.
La puissance du père de famille fut restreinte de la même
manière, afin que, là aussi, on put substituer à un principe
inflexible les vues plus élevées de la moralité et de l'intérêt
général. Solon chercha à amplifier, par tous les moyens, la
dignité de la vieillesse. Mais, jusque dans son propre fils, le
père devait aussi respecter le futur citoyen d'une ville libre :
c'est pour cela qu'on lui enleva le droit de mettre son enfant
en gage ou de le vendre. La loi protégea aussi le fils mineur
contre une exhérédation ou une expulsion arbitraire. Elle se
préoccupait même de son éducation, en déniant au père qui
l'aurait négligée tout droit de prétendre à être soigné dans sa
vieillesse par ses enfants. Elle enseignait ainsi que, là où man-
que cette affection qui se manifeste dans la culture conscien-
cieuse des aptitudes intellectuelles et corporelles des enfants,
il n'y a pas de paternité véritable et point de droit paternel.
C'est dans la liberté et dans l'étendue de la culture intellec-
tuelle que Solon reconnut le secret de la puissance croissante
de sa patrie : aussi considérait-il l'éducation comme un des
intérêts vitaux de l'Etat. Il n'eut pas cependant la prétention
de la soumettre à une surveillance inquiète et oppressive. La
loi devait se contenter de diriger et d'organiser : au sein d'une
société ordonnée d'une façon harmonique, la jeunesse devait
'; Demosth., In Leptin.. % 102.
SOLON ET SA LÉGISLATION 421
s'accoutumer d'elle-même à haïr le mal et à prendre goût de
tout cœur aux nobles et belles choses. Dans les palestres om-
bragées qui s'étendaient aux abords de la ville, elle devait
déployer en la fortifiant sa santé physique et morale, et se
laisser assimiler sans effort par un Etat qui ne demandait pas
de serviteurs dressés à la mode Spartiate, mais des hommes
pleinement et librement développés.
Solon croyait à la puissance du bien chez l'homme, etil
voulait que la vertu civique reposât sur une moralité libre. Ce
n'est pas qu'il entendît relâcher le lien de l'Etat ; mais il fit en
sorte que les citoyens fussent attachés à l'Etat par tous leurs
intérêts. C'est pour cela que tout individu était autorisé et
même obligé par devoir à se porter accusateur, toutes les fois
qu'il voyait en danger le bien de l'État et la moralité publique.
Tout citoyen pouvait, s'il remarquait quelque faiblesse chez
les fonctionnaires chargés de veiller au maintien de la légalité,
commencer lui-même des poursuites judiciaires contre les
personnes qu'il jugeait dangereuses pour la société. Solon
posa même en principe que, dans le cas où éclaterait quelque
conflit intérieur , tout citoyen serait tenu , s'il ne voulait
s'exposer à des peines sévères l'atteignant dans sa fortune et
dans son honneur, d'opter immédiatement et résolument pour
un parti, de manière qu'il ne fût loisible à personne de garder
une neutralité commode et d'attendre l'issue de la lutte pour
se ranger ensuite du côté des vainqueurs ^
Solon ne craignit pas non plus d'édicter des lois qui restrei-
gnaient la liberté de l'individu au profit de la collectivité ; car
il reconnaissait la nécessité d'une discipline légale qui exerçât,
en créant des habitudes, une influence bienfaisante et mora-
lisatrice.
Ce qui importait surtout ici, c'était de mettre obstacle aux
influences qui, favorisées parla communauté de race et les re-
1) N6[io; îûtoç (j.â)>i(7Ta xat 7rapd(&o|o; (Plut., Solon, 20). Gell., Il, 12.
Cf. LuEDERS [Ueber em Gesetz Solo7is, ap. Jahrbb. für PhiloL, 1868, p. 49)
qui a seulement le tort de limiter le sens de axciai; à la guerre civile propre-
ment dite. Les lois de Solon ont été rassemblées par Petitus , Leges
Atticse ; Schelling, De Solonis legibus. Berol., 1842 ; Prantl, De Solonis
legibus. Monac, 1841.
422 HISTOIRE DE L ATTIQUE
lations commerciales, acclimataient en Attique les habitudes
des Ioniens d'Asie. Aussi la loi interdit-elle aux citoyens athé-
niens l'exploitation des industries qui paraissaient indignes
d'hommes libres, comme la préparation et la vente des par-
fums '. On réprima aussi le luxe des habits ; on établit, pour
les noces ^ et les funérailles, des règlements qui, sans péna-
lités et sans contrainte, rappelaient les citoyens au sentiment
de la mesure en toutes choses. Il fut défendu notamment de
faire étalage de monuments funéraires somptueux ^, défendu
aussi de pleurer les morts avec ces lamentations passionnées
dont la mode, originaire d'Asie-Mineure, s'était de là répandue
dans la Grèce héroïque *. Ainsi, sous la discipline de la loi, le
caractère attique prit sa forme propre, distincte de l'esprit des
Ioniens d'Asie, et la ligne de démarcation entre les mœurs
barbares et le génie hellénique, cette ligne qui s'effaçait si fa-
cilement dans la vie licencieuse des Ioniens, fut marquée en
traits plus précis. Solon avait également à cœur de faire dis-
paraître les traces des désordres qui, pendant les mauvais
jours dont on venait de sortir, avaient fait de rapides progrès.
Il voulait épurer partout la moralité publique, rétablir dans
les familles le respect des saines traditions, faire la guerre à
l'inconvenance et à la grossièreté sous toutes ses formes ^ et
acheminer le peuple dans les voies de la véritable civilisation.
Il y eut place aussi, dans l'œuvre grandiose du législateur,
pour la vie industrielle et les métiers. De toutes les professions,
l'agriculture fut la plus favorisée : elle fut consolidée à nou-
veau comme étant elle-même l'unique base d'une société saine.
La classe des paysans, qui chez les Ioniens était bien en dan-
ger de perdre sa considération, fut sauvée et remise en place
par Solon. Ces sages mesures furent des plus efficaces, car
l'égalité des propriétés foncières, à laquelle elles poussaient,
se maintint longtemps en Attique. Solon, frappé du mouve-
1) Athen., XIII, p. 612. XV, p. 687.
-) Lois relatives aux mariages (Plut., Solon, 20).
3) Cic, Leg g., II, 26.
♦) Plut., Solon, 21. Petitus, op. cit., 600.
^) Lutte contre le (rxX-opov et le ßapgap-.xov (Plut., Solon, 12). Cf. Becker,
Charikles, III, 92.
SOLON ET SA LÉGISLATION 423
ment qui entraînait ses contemporains vers le commerce, a
cherché à enrayer cette tendance exclusive et surtout à pré-
venir l'influence fâcheuse qu'elle pouvait exercer sur la vie
politique.
Du reste, il ne négligea rien pour hâter l'entier développe-
ment de la prospérité matérielle et pour faciliter de toutes
manières les transactions. C'est dans ce but que les poids et
mesures, ainsi que les monnaies, furent réorganisés de fond en
comble. Le talent de 60 mines resta la grande unité monétaire;
la petite fut la drachme. Comme espèce intermédiaire, on mit
en circulation la pièce de 4 drachmes K La Monnaie officielle
fut installée dans le sanctuaire du héros « Stéphanéphore 2.»
C'est de là que sortirent les premières pièces d'argent frappées
suivant le nouveau système. Elles portaient déjà, selon toute
vraisemblance, les empreintes qui restèrent désormais la mar-
que caractéristique des monnaies d'argent athéniennes, c'est-
à-dire, la tète casquée de Pallas sur la face, et la chouette avec
le rameau d'olivier sur le revers ^. On frappa aussi, dès cette
époque, de la monnaie d'or. Même après que le poids des es-
pèces eût été modifié ^, l'ancien talent resta le poids usité dans
le commerce, si bien que la mine commerciale pesait, non pas
100, mais bien 138 des nouvelles drachmes monnayées. Cha-
que Etat se trouvait particulièrement intéressé dans son hon-
1) Le tétradrachme est assimilé par Hésychius, Suidas et Photius, au sta-
tère, qui valait à l'origine deux drachmes (Hultsch, Metrologie, p. 150).
*) Les drachmes d émission- attique s'appellent officiellement SxEçavrjçopou
ôpaxiJ^s''' (BoECKH, Staatshaushaltung ^ II, 362). Le Stéphanéphore doit être
Thésée (Beule, Monuments cV Athènes, p. 9).
3) Les plus anciennes monnaies d'argent du système attique , depuis
l'hémiobole jusqu'au tétradrachme, lequel apparaît rarement dans ces séries,
monnaies portant la tète de Méduse, la chouette, le cheval, les dés et surtout
la roue (Beule, op. cit., p. 15. Th. Mommsen, Münzwesen, p. 52), sont
aujourd'hui considérées d'ordinaire comme des pièces athéniennes du temps
de Solon (Hultsch, op. cit., p. 151). Pourtant, il n'est pas démontré encore
qu'elles aient été frappées à Athènes (Friedl^nder und von Sallet, Das
kœnigl. Milnzkabinet, p. 24). Elles appartiennent probablement à l'Eubée,
suivant l'hypothèse que j'ai émise dans V Hermes (X, p. 225) et qu'acceptent
aussi Head [Metrologicales Notes ap. Numisyn. Chron., X, p. 35) et Imhoof-
Blumer {Zeitschr. für Numism., III, p. 275). Ily a eu, il est vrai, des
objections de la part de Sallet [Numism. Zeitschr., III, p. 408). Quant
aux monnaies avec la tète de Pallas, elles reviennent de droit à Solon.
*) Voy. ci-dessus, p. 406.
424 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
neur à émettre de bonne monnaie, car elle attestait la stabilité
et la loyauté de la république. C'est pourquoi Solon fit une loi
aux Athéniens de veiller avec un soin jaloux à ce que le métal
fùl exempt d'alliage et la pesée exacte. Il punit de mort l'alté-
ration des monnaies. Le résultat de ses ordonnances fut que la
drachme attique fut acceptée partout de confiance et favorisa
singulièrement l'essor du commerce athénien.
Enfin, pour que la vie des Athéniens prît une allure nouvelle
et fût réglée dans tous ses détails, l'année attique fut régu-
larisée à son tour. On resta fidèle à l'ancienne coutume hellé-
nique de commencer chaque mois à l'apparition du croissant
de la nouvelle lune; mais on chercha en même temps à utiliser
les résultats de la science astronomique pour accorder l'année
lunaire avec l'année solaire, de façon à obtenir que les mois
restassent dans la saison à laquelle ils devaient appartenir,
d'après les fêtes religieuses et les occupations qu'ils compor-
taient.
Pour atteindre ce but, on avait depuis longtemps recours à
l'alternance des mois pleins et des mois creux, comme on les
appelait : on avait aussi cherché à compenser les écarts qui se
reproduisaient toujours, au moyen de cycles embrassant une
plus longue période.
Le plus important de ces cycles était celui de huit ans '. Il
était notamment la base du système adopté pour régler le
retour des fêtes qui avaient rapport au culte d'Apollon. De-
puis que l'Etat athénien avait noué avec Delphes des rela-
tions si multiples et si étroites, depuis que la religion apol-
linienne était devenue la religion générale de l'Attique et
le nouveau lien de solidarité qui rattachait les uns aux autres
tous les habitants, il était naturel d'appliquer au calendrier
attique le mode de supputation en usage à Delphes ou Pytho.
Tel fut en effet le calendrier qui entra en vigueur lors de la
promulgation des lois de Solon '" et qui vint juste à point
pour marquer la crise décisive de l'histoire attique, le début
^) Voy. ci-dessus, p. 401.
-) L'octaétéride ou ennaétéride pylhique introduite par Solon. Voy. là-
dessus BoECKH, Mondcyclen, p. 14. D'après Th. Mommsen [Rœmische
Chronologie, p. 28), le système antérieur était la triétéride.
SOLON ET SA LÉGISLATION 425
d'un nouvel ordre de choses. Athènes, où la limpidité de
l'atmosphère et l'horizon gradué par le profil des montagnes '
se prêtent merveilleusement aux observations de la voûte
céleste, devint un foyer d'études astronomiques qui poursui-
virent avec un zèle infatigable la solution plus complète du
problème pendant, à savoir, la division exacte de l'année. La
science du calendrier se trouva ainsi affranchie des influences
sacerdotales et l'ordonnance de l'année portée, par des affiches
publiques, à la connaissance de chacun ^.
De même que Thésée avait jadis mené à bien sa grande
œuvre d'unification politique grâce à la déesse de la Persua-
sion, de même la reconstruction de l'Etat athénien était due
à la douce puissance de la parole persuasive. Cette puissance,
Solon était admirablement qualifié pour l'exercer; il la devait
à son caractère conciliant, à ses facultés poétiques et à l'in-
violable prestige que lui donnait son amour désintéressé de
la patrie. Durant bien des années il avait sondé, travaillé, pré-
paré les esprits dans les diverses classes delà société; il avait,
dans des conversations multipliées, reconnu les limites du
possible, et enfin, après avoir éprouvé bien des déboires par
le fait d'amis qui abusèrent indignement de sa confiance %
par le fait des préjugés et des résistances égoïstes, il se crut
enfin en état de mettre à exécution l'œuvre de sa vie.
Pour faire ce dernier pas, il fallait que ceux auxquels l'an-
cienne coutume reconnaissait le droit de cité lui conférassent
une autorité spéciale ; car il tenait absolument à ce que la
nouvelle organisation de l'Etat ne fût jamais exposée au
reproche d'avoir été instituée d'une façon inconstitutionnelle,
et qu'elle fût irréprochable au point de vue de la légalité la
plus scrupuleuse. C'est pour cela qu'en 594 (01. xlvi, 3) les
tribus des Eupatrides qui, cette année-là, détenaient encore
la souveraineté politique, l'élurent premier archonte et le
') Le Lycabette servait à pointer le début de l'année (Redlich, Meton,
p. 21).
^) Nous pouvons admettre l'exposition publique du calendrier sur des
uapauTiYfjLaTa au temps de Solon, parce qu'elle était indispensable à la régu-
larité de la vie religieuse et civile.
^) Ces amis indiscrets étaient Conon, Clinias et Hipponicos (Plut., Solon,
15). Cf. ScHûEMAN.N, Verfassungsgeschichte, p. 21.
426 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
prirent en même temps pour pacificateur et législateur. C'est
en cette qualité et en vertu des pleins pouvoirs dont il
était investi qu'il fit transcrire l'ensemble des nouvelles lois,
préalablement disposées dans un ordre méthodique, et les fit
installer sur l'Acropole, à la portée de tous les regards, en les
plaçant sous la protection de la déesse tutélaire de la cité.
Elles étaient écrites sur des planches de bois blanchies
et assemblées en prismes quadrangulaires ou triangulaires,
de la hauteur d'un homme, lesquels étaient eux-mêmes montés
sur un pivot, de façon à tourner librement. On pouvait ainsi,
sans difficulté, amener sur le devant la face qu'on voulait
consulter.
On rapporte que ces appareils étaient partagés en deux
groupes, dont l'un contenait le droit civil, l'autre, le droit
sacré et le droit public qui fait corps avec lui ^ Si Solon fit
réellement cette distinction extérieure, c'est qu'il crut devoir
insister sur le caractère immuable des statuts religieux em-
pruntés à la plus vénérable tradition et confirmés par le dieu
de Delphes. Ceux-là devaient rester la base à jamais respec-
tée de l'édifice social, tandis que le droit privé, né des besoins
de la vie ordinaire, devait nécessairement se développer et
changer avec elle. Personne ne comprit mieux cet effet inévi-
table du temps que Solon, et, sous ce rapport comme sous
tant d'autres, l'esprit de ses lois forme le contraste le plus
frappant avec la raideur immobile de la constitution de Lycur-
gue.
Solon apparut au milieu d'une époque de crise, à un des
moments les plus décisifs de l'évolution intellectuelle de la
Grèce ; au moment oii, d'une part, la tradition consacrée par
l'habitude résistait avec une énergie obstinée aux innovations,
et où, d'autre part, une foule d'idées neuves se faisaient jour;
*) On appelait ces engins a^oveç et xûp^eiç. Les textes les plus anciens ne
signalent aucune différence, au point de vue du contenu, entre ces deux
désignations. Aristophane de Byzance et Didyrae placent les lois religieuses
sur les xijpêstç. D'après Val. Rose, Aristoteles Pseiid., p. 415, c'est une
allégation qui repose sur une fausse interprétation d'un passage de Lysias
{Contr. Nicom., § 17. 18). Cf. Philippi, Jahr bb. für Philol., 1872, p. 583.
Sur le rapport des xiipêstç avec certains originaux crétois, voy. Bernays,
Theophrastos, p. 37. 165.
SOLON ET SA LÉGISLATION 427
OÙ la poésie et la prose commençaient à se séparer; où, à
côté de la parole vivante, la lettre écrite tendait à devenir la
règle de la vie publique; où, enfin, on se prenait à réfléchir
sur le rôle et le but de la société. Solon appartenait lui-même
à deux époques de l'histoire de la civilisation : mais, au lieu
d'osciller indécis entre les deux, il les dominait l'une et l'autre
et mesurait d'un regard pénétrant l'étendue de leurs droits
respectifs. C'est pour cela qu'il semble si arriéré, avec ses
prescriptions morales et sa vénération pour les rites expia-
toires d'origine sacerdotale, et en même temps si plein d'ini-
tiative dans ses innovations politiques. Il est attaché de cœur
aux traditions du passé, mais il est dévoré de l'envie d'élucider,
pour lui-même et pour les autres, tous les problèmes du pré-
sent. Cette double préoccupation, qui se remarque dans ses
poésies fugitives, est aussi celle qui a présidé à l'ordonnance
de ses lois. Solon a mis en relief les deux conditions fonda-
mentales sans lesquelles une société politique ne peut pros-
pérer : l'attachement inébranlable aux principes religieux et
moraux qui doivent régir la vie publique, et le libre dévelop-
pement de tous les rapports et de tous les droits individuels.
De même que l'œuvre de Solon avait été inaugurée par des
mesures propres à apaiser les haines de classes et à assurer
pour longtemps la concorde et la sympathie des citoyens
entre eux, de même, elle se termina par la proclamation d'une
paix générale qui mit, pour ainsi dire, le sceau à cette grande
œuvre de réconciliation. Les peines infamantes infligées du-
rant les luttes des partis furent rapportées et les bannis invi-
tés à rentrer dans la patrie. Le passé devait être oublié tout
entier et nul reliquat des rancunes antérieures ne devait fran-
chir le seuil de l'ère nouvelle '. C'est à ce moment, sans doute,
que la permission de rentrer fut accordée aux Alcméonides,
une famille des mieux douées que le législateur patriote
voyait à regret exclue de la cité ". Il arriva, par un heureux
hasard, qu'un membre de cette famille eut immédiatement
') Le décret d'amnistie figurait sur le treizième pilier de bois. Cf. Schoe-
MANN, Griech. Alterth., P, p. 348.
-) D'après Westermann {Abhandl. d. Sœchs. Ges. d. Wiss., I, 151) les
Alcméonides n'auraient été rappelés qu'après le départ de Solon;
428 HISTOIRE DE L ATTIQUE
l'occasion de rendre à sa patrie des services signalés. Un
Alcméon commandait le contingent athénien au camp de
Cirrha et contribua pour sa bonne part à terminer la guerre
sacrée à l'honneur d'Athènes '.
Moins de quatre ans après que Solon eut remporté à Athè-
nes sa laborieuse victoire et fondé la prospérité intérieure de
l'État, la victoire du dehors, celle des armes, sourit aux
Athéniens dans les plaines de Grisa. L'honneur que rencon-
trait ainsi la cité dès sa première entrée sur la scène de l'his-
toire nationale, en éveillant dans tous les cœurs un sentiment
de joie patriotique, dut contribuer puissamment à achever
l'unification morale des Athéniens qui venaient d'être rappro-
chés déjà par la religion et le droit de cité.
§111
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES.
L'œuvre de Solon est le produit le plus achevé de la légis-
lation élevée à la hauteur d'un art. Comme en présence de
toute œuvre d'art affinée à loisir, il fallait commencer par sai-
sir les idées qui en sont l'âme. Mais ce n'était point un chef-
d'œuvre destiné à être contemplé et à procurer aux connais-
seurs de nobles jouissances : ce n'était pas non plus un
système abstrait de sagesse humanitaire, mais bien un code
de vie pratique, un plan destiné à être mis à exécution au
milieu des oragesd'une époque agitée, dans une société déchi-
rée par lespartiset, en se réalisant, a former, à anoblir, à rendre
heureux les membres de cette société. Une œuvre semblable
ne peut donc être appréciée que d'après l'histoire de l'Etat,
comme on attend pour juger des qualités d'un navire qu'il ait
fait ses preuves en pleine mer.
Il serait cependant peu équitable déjuger de la vitalité et de
la valeur pratique de la législation de Solon d'après la période
qui suit immédiatement. Si le grand homme d'Etat avait tenu
1) Plut., Solo7i, 11.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 429
à comprimer par des moyens rapides l'effervescence des partis,
il aurait suivi le conseil de ceux qui s'attendaient à le voir
mettre Tordre dans la cité par les procédés familiers aux
tyrans, à l'aide de soldats étrangers, à grand renfort de ban-
nissements et d'exécutions militaires. Mais Solon comprit
mieux que ses amis que les résultats obtenus par de pareils
moyens risquaient de ne pas durer. L'histoire contemporaine
démontrait assez clairement que ce que l'on fonde par la
force est détruit par la force.
Un homme qui, comme Solon, voulait non pas enchaîner,
mais délier les forces humaines; qui, au lieu d'élever le
citoyen, à la mode deLycurgue, uniquement en vue du rôle
déterminé qui lui serait assigné dans sa propre cité, entendait
lui apprendre à développer en lui toutes les vertus humaines
et à se soumettre librementàlajustice qui maintient dans l'Etat
la cohésion des parties ; un tel homme devait se dire qu'il ne
fallait pas compter à bref délai sur un résultat en proportion
avec ses efforts. En revanche, Solon pouvait espérer que, sa
législation entrant chaque jour plus avant dans les habitudes,
le peuple athénien finirait par y reconnaître l'expression de ses
meilleurs instincts, le langage de ses plus nobles aspirations,
et y reviendrait toujours aux époques de calme. Une s'est pas
trompé en cela, et son espoir a été réalisé au delà de toute
attente. En dépit de toutes les fluctuations, sa loi est restée le
terrain légal sur lequel reposait l'assise de l'Etat; elle était
comme le cri de la conscience athénienne qui ramenait tou-
jours au bien, par une douce violence, l'humeur changeante
du peuple.
Solon ne se fit pas illusion : il savait que le moment présent
ne promettait guère une accoutumance paisible à la pratique
de ses règlements. Il fit ce qu'il put. Sa législation une fois
acceptée en la forme constitutionnelle, on eut recours au
délai décennal, dont le droit public d'Athènes faisait depuis
longtemps grand usage, pour lui assurer l'obéissance durant
un temps limité d'abord, mais, comme Solon l'espérait, avec
d'autant plus de garanties de docilité. En attendant l'expira-
tion du délai, rien ne devait être modifié : chacun devait
suspendre son jugement et s'interdire de proposer au Sénat et
430 HISTOIRE DE L ATTIQUE
au peuple quelque retouche que ce fût. Ce laps de dix années '
dut être pour Solon, s'il resta à Athènes, une attente pénible.
On est donc tout à fait autorisé à croire ce que ses biographes
racontent, à savoir, qu'il est allé à l'étranger pour suivre de
loin la marche des événements dans sa patrie. Il ne pouvait
donner une meilleure preuve de son désintéressement, au
sortir de son année de charge, durant laquelle il avait été le
régent d'Athènes.
Ces voyages du législateur en Egypte et en Asie ont donné
lieu à une foule de récits qui sont dûs, pour la plupart, à l'idée
que les Grecs se faisaient de Solon. Solon était pour eux le
type achevé de l'IIeHène, et ils se représentaient comme atteint
en sa personne le but de leur civilisation nationale. Mais, pour
donner à ce sentiment toute la netteté dont l'esprit grec sentait
le besoin, on mit en face du représentant de la race hellénique
des étrangers célèbres, notamment le roi de Lydie, Crésus.
Avec tous ses trésors, avec toute la magnificence de sa cour,
Crésus ne pouvait arracher au simple bourgeois d'Athènes le
moindre signe d'étonnement, le moindre hommage à son
bonheur, et, à la fin, sur les ruines de sa splendeur, il était
forcé de convenir que le sage Athénien avait raison quand il
disait qu'il n'y a pour les hommes qu'un seul bonheur véri-
table, c'est-à-dire, une vie innocente et une conscience pure
devant les dieux.
Les anciens ont déjà révoqué en doute l'entrevue de Solon
avec Crésus, et, quand Plutarque cherche à accréditer l'anec-
dote en disant qu'elle répond parfaitement au caractère des
interlocuteurs, il oublie que cette vérité intrinsèque, qui en
fait le prix à nos yeux, est précisément ce qui en rend l'authen-
ticitéplus suspecte. Il est, par conséquent, inutile de s'ingénier
à lever la difficulté chronologique qu'elle soulève, Crésus n'est
monté sur le trône que 23 ans après la fin des voyages de
Solon (593-583), et il faudrait, par exemple, admettre des
voyages accomplis les uns plus tôt, les autres plus tard 2.
1) Herod., I, 29, Plutarque dit cent ans, ce qui est moins vraisemblable
(Plut., Solon, 25).
*) Voyages de Solon à diverses dates (Suidas, s. v. SôXwv. Diog. Laert.,
I, 50, 62)..
ATHÈNES SOUS LES PISISTRAïIDES 431
Solon se trouve également mis en rapport personnel avec le
roi Amasis (après 570) et avec des prêtres égyptiens, Sonchis
de S aïs, Psénophis d'Héliopolis, qui sont censés l'avoir ren-
seigné sur les très anciennes relations de certaines tribus
grecques avec le bassin du Nil K En tout cas, ce qui se reflète
dans ces traditions, c'est l'idée, d'ailleurs parfaitement juste,
de la solidarité qui unissait alors les côtes de la Méditerranée,
de la grande renommée de Solon et de l'intérêt très vif qu'il
portait à la sagesse et aux souvenirs historiques de l'étranger.
De toutes les accointances de Solon avec le dehors, la mieux
attestée estson séjour à Cypre, où il fut l'hôte et le bienfaiteur
du roi Philocypros -.
Pendant que la renommée de Solon se répandait sur toutes
les côtes de la mer grecque, des expériences douloureuses
l'attendaient dans sa patrie. Il dut se convaincre que son traité
de paix n'avait été qu'un armistice et que son labeur avait agi
à peu près comme l'huile que le pêcheur verse sur les flots
pour les apaiser. Sur le moment, l'eau est unie et transpa-
rente, mais bientôt l'agitation recommence et les vagues
s'entrechoquent comme auparavant.
En Attique, il n'y avait pas d'oppositions aussi simples que
dans les Etats doriens, où l'élément étranger et l'élément
indigène se trouvaient l'un en face de l'autre. C'est pour cela
que l'instabilité et les fluctuations durèrent si longtemps. Il y
avait là plus de partis qu'ailleurs, et des partis moins homo-
gènes. Leur force, leur influence, leur tendance même était
sujette à varier, suivant le talent et la personnalité du chef.
Il est à remarquer que les chefs de parti de quelque noto-
riété appartenaient tous aux familles aristocratiques. Cela
prouve que le peuple était encore habitué à se voir dirigé et
représenté par les hommes de la noblesse, mais aussi, que la
noblesse était assez divisée, de son côté, pour être incapable
1) D'après Platon (Tim., 21), Solon a emprunté à l'Egypte la légende de
l'Atlantide, légende que Duncker [Gesch. des Alterth., IV, 299) croit phé-
nicienne. Sur les Sages grecs en Egypte, voy. Lepsius, Chronol. der
JEgyjJt. Einleitung, p. ^1.
2) Plut., SoIohj 26. Herod., V, 113. Philocypros épuivaut à Cypranor,
quoi qu'en dise Engel, Kypros, I, 264.
432 HISTOIRE DE L ATTIQUE
d'agir avec entente et de restaurer l'ancien Etat eupatride.
Parmi les familles nobles, c'étaient naturellement les plus
riches qui avaient les moyens et l'ambition d'organiser des
partis. C'étaient les maisons qui, en élevant des chevaux et
remportant des prix avec leurs quadriges, s'étaient fait une
situation exceptionnelle *. Elles avaient contracté du même
coup le goût de la domination, ce goût qui, à l'époque, était
dans l'air et germait partout où l'esprit de parti avait remué
le sol. Les membres de ces familles étaient les grands du pays ;
c'étaient des hommes qui avaient une trop haute opinion
d'eux-mêmes pour se soumettre à une justice égalitaire et
bourgeoise, et cet instinct de rébellion se trouvait encouragé
chez eux par leurs alliances avec les dynasties princières du
dehors. C'est ainsi que Cylon s'était un jour lancé en avant
avec son parti; et il y avait là, caressant les mêmes rêves, les
Alcméonides, les Cypsélides attiques, auxquels appartenait
Hippoclide-, la maison de Lycurgue et celle de Pisistrate. Les
influences de race et de résidence contribuaient à accentuer
cet antagonisme.
Lycurgue, fils d'Aristolaïdas, appartenait à la noblesse
indigène. Sa famille était installée, de temps immémorial,
dans la grande plaine et se sentait appelée à représenter les
intérêts des grands propriétaires. L'institution des naucraries^
avait rendu plus étroite la solidarité entre les maisons riches
et la population d'alentour. Les familles venues du dehors et
moins anciennes s'étaient établies plus près des frontières de
l'Attique, dans des régions où la propriété foncière n'était pas
aussi exclusivement la base des fortunes. Ainsi, les Pisistra-
tides avaient assis leur foyer dans lesmontagnes de laDiacria.
Ceux-là étaient amenés, par leur situation même, à frayer de
plus près avec les classes les plus mobiles de la population.
Les chefs des grandes maisons cherchèrent doncpar tous les
moyens à se faire des partisans ; ils se montrèrent de jour en
jour plus habiles dans l'art d'attirer à eux les petites gens, en
prenant la défense de leurs droits, en les assistant de leurs
*) Voy. ci-dessus, p. 308.
-) Voy. ci-dessus, p. 320.
3) Voy. ci-dessus, p. 380.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 433
conseils et de leurs démarches, en tâchant, à force de cadeaux
et d'affabilité, de se faire passer pour des amis du peuple. Les
différentes maisons rivalisaient de zèle sous ce rapport : elles
tournaient de plus en plus aux coteries réciproquement hos-
tiles; chacune déployait son drapeau, et toute aspiration qui
hantait les cerveaux populaires trouvait parmi elles son repré-
sentant. Seule, l'idée de la concorde n'en trouvait pas ; et
Solon, qui avait compté, pour appliquer ses principes, sur
l'accord des citoyens, se trouvait impuissant au milieu des
partis en lutte. Il voyait l'œuvre de sa vie tomber en ruines
sous ses yeux; il voyait la destinée de sa patrie de nouveau
suspendue aux hasards des luttes sanglantes et l'Etat pareil
à un vaisseau qui, au moment d'entrer au port, se trouvait
rejeté dans une mer en furie.
Dans ces conjonctures, c'était un grand bonheur que le pays
fût assez fortement unifié par le groupement de ses habitants
autour d'Athènes et dans Athènes pour qu'il n'y eût pas de
désagrégation à craindre. Il ne pouvait y avoir d'Attique sans
Athènes. Sans elle, les différentes maisons qui avaient les
moyens de se créer une « tyrannie » se seraient fait chacune
un domaine à ptu't. L'Argolide s'était émiettée de cette façon.
Cette fois, il s'agissait seulement de savoir lequel des chefs de
parti saurait exploiter sa situation avec le plus d'habileté et le
moins de scrupules : celui-là devait être maître d'Athènes et
de l'Attique.
Quand des partis sont aux prises, la plus grande chance de
succès est toujours pour celui qui veut aller le plus loin et qui
s'appuie sur la partie de la population où s'est amassée la plus
grande somme de mécontentement. Les mécontents étaient
les pauvres gens, les bergers, les charbonniers, les vignerons
de la montagne. Ils se croyaient trompés dans leur attente par
Solon ; ils avaient compté sur des avantages plus matériels,
sur le partage des biens, sur l'égalisation des propriétés fon-
cières. Il y avait là des passions faciles à mettre en jeu, des
gens qui n'avaient rien à perdre et tout à gagner : c'était un
milieu tout prêt à faire écho à une parole ardente. La parole
n'avait nulle part plus de puissance que chez un peuple curieux
et excitable comme les Athéniens. Aussi les Eupatridcs atti-
28
434 HISTOIRE DE l'aTTIQüE
ques prenaient-ils depuis longtemps grand souci de se former
à l'art de la parole, et la même puissance dont Solon avait usé
pour le salut de la patrie allait maintenant servir aux visées
égoïstes des chefs de parti, Homère vante Nestor, le sage de
Gérénia, et il met les paroles emmiellées qui coulent de ses
lèvres sur le même plan que les exploits d'un Achille et d'un
Agamemnon. Les Pisistratides prétendaient descendre de
Nestor, et ils pouvaient invoquer, comme preuve de cette
glorieuse filiation, le talent de parole qui était dans leur
famille un don héréditaire. C'était une famille de haut rang et
de vastes relations, installée à Philaïda^, près de Brauron ' ;
elle possédait des propriétés considérahles et faisait paitre dans
la montagne, près de ^Marathon, les coursiers avec lesquels
elle comptait remporter des couronnes sur les hords de
l'Alphée.
Le chef de la famille était cet ïïippocrate dont on raconte
qu'il avait consulté le dieu d'Olympie, à l'autel des Limides,
sur sa descendance, et qu'il avait reçu la promesse d'un fils
illustre. Ce fils naquit vers 600 avant J.-C. - ; il reçut le nom
de Pisistrate, qui était de tradition dans la famille des Néléidcs,
et il justifia de- bonne heure, par ses facultés brillantes, les
espérances de son père.
Au cours de la guerre contre ÎMégarc, il trouva occasion de
se signaler [par la prise de Nissea^. C'était un coup de main,
tenté dans le but d'étendi'e la domination d'Athènes sur une
région limitrophe que se disputaient les Ioniens elles Doriens,
Il était d'accord avec Solon, son parent du côté maternel \ tou-
*) Plut., Solon, 10. De Brauron même, d'après Ross. Demen, p. 100.'
2) CuMON, Fischer, etc., placent en 595 l'année de la naissance de
Pisistrate. Tout ce que nous savons, c'est qu'il mourut y^ip^ctô; en 527 (01.
LXIII, 2).
3) îipÔTspov £05oxi(xr,(7aç ô üsifffffTpaTo; £v t?, 7:pô; Mîyapsa; y£vo{1£vyj (7TpaTr,Ytïi
N-'ffatâv -rs D.cjv y.x\ aXXa à7:oÔ£^i[X£vo? lAîyaAa spya (Herod., I, 59). Justin (II,
8), distingue nettement les combats livrés pour la conquête de Salamine et
pour celle de IVisœa. Pisistrate à Mégare (Hug, jEneas von Stymphalos,
p. 18). Il ne faut donc pas, avec Voemel [Exerc. chronol. de xtat. Solonis
et Crœsi)ei Westermann, considérer le Pisistrate qui prend part à la guerre
de Mégare comme étant le grand-père de celui-ci, mais bien admettre une
reprise de la guerre après Solon, vers 565. Cf. Prinz, p. 13.
*) Plut., Solon, 1. Sosicrat. ap. DiOG. Laert., I, 41.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 435
tes les fois qu'il s'agissait d'ajouter, par quelque trait d'audace,
à l'honneur de la patrie. Mais, lorsqu'il fallait que les grands
du pays fissent le sacrifice de leurs intérêts personnels à l'amour
de la patrie et à la paix intérieure, alors Pisistrate suivait son
penchant; il était trop gâté par le succès, trop habitué aux
visées ambitieuses, pour se résoudre à n'être qu'un citoyen
comme un autre.
Il redoubla de zèle pour se recruter des partisans dévoués
parmi les populations du Parnès et du Brilessos. Il prodiguait
l'argent, ouvrait ses résidences, laissait ses jardins sans sur-
veillance ; il ne se lassait pas de représenter aux petites gens
leur situation besoigneuse, leurs espérances déçues, et de faire
miroiter h leurs yeux un avenir séduisant. Il savait cacher son
orgueil nobiliaire sous les dehors de l'affabilité la plus gra-
cieuse et se donner pour l'ami désintéressé de tous les oppri-
més ; le charme de sa personne et de sa parole avait sur la
foule un effet irrésistible ; c'est en lui qu'apparaît pour la pre-
mière fois le type du démagogue athénien.
Comparé à ses' adversaires, il avait toutes les chances pour
lui. Le parti des Pédiéens, dont Lycurgue était le chef, était
bien aussi un parti compacte et qui savait ce qu'il voulait.
Mais il voulait plutôt rétrograder que marcher en avant ; il se
composait de gens qui trouvaient que déjà Solon était allé
trop loin ; ils n'avaient pas de but capable de les enthousias-
mer et de les tenir unis pour l'action. L'intérêt de caste rap-
prochait seuUes familles qui représentaient la grande propriété;
elles n'acceptaient pas de direction énergique, et les petits
propriétaires ne pouvaient être tentés de risquer leur fortune
et leur vie pour une cause qui leur était étrangère.
La situation lapins étrange était celle des Alcméonides, les
collatéraux de Tancienne dynastie royale * et ceux de tous qui
aspiraient avec le plus de passion à prendre dans l'Etat la pre-
mière place. Depuis qu'ils étaient rentrés, ils se trouvaient
dans une position des plus fausses. Ils ne pouvaient plus, en
effet, marcher d'accord avec l'ancienne noblesse indigène qui
1) Voy. ci-dessus, p. 391. Histoire des Alcméonides (Herod., VI, 125 sqq.
Cf. VisciiER, Ueber die Stellung des Geschlechts der Alkmœoniden ùi
Athen, Basel, 1847).
436 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
les avait abandonnés : il y avait depuis lors, entre elle et eux,
un abîme qui n'a jamais été comblé. Ils se sentaient, par con-
séquent, rejetés vers le parti du mouvement; mais celui-ci, qui
s'était grossi de bien des débris de la faction de Cylon, ne vou-
lait pas entendre parler d'hommes qui avaient encore aux mains
le sang des Cyloniens. Et cependant, rester dans une situation
inférieure était, pour des Alcméonides, une chose impossible.
Ils s'ingénièrent donc à se créer des relations au dehors et des
ressources pécuniaires dépassant la mesure commune.
Sous ces deux rcipports, la famille eut un bonheur extraor-
dinaire. Elle avait déjà utilisé son premier exil pour prendre
pied à Delphes et pour se mettre en renom. Alcméon était
général dans la guerre sacrée '; il s'associa avecSicyone, con-
tracta une alliance de famille avec Clisthène, et se trouva par
là entraîné dans une politique hostile à la noblesse et tournée
aux nouveautés. Depuis 574 environ, Clisthène et Alcméon
avaient un héritier commun-, à l'avenir duquel il fallait songer.
Les projets ambitieux allèrent ainsi toujours plus avant.
Alcméon trouva moyen de rendre des services aux envoyés
lydiens venus à Delphes : il fut invité à Sardes ; on lui ouvrit
le trésor royal et il en revint le plus riche des Hellènes ^. Quand
Hérodote le représente la tunique et les chaussures bondées
d'or, les cheveux saupoudrés d'or, les joues gonflées d'or, il
nous donne un échantillon des facéties populaires qui avaient
cours en ce temps-là.
A partir de ce moment, l'éclat de la maison grandit tout d'un
coup. Elle a maintenant les moyens de rivaliser, pour le luxe
de la vie et l'élève des chevaux, avec les tyrans eux-mêmes.
Mégaclès, le fils d'Alcméon et le gendre de Clisthène, prend
ouvertement en Attique l'attitude d'un chef de parti. Comme
le parti démocratique est aux mains de Pisistrate, il se crée
') Voy. ci-dessus, pp. 315. 428.
^) Voy, ci-dessus, p. 321.
3) Alcméon à Sardes vers 556 (Weissemjürx, Hellen., p. 27). D'après une
conjecture de Schoema.nn {Jahrbb. f klass. Philol., 1875, p. 466), les ser-
vices rendus par Alcméon aux Lydiens remonteraient au temps où il était
général dans la guerre sacrée. Schœmann suppose donc que le roi qui fut si
généreux est, non pas Crésus, comme le dit Hérodote, mais Alyatte.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 437
une faction moyenne parmi les Paraliens \ dans le district
desquels il devait avoir la plupart de ses propriétés. Les
Alcméonides avaient plus d'argent que leurs deux rivaux, mais
ils inspiraient moins de confiance : ils avaient dans leurs ma-
nières quelque chose de raide et de hautain qui les empêchait
de devenir populaires. En outre, ne fût-ce qu'à cause de la
dispersion de leurs habitations, les Paraliens étaient peu pro-
presà former un parti compacte; ils vivaientaussi trop absorbés
par leurs affaires et, en somme, trop satisfaits de leur sort
pour tenir beaucoup à changer l'état de la société. Dans ces
conditions, Pisistrate était supérieur à ses rivaux: il était per-
sonnellement le mieux doué, décidé à aller jusqu'au bout coûte
que coûte, et son parti, composé de rudes montagnards au
bras vigoureux, était le mieux organisé.
Ainsi, Pisistrate devint le plus puissant chef de parti,
l'homme le plus admiré et le plus détesté qu'il y eût à Athè-
nes. Lorsqu'il vit tout préparé à point, il commença le jeu qui,
avant lui, avait déjà conduit au but plus d'un ambitieux.
On le vit déboucher un jour sur l'agora encombrée de monde,
haletant, blessé, son attelage en sang. Il raconta à la foule qui
se pressait autour de lui comment il avait échappé à grand peine
aux embûches de ses ennemis, lesquels n'auraient point de repos
qu'ils ne l'eussent mis à mal, afin d'anéantir du même coup
tout ce qu'il se proposait de faire pour le bien du peuple. La
foule une fois allumée par ce qu'elle voit et entend, un des
partisans de Pisistrate, Ariston, saisit le moment favorable et
propose au peuple assemblé de donner une garde au martyr
de la cause populaire, pour préserver sa personne contre les
perfidies du parti adverse ^.
Le pas le plus difficile se trouva ainsi franchi du premier
coup. Les gens sérieux ne pouvaient être dupes; mais, les uns
étaient aveugles, les autres ne voulaient pas voir; il y avait
peu de vrais patriotes, et ceux-là étaient impuissants. Solon
fut celui qui sentit le plus vivement le coup. Il allait çà et là
dans le peuple, cherchant à ouvrir les yeux aux naïfs, à
') Voy. ci-dessus, p. 382.
2) Plut., So^on, 30.
438 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
ramener les exaltés, à tirer les indolents de leur torpeur,
avertissant, gourmandant :
Chacun de vous marche sur les traces du renard;
Mais, pris ensemble, vous avez l'esprit léger.
Car vous regardez à la langue et à la parole chatoyante d'un homme,
Et vous ne voyez pas l'action qui vient derrière.
Pendant ce temps, Pisistrate marchait résolument à son but,
la tyrannie. Le nombre de ses gardes du corps fut porté de 50
à 300 et 400 : à la fin, ce fut une bande de mercenaires, en
nombre illimité, qui était à sa disposition et lui donnait une
situation incompatible avec le principe fondamental de la
constitution républicaine, l'égalité devant la loi. La consé-
quence immédiate fut que les autres grands du pays s'armèrent
et se fortifièrent, soit pour s'emparer eux-mêmes du pouvoir,
soit pour maintenir au moins leur indépendance.
Il y avait en Attique un seigneur puissant et adversaire
décidé des Pisistratides; c'était le fils de Cypsélos, Miltiade.
Songeant avec amertume au cours des événements qui l'em-
pêchaient d'arriver à la renommée % il était assis un jour
devant sa maison et, par la porte de la cour, regardait pensif
dans la rue. A ce moment passe un groupe d'hommes en
costume étranger, vêtus à la mode de Thrace, qui jetaient sur
les maisons autour d'eux des regards timides et curieux. Ce
qu'ils cherchent, on le voit bien, c'est un salut amical, c'est
une porte ouverte. Miltiade les fait inviter à entrer et, selon la
coutume de sa maison, offre aux étrangers l'hospitalité sous
son toit. Personne n'a jamais été plus vite récompensé d'un
bon mouvement. A peine les hôtes de Miltiade ont-ilsfranchi le
seuil de sa porte qu'ils le saluent leur maître et lui rendent
hommage comme à leur roi.
C'étaient des députés des Dolonces qui habitaient la Cherso-
nèse de Thrace, au bord de l'Hellespont. Assaillis par les tribus
du nord, ils avaient senti le besoin d'un chef autour duquel
ils pussent se grouper. Il leur fallait un homme qui, comme
les rois de l'âge héroïque, put fonder son autorité sur le pres-
•) àx^ôfievo; T^ IlecfftaTpâTO'j àp-/() (Herod., VI, 35).
ATHÈ^^ES SOUS LES PTSTSTRATIDES 439
tige d'une civilisation supérieure, et c'est pour cela qu'ils
avaient demandé à la Pythie de leur indiquer, parmi les Grecs,
un homme à qui ils pussent confier leurs destinées. Il leur
avait été enjoint de suivre la Voie sacrée dans la direction
d'Athènes et de confier, au nom de leur tribu, la dignité de
prince au premier qui les inviterait à entrer.
C'est ainsi que, par l'intermédiaire du sacerdoce delphique,
lequel se montrait reconnaissant des grands services à lui
rendus par Athènes % cette investiture extraordinaire échut à
un Athénien de la famille de Cypsélos, à un homme qui,
depuis longtemps déjà, se sentait trop à l'étroit dans la
république de Solon, et qui en trouvait le séjour tout à fait
insupportable depuis qu'il lui fallait plier sous le joug détesté
d'un de ses pairs. Pisistrate ne pouvait que souhaiter l'éloigne-
mcnt de son plus dangereux adversaire, et Solon passe pour
avoir, lui aussi, favorisé l'entreprise de Miltiade ", sans doute
en vue du développement de la marine athénienne, pour qui
il était extrêmement important de prendre pied sur les Darda-
nelles si l'on voulait soustraire ces parages à la domination
de Mégare ^ C'était, en quelque sorte, la vieille querelle
entre voisins qui se continuait dans les colonies. A coup sur,
Miltiade dut emmener avec lui d'autres Athéniens, qui appar-
tenaient à la clientèle des Cypsélides ou qui s'y adjoignirent à
ce moment. Il est probable que toute cette affaire, où inter-
vient l'influence de Delphes, fut considérée comme engagée
par l'Etat et dirigée par lui \ bien que Miltiade ne fût guère
d'humeur à se laisser lier par une autorité étrangère et n'eût
d'autre désir que de se chercher, pour lui et pour sa descen-
dance, un nouvel établissement moins étroit d'horizon.
La part que prit Solon à cette entreprise est la dernière
trace de son intervention dans les affaires publiques. Tandis
que Pisistrate cherchait à se débarrasser de ses autres contra-
*) Voy. ci-dessus, p. 315.
2) DiOG. Laert., 1, 47.
3) Voy. ci-dessus, p. 345.
4) xEXEUffâffïiç x?,? n.ôlzai (ScHOL. Aristid., m, p. 209. Walckenaer ad
Herod., loc. cit.), et cela, à rinstigalion de Pisistrate (Marcell., Vit.
Thuc).
440 HISTOIRE DE l'aTTIOFE
dicteiirs par la violence et la ruse, il laissa Solon tranquille :
il rhonorait même autant qu'il pouvait, satisfait de voir que
son ambition n'avait rien à craindre de lui. En effet, à mesure
que les haines devenaient plus âpres et le gouvernement plus
tyrannique, la voix de la modération cessait de trouver un
écho. Comme Solon répétait toujourslesmêmes avertissements
et toujours sans succès, on répondit au vieillard par des raille-
ries. On haussait les épaules en présence du prophète de
malheur, de l'idéologue, de l'excellent homme retombé en
enfance. A la lin, il se retira sans bruit dans sa maison, se
confinant dans un petit cercle d'amis, jeunes et vieux, qui
comprenaient son chagrin et à qui il pouvait léguer les trésors
de sa sagesse. La semence déposée dans leurs cœurs n'est pas
restée stérile. Il y eut des Athéniens qui, en dépit du désordre
croissant, crurent fermement que les idées de Solon étaient
le pressentiment de l'avenir et devaient se réaliser. De ce
nombre était Mnésiphilos qui, à son tour, a élevé Thémistocle
dans les principes de la politique de Solon ».
Solon s'était habitué à ne pas faire dépendre son bonheur
des circonstances extérieures; il vit, sans en être jaloux, le
triomphe de ses adversaires, etlingratitude mêmedupeuple ne
put lui enlever cette sérénité d'âme qu'il garda jusqu'au bout
et qui se reflète avec une netteté admirable dans ses poésies.
Nombre de méchants sont riches, alors que de braves gens
sont pauvres :
Mais nous, nous n'échangerons pas avec eux
La vertu contre la richesse; car, la vertu est chose à jama'S stable,
Les biens, au contraire, tantôt l'un, tantôt l'autre les possède.
L'homme capable de penser et de chanter ainsi, dans l'allé-
gresse d'une conscience pure, pouvait vivre sans envie et sans
crainte dans la ville de Pisistrate. Lorsque le tyran désarma
le peuple et occupa la citadelle, Solon déposa ses armes dans
la rue, devant le seuil de sa porte -. Les séides du tyran n'a-
») Plut., Themist., 6.
-) Plut., Solon. 30. Quelques divergences, portant sur des questions de
détail (DiOD., IX, 4. Aristid., Orat., XLI, p. 765. Dioo. L.\ert., I, 50.
Y.\L. Max., V, 3, 3), ne peuvent infirmer le fait pris dans son ensemble.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 441
vaient qu'à venir les prendre ; quant à lui, en guerre comme
en paix, il avait servi son pays du mieux qu'il avait pu.
Tandis que Solon , sans rien sacrifier de sa dignité et
de son indépendance, restait à Athènes jusqu'à sa mort (559.
01. Lv, 2*), les chefs de parti et adversaires déclarés dePisis-
trate durent quitter le pays pour attendre en lieu sur des temps
meilleurs. Ainsi, les Alcméonides prirent pour la seconde fois
le chemin de l'exil : Lycurgue se retira également. Leurs
coteries furent dispersées et, pour le moment, rien ne bougeait
quand les soldats du tyran faisaient leurs rondes dans les rues
de la ville intimidée.
Cependant, le nouveau maître d'Athènes ne pouvait asseoir
sur un premier succès un ordre de chose stable : ce n'était là
que le commencement de nouvelles discordes civiles. En effet, la
situation en Attique était telle que le parti dominant en avait
deux contre lui et se trouvait menacé par leurs forces réunies.
C'était surtout le parti moyen des Paraliens qui, suivant les
circonstances, penchait tantôt d'un côté, tantôt d'un autre,
comme le voulait, du reste, la position équivoque des Alcméo-
nides. Mégaclès chercha à s'entendre avec Lycurgue : en
unissant leurs efforts, ils parvinrent à expulser Pisistrate avant
qu'il eût eu le temps de consolider son pouvoir. Pisistrate dut
évacuer Athènes : pourtant, il ne quitta pas le pays, mais se
maintint dans les montagnes de la Diacria, en chef de bandes
indépendant. Durant les années suivantes, ce fut donc en
Attique une guerre ouverte ; les routes étaient peu sûres, la
confiance publique ébranlée ; nul ne savait qui était le maître
dans le pays.
Pisistrate ne s'était pas trompé en supposant que ses adver-
saires ne resteraient pas longtemps unis. Il remarqua bientôt
que les Pédiéens se serraient les uns contre les autres et lais-
saient de côté les Alcméonides avec leurs adhérents ; il arriva
à la conviction que ceux-ci ne supporteraient pas de tels pro-
*) On rencontre des données différentes concernant la mort de Solon, que
les uns placent fongtemps après le commencement de la tyrannie de Pisis-
trate (Heracl. Pont. ap. Plut., Solon, 32), les autres , sous l'archontat
d'Hégestratos, la deuxième année de la tyrannie (Phan. Eres. ap. Plut.,
ibid.).
442 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
cédés ; il se rendit compte de leurs tendances, qui étaient dé-
mocratiques au fond, et put s'attendre à des ouvertures de leur
part. Mégaclès envoya en effet un héraut dans la Diacria, et,
renonçant pour son compte aux honneurs de la tyrannie, il fit
offrir à Pisistrate lamain de sa fille Cœsyra ^ Pour réintégrer
le chef banni, on ourdit une intrigue qui doit avoir été com-
binée par rimagination inventive de Pisistrate.
Il devait y avoir prochainement une fête d'Athêna, fête
dans laquelle une procession solennelle s'acheminait de la
campagne vers la ville et où la déesse elle-même, trônant sur
son char, était représentée d'ordinaire, en chair et en os, par
une jeune fille d'une taille et d'une beauté majestueuse. C'est
avec ce cortège dont personne n'osait troubler la solennité,
et comme conduit par la déesse elle-même qui se tenait à ses
côtés, que Pisistrate rentra dans la ville et y reprit le pouvoir,
appuyé cette fois par ses partisans et par ceux des Alcméo-
nides.
Mais cette alliance elle-même était contre nature. La fille
de Mégaclès se sentit outragée dans la maison de son époux
qui ne voulait pas avoir de postérité d'un tel mariage : le père
s'aperçut qu'il n'était plus qu'un instrument aux mains d'un
adversaire astucieux ; il eut la honte de voir raviver le souvenir
de la malédiction lancée jadis sur sa famille et déjouer tous
les plans sur lesquels il fondait l'avenir de sa maison. Sa
colère éclata. Avant que Pisistrate fût assez fort pour se passer
de l'argent et de l'appui des xVlcméonides, il rompit avec lui, se
rejeta du côté des Pédiéens et sut en peu de temps renverser
si bien les rôles que le tyran, suivi de sa bande, dut non-
seulement évacuer la citadelle et la ville, mais encore, s'éloigner
de l'Attique. Pisistrate fut proscrit et ses propriétés vendues à
Fencanpardécret public. L'incertitudedulendemainfit queper-
sonne n'osa se porter acquéreur, à l'exception d'un seul homme,
Callias, fils de Phœnippos, qui eut l'audace d'acheter les biens
du tyran fugitif, ne voulant pas que celui-ci put se vanter
de tenir, môme de loin, les Athéniens dans l'anxiété et la
crainte ".
M Sur Kot7'jp5(, voy. Schol. Auistopii., Nub., 48. Cf. Herod., I, 60. 61.
2) Herod., VI, 121". Cf. Plass, Tyrannis, I, p. 195.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 443
Cette fois, on fut plus prudent. Tous ceux qui haïssaient le
tyran resserrèrent leur ligue ; il se forma un parti solide de
républicains constitutionnels auquel appartenait ce Callias, le
premier de sa famille, riche d'ailleurs et considérée, qui se soit
fait un nom. Les Alcméonides se rallièrent à ce parti, ainsi
que la plupart des grandes familles, de celles qui avaient été
le plus lésées par l'installation de la tyrannie; et, de cette façon,
on parvint à rétablir à Athènes un ordre de choses assez stable
pour que Pisistrate n'eût plus l'occasion de nouer de nou-
velles intrigues. On dit même que, surpris de la ferme
attitude des citoyens, il fut près d'abandonner tout espoir de
retour.
Néanmoins, ir était bien difficile à une maison qui avait
goûté le charme du pouvoir absolu de reprendre les habi-
tudes de la vie bourgeoise. Les fils du tyran, alors dans
toute la force de l'âge, étaient moins disposés que|personnc à
renoncer aux espérances au milieu desquelles ils avaient
grandi. Aussi, celui qui parla le plus haut dans le conseil
de famille fut Ilippias'. Celui-là ne voulait] pas entendre
parler de renonciation. Le dernier échec, à l'entendre, était
imputable à une étourderie. Les oracles divins, qui garantis-
saient à leur maison un avenir de grandeur, ne pouvaient
tromper. Il n'y avait pas d'autre politique à suivre que de
reconquérirune troisième fois, et avec des ressources autrement
étendues, ce joyau du pouvoir qu'ils avaient déjà possédé
deux fois.
L'éloquence d'IIippias ne rencontra pas de résistance
sérieuse. La résidence choisie par les Pisistratides montre
bien, à elle seule, qu'ils ne s'en allaient que pour revenir. Il
se peut qu'ils aient d'abord été attirés à Erétrie par des rela-
tions de famille ; d'ailleurs, cette ville était en rapport, de
temps immémorial, ne fût-ce qu'à cause du culte d' Artemis,
avec le bourg natal des Pisistratides, Philaïdae, et avec Brauron,
le chef-lieu de cette région. Mais, ce qui les décida, ce furent
des considérations politiques, des projets pour lesquels ils ne
pouvaient trouver en dehors de l'xVttique d'endroit plus favo-
^) Herod., I, 61. Heinze, De rebus Eretriens., p. 29.
444 HISTOIRE DE l'aTTIOIE
rable qu'Erétrie. Là, en effet, ils étaient près de leurs
Diacriens ; de là, ils pouvaient observer tous les mouvements
survenant dans ces cantons , les plus remuants de tout le
territoire attique, et, le moment venu, se trouver prêts à agir
par terre aussi bien que par mer. D'autre part, ils étaient là
dans un centre de vastes relations commerciales ; ils avaient
occasion de se mettre en rapport avec des ambitions de même
nature, dans les îles ou même par delà la mer Egée, et de
se procurer de nouvelles ressources, de nouveaux éléments de
puissance.
En effet, ils ne vivaient pas à Erétrie en simples citoyens,
mais en princes qui, même détrônés et bannis, n'en suivaient
pas moins avec une énergie opiniâtre la politique de leur
maison. Ils tiraient de Targent de leurs mines du Strymon,
dont ils devaient probablement la possession à leurs attaches
de famille, car c'est par Erétrie qu'avait été fondée tout une
série de colonies sur le littoral de la Thrace. Ces ressources
pécuniaires, s'ajoutant à leur prestige personnel, les mirent en
état de se créer, même dans l'exil, une puissance avec laquelle
des princes et des Etats ne dédaignaient pas de traiter. On
croyait à leur avenir, et on leur prêtait volontiers de l'argent
parce qu'on espérait le placer ainsi à gros intérêts.
Les Thébains se montrèrent tout particulièrement disposés
à fournir aux Pisistratides des subsides de toute espèce. A
leurs yeux, le développement de la liberté civique dans le pays
voisin constituait un danger ; ils soutinrent le prétendant dans
lequel ils voyaient le geôlier du Démos et dont ils espéraient
obtenir, enéchanse de leurs avances d'argent, des concessions
importantes. Il y eut aussi des relations entamées avec la
Thessalie,avecla Macédoine, et même avec les villes du sud de
l'Italie . Or, plus les ressources des conspirateurs s'accroissaient ,
plus ils trouvaient de volontaires prêts à les suivre, d'aventu-
riers entreprenants qui avaient été chassés de leur patrie à la
suite de conflits analogues et qui comptaient y rentrer plus ai-
sément s'ils associaient leur fortune à celle de Pisistrate. Parmi
ces partisans, le plus considérable et le mieux accueilli était
Lygdamis de Naxos. Il va de soi que Pisistrate ne rassemblait
point de troupes pour le plaisir de les passer en revue sur sa
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 44S
place d'armes et de dissiper inutilement son argent ; il faisait
tout ce qu'il fallait pour tenir ses bandes en haleine et les ha-
bituer à vaincre. Il tenait en état de blocus le littoral le long"
duquel résidait le parti adverse et le canal de TEuripe. Il
employait des marins et des vaisseaux à Texploitation de ses
propriétés du Strymon ; il faisait des coups de main hardis,
pour accroître parla ses ressources, pour s'attacher plus étroi-
tement ses hommes et pour attirer sur lui l'attention des
Athéniens. Il est très probable que c'est vers ce temps qu'il
faut placer ses entreprises du côté de l'Hellespont, entre-
prises qui mirent pour la seconde fois en contact Lesbos et
Athènes.
Athènes se trouvait depuis longtemps déjà en relation avec
rilellespont. On avait compris l'importance des voies de mer
ouvertes sur le nord, au point de vue de l'approvisionnement
des grains , et on surveillait avec attention tout ce qui se
passait dans ces parages, surtout les agissements des Mitylé-
nieus. Ceux-ci se trouvaient alors dans le plein épanouissement
de leur culture intellectuelle, une culture à laquelle aucune
autre branche de la tribu éolienne n'a pu atteindre. De
puissantes familles de la classe noble y dirigeaient l'Etat,
s'adonnaient à l'art * et acquéraient des richesses en se livrant
au commerce maritime. A la fin du vn'' siècle, elles cherchè-
rent à étendre leur domination sur le continent ; elles com-
mencèrent à coloniser la Troade et à fonder un empire sur les
deux rives du détroit. Des noms comme celui de Scamandro-
nymos, dans la famille noble à laquelle appartenait Sapho,
montrent à quel point on s'attachait aux souvenirs d'ilion. Si
l'on voulait créer un empire maritime, qu'y avait-il de mieux
à faire que de fortilier Sigeion sur les bords de l'Hellespont?
Cette idée attira l'attention des Athéniens. Au milieu des
troubles intérieurs qui les agitaient, une diversion au dehors
leur parut avantageuse. Un général athénien, nommé Phrynon,
qui avait remporté une victoire à Olympie en 636 (01. xxxvi),
lit la guerre aux Mityléniens. Il périt dans un combat singulier
livré à Pittacos, et, après d'interminables contestations dans
') Voy. ci-dessus, p. 252.
446 HISTOIRE DE L ATTIQUE
lesquelles on eut cecours à l'arbitrage de Periandre, les deux
parties conservèrent les positions conquises ; mais Sigeion
resta aux Mityléniens \
Après cette guerre (vers 608-606.01. xliii, 1-2), des discordes
civiles éclatèrent à Lesbos. Le parti conservateur et les masses
avides de réformes se constituèrent en état d'hostilité perma-
nente. Une tyrannie surgit, et les membres des grandes familles
cherchèrent au loin honneurs et richesses. Antiménidas, frère
d'Alcée, combattit en 604 (01. xliv, 1) sous Nabuchodonosor
contre Nécho d'Egypte ". Les tyrans indigènes, Mélanchros
et Myrsilos^ furent renversés par une alliance des nobles avec
le peuple. Mais ensuite, tout comme à Athènes, les ultras et
les modérés se séparèrent; les haines de parti se montèrent à
un degré de violence dont témoignent encore les poésies
d'Alcée. Une partie des familles nobles furent bannies , et,
lorsqu'elles voulurent rentrer de force, le chef des modérés,
Pitlacos, un hommequi avait les idées de Solon, fut mis, avec
des pouvoirs étendus et le titre d'sesymnète ^ à la tête de la
cité (01. xLvii, 3 ; 890 av. J.-C.) qu'il gouverna dix ans avec
justice et sagesse. Après s'être démis de ses fonctions, il vécut
encore dix ans en simple citoyen K
Peu de temps après sa mort, les querelles recommencèrent,
et ce qui en résulta de plus important fut que Pisistrate s'em-
') Sur les guerres entre Leshos et Athènes, voy. A. Schoene, Untersu-
chungen über das Leben der Sappho (Symb. philol. Bonn., p. 733 sqq.).
Les sources sont : Suidas, s. v. ITtTTaxôç. Herod., V, 94. Diog. Laert.j I,
7, 1. Strabon, p. 599. Il y a, dans le récit de Strabon, des traits empruntés
à la légende poétique. Pittacos y est dépeint en Poseidon, avec le filet et le
trident. La guerre de Phrynon (<I>p-jMwv TtayxpaTiaffT^;) est donnée comme une
Siaoï-xaata au sujet de la possession d'Ilion, entre compétiteurs qui préten-
daient y avoir droit pour avoir pris part à la guerre de Troie. La guerre de
Troie n'est donc pas non plus considérée ici comme une expédition isolée,
mais comme une prise de possession définitive, autrement dit, comme une
colonisation. La transaction se fit sur le pied du statu quo. Periandre jugea
qu'aucun des deux États ne devait évincer l'autre de ce point important.
2) Strabon, p. 617. 0. Mueller, Bhein. Mus., I [1827], p. 287. A.
Schoene {op. cit.) place après cette date, suivant un calcul vraisemblable, la
chute de Myrsilos.
3) Voy. ci-dessus, p. 290. Pittacos nommé œsymnète contrôles ç-jyâoc;
(Arist. Polit., p. 85, 18).
4) Mort de Pittacos en 570, d'après Schoene, op. cit., p. 751.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 447
para de Sigeion. Cet événement doit être rapporté à la période
initiale de sa tyrannie, et c'est pour cela qu'on peutle placer
sans invraisemblance dans ces années où Pisistrate, établi en
Eubée, parcourait avec ses vaisseaux et ses volontaires les
mers du nord, et où il dut avoir àcœur de se signaler par d'heu-
reux faits d'armes, pour montrer aux Athéniens comment,
jusque dans l'exil, il avait souci de leur gloire et de leurs inté-
rêts.
Des années s'écoulèrent ainsi, sans que les Pisistratides
songeassent sérieusement au retour. Enlin, la onzième an-
née \ encouragés parles prophéties de leurs devins, parmi les-
quels Amphilytos d'Acharnée leur inspirait une coniiancH parti-
culière 2, ils se décidèrent à céder à l'impatience du bouillant
Lygdamis. Une bande de mercenaires était arrivée d'Argos ;
l'étT^t de l'opinion à Athènes paraissait favorable : ils franchi-
rent donc le détroit d'Eubée avec leur infanterie et leur cava-
lerie pour installer à Marathon un camp retranché. Leur
armée grossissant tous les jours, ils poussèrent plus loin,
contournèrent j)ar le sud le Brilessos et, traversant les can-
tons qu'ils connaissaient le mieux et qui leur étaient le plus
dévoués, ils s'avancèrent lentement dans la direction d'Athè-
nes (541. 01. Lix, 4).
Une rencontre décisive eut lieu à Pallène^ sur la hauteur oii
s'élevait le temple d'Athêna % situé près des passages qui sé-
parent le Brilessos de l'IIymette. Pisistrate surprit les Athé-
niens au moment où ceux-ci prenaient sans déliance leur repas
du matin. Il n'y avait pas à résister; la victoire était à lui, et
il était libre de se venger de ses adversaires. Mais il tenait à
ce que sa victoire ne fit pas couler le sang et qu'il n'y eût point
1) La chronologie de la tyrannie de Pisistrate s'établit d'après Ahistot.,
Polit., 230, 10. Thugyd., VI, 59. Schol. Aristoph., Yesp., 502. D'après
ces textes, la première tyrannie date de 560 (01. LV, 1) : la mort du tyran
tombe en 527 (01. LXIll, 2). Sur ces trente-trois ans, il y a dix-sept années
pleines de tyrannie ; par conséquent, puisque le second exil a duré de dix à
onze ans, la première interruption doit avoir été de cinq à six ans. La meil-
leure manière de répartir les trente-trois ans est donc la suivante : première
tvrannie, environ un an et demi ; premier exil, cinq ans ; seconde tyrannie,
un an et demi ; deuxième exil, onze ans ; troisième tyrannie, quatorze ans.
2) Herod., I, 62.
3) Voy. ci-dessus, p. 367.
448 HISTOIRE DE L ATTIQUE
de lugubres souvenirs attachés au jour de son nouvel avène-
ment. Montés sur des chevaux rapides, ses fils couraient après
les groupes de fuyards, leur parlaient sur un ton amical et
les engageaient à reprendre sans crainte leur train de vie ordi-
naire *.
C'est ainsi que Pisistrate rentra pour la troisième fois dans
Athènes, avec une suite nombreuse et quantité de soldats étran-
gers qu'il distribua dans la ville et dans la citadelle. Les famil-
les Eupatrides, qui étaient Fâme du parti adverse, s'enfuirent
de l'Attique ; celles qui demeurèrent durentlui livrer, comme à
un conquérant, leurs enfants en bas âge, et il transporta ces
otages à Naxos pour les faire garder par Lygdamis, dès qu'il
eut réintégré celui-ci dans son île.
Cette restauration de Lygdamis fut la première de ses entre-
prises. Il devait avant tout se montrer l'allié fidèle de ceux qui
lui avaient prêté un concours actif, et il ne pouvait trouver
plus à propos l'occasion de signaler son avènement comme
étant le début d'une nouvelle ère de gloire pour la cité athé-
nienne qui, affaiblie par ses longues discordes, était bien
déchue du rang qu'elle occupait parmi les cités grecques en
sortant des mains de Solon.
Pisistrate comprit, et en cela il voyait juste, qu'Athènes
n'était pas appelée à devenir une puissance continentale, mais
que son avenir était du côté de la mer Egée, surtout du côté
desCyclades qui ne semblaient pas devoir jamais, ni isolément
ni distribuées dans leurs groupes naturels, constituer une
puissance indépendante. Lors donc qu'il eut accompli avec
succès l'expédition de Naxos, il profita de l'occasion pour
affermir l'influence athénienne dans l'Archipel et se fit donner
par l'oracle de Delphes mission de rétablir dans tout son éclat
le culte de Délos.
Délos était l'ancien sanctuaire national de la race ionienne
installée sur les deux rivages de la mer Egée - ; seulement,
les villes d'Asie avaient cessé d'y apporter leurs hommages :
durant les guerres maritimes, les anciens usages étaient tom-
1) Herod,, 1, 62 — 63.
-) Voy. ci-dessus, p. 99.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES
449
bés en désuétude, si bien que, pour citer un exemple, les alen-
tours du temple étaient profanés par des sépultures. Pisistrate
y prit donc le rôle d'un envoyé du dieu, d'un représentant de
la pieuse cité d'Athènes, et, tandis que ses vaisseaux remplis-
saient la rade, il fit purifier sous ses yeux les alentours du
temple, de manière que les prêtres et les hôtes venus pour
fêter le dieu pussent offrir leurs sacrifices sans être dérangés
et souillés par la vue des tombes '. En même temps, les ancien-
nes relations entre Athènes et Délos furent rétablies avec ap-
parat. Athènes, en qualité de protectrice du sanctuaire amphi-
ctyonique, s'attribua dans l'Archipel.' une sorte de primauté.
Les revenus des mines du Strymon l'aidèrent à grossir sa
flotte; elle profita, pour étendre son commerce, de ses rela-
tions amicales avec les princes de la Thessalie et de la Macé-
doine, qui accordèrent toute espèce d'avantages aux navires
athéniens fréquentant les golfes de Pagaseet de Thermal On
renoua également avec ArgosetThèbes les rapports d'autrefois,
et on se mit avec Sparte sur le pied d'une hospitalité amicale.
Pisistrate n'était 'pas moins heureux les armes à la main.
Sigeion avait été, pour ainsi dire, son cadeau de noces à la
cité athénienne. Les Mityléniens eurent beau se maintenir
dans le pays, bâtir le fort d'Achilleion pour tenir tête à la for-
teresse ennemie et revendiquer avec une opiniâtreté singulière
leur droit de possession, Sigeion n'en resta pas moins aux
mains des Athéniens qui se trouvaient, par là, les maîtres de
l'Hellespont. Parmi les nombreux trophées qui, à la suite de
combats heureux, avaient été appendus aux murailles du
temple d'Athênaà Sigeion, figurait même le bouclier du poète
Alcée 3.
Ainsi, les Athéniens avaient une forteresse à eux sur lapins
importante route maritime du nord, et le tyran montra com-
bien il y tenait en la donnant pour résidence seigneuriale à
son fils Hégésistrate \ absolument comme Periandre avait
1) Herod., I, 64.
2) Le nom de Thessalos, qui se rencontre dans la famille des Pisistratides,
est, à lui seul, un indice de leurs relations extérieures.
3) ScHOENE, op. cit., p. 750 sqq.
*) Herod., V, 94.
29
450 HISTOIRE DE l'atTIQUE
établi à Ambracie une branche collatérale de sa dynastie. On
est étonné en voyant avec quelle énergie et quelle prudence
Pisistrate dirigeait de tous cotés les affaires de sa politique,
et avec quelle rapidité Athènes, au sortir de ses discordes inté-
rieures, reconquit, après la troisième restauration du tyran,
un rang glorieux parmi les cités grecques. On sentait qu'elle
avait à sa tète un prince de race et un vrai général.
Ce qui était infiniment plus important encore, c'était l'atti-
tude du tyran en ce qui concerne les affaires intérieures. Il se
gardait bien de renverser la constitution d'Athènes ; au con-
traire, il laissa en vigueur les ordonnances de Solon '. Solon
avait partout tenu compte de la marche raisonnable et néces-
saire du progrès politique qui était, au fond, la cause du mou-
vement d'où sortit en Grèce la tyrannie. C'est pour cela que
des tyrans modérés et sages pouvaient gouverner avec ses
lois. Pisistrate honorait la mémoire de son parent, qu'il avait
fréquenté de bonne heure et dont il connaissait bien les pen-
sées, en appliquant et recommandant ses règlements, en tant
qu'ils étaient compatibles avec son autorité à lui. Il se sou-
mettait lui-même aux lois, et on dit qu'il comparut de sa per-
sonne devant l'Aréopage, sous le coup d'une accusation, pour
s'entendre juger ^ ; de telle sorte qu'en somme son gouverne-
ment a beaucoup contribué à familiariser les Athéniens avec
la pratique de leurs lois. Ilhie montra pas, il est vrai, le même
scrupule en ce qui concerne l'argent dont il avait besoin pour
l'entretien de ses troupes, pour ses bâtiments et pour les fêtes
publiques: il le préleva en vertu de son pouvoir tyrannique,
en soumettant à la dîme les propriétés foncières des citoyens ^.
Les nouvelles dispositions et mesures édictées par lui avaient
aussi un caractère de sage douceur '' et se trouvaient d'accord
. *) V) «oXiç TOÎç 7:p\v x£i[jL£Votç vojxoiî èxpîlTO (Thucyd., VI, 54).
2) Aristot., Polit., 229, 32.
3) Thlcyd., VI, 54. Pisistrate fit servir à ses 'desseins politiques des ins-
titutions sacerdotales (Cf. E. Curtius, Rede am 22 März. Berlin, 1878,
p. 10). Les plaintes de Solon {fragm., 4, 12, Bergk) font croire à une sécu-
larisation des biens du clergé«. Le sacerdoce eut pour dotation certaines
redevances fixes payées par les citoyens. Cf. Moyiatsber. der Berl. Akad.,
1869, p. 479.
*) Modération et libéralité de Pisistrate (Theop., fmgm., 147, ap. Athen.,
p. 533).
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 451
avec Fesprit des lois de Solon. Ainsi, il fit un devoir à la
société de prendre soin de ceux qui avaient été blessés à la
guerre et des familles de ceux qui étaient restés sur le champ
de bataille '. Il prit un soin tout particulier de l'éducation et de
la moralité publique, maintenant les saines traditions qui
consistent dans le respect des jeunes gens pour les vieillards
et la révérence de tous pour les .sanctuaires. Il porta une loi
défendant de se tenir oisif par les rues ^, et, bien qu'il dût lui-
même sa grandeur aux foules de l'agora,- aux campagnards
venus de leurs districts ruraux, il trouva à la fin que la masse
croissante de la population urbaine devenait un danger. En
Attique comme dans tous les pays de race ionienne, chacun
aspirait à mener l'existence des grandes villes. Pisistrate vou-
lut enrayer ce mouvement, à l'exemple de Périandrc et des
Orthagorides ^, en rendant plus difficile la transplantation
dans la capitale. Il chercha à relever la classe des paysans, que
Solon avait sauvée de l'anéantissement, et à encourager le
goût de l'agriculture. Pour que la population n'en vînt pas à
former une masse indivise, il accusâtes distinctions de classes ;
il aurait même, dit-on, prescrit aux gens de la campagne un
costume spécial, pour les empêcher de se montrer dans la
ville, genre de contrainte auquel il n'a dû avoir recours que
vers la fin de sa tyrannie. Ce qui est certain, c'est que, par
quantité de sages règlements, il a donné à l'agriculture *, aux
plantations d'arbres, et spécialement à la culture de l'olivier ^,
une impulsion remarquable ; c'est qu'il a prévenu, dans la
mesure de ses forces, la formation d'un prolétariat urbain,
l'engouement exclusif pour le commerce et l'industrie, et, du
même coup , les dangers inséparables d'unpareil ordre de choses.
^) BoECKH, Staatshaushaltung der Athener, I, 342.
2) La loi de paresse (vÔ[jlo<; àpy'«?- Plut., Solon, 31), qui autorisait une
accusation publique contre les désœuvrés, est attribuée à Dracon, à Solon et
à Pisistrate^. Cf. Att. Prozess, p. 299.
^) Les oligarques et les tyrans s'accordent sur ce point. Cf. Meier, De
bonis damn., 185, et, d'une manière générale, Plass, Tyrajinis, I, 199.
*) Plut. , Solon, 31. Dion Chrys . , XXXV, 311 . Dind . Aristoph. . Lysistr.,
1153. PoLLux, VII, 68. L'auteur qui donne le plus de détails sur les encou-
ragements à l'agriculture est Élien, lequel parle même de distribution de se-
mences... etc. (yËLiAN., Yar. Eist., IX, 25).
5) Dion Chrys., I, 358.
452 HISTOIRE DE L ATTIQUE
Durant ce temps, la ville elle-même avait subi des remanie-
ments considérables. A l'origine, la ville et la citadelle ne
faisaient qu'un, et tout ce qui maintenait la cohésion de l'Etat
se trouvait réuni sur le rocher de l'acropole. Mais, depuis le
temps de Thésée, depuis que les grandes familles avaient
quitté la campagne pour se grouper autour de la citadelle de
Cécrops, elles s'étaient bâti des demeures au pied, du côté du
midi. Là, elles avaient l'air frais de la mer, la vue du golfe et
des navires ; là, feiles étaient aussi près que possible de la
rade de Phalère. C'est donc du côté du sud qu'étaient situés
aussi les plus anciens sanctuaires de la ville basse, ceux de
Zeus Olympien, d'Apollon Pythien, de Demeter et de Dionysos.
Au-dessous del'Olympiéon coulait la source de Callirrhoé, qui
se jette directement dans l'Ilissos. C'était là que, depuis des
siècles, les filles et les servantes des Eupatrides allaient puiser
l'eau à boire ; là aussi que, dans le lit spacieux et le plus
souvent à sec du ruisseau, étaient aménagés les lavoirs, et que,
par conséquent, les vieilles légendes plaçaient les histoires de
jeunes filles enlevées par des pirates.
Le marché de cette Ville-Yieille ou Cité d'Athènes ne pouvait
être placé ailleurs qu'à la montée qui donne accès à l'acropole
du côté du midi. Il y a là une large pente où aboutissent les
routes de terre et de mer. C'est là que, les jours de marché,
les gens de la campagne venaient vendre leurs denrées ; c'est
là que les citoyens d'autrefois se réunissaient. Ils délibéraient
en commun sur une terrasse voisine, le Pnyx, d'où l'on domine
le quartier bas. Mais, à mesure qu'Athènes tendait à devenir le
cœur du pays, à mesure que les métiers lucratifs s'y multi-
pliaient, la population y affluait d'autant. Les districts des
environs se changèrent en faubourgs ; et ces faubourgs
formaient une sorte de contraste avec l'ancienne Athènes
dont une partie s'appelait, à cause des familles nobles qui
étaient installées, Kydathénseon ou V « Athènes d'honneur. »
Le plus important de ces faubourgs était le Céramique, qui
devait son nom à ses potiers '. Il s'étendait depuis le bois des
Oliviers jusqu'au flanc, nord-ouest de l'acropole. Cette région"
*) K£pa[X£ixoc de v.ipa.iioz, argile plastique Ou poterie.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 453
était le principal foyer des revendications populaires qui
avaient disputé aux Eupatrides le droit de se considérer
comme formant à eux seuls la bourgeoisie athénienne. Là
habitaient des gens qui devaient leur aisance à leur industrie,
car les poteries attiques étaient partout demandées et consti-
tuaient le premier article d'exportation pour l'industrie indi-
gène. Le Céramique avait vu commencer les agitations popu-
laires : il avait été, par conséquent, le berceau de la tyran-
nie.
Cette partie de la ville resta, en dépit des mesures restric-
tives prises par le tyran, le quartier le plus animé de la ville.
La population s'y accroissait d'une façon continue, tandis que
le quartier sud devenait de plus en plus un accessoire, parce
que l'émigration, les sentences d'exil, le renversement complet
des conditions sociales le dépeuplaient peu à peu, et que le
mouvement commercial se reportait vers le côté nord. C'est
probablement vers le temps de Pisistrate que le marché de
cette ancienne bourgade suburbaine — car chaque bourgade,
en Attique, avait le sien — fut pris pour être le marché ou
agora de lavilJe K Un pareil changement indiquait assez sur
quelle partie de la population reposait l'avenir de la cité.
A cette innovation se rattache une série de mesures complé-
mentaires qui ont eu toutes pour but de donner à Athènes
une physionomie nouvelle.
Les Pisistratides avaient trouvé la ville dans un désordre
qu'explique sa croissance rapide : c'était un assemblage de
quartiers juxtaposés, sans lien entre eux. Les aristocraties
cherchaient partout à maintenir une séparation entre la ville
et la campagne : l'intérêt des tyrans était, au contraire,
d'abattre toute barrière de ce genre, pour effacer aussi de ce
côté les vieilles traditions, pour réunir en un tout de création
nouvelle les hautes et les basses classes, les anciens et les
nouveaux citoyens, les citadins et les paysans. C'est pour cela
qu'ils réunirent Athènes avec les bourgs par des routes allant
dans toutes les directions ; le parcours de ces routes fut tracé
') Sur le transfert de l'agora, voy. Yerhandlungen der ITamburger Phi-
lologenversammlung, 1856. Ait. Studien, II, hô. Monat sb er. d.K. Akad.
d. Wiss., 1876. p. 83.
454 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
avec soin, et elles convergeaient toutes vers le Céramique, au
milieu duquel fut élevé un autel des douze dieux ».
De ce point, qui était le nouveau centre de la ville et du
pays, on mesura les distances des diverses bourgades, des
ports, des principaux sanctuaires de la patrie commune. On
dressa le long des routes des pierres, non pas des pierres
milliaires d'un modèle uniforme, mais des œuvres d'art, des
hermès de njarbre, placés en des endroits commodes où Tombre
invitait le passant à s'asseoir. Sur l'épaule droite de Thermes,
un hexamètre énumérait les localités desservies par la route ;
sur l'épaule gauche, un pentamètre offrait au voyageur une
courte sentence, un salut doublé d'un bon conseil, qu'il
emportait avec lui 2. Ainsi, le pays tout entier, qui avait tant
souffert de ses longues discordes, non-seulement retrouva, le
repos et la sécurité, mais prit un aspect d'ordre, une physio-
nomie philanthropique et hospitalière ; et chaque voyageur
entrant en Attique sentait qu'il avait mis le pied sur un sol où
toute la vie des citoyens était pénétrée des principes d'une
culture supérieure.
A ces magnifiques travaux, dont l'initiative revient surtout
à Hipparque, le promoteur actif et méritant de la civilisation
dans le pays. tout entier, il faut ajouter les grands aqueducs
qui amenaient l'eau potable des montagnes à la capitale par
des conduits souterrains creusés dans le roc. Pour pouvoir
surveiller partout et" nettoyer ces canaux, on avait, de dis-
tance en distance, percé à travers le roc des soupiraux par
où l'air et la lumière pénétraient dans les tranchées obscures.
En arrivant aux portes de la ville, le torrent dérobé à la mon-
tagne se déversait dans de grands bassins de pierre où l'eau se
clarifiait avant de se distribuer dans la ville et d'alimenter les
fontaines publiques. Ces admirables ouvrages, qui ont fonc-
tionné jusqu'aujourd'hui, sans interruption, datent, pour la
plus grande partie, du temps des tyrans. Une preuve entre
autres, c'est que c'est Pisistrate qui a décoré Callirrhoé d'un
') Sur les constructions des tyrans et leurs travaux de voirie, voy. E.
CuRTius, Erlaiitenider Text der sieben Karten sur Topographie von
Athen, 1868, p. 27 sqq. Z ur Geschichte des Wegebaus, p. 39 (347).
^) Inscription d'tiermès par Hipparque (G. I. Att., I, n. 522).
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 455
portique à colonnes et d'un déversoir à neuf bouches '. C'était
en quelque sorte un remerciement offert par lui, au nom du
peuple, à la source qui avait si longtemps désaltéré la ville,
pour ses bons et loyaux services. En môme temps, comme on
n'avait plus besoin d'elle pour la consommation journalière, on
en fît une source sacrée, et son eau fut réservée exclusivement
aux cérémonies du culte.
Pisistrate gouvernait Athènes; mais il ne portait aucun
titre au nom duquel il entendît revendiquer une souveraineté
absolue. Il avait, il est vrai, fondé sa domination sur la force.
Il gardait même à son service une armée de mercenaires qui,
dépendant uniquement de lui, n'ayant rien à voir avec l'opi-
nion publique, pouvait d'autant mieux comprimer toute tenta-
tive de soulèvement que la plus grande partie de la bourgoisie
était désarmée, que le chiffre de la population urbaine avait
diminué, et que l'attention publique se trouvait détournée des
affaires politiques , soit par l'impulsion donnée à l'agri-
culture, soit par les travaux et embellissements de la ville.
Pourtant, l'organisation des magistratures officielles resta
ce qu'elle était. Seulement, Pisistrate avait soin qu'il y en eût
toujours une aux mains d'un membre de sa famille-, et, comme
il s'entendait à merveille à étouffer chez les siens toute dissi-
dence d'opinions, il en résultaitque la maison régnante formait
aux yeux du peuple un seul corps animé d'un même esprit.
C'est dans ce sens qu'on parlait du gouvernement des Pisis-
tratides, et on ne pouvait s'empêcher de rendre hommage aux
aptitudes multiples qui caractérisaient cette famille.
C'était un sage conseil que les anciens maîtres de la science
politique donnaient aux tyrans en leur recommandant de
donner autant que possible à leur autorité le caractère de
l'ancienne prérogative royale, afin de faire oublier que l'usur-
pation était l'origine de leur pouvoir 3. Aussi, Pisistrate ne
voulait pas, comme les Cypsélides et les Orthagorides, rompre
avec le passé : il aimait mieux se donner pour le continuateur
de l'ancienneet glorieuse histoire du pays, pour le sauveur qui,
1) Sur les aqueducs, voy. Arch'dol. Zeitung, 1847, p. 26.
2) aso Ttva etïcjjlDvOVïo ctçmv auTcov £v raîç àp'/aîs sivat (Thuc, VI, 54).
3) Sa (j-Yj xupavvixbv iùX' olxovoaov xai ßaaiXtxov eïvai «patveaôat (AristoT.,
Poii^, 1315 a. [229, 11]).
4o6 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
après les maux déchaînés sur l'Antique par la domination
égoïste de la noblesse, venait lui rendre le bienfait d'une
autorité unitaire et placée au-dessus des partis. Il se croyait
particulièrement qualifié pour ce rôle, en raison de sa parenté
avec l'ancienne dynastie royale. Pour cette raison aussi, il avait
sa demeure sur l'acropole, à côté de l'autel de Zeus Herkeios,
le foyer domestique des anciens rois, et, du haut de ce rocher,
alors d'accès incomparablement plus difficile qu'après la
construction des Propylées, il surveillait la remuante cité '.
Cette résidence suffisait déjà pour le mettre en rapports
intimes avec la déesse de l'acropole et avec ses prêtres.
Depuis l'attentat de Cylon, Athêna elle-même avait, pour
ainsi dire, pris parti dansles luttes intestines, elles anciennes
familles, qui étaient attachées aux sanctuaires des dieux par
des sacerdoces héréditaires, ne pouvaient faire autrement
que de se ranger du côté des adversaires des Alcméonides.
Aussi les Pisistratides avaient-ils, par deux fois, choisi pour
rentrer le jour d'une fête d'Athêna. Pour le même motif, le
tyran, une fois bien installé et tranquille sur l'acropole, s'oc-
cupa avec une attention particulière du culte d'Athêna. Il
renouvela l'ancienne fête estivale des Panathénées-, comme
pour copier Thésée dont il avait déjà suivi les traces en réta-
blissant la solennité de Délos. Il institua pour les fêtes
d'Athêna un cycle quadriennal 3, afin d'avoir, chaque cin-
quième année, une cérémonie plus brillante dont il élargit le
programme pour y intéresser plus de monde. En effet, tant
qu'il n'y avait que des concours équestres, les riches pou-
vaient seuls y prendre part. Dès 566 (01. lui, 3j, on y introdui-
sit des exercices gymnastiques '': la fête populaire accueillit
aussi le débit des rapsodes, et ces tournois poétiques, non-
seulement ouvrirent au talent un plus libre accès, mais ajou-
tèrent encore à la fête elle-même un ornement nouveau et
significatif. Pisistrate obtint par là le double avantage d'en-
tendre célébrer devant le peuple ses ancêtres, immortalisés par
») Herod., I. 59.
*) Voy. ci-dessus, p. 368.
^j A. MoMMSEN, Heortologie, p. 80 sqq. 117 sqq.
*) A. MoMMSEN, op. CîY.,p. 123.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 457
Homère, et de rajeunir les souvenirs de la royauté héroïque,
qui lui tenaient à cœur.
En outre, les quartiers nouvellement annexés et les anciens
faubourgs avec les artisans qui les habitaient furent entraînés
dans le mouvement joyeux des fêtes publiques: la large rue
qui joignait le Céramique du dedans à celui du dehors devint
le théâtre d'une course aux flambeaux qui, tant que dura
l'Athènes antique, resta la plus aimée des réjouissances popu-
laires'. Enfin, il doit y avoir un rapport entre la rénovation
des Panathénées et la construction d'un nouvel édifice destiné
aux fêtes , de FHécatompédos, ainsi appelé parce qu'il était
large de 100 pieds. Ce n'était pas un édifice servant au culte:
aussi n'était-il pas bâti, comme le temple d'Athêna Polias, à
la mode ionienne, mais de style dorien. Il servit sans doute,
dès le début, à garder les trésors de la patronne de la cité ; un
nouveau local était d'autant plus nécessaire pour cet office
que, précisément, les Pisistratides déployaient plus de zèle
pour augmenter les revenus de la déesse. Ils n'ont certaine-
ment pas manqué de convertir en riches présents la dîme du
butin de leurs victoires, et on attribue expressément à Hippias
un règlement en vertu duquel, pour chaque naissance et
chaque décès en Attique, on portait à la prêtresse d'Athêna
une mesure d'orge, une mesure d'avoine, et une obole 2.
Les Pisistratides administraient eux-mêmes les fonds sacrés,
et ils mettaient sous la protection de la déesse de l'acropole
leurs propres trésors, dont faisaient partie leurs archives de
famille et leurs collections d'oracles. Il semble bien que le
mois des Panathénées, THécatombaîon, mis hors de pair par
le nouvel éclat dont il brillait, est devenu vers cette époque
le premier mois de l'année attique ^ L'image de la déesse
ornait la face des monnaies, Pisistrate continuant en cela
un usage introduit avant lui \ Le culte d'Athêna recomman-
') WeckleiiX, ITermes, VII, 449. Comment. inhon.Th. Moimnsenü,^ .593.
^) Aristot., Œconom., II, 2, 1.
^) D'après A. Mommsen, op. cit., p. 81, le début de l'année a été trans-
porté de Gamélion en Hécatorabaeon.
*) Suivant Beule et suivant Hultsch, Metrologie, p. 152, la tète de
Pallas a été mise pour la première fois sur les monnaies par Pisistrate. Voy.
les rectifications faites ci-dessus, p. 423, note 3.
458 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
dait, par surcroît, la culture de l'olivier, arbre dont les tyrans
s'occupèrent avec prédilection. On sait, du reste, qu'ils ne
négligeaient rien pour encourager l'agriculture en général
et pour soutenir les paysans dans leur labeur. Nous voyons
ainsi confirmés, par une série de faits, les rapports étroits et
de grande conséquence qui rattachaient à Athêna Polias les
Pisistratides, en leur qualité de seigneurs royaux de l'acropole,
de gardiens du sanctuaire, d'ordonnateurs des solennités
périodiques, et de tuteurs fidèles de la prospérité nationale
fondée par la déesse elle-même.
Un autre culte, auquel les tyrans donnèrent une importance
nouvelle, fut celui de Dionysos. Ce dieu des paysans fait par-
tout contraste avec les dieux des familles chevaleresques ; aussi
fut-il favorisé par tous les souverains qui cherchaient à briser
la puissance de l'aristocratie. Pisistrate tenait encore à Dio-
nysos parun lien particulier, caries pays vignobles del'Attique
étaient précisément les hauteurs de la Diacria, notamment
Icaria, non loin de Marathon, et dans le voisinage, SemachidaB:
Brauron était aussi renommée depuis l'ancien temps par ses
fêtes bachiques *. C'est donc le pays natal des Pisistratides
qui était le séjour du Dionysos attique : c'est de là que se
répandaient à travers l'Attique les fêtes des vignerons et des
pressoirs, les réjouissances des jours où l'on goûtait le vin
nouveau, tous amusements qui égayaient la morte saison
et faisaient oublier les distinctions de rang. Aussi, les tyrans
se montrèrent pleins de zèle pour le dieu démocratique. Ils le
mirent en honneur à Athènes et en vinrent à un tel degré
d'intimité avec leur compatriote que Pisistrate osa, dit-on,
ériger à Dionysos une statue dans laquelle on croyait recon-
naître ses propres traits 2,
') Sur le culte de Dionysos, cf. Gerhard, Gesamm. Abhandl., II, 210.
0. RiBBECK, Einführung des Dionysosdienstes in Attika. Sur Icaria et
Semachidce, cf. Leake, Demen, tr. par Westermann. 1840, p. 11-i. (Indications
erronées dans Ross, Demen, p. 73). L. Preller, G riech. Myth., P, p. 527.
2) ô XIsKïtCTTpaTOç Iv noXXoîç ßapuc sylveTo, oiroy xai xb 'A6i^v/)ai xoü Atovûdou
Ttpôffwirov èxsîvou Ttvéc cpaaiv eîxôva (Athen., p. 533 c). Ici ßapuc sigTîiûe
« outrecuidant, )> et je serais tenté de croire que ce Dionysos est celui qui
vint un jour d'Icaria à Athènes, où il fut bien accueilli par les autres dieux.
(Pausan., I, 2, 5).
ATHÈNES SOUS LES PIS1STRAT1ÜES 459
Par la lustration 'de Délos, les Pisistratides avaient déjà
offert à Apollon, l'ancêtre divin des vieilles familles ioniennes,
un hommage éclatant. A Athènes même, dans le quartier du
sud-est, ils embellirent et agrandirent le domaine du dieu
pythien qui, depuis Solon, était devenu un dieu révéré delà
cité entière. Là, Pisistrate, petit-fils du tyran, consacra en
mémoire de son archontat l'autel dont Thucydide a copié
l'inscription à demi effacée, conservant ainsi à la postérité
un des plus anciens documents de l'histoire attique '. Certai-
nement, cette dédicace a rapport à l'institution des proces-
sions apolliniennes qui maintinrent Athènes en relations
avec les deux foyers principaux du culte d'Apollon. Dans ce
même quartier, Pisistrate commença la construction du
temple de Zeus, dont l'emplacement était un des lieux les plus
saints qu'il y eût sur le sol de l'Attique, car on montrait là le
gouffre par où, suivant la légende, les eaux s'étaient écoulées
après le déluge de Deucalion. On éleva en cet endroit, en
l'honneur du plus ancien culte d'Athènes, de celui qui tenait
unies toutes les classes de la société, un temple qui devait
être la grande œuvre, le monument de la tyrannie, compa-
rable à l'Artémision d'Ephèse et à l'Hérseon de Samos ".
Dans la partie nord-est de la ville futaménagé, en l'honneur
d'Apollon, le Lycée, avec de grands espaces pour les exer-
cices de la jeunesse ^ Du côté de l'ouest, le double Céramique
fut remanié et embelli, ainsi que les faubourgs avoisinants,
surtout l'Académie, un terrain bas, planté d'arbres, voué au
culte d'Eros, qui devint un lieu de plaisance de plus en plus
fréquenté par les Athéniens *.
Ainsi, la vie publique des Athéniens fut remplie d'excitations
diverses et transformée de toutes manières. Athènes devint
1) Thucyd., VI. 54. L'inscription dédicatoire, textuellement transcrite par
lui, a été découverte dans des fouilles, le 15 mai 1877, et l'emplacement du
sanctuaire s'est trouvé par là déterminé avec certitude. Cf. Hermes, XII,
p. 492. CI. Attic, IV, p. 41.
^) Aristot., Polit., 224, 31, Les architectes sont nommés par Vitruv:. ,
VII, Prœf., p. 160 (edd. Rose et Müller-Strübing, qui ont accepté le nom
étrange de Pormos).
3) Theopomp., fragm., 148 (ap. Harpocrat,).
*) Suidas, s. v. 'Axaôi^fXEia.
460 HISTOIRE DE l'aïTIQUE
une ville nouvelle, au dedans comme au dehors. Avec ses
chaussées militaires et ses rues neuves, sesplaces, gymnases,
fontaines et aqueducs, avec ses nouveaux autels, ses temples
tout nouvellement bâtis pour des cérémonies nouvelles , la
ville prit dans la foule des cités grecques une place d'honneur,
et les Pisistratides no négligèrent rien pour lui donner, en la
mettant en relation de mille manières avec les iles et les côtes
de la mer Egée, un rôle digne de son apparence.
Pour cela, il ne suffisait pas que les Athéniens eussent la
haute main sur Délos, sur Naxos, sur l'Hellespont ; ils de-
vaient encore s'approprier les trésors intellectuels du rivage
opposé, où le génie hellénique avait le plus heureusement
déployé ses aptitudes, et en enrichir leur propre existence.
C'est dans ce but que déjà Solon avait attiré à Athènes les
rapsodes homériques et avait porté leurs récitations publiques
au programme des fêtes. Pisistrate, pénétré de l'importance
de la question, tourna ses efforts dans le même sens, non
plus sans doute, comme Solon, par pur amour de l'art, mais
avec une arrière-pensée d'intérêt personnel. En effet, il met-
tait ainsi en lumière la gloire de ses aïeux et les titres de sa
maison, dont la grandeur passée légitimait la domination pré-
sente ; de sorte qu'Homère était destiné à appuyer ici les pré-
tentions d'un tyran, comme il avait servi à Sparte à consoli-
der le trône des rois légitimes \ Il n'est pas jusqu'au pays
natal des Pisistratides qui n'eût sa part dans les souvenirs
homériques, caria légende plaçait à Brauron le sacrifice d'Iphi-
génie, et c'est même à cause de cela que l'on choisit le jour
de la fête d' Artemis Brauronia pour faire réciter sur l'acropole
les chants épiques ^
Ces chants s'étaient jusque-là transmis de bouche en bou-
che. Il y avait des écoles de chanteurs, dispersées de toutes
parts, où l'éHte des enfants de l'Helladc se donnait pour mis-
sion de conserver ce trésor national. Cependant, si fidèle que
fût leur mémoire, il était impossible d'éviter que la tradition
orale ne subît des altérations de teute espèce, que le fonds
') Voy. ci-dessus, p. 222.
*) Arch. Zeitung, 1853, p. 156 sqq.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 461
primitif ne fût défiguré, le texte authentique perdu à force
d'interpolations, et que l'ensemble, la propriété collective la
plus importante de la nation hellénique, ne s'en allât en
miettes. Le péril était d'autant plus imminent que les
temps'devenaient plus agités, que les Etats s'isolaient davan-
tage les uns des autres en suivant des directions divergentes,
et que les préoccupations de l'âge moderne prenaient le pas
sur les souvenirs.
On considéra donc comme un devoir pour l'Etat de parer au
danger et d'accomplir une tâche à laquelle ne suffisaient pas
les forces des individus. L'État, du reste, s'y trouvait directe-
ment intéressé, depuis que le débit des poésies homériques
figurait parmi les exercices des fêtes officielles. Le grand mé-
rite de Pisistrate est d'avoir compris que rien ne pouvait
assurer aux Athéniens une renommée plus grande et plus
durable que l'exécution de cette tâche. Il convoqua donc un
grand nombre de savants et leur confia le soin de rassembler
et de comparer les textes rapsodiques, de les trier pour en
éliminer les surcharges, de réunir les fragments dispersés, de
faire enfin de l'épopée homérique un ensemble et comme un
grand dépôt des traditions nationales fixées sous une forme
universellement acceptée.
Ainsi travaillèrent, sous la présidence du régent, Onoma-
crite d'Athènes, Zopyre d'Héraclée, Orphée de Crotone. Ils
formèrent une commission scientifique ' dont les travaux em-
brassèrent un vaste domaine, car ils révisèrent non-seulement
V Iliade et V Odyssée^ mais encore l'épopée de l'âge suivant,
c'est-à-dire, les chants des poètes dits « cycliques, » qui ?>''d.^-
-^MydiienisuvV Iliade QiV Odyssée eten formaientle complément.
Enfin, à côté du trésor de l'épopée ionienne, mis tout entier
sous le nom d'Homère, ils placèrent Hésiode et les poésies
religieuses. Pisistrate prit une part directe au travail, et l'on
sent encore, çà et là, le caractère de la tyrannie aux modifica-
tions, omissions ou interpolations qui furent faites pour flat-
ter son goût ou servir ses desseins politiques '^ C'est ainsi,
') Cf. Bkrnhardy, Griech. Litterat. ,W, 1 (1867), p. 108.
-) ScHOL. Venet. in Iliad., X, 1. Eustath., 785. Bergk, Griech. Lite-
ratur gesch., I, p. 562.
462 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
par exemple, que, pour attester par une sorte de document
juridique un droit quWthënes aurait eu de temps immémorial
sur Salamine, les Salaminiens furent incorporés au contin-
gent athénien dans le dénombrement des vaisseaux '.
Le but principal fut complètement atteint. La branche la
plus importante de Fart poétique qui se soit épanouie chez les
Hellènes, l'épopée des écoles ionienne etbéotienne, se trouvait
transplantée à Athènes. Athènes vit naître du même coup une
philologie hellénique, car, au cours de la compilation, la fa-
culté critique s'éveilla, elle aussi : en colligeant, on fut conduit
à séparer le vrai du faux, le fonds ancien de l'apport nouveau.
Sans doute, la partie scientifique du travail ne put être menée
avec une méthode rigoureuse; mais il n'en reste pas moins
acquis que les Athéniens ont été les premiers à apprécier la
valeur des poésies homériques, considérées comme trésor
national. C'est chez eux que récriture a été, pour la première
fois, employée à préserver des dangers d'une transmission
purement orale une propriété appartenant à la nation et dont
la perte eût été irréparable. Sans distraire le moins du monde
ces chefs-d'œuvre de la circulation et de la vie ordinaire, le
texte écrit permit d'en tirer un bien plus grand parti pour les
fêtes de la cité et pour l'éducation de la jeunesse. La ville de
Pisistrate eut l'honneur d'avoir, pour ainsi dire, donné des lois
au monde de la poésie nationale : grâce à son chef, il y eut
désormais un Homère et un Hésiode qu'on put lire, dans une
teneur identique, d'un bout à l'autre du monde grec.
Les collections et les recherches remontèrent, au delà
d'Homère, jusqu'aux plus anciennes sources de la théologie
hellénique, que l'on disait avoir été constituée par l'aède de
Thrace, Orphée. Remaniée par Onomacrite, cette tradition
devint un formulaire nouveau de sagesse mystique et fut
utilisée en même temps pour donner au culte favori de la
dynastie, au culte de Dionysos, un surcroît d'importance *. A
ces textes s'ajouta une collection d'oracles à laquelle les
Pisistratides attachaient un prix particulier, ainsi qu'un
') Ajax avec les Salaminiens dans le corps d'armée attique (Hom., Iliad.,
II, 557). Cf. Hermes. IX, 326.
-) Cf. Monatsber. der Berl. Akad., 1861, p. 3.
ATHÈNES SOUS LES PISISÏRATTDES 463
classement des documents historiques, entre autres, des
listes généalogiques ^ En effet, fiers comme ils l'étaient de
leurs aïeux, les Pisistratides devaient tenir avant tout à
restaurer leur arbre généalogique, d'une façon aussi complète
et aussi certaine que possible, jusqu'au temps de Nélée. Delà
aussi, sans doute, la premiète ébauche d'une chronologie
destinée à relier l'âge homérique au présent. On dut commencer
déjà à calculer, en remontant à partir du premier archonte
décennal", l'époque de l'invasion dorienne qui avait déterminé
les ancêtres de Pisistrate à transporter leur foyer à Athènes.
Ainsi, Athènes devint un centre d'érudition et de travaux
scientifiques. Quiconque voulait avoir une idée d'ensemble de
ce qui valait la peine d'être retenu, de ce qui avait été composé
en langue grecque, de ce que les anciens avaient pensé concer-
nant les dieux et la morale, en un mot, de ce que l'on avait
reçu du passé, devait se transporter à Athènes. C'est là, dans
le palais de Pisistrate, que se trouvait rassemblé le trésor
entier, là qu'on trouvait les œuvres des sages et des poètes de
la nation rangées côte à côte en rouleaux soigneusement écrits
et de belle apparence.
Mais, on n'entendait pas seulement emmagasiner ce qui
restait de l'ancien temps ; on voulait aussi encourager l'art
vivant et en posséder à Athènes les maîtres, surtout ceux de
l'art lyrique qui avait succédé à l'épopée et qui, au temps des
tyrans, était en pleine floraison. Les lyriques étaient plus aptes
que personne à rehausser l'éclat des cours et à donner aux
fêtes princières un air de grandeur : aussi étaient-ils mandés
d'un palaisàl'autre. C'est ainsi que les Pisistratides envoyèrent
leur galère officielle pour amener à'AthènesAnacréondeTéos,
le joyeux poète etfamilier de Polycrate 3. C'est ainsi que Simo-
nide de Céos et Lasos d'Hermione vécurent à la cour des
tyrans, devenuele séjour des Muses.
Les Pisistratides firent davantage. Des germes tout nou-
veaux de poésie nationale s'épanouirent sous leur règne et par
*) Cf. Brandis, De temp. antiq, rationibiis, p, 16.
-) Voy. ci-dessus, p. 378-379.
3) Ps. Plat., Hipparch.,^,, 228 0. ^uan., Var.Hist., VIII, 2. Welcker,
Kleine Schriften, I, p. 203.
464 HISTOIRE DE L ATTIOUE
eux. Ils étaient pleins de- zèle pour le culte de Dionysos, et les
fêtes du dieu s'embellirent non-seulement de danses chorales
et du chant choral du dithyrambe, inventé par Arion et perfec-
tionné par Lasos, mais encore de représentations mimiques
où paraissaient des chœurs masqués et des coryphées qui se
séparaient des chœurs pour jouer un rôle distinct, qui leur
parlaientetengageaient avec eux des conversations dialoguées.
Ainsi se développa une action, un drame qui, une fois créé,
s'affranchit bientôt des légendes bachiques et changea de
sujets comme de masques. Peu à peu, le cycle entier des
légendes héroïques fut mis à contribution et traduit en action
dramatique. Le fondateur de ce ballet dionysiaque fut Thespis
d'Icaria.
Ainsi, les Pisistratides rassemblèrent et fixèrent les échos
laissés derrière elle par l'épopée ; ils protégèrent l'art alors
florissant de la chanson lyrique, et ils firent naître, en l'encou-
rageant, une branche nouvelle, bien attique celle-là, de l'art
national, le drame, qui rapprochait l'une de l'autre la poésie
lyrique et l'épopée. Ce n'est pas tout. Les meilleurs archi-
tectes, comme Antistate, Callseschros, Antimachide, Porinos,
et les meilleurs sculpteurs travaillaient à FOlympiéon et à
l'Hécatompédos; les premiers ingénieurs du temps exécu-
taient les ouvrages hydrauliques. Les hommes distingués dans
tous les genres apprenaient à se connaître et échangeaient les
enseignements de leur expérience. Il y eut aussi sans doute
bien des froissements; on s'observait de part et d'autre, et
Lasos ne craignit pas de reprocher publiquement à Onoma-
crite, lequel voulait se rendre utile à son maître en falsifiant
des oracles, d'abuser de la confiance du prince, provoquant
ainsi un scandale qui fit exiler le faussaire ^
Dans dépareilles conditions, en effet, alors que tout dépendait
des caprices ambitieux d'une dynastie égoïste, il fallait s'q,tten-
dreàbiendesbassesses. Jusque dans la rédaction des doctrines
orphiques, on découvrit des traces d'interpolations arbitraires
') Herod., VII, 6. Gerhard, Gesamm. Abhandl., II, p. 210. Onoma-
crite a été banni après la mort de Pisistrate, à cause des falsifications com-
mises sur les Orphica, et, suivant !a conjecture plausible de Gerhard, en
vue de recommander au respect le culte de Dionysos.
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 465
pratiquées par (»nomacrite, qui était trop bon courtisan pour
être Scrupuleux. Cependant, la renommée des Pisistratides
n'est pas usurpée. Ils ont compris que la mission d'Athènes
était de réunir dans son sein et de perfectionner tout ce qui
avait une valeur nationale, et en peu de temps, grâce à une
activité incroyable, ils ont obtenu des résultats qui sont
restés acquis.
Le régent, il est vrai, ne réussit pas plus que les autres
tyrans à jouir en paix de ses succès; il se sentait toujours sur
un terrain volcanique. L'inquiétude le prenait au moindre mou-
vement populaire ; il tremblait dès qu'une famille cherchait à
se grandir ou qu'un Athénien recevait de la fortune quelque
faveur inaccoutumée. On en a la preuve dans les moyens
mesquins et superstitieux que le puissant despote employait
pour calmer les agitations de son âme. Il accepta que des
Athéniens vainqueurs à Olympie fissent proclamer, au lieu
de leur nom, celui de Pisistrate. Cimon Coalémos, frère con-
sanguin deMiltiade *, usa de cette flatterie lors de sa seconde
victoire à la course des chars (528. 01. lxiii), et mérita par
cette preuve de loyalisme d'être rappelé de l'exil". On cherchait
sans cesse, avec une activité anxieuse, des oracles qui garan-
tissent la durée de la dynastie; et, comme le tyran, envieux et
jaloux lui-même, se sentait entouré de l'antipathie des autres,
il fit attacher aux murs de son château l'image d'une saute-
relle, ce qui passait pour un moyen de détourner le mauvais
œil, de rendre inoffensif le regard de l'envie.
Cependant, Pisistrate vieillissant pouvait raisonnablement
espérer que ses fils et petits-fils, doués comme ils l'étaient pour
l'exercice delà souveraineté, associés par lui au gouvernement,
maintiendraient après lui, en restant fidèles à sa politique,
une dynastie à laquelle Athènes devait tant de prospérité exté-
rieure et intérieure. C'est en caressant cette ^espérance qu'il
mourut, à un âge avancé, au milieu des siens(527.01. lxiii, 2).
Suivant sa volonté, Hippias lui succéda dans la tyrannie, et les
deux frères restèrent étroitement unis, comme ils l'avaient
') Voy. ci-dessus, p. 438-439.
-) Herod., VI, 103, JuL. African., Olymp., ed. Rutgers, p. 24. Arch.
Zeitung, 1860, p. 40.
30
466 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
promis à leur père. Hipparque,plus doux et plus délicat, se
résigna sans peine' au second rang; il se consacra à Taditiinis-
tration, en n'en prenant que les cotés pacifiques.
Et cependant, il n'y avait pas à s'y tromper, on sentait que
le gouvernement avait changé de mains. Tandis que le père,
qui s'était fait par lui-même sa situation exceptionnelle, avait
conservé jusqu'au bout la souplesse de sa nature, les fils ne se
souvenaient plus d'avoir mené la vie des simples particuliers.
Ils s'étaient toujours sentis fils de prince, et les vicissitudes de
leur destinée n'avaient laissé dans le cœur d'ïïippias qu'un
sentiment de rancune. Ils montrèrent bientôt des velléités
d'arbitraire, et l'on vit percer chez eux un orgueil qui faisait fi
des lois. Leurs mercenaires devaient être prêts à leur obéir en
toute chose, dès que leur défiance exigeait une victime.
Lorsque Cimon Coalémos revint pour, la troisième fois à
Athènes avec la palme olympique (524. 01. lxiv), les Pisistra-
tides, effrayés du bonheur des Cypsélides, le firent assassiner
près du Prytanée. La responsabilité de l'attentat retomba prin-
cipalement sur le frère aîné ; mais on pouvait aussi reprocher
à Hipparque sesdéréglements voluptueux et ses débauches.
On le vit, en sa qualité d'ordonnateur des Panathénées,
refuser aune jeune Athénienne l'honneur deporter la corbeille,
sans autre motif, à ce que l'on dit, que le dépit de voir ses
avances repoussées par le frère de la jeune fille, Harmodios.
Celui-ci pouvait d'autant moins pardonner au tyran l'affront
fait à sa maison que, chez les gens de sa race, les Géphyréens,
l'honneur de la famille passait avant tout ^ Il trama, avec
Aristogiton et d'autres parents ou amis, un complot contre les
tyrans, qui devait être mis à exécution durant la procession
des grandes Panathénées. Le coup une fois fait, on pouvait, vu
l'état de l'opinion, compter sur l'approbation universelle. Au
début, tout alla à souhait. Le peuple se massait sans défiance
dans la grande rue, et les deux frères se trouvaient au milieu
de la foule, Hippias dehors, dans le Céramique, occupé à
organiser le cortège, Hipparque sur l'agora 2. Parés de
1) àvop't Tecpupatfj) oTxo; ^ilo;, oîxoç apic-To; (Eustath. ad Iliad., VII, 221).
Cf. Mei.neke, Abhandl. der Berl. Akad., 1832, 96.
') Hipparque frappé dans le Léocorion [Monatsber., 1878, p. 86).
ATHÈNES SOUS LES PISISTRATIDES 467
rameaux de myrte, symbole de la concorde maintenue dans les
sociétés par Aphrodite, les citoyens se rangeaient en groupes
alignés lorsque les conjurés , qui croyaient leur secret trahi, se
précipitèrent avec leur épée préalablement dissimulée sur
Hipparque. Une mêlée sanglante interrompit la fête, sans que
le but fût atteint. En effet, le frère survivant agit avec décision
et énergie. Avant que le cortège resté en arrière sût ce qui
s'était passé, il fit arrêter tous ceux qui portaient des armes
cachées *. Coupables et innocents furent mis à la torture et
exécutés : la souveraineté menacée était affermie à nouveau
(514. 01. Lxvi, 3).
Tout ce sang répandu n'apporta que malédiction. Hippias
se crut désormais autorisé et même obligé à adopter un autre
système de gouvernement. Il saisit cette occasion de se débar-
rasser de citoyens qji'il détestait et de confisquer les biens des
bannis. Sombre et défiant, il se retira sur l'acropole, se chercha
des appuis au dehors, noua avec Sparte, avec les princes de
Thessalie et de Macédoine, des alliances étroites, donna sa
fille Archédice au tyran deLampsaque, parce que celui-ci était
en crédit à la cour des Perses ", et chercha à extorquer de
l'argent par tous les moyens ^ Il fit la police des rues avec une
telle rigueur qu'il fit confisquer et mettre à l'encan, par autorité
de justice, les saillies des maisons, sibien que les propriétaires
étaient forcés de racheter à très haut prix des parties de leur
propre maison ; il démonétisa les espèces courantes et remit
en circulation, en lui donnant une valeur plus élevée, l'argent
qu'il avait fait rentrer ^ ; il permit à certains citoyens d'acheter
la dispense des prestations publiques, notamment des frais 3e
chorégie, de sorte que les autres furent surchargés d'autant.
C'est ainsi que le gouvernement, naguère si populaire, des
Pisistratides se changea en une insupportable tyrannie. La
contradiction inhérente à un système politique qui prétendait
associer les formes de la république de Solon avec un despo-
*) Les Athéniens pouvaient porter lance et bouclier, mais point d'épée.
-) Thucyd., VI, 59.
^) Sur les mesures financières d'Hippias, voy. Boeckh, Staatshaushal-
tung, I, 92, 775.
*) Aristot., Œconom., II, 2, 4. Boeckh, op. cit., 769.
468 HISTOIRE DE L ATTIQUE
tisme sans bornes devint de jour en jour plus choquante; le
régime tout entier mérita chaque jour davantage le mépris
public, parce qu'il ne prenait plus à son service que des per-
sonnes indignes ; et par contre, les ennemis de la dynastie, sen-
tant leurs chances croître dans la même proportion, tournaient
maintenant vers Athènes des regards pleins d'espérance.
Les ennemis des tyrans avaient leur quartier général à
Delphes. A leur tète se trouvaient les iVlcméonides, qui étaient
depuis longtemps les familiers du sanctuaire pythique '. Ceux-
ci avaient eux-mêmes pour chef Clisthène, le petit-fils du tyran
de Sicyone, un homme prédestiné par sa descendance pater-
nelle et maternelle aux visées ambitieuses. Clisthène avait au-
tour de lui des hommes appartenant aux plus nobles familles,
comme Alcibiade l'ancien, Léogoras, Charias, et d'autres
encore ^ Ces partisans soutinrent leur querelle de deux ma-
nières : d'abord, par les armes. Ils réussirent, grâce à un coup
de main audacieux, à occuper un point fortifié sur les hauteurs
du Parnès, leLeipsydrion, où les mécontents vinrent lesrejoin-
dre. Les sanglants combats livrés sans succès parla garnison
aux troupes du tyran restèrent longtemps dans la mémoire
des Athéniens. Une chanson qu'ils chantaient à table disait :
<( Maudit Leipsydrion, traître aux amis ! Quels hommes tu as
fait périr, des hommes braves au combat et de noble maison,
qui ont montré alors de quels pères ils provenaient ! ^ »
Bientôt les Alcméonides, en hommes prudents, s'avisèrent
d'un autre moyen pour arriver ^u but.
Le temple de Delphes avait brûlé en. 548 (01. lviii, 1)^ La
corporation sacerdotale fit son possible pour qu'on le rebâtit
magnifique. Elle ordonna, comme pour une affaire nationale,
des quêtes en tous les lieux où habitaient des Grecs. Lorsqu'on
eut réuni un capital de 300 talents et qu'il fut question de
chercher un entrepreneur pour exécuter la construction nou-
velle suivant un plan donné, les Alcméonides s'offrirent et,
une fois le contrat passé avec les Amphictyons, fournirent,
') Voy. ci-dessus, p. 436.
2) IsocRAT., Debigis, 19. Andoc, I, 106. Il, 26.
') Athen., XV, p. 695 e. Berc.k, Poet. Lyr. [Scolia. 14J.
'•) Pausan., X, 5, 13. Hehod., II, 180. V, 62.
ATHÈNES sors LES PISISTRATIDES 469
SOUS tous les rapports, infiniment plus qu'ils n'y étaient obli-
gés par leurs engagements. Ils employèrent notamment le
marbre de Paros au lieu de calcaire ordinaire pour la façade
orientale du temple. Par là, ils s'attachèrent d'une façon sé-
rieuse les autorités de Delphes et, comme ils ne manquaient
aucune occasion de se montrer généreux, ils les disposèrent à
s'occuper désormais sans relâche des intérêts de leur famille
et à prendre ouvertement parti contre les Pisistratides. A
partir de ce moment, les cités grecques, et surtout Sparte qui
depuis plus de cinquante ans luttait avec gloire contre les
tyrans de la Grèce, furent sollicitées dans ce sens par les paro-
les de la Pythie. Toutes les fois que des citoyens de Sparte ou
l'Etat lui-même envoyaient à Delphes, on ajoutait à chaque
réponse une invitation à délivrer Athènes de la tyrannie ; et
quand les Spartiates, entre autres objections, alléguaient les
liens d'hospitalité qu'il y avait entre eux et les Pisistratides,
on leur répondait que les ordres du dieu passaient avant les
considérations humaines \
Enfin, voyant qu'on ne leur laissait point de repos, les
Spartiates se décidèrentà agir. Il n'y avait pas longtemps qu'ils
avaient fait dans la mer Egée la guerre àPolycrate; ils avaient
renversé Lygdamis et délivré les otages athéniens de Naxos -;
cette fois, malgré la répugnance instinctive qu'ils éprouvaient
à se mêler des affaires du continent, ils envoyèrent par mer, à
Phalère, une armée commandée'parAnchimolios. Ils croyaient
pouvoir à cette occasion renouer avec Delphes les relations
qui avaient été précisément dérangées et rompues par la poli-
tique d'Athènes. Cette entreprise eut peu de succès. Les Pisis-
tratides détachèrent la cavalerie des Thessaliens leurs alliés,
assaillirent l'armée Spartiate, qui s'était installée en rase cam-
pagne dans une position défavorable, et taillèrent en pièces le
général avec une bonne partie de ses troupes 3.
Pour le coup, Sparte devait prendre l'affaire au sérieux, si
elle voulait sauver son honneur. • Elle s'était fait scrupule d'a-
bord, à cause de ses relations d'amitié avec les Pisistratides,
1) Herod., V, 63.
-) Plut., De malign. Herod., 21. Sur les otages, voy. ci-dessus, p. 448,
^) Herod., ibid.
470 HISTOIRE DE L ATTIQUE
d'envoyer une armée royale ; mais, cette fois, elle mit son roi
Cléomène à la tête des troupes et le chargea d'envahir l'Atti-
que par terre.
C'était un homme extraordinaire que celui qui portait alors
la couronne dansla branche des Agiades, unhomme qui sentait
bouillir dans ses veines surchautfées le vieux sang des Héra-
clides. Possédé d'un indomptable amour-propre, il n'avait
nulle envie de jouer le rôle de roi à la maison, sous la surveil-
lance détestée des éphores. Il y avait, au fond de ses actes,
des instincts de tyran, et toute expédition aventureuse à l'é-
tranger faisait son compte.'
Les démêlés avec Argos se prolongent à travers les siècles,
d'un bouta l'autre de l'histoire lacédémonienne, aussi loin
que vont nos informations. Avant et après les guerres de
Messénie, les rois de Sparte se portèrent dans la région mon-
tagneuse du Parnon, pour défendre les districts que l'on avait
conquis sur la frontière'. Au septième siècle, Argos avait
profité de sa victoire, après la sanglante journée d'Hysiâe, pour
marcher en avant. Au milieu du siècle suivant, la Thyréatide,
c'est-à-dire, la partie septentrionale de la Cynurie, était tom-
bée tout entière aux mains de Sparte, et cela, grâce au fameux
combat auquel est attaché le nom d'Othryade. On sait l'histoire
du héros Spartiate qui, resté seul de tous ses compagnons,
éleva, dit-on, le trophée attestant sa victoire ^. Le fait se pas-
sait vers le moment où Crésus était assiégé dans Sardes (546).
Mais, ce combat même n'avait pas mis fin aux hostilités. De
nouvelles occasions vinrent réveiller le vieux levain de dis-
corde. Les Argiens s'étaient liés avec les tyrans attiques ; ils
avaient donné en mariage à Pisistrate une fille de leur pays,
Timonassa ^ et envoyé des troupes en armes au secours du
tyran. On ne voulut pas tolérer une politique aussi indépen-
dante et aussi décidément anti-spartiate, et, lorsqu'on eut
châtié les alliés péloponnésiens d'Athènes, lorsque la puis-
sance de Sparte fut restaurée et plus solide qu'elle n'avait
^) Voy. ci-dessus, p. 297 sqq.
2) Herod., I, 82. Pausan., II, 20,7. Cf. Koiilman.n ap. Rhem.Mus.yXXÏX,
p. 462.
■^) Pll-t., Cat., 24.
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 471
jamais été, Cléomène, en capitaine qui avait fait ses preuves,
marcha, la tête pleine de projets ambitieux, contre Athènes *.
Il s'était suffisamment pourvu de cavalerie: les Alcméo-
nides, tous les émigrés et ennemis des tyrans se joignirent
à lui : les tyrans furent vaincus à la même place où ils avaient
jadis conquis le pouvoir, près du sanctuaire de Pallène *, et
enfermés dans leur citadelle de l'acropole. On s'attendait à
un long siège. Mais il advint que les enfants du tyran, pen-
dant qu'on les emmenait pour les transporter hors du pays,
tombèrent aux mains de patrouilles ennemies. Pour les sau-
ver, Hippias se retira avec ses trésors, après avoir gouverné
quatorze ans avec son frère et trois ans et demi seul. Les
édifices, pour lesquels on avait compté sur une plus longue
durée de la dynastie, notamment l'Hécatompédos et l'Olym-
piéon, restèrent inachevés ^.
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES.
La chute du tyran n'eut d'abord d'autre résultat que de
ranimer les anciennes querelles des partis. L'une des trois
factions se trouvant éliminée, les deux autres, qui ne s'étaient
') Les faits et gestes de Cléomène sont difficiles à classer par ordre chro-
nologique. D'après Pausanias, III, 4, 1 (suivi en cela par 0. Mueller,
Schultz ap. Kiel. Philol. Sfud., 163, etc.), c'est-à-dire, d'après .le seul
auteur qui groupe les faits en un récit continu, l'expédition en Argolide est
antérieure à celle de l'Attique et tombe vers le commencement du règne de
Cléomène. Il est contredit par Hérodote (VII, 148), qui représente la défaite
des Argiens comme survenue peu de temps avant 481 (01. LXXIV, 4). De
même, d'après Hérodote (VI, 19. 77), la catastrophe de Milet et celle d'Ar-
gos sont données comme contemporaines. En conséquence, Clinton et
DuNCKER placent la guerre d'Argolide plus tard; Clinton, en 510; Grote,
Peter, de 497 à 493. C'est le parti qu'ont pris aussi ScHNEioERwmTH, Gesch.
des dor. Argos, I, et Kaegi, ap. Jahrhb. f. Philol. Suppl. VI, p. 469. La
manière la plus naturelle de résoudre la contradiction est, ce me semble, d'ad-
mettre que Pausanias a confondu deux expéditions argiennes en une seule.
-) Voy. ci-dessus, p. 447.
3) Cf. Phitologus, 1862, p. 6. Stèle érigée sur l'acropole, ■i\ (STf\\f\ Ttsp't
Tïi; xùv T'jpâvvwv àôtxîa; (Thucyd., VI, 55).
472 HISTOIRE DE l'atTIQUE
réunies un instant dans un même camp que pour combattre
Tennemi commun, furent de suite en mésintelligence ouverte.
C'était, d'un côté, le parti de la noblesse, dirigé par Isagoras,
fils de Tisandre, dans la maison duquel se conservait le vieux
culte du Zeus carien;de l'autre, les Alcméonides. Aux yeux de
ces derniers, Sparte n'avait été que l'instrument dont on s'é-
tait servi pour renverser la dynastie des tyrans ; ils n'étaient
nullement disposés à accorder à une puissance étrangère la
moindre influence sur la régénération de la cité. Les autres,
au contraire, croyaient devoir saisir cette occasion d'abroger
les innovations abhorrées qui étaient en vigueur depuisSolon,
l'égalité des classes, les droits attachés à la propriété sans
égard à la naissance, l'accès des fonctions honorifiques ouvert
à quiconque avait de la fortune. Au début, ce parti avait
l'avantage, car il avait subsisté sans faire de bruit sous les
tyrans; il se trouvait tout organisé et il s'était assuré, par
son alliance avec Sparte, un fonds de réserve et un point
d'appui. Les Alcméonides, au contraire, ne trouvèrent point,
pour les soutenir, de parti tout formé et compacte : ils étaient
restés trop longtemps à l'étranger; leurs adhérents d'autrefois
s'étaient dispersés ; il n'y avait plus de parti des Paraliens.
Mais Clisthène n'était pas homme à se laisser évincer si
facilement. C'était un tempérament de feu, surexcité encore
par une vie errante et par les souvenirs de sa race. Elevé au
milieu de .l'agitation des partis, saturé dès l'enfance de plans
politiques, connaissant le monde, habile et bien décidé à se
faire à tout prix une clientèle, il prit des mesures aussi
promptes que décisives pour battre en brèche la prépondérance
d'Isagoras. Il réunit les débris de son ancienne faction avec le
parti décapité des Diacriens ; il adopta la politique pariaquelle
Pisistrate avait commencé i; il utilisa tous les moyens qu'il
avait à sa disposition pour grouper autour de lui les masses
*) Herod., V, 69. Dans le ms. Sancroflianus, on lit : tôv 'A9r,vaiwv Srifiov
Ttpôxepov a7riüa[A£vov tote Tiâvra Ttpo; ttjv IwutoO [Aoîpav upo(7E8r,xaxo, c'est-à-dire,
plebem antea a se spretam nunc totani ad S2ias partes traduxit. D'après
la leçon nâvTwv (qui est celle du ms. Florentinus, mais est absolument inin-
telligible : Bekkei proposait ucüvtw;), Grote traduit : « le peuple exclu de tout
(notamment par Solon !) ».
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 473
populaires ; il les excitait en leur signalant les démarches
anti-constitutionnelles de ses adversaires ; si bien que, en peu
de temps, il se trouva à la tête du parti démocratique tout
entier, et plus puissant que n'avait jamais été un Alcméonide.
L'ambition était, à vrai dire, le mobile de ses actes. Il repré-
sentait pourtant une cause plus élevée que son intérêt per-
sonnel et la gloire de sa famille. Vis-à-vis du parti opposé qui,
appuyé sur Sparte, cherchait à enlever au peuple ses droits
constitutionnels, il représentait l'indépendance d'Athènes ;
il représentait le droit menacé, la liberté civique conquise
au prix de luttes pénibles, la constitution à laquelle tout le
monde avait prêté serment et qui avait été sacrée même pour
les tyrans, enfin, l'avenir d'Athènes, qui était lié au libre
développement des principes posés par Solon. Il se fit par là
une situation bien différente de celle d'un chef de parti à
visées égoïstes ; il eut ainsi en main une force considérable et
mérita l'estime des meilleurs d'entre les citoyens. C'est la
réaction aristocratique qui a fait la grandeur de Clisthène et
qui a tracé à sa politique une voie déterminée.
S'il voulait sauver la constitution de Solon, il ne devait pas
se contenter de maintenir l'œuvre du passé ; il lui fallait
encore consolider à nouveau, par un travail d'ensemble, le
terrain du droit et maintenir la cohésion au sein da parti
constitutionnel en poursuivant un but déterminé et faisant un
pas en avant. Solon avait mis à la portée de tous les membres
de la cité tout ce qui était indispensable à une société libre,
la participation au gouvernement, au pouvoir législatif et
à l'autorité judiciaire; il n'était plus nécessaire d'être de noble
extraction pour posséder le plein droit de cité. Pour le reste,
il avait respecté le régime intérieur de la noblesse et, satisfait
d'avoir obtenu l'essentiel, il avait laissé subsister, comme
choses insignifiantes et inoffensives, des restes du passé aux-
quels les fidèles de la tradition attachaient une grande impor-
tance, notamment la division des Eupatrides en tribus dites
des Géléontes, des Hoplètes, des Argades et des iEgicores *.
Ces ménagements avaient laissé dans la vie de la cité une
') Voy, ci-dessus, p 373.
474 HISTOIRE DE l'ATTIQUE
contradiction. D'après le droit écrit, tel qu'il était affiché sur
l'acropole, il y avait bien une bourgeoisie libre et égalitaire ;
mais, en réalité, la noblesse et le « démos » formaient encore
comme deux nations distinctes. Sans doute, il n'y avait plus
de droits politiques réservés aux membres àesgentesjm.àiscea
associations de familles étaient un prétexte sans cesse renais-
sant à délibérations communes et alignes secrètes. Le peuple
lui-même ne pouvait pas se déshabituer de considérer les
membres des gente's comme une classe à part, soit qu'il éprou-
vât à leur endroit un sentiment d'humilité servile qui allait
contre l'égalité civile proclamée par Solon, soit qu'il les
poursuivît d'une haine incompatible avec la paix publi-
que.
Ces inconvénients et ces contradictions, Clisthène ne voulut
pas, comme Solon, laisser à la douce influence du temps et au
progrès des idées égalitaires le soin de les faire disparaître.
Il se crut d'autant plus en droit de se hâter que, précisément,
les familles nobles affichaient des prétentions nouvelles et se
montraient disposées à s'allier même avec l'étranger pour
mettre à exécution leurs projets factieux. Dans de telles con-
jonctures, il jugea nécessaire de rompre d'une façon plus
décisive avec le passé, de dissoudre les groupes des gentes^
qui étaient devenus des foyers de réaction anti-constitution-
nelle, d'enlever aux associations fondées sur la parenté leur
puissance, de déraciner chez le peuple le sentiment instinctif
qui le tenait dans la dépendance, et de lui donner ainsi ce qu'il
n'avait pas encore, une pleine et entière liberté.
Pour en arriver là, il fallait des innovations violentes, de-
vant lesquelles un autre homme d'Etat eût reculé. La résolu-
tion de Clisthène s'explique par sa personnalité et son origine;
son succès, par l'ininteUigence de ses adversaires et l'appui de
l'oracle de Delphes.
La maison des Alcméonides avait déjà, en raison de sa
parenté avec la dynastie royale de JAttique, un instinct de
domination qui ne s'est jamais démenti chez elle. Au hui-
tième et au septième siècle, cet instinct prit naturellement son
cours vers la tyrannie, parce que c'était là la seule forme qui
pût alors lui donner satisfaction. La passion sauvage déployée
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 475
par Mégaclès dans sa lutte contre Cylon* s'explique par l'exas-
pération de sa famille qui, aspirant, elle aussi, à la souve-
raineté, voyait le joyau convoité entre des mains étrangères.
Le fils de Mégaclès, Alcméon, le général de la guerre sacrée,
qui avait peut-être, en cette qualité, trouvé l'occasion de rendre
des services aux envoyés du roi de Lydie, profita de son inti-
mité avec la cour de Sardes pour mettre plus de distance
encore entre lui et la classe bourgeoise -. 11 avait rapidement
accru sa fortune, déjà considérable. Une ïois devenu le plus
riche des Athéniens, il avait porté ses prétentions de plus en
plus haut, et son fils n'avait certainement pas brigué la main
de la fille du tyran de Sicyone pour vivre avec elle dans la
condition modeste d'un citoyen ordinaire. Comme chef du
parti des Paraliens, il avait, au fond, les mêmes visées que
Pisistrate ; seulement, il n'avait pas les mêmes chances pour
lui. A chaque insuccès, chaque fois qu'il rencontrait sur son
chemin cette maudite tache de sang qui, comme un mauvais
génie, reparaissait toujours, sa passion allait grandissa,nt et
finalement, les espérances des Alcméonides si souvent déçus
dans leur ambition s'attachèrent au fils d'Agariste», qui était,
par sa naissance, destiné à de grandes choses.
Clisthène introduisit dans la lignée des Alcméonides le
nom de son grand-père maternel. Il tenait de lui plus que le
nom : il avait sa décision et son audace, son coup d'oeil péné-
trant, son énergie sans scrupules dans la poursuite de ses
visées politiques. Cesvisées étaient aussi à peu près lesmèmes
de part et d'autre. Comme le grand-père, le petit-fils voulait
débarrasser l'Etat du fardeau gênant d'institutions vieillies,
pour l'acheminer dans les voies d'un développement nou-
veau ; lui aussi, il luttait contre une noblesse qui, dominée
par un incurable esprit de caste, persistait à opprimer les
classes inférieures. Tous deux employèrent les mêmes moyens
pour arriver au même but ; tous deux s'appuyèrent sur l'au-
torité de l'oracle pythique. Jusque-là, le petit-fils suivait de
1) Voy. ci-dessus, p. 391.
-) Sur les rapports d'Alcméon avec la cour de Sardes, voy. Schoemann ap.
Jahrbücher f. Philol., 1875, p. 466. Cf. ci-dessus, p. 436.
^) Voy. ci-dessus, p. 322.
476 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
point en point l'exemple de son aïeul; mais les réformes du
jeune Clisthène furent infiniment mieux calculées, plus radi-
cales et de plus grande conséquence. Durant les années d'exil,
Clisthène avait préparé de longue main ses plans de réforme :
aussi se trouvèrent-ils mûrs et complets au moment opportun.
Il avait en vue deux choses. D'un côté, il voulait consolider
la constitution de Solon et en faire une réalité ; de l'autre,
il comptait régénérer l'Etat de fond en comble. C'est qu'en
effet il n'entendait point s'interposer, avec une impartiale
douceur, entre les classes de la bourgeoisie ; il ne se préoc-
cupait pas, comme Solon, de garder à chacun sa part entière:
il était ennemi de la noblesse, etilsaisit d'une main passionnée
la direction, alors vacante, du parti avancé. De là ces ten-
dances opposées, ces vues politiques, à la fois conservatrices
et radicales, qu'on trouve chez bien peu d'hommes d'Etat asso-
ciées au même degré que chez Clisthène.
La constitution de Solon n'avait pu prendre racine, parce
que les maisons aristocratiques- considéraient l'Etat comme
une arène pour leur ambition et rendaient impossible un pro-
grès pacifique. Solon avait donné aux citoyens l'essentiel de
l'égalité ; mais, comme il n'avait pas osé toucher aux institu-
tions de la noblesse héréditaire, celle-ci s'était fermée et isolée
de telle sorte que la fusion des citoyens, sur laquelle on avait
compté, s'en trouvait empêchée. Aussi l'Etat de Solon n'avait-
il été ni compris, ni réalisé. Clisthène ne songeait pas non
plus à dissoudre les gentes^ avec les objets de leur culte et les
rites de leurs sacrifices ; tout ce qui tenait au droit de la famille
et à la religion demeura intact, avec les usages traditionnels
et les coutumes archaïques qui s'y rattachaient. Mais, les
groupes auxquels étaient subordonnées les phratries et les
gentes^ c'est-à-dire, les quatre tribus ioniennes, devaient ces-
ser d'être une division politique du peuple ; car, aussi long-
temps qu'il en était ainsi, les subdivisions semblaient, elles
aussi, ayoir de droit une valeur politique. Le grand défaut
qu'on trouvait à la constitution de Solon, c'est qui! avait
fallu infuser la bourgeoisie de création nouvelle dans ces
anciennes tribus, comme un vin nouveau dans de vieilles
outres. C'est pour cela qu'on ne se contenta pas, comme à
. CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 477
Sicyone, de changer le nom et le rang des tribus nobiliaires,
mais le système fut supprimé en entier, avec la division qua-
ternaire qui servait de baseàtouteslesconstitutionsioniennes.
On mit à la place un système décimal qui ne répondait à
aucune organisation traditionnelle. Les nouveaux dixièmes
de la cité furent, il est vrai, appelés, comme les anciens
quarts, à^sphylse^ c'est-à-dire des tribus'; mais ils n'avaient
rien à voir avec la question de naissance et d'origine. Ce n'é-
taient que des unités subdivisées en un certain nombre de
districts ruraux ou dèmes. Ces districts ou communes exis-
taient depuis longtemps : c'étaient ou bien d'anciennes villes
de la dodécapole attique, comme Eleusis, Céphisia, Thoricos;
ou bien de petites localités qui avaient faitpartie de quelqu'une
des douze villes , comme Marathon et Œnoé qui avaient
appartenu à la tétrapole. Les dèmes conservèrent leurs anciens
noms, même quand ces noms provenaient des éjentes qui y
avaient leur principal domicile, comme Boutadaî, yEthalidœ,
Pseonid». Ils avaient déjà été utilisés précédemment par
l'État, peut-être comme subdivisions des naucraries ^ pour
l'organisation de la police et la répartition de l'impôt, parce
qu'ils formaient une division très simple de la population. On
en fit désormais les circonscriptions administratives propre-
ment dites. C'est dans chaque dème que furent inscrits les
habitants, et l'inscription sur ces listes communales servit
désormais à faire la preuve qu'on appartenait au pays et qu'on
jouissait de ses droits de citoyen. Un citoyen pouvait changer
de domicile autant de fois qu'il voulait ; il continuait d'appar-
tenir au dème dans lequel il avait été une fois incorporé.
On institua cent de ces communes, à raison de dix pour
chacune des nouvelles tribus ^ On fit entrer ainsi et le sol et la
population dans des cadres tout à fait différents de ceux d'au-
trefois: on eut une organisation absolument indépendante des
£7iö''-/i<7£v (Herod., V, 66).
-) Voy. ci-dessus, p. 380.
3) Cent est le chiffre normal d'après Hérodote, qui ne pouvait pas se
tromper sur ce point. Ce n'est pas l'avis de Sauppe et autres, qui regardent
100 comme le nombre des dèmes avant Clisthène.
478 HISTOIRE DE L ATTIQUE
groupes de familles et fondée uniquement sur le domicile.
Mais, ce principe lui-même, on ne l'appliqua pas de la manière
qui semblerait la plus naturelle, de façon à réunir en un tout
dix localités contiguës. C'est qu'alors, en effet, les Diacriens
auraient eu la prépondérance dans une tribu, les Paraliens
dans une autre, les Pédiécns dans une troisième, et ce système
régional aurait fourni un nouveau point d'appui aux anciennes
coteries. Il semble bien au contraire que, justement pour
cette raison, on eut de suite l'idée de réunir en une même
tribu des cantons tout à fait séparés et même éloignés les uns
des autres, comme Phalère et Marathon, le Pirée et Décélie.
On voulait morceler ainsi les régions où se localisaient les
partis d'autrefois '.
Les Athéniens, en tant qu'habitants d'Athènes, ne consti-
tuaient point une tribu ; la capitale ne formait point par elle-
même une commune ; mais, toutes les assemblées des membres
des tribus ou « phylètes» se tenaient à Athènes, et le territoire
delà ville était lui-même distribué entre plusieurs districts de
phylœ. Chacune des dix tribus avait ses présidents, ses céré-
monies religieuses et ses fêtes communes qui, en rapprochant
les citoyens, contribuaient à établir entre eux des relations
amicales. Mais leur compétence, en tant que corporation, se
bornait à l'élection des dignitaires, à la répartition des charges
civiques et à la nomination d'hommes de confiance qui, dans
les travaux publics, jouaient le rôle de directeurs-comptables.
Les tribus étaient les organes dont se servait la cité pour
rendre effectifs les sacrifices exigés par l'Etat des citoyens, en
temps de guerre et en temps de paix. Elles avaient ainsi dans
leurs attributions le rôle dévolu aux naucraries. Celles-ci, du
reste, subsistèrent à côté des dêmes'^; seulement, le nombre en
fut porté de 48 à 80, de manière que chaque tribu comprenait
1) Les fjèmes paraissent avoir été répartis entre les phylae, de façon que
celles-ci fussent représentées dans les trois régions, la montagne, la côte et
a plaine (Hermann. Staatsalterth.. § 111, 5). Il y a pourtant des exemples
de dèmes voisins dans la même tribu; ainsi. Marathon, OEnoé, Tricorythos,
Rhamnonte, Psaphida?, Phégœa, Aphidna, étaient tous dans la tribu .^Eantis.
-) Sur les dèmes et naucraries, cf. Schol. Aristoph., Nub., 37. Boeckh,
Staatshaiishaltung, I. 359. Les cinquante naucraries fournissent cinquante
vaisseaux (Herod., VI, 89).
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 479
cinq de ces circonscriptions navales ou financières, et avait par
conséquent à fournir cinq vaisseaux et dix cavaliers pour la
défense nationale. Une fois soustraites à l'influence des nobles
comme à celle des coteries locales , ces circonscriptions
servirent à tourner vers la chose publique, sans intervention
directe de l'Etat, les forces populaires, et à en accroître l'éner-
gie en provoquant une émulation patriotique aussi large et
aussi dégagée que possible des considérations accessoires.
Tandis que les tribus ou phylde n'étaient appelées que de
temps à autre à prendre part à Tadministration, l'expédition
des affaires courantes fut confiée aux communes ou dèmes.
Chacun des ces dèmes avait son président local ou« démarque »
élu, ses fonctionnaires religieux et ses comptables, car chacun
avait à gérer des biens communaux et une caisse communale.
La commune avait aussi le droit d'établir des impositions. Elle
tenait, pour délibérer sur ses affaires intérieures, des assem-
blées qui donnaient à ses membres l'occasion de s'exercer au
maniement des affaires publiques : on y faisait l'apprentis-
sage de la vie politique. C'est dans ces assemblées que les fils
de citoyens , arrivés à l'âge voulu , étaient inscrits parmi les
membres de la commune et que les registres communaux
étaient contrôlés. Elles se trouvaient par là, mais par là seu-
lement, en contact immédiat avec la cité : car, ces registres
communaux servaient en même temps de documents consta-
tant la possession du droit de cité au sein de l'Etat athénien '.
Même au point de vue gouvernemental, les tribus de
Clisthène ne furent que des intermédiaires destinés à main-
tenir en communion avec l'État les cantons ruraux oii la vie
municipale, avec ses intérêts particuliers, suivait librement
son cours. Solon ayant déjà organisé le Sénat de façon à en
faire une délégation élue du corps des citoyens, Clisthène
n'eut qu'à perfectionner le système en faisant élire tous les
ans 50 membres de chaque tribu, sans supprimer toutefois les
restrictions apportées par Solon à l'éligibilité. De cette
manière, le Sénat ne fut pas seulement renforcé de 100 mem
bres, mais il fut, plus encore que par le passé, une représen-
•) Sur l'administration des dèmes, voy. Schoemann, Gr. Alt., P, p. 390.
480 HISTOIRE DE l'atTIQUE
tation du peuple. En elfet, le nouveau système décimal fut aussi
appliqué à Tannée durant laquelle le Sénat exerçait ses pou-
voirs. L'année fut divisée en dix parties égales, et, durant
chacun de ces laps de temps, une tribu avait à son tour, dans
un ordre déterminé par le sort, la présidence ou « prytanie. »
Ainsi, la prytanie devint une période gouvernementale, équi-
valant à 30 ou 36 jours.
Enfin, les tribus servirent encore à former les jurys. Le
Conseil et les tribunaux étaient, de par les institutions de
Solon, les gardiens des droits du peuple qu'ils protégeaient
contre l'arbitraire des rtiagistrats. Mais, le plus difficile, c'était
de pourvoir aux magistratures elles-mêmes d'une façon qui fût
en harmonie avec l'esprit du temps et le bien de la commu-
nauté. Elles étaient assiégées par l'ambition des puissants ;
dans les réunions électorales, on voyait toujours reparaître les
divisions d'autrefois; les anciens chefs de parti y faisaient
appel à tous leurs adhérents pour arriver à des charges
auxquelles étaient attachées les attributions de la souve-
raineté d'Etat, c'est-à-dire, ^e qui remplaçait l'ancienne dignité
royale, et pour exploiter de leur mieux, au profit de leurs
visées ambitieuses, la courte durée de leurs fonctions. C'est
sur ce point que porta une des innovations les plus radicales
et les plus efficaces qu'on ait faites. On supprima l'élection
comme moyen de désigner les titulaires des postes officiels,
et on lui substitua le tirage au sort \ L'innovation n'est pas
') Le tirage au sort (xlrspo;, v.-jol[i.o;) existait au temps de la bataille de
Marathon (Herod., VI, 109) : au temps de Périclès, d'après Plutarque, il
existait depuis longtemps [s.v. izalonoù. Plut. Pericl., 9). Par conséquent,
il a été institué, ou par Clisthène, ou (ce qui est infiniment moins vraisem-
blable) immédiatement après lui. Sur le sort, considéré comme institution reli-
gieuse, voy. Serv., ^n., II, 201. C. I. Gr., II,p.562b. Welcher, Sylloge,
p. 298. Cf. Prov. Salom.. xvi, 23. Homeyer, Nachtrag zu dem Gennan.
Loosen, p.lS ap. SymboLv Bethmann-HoUicegio oblatœ, Berol., 1868).
Dans la politique des anciens, c'était un palliatif employé pour remédier
aux factions (àaTadiacnrov. Anaximen., FUiet. éd. Sprengel, p. 13, 15), un
recours contre l'èpiOsta qui donne naissance aux factions (Aristot., Polit.,
198, 19, cf. Suidas, s. v. <ï'i),o7rot[j.-/;v). Tant que les hommes marquants
furent seuls à se porter candidats, que les autres s'abstinrent et que les
pauvres furent exclus, le hasard avait peu de marge; et c'est la raison pour
laquelle, durant quelques dizaines d'années encore après l'adoption du tirage,
on voit les hommes d'État les plus influents arriver à l'archontat. Il pouvait
CLISÏHÈNE KT SES RÉFORMES 481
expressément attribuée à Glisthène, mais elle doit dater de son
temps, car elle est déjà en vigueur au début des guerres
médiques.
Ce système, considéré au point de vue de la théorie, paraît
plus singulier et plus dangereux qu'il n'étaitenréalité. D'abord,
le tirage au sort n'est pas du tout, chez les Grecs, une conces-
sion faite aux exigences démocratiques ; on le rencontre déjà
dans les anciens temps, notamment lorsqu'il s'agissait de
nommer à des fonctions sacrées et qu'on voulait laisser la
divinité libre de choisir. Ensuite, il ne faut pas oublier que le
sort ne décidait qu'entre les candidats, et on pouvait supposer
avec raison que, parmi le nombre déjà restreint des pro-
priétaires assez riches pour être éligibles, ceux-là seulement se
porteraient candidats aux plus hautes fonctions gouvernemen-
tales qui avaient déjà quelque droit à la confiance de leurs
concitoyens. La publicité de la vie civique etlapeurduridicule
suffisait pour écarter de l'urne les incapables. Enfin, en
admettant que le hasard ne choisît pas toujours, parmi les
candidats, le plus digne, il faut se dire que le système de
l'élection libre ne donnait pas plus de garanties ; tandis que le
tirage au sort compensait, et au delà, ses inconvénients par
cet avantage que, avec lui, les magistrats suprêmes cessaient
d'être les organes du parti alors dominant. Des hommes de
divers partis se trouvaient ainsi obligés de gouverner ensemble,
à titre de collègues, etde chercher à accorder leurs divergences
en élevant leur point de vue. Les luttes et manœuvres électo-
se faire aussi que, lorsqu'on invitait les candidats à donner leurs noms pour
être jetés dans l'urne, tous se retirassent spontanément devant un seul :
c'est ce qui semble avoir eu lieu pour Aristide dans l'année qui suivit la
bataille de Marathon. En ce sens, Idoménce avait raison de dire qu'Aristide
avait été fait archonte où xuatis-j-coç, aXX' êXojisvwv xwv 'A6r,vat(ov. En effet, la
controverse à laquelle Plutarque fait allusion dans la biographie d'Aristide
{Aristid., 1) ne roule point sur la question de savoir comment se faisaient à
l'époque les nominations de fonctionnaires, mais sur la manière dont Aris-
tide fut nommé archonte. Cf. Schoemann, Uebe7' das Loos in Athen, contre
LuGEBiL, Zur Geschichte der Staatsverfassung in Athen, ap. Jahrbb. f.
klass. Philo!., 1872, p. 148 sqq. — La question a été reprise et diversement
résolue par Fustel üe Coulanges, Rech, sur le tirage au sort appliqué à
la nomination des archontes athéniens, ap. Nouv. Revue historique de
droit, 1879, et L. Havet, ap. Revue da Philologie, 1880.
31
482 HISTOIRE DE l'ATTIQUE
raies n'eurent plus de raison d'être ; les citoyens se déshabi-
tuèrent de ces intrigues de parti qui empoisonnaient leur
existence. Dans certains cas exceptionnels, lorsque tout le
inonde reconnaissait dans un citoyen l'homme de la situation,
il arriva que tous les candidats s'effacèrent devant lui et qu'il
y eut ainsi élection populaire, dans le meilleur sens du mot.
Pour l'époque agitée de Clisthène, il n'y eut pas d'institution
plus utile que l'urne du sort. Elle eut pour effet de calmer et
de réconcilier les esprits; ceux qui l'ont adoptée ont fait preuve
.de la plus grande sagesse politique, et nous avons de bonnes
raisons pour en attribuer l'initiative à la législation de Clis-
thène.
On parle d'une autre mesure , bien plus révolutionnaire
celle-là, qui est imputée, de la manière la plus affirmative, à
Clisthène: c'est l'admission dans la cité d'une quantité de
gens qui, jusque-là, avaient vécu en dehors de la communauté
des citoyens, la naturalisation d'industriels et d'artisans qui
habitaient depuis longtemps déjà l'Attique en qualité de
métèques ou d'affranchis '. Ils se trouvaient désormais incor-
porés à l'Etat et rivés à sa fortune: leurs aptitudes devenaient
la propriété de l'Etat; ils pouvaient maintenant, comme des
Athéniens authentiques , prendre part aux processions des
Panathénées, et ils prêtèrent comme les autres citoyens, à la
patrie qui venait de leur être octroyée, le serment mihtaire.
C'était là, sans contredit, la modification la plus essentielle
et la plus intime subie par la cité : c'était comme une dissolu-
tion de la bourgeoisie dans un élément étranger. Toutes ces
nouvelles recrues n'avaient rien de commun avec l'ancienne
Athènes ; ils n'étaient même pas rattachés à l'Etat parles liens
*) TioXXouc £çuXlT£y(T£ ^Ivouç xat ûo'JÂou? (iETotxoui; [Bekker donne , d'après
Lambinus, xai [XEioixo'jç] (Aristot., Polit., 61, 11). Voy. Schoemann, Ver-
fassu7iy.)igeschichte, p. 65. Ce texte important d'Aristote est sainement
interprété, ù l'exemple de Meier, par Bernays, Die Heraklitiachen Briefe,
p. liô. Les métèques sont de deux espèces ; 1° Étrangers libres, 2" Esclaves
translerés par rallranchissement dans la classe des métèques. Buermann,
Die attischen Neuuüryer [Drei Studien auf dem Gebiet des att. Rechts
dans le Supplüd. der Jahrbö. f. Fhilol., iö7Ö, p. 597J conclut d'un pas-
sage d'Arisiote {Polit., 1319 [p. Iö4, 3ü]) que Clisthène a réorganisé les
phratries et en a augmenté le nombre.
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 483
de la propriété foncière. On infusa ainsi dans la cité une forte .
dose de sang jeune; elle en reçut une impulsion nouvelle, et
la force défensive du pays s'accrut d'autant; bien des coutumes
arriérées furent abolies et laissèrent se développer librement
dans tous les sens la vitalité du corps social ; mais, d'autre
part aussi, Thonneur de la bourgeoisie attique dut en souffrir
et les traits originels du caractère attique se trouvèrent effacés.
Telles furent les innovations, aussi considérables que
hardies, de l'Alcméonide Clisthène. Elles pénétrèrent dans
tous les détails de la vie politique ; elles en atteignirent tous les
organes , car, même ce qui ne fut pas modifié dans sa sub-
stance, comme l'Aréopage, reçut une vie nouvelle parce que,
depuis l'institution du tirage au sort, les magistrats qui y
entraient y apportaient un nouvel esprit.
De pareilles réformes ne pouvaient ni s'accomplir sans lutte
ni passer toutes à la fois. Il est probable que Clisthène pro-
posa ses plans aussitôt après l'expulsion des tyrans ; car c'est
à ce moment qu'on avait besoin d'une réorganisation de l'Etat,
d'une restauration de la société qui avait été si longtemps aux
mains d'un despote. Le peuple exigeait des garanties pour sa
liberté, et, tant que dura dans le pays la joie d'être délivré du
joug d'Hippias, on était au moment le plus favorable pour faire
des réformes sérieuses, avec chance de les faire accepter à
l'unanimité. Une fallait pas laisser le parti opposé prendre les
devants. Une partie de laréforme constitutionnelle, c'est-à-dire
l'établissement des dix tribus et la nouvelle division régionale,
peut bien avoir été décidée et votée dans les assemblées du
peuple, sous l'influence dominante de Clisthène, dès la première
année de la liberté.
Le soin jaloux avec lequel on veillait sur la liberté naissante
fit qu'on s'occupa d'éloigner de la ville tous ceux qui tenaient
de près ou de loin au tyran, leurs noms suffisant d'ailleurs à
éveiller la défiance. On eut donc recours à un expédient dont
d'autres démocraties avaient déjà donné l'exemple, à un pro-
cédé qui permettait d'éloigner de la cité les citoyens dont la
personne semblait dangereuse pour l'ordre de choses établi,
mais dont les actes ne donnaient pas prise à des poursuites
judiciaires ; et cela, avec tous les égards possibles, sans les
i8i HISTOIRE DE l'atTIQUK
atteindre le moins du monde dansleur honneuret leur fortune.
Ce fut là le commencement de l'ostracisme athénien, autre-
ment dit, du « jugement par les tessons. » C'est Clisthène qui
l'a introduit à Athènes, et le premier atteint fut Hipparque, fils
de Charmos i.
L'audace de Clisthène remplit d'etfroi ses adversaires. Ils
redoublèrent leurs efforts pour empêcher la grande réforme
constitutionnelle d'aboutir. Mais, ils s'aperçurent bien vite
que, avec leurs seuls adhérents, il leur était impossible de tenir
tête au parti progressiste qui marchait résolument en avant.
Isagoras n'hésita pas à chercher du secours au dehors. Il était
personnellement très lié avec Cléomène : on parlait même de
relations adultères entre sa femme et le roi étranger. Cléo-
mène, en goût de domination, n'était pas satisfait d'avoir aidé
à l'expulsion des Pisistratides ; il ne voulait plus laisser
Athènes se gouverner elle-même, sans avoir à compter avec
r influence Spartiate. Bref, ces deux hommes conclurent
ensemble un pacte secret par lequel, sous prétexte de défendre
les intérêts publics, ils se promettaient d'avancer réciproque-
ment les affaires de leur ambition personnelle -. Il ne leur fut
pas difficile de faire comprendre aux Spartiates combien
étaient dangereuses les aspirations révolutionnaires de Clis-
thène. C'était là tout simplement la démagogie des tyrans;
c'était une nouvelle édition de la révolution de Sicyone : l'in-
fluence de Sparte au delà de l'isthme était enjeu, une fois pour
toutes.
Les Spartiates résolurent dintervenir. Suivant les formalités
*) L'ostracisme institué après labolition de la tyrannie (Diodor., XI, 55).
Le premier coup frappa Hipparque, ôti rr,v •jro'I^îav twv r.ip\ n£i<7t<7TpaTov (Ax-
DROTlo.v, fragm.y 5, ap. Fr. Hist. o/v-bc, 1.371) : vo(ioÖ£Tr,(TavTo? K).Et(TOévo-j;,
OTS TO'j; T'jpivvo'j; xxTiX-jcîv, ôtîw; (7yvîx6â).r, xat -où; vO.ovç^Philochor ,fragin.,
79 b, ap. Fr. Hist. Grase, I, 397). Lugebil {Ostrakismos, Leipzig, 1861)
exploite outre mesure une remarque fort juste de Roscher qui compare
l'ostracisme de la république démocratique avec les changements de minis-
tères dans les Etats constitutionnels. 11 s'en sert contre la tradition, contre
l'opinion d'hommes comme Aristote et Philochore , et contre l'analogie que
présentent d'autres Étals de l'antiquité. Est-il croyable qu'une institution
comme l'ostracisme, dans un État aussi libre et aussi remuant qu'Athènes,
soit restée, du commencement à la fin, toujours et invariablement la même ?
-) Herod., V, 70.
CLISTHENK ET SICS REFORMES
qu'ils avaient coutume d'employer à l'égard des cités régies
par des tyrans, ils envoyèrent à Athènes leur héraut officiel,
et, en rédigeant leur message, ils prirent un détour qui consis-
tait à réclamer l'expulsion des Alcméonides, comme de gens
qui, depuis le temps de Cylon, étaient souillés de meurtre et
de sacrilège. Clisthène quitta le pays. Il ne voulait pas
qu'Athènes eut la guerre à cause de lui, une guerre qui surpren-
drait la cité en pleine discorde intestine et affaiblie d'autant :
ou, pour mieux dire, il voulait que la conspiration traîtreuse-
ment ourdie par Isagoras et Cléomène allât jusqu'au bout,
afin de rentrer alors comme le sauveur de la liberté.
Il avait bien deviné le jeu de ses adversaires. Bien que Clis-
thène ne fût plus là, Cléomène arriva avec une troupe armée,
sans autre but que de confisquer l'indépendance d'Athènes,
d'y installer comme seigneur et maître son protégé Isagoras,
et ensuite , de se créer à lui-même une souveraineté qui
embrasserait la Grèce entière. Grâce à la terreur qu'inspiraient
les armes étrangères, Isagoras fut élu archonte, en l'an II de
la liberté (508. 01. Lxvm, 1) ' : et aussitôt commença, à ciel
ouvert, la réaction la plus violente. Cléomène se comporta
comme dans une ville conquise. Sept cents familles qu'Isagoras
lui avaient dénoncées comme étant d'opinion démocratique
furent bannies. Le Conseil, qui était déjà composé suivant le
nouveau système, fut dispersé parla force, et, pour bien montrer
qu'on n'entendait pas en revenir simplement aux institutions
de Solon, on installa un conseil des Trois-Cents, représentant
la division ternaire habituelle aux Doriens et calqué sur un
modèle Spartiate. Dans ce conseil, on n'admit que des hommes
décidés à tout pour favoriser la réaction anti-démocratique.
Mais le peuple athénien était déjà trop familiarisé avec la
liberté fondée par Solon pour se courber sous cette pression
violente, et Cléomène, dans son imprévoyance, avait amené
beaucoup trop peu de soldats pour venir à bout de choses sem-
blables. L'ancien Conseil, appelé à défendre la légalité, s'op-
posa à la violation des statuts constitutionnels ; le 'peuple se
groupa autour de lui ; la ville et la campagne se soulevèrent et
1) Herod., V, 72. Thl-cyd., I, 126.
486 HISTOIRE DE L ATTIQUE
les conjurés n'eurent plus d'autre ressource que de se jeter avec
leurs partisans dans la citadelle. Cléomène tenta vainement de
gagner à sa cause la prêtresse de la patronne d'Athènes ; il eut
beau exciper de sa qualité d'« Achéen » et de sa dignité royale i
elle le repoussa avec horreur de son seuil. Deux jours durant,
les nouveaux tyrans furent assiégés sur l'acropole : le troisième
jour, les Lacédémoniens eurent permission de sortir sans être
inquiétés. Isagoras s'échappa ; le reste de ses complices fut
jeté en prison et le tribunal populaire les condamna à mort
comme traîtres '.
Le premier soin du Conseil qui, par sa fidélité à la constitu-
tion, avait sauvé l'Etat de Solon, fut de rappeler les Alcméoni-
des et les autres bannis^. Les crimes et la honte dont s'était
couvert le parti rétrograde profitèrent à Clisthène qui se trouva
d'autant plus à l'aise pour achever ses réformes. Peut-être
attendit-il ce moment pour introduire le tirage au sort, destiné
à prévenir des élections entachées de l'esprit de parti comme
celle qui avait naguère porté Isagoras à l'archontat : peut-être
aussi ne procéda-t-il qu'à ce moment à la naturalisation des
nouveaux citoyens.
L'oracle de Delphes prêta à l'énergie de Clisthène un con-
cours des plus efficaces. Il rendit à ses amis les Alcméonides
un service inappréciable, qu'on n'eût pas attendu d'un coi-ps
opposé par principe à toutes les innovations. En vertu de son
autorité spirituelle, la plus haute qu'il y eût alors en Grèce, il
confirma ces réformes radicales sur lesquelles on s'était sans
doute entendu à Delphes même, et il offrit son ministère pour
donner une sanction religieuse à des institutions d'ailleurs
toutes modernes et motivées par des raisons purement politi-
ques, en les rattachant aux héros des vieilles légendes attiques.
C'est à Delphes, parait-il, que furent choisis les dix héros qui
devaient être les éponymes et les patrons des nouvelles tribus.
Ces héros devinrent les représentants de la cité, et on dressa
leurs statues au-dessus de l'agora, sur une terrasse de l'Aréo-
page. Les dèmes aussi eurent chacun leur patron, avec un
*) Herod., V, 12. Cf. BtjRGHAUs, König Kleomenes, Anclam, 1874.
*) Herod., V, 73. Thucyd., I, 126.
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 487
culte et des sacrifices pour l'honorer; l'Attique fut désormais,
comme la Crète et la Laconie, ordonnée suivant un nombre
agréé des dieux : ce fut une communauté de cent bourgades.
C'estainsiquefutsanctifié le système décimal, naguère profane,
et que la bénédiction divine fut attachée aux statuts de la cité.
Athènes était, pour la seconde fois, délivrée d'une tyrannie
qui menaçait d'être bien plus déshonorante encore que celle
des Pisistratides parce qu'elle voulait sacrifier, par surcroît,
l'indépendance dont la ville était redevable à Solon. Mais on
n'était pas hors de danger, car Cléomène, dont le sang bouil-
lant s'exaltait encore à chaque insuccès, réunissait une armée
péloponnésienne. C'était une guerre ouverte entre Athènes et
Sparte. D'un autre côté, les Pisistratides n'avaient pas renoncé
à l'action, et tout ce qui troublait à Athènes la paix publique
leur apportait de nouvelles espérances. Tout autour de l'At-
tique s'agitaient des voisins envieux, qui voyaient de mauvais
œil grandir la puissance des Athéniens. Les Éginètes et les
Chalcidiens, par jalousie de commerçants, voulaient profiter
de ce moment de désordre pour anéantir la marine athénienne.
Mais, c'étaient surtout les Thébains qui prenaient une attitude
menaçante. Ils s'étaient déjà brouillés avec les Pisistratides,
leurs vieux amis, au sujet de leur suzeraineté en Béotie.
Il régnait en effet dans le sud de la Béotie une aversion
décidée contre l'hégémonie de Thèbes, aversion qui s'explique
naturellement par l'origine ionienne des habitants du bassin
de l'Asopos » et qu'entretenait l'arrogance des Thébains. Platée
était le foyer de cet esprit de révolte. Trop faible à elle seule
pour résister longtemps aux prétentions de la capitale béo-
tienne, la petite cité s'était adressée au roi Cléomène, dans
un moment où il se trouvait par hasard aux environs, et s'était
déclarée prête à entrer dans la confédération péloponnésienne.
Ceci datait déjà, si Thucydide est bien informé, de l'an 519
(01. Lxv, 2).
1) Voy. ci-dessus, p. 125.
-) La destruction de Plat.ée eut lieu quatre-vingt-treize ans après la conclu-
sion de Talliance avec Athènes (Thucyd., III, 68) : donc 519 est la première
année de l'alliance dont Hérodote expose l'origine (Herod.. VI, 108). Cette
date est rejetée par Grote, IV, 223 (vol. V, p. 348. trad. de Sadous) avec
488 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
Ce fut là un moment décisif pour le développement ultérieur
des relations internationales en Grèce ; car, si les Lacédémo-
niens accueillaient une cité de la Grèce moyenne comme ils
avaient rallié l'une après l'autre les villes de la péninsule, ils
déclaraient par là que leur ligue était destinée à absorber la
Grèce entière, qu'ils étaient décidés, pour arriver au but, à ne
reculer devant aucune complication, pas même devant la lutle
armée. Mais, lesLacédémoniens n'acceptèrent pas l'offre de la
cité béotienne : ils déclarèrent qu'ils habitaient trop loin pour
lui garantir de leur part une protection opportune et efficace :
ils lui donnèrent en même temps le conseil de s'associer avec
sa voisine, Athènes, si elle ne voulait plus avoir affaire avec
Thèbes.
C'était justement ce que voulaient les Platéens. Ils n'avaient
attendu que l'autorisation du plus considérable des Etats de
l'Hellade pour aller du côté où les portait leur sympathie poli-
tique. Un jour donc que les Athéniens offraient un sacrifice
solennel àl'autel récemment élevé sur l'agora aux douze dieux,
des Platéens s'assirent en suppliants sur les marches de l'autel
et ils tendaient au peuple assemblé leurs rameaux d'olivier en-
tourés de bandelettes. Les Pisistratides ne se demandèrent
même pas s'ils devaient les accueillir ou les éconduire ; et, si
réellement les Lacédémoniens n'avaient répondu comme ils
l'avaient fait qu'avec Tarrière-pensée que leur prête Hérodote,
c'est-à-dire, avec l'espoir que les Athéniens se trouveraient
l'assenliment de Duncker. Je ne trouve pas les raisons alléguées si pro-
bantes qu'il faille leur sacrifier le texte de Thucydide. La première tombe
d'elle-même; car. la scène à l'autel des douze dieux n'est nullement incompa-
tible avec le temps des Pisistratides. Pour réfuter la seconde, il suffit de faire
observer que 7:xparj-/ôvi£; n'implique pas nécessairement une intervention
armée en Attique : Cléomène pouvait être à Mégare. La troisième raison,
à savoir que Cléomène n'aurait pas donné, au temps des Pisistratides, un
conseil préjudiciable aux Athéniens, ne prouve rien, parce que nous ne con-
naissons que les motifs prêtés à Cléomène par Hérodote et Hérodote seul :
une intrigue secrète est très-compatible, surtout à Sparte, avec l'amitié
déclarée qu'établit le lien d'hospitalité. Enfin, la derijière raison, à savoir
que les Athéniens n'étaient pas en état sous les tyrans de remporter un tel
succès, est insignifiante. Les Athéniens ont eu au dehors, sous les Pisis-
tratides, des succès de plus d'une sorte. En revanche, il est invraisemblable,
et pour bien des raisons, que Platée ait conclu son alliance au moment où
Cléomène envahissait l'Attique.
CLISTHÈNE ET SES nÉl'OUMES 489
engagés par là dans des conflits avec leurs voisins, leur but se
trouva complètement atteint. En moins de rien, il y eut sur le
territoire de Platée une armée athénienne en face des Thé-
bains. Avant d'engager la bataille, on se décida à prendre les
Corinthiens pour arbitres du différend : ils décidèrent que les
Platéens avaient le droit de s'associera tels alliés que bon leur
semblait. En revenant chez eux, les Athéniens furent attaqués
à l'improviste par lesThébains exaspérés ; mais la victoire leur
resta, et, du coup, ils étendirent le territoire des Platéens, sur
les limites duquel une discussion s'était élevée, jusqu'à
l'Asopos. Ce fut là désormais la frontière du domaine de la
fédération attique.
Mais, en présence des désordres survenus à Athènes, les
Thébains crurent le moment venu de réparer leur défaite et de
reprendre ce qui leur avait appartenu. La défection de Platée
était d'un exemple dangereux, et rien n'était plus inquiétant
pour la stabilité de leur régime oligarchique que l'installa-
tion, à proximité immédiate de leur frontière, d'un foyer
d'idées démocratiques qui devait exercer sur les éléments
ioniens delà population de la Béotie une très grande puissance
d'attraction. Aussi firent-ils des préparatifs formidables, et,
comme en même temps le Péloponnèse courait aux armes,
qu'Egine et l'Eubée se soulevaient aussi, Athènes se vit tout
d'un coup cernée de tous côtés par terre et par mer, et elle
semblait absolument hors d'état de défendre contre tant
d'ennemis son indépendance.
11 fallut se chercher des alliés au dehors : sous le coup de la
nécessité, on envoya même à Sardes qui était alors la rési-
dence du satrape Artapherne, frère du roi Darius. Les ambas-
sadeurs reçurent pleins pouvoirs ; on n'avait pas de temps à
perdre en négociations ; aussi, quand Artapherne promit
alliance et secours, mais à une condition indispensable suivant
les traditions de la monarchie persique, à savoir, que les
Athéniens donneraient au Grand-Roi la terre et l'eau, les am-
bassadeurs, à leurs risques et périls, se déclarèrent prêts à
souscrire à cette condition, et ils revinrent ainsi à Athènes, où
ils croyaient qu'on leur pardonnerait tout plutôt que de les
voir revenirles mains vides.
490 HISTOIRE DE l'aTTIQUE
Ils avaient mal jugé leurs concitoyens. Leur arrivée souleva
un orage de protestations : l'ambassade devint le point de dé-
part d'une série de procès politiques ' : le traité fut mis à néant
et, vers ce même temps, Clisthène fut victime de Tostracisme ^
Avec des renseignements aussi tronqués que ceux dont nous
disposons au sujet des réformes de Clisthène, ce serait de la
présomption que de vouloir porter un jugement définitif sur
l'auteur de ces réformes et sur ses intentions. Cependant, nous
savons qu'au moment oii l'ambassade fut envoyée à Sardes,
Clisthène donnait le ton à la politique athénienne. Les Alcméo*-
nides étaient depuis longtemps en relation avec la capitale de
l'Asie-Mineure ; c'est de Sardes que; venait leur richesse et leur
splendeur ; pour l'étendue de leurs connaissances dans le
monde, ils étaient supérieurs à tous les Athéniens et ils savaient
mieux que personne utiliser, pour échapper à un danger pres-
sant, les ressources même les plus éloignées ; ils prévoyaient
déjà alors que les Pisistratides feraient tous leurs efforts pour
provoquer en leur faveur une intervention persique. On se crut
donc obligé de prévenir ces menées qui pouvaient compro-
mettre l'existence même de la cité ; et, quand on entend dire
que, des années après, vers l'époque de la bataille de Marathon,
les Alcméonides furent encore accusés de complicité avec les
Perses, on est en droit de supposer que Clisthène fut le prin-
cipal promoteur de cette ambassade à Artapherne et que sa
disparition soudaine, aussitôt après la susdite démarche, tient
aux orages politiques provoqués par l'ambassade elle-même.
Sa chute prouve qu'on vit en lui un citoyen dangereux pour la
liberté, et qu'on se crut autorisé à tourner contre le champion
des Hbertés populaires l'arme qu'il avait remise lui-même aux
mains de ses concitoyens pour leur permettre de protéger la
liberté contre les parents et adhérents des Pisistratides.
Était-ce là une injustice des Athéniens à l'égard de leur
1) Herod., V, 73.
2) En un moment où il sentît sa position peu sûre à Athènes, Clisthène
déposa dans l'Héraeon de Samos l'argent qu'il destinait à la dot de ses filles
(Cic, Legg , II, 16). Le bannissement de Clisthène par l'ostracisme (^lian.,
Va>\ Eist., XIII, 25) a été révoqué en doute par Meier, puis par d'autreà,
par exemple, Lugebil (p. 130), mais sans motifs suffisants.
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 491
grand homme d'Etat? Etait-ce un soupçon mal fondé, qui
poursuivait le petit-fils du tyran de Sicyone ? Clisthène était-
il un homme qui, animé, comme Solon, d'un amour désinté-
ressé pour la justice, ne voulait autre chose que la grandeur
de sa patrie ?
D'après ce que nous savons de l'histoire des Alcméonides *,
après les avoir vus se rallier tantôt àun parti, tantôtà un autre,
nous ne pouvons leur attribuer une pareille politique, franche-
ment dévouée à une cause. Ils ont été amenés, par une série
d'événements fortuits, à se mettre à la tète du parti populaire ;
mais, si nous n'avons pas le droit de suspecter la sincérité du
patriotisme d'un homme comme Clisthène, nous sommes en-
core moins tentés de croire qu'il eût dépouillé le tempérament
ambitieux de sa race. Ses relations avec Delphes et avec
Sardes démontrent le contraire. Entre les mesures prises par
lui dans le ressort des affaires intérieures de l'Etat, c'est sur-
tout la naturalisation des étrangers et des affranchis qui fait
douter de son désintéressement politique. C'était là le fait d'un
démagogue qui voulait s'appuyer sur une masse de nouveaux
citoyens pour se mettre au-dessus de la condition commune ;
et il est difficile d'y voir autre chose qu'une préparation au
gouvernement personnel. 11 se peut donc que l'expulsion de
Clisthène n'ait pas été l'efTet d'un caprice injustifiable. C'était
le résultat de l'ambition inquiète qui hantait la famille des
Alcméonides. Clisthène fut le dernier imitateur des tyrans du
vu" et du vi^ siècle. Il avait cru pouvoir pousser au libre déve-
loppement de la constitution de Solon tout en donnant satis-
faction à l'orgueil de sa famille et à son ambition personnelle:
mais, la première partie de cette double tâche lui avait seule
réussi. Le peuple athénien, au cours des longues luttes provo-
quées par. des questions constitutionnelles, avait acquis trop
*) Hérodote traite les Alcméonides avec des égards qui sentent la partialité-
Sur la politique équivoque des Alcméonides, Toy. Tycho Mommsen. Pinda-
ros, p. 4. ViscHER, Alkmeeonideyi, p. 17 [Kleine Schriften, I, 399] ne con-
teste ni le bannissement de Clisthène, ni la politique égoïste d'une maison
que. dit-il, « la jalousie de la noblesse empêcha seule de fonder un gouver-
nement oligarchique. » Mais alors, depuis que les Alcméonides étaient
devenus les chefs du parti populaire, la tyrannie n'était-elle pas le but vers
lequel ils tendaient naturellement ?
192 uiSTOïKi: r»i: l'attioii:
de finesse pour se laisser tromper : il était trop ferme dans ses
tendances politiques et savait trop bien ce qu'il voulait. Les
hommes qui avaient fait cause commune avec les Alcméonides
pour restaurer la liberté démocratique se séparèrent d'eux
lorsqu'on vit poindre des visées dynastiques. Ces plans une
fois déjoués, il n'y avait plus de place pour Clisthène dans la
cité des Athéniens.
Cependant, l'orage s'amassait, d'heure en heure plus
menaçant, autour d'Athènes. Toutes les forces militaires du
Péloponnèse furent mises en mouvement parles messagers de
Cléomène qui se garda bien de dévoiler le but de ces immenses
préparatifs. Il n'avait d'autre envie que de venger l'affront
qu'il avait reçu à Athènes et d'installer Isagoras dans la
tyrannie. Il fit avancer sa grande armée jusque dans les plaines
d'Eleusis, tandis que, suivant un plan de campagne concerté,
les Béotiens occupaient les places frontières du nord et que les
Chalcidiens menaçaient le littoral du côté de l'est.
Heureusement pour les Athéniens, Cléomène n'avait pas
autant de pouvoir qu'il s'en croyait. L'iniquité et le caractère
équivoque de ses desseins, son arrogance, l'instinct tyrannique
qui était, au fond, le mobile de ses actes, avaient éveillé la
défiance des Spartiates et lui avaient fait des ennemis. A la
tête de ses adversaires figurait le roi Démarate qui, dans le
camp même, contrecarrait ouvertement ses plans '. Parmi les
alliés, les Corinthiens firent défection et refusèrent de suivre
l'armée, alléguant qu'ils n'étaient pas obligés de renverser la
constitution d'Athènes pour faire plaisir à Cléomène. Ce qui
contribuait encore à leur ôter l'envie de participer à cette
guerre, c'est que leurs rivaux les plus dangereux sur mer, les
Eginètes , se trouvaient en hostilité avec Athènes : ils ne
voulaient pas se faire ainsi les auxiliaires de leurs compéti-
teurs.
Voilà comment, en dépit de la forfanterie de Cléomène,
son armée se dispersa sans gloire. Sparte éprouva là une
défaite plus humiliante que si elle avait été battue en rase
campagne. Son prestige, en effet, avait été compromis aux
1) Hkrod., VI, 6/i.
GLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 493
yeux des Hellènes parla politique arbitraire de son roi, et la
confédération qu'elle présidait était menacée dans son inté-
grité. Les Athéniens, de leur côté, quittèrent immédiatement
le champ de bataille d'Eleusis où la puissance ennemie
s'était, pour ainsi dire, dissipée sous leurs yeux, et se retour-
nèrent avec un courage nouveau contre leurs autres ennemis.
Ils envahirent la Béotie, et ils réussirent à battre les Thébains
avant que ceux-ci eussent pu faire leur jonction, surl'Euripe,
avecles Chalcidiens. Ils traînaient avec eux sept cents Thébains
captifs lorsque, le même jour, ils franchirent le détroit
d'Eubée et mirent en déroute Farmée des Chalcidiens. La ville
de Chalcis tomba tout entière entre leurs mains *.
Le jour de cette double victoire marque le début d'une
nouvelle extension de la puissance attique. En effet , les
Athéniens ne se contentèrent pas d'avoir humilié leurs enne-
mis : ils expulsèrent de leurs propriétés les nobles de Chalcis,
les « Hippobotes ; » ils firent arpenter à nouveau le territoire
et le répartirent , divisé en lots égaux , entre quatre mille
Athéniens qui s'établirent à Chalcis '. Ils fondèrent ainsi comme
une nouvelle Athènes chargée 4e garder le détroit de FEuripe,
dont la possession était si importante. Les vainqueurs rame-
nèrent chez eux un grand nombre de Béotiens et de Chalcidiens
prisonniers ; ils les gardèrent enchaînés à Athènes jusqu'à ce
qu'ils fussent mis en liberté à raison de deux mines (environ
197 francs) par tète. Les chaînes furent appendues aux murs
de la citadelle, en manière de trophée, et un quadrige de
bronze, qu'Hérodote a pu voir encore à l'entrée de l'acropole,
immortalisa le souvenir de cette victoire.
L'acropole, qui avait été si longtemps une forteresse mena-
çante pour les libertés publiques, était maintenant rendue au
peuple ; elle était, au milieu d'une cité libre, le lieu, ouvert à
tous, où se groupaient les objets de la dévotion commune, le
centre des fêtes civiques, où les victoires du peuple étaient
*) Herod., V, 77. DuNCKER, suivi en cela par Baumeister, £'«<öofa, p. 64,
place à ce moment la destruction de Cérinthe. Voy. les réfutations de W.
ViscHER dans les Gœtting. gelehrte Anzeigen , 1864 , p» 1375 [Kleine
Schriften, {, 597] et de Bursian, Geogr. Griechenlands, II, 411.
-) Herod., ibid.
494 HISTOIRE DE LATTIQUE
représentées par des monuments glorieux. Harmodios et Aris-
togiton,dontlecoup avait inauguré l'ère de la délivrance, furent
honorés comme des héros nationaux, et des statues leur furent
élevées à la montée de l'acropole. Sur l'acropole même, on fit dis-
paraître tout ce qui rappelait ladynastie déchue * , et, sur l'empla-
cement du palais des tyrans, on dressa une colonne qui relatait
les excès de leur régime oppressif, les déclarait, eux et leur
famille, bannis et maudits à perpétuité, et promettait à qui
tuerait Hippias non-seulement l'impunité, mais des honneurs
publics ^
Ce fut un bonheur pour Athènes que, une fois débarrassée
des tyrans et des périls qu'avaient fait naitre la trahison
d'Isagoras et les menées ambitieuses des Alcméonides, la cité
ait été tout de suite tenue en haleine, et d'une façon continue,
par les agressions du dehors. C'était là le moyen le plus efficace
d'arracher les citoyens aux désordres du dedans. En voyant
leur liberté civique attaquée en même temps que l'indépen-
dance de l'Etat, ils apprirent à considérer ces deux biens comme
inséparablement unis et à les défendre en conséquence. Aussi,
personne n'a pu activer davantjage le progrès de la grandeur
athénienne que ne firent les Spartiates en témoignant, par une
nouvelle expédition à main armée, du vif déplaisir que leur
causait la marche des événements.
Leur déplaisir était, en somme, bien naturel. D'abord, ils
avaient acquis la certitude qu'ils avaient été trompés par la
Pythie, et que c'était l'argent des Alcméonides qui les avait
engagés dans toute cette série de mécomptes. Ensuite, ils ne
pouvaient se consoler des humiliations qu'ils avaient éprouvées
dans les dernières campagnes ; car enfin, toutes leurs entre-
prises avaient abouti à un résultat diamétralement opposé à
celui qu'ils avaient en vue. Mais ce qui, plus que toute autre
') Sur les fortifications qui furent alors rasées, voy. Wachsmuth, Athen^
I, 504.
-) L'épigramme ou épigraphe du monument votif est donnée par Herod..
V, 77. DiOD., X, 24. Anthol. Palat., VI. .343. Aristid., II, 512, ed.Dind.
On en a retrouvé un fragment sur l'acropole: mais ce fragment date de Péri-
clès. de sorte qu'il faut admettre, ou bien que le quadrigi^ fut restauré à
celte époque, ou bien que le monument a été élevé seulement alors, (^f.
KiRCHHOFF, Monatsber. d. B. A., 1869, p. 409 sqq. et G. I. Att., I, n' 334.
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 495
chose, ne leur laissait plus de repos, c'était l'essor surprenant
d'Athènes. Au lieu des remerciements auxquels ils s'attendaient
pour avoir délivré les Athéniens des Pisistratides, leur roi
avait été honteusement chassé de la ville. Leurs alliés, les
Béotiens et les Chalcidiens, étaient restés privés de secours et
avaient été battus ; la puissance de la cité athénienne, non-
seulement se trouvait affermie et fortifiée au dedans, mais
avait même franchi les bornes de son territoire, et c'étaient
encore les Spartiates qui, malgré eux, avaient occasionné ce
mouvement d'expansion. En effet, le conseil donné par eux aux
Platéens *, ce conseil qui devait engager les Athéniens dans
des querelles ruineuses, n'avait apporté à ceux-ci que des
avantages, un surcroît de gloire et de puissance. Athènes avait
maintenant, dans la vallée de l'Asopos, rang de chef-lieu ; elle
avait jeté les bases d'une hégémonie attique, pris pied en
Eubée et assigné en toute propriété à ses enfants à elle, suivant
l'exemple donné par les Spartiates, le terrain qu'elle avait
confisqué en dehors de ses frontières. Dans toute l'Hellade, ou
voyait avec étonnement le bonheur des Athéniens. Ceux-ci,
de leur côté, ne paraissaient pas disposés à s'arrêter en si beau
chemin, et les oracles que Cléomène avait emportés à Sparte,
ces oracles qui annonçaient l'extension de la puissance
athénienne ^, frappaient d'autant plus vivement l'imagination
superstitieuse des Spartiates.
Voyant que, jusqu'ici, leurs entreprises leur avaient si mal
réussi, ils prirent désormais la direction opposée. Ils songèrent
à leurs anciennes relations avec la maison des Pisistratides,
relations qu'ils se repentaient amèrement d'avoir rompues. Ils
se hâtèrent d'envoyer leur héraut à l'Hellespont où, depuis
son expulsion, Hippias avait sa petite cour de fidèles, et l'on
vit bientôt après le tyran à Sparte qui l'accueillit comme son
protégé^. Sparte ne faisait pas mystère de ses intentions ; elle
voulait à tout prix réintégrer les Pisistratides, leur retour
étant le seul moyen d'entraver l'élan dangereux du peuple
athénien. Une grande guerre péloponnésienne était imminente.
') Voy. ci-dessus, p. 488.
-) Herod., V, 90.
■) Herod., V.91*
496 IIISTUIKK i»E LATTIQUI':
Cependant Sparte, menée par les rancunes de Cléomène,
avait oublié qu'elle était à la tète d'une confédération libre et
que sa puissance reposait sur le prestige moral que lui avaient
valu les institutions de Lycurgue. Mais, comment ce prestige
pouvait-il subsister avec une conduite arbitraire, inconstante
et passionnée comme celle dont les Spartiates donnaient alors
l'exemple ? Comment se fier désormais à un Etat qui avait été
jusque-là l'ennemi déclaré des tyrans et qui maintenant voulait
remettre en place un tyran souillé du sang de ses concitoyens,
un tyran qu'il avait chassé lui-même !
Ce fut une séance orageuse que celle de l'assemblée convo-
quée à Sparte vers 505 (01. lxviii, 4) pour décider la restaura-
tion des Pisistratidcs K Les Spartiates se donnèrent une peine
infinie pour justifier leur politique. Ils firent l'aveu public de
leur erreur, dont ils rejetèrent la responsabilité sur les men-
songes de la Pythie ; ils parlèrent du déshonneur qu'ils avaient
encouru pour avoir violé les obligations de l'hospitalité. Ce
déshonneur, à les entendre, retombait sur la ligue tout entière.
Tous étaient en péril, si l'arrogance athénienne poursuivait
sans obstacle ses envahissements. Hippias donnait sa parole
qu'il saurait humilier la ville et la tenir sous la dépendance du
chef-lieu péloponnésien.
Les députés des villes fédérées écoutèrent en silence l'allo-
cution des Spartiates. Personne n'était convaincu ; mais le
Corinthien Sosiclès osa seul élever tout haut des objections.
A la grande confusion des Spartiates, il fit ressortir la contra-
diction de leurs projets actuels avec leur histoire tout entière:
il rappela tous les méfaits commis par les tyrans dans sa pro-
pre patrie "; et Hippias eut beau se présenter en personne à
l'assemblée pour mettre en évidence tous les dangers que la '
démocratie athénienne faisait courir au reste de la Grèce, tout
fut inutile. La vérité de ce qu'avait dit Sosiclès était par trop
palpable ; les Etats péloponnésiens n'avaient nulle envie de se
sacrifier pour venger l'honneur" de Cléomène. Le congrès
fédéral se sépara, résolument hostile à toute entreprise belli-
') La chronologie courante (509—492) repose sur un simple calcul de
probabilités.
«) Herod., V, 92.
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 497
gueuse : Hippias, déçu dans ses espérances, retourna à Sigeion,
et Sparte, profondément blessée de ce nouvel échec, se désin-
téressa des affaires générales.
Une guerre péloponnésienne n'était plus à craindre ; mais
Athènes n'avait pas encore le droit de s'endormir dans une
sécurité trop confiante. Non-seulementsesanciennesennemies,
Thèbes et Egine, étaient aux aguets du côté de la terre et du
côté de la mer, mais des menaces nouvelles lui arrivaient de
l'autre bord de la mer Egée. Hippias était toujours une puis-
sance. Il n'avait décliné l'accueil hospitalier qu'on lui offrait
en Macédoine et en Thessalie que parce qu'il espérait trouver
en Asie-Mineure plus de facilités pour préparer un nouveau
coup de main contre Athènes. Artapherne, fils d'Hystaspe,
se sentait déjà offensé par les Athéniens, parce que ceux-ci
aveient dénoncé le traité passé avec lui '. Hippias aigrit encore
ce ressentiment, et, lorsque les Athéniens, prévenus de ses in-
trigues, cherchèrent à en combattre l'effet par une nouvelle
ambassade, leurs envoyés ne rapportèrent de leur entrevue
avec le satrape que l'injonction de reprendre Hippias ^. En
dépit de toutes ces menaces, la vaillante et fière cité persista
dans son attitude, résolue à braver, s'il le fallait, l'empire des
Perses lui-même.
Voilà à quoi avaient été employées les cinq années qui sui-
virent la chute de la tyrannie, années critiques qui décidèrent
de toute l'histoire ultérieure d'Athènes. Affranchie d'abord
par les armes étrangères, ballottée ensuite de révolution en
révolution, Athènes s'est mûrie à cette dure école ; elle est
devenue un Etat indépendant, où les citoyens se gouver-
nent eux-mêmes ; délaissée de tous, entourée d'armées qui
menaçaient son existence , elle a eu nettement conscience
de sa vocation historique, et, tandis que Sparte, jetée hors
de Savoie traditionnelle, tergiversait au hasard, que les petits
États s'épiaient mutuellement avec des intentions malveillantes,
que l'empire des Perses s'étendait largement à l'ouest et au
nord, Athènes s'est résolument mise en possession de sonnou-
^) Voy. ci-dessus, p. 490.
«) Herod., V, 96.
32
498 HISTOIRE DE l'atTIQUE
veau rôle qui va l'obliger à tenir tête aux puissances indigènes
aussi bien qu'aux puissances étrangères.
Cette admirable attitude des Athéniens ne s'explique que par
lesloisde Solon.Cesontces lois qui, durant toutes les tourmen-
tes de l'époque, ont poursuivi, avec une énergie invisible mais
efficace, Téducation des citoyens et ont fait d'eux une société
libre, assise sur des principes moraux. Sous le gouvernement
de Pisistrate, elles avaient servi d'abri et de protection à l'État :
le respect que témoignait pour elles le tyran avait accru leur
prestige, et, si la domination des Pisistratides a été, en somme,
le meilleur gouvernement de cette espèce qu'ait vu la Grèce,
cela tient à ce que les tyrans d'Athènes avaient eu à compter
avec une législation préexistante, à l'influence maîtresse de
laquelle ils ne pouvaient se soustraire. Ce que la tyrannie avait
apporté de mauvais et d'anormal a disparu sans laisser de
traces ; le bien, au contraire, est resté, parce qu'il était con-
forme à l'espritde Solon; le bien, c'est-à-dire, l'ordre qui assura
dès lors la prospérité de la ville et des campagnes, l'épanouis-
sement de l'art et de la science, la position que prit Athènes
au centre de la vie intellectuelle des Hellènes, le prestige qu'elle
acquit et sur terre et sur mer, les relations extérieures qui
furent nouées à l'époque avec les Cyclades, avec l'Hellespont,
avec Argos, avec la Thessalie, et qui gardèrent en tout temps
leur importance. Durant ces vingt-sept années de paix et de
bonheur, le peuple avait pu se familiariser avec les lois de
Solon, bien que les Athéniens éclairés ne se fissent pas illusion.
Ils comprenaient que ces lois ne pouvaient devenir une réalité
pleine et entière tant qu'un potentat, entouré de troupes étran-
gères, trônerait sur l'acropole et gouvernerait l'Etat, avec
sagesse et modération, si l'on veut, mais pourtant, en vue do
son avantage personnel et des intérêts de sa maison.
Par contre, depuis le meurtre d'Hipparquc, la tyrannie avait
pesé de tout son poids sur les Athéniens. Plus de franc parler;
plus de justice ni de débats publics ; l'honneur des femmes, la
fortune et la vie des hommes, tout cela était livré à l'arbitraire
d'un despotisme qui s'appuyait sur les hommes les plus dé-
criés et qui surveillait d'un œil soupçonneux la vie de la cité.
Chacun se prit alors à appeler de ses vœux les plus ardents la
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 499
constitution de Solon, dont les citoyens n'avaient appris à ap-
précier tout le bienfait qu'à l'école de la persécution. Aussi,
lorsque le joug de la tyrannie fut brisé, tous s'unirent dans
unemèmepensée,le désir de s'approprier, complètement cette
fois et d'une façon durable, les bienfaits de Solon. La trahison
d'Isagoras ne fit qu'exaspérer davantage l'opinion contre qui-
conque voudrait attenter à l'autonomie du peuple. L'aversion
profonde qui se manifestait à l'époque, da^s tous les Etats,
pour toute restauration de la tyrannie ne fut nulle part plus
vive que chez les Athéniens : ils savaient de reste, pour en
avoir savouré toute l'amertume, quels fléaux sont les gou-
vernements de parti. Mais l'avantage qu'ils avaient sur bien
d'autres, c'est que la liberté à laquelle ils aspiraient n'était
point un idéal indécis et flottant : la liberté qu'ils ambition-
naient était contenue pour eux dans leur ancienne constitution,
laquelle était encore théoriquement en vigueur. Aussi, ce que
Clisthène put faire de plus utile pour l'avenir delà cité, ce fut
d''appliquer cette constitution en toute sincérité. Il est vrai
que, ce faisant, il interdisait à son ambition personnelle toute
perspective de succès.
Comme les Athéniens étaient familiarisés de longue date
avec l'esprit et la lettre de la constitution, tout alla paisible-
ment et sans encombre : d'un autre côté, cependant, l'appli-
cation des règlements constitutionnels dans toute leur intégrité
était quelque chose de tout à fait nouveau, de sorte que cette
mesure inaugura une ère nouvelle, provoqua un nouvel essor
et comme une renaissance de l'Etat tout entier.
Cette fois enfin, les Athéniens avaient ce que Solon avait
voulu. L'Etat était une communauté de. citoyens parmi lesquels
ni famille ni classe ne pouvait revendiquer de droits particu-
liers ou de capacités spéciales. Tous les citoyens étaient égaux
devant la loi ' : quiconque avait le droit de cité avait du même
coup le droit de posséder des biens-fonds en toute franchise,
tandis que le non-citoyen, fùt-il établi depuis longues années
en Atlique, lui et sa famille, restait toujours simple fermier ;
1) 'Iaovo(iî-o est, d'après Hérodote, le terme technique pour désigner l'Etat
nouvellement fondé sur la constitution ou droit public (Herod., III, iSO). Cf.
He.nkel, Lehre vom Staat, p. 38.
OOO HISTOIRE DE l'atTIQUE
tout le monde avait le droit de prendre la parole devant les
tribunaux ainsi que dans les délibérations de l'assemblée popu-
laire. La publicité des débats judiciaires protégeait le plus
humble citoyen contre l'arbitraire des fonctionnaires ; sa li-
berté personnelle était garantie par la possibilité d'échapper,
au moyen d'une caution, même à la détention préventive. Tous
avaient leur part des propriétés et des droits régaliens de l'Etat;
les revenus des domaines, par exemple, des mines, étaient
partagés entre les citoyens : il n'y avait plus moyen d'établir
des taxes arbitraires. Une des règles fondamentales de la cons-
titution était qu'aucune loi ne devait être portée qui visât une
personne en particulier et ne fût pas également obligatoire
pour tous : c'était, en effet, au moyen de ces lois personnelles
que certaines maisons s'étaient fait conférer des privilèges
dont la tyrannie avait ensuite tiré parti. Aussi ne se permit-
on une exception à ce principe fondamental qu'en vue de se
garantir contre le retour de la tyrannie. L'Etat, en effet, avait
besoin d'un moyen d'éloigner légalement les individus qui, par
leur influence démesurée, compromettaient l'égalité civique
inscrite dans les lois et menaçaient la cité d'une nouvelle con-
fiscation du pouvoir au profit d'un parti. Avec l'ostracisme, le
peuple veillait lui-même sur sa liberté. Seulement, pour pré-
venir les intrigues qui pourraient fausser l'emploi de cet ins-
trument, il fut décidé qu'il y aurait d'abord un débat public et
qu'ensuite il faudrait le vote unanime de 6,000 citoyens pour
que l'un d'eux fût éloigné ainsi de leur société.
Mais, bien que l'égalité des citoyens fût une loi fondamen-
tale de l'Etat, ce n'était rien moins qu'une égalité indistincte
et sans degrés. Chaque citoyen avait assez de droits pour être
attaché à l'Etat par ses intérêts les plus pressants et les plus
élevés ; mais la participation directe au gouvernement était
réservée à ceux que leur fortune immobilière mettait en état de
se donner une culture supérieure, de se consacrer avec plus
de liberté et de loisir à la chose publique, et de faire à la patrie,
le cas échéant, les plus grands sacrifices.
La noblesse de l'extraction ne conférait pas de droits civi-
ques, et, depuis Clisthène, les corporations nobiliaires
n'avaient plus aucun rapport avec les divisions du système
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES rjOl
politique. Mais ces corporations, on les laissa telles que les
avaient faites la religion et le droit patriarcal. Après comme
avant, les membres des gentes se réunirent pour leurs sacri-
fices ; ils purent compléter leur nombre au moyen de l'adop-
tion, et la considération particulière dont jouissaient les descen-
dants des anciennes familles, lorqu'ils faisaient honneur à leurs
aïeux par leur vertu personnelle, se maintint longtemps encore
à Athènes. On prenait volontiers parmi eux les archontes, les
généraux et les ambassadeurs; on trouve bien peu de traces
d'une haine de la société contre lanoblesse.
Parmi les Etats de la mère-patrie, Athènes etCorinthe sont
les seuls qui puissent être mis en parallèle, les seuls qui aient
réussi à dépouiller le caractère exclusif de leur tribu et à
développer librement leurs facultés intellectuelles, les seuls
qui aient fondé leur puissance sur une culture large et com-
préhensive et qui aient eu une histoire indépendante. Athènes
doit au génie inventif des Corinthiens beaucoup plus que nous
ne pouvons dire en ce moment. Mais la grande différence des
uns aux autres, c'est que les Athéniens ne se sont jamais
laissés absorber comme les Corinthiens par le négoce et l'in-
dustrie. Ils n'ont jamais été au même degré un peuple de
marchands, ni, par conséquent, aussi cosmopolites. Leurs aspi-
rations ont toujours gardé un tour plus idéaliste; ils ont
conservé une notion plus complète de l'Etat et un sentiment
plus vif du devoir civique. Ils se sont aussi moins détachés
du continent et, comme tels , sont restés plus fidèles aux
traits fondamentaux de leurs coutumes nationales.
Cet attachement au passé était entretenu par la religion et
par le prestige des familles sacerdotales. C'était toujours,
comme autrefois, une femme de la race des Boutades qui
exerçait, près de la patronne de la cité, les fonctions de prê-
tresse ; on avait laissé à la famille des Praxiergides le privilège
honorifique de purifier l'image sacrée le jour des Plyntéries, et
tous les mois l'on offrait au serpent de l'acropole le gâteau de
miel au moyen duquel on s'assurait de la présence de la
déesse et de son nourrisson Erichthonios. Ainsi, la religion
établissait une solidarité entre les nouvelles générations et
leurs devancières, entre les nouveaux citovens et la vieille
502 ' HISTOIRE DE l'aTTIQUE
souche indigène ; elle maintenait en vie les souvenirs du passé ;
elle protégeait les deux sources de la prospérité de TAttique,
l'agriculture et l'arboriculture. On conservait, comme le palla-
dium de la ville, la charrue sacrée d'Athèna confiée à la garde
des Bouzyges, et il n'y avait pas de fêtes des Panathénées
sans thallophores, sans ces vieux et respectables laboureurs
qui, à la procession, portaient en l'honneur de la patronne de
TAttique des rameaux d'olivier.
La naissance, le rang, la richessse étaient choses que les
Athéniens savaient honorer; mais l'influence dans l'Etat
dépendait uniquement de la valeur personnelle. Une fois que
le peuple, grâce au patriotisme de tous, eut reconquis saliberté,
on commença à appliquer à la lettre l'idée de Solon, à savoir,
que tous les citoyens devaient prendre personnellement part
aux affaires de TEtat. Le but que Pisistrate avait poursuivi,
avec une habileté consommée, c'était la satisfaction du peuple,
la difi"usion du bien-être, l'augmentation des revenus. Il ne
pouvait lui convenir qu'on se préoccupât de trop près des
affaires publiques. Aussi, il avait, suivant en cela l'usage
ordinaire des oligarchies, diminué l'effectif de la population
urbaine.
Le courant qui ramena le peuple dans la ville, une fois
l'œuvre de délivrance accomplie, n'en fut que plus irrésistible :
l'agora redevint animée comme jadis; chacun se faisait un
devoir, dans ces conjonctures critiques, de se rapprocher de la
patrie en danger; chacun avait le sentiment qu'il était chargé,
lui aussi, de travailler au salut de la société entière et que de
sa conduite dépendait, dans une certaine mesure, Ihonneur
ou l'humiliation de l'État. Une attitude correcte était d'autant
plus un devoir d'honneur que les ennemis étaient là, aux aguets,,
et ne désiraient rien tant que de voir éclater des désordres et
des violences dans Athènes. Voilà comment le peuple tout
entier s'identifia, pour ainsi dire, avec l'Etat et avec sa consti-
tution ; et plus cette constitution était pénétrée d'un esprit de
haute et sérieuse moralité qui s'adressait à l'homme tout
entier, exigeant de lui fidélité, équité, amour de la vérité et
abnégation, plus le peuple se trouva relevé et anobli par son
dévouement à l'Etat.
CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES 503
C'est de là que partaient ces effluves électriques qui, l'année
de la délivrance, envahirent le peuple athénien et provoquèrent
en lui un tel accroissement de vitalité, lui communiquèrent
une énergie si active, que toute la Grèce considérait avec
stupéfaction l'essor imprévu de ce peuple de citoyens. Les
grandes victoires d'alors ne furent pas l'effet d'une exaltation
désordonnée, mais le résultat d'une saine et vigoureuse poussée
qui, après avoir été longtemps entravée, avait enfin trouvé sa
voie naturelle. C'est ce qu'atteste la constance et la durée de
l'élan national.
A coup sur, il y aurait eu, à Athènes aussi, un moment de
détente et de lassitude, peut-être même de nouvelles discordes
intestines, si une faveur apparente du sort eût permis aux
Athéniens de jouir tranquillement et sans inquiétude des avan-
tages acquis. Au lieu de se reposer, ils durent surveiller cons-
tamment les alentours, rester debout, l'œil au guet, l'épéeetla
lance en main, pour défendre les biens qu'ils avaient conquis.
La justice de la cause qu'ils avaient à faire prévaloir contre
les injonctions brutales des Barbares, contre la politique sans
foi des Spartiates et la malveillance sournoise de leurs voisins,
leur donna le courage opiniâtre et la force morale ; elle leur fit
sentir plus vivement le charme et le prix des droits qu'ils
avaient si bien gagnés.
Ils avaient montré, par un éclatant exemple, que la liberté
du peuple faisait chez eux la puissance de l'Etat : et, bien que
le parti opposé n'eût pas disparu de la cité, bien qu'il conti-
nuât même à regarder la démocratie comme un fléau et
qu'il eût été affermi dans sa- rancune par les innovations
violentes de Clisthène, néanmoins, la liberté populaire et la
grandeur de l'État étaient choses tellement solidaires que les
adversaires de l'une étaient obligés d'attaquer aussi l'autre, et
qu'ils ne pouvaient faire les affaires de leur parti sans ramener
Athènes à l'état de faiblesse et de dépendance d'où elle était
sortie.
Telle était la situation à Athènes, à la fin du vi' siècle. Le
caractère de la race ionienne s'y était transformé , et il s'en
était dégagé quelque chose d'absolument nouveau et original.
Sans doute, les grands traits de la race étaient restés, surtout
504 HISTOIRE DE L ATTIQUE
l'esprit vif et facilement impressionné par tout ce qui est beau
et utile, riiumeur communicative et le goût du frottement
intellectuel, la variété dans les habitudes et les connaissances,
l'adresse et la présence d'esprit dans les circonstances les plus
diverses. Dans leur extérieur aussi, les Athéniens ressemblaient
encore à leurs frères de l' Asie-Mineure. Ils portaient, depuis
le temps de Thésée, de longs habits de lin amplement drapés ;
ils aimaient les robes de pourpre et l'arrangement artificiel de
la chevelure qu'ils ramenaient en tresse sur le haut du crâne
et fixaient avec une épingle d'on. Mais les mœurs attiques
surent éviter les excès de cette tendance à la frivolité et se
garder des molles jouissances ; le peuple conserva en Attique
un genre de vie plus rude et plus sain, fondé sur le travail
champêtre et le goût du foyer domestique. De même que la
langue des Athéniens était plus énergique, plus brève et plus
nerveuse que le dialecte amolli des Néo-Ioniens, de même il y
avait dans tout leur être moral comme une tension plus vigou-
reuse. Cette vigueur, ils la devaient à l'Etat, qui était parvenu
à grouper autour d'un centre les inclinations multiples et
divergentes de la race ionienne et avait ainsi donné à ces
riches dons de nature une valeur supérieure. C'est grâce à la
discipline de l'Etat que des Ioniens ont pu devenir des Athé-
niens, et, comme dans aucun pays de population ionienne, il
n'avait pu s'établir de gouvernement pareil, Athènes a été aussi
le seul Etat qui fût de taille à se poser en rival de Sparte, et à
qui il fût impossible, de par sa nature même, de se soumettre
à la cité dorienne.
Quant à Sparte, durant ces mêmes années au cours des-
quelles Athènes avait fondé, avec tant de rapidité et de
bonheur, sa Uberté civique, son indépendance et même sa
puissance extérieure , elle avait décidément rétrogradé. Elle
avait engagé avec Athènes une lutte malheureuse et déshono-
rante ; elle avait renié ses traditions et ses principes ; elle
2) Sur le costume ionien des Athéniens, voy, Herod., V, 87. xpwêuXo;
(TnucYD., I, 6). L'explication de Conze {Niwve Memorie, p. 408 sqq.) est
acceptée par 0 . Jahn [Griech. Bilderchroniken, p. 46. Cf. Abhandl. d.
Pr. Akad. d. TTm., 1873, p. 159). Sur laxE-cTtyoçopta, voy. Rhein. Museum,
XXXIII, p. 625.
CLTSTHÈNE ET SES RÉFORMES 505
avait, par ses malencontreuses tergiversations, perdu un
prestige qu'elle ne pouvait conserver aux yeux de ses propres
alliés qu'en suivant une politique assurée et conséquente. Elle
n'avait plus maintenant d'autre mobile que sa malveillance et
sa rancune contre Athènes, plus d'autre visée que le désir
d'humilier sa fière rivale ; elle ne voulait plus tolérer d'Etat
indépendant à côté d'elle ; mais, pour le moment, elle était
impuissante et elle attendait en maugréant une occasion favo-
rable, tandis que les Athéniens, n'ayant d'autre prétention
que de garder ce qu'ils avaient légitimement acquis, sentaient
qu'ils avaient le droit pour eux et marchaient avec allégresse
au-devant de l'avenir.
A côté des deux Etats antagonistes apparaissaient, au second
plan, Corinthe et Thèbes. Thèbes n'avait d'autre ambition que
de consolider sa suzeraineté en Béotie et ne prit aucune influence
sur les afi"aires générales. Corinthe, au contraire, connaissant
bien le monde et riche d'expérience, sut utiliser sa situation
géographique pour se créer un rôle important, le rôle d'inter-
médiaire entre les Etats du nord et ceux du sud. On lui
demandait d'intervenir comme arbitre dans les questions
d'intérêt national '. Elle exerçait sur Sparte une influence
dont elle usait tantôt pour l'exciter, tantôt pour la modérer et
lui faire la leçon. Ainsi , l'entreprise la plus hardie de
Sparte , l'expédition contre Samos , a été exécutée sous
l'impulsion des Corinthiens' et ce sont eux aussi qui, par con-
tre, ont fait échouer la restauration par la force du tyran Hip-
pias. Les rivalités commerciales l'ayant brouillée avec Egine,
Corinthe se trouva rejetée du côté d'Athènes : elle a ainsi con-
tribué, pour une large part, à entraver les desseins hostiles de
Sparte et à fonder la grandeur des Athéniens. Entre Sparte et
Athènes, elle représentait, en se rendant parfaitement compte
de son rôle, la politique des Etats moyens, lesquels réclamaient
pour eux et leurs pareils le droit de se mouvoir librement
à côté des deux puissantes cités qui étaient d'ores et déjà les
capitales de la Grèce.
') Voy. ci-dessus, p. 489.
«) Herod., III, 48.
CHAPITRE TROISIEME
LES HELLÈNES EN DEHORS DE L'ARCHIPEL
§ I. — Colonies milésiennes. — Les Hellènes à l'étroit dans l'Archipel. —
Les villes du littoral de l'Asie-Mineure. — Éoliens et Ioniens. — Déve-
•loppement de la colonisation ionienne. — Rôle prépondérant de Milet.
— Les colonies du nord. — Fondation de Cyzique (750). — Les côtes du
Pont-Euxin. — Produits et peuples des bords du Pont-Euxin. — Les
Tauriens et les Scythes. — Fondation de Sinope (vers 785 avant J.-C).
— Côte occidentale et septentrionale du Pont-Euxin. — Fondation d'Is-
tros (650), Apollonia (600), Odessos, Panticapée..., etc. — Le Pont-Euxin
et la Maîotide. — Les colonies du Pont. — Les Hellènes dans la vallée du
Nil. — Le commerce milésien en Egypte. — Psammétique, Nécho et
Amasis. — Les Hellènes à Naucratis.
§ H. — Colonies eubéennes. — Les villes commerçantes de l'Eubée. — Les
Chalcidiens en Thrace, à partir de 740. — Chalcis et Érétrie. — Colonisa-
tion des côtes de Thrace. — Les Mégariens associés aux Eubéens. —
Fondation d'Astacos (712). Chaicédoine (674), Byzance (657). —Coloni-
sation hellénique en Occident. — Rôle de Corcyre. — Colonisation de
rillyrie. — Dyrrhachion (625) et Apollonia. — Premières relations avec
l'Italie. — Les Grecs en Italie. — Fondation de Cume dans le pays des
Opiques. — Les Grecs en Sicile. — Fondation de Rhégion et de Zancle,
vers 743. — La côte orientale de la Sicile : Naxos (736), Syracuse (735),
Mégara Hyblgea (728), Acrae (664), etc.. — Commencements de la
Grande-Grèce. — Sybaris (721) et Crotone : Locres, Tarente, Siris, Méta-
ponte. — Opérations commerciales de Tarente.
.^ III. — Progrès de la colonisation en Occident. — Les Rhodiens et la
côte méridionale de la Sicile. — Fondation de Gela, Sélinonte (628) ,
Agrigente. — Limites de la colonisation. — La côte septentrionale de
la Sicile. — Phéniciens et Hellènes à Panormos. — La mer de Sardaigne.
Les Phéniciens en Sardaigne et en Corse. — Voyages des Phocéens. —
Les Phocéens en Gaule. — Massalia (600) et les régions circonvoisines.
— Les Phocéens en Espagne.
§ IV. — Colonisation grecque en Afrique . — Les côtes d'Afrique . — Voyages
des Minyens. — Etablissement d'une colonie à Plaléia (631). — La ville
de Cyrène (624). — Cyrène sous le règne de Battos II (575). — Combats
livrés aux Libyens et Égyptiens : bataille d'Irasa (570) .
§ V. — Coup-d'oeil rétrospectif sur la colonisation grecque. — Force
expansive de la race grecque. — Effets salutaires de la colonisation. —
Croisements de la race grecque avec les peuples barbares et demi-barbares.
— Subordination des colonies aux métropoles. — Vie intense et évolution
rapide des colonies. — Émancipation des colonies.
COLONIES MILÉSIENNES 507
§1
COLONIES MILESIENNES.
Par suite des grandes migrations, l'Archipel était devenu
pour les Grecs une mer intérieure : l'Hellade européenne était
de nouveau réunie à celle d'outre-mer et entraînée dans le
courant d'une histoire commune dont on ne comprend le déve-
loppement qu'en embrassant du regard les deux rivages à la
fois.
L'Archipel est un bassin bien délimité par la nature: il
forme, au point de vue du climat et de la végétation, un tout
homogène, et le littoral de la Thrace lui fait, au nord, une
clôture aussi nettement tracée que le groupe d'îles dominé
par la Crète, au sud. Des deux côtés aussi, la nature a fait des
issues de ce bassin des passes difficiles. En haut, il y a le cou-
rant impétueux qui empêche d'entrer dans l'HellespoTit ; en
bas, les coups de vent qui fouettent les promontoires du sud
de la Morée et qui font reculer le navigateur prêt à passer de
la mer Egée dans les plaines sans îles de la mer d'Occident.
« Une fois que tu as contourné le cap Malée, oublie ce que tu as
laissé à la maison », » disait un vieux proverbe de matelots. Ce
dicton montre combien l'Hellène se sentait mal à l'aise hors
de son archipel et de ses stations insulaires.
Cependant, l'histoire des Hellènes ne resta pas confinée
dans ces limites naturelles. Leur génie entreprenant était
plutôt excité que satisfait par tant de déplacements opérés et
de villes fondées; et l'envie de faire entrer dans le cercle de
relations les rivages plus éloignés, avec les peuples inconnus
qui les habitaient, les poussa, en dépit de tous les dangers,
dans les voies qui de la mer Egée conduisent vers le nord
ainsi que vers le sud.
1) MaXéa; -TE xâiA'l^aç ÈitiXdtOou Tôiv otxaôs (Strab. , p. 378. Cf. E. Cürtius ,
Feloponnesos, II, 298 sqq.). Malée, ancienne station des Tyrrhéniens (0,
MuELLER, Etrusker, p. 83. 'Kleine Schriften, I, 139).
308 LES HELLÈNES EX DEHORS DE l'aRCHIPEL
C'est surtout en Asie-Mineure que ce goût d'aventures de-
vint une passion. Aussi bien, c'est là que s'était développée
tout d'abord la navigation grecque, là que les tribus habituées
à courir les mers s'étaient rencontrées, arrivant des plages les
plus diverses, et s'étaient communiqué l'une à l'autre ce que
chacune avait appris pour son compte en fait de connaissances
hydrographiques et ethnologiques, en fait d'expérience nauti-
que, d'usages et de recettes concernant le métier. Les villes
avaient été fondées par des équipages de marins, et le succès
extraordinaire de ces fondations devait pousser à d'autres en-
treprises. Les colonies sont, en général, plus portées que per-
sonne à fonder à leur tour des colonies nouvelles. Les citoyens
y sont moins attachés au sol que dans l'ancienne patrie ;
l'humeur voyageuse s'y transmet de père en lils. C'est sur le
rivage ionien, enfin, que la population s'accrut le plus rapide-
ment ; et, comme elle ne trouvait d'espace pour s'étendre ni du
côté de la mer, ni du côté de l'intérieur, les habitants furent
obligés , rien que de ce chef, à faire comme jadis les Phéni-
ciens, à s'embarquer pour chercher ailleurs du terrain dis-
disponible.
Mais cet état de choses n'était pas celui de toutes les villes
du littoral de F Asie-Mineure. Les Eoliens qui avaient colonisé,
de compte à demi avec les Achéens, la péninsule de Troade
et s'étaient installés autour du golfe d'Adramyttion, sur les
côtes et îles avoisinantes, restèrent avant tout des agriculteurs;
les insulaires eux-mêmes bâtirent leurs villes sur la terre
ferme. Les Eoliens visaient principalement à gagner du côté
de l'intérieur, vers ce massif de l'Ida où des familles dàr-
daniennes étaient restées à demeure. Là, la guerre de Troie
eut un épilogue qui dura des siècles. Non-seulement pour pro-
téger leurs villes assises au pied des hauteurs, mais aussi pour
agrandir leur territoire, les émigrants poussèrent toujours
plus avant dans la montagne où ils trouvaient à souhait forêts
et pâturages. La fertilité exceptionnelle du sol de la Mysie
contribua aussi à détourner de la navigation les habitants de
la côte. C'est un fait que l'on put constater pareillement en
Éhde.
On s'explique ainsi qu'on ait pu dire des Eoliens de
COLONIES MILÉSIENNES o09
Kyme qu'ils avaient vécu des siècles durant dans leur ville,
sans s'apercevoir qu'elle était au bord de la mer *.
On le voit : là comme en Béotie, les Eoliens étaient tournés
en ridicule par leurs voisins ioniens, à cause de leurs allures
rustiques et de leur simplicité. Cependant, les douze cités
ioniennes n'avaient pas non plus toutes au même degré la pré-
occupation de la mer. Ephèse, par exemple, une des plus an-
ciennes villes de tout le groupe, avait, comme les Eoliens,
tourné son attention du côté du continent. Cela tenait peut-
être, dans une certaine mesure, à ce qu'elle ne fut pas colonisée
seulement par des Athéniens, mais aussi par des Arcadiens
qui y avaient importé leur goût pour l'agriculture. D'ailleurs,
ses habitants se sentaient attirés • par la splendide vallée du
Caystros dont ils paninrent à s'approprier une bonne partie
aux dépens des Lydiens. Ils eurent ainsi derrière eux un vaste
et riche territoire, et, sans précisément se déshabituer de la
mer, ils se contentèrent des bénéfices produits par la circula-
tion des marchandises et le transit pour l'étranger, leur ville
étant pour cela admirablement située, à l'entrée et comme à
la grande porte de l' Asie-Mineure ^
De même Colophon, où les descendants de l'aventureux
Nestor avaient fondé la cité politique, n'était pas une ville
exclusivement maritime; on y élevait des chevaux, et une aris-
tocratie terrienne y faisait contrepoids à la classe des matelots.
En revanche, dans les autres villes, dans les localités qui se
pressaient sur le sol de la presqu'île de Mimas et surtout dans
les deux villes frontières situées au sud et au nord de la Nou-
velle-Ionie, Milet et Phocée, le 'commerce et la navigation
poussèrent à la colonisation sur une grande échelle.
Milet, avec ses quatre ports, était la plus ancienne station
de tout le littoral : Phéniciens, Cretois, Cariens en avaient fait
un point de relâche cosmopolite, et des familles athéniennes,
douées d'une énergie exceptionnelle, l'avaient fondée à nou-
veau. Là aussi, il y avait derrière la ville un riche terroir, la
large vallée du Méandre, et là aussi prospérait, entre autres
*) Strabön, p. 622.
*) Les Éphésiens fondent peu de colonies (Gchl, Ephesiaca, p. 32).
510 LES HELLÈNES EN DEHORS DE L ARCHIPEL
exploitations rurales, l'élève des moutons. Milet était le grand
marché des laines fines, et le tissage de la laine, la fabrication
des tapis aux couleurs variées et des étoffes, teintes occupait
une grande quantité d'ouvriers '. Mais, cette industrie même
exigeait une importation de jour en jour plus active, importa-
tion de matières premières de toute espèce, de denrées alimen-
taires et d'esclaves.
Il n'est pas de ville où l'agriculture se soit autant effacée
devant l'industrie et le négoce. Le commerce maritime y four-
nit même les éléments d'un parti spécial, celui des Aeinautes^
c'est-à-dire, des «marins perpétuels » ou loups de mer, une
corporation d'armateurs qui étaient si bien habitués à vivre à
bord qu'ils tenaient jusqu'à leurs réunions et leurs concilia-
bules politiques sur leurs vaisseaux, à l'ancre devant la ville ".
Au vu" siècle avant notre ère, deux générations avant les
guerres médiques, ils sentirent les inconvénients de cet esprit
exclusif ; le désordre se mit dans leur communauté et il y arriva
à un tel excès qu'ils eurent recours aux Pariens. Les gens de
Paros étaient très dévots à Demeter, et leur amour de la léga-
lité leur avait fait une grande réputation. C'est sur eux que
comptaient les Milésiens pour sortir d'embarras. Les délégués
des Pariens se firent conduire d'un bout à l'autre du territoire
de Milet, et, chaque fois que, au milieu des champs délaissés,
ils trouvaient un coin de terre en bon état, ils prenaient par
écrit le no;ni du propriétaire. Ceci fait, ils convoquèrent les
citoyens, et le seul conseil qu'ils leur donnèrent, ce fut de met-
tre à la tête de la cité les hommes dont les noms se trouvaient
sur leur liste. C'est de cette .façon, paraît-il, qu'il se produisit
une réaction salutaire et que la ville retrouva le repos ^
La vie intérieure des cités ioniennes du littoral réagissait
directement sur leur activité extérieure et, par conséquent,
sur la colonisation.
A l'origine, les populations du littoral asiatique avaient,
moitié de gré, moitié de force, suivi les Phéniciens dans leurs
*) iELiAN., Hîst. Anim., XVII, 4. Theocr., xv, 125.
2) Interprétations diverses de àscvaOxat dans Duncker, IV^, p. 96, et
Wecklein, Ber. d. Bair. Akad. d. Wiss. Philol.-Hist. CL, 1873, p. 45.
3) Herod., V, 29.
COLONIES MILÉSIENNES 5 H
expéditions maritimes et avaient ainsi été menées dans des
régions lointaines. Puis, les Cariens, opérant pour leur compte,
avaient promené çà et là leurs courses aventureuses et prati-
qué la piraterie sans ombre de scrupule, jusqu'au jour où ils
tombèrent sous la dépendance des Cretois et les accompagnè-
rent dans leurs pérégrinations. Maintenant, c'étaient les villes
grecques qui centralisaient dans leurs ports le mouvement de
la navigation ; elles faisaient de la colonisation une affaire
d'Etat, systématiquement poursuivie, et c'est de cette façon
seulement qu'on obtint des résultats sérieux et définitifs. Les
différentes cités se choisissaient, suivant leur situation, leurs
itinéraires particuliers et s'arrangeaient en conséquence ; car,
les divers bassins maritimes qu'il s'agissait d'exploiter et les
peuplades de toute espèce avec lesquelles on voulait nouer des
relations exigeaient un apprentissage spécial, une expérience
et une pratique appropriée au but. En outre, chacune de ces
cités commerçantes, mettant à profit les leçons des Phéniciens,
cherchait à écarter de son itinéraire à elle toute immixtion
étrangère. Il se forma ainsi sur mer comme des voies à ornières
fixes qui conduisaient d'une place commerçante à une autre.
C'était comme si on n'avait pu aller à Sinope qu'en partant de
Milet, et comme s'il avait fallu partir de Phocée pour aller à
Massalia.
On se contenta d'abord d'installer sur le rivage des marchés
volants ; puis, on s'entendit avec les indigènes, et on acquit
ainsi sur ces plages d'outre-mer des terrains où Ton établit
des marchés à demeure avec des magasins. Les maisons de
commerce y eurent leurs agents qui opéraient le débarquement
et la vente, surveillaient les dépôts de marchandises et res-
taient sur les lieux, même pendant la morte-saison. Bien des
stations de cette espèce furent abandonnées après essai.
D'autres, au contraire, leur situation s'étant trouvée avanta-
geuse au point de vue des bénéfices commerciaux, de l'air et
del'eau, furent conservées, agrandies et, finalement, l'entrepôt
de marchandises s'y transforma en une place de commerce,
une cité hellénique, une copie de la métropole.
Ces intérêts devinrent de plus en plus la préoccupation
dominante des cités asiatiques. On ne pouvait manquer d'en
5i2 LES HELLÈNES EIM DEHORS DE l' ARCHIPEL
parler même dans les assemblées fédérales des Ioniens * , de
profiter de ces occasions pour aplanir des discordes ou rivalités
compromettantes, et de concerter là des entreprises communes.
Les petites villes s'associèrent avec les grandes ; il dut arriver
aussi que les colonies fondées par une cité maritime se mirent
sous le protectorat d'une autre métropole, et des villes comme
Milet devinrent, non-seulement pour leurs propres citoyens,
mais encore pour les localités avoisinantes, le point de départ
de grandes entreprises.
En ce qui concerne la direction imprimée au mouvement,
nous voyons que tous les peuples commerçants cherchent à
s'ouvrir des voies nouvelles ; ils cherchent à entamer des rela-
tions avec les contrées qui sont encore dans l'état de nature et
en pleine possession de leurs produits indigènes, avec les
pays dont les habitants ont conservé leur simplicité native et
n'ont encore aucune idée de la valeur commerciale des trésors
de leur sol'. C'est là, en effet, que l'on peut acquérir à meil-
leur compte, par voie d'échange, les objets de consommation
les plus demandés et que les cités commerçantes peuvent
écouler le plus avantageusement leurs produits. Voilà pour-
quoi les Ioniens délaissèrent la ceinture trop étroite de
l'Archipel et mirent le cap sur le monde barbare, qui s'étendait
à perte de vue devant eux dans la direction du nord.
Il faut dire que, de ce côté encore, les Hellènes n'ont été
nulle part les premiers à frayer la voie ; ils avaient eu, même
dans ces parages, des devanciers dont ils n'ont fait que suivre
les traces. En effet, le littoral sud-est de la mer Noire est pré-
cisément ce rivage où les empires orientaux, en élargissant
leurs frontières, ont pour la première fois atteint le bord d'un
bassin européen, où des caravanes apportaient des hauteurs de
l'Arménie sur la plage les marchandises de l'Assyrie et de
l'Inde % et où, par surcroit, les eaux du Phase, entraînant les
richesses minérales cachées dans le sein des montagnes
') Voy. ci-dessus, p. 287.
-) 'E[A7tôptov àxopaTov (Herod., IV, 152). Cf. Barth, Corinth. commère.^
p. 35. MuELLENHOFF. p. 236 sqq.
■■'j Strabon, p. 498. (Voie navigable jusqu'à Sarapana : au-delà, des che-
mins de montagne) .
COLONIES MILÉSTENNES 513
voisines do La côLo, couvraient d'or les toisons plongées dans
le courant'. Ces trésors, les Phéniciens ont été, de tous les
coureurs de mer, les premiers à les exploiter : c'est le Phéni-
cien Phinée qui enseigne le chemin de l'Eldorado du nord^
Astyra, la ville d'Astor ou Astarté , Lampsaque (Lapsak), la
« ville du gué, » sont des stations phéniciennes sur la route
des Dardanelles ^ ; à Pronectos, sur la mer de Marmara, et
tout le long de la côte méridionale de la mer Noire, on rencon-
tre des vestiges de cultes assyrio-phéniciens qui attestent les
relations intimes établies entre les peuples du littoral et
ceux de l'intérieur de l'Asie''. Sinope était une fondation
assyrienne '\
Les Phéniciens avaient montré le chemin de ces parages à
leurs inséparables compagnons de traversée, les Cariens : les
anciens connaissaient des établissements cariens qui s'étaient
avancés jusqu'à la mer d'Azof. Or, les Milésiens avaient eux-
mêmes bâti leur cité au milieu d'une population carienne, et
ils s'étaient approprié l'expérience nautique en même temps
que l'esprit entreprenant du peuple dont ils prenaient la
succession. Les Phéniciens furent expulsés de l'Archipel et
virent du môme coup se fermer devant eux l'accès des eaux du
nord. Ainsi, les Grecs se trouvèrent à portée d'un vaste domaine
dont ils héritaient, pour ainsi dire, en même temps que de
l'Archipel. Une fois que les nouvelles cités grecques eurent
consolidé leurs assises et que les derniers occupants se furent
fondus avec l'ancienne population du littoral, on reprit le che-
min des régions septentrionales, mais non plus à l'aventure, à
la façon des Cariens qui ne posaient nulle part. Dès que la mer
fut pacifiée, on renoua des relations avec des familles de négo-
ciants, d'origine phénicienne et carienne, qui étaient restées
dans les comptoirs du nord, et, dans le cours du huitième
1) Strabon, p. 499.
-) MovERS, Colon, der Phönizier, p. 297. Raoul-Rochette, Hercule
assyrien, p. 289.
3) MovERS, op. cit., p. 295 sqq.
'*) Raoul-Rochette, op. cit., p. 300.
■') Sinope, fondation assyrienne et tète de ligne de la grande voie assy-
rienne (H. Kiepert, Monatsher . cl. Berlin. Akad., 1857, p. 131).
33
814 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
siècle, les Milésiens, profitant de ces attaches antérieures, se
mirent à l'œuvre : ils entreprirent d'incorporer au monde régi
par la civilisation hellénique le littoral du Pont-Euxin, en y
fondant des colonies à demeure.
Ils commencèrent par s'assurer des ports que les Phéniciens
avaient occupés sur l'Hellespont. Il y avait là des abris sûrs
qui leur étaient d'autant plus nécessaires que, dans l'intérieur
des Dardanelles, l'ancre double même ne suffisait pas à empê-
cher le navire de rouler sur les vagues. Abydos devint le port
de relâche des convois venant du sud et du nord ' : on pouvait
y renouveler sa cargaison, par exemple, lorsque, à la suite
d'un gros temps, le blé se trouvait avarié dans la cale du bâti-
ment. Au delà du détroit, dans laPropontide, les Milésiens se
portèrent à l'est * et fondèrent, sur l'isthme d'une presqu'île
qui fait saillie de ce côté, Cyzique ^, une ville admirablement
située pour dominer la mer qu'on appelle aujourd'hui, à cause
de la blancheur éclatante de ses îles de marbre, la mer de Mar-
mara. Les anciens considéraient la Propontide comme un
simple vestibule du Pont qui, au sortir de l'étroite fente de
rocher connue sous le nom de Bosphore, s'ouvre soudain et
s'étend à perte de vue, comme un Océan.
Cet immense horizon sans îles effrayait le marin grec : per-
sonne ne s'y risquait sans avoir, à l'issue du Bosphore, olYert
des vœux et des sacrifices à Zeus Ourios, le dieu qui envoie les
brises propices *. On eût dit qu'en cet endroit on disait adieu
à sa patrie pour entrer dans un monde nouveau et étranger.
C'est qu'en effet, comparé au ciel de l'Archipel, celui du Pont
est trouble et terne; l'air est épais et lourd; les vents et les
courants obéissent à d'autres lois. Le rivage est presque par-
tout dépourvu de ports, bas et marécageux. De là ces vapeurs
abondantes qui s'amassent, sous forme de brumes très denses,
tantôt sur une côte et tantôt sur une autre. A ces phénomènes
1) Strabon, p. 590.
2) Preuss. Jahrbb.. XXTX, 2.
^) D'après la chronique de saint Jérôme, Cyzique fondée en 749 (01. VII,
3); seconde fondation en 68ii (01. XXIV, 2). Cf. Marquardt , Cyzicus,
p. 50.
*) Sanctuaire de Zeus Ourios in Ponti ore (Cic, Yerr,, IV, 57). Cf.
0. Jahn, Archxol. Aufssetze, p. 31.
COLONIES MILÉSIENNES 515
insolites s'ajoutait le spectacle d'une nature engourdie par
l'hiver, la tristesse communicative de régions exposées sans
abri à toutes les rafales venues des steppes du nord, où de
larges fleuves et de vastes bras de mer se figent immobiles
sous leur manteau de glace tandis que les habitants s'enve-
loppent jusqu'aux yeux dans des fourrures, où ne pousse aucun
des végétaux dont la civilisation et la religion des Hellènes
avaient fait leurs compagnons inséparables, de pays, enfin, où
la vie en plein air et au soleil, la vie librement promenée à
travers les palestres et les places publiques, était chose impos-
sible. On comprend que, sous le coup d'impressions sembla-
bles, venant à la fois de la nature et des hommes , l'Ionien
le plus curieux de voyages se sentait mal à l'aise dans ces
latitudes.
Mais, d'autre part, le premier effroi une fois surmonté, la
terre et l'eau durent exercer de ce côté une attraction puis-
sante ; car, de découverte en découverte, on finit par trouver
là tout ce qui manquait à la mère-patrie. Au lieu des champs
exigus, encaissés entre des montagnes, qu'on avait en Grèce,
on voyait là d'immenses plaines s'enfoncer à perte de vue dans
l'intérieur du continent, des plaines arrosées par les puissantes
artères qui se frayent un passage à travers les collines grani-
tiques de l'intérieur et qui, épanchant ensuite dans un
lit profond leurs eaux paisibles, arrivent à la mer à l'état de
voies larges et navigables. Les vastes perspectives du littoral
étalaient devant le regard des champs de blé comme jamais
œil d'Hellène n'en avait contemplé. On voyait s'approcher du
rivage les troupeaux d'où les Nomades tiraient d'inépuisables
provisions, de quoi fournir aux marchands étrangers autant
de laine et de peaux qu'ils en voulaient. D'immenses forêts
vierges couvraient une portion considérable du littoral pontique
et offraient aux constructeurs de navires des chênes, des ormes
et des frênes à discrétion.
Mais le premier avantage qui frappa les Ioniens, ce fut le
bénéfice que promettait la pêche. Il est très probable que c'est
surtout pour avoir vu des bancs épais de thons venus de
l'Euxin s'engager au printemps dans le Bosphore que les
Hellènes ont eu l'idée de pousser plus avant pour découvrir la
ol6 LES HELLÈNES EN DEHORS DE L ARCHIPEL
source de celte richesse. C'est pour cela aussi que les Phéni-
ciens et les Grecs ont tout d'ahord dirigé leurs recherches du
côté de Test. On constata, en effet, que les bancs venaient de
la mer d'Azof. et que les poissons, d'abord tout petits, qui les
composent grossissent peu à peu en longeant la côte de l'est
et du sud, si bien qu'au milieu de la côte méridionale la pèche
donne déjà de beaux résultats *. Pour épier le passage de ces
bancs, on installa sur le rivage des observatoires et des guet-
teurs; les poissons furent séchés sur place, dans des barques
spéciales, emballés et transportés en cet état sur les marchés
des villes de Syrie et d'Asie-Mineure, où l'homme du peuple se
nourrissait presque exclusivement de poisson du Pont. C'est
comme pécheurs que les Ioniens ont fait connaissance avec la
mer du nord ; mais, ce pas une fois fait, ils étendirent leurs
opérations commerciales à d'autres objets. Les tribus guer-
rières du Caucase amenèrent sur la plage des captifs pour les
vendre aux marins -. On prit des charg-ements de blé qui,
comme on s'en aperçut, se trouvait meilleur dans les climats
froids du nord que dans le sud : en outre, les cuirs, la poix, la
cire, le miel, le chanvre, étaient des produits du Pont très
demandés sur les marchés. Mais le commerce exerça une
séduction nouvelle et prit un essor inattendu lorsqu'on ren-
contra pour la première fois chez les indigènes des bijoux d'or,
et qu'en poursuivant l'enquête on acquit la certitude que les
montagnes situées au nord du Pont-Euxin recelaient des
trésors dont n'approchaient pas ceux de la Golchide ^.
Cette vaste mer, dont l'étendue est assez grande pour que
l'Hellade entière, de l'Olympe au cap Ténare, y puisse flotter
à l'aise, était entourée de peuplades très diverses. Sur la côte
orientale, là où le Caucase s'avance jusqu'à la mer, on se
trouva en contact avec des peuples d'autant plus dangereux
qu'ils avaient eux-mêmes la pratique de la navigation et que,
montés sur leurs barques légères, ils s'élançaient des recoins
où ils attendaient leur proie pour enlever les hommes et piller
les vaisseaux marchands. Plus désastreuses encore étaient
*) Pêche des zzr^kx^'Jùt^ (Strabox, p. 320).
-} SiKKBoy, p. 498.
') Sur lor des Scythes, voy. Hesod., IV, ö. 7. III, 116.
COLONIES MILÉSIENiXES 517
les habitudes du peuple qui habitait le sud de la Grimée. Ces
Tauriens, entassés dans un district étroit et montagneux,
mettaient un acharnement extrême à défendre leur indépen-
dance; ils se défiaient de tous les étrangers et se préoccupaient
de les tenir à distance. Les escarpements dentelés des promon-
toires de la Tauride, les naufrages fréquents qui s'y produi-
saient et le sort lamentable des voyageurs jetés à la côtC;,
contribuaient à donner à ce pays une réputation des plus
malencontreuses \
Mais, de tous les peuples qui habitaient les bords de la mer
Noire, le plus grand était celui que les Grecs connaissaient
sous le nom de Scythes. Ce peuple, qui se donnait à lui-même
le nom de Scolotes et que les Perses appelaient les Sakes,
était une branche de la famille iranienne ^. C'était une multi-
tude innombrable qui^ comme une tache obscure étendue
depuis le Danube jusqu'au Don, bornait au nord le monde
connu. Elle était partagée en un grand nombre de tribus; et
pourtant, c'était une masse uniforme, dans laquelle on pou-
vait à peine distinguer les individus. C'étaient des hommes
bien musclés, à cheveux plats, sans barbe, qui se plaisaient
dans les steppes, qui vivaient à cheval et de cheval, qui com-
battaient à cheval avec leurs arcs, et dont les mobiles essaims
disparaissaient aussi vite qu'ils étaient venus. Lorsqu'ils
étaient entrés dans le pays, venant de l'Asie centrale, il y
avait eu conflit entre eux et les anciens habitants du Pont. De
ceux-ci^ les uns avaient été refoulés dans les montagnes, ce
qui était le cas des Tauriens ; les autres avaient été subjugués
et soumis à une redevance, comme ces tribus agricoles qui
appartenaient probablement à la famille des peuples slaves.
Les Scythes étaient donc la race conquérante et dominante
dans tout le plat pays qui constitue l'Europe orientale, aussi
loin que pouvaient s'étendre les relations commerciales des
') Herod., IV, 99. 103.
2) Voy. ci-dessus, p. 20. Sur la foi d'Hérodote et d'Hippocrate, Nie-
DCHR, BoECKH, Neumanx Ont considérô Ics Scvthes commc des Mongols. Leur
opinion a été combattue surtout par Humboldt. La descendance iranienne
des Scytlies a été démontrée par Muellenhoff, Ueber die Herkunft xmd
Sprache der ■pontischcn Skythen (ap. Bericht, der Pr. Akad. d. Wiss.,
186G, p. 549-576).
518 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l'aRCHIPEL
Hellènes. Seulement, ce n'était plus, à l'époque, un peuple
entreprenant, envahissant et belliqueux, mais, au contraire,
une nation bienveillante et sans convoitises. Comme ils
menaient la vie nomade, qu'ils erraient çà et là avec leurs
tentes de feutre et leurs troupeaux, ils attachaient moins
d'importance à la propriété du sol, surtout le long de la côte,
et ils n'opposèrent pas aux colons de résistance sérieuse. Ils
se montrèrent disposés à nouer des relations pacifiques et ils
fournissaient volontiers aux marchés établis sur la plage les
produits demandés. Ils contractèrent avec les Tïellènes des
alliances de famille; sous l'influence grecque ils se firent
cultivateurs sédentaires; ils reçurent des fabriques ioniennes
des produits manufacturés de toute espèce, notamment des
étoffes et des effets d'habillement qu'ils accommodaient ensuite
à leurs habitudes et aux nécessités du climat. Ils se montrèrent
même capables d'une culture supérieure, comme le prouve
l'exemple d'Anacharsis, ce fils d'un prince scythe qui, dans le
but de s'instruire, fit le tour des villes helléniques, qui visita
Athènes au moment où, grâce à Solon, elle était devenue la
capitale intellectuelle de l'Hellade, et qui passa, même chez
les Grecs, pour un Sage '.
Il y avait en lonic plusieurs villes qui faisaient le commerce
du Pont. Les Clazoméniens avaient bâti des postes pour les
guetteurs de thons sur la mer d'Azof ; des bourgeois de Téos
résidaient sur les bords du Bosphore Cimmérien^ et de hardis
marins de Phocée ont créé des établissements sur l'Hellespont
ainsi que sur la côte méridionale de l'Euxin. Mais, bien que les
Milésiens n'eussent pas été les premiers à se lancer dans le
Pont, c'étaient eux pourtant qui, les premiers, en avaient
poursuivi la colonisation sur une grande échelle ; ils sont par-
venus^ peu à peu, à faire de leur ville le centre de toutes les
entreprises dirigées de ce côté, et les colonies fondées avant
eux n'ont pris toute leur valeur que quand ils les eurent englo-
bées dans le vaste cercle de places maritimes qu'ils instal-
lèrent tout autour de la mer Noire.
'} Herod., IV, 76. D'après Sosicrate (ap. Diog. Laert., I, 101), Anachar-
sis était à Athènes en 592 (01. XLVII, 1). Cf. Bohren, De sejHem sapieti-
tibi(S, p, 31 .
COLONIES MILÉSIENNES 819
Mais les Milésiens se guidèrent, dans leurs entreprises,
d'après l'histoire antérieure du Pont. Il suffit, pour s'en con-
vaincre, de remarquer que Sinope, le port assyrien où aboutis-
sait la grande route menée de Ninive par-dessus l'Euphrate
droit à travers F Asie-Mineure, Sinope, située au milieu de la
côte septentrionale de cette partie de l'Asie, près de l'em-
bouchure de l'Halys, fut le premier endroit où les Milésiens
fondèrent un établissement à demeure. Ceci eut lieu vers 785
avant J.-C, sans doute à la suite d'un traité passé avec le
gouvernement assyrien qui croyait de son intérêt de favoriser
les négociants étrangers. Ceux-ci, de leur côté, ne pouvaient
trouver de plage mieux appropriée à leurs projets. Ils étaient
au bon endroit pour avoir des thons de première main; ils
trouvaient là un climat doux, des plus favorables pour la cul-
ture de l'olivier, des montagnes couvertes de belles forêts et en
même temps riches en minerais, un pays où l'on travaillait de
temps immémorial le fer et l'acier. Le commerce avec les
Chalybes,les Cappadociens,lesPaphlagoniens et les Phrygiens
procurait de riches suppléments de bénéfices : on tirait de là
une masse d'esclaves que l'on revendait dans les villes grec-
ques. Enfin, un article des plus recherchés était le minium
((x(Xtcç), que l'on ne trouvait qu'en bien peu d'endroits et
dont, pourtant, le monde hellénique ne pouvait se passer,
parce qu'on l'employait partout comme matière colorante
pour le dessin, l'écriture et le fard^ et même comme drogue
médicinale.
De toutes les colonies de Milet, Sinope et Cyzique sont les
plus anciennes : avec elles, les Milésiens ont au même moment
assis leur domination sur les deux mers du nord. Ces villes
sont aussi arrivées avant toutes les autres à se créer un rôle
indépendant et à avoir une histoire à elles. En effet, dès 700
avant J.-C, des colons de Cyzique occupèrent File marmo-
réenne de Proconnèse, et, à la même époque, Férection de
places fortes comme Abydos, Lampsaque, Parion, due à la
même initiative, garantit au commerce milésien le passage
des Dardanelles. De son côté, Sinope fut le point de départ
des essaims qui colonisèrent toute la côte méridionale du Pont,
et sa prospérité fut si rapide que, dès le milieu du vin® siècle,
520 LES HELLÈNES EN DEHORS DE L ARCHIPEL
elle était déjà en état de fonder Trapézonte, sur le chemin de
la Colchide'.
Les incursions des Cimmériens, pareilles à des trombes
humaines^ ayant violemment interrompu le développement
du commerce grec, Sinope, un siècle et demi environ après sa
première fondation, fut restaurée à nouveau par un renfor^
venu de Milet, et c'est aussi vers ce temps que la côte de
l'ouest et celle du nord furent pourvues à leur tour de colonies
à demeure.
Du côté de l'ouest, on trouve le littoral formé de deux
régions très différentes : d'abord, la côte de Thrace, toute en
montagnes, avec l'Hémus qui vient buter à la mer; puis,
au nord, une côte plate, avec une plage marécageuse et des
steppes qui s'allongent indéfiniment vers l'intérieur. Les Milé-
siens, à l'exemple des Phéniciens, se cherchèrent, le long
du rivage que domine l'Hémus, un rocher qui formât une île
adjacente. L'ile trouvée, ils y fondèrent un temple d'Apollon
autour duquel se groupa, à partir de 600 avant J.-C, la ville
d'Apollonia 2. Mais, ce qui les préoccupait bien davantage,
c'était, plus avant vers le nord, les grandes embouchures de
fleuves qui exercèrent toujours sur le tempérament indus-
trieux des Ioniens une attraction spéciale. Les larges voies
navigables facilitaient le commerce avec l'intérieur; les terres
d'alluvion produisaient des récoltes magnifiques; les longues
flèches de la côte formaient de vastes et calmes lagunes qui
promettaient d'être pour les pêcheurs des parcs incomparables.
Comme les barques d'alors se laissaient transporter, à l'aller
et au retour, par-dessus les étroites bandes de sable qui bar-
rent l'accès des bouches, la navigation à la mode ancienne
*) D'après Eusèbe, Trapézonte fut fondée en 756, et Trapézonte était une
colonie de Sinope. Par conséquent, la fondation de Sinope, que le même
Eusèbe place en 631 (01. XXXVII, 4), doit être une simple restauration.
On voit, du reste, par un passage de Scyranos de Chios (941 sqq.), que
la colonisation de Sinope a été reprise à plusieurs fois. De là résulte que la
première fondation, celle qui a été dirigée par Ambron, a dû avoir lieu envi-
ron une génération avant 756, soit, en 79U avant J.-C. Scymnos fait coïnci-
der la seconde fondation avec une incursion des Cimmériens (637. 01.
XXXVI, 2) ; c'était une réparation <lcs perles subies dans la circonstance.
*) Scymnos, 729.
COLONIES MILÉSIENNES 521
s'accommodait infiniment mieux que la nôtre de cette confor-
mation du rivage.
C'est ai'Usi que prirent naissance, au nord de la côte de
Thraco : Istros (vers 650), dans le delta du Danube i; Tyras,
sur le riche Ihnan i^k\\i:'r;i) du Dniestr, près de l'Akkerman
moderne -; Odessos ou Ordessos (après 600), sur le liman du
ïéligoul 3, et enfin, Olbia, à l'angle nord-ouest du Pont, à
l'endroit oii le Boug (Hypanis) et le Dniepr (Borysthène) vien-
nent déboucher côte à côte dans la mer ^ Aux yeux des
anciens, le Borysthène était le plus bienfaisant des fleuves
après le Nil ; les champs de blé et les pâturages qu'il arrosait
passaient pour les plus opulents du monde ; on disait que son
eau était la plus pure qu'il y eût, et on ne connaissait pas de
poissons plus savoureux que les siens. En remontant son cours,
on trouvait sur ses bords des populations sédentaires, adonnées
à l'agriculture et vivant sous la suzeraineté des Scythes. Ces
peuplades recherchèrent la protection des Hellènes et se mon-
trèrent des plus disposées à conclure des traités avantageux.
Aussi, Olbia, la « ville d'abondance, » jouit plus tôt que les
autres villes de cette côte d'une sécurité qui hâta sa croissance.
Après cela, on s'enhardit chaque jour davantage et on
pénétra plus avant dans les pays du nord. On surmonta la
crainte qu'inspiraient les écueils des côtes de Tauride ; on
explora la côte orientale de la Crimée, et, après bien des tracas,
on vint à bout de fonder, au vu" siècle, les deux villes que les
Grecs avaient dans la région : Théodosie, au pied des monts
de Tauride, du côté du nord-est, et Panticapée (Kertsch) sur le
détroit cimmérien, munie d'un château fort et entourée d'une
large ceinture de champs fertiles. Panticapée prit, au vi" siècle,
sous la tutelle de l'Apollon Milésien et de Demeter Thes-
mophore ou « législatrice, » un essor énergique qui fit d'elle
la capitale grecque de toute la région du Bosphore.
1) Istros ou Sozopolis (C. I. Gr.eg., II, 2052).
-) Strabox, p. 306. II est à remarquer que les idiomes barbares de la
région ont conservé, pour désigner ces lagunes, le mot grec l.'.\i:r,-i (port).
3) Odessos a été fondée sous le règne d'Astyage, par conséquent, entre
594 et 560. Lors de la prise de Varna, on trouva beaucoup de monnaies
'OÔ/JCTITWV,
■ *} Borysthène ou Olbia (Herod., IV, 17. 53).
Ö22 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l'aRCHIPEL
De là, les Milésiens franchirent les portes de la mer d'Azof
qu'ils considéraient comme la source génératrice de toutes les
masses d'eau qui prennent leur cours vers le sud *. Ils lui
donnèrent le nom de la tribu scythe des Maïtes^, et l'appelèrent
Maïtide ou Ma^otidea. Là^ tout était objet d'effroi et de répul-
sion. Au nord habitaient des tribus infiniment plus sauvages
qu'ils n'en avaient jamais rencontré, et ces tribus avaient en
face d'elle des escadrons sarmates qui, toujours en goût de
batailles, faisaient à leurs voisins une guerre interminable.
Un air épais et brumeux enveloppait ce bassin uni et sans ports
qui, au commencement, leur parut aussi grand que le Pont
lui-même. Pourtant, cette fois encore, ils poussèrent jusqu'à
l'angle nord et pénétrèrent dans le delta du Tanaïs (Don) qui,
à cette époque, se jetait dans la mer par deux embouchures.
Ils fondèrent là la ville de Tanaïs qui devint un marché floris-
sant, un marché où l'on échangeait du vin et des effets d'habil-
lement contre des fourrures et des esclaves. Tanaïs, à son
tour, bâtit Nauaris et Exopolis pour lui servir de comptoirs à
l'intérieur ^. Ainsi, les Milésiens se sont enfoncés dans la
direction du nord jusque bien avant dans le pays des Cosa-
ques, jusqu'à la région où leDon et le Volga s'approchent l'un
de l'autre.
En face de Panticapée s'étend la presqu'île de Taman, qui
est formée tout entière d'alluvions déposées par le Kouban
(Hypanis). C'est un terrain plat, coupé par des bras du fleuve,
des lacs et des étangs. Sur le bord antérieur de la péninsule,
les Ioniens, avec la coopération particulièrement active des
Téïens, fondèrent Phanagoria, un port de mer et une ville de
lagunes, tout à fait inabordable pour les peuples qui habitaient
derrière elle dans les steppes. La ville était tout au bord jdu
détroit, et elle était destinée, de compte à demi avec la ville
sœur d'en face, à faire du Bosphore cimmérien un canal
hellénique.
Ce fut enfin le tour de la côte montagneuse de Test ou du
1) M-ZJTYîp ToO nôvTou (Herod., IV, 86),
2) Maîtat, Maiwxat est un nom collectif désignant les peuples qui habitent
entre le Bosphore et le Tanaïs (Strabon, p. 493).
3) C. I. GRiEC, II, p. 98.
COLONIES MILÉSIENNES 523
Caucase. Là, l'œuvre de civilisation dirigée par Milet eut à
surmonter de graves difficultés. Ces pays étaient occupés, de
temps immémorial, par des populations qui défendaient avec
une énergie sauvage leur liberté contre toutes les attaques,
et qui savaient se faire des armes avec le fer de leurs mon-
tagnes. Les Hellènes furent obligés, pour rendre la mer libre,
de repousser de la côte les Caucasiens. Le meilleur endroit
où ils pussent asseoir leurs colonies était l'embouchure du
Phase, du fleuve arménien qui, depuis les temps les plus
reculés, avait servi à mettre les eaux de la Méditerranée en
communication avec l'intérieur de l'i^sie. Phasis et Dios-
curias furent de ce côté les nouveaux marchés internationaux
où l'Asie échangeait avec les habiles négociants de l'Occident
le superflu de ses trésors K
Les stations extrêmes de la navigation hellénique étaient en
même temps les points d'attache de parcours immenses suivis
par des caravanes: les citoyens d'Olbia faisaient remonter
à leurs marchandises le cours du Borysthène, d'abord par
eau, puis par terre, et ils étendirent ainsi leurs relations com-
merciales jusque dans le bassin de la Vistule - ; Tanaïs faisait
venir jusqu'à la mer les produits de l'Oural et de la Sibérie, et
Dioscurias embarquait sur les vaisseaux des Hellènes les
richesses métalliques de l'Arménie, les pierres précieuses
et les perles, la soie et l'ivoire de l'Inde. Entre elles aussi, les
colonies entretinrent un commerce des plus actifs, Sinope
n'atteignit l'apogée de sa prospérité que quand elle eut la
charge de fournir aux villes situées sur la côte nord les
produits du sud, ces produits dont pas une ville hellénique ne
pouvait se passer. Or, plus la civilisation grecque étendait son
domaine, plus s'accroissait la consommation des denrées du
midi, surtout de l'huile. Le vin était un article dont l'impor-
tation avait commencé plus tôt encore et se faisait sur une
plus large échelle. Une fois que les Barbares en eurent goûté
le charme (et, dans ces régions humides et froides, on l'appré-
ciaitbien autrement que sous le ciel de l'Hellade), les amphores
^) Strabon, p. 498. Steph. Byz., s. v. ^iai;.
2) Cf. WiLBERG , Einfluss der klassischen Yœlker auf den Norden.
Hamburg, 1867. p. 3G sqq.
524 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
d'argile, pleines de la précieuse liqueur, arrivèrent par mil-
liers. C'est ce qui se passe aujourd'hui encore, où la Russie
du sud est le grand marché des vins de l'Archipel.
Il fallut des siècles pour explorer peu à peu ces régions
maritimes, les plus septentrionales de celles dont les Grecs
savaient le chemin, pour régulariser les voies commerciales
et pour fonder ce cercle de villes dont les plus importantes
existaient déjà à l'époque où les Spartiates commencèrent à
guerroyer avec les Messéniens. Le succès du grand œuvre fut
souvent douteux. Qui sait le nom des navigateurs — et ils ont
été nombreux — qui, comme Ambron, le premier fondateur de
Sinope, payèrent de leur vie leur courageuse initiative? Qui
pourrait dire combien d'établissements ont été, comme l'an-
cienne Sinope, rasés par des peuplades jennemies! Néanmoins,
Milet a accompli, avec une énergie tenace et une activité
infatigable, la tâche dont la réussite finale compte parmi les
plus hauts faits du peuple hellénique et les plus brillants
résultats acquis à son histoire. Des catastrophes comme les
invasions des Cimmériens étaient de ces malheurs qu'on ne
pouvait éviter; mais chaque perte fut réparée, chaque lacune
comblée, et, au milieu du vie siècle, Milet, mère de quatre-
vingts colonies, était plus fière et plus puissante que n'importe
quelle autre cité hellénique '.
Ce sont encore les citoyens de Milet qui ont frayé à leurs
compatriotes le chemin de l'Egypte. Là, les conditions étaient
tout autres : là, c'étaient les Grecs qui passaient pour des
Barbares ; pour que l'étranger put y acquérir une influence
durable et le droit de commercer librement, il fallait d'abord
que la conslitulion traditionnelle du pays fût ébranlée.
De ce côté encore, les villes ioniennes n'eurent qu'à renouer
de vieilles relations maritimes, datant d'une époque très recu-
lée. On voit pourquoi la connaissance des richesses de la
vallée du Nil est aussi ancienne en Grèce que les plus lointains
souvenirs delà navigation grecque, et pourquoi l'on rencontre
déjàdanslespoèmes homériques la peinture vivante de Thèbes,
*) Sur les colonies milésiennes, voy. Rambach, Dq Mileto ejusque co-
loniis.
COLONIES MILÉSIENNES 526
la capitale de rcmpiro égyptien. Dans le delta du Nil, les
bouches du fleuve forment les ports naturels. De ces bouches,
la principale était, dans les temps primitifs, celle de Péluse.
Plus tard, les choses changèrent, au point de vue du volume
d'eau et de la navigabilité. Au temps où les Grecs entrèrent
en scène, les bouches les plus accessibles étaient celles de
l'ouest, c'est-à-dire, le bras de Canope et celui de Bolbitis, le
même qui porte aujourd'hui le nom de Rosette et qui offre
encore la passe la plus commode '. Aussi les Grecs se portèrent-
ils vers les bras de l'ouest, d'autant plus qu'ils rencontraient
de ce côté les Libyens avec qui ils entretenaient depuis long-
temps des relations de toute espèce ".
Le fleuve de l'Egypte est le véhicule des trésors du pays, et
il les offre à l'étranger par ses neuf embouchures ; mais,
tandis que les autres contrées méditerranéennes s'étaient déjà
jetées dans le mouvement commercial et y prenaient une part
des plus actives, les rois d'Egypte s'obstinaient dans un
système de clôture sévère et d'isolement. Chaque bouche du
Nil était surveillée de près, et les Ioniens, en dépit de tous leurs
efforts, se virent réduits à la contrebande et au cabotage clan-
destin où les hardis marins risquaient souvent leur liberté et
leur vie.
Les Milésiehs furent, là comme ailleurs, les premiers à
donner l'exemple, et il n'y a absolument rien d'invraisembla-
ble dans ce que rapporte la tradition, à savoir que, dès le
Yiif siècle, vers le temps où Sinope et Cyzique furent fondées
pour la première fois, il se serait établi sur le bras de Canope
une factorerie milésienne ^. Ce n'était pas une colonie, mais
') Sur les bras du Nil, voy. Brugsgh, Geographie cl. alten JSgypt.,
l, p. 83.
2) Voy. ci-dessus, p. 51. Sur les routes commerciales qui conduisent en
Egypte, voy. Buechsenschuetz, p. 435.
") D'après saint Jérôme, le premier établissement des Milésiens en Egypte
date de l'an 1268, c'est-à-dire^ 753 av. J.-C. Seulement, il y voit à tort la
fondation de Naucratis. Que les Milésiens aient eu des relations commerciales
avec l'Egypte avant la fondation de Naucratis et avant les Psammétichides,
c'est ce qui ressort de la description d'Hérodote (Herod., II, 179), descrip-
tion qui ne convient pas au temps de Psammétique et où nous ne pouvons
voir simplement des mesures prises en vue de favoriser Naucratis. Nous
avons donc le droit d'admettre que, déjà sous la XXIII'^ dynastie, il a été
826 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
simplement un port de relâche assigné par les Pharaons.
Il était interdit, sous les peines les plus sévères, de chercher à
aborder en un autre endroit, et les matelots rencontrés ailleurs
devaient certifier par serment qu'ils n'étaient là que pour
avoir été jetés à la côte par la tempête. Puis, les vaisseaux
devaient se diriger, enlongeantla côte ,verslabouche de Canope,
et, si le vent était contraire, les cargaisons étaient transportées
au moyen de canots par le bras du Nil jusqu'à Fentrepôt en
question. C'était là un commerce réduit à la côte, végétant
sous le joug oppressif d'une police soupçonneuse, à peu près
comme ce qu'on a vu de nos jours à Canton et à Nangasaki,
un commerce qui doit avoir précédé la colonisation proprement
dite.
Cet état de choses changea, au moment où on s'y attendait
le moins, à l'avantage du commerce grec, et cela, par le fait
des rois d'Assyrie qui, au vu® siècle, étendirent leur domination
sur l'Egypte. La dynastie éthiopienne qui y régnait fut
renversée vers 671 avant J.-C. Tirhaka fut obligé de reculer
devant Esarhaddon, le fils de Sanhérib, et le pays fut divisé, à
la mode assyrienne , en une quantité de principautés qui
étaient gouvernées chacune par son roi sous la suzeraineté
du roi de Ninive. Toutes les tentatives faites par les Ethiopiens
pour relever leur empire furent déjouées par les expéditions
répétées des Assyriens*; mais ;ceux-ci ne purent pas non plus
tenir le pays qui se trouva, durant un certain temps, en com-
plète dissolution, sous la domination de différents vice-rois
dont le plus considérable était Nécho, prince de Memphis et
Sais. Les Milésiens ne manquèrent pas de tirer parti de cette
fait une première tentative pour installer un entrepôt. Cf. Bunsen, ^gijpten,
Va, 426. Je ne vois pas qu'il faille rejeter complètement l'indication de
saint Jérôme, sous prétexte qu'il s'est trompé en ce qui concerne Naucratis
(Fischer, Griech. Zeittafeln, ad 01. XXXVII, 3),
1) Smith, Egyptian campaign and Assurbanipal (ap. Lepsius Zeitschr.
f, aegypt. Sprache und Alterth., 18G8, p. 93 sqq.). Tirhaka (Tarqoù) mourut
en 667. Il eut pour successeur Ourdoumane, le dernier roi de la XV« dynastie
(éthiopienne), lequel reprend momentanément l'Egypte à Assourbanipal,
IS'ikou, prince de Memphis et Sais (père de Psammétique. Herod., II, 152),
chef des rois de districts institués par la dynastie éthiopienne et maintenus
par les Assyriens, meurt en 666. Son successeur Psammétique est nommé
dans les inscriptions assyriennes Pisamilki.
COLONIES MILÉSIENNES 527
période d'anarchie. Ils pénétrèrent avec trente vaisseaux de
guerre dans la bouche de Bolbitis et ils établirent là un camp
fortihé ; ils battirent sur le Nil le général égyptien Inaros, et
se mirent ensuire en relation avec Psemetek, le fils de Nécho,
un des princes qui se partageaient le territoire.
Psemetek ou Psammétiqùc, comme l'appelaient les Grecs,
n'était pas de race égyptienne, mais libyenne*. Or, les peuples
libyens étaient depuis fort longtemps en relation avec les
Cariens et les Ioniens, comme le prouvent, mieux que tout
autre argument, les cultes de Poseidon et d' Athêna adoptés en
Libye. Dans les districts situés sur la frontière occidentale
de la Basse-Egypte, la population étaitfortementmêlée de sang
libyen ". C'est pour cela que Saïs, la ville de Neith-Athêna,
bâtie sur le bras le plus occidental du Nil, sur un bras qui, à
l'époque, était accessible aux plus grands vaisseaux de guerre,
fut précisément le lieu où l'ambitieux Psammétiqye établit
son quartier-général lorsqu'il songea à relever à son profit
l'empire tombé des Pharaons.
Pour une pareille entreprise, l'appui des marins étrangers
lui était précieux, et il était aussi désireux d'en profiter
qu'eux-mêmes étaient, dans l'intérêt de leur commerce, dis-
posés à soutenir de toute leur énergie le prétendant philhellène.
Non loin de Saïs fut établi un camp grec qui, en souvenir de
ia victoire remportée par la flotte, fut appelé Naucratis^, et le
triomphe des Psammétichides changea du tout au tout la con-
dition des Grecs. Au lieu d'être des étrangers méprisés et
persécutés, ils étaient devenus les soutiens du trône et une
puissance dont la jeune dynastie ne pouvait se passer. Aussi,
Psammétique ne se contenta pas d'ouvrir au commerce grec
le bras occidental du Nil ; dans le but de protéger contre les
Assyriens la frontière orientale du royaume, il provoqua
l'installation d'une série d'établissements grecs sur le Nil de
Péluse en assignant aux Cariens, sur une rive, aux Ioniens,
*) Lepsius, Abhand. d. Berl. Akad., 1856, p. 300.
^) DE RouGÉ, Les attaques dirigées contre l'Egypte., etc., p. 27. Lautiî,
Zeitschrift d. D. Morg. Gesell., 18ü7, p. 662.
3) Strabon, p. 8U1 : fait qui eut lieu longtemps avant Amasis (Herod.,
II, 178).
528 LES HELLÈNES EN DEHORS DE LARCHIPEL
sur l'autre, des terres comme en possédaient les membres de
la caste guerrière. C'était la même espèce d'investiture que
celle qui avait constitué, dans le Péloponnèse, la propriété
dorienne. Le bras de Péluse fut, depuis lors, une voie à
l'usage des Grecs, l'artère qui servait au commerce avec
l'intérieur du pays et par où aussi le trafic avec l'Arabie et
l'Inde fut introduit dans le cercle d'opérations des spécula-
teurs grecs. Ainsi, les deux bouches principales étaient aux
mains des Grecs. Le nombre de ceux-ci s'accrut à vue d'oeil, t-t,
pendant le règne de Psammétiquc, règne qui dura plus d'un
demi-siècle (666-612), il se forma, parle mélange des Grecs
avec les indigènes, une espèce de caste toute nouvelle , la
classe des interprètes ou drogmans qui se vouèrent tout
entiers au rôle désormais si important d'intermédiaires entre
l'Hellade et l'Egypte.
Les Egyptiens de vieille roche se sentaient tout désorientés
par ces innovations qui menaçaient de bouleverser l'empire
tout entier. Deux cent mille membres de la caste des guerriers
émigrèrent pour ne pas partager avec des étrangers l'hon-
neur de protéger le trône. Psammétique les poursuivit
jusqu'à la frontière de l'Ethiopie, et nous lisons encore
aujourd'hui sur la cuisse du colosse de Ramsès, à Abou-Simbel
en Nubie, les lignes mémorables que les soldats grecs de la
garde royale y ont gravées en souvenir de l'expédition. Ils
étaient là près du terme de leur voyage, et ils se trouvaient
avoir, vers 620, exploré la vallée du Nil jusqu'aux cataractes.
Cette inscription * est un des plus anciens monuments de l'écri-
ture grecque et en môme temps l'attestation palpable d'un des
événements les plus considérables de l'histoire ancienne, du
moment qui vit s'ouvrir au commerce grec le bassin du
Nil.
Nulle part, les heureux effets de la liberté commerciale ne
se sont manifestés avec plus d'évidence. On vit monter la
1) C. I. Gr;ec.,5126. Lepsius, Denlimœhr, XII, Ablheil., VI, Bl. 98, 99.
Reisehriefe, p. 260. La date oscille entre 01. XL et XLVII. D'après Bergk,
l'inscription est du temps du second Psammétique; mais il est plus probable,
qu'elle appartient au règne de Psammétique I*^"" (Kirchhoff, Studien zw'
Geschichte des griechischen Alphabets. 1877, p. 41).
COLONIES MILÉSIENNES 329
valeur de lu propriété foncière et de tous les produits de la
région, et l'on s'aperçut bientôt que ce va et vient de richesses,
que cet échange actif profitait à tout le monde. De toutes parts
surgirent des édifices, publics et privés, plus magnifiques que
jamais ; avec la prospérité, la population s'accrut et arriva à
un chiffre inconnu jusque-là. On compta bientôt dans le pays
vingt mille cités florissantes. Cette prospérité, l'Egypte la
devait aux Hellènes, ses souverains se trouvaient dépendre,
eux, leur puissance et leur fortune, des républiques mar-
chandes de l'Ionie.
Nécho II continua le système de Psammétique. Il creusa le
canal qui, par les Lacs Amers, devait joindre la mer Rouge à
la Méditerranée, et ce travail pénible était surtout favorable
aux intérêts des Grecs de Péluse, car c'est près de là que le
canal devait déboucher dans le Nil. Sous Amasis (570 avant
J.-G.) ', il y eut un revirement sensible. Sans doute, le roi ne
songeait pas à rétablir l'ancien système; mais il chercha à con-
tenir dans de justes limites les influences étrangères dont
l'empire vieillissant ne pouvait plus s'affranchir et à se faire
une position plus indépendante, en supprimant le monopole
de certaines villes.
Le côté de l'est avait toujours été le côté faible de l'Egypte,
et Amasis ne jugea pas bien prudent de laisser aux Grecs la
garde de cette frontière. Il supprima donc le camp grec installé
sur ce point et en transporta les habitants à Memphis. Cette
mesure dut rompre violemment une foule de relations com-
merciales. A Naucratis même, il enleva aux Milésiens leurs
privilèges, ces privilèges qui avaient été longtemps pour les
autres villes de commerce un objet d'envie. Désormais, tous
les Grecs purent y élire domicile et y faire le négoce. Ainsi
s'ouvre, dans l'histoire du commerce gréco-égyptien, une troi-
sième période, qui commence au milieu du sixième siècle.
Il se forma dès lors à Naucratis une colonie commerciale
fondée en commun par neuf villes associées, à savoir : quatre
villes ioniennes, Chios, Téos, Phocée et Clazomène ; quatre
villes doriennes, Rhodes, Halicarnasse, Cnide etPhasélis ; et
*) Sur Amasis [Ahmès] de Sais, voy. Herod., II, 172 sqq,
34
530 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
enfin, une cité éolienne, Mitylène. Elles élevèrent au milieu de
la grande factorerie un sanctuaire commun, où l'on organisa
un culte régulier des divinités grecques et, en même temps, une
administration commune à la société tout entière. C'était une
compagnie commerciale, une amphictyonie en petit; de là aussi
son nom d'«Hellénion'. » Chaque quartier avait ses autorités
particulières et sa juridiction à part, juridiction comparable aux
cours hanséatiques des Etats du Nord. Ces quartiers étaient ad-
ministrés par les plus anciens sociétaires et pouvaient, dans les
cas litigieux, en appeler à la décision de leurs métropoles respec-
tives. En outre, Milet, jalouse de ses rivales, garda pour elle
son temple d'Apollon ; de même, les Samiens et les Eginètes,
qui auparavant avaient su également se faire octroyer des
privilèges commerciaux, avaient leurs sanctuaires et leurs
comptoirs particuliers. Naucratis fut bien vite florissante; déjà
sous Amasis, c'était une Corinthe ég}^tienne, un séjour hanté
par Topulence et le plaisir, un rendez-vous de la richesse et du
luxe. Elle était ce que fut plus tard Alexandrie, le grand en-
trepôt pour l'exportation des inépuisables trésors de l'Egypte
et de TxAi'abie, et aussi un marché de premier ordre pour les
produits grecs, notamment pour le vin et l'huile '. En effet,
bien que des monuments fort anciens attestent l'existence de
vignobles en Egypte, les besoins de la consommation exi-
geaient un approvisionnement très considérable, et ce n'est
que depuis Psammétique que les Egj^ptiens se sont habitués à
faire usage du vin.
Tout ce développement, si fécond en résultats, du commerce
avec l'Egypte est dû à l'initiative de Milet, dont les hardis
marins s'acclimatèrent au même moment dans les glaces cim-
mériennes et sous les palmiers du Nil, nouèrent à la même
époque, au prix de bien des privations et des luttes, des rela-
tions commerciales, d'un côté avec les Scythes et les Sarma-
tes, de l'autre, avec les Ethiopiens et les Libyens. Ils avaient
porté leur commerce et écoulaient les produits de leur industrie
plus loin encore que n'allait leur domaine colonial; car, en Italie
') Herod., II, 178.
2) Herod., III, 6. Cf. II, 37. 60. 77.
COLONIES EUBÉENNES 531
même, notamment dans l'opulente Sybaris, les riches bourgeois
dédaignaient deporter d'autres vêtements que ceux qui étaient
tissés en laine de Milet '.
Une puissance commerciale comme celle que les Milésiens
ont peu à peu conquise né peut s'être édifiée sans hostilités et
conflits de toute espèce avec les autres Etats maritimes. Les
voies suivies par les diverses places de commerce devaient se
rencontrer aux endroits importants, et les villes n'étaient ja-
mais plus susceptibles ni plus décidées à se battre que quand
il s'agissait de conserver les avantages acquis à leur négoce ou
d'en acquérir de nouveaux.
§ n
COLONIES ELBEENXES.
L'Ionie n'avait pas de rivales plus dangereuses que les villes
de l'Eubée : en premier lieu Kyme, assise sur une excellente
rade de la côte orientale, en pays de vignobles ; puis, les deux
villes sœurs, Chalcis et Erétrie. Ces trois cités se sont livrées
à la colonisation en grand. Tandis qu'Erétrie devait principale-
ment sa prospérité à la pêche de la pourpre * et à l'industrie,
de jour en jour plus développée, des transports maritimes,
Chalcis, la « ville d'airain, » située à portée des deux mers qui
se rejoignent dans le détroit béotien, avait pris pour elle et
exploitait la plus considérable des richesses de l'île, c'est-à-
dire, le cui\Tc. Jadis, les Phéniciens avaient été obligés, par
l'épuisement des filons du Liban, de chercher de nouvelles
mines dans les pays d'outre-mer, et ils avaient ainsi découvert
le cui\Te de Cypre : les Chalcidiens ont fait comme eux. Chalcis
devint le centre de cette industrie dans l'Hellade ; ce fut la
Sidon grecque. Après Cypre, il n'y avait pas, dans toute l'éten-
due de la mer Egée, de dépôts de cuivre plus riches que ceux
de l'Eubée. Chalcis posséda les premières fonderies de cuivre
1) Herod., VI, 21.
*) Aristot., Hist, an,, V, 15, Athen., III, p. 88 f.
332 Li:S HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
elles premières forges qu'ait connues la Grèce d'Europe '.
C'est sur l'Euripe qu'étaient installés les Cadméens, les inven-
teurs de la calamine ou cadmie ; c'est de là que s'exportait, par
terre et par mer, à l'état brut ou déjà travaillé, le métal indis-
pensable à la fabrication des armes, à l'ornementation archi-
tectonique et surtout à la confection du matériel employé par
le culte : les établissements métallurgiques qu'on rencontre à
Corinthe, à Sparte et en d'autres lieux, ont été fondés par des
Chalcidiens.
Ainsi, la petite ville bâtie sur une plage étroite, près de la
source d'Aréthuse, était devenue une place maritime populeuse
et industrieuse ; mais, n'étant au large ni du côté de la terre,
ni du côté de la mer, elle dut songer de bonne heure à se créer
une marine pour assurer la liberté de ses mouvements et pour
aller chercher au loin ce que le pays ne fournissait qu'en
quantité insuffisante, notamment, du bois et du minerai. Les
autres villes de l'Eubée et la population delà Béotie, de l'autre
côté du détroit, prirent partàces voyages, et ainsi Chalcis devint
le point de départ d'expéditions qui aboutirent à des décou-
vertes lointaines et à la fondation de nombreuses colonies. On
se dirigea tout d'abord vers le nord, dans la mer de Thrace.
En Thrace, la population indigène, apparentée par ses ori-
gines aux Phrygiens, était arrivée de bonne heure, grâce aux
immigrations venues de la côte d' Asie-Mineure, à un degré
assez avancé de civilisation, comme le prouve la vieille renom-
mée des aèdes thraces et l'influence que l'art des Muses a
exercée, principalement dans le voisinage de TOlympe thes-
salien , en Piérie , sur la culture nationale des Hellènes.
Depuis , des tribus plus grossières étaient descendues des
montagnes du nord et s'étaient avancées vers le littoral, des
tribus qui méprisaient l'agriculture comme toutes les in-
dustries pacifiques, qui vivaient dans la polygamie et s'adon-
naient aux excès de la boisson. Ces Thraces barbares domi-
naient le littoral du nord do l'Archipel. Leur grand nombre,
') Plutarch., Defect . orac, 43. Boeckh, Staatshaushaltung, II, p. 169.
Sur Chalcis, voy. Dondohfk, Be rebus Chalcidcnsium, 1855. K. F. Her-
mann, Die Kwmpfe zwischen Chalkis und Erctria (ap. Gesamm. Abhandl.,
p. 187 sqq.).
COLONIES EUBÉENNES 533
leur humeur belliqueuse et sauvage avait été cause que, à
l'époque des grandes migrations provoquées par l'invasion
dorienne, les établissements fondés par les Eoliens * n'avaient
pu prospérer, et que, de toutes les côtes de la mer Egée, ce
rivage était resté le plus longtemps à l'état de barbarie, en
dépit de ses presqu'îles qui semblaient aller au-devant des
Grecs et les attirer dans leurs ports. C'était là, pour une colo-
nisation grecque, le champ d'expériences le plus voisin et le
plus vaste.
Les Chalcidiens avaient d'autant plus qualité pour entre-
prendre cette œuvre que, ce qui distinguait la côte thrace,
c'était précisément sa richesse en métaux. On commença par
s'assurer du golfe Thermaïque où l'on bâtit, vis-à-vis de la
côte de Thrace, la ville de Mcthone. Puis, on se risqua à met-
tre le pied sur la péninsule, pareille à un énorme bloc de
rocher adossé au continent, qui s'avance entre le golfe Ther-
maïque et celui du Strymon et se partage du côté du midi en
trois puissantes saillies soutenues par des arêtes montagneu-
ses. C'est un large et haut plateau qui a sa constitution par-
ticulière et qui, pour ce motif, est destiné à avoir son histoire
à part. Le versant de l'ouest a plus de terres arables, le
côté de l'est plus de filons métalliques. C'est sans doute par
la presqu'île du milieu ou sithonienne qu'a commencé la
colonisation des Chalcidiens; ils ne pouvaient trouver d'endroit
plus commode pour y asseoir Torone. De ce point, ils ont
étendu leurs établissements aux alentours et, de progrès en
progrès, ils ont fini par bâtir trente-deux villes * qui, toutes,
reconnaissaient Chalcis pour leur métropole et furent, en con-
séquence, désignées toutes ensemble sous le nom collectif de
Chalcidique,
Le plateau est parsemé d'anciennes excavations devant les-
quelles s'élèvent encore aujourd'hui des monceaux de scories,
témoignage visible du zèle avec lequel les colons grecs ont
exploité là l'argent et le cuivre s. C'est ce qui explique aussi la
quantité de petites villes bâties à la côte. Dans la mer orageuse
^) Voy. ci-dessus, p. 146.
2) Demosth., IX, §26.
^) Leake, Travels in northern Greece, III, p. 160 sqq.
334 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l'aRCHIPEL
de Thrace, elles servaient de ports de refuge et s'occupaient de
l'exportation des produits des mines ainsi que des autres arti-
cles de commerce, par exemple, des bois de construction et de
la poix. Au cours du viii^ siècle, les Chalcidiens ont enlevé aux
Barbares cette « avancée » de Thrace, comme l'appelaient les
anciens ', et l'ont couverte de leurs établissements.
Chalcis avait la direction du mouvement ; mais elle accepta
le concours des autres villes deTEubée, notamment d'Erétrie,
qui ne se livra d'abord à la colonisation qu'en société avec sa
voisine. Les deux villes étaient étroitement unies par un culte
commun d'Artémis ; toutes deux étaient g-ouvernées par des
familles privilégiées et toutes deux ont, comme Corinthe sous
les Bacchiades, utilisé leurs colonies pour renverser le régime
oligarchique. Plus tard, elles se séparèrent; et il y a telle loca-
lité, comme Méthone, dont Ere trie a fourni presque à elle
seule la population. Puis, elles délimitèrent leurs domaines
respectifs : Erétrie envoya ses colons dans la presqu'île de
Pallène et à l'Athos, Chalcis, plus au nord, dans les monta-
gnes qui constituent la Chalcidique proprement dite -, Chalcis
eut aussi la collaboration de cités plus éloignées, mais avec
qui elle entretenait des relations de commerce, entre autres,
Mégare et Corinthe. Ainsi, la colonisation eubéenne s'étendit,
animée d'une vitalité croissante, vers l'entrée du Pont, où
elle pénétrait dans la sphère d'action du commerce milésien.
En 712 (01. XVII, 1), les Mégariens fondèrent, dans l'angle de
la mer de Marmara, la ville d'Astacos ^. Là, des froissements
et des hostilités étaient inévitables, et il n'y a pas d'autre
manière d'expliquer comment la brouille survenue entre
Chalcis et Erétrie, une querelle de voisins comme il y en avait
à chaque instant dans la Grèce d'alors, put devenir une guerre
à laquelle prirent part quantité d'Etats en deçà et au delà de la
mer Egée '. La plaine de Lélante laissait les Milésiens fort
') XaXxtStxi^ OUxàÈTt'i ©piy.Ti; (Thucyd., IV, 104).
-) Strabon, p. 447.
3] D'après Euseb, ad 01. CXXIX, 1, Astacos a été fondée 448 ans avant
01. CXXIX, 1, qui correspond à 264 avant J.-C.
*) Sur la guerre entre Chalcis et Erétrie,' voy. Herod., V, 99. Cf. ci-des-
sus, p. 295. (La légende du roi Amphidamas appartient à une guerre anté-
rieure).
COLONIES EUBÉENNES 335
indifférents, mais les progrès de la puissance maritime des
Chalcidiens et de leurs alliés dans le nord les touchaient de
très près ; c'est pour cela qu'ils s'allièrent avec les adversaires
de Chalcis, tandis que, par contre, Samos, jalouse de Milet sa
voisine, se rangea du côté de Chalcis et demanda aux Corin-
thiens, peut-être justement pour cette guerre, leur construc-
teur de trirèmes, l'ingénieur Aminoclès (704. 01. xix, 1) *.
Néanmoins, cette guerre, bien que déclarée entre villes mari-
times, se fit principalement sur terre, et l'issue en fut décidée
parla cavalerie, parce qu'on était encore aux beaux jours de
l'aristocratie ^.
Durant la guerre, la Colonisation eubéenne subit nécessaire-
ment un temps d'arrêt, comme on le constate, en effet, à la fin
du huitième siècle (après 01. xiv). Dans ce même intervalle,
au contraire, Milet travaillait avec ardeur à s'assurer de l'Hel-
lespont et de la Propontide en fondant Abydos, Lampsaque et
Proconnèse.
En tout cas, ce qui est sûr, c'est que cette guerre, loin d'é-
puiser les forces des belligérants, les développa chaque jour
davantage. Parmi les Etats d'Europe, ce furent Corinthe et
Mégare qui se mirent en évidence; car, au viii" et au vue siècle,
en un temps où Athènes n'était encore qu'une ville insigni-
fiante, l'isthme était le centre d'un vaste ensemble de relations
maritimes. Corinthe fonda Potidée sur la côte de ïhrace, juste
entre les circonscriptions coloniales des Erétriens et des Chal-
cidiens, comme si elle voulait les tenir à distance les uns des
autres ^ Mégare prit en main la colonisation du Pont et ins-
talla à la porte du Bosphore Chalcédoine (674. 01. xxvi, 3),
une ville dont les fondateurs furent appelés par l'oracle de
Delphes les « aveugles ',» parce qu'ils n'avaient pas su voir
*) Thucyd., I, 13. V^oy. ci-dessus, p. 330. La participation des Cypsélides,
que suppose Vischer {Gœtt. gel. Anzeigen, 1864, p. i'il'è. Kleine Schriften,
I, p. 600. Cf, Bergk, Griech. Literaturgeschichte, p. 950) reste très con-
testable.
*) Supériorité de la cavalerie des Érétriens (Plutarch., Erotic, 17. Her-
mann, p. 198. Cf. Aristot., Polit., p. 148, 19). Les colonies datent de la
domination des Hippobotes (Aristot., ap. Strab., p. 447. Boehnegke,
Forschungen auf dem Gebiet der attischen Redner, 1843, p. 95 sqq.).
3) Cf. Vischer, loc. cit.
*) Strabon, p. 320.
536 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
que tous les avantages de la position appartenaient au rivage
d'en face. Les Mégariens réparèrent le temps perdu, et, 17 ans
plus tard ', ils bâtirent Byzance sur la « Corne d'or, » un bras
de mer profond où les bancs de poissons venus du Pont se
trouvaient poussés par le courant du détroit, pour la plus
grande commodité des pêcheurs. Pendant ce temps, les
Milésiens couvraient de leurs établissements le bassin inté-
rieur du Pont. Les Corinthiens firent connaissance, par l'in-
termédiaire de Milet , avec le pays des Scythes, dont les
magnifiques fleuves jouent déjà un rôle dans les poésies d'Eu-
mélos-. L'isthme était le rendez-vous de tous les aventuriers
des contrées voisines ; quand on cite parmi les fondateurs de
Byzance, à côté des Mégariens, d'autres Etats et d'autres
peuples, comme les Corinthiens, les Béotiens etles Arcadiens,
on entend par là des immigrations accessoires, les unes simul-
tanées, les autres successives, auxquelles Mégare servit de port
d'embarquement.
Nous ne saurions dire jusqu'à quel point, la grande guerre
une fois terminée, cette émulation se laissa discipliner par des
conventions réciproques, et s'il y eut des traités pour délimi-
ter l'exploitation commerciale des divers intéressés. En ce
qui concerne le premier objet de la querelle, c'est-à-dire la
plaine deLélante, les Chalcidiens étaient restés vainqueurs.
Sur mer également, ils ne se laissaient point paralyser par la
concurrence de jour en jour plus active qu'ils étaient obligés
de tolérer. Au contraire, c'est vers 654 (01. xxxi, 1) que la
colonisation de la Chalcidique fut complétée, avec le concours
des Cyclades, notamment de l'île d'Andros, par la fondation
d'Acanthos et de Stagire ; et, à peu près à la même époque,
les Chalcidiens étaient occupés en Sicile, où ils coopéraient
à la fondation d'Himère, à maintenir l'influence qu'ils exer-
çaient depuis longtemps sur les contrées de l'Occident.
La terre d'Occident ou Hespérie était un monde à part,
') Byzance a été fondée deux fois : d'abord, dix-sept ans après Chalcé-
doine (Euseb. ap. Hieronym., ad 01. XXX, 3. Hebod., IV. 144). c'est-à-dire
en 657 (01. XXXVIII, 1) : puis, pour la seconde fois, en 628, d'après lo.
Lydus, Mag. rom., III, p. 280.
^) Voy. ci-de?sus, p. 327.
COLONIES EUBÉENNES 537
placé loin des pays habités parles tribus grecques et en dehors
de l'Archipel qui leur servait entre elles de lien. La mer qui
baigne les rivages de l'occident ne faisait pas partie du monde
grec; on l'appelait, pour montrer qu'elle appartenait à la
contrée d'au delà, la mer de Sicile : c'était une vaste nappe
d'eau sans îles, et, comparée à la mer Egée, elle faisait l'effet
d'un Océan. Le courant, dirigé de l'ouest à l'est, de la mer
Tyrrhénienne vers celle de Sicile, y contrariait la marche des
vaisseaux grecs ; des contre-courants alternatifs y rendaient
la n-avigation dangereuse, et les vents qui dominaient dans
ces parages étaient tout à fait différents de ceux auxquels
étaient habitués les Hellènes. Le ciel leur paraissait trouble et
incertain ; ils se sentaient mal à l'aise de ce côté, le côté de la
nuit, la région où les Phéaciens, les nochers des trépassés,
« enveloppés dans une brume épaisse » »j suivaient leurs sen-
tiers obscurs. C'est pour cette raison que la navigation s'arrêta
si longtemps à la pointe méridionale de la Morée "", et que,
même après qu'on se fut risqué à faire le tour de la péninsule,
les marins anxieux suivaient de si près les côtes helléniques
pour arriver dans la mer de Corinthe. C'était là la route suivie
jadis par les Cretois, celle par laquelle ils avaient un jour
apporté à Delphes le culte d'Apollon. Mais, pour aborder les
pays d'Occident, il ne fallait pas compter sur la mer de Sicile,
qui ne se prêtait pas à une semblable traversée.
C'est plutôt par les îles semées à l'entrée du golfe de Corin-
the qu'ont commencé les rapports avec le continent de l'ouest.
De ces îles, les unes, comme les Echinades qui entourent
l'embouchure de l'Achéloos , sont des dépendances de la
côte ; les autres sont plus grandes et plus loin en mer, comme
Zacynthe, Same, Ithaque, Leucade, qui forment devant le
golfe une traînée en ligne courbe dirigée du sud au nord, et
ont ensemble à peu près la même longueur que l'Eubée. Ce
sont là les îles qui portent encore aujourd'hui leur nom tradi-
tionnel d' « Iles ioniennes^. » Elles comprennent, outre le
') HoM., Odyss., VIII, 561.
2) Voy. ci-dessus, p. 507.
3) Sur les « Iles ioniennes » et la « mer Ionienne, » voy. ci-dessus, p. 76-77,
DONDORFF, p. 8.
S38 LES HELLÈNES EN DEHORS DE LARCHIPEL
groupe principal, une île située à quelque distance au nord
et près du littoral, Kerkyra ou Corcyre.
Mais ces îles ne sont, après tout, que des stations intermé-
diaires, servant d'étapes à un mouvement maritime dont le
point de départ se trouve du côté de l'est.. Corcyre elle-même
se rattache à FEubée par de vieilles légendes et des noms de
lieux identiques ' ; FEubée, à son tour, est déjà en rapport avec
les Phéaciens de V Odyssée - ; et, si nous relevons avec un soin
plus minutieux les vestiges des anciennes voies commerciales,
nous arrivons à reconnaître que ce sont les hommes des bords
de FEuripe, les plus ardents de tous les Hellènes à recevoir
et à propager la civilisation phénicienne, qui, pour s'approvi-
sionner de métaux et de pourpre, ont mis en relation mutuelle
les deux mers qui baignent à Fest et à Fouest les flancs de
FHellade. Les Chalcidiens, franchissant l'isthme, où les Phé-
niciens avaient déjà ouvert une voie pour le transport des
marchandises 3, ont pénétré d'abord dans le golfe de Grisa.
Au nord du golfe vient déboucher FHéracléios , ainsi nommé
de l'Héraclès tyrien. Là, dans l'anse de Boulis*, creusée en
plein rocher, se trouvait un excellent gisement de coquillages
à pourpre qui attira les marins eubéens. Plus loin, sur la côte
d'Etolie, s'élevait Chalcis, au pied d^une montagne de même
nom riche en minerais. Au delà du golfe, les noms eubéens
se répètent encore. Nous trouvons l'Are thuse chalcidienne à
Ithaque, ainsi qu'à Elis et en Sicile, et la légende de la nym-
phe dont les eaux poursuivent leur cours à travers la mer n'est
que le gracieux symbole des relations instituées par les Chal-
cidiens entre des points éloignés ; car ils donnaient le nom de
la fontaine de leur pays aux sources qu'ils rencontraient au
bord de la mer, où ils sacrifiaient et renouvelaient leurs provi-
sions d'eau ^
1) Sur Chalcis et Corcyre, voy.,W. Mueller, De Corcyrasorum republica,
p. 9, (De part et d'autre, on trouve des noms comme Macris, Eubœa. . .,
etc.).
2) HoM., Odyss., VII, 321.
•*) Voy. ci-dessus, p. 64.
'*) BuRsiAN, Geogr . von Griechenland, I, 185.
"") PiNDER und Friedl.îj.nder, Beitrxge zur selteren Münskwide, I, p.
234.
COLONIES EUBÉENNES 539
Les Chalcidiens eurent pour émules les Erétriens. Ceux-ci
avaient surtout pris pied à Corcyre. Ils en furent expulsés par
les Corinthiens ', et voilà comment File des Corcyrcens a été
introduite dans le champ de la navigation hellénique par
l'action combinée de TEubée et de Corinthe.
Il fut un temps où File était l'avant-poste des Hellènes dans
la direction du nord ; et c'est là la raison du rôle considérable
qu'elle a joué dans le développement de la marine hellénique.
En effet, en raison même de sa position, il fallut la mettre en
état" de se défendre, et elle arriva ainsi plus tôt que les autres
colonies à se rendre indépendante. Elle fut obligée de protéger
elle-même ses côtes et elle s'habitua à considérer la mer
avoisinante, en remontant à partir de l'entrée du golfe
d'Ambraeie, comme sa propriété. Elle se créa une marine
qui rivalisait avec celle de Corinthe, et son indocile fierté la
poussa à se révolter contre sa^métropole. Tandis que la guerre
de Lélante se décidait encore par des combats de terre ^, on
vit pour la première fois une querelle entre villes grecques
tranchée par une bataille navale (665. 01. xxviii, 4), la pre-
mière bataille de ce genre dont on eût souvenir en Grèce 3. La
défection de Corcyre fut une des causes qui amenèrent la
chute des Bacchiades*, et, bien que Periandre ait subjugué
l'île à nouveau, les Corinthiens ne vinrent jamais à bout d'y
rétablir leur domination sur des bases durables.
Mais Corcyre tient aussi dans l'histoire de la colonisation
hellénique une place exceptionnelle. Située sur la limite de
la mer Adriatique et de la mer de Sicile, elle était à portée de
l'Italie aussi bien que de l'Illyrie ; de là, le double courant de
colonisation dont elle a été le point de départ.
L'un de ces courants remonta la côte occidentale du conti-
nent grec, lequel était resté totalement étranger aux progrès
de la civilisation hellénique et fut, pour cette raison, colonisé
comme une terre barbare. C'est vers 650 que le grand mouve-
ment colonisateur commença dans les eaux de l'Adriatique.
') Voy. ci-dessus, p. 329.
-) Voy. ci-dessus, p. 535.
•*) Thucyd., I, 13.
*) Thucyd., I, 25.
540 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l'aRCHIPEL
Là, Corinthe et Corcyre opérèrent en commun, principalement
au temps de Periandre, au moment où fut fondée Epidamne,
plus tard Dyrrhachion ' . Corinthe avait la direction de l'entre-
prise; mais la majeure partie des colons étaient des Corcyréens.
Il en était de même à Apollonie, que l'on avait bâtie au bord
de l'Aoos, sur un terrain volcanique extrêmement fertile. Les
peuplades illyriennes ne se montrèrent pas inabordables.
On leur fournit du vin, de l'huile , et des produits industriels
de toute espèce contre des bois, des métaux, du bitume. Les
plantes cueillies sur les montagnes illyriennes allèrent à
Corinthe alimenter les fabriques de parfums ^ ; on expédia
à destination des ports grecs des quantités de bétail à abat-
tre; on fit la traite des esclaves; si bien que les places de
commerce fondées dans ces régions comptèrent bientôt parmi
les marchés les plus fréquentés de l'ancien monde. Or, plus la
mer Adriatique effrayait la majorité des marins grecs, plus les
Corcyréens s'approprièrent les avantages de ro mouvement
commercial. C'est ce qui les mit en état de secouer le joug
qu'ils avaient un instant accepté et de tenir tête avec leurs
seules forces à leur métropole.
D'autre part, Corcyre était aussi le seuil de l'Italie. Au nord
de l'île, il n'y a, pour séparer les. continents, qu'un détroit
moins large que la distance qui sépare la Phéniciede Cypre ou
Cythère de la Crète ; des montagnes de l'île, on aperçoit les
Apennins. Il y a eu là des relations internationales bien avant
l'époque de la colonisation chalcidienne.
La partie du continent d'outre-mer qui s'approche le plus
près des monts Acrocérauniens est une étroite langue de
terre qui fait saillie entre la mer de Tarente et celle d'Ionie et
s'avance au loin vers l'est, comme si, en cet endroit, Tltalie
voulait tendre la main à la Grèce. C'est la terre des lapyges ou
Messapie. Cette région péninsulaire dut, à cause de sa position
géographique, être occupée la première par les peuples qui,
>) Epidamne est fondée en 625. 01. XXXVIII, 4 (Euseb., ad ann. 1391.
Syncell., 213 c). Sur les colonies des Corcyréens fondées entre 01.
XXXVIII et XLVIil, voy. Mueller, p. 16.
-) Sur les fabriques de Corinthe, voy. Barth, De Corinth. mcrcat,,
p. 49.
COLONIES EUBÉENNES 541
de la Crète, de la Lycie et de l'Ionie, lançaient leurs marins
dans toutes les directions, ainsi que par les tribus établies sur
les côtes de la Grèce occidentale '.
Les Messapiens passaient pour des descendants des Cretois.
On rapportait à des Arcadiens navigateurs, ce qui veut dire à
des tribus Cretoises portant ce nom, l'origine des Peucétiens
et des Œnotriens ou « vignerons » qui habitaient la même
contrée. On retrouve dans d'autres régions colonisées par les
Cretois des noms et groupes de noms absolument identiques,
comme Hyria et Messapion. Entre Brentésion etHydrus, c'est-
à-dire, entre les points les plus abordables de la côte italienne,
à quelque distance de la plage, se trouvait l'endroit appelé
Lupise ou Lyciee, dont le nom indique la part prise par les
Lyciens à la fondation de ces établissements -. Enfin, ce qui
recte de l'écriture et de la langue des Messapiens nous permet
d'y reconnaître une certaine analogie avec les vieux dialectes
grecs \ Nous avons donc de bonnes raisons pour admettre que
les Grsekes et les Italiotes, ces peuples frères, après s'être
jadis séparés dans les montagnes de l'Illyrie, se sont rejoints
par la voie de mer dans le sud de la péninsule italique et ont
de nouveau frayé ensemble. C'est par là qu'ont été introduits
l'olivier, la vigne, le platane, le cyprès et autres végétaux
helléniques, par là qu'ont pénétré, avec une foule de connais-
sances transmises des Grecs aux Italiotes, quantité de mots
grecs qui sont devenus propriété nationale des peuples itali-
ques. Ces termes importés appartiennent généralement à un
cercle d'idées qui suppose une civilisation déjà avancée, par
exemple, aux procédés techniques de l'architecture, comme
calx, machina, thésaurus^ ou de l'art nautique, comme guber-
nare, ancora,prora,aplustre, faselus... etc\
') Voy. ci-dessus, p. 75.
^) En ce qui concerne les colonies italiques, les principaux renseignements
nous sont fournis par Strabon, p. 252-265, 278-280.
ä) D'après G. Curtius, Griech. Etym., p. 116, Messapia équivaut à
Meoûôptov. Sur la Messapie, cf. Leake, Num. Hell. Eur., 134.
*) Influence des Grecs sur la formation de la langue latine, analysée par
G. CuRTKjs, ap. Yerhandl. der Hamburger Philologen -Yersammlung .
Sur les lapyges et leurs relations avec les colonies grecques, voy. Helbig,
Hermes, XI, p. 265.
542 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l'aRCHIPEL
Cette action considérable exercée sur l'Italie par des tribus
grecques dans la période préhistorique, au temps où la Crète
dominait les mers, se fit sentir principalement sur la côte
orientale que Pline appelle avec raison le «fronton de l'Italie', m
parce que, comme la côte orientale de la Grèce d'Europe, elle
a été la première à recevoir l'excitation féconde apportée par
les colons d'outre-mer et qu'elle l'a plus vivement ressentie.
Cependant, le côté de l'occident ne resta point en dehors
de cette influence. Comme la mer de l'est ou mer Ionienne,
celle de l'ouest ou mer Tyrrhénienne doit son nom à des
tribus grecques de l' Asie-Mineure, à ces Tyrrhènes ioniens "
qui ont découvert le détroit de Sicile, qui ont apporté de la
Lydie, leur pays, surlacôte occidentale de l'Italie les premiers
germes de civilisation entendue à la manière grecque, et s'y
sont établis eux-mêmes en groupes nombreux.
Les relations ouvertes par les marins de l'Asie furent conti-
nuées, et avec une ardeur des plus actives, par les insulaires
de la Grèce occidentale, c'est-à-dire, par les peuplades lélèges
des Céphalléniens, Taphiens et Téléboëns. D'abord, les
indigènes établis aux alentours des mines du golfe Thermaï-
que commencèrent par transporter sur la plage orientale le
cuivre, métal très recherché aux temps héroïques; puis, les
matelots contournèrent la pointe la plus méridionale de la
péninsule, la partie qui, pour les Grecs, était l'Italie propre-
ment dite, et allèrent chercher le cuivre jusqu'à Témèse, pour
l'échanger contre du fer et de l'acier. C'est ainsi que le roi des
Taphiens, Mentes, fait le commerce entre la Grèce et l'Italie;
ses vaisseaux vont et viennent en toute sécurité d'un bout à
l'autre du détroit, et des captifs grecs sont vendus à haut prix
aux Sicules^. Ainsi donc, la plus ancienne indication qui nous
renseigne sur ce qui se passait dans cette mer, celle que nous
ont conservée les chants relatifs à Ulysse et à Télémaque, nous
montre les deux rivages en relation, et en relation déjà intime.
>) Fro7is Italiœ (Plin., Nat. Eist., III, 10, 95).
-) Voy. ci-dessus, p. 52.
^) Y{oyi..,Odyss., 1, 184. Les légendes locales d'origine italique qui ont trouvé
place dans le Nostos le plus récent de YOdijssce conviennent parfaitement
aux colonies chalcidiennes. Cf. Muellex\hoff, D. Alterthumskunde, I, 57,
COLONIES EUBÉENNES 543
Ce sont là les plus anciens rapports que puissent attes-
ter, entre les côtes de la Grèce et celles de Tltalie, des faits
avérés et une tradition dont la souche a porté bien des
rameaux. Encore les tribus grecques n'ont-elles fait que con-
tinuer des relations remontant à une époque très reculée,
quand elles ont pris part au commerce du cuivre mis en train
par les Phéniciens. En tout cas, ce commerce entra dans une
période nouvelle lorsqu'il ne resta plus abandonné à des
peuplades errantes^ mais fut dirigé' par des villes et suivant
un plan déterminé. L'initiative revient, cette fois encore, aux
vigoureux enfants de l'Eubée qui, pour se procurer du cuivre,
retrouvèrent, à force d'énergie, les anciennes routes de l'Oc-
cident.
Lorsque les Chalcidiens prirent en main le commerce de
métaux fait avant eux par les Taphiens et qu'ils firent le tour
de la péninsule italique, ils trouvèrent partout les traces
d'établissement grecs datant d'une époque antérieure, et
leur tâche de commerçants et de colons en devint singulière-
ment plus facile. Mais, nulle part ils ne trouvèrent une contrée
qui répondît mieux aux besoins de leur négoce que la côte de
Campanie, où se trouvent réunis le sol le plus productif et le
rivage le plus heureusement conformé. L'île qui se trouve à
l'entrée du golfe, du côté du sud, Capri, avait été occupée par
des Téléboëns ; sur les îles placées en face dans la direction
de l'ouest, les Pithécuses, où les métaux abondent, les marins
eubéens fondèrent une ville à laquelle ils donnèrent le nom de
l'ancienne capitale de leur île à eux, Kyme [Gume] \
Les Pithécuses, ^Enaria (Ischia) et Prochyte (Procida), sont
des produits de la même force volcanique qui a soulevé du
fond de la mer, au nord du golfe, deux montagnes affaissées
depuis et dont les cimes ont été remplacées soit par des rades
ouvertes, soit par des lacs poissonneux. Il y a un endroit où les
bords du cratère septentrional se rejoignent, à une assez
grande altitude au-dessus du niveau de la mer, en face des
Pithécuses. C'est là l'emplacement que les colons eubéens
sont allés chercher pour y recommencer à nouveau frais la
*) Voy. ci-dessus, p. 531.
544 LES HELLÈNES EN DEHORS 1>E l'aRCHIPEL
fondation de leur ville. De cette hauteur, qui du côté de la
terre est d'accès difficile, on domine les magnifiques golfes de
Misène et de Puteoli avec les îles environnantes, et, pour une
ville qui allait être le centre du commerce du cuivre sur la
côte tyrrhénienne^ la position était des plus heureuses. Ce
lieu devint le rendez-vous d'une foule de marins dispersés qui,
en Sardaigne et ailleurs, n'avaient pu arriver à se grouper
en cité, et ainsi se forma la Cume de terre ferme qui, la tradi-
tion est unanime à l'affirmer, a été la plus ancienne ville grec-
que assise en pays italique dont les Hellènes aient gardé le
souvenir '.
Sa fondation remonte à une époque où Kyme, celle qui s'éle-
vait sur la côte orientale de l'Eubée, avait encore parmi les
villes insulaires une espèce de primauté, par conséquent, à
peu près au temps où des bans d'émigrants partirent de l'Eubée
pour l'Eolide et où se fonda également sur la côte asiatique
une nouvelle Kyme -. La métropole eubéenne doit s'être
épuisée dans cet effort : elle fut peu à peu éclipsée parles deux
villes riveraines de l'Euripe, et si complètement qu'on s'habi-
tua par la suite à considérer la colonie italique comme une
fille de Chalcis et d'Ere trie, sans que son nom^ le témoignage
de sa filiation originelle, ait jamais été changé pour cela.
Des siècles durant, Cume est restée isolée sur sa falaise
solitaire, comme une sentinelle avancée de la civilisation
grecque dans l'extrême Occident. C'est là que le génie grec a,
pour la première fois, pris possession du sol italique et y a
enfoncé profondément ses attaches. C'est de là que se sont
répandus à profusion, sur les plages avoisinantes, les cultes
grecs et les légendes héroïques; c'est de là aussi que probable-
ment JEthalia (Elbe), l'île de cuivre et de for, a reçu son nom
et sa vocation historique. Née au moment où a commencé
l'expansion des tribus helléniques par la voie de mer, Cume
se défendit vaillamment depuis lors contre les Barbares des
') Cume dans le pays des Opiques (Strabon, p. 243. Vell. Paterc, I,
4. EusEB., Chron,).
-) Voy. ci-dessus, p. 146. D'après Holm, Geschichte Siciliens, I, p. 112,
Cume a été fondée en 980. Cf. les autres colonies datant de l'époque de la
guerre de Troie, dans Strabon, p. 254. 264.
COLONIES EUBÉENNES 545
alentours, jusqu'au jour où, la mer étant pacifiée, des renforts
arrivèrent de l'Eubée, de Samos et autres lieux et où, sous
cette affluence, le double golfe de Naples se convertit en une
Grèce florissante.
Sous les champs phlégréens, dont la luxuriante fécondité
remplaçait pour les Chalcidiens de Gampanie leur plaine de
Lélante, est couché, suivant la légende grecque, un géant
enchaîné dont le corps s'allonge dans la direction de la Sicile
et qui exhale sa rage par le gouffre de TEtna *. Les marins de
l'Eubée avaient une prédilection visible pour les régions vol-
caniques : ils en connaissaient les dangers, mais ils savaient
aussi en apprécier et en mettre à profit les avantages. Aussi,
la cime de l'Etna était-elle pour eux, dans leurs traversées,
un centre d'attraction irrésistible. Avant tout, il leur fallait,
peur assurer leur passage dans la mer ïyrrhénienne, un éta-
blissement à demeure et un port de refuge sur le détroit de
Sicile. On retrouve là une particularité déjà constatée dans le
développement de la colonisation milésienne, c'est que les
stations intermédiaires sont moins anciennes que les têtes de
ligne aboutissant aux rivages d'outre-mer. Les Eubéens
bâtirent donc sur TEuripe de Sicile, où ils retrouvaient le
flux et le reflux de leur détroit à eux, une ville forte qu'ils
appelèrent Rhégion, c'est-à-dire « cassure, » à cause de la
brèche par laquelle l'irruption des eaux semble avoir détaché
l'une de l'autre l'île et la péninsule ^.
Il y a entre cette fondation et le commerce de Gume un rap-
port étroit; et ce qui le prouve, c'est que, avant même qu'elle
ne fût faite, des bandes grecques venues de Gume s'étaient
avancées jusqu'au port sicilien deZanclc% — ainsi nommé de la
langue de terre en forme de faux qui le protège, — et avaient
engagé leur métropole à transformer cet établissement en une
colonie définitive destinée à assurer leurs relations avec la
mère-patrie. Ainsi, pour dominer le détroit, on créa là deux
villes, placées comme Panticapée et Phanagoria sur le Bosphore
de l'extrême nord. Ges fondations coïncident avec l'époque de
^) Typhös le géant (Pi.nd., Pyth., I. 16).
2) Pausan., IV, 23, 6. Strab., p. 257. Heragl. Pont., c. 25.
3] ZâyxVvY), plus tard Messana [Messine].
35
546 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
la première guerre de Messénie ^ Les Ghalcidiens profitèrent
des désordres du Péloponnèse pour mener dans leurs colonies
des familles messéniennes qui fuyaient leur patrie. Par toute
son histoire, Rhégion appartient plutôt à la Sicile qu'à l'Italie,
et l'on garda jusque fort tard l'habitude de relâcher à Rhégion
en faisant route pour la Sicile.
Ce n'était pas là un point d'arrêt. Presque simultanément,
la colonisation grecque s'avança d'un pas sur dans deux direc-
tions opposées, vers le nord comme vers le sud. Elle com-
mença par le sud.
En Sicile, les Grecs n'avaient pas les coudées aussi franches
que dans le Pont, au nord ; ils étaient limités dans le choix des
emplacements. Une partie du sol, et la meilleure, était aux
mains des Phéniciens et Elymes ou Troyens ^ Les Phéni-
ciens, que l'on avait évincés de la mer Egée et des bassins con-
nexes, n'en étaient que plus nombreux et plus solidement ins-
tallés de ce côté. La fondation de Rhégion dut déjà leur paraître
une agression contre la Sicile ; mais, lorsqu'ils virent les Grecs
prendre pied sur les deux rives du détroit, ils se préparèrent
avec d'autant plus de résolution à défendre leur propriété. Ils
n'étaient pas seuls. A côté d'eux, il y avait aussi les Sicules
indigènes qui, sous la conduite de chefs belliqueux, disputaient
le terrain aux nouveaux colons, bien qu'en somme ils eussent
plus de sympathie pour les Grecs que pour les Phéniciens.
Les établissements grecs étaient de deux sortes. D'abord,
on chercha à s'emparer des points que l'on jugeait indispen-
sables au commerce. Là, on regardait moins à la qualité du
terroir qu'à la situation. On tenait à être à portée des princi-
pales voies maritimes. Zancle était un de ces points. On ne
pouvait pas laisser un port comme celui-là en des mains étran-
') Voy. ci-dessus, p. 245.
2j (ÖXOUV Ô£ xa\ <i>otvix£ç 7tep"t Tiâirav \ih xrjv Scy£>vîav à'xpaç te Im TÎj ^cù.iaari
aTToXaêôvTEç xal Ta zmv.d[iBva. v/jafSia £[j.7toptai; é'vexev irj; upo; tou; SixeXo-jç- èiretOTi
Ô£ o\ 'EXXïjve; TtoXXot xaxà ÔdcXaiTcrav èueiffÉ'RXeov, IxXitcÔvte; xà uXet'w Moxy-^v xat
SoXÔEv-ca xai riàvop[j.ov Èyyùi; xwv 'EXufjLwv ÇuvotxT^aavTe; èvlaovTO (Thucyd.,VI,2).
Sur les traces d'établissements phéniciens dans les parties occupées plus
tard par les Hellènes, voy. Holm {Gesch. Siciliens, p. 80 sqq.). Sur les
établissements qui sont restés phéniciens {ibid., p. 83 sqq.). Sur les
Troyens ou Dardaniens qui courent les mers avec les Phéniciens, voy. ci-
dessus, p. 92.
COLONIES EUBÉENNES o47
gères ; il fallait y être le maitre si l'on voulait que la mère-
patrie et les colonies eussent leurs communications assurées *.
Ensuite, on se mit en quête d'endroits réunissant les condi-
tions les plus favorables au développement d'une cité grecque.
On eut le choix entre quantité de plaines rangées le long de la
côte, des plaines en forme de vallons abondamment arrosés
qui s'enfoncent dans le massif de l'intérieur, protégées sur
leurs derrières par des montagnes, ouvertes sur la plage et
pourvues d'ancrages commodes. Des plaines côtières comme
celles-là, d'une fertilité dont nulle terre grecque n'approche,
on en trouve tout une rangée sur le rivage oriental de l'ile,
celui qui, du détroit de Sicile, descend vers le sud ^ C'est dans
cette direction que les Grecs ont dû tout d'abord tourner leurs
regards, ces contrées étant à la fois les plus rapprochées d'eux
et les plus éloignées des principaux établissements phéniciens.
Il y avait longtemps déjà que la cime de l'Etna était pour les
pilotes chalcidiens un point de mire : du flanc de la montagne,
au nord, jaillit l'Acésine ; c'est à l'embouchure de ce ruisseau
que fut fondée en 736(01. xi, 1) la première colonie sicilienne
proprement dite, la ville de Naxos.
C'était une colonie chalcidienne; et pourtant, l'homme qui a
joué le principal rôle dans l'histoire de sa fondation était un
Athénien, Théoclès. C'est Théoclès qui a découvert l'emplace-
ment favorable, lui qui, dans la mère-patrie, a poussé à l'émi-
gration et recruté pour son entreprise des aventuriers doriens
et ioniens : s'il a appareillé de Chalcis, cela prouve qu'à
Tépoque les hommes les plus entreprenants étaient obligés
d'avoir recours aux grands foyers de colonisation et ne trou-
vaient que là les moyens de mettre leurs projets à exécution.
Le nom de la nouvelle cité montre qu'il y eut parmi ses fon-
*) Zancle est fondée par Périérès de Cume et Cratseménès de Chalcis
(Thucyd., VI, 4). Bruxet de Presles {Recherches sio^ les établissements
des Grecs en Sicile, p. 82) distingue deux fondations ; mais il n'y a pas
lieu de contester à Périérès et Cratseménès leur qualité de contemporains.
D'après Siefert [Zankle-Messana, p. 9), la date de la fondation est com-
prise entre 735 et 729.
-) Sur les emplacements choisis par les colons grecs en Sicile, voy. les
remarques de Schubring, Umwanderung des mega^Hschen Meerbusens
(Zeitschr. f. allgem. Erdkunde. N. F. XVII, p. 434 sqq.).
548 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
dateurs quantité de gens des Cyclades. Delphes leur donna sa
bénédiction, et l'autel élevé à Apollon sur la plage de Naxos
marqua pour toujours l'endroit où les Grecs avaient pris pied
pour la première fois sur le sol sicilien '.
Ce fut un événement dont les conséquences ont retenti au
loin dans l'histoire grecque tout entière. A partir de ce moment
tribus et villes grecques s'éprennent tout d'un coup et à l'envi
d'un beau zèle pour le rivage de Sicile, dont les récits les plus
séduisants, colportés dans la mère-patrie, vantent la splendeur.
Mais, cette fois encore, l'émulation fut une cause de mésintel-
ligence et de scission. La population, recrutée par Théoclès
dans des tribus différentes, ne put rester unie. Les Mégariens
se séparèrent et s'avancèrent du côté du sud. Les Bacchiades
de Corinthe saisirent avec beaucoup d'habileté le moment fa-
vorable ; ils attirèrent à eux les Mégariens et, dès l'année
suivante (735. 01. xi, 2), ils fondèrent une ville à eux sur l'île
d'Ortygie,enlevantainsipar avance aux Chalcidiens le meilleur
port de la côte orientale'. Les marchands phéniciens qui étaient
installés sur File d'Ortygie y restèrent et y vaquèrent tranquil-
lement à leur industrie ^ ; le concours de nationalités différen-
tes ne fit que hâter le rapide épanouissement de Syracuse.
Cette scission consomma la rupture de la concorde patrio-
tique qui avait présidé aux débuts de la colonisation. Avec la
langue et la civilisation grecque, les émigrants transportèrent
aussi sur le sol de la Grèce nouvelle leurs rivalités de tribus et
semèrent ainsi les germes des dissensions qui, plus tard,
divisèrent la Sicile grecque en deux camps.
Comme les Chalcidiens continuaient à occuper de plus en
plus complètement les flancs de l'Etna et que, dans les cinq
années subséquentes, ils fondèrent Catane, ainsi que Léontini,
— celle-ci bâtie sur un cours d'eau navigable, leTérias, et réu-
nissant à un degré rare tous les avantages d'une ville agricole
ßcA)[Aov îôpûo-avTo (Thucyd., VI, 3). Sur Naxos, cf. Euseb., Hieronym., Chron.
Strabon, p. 267. Sur Théoclès, voy. Boehnecke, p. 111.
^) Voy. ci-dessus, p. 329.
3) Sur les Phéniciens à Orlygie, voy. Stark, ap. Berichte der Saechs.
Gesellschaft d. Wiss., 1856, p. 117.
COLONIES EUBÉENNES 549
et d'une cité maritime, — onfit encore une tentative pour grou-
per ensemble les tribus. Les Mégariens qui, de par leur origine,
étaient à moitié ioniens, à moitié doriens, demeurèrent un ins-
tant chez les Léontins. Mais on ne les associa pas à la jouissance
des fertiles campagnes qui entouraient la ville. Les Mégariens
émigrent de nouveau ; ils cherchent en divers lieux un abri,
jusqu'à ce qu'enfin ils trouvent au nord de Syracuse, sur le
golfe qui s'ouvre à l'est en avant des montagnes Hybléennes,
une patrie définitive. Ils y obtiennent des terres par voie d'ac-
commodement avec un roi sicule, et fondent Mégara-Hyblœa
(728. 01. xm, 1).
Ainsi, malgré toutes les dissensions, et même en partie à la
faveur de ces discordes, toute la côte orientale, du cap
Pachynos au cap Péloros, fut hellénisée en un laps de temps
mcroyablement court ', et l'on eut, dans le plus beau pays de
la Méditerranée, un domaine colonial d'une seule pièce, où
chacune des villes intéressées avait trouvé sa place.
Les Mégaréens se trouvaient les moins bien partagés. Sans
doute, leur plaine et leur golfe comptaient parmi les meilleurs
de la Sicile ; mais, là comme dans la mère-patrie, ils se trou-
vaient enclavés entre un territoire ionien et un territoire dorien,
de sorte qu'ils n'avaient pas la liberté de leurs mouvements.
Ils avaient, d'un côté, Léontini; de l'autre, Syracuse qui, bien
que de même sang et placée à peu près dans les mêmes con-
ditions matérielles que Mégara, distança bien vite sa voisine.
C'est que Syracuse avait le champ libre derrière elle. Il n'y
avait pas trois générations qu'elle existait que déjà elle était
en mesure de sortir de son île pour pousser ses conquêtes à
l'intérieur et fonder dans la montagne, au-dessus des sources
de l'xinapos, la ville d'Acra3 (664. 01. xxix, 1). C'est aussi
vers cette époque que Syracuse doit avoir élevé les fortifica-
') La chronologie de la colonisation de la côte orientale repose sur le
témoignage d'Éphore, de Thucydide et de Scymnos de Chios (Epiior. ap.
Strab., p. 267. Thucyd., ibid. Scymn., 273). Mégara Hyblœa a duré en
tout 245 ans : elle fut détruite par Gélon aussitôt après 01. LXXIV, 2 ou 1.
Par conséquent la date de la fondation tombe dans la première moitié de
01. XIII (vers 728). C'est dans les trois années précédentes quE se placent les
pérégrinations de Lamis, dont on connaissait par le menu les stations et la
durée. Cf. Polygen., Strateg., Y, 1, 2. Schlbbing, op. cit., p. 4-47 sqq.
550 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
lions d'Enna, la « citadelle de la Sicile *. » Ce furent là les der-
niers succès marquants obtenus par la politique coloniale des
Bacchiades.
En même temps, l'esprit entreprenant de la race grecque
s'était jeté sur le continent italique, notamment sur le littoral
du golfe de Tarente qui, en raison des produits du sol et de la
mer, surtout à cause de ses coquillages à pourpre, avait déjà
attiré les marins phéniciens.
Le courant d'émigration qui se porta de ce côté venait princi-
palement de la mer deCorinthe. LesChalcidiens en route pour
l'Occident embarquaient là des aventuriers désireux de s'expa-
trier, et c'est ainsi qu'ils mirent ces contrées en relation avec
les pays de l'ouest. Yoilà comment Trita^a, par exemple, une
ville bâtie dans les montagnes de l'Achaïe, se trouvait de lon-
gue date en relation avec la Cume italique -.
L'oracle de Delphes fit ce qu'il put pour accroître, à iEgion
et dans les villes maritimes des environs, la confiance dont
jouissaient les Chalcidiens, les plus fidèles serviteurs et les
messagers d'Apollon Pythien. Quand le crédit des Chalcidiens
futenbaisse, les Corinthiens prirent la directiondu mouvement,
comme on s'en aperçoit déjà lors de la fondation de Crotone.
Mais, nulle part la population en excès ne se montra plus pres-
sée départir que sur l'étroite bordure de l'ancienne iEgialée,
où Ioniens et Achéens habitaient côte à côte dans une rangée
de villes serrées les unes contre les autres.
Les Chalcidiens avaient des intérêts commerciaux qui les
attiraient tout particulièrement au delà du détroit, dans la mer
Tyrrhénienne ; c'est pour cela qu'ils passaient sans s'y arrê-
ter devant les bords du golfe de Tarente. Pourtant, au point
de vue de l'agrément du climat et des richesses naturelles, le
versant oriental de TApennin était bien préférable au versant
de l'ouest. La nature n'y avait pas prodigué les ports; mais,
dans une mer abritée comme celle-là, les ancrages et les baies
ouvertes suffisaient. Il y avait, le long de la côte, des plaines
largement irriguées qui n'avaient pas leurs pareilles pour
') Sur les colonies de Syracuse à l'intérieur de la Sicile, cf. Schubring,
Akrai-Palazzolo (Jahrbücher für klassische Philologie. Suppl,, IV).
2) Pausan., VI [, 22,8.
COLONIES EUBÉENNES 551
la culture des céréales ; les hauteurs se prêtaient à merveille à
la culture de la vigne et de l'olivier, ainsi qu'à l'élève des bes-
tiaux ; les forêts qui couvraient l'étage supérieur fournissaient
aux constructeurs de navires une provision inépuisable de bois
et de poix; si bien qu'on ne pouvait rencontrer nulle part des
conditions plus avantageuses au développement d'une pros-
périté dont tout le monde aurait sa part. Parmi les habitants,
les Œnotriens,qui habitaient le flanc des montag'nes jusqu'à la
mer, et les Ghaoniens ou Choniens se distinguaient par l'état
plus avancé de leur civilisation. Dans le pays des Choniens
existait déjà, de temps immémorial, une ville hellénique, Siris,
qui se prétendait d'origine troyenne \ Partout l'on rencontre
des traces d'une civilisation grecque antérieure. Aussi, la po-
pulation philhellène s'associa volontiers aux nouveaux foyers
de culture intellectuelle ouverts par les Grecs, et le renfort
qu'elle fournit contribua à rendre en peu de temps leurs villes
grandes et florissantes.
C'est dans ce milieu que furent fondées presqu'en même
temps, en face du promontoire lapygien, sur des points de la
côte qui se trouvaient le long de la route suivie par les navires
chalcidiens, deux villes voisines l'une de l'autre : d'abord,
Sybaris (721. 01. xiv, 4), placée dans un vallon luxuriant, à
l'endroit où les ruisseaux de Crathis et de Sybaris se réunis-
sent pour former une petite rivière ; puis, bientôt après, Cro-
tone, à cinq milles de là, sur une sorte de terrasse plus élevée
et plus dégagée que forme au bord de la mer une saillie de
l'Apennin. Les colons appartenaient, pour la plupart, à l'an-
cienne population ionienne de la côte septentrionale du Pélo-
ponnèse : il y eut aussi, parmi ceux qui prirent part à la fon-
dation de Sybaris, des gens deïrœzène. Seulement, comme,
dans la mère-patrie, les Achéens avaient fini par se rendre
maîtres, après de longues luttes, de l'hexapole ionienne 2, la
colonisation se fit aussi sous la conduite de familles achéen-
nes. Myscellos, le fondateur de Crotone, était un Héraclide
*) Siris habitée par des Xûve; et des "Iwvsç (Strabon, p. 264. Tzetzes ad
Lycophr., 987. Cf. Res Siritarum dans l'ouvrage de Lorentz, Tarentinorum
res gestœ, 1838, p. 9).
2) Voy. ci-dessus, p. 141.
552 LES HELLÈNES EN DEHORS DE L ARCHIPEL
à'Mg3d ; le fondateur de Sybaris était originaire d'Héliké.
L'ancienne hostilité des deux races se réveilla dans les colonies
et amena des explosions qui ensanglantèrent l'histoire de
Sybaris. Tandis que le génie ionien prit le dessus dans cette
ville, Crotone resta plutôt achéenne. Mais, de part et d'autre,
ce fut évidemment l'énergie des familles achéennes qui im-
prima à l'histoire des deux villes une allure moins mesquine.
Il y avait chez elles plus de sens politique que chez les négociants
chalcidiens, qui se trouvaient satisfaits quand leurs plans de
commerçants et d'industriels avaient abouti. Ceux-ci n'avaient
en vue que les communications par mer, tandis que les Achéens
s'occupèrent d'agriculture, soumirent les indigènes, agrandi-
rent le territoire de la ville et organisèrent des confédérations.
Les deux cités se créèrent chacune un domaine sur la terre
ferme. Les Sybarites remontèrent les cours d'eau qui se jettent
à la côte, franchirent les hautes crêtes calcaires de l'Apennin
de Calabre, et se frayèrent un chemin à travers les fourrés du
bois de Sila jusqu'à l'autre rivage où ils fondèrent une série de
villes. La ville de Poseidon (Psestum) était la plus avancée au
nord des vingt-cinq colonies fondées par les bourgeois de
Sybaris ' . Les Crotoniates en firent autant de leur côté : ils
soumirent le haut pays qui s'étage sur une largeur encore plus
grande au-dessus de leur plage, et s'approprièrent les anciennes
mines de cuivre situées sur le bord du golfe de Térina. Ainsi,
les cités achéennes devinrent comme les capitales de petits
empires dans lesquels les tribus œnotriennes et osques vivaient
sous la suzeraineté de républiques grecques.
A la suite des émigrations péloponnésiennes vinrent des
colons partis de l'autre bord du golfe de Corinthe. C'étaient
des Locriens qui, pour éliminer de leur cité des éléments trop
remuants, fondèrent au pied du promontoire Zéphyrien une
nouvelle Locres, tout à côté de Rhégion avec qui ils parta-
gèrent la possession de la pointe la plus méridionale de l'Italie.
Enfin, les Hellènes occupèrent aussi la partie la plus
enfoncée du golfe, le coin de terre le plus riant que connût le
poète apulien, le rivage de ce que l'on appelle aujourd'hui
') Sur Sybaris, voy. Strabon, p. 263. Scymnus Chius, 360.
COLONIES EUBÉENNES 553
mare piccolo. Il n'y a là, il est vrai, qu'une côte plate; mais on
y trouve pourtant un excellent port, le meilleur de tout le litto-
ral, et un sol bien arrosé qui monte en pente douce à partir
de la mer, excellent pour l'élève des bestiaux comme pour la
culture du froment. Mais surtout, il n'y avait pas, dans les
mers d'Europe, de bassin aussi riche que celui-là en coquillages;
c'était là un avantage qui^ sans aucun doute, avait déjà été
remarqué par les marins phéniciens. Le rivage de Tarente se
trouvait^ pour cette raison, depuis fort longtemps en relation
avec la plus riche pêcherie de pourpre qu'il y eût dans les eaux
grecques , avec le golfe de Laconie , et ce sont des colons
laconiens qui, dans un temps où de graves dissensions met-
taient en péril l'Etat Spartiate •, y ont fondé la ville de Tarente.
Le fait est symbolisé, sur les monnaies d'argent frappées à
Tarente, par l'image gracieuse d'un jouvenceau qui, porté par
un dauphin^ glisse sur les vagues et montre de loin au rivage
où il va aborder le trépied apollinien. Ce jeune homme, c'est
Apollon Delphinios, le dieu qui avait conduit jadis les Cretois
à Delphes, qui les avait guidés ensuite jusqu'au rivage italique
(car Taras passait, non sans raison, pour un petit-fils de Minos),
et qui maintenant, de son temple de Delphes, amenait aussi
les Laconiens pour fonder la nouvelle ville.
Lorsque l'ancienne ville bâtie par les Chaoniens sur les bords
de l'Aciris et du Siris eut été fondée à nouveau par des
Ioniens de Colophon et fut devenue cette cité dont les chants
d'Archiloque vantaient, dès le milieu du vu» siècle, la magni-
fique situation; lorsqu'enfin, un peu plus à l'est, Métaponte
eut été édifiée par des familles achéennes sous la conduite
d'un œkiste de Grisa; alors, tout le demi-cercle du beau golfe
se trouva bordé de villes grecques. Ces établissements se trou-
vent répartis d'une façon si intelligente et séparés par des
intervalles si bien mesurés que l'on est forcé d'admettre, ou
bien un accord réciproque , ou bien l'effet d'une direction
supérieure imposant un plan d'ensemble.
En Italie aussi, les cités d'origine diverse ont commencé
par vivre entre elles sur le pied de concorde et par conclure
*) Voy. ci dessus, p. 251.
5S4 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
des traités sous la protection desquels elles purent grandir
en toute sécurité, chacune tirant parti des avantages de sa
situation topographiquc ets'adonnant, celle-ci plutôt au com-
merce, celle-là à l'élève du bétail, telle autre à l'agriculture ou
à l'industrie. Nous reconnaissons encore les vestiges des insti-
tutions amphictyoniqaes qui les groupaient et qui venaient
surtout des Achéens. Comme les villes d'Achaïe, les colonies
implantées sur le sol de l'Italie vénéraient en Zeus Homarios
ou Homagyrios le patron de leurs institutions politiques com-
munes : son autel était le foyer des colonies achéo-ioniennes.
Le culte de Héra eut, à ce point de vue, une influence plus
grande encore. Transplanté de FArgos achéenne, sa patrie
d'élection, il avait trouvé sur le promontoire Lacinien, au sud
de Crotone, un terrain éminemment favorable K Ce cap, qui
était pour les navigateurs un point de repère et un lieu de
débarquement, devint le centre de grandes fêtes placées sous
la direction des Crotoniates. Le temple, situé dans une épaisse
forêt de pins, était le rendez-vous de toutes les cités d'alentour ;
il était relié par des voies sacrées aux villes des Italiotes qui y
envoyaient leurs députés, y délibéraient sur les questions
d'intérêt commun, et y exposaient les produits les plus achevés
de leur art et de leur industrie. Même dans les poids et mon-
naies, il régnait un accord qui témoigne du génie organisateur
des Achéens, et, jusque dans les colonies les plus lointaines
des Sybarites, sur les frontières de la Campanie, nous trou-
vons la tête de Héra Lacinia servant d'écusson fédéral. Au
temps de Solon, la frappe des monnaies, réglée d'après le
système corinthien, et la fédération politique qu'elle suppose
étaient, dans la Grande-Grèce, en pleine activité.
Mais, combien il est rare que l'histoire nous permette de
"suivre du regard le paisible développement d'un système bien
organisé! Les traditions dont elle dispose ne commencent
guère que quand ce système se disloque et que les dissidences
se manifestent. Yoilà pourquoi nous ne connaissons le sol
béni de la Grande-Grèce que comme le théâtre des luttes les
plus sanglantes, luttes qui éclatèrent à l'époque où la discorde
«) Strab., p. 261. Liv. XXIV, 3.
COLONIES EUBÉENNES 558
se mit d'abord entre les villes achéennes et les villes ioniennes,
puis, arma les unes contre les autres les cités achéennes elles-
mêmes.
Tarente avait, elle aussi, comme l'attestent ses monnaies,
subi un moment l'influence achéenne. Mais elle s'en est affran-
chie de bonne heure, et, livrée à sa propre initiative, elle a
éclipsé toutes les villes voisines. A l'étroit du côté du sud, elle
trouvait la voie d'autant plus libre au nord et pouvait opérer
en grand de ce côté. En fait de colonies, elle n'en a point tiré
de son sein dans les premiers temps, à l'exception des places
fortifiées qu'elle établit dans les gorges du Samnium pour la
défense de son territoire ; un de ces postes avancés portait le
nom d'une ancienne bourgade Spartiate, Pitane, près du gué
deTEurotas K Mais l'influence de Tarente s'étenditdepréférence
sur la côte orientale. Elle était, en effet, un entrepôt placé sur
la limite de la mer Adriatique et delamer de Sicile; c'est dans
ses ports que les navires allant d'Epidamne vers le sud et vice
versa renouvelaient leur cargaison. Avant que Brentésion
(Brundisium) n'acquît une situation indépendante, Tarente
faisait le commerce de transit entre la Grèce et l'Italie-. Ses
opérations commerciales s'étendaient, par delà l'Illyrie, jus-
qu'en Istrie % et, sans aucun doute, elle était aussi en relation
avec les places maritimes du fond de l'Adriatique, notamment
avec la très ancienne ville pélasgique d'Hatria, dans le delta du
Pô. Hatria était, à son tour, le point de départ des routes qui
s'enfonçaient au nord dans les régions transalpines, routes
par où l'ambre arrivait aux peuples de la Méditerranée. Les
Hellènes se sentaient toujours, en définitive, mal à l'aise dans
l'Adriatique, et l'on s'en aperçoit au petit nombre de colonies
véritables établies sur ses deux rivages. Pourtant, il y avait
dans ces mêmes parages quantité depetites factoreries, comme,
par exemple, celle que les Eginètes avaient dans le pays des
Ombriens *. C'est que le trafic s'y faisait depuis longtemps et
1) Voy. ci-dessus, p. 210. Th. Mommsen, Rœm. Münzwesen, p. 119.
2) POLYB., X, 1.
3) Tarentus, — in ipsis Hadriani maris faucibus posita — in omnes
terras, Histriam, Illyricum, Epirum, etc. vêla dimittit (Florus, I, 18).
Ses relations avec rillyrie attestées par Plaut., Menxchm., Prol, 32,
*) Strabon. p. 376.
556 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
sur les articles les plus divers. Il y avait même une grande
route continentale menée de l'Adriatique au Pont-Euxin, à
travers les Alpes helléniques, avec un marché à moitié chemin
où arrivaient, d'un côté, des marchandisesexpédiées de Lesbos,
de Chios et de Thasos, de l'autre, des poteries fabriquées à
Corcyre».
S III
PROGRÈS DE LA COLONISATION EN OCCIDENT.
Entre temps, la conversion des côtes de Sicile en terre
grecque avait aussi fait des progrès. Les Syracusainsn'osaient,
il est vrai, doubler le cap Pachynos et pénétrer dans la mer
du sud qui, durant tout le viii" siècle, resta un domaine aban-
donné aux Barbares. Mais, en revanche, il vint de Rhodes de
hardis marins qui s'étaient habitués dans leurs pays à suivre
les voies frayées par les navires phéniciens et qui, en s'asso-
ciant au négoce de leurs voisins, avaient appris au fur et à
mesure à faire des affaires pour leur propre compte. Les
Rhodiens, après la fondation de leurs trois villes, Lindos,
lalysos et Camiros -, ont formé de bonne heure une puissance
maritime et se sont rendus maîtres des eaux d'alentour. Ils ont
bâti des villes sur les côtes de la Lycie, de la Pamphylie et de
la Cilicie, puis, se sont tournés de préférence vers l'ouest à
partir du moment où les Chalcidiens eurent dirigé de ce côté
le courant d'émigration parti des îles de l'Archipel, de Naxos,
Andros, etc. Un demi-siècle s'était écoulé depuis la fondation
des premiers établissements chalcidico-corinthiens sur la côte
orientale de Sicile lorsque Antiphémos de Rhodes etEntimos
de Crète installèrent, sur les bords du fleuve Gela où ils
venaient de détruire Omphake, une cité à laquelle ils donnè-
rent le nom de Lindii, c'est-à-dire, le nom de la principale
*) Ps. Aristot., Mirabil. auscuît,, c. 104,
*) Voy. ci-dessus, p. 148.
PROGRÈS DE LA COLONISATION EN OCCIDENT 557
métropole de la colonie, de celle qui lui avait fourni le fonds
de sa population ^ Plus tard, il y vint d'autres colons, notam-
ment de Télos et des autres îles cariennes; et, par suite, le nom
carien du fleuve. Gela, devint aussi le nom usuel de la ville.
L'entreprise hardie et le succès des Rhodiens fit époque dans
l'histoire grecque : on avait enfin surmonté l'effroi qu'inspi-
rait la mer du sud et frayé la voie à des entreprises nouvelles.
Cet effroi n'était pas simplement affaire d'imagination. D'abord,
la côte méridionale est bien moins hospitalière que celle de
l'est. Il y a là de longues arêtes montagneuses, flanquées de
contreforts qui s'avancent jusqu'à la mer et formentdes falaises
escarpées, avec des courants et des récifs dangereux. On n'y
peut naviguer sans une connaissance très précise des lieux.
Les ports sont mauvais ; aussi ne s'est-il jamais formé, dans
la région, d'Etats maritimes de quelque importance. Les mon-
tagnes de la côte sont coupées de tranchées où coulent des
torrents qui ont une pente très forte et qui, en saison d'hiver,
font des dégâts avec leurs inondations 2. Gomme la nature, la
population se montrait aussi là plus sauvage et plus rebelle
qu'ailleurs ; car, les anciens distinguent très nettement les
Sicanes des Sicules, regardant ceux-là comme plus étrangers,
plus barbares que ceux-ci. On croyait même avoir des raisons
de supposer que les Sicanes étaient un peuple venu de quelque
pays celtique^. En outre, les colons rencontraient là une
résistance énergique opposéepar les Phéniciens, qui secrampon-
naient avec opiniâtreté aux positions acquises et ne voulaient
pas abandonner des stations aussi commodément placées sur
la route de leurs possessions occidentales.
*) Fondation de Gela par Antiphémos et Entimos (Pausan., VIII, 46, 2.
Herod., VII, 153. D'après Schubring [Histor. -geogr. Studien über Ait-
Sicilien ap. Rhein. Mus., XXVIII, p. 81 sqq.) il y avait à Géla un fonds
primitif de Sicules indigènes, attendu que, d'après Etienne de Byzance
(Steph. B., s. V.) Yé>^aç signifiait givre dans la langue des Opiques et des
Sicules. Celte opinion a contre elle la tradition conservée par Schol. Pind.,
01. II, 16, et Pausan., VIII, 46, 2. r£)-aç est un nom carien. Omphake,
ville des Sicanes, détruite par Antiphémos (Pausan., VIII, 46, 2 : IX, 40, 4.
HoLM, Gesch. Siciliens, I, p. 60, 135).
-) Sur les difficultés qu'offre la côte méridionale, voy. Schubring, Topo-
graphie von Gela ap. Rhein. Mus., XXVIII, p. 87.
3) Thucyd.,VI, 2.
858 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l'aRCHIPEL
Cependant, tous ces inconvénients et ces dangers ne parvin-
rent pas à faire reculer les Rhodiens. Il faut dire que ceux-ci
étaient favorisés par les circonstances. C'était, en effet, le
moment où la dynastie belliqueuse des Sargonides était en
pleine prospérité. Le roi Sargon (720-703), s'élançant de
Ninive sa capitale, avait soumis la Syrie, étendu sa domination
jusque sur l'Egypte et humilié les villes phéniciennes. Cypre
fut affranchie par lui du joug phénicien, et les îles de la
Méditerranée élevèrent des statues au roi assyrien. Son succes-
seur Sanhérib prend Sidon, bat les Grecs en Cilicie, et fonde
Tarse pour assurer sa domination dans le sud de l'Asie-
Mineure \ Il n'est donc pas étonnant que les Rhodiens se
soient retirés vers cette époque des eaux de l'Asie-Mineure et
aient profité de l'impuissance des villes phéniciennes pour
envahir leur domaine colonial (690. 01. xxii, 3).
Le succès des Rhodiens éveilla le courage et provoqua l'ému-
lation. Les Mégaréens, qui ne pouvaient pas s'étendre, placés
comme ils l'étaient à côté du quartier général de la colonisa-
tion corinthienne ^ envoyèrent, vers 628 (Ol.xxxvm, 1), le trop-
plein de leur population dans l'ouest de File, au beau milieu
du domaine punique, et se créèrent sur les bords de l'Hypsas
occidental une nouvelle patrie. Ainsi sortit de terre Sélinonte,
la « ville de Fache, » cent ans après la fondation de Mégara de
Sicile, au moment où, dans la métropole, se préparait ou venait
de commencer le règne brillant de Théagène^. Experts en fait
de travaux hydrauliques, les Mégaréens desséchèrent les fon-
drières malsaines du bassin de l'Hypsas et firent si bien que
leur nouvelle ville prospéra rapidement.
Mais, d'autre part. Gela datait à peine de trois générations
que déjà, renforcée par un nouvel appoint de familles éner-
giques venues de la mère-patrie, elle fondait, au milieu de la
^) Sur l'histoire des Sargonides, cf. Opfert, Inscriptions des Sargonides;
Brandis, art. Assyria, ap. Paulys Real-Encyclopœdie, I, p. 1898,
2) Voy. ci-dossus, p, 549.
3) Voy. ci-dessus, p. 346. D'après Eusèbe, Sélinonte a été fondée dans la
XXXP Olympiade; dans la XXXIIP, d'après Diodore ; laXXXVJIP, d'après
Thucydide. Elle avait, comme Mégare sa métropole, une double acropole
(Benindorf, Metopen von Selinus, p. 6), et, d'après Schubring [Archœol.
Zeitung, 1872, p. 98), un double port.
PROGRÈS DE LA COLONISATION EN OCCIDENT 559
côte méridionale, sur un rocher formant une espèce de fron-
ton à pic, Agrigente, dont l'éclat et la puissance éclipsa bien
vite la fortune plus modeste de sa métropole. Agrigente était
située entre les rivières d'Hypsas et d'Acragas et avait les
proportions d'une grande ville. Le commerce d'huile et de vin
qu'elle faisait avec Carthage était la principale, mais non l'uni-
que source de sa prospérité ; les riches pâturages arrosés par
les ruisseaux qui se jettent à la côte faisaient prospérer l'élève
des chevaux ; le produit des champs de blé s'exportait en
Grèce ; les carrières fournissaient des matériaux en abondance
à la production artistique et au luxe des habitants '.
La presqu'île qui fait saillie au sud-est était le domaine
assigné aux Syracusains. Ils s'en emparèrent en procédant
méthodiquement, par avancées successives -. Soixante-dix
ans après la fondation de leur propre cité, ils élèvent, pour
commander les passages des montagnes, la ville d'Acrse ;
vingt ans plus tard, c'est Gasmenae; quarante-cinq ans après,
ils bâtissent, dans un vallon bien pourvu d'eau, sans doute sur
l'emplacement de quelque établissement phénicien, Camarina,
qui achève la série des places syracusaines^. Par Camarina, les
Syracusains prirent part, eux aussi, à l'hellénisation de la
côte méridionale, et, vers le temps oij Athènes demandait des
lois à Solon, il y avait, du cap Pachynos au cap Lilybée, une
série ininterrompue de cités helléniques se touchant par les
bornes de leurs territoires.
Mais les Hellènes avaient atteint ainsi la limite extrême de
1) Sur Agrigente, voy. Schubring, Geschichte und Topographie von
Akragas. Commerce de la ville (Diod., XI, 25. XIII, 81). Schubring admet
qu'Agrigente expédiait du blé à Athènes au vi^ siècle, se fondant sur le fait
que, dès cette époque, Agrigente avait adopté le système monétaire inauguré
après Solon (cf. Sxhuxs, Mevtie Niemism., 1867, p. 339). Sur le commerce
de céréales entre la Sicile et l'Orient, voy. Buechsenschuetz, Besitz und
Erwerb im Alterthum, p. 438. On trouve des monnaies portant des em-
blèmes relatifs au commerce des grains (Schubring, p. 33 sqq.). Il y avait à
Agrigente une masse d'étrangers classés parmi les métèques [ibid., p. 30).
ä) Sur les colonies des Syracusains, voy. Schubring, ap. Philologus,
XXXII, p. 495.
^) Camarina a été fondée 135 ans après Syracuse (Thucyd., VI, 5. Ths
MoMMSEN, Rœm. Gesch., P, p. 14o) dans une région malsaine, probable-
ment, comme l'indique son nom, à la place d'un établissement phénicien.
S60 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
l'extension de leur puissance. En vain, les intrépides Rhodiens
et Cnidiens cherchèrent à pousser plus avant; dans l'angle
nord-ouest de l'île où, du cap Lilybée à Eryx, les montagnes
s'avancent dans la mer et forment autour du rivage une cein-
ture de récifs crevassés et d'ilôts escarpés^ les Phéniciens
tinrent bon : c'était la face tournée du côté de Carthage, et
la cité africaine faisait tous ses efforts pour s'y maintenir, car
elle avait besoin de Motye pour son trafic avec la Libye, de
Soloïs et de Panorme pour assurer ses communications avec
la Sardaigne et sa suprématie dans les eaux de la mer
Tyrrhénienne.
Les Carthaginois, depuis que la puissance de leurs métro-
poles avait été brisée parles Assyriens, s'étaient chargés du
rôle qui incombait jadis aux cités de la mère-patrie : seule-
ment, ils entendaient la colonisation d'une tout autre manière.
Au lieu de se borner à établir des factoreries commerciales,
ils soumettaient le pays et ses habitants ; ils se créaient des
provinces qu'ils tenaient au moyen de forteresses. Les Phéni-
ciens se sont vengés par le bras des Carthaginois de toutes les
humiliations que leur avaient infligées les Hellènes : dans
l'ouest de la Sicile, ils ont opposé à tous les progrès de la
puissance hellénique une résistance opiniâtre et invincible :
là_, les Barbares sont restés seigneurs et maîtres du sol *.
Cela ne veut pas dire que cette région soit restée complète-
ment en dehors de Finfluencc grecque. Aux alentours de
l'Éryx habitait le peuple des Elymes ^ qui, d'après le témoi-
gnage unanime delà tradition, était apparenté avec les popu-
lations du littoral de l' Asie-Mineure et notamment avec les
Dardaniens. Ils descendaient de colons qui avaient été jadis
emmenés de leur pays par les Phéniciens ou qui les avaient
suivis volontairement ^ C'est la raison pour laquelle l'Héra-
clès tyrien passait pour le suzerain mythique des Elymes : la
situation dépendante où ils se trouvaient jadis vis-à-vis de Tyr
fut symbolisée par un devoir de vassalité qui les obligeait vis-
à-vis d'Héraclès. Leur chef-lieu était Egeste; leur sanctuaire
1) D. MuELLENHOFF, D. Altcrthumskundc, I, 109.
2) "E).uiJLot (Lycophr., 951. Serv., ^n,, I, 650).
3) Voy. ci-dessus, p. 92. 546.
PROGRÈS DE LA COLONISATION EN OCCIDENT 561
national, la chapelle d'Aphrodite, sur le rocher de TÉryx, avec
la mer au pied. Il s'était formé là une population mêlée, com-
posée d'indigènes, de Phéniciens et de Grecs, qui, attachée
par d'anciennes habitudes à la fortune des Phéniciens, soute-
nait leur domination dans le pays. Aussi, les Élymes étaiont-
ils considérés par les colons grecs comme un peuple barbare.
C'est que, chez eux, le génie grec n'avait pas pénétré à fond, et
ce qu'ils en avaient apporté avec eux n'avait pas été renouvelé
par des recrues envoyées après coup del'Hellade '. Nulle part,
dans l'ancien monde, on n'eût trouvé amassés autant d'élé-
ments de discorde que dans cette pointe occidentale de la
Sicile, où Tyriens^ Carthaginois, demi-Grecs et Hellènes
habitaient côte à côte sur un étroit espace.
Si les Hellènes, partis du détroit de Sicile, s'avançaient par
Ifi sud vers la pointe occidentale, ils en faisaient autant du
côté du nord. Dès 716 (Ol.xvi^ 1), les Zancléens avaient établi,
sur la langue de terre qui fait saillie en face des ilesLipari,
Mylae, dont ils firent leur port sur la mer Tyrrhénienne - ;
soixante-huit ans plus tard, ils élevaient Himère à l'embou-
chure du fleuve du même nom, avec la coopération d'un
nombre considérable de gens de Chalcis ^ Mais, de ce côté
comme de l'autre, les Grecs durent renoncer à aller plus loin.
La meilleure rade de toute l'île, la baie de Palerme, enfermée
entre ses deux promontoires, n'a jamais été enlevée aux
Carthaginois.
Là, les Hellènes, ne pouvant être les maîtres, firent ce
qu'avaient fait souvent les Phéniciens dans les ports grecs : ils
vinrent habiter au milieu de la population punique, et prirent
librement part au mouvement commercial et industriel qui
était à Panorme en pleine activité. De même que, sur les
') C'était un mélange d'indigènes, de Puniens et de Grecs asiatiques, à
peine frottés de civilisation hellénique : de là l'épithète de ß(ip6apoi (Scylax,
Perieg., 13). Holm [Gesch. SiciL, p. 88) fait venir les Élymes du fond de
l'Asie, en rapprochant l'Aphrodite d'Éryx de l'Artémis perse. Éryx et Ségeste
sont des noms de Ueux qu'on rencontre encore ailleurs.
^) MylcB = Cherronnesos (Syncell., p. 212 c. Euseb., Chron. ad 01.
XVI, 1).
^) D'après Holm (o^;. cit., p. 136, 393) Himère a été fondée en 648 avant
J.-C, parce que, dans Diodore (Diod., XI, 49), l'année 489 est comprise
dans le compte.
36
862 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l'aRCHIPEL
monnaies de la ville, on rencontre des types helléniques, par
exemple, la tête de Demeter, symbole des riches moissons
de blé récoltées dans Fîle, à côté de la légende phénicienne qui
qualifie Panorme de « camp des artisans \ » de même, — en
ce qui concerne la langue, les mœurs, le droit, — les deux
nationalités, phénicienne et grecque, subsistaient côte à côte
au sein d'une même communauté politique.
L'étroite solidarité que suppose cet état de choses entre
l'industrie grecque et celle des Phéniciens se trouve confirmée
par une preuve qui lui donne un haut degré de vraisem-
blance, par l'établissement grec fondé sur les îles Lipari. Là,
l'activité incessante des forces volcaniques engendrait une
grande quantité d'alun, substance employée par les anciens
comme mordant et indispensable à leurs ateliers de teinture ".
Il y vint, pour exploiter ce produit important, des colons grecs :
on cite, entre autres, des Cnidiens qui, vers 580 (01. l, 1),
s'étaient associés à une expédition commerciale dirigée de la
côte de Carie vers la Sicile. Comme ils étaient foui'iiisseurs
obligés des teinturiers de Panorme et qu'ils fixaient à leur gré
le prix de cette marchandise rare, ils parvinrent, sur leur rocher
stérile, à un degré de prospérité tel qu'ils étaient en état de
tenir la mer avec une flotte à eux et qu'ils envoyèrent à
Delphes de magnifiques œuvres d'art en mémoire de leur
triomphe sur les Tyrrhéniens.
La fondation de Sélinonte et d'Agrigente avait porté les
avant-postes des Hellènes jusque dans le voisinage du bras de
mer qui sépare la Méditerranée occidentale de la partie orien-
tale, jusqu'en face de Carthage, où la puissance phénicienne
qu'avaient créée les efforts réunis de ïyr et de Sidon faisait
bonne garde, fermement résolue à conserver à la race punique
la possession du bassin occidental. Mais les Hellènes ne lais-
sèrent pas non plus les Phéniciens régner tranquillement et
sans partage sur ces régions; car, non-seulement les Rhodiens
1) D'après Movers [Colonien, p. 336) la légende des monnaies de l'an-
cienne Panorme est machanat-choschbini. L. Mueller {Num. de Vanc.
Afrique, II, 86) traduit par « camp des Carthaginois. »
2) Lipara avec son c-TU7iT/)pîa; ixÉTaXXov (Strab.,p. 275. Pausan., X, 11, 3.
HoLM, Gesch. Sicil., I, p. 141).
PROGRÈS DE LA COLONISATION EN OCCIDENT 563
et les Cnidiens dirigèrent des attaques répétées contre la
pointe occidentale de la Sicile qui, avec sa ceinture de récifs,
avait l'air d'une grande forteresse punique, mais les navires
grecs allèrent dans les eaux de la Tyrrhénie, de la Sardaigne
et de ribérie barrer le chemin aux Carthaginois. Là, les choses
se passèrent tout autrement qu'en Orient. Ce fut une guerre
perpétuelle, qui formait un contraste frappant avec la vie
facile et la prospérité paisible des colonies de l'est; c'était une
arène où les plus entreprenants parmi les peuples navigateurs
osaient seul se risquer.
La Corse et la Sardaigne forment la limite entre la moitié
ibérique et la moitié italique de la mer d'Occident. Placées au
milieu des routes commerciales qui se croisent dans ces para-
ges, elles étaient d'une importance majeure pour tous les
peuples qui avaient des possessions en Campanie, en Gaule,
en Ibérie et en Afrique. La Sardaigne avait été, comme l'ouest
de la Sicile, peuplée de Grecs au temps où la colonisation
grecque était encore à la remorque des Phéniciens. C'est le
temps que la légende symbolise par l'association de l'Héraclès
tyrien avec son compagnon lolaos. La population originaire
de la Vieille-Ionie, qui vénérait comme son ancêtre le « père
lolaos, » s'était installée dans l'opulente île des Sardes et y
avait d'abord prospéré : mais elle avait été plus tard asservie
par les Carthaginois ; son organisation politique avait été
détruite par la force, et, comme il n'était point venu de nou-
veaux colons pour la restaurer, lej peuple des lolaeens était
retourné à l'état barbare. Ceux qui avaient échappé à la servi-
tude menaient une vie errante, brigands dans les montagnes
et pirates sur mer '.
Les Phéniciens et les Carthaginois surveillaient avec anxiété
les côtes de Sardaigne et de Corse, pour empêcher les étran-
gers de s'établir même sur le sol dont ils n'avaient pu se rendre
maîtres. Leurs croiseurs avaient surtout affaire aux Rhodiens
dont les bandes hardies parcouraient en tous sens la mer
^) lolaos et les lolfeens : 'IoIolzI; (Strab,, p. 225) ; 'lôXaoç, Xaoi 'loXaeîot
(DiODOR., IV, 29. V, 15) : x«P'a 'Io>>a''a (Pausan., X, 17,5). Cf. E. Curtius,
lonier vor der ionischen Wanderwig^ p. 30. 53. Movers, op. cit.. p. 565.
DoNDORFF, lonier auf Eubœa, p. 7.
564 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
d'Occident, cherchant à entamer, par tout où elles le pouvaient,
l'empire phénicien et dépassant la station moyenne des Baléa-
res pour atteindre la côte ibérique. Là, au pied d'un promon-
toire formé par les Pyrénées, elles fondèrent une ville
rhodienne \
Mais nulle cité ne fut plus heureuse de ce côté et n'obtint
plus de résultats que Phocée.
Les citoyens de Phocée avaient été les derniers à se créer un
abri tranquille sur le littoral de l'Ionie. Ils n'y possédaient
qu'un rocher en forme de presqu'île oii, ne fût-ce qu'à cause du
manque d'espace, ils durent se faire marins de profession. En
raison de leur situation géographique, ils s'étaient tournés du
côté du Pont-Euxin : ils avaient fondé des établissements sur
les Dardanelles et sur les bords de la mer Noire, et pris part
également au commerce avec l'Egypte. Cependant, il leur fut
impossible de se faire une place dans ces régions à côté des
Milésiens. Lampsaque et Amisos les abandonnèrent pour
Milet, la capitale du nord ; et, du coup, les Phocéens songèrent
à chercher fortune ailleurs. Ils se tournèrent cette fois vers
l'Occident, et suivirent la direction imprimée au mouvement
maritime par Chalcis.
Ils y étaient d'ailleurs poussés par des raisons particulières.
En effet, le sol qu'ils habitaient, ils l'avaient reçu des Kyméens
qui s'étaient retirés de plus en plus vers l'intérieur du con-
tinent pour se livrer à l'agriculture. Or, ceux des Kyméens
qui ne voulurent pas renoncer au métier de marin, à la vie
qu'ils avaient menée dans l'Eubée, leur pays d'origine, ceux-
là se joignirent aux Phocéens ; ils leur firent part de ce qu'ils
avaient appris en Eubée sur les pays du couchant et dirigèrent
leur attention de ce côté. Du reste, les Phocéens de la mère-
patrie (Phocide) leur avaient déjà montré le chemin, car il y en
avait, au rapport de Thucydide, qui s'étaient installés avecles
Elymes dans le pays occupé par ces derniers ".
C'est ainsi que les Phocéens d'Ionie allèrent à leur tour dans
la mer d'Occident. Comme ils furent tout d'abord obligés d'en-
*) Rhode, Rhodanusia (Scymn. Chius, 208. Steph. Byz., s. v. Strab.,
p. 654).
2) Thucyd., VI, 2.
PROGRÈS DE LA COLONISATION EN OCCIDENT 565
treprendre de longues et dangereuses traversées, au lieu que
les autres villes maritimes se contentaient des voyages faciles
de la saison d'été, ils devinrent les marins les plus hardis du
monde. Ils commençaient là où les autres finissaient ; ils
allaient à la découverte dans des régions que les autres évi-
taient ; ils restaient enmer,môme lorsque le ciel obscurci par
les brumes d'hiver rendait difficile l'observation des étoiles :
aussi firent-ils leurs navires longs et effilés, pour leur donner
plus d'agilité ; leurs navires marchands servirent en même
temps de vaisseaux de guerre, avec leurs vingt-cinq rameurs
exercés sur chaque flanc et leurs matelots équipés comme des
soldats.
Ils allaient donc à travers les mers, saisissant toutes les
occasions de faire quelque bénéfice, et, à cause de leur petit
nombre, errant çà et là à la façon des pirates plutôt qu'en état
d'établir des relations suivies avec des possessions coloniales.
Ils pénétrèrent dans la partie de l'Adriatique où les écueils sont
le plus multipliés ^ ; ils firent le tour des îles de la mer Tyrrhé-
nienne, en dépit des croiseurs carthaginois ^ ; ils sondèrent les
baies de la Campanic aussi bien que les bouches du Tibre et
de l'Arno ; ils longèrent la côte, au pied des Alpes, jusqu'à
l'embouchure du Rhône et atteignirent enfin l'Ibérie dont ils
connaissaient les richesses métalliques par des informations
recueillies sur la côte italienne. Déjà les Samiens avaient pu
apprécier, vers 655 (01. xxxi, 2), les avantages exceptionnels
qu'offrait le commerce avec l'Ibérie ; mais l'exploitation de
ces richesses leur fut enlevée, comme aux Rhodiens, par les
Phocéens.
C'est en Gaule et en Ibérie qu'enfin, à l'époque où l'Ionie
commença à être opprimée par les Lydiens, les Phocéens, qui
jusque-là s'étaient contentés de petits dépôts de marchandises,
se décidèrent à fonder des villes. L'embouchure du Rhône
avait, pour leur commerce de terre et de mer, une importance
particulière: ils surent, avec une souplesse tout ionienne, se
glisser dans le pays, afin d'y nouer en douceur des relations
») Herod., I, 163.
-) Bataille navale entre Phocéens et Carthaginois (Herod., I, 166. Thucyd.,
I, 13. Cf. Chr. Rose, ap. Jahrbb.fUr kl. Philol., 1877^ p. 251 sqq.).
566 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
durables. La légende d'Euxénos, qu'un chef gaulois invite à
un banquet de noces et qui est choisi par la fiancée au lieu et
place du prétendant indigène, montre à quel point les étran-
gers avaient su se concilier les sympathies des gens du pays,
A partir de 600 (01. xlv), Massalia [Marseille] fut un foyer
de civilisation hellénique fixé à demeure dans le pays des
Celtes, en dépit de l'hostilité des corsaires liguriens et de la
flotte punique *. Sur le rivage furent installées de grandes
pêcheries ; le sol pierreux des alentours se transforma en
vignobles et en plantations d'oliviers. On ouvrit du côté de
l'intérieur des routes qui amenèrent à l'embouchure du Rhône
les produits de la contrée ; on établit dans les villes celtiques
des comptoirs de commerce qui expédiaient à Massalia les
chargements d'étain de Bretagne, métal précieux pour l'indus-
trie du cuivre, tandis que Massalia fournissait en échange aux
régions de l'intérieur du vin, de l'huile, ainsi que des produits
fabriqués, notamment des ustensiles de bronze. Un horizon
tout nouveau s'ouvrit à la curiosité des Hellènes : dans leurs
voyages de découverte, ils poussèrent hardiment à l'ouest et
au nord jusqu'à l'Océan, où le phénomène du flux et du reflux
occupa pour la première fois l'attention des Grecs. Ons'enquit
des pays qui produisaient l'ambre et l'étain 2, et on chercha à
coordonner scientifiquement l'énorme quantité de matériaux
d'où allait sortir une nouvelle conception du monde.
Du côté de la mer, Massalia pourvut à la sécurité de son
négoce en établissant sur le littoral quantité de places de dé-
fense. A l'est, elle avait pour voisins les Ligyens, une peuplade
belliqueuse, apparentée aux Sicules d'Italie, et qui, à ce qu'il
semble, a dû subir certaines influences gréco-phéniciennes :
du moins, cette tribu s'habitua de bonne heure à hanter la mer
aussi bien que la montagne et faisait usage d'armes de bronze.
LesMassaliotes continuèrent de ce côtéjusqu'au golfe de Gênes
une ligne de stations fortifiées adossées au pied des Alpes
maritimes : ils ensemencèrent de céréales et protégèrent par
') Fondation de Massalia (Aristot., ap. Athen., p. 576. Str.'^on, p. 179-
181. Justin., XLIII, 3, 4-5.
2) Sur le commerce de l'étain, voy. Brueckxer, Eist. Reipubl. Massil.,
p. 57 ; sur le commerce de l'ambre, Genthe, Etrusk. Tauschhandel, p. 17.
PROGRÈS DE LA CIVILISATION EN OCCIDENT 567
des garnisons permanentes les îles adjacentes, notamment les
Stœchades [îles d'Hyères] ; ils conquirent de haute lutte sur
les Ligyens une partie de la côte formée par les Alpes et y
fondèrent Olbia, Antipolis [Antibes], Nicœa [Nice] et Monœcos
[Monaco]. Les magnifiques bois de construction que l'on abat-
tait sur les Alpes de Ligurie, le bétail nourri dans les pâtura-
ges alpestres, des fourrures, du miel, du poisson, constituaient
pour les ports qu'ils avaient sur cette côte les principaux arti-
cles d'exportation.
Du côté opposé, où les Ligyens étaient mêlés d'Ibères, ils
s'avancèrent de l'embouchure du Rhône dans la direction des
Pyrénées et fondèrent en chemin Agcithe [Agde] . Au point
où les Pyrénées font saillie dans la mer se trouvait leur prin-
cipal établissement, Emporiae, assis d'abord sur une petite île
voisine de la côte, puis transplanté sur le continent, à l'endroit
où se tenait le marché des affaires avec les indigènes. Les
lieux où campaient, les uns en face des autres, les trafiquants
des deux nations devinrent des établissements fixes : du côté
de la mer, le quartier des Grecs ; du côté de l'intérieur, celui
des Ibères. Ce rendez-vous d'affaires fut protégé par un rem-
part qui en faisait le tour, et ainsi se forma une ville double,
composée de deux populations distinctes qui, séparées l'une de
l'autre par un mur intermédiaire, s'unissaient pour surveiller
et défendre ensemble contre d'autres tribus plus sauvages la
porte commune ouverte du côté de la terre *. Ainsi, jusque dans
leurs colonies lointaines, les Phocéens restaient toujours sous
les armes, et les Barbares qui habitaient autour de Massalia
appelaient pour cette raison les marchands étrangers des
Sigynes, mot qui, chez les peuples adonnés à l'industrie du
bronze, notamment chez les Cypriotes, signifiait «lance-.»
L'ancien établissement rhodien de Rhode [Rosas], situé entre
Emporiae et les Pyrénées, passa aux mains dos Phocéens, de
la même manière que jadis leurs propres colonies du Pont
s'étaient ralliées à Milet.
C'était un commerce important que celui de la côte orien-
1) Sur les deux Emporise, voy. Strabon, p. 159.
2] Styyvvai; xaXéoufft Atyue; ot avw ÛTtàp Maa■CTa>^ÎY)l; oîxéovTS? xouç xaTivîXou;,
KuTtptot oï xà ôôpaxa (Herod., V, 9).
568 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l'aRCHIPEL
taie d'Espagne, laquelle fournissait du sel, des métaux et des
matières tinctoriales K Les Phocéens et Massaliotes s'y firent
leur part, mais au prix de luttes perpétuelles avecleurs rivaux,
les Phéniciens et les Carthaginois. S'ils ne réussirent pas, là
non plus, à helléniser une bordure continue de côtes, ils éle-
vèrent pourtant en face des Baléares, sur une hauteur qui
domine au loin la mer, le fort d'Héméroscopion, où se trou-
vaient des forges et des pêcheries productives et où l'Artémis
d'Ephèse avait un sanctuaire des plus courus^. Ils suivirent les
traces des Phéniciens jusqu'au détroit de Gibraltar, dans le
voisinage duquel ils bâtirent la ville de Maenake 3 ; ils dépas-
sèrent même les colonnes d'Héraclès et s'acclimatèrent à l'em-
bouchure du Bœtis [Guadalquivir], dans la région exploitée
jadis par les TjTiens qui y venaient trafiquer sur leurs « vais-
seaux de Tarsis » et y amenaient avec eux des aventuriers de
toute espèce. C'était la terre lointaine par excellence : au hui-
tième siècle, le prophète Jonas songeait à s'enfuir de devant
la face du Seigneur sur un vaisseau de Tarsis, tant il semblait
que cette colonie fût au bout du monde. Les Grecs l'appelaient
Tartessos *. Après la chute de la puissance tyrienne, vers le
milieu du vn^ siècle, les Samiens y avaient inauguré avec un
succès inattendu le commerce grec. Les Phocéens s'emparèrent
à leur tour de ce trafic ; ils nouèrent avec les princes tartes-
siens des relations d'amitié tellement intimes qu'Arganthonios
fit bâtir à ses frais, autour de Phocée, un rempart destiné à la
protéger contre les attaques des rois de Médie ».
Ainsi, les Phocéens ontjdéployé, depuis la mer Noire jus-
') MUELLENHOFF, Op. Cit., p. 73. 121.
2) 'H[jL£po(Txo7îîtov (Strabon, p. 159).
3) Strabon, p. 156. Le Périple qui nous est parvenu sous le nom d'Avié-
nus a été éciil pour des touristes allant à Marseille (Muellenhoff, p. 201).
Au temps où il fut composé, d'après MuUenhofî (p. 178), il n'y avait pas
de colonies au sud des Pyrénées. Aussi, ce savant nie du même coup et la
fondation de Rhode par les Rhodiens, attribuée par Strabon et autres aux
Massaliotes, et la dérivation de Sagonte venant de Zâxyvôoî. Eudoxe connaît
'Ayâôri (Steph. Byz., s. V.); Scylax, 'Efxnoptai; Éphore, probablement toute
la série depuis Maenake jusqu'à Rhodanusia.
*) Strabon, p. l-i8. Sur les possessions coloniales des Tyriens dans la
région, voy. Movers, Colonien^ p. 59t. Muellenhoff, op. cit., p. 123 sqq.
") HeroÏ)., I, 163.
COLONISATION GRECOUE EN AFRIQUE 569
qu'au rivage de l'Océan Atlantique, une énergie digne d'admi-
ration. Ils ont mis en relation les unes avec les autres les
bouches du Nil, du Tibre, du Rhône et du Bœtis. En prenant
la suite des affaires des Chalcidiens dans le commerce du bronze,
ils ont fini par pénétrer jusqu'aux sources de production les
plus éloignées, et ce sont leurs navires qui ont semé à travers
THellade le cuivre de Tartessos, la marque la plus estimée que
ron connût dans toute la Méditerranée.
§ IV
COLONISATION GRECQUE EN AFRIQUE.
La côte sud de la Méditerranée était celle qui offrait le moins
de séductions, car, si l'on excepte l'Egypte, on n'y rencontrait
point d'embouchures de fleuves qui invitassent les marins
grecs à aborder.
Sans doute, au cours de la colonisation poursuivie par les
Phéniciens sur une vaste étendue du littoral africain, des
groupes de nationalité carienne et ionienne s'étaient aussi
transportés dans ces parages'. On retrouve les traces de leur
présence dans le culte d'Iolaos, héros qu'une fraction de la
population libyco-phénicienne honorait comme son ancêtre et
qui fait supposer là un mélange de races analogue à ce qu'on a
vu en Sardaigne ^ Un indice non moins significatif, c'est celui
que fournit la religion, le culte des dieux. Les cultes de
Poseidon etd'Athèna s'étaient implantés, dès l'âge préhistori-
que, en Libye, surtout près de la petite Syrte, la baie la mieux
pourvue d'eau qu'il y ait sur toute la côte, à l'embouchure du
Triton. C'est la raison pour laquelle la légende des Argonautes
a déjà fait entrer dans le cercle de ses pérégrinations les bords
du Triton. On cite aussi des résidences occupées par des colons
*) Sur les rapports entre l'Hellade et la Libye, voy. Movers, op. cit.,
p. 463, Knoetel, Der Niger der Alten, 1866, p. 33.
^) lolaos en Libye (Movehs, op. cit., p. 505).
570 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
de la Vieille-Ionie, comme Cybos \ Maschala entre Utique et
Hippone -, Icosion en Mauritanie \ Bref, les rapports entre la
Grèce et la Libye sont si anciens et si multiples que l'existence
d'un établissement isolé, d'une seule cité coloniale, ne suffit
pas à les expliquer. On ne comprend même Carthage, sa puis-
sance et sa civilisation, qu'en tenant compte des éléments
grecs qu'elle avait accueillis dans son sein.
S'il y avait un pays qui, par sa position géographique, fut
appelé à continuer ces anciennes relations entre la Grèce et la
Libye, c'était bien la Crète. Les pécheurs de pourpre d'Itanos
empêchèrent qu'on n'oubliât dans l'Archipel les fertiles plaines
du littoral de la Lybie. Itanos était en relation avec Théra
[Santorin], l'île merveilleuse que forme un volcan sorti du
sein de la mer. Sur les flancs escarpés de ce volcan habitait une
population industrieuse qui se livrait, de temps immémorial,
à la teinture en pourpre et couleurs variées*, et en même
temps à la navigation, ce qui ne pouvait manquer, vu la nature
du pays. En effet, le cratère effondré forme, avec ses parois
en ruines, un port incomparable. L'histoire de cette île reçut
une impulsion nouvelle et prit une grande allure à l'arrivée des
familles qui désertaient le Taygèle '\ Ces émigrés étaient des
égides, c'est-à-dire, des familles cadméennes qui retournaient
en Orient d'où elles étaient venues. Ils voyageaient de çà de là
en qualité de prêtres d'Apollon Carnéen, dont ils propageaient
le culte partout où ils abordaient. On plaçait d'ordinaire l'arri-
vée de ce groupe minyo-laconien à Théra une génération avant
la fondation des villes d'Ionie. L'île, vouée jusque-là à l'indus-
trie de la teinture^ reçut ainsi une population belliqueuse et
d'humeur entreprenante : son sol exigu, couvert de galets de
pierre ponce, ne suffit pas longtemps à cette multitude crois-
sante ; aussiaccueillit-onavecjoielesinformationsqui parlaient
des rivages heureux de la Libye.
') Hecat. ap. Steph. Byz., s. v.
2) DiODOR., XX, 57. MovERS, op. cit., p. 22. Cf. Chalke {ibid., p. 518).
3) Ptolem., IV, 2, 6. Pompon. Mel., I, 2. Plin., IV, 2.
*) Bluema'er, Gewerbliche Thœtigheit, p. 96. Bursian, Geogr. von
Griechenland, II, p. 525.
^) Voy. ci-dessus, p. 209.
COLONISATION GRECQUE EN AFRIQUE 571
Les Minyens, partis de Théra, commencèrent de nouvelles
expéditions des Argonautes, et le rejeton d'une de leurs plus
nobles familles, l'Euphémide Battos, réussit à fonder sur la
côte de Libye une souveraineté qui devait singulièrement
éclipser sa métropole insulaire. Là aussi, on commença, sui-
vant la méthode des Phéniciens, par occuper une île qui se
trouve à proximité de la côte, au milieu d'un golfe bien abrité,
le golfe actuel de Bomba. Cette île, appelée Platéia, et le
rivage voisin ont été le premier théâtre sur lequel s'est
déployée l'activité hellénique en Libye. Mais, sur ce terrain,
on n'aboutit qu'à des résultats médiocres. La mer y était
bonne et la passe commode ; mais, l'île était petite et le
rivage marécageux. Il fallut, par conséquent, abandonner le
golfe et aller par terre plus loin dans la direction de l'ouest.
On découvrit de ce côté, non plus une oasis isolée, mais un
vaste territoire oii l'on pouvait asseoir une ville, et une ville
capable de dominer la région. L'emplacement était, il est vrai,
assez étrangement situé, surtout pour des insulaires ; on se
trouvait à plusieurs milles de la mer, et la côte était dépourvue
de port naturel. Sauf cet inconvénient, on avait tout à souhait :
au. lieu du sol resserré et pierreux de la mère-patrie, c'étaient
des terres à blé des plus fertiles, de larges plaines d'un niveau
élevé, baignées d'un air pur et sillonnées de sources vives, une
côte boisée, exceptionnellement disposée pour fournir aux
Hellènes tous les produits naturels qui étaient pour eux de
première nécessité. A l'arrière-plan s'étendait le désert, un
monde mystérieux et inintelligible pour les Grecs, d'où, sor-
taient, — avec des chevaux, des chameaux, des esclaves noirs,
des singes, des perroquets et autres animaux surprenants, avec
des dattes et des fruits rares, — les tribus libyques, peuplades
de naturel pacifique et débonnaire , qui venaient sur la plage
toutes prêtes à entamer des relations commerciales avec les
nouveaux venus.
Une source abondante qui jaillit à quelque distance de la
côte fut tout naturellement le rendez-vous des hommes bruns
du désert et des marins. On s'habitua à y tenir des entrevues
régulières. Le bazar devint un marché permanent, le marché,
une ville qui se déploya, large et majestueuse, sur deux marne-
572 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
Ions rocheux que le plateau du désert projette du côté de la
mer '. On l'appela Cyrène, du nom de la source qui avait
provoqué la fondation de la colonie. Entre les deux mamelons
s'inclinait en pente douce la grande route commerciale qui
passait devant la source et conduisait les caravanes à la mer.
Lors du premier établissement, on s'était surtout préoccupé
de l'élève du bétail; mais, en y regardant de plus près, com-
bien d'autres ressources s'offrirent à l'industrie des colons!
De tous les produits du pays, le plus important était le
silphion, une tige dont le suc constituait une épice en même
temps qu'une drogue médicinale très recherchée dans tout le
monde grec, et qui poussait là à l'état sauvage -. Une fois
séché et pétri, le précieux suc était empaqueté dans des sacs,
et nous voyons, sur les vases peints, les rois de Cyrène sur-
veiller en personne le pesage, la vente et l'emballage de la
denrée qui rapportait à la couronne des revenus considérables.
Pendant longtemps, il n'y eut, pour former le noyau de la
colonie grecque au milieu des Libyens, qu'un tout petit groupe
de Thérsens qui cherchèrent à grossir leurs rangs en s'assi-
milant les indigènes. On peut se faire une idée de ce qui
pénétra d'éléments libyens dans la colonie rien que par le
nom dynastique de Battos,qui était lui-même un titre royal en
usage chez les Libyens. A l'avènement du troisième roi de
la dynastie des Euphémides, vers 576 (01. li), la colonie se
mit de nouveau en rapport avec Toracle de Delphes, parce
qu'elle se voyait en danger de perdre complètement, à la
longue, son caractère de cité hellénique. La Pythie fit appel,
*) D'après Solin (p. 140, 11, éd. Mommsen), Cyrène a été fondée S86ans
après la prise de Troie, c'est-à-dire en 598 avant J.-C. (01. XLV, 3). Théo-
phrasteet Pline donnent la date de 611 (01. XLII, 2) ; Eusèbe croit Cyrène
fondée en 631 (01. XXXVII, 2) avec la participation d'un certain Chionis (?)
qui a été vainqueur aux jeux de 01. XXVIII, XXIX et XXX. En consé-
quence, Deimling {Leleger, p 139) place la fondation de l'établissement de
Platéia en 639, celle d'Aziris en 637, et celle de Cyrène en 631. A. Schiefer
(ap. Rhein. Mus., XX, p. 293) arrive, par des calculs plus exacts, à fixer
la date de la fondation de Cyrène en 624/3 avant J.-C. Sur le site et la con-
figuration des lieux, voy. Smith et Porcher, Cyrène, et les Gœtt. gelehrte
Anzeigen, 1866, p. 251.
2) Le silphion, disparu de l'Afrique, a été récemment découvert dans une
plante ombellifère du Kaschmir septentrional (FRiEDL.EiNDER, Wien. Nvm.
Zeitschrift, III [1872], p. 430).
COLONISATION GRECQUE EN AFRIQUE 573
dans les termes les plus pressants, à tous ceux qui voudraient
prendre part à la colonisation cyrénéenne, et il vint beaucoup
de monde de la Crète, des îles et du Péloponnèse. On divisa
en lots une quantité de terrains nouveaux : les Libyens furent
refoulés en arrière ; l'endroit où accostaient les navires
devint le port et la ville d'Apollonie ; le territoire de la ville
elle-même fut considérablement agrandi et rattaché avec les
régions d'alentour. Une ville comme Gyrène ne pouvait pros-
pérer qu'à condition d'être le centre d'un réseau de communi-
cations faciles. Les gorges qui séparaient les talus des
montagnes étaient des voies toutes tracées par la nature. On
entailla le roc, là où il faisait obstacle ;{là où il se dérobait, on
eut recours à des murs de soutènement. Des aqueducs recueil-
lirent les filets d'eau qui s'épanchent dans les gorges ; ils
suivaient la route, tantôt à ciel ouvert, tantôt en conduites
fermées. A certains endroits où Ton trouvait plus d'espace, on
creusa dans le roc des cavités qui étaient toujours remplies
d'eau; c'étaient des abreuvoirs pour les animaux, car les
Gyrénéens étaient grands amateurs de chevaux. Plus bas, la
même eau arrosait les jardins qui s'étendaient au pied des
terrasses de la ville.
Gyrène fut, comme Massalia, le point de départ de tout un
groupe de colonies, le centre d'une petite Grèce : les villes de
Barca et d'Hespéride étaient ses filles. Il se forma autour
d'elle une nation, adonnée à l'agriculture, qui gagna du
terrain et réussit à imprégner de civilisation hellénique tout
un morceau du continent africain.
Telle fut l'ère nouvelle qui commença pour Gyrène avec
le règne de son troisième roi, Battos II, connu et vanté
dans toute THellade sous le nom de Battos « l'Heureux, » à
cause du merveilleux épanouissement de la prospérité de son
empire i. Les Libyens, refoulés dans le désert, appelèrent à
leur secours le roi d'Egypte, Apriès. Une armée innombrable
marcha sur Gyrène, en 570 (01. lu, 3), et fut complètement
anéantie par Battos qui était allé à sa rencontre jusqu'à Irasa,
près de la source de Theste. Pour le coup, les Battiades
') Herod., IV, 159. ScHOL. PiND., Pyth., IV, 342.
574 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
passaient au rang de grande puissance hellénique : le succes-
seur d'Apriès, Amasis, se hâta de conclure avec Cyrène un
traité de paix et d'amitié, et prit pour femme une Cyré-
néenne.
§ V
COUP-D ŒIL RÉTROSPECTIF SUR LA COLONISATION GRECQUE.
L'histoire est obligée de suivre la tradition, et celle-ci ne
garde de la vie des peuples que les événements marquants ;
elle n'a point de mémoire pour le progrès insensible qui
prépare l'avenir. Voilà pourquoi, çà et là, quelques dates de
batailles se détachent en pleine lumière sous un rayon de
gloire, tandis que le travail silencieux et invisible d'un peuple,
l'œuvre à laquelle il dépense, durant bien des générations, le
meilleur de ses forces reste dans l'ombre.
C'est ainsi que l'activité déployée par les Hellènes dans
leurs colonies se dérobe au regard de l'historien qui voudrait
la suivre pas à pas avec une attention et une curiosité particu-
lière. En effet, ce que nous transmet la tradition consiste
simplement en quelques souvenirs isolés et sommaires, ayant
trait à la fondation de grandes villes. Mais, ces fondations
elles-mêmes ne sont nulle part le commencement, elles sont,
au contraire, le résultat final d'efforts dans lesquels le peuple
grec a déployé une énergie prodigieuse et qui devraient être
son plus beau titre de gloire.
D'abord, les Grecs ont trouvé place à bord des vaisseaux
phéniciens avant d'être en état de s'établir et de s'étendre
par eux-mêmes à côté des Phéniciens. Puis, les villes commer-
çantes de l'Hellade, suivant les itinéraires phéniciens, ont mis
des siècles à explorer, en agrandissant toujours le champ de
leurs recherches, la mer et les côtes, à s'enquérir des différents
produits de la terre et des eaux, à découvrir les places les plus
favorables au commerce, à gagner par des moyens habiles ou
à maîtriser par la force les peuplades barbares, à choisir de
coup-d'œil rétrospectif sur la colonisation grecque 57S
bons campements et à les protéger: ce n'est qu'après tous ces
préparatifs qu'on pouvait songer à fonder une colonie. Mais,
avec le temps, la liste des cités coloniales s'est allongée, pour
ainsi dire, à perte de vue; tous les peuples de la Méditerranée
ont, par leur entremise, participé plus ou moins aux bienfaits
de la civilisation grecque, et le cercle étroit qui enfermait dans
son horizon la patrie hellénique, — c'est-à-dire, l'Archipel
avec ses îles et ses côtes^ cette partie minuscule de la grande
Méditerranée, — est devenu, grâce à l'énergie intellectuelle de
ses habitants, le siège d'une domination embrassant toutes les
eaux méditerranéennes , depuis la mer d'Azof jusqu'aux
bouches du Rhône.
Les Grecs unissaient, |^à un degré qu'on ne rencontre chez
aucun autre peuple, un désir insatiable de pénétrer dans les
régions lointaines avec le patriotisme le plus fidèle. Ils empor-
taient partout leur patrie avec eux. Le feu allumé au foyer de
la cité, les images des dieux de leur race, les prêtres et les
devins issus des anciennes familles, accompagnaient les
citoyens en route pour l'étranger. Les divinités protectrices
de la métropole étaient invitées à prendre part au nouvel
établissement, où l'on aimait à tout reproduire, citadelle,
temples, places et rues, sur le modèle de la ville natale.
D'après les idées des Grecs, ce qui constituait la cité, ce n'était
pas le sol et les constructions^qu'il portait, mais les citoyens.
Par conséquent, là où habitaient des Milésiens, il y avait une
Milet. C'est pour cela qu'on transportait volontiers à la colonie
le nom de lamétropole, ouïe nom de quelque bourgade appar-
tenant au territoire de la métropole qui avait fourni un
contingent notable de colons.
Toutes les tribus de la nation grecque ont pris part à la
grande œuvre de la colonisation : mais ce sont surtout les
Ioniens, vrais nomades et coureurs d'aventures, qui, des deux
centres de leurs expéditions, Chalcis et Milet, ont pratiqué la
colonisation en grand. Le talent naturel qu'ils avaient de se
tirer partout d'affaire et de se trouver partout chez eux, ils
en ont fait un art où ils étaientpassés maîtres et qui leur a valu
des succès extraordinaires. Même dans les colonies dirigées
par des familles achéennes etdoriennes,c'étaient eux qui gêné-
576 LES HELLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
ralemcnt formaient le fond de la population. C'est même ce
qui explique les ressemblances visibles que l'on constate, pour
ce qui est de Forganisation politique et des coutumes, entre
les colonies achéennes, doriennes et ioniennes. Ces noms,
en effet, indiquent seulement l'origine des familles diri-
geantes, mais non pas celle de la masse des colons. Du reste,
la réunion de tribus différentes dans une même fondation
contribuait essentiellement à faire prospérer celle-ci : l'his-
toire de Sybaris et de Crotone, celle de Sp'acuse et d'Agri-
gente, montre à quels résultats on pouvait arriver quand
l'esprit chevaleresque des Achéens et l'énergie dorienne s'as-
sociaient avecle caractère mobile d'une population ionienne. Il
faut dire aussi que le sol des colonies était exceptionnellement
favorable au développement du génie ionien, et l'on ne doit
pas s'étonner, par conséquent, si c'est celui-ci qui, dans la
plupart des cas, a fait le tempérament de la cité.
Les colonies ont été le salut de la Grèce surpeuplée. Avec
la fécondité extraordinaire dont la race grecque a fait preuve
du VIII« au vi' siècle, les Etats se seraient trouvés pour ainsi
dire étouffés par une pléthore d'hommes ou se seraient abîmés
dans les discordes intestines, si la colonisation n'avait fourni
un exutoire à cet excès de force vitale qui, ainsi dépensée,
devenait des plus utiles, car la métropole y gagnait un surcroît
de puissance et de nouvelles relations commerciales. Aussi,
les colonies ont-elles été plus d'une fois employées comme
médecine politique et ordonnées par l'oracle de Delphes, à la
façon d'une saignée destinée à calmer une excitation fiévreuse*.
Les Hellènes n'ont pu s'étendre ainsi sur les côtes de la
Méditerranée qu'en luttant contre les Barbares, et d'abord,
contre les Phéniciens. En effet, qu'on opère en grand ou en
petit, c'est-à-dire, qu'il s'agisse de nations entières ou de cités
considérées isolément (comme Chalcis et Corinthe, Corinthe
et Corcyre), voici comment les choses se passent d'ordinaire :
l'une enseigne à l'autre l'art nautique ; celle-ci, une fois qu'elle
le sait, se détache de la première, afin d'essayer de suite une
force dontellepeut maintenant disposer àson gré, etelie l'essaie
1) Voy. ci-dessus, p. 251. 329. 345.
coup-d'œil rétrospectif sur la colomsatiox grecque 577
sur celle-là même qui la lui a communiquée. C'est ainsi que la
colonisation grecque a refoulé les Phéniciens toujours plus loin
du côté de l'Occident : dans le bassin de la mer occidentale, la
lutte s'est continuée sans interruption et a fini par passer des
Grecs aux Romains. Même ailleurs, dans les eaux que les Phé-
niciens avaient délaisséesdebonne heure, comme dans le Pont,
notamment parmi les peuplades de la Tauride et du Caucase,
ce n'est pas sans coup férir que les Hellènes ont pu arrivsr à
une installation définitive.
Qui pourrait dire combien de bandes aventureuses ont lutté
là sans succès et ont péri sans léguer leurs noms à l'histoire !
Dans de pareilles conditions, en effet, tout résultat durable
s'achetait au prix de beaucoup de sang. Tout au plus a-t-on
conservé çà et là le souvenir des pérégrinations de bandes
errantes qui, ne pouvant prendre pied nulle part, avaient fini
par renoncer à la vie civilisée et se faire pirates, comme les
Phocéens de Cyrnos * et les Samiens qui occupèrent Hydrea
et Cydonia '.
En général, cependant, il n'y a que la paix qui fasse les
affaires des peuples commerçants ; c'est pourquoi les Grecs
ioniens cherchèrent à se mettre le plus tôt possible avec les
Barbares sur le pied de paix. Ils ne venaient pas en conqué-
rants ; ils ne voulaient pas expulser les indigènes, d'autant
plus qu'ils étaient partout une poignée d'hommes en face de
masses énormes. Aussi durent-ils s'ingénier pour se concilier
ces peuples, faire preuve de bonne volonté et saisir l'occasion
de se rendre utiles ; ils ne dédaignèrent même pas de contrac-
ter avec eux les alliances les plus intimes. Les Ioniens ne
tenaient pas à conserver leur sang pur de tout mélange : ils
prirent des femmes là où ils se fixèrent, parmi les Celtes, les
Scythes et les Libyens.
Les Massaliotes signalaient, comme ayant marqué le début
de leur fortune en Gaule, un banquet où un roi du pays avait
rassemblé les prétendants à la main de sa fille. Ils étaient là,
attendant le moment où la jeune fille donnerait à l'un d'entre
Herod., I, 166.
Herod., III. 59.
37
578 LES HKLLÈNES EN DEHORS DE l' ARCHIPEL
eux, en lui versant le vin, un gage de sa préférence. Mais voici
qu'elle offre la coupe à Euxénos de Phocée, qui assistait au
festin en qualité d'hôte \ Elle devient son épouse et prend,
comme telle, un nom hellénique. Ainsi, la tradition représente,
non sans raison, l'acquisition d'un domaine colonial sous la
forme d'un mariage entre le colon et la fille d'un prince indi-
gène ; tandis que, dans d'autres légendes, ce sont les dieux et
les héros qui représentent les étrangers placés sous leur pro-
tection. Héraclès, par exemple, traverse les contrées du Pont et
trouve dans une antique forêt une femme aux pieds de forme
serpentine qui, d'après la symbolique grecque, représente le
peuple des autochthones. De son union avec cette femme naît
Scythes, c'est-à-dire, le peuple des Scythes ^. Cette légende
n'est fausse que si on l'étend au peuple scythe tout entier : en
réalité, elle s'applique exclusivement aux Scythes issus d'al-
liances entre Grecs et indigènes.
Il se forma de cette façon, dans tous les pays barbares où
les Grecs prirent pied, une race bâtarde, une population adroite,
affairée, qui joua un rôle important dans les relations ulté-
rieures. C'étaient les intermédiaires naturels, les truchements
et les agents des maisons de commerce grecques : à mesure que
leur nombre s'accrut, ils répandirent dans le peuple auquel ils
étaient mêlés les mœurs et la langue de la Grèce. Haïs et
molestés par leurs compatriotes qui habitaient plus avant dans
les terres et restaient attachés aux vieux usages, ils se trou-
vaient poussés par leur propre intérêt à faire cause commune
avec les Hellènes. C'est ainsi que les Emporites d'Ibérie s
cherchèrent un refuge auprès des Grecs qui désormais, en pays
étranger, bâtirent leurs remparts non seulement pour eux-
mêmes, mais encore pour les indigènes hellénisés. Les Celtes
riverains du Rhône se montrèrent particulièrement accessibles
à l'influence de la civilisation grecque, et on sait combien
cette influence a été durable et persistante chez eux *.
') Voy. ci-dessus, p. 566. L'anecdote est dans- Aristt. ap. Athen., p. 576.
Plut., Solon, 2.
2) Herod., IV, 9.
2) Voy. ci-dessus, p. 567.
'*) Massalia — çiXéX>,-/]vaç xarso-xeua^e roù; raXâtaç, wçt£ xa'l xa. (TU[j,ê6)vata
D.VovtCTTi ypâcpsiv (Strab., p, 181).
coup-d'(Eil rétrospectif sur la colonisation grecque 379
C'est ainsi que se forma en Egypte la classe bilingue des
interprètes ' : ainsi se développa sur le rivage de la mer de
Libye, notamment à Barca, un peuple gréco-libyque. On vit
même, dans ce pays, des tribus fixées à l'intérieur du continen
comme les Kabales et les Asbytes", prendre les mœurs des
Cyrénéeiis. Ainsi, enfin, naquit le grand peuple des Helléno-
scythes représente, aux yeux des anciens, par cet Anacharsis
qui mourut, dit-on, dans sa patrie, martyr de ses tendances
de philhellène.
Naturellement, suivant que les circonstances étaient favora-
bles ou contraires, l'hellénisation aboutit à des résultats bien
différents. Il y eut des Hellènes qui, expulsés de leurs stations
maritimes et refoulés dans l'intérieur des terres, s'établirent
au milieu des Barbares et retournèrent par degrés à la barbarie.
Tels étaient ces Gelons, dont parle Hérodote, qui habitaient
au milieu des Boudinés, dans l'intérieur de la Russie. Ils étaient
organisés en cité, avec temples, statues et autels à la mode
hellénique ; mais tout cela, comme aussi les remparts de leur
ville, était en bois. Ils célébraient en l'honneur de Dionysos
des fêtes grecques, mais leur langue avait déjà dégénéré en
un patois moitié grec, moitié scythe K
L'époque féconde et mémorable qui s'ouvre avec les établis-
sements ioniens sur les côtes barbares est symbolisée par des
fils de héros qui, partout où ils apparaissent, abolissent les
rites des sacrifices barbares, fondent des cultes plus humains,
apportent des mœurs plus douces et des habitudes plus gaies.
C'est ainsi que Euthymos vient à Témésa, Oreste en Tauride,
Euxénos à Massaha, les Anténorides à Cyrène °. La transfor-
mation survenue dans tout le genre de vie se révélait surtout
par l'aspect du sol. Les marécages furent desséchés, les terri-
toires arpentés et répartis en assolements réguliers, les em-
bouchures des fleuves changées en ports : on traça des routes,
on aplanit les hauteurs pour y édifier les temples des dieux et
1) 'Ep[j.r|V£îî en Egypte (Lepsius, Chronologie, p. 247).
2) Asbytes et iCabales [ou, d'après Stein, Bakales] (Herod., IV, 170 sqq.)
^) Voy. ci-dessus, p. 518.
♦) Herod., IV, 108.
5) PiNDAR.. Pyth,, V, 86.
o80 LUS HELLÈNES EN DEHORS DE l'aRCHIPEL
des maisons pour les habitants ; on eut ainsi l'occasion d'ap-
}»rendre et d'appliquer les règles de l'art hellénique en ce qui
concerne la fondation des cités. La Sardaigne était un désert
jusqu'à l'arrivée d'Iolaos \ qui, aidé de ses compagnons, fit de
ces régions incultes le plus fertile des terrains. Ces plages
cultivées portaient le nom d'Iolaïa, et c'est leur fécondité qui
poussa les Carthaginois à faire la conquête de l'ile.
Tout se transforma ainsi, tout se renouvela aux mains des
Grecs. On avait soin de ne pas donner aux villes des propor-
tions trop vastes ; on ne dépassait guère, en ce qui concerne
le pourtour des murailles", quarante à cinquante stades. Si
l'enceinte venait à ne plus suffire à la population, une partie
de celle-ci s'en allait, comme un essaim d'abeilles, fonder ail-
leurs une ville nouvelle. C'est ainsi que le golfe de Naples,
que la Crimée se remplirent de républiques grecques réparties
en groupes qui, par leur cohésion même, firent pénétrer plus
avant et plus profondément dans le pays leur influence intel-
lectuelle.
On ne s'y prenait pas partout comme en pays tout à fait bar-
bare. Les choses se passaient autrement dans les contrées qui,
avant cette colonisation par cités établies en bloc, avaient déjà
reçu des émigrants de race grecque. On s'aperçoit que, dès le
temps de la domination maritime des Phéniciens, les Grecs^
s'expatriant par bandes isolées, se sont répandus fort loin. Les
Phéniciens ont inauguré ce mélange de races qui rend si dif-
ficile à élucider l'ethnographie de la Méditerranée ; ils ont
transplanté violemment d'un^ rivage à l'autre des tribus qu'ils
avaient subjuguées ; ils ont entraîné avec eux des Cariens et
des habitants de l'Ionie primitive, ce que la légende exprime
en disant que l'Héraclès tyricn a mené dans les pays d'Occi-
dent des hommes de toute race. Les villes fondées par les
commerçants grecs trouvèrent donc, jusque dans la population
des pays barbares, des affinités antérieures sur lesquelles elles
purent s'appuyer.
') Postquam in Hisjjania Hercules .. Anter Ht, exercitus ejus, composituS
ex variis gentibiis... dilabitur [Sallvst., Jugurth., 18). iioUoO 7i)-r,9ouç
àvôpwTiwv £x uav-rb; à'Ovo-j? a'j<7TpxTeyovTo; (DlOD., IV, 19). Cf. Justjn, XLIV,
i. MovERS, Colon, der Phœnisier, p. 113, et ci-dessus, p. 563.
COIP-d'œIL rétrospectif sir la COLO.MSATIOX GRECglE 581
C'était bien autre chose encore dans les contrées qui avaient
possédé, dès l'origine, un fonds de population apparenté à la
race grecque et qui, avant la fondation des nouvelles cités,
avaient accueilli déjà des masses considérables de colons venus
de Grèce. Tel était le cas de l'Italie du sud et de la Sicile. Là,
les Sicules, qui étaient parents des Pélasges, avaient été pré-
parés à la civilisation hellénique par des courants d'émigration
partis de la Crète et d'Asie-Mineure, de telle sorteque, avec les
établissements fondésparlesloniens, les AchéensetlesDoriens.
il put se former une nationalité grecque, neuve sans doute et
marquée d'un caractère spécial, mais marchant de pair avec
celle de la mère-patrie. Les Sicéliotes, comme on appelait les
habitants helléniséspour les distinguer des Sicules ', passaient,
même chez les Grecs, pour des esprits des plus déliés ; et les
cités de la Grande-Grèce non-seulement se montrèrent en état
de suivre leurs métropoles, mais les devancèrent, de leur
propre initiative, dans le développement de la culture grecque.
Dans ces contrées, par conséquent, la colonisation n'a fait
qu'achever la transition de l'âge pélasgique à l'ère hellénique,
et créer ainsi un monde grec homogène qui embrassait toutes
les côtes de la mer Egée et de la mer Ionienne, de telle sorte
que l'Hellade européenne se trouvait maintenant au milieu de
la Grèce.
Cette Hellade centrale avait l'honneur d'être le foyer de ce
magnifique épanouissement. C'est de ses rivages qu'étaient
partis tous les fondateurs des cités coloniales; toutes ces villes
d'outre-mer, elle pouvait les appeler ses filles, et elles l'étaient,
directement ou indirectement. Ce n'était pas là un vain hon-
neur, car il subsistait entre métropole et colonie une solida-
rité étroite et de grande conséquence. Les colonies avaient
besoin de rester invariablement fidèles aux usages et aux
cultes de la terre natale ; elles cherchaient à attirer chez elles,
pour en faire les prêtres et les directeurs de la cité, des hommes
appartenant aux mêmes familles qui avaient rempli dans la i
mère-patrie des offices semblables, et elles continuaient à
prendre part , au moyen d'ambassades , de sacrifices et
i) DioD., V, 6,
582 LES HELLÈNES EN DEHORS DE L ARCHIPEL
cFoffrandes, aux fêtes officielles de la métropole. Tous les
citoyens appartenant à celle-ci avaient droit d'être reçus avec
déférence. Les colonies ne se sentaient ni indépendantes ni
majeures ; elles avaient recours, pour se créer des institutions
stables, aux conseils et à Tappui de la cité mère. Ces liens de
piété filiale étaient même si .forts que , souvent, des villes
depuis longtemps émancipées de toute espèce de tutelle, après
des siècles d'indifférence et comme d'oubli, revenaient à leurs
métropoles pour remédier, avec l'aide de celles-ci, aux désor-
dres survenus dans leur constitution politique. C'est ainsi que
les Syracusains s'adressèrent à Corinthe ', et les villes d'Italie
à l'Achaïe, leur mère-patrie, après la chute du régime pytha-
goricien ^.
Si les colonies voulaient procéder à une fondation nouvelle,
elles considéraient l'entreprise comme étant la continuation
de l'œuvre commencée par la métropole, et elles demandaient
à celle-ci de leur fournir le chef du nouvel établissement.
C'était là une condition tellement indispensable à la régularité
de l'opération que les Corcyréens eux-mêmes, tout fiers qu'ils
étaient, n'osèrent pas s'y soustraire quand ils colonisèrent
Epidamne. On ne saurait, en effet, imaginer de lien plus salu-
taire pour les deux parties à la fois que cette solidarité de la
métropole et de la colonie, l'une empruntant à la jeune cité de
quoi ranimer sa vigueur, l'autre remplaçant ce qui lui manque,
en fait de traditions locales et d'histoire, par un attachement
fidèle à la cité mère. Pour tout ce qui concerne le droit sacré
et les prescriptions religieuses, les colonies ont fait preuve
d'une grande fidélité aux vieilles coutumes. C'est même chez
elles que, çà et là, s'est le mieux conservé le legs du passé.
On retrouve, par exemple, à Cyzique la forme primitive du
calendrier religieux ionien et les noms des tribus ioniennes
qui ont été supprimées à Athènes par Clisthène. La métropole,
en elfet, transmettait à la colonie jusqu'à sa constitution poli-
tique.
Cependant, en ce qui touche les affaires civiles, la subordi-
») DioD., XVI, 65.
-) PoLYB., II, 39. E. CuRTius, Pelopounesos^ I. 416.
coup-d'œil rétrospectif sur la colonisation grecque 583
nation acceptée au début ne pouvait subsister bien longtemps.
Les distances étaient trop grandes et les intérêts trop diffé-
rents ; on était aussi trop habitué à considérer chaque cité
grecque comme un tout qui se suffit à lui-même. D'ordinaire
aussi, les métropoles se contentaient des avantages commer^
ciaux, sans prétendre gouverner. De leur côté, les colonies
aspiraient à une indépendance d'autant plus complète que la
prospérité leur venait plus vite. Dans ces conditions, il ne put
se former nulle part d'empire colonial. Lorsqu'une métropole
élevala prétention dedominerses colonies, — commefitnotam-
ment Corinthe, qui fut la première parmi les villes grecques à
avoir une flotte de guerre et à expédier dans ses colonies des
magistrats surveillants, des « épidémiurges'», — il en résulta
des conflits comme on en a vu éclater entre Corinthe et Cor-
cyre ", conflits qui contribuèrent précisément à rompre tout à
fait les liens de piété établis par la tradition.
Mainte autre cause vint s'ajouter à celles-là pour relâcher les
rapports réciproques des cités. Aussi bien, les citoyens de la
métropole, qui formaient le noyau de la nouvelle bourgeoisie,
n'étaient restés nulle part sans mélange. Avant même de partir
pour sa destination, l'essaim des colons comprenait déjcà des
gens d'origine bien diverse; car Chalcis etMilet, par exemple,
n'étaient que les ports où l'émigration s'orientait et recevait
une direction déterminée. On ne supposera pas, sans doute,
qu'avec sa propre bourgeoisie chacune de ces cités ait pu
fonder, dans l'espace de quelques générations, de 70 à 80 villes.
Il en était de même à Corinthe, à Mégare, à Phocée. De leur
côté, les colonies, qui se trouvaient avoir excédant de terres et,
disette do citoyens, n'étaient naturellement pas aussi avares
de leur droit de bourgeoisie que les villes de la mère-patrie, et
plus elles s'épanouissaient rapidement, plus le caractère origi-
nel de la cité allait s'effaçant.
Dans les colonies, l'histoire se recommença en entier : les
périodes déjà parcourues dans la mère-patrie furent souvent
reprises à nouveau. C'est ainsi que, vers l'époque des guerres
^) 'En:tÔYiiJ.toupYoî (Thucyd., I, 56).
2) Voy. ci-dessus, p. 539.
S84 LES HELLÈNES EN DEHORS PE l' ARCHIPEL
médiqucs , surgit à Panticapée une famille héroïque qui
s'appelait, du nom de son ancêtre, la famille des Archaea-
nactides. Ces Archaeanactides fondèrent là une principauté
héréditaire qui, pour les colons hellènes, affectait les allures
accommodantes d'une magistrature républicaine et gardait,
vis-à-vis des Barbares, le pouvoir absolu delà royauté d'autre-
fois. Ils avaient tout simplement reproduit l'histoire des
Pélopides. Yenus de l'étranger, ils s'étaient fait, grâce à leur
culture intellectuelle et à leurs richesses, une situation privi-
légiée, et, au quatrième siècle avant J.-C, on élevait encore
à Panticapée, en l'honneur de cette dynastie et de la suivante,
celles des Spartocides, des monuments funèbres qui ressem-
blent trait pour trait aux tombeaux héroïques de Mycènes ^
En règle générale, cependant, les colonies ont très vite
rejoint et dépassé leurs métropoles, car elles ont eu une
croissance incomparablement plus rapide. Dans les colonies,
le génie hellénique s'est éveillé plus tôt; la faculté d'observa-
tion a été plus diversement excitée ; la culture intellectuelle
s'est développée en plus de sens à la fois; les idées ont plus
vite franchi le cercle étroit des besoins de chaque jour. Aussi
est-ce dans les colonies qu'ont commencé à poindreles premiers
germes de la science; c'est là que se sont élaborées les diverses
branches de l'art grec, bien qu'il fût réservé à la mère-patrie
de porter à leur perfection, par un effort énergique et persis-
tant, les ébauches de civilisation apportées des colonies.
C'est principalement en ce qui concerne l'organisation poli-
tique et sociale que les colonies ont devancé les cités de la
mère-patrie. Athènes se dégageait encore péniblement des
langes du passé que déjàMilet avait essayé l'une après l'autre
toutes les constitutions. Plus il pénétrait d'éléments étrangers
dans la population urbaine, et plus était intense le frottement
mutuel des diverses parties. Il se produisait ainsi une accumu-
lation de ferments prêts à s'échauffer, et les membres des
anciennes familles qui, dans la métropole, étaient habitués à
gouverner avaient dans les colonies plus de peine à faire
valoir leurs privilèges. Là, le mélange complexe qui consti-
') BoECKH, ap. C. I. Gr>ec., II, p. 91.
COÜP-D ŒIL RÉTROSPECTIF SUR LA COLONISATION GRECQUE o85
tuait la bourgeoisie acquit trop vite la prépondérance numé-
rique, la fortune, et la conscience de sa force : les distinctions
de classes s'effacèrent ; la vie prit une allure plus rapide et plus
mouvementée; le bagage de vieilles traditions qu'on avait
emporté desmétropoles futmis de côté avec moins de scrupule,
dès qu'on ne lui trouvait plus de raison d'être dans les nou-
velles conditions de la société, et l'on poussait avec plus
d'énergie aux innovations conformes à l'esprit du temps.
La hardiesse de l'entreprise, la joie du succès, l'excitation
produite par la nouveauté des lieux et l'apprentissage d'une
nouvelle existence, l'échange des idées entre hommes d'origine
très diverse, tout cela contribua à donner aux émigrés un élan
particulier, un surcroît d'activité, et à leurs établissements un
éclat qui éclipsa la fortune plus modeste des villes de la mère-
patrie. Il faut dire que les colonies étaient installées à des
places de choix ; aussi leurs produits étaient-ils de qualité su-
périeure. Il en résulta qu'avec le temps, si l'on voulait trou-
ver tout ce qu'il y avait d'excellent, le meilleur blé, le plus
beau bétail, les meilleurs poissons, le meilleur fromage, il
fallait chercher en dehors de l'Hellade proprement dite. En
outre, l'ampleur de l'espace dont disposaient les colons leur
permit de construire leurs villes sur un plan régulier et de
proportions plus vastes; là, on fit un art de ce que, dans les
métropoles, on laissait aller à l'aventure.
Dans ces belles villes toutes neuves on vit s'étaler un luxe
que ne connaissait pas la mère-patrie. On voulait jouir de ses
richesses rapidement amassées ; on se moquait des vieilles
prescriptions avec lesquelles les citoyens arriérés de la mère-
patrie se gâtaient l'existence, et l'hôte de Sybaris qui s'était
assis une fois à la table commune de Sparte déclarait que,
depuis lors, il ne prisait plus si haut le courage avec lequel les
Spartiates affrontaient la mort '. Dans le calendrier des Taren-
tins, il y avait plus de jours destinés aux fêtes et aux banquets
que de jours ouvriers, et l'on disait des Agrigentins qu'ils
bâtissaient comme s'ils devaient vivre éternellement, tandis
qu'ils banquetaient comme s'ils songeaient à utiliser le dernier
ij Athen., IV, p. 138 cl.
586 LES HELLÈNES EN DEHORS DE L ARCHIPEL
jour de leur existence*. Le sentiment d'une subordination
vis-à-vis de la mère-patrie fit place au sentiment contraire. Les
Sybarites cherchèrent à éclipser par leurs jeux les solennités
d'Olympie - ; la suffisance orgueilleuse dans laquelle les cités
s'isolaient tua chez elles le patriotisme national, et, pendant
que la mère-patrie était foulée par les Perses, les colonies
restèrent toutes en dehors de la lutte.
En présence de ce divorce entre la mère-patrie et les colonies
et de la dispersion indéfinie des Hellènes sur tous les rivages
de la Méditerranée, on finirait par douter qu'il puisse encore
être question désormais d'une histoire hellénique, si l'on ne
s'attachait à préciser le fonds commun qui, en dépit des
apparences, maintenait toujours la solidarité de tous les Hel-
lènes entre eux.
1) Le mot est d'Erapédocle (Diog. Laert., VIII, 2. 63). Agrigente, v.oùlt<7vx
ßpoteäv TtrAtWV (PlNDAR., P ijth . , XII. 2).
^) Les jeux olympiques de Sybaris étaient célébrées à la même époque
que ceux d'Élide. mais avec plus d'éclat et avec des prix ayant une valeur
intrinsèque (Hekacl. Pont. ap. Athen., XII, p. 522 a).
FIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE PREMIER
DEPUIS LES ORIGINES JUSQu'a l'iNVASION DORIENNE
Chapitre premier. — Le pays et ses habitants. p
§ I. — Grèce asiatique et Grèce européenne 3
§ IL — Influence du pays sur la race 13
§ III. — Origines du peuple grec 18
§ IV. — Éléments constitutifs de la race grecque 32
Chapitre deuxième. — Les Hellènes à Vépoque préhistorique.
§ I. — Les Phéniciens dans l'Hellade 42
§ IL — Influence des Phéniciens sur les Hellènes 48
§ III. — Période d'élaboration : âge héroïque 70
Chapitre troisième. — Les premiers États.
§ I. — La Crète 79
§ IL — La Phrvgie. la Lydie et la Ti'oade 85
§ IIL — La Lycie 94
§ IV. — Les Minyens 99
§ V. — Les Cadméens de Thèbes 103
§ VI. — Éohens et Achéens 107
Chapitre quatrième. — Les migrations des tribus grecques.
§1. — Migrations des tribus du nord 119
§ IL — Les Doriens dans le Péloponnèse 137
§ III. — Émigration des Grecs d'Europe en Asie-Mineure . 142
§ IV. — Le monde homérique 158
§ V. — Chronologie fondée sur les poèmes homériques. . 177
LIVRE DEUXIÈME
DE l'invasion DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES
Chapitre premier. — Histoire du Péloponnèse.
§ I. — Prise de possession des Doriens 184
§ II. — Histoire de la Laconie 207
§ IIL -. Sparte et la Messénie. . ^ ...;....... • 240
o88 TABLE DES MATIÈRES
Pages.
§ IV. — États du centre et du littoral occidental 265
§ V. — Civilisation ionienne en Asie 282
§ VI. — Histoire de l'Argolide 296
§ VII. — Histoire de Sicyone 305
§ VIII.— Histoire de Corinthe. . 322
§ IX. — Histoire de Mégare 344
§ X. — Lutte de Sparte contre la tyrannie 350
Chapitre deuxième. — Histoire de VAttique.
§ I. — Athènes avant Solon 361
§ II. — Solon et sa légis'alion 392
§ III. — Athènes sous les Pisistratides 428
§ IV. — Ciislhène et ses réformes 471
Chapitre troisième. — Les HeVènes en dehors de l'Archipel.
§ I. — Colonies milésiennes 507
§ II. — Colonies eubéennes 531
§ III. — Progrès de la colonisation en Occident 556
§ IV. — Colonisation grecque en Afrique 569
§ V. — Coup-d'œil rétrospectif sur lacolonisation grecque . 574
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
ANGERS, IMPRIMERIE BURDIN ET C'e , RUE GARNIER.
THE UNIVERSITY LIBRARY
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