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Full text of "Histoire d'Alger sous la domination turque, 1515-1830"

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HISTOIRE  D'ALGER 

sous    LA  DOMINATION    TURQUE 
(1515-1830) 


m 


ANGERS,   IMP.    BL'RDIN  ET   C'C,    RUE  GARMEB,  4. 


m 


« 


■  4- 


HISTOIRE  D'ALGER 

SOUS    LA    DOMINATION    TURQUE 

(1818-1830) 


1 


PAR 


H.-D.  DE  GRAMMONT 

■V: 


PARIS 

ERNEST  LEROUX,  ÉDITEUR 

28,    RUE   BONAPARTE 

1887 


Vf 


10  5  4  4  8-^ 


INTRODUCTION 


^ 


Sur  la  côte  Africaine  du  bassin  occidental  de  la  Médi- 
terranée, vers  le  37^  degré  de  latitude  Nord  et  le  V  de 
longitude  Est,  au  fond  d'une  baie  charmante,  entourée  de 
collines  toujours  vertes,  s'élève  la  ville  d'Alger^  sortie  des 
ruines  de  l'ancien  Icosium  et  de  Djezaïr  des  Béni  Mezranna. 
La  douceur  de  son  climat  et  la  beauté  de  ses  environs  en 
font  aujourd'hui  un  des  lieux  les  plus  riants  de  l'univers. 
Mais,  jadis,  et  pendant  plus  de  trois  siècles,  elle  a  été  la 
terreur  et  le  fléau  de  la  Chrétienté  ;  aucun  des  groupes 
européens  n'a  été  épargné  par  ses  hardis  marins,  et  Técho 
de  ses  vastes  bagnes  a  répété  le  son  de  presque  toutes  les 
langues  de  la  terre.  Elle  a  donné  au  monde  le  singulier 
spectacle  d'une  nation  vivant  de  la  Course  et  ne  vivant  que 
par  elle,  résistant  avec  une  incroyable  vitalité  aux  attaques 
incessantes  dirigées  contre  elle,  soumettant  à  l'humilia- 
tion d'un  tribut  annuel  les  trois  quarts  de  l'Europe  et  jus- 
qu'aux États-Unis  d'Amérique  ;  le  tout,  en  dépit  d'un  dé- 
sordre inimaginable  et  de  révolutions  quotidiennes,  qui 
eussent  donné  la  mort  à  toute  autre  association,  et  qui 
semblaient  être  indispensables  à  l'existence  de  ce  peuple 
étrange.  Et,  quelle  existence  !  On  ne  peut  la  comparer  qu'à 
celle  de  certains  de  nos  ports  de  l'Ouest,  alors  que  les 


II  INTRODUCTION 

Jean-Bart  et  les  Surcouf  les  enrichissaient  de  leurs  cap- 
tures, tandis  que  leurs  équipages  y  dépensaient  en  quelques 
heures  le  prix  de  leurs  efTorts  héroïques.  Mais  ce  qui  ne  fut 
qu'un  accident  dans  l'histoire  de  ces  villes  maritimes,  de- 
vint la  vie  même  d'Alger.  Pendant  plus  de  trois  cents  ans, 
elle  vit  ruisseler  sur  ses  marchés  Tordu  Mexique,  l'argent 
du  Pérou,  les  diamants  des  Indes,  les  soies  et  les  brocards 
du  Levant,  les  marchandises  du  globe  entier.  Chaque  jour, 
quelque  galère  pavoisée  rentrait  dans  le  port,  traînant  à 
sa  remorque  un  navire  lourdement  chargé  de  vivres,  d'es- 
claves, ou  de  richesses.  C'est  ainsi  que  s'emplissait  le 
trésor  de  l'État,  et  que  tous,  depuis  le  plus  audacieux  des 
reïs  jusqu'au  plus  humble  des  fellahs,  vivaient  sans  peine 
dans  l'oisiveté  si  chère  à  l'Oriental.  Les  coteaux  voisins  se 
couvraient  de  villas  et  de  jardins^  décorés  des  marbres 
ravis  aux  palais  et  aux  éghses  d^tahe  et  de  Sicile  ;  la  ville 
elle-même,  oiiFor,  si  rapidement  gagné,  se  dépensait  plus 
vite  encore,  offrait  aux  aventuriers  l'attrait  d'une  fête  per- 
pétuelle et  l'appât  des  plaisirs  faciles.  Aussi  cette  mollesse, 
ce  luxe,  cette  gaieté,  tout  ce  charme  enfin,  laissait  la  po- 
pulation indifférente  aux  exactions  des  souverains,  à  la 
tyrannie  des  janissaires,  aux  pestes  qui  succédaient  aux 
famines,  aux  massacres  et  aux  pillages  qui  accompagnaient 
les  sanglantes  émeutes,  et  aux  bombes  vengeresses  des 
chrétiens.  En  même  temps,  par  la  victorieuse  résistance 
qu'elle  avait  opposée,  grâce  à  des  hasards  extraordinaires, 
aux  entreprises  dirigées  contre  elle,  Alger  était  devenue 
une  des  gloires  de  l'Islam,  et  les  poètes  musulmans  célé- 
braient ses  exploits,  que  maudissaient  à  la  même  heure 
les  historiens  Espagnols  :  Honiieur  à  toi,  vaillant  Alger, 
qui  a  pétri  t07i  sol  avec  le  sang  des  infidèles  !  Ainsi  s'exclame 
l'auteur  du  Zahrat-en-lSdira,  Et  Haëdo  lui  répond  :  0 
Alger,  repaire  de  forbans,  fléau  du  monde,  combien  de 
temps  encore  les  princes  chrétiens  supporteront-ils  ton  inso- 
lence? 


INTRODUCTION  m 

L'histoire  de  la  Régence  d'Alger  se  divise  en  trois  pé- 
riodes bien  distinctes  ;  le  gouvernement  des  Beglierbeys 
d'Afrique,  celui  des  Pachas  et  celui  des  Deys.  Nous  négli- 
geons à  dessein  de  parler  des  Aghas,  dont  le  règne  ne  dura 
que  douze  ans,  et  ne  fut,  à  proprement  dire,  qu'une  longue 
émeute  de  la  milice.  De  ces  époques,  les  deux  premières 
ont  été,  jusqu'ici,  toujours  confondues  entre  elles,  bien 
qu'elles  offrent  des  caractères  très  différents,  qu'il  eût  été 
facile  de  reconnaître,  en  éclairant  les  récits  des  auteurs 
espagnols  par  l'étude  des  actes  de  notre  diplomatie  dans 
le  Levant.  A  la  vérité^  Haëdo,  dans  son  Épitome  de  los 
reyes  de  Argel,  le  plus  complet  et  le  plus  exact  des  docu- 
ments qui  nous  soient  parvenus  sur  les  soixante-dix  pre- 
mières années  de  l'Odjeac,  qualifie  de  pachas  tous  ceux 
qui  ont  exercé  à  Alger  un  commandement,  même  éphé- 
mère ;  mais  il  est  aisé  de  voir  dans  son  œuvre  elle-même 
que  la  plupart  de  ces  personnages  ne  sont  que  les  heute- 
nants  des  grands  beglierbeys,  et  l'on  ne  peut  plus  conser- 
ver aucun  doute  à  ce  sujet  après  la  lecture  attentive  des 
lettres  des  ambassadeurs  français  à  Constantinople.  Nous 
y  apprenons  avec  certitude  que  Rheïr-ed-Din,    son  fils 
Hassan,  Sala-Reïs  et  Euldj-Ah  furent  investis  successive- 
ment et  d'une  manière  continue  du  commandement  su- 
prême de  l'Afrique  du  Nord;  que  les  petits  pachas  d'Alger, 
de  Tunis  et  de  Tripoli  étaient  placés  sous  leurs  ordres,  et, 
le  plus  souvent,  choisis  par  eux,  toute  réserve  faite  de 
l'approbation  souveraine  du  Sultan.  Le  Maroc  lui-même 
devait  être  appelé  à  faire  partie  de  ce  vaste  empire,  et  les 
grands  capitaines  que  nous  venons  de  nommer  ne  ces- 
sèrent pas  de  déployer  tous  leurs  efforts  pour  abaisser  le 
pouvoir  des  souverains  de  l'Ouest,  et  les  contraindre  à 
l'obéissance.  Ils  y  parvinrent  plus  d'une  fois,  et  seraient 
certainement  arrivés  à  réduire  sous  leur  unique  domina- 
lion  tout  le  littoral  Africain,  s'ils  n'eussent  été  entravés 
dans  leur  lâche  par  l'Espagne  et  par  la  France  ;  car  ces 


IV  INTRODUCTION 

deux  nations  ennemies  se  Irouvèrent,  pour  des  motifs  dif- 
férents, concourir  dans  cette  occasion  au  même  résultat. 

L'Espagne,  qui  possédait  Oran  et  Mers-el-Kébir,  d'où 
elle  exerça  pendant  cinquante  ans  environ  une  sorte  de 
suzeraineté  sur  le  royaume  de  Tlemcen,  protégea,  par 
cette  situation  même,  le  Maroc  contre  les  entreprises 
algériennes.  11  fut,  en  effet,  toujours  très  périlleux  pour 
les  chefs  de  l'Odjeac^  de  pousser  leurs  armées  jusqu'à 
Fez,  en  laissant  derrière  elles  ou  sur  leurs  flancs  un  en- 
nemi tout  prêt  à  profiter  d'une  défaite  possible  ;  dans  les 
nombreuses  et  presque  toujours  heureuses  tentatives  qu'ils 
firent  pour  assurer  leur  pouvoir  au  delà  de  la  Moulouïa, 
ils  furent  le  plus  souvent  ramenés  en  arrière  par  la  peur 
de  voir  le  Chrétien  envahir  en  leur  absence  le  territoire  de 
la  régence^  et  cette  appréhension  perpétuelle,  en  les  em- 
pêchant de  tirer  parti  de  leurs  victoires,  favorisa  l'établis- 
sement de  la  puissance  indépendante  des  princes  du  Gharb. 
Ceux-ci  comprirent  très  bien  les  avantages  qu'ils  pouvaient 
attendre  du  voisinage  des  Espagnols,  et  leur  complicité, 
ouverte  ou  tacite,  fut  dès  lors  acquise  à  leurs  voisins,  et  se 
traduisit  souvent  par  des  traités  et  par  des  faits.  De  leur 
côté,  les  gouverneurs  d'Oran  savaient  combien  ils  eussent 
eu  de  peine  à  se  maintenir,  si  les  sultans  de  Fez  et  de  Ma- 
roc fussent  devenus  les  vassaux  obéissants  de  la  Porte, 
et  ils  ne  s'abstinrent  jamais  de  les  encourager  à  la  résis- 
tance. 

La  France  avait  vu  avec  plaisir  les  Barberousses  fonder 
à  Alger  une  puissance  qui  était  devenue  une  plaie  vive 
attachée  au  flanc  de  sa  rivale  ;  mais  toutefois  elle  ne  crut 
pas  prudent  pour  elle-même  de  la  laisser  s'agrandir  déme- 
surément, et  ses  rois  recommandèrent  à  leurs  envoyés 
d'exciter  la  méfiance  habituelle  du  Grand  Divan,  et  d'y 
représenter  sans  cesse  qu'un  empire  trop  étendu  ne  tar- 
derait pas  à  manifester  des  velléités  d'autonomie.  La  Porte, 
qui  avait  déjà  eu  sous  les  yeux  l'exemple  de  l'Egypte  et  de 


INTRODUCTION 


la  Perse,  écouta  les  conseils  de  son  alliée  ;  les  Grands  Vizirs 
s'atlachèrenl  h  ne  pas  laisser  entre  les  mains  des  beglier- 
beys  assez  de  forces  pour  attaquer  en  même  temps  le  Ma- 
roc et  l'Espagne,  combinaison  qui  eût  été  indispensable  au 
succès  ;  il  leur  fut  interdit  de  créer  des  armées  perma- 
nentes parmi  les  peuples  vaincus,  et  leurs  efforts  furent 
dès  lors  fatalement  condamnés  à  la  stérilité.  C'est  ainsi 
qu'avorta  la  formation  de  l'empire  de  l'Afrique  du  Nord, 
qui  fut  devenu  pour  la  Chrétienté  un  immense  danger  et 
une  menace  perpétuelle.  La  réunion  de  la  Tripolitaine, 
de  la  Tunisie^  de  l'Algérie  et  du  Maroc  eût  mis  dans  la 
même  main  des  millions  d'hommes  ardents  au  combat, 
prêts  à  toutes  les  aventures,  et  toujours  armés  pour  la 
guerre  sainte.  Maîtres  de  la  mer,  comme  ils  le  furent  pen- 
dant longtemps,  il  n'y  avait  pas  alors  en  Europe  une  seule 
puissance  capable  de  s'opposer  à  un  débarquement  qu'eût 
facilité  la  révolte  toujours  préparée  des  Mores  d'Espagne: 
et  qui  peut  dire  ce  que  fût  devenue  la  civilisation  chré- 
tienne, le  jour  où  le  drapeau  de  l'Islam  eût  flotté  en  même 
temps  sur  les  Pyrénées  et  sous  les  remparts  de  Vienne? 
Cette  épreuve  lui  fut  épargnée  par  la  prudence  des  Valois, 
et  il  serait  juste  de  leur  en  tenir  compte,  au  lieu  de  leur 
reprocher  l'alliance  mahométane,  que  l'ambition  des  na- 
tions rivales  leur  avait  rendue  indispensable. 

Lorsque  François  V%  dans  sa  lutte  contre  les  tendances 
de  suprématie  de  Charles-Quint,  se  fut  vu  abandonné  par 
des  voisins  qui  méconnurent  le  péril  ou  qui  s'inclinèrent 
devant  la  force,  il  ne  lui  resta,  pour  ne  pas  être  écrasé  lui- 
même,  d'autre  parti  à  prendre  que  de  s'allier  à  Soliman. 
S'il  eût  hésité,  le  bassin  occidental  de  la  Méditerranée 
devenait  un  lac  espagnol,  et  la  France,  attaquée  à  la  fois 
sur  toutes  les  frontières,  succombait  dans  une  lutte  iné- 
gale. Il  n'était  même  plus  possible  de  compter  sur  le  pou- 
voir moral  des  Papes,  qui,  malgré  de  courageuses  résis- 
tances, avaient  dû  subir  le  joug  du  vainqueur,  et  qui  se 


YI  INTRODUCTION 

voyaient  durement  traités  toutes  les  fois  qu'ils  semblaient 
vouloir  s'y  soustraire.  En  même  temps,  les  souverains 
Ottomans,  qui  redoutaient  toujours  de  nouvelles  croisades, 
virent  avec  raison  une  garantie  contre  cette  éventualité 
dans  l'amitié  d'une  nation  contre  laquelle  toute  l'Europe 
était  en  armes.  Les  flottes  turques  assurèrent  à  la  France 
la  liberté  de  la  mer,  pendant  que  les  armées  de  l'Islam 
occupaient  à  l'Orient  les  forces  de  l'Autriche. 

A  ce  moment,  naquit  la  puissance  d'Alger,  qui,  dès  les 
premiers  jours,  arborant  contre  l'Espagne  la  bannière  du 
Djehad,  ravagea  ses  côtes,  détruisit  sa  marine  et  son  com- 
merce, fomenta  l'insurrection  dans  ses  plus  belles  pro- 
vinces, et  la  tint  longtemps  sous  le  coup  d'une  menace 
d'invasion ,  pendant  qu'elle  lui  arrachait  pied  à  pied  presque 
tout  le  terrain  conquis  sur  le  rivage  africain.  C'est  ainsi 
qu'au  début  même  de  son  existence,  l'Odjeac  fut  un  appui 
précieux  pour  nos  rois  dans  les  guerres  qu'ils  eurent  à 
soutenir  contre  leur  puissant  ennemi.  Les  relations  entre 
les  deux  États  devinrent  très  cordiales  ;  Rheïr-ed-Din  fut 
reçu  et  choyé  à  Marseille,  oii  on  le  combla  de  présents  ; 
plus  lard,  Sala-Reïs  et  Euldj-Ali  vécurent  à  Gonstanti- 
nople  dans  l'intimité  des  ambassadeurs  de  Henri  II  et  de 
Charles  IX  ;  les  flottes  françaises  naviguèrent  de  conserve 
avec  celles  des  Dragut  et  des  Sinan,  pendant  que  les  reïs 
d'Alger  trouvaient  à  s'abriter  et  à  se  ravitailler  dans  les 
ports  de  Provence  ou  du  Languedoc,  dont  les  gouverneurs 
leur  transmettaient  les  avis  nécessaires  à  leur  sécurité. 
Cet  état  de  choses  dura  jusqu'en  1587,  date  de  la  mort 
d'Euldj-Ali,  qui  représentait  au  divan  le  parti  français. 
Mais,  à  dater  de  cette  époque,  tout  changea  graduellement, 
et  lorsque  l'évêque  de  Dax,  François  de  Noailles,  eut 
quitté  Constantinople,  ses  successeurs,  modifiant  peu  à 
peu  l'ancienne  politique,  laissèrent  soupçonner  au  Divan 
qu'ils  étaient  en  partie  acquis  aux  idées  catholiques  de  la 
Ligue.  La  diplomatie  des  Germigny  et  des  Lancosme  indis- 


INTRODUCTION  3VII 

posa  la  Porte  contre  la  France,  et  le  dernier  de  ces  am- 
bassadeurs alla  même  si  loin,  que  son  cousin  Savary  de 
Brèves,  envoyé  par  Henri  IV  pour  réparer  le  mal,  se  crut 
forcé  de  le  faire  emprisonner  comme  ayant  trahi  les  inté- 
rêts de  son  pays  au  profit  de  l'Espagne. 

Le  contre-coup  de  cette  nouvelle  politique  s'était  fait 
sentir  à   Alger,  qui  se  plaignait  de  ne  plus  trouver  en 
France  l'ancienne  amitié,  et  dont  les  corsaires  slétaient 
vus  autorisés  par  le  sultan  Amurat  III  à  courir  sus  aux 
navires  de  Marseille,  pour  punir  cette  ville  d'avoir  em- 
brassé le  parti  de  la  Ligue  contre  le  roi.  En  même  temps, 
le  pouvoir  des  beglierbeys  avait  pris  fin,  et  les  provinces 
d'Afrique  étaient  confiées  à  des  pachas  triennaux,  qui  ne 
devaient  leur  nomination  qu'aux  intrigues  de  sérail,  et 
aux  riches  présents  offerts  par  eux  aux  favoris  du  souve- 
rain. De  tous  ces  pachaliks,  celui  d'Alger,  passant  pour 
être  le  plus  riche,  se  trouvait  par  Cela  même  le  plus  con- 
voité :  le  Turc  qui  l'obtenait  n'y  arrivait  donc  qu'avec  une 
seule  préoccupation,  celle  de  rentrer  dans  ses  déboursés 
et  d'amasser  une  fortune  dans  le  court  espace  des  trois  ans 
de  pouvoir  qu'il  avait  à  exercer.  Or,  le  tribut  prélevé  sur 
les  Indigènes  et  sur  les  pêcheries  de  corail  ne  suffisait 
même  pas  à  faire  face  aux  dépenses  obligatoires  et  à  la 
paye  de  la  mihce  ;  il  fallut  donc  recourir  à  la  Course,  qui 
s'accrut,  pendant  la  période  des  pachas  triennaux,  dans 
d'énormes  proportions.  C'est  à  ce  moment  qu'elle  cessa 
d'être  une  des  formes  du  Djehad  pour  devenir  une  véri- 
table piraterie,  et  elle  ne  tarda  pas  à  être  le  seul  moyen 
d'existence  de  toute  la  population.  Les  côtes  de  l'Italie,  de 
la  Sicile,  de  la  Corse,  de  la  Sardaigne  et  de  l'Espagne, 
furent  ravagées  annuellement  et  souvent  deux  fois  par  an  ; 
les  villes  du  littoral  furent  sans  cesse  menacées  de  l'incen- 
die et  du  pillage,  et  la  navigation  de  la  Méditerranée  de- 
vint presque  impossible  aux  navires  marchands. 

La  France,  protégée  par  l'ancienne  amitié,  eut  moins  à 


VIII ,  INTRODUCTION 


souiïrir  de  cet  état  de  choses  que  toutes  les  autres  nations, 
et  elle  put  obtenir  à  diverses  reprises  le  châtiment  desreïs 
indisciplinés  qui  s'attaquèrent  à  son  commerce  ou  à  ses 
côtes.  Elle  y  trouva  même  un  certain  avantage  :  car  le 
privilège  de  la  sécurité  relative  dontjouissaient  ses  navires 
assura  aux  ports  du  Midi  une  grande  partie  du  négoce  du 
Levant.  Les  griefs  ne  manquaient  cependant  pas,  et  le  châ- 
timent de  l'affront  fait  à  M.  de  Brèves,  qui  faillit  être  mas- 
sacré en  1604  par  la  milice  et  la  population  d'Alger,  où  il 
portait  les  réclamations  du  roi,  ne  se  fût  pas  fait  attendre, 
si  Henri  IV  n'eût  jugé  mauvais  de  s'aliéner  les  Barba- 
resques,  auxquels  il  réservait  un  rôle  prochain  dans  l'em- 
brasement de  la  péninsule,  qu'il  préparait,  de  concert 
avec  les  Morisques. 

Au  reste,  l'étude  de  l'histoire  de  la  régence  donne  la 
certitude  que  cet  État  dut  sa  longue  impunité  et  son  exis- 
tence même  aux  dissensions  des  puissances  chrétiennes. 
11  n'y  avait  certainement  pas  besoin  d'un  effort  commun 
pour  détruire  une  nation  qui  n'avait,  à  vrai  dire,  pas  de 
forces  réelles  :  il  eût  suftî,  pour  l'anéantir,  qu'elle  ne  fût  pas 
garantie  par  l'intérêt  que  les  uns  ou  les  autres  eurent  tou- 
jours à  sa  conservation.  Lorsque  la  France  eut  mis  un  h 
la  longue  lutte  qu'elle  avait  soutenue  contre  l'Espagne,  et 
que^  n'étant  plus  forcée  de  ménager  les  corsaires  d'Afrique, 
elle  se  décida  à  punir  leurs  déprédations  par  les  croisières 
permanentes  et  par  les  expéditions  du  duc  de  Beaufort, 
de  Duquesne  et  du  maréchal  d'Estrées,  l'Angleterre  et  la 
Hollande  cherchèrent  à  se  substituer  à  elle,  et  briguèrent, 
l'alliance  algérienne,  espérant  ainsi  s'assurer  par  la  ruine 
de  notre  marine  marchande  le  monopole  du  commerce  de 
l'Orient.  Tout  d'abord,  ils  avaient  essayé  de  la  force,  et 
s'étaient  rapidement  aperçus  que,  malgré  la  valeur  de 
marins  tels  que  les  Blake,  les  Spragg,  les  Sandwich,  les 
Tromp  et  les  Ruyter,  ils  n'avaient  pu  obtenir,  au  prix 
d'énormes  dépenses,  que  des  traités  violés  le  lendemain 


INTRODUCTION  IX 

du  jour  OÙ  ils  avaient  été  signés.  Ils  changèrent  alors  brus- 
quement de  politique,  et  s'efforcèrent  d'acheter  à  prix  d'or 
la  race  essentiellement  vénale  à  laquelle  ils  avaient  affaire. 
Là  encore,  ils  échouèrent;  leurs  présents  furent  acceptés, 
et  il  ne  leur  en  fut  tenu  réellement  aucun  compte.  Il  était, 
du  reste,  impossible  qu'il  en  fût  autrement,  et  la  seule 
solution  pratique  eût  été  la  destruction  complète  des  flottes 
et  du  port  d'Alger;  pour  bien  comprendre  cette  vérité,  il 
est  nécessaire  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'état  intérieur  de 
cette  ville,  et  sur  les  diverses  formes  de  gouvernement 
qui  s'y  succédèrent. 

A  l'origine,  les  Beglierbeys  gouvernèrent,  soit  en  per- 
sonne, soit  par  l'intermédiaire  de  leurs  khalifats,  au  nom 
de  la  Porte,  de  laquelle  ils  tenaient  directement  le  pou- 
voir. Ils  commandèrent  en  maîtres  absolus,  sans  prendre 
conseil  de  personne,  et  réprimèrent  durement  les  révoltes 
de  la  milice,  qu'ils  parvinrent  à  maintenir  sous  le  joug, 
malgré  l'esprit  d'indiscipline  dont  elle  faisait  preuve  en 
toutes  circonstances.  C'est  bien  à  tort  qu'on  a  cru  jusqu'ici 
que  le  divan  des  janissaires  avait  toujours  été  à  Alger  le 
véritable  souverain  :  cela  n'est  vrai,  ni  pour  la  période  des 
Beglierbeys,  ni  pour  celle  des  Deys.  Haëdo,  qui  se  trouvait 
à  Alger  en  1578,  et  qui  nous  a  décrit  minutieusement, 
dans  sa  Topografia,  tous  les  ressorts  de  l'Odjeac,  résume 
formellement  les  droits  de  la  milice  en  ces  termes  :  Les 
ioldachs  sont  exclusivement  soumis  à  la  juridiction  de  leur 
agha,  et  leur  divan  ne  s'occupe,  en  dehors  de  leurs  propres 
affaires,  que  de  la  paix  et  de  la  guerre. 

iMais,  lorsque  furent  arrivés  les  pachas  triennaux,  que 
leur  inertie  et  leur  cupidité  rendit  bientôt  l'objet  du 
mépris  de  tous,  les  janissaires  s'emparèrent  ouvertement 
de  la  puissance  suprême  ;  leur  divan  édicta  des  lois  et 
décida  de  tout,  sans  que  les  pachas,  toujours  tremblants 
devant  eux,  essayassent  un  seul  instant  de  s'y  opposer.  Ils 
se  contentèrent  de  conserver  ce  qu'on  voulut  bien  leur  lais- 


INTRODUCTION 


ser,  l'apparence  de  la  souveraineté  et  quelques  droits  réga- 
liens, jusqu'au  jour  où  les  Algériens,  brisant  les  derniers 
liens  d'obéissance  qui  les  rattachaient  à  la  Porte,  se  débar- 
rassèrent de  ces  gouverneurs  inutiles  et  coûteux,  refu- 
sèrent de  recevoir  ceux  qui  leur  furent  envoyés  de  Cons- 
lantinople,  et  les  remplacèrent  pardes  Aghas  élus  par  eux. 
Ce  fut  le  commencement  de  la  troisième  période. 

La  révolution  qui  amena  les  Aghas  au  pouvoir  fut 
l'œuvre  de  la  milice  ;  en  fait,  toute  l'histoire  intérieure 
d'Alger  se  résume  dans  la  lutte  entre  les  janissaires  et  les 
marins. 

Les  premiers  souverains  et  leurs  khalifats  furent  des 
reïs,  qui  avaient  été  les  compagnons  des  Barberousses,  ou 
qui  avaient  servi  sous  leurs  ordres  ;  pendant  tout  le  temps 
de  leur  gouvernement,  la  marine  tint  l'armée  à  l'écart,  et 
Mohammed-ben-Sala-Reïs  eut  beaucoup  de  peine  à  lui  per- 
suader de  laisser  monter  les  ioldachs  sur  ses  galères  en 
qualité  de  soldats  de  marine.  Lorsque  ceux-ci  furent 
devenus  les  maîtres,  les  reïs  se  groupèrent  dans  un  des 
quartiers  de  la  ville,  occupant  avec  leurs  équipages  le  port 
et  ses  avenues  ;  leur  courage,  leurs  richesses,  et  le  grand 
nombre  de  gens  qui  leur  étaient  inféodés  les  garantis- 
saient contre  un  coup  de  main  de  leurs  rivaux.  Cette  puis- 
sante corporation,  qui  prit  le  nom  de  TaïfTe,  devint  bientôt 
un  troisième  pouvoir  dans  l'État  ;  lorsqu'elle  croyait  avoir 
des  raisons  de  mécontentement,  elle  excitait  une  révolte 
plus  terrible  encore  que  celles  des  janissaires,  et  le  pacha 
restait  entièrement  désarmé  devant  elle.  Car  la  Taïffe, 
presque  entièrement  composée  de  renégats,  se  souciait  fort 
peu  de  l'obéissance  due  au  Sultan,  auquel  elle  marchan- 
dait ses  services,  qu'elle  finit  même  par  refuser  complète- 
ment. Comme  la  population  tout  entière  vivait  de  la 
Course  et  ne  vivait  que  par  elle,  n'ayant  ni  industrie  ni 
commerce,  comme  la  mihce  elle-même  n'eût  pas  pu  être 
payée  sans  la  dîme  prélevée  sur  les  prises,  les  reïs  étaient 


INTRODUCTION  XI 

virtuellement  les  maîtres  de  la  situation  et  ne  tardèrent 
pas  à  le  devenir  en  effet.  Il  résulta  de  cet  état  de  choses 
que^,  lorsqu'une  nation  européenne  se  plaignait  des  actes 
de  piraterie  commis  contre  elle,  le  Pacha,  ne  pouvant  pas 
faire  justice,  et  n'osant  pas  avouer  son  impuissance,  prodi- 
guait de  menteuses  promesses,  ou  faisait  valoir  lui-même 
des  griefs  plus  ou  moins  fondés,  pour  gagner  du  temps^ 
espérant  arriver  par  ce  moyen  au  bout  de  ses  trois  ans  de 
pouvoir,  et  partir  pour  Constantinople  avec  ses  trésors 
avant  l'explosion  prévue;  car  il  lui  était  impossible  d'in- 
terdire la  course  et  de  châtier  les  délinquants  ;  il  savait 
qu'il  lui  en  eût  coûté  la  tête.  Si,  d'un  autre  côté,  il  laissait 
arriver  les  choses  à  l'extrême,  et  que  les  navires  euro- 
péens vinssent  canonner  ou  bombarder  Alger,  la  popula- 
tion, irritée  par  les  pertes  subies^  s'insurgeait  au  bout  de 
deux  ou  trois  jours  de  feu,  et  se  précipitait  tumultueuse- 
ment sur  le  palais  du  pacha.  11  acceptait  alors  immédiate- 
ment toutes  les  conditions  du  vainqueur,  dont  les  flottes 
repartaient  bientôt,  emmenant  comme  trophée  quelques 
malheureux  captifs  arrachés  à  leurs  fers,  et  les  traces  des 
boulets  chrétiens  n'étaient  pas  encore  effacées,  que  les 
galères  barbaresques  couvraient  de  nouveau  la  mer,  d'au- 
tant plus  ardentes  au  pillage,  que  le  sentiment  de  la  ven- 
geance venait  se  joindre  à  l'amour  du  gain.  Tel  fut  le  seul 
fruit  que  rapportèrent  pendant  plus  de  deux  cents  ans  les 
démonstrations  belhqueuses  faites  à  tant  de  reprises  contre 
la  régence.  Car  le  châtiment  portait  à  faux,  ne  frappant 
que  les  bourgeois,  desquels  les  Turcs  se  souciaient  fort 
peu. 

Ce  fut  donc  une  révolution  légitime  que  celle  qui  ren- 
versa ces  souverains,  dont  la  cupidité  attirait  à  tout  instant 
sur  Alger  les  représailles  de  l'Europe  ;  mais  les  Aghas  qui 
les  remplacèrent  ne  valurent  pas  mieux  qu'eux;  dès  le 
début,  ils  cherchèrent  à  violer  à  leur  profit  la  nouvelle 
constitution  et  à  s'éterniser  dans  un  pouvoir  qui  n'avait 


XII  INTRODUCTION 

d'autre  sanction  que  le  caprice  des  ioldacbs,  et  qui  n'était 
reconnu  ni  par  la  population  ni  par  les  reïs  ;  il  y  eut  douze 
ans  d'un  affreux  désordre  ;  les  quatre  Aglias  élus  tom- 
bèrent successivement  sous  les  coups  de  ceux  qui  les 
avaient  nommés.  Le  mécontentement  arriva  à  son  comble, 
et  la  Taïffe,  reprenant  possession  du  gouvernement,  le 
confia  à  un  de  ses  membres,  élu  sous  le  nom  de  Dey. 
L'avènement  des  Deys  fut  donc  une  revanche  de  la  marine, 
et  le  divan  des  janissaires  cessa  d'être  le  conseil  suprême. 
11  fut  remplacé  par  les  Puissances,  sorte  de  conseil  d'Etat, 
composé  des  grands  dignitaires,  tantôt  élus,  tantôt  choisis 
par  les  Deys,  qui  ne  tardèrent  pas  à  s'emparer  du  pouvoir 
absolu.  Les  janissaires  continuèrent  à  jouir  de  leurs  privi- 
lèges séculaires  et  de  leur  juridiction  spéciale  :  mais  ils 
durent  ne  plus  se  mêler  de  légiférer,  et  se  contenter  de 
toucher  leur  paye.  En  revanche,  ils  exigeaient  qu'elle  leur 
fût  soldée  avec  une  rigoureuse  exactitude,  et  le  moindre 
relard  donnait  lieu  à  une  prise  d'armes,  qui  se  terminait 
presque  toujours  par  le  meurtre  du  souverain  et  de  ses 
ministres. 

L'équilibre  du  budget  fut  donc  pour  les  Deys  une  ques- 
tion de  vie  ou  de  mort,  et  il  fallut  à  tout  prix  remplir  le 
trésor  public. 

Cependant  la  Course  devenait  de  jour  en  jour  plus 
difficile  et  de  moins  en  moins  fructueuse.  Il  n'était  plus 
possible  aux  pirates  de  s'attaquer  utilement  aux  navires 
de  guerre  de  la  France,  de  l'Angleterre  et  de  l'Espagne  ; 
les  vaisseaux  marchands  du  haut  commerce  avaient  pris 
l'habitude  de  naviguer  par  caravanes,  et  de  se  faire 
escorter;  il  restait  donc  pour  tout  butin  quelques  miséra- 
bles barques,  dont  la  cargaison  ne  payait  pas  les  frais  de 
l'armement,  et  l'on  risquait  de  tomber  à  chaque  instant 
sous  le  canon  des  croisières.  Le  nombre  des  corsaires 
diminua  dès  lors  de  jour  en  jour  ;  personne  ne  se  présenta 
plus  pour  équiper  de  nouveaux  navires  ;  les  meilleurs  des 


INTRODUCTION  XIII 

capitaines  et  des  marins  passèrent  au  service  public,  et  le 
port  d'Alger,  jadis  si  animée  devint  presque  désert.  Les 
bagnes  des  grands  reïs,  qui  avaient  contenu  des  milliers 
d'esclaves,  se  vidèrent  et  tombèrent  en  ruines  ;  ceux  de 
l'État  se  dépeuplèrent  peu  à  peu,  et  la  ville  qui  avait  vu, 
en  une  seule  année,  exposer  au  Badestan  près  de  vingt- 
cinq  mille  captifs,  n'en  contenait  plus  que  trois  ou  quatre 
cents  au  moment  de  la  conquête  française. 

Le  beylik  dut  songer  à  se  créer  de  nouvelles  ressources  ; 
il  s'en  procura  quelques-unes  en  augmentant  les  impôts 
prélevés  sur  les  Indigènes^,  et  en  exigeant  des  Beys  de 
Constantine,  de  Mascara  et  de  Titteri  une  grande  régularité 
dans  le  recouvrement  des  revenus  de  leurs  provinces,  ce 
que  les  Pachas  n'avaient  jamais  pu  obtenir.  Les  puissances 
européennes  de  second  ordre  consentirent^  pour  avoir  la 
paix,  à  payer  un  tribut  annuel,  moyennant  lequel  leurs 
navires  reçurent  des  passeports  destinés  à  mettre  le 
pavillon  à  l'abri  de  toute  insulte.  Mais  tout  cela  n'était  pas 
suffisant,  et,  pour  alimenter  le  trésor  public,  il  fallut  néces- 
sairement entretenir  la  guerre,  tantôt  avec  l'un,  tantôt 
avec  l'autre  de  ces  petits  États  ;  on  la  déclarait  sous  les 
prétextes  les  plus  futiles,  et  on  ne  la  cessait  que  moyen- 
nant un  riche  présent.  Les  luttes  perpétuelles  auxquelles 
le  continent  fut  en  proie  favorisèrent  rétablissement  et  la 
durée  de  ce  système. 

Mais,  lorsque  les  traités  de  1815  eurent  ramené  la  paix, 
toutes  les  nations  s'entendirent  pour  secouer  un  joug  qui 
n'avait  été  porté  que  trop  longtemps,  et,  dès  ce  jour,  la 
chute  de  la  Régence  fut  décidée  et  devint  inévitable.  Au 
reste,  elle  s'effondrait  d'elle-même.  Les  tribus  de  l'inté- 
rieur du  pays  étaient  en  révolte  permanente,  et  refusaient 
l'impôt,  toutes  les  fois  que  les  Beys  ne  pouvaient  pas  le 
leur  arracher  par  la  force  ;  la  mihce,  plus  indocile  et  plus 
turbulente  que  jamais,  s'insurgeait  à  chaque  instant,  et 
mettait  au  pillage  les  habitations  privées,  et,  de  préférence, 


XIV.  INTRODUCTION 

celles  des  juifs,  qui  émigraienten  masse  ;  avec  eux,  dispa- 
raissait le  seul  commerce  de  la  ville,  et,  par  suite,  le 
revenu  des  douanes.  Les  derniers  reïs  étaient  morts  dans 
l'Archipel  et  à  Navarin  ;  il  ne  restait  dans  le  port  d'Alger 
que  quelques  vieux  vaisseaux  à  demi  pourris  :  on  ne  répa- 
rait plus  le  môle  ni  les  fortifications  ;  car  l'argent  manquait 
de  plus  en  plus,  et  chaque  année  creusait  un  nouveau  vide 
dans  les  coffres  de  la  Casbah.  La  Régence  agonisait,  et 
l'arrivée  victorieuse  des  Français  ne  fît  que  devancer  de 
quelques  années  une  dissolution  inévitable. 

Tel  est  le  résumé  succinct  de  l'histoire  que  je  viens 
d'achever.  Elle  n'avait  jamais  été  faite  en  entier,  et,  jus- 
qu'ici, il  eût  été  impossible  de  la  faire.  Les  documents 
nécessaires  sont  si  rares,  tellement  disséminés,  et  parfois 
si  contradictoires,  que  leur  recherche  a  exigé  de  longs  et 
patients  efforts.  Pour  la  première  période  (1510-1587),  il 
a  fallu  consulter,  chez  les  Espagnols,  Gomara,  Sandoval, 
Mariana,  la  Fuente,  et  surtout  Marmol  et  Haëdo  ;  chez  les 
Italiens,  Léon  l'Africain  et  Paul  Jove  ;  en  France,  de  Thou 
et  les  Négociations  diplomatiques  dans  le  Levant.  Pour  la 
seconde  (1587-1659),  qui  est  la  plus  obscure  de  toutes,  les 
renseignements  sont  épars  dans  V Histoire  de  Barbarie  du 
Père  Dan,  et  parmi  les  récits  de  quelques  captifs,  les  rela- 
tions et  les  lettres  des  Pères  Rédemptoristes,  les  collections 
du  Mercure  François  et  de  la  Gazette  de  France^  et  dans 
le  peu  qui  subsiste  de  la  correspondance  de  nos  consuls 
d'Alger.  La  période  des  Aghas  et  des  Deys  (1659-1830), 
étant  la  plus  voisine  de  nous,  est  naturellement  en  même 
temps  la  plus  facile  à  étudier.  A  cette  époque,  les  relations 
avec  l'Europe  se  sont  multipliées  ;  à  Y  Histoire  d'Alger  de 
Laugier  de  Tassy,  aux  Lettres  de  Peyssonel  et  de  Desfon- 
taines et  aux  sources  citées  précédemment,  viennent 
s'ajouter  en  grand  nombre  les  documents  officiels.  Mais  à 
aucun  moment,  on  ne  peut  faire  fonds  sur  les  chroniques 
indigènes.  Elles  sont  d'une  extrême  rareté,  et  l'on. n'a 


I 


ai 

I 


INIRODUCTION  .Xy. 

guère  à  le  regretter,  quand  on  voit  combien  celles  qui  ont 
été  conservées  sont  diffuses  et  remplies  d'erreurs,  d'exagé- 
rations, et  de  mensonges  souvent  voulus.  La  seule  d'entre 
elles  qu'on  puisse  consulter  avec  un  peu  de  fruit  sur  la 
fondation  de  la  régence  est  \q  Razaouat  Aroudj  we  Khéir- 
ed-Din  ,  et  encore,  il  est  prudent  de  ne  pas  trop  se  fier 
aux  allégations  qui  y  sont  contenues.  Je  ne  terminerai  pas 
cette  introduction  sans  dire  un  mot  de  ceux  qui  ont  tenté 
à  diverses  reprises  d'apporter  un  peu  de  lumière  au  milieu 
de  ce  chaos,  et  c'est  un  devoir  pour  moi  de  citer  rJ^25/o?>e 
d Alger  et  de  la  piraterie  des  Turcs  de  M.  de  Rotalier,  les 
Mémoires  historiques  et  géographiques  de  M.  Pelissier  de 
Reynaud;  \ Histoire  de  la  domination  turque  en  Algérie 
de  M.  Walsin-Esterhazy  ;  Y  Histoire  du  commerce  et  de  la 
navigation  de  l'Algérie  de  M.  de  la  Primaudaye,  les  œuvres 
de  MM.  Berbrugger,  Devoulx,  et  Féraud,  et  surtout  le 
Précis  analytique  de  r histoire  d'Alger  de  M.  Sander-Rang, 
qui  eût  laissé  peu  de  choses  à  faire  à  ses  successeurs,  s'il 
n'eût  été  enlevé  par  une  mort  subite,  au  moment  oii  son 
travail  n'était  encore  qu'à  l'état  d'ébauche.  Tous  ceux  dont 
je  viens  de  parler  ont  apporté  leur  pierre  à  l'édifice  ;  mais 
il  convient  de  signaler  au-dessus  de  tout  le  riche  recueil 
de  documents  africains,  réunis,  par  la  Société  Historique 
Algérienne^  dans  les  vingt-neuf  volumes  de  la  revue  qu'elle 
publie  annuellement;  immense  travail,  auquel  ont  con- 
couru depuis  1856  toutes  les  illustrations  de  l'adminis- 
tration et  de  l'armée  d'Afrique  ;  sans  les  précieuses 
indications  que  j'y  ai  trouvées,  il  m'eût  été  impossible 
d'entreprendre  ma  tâche. 

Je  n'ajouterai  plus  qu'une  phrase  ;  si  j'ai  donné  pour 
titre  à  cet  ouvrage  ;  Histoire  d'Alger  sous  la  domi- 
nation Turque^  c'est  que  j'ai  voulu  écrire  l'histoire 
d'Alger,  et  non  celle  de  la  Régence  ;  c'est-à-dire  que  le 
récit  des  petites  guerres  que  les  tribus  indigènes  se 
livraient  entre  elles  a  été  volontairement  négligé,  toutes 


XVI  INTRODUCTION 

les  fois  que  ces  lulles  n'intéressaient  pas  directement  le 
gouvernement  des  Turcs.  Elles  n'ont,  du  reste,  aucune 
importance  réelle,  et  la  désespérante  monotonie  de  leurs 
motifs  et  de  leurs  phases  se  résume  en  ce  peu  de  mots  : 
Anarchie  perpétuelle  dans  l^ intérieur  du  pays. 


II.-D.  DE  Grammont. 

Mustapha-Supérieur,  le  5  juin  1886. 


CHAPITRE   PREMIER 

LES    ESPAGNOLS    EN   AFRIQUE 


SOMMAIRE  :  La  persécution  des  Mores,  —  Leur  établissement  sur  le  littoral 
africain.  —  Leurs  pirateries.  —  Prise  de  Mers-el-Kébir.  —  Déroute  de  Misser- 
ghin.  —  Prise  d'Oran,  de  Bougie  et  de  Tripoli.  —  Soumission  de  Tlemcen, 
d'Alger,  Mostaganem,  Tenès,  Cherchell  et  Dellys.  —  Organisation  et  admi- 
nistration. —  Tentatives  infructueuses  d'Aroudj  contre  Bougie. 

La  prise  de  Grenade  (2  janvier  1 492),  qui  venait  de  donner  la 
victoire  aux  Espagnols  après  une  longue  alternative  de  revers  et 
de  succès,  n'avait  cependant  pas  écarté  tous  les  dangers  qui  me- 
naçaient la  fondation  de  leur  nationalité.  Les  provinces  les  plus 
riches  et  les  mieux  cultivées  de  la  Péninsule  étaient  peuplées 
par  les  Mores,  et  le  nombre  en  était  si  grand,  qu'un  siècle  plus 
tard,  et  malgré  trois  guerres  d'extermination,  l'édit  de  pros- 
cription de  1609  devait  en  faire  sortir  du  royaume  près  de 
quinze  cent  mille.  Braves,  riches,  industrieux,  fermement 
attachés  à  leurs  croyances,  ils  étaient  loin  de  considérer  leur 
défaite  comme  définitive  :  ils  avaient  secrètement  conservé 
leurs  armes  et  leurs  chefs,  dont  la  plupart  n'avaient  feint  de 
se  soumettre  aux  vainqueurs  que  pour  conserver  des  positions 
qui  devaient  les  rendre  redoutables  au  moment  désiré  de  la 
révolte.  Confiants  dans  la  parole  du  Prophète  :  La  force  vient 
de  Dieu  et  il  la  donne  quand  il  lui  plaît,  ils  se  tenaient  prêts, 
en  attendant  le  jour  d'une  revendication  que  tous  croyaient 
prochaine.  Ce  que  cette  situation  avait  de  dangereux  n'échap- 
pait pas  aux  regards  des  hommes  d'État  qui  gouvernaient 
alors  l'Espagne,  et  il  n'était  pas  un  seul  d'eux  qui  ne  fût  con- 

1 


«J  CHAPITRE   PREMIER 

vaincu  de  l'inanité  des  compromis  par  lesquels  on  avait  espéré 
mettre  fin  à  cette  lutte  plusieurs  fois  séculaire. 

D'ailleurs,  il  leur  eût  été  impossible,  quand  même  ils 
Teussent  sincèrement  voulu,  de  respecter  les  traités  qui  assu- 
raient aux  vaincus  la  jouissance  de  leurs  droits  et  le  libre 
exercice  de  leur  culte.  Les  passions  religieuses  avaient  été 
trop  surexcitées  pendant  cette  longue  croisade  pour  que  des 
idées  de  tolérance  pussent  pénétrer  dans  l'esprit  des  vain- 
queurs, et  chacun  des  nouveaux  seigneurs  des  terres  con- 
quises eût  sincèrement  cru  commettre  un  sacrilège  en  ne  con- 
traignant pas  ses  vassaux  à  se  prosterner  devant  la  croix. 
Telle  était  l'opinion  de  la  noblesse,  du  peuple  espagnol,  et  de 
la  reine  Isabelle,  qu^encourageait  dans  cette  voie  le  cardinal 
Ximenez. 

Les  traités  furent  donc  violés,  et,  tout  d'abord,  dès  le  len- 
demain de  la  victoire,  les  manifestations  extérieures  du  culte 
musulman  furent  interdites.  Les  Mores  se  plaignirent  au  Roi 
et  invoquèrent  les  articles  delà  capitulation  de  Grenade;  cette 
réclamation  n'aboutit  qu'à  faire  expulser  du  royaume  ceux 
qui  s'étaient  mis  à  la  tête  du  mouvement.  Le  mécontentement 
augmenta,  et  il  ne  fut  répondu  à  de  nouvelles  plaintes  que 
par  un  édit  qui  ordonnait  aux  musulmans  de  se  faire  baptiser 
dans  un  délai  de  trois  mois,  ou  de  sortir  du  royaume,  après 
avoir  vu  confisquer  leurs  biens.  Des  missions  catholiques 
furent  organisées  de  tous  côtés,  et  la  persécution  commença  ; 
ce  fut  une  époque  terrible.  On  peut  lire  dans  les  vieux  histo- 
riens espagnols  les  détails  qu'ils  donnent  sur  V entêtement  de 
ces  Mores,  qui  jetaient  leurs  enfants  dans  les  précipices  et 
dans  les  citernes  plutôt  que  de  les  laisser  baptiser,  et  qui  pous- 
saient l'horreur  de  la  croix  jusqu'à  se  donner  la  mort  à  eux- 
mêmes. 

La  grande  émigration  commença.  Aucun  de  ceux  qui 
purent  se  procurer  les  moyens  de  traverser  la  mer  ne  se  sou- 
mit à  supporter  plus  longtemps  le  contact  et  la  domination 
des  chrétiens.  Les  côtes  Méditerranéennes  de  l'Afrique  se 
peuplèrent  de  bannis  ;  d'anciennes  cités,  détruites  depuis 
longtemps  par  les  guerres  intestines,  se  relevèrent  de  leurs 
ruines;  d'autres  virent  leur  population  se  doubler  en  moins 


Les  espagnols  en  Afrique  3 

d'une  année.  C'est  ainsi  que  ressuscitèrent  Hône,  Mazagran, 
Mostaganem,  Bresk,  Cherchell  et  [iollo  ;  que  s'agrandirent 
Oran,  Alger,  Dellys,  Bougie  et  Bône.  En  enrichissant  ces 
villes  de  leur  industrie  et  des  épaves  de  leur  fortune,  les  nou- 
veaux venus  y  apportèrent  en  même  temps  l'horreur  du  nom 
chrétien  ;  ils  racontaient  les  guerres,  les  oppressions,  les  per- 
fidies, les  pillages  et  les  profanations  des  mosquées  et  des 
sépultures. 

L'effet  de  ces  excitations  ne  se  fit  pas  attendre  ;  et,  dans 
toutes  ces  villes,  où,  depuis  plus  de  trois  cents  ans,  les  com- 
merçants Italiens  et  Français  dressaient  librement  leurs  comp- 
toirs et  leurs  chapelles,  les  scènes  de  violence  se  multi- 
plièrent, et  la  sécurité  fut  à  jamais  perdue.  Les  réfugiés  im- 
plorèrent le  secours  de  leurs  coreligionnaires  en  faveur  de 
ceux  de  leurs  frères  que  la  pauvreté  avait  empêché  de  trouver 
des  moyens  de  passage  :  leur  appel  fut  bientôt  entendu,  et 
des  miniers  de  malheureux  furent  arrachés  à  la  barbarie  de 
leurs  convertisseurs. 

Parmi  ceux  qui  se  dévouèrent  le  plus  à  cette  entreprise,  on 
remarqua  deux  frères,  qu'un  avenir  prochain  devait  rendre  cé- 
lèbres ;  Aroudj  et  Kheïr-ed-din,  si  connus  plus  tard  tous  les 
deux  sous  le  nom  de  Barberousses  ;  ils  firent  traverser  la 
mer,  disent  les  auteurs  Orientaux,  à  plus  de  dix  mille  Mores, 
et  il  est  probable  que  la  popularité  qu'ils  acquirent  en  cette 
occasion  ne  nuisit  pas  plus  tard  à  la  fondation  de  leur  empire. 
Dans  le  même  temps,  les  princes  musulmans  d'Espagne,  qui 
avaient  demandé  l'hospitalité  aux  souverains  du  Maroc,  de 
Tlemcen  et  de  Tunis,  les  suppliaient  chaque  jour  de  prêter 
leur  appui  à  ceux  qui  souffraient  pour  la  foi.  Tout  leur  en  fai- 
sait un  devoir;  la  communauté  d'origine,  la  religion,  d'an- 
ciennes alliances  de  famille,  l'intérêt  politique  lui-même,  et 
l'on  pouvait  facilement  prévoir  que  le  moment  était  proche 
oii  les  Princes  Africains  demanderaient  à  l'Espagne  la  re- 
vanche de  l'Islam. 

En  attendant  le  moment  des  grandes  luttes,  la  population 
des  villes  maritimes  faisait  à  l'oppresseur  une  guerre  de  dé- 
tail qui  détruisait  sa  marine,  ruinait  son  commerce  et  rava- 
geait ses  côtes.  La  Méditerranée  n'avait  certainement  jamais 


CHAPITRE   PREMIER 


manqué  de  pirates,  et  nous  savons,  par  l'historien  arabe  Ibii- 
Khaldoun,  que,  dès  1364,  les  habitants  de  Bougie  avaient 
acquis  en  ce  genre  une  réputation  méritée.  On  peut  encore 
voir  dans  les  récits  du  vieux  chroniqueur  espagnol  Suarez 
Montanez  que,  depuis  de  longues  années,  les  riverains  des 
deux  continents  avaient  pratiqué  ce  mode  de  guerre,  qui  y 
était  devenu,  en  quelque  sorte,  endémique.  Toutefois,  l'ex- 
pulsion des  Mores  vint  donner  à  la  Course  un  accroissement 
formidable.  Dans  tous  les  petits  ports  que  l'émigration  venait 
de  peupler,  s'armèrent  des  barques  légères,  qui,  tantôt  isolées, 
tantôt  réunies  en  flottilles,  enlevaient  les  bâtiments  mar- 
chands, pénétraient  dans  les  ports  en  y  portant  le  fer  et  le 
feu,  faisaient  des  descentes  de  nuit  sur  les  côtes,  devenues 
inhabitables.  Ce  fut  en  vain  que  les  rivages  se  hérissèrent  de 
tours  de  guet  (atalayas)  destinées  à  signaler  l'approche  de 
l'ennemi  :  ceux  des  Mores  que  la  force  venait  de  convertir, 
avaient  gardé  des  intelligences  avec  leurs  frères  d'Afrique,  et 
tout  un  ensemble  de  signaux,  habilement  conçus,  avertissait 
les  assaillants,  et  leur  désignait  à  coup  sûr  les  points  que  Ton 
pouvait  attaquer  avec  profit  et  sans  danger.  Un  tel  état  de 
choses  devenait  intolérable,  et  déjà  les  populations  des  pro- 
vinces maritimes  déclaraient  au  Roi,  par  la  voix  des  États, 
qu'elles  se  trouvaient  dans  l'impossibilité  de  payer  l'impôt, 
n'ayant  plus  de  commerce  avec  l'étranger  et  n'osant  plus 
même  cultiver  leurs  terres. 

Fervente  catholique,  la  reine  Isabelle  n'avait  pas  hésité  un 
instant.  S'appuyant  sur  les  conseils  et  sur  l'autorité  morale 
du  cardinal  Ximenez,  elle  luttait  avec  avantage  contre  l'indé- 
cision et  la  parcimonie  du  roi  Ferdinand.  Dès  le  lendemain  de 
la  prise  de  Grenade,  elle  avait  donné  à  Lorenzo  de  Padilla, 
gouverneur  d'Alcala  et  jurât  d'Antequera,  une  mission  se- 
crète, que  celui-ci  remplit  avec  autant  d'habileté  que  de 
bonheur.  Déguisé  en  marchand  indigène,  il  passa  plus  d'un 
an  dans  le  royaume  de  Tlemcen,  et  en  rapporta  tous  les  ren- 
seignements nécessaires  aux  entreprises  qui  se  préparaient. 
En  même  temps,  le  cardinal  mandait  auprès  de  lui  le  Véni- 
tien Géronimo  Yianelli  ;  cet  homme,  aux  aptitudes  diverses, 
avait  été  successivement  marin,  ingénieur,  et  avait  servi  avec 


LES    ESPAGNOLS    EN    AFRIQUE  5 

distinction  en  Italie  sous  les  ordres  de  Gonzalve  de  Cordoue  : 
il  avait  une  parfaite  connaissance  de  la  côte  barbaresque,  sur 
laquelle  il  avait  longtemps  navigué  et  commercé.  D'après  les 
renseignements  obtenus  et  les  indications  données,  la  Reine 
avait  décidé  que  les  opérations  commenceraient  par  l'envabis- 
sement  du  royaume  de  Tlemcen  :  elle  faisait  rassembler  une 
armée  de  12,000  hommes,  dont  le  commandement  était  ré- 
servé au  Comte  de  Tendilla,  ancien  gouverneur  de  Grenade, 
et  dont  la  solde  devait  être  prélevée  sur  sa  fortune  person- 
nelle. La  moiH  d'Isabelle,  qui  survint  en  1504,  vint  arrêter 
ces  préparatifs  et  retarder  une  entreprise  qui  avait  été  le  rêve 
de  sa  vie.  Quand  son  testament  fut  ouvert,  on  y  trouva  cette 
clause  formelle  :  qiiil  ne  faudrait  ni  interrompre  la  conquête 
de  l'Afrique^  ni  cesser  de  combattre  pour  la  foi  contre  les  in- 
fidèles; l'audace  croissante  des  corsaires  allait  hâter  la  réa- 
lisation de  ce  vœu  :  «  Au  printemps  de  l'année  1S05,  dit 
Suarez  Montanez,  les  corsaires  mores  de  Mers-el-Kébir 
avaient  douze  brigantins  et  frégates,  bâtiments  légers  et  bien 
armés,  faits  à  neuf  par  leurs  captifs  portugais.  »  Cette  petite 
flottille,  guidée  par  des  Mores  Tagarins,  partit  en  Course  au 
mois  de  mai  et  vint  ravager  la  côte  de  Valence  :  profitant 
d'une  nuit  noire,  elle  saccagea  les  faubourgs  d'Elche  et  d'x\li- 
cante,  et  s'en  retourna  chargée  de  butin  et  de  captifs.  Quelques 
jours  après,  ayant  appris  que  la  petite  ville  de  Zezil  avait  été 
pillée  par  des  vaisseaux  de  Malaga,  les  corsaires  eurent  l'au- 
dace de  pénétrer  pendant  la  nuit  dans  le  port  de  cette  ville,  et 
y  incendièrent  les  bâtiments  de  commerce  qui  s'y  trouvaient  ; 
les  pertes  furent  énormes,  l'émotion  générale,  et  le  roi  Ferdi- 
nand fut  contraint  de  se  décider  à  détruire  ce  nid  de  pi- 
rates. 

Il  choisit  pour  Capitaine  Général  don  Diego  Fernandez  de 
Cordova,  alcade  des  pages,  et  mit  sous  son  commandement 
une  armée  de  plus  de  dix  mille  hommes.  La  flotte,  placée 
sous  les  ordres  de  Don  Ramon  de  Cardona,  se  composait  de 
sept  galères  et  de  cent  quarante  bâtiments  de  toute  espèce, 
caravelles  ou  transports. 

\Jarmada  se  réunit  près  de  Malaga,  au  lieu  dit  Cantal  de 
Vezméliana,  dans  les  derniers  jours  du  mois  d'août  1505.  Les 


CHAPITRE    PREMIER 


vents  contraires  retardèrent  son  départ  :  la  flotte  se  rallia  dans 
le  port  d'Alméria  du  3  au  7  septembre,  et  ce  fut  seulement 
le  9  au  soir  que  le  temps  permit  d'appareiller.  Toutefois, 
ce  retard  paraît  avoir  été  utile  plutôt  que  nuisible;  car  les 
Mores  de  l'intérieur,  qui  avaient  été  prévenus  et  s'étaient 
massés  sur  le  rivage  pour  s'opposer  au  débarquement,  se  las- 
sèrent d'attendre^  crurent  ou  firent  semblant  de  croire  qu'on 
avait  renoncé  à  l'expédition,  et  reprirent  le  chemin  de  leurs 
douars,  en  ne  laissant  sur  la  côte  que  des  forces  insuffisantes. 
Le  Général  Espagnol  profita,  au  contraire,  de  ce  délai  pour 
compléter  ses  préparatifs  :  les  vaisseaux  destinés  à  canonner 
la  plage  furent  blindés  avec  de  gros  sacs  de  laine  et  de  va- 
rech :  les  officiers  reçurent  des  instructions  précises,  et  chacun 
d'eux  connut  d'avance  le  rôle  qu'il  aurait  à  jouer  et  la  place 
qu'il  devait  occuper  lors  de  l'attaque.  La  flotte  vint  mouiller 
le  10  au  matin,  à  l'abri  du  cap  Falcon,  à  une  lieue  de  Mers- 
el-Kébir  :  un  fort  vent  d'ouest,  qui  régnait  en  ce  moment, 
l'empêchait  de  tenter  l'entrée  du  port.  Quelques  heures  plus 
tard,  le  vent  s'étant  calmé,  Tordre  d'attaque  fut  donné  et  la 
canonnade  commença. 

Pendant  que  les  vaisseaux  qui  avaient  été  désignés  à  cet 
efl'et  échangeaient  avec  la  place  un  feu  plus  bruyant  que  meur- 
trier, les  navires  de  transport  débarquaient  les  troupes  dans 
l'ordre  prescrit  :  les  Mores,  qui  étaient  accourus  sur  le  rivage, 
opposèrent  une  résistance  aussi  courageuse  qu'inutile  :  le  feu 
des  galères  les  força  d'abandonner  la  plage  et  de  gagner  la 
montagne,  où  les  assaillants  les  poursuivirent  l'épée  dans  les 
reins.  Pendant  ce  temps,  un  corps  espagnol  avait  tourné  la 
forteresse,  qui  se  trouva  alors  investie,  et  don  Diego,  ayant 
débarqué,  commandait  une  réserve  qui  pouvait  porter  secours 
du  côté  de  la  place  ou  de  celui  de  la  montagne,  selon  que  les 
besoins  l'exigeraient.  En  ce  moment  éclatait  un  orage  terrible, 
accompagné  d'une  pluie  torrentielle  ;  le  combat  n'en  conti- 
nuait pas  moins^  et  il  était  près  de  minuit  lorsque  l'on  fut 
assez  solidement  assis  sur  les  hauteurs  pour  prendre  po- 
sition. 

Le  général  y  envoya  trois  ribaudequinset  quelques  faucon- 
neaux; la  lutte  se  prolongea  toute  la  nuit  et  toute  la  journée 


LES   ESPAGNOLS   EN   AFRIQUE  7 

du  lendemain  :  le  surlendemain,  vendredi,  elle  acquit  une 
nouvelle  intensité  ;  car,  les  contingents  de  l'intérieur,  qui 
avaient  enfin  été  prévenus,  arrivaient  en  grand  nombre,  et  se 
précipitaient  avec  furie  sur  les  Espagnols.  Ceux-ci  firent 
bonne  contenance  et  se  maintinrent  dans  leurs  positions.  Ce- 
pendant, les  navires  s'étaient  rapprochés  de  la  forteresse, 
malgré  les  canonnades  des  Mores,  qui  ont,  entre  autres  pièces, 
dit  Don  Pedro  de  Madrid,  une  bombarde  qui  tire  des  boulets  de 
pierre  de  quarante  livres.  Dès  le  premier  jour  de  l'attaque, 
le  Caïd  qui  commandait  dans  Mers-el-Kébir  avait  été  tué  d'un 
coup  de  canon.  Le  détachement  qui  avait  investi  la  place  ins- 
talla deux  pièces  en  face  de  chacune  des  deux  portes,  celle  de 
la  mer  et  celle  de  la  montagne,  et,  dès  le  jeudi  soir,  commença 
à  les  battre  vigoureusement. 

L'assaut  fut  commandé  pour  l'après-midi  du  vendredi;  mais 
il  y  eut  un  peu  de  retard,  et  le  soleil  était  déjà  presque  couché 
quand  les  colonnes  s'ébranlèrent.  L'obscurité  vint  mettre  un 
terme  au  combat,  tant  devant  le  fort  que  sur  la  montagne,  et 
on  se  prépara  à  continuer  la  lutte  le  lendemain  ;  mais,  pen- 
dant la  nuit,  la  garnison  de  Mers-el-Kébir  tint  conseil.  Elle 
était  fort  découragée,  ayant  beaucoup  souffert  du  feu  de  l'en- 
nemi, perdu  son  chef  tout  au  commencement  de  l'attaque,  et 
ne  conservant  plus  d'espoir  que  les  Espagnols  se  laisseraient 
débusquer  de  leurs  lignes  par  les  assaillants  du  dehors  ;  en 
outre,  les  assiégés  manquaient  d'eau.  Us  résolurent  donc  de 
se  rendre,  et,  le  samedi  matin,  arborèrent  le  drapeau  blanc. 
Don  Diego  leur  accorda  la  vie  sauve  et  le  droit  d'emporter 
leurs  biens   meubles  et  leurs  armes,  sauf  l'artillerie  et  la 
poudre.  L'évacuation  commença  à  neuf  heures  du  matin  et 
fut  terminée  à  midi.  La  garnison  n'était  que  de  quatre  cents 
hommes  en  état  de  combattre.  Toutes  les  conditions  de  la  ca- 
pitulation furent  remplies  avec  la  plus  grande  loyauté  ;  une 
ancienne  tradition,  conservée  par  Suarez  Montanez,  rapporte, 
qu'au  moment  de  leur  entrée  dans  le  fort,  les  vainqueurs  y 
trouvèrent  une  vieille  femme  qui  ne  pouvait  se  tenir  debout, 
et  qui;,   probablement  sans  famille,    avait  été   abandonnée. 
Pour  montrer  aux  musulmans,  dit  le  chroniqueur,  combien 
sa  parole  était  sacrée,  le  Marquis  la  fit  conduire  en  barque 


8  CHAPITRE   PREMIER 

auprès  (ÏOran,  à  l endroit  quon  appelle  la  Pointe  du  Singe 
(Punta  de  la  Mona),  d'oii  les  Mores  la  portèrent  dans  leur  ville, 
en  faisant  des  éloges  de  la  loyauté  du  général  espagnol. 

Aussitôt  que  Don  Diego  fut  maître  de  la  forteresse,  il  fit 
consacrer  la  mosquée  au  culte  catholique  sous  l'invocation  de 
Notre-Dame-de-la-Conception  :  il  donna  ordre  de  commencer 
à  exécuter  les  réparations  nécessaires  aux  fortifications,  et  en- 
voya au  dehors  des  détachements  chargés  de  s'approvisionner 
de  viande  fraîche  et  d'eau  potable.  Les  rapports  officiels  nous 
apprennent  qu'on  n'en  avait  pas  trouvé  dans  l'enceinte  et 
qu'il  fallut  combattre  pour  s'en  procurer  :  car_,  le  lendemain 
même  de  la  victoire,  l'armée  du  roi  de  Tlemcen  était  arrivée, 
forte  de  vingt-deux  mille  fantassins  et  de  deux  mille  cavaliers, 
et  occupait  toutes  les  avenues  de  la  place.  Un  combat  sanglant 
eut  lieu  devant  l'aiguade  dans  la  journée  du  17,  entre  la 
compagnie  de  Borja  et  l'élite  de  la  cavalerie  arabe.  Les 
trois  cents  cavaliers  qui  venaient  avec  le  caïd  Bendali 
(dit  Gonzales  de  Ajora,  témoin  de  l'afTaire)  sont  la  chose  la  plus 
merveilleuse  que  faie  jamais  vu,  en  fait  d'armes^  de  riches 
harnachements,  de  cordons,  de  panaches  à  la  française,  de 
beaux  chevaux. 

La  nouvelle  de  la  prise  de  Mers-el-Kébir  excita  en  Espagne 
une  allégresse  générale  ;  on  y  ordonna  huit  jours  de  prières 
d'actions  de  grâces,  de  fêtes  et  de  réjouissances  publiques. 
Le  Rffi  manda  Don  Diego  en  Espagne  pour  le  féliciter  pu- 
bliquement et  l'investir  du  gouvernement  des  terres  con- 
quises ;  le  commandement  des  troupes  fut  laissé  par  intérim 
à  Don  Ruy  de  Roxas,  capitaine  habile  et  expérimenté.  Les 
musulmans  supportèrent  difficilement  cette  défaite,  à  la- 
quelle ils  étaient  loin  de  s'attendre  ;  et,  le  jour  même  de  la 
capitulation,  la  population  massacra  les  marchands  étrangers 
et  pilla  leurs  magasins  :  la  fureur  du  peuple  s'exerça  par- 
ticulièrement sur  les  juifs,  qu'on  accusait  de  complicité. 

L'Armada  rentra  en  Espagne,  laissant  à  Mers-el-Kébir  une 
garnison  de  sept  à  huit  cents  hommes,  qui  s'empressa  de 
fortifier  la  place  et  s'efforça  d'élargir  ses  communications 
au  dehors.  Don  Ruy  Diaz  s'empara  des  sources  situées  sur  le 
chemin   d'Oran  ;  il  fit  bâtir  un    poste   fortifié    qui   dut    être 


LES    ESPAGNOLS    EN    AFRIQUE  9 

occupé  d'une  façon  permanente  et  qui  conserva  depuis  son 
nom  ;  il  s'occupa  de  nouer  des  intelligences  avec  les  Mores 
de  la  montagne  ;  et,  comprenant  combien  la  question  des 
approvisionnements  était  importante,  il  leur  ouvrit  un 
marché  libre  à  une  petite  dislance  du  fort.  Ceux  des  indi- 
gènes qui  se  trouvaient  dans  le  voisinage  immédiat,  et,  pour 
ainsi  dire,  sous  le  feu  des  Espagnols,  ne  purent  guère  se 
refuser  à  entrer  en  relations  avec  eux  :  cette  conduite  parut 
être  une  sorte  de  trahison  aux  tribus  plus  éloignées,  qui 
les  châtièrent  par  de  fréquentes  razzias.  Don  Diego,  qui 
vint  en  1506  reprendre  le  commandement,  essaya  plusieurs 
fois  de  mettre  un  terme  à  ces  agressions  ;  mais  la  garnison 
réduite  à  cinq  cents  hommes,  était  faible,  et  il  eut  été 
imprudent  de  s'aventurer  trop  loin  ;  en  sorte  que  l'on  peut 
résumer  l'histoire  des  Espagnols  de  Mers-el-Kébir  jusqu'à 
la  prise  d'Oran,  en  disant,  qu'à  peu  d'exceptions  près,  ils 
furent  forcés  de  se  renfermer  dans  les  limites  de  la  portée  de 
leur  canon. 

Une  semblable  situation,  qui  n'était  ni  glorieuse,  ni  agréable, 
ne  pouvait  se  prolonger  plus  longtemps  ;  le  gouverneur  ne 
cessait  de  demander  qu'on  lui  donnât  des  forces  suffisantes 
pour  attaquer  Oran  :  en  1507,  il  retourna  en  Espagne  |  et 
parvint  à  convaincre  la  reine  Juana,  qui  lui  envoya  une  petite 
armée  de  cinq  mille  hommes,  bien  munie  de  tout  le  néces- 
saire. 

Après  que  ces  nouvelles  troupes  eurent  été  installées  tant 
bien  que  mal  dans  l'étroite  enceinte  de  la  place,  Don  Diego, 
qui  avait  l'intention  de  s'emparer  d'Oran  par  surprise  et  par 
escalade,  résolut  de  commencer  à  aguerrir  ses  hommes  par 
des  expéditions  de  moindre  importance.  Sur  ces  entrefaites, 
au  commencement  du  mois  de  juin  1507,  il  fut  informé  par 
ses  espions  de  la  présence  d'un  grand  douar  ennemi  près  de 
Misserghin,  à  environ  trois  lieues  de  lui,  de  l'autre  côté 
de  la  montagne.  Désireux  d'habituer  ses  jeunes  recrues 
aux  cris  et  à  la  manière  de  combattre  des  Mores,  voyant  de 
plus  dans  cette  razzia  une  bonne  occasion  de  s'approvisionner 
de  bétail  qui  manquait  à  la  garnison,  il  se  résolut  à  tenter 
l'entreprise.   Il  peut  paraître  extraordinaire   qu'un  Capitaine 


10  CHAPITRE   PREMIER 

aussi  expérimenté,  et  qui  avait  pendant  si  longtemps  fait 
la  guerre  aux  Mores  d'Espagne,  se  soit  conduit  avec  autant 
d'imprudence,  en  hasardant  d'un  seul  coup  la  totalité  de  ses 
forces,  dans  un  terrain  inconnu,  excessivement  difficile,  au 
milieu  d'une  population  entièrement  hostile  ;  exposant  à  tous 
ces  dangers  une  troupe  composée  d'hommes  qui,  pour  la 
plupart,  n'avaient  jamais  vu  le  feu,  sans  même  laisser 
une  forte  réserve  à  mi-distance  du  lieu  de  Faction,  ce  qui 
était  la  coutume  invariable  dans  les  expéditions  de  ce  genre. 

11  ne  devait  pas  tarder  à  se  repentir  de  ce  mépris  des  règles 
habituelles  de  la  guerre. 

Le  6  juin  1507,  à  neuf  heures  du  soir,  il  se  mit  en  marche 
avec  presque  tout  son  monde,  ne  laissant  dans  le  fort  que 
quelques  hommes,  sous  le  commandement  de  Ruy  Diaz  de 
Roxas,  alors  malade  de  la  fièvre;  Martin  de  Argote,  son 
parent,  lui  servait  de  Chef  d'état-major.  Pour  aller  de 
Mers-el-Kébir  à  Misserghin,  il  n'existe  que  deux  chemins  : 
l'un,  qui  suit  le  bord  de  la  mer  et  va  passer  sous  le  canon 
d'Oran  :  l'autre  est  un  sentier  qui  traverse  la  montagne  : 
c'est  par  celui-ci  qu'il  fallait  nécessairement  passer,  sous 
peine  d'être  découvert  et  arrêté  au  commencement  de 
l'opération. 

Les  Espagnols  se  mirent  donc  en  route  par  ce  chemin  de 
chèvres^  marchant  un  à  un  et  dans  le  plus  profond  silence  : 
une  heure  avant  l'aube,  le  douar  des  Gharabas  était  cerné 
et,  à  la  première  lueur  du  jour,  l'attaque  commença.  Les 
indigènes,  une  fois  revenus  de  leur  première  surprise,  se 
battirent  bravement  ;  mais  le  nombre  ne  tarda  pas  à  l'em- 
porter :  tout  ce  qui  se  défendait  fut  tué  :  tout  le  reste  fut 
fait  prisonnier,  et  on  s'occupa  aussitôt  de  réunir  les  troupeaux. 
Don  Diego  avait  défendu,  sous  peine  de  mort,  de  s'embar- 
rasser d'aucune  autre  espèce  de  butin.  La  première  partie  de 
l'expédition  avait  réussi  ;  mais  le  général  espagnol  allait 
apprendre  à  ses  dépens,  que,  dans  des  sorties  semblables,  la 
retraite  est  bien  plus  difficile  à  efTectuer  que  l'attaque. 

Après  avoir  pris  un  court  repos,  l'avant-garde,  commandée 
par  Don  Martin  de  Argote,  reprit  le  chemin  de  Mers-el-Kébir, 
poussant  devant  elle  le  bétail  conquis  et  emmenant  les  captifs 


i 


I 


LES   ESPAGNOLS    EN   AFRIQUE  11 

liés  par  couples.  Le  goum  des  Arabes  soumis  de  la  montagne 
de  Guiza  guidait  la  petite  armée  et  s'employait  à  la  conduite 
du  troupeau  ;  le  général  s'était  réservé  le  commandement  de 
l'arrière-garde.  Le  mouvement  était  à  peine  commencé,  que 
les  Arabes  de  tous  les  douars  du  voisinage,  prévenus  par  les 
fuyards,  accoururent  en  foule,   et  se  mirent  à  harceler  la 
colonne   en  marche  ;   se  glissant  à  travers  les  rochers  et  les 
broussailles,  ils  attaquaient  cette  longue  file  sur  mille  points 
à  la  fois  :  un  épais  brouillard  empêchait  les  Espagnols  de  se 
servir  utilement  de  leurs  arquebuses,  et  les  jeunes  soldats, 
peu  accoutumés  à  ce  genre  de  guerre,  ne  connaissant  pas  le 
pays,  n'étant  plus  soutenus  par  la  vue  ni  par  la  voix  de  leurs 
chefs,  se  laissaient  effrayer  par  les  cris  et  l'aspect  sauvage 
des  assaillants.    On  dut  appuyer  à  droite  pour  gagner  un 
terrain  un  peu  plus  découvert,  sur  lequel  on  espérait  pouvoir 
se  rallier  :  mais  la  garnison  d'Oran,  avertie  par  le  bruit  du 
combat,  venait  de  sortir  de  la  ville,  et  de  se  jeter  sur  Tavant- 
garde,  à  laquelle  les  captifs  et  le  convoi   furent  repris  on 
quelques  instants.  Les  cris  de  triomphe  qui  célébrèrent  ce 
succès  achevèrent  de  semer  l'épouvante  parmi  les  soldats^  qui 
se  débandèrent  et  n'offrirent  plus   dès  lors  aux  vainqueurs 
qu'une  proie  facile.  Il  en  fut  fait  un   grand  massacre;  pas 
im  deux  7i^eût   échappé,    dit  le  chroniqueur,   si  les  Mores 
Mît  dé j  ares   ne  s'étaient  écriés  au  plus  fort  de  la  bataille   : 
«   Prenez   donc  les  chrétiens,  mais  ne  les  tuez  pas    :  vous 
gagnerez  plus    à    les   rançonner    quà  rougir  le  fer  de  vos 
lances  dans  des  corps  qui  sont  déjà  rendus.  Les  Mores  de 
Grenade  faisaient  des  prisonniers  dans  leurs  guerres  contre  les 
chrétiens,  et  ils  trouvaient  plus  de  bénéfices  dans  les  rachats 
qu'à  répandre  le  sang  des  infidèles.   »  Pendant  ce  temps,  le 
Général  maintenait  l'arrière-garde,  et  faisait  une  résistance 
désespérée.  Il  y  avait  été  rejoint  par  Martin  de  Argote,  qui  lui 
avait  appris  le  désastre  de  la  colonne  ;  il  ne  restait  plus  qu'à 
tâcher  de  s'ouvrir  par  la  force  le  chemin  de  Mers-el-Kébir,  et 
les  quelques   braves  gens  qui  se  tenaient  autour  de    lui  y 
faisaient  tous  leurs  efforts.    Lui-même,    oubliant  son  âge^ 
combattait  avec  Fardeur  et  l'impétuosité  d'un  jeune  homme  : 
son  cheval  ne  tarda  pas  à  être  tué  sous  lui,  et  il  eût  été 


12  CHAPITRE    PREMIER 

iDfailliblement  massacré  ou  fait  prisonnier,  si  son  page  de 
lance,  Luys  de  Cardenas,  n'eût  pas  mis  pied  à  terre  en  le 
suppliant  d'accepter  sa  monture.  Le  chevaleresque  Don  Diego 
hésitait  à  profiter  de  ce  dévouement  ;  Martin  de  Argote  et 
Nunez  lui  dirent  :  Seigneur,  il  est  temps  ;  donnez  des 
éperons  pendant  que  7ious  maintiendrons  les  Moines  ;  il  vaut 
mieux  que  nous  périssions  ici  que  Votive  Seigneurie  ;  et  ils 
firent  une  charge  furieuse  dans  laquelle  Nunez  fut  tué  et 
Martin  de  Argote  blessé  et  pris,  ainsi  que  Luys  de  Cardenas, 
qui  faillit  mourir  de  sa  blessure. 

S'étant  échappé,  avec  cinq  hommes  seulement,  à  la  faveur 
du  brouillard,  le  Général  dut  passer  le  reste  de  la  journée 
dans  un  ravin  fourré  de  buissons  très  épais  ;  car,  dit  le  récit, 
chacun  se  cacha  pour  son  compte,  La  montagne  était  couverte 
de  Mores  qui  cherchaient  du  butin  et  des  prisonniers,  en  sorte 
qu'il  fallut  passer  tout  le  jour  dans  les  abris  qu'on  avait  pu 
trouver.  La  nuit  venue,  les  vaincus  cherchèrent  leur  chemin, 
et  arrivèrent  au  fort,  deux  heures  avant  l'aube.  Leurs 
souffrances  n'étaient  pas  encore  terminées  ;  car  Ruy  Diaz  de 
Roxas  et  Fernando  Holguin ,  alcade  de  la  place,  firent 
inflexiblement  observer  la  consigne,  qui  défendait,  sous 
aucun  prétexte,  d'ouvrir  les  portes  du  fort  avant  le  lever  du 
soleil.  Ils  connaissaient  pourtant  le  désastre,  que  les  indigènes 
leur  avaient  appris  dès  la  veille,  en  les  invitant  inutilement  à 
se  rendre. 

Quelques  jours  aprè«,  les  Oranais  firent  une  sortie  et  se 
présentèrent  devant  la  place,  bannières  déployées  et  en 
poussant  de  grands  cris.  Ils  comptaient  sans  doute  sur  le 
découragement  de  la  petite  garnison  pour  enlever  la  position 
sans  coup  férir;  une  vigoureuse  canonnade,  qui  leur  fit 
perdre  beaucoup  de  monde,  les  détrompa  et  les  obligea  à 
regagner  leurs  murailles.  A  la  suite  de  ces  événements.  Don 
Diego  rentra  en  Espagne  pour  y  rendre  compte  de  ce  qui 
s'était  passé  ;  Ruy  Diaz  le  remplaça  provisoirement. 

Depuis  ce  moment  jusqu'en  1509,  il  ne  se  passa  rien  de 
remarquable  à  Mers-el-Kébir.  Le  cardinal  Ximenes  y  avait 
envoyé,  après  la  déroute  de  Misserghin,  cinq  cents  hommes  de 
vieilles  troupes,  ce  qui  était  suffisant  pour  assurer  la  défense. 


LES    ESPAGNOLS    EN    AFRIQUE  13 

Pendant  ce  temps,  il  complétait  les  préparatifs  de  l'entre- 
prise contre  Oran,  qu'il  se  réservait  de  conduire  lui-même, 
ayant  été  nommé  Capitaine  Général  de  l'Armada  le  20  août 
1308,  par  le  roi  Ferdinand,  qui  avait  enfin  consenti  à  lui 
accorder  l'autorisation  qu'il  demandait  depuis  si  longtemps. 

Il  partit  de  Garthagène  le  16  mai  1509,  avec  trente-trois 
vaisseaux  et  cinquante  et  un  petits  bâtiments  portant  vingt- 
quatre  mille  hommes  ;  la  flotte  arriva  à  Mers-el-Kébir  le  18.  Le 
débarquement  eut  lieu  dans  la  journée  du  19;  les  Mores 
étaient  sortis  de  la  place  pour  s'y  opposer.  Le  combat  dura 
quatre  heures  et  se  termina  par  la  victoire  des  Espagnols,  qui 
poursuivirent  l'ennemi  avec  une  telle  vigueur,  que  plusieurs 
d'entre  eux  entrèrent  dans  la  ville,  pêle-mêle  avec  les  fuyards  ; 
sur  d'autres  points,  on  se  servit  des  piques  en  guise  d'échelles. 
Le  pillage  et  le  carnage  commencèrent  avant  que  le  Gardinal 
n'eût  eu  le  temps  de  donner  des  ordres.  On  raconte  qu'il  ne 
put  retenir  ses  larmes  en  voyant  les  rues  jonchées  de  cadavres  ; 
quatre  mille  hommes  avaient  été  massacrés  en  quelques 
heures  ;  les  assaillants  n'avaient  perdu  que  trente  soldats.  Le 
butin  fut  énorme  :  on  l'évalua  à  plus  de  vingt-quatre  millions, 
qui  furent  partagés  entre  les  vainqueurs.  Lorsque  Ximenez 
partit,  le  23  mai,  après  avoir  fait  chanter  un  Te  Deimi 
solennel,  et  converti  les  mosquées  en  églises,  il  n'emporta, 
comme  souvenir  de  sa  victoire,  que  les  drapeaux  des  vaincus, 
des  armes  de  prix,  des  manuscrits  rares,  et  la  lampe  de  la 
grande  mosquée.  Ges  glorieux  trophées,  qu'on  a  pu  voir 
longtemps  à  Alcala  de  Henarès,  se  trouvent  maintenant  à  la 
bibliothèque  de  l'Université  de  Madrid.  Le  commandement 
de  l'armée  et  de  la  place  fut  laissé  à  Don  Pedro  Navarro  de 
Oliveto,  qui  fut  remplacé  dans  ce  poste  à  la  fin  de  novembre 
par  Ruy  Diaz,  en  attendant  le  retour  de  Don  Diego,  nommé 
capitaine  général  de  la  ville  cïOran^  de  la  place  de  Mers-el- 
Kébir  et  duroyaume  de  Tlemcen.  On  voit,  par  ce  dernier  titre, 
que  la  conquête  de  la  province  était  décidée  en  principe.  Le 
système  de  Y  occupation  étendue  prévalait  donc  en  ce  moment  ; 
c'était  le  seul  qui  fût  logique,  qui  eût  permis  à  l'Espagne  de 
s'asseoir  fortement  dans  le  pays,  et  d'y  vivre  commodément  ; 
malheureusement  pour  elle,  les  conseillers  du  Roi  hésitèrent 


14  CHAPITRE   PREMIEk 

devant  les  premiers  frais  indispensables,  et  parvinrent  sans 
peine  à  persuader  à  Ferdinand,  trop  enclin  par  nature  à 
l'économie,  de  se  contenter  de  V occupation  restreinte.  Ce 
mode  d'action,  qui  consiste  à  s'installer  dans  les  porls  les 
plus  importants,  sans  occuper  le  reste  du  pays,  devait  fatale- 
ment amener  les  vainqueurs  à  jouer  le  rôle  d'assiégés 
perpétuels,  et  leur  coûter  beaucoup  plus  de  sang-  et  d'argent 
qu'il  n^eût  été  nécessaire  d'en  dépenser  pour  conquérir  à 
jamais  l'Algérie  tout  entière.  La  France  en  renouvela,  trois 
siècles  plus  tard,  la  triste  expérience,  au  début  de  sa  conquête. 

Les  premiers  plans  de  Ximenez  avaient  été  grandioses  ; 
on  devait  laisser  à  Oran  une  garnison  de  deux  mille 
fantassins  et  de  trois  cents  lances,  y  installer  une  colonie  de 
six  cents  familles,  astreintes  au  service  militaire,  et  fournissant 
deux  cents  lances  pour  le  dehors  ;  en  échange,  elles  recevaient 
des  biens  exempts  de  redevance.  Trois  Ordres  militaires, 
organisés  comme  celui  des  Chevaliers  de  Saint-Jean  de 
Jérusalem,  devaient  être  installés  sur  les  côtes  barbaresques  ; 
Saint-Jacques^  à  Oran;  Alcantara^  à  Bougie;  et  Calatrava^  à 
Tripoh.  Presque  tout  cela  allait  rester  à  l'état  de  projet. 

Cependant,   Don   Pedro  Navarro^   obéissant   aux   ordres 


1.  Dans  son  Histoire  de  Bougie^  publiée  en  1869  (t.  XIII  du  Recueil  de 
la  Société  Archéologique  de  Consiantine),  M.  Féraud  oppose  aux  allégations 
des  historiens  espagnols  celles  d'un  manuscrit  indigène,  auquel  il  semble 
donner  la  préférence;  nous  ne  pouvons  partager  cette  opinion.  D'après  ce 
dernier  document,  le  roi  de  Bougie  se  serait  appelé  Abd-el-Azis,  et  aurait 
opposé  aux  envahisseurs  une  sérieuse  résistance,  qui  aurait  duré  jusqu'au 
25  mai  1510.  Toutes  ces  assertions  sont  fausses  ;  nous  savons  d'une  façon 
certaine,  par  les  lettres  de  Ferdinand  le  Catholique  adressées  à  don  Pedro 
Navarro  (mai  1510)  et  à  don  Antonio  de  Ravaneda  (23  octobre  1511)  que  les 
deux  rois  compétiteurs  s'appelaient  Abdallah  et  Abd-er-Rahman;  il  est  éga- 
lement prouvé  que  la  ville  a  été  emportée  d'emblée,  et  presque  sans  coup 
férir  ;  s'il  en  eût  été  autrement,  les  vainqueurs  eussent  préféré  se  vanter 
d'une  lutte  dont  l'issue  avait  été  glorieuse  pour  eux,  que  de  la  dissimuler. 
Et,  d'ailleurs,  il  suffît  de  comparer  les  dates  pour  être  assuré  de  la  vérité. 
Don  Pedro  Navarro  part  d'Oran  le  l^'r  janvier  1509  (il  ne  faut  pas  oublier 
que  l'année  commençait  à  Pâques),  et  deux  inscriptions,  encore  existantes, 
nous  apprennent,  l'une  gue  la  conquête  date  de  1509,  et  l'autre,  qu'elle  eut 
lieu  le  jour  de  l'Epiphanie  (6  janvier).  Or,  Ferreras  et  Mariana  nous  disent 
que  l'Armada  avait  du  subir  des  vents  défavorables  et  une  tempête  ;  les 
qu;!tre  jours  d'intervalle  entre  le  départ  et  la  prise  de  la  ville  suffîsent  donc 
à  peine  à  la  traversée,  et  il  ne  reste  pas  de  place  pour  un  siège,  si  court 
qu'il  soit.  En  présence  de  semblables  preuves,  appuyées  par  le  témoignage 
de  contemporains,  tels  que  Léon  l'Africain  et  d'autres,  nous  estimons  que  le 


LES    ESPAGNOLS    EN   AFRIQUE  15 

reçus,  était  parti  d'Oran  pour  attaquer  Bougie,  avec  quatorze 
mille  hommes  embarqués  sur  quinze  vaisseaux,  et  s'était 
emparé  de  cette  ville  le  6  janvier  1509,  presque  sans  coup 
férir,  s'il  faut  en  croire  les  historiens  espagnols;  selon  une 
chronique  indigène,  la  résistance  aurait,  au  contraire^  été 
longue  et  sanglante;  il  est  difficile  d'y  ajouter  foi.  Les  habi- 
tants s'enfuirent  dans  la  montagne,  et  la  ville  se  trouva 
déserte  ;  il  fallut  avoir  recours  à  la  diplomatie  pour  la  repeupler. 
Le  roi  que  les  Espagnols  venaient  de  déposséder  se  nommait 
Abd-er-Rahman;  il  avait  usurpé  le  pouvoir  sur  Muley- Abdallah. 
Ces  deux  compétiteurs  offrirent  leur  alliance  à  Pedro  Navarro, 
qui,  après  quelques  hésitations,  donna  la  préférence  à  Abdal- 
lah, dont  les  partisans  rentrèrent  à  Bougie.  Au  mois  de  juin, 
la  flotte  royale  se  dirigea  vers  Tripoli,  dont  elle  s'empara 
après  un  combat  sanglant. 

Ces  victoires  avaient  produit  un  très  grand  effet  sur  les 
populations  africaines.  Toutes  les  petites  villes  de  la  côte,  qui 
craignaient  le  châtiment  dû  à  leurs  pirateries,  demandèrent  à 
traiter.  Alger,  Mostaganem,  Cherchel,  Dellys  envoyèrent  en 
Espagne  des  présents  et  des  députés  chargés  d'offrir  leur 
soumission;  Tenès  avait  déjà  imploré  son  pardon  avant  la 
prise  d'Oran.  Les  conditions  auxquelles  ces  places  furent 
reçues  à  merci  leur  imposèrent  un  tribut  annuel,  la  reddition 
des  captifs  chrétiens,  l'abandon  des  forteresses,  l'obligation 
d'approvisionner  les  garnisons  selon  un  tarif  convenu,  et  celle 
de  fermer  leurs  ports  aux  navires  hostiles  à  l'Espagne.  Pour 
assurer  l'exécution  de  cette  dernière  convention,  Alger  dut 
livrer  à  Don  Pedro  l'îlot  rocheux  qui  se  trouvait  situé  à  une 
centaine  de  mètres  en  face  de  la  ville;  celui-ci  y  fit  construire 
une  forteresse,  le  Pehon  dÂrgel,  et  y  mit  une  garnison  de 
deux  cents  hommes. 

Pendant  ce  temps,  Don  Diego  était  revenu  à  Oran  pour 
y  exercer  sa  charge;  il  n'y  resta  que  quelques  mois,  et  laissa 


document  précité  ne  mérite  aucune  créance,  et  qu'il  a  été  probablement  for^é 
de  toutes  pièces  pour  flatter  Torgueil  des  sultans  de  Lahez  et  leur  établir 
des  droits  fictifs,  à  l'époque  (1555-1559),  où  l'un  d'eux,  du  nom  d'Abd- 
el-Azis,  voulut  constituer  en  Kabylie  un  royaume  indépendant,  avec  Bougie 
pour  capitale. 


16  CHAPITRE   PREMIER 

le  commandement  à  Ruy  Diaz  ;  celui-ci  eut  pour  successeur 
Martin  de  Argote,  qui  resta  en  fonctions  jusqu'en  1516, 
époque  du  retour  de  Don  Diego,  que  le  roi  avait  fait  marquis 
de  Comares  en  1512.  Ces  premières  années  se  passèrent  en 
tentatives  d'organisation  et  d'extension  dans  la  banlieue 
d'Oran  ;  il  n'y  eut  rien  de  très  remarquable  ;  à  peine  peut-on 
signaler  quelques  razzias  faites  dans  l'intérieur  pour  se  pro- 
curer des  vivres,  ou  pour  soutenir  des  tribus  amies.  Car, 
dès  l'origine,  les  Beni-Amer  et  quelques  autres  groupes  de 
tribus  s'étaient  déclarés  en  faveur  des  Espagnols,  mécontents 
qu'ils  étaient  du  joug  des  Sultans  Zianites.  Ceux-ci  avaient, 
à  la  vérité,  envoyé  des  présents  en  1512,  et  avaient  promis 
d'approvisionner  les  troupes  d'Oran  et  de  Mers-el-Kébir  ;  mais 
ils  se  dérobaient  le  plus  possible  à  leurs  engagements,  étant 
revenus  de  leur  première  frayeur,  en  voyant  que  les  chrétiens 
ne  profitaient  pas  de  leurs  succès.  Cette  inaction  fut  d'autant 
plus  regrettable  que,  nulle  part,  les  Espagnols  ne  montrèrent 
plus  d'ardeur  et  plus  de  bravoure  ;  les  récits  de  Marmol,  de 
Balthazar  de  Morales  et  de  Suarez,  témoins  oculaires  des  faits 
qu'ils  racontent,  nous  reportent  au  temps  des  romans  de 
chevalerie,  et  nulle  lecture  n'est  plus  séduisante.  Tantôt  c'est 
Martinez  de  Angulo,  qui,  trahi  par  les  auxiliaires  arabes, 
pouvant  encore  battre  en  retraite,  répond  :  Les  gens  de  ma 
maison  ne  tournent  pas  le  dos,  et  combat  un  contre  cent  ; 
tantôt  c'est  Don  Martin  Alonzo  de  Cordova,  qui  se  bat  seul 
contre  vingt  ennemis,  s'en  débarrasse,  et  cependant,  dit 
rhistorien^  il  fut  blâmé  de  quelqxies-ims ,  parce  que,  dans  la 
première  surprise,  il  avait  tourné  la  tète  en  arrière,  pour  voir  si 
l'on  ne  venait  pas  à  son  aide.  Une  autre  fois^  c'est  le  capi- 
taine Nuiiez  de  Balboa  qui  se  conduit  au  Chabet-el-Lhâm 
comme  Léonidas  aux  Thermopyles  ;  enfin,  toujours  et  partout, 
c'est  le  courage  porté  au  delà  de  toute  expression.  Et  la 
fidélité  de  ces  narrations  s'affirme  par  l'exacte  description  de 
scènes  semblables  à  celles  dont  nous  avons  pu  être  spectateurs 
pendant  nos  longues  guerres  dans  les  mêmes  contrées.  Avec 
quelle  vérité  ces  vieux  chroniqueurs  nous  décrivent-ils  les  bril- 
lantes réunions  des  goums,  les  promesses  emphatiques  et  sou- 
vent trompeuses  de  fidélité,  les  ovations  faites  au  vainqueur! 


LES   ESPAGNOLS   EN   AFRIQUE  17 

La  parcimonie  du  conseil  royal,  et  les  difficultés  qui  résul- 
tèrent de  la  mauvaise  organisation  du  début  rendirent 
inutiles  ces  brillants  efforts.  Le  Capitaine  Général,  qui  avait 
le  commandement  suprême  de  l'armée  et  des  fortifications^ 
était  doublé  d'un  Corrégidor  Royal,  sorte  d'intendant  général 
et  de  gouverneur  civil,  qui  était  chargé  d'assurer  la  solde, 
les  approvisionnements,  et  de  rendre  la  justice  aux  colons 
installés  à  Oran.  Cela  constitua  deux  pouvoirs  rivaux,  qui  ne 
cessèrent  d'être  en  guerre  jusqu'en  1535,  moment  oii  le  Roi 
se  résolut  à  supprimer  les  corrégidors  ^  Ceux-ci  se  plai- 
gnaient des  violences  commises  par  les  soldats  sur  les  habi- 
tants, de  l'inexactitude  des  états  de  situation  de  l'armée  ;  ils 
affirmaient  que  les  dépenses  étaient  exagérées^  accusaient  de 
concussion  les  gouverneurs  et  les  commandants  de  place. 
Ces  derniers  remontraient  qu'on  les  laissait  sans  vivres,  sans 
artillerie,  sans  munitions,  sans  argent;  les  plaintes  sont  jour- 
nalières et  viennent  à  la  fois  de  tous  côtés.  Il  est  certain  que 
l'administration  montrait  une  incurie  incompréhensible  ; 
toutes  les  lettres,  officielles  ou  privées,  l'attestent  hautement. 
A  Oran,  on  meurt  de  faim,  et  le  marquis  de  Comares  ne  veut 
plus  se  mêler  de  rien^  ;  à  Bône,  les  soldats  n'ont  plus  de  quoi 
acheter  seulement  une  sardine  y  et,  cependant,  elles  abondent  ^  ; 
à  Bougie,  on  n'a  pas  à  manger,  pas  de  poudre  ;  les  canons 
sont  plus  dangereux  pour  les  artilleurs  que  pour  l'ennemi  ;  on 
doit  dix-huit  inois  de  solde  aux  troupes,  qui  désertent  pour 
aller  aux  Indes  *  ;  à  Bône,  /e5  vivres  délivrés  étaient  si  mauvais 
que  toute  l'armée  est  malade  ^  ;  au  Penon^  on  était  en  train  de 
mourir  de  faim,  quand  un  vaisseau  chargé  de  blé  est  venu 


1.  Voir  les  Documents  inédits  sur  V occupation  espagnole,  traduits  par 
Elie  de  la  Primaudaye  dans  la  Revue  africaitie.  Mémoire  du  corrégidor 
d'Oran  (an.   1875,  p.  153)  ;  lettre  de  l'empereur  (an.  1875,  p.  284). 

2.  Loc.  cit.  Lettre  d'Isabelle  de  Fonseca  (an.  1875,  p.  161  ;  lettre  du 
docteur  Lebrija  à  l'impératrice  (an.  1875,  p.  174). 

3.  Loc.  cit.  Lettre  de  Don  Alvar  de  Bazan(an.  1875,  p.  187);  lettre  de 
Pacheco  à  l'empereur  (an.  1875,  p.  275). 

4.  Loc.  cit.  Lettre  de  Ribera  à  l'empereur  (an.  1875,  p.  353)  (an.  1877, 
p.  86)  ;  lettre  de  Juan  Molina  (an.  1877,  p.  224). 

5.  Loc.  cit.  Lettre  du  marquis  de  Mondejar  (an.  1876,  p.  235)  ;  lettres 
d'Alvar  Gomez  de  Horrosco  (El  Zagal)  (an.  1876,  p.  243,  et  an.  1877, 
p.  220,223). 

2 


18  CHAPITRE  PREMIER 

S  échouer  devant  le  fort.  Tout  va  bien  maintenant^  écrit  le  com- 
mandant, mais  il  ne  faudrait  pas  continuer  à  tenter  Dieu^. 
Et  les  mêmes  lettres  ajoutent  que  les  fortifications  tombent 
en  ruines,  demandent  pour  les  réparer  de  l'argent  et  des 
hommes,  quin  arrivent  jamais  ;  s'il  en  vient^  ce  sont  des  gens 
de  rebut  ^  qui  dégoûtent  les  bons  du  service;  Un'  est  pas  jusqu'  aux 
prêtres  qu'on  envoie  qui  ne  soient  ignorants  et  de  mauvaise  con- 
duites^ dit  le  Capitaine  Général,  en  en  demandant  d'autres. 
Telle  futTadministration,  depuis  le  commencement  jusqu'à  la 
fin  :  ce  fut  elle  qui  rendit  inévitable  la  perte  de  possessions  si 
glorieusement  acquises.  La  plus  éprouvée  d'entre  elles,  et 
celle  qui  devait  tomber  la  première,  fut  Bougie  ;  nulle  part, 
la  garnison  espagnole  ne  fut  plus  abandonnée,  plus  dénuée 
du  nécessaire,  soumise  à  de  plus  fréquentes  attaques.  Dès  les 
premiers  jours  de  l'occupation,  les  Kabyles  avaient  entouré  la 
ville,  qui  subit  un  investissement  permanent,  à  peine  inter- 
rompu par  quelques  sorties,  auxquelles  il  fallut  renoncer  ;  car 
elles  coûtaient  trop  cher,  et  l'on  avait  très  peu  de  monde. 
Abd-er-Rahman  %  qui  avait  cherché  un  asile  dans  la  Kabylie, 
y  avait  noué  dos  intelligences  avec  les  principaux  chefs  ;  en 
même  temps,  il  implorait  l'aide  d'un  corsaire  déjà  célèbre  par 
ses  exploits,  et  qui  devait  être  le  fondateur  de  la  Régence. 
C'était  Aroudj,  qui  s'était  installé  depuis  quelques  années  aux 
îles  Gelves,  avec  une  flottille  de  douze  galiotes,  et  une  troupe 
d'un  millier  de  Turcs,  qui  étaient  venus  volontairement  se 
mettre  sous  les  ordres  de  cet  heureux  aventurier.  Il  attendait 
avec  impatience  l'occasion  d'intervenir  dans  les  affaires  des 
petits  souverains  de  la  côte,  desquels  il  espérait  obtenir,  de 
gré  ou  de  force,  un  bon  port  de  refuge  et  un  lambeau  de  ter- 
ritoire ;  aussi  ne  se  fit-il  pas  prier  longtemps.  Il  arriva  devant 
Bougie  au  mois  d'août  1512  avec  tout  son  monde,  débarqua 
son  canon,  et  se  mit  à  battre  les  fortifications  espagnoles  ; 


1 .  Voir  V Appendice  de  la  Cronica  de  los  Barbarojas,  deGomara.  (pièces  I, 
X,  XI,  XIII,  XIV).  \v  ^ 

2.  Loc.  cit.  Lettre  de  D.  Pedro  de  Go^oy  (an.  1875,  p.  183)  ;  lettres  du 
comte  .l'Aloaudele  (an.  1877,  p    27,  89,  93,  205). 

3.  Voir  page  14,  au    sujet  de  la  valeur  du  raanuscrit  arabe  suivi  par 
M.  F.iraud  dans  son  Histoire  de  Bougie. 


LES   ESPAGNOLS   EN   AFRIQUE  19 

Abd-er-RahniaQ  l'avait  rejoint  avec  trois  ou  quatre  mille  mon- 
tagnards. Au  bout  de  huit  jours,  la  brèche  était  ouverte,  et 
l'assaut  allait  avoir  lieu,  lorsqu'Aroudj  eut  le  bras  gauche 
emporté  par  un  boulet.  Le  découragement  se  mit  parmi  les 
troupes,  et  le  siège  fut  levé.  Il  recommença  au  mois  d'août 
1514  ;  les  Turcs,  bien  approvisionnés  de  munition^^,  ouvrirent 
un  feu  terrible  et  démantelèrent  rapidement  la  place  ;  mais  la 
valeur  de  la  garnison  suppléait  à  rinsuffisance  des  murailles, 
et  les  assauts  furent  repoussés  avec  des  pertes  sanglantes.  Sur 
ces  entrefaites,  Martin  de  Renteria  arriva  au  secours  de  Bougie 
avec  cinq  navires  ;  en  outre,  la  fin  de  septembre  avait  amené 
les  premières  pluies,  et  les  Kabyles  quittaient  l'armée  assié- 
geante pour  aller  faire  leurs  semailles.  Il  fallut  qu'Aroudj  se 
retirât  une  seconde  fois  ;  il  se  réfugia  dans  le  petit  port  de 
Djigelli,  où  il  se  fortifia,  pour  y  attendre  une  meilleure  occa- 
sion de  fortune. 

En  1515,  l'Espagne  se  trouvait  donc  maîtresse  du  rivage 
africain,  depuis  Melilla  jusqu'à  Bougie  ;  elle  occupait  Tripoli, 
qui  allait  bientôt  être  confié  à  la  garde  des  Chevaliers  de  Saint- 
Jean  de  Jérusalem,  et  Tunis  se  trouvait  ainsi  réduite  à  l'obéis- 
sance ;  dans  l'intérieur  du  pays,  elle  poussait  ses  colonnes 
victorieuses  jusqu'au  Djebel  A'mour,  et  recevait  la  soumission 
des  Beni-Amer,  des  Hamyan,  des  Ouled-Hali,  Ouled-Khâlifa, 
et  d'autres  groupes  importants.  Il  ne  s'agissait  que  de  continuer, 
et,  si  une  sage  politique  eût  su  recueillir  et  conserver  les  fruits 
de  la  valeur  castillane,  il  est  hors  de  doute  qu'elle  eût  pu  accom- 
plir sans  peine  la  conquête  que  réalisèrent  les  Barberousses  et 
leurs  successeurs  avec  une  poignée  de  soldats.  Mais,  absorbé  par 
d'autres  préoccupations,  le  gouvernement  de  la  Péninsule  ne 
poursuivit  pas  le  cours  de  ses  succès,  dont  le  résultat  imprévu 
fut  l'établissement  de  la  puissance  turque  sur  le  littoral  afri- 
cain de  la  Méditerranée. 


CHAPITRE   DEUXIÈME 

LE3  BARBEROUS3E3  ET  L\  FONDATION  DE  L'ODJEAO  J 


SOMMAIRE  :. Origine  des  Birbaroasses.  —  Leurs  débuis.  —  EtablisseineQt  en 
Kabylie.  —  Les  Algériens  appellent  Aroudj  à  leur  aide.  —  Meutre  de  Selim 
et  ïeumi.  —  Mécontentement  des  Algériens.  — Attaque  de  Don  Diego  de  Vera. 
—  Lutte  contre  les  Reïs  indépendants  et  les  petits  souverains  indigènes.  — 
Aroudj  est  appelé  à  Tlemcen.  —  Bataille  d'Arbal  et  conquête  du  royaume 
de  Tlemcen.  —  Les  Espagnols  prennent  parti  pour  Bou-Hammou.  —  Prise 
de  Kalaa  et  mort  d'Isaac.  —  Siège  de  Tlemcen.  —  Mort  d' Aroudj. 


Dans  les  premières  années  du  xvi"  siècle,  les  populations 
des  côtes  de  la  Méditerranée  parlaient  avec  terreur  de  qua- 
tre corsaires,  que  leurs  exploits  avaient  rendus  célèbres, 
et  autour  du  nom  desquels  s'était  déjà  formée  une  légende. 
On  les  appelait  les  Barberousses  ;  leur  origine  était  discutée, 
et,  tandis  que  les  uns  en  faisaient  les  fils  d'un  capitaine  turc, 
les  autres  des  gentilshommes  renégats  de  Saintonge,  les  mieux 
informés  assuraient  qu'ils  étaient  natifs  de  Mételin,  où  leur 
père  exerçait  lliumble  profession  de  potier.  Ils  se  nommaient 
Aroudj,  Kheïr-ed-Din,  Elias  etisaac.  Le  premier,  quoiqu'il  ne 
fût  pas  l'aîné,  commandait  aux  trois  autres  ;  il  avait  été,  disait- 
on,  fait  captif  par  les  Chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem, 
dans  un  combat  qui  avait  coûté  la  vie  à  Elias,  et  s'était  déli- 
vré par  un  coup  de  merveilleuse  audace  \ 

^  1.  Nous  n'avons  pas  cru  devoir  rapporter  ici  les  légendes  fabuleuses  dont 
l'imagination  orientale  s'est  plu  à  embellir  les  premières  années  d'Aroudj  ; 
ces  évasions  miraculeuses,  ces  captures  de  vaisseaux  qu'il  aborde  seul  et  à 
la  nage,  ce  don  d'ubiquité,  qui  lui  permet  de  vaincre  sur  plusieurs  points  à 
la  fois,  tous  ces  contes  enfin,  ont  été  inventés  bien  après  lui.  Il  en  est  de 


LES   BARBEROUSSES   ET    LA   FONDATION   DE   l'oDJEAC  21 

Depuis  ce  temps,  les  trois  frères  survivants  faisaient  aux 
Chrétiens  une  guerre  cruelle.  Leur  renommée,  et  le  bonheur 
qui  accompagnait  leurs  entreprises^,  n'avaient  pas  tardé  à 
attirer  auprès  d^eux  d'autres  corsaires,  qui  étaient  venus  se 
mettre  sous  leur  commaudement. 

En  d  512,  Aroudj  disposait  déjà  d'une  petite  flotte  de  douze 
galères  ou  galiotes,  et  avait  obtenu  du  Sultan  de  Tunis,  d'abord 
l'entrée  de  ses  ports,  et  plus  tard  le  gouvernement  des  îles 
Gelves.  C'est  là  qu'étaient  venus  le  trouver  les  envoyés  d'Abd- 
er-Rahman,  pour  le  prier  d'aider  ce  prince  à  reconquérir 
Bougie.  Nous  avons  vu  qu'après  le  double  insuccès  de  ses 
attaques,  il  s'était  retiré  à  Djigelli,  dont  les  habitants,  presque 
tous  corsaires,  l'avaient  accueilli  avec  joie. 

A  peine  installé,  il  s'efforça  d'agrandir  son  pouvoir,  en 
s'immisçant  dans  les  affaires  du  pays. 

La  Kabylie,  qui  n'avait  jamais  été  que  nominativement  sou- 
mise aux  souverains  de  Tunis,  se  trouvait,  comme  elle  l'a 
toujours  été,  partagée  entre  deux  influences  rivales,  repré- 
sentées par  les  groupes  de  tribus  que  sépare  l'Oued-Sahel. 
Les  deux  chefs  indigènes  que  les  Espagnols  nommaient  les 
sultans  de  Labez  (Beni-Abbès)  et  de  Kouko,  étaient  presque 
perpétuellement  en  guerre  entre  eux.  Les  dominateurs  qui  se 
succédèrent  en  Algérie  profitèrent  tous  de  cette  rivalité,  en 
s'alliant  tantôt  avec  Tun,  tantôt  avec  l'autre  ;  ils  empêchèrent 
ainsi  la  création  d'une  confédération  qui  fût  rapidement  deve-  , 
nue  plus  forte  qu'eux.  Aroudj  prit  d'abord  parti  pour  le  sultan 
de  Labez,  et,  en  1S15,  envahit  le  terriloire  de  Kouko.  Le 
combat  eut  lieu  chez  les  Beni-Khiar  ;  il  fut  long  et  sanglant  ; 
les  armes  à  feu  des  Turcs  décidèrent  la  victoire  de  leur  côté  ; 
le  sultan  de  Kouko  périt,  dit  Haëdo,  dans  la  bataille. 

Cependant,  les  Algériens  supportaient  avec  peine  le  joug 
des  Espagnols.  La  forteresse  que  Pedro  Navarro  avait  bâtie 


même  des  décrets  qui  furent  plus  tard  promulgués  sous  l'autorité  de  son 
nom,  à  une  époque  où  la  population  ne  savait  plus  que  le  fondateur  de 
rOdjeac  n'avait  jamais  eu  le  temps  de  légiférer  à  Alger,  où  il  n'avait  séjourné 
que  quelques  jours,  au  milieu  des  rébellions  et  des  attaques  du  dehors;  en 
fait,  la  seule  loi  qu'appliqua  jamais  Aroudj,  fut  l'autorité  absolue  d'un  chef 
de  guerre. 


22  CHAPITRE   DEUXIÈME 

(levant  la  ville  les  empêchait  de  faire  la  Course  et  de  recevoir 
les  navires  musulmans  ;  c'était  la  ruine  pour  eux.  Le  chef  qui 
les  commandait  alors,  Selim-et-Teumi,  était  d'un  caractère 
faible  et  incertain  ;  quand  il  avait  vu  l'effroi  de  ses  sujets,  il 
n'avait  pas  hésité  à  se  soumettre  à  l'Espagne  ;  quand  il  les 
vit  mécontents,  il  s'empressa  de  demander  du  secours  à 
Aroudj,  et  de  le  prier  de  venir  délivrer  Alger  de  l'oppression 
des  Chrétiens.  Celui-ci,  qui  attendait  depuis  longtemps  une 
semblable  occasion,  fit  aux  envoyés  de  Selim  un  accueil  favo- 
rable, et  réunit  toutes  les  forces  dont  il  pouvait  disposer.  11 
envoya  par  mer  seize  bâtiments,  sur  lesquels  il  embarqua  envi- 
ron la  moitié  de  ses  Turcs,  avec  son  artillerie  et  son  matériel, 
et  se  mit  en  roule  en  suivant  la  côte,  à  la  tête  du  reste  de 
ses  loldachs^  au  nombre  de  huit  cents,  et  d'un  contingent 
d'environ  cinq  mille  auxiliaires  Kabyles.  Au  lieu  de  s'arrêter 
à  Alger,  il  prit  directement  la  route  de  Cherchel^  où  un  de  ses 
Reïs  venait  de  fonder  une  sorte  de  petite  souveraineté.  Il  s'em- 
para de  la  ville  sans  aucune  résistance  et  fit  immédiatement 
mettre  à  mort  son  ancien  compagnon,  devenu  pour  lui  un 
compétiteur  dangereux.  De  là,  il  marcha  sur  Alger,  où  il  fut 
reçu  par  le  prince  et  par  les  habitants  comme  un  libérateur. 
Après  avoir  placé  quelques  pièces  en  batterie  devant  le  Penon, 
il  fit  sommer  le  commandant  de  se  rendre,  en  lui  offrant  une 
capitulation  honorable.  Ces  propositions  ayant  été  hautaine- 
ment  repoussées  par  le  brave  officier  qui  commandait  la 
garnison,  Aroudj  ouvrit  le  feu  devant  le  fort  ;  mais  la  faiblesse 
de  son  artillerie  ne  lui  permit  pas  d'obtenir  de  résultats  sérieux. 
Cet  échec  indisposa  les  Algériens,  qui  commencèrent  à  revenir 
de  la  haute  idée  qu'ils  s'étaient  faite  de  la  valeur  des  janis- 
saires ;  leur  mécontentement  fut  encore  augmenté  par  la 
conduite  des  Turcs,  qui  se  considéraient  comme  en  pays 
conquis,  et  traitaient  les  citadins  avec  leur  arrogance  et  leur 
brutalité  accoutumée.  Un  commencement  de  rébellion  ne  tarda 
pas  à  apparaître,  et,  pour  y  couper  court,  Aroudj  se  décida  à 
supprimer  celui  qui  devait  en  être  le  chef  naturel .  Il  fit  étrangler 
ou  égorger  Selim-et-Teumi  dans  son  bain,  et  s'empara  du 
pouvoir  de  vive  force.  Les  Turcs  se  répandirent  dans  la  ville, 
proclamèrent  leur  chef  Sultan,  et  terrifièrent  les  habitants  par 


LES   BARBEROUSSES    ET   LA    FONDATION    DE    l'oDJEAC  23 

de  sanglantes  exécntions.  En  même  temps,  ils  envahissaient 
les  campagnes  voisines,  qu'ils  soumettaient  par  la  violence.  Le 
mécontentement  était  à  son  comble  ;  le  souverain  de  ïenës 
avait  insurgé  tout  le  pays,  et  le  fils  du  prince  assassiné  était 
parti  pour  l'Espagne,  afin  d'implorer  le  secours  des  chrétiens 
contre  l'usurpateur  ;  celui-ci  continuait  à  canonner  le  Pcfion, 
qui,  privé  d'eau  et  de  vivres,  était  forcé  de  s'approvisionner  de 
tout  aux  Baléares  '. 

A  l'automne  de  1516,  le  cardinal  Ximenès  fit  décider  l'envoi 
d'une  armada  de  trente-cinq  bâtiments,  montés  par  plus  de 
trois  mille  hommes,  sous  le  commandement  de  Diego  de  Vera  ; 
la  flotte  vint  jeter  l'ancre  dans  la  baie  d'Alger,  le  30  septembre 
1516,  un  peu  à  Test  de  l'endroit  où  s'éleva  plus  tard  le  fort 
Bab-Azoun.  Le  débarquement  s'effectua  le  lendemain,  sur  la 
plage  voisine  de  l'Oued-M'racel  ^ 

Malgré  les  conseils  du  gouverneur  du  Penon,  Nicolas  de 
Quint,  le  général  engagea  imprudemment  tout  son  monde,  sans 
assurer  sa  retraite,  et  occupa  une  ligne  beaucoup  trop  étendue, 
depuis  le  rivage,  jusqu'à  l'endroit  oii  s'élevaplus  tard  la  Casbah. 
Ses  troupes,  composées  de  recrues  levées  à  la  hâte  et  mal 
exercées,  offraient  peu  de  solidité. 

Après  quelques  escarmouches  inutiles,  le  temps  étant  devenu 
très  mauvais,  et  les  navires  se  trouvant  en  danger,  Diego  de 
Vera  ordonna  le  rembarquement.  Mais,  à  peine  avait-il  donné 
le  signal  de  la  retraite,  qu'x\roudj  sortit  de  la  ville  avec  tout 
son  monde,  chargea  vigoureusement  les  Espagnols  en  désor- 
dre, les  accula  au  rivage  et  massacra  tout  ce  qui  ne  fut  pas 
fait  prisonnier  ;  sans  le  secours  que  fournit  le  gouverneur  du 
Penon,  pas  un  homme  ne  se  fût  échappé.  Le  désastre  fut,  dit- 
on,  augmenté  par  la  tempête,  qui  fit  périr  la  plus  grande  partie 
des  bâtiments.  En  somme,  celte  expédition  semble  avoir  été 
mal  préparée  et  mal  conduite;  toutefois,  l'insuccès  de  Don 
Diego  n'avait  pas  été  dû  uniquement  à  son  imprudence  ^  11 

1.  Voir  diiES  VAppertdice  de  Gomara  (d.  c),   les  lettres  de  Nicolas  de 
Quinl,  gouverneur  du  l'«noii  (pièces  J..  X  XIjI.  XIV.) 

2.  Voir    dîiiis    VAjptndice  de    Gcn. ara    (d.    c.)  ;    les    inFtrnctions  de 
Diego  de  Vera,  et  la  jellre  de  Nicolas  de  Quinl  (pièces  XIX  et  XXI  ) 

b.  Diego  de  Vera  lut  cruellement  raillé  de  sa  délaite  à  son  retour  en 


24  CHAPITRE   DEUXIÈME 

comptait  sur  le  concours  du  souverain  de  Tenës,  Muley-bou- 
Abdallah,  qui  était  entré  en  relations  depuis  quelque  temps 
déjà  avec  le  marquis  de  Gomares,  gouverneur  d'Oran,  et  lui 
avait  promis  une  aide  efficace.  Bien  que  ce  prince  eut  manqué 
de  parole  aux  Chrétiens^  Aroudj  résolut  de  faire  un  exemple 
sur  celui  qui,  étant  le  plus  puissant  des  petits  chefs  indigènes, 
pouvait  fomenter  la  révolte  des  Mehals  contre  les  nouveaux 
venus. 

Laissant  son  frère  Kheïr-ed-Din  gouverner  Alger  pendant 
son  absence ,  il  se  porta  à  la  rencontre  de  Tennemi  avec  quinze 
cents  janissaires  ou  Mores  d'Espagne,  armés^de  mousquets,  et 
un  nombreux  contingent  kabyle,  et  s'empara  tout  d'abord  de 
Médéa  et  de  Miliana.  La  grande  bataille  eut  lieu  sur  l'Oued 
Djer,  à  cinq  lieues  environ  de  Blida  ;  la  supériorité  de  l'arme- 
ment des  loldachs  décida  la  victoire  en  leur  faveur,  et  l'ennemi 
fut  poursuivi  l'épée  dans  les  reins  jusqu'à  Tenès,  où  les  vain- 
queurs entrèrent  sans  résistance.  Aroudj  ne  s'y  trouvait  que 
depuis  peu  de  jours,  lorsqu'il  reçut  la  visite  de  quelques 
habitants  notables  de  Tlemcen,  qui  venaient  le  prier  de  les 
aider  à  chasser  l'usurpateur  Bou-Hammou,  contre  lequel  un 
parti  nombreux  s'était  formé,  depuis  qu'il  avait  fait  sa  sou- 
mission à  l'Espagne.  Son  neveu,  Bou-Zian,  s'étant  mis  à  la 
tête  des  mécontents,  avait  été  battu  et  emprisonné  dans  le 
Mechouar,  d'oti  il  appelait  les  Turcs  à  son  aide.  Barberousse, 
comprenant  bien  vite  les  avantages  qu'il  pourrait  tirer  de 
cette  intrigue,  et  toujours  désireux  d'accroître  sa  puissance, 
se  mit  immédiatement  en  marche,  et,  tout  le  long  de  la  route, 
accrut  son  armée  de  nombreux  volontaires,  que  lui  valurent  la 
haine  qu'inspirait  Bou-Hammou^  et  peut-être  aussi  l'espoir 
du  pillage  de  la  riche  ville  de  Tlemcen.  Sur  son  passage,  il 
s'empara  de  la  Kalaa  des  Beni-Rachid,  et,  pour  assurer,  au 
besoin,  sa  retraite  vers  Alger,  il  y  laissa  son  frère  Isaac  avec 
une  garnison  d'environ  trois  cents  mousquetaires.  Arrivé  dans 
la  plaine  d'Arbal^  il  y  rencontra  l'armée  ennemie,  forte  de 
six  mille  cavaliers  et  de  trois  mille  fantassins,    la  mit  en 

Espagne,  et  une  chanson  satirique  lui  reproche  de  s'être  laissé  battre  par 
un  manchot,       . 


I 


LES  BARBEROUSSES   ET   LA   FONDATION   DE  L'oDJEAC  95 

complète  déroule  et  la  poursuivit  jusqu'à  Tlemcen,  dont  les 
habitants  lui  ouvrirent  les  portes  ;  le  vaincu  se  sauva  à  Fez, 
et  se  rendit  ensuite  à  Oran,  où  il  demanda  du  secours  à 
l'Espagne. 

Aroudj  s'installa  dans  le  Mechouar,  occupa  fortement  la 
ville,  et  fit  peser  sur  les  Tlemcéniens  un  joug-  qui  ne  tarda  pas 
à  leur  faire  regretter  leurs  anciens  maîtres;  la  tradition  veut 
que,  dans  le  mêmejour_,  soixante-dix  princes  zianites  aient  été 
noyés  par  ses  ordres  dans  un  vaste  réservoir  qui  existe 
encore  aujourd'hui.  En  même  temps  qu'il  consolidait  son  pou- 
voir par  ces  sanglantes  exécutions,  il  envoyait  des  détachements 
occuper  les  points  principaux  du  voisinage.  C'est  ainsi  qu'il 
mit  garnison  dans  les  villes  d'Ouchda,  Tibda,  et  qu'il  rédui- 
sit à  l'obéissance  les  Beni-Amer  ellesBeni-Snassen,  auxquels 
il  imposa  des  tributs  en  nature^  qui  lui  servirent  à  approvi- 
sionner sa  nouvelle  conquête,  dans  laquelle  il  s'attendait  déjà 
à  être  assiégé  ;  car  il  avait  tout  de  suite  appris  que  Bou-Ham- 
mou  s'était  rendu  auprès  du  marquis  de  Comares  et  qu'il  avait 
imploré  son  secours,  en  faisant  acte  de  vassalité  envers  le  roi 
d'Espagne.  Pour  s'assurer  un  appui  contre  l'attaque  qu'il  crai- 
gnait, il  contracta  alliance  avec  le  sultan  de  Fez  '  ;  en  même 
temps  il  faisait  réparer  toutes  les  fortifications  de  la  ville. 

Cependant  le  gouverneur  d'Oran  venait  de  recevoir  d'Espa- 
gne une  armée  de  dix  mille  hommes,  destinés  à  reconquérir  la 
province.  Ce  n'était  pas  sans  peine  qu'il  avait  obtenu  ces  forces 
du  Conseil  Royal  ;  il  avait  fallu  qu'il  représentât  énergiquement 
le  danger  que  faisait  courir  aux  nouvelles  possessions  l'éta- 
blissement de  la  domination  turque,  et  la  nécessité  dans  laquelle 

1.  A  en  croire  les  historiens  espagnols,  ce  traité  aurait  existé;  et  quel- 
ques-uns ajoutent  même,  qu'au  moment  où  Aroudj  fut  tué,  le  sultan  de  Fez 
arrivait  avec  son  armée  par  la  route  de  Melilla  ;  ces  assertions  me  laissent 
fort  douteux,  et  je  ne  me  rends  pas  compte  de  la  conduite  de  ce  prétendu 
allié,  qui  laisse  assaillir  les  Turcs  dans  Tlemcen  pendant  six  mois,  à  quelques 
pas  de  lui,  sans  leur  porterie  moindre  secours,  alors  qu'une  simple  démons- 
tration eût  suffi  pour  faire  abandonner  la  partie  aux  Espagnols,  dont  les 
forces  n'étaient  pas  assez  considérables  pour  affronter  une  attaque  semblable 
à  celle  que  les  Marocains  eussent  pu  diriger  contre  eux.  Jusqu'à  preuve 
contraire,  il  est  permis  de  croire  qu'il  n'y  eut  qu'un  projet  d'alliance  auquel 
le  prince  de  Fez  ne  donna  aucune  suite  ;  on  ne  voit  pas,  du  reste,  quel  in- 
térêt il  aurait  eu  à  favoriser  l'établissement  de  ces  nouveaux  voisins,  qui 
étaient  aussi  redoutables  pour  lui  que  pour  les  Chrétiens. 


h 


26  CHAriTRE   DEUXIÈME 

on  se  trouvait  d'èlie  les  maîtres  dans  l'intérieur,  si  on  voulait 
assurer  l'autorité  sur  les  côtes.  Il  fit  d'aîoord  partir  son  lieute- 
nant, Don  Martin  d'Argote,  avec  une  troupe  de  trois  cents 
hommes  choisis  ;  ce  vaillant  capitaine  était  accompagné  par 
Bou-Hammou,  auquel  vinrent  se  joindre  dès  les  premiers  jours 
Une  partie  des  tribus  de  l'intérieur,  que  la  tyrannie  et  l'inso- 
lence des  Turcs  avait  exaspérées.  Argote  se  dirigea  sur  la 
Kalaa  des  Beni-Rachid,  qu'il  investit  et  dont  il  poussa  active- 
ment le  siège  :  Isaac  se  défendit  avec  vigueur  et  obtint  d'abord 
quelques  succès  ;  enfin,  ayant  perdu  plus  des  deux  tiers  de 
son  monde,  il  demanda  à  capituler^,  et  obtint  la  permission  de 
se  rendre  à  Tlemcen  avec  armes  et  bagages  ;  mais,  à  peine 
était-il  sorti  du  fort,  que  les  Arabes  de  Bou-Hammou  se  préci- 
pitèrent sur  les  Turcs,  et  les  égorgèrent,  au  mépris  du  traité 
conclu.  Ces  faits  se  passaient  à  la  fin  du  mois  de  janvier  1518. 
Très  peu  de  temps  après,  le  marquis  de  Comares  débarquait 
ses  troupes  à  Rachegoun  et  marchait  de  là  sur  Tlemcen,  dont 
il  entreprenait  immédintement  le  siège. 

Ce  fut  une  longue  et  sanglante  expédition  ;  Aroudj  se  défen- 
dit pied  à  pied  pendant  plus  de  six  mois  ;  lorsque  les  remparts 
furent  tombés  aux  mains  des  p]spagnols,  il  se  barricada  dans 
lès  rues  ;  forcé  dans  cette  nouvelle  défense,  il  s'enferma  dans 
le  Mechouar,  et  continua  à  y  braver  l'ennemi,  espérant  toujours 
voir  arriver  le  sultan  de  Fez  et  son  armée.  Les  Tlemcéniens, 
déjà  mécontents  des  exactions  de  ceux  qu'ils  avaient  impru- 
demment appelés  chez  eux,  voyant  leurs  maisons  s'écrouler 
chaque  jour  sous  le  feu  des  canons  du  marquis,  privés  de 
vivres,  attendaient  avec  impatience  la  défaite  des  Turcs,  et  ne 
cherchaient  qu'une  occasion  de  les  trahir.  Ceux-ci  étaient  res- 
tés abandonnés  au  nombre  d'environ  cinq  cents;  car,  dès  que 
les  événements  avaient  pris  mauvaise  tournure,  les  goums 
arabes  et  les  Kabyles  avaient  déserté  chacun  de  leur  côté.  On 
était  arrivé  au  jour  de  la  fête  d'Es-S'rir;  à  l'occasion  de  cette 
solennité,  les  habitants  demandèrent  qu'il  leur  fut  permis  de 
venir  faire  leurs  dévotions  dans  la  mosquée  du  Mechouar, 
dont  l'entrée  leur  fut  accordée.  Aussitôt  qu'ils  eurent  franchi 
l'enceinte,  tirant  des  armes  cachées  sous  leurs  burnous,  ils  se 
précipitèrent  sur  les  Turcs  sans  défiance,  et  en  firent  un  terrible 


LES    BARBEROUSSES    ET    LA   FONDATION    DE    L'ODJEAC  27 

massacre.  Ceux-ci,  revenus  de  la  première  surprise,  ripos- 
tèrent énergiquemenl,  et  les  chassèrent  de  la  citadelle,  en  les 
châtiant  durement  de  leur  réhellion  ;  mais  leurs  pertes  avaient 
été  très  grandes.  Le  soir,  Aroudj,  voyant  qu'il  ne  lui  restait 
que  quelques  hommes  valides,  et  que  la  position  était  insoute- 
nable, se  décida  à  la  retraite.  Son  objectif  était  de  traverser 
par  surprise  l'armée  ennemie  et  de  gagner  à  marches  forcées 
le  bord  de  la  mer,  oii  il  eut  pu  attendre  les  vaisseaux  que  son 
frère  Kheïr-ed-Din  n'eût  pas  manqué  d'envoyer  à  son  secours. 
Il  sortit  donc  au  milieu  de  la  nuit  par  une  poterne,  emportant 
avec  lui  les  riches  trésors  des  rois  zianites,  traversa  sans  en- 
combre les  lignes  espagnoles,  et  prit  résolument  la  route  d'Ain- 
ïemouchent.  Le  marquis,  informé  de  sa  fuite  quelques  heures 
après,  lança  à  sa  poursuite  un  détachement  de  cavaliers  ; 
quelque  hâte  que  fît  cette  petite  troupe,  elle  n'atteignit  les 
loldachs  que  le  lendemain  au  soir,  entre  le  marabout  de  Sidi- 
Moussaet  le  gué  du  Rio-Salado  \  Les  Beni-Amer,  réunis  dans 
le  voisinage,  attendaient  l'issue  du  combat,  prêts  à  fondre  sur 
celui  qui  serait  vaincu.  Aroudj,  se  voyant  serré  d'aussi  près, 
n'ayant  plus  avec  lui  qu'une  poignée  de  loldachs,  essaya  de 
ralentir  la  poursuite  de  l'ennemi  en  faisant  semer  sur  le  chemin 
les  trésors  qu'il  avait  emportés  ;  cet  expédient  ne  lui  servit  à 
rien  ;  l'alferez  Garcia  de  Tineo,  à  la  tête  de  quarante-cinq 
hommes,  le  chargea  bravement,  et  le  contraignit  de  s'enfermer 
dans  les  ruines  d'une  vieille  forteresse,  où  il  se  retrancha,  et 
tint  ferme.  Après  un  combat  meurtrier,  tous  les  Turcs  furent 
successivement  tués  et  décapités.  Aroudj,  quoique  manchot, 
combattit  comme  un  lion,  et  fut  tué  par  Falferez  lui-même, 
qui  lui  coupa  la  tête,  et  la  rapporta  triomphalement  à  Oran  ; 
le  vêtement  de  brocart  d'or  que  portait  le  célèbre  corsaire  fut 
converti  en  une  chape  d'église,  et  fit  longtemps  partie  du  trésor 
du  monastère  Saint-Jérôme  de  Gordoue.  C'est  ainsi  que  peint 


1.  Le  lieu  exact  de  la  mort  d'Aroudj  est  encore  contesté  ;  pendant  long- 
temps, sur  la  ioi  d'Haëdo  et  du  D"^  Schaw,  on  l'a  placé  au  Hio-Suliido  ; 
une  théorie  moderne  a  transporté  le  tliéàtie  de  ce  tragique  événement  au 
pied  des  montagnes  des  Beni-Snassen,  sur  la  route  de  Fez;  les  deux 
thèses  ont  été  soutenues  dans  la  Revue  africaine  (an.  1860,  p.  18  et  an.  1878, 
p.  388.) 


28  CHAPITRE    DEUXIÈME 

le  fondateur  de  la  Régence  ;  il  était  âgé  de  quarante-quatre  ans 
environ,  et  ne  laissait  pas  de  postérité.  Presque  tous  les  histo- 
riens, se  copiant  les  uns  les  autres,  n'ont  considéré  en  lui  qu'un 
chef  de  bandits  ;  il  existe  peu  de  jugements  aussi  faux  que 
celui-là.  Le  premier  des  Barberousses  fut  un  hardi  soldat  de 
l'Islam,  qui  fit  sur  mer  une  guerre  impitoyable  aux  ennemis  de 
son  souverain  et  de  sa  foi  ;  il  la  fit  sans  s'écarter  des  procédés 
alors  en  usage,  et  ne  se  montra  ni  plus,  ni  moins  cruel  queceux 
qu'il  eut  à  combattre.  Lorsque  ses  premiers  exploits  lui  eurent 
permis  de  réunir  sous  son  commandement  des  forces  suffisantes 
pour  tenter  quelque  chose  de  grand,  il  profita  habilement  de 
l'anarchie  qui  régnait  dans  le  nord  de  l'Afrique  pour  y  fonder  un 
empire.  Le  seul  moyen  d'en  assurer  la  durée  étant  l'expulsion 
des  Chrétiens,  il  les  attaqua  dans  la  personne  de  leurs  alliés  et 
de  leurs  vassaux,  afin  de  les  réduire  à  ne  plus  tirer  de  vivres  et 
de  secours  que  de  FEspagne.  Ses  débuts  avaient  été  heureux, 
et  la  conquête  des  provinces  de  l'Ouest  allait  lui  permettre 
d'acculer  à  la  mer  l'envahisseur  étranger,  lorsqu^il  succomba 
sous  la  défection  de  ses  alliés,  amèrement  regretté^  nous  dit 
Haëdo,  de  tous  ceux  qui  avaient  servi  sons  ses  ordres. 


I 


CHAPITRE  TROISIÈME 

LES  BARBEROUSSES  ET  LA  FONDATION  DE  L'ODJEAO  (Suite. 


SOMMAIRE  :  Kheïr-ed-din  succède  à  soq  frère. — Les  dangers  de  sa  situation. . 

—  Révolte  des  Algériens,  de  Cherchel,  de  Tenès  et  de  ia  Kabylie. —  Alger  se 
déclare  vassale  de  la  Porte.  — Attaque  de  Hugo  de  Moncade.  —  Guerre  avec 
Tunis  et  trahison  d'Ahmed-ben-el-Kadi.  — Kheïr-ed-din  se  réfugie  à  Djigelli. 

—  Les  Kabyles  se  rendent  maîtres  d'Alger.  —  Rarberousse  ravage  la  Méditer- 
ranée, s'empare  de  CoUo,  Rône  et  Constantine.  —  Il  bat  les  Kabyles  et 
rentre  dans  Alger.  —  Il  châtie  les  rebelles  et  traite  avec  Kouko  et  Kalaa.  — 
Attaque  et  prise  du  Penon.  —  Tlemcen  se  révolte  contre  les  Espagnols.  — 
Doria  cherche  en  vain  à  s'emparer  de  Cherchel.  —  Kheïr-ed-Din  fait  la 
conquête  de  Tunis.  —  Il  en  est  chassé  par  Charles-Quint.  —  Il  ravage  les 
Raléares.  —  Son  départ  pour  Constantinople  où  il  est  nommé  Capitan-Pacha 

—  Sa  mort. 


Kheïr-ed-Din  succéda  à  son  frère  du  consentement  unanime 
de  ses  anciens  compagnons.  Jamais  homme  ne  se  trouva  dans 
une  position  plus  difficile  que  celle  dans  laquelle  venait  de  le 
mettre  la  défaite  et  la  mort  d'Aroudj.  Celui-ci  avait,  en  effet, 
emmené  avec  lui  la  plus  grande  partie  des  meilleurs  combat- 
tants, et  son  insuccès  avait  détourné  de  sa  cause  les  alliés 
douteux,  qui  ne  respectaient  en  lui  qu'un  vainqueur.  Son  frère 
avait  donc  à  craindre  à  la  fois  la  révolte  de  ses  voisins,  l'insou- 
mission des  populations  conquises  et  les  efforts  de  l'Espagne, 
qui  eut  du  profiter  de  la  victoire  pour  chasser  immédiatement 
d'Alger  les  quelques  Turcs  qui  s'y  trouvaient  encore .  Malheu- 
reusement pour  elle,  les  troupes  qui  venaient  de  faire  le  siège 
de  Tlemcen  furent  rapatriées,  et  Barberousse  S  qui  avait  été 

1,  Le  surnom  de  Barberousse  fut  dourié  à  Kheïred-Din  lui-même,  et  non  à 


30  CHAPITRE   TROISIEME 

un  inslant  assez  découragé  pour  songer  à  s'embarquer  pour 
Constantinople,  reprit  rapidement  son  sang-froid  habituel. 
Les  petites  villes  de  Cherchel  et  Tenès  s'étaient  révoltées, 
sous  le  commandement  de  leurs  anciens  cheiks  ;  il  y  envoya 
tout  de  suite  quelques  détachements,  qui  rétablirent  Tordre 
avec  la  dureté  familière  aux  Turcs.  Il  ne  pouvait  pas  songer 
en  ce  moment  à  apaiser  l'insurrection  kabyle,  dirigée  par 
Ahmed-ben-el-Kadi,  qui  craignait  de  se  voir  châtié  de  sa 
récente  défection  ;  car  il  n'avait  pas  assez  de  forces  pour 
entreprendre  cette  campagne  ;  il  dut  donc  remettre  à  plus 
tard  le  soin  de  sa  vengeance,  et  chercher  à  se  procurer  les 
hommes  et  les  munitions  qui  lui  manquaient,  et  qui  lui  étaient 
d'autant  plus  indispensables  que  Bou-Hammou  marchait  sur 
Alger,  et  avait  déjà  soumis  tout  l'Ouest  jusqu'à  Miliana. 

Aussitôt  après  avoir  reçu  la  nouvelle  de  la  mort  de  son 
frère,  Kheïr-ed-Din  avait  fait  partir  pour  Constantinople  des 
envoyés,  chargés  d'offrir  au  sultan  Sélim  la  souveraineté  du 
royaume  d'Alger.  Dans  la  lettre  qu'il  lui  faisait  parvenir,  il  se 
déclarait  son  vassal  et  lui  demandait  de  le  couvrir  de  sa  pro- 
tection, lui  assurant  en  échange  son  obéissance,  et  lui  jurant 
fidélité. 

Le  Sultan  accepta  cet  hommage,  lui  envoya  de  l'artillerie, 
deux  mille  soldats  armés  de  mousquets,  et  autorisa  l'embar- 
quement de  volontaires,  auxquels  il  assura  les  droits  et  privi- 
lèges dont  jouissaient  les  janissaires  de  la  Porte.  Cette  faveur, 
jointe  à  la  renommée  guerrière  des  Barberousses,  et  à  l'espoir 
du  butin  qu'on  pouvait  faire  sous  leurs  ordres,  attira  dans  la 
Régence  quatre  mille  Turcs  armés  de  mousquets,  force  plus 

son  frère  Aroudj,  ainsi  que  cela  est  démontré  par  les  textes,  et  notamment 
par  plusieurs  passages  du  R'azaouaty  ouvrage  écrit  par  Sinan-Chaouch 
sous  les  yeux  du  Capitan-Pacha,  et  d'après  ses  indications.  Cette  remarque 
est  devenue  nécessaire,  depuis  que  quelques  ahstracteurs  de  quintessence, 
trouvant  trop  simple  d'attribuer  le  surnom  donné  au  fils  de  Iakoub  à  la 
couleur  de  sa  barbe,  ont  proposé  et  imposé  à  des  gens  trop  crédules  l'étv- 
mologie  de  Baba-Aroudj.  Ils  eussent  évité  cette  erreur,  en  étudiant  la  cor- 
respondance diplomatique  dans  les  Négociations  de  la  France  dans  le  Le- 
vant (Charrière,  Documents  inédits)  car  ils  y  eussent  vu  que  Kheïr-ed-Din 
y  est  désigné  par  les  vocables  de  Barberousse,  Barbarossa,  Œnobarbus,  et 
que  le  Sultan  lui-même  le  nomme:  Notre  amiral  à  la  barbe  rousse,  ce  qui 
ne  laisse  aucun  doute  sur  l'origine  du  mot. 


LES   BARBEROUSSES   ET   LA   FONDATION   DE    l'odJEAC  31 

que  suffisante  pour  parer  aux  premières  éventualités.  Il  était 
temps  pour  Kheïr-ed-Din  que  ces  auxiliaires  lui  arrivassent  ; 
car  les  Algériens  semblaient  vouloir  profiter  de  l'occasion 
pour  reconquérir  leur  indépendance  ^  A  cette  époque,  le 
petit  port  d'Alger,  étant  très  peu  sûr,  et  se  trouvant  d'ailleurs 
commandé  par  le  canon  du  Penon,  les  Reïs  avaient  pris  l'ha- 
bitude de  tirer  leurs  galères  sur  le  sable  de  la  plage,  entre  la 
porte  Bab-el-Oued  et  l'embouchure  de  FOued-M'racel.  Les 
Algériens  s'entendirent  avec  les  tribus  voisines,  et  convinrent 
avec  elles  de  profiter  d'un  jour  de  marché  pour  incendier  la 
flotte  et  exterminer  leurs  nouveaux  maîtres.  Les  Arabes  de  la 
plaine  devaient  entrer  dans  la  ville  avec  des  armes  cachées, 
et,  au  moment  où  les  Turcs  seraient  sortis  pour  éteindre  le 
feu  mis  à  leurs  navires,  fermer  les  portes  du  rempart,  et  se 
précipiter  sur  les  Reïs  désarmés. 

Le  complot,  sans  doute  éventé  par  quelques  espions,  vint 
à  la  connaissance  de  Kheïr-ed-Din,  qui  fit  saisir  les  principaux 
meneurs,  dont  les  tètes,  exposées  aux  portes  de  son  palais, 
calmèrent  l'effervescence  de  la  population,  qui,  depuis  ce 
temps,  n'essaya  plus  de  se  soustraire  à  la  domination  du 
vainqueur. 

Cependant  Charles-Quint,  cédant  aux  sollicitations  du  gou- 
verneur d'Oran,  venait  de  donner  l'ordre  à  don  Hugo  de  Mon- 
cade,  vice-roi  de  Sicile,  d'assembler  une  armada  de  quarante 
navires  montés  par  environ  cinq  mille  hommes  de  vieilles 
troupes.  Ces  forces  étaient  destinées  à  s'emparer  d'Alger,  que 
le  roi  de  Tlemcen  avait  promis  d'attaquer  par  terre,  à  la  tète 
de  ses  sujets.  Moncade  était  un  capitaine  résolu  et  expéri- 
menté, qui  avait  rendu  les  plus  grands  services  en  Italie  sous 
les  ordres  de  Gonzalve  de  Cordoue;  il  réunit  rapidement  ses 
troupes,  et  partit  de  Sicile  en  juillet  1519  ;  on  lui  avait  mal- 
heureusement adjoint  Gonzalvo  Marino  de  Ribera,  avec  lequel 
il  eut  de  fréquents  désaccords,  qui  entraînèrent  la  ruine  de 
l'expédition.  Il  débarqua  vers  le  milieu   d'août  sur  la  rive 

1.  Haëdo  parle  de  cette  révolte  des  Algériens,  et  dit  qu'elle  a  eu  lieu  du 
temps  d'Aroudj  ;  mais  l'auteur  du  Kazaouat  est  plus  croyable,  ayant  été 
plus  à  même  de  contrôler  les  renseignements  recueillis  sur  des  événements 
qui  lui  étaient  contemporains. 


32  CHAPITRE   TROISIÈME 

gauche  de  l'Harrach  ;  en  même  temps,  il  envoyait  un  petit 
corps  prendre  position  à  l'ouest  de  la  ville.  Cinq  ou  six  jours 
se  passèrent  en  escarmouches  ;  le  18,  l'armée  espagnole  avait 
gravi  le  Koudiat-es-Sahoun  (fort  l'Empereur),  sur  la  crête 
duquel  elle  s'était  retranchée,  avait  construit  des  batteries, 
et  commençait  à  canonner  les  remparts,  en  attendant  le  roi  de 
Tlemcen,  qui  parait  avoir  manqué  à  la  parole  donnée,  ou, 
touti  au  moins,  n'être  pas  arrivé  à  temps.  Moncade  voulait 
attaquer  sans  plus  tarder  ;  Gonzalvo  Marino  s'y  opposa.  Sur 
ces  entrefaites,  Barberousse  envoya  un  petit  corps  de  cinq 
cents  hommes  faire  la  démonstration  d'incendier  les  barques 
et  les  approvisionnements  qui  avaient  été  halés  sur  la  plage  ; 
lorsqu'il  vit  le  corps  principal  sorti  de  ses  retranchements,  il 
fondit  impétueusement  sur  lui,  le  mit  en  déroute,  l'accula  au 
rivage,  lui  tua  un  très  grand  nombre  d'hommes,  et  força  les 
autres  à  s'embarquer.  Cette  dernière  opération  s'exécuta 
le  23  ;  mais,  contrariée  par  le  mauvais  état  de  la  mer,  elle 
devint  longue  et  difficile  ;  le  désordre  fut  à  son  comble,  et 
quelques  bataillons  de  vieilles  troupes  furent  tellement  dé- 
moralisés, qu'ils  se  rendirent  sans  combattre  ;  les  Turcs  les 
massacrèrent  impitoyablement,  par  représailles,  dirent-ils, 
de  la  trahison  qui  avait  coûté  la  vie  à  Isaac. 

Yingt-six  des  plus  beaux  vaisseaux  furent  jetés  à  la  côte,  et 
les  Turcs  s'emparèrent  des  marins  et  des  soldats  qu'ils  conte- 
naient. Cette  victoire  sauva  de  la  perte  la  plus  complète  le 
nouveau  souverain,  contre  lequel  toute  l'Afrique  se  soulevait 
en  ce  moment.  Le  sultan  de  Tunis,  auquel  Alger  appartenait 
de  droit,  sinon  de  fait,  avait  toujours  considéré  les  Barbe- 
rousses  comme  des  vassaux  révoltés,  et  voulait  profiter  de  la 
mort  d'Aroudj  pour  reconquérir  ses  Etats.  En  conséquence,  il 
avait  invité  Ahmed-ben-el-Kadi  à  rassembler  ses  contingents, 
et  celui-ci,  qui  se  méfiait  de  la  clémence  de  Kheïr-ed-Din,  et 
qui  désirait  d'ailleurs  augmenter  sa  puissance,  s'était  em- 
pressé d'obéir.  En  même  temps,  l'armée  tunisienne  marchait 
sur  Alger,  en  traversant  la  Kabylie. 

Barberousse  se  porta  à  la  rencontre  de  l'ennemi,  qu'il  attei- 
gnit sur  le  territoire  des  Flissas-Oum-el-Lil.  Son  armée  se 
composait  de  ses  Turcs  et  des  Kabyles  d'Ahmed,  qui  atten- 


t 


L'<:i        BARBEROUSSES    ET   LA   FONDATION   DE   L'odJEAC  33 

dait  le  moment  de  Taction  pour  se  démasquer.  En  effet,  le 
combat  était  à  peine  engagé  contre  les  Tunisiens,  que  le  chef 
de  Kouko  se  précipita  sur  les  Turcs.  Ceux-ci  se  trouvèrent 
ainsi  pris  entre  deux  feux,  et  furent  mis  en  complète  déroute  ; 
très  peu  d'entre  eux  échappèrent  au  massacre  ;  Barberousse 
lui-même  se  vit  couper  la  route  d'Alger,  et  fut  forcé  de  se 
réfugier  à  Djigelli.  Quand  il  y  fut  arrivé,  il  envoya  précipi- 
tamment l'ordre  à  ses  vaisseaux  de  l'y  rejoindre,  avec  ses 
trésors,  et  les  quelques  janissaires  qu'il  avait  laissés  à  Alger, 
où  il  n'osait  plus  rentrer,  n'ayant  plus  d'armée,  et  connaissant 
les  mauvaises  dispositions  des  citadins  et  des  populations 
voisines.  Ahmed-ben-el-Kadi  poursuivit  sa  marche  victorieuse 
à  travers  la  Mitidja,  qu'il  dévasta,  et  entra  dans  Alger,  oii  il 
ne  tarda  pas  à  se  rendre  aussi  insupportable  aux  habitants  que 
les  Turcs  eux-mêmes.  En  même  temps,  Cherchel  et  Ténès  se 
révoltaient  de  nouveau. 

Kheïr-ed-Din,  réfugié  à  Djigelli,  s'y  occupa  à  reconstituer 
ses  forces;  il  reprit  son  ancienne  position  des  îles  Gelves,  où 
ses  galères  trouvaient  un  refuge  plus  vaste  et  plus  sûr  que  celui 
que  leur  offrait  le  petit  port  kabyle,  et^  afin  d'attirer  à  lui  assez 
de  volontaires  pour  remplacer  ceux  qu'il  venait  de  perdre  ;  il 
reprit  la  Course,  à  laquelle  il  donna  la  plus  grande  impulsion. 
De  1520  à  1525,  il  ravagea  la  Méditerranée,  y  fit  un  énorme 
butin,  grâce  à  l'attrait  duquel  de  nouveaux  aventuriers  ne 
tardèrent  pas  à  venir  se  ranger  en  foule  sous  ses  drapeaux. 

Pendant  ce  temps,  il  s'était  emparé  de  Collo,  de  Bône,  qu'il 
avait  fortifiées,  et  où  il  avait  mis  garnison;  il  se  vit  bientôt 
assez  fort  pour  marcher  sur  Constanline,  dont  il  s'empara  ai- 
sément. De  là,  réunissant  à  Djigelli  toutes  les  forces  dont  il 
pouvait  disposer,  après  avoir  reçu  la  nouvelle  que  les  Algé- 
riens, exaspérés  par  les  exactions  des  Kabyles,  le  regrettaient, 
il  marcha  sur  Ahmed-ben-el-Kadi,  qui  sortit  à  sa  rencontre,  et 
vint  lui  disputer  le  passage  de  TOued-Bougdoura.  Le  sultan 
de  Kouko  fut  complètement  battu;  il  essaya  de  rallier  son 
armée  au  col  des  Beni-Aïcha;  le  combat  recommença  le  len- 
demain, et,  après  quelques  alternatives  de  revers  et  de  succès, 
Ahmed  fut  massacré  par  ses  propres  troupes,  qui  apportèrent 
sa  tête  au  vainqueur  en  signe  de  soumission.  Son  frère  IIus- 

3 


S't  CHAPITRE   TROISIEME 

sein  lui  succéda,  et  continua  la  lutte  pendant  deux  ans,  mais 
sans  succès. 

Constantine  s'était  révoltée  en  1527  contre  la  garnison 
turque,  dont  le  caïd  avait  été  assassiné;  les  survivants  se  dé- 
fendaient avec  peine  contre  les  citadins  insurgés,  alliés  aux 
Kabyles  et  aux  tribus  du  Hodna. 

Cependant  Barberousse,  qui  était  entré  sans  opposition  à 
Alger  à  la  suite  de  sa  victoire,  s'occupait  à  réprimer  les  ré- 
bellions. Il  fît  empaler  les  deux  chefs  de  Ténès  et  de  Cherchel, 
châtia  vigoureusement  la  Kabylie  et  le  Hodna,  et  punit  la  ré- 
volte de  Constantine  avec  une  telle  rigueur,  qu'en  1528,  les 
jardins  avoisinant  cette  ville  étaient  devenus  une  forêt  peuplée 
de  bandits  et  de  bêtes  fauves.  L'année  suivante,  le  nouveau 
sultan  de  Kouko,  Hussein,  qui  se  trouvait  à  bout  de  forces,  et 
qui  venait  de  perdre  sa  famille  et  ses  trésors,  ravis  par  un 
heureux  coup  de  main,  fit  sa  soumission  et  obtint  son  pardon 
moyennant  un  tribut  annuel  de  trente  charges  d'argent.  Les 
Beni-Abbès  demandèrent  de  même  Yaman,  qui  leur  fut  accordé. 

Kheïr-ed-Din,  redevenu  le  maître  incontesté  de  la  province, 
délivré  des  craintes  que  pouvaient  lui  inspirer  ses  voisins, 
songea  à  se  débarrasser  de  la  garnison  espagnole  du  Penon, 
dont  l'existence  était  pour  lui  tout  à  la  fois  une  humiliation  et 
une  gêne  cruelle.  Depuis  qu'il  avait  fait  de  la  Course  un  de 
ses  principaux  moyens  d'action,  et  qu'il  entretenait  en  mer 
une  vingtaine  de  galères  de  guerre,  il  avait  compris  qu'il  lui 
fallait  un  port  où  elles  eussent  la  facilité  de  s'abriter  et  se  ra- 
vitailler, et  dans  lequel  on  pût  déposer  sûrement  le  butin  con- 
quis. C'était  ce  qu'il  avait  jadis  cherché  aux  Gelves  et  à  Dji- 
gelli,  et  ce  qu'il  voulait  fonder  à  Alger,  maintenant  qu'il  y 
voyait  son  pouvoir  assuré.  Le  commandant  du  Penon  était 
alors  un  vieux  capitaine,  nommé  Don  Martin  de  Yargas;  le 
fort  se  trouvait  assez  mal  armé  et  très  pauvrement  approvi- 
sionné; l'incurie  de  l'administration  espagnole  n'avait  pas 
épargné  ce  poste  important;  on  manquait  de  tout,  même  d'eau, 
qu'il  fallait  faire  venir  de  Mayorque,  et  qui  n'arrivait  pas  tou- 
jours. Le  gouverneur,  averti  de  l'orage  qui  allait  fondre  sur 
lui,  avait  depuis  longtemps  réclamé  des  secours  et  des  muni- 
tions, qui  ne  lui  parvinrent  pas  à  temps. 


LES   BARBEtlOUSSEâ   ET   LA   FONDATION   DE   L^ODJEAG  35 

Au  commencement  de  mai  1529,  Kheir-ed-Din  commença 
l'attaque,  en  installant  deux  batteries  en  face  de  l'îlot,  qu'il 
canonna  vigoureusement  pendant  vingt  jours  consécutifs. 

Tout  d'abord,  il  avait  fait  sommer  Don  Martin  de  se  rendre, 
mais  en  vain;  la  petite  garnison  fut  très  éprouvée  par  un  feu 
violent,  auquel  elle  ne  put  bientôt  plus  répondre,  faute  de 
poudre  et  de  projectiles;  le  jour  de  l'assaut,  sur  les  cent  cin- 
quante hommes  qui  la  composaient,  il  n'en  restait  pas  un  seul 
sans  blessures.  Le  vendredi  27  mai  ^,  la  brèche  étant  prati- 
cable, Kheïr-ed-Din  attaqua  le  Pefïon  de  tous  les  côtés  à  la 
fois  avec  quarante-cinq  embarcations  chargées  de  monde.  La 
résistance  fut  héroïque;  le  vieux  Yargas,  tout  ensanglanté, 
l'épéc  à  la  main,  se  tint  au  premier  rang  sur  la  brèche  jusqu'à 
la  fin,  et,  lorsque  l'ennemi  parvint  à  forcer  l'entrée  après  une 
journée  de  lutte  désespérée;  il  ne  trouva  dans  l'enceinte  que 
vingt-cinq  hommes  vivants,  mais  complètement  hors  de 
combat. 

Barberousse  abusa  cruellement  de  sa  victoire  en  faisant 
mourir  sous  le  bâton  le  brave  capitaine,  qui  avait  survécu  à 
la  belle  défense  dans  laquelle  il  s'était  si  peu  épargné.  Aussi- 
tôt qu'il  se  vit  le  maître  du  Penon,  il  fit  raser  la  chemise 
crénelée  qui  entourait  l'îlot,  ne  conservant  que  les  tours  rondes, 
sur  lesquelles  il  plaça  un  fanal  et  une  batterie  ;  il  se  servit  des 
déblais  pour  relier  entre  eux  les  petits  écueils  qui  formaient 
une  ligne  presque  droite  entre  l'îlot  du  fort  et  la  côte;  il  cons- 
truisit ainsi  un  môle  qui  porte  encore  aujourd'hui  son  nom,  et 
cet  ouvrage,  complété  par  une  petite  jetée  perpendiculaire, 
servit  à  garantir  le  portd'iVlger  des  vents  du  nord  et  du  nord- 
ouest,  si  terribles  dans  ces  parages. 

A  partir  de  ce  moment,  les  vaisseaux  corsaires  purent  hi- 
verner  dans  cet  abri,  sous  le  canon  de  la  place,  et  y  défier  les 
tempêtes.  Dès  ce  jour,  Alger  devenait  ce  qu'elle  n'a  pas  cessé 
d'être  jusqu'à  1830,  la  terreur  de  la  Méditerranée,  et  le  refuge 


1.  Voiries  Documents  sur  V  occupation  espagnole,  déjà  cités  {Revue 
africaine,  an.  1875,  p.  163);  lettre  de  D.  Pedro  de  Godoy  à  Alarcon,  datée 
du  7  juin  1529.  Elle  rectifie  la  date  du  21  mai,  qu'on  avait  adoptée  jus- 
qu'ici comme  celle  de  la  prise  du  Penon. 


36  CHAPITRE   TROISIEME 

préféré  des  corsaires  barbaresques  ;  la  Régence  était  défmili- 
vemenl  fondée. 

La  prise  du  Penon  eut,  dans  toute  l'Afrique  du  Nord,  un 
immense  retentissement;  les  Kabyles  marchèrent  sur  Bougie, 
qu'ils  investirent;  mais  ils  furent  repoussés  par  Ribera,  qui 
commandait  alors  la  place.  A  Tlemcen,  cet  échec  des  Espa- 
gnols produisit  le  même  effet.  Après  la  mort  d'Aroudj,  Bou 
riammou  avait  été  replacé  sur  le  trône  par  le  gouverneur  d'O- 
ran,  et  avait  promis  de  payer  tribut  et  d'approvisionner  les 
garnisons  chrétiennes. 

Il  tint  à  peu  près  sa  parole  pendant  toute  la  durée  de  son 
règne;  lorsqu'il  mourut,  sept  ou  huit  ans  après  avoir  repris 
possession  de  son  royaume,  son  frère  Abd-Allah  lui  succéda, 
et  ne  songea,  dès  les  premiers  jours,  qu'à  se  soustraire  à  ses 
engagements.  Il  est  juste  de  dire  qu'il  se  trouvait  dans  une 
position  fort  embarrassante,  en  proie  aux  exigences  exces- 
sives des  Espagnols,  et  à  la  mauvaise  volonté  de  ses  sujets, 
qui  lui  reprochaient  de  se  faire  le  serviteur  des  chrétiens. 
Aussi,  en  apprenant  les  derniers  succès  de  Barberousse,  qui 
l'avait  plusieurs  fois  menacé  de  le  renverser,  il  s'insurgea 
ouvertement,  et  refusa  le  tribut  et  les  vivres,  prenant  pour 
prétexte  les  exactions  et  les  razzias  dont  ses  sujets  étaient 
victimes*. 

Son  fils  Mohammed  se  révolta  alors  contre  lui,  implora  à  la 
fois  l'appui  de  l'Espagne  et  celui  du  sultan  de  Fez,  et  soutint 
la  lutte  contre  son  père  pendant  près  de  deux  ans;  à  l'aide  de 
quelques  tribus  insurgées,  il  le  bloqua  même  un  instant  dans 
Tlemcen.  Le  marquis  Luis  de  Comarès  avait  excité  contre 
lui,  par  sa  mauvaise  administration,  des  plaintes  nombreuses 
parmi  la  population  d'Oran,  que  ses  gens  maltraitaient  et  pil- 
laient impunément.  A  la  suite  des  rapports  qui  furent  en- 
voyés contre  lui  par  les  délégués  royaux,  il  se  rendit  à  Valla- 
dolid,  au  moment  où  sa  présence  eût  été  le  plus  nécessaire 
pour  éteindre  l'incendie  qui  commençait  à  s'allumer  dans 
toute  la  province. 


1.  Loc.  cit.  Voir  la  lettre  de  Muley  Abd'-AUah  au  corréddor  d'Oran 
(an.  1875,  p.  169). 


b 


LES   BARBEROUSSES   ET   LA   FONDATION    DE   l'odJEAG  37 

En  Espagne,  Fémotion  causée  parles  succès  des  Turcs  avait 
été  vive;  les  populations  des  côtes  adressèrent  à  la  Cour  sup- 
pliques sur  suppliques  pour  obtenir  d'être  débarrassées  d'un 
ennemi  toujours  prêt  à  fondre  sur  elles,  et,  dès  1530,  l'expé- 
dition d'Alger  fut  résolue  en  principe.  Il  fallait  d'abord  s'as- 
surer un  point  de  débarquement,  et  Tamiral  André  Doria  le 
choisit  à  Cherchel,  dont  le  petit  port  avait  été  naguère  forti- 
fié par  Aroudj.  Il  partit  de  Gênes  en  juillet  1531,  avec  vingt 
galères,  débarqua  quinze  cents  hommes  sur  le  rivage  voisin 
de  la  ville,  qu'il  envahit  par  surprise,  brisant  les  fers  de  sept 
ou  huit  cents  captifs,  qui  y  étaient  employés  à  la  construction 
d'un  môle,  et  qui  se  réunirent  à  leurs  libérateurs;  les  janis- 
saires eurent  à  peine  le  temps  de  se  jeter  dans  la  citadelle.  Le 
succès  eût  été  complet,  si  les  troupes  ne  se  fussent  pas  déban- 
dées pour  piller;  ce  que  voyant  les  Turcs,  ils  se  précipitèrent  sur 
les  assaillants  à  la  faveur  du  désordre,  et  firent  un  grand  car- 
nage des  chrétiens;  en  même  temps,  le  fort  ouvrit  le  feu  sur 
les  galères  de  Doria,  qui,  voyant  la  partie  perdue,  se  rem- 
barqua précipitamment,  laissant  six  cents  hommes  aux  mains 
de  l'ennemi. 

Kheïr-ed-Din,  désireux  d'assurer  la  paix  dans  l'est,  avait 
noué  depuis  longtemps  des  intelligences  avec  les  principaux 
habitants  de  Tunis,  très  mécontents  de  leur  roi  Muley-Hassan, 
qui  s'était  fait  détester  et  mépriser  de  tous  par  sa  tyrannie  et 
ses  débauches.  En  août  1533,  il  laissa  le  gouvernement  d'Al- 
ger à  son  Khalifat  Hassan-Aga,  auquel  il  adjoignit  comme 
auxiliaires  Hadj  Bêcher  et  Ali-Sardo;  après  s'être  assuré  du 
consentement  de  la  Porte,  qui  lui  envoya  à  Bône  quarante  ga- 
lères, huit  mille  hommes,  et  une  forte  artillerie,  il  prit  lui- 
même  la  route  de  terre  avec  dix-huit  cents  ioldachs,  six  mille 
cinq  cents  Grecs  ou  Albanais,  et  six  cents  renégats,  pour  la 
plupart  Espagnols;  il  en  avait  fait  sa  garde  particulière. 
Il  s'arrêta  sur  son  passage  pour  calmer  une  nouvelle  efferves- 
cence qui  s'était  déclarée  dans  la  province  de  Gonstantine  ;  et, 
se  rembarquant  ensuite  à  Bône,  il  arriva  le  16  août  1534  à  la 
Goulette,  qu'il  attaqua  immédiatement.  Il  n'avait  rencontré 
de  résistance  qu'à  Béja,  où  les  Tunisiens  lui  avaient  tué  quel- 
ques hommes. 


38  CHAPITRE   TROISIÈME 

Le  roi  Muley-Hassan,  qui  s'était  enfui  à  la  nouvelle  de 
l'arrivée  de  l'ennemi,  revint  le  18  août  avec  un  millier  de  ca- 
valiers ;  le  combat  eut  lieu  devant  Bab-ed-Djezira;  les  Tuni- 
siens restés  fidèles  au  roi,  tinrent  bon  pendant  toute  cette 
journée  et  la  moitié  delà  suivante;  les  Turcs,  demeurés  vain- 
queurs après  cette  sanglante  affaire,  entrèrent  dans  la  ville  de 
vive  force,  et  la  pillèrent  à  fond^  Le  royaume  se  soumit  en- 
tièrement, presque  sans  coup  férir.  Kheïr-ed-Din  s'occupa, 
aussitôt  installé,  de  fortifier  la  ville  et  de  récolter  dans  la  pro- 
vince l'argent  dont  il  avait  besoin  pour  l'entretien  de  son  ar- 
mée; il  excita  ainsi  contre  lui  le  mécontentement  de  la  popu- 
lation. 11  lui  eût  été  cependant  difficile  d'agir  autrement  qu'il 
ne  le  fit  ;  car  il  venait  de  voir  combien  la  milice  indisciplinée 
qu'il  commandait  pouvait  être  dangereuse  à  de  certains  mo- 
ments; le  23  octobre,  les  janissaires  s'étaient  révoltés  contre 
lui  à  cause  du  retard  de  la  solde;  il  faillit  perdre  la  vie  dans 
celte  émeute  et  fut  forcé  d'apaiser  les  rebelles  à  prix  d'or  ;  ils 
recommencèrent  le  28  novembre;  mais  cette  fois  le  géné- 
ral avait  pris  ses  précautions  ;  il  les  fit  charger  par  ses  rené- 
gats, qui  en  tuèrent  cent  quatre-vingts,  et  pendirent  les  pri- 
sonniers aux  créneaux  de  la  place. 

Charles-Quint  se  décida  à  agir,  et  il  était  grand  temps  qu'il 
le  fit;  car  de  tous  côtés,  les  Arabes  s'insurgeaient  contre  TEs- 
pagne.  Muley-Mohammed,  qui,  en  1534,  avait  succédé  à  son 
père,  et  qui  régnait  à  Tlemcen,  s'était  d'abord  allié  secrète- 
ment aux  Turcs,  refusant  le  tribut  elles  vivres;  puis,  à  la 
nouvelle  de  la  prise  de  Tunis,  il  avait  entièrement  jeté  le 
masque,  et  tentait  le  23  mai  d'enlever  Mers-el-Kébir  par  sur- 
prise ^  Le  marquis  Luis  de  Comarès,  qui  sollicitait  depuis 
longtemps  son  rappel,  venait  de  l'obtenir,  et  avait  été  rem- 
placé à  Oran  par  le  comte  d'Alcaudete,  excellent  capitaine,  qui 
s'opposait  de  tout  son  pouvoir  aux  progrès  de  l'insurrection, 
mais  qui  n'avait  pas  assez  de  monde  pour  occuper  fortement 
la  province;  en  attendant  que  les  forces  nécessaires  lui  fussent 
envoyées,  il  favorisait  la  révolte  d'Abd-Allah,  frère  de  Mo- 

1.  Loc,  cit.  Voir  la  relation  de  Iribes  (an.  1875,  p.  344). 

2.  Loc.  cit.  Voir  la  lettre  de  Malgarejo  à  l'empereur  (an.  1875,  p.  280). 


LES   BARBEROUSSES   ET   LA   FONDATION   DE   L'ODJEAC  39 

hammcd,  qu'il  tenait  ainsi  momentanément  en  échec.  La  pre- 
mière campagne  ne  fut  pas  heureuse;  les  partisans  d'Abd- 
Allah  furent  battus  deux  fois  de  suite,  à  Tibda  et  au  Chabet 
el-Lham;  dans  ce  dernier  combat,  un  détachement  de  six  cents 
Espagnols,  placés  sous  les  ordres  de  don  Alonso  Martinez, 
fut  entièrement  massacré  K 

Charles-Quint^  après  avoir  assemblé  une  armada  de  quatre 
cents  navires,  vingt-six  mille  fantassins  et  deux  mille  chevaux, 
s'embarqua  à  Barcelone  le  2  juin  1535,  rallia  sa  flotte  à  Ca- 
gliari  le  10  du  même  mois,  en  partit  le  13,  arrivale  14,  etin- 
vestit  aussitôt  la  Goulette;  elle  avait  été  solidement  fortifiée; 
mais  Tunis  même  ne  l'était  pas.  Après  quelques  escarmouches, 
Barberousse  sortit  en  rase  campagne  avec  ses  Turcs;  en  même 
temps,  les  goums  attaquaient  Tarmée  impériale  par  derrière 
et  sur  les  flancs;  la  Goulette  fut  prise  d'assaut  par  les  Espa- 
gnols, le  14  juillet  ;  le  20,  au  moment  oii  le  combat  devant 
Tunis  s'engageait,  douze  mille  captifs  chrétiens,  qui  étaient 
détenus  dans  la  ville,  brisèrent  leurs  fers,  et,  sous  le  comman- 
dement du  capitaine  Paul  Siméon,  se  jetèrent  sur  les  janis- 
saires, déjà  fatigués  et  très  éprouvés  parla  lutte,  et  s'empa- 
rèrent d'une  partie  des  remparts  et  d'un  château  fortifié  ;  cette 
attaque  inopinée  mit  les  Turcs  en  déroute.  Barberousse,  crai- 
gnant d'être  enveloppé,  ne  chercha  pas  à  rentrer  dans  la  place; 
il  prit  rapidement  avec  ses  trésors  le  chemin  de  Bône,  où  il 
avait  laissé  ses  galères,  s'embarqua  à  la  hâte,  et,  tandis  qu'on 
le  croyait  en  fuite  vers  Constantinople,  il  se  dirigea  sur  Mi- 
norque,  s'empara  de  Mahon,  saccagea  la  ville  et  la  côte,  et  y 
fit  plus  de  six  mille  captifs,  qu'il  ramena  triomphalement  à 
Alger,  où  on  le  considérait  déjà  comme  perdu.  Pendant  ce 
temps,  Doria,  arrivé  trop  tard  à  Bône,  cherchait  en  vain  où 
pouvait  être  son  audacieux  ennemi;  il  s'emparait  toutefois  de 
la  ville,  et  y  laissait  huit  cents  hommes  de  garnison  sous  les 
ordres  d'Alvar  Gomez  (el  Zagal). 

Kheïr-ed-Din  avait  été  bien  inspiré  dans  la  conduite  de  sa 
retraite  ;  car  s'il  eût  pris  la  route  de  terre,  il  eût  sans  doute  été 

1.  Loc.  cit.  Voir  la  lettre  de  Ben  Redouan  au  comte  d'Alcaudete 
(an.  1875,  p.  358). 


40  CHAPITRE   TROISIEME 

arrêté  aux  Portes  de  Fer  par  le  sultan  de  Kouko^  qui  s'était 
laissé  gagner  par  le  gouverneur  de  Bougie,  et  avait  promis 
de  couper  la  route  d'Alger  aux  Turcs  en  fuite  \ 

Le  15  octobre  de  la  même  année,  obéissant  aux  ordres 
du  sultan  Soliman,  il  quitta  Alger^,  et  se  dirigea  vers  Cons- 
tantinople,  oii  il  fut  nommé  Grand  Amiral.  Le  reste  de  sa  vie 
n'appartient  pas  à  l'histoire  de  l'Algérie  et  fut  consacré  au 
service  du  sultan,  dont  il  commanda  les  flottes  jusqu'à  sa 
mort  ;  il  conserva  cependant  le  titre  et  les  prérogatives  des 
Beglierbeys  d'Afrique. 

En  1546^  il  était  âgé  d'environ  soixante-seize  ans,  lorsqu'il 
fut  brusquement  enlevé  le  4  juillet  à  la  suite  d'une  courte  ma- 
ladie. Il  possédait  des  trésors  immenses.  Sans  parler  des 
grands  biens  qu'il  légua  à  son  fils  Hassan,  et  de  ses  riches  pa- 
lais du  Bosphore,  il  laissa  àRouslan  Pacha  210,000  sequins 
et  10,000  autres  à  son  neveu  Mustapha,  affranchit  tous  ses 
esclaves  âgés  de  plus  de  quinze  ans,  offrit  les  huit  cents  autres 
au  sultan,  avec  trente  galères  tout  arm'ées.  Il  consacra  en 
outre  30,000  sequins  à  Fembellissement  de  sa  mosquée,. si- 
tuée à  Buyukdéré,  oii  il  fut  enterré. 

Kheïr-ed-Din  peut  être  considéré  comme  le  véritable  fon- 
dateur delà  régence  d'Alger;  son  frère  Aroudj  avait  compris 
le  premier  que  le  conquérant  de  la  côte  ne  peut  y  régner  effec- 
tivement qu'à  la  condition  absolue  d'être  le  maître  incontesté 
de  rintérieur.  Cette  tradition  resta  celle  du  second  Barbe- 
rousse,  qui  consacra  sa  vie  toute  entière  à  assurer  l'unité  du 
pouvoir.  Il  y  employa  ses  grandes  facultés,  son  courage,  sa 
finesse,  et  surtout  l'indomptable  fermeté  qui  lui  permit  de  ré- 
sister à  tant  d'ennemis,  dans  des  circonstances  si  difficiles. 
Le  rêve  de  toute  sa  vie  fut  la  fondation  d'un  vaste  empire, 
composé  de  toutes  les  provinces  de  l'Afrique  du  nord  ^  Cet  État 
fût  devenu  une  puissance  maritime  de  premier  ordre,  et  eut  as- 
sure  la  suprématie  de  l'Islam  sur  la  Méditerranée.  Il  était  par- 
venu à  convaincre  le  sultan  Soliman,  qui  avait  pour  lui  une  af- 

1.  Loc.  cit.  Voir  la  lettre  de  l'empereur  au  commandant  de  Bougie 
(an.  1875,  p.  495). 

2.  Voiries  Négoci'itions  de  la  France  dans  le  Levant,  d.  c.  (T.  I, 
p.  248-90.)  ^ 


LES   BARBEROUSSES   ET   LA   FONDATION    DE    L'ODJEAG  41 

fection  toute  particulière  ;  mais  la  méfiance  jalouse  du  Divan  et 
la  diplomatie  de  nos  ambassadeurs  vinrent  entraver  à  plu- 
sieurs reprises  ses  commencements  d'exécution.  Il  légua  ce 
grand  projet  à  ses  successeurs,  qui  furent,  comme  nous  le  ver- 
rons, arrêtés  par  les  mêmes  obstacles.  Il  leur  légua  également 
sa  défiance  des  janissaires,  dans  l'orgueil  et  la  turbulence  des- 
quels sa  clairvoyance  devinait  l'abaissement  et  la  ruine  future 
de  la  Régence,  et  qu'il  eut  toujours  soin  de  contenir,  en  les 
entourant  de  forces  supérieures.  C'est  de  lui  que  datent  les 
premières  relations  de  la  Régence  avec  la  France,  dont  il  fut 
longtemps  Fami  ;  il  reçut  en  ambassade  Jean  de  Monluc,  Saint- 
Blancard,  La  Garde  et  LaForest,  fut  pendant  près  de  dix  ans 
le  chef  du  parti  français  au  Grand  Divan,  et  ne  cessa  ses 
relations  atTectueuses  avec  nos  ambassadeurs  que  le  jour  oii  il 
apprit  que  le  roi  leur  avait  donné  l'ordre  de  s'opposer  à  ce 
qu'il  fut  investi  du  commandement  suprême  de  l'Afrique  sep- 
tentrionale, objet  de  sa  suprême  ambition.  Une  laissait  qu'un 
fils,  Hassan,  qu'il  avait  eu  d'une  Mauresque  d'Alger. 


CHAPITRE  QUATRIÈME 

ALGER     SOUS     LES     BEGLIERBEYS 


SOMMAIRE  :  Alger  avant  les  Turcs.  —  Sa  population.  —  Gouvernement  de  ^ 
Barberousses.  —  Mœurs  et  coutumes  des  janissaires.  — Les  beglierbeys, 
leur  politique  et  leurs  revenus.  —  Les  Arabes  et  les  Kabyles.  —  La  ma- 
rine. —  Premières  relations  avec  les  puissances  européennes.  —  Les  consu- 
lats et  les  pêcheries  de  corail. 

Vers  le  milieu  du  x"  siècle,  Bolloguin,  fils  de  Ziri,  obtint 
de  son  père  la  permission  de  fonder  trois  villes  dans  la  pro- 
vince dont  le  gouvernement  lui  avait  été  confié  :  il  y  éleva  les 
cités  qui  s'appellent   aujourd'hui  Médéa,  Miliana  et  Alger. 
Cette  dernière  fut  construite  au  bord  de  la  mer,  sur  l'empla- 
cement autrefois  occupé  par  Icosium,  petite  colonie  romaine, 
qui  avait  reçu  sous  Yespasien  les  privilèges  du  Droit  Latin, 
et  faisait  orgueilleusement  remonter  son  origine  à  l'Hercule 
Lybien.  Elle  avait  été  ruinée  par  les  Vandales,  et  tellement 
ravagée,  que  le  terrain  qu'elle  couvrait  jadis  était  inhabité 
depuis  près  de  deux  cent  cinquante  ans;  on  y  voyait  seulement 
quelques  pierres  éparses,  entre  lesquels  broutaient  les  chèvres 
de  la  tribu  des  Beni-Mezranna/dont  les  gourbis  s'échelonnaient 
le  long  d'un  des  contreforts  du  Bou-Zaréa.  La  beauté  du  site, 
la  douceur  du  climat,  la  commodité  d'un  petit  port  naturel  ne 
tardèrent  pas  à  y  attirer  un  assez  grand  nombre  de  familles  ; 
en  1068^  le  géographe  El-Bekri  décrivait  El-Djczaïr  comme 
une  grande  ville,  possédant  une  belle  mosquée,  plusieurs  ba- 
zars, et  un  port  fréquenté  ;  en  1154,  Edrisi  parlait  avec  éloges 
de  la  densité  de  sa  population  et  de  l'activité  de  son  commerce. 
Les  guerres  du  xii°  siècle  abaissèrent  cette  prospérité  nais- 


ALGER  SOUS  LES  BEGLIERBEYS  43 

santé;  la  province  fut  horriblement  dévastée;  s'il  faut  en 
croire  la  légende,  trente  villes  disparurent  à  jamais.  Alger 
passa  des  mains  des  Almohades  à  celles  des  Almoravides,  puis 
appartint  aux  sultans  de  Bougie,  à  ceux  de  Tlemcen  et  de  Tunis, 
et  finit  enfin  par  vivre  dans  une  sorte  d'indépendance,  sous 
la  domination  du  chef  de  la  tribu  des  Taaliba,  qui  y  com- 
mandait au  moment  de  l'arrivée  des  Turcs.  Les  habitants  ne  se 
compromirent  pas  dans  ces  bouleversements,  et  subirent  sans 
résistance  les  changements  de  régime  auxquels  les  assujettit  le 
sort  des  armes.  Le  citadin  d'Alger  semble  avoir  toujours  eu  le 
même  caractère  ;  curieux,  bavard,  peu  belliqueux,  il  est  faci- 
lement disposé  à  s'incliner  devant  la  force  et  à  accepter  les 
faits  accomplis;  adonné  à  de  petits  commerces  et  à  des  indus- 
tries qui  n'exigent  aucun  eftbrt  physique,  il  est  mou,  efféminé, 
et  ses  allures  languissantes  ofi'rentun  singulier  contraste  avec 
la  vivacité  nerveuse  du  Kabyle,  et  Tampleur  majestueuse  du 
cavalier  arabe.  Très  vicieux,  et,  sous  des  dehors  aimables, 
cruel  comme  presque  tous  les  êtres  faibles,  il  a  toujours  été 
incapable  d'organiser  et  de  soutenir  une  résistance  quelconque. 
Le  Baldi  ne  joua  donc,  pour  ainsi  dire,  aucun  rôle  dans  l'his- 
toire d'Alger. 

Cette  ville  s'accrut  considérablement  sous  les  Beglierbeys, 
qui  la  fortifièrent  avec  soin,  et  l'embellirent  de  palais,  de  bains 
et  de  mosquées,  qu'ils  décorèrent  des  marbres  enlevés  en  Italie 
et  en  Sicile.  Les  Morisques  d'Espagne,  fuyaut  la  persécution, 
vinrent  s'y  établir  en  très  grand  nombre,  et  l'enrichirent  des 
épaves  de  leurs  fortunes  et  des  produits  de  leur  travail  \  En 
même  temps,  les  coteaux  qui  l'entourent  en  lui  formant  un  si 
riant  horizon  se  couvrirent  de  jardins  et  de  somptueuses  ha- 
bitations^ douces  retraites  de  ceux  qu'enrichissaient  les  guerres 
maritimes.  Au  moment  de  l'avènement  des  Pachas  triennaux, 
vers  la  fin  du  xvi"  siècle,  le  bénédictin  Haëdo  comptait  dans  le 
Fhâs  dix  mille  jardins,  dont  il  admirait  la  beauté  et  la  fertilité  ; 
le  Sahel  et  la  Mitidja  étaient  remplis  de  fermes,  cultivées 
par  des  esclaves  chrétiens,  au  nombre  de  vingt-cinq  mille.  La 
ville  même  se  composait  de  douze  mille  deux  cents  maisons, 

1.  Voir  Haëdo.  [Topografia  de  Argel,  cap.  xr.) 


/i4  CHAPITRE    QUATRIÈME 

((  presque  toutes  très  jolies^  »  enfermées  dans  une  enceinte 
bastionnée,  que  protégeaient  trois  grands  bordj s  extérieurs; 
une  population  de  cent  mille  habitants  fréquentait  cent  mos- 
quées, deux  synagogues  et  deux  chapelles  catholiques.  Huit 
fontaines  monumentales  étaient  distribuées  entre  les  quar- 
tiers principaux;  des  bains  de  marbre,  d'un  usage  public  et 
gratuit^  avaient  été  construits  par  Hassan-Pacha  et  par  Mo- 
hammed-ben-Sala-reïs;  sept  grandes  casernes  servaient  de 
demeure  aux  janissaires  non  mariés.  L'abondance  de  toutes 
choses  rendait  la  vie  très  facile  ;  la  pêche  eût  suffi  à  elle  seule 
pour  alimenter  tous  les  habitants,  si  poissonneuse  était 
cette  baie,  qui  serait  encore  telle,  si  l'incurie  du  pouvoir  ne 
laissait  détruire  chaque  jour  cette  précieuse  ressource  \ 

Le  commerce  extérieur,  qui  était  de  peu  d'importance,  avait 
été  accaparé  par  les  Morisques  d'Espagne  et  les  Juifs.  Ceux-ci 
étaient  au  nombre  d'environ  deux  mille,  et  trafiquaient  princi- 
palement sur  celles  des  marchandises  provenant  delà  Course, 
qui  n'étaient  pas  d'une  défaite  facile  dans  le  pays  ;  ils  les  ache- 
taient bon  marché  et  trouvaient  moyen  de  les  revendre  en  Eu- 
rope. Quelques-uns  d'entre  eux  réalisaient  d'assez  grands  bé- 
néfices; les  autres  étaient  orfèvres,  changeurs,  monnayeurs; 
tous  étaient  fort  maltraités,  même  par  les  esclaves^  que  les 
Turcs  encourageaient  à  les  insulter  et  à  les  frapper  ;  ils  étaient 
soumis  à  de  lourds  impôts,  ne  pouvaient  se  vêtir  que  de  cou- 
leurs sombres,  et  habitaient  tous  le  même  quartier  ^  Les  Mo- 
risques exerçaient  les  professions  de  corroyeurs,  selliers,  ar- 


1.  «  Ita  ut  ovem  50  assibus,  perdicum  aut  turturum  par  4,  caput  pin- 
gLiem  3,  centum  ficus  1,  melones  duos  aut  mala  granata  duodecim  1, 
leporem  2,  panis  albi  libram  semisse,  et  sic  de  cœteris  emere  possis.  » 
(Gramaye,  Africa  illustrata,  lib.  VII,  cap.  m.) 

2.  «  ijn  enfant  maure,  rencontrant  un  Juif,  si  considérable  qu'il  soit,  lui 
fera  ôter  son  bonnet,  déchausser  ses  sandales,  et  lui  en  donnera  mille 
soufflets  sur  le  visage,  sans  que  le  juif  ose  se  défendre  ou  remuer,  n'ayant 
d'autre  ressource  que  de  s'enfuir  dès  qu'il  le  peut.  De  même,  si  un  Chrétien 
rencontre  un  Juif,  il  lui  donne  mille  gourmades,  et  si  le  Juif  veut  se  défendre, 
et  qu'il  soit  vu  par  quelque  Turc  ou  Maure,  ceux-ci  prennent  parti  pour  le 
chrétien,  même  s'il  est  esclave,  et  lui  crient:  u  Tue  ce  chien  juif!  »  — 
Haëdo  approuve  fort  cette  conduite,  et  conclut  ainsi;  Juste  châtiment  et 
pénitence  de  leur  grand  péché  et  obstination!  (Topografia,   d.  c,  cap. 

XXVIII.) 


ALGER  SOUS  LES  BEGLIERBEYS  45 

mûriers  et  brodeurs;  leur  industrie  attirail  à  Alger  des  cara- 
vanes de  l'intérieur  du  pays. 

En  résumé,  l'existence  était  douce  au  menu  peuple,  qui 
voyait  affluer  les  trésors  des  deux  mondes,  apportés  par  les 
corsaires  ou  par  les  armées  victorieuses;  cet  or  facilement 
gag-né  se  dépensait  plus  facilement  encore  en  débauches  de 
toutes  sortes,  et  les  pauvres  vivaient  des  miettes  de  ce  festin 
perpétuel;  quelquefois,  la  sécheresse  et  les  invasions  de  sau- 
terelles amenaient  la  famine  ;  quelquefois  encore,  un  navire 
apportait  la  peste  de  Tunis  ou  de  Smyrne;  ces  deux  fléaux 
étaient  accueillis  avec  la  résignation  que  donne  le  fatalisme, 
et  personne  ne  songeait  même  à  en  accuser  l'incurie  des  Gou- 
verneurs, dont  aucun  ne  pensa  jamais  à  prendre  les  mesures 
de  précaution  et  d'hygiène  exigées  par  les  circonstances.  Cette 
négligence  d'un  des  devoirs  les  plus  essentiels  du  souverain 
est  de  nature  à  étonner  ceux  qui  ne  se  rendent  pas  un  compte 
exact  des  conditions  dans  lesquelles  les  Beglierbeys  et  leurs 
Khalifats  exercèrent  le  pouvoir.  Comme  personne  n'a  cherché 
jusqu'aujourd'hui  à  distinguer  leur  action  de  celle  des  Pachas 
et  des  Deys,  il  règne  à  ce  sujet  une  confusion  regrettable, 
qu'il  importe  de  faire  cesser. 

Lorsqu'Aroudj  songea  à  se  transformer  de  corsaire  en  con- 
quérant et  en  fondateur  d'empire^  il  n'avait  d'autres  soldats 
que  les  équipages  de  ses  navires,  commandés  par  les  reïs,  ses 
vieux  compagnons,  qui  acceptèrent  d'un  commun  accord  à 
Alger  la  suprématie  qu'ils  avaient  reconnue  sur  mer  à  leur 
heureux  chef.  Le  premier  Barberousse  se  vit  donc  investi  d'un 
pouvoir  librement  accepté  par  une  oligarchie  militaire;  mais_ 
ce  pouvoir  devint  rapidement  absolu,  et  son  possesseur  l'af- 
firma bientôt  tel,  en  traitant  avec  la  dernière  rigueur  ceux  qui 
essayaient  de  s'y  soustraire.  Quand  il  mourut,  son  frère  Kheïr- 
ed-Din  lui  succéda  de  plein  droit  sans  que  personne  y  mit  op- 
position, et  gouverna  comme  par  le  passé.  On  a  vu  que,  pressé 
par  la  nécessité,  il  se  déclara  en  loi 8  vassal  de  la  Porte,  et 
qu'il  en  obtint  une  troupe  de  deux  mille  janissaires,  auxquels 
vinrent  s'adjoindre  près  de  quatre  mille  volontaires  turcs, 
qui  furent  admis  à  participer  aux  privilèges  de  ce  corps 
redouté.  Ce  fut  uae  grave  atteinte  au  pouvoir  absolu  du  sou- 


46  CHAPITRE    QUATRIEME 

verain;  caries  premiers  ioldachs  nommaient  leurs  chefs  à  Té- 
leclion,  et,  plus  tard,  ils  réglèrent  l'avancement  dans  leur 
corps  par  des  lois  immuables  ;  leurs  coutumes  les  soustrayaient 
à  la  juridiction  commune;  les  châtiments  mêmes  qui  leur 
étaient  infligés  étaient  secrets  et  spéciaux.  Doués  d'une  bra- 
voure à  toute  épreuve,  mais  grossiers,  ignorants,  arrogants 
et  brutaux,  ils  apportaient  tout  l'entêtement  de  leur  race  à  la 
conservation  et  à  la  défense  de  leurs  droits,  et  se  considé- 
raient comme  lésés  et  insultés,  aussitôt  qu'ils  croyaient  qu'on 
avait  voulu  attenter  au  moindre  d'entre  eux.  Enfin,  c'était  une 
arme  solide,  mais  peu  maniable,  et  il  fallait  des  mains  ha- 
biles et  robustes  pour  en  tirer  un  bon  parti. 

A  Alger,  la  situation  se  compliqua  encore  ;  car  la  milice  s'y 
considéra  comme  en  pays  conquis,  et  ne  cessa  de  prélever  sur 
les  habitants,  paysans  ou  citadins,  des  impôts  en  nature^ 
auxquels  ceux-ci  n'osèrent  pas  se  soustraire  au  début,  et  qui, 
en  vertu  du  droit  coutumier,  ne  tardèrent  pas  à  devenir  léga- 
lement exigibles  *  ;  elle  imposa  à  la  population  des  marques 
extérieures  de  respect,  et  chacun  de  ses  membres  prit  le  titre 
à'ilhistre  et  magnifique  seigneur.  Les  lois  qui  présidaient  à 
l'avancement  étaient  bizarres,  elles  semblent  avoir  été  basées 
ser  un  sentiment  d'égalité  absolue  et  de  méfiance  réciproque. 
Le  simple  janissaire  s'appelait  ioldach^  et  recevait  un  pain  de 
vingt  onces  et  une  solde  de  3,60  par  lune;  cette  faible  rétribu- 
tion s'accroissait  chaque  année  de  telle  sorte,  qu'au  bout  de 
cinq  ans  environ  de  services,  il  élait  alloué  au  soldat  15,55  par 
lune.  C'était  la  haute  paie,  dite  saksan  ;  elle  n'était  jamais  dé- 
passée, et  le  grade  n'y  changeait  rien.  Les  huit  plus  anciens 
janissaires  devenaient  d'abord  solachis  (gardes  du  corps),  les 
quatre  premiers  d'entre  eux  étaient  appelés  peïs^  et  comman- 
daient les  chaouchs  ;  ils  passaient  ensuite,  toujours  à  l'ancien- 
neté, oukilhardjis  (officier  de  détail),  puis  odabachis  (lieute- 
nant), boulouk-bachis  (capitaine),  et  agabachis  (commandant)  ; 
ces  derniers  étaient  au  nombre  de  vingt-quatre.  Le  plus  ancien 
devenait  A'/ay 6?  (commandant  supérieur)  et,  deux  mois  après, 
agha  (capitaine  général  de  la  milice)  ;  il  ne  gardait  cette 

1.  V.  la  Topogra/ia,  d.  c,  cap.  xx. 


I 


ALGER  SOUS  LES  BEGLIERBEYS  47 

charg-e  que  deux  autres  mois, "et  prenait  dès  lors  le  titre  hono- 
rifique Aq  mansulagha,  qu'il  portait  jusqu'à  sa  mort.  En  cette 
qualité,  il  ne  pouvait  plus  exercer  aucun  commandement,  et 
il  vivait  où  il  le  jugeait  bon,  de  sa  haute  paie;  mais  il  était  de 
droit  membre  du  Divan  supérieur,  et  pouvait  prétendre  à 
toutes  les  charges  civiles  \ 

Il  est  aisé  de  comprendre  quel  bouleversement  fut  apporté 
par  ces  nouveaux  venus  aux  habitudes  politiques  et  militaires 
des  Barberousses  et  de  leurs  ancienscapitaines.  Il  existait  entre 
tous  ces  vieux  reïs  une  sorte  de  camaraderie  fraternelle,  qui 
pouvait  s'accommoder  de  l'autocratie  d'un  d'entre  eux,  mais 
non  de  l'orgueil  et  de  l'insolence  de  ceux  qu'ils  traitaient  vo- 
lontiers de  D  mif  d'Anatolie.  Tous  ces  hommes  de  g-uerre, 
qui  devaient  fournir  plus  tard  des  pachas  aux  provinces  de 
l'empire  et  des  amiraux  aux  flottes  des  Sultans^  dissimulaient 
mal  leur  haine  et  leur  dédain  pour  la  horde  sauvage  qui  se 
recrutait  dans  la  lie  du  peuple  de  l'Asie  Mineure.  Kheïr-ed- 
Din,  toujours  habile,  sut  exploiter  ce  sentiment.  Il  se  consti- 
titua  une  garde  de  six  cents  renégats,  et  leva  une  armée  de 
sept  à  huit  mille  Grecs  et  Albanais,  marins  pour  la  plupart; 
il  confia  le  commandement  de  ces  deux  troupes  et  de  son  ar- 
tillerie à  ses  anciens  compagnons.  En  môme  temps,  il  leur 
manifestait  son  affection  de  toutes  manières.  C'est  ainsi  qu'il 
déclara  la  guerre  au  prince  de  Piombino  pour  le  forcer  à  rendre 
à  Sinan  le  Juif  son  fils,  qui  avait  été  fait  captif,  et  qu'on  ne 
voulait  laisser  racheter  à  aucun  prix;  c'est  encore  ainsi  qu'il 
paya  pour  Dragut  une  rançon  royale,  Il  se  constitua  de  cette 
façon  une  force  sur  laquelle  il  pouvait  compter,  et,  lorsque  les 
janissaires  se  révoltèrent  à  Tunis  au  sujet  du  retard  de  la  solde, 
ils  purent  s'en  apercevoir  à  leurs  dépens;  tant  qu'il  vécut, 
ils  ne  cherchèrent  pas  à  s'immiscer  dans  les  affaires  du  gou- 
vernement. C'est  en  vain  qu'on  voudrait  objecter  que,  plus 


1.  <(  Parmi  les  artisans^  il  y  a  des  janissaires,  qui,  entre  temps,  vont  à  la 
guerre,  ou  en  course  ;  ces  hommes,  tantôt  soldats,  tantôt  ouvriers,  n'ont  pas  sur 
le  point  d'honneur  les  mêmes  idées  que  les  chrétiens,  qui  regardent  avec 
raison  le  service  militaire  comme  une  noblesse,  et  auraient  honte  d'être  en 
même  temps  soldats  et  artisans,  »  {Topografia,  cap.  xxv») 


48  CHAPITRE    QrATRlÈME 

tard,  et  notamment  à  l'époque  de  la  révolution  de  1659,  la 
Milice  voulut  faire  croire,  et  crut  peut-être  elle-même  .qu'elle 
rétablissait  le  g-ouvernement  des  premiers  temps  de  rOdjeac  ; 
c'était  une  légende,  et  rien  de  plus  ^  ;  aucun  acte,  aucun  écrit, 
même  indigène^,  ne  peut  autoriser  à  croire  que  les  Barbe- 
rousses  aient  jamais  tenu  compte  de  l'avis  des  ioldachs  pour 
g-uider  leur  ligne  de  conduite,  et  les  faits  prouvent  le  contraire. 
A  celle  époque,  et  pendant  tout  le  temps  du  pouvoir  des  Beg- 
lierbeys,  le  Divan  des  janissaires  n'eut  à  s'occuper  que  des 
affaires  du.  corps,  et  particulièrement  des  élections  aux  divers 
grades  ;  quelques-uns  des  principaux  chefs  étaient  admis  au 
Divan  du  pacha,  qui  se  tenait  tous  les  deux  ou  trois  jours  ;  c'est 
là  que  se  rendait  la  justice  et  qu'on  délibérait  sur  les  affaires 
de  rÉtat;  mais  le  souverain  ne  faisait  que  demander  avis,  et 
décidait  en  dernier  ressort  ^  Il  est  vrai  que  l'indocile  cohorte 
chercha  plus  d'une  fois  à  s'emparer  de  l'autorité  ;  mais  ces 
tentatives  demeurèrent  infructueuses  jusqu'à  la  mort  d'Euldj- 
Ali,  et  à  l'avènement  des  pachas  triennaux;  car  les  grands 
capitaines  qui  succédèrent  aux  Barberousses  conservèrent  fidè- 
lement leurs  traditions,  et  s'opposèrent  énergiquement  à  toute 
usurpation  de  pouvoir.  Tous,  sans  exception,  eurent  un  senti- 
ment très  exact  des  dangers  que  la  Milice  faisait  courir  à  la 
Régence  par  son  indiscipline  et  ses  exigences  ;  ils  prévirent 
qu'elle  serait  une  cause  d'anarchie  perpétuelle,  que  son  esprit 
de  rapine  et  de  violence  aliénerait  à  jamais  les  populations  de 
l'intérieur  du  pays,  et  que  celles-ci,  écrasées  d'impôts  et  de 
sévices,  vivraient  dans  un  état  continuel  de  révolte  et  ne  se- 
raient plus  gouvernables  que  par  la  terreur.  Gomme  tel  n'était 
pas  lebutdesBeglierbeys,  qui  eussent  voulu  fonder  un  empire 
indigène,  ils  cherchèrent  à  se  débarrasser  de  cet  élément 
menaçant,  et  à  le  remplacer  par  une  armée  recrutée  chez  les 
tribus  soumises,  et  principalement  parmi  les  Kabyles,  oi^i  ils 


[ .  A  force  d'être  copiée  et  recopiée,  cette  légende  entièrement  fausse  a 
fini  par  devenir  un  article  de  foi. 

2.  La  grande  erreur  provient  de  la  confusion  qui  a  été  faite  entre  le 
Divan  des  janissaires  et  le  Diran  du  pacha]  il  est  vrai  que  le  premier 
parvint  à  annuler  le  second,  mais  seulement  vers  1618;  ce  fut  une  usurpa- 
lion  de  pouvoir,  et  non  la  règle  primordiale. 


I 


ALGER  SOUS  LES  BEGLIERBEYS  49 

trouvaient  une  pépinière  d'excellents  soldats,  qui,  une  fois 
pourvus  d*atmes  à  feu,  leur  eussent  facilement  permis  de  se 
passer  du  service  des  Turcs.  Mais  ceux-ci,  voyant  à  quoi  ten- 
dait cette  nouvelle  organisation,  excitèrent  les  soupçons  du 
Grand  Divan,  auquel  ils  firent  craindre  que  les  Gouverneurs, 
appuyés  sur  une  armée  nationale,  ne  se  déclarassent  indépen- 
dants. La  méfiance  de  la  Porte  fit  donc  que  la  Régence  porta, 
presque  dès  le  jour  de  sa  naissance,  un  germe  de  corruption 
et  de  décomposition  :  elle  fut  fatalement  vouée  au  désordre, 
aux  émeutes  et  aux  changements  de  régime  ;  ses  princes,  bien 
loin  de  pouvoir  constituer  une  bonne  administration  des  pro- 
vinces conquises,  furent  forcés  de  les  pressurer  à  outrance,  au 
milieu  d'un  état  de  guerre  permanent,  pour  contenter  les  appé- 
tits toujours  croissants  de  ceux  qui  ne  tardèrent  pas  à  devenir 
les  véritables  souverains. 

Cependant,  la  plus  grande  partie  du  xvf  siècle  s'écoula  sans 
que  le  mal  devînt  trop  apparent;  les  guerres  maritimes  entre- 
prises avec  des  flottes  de  trente  à  quarante  galères,  contre  les- 
quelles presque  personne  ne  pouvait  lutter  avec  avantage,  les 
fructueuses  expéditions  de  ïlemcen,  de  Tunis^  du  Maroc  et  du 
Sud,  alimentèrent  le  Trésor  public,  et  rapportèrent  assez  de 
butin  pour  contenter  tout  le  monde.  De  plus,  les  Beglierbeys*, 
qui  joignirent  presque  tous  à  ce  titre  celui  de  grand-amiral, 
pouvaient  aisément  tirer  de  Constantinople  les  forces  néces- 
saires pour  châtier  les  mutins,  qui  furent  réduits  à  s'incliner 
devant  leur  fermeté.  Pendant  toute  cette  période,  le  nombre 
des  janissaires  fut  d'environ  six  mille,  dont  la  moitié  seule- 
ment habitait  Alger;  le  reste  était  distribué  dans  les  villes  des 
provinces,  sous  le  commandement  de  caïds,  qui  administraient 
le  territoire  voisin;  le  corps  kabyle  des  Zouaoua  formait^ 
nous  dit  Haëdo,  le  tiers  de  la  garnison  de  la  ville.  Le  recou- 
vrement des  sommes  exigées  des  Arabes  se  faisait  au  moyen 
des  mahaiiaSj  colonnes  expéditionnaires  destinées  à  parcourir 
le  pays  pendant  quatre  ou  cinq  mois  de  l'année,  pour  con- 
traindre les  cheiks  au  paiement  du  tribut,  qui  s'acquittait  en 

1.  Kheïr-ed-Din,  Sala-Reïs,  Euldj-Ali,  Hassam-Veneziano  devinrent  tous 
grands-amiraux. 


50  CHAPITRE    QUATRIEME 

argent  ou  en  nature  ;  ces  tournées  étaient  la  source  d'une  quan- 
tité de  vexations,  et  les  ioldachs  y  pillaient  sur  le  fellah  de 
quoi  vivre  le  reste  de  l'année  \  La  grande  Kabylie  seule  ne 
s'était  pas  soumise  à  un  impôt  régulier;  tous  les  deux  ans,  les 
chefs  de  Kouko  et  de  Kalaa  offraient  un  présent  d'une  valeur 
de  quatre  à  cinq  cents  ducats,  en  échange  duquel  ils  recevaient 
des  armes  de  prix  et  de  riches  vêtements.  Le  reste  des  revenus 
du  pachalik  se  composait  :  des  droits  de  douane^  fixés  à  onze 
pour  cent  sur  toutes  les  marchandises,  à  l'entrée  comme  à  la 
sortie,  des  redevances  sur  les  pêcheries  décoratif  de  V  Octroi  de 
la  ville  ;  les  Turcs  en  étaient  exempts  ;  de  la  ferme  des  cuirs  et 
de  la  cire,  adjugée  à  des  juifs  ou  à  des  marchands  européens; 
des  revenus  de  la  Course,  qui  varièrent  du  huitième  au  cin- 
quième des  prises;  enfin  des  biens  de  ceux  qui  mouraient  sans 
enfants.  Le  total atteignaitla  somme  de  cinq  cent  mille  ducats, 
et  les  dépenses  étaient  presque  nulles,  car  les  soldats  des 
noubas  et  des  mahallahs  vivaient  sur  le  pays,  et  la  paie  men- 
suelle de  ceux  qui  résidaient  à  Alger  n'exigeait  pas  plus  de 
douze  cents  ducats;  tout  le  reste  allait  grossir  le  trésor  du 
Beglierbey,  auquel  une  bonne  partie  de  cet  or  servait  à  se  con- 
cilier la  faveur  du  Grand  Divan. 

De  toutes  ces  sources  de  richesse,  la  plus  abondante  était  la 
Course.  Elle  ne  fut,  au  début,  qu'une  des  formes  du  Djehad  ; 
(guerre  sainte)  ;  les  galères  barbaresques  formaient  la  Division 
navale  de  V Ouest  des  flottes  ottomanes  ;  leur  fonction  spéciale 
consistait  à  nuire  à  l'ennemi  héréditaire,  l'Espagne,  en  ra- 
vageant ses  côtes,  en  détruisant  son  commerce,  et  en  apportant 
secours  aux  tentatives  de  rébellion  des  Morisques.  Dans  cette 
guerre  de  chicane,  qui  se  renouvelait  au  moins  deux  fois  par 
an,  les  reïs  d'Alger  ne  connurent  pas  de  rivaux  ;  ils  y  mon- 
trèrent une  ardeur  incessante,  et  une  témérité  presque  toujours 
couronnée  de  succès.  Sur  un  signe  du  Sultan,  on  les  voyait 
accourir  et  combattre  au  premier  rang,  comme  à  Malte,  à 
Tunis  et  à  Lépante,  où  ils  acquirent  la  réputation  méritée 
d'être  les  meilleurs  et  les  plus  braves  marins  de  la  Méditer- 
ranée. «  Naviguant,  ditHaëdo,  pendant  l'hiver  et  le  printemps, 

1.  Topografiat  cap.  xix. 


r 


ALGER  SOUS  LES  BEGLIERBEYS  51 

sans  nulle  crainte,  ils  parcourent  la  mer  du  levant  au  couchant^ 
se  moquant  de  nos  galères^  dont  les  équipages,  pendant  ce 
temps,  s'amusent  à  banqueter  dans  les  ports.  Sachant  bien  que 
lorsque  leurs  galiotes,  si  bien  espalmées,  si  légères,  ren- 
contrent les  galères  chrétiennes,  si  lourdes  et  si  encombrées, 
celles-ci  ne  peuvent  songera  leur  donner  la  chasse,  et  à  les 
empêcher  de  piller  et  voler  à  leur  gré,  elles  ont  coutume,  pour 
les  railler,  de  virer  de  bord,  et  de  leur  montrer  l'arrière...  Ils 
sont  si  soigneux  de  Tordre,  la  propreté  et  l'aménagement  de 
leurs  navires,  qu'ils  ne  pensent  pas  à  autre  chose,  s'attachant 
surtout  à  un  bon  arrimage,  pour  pouvoir  bien  filer  et  louvoyer. 
C'est  pour  ce  motif  qu'ils  n'ont  pas  de  rombalières...  Enfin, 
pour  cette  même  raison,  il  n'est  permis  à  personne,  fût-ce  le 
fils  du  pacha  lui-même^  de  changer  de  place,  ni  de  bouger  du 
lieu  où  il  est^  » 

Ces  soins  intelligents,  cette  sévère  discipline,  firent  de  la 
galère  d'Alger  un  instrument  de  guerre  de  premier  ordre  ;  le 
dommage  que  causèrent  les  reïs  aux  ennemis  de  la  Turquie  est' 
incalculable  ;  en  1580,  leur  flotte  se  composait  de  trente-cinq 
galères  et  de  vingt-cinq  brigantins  ou  frégates,  sans  compter 
une  grande  quantité  de  barques  armées  en  course  ;  l'amiral 
était  nommé  par  le  sultan  lui-même,  et  ne  relevait  que  de 
son  autorité  et  de  celle  du  capilan-pacha. 

Le  tableau  de  cette  organisation  très  régulière  est  à  lui  seul 
une  critique  suffisante  de  l'opinion  fausse  et  trop  répandue, 
qui  tend  à  assimiler  les  fondateurs  de  FOdjeac  à  des  pirates  et 
à  des  bandits.  Cette  erreur  provient  de  ce  que  la  plupart  des 
historiens  de  la  Régence  se  sont  contentés  de  se  copier  les  uns 
les  autres,  se  transmettant  ainsi  les  appréciations  du  premier 
d'entre  eux,  qui,  en  sa  qualité  d'Espagnol,  qualifia  durement 
la  conduite  des  Barbaresques,  sans  s'apercevoir  que  ses  com- 
patriotes leur  avaient  donné  l'exemple,  sur  le  littoral  africain, 
et  sur  bien  d'autres.  En  fait,  les  reïs  furent  à  l'Islam  ce  que 
les  chevaliers  de  Saint  Jean  de  Jérusalem  furent  à  la  chré- 
tienté ;  comme  eux,  ils  firent  tout  le  mal  possible  à  l'Infidèle, 
combattant  ses  vaisseaux  de  guerre,  enlevant  ses  bâtiments 

1     Topogra fia,  cdi^).  xxi. 


S2  CHAPITRE   QUATRIÈME 

de  commerce,  brillant  et  pillant  ses  villes  maritimes,  ravageant 
ses  côtes  et  réduisant  les  peuples  en  captivité  ;  tout  cela  était 
fort  barbare  ;  mais  la  guerre  se  faisait  ainsi  à  cette  époque,  et 
les  modernes  inventions  nous  réservent  peut-être  de  si  ter- 
ribles spectacles  de  destruction  que  les  massacres  des  temps 
passés  ne  nous  paraîtront  plus  que  comme  des  jeux  d'enfants  ! 

Dans  ces  expéditions  quotidiennes,  les  reïs  faisaient  un 
énorme  butin  et  toute  la  ville  en  prenait  sa  part  :  «  A  leur 
retour,  dit  Haëdo,  tout  Alger  est  content,  parce  que  les  né- 
gociants achètent  des  esclaves  et  des  marchandises  apportées 
par  eux,  et  que  les  commerçants  vendent  aux  nouveaux  dé- 
barqués tout  ce  qu'ils  ont  en  magasin  d'habits  et  de  victuailles  ; 
on  ne  fait  rien  que  boire,  manger  et  se  réjouir  ;  les  reïs  logent 
dans  leurs  maisons  les  Levantins  qu'ils  aiment  le  mieux,  et, 
pour  se  les  affectionner,  tiennent  table  ouverte  pour  eux.  Ils 
habillent  richement  leurs  pages  de  damas,  satin  et  velours^ 
chaînes  d'or  et  d'argent,  poignards  damasquinés  à  la  ceinture, 
ei,  en  un  mot-,  les  parent  plus  coquettement  que  si  c'était  de 
très  belles  dames,  tirant  vanité  de  leur  nombre  et  de  leur  beaulé, 
et  les  envoyant  promener  par  troupes  à  travers  la  ville,  se 
procurant  ainsi  des  jouissances  d'amour  propre  K  » 

Cette  prodigalité,  ce  luxe  bizarre,  ces  débauches  elles- 
mêmes  accrurent  la  popularité  des  corsaires,  que  la  foule  ad- 
mirait déjà  comme  de  victorieux  défenseurs  de  la  foi.  De  toute 
fête  orientale,  l'usage  veut  que  le  pauvre  prenne  sa  part,  sou- 
vent même  sans  y  être  invité;  les  tables  de  ces  joyeux  marins 
fournirent  donc  la  sportule  à  tout  le  quartier  qu'ils  habitaient, 
et  leur  clientèle  devint  d'abord  fort  nombreuse,  puis  finit  par 
comprendre  toute  la  population,  qui  les  aima  d'autant  plus 
qu'ils  se  montrèrent  plus  hostiles  aux  janissaires.  Aussitôt 
qu'ils  eurent  conscience  de  leur  force,  ils  cessèrent  de  déférer 
aux  ordres  des  grands-amiraux^  et  l'on  vit  peu  à  peu  se  re- 
lâcher les  liens  d'obéissance  qui  les  rattachaient  à  la  Porte. 
C'est  de  cette  époque  que  datent  les  révoltes  de  Mami-Arnaute 
et  les  pillages  de  Morat-Reïs  et  de  ses  compagnons. 

Jusqu'en  1580,  le  mal  ne  fut  pas  très  grand  ;  la  parole  du 

1.  Topografi'i,  cap.  xxi. 


ALGER  SOUS  LES  BEGLIERBEYS  53 

Sultan  était  encore  écoutée,  et  les  plaintes  des  ambassadeurs 
français  obtinrent  facilement  le  châtiment  des  délinquants. 
D'ailleurs,  la  plupart  des  anciens  capitaines  se  souvenaient 
d'avoir,  sous  les  ordres  des  Dragut  et  des  Sinan,  navigué  et 
combattu  de  conserve  avec  lesSaint-Blancard,  les  La  Garde  et 
les  Strozzi  ;  ils  savaient  combien  l'asile  qu'ils  avaient  souvent 
trouvé  dans  les  ports  de  la  Provence  leur  avait  été  utile,  et  ne 
désiraient  pas  se  présenter  en  ennemis  devant  le  pavillon 
fleurdelisé.  Il  résulta  de  là  que,  pendant  presque  toute  la 
période  des  Beglierbeys,  les  relations  de  la  Régence  avec  la 
France  furent  cordiales  ;  les  galères  barbaresques  trouvaient 
à  s'approvisionner  et  à  se  ravitailler  à  Marseille,  où  elles 
reçurent  plus  d'une  fois  des  indications  qui  les  sauvèrent  des 
poursuites  de  Doria  ;  de  leur  côté,  Henri  II  et  Charles  IX 
avisèrent  à  plusieurs  reprises  les  Algériens  des  armements 
que  l'Espagne  préparait  contre  eux  \  C'était,  au  reste,  la  haine 
commune  contre  cette  puissance  qui  formait  la  base  la  plus 
solide  de  VancieiDie  amitié,  et  l'on  verra  invariablement  dans 
le  cours  de  cette  histoire  la  France  amie  ou  ennemie  de  la 
Régence,  selon  qu'elle  sera  ennemie  ou  amie  de  l'Espagne. 

Cependant,  à  la  suite  des  plaintes  de  quelques  marchands, 
dont  les  navires  avaient  été  enlevés  ou  pillés  par  des  corsaires, 
M.  de  Petremol,  ambassadeur  à  Constantinople,  représenta  au 
roi  qu'il  était  indispensable  d'avoir  un  consul  à  Alger  pour  la 
protection  du  commerce,  et  le  Marseillais  Berthole  fut  nommé 
à  ce  poste  le  15  septembre  1564.  Son  arrivée  causa  une  grande 
indignation  à  Alger;  on  y  tolérait  difficilement  toute  nou- 
veauté, et  celle-là  ne  fut  du  goût  de  personne  ;  il  y  eut  un 
commencement  de  sédition,  et  le  nouveau  venu  ne  reçut  pas 
la  permission  de  débarquer.  Douze  ans  se  passèrent  ainsi  ;  en 
1576^  le  capitaine  Maurice  Sauron  se  présenta  de  nouveau  à 
Alger  ;  il  éprouva  un  premier  échec,  et  le  pacha  Ramdan, 
toujours  tremblant  devant  la  milice,  n'osa  pas  le  recevoir; 
mais,  cette  fois,  la  France  parla  haut,  et  nous  savons,  par  des 
lettres  du  secrétaire  d'ambassade  Juyé  et  de  l'abbé  de  Liste, 


4  .  Négociaiions  de  la  France  dans  le  Levant,  d.  c,  t.  II,  p.  72,  242, 
378,  t.  111,  p.  388,  854,  t.  IV,  p.  50,  61,  300. 


g4  CHAPITRE   QUATRIEME 

que  le  consul  avait  pris  possession  effective  de  sa  charge  en 
1577.  Il  mourut  en  1585,  et  Loys  de  la  Mothe-Dariés  fut 
nommé  à  sa  place  ;  il  n'exerça  pas  ses  fonctions,  et  les  délégua 
au  Père  Bionneau,  qui  fut  maltraité  et  emprisonné  par  Hassan 
Veneziano  en  1586.  Il  fut  remplacé  par  M.  Jacques  de  Yias, 
qui  se  fit  représenter  d'abord  par  le  capitaine  Jean  OUivier  ; 
en  1588,  celui-ci  se  plaignait  à  M.  de  Maisse  de  l'hostilité  du 
pacha.  Nous  savons  peu  de  choses  sur  ces  premiers  consulats, 
qui  n'étaient  pas,  jusqu'à  M.  de  Yias,  des  charges  royales; 
elles  appartenaient  à  la  ville  de  Marseille,  dont  les  échevins 
nommaient  et  payaient  les  titulaires. 

La  France  eut  seule  des  consuls  pendant  cette  période  ;  elle 
était,  en  effet,  l'unique  nation  qui  eut  ce  privilège,  reconnu 
par  les  Capitulations^  et  Ton  ne  peut  en  accorder  le  titre  à 
quelques  agents  de  commerce  \  parmi  lesquels  nous  citerons 
l'Anglais  John  Tipton,  délégué  de  la  Turkeij  Company,  Il 
vint  s'établir  à  Alger  en  1580,  et  ne  s'occupa  d'abord  que  des 
affaires  de  sa  compagnie  ;  on  verra  plus  tard  que  M.  de  Vias 
semble  avoir  eu  à  se  plaindre  de  lui,  et  à  combattre  les  efforts 
qu'il  faisait  pour  obtenir  une  part  des  Concessions^  dénomi- 
nation sous  laquelle  on  comprenait,  non  seulement  les  Eta- 
blissements créés  parles  Français  sur  la  côte,  mais  encore  le 
droit  reconnu  de  trafiquer  dans  certaines  villes. 

Bien  avant  que  la  puissance  turque  ne  s'établît  dans  la 
Régence,  Pise,  Gènes,  Florence,  Marseille  et  Barcelone  y 
faisaient  un  commerce  actif  et  fructueux,  et  quelques-uns  de 
leurs  navires  se  livraient  à  la  pêche  du  corail.  En  1543,  les 
Lomellini  de  Gênes  se  firent  donner  Tile  de  Tabarque  et  les 
pêcheries  qui  en  dépendent,  comme  complément  de  la  rançon 
de  Dragut,  qui  s'était  laissé  surprendre  sur  les  côtes  de  la 

1.  M.  le  consul  général  de  la  Grande-Bretagne  à  Alger,  dans  son  récent 
ouvrage  ;  The  scourdje  of  Christendotriy  s'est  efforcé  de  prouver  que  le 
consulat  anglais  était  le  plus  ancien  de  ceux  d'Alger  :  M.  Playfair  eut  pu 
s'assurer  du  contraire  en  lisant  dans  les  Négociations  les  lettres  que  nous 
citons,  et  dans  Gramaye,  le  passage  suivant  :  «  Ab  annis  duobus  Hollandi 
suum  proprium  habeant  Consulem,  sub  quoTeutonici  idiomatis  mercatores 
et  negotia  aguntur;  et  jam  inde  Angli  mercatorem  suis  negotiis  intenden- 
tem  fide  publica  habeant.  »  Il  résulte  de  ces  mots  de  Gramaye,  qui  était  à 
Alger  en  1619,  qu'à  cette  époque,  le  résident  anglais  ne  recevait  pas  le  titre 
de  consul,  ^ 


ALGER  SOUS  LES  BEGLIERBEYS  55 

Corse.  En  1561,  la  France  obtint  de  la  Porte  la  permission  de 
transformer  en   comptoirs  permanents  quelques  petits  ma- 
gasins, où  les  marins  provençaux  et  languedociens  venaient, 
depuis  longtemps  déjà,  trafiquer  avec  les  tribus  delà  Mazoule. 
Une  compagnie,  dirigée  par  Carlos  Didier  et  Tomaso  Lincio, 
sieur  de  Moissac  *,   construisit,    à    douze  lieues   environ  à 
l'est  de  Bone,  un  fortin  qui  prit  le  nom  de  Bastion  de  France  ; 
elle  éleva  des  magasins  à  Mers-el-Kharaz  (La  Calle),  au  cap 
Nègre,  à  Bône,  au  cap  Rose  et  à  Collo.  On  y  faisait  la  pêcbe 
du  corail  et  l'échange  des  marchandises  françaises  contre  le 
blé,  la  cire  et  les  cuirs  qu'apportaient  les   indigènes.  Les 
bénéfices  que  rapportait  ce  commerce  excitèrent  un  certain 
Nicolle  à  fonder  en  1577  une  compagnie,  qui  créa  de  sérieux 
embarras  à  sa  rivale  ;  Lincio  se  plaignit  h  la  Cour,  et  vit  in- 
tervenir en  sa  faveur  Euldj-Ali,  qui  l'avait  pris  sous  sa  pro- 
tection.  L'histoire   de  ce  début    des  Concessions  est  assez 
obscure  ;  cependant,  sauf  les  querelles  intestines  elle  mauvais 
vouloir  des  Génois,  elles  ne  semblent  pas  avoir  été  inquiétées 
comme  elles  le  furent  dans  la  période  suivante^. 

1.  Plusieurs  auteurs  ont  fait  deux  personnes  de  Lincio  et  du  sieur  de 
Moissac;  on  a  été  jusqu'à  écrire  que  Lincio  céda  le  bastion  à  M.  de  Mois- 
sac,  ce  qui  revient  à  dire  qu'il  se  le  céda  à  lui-même. 

2.  Pour  ne  pas  encourir  le  reproche  d'avoir  négligé  l'étude  du  mouve- 
ment littéraire  et  artistique  algérien,  nous  citerons,  une  fois  pour  toutes, 
quelques  lignes  de  Mohammed-el-Abderi,  qui  florissait  vers  688  (de  l'hég.)  : 
«  Cette  ville  est  privée  de  la  science,  comme  un  proscrit  de  sa  famille.  Il 
n'j^  existe  personne  qu'on  puisse  compter  au  nombre  des  savants,  ni  même 
qui  possède  la  moindre  instruction.  En  arrivant  à  Alger,  je  demandai  si  1  on 
pouvait  y  rencontrer  des  gens  doctes,  ou  des  hommes  d'une  érudition 
agréable;  mais  j'avais  l'air  de  celui  qui,  comme  dit  le  proverbe,  cherche 
un  cheval  pleiti  ou  des  œufs  de  chameau.  )> 


CHAPITRE   CINQUIÈME 

LES    BEGLIERBEYS    ET    LEURS    KHA.LIFATS 


SOMMAIRE  :  Hassan  Aga.  —  Son  origine.  —  Expédition  de  Charles-Quint 
contre  Alger.  —  Hassan  châtie  les  Kabyles  de  Kouko.  —  Son  entreprise 
contre  Tlemcen.  —  Le  Comte  d'Alcaudete.  —  Succès  et  revers  des  Espa- 
gnols, —  Mort  d'Hassan  Aga.  —  Hadj  Bêcher  ben  Ateladja.  —  Révolte  des 
Riras. 


Hassan- Ag-a,  auquel  Kheïr-ed-Din  avait  laissé  le  comman- 
dement en  quittant  Alger,  était  né  en  Sardaigne,  où  il  avait 
été  capturé,  encore  enfant,  dans  une  des  nombreuses  des- 
centes que  les  corsaires  algériens  faisaient  sur  les  côtes  de 
cette  île.  Il  était  échu  en  partage  à  Barberousse,  qui  l'avait 
pris  en  affection,  l'avait  affranchi,  et  dont  il  était  devenu  le 
majordome.  Plus  tard,  son  maître  l'avait  investi  d'un  comman- 
dement militaire  dans  lequel,  quoique  eunuque,  il  se  distin- 
gua par  son  courage.  Comme  khalifat,  il  répondit  à  la  con- 
fiance de  son  souverain  en  gouvernant  d'abord  l'État  qui  lui 
était  confié  avec  une  sage  fermeté;  mais  plus  tard,  nous  lui 
verrons  jouer  un  rôle  assez  louche. 

Charles-Quint,  pressé  par  les  plaintes  de  ses  sujets,  et  té- 
moin des  dangers  que  faisait  courir  à  tous  les  riverains  de  la 
Méditerranée  l'extension  de  la  puissance  barbaresque,  son- 
geait, depuis  longtemps  déjà,  à  s'emparer  d'Alger.  En  1535^ 
après  la  prise  de  Tunis,  il  avait  été  sérieusement  question  de 
commencer  cette  grande  entreprise;  mais  Farmée  était  fati- 
guée et  insuffisamment  approvisionnée;  il  fallut  donc  attendre. 
Ce  retard  fut  des  plus  fâcheux;  car  il  est  presque  hors  de 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KdALiFATS  57 

doute,  qu'à  ce  moment,  l'effroi  qu'éprouvaient  les  Algériens 
ne  leur  eût  pas  permis  de  se  défendre.  Mais,  quand  l'opéra- 
tion eut  été  décidée^  les  préparatifs  de  l'expédition  furent 
poussés  avec  vigueur.  Bône  fut  fortifiée  ;  après  son  échec  de 
Cherchel,  Doria  fit  trois  croisières  consécutives,  détruisit  la 
flottille  de  corsaires  qui  venait  de  saccager  Gibraltar,  et  net- 
toya les  côtes  de  la  Tunisie.  En  même  temps,  l'Empereur 
cherchait  à  s'assurer  le  concours  de  Barberousse,  auquel  il 
faisait  secrètement  offrir  le  commandement  suprême  de 
l'Afrique  du  Nord,  que  le  Grand-Amiral  désirait  tant  obtenir, 
en  échange  d'un  faible  tribut  et  d'une  déclaration  apparente 
de  vassalité.  Cette  diplomatie  tendait  à  détacher  de  la  Porte  les 
Etats  barbaresques,  qui,  livrés  par  là  à  leurs  propres  forces, 
n'eussent  pas  tardé  à  succomber.  Les  négociations  furent  con- 
duites par  l'amiral  Doria,  qui  y  employa  Alonso  de  Alarcon^ 
le  capitaine  Vergara  et  le  docteur  Romero  \ 

Kheïr-ed-Din,  pendant  deux  ans,  feignit  de  se  laisser  séduire, 
recevant  bien  les  envoyés  du  prince,  discutant  avec  eux  la 
question  dans  tous  ses  détails,  acceptant  des  présents,  et  trom- 
pant Doria  à  un  tel  point,  que  celui-ci  le  croyait  complètement 
gagné  à  la  cause  de  l'Espagne. 

Pendant  ce  temps,  le  Capitan-Pacha  tenait  soigneusement 
le  Sultan  au  courant  de  tout  ce  qui  se  passait,  et  celui-ci  met- 
lait  fm  à  cette  intrigue  en  faisant  enfermer  le  docteur  Romero 
dans  un  cachot  des  Sept- Tours  comme  coupable  d'avoir  ex- 
cité un  de  ses  sujets  à  la  trahison. 

De  son  côté,  le  comte  d'Alcaudete  négociait  depuis  long- 
temps avec  Ilassan-Aga,  auquel  il  offrait  le  pachalik  d'Alger. 
Il  semble  résulter  de  la  correspondance  du  gouverneur  d'O- 
ran,  qu'Hassan  prêta  l'oreille  à  ses  propositions,  sans  qu'il 
soit  possible  toutefois  de  dire  jusqu'à  quel  point  il  était  sin- 
cère; mais  il  est  probable,  en  considérant  l'attitude  que  con- 
serva, même  après  le  désastre,  d'Alcaudete,  qui  avait  eu  la 
conduite  de  toute  l'affaire,  et  qui  savait  à  quoi  s'en  tenir  mieux 

1.  Voir,  au  sujet  de  ces  négociations;  V Histoire  d'Espagne  de  Ferreras, 
t.  IX;  celle  de  La  Fuente,  t.  XII;  la  Cronica  de  los  Bvbarojas,  do  Go- 
mara,  et  ['Appendice-^  les  Documents  relatifs  à  l'occupation  espagnole, 
[Revue  Africaine^  1875,  p.  141.) 


58  CHAPITHE    CINQUIEME 

que  personne,  qu'Hassan  s'était  mis  d'accord  avec  lui.  Sans 
doute,  il  avait  promis  de  livrer  la  ville,  alors  fort  dépourvue 
de  défenseurs,  à  condition  que  l'Empereur  l'attaquât  avec  des 
forces  assez  considérables  pour  masquer  sa  défection.  Telle 
est  la  seule  raison  qui  puisse  justifier  l'obstination  avec  la- 
quelle Charles-Quint  persévéra  à  entreprendre  cette  expédi- 
tion dans  la  saison  la  plus  dangereuse  de  l'année,  en  dépit  des 
conseils  de  Doria  et  de  tous  ses  vieux  capitaines,  des  prières 
de  son  frère  Ferdinand  et  des  supplications  réitérées  du  pape 
lui-même.  C'est  encore  ainsi  qu'on  peut  le  mieux  s'expliquer 
les  fautes  qui  ont  paru  si  étonnantes  de  la  part  du  grand  gé- 
néral qui  commandait  en  chef,  aidé  d'auxiliaires  tels  que  le 
duc  d'Albe,  Fernand  Cortez  et  Fernand  de  Gonzague. 

A  l'été  de  1541,  Charles-Quint  organisa  son  armada;  tan- 
dis que  les  vaisseaux  de  transport  embarquaient  une  partie  des 
troupes  en  Espagne,  Tempereur  lui-même  rassemblait  le  reste 
de  ses  forces  à  Gênes,  d'où  il  appareillait  avec  trente-six  vais- 
seaux de  guerre.  Les  préparatifs  avaient  pris  plus  de  temps 
qu'on  ne  l'avait  cru,  et  le  15  septembre  était  déjà  arrivé  avant 
qu'on  ne  pût  se  mettre  en  route.  On  perdit  encore  du  temps 
aux  Baléares,  et,  après  avoir  été  contrariée  par  l'état  de 
la  mer,  le  19  octobre  seulement,  la  flotte  arriva  en  vue 
d'Alger.  Elle  comptait  516  voiles,  dont  65  grandes  galères, 
montées  par  12,330  marins,  et  23,900  soldats. [Ce  fut  un  des 
plus  grands  armements  du  xvi**  siècle  ;  toute  la  noblesse  d'Es- 
pagne, d'Allemagne  et  d'Italie  y  avait  envoyé  des  volontaires; 
le  pape  avait  voulu  que  son  neveu  Colonna  en  fit  partie  ;  l'Ordre 
de  Malte  s'était  fait  un  point  d'honneur  d'y  paraître  avec  cent 
quarante  de  ses  plus  braves  chevaliers,  et  quatre  cents  de  ses 
meilleurs  hommes  d'armes. 

Le  20  octobre  *,  à  sept  heures  du  matin,  la  flotte  entra  dans 

1.  Les  dates  de  l'arrivée  de  l'armada  et  du  débarquement  des  troupes  ont 
été  souvent  faussées,  et  l'erreur  s'est  naturellement  prolongée  sur  les  opéra- 
tions postérieures;  on  avait  cependant  un  guide  précieux,  \e  Journal  de 
Vandenesse,  qui  indique  les  événements  jour  par  jour  et  souvent  heure 
par  heure,  et  qui  nous  donne  absolument  les  mêmes  dates  que  les  Chro- 
niques mdigènes  contemporaines.  Quant  aux  faits  de  guerre,  des  témoins 
oculaires  tels  que  Marmol,  Magnolotti  et  Villegaignon  nous  apprennent  avec 
autorité  tout  ce  qu'on  peut  désirer  savoir  à  ce  sujet. 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  59 

larade,  et  défila  devant  la  ville;  la  mer  était  mauvaise;  elle 
grossit  encore  dans  l'après-midi  et  on  dut  aller  s'abriter  sous  le 
cap  Matifou;  la  division  espagaole,  qui  se  trouvait  un  peu  en 
retard,  se  rangea  derrière  le  cap  Caxines.  Le  mauvais  temps 
continua  le  vendredi  21  et  le  samedi  22;  ce  jour-là,  dans  l'a- 
près-midi, on  reconnut  la  plage;  deux  petits  bâtiments  algé- 
riens, qui  étaient  venus  en  éclaireurs,  furent  poursuivis  par 
le  vicomte  Cigala,  qui  s'empara  de  l'un  d'eux.  Le  débarque- 
ment commença  le  dimanche  23  au  point  du  jour,  et  s'accom- 
plit sans  difficulté,  sur  la  rive  gauche  de  l'Harrach;  quelques 
cavaliers,  qui  vinrent  escarmoucher  sur  la  plage,  furent  dis- 
persés presque  aussitôt  par  le  feu  des  galères. 

L'Empereur  descendit  à  terre  à  neuf  heures  du  matin, 
forma  son  armée  en  trois  corps,  et  assit  son  camp  auHamma 
(sur  l'emplacement  actuel  du  Jardin  d'essai),  à  mille  pas  à, 
l'ouest  du  lieu  où  les  troupes  avaient  pris  pied.  Pendant  la 
nuit,  lès  Algériens  firent  une  sortie  sous  les  ordres  d'Hadj-Be- 
cher  et  attaquèrent  le  camp  à  diverses  reprises,  mais  par  petits 
détachements,  et  sans  arriver  à  d'autres  résultats  qu'à  priver 
de  sommeil  les  soldats  débarqués,  qui  furent  tenus  en  alerte 
jusqu'au  matin. 

Le  lendemain,  24,  l'armée  marcha  en  avant  ;  les  Espagnols 
formaient  l'avant-garde  sous  le  commandement  de  Fernand 
de  Gonzague  ;  l'empereur,  à  la  tête  de  sa  noblesse  et  des  vo- 
lontaires, commandait  le  corps  de  bataille,  qui  se  composait 
de  troupes  allemandes;  les  Italiens  et  les  chevaliers  de  Malte_, 
sous  les  ordres  de  Camille  Colonna,  formaient  Tarrière-garde. 
On  s'avança  ainsi  à  travers  la  plaine;  l'armée  était  entourée 
d'une  nuée  d'Arabes,  qui  la  harcelaient  de  tous  côtés,  sans 
lui  faire  grand  mal,  mais  qui  se  montraient  excessivement 
incommodes  ;  il  fallut  prendre  position  sur  les  hauteurs  pour 
se  délivrer  de  leur  importunité;  l'avant-garde  fut  chargée  de 
ce  soin,  et  les  deux  régiments  de  Bône  et  de  Sicile,  sous  les 
ordres  de  don  Alvaro  de  Sande  et  de  Luis  Ferez  de  Vargas, 
gravirent  au  milieu  des  broussailles  le  Koudiat-Es-Saboun, 
dont  ils  s'emparèrent  par  une  attaque  très  brillante,  dans  un 
terrain  hérissé  de  difficultés;  l'empereur  y  porta  immédiate- 
ment son  quartier  général.   Le  corps  de  bataille  occupa  de- 


60  CHAPITRE   CINQUIÈME 

vant  la  ville  une  ligne  de  petites  collines  qui  descendaient  du 
Koudiat  au  rivage;  l'arrière -garde  campa  sur  la  plage,  de- 
puis ces  collines  jusqu'à  la  mer,  en  arrière  du  Kantarat-el- 
EfTroun  (Pont-des-Fours).  La  position  était  excellente;  deux 
profonds  ravins  servaient  à  l'armée  de  fossés  naturels,  et  cha- 
cun s'endormit  avec  confiance.  Dans  la  ville,  l'effroi  avait  été 
un  moment  très  grand,  à  la  vue  de  l'imposante  armée  qui  se 
déployait  devant  ses  murs  ;  elle  ne  comptait  comme  défenseurs 
qu'environ  huit  cents  Turcs,  et  la  seule  partie  de  la  population 
capable  de  prendre  part  à  la  lutte  se  composait  des  Mores  Anda- 
lous,  qui  ne  pouvaient  pas  fournir  plus  de  cinq  mille  combat- 
tants. Dès  son  arrivée  au  Koudiat,  l'empereur  avait  envoyé  en 
parlementaire  à  Hassan-Aga  le  chevalier  don  Lorenzo  Manoël, 
pour  le  sommer  de  se  rendre.  Les  chroniques  indigènes  préten- 
dent qu'Hassan  se  refusa  hautainement  à  entendre  les  propo- 
sitions de  cet  envoyé  ;  mais  il  est  plus  sage  de  s'en  rapporter  aux 
allégations  des  historiens  espagnols,  qiii,  pour  la  plupart,  nous 
apprennent  que  le  khalifat  de  Barberousse  était  fort  ébranlé 
dans  sa  résolution,  et  que,  sans  l'opposition  violente  d'une 
partie  des  membres  du  conseil  de  guerre,  parmi  lesquels  il 
faut  citer  Hadj-Becher,  et  le  caïd  Mohammed-el-Iudio,  il  eût 
accepté  la  capitulation  qui  lui  était  offerte  \ 

En  tout  cas,  il  est  avéré  que  dans  la  nuit  du  24,  un  More  se 
présenta  aux  avant-postes^  et  fut  introduit  dans  la  tente  de 
l'empereur,  qui  fut  prié  par  lui  de  laisser  libre  la  route  de  la 
porte  Bab-el-Oued,  afm  de  faciliter  la  sortie  de  ceux  qui  vou- 
laient quitter  la  ville. 

Tout  semblait  donc  jusque-là  favoriser  les  assaillants,  qui 
dominaientla  ville,  et  pouvaient  l'écraser  de  leur  feu,  lorsque, 
vers  neuf  ou  dix  heures  du  soir,  la  pluie  commença  à  tomber, 
et  ne  cessa  de  croître  en  intensité.  En  même  temps,  un  vent 
très  violent  de  nord-ouest  se  levait,  et  mettait  la  flotte  dans 
une  situation  excessivement  périlleuse  ;  car  la  baie  d'Alger 
n'est  pas  tenable  dans  de  semblables  conditions. 

L'armée,  fatiguée  de  la  traversée,  déjà  privée  de  sommeil  la 
nuit  précédente,  fut  fort  éprouvée  par  la  faim  et  le  froid  subit 

1.  Voir  Marmol,  lib.  V,  fol.  218. 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  61 

qu'amena  la  pluie  ;  on  n'avait  pas  débarqué  de  tentes,  et  les 
approvisionnements  se  bornaient  à  trois  jours  de  vivres,  dont 
deuxétaientdéjà  consommés.  Au  point  du  jour,  les  Algériens, 
commandés  par  Hadj-Becher,  profitèrent  de  Tétat  de  torpeur 
auquel  le  froid  avait  réduit  l'ennemi  pour  exécuter  une  sortie 
sur  la   droite   des  lignes,   qui    s'appuyait   au   Ras-Tafoural 
(pointe  où  s'éleva  depuis  le  fort  Bab-Azoun).  Les  grand' gardes 
italiennes,  postées  en  arrière  du  Kantarat-el-Effroun,  furent 
surprises,   culbutées,   et    se  rejetèrent   en    désordre  sur  le 
corps  d'armée  de  leur  nation,  qui   se  débanda  devant  cette 
attaque  inopinée.  lien  fut  fait  un  grand  massacre^;  la  pa- 
nique fut  pendant  quelque  temps  à  son  comble,  et  le  désastre 
eût  pu  devenir  irréparable,  sans  le  courage  des  Chevaliers  de 
Malte.  Au  premier  bruit,  ceux-ci  avaient  sauté  surleurs  armes, 
et  étaient  venus   occuper  le  petit  défilé   qui  se  trouvait  en 
arrière  du  pont,  et  que  traversait  la  route  gui  conduisait  au 
Koudiat.  Là,  ils  arrêtèrent  par  une  défense  héroïque  l'effort 
des  assaillants,  et  permirent  ainsi  à  Colonna  et  au  prince  de 
Salmone  de  rallier  les  fuyards.  Bientôt,  prenant  l'ofTensive  à 
leur  tour,  ils  chargèrent  si  vigoureusement  les  contingents 
d'Hadj-Beclier,  qu'ils  les  refoulèrent  jusque  sous  les  remparts 
de  la  ville,  dont  Hassan-Aga  effrayé  fit  fermer  précipitamment 
les  portes,  abandonnant  ceux  qui  n'étaient  pas  rentrés  au  fer 
des  Chevaliers  de  Saint-Jean.  C'est  à  ce  moment  que  Savi- 
gnac,  porte-étendard  de  l'Ordre,  vint  planter  sa  dague  dans 
la  porte  Bab-Azoun,  qui  se  fermait  devant  lui  et  devant  les 
siens.  A  la  nouvelle  du  désordre,  Charles-Quint  était  monté  à 
cheval,  à  la  tête  de  sa  noblesse  et  de  ses  lansquenets,  et  avait 
donné  de  sa   personne  sur  la  droite  de  l'ennemi.  Dans  ce 
combat,  les  Chevaliers,  dont  la  conduite  fut  admirée  de  tout 
le  monde,  avaient   perdu  près  de  la  moitié  des   leurs,    ne 
pouvant  se  servir  que  de  leurs  épées  et  de  leurs  dagues  contre 


1.  Quelques  historiens  (Hammer  est  du  nombre)  ont  indûment  attribué 
aux  Italiens  le  rôle  glorieux  que  jouèrent  les _  chevaliers  de  Malte;  mais 
Villegaignon,  Vandenesse  et  Marmol,  qui  assistaient  à  la  bataille,  en  pensent 
tout  autrement,  et  la  Chronique  de  Wolfgang  Dreschsler  résume  l'opinion 
publique  par  ces  mots  :  v  Germanus  miles,  Italo  fugiente,  fortiter  contra 
Mauritanos  pro  Cœsare  pugnavit.  » 


62  CHAPITRE  CINQUIEME 

les  armes  de  jet  des  Algériens;  car  la  pluie  violente  qui 
tombait  rendait  les  mousquets  inutiles,  tandis  que  les  Mores 
Andalous  étaient  armés  d'arbalètes  de  fer  avec  lesquelles  ils 
pouvaient  facilement  tirer  à  distance  sur  leurs  adversaires, 
engagés  dans  une  boue  épaisse,  et  alourdis  d'ailleurs  par  le 
poids  de  leurs  armures.  Pendant  ce  temps,  la  tempête  redou- 
blait, le  vent  avait  augmenté  de  violence  ;  presque  tous  les 
navires  venaient  successivement  à  la  côte,  surtout  les  bâti- 
ments de  transport.  Cent  quarante  d'entre  eux  furent  anéantis 
en  quelques  heures  ;  les  grandes  galères  de  guerre  subirent 
proportionnellement  de  bien  moins  fortes  pertes,  étant  mieux 
commandées  et  plus  solidement  construites;  elles  trouvèrent 
de  plus  dans  leurs  chiourmes  un  précieux  élément  de  salut, 
qui  manqua  aux  vaisseaux  voiliers.  Les  capitaines  firent 
border  les  avirons,  et  nagèrent  contre  le  vent,  évitant  ainsi 
d'être  jetés  à  terre.  Il  fallut  continuer  cette  manœuvre  pen- 
dant vingt-quatre  heures  sans  interruption,  et  ceux  auxquels 
manqua  la  force  ou  l'énergie  s'échouèrent  sur  le  rivage,  où 
leurs  équipages  tombèrent  sous  les  coups  des  indigènes  du 
voisinage,  accourus  à  la  curée.  Seize  grandes  galères  firent 
ainsi  naufrage  ;  pour  la  plupart,  ce  désastre  fut  dû  aux 
rameurs  eux-mêmes,  dont  une  grande  partie  était  composée 
d'esclaves  musulmans^  qui  préférèrent  courir  en  même  temps 
la  chance  du  naufrage  et  celle  de  reconquérir  leur  liberté  ;  en 
effet,  quatorze  cents  d'entre  eux  furent  sauvés,  et  recueillis 
par  les  Algériens.  L'Empereur  envoya  quelques  compagnies 
pour  empêcher  le  massacre  de  ceux  que  la  tempête  avait 
poussés  à  la  côte  ;  ce  secours  eut  peu  d'efficacité  ;  les 
dommages  subis  par  la  Hotte  furent  énormes;  le  matériel 
entier,  vivres,  artillerie,  munitions,  approvisionnements  de 
toute  nature,  fut  perdu.  De  Cherchel  à  Dellys,  la  côte  fut 
couverte  d'épaves  et  de  cadavres,  et  le  butin  fait  par  les  Algé- 
riens fut  si  grand  que,  longtemps  après,  on  le  prenait  encore 
comme  terme  de  comparaison,  quand  on  voulait  parler  d'une 
riche  prise.  Doria^  qui  n'avait  ménagé  ni  sa  personne  ni  ses 
vaisseaux,  et  qui,  monté  sur  sa  galère  capitane  la  Tempérance, 
n'avait  pas  cessé  de  soutenir  de  son  feu  les  troupes  qui  com- 
battaient sur  le  rivage,  perdit  à  lui  seul  onze  navires  ;  Fernand 


LES    BEGLIERBEYS    ET    LEURS    KHALIFATS  63 

Cortez  vit  cngloulir  sous  ses  yeux  une  galiote  chargée  des 
riches  trésors  qu'il  avait  rapportés  du  Mexique.  Les  galères 
de  Malte  se  distinguèrent  entre  toutes  par  leur  énergie  et 
leur  bonne  tenue. 

La  rude  leçon  que  les  Algériens  avaient  reçue  dans  la  sortie 
qu'ils  avaient  tentée  les  tenait  renfermés  dans  les  murs  de  la 
ville,  et  l'armée  chrétienne  se  reforma  paisiblement  dans  ses 
lignes.   Mais,  tandis  que  l'ordre  se  rétablissait  peu  à  peu, 
Charles-Quint  se  trouvait  en  proie  aux  plus  graves  préoccupa- 
tions. Les  hommes  n'avaient  absolument  plus  de  vivres;  le 
mauvais    temps  continuait,  et    semblait    devoir   durer  ;   la 
démoralisation    gagnait  presque  tout  le   monde.   Et,  ici,  il 
faut  remarquer  que  les  précautions  de  la  prudence  la  plus 
élémentaire  eussent  suffi  pour  empêcher  que  cette  tempête 
subite  n'amenât  la  ruine  de  l'expédition.  Si,  avant  de  com- 
mencer les    opérations,    on  eût  débarqué  les  vivres   et  le 
matériel,  et  installé  le  tout  au  Hamma  dans  un  camp  retranché 
et  bien  gardé,  l'armée  eût  pu,  dans  la  sécurité  et  l'abondance, 
attendre  patiemment  que  le  retour  du  beau  temps  lui  permît 
de  procéder  à  une  attaque  régulière,  qui  ne  pouvait  pas  man- 
quer de  réussir.  De  semblables  considérations  n'avaient  pas 
pu  échapper  aux  chefs  expérimentés  de  l'armada,  et,  pour 
s'expliquer  que  ces  mesures  de  précaution  aient  été  négligées, 
il  semble  indispensable  de  croire    que  l'empereur  comptait 
sur  la  connivence  d'Hassan  pour  entrer  dans  Alger  sans  coup 
férir.  Mais,  aussitôt  qu'il  eut  perdu  toute  illusion  à  ce  sujet, 
il  redevint  un  grand  chef  d'armée,  dans  toute  l'étendue  de  ce 
terme.  Au  moment  où  tout  le  monde  se  décourageait  autour 
de  lui,  et  tandis  que  le  camp  retentissait  des  doléances  et  des 
lamentations  de  ceux  qui  se  voyaient  déjà  perdus,  il  calma  le 
désordre  par  son  sang-froid  et  sa  résignation,  prit  pour  l'éva- 
cuation et  la  retraite  les  dispositions  les  plus  sages,  et  donna 
à  tous  l'exemple  de  l'abnégation  et  du  courage.  Dès  le  soir 
du  25,  Doria  lui  avait  fait  parvenir  à  grand'peine  une  lettre, 
qui  lui  fut  portée  par  un   habile   nageur,  dont  l'adresse    et 
l'intrépidité  eurent  raison  du  déchaînement  de  la  tempête. 

Dans  cette  lettre,  l'amiral  conseillait  à  son  souverain  de 
ne  pas  chercher  à  conserver  plus  longtemps  les  positions  con- 


64  CHAPITRE    CINQUIEME 

quises  ;  il  lui  représentait  l'impossibilité  dans  laquelle  se 
trouvait  le  reste  de  la  flotte  de  tenir  la  mer  plus  longtemps,  et 
la  perte  de  tous  les  vivres  ;  il  terminait  en  demandant  la 
permission  d'aller  se  ranger  à  Tabri  du  cap  Matifou  ;  c'était, 
disait-il,  la  seule  chance  de  salut  qui  restât  à  l'armée. 

Le  mercredi  matin  26,  la  tempête  continuait  ;  la  retraite 
fut  décidée  et  commença  immédiatement.  Mais,  avant  de  se 
mettre  en  marche,  Charles-Quint  ordonna  que  les  chevaux 
fussent  tués  pour  donner  aux  hommes  quelque  peu  de  nourri- 
ture ;  pour  calmer  le  mécontentement  des  volontaires,  il  fit, 
le  premier,  abattre  devant  lui  les  magnifiques  montures  qu'il 
avait  amenées  pour  son  usage  personnel.  L'armée  suivit  le 
bord  de  la  mer,  et  fit  peu  de  chemin  ce  jour-là;  il  fallut 
bivouaquer  le  soir  derrière  l'Oued-Kniss,  qui  servit  de  fossé 
au  camp.  Le  lendemain,  jeudi  27,  elle  arriva  sur  les  bords  de 
l'Harrach,  dont  les  pluies  avaient  fait  un  torrent  impétueux, 
que  l'on  n'osa  pas  traverser  dans  l'obscurité.  Le  vendredi 
matin,  les  hommes  valides  construisirent  un  pont  de  bois 
avec  les  débris  des  navires  rejetés  sur  la  côte  ;  le  peu  de  cava- 
lerie qui  avait  été  conservé  trouva  un  gué  un  peu  plus  haut, 
tandis  que  l'empereur  passait  sur  la  barre  de  sable  de  l'em- 
bouchure. Ce  jour-là^  les  troupes  vinrent  camper  sur  les  bords 
fangeux  de  l'Hamise  ;  le  lendemain,  samedi  29,  elles  traver- 
sèrent ce  ruisseau  débordé  et  arrivèrent  le  soir  au-dessus  de 
Matifou,  où  se  trouvait  abrité  le  reste  de  la  flotte.  Cette 
retraite  avait  été  opérée  en  aussi  bon  ordre  que  le  permet- 
taient les  circonstances  ;  les  Italiens  formaient  l'aile  droite  ; 
les  blessés  et  les  malades  furent  placés  au  centre  ;  et,  derrière 
eux,  les  Espagnols  et  les  Chevaliers  de  Malte  composaient 
l'arrière-garde,  que  Charles-Quint  commanda  en  personne 
pendant  quatre  jours,  faisant  de  temps  en  temps  des  retours 
offensifs  avec  cette  troupe  d'élite,  pour  netloyer  le  terrain  et 
railleries  traînards.  Car,  dès  le  commencement  de  la  retraite, 
la  population  d'Alger  était  sortie  tout  entière  et  harcelait  la 
malheureuse  armée  sur  ses  derrières.  En  môme  temps,  les 
tribus  voisines  étaient  accourues  pour  avoir  leur  part  du  butin. 
L'épuisement  des  hommes  était  excessif;  privés  de  nourriture 
et  de  sommeil,  glacés  de  froid,  forcés  de  s'avancer  à  travers 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  65 

les  terres  glaiseuses  et  défoncées,  passant  la  nuit  couchés 
dans  la  boue  liquide,  ils  n'avaient  plus  assez  de  vigueur  pour 
marcher,  jetaient  leurs  armes  et  devenaient  une  proie  facile 
pour  l'ennemi.  Ceux  qui  se  sauvèrent  durent  la  vie  à  l'héroïque 
conduite  de  l'arrière-garde,  qui,  stimulée  par  la  présence  et 
par  l'exemple  de  l'empereur,  fit  des  prodiges  pendant  les 
quatre  jours  que  dura  cette  malheureuse  retraite.  Pour  bien 
apprécier  le  mérite  de  ces  braves  gens,  parmi  lesquels  se 
distinguèrent  tout  particulièrement  les  Chevaliers  de  la 
Langue  de  France^  il  faut  se  souvenir  qu'ils  durent  passer  sept 
jours  sous  les  armes,  sans  vivres,  sans  repos,  sous  une  pluie 
glaciale,  combattant  sans  cesse,  chargés  de  lourdes  armures, 
dans  un  terrain  où  ils  enfonçaient  jusqu'aux  genoux.  Les 
Algériens  se  souvinrent  longtemps  de  ces  hommes  rouges, 
(ils  portaient  sur  leurs  armes  la  sopraveste  cramoisie  ornée 
de  la  croix  blanche)  qui  leur  avaient  coûté  tant  de  sang,  et 
ce  fut  sans  doute  de  là  que  vint  la  superstition  populaire, 
qu'Alger  ne  serait  jamais  pris  que  par  des  guerriers  habillés 
de  rouge. 

L'armée  était  à  peine  arrivée  au  cap  Matifou^  et  campée 
dans  les  ruines  de  l'antique  Rusgunia,  où  la  flotte  avait 
débarqué  le  peu  de  vivres  sauvés  du  désastre,  que  Charles- 
Quint  réunit  en  conseil  de  guerre  les  principaux  de  ses  capi- 
taines. 11  s'agissait  de  décider  si  l'entreprise  devait  être  mo- 
mentanément abandonnée,  ou  s'il  restait  quelque  chance  de 
renouveler  Tattaque  avec  un  meilleur  succès.  La  grande 
majorité  opina  pour  l'ajournement,  les  uns  par  conviction,  les 
autres  par  déférence  pour  l'Empereur.  L'opinion  contraire 
trouva  cependant  deux  ardents  défenseurs  :  le  comte  d'Al- 
caudete,  gouverneur  d'Oran,  qui  combattait  en  Afrique  depuis 
sa  jeunesse,  et  dont  le  courage  indomptable  et  l'énergie 
hautaine  ne  pouvait  supporter  l'idée  de  sembler  fuir  devant 
des  gens  d'une  race  qu'il  avait  vaincue  si  souvent;  il  se  pro- 
nonça vigoureusement  pour  une  nouvelle  attaque,  qu'il  s'of- 
frait à  diriger,  déployant  ainsi  cette  audace  et  ce  mépris  du 
danger  qui  devaient  lui  coûter  si  cher  dix-sept  ans  plus  tard. 
On  peut  ajouter,  qu'ayant  conduit  les  négociations  avec 
Hassan,    il  connaissait  mieux  que  personne   ses  véritables 

5 


66  CHAPITRE    CINQUIÈME 

intentions,  et  savait  sans  doute  qu'il  n'eût  pas  tardé  à  capi- 
tuler, si  des  circonstances  fortuites  ne  lui  fussent  venues  en 
aide.  Il  fut  chaudement  appuyé  par  Fernand  Gortez^,  qui  se 
souvenait  de  la  M^zV  Terrible  et  savait  ce  qu'un  chef  hardi  peut 
entreprendre  avec  quelques  hommes  de  courage.  Il  supplia 
l'Empereur  de  lui  laisser  choisir  dans  Tarmée  quelques  élé- 
ments solides,  et  de  lui  donner  les  vivres  et  munitions  néces- 
saires, se  faisant  fort  de  prendre  la  viJle.  Sa  demande  fut 
repoussée;  on  trouva  outrecuidant  qu'il  prétendît  réussir  avec 
une  poignée  d'hommes,  là  où  son  souverain  avait  échoué  avec 
une  si  grande  armée;  les  courtisans  taxèrent  son  héroïsme  de 
folie  arrogante;  on  alla  enfin  jusqu'à  dire  qu'il  ne  cherchait 
qu'à  recouvrer  les  trésors  qu'il  avait  perdus.  La  seule  opposi- 
tion loyale  fut  celle  de  Doria  ^,  qui,  en  vieux  marin  pratique 
de  la  Méditerranée,  prévoyait  qu'on  n'en  avait  pas  encore 
fini  avec  le  mauvais  temps  ;  le  départ  fut  donc  résolu,  et  l'em- 
barquement commença  aussitôt.  Depuis  son  arrivée  à  Matifou. 
l'amiral  faisait  réparer  les  avaries  avec  une  hâte  fiévreuse  ;  le 
conseil  de  guerre  avait  décidé  d'abord  que  tout  le  monde  par- 
tirait en  même  temps;  mais,  le  l^r novembre  au  soir,  la  mer, 
qui  s'était  un  peu  calmée,  grossit  de  nouveau  ;  il  fut  alors 
arrêté  que  chaque  bâtiment  se  mettrait  en  route  dès  qu'il  serait 
chargé,  sans  attendre  de  nouveaux  ordres.  Les  galères  furent 
forcées  de  remorquer  les  vaisseaux  pour  leur  permettre  de 
doubler  le  cap;  plusieurs  d'entre  eux  se  perdirent  sur  les 
rochers  et  leurs  équipages  tombèrent  aux  mains  des  Arabes. 
Chaiies-Quint  était  monté  sur  sa  galère  le  l^'  novembre: 
mais  il  ne  partit  que  le  3,  après  avoir  mis  en  mer  toute  son 
armée  ;  il  appareilla  donc  au  plus  fort  de  la  bourrasque  et 
courut  des  dangers  sérieux;  il  faillit  même  ne  pas  pouvoir 
doubler  les  écueils  de  la  pointe.  La  tempête  continuait  de  jour 
en  jour  à  s'accroître,  et  la  flotte  fut  heureuse  de  trouver  le 
lendemain  un  abri  incertain  dans  le  port  de  Bougie.  Mais  la 
mauvaise  fortune  qui  s'acharnait  sur  cette  malheureuse 
armada  ne  lui  permit  même  pas  d'y  trouver  le  repos  dont  elle 

A.    Voir  Marmol,  lib.   V,  f.  220;  Sandoval,  t.  II,  p.   306;  Faul  Jove, 
t.  II ,  p.  722.  ^  >  t-  » 

2.  Voir  Gomara,  d.  c.  (p.  105). 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  67 

avait  tant  besoin*.  Les  navires  y  furent  exposés  à  une  série 
de  mauvais  temps  qui  les  mirent  en  grand  péril  et  empêchèrent 
le  ravitaillement,  en  sorte  que  les  vivres  manquèrent  complè- 
tement, et  qu'à  l'appréhension  du  naufrage  vint  se  joindre 
celle  de  mourir  de  faim.  Car  la  place,  aussi  mal  approvisionnée 
que  le  reste  des  possessions  espagnoles,  se  trouvait  toujours 
en  état  de  famine,  quand  les  communications  étaient  coupées 
entre  elle  et  les  Baléares,  et  on  ne  tirait  rien  du  pays,  sauf 
dans  des  circonstances  exceptionnelles.  Ahmed-ben-el-Kadi, 
gagné  par  les  promesses  du  gouverneur  et  par  les  démarches 
d'Abdallah,  fils  de  l'ancien  roi  de  Bougie,  qui  s'était  fait 
chrétien,  et  recevait  une  pension  de  l'Espagne,  avait  promis 
de  rejoindre  l'armée  devant  Alger;  mais  à  la  nouvelle  du 
désastre,  le  Kabyle,  toujours  prudent,  s'était  bien  gardé  de 
quitter  ses  montagnes;  il  parait  cependant  à  peu  près  prouvé 
qu'il  envoya  quelques  vivres  à  Bougie,  sans  doute  à  prix  d'or. 
Le  mauvais  état  de  la  mer,  qui  fit  sombrer  plusieurs  bâtiments 
dans  le  port,  força  la  flotte  à  y  rester  jusqu'au  16  novembre, 
jour  où  appareillèrent  les  galères  de  Sicile,  ainsi  que  celles 
de  Gênes  et  de  Malte.  Le  lendemain,  l'Empereur  partit  avec 
le  reste  de  ses  troupes  ;  mais  il  fut  obligé  de  rentrer  dans  le 
port  à  deux  reprises  différentes  et  ne  put  s'en  éloigner  défini- 
tivement que  le  23  au  soir.  Le  26,  il  arrivait  à  Mayorque,  et 
le  l**"  décembre,  à  Carthagène.  Il  venait  d'échapper  à  un 
grand  péril,  dont  il  n'eut  connaissance  que  plusieurs  mois 
après  son  retour.  Kheïr-ed-Din ,  qui  surveillait  depuis 
longtemps  tous  les  préparatifs  de  l'expédition,  avait  voulu, 
dès  le  mois  de  juin,  faire  sortir  cent  galères,  et  les  diriger, 
moitié  sur  la  côte  d'Afrique,  et  moitié  contre  la  flotte,  qui  se 
trouvait  alors  dispersée,  et  en  train  de  s'armer  dans  les  ports 
de  la  Sicile,  de  Naples,  de  Gênes  et  d'Espagne.  La  méfiance 
du  Grand  Divan  l'empêcha  d'accomplir  son  dessein,  et  faillit 
causer  la  perte  d'Alger;  cependant,  au  mois  d'octobre,  Barbe- 
rousse  était  parvenu  à  vaincre  les  résistances  qui  lui  avaient 
été  opposées  jusque-là,  et  il  avait  déjà  pris  la  mer,  lorsqu'il 

1.  Voir  Villegaignon  {Caroli  Y  Imperatoris  expeditio  in  Africam  ad 
Argieram)^  et  le  Rapport  d'un  agent  secret  à  François  /"»•  {Négociations 
de  la  France  dans  le  Levant,  t.  I,  p.  522). 


68  CHAPITRE   CINQUIEME 

reçut  la  nouvelle  du  retour  de  la  flotte  impériale  en  Espagne  ; 
on  ne  peut  pas  douter  que,  s'il  n'eût  pas  été  contrarié  dans 
ses  projets,  il  n'eût  profité  des  événements  et  exterminé  le 
reste  de  l'armada;  la  personne  même  de  l'Empereur  eût  couru 
les  plus  grands  dangers. 

La  ruine  de  cette  grande  entreprise  eût  d'immenses  résul- 
tats ;  dans  toute  la  chrétienté.  Alger  passa  dès  lors  pour  invin- 
cible, et  l'orgueil  des  Musulmans  s'en  accrut  d'autant;  de  plus, 
les  Algériens  firent  un  énorme  butin,  qui  leur  servit  à  armer 
la  place,  et  à  donner  une  nouvelle  extension  à  la  Course  *;  ils 
renflouèrent  un  bon  nombre  de  petits  bâtiments  et  quelques 
grosses  galères,  repêchèrent  environ  cent  cinquante  pièces 
d'artillerie  de  bronze,  une  grande  quantité  d'armes,  et  du 
matériel  de  toute  espèce;  enfin,  le  nombre  des  prisonniers  fut 
assez  grand  pour  donner  naissance  à  un  dicton  populaire, 
par  lequel  nous  apprenons  qu'à  cette  époque  «  on  pouvait 
acheter  un  esclave  pour  im  oignon.  »  La  puissance  de  l'Od- 
jeac  s'augmenta  ainsi  presque  subitement  d'une  manière 
formidable,,  et  c'est  à  partir  de  ce  jour  qu'elle  devint  réelle- 
ment le  fléau  de  l'Europe  méridionale. 

Aussitôt  débarrassé  des  Espagnols,  Hassan-Aga  se  mit  en 
devoir  de  châtier  le  sultan  de  Kouko,  dont  il  connaissait  les 
intrigues  avec  les  vaincus.  A  la  fin  d'avril  1542,  il  marcha  sur 
la  Kabylie  avec  une  armée  d'environ  six  mille  hommes; 
Ahmed-ben-el-Kadi,  effrayé,  demanda  son  pardon  et  l'obtint 
à  prix  d'or;  il  s'engagea  à  payer  tribut,  et  donna  en  otage  son 
fils  aîné,  âgé  de  quinze  ans,  qui  portait  le  même  nom  que  lui. 

Cependant,  la  province  d'Oran  ressentait  le  contre-coup  de 
la  défaite  des  Espagnols  sous  Alger.  Le  roi  deïlemcen,  Muley 
Mohammed,  se  trouvait  depuis  longtemps  dans  ime  très  fausse 
position;  forcé  de  pressurer  ses  sujets  pour  obéir  aux 
exigences  des  chrétiens,  il  avait  vu  se  former  contre  lui  un 
parti  nombreux,  à  la  tête  duquel  s'étaient  mis  ses  deux  frères, 
Abdallah  et  Ahmed.  Les  Turcs,  profitant  de  leurs  succès,  s'a- 
vancèrent dans  rOuest,  et  vinrent  camper  sous  les  murs  de  la 

1.  Voir  la  lettre  de  D.  Alonso  de  Cordova  à  son  père  (Revue  Africaine, 
1877,  p.  225  )  et  une  lettre  de  l'évêque  de  Montpellier  à  François  I".  (Né- 
gociations, d.  c,  t.  I,  p.  525.) 


LES    BEGLIERBEYS    ET    LEURS    KHALIFATS  69 

ville, dont  le  roi  leur  ouvrit  les  portes  sans  résistance,  protes- 
tant de  son  bon  vouloir,  et  promettant  de  refuser  dorénavant 
aux  étrangers  les  subsides  et  les  vivres.  En  même  temps,  il 
envoyait  de  riches  présents  à  Hassan^  qui  accepta  sa  soumission 
et  installa  une  garnison  de  quatre  cents  janissaires  dans  le 
Mechouar.  Abdallah,  menacé  de  mort,  s'enfuit  à  Oran,  et 
supplia  le  comte  d'Alcaudete  de  lui  prêter  son  appui  pour 
renverser  Mohammed.  Cette  combinaison  agréait  fort  au  Capi- 
taine Général,  qui,  voyant  se  détacher  de  lui  les  tribus  sou- 
mises, et  se  sentant  de  plus  en  plus  acculé  à  la  côte,  ne  désirait 
rien  tant  que  de  reprendre  l'ancienne  influence  dans  l'intérieur; 
le  rôle  d'assiégé  seyait  mal  à  ce  soldat  énergique  et  entrepre- 
nant, dont  la  persévérante  audace  eût  assuré  la  victoire  à  son 
roi,  si  les  moyens  nécessaires  lui  eussent  été  libéralement 
accordés.  Après  de  longues  démarches,  il  obtint  la  permission 
de  lever  une  armée  de  douze  mille  hommes  environ,  à  la  tête 
desquels  il  sortit  d'Oran,  le  27  janvier  1543,  emmenant  avec 
lui  ses  trois  fils,  et  le  roi  présomptif  Abdallah,  en  faveur 
duquel  les  tribus  du  Tessala  et  lesBeni-Moussa-ben-Abdallah 
venaient  de  se  déclarer.  Mohammed  chercha  d'abord  à  négo- 
cier, et  fit  en  vain  offrir  au  Comte  quatre  cent  mille  ducats. 
Celui-ci  ne  répondit  qu'en  s'avançantsur  laroutedeTlemcen; 
jusqu'au  2  février,  on  n'eut  affaire  qu'à  de  petits  groupes  de 
cavaliers;  ce  jour-là,  on  arriva  sur  les  bords  de  Tisser,  très 
gonflé  en  ce  moment  par  les  pluies  qui  ne  cessaient  de 
tomber  depuis  plusieurs  jours;  les  indigènes,  au  nombre 
de  vingt  mille,  se  tenaient  prêts  à  en  disputer  le  passage, 
sous  les  ordres  du  Caïd  des  Beni-Rachid,  El  Mansour-ben- 
Bogani^  Le  combat  commença  à  dix  heures  du  matin,  dura 
tout  le  jour  et  une  partie  du  lendemain;  après  une  lutte 
opiniâtre,  lesEspagnols  traversèrent  le  fleuve,  mirent  l'ennemi 
en  fuite,  et  vinrent  camper  à  l'ancienne  forteresse  de  Tibda. 
Le  5,  ils  rencontrèrent  à  une  heure  de  Tlemcen  Tarmée 
de  Muley  Mohammed,  qui  avait  rassemblé  quatre-vingt  mille 
Mores  et  qui -chargea  en  personne,  à  la  tête  des  quatre  cents 
Turcs    d'Alger;   ce  fut  une  rude  mêlée,    qui   commença   à 

1.  C'est  ainsi  que  le  nomment  les  Espagnols;  la  leçon  probable  est  Bou 
Rhanem. 


70  CHAPITRE    CINQUIÈME 

dix  heures,  dura  jusqu'au  soir,  et  se  termina  par  la  déroute 
des  Mores;  les  Turcs  et  le  roi  se  retirèrent  à  Kalaa;  Don 
Martin   de  Cordova,  fils   du  comte,    avait   été    blessé  dans 
raction.  On  campa  aux  Oliviers,  où  Abdallah  reçut  pendant 
la  nuit  la  soumission  des  principaux  de  la  ville,  qui  ouvrit 
ses  portes  le  6  au  matin,  sans  autre  résistance.  Vingt  jours 
se    passèrent    en    razzias    sur    les    tribus    insoumises;    le 
26  février,  après  avoir    reçu   le   serment  du  nouveau  roi, 
le    comte    d'Alcaudete    donna    Tordre   du   départ,   qui  eut 
lieu  le  1"  mars,  à  huit  heures  du  matin.  Depuis  quelques 
jours,  les  remparts  étaient  entourés  d'ennemis;    les  espions 
ne  rapportaient  que  de  mauvaises  nouvelles,  et  assuraient  que 
Mohammed  se  disposait  à  barrer  le  chemin  du  retour  avec 
une  armée  considérable.  En  vertu  de  ces  renseignements,  le 
général  espagnol,  qui  avait  eu  d'abord  l'intention  de  laisser 
douze  cents  hommes  dans  le  Mechouar,  ne  crut  pas  pouvoir 
appauvrir  son  armée,  et  sortit  avec  tout  son  monde,  ramenant 
un  immense  butin,  une  grande  quantité   de  captifs,  et  les 
canons  perdus  en  1S35,  lors  de  la  défaite  de  Martinez  à  Tibda. 
Le  convoi  était  excessivement  long,  et  mit  trop  de  temps  à 
défiler,  si  bien  que  l'avant-garde  touchait  au  pont  de  l'Oued 
Saf-Saf,    au   moment    où   l'arrière-garde   voyait    se  fermer 
derrière  elle  les  portes  de  la  ville.  A  ce  moment,  la  colonne  fut 
attaquée  avec  furie  de  tous  les  côtés  à  la  fois,  mais  surtout  à 
la  tête  du  pont  et  aux  bagages.  Il  y  eut  deux  ou  trois  heures 
d'un  désordre  affreux;  une  grande  partie  des  prisonniers  et 
des  conducteurs  de  chameaux  s'enfuirent  à  droite  et  à  gauche, 
et  se  joignirent  aux  assaillants  ;  il  fut  un  instant  question  de 
les  massacrer  et  de  brûler  ]e  convoi.  Cependant,  d'Alcaudete 
avait  couru  au  galop  à  la  rivière,  y  avait  rétabli  l'ordre,  et 
rendu  l'énergie    à   ses    soldats,  qui   forcèrent  le    passage, 
passèrent  sur  le  ventre  de  l'ennemi ,  et  gravirent  en  combattant 
les  pentes  ardues  qu'il  leur  restait  à  franchir.  La  nuit  se  passa 
en  alertes,  et  la  bataille  recommença  le  lendemain;  la  journée 
du  3  fut  consacrée  au  repos;  mais,  le  4,  il  fallut  faire  de 
nouveaux  efforts  pour  traverser  Tisser,  dont  le  passage  fut 
vivement  disputé.  Le  8,  l'armée  rentrait  à  Oran;  elle  avait  été 
harcelée  par  l'ennemi  jusqu'au  Rio-Salado . 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  71 

x\près  avoir  rallié  ses  troupes  et  leur  avoir  donné  quelques 
jours  de  rafraîchissement,  d'Alcaudete  fit  une  nouvelle  sortie 
le  21  mars,  et  marcha  sur  Mostag-anem,  espérant  s^emparer 
de  ce  poste  important  avant  l'arrivée  des  Turcs  d'Alger.  Mais 
ceux-ci  l'avaient  devancé  ;  il  ne  put  que  prendre  le  fort  de 
Mazagran,  oii  il  passa  trois  jours,  et  où  il  constata  que  Mosta- 
ganem,  armé  d'une  trentaine  de  canons  et  muni  d'une  gar- 
nison de  quinze  cents  hommes,  ne  pouvait  plus  être  enlevé 
par  un  coup  de  surprise^  il  se  trouva  donc  forcé  d'ordonner  la 
retraite,  qui  fut  très  dure  à  effectuer;  les  Espagnols  se  virent 
entourés  par  plus  de  cent  mille  indigènes,  et  furent  forcés 
d'enlever  les  chevaux  à  leurs  propres  goums,  qui  menaçaient 
de  faire  défection  ;  il  fallut  combattre  sans  relâche  depuis 
Mazagran  jusqu'à  la  vue  des  remparts  d'Oran,  où  la  colonne 
rentra  le  l^'  avril,  ayant  subi  des  pertes  très  sérieuses,  malgré 
dos  prodiges  de  vaillance.  Muley-Mohammed  se  dirigea  sur 
Tlemcen  et  livra  deux  combats  successifs  à  son  rival  sous  les 
murs  de  cette  ville,  dont  les  habitants  se  déclarèrent  en  sa 
faveur  et  fermèrent  les  portes  à  Abdallah,  qui  prit  la  fuite,  et 
vint  se  réfugier  auprès  du  Capitaine  Général.  Celui-ci,  avant 
de  renvoyer  en  Europe  les  troupes  qui  lui  étaient  rede- 
mandées avec  instance,  fit  une  dernière  tentative  en  faveur  de 
son  protégé  ;  il  marcha  sur  Mascara,  et  obligea  l'ennemi  à 
évacuer  et  à  brûler  cette  place  ;  mais  il  ne  put  pas  pousser 
outre,  faute  de  monde,  et  courut  les  plus  grands  dangers  dans 
la  retraite,  pendant  laquelle  il  faillit  perdre  la  vie,  le  jour 
d'une  affaire  qui  resta  longtemps  célèbre  sous  le  nom  de 
combat  de  l'Aceitoun.  Le  24  juin,  il  s'embarqua  pour  l'Es- 
pagne avec  le  reste  de  son  armée,  rempli  de  tristesse  en  pen- 
sant que  tant  d'efforts  n'avaient  abouti  à  rien,  par  la  faute  de 
ceux  qui  lui  avaient  marchandé  les  secours  indispensables  à 
la  réussite  des  opérations. 

Cependant,  Hassan-Aga  jouait  à  Alger  un  rôle  très  effacé  ; 
personne  n'avait  oublié  l'attitude  douteuse  qu'il  avait  prise 
lors  de  l'attaque  de  Charles-Quint,  et  son  coadjuteur,  Hadj- 
Becher-ben-Ateladja,  qui  s'était  héroïquement  conduit  pen- 
dant le  siège,  avait,  par  cela  même,  accaparé  la  confiance  de 
la  Milice  et  de  la  population.  Sans  doute,  des  ordres  venus 


72  CHAPITRE    CINQUIEME 

de  ]a  Porte  régularisèrent  la  situation  ;  en  tous  cas,  Hassan 
rentra  dans  la  vie  privée,  et  mourut  obscurément  à  la  fin 
de  1545,  à  Fâge  de  cinquante-huit  ans  environ  ^ 

Au  printemps  de  1544,  Hadj-Becher  eut  à  réprimer  la 
révolte  des  tribus  voisines  de  Miliana,  qui  s'étaient  mutinées 
contre  les  Turcs,  sous  le  commandement  du  Caïd  des  R'iras, 
nommé  (ou  surnommé)  Bou-Trek.  Ce  Cheik  avait  réuni  sous 
ses  ordres  près  de  vingt  mille  combattants,  à  la  tète  desquels 
il  vint  ravager  la  Mitidja,  et  bloquer  Alger.  Après  avoir  rem- 
porté quelques  succès  sur  les  troupes  envoyées  contre  lui,  il 
fut  attaqué  près  de  Soumata  par  Hadj-Becher,  qui  s'était  porté 
à  sa  rencontre  avec  quatre  mille  mousquetaires  et  cinq  cents 
spahis  ;  la  discipline  et  les  armes  à  feu  des  Turcs  décidèrent 
la  victoire  de  leur  côté  ;  les  insurgés  perdirent  beaucoup  de 
monde  et  leur  chef  s'enfuit  dans  l'Ouest,  avec  une  partie  de 
sa  tribu.  A  son  retour,  qui  eut  lieu  au  mois  de  juin,  le  vain- 
queur apprit  l'arrivée  d'Hassan-ben-Kheir-ed-Din,  que  le 
Sultan  venait  de  nommer  au  gouvernement  de  l'Odjeac. 


1.  Cette  disgrâce  d'Hassan,  et  ce  brusque  remplacement,  alors  qu'il  exer- 
çait le  pouvoir  depuis  douze  ans,  méritent  d'appeler  l'attention,  et  confirment 
en  partie  les  soupçons  dont  il  fut  l'objet.  Si  l'on  ajoute  que  Hadj-Becher  et 
Mohammed  le  Juif,  qui,  d'après  Marmol,  lui  avaient  fait  tous  deux  opposi- 
tion au  conseil  de  guerre,  furent  récompensés,  l'un  par  le  gouvernement 
d'Alger,  l'autre  par  celui  de  Tadjora,  on  ne  pourra  plus  guère  conserver  de 
doutes. 


I 


CHAPITRE  SIXIÈME 

LES    BEGLIERBEYS    ET    LEURS    KHA.LIFATS   (Suite) 


SOMMAIRE  :  Hassan-Pacha.  —  Guerre  dans  le  royaume  de  Tlemceu.  — 
Départ  d'Hassan.  —  Le  caïd  Saffa.  —  Sala-reïs.  —  Soumission  de  Tuggurt 
et  de  Ouargla.  —  Révolte  des  Reni-Abbès.  —  Soumission  du  Maroc  — 
Prise  de  Bougie.  —  Mort  de  Sala-reïs.  —  Hassan-Corso.  —  Siège  d'Oran.  — 
Tekelerli-Pacha.  —  Révolte  de  la  Milice.  —  Meurtre  de  Tekelerli.  — 
Joussouf.  —  Yahia. 


Nous  avons  vu  que  Kheïr-ed-Din,  tout  investi  qu'il  fut  du 
commandement  suprême  des  flottes  ottomanes,  n'en  avait  pas 
moins  conservé  le  titre  et  les  prérogatives  de  Beglierbey  d'A- 
frique ^  C'est  en  cette  qualité  qu'il  fit  nommer  au  gouverne- 
ment d'Alger  son  fils  Hassan,  auquel  il  confia  la  mission 
d'agir  vigoureusement  dans  l'Ouest,  où  l'influence  turque 
était  fort  ébranlée.  Le  nouveau  Pacha  se  rendit  à  son  poste, 
où  il  arriva  le  20  juin  1544,  et  s'occupa  activement  des  prépa- 
ratifs de  guerre.  Il  eut  d'abord  à  rétablir  l'ordre  dans  Alger 
même,  et  dans  les  rangs  de  la  Milice,  qui^  sous  les  deux 
derniers  khalifats^  s'était  affranchie  de  toute  autorité;  il  dut 
ensuite  apaiser  un  reste  de  sédition  chez  les  tribus  situées  à 


1.  Le  titre  de  Beglierbey  d'Afrique  (Bey  des  Beys  d'Afrique)  explique 
par  lui-même  l'autorité  donnée  à  celui  qui  en  était  revêtu  ;  en  cette  qualit'% 
il  commandait  souverainement  aux  petits  pachas  de  la  Tunisie  et  de  laTri- 
poiitaine,  dont  la  nomination  était  le  plus  souvent  laissée  à  son  choix.  C'est 
donc  à  tort  qu'on  a  confondu  jusqu'ici  cette  fonction  très  élevée  avec  celle 
de  pacha.  Nos  ambassadeurs  ne  s'y  trompent  pas,  et,  alors  qu'ils  donnent 
ce  dernier  titre  aux  petits  gouverneurs  des  provinces,  ils  appliquent  aux 
beglierbeys  la  qualification  de  rois  (ou  vice-rois)  d'Alger.  Voir  les  Négocia- 
tions de  la  France  dans  le  Levant,  passim.) 


74  CHAPITRE    SIXIÈME 

l'ouest  et  au  sud  de  Miliana,  afin  de  bien  assurer  sa  route  sur 
Mascara.  Pendant  qu'il  s'occupait  de  ces  soins,  le  comte  d'Al- 
caudete  était  revenu  d'Espagne,  avec  un  renfort  de  trois  ou 
quatre  mille  hommes,  seules  forces  que  ses  instances  eussent 
pu  arracher  à  la  parcimonie  du  Conseil  Royal.  En  débarquant 
à  Oran,  il  en  avait  trouvé  la  garnison  diminuée,  mais  fort 
aguerrie,  car  Don  Alonso,  qui  manquait  de  tout  le  nécessaire, 
avait  été  forcé  de  la  faire  vivre  sur  le  pays  ennemi,  et  ne 
nourrissait  ses  troupes  que  du  produit  de  razzias^  qu'il  pous- 
sait souvent  plus  loin  qu'Arzew.  Sur  ces  entrefaites^  l'ancien 
roi  de  ïlemcen  Abdallah,  accompagné  du  caïd  Mansour-ben- 
Bogani,  et  du  petit-fils  de  ce  dernier,  avait  fait  une  nouvelle 
tentative  pour  reconquérir  son  trône  à  l'aide  des  indigènes; 
tombé  par  trahison  entre  les  mains  d'un  chef  qui  prenait  le 
titre  de  Roi  de  Dubdu,  il  s'était  vu  dépouiller  des  cinq  cent 
mille  doublons  qu'il  destinait  aux  frais  de  Texpédition,   et 
était  mort   en  captivité.   Mansour,  qui    avait   reconquis  sa 
liberté,  et  qui  négociait  celle  de  son  petit-fils,   implora  le 
secours  des  Espagnols,  offrant  de  prendre  à  sa  solde  deux 
mille  hommes,  et  donnant  des  otages.  Le  Comte  accepta  d'au- 
tant plus  volontiers  ces  propositions,  que  l'alliance  de  Ben- 
Bogani  suppléait  heureusement  à  l'insuffisance  de  ses  forces, 
en  rangeant  sous  ses  drapeaux  les  goums  belliqueux  des 
Beni-Rachid,  des  Beni-Amer,  et  des  tribus  de  la  Meleta.  Au 
commencement  du  printemps  de  1546,  il  marcha  donc  sur 
Tlemcen,  après  avoir  durement  châtié  les  habitants  de  Canas- 
tel,  qui  s'étaient  récemment  révoltés;  arrivé  à  Aïn-Temou- 
chent,   il    apprit  qu'Hassan  et   ses  janissaires,   accourus   à 
marches  forcées,  étaient  campés  devant  Arbal,  se  disposant 
à  l'attaquer,  quand  il  serait  engagé  dans  l'intérieur  du  pays; 
il  fit  alors  volte-face  et  marcha  aux  Turcs.  Les  deux  armées 
restèrent  campées  pendant  quelques  jours  Tune  devant  l'autre, 
chacun  des  deux  chefs  hésitant  à  donner  le  signal  de  l'at- 
taque. A  ce  moment*,  Hassan  reçut  la  nouvelle  de  la  mort  de 


1.  «Ce  fut,  dit  Haëdo,  un  envoyé  français  qui  vint  au  camp  d'Hassan  lui 
porter  la  nouvelle  de  la  mort  de  son  père;  »  l'historien  espagnol  le  nomme 
M.  de  Lanis;  peut-être  faul-il  lire  le  Chevalier  d' A  laisse? 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALTFATS  75 

son  père,  et,  craignant  une  révolte  à  Alger,  n'osa  pas  h  asar 
der  la  bataille,  et  se  retira  par  la  route  de  Mostaganem. 

Le  gouverneur  d'Oran  se  lança  à  sa  poursuite,  arriva  le 
21  août  au  matin  à  Mazagran,  qu'il  occupa  sans  résistance,  et 
le  soir  à  Mostaganem,  qu'il  commença  immédiatement  à 
canonner.  Le  feu  dura  pendant  trois  jours,  au  bout  desquels 
la  poudre  manqua;  il  fallut  en  envoyer  chercher  à  Oran.  Pen- 
dant ce  temps,  Hassan  jeta  quelques  troupes  dans  la  ville,  qui 
était  fort  dépourvue  de  défenseurs;  en  même  temps,  la  garni- 
son turque  de  Tlemcen  arrivait,  avec  un  contingent  auxiliaire 
de  vingt-cinq  mille  Mores.  Cependant,  la  brèche  étant  prati- 
cable, le  comte  ordonna  l'assaut.  Les  Espagnols  arrivèrent  à 
cinq  reprises  différentes  à  planter  leurs  drapeaux  sur  les 
murailles;  finalement,  ils  furent  repoussés  par  les  loldachs, 
et  ramenés  jusque  dans  leur  camp,  l'épée  aux  reins.  Le  Géné- 
ral se  dégagea  par  une  charge  vigoureuse,  et,  décidé  à  la 
retraite,  profita  de  la  nuit  pour  embarquer  ses  blessés  et  ses 
malades.  Le  lendemain,  28  août,  il  se  mit  en  route  de  grand 
matin;  le  camp  était  à  peine  levé,  que  les  Turcs  se  précipi- 
tèrent à  sa  poursuite,  avec  quinze  mille  fantassins  et  trois 
mille  chevaux.  La  peur  avait  tellement  gagné  les  soldats, 
qu'ils  songaient  plus  à  se  sauver  qu'à  combattre.  Don  Martin 
de  Cordova  montra  ce  jour-là  ce  que  peut  un  chef  de  courage 
pour  rétablir  le  moral  d'une  armée  en  fuite.  Sautant  à  bas  de 
son  cheval,  une  pertuisane  à  la  main,  il  chargea  les  assaillants 
avec  quelques  braves,  et,  par  son  exemple,  fit  revenir  au 
combat  les  fuyards,  qui  cherchaient  déjà  à  s'emparer  des 
embarcations.  D'un  autre  côté,  le  capitaine  Luis  de  Rueda  fit 
une  trouée  au  milieu  des  Turcs  avec  une  petite  troupe  de 
cavaliers;  cette  attaque  vigoureuse  donna  au  Comte  le  temps 
de  rallier  son  monde,  non  sans  avoir  subi  de  grosses  pertes; 
à  partir  de  ce  moment,  les  Musulmans  se  contentèrent  de  le 
harceler,  et  il  put  regagner  Oran  en  trois  jours  par  la  route 
qui  suit  le  bord  de  la  mer;  il  y  avait  cinquante-sept  jours  qu'il 
en  était  parti.  A  son  retour  à  Alger,  Hassan  apprit  qu'il  avait 
été  nommé  Beglierbey  d'Afrique  ^ ,  en  remplacement  de  son  père. 

1.  Voir  les  Négociations,  d.,  c.  t.  II,  p.  53. 


76  CHAPITRE    SIXIEME 

En  1550,  après  avoir  conclu  une  alliance  avec  le  Sultan  de 
Fez  Abd-el-Kader,  il  fit  sortir  d'Alger  une  armée  de  cinq 
mille  mousquetaires,  mille  spahis  et  huit  mille  Kabyles,  com- 
mandés par  Abd-el-Aziz,  sultan  de  Labez,  (Beni-Abbes)  qui 
s'était  récemment  rallié;  les  janissaires  étaient  sous  les 
ordres  d'Hassan-Gorso^  et  tous  se  dirigèrent  sur  Mostaganem, 
où  l'armée  devait  s'accroître  des  contingents  des  Beni-Amer 
et  des  tribus  voisines.  Il  avait  été  convenu  que  le  Sultan  de 
Fez  ferait  jonction  avec  les  Turcs  à  Aïn-Temouchent;  les  deux 
armées  réunies  devaient  s'emparer  d'Oran,  et  tenter  ensuite 
un  débarquement  en  Espagne.  Le  prince  marocain  avait  mis 
ses  troupes  sous  les  ordres  de  ses  deux  fils,  qui,  violant  l'al- 
liance conclue,  s'installèrent  en  maîtres  à  Tlemcen,  après  y 
être  entrés  comme  amis.  Le  fils  cadet  du  Chérif,  Muley-Abd- 
Allah,  occupa  la  ville  avec  une  forte  garnison,  pendant  que 
son  frère  aîné  s'emparait  violemment  du  territoire  des  Beni- 
Amer,  qu'il  se  mit  à  ravager.  A  cette  nouvelle,  les  Turcs  in- 
dignés se  portèrent  rapidement  en  avant,  et  attaquèrent  leur 
infidèle  allié  au  gué  du  Rio-Salado,  sur  la  route  d'Oran  à 
Tlemcen.  Après  une  sanglante  bataille,  les  Marocains  furent 
vaincus  et  subirent  d'énormes  pertes;  leur  chef  lui-même  fut 
tué,  et  ils  furent  mis  en  déroute,  et  poursuivis  jusqu'à  la 
Moulouïa.  A  la  première  nouvelle  du  désastre,  Muley-Abd- 
Allah  s'était  sauvé  à  la  hâte  avec  tout  son  monde,  et  avait 
repris  la  route  de  Fez,  où  il  fut  assez  mal  reçu  par  son  père. 
La  victoire  des  Algériens  fut  due  pour  la  plus  grande  partie 
au  courage  d'Abd-el-Aziz  et  de  ses  Kabyles  ;  on  dit  même  que 
le  chef  des  Beni-Abbes  fut  forcé  de  faire  violence  à  Hassan- 
Corso  pour  l'obliger  à  livrer  bataille.  A  partir  de  ce  moment, 
les  Turcs  occupèrent  fortement  Tlemcen,  où  ils  laissèrent 
une  garnison  de  mille  cinq  cent  loldachs,  sous  le  commande- 
ment du  caïd  SafTa. 

En  cette  même  année,  Hassan,  débarrassé  des  soucis  de  la 
guerre,  et  se  souvenant  que  le  Koudiat  es-Saboun,  avait  été, 
à  trois  reprises  différentes,  l'objectif  de  l'ennemi,  fit  cons- 
truire le  bord]  Muley-Hassan,  qui  prit  plus  tard  le  nom  de 
fort  l'Empereur,  en  vertu  d'une  tradition  menteuse,  qui  vou- 
drait que  cet  ouvrage  ait  été  commencé  par  Charles-Quint 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  77 

lui-même.  Il  embellit  et  assainit  la  ville  d'Alger,  dans  laquelle 
il  fit  construire  un  hôpital  pour  les  janissaires  devenus  vieux 
et  infirmes,  ainsi  que  des  bains  somptueux,  d'un  usage  public 
et  gratuit.  Pendant  qu'il  était  occupé  de  ces  utiles  travaux,  il 
reçut  l'ordre  de  retourner  à  Gonstantinople  et  de  s'y  présenter 
devant  le  Grand  Divan.  Il  obéit  immédiatement,  et  partit  le 
22  septembre  1551.  Sa  chute  fut  due  en  très  grande  partie 
aux  sollicitations  de  l'ambassadeur  de  France,  M.  d'Aramon, 
qui  avait  constaté  depuis  longtemps  sa  mauvaise  volonté  à 
l'égard  de  la  France  ^  En  effet,  tandis  que  les  relations  de 
cette  puissance  avec  la  Porte  devenaient  de  jour  en  jour  plus 
intimes,  que  le  célèbre  reïs  Dragut  s'était,  pour  ainsi  dire, 
mis  à  la  solde  d'Henri  II,  qui  se  servait  de  lui  contre  l'Es- 
pagne, lui  faisait  de  riches  présents,  et  le  lançait  tantôt  sur 
Naples,  tantôt  sur  Fîle  d'Elbe,  tantôt  sur  la  Corse,  oii  il  infli- 
geait à  Doria  de  sanglantes  défaites  %  le  fils  de  Barberousse 
continuait  à  montrer  aux  envoyés  du  roi  le  mauvais  vouloir 
que  son  père  leur  avait  témoigné  dans  les  trois  dernières 
années  de  sa  vie.  M.  d'Aramon,  qui  avait  été  envoyé  à  Alger 
au  moment  de  la  campagne  d'Hassan  contre  le  Maroc  pour  lui 
offrir  l'appui  de  la  flotte  française^  dans  Fhypothèse  d'une 
attaque  d'Oran  et  d'un  débarquement  en  Espagne,  avait  vu 
ses  offres  fort  mal  reçues.  En  quittant  les  États  barbaresques, 
il  se  rendit  à  Gonstantinople,  exposa  habilement  au  Divan 
les  dangers  que  pouvait  faire  courir  à  l'unité  de  l'empire  otto- 
man le  trop  grand  développement  de  la  puissance  des  Be- 
glierbeys,  et  obtint  facilement  la  révocation  qu'il  demandait. 
Par  contre,  Dragut,  qui  venait  de  s'illustrer  par  une  brillante 
campagne  sur  les  côtes  de  la  Tunisie  et  de  la  Tripolitaine,  en 
aidant  puissamment  à  la  prise  de  Tripoli,  et  en  sauvant,  aux 
îles  Gelves,  la  flotte  ottomane  des  mains  de  Doria  par  un 
audacieux  stratagème,  venait  d'être  nommé  sandjiak  de  Lé- 
pante  et  commandant  d'une  flotte  de  quarante  galères. 

Après  un  intérim  de  huit  mois  environ,  qui  fut  rempli  par 


1.  Voiries  Négociations^  d.  c,  t.  II,  p.  181. 

2.  Voir  les  Négociations,  d.  c,  t.  II,  p.  72,  214,259. 

3.  Voir  les  Négociations,  d.  c,  t.  II,  p.  156. 


78  CHAPITRE    SIXIEME 

le  Caïd  Saffa,  Sala-Reis,  nommé  Beglierbey  d'Afrique  S 
arriva  à  Alger  à  la  fin  d'avril  1552.  Sa  nomination  fut  due 
à  l'amitié  de  l'ambassadeur  français,  auquel  il  s'était  rendu 
fort  utile  en  diverses  occasions.  Originaire  d'Alexandrie,  il 
avait  navigué  dès  sa  plus  tendre  jeunesse  avec  les  Barbe- 
rousses,  dont  il  fut  un  des  compagnons  les  plus  fidèles,  et 
sous  lesquels  il  exerça  plusieurs  commandements  importants. 
Après  la  mort  de  Kheïr-ed-Din,  le  Sultan  l'avait  placé  pen- 
dant quelque  temps  à  la  tête  des  flottes  ottomanes,  et,  dans 
ce  poste  élevé,  il  avait  rendu  les  meilleurs  services'. 

Au  moment  de  son  arrivée,  les  chefs  d)^  Tuggurt  et  de  Ouar- 
gla,  se  fiant  à  la  longue  distance  qui  les  séparait  d'Alger  et 
à  la  crainte  qu'inspiraient  leurs  déserts,  alors  presque  incon- 
nus, venaient  de  se  révolter  et  de  refuser  le  tribut  auquel  les 
avaient  jadis  assujettis  les  fondateurs  de  la  Régence,  et  qu'ils 
payaient  depuis  vingt-cinq  ans  environ.  Sala-Reïs  marcha 
contre  eux  avec  trois  mille  mousquetaires,  mille  spahis,  et 
huit  mille  auxiliaires  kabyles,  commandés  par  Abd-el-Aziz. 
Il  prit  Tuggurt  d'assaut  au  bout  de  quatre  jours  de  siège^ 
conquit  Ouargla  sans  résistance,  châtia  durement  les  habi- 
tants de  ces  deux  villes,  fit  payer  une  amende  énorme  aux 
deux  chefs  révoltés^  reçut  la  soumission  du  Souf,  et  reprit  la 
route  d'Alger  avec  un  immense  butin,  quinze  chameaux  char- 
gés d'or  et  plus  de  cinq  mille  esclaves  nègres  des  deux  sexes; 
les  vaincus  furent  astreints  à  un  nouveau  tribut,  auquel  ils 
ne  cherchèrent  plus  à  se  dérober.  La  mésintelligence  ne  tarda 
pas  à  éclater  entre  le  Beglierbey  et  le  chef  Kabyle;  celui-ci, 
mécontent  de  la  part  qui  lui  avait  été  allouée  sur  les  prises 
faites  dans  le  Sud,  se  trouva  bientôt  en  butte  aux  soupçons 
des  Turcs,  et  fut  dénoncé  comme  rebelle  par  son  ancien 
ennemi  Hassan-Corso,  qui  ne  pouvait  lui  pardonner  le  dédain 
avec  lequel  il  l'avait  traité  en  1550,  lors  de  la  campagne  du 
Maroc.  Il  fut  mandé  à  Alger  et  logé  au  palais  de  la  Jenina,  où 
on  avait  l'arrière-pensée  de  s'assurer  de  sa  personne  ;  il  en  eut 
avis,  se  sauva  à  cheval  pendant  la  nuit,  et,  arrivé  dans  la 


1.  Voir  \e5  Négociatiotis,  d.  c,  t.  IT,  p.  177,  181. 

2.  Voir  les  Négociations,  d.  c,  t.   I,  p.  624. 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  79 

montagne,  ouvrit  immédiatement  les  hostilités,  commençant 
ainsi  la  lutte  la  plus  longue  et  la  plus  dure  que  les  Algériens 
eurent  jamais  à  supporter  en  Kabylie.  Sala  marcha  contre 
lui,  en  dépit  de  la  mauvaise  saison  déjà  bien  avancée;  il  le 
battit  dans  une  première  affaire  sur  la  montagne  de  Boni; 
El  Fedel,  frère  d'Abd-el-Aziz,  fnt  tué  dans  le  combat;  mais 
il  avait  empêché  les  Turcs  de  pousser  plus  avant  leur  victoire. 
Débarrassé  de  l'ennemi,  le  sultan  kabyle  fortifia  Kalaa,  et  se 
fit  des  alliés  dans  le  voisinage;  au  retour  du  printemps,  Sala 
fit  marcher  contre  lui  son  fils  Mohammed,  avec  mille  mous- 
quetaires, cinq  cents  sphahis,  et  six  mille  cavaliers  auxiliaires; 
la  bataille  s'engagea  près  de  Kalaa;  les  Turcs  furent  enve- 
loppés et  vaincus,  et  les  débris  de  leurs  troupes  eurent  beau- 
coup de  peine  à  regagner  Alger. 

L'année  suivante,  ils  voulurent  se  venger  de  cette  défaite 
par  une  nouvelle  expédition,  commandée  par  Sinan-Reïs  et 
Ramadan,  à  la  tête  de  trois  ou  quatre  mille  hommes.  Abd-el- 
Aziz  fut  de  nouveau  vainqueur;  il  atteignit  l'ennemi  sur 
rOued-el-Lhâm,  et  en  fit  un  terrible  massacre;  on  dit  que  les 
deux  chefs  de  l'expédition  purent  seuls  regagner  M'sila  avec 
quelques  cavaliers. 

En  1552,  Henri  II  avait  envoyé  à  Alger  le  Chevalier  d'Al- 
bisse*  pour  inviter  le  Beglierbey  à  inquiéter  les  côtes  d'Es- 
pagne, lui  promettant  d'agir  de  son  côté;  en  même  temps 
Dragut,  à  la  tête  des  flottes  ottomanes,  opérait  de  concert 
avec  M.  de  la  Garde,  et  bloquait  les  galères  du  duc  d'Albe^ 
Sala-Reïs  se  rendit  à  l'invitation  du  roi  de  France,  et,  au 
commencement  de  juin  1553,  il  quitta  Alger  avec  quarante 
navires  de  guerre,  arriva  à  Mayorque,  y  débarqua,  et  se  mit  à 
piller  la  campagne  ;  la  garnison  de  Mahon  lui  fit  éprouver 
quelques  pertes.  Il  continua,  le  long  des  côtes,  une  croisière 
peu  efficace  et  vint  atterrir  au  Penon  de  Vêlez,  après  s'être 
emparé  d'une  dizaine  de  bâtiments  portugais  et  espagnols  ; 
ces  navires  ramenaient  au  Maroc  l'ancien  souverain  de  Fez, 
Muley-Bou-Azoun,   qui,  après    avoir   été  dépossédé  par  le 


1.  Voir  les  Négociations,  d.  c,  t.  II,  p.  204. 

2.  Voir  les  Négociations,  d.  c.  (T.  II,  p.  274,  278.) 


30  CHAPITRE    SIXIEME 

Chérif  Muley-Mohammed,  avait  imploré  le  secours  des  chré- 
tiens, pour  reconquérir  ses  états.  Il  fut  d'abord  tenu  à  Alger 
dans  une  captivité  assez  étroite;  mais,  quelques  mois  plus 
tard,  ayant  gagné  les  bonnes  grâces  de  Sala,  auquel  il  offrit 
sa  vassalité,  le  Beglierbey  profita  d'une  incursion  qu'avaient 
faite  les  Marocains  au  delà  de  la  Moulouïa,  qui  servait  de 
frontière  occidentale  à  la  Régence,  pour  déclarer  la  guerre 
au  Chérif.  Après  avoir  reconnu  comme  souverain  son  com- 
pétiteur, il  rassembla  à  la  hâte  une  armée  de  six  mille  mous- 
quetaires, mille  spahis,  et  quatre  mille  cavaliers  auxiliaires, 
fourni  par  le  chef  de  Kouko,  qui  était  redevenu  l'allié  des 
Turcs  depuis  que  ceux-ci  étaient  en  guerre  contre  son  rival 
des  Beni-Abbès.  11  se  mit  eny'ftruferB:Ti-^ommencement  de 
janvier  1534,  et  envoya  sa  flotte  Tattendre  à  K'(;aça;  en  arri- 
vant à  Téza,  il  rencontra  l'armée  du  Chérif,  qui  l'attendait 
pour  lui  barrer  la  route  de  Fez  avec  quatre-vingt  mille 
hommes.  Quelque  disproportionnées  que  fussent  les  forces. 
Sala  n'hésita  pas  à  attaquer;  car  il  savait  que  la  plupart  des 
Caïds  étaient  partisans  de  Bou-Azoun^  et  qu'ils  n'attendaient, 
que  le  moment  de  faire  défection.  En  effet,  la  bataille  était  à 
peine  engagée,  qu'une  très  grande  partie  de  l'armée  maro- 
caine se  joignit  aux  Turcs  et  leur  prêta  son  aide  dans  l'action; 
par  suite  de  cette  trahison,  le  Chérif  fut  complètement  battu; 
il  chercha  cependant  à  rallier  les  débris  de  ses  troupes  sous 
les  murs  de  Fez;  mais  il  y  subit  une  deuxième  défaite,  trois 
jours  après  la  première.  Les  Turcs  entrèrent  dans  la  ville, 
qu'ils  saccagèrent  en  y  faisant  un  énorme  butin.  Sala-Reïs 
reçut  pour  sa  part  plus  de  trois  millions;  il  installa  ensuite 
Bou-Azoun  sur  le  trône,  reçut  son  serment  de  fidélité,  mit 
garnison  dans  le  Penon  de  Vêlez,  et  s'en  retourna  à  Alger 
par  terre,  au  mois  de  mai  1554,  marchant  à  petites  journées, 
en  s'occupant  le  long  du  chemin  de  donner  des  ordres  pour 
faire  réparer  les  fortifications  de  toutes  les  villes  qu^il  tra- 
versa; il  rentra  dans  sa  capitale  au  commencement  du  mois 
d'août;  entre  temps,  il  avait  envoyé  sa  flotte  aider  les  Fran- 
çais à  transporter  quatre  mille  hommes  en  Toscane.  Avant 
soumis  le  Maroc,  et  tranquille  désormais  à  l'Ouest,  où  le 
nouveau  Sultan  de  Fez  devait  surveiller  les  agissements  des 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  81 

Espagnols  d'Oran,  le  Beglierbey  résolut  de  chasser  les  chré- 
tiens de  Bougie. 

Au  mois  de  juin  1555,  il  partit  d'Alger  par  terre,  emmenant 
avec  lui  les  janissaires  et  trois  mille  Kabyles  ;  il  envoya  par 
mer  une  assez  forte  artillerie,  qui  put  être  débarquée  facile- 
ment, en  faisant  remonter  aux  galiotes  la  rivière,  grossie 
outre  mesure  par  les  pluies*.  Le  16  septembre,  il  ouvrit  le 
feu  devant  la  ville  avec  deux  batteries,  l'une  de  six,  l'autre  de 
huit  pièces  de  gros  calibre;  en  un  jour  et  demi,  le  Château 
impérial  fut  rasé;  le  Château  de  la  mer  ne  tint  guère  plus_,  et 
la  Casbah  s'écroula  le  sixième  jour.  Lorsque  Sala-Reïs  se  vit 
maître  de  ces   défenses,  il  envoya  un  parlementaire  au  gou- 
verneur Don  Alonso    de    Peralta,    pour  le    sommer   de  se 
rendre  ;  il  lui  offrait  une  capitulation  honorable,  promettait 
que  la  garnison  serait  rapatriée  avec  armes  et  bagages,  et 
que   les   habitants  pourraient  emporter  avec  eux  tous  leurs 
biens  mobiliers  ;  le  gouverneur^  à  bout  de  forces,  accepta  ces 
conditions  ;  mais  la  foi  jurée  fut  violée  par  les  Turcs  et  par 
leurs  auxiliaires  indigènes;  ils  firent  captifs  les  soldats  et  les 
habitants,  à  l'exception  de  don  Alonso,  de  Luis  Godinez,  et 
de- cent  vingt  invalides,  qui  furent  jetés  à  bord  d'une  petite 
caravelle  ;  on  ne  leur  donna  même  pas  de  marins  pour  con- 
duire cette  mauvaise  barque,  qui  n'arriva  que   par  miracle  à 
Alicante  ".  Le  28  septembre,  les   Algériens   entrèrent   dans 
Bougie,  et  l'occupèrent  définitivement. 

Ils  y  firent  un  riche  butin  et  se  partagèrent  six  cents 
esclaves.  Alonso  de  Peralta,  de  retour  en  Espagne,  fut  traduit 
devant  un  conseil  de  guerre,  qui  le  condamna  à  avoir  la  tête 
tranchée  sur  la  grande  place  de  Valladolid.  Ce  fut  une  victime 
offerte  à  l'opinion  publique  ;  la  perte  de  Bougie  avait  jeté  toute 
la  population  dans  la  plus  grande  consternation  ;  ce  senti- 
ment, se  communiquant  aux  juges  et  à  l'Empereur  lui-même, 
entraîna  une  exécution  mal  motivée  ;  car  jamais  commandant 
de  ville  assiégée  n'eut  d'aussi  bons  arguments  à  présenter 
pour  excuser  sa  capitulation.  Les  fortifications   de    Bougie 

1.  Voir  la  lettre  du  F.  Hieronimo  au   Comte  d'Alcaudete.  [Documents 
relatifs  a  V occupation  espagnole^  d.  c.  Re^\  Africaine,  1877,  p.  280.) 

2.  Voir  la  lettre  justificative  de  Peralta.  (Loc,  cit.,  an.  1877,  p.  282.) 

6 


32  CHAPITRG    SIXIEME 

étaient  en  si  mauvais  état,  qu'au  bout  de  six  jours  de  feu, 
suivant  les  dépositions  des  témoins  et  les  propres  termes  du 
rapport  officiel,  confirmés  par  plusieurs  lettres  de  capitaines 
espagnols,  il  semblait  qu'elle  neût  jamais  eu  de  murailles, 
et  les  cavaliers  eux-mêmes  auraient  pu  monter  par  la  brèche. 
Les  vivres  et  les  munitions  faisaient  entièrement  défaut,  et 
se  trouvaient  épuisés,  bien  avant  la  reddition  ;  la  garnison 
décimée  avait  soutenu  trois  assauts  sur  brèche  ouverte,  et 
il  ne  restait  plus  ime  pièce  en  état  de  faille  feu.  Il  faut  encore 
ajouter  que,  depuis  longtemps,  le  Gouverneur  de  Bougie, 
suivant  l'exemple  de  tous  ses  prédécesseurs,  avait  en  vain 
appelé  l'altention  du  Conseil  Royal  sur  la  misérable  situation 
dans  laquelle  on  laissait  la  place  dont  la  garde  lui  était  confiée, 
et  qu'il  n'avait  pas  cessé  de  prédire  le  fatal  résultat^  ;  en  fait, 
Alonso  de  Peralta  fut  victime  de  l'incurie  de  son  gouverne- 
ment. Sala-Reïs  mit  dans  sa  nouvelle  conquête  une  garnison 
de  quatre  cents  hommes,  commandés  par  Ali-Sardo,  qui 
s'occupa  immédiatement  de  faire  travailler  aux  remparts  de 
la  ville  et  du  port.  Pendant  cette  campagne,  un  nouvel  orage 
s'était  formé  à  l'Ouest.  Muley  Mohammed,  à  la  tête  de  ses 
partisans,  avait  vaincu  et  tué  Bou-Azoun  ;  puis  aussitôt 
réinstallé  à  Fez,  il  avait  envoyé  demander  des  secours  au  roi 
d'Espagne,  promettant  de  chasser  les  Turcs  d'Alger,  si  on  lui 
accordait  un  secours  de  douze  mille  hommes,  qu'il  s'offrait  à 
payer  et  à  défrayer  de  tout  le  nécessaire.  Le  Beglierbey  ne 
perdit  pas  un  moment  pour  remontrer  à  la  Porte  la  nécessité 
de  frapper  un  grand  coup,  à  la  fois  sur  le  Maroc  et  sur  Oran  ; 
il  reçut  peu  de  jours  après  l'autorisation  d'agir  et  un  renfort 
de  quarante  galères  et  de  six  mille  hommes.  Lorsque  cette 
armada  fut  en  vue  des  côtes,  il  lui  envoya  l'ordre  d'aller 
mouiller  à  Matifou,  où  il  se  trouvait  lui-même,  avec  trente 
galères  et  quatre  mille  Turcs  ;  cette  mesure  avait  été  dictée 
par  la  crainte  de  voir  la  peste  se  mettre  dans  l'armée  ;  car  ce 
lléau  dévastait  Alger  depuis  environ  six  mois  ;  en  outre.  Sala 
voulait  presser  sa  marche  et  paraître  devant  Oran  avant  qu'on 

1.  Voir  la  leltte  de  Ribera  à  rEmpereur(an.  1875,  p.  353),  de  Juan  Molina 
au  Cardinal  de  Tolède  (an  1877,  p.  224)  de  rinffénieur  Librano  au  Roi  (an. 
1877,  p.  267).  V  r  ^  5 


LES    BEGLIERBEYS    ET    LEURS    KHALIFATS  83 

n'y  eut  appris  l'arrivée  des  renforts  de  Gonstantinople.  Mais, 
au  moment  où  il  venait  d'en  prendre  le  commandement,  et 
comme  il  allait  donner  le  signal  du  départ,  il  fut  atteint  lui- 
même  de  la  contagion  régnante  et  mourut  en  vingt-quatre 
heures,  âgé  d'environ  soixante- dix  ans.  Le  klialifat  Hassan- 
Corso  prit  de  sa  propre  autorité  le  pouvoir  et  se  mit  à  la  tête 
de  l'armée,  avec  laquelle  il  marcha  sur  Oran,  réunissant  sur 
sa  route  de  nombreux  contingents  indigènes  ;  pendant  ce 
temps,  la  flotte  amenait  à  Mostaganem  les  vivres,  les  muni- 
tions et  l'artillerie  nécessaire.  Arrivé  devant  Oran,  il  ouvrit 
la  tranchée  et  installa  deux  batteries,  Tune  contre  la  porte  de 
Tlemcen,  et  l'autre  sur  la  montagne,  à  l'ouest  de  la  ville.  11 
s'était  déjà  emparé  de  la  Tour  des  Saints  et  serrait  la  garnison 
de  très  près,  lorsqu'il  reçut  du  Sultan  l'ordre  de  lever  le  siège, 
la  Porte  ayant  besoin  de  ses  galères  pour  repousser  celles 
d'André  Doria,  qui^  après  avoir  ravagé  l'Archipel,  menaçait  le 
Bosphore.  Tel  est  le  motif  admis  par  les  historiens  espagnols 
et  italiens  ;  mais  il  est  permis  de  croire  que  le  Sultan  avait  vu 
de  mauvais  œil  l'usurpation  de  pouvoir  commise  par  lo  Caïd 
Hassan,  et  qu'il  ne  voulut  pas  le  laisser  plus  longtemps  à  la 
tête  d'une  armée  aussi  considérable.  Cette  opinion  est  rendue 
excessivement  probable  par  les  événements  qui  suivirent 
le  rappel  des  troupes  ottomanes. 

Pendant  que  les  Algériens,  trop  peu  nombreux  maintenant 
pour  continuer  le  siège  d'Oran,  battaient  en  retraite,  pour- 
suivis jusqu'à  Mazagran  par  le  comte  d'Alcaudete,  qui  leur 
enleva  une  partie  de  leur  artillerie  et  de  leurs  bagages,  la 
Porte  avait  investi  le  Turc  Tekelerli  ^  du  gouvernement  de  la 
Régence.  A  cette  nouvelle,  Hassan-Corso,  appréhendant  un 
châtiment  mérité,  et  se  sentant  soutenu  par  la  Milice,  jeta  le 
masque,  et  se  mit  ouvertement  en  révolte.  11  envoya  aux 
Caïds  qui  commandaient  les  soffrasdes  villes  maritimes  l'ordre 
de  s'opposer  au  débarquement  du  Pacha,  en  sorte  que,  lorsque 
celui-ci  se  présenta  successivement  devant  Bône,  Bougie  et 
Alger,  l'accès  de  ces  ports  lui  fut  interdit,  et  on  le  menaça 


1.   L'orthographe   de    ce    nom  n'est  pas   bien    certaine;   quelques-uns 
écrivent  Techeoh;  d'autres,  Mohammed  Kurdogh. 


84  CHAPITRE    SIXIEME 

partout  de  faire  feu  sur  ses  galères.  Il  dut  aller  chercher  un 
refuge  au  cap  Matifou;  une  fois  à  l'abri,  il  entra  en  pourparlers 
avec  les  Reïs.  Ces  marins  étaient  fort  mécontents  de  tout  ce 
qui  venait  de  se  passer  ;  les  principaux  d'entre  eux  étaient  de 
vieux  compagnons  desBarberousses;jusqu'àce  moment  c'était 
parmi  eux  qu'on  avait  choisi  les  caïds  des  armées  et  les  gou- 
verneurs des  villes  conquises  ;  ils  se  sentaient  jalousés  par 
les  loldachs  ;  ceux-ci,  mécontents  de  leur  faible  solde,  eussent 
voulu  avoir  part  aux  bénéfices  delà  Course,  et  enviaient  les 
richesses  amassées  par  leurs  rivaux,  qui  pouvaient  facilement 
prévoir  le  sort  qui  les  attendait,  si  le  pouvoir  tombait  aux 
mains  de  la  Milice  ;  leur  orgueil  se  trouvait  en  cette  circons- 
tance aussi  froissé  que  leurs  intérêts.  L'entente  ne  fut  donc  pas 
longue  à  s'établir  entre  leurs  chefs  et  Tekelerli  ;  aussitôt 
résolue,  l'action  fut  rapidement  et  habilement  conduite.  De 
tout  temps,  les  capitaines  des  galères  avaient  été  chargés  de 
la  garde  du  port,  du  môle  et  des  portes  de  la  Marine  ;  par  une 
nuit  noire,  ils  occupèrent  sans  bruit  les  rues  voisines,  surpri- 
rent dans  leur  sommeil  les  postes  du  palais  et  des  remparts, 
qu'ils  remplacèrent  par  leurs  équipages.  Le  lendemain  matin, 
la  ville  se  réveilla  sous  le  canon  des  Reïs  ;  les  principaux  des 
rebelles  avaient  été  égorgés  ;  le  Pacha,  débarqué  pendant 
la  nuit,  dictait  ses  ordres  de  la  Jenina;  l'usurpateur  avait  été 
jeté,  aussitôt  pris,  sur  les  gauches  de  la  porte  Bab-Azoun,  où 
il  agonisa  trois  jours  avant  de  mourir  de  cet  atroce  supplice; 
les  caïds  de  Bône  et  de  Bougie,  Ali-Sardo  et  Mustapha,  furent 
torturés  et  empalés  ;  beaucoup  d'autres  séditieux  périrent  ; 
quelques-uns  rachetèrent  leur  vie  à  prix  d'or. 

Cependant  les  janissaires  ne  se  tenaient  pas  pour  vaincus; 
dans  la  première  surprise,  ils  s'étaient  vus  forcés  de  se  sou- 
mettre ;  mais,  à  la  terreur  que  répandirent  les  nombreuses 
exécutions  du  début,  ne  tarda  pas  à  succéder  le  désir  de  la 
vengeance.  A  la  tète  du  complot  se  mit  l'ancien  caïd  de  Tlem- 
cen,  Joussouf,  qui  avait  juré  de  venger  la  mort  d'Hassan,  au- 
quel il  était  lié  depuis  son  enfance  par  une  de  ces  bizarres 
affections  que  l'Orient  ne  réprouve  pas.  Les  conjurés  atten- 
dirent une  occasion  favorable  jusqu'à  la  fin  du  mois  d'avril; 
la  peste  régnait  toujours  à  Alger,  et  le  Pacha,  pour  fuir  la 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  85 

contagion,  avait  dressé  ses  tentes  aux  Caxines,  bivouac  ordi- 
naire des  Mahallahs  de  Touest,  situé  sur  le  bord  de  la  mer,  à 
trois  lieues  environ  de  la  ville.  A  l'improviste,  et  tandis  que 
ses  complices  s'emparaient  des  portes  et  des  remparts,  en 
profitant  du  moment  où  les  reïs  étaient  partis  en  Course,  Jous- 
souf  fondit  sur  le  camp  avec  quelques  cavaliers  dévoués,  et  le 
mit  à  sac,  cherchant  de  tous  côlés  celui  dont  il  voulait  la  tête. 
A  la  première  alarme,  Tekelerli,  sautant  à  cheval,  avait  pris 
à  toute  vitesse  la  route  d'Alger,  pour  y  faire  face  à  l'émeute  à 
la  tête  de  ses  partisans  ;  mais  quand  il  arriva  aux  portes,  il 
les  trouva  fermées,  et  ne  fut  accueilli  que  par  des  injures  et 
des  menaces;  se  voyant  alors  abandonné  de  tous  et  perdu,  il 
tourna  bride  et  se  réfugia  à  la  hâte  dans  une  petite  chapelle, 
nommée  kouba  de  Sidi-Iakoub,  espérant  y  trouver  un  asile 
assuré  parla  sainteté  du  lieu.  Joussouf,  toujours  galopant  sur 
ses  traces,  le  suivait  à  quelques  longueurs  de  lance,  et  le  Pa- 
cha avait  à  peine  mis  pied  à  terre,  que  les  conjurés  se  préci- 
pitaient tumultueusement  à  sa  suite  dans  l'enceinte  consa- 
crée :  «  Oserez- vous  me  tuer  ici?  »  leur  cria-t-il.  «  Et  toi, 
chien,  as-tu  épargné  Hassan?  »  répondit  le  Caïd  en  le  frap- 
pant de  sa  pique  et  en  l'étendant  à  terre,  où  il  fut  ensuite  dé- 
capité. Cet  assassinat  fut  le  signal  d'un  horrible  désordre;  les 
janissaires  avaient  acclamé  le  chef  de  la  conjuration,  qui  ne 
régna  que  six  jours,  au  bout  desquels  il  fut  enlevé,  dit-on, 
par  la  peste,  après  avoir  distribué  le  trésor  public  à  ses  com- 
plices. Après  sa  mort,  le  vieux  Caïd  Yahia^,  ancien  khalifat 
de  Sala-Reïs,  qui  l'avait  choisi  pour  remplir  Tintérim  du 
commandement  en  son  absence,  s'installa  à  la  Jenina,  et  s'ef- 
força à  l'aide  des  reïs  de  rétablir  la  tranquillité,  en  attendant 
l'arrivée  du  Beglierbey  qui  venait  d'être  nommé  par  la  Porte  \ 

1.  Dans  les  Bocuments  Espagnols,  cités  plus  haut  à  diverses  reprises, 
on  trouve  (an.  1877.  p.  287)  une  lettre  du  roi  Philippe  If,  datée  du  21  juillet 
1557,  et  adr.^ssée  au  Caïd  Mostafa-Arnaute,  qui  y  est  qualifié  de  Gouver- 
neur d'Alger.  Ce  personnage,  dont  aucun  historien  ne  parle,  aurait  donc 
exercé  un  pouvoir  éphémère  au  milieu  des  troubles  qui  suivirent  l'assassinat 
du  Pacha  et  la  mort  subite  de  loussouf. 


CHAPITRE   SEPTIÈME 

LES    BEGLIERBEYS    ET   LEURS   KHALIFATS    (Suite.) 


SOMMAIRE  :  Retour  d'Hassan-Pacha.  —  Guerre  du  Maroc.  —  Bataille  de  Fez. 
—  Déroute  de  Mostaganeua  et  mort  du  Comte  d'Alcaudete.  —  Révolte  des 
Beni-Abbes.  -•  Mort  d'Abd-el-Aziz.  —  Désastre  des  Gelves.  —  [nsurrection 
de  la  Milice.  —  Siège  d'Oran  et  de  Mers-el-Kebir. 


Le  Grand-Divan  n'en  était  pas  encore  arrivé  à  ce  degré  d'a- 
baissement qui  lui  fit  plus  tard  supporter  et  laisser  impunies 
les  révoltes  des  janissaires;  le  meurtre  de  Tekelerli  excita 
donc  à  Constantinople  une  indignation  générale  et  le  Sultan 
donna  l'ordre  de  châtier  les  rebelles.  Nul  ne  convenait  mieux 
pour  cette  mission  qu'Hassan-ben-Kheir-ed-Din,  héritier  des 
traditions  paternelles,  aimé  de  la  population  d'Alger,  et  chéri 
des  vieux  roïs,  avec  lesquels  il  avait  fait  ses  premières  armes 

Le  Grand-Yizir  Rostan'  leva  le  seul  obstacle  qui  s'opposait 
à  ce  choix  en  réconciliant  son  protégé  avec  l'ambassadeur 
français,  auquel  le  nouvel  élu  promit  ses  bons  offices.  Hassan, 
nommé  pour  la  deuxième  fois  Beglierbey  d'Afrique,  arriva  à 
Alger  au  mois  de  juin  1SS7,  avec  vingt  galères,  dont  les  équi- 


1.  Ici  il  importe  de  dire  que,  contrairement  aux  assertions  d'Haëdo,  le 
grand  vizir  Rostan  fut  toujours  le  protecteur  d'Hassan;  il  avait  été  un  des 
plus  grands  amis  de  son  père,  qui  lui  avait  légué  une  grande  partie  de  ses 
Liens.  Du  reste,  il  est  prudent  de  ne  pas  se  fier  à  Haëdo,  lorsqu'il  cherclie 
à  expliquer  les  mutations  des  gouverneurs;  il  ne  fait  le  plus  souvent  que 
répéter  des  bavardages  de  janissaires  ou  de  captifs,  aussi  peu  capables  les 
uns  que  les  autres  de  savoir  ce  qui  se  passait  au  Grand-Divan.  Comme 
enregistreur  de  faits,  l'auteur  de  ï'Epitome  de  los  Reyes  de  Argel  est  un 
guide  souvent  utile;  mais  on  n'a  pas  besoin  d'étudier  de  bien  près  ses 
appréciations  personnelles  pour  voir  combien  le  sens  critwue  lui  faisait 
défaut. 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  87 

pages,  unis  aux  marins  d'Alger,  constituaient  une  force  suffi- 
sante pour  contenir  la  Milice,  qui  se  soumit  sans  résistance. 

Profitant  du  désordre  qui  venait  de  régner  pendant  plus 
d'un  an,  le  Chérif  Muley-Mohammed  avait  envahi  la  province 
de  TIemcen;  le  Caïd  Mansour-ben-Bogani  s'était  installé  dans 
la  ville  elle-même  et  y  avait  fait  reconnaître  son  petit-fils 
comme  roi  ;  toutefois,  le  Caïd  SalTa  s'était  réfugié  dans  le  Me- 
chouar  avec  cinq  cents  Turcs,  et  y  résistait  à  tous  les  efforts 
des  assaillants.  Aussitôt  installé,  le  Beglierbey  marcha  à  son 
secours  avec  six  mille  mousquetaires  turcs  ou  renégats  et  seize^ 
mille  indigènes  ;  à  la  nouvelle  de  sa  venue,  les  Marocains 
effrayés  repassèrent  la  frontière,  vivement  poursuivis  par  l'ar- 
mée algérienne,  qui  les  atteignit  sous  les  murs  de  Fez.  Les 
troupes  du  Chérif  se  composaient  de  quatre  mille  mousque- 
taires Elches,  morisques  d'Espagne,  très  exercés  et  très 
braves,  de  trente  mille  cavaliers,  et  do  dix  mille  fantassins. 
Le  combat  fut  fort  opiniâtre,  elles  pertes  cruelles,  aussi  bien 
d'un  côté  que  de  l'autre;  le  soir  venu,  les  Turcs  campèrent 
sur  un  mamelon  voisin  du  champ  de  bataille,  et  commen- 
çaient à  s'y  retrancher,  lorsqu'Hassan  apprit  que  les  Espagnols 
d'Oran  se  disposaient  à  lui  couper  la  retraite,  en  cas  de  re- 
vers, oii  à  tomber  sur  ses  derrières,  si  la  lutte  se  prolongeait. 
Son  armée  ayant  été  très  éprouvée,  il  ne  jugea  pas  à  propos 
de  courir  de  semblables  risques,  et  ordonna  immédiatement 
la  retraite,  laissant  allumés  les  feux  du  bivouac,  pour  trom- 
per son  ennemi,  auquel  la  bataille  avait  coûté  fort  cher,  et 
qui  ne  chercha  pas  à  le  poursuivre.  Les  goums  se  retirèrent 
par  la  route  de  Tlemcen,  pendant  que  les  loldachs  et  l'artil- 
lerie prirent  le  chemin  de  K'saça,  où  les  galères  les  atten- 
daient pour  les  ramener  à  Alger.  Cette  campagne  apprit  au 
Beglierbey  qu'il  était  impossible  de  s'engager  à  fond  contre 
le  Maroc,  tant  que  les  chrétiens  d'Oran  seraient  assez  forts 
pour  tenir  la  campagne,  et  il  résolut  dès  lors  de  les  expulser, 
avant  de  rien  entreprendre  au  delà  de  la  Moulouïa. 

Cependant,  le  comte  d'Alcaudete,  désolé  d'avoir  été  forcé, 
par  l'insuffisance  de  ses  forces,  de  laisser  échapper  une  si 
belle  occasion,  était  parvenu,  à  force  d'instances,  à  arracher 
quelques  régiments  à  la  parcimonie  du  Conseil  Royal.  Sentant 


CHAPITRE    SEPTIEME 


que,  par  suite  de  la  reprise  de  Tlemcen,  toute  la  province 
allait  lui  échapper,  il  se  décida  à  marcher  sur  Mostaganem, 
qu'il  voulait  occuper  fortement,  pour  en  faire  une  tête  d'at- 
taque contre  Alger.  Ben-Bogani  l'avait  rejoint  à  la  tête  d'un 
goum  très  nombreux,  et  il  était  convenu  avec  le  Chérif  que 
celui-ci  envahirait  le  pays  au  signal  donné,  et  marcherait  sur 
Milianah,  prenant  ainsi  les  Turcs  à  revers,  s'ils  osaient  sortir 
de  leur  capitale,  et  dépasser  le  Ghélif  ;  c'était  un  projet  bien 
conçu  ;  mais  les  Marocains  ne  furent  pas  prêts  en  temps  utile, 
et  leur  abstention  devint  funeste  à  l'énergique  Capitaine  qui 
se  hasardait  sur  une  route  où  il  avait  couru,  douze  ans  aupa- 
ravant,   de    si   terribles    risques.   Il    se   mit    en  chemin  le 
22  août  1538,  avec  dix  ou  douze  mille  Espagnols,  un  nombreux 
contingent  arabe^   et    une  bonne  artillerie  ;  quatre  grosses 
galiotes  longeaient  la  côte,  portant  les  vivres  et  les  munitions 
nécessaires.  Mais  Hassan  veillait,  et^  à  la  hauteur  d'Arzew, 
le  convoi  fut  capturé,  sous  les  yeux  du  général,  parles  galères 
des  reïs,  commandées  par  Cochupari.  Ce  premier  échec  jeta 
un  commencement  de  démoralisation  dans  l'armée,  qui  ne 
tarda  pas  à  souffrir  de  la  faim  ;  car  Euldj-Ali  était  sorti  de 
Tlemcen  avec  les  janissaires  de  la  garnison  de  cette  ville,  et 
se  tenait  sur  le  flanc  droit  de  l'ennemi,  l'empêchant  de  se 
ravitailler.  Le  quatrième  jour,  les  Espagnols  arrivaient  devant 
Mazagran,  dont  ils  s'emparèrent  facilement,  et  dont  on  détruisit 
le  portail  pour  fabriquer  des  boulets  de  pierre,  en  remplace- 
ment des  projectiles  qui  étaient  tombés  aux  mains  des  Algé- 
riens. Malgré  les  conditions  défavorables  dans  lesquelles  on 
se  trouvait  par  suite  de  la  perte  des  transports,   l'attaque 
immédiate  de  Mostaganem  fut  résolue  ;  c'était,  du  reste,  la 
seule  mesure  à  prendre  ;  car  on  espérait  trouver  dans  la  ville 
une  partie  de  ce  dont  on  manquait,  et  devancer  l'arrivée  des 
Turcs  d'Alger.  Le  Comte  se  mit  donc  en  devoir  de  briser  les 
portes  à  coups  de  canon  ;  dans  les  escarmouches  qui  eurent 
lieu  à  ce  moment  en  dehors  de  la  place,  une  compagnie  du 
régiment  de  Malaga  poursuivit  si  vivement  les  fuyards,  qu'elle 
pénétra  à  leur  suite  dans  Tenceinte,  et  planta  son  drapeau  sur 
le  rempart.  Tout  aurait  peut-être  été  sauvé,  si  l'on  eut  appuyé 
ce  mouvement;  le  Général  n'en  jugea  pas  ainsi,  fit  sonner  la 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  89 

retraite,  et  châtia  sévèrement  l'alferez  qui  avait  agi  sans 
ordres.  Pendant  la  nuit,  les  assiégeants  se  logèrent  contre  la 
muraille  elle-même,  donnèrent  l'assaut  au  petit  jour,  et 
forcèrent  très  bravement  l'entrée  ;  mais  les  habitants  avaient 
barricadé  les  rues,  et  les  disputèrent  maison  à  maison,  sou- 
tenus dans  leur  résistance  par  la  certitude  de  la  prochaine 
arrivée  des  Algériens.  En  effet,  aux  premières  nouvelles, 
Hassan  avait  rassemblé  à  la  hâte  cinq  mille  mousquetaires, 
mille  spahis,  et  s'avançait  à  marches  forcées  ;  les  contingents 
indigènes  s'étaient  réunis  à  lui  sur  son  passage,  au  nombre 
de  plus  de  seize  mille  hommes.  11  arriva  à  midi,  chargea  impé- 
tueusement l'ennemi,  et  le  rejeta  dans  la  campagne,  après 
une  lutte  acharnée  qui  dura  jusqu^au  soir.  La  nuit,  qui  vint 
interrompre  le  combat,  acheva  de  plonger  les  troupes  chré- 
tiennes dans  la  consternation  ;  elles  se  composaient  pour  la 
plus  grande  partie  de  recrues  ;  éprouvées  parla  mer,  par  huit 
jours  de  marches  et  de  combats,  par  le  manque  de  sommeil  et 
de  vivres,  elles  entendaient  les  cris  des  malades  et  des  blessés, 
qu'on  avait  été  forcé  d'abandonner,  et  que  l'ennemi  égorgeait 
sans  pitié.  Lorsque  le  jour  se  leva  et  éclaira  ce  triste  spectacle, 
les  Espagnols  se  virent  entourés  de  toutes  parts  ;  devant  eux 
se  trouvaient  les  janissaires  ;  sur  leur  droite,  Euldj-Ali  et  les 
Tlemcéniens  :  enfm,  les  Turcs  des  galères  venaient  de  débar- 
quer, et  assaillaient  l'aile  gauche,  que  les  navires  mitraillaient 
en  même  temps  ;  il  ne  restait  donc  qu'à  battre  en  retraite,  et  le 
plus  vite  possible  ;  car  les  goums  du  Beglierbey  se  jetaient 
déjà  sur  la  route  de  Mazagran,  pendant  que  ceux  de  Ben- 
Bogani  faisaient  défection,  se  tournant  contre  leurs  anciens 
alliés,  ou  reprenant  au  galop  le  chemin  de  leurs  douars.  Le 
combat  s'engagea  de  tous  les  côtés  à  la  fois,  et,  malgré  les 
efforts  héroïques  du  Général  et  de  ses  officiers,  se  transforma 
rapidement  en  une  complète  déroute.  Le  comte  d'Alcaudele 
et  son  fils  Don  Martin  parvinrent  cependant  à  maintenir 
quelques  bataillons  dans  le  devoir  jusqu'aux  glacis  de  Maza- 
gran ;  mais,  à  la  vue  des  murs,  derrière  lesquels  ils  crurent 
trouver  un  abri  assuré,  les  fuyards,  affolés  de  peur,  se  déban- 
dèrent complètement,  et  passèrent  sur  le  corps  de  leur  vieux 
chef   qui  périt,    foulé   aux  pieds  et  étouffé  par  ses  propres 


90  CHAPITRE    SEPTIÈME 

soldats;  Don  Martin,  grièvement  blessé,  fut  fait  prisonnier,  et 
ne  recouvra  sa  liberté  qu'au  bout  de  deux  ans,  moyennant 
une  forte  rançon  ;  toute  l'armée  fut  tuée  ou  prise.  La  nouvelle 
du  désastre  arriva  à  Saint-Just  le  9  septembre,  et  on  la  cacha 
soigneusement  à  Charles-Quint,  alors  à  son  lit  de  mort.  Cette 
néfaste  journée  coûtait  à  l'Espagne  les  meilleurs  officiers  de 
ses  troupes  d'Afrique,  et  un  général  que  ses  brillantes  qua- 
lités avaient  fait  aimer  et  respecter  des  indigènes  ;  aucun  de 
ses  successeurs  ne  retrouva  l'influence  qu'il  avait  su  prendre 
sur  eux;  il  fallut  renoncer  dès  ce  moment  à  exercer  une 
action  prépondérante  sur  le  reste  de  la  province  d'Oran^  et  se 
contenter  de  la  garde  de  cette  ville,  contre  laquelle  les  atta- 
ques se  multiplièrent,  et  dont  le  blocus  se  resserra  de  jour  en 
jour,  malgré  les  efforts  de  ses  gouverneurs. 

A  peine  de  retour  à  Alger,  Hassan,  toujours  préoccupé  de 
créer  une  force  capable  de  tenir  la  Milice  en  bride,  et  de  la 
remplacer  au  besoin,  enrégimenta  les  renégats  espagnols^ 
qui  se  trouvaient  en  grand  nombre  à  Alger  depuis  la  déroute 
de  Mostaganem  ;  il  les  arma  de  mousquets,  et  leur  donna 
pour  chefs  d'anciens  compagnons  de  son  père,  sur  le  dévoue- 
ment absolu  desquels  il  pouvait  compter.  En  même  temps,  il 
se  ménageait  un  appui  dans  l'intérieur,  en  épousant  la  fille  du 
Sultan  de  Kouko,  Ahmed-ben-el-Kadi  ;  cette  alliance  lui  était 
encore  imposée  par  d'autres  raisons  ;  car  le  Sultan  de  Labez 
x\bd-el-Aziz  venait  de  se  déclarer  indépendant,  et  songeait  à 
se  constituer  dans  l'Etat  une  souveraineté,  qui  eut  eu  Bougie 
pour  capitale.  Il  avait  depuis  longtemps  fait  ses  préparatifs, 
en  se  procurant  de  l'artillerie,  avec  une  grande  quantité  de 
munitions,  et  en  prenant  à  sa  solde  un  corps  d'un  millier  de 
chrétiens  échappés  de  captivité  ^ 

Avant  le  départ  d'Hassan  pour  le  Maroc,  il  avait  recherché 
l'amitié  des  Turcs,  espérant  obtenir  de  bon  gré  ce  qu'il  souhai- 
tait ;  un  instant,  il  avait  cru  arriver  à  ses  fins,  et  s'était  fait 
donner  la  ville  de  M'sila  ;  mais,  quand  il  apprit  l'alliance  de 
son  rival  avec  le  Beglierbey,  il  ouvrit  brusquement  les  hosti- 

1.  Il  est  à  remarquer  que,  suivaat  les  hisioriens  espagnols  eux-mêmes 
Abd-el-Aziz,  imitant  en  cela  l'exemple  d'anciens  princes  ottomans,  laissait, 
à  ses  auxiliaires  chrétiens  le  libre  exercice  de  leur  religion. 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  91 

lités,  et  s'empara  des  bordjs  de  Medjana  et  de  Zamora,  dont 
il  passa  les  garnisons  au  111  de  l'épée.  Toute  la  Kabylie  fut  en 
feu  pendant  près  de  deux  ans,  et  le  début  de  la  campagne  fut 
cruel  pour  les  janissaires,  qui  furent  battus  deux  fois  do  suite, 
et  impitoyablement  massacrés.  Au  mois  de  septembre  1339, 
Hassan  sortit  d'Alger  à  la  tête  de  six  mille  mousquetaires  et 
six  cents   spahis,  auxquels  vinrent  se    joindre  quatre  mille 
Kabyles  de  Kouko  ;  Ahmed-ben-el-Kadi,  avec  le  reste  de  ses 
contingents,  devait^  au  moment  de  l'action,  envahir  le  terri- 
toire des  Beni-Abbès.  Le  chef  de  ces  derniers  avait  réuni  au- 
dessous  de  Kalaaune  armée  de  seize  à  dix-huit  mille  hommes, 
et  prit  l'initiative  de  l'attaque,  qui  fut  menée  assez  vigoureuse- 
ment pour  jeter  un  instant  le  désordre  parmi  les  Turcs;  enfin, 
après   quelques  heures  d'un  combat  incertain,  Abd-el-Aziz 
ayant  été  tué  d'un  coup  de  feu,  ses  troupes  se  débandèrent. 
Le  lendemain,  elles  s'étaient  ralliées  à  peu  de  distance  sous  le 
commandement  de  Mokrani,  frère  du  défunt,  que  la  confédé- 
ration  venait    de   reconnaître    comme   souverain.   La  lutte 
recommença,  et  le  nouveau  chef  se  mit  à  faire  aux  Algériens 
la  guerre  de  chicane^  à  laquelle  se  prête  si  bien  la  configura- 
tion du  pays.  Les  envahisseurs  perdirent  beaucoup  des  leurs 
dans   une  série   de   petits   engagements   quotidiens,   qui  les 
lassèrent  et  les  épuisèrent  d'autant  plus,  qu'on  entrait  dans  la 
mauvaise  saison,  si  dure  dans  ces  montagnes.  Sur  ces  entre- 
faites, Hassan  apprit  que  le  Chérif  se  disposait  à  envahir  la 
province  de  l'Ouest,  et  que  le  roi  d'Espagne  assemblait  une 
puissante    armada  ;   ces    nouvelles    l'engagèrent    à  offrir    à 
Mokrani  des  conditions  de  paix  fort  acceptables,    et  le  chef 
kabyle  s'engagea  à  recevoir  l'investiture  du  Beglierbey,  et  à 
lui  payer  un  faible  tribut  annuel,  sous  forme  de  présents. 

Les  informations  reçues  étaient  exactes^  et  la  croisade  contre 
les  Barbaresques,  ardemment  prêchée  depuis  deux  ans  par  le 
pape  Pie  IV,  se  préparait  dans  tous  les  ports  de  l'Espagne,  de 
l'Italie  et  de  la  Sicile.  Le  plan  auquel  on  s'était  arrêté  était  le 
suivant:  reprendre  Tripoli  et  y  laisser  une  flotte^  qui,  jointe  à 
celles  de  Sicile  et  de  Malte,  eut  empêché  le  Sultan  d'envoyer 
ses  galères  dans  le  bassin  occidental  de  la  Méditerranée,  en 
sorte  qu'Alger  n'aurait  eu  à  compter  que  sur  ses  propres  forces 


92  CHAPITRE    SEPTIEME 

pour  repousser  l'attaque  projetée.  Le  Duc  de  Medina-Celi  fut 
placé  à  la  tête  de  l'armada,  qui  mit  à  la  voile  au  commence- 
ment de  janvier  1560,  avec  plus  de  douze  mille  hommes, 
quarante-cinq  galères,  et  trente-quatre  vaisseaux;  huit  autres 
galères  de  Florence,  de  Monaco,  de  Sicile  et  de  Gênes,  ne  se 
trouvèrent  pas  prêtes  en  temps  utile,  et  ne  rejoignirent  que 
plus  tard,  et  à  la  débandade,  si  bien  que  plusieurs  d'entre 
elles  furent  enlevées  par  Dragut.  Un  grand  désordre  semble 
avoir  régné  dans  tous  les  préparatifs  de  l'expédition.  On 
avait  compté  sur  Texpérience  d'André  Doria  ;  mais  le  vieux 
capitaine  était  tellement  malade  qu'il  ne  put  prendre  le  com- 
mandement, et  son  absence  fit  cruellement  défaut.  Le  général 
espagnol  perdit  plus  d'un  mois  à  Malte,  attendant  vainement 
ses  alliés  et  les  six  grosses  galiotes  qui  portaient  la  réserve 
de  vivres  et  de  munitions  ;  le  10  février,  il  se  décida  à  partir 
sans  elles,  et  le  12,  il  débarquait  aux  îles  Gelves,  oii  Dragut 
venait  de  rassembler  huit  cents  mousquetaires,  deux  cents 
spahis  et  dix  mille  Mores.  Un  mois  se  passa  en  escarmouches; 
le  roi  de  Kairouan,  qui  avait  promis  son  concours,  se  gardait 
bien  de  se  montrer^  tant  que  l'issue  de  la  lutte  serait  douteuse  ; 
les  troupes  étaient  fort  éprouvées  par  les  fièvres  et  la  dysen- 
terie. Le  8  mars,  après  une  série  de  négociations  inutiles,  au 
courant  desquelles  le  Caïd  des  Gelves  ne  cessa  pas  d'abuser 
de  la  crédulité  de  l'ennemi,  le  combat  s'engagea  le  long  du 
rivage,  et  dura  quatre  jours,  au  bout  desquels  le  bordj  fut 
pris  ;  on  s'occupa  aussitôt  de  le  réparer,  et  d'y  ajouter  quatre 
basIioQS.  Mais,  pendant  que  l'armada  gaspillait  un  temps  pré- 
cieux dans  ces  petites  opérations,  Dragut  avait  dépêché  à 
Constantinople  son  khalifat  Euldj-Ali,  et,  le  15  mars,  l'amiral 
Piali-Pacha  paraissait  devant  les  îles  avec  soixante-quatorze 
grandes  galères,  montées  par  huit  mille  janissaires.  A  la  vue 
de  ces  forces  imposantes,  le  Duc  de  Medina-Celi  craignit  d'être 
acculé  à  la  côte,  et  ordonna  de  prendre  le  large  ;  mais  ce 
mouvement  s'exécuta  avec  une  grande  confusion,  que  l'attaque 
impétueuse  des  Turcs  transforma  rapidement  en  déroute. 
Neuf  galères  furent  abandonnées  sous  le  bordj,  où  elles  furent 
brûlées  ;  vingt  et  une  autres,  et  dix-sept  vaisseaux  devinrent 
la  proie  de  la  flotte  ottomane.    Piali  ouvrit   aussitôt  le  feu 


I 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIPATS  93 

contre  le  reste  de  l'armée  chrétienne,  qui,  laissée  sans  vivres 
et  sans  munitions,  supporta  bravement  un  siège  de  trois 
mois.  Lorsque  son  chef,  Alvar  de  Sande,  se  vit  réduit  au 
dernier  état  d'épuisement,  il  résolut,  ne  voulant  pas  se  rendre, 
de  mourir  les  armes  à  la  main,  et  fit  une  sortie  générale  ; 
mais  ses  hommes,  à  demi  morts  de  faim  et  de  soif,  ne  tinrent 
pas  devant  les  janissaires,  et  il  enfut  fait  un  grand  massacre. 
Telle  fut  la  fin  malheureuse  de  cette  expédition,  qui  coûta 
aux  croisés  leurs  meilleurs  navires,  près  de  dix  mille  hommes, 
tués  ou  pris,  et  une  grande  quantité  d'officiers  de  distinction, 
dont  la  plupart  ne  put  recouvrer  sa  liberté  que  grâce  aux  ins- 
tances de  l'ambassadeur  français,  M.  de  Pétremol,  qui  eut  à 
vaincre  une  longue  résistance.  Car,  pendant  que  l'Espagne 
accusait  la  France  d'avoir  fourni  des  munitions  à  la  flotte 
ottomane,  la  Porte  se  plaignait  très  vivement  de  la  présence 
des  Chevaliers  de  Malte  français  dans  les  rangs  ennemis  \ 
Hassan,  délivré  des  préoccupations  que  lui  avaient  causés 
les  armements  de  la  croisade,  se  mit  en  devoir  de  châtier  le 
Chérif,  bien  que  celui-ci,  à  la  nouvelle  du  désastre  des  Gelves^ 
eût  retiré  ses  troupes  de  la  frontière  de  l'Ouest;  mais,  avant 
d'entreprendre  une  campagne  qui  devait  être  longue  et  dont 
la  réussite  était  incertaine,  il  voulut  créer  des  régiments  de 
Zouaôùa,  auxquels  il  comptait  laisser  pendant  son  absence  la 
garde  de  la  ville  ;  car  il  savait  qu'aussitôt  qu'il  eût  été  parti 
avec  sa  garde  de  renégats  espagnols,  les  janissaires  se  fussent 
mis  en  révolte.  Ceux-ci,  inquiets  de  voir  le  nombre  des 
kabyles  augmenter  chaque  jour,  songeaient  à  enlever  le 
Beglierbey  par  un  coup  de  force  ;  en  juin  1561,  ayant  appris 
que  le  Grand-Yizir  Rostan,  protecteur  d'Hassan,  était  à  son  lit 
de  mort,  ils  se  décidèrent  à  agir,  forcèrent  pendant  la  nuit 
l'entrée  du  palais,  se  saisirent  du  souverain  et  de  ses  amis,  les 
enchaînèrent  et  les  jetèrent  dans  un  vaisseau,  qui  fit  immé- 
diatement voile  pour  Constanlinople,  avec  quelques  boulouk- 
bachis.   Ces    délégués  avaient  pour  mission    d'éveiller    les 

1.  La  présence  des  Chevaliers  de  Malte  français  dans  les  rangs  des  enne- 
mis dellslam,  alors  que  la  France  elle-même  était  l'alliée  de  la  Porte,  ne 
cessa  pas  d'engendrer  des  complications  diplomatiques,  qui  eurent  quelque- 
fois de  très  factieux  résultats.  Voir,  entre  autres,  les  Négociations,  d.  c, 
t.  IV,  p.  502,  520,  550. 


94  -  CHAPITRE    SEPTIÈME 

soupçons  du  Grand  Divan,  et  de  transformer  l'attentat  commis 
en  un  acte  de  fidélité  envers  le  Sultan,,  en  accusant  Hassan 
d'avoir  voulu  se  rendre  indépendant,  d'avoir  cherché  à  sup- 
primer la  Milice  et  à  la  remplacer  par  une  armée  indigène, 
pour  fonder  à  sou  profit  l'empire  de  l'Afrique  du  Nord.  La 
vérité  est  que  le  Beglierbey,  héritier  des  traditions  paternelles, 
prévoyait  avec  raison  que  l'institution  de  l'Odjeac  amènerait 
fatalement  la  ruine  de  la  Régence,  en  la  contraignant  à  un 
état  de  guerre  perpétuelle  sur  terre  et  sur  mer,  et  en  rendant 
l'exercice  du  pouvoir  impossible  par  l'indiscipline  des  loldachs. 
Fils  d'une  algérienne,  et  appartenant  par  conséquent  à  la 
caste  des  Colourlis,  il  était,  à  ce  titre,  haï  des  Turcs,  et  chéri 
de  la  population  ;  il  faut  remarquer  ici  que  son  règne  donne 
un  éclatant  démenti  à  la  tradition  d'après  laquelle  les  Colourlis 
auraient  été  déclarés  inhabiles  aux  grandes  charges  par 
Aroudj  et  Kheïr-ed-Din  eux-mêmes  \ 

Les  chefs  du  complot,  Hassan,  agha  des  janissaires,  et  son 
lieutenant,  Couça-Mohammed,  s'emparèrent  du  pouvoir,  et 
l'exercèrent  pendant  trois  mois  environ^  au  bout  desquels  les 
galères  de  Constantinople  entrèrent  dans  le  port  d'Alger, 
conduisant  le  Gapidji  Ahmed  Pacha  que  le  Sultan  avait  chargé 
de  rétablir  l'ordre.  Il  fit  embarquer  les  chefs  de  la  révolte,  et 
les  envoya  au  Grand- Vizir,  qui  leur  fit  trancher  la  tête.  Pen- 
dant tous  ces  événements,  l'anarchie  avait  été  très  grande  à 
l'intérieur  ;  quelques  reïs  avaient  insulté  les  côtes  de  Provence 
et  enlevé  des  barques  françaises  ;  le  nouveau  Pacha  avait  été 
invité  à  faire  justice  de  ces  infractions,  et  s'y  employait  de 
son  mieux,  lorsqu'il  mourut,  peut-être  empoisonné,  au  mois 
de  mai  lo62,  laissant  l'intérim  au  vieux  caïd  Yahia,  qui  l'avait 
déjà  rempli  deux  fois. 

1.  Le  décret  qui  interdisait  aux  Colouriis  de  devenir  Kerassa,  c'est-à-dire 
d'occuper  les  grandes  charges,  a  été  certainement  élaboré  au  Divan  des 
janissaires,  à  une  date  qu'il  est  difficile  de  déterminer  exactement,  mais 
qu'on  peut  fixer  sans  trop  d'erreur  à  la  fin  du  xvi"  siècle;  les  auteurs  de 
cet  édit  voulurent  le  revêtir  d'un  caractère  sacré,  et  en  attribuèrent  l'idée 
première  au  Glorieux  Aroudj,  sans  même  considérer  que,  du  temps 
d'Aroudj,  il  n'y  avait  pas  encore  de  Colourlis.  Il  aurait  agi,  dit  (après 
d'autres)  M.  Walsin-Esterhazy,  sous  l'inspiration  du  Ouali  Sidi  Abd-er- 
Rahman-et-T'salbi;  cette  opinion  ne  peut  pas  être  prise  au  sérieux,  car  le 
célèbre  marabout  était  mort  plus  de  quarante  ans  avant  l'arrivée  des  Turcs  à 
Alger. 


LES    BEGLIERBEYS    ET    LEURS    KIIALIFATS  95 

Trois  mois  après  la  mort  d'Ahmed,  Hassan  arriva,  escorté 
de  dix  galères  à  fanal,  que  Piali-Pacha  avait  mis  sous  ses 
ordres,  en  cas  de  résistance  de  la  Milice  ;  mais  le  châtiment 
des  rebelles  avait  porté  ses  fruits,  et  le  Beglierbey  occupa  la 
Jenina  sans  opposition,  à  la  grande  joie  des  reïs  et  des  Baldis, 
qui,  opprimés  par  les  janissaires^  attendaient  avec  impatience 
un  gouvernement  énergique.  Il  s'occupa  tout  d'abord  avec  la 
plus  grande  activité  de  préparer  Tentreprise  depuis  longtemps 
projetée  contre  Oran  et  Mers-el-Kebir  ;  il  réunit  à  cet  effet 
une  armée  composée  de  quinze  mille  mousquetaires.  Turcs 
ou  renégats  espagnols,  mille  spahis  et  douze  mille  Kabyles 
des  Zouaoua  et  des  Beni-Abbès.  Son  artillerie,  ses  munitions 
et  ses  vivres  furent  chargés  sur  la  flotte  des  reïs,  et  Cochupari^ 
qui  la  commandait,  reçut  l'ordre  d'aller  mouiller^  d'abord  à 
Arzew,  puis  à  Mostaganem.  Enfin,  le  5  février  1563,  il  se  mit 
en  route^  laissant  la  garde  d'Alger  à  son  khalifat  Ali  Cheteli; 
s'assurant  sur  son  passage  de  la  soumission  des  indigènes, 
il  laissa  sur  la  Makta  quelques  bataillons,  commandés  par  le 
caïd  de  Tlemcen^  Ali  Scanderriza,  pour  assurer  ses  communi- 
cations et  couper  les  vivres  aux  Espagnols.  Il  arriva  devant 
Oran  le  trois  avril,  campa  son  armée  à  Raz-el-Aïn,  et,  dès  le 
premier  jour,  installa  deux  batteries  devant  la  Tour  des 
Saints.  Le  gouverneur  d'Oran  était  alors  Don  Alonso  de 
Gordova,  comte  d'Alcaudete  ;  son  frère  Don  Martin,  marquis 
de  Gortes,  avait  la  garde  de  Mers-el-Kebir.  Les  deux  places 
étaient  fort  dépourvues  de  ressources  ;  car  le  secours  qui  leur 
avait  été  envoyé  d'Espagne,  à  la  nouvelle  de  l'orage  qui  allait 
fondre  sur  elles,  avait  été  dispersé  et  presque  anéanti  par  une 
terrible  tempête,  dans  laquelle  le  vaisseau  amiral  lui-même^ 
commandé  par  Don  Juan  de  Mendoza,  avait  sombré  corps  et 
biens.  Don  Alonso  ne  put  donc  pas  sortir  en  rase  campagne 
pour  s'opposer  à  l'établissement  des  lignes  ennemies,  et  dut 
se  contenter  de  défendre  l'enceinte.  La  Tour  des  Saints  fut 
bientôt  emportée,  et  les  efforts  des  Turcs  se  dirigèrent  sur 
Mers-el-Kebir,  dont  l'armée  assiégeante  voulait  faire  son 
centre  d'approvisionnements,  et  un  abri  assuré  pour  sa  flotte. 
Le  commandant  du  fort  Saint-Michel  fut  d'abord  sommé  de  se 
rendre  et  s'y  refusa  ;  Hassan,  sans  attendre  son  canon,  essaya 


96  CHAPITRE    SEPTIEME 

d'emporter  l'ouvrage  d'emblée,  et,  dBS  le  premier  jour,  lui 
donna  trois  assauts,  qu'il  commanda  en  personne  ;  il  parvint 
deux  fois  à  planter  les  échelles  au  mur  ;  mais  la  résistance  fut 
aussi  énergique  que  l'attaque,  et  le  Beglierbey  dut  se  retirer, 
laissant  sur  les  glacis  ses  meilleurs  officiers  et  cinq  cents  de 
ses  plus  braves  loldachs. 

Les  tempêtes  qui  avaient  causé  la  perte  des  galères  espa- 
gnoles retardaient  l'arrivée  de  Gochupari,  et  de  l'artillerie  de 
siège,  qu'Hassan  attendait  avec  impatience  pour  frapper  un 
grand  coup.  Il  envoya  un  parlementaire  à  Don  Martin  ;  celui-ci 
avait  des  obligations  particulières  au  général  ennemi,  qui, 
après  la  déroute  de  Mostaganem,  avait  adouci  le  plus  possible 
sa  captivité  à  Alger,  et  avait  pris  soin  de  faire  rendre  les 
honneurs  militaires  au  corps  de  son  père  ;  aussi  lui  répondit-il 
courtoisement  :  «  qiiil  était  à  son  service  'pour  tout  le  reste  ; 
mais  qiiil  lui  était  impossible  de  rendre  la  place  dont  son  roi 
lui  avait  confié  la  garde.  »  Sur  ces  entrefaites,  les  reïs  arri- 
vèrent, mouillèrent  aux  Aiguades,  débarquèrent  le  canon  ; 
le  feu  commença  par  terre  et  par  mer,  et  fut  continué  sans 
interruption  àparlir  du  4  mai.  Depuis  ce  jour  jusqu'au  6,  les 
Turcs  donnèrent  en  vain  cinq  assauts;  pendant  la  dernière 
nuit,  les  Espagnols  reçurent  quelques  secours  d'Oran,  Le 
7,  Hassan  chargea  furieusement,  et  parvint  à  planter  deux 
fois  son  drapeau  sur  la  brèche,  si  large,  qu'on  pouvait  y 
monter  à  cheval  \  il  fut  blessé  à  la  tête,  et  repoussé  avec  de 
grosses  pertes.  Mais  l'héroïque  garnison  du  petit  fort  Saint- 
Michel  était  à  bout  de  forces,  et  pendant  la  nuit,  le  comman- 
dant fit  prévenir  Don  Martin  qu'il  se  voyait  forcé  de  rentrer  à 
Mers-el-Kebir.  La  retraite  donna  lieu  à  un  nouveau  combat. 
Toute  l'artillerie  algérienne  se  mit  alors  à  battre  la  face  ouest 
de  la  place,  dont  elle  écrasa  les  murailles  en  vingt-quatre 
heures  ;  le  gouverneur  faisait,  avec  ses  quatre  cent  cinquante 
hommes,  une  défense  désespérée,  réparant  pendant  la  nuit 
les  ruines  du  jour.  Le  9  mai^  les  remparts  de  l'ouest  étant 
rasés,  Hassan  fit  remontrer  par  un  parlementaire  que  la  résis- 
tance était  devenue  impossible  etofî'rit  des  conditions  honora- 
bles à  l'assiégé  ;  celui-ci  répondit  en  raillant  :  Puisque  ton 
chef  trouve  la  brèche  si  belle,  pourquoi  n'y  monte-t-il  pas  tout 


LES    BEGLIERBEYS   ET   LEURS   KHALIFATS  97 

de  suite  !  Le  Turc  riposta  en  redoublant  son  feu  et  en  ordon- 
nant un  assaut  général  ;  douze  mille  Mores  furent  lancés  en 
avant^  puis  le  corps  debatailltî,  composé  des  janissaires  ;  enfin 
la  réserve  des  renégats  et  des  gardes  du  beglierbey.  Pendant 
quatre   heures,  un   combat  très  dur  ensanglanta  le  fossé  et 
les  glacis  ;  les  Algériens  plantèrent  leur  drapeau  au  rempart, 
et  furent  un  instant  maîtres  du  bastion  des  Génois;  mais  ils 
finirent  par  être  ramenés,  laissant  le  théâtre  de  la  lutte  couvert 
de  leurs  morts.  De  son  côté,  la  garnison  espagnole  avait  été 
très  éprouvée  ;  mais  elle  reçut  cette  nuit-là  une  dépêche  qui 
lui  rendit  de  nouvelles  forces  ;  au  moment  même  de  l'assaut, 
une  barque  chrétienne,  trompant  à  la  faveur  du  brouillard  la 
surveillance  de  Cochupari,  avait  pénétré  dans  le  port  d'Oran, 
et  annoncé  l'arrivée   prochaine  d'André  Doria,   et  des  cin- 
quante-cinq   galères  chargées    de   troupes    qu'il  venait    de 
réunir.    Don  Alonso  envoya  immédiatement  le  message  de 
salut  à  son  frère,  par  un  nageur,  qui  eut  l'adresse  et  le  bon- 
heur  de  passer  inaperçu  à  travers  le  blocus.    Cette  lettre 
ranima  les  défenseurs  du   fort,  et  les  aida   à  supporter  la 
canonnade    perpétuelle   des  batteries  et  les    quatre    autres 
assauts  que  les  Algériens  livrèrent  du  11  mai  au  5  juin^  avec 
plus  de  monde  encore  que  jusqu'alors;  car  Hassan,  informé 
par  ses  espions  de  l'approche  de  l'amiral  génois,  avait  mis 
le  feu  à  la   tour  des  Saints,  et  rappelé  les  bataillons  occupés 
devant  Oran.  Irrité  parles  pertes  journalières  qu'il  subissait, 
frémissant  de  colère    à   la  pensée   que   sa   proie    allait  lui 
échapper,  il  n'épargnait  pas  sa  personne,  montant  toujours 
le  premier  à  la  brèche,  et  donnant  à  tous  l'exemple  de  Tintré- 
pidité  ;  dans  l'avant-dernière  attaque,  qui  dura  tout  un  jour, 
voyant  que  les  janissaires  pliaient  :  «  Comment,  chiens,  leur 
cria-t-il,  quatre  hommes  vous  arrêtent  devant  une  misérable 
bicoque  !  »  Et,  jetant  son  turban   dans  le  fossé,  il  se  précipita 
au  plus  épais  de  la  mêlée,  d'où  ses  soldats  l'arrachèrent  de 
force. 

Cependant  Doria  arriva  le  7  juin  en  ^vue  d'Oran,  et  eût 
peut-être  pris  la  flotte  des  Reïs,  sans  une  fausse  manœuvre  de 
son  chef  d'escadre,  Francisco  de  Mendoza,  qui,  pour  éviter 
d'être  aperçu  par  les  assiégeants,  fit  amener  les  voiles  trop 


98 


CHAPITRE    SEPTIEME 


tôt,  alors  qu'il  avait  à  peine  connaissance  de  la  côte  ;  sur 
ces  entrefaites,  le  vent  changea,  et  il  fallut  tirer  des  bordées 
pendant  un  jour  tout  entier;  Gocliupari  profita  habilement  de 
cette  faute  pour  sauver  ses  g-alères,  qu'il  rallia  à  Mostaganem  ; 
il  fut  toutefois  forcé  de  laisser  aux  mains  de  l'ennemi  cinq 
galiotes  et  quatre  barques  françaises,  qui  avaient  fait  office 
de  bâtiments  de  transport.  Hassan,  voyant  son  armée  épuisée 
et  démoralisée,  à  bout  de  vivres  et  de  munitions,  craignant 
de  voir  couper  sa  ligne  de  retraite,  se  décida,  la  rage  au  cœur, 
à  lever  le  siège^  et  prit  la  route  d'Alger,  sans  que  l'ennemi 
osât  le  poursuivre .  A  son  arrivée,  il  trouva  la  ville  ravagée 
par  la  peste  ;  les  pertes  subies  par  l'armée  augmentèrent  la 
tristesse  générale  ;  la  milice  accusait  le  beglierbey  de  l'avoir 
fait  décimer  à  dessein;  celui-ci,  fort  indifférent  à  ces  rumeurs, 
ne  s'occupait  que  de  réorganiser  ses  forces,  et  demandait  des 
secours  au  Sultan  pour  recommencer  la  lutte.  Soliman,  qui 
avait  toujours  eu  confiance  dans  le  génie  des  Barberousses, 
ordonna  à  Dragut  de  se  porter  avec  soixante  galères  sur  les 
côtes  du  Maroc;  mais^  pendant  que  ce  mouvement  s'exécutait, 
Doria,  gagnant  l'ennemi  de  vitesse,  avait  attaqué  et  enlevé 
de  vive  force  le  Penon  de  Vêlez,  et  le  débarquement  de 
l'armée  ottomane  devenait  impossible. 


CHAPITRE     HUITIÈME 

LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  (Suite. 


SOMMAIRE  :  Siège  de  Malte.  —  Hassan  est  nommé  capitan-pacha.  — 
Mohammp.d-ben-Sala-Reïs.  —  Tentative  de  Juan  Gascon  contre  Alger.  — 
Euldj-Ali.  —  Secours  aux  Mores  d'Espagne.  —  Prise  de  Tunis.  —  Exten- 
sion de  la  Course.  —  Bataille  de  Lépante.  —  Euldj-Ali  est  nommé  capitan- 
pacha.  —  Tentative  d'insurrection  de  la  milice.  —  Restauration  des 
flottes  ottomanes. 


Les  succès  que  TEspagne  venait  d'obtenir  sur  les  côtes  du 
Maroc  n'avaient  fait  qu'exciter  chez  Soliman  II  le  désir  de 
chasser  les  chrétiens  de  l'Afrique  du  Nord.  Dans  le  conseil  de 
guerre  qui  fut  tenu  à  cette  occasion,  Dragut  et  Euldj-Ali  de- 
mandèrent que  les  opérations  fussent  entamées  par  le  siège 
de  Tunis  et  la  reprise  du  Peiïon  de  Vêlez;  mais  la  majorité 
décida  qu'il  valait  mieux  commencer  par  chasser  de  Malte  les 
Chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  que  ITslam  rencon- 
trait partout  devant  lui,  et  qui  faisaient  subir  à  ses  flottes  des 
pertes  cruelles.  Le  18  mai  1565,  cent  cinquante  grandes  galères, 
portant  une  armée  de  trente  mille  hommes,  sous  le  comman- 
dement du  capitan  pacha  Piali  et  de  Mustapha-Pacha,  parurent 
devant  la  petite  île,  et  le  siège  fut  mis  devant  le  fort  Saint- 
Elme.  N'ayant  à  parler  ici  que  de  la  part  que  prirent  les  Algé- 
riens à  cette  expédition,  nous  n'avons  pas  à  raconter  les  péri- 
péties de  la  belle  défense  pendant  laquelle  les  chevaliers 
montrèrent  un  héroïsme  admiré  de  l'histoire. 

Ce  fut  dans  la  tranchée  devant  Saint-Elme  que  fut  tué  Dra- 
gut, «  capitaine  dune  rare  valeur^  et  même  plus  humain  que 
ne  le  sont  ordinairement  les  corsaires.  »  Il  avait  rejoint  l'ar- 


100  CHAPITPE    HUITIEME 

mée  le  25  mai,  avec  ses  quinze  galères  ;  le  16  juin,  il  fut  blessé 
à  la  tête  d'un  éclat  de  pierre,  et  mourut  le  23,  jour  même  de 
la  prise  du  fort.  Hassan  arriva  le  5  juillet  avec  vingt-huit  na- 
vires et  trois  mille  soldats,  choisis  entre  les  plus  braves;  il  fut 
mis  par  Mustapha  à  la  tête  d'un  corps  de  six  mille  hommes, 
et  chargé  de  Tattaque  du  fort  Saint-Miche],  où  il  se  distingua, 
comme  de  coutume,  par  son  intrépidité.  Pendant  tout  le  temps 
du  siège,  il  dirigea  les  attaques  les  plus  dangereuses^  tandis 
que  ses  navires  formaient  la  ligne  de  blocus.  Enfin,  lorsque 
les  secours  chrétiens  arrivèrent,  et  que  Piali,  désespérant  du 
succès,  se  décida  à  battre  en  retraite,  Hassan  et  Euldj-Ali  le 
supplièrent  vainement  de  les  laisser  seuls  achever  l'œuvre 
commencée.  Sur  le  refus  du  grand  amiral,  le  beglierbey  rentra 
à  Alger,  ayant  perdu  près  de  la  moitié  de  ses  ioldachs.  Mais 
les  services  qu'il  avait  rendus  et  l'énergie  qu'il  avait  montrée 
ne  furent  pas  oubliés  du  sultan,  qui,  à  la  mort  de  Piali,  le 
nomma  capitan  pacha.  Il  partit  au  commencement  de  l'année 
1367;  le  pacha  Mohammcd-ben-Sala-Reïs  lui    succéda.    Au 
moment  de  son  départ,  le  fils  de  Kheïr-ed-Din  avait  environ 
cinquante  ans;  il  mourut  en  1570,  et  fut  enterré  auprès  de 
son  père,  à  Buyukdéré.  Ce  fut  sous  son  gouvernement  que 
surgirent  les  premiers  différents  avec  la  France  au  sujet  des 
corailleurs,  et  de  Tinstallation  d'un  consul  ;  nous  aurons  l'occa- 
sion d'en  parler  ailleurs  en  détail.  En  fait,,  Hassan  n'avait  au- 
cune sympathie  pour  une  nation  que  son  père  lui  avait  appris 
à  haïr,  et  qu'il  savait  être  opposée  au  grand  projet  des  Barbe- 
rousses,  l'unification  des  royaumes  du  littoral  africain.  La 
correspondance  diplomatique  ne  laisse  aucun  doute  à  ce  sujets 
et  il  est  très  probable  que  le  dernier  départ  du  beglierbey  fut 
dii  aux  instantes  démarches  de  M.  de  Pétremol  ^ 

Au  moment  où  Mohammed  reçut  le  pouvoir,  la  peste  rava- 
geait le  pays  depuis  quatre  ans  déjà;  les  champs  n'étant  plus 
cultivés,  la  famine  était  survenue;  ces  deux  fléaux  en  avaient 
engendré  un  troisième,  le  brigandage,  elles  environs  d'Alger 
étaient  infestés  de  voleurs.  Le  nouveau  pacha  s'occupa  très 
activement  de  mettre  un  terme  à  cette  déplorable  situation; 

1.   V.  les  Négociations,  d.  c,  t.  Il,  p.  744,  799,  800. 


LES    BEGLIERBEYS    ET   LEURS    KHALIFATS  101 

il  fit  approvisionner  la  ville  par  les  soins  de  la  marine,  et  entra 
lui-même  en  campagne  contre  les  bandits,  qu'il  réprima  avec 
la  sévérité  draconienne  qui  lui  était  familière,  et  que  justifiaient 
alors  les  circonstances. 

Vers  le  milieu  de  l'année  1567,  un  brave  marin  valencien, 
nommé  Juan  Gascon,  qui  avait  obtenu  le  commandement  de 
deux  galères,  conçut  le  hardi  projet  de  s'emparer  d'Alger  par 
un  coup  de  main;  il  lui  parut  possible  d'entrer  à  l'improviste 
dans  le  port,  d'y  brûler  la  flotte  des  reïs,  et  d'envahir  brus- 
quement la  ville  à  la  faveur  du  tumulte,  en  appelant  aux  armes 
les  esclaves  révoltés,  avec  les  principaux  desquels  il  s'était 
sans  doute  entendu  d'avance.  Après  avoir  obtenu  l'autorisa- 
tion royale,  choisissant  le  moment  où  toutes  les  galères  des 
corsaires  étaient  rentrées  pour  s'abriter  contre  les  tempêtes 
d'automne,  il  partit  d'Espagne  au  commencement  du  mois 
d'octobre,  fit  sa  traversée  en  quatre  jours,  et  entra  dans  le 
port  à  minuit,  par  une  profonde  obscurité,  sans  avoir  été  si- 
gnalé; l'étroite  darse  était  encombrée  par  les  navires  désar- 
més et  serrés  les  uns  contre  les  autres,  si  bien  qu'il  suffisait  de 
mettre  le  feu  à  deux  ou  trois  d'entre  eux  pour  produire  un 
embrasement  général.  A  cet  effet,  Juan  Gascon  avait  pourvu 
ses  hommes  de  substances  inflammables;  il  leur  donna  l'ordre 
de  se  hâter  de  s'en  servir,  et,  sautant  sur  le  quai  avec 
quelques-uns  de  ses  soldats,  il  courut  à  la  porte  do  la  Marine, 
en  força  l'entrée,  égorgeant  les  sentinelles,  et  surprenant  le 
poste  endormi  ;  de  là,  il  gagna  le  rempart,  se  dirigeant  vers 
le  bagne  %  pour  en  faire  sortir  les  captifs,  et  entrer  ensuite 
dans  la  ville  avec  leur  aide.  Mais  le  cœur  avait  manqué  à  ses 
compagnons,  et  Ton  ne  voyait  aucune  lueur  de  l'incendie  qui 
eût  dû  éclater  à  ce  moment;  l'alarme  avait  été  donnée,  et  les 
Turcs  accouraient  en  grand  nombre  sur  les  remparts  et  sur  le 
môle.  L'efTroi  se  mit  parmi  les  assaillants,  qui  regagnèrent  le 
bord,  malgré  les  ordres  de  leur  chef;  c'est  en  vain  que,  du 
haut  du  bastion,  il  les  exhortait,  l'épée  àla  main,  à  ne  pas  re- 
culer et  à  continuer  leur  besogne;  il  fut  lui-même  enlevé  par 


1 .  Son  objectif  principal  dut  être  le  bagne  de  la  Bastarde,   v 
môle,  dans  lequel  on  enfermait  les  captifs  les  plus  redoutables. 


oisin  du 


102  CHAPITRE    HUITIEME 

les  siens,  et  transporté  sur  sa  galère,  qui  fit  force  de  rames, 
n'emportant  comme  trophée  de  cette  audacieuse  aventure 
qu'une  vingtaine  de  captifs  délivrés  de  leurs  fers.  Cependant, 
les  galères  de  garde  s'étaient  mises  rapidement  à  la  poursuite 
des  chrétiens,  et  le  brave  capitaine  fut,  à  quatre-vingt  milles 
d'Alger,  entouré  par  des  forces  supérieures  et  pris  après  un 
rude  combat.  Il  fut  traîné  devant  le  pacha  parla  populace  qui 
réclamait  sa  mort  à  grand  cris.  Malgré  l'opposition  desreïs, 
dont  la  presque  unanimité  prit  la  défense  du  prisonnier,  di- 
sant qu'il  ne  pouvait  être  incriminé  que  d'un  fait  de  guerre, 
et  que,  par  suite,  il  devait  être  traité  comme  un  captif  ordi- 
naire et  admis  à  payer  rançon  \  on  le  livra  à  la  cruauté  de 
la  foule.  Juan  Gascon  expira  courageusement  dans  un  hor- 
rible supplice,  et  son  corps  resta  longtemps  accroché  aux 
gauches  de  Fîlot  du  phare. 

Voulant  détruire  la  vieille  discorde  qui  existait  entre  les 
janissaires  et  les  marins,  Mohammed  autorisa  les  premiers  à 
s'embarquer  sur  les  galères  en  qualité  de  combattants,  leur 
permettant  ainsi   de  profiter  des  bénéfices  de  la  Course.  Il 
espérait  amener  par  là  une  fusion  entre  ces  deux  groupe^ 
ennemis;  mais  cette  tentative  d'apaisement  n'eut  qu'un  succès 
éphémère  ;  les  reïs  continuèrent  à  tenir  les  ioldachs  à  l'écart, 
et  ne  les  admirent  à  participer  aux  prises  que  dans  de  très 
petites  proportions;  la  haine  ne  s'éteignit  donc  pas,  et  les  deux 
partisse  retrouvèrent  bientôt  dans  un  état  d'hostilité  qui  devait 
durer  aussi  longtemps  que  l'existence  même  de  la  Régence. 
Mohammed  s'occupa  activement,  pendant  tout  le  temps  de  son 
pouvoir,  à  fortifier  la  ville,  qui  était  entièrement  découverte 
à  l'ouest;  il  y  fit  construire  deux  bordjs  importants;  l'un  re- 
çut son  nom,  l'autre  fut  appelé  Bordj-Hadj-Ali^;  plus  tard,  il 


1 .  Cette  attitude  des  reïs  est  excessivement  remarquable  ,  et  combat 
énergiquement  ceux  qui  les  assimilent  à  des  pirates;  leur  respect  des  droits 
de  la  guerre,  leur  plaidoyer  en  faveur  du  vaincu,  les  rangent  définitivement 
au  nombre  des  comballanls  réguliers.  Et  l'on  ne  saurait  douter  de  la  véra- 
cité du  narrateur,  qui,  en  sa  qualité  de  captif,  d'Espagnol  et  de  prêtre,  n'a 
certainement  rien  inventé  à  la  louange  des  corsaires.  (V.  le  Dialogo  de  los 
Martires,  par  Fray  Diego  de  Haëdo.) 

2.  Le  nom  Hadj-Ali  a  été  changé  plus  tard  en  Euldj-AU,  sans  doute 
à  l'époque  où  le  grand  beglierbey  avait  fait  sa  résidence  "du  fort  de  l'Ouest, 
pour  se  mettre  à  l'abri  d'un  coup  de  main  de  la  milice.  Cette  fausse  déno- 


I 


LES    BEGLIERBEYS    ET   LEURS   KHALIFATS  103 

reçut  les  dénominations  successives  de  Setti-Takelilt,  Bab-el- 
Oued,  et  des  Yingt-Quatre-Heures. 

Pendant  qu'il  s'occupait  de  ces  travaux,  les  habitants  de 
Gonstantine  se  révoltèrent  à  Finstig-ation  du  souverain  de 
Tunis,  et  massacrèrent  la  garnison  turque,  dont  le  caïd  eut  à 
peine  le  temps  de  s'échapper.  Le  châtiment  ne  se  fit  pas 
attendre.  Le  pacha  marcha  sur  les  insurgés,  les  mit  en 
déroute,  fit  décapiter  ou  vendre  comme  esclaves  tout  ce  qui 
tomba  entre  ses  mains,  et  installa  comme  bey  Ramdaii- 
Tchoulak.  Quelque  temps  après  son  retour,  il  apprit  qu'il 
allait  ê*re  remplacé  par  Euldj-Ali,  qui  vint  prendre  possession 
de  son  commandement  au  mois  de  mars  1568  \ 

Le  nouveau  beglierbey  fut  le  plus  remarquable  de  tous  les 
souverains  d'Alger.  Il  était  né  en  Calabre,  et  avait  été  pris  tout 
jeune,  dans  une  des  expéditions  que  dirigea  Kheïr-ed-Din  sur 
la  basse  Italie  de  1524  à  1528.  Échu  en  partage  au  reïs  Ali- 
Ahmed,  il  rama  plusieurs  années  sur  les  bancs  de  la  chiourme, 
maltraité  de  toutes  façons,  même  par  ses  compagnons  de 
misère,  méchamment  railleurs  de  l'infirmité  qui  lui  avait  valu 
le  surnom  d'El-Fartas  (le  teigneux).  Comme  il  était  marin 
depuis  son  enfance,  et  pratique  de  la  Méditerranée,  il  eut  pu 
facilement  obtenir  un  adoucissement  à  son  sort,  s'il  eut 
consenti  à  se  faire  musulman  ;  il  supporta  longtemps  avec 
courage  des  souffrances  excessives.  L'amour  de  la  vengeance 
lui  arracha  enfin  la  défection  que  les  mauvais  traitements 
avaient  été  impuissants  à  lui  conseiller  ;  ayant  été  brutalement 
frappé  au  visage  par  un  Turc,  il  prit  le  turban  pour  acquérir 
le  droit  de  se  venger.  Peu  de  jours  après,  il  était  comité  de 
la  galère  d'Ali-Ahmed,  et  bientôt  ses  parts  de  prises  lui  per- 
mettaient d'acquérir    un    navire  de   course,    avec  lequel  il 


mination  fit  ensuite  croire  au  vulgaire  que  le  héros  de  Lépante  avait  cons- 
truit le  bordj  ;  une  inscription  authentique  certifie  le  contraire. 

1.  11  est  évident  (quoiqu'on  dise  Haëdo),  que  Mohammed  n'a  pas  été 
révoqué  pour  avoir  châtié  trop  durement  la  rébellion  des  Constantinois  ;  le 
bon  abbé  de  Fromesta  avait  la  mauvaise  habitude  de  se  contenter  d'explica- 
tions médiocres;  pour  nous,  le  fils  de  Sala-Reis  ne  fut  qu'un  intérimaire, 
destiné  d'avance  à  être  remplacé  aussitôt  qu'Euldj-Ali  serait  disponible. 
En  quittant  Alger,  il  reçut  le  pachalik  de  Negrepont  ;  en  1571,  il  fut 
fait  prisonnier  à  Lépante,^  et  échangé  en  1574  contre  le  comte  Gabrio  Ser- 
belloni. 


104  CHAPITRE    HUITIEME 

s'illustrait  et  s'enrichissait  par  d'heureux  exploits.  Il  devint 
en  quelques  années  un  des  premiers  d'Alger,  et  fut  un  des 
plus  fidèles  capitaines  d'Hassan-Pacha,  qui  lui  confia  le  gou- 
vernement de  Tlemcen,  et  la  direction  de  plusieurs  opérations 
contre  les  Espagnols.  En  1560,  il  était  khalifat  de  Dragut,  et 
ce  fut  lui  qui  ^décida  la  victoire  des  Gelves,  en  chargeant 
impétueusement  la  flotte  chrétienne,  que  Piali-Pacha  hésitait 
à  attaquer.  Cinq  ans  après,  au  siège  de  Malte,  il  montra  un 
courage  et  une  habileté  qui  le  firent  remarquer  de  tous,  et, 
lorsque  Dragut  eut  été  tué,  il  hérita  de  ses  trésors  et  de  son 
pachalik  de  Tripoli.  Deux  ans  après,  le  sultan  le  nomma 
beglierbey  d'Afrique,  et  l'envoya  à  Alger. 

A  ce  moment,  l'Espagne  traversait  une  crise  des  plus  dan- 
gereuses; tandis  qu'elle  était  obligée  de  se  maintenir  en  armes 
dans  tout  le  continent  pour  y  assurer  sa  suprématie,  et  que 
l'Islam  lui  faisait  une  guerre  incessante  sur  la  Méditerranée, 
l'incendie  de  la  révolte  allait  s'allumer  à  l'intérieur.  En  butte 
à  des  persécutions  quotidiennes,  et  à  bout  de   patience,  les 
Morisques  se   préparaient  à  une  insurrection  générale  ;  des 
armes  et  des  munitions  avaient  été  amassées  peu  à  peu  et 
soigneusement  cachées  ;  l'armée  de  la  rébellion  était  organisée 
et  prête  à  se  lever  au  premier  signal,  qui  devait  être  donné  le 
mercredi  de  la  semaine  sainte.  Leurs  principaux  chefs  avaient 
demandé  des  secours  au  sultan,  et  s'étaient  entendus  avec 
les    Algériens,   de  façon  à  combiner  une  action  commune  ; 
Euldj-Ali  y  apporta  ses  premiers  soins.  A  peine  installé  h 
Alger,  il  rassembla  une  armée  de  quatorze  mille  mousquetaires 
et  de  soixante  mille  indigènes,  qu'il  dirigea  sur  Mazagran   et 
Mostaganem,  où  il  avait  envoyé  d'avance  du  canon  et  qua- 
torze cents  chameaux  chargés  de  poudre  ;  car  il  voulait  tenter 
en  même  temps  une  attaque  sur  Oran  et  un  débarquement  en 
Espagne.   Le  mercredi    saint,    quarante    galiotes    des  reïs 
paraissaient   devant   Almeria,  prêtes  à    favoriser  le    soulè- 
vement  des   campagnes  et  celui  de  Grenade  ;   on   sait  que 
l'insuccès  de  cette  tentative  fut  dû  à  l'imprudence  d'un  des 
chefs  du   complot,   qui   laissa    saisir  un  dépôt   d'armes,   et 
donna  ainsi  l'éveil   aux  Espagnols  ;  cependant,  les  insurgés 
avaient  déjà  commencé  le  mouvement,  et  luttaient  dans  les 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  105 

montagnes,  avec  des   alternalives   de  succès  cl  de  revers. 
Au  mois  de  janvier  1569,  le  beglierbey  envoya  de  nouveau 
à  Almeria  sa  flotte,  qui  n'avait  pas  pu  débarquer  les  troupes 
la  première  fois,  à  cause  de  la  découverte  de  la  conspiration  ; 
mais  le  sort  s'acharnait  sur  les  Morisques  persécutés;  une 
tempête  violente  avaria    gravement  et  dispersa  trente-deux 
galères  chargées   d'armes  et  de  soldais,  privant  ainsi  d'un 
précieux   appui   la  révolte,  qui  éclatait  alors  dans  toute  sa 
force  ;  six  vaisseaux  seulement  parvinrent  à  mettre  à  terre 
leur     chargement     d'artillerie ,    de     poudre    et    de    volon- 
taires. Au  mois  d'octobre  de  la  même  année,  xAlger  faisait 
parvenir  aux  combattants  quatre  mille  arquebuses,  des  muni- 
tions, et  leur  envoyait  quelques  centaines  de  vieux  janissaires 
pour   leur    servir   de    capitaines.  Ce    secours  fut  renouvelé 
l'année  suivante,  et,  dès  1569,  Euldj-Ali  fb  disposait  à  prendre 
lui-même  le  commandement,  lorsqu'il   apprit  que  don  Juan 
d'Autriche   rassemblait   des  forces  considérables,    avec  les- 
quelles il  se  disposait  à  commencer  la  campagne  glorieuse 
dont  le  couronnement  fut  la  victoire  de  Lépante.  Cette  nou- 
velle  détermina  le   beglierbey    à   changer   d^objectif,    et  à 
marcher  sur  Tunis,  avant  que  l'ennemi  n'eût  eu  l'idée  de  s'en 
emparer  et  de  s'y  établir;  cela  était  d'autant  plus  à  craindre 
que  les  chrétiens  avaient   à  venger  la  défaite  du  prince  de 
Piombino,  dont  la  flotte  venait  d'être  détruite  par  les  galères 
d'Alger,    commandées  par   Carax-Ali,   au    moment   où  elle 
cherchait  à  s'emparer  de  Bône. 

La  Tunisie  venait  de  passer  plus  de  trente  ans  dans  une  com- 
plète anarchie;  depuis  le  jour  oii  Charles-Quint  avait  replacé 
Muley  Hassan  sur  le  trône,  ce  souverain,  déjà  impopulaire 
auparavant,  l'était  devenu  encore  davantage  en  qualité  de  pro- 
tégé des  chrétiens,  et  tout  son  royaume  s'était  successivement 
révolté  contre  lui.  Son  fils  Hamida  s'était  mis  à  la  tête  d'une 
partie  des  mécontents,  tandis  qu'un  personnage  religieux 
avait  fondé  à  Kairouan  un  pouvoir  indépendant;  dès  1536,  le 
vieux  roi  implorait  des  secours,  ofl'rant  de  remettre  toutes 
ses  places  fortes  à  l'Espagne,  et  se  déclarant  incapable  de 
rester  une  heure  de  plus  à  Tunis,  s'il  ne  recevait  pas  de  renforts  ; 
Don  Bernardino  de  Mendoza,  consulté  par  Charles-Quint  à 


106  CHAPITRE   HUITIÈME 

ce  sujet,  répondait  «  qu'il  valait  mieux  s'emparer  directement 
du  royaume  que  d'essayer  d'y  maintenir  un  prince  aussi  inca- 
pable et  aussi  universellement  détesté  ' .  >>  En  1 544 ,  il  partit  pour 
la  Sicile,  et^  de  là,  pour  Naples,  laissant  ses  trésors  à  la  Gou- 
lette  où  il  avait  depuis  longtemps  cherché  un  refuge  contre 
son  fils,  qui  régnait  dans  la  capitale  ;  à  force  d'instances,  il 
obtint  une  petite  armée  de  deux  mille  Italiens,  commandée 
parJ.-B.  de  Lofredo,  et  vint  offrir  le  combat  à  l'usurpateur 
sous  les  murs  mêmes  de  la  ville.  11  fut  complètement  battu  et 
tomba  aux  mains  du  vainqueur,  qui  lui  fit  crever  les  yeux  ; 
Lofredo  avait  été  tué  dans  la  bataille.  La  garnison  espagnole 
de  la  Goulette  prêta  son  appui  d'abord  au  frère  du  vaincu, 
puisa  son  neveu;  après  une  longue  lutte,  Hamida,  victorieux, 
s'installa  définitivement  à  Tunis.  Pendant  ce  temps,  son  père, 
qui  était  parvenu  à  s'évader  à  la  faveur  du  désordre,  s'était 
d'abord  réfugié  à  Tabarque,  puis  en  Sardaigne,  à  Naples  et  à 
Rome  ;  il  alla  jusqu'à  Augsbourg  porter  ses  doléances  à 
Charles-Quint,  auquel  il  redemandait  les  trésors  que  Tovar, 
gouverneur  du  fort,  lui  avait  ravis,  et  dont  la  valeur  dépassait 
trente  millions'^;  l'Empereur  lui  fit  une  petite  pension  et 
l'envoya  en  Italie,  où  il  mourut  obscurément,  après  s'être, 
dit-on,  fait  moine.  Hamida  fut  bientôt  aussi  méprisé  et  aussi 
odieux  que  l'avait  été  Muley-Hassan  ;  la  population^  écrasée 
d'impôts,  et  humiliée  par  la  présence  des  chrétiens,  qui  la 
tenaient  asservie  sous  le  canon  du  fort,  tournait  ses  yeux  vers 
les  Turcs,  qu'elle  appelait  comme  des  libérateurs,  et  ne  cessait 
d'envoyer  les  principaux  d'entre  elle  demander  qu'on  vînt 
l'aider  à  secouer  le  joug. 

Euldj-Ali  se  mit  en  route  au  mois  d'octobre  1569,  laissant 
la  garde  d'Alger  à  son  khalifat  Mami-Corso  ;  son  armée  se 
composait    de  cinq  mille    mousquetaires  et    de    six  mille 


1.  V.  Documents  sur  l'occupation  espagnole,  d.  c.  (Revue  Africaine, 
1877,  p.  211,212.)  /^  ^        .  V  / 

2.  V.  Documents  sur  l'occupation  espagnole,  d.  c.  (Revue  Africaine, 
p.  265.)  Le  roi  Muley  Hassan  réclame;  quatre  grosses  pierres  précieuses, 
estimées  225,000  ducats;  vingt-six  autres  diamants,  cent  rubis,  quatre  cents 
saphirs,  et  un  lot  d'émeraudes  et  de  perles  valant  un  million  de  pièces  d'or; 
une  caisse  contenant  800,000  doubles  d'or;  et  des  meubles  ou  objets  divers 
d  une  valeur  de  90,000  ducats. 


LES    BEGLIERBEYS    ET    LEURS    KHALIFATS  107 

Kabyles  ;  arrivé  à  Béja,  il  se  trouva  en  présence  d'Hamida, 
qui  l'attendait  avec  une  trentaine  de  mille  hommes.  Le 
beglierbey  savait  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  fidélité  de  ces 
troupes,  dont  les  chefs  étaient  ceux-là  mêmes^  qui,  depuis 
quelques  mois  imploraient  sa  présence  ;  il  engagea  donc 
immédiatement  un  simulacre  de  combat  ;  dès  les  premiers 
coups  de  feu,  les  Tunisiens  passèrent  à  l'ennemi,  et  leur  roi 
ne  put  que  s'enfuir  à  toute  bride;  en  arrivant  sous  les  murs  de 
sa  capitale,  il  en  trouva  les  portes  fermées  devant  lui,  et  il 
dut  chercher  un  refuge  auprès  des  chrétiens  du  fort.  Euldj- 
Ali  poursuivit  sa  marche  sans  rencontrer  de  résistance  et 
entra  dans  Tunis  à  la  fin  de  l'année  1569  ;  il  y  installa  une 
garnison  de  trois  mille  Turcs,  sous  les  ordres  du  caïd  Ramdan, 
et  soumit  à  son  obéissance  les  villes  du  littoral  et  l'intérieur 
du  pays,  oii  il  fit  régner  un  ordre  inconnu  depuis  longtemps  ; 
ces  soins  lui  prirent  environ  quatre  mois,  après  lesquels  il 
retourna  en  toute  hâte  à  Alger,  où  sa  présence  était  nécessitée 
par  la  crainte  qu'y  inspiraient  les  armements  du  roi  d'Espagne. 
Pendant  les  derniers  mois  de  son  séjour  dans  sa  nouvelle 
conquête,  il  avait  donné  ordre  à  Mami-Corso  de  faire  mettre 
la  flotte  en  bon  état,  en  sorte  qu'il  put  mettre  à  la  voile, 
aussitôt  qu'il  fut  arrivé.  Il  voulait  s'emparer  de  la  Goulette, 
seul  point  oii  les  Espagnols  tinssent  encore,  et  il  avait,  à  cet 
effet,  demandé  des  renforts  au  Grand-Divan,  remontrant  que 
les  Turcs  ne  seraient  jamais  en  sûreté  à  Tunis,  tant  que  les 
chrétiens  posséderaient  l'entrée  du  port  et  auraient  ainsi  la 
facilité  de  débarquer  une  armée  quand  bon  leur  semblerait. 
En  attendant  une  réponse,  il  fondit  avec  ses  galères  sur  tous 
les  bâtiments  qu'il  rencontra  dans  la  Méditerranée,  et  donna 
à  la  Course  une  extension  formidable.  Sous  son  commande- 
ment se  formèrent  ces  hardis  capitaines,  qui,  pendant  un 
demi-siècle,  ravagèrent  les  côtes  et  détruisirent  le  commerce 
de  l'Espagne,  les  Morat-Reïs,  Mami  et  Mustapha  Arnaute,  le 
Bieppois  Jaffer,  Dali-Mami,  le  premier  maître  de  Cervantes, 
Hassan  Yeneziano,  tous  les  fondateurs  enfin  de  la  Taïffe  des 
reïs,  dont  nous  verrons  bientôt  la  puissance  se  révéler  par 
ses  œuvres.  Il  rentra  à  Alger  après  une  croisière  de  quelques 
mois,  pendant  laquelle  il  avait  fait  subir  à  l'ennemi  des  pertes 


108  CHAPITRE   HUITIÈME 

considérables,  et  enlevé  aux  chevaliers  de  Malte  quatre 
g-alères,  après  un  rude  combat,  dans  lequel  le  commandeur 
de  Saint-Clément  fut  tué.  A  son  retour,  il  apprit  que  la  Porte, 
loin  de  pouvoir  l'aider  à  s'emparer  de  la  Goulette,  avait 
besoin  de  la  Hotte  d'Alger  pour  s'opposer  à  l'armada  que 
commandait  don  Juan  d'Autriche.  Il  prit  la  mer  au  printemps 
de  1571  avec  ses  vingt  galères  et  les  trente  navires  des  reïs,- 
rejoignit  le  capitan  pacha  à  Coron,  et  ravagea  la  Crète,  les 
îles  Ioniennes,  et  le  littoral  de  l'Adriatique.  Le  jour  de  la 
bataille  de  Lépante,  il  était  chargé  de  la  direction  de  l'aile 
gauche,  qui  supporta  sans  faiblir  pendant  la  moitié  de  la 
journée  presque  tout  l'effort  du  combat.  Enfin,  lorsqu'il  vit 
l'aile  droite  et  le  centre  rompus  et  en  fuite,  il  prit  le  comman- 
dement en  place  du  capitan-pacha  qui  venait  d'être  frappé  à 
mort^  traversa  audacieusement  les  lignes  chrétiennes,  se  jeta 
sur  les  galères  de  Malte  qu'il  couvrit  de  feu,  et  leur  prit  la 
capitane,  avec  l'étendard  de  la  Religion,  qu'il  rapporta  triom- 
phalement à  Constantinople  ;  à  dater  de  ce  jour,  le  sobriquet 
injurieux  de  Fartas  fit  place  au  glorieux  surnom  de  Kilidj 
(l'Épée).  Si  l'amiral  turc  eût  suivi  ses  conseils,  le  désastre  eut 
pu  être  évité  ;  car  le  beglierbey,  qui  avait  envoyé  son  lieute- 
nant Carax-Ali  reconnaître  l'armada  chrétienne,  et  dénombrer 
ses  forces,  mission  qui  fut  remplie  avec  autant  d'audace  que 
d'habileté,  savait  que  l'ennemi  était  inférieur  en  nombre;  il 
opina  donc  pour  que  la  flotte  ottomane  se  déployât,  ce  qui  lui 
eût  permis  de  manœuvrer,  et  de  se  présenter  au  combat  avec 
ensemble,  au  lieu  de  se  laisser  acculer  dans  un  espace  étroit, 
où  plus  de  la  moitié  des  navires  furent  détruits  avant  d'avoir 
pu  brûler  une  amorce. 

A  son  arrivée  à  Constantinople,  le  sultan  le  nomma  capitan- 
pacha,  tout  en  lui  conservant  le  titre  de  beglierbey  d'Afrique  \ 
sous  lequel  il  est  désigné  jusqu'à  sa  mort  dans  les  lettres  du 
grand  divan,  et  dans  celles  des  ambassadeurs  français.  Ainsi, 
comme  le  dit  Haëdo,  cet  homme  sur  lequel  le  destin  sembla 
prendre  plaisir  à  montrer  la  puissance  de  ses  caprices^  passa  en 
quelques  années  des  bancs  de  la  chiourme  à  la  dignité  la  plus 

1.  V.  les  Négociations,  d.  c,  t.  IV,  p.  61,  69. 


LES    BEGLIfcRBEYS    ET   LEURS    KHALIFATS  109 

élevée  qu'un  sujet  ottoman  put  rêver  ;  car  les  pouvoirs  du 
grand  amiral  étaient  immenses  \  Tout  ce  qui  se  rattachait  à 
la  marine  était  sous  ses  ordres  absolus  ;  personnel,  arsenaux, 
îles,  côtes  et  ports,  garnisons  et  milices.  Il  lui  était  permis 
de  lever  des  troupes  et  de  frapper  des  contributions  ;  hors  des 
Dardanelles,  il  tenait  divan^  et  exerçait  les  droits  de  haute  et 
basse  justice,  aussi  souverainement  qu'eut  pu  le  faire  le  sultan 
lui-même.  Il  donnait  les  grades  et  les  emplois  dans  les  flottes, 
et  décrétait  sans  contrôle  les  dépenses  qu'il  jugeait  utiles. 
Trois  ortas  de  janissaires  formaient  sa  garde  du  corps,  à 
laquelle  se  joignait  le  cortège  de  ses  officiers  et  de  sa  maison 
militaire.  Enfin,  d'énormes  revenus  lui  étaient  assignés  sur 
l'Archipel  et  l'Anatolie,  et  le  cinquième  de  toutes  les  prises 
maritimes  lui  appartenait  de  plein  droit. 

Dans  cette  situation,  que  bien  des  gens  eussent  pu  lui  envier, 
Euldj-Ali  vécut  en  proie  à  une  mélancolie  maladive  ;  il  passait 
quelquefois  de  longs  jours  sans  pouvoir  supporter  la  vue  de  ses 
semblables  etle  son  de  la  voix  humaine  ;  son  entourage  avait  reçu 
l'ordre  de  respecter  sa  solitude  et  d'observer  le  silence,  quand 
il  apparaissait  vêtu  de  couleurs  sombres,  annonçant  ainsi  qu'il 
ne  voulait  parler  à  personne.  Cette  hypocondrie  provenait 
peut-être  de  l'incurable  infirmité  qui  l'avait  rendu  si  malheu- 

Ireux  pendant  sa  jeunesse;  peut-être  aussi  était-elle  augmentée 
par  ses  remords  religieux;  car  son  abjuration,  qui  lui  avait 
été  arrachée  par  la  passion  vindicative,  si  puissante  sur  les 
gens  de  sa  race,  n'était  rien  moins  que  sincère  ;  Févêque  de 
Dax,  François  de  Noailles,  qui  le  connut  très  intimement  à 
Constantinople,  affirmait  même  qu'il  n'avait  pas  cessé  de 
pratiquer  secrètement  le  christianisme  -.  Les  Turcs  l'en 
soupçonnaient^  et  plus  particulièrement  les  janissaires,  qu'il 
tenait  à  l'écart  et  traitait  avec  la  plus  grande  sévérité,  toutes 
les  fois  qu'ils  faisaient  acte  d'indiscipline  ;  ils  firent  parvenir  à 
plusieurs  reprises  leurs  doléances  à  la  Porte;  mais  le  grand 
divan  était  las  des  exigences  des  ioldachs,  et  ne  répondit  à 


1 .  Abrégé  chronologique  de  l'histoire  Ottomane^  par  de  la  Croix  (Paris, 
1768),  t.  I,  p.  402; 

2.  V.  Brantôme,  Grands  Copituines  esira}ujcrs{d.\x  noii;  de  VOuchaly 


110  CHAPITRE    HUITIEME 

ces  plaintes  qu'en  leur  enjoignant  de  se  soumettre.  Au  reste, 
lebeglierbey  avait  pris  ses  précautions  contre  eux,  et,  pour 
se  mettre  à  l'abri  d'un  coup  de  main,  il  avait  quitté  le  palais  de 
la  Jenina,  trop  facile  à  entourer  et  à  forcer,  et  était  venu  s'ins- 
taller dans  lebordj  Hadj-Ali,  où  il  vivait  sous  la  garde  de  ses 
renégats  et  de  ses  marins, entièrement  dévoués  à  sa  personne; 
ses  quatorze  galères,  chargées  de  ses  trésors^  étaient  abritées 
sous  le  feu  du  fort;,  toujours  armées  et  prêtes  à  prendre  la 
mer.  Par  ces  sages  mesures,  il  put  maintenir  la  tranquillité 
dans  Alger,  tout  le  temps  qu'il  y  demeura. 

Dans  ses  nouvelles  fonctions,  il  déploya  de  très  grandes 
qualités  de  commandement,  et  se  fit  surtout  remarquer  par 
l'activité  qu'il  déploya  pour  réparer  le  désastre  de  Lépante.  Il 
fit  venir  à  Gonstantinople  tous  les  reïs  qu'il  avait  dressés 
lui-même,  les  distribua  sur  les  chantiers  de  construction,  ou 
les  mit  à  la  tête  des  écoles  de  manœuvre  ;  grâce  à  leurs  con- 
naissances pratiques  et  à  leur  zèle,  il  put,  en  moins  de  deux 
ans,  reconstituer  les  flottes  du  sultan,  et  lui  présenter  deux 
cent  quarante  galères,  mieux  construites  et  mieux  équipées 
que  celles  qui  avaient  été  perdues  ;  il  s'était  particulièrement 
occupé  d'améliorer  Farmement  des  marins,  en  supprimant 
l'usage  de  l'arc,  et  en  le  remplaçant  par  celui  du  mousquet, 
dont  tous  les  combattants  furent  pourvus.  Cette  résurrection 
si  rapide  des  forces  ottomanes  excita  l'attention  de  tous  les 
résidents  étrangers;  la  réputation  d'Euldj-Ali  s'accrut  de  jour 
en  jour,  et,  dès  1572,  le  pape  Pie  V,  par  l'intermédiaire  du 
cardinal  Alexandrini,  conseillait  à  Philippe  II  de  chercher  à 
le  séduire  par  Toffre  d'un  bon  gouvernement  en  Espagne  ou 
en  Sicile  :  Quand  même  cette  tentative  n' aboutirait  pas, 
disait-il,  elle  nen  serait  pas  moins  utile ^  en  attirant  les  soup- 
çons de  Sélim  sur  C  amiral  y  le  seul  homme  capable,  par  sa 
valeur  et  son  habileté,  de  soutenir  les  affaires  de  cet  empire^» 
Mais  ce  fut  en  vain  que  le  roi  d'Espagne  s'efforça  de  suivre 

1.   V.  De  Thou,  Histoire  Universelle,  t.  VI,  p.  25i. 


LES   BEGLIERBEYS   ET   LEURS   KHALIFATS  IH 

ce  conseil  ;  il  ne  parvint  qu'à  irriter  celui  qu'il  avait  voulu 
séduire,  et  les  lettres  de  M.  de  Noailles  ^  nous  apprennent 
avec  quelle  vigueur  tant  soit  peu  brutale  il  en  manifesta  son 
ressentiment  à  l'ambassadeur  du  roi,  Marigliani,  devant  le 
grand  divan  réuni. 

1.   V.  les  Négociations,  d.  c,  t.  III.  p.  707,  712,  848,  876-77,  etc. 


CHAPITRE    NEUVIEM?: 

LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  (Suite.) 


SOMMAIRE  :  Arab-Ahmed.  —  Les  Algériens  demandent  un  prince  français.  — 
Désordres  à  Alger.  —  Prise  et  reprise  de  Tunis.  —  Ramdan.  —  Guerre  du 
Maroc.  —  Hassan-Veneziano.  —  Mécontentement  de  la  Milice.  —  Djafer. 
Pacha.  —  Retour  de  Ramdan.  —  Révolte  des  reïs.  —  Mami-Aruaute.  — 
Retour  d'Hassan-Veneziano.  —  Mort  d'Euldj-Ali. 


Lorsque  Euldj-Ali  fut  iuvesti  du  grade  de  grand  amiral,  il 
fit  donner  le  gouvernement  d'Alger  à  un  de  ses  capitaines, 
qui  lui  avait  jadis  servi  de  majordome  ;  c'était  un  mulâtre 
d'Alexandrie,  nommé  Arab-Ahmed.  A  son  arrivée,  il  trouva 
la  ville  plongée  dans  la  consternation  ;  la  victoire  de  don 
Juan  d'Autriche  faisait  appréhender  aux  habitants  une  pro- 
chaine attaque,  et  les  indigènes  avaient,  comme  d'habitude, 
profité  du  désarroi  pour  refuser  l'impôt  et  se  soulever.  Le 
nouveau  pacha  était  homme  d'une  grande  énergie,  qui  dégé- 
nérait parfois  en  cruauté  ;  il  apaisa  rapidement  les  troubles  ; 
informé  des  projets  de  l'Espagne  par  Charles  IX,  qui  lui  fit 
tenir  à  plusieurs  reprises  des  avis  par  l'intermédiaire  de 
M.  de  Menillon^  gouverneur  de  Marseille  \  il  s'occupa  très 
activement  de  mettre  la  ville  en  bon  état  de  défense;  il  fit 
raser  le  faubourg  Bab-Azoun,  qui  eut  pu  servir  d'approches, 
refît  la  porte  à  neuf,  la  bastionna,  approfondit  les  fossés  de 
l'enceinte,  construisit  un  fort  sur  le  bord  de  la  mer  en  arrière 
du  Cantarat-el-Effroun  (pont  des  fours)  et  augmenta  les  fortifi- 
cations du  port.  Tous  ces  travaux  se  firent  rapidement,  en 

1.  V.  les  Négociations,  d.  c,  t.  111,  p.  388,  854-50,  871-78. 


LES   BEGLIERBEYS    ET    LEURS    KHALIFATS  113 

dépit  d'une   terrible  peste,  qui  dura  plus  de   deux  ans,  et 
enleva  le  tiers  de  la  population. 

La  sévère  justice  d'Ahmed  avait  pu  imposer  le  silence, 
mais  non  calmer  les  esprits  ;  affolés  de  peur,  en  proie  à  la 
contagion  et  à  la  famine,  plus  opprimés  que  jamais  par  les 
janissaires,  les  Baldis  conçurent  le  projet  de  se  jeter  dans  les 
bras  do  la  France,  et  écrivirent  à  Charles  IX,  pour  lui 
demander  un  roi\  Celui-ci,  prenant  fort  à  son  gré  cette 
démarche^  se  déclara  prêt  à  envoyer  à  Alger  le  duc  d'Anjou, 
son  frère,  et  le  14  avril  1572,  il  fit  part  de  son  dessein  à  l'Évêque 
deDax,  François  de  Noailles,  alors  ambassadeur  àConstanti- 
nople.  Il  lui  ordonnait  de  s'assurer  des  dispositions  du  grand- 
divan,  qu'il  espérait  trouver  favorable  à  son  désir.  Le  diplo- 
mate se  montra  fort  effrayé  de  la  mission  qui  lui  était  donnée  ; 
il  se  rendait  mieux  compte  que  son  souverain  de  l'impossi- 
bilité de  cette  combinaison,  sachant  très  bien  que  ni  le  sultan 
ni  ses  ministres  ne  consentiraient  jamais  à  faire  passer  des 
sujets  musulmans  sous  la  loi  d'un  prince  chrétien  ;  il  se  fit 
répéter  l'ordre  à  plusieurs  reprises,  et  se  décida  seulement 
alors  à  faire  de  timides  ouvertures  clans  le  sens  indiqué  ; 
encore  le  ton  de  ses  lettres  montre-t-il  assez  clairement  qu'il 
allait  lui-même  au  devant  des  objections  du  grand-vizir,  et 
qu'il  s'ingéniait  à  fournir  des  moyens  propres  à  faire  traîner 
l'affaire  en  longueur  ;  pendant  tout  le  temps  des  négociations, 
il  ne  cessait  d'écrire  à  Catherine  de  Médicis  et  au  duc  d'Anjou 
lui-même,  leur  représentant  l'inanité  de  cette  démarche,  et 
'remontrant  que  le  succès,  s'il  eût  pu  être  obtenu,  fût  devenu 
funeste  au  prince.  Mais  le  roi  s'entêtait,  accusait  son  ambas- 
sadeur de  mollesse  et  de  lenteur,  et  ne  cessait  de  le  harceler 
et  de  lui  réclamer  une  solution  qu'il  était  le  seul  à  désirer  et 
à  croire  possible  :  cette  difficile  situation  fut  tranchée  par  sa 
mort. 

Le  meilleur  argument  qui  eut  milité  en  faveur  de  Charles  IX 
[eut  été  tiré  de  la  mauvaise  conduite  de  quelques  reïs,  dont  les 
déprédations  étaient  restées  impunies.  Malgré  les  ordres  for- 
mels du  sultan,  qui,  en  1565,  «  avait  interdit  l'approche  des 

J .  V.  les  Négociations,  d.  c,  t.  III,  p.  231,  et  291  à  389. 


114  CHAPITRE    ^NEUVIEME 

côtes  (leFrance  à  tous  les  corsaires,  sous  quelque  prétexte  que 
ce  fût,  «peu  de  mois  se  passaient  sans  que  le  commerce  de  la 
Provence  et  du  Languedoc  n'eut  des  plaintes  à  faire.  Ahmed 
avait  reçu  l'ordre  de  sévir,  et  s'y  employait  de  son  mieux; 
mais  il  se  trouvait  réduit  à  l'impuissance;  la  Taïffe  des  reïs, 
qui  venait  de  se  fonder  sous  les  ordres  de  Mami-Arnaute, 
refusait  d'obéir,  et  s'était  mise  en  état  de  révolte  ouverte.  Le 
pacha  louvoyait,  et  s'efforçait  de  calmer  le  roi  de  France  par 
des  présents,  et  par  la  promesse  de  conquérir  pour  lui 
Tabarque  et  les  pêcheries  de  corail,  alors  occupées  par  les 
Génois  ^  A  ce  moment  éclata  la  guerre  de  Tunis. 

Tandis  que  toutes  les  puissances  de  la  Méditerranée  tour- 
naient les  yeux  vers  Messine,  où  Don  Juan  avait  concentré 
ses  forces,  Euldj-Ali  mettait  à  la  voile  avec  les  flottes  nou- 
vellement créées  et  se  tenait  prêt  à  porter  secours  à  celui  des 
pachaliks  qu'attaquerait  le  Généralissime  de  la  ligue.  Deux 
tempêtes  consécutives,  d'une  extrême  violence,  lui  causèrent 
de  graves  avaries,  et  il  fut  forcé  de  faire  rentrer  dans  les  ports 
ses  navires,  dont  la  plupart  ne  pouvaient  plus  tenir  la  mer. 
Don  Juan  ne  laissa  pas  échapper  l'occasion  ;  le  7  octobre  1573, 
il  quitta  la  Sicile  avec  cent-sept  galères,  trente  et  un  vaisseaux 
et  vingt-sept  mille  cinq  cents  hommes,  et  fondit  à  l'impro- 
viste  sur  Tunis  ;  le  pacha  Ramdan  ne  fit  aucune  résistance,  et 
s'enfuit  à  Kairouan.  Les  ennemis  du  capitan-pacha  cher- 
chèrent à  profiter  de  cet  événement  pour  le  perdre  ;  ils  l'incul- 
pèrent de  trahison,  disantqu'il  avait  laissé  à  dessein  le  champ 
libre  à  l'ennemi  ;  Tesprit  de  Sélim  fut  ébranlé  par  ces  accusa- 
tions, et  la  vie  de  l'amiral  fut  un  instant  en  grand  danger  ;  il 
ne  sauva  sa  tête  qu'à  prix  d'or  :  u  Moyennant,  écrivait  M.  de 
Noailles  à  Catherine  de  Médicis,  plusieurs  centaines  de  milliers 
de  ducats  qu'il  donna  au  maistre,  et  cy^  je  crois  que  le  vin  du 
vallet  n'y  est  pas  oublié^  «.Rien  n'était  plus  injuste  que  de  faire 
retomber  la  faute  sur  Euldj-Ali  ;  car  il  n'avait  pas  cessé  de 
prédire  le  résultat  fatal,  et,  si  l'on  eut  suivi  les  conseils  qu'il 

1.  V.  les  Négociations,  d.  c,  t.  III,  p.  552.  Le  présent  se  composait 
de  lions,  tigres,  chevaux  et  bubales,  que  M.  de  Ménillon  appelle  vaches  fort 
estranges. 

2.  V.  les  Négociations,  d.  c,  t.  III,  p.  452. 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  115 

prodiguait  en  vain  depuis  plus  de  trois  ans,  et  chassé  la 
garnison  chrétienne  de  la  Goulette,  jamais  le  vainqueur  de 
Lépante  n'eût  osé  entreprendre  un  débarquement  pendant 
lequel  il  eut  risqué  d'être  pris  entre  deux  feux,  et  cela,  à  une 
époque  de  l'année  oii  les  ouragans  sont  fréquents  dans  ces 
parages.  La  malheureuse  expédition  de  Charles-Quint  contre 
Alger  était  encore  trop  présente  à  tous  les  souvenirs  pour 
qu'un  chef  d'armée  eut  eu  l'imprudence  de  tenter  une  pareille 
aventure,  tandis  que  Don  Juan  s'était  trouvé  placé  dans  des 
conditions  bien  autrement  favorables  par  la  possession  d'un 
fort,  qui  passait  alors  pour  inexpugnable,  et  lui  donnait  la 
facilité  la  plus  grande  pour  mettre  ses  troupes  à  terre,  et  les 
abriter  au  cas  d'un  revers  peu  probable.  Depuis  la  prise  de  la 
ville,  il  s'occupait  de  la  fortifier  et  de  l'approvisionner,  déso- 
béissant ainsi  aux  ordres  formels  de  Philippe  II,  qui  avait 
enjoint  de  raser  les  remparts,  de  combler  le  canal  avec  les 
matériaux  du  fort,  et  d'évacuer  le  pays  le  plus  tôt  possible.  Le 
roi  se  montra  fort  irrité  en  apprenant  que  ses  instructions 
avaient  été  méconnues  ;  il  reçut,  dit-on,  avis  que  Don  Juan 
voulait  se  créer  en  Tunisie  un  royaume  indépendant,  encou- 
ragé dans  cette  voie  par  J.  de  Soto,  depuis  longtemps  attaché 
à  sa  personne  ;  il  parla  alors  si  haut  que  le  prince  n'eut  plus 
qu'à  s'incliner,  et  qu'il  se  retira  avec  sa  flotte  et  la  plus  grande 
partie  des  troupes;  toutefois,  il  laissa  la  garde  de  sa  conquête 
au  comte  Gabrio  Serbelloni,  qui  conserva  avec  lui  un  corps 
d'environ  dix  mille  hommes. 

Pendant  ce  temps,  le  grand-amiral,  désireux  de  se  laver 
des  soupçons  qu'on  avait  jetés  sur  lui,  demandait  chaque  jour 
à  Selim  la  permission  de  reprendre  Tunis  ;  il  démontrait  la 
nécessité  de  se  hâter,  et  d'attaquer  avant  que  les  chrétiens 
n'eussent  rendu  la  ville  trop  forte  ;  l'autorisation  désirée  lui 
fut  enfin  accordée,  et  il  partit  au  mois  de  juin  1574,  avec 
deux  cent  cinquante  galères,  quarante  bâtiments  de  transport 
et  soixante  mille  hommes.  Il  débarqua  le  12  juillet  devant  la 
place,  dont  il  trouva  les  environs  déjà  occupés  par  Kheder, 
caïd  de  Kairouan,  et  par  le  pacha  de  Tripoli  ;  peu  de  jours 
après,  Arab- Ahmed  vint  le  rejoindre,  à  la  tète  des  galères 
d'Alger,  et  fut  chargé  de  l'attaque  de  la  Goulette,  dont  le 


116  CHAPITRE   NEUVIEME 

gouverneur,  Pietro  de  Porto  Garrero,  fut  loin  de  se  montrer 
aussi  brave  que  Zamog-uerra,  qui  défendait  l'île  Chekli,  et  que 
Serbelloni  \  qui  organisait  la  résistance  à  Tunis  même,  et  s'y 
fortifiait  le  mieux  possible,  ayant  reçu  récemment  du  cardi- 
nal Granvelle  une  lettre  qui  l'engageait  à  se  tenir  sur  ses 
gardes.  Mais  l'argent  manquait,  et  les  fièvres  décimaient  les 
assiégés.  Le  feu  commença  le  17  juillet,  très  intense  du  côté 
des  Turcs,  et  continua  sans  interruption  jusqu'à  la  fin.  Le  20 
août,  la  brèche  étant  praticable,  Sinan-Pacha,  général  des 
troupes  de  terre,  ordonna  l'assaut  du  fort  ;  il  fut  repoussé  et 
recommença  le  22  et  le  23,  jour  où  la  Goulettc  fut  prise,  et 
la  garnison  entièrement  massacrée.  Tous  les  efforts  des 
assaillants  se  tournèrent  alors  sur  la  ville,  dans  laquelle  il  ne 
restait  plus  que  douze  cents  hommes  valides  ;  car  Serbelloni, 
pour  rendre  un  peu  de  courage  à  Porto  Garrero,  avait  du 
céder  à  ses  incessantes  demandes  de  secours,  et  s'était 
dépourvu  pour  lui  de  six  compagnies.  Le  27,  la  sape  était  au 
cœur  du  bastion  ;  Sinan  avait  fait  élever  un  terre-plein  qui 
dominait  la  place,  et  du  haut  duquel  les  janissaires  entrete- 
naient sans  relâche  une  arquebusade  meurtrière  ;  la  petite 
garnison  perdait  de  ce  fait  cinquante  hommes  par  jour  ; 
chaque  assaut  en  coûtait  cent-cinquante  ;  les  Turcs  en  don- 
nèrent quatre,  les  6,  8,  11,  et  13  septembre,  après  avoir  chaque 
fois  fait  jouer  la  mine.  «  Il  ne  restait  plus,  dit  le  rapport 
officiel,  entre  l'ennemi  et  nous,  qu'un  simple  amas  de  terre  à 
peine  de  la  hauteur  d'un  homme,  assez  large  à  la  base,  mais 
sans  consistance  au  sommet.  »  Le  combat  du  13  fut  le  dernier  ; 
tous  les  défenseurs  de  la  brèche  furent  tués  ou  pris  ;  Serbel- 
loni, dont  le  fils  avait  succombé  la  veille  au  soir,  fut  emporté 
blessé  par  les  vainqueurs.  Euldj-Ali  accorda  la  vie  sauve  à 
Zamoguerra,  qui  luttait  encore  avec  cinquante  braves,  der- 
rière les  ruines  du  fort  San-Iago,  et  revint  à  Gonstantinople, 
emmenant  avec  lui  Arab-Ahmed,  dont  l'ambassade  française 
avait  demandé  le  remplacement  ^  Le  Pachalik  fut  donné  à 
Ramdan,  qui  avait  coopéré  au  siège  de  Tunis  depuis  le  10 


1 .  V.  les  Rapports  de  Ser^belloni  el  de  Zamoguerra.  [Revue  Africaine, 
77,  p.  294-98  et  361-79.) 

2.  V.  les  Négociations,  d.  c,  t.  III,  p.  552-54. 


I 


LEURS    KHALIFATS 


117 


PU 


dre  l'armée  avec  cinq  mille 
ngents  indigènes.  Son  pré- 
Alger ;  ayant  été  nommé 
en  1378,  par  les  janissaires 
imée  par  le  grand-amiral, 
en  faisant  impitoyablement 
is  part  au  complot  \ 
à  Constantinople  une  allé- 
,  montrant  la  flotte  victo- 
énitien,  lui  dit  en  raillant  : 
à  Lépanle  ;  nous  vous  avons 
ousse,  mais  jamais  le  bras.  » 
le  chérif  de  Fez  Muley-Ab- 
,  après  avoir  contraint  son 
Iger  pour  sauver  sa  tête.  Le 
n  d'Euldj-Ali  afin  de  recon- 
en  cas  de  succès,  de  devenir 
ttaque  d'Oran  et  de  Mers-el- 
s  où  flottait  encore  la  ban- 
levant  des  désirs  de  l'amiral, 
'autorisation  demandée,  en 
s  presque  impossible  de  rien 
tant  qu'on  aurait  à  craindre 
ut  donc  l'ordre  d'agir,  et  se 
e  décembre  157o,  avec  une 
armée  de  sept  mille  mousquetaires,  huit  cents  spahis,  mille 
Zouaoua,  et  six  mille  cavaliers  indigènes;  Muley-Maluch 
l'accompagnait^  avec  quelques  Caïds,  ses  partisans,  qui  avaient 
noué  depuis  longtemps  des  intelligences  avec  les  principaux 
chefs  de  l'armée  ennemie.  Les  Algériens  arrivèrent  le  15  jan- 
vier sous  les  murs  de  Fez,  sans  avoir  eu  de  combat  à  livrer; 
Muley-Mohammed,  fils  de  l'usurpateur,  à  la  tête  d'une  armée 
de  soixante  mille  hommes,  se  tenait  prêt  à  les  arrêter;  mais 
ses  meilleurs  soldats,  les  Elches  et  les  renégats  Andalous, 
avaient  été  gagnés  d'avance,  et  iirent  défection  au  commence- 


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1.  D'après  Hammer,  (trad.  Hellert,  t.  III, p.  57)  Ahmed  les  avait  tellemenl 
exaspérés  par  sa  cruauté,  qu'ils  le  Orent  périr  à  la  torture,  et  le  coupèrent 
en  petits  morceaux,  qu'ils  se  partagèrent  eutre  eux. 


116 


CIIAPITR 


gouverneur,  Pietro  de  Porto^ 
aussi  brave  que  Zamoguerra, 
Serbelloni  \  qui  organisait  h 
fortifiait  le  mieux  possible, 
nal  Granvelle  une  lettre  qu| 
gardes.  Mais  l'argent  manqu 
assiégés.  Le  feu  commença  1 
des  Turcs,  et  continua  sans 
août,  la  brèche  étant  praticj 
troupes  de  terre,  ordonna  l'j 
recommença  le  22  et  le  23, 
la   garnison    entièrement    n 
assaillants  se  tournèrent  aloi 
restait  plus  que  douze  cents 
pour  rendre  un  peu   de  coi 
céder  à   ses   incessantes    d 
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cœur  du  bastion  ;  Sinan  av 
dominait  la  place,  et  du  hai 
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garnison  perdait  de  ce  fai 
chaque  assaut  en  coûtait  ce 
nèrent  quatre,  les  6,  8,  1 1,  e 
fois  fait  jouer  la  mine.  « 
officiel,  entre  l'ennemi  et  ne 

peine  de  la  hauteur  d'un  homme,  assez  large  à  la  base,  mais 
sans  consistance  au  sommet.  »  Le  combat  du  13  fut  le  dernier  ; 
tous  les  défenseurs  de  la  brèche  furent  tués  ou  pris  ;  Serbel- 
loni, dont  le  fils  avait  succombé  la  veille  au  soir,  fut  emporté 
blessé  par  les  vainqueurs.  Euldj-Ali  accorda  la  vie  sauve  à 
Zamoguerra,  qui  luttait  encore  avec  cinquante  braves,  der- 
rière les  ruines  du  fort  San-Iago,  et  revint  à  Constantinople, 
emmenant  avec  lui  Arab-Ahmed,  dont  l'ambassade  française 
avait  demandé  le  remplacement  ^  Le  Pachalik  fut  donné  à 
Ramdan,  qui  avait  coopéré  au  siège  de  Tunis  depuis  le  10 

1 .  V.  les  Rapports  de  Serbelloni  et  de  Zamoguerra.  [Revue  Africaine, 
1877,  p.  294-98  et  361-79.) 

2.  V.  les  Négociations,  d.  c,  t.  III,  p.  552-54. 


I 


LES    BEGLIERBEYS    ET    LEURS    KHALIFATS  417 

août,  jour  où  il  était  venu  rejoindre  l'armée  avec  cinq  mille 
janissaires  et  de  nombreux  contingents  indigènes.  Son  pré- 
décesseur ne  devait  plus  revoir  Alger;  ayant  été  nommé 
pacha  de  Chypre,  il  y  fut  égorgé  en  lo78,  par  les  janissaires 
révoltés  ;  cette  sédition  fut  réprimée  par  le  grand-amiral, 
qui  vengea  la  mort  de  son  favori,,  en  faisant  impitoyablement 
décapiter  tous  ceux  qui  avaient  pris  part  au  complot  *. 

La  défaite  des  Espagnols  excita  à  Gonstantinople  une  allé- 
gresse générale,  et  le  grand  vizir,  montrant  la  flotte  victo- 
rieuse à  Barbaro,  ambassadeur  vénitien,  lui  dit  en  raillant  : 
«  Vous  nous  avez  rasé  la  barbe  à  Lépanle  ;  nous  vous  avons 
coupé  le  bras  à  Tunis  ;  la  barbe  repousse,  mais  jamais  le  bras.  » 

Pendant  ces  dernières  années,  le  chérif  de  Fez  Muley-Ab- 
dallah  s'était  allié  aux  chrétiens,  après  avoir  contraint  son 
frère  Muley-Maluch  à  s'enfuir  à  Alger  pour  sauver  sa  tête.  Le 
proscrit  avait  imploré  la  protection  d'Euldj-Ali  afm  de  recon- 
quérir son  royaume,  promettant,  en  cas  de  succès,  de  devenir 
un  vassal  fidèle,  et  de  coopérer  à  l'attaque  d'Oran  et  de  Mcrs-el- 
Kebir,  les  seuls  postes  importants  où  flottait  encore  la  ban- 
nière de  Gastille.  C'était  aller  au  devant  des  désirs  de  l'amiral, 
qui  obtint  facilement  du  sultan  l'autorisation  demandée,  en 
lui  remontrant  qu'il  serait  toujours  presque  impossible  de  rien 
entreprendre  de  sérieux  à  TOucst,  tant  qu'on  aurait  à  craindre 
l'hostilité  du  Maroc.  Ramdan  reçut  donc  l'ordre  d'agir,  et  se 
mit  en  route  à  la  fin  du  mois  de  décembre  1575,  avec  une 
armée  de  sept  mille  mousquetaires,  huit  cents  spahis,  mille 
Zouaoua,  et  six  mille  cavaliers  indigènes;  Muley-Maluch 
l'accompagnait^  avec  quelques  Caïds,  ses  partisans,  qui  avaient 
noué  depuis  longtemps  des  intelligences  avec  les  principaux 
chefs  de  l'armée  ennemie.  Les  Algériens  arrivèrent  le  15  jan- 
vier sous  les  murs  de  Fez,  sans  avoir  eu  de  combat  à  livrer; 
Muley-Mohammed,  fils  de  l'usurpateur,  à  la  tête  d'une  armée 
de  soixante  mille  hommes,  se  tenait  prêt  à  les  arrêter;  mais 
ses  meilleurs  soldats,  les  Fiches  et  les  renégats  Andalous, 
avaient  été  gagnés  d'avance,  et  firent  défection  au  commence. 

1.  D'après  Hammer,  (trad.  Hellert,  t.  III,  p.  57)  Ahmed  les  avait  tellement 
exaspérés  par  sa  cruauté,  qu'ils  le  firent  périr  à  la  torture,  et  le  coupèrent 
en  petits  morceaux,  qu'ils  se  partagèrent  entre  eux. 


118  CFÎAPITRE   NEUVIÈME 

mont  de  la  bataille,  ainsi  que  presque  tous  les  caïds;  le  reste 
ne  put  que  prendre  la  fuite  pour  se  dérober  à  une  perte  cer- 
taine. Muley-Maluch  entra  donc  dans  Fez  sans  effusion  de 
sang-,  et  fut  unanimement  acclamé.  Après  avoir  généreuse- 
ment récompensé  ses  auxiliaires,  et  renouvelé  son  serment 
de  fidélité,  il  prit  à  sa  solde  les  Zouaoua  et  quelques  centaines 
de  janissaires,  qui  l'aidèrent  à  reconquérir  le  reste  du  royaume 
sur  son  rival.  Deux  ans  et  demi  après,  il  fut  tué  à  la  bataille 
d'Alcazar-el-Kebir,  au  moment  oij,  ayant  fortement  assis  sa 
domination,  il  allait  accomplir  sa  promesse,  en  s'alliant  aux 
Turcs  pour  la  reprise  d'Oran;  sa  mort,  et  les  troubles  qui  la 
suivirent,  épargnèrent  sans  doute  à  l'Espagne  un  nouvel  échec. 
Cette  puissance,  très  occupée  dans  le  nord  de  l'Europe,  cher- 
chait depuis  la  fin  de  1574  à  traiter  avec  la  Porte,  et  n'épar- 
gnait à  cet  effet  ni  l'argent  ni  les  promesses;  mais  elle  ren- 
contrait au  grand-divan  une  opposition  violente,  dirigée  par 
Euldj-Ali,  qui,  renseigné  et  encouragé  par  l'ambassadeur  de 
France,  déjouait  toutes  ses  intrigues.  Il  fit  déclarer  «  qu'aucune 
proposition  de  paix  ne  serait  écoutée  avant  Févacuation  du 
sol  africain  par  les  infidèles^  »  et  les  négociations  furent  inter- 
rompues^  Au  printemps  de  Î576,  Alvar  Bazan,  marquis  de 
Santa  Gruz,  opéra  une  descente  dans  Tile  de  Kerkenna,  et  y 
Commit  quelques  dégâts;  cette  démonstration  inutile  ne  fit 
qu'exciter  la  haine  des  Musulmans. 

Pour  la  grande  entreprise  qui  se  préparait,  il  fallait  absolu- 
ment qu'Alger  fût  gouvernée  par  un  homme  de  guerre,  et 
Ramdan  était  fort  décrié  comme  soldat;  il  fut  envoyé  à  Tunis 
et  remplacé  par  Hassan- Veneziano.  Ce  nouveau  pacha  était 
un  homme  d'une  trentaine  d'années,  énergique,  brave  et  in- 
telligent; mais  ces  grandes  qualités  étaient  déparées  par  une 
cruauté  et  une  cupidité  sans  égales.  Cervantes,  qui,  tombé 
entre  ses  mains,  faillit  à  plusieurs  reprises  être  sa  victime, 
nous  en  a  laissé  le  portrait  ;  «  grand,  maigre,  pâle,  la  barbe  rare 
et  rousse,  les  yeuxbrillants  et  sanglants,  l'air  hautain  et  cruel.  » 
Il  avait  été  tout  enfant  l'esclave  de  Dragut,  puis  d'Euldj-Ali, 
qui  l'avait  affranchi,  lui  avait  donné  une  galère  à  commander, 

1.  V.  les  Négociations,,  d.  c,  t.  III,  p,  707,  712. 


LES    DECLIERBEYS    ET    LEURS    KIIALIFATS  119 

et  l'avait  ensuite  élevé  à  la  dignité  de  khalifat.  Il  vint  prendre 
possession  de  sa  charge  le  29  juin  1577,  terrorisa  la  milice 
par  de  durs  châtiments,  et  se  fit  obéir  des  reïs,  qui  crai- 
gnirent de  déplaire  au  lieutenant  du  capitan  pacha  ;  se  met- 
tant à  leur  tête,  il  ravagea  les  Baléares  et  les  côtes  voisines 
pendant  l'été  de  1578,  et  en  rapporta  un  riche  butin.  A  son 
retour,  craignant  que  l'armada  qui  se  rassemblait  alors  à 
Cadix  ne  fût  destinée  à  une  expédition  contre  Alger,  il  s'oc- 
cupa d'accroître  les  fortifications  de  la  ville,  refît  à  neuf  le 
Bordj  Muley-Hassan,  et  arma  puissamment  le  front  de  mer; 
tous  ces  travaux  furent  exécutés  sous  ses  yeux  par  les  esclaves 
chrétiens,  que  la  course  lui  procurait  en  grand  nombre,  et 
qu'il  traitait  avec  une  rigueur  implacable.  En  même  temps,  il 
appelait  l'attention  du  sultan  sur  les  intrigues  du  nouveau 
chérifde  Fez,  l'accusant  de  rechercher  l'amitié  de  Philippe  II, 
et  s'approvisionnait  en  France  de  poudre  et  d'agrès;  il  dé- 
ployait  enfin  toute  l'activité  qu'Euldj-Ali  avait  coutume 
d'exiger  de  ses  capitaines.  Mais  il  se  faisait  exécrer  de  tout 
le  monde  par  les  mesures  que  lui  dictait  son  insatiable  rapa- 
cité; tous  les  moyens  de  se  procurer  de  l'argent  lui  étaient 
bons;  l'historien  Haëdo,  qui  subissait  la  captivité  à  cette 
époque,  nous  a  décrit  en  détail  toutes  les  inventions  que  sug- 
géra au  renégat  vénitien  son  ingéniosité  fiscale  ^  Il  commença, 
nous  apprend-il,  par  s'emparer  de  tous  les  esclaves  qu'il  jugea 
aptes  à  payer  une  bonne  rançon;  puis  il  spécula  sur  les 
chances  de  la  course,  accapara  les  grains,  et  même  presque 
toutes  les  autres  denrées,  qu'il  faisait  vendre  sur  les  places 
publiques  à  un  prix  fixé  par  lui  ;  il  augmenta  les  tributs  des 
indigènes,  et  les  força  à  payer  en  nature,  pour  rester  maître 
du  marché;  il  altéra  les  monnaies,  vendit  les  charges,  exigea 
une  part  des  droits  de  douane  et  des  rachats  de  captifs,  im- 
posa des  présents  aux  marchands  étrangers  qui  venaient 
exercer  le  commerce^  et  les  contraignit  à  accepter  en  paiement 
des  produits  avariés  et  sans  valeur,  établit  à  son  profit  une 
taxe  sur  les  successions^  et  enfin  ne  laissa  rien  échapper  de  ce 
qui  pouvait  être  imposable.  La  milice  et  les  habitants  étaient 

1.  V.  Haëdo,  Epitome  de  los  Reyes  de  Argel,  cap.  xxi,  par.  3. 


lâO  CHAPITRE   NEUVIÈME 

exaspérés;  mais  la  crainte  qu'inspirait  Hassan  était  telle,  que 
personne  n'osait  bouger.  Pendant  les  deux  années  1578  et 
1579,  le  pays  eut  à  soufl'rir  d'une  extrême  sécheresse;  toutes 
les  récoltes  manquèrent,  et  la  population  se  vit  bientôt  en 
proie  à  une  horrible  famine,  que  les  agissements  du  pacha 
rendaient  plus  difficile  encore  à  supporter;  «  du  17  janvier  au 
17  février  1850,  dit  Haëdo,  il  mourutde  faim  dans  les  rues 
d'Alger  cinq  mille  six  cent  cinquante-six  Mores  ou  Arabes.  » 
Les  tribus  de  Tintérieur  se  révoltèrent  et  refusèrent  l'impôt; 
les  Baldis  abandonnèrent  la  ville,  et  se  répandirent  dans  les 
campagnes  voisines,  cherchant  à  glaner  une  nourriture  quel- 
conque ;  les  janissaires  envahirent  les  maisons  et  se  livrèrent 
au  pillage;  l'anarchie  était  à  son  comble,  et  le  pacha  se  trou- 
vait réduit  à  l'impuissance  ;  car  les  reïs  eux-mêmes  venaient 
de  se  soulever  contre  lui,  en  apprenant  qu'il  voulait  augmen- 
ter la  part  qui  lui  était  dévolue  sur  les  prises  maritimes,  et 
la  porter  du  huitième  au  cinquième.  Sur  ces  entrefaites,  Djafer- 
Pacha  arriva  à  Alger  pour  y  rétablir  l'ordre,  soit  que  le  sul- 
tan ait  été  ému  des  plaintes  des  habitants,  soit  qu'Euklj- 
Ali,  alors  occupé  en  Géorgie,  ait  eu  besoin  des  services  de 
son  lieutenant^,  qui  s'embarqua  au  mois  de  septembre  pour 
aller  le  rejoindre. 

Djafer  était  un  vieil  eunuque,  très  aimé  du  sultan,  qui  lui 
avaitconfiéplusieurspostes  importants^  entre  autres  lepachalik 
de  Hongrie,  oii  il  purgea  le  pays  du  brigandage,  et  acquit  la 
réputation  de  grand  justicier,  dont  il  ne  démérita  pas  dans  ses 
nouvelles  fonctions.  Il  envoya  tout  d'abord  la  milice  en  cam- 
pagne, pour  calmer  la  sédition,  et  réduire  les  Indigènes  à 
l'obéissance;  les  Baldis  rassurés  repeuplèrent  la  ville,  oii  de 
sages  mesures  ramenèrent  l'abondance.  Mais  il  n'était  pas 
arrivé  à  ce  résultat  sans  avoir  eu  à  châtier  les  mutins,  et,  par 
suite,  à  exciter  des  haines;  les  janissaires  complotèrent  de 
l'assassiner,  et  d'élire  à  sa  place  leur  Agha.  Celui-ci  avait  mis 
de  son  parti  quelques-uns  des  principaux  citadins,  et  cherchait 
à  débaucher  les  mahallahs,  dont  le  chef^  Ben-Dali,  était  à  sa 
dévotion.  Mais  Djafer,  qui  se  tenait  bien  informé,  surprit  ino- 
pinément les  conspirateurs  pendant  la  nuit  du  30  avril  1581 ,  et 
leur  fit  trancher  la  tête  le  lendemain.  Un  mois  après,  Euldj-Ali 


LES    BEGLIERBEYS    ET   LEURS    KHALIFATS  J21 

arrivait  à  Alger  avec  soixante  grandes  galères,  et  s'occupait 
d'organiser  une  armée  destinée  à  la  conquête  du  Maroc;  la 
rébellion  de  l'intérieur  n'était  pas  apaisée,  et  les  loldachs 
accusaient  Tamiral  de  vouloir  se  créer  un  royaume  indépen- 
dant, cherchant  ainsi  à  exciter  les  soupçons  du  grand-divan, 
où  ces  rumeurs  avaient  toujours  rencontré  quelque  créance 
contre  les  beglierbeys  d'Afrique.  Cependant,  les  préparatifs 
étaient  terminés  et  l'expédition  allait  commencer;  l'Espagne 
avait  en  vain  renouvelé  ses  propositions,  que  la  Porte  accueil- 
lait comme  de  coutume,  en  lui  demandant,  avant  de  négocier, 
l'abandon  de  toutes  ses  possessions  africaines,  un  tribut 
annuel,  et  l'obligation  de  faire  la  paix  avec  la  France  ;  le  chérif, 
effrayé,  offrait  de  se  soumettre,  et  prodiguait  l'or  pour  se  faire 
des  amis.  Euldj-Ali  touchait  enfin  à  son  but;  il  allait  accom- 
plir le  rêve  de  tous  ses  prédécesseurs,  la  fondation  de  l'empire 
de  l'Afrique  du  nord  K  La  révolte  de  l'Arabie,  qui  nécessita 
l'emploi  de  toutes  les  forces  disponibles,  obligea  Amurat  à  le 
rappeler  et  à  remettre  à  plus  tard  la  conquête  du  Gliarb.  Il 
partit  au  commencement  de  1582^  emmenant  avec  lui  Djafer, 
nommé  pacha  de  Tauris.  Ramdan  revint  gouverner  Alger, 
avec  ordre  de  faire  restituer  à  la  France  deux  galères  qui 
avaient  été  prises  par  Morat-Reïs,  et  de  «  faire  appréhender  et 
conduire  lié  aux  fers  en  ceste  Porte  ung  nommé  Morat,  grand 
corsère.  »  Mais  le  pusillanime  Ramdan  n'était  pas  l'homme 
qu'il  fallait  pour  accomplir  une  semblable  besogne;  la  taïffe 
des  reïs  entourait  d'une  vénération  quasi  superstitieuse  ce 
patriarche  de  la  piraterie,  qui  se  vantait  «  de  ne  pas  connaître 
une  nation  au  monde  à  laquelle  il  n'eut  pris  au  moins  deux 
vaisseaux  »  ajoutant  «  que  tout  ce  qu'on  rencontrait  sur  mer 
était  de  bonne  prise,  et  qu'on  avait  le  droit  de  courir  sus  à  son 
propre  père.  »  Lorsque  le  pacha  laissa  voir  qu'il  avait  l'inten- 
tion de  sévir  contre  un  personnage  aussi  populaire,  l'émeute 
éclata  avec  une  telle  fureur,  qu'il  s'enfuit  tout  affolé^,  et  se 
réfugiaaux  environs  de  la  ville,  dansunemaison  de  campagne, 
d'où  il  ne  sortit  que  le  jour  de  son  départ  pour  Tripoli;  Mami- 
Arnaute,  chef  de  la  taïffe,  qui  avait  pris  le  commandement 

1.  V.  les  Négociations,  d.  c,  t.  IV,  p.  517. 


122  CHAPITRE   NEUVIÈME 

(les  insurgés,  s'empara  du  pouvoir,  et  le  conserva  jusqu'à 
l'arrivée  d'Hassan- Veneziano.  Celui-ci,  pendant  ces  événe- 
ments, dirigeait  une  croisière  sur  les  côtes  de  la  Corse  et  de 
la  Sardaig-ne;  aux  premières  nouvelles,  il  cingla  vers  Alger, 
et  s'établit  dans  la  Jenina,  oii  il  fut  unanimement  acclamé.  11 
avait  sans  doute  reçu  des  ordres  secrets,  car  le  grand-divan  ne 
s'émut  pas  de  cette  apparente  usurpation,  et  le  laissa  en  pos- 
session du  pachalik  jusqu'en  1588,  époque  à  laquelle  il  fut 
nommé  grand-amiral,  en  remplacement  de  son  ancien  maître 
Euldj-Ali.  Ramdan  fut  envoyé  à  Tripoli,  où  il  mourut  Tannée 
suivante,  en  guerroyant  contre  le  caïd  de  Kairouan  révolté. 

Hassan  donna  tous  ses  soins  à  l'extension  de  la  course, 
dont  il  prit  lui-même  Ja  direction.  Pendant  que  Morat-Reïs  ra- 
vageait le  littoral  de  la  province  d'Alicante  avec  une  dizaine 
de  navires,  il  fondit  avec  vingt-deux  galères  sur  les  îles  du 
bassin  occidental  de  la  Méditerranée,  et  les  mit  à  feu  et  à 
sang.  Il  procéda  ensuite  au  pillage  d'une  petite  ville  située 
à  deux  lieues  de  Gênes,  sans  que  Doria,  qu'il  venait  de  forcer 
à  se  réfugier  dans  le  port,  osât  sortir  pour  l'attaquer.  Poursui- 
vant sa  route,  il  passa  huit  jours  à  l'abri  des  îles  de  Marseille, 
guettant  le  passage  des  douze  galères  de  Marc-Antoine  Co- 
lonna;  celui-ci  ne  dut  son  salut  qu'aux  avis  envoyés  à  la  hâte 
par  le  gouverneur  de  la  Provence.  Lorsque  le  pacha  apprit 
que  l'escadre  sicilienne  avait  pris  le  large,  il  lui  donna  la 
chasse;  mais  il  était  trop  tard,  et  Colonna  se  trouvait  déjà  en 
sûreté.  Les  Turcs  se  vengèrent  en  saccageant  les  environs  de 
Barcelone,  et  en  arrachant  au  joug  de  l'Espagne  plus  de  deux 
mille  Morisques.  Doria  prit  sa  revanche  l'année  suivante  ; 
il  surprit  sur  les  côtes  de  la  Corse  dix-huit  galères  d'Alger, 
qui^  se  croyant  en  toute  sûreté,  avaient  débarqué  plus  des 
deux  tiers  de  leurs  équipages;  il  les  assaillit  à  l'improviste,  en 
eut  facilement  raison,  et  captura  toute  cette  flotte. 

Les  deux  dernières  années  du  pouvoir  d'Hassan  s'écoulèrent 
sans  rien  amener  de  remarquable;  en  lo86,  le  vice-consul 
français  Bionneau  fut  maltraité  et  emprisonné,  sans  qu'on 
connaisse  au  juste  les  motifs  de  ces  sévices;  nous  aurons 
l'occasion  d'en  parler  ailleurs,  lorsque  nous  ferons  l'histoire 
des  consuls  d'Alger. 


LES  BEGLIERBEYS  ET  LEURS  KHALIFATS  123 

Le  27  juin  1587,  Euldj-Ali  mourut,  âgé  d'environ  quatre- 
vingts  ans;  il  fut  enterré  près  de  la  magnifique  mosquée  qu'il 
avait  fait  construire  sur  les  bords  du  Bosphore,  entre 
Arnautkoï  et  Buyukdéré.  Pendant  ses  dernières  années,  il 
avait  été  occupé  à  la  guerre  que  soutenait  la  Porte  contre  la 
Perse  et  une  partie  de  l'Arabie;  et,  voyant  que,  dans  cette 
longue  lutte^  aussi  bien  que  dans  celle  que  nécessitèrent  les 
progrès  des  Portugais  dans  les  Indes  et  leur  établissement  à 
Aden,  il  rencontrait  d'immenses  difficultés  pour  former  une 
marine  sur  la  Mer  Rouge,  ainsi  que  pour  y  envoyer  des 
troupes  et  du  matériel  de  guerre,  il  avait  conçu  l'audacieux 
projet  de  percer  l'ithsme  de  Suez;  l'entreprise  avait  même 
reçu  un  commencement  d'exécution,  et  le  capitan-pacha  eut 
mené  son  œuvre  à  bonne  fin,  si  le  sultan  eut  continué  à  lui 
allouer  les  revenus  de  TEgypte,  qu'il  avait  affectés  à  l'achè- 
vement des  travaux  ^ 

La  mort  d'Euldj-Ali  est  la  fin  d'une  des  époques  les  plus 
remarquables  de  l'histoire  d'Alger;  après  lui  et  ses  khalifats, 
nous  ne  verrons  plus  de  chefs  de  guerre,  n^  de  grands  po- 
litiques; ces  hommes-énergiques,  que  leur  valeur  personnelle 
amena  successivement  à  occuper  les  postes  les  plus  élevés  de 
l'empire,  vont  être  remplacés  par  des  envoyés  triennaux, 
inhabiles  à  gouverner,  ne  cherchant  même  pas  à  le  faire,  et  ne 
songeant  qu'à  s'enrichir  le  plus  rapidement  possible.  Pour 
arriver  à  ce  résultat,  tout  en  sauvant  leur  tête,  il  faudra  qu'ils 
se  résignent  à  subir  les  caprices  des  janissaires  et  des  reïs; 
les  premiers  ruineront  le  pays  par  leurs  exactions  et  leurs 
violences ;\les  seconds,  parleurs  déprédations  continues,  atti- 
reront sur  Alger  la  vengeance  des  nations  chrétiennes;  tous 
rompront  peu  à  peu  les  liens  d'obéissance  qui  attachaient  la 
régence  au  chef  de  l'Islam.  On  les  verra  marchander  leurs 
services,  ne  les  accorder  qu'à  prix  d'or,  et  déclarer  la  guerre  à 
des  nations  amies  de  leur  suzerain,  s'érige ant  ainsi  de  fait  en 
état  indépendant.  Après  quelques  tentatives  inutiles  de  répres- 
sion, la  Porte  impuissante  se  désintéressera  des  affaires  d'Al- 
ger, où  elle  n'enverra  même  plus  de  gouverneurs;  telle  est  la 
période  qui  s'ouvre  après  la  mort  du  dernier  et  du  plus  grand 
des  beglierbeys  d'Afrique. 

1.   Voir  les  Négociations^  d.  c,  t.  IV,  p.  536  et  suiv. 


CHAPITRE     DIXIÈME 

ALGER  SOUS  LES  PACHAS  TRIENNAUX 


SOMMAIRE  :  GouvernemenL  des  Pachas  triennaux.  —  Usurpation  du  pouvoir 
par  la  Milice.  —  Le  Divan.  —  La  Taïffe  des  reïs.  —  La  Course.  —Les  rené- 
gats. —  La  population.  —  Les  Colourlis.  —  Les  lodigènes.  —  Les  esclaves. 
—  Les  bagnes  et  les  hôpitaux.  —  Relations  de  la  Régence  avec  la  Porle  et 
les  puissances  européennes. 


Après  la  mort  d'Euldj-Ali,  qui  s'était  montré  toute  sa  vio 
ennemi  déclaré  de  l'Espagne,  les  tentatives  d'accommodement 
que  celle-ci  faisait  près  de  la  Porte  rencontrèrent  au  grand 
divan  plus  de  faveur  que  par  le  passé;  en  même  temps,  les 
relations  amicales  avec  la  France  se  refroidissaient;  MM.  de 
Germigny  et  de  Lancosme,  penchant  vers  les  idées  de  la 
Ligue,  décriaient  l'alliance  turque,  que  les  d'Aramont  et  les 
Noailles  avaient  si  soigneusement  entretenue.  La  réunion  des 
Etats  Barbaresques  en  un  seul  faisceau  ne  parut  donc  plus  avoir 
sa  raison  d'être;  les  grands  vizirs  craignirent  même  qu'elle  ne 
fît  courir  un  jour  des  dangers  à  l'unité  de  l'empire  ottoman, 
et  il  fut  résolu  dès  lors  que  les  pachaliks  d'Alger,  de  Tunis  et 
de  Tripoli  seraient  indépendants  les  uns  des  autres,  et  admi- 
nistrés, comme  les  autres  provinces,  par  des  gouverneurs 
nommés  pour  trois  ans.  Se  méprenant  étrangement  sur  la  dif- 
férence des  situations,  le  grand  divan  ne  vit  pas  que  ce  qui 
était  facile  en  Turquie  d'Europe  et  en  Asie  Mineure  allait  de- 
venir impossible  à  Alger.  En  effet,  là  où  les  pachas  n'avaient 
qu'à  commander  à  des  raïas  soumis  ou  à  de  paisibles  popula- 
tions, ils  ne  disposaient  que  de  forces  insignifiantes,  et  se 
seraient  bien  gardés  de  se  révolter  contre  le  sultan,  ou  seule- 


ALGER   SOUS    LES   PACHAS   TRIENNAUX  125 

ment  de  lui  désobéir;  leurs  soldais  pensaient  de  même,  et  les 
ordres  venus  de  Gonstantinople  étaient  sacrés  pour  tous.  Il 
en  était  tout  autrement  des  janissaires  d'Alger,  qui^  se  sentant 
assez  forts  pour  se  dérober  au  châtiment,  ^en  affrontaient  les 
menaces;  en  conséquence,  dès  les  premiers  jours  du  nouveau 
système,  ils  s'érigèrent  en  maîtres,  et  ne  laissèrent  aux  pachas 
que  l'ombre  du  pouvoir.  Ceux-ci  avaient  acheté  leur  nomina- 
tion par  de  riches  présents,  sachant  que  les  revenus  de  la 
régence  était  très  grands  ;  ils  ne  pensaient  donc  qu'à  [rentrer 
dans  leurs  déboursés,  et  à  ramasser  assez  d'or  pour  aller  finir 
leurs  jours  dans  un  des  riants  Konaks  du  Bosphore  ;  très  peu 
soucieux  de  gouverner,  ils  en  abandonnèrent  volontiers  le  soin 
à  ceux  qui  avaient  voulu  le  prendre  ;  mais,  d'un  autre  côté, 
nul  d'entre  eux  n'ignorait  qu'en  cas  de  rébellion^  ils  seraient 
sévèrement  traités  à  leur  retour,  et  cette  crainte  les  amenait 
à  flatter  par  tous  les  expédients  possibles  les  janissaires  et  les 
reïs.  Ne  pouvant  obtenir  la  déférence  due  aux  injonctions 
souveraines  que  par  des  prières  et  des  dons,  ils  cherchaient 
à  gagner  du  temps  pour  sortir  de  la  dure  alternative  qui  fai- 
sait leur  supplice,  et  attendaient  avec  une  impatience  anxieuse 
le  jour  où  ils  seraient  délivrés  de  leur  semblant  de  pouvoir. 

Les  prérogatives  qui  leur  furent  laissées  étaient  tout  exté- 
rieures; un  palais,  une  garde,  des  chaouchs,  la  place  d'honneur 
dansles  cérémonies  publiques  ;  les  actes  officiels  commençaient 
par  ces  mots  :  «  Nous,  Pacha  et  Divaîi  de  l Invincible  Milice 
d'Alger;  »  mais,  en  réalité,  le  pacha  ne  faisait  que  contresi- 
gner les  volontés  du  divan,  dans  lequel  il  n'osait  môme  se 
présenter  que  lorsqu'il  en  était  requis.  Il  avait  cependant 
conservé  le  droit  de  rendre  la  justice  aux  baldis,  et  de  dispo- 
ser des  caïdats  et  d'autres  charges  ;  il  se  servait  de  ces  deux 
moyens  pour  grossir  son  trésor  particulier. 

Pendant  la  première  moitié  du  xvif  siècle,  le  nombre  des 
loldachs  augmenta  considérablement;  en  1634,  onen'comptait 
22,000;  leurs  coutumes  militaires  étaient  restées  les  mêmes; 
se  voyant  plus  redoutables,  ils  devinrent  plus  grossiers,  plus 
arrogants,  plus  pillards  et  plus  indisciplinés  que  jamais.  Leurs 
officiers,  aghas,  mansulaghas,  khodjas,  ayabachis,  bou- 
loukbachis  et  odabachis  composaient  le  divan,  qui  se  réunis" 


-126  CHAPITRE    DIXIÈME 

sait  quatre  fois  par  semaine.  Une  de  ces  séances,  celle  du  sa- 
medi, se  tenait  au  palais  ;  elle  était  consacrée  aux  affaires  exté- 
rieures; lekhodja  donnait  lecture  des  propositions,  et  le  vole 
se  faisait  par  acclamation.  Les  assistants  devaient  se  tenir 
debout,  les  bras  croisés,  et  observer  un  silence  absolu;  il  était 
défendu,  sous  peine  de  mort,  de  pénétrer  dans  l'enceinte  avec 
une  arme  quelconque;  telle  était  la  règle,  bien  rarement 
observée.  Le  divan  décidait  souverainement  de  la  paix  et  de 
la  guerre,  des  alliances  et  des  traités,  s'inquiétant  peu  de 
savoir  si  la  détermination  prise  était,  ou  non,  conforme  à  la 
politique  de  la  Porte;  cette  usurpation  de  pouvoir  devint,  par 
cela  même,  une  révolte  ouverte  ;  ce  fut  en  vain  que  le  sultan 
envoya  à  diverses  reprises  des  capidjis,  qui  se  virent  bafoués, 
insultés  et  maltraités,  sans  qu'il  fut  possible  d'atteindre  les 
coupables;  car  on  n'eût  pu  toucher  à  un  seul  d'entre  eux  sans 
provoquer  une  insurrection  générale.  Parmi  les  pachas,  un 
seul  chercha  à  résister;  en  1596,  Kheder  arma  les  Colourlis, 
et  les  rues  d'Alger  furent  ensanglantées  pendant  plusieurs 
mois,  après  lesquels  un  accord  intervint  entre  les  belligérants; 
en  1604,  M.  de  Brèves  constatait  que  les  janissaires  faisaient 
absolument  tout  ce  quils  voulaient.  A  l'intérieur,  ils  se  con- 
duisirent en  véritables  tyrans,  et  opprimèrent  de  toutes 
façons  les  inoffensifs  baldis;  en  1626,  le  désordre  était  à 
son  comble,  et  Sanson  Napollon  écrivait;  C'est  une  ville  de 
Babylone. 

Seuls,  les  reïs  n'avaient  pas  eu  à  souffrir  de  cette  révolu- 
tion; leur  corporation,  qui  n'obéissait  pas  plus  à  la  milice 
qu'au  pacha,  avait  acquis  une  puissance  formidable  par  la 
force  même  des  choses;  car  toute  la  ville  vivait  d'eux,  et  ils 
en  étaient  devenus  Tunique  ressource,  depuis  que  les  violences 
et  les  exactions  des  ioldachs  avaient  chassé  le  commerce 
d'x^lger,  et  en  avaient  éloigné  les  indigènes  qui  l'approvision- 
naient naguère.  Si  la  course  eût  été  arrêtée,  la  population  fut 
littéralement  morte  de  faim  ;  elle  le  savait,  et  se  trouvait  par 
cela  même  à  la  dévotion  de  la  Taïffe,  dont  le  chef  n'avait  qu'à 
faire  un  signe  pour  engendrer  ou  apaiser  l'émeute;  le  pacha, 
dont  les  parts  de  prises  constituaient  le  principal  revenu,  se 
J^rouvait  donc  les  mains  liées  à  la  fois  par  la  peur  et  parla  cupi- 


I 


ALGER  SOUS  LES  PACHAS  TRIENNAUX  127 

dite;  il  en  était  de  même  des  janissaires,  dont  la  solde  men- 
suelle dépendait  en  très  grande  partie  des  revenus  provenant 
de  la  course,  et  qui,  d'ailleurs,  tout  en  haïssant  et  en  jalousant 
les  marins,  ne  se  sentaient  pas  assez  forts  pour  rompre  ouverte- 
ment avec  eux.  Car  ceux-ci,  riches,  et  prodigues  comme  des 
gens  à  qui  l'argent  ne  coûte  rien,  étaient  aimés  de  tous  autant 
quêteurs  rivaux  étaient  détestés;  intelligents,  audacieux, 
habitués  aux  dangers  de  toute  sorte,  ils  se  savaient  invulné- 
rables, et  ils  affirmaient  ce  sentiment  par  le  dédain  mal  dissi- 
mulé qu'ils  témoignaient  aux  soudards  pauvres  et  rustiques^ 
dont  la  parcimonie  offrait  un  singulier  contraste  avec  le  luxe 
et  l'opulence  de   ceux  que  le  peuple  considérait  comme  ses 
héros  et  ses  bienfaiteurs.   Leurs   somptueuses  habitations, 
groupées  près  de  la  mer,  dans  la  partie  occidentale  de  la  ville, 
étaient  peuplées  de  leurs  équipages;  la  garde  du  port  et  du 
môle  leur  appartenait  de  temps  immémorial,  en  sorte  que 
tout  ce  quartier  leur  servait  de  place  d'armes,  dans  laquelle 
ils  se  sentaient  à  Fabri  d'un  coup  de  main  de  la  milice.  C'est 
de  là,  des  palais  de  Mami-Arnaute,  des  Soliman-Reïs,  des 
Morat-Reïs,  des  Arabadji,  et  des  Ali-Bitchnin,  que  sortaient 
les  instructions  secrètes  qui  déchaînaient  ou  réfrénaient  les 
séditions;  c'est  là  que  la  Taïffe  discutait  les  ordres  venus  de 
Stamboul,  et  qu'elle  fixait  le  prix  de  son  obéissance;  car  elle 
en  arriva  à  refuser   de  se  joindre  aux  flottes  ottomanes,  à 
moins    d'être  indemnuée   d'avance    du  temps  perdu  et  des 
risques  courus  par  ses  navires.  En  1628,  les  reïs  étaient  déjà 
virtuellement  les   souverains   d'Alger,  et  Sanson   NapoUon 
devait  le  traité  de  paix  et  la  réédification  du  Bastion  de  France 
à  l'influence  qu'il  avait  pu  acquérir  sur  eux.  En  1634,  Sanson 
Le  Page  reconnaissait  qu'il  était  inutile  de  chercher  des  accom- 
modements contraires  à  la  volonté  d'Arabadji^  de  Cigala,  et 
d'Ali-Bitchnin;    en  1644^,    ce  dernier  s'alliait   aux  Kabyles, 
prenait  les  rênes  du  gouvernement,  chassait  d'Alger  les  ca- 
pidjis  de  la  Porte  qui  y  étaient  venus  demander  sa  tête,  et 
finissait  par  avoir  raison  de  l'autorité  même  du  sultan,  qui 
lui  achetait  à  prix  d'or  un  semblant  de  déférence. 

Tels  furent,  au  temps  des  pachas  triennaux,  ces  reïs  qui, 
jadis,  avaient  été  le  plus  ferme  appui  des  beglierbeys  contre 


123  CHAPITRE    DIXIEME 

les  mutineries  de  la  milice;  raccroissement  du  nombre  des 
renégats  fut  la  cause  déterminante  de  ce  chang-ement  de  con- 
duite. Déjà,  en  1580,  Haëdo  disait  qu'ils  formaient,  eux  et  leurs 
enfants,  plus  delà  moitié  de  la  population  de  la  ville  ;  cette 
évaluation  est  peut-être  un  peu  exagérée;  mais  il  est  certain 
que  c'était  parmi  eux  que  se  recrutaient  les  constructeurs  de 
navires,  les  ingénieurs,  les  maîtres-ouvriers  de  toute  espèce, 
tous  ceux  enfin  sans  lesquels  la  marine  n'aurait  pu  exister. 
Quelques-uns  avaient  entrepris  la  course  pour  leur  compte,  et 
une  certaine  quantité  de  pirates  de  toutes  les  nations^  attirés 
par  la  renommée  des  Algériens,  étaient  venus  se  joindre  à 
eux,  prenant  spontanément  le  turban.  Ces  nouveaux  venus 
changèrent  l'esprit  de  la  corporation  ;  à  la  lutte  contre  Tlnfi- 
dèle  [Djehad)  succéda  la  guerre  de  rapine,  et  la  course  prit, 
sous  l'impulsion   des    Regeb-Reïs  et  des  Calfat-Hassan,   un 
caractère  de  férocité  qu'elle  n'avait  pas  eu  jusqu'alors  \  Tout 
ce  qui  flottait  fut  déclaré  de  bonne  prise,  et  aucun  pavillon  ne 
fut  à  l'abri  de  l'insulte  ;  le  respect  religieux  qu'inspirait  aux 
anciens  corsaires  le  chef  de  l'Islam  n'était  pas  fait  pour  arrêter 
des  hommes  qui  se  souciaient  encore  moins  de  leur  nouvelle 
foi  que  de  celle  à  laquelle  ils  venaient  de  renoncer;  ils  de- 
vinrent donc  un  des  plus  grands  éléments  de  désordre;  mais, 
en  même  temps,  ils  furent  la  force  vive  de  la  régence.  Ils 
apportèrent,  dans  l'exercice  de  la  piraterie,  l'ardeur,  l'activité 
et  l'âpreté  au  gain  des  races  septentrionales  ;  grâce  à  leurs 
connaissances  nautiques,  ils  introduisirent  d'utiles  modifica- 
tions dans  les  navires  barbaresques;  sachant  que,  s'ils  étaient 
pris,   ils  n'avaient  pas    de   grâce   à   espérer,    ils    donnèrent 
l'exemple  d'un  courage  indomptable,  et  furent  Tâme  de  la 
résistance  lors  des  attaques  européennes. 

Entre  leurs  mains,  la  course  prit  un  développement  in- 
croyable. En  1615  et  1616,  les  prises  s'élevèrent  à  plus  de  trois 
millions  par  an;  de  1613  à  1621,  neuf  cent  trente-six  bâti- 
ments capturés  entrèrent  dans  le  port  d'Alger  ;   de  la  fin  de 

1.  Au  sujet  de  la  férocité  des  reïs  renégats,  voir  Les  illustres  captifs, 
très  curieux  manuscrit  du  P.  Dan.  (Bib.  Mazarine,  no  1919),  et  comparer 
les  récits  duliv.  IV,  à  la  générosité  dont  firent  souvent  preuve  les  Reïs  de 
la  première  époque.  (Voir  la  note  1,  p.  102.) 


ALGER   SOUS    LES    PACHAS    TRIENNAUX  129 

1628  au  milieu  de  1634,  la  France,  qui  fui  cependant  la  moins 
éprouvée  des  nations  maritimes,  perdit  quatre-vingts  navires, 
d'une  valeur  d'environ  cinq  millions,  et  dut  racheter  ou  laisser 
renier  treize  cent  trente  et  un  captifs.  L'audace  des  reïs  s'ac- 
crut de  jour  en  jour;  on  les  vit  enlever  dans  l'Océan  les 
galions  des  Indes,  écumer  le  golfe  de  Gascogne,  la  Manche, 
et  les  mers  de  la  Grande-Bretagne  ;  des  rives  de  Madère  aux 
glaces  de  l'Islande,  nulle  part  on  n'échappait  à  leur  poursuite. 
Mais  le  bassin  occidental  de  la  Méditerranée  fut  particulière- 
ment victime  de  leur  rapacité  et  de  l'incurie  de  ses  gouver- 
nants; deux  fois  par  an  au  moins,  les  côtes  de  l'Italie,  de  la 
Sicile,  de  la  Corse,  de  la  Sardaigne  et  de  l'Espagne  virent 
apparaître  les  galères  et  les  galiotes  légères  des  Barbares- 
ques;  ce  fut  un  pillage  périodique,  une  mise  en  coupe  réglée, 
qui  ruina  ces  malheureux  pays  à  un  tel  point,  que  le  désert 
se  fit  en  beaucoup  d'endroits  jusqu'à  plusieurs  lieues  du 
rivage  ;  aujourd'hui  encore,  la  pauvreté  et  l'aridité  de  quelques- 
unes  de  ces  régions  que  l'antiquité  a  vues  jadis  si  fertiles, 
prouvent  quelle  fut  l'intensité  du  fléau.  Tout  Alger  se  mêlait  de 
la  Course;  les  grands  étaient  armateurs;  les  petits  marchands 
et  les  baldis  se  cotisaient  pour  acheter  et  équiper  un  navire 
à  frais  communs  ;  les  femmes  elles-mêmes,  nous  apprend  le 
vice-consul  Chaix,  vendaient  leurs  bijoux  pour  prendre  part 
à  ces  fructueuses  opérations  \     . 

C'est  ainsi  qu'en  proie  à  une  anarchie  perpétuelle  et  h  un 
désordre  inimaginable,  cette  singulière  ville  vivait  cependant 
riche  et  heureuse,  se  réjouissant  du  spectacle  quotidien  de  la 
rentrée  des  victorieux,  et  de  la  vente  du  butin  et  des  captifs 
sur  le  Badestan;  là  encore,  chacun  spéculait,  cherchant  à 
acheter  le  meilleur  marché  possible,  un  esclave  capable  de 
payer  une  bonne  rançon.  En  dépit  des  pestes,  des  famines  et 
des  sanglantes  émeutes,  Alger  prospérait  donc,  entretenue 
dans  son  oisiveté  favorite  parles  dépouilles  de  la  Chrétienté  ;  en 
1634,  le  Père  Dan  y  comptait  plus  de  cent  mille  habitants, 
quinze  mille  maisons,  cent  fontaines;  dix-huit  mille  jardins 
embellissaient  les  environs  ;  six  grands  bagnes  contenaient 


1.  Archives  de  la  Chambré  de  Commerce  de  Marseille,  AA,  art.  461 

9 


l^Q  CHAPITRE    DIXIEME 

une  partie  des  trente  mille  captifs  occupés  à  la  chiourme 
des  galères  et  au  service  de  leurs  maîtres.  Le  peuple  vivait 
insouciant,  considérant  ce  brigandage  continu  comme  un 
droit  acquis,  et  ne  prévoyant  même  pas  que  tant  de  méfaits 
dussent  être  suivis  d'un  châtiment;  le  seul  intérêt  qu'il  ap- 
portât aux  affaires  publiques  consistait  dans  la  part  qu'il  pre- 
nait à  la  vieille  querelle  des  Turcs  et  des  Colourlis. 

On  désignait  sous  ce  nom  les  fils  des  Turcs  qui  s'étaient 
mariés  avec  des  femmes  d'Alger.  Ils  étaient  nombreux,  et  les 
janissaires,  toujours  méfiants,  craignaient  qu'ils  ne  prissent 
parti  contre  eux  en  faveur  des  Baldis^  leurs  parents  du  côté 
maternel;  ils  eurent  donc  grand  soin  de  ne  pas  laisser 
accroître  leur  influence  et  les  bannirent  perpétuellement  des 
charges  publiques,  ne  leur  accordant  que  le  droit  de  faire 
partie  de  la  Milice,  et  les  tenant  sans  cesse  en  surveillance. 
Cette  prescription  fut  attribuée  par  eux  à  Sidi  Abd-er- 
Rahman-et-Ts'albi,  marabout  vénéré  à  Alger,  où  l'on  voit 
encore  aujourd'hui  sajolie  mosquée  ;  l'ignorance  publique  était , 
telle  qu'on  ne  s'aperçut  même  pas  que,  du  temps  du  célèbre 
Ouali,  et  plus  de  quarante  ans  après  lui,  il  n'y  avait  pas  de 
Colourlis.  On  a  encore  dit,  également  à  tort,  que  l'évincement 
de  ces  derniers  avait  été  édicté  par  Aroudj,  sans  réfléchir 
qu'il  n'était  entré  à  Alger  avec  ses  Turcs  qu'en  1516,  et,  qu'au 
moment  de  sa  mort,  en  1518,  le  groupe  des  suspects  aurait 
été,  par  conséquent,  composé  d'enfants  à  la  mamelle;  du 
reste,  la  fausseté  de  cette  légende  se  démontre  d'elle-même, 
si  l'on  observe  que  le  fils  de  Kheïr-ed-Din,  Hassan- Pacha! 
était  Tenfant  d'une  Moresque,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  d'être 
nommé  beglierbey  d'Afrique.  Il  devient  donc  certain  que 
cette  prétendue  interdiction  fut  inventée  par  les  principaux  du 
Divan,  afin  de  couvrir  d'un  manteau  religieux  un  ostracisme 
injustifiable.  Ceux  qui  en  étaient  victimes  ne  se  résignèrent 
pas  volontiers  à  l'exclusion  dont  ils  étaient  l'objet,  et  la  suite 
de  cette  histoire  nous  les  montrera  revendiquant  souvent 
leurs  droits,  les  armes  à  la  main,  et  luttant  avec  énergie 
contre  leurs  oppresseurs,  tantôt  avec  l'aide  des  Baldis,  tantôt 
avec  Talliance  des  Kabyles. 

Ceux-ci  restèrent  en  état  d'insurrection  pendant  toute  la 


ALGER   SOUS   LES    PACHAS    TRIENNAUX  131 

période  des  Pachas;  la  révolte,  une  fois  commencée,  ne  cessa 
plus,  se  rallumant  à  l'est  de  l'Oued-Sahel  quand  elle  s'étei- 
gnait à  l'ouest ,  et  réciproquement.  Plusieurs  causes  ame- 
nèrent cette  longue  résistance,  qui  finit  par  lasser  les  Turcs  ; 
d'abord,  la  cupidité  des  gouverneurs  les  engagea  à  exiger  un 
tribut  annuel,  auquel  les  fiers  montagnards  n'avaient  jamais 
voulu  se  soumettre  ;  les  extorsions  des  loldachs  chassèrent 
d'Alger  une  grande  quantité  de  Berranis,  qui,  de  retour  dans 
leurs  villages,  y  attisèrent  la  haine  contre  l'Adjem^;  enfin, 
le  premier  acte  du  Divan,  en  s'emparant  du  pouvoir,  avait  été 
de  licencier  les  bataillons  de  Zouaoua,  qui,  en  1580,  formaient 
un  corps  d'environ  quinze  cents  hommes.  Ce  fut  une  mesure 
des  plus  impolitiques  ;  car  ces  soldats,  aguerris  et  exercés  au 
maniement  du  mousquet,  servirent  d'instructeurs  à  leurs 
compatriotes^  et  leur  apprirent  à  combattre  avantageusement 
la  Milice.  Bravant  la  surveillance  des  galères  algériennes  , 
les  Provençaux  et  les  Languedociens  vinrent  échanger  contre 
les  produits  du  sol  les  armes  et  la  poudre  qui  manquaient  aux 
insurgés,  et  bientôt,  l'ingéniosité  naturelle  des  Kabyles  leur 
permit  de  fabriquer  eux-mêmes  leurs  outils  de  combat.  Les 
janissaires  eurent  à  subir  de  sanglants  échecs,  et  la  Mitidja, 
cent  fois  ravagée,  vit  disparaître  les  belles  cultures  qu'Haëdo 
avait  tant  admirées.  La  route  de  l'Est  fut  perpétuellement 
coupée  aux  Mahallahs,  qui  durent  faire  un  long  détour,  quand 
il  fallut  porter  secours  à  la  garnison  de  Gonstantine,  et  le  fait 
se  présenta  souvent  ;  car  les  indigènes  de  la  province  orien- 
tale, enhardis  par  l'impunité,  refusèrent  à  leur  tour  le  tribut 
et  l'obéissance.  La  région  de  l'Ouest  se  souleva  à  son  tour,  et 
l'anarchie  du  dehors  égala  celle  qui  régnait  à  Alger  même. 
Les  impôts  qui  se  tiraient  jadis  de  l'intérieur  diminuèrent 
de  rapport  à  un  tel  point  que,  malgré  Ténorme  accroissement 
des  produits  de  la  course,  le  revenu  total  n'était  guère  plus 
fort  en  1634  qu'en  1580,  et  que,  si  les  reïs  subissaient  un 
échec,  le  pacha  ne  pouvait  plus  payer  la  solde  ;  ce  fait  se  pro- 
duisit notamment  en  1634,  époque  à  laquelle  le  vieux  pacha 
Hussein,  âgé  de  quatre-vingts  ans,  fut  emprisonné  pour  ce 
motif  parles  loldachs,  et  menacé  de  mort. 

1.  Littéralement  :  celui  qui  ne  parle  pas  la  langue. 


132  CIIAPITBE    DIXIEME 

Les  Kabyles,  encouragés  dans  leur  résistance  par  l'Espagne, 
qui  leur  promettait  son  appui,  espérant  s'emparer  à  leur  aide 
de  quelques  points  de  la  côte,  poussèrent  à  diverses  reprises 
l'audace  jusqu'à  venir  bloquer  et  affamer  Alger;  la  milice 
répondit  à  ces  provocations  en  massacrant  ceux  de  leurs 
compatriotes  qui  habitaient  la  ville,  et  l'exaspération  s'en 
accrut  d'autant.  Ils  contractèrent  alliance  avec  les  Colourli s  per- 
sécutés, et  avec  la  Taïffe  des  reïs,  dont  le  chef,  Ali-Bitchnin, 
épousa  une  des  filles  du  sultan  de  Kouko,  s'entoura  d'une 
garde  de  Zouaoua  et  s'empara  du  pouvoir;  le  vieil  Odjeac  eut 
peut-être  changé  de  forme  entre  les  mains  de  ce  corsaire  au- 
dacieux, si  le  poison  lui  eut  laissé  le  temps  d'accomplir  son 
œuvre. 

En  augmentant  d'intensité,  la  course  accrut  nécessairement 
le  nombre  des  esclaves;  au  milieu  du  xvi°  siècle,  on  en 
comptait  environ  trente  mille  de  toutes  les  nations  ;  la  majo- 
rité était  composée  d'Espagnols  et  d'Italiens.  Ceux  que  leur 
mauvaise  fortune  faisait  tomber  entre  les  mains  des  écumeurs 
de  mer  étaient  vendus  publiquement  à  la  criée  sur  une  petite 
place,  que  les  chrétiens  appelaient  leBadestan^,  et  le  khodja 
les  adjugeait  à  ceux  qui  en  avaient  offert  le  plus  haut  prix; 
toutefois,  le  pacha,  en  vertu  de  l'ancienne  coutume,  en  pré- 
levait avant  tout  le  huitième,  et  avait  le  droit,  après  la  vente, 
de  se  substituer  à  l'acheteur  primitif,  ce  qu'il  ne  manquait 
jamais  de  faire,  toutes  les  fois  qu'un  captif  lui  paraissait 
capable  de  payer  une  rançon  plus  forte  que  le  prix  des 
enchères.  Bien  que  l'esclave  fût  la  propriété  de  son  maître 
dans  le  sens  le  plus  absolu  du  mot,  il  vivait  à  Alger  dans  des 
conditions  physiques  moins  misérables  qu'on  ne  l'a  dit  et 
qu'on  ne  pourrait  le  supposer  ;  chez  la  plupart  des  peuples 
musulmans,  la  servitude  revêt  un  caractère  patriarcal  qui 
exclut  les  mauvais  traitements;  la  loi  religieuse  prescrit  au 
maître  la  justice,  la  patience  et  la  bonté  envers  celui  que  le 
sort  lui  a  soiimis  :  «  Tu  le  nourriras  de  tes  aliments,  et  tu  le 
vêtiras  de  tes  vêtements.  Tu  lui  pardonneras  soixante-dix  fois 
par  jour,  si  tu  veux  être  pardonné  toi-même.  »  Il  résultait 

1.  La  vraie  leçon  est  Dezestan^  marché  couvert. 


alCtFr  sous  les  pachas  triennaux  133 

donc  (le  ces  mœurs  et  de  ces  habitudes  que  le  captif  n'avait 
guère  à  souffrir  que  du  dur  travail  de  la  chiourme,  épreuve 
qui  durait  cinquante  jours  au  plus  et  se  renouvelait  deux  fois 
par  an;  le  reste  du  tcmps^  il  était  occupé  à  la  culture  des  jar- 
dins voisins  de  la  ville^  ou  bien  employé  à  des  travaux  domes- 
tiques dans  la  maison  de  son  patron.  Il  va  sans  dire  que  ceux 
qui  offraient  tout  d'abord  de  se  racheter  au  prix  demandé 
étaient  exempts  de  tout  labeur  servile  ;  ils  vivaient  comme  ils 
l'entendaient,  et  n'étaient  astreints  qu'à  rentrer  au  logis  avant 
le  coucher  du  soleil  ;  ils  trouvaient  même  à  emprunter  de 
l'argent  à  leur  maître,,  mais  en  lui  promettant  de  gros  intérêts. 
Lorsque  la  rançon  convenue  tardait  trop  à  venir^  l'acheteur 
s'impatientait  et  contraignait  son  captif  à  des  travaux  ma- 
nuels, pour  l'exciter  à  redoubler  ses  sollicitations  auprès  des 
siens  ;  quelquefois  même  il  le  menaçait  de  la  chaîne  ou  du 
banc  de  force;  mais  il  allait  rarement  plus  loin,  moitié  par 
bénignité,  moitié  par  crainte  de  déprécier  ou  de  perdre  un 
objet  de  valeur.  Car,  avant  tout,  l'achat  d'un  chrétien  était 
pour  l'Algérien  une  spéculation,  et  cela  seul  fait  voir  combien 
on  a  exagéré  les  souffrances  de  la  servitude  chez  les  Barba- 
resques.  Il  est  bien  certain  qu'il  arrivait  à  quelques  mal- 
heureux de  tomber  au  pouvoir  d'êtres  cruels,  ou  de  gens  qui 
avaient  à  exercer  des  représailles  ;  il  est  encore  hors  de  doute 
que,  lors  des  bombardements  et  des  incendies  allumés  par 
les  flottes  chrétiennes,  la  population  irritée  et  affolée^  cruelle 
comme  toutes  les  foules  ignorantes  et  peureuses,  se  vengeait 
de  son  épouvante  en  versant  à  flots  le  sang  innocent*  ;  mais 
on  peut  être  assuré  que  les  patrons  n'étaient  pour  rien  dans 
les  massacres  d'esclaves,  et  qu'ils  faisaient,  au  contraire,  tous 
leurs  efforts  pour  les  mettre  à  l'abri  de  cette  explosion  de 
fureur.  On  a  donc  eu  le  tort  de  conclure  du  particulier  au 
général,  et  d'apporter  une  croyance  trop  absolue  aux  alléga- 
tions des  Pères  Rédemptoristes  ;  ceux-ci,  qui  publiaient  des 
Relations  destinées  à  être  vendues  au  profit  de  l'œuvre  chari- 
table à  laquelle  ils  s'étaient  voués,  cherchaient  naturellement 

1 .  D'ailleurs,  les  Algériens  n'avaient  pas  le  monopole  de  ces  massacres,  et 
ThisLoire  de  tous  les  temps  et  tous  les  pays  ne  nous  en  offre  que  trop 
d'exemples. 


134  CHAPITRE   DIXIEME 

à  émouvoir  les  âmes  par  tous  les  moyens  possibles,  et  ne  se 
faisaient  pas  faute  d'assombrir  le  tableau  ;  qui  oserait  songer 
à  leur  en  faire  un  crime?  Mais  les  récits  des  captifs 
eux-mêmes  sont  des  documents  plus  dignes  de  foi  que  tous 
autres  écrits,  et  ils  démontrent  jusqu'à  l'évidence  la  vérité  de 
notre  appréciation  \  Hâtons-nous  de  dire  que  les  services  ren- 
dus par  les  Trinitaires  et  par  les  Pères  de  l'Ordre  de  la  Mercy 
furent  immenses,  et  que  le  dévouement  el  l'abnégation  de  ces 
religieux  furent  admirables.  Sans  cesse  prêts  à  accomplir 
l'héroïque  sacrifice  que  leur  imposait  l'article  IV  de  leurs 
vœux,  ils  offrirent  souvent  leur  propre  personne  comme  gage 
de  la  liberté  des  infortunés  qu'ils  ne  pouvaient  racheter,  et 
plus  d'un  mourut  dans  les  fers  ;  bien  d'autres  succombèrent 
dans  les  naufrages,  les  épidémies  et  les  émeutes*;  rien  ne  les 
rebuta,  et  ils  supportèrent  avec  la  même  placidité  courageuse 
les  souffrances,  les  avanies,  la  misère,  les  menaces  de  mort  et 
les  mauvais  traitements.  En  1634,  les  Trinitaires,  dits  Mathu- 
rins,  avaient  déjà  racheté  à  eux  seuls  trente-sept  mille  sept- 
cent  vingt  captifs.  Et  ce  n'était  pas  à  la  Rédemption  que  se 
bornait  le  bien  qu'ils  faisaient;  ils  s^eff'orçaient,  de  toutes 
façons,  d'améliorer  le  sort  de  ceux  que  le  manque  d'argent  les 
forçait  de  laisser  à  Alger.  Ils  les  aidaient  de  leur  bourse,  leur 
facilitaient  les  moyens  de  correspondre  avec  leurs  familles, 
et  les  soignaient  dans  leurs  maladies;  à  cet  effet,  ils  avaient 
fondé  dans  les  principaux  bagnes  cinq  hôpitaux,  desservis  par 
eux,  et  possédant  chacun  une  chapelle.  On  y  disait  régulière- 
ment les  offices,  et  les  Turcs,  loin  de  s'y  opposer,  obligeaient 
souvent  leurs  esclaves  à  remplir  leurs  devoirs  religieux,  ayant 
remarqué,  dit-on,  que  la  fréquentation  de  l'église  les  rendait 
moins  vicieux  et  plus  dociles.  C'est  ici  le  lieu  de  dire,  con- 


1.  Voir  entre  autres,  la  Relation  de  la  captivité  d'Emmanuel  d'Aranda 
(Bruxelles,  1662,  in-12)  eiVOdvsséeâe  René  du  ChasLelet  des  Boys.  (La 
Flèche,  1660,  2  vol.  in-8.) 

2.  Nous  rappellerons  ici  les  noms  d'Ignace  Tavares,  Pierre  et  Antoine 
de  la  Conception,  François  de  Frocisal,  Lucien  Hérault,  Antoine  de  la  Croix; 
en  deux  ans  et  demi,  les  cinq  premiers  missionnaires  Lazaristes  qui  vinrent 
s'installer  à  Tunis  et  a  Alger  furent  frappés  de  la  peste,  quatre  moururent; 
le  cinqmème  resta  estropié  par  l'éléphantiasis  ;  c'était  le  P.  Le  Vacher,  qui 
fut  plus  tard  attaché  à  la  bouche  du  canon. 


ALGER  SOUS  LES  PACHAS  TRIENNAUX  135 

trairement  à  une  opinion  erronée,  et  cependant  communé- 
ment acceptée,  que  les  Turcs  ne  faisaient  généralement  aucun 
effort  pour  contraindre  les  captifs  à  embrasser  le  mahomé- 
tisme  ;  ils  voyaient,  au  contraire,  ces  apostasies  d^un  très 
mauvais  œil  ;  car  bien  que  l'abjuration  ne  procurât  pas  de  droit 
la  liberté  au  renégat,  elle  le  dépréciait  en  tant  qu'esclave  ;  en 
effet,  comme  Croyant,  il  devenait  l'égal  de  son  maître,  qui  se 
trouvait  forcé  par  l'opinion  publique  de  le  mieux  traiter,  et 
qui  perdait,  en  outre,  tout  espoir  de  le  voir  racheter;  les 
patrons  s'opposaient  donc,  autant  qu'ils  le  pouvaient,  à  des 
conversions  ruineuses  pour  eux  \  Il  n'en  était  pas  de  mémo 
quand  il  s'agissait  de  femmes  ou  d'enfants;  les  femmes 
entraient  au  harem  ;  quant  aux  enfants,  ils  devenaient  les  pages 
favoris  des  riches  et  des  reïs  ;  l'abbé  de  Fromesta  donne  de 
longs  détails  sur  ce  sujet  scabreux-. 

Pendant  toute  la  période  des  pachas  triennaux,  la  France 
eut  à  souffrir  des  déprédations  des  pirates,  bien  qu'elle  fut  en 
paix  avec  Alger  et  avec  la  Turquie  ;  mais  on  ne  pouvait  pas 
s'attendre  à  ce  que  des  gens  qui  arrachaient  la  barbe  aux 
capidjis  du  Grand  Seigneur  respectassent  ses  alliés.  Au  début, 
les  plaintes  des  ambassadeurs  eurent  de  bons  résultats,  et 
quelques-uns  des  pachas  furent  punis  de  mort  ou  de  prison, 
sur  les  requêtes  de  Savary  de  Brèves  et  du  comte  de  Césy.  A 
partir  de  ce  moment,  ils  changèrent  de  tactique,  et  se  mirent 
à  épier  soigneusement  les  moindres  infractions,  pour  les 
transformer  en  un  casiis  belli,  et  se  donner  par  là  un  prétexte 
plausible  pour  recommencer  leurs  larcins,  sans  risquer  leur 
tête  ;  c'est  ainsi  qu'on  verra,  dans  tout  le  cours  de  cette 
histoire,  les  ruptures  amenées  par  les  motifs  les  plus  futiles. 
Tantôt,  c'est  un  corsaire  qui  s'enfuit  et  se  réfugie  à  Marseille 
en  emportant  deux  canons;  tantôt,  c'est  une  barque  qui  s'échoue 
sur  les  côtes  de  Provence  et  dont  la  cargaison  est  pillée  par 
les  riverains  ;  aussitôt  que  la  nouvelle  parvient  à  Alger,  le 
Divan  s'assemble  tumultueusement,  déclare  la  guerre  et 
incarcère  le  consul;  les  reïs,  joyeux  de  Taubaine,  sortent  à  la 


1.  Voir  d'Aranda,  d.  c.  p.  259,  el  la  Gazette  de  France  (fév.  1775). 

2.  Voir  ]^Topografia  de  Argel,  d.  c,  cap.  xiiietxxi. 


j36  CHAPITRE    DIXIEME 

hâte,  et  fondent  sur  les  marchands  sans  défiance.  L'ambas- 
sadeur français  se  plaint  alors  à  la  Porte,  et  le  pacha  répond 
en  exposant  ses  griefs;  pendant  l'enquèle,  la  course  continue, 
et  les  désastres  s'accumulent;  telle  fut  la  marche  ordinaire 
des  événements,  de  1590  à  1659. 

Les  Concessions  furent  une  autre  cause  interminable  de 
querelles  et  de  sévices.  Nous  avons  dit  qu'on  y  faisait  un  grand 
commerce  de  grains  ;  en  temps  ordinaire,  personne  ne  s'en 
préoccupait;  mais  lorsqu'il  survenait  une  de  ces  famines  que 
la  sécheresse,  les  invasions  de  sauterelles  ou  la  révolte  des 
tribus  voisines  rendaient  si  fréquentes,  les  Algériens  s'en 
prenaient  à  l'exportation  des  blés,  qu'ils  accusaient  de  tous 
leur  maux;  une  flottille  s'armait  rapidement  et  allait  détruire 
et  piller  les  comptoirs,  dont  le  personnel  était  massacré  ou 
emmené  en  captivité.  Ces  dévastations  n'avaient  aucun  effet 
utile;  car  les  céréales  que  chargeaient  les  navires  français 
dans  les  Établissements  ne  fussent  pas  venus  aux  ports 
d'embarquement^  si  leurs  propriétaires  n'eussent  été  certains 
d'avance  de  les  vendre  avantageusement;  à  plus  forte  raison, 
elles  ne  seraient  jamais  arrivées  sur  le  marché  d'Alger,  en 
raison  du  manque  de  voies  de  communication  et  de  la  longue 
distance  à  parcourir.  Bien  plus,  les  Indigènes,  privés  de  leur 
revenu  le  mieux  assuré,  n'ayant  pas  l'argent  nécessaire  au 
payement  de  l'impôt,  se  révoltaient  inévitablement,  chaque 
fois  que  les  Turcs  détruisaient  les  Concessions,  violence  qui 
causait  plus  de  mal  à  eux-mêmes  qu'aux  autres;  car  elle 
les  privait  à  la  fois  du  tribut  de  la  province  de  l'Est,  et  de  la 
grosse  redevance  que  leur  payait  la  Compagnie  commerciale 
du  Bastion;  mais  ils  semblaient  ne  pas  s'apercevoir  de  ce 
résultat  négatif. 

Les  bénéfices  considérables  que  rapportaient  le  trafic  de  la 
côte  Orientale  et  la  pêche  du  corail,  avaient  excité  la  jalousie 
des  Anglais,  qui  mirent  tout  en  œuvre  pour  se  substituer 
aux  Provençaux  dans  les  comptoirs;  une  lettre  de  M.  de  Vias 
nous  apprend  qu'ils  avaient  reçu  du  Divan  la  permission, 
sans  doute  chèrement  achetée,  de  s'établir  à  Collo  et  à  Stora; 
cette  tentative  ne  semble  pas  avoir  eu  grand  succès  ;  en  tous 
cas,  l'établissement  disparut  en  peu  de  temps,  sans  laisser 


ALGER    SOUS    LES  PACHAS   TRIENNAUX  137 

do  traces.  Les  marchands  de  la  Turkey  Company  trouvèrent 
sans  doute  plus  de  s«5curité  et  plus  de  chance  de  gain  à  Alger 
même,  où  ils  faisaient  un  grand  commerce  d'armes  et  de 
poudre  ;  ce  négoce  était  d'autant  plus  fructueux  que  les  nations 
catholiques  ne  pouvaient  pas  leur  opposer  de  concurrence,  au 
moins  ouvertement;  car  des  ordonnances  sévères  interdisaient 
de  fournir  aux  Musulmans  des  instruments  de  guerre,  et  les 
consuls  avaient  reçu  l'ordre  de  veiller  à  la  rigoureuse  exécu- 
tion de  ces  décrets.  «  Ce  trafic,  dit  un  ancien  auteur,  cité  par 
M.  de  la  Primaudaie,  attirait  aux  négociants  anglais  bien  des 
égards  de  la  part  du  gouvernement  algérien.  En  échange  de  ces 
provisions  militaires  et  navales  qu'ils  vendaient  à  la  Régence, 
lorsqu'elle  en  avait  besoin,  il  leur  était  permis  de  prendre 
des  grains,  des  huiles,  des  laines,  des  cires  et  des  cuirs^  sans 
être  astreints,  comme  les  autres  nations,  à  se  procurer  des 
licences  (teskra)  qu'on  leur  vendait  fort  cher.  » 

Les  Hollandais  ne  tardèrent  pas  avenir  disputer  ce  terrain  à 
l'Angleterre;  mais  ces  deux  nations  ne  furent  pas  épargnées 
parla  rapacité  des  reïs,  et  durent  recourir  aux  armes  pour  faire 
respecter  leur  pavillon  ;  on  verra  que  leurs  démonstrations 
belliqueuses  ne  leur  servirent  pas  à  grand'chose.  En  résumé, 
pendant  toute  cette  période,  Alger  insulta  presque  impuné- 
ment les  pavillons  de  toutes  les  marines  européennes, 
amassant  ainsi  sur  sa  tête  l'orage  qui  devait  éclater  bientôt 
après,  et  offrant  au  monde  le  singulier  spectacle  d'une  ville  où 
la  population  entière,  depuis  le  chef  de  l'État  jusqu'au  plus 
misérable  fellah,  ne  vivait  que  de  la  piraterie  et  du  brigandage. 


CHAPITRE      ONZIEME 

LES  PACHAS  TRIENNAUX  ' 


SOMiMAIRE:  Dely-Admed.  —  Kheder.  —  Révolte  des  Kabyles.  —  Chaban.  — 
Mustapha.  —  Kheder.  —  Révolte  des  Colourlis.  —  Mustapha.  —  Anarchie 
complète.  —  Dali-Hassan.  —  Consulat  de  M.  de  Vias.  —  Réclamations  de  la 
France.  —  Soliman-Yéneziano.  —  Relations  de  l'Espagne  et  des  Kabyles.  — 
Entreprise  de  Doria.  —  Tentative  sur  Mers-el-Fhâm.  —  Kheder.  —  Ses  exactions. 
—  Il  est  remplacé  et  châtié  par  Mohammed-Kouça.  —  Renouvellement  des 
Capitulations.  —  Pillage  du  Rastion.  —  Ambassade  de  MM.  de  Castellane  et  de 
Brèves.  —La  Milice  refuse  d'obéir  à  la  Porte.  —  Bekerli  Redouan.  —  Prise  de 
Bone.  —  Les  canons  de  Simon  Dansa.  —  Mustapha-Kouça.  —  Destruction  de 
Bresk.  —  Hussein-el-Chick.  —  Mustapha-Kouça.  —  Soliman -Katanieh.  — 
Nouveau  pillage  du  Bastion.  —  Vice-consulat  de  M.  Chaix.  —  Hussein-el- 
Chick. 


Le  premier  des  pachas  triennaux  fut  Dely  Ahmed;  il  ne 
s'occupa  que  de  la  course,  et  commanda  en  personne  les 
flottilles  qui  ravagèrent,  en  1586  et  1588,  les  côtes  du  royaume 
de  Naples  et  de  Sicile,  des  États  pontificaux,  de  la  Corse  et  de 
l'Espagne;  il  quitta  Alger  en  1589,  avec  de  grandes  richesses, 
et  fut  envoyé  à  Tripoli  pour  y  apaiser  Finsurrection  des 
indigènes,  qui  s'étaient  soulevés  à  l'instigation  d'un  marabout 

1.  Il  règne  une  très  p^rande  obscurité  sur  le  commencement  de  la  période 
des  pachas  triennaux;  Tordre  même  de  leur  succession  n'est  pas  parfaitement 
établi.  Quelques  listes  chronologiques  ont  été  publiées  à  diverses  époques; 
elles  sont  toutes  fautives,  et  cela  n^a  rien  d'étonnant;  Haëdo  cesse  son  récit 
à  la  fin  de  1596;  à  partir  de  ce  moment,  les  documents  font  défaut  jusque 
vers  1610,  et  ceux  qu'on  possède  depuis  cette  époque  jusqu'en  1659,  ne  pa- 
raissent pas  avoir  été  consultés  avec  attention.  Les  meilleurs  guides  sont, 
jusqu'ici,  MM.  Rousseau  et  Sander-Rang;  encore,  l'étude  des  pièces  offi- 
cielles nous  a  permis  de  rectifier  leurs  travaux,  et  nous  sommes  forcés 
d'avouer  que,  malgré  de  jiatientes  recherches,  il  reste  encore  quelques  points 
douteux,'  que  nous  signalerons  en  temps  et  lieu.  Nous  ne  parlons  pas  d'un 
document  recueilli  au  siècle  dernier  par  M.  le  Vicaire  Apostolique  Vicherat, 
et  publié  depuis  dans  les  Mémoires  de  la  Congrégation  de  la  Mission; 
(t.  II.)  cette  pièce  fourmille  d'erreurs,  et  n'eût  pas  dû  trouver  place  dans  un 
travail  d'ailleurs  fort  consciencieux. 


1 


LES    PACHAS    TRIENNAUX  139 

nommé  Sidi  Yahia;  ses  troupes  remportèrent  la  victoire; 
mais  il  fut  tué  dans  le  combat  d'un  coup  de  lance.  Il  eut  pour 
successeur  à  Alger,  Kheder,  sous  le  gouvernement  duquel  les 
déprédations  des  reïs  devinrent  de  plus  en  plus  nombreuses; 
c'est  Tépoque  de  la  fondation  des  grandes  fortunes  des  reïs 
renégats,  les  Mami  Corso,  Mami  Napolitano,  Mami  Arnaute,  et 
tant  d'autres,  dont  les  noms  dénotent  suffisamment  l'origine. 
Ils  exerçaient  d'autant  plus  impunément  leurs  ravages  que  le 
Grand-Seigneur  venait  de  les  autoriser  «  à  courir  sus  aux 
navires  de  Marseille  pour  punir  cette  ville  de  s'être  rangée 
du  parti  de  la  ligue  contre  son  roi.  »  Dans  l'intérieur,  les 
Beni-Abbes  commencèrent  à  refuser  l'impôt  et  à  se  révolter, 
préludant  ainsi  à  cette  grande  insurrection  kabyle  que  nous 
verrons  durer  presque  sans  interruption  pendant  plus  d'un 
demi-siècle.  Kheder  vint  mettre  le  siège  devant  Kalaa, 
avec  une  armée  de  quinze  mille  hommes,  au  mois  de  dé- 
cembre 1590;  comme  la  position  était  très  forte^,  et  qu'il 
était  impossible  aux  Turcs  de  la  prendre  d'assaut,  il  bloqua 
les  assiégés  par  des  retranchements,  et  dévasta  le  pays  voisin. 
Après  quelques  escarmouches,  le  chef  des  Beni-Abbes 
demanda  la  paix,  par  l'intermédiaire  d'un  marabout  vénéré  de 
tous.  Il  paya  les  frais  de  la  guerre,  et  Kheder  ramena  à  Alger 
ses  troupes,  que  la  mauvaise  saison  commençait  à  éprouver. 
En  1S92,  la  Porte  le  remplaça  par  Chaban,  dont  le  gouver- 
nement dura  trois  ans,  sans  autre  événement  qu'une  peste, 
dite  de  Tunis ^  suivie  d'une  longue  famine.  Ces  deux  fléaux 
ravagèrent  le  pays  ;  une  terrible  tempête  détruisit  le  môle, . 
et  causa  la  perte  d'un  grand  nombre  de  navires.  Les  Kabyles, 
insurgés  de  nouveau,  battirent  les  Turcs  et  vinrent  bloquer 
Médéah.  En  juillet  1593,  Chaban  partit  pour  Constantinople, 
laissant  comme  khalifat  son  parent  Mustapha,  qui  ne  gou- 
verna que  quatre  mois  ;  on  lui  attribue  la  fondation  de  Sour- 
er-Rozlan  (Aumale)  sur  l'emplacement  de  l'ancienne  Auzia; 
ce  fort  fut  destiné  à  assurer  les  communications  d'Alger  à 
Constantine;  car  les  Kabyles,  de  nouveau  révoltés,  coupaient 
la  route  aux  Mahallahs.  Au  mois  de  décembre,  Kheder  revint 
prendre  le  gouvernement  d'xAlger,  s'étant  disculpé  des  accusa- 
tions de  concussion  portées  contre  lui  au  grand-divan  par  la 


140  CHAPITRE    ONZIEME 

milice,  qui  avait  fait  transmettre  ses  plaintes  par  Mami- 
Arnaute;  mais  les  janissaires  d'Alger  avaient  déjà  aquis  à 
Constanlinople  une  telle  réputation  d'indiscipline,  que  leurs 
griefs  ne  furent  pas  écoutés.  A  peine  installé,  il  s'empara  de 
quinze  mille  écus  d'or  appartenant  à  son  prédécesseur,  disant 
qu'il  les  destinait  à  la  reconstruction  du  port  ruiné  par  l'ou- 
ragan de  1593  ;  en  même  temps,  il  cherchait  un  appui  contre 
la  haine  des  loldachs  auprès  des  reïs,  et  favorisait  la  révolte 
des  Colourlis  contre  leurs  oppresseurs.  Cette  sédition  devint 
terrible  :  la  ville  fut  ensanglantée  pendant  des  mois  entiers, 
et  l'anarchie  fut  à  son  comble.  A  la  fin ,  les  insurgés,  qui 
avaient  pour  eux  la  population  toute  entière,  furent  vain- 
queurs, et  amenèrent  leurs  ennemis  à  composition.  Les 
Baldis  (citadins),  justifiant  leur  renom  de  couardise  \  prirent 
peu  de  part  à  la  lutte;  mais  il  n'en  fut  pas  de  même  des 
Berranis  (gens  du  dehors)  et  c'est  de  cette  époque  qu'il  faut 
dater  la  longue  alliance  des  Kabyles  et  des  Colourlis.  Si  Kheder 
s'était  montré  plus  énergique,  il  pouvait,  ce  jour-là,  se 
débarrasser  d'un  seul  coup  de  la  horde  indisciplinable  de 
l'Odjeac,  et  fonder  le  pouvoir  des  pachas  sur  une  armée 
nationale,  dont  ils  eussent  été  les  chefs  incontestés.  Il  ne 
tarda  pas  à  se  repentir  d'avoir  négligé  de  profiter  de  cette  occa- 
sion; il  fut  dénoncé  parle  parti  turc  comme  voulant  se  rendre 
indépendant;  en  même  temps,  il  était  l'objet  des  plaintes  de 
l'ambassadeur  français,  qui  le  fit  remplacer,  au  bout  d'un 
an  de  pouvoir,  par  son  prédécesseur  Mustapha;  celui-ci  se 
vengea  de  lui  en  le  soumettant  à  une  amende  de  trente  mille 
écus,  et  en  mettant  le  reste  de  ses  biens  sous  séquestre.  Le 
désordre  continuait  à  être  excessif;  en  1S98,  les  Kabyles 
ravagèrent  la  Mitidja,  et  vinrent  camper  dans  les  jardins  de 
Bab-Azoun,  bloquant  Alger  pendant   onze  jours,  au  bout 

1,  Les  janissaires  racontaient  à  ce  sujet,  que  les  baldis  demandèrent  un 
jour  au  pacha,  et  obtinrent  l'autorisation  de  former  entre  eux  une  sorte  de 
garde  urbaine  pour  mettre  un  terme  aux  déprédations  que  commettaient 
dans  les  villes  et  les  jardins  les  tribus  du  Bou-Zaréa.  Par  une  nuit  noire,  la 
nouvelle  milice  s'embusqua  sur  les  bords  de  l'Oued  M'racel  (ruisseau  des 
blanchisseuses).  Après  quelques  heures  de  silence  et  d'attente,  un  gros 
chien  vint  en  aboyant  s'élancer  sur  les  bourgeois,  qui,  saisis  de  panique, 
s'enfuirent  en  jetant  leurs  armes.  Les  Turcs  en  rirent,  et,  de  cette  aventure, 
vint  le  dicton  :  Le  chien  a  aboyé,  et  le  haldi  a  fui. 


LES    PACHAS    TRIENNAUX  141 

desquels  une  sortie  heureuse  des  Turcs  les  força  à  s'éloigner; 
en  1599,  Dali  Hassan  bou-Richa  remplaça  Mustapha,  qui 
n'avait  pas  pu  pacifier  la  Kabylie,  et  qui  fut  emprisonné  à 
Constantinople  pour  ce  motif.  M.  de  Vias  venait  d'arriver 
à  x^lger  en  qualité  de  consul  royal;  il  était  chargé  d'assurer 
la  paix  et  de  demander  la  mise  en  liberté  de  quelques  marins 
français  capturés  par  les  corsaires;  Hassan  était  fort  bien 
disposé  en  sa  faveur;  mais  l'autorité  des  pachas  était  déjà 
devenue  nuUe^  et  les  reïs  mirent  en  avant  des  prétextes 
spécieux  pour  ne  pas  obéir. 

De  tout  temps,  les  rois  de  France,  dont  la  bannière,  d'après 
les  Capitulations,  était  seule  reconnue  dans  les  ports  du  Le- 
vant, en  avaient  accordé  l'usage  à  quelques  navires  appartenant 
à  des  nations  amies.  Les  Algériens  se  plaignirent  de  cette  tolé- 
rance, disant  qu  on  les  frustrait ,  et  envoyèrent  un  député,  dont 
les  plaintes  furent  peu  écoutées  ;  leur  orgueil  rapace  en -fut 
froissé  et  ils  se  vengèrent  en  enlevant  les  marchands  proven- 
çaux et  languedociens.  M.  de  Yias  reçut  de  Henri  IV  l'ordre  de 
se  plaindre  de  ces  déprédations  :  il  fut  injurié  et  emprisonné, 
avec  menaces  de  mort.  Sur  les  plaintes  adressées  à  la  Porte^ 
Hassan  fut  remplacé  par  Soliman  Yéneziano,  qui  fit  restituer 
une  partie  des  bâtiments  capturés,  tout  en  se  plaignant  de  la 
prise  d'une  galère  turque  qui  s'était  échouée  près  d'Antibes. 
Pendant  que  l'anarchie  régnait  à  Alger,  la  Kabylie,  excitée 
par  l'Espagne,  continuait  à  faire  à  l'Odjeac  une  guerre  tou- 
jours heureuse  ;  en  1600,  Soliman,  qui  avait  pris  en  personne 
le  commandement  de  l'armée,  fut  battu  et  rentra  presque  seul 
à  Alger  ;  il  éprouva  le  même  sort  l'année  suivante  devant 
Djemma-Saharidj.  Au  mois  de  septembre  1601,  l'amiral  Doria 
parut  devant  Alger  avec  une  escadre  de  soixante-dix  vaisseaux 
et  une  armée  de  dix  mille  hommes  ;  mais,  contrarié  par  le 
mauvais  temps,  il  ne  put  exécuter  son  débarquement.  Cette 
entreprise,  qui,  si  elle  eut  été  bien  conduite,  eût  certainement 
amené  la  chute  de  l'Odjeac,  avait  été  projetée  par  un  Fran- 
çais, le  capitaine  Roux  ^  Ce  hardi  aventurier,  qui  venait  de 

1.  Voir,  au  sujet  de  cette  tentative  avortée,  la  lettre  deJeronimo  Cones- 
taggio,  Gênes  et  Venise,  1602,  brochure  in-8);  parmi  les  historiens,  M.  de 
ïhou,  seul,  semble  en  avoir  eu  connaissance.  {Hist.  Universelle,  t.  XIII, 
p.  627  et  suiv.) 


142  CHAPITRE    ONZIEME 

se  distinguer  dans  l'Archipel  au  débarquement  des  Toscans  à 
Ghio,  avait  étudié  avec  soin  les  fortifications  et  les  ressources 
militaires  d'Alger  ;  il  avait  constaté  que,  pendant  l'été,  la  ville 
était  à  peu  près  dépourvue  de  sa  garnison,  qui  se  trouvait, 
pour  la  plupart,  employée  au  recouvrement  de  l'impôt,  ou 
embarquée  sur  les  vaissaux  corsaires.  Son  plan  était  simple 
et  hardi  ;  il  demandait  qu'on  lui  confiât  trois  ou  quatre  galères, 
avec  lesquelles  il  fût  entré  la  nuit,  à  l'improviste,  dans  le 
port  ;  là,  il  forçait  la  porte  de  la  Marine,  dont  les  portes 
étaient  gardées  avec  la  négligence  accoutumée  aux  Turcs  : 
cela  fait,  il  envahissait  la  basse  ville,  brisant  les  portes  des 
bagnes,  et  appelant  aux  armes  les  vingt-cinq  mille  chrétiens 
qui  y  étaient  enfermés.  A  la  lueur  des  incendies  allumés,  la 
flotte  chrétienne,  qui  s'était  tenue  un  peu  en  arrière,  arrivait, 
débarquait  rapidement  les  troupes,  et  occupait  les  remparts. 
Aux  premières  lueurs  du  jour,  Alger  pouvait  ainsi  se  trouver 
pris  sans  défense  possible.  La  proposition  du  capitaine  fut 
étudiée  avec  soin  en  Espagne,  et  le  conseil  royal  jugea  qu'il 
y  avait  lieu  d'y  donner  suite;  Doria  fut  chargé  de  Texécution. 
Tout  d'abord,  il  écarta  l'inventeur  sous  divers  prétextes  ;  puis 
il  changea  l'idée  première,  et^  de  modifications  en  modifica- 
tions, transforma  Fattaque  de  vive  force  et  par  surprise  en 
une  opération  régulière.  Dès  lors,  il  lui  fallut  rassembler  des 
forces  considérables,  munies  de  tout  le  nécessaire,  à  Gênes, 
à  Naples,  aux  Baléares,  en  Sicile  et  en  Sardaignc  ;  cela  ne  put 
pas  se  faire  sans  que  les  Algériens  en  fussent  informés  :  de 
plus,,  l'incurie  espagnole  aidant,  personne  ne  fut  prêt  au  jour 
fixé,  et  la  flotte,  qui  eût  dû  paraître  dans  la  rade  ennemie  au 
mois  de  juillet,  n'y  arriva  que  le  1^''  septiembre,  au  moment 
où  les  loldachs  étaient  rentrés  dans  la  ville,  et  où  la  mauvaise 
saison  allait  rendre  un  débarquement  très  dangereux.  Tels 
furent  les  motifs  qui  rendirent  inutiles  les  préparatifs  coûteux 
de  cette  expédition. 

Deux  ans  plus  tard,  une  nouvelle  tentative,  aussi  infruc- 
tueuse que  laprécédente,  fut  faite  par  le  vice-roi  de  Mayorque. 
Un  franciscain,  le  P.  Mathieu,  qui  avait  été  longtemps  captif 
à  Kouko  et  y  avait  acquis  la  faveur  des  chefs,  leur  persuada 
de  consentir  à  un  débarquement  à  Mers-el-Fhâm  ;  ils  devaient 


I 


LES   PACHAS    TRIENNAUX  143 

livrer  comme  place  d'armes  le  petit  fortin  de  Zeffoun,  occupé 
en  ce  moment  par  Abdallah,  neveu  du  sultan  de  Kouko;  celui-ci, 
assuré  de  recevoir  cinquante  mille  écus,  s'était  engagé  adon- 
ner son  fils  en  otage.  Soliman-Pacha  fut  informé  de  l'affaire 
par  quelques  espions,  et  fit  circonvenir  Abdallah  ,  moitié  par 
menaces,  moitié  par  promesses.  Le  jour  oii  le  vice-roi  arriva 
avec  quatre  galères  montées  par  un  bon  nombre  de  vieux 
soldats,  il  lui  fut  fait  du  rivage  de  grandes  démonstrations 
d'amitié.  Le  P.  Mathieu  débarqua  avec  plusieurs  officiers  et 
une  centaine  d'hommes  ;  mais,  ne  voyant  pas  venir  l'otage 
promis,  il  conçut  quelques  soupçons.  Abdallah  chercha  en  vain 
à  l'entraîner  dans  le  fortin,  où  le  fils  du  chef,  lui  disait-il,  se 
trouvait.  Enfin,  voyant  qu'il  se  disposait  à  regagner  son  navire, 
il  se  jeta  sur  lui  et  le  massacra,  ainsi  que  tout  son  monde  ;  les 
galères  s'empressèrent  de  gagner  le  large,  et  les  Kabyles  por- 
tèrent les  têtes  des  chrétiens  à  Alger,  où  ils  furent,  dit  le 
P.  Dan,  frustrés  de  la  récompense  promise. 

La  cause  de  ces  nouveaux  efforts  de  l'Espagne  et  de  ses  ten- 
tatives d'alliance  aveclesindigènes_,  était  la  crainte  qu'éprouvait 
son  gouvernement  de  voir  FOdjeac  favoriser  le  soulèvement 
des  Mores,  que  préparait  Henri  IV.  Bien  que  ces  faits  peu 
connus  ne  se  rattachent  qu'indirectement  à  l'histoire  d'Alger, 
il  est  nécessaire  d'en  dire  quelques  mots  ;  car  on  s'expliquera 
ainsi  la  longanimité  que  montra  alors  la  France  pour  les  pira- 
teries des  reïs,  et  pour  les  insultes  faites  au  consul  et  à  l'en- 
voyé du  roi,  qui  ne  voulut  pas  se  brouiller  avec  ceux  dont  il 
allait  avoir  besoin  pour  la  réussite  de  son  grand  projet. 

Depuis  quatre  ou  cinq  ans  déjà,  le  duc  de  CaumontLa  Force 
avait  reçu  des  Mores  d'Espagne  des  propositions  d'alliance  ; 
il  avait  appelé  l'attention  du  roi  sur  le  mécontentement  de 
ces  populations  et  sur  les  chances  qu'on  avait  d'en  profiter; 
«  celui-ci,  nous  dit-il,  goûta  grandement  cette  affaire,  et  lui 
commanda  d'y  travailler  soigneusement  et  sans  y  rien 
épargner.  Le  Duc  demanda  à  S.  M.  que  le  secret  restât  entre 
eux  deux  et  poussa  activement  les  négociations  ;  la  partie 
en  fut  faite,  et  la  résolution  si  bien  concertée  par  les  princi- 
paux des  Morisques,  auxquels  il  reconnut  un  ordre  admirable 
parmi  eux  pour  la  direction  de  leurs  affaires  et  la  conduite 


CHAPITRE    ONZIEME 


Je  ce  grand  dessein,  qu'il  ne  restait  plus  qu'à  en  venir  à  l'exé- 
cution. »  Le  duc  avait  envoyé  plusieurs  émissaires;  l'un  d'eux, 
Paschal  de  Saint-Estève,  se  laissa  découvrir,  fut  pris,  torturé 
trois  ou  quatre  fois,  et  exécuté,  sans  que  les  souffrances  lui 
arrachassent  une  parole  :  M.  de  Panissault,  plus  heureux, 
put  assister  en  1603  à  l'assemblée  que  tinrent  à  Toga  les  chefs 
du  complot,  et  rapporta  à  Henri  lY  la  délibération  qui  y  fut 
prise.  Le  Mémoire  est  signée  au  nom  de  tous,  par  Ahmed  le 
Mosarife,  de  Segorbe;  il  y  est  dit,  «  qu'ils  ne  demandent  que 
des  armes  et  quelques  chefs  expérimentés  ;  que  le  premier 
coup  les  rendra  maîtres  du  royaume  de  Valence,  et  que  les 
Mores  dispersés  se  soulèveront  ensuite  en  masse;  que  tout  est 
organisé  et  qu'ils  n'attendent  que  le  signal,  qu'on  prie  le  Roy 
de  donner  le  plus  tôt  possible;  ils  indiquent  Dénia  comme 
point  favorable  à  un  débarquement,  retracent  les  persécutions 
et  la  mauvaise  foi  dont  ils  sont  victimes  depuis  plus  de  cent 
ans,  nommant  Philippe  II  le  Père  des  artifices;  ils  promettent 
de  fournir  80,000  hommes  de  guerre,  de  mettre  tout  de  suite 
entre  les  mains  du  duc  trois  bonnes  villes,  dont  un  port  de 
mer,  et,  avant  tout,  lui  font  tenir  au  château  de  Pau  cent  vingt 
mille  ducats.  »  M.  de  Panissault  rapportait  encore  au  roi 
une  carte  où  étaient  indiqués  les  passages  et  les  points  à  for- 
tifier, les  dépôts  d'armes  et  de  vivres,  enfin,  <(  tout  le  néces- 
saire à  ce  grand  dessein,  qui  n'allait  pas  à  moins  que  de  porter 
toutes  les  terres  du  roi  d'Espagne  à  une  subversion  générale. 
Le  Roy  en  témoigna  un  merveilleux  contentement.  »  A  l'été 
de  1604,  les  députés  des  Mores  vinrent  enFrance  pour  hâter  le 
mouvement  ;  ils  étaient  conduits  par  Don  Lopez,  qui  fut  fait 
plus  tard  conseiller  d'État  par  Richelieu;  le  célèbre  Antonio 
Perez  semble  avoir  été  mêlé  à  la  négociation  ^  Le  duc  reçut 
la  direction  des  opérations  militaires,  et  devait  prêter  son 
serment  de  maréchal  de  France,  le  lendemain  du  jour  où  le 
poignard  de  Ravaillac  sauva  de  ce  péril  imminent  ceux  qui 
furent  peut-être  les  instigateurs  du  crime.  Dans  l'exécution 
de  ce  projet,  le  roi  réservait  un  rôle  important  aux  puissances 


1.  Voir,  pour  tous  les  détails  du  projet  et  du  commencement  d'exécution, 
les  Mémoires  de  Caumont  de  la  Force  {Pa,Tis,  1843,  2  vol.  in-8). 


LES     PACHAS    TRIENNAUX  14o 

Barbaresques.  Tandis  que  leurs  galères  et  leurs  vaisseaux 
eussent  tenu  la  mer,  et  empêché  l'arrivée  des  secours  d'Italie 
et  do  Sicile,  leurs  barques  légères  eussent  jeté  sur  toute  la 
côte  des  armes  et  même  des  volontaires,  parmi  lesquels  on 
eut  compté  en  première  ligne  les  descendants  des  persécutés 
de  1573. 

Philippe  II,  toujours  très  bien  renseigné,  fut  informé  de 
tout  ce  qui  se  passait;  il  connut  le  voyage  de  Panissault,  les 
résolutions  de  l'assemblée  de  Toga,  et  les  préparatifs  de  la 
France  ;  il  put  apprécier  le  terrible  danger  que  courait  l'Es- 
pagne, et,  dès  ce  jour,  l'expulsion  des  Mores  fut  résolue.  Les 
déclamations  n'ont  pas  manqué  pour  flétrir  cette  mesure, 
qu'on  a  qualifié  d'odieuse  et  de  barbare,  sans  voir  que  la  néces- 
sité s'en  imposait  fatalement,  qu'un  pays  en  guerre  avec  de 
puissants  voisins  ne  peut  pas  supporter  la  présence  de  plus 
d'un  million  d'ennemis  acharnés,  en  conspiration  permanente 
à  l'intérieur  et  à  l'extérieur  ;  enfin,  on  sait  que  le  Conseil  Royal 
hésita  longtemps  avant  de  prendre  une  décision  dont  il  ne 
méconnut  pas  les  mauvais  côtés,  qui  lui  étaient,  du  reste, 
rendus  assez  évidents  par  les  doléances  et  les  révoltes  armées 
de  la  noblesse,  qui  se  voyait  privée  de  plus  du  quart  de  son 
revenu  par  la  perte  de  ses  vassaux. 

Kheder  était  revenu  à  Alger  en  1603  pour  la  troisième  fois, 
plus  cupide  et  plus  tyrannique  que  jamais.  11  encouragea  la 
piraterie,  et  poussa  le  mépris  de  son  souverain  jusqu'à  s'em- 
parer de  six  mille  sequins,  que  le  Grand-Seigneur  envoyait  à 
des  négociants  français  en  réparation  des  dommages  qui  leur 
avaient  été  causés.  En  même  temps,  il  maltraitait  M.  de  Vias, 
et  dirigeait  une  flottille  sur  le  Bastion  de  France,  qui  fut  pillé 
à  fond,  et  dont  le  personnel  fut  massacré  ou  emmené  en  cap- 
tivité. Henri  IV,  indigné,  exigea  une  réparation  éclatante,  et 
la  Porte  envoya  à  Alger  Mohammed  Kouça,  qui,  dès  son 
arrivée,  fit  étrangler  Kheder  et  confisqua  ses  biens.  Quelques 
mois  auparavant,  le  Grand-duc  de  Toscane  avait  fait  les  pré- 
paratifs d'une  expédition  destinée  à  incendier  les  vaisseaux 
des  corsaires  et  le  port  ;  mais  les  reïs  furent  prévenus  de  ce 
projet  par  les  juifs  de  Livourne,  qui  faisaient  avec  eux  un 
fructueux  commerce  des  objets  provenant  des  prises,  en  sorte 

10 


446  CHAPITRE    ONZIEME 

que  les  Algériens  se  mirent  sur  leurs  gardes  et  que  les  che- 
valiers de  Saint-Étienne  ne  purent  leur  brûler  que  quatre  ou 
cinq  galères.  Malgré  la  bonne  volonté  du  nouveau  pacha, 
M.  de  Castellane,  qui  avait  été  envoyé  pour  obtenir  la  libéra- 
tion des  captifs  du  Bastion  et  la  reconstruction  de  cet  établis- 
sement, ne  put  rien  obtenir  du  Divan,  devenu  le  seul  maître. 
Les  loldachs  décrétèrent  que  «  celui  qui  proposerait  de  réta- 
blir le  Bastion  serait  puni  de  mort.  » 

Sur  ces  entrefaites,  M.  de  Brèves  arriva  à  Alger,  escorté 
parMustapha-Agha,  capidji  delà  Porte;  cet  envoyé  était  muni 
d'unfirman  du  sultan,  qui  ordonnait  aux  Barbaresques  de  res- 
pecter les  Capitulations,  et  de  faire  droit  aux  revendications 
de  la  France.  Il  venait  de  Tunis,  où  il  avait  obtenu,  après 
bien  des  tergiversations,  la  liberté  de  quelques  esclaves.  Dans 
le  récit  qu'il  a  fait  de  son  voyage,  il  nous  apprend  qu'il  trouva 
la  ville  dans  un  désordre  affreux  :  le  port  était  en  ruines  ; 
«  les  Janissaires  faisaient  absolument  tout  ce  qu'ils  voulaient; 
les  reïs  déclaraient  que  tout  vaisseau  étranger  était  de  bonne 
prise  et  qu'ils  s'empareraient  de  leur  père  lui-même^  s'ils  le  ren- 
contraient en  mer  »  *.  Le  Divan  s'assembla  sur  la  demande 
du  capidji,  qui  y  donna  lecture  du  firman  impérial;  il  y  était 
ordonné  de  mettre  en  liberté  les  captifs  français,  de  restituer 
les  prises,  et  de  reconstruire  le  Bastion.  Une  émeute  violente 
éclata  dans  l'assemblée;  elle  cassa,  séance  tenante  et  successi- 
vement, quatre  aghas,  qui  avaient  déclaré  vouloir  obéir  aux 
ordres  reçus;  Mustapha-Agha fut  hué,  menacé   de  mort,  et 
chassé  de  l'enceinte.  On  braqua  les  canons  de  la  Marine  sur 
le  vaisseau  de  M.  de  Brèves,  que  le  capidji  suppliait  de  s'é- 
loigner; il  n'en  voulut  rien  faire.  Tout  ce  mouvement  était 
dû  au  muphli,    que  l'ambassadeur  avait  jadis    fait  châtier 
de  son  insolence  à  Constantinople,  et  à  Mehemet-Bey,  gendre 
de  Kheder,  récemment  étranglé  sur  les  plaintes  de  la  France, 
lis  voulaient  faire  assassiner  tout  le  personnel  de  la  mission, 
qu'ils  engagèrent  traîtreusement  à  débarquer;  mais  le  pacha 
déjoua  leurs  intrigues^  en  refusant  de  signer  un  sauf-conduit 
qui  n'eût  pas  été  respecté  ;  la  fureur  de  la  milice  se  tourna 

1.  Voir  le  Voyage  de  M.  de  Brèves  (Paris,  1628,  in-/i). 


LES    PACHAS    TRIENNAUX  147 

contre  lui;  deux  révoltes  éclatèrent  à  huit  jours  d'intervalle; 
il  fut  assiégé  dans  son  palais  et  menacé  de  mort.  C'était  un 
vieil  eunuque  de  quatre-vingts  ans;  il  montra  beaucoup  de 
fermeté,  disant  aux  rebelles  que  sa  vie  appartenait  à  son  sou- 
verain, et  qu'il  ne  ferait  rien  de  contraire  à  ses  ordres.  Sur 
ces  entrefaites,  arriva  Morat-Reïs;  c'était  le  doyen  des  reïs, 
et  le  peuple  avait  pour  lui  un  respect  superstitieux;  «  il  piratait 
depuis  plus  de  soixante  ans,  et  avait  pris  des  navires  à  toutes 
les  nations  connues.  »  Ce  vieux  héros  de  la  Course  avait  de 
l'affection  pour  M.  de  Brèves,  dont  il  avait  déjà  pris  la  défense 
à  Tunis;  il  calma  la  rébellion;  mais  ce  fut  tout  ce  qu'il  put 
obtenir;  le  Divan  refusa  d'entendre  parler  du  Bastion,  et  décida 
que  les  captifs  ne  seraient  rendus  qu'après  la  mise  en  liberté 
des  Turcs  détenus  à  Marseille  ;  Tambassadeur  dut  se  retirer 
sans  avoir  obtenu  d'autres  résultats,  et  le  malheureux  pacha 
ne  survécut  pas  à  ses  émotions  ;  Mustapha  lui  succéda,    et 
augmenta  les  fortifications  de  la  ville,  dans  la  crainte  d'une 
attaque  de  l'Espagne.  Peu  de  jours  après,  les  Algériens  appri- 
rent que  l'équipage  d'un  corsaire  captif  des  Espagnols,  avait 
été  arrêté  en  France  pendant  qu'il  s'enfuyait,  et  était  détenu 
à  Marseille.  La  foule  se  précipita  au  consulat,  et  s'empara  de 
M.  de  Yias,  qui  ne  put  recouvrer  sa  Hberté  qu'au  bout  de  huit 
mois,  et  à  prix  d'or. 

En  1606,  Mustapha  marcha  à  la  tête  de  ses  Turcs  sur  Oran, 
que  les  indigènes  continuaient  à  tenir  investie,  malgré  les 
courageux  efforts  du  gouverneur  Ramirez  de  Guzman;  pré- 
venu de  l'arrivée  des  Algériens,  le  général  espagnol  fit  une 
sortie,  rencontra  l'ennemi  à  deux  lieues  d'Oran,  et  le  mit  en 
pleine  déroute.  Le  pacha  fut  plus  heureux  en  Kabylie  ;  grâce 
à  d'habiles  négociations,  il  parvint  à  acheter  la  garnison  de 
Djemma-Saharidj,  et  s'y  établit  fortement.  En  1607,  il  mourut 
de  la  peste,  qui  ravageait  tout  le  territoire  de  la  Régence  de- 
puis trois  ans,  et  qui  gagna  le  midi  de  la  France  quelques 
années  plus  tard.  Bekerli-Redouan  *  lui  succéda.  Le  30  août, 

1.  Redouan  ou  Risioan'i  La  Chronologie  de  Rousseau  lui  donne  bien 
comme  prédécesseur  Mustapha;  mais,  en  revanche,  elle  ne  parle  pas  de 
Mohammed  Couça,  dont  Texislence  est  affirmée  à  cette  époque  par  les  docu- 
ments officiels. 


148  CHAPITRE    ONZIEME 

les  chevaliers  toscans  de  Saint-Étienne,  commandés  par  leur 
connétable  Silvio  Piccolomini,  partirent  de  Livourne  avec 
neuf  galères,  cinq  transports,  deux  mille  fantassins  et  un 
grand  nombre  de  volontaires  ;  ils  parurent  devant  Bône  le 
16  août  et  donnèrent  aussitôt  l'attaque;  la  ville  fut  envahie  par 
surprise  et  occupée  sans  coup  férir,  à  l'exception  du  fort,  dans 
lequel  se  jetèrent  250  janissaires  et  quelques  habitants,  qui 
se  défendirent  avec  acharnement;  Mohammed  benFerhat,  bey 
deConstantine,  vint  à  leur  secours;  il  fut  battu  et  tué.  Les 
Turcs  perdirent  470  hommes;  les  Toscans  eurent  42  morts,  et 
partirent  le  21,  après  avoir  ravagé  et  incendié  la  ville,  où  ils 
firent  un  énorme  butin  et  plus  de  quinze  cents  captifs. 

La  compagnie  anglaise  des  vingt  vaisseaux  [dite  aussi  Tur- 
key  Company]  intriguait  depuis  longtemps  auprès  des  pachas 
pour  obtenir  des  comptoirs  à  Stora  et  à  Gollo,  points  réservés 
à  la  France  par  les  ordres  formels  du  sultan.  En  1607,  l'agent 
de  cette  compagnie,  résident  à  Alger,  obtint  une  concession 
pour  un  temps  limité.  M.  de  Brèves  réclama  contre  cette  usur- 
pation; il  ne  lui  fut  cependant  donné  qu'une  satisfaction  appa- 
rente; car,  dix  ans  plus  tard,  M.  de  Yias  adressait  au  pacha 
des  plaintes  sur  le  même  sujet  :  mais  le  petit  établissement 
anglais  ne  faisait  que  très  peu  de  tort  aux  commerçants  proven- 
çaux, que  les  indigènes  préféraient,  et  avec  lesquels  ils  trafi- 
quaient, en  dépit  des  ordres  venus  d'Alger. 

L'année  suivante,  l'Espagne  entra  en  négociations  avec  un 
parti  kabyle,  qui  lui  vendit  Mers-el-Fhâm  ;  mais  les  Algériens 
avertis  y  mirent  garnison,  et  il  ne  fut  pas  donné  suite  à  cette 
entreprise. 

Cependant,  le  consul  français,  obéissant  aux  ordres  royaux, 
avait  calmé  les  esprits  en  faisant  revenir  de  Marseille  les 
Turcs  qui  s'y  trouvaient  captifs.  Ayant  obtenu  par  ce  moyen 
la  liberté  des  esclaves  de  sa  nation,  une  sorte  d'accalmie  s'était 
faite,  et  semblait  devoir  durer,  lorsqu'un  incident,  futile  en 
apparence,  vint  tout  remettre  en  question.  Un  capitaine  fla- 
mand, nommé  Simon  Dansa,  était  venu  se  faire  corsaire  à 
Alger  vers  l'an  1606.  De  tels  volontaires  de  la  piraterie 
n'étaient  pas  rares,  et  plus  d'un  aventurier  se  laissait 
tenter    par   l'espoir  de   faire    une  fortune   rapide.  A  cette 


LES   PACHAS   TRIENNAUX  149 

même  époque,  et  pour  ne  parler  que  des  plus  célèbres,  on 
citait  les  Anglais  Edouart  et  Uvert,  le  Rochellois  Soliman, 
et  le  reïs  Sanson.  Dansa  ne  tarda  pas  à  se  faire  un  nom  par 
son  audace  et  par  le  bonheur  qui  accompagnait  ses  entre- 
prises. En  moins  de  trois  ans,  il  captura  une  quarantaine  do 
vaisseaux,  et  sa  popularité  devint  immense  parmi  les  Algé- 
riens, auxquels  il  apprit  la  manœuvre  des  vaisseaux  de  haut- 
bord,  qu'on  appelait  à  cette  époque  «  vaisseaux  7'onds.  »  Il  fût 
ainsi  devenu  un  des  chefs  principaux  de  la  Taïffe  des  reïs,  s'il 
eu  voulut  se  faire  musulman  ;  mais  il  repoussa  toujours  les 
propositions  qui  lui  en  furent  faites,  soit  par  scrupule  de 
conscience,  soit  qu'il  eût,  dès  cette  époque,  l'intention  de  se 
retirer  à  Marseille,  où  il  s'était  marié,  et  oii  habitait  sa  femme. 
•En  tous  cas,  dès  le  commencement  de  l'année  1609,  il  faisait 
des  démarches  auprès  de  la  Cour  de  France  pour  obtenir  le 
pardon  des  fautes  qu'il  avait  commises  et  demandait  à  quelles 
conditions  il  serait  reçu  sain  et  sauf.  Il  eut  l'heureuse  fortune 
que  sa  supplique  arrivât  au  moment  même  où  on  avait  besoin 
de  son  intervention,  ce  qui  facilita  singulièrement  la  réussite 
de  ses  désirs. 

Le  14  décembre  1608,  il  avait  capturé  un  navire  espagnol, 
qui  portait,  entre  autres  passagers,  dix  religieux  de  la  com- 
pagnie de  Jésus  ;  ils  avaient  été  vendus  aux  enchères,  suivant 
la  coutume.  Henri  IV,  sur  la  demande  du  P.  Coton,  son 
confesseur,  s'intéressait  à  leur  sort,  et  cherchait  à  procurer 
leur  liberté.  En  conséquence,  il  fit  promettre  à  Dansa  l'oubli 
du  passé,  ne  lui  demandant  comme  rançon  que  la  liberté  des 
dix  jésuites  captifs.  Le  pirate  s'empressa  de  les  racheter 
à  leurs  divers  possesseurs,  feignit  de  partir  en  Course,  et 
vint  faire  sa  soumission  à  Marseille,  où  il  reçut  son  pardon 
plein  et  entier,  ainsi  qu'il  lui  avait  été  promis.  Désireux  de  se 
créer  de  puissants  protecteurs,  il  fit  hommage  au  duc  de  Guise 
de  deux  canons  de  bronze,  que  le  Beylik  lui  avait  jadis  prêtés 
pour  l'armement  de  son  vaisseau.  Mais  sa  fuite  avait  causé 
un  vif  mécontentement  à  Alger,  et  le  rapt  des  canons  y  excita 
une  indignation  générale.  Le  Divan  demanda  leur  restitution 
et  le  châtiment  du  coupable;  à  la  Cour,  on  ne  prêta  pas 
d'attention  à  cette  réclamation,  qui  sembla  de  peu  d'impor- 


^50  CHAPITRE    ONZIEME 

tance;  elle  devint  cependant  le  début  d'une  rupture  de  vingt 
ans  de  durée,  qui  coûta  des  millions  au  commerce  français. 

Les  hostilités  commencèrent  tout  de  suite,  et  les  reïs,  heu- 
reux d'avoir  un  prétexte  plausible  pour  tomber  sur  une  riche 
proie,  déployèrent  une  activité  prodigieuse.  Le  nombre  des 
navires  de  Course  s'accrut  dans  des  proportions  considérables, 
et  tout  le  monde  voulut  s'intéresser  aux  armements;  les 
femmes  elles-mêmes  s'en  mêlèrent,  et  vendirent  leurs  bijoux 
pour  acquérir  le  droit  de  participer  au  butin.  Jamais  Alger  ne 
fut  plus  riche,  plus  brillant  et  plus  animé  qu'à  celte  époque, 
où,  dans  un  seul  jour,  il  entrait  quelquefois  quatre  ou  cinq 
prises  dans  le  port;  jamais,  en  même  temps,  la  milice  et  la 
population  n'y  furent  plus  tumultueuses,  comme  si  le  désordre 
eut  été  une  des  conditions  nécessaires  à  la  prospérité  de  ce 
singulier  peuple.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  ambassadeurs 
et  les  consuls  européens  qui  sont  frappés  par  ce  spectacle  de 
turbulence  et  d'anarchie  ;  les  envoyés  du  Grand-Seigneur  ne 
peuvent  pas  eux-mêmes  contenir  les  manifestations  de  leur 
surprise  indignée. 

Mustapha  Kouça,  qui  succéda  à  Redouan  en  1610,  était  fa- 
vorablement disposé  pour  la  France  ;  il  adressa  des  remer- 
ciements à  Henri  IV,  qui  venait  de  secourir  les  Mores  d'Espagne 
dans  le  pénible  exode  qui  suivit  leur  expulsion  ;  mais  son  im- 
puissance était  plus  grande  que  sa  bonne  volonté.  Les  Zoua- 
oua  envahirent  la  Mitidja  et  la  ravagèrent;  le  pacha  les 
dispersa,  les  refoula  dans  leurs  montagnes,  les  poursuivit, 
et  s'empara  de  Kouko,  dont  les  abords  étaient  occupés  par 
les  Turcs  depuis  1606;  les  Kabyles  demandèrent  Vaman\ 
mais  la  paix  fut  de  peu  de  durée. 

Le  17  août,  les  galères  des  chevaliers  de  Saint-Étienne  pa- 
rurent devant  Alger,  et  prirent  un  navire  sous  le  feu  des  bat- 
teries. Le  lendemain  soir,  les  équipages  débarquèrent  devant 
Bresk  ;  la  garnison  surprise  fut  égorgée  ;  la  ville  fut  pillée  et 
brûlée  ;  elle  ne  se  releva  jamais  de  ses  ruines.  Les  Toscans 
terminèrent  leur  croisière  par  la  prise  de  trois  autres  bâtiments , 
et  l'échange  de  quelques  coups  de  canon  avec  les  batteries  de 
Djigelli. 

En  1611  et  1612,  le  pays  tout  entier  fut  en  proie  à  une 


LES    PACHAS    TRIENNAUX  |51 

horrible  famine,  causée  par  une  sécheresse  prolongée.  Le 
30  avril  1612,  Alger  n'ayant  plus  ni  eau  ni  vivres,  le  Divan  or- 
donna aux  Mores  d'Espagne  qui  y  avaient  cherché  refuge  d'en 
sortir,  leur  donnant  un  délai  de  trois  jours  ;  ceux  qui  n'obéirent 
pas,  ne  sachant  où  se  retirer,  furent  impitoyablement  mas- 
sacrés. En  1613,  Hussein-el-Chick  succéda  à  Mustapha;  c'est 
à  ce  dernier  qu'on  attribue  la  construction  des  aqueducs  qui 
amènent  à  Alger  l'eau  des  collines  du  Sahel. 

La  ville  de  Marseille,  douloureusement  atteinte  dans  son 
commerce,  prit  le  parti  de  se  défendre  elle-même  ;  elle  décréta 
de  nouveaux  impôts,  et  arma  des  galères,  dont  le  comman- 
dement fut  donné  à  MM.  de  Beaulieu  et  de  Vincheguerre 
[Vmcigiie?Ta]  ;  ces  deux  hardis  marins  firent  bientôt  connaître 
et  redouter  leur  nom  sur  les  côtes  d'Afrique.  En  même  temps, 
les  galères  de  Gênes  purgeaient  la  mer  de  quelques  pirates. 
Mais  le  mal  était  trop  grand  et  le  remède  insuffisant. 

En  1616,  les  pertes  des  armateurs  français  s'élevaient  déjà 
à  plus  de  trois  millions  de  livres,  sans  compter  la  valeur  des 
captifs.  La  situation  devenait  intolérable,  et  le  pacha, 
quelque  bien  disposé  qu'il  fut  pour  M.  de  Yias,  ne  répondait 
à  ses  plaintes  que  par  la  réclamation  des  canons  soustraits  et 
des  Turcs  détenus  aux  galères  de  Marseille  ;  ceux-ci  pro- 
venaient de  deux  tartanes  échouéessur  les  côtes  de  Languedoc 
et  de  Provence.  Un  chaouch  envoyé  par  la  Porte,  Hadj- 
Mahmoud,  essayait  en  vain  de  procurer  la  paix,  et  n'obtenait 
rien. 

En  1617,  Mustapha  Kouça,  qui,  nommé  pacha  pour  la 
seconde  fois,  avait  succédé  à  Hussein,  fut  remplacé  au  bout 
de  quelques  mois  par  Soliman  Katanieh  ^  ;  la  milice  n'avait  pas 
même  voulu  l'admettre  au  Divan,  le  soupçonnant  d'être  hos- 
tile à  ses  intérêts.  Cependant  le  frère  du  consul  venait  de  ra- 
mener une  quarantaine  de  Turcs  rachetés  par  les  échevins  de 
Marseille,  qui  en  renvoyaient  encore  d'autres  à  la  fin  de  1617, 
pour  obtenir  la  libération  de  leurs  captifs.  Mais  les  députés 


1.  Plusieurs  chronologies  le  nomment  Mustapha;  niais  une  lettre  de 
M.  de  Vias,  présent  à  Alger  à  cette  époque,  ne  peut  laisser  aucun  doute 
(7  octobre  1617).  [Archives  de  la  Chambre  de  commerce  de  Marseille, 
AA,  art.  460.) 


^52  CHAPITRE  ONZIEME 

qui  les  conduisaient,  MM.  de  Glandevès  et  Bérengier,  lais- 
sèrent débarquer  leurs  otages  avant  l'échange,  et  n'obtinrent 
que  des  injures  et  des  menaces  ;  en  même  temps,  la  milice  dé- 
créta tumultueusement  une  nouvelle  attaque  contre  le  Bastion , 
que  M.  de  Castellane  venait  de  réoccuper  au  nom  du  duc  de 
Guise.  L'expédition  partit  immédiatement,  surprit,  égorgea 
ou  captura  le  personnel  de  la  concession,  dont  le  chef  fut  ra- 
mené à  Alger,  où  il  passa  près  de  deux  ans  dans  les  fers. 
Soliman,  toujours  tremblant  devant  les  janissaires,  ne  s'op- 
posait à  rien  ;  la  population  était  en  fête,  se  rejouissant  de  la 
rentrée  desreïs,  qui  venaient  de  piller  à  fond  l'île  de  Madère, 
d'où  ils  avaient  rapporté  un  énorme  butin,  douze  cents  captifs^ 
et  jusqu'aux  cloches  des  églises, 

M.  de  Vias,  depuis  longtemps  fatigué  par  l'âge,  la  mala- 
die et  les  souffrances  endurées  pendant  les  trois  emprison- 
nements qu'il  avait  subis,  rentra  en  France,  laissant  sa 
charge  à  son  vice-consul,  M.  Chaix,  dont  il  avait  depuis 
longtemps  apprécié  l'intelligence  et  le  dévouement  ;  il  se 
rendit  à  la  Cour,  et  y  remontra  qu'il  était  nécessaire  de  se 
plaindre  à  Constantinople.  Les  démarches  de  l'ambassadeur 
entraînèrent  la  révocation  de  Soliman,  qui  fut  remplacé  par 
Hussein-el-Ghick,  pacha  pour  la  seconde  fois. 


CHAPITRE  DOUZIÈME 

LES    PACHAS    TRIENNAUX    (Suite) 


SOMMAIRE:  Émeutes  à  Alger.  —  Massacre  des  otages  Kabyles.  —  Eavoi  (Tune 
ambassade  en  France.  —  Traité  de  1619.  —  Massacre  des  Turcs  à  Marseille. 

—  Saref.  —  Expéditions  de  M.  de  Gondy,  de  l'amiral  Mansel  et  du  capitaine 
Lambert.  —  Mustapha-Koussor.  — Mourad.  —  Khosrew.  —  Révolte  de  TIemcen . 

—  Guerre  de  Tunis.  —  La  Course  et  les  pertes  du  commerce  français.   — 
La  mission  de  Sanson  Napollon.  —  Hossein-ben-Elias-Bey.  —  Traité  de  1628. 

—  Nicolin  Ricou  et  Blanchard.  —  Younès.  —  Retour  d'Hussein.  —  Le  Bastion. 

—  Mort  de  Sanson  Napollon. 


Au  moment  de  l'arrivée  d'Hussein,  Alger  offrait,  plus  que 
jamais,  le  spectacle  d'une  anarchie  complète.  Il  s'y  trouvait 
trois  partis  toujours  en  armes,  et  souvent  en  lutte  :  la  milice, 
la  marine  et  les  colourlis,  ces  derniers  détestés  des  uns  et  des 
autres,  mais  nombreux,  et  soutenus  par  leurs  intelligences 
avec  les  Berranis.  Quelques  mois  auparavant,  après  la  mort  de 
Si-Amar-el-Kadi,  sultan  de  Kouko,  son  frère  Si-Ahmed-ben- 
Kettouch  s'était  emparé  du  pouvoir  et  avait  noué  des  intrigues 
avec  l'Espagne  ^;  le  neveu  de  l'usurpateur  l'avait  fait  égorger, 
et,  pour  trouver  un  appui  chez  les  Turcs,  avait  envoyé  des 
présents  et  quelques  otages.  Peu  de  temps  après,  les  Kabyles 
furent  accusés  par  les  Janissaires  d'avoir  comploté  une  ré- 
volte de  concert  avec  les  Colourlis,  et  furent  massacrés  sans 
jugement,  pendant  qu'on  pillait  et  qu'on  exilait  leurs  prétendus 
complices. 

La  Cour  de  France,  voyant  la  ruine  du  commerce  du  Levant, 
était  désireuse  d'en  finir  avec  la  rupture  de  1610.  Les  négo- 


1.  D'après  Gramaye,  (lib.  VIT, cap.  xxiv)  caserait,  au  contraire,  Amar  qui 
aurait  fait  alliance  avec  l'Espagne. 


154  CHAPITRE   DOUZIEME 

ciations  avaient  été  habilement  reprises  par  M.  Chaix ,  et  étaient 
appuyées  par  la  menace  d'un  armement  considérable,  que  le 
duc  de  Guise  rassemblait  à  Marseille  et  à  Toulon.  Cette  dé- 
monstration, qui  arriva  au  moment  où  les  galères  de  Naples 
et  de  Toscane  faisaient  subir  aux  corsaires  des  pertes  cruelles, 
intimida  les  reïs,  et  fit  décider  l'envoi  en  France  de  deux 
ambassadeurs,  Caynan-Agha  et  Rozan-Bey,  qui  partirent  en 
compagnie  de  M.  de  Castellane,  rendu  à  la  liberté  parles  soins 
du  consul.  Ils  débattirent  avec  le  duc  de  Guise  les  conditions 
du  traité  et  se  rendirent  à  Tours,  où  se  trouvait  alors  le  Roi, 
auquel  «  ils  demandèrent  pardon  des  pilleries  qui  avaient 
été  commises  sur  les  Français.  »  Cela  fait,  le  traité  fut 
conclu  et  signé  le  21  mars  1619;  il  était  conforme  aux  Capitu- 
lations; de  plus,  les  captifs  devaient  être  rendus  de  part  et 
d'autre.  En  même  temps,  la  Porte  envoyait  comme  pacha  à 
Alger  Saref-Khodja*,  qui  arriva  le  28  juillet  1619;  il  était  très- 
bien  disposé  pour  la  paix,  ayant  été  nommé  à  la  sollicitation 
de  M.  de  Césy,  ambassadeur  à  Constantinople.  Les  envoyés 
algériens  étaient  retournés  à  Marseille,  comblés  de  présents, 
et  s'y  occupaient  de  réunir  les  captifs  turcs  qu'ils  devaient  ra- 
mener avec  eux  sous  la  conduite  de  M.  de  Moustiers,  qui  était 
chargé  de  présenter  le  traité  au  Divan.  C'était  toujours  une 
longue  opération  que  de  délivrer  des  gens  de  chiourme;  plu- 
sieurs galères  étaient  en  mer^  et  il  fallait  nécessairement  at- 
tendre leur  rentrée;  quelques-unes  allaient  hiverner  dans  des 
ports  éloignés,  et  reprenaient  la  mer  avant  d'avoir  eu  connais- 
sance des  ordres  duroi.  Il  fallaitencore  compter  aveclamauvaise 
volonté  des  capitaines  de  galères^  qui  se  montraient  très  peu 
satisfaits  de  voir  désorganiser  leurs  équipages,  et  qui,  sans  oser 
désobéir  ouvertement  aux  ordres  reçus,  faisaient  tout  ce  qu'ils 
pouvaient  pour  en  atténuer  ou  en  retarder  l'effet.  Bien  plus, 
on  s'était  aperçu  au  dernier  moment  que,  dans  les  articles 
signés  à  Tours,  il  n'était  pas  question  des  deux  canons  de 
Dansa,  et  Caynan-Agha  assurait  qu'il  était  impossible  de  pa- 
raître au  Divan,  sans  lui  donner  satisfaction  sur  ce  point.  Les 

1.  Aucune  des  listes  chronologiques  connues  ne  parle  de  Saref,  dont  l'exis- 
tence est  pourtant  rendue  incontestable  par  les  lettres  du  vice-consul  Chaix, 
et  parles  ouvrages  de  Graraaye,  captif  à  Alger  en  1619. 


LES    PACHAS   TRIENNAUX  155 

affaires  traînèrent  donc  en  longueur;   plus  d'un   an  s'était 
écoulé  sans  qu'on  eût  rien  conclu. 

Il  paraissait  difficile  de  trouver  une  solution  diplomatique  ; 
d'un  côté,  il  était  impossible  de  renvoyer  à  la  signature  du  roi 
un  traité  qui  avait  été  approuvé  par  les  parties  contractantes,  en 
y  introduisant  après  coup  une  modification  de  ce  genre  ;  d'un 
autre  côté,  le  duc  de  Guise,  qui  considérait  ces  canons  comme 
sa  propriété  privée,  ne  paraissait  pas  désireux  de  s'en  dessaisir. 
Le  commerce  de  Marseille,  qui  avait  le  plus  à  souffrir  de  toutes 
ces  lenteurs,  se  résolut  à  y  mettre  fin  en  achetant  l'objet  en 
litige  à  son  possesseur,  pour  en  faire  présent  aux  envoyés 
algériens;  cet  expédient  terminait  tout  à  l'amiable.  Des  ouver- 
tures avaient  été  faites  dans  ce  sens,  et  tout  faisait  prévoir  une 
heureuse  issue,  lorsqu'un  fatal  incident  vint  tout  remettre  en 
question  et  rallumer  la  guerre  entre  les  deux  pays. 

Dans  les  derniers  jours  du  mois  de  février  1620,  un  des 
plus  actifs  et  des  plus  cruels  corsaires  d'Alger,  Regeb-Reïs, 
croisait  dans  le  golfe  du  Lion,  lorsqu'il  aperçut  une  polacre 
de  Marseille,  commandée  par  le  capitaine  Drivet,  qui  revenait 
d'Alexandrette  avec  une  cargaison  de  la  valeur  de  cent  mille 
écus.  Il  accosta  ce  bâtiment,  qui,  ayant  eu  nouvelle  de  la  paix 
récemment  conclue,  naviguait  sans  aucune  défiance.  Le  pirate 
monta  à  bord,  et  sa  cupidité,  enflammée  par  la  vue  d'un  aussi 
riche  butin,  lui  donna  l'idée  de  s'emparer  de  toutes  les  mar- 
chandises. Ce   rapt  fut   exécuté  à  l'instant   même   et  sans 
combat;  après  quoi,  pour  ensevelir  à  jamais  toutes  les  traces 
de  son  crime,  le  bandit  donna  l'ordre  de  saborder  le  navire 
et  de  massacrer  l'équipage^   qui  se  composait  de  trente-six 
personnes,  dont  quelques-unes  appartenaient  aux  meilleures 
familles  de  Marseille.  Mais^  pendant  le  carnage,  deux  jeunes 
matelots  s'étaient  cachés  à  fond  de  cale  et  étaient  parvenus 
à  se  dérober  aux  regards  des  assassins.  Après  le,  départ  de 
ceux-ci,  ils  furent  assez  heureux  pour  réussir  à  aveugler  les 
voies  d'eau  qui  avaient  été  pratiquées,  et,  se  laissant  aller  au 
gré  des  vents  et  des  courants,  vinrent  échouer  sur  les  côtes 
de  Sardaigne,  d'où  ils  se  firent  rapatrier  à  leur  pays  natal.  Ce 
fut  le  14  mars  qu'ils  y  arrivèrent,  et  il  y  avait  à  peine  quelques 
heures  qu'ils  étaient  débarqués,  que  l'horrible  drame   était 


456  CHAPITRE   DOUZIEME 

déjà  connu  dans  toute  la  ville.  Il  y  avait  longtemps  que  la 
rumeur  publique  accusait  les  Algériens  de  faire  subir  ce  trai- 
tement barbare  aux  bâtiments  français  qu'ils  rencontraient; 
mais,  jusque-là^  les  preuves  avaient  fait  défaut.  Les  familles 
des  victimes  s'ameutèrent  les  premières,  et  leurs  plaintes, 
leurs  cris  et  leurs  larmes,  excitèrent  le  courroux  d  une  foule 
naturellement  mobile  et  irritable;  les  matelots,  les  pê- 
cheurs, les  artisans  du  port  coururent  tumultueusement  aux 
armes,  et  une  révolte  terrible  éclata.  Les  ambassadeurs  et 
leur  suite  avaient  été  logés  par  les  échevins  à  l'hôtel  de  Méoil- 
hon,  où  les  magistrats  de  Marseille  subvenaient  à  leurs  besoins, 
ainsi  qu'à  ceux  d'une  cinquantaine  de  musulmans,  qui  y  atten- 
daient le  jour  prochain  du  départ.  Ce  fut  sur  cet  hôtel  que  se 
rua  la  populace  furieuse  et  altérée  de  vengeance.  Bien  que 
surpris  par  une  attaque  aussi  imprévue,  les  Turcs  se  défendi- 
rent énergiquement  pendant  un  jour  et  une  nuit,  et  il  fallut 
mettre  le  feu  au  bâtiment  pour  les  contraindre  à  sortir  dans 
la  rue,  où  ils  furent  égorgés.  Pendant  ce  temps,  les  Consuls 
et  les  Viguiers  avaient  fait  les  plus  grands  efforts  pour  sauver 
leurs  hôtes  ;  mais  ce  fut  en  vain  qu'ils  esssayèrent  de  dissiper 
le  rassemblement  :  la  force  armée  sur  laquelle  ils  avaient  le 
droit  de  compter  ne  seconda  pas  leurs  intentions  ;  ils  furent 
eux-mêmes  menacés  de  mort  et  réduits  à  se  retirer,  et  ne  pu- 
rent arracher  que  douze  des  victimes  au  sort  fatal  qui  les 
attendait;  les  quarante-huit  autres  furent  massacrés  parla 
foule  ou  noyés  dans  le  port. 

Dès  le  lendemain  de  l'attentat,  le  premier  consul,  M.  de  la 
Salle,  en  envoya  porter  la  nouvelle  au  roi  par  M.  de  Montolieu; 
des  ordres  furent  immédiatement  donnés  pour  que  justice 
fut  faite  de  la  sédition,  et  un  arrêt  du  Parlement  de  Provence, 
rendu  à  Aix  le  2\  mai  1620,  condamna  à  mort  quatorze  des 
coupables;  quelques  autres  furent  envoyés  aux  galères,  et  le 
reste  des  inculpés  subit  des  châtiments  corporels  \ 

1.  Ce'tragique  événement  a  souvent  été  raconté  inexactement,  et  a  été 
placé  à  des  dates  diverses  ;  on  peut  rectifier  ces  erreurs  au  moyen  de 
V Histoire  nouvelle  du  massacre  des  Turcs  fait  en  la  ville  de  Marseille 
(Lyon,  1620,  in-8),  des  Archives  municipales  de  la  ville  de  Marseille, 
(neg.  30,  f.  127,  et  série  FF)  et  des  Archives  de  la  Chambre  de  commerce 
de  Marseille  (AA,  art.  508). 


LES   PACHAS  TRIENNAUX  157 

Cependant  le  bruit  public  avait  rapidement  fait  savoir  à 
Alger  la  nouvelle  de  ce  qui  s'était  passé,  et  y  avait  causé  une 
indignation  générale.  Le  Pacha  et  le  Divan  écrivirent  dès  le 
16  juin  pour  demander  des  explications  :  leur  lettre  faisait 
ressortir  tout  ce  qu'il  y  avait  de  grave  dans  l'action  qui  avait 
été  commise,  invoquait  le  caractère  sacré  des  ambassadeurs, 
et  se  plaignait  de  la  violation  de  la  foi  publique.  Les  Consuls 
répondirent,  le  2o  juillet,  par  l'historique  exact  des  faits  ;  leur 
lettre  est  à  la  fois  très  ferme  et  très  adroite  ;  elle  rappelle  les 
bons  traitements  dont  les  envoyés  ont  été  comblés  jusqu'au 
fatal  dénouement,  le  succès  de  leurs  démarches  auprès  du  roi, 
et  la  généreuse  hospitalité  qui  leur  avait  été  donnée.  Puis  ils 
dépeignent  la  sédition  populaire  et  les  efforts  qu'ils  ont  fait 
pour  la  calmer,  au  hasard  de  leur  propre  vie;  ils  notifient 
ensuite  le  châtiment  des  coupables,  et  terminent  en  mani- 
festant l'espoir  que  ce  malheur  ne  modifiera  en  rien  les  con- 
ditions de  la  paix.  Cette  lettre  fut  confiée  à  Mohammed-  Cherif, 
beau-frère  de  Caynan-Agha,  qui  avait  été  délégué  par  le  pacha 
pour  faire  une  enquête  sur  les  derniers  événements.  Elle  eût 
probablement  calmé  les  esprits  à  Alger,  où  l'on  savait  trop 
bien  ce  qu'était  une  sédition  pour  s'en  étonner  beaucoup,  si 
le  malheur  n'eût  pas  voulu  que  le  bâtiment  qui  portait  le 
Cherif  fût  pris  par  une  galère  de  Toscane.  Il  fallut  faire  des 
démarches  pour  le  rechercher,  et  cela  causa  des  retards  con- 
sidérables, qui  furent  regardés  comme  injurieux  par  le  Divan, 
harcelé  lui-même  par  les  doléances  des  familles  des  victimes. 
Le  8  août,  une  émeute  formidable  éclata  à  Alger  ;  le  consul 
et  les  résidents  français  furent  traînés  au  Divan,  et  il  fut  un 
instant  question  de  les  brûler  vifs*.  Les  reïs  armèrent  leurs 
navires  et  sortirent  du  port,  décidés  à  faire  une  guerre  sans 
merci.  Le  commerce  français  essuya  des  pertes  d'autant  plus 
grandes  que  tous  les  vaisseaux  marchands  étaient  sortis  des 
ports  sur  la  foi  du  nouveau  traité. 

Pour  arrêter  ce  débordement,  Louis  XIII  avait  ordonné  à 
son  Général  des  galères,  Emmanuel  de  Gondy,  de  sortir  des 


l.||Voir  les  Mémoires  journalières  dhm  captif.  (Archives  d.   c.  AA, 
508.) 


158  CHAPITRE    DOUZIEME 

poTls  et  do  courir  sus  aux  Algériens.  La  flotte  partit  en  croi- 
sière à  la  fin  de  juillet  1620,  et  prit  ou  coula  six  gros  vais- 
seaux aux  Algériens  ;  mais  celte  répression  fut  insuffisante; 
il  eût  fallu  agir  contre  la  ville  elle-même  pour  obtenir  quelque 
chose  de  sérieux  ;  l'Amiral  ne  le  fit  pas  et  justifia  en  cette  cir- 
constance l'opinion  de  ses  contemporains,  qui  l'accusaient  de 
pusillanimité.  Quelques  bâtiments  avaient  été  envoyés  par  le 
duc  de  Guise  pour  relever  le  Bastion  ;  cette  tentative  ne 
réussit  pas  mieux  que  les  deux  précédentes,  et  le  nouveau 
personnel  des  Établissements  fut  massacré  ou  fait  captif  *. 

Cependant,  les  Anglais  et  les  Hollandais,  dont  la  marine 
avait  eu  beaucoup  à  souffrir  des  pirates,  et  qui  avaient  épuisé 
en  vain  tous  les  moyens  de  conciliation,  se  décidaient  à  agir 
énergiquement,  et  lançaient  deux  croisières,  sous  les  ordres 
de  l'amiral  Mansel  et  du  capitaine  Lambert.  Le  premier  parut 
devant  Alger  en  1621,  brûla  ou  prit  une  quinzaine  de  navires, 
canonna  la  ville,  et  fit  une  descente  dans  les  environs,  qu'il 
saccagea  sans  rencontrer  de  résistance.  Un  pacha,  du  nom  de 
Kheder,  avait  remplacé  Saref;  il  refusa  de  traiter  avec  l'amiral 
anglais,  dont  Fexpédilion  ne  servit  pas  à  grand  chose.  La 
peste,  qui  continuait  à  décimer  la  population,  enleva  M.  Ghaix, 
qui  ne  fut  pas  remplacé  officiellement  ;  deux  négociants  mar- 
seillais, MM.  Thomassin  et  Fréjus,  se  chargèrent  de  l'intérim. 

Le  capitaine  Lambert,  qui  venait  de  tenir  la  mer  pendant 
les  deux  années  précédentes,  avait  fait  subir  aux  reïs  des 
perles  nombreuses  ;  il  se  présenta  devant  Alger  en  1624,  et 
fit  sommer  le  Divan  de  restituer  les  prises  et  les  esclaves  de 
sa  nation,  ajoutant  que,  si  on  ne  lui  donnait  pas  satisfaction, 
il  ferait  pendre  immédiatement  ses  prisonniers  à  la  vue  de  toute 
la  ville.  Les  Turcs  crurent  à  une  vaine  menace,  et  ne  furent 
détrompés  qu'en  voyant  les  cadavres  des  leurs  se  balancer 
aux  vergues  des  bâtiments  hollandais.  Le  lendemain  de  cette 
exécution,  le  Capitaine  appareilla,  et  revint  quelques  jours 
après^  remorquant  deux  nouvelles  prises,  et  faisant  savoir 
qu'il  allait  recommencer  les  exécutions,  si  on  ne  lui  donnait 


1.  Ce  pillage  du  Bastion,  dont  il  n'est  parlé  dans  aucune  des  histoires 
publiées  jusqu'à  ce  jour,  est  attesté  par  une  lettre  du  vice-consul  Ghaix, 
datée  du  6  mars  1621.  (Archives  d.  c.  AA,  361.) 


LES   PACHAS  TRÎENNAUX  ^59 

pas  satisfaction  ;  cette  fois,  la  population  se  mutina  contre  le 
Divan,  qui  restitua  les  captifs,  mais  une  partie  seulement  des 
cargaisons  ;  le  reste,  dirent-ilspour  s'excuser,  avait  été  mangé. 
De  1621  à  1626,  trois  pachas  se  succédèrent,  Mustapha- 
Koussor,  Mourad  et  Khosrew  ;  on  ne  sait  rien  des  deux  pre- 
miers*, qui  semblent  avoir  vécu  dans  une  obscurité  volon- 
taire. Le  troisième  avait  des  goûts  belliqueux,  et  montra  de 
l'énergie  ;  il  se  mit  à  la  tête  des  janissaires,  et  parcourut  le 
pays  de  Constantine  à  Tlemcen,  y  rétablissant  la  perception 
des  impôts,  et  relevant  le  prestige  bien  effacé  de  la  domina- 
tion turque.  Les  Kabyles  lui  disputèrent  le  passage  ;  ils  les 
battit,  et  entra  à  Kouko,  où  il  reçut  la  soumission  des  princi- 
paux chefs.  Il  était  à  peine  de  retour  à  Alger,  que  les  Tlem- 
ceniens  se  révoltèrent  de  nouveau,  à  l'instigation  d'un  ma- 
rabout, massacrèrent  une  partie  de  la  garnison  et  forcèrent  le 
reste  à  s'enfermer  dans  le  Mechouar.  Le  pacha  envoya  à  leur 
secours  une  troupe  de  1200  loldachs  et  quelques  contingents 
indigènes  ;  la  révolte  fut  écrasée  ;  les  principaux  d'entre  les 
rebelles  et  leur  chef  furent  écorchés  vifs,  efleur  peau  bourrée 
de  paille  fut  envoyée  à  Alger  pour  servir  de  jouet  à  la  populace. 
En  même  temps,  Khosrew  avait  déclaré  la  guerre  à  Tunis,  qui 
avait  favorisé  l'insurrection  des  tribus  de  la  province  de  Cons- 
tantine ;  la  Porte  s'interposa  en  vaîn,  et  allait  envoyer  une 
flotte,  lorsque  son  attention  fut  détournée  par  la  révolte  des 
Tartares  de  Crimée  et  des  Cosaques  de  la  mer  Noire  ;  la  lutte 
se  prolongea  donc  sur  la  frontière  orientale ,  et  elle  durait  encore 
quatre  ans  après,  avec  des  alternatives  de  revers  et  de  succès. 
Depuis  la  mort  de  M.  Chaix^  le  consulat  de  France  était 
resté  inoccupé  pendant  plus  de  sept  ans.  Personne  ne  se  sou- 
ciait d'un  poste  aussi  dangereux  ;  M.   de  Vias,  qui  en  était  le 
titulaire,  était  empêché  de  s'y  rendre  par  l'âge  et  les  infirmités  ; 
la  ville  de  Marseille  se  vit  contrainte,  pour  sauvegarder  ses 
intérêts,  de  faire  gérer  les  affaires  par  des  résidents  français^ 
qui  se  chargèrent  de  remplir  l'intérim,  moyennant  une  grati- 
fication annuelle  de  cinq  cents  écus.  On  ne  tarda  pas  à  recon- 
naître les  inconvénients  de  ce  mode  de  procéder  ;  ces  nou^ 

1.  Ils  ne  figurent  pas  sur  plusieurs  chronologies* 


160  CHAPITRE    DOUZIEME 

veaux  agents,  qui  exerçaient  le  négoce  pour  leur  compte,  se 
montrèrent  souvent  trop  enclins  à  négliger  l'intérêt  général 
pour  favoriser  leur  propre  commerce  ;  d'ailleurs,  leur  profes- 
sion mercantile  ne  commandait  pas  le  respect,  et  ne  leur  per- 
mettait d'avoir  aucune  influence  sur  une  population  qui  a  tou- 
jours affiché  le  mépris  du  trafic  et  de  l'industrie.  Il  résulta  donc 
du  nouvel  état  de  choses  que  les  délégués  furent  peu  écoutés, 
ne  furent  reconnus  aptes  à  traiter,  ni  par  les  Pachas,  ni  par  le 
Divan,  et  les  déprédations  ne  firent  que  s'accroître  de  jour  en 
jour. 

Les  pertes  qu'avait  subies  le  commerce  étaient  énormes  ; 
il  résulte  de  documents  incontestables  que,  dans  une  courte 
période  de  huit  ans,  les  corsaires  avaient  ramené  neuf  cent 
trente-six  bâtiments  dans  le  port  d'Alger  ^  Et  ce  chiffre 
énorme  est  loin  de  représenter  le  total  des  prises  qui  avaient 
été  faites  ;  car,  à  cette  époque,  il  était  de  règle  que  le  corps  et 
les  agrès  du  navire  capturé  devinssent  la  propriété  du  pacha  ; 
et,  dès  lors,  on  comprendra  facilement  que  les  reïs  ne  se 
donnaient  pas  la  peine  de  remorquer  ou  de  convoyer  le  vais- 
seau qu'ils  avaient  amariné  ;  ils  se  contentaient  de  faire  passer 
les  marchandises  à  leur  bord,  et  sabordaient  ensuite  ou  in- 
cendiaient la  coque.  Ils  avaient  même  tout  avantage  à  pro- 
céder de  la  sorte  :  car  cela  leur  permettait  de  détourner  une 
partie  du  butin,  au  préjudice  des  armateurs  et  du  pacha.  Les 
vaisseaux  français  n'osaient  plus  sortir  des  ports  du  Midi,  qui 
accablaient  la  Cour  de  leurs  doléances,  et  le  Parlement  de 
Provence  traduisait  leurs  plaintes  au  roi  par  sa  Remoyitrance 
de  1625,  dans  laquelle  il  déclarait  «  que  le  commerce  du  Levant 
était  perdu,  si  Ton  n'entretenait  pas  des  galères  pour  empê- 
cher l'extension  de  la  piraterie  barbaresque.  » 

Il  fallait  arrêter  la  marche  du  fléau  ;  Louis  XIII  se  décida, 
dans  cette  circonstance,  à  utiliser  les  talents  du  capitaine 
SansonjNapollon,  gentilhomme  ordinaire  de  sa  chambre  et  che- 
valier de  l'ordre  de  Saint-Michel,  A  l'exception  des  dix  der- 
nières années  de  sa  vie,  nous  ne  savons  que  bien  peu  de 
choses  sur  cet  homme,  dont  la  grande  figure  méritait  de  la 

4.  Voir  les  Manuscrits  de  Peyresc^  t.  VI,  fol.  61  et  62,  (Bib.  de  Car- 
penlras.) 


LES    PACHAS    TRIENNAUX  161 

postérité  plus  d'attention  qu'elle  n'en  a  obtenu.  Chargé  par 
son  souverain  des  missions  les  plus  délicates,  il  y  apporta  une 
très  grande  intelligence  et  une  rare  fermeté  ;  il  déploya  surtout 
cette  dernière  qualité  lorsqu'il  dut  faire  respecter  Je  pavillon 
français  par  des  nations  à  demi  barbares.  Mais  ce  fut  tout  par- 
ticulièrement dans  sa  mission  d'Alger  qu'il  se  montra  à  la 
hauteur  des  diplomates  les  plus  habiles  et  des  hommes  d'action 
les  plus  énergiques.  Il  ne  mit  pas  longtemps  à  reconnaître  le 
véritable  état  des  choses  et  à  s'apercevoir  qu'il  était  tout  à  fait, 
inutile  de  traiter  avec  les  pachas,  dont  Tautorité  était  com- 
plètement nulle,  et  auxquels  il  aurait  été  absolument  impos- 
sible de  faire  respecter  leurs  engagements,  quand  même  ils  en 
auraient  eu  Tintention  bien  arrêtée.  Il  vit  que  le  véritable 
pouvoir  était  aux  mains  de  la  Taïfîe  des  reïs,  et  se  résolut  à 
agir  en  conséquence.  Jusqu'à  lui,  les  envoyés  français  avaient 
borné  leurs  moyens  d'action  à  faire  transmettre  leurs  plaintes 
au  sultan  par  l'entremise  de  l'ambassade  de  Gonstantinople, 
qui  obtenait  le  châtiment  ou  la  destitution  des  délinquants.  Les 
nouveaux  gouverneurs  qui  arrivaient  n'étaient  pas  plus  écoutés 
que  leurs  prédécesseurs,  et  les  mêmes  infractions  se  repro- 
duisaient fatalement.  Sanson  NapoUon  abandonna  ces  anciens 
errements  et  entra  dans  une  voie  nouvelle  ;  il  s'aboucha  avec 
les  personnages  les  plus  considérables  d'Alger,  ceux  qui 
avaient_,  pour  une  raison  ou  une  autre,  la  plus  grande  influence 
sur  la  milice  et  sur  le  peuple.  Laissant  de  côté  le  pacha,  auquel 
il  se  contenta  d'ofl'rir  quelques  présents  de  temps  à  autre,  il 
se  fit  des  amis  particuliers  de  l'agha  et  du  trésorier  des  janis- 
saires. Il  tint  table  ouverte  pour  les  principaux  d'entre  les 
reïs,  et  réunit  autour  de  lui  tous  ces  redoutables  chefs  de  la 
Taïffe  qui  étaient  les  véritables  rois  d'Alger,  les  Morat-Reïs, 
llassan-Calfat,  Ali-Arabadji,  Soliman-Reïs,  Ali-Bitchnin.  Une 
cessait  de  représenter  à  tous  ces  capitaines-corsaires,  auxquels 
il  plaisait  personnellement  par  sa  générosité,  ses  manières 
ouvertes  et  son  audace  aventureuse,  la  grandeur  de  la  France 
et  le  danger  qu'il  y  avait  pour  eux  à  s'en  faire  une  ennemie. 
Il  leur  rappelait  ce  mot  attribué  à  Kheïr-ed-Din  :  a  Si  tu  te 
brouilles  avec  les  Français,  fais  la  paix  avant  le  soir,  »  et  cet 
autre  dicton,  d'une  popularité   déjà  presque  séculaire  :  «  Le 

11 


Jg2  CHAPITRE    DOUZIEME 

Français  peut  cuire  sa  soupe  chez  lui,  et  venir  la  manger 
chaude  à  Alger.  » 

C'est  ainsi  qu'il  parvint  à  pouvoir  traiter  dans  l'intimité  les 
affaires  les  plus  graves,  si  bien  que,  lorsqu'elles  surgissaient 
plus  tard  devant  la  tumultueuse  assemblée  qui  devait  décider 
de  la  paix  ou  de  la  guerre,  le  vote  était  déjà  acquis  en  sa  fa- 
veur, et  les  personnages  les  plus  influents,  entraînant  leurs 
créatures,  faisaient  réussir  ses  demandes  par  acclamation.  La 
situation  tout  exceptionnelle  qu'il  s'était  ainsi  créée  ne 
manqua  pas  d'exciter  la  jalousie  des  délégués,  aveuglés  par 
des  préjugés  de  race,  et  dont  l'esprit  étroit  ne  pouvait  com- 
prendre la  finesse  de  ces  manœuvres  diplomatiques.  Ils  allèrent 
jusqu'à  incriminer  ses  amitiés,,  à  l'accuser  de  s'être  fait  rené- 
gat, et  à  susciter  contre  lui  la  colère  des  magistrats  et  du 
peuple  de  Marseille,  auxquels  ils  le  dépeignaient  comme  favo- 
risant les  intérêts  algériens  au  détriment  de  ceux  de  la  France. 
Dédaigneux  de  ces  clameurs,  et  appuyé  sur  la  confiance  que 
lui  témoignait  le  Roi,  il  persévéra  dans  sa  ligne  de  conduite. 

Il  arriva  pour  la  première  fois  à  Alger  le  20  juin  1626,  avec 
le  double  titre  d'envoyé  du  roi  et  subdélégué  du  duc  de  Guise 
pour  les  Concessions,  portant  avec  lui  des  présents  d^une  va- 
leur de  plus  de  18,000  livres,  destinés  à  être  offerts  au  pacha  et 
et  aux  principaux  de  la  milice  et  de  la  taïffe.  Le  commen- 
cement des  négociations  fut  difficile  ;  le  désordre  intérieur 
était  tel,  que  Sanson  écrivait  :  «  c'est  le  pays  de  Babylone  » . 
De  plus,  tous  ceux  qui  avaient  intérêt  à  ce  que  la  paix  ne  se 
fît  pas,  ou  à  ce  que  les  Etablissements  ne  fussent  pas  relevés, 
les  Anglais,  les  Hollandais,  et  même  quelques  négociants  de 
Marseille,  firent  courir  le  bruit  que  le  firman  du  Grand-Seigneur 
présenté  au  Divan  par  Napollon,  étoit  faux  et  supposé;  le  dé- 
légué courut  le  risque  de  la  vie;  sa  fermeté  le  tira  de  ce 
mauvais  pas,  et  il  fut  décidé  que  vingt  mansulaghas  par- 
tiraient pour  Constantinople,  afin  de  s'assurer  de  la  vérité, 
avant  de  poser  aucune  condition  de  traité.  Ils  revinrent 
au  printemps  de  1627,  ayant  reçu  le  commandement 
d'obéir  au  firman,  et  ramenant  avec  eux  Hussein-ben- 
Elias-bey,  nommé  pacha  en  remplacement  de  Khosrew,  mort 
de  la  peste.  Après  leur  arrivée,  il  fut  tenu  un  grand  Divan, 


LES    PACHAS  TRIENNAUX  163 

OÙ  les  Turcs  demandèrent,  qu'avant  toutes  choses,  on  leur 
restituât  les  captifs  détenus  aux  galères  de  Marseille,  et  les 
deux  canons  de  Dansa;  après  quoi  ils  promettaient  de  se 
conformer  aux  ordres  de  la  Porte.  Sanson  retourna  en  France 
au  mois  de  mai,  y  rendit  compte  de  sa  mission,  et  obtint  du 
Roi,  le  6  novembre,  un  arrêt  qui  ordonnait  aux  communes, 
«  desquelles  ceux  qui  étaient  esclaves  en  Alger  étaient  natifs,  » 
de  verser  entre  les  mains  de  l'ambassade  deux  cents  livres  par 
chaque  captif;  cette  contribution  était  destinée  à  racheter  les 
Turcs  des  galères  ;  mais  elle  ne  fut  pas  suffisante,  et  la  ville 
de  Marseille  dut  y  ajouter  une  forte  somme,  et  acquérir  à  ses 
frais  les  deux  canons  depuis  si  longtemps  réclamés;  elle  fit 
face  à  cette  dépense  par  un  impôt  spécial  ^  Pendant  le  temps 
qui  se  passa  à  rassembler  l'argent  nécessaire,  et  à  opérer  le 
rachat  des  Turcs  et  des  canons,  Sanson  continuait  à  négocier 
par  lettres,  en  sorte  que,  lorsqu'il  débarqua  à  Alger,  le  17  sep- 
tembre 1628,  tout  était  prêt  d'avance.  Il  distribua  environ  cin- 
quante mille  livres  au  pacha  et  aux  personnages  les  plus  in- 
fluents, et,  le  19  septembre,  assista  au  grand  Divan,  oii  lapaix 
perpétuelle  fut  votée  par  acclamation,  le  traité  signé  et  publié 
à  l'instant  même;  quiconque  le  violerait,  fut-il  dit,  devait  être 
puni  de  mort  ^  Le  lendemain,  un  acte  particulier,  concernant 
les  Etablissements,  fut  approuvé  et  signé  par  le  pacha  et  les 
chefs  de  la  milice.  Les  Algériens  s'engageaient  à  vivre  en  paix 
avec  la  France  et  à  respecter  son  littoral  et  ses  navires,  à  ne  pas 
tolérer  que  les  marchandises  ou  les  personnes  capturées  sur 
les  bâtiments  français  fussent  vendues  dans  leurs  ports  :  il 
était  permis  aux  marchands  de  la  nation  de  résider  à  Alger, 
sous  la  protection  et  la  juridiction  de  leur  consul,  avec  pleine 
reconnaissance  de  leurs  droits  et  du  libre  exercice  de  leur 
religion;  les  vaisseaux  que  le  mauvais  temps  contraignait  à 
chercher  un  abri  dans  un  des  ports  de  la  côte  devaient  y 
être  secourus  et  protégés;  enfin,  les  concessions  françaises 
du  Bastion  et  de  La  Galle  étaient  formellement  reconnues, 
ainsi  que  le  négoce  des  cuirs  et  des  cires  avec  rÉchelle  de 

1.  Voir  le  manuscrit  de  la  Bib.    nationale  7095  F. A,  fonds  Mortemart. 

2.  Ce  traité  a  été  publié  pour  la  première  fois  en  entier  par  le  Mercure 
François  (an.  1628)  qui  en  donne  le  texte,  protocole,  etc. 


J64  CHAPITRE     DOUZIEME 

Bône.  Les  fortifications  du  Bastion  pouvaient  être  relevées,  et 
les  bateaux  corailleurs  trouver  un  asile  dans  tous  les  ports  de 
la  côte  orientale  de  l'Algérie.  Cette  permission  accordée  au 
rétablissement  des  comptoirs  français  serait  suffisante  à  elle 
seule  pour  montrer  combien  le  négociateur  avait  su  habilement 
se  concilier  la  faveur  des  esprits  :  car,  jusqu'alors,  ijamais  les 
Turcs  n'avaient  voulu  consentir  a  se  soumettre  aux  ordres  du 
Grand-Seigneur,  en  ce  qui  concernait  Tinstallation  des  chré- 
tiens dans  ces  parages.  C'était  alors,  nous  l'avons  vu,  une 
opinion  généralement  admise  à  Alger,  que  l'exportation  des 
blés  de  la  province  de  Constantine  était  la  véritable  cause  des 
famines  fréquentes  qui  désolaient  la  ville;  et,  toutes  les 
fois  que  la  France  avait  voulu  réoccuper  les  Etablissements^ 
une  expédition  était  aussitôt  partie  pour  les  détruire,  en 
massacrer  le  personnel,  ou  l'emmener  en  esclavage.  Il  y  avait 
donc  un  grand  point  de  gagné,  et  le  Divan  crut  devoir  accentuer 
les  motifs  qui  l'avaient  fait  revenir  sur  une  détermination 
bien  arrêtée,  en  introduisant  dans  les  actes  la  clause  suivante  : 
«  Pour  récompense  des  services  rendus  par  le  capitaine 
Sanson,  il  en  sera  le  chef  (du  Bastion)  et  commandera  les 
dites  places  sans  que  l'on  en  puisse  mettre  aucun  autre.  Néan- 
moins, après  son  décès,  le  Roi  y  pourra  pourvoir  à  d'autres 
personnes.  » 

La  redevance  à  payer  était  fixée  à  vingt-six  mille  doubles  ; 
seize  mille  pour  la  solde  de  la  milice  et  dix  mille  pour  le 
trésor  de  la  Casbah.  En  somme,  tout  le  monde  avait  lieu  d'être 
satisfait  du  traité  ;  Marseille  n'avait  plus  à  trembler  pour  son 
commerce  du  Levant  ;  le  pacha  ne  se  trouvait  plus  exposé,  d'un 
côté  aux  fureurs  de  l'émeute,  et  de  l'autre  au  châtiment  de  sa 
désobéissance  ;  la  milice  voyait  avec  plaisir  s'accroître  le  trésor 
qui  assurait  sa  solde  ;  enfin  les  Reïs,  qu'avait  complètement  sé- 
duits le  Capitaine,  songeaient  que  bien  des  mers  leur  restaient 
encore  ouvertes,  que  les  galions  espagnols  et  hollandais 
leur  offraient  une  abondante  et  riche  proie,  et,  qu'en  fin  de 
compte,  on  était  parfois  bien  aise,  en  un  jour  de  tempête  ou  à 
la  suite  d'un  combat  malheureux^  de  trouver  un  refuge  dans 
les  ports  français  de  la  Méditerranée.  Ils  n'ignoraient  pas  du 
reste,  et  plusieurs  d'entre  eux  l'avaient  appris  à  leurs  dépens, 


LES    PACHAS   TRIENNAUX  165 

que  la  marine  de  nos  ports  venait  d'être  presque  doublée, 
et  que  l'amiral  de  Mantin  avait  reçu  Tordre  de  châtier  vigoureu- 
sement les  délinquants. 

Sanson  Napollon  se  mit  en  devoir  de  relever  les  Concessions 
ruinées,  et  y  apporta  son  activité.accoutumée.  Dès  le  lendemain 
de  la  signature  du  traité,  il  occupa  le  comptoir  de  Bône,  ins- 
tallâtes corailleurs  à  La  Galle  et  au  Bastion,  et  ouvrit  au  cap 
Rose  un  grand  marché  de  blé,  de  cuirs  et  de  cire,  où  les  tribus 
de  rintérieur  ne  tardèrent  pas  à  affluer.  Ces  trois  derniers 
points  avaient  été  fortifiés  chacun  selon  son  importance,  et  le 
personnel  ne  laissait  pas  que  d'être  assez  considérable.  On  y 
comptait  quatre  officiers  commissionnés,  une  centaine  de  sol- 
dats^ deux  cents  matelots,  deux  prêtres,  deux  infirmiers,  un 
médecin,  un  chirurgien,  un  apothicaire,  deux  barbiers,  quatre 
drogmans,  quatorze  commis  et  une  centaine  d'ouvriers  de  di- 
vers états.  La  flottille  était  forte  de  trois  tartanes  et  de  vingt  et 
un  bateaux  corailleurs  ;  l'arsenal  était  largement  approvisionné 
de  munitions,  et  l'artillerie  se  composait  de  cinq  canons  do 
bronze  et  de  deux  espingards,  l'un  de  bronze,  l'autre  de  fer. 

Le  trafic  avec  les  Indigènes  avait  déjà  pris  assez  d'extension 
pour  que,  dès  le  commencement  de  l'année  1629,  le  gouverneur 
pût  off'rir  à  la  ville  de  Marseille  de  lui  fournir  tout  le  blé  dont 
elle  aurait  besoin.  Ce  n'est  pas  seulement  par  cette  affirmation 
que  nous  savons  que  les  Concessions  étaient  entrées  dans  une 
voie  prospère  :  il  existe  des  lettres  émanant  de  personnes  qui 
étaient  employées  à  divers  titres,  soit  au  Bastion,  soit  à  La 
Galle,  et  la  correspondance  de  Lazarin  deServian,  de  Lorenzo 
d'Angelo,  de  Jacques  Massey  et  tant  d'autres  ne  fait  que  corro- 
borer les  allégations  du  Capitaine  \  C'est  un  résultat  qui  aurait 
dû  réjouir  tout  le  monde,  si  l'intérêt  général  eût  été  seul  con- 
sulté. Il  n'en  fut  malheureusement  pas  ainsi,  et  il  est  nécessaire 
d'expliquer  succinctement  l'origine  de  l'opposition  que  fit  le 
commerce  de  Marseille  à  la  création  et  à  la  conservation  des 
Établissements,  aussi  bien  que  celle  des  haines  qui  s'achar- 
nèrent contre  leur  fondateur. 

Depuis  plus  d'un  siècle  déjà,  quelques  maisons  de  commerce 

1.  Archives,  d.  c.  (AA,  art.  508.) 


-15(5  CflAPITRE    DOUZIEME 

de  Marseille  avaient  établi  un  négoce  suivi  avec  les  populations 
cotières  de  T Algérie.  Elle  achetaient  du  blé,  de  la  cire,  des 
cuirs,  et  donnaient  en  retour  quelques  produits  européens, 
parmi  lesquels  figuraient,  en  majorité,  la  poudre  et  les  armes 
de  guerre,  dont  on  était  toujours  sûr  de  trouver  le  débit  chez 
les  Kabyles.  Cette  sorte  de  marchandise  était  sévèrement  pros- 
crite par  les  Turcs,  et  ce  trafic  interlope  n'était  pas  sans  dan- 
gers :  mais  il  était  tellement  fructueux  que  les  armateurs  ne 
faisaient  jamais  défaut.  D'ailleurs,  on  était  assuré  de  la  com- 
plicité'des  riverains,  et  il  nejmanquait  pas  de  petites  criques  où 
l'on  pouvait  aller,  sans  courir  de  trop  grands  risques,  débarquer 
sa  contrebande  de  guerre.  On  conçoit  facilement  quelle  irrita- 
tion durent  éprouver  ceux  qui  réalisaient  ainsi  d'énormes  béné- 
fices, en  voyant  le  Roi  donner  le  monopole  du  commerce  do 
Barbarie  et  de  la  pêche  du  corail  à  une  compagnie  placée  sous 
le  patronage  du  duc  de  Guise^  qui  rêvait  peut-être  de  se  faire 
là  un  fief  semblable  à  celui  que  les  Lomellini  de  Gênes  avaient 
obtenu  à  Tabarque.  Lésés  dans  leurs  intérêts,  ces  marchands 
mirent  tout  en  œuvre  pour  faire  échouer  les  négociations,  et 
Sanson  Napollon  n'eut  pas  de  pires  ennemis.  A  la  tête  de  cette 
coalition  occulte,  on  remarqua  les  frères  Fréjus,  dont  la  famille 
exerçait  et  exerça  encore  longtemps  le  commerce  sur  les  côtes 
barbaresques.  Lorsqu'en  dépit  de  leurs  'efforts,  le  traité  do 
1628  eut  été  conclu,  ils  ne  cessèrent  de  chercher  à  en  détourner 
les  etïets,  et  à  provoquer  la  chute  de  son  auteur.  Ils  l'accusè- 
rent d'avoir  détourné  à  son  profit  une  partie  des  sommes  qui 
lui  avaient  été  remises  pour  le  rachat  des  esclaves,  et  excitèrent 
contre  lui  une  population  ignorante  et  inflammable,  qui  faillit 
se  livrer  aux  plus  grands  excès.  D'un  autre  côté,  pour  l'empê- 
cher de  donner  ses  soins  au  Bastion,  dont  il  était  l'âme  vivante, 
ils  imaginèrent  de  représenter  aux  Consuls  de  Marseille  que 
celui  qui  avait  fait  le  traité  devait  être  responsable  de  son  exé- 
cution, et  qu'il  était  tenu  par  cela  même  de  résider  à  Alger  \ 
Les  Marseillais  étaient  assez  portés  à  admettre  cette  prétention 
exorbitante,  se  souvenant  qu'ils  avaient  presque  seuls  supporté 
s  frais  de  la  transaction,  et  concluant  de  là  qu'ils  devaient 

i .  Voir  les  lettres  de  Sanson  Napollon.  (Archives,  d.  c,  A  A,  '463.) 


LES  PACHAS    TRIENNAUX  "167 

en  bénéficier  à  leur  gré.  Sanson  se  tint  debout  devant  toutes 
ces  persécutions  avec  une  dignité  vraiment  admirable.  Il  ré- 
pondit à  ses  calomniateurs  en  leur  démontrant  qu'il  avait 
racheté  deux  fois  plus  d'esclaves  que  n'en  portait  le  rôle,  et 
qu'il  avait  dépensé  sa  propre  fortune  dans  l'accomplissement 
de  sa  mission  ;  il  accueillit  les  menaces  avec  la  hauteur  sereine 
et  dédaigneuse  d'un  homme  habitué  à  braver  d'autres  dangers, 
et  qui  sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  mobilité  de  la  foule;  enfin, 
il  ne  cessa  de  représenter  aux  magistrats  de  Marseille  qu'il 
était  renvoyé  du  Roi,  et  non  l'homme  d^une  ville  ;  qu'il  leur 
appartenait  d'avoir  un  consul  pour  protéger  leurs  intérêts  et 
leurs  nationaux,  et  que,  quant  à  lui,  tout  en  continuant  à 
mettre  au  service  de  tous  les  Français  son  énergie  et  son  in- 
fluence, il  ne  devait  pas  s'astreindre  à  des  obligations  qui 
l'eussent  empêché  de  consacrer  tous  ses  moments  aux  devoirs 
de  sa  nouvelle  charge.  Il  n'avait  pas  échappé  à  sa  sagacité 
naturelle,  que  le  véritable  but  de  toutes  ces  hostilités  était  le 
Bastion  ;  aussi  ne  cessait-il  de  repré  senter  à  ses  adversaires 
tout  le  profit  qu'ils  pouvaient  en  tirer  eux-mêmes,  tant  pour 
l'extension  de  leur  commerce,  que  pour  prévenir  les  fréquentes 
famines  qui  désolaient  alors  le  sud  de  la  France;  il  ajoutait, 
qu'au  surplus^  la  fondation  était  d'ordre  souverain,  et  que  les 
réclamations  devaient  être  adressées,  non  pas  à  lui,  mais  au 
Conseil  du  Roi  ou  au  duc  de  Guise. 

Cependant,  les  débuts  furent  heureux,  et  le  traité  produisit 
de  si  bons  effets,  qu'un  an  après  l'échange  des  signatures,  il 
ne  restait  dans  le  territoire  de  la  Régence  que  deux  captifs 
français,   qu'on   recherchait  activement  pour  les  rendre.  Le 
parti  de  la  paix  avait  pris  le  dessus,  et  avait  profité  de  la  dé- 
couverte d'un  nouveau  complot,  pour  emprisonner  au  bordj 
de  Bougie  cent  cinquante  des  principaux  meneurs,  et  en  exiler 
beaucoup  d'autres  ;  les  colourlis,  auxiliaires  naturels  de  toutes 
les  conspirations,  furent  les  plus  éprouvés  dans  la  répression; 
quelques  esclaves  compromis  furent  massacrés.  En  ce  qui 
concernait  le  consulat,  les  conseils  de  Sanson  étaient  enfin 
écoutés,  et  Marseille  venait  de  se  décider  à  envoyer  à  Alger 
le  capitaine  NicoUin  Ricou,  chargé  de  représenter  les  intérêts 
français.  On  pouvait  donc  espérer  la  continuation  de  la  paix. 


1(38  CHAPITRE     DOUZIÈME 

lorsque  les  agissements  barbares  de  quelques-uns  de  nos  na- 
tionaux vinrent  tout  remettre  en  question,  et  offrir  aux  dépré- 
dateurs un  prétexte  que  ceux-ci  se  gardèrent  bien  de  laisser 
échapper.  Une  chaloupe,  montée  par  seize  Turcs  d'Alger,  qui 
s'étaient  trouvés  séparés  de  leur  navire  par  quelque  accident 
de  mer,  errait  dans  les  eaux  de  la  Sardaigne,  lorsqu'elle  fit 
rencontre  d'une  barque  delà  Giotat,  qui  retournait  à  Marseille. 
Se  fiant  à  la  paix  nouvelle,  les  Algériens  demandèrent  à  être 
recueillis  par  le  vaisseau  français  et  conduits  en  Provence,  où 
ils  espéraient  trouver  l'occasion  de  se  rapatrier  ;  à  peine 
eurent- ils  mis  le  pied  à  bord,  qu'ils  furent  inhumainement 
massacrés.  Quelques  jours  plus  tard,  la  barque  le  Saint-Jean, 
d'Arles,  rencontra  sur  la  côte  d'Espagne  une  tartane  d'Alger 
qui  se  laissa  approcher  sans  défiance,  fut  enlevée  par  surprise, 
et  dont  l'équipage  fut  vendu  aux  galères  d'Espagne.  Ces  graves 
infractions  excitèrent  à  Alger  une  indignation  légitime,  et  la 
guerre  eut  éclaté  à  l'instant  même,  sans  les  efforts  réunis  du 
gouverneur  du  Bastion  et  du  nouveau  consul,  qui  promirent 
une  éclatante  réparation  et  le  châtiment  des  coupables.  Sur 
ces  entrefaites,  survint  une  nouvelle  complication:  Hamza, 
l'otage  qui  habitait  Marseille,  ayant  eu  connaissance  de  tout 
ce  qui  venait  de  se  passer,  ne  douta  pas  que  ses  compatriotes 
n'en  eussent  tiré  une  prompte  vengeance,  se  souvint  du 
meurtre  de  Caynan-Agha  et  de  Rozan-Bey,  et  jugea  prudent 
de  se  dérober  par  la  fuite  aux  dangers  qu'il  craignait  ;  de 
retour  à  Alger,  il  chercha  à  justifier  son  évasion  en  racontant 
qu'il  avait  été  maltraité  et  menacé  de  mort.  Tout  cela  ne  faisait 
qu'accroître  l'irritation  contre  les  Français  ;  cependant,  à  force 
d'habileté,  de  démarches  personnelles  et  de  présents,  Sanson 
était  parvenu  à  apaiser  l'affaire  et  à  montrer  les  choses  sous 
leur  véritable  jour;  il  avait  même  déjà  décidé  le  Divan  à  en- 
voyer un  nouvel  otage,  lorsque  vint  à  surgir  le  nouvel  élément 
de  discorde  qui  devait  raviver  les  haines  et  mettre  à  néant  les 
effets  du  traité  de  1628. 

Yers  la  fin  du  mois  de  novembre  1629,  Isaac  de  Launay, 
chevalier  de  Razilly,  revenait  du  Maroc,  oii  il  avait  été  envoyé 
en  ambassade  avec  MM.  du  Chalard  et  de  Molères,  lorsqu'il 
rencontra  dans  les  eaux  de  Salé  [un  vaisseau  algérien  com- 


LES     PACHAS    TRIENNAUX  169 

mandé  par  Mahmed-Og-ia.  Il  l'amarina  sans  rencontrer  la 
moindre  résistance,  en  mit  l'équipage  sur  les  bancs  de  la 
cliiourme,  et  emmena  le  reïs  prisonnier  en  France.  Cette  fois, 
€c  fut  en  vain  que  Napollon  chercha  à  apaiser  les  esprits  :  le 
malheur  voulut  queles.armateurs  de  Mahmed-Ogia  fussent  des 
principaux  d'Alger;  d'ailleurs,  le  crime  leur  paraissait,  avec 
raison,  bien  plus  grand,  ayant  été  commis  par  un  navire  du 
Roi,  que  ceux  qui  avaient  été  Fœuvre  de  quelques  particuliers. 
Les  reïs  s'empressèrent  de  courir  sus  aux  navires  français,  et 
ne  tardèrent  pas  à  faire  de  nombreuses  prises:  le  capitaine 
Ricou  essaya  de  protester  ;  il  fut  maltraité  et  mis  aux  fers  : 
tout  ce  que  put  obtenir  le  gouverneur  du  Bastion,  en  dépensant 
dix  mille  piastres  (23,350  francs),  fut  la  libération  de  quelques 
équipages  qui  venaient  d'être  amenés,  et  la  relaxation  de 
Ricou.  Celui-ci  ne  s'en  montra  guère  reconnaissant,  et,  à  partir 
de  ce  moment^  il  se  joignit  aux  ennemis  de  Sanson^  qu'il  ac- 
cusait d'être  l'ami  des  Algériens  plutôt  que  celui  de  ses  com- 
patriotes ;  il  alla  même  jusqu'à  insinuer  qu'il  s'était  secrète- 
ment fait  Musulman.  Du  reste,  les  menaces  dont  il  avait  été 
l'objet,  et  les  quelques  jours  de  captivité  qu'il  avait  souffert, 
lui  avaient  enlevé  le  peu  de  force  morale  qu'il  eût  jamais  pos- 
sédé. Il  ne  cessa  plus  de  demander  son  rappel,  poursuivant 
les  magistrats  de  Marseille  de  ses  doléances,  déclarant  qu'il 
ne  voulait  plus  se  mêler  de  rien,  et  suppliant  qu'on  le  rem- 
plaçât par  son  chancelier,  M.  Blanchard.  Cet  homme  d'un 
caractère  sombre  et  ambitieux  aspirait  à  lui  succéder,  et, 
pour  arriver  à  ses  fins,  employait  des  moyens  tortueux,  in- 
triguant dans  le  Divan,  cherchant  à  nuire  aux  Établissements 
et  à  amener  la  ruine  de  leur  chef  \  Il  faisait  croire  à  Ricou 
que  la  volonté  de  Sanson  était  le  seul  obstacle  qui  s'opposât  à 
son  départ,  exaspérant  ainsi  cet  envoyé  naturellement  honnête, 
mais  d'une  faiblesse  de  caractère  déplorable  ;  à  la  fin,  voyant 
que  les  Consuls  de  Marseille  ne  tenaient  aucun  compte  de  ses 
réclamations,  cet  agent  trop  craintif  se  décida  à  abandonner 
son  poste,  et  s'enfuit  d'Alger  au  mois  de  mars  1631.  Blan- 
chard, qui  avait  très  probablement  préparé  et  facilité  cette 

1.  Voir  les  lettres  de  Ricou  et  de  Blanchard.    (Archives,    d.    c,    AA, 
402  Jjis  et  463.) 


470  CHAPITRE     DOUZIEME 

évasion,  se  fit  reconnaître  comme  délégué  par  le  Divan, 
moyennant  quelques  présents  ;  mais  il  eut  plus  de  peine  à  se 
faire  accepter  par  les  Français,  qui  laissèrent  ses  lettres  sans 
réponse  pendant  plus  de  six  mois,  édifiés  qu'ils  étaient  sans 
doute  sur  sa  valeur  morale.  Cependant,  comme  il  ne  manquait 
pas  d'adresse  et  d'entregent,  il  se  fit  rendre  quelques  prises 
et  quelques  captifs,  et  se  créa  ainsi  des  protecteurs  dans  sa 
ville  natale.  Il  ne  fut  pourtant  jamais  que  toléré,  et  nous 
verrons  bientôt  que  son  esprit  d'intrigue  le  jeta  dans  les  plus 
grands  embarras. 

D'ailleurs,  la  charge  continuait  à  appartenir  à  la  famille  de 
Yias,  et  le  titulaire  était,  depuis  1628,  le  fils  de  l'ancien  con- 
sul, Balthazar  de  Yias,  qui  avait  probablement  cédé  à  la  ville 
de  Marseille  Texercice  de  ses  droits  ;  en  tous  cas,  rien  ne 
prouve  formellement  qu'il  ait  résidé  à  Alger. 

Un  pacha,  du  nom  de  Younes,  succéda  à  Hussein  ;  il  fut 
mal  accueilli  par  la  milice,  et  se  vit  bientôt  remplacé  par  son 
prédécesseur. 

La  Kabylie  était  de  nouveau  en  pleine  révolte,  et  la  guerre 
continuait  avec  Tunis.  Les  reïs  ravageaient  d'une  manière 
permanente  les  côtes  d'Espagne,  d'Italie  et  de  Portugal,  pous- 
sant même  des  pointes  hardies  jusque  sur  les  côtes  d'Angle- 
terre et  d'Islande. 

Dans  le  contrat  passé  entre  le  divan  et  le  consul  général 
d'Alger  pour  le  rétablissement  du  Bastion  et  de  ses  dépen- 
dances, à  la  date  du  30  septembre  1628,  on  se  rappelle  qu'il 
avait  été  stipulé  que  le  gouvernement  des  Concessions  appar- 
tiendrait à  Sanson  Napollon  pendant  toute  sa  vie,  «  sans  que 
le  Roi  pût  en  mettre  aucun  autre.  »  Les  ennemis  du  Capitaine 
crurent  trouver  là  un  moyen  assuré  de  le  perdre,  et  cette  clause, 
à  laquelle  on  ne  paraît  pas  avoir  tout  d'abord  prêté  une  grande 
attention,  fût  mise  sous  les  yeux  du  Cardinal  de  Richelieu. 
Celui-ci,  dont  le  génie  centralisateur  était  en  méfiance  de  tout 
ce  qui  lui  semblait  être  une  atteinte  aux  prérogatives  royales, 
déclara  que  le  contrat  de  1628  était  un  acte  diplomatique  in- 
digne du  roi  de  France.  Il  fît  décider  par  le  Conseil  que  des 
modifications  y  seraient  apportées,  et  qu'on  ferait  partir  pour 
les  établissements  de  Barbarie  un  envoyé  du  Roi,  chargé, 


LES     PACHAS    TRIENNAUX  171 

entre  autres  missions,  de  s'assurer  de  la  fidélité  du  gouverneur 
et  des  troupes  placées  sous  ses  ordres.  La  mesure  pouvait 
paraître  d'autant  plus  urgente,  que  les  calomniateurs  de  Sanson 
l'accusaient  de  vouloir  se  rendre  indépendant,  et  de  s'être 
vanté  de  tenir  le  Bastion  du  Divan  d'Alger,  et  non  du  Roi  de 
France. 

Le  8  octobre  1631  \  M.  de  Flsle  reçut  sa  commission  et 
partit,  quelques  jours  après,  porteur  de  deuxlettres,  adressées 
au  Capitaine  par  Louis  XIII  et  par  le  cardinal  de  Richelieu. 
Il  arriva  au  Bastion  le  11  avril  1632,  visita  avec  le  plus  grand 
soin  les  forteresses  récemment  construites  ou  réparées,  les. 
magasins  et  la  flottille  ;  il  se  fit  rendre  les  comptes,  et,  son  en- 
quête terminée,  se  déclara  entièrement  satisfait  sur  tout  ce  qui 
concernait  le  service  du  Roi. 

Le  29  avril,  il  réunit  la  garnison  et  lui  fit  prêter  le  serment 
de  fidélité  ;  après  cette  cérémonie,  il  investit  solennellement 
Sanson  Napollon,  en  lui  remettant  publiquement  sa  commis- 
sion de  gouverneur  royal,  scellée  du  grand  sceau,  en  date  de 
Monceaux,  du  29  août  1631.  Ce  fut  une  grande  déception  pour 
les  injustes  haines  qui  persécutaient  cet  homme  de  bien,  cet 
excellent  serviteur  de  la  France  ;  il  se  sentit  fortifié  et  raffermi 
dans  sa  position  au  sortir  de  cette  épreuve,  et  les  lettres 
adressées  par  lui  à  cette  époque  au  Roi  et  au  Cardinal  se  res- 

I sentent  de  la  légitime  satisfaction  qu'éprouve  celui  qui  vient 
de  confondre  ses  calomniateurs. 
Nous  avons  déjà  dit  que,  pendant  que  ces  événements  s'ac- 
complissaient, le  capitaine  Ricou  s'était  enfui  d'Alger,  laissant, 
pour  lui  succéder,  Blanchard,  qui  chercha  à  s'attirer  par  des 
présents  l'amitié  du  vieux  pacha  Younes.  Il  y  parvint  facile- 
ment; mais  il  indisposa  par  cela  même  contre  lui  les  chefs  de 
la  milice  et  de  la  taïffe,  et  il  se  vit  insulté  en  plein  Divan , 
sans  que  son  protecteur  fît  la  moindre  démarche  en  sa  faveur. 
Il  s'en  plaignit  aigrement,  et  se  refusa  à  continuer  ses  fonctions, 
tant  qu'on  ne  lui  aurait  pas  fait  justice  de  l'affront  reçu  ;  pour 
toute  réponse,  il  fut  mis  aux  fers.  On  ne  comprend  guère 
comment  cet  homme,  intelligent  d'ailleurs,  et  qui  habitait 

1.  Voir  le  manuscrit  de  la  Bib.  nationale.  (Collection  Brienne,  t.  lxxviii.) 


172  CHAPITRE     DOUZIÈME 

Alger  depuis  assez  longtemps  pour  apprécier  sainement  la  si- 
tuation, ait  pu  croire  un  seul  instant  qu'il  verrait  venir  à  son 
aide,  au  risque  de  compromettre  sa  position  et  sa  vie  elle- 
même,  un  malheureux  souverain,  qui  ne  régnait  et  qui  n'exis- 
tait que  grâce  à  la  tolérance  de  Sidi  Hamouda  et  des  prin- 
cipaux d'Alger.  On  ne  le  garda,  du  reste,  en  prison  que 
vingt-quatre  heures,  et  il  reprit  de  lui-même  l'exercice  du  con- 
sulat. 

Cependant,  le  Divan  ne  cessait  de  réclamer  la  libération  des 
équipages  turcs  enlevés  indûment  par  M.  de  Razilly  et  mis  en 
gaJères.  Voyant  qu'on  ne  prêtait  aucune  attention  à  ses  justes 
plaintes,  il  avait  séquestré  les  marchandises  françaises  et  mis 
l'embargo  sur  les  personnes,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  obtenu  la  sa- 
tisfaction demandée.  Dans  ses  lettres,  adressées  au  Roi  et  au 
cardinal  de  Richelieu,  Sanson  Napollon  avait  vivement  con- 
seillé de  hâter  cette  restitution  ;  mais  il  se  présentait  de 
grandes  difficultés.  Le  Général  des  galères  demandait  cent  écus 
par  tête  de  chacun  des  forçats  qu'il  aurait  h  délivrer,  et  per- 
sonne ne  se  chargeait  de  ce  paiement  ;  de  plus,  il  refusait  ab- 
solument de  relaxer  cinq  ou  six  renégats  qui  faisaient  partie  des 
équipages  capturés,  se  retranchant  derrière  des  raisons  de 
conscience.  Or,  c'était  justement  ceux-là  que  les  Turcs  récla- 
maient avec  plus  d'insistance,  sachant  bien  le  sort  qui  les 
attendait  en  chrétienté.  A  tout  cela  venait  s'ajouter  la  mau- 
vaise volonté  des  capitaines  de  galères,  fort  peu  soucieux  de 
voir  amoindrir  leurs  forces,  et  désorganiser  un  équipage  qui 
leur  avait  coûté  tant  de  soins.  Rien  ne  se  faisait  donc  ;  les 
Algériens  attribuaient  toutes  ces  lenteurs  à  une  mauvaise  foi 
manifeste,  excités  qu'ils  étaient,  d'ailleurs,  par  ceux  qui  con- 
voitaient les  Établissements  français  et  par  les  doléances  jour- 
nalières des  familles  des  victimes.  De  leur  côté,  les  marchands 
et  les  marins  détenus  à  Alger  s'y  trouvaient  dans  un  état  fort 
misérable.  S'ils  eussent  été  esclaves,  leur  maître  eut  pourvu, 
tant  bien  que  mal,  à  leur  nourriture  ;  n'appartenant  à  per- 
sonne, et  privés  de  ressources  par  le  séquestre,  ils  étaient  ré- 
duits à  vivre  d'aumônes,  et,  malgré  le  bas  prix  de  toutes  les 
denrées  alimentaires,  ils  avaient  beaucoup  à  souffrir.  Il  est 
donc  aisé  de  comprendre  que  leur  plus  grand  désir  fût  de 


^ 


LES    PACHAS     TRIENNAUX  173 

s'échapper  de  la  demi-captivité  à  laquelle  ils  étaient  astreints  ; 
rien  de  plus  légitime  que  ces  tentatives  ;  mais  un  agent  con- 
sulaire n'eût  jamais  dû  y  prêter  les  mains  ;  son  devoir  profes- 
sionnel lui  interdisait  toute  immixtion  de  ce  genre.  Ce  fut 
pourtant  ce  que  fit  Blanchard,  et  quelques  évasions  eurent 
lieu,  grâce  à  sa  complicité.  Il  était  facile  d'en  prévoir  le  ré- 
sultat, qui  ne  se  fit  pas  attendre  ;  le  vice-consul  fut  arrêté  de 
nouveau  et  mis  au  hagne  ;  il  en  fut  de  même  des  résidents 
français,  qu'on  s'était  contenté,  jusque-là,  d'interner  dans 
Alger^  et  qui  furent  mis  aux  fers  et  envoyés  au  dur  travail  des 
carrières.  Les  Turcs  considérèrent  tout  cela  comme  une  preuve 
certaine  qu'on  ne  leur  rendrait  jamais  ceux  de  leurs  compa- 
triotes qui  se  trouvaient  détenus  sur  les  galères  royales,  et  le 
traité  fut  rompu  de  fait. Les  bâtiments  de  commerce,  ainsi  que 
leurs  équipages  furent  déclarés  de  bonne  prise,  et  les  corsaires 
vinrent  enlever  du  monde  jusque  sur  les  côtes  de  Provence. 
La  fuite  intempestive  d'une  douzaine  de  prisonniers  coûta  la 
liberté  à  plus  de  deux  mille  personnes.  Au  lieu  d'attribuer  son 
malheur  à  ses  véritables  causes,  Blanchard  continua  à  en  ac- 
cuser Sanson  Napollon;  à  le  croire,  ce  fut  lui  qui  invita  le 
Divan  à  le  faire  mettre  au  bagne  avec  les  autres  Français  ;  cette 
accusation  est  entièrement  dénuée  de  sens  :  il  est  impossible 
de  voir  quel  intérêt  aurait  eu  le  gouverneur  du  Bastion  à  se 
déshonorer  par  une  démarche  aussi  odieuse  et  aussi  peu  con- 
forme à  ce  que  nous  connaissons  de  son  caractère  ;  il  eût,  de 
ce  coup,  perdu  tout  crédit  dans  l'esprit  des  Turcs  eux-mêmes, 
sans  parler  de  la  grave  responsabilité  qui  lui  fût  incombée, 
lors  de  son  retour  en  France. 

Du  reste,  la  lecture  seule  des  lettres  du  vice-consul  montre 
combien  son  esprit,  déjà  aigri  par  les  déceptions^  était  égaré 
par  la  haine;  il  suffit,  pour  s'en  rendre  compte,  de  l'entendre 
nous  dire  que  «le  Capitaine  envoya  l'ordre  au  gardien  du  bagne 
de  lui  couper  les  moustaches  et  de  les  lui  envoyer  au  Bastion, 
pliées  dans  un  papier  »  ;  qu'il  fit  inviter  le  même  «  à  lui  donner 
des  coups  de  bâton  sur  la  tête  ;  »  enfin,  «  qu'il  envoya  le  sieur 
Jacques  Massey,  agent  du  Bastion,  à  Alger,  voir  quelle  figure 
il  faisait  sans  moustaches,  »  et  que  ce  dernier  «  ne  put  s'em- 
pêcher de  sourire.  » 


174  CHAPITRE  DOUZIEME 

Pendant  ce  temps,  Sanson,  tout  en  s'etforçant  de  pacifier 
les  esprits  à  Alger,  ne  cessait  de  réclamer  les  forçats  turcs  à  la 
Gourde  France  ;  on  lui  avait  assuré  qu'ils  seraient  délivrés, 
et  il  lui  avait  été  ordonné  de  se  rendre  en  personne  auprès  du 
Roi,  qui  voulait  lui  donner  des  ordres  confidentiels  au  sujet 
de  modifications  urgentes  à  apporter  au  traité  de  1628.  Deux 
motifs  retardaient  le  départ  du  gouverneur  :  il  estimait  que 
la  situation  était  bien  tendue  en  ce  moment  pour  introduire 
des  rectifications  de  ce  genre  ;  d'un  autre  côté,  il  voyait  les 
Génois  de  Tabarque  s'efforcer  de  nuire  aux  Établissements 
français  par  tous  les  moyens  possibles,  et  il  eût  désiré  se  dé- 
barrasser de  ces  incommodes  voisins,  avant  de  commencer  un 
voyage  dont  nuljne  pouvait  prévoir  la  durée.  Il  voulait  en  finir 
avec  eux,  en  avait  sollicité  l'ordre  depuis  longtemps,  et  venait 
très  probablement  de  le  recevoir,  lorsqu'il  partit  pour  cette 
expédition  qui  devait  lui  coûter  la  vie  *. 

Il  avait  résolu  de  s^emparer  de  Tîle  par  un  coup  de  surprise  ; 
à  cet  effet,  il  noua  des  intelligences  avec  un  Génois,  faisant 
office  de  boulanger  dans  le  fort  qui  défendait  la  concession 
des  Lomellini;  cet  homme,  gagné  à  prix  d'argent,  promit 
d'ouvrir  les  portes  au  premier  signal  et  de  faciliter  l'entrée. 
Les  garnisons  réunies  du  Bastion  et  de  la  Galle  fournirent  un 
contingent  à  peu  près  égal  à  celui  dont  pouvait  disposer  l'en- 
nemi, et  le  départ  eut  lieu  le  11  mai  1633.  Le  gouverneur 
avait'confié  la  garde  du  Bastion  à  son  lieutenant  François  d'Ar- 
vieux  ;  celui-ci  chercha  à  le  dissuader  de  l'entreprise, 
qu'il  estimait  trop  hasardeuse  ;  il  ne  put  malheureusement 
pas  y  parvenir.  La  petite  flottille  arriva  à  la  nuit  noire,  ainsi 
que  cela  avait  été  arrêté,  et  fit  le  signal  convenu  :  le  débar- 
quement eut  lieu  sans  encombre,  et  les  assaillants  marchèrent 
vers  le  château.  Arrivés  aux  palissades  du  fossé,  ils  purent 
s'apercevoir  que  l'espion  les  avait  trahis  eux-mêmes;  car  ils 
furent  reçus  par  un  feu  terrible,  qui  en  coucha  à  terre  un 


1.  Nous  disons  qu'il  est  très  probable  que  Sanson  Napollon  reçut  des 
ordres,  parce  que,  dans  le  récit  que  nous  fait  de  sa  mort  la  Gazette  de  France^ 
qui  était  le  Journal  officiel  de  l'époque  (an,  1633,  p.  235)  il  n'y  a  pas  un 
mot  de  blâme  ni  de  désaveu,  ce  cjui  n'eut  sans  doute  pas  manqué,  si  le 
Capitaine  eut  agi  de  sa  propre  autorité. 


LES  PACHAS    TRIENNAUX  l7^ 

bon  nombre,  et  se  virent  chargés  par  les  Génois  avec  une 
telle  furie,  que  les  survivants,  presque  tous  blessés,  eurent 
grand'peine  à  regagner  leurs  navires.  Sanson  Napollon,  qui 
marchait  à  la  tête  de  sa  troupe,  avait  été  frappé  Tun  des  pre- 
miers; il  était  tombé,  le  front  fracassé  par  une  balle,  non  tou- 
tefois sans  avoir  tué  deux  hommes  de  sa  propre  main. 

La  nouvelle  de  cette  fin  tragique  et  prématurée  ne  tarda 
pas  à  se  répandre,  et  fut  accueillie  avec  des  sentiments  divers  ; 
la  Cour  de  France  s'affligea  de  la  perte  d'un  bon  et  fidèle  ser- 
viteur et  s'occupa  de  combler  le  vide  que  laissait  sa  mort  :  les 
Turcs  d'Alger  y  virent  une  sorte  de  fatalité  qui  les  privait  des 
dernières  espérances  qu'ils  avaient  pu  concevoir  pour  le  main- 
tien de  la  paix.  Quant  à  Blanchard,  qui  était  encore  au 
bagne,  et  qui  y  mourut  probablement,  il  ne  craignit  pas  d'affi- 
cher une  joie  cruelle,  en  apprenant  le  sort  de  celui  qu'il  consi- 
dérait comme  son  plus  grand  ennemi. 


CHAPITRE   TREIZIÈME 

LES    PACHAS    TRIENNAUX    (Suite) 


SOMMAIRE  :  Accroissement  de  la  Course  et  de  la  puissance  des  reïs.  —  Révolte 
des  Colourlis.  — Incendie  de  la  Casbah.  —  La  Taïffe  et  Ali-Bitchnin.  —  Mission 
de  Sanson  Le  Page.  —  loussouf.  — •  Les  croisières  permanentes.  —  MM.  de 
Sourdis  et  d'Harcourt.  —  Ali.  —  L'amiral  de  Mantin.  —  Destruction  du 
Bastion  et  arrestation  du  vice-consul  Piou.  —  Insurrection  des  Kabyles  et 
du  Cheik  El-Arab.  —  Bataille  de  Guedjal.  —  Combat  naval  de  la  Velone.  — 
Révolte  des  reïs  contre  la  Porte.  —  Cheik-Hussein.  —  loussef-abou-Djemal, 
—  Mohammed-Boursali.  —  Ali-Bitchnin  s'empare  du  pouvoir.  —  Sa  fuite, 
son  retour  et  sa  mort.  —  Ahmed.  —  Rétablissement  du  Bastion. 


La  période  qui  suivit  la  mort  de  Sanson  Napollon  est  une 
des  plus  obscures  de  l'histoire  de  la  Régence;  elle  paraît  aussi 
en  avoir  été  une  des  plus  agitées.  La  Course  était  arrivée  à 
son  apogée,  et  jamais  les  reïs  d'Alger  n'avaient  été  plus  nom- 
breux et  plus  audacieux.  Grâce  à  eux,  la  ville  regorgeait  de 
richesses,  et  se  trouvait,  par  cela  même,  complètement  à  leur 
dévotion.  Le  Père  Dan  raconte  que,  depuis  1629  jusqu'à  1634, 
les  Algériens  firent  subir  au  commerce  français  une  perte  de 
quatre  millions  sept  cent  cinquante-deux  mille  livres,  en  lui 
capturant  quatre-vingts  vaisseaux,  dont  cinquante-deux  des 
ports  de  l'Océan,  et  mille  trois  cent  trente  et  un  marins  ou  pas- 
sagers, dont  cent  quarante-neuf  se  firent  musulmans.  Si  l'on 
ajoute  à  cette  somme  la  valeur  des  prises  faites  sur  les  Anglais^ 
les  Hollandais,  les  Espagnols,  celle  du  butin  et  des  esclaves 
enlevés  sur  les  rivages  de  la  Méditerranée,  on  ne  s'étonnera 
plus  des  richesses  immenses  amassées  par  les  reïs,  et  de  la 
prospérité  dont  jouissait  le  peuple  d'Alger,  bien  qu'il  ne  fit 
absolument  rien,  et  que  la  ville  fût  en  état  permanent  d'émeute. 


I 


LES    PACHAS    TRlEiNNAUX  177 

En  1633,  le  désordre  était  en  recrudescence.  Préludant  à  la 
révolution  qu'elle  devait  accomplir  vingt-six  ans  plus  tard, 
l'assemblée   tumultueuse  du  Divan  venait  de  soustraire  au 
Pacha  l'administration  du  trésor,  et  n'en  exigeait  pas  moins 
qu'il  soldât  les  troupes  au  moyen  de  quelques  droits  régaliens 
qui  lui  avaient  été  conservés.  Le  vieil  Hossein,  impuissant 
et  affolé  de  peur,  consentait  à  tout;  mais  l'argent  vint  à  lui 
manquer.  Comme  de  coutume,  les  janissaires  accoururent,  por- 
tant, en  signe  de  protestation,  les  marmites  renversées  ;  la  sé- 
dition habituelle  éclata,  et  le  Pacha  fut  maltraité  et  emprisonné. 
Les  Colourlis  crurent  pouvoir  profiter  de  ce  désordre  pour 
revendiquer  leurs  droits;  dès  l'origine,  ils  avaient  été  systé- 
matiquement écartés  des  honneurs  et  du  pouvoir_,  par  suite  de 
la  méfiance  des  Turcs,  craignant  toujours  qu'une  race  nouvelle, 
née  dans  le  pays,  ne  vînt  à  y  prospérer  et  à  les  supplanter  ; 
malgré  cette  précaution,  ils  étaient  devenus  assez  menaçants 
pour  qu'on  se  fut  décidé  aies  expulser,  et,  en  4629,  ils  avaient 
été  chassés  delà  ville,  avec  un  délai  d'un  mois  pour  quitter  le 
royaume  lui-même.  Mais  il   était  plus  facile  d'édicler   une 
semblable  mesure  que  de  la  faire  respecter,  et  la  plupart  des 
bannis  se  trouvaient  aux  environs  d'Alger,  ou  dans  la  ville 
même. 

Le  1"  juillet  1633,  ils  rentrèrent  dans  la  cité,  par  petits 
groupes  \  déguisés  en  fellahs,  et  porteurs  d'armes  cachées; 
ils  fondirent  subitement  sur  les  janissaires  et  parvinrent  à 
occuper  quelques  postes.  Ils  comptaient  sans  doute  sur  l'appui 
de  la  population  de  la  ville,  qui  n'eût  pas  tardé  à  se  déclarer 
en  leur  faveur,  s'ils  eussent  été  les  plus  forts;  mais  le  moment 
avait  été  mal  choisi.  C'était  la  saison  de  la  Course  :  tous  les  Reïs 
étaient  sur  mer  avecleurs  équipages,  et  eux  seuls  eussent  pu  en- 
traîner ces  citadins,  dont  la  couardise  était  notoire,  et  faisait 
le  sujet  des  plaisanteries  quotidiennes  des  Turcs.  Remis  de 
leur  première  surprise^  ceux-ci  s'empressèrent  de  fermer  les 
portes  des  remparts,  et  chargèrent  vigoureusement  les  insur- 

1.  Cet  épisode  a  souvent  été  mal  raconté;  Sander-Rang  n'en  parle  pas; 
M.  Berbrugger  le  reporte  en  1630;  mais  la  vraie  date  nous  est  donnée 
par  une  lettre  venant  d'Alger,  publiée  par  la  Gazette  de  Fi^ance^  1633, 
p.  454. 

12 


178  CHAPITRE    TREIZIEME 

gés^  qui  se  défendirent  en  désespérés.  Ils  se  virent  bientôt 
refoulés  dans  la  haute  ville  et  attaquèrent  la  Casba,  soit 
pour  s'en  faire  une  place  d'armes,  soit  pour  se  ménager  une 
issue  vers  la  campagne.  Au  milieu  de  l'action,  la  poudrière 
prit  feu  et  sauta.  La  forteresse  fut  détruite,  avec  plus  de 
cinq  cents  maisons;  cet  épisode  de  la  révolte  causa  la 
mort  d'environ  six  mille  personnes.  Ceux  des  rebelles  qui 
survécurent  à  ce  désastre  furent  traqués  dans  les  rues  et  dans 
les  habitations,  massacrés  sur  place,  ou  réservés  pour  périr 
dans  tous  les  supplices  que  put  inventer  l'ingénieuse  férocité 
des  Turcs.  Les  fuyards  se  réfugièrent  en  Kabylie,  où  ils  furent 
bien  accueillis,  et  ce  seul  fait  prouve  qu'il  existait  une  compli- 
cité antérieure. 

Cette  défaite  des  Colourlis,  en  supprimant  le  seul  élément 
de  pondération  qui  existât  entre  l'ambition  de  la  milice  et 
celle  des  Reïs,  fit  tomber  fatalement  le  pouvoir  entre  les  mains 
de  ces  derniers.  Celui  qui  se  mit  à  la  tête  du  mouvement  fut 
un  renégat  nommé  Ali-Bitchnin  \  Amiral  des  galères  et  chef 
de  la  Taïffe  des  Reïs.  Ses  richesses  étaient  énormes  ;  il  possédait 
deux  somptueuses  habitations.  Tune  dans  la  haute  ville,  l'autre 
près  de  la  mer;  il  avait  fait  construire  à  ses  frais  une  vaste 
mosquée,  à  laquelle  touchaient  ses  bagnes,  qui  renfermaient 
plus  de  cinq  cents  captifs,  sans  compter  ceux  qui  ramaient 
sur  ses  navires  et  ceux  qui  cultivaient  ses  nombreuses 
métairies.  La  puissance  occulte  dont  il  disposait  le  rendait 
le  véritable  roi  d'Alger,  et  il  rêvait  de  le  devenir  en  effet, 
de  se  rendre  indépendant  de  la  Porte,  et  de  se  débarrasser 
de  la  milice.  Pour  atteindre  ce  but,  il  avait  épousé  la  fille 
du  sultan  de  Kouko,  ce  qui  assurait  son  influence  sur  les  Ber- 
ranis  kabyles,  très  nombr.eux  à  Alger,  et  desquels  il  comptait 
se  servir  un  jour  ou  l'autre . 

L'ancien  chef  des  Reïs,  son  ami  Ali  Arabadji,  venait  de  se 


1.  La  révolution  qui  mit  un  instant  le  pouvoir  entre  les  mains  du  chef 
de  la  TaïiTe  n'a  pas  excité  jusqu'aujourd'hui  l'attention  des  historiens  de  la 
Régence  ;  cependant  le  rôle  considérable  que  joua  de  1630  à  1646  Ali-Bit- 
chnin nous  est  révélé  par  les  lettres  des  consuls,  des  rédemptoristes  et  des 
esclaves  de  ce  temps.  —  Voir,  entre  autres,  les  lettres  du  P.  Lucien  Hérault, 
citées  dans  Alger  pendant  cent  ans  (Paris,  1853,  in-16). 


I 


LES   PACHAS    TRIENNAUX  179 

faire  nommer  Pacha  de  Tripoli,  et  tous  deux  aspiraient  au 
moment  oii  la  puissance  de  la  Taïffe  rég-nerait  sur  toutes  les 
côtes  Barbaresques. 

Pendant  que  tout  cela  se  passait  à  Alger,  la  Cour  de  France 
hésitait  à  donner  un  successeur  à  Sanson  Napollon  et  à  renouer 
des  négociations  avec  le  Pacha  et  le  Divan.  Il  y  avait,  à  ce  sujet, 
dans  le  Conseil  royal,  deux  opinions  contraires  et  bien  tran- 
chées. Les  uns  voulaient  une  guerre  sans  merci  et  deman- 
daient l'extermination  de  la  marine  barbaresque;  ils  propo- 
saient une  expédition  vigoureuse,  qui  eût  détruit  par  le  fer  et 
le  feu  les  navires  et  les  défenses  des  ports;  cette  campagne 
eût  été  suivie  d'une  série  ininterrompue  de  croisières  annuelles, 
qui  eût  empêché  les  corsaires  de  se  créer  de  nouvelles  forces. 
Le  parti  opposé  représentait  les  dépenses  énormes  qu'occa- 
sionnerait l'entretien  des  flottes,  la  difficulté  des  ravitaille- 
ments, et  la  situation  périlleuse  dans  laquelle  se  trouveraient 
les  navires  français,  le  jour  où  des  nécessités  politiques 
entraîneraient  une  guerre  avec  des  nations  maritimes.  De 
plus,  une  fois  des  opérations  de  ce  genre  commencées,  on  ne 
pouvait  pas  affirmer  qu'on  ne  serait  pas  forcé  d'aller  plus 
loin,  et  qu'il  ne  serait  pas  bientôt  indispensable  d'occuper  en 
permanence  des  points  importants,  ce  qui  créerait  naturelle- 
ment une  mésintelligence  avec  la  Porte,  souveraine  nominale 
de  ces  contrées.  Et  la  question  devenait  ici  d'autant  plus  grave 
que  la  France  s'occupait  en  ce  moment  d'abaisser  la  puissance 
de  la  maison  d'Autriche,  et  qu'il  n'eût  pas  été  sage  de  se  priver 
de  Taide  que  lui  apportait  dans  cette  œuvre  l'hostilité  séculaire 
du  Turc.  Les  partisans  de  la  paix  l'emportèrent  donc  cette  fois 
encore,  et  il  fut  résolu  qu'on  ferait  une  nouvelle  tentative 
d'accommodement.  En  conséquence,  le  roi  nomma,  comme  suc- 
cesseur de  Sanson  Napollon  aux  Établissements,  Sanson  Le 
Page ,  premier  hérault  d'armes  de  France  au  titre  de 
Bourgogne,  et  le  chargea  en  outre  de  se  rendre  à  Alger  et  d'y 
demander  la  restitution  des  captifs  français,  et  des  modifica- 
tions au  traité  de  1628.  Il  semble  qu'on  ne  comptait  guère  ob- 
tenir la  mise  en  liberté  des  esclaves,  puisque  le  délégué  du  roi 
emmenait  avec  lui  le  Père  Dan,  de  l'Ordre  de  la  T.  S.  Trinité 
pour  la  Rédemption  des  captifs,  porteur  d'une  grosse  somme 


180  CHAPITRE     TREIZIÈME 

destinée  à  des  rachats;  ce  religieux  nous  a  laissé  une  relation 
assez  détaillée  de  son  voyage.  La  mission  s'embarqua  pour 
Algérie  12  juillet  1634,  et  y  arriva  le  lo  du  même  mois.  Les 
Turcs  voulurent  contraindre  l'envoyé  du  roi  à  amener  la  ban- 
nière de  France,  qui  était  arborée  au  grand  mât,  prétendant 
que  cette  marque  de  souveraineté  ne  pouvait  être  tolérée  dans 
leur  port  :  ils  se  calmèrent  pourtant,  en  apprenant  qu'à  Gons- 
tantinople,  les  choses  se  passaient  de  la  même  façon.  Le  dé- 
barquement s'effectua  un  samedi,  jour  où  le  Divan  avait  cou- 
tume de  se  réunir  en  audience  plénière;  l'envoyé  du  roi  reçut 
une  députation,  qui  l'invita  à  se  rendre  à  l'assemblée.  Aussitôt 
introduit,  il  exposa  l'objet  de  sa  mission,  et  fut  accueilli  favo- 
rablement ;  la  promesse  de  restitution  rapide  des  captifs  pro- 
duisit le  meilleur  effets,  et  on  fit  immédiatement  proclamer 
par  toute  la  ville  que  celui  qui  offenserait  l'ambassadeur  ou 
quelqu'un  de  sa  suite  serait  puni  de  mort.  En  même  temps, 
on  déchargea  du  dur  travail  des  carrières  les  esclaves  français 
du  Beylik.  Cependant,  rien  ne  fut  résolu  quant  au  fond,  parce 
qu'on  attendait  d'un  jour  à  l'autre  un  nouveau  Pacha^  qu'on 
savait  avoir  été  nommé  à  Constantinople,  en  remplacement 
du  vieil  Hossein. 

Il  arriva,  en  effet,  deux  jours  après,  et  donna  audience  au 
délégué  le  surlendemain  de  son  installation.  Il  s'excusa  d'abord 
de  rien  conclure,  disant  qu'il  lui  fallait  le  temps  de  prendre 
connaissance  des  affaires,  et  traîna  ainsi  les  choses  en  lon- 
gueur pendant  trois  semaines.  Il  profita  de  ce  délai  pour  se 
faire  accorder  par  le  Divan  la  permission  de  traiter  lui-même 
et  sans  intermédiaire  avec  la  France. 

Ce  nouveau  Pacha  se  nommait  Joussouf  ^  C'était  un  homme 
artificieux  et  cupide  ;  il  avait  été  forcé  de  dépenser  de  grosses 
sommes  pour  se  faire  nommer  au  poste  qu'il  occupait  en  ce 
moment,  et  ne  songeait  qu'à  rentrer  dans  ses  déboursés  et  à 
s'enrichir  le  plus  vite  possible.  Il  crut  avoir  trouvé  là  une 

1.  Nul  pacha  n'a  été  l'objet  d'autant  d'erreurs;  on  le  fait  régner  de  1634 
à  1646,  alors  que  des  actes  officiels  et  des  inscriptions  prouvent  qu'il  fut 
remplacé  par  Ali  le  27  juin  1637  (l^r  safer  1047).  Mais  on  s'est  obstiné  à  le 
confondre,  d'une  part,  avec  le  caïd  loussef,  qui  commanda  à  plusieurs  re- 
r  'ises  des  expéditions  contre  les  Kabyles,  et  de  l'autre,  avec  loussef  Kor- 
tandji  Abou  Djemal,  qui  fut  nommé  Pacha  en  1640. 


LES    PACHAS    TRIENNAUX  481 

source  de  fortune  et  se  mit  à  manœuvrer  en  conséquence.  11  fit 
d'abord  décider  qu'on  ne  pouvait  pas  rendre  sans  indemnité 
les  vaisseaux^  marchandises  et  prisonniers  qui  avaient  été 
vendus,  attendu  que  ce  serait  frustrer  les  acquéreurs,  qui 
avaient  acheté  de  bonne  foi  aux  enchères  publiques,  et  que, 
d'ailleurs,  le  tout  était  de  bonne  prise,  lesFrançais  ayant  com- 
mencé les  hostilités.  On  s'attendait  un  peu  à  cette  première 
réponse,  et  le  Père  Dan  se  mit  en  devoir  de  racheter  de  gré  à 
gré  les  esclaves  à  leurs  propriétaires.  Sanson  Le  Page  intro- 
duisit alors  une  nouvelle  demande,  et  proposa  d'échanger  les 
soixante-huit  Turcs  qui  se  trouvaient  à  Marseille  contre  les 
trois  cent  quarante-deux  Français  sur  lesquels  l'embargo  avait 
été  prononcé. 

Cela  agréait  fort  au  Divan^  et  avait  beaucoup  de  chances 
d'être  accepté  :  ce  que  voyant  le  Pacha,  il  fit  courir  le  bruit 
qu'il  y  avait  en  France  beaucoup  plus  de  Turcs  qu'on  n'offrait 
d'en  rendre,  et  qu'on  en  avait  vendu  une  partie  à  Malte.  Pour 
appuyer  ces  rumeurs,  il  organisa  secrètement  une  émeute  de 
la  populace,  et  chercha  à  se  faire  accorder  parle  conseil  la  per- 
mission de  vendre  les  Français  francs  S  disant  que  c'était  le 
véritable  moyen  de  hâter  la  solution  du  différend  ;  en  réalité^  il 
ne  voulait  que  mettre  la  main  sur  la  grosse  somme  que  cette 
vente  eût  produite.  Mais  un  pareil  dessein  était  trop  facile  à 
pénétrer,  et  l'autorisation  qu'il  demandait  lui  fut  refusée.  Il 
suscita  alors  de  nouvelles  difficultés,  demanda  une  indemnité 
dérisoire,  offrit  de  laisser  partir  autant  de  Français  qu'on  lui 
renverrait  de  Turcs  ;  enfin,  pressé  par  les  plaintes  des  familles 
des  détenus,  et  n'osant  pas  s'opposer  ouvertement  à  un  arran- 
gement, il  eut  l'adresse  de  leur  persuader  que  le  roi  de  France 
ne  tiendrait  pas  sa  parole  quand  il  aurait  recouvré  ses  sujets, 
et  qu'il  fallait  exiger  la  rentrée  préalable  des  leurs.  Cet  avis 
prévalut,    et  ce  fut  en  vain  que  Le  Page  s'offrit  à  rester 
lui-même  en  otage,  ou  à  faire  le  renvoi  exigé,  si  le  Divan  con- 
sentait à  envoyer  deux  de  ses  principaux  membres  en  garantie 
des  engagements  qu'on  allait  prendre.  Voyant  que  toutes  ses 
démarches  restaient  inutiles,  et  qu'il  était  joué,  il  se  résolut  à 

1.  On  appelait  Français  Francs  ceux  qui  résidaient  librement  à  Alger. 


^g2  CHAPITRE    TREIZIEME 

se  retirer,  et  partit  d'Alger  le  21  septembre,  malgré  l'opposi- 
tion sourde  de  Joussouf,  qui  poussa  la  fourberie  jusqu'à  l'acca- 
bler de  compliments  et  de  témoignages  d'amitié,  cherchant  à 
lui  persuader  qu'il  avait  toujours  pris  son  parti,  et  que  les 
demandes  de  la  France  n'avaient  été  repoussées  que  grâce  aux 
intrigues  de  l'ancien  Pacha. 

En  somme,  tout  le  monde  était  mécontent,  comme  le  fait 
très  justement  observer  le  Père  Dan  ;  l'ambassadeur,  d'avoir 
échoué  dans  sa  mission;  les  membres  du  Divan,  de  voir  se 
prolonger  la  captivité  de  leurs  parents  et  amis,  et  enfin  le 
Pacha,  dont  l'astucieuse  cupidité  avait  été  déjouée,  et  auquel 
il  ne  restait  que  la  consolation  d'avoir  empêché  une  paix  qui 
eût  diminué  ses  parts  de  prises. 

Sanson  Le  Page  alla  visiter  les  Établissements,  et  retourna 
rapidement  en  France, pour  y  rendre  compte  de  son  insuccès. 
Il  arriva  à  Marseille  le  9  octobre  ;  il  était  parti  de  La  Galle 
le  5  du  même  mois. 

Il  fallait  en  revenir  au  système  des  croisières  permanentes, 
et_,  le  7  mai  1635,  le  Roi  ordonna  la  formation  d'une  escadre 
contre  les  pirates  de  la  Méditerranée.  En  raison  de  l'urgence, 
il  fut  pris  des  dispositions  spéciales  et  quelque  peu  arbitraires. 
En  effet,  la  déclaration  du  7  mai  ordonnait  de  saisir,  pour 
renforcer  la  chiourme  de  Fescadre  récemment  créée,  «  tout 
vagabond  ou  mendiant  valide  et  autres  gens  sans  aveu,  et  ce, 
sans  formalité  de  procès.  » 

En  même  temps,  les  populations  des  côtes  furent  invitées  à 
former  des  milices  et  à  prendre  les  mesures  nécessaires  en  vue 
de  débarquements  probables;  plus  d'un  exemple  prouve  que 
ces  ordres  furent  exécutés.  Les  Chevaliers  de  Malte  rendirent 
là  de  glorieux  services,  soit  que,  des  commanderies  où  ils 
étaient  retraités,  ils  se  missent  à  la  tête  de  ces  troupes  mal 
habiles,  soit  que,  croisant  dans  les  mers  de  France,  ils 
apprissent,  par  de  dures  leçons,  aux  corsaires  algériens  à  en 
respecter  les  rivages.  Somme  toute,  la  Provence  et  le  Lan- 
guedoc ne  souffrirent  pas  trop,  et  le  pays  fut  plutôt  insulté 
que  maltraité.  Il  n'en  fut  pas  de  même  de  l'Italie,  dont  le 
malheureux  peuple  apprit  à  ses  dépens  ce  que  coûtent  les  dis- 
sensions intestines,  les  mauvais  gouvernements  et  l'oubli  des 


LES    PACHAS    TRIENNAUX  188 

traditions  militaires.  Toutes  ces  conditions  en  faisaient  une 
proie  facile,  que  les  corsaires  se  gardèrent  bien  de  laisser 
échapper,  et  son  littoral  eut  à  subir  régulièrement  deux  dé- 
barquements annuels.  Aucun  de  ceux  des  Algériens  qui  avait 
fait  une  course  infructueuse  ne  manquait  d'aller  la  terminer 
entre  Gênes  et  Messine,  afin  de  n'avoir  pas  la  honte  de  rentrer 
au  port  les  mains  vides.  Quelquefois  l'expédition  se  faisait  en 
grand;  au  mois  d'août  1636,  le  Yice-Roi  de  Naples  fut  forcé 
d'appeler  à  son  secours  le  Grand  Maître  de  Malte  :  les  corsaires 
avaient  profité  de  la  foire  annuelle  de  Messine  pour  tout 
piller;  de  là,  ils  avaient  été  enlever  700  personnes  en  Calabre, 
et  ils  venaient  d'investir  Vico,  dont  tous  les  habitants  s'étaient 
enfuis  dans  la  montagne.  Au  printemps  de  1637,  ils  revinrent 
saccager    la    Sardaigne,    pillèrent  et    brûlèrent  Cériale    et 
Borghetto,  y  firent  plus  de  500  captifs,  ravagèrent  une  partie 
des  côtes  de  la  Sicile  et  delà  Corse;  ils  recommencèrent  à  l'au- 
tomne de  la  même  année  et  en  1638,  où  ils  débarquèrent  au 
nombre  de  1.500  à  Crotone,  après  avoir  fait  mille  dégâts  près 
de  Gaëte.  Cette  même  année,  ils  ravirent,  dans  l'Océan,  plus  de 
huit  millions  de  butin  sur  les  Espagnols.  En  1639,  Ali-Bitchnin 
ne  fut  empêché  que  par  une  terrible  tempête  de  s'emparer  du 
riche  trésor  de  Notre-Dame-de-Lorette;  il  se  rabattit  sur  la 
Calabre  et  la  Sicile,  d'où  il  ramena  un  millier  d'esclaves. 
En  1644,  les  Algériens  mirent  à  sac  le  pays  de  Mondragone,  la 
banlieue  de  Squillace,  la  Fouille  et  la  Calabre;  ils  y  firent 
4,000  prisonniers.  Les  galères  toscanes  et  napolitaines  n'o- 
saient plus  les  combattre.  Cela  devait  durer  ainsi  pendant  plus 
de  deux  siècles,  et  on  se  demande  comment  ces  misérables  po- 
pulations purent  y  résister  et  continuer  à  vivre. 

En  même  temps  qu'ils  écumaient  le  bassin  occidental  de  la 
Méditerranée,  leurs  navires  franchissaient  le  détroit  de 
Gibraltar,  et  poussaient  presque  jusqu'au  cercle  polaire  leurs 
courses  aventureuses.  L'Angleterre,  l'Irlande,  l'Islande  même, 
les  voyaient  paraître  sur  leurs  rivages.  Le  P.  Dan,  qui  a 
dénombré  leurs  forces,  nous  dit  qu'ils  avaient  à  cette  époque 
soixante-dix  vaisseaux  de  quarante  à  vingt-cinq  pièces  de 
canon,  tous  «  les  mieux  armés  qu'il  fût  possible  de  voir  ».  Il 
faut  ajouter  à  cela  au  moins  le  double  de  petits  bâtiments  de 


-134  CIIAPITBE    TREIZIEME 

rame,  pour  avoir  une  idée  de  l'incroyable  développement 
qu'avait  pris  la  marine  d'Alger.  La  France  allait  donner  aux 
nations  européennes  le  signal  et  l'exemple  de  la  résistance 

Le  l^rnai  1636,  MM.  de  Sourdis  et  d'Harcourt  partirent  de 
Paris  pour  aller  se  mettre  à  la  tête  de  l'escadre  de  la  Méditer- 
ranée ;  la  flotle  appareilla  le  10  juin,  et  rentra  le  29  juillet  à 
Marseille,  ramenant  avec  elle  cinq  bâtiments  ennemis.  Cette 
première  démonstration  éloigna  les  pirates  des  eaux  françaises 
et  de  la  route  du  Levant.  La  frayeur  avait  été  grande  à  Alger, 
cil  l'on  avait  craint  une  attaque  :  Joussouf-Pacha  profita  de 
cette  panique  pour  lever  un  impôt  extraordinaire  de  trois  cent 
mille  piastres  sur  les  tribus,  et  de  deux  cent  mille  sur  les 
villes  ;  ce  subside  était  destiné,  disait-il,  à  réparer  les  fortifi- 
cations. Mais  il  fut  remplacé  au  mois  de  juin  de  l'année  sui- 
vante par  Ali-Pacha,  et  partit  pour  Constantinople,  avec  tout 
l'argent  qu'il  avait  pu  récolter.  Le  nouveau  Gouverneur  était 
un  homme  d'un  caractère  faible,  qui  ne  sut  prendre  aucune 
autorité  à  Alger.  Quant  à  Joussouf,  c'est  très  probablement 
de  lui  qu'il  est  question  dans  la  légende  controuvée  d'un 
Pacha  d'Alger  pris  à  cette  époque  par  les  croisières  françaises  \ 
Peu  de  jours  après  l'arrivée  d'Ali-Pacha,  Mourad,  bey  de 
Constantine ,  s'empara  traîtreusement  du  Cheick  el-Arab 
Mohammed-ben-Sakheri^  et  le  fit  décapiter,  ainsi  que  son  fils 
Ahmed  et  une  dizaine  des  principaux  chefs.  Il  croyait  affermir 
son  pouvoir  par  cette  exécution  barbare,  qui  ne  fit  qu'amener 
une  révolte,  comme  nous  le  verrons  un  peu  plus  loin. 

Le  7  novembre  1637,  le  commandeur  de  Mantin  appareilla 
à  Toulon  avec  douze  gros  vaisseaux  et  prit  la  route  d'Alger, 
emmenant  avec  lui  Sanson  Le  Page,  auquel  le  Roi  avait  de 
nouveau  donné  mission  de  retirer  les  esclaves  français,  et  de 
faire  approuver  le  traité  de  1628  réformé.  A  cet  effet,  on  avait 
embarqué  sur  la  flotte  les  Turcs  tant  de  fois  réclamés  en  vain 
par  le  Divan;  il  était  enjoint  au  chef  de  l'escadre  d'aller 
mouiller  au  cap  Matifou,  et  de  se  mettre  de  là  en  relations 

1.  Voir  la  Gazette  de  France,  1638,  p.  757,  où  il  est  question  de  la  cap- 
ture d'un  Pacha  de  Barbarie  par  les  galères  toscanes;  c'est  très  probablement 
la  source  de  cette  iéfirende. 


I 


LES  PACHAS   TRIENNAUX  185 

avec  les  Algériens;  on  pensait  qu'en  voyant  les  leurs  aussi 
proches,  ils  se  montreraient  plus  faciles  à  traiter.  Gela  eut 
bien  pu  réussir^  tant  par  ce  sentiment  même,  que  par  la 
crainte  que  leur  eussent  inspiré  des  forces  aussi  nombreuses  : 
mais  on  était  parti  trop  tard,  à  une  saison  ou  il  ne  faut  pas 
compter  sur  le  beau  temps  dans  la  Méditerranée;  la  flotte  fut 
dispersée  par  une  tempête,  et  deux  vaisseaux  seulement,  l'/n- 
tendant  et   V Espérance,  arrivèrent  le  17  novembre  devant 
Alger,  sous  bannière  blanche,  et  saluèrent  la  ville,  qui  rendit 
également  le  salut.  Ils  restèrent  en  rade  jusqu'au  24,  où  le 
Pacha  leur  envoya  une  lettre,  par  laquelle  il  les  invitait  à  entrer 
dans  le  port  s'ils  venaient  en  amis,  et,  dans  le  cas  contraire^,  à 
quitter  la  rade,  s'ils  ne  voulaient  y  être  attaqués.  N'ayant  pas 
d'ordres  précis,  et  craignant  de  compromettre  la  situation»  les 
deux  bâtiments  s'éloignèrent.  Deux  jours  après,,  M.  de  Mantin 
arriva  en  rade  ;  on  lui  expédia  la  felouque  avec  une  nouvelle 
lettre  du  Pacha,  qui  lui  demandait  de  faire  connaître  ses  inten- 
tions. La  réponse  fut  donnée  par  une  missive  de  Sanson  Le 
Page,  qui   reproduisait  les  anciennes  réclamations.  Le  29> 
aucune  réponse  n'était  arrivée  ;  le  temps  devenait  de  plus  en 
plus  mauvais  ;  le  Commandeur  fit  arborer  la  bannière  rouge  et 
mit  à  la  voile.  Il  avait  eu  d'abord  l'intention  de  faire  ses 
adieux  aux  Algériens  en  canonnant  vigoureusement  le  port  ; 
il  fut  détourné  de  ce  projet  par  les  lettres  du  Vice-Consul,  qui 
avait  été  prévenu  par  les  Turcs  que  tous  les  Français  seraient 
massacrés  au  premier  coup  de  canon.  Le  2  décembre,  le  com- 
mandeur de  Chasteluz  entra  en  rade  ;  il  avait  pris  deux  bâti- 
ments algériens,  chargés   de  blé,  avec  soixante-dix  Turcs, 
et  délivré  soixante-quinze  rameurs  chrétiens;  il  ne  séjourna 
pas,  et  fit  immédiatement  voile  pour  Marseille,  où  il  arriva  le 
9  du  même  mois. 

Pendant  tout  ce  temps,  Alger  s'était  trouvé  dans  un  état 
d'agitation  extraordinaire  ;  l'arrivée  des  deux  premiers  navires 
y  avait  fait  craindre  la  guerre  ;  la  lettre  de  l'Ambassadeur  avait 
un  peu  rassuré  les  esprits  et  excité  une  grande  rumeur  au 
milieu  du  Divan  :  les  uns,  désireux  de  voir  délivrer  leurs  amis, 
voulaient  qu'on  acceptât  les  propositions  ;  mais  les  riches 
propriétaires  d'esclaves  s'y  opposaient,   voyant  qu'ils  paie- 


J86  CHAPITRE    TREIZIEME 

raient  ainsi  les  frais  du  traité.  Ils  avaient  pour  principaux 
chefs  Amza-Agha, Cigala et  Ali-Bitchnin. Le  Vice-GonsulPiou, 
au  lieu  d'agir  pour  le  bien  public,  cherchait  à  se  dérober  à  la 
colère  des  Reïs,  et  passait  son  temps  à  adresser  à  tout  le 
monde  de  vaines  et  injustes  récriminations  contre  l'agent  du 
Bastion.  Après  que  M.  de  Mantin  eut  arboré  la  bannière  rouge, 
personne  ne  douta  plus  à  Alger  d'un  châtiment  prochain  ;  le 
Beylik  et  les  principaux  Reïs  se  hâtèrent  de  transporter  à 
Bône  leurs  esclaves  français. 

Mais  l'audace  leur  revint  au  bout  de  quelques  jours  de  tran- 
quillité, et  la  nouvelle  des  prises  faites  par  M.  de  Chasteluz  y 
fit  succéder  l'exaspération.  En  fait,  c'était  un  procédé  douteux 
que  de  se  présenter  pour  traiter,  en  faisant  acte  de  guerre  tout 
le  long  de  la  route.  Le  Divan  s'assembla  d'urgence  le  8  dé- 
cembre ;  Piou  et  Massey  furent  arrêtés,  menacés  d'être  brûlés 
vifs,  et,  finalement,  incarcérés  :  les  nombreuses  relations  qu'ils 
avaient  dans  Alger  abrégèrent  leur  emprisonnement.  Mais  il 
fut  décidé  que  la  paix  était  rompue,  que  les  Établissements 
français  seraient  détruits  et  ne  pourraient  jamais  être  recons- 
truits; Ali  Bitchnin  reçut  l'ordre  d'exécuter  la  sentence,  et 
partit  immédiatement  avec  les  galères;  à  la  fin  du  mois  il  était 
de  retour,  ayant  tout  ravagé,  et  ramenant  trois  cent  dix-sept 
prisonniers.  Il  n'avait  eu  à  essuyer  aucune  résistance  de  la 
part  de  gens  qui  ne  savaient  rien  de  ce  qui  s'était  passé,  et 
ne  s'attendaient  à  aucun  acte  d'hostilité.  A  cette  nouvelle, 
les  Lomellini  se  hâtèrent  de  renforcer  Tabarque. 

Ce  surcroît  d'injures  resta  impuni.  La  marine  française  était 
suffisamment  occupée  par  la  guerre  avec  l'Espagne,  et  il  lui  eût 
été  à  peu  près  impossible  de  diviser  ses  forces  :  c'était  un  des 
inconvénients  prévus  du  système  des  croisières  permanentes. 

Fort  heureusement  pour  la  France,  l'année  1638  fut  néfaste 
pour  l'Odjeac,  qui  vit  se  révolter  toutes  les  populations  de 
l'Est,  et  subit  au  même  moment  sur  mer  des  pertes  presque 
irréparables. 

En  supprimant  le  Bastion  dans  un  moment  de  colère  aveugle, 
les  Turcs  n'avaient  pas  songé  qu'ils  détruisaient  par  cela  même 
le  commerce  des  tribus  orientales  de  la  Régence ,  et  qu'ils 
les  mettaient  ainsi    dans   l'impossibilité  de  payer  le  tribut 


LES    PACHAS    TRIENNAUX  187 

annuel,  en  même  temps  qu'ils  enlevaient  au  trésor  du  Beylik 
la  ressource  précieuse  des  seize  mille  doubles  que  les  Établisse- 
ments y  versaient  chaque  année,  en  vertu  de  la  convention 
de  1628. 

Les  Kabyles  de  la  province  de  Constantine  refusèrent  donc  de 
payer  l'impôt,  et  s'insurgèrent  sous  le  commandement  de  Kha- 
led-es-S'rir;  en  même  temps,  le  Cheikh  el-Arab  Ahmed  ben- 
Sakheri  ben-bou-Okkaz,  qui  avait  à  tirer  vengeance  du  meurtre 
de  son  frère,  assassiné  l'année  précédente  par  le  Bey  Mourad, 
entraînait  les  indigènes  du  Sud,  marchait  avec  eux  sur  Cons- 
tantine, dont  il  ravagea  les  environs  et  la  banlieue,  après  avoir 
fait  sa  jonction  avec  Khaled.  Mourad-Bey  s'empressa  de 
demander  des  renforts  à  Alger,  et  il  lui  fut  envoyé  quatre 
mille  janissaires  sous  les  ordres  des  Caïds  loussef  et  Châban. 
L'arrivée  de  ces  troupes  porta  ses  forces  à  environ  six  mille 
hommes,  avec  lesquels  il  marcha  à  l'ennemi.  Le  combat  eut 
lieu  à  Guedjal,  et  les  Turcs  furent  complètement  battus  :  les 
débris  de  leur  armée  reprirent  en  désordre  la  route  d'Alger, 
et  durent  sans  doute  faire  un  grand  détour  :  car  la  Kabylie  du 
Djurjura  leur  était  fermée,  révoltée  qu'elle  était  depuis  plu- 
sieurs années  déjà,  et  groupée  autour  de  celui  qui  prenait  le 
titre  de  sultan  de  Kouko,  Ben  Ali  \ 

Lorsque  l'armée  vaincue  rentra  dans  Alger,  elle  y  trouva  la 
ville  plongée  dans  la  désolation;  un  seul  jour  avait  suffi  pour 
lui  enlever  ses  meilleures  galères,  l'élite  de  ses  marins  et  la 
plus  grande  partie  de  ses  chiourmes. 

La  Porte,  en  guerre  avec  Venise,  avait  réclamé  les  services 
des  Reïs  d'Alger;  après  quelques  lenteurs,  qui  n'étaient  au 
fond  que  des  refus  mal  déguisés,  il  avait  fallu  céder  à  l'opi- 
nion publique,  aidée  de  quelques  présents  distribués  par  les 
Chaouchs  du  Grand  Seigneur.  La  flotte  barbaresque  était  donc 
partie  pour  se  joindre  à  l'armée  navale  du  sultan ,  et  faisait 
route  vers  l'Archipel,  lorsque  le  mauvais  temps  la  força  de 
chercher  un  refuge  dans  le  petit  port  de  la  Yelone.  Ce  fut  là 

1.  Voir,  au  sujet  de  Ben  Ali,  roi  du  Gouque  (celui  que  M.  Berbrugger 
a  confondu  avec  Ben  Sakheri),  la  Relation  de  la  captivité  de  d'Aranda^ 
J'Odyssée  de  René  des  Boys,  et  ï Histoire  de  Barbarie  du.  P.  Dan  (édit. 
1649). 


188  CHAPITRE    TREIZIEME 

que  Gapello,  amiral  des  g^alères  de  Venise,  la  surprit  et  l'atta- 
qua hardiment  avec  les  vingt  bâtiments  qu'il  commandait  :  les 
Algériens,  entassés  les  uns  contre  les  autres,  ne  purent  ni 
manœuvrer  ni  se  servir  utilement  de  leur  artillerie,  leur  sécu- 
rité était  telle  que  plus  de  la  moitié  des  équipages  se  trouvait 
à  terre.  Ils  subirent  un  terrible  désastre  ;  les  Vénitiens  leur 
tuèrent  quinze  cents  hommes,  leur  coulèrent  à  fond  quatre 
galères,  en  prirent  douze  et  deux  brigantins.  Ce  beau  combat 
donna  la  liberté  à  trois  mille  six  cent  trente-quatre  chrétiens, 
qui  formaient  la  chiourme  des  galères  prises.  Peu  de  Reïs 
eurent  la  fortune  d'échapper  aux  mains  du  vainqueur  et  de  se 
faire  jour  à  travers  les  navires  :  l'amiral  Ali-Bitchnin  fut  un  de 
ces  privilégiés;  il  perça  les  rangs  ennemis  et  sauva  sa  vie  et 
sa  liberté  ;  mais  sa  fortune  reçut  une  rude  atteinte,  ainsi  que  le 
prestige  qui  l'avait  entouré  jusque-là.  C'est  lui  qui  supporta 
presque  tout  le  poids  de  la  défaite;  la  majeure  partie  des 
galères  prises  lui  appartenait  en  propre,  ainsi  que  leurs  équi- 
pages, et,  indépendamment  des  pertes  matérielles,  il  avait  vu 
périr  dans  le  combat  la  plupart  des  amis  dévoués  sur  lesquels  il 
comptait  pour  s'élever  jusqu'au  rang  suprême.  La  corporation 
des  Reïs  ne  se  releva  jamais  bien  de  ce  coup,  et  l'emploi  des 
galères  pour  la  Course  fut  presque  totalement  abandonné;  car, 
s'il  est  facile  de  construire  des  bâtiments  neufs,  il  est  impos- 
sible d'improviser  des  équipes.  La  bataille  de  la  Velone  eut 
encore  un  autre  résultat  :  ce  fut  d'accroître  la  mésintelligence 
qui  existait  entre  Alger  et  le  Grand  Divan. 

En  apprenant  la  destruction  de  la  flotte  algérienne,  le  Sultan 
fit  arrêter  et  emprisonner  l'ambassadeur  Luigi  Contarini,  et 
mit  le  séquestre  sur  les  personnes  et  les  biens  des  sujets  véni- 
tiens qui  se  trouvaient  à  Constantinople  ;  il  excita  les  Reïs  à 
se  venger,  en  leur  promettant  un  secours  prochain  de  vingt- 
cinq  galères,  et  donna  l'ordre  d'armer  une  flotte  destinée  à 
ravager  les  possessions  de  la  République.  Mais  la  vénalité  des 
ministres  de  la  Porte  et  la  cupidité  du  Souverain  lui-même, 
mirent  à  néant  tous  ces  projets.  Venise  employa  sa  méthode 
accoutumée  :  le  Grand-Vizir  et  les  principaux  favoris  du  Sul- 
tan furent  achetés,  et  la  querelle  se  calma  comme  par  enchan- 
tement. Il  va  sans  dire  qu'Amurat  IV  s'était  fait  la  part  du 


1 


LES  PACHAS    TRIENNAUX  189 

lion  ;  un  présent  de  deux  cent  mille  sequins  apaisa  sa  colère  ; 
la  paix  fut  déclarée,  et  il  fut  convenu  qu'on  ne  parlerait  plus 
de  la  restitution  des  navires  capturés. 

Il  est  facile  de  se  faire  une  idée  de  l'indignation  qu'éprou- 
vèrent les  Reïs  d'Alger  ;  il  était  déjà  dur  pour  eux  d'exposer 
leurs  richesses  et  leur  vie  sans  avoir  à  en  attendre  le  moindre 
bénéfice;  mais,  voir  battre  monnaie  avec  leur  sang  dépassait 
tout  ce  qu'ils  pouvaient  supporter.  Us  convinrent  entre  eux  de 
se  refuser  dorénavant  à  courir  les  mêmes  risques,  et  la  suite 
de  l'histoire  nous  démontrera  qu'ils  tinrent  leur  parole. 

La  révolte  de  l'Est  continuait.  A  l'été  de  1639,  une  nouvelle 
colonne  turque  sortit  d*Alger  pour  aller  châtier  les  Kabyles  ; 
elle  se  fit  cerner  dans  les  montagnes  et  allait  être  entièrement 
détruite,  lorsque  l'intervention  d'un  marabout  influent  la  sauva 
de  l'extermination.  Cela  peut  n'être  qu'une  légende  ;  mais  il 
est  bien  certain  que  les  Turcs  étaient  à  la  merci  des  insurgés, 
puisqu'ils  acceptèrent  les  conditions  suivantes  :  1°  abandon  de 
ce  qui  était  dû  sur  l'impôt;  2^  retour  immédiat,  et  par  le 
plus  court  chemin,  à  Alger;  3**  reconstruction  du  Bastion  de 
France  ;  4''  amnistie  pour  les  Golourlis.  Il  est  à  croire  que  cette 
dernière  clause,  tout  au  moins,  ne  fut  pas  respectée  par  le 
Divan,  une  fois  que  les  janissaires  furent  hors  de  péril;  car 
c'est  à  cette  époque  qu'il  faut  faire  remonter  la  fondation  de 
la  colonie  des  Zouetna,  dans  laquelle  les  Golourlis  furent 
internés.  Ce  manque  de  parole  fut,  sans  doute,  la  cause  de  la 
continuation  de  la  révolte  du  Djurjura. 

Le  mécontentement  était  général  ;  les  tremblements  de 
terre,  la  famine  et  la  peste  désolaient  Alger  ;  la  milice  se 
révolta,  et,  pour  se  venger  de  ses  deux  défaites  consécutives, 
égorgea  l'Agha  Amza-Khodja. 

Cependant,  sur  la  nouvelle  que  les  Turcs  consentaient  à 
laisser  relever  les  Établissements,  Jean-Baptiste  du  Coquiel, 
gentilhomme  ordinaire  de*  la  chambre  du  Roi,  avait  obtenu 
l'autorisation  d'ouvrir  des  négociations  à  ce  sujet,  et^  dès  l'an- 
née 1639,  il  avait  soumis  au  Divan  un  projet  de  Convention 
fort  peu  différent  de  celui  de  1628.  Il  était  aidé  dans  ses  dé- 
marches par  Thomas  Picquet,  négociant  de  Lyon,  qui  avait 
longtemps  séjourné  à  Alger,  où  il  avait  des  relations  assez 


190 


CHAPITRE    TREIZIEME 


étendues.  Comme  les  deux  parties  étaient  pressées  de  con- 
clure, l'accord  fut  bientôt  fait,  et,  sans  attendre  Fautorisation 
royale  et  l'approbation  du  traité,  les  nouveaux  concession- 
naires occupèrent  les  Établissements,  et  se  mirent  en  devoir 
d'en  réorganiser  le  personnel  et  le  négoce.  Cette  fois,  les 
Algériens_,  instruits  par  l'expérience,  avaient  voulu  se  lier  les 
mains,  et  il  était  dit,  à  l'article  23  de  la  convention,  que  le 
Bastion  serait  respecté,  «  même  en  cas  de  guerre  avec  la 
France,  »  et  que  :  «  tous  ceux  qui  parleront  de  le  rompre, 
seront  obligés  de  payer  les  trente-quatre  mille  doubles  tous 
les  ans,  qui  se  paient  tant  au  Pacha  qu'au  trésor  de  la  Casba, 
afin  que  la  paye  des  soldats  n'en  reçoive  aucune  atteinte.  » 

Sur  ces  entrefaites,  le  vice-consul  Jacques  Piou  mourut 
de  la  peste;  il  avait  joué  un  rôle  fort  insignifiant,  et  ne  fut 
guère  à  regretter*. 

Thomas  Picquet,  qui  représentait  à  Alger  les  intérêts  du 
Bastion,  fut  choisi  pour  gérer  le  consulat,  après  la  mort  de 
Piou.  Cette  nomination  eut  au  moins  le  bon  résultat  de 
mettre  fin  à  la  vieille  discorde  qui  séparait  en  deux  camps 
ennemis  les  résidents  et  même  les  malheureux  esclaves 
français. 

Le  commencement  de  l'année  1640  fut  marqué  par  une 
recrudescence  de  la  révolte  kabyle.  Les  insurgés  descendirent 
de  leurs  montagnes,  dévastèrent  la  Mitidja  et  tinrent  la  ville 
bloquée.  Les  Algériens,  effrayés,  firent  demander  des  secours 
à  la  Porte,  qui  ne  leur  en  envoya  point. 

Ali-Pacha,  dont  les  trois  années  de  commandement  étaient 
expirées,  fut  remplacé  par  Cheik  Hussein  ;  celui-ci  mourut 
quelques  mois  après  de  la  peste  qui  continuait  à  désoler  le 
pays.  Son  successeur  fut  Joussef-abou-Djemal. 

Le  7  juillet  1640,  M.  du  Coquiel  signa  avec  le  Divan  la 
convention  relative   aux  Établissements,   où  il  s'était  déjà 


1.  Voir  une  lettre  de  quelques  captifs^  qui  nous  apprend  à  quels  actes 
honteux  se  livrait  ce  vice-consul,  qui  avait  beaucoup  trop  adopté  les  mœurs 
du  pays  dans  lequel  il  vivait.  (Archives  de  la  Chambre  de  Commerce  de 
Marseille,  AA,  art.  507.)  Il  existe  quelques  lettres  de  lui  dans  la  Correspon- 
dance de  Sourdis  (Documents  inédits)  :  mais  M.  E.  Sue  a  lu  (à'tort)  Pion, 
de  même  qu'il  nomme  Massey  dit  Sancto,  Mnssey  Saut. 


LES    PACHAS    TRIENNAUX  I91 

installé  depuis  quelques  temps.  Le  cardinal  de  Richelieu 
n'approuva  pas  les  termes  du  nouveau  traité,  et  le  Conseil 
royal  refusa  de  le  sanctionner,  comme  «  moins  avantageux 
pour  la  France  que  les  Capitulations  qu'elle  avait  avec  le 
Grand-Seigneur,  auxquelles  ceux  d'Alger  sont  tenus  de  se 
conformera  »  M.  de  Sourdis  reçut  l'ordre  de  se  rendre  à 
Alger  ;  mais  il  fut  forcé  de  rester  à  croiser  sur  les  côtes 
d'Italie^  pour  empêcher  le  roi  d'Espagne  d'envoyer  des  secours 
à  Turin,  que  l'armée  française  tenait  assiégée.  Il  délégua  à  sa 
place  le  commandeur  de  Montigny  avec  des  ordres  en  tout 
semblables  à  ceux  qui  avaient  été  donnés,  en  1637,  à  M.  de 
Mantin.  L'expédition  n'eut  aucun  résultat  :  on  était  encore 
parti  trop  tard,  à  la  fin  d'octobre  ;  le  Pacha  fît  traîner  les  négo- 
ciations en  longueur  ;  le  mauvais  temps  survint,  et  il  fallut  se 
retirer.  En  1641,  M.  de  Montmeillan  reçut  la  même  mission, 
dans  laquelle  il  échoua  absolument  de  la  même  manière  et 
pour  les  mêmes  causes.  La  mort  de  Richelieu,  qui  arriva 
Tannée  suivante,  causa  l'interruption  des  croisières,  qui  ne 
furent  reprises  qu'à  l'automne  de  1643,  sous  le  commande- 
ment de  Tamiral  Duc  de  Brézé. 

Pendant  ces  trois  années,  la  peste  avait  continué  à  ravager 
le  pays  ;  elle  semblait  être  devenue  endémique  à  Alger  et  à 
Tunis,  où  il  était  mort  en  quelques  mois  plus  de  trente  mille 
habitants  et  un  grand  nombre  d'esclaves.  En  même  temps,  la 
révolte  kabyle  n'avait  pas  cessé,  et  gagnait  au  contraire  du 
terrain  de  jour  en  jour:  le  désordre  intérieur  s'accroissait, 
et  le  refus  de  l'impôt  rendait  très  douteuse  la  régularité  de  la 
paie  de  la  milice. 

En  1641,  le  Divan  décida  qu'il  serait  dirigé  une  expédition 
contre  Ben-Ali,  et  que  le  Pacha  la  commanderait  lui-même. 
Joussef,  qui  se  méfiait  des  conséquences  qu'aurait  pour  lui 
une  défaite  probable,  eût  de  beaucoup  préféré  rester  à  Alger; 
il  essaya  même  de  s'excuser  sur  ses  infirmités,  mais  ce  fut  en 
vain  ;  il  lui  fallut  partir.  Soit  pour  lui  épargner  de  trop  grandes 
fatigues,  soit  que  les  communications  avec  l'Est  fussent  entiè- 

1.  Cette  phrase  prouve  combien  on  se  faisait  illusion  sur  les  relations 
d'Alger  avec  la  Porte,  puisqu'on  croyait  encore  pouvoir  amener  les  Reïs  au 
respect  des  Capitulations. 


192 


CHAPITRE    TREIZIEME 


remenL  coupées, on  lui  laissa  faire  la  route  par  mer.  Il  ne  revint 
que  l'année  suivante,  ayant  subi  de  grosses  pertes  sans  avoir 
rien  avancé.  Une  révolte  éclata  contre  lui  :  la  milice  se  saisit 
de  sa  personne  et  l'emprisonna  au  Fort  l'Empereur.  Mohammed 
Boursali,  qui  lui  succéda,  le  fit  mettre  en  liberté  quelque 
temps  après.  En  1643,  les  Turcs  envoyèrent  dans  le  Djur- 
jura  une  nouvelle  armée,  qui  eut  le  sort  des  deux  précédentes. 
On  ne  sait  pas  exactement  comment  prit  fin  la  révolte  de 
Kouko  ;  mais  elle  dut  être  apaisée  par  un  moyen  ou  un  autre, 
vers  la  fin  de  1643  ou  le  commencement  de  1644,  puisqu'en 
cette  même  année  Mohammed-Pacha  put  disposer  de  ses  forces 
pour  aller  combattre,  dans  la  province  de  Constantine,  l'in- 
surrection des  tribus  du  Hodna. 

Cependant,  le  Sultan  Ibrahim,  auquel  les  Chevaliers  de 
Saint-Jean  de  Jérusalem  prenaient  tous  les  jours  des  navires, 
se  décidait  à  abandonner  momentanément  la  guerre  infruc- 
tueuse qu'il  faisait  aux  Cosaques  de  la  mer  Noire,  et  à  diriger 
toutes  ses  forces  contre  Malte.  En  conséquence,  il  avait 
envoyé  l'ordre  à  Alger,  Tunis  et  Tripoli,  de  tenir  leurs  flottes 
prêtes  à  se  rendre  au  rendez-vous  général,  qui  était  donné  à 
Navarin. 

Le  grand  Maître  de  TOrdre,  Paul  Lascaris  Castellar,  orga- 
nisa une  défense  vigoureuse  ;  il  fit  réparer  avec  soin  les  forti- 
fications et  convoqua  pour  la  défense  de  l'île  les  chevaliers 
absents,  qui  répondirent  avec  empressement  à  cet  appel  :  le 
Vicomte  d'Arpajon  amena  à  lui  seul  deux  mille  hommes 
armés  et  équipés  à  ses  frais.  Tous  ces  préparatifs  restèrent 
inutiles,  et  il  n'y  eut  qu'une  petite  tentative  de  débarquement 
à  Tîle  du  Goze  ;  car  les  Reïs  barbaresques  avaient  refusé  leur 
concours,  suivant  l'exemple  de  ceux  d'Alger,  qui  se  souve- 
naient de  la  façon  dont  ils  avaient  été  traités  par  la  Porte 
après  le  combat  de  la  Yelone.  Cette  défection  força  Ibrahim 
d'abandonner  ses  projets  sur  Malte,  et  il  dut  se  rejeter  sur 
Venise,  à  laquelle  il  prit  La  Canée;  en  même  temps,  il  avait 
été  informé  de  ce  qui  se  passait  à  Alger,  et  y  envoyait  deux 
chaouchs,  chargés  de  lui  rapporter  la  tête  d^Ali  Bitchnin  et  de 
quatre  autres  principaux  chefs  de  la  Taïlîe. 

A  peine  ces  envoyés  furent-ils  débarqués  à  Alger,  et  eurent- 


é 


>^  LES   PACHAS    TRIENNAUX  '  ^93 

ils  laissé  entrevoir  l'objet  de  leur  mission,  qu'une  révolte 
terrible  éclata.  Le  Pacha  Mohammed,  accusé  d'être  l'instiga- 
teur de  cette  mesure,  fut  poursuivi  les  armes  à  la  main,  et  en 
sauva  sa  vie  qu'en  se  réfugiant  dans  une  mosquée,  de  laquelle 
il  n'osa  plus  sortir  de  longtemps.  Les  chaouchs  furent  forcés 
de  chercher  un  asile  chez  celui-là  même  dont  ils  étaient  venus 
demander  la  tète  ;  il  profita  de  leur  présence  pour  les  acheter, 
et  les  renvoya  à  Constantinople  chargés  de  présents. 

Mais,  peu  de  temps  après  leur  départ,  il  put  voir  à  son  tour 
combien  il  était  difficile  de  gouverner  une  population  aussi 
turbulente.  La  milice,  que  le  Pacha^  toujours  enfermé  dans  la 
mosquée,  ne  payait  plus,  décida  que,  puisque  Bitchnin  s'était 
emparé  du  pouvoir,  c'était  lui  qui  devait  assurer  la  solde. 
Malgré  les  réclamations  de  l'amiral,  le  Divan  maintint  cette 
singulière  sentence,  et  lui  accorda  seulement  trois  jours  pour 
réunir  l'argent  nécessaire  ;  au  bout  de  ce  temps,  et  malgré 
tous  ses  efforts,  il  lui  manquait  encore  quarante  mille  piastres 
pour  satisfaire  à  ces  exigences.  Il  se  sauva  chez  un  marabout 
de  ses  amis,  se  mit  au  lit,  malade  ou  feignant  de  l'être,  et 
demanda  de  nouveau  du  temps  pour  payer.  Il  lui  fut  accordé 
cinq  jours  pour  tout  délai.  Le  Divan  put  bientôt  s'apercevoir 
que  le  rusé  corsaire  n'avait  cherché  qu'à  traîner  les  négocia- 
tions en  longueur  pour  saisir  le  moment  favorable  ;  car,  avant 
l'expiration  du  temps  fixé,  il  sortit  de  la  ville  pendant  la  nuit, 
et  prit  avec  ses  richesses  la  route  de  Kouko,  où  commandait 
son  beau-père. 

A  la  nouvelle  de  ce  départ,  le  désordre  fut  à  son  comble  à 
Alger  ;  la  milice  se  précipita  sur  l'habitation  de  l'amiral,  la 
pilla  et  s'empara  des  esclaves,  même  de  ceux  qui  avaient  été 
rachetés  :  elle  saccagea  les  boutiques  des  Juifs,  et  se  livra  à 
toute  sorte  d'excès  contre  les  habitants.  Sa  colère  s'augmentait 
encore  de  la  crainte  qu'elle  avait  de  voir  revenir  Bitchnin  à  la 
tête  d'une  armée  kabyle,  dont  l'action  eut  été  favorisée  par  la 
complicité  des  Reïs.  Les  galères  furent  gardées  à  vue,  et  la 
garnison  des  forts  de  la  mer  fut  augmentée. 

Tout  d'un  coup,  par  un  de  ces  brusques  revirements  com- 
muns aux  foules  indisciplinées,  Ali  rentra  à  Alger,  porté  en 
triomphe  par  ceux  qui  demandaient  sa  mort  à  grands  cris 

13 


494 


CHAPITRE    TREIZIEiME 


quelques  jours  auparavant.  Cette  révolution  s'expliquera  en 
peu  de  mots  :  il  avait  réussi.  Le  Grand  Seig-neur,  qui  avait 
besoin  des  Reïs  d'Alger,  avait  cédé  aux  exigences  de  son  chef  et 
lui  envoyait  le  Caftan,  et  seize  mille  sultanins  d'or  échangés 
contre  le  concours  de  seize  galères.  Le  corsaire  renég-at  avait  eu 
raison  du  Sultan.  Une  chose  échappait  toutefois  à  son  ambi- 
tion ;  c'était  le  titre  de  Pacha.  Ahmed  venait  d'être  nommé 
en  remplacement  de  Mohammed  Boursali.  Il  avait  sans  doute 
reçu  des  instructions  secrètes  ;  car,  peu  de  temps  après  son 
arrivée,  Bitchnin  mourut  subitement,  et  l'opinion  publique  fut 
qu'il  avait  élé  empoisonné.  On  lui  fit  des  funérailles  royales_, 
et  son  frère,  Sidi  Ramdan,  hérita  de  ses  biens  et  de  son  pou- 
voir. D'après  les  Mémoires  du  temps,  il  ne  sortait  qu'entouré 
d'une  garde  de  cent  cavaliers,  chose  que  personne  n'avait  osé 
faire  avant  lui. 

Pendant  ces  dernières  années,  le  rôle  de  la  France  avait  élé 
bien  effacé.  L'agent  du  Bastion,  Thomas  Picquet,  qui  rem- 
plissait les  fonctions  de  vice-consul,,  avait  vu  respecter  sa 
personne  et  ses  biens^  depuis  que  les  Turcs  s'étaient  aperçus 
que  le  mal  qu'ils  faisaient  aux  Etablissements  retombait  sur 
leur  tête  ;  mais  il  ne  jouissait  d'aucune  influence.  Le  Conseil 
royal  ne  l'ignorait  pas  et  modifia  Tétat  des  choses  aussitôt 
que  l'apaisement  des  troubles  du  pays  le  lui  permit. 


CHAPITRE    QUATORZIÈME 

LES  PACHAS  TBIENNAUX  (fiu) 


SOMMAIRE:  Saint  Vincent  de  Paul  et  les  Consuls  Lazaristes.  —  loussouf.  — 
Ravages  des  pirates.  —  Emprisonnement  de  M.  Barreau.  —  Peste  de  trois 
ans.  —  Toute  l'Europe  arme  contre  les  Reïs.  —  Mohammed.  —  Croisières 
françaises,  anglaises,  hollandaises  et  vénitiennes.  —  Ahmed.  —  M.  Barreau 
est  de  nouveau  enchaîné.  —  Ibrahim.  —  Faillite  Rappiot,  et  fuite  du  Gou- 
verneur du  Bastion.  —  Nouveaux  embarras  du  Consul  français.  —  Révolte 
contre  Ibrahim.  —  Ali. 


A  ce  moment^  il  y  avait  déjà  quelques  années  qu'un  des 
personnages  les  plus  remarquables  de  son  siècle  cherchait  à 
l'ésoudre  le  difficile  problème  des  rapports  de  la  France  avec 
les  Etats  Barbaresques.  C'était  le  grand  homme  de  bien  qu'on 
appelait  alors  Monsieur  Vincent,  et  dont  l'histoire  a  conservé 
le  souvenir  sous  le  nom  de  saint  Vincent  de  Paul.  Ayant  lui- 
même  subi  l'esclavage  à  Tunis  (1605-1607),  il  avait  pu  en  étu- 
dier toutes  les  misères,  en  même  temps  que  son  esprit 
observateur  et  sagace  lui  permettait  de  se  rendre  compte  de 
la  faiblesse  réelle  de  ces  États,  par  lesquels  l'Europe  se 
laissait  insulter  et  ravager.  Aussi  ne  cessait-il  d'appuyer  de 
sa  légitime  influence  le  parti  des  croisières  permanentes; 
c'était  lui  qui  avait,  en  1620,  décidé  Philibert-Emmanuel  de 
Gondi,  dont  il  avait  élevé  les  enfants,  à  demander  la  permis- 
sion «  d'entreprendre  contre  Alger  »  ;  et^  si  le  Général  des 
galères  eut  montré  à  cette  époque  un  peu  plus  de  résolution, 
les  résultats  obtenus  eussent  été  tout  autres.  Mais,  voyant 
enfin  que,  dans  l'état  de  trouble  et  de  pénurie  où  se  trouvait 
alors  la  France,  il  y  avait  peu  de  chances  de  voir  adopter  un 
système  de  répression  continue,  il  se  détermina  à  changer  son 


j^96  CHAPITRE    QUATORZIEME 

mode  d'action.  Dans  la  célèbre  congrégation  qu'il  fonda, 
YOEitvre  des  Esclaves  tint  une  des  premières  places,  et  il  y  fit 
résoudre  d'envoyer  des  Missions  en  Barbarie  ;  plus  tard,  il 
voulut  que  ces  Missions  fussent  résidentes,  ot,  à  cet  effet,  il 
installa  des  prêtres  Lazaristes  auprès  des  consuls,  à  titre  de 
Chapelains  ;  il  se  servait  aussi  d'un  droit  reconnu  par  les 
Capitulations;  en  1645,  M.  Martin,  consul  à  Tunis,  reçut  en 
cette  qualité  le  Père  Guérin,  accompagné  du  frère  Francillon. 
Le  titulaire  d'Alger,  M.  Balthazar  de  Yias,  n'exerçait  pas  sa 
charge  par  lui-même.  Saint  Yincent  de  Paul  obtint  du  Roi 
Tautorisation  de  la  lui  acheter,  et  de  la  faire  gérer  par  un 
membre  de  la  Congrégation.  Il  avait  été  amené  à  prendre  ce 
parti  par  diverses  considérations  qu'il  explique  lui-même  fort 
clairement  dans  une  lettre  adressée  à  M.  de  la  llaye-Yantelay, 
ambassadeur  à  Constantinople,  datée  du  25  février  1654.  11  y 
est  dit  que  :  «  ayant  entrepris  depuis  six  ou  sept  ans  d'assister 
les  pauvres  chrétiens  esclaves  en  Barbarie,  spirituellement  et 
corporellement^  tant  en  santé  qu'en  maladie,  etc.  »,  il  a  fallu 
d'abord  que  les  prêtres  se  fissent  chapelains  des  consuls  ;  qu'à 
la  mort  d'un  de  ceux-ci,  le  Pacha  commanda  au  prêtre  d'exer- 
cer lacharge,  sur  l'instance  des  marchands  français.  C'est  alors 
queM"^^  la  duchesse  d'Aiguillon  «  s'employa  vers  le  roi,  sans 
que  nous  en  eussions  aucune  pensée,  pour  nous  faire  avoir  les 
consulats  de  Tunis  et  d'Alger.  Ces  consuls  emploient  les  pro- 
duits de  leur  charge  et  l'argent  que  nous  leur  envoyons  à 
soulager  et  à  racheter  les  captifs.  Ils  maintiennent  dans  le 
devoir  les  prêtres  et  religieux  esclaves,  dont  la  conduite 
n'était  pas  toujours  édifiante  ;  le  grand  libertinage  qui  régnait 
auparavant  parmi  ces  personnes  d'Église  décourageait  les 
chrétiens.  » 

Tout  cela  était  fort  vrai  ;  le  bagne  était  une  école  de  vice  et 
de  débauche  ;  l'ivrognerie  y  était  en  honneur  ;  l'escroquerie 
et  le  vol  s'y  pratiquaient  ouvertement  ;  les  esclaves  démora- 
lisés, perdant  tout  espoir  de  revoir  leur  patrie,  se  suicidaient 
ou  allaient  grossir  le  nombre  des  renégats,  accroissant  ainsi 
la  puissance  deTennemi.  Quelques-uns  des  prêtres  et  religieux 
captifs,  dénués  de  tout,  soumis  à  un  travail  excessif,  man- 
quant de  surveillance,  ne  tardaient  pas  à  prendre  les  mœurs 


LES    PACFIAS    TRIKSNAUX  197 

de  leurs  compagnons  de  misère,  devenaient  la  risée  des  Turcs 
et  des  renégats,  et  un  mortel  élément  de  défaillance  pour  tous 
ceux  qui  étaient  déjà  ébranlés  dans  leur  foi.  En  se  plaçant  à  ce 
point  de  vue,  il  est  certain  que  saint  Vincent,  qui  avait  vu  de 
près  toutes  ces  hontes,  choisissait  un  bon  moyen  d^  remédier, 
en  installant  les  consuls  lazaristes  dans  les  États  barbaresques. 

Mais  celte  pensée  charitable,  qui  donnait  une  certaine  satis- 
faction aux  besoins  physiques  et  moraux  des  vingt  mille 
infortunés  qui  gémissaient  dans  les  bagnes  d'Alger,  était  un 
des  plus  malencontreux  essais  politiques  qu'on  ait  jamais  fait, 
et  la  suite  de  cette  histoire  ne  nous  le  démontrera  que  trop. 
Ces  hommes  pieux,  dévoués  et  bienfaisants,  ces  chrétiens 
résignés,  qui  acceptaient  comme  une  faveur  divine  les  incar- 
cérations, les  bastonnades  et  la  mort^  méritent  à  un  haut  de- 
gré le  respect  dû  au  courage  et  à  la  vertu  ;  ils  arrachèrent 
l'admiration  à  leurs  bourreaux  eux-mêmes  ;  mais,  comme 
agents  de  l'État,  ils  furent  les  plus  mauvais  Consuls  qu'on 
puisse  rêver,  et,  les  jours  où  ils  ne  furent  pas  inutiles,  ils 
devinrent  involontairement  aussi  nuisibles  aux  intérêts  de  leur 
patrie  qu'à  leurs  propres  personnes.  Il  n'eut  pas  été  difficile  de 
prévoir  qu'il  devait  en  être  ainsi,  et  que  leurs  vertus  mêmes 
allaient  rendre  leur  mission  souvent  périlleuse,  et  quelquefois 
impossible  L'humilité  chrétienne,  la  soif  du  martyre,  ne  sont 
pas  des  qualités  consulaires.  Celui  qui  représente  la  France  en 
pays  étranger  doit  la  représenter  fièrement,  et  ne  pas  oublier 
que  celui  qui  le  frappe  insulte  la  nation  tout  entière.  Ily  avait  là 
un  premier  écueil,  et  ce  n'étaitpeut-être  pas  le  moins  dangereux. 

Dans  toute  alliance  entre  deux  nations,  il  existe  une  clause 
principale,  écrite  ou  secrète,  qui  a  été  la  véritable  raison  dé- 
terminante du  traité  conclu,  et  faute  de  laquelle  la  paix  ne 
saurait  subsister  longtemps.  L'ancienne  amitié  de  la  France 
et  de  rOdjeac  d'Alger  était  basée  sur  une  haine  commune  de 
l'Espagne,  en  sorte  que  l'on  peut  voir  les  ruptures  éclater 
toutes  les  fois  que  l'influence  espagnole  devient  prépondérante 
à  la  Cour  de  France.  Il  faut  ajouter  que  la  Régence  n'avait  eu, 
pendant  longtemps,  de  relations  commerciales  suivies  qu'avec 
cette  dernière  puissance,  la  seule  sur  la  Méditerranée  avec 
laquelle  elle  ne  fut  pas  en  guerre  constante  ;  c'est  donc  par 


198  CHAPITR'î    QUATORZIEME 

l'intermédiaire  des  marchands  français  qu'elle  exportait  les 
produits  indigènes,  grains,  huile,  cire,  cuirs,  etc.  Grâce  à 
eux,  elle  se  débarrassait  des  marchandises  qu'il  était  impos- 
sible de  vendre  dans  le  pays  même  ;  par  eux,  elle  se  procurait 
les  agrès,  les  cordages,  les  voiles,  les  rames,  les  canons  et  les 
projectiles  dont  elle  manquait  :  c'était  pour  elle  une  question 
de  vie  ou  de  mort.  Il  est  vrai  que  l'article  YII  de  la  bulle 
In  cœna  Domini  frappait  d'excommunication  tous  ceux  qui 
fournissaient  aux  Musulmans  des  armes  ou  des  munitions 
de  guerre  ;  mais  nos  rois,  tout  en  édictant  des  ordonnances 
dans  ce  sens,  avaient  souvent  dérogé  à  leur  esprit,  et  nos  con- 
suls avaient  toujours  fermé  les  yeux  sur  ce  commerce,  le 
seul,  à  dire  vrai,  qui  fût  possible  avec  Alger  V 

Or,  ce  qui  avait  pu  être  toléré  par  un  consul  laïque,  ne  put 
plus  l'être  par  un  religieux,  et  tout  le  monde  fut  mécontent. 
Les  Turcs  considérèrent  ce  procédé  comme  un  acte  d'hostilité  ; 
les  marchands  se  plaignirent  de  leur  ruine  ;  la  ville  de  Mar- 
seille, qui  avait  accaparé  presque  tout  ce  négoce^  vit  diminuer 
ses  revenus,  et  ne  cacha  pas  son  mécontentement  ;  en  résumé^ 
les  nouveaux  consuls  devinrent  vite  en  butte  à  la  colère  des 
Algériens,  et  à  la  haine  mal  déguisée  de  leurs  nationaux.  Par 
toutes  ces  raisons,  leur  situation  fut  déplorable  ;  les  Pachas 
et  les  Deys  s'habituèrent  à  les  insulter,  à  les  emprisonner,  à 
les  bâtonner  impunément,  jusqu'au  jour  oii  ils  couronnèrent 
leurs  sévices  par  la  mort  cruelle  infligée  à  quelques-uns 
d'entre  eux. 

Saint  Vincent  de  Paul  ne  mit  pas  longtemps  à  s'apercevoir 
qu'il  s'était  trompé  ;  dès  le  16  avril  1655,  il  écrivait  à  M.  Get, 
Supérieur  à  Marseille,  (de  chargeant  de  s'informer  secrètement, 
si  l'on  ne  pourrait  pas  trouver  quelque  marchand  de  Marseille 
qui  consentît  à  payer  une  rente,  en  échange  des  consulats 
d'Alger  et  de  Tunis.  »  Le  18  mai  1657,  il  revenait  sur  ce 


1.  «  Fins  tard,  dit  Elie  de  la  Primaudaie  d'après  Depping,  les  papes 
consentirent  à  faire  des  exceptions  à  la  règle  générale  qu'ils  avaient 
établie,  et  accordèrent  aux  marchands  des  licences  de  commerce .  Ces 
autorisations,  qui  étaient  vendues  par  la  Chambre  apostolique,  étaient 
pour  elle  une  source  de  revenus  assez  importante  :  on  l'évaluait  à  dix 
mille  ducats  par  an.  »  (Le  commerce  et  la  navigation  d'Algérie,  Paris, 
1861,  in-8.) 


I 


LES    PACHAS    TRIENNAUX  199 

projet,  et  apprenait  à  M.  Get  qu'on  lui  avait  offert  1,500  livres 
par  an  du  consulat  de  Tunis.  Mais,  en  offrant  de  céder  la 
charge,  il  entendait  conserver  l'autorité  morale^  au  moyen 
d'un  prêtre  de  la  Mission,  qu'il  eût  entretenu  auprès  du  titu- 
laire, et^  dans  ces  conditions,  il  ne  trouvait  personne  qui  voulût 
de  ce  pouvoir  partagé.  II  avait  songé  à  faire  gérer  les  consu- 
lats par  des  religieux  ;  mais  il  s'était  heurté  à  la  résistance 
de  Rome  ;  la  Congrégation   de  Propaganda  fide   appréciait 
très  sainement  les  dangers  de  cette  combinaison,  et  opposa 
des  refus  formels  aux  nombreuses  démarches  qu'il  tenta  au- 
près d'elle.   Au  moment  où  il  espérait   voir  sa  démarche 
favorablement  accueillie,  il  avait  désigné  pour  occuper  le 
poste  d'Alger  le  Père  Lambert-aux-Couteaux  ;  il  lui  substitua 
le  Frère   Barreau*^  membre  laïque  de  la  Congrégation,  qui 
faisait  alors  ses  études  cléricales  à  Saint-Lazare.  Ce  fut  un 
choix  malheureux.  M.  Barreau  était  le  plus  vertueux  et  le 
plus  charitable  des  hommes;  il  ne  savait  pas  résister  à  une  de- 
mande d'argent,  et  ne  pouvait  pas  se  résigner  à  écarter  les  solli- 
citeurs; quand  sa  bourse  était  vide,  il  engageait  sa  parole^  et 
le  cautionné  s'enfuyait  souvent,  abandonnant  le  consul  à  la 
fureur  des  créanciers.  Il  mit  ainsi  à  une  rude  épreuve  la  patience 
de  saint  Vincent,  qui  ne  cessait  de  lui  remontrer  qu'il  n^avait 
pas  le  droit  de  s'engager  au-dessus  de  ses  ressources,  et  que 
sa  charité  désordonnée  nuisait  à  la  Mission,  au  consul,  et  aux 
captifs   eux-mêmes.    Tout  fut  inutile  ;  il  était  d'une  bonté 
incorrigible.  Nous  allons  voir  ce  qu'elle  lui  coûta. 

Il  partit  aussitôt  qu'il  fut  pourvu  de  sa  commission,  et 
arriva  à  Alger  au  mois  de  juillet  1646.  Son  installation  se  fit 
sans  difficulté,  et  même,  grâce  à  quelques  présents^  il  se  fit 
restituer  55  captifs,  qui  avaient  été  jadis  rachetés  à  Ali 
Bitchnin  par  le  Père  Lucien  Hérault,  et  qui,  lors  du  pillage 
de  la  maison  de  l'ancien  chef  de  la  Taïffe,  étaient  tombés  en 
diverses  mains.  En  1647,  loussouf-Pacha  succéda  à  Ahmed 
AH,  et  donna  une  nouvelle  impulsion  à  la  Course.  L'Italie 
souffrit  beaucoup;  la  Provence  ne  fut  pas  épargnée.  De  leur 

1.  On  le  désigne  souvent  à  tort  par  le  titre  de  Père;  il  ne  reçut  les  ordres 
qu'après  son  retour  en  France,  en  1662. 


^00  CHAPITRE    QUATORZIÈME 

côté,  les  Algériens  eurent  à  subir  de  grandes  pertes  ;  le  16 
février,  les  galères  de  Malte  prirent  le  grand  vaisseau-amiral, 
après  un  rude  combat  où  périrent  250  Turcs.  Les  Chevaliers 
firent  150  prisonniers  et  délivrèrent  45  esclaves  :  mais  leur 
amiral,  M.  de  Saint-Egeay,  fut  tué  dans  le  combat.  Au 
commencement  de  mars,  le  Capitan-Pacha  Hussein  surprit 
dans  le  canal  de  Négrepont  l'amiral  vénitien  Morosini_,  et  le 
fit  attaquer  par  les  Reïs  d'Alger,  qui  formaient  son  avant- 
garde  :  Morosini  fut  culbuté  et  tué  ;  mais,  à  ce  moment, 
survint  le  reste  de  la  flotte  chrétienne,  commandée  par  Gri- 
mani,  qui  écrasa  les  Turcs,  et  les  força  de  retourner  à  Candie, 
après  avoir  enlevé  leur  convoi  dans  le  port  de  Mételin.  Cette 
nouvelle  jeta  la  consternation  dans  Alger,  que  décimait  alors 
la  peste.  La  mauvaise  humeur  du  Pacha  se  traduisit  en  persé- 
cutions contre  M.  Barreau  :  il  lui  réclama  le  paiement  d'une 
somme  de  6  ou  7,000  piastres,  qui,  disait-il,  était  due  par  les 
Pères  de  la  Mercy,  et  le  fit  emprisonner  pour  le  contraindre 
à  payer*.  Cette  fois,  le  consul  en  fut  quitte  pour  deux  ou 
trois  semaines  d'incarcération,  et  se  fit  remettre  en  liberté, 
moyennant  quelques  présents.  Les  troubles  étaient  tels  en 
France,  qu'il  ne  fallait  même  pas  songer  à  demander  raison 
de  cette  injure.  Sans  les  Vénitiens  et  les  Chevaliers  de  Malte, 
la  Méditerranée  eut  été  abandonnée  sans  défense  à  la  pira- 
terie. Malgré  leurs  efforts,  les  côtes  d'Italie  continuèrent  à 
être  ravagées  d'une  façon  périodique.  En  1648,  la  peste  vint 
encore  décimer  la  population  d'Alger  ;  le  fléau  ne  devait 
s'apaiser  qu'en  1650.  Les  Colourlis  exilés  demandèrent  à 
rentrer  ;  on  accorda  cette  faveur  à  ceux  d'entre  eux  qui  purent 
fournir  caution.  La  révolte  de  la  province  de  Constantine 
était  apaisée,  et  le  nouveau  Bey,  Ferhat-ben-Mourad,  y  voyait 
son  autorité  respectée. 

Dès  le  commencement  de  l'année ,  le  Sultan  avait  envoyé 
aux  Reïs  l'ordre  de  venir  se  joindre  à  la  flotte  ottomane  ; 


1.  Les  Turcs  d'Alger  ne  consentirent  jamais  à  faire  des  distinctions 
d'intérêt  entre  les  ordres  religieux;  «  Yous  êtes  tous  des  papas,  disaient-ils, 
et  vous  devez  payer  les  uns  pour  les  autres  !  »  Cette  théorie  bizarre  mit 
plus  d'une  fois  dans  un  cruel  embarras  ceux  qui  se  vouaient  au  rachat 
des  esclaves. 


LFS    PACfUS    TRIENNAUX  201 

mais,  ceux-ci,  encore  sous  l'impression  de  la  défaite  de  Nê- 
grepont,  refusèrent  d'armerleurs  vaisseaux,  jusqu'au  moment 
où  une  subvention  de  60,000  sultanins  viat  les  y  décider. 
Encore  s'arrêtèrent-ils  pour  piller  tout  le  long  de  la  roule  ; 
cependant  ils  ravitaillèrent  la  Canée  dans  les  premiers  mois 
de  1649,  et  firent  leur  jonction  à  temps  pour  participer  à  la 
bataille  de  la  Focchia,  où  l'amiral  de  Riva  battit  la  flotte 
turque. 

En  1650,  M.  Barreau  fut  remis  aux  fers,  et  y  resta  jusqu'en 
1052.  11  s'agissait  toujours  de  la  dette  de  l'ordre  de  la  Mercy. 
Enhardis  par  l'impunité,  les  pirates  vinrent  écumer  dans  les 
eaux  de  Marseille,  dont  les  galères  leur  donnèrent  la  chasse  ; 
au  mois  de  septembre,  les  Reïs  ravagèrent  la  Corse,  et  firent 
une  grande  quantité  de  captifs  dans  cette  île  et  sur  les  côt(îs 
de  Naples.  L'année  suivante,  ils  débarquèrent  au  moment  de 
la  moisson  près  de  Civita-Yecchia,  et  enlevèrent  dans  la  cam- 
pagne de  Rome  tous  ceux  qui  ne  se  sauvèrent  point  à  temps. 
Le  métier  était  bon,  et  tout  le  monde  s'en  mêlait;  des  mar- 
chands de  Rotterdam,  d'Amsterdam,  de  Gênes  et  de  Livourne 
entreposaient  les  marchandises  volées  par  les  Barbaresques, 
et  se  faisaient  leurs  courtiers,  moyennant  commission  ;  on  en 
pendit  quelques-uns,  mais  sans  grand  résultat.  Du  reste, 
l'exemple  était  venu  de  haut,  et  il  y  avait  plus  de  vingt-cinq 
ans  que  Jacques  Vacon,  d'Ollioules,  avait  formulé  des  plaintes 
officielles  contre  le  recel  favorisé  parle  Grand-Duc  de  Toscane. 
On  voyait  les  pirates  anglais  et  hollandais  naviguer  de  con- 
serve avec  ceux  d'Alger  et  de  Tunis  ;  les  Vénitiens  en  faisaient 
des  plaintes  inutiles.  Car  ces  nouveaux  déprédateurs  s'étaient 
fait  délivrer  des  lettres  de  marque  par  leurs  gouvernements 
respectifs  pour  courir  sus  aux  Français,  et,  sous  ce  prétexte, 
ils  pillaient  tout  le  monde.  Le  fait  n'était  pas  nouveau,  et  les 
voyageurs  craignaient  beaucoup  plus  la  rencontre  de  ces 
pirates-là  que  celle  des  Barbaresques  ;  car,  pris  par  ces  der- 
niers, on  ne  risquait  que  la  captivité,  tandis  que  les  autres 
massacraient  tout,  pour  effacer  les  traces  de  leur  crime.  En 
un  mot,  la  Méditerranée  n'était  plus  qu'un  repaire  de  ban- 
dits ;  l'Espagne  impuissante  laissait  faire  ;  la  Sicile  et  les 
petits  États  d'Italie,  en  proie  aux  révolutions,  ne  pouvaient 


202  CHAPITRE    QUATORZIEME 

d'aucune  manière  s'opposer  au  fléau  qui  les  dévorait;  la 
France  était  livrée  aux  factions  ;  à  Constantinople.  le  désordre 
était  à  son  apogée,  au  milieu  des  complots,  des  meurtres 
quotidiens,  et  de  la  discorde  des  Spahis  et  des  Janissaires. 

Seuls,  pendant  la  dernière  moitié  du  xvu°  siècle,  les  Véni- 
tiens parvinrent  à  assurer  un  peu  de  sécurité  à  l'Adriatique  et 
à  une  partie  de  l'Archipel.  Les  croisières  des  Morosini,  des  Gri- 
mani,  des  Cornaro  arrêtèrent  les  progrès  du  mal;  en  1651, 
Mocenigo  hattit  la  flotte  turque  devant  Candie  ;  les  Reïs 
d'Alger  et  de  Tunis  se  conduisirent  très  mollement,  et  le 
capitan-Pacha  voulait  leur  faire  couper  la  tête  ;  ils  quittèrent 
l'armée  et  retournèrent  chez  eux,  en  pillant  tout  le  long  de  la 
route  ;  Foscolo  leur  donna  la  chasse  et  en  prit  quelques-uns. 
A  Alger,  Mohammed^  avait  succédé  à  loussouf,  et  ce  chan- 
gement avait  été  avantageux  à  M.  Barreau  ;  car  l'ancien  Pacha, 
voyant  qu'il  allait  partir,  et  qu'il  ne  pourrait  plus  rien  tirer  de 
son  prisonnier,  s'était  décidé  à  le  libérer  moyennant  350 
piastres,  au  lieu  de  7,000  qu'il  lui  avait  réclamées  jusque-là. 
La  Hollande  profita  du  changement  de  Pacha  pour  demander 
la  paix,  qu'on  lui  vendit  assez  cher  ;  ce  fut  de  l'argent  perdu, 
et  ses  vaisseaux  continuèrent  à  être  attaqués.  En  1652,  Moro- 
sini, frère  de  celui  qui  avait  été  tué  à  Négrepont,  surprit  au 
cap  Matapan  le  convoi  des  Reïs,  qui,  ayant  reçu  50,000 
sultanins  de  la  Porte,  s'étaient  décidés  à  ravitailler  la  flotte 
turque  d'agrès  et  de  chiourme  ;  il  leur  prit  douze  vaisseaux. 
Mais  le  bassin  occidental  continuait  à  être  dévasté.  Les  dé- 
barquements se  succédaient  dans  les  États  romains  et  en 
Calabre,  où  7,000  hommes,  descendus  sur  les  côtes,  venaient 
de  s'emparer  de  deux  places  fortes  et  de  ruiner  le  pays.  Le  5 
juillet  1653,  le  cardinal  Antoine  Barberini  ne  leur  échappait 
qu'en  s'échouant  sous  le  canon  de  Monaco,  et  en  leur  aban- 
donnant le  navire  qui  transportait  ses  bagages  et  70  personnes 
de  sa  suite.  Ils  insultaient  le  pavillon  anglais  devant  Ply- 

1.  Ici,  quelques  chronologies  placent  deux  pachas  complètement  inconnus, 
Mourad  et  Moharrem;  s'ils  ont  existé,  ils  n'ont  fait  que  paraître  et  dis- 
paraître ;  mais,  même  dans  ce  cas,  il  nous  semble  bien  surprenant  que  per- 
sonne ne  parle  d'eux,  ni  les  consuls,  ni  les  rédemptoristes,  ni  les  captifs, 
dont  les  lettres  sont  assez  nombreuses  à  ce  moment. 


LES    PACMAS    TRIENNAUX  203 

mouth,  enlevaient  des  bâtiments  français  près  de  Saint-Malo, 
attaquaient  Don  Juan  dWutriche  *  et  ses  trois  galères  de 
guerre  dans  les  eaux  des  Baléares  ;  le  pavillon  vert  flottait  à 
la  fois  de  tous  les  côtés.  Quelque  épuisée  qu'elle  fût  par  les 
guerres  et  les  factions,  l'Europe  se  révoltait  enfin  à  ce  spectacle, 
et  tout  le  monde  armait  contre  les  Barbaresques.  L'amiral 
anglais  Blake  paraissait  devant  Tunis,  et,  s'y  voyant  refuser 
satisfaction,  canonnait  Porto-Farina,  et  y  coulait  neuf  grands 
vaisseaux.  Morosini  en  prenait  huit  devant  Ténédos  ;  la  flotte 
française  du  Levant  nettoyait  le  golfe  du  Lion  par  divers 
combats  oii  s'illustraient  le  chevalier  de  Yalbelle,  le  marquis 
de  Martel  et  Cabaret  ;  sous  les  ordres  de  Ruyter,  les  Hollan- 
dais vengeaient  les  injures  passées  ;  à  l'entrée  du  détroit  de 
Gibraltar,  ils  coulaient  ou  prenaient  dix-huit  vaisseaux  de 
guerre  avec  leurs  équipages  ;  les  Chevaliers  de  Malte  blo- 
quaient les  galères  de  Tripoli  devant  Céphalonie  ;  Borri  et 
Mocenigo  défendaient  les  approches  de  la  Canée  avec  un 
courage  qui  coûta  la  vie  au  premier  des  deux  ;  Gênes  entrait 
en  campagne  avec  Hippolyte  Centurione,  Ugo  Fiesco,  et 
Grimaldi  ;  Naples  elle-même  se  décidait  enfin  à  combattre, 
sous  les  ordres  du  prince  de  Montesarchio  ;  enfin,  si  les  bri- 
gandages ne  cessaient  pas,  au  moins  ne  demeuraient-ils  plus 
impunis. 

A  Alger,  la  peste  avait  reparu  en  1654,  cette  fois,  elle  fut 
terrible.  Ce  fut  la  «  grande  peste  ))^  qui  fut  nommée  Konia  ;  elle 
dura  trois  ans,  et  enleva  le  tiers  de  la  population.  Les  Reïs 
l'apportèrent  à  la  flotte  ottomane,  et  celle-ci  perdit  tant  de 
monde,  qu'elle  ne  put  pas  sortir  des  ports.  Les  captifs  chré- 
tiens soufl'rirent  beaucoup  ;  le  consul  leur  prodigua  des  soins 
de  toute  nature,  qui  devinrent  pour  lui  une  grande  source  de 
dépenses.  En  même  temps,  les  revenus  du  Consulat  dimi- 
nuaient, la  guerre  et  la  peur  de  la  contagion  éloignant  les 
bâtiments  de  commerce  ;  M.  Barreau  s'endetta,  plutôt  que  de 
cesser  de  secourir  les  malheureux.  Ses  créanciers  portèrent 


1.  Il  s'agit  du  fils  de  Philippe  IV  et  de  l'actrice  Maria  Calderona;  il 
ne  se  montra  ni  très  brave  pendant  le  combat,  ni  très  reconnaissant  pour 
ceux  au  courage  desquels  il  dut  sa  liberté,  et  peut-être  sa  vie. 


204  CHAPITRE    QUATORZIEME 

plainte  à  Ahmed,  qui  venait  de  succéder  à  Mohammed,  et  il 
fut  de  nouveau  emprisonné  et  maltraité,  tant  pour  ce  motif 
que  par  suite  d'une  recrudescence  de  fanatisme. 

En  1655,  Ibrahim  succéda  à  Ahmed,  qui  reprit  le  pouvoir 
en  i6S6.  Il  règne  à  ce  moment  une  sorte  d'obscurité  sur  ces 
remplacements  de  Pachas  ;  on  est  au  prélude  de  la  débâcle  de 
1659  :  Il  semble  ressortir  des  faits  qu'Ahaied  et  Ibrahim  cons- 
pirent l'un  contre  l'autre,  et  se  succèdent  au  pouvoir,  à  la 
faveur  d'émeutes  de  la  Taïffe  ou  de  la  Milice.  M.  Barreau  avait 
un  arriéré  de  plus  de  6,000  piastres,  et  ne  cessait  de  demander 
secours  à  saint  Vincent,  qui,  ne  pouvant  presque  rien  faire 
pour  lui,  l'exhortait  à  la  patience  et  à  l'économie.  Il  lui  recom- 
mandait tout  particulièrement  de  ne  plus  se  mêler  de  commerce, 
et  de  ne  plus  distraire  de  leur  emploi  les  sommes  qui  lui 
avaient  été  adressées  par  divers  captifs  ;  il  se  montrait  bien 
dégoûté  des  consulats  d'Afrique,  et  assez  mécontent  de  la 
gestion  de  celui  d'Alger.  Sur  ces  entrefaites,  un  marchand 
marseillais,  nommé  Fabre,  tomba  en  faillite  et  se  sauva  en 
France,  laissant  un  déficit  de  12,000  écus.  Le  Pacha,  au  mépris 
des  Capitulations,  déclara  le  consul  responsable  de  la  dette,  et 
le  fit  mettre  en  prison  ;  il  lui  fallut  donner  950  piastres  pour 
recouvrer  sa  liberté.  Il  avait  à  peine  eu  le  temps  de  respirer, 
qu'il  se  vit  arrêter  de  nouveau,  au  sujet  d'une  autre  faillite, 
faite  par  un  négociant  nommé  Rappiot.  Cette  fois,  il  fut  traité 
avec  une  horrible  barbarie  ;  on  le  bâtonna  presque  jusqu'à 
la  mort,  et  on  lui  enfonça  des  pointes  sous  les  ongles.  Vaincu 
par  la  douleur,  il  souscrit  un  engagement  de  2,500  piastres, 
dont  il  ne  possédait  pas  le  premier  sou  :  les  captifs  se 
cotisèrent  pour  réunir  cette  somme,  et  obtenir  ainsi  la  déli- 
vrance provisoire  de  leur  bienfaiteur^,  qui  n'en  fut  pas  moins 
déclaré  solidaire  de  Rappiot.  Celui-ci  s'était  sauvé  à  Livournc 
avec  un  navire  chargé  de  marchandises  non  payées.  Aussitôt 
que  saint  Vincent  de  Paul  fut  instruit  de  ce  qui  s'était  passé, 
il  mit  tout  en  œuvre  pour  faire  cesser  cette  persécution  ;  il 
dépêcha  à  Livourne  le  Père  Philippe  Le  Vacher  avec  ordre  de 
mettre  arrêt  sur  le  navire  et  les  marchandises  du  failli  ;  il 
expédia  à  Alger  tout  l'argent  dont  il  pouvait  disposer,  et  ordonna 
des  quêtes  pour  la  délivrance  du  consul  ;  il  excita  le  Commerce 


\ 


LES    PACHAS    TRIENNAUX  205 

de  Marseille  à  intervenir  en  sa  faveur;  enfin  il  obtint  du  Roi 
un  ordre  de  saisie  et  de  vente  au  profit  des  créanciers  de  la 
banqueroute  ;  les  consuls  et  viguiers  de  Marseille  furent  invités 
à  prêter  main-forte,  et  le  Grand-Duc  de  Toscane  fut  prié  de 
veiller  à  ce  que  rien  ne  s'égarât  à  Livourne.  La  Cour  de  France 
n'était  pas  restée  insensible  aux  affronts  faits  au  consul  ; 
mais  on  était  en  guerre  avec  l'Espagne,  et  il  était  de  règle, 
dans  ce  cas-là,  de  ne  pas  se  brouiller  avec  les  Barbaresques. 
Aussi,  malgré  les  efforts  de  saint  Vincent,  il  ne  fut  pas  de- 
mandé de  réparation  officielle  :  on  se  contenta  de  déclarer  que 
le  Consulat  d'Alger  serait  supprimé,  et  de  préparer  occulte- 
ment  une  vengeance  future.  C'est  à  ce  moment  que  remontent 
les  préparatifs  de  l'expédition  de  Gigelli  ;  en  effets  il  résulte 
du  Préambule  de  la  Relation  de  cette  entreprise  adressée  à 
M.  de  Vendôme,  le  8  octobre  1664,  que  ce  fut  en  1658  que  le 
cardinal  Mazarin  donna  l'ordre  au  chevalier  de  Clerville  de 
reconnaître  les  côtes  de  la  Régence  pour  y  chercher  un  en- 
droit favorable  à  une  installation  permanente  :  celui-ci  avait 
choisi  Bône,  Stora  et  Collo  :  nous  verrons  plus  tard  comment 
on  fut  amené  à  débarquer  à  Djigelli.  En  même  temps,  le  Roi 
autorisait  secrètement  le  commandeur  Paul  à  se  servir  des 
forces  qu'il  avait  sous  la  main  pour  tenter  une  surprise  contre 
Alger.  Ce  célèbre  marin  était  Lieutenant-Général  depuis  1654; 
il  était  né,  dit-on,  en  1597,  d'une  lavandière  du  Château  d'If; 
en  tous  cas,  il  dut  être  secrètement  appuyé,  car  on  le  voit 
commander  de  bonne  heure  une  galère  de  Malte,  comme  Che- 
valier de  grâce,  et  occuper  au  service  de  l'Etat  une  situation 
bien  méritée,  mais  qui  lui  fut  difficilement  échue,  si  quelque 
aide  puissante  ne  fût  intervenue  en  sa  faveur.  Naturellement 
amoureux  des  grandes  entreprises,  et  désireux  de  gagner  les 
récompenses  offertes  par  la  Congrégation  et  par  la  ville  de 
Marseille  à  celui  qui  détruirait  le  nid  de  pirates,  il  armait 
activement  à  Toulon.  Saint  Vincent  de  Paul  lui  faisait  offrir 
20,000  livres  à  prendre  sur  les  quêtes  faites  à  Paris  ;  la  ville 
de  Marseille  offrait  de  rembourser  les  vivres  et  munitions  : 
mais  le  Commandeur,  qui  n'avait  pas  d'argent,  eût  voulu  qu'on 
lui  fît  avance  du  tout,  et  Ton  ne  s'entendait  pas  à  ce  sujet. 
Pendant  ce  temps,  M.  Barreau,  à  peine  sorti  des  embarras  de 


206  CHAPITRE    QUATORZIEME 

la  faillite  Rappiot,  s'était  vu  prendre  à  partie  de  nouveau,  pour 
les  dettes  d'un  marchand  grec,  et  quelques  jours  après,  pour 
la  fuite  du  Gouverneur  du  Bastion  Picquet,  le  même  qui  avait 
été  consul  intérimaire  de  1640  à  1646.  Celui-ci,  ayant  eu  con- 
naissance des  mauvais  traitements  exercés  contre  notre  am- 
bassadeur à  Constantinople,  s'était  cru  fort  en  danger,  et, 
recevant  la  nouvelle  qu'Ibrahim  (qui  venait  de  reprendre  le 
pouvoir)  allait  diriger  une  expédition  contre  lui,  il  partit  des 
Etablissements,  après  avoir  tout  incendié,  emmenant  de  force 
une  cinquantaine  de  Turcs  ou  d'indigènes,  qu'il  vendit  comme 
esclaves  à  Livourne,  pour  s'indemniser  de  ses  pertes.  Il  y  eut 
à  Alger  une  explosion  de  fureur;  les  résidents  français  furent 
maltraités;  leurs  marchandises  furent  saisies  en  garantie^  et  le 
consul  emprisonné  de  nouveau.  En  même  temps,  la  légèreté 
avec  laquelle  ce  dernier  s'était  servi  de  l'argent  des  rachats 
pour  d'autres  usages,  excita  à  Marseille  une  sorte  d'émeute 
contre  la  Congrégation,  dont  la  maison  fut  envahie  par  une 
populace  furieuse,  qui  l'accusait  d'avoir  dissipé  les  fonds  que 
la  charité  publique  lui  avait  confiés  pour  l'usage  des  captifs. 
Saint  Vincent,  tout  disposé  qu'il  fût  à  remplacer  M.  Barreau 
le  plus  tôt  possible,  ne  l'abandonna  pas  dans  le  danger  :  il 
parvint  à  faire  rendre  aux  Algériens  les  Musulmans  enlevés, 
elle  Roi  écrivit  au  Pacha  pour  désavouer  Picquet  et  annoncer 
qu'il  le  remplaçait  par  Louis  Campon.  Cette  combinaison  ne 
réussit  pas,  non  qu'elle  n'agréât  pas  au  Divan,  mais  à  cause 
des  troubles  intérieurs;  le  Bastion  ne  fut  relevé  que  plus 
tard. 

Pendant  ce  temps,  M.  Barreau,  remis  en  liberté  par  les 
Turcs,  se  trouvait  dans  un  nouvel  embarras.  Il  s'était  vu  con- 
traint par  le  Pacha  à  rendre  les  négociants  chrétiens  d'Alger 
solidaires  de  Picquet,  et  il  avait  du  les  obliger  à  se  cotiser  au 
prorata  de  l'importance  de  leurs  affaires.  Cette  mesure,  impo* 
séepar  les  circonstances,  n'excita  d'abord  aucune  réclamation 
parmi  eux;  mais,  lorsque  la  saisie  qui  avait  été  opérée  en 
France  par  les  ordres  de  Louis  XIV  sur  l'ancien  Gouverneur 
du  Baslion  permit  de  les  indemniser  en  partie,  la  discorde 
éclata,  et  le  consul  fut  accusé  de  faire  d'injustes  répartitions. 
Les  Français  se  plaignirent  qu'il  eut  favorisé  un  certain  Be- 


LES    PACFIAS    TRIENNAUX  207 

nedetto  Abastag'O,  qui,  disaient-ils,  n'avait  point  été  taxé  au 
sujet  de  la  rupture  du  Bastion,  et  ne  devait  point  être  rem- 
boursé, l'avance  qui  lui  avait  été  faite  étant  une  affaire  privée. 
Le  Commerce  de  Marseille  donnait  raison  h  ses  marchands,  et 
le  consul  persistait  à  être  d'un  avis  contraire.  Ce  fut  pour  lui 
une  cause  de  longs  ennuis  et  d'interminables  discussions. 

Cependant,  une  véritable  révolution  venait  d'éclater  à  Alg-er, 
On  a  pu  voir,  dans  le  cours  de  cette  histoire,  combien  l'auto- 
rité du  Grand  Seigneur  y  était  peu  respectée;  les  Pachas  qu'il 
y  envoyait  ne  cherchaient  même  pas  à  se  faire  obéir,  certains 
d'avance  de  l'inutilité  de  leurs  efforts,  et  n'aspiraient  qu'à  s'en- 
richir, pour  retourner  le  plus  tôt  possible  à  Constantinople.  Par 
cette  conduite,  ils  avaient  perdu  toute  influence  et  toute  con- 
sidération ;  sans  cesse  ballotés  entre  les  exigences  de  la  Taïffe, 
celles  de  la  Milice  ou  de  la  populace,  ils  s'efforçaient  de  mé- 
nager tout  le  monde,  tremblant  sans  cesse  pour  leurs  têtes  et 
pour  leurs  trésors,  qu'ils  cherchaient  à  accroître  rapidement, 
et  auxquels  ils  ne  louchaient  que  pour  acheter  ceux  qu'ils 
croyaient  avoir  à  craindre.  Tout  le  monde  était  mécontent 
d'eux  :  les  Turcs  de  race  n'étaient  pas  satisfaits  du  peu  d'obéis- 
sance qu'on  portait  au  Sultan  ;  les  Reïs  se  voyaient  à  regret 
ravir  le  huitième  de  leurs  parts  de  prises  ;  les  Baldis  se  plai- 
gnaient de  la  diminution  du  commerce,  et  de  la  disparition 
des  étrangers,  dont  le  nombre  se  raréfiait  de  jour  en  jour 
devant  les  avanies  et  la  mauvaise  foi  des  Pachas.  Les  Janis- 
saires humiliés  se  rappelaient  le  temps  oii  ils  étaient,  de  droit 
et  de  fait,  les  véritables  souverains,  et  proposaient  hautement 
de  revenir  à  ce  qu'ils  appelaient  «les  anciennes  coutumes. «La 
crise  était  à  sa  période  aiguë,  quand  la  rapacité  d'Ibrahim  en 
détermina  le  dénouement.  Il  venait  de  recevoir  avis  de  son 
remplacement  par  Ali  Pacha,  et  s^'était  empressé  d'expédier 
deux  cent  mille  piastres  à  Constantinople.  Le  fait  n'avait  rien 
d'insolite,  et  fût  probablement  passé  inaperçu,  si  le  trop  cupide 
Ibrahim  n'eût  émis  la  singulière   prétention  de  prélever  la 
dime  sur  Fargent  que  la  Porte  avait  envoyé  aux  Reïs  pour  les 
décider  à  rejoindre  la  flotte  ottomane,  alléguant  que,  pendant 
qu'ils  étaient  en  guerre,  ils  ne  faisaient  pas  de  prises  de  com- 
merce, et  qu'il  en  résultait  pour  lui  un  dommage  dont  il  était 


208 


CHAPITRE   QUATORZIEME 


juste  de  lui  tenir  compte.  En  général,  les  Turcs  goûtent  peu 
les  innovations;  mais  celle-là  leur  parut  combler  la  mesure  ; 
une  terrible  émeute  éclata  ;  le  Pacha  fut  enlevé,  menacé  de 
mort,  et,  finalement,  emprisonné.  Quant  à  Ali,  on  ne  sait  pas 
au  juste  ce  qu'il  devint.  Peut-être  fut-il  victime  de  la  révolte, 
ou  retourna-t-il  en  Turquie  ;  en  tous  cas,  il  disparut  sans 
laisser  de  traces. 


CHAPITRE    QUINZIÈME 


LES    AGHAS 


Khalil.  —  Ramdan.  —  Révolte  kabyle. 
—  Chaban.  —  Extension  de  la  Course.  — Croisières  de  Ruyter  et  du  duc  de 
Beaufort.  —  Expédition  de  Djigelli.  —  Ali.  —  Mission  de  Trubert  et  relè" 
vement  du  Bastion.  —  Croisières  anglaises.  —  Meurtre  d'Ali.  —  Nouvelle 
révolution.  —  Avènement  des  Deys.  —  Hadj'Mohammed-Treki.  —  Arrivée 
de  l'escadre  de  M.  d'Alméras.  —  Fuite  d'esclaves  à  bord.  —  Émeute.  — 
Départ  de  M.  Dubourdieu. 


Après  quelques  jours  de  désordre,  l'émeute  s'apaisa;  les 
Janissaires  se  réunirent  en  Grand  Divan,  et  y  proclamèrent  la 
déchéance  des  Pachas,  en  tant  que  pouvoir  exécutif.  Le  titre 
leur  fut  conservé,  ainsi  que  quelques  honneurs  et  quelques 
droits  régaliens  ;  mais  on  leur  interdit  de  se  mêler  en  quoi 
que  ce  fût  du  Gouvernement,  que  se  réserva  le  Divan,  présidé 
par  l'Ag-ha  de  la  Milice.  Or,  comme  ce  dernier  ne  devait  jamais 
rester  en  charge  plus  de  deux  mois,  la  révolution  de  1659 
changeait  donc  le  pachalik  en  une  république  militaire,  de 
laquelle  chaque  loldach  devait  devenir  président,  à  son  tour 
d'ancienneté.  Cette  conception  bizarre  n'était  évidemment  pas 
réalisable  ;  mais,  au  moment  de  son  éclosion,  elle  était  une 
revanche  de  la  Milice  contre  laTaïffe  des  Reïs,  dont  le  pouvoir 
n'avait  cessé  de  grandir  sous  le  règne  des  Pachas. 

Tout  ce  mouvement  avait  été  effectué  avec  moins  de  dé- 
sordres et  de  violences  qu'on  n'eût  pu  le  craindre  ;  le  nouveau 
pacha  Ismaïl  s'était  courbé  devant  l'orage,  ce  qui  ne  l'empê- 
chait pas  d'intriguer  en  secret  auprès  des  cours  de  l'Europe  *  ; 

i.  Voir  à  ce  sujet  une  très  curieuse  lettre  d'Ismaïl-Pacba  à  Louis  XIV, 
publiée  dans  la  Hernie  Africaine,  1884. 

14 


2i0  CHAPITRE   QUINZIÈME 

les  résidents  étrangers,  voyant  les  Reïs  abaissés,  espéraient 
que  leur  sécurité  y  gagnerait  et  que  la  piraterie  venait  de 
recevoir  un  coup  mortel  ;  ils  se  trompaient,  en  ne  voyant  pas 
qu'elle  était  fatalement  nécessaire  à  l'existence  de  l'Odjeac  ; 
car  tout  État  qui  a  une  grosse  armée  à  entretenir,  et  qui  n'a 
ni  commerce^  ni  industrie^  ni  agriculture,  est  forcé  de  vivre 
aux  dépens  de  ses  voisins.  Mais  M.  Barreau  était  tout  confiant 
et  rendait  compte  des  événements  en  ces  termes  :  «  Ce  mois 
de  juin,  la  Doane,  continuant  toujours  dans  les  bonnes  dispo- 
sitions qu'elle  a  prises  de  maintenir  la  correspondance  avec 
les  païs  étrangers  et  particulièrement  avec  Marseille,  s'étant 
fait  informer,  tant  de  ses  propres  sujets  que  de  marchans 
chrétiens  et  autres,  des  raisons  pourquoy  son  port  sembloit 
abandonné,  aussy  bien  que  le  païs  de  sa  domination,  et  luy 
aïant  été  représenté  que  la  trop  grande  autorité  qu'elle  a 
laissé  prendre  aux  Bâchas  qui  viennent  de  la  Porte  du  Grand 
Seigneur  leur  donnoit  occasion  de  faire  beaucoup  d'extor- 
sions et  avanyes,  c'est  pour  quoy  elle  se  seroit  résolue,  pour  le 
bien  et  avantage  de  tous,  d'abolir  entièrement  cette  autorité 
démesurée  qu'elle  s'étoit  imposée,  et,  pour  cet  effet,  auroit 
interdit  et  défendu  à  celuy  qui  est  de  présent  en  charge  de  ne 
se  mêler  de  quoy  que  ce  soit,  etc.  » 

En  effet,  le  Divan  avait  reçu  avec  faveur  les  réclamations 
du  commerce,  s'était  fait  lire  le  Cahier  de  leurs  demandes,  et 
avait  accordé  un  nouveau  tarif  de  douane  et  une  diminution 
des  droits,  le  tout  inscrit  au  registre  des  délibérations.  Cette 
accalmie  ne  dura  pas  longtemps.  D'un  côté,  la  Cour  de  France 
n'accorda  aucune  foi  aux  bonnes  dispositions  du  Divan  ;  le 
chevalier  de  Yalbelle  continua  à  harceler  les  Reïs  et  le  com- 
mandeur Paul  à  compléter  ses  armements  ;  de  l'autre,  l'anar- 
chie ne  tarda  pas  à  régnera  Alger.  Le  Boulouk-bachi  Khalil, 
qui,  en  sa  qualité  de  chef  de  l'insurrection,  s'était  fait  pro- 
clamer Agha,  viola  le  premier  la  nouvelle  constitution,  en 
cherchant  à  s'éterniser  dans  sa  charge  ;  les  Mansul-aghas  le 
massacrèrent,  et  lui  donnèrent  pour  successeur  Ramdan,  qui 
vécut  en  paix  avec  la  Milice,  eut  l'habileté  de  se  faire  proroger 
par  elle,  et  donna  à  la  Course  un  développement  formidable. 
Les  provinces  de  l'Est  étaient  en  pleine  insurrection  ;  le 


LES    AGHAS  211 

Bastion  étant  détruit,  les  Indigènes,  comme  de  coutume,  re- 
fusaient l'impôt,  et  la  Kabylie,  d  epuis  l'embouchure  du 
Sebaou  jusqu'à  Bougie,  reconnaissait  comme  émir  indépen- 
dant Si  Ahmed  ben  Ahmed,  qui  résidait  à  Tamgout. 

Avant  la  mort  de  KhaHl,  le  consul  s'était  vu  en  butte  à  de 
nouvelles  persécutions,  dues  aux  prises  faites  sur  les  côtes  de 
France  et  d'Espagne  par  les  chevaliers  de  Malte.  Il  était  par- 
venu à  apaiser  la  colère  de  FAgha  et  avait  sollicité  d'Ismaïl- 
Pacha,  qui  venait  d'arriver  à  Alger,  une  lettre  favorable  au 
commerce  ;  celui-ci  l'avait  donnée  d'autantplusvolontiers,  que, 
n'ayant  aucun  pouvoir,  elle  ne  l'engageait  absolument  à  rien. 

Ce  fut  le  dernier  acte  consulaire  de  M.  Barreau  :  Saint 
Vincent  de  Paul  était  mort  le  27  septembre  1660  ;  dès  1658,  il 
avait  désigné  comme  consul  futur  d'Algérie  Frère  Dubourdieu, 
qui  y  fut  envoyé  par  M.  Aimeras,  successeur  de  saint  Vincent. 
Il  y  arriva  en  1661,  juste  à  temps  pour  assister  au  meurtre  de 
Ramdan,  qui  fut  renrplacé  par  Chaban-Agha.  D'après  le 
Miroir  de  la  charité  chrétienne  *,  Ramdan  fut  assassiné  le  jour 
de  la  Saint-Laurent  1661  (10  août).  «  Son  successeur  fut  Cha- 
ban-Agha, renégat  Portugois,  homme  prudent,  mais  suivant 
la  chair.  »  D'Aranda  raconte  que  Ramdan  fut  tué  avec  vingt- 
huit  de  ses  partisans  pour  avoir  voulu  s'adjuger  une  part  de 
prise  trop  forte  :  les  cadavres  furent  jetés  aux  chiens  ;  la  mi- 
lice fit  ensuite  sortir  de  prison  et  élut  l'ancien  Pacha  Ibrahim^ 
dont  le  premier  acte  fut  de  vouloir  faire  égorger  Chaban,  qui 
le  fit  maçonner  entre  quatre  murs^  » 

La  Course  continuait  avec  acharnement;  Marseille  estimait 
ses  pertes  à  plus  de  quatorze  cent  mille  écus  ;  les  croisières  du 
duc  de  Mercœur  et  du  commandeur  Paul  n'y  faisaient  rien  : 
les  Reïs  avaient  pris  l'habitude  de  ne  plus  naviguer  qu'en 
escadre.  L^amiral  anglais  se  voyait  refuser  à  Alger  et  à  Tunis 
la  liberté  de  ses  concitoyens^  dont  on  lui  demandait  cent  rix- 
dales  par  tête.  Livourne  faisait  savoir  que  la  dernière  saison 
coûtait  à  l'Italie  plus  de  deux  millions  de  livres,  et  cinq  cents 
hommes  pris  par  les  Algériens.  Le  duc  de  Tursi,  Grimani, 


1.  Le  Miroir  de  la  Charité  chrétienne  (Aix,  1666  pet.,  in-8.) 

2.  Voir  la  Relation  de  la  captivité  àQ  d'Aranda,  d.  c,  p.  155. 


212  CHAPITRE     QUINZIEME 

Ruyter^  le  marquis  de  Créqui,  le  commandeur  Paul,  tenaient 
la  mer^  et  faisaient  tous  leurs  efforts  pour  arrêter  les  progrès 
du  mal.  Le  chevalier  de  Yalbelle  débarquait  à  l'improvisle,  et 
enlevait  cinq  cents  hommes,  qui  allaient  grossir  la  chiourme 
de  Malte  ;  le  comte  de  Yeriie  s'embusquait  hardiment  dans  une 
petite  crique  voisine  d'Alger,  et  s'emparait  à  la  pointe  du  jour 
d'un  navire   sur  lequel  il  trouvait  «  quatre  genlilshommes 
maures  et  le  neveu  du  Pacha,  »  dont  on  lui  offrait  2,500  rix- 
dales  de  rançon.  A  la  suite  de  cet  événement,  les  Algériens 
construisaient  les  Bordj  Ras-Tafoural  et  Mers-ed-Debban.  La 
flotte  anglaise  et  l'escadre  de  Gênes  croisaient  dans  les  mers 
barbaresques,  commandées  par  Montagiie  et  Centurione.  Tout 
cela  ne  semblait  pas  intimider  les  Reïs,  dont  l'escadre,  forte  de 
trente  vaisseaux,  amarinait  pendant  l'automne  de  1661,  douze 
bâtiments   anglais,   neuf   hollandais,   et  douze  français  ou 
italiens.  Après  le  meurtre  de  Ramdan,  le  Divan  avait  décidé 
qu'on  ne  ferait  plus  de  traités  avec  les  Chrétiens  ;  mais  tout  en 
faisant  celte  bravade,  il  demandait   du  secours  à  la  Porte, 
voyant  toute  l'Europe  en  armes  contre  lui.  Le  duc  deBeauforl, 
pendant  le  printemps  de  1662,  enlevait  une  vingtaine  de  vais- 
seaux corsaires  ;  au  même  moment,  de  violentes  tempêtes  et 
des  tremblements  de  terre  détruisaient  le  môle  ;  onze  vaisseaux 
et  neuf  prises  coulaient  bas  dans  le  port  ;  Ruyter  profitait  de 
rémotion  causée  par  cet  événement  pour  obtenir  une  trêve  de 
huit  mois.  Sur  ces  entrefaites,  la  flotte  anglaise,  commandée 
par  Montagiie,  comte  de  Sandwich,  parut   devant  les  côtes 
d'Afrique,  où  elle  canonna  le  l®''  et  le  2  avril  la  ville  de  Bou- 
gie, après  avoir  pris  quatre  vaisseaux  en  trois  jours.  De  là, 
elle  donna  la  chasse  à  l'escadre  des  Reïs,  qu'une  tempête  vio- 
lente déroba  à  son  attaque  ;  elle    manœuvra  cependant  de 
façon  à  l'acculer  à  la  rade  d'Alger,  qu'elle  savait  occupée  par 
Ruyter,  mais  son  chef  ignorait  que  celui-ci  venait  de  traiter 
avec  le  Divan.  Aussi  la  surprise  des  Anglais  fut-elle  égale  à 
leur  colère  quand  ils  virent  les  Reïs  défiler  impunément  sous 
le  canon  des  Hollandais,  et  rentrer  dans  leur  port.  Cet  avorte- 
ment  d'une  expédition  bien  commencée  porta  Montagiie  à 
conclure   avec  les  Étais  barbaresques  une  paix  peu  avanta- 
geuse pour  son  pays;  M.  delà  Guette,  dans  une  lettre  adressée 


LES    AGHAS  213 

à  Colbert  le  29  septembre  1662,  la  trouve  «  assez  hon- 
teuse. » 

Au  mois  d'octobre,  les  esclaves  chrétiens,  d'accord  avec  les 
Berranis,  tentèrent  une  révolte  à  main  armée  ;  ils  furent  trahis 
et  durement  châtiés  ;  un  dominicain,  qui  devait  les  intro- 
duire dans  la  citadelle,  fut  empalé  vif,  après  avoir  été  torturé 
sans  avoir  voulu  nommer  ses  complices. 

Cependantla  France  s^était  décidée  à  occuper  en  permanence 
une  position  sur  la  côte,  pour  en  faire  une  place  d'armes 
contre  la  piraterie  ;  on  a  vu  que  le  Conseil  Royal  avait  jadis 
envoyé  en  secret  le  chevalier  de  Clerville,  ingénieur  des  ar- 
mées, en  le  chargeant  de  reconnaître  l'endroit  le  plus  favo- 
rable à  une  installation.  Le  22  juin  1662,  le  chevalier  adressait 
à  Colbert  un  rapport,  dans  lequel  il  recommandait  Stora 
comme  lieu  de  débarquement.  Au  printemps  de  1663,  le 
commandeur  Paul  commença  les  opérations  par  une  brillante 
croisière,  qui  coûta  une  vingtaine  de  navires  aux  corsaires; 
mais  il  ne  put  réussir  à  débarquer  à  Collo,  à  cause  de  la  pru- 
dence exagérée  de  l'un  de  ses  capitaines,  M.  deFricambault; 
les  mauvais  temps  survinrent,  et  il  dut  rejoindre  l'escadre  du 
duc  de  Beaufort.  Celui-ci  mouilla  le  2  août  devant  Stora,  où 
il  put  faire  de  l'eau  et  des  vivres  frais  sans  être  inquiété  par 
les  Kabyles  ;  de  là,  il  se  dirigea,  en  faisant  quelques  prises, 
sur  Dellys,  et  sur  Alger,  dont  il  voulait  incendier  la  flotte  dans 
le  port.  Les  pilotes,  soit  par  ignorance,  soit-  par  trahison, 
prirent  trop  au  large,  faillirent  perdre  deux  vaisseaux^  et  la 
flotte,  qui  eut  dû  être  en  position  devant  le  môle  au  milieu  de 
la  nuit,  se  trouva  le  matin  à  deux  heures  à  l'ouest  de  la  ville. 
Elle  fut  signalée,  et  la  surprise  fut  ainsi  manquée.  L'amiral 
se  retira,  après  avoir  poursuivi  à  demi  portée  de  canon  des 
forts  un  vaisseau  qui  était  venu  le  reconnaître  :  il  en  prit  cinq 
autres,  en  allant  à  Ivica,  où  la  tempête  le  força  de  se  réfugier. 

Une  peste  terrible,  qui  ravageait  la  Régence,  gagna  la  ville 
et  la  banlieue  de  Toulon  ;  elle  fit  périr  à  Alger  plus  de  dix  mille 
esclaves  chrétiens  et  un  grand  nombre  d'habitants.  Les  Hollan- 
dais et  les  Anglais,  sous  les  ordres  de  Corneille  Tromp  et  de 
l'amiral  Lawson,  protégeaient  le  commerce  de  leurs  natio- 
naux ;  par  représailles,  le  Divan  fit  charger  de  chaînes  le 


214  CHAPITRE    QUINZIEME 

consul  anglais  Wenter,  en  lui  réclamant  un  million   d'écus 
d'or  d'indemnité  pour  les  prises  faites  par  Lawson. 

Le  Conseil  Royal  avait  décidé  l'occupation  de  Djigelli,  et  les 
préparatifs  avaient  été  faits  pendant  le  printemps  de  1664.  Le 
19  juillet,  le  duc  de  Beaufort  paraissait  devant  la  côte  de 
Barbarie  avec  soixante  bâtiments,  dont  seize  vaisseaux  de 
guerre,  douze  navires,  vingt-neuf  barques  de  transport^  et  un 
brûlot  ;  l'armée  de  débarquement  était  d'environ  sept  mille 
hommes,  sous  les  ordres  du  comte  de  Gadagne.  Le  21,  la 
flotte  mouilla  devant  Bougie,  et  il  fut  un  instant  question  de 
s'emparer  de  cette  ville,  qui  se  trouvait  complètement  dépour- 
vue de  défenseurs  ;  c'était  ce  qu'il  y  avait  de  préférable  à 
tous  égards ,  et  l'on  ne  peut  pas  comprendre  que  les  chefs 
de  l'armée  aient  cédé  à  l'opposition  du  chevalier  de  Cler- 
ville,  qui  fut  le  mauvais  génie  de  l'expédition,  depuis  le 
commencement  jusqu'à  la  fin.  Le  22  au  matin,  on  jeta  l'ancre 
devant  Djigelli,  dont  on  reconnut  les  abords;  le  lendemain, 
le  débarquement  fut  effectué,  et  la  ville  prise  après  un  combat 
assez  vif.  Dès  le  surlendemain,  les  Kabyles  attaquèrent  le 
camp,  et  les  deux  mois  suivants  s'écoulèreut  en  escarmouches 
journalières.  Pendant  ce  temps,  les  Turcs  sortaient  d'Alger, 
et  faisaient  demander  le  passage  aux  Indigènes;  ceux-ci,  flot- 
tant entre  la  répulsion  que  leur  inspirait  le  Chrétien,  et  la  haine 
séculaire  qu'ils  nourrissaient  contre  l'Adjem,  étaient  fort  hési- 
tants, et  le  général  eut  pu,  avec  un  peu  plus  de  diplomatie,  les 
faire  pencher  en  sa  faveur.  Mais  le  désordre  le  plus  complet 
régnait  dans  le  commandement  de  l'armée  ;  on  ne  faisait  rien 
d'utile,  et  le  temps  s'écoulait  en  stériles  discussions  et  en 
vaines  querelles.  Le  mal  venait  delà  Cour, où  les  pouvoirs  de 
chacun  n'avaient  pas  été  bien  définis  ;  Gadagne  se  considérait 
comme  le  maître  absolu  des  opérations  de  terre,  et,  n'osant 
pourtant  pas  s'opposer  ouvertement  au  duc  de  Beaufort,  tra- 
duisait son  dépit  par  le  silence  et  l'abstention  ;  le  maréchal  de 
camp  La  Guillotière  donnait  des  ordres  comme  s'il  n'avait 
pas  eu  de  chef  ;  enfin  Clerville,  véritable  fauteur  de  toute  cette 
anarchie,  intriguait  tantôt  d'un  côté,  tantôt  d'un  autre,  dé- 
pensant à  cette  funeste  besogne  le  temps  qu'il  aurait  dû 
employer  à  fortifier  le  camp.  Ce  personnage^,  qui  avait  été 


LES    AGHAS  215 

adjoint  à  l'expédition  en  qualité  d'Ingénieur  en  chef,  très  pro- 
bablement chargé  d'une  surveillance  occulte  \  espérait  obtenir 
la  concession  des  comptoirs  de  Storaet  de  Collo,  où  il  voyait 
la  source  d'une  immense  fortune  ;  il  avait  fait  partager  ses 
rêves  à  M.  de  la  Guillotière,  et  il  l'entraîna  dans  l'opposition 
qu'il  fit  à  toutes  les  mesures  qui  eussent  sauvé  la  situation.  Il 
avait  déjà,  en  interprétant  à  sa  façon  les  ordres  royaux,  empê- 
ché la  descente  à  Bougie,  «  que  Gadagne  offrait  de  prendre 
en  huit  heures  »  ;  il  avait  négligé  à  dessein  d'assurer  les  lignes, 
s'opposant  même  à  ce  que  les  autres  officiers  y  fissent  tra- 
vailler ;  si  bien  que,  le  jour  de  l'attaque  suprême  des  Turcs, 
plus  de  trois  mois  après  le  débarquement,  les  soldats  n'étaient 
pas  encore  couverts  à  hauteur  de  poitrine,  et  que  les  vingt 
premiers  coups  de  canon  de  l'ennemi  détruisirent  les  ouvrages 
ébauchés  à  peine.  Enfin,  après  avoir  répété  cent  fois  «  que  les 
retranchements  étaient  inutiles,  et  que  les  lavandières  de' 
l'armée  suffiraient  à  défendre  le  camp  »,  il  fut  le  premier  à 
donner  l'exemple  de  la  démoralisation,  et  à  conseiller  la 
retraite  sans  combat.  Tout  cela  semble  prémédité  par  lui,  et 
l'on  peut  croire  qu'il  désirait  voir  échouer  la  tentative  de  Dji- 
gelli,  dans  l'espoir  qu'elle  serait  reprise  sur  un  des  points  où  il 
espérait  s'enrichir. 

Cependant  les  Turcs  avaient  obtenu  le  passage.  Quelques 
présents  aux  principaux  chefs,  les  prédications  du  marabout 
Sidi-Hamoud,  sans  doute  chèrement  achetées,  la  profanation 
d'un  cimetière  dont  les  matériaux  servirent  à  la  construction 
d'un  petit  fortin,  amenèrent  ce  résultat.  Les  Janissaires  arri- 
vèrent le  1"  octobre,  et,  après  quelques  tirailleries,  atta- 
quèrent, le  5,  à  quatre  heures  du  matin  ;  l'action  dura  cinq 


1.  On  sait  que  Louis  XIV  conserva  toujours  une  sorte  de  méfiance  pour 
les  anciens  frondeurs,  et  qu'il  perdait  rarement  l'occasion  de  leur  témoigner 
sa  rancune  des  rébellions  passées.  Quant  au  chevalier  de  Clerville,  qui 
parvint  à  se  disculper  en  chargeant  le  duc  de  Beaufort,  il  fut  nommé  com- 
missaire général  des  fortifications;  mais  ce  poste  élevé  mit  au  grand  jour  sa 
médiocrité  et  son  manque  de  délicatesse.  Les  documents  officiels  nous  le 
montrent  toujours  au-dessous  de  son  emploi,  s'obstinantaux  vieilles  méthodes, 
fort  infatué  de  son  peu  de  mérite,  s'occupant  surioui  de  chasser  le  bon c 
(frauder  sur  les  constructions),  et,  pour  comble  de  ridicule,  jaloux  de  Vauban, 
qu'il  accuse  de  plagiat.  (V.  La  jeunesse  de  Vauban,  par  M.  C.  Roussel, 
Éevue  des  Deux-Mondes,  t.  LU,  p.  685  et  suiv. 


216  CHAPITRE    QUINZIEME 

heures  et  fut  très  chaude  ;  elle  se  termina  par  la  retraite  des 
Alg-ériens,  qui  eurent  700  hommes  tués  ou  hors  de  combat. 
Les  Kabyles  se  moquèrent  d'eux,  et  projetèrent  même  un 
instant  d'aller  piller  leurs  tentes.  Le  duc,  qui  ne  s'était  pas 
épargné  dans  le  combat,  fut  blessé  à  la  jambe.  On  lui  a  repro- 
ché de  n'avoir  pas  profité  de  ce  premier  succès  pour  pousser  à 
fond  une  attaque  dont  la  réussite  eût  été  la  ruine  complète  de 
l'ennemi,  que  les  Indigènes  auraient  exterminé  sans  pitié  ; 
mais  l'étal  des  troupes  rendait  cette  combinaison  impossible. 
Elles  étaient  dans  le  dénùment  le  plus  absolu  ;  pas  de  vivres, 
pas  de  bois,  souvent  pas  d'eau  potable.  Les  vêtements  man- 
quaient, aussi  bien  que  les  munitions  ;  la  fièvre  et  la  dyssen- 
terie  exerçaient  leurs  ravages.  On  attendait  des  secours  de 
France  ;  ils  arrivèrent  le  22  octobre,  conduits  par  le  marquis 
de  Martel,  qui  amenait  avec  lui  M.  de  Castellan  \  chargé  par 
le  Roi  d'apaiser  les  différends.  En  même  temps,  Beaufort  rece- 
vait l'ordre  de  laisser  à  Gadagne  le  commandement  des  troupes 
de  terre,  et  de  reprendre  celui  de  la  croisière.  Avant  de  s'éloi- 
gner, il  proposa  de  diriger  une  attaque  générale  contre  les 
Turcs,  qui  construisaient  leurs  batteries.  C'était  la  seule  chose 
qu'il  y  eût  à  faire;  l'influence  funeste  de  Clerville  se  fit  encore 
sentir,  et  le  conseil  de  guerre  se  refusa  à  l'action.  Cinq  jours 
après,  Beaufort  s'embarqua,  et  alla  croiser  dansTEst.  Le  29, 
les  batteries  algériennes  ouvrirent  le  feu;  le  30,  les  ouvrages 
imparfaits  des  lignes  françaises  étaient  complètement  rasés; 
les  troupes,  se  voyant  entourées  et  arrêtées  sous  un  feu  auquel 
elles  ne  pouvaient  pas  répondre,  se  démoralisèrent  en  quelques 
heures,  «  les  soldats  disaient  tout  haut  qu'ils  allaient  se  faire 
Turcs;  »  il  fallut  se  décider  à  la  retraite,  malgré  le  général, 
qui  tenait  bon  avec  quelques  braves  à  l'endroit  le  plus  dange- 
reux, et  voulait  mourir  là.  Le  mouvement  commença  le  31  au 
soir,  sous  le  feu  de  l'ennemi,  et  se  changea  en  une  honteuse 
débandade;  les  canons,  les  bagages,  les  malades  et  les  blessés 
furent  abandonnés.  On  perdit  quatorze  cents  hommes  ; 
l'attaque  demandée  le  23  par  le  duc  de  Beaufort  n'eût  pas 


1.  La  Relation  de  M.  de  Castellan  se  trouve  dans  le  Recueil  historique 
contenant  diverses  pièces  curieuses  de  ce  temps  (Cologne,  1666,  in-12). 


LES  aghas  217 

coûté  la  moitié  de  cela,  quand  même  elle  n'eût  pas  réussi  \ 

Cette  victoire  enfla  l'orgueil  des  Turcs,  et  rendit  fort  diffi- 
cile la  position  du  consul  Dubourdieu,  qui  fut  maltraité  et 
mis  à  la  chaîne;  au  bout  de  quelques  jours  on  le  laissa  libre, 
mais  tous  les  chrétiens  étaient  insultés  dans  les  rues  d'Alger, 
même  par  les  enfants,  qui  les  poursuivaient  au  cri  de  Gigeri  ! 
Gigeri  !  en  faisant  le  geste  de  couper  une  tête. 

La  croisière  anglo-hollandaise  était  rompue,  et  les  Anglais 
se  montraient  indignés  de  la  conduite  de  Ruyter,  qui  avait 
profité  du  moment  où  on  le  croyait  occupé  dans  la  Méditer- 
ranée pour  aller  s'emparer  du  Cap-Yert  et  de  Gorée. 

Le  17  février  1665^  Beaufort  sortit  de  Toulon  avec  six  vais- 
seaux, atteignit  la  flotte  des  Reïs,  et  la  força  de  se  réfugier 
sous  le  canon  de  la  Goulette,  où  il  la  poursuivit  bravement, 
lui  prit  ou  brûla  trois  vaisseaux  ;  le  2  et  le  27  mai,  il  vint 
canonner  le  môle  d'Alger,  qui  n'osa  pas  lui  répondre.  Le 
24  août,  il  attaqua  de  nouveau  les  corsaires  devant  Chercliel, 
leur  brûla  deux  vaisseaux,  en  prit  trois,  avec  cent  treize 
pièces  de  canon  et  les  pavillons  amiraux,  qui  furent  portés 
à  Notre-Dame. 

La  peste  régnait  toujours  à  Alger,  où  la  Milice  venait  de  se 
révolter  et  de  massacrer  Chaban,  qui  fut  remplacé  par  Ali- 
Agha.  Celui-ci  était  bien  disposé  en  faveur  de  la  France,  et 
Dubourdieu  fit  savoir  à  la  Cour  qu'il  serait  facile  de  traiter^  et 
de  se  faire  rendre  les  prisonniers  de  1664.  M.  Trubert,  gen- 
tilhomme ordinaire  du  roi,  et  commissaire  général  des  armées 


d.  On  a  voulu  faire  retomber  sur  le  duc  de  Beaufort  l'insuccès  de  cette 
expédition  ;  rien  n'est  plus  injuste  et  pins  faux.  S'il  eut  eu  le  commandement 
en  chef,  ou  si  on  eût  seulement  suivi  ses  avis,  la  réussite  était  assurée; 
on  peut  s'en  convaincre  en  lisant  attentivement  la  Relation  très  impartiale 
et  très  claire  de  M.  de  Castellan.  Une  preuve  surérogatoire  qui  ne  manque 
pias  de  valeur  est  le  témoignage  des  soldats  captifs,  que  leur  misère  eut 
plutôt  porté  à  blâmer  leurs  cliefs  qu'à  les  louer;  or,  nous  lisons  dans  une 
lettre  du  captif  Le  Grain:  «  La  moindre  sortie  qu'on  eut  faite  vers  l'en- 
droit où  étaient  les  canons,  on  aurait  gagné  fort  facilement,  n'y  ayant 
pour  toute  garde  que' deux  cents  hommes.  Le  Duc  de  Beaufort,  avec  ses 
officiers,  étaient  d'avis  de  faire  la  sortie  et  eussent  bien  fait  ;  mais  ils  en 
furent  empêchés  et  détournés  par  l'avis  d'autres  que  je  n'ai  à  nommer..... 
tous  les  soldats  louent  fort  la  prouesse  de  M.  de  Beaufort,  disant  avoir 
toujours  payé  de  sa  personne,  etc.  »  {Mémoire  du  la  Congrégation  de  la 
Mission,  t.  II,  p.  247) 


218  CHAPITRE    QUINZIEME 

navales,  reçut  l'ordre  de  s'occuper  de  cette  affaire.  Les  voies 
avaient  été  habilement  préparées  par  le  consul,  et  le  traité  fut 
si«-né  le  17  mai  1666.  Il  y  fut  stipulé  que  chacune  des  deux 
nations  donnerait  des  laissez-passer  aux  navires  de  l'autre, 
afin  qu'ils  ne  pussent  être  traités  en  ennemis  ;  que  la  visite  des 
bâtiments  à  la  mer  ne  pourrait  se  faire  qu'au  moyen  d'une 
barque  ;  enfin  le  Divan  acceptait  la  franchise  du  pavillon,  si 
longtemps  contestée,  et  reconnaissait  la  prééminence  du  consul 
de  France  sur  ceux  des  autres  nations.  Onze  cent  vingt-six 
captifs  furent  rendus  en  deux  fois  à  l'envoyé  du  Roi,  qui  les 
rapatria.  Les  Anglais  avaient  cherché  par  tous  les  moyens 
possibles  à  faire  échouer  les  négociations,  et  avaient  été  jusqu'à 
offrir  trente  vaisseaux  pour  la  défense  des  Algériens,  s'ils 
voulaient  rompre  la  paix.  En  même  temps  le  Bastion  fut  réoc- 
cupé, et  la  charge  en  fut  donnée  à  Jacques  Arnaud,  qui  venait 
de  prendre  une  part  très  utile  aux  derniers  arrangements,  et 
que  Colbert  jugeait  :  «  homme  de  beaucoup  d'esprit,  de  péné- 
tration et  de  droiture.  » 

Néanmoins,  il  était  impossible  de  faire  perdre  en  un  jour 
aux  Reïs  leurs  habitudes  invétérées  de  piraterie  ;  il  se  commet- 
tait presque  chaque  jour  quelques  infractions,  que  le  consul 
s'efforçait  de  faire  réparer,  apportant  à  cet  effet  beaucoup  de 
patience  et  de  fermeté;  mais,  parla  force  même  des  choses, 
il  n'obtenait,  la  plupart  du  temps,  qu'un  résultat  négatif. 

Malgré  ces  difficultés,  une  tranquillité  relative  abrita  le 
pavillon  français  sur  la  Méditerranée  jusqu'en  1668  ;  au  prin- 
temps de  cette  année,  les  Reïs  qui,  sur  l'invitation  du  Sultan, 
avaient  pris  la  mer  pour  ravitailler  la  Canée,  furent  battus  par 
les  Vénitiens,  et,  pour  se  venger,  firent  main-basse  en  reve- 
nant sur  tout  ce  qu'ils  rencontrèrent  ;  quelques  marchands 
français  furent  enlevés.  Au  mois  de  juin,  le  marquis  de  Martel 
sortit  avec  son  escadre,  et  parut  le  14  devant  Alger,  où  il 
exigea  une  réparation  ;  comme  le  Divan  essayait  de  tergi- 
verser, il  fit  descendre  à  terre  le  capitaine  de  Beaujeu;  celui-ci 
parla  si  hautement  que  tout  ce  qui  avait  été  pris  fut  rendu  dès 
le  lendemain.  De  là,  l'amiral  cingla  vers  Tunis,  où  il  obtint  le 
même  résultat.  A  la  même  époque,  il  y  eut  dans  la  ville  une 
révolte  de  Berranis,  dont  on  ne  connaît  ni  le  motif,  ni  les 


LES   AGHAS  219 

détails;  le  chef  de  la  corporation  des  Zouaoua  fut  massacré, 
et  les  morceaux  de  son  corps  brûlés  sur  plusieurs  places  pu- 
bliques; les  Kabyles  venaient  de  s'insurger  de  nouveau,  et  il 
est  très  probable  qu'il  y  a  eu  connexité  entre  ces  deux  faits. 
Le  9  octobre,  le  chevalier  Allen  arriva  avec  la  flotte  anglaise, 
et,  par  ses  menaces,  se  fit  rendre  quelques  captifs. 

Le  12  avril  de  l'année  suivante,  le  comte  de  Vivonne  vint 
réclamer  le  châtiment  de  plusieurs  Reïs  délinquants;  on  en  fit 
pendre  trois  en  sa  présence,  et  il  fut  reçu  au  Divan  avec  les 
plus  grands  honneurs.  Au  mois  de  septembre,  le  chevalier 
Allen  reparut  avec  vingt-cinq  vaisseaux,  et  ne  put  rien  obtenir; 
au  bout  de  cinq  jours  de  pourparlers  inutiles,  il  ouvrit  le  feu. 
La  flotte  des  Reïs  sortit  à  sa  rencontre,  et  il  se  livra  devant  le 
môle  un  combat  furieux,  après  lequel  les  Anglais,  très  éprouvés 
par  le  canon  et  la  tempête,  durent  aller  se  radouber  à  Mahon. 

Au  mois  de  février  1670,  le  marquis  de  Martel  parut  devant 
Alger,  y  fut  bien  reçu,  et  se  dirigea  ensuite  vers  Tunis,  qu'il 
fut  forcé  de  canonner  pour  l'amener  à  composition.  Les  An- 
glais et  les  Hollandais  croisaient  devant  la  côte  ;  les  galères 
du  Pape,  de  Malte  et  de  Sicile  parcouraient  la  mer,  et  enle- 
vaient aux  corsaires  tellement  de  vaisseaux,  qu'une  émeute 
éclata  dans  la  ville,  où  la  population  craignait  un  débarque- 
ment. Pour  la  calmer  et  la  rassurer,  Ali  distribua  des  pré- 
sents^ fit  fortifier  le  cap  Matifou  et  l'embouchure  de  l'Ar- 
rach.  Le  10  septembre,  le  comte  de  Yivonne  donnait  la 
chasse  à  six  vaisseaux  turcs,  et  s'en  emparait. 

Le  9  mars  1671,  la  flotte  anglaise,  sous  le  commandement 
d'Edward  Spragge,  attaqua  le  port  de  Bougie,  força  l'estacade 
et  brûla  douze  navires  sous  le  canon  des  forts.  Les  Algériens 
irrités  mirent  aux  fers  le  consul  anglais  et  les  principaux  de 
la  nation,  et  pillèrent  le  consulat.  Au  mois  de  juillet,  Spragge 
parut  devant  Alger,  brisa  les  chaînes  qui  fermaient  l'entrée 
du  port,  y  brûla  trois  navires  neufs^  força  les  autres  à  se  couler 
pour  éviter  le  même  sort,  détruisit  le  château  du  Môle,  et 
s'empara  de  quelques  bâtiments. 

Cette  expédition  fut  funeste  à  Ali.  Depuis  longtemps,  les 
Reïs  étaient  mécontents  de  lui  ;  nous  avons  vu  que  les  récla- 
mations de  la  France  l'avaient  obligé  à  en  faire  châtier  quel- 


220  CHAPITRE    QUINZIEME 

ques-uns;  les  autres  étaient  aigris  par  leurs  pertes  récentes  et 
Taccusaient  de  se  désintéresser  des  choses  de  la  marine.  Une 
révolte,  commandée  par  l'Agha  de  la  Milice,  éclata  en  sep- 
tembre; Ali  se  défendit  énergiquement,  fit  couper  la  tête  au 
chef  du  complot,  mais  finit  par  succomber  sous  le  nombre;  il 
fut  massacré  et  décapité  ;  sa  femme  fut  torturée  par  la  popula- 
tion, qui  voulait  lui  faire  révéler  en  quel  lieu  ses  trésors  avaient 
été  cachés.  En  fait,  Ali  fut  victime  de  la  singulière  politique 
que  la  France  avait  récemment  adoptée  à  l'égard  d'Alger.  On 
a  pu  voir,  en  effet,  que,  sans  déclaration  de  guerre,  sans  rap- 
peler le  consul,  sans  griefs  sérieux,  nos  navires  de  guerre  en- 
levaient à  la  mer  tous  les  Algériens  qu'ils  rencontraient; 
l'expédition  de  Djigelli  elle-même  avait  été  entreprise  sans 
notification  préalable;  enfin,  pendant  l'expédition  de  Candie,  la 
flotte  royale  avait  combattu,  brûlé  et  pris  les  navires  des  reïs, 
qui,  dès  lors,  s'étonnaient  à  bon  droit  de  se  voir  interdire  la 
Course  sur  nos  bâtiments  marchands. 

Le  meurtre  d'Ali  fut  suivi  d'un  désordre  complet  :  les  sol- 
dats envahirent  la  Casbah,  et  se  payèrent  par  leurs  propres 
mains  de  l'arriéré  de  solde  ;  ils  nommèrent  en  trois  jours  cinq 
ou  six  Aghas,  qui  se  gardèrent  bien  d'accepter  ce  poste  dan- 
gereux. Pendant'ce  temps,  la  Taïffe  des  Reïs  s'était  assemblée, 
et  sa  décision  transformait  l'émeute  en  une  véritable  révolu- 
tion ;  la  souveraineté  des  chefs  de  la  Milice  disparaissait 
devant  la  prééminence  de  la  Marine  ;  les  Aghas  étaient  rem- 
placés par  les  Deys^  dont  le  premier  fut  Hadj-Mohammed- 
Treki.  Comme  leurs  prédécesseurs,  ils  furent  investis  du  pou- 
voir exécutif  :  mais  ils  étaient  nommés  à  vie  et  ne  tardèrent  pas 
à  profiter  des  moyens  que  leur  donnait  la  position  qu'ils  occu- 
paient pour  la  transformer  en  une  sorte  de  dictature  ;  les  Pachas 
restèrent  dans  leur  nullité. 

On  n'a  pas  très  bien  compris  jusqu'ici  que  la  révolution 
de  1671  était  l'œuvre  des  marins,  toujours  en  lutte  avec  les 
janissaires;  il  est  cependant  facile  de  s'en  rendre  compte,  en 
constatant  que  les  Aghas  furent  dépossédés,  et  que  les  quatre 
premiers  Deys,  Hadj'  Mohammed,  Baba-Hassan,  Hadj'  Hus- 
sein (Mezzomorto)  et  Ibrahim  furent  choisis  parmi  les  capi- 
taines corsaires. 


LES    AGHAS  221 

Hadj'  Mohammed  était  un  vieux  reïs,  à  peu  près  tombé  en 
enfance,  qui  abandonna  le  gouvernement  à  son  gendre,  Baba- 
Hassan,  un  des  hommes  les  plus  détestables  qu'on  ait  jamais 
vu  à  Alger;  méfiant,  cruel,  ambitieux  et  brutal,  il  ne  rêvait  que 
conspirations  et  supplices.  Le  vieux  Dey  n'était  pas  très  bien 
disposé  pour  les  Français,  depuis  que  le  commandeur  Paul  et 
le  duc  de  Beaufort  avaient  capturé  deux  de  ses  plus  beaux 
navires;  les  Anglais  profitèrent  de  cette  animosité  pour  obtenir 
un  traité,  qui  fut  conclu  à  la  fin  de  1671.  Pendant  toute  l'année 
suivante,  les  complots  se  succédèrent,  durement  réprimés  par 
Baba-Hassan  ;  la  peste  continuait  à  désoler  le  pays,  et  les  cor- 
saires dévastaient  systématiquement  les  rivages  de  l'Italie  et 
de  l'Espagne.  Depuis  douze  ans,  leurs  déprédations  étaient 
devenues  plus  terribles  que  jamais.  En  1661 ,  ils  avaient  ravagé 
Zante,  la  Sicile  et  les  rives  de  l'Adriatique,  et  pris  pour  plus 
de  deux  millions  de  marchandises;  en  166^,  c'était  au  tour  de 
l'Espagne,  de  Livourne  et  des  Baléares;  en  1663,  ils  débar- 
quaient près  de  Naples  et  près  de  Cadix  ;  en  1 664 ,  ils  bloquaient 
Venise;  en  1663,  ils  attaquaient  la  flotte  des  Indes^  et  prenaient 
un  galion  de  deux  miUions  ;  en  1666,  ils  enlevaient  du  monde 
près  de  Naples,  d'Otrante  et  de  Crotone;  en  1667,  ils  amari- 
naient  près  de  Cadix  un  autre  galion  des  Indes ,  pillaient  auprès 
de  Naples,  et  dans  la  Pouille  et  l'ile  de  Capri,  faisaient  une 
descente  à  Trani,  d'où  ils  emmenaient  tout  un  couvent  de  Cor- 
deliers  ;  en  1668,  ils  paraissaient  près  de  Gênes,  puis  dans  la 
Pouille  et  dans  la  Calabre,  d'où  ils  ramenaient  une  grande 
quantité  d'esclaves;  en  1669,  on  les  signalait  à  Gênes,  à  Mo- 
naco et  en  Corse  ;  en  1670,  à  Foggia,  où  ils  capturaient  le  per- 
sonnel des  Douanes  et  les  marchandises,  tandis  que,  sur 
rOcéan,  ils  donnaient  la  chasse  au  convoi  anglais  venant  de 
Terre-Neuve;  en  1671,  on  les  revoyait  dans  la  Pouille,  la 
Calabre  et  la  Sicile  ;  en  1672,  dans  le  royaume  de  Naples  et 
dans  l'Adriatique;  en  1675,  dans  le  port  de  Malaga,  dans  les 
Etats  Pontificaux,  la  Pouille,  la  Calabre  et  le  Portugal. 

Pendant  tout  ce  temps,  la  France  avait  été  presque  absolu- 
ment épargnée  par  le  fléau.  Quelques  corsaires  avaient  bien 
paru  devant  Saint-Tropez,  les  îles  d'Hyères  et  Marseille;  mais 
ils  n'avaient  pas  tardé  à  disparaître  devant  les  croiseurs.  Un 


222  CHAPITRE   QUINZIEME 

petit  nombre  de  barques  avaient  été  enlevées,  et  le  consul 
s'employait  à  les  faire  rendre  et  à  obtenir  le  châtiment  des 
délinquants. 

Somme  toute,  M.  Dubourdieu,  par  sa  patience,  sa  fermeté, 
et  l'influence  personnelle  que  lui  donnait  la  dignité  de  sa  vie, 
avait  obtenu  de  bons  résultats.  Il  avait  eu  d'autant  plus  de 
mérite  qu'il  n'avait  à.  compter  que  sur  lui-même  ;  car  on  a  pu 
remarquer  que,  depuis  l'installation  des  Lazaristes,  le  Conseil 
Royal  semblait  se  désintéresser  complètemeat  du  consulat,  et 
n'avait  même  pas  demandé  réparation  des  outrages  faits  h 
M.  Barreau.  Au  reste,  dès  1669,  Colbert  avait  décidé  que  les 
consulats  ne  seraient  plus  des  charges  vénales,  et  avait  fait 
indemniser  la  Congrégation  de  la  Mission. 

A  la  fin  du  mois  d'août  1673,  M.  d' Aimeras  parut  devant 
Alger  avec  huit  vaisseaux,  pour  demander  la  libération  de 
quelques  captifs;  le  Divan  réclamait,  de  son  côté,  plusieurs 
Turcs  qui  se  trouvaient  à  Marseille,  et  les  négociations  se  pro- 
longeaient, lorsque  survint  un  incident  qui,  bien  qu'assez 
fréquent,  avait  toujours  le  don  d'exciter  au  plus  haut  point 
la  colère  des  Algériens. 

En  temps  ordinaire,  les  captifs  n'avaient  presque  aucune 
chance  de  se  soustraire  par  la  fuite  à  leur  misérable  destin. 
En  s'échappant  dans  la  campagne,  ils  eussent  été  inévitable- 
ment repris  par  les  indigènes,  pour  subir  chez  eux  un 
esclavage  bien  plus  dur  que  le  premier;  par  mer,  il  leur 
fallait  se  procurer  une  embarcation,  des  vivres,  des  armes, 
échapper  à  la  vigilance  et  à  la  poursuite  des  galères  de 
garde;  tout  cela  était  à  peu  près  impossible,  et  les  tentatives 
d'évasion  étaient  punies  le  plus  souvent  avec  la  dernière 
rigueur.  Mais  lorsqu'une  flotte  française  venait  mouiller 
devant  l'entrée  du  port,  l'espoir  de  la  liberté  faisait  battre 
tous  les  cœurs  ;  chacun  s'ingéniait  à  se  cacher  pour  attendre 
la  nuit,  et  se  sauver  à  la  nage  à  la  faveur  des  ténèbres  ;  ceux 
qui  ne  savaient  pas  nager  s'emparaient  d'une  planche,  d'une 
botte  de  roseaux,  et  se  jetaient  à  la  mer,  faisant  des  eff'orts 
surhumains  pour  gagner  le  lieu  d'asile,  où  ils  étaient  accueillis 
comme  des  frères  par  les  gens  du  bord.  Les  propriétaires 
d'esclaves,  lésés  dans  leurs  intérêts,  portaient  leurs  plaintes 


LES     AGHAS 


au  Divan,  qui  transmettait  leurs  réclamations  et  demandait  la 
restitution  des  fugitifs;  on  comprend  facilement  que  de 
semblables  prétentions  n'étaient  jamais  admises;  car,  depuis 
l'amiral  jusqu'au  dernier  matelot,  il  ne  se  trouvait  pas  un 
homme  qui  n'eût  mieux  aimé  sombrer  corps  et  biens  sous  le 
canon  des  forts  que  de  livrer  les  malheureux  qui  étaient  venus 
se  réfugier  auprès  d'eux.  On  ne  répondait  donc  aux  revendi- 
cations que  par  un  refus  hautain;  l'émeute  éclatait  alors  dans 
Alger;  le  consul  était,  le  plus  souvent,  maltraité  et  empri- 
sonné ,  et  le  Dey,  tremblant  pour  sa  propre  existence , 
protestait  contre  un  acte  qu'il  qualifiait  de  recel,  et  menaçait 
d'une  rupture.  C'est  ainsi  que  se  passait  toujours  ce  qu'on 
appelait  les  fuites  à  bord^. 

Le  14  septembre  1673,  une  vingtaine  de  captifs  s'évadèrent 
et  furent  reçus  dans  les  vaisseaux  de  M.  d' Aimeras.  Le  Dey  les 
fit  réclamer  par  M.  Dubourdieu,  qu'il  envoya  en  parlementaire 
au  vaisseau  amiral,  en  lui  disant  qu'il  ne  devrait  "pas  revenir, 
si  les  captifs  n'étaient  pas  restitués.  Le  consul  voulait 
pourtant^  au  mépris  de  sa  vie,  aller  porter  le  refus  ;  mais  le 
chef  de  l'escadre  s'y]  opposa,  et  mit  à  la  voile,  sans  le  laisser 
débarquer.  Le  Divan  fut  étonné  de  ce  brusque  départ  oX 
craignit  une  déclaration  de  guerre;  Hadj'  Mohammed  fit 
mander  auprès  de  lui  M.  Le  Yacher,  vicaire  apostolique,  et 
le  pria  de  se  charger  de  l'intérim,  lui  disant  qu'il  voulait 
observer  la  paix  avec  la  France,  et  qu'il  allait  donner  de 
nouveaux  ordres  aux  Reïs,  en  les  menaçant  de  peines  sévères 
s'ils  y  contrevenaient.  En  même  temps^  il  écrivit  au  Roi 
une  lettre  dans  laquelle  il  manifestait  son  regret  de  ce  qui 
s'était  passé;  elle  se  terminait  par  ces  mots  :  «  Nous  donnons 
ensuite  avis  à  Votre  Majesté  que,  vers  la  fin  du  mois  d'août, 
un  de  vos  capitaines,  M.  d'Alméras,  étant  venu  en  ces 
quartiers  avec  huit  vaisseaux  de  guerre,  jeta  l'ancre  et  se 
porta  directement  vis-à-vis  du  port  et  sous  le  canon  d'Alger. 
Cela  nous  obligea  à  envoyer  le  consul  de  France  qui  était 
ici,  pour  lui  dire  qu'il  ne  s'arrêtât  point  avec  ses  vaisseaux 

1.  Tous  les  consuls  d'Alger,  sans  exception,  furent  victimes  de  ces  fuites 
à  bordy  et  leurs  instances  à  ce  sujet  furent  peu  écoulées. 


224  CHAPITRE   QUINZIEME 

SOUS  le  canon  de  la  ville,  et  qu'il  s'en  éloignât  tant  soit  peu 
plus  loin,  parce  qu'étant  alors  la  saison  de  l'été,  tous  les 
esclaves  des  Musulmans  étaient  épars  de  côté  et  d'autre, 
les  uns  allant  et  venant  aux  vignes,  et  les  autres  aux  jardins 
et  vergers,  et  qu'il  se  pourrait  faire  que  les  esclaves,  voyant 
que  les  vaisseaux  étaient  sous  le  canon  d'Alger  et  par 
conséquent  bien  proches  de  la  ville,  ils  ne  manqueraient 
point  de  s'enfuir  et  d'entrer  dans  ces  navires,  ainsi  qu'il  est 
déjà  arrivé  lorsque  quelques  vaisseaux  français  étaient 
venus  se  porter  jusque  sous  le  canon  ;  quarante-six  esclaves 
des  plus  vigoureux  s'étant  jetés  à  la  mer,  quelques-uns 
se  noyèrent  tâchant  d'atteindre  les  vaisseaux,  et  quelques- 
uns  y  entrèrent  et  en  même  temps  ces  vaisseaux  levèrent 
l'ancre  et  s'en  allèrent  :  un  tel  accident  arrivé  aux  Musulmans 
fit  soulever  tout  le  pays,  et  on  fit  de  grandes  plaintes  contre 
nous. 

((  Pour  qu'un  tel  malheur  n'arrivât  pas  encore ,  nous 
recommandâmes  au  consul  de  persuader  audit  sieur  d'Alméras 
de  se  retirer  de  dessous  le  canon  de  la  ville  et  s'étant  éloigné, 
de  nous  envoyer  au  port  un  navire,  l'assurant  que  nous 
examinerions  exactement  ce  qu'il  souhaiterait  de  nous  et 
que  nous  le  satisferions;  mais  nos  paroles  ne  firent  aucun 
effet  sur  lui,  et,  dès  la  même  nuit,  plusieurs  esclaves  des 
Musulmans,  s'étant  enfuis,  se  jetèrent  à  la  mer  et  se  sauvèrent 
dans  les  vaisseaux.  Cela  fit  que  nous  y  renvoyâmes  encore 
ledit  consul  pour  savoir  à  quel  dessein  on  avait  fait  cette 
mauvaise  action,  et  si  c'était  que  l'on  eût  résolu  de  rompre 
la  paix  qui  était  entre  nous.  Ne  doutant  point  qu'on  n'eût 
quelque  mauvaise  intention  si  les  vaisseaux  ne  s'éloignaient 
point,  et  si  on  ne  nous  renvoyait  point  les  esclaves;  cela 
nous  fit  encore  dire  au  consul  que  si  la  chose  allait  ainsi, 
lui-même  n'aurait  que  faire  de  revenir;  et,  de  fait,  étant  allé 
aux  vaisseaux,  aussitôt  qu'il  y  fût  entré,  ils  levèrent  l'ancre 
et  partirent,  et  c'est  ainsi  que  ledit  consul  s'en  est  allé.  » 
{Suit  la  formule) 

Il  est  facile  de  voir  par  cette  lettre  combien  le  Dey  était 
désireux  de  maintenir  la  paix  avec  la  France  ;  il  apaisa 
lui-même  et  de  ses  propres  deniers  les  propriétaires  d'es- 


Les  aGiias 


ÎÛ 


clavos,  et  ue  cessa  pas  de  montrer  le  plus  grand  esprit 
de  conciliation  dans  les  événements  qui  suivirent  cet 
incident;  mais  le  Conseil  Royal  avait  à  cœur  de  réparer  la 
défaite  de  Djig-elli,  et  l'expédition  contre  Alger  était  déjà 
résolue. 


15 


CHAPITRE    SEIZIÈME 


ALGER   SOUS   LES    DEYS 


SOMMAIRE.  —  Origine  da  gouvernement  des  Deys.  —  Son  organisation  pri- 
mitive et  ses  modifications.  —  Abaissement  du  Divan  et  du  pouvoir  de  la 
Milice.  —  Ses  révoltes.  —  Les  Puissances.  —  Relations  avec  la  Porte, 
l'Europe,  le  Maroc  et  Tunis.  —  Les  consuls  et  les  présents.  —  Les  Reys  de 
l'intérieur  et  les  indigènes.  —  La  population  d'Alger,  les  Colourlis,  les 
Juifs.  —  Le  commerce.  —  L'armée  et  la  marine.  —  Abaissement  progressif 
des  revenus.  —  Décadence  de  l'Odjeac. 

Lorsque  la  Milice,  lasse  de  la  mauvaise  administration,  des 
exactions  et  de  la  mollesse  des  Pachas  triennaux,  leur  enleva 
en  1659  tout  pouvoir  effectif^  elle  obéissait  à  deux  sentiments  ; 
le  besoin  qu'a  toute  association  d'^ître  gouvernée  sérieusement, 
et  la  crainte  de  voir  le  commandement  tomber  entre  les  mains 
des  Reïs,  qui  avaient  déjà  plusieurs  fois  cherché  à  s'emparer 
de  la  direction  de  rOdJeac.  Mais  la  révolution  militaire  qui  se 
traduisit  par  l'élévation  des  Aghas,  ne  pouvait  rien  produire 
de  durable  ;  basée  sur  le  principe  exagéré  de  l'égalité  absolue, 
cette  conception  bizarre,  si  elle  eût  pu  être  appliquée,  eût 
amené  successivement,  et  par  droit  d'ancienneté,  chaque  sol- 
dat sur  le  trône  pour  un  court  espace  de  deux  mois.  Les  pre- 
miers qui  reçurent  le  dépôt  de  la  puissance  souveraine  s^effor- 
cèrent  de  le  conserver;  il  était  facile  de  s'y  attendre,  et  la 
nouvelle  constitution  dura  à  peine  douze  ans,  pendant  lesquels 
les  quatre  Aghas  qui  se  succédèrent  tombèrent  l'un   après 
l'autre  sous  le  sabre  des  Janissaires.  La  corporation  des  Reïs 
intervint  à  ce  moment  avec  l'autorité  que  lui  assuraient  ses 
richesses,  sa  popularité,  et  les  forces  dont  elle  disposait  ;  elle 
fit  cesser  le  désordre,  donna  l'autorité  suprême  à  un  de  ses 
membres,  qui  prit  le  titre  de  Dey,  et  qui  fut  chargé  du  pou- 
voir exécutif.  Les  quatre  premiers  Deys  furent  d'anciens  capi- 


ALGER  SOUS  LES  DEYS  '  227 

taines  corsaires,  qui,  soutenus  par  leur  Taïffe^  plus  puissante 
que  la  Milice  elle-même,  abaissèrent  les  droits  du  Divan,  et 
ne  le  réunirent  plus  que  pour  la  forme,  ne  tenant  compte  de 
ses  décisions  qu'autant  que  cela  leur  convenait;  mais  leur 
origine  même  les  força  de  fermer  les  yeux  sur  les  excès  de  la 
piraterie,  qui  exposèrent  Alger  aux  représailles  des  nations 
chrétiennes.  Après  que  les  bombardements  et  les  croisières 
eurent  terrifié  les  habitants  et  ruiné  la  marine  des  Reïs,  les 
loldachs  reprirent  une  partie  de  leur  ancienne  influence,  et  il 
fallut  compter  un  peu  davantage  avec  eux.  Mais  ce  n'était  plus 
l'ancien  corps  uni  et  compact  qui  avait  dicté  ses  lois  à  la 
Régence  pendant  plus  d'un  demi-siècle;  l'effectif  était  réduit 
des  deux  tiers  au  moins;  le  recrutement  devenait  difficile,  et 
ne  se  faisait  guère  que  dans  l'Asie-Mineure,  parmi  les  vaga- 
bonds des  ports  de  mer,  et  les  mendiants  des  campagnes. 
Leur  tourbe  vénale  s'inquiéta  de  moins  en  moins  de  conserver 
les  privilèges  politiques  qui  lui  étaient  acquis,  et  les  échangea 
volontiers  contre  des  accroissements  de  solde  et  des  dons  de 
joyeux  avènement;  mais  cette  cupidité  grossière  ouvrit  elle- 
même  la  porte  aux  conspirations  et  aux  révoltes  sanglantes, 
chacun  de  ces  mercenaires  ne  voyant  plus  dans  un  change- 
ment de  souverain  que  l'occasion  d'une  gratification  nouvelle. 
Dès  lors,  ce  fut  en  vain  que  les  Deys  essayèrent  de  couvrir 
leurs  personnes  de  l'inviolabilité  du  caftan  de  Pacha,  qu'ils 
payèrent  chèrement  à  la  Porte,  et  leur  vie  fut  sans  cesse  à  la 
merci  de  l'humeur  capricieuse  et  brutale  de  soudards  presque 
toujours  ivres  de  vin  ou  d'opium.  C'est  un  changement  de 
mœurs  important  à  constater;  car,  jusque-là,  grâce  à  une 
sorte  de  respect  religieux,  l'investiture  donnée  par  le  Sultan 
avait  sauvegardé  la  vie  de  ceux  qui  étaient  considérés  comme 
représentant  sa  personne  sacrée.  En  effet,  sur  plus  de  trente 
Pachas  qui  régnèrent  de  4515  à  16o9,  le  seul  Tekelerli  suc- 
comba sous  le  fer  d^un  assassin,  qui  accomplissait  une  ven- 
geance personnelle,  tandis  que  tous  les  Aghas  furent  massacrés 
sans  exception,  ainsi  que  plus  de  la  moitié  des  Deys  ;  mais  la 
confusion  qui  a  prédominé  jusqu'aujourd'hui  dans  Thistoire  de 
l'Algérie  a  été  telle,  que  personne  n'a  fait  cette  distinction  re- 
marquable. Il  est  bon  d'ajouter  à  ce  sujet  qu'il  est  impossible  de 


228  CHAPITRE  SEIZIEME 

légitimer  la  légende  si  souvent  reproduite  des  sept  Pachas 
tués  en  un  jour*. 

En  droit,  le  Dey  eut  dû  être  élu  par  Fassemblée  générale; 
en  fait,  les  choses  se  passaient  tout  autrement.  Lorsque  le  sou- 
verain abdiquait  volontairement  ou  mourait  dans  son  lit  (ce 
qui  n'arriva  que  onze  fois  pour  vingt-huit  mutations),  son 
successeur,  désigné  d'avance,  avait  pris  les  précautions  né- 
cessaires, et  le  changement  s'opérait  sans  opposition.  Mais, 
quand  il  succombait  à  la  violence,  les  assassins  se  précipi- 
taient à  la  Jenina,  dont  ils  occupaient  les  abords,  et  procla- 
maient celui  d'entre  eux  qu'ils  avaient  choisi  ;  souvent  un 
combat  terrible  s'engageait  sur  l'estrade  ensanglantée  du 
trône,  et  durait  jusqu'au  moment  où  les  vainqueurs  pouvaient 
tirer  le  canon  de  signal  et  arborer  la  bannière  verte  sur  le 
palais,  dans  lequel  ils  venaient  d'installer  leur  candidat,  qu'ils 
gardaient  le  sabre  à  la  main,  et  qui  recevait  immédiatement 
le  baise-mains  de  tous  ceux  qui  l'entouraient,  pendant  que 
les  esclaves  traînaient  dans  la  cour  le  cadavre  encore  chaud 
de  son  prédécesseur  égorgé.  Cette  scène  se  répéta  quatorze 
fois,  de  1683  à  1817.  Toutes  les  fois  qu'elle  se  passait,  la  po- 
pulation d'Alger  en  attendait  le  dénouement  dans  une  impa- 
tiente angoisse  ;  les  rues  devenaient  désertes  ;  les  portes  se 
fermaient  et  se  barricadaient;  car,  aux  premières  nouvelles, 
la  Milice  s'était  répandue  en  armes  dans  la  ville,  et  profitait  de 
l'interrègne  pour  se  livrer  au  pillage  et  à  toutes  les  violences 
imaginables.  Aussitôt  intronisé,  le  nouveau  Dey  lançait  sa 
garde  de  tous  côtés,  et  apaisait  le  tumulte  par  quelques  exé- 
cutions. 

Lorsque  la  réunion  du  Divan  ne  fut  plus  qu'une  vaine 
cérémonie,  le  pouvoir  devint  absolu,  et  fut  exercé  par  le  sou- 
verain, assisté  d'un  Conseil  d'État,  dont  les  membres,  choisis 
par  lui,  prirent  le  nom  de  Puissances.  Sa  composition  était  la 

1.  C'est  à  Laugier  de  Tassy  (d.  c.)  qu'incombe  la  responsabilité  de  celle 
anecdote;  il  dil  :  (p.  221.)  a  On  a  vu  dans  un  jour  six  Deys  massacrés  et 
sept  élus.  »  Mais  il  ne  donne  ni  noms,  ni  date,  et  rien  de  ce  que  nous  pou- 
vons savoir  ne  justifie  cette  allégation.  Si  l'auteur,  au  lieu  de  publier  son 
ouvrage  en  1725,  l'eut  écrit  trente  ans  plus  tard,  on  pourrait  croire  qu'il 
s'agit  des  massacres  qui  ensanglantèrent  la  Jenina  en  1754,  lors  de  l'usur- 
pation d'Ouzoun  Ali. 


à 


ALGER  SOUS  LES  DEYS  229 

suivante  :  l°le  Khaznadji,  qui  avait  charge  du  Trésor  public, 
et  marchait  immédiatement  après  le  Dey,  qu'il  suppléait  en 
cas  d'absence  ou  de  maladie  ;  2*"  VAgha  des  Spahis;  il  remplis- 
sait les  fonctions  de  Bey  du  territoire  d' Alger,  avait  droit  de 
vie  et  de  mort  en  dehors  des  murailles  de  la  ville;  3°  VOiikil- 
el-Hardj  de  la  marine,  chef  des  arsenaux,  chantiers  de 
construction  du  port  et  des  chiourmes;  en  cette  qualité,  il  re- 
cevait beaucoup  de  présents  des  consuls  et  du  commerce; 
4°  le  Beït-el-Mal,  qui  veillait  au  domaine,  à  l'enregistrement, 
et  aux  successions  en  déshérence  ;  pour  prévenir  toute  fraude, 
personne  ne  pouvait  être  inhumé  sans  son  autorisation;  5°  le 
K/iodjet-el-Kheïi,  rocoveur  général  des  tributs,  tant  en  argent 
qu'en  nature.  Au-dessous  de  ces  cinq  Puissances^  se  trouvait 
le  Khaznadar,  ou  trésorier  particulier  du  Dey^  qui  n'avait  pas 
le  droit,  même  dans  le  cas  de  plus  grande  nécessité,  de  tou- 
cher au  Trésor  public,  sur  lequel  tout  le  monde  veillait  avec 
un  soin  superstitieux.  A  la  suite  de  ces  grands  dignitaires 
venaient  :  quatre  Khodj as ^  chargés  des  écritures  d'audience  et 
de  celles  de  la  paye  ;  les  premiers  avaient  une  grande  influence  ; 
deux  cents  petits  Khodjas,  notaires  ou  receveurs  des  impôts 
du  blé,  de  l'huile,  de  la  viande,  du  cuir,  de  la  cire,  etc.;  deux 
Drogmans  d'audience,  l'un  turc,  l'autre  indigène  ;  les  Oukils 
des  garde-meubles,  magasins,  octrois,  douanes,  etc.;  enfin, 
huit  ChaouchSy  appariteurs  et  officiers  de  paix.  Ils  ne  portaient 
aucune  arme,  pas  même  un  bâton;  mais  leur  personne  était 
sacrée,  et  la  moindre  rébellion  contre  eux  était  punie  de  mort. 
Quand  ils  devaient  procéder  à  une  arrestation,  ils  marchaient 
vers  celui  qui  leur  avait  été  désigné,  et  le  touchaient  du  bout 
du  doigt,  en  disant  :  «  Viens  avec  moi  !  »  Si  on  leur  résistait, 
ils  ameutaient  la  foule  au  cri  de  :  Char'  Allah  !  et  chacun 
était  tenu  de  leur  prêter  main-forte.  Dans  le  cas  contraire,  ils 
ne  liaient  pas  l'inculpé,  et  le  conduisaient  par  la  main,  soit 
à  la  prison,  soit  à  l'audience  publique.  Cette  audience  du  chef 
de  l'État  se  tenait  tous  les  jours  non  fériés,  à  l'exception  du 
mardi,  jour  de  grand  conseil,  dans  la  Jénina;  elle  durait  du 
petit  jour  à  midi,  avec  interruption  de  neuf  heures  à  neuf 
heures  et  demie.  L'après-midi  était  consacrée  aux  affaires 
politiques,  audiences  des  Consuls,  Caïds,  Aghas,  et  fonction- 


r 


230  CFIAPITRE    SEIZIEME 

naires  principaux.  Le  Dey  rendait  la  justice  à  tous,  sauf  aux 
loldachs,  qui  ne  ressortaient  que  de  lajuridiction  de  leur  Agha  ; 
les  causes  civiles  étaient,  pour  la  plupart,  renvoyées  devant 
les  Cadis;  quelques-unes,  plus  spéciales,  devant  les  Muphtis 
malékites  ou  hanafites. 

Les  délits  étaient  punis  de  l'amende  ou  de  la  bastonnade  ; 
les  crimes,  de  la  décapitation  ou  de  la  strangulation;  la  tor- 
ture, le  pal  et  les  ganclies  étaient  réservés  aux  condamnés 
politiques,  le  bûcher  aux  apostats  et  aux  Juifs.  La  baston- 
nade se  donnait  dans  la  salle  même  du  Conseil;  le  patient 
était  étendu  sur  le  sol,  ventre  à  terre  ;  deux  esclaves  s'as- 
seyaient, l'un  sur  sa  nuque,  l'autre  sur  ses  cuisses;  celui-ci 
maintenait  en  l'air  les  pieds,  sur  la  plante  desquels  le  bour- 
reau déchargeait  une  partie  des  coups  de  bâton.  Ce  supplice 
entraînait  rarement  la  mort.  L^amende  se  payait  sur  place, 
entre  les  mains  du  Khaznadar,  présent  à  l'audience.  La  déca- 
pitation, de  laquelle  un  spahi  était  chargé,  s'opérait  à  la 
porte  même  de  la  salle,  devant  la  fontaine  de  la  cour.  Ceux 
qui  devaient  être  étranglés  étaient  confiés  au  Mechouar,  qui 
les  conduisait  en  dehors  de  la  porte  Bab-Azoun,  et  les  sus- 
pendait à  un  des  créneaux.  Là  se  trouvaient  aussi  les  gauches, 
longs  crochets  de  fer  recourbés  la  pointe  en  Fair,  et  scellés 
dans  la  muraille  ;  on  y  précipitait  le  condamné  du  haut 
du  rempart,  et  il  y  restait  accroché  comme  le  hasard  l'avait 
voulu,  mettant  quelquefois  cinq  ou  six  jours  à  mourir.  Le  pal 
et  les  bûchers  se  dressaient  sur  le  Môle  ou  à  la  porte  Bab-el- 
Oued.  Jamais  un  Janissaire  n'était  exécuté  publiquement  dans 
l'enceinte  de  la  ville  ;  leurs  criminels  subissaient  le  supplice 
édicté  dans  la  cour  du  Palais  de  TAgha,  qui  avait  reçu  pour 
ce  motif  le  surnom  de  Bar-el-Khâl  (maison  du  vinaigre).  Le 
Mechouar  était  chargé  de  la  voirie,  de  la  surveillance  des 
tavernes,  des  filles  de  mauvaise  vie,  et  de  la  police  de  la  ville; 
le  Caïd-el-Fhâs,  de  celle  de  la  banlieue;  ces  fonctions  étaient 
fructueuses,  mais  réputées  infâmes,  et  les  Turcs  refusaient  de 
s'en  charger.  Les  Berranis  étaient  divisés  par  nationalités,  et 
chaque  groupe  avait  son  chef  ou  Amin,  qui  jouissait  de  cer- 
tains droits  justiciers;  il  était  responsable  des  actes  de  sa  cor- 
poration. 


ALGER  SOUS  LES  DEYS  234 

Le  Dey  était  tenu  de  demeurer  à  la  Jenina,  sous  l'œil  de  ses 
solachis,  et  de  ses  chaouchs,  qui  ne  le  perdaient  jamais  de 
vue.  A  partir  du  jour  de  son  élection,  il  était  séparé  de  sa_ 
famille;  car  aucune  femme  ne  pouvait  pénétrer  dans  le  palais, 
sinon  en  audience  publique.  Le  jeudi,  après  la  prière  de 
Dohor,  les  gardes  Tescortaient  jusqu'à  sa  maison  particulière, 
011  ils  venaient  le  reprendre  le  lendemain  un  peu  avant  midi, 
pour  le  conduire  à  la  grande  mosquée.  Après  la  prière 
publique,  il  rentrait  à  la  Jenina  jusqu'au  jeudi  suivant.  Il  ne 
recevait  de  l'Etat  que  la  haute  paie  d'un  janissaire,  50  piastres 
fortes  par  an,  et  un  pain  de  munition  par  jour;  les  vivres 
nécessaires  à  sa  table  et  à  celle  de  sa  famille  étaient  fournis 
en  nature  par  le  Beylik.  Mais  sa  véritable  liste  civile  se  com- 
posait des  ventes  de  charges,  confiscations,  amendes,  produits 
de  la  Course,  des  rédemptions  d'esclaves,  présents  des 
Consuls  chrétiens,  des  Ambassadeurs  et  des  Beys;  ces  divers 
revenus  étaient  variables,  mais  représentaient  toujours  une 
somme  énorme.  Quand  il  périssait  de  mort  violente,  ses  biens 
étaient  confisqués  au  profit  de  l'Etat;  heureux  ses  héritiers, 
si  on  les  laissait  vivre!  Somme  toute,  c'était  une  misérable 
existence,  et  c'est  avec  raison  que  l'Évêque  de  Ségorbe,  Juan 
Cano  *,  la  décrit  en  cette  phrase  :  «  Ainsi  vit  cet  homme,  riche 
sans  être  maître  de  ses  trésors,  père  sans  enfants,  époux  sans 
femme,  despote  sans  liberté,  roi  d'esclaves  et  esclave  de  ses 
sujets!  » 

Le  commandement  et  l'administration  du  reste  de  la 
Régence  étaient  confiés  à  des  Beys,  qui  gouvernaient  souve- 
rainement leurs  circonscriptions.  Ils  devaient  apporter  au 
Trésor  public  les  impôts  recueillis;  ces  versements  se  faisaient 
deux  fois  par  an,  aux  mois  de  mai  et  d'octobre,  et  les  Beys 
étaient  tenus  d'effectuer  personnellement  le  premier  des 
deux.  Le  territoire  se  trouvait  divisé  en  trois  provinces  : 
Constantine,  Titery,  Oran;  et  quatre  caïdats  indépendants  : 
le  Pays  Nègre  ou  mer  de  Pharaon^,  la  Calle,  le  Sebaou, 
Blidah. 

1.  Cet  intéressant  historien  d'Alger  n'a  pas  fait  imprimer  son  œuvre.  Il  en 
existe  une  copie  manuscrite  aux  Archives  de  la  Guerre. 

2.  La  vraie  leçon  est  :  Bahr  el  Faroun^  mer  des  scylles  maritimes. 


232  CFIAPITRE     SEIZIEME 

Le  Bey  de  Constantine  payait  140.000  piastres  fortes,  et 
entretenait  300  spahis  turcs,  et  1.500  indigènes;  celui  de 
Titery ,  4.200  piastres  et  500  cavaliers  ;  celui  d'Oran,  qui  résida 
d'abord  à  Mazouna,  puis  à  Mascara,  100.000  piastres,  2.000 
colourlis  et  1.500  indigènes;  le  Caïd  des  Nègres  fournissait 
25.000  piastres  et  cent  esclaves;  celui  de  Blidah,  14.000 
pataquès  ;  les  revenus  du  Sebaou  et  de  la  Galle  étaient  fort 
aléatoires.  Aux  sommes  qui  viennent  d'être  énoncées  s'ajou- 
tait une  multitude  d'impôts  divers,  sur  le  corail,  les  Juifs,  les 
jardins,  la  cire^  les  marchandises  étrangères,  les  patentes, 
les  concessions,  les  tavernes,  les  filles  de  joie,  les  successions, 
les  prises  de  mer,  la  vente  des  captifs,  les  rédemptions,  les 
droits  d'ancrage  et  de  tonnage,  et  en  général  sur  tout  ce  qui 
peut  être  taxé  :  car  la  fiscalité  turque  n'a  rien  laissé  à  inven- 
ter en  matière  d'impôts.  Le  tout,  au  milieu  du  xvm*  siècle, 
rapportait  annuellement  un  peu  plus  de  540.000  piastres 
fortes.  La  Milice  n'eût  dû  en  coûter  qu'environ  150.000  ; 
mais  il  est  nécessaire,  pour  rester  dans  la  vérité,  de  dou- 
bler cette  somme,  à  cause  des  gratifications  réitérées  qui  étaient 
passées  en  coutume,  et  auxquelles  le  Dey  ne  pouvait  se  sous-~ 
traire  sous  peine  de  mort.  Ces  Aoiiaïd  se  reproduisaient  *à 
chaque  instant;  l'avènement  d'un  souverain,  la  naissance  d'un 
de  ses  fils,  la  nouvelle  d'une  victoire  remportée  par  le  Sultan,  la 
proclamation  d'un  traité,  les  fêtes  religieuses,  et  enfin  tous 
les  événements  heureux,  en  général,  servaient  de  prétexte 
aux  loldachs  pour  réclamer  un  supplément  de  solde.  Or, 
comme  la  totalité  de  l'impôt  des  provinces,  qui  dépassait 
300.000  piastres,  devait  être  versée  intégralement  à  la  Khazna, 
et  l'était  effectivement  au  moment  même  de  l'arrivée  des 
Beys,  le  service  de  la  paie  des  soldats  se  trouvait  annuellement 
en  déficit  de  50.000  piastres  environ;  il  est  vrai  qu'on  retrou- 
vait facilement  cette  somme  par  les  tributs  imposés  aux  petites 
puissances  :  Suède,  Danemark,  Hollande,  Toscane,  Venise, 
villes  Anséatiques  et  Raguse;  mais  ces  revenus  n'arrivaient 
qu'à  des  époques  irrégulières,  et  la  Milice  n'eût  pas  attendn 
un  seul  jour  ce  qui  lui  était  dû.  Telle  fut  la  raison  qui  obligea 
les  Deys  à  se  servir  des  Juifs;  et  ceux-ci  devinrent  d'abord 
leurs  banquiers,   puis  leurs  intermédiaires   politiques,  leurs 


ALGER  sous  LES  DEYS  233 

conseillers,  et  enfin  leurs  ministres.  La  prépondérance  crois- 
sante de  la  communauté  israélite  d'Alger  est  une  des  pages 
les  plus  curieuses  et  les  moins  connues  de  l'histoire  de  cette 
ville.  Les  premiers  arrivants  *  avaient  été,  dit-on^  chassés 
d'Espagne  par  les  persécutions;  ils  traversèrent  la  mer  en 
1391,  et  furent  dirigés  par  deux  de  leurs  rabbins,  Duran 
(Rachbaz)  et  Barfat  (Ribasch),  auxquels  la  légende  attribue 
des  miracles.  Leurs  débuts  furent  très  humbles;  ils  obtinrent 
de  Khëir-ed-Din  la  permission  de  s'établir  à  demeure,  en 
payant  un  impôt  de  capitation,  et  en  s'engageant  à'  n'ouvrir 
qu'un  nombre  déterminé  d'ateliers  ou  de  magasins  dans 
chacun  des  Souks  où  ils  résidaient.  Pendant  toute  la  durée 
du  xvi^  siècle,  on  n'entend  pas  parler  d'eux.  Haëdo  les  divise 
en  trois  catégories;  ceux  qui  sont  venus  d'Espagne,  des 
Baléares,  et  ceux  qui  se  trouvaient  dans  le  pays  depuis  l'exode 
qui  suivit  la  prise  de  Jérusalem  par  les  Romains.  A  cette 
époque,  c'est-à-dire  en  1580,  il  en  compte  cent-cinquante 
familles ,  exerçant  les  professions  d'orfèvres^  monnayeurs^, 
changeurs,  merciers  ou  marchands  ambulants  ;  les  plus  riches 
trafiquaient  sur  le  produit  des  prises,  et  faisaient  des  affaires 
avec  Tunis,  et  même  avec  Constantinople.  Ils  avaient  une 
synagogue,  et  un  chef  ou  caciz,  qui  servait  de  juge  à  la  com- 
munauté. Les  Turcs  les  maltraitaient,  les  pillaient,  les  sou- 
mettaient à  d'énormes  amendes  sous  le  moindre  prétexte, 
excitaient  les  esclaves  chrétiens  à  les  frapper  et  quelquefois  à 
faire  pis  encore;  ils  étaient  astreints  à  porter  des  vêtements 
de  couleurs  sombres.  Le  Père  Dan,  qui  les  vit  en  1634,  nous 
en  fait  absolument  la  même  description  ;  mais  leur  nombre 
avait  considérablement  augmenté^  et  atteignait  le  chiffre  de 
dix  mille;  cet  accroissement  provenait  des  rigueurs  exercées 
par  l'Inquisition  dans  le  midi  de  l'Europe.  Environ  un  siècle 
plus  tard,  en  172o^  Laugier  de  Tassy  envoyait  plus  de  quinze 
mille,  et  les  partageait  en  deux  classes  bien  distinctes;  les 
Juifs  indigènes,  toujours  en  butte  aux  mauvais  traitements 

1.  Il  y  avait  des  Juifs  en  Afrique  depuis  la  première  prise  de  Jérusalem, 
et  il  y  eut  de  nombreuses  émigrations  partielles;  on  peut  citer  celles  d'Es- 
pagne, en  613,  1391,  1492;  celle  d'Italie,  en  1342;  des  Pays-Bas,  en  1350, 
lie  France,  en  1403,  et  d'Angleterre  en  1422. 


234  CHAPITRE     SEIZIEME 

des  Turcs,  s'occupant  de  petits  commerces  et  de  petits  métiers, 
parqués  dans  un  Ghetto  et  châtiés  avec  la  dernière  rigueur 
toutes  les  fois  qu'ils  donnaient  lieu  à  une  plainte  quelconque  ; 
une  simple  banqueroute  était  punie  du  bûcher,  tout  aussi  bien 
que  le  vol  et  le  meurtre;  ils  composaient  l'immense  majorité 
de  la  colonie  Israélite.  Les  autres  étaient  nommés  Juifs  Francs  ; 
ils  venaient  d'Italie_,  et  surtout  de  Livourne,  oii  les  Grands- 
Ducs  de  Toscane  leur  avaient  laissé  établir  un  dépôt  d'esclaves 
et  de  marchandises  provenant  de  la  Course.  La  singulière 
protection  que  ces  Grands-Maîtres  de  Tordre  de  Saint-Étienne 
accordaient  à  un  semblable  trafic  leur  rapportait  beaucoup 
d'argent,  et,  malgré  les  nombreuses  réclamations  des  princes 
chrétiens,  ils  n'y  renoncèrent  jamais  franchement^  Des  rela- 
tions continues  s'établirent  donc  entre  les  Juifs  de  Livourne 
et  ceux  d'Alger,  qui  achetaient  pour  le  compte  de  leurs  core- 
ligionnaires les  marchandises  capturées  dont  la  vente  eût  été 
difficile  ou  infructueuse  en  pays  musulman.  Plus  tard,  les 
premiers  vinrent  s'établir  eux-mêmes  sur  le  marché  ;  ils  y 
acquirent  de  grandes  richesses,  et  les  embarras  pécuniaires 
des  Deys  leur  livrèrent  bientôt  le  monopole  de  la  laine,  des 
cuirs  et  de  la  cire.  N'étant  pas  sujets  de  la  Régence,  ils  se 
trouvaient  placés  par  les  Capitulations  sous  la  protection  et 
sous  l'autorité  du  Consul  de  France,  et  se  trouvaient  par 
cela  même  soumis  au  paiement  des  droits  auxquels  étaient 
assujettis  les  Français.  D'un  autre  côté,  ils  y  gagnaient 
l'exemption  des  charges  humiliantes  qui  pesaient  sur  leurs 
coreligionnaires,  pouvaient  loger  cii  ils  voulaient,  et  porter 
des  vêtements  européens.  Mais,  tout  en  acceptant  volontiers 
ces  avantages^  ils  ne  voulaient  pas  en  acquitter  le  prix. 

Les  Consuls  de  France  furent  les  premières  victimes  de  cet 
ordre  de  choses,  grâce  à  la  fausse  position  dans  laquelle  les 
plaça  la  chambre  de  commerce  de  Marseille.  Celle-ci,  à 
laquelle  le  Roi  avait  abandonné  les  droits  consulaires,  à 
charge  pour  elle  de  subvenir  aux  dépenses  obligatoires  d'ap- 
pointements,  présents,  rapatriement  des  naufragés  et   des 

1.  Voir  à  ce  sujet  les  Doléances  de  Jacques  Vacon,  d'Ollioules  (Docu- 
ments inédits,  Correspondance  de  Sourdis,  p.  38). 


I 


ALGER  SOUS  LES  DEYS  235 

captifs  rendus,  voulait  rentrer  dans  ses  déboursés,  et  ne 
cessait  d'exhorter  ses  agents  à  exiger  le  paiement  de  ce  qui 
lui  était  du,  et  à  employer,  au  besoin,  des  mesures  de 
rigueur.  C'était  demander  l'impossible;  caries  Juifs  Francs, 
entre  les  mains  desquels  se  trouvait  tout  le  commerce  qui  se 
faisait  à  Alger,  n'étaient  pas  embarrassés  pour  se  procurer  des 
prête-noms  insaisissables;  de  plus,  ils  avaient  toujours  soin 
d'intéresser  dans  les  cargaisons  une  certaine  quantité  de 
personnages  influents,  et  quelquefois  le  Dey  lui  même;  en 
sorte  que,  lorsque  le  Consul,  harcelé  par  les  réclamations  de 
la  Chambre^  essayait  de  se  plaindre,  il  était  accueilli  par  un 
haro  général.  C'est  en  vain  qu'il  cherchait  à  faire  comprendre 
à  Marseille  qu'Alger  ne  ressemblait  en  rien  aux  autres 
Echelles  ;  on  s'entêtait  à  vouloir  assujettir  aux  Capitulations 
des  gens  qui  ne  respectaient  même  pas  les  firmans  du  Sultan; 
on  n'arrivait  par  ces  vaines  réclamations  qu'à  irriter  le  Dey 
et  les  Puissances,  et  il  fallait  ensuite  calmer  cette  agitation  à 
force  de  présents,  après  que  celui  qui  avait  obéi  à  des  ordres 
qu'il  désapprouvait  eût  vu  réaliser  ses  prédictions  inutiles. 

L'Angleterre  et  la  Hollande  se  montrèrent  bien  plus 
adroites,  et,  considérant  avec  raison  que  le  négoce  du  Levant 
valait  bien  quelques  sacrifices  pécuniaires,  et  qu'il  importait 
avant  tout  d'en  assurer  la  sécurité,  elles  recommandèrent  à 
leurs  Consuls  de  se  concilier  la  faveur  des  Juifs  influents,  qui 
se  la  firent  chèrement  payer,  tant  en  présents  qu'en  avantages 
commerciaux.  On  les  verra,  dans  le  cours  de  cette  his- 
toire, grandir  peu  à  peu  au  point  de  devenir  des  inter- 
médiaires politiques  entre  l'Europe  et  la  Régence,  obtenant 
des  traités  qui  avaient  été  refusés  atout  le  monde  avant  qu'ils 
ne  les  achetassent  aux  Deys  et  aux  ministres,  et  faisant 
déclarer  la  guerre  au  gré  de  leurs  intérêts.  Leur  puissance  ne 
fit  que  s'accroître  pendant  tout  le  xvme  siècle,  à  la  fin  duquel 
les  Bakri  et  les  Busnach  traitaient  directement  avec  les  ambas- 
sadeurs, ne  leur  permettaient  pas  de  parler  au  Souverain, 
nommaient  et  destituaient  les  Beys,  dirigeaient  la  Course, 
fixaient  le  taux  de  l'impôt  et  les  tarifs  commerciaux,  et,  en 
un  mot,  étaient  les  véritables  Rois  d'Alger.  Mais,  suivant  une 
loi  fatale  à  laquelle  les  races  longtemps  persécutées  semblent 


236  CHAPITRE    SEIZIEME 

se  soustraire  difficilement-,  d'opprimés  qu'ils  avaient  été 
jusque-là^  ils  devinrent  de  très  durs  oppresseurs,  et  amonce- 
lèrent sur  eux  de  terribles  haines,  dont  le  tragique  dénoue- 
ment fut  le  massacre  des  chefs  et  d'une  partie  de  la  population 
juive.  D'après  Laugier  de  Tassy,  qui  se  trouvait  à  Alger  en 
qualité  de  chancelier,  au  moment  où  il  fallait  commencer  à 
compter  avec  les  Juifs  Francs,  le  fondateur  de  leur  influence 
fut  un  Livournais  nommé  Soliman  Jakete,  qui  mourut  fort 
âgé  en  1724.  «  C'étoit  un  homme  d'intrigue  fort  subtil,  et  qui, 
par  toutes  sortes  de  voyes  d'iniquité,  s'étoit  emparé  de  l'esprit 
des  Puissances,  sous  prétexte  d'être  attaché  aux  intérêts  du 
Deylik.  Il  étoit  armateur  pour  la  Course,  et  fermier  pour  la 
cire.  Il  donnoit  les  avis  de  ce  qui  se  passait  en  Chrétienté. ....  ; 
lorsqu'il  savoit  qu'on  traitoit  de  la  rançon  de  quelques  esclaves, 
il  en  augmentoit  Toffre  jusqu'à  ce  qu'on  se  lassât  et  qu'on  eût 
recours  à  lui.  Il  étoit  favorisé  en  cela,  comme  en  toute  autre 
chose,  et  on  le  regardoit  comme  un  des  soutiens  du  Païs.  « 

La  politique  extérieure  .des  Deys  se  trouvait,  comme  leur 
politique  intérieure,  dominée  par  la  question  financière.  La 
Course  étant  le  principal  revenu,  il  ne  pouvait  pas  être  question 
d'y  renoncer,  et  les  premiers  qui,  sous  l'influence  de  la  terreur 
causée  par  les  bombardements,  essayèrent  de  le  faire,  tom- 
bèrent sous  les  coups  de  la  Milice,  qu'ils  ne  purent  pas  solder 
régulièrement.  Ils  avaient  cependant  essayé  d'ouvrir  une 
nouvelle  source  de  richesses,  en  soumettant  par  la  force  des 
armes  le  Maroc  et  Tunis  à  leur  payer  un  tribut  annuel;  mais 
les  Chérifs  se  dérobèrent  rapidement  au  joug,  et,  à  l'Est,  il 
fallut  multiplier  les  expéditions  pour  faire  respecter  les  enga- 
gements pris  par  les  vaincus  ;  il  en  résulta  que  les  frais  absor- 
bèrent et  dépassèrent  quelquefois  le  produit;  les  territoires 
Indigènes,  ravagés  par  le  passage  des  troupes,  refusèrent 
l'impôt;  on  dut  abandonner  cet  expédient,  et  recommencer  à 
faire  la  guerre  aux  marines  européennes  de  second  ordre. 
Maison  ne  retrouva  plus  les  anciens  Reïs  guerriers,  ni  l'en- 
thousiasme du  début,  alors  que  tout  Alger  s'intéressait  à  la 
Course,  que  ses  galères  agiles  étaient  les  reines  delà  Méditer- 
ranée, et  que  la  moindre  barque  attaquait  hardiment  des  bâti- 
ments dix  fois  plus  forts  qu'elle;  les  grands  corsaires  étaient 


ALGER  SOUS  LES  DEYS  237 

tombés  tour  à  tour  sous  le  canon  des  croisières  et  sous  les 
coups  des  chevaliers  de  Malte  ;  les  armateurs  s'étaient  dégoûtés 
d'une  spéculation  devenue  trop  aventureuse;  les  navires  mar- 
chands, bien  armés  et  bien  commandés,  se  défendaient  avec 
avantage  ;  il  devint  nécessaire  de  créer  une  marine  de  guerre  ; 
les  Deys  établirent  des  chantiers  de  construction,  et  un  service 
de  conservation  des  forêts,  qui  prit  le  nom  de  Kerasta,  et  fut 
confié  à  un  chef  kabyle  de  la  famille  de  Mokrani;  ils  se  pro- 
curèrent des  ingénieurs  et  des  fondeurs  d'artillerie,  achetèrent 
ou  se  firent  donner  des  frégates  et  des  vaisseaux,  et  en  cons- 
truisirent quelques-uns.  La  Suède,  la  Norwège,  le  Danemark 
et  la  Hollande  se  soumirent  à  leur  fournir  des  canons,  des 
munitions  et  des  agrès,  malgré  les  plaintes  de  la  France  et  de 
l'Espagne.  Cette  concession  humiliante  ne  leur  donna  pas  la 
paix,  et  tous  les  petits  États  continuèrent  à  être  victimes  de  la 
piraterie.  Elle  était  devenue  une  ressource  officielle,  inscrite 
au  budget  de  la  Régence;  lorsqu'une  des  nations  dont  il  vient 
d'être  question  demandait  à  conclure  un  traité  qui  lui  assurât 
la  sécurité  des  mers,  on  exigeait  d'elle  un  tribut  annuel  équi- 
valent aux  pertes  qu'elle  eût  pu  faire  ;  on  verra  souvent^  dans 
le  cours  de  cette  histoire,  la  même  prétention  se  reproduire. 
Le  Royaume  des  Deux-Siciles,  la  Toscane,  Venise  et  Raguse 
s'y  soumirent  successivement.  A  l'exception  de  la  France,  de 
TAngleterre,  de  la  Russie  et  de  l'Espagne,  toutes  les  nations 
maritimes  durent  accepter  les  unes  après  les  autres  les  con- 
ditions imposées.  Elles  avaient  d'abord  cherché  à  s'y  sous- 
traire en  traitant  directement  avec  la  Porte;  celle-ci,  trop 
orgueilleuse  pour  avouer  qu'elle  n'avait  plus  aucune  espèce 
d'autorité  à  Alger,  accordait  ce  qui  lui  était  demandé,  et  faisait 
accompagner  l'ambassadeur  chrétien  par  un  Capidji,  porteur 
d'un  firman  qui  prescrivait  au  Dey  de  respecter  le  pavillon  des 
alliés  de  sa  Hautesse.  En  tout  cas,  c'était  lettre  morte;  mais 
la  réception  n'était  pas  toujours  la  même.  Si  Tenvoyé  arrivait 
à  un  bon  moment,  où  la  Course  avait  été  fructueuse  et  où 
régnait  l'abondance,  il  était  reçu  avec  les  plus  grands  hon- 
neurs apparents;  mais  on  le  raillait,  en  lui  représentant  que 
le  Sultan  était  trop  juste  et  trop  bon  pour  vouloir  que  ses 
fidèles  sujets  mourussent  de  faim;  qu'il  avait  sans  doute  été 


238  CHAPITRE     SEIZIEME 

induit  en  erreur;  qu'au  surplus,  on  était  prêt  à  obéir,  si  Cons- 
tantinople  voulait  se  charger  de  la  paie  de  la  Milice  ;  et  il  fallait 
que  la  délégation  se  retirât  sans  avoir  rien  pu  obtenir.  Mais  si 
sa  venue  coïncidait  avec  quelque  désastre,  peste,  famine, 
défaite  sur  terre  ou  sur  mer,  l'accueil  se  ressentait  de  l'hu- 
meur farouche  des  Algériens;  le  vaisseau  turc  ne  pouvait 
même  pas  s'approcher  des  forts  de  la  ville  sans  être  menacé 
du  canon,  et  se  voyait  sommé  de  s'éloigner  à  la  hâte;  cet 
'affront  fut  sans  cesse  renouvelé  et  resta  toujours  impuni. 

Les  nations  qui  ne  payaient  pas  tribut  n'en  apportaient  pas 
moins  leur  contingent  aux  finances  du  Beylik,  sous  forme  de 
présents.  L'Angleterre  avait  donné  l'exemple,  au  moment  oia 
elle  cherchait  à  exciter  la  Régence  contre  la  France,  pour  se 
rendre  maîtresse   du  commerce   de  la  Méditerranée  et  des 
comptoirs  de  la  côte;  elle  prodigua  l'argent,  et,  une  fois  entrée 
dans  cette  voie,  elle  ne  put  plus  s'arrêter.  Car  c'est  un  des 
traits  particuliers    du  caractère   turc  de  transformer  en  un 
droit  acquis  toute  habitude  prise.  «  11  faut  observer,  dit  Laugier, 
de  ne  faire  aucun  présent  aux  Turcs  ou  Maures  par  pure  libé- 
ralité, de  peur  que  cela  ne  passe  en  usage,  qui  a  force  de  loi 
dans  ce  pays-là.  De  là  vient  que  les  Consuls  sont  obligés  de 
faire  continuellement  à  ceux  qui   gouvernent,  des  présents 
que  leurs  prédécesseurs  n'avaient  fait  que  par  générosité  et 
pour  faire  leur  cour.  »  De  plus,  quand  on  avait  fait  des  libé- 
ralités à  l'un  des  ministres,  il  fallait  faire  les  mêmes  à  tous, 
sous  peine   de  se   créer  des  ennemis  mortels.   Les   agents 
français  comprirent  très  bien  la  situation,  et  s'évitèrent  d'é- 
normes dépenses  en  prenant  dès  l'origine  l'habitude  de  ne 
faire  que  des  cadeaux  de  peu  de  valeur,  et  de  ne  jamais  donner 
d'argent.  Marseille  leur  envoyait  des  confitures,  des  liqueurs, 
de  la  parfumerie,  des  châtaignes,  des  pommes,  des  anchois, 
que  les  Consuls  distribuaient  au  Dey  et  aux  principaux  du 
pays.  Leur  correspondance  est  remplie  de  détails  fort  curieux 
sur  ces  donatives;  c'est  une  amusante  étude  de  mœurs,  où 
l'on  voit  les  Turcs  se  comporter  avec  la  naïve  grossièreté  d'en- 
fants mal  élevés,  affichant  sans  vergogne  une  gourmandise 
comique,  demandant  tout  ce  qu'ils  voient  et  tout  ce  dont  ils  ont 
entendu  parler,  se  plaignant  de  la  qualité  des  châtaignes  ou 


I 


ALGEH  SOUS  LES  DEYS  239 

du  marasquin,  du  mauvais  état  de  conservation  des  fruits, 
s'indignant  d'avoir  été  oubliés  dans  la  distribution  de  telle  ou 
telle  denrée,  se  livrant  à  ce  sujet  à  des  scènes  puériles,  dont 
les  Consuls  ne  peuvent  pas  s'empêcher  de  rire,  tout  en  étant 
quelquefois  inquiets  du  résultat  final.  Car,  à  travers  toute 
cette  mendicité,  les  Puissances  ne  se  départent  pas  de  leur 
gravité  orgueilleuse;  leurs  réclamations,  à  les  entendre,  ne 
portent  pas  sur  la  valeur  des  objets,  mais  sur  l'inattention, 
qui  montre  le  peu  de  cas  qu'on  fait  d'eux,  et  il  faut  les  apaiser 
par  des  flatteries  et  des  promesses.  Lemaire  dit  à  ce  sujet  ; 
«  Indépendamment  de  ces  présents  faits  par  les  Gouverne- 
ments, les  Consuls  qui  les  représentent  sont  obligés  d'en  faire 
eux-mêmes,  et  très  souvent,  au  Dey  et  aux  principaux  officiers, 
pour  jouir  auprès  d'eux  d'une  certaine  considération  et  pour 
pouvoir  être  écoutés  dans  les  affaires  qui  regardent  leurs 
protégés.  Une  faut  s'attendre  de  leur  part  à  aucune  espèce  de 
reconnaissance,  ni  même  de  remerciement;  ils  affectent  de  ne 
pas  faire  attention  au  présent  qu'on  leur  fait  ;  ou,  si  quelque- 
fois ils  en  parlent,  ce  n'est  que  pour  se  plaindre  de  sa  modicité. 
J'avais  peine  à  me  persuader  une  telle  insolence,  et  il  m'a, 
fallu  le  voir  pour  m'en  convaincre;  de  telle  sorte  qu'il  y  a 
moins  d'humiliation  à  recevoir  en  France  une  aumône  de  cinq 
sols,  qu'on  n'en  essuie  ici  en  donnant  tout  son  bien. 

«  La  cupidité  des  Algériens  ne  les  porte  pas  seulement  à 
mendier  les  présents  de  la  manière  la  plus  basse  et  la  plus 
indigne,  mais  aussi  à  examiner  les  différentes  provisions  que 
les  Consuls  font  venir  de  l'Europe  pour  leur  usage  particulier; 
et  cela,  non  pour  examiner  s'il  y  a  parmi  elles  des  marchan- 
dises prohibées,  mais  pour  demander  sans  honte  ce  qui  leur 
convient  le  plus.  Les  Consuls,  pour  maintenir  la  bonne  har- 
monie avec  eux,  n'osent  leur  refuser;  aussi  à  peine  conser- 
vent-ils le  tiers  des  provisions  qu'on  leur  envoie.  Les  princi- 
paux officiers,  le  Dey  lui-même,  leur  demandent  le  sucre^  les 
liqueurs,  les  confitures  qu'on  leur  envoie,  et  on  a  vu  même 
quelquefois  plusieurs  des  principaux  dignitaires  emporter  chez 
eux  sous  leur  bras  jusqu'à  des  morues.  » 

Il  est  vrai  de  dire  que  les  autres  nations,  tout  en  les  com- 
blant de  bijoux,  tabatières,  diamants,  brocarts  d'or,  montres, 


240  CriAPlTRË     SEIZIEME 

pendules  et  armes  de  prix,  ne  font  qu'exciter  des  scènes  de 
jalousie  plus  violentes  encore.  Cela  dura  presque  sans  inter- 
ruption jusqu'en  1816. 

Avec  le  xvni^  siècle,  commence  la  décadence  de  l'Odjeac; 
elle  s'accroît  de  jour  en  jour,  et  il  est  facile  de  prévoir  dès  lors 
que  la  puissance  barbaresque  s'écroulera  le  jour  où  elle  ne 
sera  plus  étayée  par  la  rivalité  des  nations  européennes.  Les 
éléments  de   guerre,  qui   assurent  seuls  les  revenus  de  la 
Rég-ence,  Farmée  et  la  marine,  diminuent  tous  les  jours;  la 
Milice,  que  le  Père  Dan  a  vue  en  1634  forte  de  vingt-deux  mille 
hommes,  ne  se  compose  plus,  en  1769,  que  de  cinq  mille  janis- 
saires; en  1817,  on  n'en  comptera  plus  que  trois  mille  deux 
cents,  dont  un  millier  de  vétérans  et  d'invalides;  dès  1750,  la 
nécessité  a  obligé  de  leur  adjoindre  les  Colourlis  et  deux 
bataillons  de  Zouaoua,  composés  chacun  de  cinq  cents  Kabyles* 
La  population,  décimée  par  les  pestes  et  les  famines,  a  di- 
minué  dans  les  mêmes  proportions;   Ilaëdo  l'avait  vue  de 
soixante  mille  âmes;  le  Père  Dan,  de  cent  mille,  accroisse- 
ment du  à  l'émigration  des  Maures  d'Espagne.  Au  milieu  du 
xvni^  siècle,  Juan  Cano  n'en  trouve  que  cinquante  mille,  et 
lorsque  les  Français  entreront  h  Alger  en  1830,  ils  n'auront  à 
y  recenser  que  trente  mille  habitants  environ.  Les  renégats, 
qui,  par  leur  esprit  d'aventure  et  leur  énergie,  avaient  été  une 
des  principales  forces  de  la  Régence,  ont  presque  entièrement 
disparu;  au  xvn°  siècle,  ils  étaient  au  nombre  de  vingt  mille, 
selon  Haëdo  ;  de  douze  mille,  selon  Gramaye;  en  1769,  il  en 
reste  doux  ou  trois  cents  seulement.  Il  en  est  de  même  en  ce 
qui   concerne  les  captifs;  le  Père  Dan  en  a  vu  vingt-cinq 
mille;  Gramaye  trente  cinq  mille;  au  milieu  du  xvm°  siècle,  il 
y  en  a  trois  mille  à  peine.  Les  innombrables  bagnes  des  par- 
ticuliers et  des  grands  Reïs  sont  fermés  et  vides  depuis  long- 
temps; ceux  de  TÉtat  sont  abandonnés  et  tombent  en  ruines, 
à  l'exception  de  ceux  du  Beylik,  de  Galera  et  de  Sidi  Amoudat 
qui  ne  contiennent  pas  à  eux  trois  plus  de  mille  huit  cents  pri- 
sonniers. Le  port,  d'où  sortaient,  en  1620,  au  moment  de  la 
saison  de  la  (>)urse,  plus  de  trois  cents  Reïs,  dont  quatre- 
vingls  commandaient  de  grands  vaisseaux,  est  presque  désert  ; 
en  1725,  Laugier  de  Tassy  n'y  trouve  plus  que  vingt-quare, 


ALGER  SOUS    LES    DEYS  241 

navires  armés  de  cinquante-deux  à  dix  pièces  de  canon  ;  qua- 
rante-quatre ans  plus  tard,  il  n'en  subsiste  plus  que  dix-sept, 
armés  de  trois  à  vingt-six  pièces  ;  neuf  d'entre  eux  appar- 
tiennent au  Beylik,  huit  à  des  particuliers.  Le  Badestan  est 
une  solitude  ;  l'on  n'y  entend  plus  retentir  la  voix  des  crieurs 
qui  vendaient  les  esclaves  et  le  butin  ;  la  villc^  jadis  si  riche,  si 
animée  et  si  joyeuse,  alors  que  l'or  chrétien  y  coulait  à  grands 
flots,  est  devenue  triste  et  misérable;  les  caravanes,  qu'y  atti- 
rait Tespoir  du  gain  et  l'appât  des  plaisirs  faciles,  en  ont 
désappris  le  chemin;  la  populace,  paresseuse,  mendiante  et 
voleuse,  aigrie  par  la  pauvreté,  ne  sort  de  son  apathie  fataliste 
que  pour  prêter  les  mains  à  toutes  les  émeutes,  et  se  réjouir 
la  vue  de  tous  les  supplices.  Elle  comprend  instinctivement  la 
signification  des  symptômes  avant- coureurs  de  la  fin^  et 
pense  quelquefois  à  ses  futurs  maîtres,  les  guerriers  vêtus  de 
rouge  annoncés  par  les  anciennes  prédictions. 


16 


CHAPITRE    DIX-SEPTIÈME 

LES  DEYS 


SOiMMAlRE.  —  Consulat  de  M.  d'Arvieux.  —  Le  P.  Le  Vacher.  —  Réclama- 
lion  des  Turcs  détenus  en  France.  —  Mission  de  M.  de  Tourville.  —  Traité 
avec  la  Hollande.  —  Ravages  des  Reïs  —  Traité  avec  l'Angleterre.  —  Décla- 
ration de  guerre  à  la  France.  —  Fuite  de  Hadj'-Mohammed-Treki.  — 
Baba-Hassan.  —  Les  deux  bombardements  de   Duquesne.   —  Mezzomorto. 

—  Mission  de  Tourville  et  traité  de  paix.  —  Consulat  de  Piolle.  ~  Intrigues 
anglaises  et  hollandaises.  —  Ibrahim  Khodja.  —  La  guerre  recommence.  — 
Bombardement   du  Maréchal   d'Estrées.   —    Renouvellement   des    traités. 

—  Émeutes,  et  fuite  de  Mezzomorto. 


L'intérim  du  Père  Le  Vacher,  qui  avait  une  profonde  con- 
naissance des  affaires  d'un  pays  habité  par  lui  depuis  plus  de 
vingt-cinq  ans,  fut  très  paisible;  les  Reïs  dépensaient  leur  ac- 
tivité à  courir  sus  aux  Hollandais,  qui  subirent  de  grosses 
pertes. 

Cependant,  à  la  suite  d'un  conflit  qui  avait  éclaté  entre  le 
gouverneur  du  Bastion  et  le  directeur  de  la  Compagnie,  le 
désordre  s'était  mis  dans  les  Établissements.  Le  chevalier 
d'Arvieux  fut  chargé  d'apaiser  ce  différend,  et  reçut  en  même 
temps  la  charge  de  consul.  C'était  un  assez  singulier  per- 
sonnage ;  ses  mémoires  révèlent  un  contentement  de  lui- 
même  qui  arrive  souvent  au  comique.  Fort  infatué  d'une 
noblesse  douteuse  (son  oncle  signait  Laurent  Arvieu,  et  lui- 
même  est  nommé  Arvieu  par  tous  ses  concitoyens)  il  qualifie 
l'érudit  captif  duquel  nous  parlons  plus  loin  ^  de  :  «  un  sieur 
Vaillant,  qui  se  dit  homme  du  Roy,  parce  que  M.  Colbert  l'a 


1.  Le  savant  duquel  M.  d'Arvieux  parle  avec  un  dédain  si  mal  justifié  est 
le  célèbre  numismate  Jean  Foy-Vaillant,  né  àBeauvaisen  1632.  Lors  deTor^ 
ganisation  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  il  fut  admis 
comme  associé,  et  y  remplaça  Charpentier  l'année  suivante.  Son  ami,  Jacob 
Spon,  nous  a  laissé  de  curieux  détails  sur  les  péripéties  de  sa  captivité  à 
Alger.  {Voyages  de  Spon,  Lyon,  1673,  3  vol.  in-12,  t.  II,  p.  13  et  suiv.). 


LES    DEYS  243 

envoyé  chercher  des  médailles  ;  »  il  nous  appre'nd  qu'à  son 
débarquement,  il  avait:  «  sa  canne,  son  épée^  et  un  habit 
assez  propre  pour  être  distingué  de  tous  ceux  qui  l'accompa- 
gnaient. »  A  l'en  croire,  il  a  été  le  collaborateur  de  Molière, 
et  le  roi,  après  la  première  représentation  du  Boui^geois  Gen- 
tilhomme^ a  dit  :  «  On  voit  bien  que  le  chevalier  d'Arvieux  y 
a  mis  la  main.  »  Il  arriva  à  Alger  le  10  septembre  1674,  et 
fut  assez  mal  reçu  par  Baba-Hassan,  auquel  déplurent  les 
allures  un  peu  trop  hautaines  du  nouveau  venu.  Il  n'aurait 
même  pas  pu  arranger  les  affaires  du  Bastion,  si  le  gouver- 
neur protégé  du  Dey,  Jacques  Arnaud^,  n'était  venu  à  mourir 
au  cours  des  négociations.  Enfin,  malgré  les  intrigues  d'un 
certain  Marseillais  du  nom  d'Estelle,  celles  des  Anglais  et  du 
Génois  Lomellini ,  gouverneur  de  Tabarque ,  qui  voulait 
acheter  les  Établissements,  il  fit  nommer  le  sieur  Lafont,  son 
candidat.  Celui-ci  se  conduisit  assez  mal,  et  suscita  de  nou- 
velles difficultés.  M.  d'Arvieux  réclamait  depuis  son  arrivée 
vingt-cinq  Français ,  pris  par  Mezzomorto  sur  un  vaisseau 
livournais.  On  sait  que  les  Algériens  déclaraient  de  bonne 
prise  Jes  passagers  des  navires  ennemis;  ceux-ci  étaient 
presque  tous  des  gens  de  loisir,  qui,  au  moment  de  leur 
capture,  se  rendaient  à  Rome,  pour  y  assister  aux  fêtes  du 
Jubilé;  le  célèbre  numismate  Vaillant  se  trouvait  parmi  eux, 
et  le  reïs  qui  les  avait  pris  en  espérait  une  riche  rançon.  Ce 
corsaire  était  un  personnage  considérable,  que  le  Dey  crai- 
gnait de  mécontenter  ;  aussi  opposait-il  au  consul  grief  pour 
grief,  demandant,  qu'avant  tout,  on  lui  rendit  l'équipage 
d'une  barque  qui  était  venue  s'échouer  à  Port-Vendres  en 
fuyant  les  galères  d'Espagne  ;  les  Turcs  qui  la  montaient 
avaient  été  capturés,  au  mépris  de  tout  droit,  et  envoyés  aux 
galères  de  Marseille.  Le  Père  Le  Vacher  s'était  très  active- 
ment occupé  de  cette  affaire,  n'avait  pas  eu  de  peine  à  démon- 
trer au  Conseil  Royal  l'injustice  de  la  détention  des  Turcs,  et 
avait  obtenu  des  ordres  pour  qu'ils  fussent  rapatriés.  Comme 
toujours,  Fexécution  des  injonctions  du  Roi  avait  été  entravée 
par  la  mauvaise  volonté  des  capitaines  des  galères,  peu  satis- 
faits de  voir  démonter  leurs  cliiourmes;  de  plus,  quelques-uns 
des  forçats  étaient  sur  mer,  et  il  fallait  attendre  qu'ils  revins- 


244  CHAPITRE    DIX-SEPTJEME 

sent.  M.  d'Arvieux  eut  pu  tirer  un  bon  parti  des  instructions 
données  par  Colbert  et  Seignelay  à  l'intendant  des  galères  et 
aux  échevinsde  Marseille,  qui  avaient  reçu  l'ordre  de  hâter  la 
libération  des  captifs  par  tous  les  moyens  possibles. 

Mais,  au  lieu  de  se  servir  de  ces  lettres  pour  montrer  au  Dey 
et  au  Divan  que  l'on  était  tout  disposé  à  leur  faire  justice^  il 
gâta  tout  par  ses  emportements,  sa  jaclance  et  ses  menaces.  Il 
fit  un  tel  esclandre  à  l'assemblée  du  2  février  1675,  qu'il  sou- 
leva contre  lai  un  orage  violent:  il  fut  un  instant  question  de 
lui  faire  un  mauvais  parti,  et  il  ne  dut  son  salut  qu'à  l'opinion 
que  les  Turcs  conçui-ent  de  lui,  et  qu'ils  traduisirent  en  lui 
donnant  le  surnom  de  Dely  (fou)  K  II  fut  cependant  forcé  de 
se  retirer  et  de  ne  plus  paraître  au  Conseil,  laissant  le  soin 
des  affaires  au  Père  Le  Vacher,  qui  obtint  presque  immédia- 
tement la  relaxation  de  Vaillant  ;  le  Dey  fit  même  rendre  au 
savant  de  précieuses  médailles  qui  lui  avaient  été  prises,  et  le 
chargea  d'une  lettre  pour  Louis  XIV.  Il  y  affirmait  son  désir 
constant  de  conserver  la  paix,  et  priait  le  roi  de  l'aider  à  le 
faire  en  renvoyant  les  captifs  le  plus  tôt  possible,  et  en  chan- 
geant le  consul.  Il  demandait  le  retour  de  M.  Dubourdieu, 
disant  qu'il  plaisait  à  tout  le  monde,  et  qu'il  était  aussi  apte  à 
tout  concilier  que  son  successeur  l'était  peu.  Sur  ces  entre- 
faites, M.  d'Arvieux,  se  voyant  inutile,  et  ayant  appris  que  le 
Divan  voulait  le  faire  embarquer  de  force,  partit  le  30  avril. 
Avant  son  départ,  il  alla  prendre  congé  d'Ismaïl  Pacha  «  qui 
se  mêlait  si  peu  des  affaires  qu'il  fut  extrêmement  surpris  à 
cette  nouvelle  »,  et  qui  «  se  plaignit  de  l'esclavage  où  il 
était.  »  Arrivé  en  France,  le  chevalier  adressa  à  Colbert  plu- 
sieurs lettres  de  doléances,  auxquelles  on  n'accorda  que  le 
peu  d'attention  qu'elles  méritaient.  Il  fut  remplacé  dans  sa 
charge  par  le  Père  Le  Vacher,  qui  dut  se  faire  violence  pour 
accepter  des  fonctions  que  son  âge  et  ses  infirmités  lui  ren- 
daient presque  insupportables. 

Les  premières  années  de  son  consulat  furent  assez  tran- 

1.  D'Arvieux,  toujours  content  de  lui-même,  est  enchanté  d'avoir  mérité  ce 
soDriquel;  il  nous  apprend  qu'on  ne  doit  pas  le  prendre  en  mauvaise  part, 
«  aiiendu  qu  il  signifie,  dans  un  sens  figuré,  un  déterminé  qui  ne  craint  pas 


LES    DEYS  245 

quilles,  malgré  les  intrigues  des  Anglais  et  des  Hollandais, 
qui  prodiguaient  les  présents  pour  faire  déclarer  la  guerre  à 
la  France.  Une  croisière  portugaise  tenait  la  mer,  sous  les 
ordres  de  Magellanez  ;  elle  n'empêcha  pas  les  Reïs  de  venir 
ravager  les  environs  de  Lisbonne  en  1675  et  1676.  Au  mois  de 
juillet  167o,  les  Espagnols  d'Oran  dirigèrent  une  expédition 
jusque  sous  les  murs  de  Tlemcen  ;  ils  furent  repoussés,  et  les 
indigènes  vinrent  les  bloquer  dans  leurs  possessions  ;  Baba 
Hassan  envoya  quelques  janissaires  pour  aider  les  assaillants  ; 
le  siège  dura  trois  ans,  et  les  deux  armées  furent  décimées 
par  la  peste;  en  janvier  1678,  la  garnison  de  la  ville  fit  une 
sortie  dans  la  plaine  de  Meleta,  tua  beaucoup  de  monde  aux 
Arabes,  et  ramena  huit  cents  prisonniers  ;  mais,  au  mois  de 
juin,  Oran  était  de  nouveau  investie,  et  les  Algériens  bar- 
raient rentrée  de  son  port.  Cette  même  année,  l'escadre 
anglaise,  sous  les  ordres  de  Narborough,  fit  une  démons- 
tration sur  Alger_,  et  y  lança  quelques  boulets  ;  deux  batteries 
de  quinze  pièces,  nouvellement  construites,  l'éloignèrent  ;  la 
croisière  continua  sous  les  ordres  de  Herbert. 

Les  forces  du  Consul  n'étaient  pas  à  la  hauteur  de  son  cou- 
rage ;  les  souffrances  qu'il  avait  essuyées  à  Tunis  avaient 
ruiné  sa  santé^  et  il  était  presque  perclus  par  suite  de  douleurs 
rhumatismales.  Dès  le  commencement  de  1676,  il  avait  de- 
mandé son  remplacement,  faisant  savoir  à  Colbert  que  le  Dey 
et  le  Divan  verraient  avec  plaisir  revenir  M.  Dubourdieu. 
En  1677,  il  fut  de  nouveau  frappé  de  la  peste;  il  ne  s'en  sauva 
qu'avec  peine,  et  une  nouvelle  infirmité,  l'éléphantiasis,  vint 
lui  rendre  l'exercice  de  sa  charge  de  plus  en  plus  pénible. 
Cependant  il  était  parvenu  à  faire  relaxer  les  vingt-cinq  Fran- 
çais pris  sur  le  navire  livournais,  en  s'engageant  personnel- 
lement pour  les  Turcs  de  Port-Yendres  ;  mais,  au  lieu  de  se 
conformer  aux  ordres  du  Roi,  l'Intendant  des  galères,  plus 
soucieux  de  la  qualité  de  ses  chiourmes  que  de  la  paix  pu- 
blique, ne  renvoya  que  quelques  Maures  estropiés  ou  hors  de 
service.  Le  Divan,  en  présence  de  cette  satisfaction  dérisoire, 
eut  une  telle  explosion  d'indignation,  que  le  P.  Le  Vacher  eut 
beaucoup  de  peine  à  la  calmer.  Il  remontra  que  le  Roi  avait 
été  trompé,  promit  que  les  coupables  seraient  punis,  et  Ter- 


246  CHAPITRE  DIX-SEPTIÈME 

reur  réparée.  A  force  d'instances  et  de  réclamations,  il  finit 
par  y  arriver.  Cet  incident  était  à  peine  terminé,  qu'il  en 
survint  un  nouveau,  de  la  même  nature  que  le  précédent, 
mais  dont  les  conséquences  allaient  être  autrement  graves. 
Une  barque,  montée  par  sept  Algériens,  qui  fuyaient  le  dur 
esclavage  des  galères  d'Espagne,  fut  amarinée  par  un  vaisseau 
français,  qui,  après  s'en  êtce  emparé  sans  résistance ,  conduisit 
l'équipage  au  bagne  de  Marseille.  Le  Divan  demanda  la  mise 
en  liberté  de  ces  malheureux,  et  le  Consul  s'occupa  activement 
de  Tobtenir;  mais  ce  fut  en  vain  qu'il  représenta  l'injustice  de 
l'action  commise,  et  l'irritation  qu'elle  excitait  à  Alger.  On 
s'obstina  àne  pas  le  croire,  à  traiter  cette  affaire  de  vétille;  on 
finit  par  déclarer  «  qu'il  était  indigne  de  la  grandeur  du  Roi  de 
traiter  avec  de  la  canaille  et  des  corsaires.  »  Le  P.  Le  Yacher,  de 
plus  en  plus  malade,  dégoûté  de  tout  ce  qui  se  passait,  et  pré- 
voyant l'issue  fatale,  ne  cessait  de  solliciter  son  changement. 

C'est  inutilement  que  M.  Denis  Dussault,  qui  venait  de 
prendre  la  direction  des  Établissements,  s'efforçait  de  faire 
comprendre  à  la  Cour  les  graves  inconvénients  d'une  rupture 
pour  le  commerce;  cet  homme  très  intelligent  et  très  dévoué, 
qui  rendit  les  plus  grands  services,  et  aux  théories  duquel  il 
fallut  bien  revenir  plus  tard,  ne  fut  pas  plus  écouté  à  ce  mo- 
ment que  le  Consul*.  Sur  ces  entrefaites,  M.  de  Tourville  fut 
envoyé  à  Alger  avec  son  escadre  pour  y  réclamer  les  Français 
pris  sur  des  vaisseaux  étrangers.  11  fut  reçu  avec  les  plus 
grands  honneurs;  le  Dey  lui  accorda  ce  qu'il  demandait,  tout 
en  faisant  remarquer  que  la  teneur  des  traités  ne  l'y  obligeait 
pas.  L'Amiral  obtint,  séance  tenante,  la  modification  de  l'ar- 
ticle litigieux,  embarqua  les  captifs,  et  mit  à  la  voile  pour 
Tunis.  Le  lendemain  de  son  départ,  les  Algériens  s'aperçurent 
que  deux  esclaves  s'étaient  enfuis  à  bord  des  vaisseaux  du 
roi;  le  consul  fut  déclaré  responsable,  et  incarcéré;  mais  il 
fut  relâché  au  bout  de  quelques  jours,  grâce  à  la  vénération 
qu'il  avait  su  inspirer  aux  Turcs  par  ses  hautes  vertus. 

L'année  suivante,  les  Hollandais,  qui  imploraient  en  vain 

rip^My^'"-,!*^^  h^^''^^  ^"^  P-  Le  Vacher  (Archives  de  la  Chambre  de  Commerce 
cJe  Marseille,  AA,  p.  647). 


LES    DEYS  247 

la  paix  depuis  plus  de  six  ans,  prodiguant  à  cet  effet  des  pré- 
sents et  des  promesses,  obtinrent  un  traité,  qui  fut  signé 
le  l^"  mai;  ils  s'engageaient  à  fournir  tous  les  ans  des  câbles, 
des  mâts,  de  la  poudre,  des  projectiles  et  des  canons  ;  le 
comte  d'Avaux,  ambassadeur  de  France  à  la  Ilaye^  protesta 
hautement,  et  déclara  que  les  navires  ainsi  chargés  seraient 
traités  en  ennemis.  Au  reste,  cet  arrangement  ne  servit  pas 
à  grand'chose  aux  Etals,  dont  le  consul  était  mis  aux  fers 
quelques  mois  après,  et  dont  les  captifs  peuplaient  les  bagnes. 
Les  ravages  des  Reïs  ne  se  ralentissaient  pas;  en  1679,  on 
les  avait  vus  auxAçores;  en  1681,  près  de  Naples,  puis  en 
Sicile,  en  Corse  et  aux  Etats  Pontificaux,  oii  ils  étaient  venus 
prendre  dix  tartanes  sous  le  canon  de  Civita-Yecchia. 

Le  14  septembre  1680,  Duquesne  se  présenta  devant  le  Dey, 
qui,  en  réponse  à  l'exposé  de  ses  griefs,  lui  réclama  les  Turcs 
des  galères  de  Marseille.  La  peste  continuait  ;  au  mois  de 
février  1681,  la  poudrière  du  fort  Bab-el-Oued  sauta  :  quatre 
cents  maisons  furent  démolies,  et  il  périt  beaucoup  de  monde. 
MM.  Hayet  et  de  Virelle  furent  envoyés  par  la  Cour  pour 
demander  Fexécuiion  des  traités,  et  obtenir  «  qu'il  fût  déclaré 
que  les  Français  ne  pourraient  plus  être  esclaves  à  Alger,  de 
quelque  manière  qu'ils  eussent  été  pris.  »  Le  Divan  y  consentit, 
à  condition  que  les  Algériens  injustement  détenus  depuis  si 
longtemps  lui  seraient  renvoyés;  l'accord  fut  conclu  sur  ces 
bases,  et  la  paix  semblait  assurée,  lorsqu'on  apprit  par  les 
lettres  des  captifs  que,  loin  de  briser  leurs  fers,  on  venait  de 
les  rembarquer  sur  les  galères  de  l'escadre  du  Levant.  Cette 
mauvaise  foi  excita  une  indignation  générale,  et,  après  un 
ultimatum  qui  fut  dédaigneusement  accueilli  à  Versailles,  la 
guerre  fût  unanimement  déclarée  à  la  France  dans  la  séance 
du  18  octobre  1681.  Les  prédictions  de  M.  Dussaultne  tar- 
dèrent pas  à  se  réaliser;  un  mois  après  la  rupture^  les  Reïs 
avaient  déjà  pris  vingt-neuf  bâtiments  français,  et  fait  trois 
cents  esclaves.  Dans  les  quatorze  dernières  années,  les  Anglais 
s'étaient  vu  prendre  trois  cent  cinquante  navires,  et  six  mille 
matelots;  ils  profitèrent  des  hostilités  pour  obtenir  un  traité 
fort  onéreux,  que  le  P.  Le  Vacher  qualifie  de  :  «  La  paix  la 
plus  honteuse  qu'on  puisse  imaginer.  » 


248  CHAPITRE    DIX-SEPTIÈME 

La  France  se  préparait  à  la  guerre  ;  les  galiotes  à  bombes 
de  Renau  d'Eliçagaray  se  construisaient  activement,  et  le  Roi 
se  disposait  à  donner  l'ordre  à  Duquesne  d'aller  à  Alger,  de 
«  l'incendier  et  de  le  détruire  de  fond  en  comble.  «  Le  vieil 
Hadj'  Mohammed,  inquiet  de  la  tournure  que  prenaient  les 
événements,  s'embarqua  secrètement  sur  un  de  ses  vaisseaux, 
et  s'enfuit  à  Tripoli,  abandonnant  sa  charge  à  son  gendre  Baba 
Hassan,  qui  était,  depuis  longtemps,  le  véritable  maître.  Son 
dernier  acte  fut  la  nomination  de  Si  Abd-el-Kader,  fils  de 
Si  Mohammed  Amokran,  qui  fut  reconnu  chef  des  trois  frac- 
tions des  Ouled-Barbacha,  à  titre  indépendant  des  Beys  de 
Constantine.  Le  nouveau  Dey  marcha  contre  les  Marocains 
qui  assiégeaient  Tlemcen,  et  les  força  de  rentrer  chez  eux;  il 
les  eut  sans  doute  poursuivis,  s'il  n'eut  été  rappelé  à  Alger 
par  la  crainte  de  Tattaque  des  Français. 

En  effet,  Duquesne  était  parti  de  Toulon  le  12  juillet  1682. 
Dussault  avait  inutilement  envoyé  à  M.  de  Seignelay  mémoires 
sur  mémoires  ;  il  y  avait  vainement  remontré  que  cette  guerre 
devait  être  fatale  à  la  France  parles  pertes  immenses  qu'elle 
causerait  au  Trésor.  Il  disait  qu'il  était  préférable  de  se 
désister  de  quelques  articles  des  traités^  que  les  Algériens  ne 
voulaient  plus  admettre,  tel  que  celui  qui  concernait  les  Fran- 
çais trouvés  sur  les  bâtiments  ennemis  d'Alger,  ce  qui  ne 
pouvait  être  qu'avantageux  à  notre  marine,  à  cause  du  nombre 
des  marins  qui  allaient  servir  à  l'étranger,  attirés  par  les 
bénéfices  qu'ils  y  trouvaient*;  qu'il  fallait  rendre  les  Turcs 
de  Marseille,  et  faire  la  paix  avec  le  Divan,  moyennant  qu'il 
déclarerait  aussitôt  la  guerre  à  la  Hollande  et  à  l'Angleterre; 
«  de  cette  manière,  la  France,  disait-il,  aura  le  monopole  du 
commerce  dans  le  Levant  et  la  Barbarie,  et  s'enrichira  en 
raison  des  pertes  que  feront  les  autres  nations.  » 

Tout  cela  était  très  juste;  mais  la  voix  de  l'orgueil  l'emporta 
sur  celle  de  la  raison. 

Le  25  juillet,  Duquesne    parut    devant   Cherchel,    qu'il 

1.  C'était  la  théorie  même  du  cardinal  de  Richelieu,  développée  dans  ses 
leltres  a  M.  de  Sèguiran;  c'était  celle  de  tous  les  capitaines,  qui  ne  cessaient 
de  déplorer  la  désertion  des  gens  de  mer. 


LES     DEYS  24-9 

canonna,  détruisant  en  quelques  heures  la  redoute  du  rivage, 
et  brûlant  deux  navires;  le  29,  il  donnait  devant  Alger  son 
ordre  de  bataille  à  la  flotte,  qui  se  composait  de  quinze  galères, 
onze  vaisseaux,  deux  brûlots  et  cinq  galiotes  à  bombes.  Pen- 
dant quinze  jours,  il  manœuvra  dans  la  rade,  et  le  15  août, 
renvoya  les  galères^  qui  lui  étaient  inutiles.  Le  20  au  soir,  on 
prit  les  postes  de  combat.  Le  front  de  mer  de  la  ville  était 
armé  de  cinquante  canons;  l'îlot,  de  cinquante;  la  tour  du 
fanal,  de  vingt-sept^  en  trois  batteries  étagées;  le  fort  des 
Anglais,  de  dix  ou  douze;  les  batteries  de  Bab-el-Oued  et  de 
Bab-Azoun,  de  quinze  chacune.  Dans  la  nuit  du  20  au  21,  on 
fit  le  premier  essai  des  bombes,  et  l'on  reconnut  que  la  distance 
était  trop  grande.  Le  feu  ne  recommença  que  le  26  au  soir; 
quatre-vingt-six  bombes  furent  lancées  sans  grand  succès 
Pendant  la  nuit  du  30,  les  mortiers  en  envoyèrent  cent 
quatorze,  qui  firent  de  grands  dégâts,  ainsi  qu'on  l'apprit  par 
un  esclave  fugitif.  Le  3  septembre,  les  Reïs  tentèrent  une  sortie, 
qui  fut  vigoureusement  repoussée  ;  le  4,  au  matin,  ils  prièrent 
le  P.  Le  Vacher  d'aller,  de  leur  part,  demander  à  l'amiral 
à  quelles  conditions  il  cesserait  le  feu  ;  celui-ci  refusa  de 
répondre  au  consul,  déclarant  qu'il  ne  voulait  entendre  que 
les  délégués  du  Divan,  munis  des  pouvoirs  nécessaires  pour 
traiter,  et  le  feu  continua  jusqu'au  12,  tout  le  temps  que  le 
vent  ou  l'état  de  la  mer  le  permit. 

Malgré  leurs  pertes,  les  Algériens  ne  firent  plus  aucune 
tentative  d'accommodement;  Baba-Hassan  faisait  surveiller  la 
ville  par  des  hommes  dévoués,  et  tous  ceux  qui  murmuraient 
étaient  immédiatement  décapités.  Le  12  septembre,  le  temps 
devint  trop  mauvais  pour  les  galiotes,  et  Duquesne  partit, 
laissant  les  soins  de  la  croisière  d'hiver  à  M.  de  Lhéry.  Il  avait 
écrasé  une  cinquantaine  de  maisons  et  tué  cinq  cents  habitants  ; 
mais  il  n'avait  obtenu  aucun  autre  résultat.  Une  médaille  com- 
mémorative,  qui  eût  pu  être  consacrée  à  des  actions  plus  glo- 
rieuses, fut  frappée  à  cette  occasion.  Le  P.  Le  Vacher  avait 
couru  de  grands  dangers  ;  sa  maison  avait  été  visitée  par 
quelques  projectiles,  quoique  couverte  par  le  drapeau  blanc 
du  Consulat  ;  il  est  vrai  de  dire  que  les  mortiers  liraient  au 
hasard,  et  que  les  bombes  crevaient  souvent  à  moitié  chemin, 


250  CHAPITRE    DIX-SEPTIÈME 

et  quelquefois  même  au  départ.  A  son  arrivée  en  France, 
l'amiral  fit  subir  aux  galiotes  les  modifications  nécessaires,  et 
s'occupa  de  se  procurer  des  munitions  de  meilleure  qualité  ; 
car  Fexpédition  de  1683  était  déjà  résolue.  Au  com.mencement 
de  cette  année,  la  peste  redoubla,  et  fut  suivie  de  la  famine; 
le  prix  des  vivres  décupla.  Les  Hollandais  rachetèrent  des 
captifs  pour  52.000  écus. 

Duquesne  partit  de  Toulon  le   6  mai,   avec  vingt   vais- 
seaux ou  frégates,  sept  galiotes,  deux  brûlots,  et  trente  flûtes, 
tartanes  ou  barques.  Seize  galères  devaient  venir  le  rejoindre. 
A  la  sortie  du  port,  il  fut  assailli  par  une  violente  tempête , 
qui  lui  enleva  quelques  chaloupes  et  lui  occasionna  des  avaries 
graves,  qu'il  fallut  aller  réparer,  ce.qui  amena  un  retard  consi- 
dérable. La  flotte  ne  parut  devant  Alger  que  le  18  juin,   et 
prit    son    poste   le    23.    Le    bombardement    fut    contrarié 
d'abord  par  le  mauvais  état  de  la  mer,  ne  commença  que  le 
26   au  soir,  sans   sommation  préalable,   et  continua  le  27, 
sous  le  feu  des  Algériens,  qui  semblent  avoir  manqué  de 
bons  artilleurs.  Le  28,  Le  Dey  envoya  à  bord  du  Saint-Esprit 
un  parlementaire,  accompagné  du  P.  Le  Yacher,  que  Duquesne 
ne  voulut  pas  recevoir.  Il  se  montra  cruel  'pour  ce  vieillard, 
auquel  sa  charge,  pour  ne  pas  parler  de  ses  vertus  personnelles, 
eût  dû  valoir  plus  d'égards.  La  première  fois,  il  ne  laissa  pas 
accoster  son  embarcation  et  lui  parla  du  haut  de  la  galerie  de 
poupe;  deux  jours  plus  tard,  quand  il  amena  les  otages^  aucun 
siège  ne  lui  fut  ofl^ert,  et,  comme  il  ne  pouvait  se  soutenir  sur 
ses  jambes  enflées  et  malades,  il  dut  s'asseoir  sur  un  aflût  de 
canon.  Ce  fut  là  que  l'amiral,  après  l'avoir  traité  durement, 
termina  par  ces  mots  :  «  Yous  êtes  plus  Turc  que  Chrétien. 
—  Je  suis  prêtre,  »    répondit  simplement  celui  qui,  un  mois 
après,  devait  mourir  avec  tant  de  courage. 

L'amiral  déclara  qu'il  entendait  n'avoir  affaire  qu'aux  Turcs  ; 
il  répondit  à  l'envoyé  qu'il  ne  permettrait  les  ouvertures  de 
traité  que  lorsque  tous  les  captifs  français  auraient  été  rendusi 
et  le  congédia  brusquement.  Après  quelques  démarches  inu- 
tiles, un  court  armistice  de  moins  de  vingt-quatre  heures  fut 
accordé,  pour  donner  le  temps  de  rechercher  les  esclaves  chez 
leurs  différents  maîtres.  Le  29,  à  midi,  on  en  ramena  cent 


LES    DEYS  251 

quarante-ua  ;  le  30,  cent  vingt-quatre  ;  le  1"  juillet,  cent  cin- 
quante-deux; le  2,  quatre-vingt-trois;  enfin,  à  la  date  du  3, 
il  ne  restait  plus  de  prisonniers  à  rendre,  et  le  Divan  avait  obéi, 
«  sans  avoir  aucune  assurance  de  la  manière  dont  M.  le  mar- 
quis Duquesne  voudrait  leur  donner  la  paix.  »  MM.  Ilayet  et 
de  Combes  descendirent  à  terre  pour  en  régler  les  conditions; 
le  Dey  envoya  des  otages,  parmi  lesquels  il  eut  soin  de 
comprendre  Mezzomorto,  dont  il  craignait  l'influence,  et  dont 
il  connaissait  le  mauvais  esprit.  Une  quinzaine  de  jours  se 
passèrent  en  négociations;  Baba-Hassan,  qui  ne  pouvait 
pas  réunir  le  million  et  demi  que  Famiral  réclamait  comme 
indemnité,  demandait  du  temps,  et  les  choses  traînaient  en 
longueur. 

Cependant  la  ville  était  divisée  en  deux  partis,  celui  de  la 
paix,  représenté  par  les  Baldis  et  la  Milice,  et  celui  de  la 
guerre,  qu'appuyait  la  Taïffe  des  Reïs.  Mezzomorto,  qui  en 
était  le  chef,  fut  tenu  au  courant  de  tout  ce  qui  passait  par  les 
fréquentes  visites  qu'il  reçut.  Il  persuada  à  Duquesne  de  le 
débarquer,  disant  «  qu'il  en  ferait  plus  en  une  heure  que  Baba- 
Hassan  en  quinze  jours.  »  On  fut  bientôt  édifié  sur  le  véritable 
sens  de  cette  phrase  ironique  ;  à  peine  descendu  à  terre,  i] 
s'entoura  des  Reïs,  à  la  tête  desquels  ilmarchasurlaJenina,  et, 
au  milieu  d'un  horrible  tumulte,  fit  massacrer  le  Dey  par  son 
séide  Ibrahim  Khodja,  arbora  le  drapeau  rouge,  et  ouvrit  le 
feu  de  toutes  les  batteries  sur  la  flotte,  à  laquelle  il  renvoya 
M.  Hayet,  avec  mission  de  dire  à  TAmiral  que,  s'il  recommen- 
çait à  tirer  des  bombes,  les  Chrétiens  seraient  mis  à  la  bouche 
du  canon.  Cela  se  passait  le  22  juillet;  lesgaliotes  ripostèrent 
énergiquement  au  canon  des  batteries,  et  ce  combat  d'artillerie 
se  prolongea  jusqu'aux  premiers  jours  d'octobre,  époque  où 
la  mauvaise  saison  obligea  Duquesne  à  lever  l'ancre,  sans 
avoir  pu  vaincre  l'obstination  des  Algériens.  Cette  double 
expédition,  qui  avait  coûté  plus  de  vingt-cinq  millions  au 
Trésor,  n'eut  pour  résultat  que  l'écrasement  d'une  centaine 
de  maisons,  de  deux  ou  trois  mosquées,  la  mort  d'un  millier 
d'habitants,  et  l'incendie  de  trois  vaisseaux  corsaires.  C'était 
peu,  et  le  sentiment  public  se  traduisit  par  cette  phrase  d'une 
lettre  de  M.  de  Seignelay  au  maréchal  d'Estrées  :  «  Plut  à  Dieu 


252  CHAPITRE    DIX-SEPTIÈME 

que  raffairc  d'Alger  eût  été  commise  à  vos  soins!  »  Duquesne 
n'obéit  pas  aux  ordres  du  Roi,  qui,  désireux  d'en  finir  avec  ce 
nid  de  pirates,  lui  avait  formellement  enjoint  de  profiter  de  la 
terreur  de  l'ennemi,  et  du  désordre  qu'engendrerait  le  bombar- 
dement pour  débarquer  des  troupes,  mettre  le  feu  à  la  ville, 
la  ruiner  de  fond  en  comble,  faire  sauter  le  môle  et  Testacade, 
de  façon  que  le  port  devînt  à  jamais  impraticable.  Rien  de 
tout  cela  ne  fut  même  tenté  ;  on  rapporta  en  France  les  mines 
de  cuivre  destinées  à  forcer  l'entrée  du  port,  et  une  partie  des 
bombes  qu'on  avait  emportées,  et  qui  eussent  pu  être  utilisées 
pour  la  destruction  des  batteries  du  fanal,  les  seules  qui 
empêchassent  sérieusement  l'opération  commandée;  enfin, 
malgré  les  lettres  réitérées  du  ministre,  l'amiral,  en  dépit  de 
l'avis  de  Tourville  et  des  meilleurs  officiers  de  la  flotte,  s'obs- 
tina à  se  borner  à  un  bombardement  qui  produisit  très  peu 
d'effet  utile,  et  qui,  en  excitant  au  plus  haut  point  les  fureurs 
de  la  populace,  la  porta  aux  plus  violentes  atrocités  ^  Le  29 
juillet,  au  plus  fort  du  feu,  et  au  milieu  de  la  confusion  qui 
régnait  dans  la  ville,  une  bande  affolée  s'était  précipitée  sur  le 
consulat  français,  qu'un  malveillant  avait  désigné  comme 
faisant  des  signaux  à  la  flotte.  Après  avoir  saccagé  la  maison, 
les  forcenés  s'emparèrent  de  la  personne  du  Consul  en  pous- 
sant des  cris  de  mort;  comme  il  ne  pouvait  marcher,  on  l'em- 
porta assis  sur  une  chaise,  et  l'on  se  dirigea  tumultueusement 
chez  le  Dey,  qui  se  trouvait  à  ce  moment  aux  batteries  du 
fanal,  où  il  venait  d'être  blessé  à  la  figure.  Sans  s'occuper 
davantage  de  son  assentiment,  la  horde  d'assassins  reprit  sa 
marche  vers  le  môle,  où  le  Père  Le  Yacher  fut  attaché  à  la 
bouche  d'un  canon,  dont  la  décharge  dispersa  ses  membres. 
On  dit,  ce  qui  est  peu  probable,  qu'on  lui  donna  à  choisir  entre 
la  mort  et  l'apostasie  ;  en  tous  cas,  son  choix  était  fait  depuis 
longtemps,  et  il  vit  arriver  avec  une  sérénifé  parfaite  cette  fin 
de  ses  longues  souffrances,  que  sa  piété  seule  pouvait  l'em- 


1.  Voir  Abraham  Duquesne  et  la  Marine  de  son  temps  (t.  II,  p.  145 
et  suiv.).  Bien  que  M.  Jal  se  soit  fait  l'avocat  d'office  de  son  héros,  il  se 
montre  fort  embarrassé  à  ce  moment,  et  se  voit  forcé  de  défendre  sa  cause 
par  des  arguments  philanthropiques  qui  peuvent  avoir  leur  valeur  dans  le 
Conseil,  mais  qui  la  perdent  entièrement  quand  j'épée  est  tirée. 


LES    DEYS  253 

pêcher  de  désirer.  Yingt  résidents  français  partagèrent  son 
sort;  un  officier  prisonnier,  M.  de  Choiseul-Beaupré ,  fut 
sauvé,  dit-on,  par  la  reconnaissance  d'un  reis,  au  moment  où 
on  allait  mettre  le  feu  à  la  pièce  à  laquelle  il  était  attaché  ^ 
Toutes  ces  horreurs  eussent  pu  être  évitées,  si  Duquesne, 
suivant  l'exemple  qu'avait  donné  M.  d' Aimeras  en  1673,  eût 
fait  embarquer  le  Consul  et  les  résidents  avant  les  hostilités. 

Cette  coûteuse  entreprise  n'avait  donc  servi  qu'à  aigrir 
l'esprit  des  Algériens  et  à  les  détacher  complètement  de  la 
Porte,  qui  avait  refusé  de  les  secourir.  Comme  le  commerce, 
malgré  la  croisière  de  M.  de  Lhéry,  continuait  à  souffrir  de 
plus  en  plus,  il  fallut  en  revenir  au  mode  d'action  sagement 
préconisé  jadis  par  le  P.  Le  Vacher  et  par  M.  Dussault;  ce 
dernier  fut  chargé  d'ouvrir  des  négociations,  qu'il  conduisit 
avec  son  habileté  ordinaire  ;  Hadj'  Hussein  lui  avoua  que 
«  si  le  Roi  voulait  la  paix  une  fois,  lui  la  voulait  dix.  »  Mais  il 
refusa  formellement  d'avoir  affaire  à  Duquesne,  qu'il  traitait 
«  d'homme  sans  parole.  » 

Pendant  tous  ces  événements,  les  Établissements  n'avaient 
pas  été  inquiétés  ;  lors  du  deuxième  bombardement,  l'Amiral, 
craignant  des  représailles,  avait 'envoyé  au  Bastion  quatre 
galères,  sous  le  commandement  de  M.  de  Breteuil,  qui  rapa- 
tria quatre  cent  vingt  personnes.  A  la  fin  des  hostilités , 
M.  Dussault  réorganisa  le  personnel. 

Les  émeutes  éclataient  chaque  jour  à  Alger,  et  Hadj'  Hus- 
sein n'arrivait  à  les  réprimer  qu'en  versant  des  flots  de  sang  ; 
il  fut  plusieurs  fois  blessé  dans  ces  combats  de  rua.  Sachant 
que  cette  agitation  était  entretenue  par  le  Bey  de  Tunis,  il 
envoya  contre  lui  une  expédition  sous  les  ordres  d'Ibrahim- 
Khodja,  qui  emmena  avec  lui  les  deux  frères  du  Bey,  ses 
compétiteurs^  et  s'empara  de  Tunis  après  un  assez  long  siège. 

Le  2  avril  1684,  M.  de  Tourville,  accompagné  d'un  capidji 
de  la  Porte,  arriva  à  Alger  avec  une  grosse  escadre,  et  y  fut 
très  honorablement  reçu.  Après  une  vingtaine  de  jours  dé- 
pensés en  pourparlers^  la  paix  fut  signée  et  proclamée  «  pour 
une  durée   de  cent  ans  !  »  Les  captifs  devaient  être  mis  en 


1.  Cette  légende  est  tout  au  moins  très  douteuse. 


254  CHAPITRE  DIX- SEPTIEME 

liberté  de  part  et  d'autre  ;  les  consuls  n'étaient  plus  rendus 
responsables  des  dettes  de  leurs  nationaux;  le  Dey  envoya 
à  Versailles,  pour  y  demander  le  pardou  du  passé,  Hadj' 
Djafer  Agha,  qui  reçut  audience  du  roi  le  4  juillet,  fut  pro- 
mené à  Saint-Cloud  et  à  Trianon,  où  il  enchanta  la  Cour  par 
ces  flatteries  dont  les  Orientaux  savent  être  si  prodig-ues  à 
l'occasion  K  M.  de  Tourville  retourna  en  France,  laissant 
l'agent  du  Bastion,  Sorhaindre,  comme  consul  intérimaire.  Il 
fut  remplacé  en  février  1685  par  M.  Piolle,  qui  ne  semble 
s'être  occupé  sérieusement  que  de  ses  propres  affaires.  Toute 
cette  année  fut  tranquille  ;  au  printemps,  le  Dey  envoya  à 
Versailles  Hadj'  Méhémet,  avec  dix  chevaux  barbes  qu'il  offrait 
au  Roi,  en  le  remerciant  d'avoir  libéré  les  captifs  Turcs  ; 
Tourville  revint  à  Alger  le  23  mai,  et  se  vit  rendre  soixante- 
quinze  Français  qu'on  avait  rachetés  dans  l'intérieur  du  pays. 
Les  Anglais  et  les  Hollandais,  qui  avaient  fait  tous  leurs 
efforts  pour  empêcher  le  traité  de  1684,  furent  maltraités  au 
Divan,  qui  ne  répondit  à  leurs  plaintes  qu'en  déclarant  la 
guerre  ;  les  Reïs  fondirent  sur  leurs  bâtiments,  tout  en  conti- 
nuant à  ravager  les  côtes  d'Italie  et  d'Espagne  ;  quelques-uns 
d'entre  eux,  qui  avaient  attaqué  des  Français,  furent  bâtonnés 
ou  pendus. 

En  1686,  Hadj'  Hussein,  qui  venait  de  recevoir  de  la  Porte 
le  caftan  de  Pacha,  renvoya  à  Tripoli  le  vieil  Ismaïl ,  et  fit 
nommer  Dey,  son  séide  Ibrahim  Khodja  ;  celui-ci  revenait  de 
Tunis,  qu'il  avait  pillé  à  fond,  après  y  avoir  installé  le  Bey 
Mehemed  ;  il  ne  s'occupa  en  rien  du  gouvernement,  et  passa 
les  trois  années  suivantes  à  combattre  les  Espagnols  d'Oran, 
avec  des  alternatives  de  succès  et  de  revers,  le  tout  sans 
grande  importance. 

Cependant,  comme  il  était  impossible  de  contenir  les  Reïs, 
ils  recommencèrent  à  enlever  des  navires  français,  à  partir 
de  l'été  1686  ;  les  représailles  ne  se  firent  pas  attendre  ;  une 


1.  Entre  autres  flatteries,  Hadj'  Djafer  déclara  :  u  qu'il  n'était  pas  surpre- 
nant que  Versailles  fût  le  plus  beau  palais  du  monde,  étant  la  demeure  du 
plus  grand  des  rois.  »  (Gazette  de  France,  1685,  p.  143).  Mais  cette  phrase 
galante  pourrait  bien  être  de  l'invention  de  l'interprète  royal,  Petit  de  la 


LES    DEYS  i20O 

croisière  bien  dirig^ée  leur  coûta  une  vingtaine  de  bâtiments  ; 
MM.  de  Château-Renaud,  de  Beaulieu  et  de  Noailles  se  distin- 
guèrent particulièrement  dans  cette  campagne,  qui  fut  heu- 
reusement continuée  par  MM.  d'Amf reville  et  de  Coëtlogon. 
Le  nouveau  consul  était  peu  respecté^  en  raison  de  ses  habi- 
tudes mercantiles,  qui  indisposaient  contre  lui  les  négociants 
eux-mêmes  de  la  Nation.  Les  captifs,  habitués  aux  soins  et 
aux  aumônes  des  Lazaristes,  se  plaignaient  d'être  délaissés. 
Lorsque  le  Dey  apprit  qu'un  arrêt  du  Conseil  d'État  engageait 
les  bâtiments  marchands  à  s'armer  et  leur  promettait  une 
prime  par  chaque  corsaire  pris  ou  coulé,  il  fit  saisir  Piolle  et 
trois  cent  soixante-douze  Français,  qui  furent  enchaînés  et 
conduits  au  travail  des  carrières,  en  butte  aux  mauvais  traite- 
ments de  la  populace  ;  le  consulat  fut  pillé  :  les  onze  bâtiments 
français  qui  se  trouvaient  dans  le  port  furent  vendus  avec 
leurs  cargaisons  et  leurs  équipages  ;  ce  fut  en  vain  que 
M.  Dussault  chercha  à  s'interposer  ;  les  présents  prodigués 
par  les  nations  ennemies  avaient  produit  leur  effet,  et  lui 
valurent  une  réponse  insultante  qui  mit  nécessairement  fin  à 
ses  démarches.  . 

M.  Piolle  avait  été  tellement  maltraité  qu'il  était  gravement 
malade  ;  le  Père  Montmasson,  vicaire  apostohque,  chez  lequel 
les  sceaux  avaient  été  portés^  parvint  à  le  faire  interner  dans 
la  maison  des  agents  du  Bastion,  et  le  fit  soigner  de  son 
mieux. 

Hadj-Hussein,  sachant  que  le  maréchal  d'Estrées  assem- 
blait une  flotte  formidable,  fortifiait  les  batteries  du  port 
et  de  la  côte,  faisait  amasser  les  munitions,  et  couler  les 
meilleurs  vaisseaux  pour  les  mettre  à  Tabri  des  bombes  ;  il 
eût  cependant  voulu  traiter,  et  écrivait  dans  ce  sens  à  M.  de 
Vauvré,  intendant  de  la  Marine  à  Toulon  ;  mais  il  était  trop 
tard,  et  les  lettres  n'arrivèrent  que  lorsque  le  canon  avait  déjà 
parlé.  Le  Maréchal  arriva  devant  Alger  le  26  juin  avec 
quinze  vaisseaux,  seize  galères,  et  dix  galiotes  à  bombes  ;  il 
prit  immédiatement  position^  et  fît  parvenir  au  Divan  une 
lettre  dans  laquelle  il  déclarait  que,  si  les  atrocités  de  1683  se 
renouvelaient^  il  exercerait  des  représailles  sur  les  captifs 
Turcs  qu'il  avait  à  bord.  Hadj  Hussein  répondit  insolemment 


256  CHAPITRE  DIX-SEPTIEME 

que  le  Consul  serait  la  f  remière  victime  du  bombardement, 
attendu  «  que  les  Algériens  considéraient  ce  mode  de  guerre 
comme  déloyal  ;  que,  quand  même  son  propre  père  serait 
au  nombre  des  prisonniers  menacés  de  mort,  il  se  conduirait 
de  la  même  façon  ;  mais  que,  si  Tamiral  voulait  lutter  honnê- 
tement à  coups  de  canon,  ou  descendre  à  terre  pour  combattre, 
il  prendrait  lui-même  les  esclaves  sous  sa  protection.  »  Le  feu 
commença  le  1"  juillet,  et  durajusqu'au  16,  sous  la  canonnade 
de  la  ville,  qui  ne  causa  pas  de  grosses  pertes.  Les  galiotes 
lancèrent  dix  mille  quatre  cent  vingt  bombes  ;  les  dégâts  furent 
immenses.  Nous  lisons  dans  une  lettre  d'un  marchand  parti 
d'Alger  au  mois  d'août:  «  La  ville  a  été  absolument  écrasée, 
les  cinq  vaisseaux  qui  étaient  dans  le  port  sont  coulés;  le  fort 
de  Matifou,  avec  ses  quinze  pièces  de  canon,  entièrement 
rasé  ;  Alger  n'est  qu'une  ruine  ;  les  mosquées  et  la  maison  du 
Dey  sont  à  terre.  Les  bombes  ont  dépassé  la  ville  haute  et 
brisé  les  aqueducs.  Le  fanal,  le  môle  et  le  chantier  de  cons- 
truction sont  fort  endommagés;  Mezzomorto  a  été  blessé  deux 
fois  ;  les  habitants,  s'étant  d'abord  retirés  à  la  campagne,  ont 
peu  souffert.  » 

Cependant  ,  dès  la  première  apparition  de  la  flotte, 
MM.  Piolle,de  la  Croisière  de  Motheux,  le  Père  Montmasson, 
le  Frère  Francillon,  trois  capitaines  marins,  cinq  patrons,  six 
écrivains  et  vingt-cinq  matelots,  avaient  été  enfermés  au  m 
bagne  du  Beylik,  et  partagés  en  escouades  destinées  à  marcher  I 
à  la  mort  les  unes  après  les  autres.  Le  3  juillet,  Piolle  fut 
conduit  au  canon  avec  quinze  matelots  ;  il  fut  si  cruellement 
frappé  tout  le  long  de  la  route  à  coups  de  bâton  et  de  couteau 
qu'il  expira  avant  d'arriver  à  la  batterie  ;  il  mourut  fidèle  à 
Dieu  et  au  Roi,  dit  la  lettre  qui  nous  donne  ces  détails.  Le  5, 
les  bourreaux  s'emparèrent  du  Père  Montmasson  et  de  quatre 
Français  ;  le  Vicaire  apostolique  fut  horriblement  torturé  et 
mutilé  ^ ,  puis  attaché  au  canon.  Les  jours  suivants,  le  reste 

1.  On  lui  coupa  le  nez.  les  oreilles,  on  lui  creva  un  œil,  et  son  corps  fut 
déchire  a  coups  de  couteaux  et  de  poinçons;  enfin,  l'immonde  populace  ter- 
mina son  œuvre  par  un  acte  d'obscène  cruauté,  que  l'oraison  funèbre  du 
martyr  décrit  en  ces  termes  :  «  II  s'était  rendu  eunuque  lui-même  pendant 
toute  sa  vie  par  la  pratique  exacte  et  constante  d'une  parfaite  continence,  et, 


1 


LES    DEYS  257 

dos  prisonniers  subit  le  même  sort.  Le  Maréchal  avait  tenu 
parole  aux  Algériens,  et  avait  répondu  à  chaque  supplice  en 
faisant  pendre  autant  de  Turcs  qu'il  y  avait  eu  de  victimes 
mises  au  canon.  Ce  fut,  du  reste,  le  seul  châtiment  que  reçu- 
rent ces  odieux  attentats  ;  cette  fois  encore,  l'expédition  man- 
qua son  but,  et  demeura  incomplète  ;  si  la  flotte  eut  pu 
demeurer  quelques  jours  de  plus,  la  ville  se  serait  rendue  à 
merci;  car  la  famine  y  régnait,  et  les  révoltes  y  éclataient 
chaque  jour.  Les  Janissaires,  qui,  en  revenant  du  siège 
d'Oran,  avaient  trouvé  leurs  habitations  détruites,  et  leurs 
familles  dispersées  et  ruinées,  ne  cachaient  pas  leur  méconten- 
tement, et  Mezzomorto  ne  se  maintenait  que  par  la  terreur.  Il 
n'avait,  pendant  le  temps  de  Tattaque,  fait  aucune  offre  de 
soumission,  rendant  coup  pour  coup,  et  se  montrant  toujours 
le  premier  au  feu  ;  dès  le  lendemain  du  départ  de  la  flotte,  il 
activa  les  armements,  lança  des  corsaires  de  tous  les  côtés,  et 
la  Méditerranée  fut  plus  ravagée  que  jamais.  Les  villes  du 
littoral  éclatèrent  en  doléances,  et  le  Conseil  Royal^,  craignant 
de  perdre  tout  le  commerce  du  Levant  et  de  le  voir  accaparer 
par  les  Anglais,  qui  intriguaient  activement  pour  en  avoir  le 
monopole,  fit  secrètement  ouvrir  des  négociations  par  l'an- 
cien drogman  du  consulat ,  M.  Mercadier.  Ce  personnage 
paraît  avoir  joue  dans  tous  ces  événements  un  rôle  assez  lou- 
che ;  il  avait  été  jadis  imposé  par  le  Dey  à  M.  Piolle^  qui  avait 
en  vain  cherché  à  s'en  débarrasser.  Plusieurs  documents  le 
qualifient  de  renégat:  quoiqu'il  en  soit,  il  était  assez  habile, 
et,  dès  le  milieu  de  1689,  il  écrivait  à  M.  de  Yaudré  que  le 
Dey  se  prêterait  volontiers  à  un  arrangement.  Le  Conseil 
Royal  en  fut  informé  par  l'Intendant,  qui  reçut  l'ordre  d'en- 
voyer à  Alger  M.  Marcel,  commissaire  de  la  marine  ;  celui-ci 
arriva  au  commencement  de  septembre,  et,  le  25  du  même 
mois,  renouvela  le  traité  de  Tourville,  avec  quelques  mo- 
difications insignifiantes  ;  Mohammed  el  Amin  fut  député  à 
Versailles  pour  présenter  l'acte  à  la  signature  du  Roi. 


le  dernier  jour  de  sa  vie,  il  souffrit  cette  violence  de  la  part  de  ces  hommes 
barbares,  dont  l'insolence  alla  jusqu'à  souiller  ses  lèvres  par  un  raffinement 
de  cruauté  que  notre  plume  se  refuse  à  retracer.  {Mémoires  de  la  Congré- 
gation de  la  Mission,  l,  II  p.  463.) 

17 


25g  CHAPITRE  DIX- SEPTIEME 

A  son  retour  d'Oran,  Ibrahim  Kho^ja,  très  impopulaire  dans 
la  Milice,  s'était  enfui  et  réfugié  à  Sôusse.  La  Porte,  sur  les 
instances  de  la  France,  avait  rendu  le  Pachalik  d'Alger  au 
vieil  Ismaïl,  qui  en  avait  occupé  la  charge  de  1661  à  1686  ;  il 
se  mit  en  route  à  l'automne  ;  mais,  lorsque  son  navire  parut 
devant  le  port,  il  lui  fut  défendu  d'entrer,  et  on  ne  répondit  à 
ses  observations  qu'en  le  menaçant  de  le  canonner,  s'il  ne 
s'éloignait  pas.  Il  se  retira  au  Maroc,  où  il  mourut.  Peu  de 
jours  après,  au  moment  de  la  rentrée  des  Mahallas,  les  Janis- 
saires, qui,  comme  de  coutume,  étaient  campés  hors  de  la 
ville  pour  se  réunir  avant  de  faire  leur  entrée,  s'insurgèrent 
et  demandèrent  la  tête  d'Hadj'  Hussein  ;  celui-ci  chercha 
d'abord  à  rassembler  quelques  partisans  pour  combattre  les 
rebelles;  mais,  se  voyant  abandonné  de  tous,  il  s'enfuit  à 
Tunis  \  Chaban  fut  nommé  à  sa  place  ;  aussitôt  après  cette 
élection,  Mercadier  écrivit  en  France  pour  y  rendre  compte 
de  la  révolution  qui  venait  de  s'accomplir  ;  il  déclarait  que 
cet  événement  ne  changeait  rien  à  la  nature  des  relations 
entre  les  deux  puissances,  et,  comme  preuve,  envoyait  une 
lettre  dans  laquelle  le  nouveau  Dey  déclarait  accepter  sans 
modifications  le  traité  conclu  par  son  prédécesseur.  Mais  cette 
dernière  pièce  était  fausse,  et  c'était  le  consul  lui-même  qui  en 
était  l'auteur  et  qui  avait  apposé  sur  ce  document  apocryphe 
le  cachet  de  Chaban.  Celui-ci  se  trouva  donc  fort  surpris 
lorsque,  le  12  décembre,  il  vit  arriver  le  député  Marcel  qui 
venait  le  remercier  de  ses  bonnes  intentions,  et  lui  appor- 
tait, avec  quelques  présents,  une  lettre  de  Louis  XIV.  Or, 
Chaban,  qui  savait  très  bien  que  la  signature  du  traité  du  25 
septembre  avait  été  la  vraie  cause  du  départ  forcé  de 
Mezzomorto^  et  qui,  de  plus,  avait  été  gagné  par  l'or  des 
Anglais,  était,  à  ce  moment,  hostile  à.  la  France.  Marcel  s'a- 
perçut donc  bien  vite  de  la  fourbe  de  Mercadier,  et  l'embarqua 
d'autorité  sur  le  vaisseau  qui  le  ramena  lui-même  en  France 

1.  Mezzomorlo  se  relira  d'abord  à  Tunis,  puis  à  Constantinople;  trois  ans 
plus  tard,  il  fut  nommé  Capitan-Pacha;  ce  fut  un  des  derniers  grands  marins 
de  l'empire  Ottoman;  en  1695,  il  battit  les  Vénitiens  devant  Chio;  en  1697, 
il  se  distingua  au  combat  naval  d'Andros;  la  cuisse  percée  d'un  coup  de  feu, 
il  conserva  le  commandement  jusqu'au  bout,  et  fit  durement  châtier  les  Reïs 
coupables  de  faiblesse. 


LES    DEYS  i259 

en  mars  1690.  11  avait  employé  toute  son  habileté  pour  faire 
revenir  le  Dey  à  des  sentiments  plus  pacifiques,  et  y  était  par- 
venu, non  sans  avoir  eu  à  surmonter  de  grandes  difficultés, 
et  à  courir  de  nombreux  périls  ;  il  faillit  être  assassiné  deux 
fois,  l'une  par  un  agent  de  la  Hollande,  l'autre  par  un  fana- 
tique. Le  traité  fut  enfin  confirmé  le  15  décembre,  et 
M.  Lemaire,  qui  avait  été  demandé  par  le  Dey  lui-même,  fut 
désigné  comme  consul.  Les  Algériens  envoyèrent  un  ambas- 
sadeur à  Versailles  pour  la  conclusion  définitive  de  la  paix. 


CHAPITRE    DlX-HUITIÉME 

LES   DEYS   (suite) 


SOMMAIRE.  —  La  nouvelle  politique  de  la  France.  —  Chaban.  —  Guerre  de 
Tunis.  —  Guerre  du  Maroc.  —  Victoire  de  la  Moulouïa  —  Révolte  des 
Raidis  d'Alger.  —  Les  Juifs  et  les  droits  consulaires.  —  Meurtre  de  Chaban- 
—  Hiidj'- Ahmed.  —  Hassan- Chaouch.  —  Hadj'-Mustapha.  —  Défaite  des 
Tunisiens  et  des  Marocains.  —  Meurtre  d'Hadj '-Mustapha.  —  Hassau- 
Khodja.  —  Mohammed-Ragdach.  —  Les  Espagnols  perdent  Oran  et  Mers-el- 
Kébir.  —  Meurtre  de  Mohammed-Ragdach.  —  Deli-Ibrahim.   —  Sa  mort. 


Lorsque  M.  Marcel,  retournant  en  France,  laissa  M.  René 
Lemaire  pour  remplir  l'intérim  du  consulat,  il  déférait  aux 
désirs  du  Dey,  plutôt  qu'à  l'avis  du  Ministre,  qui  eut  préféré 
un  autre  titulaire.  La  suite  des  événements  prouva  que  l'en- 
voyé du  Roi  avait  fait  un  bon  choix  ;  car  le  nouveau  consul 
se  tira  avec  beaucoup  d'habileté  des  nombreuses  difficultés 
qui  l'entouraient.  11  y  eut  d'autant  plus  de  mérite  que  ce  fut  à 
lui  qu'incomba  la  périlleuse  mission  d'inaugurer  la  nouvelle 
politique  adoptée  par  M.  de  Seignelay  envers  les  Etats 
Barbaresques. 

Le  Conseil  Royal  venait  enfin  de  reconnaître  ce  que  tous^ 
les  consuls  d'Alger  n'avaient  cessé  de  répéter  sans  parvenir 
à  se  faire  entendre,  c'est-à-dire  qu'il  fallait  absolument,  ou 
anéantir  complètement  les  pirates^  ou  vivre  en  paix  avec  eux. 
On  s'apercevait  trop  tard  que  les  bombardements  et  les  incen- 
dies ne  châtiaient  que  des  innocents_,  et  que  les  vrais  coupa- 
bles, les  reïs,  regardaient  d'un  œil  très  tranquille  brûleries 
maisons  des  Baldis  ;  que  les  pertes  minimes  qu'ils  pouvaient 
subir  étaient  amplement  compensées  par  deux  ou  trois  mois 
de  Course  ;  enfin,  que  les  Deys  eux-mêmes  n'étaient  pas 
atteints  par  la  répression,  no  pouvant  pas  d'ailleurs  faire 
observer  la  paix  qu'on  voulait  leur  imposer. 

Le  ministre  venait  donc  de  se  décider  à  un  moyen  terme,  et 


LES    DEYS 


les  instructions  données  au  consul  lui  recommandaient  de 
s'efforcer  d'obtenir  justice  en  cas  d'infraction  des  traités, 
mais  de  ne  compter  pour  cela  que  sur  lui-même  ;  il  devait 
gagner  la  faveur  du  Dey  et  des  Puissances,  apaiser  les  diffé- 
rents, se  rendre  agréable  à  tous  et  arriver  aux  menaces  seule- 
ment après  avoir  épuisé  tous  les  moyens  de  conciliation; 
encore  était-il  prévenu  que  les  anciennes  expéditions  ne 
seraient  pas  recommencées,  et  que  les  vaisseaux  du  Roi  se 
borneraient  à  faire  de  temps  en  temps  une  apparition  commi- 
natoire dans  la  rade.  C'était  la  politique  depuis  longtemps 
adoplée  par  l'Angleterre  et  la  Hollande  ;  mais  ces  deux  nations 
ne  marchandaient  pas  l'argent  à  leurs  représentants,  et  leur 
fournissaient  abondamment  tout  ce  qui  était  nécessaire  pour 
acheter  les  appuis  dont  ils  avaient  besoin.  En  France,  il 
en  fut  tout  autrement,  et  les  agents  du  Roi  eurent  à  lutter 
sans  relâche,  avec  des  moyens  insuffisants,  contre  leurs  puis- 
sants ennemis.  La  Cour  se  crut  généreuse  en  accordant  au 
Consul  d'Alger  un  traitement  de  six  mille  livres,  qui,  une  fois 
le  change,  l'assurance  et  le  nolis  payés,  se  réduisait  à  quatre 
mille  cinq  cents.  Pendant  ce  temps,  le  consul  anglais,  trois 
fois  plus  riche  que  le  nôtre,  voyait  mettre  à  sa  disposition  des 
sommes  supplémentaires  de  cinquante  ou  soixante  mille 
livres,  toutes  les  fois  qu'il  s'agissait  de  faire  pencher  la 
balance  du  côté  de  sa  nation.  Nous  allons  voir  quels  furent  les 
résultats  de  cette  parcimonie. 

Tout  d'abord,  M.  Lemaire  assura  la  tranquillité  du  com- 
merce et  la  sienne  propre.  Il  avait  su  plaire  à  Chaban,  qui  le 
consultait  volontiers  et  le  traitait  comme  son  fils.  Le  retour  de 
Mohammed-el-Amin,  qui  avait  été  choyé  à  Versailles  et  reve- 
nait chargé  de  présents,  produisit  une  impression  favorable, 
et,  lorsque  M.  Marcel,  qui  l'avait  ramené,  eut  installé  régu- 
lièrement le  Consulat  et  confirmé  le  traité,  il  put  affirmer  avec 
raison  à  la  Cour  que  les  affaires  étaient  en  bonne  voie. 

Chaban  était  un  prince  guerrier  ;  à  peine  fut-il  au  pouvoir, 
qu'il  marcha  contre  les  Tunisiens,  qui  ,  depuis  quelques 
années,  avaient  profité  des  embarras  dans  lesquels  s'était  trou- 
vée la  Régence  pour  envahir  la  province  de  l'Est;  il  les 
battit  et  les  refoula  sur  Tunis,  qu'il  prit  après  un  siège  fort 


262  CHAPITRE   DIX-HUITIEME 

court.  Il  y  installa  comme  Bey  son  favori  Ahmed  ben  Tcherkes  ; 
mais,  à  peine  les  Turcs  furent-ils  partis,  que  l'ancien  Bey 
Mehemed  reparut  à  la  tête  de  ses  partisans  et  chassa  facile- 
ment l'usurpateur.  Un  Capidji  de  la  Porte  était  venu  apporter 
le  caftan  d'honneur  au  nouveau  Dey,  et  était  reparti  avec 
l'escadre  d'Alger,  que  le  Grand  Seigneur  avait  convoquée 
contre  les  Vénitiens.  L'amiral  de  cette  flotte,  Kara  Mustapha, 
conspirait  contre  Chaban  ;  celui-ci  donna  ordre  de  l'arrêter  à 
son  retour,  confisqua  ses  biens  et  le  fît  disparaître.  C'était  le 
plus  grand  ennemi  que  la  France  eût  au  Divan,  et  M.  Lemaire 
montre  dans  ses  lettres  quelle  part  il  prit  à  sa  mésaventure 
et  quelle  joie  il  éprouva  en  s'en  trouvant  débarrassé. 

Le  Maroc,  à  l'aide  des  troubles  survenus  pendant  les  dix 
dernières  années,  avait  cherché  à  s'étendre  dans  la 
province  de  Tlemcen;  en  1692,  le  Dey  marcha  contre  Muley 
Ismaël  avec  dix  mille  Janissaires,  trois  mille  Spahis,  et  un 
contingent  de  Kabyles  Zouaouas  ;  il  rencontra  au  gué  de  la 
Moulouïa  l'armée  ennemie,  forte  de  quatorze  mille  fantassins 
et  de  huit  mille  chevaux,  l'attaqua  vivement  et  la  mit  en 
pleine  déroute,  en  lui  tuant  près  de  cinq  mille  hommes.  Il 
poursuivit  les  fuyards  l'épée  dans  les  reins  jusque  sous  les 
les  murs  de  Fez  ;  au  moment  oii  une  deuxième  bataille  allait 
s'engager,  Ismaël  fit  sa  soumission. 

«  Il  se  présenta  devant  le  vainqueur  les  mains  liées,  et,  bai- 
sant trois  fois  la  terre,  il  lui  dit  :  Tu  es  le  couteau,  et  moi  la 
chair  que  tu  peux  couper.   »  Les   Turcs  s'en  retournèrent 
chargés  de  butin  ;  en  arrivant  à  Alger,  ils  trouvèrent  la  ville 
en  pleine  insurrection  ;  les  Kabyles,  excités  par  le  Bey  de 
Tunis,  s'étaient  entendus  avec  les  Baldis^  avaient  formé  le 
complot  d'expulser  les  loldachs,  et  s'étaient  cachés  en  grand 
nombre  dans  les  maisons,  attendant  le  moment  favorable  ;  ils 
espéraient  que  les  Marocains  seraient  vainqueurs,   et  qu'ils 
n'auraient  plus  dès  lors  qu'à  fermer  les  portes  de  la  ville  aux 
fuyards  et  à  les  livrer  au  fer  des  indigènes,  dont  ils  étaient 
détestés.  A  la  rentrée  de  la  Milice,  un  combat  sanglant  s'en- 
gagea dans  les  rues  ;  la  révolte  fut   écrasée  ;   on  décapita 
quatre  ou  cinq  cents  des  insurgés,  et  leurs  tribus  furent  sou- 
mises à  un  impôt  de  guerre  exorbitant.  Le  massacre  eut  lieu 


LES    DEYS  263 

le  jour  même  de  la  fin  du  Ramadan.  Peu  de  temps  après,  le 
feu  éclata  dans  les  chantiers  du  port  et  se  communiqua  aux 
navires  qui  s'y  trouvaient  à  l'ancre  ;  les  pertes  furent  très- 
grandes  et  l'incendie  fut  attribué  à  une  nouvelle  conspiration  ; 
quelques  têtes  tombèrent  encore. 

Malgré  les  nombreux  présents  qu'ils  faisaient,  les  Anglais 
et  les  Hollandais  ne  pouvaient  parvenir  à  supplanter  la  France  : 
les  derniers  s'étaient  vu  déclarer  la  guerre,  et  les  Reïs  ne 
reconnaissaient  comme  valables  chez  les  premiers  que  les 
passeporls  signés  par  Jacques  II. 

Un  vaisseau  français  vint  mouiller  devant  le  port  au  mois 
de  septembre  ;  il  ramenait  huit  Turcs  délivrés  des  galères, 
suivant  les  conventions  du  dernier  traité.  Quand  il  eut  mis  à 
la  voile,  on  constata  qu'une  quarantaine  d'esclaves  s'étaient 
sauvés  à  bord.  Comme  de  coutume,  une  émeute  éclata,  et  le 
Dey  furieux  manda  M.  Lemaire,  auquel  a  il  fit  essuyer  une 
terrible  bourrasque  »  lui  demandant,  «  s'il  était  convenable 
de  ramener  huit  Turcs  pour  voler  cinquante  chrétiens.  »  Le 
Consul  parvint  encore  cette  fois  à  se  tirer  de  ce  mauvais  pas  ; 
mais  il  ne  cessait  de  prier  le  Ministre  d'ordonner  aux  vais- 
seaux du  Roi  de  mouiller  au  large,  lui  représentant  que  la 
moindre  infraction  détruirait  le  fruit  de  loilgs  efforts  et  met- 
trait en  péril  la  sécurité  du  commerce. 

Il  avait,  en  effet,  assez  de  difficultés  à  vaincre  d'un  au  Ire 
côté  ;  car  il  se  trouvait  en  présence  d'une  question  presque 
insoluble,  qui  s'imposa  après  lui  à  tous  ses  successeurs,  et 
leur  causa  mille  embarras  ;  c'était  l'opposition  des  Israélites  à 
la  perception  de  certains  droits  consulaires.  Parmi  ces 
droits,  qui  étaient  imposés  dans  toutes  les  Echelles  du  Levant 
en  vertu  des  Capitulations^  il  s'en  trouvait  un,  dit  de  Cottimo, 
qui  n'avait  jamais  été  perçu  dans  les  États  Barbaresques,  et 
cela^  parce  que  ce-  droit  avait  été  précisément  institué  pour 
subvenir  aux  armements  faits  contre  eux,  à  l'époque  où  les 
villes  du  Midi  s'étaient  vues  forcées  de  se  défendre  elles-mêmes 
contre  les  pirates  \ 

1.  Cette  défense  des  villes  maritimes  de  la  Provence  et  du  Languedoc  dura 
pendant  presque  tout  le  xvii*'  sièle;  les  Beaulieu,  Vincheguerre,  Valbelle,  s'y 
distinguèrent  tout  particulièrement. 


264  CHAPITRE    DIX-HUITIEME 

Lorsque  M.  de  Seignelay  prit  à    la  charge  de    l'Etat  les 
appointements  du  consul  d'Alger,  il  estima  que  la   ville   de 
Marseille,  qui  se  trouvait  plus  intéressée  que  toute  autre  à  la 
conservation  de  la  paix  avec  la  Régence,  devait  supporter  les 
frais  accessoires,  tels  que  présents  aux  puissances,  rapatrie- 
ment des  captifs,  entretien  du  consulat,  etc.  Le  casuel  fat 
affecté  à  ces  dépenses  ;  mais  il  était  excessivement  faible,  en 
raison  du  peu  de  navires  qui  venaient  trafiquer  à  Alger  ;  encore 
la  plupart  d'entre  eux  étaient-ils  nolisés  plus  ou  moins  ouver- 
tement par  les  Juifs.  La  chambre  de  commerce  ordonna  à 
M.  Lemaire  d'exiger  le  paiement  du  Cottimo  ;  les  armateurs, 
qui  s'étaient  assuré  à  prix  d'or  la  faveur  des  principaux  du 
pays,  refusèrent  d'obéir,  et  en  appelèrent  au  Divan,  invoquant 
la  coutume,  base  même  du  droit  turc.  Ils  obtinrent  facile- 
ment gain    de  cause,  et  il  fut   défendu   au  consul  de  rien 
innover,  «  s'il  ne  voulait  qu'il  lui  arrivât  malheur  »  -;  mais  ce 
fut  en  vain  qu'il  fit  part  de  cette  réponse  à  la  chambre  de 
commerce  ;   celle-ci    montra  dans  toutes   ces  affaires  pécu- 
niaires un  esprit  assez  étroit,  marchandant  sans  cesse,  vou- 
lant obtenir  l'impossible,  se   refusant  à  comprendre  ce   que 
tous  les  agents  lui  répétaient  :    «  qu'il   faut    considérer  la 
dépense  d'Alger  comme  nécessaire,    puisque  c'est  par  elle 
seule  qu'on  assure  les  ^ains  du  Levant.  »  11  résulta  de  cet 
aveuglement  obstiné,  que  les  consuls  se  trouvèrent  tous  dans 
un  état  extrêmement  précaire,  en  butte  à  la  haine  des  Juifs, 
dont  l'influence  grandissait  chaque  jour  auprès  des  Deys.  En 
1680  déjà,  Baba  Hassan  ne  se  dirigeait  que  par  les  conseils 
de  l'un  d'eux,  Pompëo  Paz,  qui  servait  d'agent  salarié  aux 
ennemis  de  la  France  ;  Mezzomorto  l'avait  plus  tard  pris  pour 
banquier  et   confident  ;    un  de    ses  parents   exploitait  pour 
Chaban  le  monopole  des  cuirs  et  de  la  cire,  et  se  servait  de 
son  crédit  pour  ruiner  dans  l'esprit  du  Dey  le  malheureux 
Lemaire,  qui  se  débattait  vainement,  écrivant  à  Marseille^  pour 
y  faire  entendre  la  vérité,  des  lettres  navrantes  :  «  Je  souhai- 
terais de  toute  mon  âme  qu'il  prît  envie  à  quelqu'un  de  MM.  les 
députés  du  Commerce  de  venir  faire  un  tour  à  Alger,  pour 
voir  comment  on  y  gagne  le  pain  »  et,  ailleurs  :  «  Si  tout  ce 
que  je  souffre  vous  était  raconté  par  un  autre  que  moi,  je  vous 


LES    DEYS  265 

jure,  Messieurs,  que  vous  en  auriez  compassion  K  »    Disons 
dès  maintenant  qu'il  mourut  dans  la  misère,  après  avoir  dé- 
pensé son  bien  pour  le  pays  ;  nous  l'apprenons  d'une  façon 
certaine  par  une  lettre  de  son  successeur  :  «  J'ai  été  témoin 
des  justes   sujets    de   mécontentement   de  mon  devancier  ; 
j'ai  été  témoin  à  Marseille  de  son  malheur,  et,  comme,  après, 
avoir  très  bien  servi  dans  un  temps  très  difficile,  pour  toute 
récompense ,  il  s'est  trouvé  à  l'hôpital  ;  la  preuve  en  est 
certaine,  étant  mort  sans  avoir  laissé  une  obole  ^  »  En  1694  > 
ce  bon  serviteur  si  mal  secondé  fut  victime  de  la  dénonciation 
d'un  juif,  qu'il  avait  chassé  de  chez  lui  comme  voleur  et  fripon; 
il  l'accusa  d'avoir   trompé  le  Dey^  en  lui   offrant  une  rançon 
de  trois  mille  piastres  pour  un  esclave  dont  la  famille  aurait 
pu  en  donner  trente  mille.  Malgré  ses  protestations,  le  consul 
fut  injurié  par  Chaban  qui  devenait  soupçonneux  et  cruel  ; 
quelques  jours  après,  les  avanies  recommencèrent,  au  sujet 
de  huit  navires  marseillais,  qui  avaient  introduit  à  Tunis  de  la 
contrebande  de  guerre.  Néanmoins,  les  Anglais  échouèrent 
dans  les  efforts  qu'ils  firent  pour  profiter  de  cet  incident. 

Le  Bey  de  Tunis  Mehemed  venait  de  s'allier  au  Maroc; 
Chaban,  appuyé  par  les  Tripolitains,  résolut  de  le  châtier^  et 
refusa  le  tribut  qu'il  lui  offrait  en  signe  de  soumission.  Les 
deux  armées  se  rencontrèrent  au  Kef  le  24  juin  ;  ce  jour-là 
même,  Mehemed  attaqua  les  Turcs  et  fut  battu  ;  il  oifrit  de 
nouveau  le  combat  le  lendemain  sans  plus  de  succès.  Le  26, 
Chaban  prit  l'offensive,  força  les  lignes  de  Fennemi  et  le 
poursuivit  jusque  dans  Tunis,  dont  il  s'empara.  Le  Bey  s'en- 
fuit à  Chio  sur  un  navire  de  Marseille,  et  fut  remplacé  par 
Ahmed  ben  Tcherkes.  Après  avoir  reçu  l'hommage  de  tout  le 
pays,  le  vainqueur  rentra  à  Alger  le  16  février  1695,  traînant 
à  sa  suite  les  canons  conquis,  120  mules  chargées  d'or  et  d'ar- 
gent et  une  grande  quantité  d'esclaves.  Le  25  du  même  mois, 
il  faillit  être  assassiné  à  la  mosquée  pendant  qu'il  faisait  sa 
prière  ;  le  coupable  dénonça  ses  complices,  qui  furent  exécutés 
avec  lui.  Ces  supplices  augmentèrent  le  mécontentement  des 

1.  Lettre  de  René  Lemaire.  (Archives  de  la  Chambre  de  Commerce  de 
Marseille^  AA,  art.  470.) 

2.  Lettres  de  Ph. -Jacques  Durand.  [Archives  d.  c.  AA,  art.  471.) 


266  CDAPITRE   DIX  nriTlEME 

loldachs,  qui  se  plaignirent  d'être  sacrifiés  à  l'intérêt  du 
favori  ;  celui-ci  venait  d'être  expulsé  par  le  peuple  de  Tunis, 
et  Mehemed,  de  retour  de  Chio,  avait  gag-né  par  des  présents 
la  garnison  de  Constantine,  qui  faisait  cause  commune  avec 
lui.  L'esprit  de  sédition  gagna  l'armée  de  l'Est;  elle  rebroussa 
chemin,  et  arriva  devant  Alger  le  5  août,  demandant  à  grands 
cris  la  tête  de  Chaban.  Malgré  les  efforts  qu'il  fit  pour  se  défen- 
dre, il  fut  emprisonné  et  torturé  pendant  dix  jours,  sans  que 
la  cruauté  de  ses  bourreaux  parvînt  à  lui  faire  dire  où  étaient 
cachés  ses  trésors  ;  le  13  août,  il  reçut  plus  de  huit  cents 
coups  de  bâton  et  fut  étranglé  le  15;  il  mourut,  écrivit  le 
vicaire  apostolique  Laurence  *,  avec  l'mtrépidité  qui  avait  paru 
dans  toutes  ses  entreprises. 

Dès  le  6  août,  quelques  soldats  de  la  Milice,  vagabondant 
en  désordre  à  travers  la  ville,  aperçurent  un  vieux  Janissaire 
nommé  Hadj'-Ahmed  qui,  assis  sur  le  seuil  de  sa  porte,  rac- 
commodait des  babouches.  Ils  l'enlevèrent  sur  leurs  épaules, 
et  le  portèrent  triomphalement  au  Divan,  où  il  fut  élu  par 
acclamation  ;  son  pouvoir  devait  être  limité  conformément  à 
la  constitution  de  1672  ;  il  accepta  toutes  les  conditions  qui 
lui  furent  faites,  et,  après  s'être  inutilement  efforcé  de  sauver 
la  vie  à  son  prédécesseur,  il  donna  tous  ses  soins  à  l'extension 
de  la  Course.  C'était  un  homme  capricieux,  inquiet  et  d'une 
bizarrerie  voisine  de  la  folie  ;  il  vécut  sous  Tempire  d'une 
terreur  perpétuelle,  qui  conduisit  peu  à  peu  à  la  férocité  son 
caractère  naturellement  doux.  Dès  le  début  de  son  règne,  il 
reçut  des  consuls  les  présents  habituels  ;  Lemaire  voulut  pro- 
fiter de  cette  occasion  pour  lui  demander,  au  nom  de  la 
France,  l'autorisation  d'ouvrir  un  comptoir  à  Cherchell  pour 
le  commerce  des  grains  :  «  Je  n'ai  qu'une  tête,  lui  répondit 
Ahmed,  et  je  tiens  à  la  conserver.  »  A  ce  moment,  TEspagne 
s'était  unie  aux  ennemis  de  la  France  et  cherchait  à  la  fois  à 
obtenir  sa  paix  particulière  et  à  faire  déclarer  la  guerre  à  sa 
rivale  ;  à  cet  eifet,  elle  fit  des  présents  à  Alger  pour  la  pre- 
mière fois,  envoya  deux  chevaux^  une  riche  bague  de  dia- 
mants, une  épée  d'un  ancien  Roi  de  Grenade,  et  fit  même 

1.  Mémoires  de  la  Congrégation  de  la  Mission,  d.  c.  (t.  II,  p.  500). 


LES    DEYS  267 

Toffre  d'un  secours  annuel  de  quarante  mille  piastres  pour 
toute  la  durée  de  la  trêve  de  sept  ans  qu'elle  demandait.  Le 
Dey,  qui  avait  reçu  en  secret  quarante  mille  piastres,  appuyait 
cette  combinaison  ^  ;  mais  Lemaire  sut  exploiter  habilement 
la  vieille  haine  des  Algériens  contre  l'Espagne,  dont  les  propo- 
sitions furent  rejetées. 

Une  escadre  française,  sous  le  commandement  de  M.  d'Am- 
freville,  vint  montrer  le  pavillon  fleurdelisé  dans  les  eaux 
d'Alger,  et  en  ramena  un  ambassadeur,  le  Boulouk-bachi 
Soliman,  qui  fut  charge  d'offrir  au  Roi  dix  magnifiques  che- 
vaux. A  ce  moment^  les  Reïs  d'Alger,  de  Tunis  et  de  Tripoli, 
partaient  pour  la  mer  Noire,  où  ils  étaient  convoqués  par  le 
Sultan,  qui  leur  avait  envoyé  à  cet  effet  de  très  grosses 
sommes. 

Ahmed  devenait  de  plus  en  plus  ombrageux  et  maniaque  ; 
il  ne  rêvait  que  complots,  avait  rempli  la  ville   d'espions,  et 
faisait  bâlonner  et  emprisonner  les  habitants  à  la  première 
dénonciation.  Les  lettres  de  MM.  Laurence  et  Lemaire  nous 
le  dépeignent  comme  complètement  affolé,    caché  dans  la 
Jenina,  d'oii  il  n'osait  même  plus  sortir  pour  aller  à  la  mos- 
quée, tremblant  sans  cesse  pour  sa  vie.    «  J'ai   vu  régner 
Trick,  Baba-Hassan,  Mezzomorto,  Ghaban,  écrivait  le  consul; 
mais  aucun  d'eux  n'a  fait  ce  que  fait  le  Dey  d'aujourd'hui  :  ils 
avaient  tous  quelques  bonnes  qualités,  au  lieu  que  celui  d'au- 
jourd'hui n'en  possède  aucune....  Tantôt  il  crie  qu'il  me  veut 
chasser  du  pays,  tantôt  il  dit  que  je  veux  lui  manger  la  tête. 
Plusieurs  fois  il  s'est  levé  de  son  trône  en  me  disant  de  m'y 
asseoir,  criant  à  toute  voix  à  la  Taïffe,  lequel  de  lui  ou  de 
moi  ils  voulaient  pour  les  gouverner  ;  à  quoi  âme  vivante  n'a 
jamais  répondu  une  parole.  Il  me  demande  si  je  n'ai  pas  peur 
pour  ma  tête,  et  si  je  ne  sais  pas  les  chemins  par  où  mes  pré- 
décesseurs ont  passé,  ce  qui  ne  m'inquiète  nullement...  Alors 
il  se  mit  à  pleurer  en  disant  qu'il  me  priait  d'oublier  tous  les 
chagrins  qu'il  m'avait  donnés.  Il  ajouta  que,  quand  il  m'avait 
maltraité,  c'était  dans  un  temps  où  il  ne  savait  pas  où  il  avait 


1.  Il  faut  bien  dire  que  cette  combinaison  eut  assuré  la  solde  de  la  milice, 
ce  qui  était  la  grande  préoccupation  des  Deys. 


268  CHAPITRE    DIX-HUITIEME 

la  tête  ;  que  tous  les  jours  il  y  avait  mille  conspirations  contre 
lui,  etc.  »  La  veille,  au  moment  où  Lemaire  lui  avait  présenté 
le  nouveau  chancelier  Clairambault,    il  s'était  livré  à  une 
fureur  désordonnée  :  «  Il  se  leva  comme  un  foudre  contre 
moi,  disant  que  je  faisais  venir  des  espions  de  Turquie;  je  lui 
laissai  passer  sa  furie,  et  lui  laissai  vomir  contre  moi  tout  ce 
qu'il  voulut,  et  essuyai  ses  menaces  ordinaires,  qui  sont  de 
me  sacrifier  à  sa  rage  *.  »  La  Cour,  informée  de  tout  ce  qui  se 
passait,  envoya  le  vieux  négociateur  Dussault,  qui  arriva  au 
moment  où  le  consul  avait  presque  entièrement  cessé  les  rela- 
tions, à  la  suite  d'une  scène, plus  violente    encore  que  les 
autres,  où  il  avait  été  menacé  d'être  mis  à  la  bouche  du  canon, 
si  le  Roi  ne  rendait  pas  les  Turcs  des  Galères.  Quelques  pré- 
sents calmèrent  l'orage,  et  Lemaire  quitta  Alger,  où  il  eut 
pour  successeur  Philippe-Jacques  Durand,  qui  prit  son  poste 
le  19  février  1698.  En  arrivant,  il  eut  à  s'occuper  de  la  singu- 
lière affaire  dite  du  Chirurgien  dOriol,  qu'il  est  nécessaire  de 
raconter  brièvement,  pour  montrer  à  quels  infimes  détails  le 
nouveau  système  politique  forçait  ses  agents  de  descendre. 
Ce  chirurgien,  nommé    Hiérosme    Robert^    s'était  établi  à 
Alger,  et  y   exerçait  sa  profession  avec  un  certain  succès, 
lorsqu'il  eut  un  jour  le  malheur  de  crever  l'œil  à  un  Turc,  en 
lui  faisant  l'opération  de  la  cataracte.  On  voulut  d'abord  le 
brûler  vif,  et  il  ne  fut  sauvé  que  par  la  fermeté  de  M.  Lemaire  ; 
mais  on  le  fit  esclave  et  il  devint  la  propriété  de  son  ancien 
malade,  qui  le  maltraitait  et  lui  demandait  une  énorme  rançon. 
Les  instances  du  consul  furent  inutiles,  et  tout  ce  qu'il  put 
obtenir  fut  d'être  chargé  de  sa  garde,  en  payant  quinze  pias- 
tres par  mois.  Il  y  avait  longtemps  que  cela  durait  ;  c'était 
une  lourde  charge  pour  le  consulat  ;  M.  Durand  parvint  à 
arranger  l'affaire,  et  à  renvoyer  en  France  le  malheureux  chi- 
rurgien, moyennant  quatre  cents  piastres,  au  lieu  de  onze 
cents  qu'on  demandait.  Ses  débuts   furent  tranquilles,  et  il 
n'eut  pas  le  temps  de  souffrir  de  la  folie  d'Hadj-Ahmed,  qui 
mourut  de  maladie  à  la  fin  de  1698.  La  peste  avait  éclaté  ; 
elle  dura  quatre  ans  et  fut  terrible,  enlevant  de  vingt-cinq 

1.  V.  note  1,  p.  265. 


LES     DEYS  269 

mille  à  quarante-cinq  mille  personnes  par  an.  Les  captifs  chré- 
tiens furent  fort  éprouvés;  en  1701^  il  n'en  restait  plus  que 
trois  mille,  malgré  les  ravages  annuels  des  côtes  d'Italie  et  de 
Sicile,  où  les  reïs  enlevaient  un  grand  nombre  d'habitants. 
Ahmed  eut  pour  successeur  Hassan-Chaouch,  qui  resta 
fidèle  à  la  France,  malgré  les  obsessions  et  les  présents  des 
Anglais  et  des  Hollandais.  Il  apporta  ses  soins  à  l'extension 
de  la  Course,  mais  en  recommandant  expressément  aux  reïs 
de  respecter  le  pavillon  blanc  :  il  fît  strictement  exécuter  ses 
ordres  et  quelques  délinquants  furent  bâtonnés  ou  étranglés. 
Les  seuls  embarras  qu'eut  M.  Durand  à  cette  époque,  lui  vin- 
rent des  capitaines  marchands  qui  traitaient  assez  souvent  les 
Algériens  en  ennemis,  lorsqu'ils  se  sentaient  les  plus  forts,  et 
d'une  fuite  d'esclaves  à  bord  du  Téméraire,  commandé  par 
M.  de  Forbin.  La  Chambre  de  commerce  continuait  à  vouloir 
imposer  la  perception  du  Cottimo,  ce  qui  amena  de  nouveau 
les  réclamations  des  Juifs  et  suscita  quelques  difficultés  au 
consul.  Mais  la  modération  et  la  bonne  volonté  du  nouveau 
Dey  calmèrent  toute  cette  effervescence,  bien  qu'il  y  eût  eu 
deux  émeutes  consécutives,  lors  de  la  fuite  des  esclaves  ; 
M.  Durand  se  plaignait  inutilement  en  France  de  ces  infrac- 
tions, qui  mettaient  la  paix  en  danger  ;  en  même  temps,  il 
démontrait,  comme  son  prédécesseur,  qu'on  le  laissait  désarmé 
devant  les  brigues  de  l'ennemi,  qui  cherchait  à  se  faire  donner 
CoUo  et  prodiguait  les  présents  :  «  Je  ne  peux,  en  ce  temps, 
sans  me  ruiner,  soutenir  la  Nation  comme  il  faut  ;  mes  prédé- 
cesseurs en  sont  des  témoins  irréprochables  ;  ils  s'y  sont  rui- 
nés ou  ils  y  ont  péri  ;  il  n'y  en  a  que  trop  d'exemples,  aussi 
bien  que  du  préjudice  que  cela  a  causé  à  la  Nation.  »  Plus 
loin,  il  se  loue  de  Hassan,  qui  voudrait  faire  plus  de  bien 
encore,  mais  qui  ne  le  peut  pas  :  «  La  Milice  étant  un  animal 
qui  ne  reconnaît  ni  guide  ni  éperon,  sans  circonspection  et 
capable  de  se  porter  aux  dernières  extrémités,  sans  seulement 
envisager  le  lendemain,  et  souvent  sans  savoir  pourquoi  '.  » 
Elle  ne  tarda  pas  à  donner  une  nouvelle  preuve  de  la  justesse 
de  cette  appréciation.  Le  Bey  de  Tunis,  Mourad,  venait  d'en- 

1.  V.  noie  2,  p.  265. 


270  CHAPITRE   DIX-HUITIÈME 

vahir  la  Régence,  après  avoir  massacré  les  cinq  cents  Turcs 
de  la  garnison,  et  il  avait  mis  le  siège  devant  Constanline 
dont  il  dévastait  les  environs.  A  ces  nouvelles,  les  Janissaires 
se  soulevèrent  avec  une  telle  effervescence,  que  le  Dey  se 
renferma  dans  son  palais  et  pria  le  Divan  de  le  remplacer.  On 
lui  donna  immédiatement  pour  successeur  Hadj'-Mustapha, 
qui  lui  fit  remettre  quatre  mille  piastres  et  lui  donna  un  vais- 
seau pour  le  conduire  à  Tripoli,  où  il  désirait  se  retirer  ;  à  son 
départ,  il  fut  salué  par  le  canon  des  forts,  «  exemple  de  mo- 
dération fort  extraordinaire^  dit  Rang,  et  que  l'on  chercherait 
en  vain  une  seconde  fois  dans  l'histoire  de  la  Régence.  » 

Sans  perdre  de  temps,  le  nouveau  Dey  envoya  toute  Tarmée 
à  la  rencontre  de  Mourad,  qui  venait  de  battre  et  de  tuer  le 
Bey  de  Constantine   et  marchait  sur  Alger  ;  les  loldachs  Tat- 
teignirent  non  loin  de  Setif,  et,  furieux  du  meurtre  de  leurs 
compagnons,  le  chargèrent  avec  une  telle  furie,  qu'ils  le  mi- 
rent en  fuite  au  bout  de  quelques  heures,  ayant  subi  de  très 
grosses  pertes,  et  le  poursuivirent  jusqu'au  delà  des  limites 
de  la  Tunisie  ;  leur  exaspération  était  telle^  qu'ils  égorgèrent 
plus  de  deux  mille  prisonniers.  Cette  bataille  fut  livrée  le 
3  octobre  1700.  A  la  rentrée  des  troupes  victorieuses,  Hadj- 
Mustapha  prit  en  personne  le  commandement  de  l'armée,  et  se 
porta  au-devant  de  Muley  Ismaël,qui  avait  envahi  la  province 
de  Tlemcen,  pendant  que  son  allié  Mourad  s'avançait  dans 
l'Est.  Recrutant  sur  sa  route  de  nombreux  contingents  chez 
les  Indigènes  auxquels  il  plaisait  par  son  esprit  guerrier,  son 
faste  et  sa  libéralité,  il  atteignit  rapidement  les  Marocains,  au 
nombre  de  cinquante  mille  hommes,  et  les  attaqua  avec  réso- 
lution, «  près  d'un  ruisseau  nommé  Gedia,  en  un  lieu  appelé 
Acchi-Bogazy  \  » 

La  bataille  s'engagea  le  28  avril  1701,  à  midi,  et  se  termina 
à  quatre  heures  par  la  déroute  de  Muley  Ismaël,  qui  fut  blessé, 
et  faillit  tomber  entre  les  mains  du  vainqueur.  Trois  mille 
têtes  de  soldats  et  cinquante  de  Caïds  furent  rapportées  à 
Alger,    où  la  victoire  fut  fêtée   pendant    plusieurs  jours. 

1.  Tels  sont  les  noms  que  donne  la  lettre  envoyée  à  la  Gazette  de  France, 
la  rivière  est  incontestablement  l'Oued  Djidiouïà;  le  lieu  est  très  probable- 
ment Hassian  Tizazin. 


LES     DEYS  271 

Durand  profita  de  l'occasion  pour  s'avancer  dans  les  bonnes 
grâces  de  Mustapha,  en  lui  offrant  des  armes  de  prix,  envoyées 
par  la  Cour.  Pour  reconnaître  cette  gracieuseté,  le  Dey  envoya 
au  Roi  les  armes  et  le  cheval  du  Sultan  vaincu.  Les  Tunisiens, 
prenant  en  mépris  Mourad,  dont  toutes  les  combinaisons 
avaient  échoué,  le  massacrèrent  avec  toute  sa  famille.  Il  eut 
pour  successeur  Ibrahim  Ghérif,  qui  demanda  la  paix  et  se 
soumit  à  payer  tribut. 

L'ancien  favori  de  Chaban,  Ahmed  ben  Tcherkes,  voulut 
réclamer  au  Divan,  et  faire  valoir  ses  droits;  il  excita  une 
émeute  dans  laquelle  le  pacha  Kara-illi  fut  tué  ;  mais  le  Dey 
apaisa  les  troubles  et  punit  les  agitateurs  avec  sévérité  ; 
Ahmed  reçut  pour  sa  part  trois  cents  coups  de  bâton,  et  fut 
jeté  tout  nu  hors  de  la  ville,  avec  interdiction  d'y  rentrer, 
sous  peine  de  mort.  L'année  suivante  ne  fut  marquée  que  par 
quelques  escarmouches  avec  la  garnison  espagnole  d'Oran, 
qui  avait  tenté  des  razzias  dans  l'intérieur  du  pays.  La  Qotte 
anglaise,  sous  le  commandement  de  l'amiral  Bing,  arriva  au 
commencement  de  1703,  avec  de  riches  présents,  et  obtint  un 
traité.  Au  Maroc,  les  fils  d'Ismaël,  tous  insurgés  contre  leur 
père,  luttaient  entre  eux  pour  le  pouvoir,  et  assuraient  ainsi 
à  la  Régence  la  tranquillité  de  la  frontière  de  l'ouest.  Le  côté 
sombre  du  tableau  était  le  manque  d'argent;  chaque  mois, 
le  Dey  se  trouvait  de  plus  en  plus  embarrassé  pour  faire  la 
paye  de  la  Milice;  car  la  Course  ne  donnait  presque  plus  rien, 
les  côtes  d'Italie  et  d'Espagne  étant  ruinées,  et  les  navires 
marchands  ayant  pris  l'habitude  de  ne  sortir  qu'en  caravanes, 
bien  escortées  par  des  vaisseaux  de  guerre.  C'est  inutilement 
que  les  impôts  avaient  été  augmentés  ;  car  leur  perception 
était  alors  devenue  tellement  difficile,  qu'ils  rapportaient 
moins  qu'auparavant.  Dans  cette  détresse,  Mustapha  crut  que 
la  seule  solution  pratique  était  la  conquête  et  la  mise  à  contri- 
bution de  la  Tunisie  K  II  déclara  donc  la  guerre  à  Ibrahim, 
envahit  son  territoire  le  9  juillet  1705    et  battit  son  armée 


1.  C'est  toujours  la  conséquence  de  la  politique  imposée  aux  Deys  par  l'é- 
quilibre du  budget;  la  Course  ne  rapportant  plus  assez,  il  faut  rançonner 
Tunis  ou  le  Maroc,  sous  peine  de  ne  plus  pouvoir  payer  la  solde,  c'est-à-dire 
sous  peine  de  mort. 


272  CHAPITRE    DIX-HUITIÈME 

le  H,  en  le  faisant  prisonnier.  Le  lendemain,   il  prit  le  Kef  et 
les  approvisionnements  du  Bey  ;  il  mit  ensuite  le  siège  devant 
la  capitale,  qui,  craignant  le  pillage,  se  défendit  énergique- 
ment,  après  avoir  inutilement  offert  au  vainqueur  cent  cin- 
quante mille  piastres  pour  sa  rançon.  Dans  les   sorties  des 
assiégés,  le  Dey  perdit  près  de  huit  cents  loldachs  ;  la  Milice 
se  mécontenta;  les  vivres  et  les  munitions  devinrent  rares;  la 
mauvaise  saison  arriva,  et,  lorsque  Mustapha,  se  voyant  forcé  de 
lever  le  siège,  voulut  entrer  en  pourparlers  avec  les  assiégés, 
ceux-ci,  loin  de  renouveler  leurs  propositions,  lui  demandèrent 
une  indemnité  de  guerre.  Il  se  retira  le  6  octobre,  la  rage 
dans  le  cœur,  harcelé  dans  sa  route  par  les  Tunisiens  et  par 
les  Kabyles.  Un  vigoureux  retour  offensif,  qui  coûta  cinq  cents 
hommes  aux  assaillants,  lui  rendit  un  peu  de  tranquillité,  et 
lui  permit  de  regagner  Alger.  Il  avait  pris  de  l'avance  sur  le 
gros  de  l'armée  et  arriva  le  12,  comptant  sur  Targent  qu'il 
avait  fait  distribuer  par  son  neveu  pour  être  bien  reçu.  Mais 
l'émeute  avait  déjà  éclaté  et  lui  avait  donné  pour  successeur 
Hassan-Khodja.  Il  apprit  cette  nouvelle  aux  portes  de  la  ville 
et  s'enfuit  à  toute  vitesse  ;  arrivé   à  Collo,    il  tomba    le  3 
novembre  entre  les  mains  des  Janissaires,  qui  lui  firent  subir 
mille  outrages  et  le  promenèrent  dérisoirement  sur  un  âne, 
avant  de   l'étrangler.   Son   successeur  mit   à  la  torture   sa 
femme  et  sa  fille,  et,  par  cette  barbarie,  se  fit  livrer  assez 
d'argent  pour  satisfaire  momentanément  la  Milice  ;    il  tira 
encore  cent  cinquante  mille  piastres  de  la  rançon  de  l'ancien 
Bey  de  Tunis;   mais,  une  fois  ces  ressources   épuisées,    il 
retomba  dans  les  mêmes   embarras   que   Mustapha,  ne  put 
suffire  à  la  paye,  et,  le  4  mars  1707,  fut  déposé  sans  effusion 
de  sang.  Quatre  Turcs,  qu'il  avait  bannis  un  an  auparavant 
comme  conspirateurs,  suffirent  à  effectuer  cette  révolution. 
Un  d'entre  eux,  Mohammed,  dit  Bagdach,  lui  succéda  et  le  fit 
embarquer,   avec   son  neveu  et  son  Khaznadar.  Une  tem- 
pête jeta  à  la  côte  le  petit  bâtiment  qui  les  portait  ;    les 
Kabyles  des  environs  de  Dcllys  s'emparèrent  de  leurs  per- 
sonnes, et  les  conduisirent  à  Kouko,  sans  leur  faire  subir  de 
mauvais  traitements  ;  peu  de  jours  après,  Hassan  y  mourut 
d'un  anthrax. 


LES   DEYS  273 

Au  mois  de  septembre  4  703,  Durand  avait  été  remplacé  par 
Clairambault,  qui  comptait  dix-neuf  ans  de  services  à  Cons- 
tantinople  ou  dans  les  consulats  do  Smyrne  et  d'Alger;  il  était 
par  conséquent  très  au  courant  des  aiïaires,  auxquelles  il 
avait  été  dressé  par  son  parent  Dussault.  Il  éprouva  les  mômes 
difficultés  que  ses  devanciers  au  sujet  du  Cottimo,  et  faillit 
même  perdre  la  vie  dans  une  émeute,  que  les  Juifs  excitèrent 
à  ce  sujet. 

A  partir  du  jour  où  les  Espagnols,  vaincus  devant  Mosta- 
ganem,  avaient  renoncé  à  assurer  leur  puissance  dans  l'in- 
térieur du  pays  et  s'étaient  résignés  à  l'occupation  restreinte^ 
ils  avaient  joué  le  rôle  d'assiégés  perpétuels  :  Oran,  Mers-el- 
Kébir,  Ceula  et  Melilla  avaient  été  sans  cesse  investies  par  les 
Indigènes,  Jes  Marocains  ou  les  beys  de  FOuest,  dont  la  rési- 
dence était  alors  à  Mazouna.  Les  malbeureuses  garnisons  de 
ces  places  fortes  ne  vivaient  guère  que  de  ce  qu'on  leur 
envoyait  d'Espagne,  ressource  trop  souvent  précaire,  que 
venaient  quelquefois  augmenter  les  produits  des  razzias,  et  les 
marchés  conclus  avec  les  douars  voisins  des  villes  ;  mais  il 
ne  fallait  pas  trop  compter  sur  ces  derniers,  qui  se  voyaient 
souvent  châtiés  par  leurs  voisins  pour  avoir  alimenté  le  Chré- 
tien. 

Depuis  une  vingtaine  d'années,  les  attaques  contre  Oran 
avaient  redoublé  d'intensité  et  devenaient  de  plus  en  plus  fré- 
quentes; en  1707,  Bagdach  dirigea  dans  l'Ouest  une  forte 
armée,  qu'il  mit  sous  les  ordres  de  son  beau-frère,  Ouzoun 
Hassan.  Depuis  deux  ans,  le  bey  de  l'Ouest,  Bou  Chelaghram, 
qui  avait  transporté  à  Mascara  le  siège  de  son  pouvoir,  cernait 
les  possessions  espagnoles  et  avait  soumis  les  Beni-x4mer 
ainsi  que  les  autres  tribus  restées  jusque-là  à  peu  près  fidèles 
aux  Chrétiens.  Les  deux  corps  se  réunirent,  et,  au  commence-' 
cément  d'août,  ouvrirent  la  tranchée  devant  le  fort  Saint-Phi- 
lippe ;  après  quelques  jours  de  canonnade,  il  fut  emporté  dans 
la  matinée  du  9  ;  pendant  la  nuit,  les  Espagnols  firent  un  retour 
vigoureux,  le  reprirent,  le  réparèrent  el  y  tinrent  jusqu'au 
15  septembre.  Les  défenses  de  cet  ouvrage  étaient  entière- 
ment rasées  par  le  canon,  et  la  garnison  en  était  réduite  à 
dix-sept  hommes.  Au  moment  où  les  Turcs  se  précipitèrent 

18 


274  CHAPITRE   DIX-HUITIEME 

sur  les  brèches  ouvertes,  le  commandant  mit  le  feu  aux 
poudres.  Un  seul  homme  s'échappa  et  put  rentrer  dans  Oran. 
Le  fort  Saint-Grégoire  fut  pris  le  1"  novembre,  après  avoir  été 
défendu  avec  le  même  courage  ;  mais  il  n'en  fut  pas  de  même 
de  celui  de  Santa  Gruz,  dans  la  reddition  duquel  la  trahison 
paraît  avoir  joué  un  certain  rôle.  Enfin  la  ville,  dont  les  rem- 
parts écroulés  n'offraient  plus  d'abri,  et  dont  l'artillerie  était 
entièrement  démontée,  fut  évacuée  au  commencement  de  jan- 
vier 1708  ;  la  garnison  et  les  habitants  se  réfugièrent  à  Mers- 
ol-Kébir,  ne  perdant  que  vingt-quatre  hommes  dans  la  retraite. 
Hassan  transporta  le  siège  devant  cette  petite  place,  l'investit 
étroitement  et  la  réduisit  bientôt  à  une  terrible  famine.  Ne 
recevant  pas  de  secours,  en  proie  à  la  faim  et  à  la  soif,  elle 
se  rendit  et  ouvrit  ses  portes  le  3  avril.  Ouzoun  Hassan  ren- 
tra à  Alger  le  26  mai,  ramenant  plus  de  deux  mille  prison- 
niers, parmi  lesquels  près  de  deux  cents  officiers  ou  chevaliers 
de  Malte.  Cette  victoire  mit  la  joie  dans  Alger;  le  consul 
anglais,  pour  faire  sa  cour  aux  Puissances  ^,  illumina  trois 
nuits  de  suite  :  «  cette  basse  flatterie,  écrit  un  témoin,  a  déplu 
même  aux  musulmans.  » 

Le  Dey  envoya  au  Grand  Seigneur  les  trois  clefs  d'or 
des  portes  d'Oran  et  demanda  le  caftan  de  pacha  pour  son 
beau-frère  ;  mais  il  ne  put  l'obtenir,  et  manifesta  son  dépit  en 
refusant  de  recevoir  le  titulaire  nommé  par  la  Porte.  Cepen- 
dant, il  se  heurtait  aux  mêmes  difficultés  pécuniaires  que  ses 
devanciers,  et  ne  pouvait  plus  suffire  à  la  solde  de  la  milice  ; 
au  commencement  de  1710,  le  bey  de  Constantine  s'enfuit 
avec  ses  trésors  et  les  impôts  recueillis  en  1709  ;  ce  fut  la  perte 
de  Bagdach  ;  le  22  mars,  une  émeute  éclata  et  il  fut  assassiné, 
Ouzoun  Hassan,  qui  s'était  porté  à  son  secours,  eut  le  même 
sort.  Leur  meurtrier^  Deli  Ibrahim,  se  fit  proclamer  ;  mais  il 
ne  jouit  pas  longtemps  du  fruit  de  son  crime.  Il  était  cruel  et 
débauché  ;  pendant  les  cinq  mois  qu'il  resta  au  pouvoir,  il  eut 
à  réprimer  trois  conspirations  ;  enfin  le  14  août,  ayant  voulu 
violer  la  femme  d'un  janissaire  absent,  celle-ci  lui  fit  tirer 
deux  coups  de  fusil  par  un  esclave  ;  il  fut  blessé  et  s'enfuit  à 

1.  V.  chap.  XVI,  p.  288. 


'      LES   DEYS  275 

la  Jcnina,  poursuivi  par  les  cris  de  la  femme,  qui  ameuta  les 
loldachs  ;  il  s'était  barricadé  dans  une  chambre,  et  cherchait 
à  s'y  défendre,  en  appelant  à  son  secours  ;  c'est  là  qu'il  fut 
tué,  au  moyen  de  grenades  qu'on  lui  lança  du  haut  des  ter- 
rasses. 


CHAPITRE    DIX-NEUVIÈME 

•les  deys  (Suite) 


SOMMAIRE.  —  Ali-Chaonoh.  —  Il  refuse  de  recevoir  le  pacho  envoyé  par  la 
Porte.  —  ConspiratioQS.  —  Tremblement  de  terre.  —  Mohammed-ben- 
Has^an.  —  Révolte  kabyle.  —  Famine  et  peste.  —  Complots  et  meurtre  de 
Mohammed.  —  Car-Abdi.  —  Refus  d'obéis:?ance  à  la  Porte.  —  Conspirations. 
—  Reprise  dOran  et  de  Mers-el-Kébir  par  les  Espagnols.  —  Luttes  devant 
Oran.  —  Mort  de  Cur-Abdi. 


Deli  Ibrahim  eut  pour  successeur  Ali  Chaouch,  «  honnête 
homme  et  fort  raisonnable,  »  dit  le  consul  Clairambault.  Les 
insurrections  qui,  depuis  plus  de  vingt  ans,  ensanglantaient  la 
ville,  y  avaient  amené  de  véritables  hordes  de  brigands  ;  Ali 
rendit  une  juslice  draconienne,  et,  dans  les  premiers  mois  de 
son  règne,  abattit  plus  de  dix-sept  cents  tèles;  c'est  à  ces 
rigueurs  nécessaires  qu'il  dut  de  pouvoir  gouverner  en  paix. 
Il  avait  vu  que  les  pachas  envoyés  par  la  i*orte,  quoique  ne 
jouissant  d'aucun  pouvoir  eiïectif,  étaient  une  cause  perma- 
nente de  troubles,  intriguant  sans  cesse  dans  res[)érance  de 
voir  revenir  le  passé,  ou  servant  tout  au  moins  de  drapeau  aux 
agitateurs;  il  se  décida  à  les  supprimer.  En  1711,  il  refusa  de 
laisser  entrer  à  Alger  Charkan  Ibrahim,  qui  venait  d'y  être 
envoyé,  et  le  fit  menacer  de  mort^  s'il  insistait  pour  débarquer. 
Le  pacha  se  retira,  et  fut  jeté  à  CoUo  par  la  tempête;  il  y 
mourut  de  maladie.  En  même  temps,  le  Dey  envoya  une 
ambassade  à  Ahmed  III,  en  lui  représentant  les  graves  incon-' 
véiiients  de  la  multiplicité  des  pouvoirs  ;  les  bonnes  raisons 
qu  il  donna,  jointes  aux  présents  qu'il  n'avait  pas  ménagés, 
sutlirent  à  convaincre  le  Grand-Divan,  et  les  deux  dignités 
furent  réunies  sur  la  même  tête.  A  partir  de  ce  moment^  les 
Deys  gouvernèrent  comme  ils  voulurent,  et  l'instrument  de 


LES   DEYS  277 

pouvoir  qu'on  avait  jadis  appelé  le  Divan  d* Alger,  n'exista  plus 
que  pour  la  forme.  Pendant  les  trois  premières  années  de  son 
règne,  Ali  se  vit  demander  la  paix  par  les  Hollandais,  les 
Siciliens,  les  Anglais  et  l'Empire  ;  tous  firent  d'énormes  pré- 
sents pour  l'obtenir  :  elle  ne  fut  accordée  qu'à  la  Hollande. 
En  1716,  on  lui  déclarait  de  nouveau  la  guerre.  Les  Suédois 
et  les  Danois  ne  furent  pas  plus  heureux,  et  la  Course  reçut 
une  grande  impulsion  ;  car  le  Dey,  instruit  par  l'exemple  de 
ses  prédécesseurs,  voyait  que  c'était  le  seul  moyen  d'assurer 
la  paie  de  la  Milice.  Celle-ci  essaya  de  renouveler  les  séditions 
accoutumées;  le  23  juin  1713,  quelques  loldachs  se  jetèrent 
sur  Ali,  au  sortir  de  la  mosquée;  mris  il  se  tenait  sur  ses 
gardes,  et  ne  fut  que  légèrement  blessé.  Les  insurgés,  vive- 
ment poursuivis,  se  retirèrent  dans  une  maison  voisine,  et  s'y 
défendirent  si  désespérément  qu'il  fallut  en  faire  sauter  les 
murs  ;  trente  des  conjurés  furent  étranglés. 

Le  3  février  1716,  à  deux  heures  du  matin,  un  terrible 
tremblement  de  terre  vint  bouleverser  la  ville  d'Alger  et  la 
campagne  voisine  :  beaucoup  de  maisons  s'écroulèrent  ;  toutes 
les  autres  furent  endommagées.  De  nombreux  incendies  écla- 
tèrent ;  le  vol  et  le  pillage  vinrent  s'unir  à  ces  horreurs;  le 
Dey,  à  la  tête  de  ses  chaouchs,  parcourait  sans  cesse  les 
décombres,  faisant  sabrer  sur  place  tous  Jes  coupables  pris  en 
flagrant  délit.  Le  4  et  le  5,  le  tremblement  de  terre  continua, 
avec  des  secousses  un  peu  moins  violentes,  mais  répétées 
toutes  les  demi-heures  ;  la  population  toute  entière  se  réfugia 
aux  champs;  Ali  s'installa  au  Bordj  de  l'Etoile,  où  il  fut 
assiégé  pendant  quelques  jours  par  une  troupe  de  mécontents, 
commandée  par  un  vieux  Janissaire,  qui  leur  racontait, 
qu'ayant  été  témoin  d'un  semb'able  fléau  quarante  ans  aupa- 
ravant, le  mal  n'avait  cessé  qu'après  le  massacre  du  sou- 
verain,. 

Une  sortie  vigoureuse  dégagea  le  Dey,  qui  punit  les  rebelles 
avec  sa  sévérité  accoutumée.  Le  26  février,  il  y  eut  une  com- 
motion aussi  violente  que  la  première  ;  les  mouvements  du 
sol  durèrent  jusqu'au  mois  de  juin,  et  recommencèrent  l'année 
suivante  pendant  neuf  mois.  Pour  réparer  leurs  pertes,  les 
reïs  ravagèrent  plus  que  jamais  les  côtes  de  la  Méditerranée 


278  CHAPITRE   DIX-NEUVIEME 

et  celles  du  Portugal  ;  ils  firent  sur  les  Anglais  et  les  Hollan- 
dais des  prises  si  considérables,  que  les  assurances  maritimes 
passèrent  du  taux  de  un  et  demi  pour  cent  à  celui  de  45  0/0  \ 
Les  États  ordonnèrent,  sous  peine  d'une  forte  amende,  à  tous 
les  navires  de  commerce,  de  ne  sortir  des  ports  que  bien 
armés  de  canons,  et  montés  par  un  équipage  capable  de  se 
défendre  utilement.  ^ 

M.  Clairambault,  après  des  débuts  assez  tranquilles,  s'était 
vu  tourmenter  au  sujet  de  la  tentative  d'évasion  dé  trois  che- 
valiers de  Malte,  qu'il  avait  logés  au  consulat,  et,  plus  tard,  à 
l'occasion  de  la  prise  d'un  certain  capitaine  Coig,  qui  avait 
refusé  de  montrer  son  passeport,  et  avait  poursuivi  à  coups  de 
canon,  jusque  sous  le  fort  de  Matifou,  le  reïs  qui  le  lui 
demandait.  Il  se  tira  très  habilement  de  ces  mauvais  pas  ;  en 
avril  1717,  il  fut  remplacé  par  M.  Baume,  que  le  Dey  fut  très 
mécontent  de  voir  arriver,  ayant  demandé  la  nomination  du 
chancelier  Antoine-Gabriel  Durand,  beau-frère  de  Clairam- 
bault. Ali  ne  cacha  pas  au  nouveau  venu  la  mauvaise  humeur 
que  lui  avait  causé  sa  déception  ;  il  repoussa  obstinément 
toutes  ses  demandes,  et  eût  sans  doute  traduit  sa  colère  plus 
énergiquement  encore,  s'il  n'eût  été  emporté,  au  mois  de 
janvier  1718,  par  une  fièvre  violente,  de  laquelle  il  ne 
voulut  jamais  se  laisser  soigner,  disant  :  «  Ce  qui  est  écrit  est 
écrit.  «^Quelques  mois  avant  sa  mort,  des  Janissaires  avaient 
de  nouveau  voulu  l'assassiner,  et  avaient  même  cherché  à 
mettre  le  feu  à  la  Jenina. 

Mohammed  ben  Hassan  lui  succéda.  La  Régence  se  trou- 
vait dans  une  extrême  misère  ;  aux  désastres  causés  par  les 
tremblements  de  terre,  était  venue  se  joindre  une  sécheresse 
de  six  années  consécutives,  qui  avait  amené,  comme  consé- 
quence naturelle,  une  formidable  invasion  de  sauterelles. 
Les  récoltes,  brûlées  où  dévorées  sur  pied,  avaient  manqué 
partout;  il  y  eut  une  famine  épouvantable;  dans  certaines 
villes,  dit-on,  on  vendit  publiquement  de  la  chair  humaine 
au  marché.  Les  Kabyles  refusèrent  l'impôt,  détruisirent  le 
Bordj  Menaïel  et  descendirent  dans  la  plaine,  qu'ils  rava- 

1.  Voir  la  Gazette  de  France,  1716,  sept-oct.  (Nouvelles  de  Londres.) 


LES  DEYS  279 

gèrent;  dans  la  ville,  les  désordres  que  la  rig-uenr  d'Ali 
avait  apaisés  momentanément,  reparurent  plus  violents  que 
jamais;  au  dehors,  les  reïs  cournreni  impnnom<'nt  sur  Ions 
les  pavillons.  Ce  fut  en  vain  que  M.  Banmo  ossny  i  do  fairo 
entendre  ses  réclamations  ;  le  Dey  refus  do  T'cnn^or.  ^o  oom- 
tentant  de  lui  répondre  que  :  «  s'il  n'était  p^*^  cou i ont.  il 
partît.  »  Il  était,  du  reste,  difficile  à  un  consul  européen  d'avoir 
de  bonnes  relations  avec  Mohammed,  homme  grossier,  fana- 
tique, cruel,  et  complètement  illettré  ;  il  avait  été  bouvier  en 
Egypte,  avant  de  s'engager  dans  la  Milice.  Les  Juifs,  qui  con- 
naissaient sa  cupidité,  achetaient  sa  faveur  à  prix  d'or  ;  leur 
chef,  Judas  Cohen,  homme  fort  intelligent,  servait  d'intermé- 
médiaire  politique  à  diverses  nations,  et  principalement  aux 
Hollandais.  M.  Baume  n'était  pas  l'homme  qu'il  eût  fallu  dans 
des  circonstances  semblables  ;  il  avait  un  esprit  trèjs  étroit, 
entêté,  méfiant  ;  il  soupçonnait  tout  son  entourage^  et  surtout 
son  chancelier  Durand,  qu'il  accusait  de  trahison,  parce  qu'il 
le  voyait  sympathique  à  tout  le  monde.  Il  ne  tarda  pas  à  le 
renvoyer,  et  le  remplaça  par  un  homme  décrié,  Natoire,  qui 
fut  plus  tard  pris  en  flagrant  délit  de  friponnerie.  Au  lieu  de 
se  servir  pour  le  bien  public  de  l'influence  acquise  par  les 
Juifs,  que  quelques  présents  eussent  bien  disposés  en  sa  faveur, 
il  les  exaspéra  en  se  mêlant  lui-même  de  commerce,  et  en 
cherchant  à  leur  nuire  de  toutes  façons  ;  il  en  vint  à  demander 
au  Conseil  de  Régence  de  châtier  les  Juifs  de  France  pour 
punir  ceux  d'Alger.  «  J'espère  que  le  Conseil  prendra  les 
mesures  convenables  pour  châtier  les  Juifs  qui  habitent  en 
France,  ceux  qui  y  font  commerce,  et  même  ceux  qui  habitent 
dans  les  pays  étrangers,  oii  il  y  a  des  officiers  du  Roi,  qui  les 
pourront  faire  repentir  des  impertinences  commises  par  leurs 
frères  d'Alger.  «  Il  n'était,  du  reste,  pas  beaucoup  plus  aimable 
pour  ses  concitoyens  :  «  Les  Français  font  aisément  toutes 
sortes  de  fraudes,  et  commettent  mille  désobéissances  en 
faveur  des  étrangers  pour  le  moindre  profit  qu'ils  y  trouvent, 
au  préjudice  des  ordres  du  Roi  et  du  reste  de  la  nation.  » 
Quant  aux  Turcs,  voici  le  portrait  qu'il  en  faisait  :  u  Vous 
connaissez  depuis  longtemps  quelle  est  l'ignorance,  la  férocité 
et  les  manières  désagréables  de  ces  gens-ci,  qui  d'ailleurs  ne 


280  CHAPITRE    DIX-NEUVIEME 

méritent  pas  les  regards  d'un  homme  de  bien*.  »  Il  est  aisé  de 
comprendre  qu'avec  de  semblables  allures,  il  déplut  à  tout  le 
monde  ;  des  plaintes  nombreuses  s'élevèrent  contre  lui,  et  son 
rappel  fut  sollicité  de  tous  côtés.  En  outre,  il  avait  été  malheu- 
reux dans  ses  spéculations  et  se  trouvait  fort  endetté  ;  le 
Conseil  de  Régence,  justement  ému,  délégua  le  vieux  Dussault, 
qui,  depuis  près  de  quarante  ans,  avait  été  chargé  de  la  plu- 
part des  négociations  sur  les  côtes  barbaresques  ;  il  arriva  à 
Alger  à  la  fin  de  1719,  ramenant  avec  lui  quelques  captifs 
turcs;  peu  de  jours  lui  suffirent  pour  tout  apaiser,  et  le  renou- 
vellement des  traités  fut  signé  le  23  décembre.  Ce  fut  le  der- 
nier service  que  cet  homme  de  bien  rendit  à  son  pays;  il 
mourut  au  mois  de  mai  1721  ;  Tétude  de  sa  correspondance 
avec  le  Département  de  la  Marine  prouve  d'une  façon  certaine 
que,  si  l'on  eût  toujours  suivi  ses  sages  conseils,  on  eût  évité 
la  plupart  des  fautes  qui  furent  commises  de  son  temps. 

En  quittant  Alger,  il  emmena  M.  Baume,  et  confia  rintérim 
à  M.  Lazare  Loup,  qui  n'exerça  la  charge  que  six  mois,  au 
bout  desquels  M.  Antoine-Gabriel  Durand  prit  la  gestion  du 
consulat,  le  1"  août  1720.  Il  y  avait  longtemps  servi  comme 
chancelier,  connaissait  parfaitement  le  pays  et  l'esprit  de  ses 
habitants,  parmi  lesquels  il  avait  su  se  créer  des  relations,  qui 
lui  permirent  de  s'occuper  très  utilement  des  intérêts  de  la 
France;  accueilli  favorablement  par  les  Puissances,  il  n'eut 
pas  à  souiïrir  de  l'humeur  farouche  de  Mohammed,  et,  en  peu 
de  temps,  regagna  sur  l'Angleterre  tout  le  terrain  que  celle-ci 
avait  conquis  du  temps  de  son  prédécesseur.  Les  plus  grandes 
difficultés  qu'il  eut  à  surmonter  lui  vinrent  de  la  Chambre  de 
commerce  de  Marseille,  à  laquelle  un  arrêt  du  Conseil,  en 
date  du  2  septembre  1721,  attribua  la  possession  des  droits 
consulaires,  à  charge  pour  elle  de  subveriir  aux  dépenses 
ordinaires  et  extraordinaires  des  consulats.  Cette  disposition, 
qui  ne  faisait  que  légaliser  des  errements  déjà  anciens,  fut 
cependant  une  cause  de  mésintelligence  ;  la  Chambre  montra 
un  esprit  un  peu  trop  parcimonieux,  et,  plus  préoccupée  du 


1.  Lettres  de  J.  Baume.  (Archives  de  la  Chambre  de  commerce  de  Mar- 
seille, AA.  art.  473.) 


LES   DEYS  281 

soin  de  ses  revenus  que  du  maintien  de  la  bonne  intelli- 
gence avec  le  Dey,  elle  ordonna  à  M.  Durand  de  percevoir  les 
droits,  qui  avaient  déjà  été,  tant  de  fois,  Fobjet  des  réclama- 
tions d'Alger.  Celui-ci  résista  avec  raison,  citant  l'exemple 
fâcheux  de  son  devancier  :  «  Ayant  un  exemple  si  récent,  je 
me  garderai  bien  d'entreprendre  un  nouvel  usage,  qui  ne  ferait 
qu'un  tort  considérable,  et  dont  bien  certainement  je  ne  pour- 
rais pas  venir  à  bout.  Vous  savez  parfaitement  bien,  messieurs, 
que  la  lésine  avec  laquelle  M.  Baume  s'est  conduit  dans  ce 
Consulat  lui  a  attiré  mille  déboires  et  mortifications,  qui,  non 
seulement  lui  a  fait  un  tort  très  considérable,  mais  encore  a  été 
très  onéreuse  à  la  Nation*.  »  A  force  de  patience,  il  parvint  à 
faire  prévaloir  la  vérité  et  à  se  faire  envoyer  quelques  présents 
à  distribuer  aux  Puissances  ;  cela  était  devenu  absolument 
nécessaire,  à  cause  des  libéralités  faites  par  les  nations  rivales  ; 
encore  fallait-il  que  M.  Durand  fût  bien  habile  pour  suffire 
avec  les  quelques  fusils,,  fruits,  confitures,  et  objets  de  même 
sorte  qu'on  lui  envoyait^  à  un  droit  d'usage  qui  coûtait  plus 
de  40,000  livres  par  an  à  chacun  des  autres  consuls. 

Les  Hollandais  avaient  demandé  la  paix,  et,  pour  l'obtenir, 
avaient  eu  recours  à  l'intervention  de  la  Porte,  qui  fit  accom- 
pagner leur  ambassadeur  par  un  capidji.  Le  Dey  joua  devant 
cet  envoyé  une  véritable  comédie,  l'assurant  que,  personnelle- 
ment, il  était  tout  disposé  à  obéir  aux  ordres  du  souverain  ;  il 
convoqua  ensuite  l'assemblée  générale,  qui  se  déclara  prête  à 
faire  la  paix  avec  toute  TEurope,  si  le  Sultan  voulait  se  charger 
de  la  paie  de  la  milice  et  du  rachat  des  captifs  algériens.  Le 
Turc  se  sentit  bafoué,  et  fit  entendre  au  Dey  qu'il  s'exposait  à 
se  voir  retirer  la  permission  de  recruter  des  janissaires  en 
Asie-Mineure  :  «  Il  entre  tous  les  jours  dans  Alger  par  la 
porte  Bab-Azoun  autant  de  bons  soldats  qu'on  peut  en  recruter 
à  Smyrne  en  un  an  »,  répondit, Mohammed  en  parlant  des 
Kabyles. 

La  Course  continuait  :  l'escadre  hollandaise,  sous  les  ordres 
de  l'amiral  Sommersdyk,  ne  parvenait  pas  à  la  ralentir  ;  les 


1.  Lettres  d'Antoine-Gabriel  Durand.  (Archives  de  la  Chambre  de  com- 
merce de  Marseille,  AA,  art.  475.) 


2g2  CHAPITRE   DIX-NEUVIEME 

Reïs  venaient  d'établir  une  station  aux  Iles  du  Cap-Vert,  «  pour 
être  plus  à  même,  disaient-ils,  de  profiter  du  commerce  des 
Indes  :  »  les  Anglais  y  envoyèrent  quelques  gros  vaisseaux, 
qui  délogèrent  ces  hôtes  incommodes. 

L'insurrection  kabyle,  qui  durait  depuis  trois  ans,  fut 
apaisée  par  la  vigueur  du  caïd  de  la  Mitidja,  Ali-Khodja  ;  il 
refoula  les  insurgés  jusque  derrière  Tisser,  et  pacifia  le  pays. 

Le  Dey  fit  augmenter  les  défenses  du  port,  et  construisit  le 
Bordj  el  Harrach.  La  peste  était  venue  se  joindre  à  la  famine; 
les  esclaves  succombaient  en  grand  nombre  ;  ils  étaient 
devenus  tellement  rares  que  le  prix  des  rançons  avait  triplé  ; 
on  demandait  2,000  écus  pour  un  patron  de  barque,  1,200 
pour  un  pilote  et  1^500  pour  un  charpentier.  Un  terrible 
incendie  éclata,  dans  lequel  le  quart  de  la  ville  fut  brûlé.  La 
province  de  l'Est  était  le  théâtre  d'une  lutte  sanglante  entre 
les  Tunisiens  et  le  bey  de  Constantine  d'une  part,  et  la  puis- 
sante tribu  des  Hanencha,  de  Tautre. 

Comme  l'émeute  était  toujours  à  Alger  le  couronnement 
nécessaire  du  désordre  et  de  la  misère,  la  Taïffe  s'insurgea  et 
jura  la  mort  du  Dey,  qui  avait  fait  châtier  quelques  Reïs  cou- 
pables de  brigandages..  Le  18  mars  1724,  à  dix  heures  du 
matin,  au  moment  où  Mohammed  rentrait  en  ville,  après 
avoir  visité  les  fortifications  du  port,  un  loldach^  embusqué 
sur  la  terrasse  de  la  caserne  de  la  Marine,  lui  tira  un  coup  de 
fusil.  Il  tomba  sur  place,  la  balle  Payant  atteint  entre  les  deux 
épaules.  Les  conjurés  firent  alors  une  décharge  générale,  qui 
abattit  le  chaouch,  le  khodja  et  quelques  gardes  ;  puis  ils  se 
se  précipitèrent  vers  la  Jenina.  Mais  le  khasnadar,  quoique 
blessé  d'un  coup  de  sabre,  les  y  avait  précédés,  avait  fait  fermer 
les  portes  et  proclamer  Cur-Abdi,  agha  des  spahis.  Lorsque 
les  assassins  arrivèrent,  ils  furent  reçus  à  coups  de  fusil  ; 
ceux  qui  ne  succombèrent  pas  furent  arrêtés  le  lendemain, 
étranglés  ou  décapités. 

Le  nouveau  Dey  était  un  vieux  soldat,  d'un  bon  caractère  et 
d'une  grande  finesse  ;  mais  il  avait  la  funeste  habitude  de 
fumer  de  l'opium,  ce  qui  lui  donnait  des  accès  de  folie  furieuse. 
Les  Hollandais  voulurent  profiter  de  son  arrivée  pour  obtenir 
la  paix,  et  envoyèrent  à  cet  effet  l'amiral  Godin,  avec  une 


LES   DEYS  283 

escadre  de  cinq  vaisseaux  ;  il  arriva  le  3  mai,  et  fit  le  salut,  qui 
ne  lui  fut  pas  rendu.  On  répondit  à  ses  offres  par  des  demandes 
tellement  exorbitantes,  qu'il  dut  se  retirer  le  9,  sans  avoir 
rien  obtenu  que  des  railleries.  Cela  fut  d'autant  plus  morti- 
fiant pour  lui,  qu'il  put  voir,  le  5  mai,  les  batteries  du  port 
saluer  M.  d'Andrezel^   ambassadeur  à  Constantinople,    qui 
venait  demander  quelques  réparations,  et  qui  fut  invité  par  le 
Dey  et  très  honorablement  reçu,  avec  de  grandes  démons- 
trations d'amitié.  L'Empire  ne  fut  pas  mieux  traité  que  la 
Hollande,  bien  que  son  ambassadeur  se  fût  fait  accompagner 
par  deux  capidjis  de  la  Porte,  qui,  étant  chargés  d'offrir  à  Cur- 
Abdi  le  caftan  de  Pacha,  se  croyaient  assurés  d'être  bien 
reçus.  Il  s'agissait  de  la  restitution  de  quelques  bâtiments  pris 
par  les  reïs  à  la  Compagnie  d'Ostende.  Les  envoyés  du  Sultan 
furent  accueillis  avec  de  grands  honneurs,  et  s'acquittèrent 
d'abord  de  la  première  partie  de  leur  mission,  en  offrant  le  caf- 
tan d'investiture   et  le  sabre  enrichi  de  diamants   au  Dey, 
devant  l'assemblée  du  Divan.  Il  fut  ensuite  donné  connaissance 
du  firman  du  Grand  Seigneur,  au  milieu  d'un  silence  respec- 
tueux. Mais  tout  cela  n'était  que  le  prologue  de  la  comédie 
que  jouaient  toujours  les  Algériens  en  pareil  cas;  à  peine  le 
chaouch  désigné  à  cet  effet  eut-il  commencé  la  lecture  des 
réclamations  de  l'Empereur,  que  le  Dey  interrompit l'énumé- 
ration  des  titres  de  ce  souverain,  en  entendant  qn'il  s'y  quali- 
fiait de  «  Roi  d'Alger  ».  «  Comment!  Roi  d'Alger,  s'écria-t-il, 
que  suis-je  donc?  »  Il  se  leva  sur  le  coup  en  feignant  une 
grande  colère,  et  sortit  de  la  salle,  malgré  les  instances  des 
capidjis,  auxquels  il  répétait  :  «  Ah  I  il  a  tout  le  reste  de  la 
terre,  et  il  lui  faut  encore  Alger  I  »  La  séance  fut  rompue 
avec  un  grand  tumulte  ;  quelques  jours  plus  tard,  les  envoyés 
du  Sultan  en  obtinrent  une  seconde.  Cette  fois,  ils  supprimèrent 
le  protocole,  et  abordèrent  le  chapitre  des  réclamations.  Quand 
les  loldachs  entendirent  qu'il  leur  faudrait  restituer  les  vais- 
seaux capturés,  reconnaître  la  prééminence  du  consul  impé- 
rial sur  tous  les  autres,  lui  accorder  certains  droits  et  hon- 
neurs spéciaux,   ils  se  mirent  à  pousser  tous  ensemble  des 
cris  d'indignation,  disant  qu'ils  ne  voulaient  avoir  la  paix 
qu'avec  la  France  et  l'Angleterre  ;  et,  comme  le  capidji  les 


284  CHAPITRE    DIX-NEUVIEME 

rappelait  au  respect  dii  à  leur  suzerain  :  «  De  quoi  veut-il  que 
nous  vivions  ?  D'ailleurs,  qu'il  ne  se  mêle  pas  de  nos  affaires  ; 
il  nous  a  laissé  bombarder  Irois  fois  sans  nous  porter  secours  I  » 
Pendant  que  la  Milice  se  livrait  aux  dernières  violences,  le 
Dey  faisait  semblant  de  s'employer  à  calmer  cet  ouragan,  qu'il 
avait  secrètement  déchaîné  lui-même.  Il  fallut  se  séparer  sans 
avoir  rien  conclu. 

L'année  suivante,  la  Porte  fît  une  nouvelle  tentative  ;  son 
envoyé  était  en  outre  chargé  de  réclamer  la  tête  de  Tcherkes 
Mohammed,  ancien  bey  du  Caire,  qui  avait  voulu  se  déclarer 
indépendant  ;  après  sa  défaite,  il  s'était  réfugié  à  Alger.  Le 
Divan  repoussa  hautement  ces  propositions,  et  déclara  qu'il 
ne  voulait  pas  entendre  parler  de  traité,  avant  que  Tcherkes 
Bey  n'eût  recouvré  ses  dignités.  Ce  fut  seulement  en  1727  que 
l'Empire  obtint,  à  force  de  présents,  six  passeports  pour 
autant  de  vaisseaux  de  commerce  ;  parchemins  inutiles,  dont 
es  reïs  ne  tinrent  jamais  aucun  compte.  Il  est  vrai  de 
dire  que  le  capidji,  à  bout  d'arguments,  leur  avait  tenu  le 
discours  suivant  :  «  Je  vous  prie,  frères,  de  me  donner 
satisfaction  ;  faites  le  traité  ;  les  prétextes  ne  vous  manque- 
ront pas  pour  le  rompre,  et,  au  moins,  vous  aurez  prouvé  votre 
respect  pour  les  volontés  de  Sa  Hautesse.  » 

Les  Hollandais  et  les  Suédois  demandèrent  une  trêve  et 
l'obtinrent  à  force  de  présents  ;  les  derniers  firent  un  don  de 
.trente  mille  piastres.  Cependant,  les  mécontents  d'Alger, 
auquel  tout  prctcxle  était  bon  pour  se  révolter,  avaient  choisi 
celui  du  refus  d'obéissance  au  Grand  Seigneur;  leurs  chefs 
étaient  le  muphti  et  l'agha  de  la  Milice.  Cur-Abdi  les  fît 
étrangler^  et  eut  raison  de  l'émeute,  au  bout  de  trois  jours  de 
combat,  suivis  du  supplice  des  principaux  agitateurs.  11  fît 
même  torturer  les  femmes  des  conjurés,  dans  l'espoir  de 
découvrir  le  meurtrier  de  son  fils^  qui  avait  été  assassiné  à  son 
retour  de  La  Mecque.  Le  29  février  1728,  Ali  Pacha,  neveu  du 
bey  de  Tunis,  se  révolta  contre  son  oncle,  et  l'assiégea  quel- 
ques jours  dans  le  Bardo  ;  ayant  été  battu,  il  prit  la  fuite  et  se 
réfugia  quelquesjours  à  Alger;  le  bey  demanda  l'extradition 
du  rebelle  et  offrit  une  grosse  somme  à  Cur-Abdi,  qui  refusa 
de  livrer  son  hôte,  mais  consentit  à  l'interner,  moyennant  une 


LES   DEYS  285 

indemnité  annuelle  de  dix  mille  sequins.  Sauf  quelques  petits 
tracas  que  lui  avait  valu  en  1727  une  fuite  d'esclaves  à  bord 
des  vaisseaux  de  MM.  d'O  et  de  Goyon,  le  consul  avait  été  fort 
tranquille  jusqu'au  mois  de  juin  1729.  A  cette  époque,  un 
vaisseau  algérien  ayant  été  pris  p;ir  les  chevaliers  de  Malle 
le  bruit  se  répandit  que  cette  capture  avait  été  faite  avec  la 
complicité  d'un  navire  français.  Le  Dey,  par  représailles,  fît 
enlever  le  gouvernail  aux  vaisseaux  qui  se  trouvaient  dans  le 
port,  et  les  Reïs  saisirent  avidement  ce  prétexte  pour  enlever 
quelques  barques  sur  les  côtes  de  Provence;  M.  Durand  fut 
insulté  et  menacé.  Il  tomba  malade,  et  mourut  le  8  octobre 
1730,  peut-être  delà  peste,  qui  avait  recommencé  ses  ravages. 
Il  se  passa  alors  une  de  ces  scènes  bizarres  qu'amenait  si 
souvent  le  capricieux  despotisme  des  Deys.  Cur-Abdi  exigea 
d'abord  que  l'ancien  chancelier  Natoire  prit  les  sceaux  ;  celui- 
ci  ayant  feint  une  maladie^  il  désigna  l'agent  de  la  Compagnie 
d'Afrique,  Lavabre,  qui  n'osait  pas  accepter,  sachant  que  ses 
chefs  ne  voulaient  pas  qu'il  occupât  cet  emploi.  Le  Dey,  qui, 
ce  jour-là,  était  ivre  d'opium,  éclata  de  fureur  :  «  Quoi  I  je  te 
veux  et  tu  ne  me  veux  pas?  criait-il.  —  Seigneur,  cela  ne 
dépend  pas  de  moi,  répondait  Lavabre.  —  Je  te  ferai  mourir 
sous  le  bâton.  —  Seigneur,  vous  êtes  le  maître.»  Les  chaouchs 
accoururent^  renversèrent  le  malheureux,  et  l'exécution  allait 
commencer.  Le  vicaire  apostolique  Duchesne  et  le  chancelier 
baisaient  les  mains  de  Cur-Abdi  et  demandaient  grâce  ;  le 
bachaouch,  tout  en  faisant  semblant  de  maintenir  le  patient, 
lui  disait  :  «  Dis  donc  :  oui  !  »  et  criait  :  «  Il  consent  !  »  Le  tu- 
multe était  à  son  comble  ;  enfin,  l'accès  se  calma,  et  le  Dey  leva 
la  séance  en  grommelant  :  «  Est-ce  ici  un  jeu  d'échecs  ou  de 
dames,  où  l'on  change  les  pièces  à  chaque  instant!  o 

En  1729,  la  Porte,  lasse  du  mépris  que  les  Algériens  fai- 
saient de  ses  ordres,  et  harcelée  par  les  réclamations  des 
puissances  européennes,  voulut  détruire  le  pouvoir  des  Deys. 
Le  Grand  Divan  fît  partir  Azlan-Mohammed,  avec  le  titre  de 
Pacha  de  la  Régence  ;  il  était  escorté  d'un  capidji  et  de  qua- 
rante-cinq personnages,  auxquels  étaient  destinés  les  princi- 
paux emplois.  Le  20  juin,  lorsque  le  navire  arriva  en  rade,  il 
reçut  l'ordre  de  mouiller  au  cap  Matifou  et  de  s'abstenir  de 


236  CHAPITRE   DIX-NEUVIEME 

toute  communication  avec  la  terre,  s'il  ne  voulait  pas  qu'on 
ouvrît  le  feu  sur  lui.  En  même  temps  le  Divan  se  réunissait,  et 
décidait,  sur  la  demande  de  Cur-Abdi,  qu'il  ne  recevrait  pas 
les  Pachas  envoyés  de  Constantinople.  Cette  décision  fut  com- 
muniquée à  l'envoyé  du  Sultan,  et  on  l'invita  à  se  retirer  immé- 
diatement. Le  temps  était  fort  mauvais,  et  le  vent  contraire; 
il  fallut  cependant  obéir,  et,  comme  le  navire,  porté  par  les 
courants  près  de  la  ville,  avait  été  forcé  de  jeter  l'ancre,  il  fut 
de  nouveau  menacé  du  canon.  Mais,  quelques  heures  après,  le 
Dey,  voyant  que  les  Turcs  se  soumettaient,  leur  envoya  des 
rafraîchissements,  et  leur  fournit  pour  les  rapatrier  un 
vaisseau  meilleur  que  celui  sur  lequel  ils  étaient  venus.  La 
Porte  impuissante  sembla  ne  pas  s'apercevoir  de  cet  acte  de 
rébellion. 

En  1731 ,  le  Conseil  Royal  remplaça  Durand  par  M.  Delane, 
neveu  de  Dussault;  il  fut  conduit  à  Alger  par  Duguay-Trouin, 
et  y  arriva  le  11  juin.  L'amiral  était  chargé  d'obtenir  quelques 
réparations  des  dommages  causés  par  les  Reïs  et  de  délivrer 
une  dizaine  d'esclaves.  Il  repartit  le  20,  après  avoir  accompli 
sa  mission. 

M.  Delane  prenait  possession  de  sa  charge  avec  l'idée 
arrêtée  de  changer  la  ligne  de  conduite  du  Consulat  ;  il 
accusait  ses  prédécesseurs  d'avoir  montré  trop  de  complaisance 
pour  les  caprices  du  souverain,  et  déclarait  hautement  qu'il 
ne  les  imiterait  pas.  C'était  une  vaine  fanfaronnade  ;  car  le 
Conseil  Royal  ayant  renoncé,  quoiqu'il  advînt,  à  tirer  satis- 
faction d'Alger  parles  armes,  il  ne  restait  d'autres  ressources 
pour  maintenir  la  paix  que  celles  d'une  diplomatie  très  conci- 
liante ;  c'est  ce  que  Dussault,  Lemaire  et  Durand  avaient  par- 
faitement compris.  La  situation  n'était  ni  très  agréable,  ni 
très  flatteuse  ;  mais  elle  était  imposée  parles  faits,  et,  puisque 
M.  Delane  ne  voulait  pas  se  soumettre  aux  charges  de  la 
fonction,  il  eut  mieux  fait  de  ne  pas  la  briguer.  Mais  il  semble 
avoir  eu  une  idée  un  peu  exagérée  de  sa  propre  personne  ;  ses 
lettres,  qui  passent  rapidement  de  la  confiance  la  plus  témé- 
raire au  découragement  le  plus  profond,  en  sont  la  preuve  *  : 

i.  Lettres  de  Delane.  (Archives  de  la  Chambre  de  commerce  de  Mar- 
seille, AA,  art  476.) 


LES   DEYS  287 

«  Le  chef,  qui  est  despotique^  a  été  gâté  par  les  empresse- 
ments des  Anglais  et  des  Hollandais  ;  mon  prédécesseur  l'a 
pareillement  trop  ménagé,  approuvant  et  souffrant  tout  ce 
qu'il  faisait.  »  —  et;  —  «  le  Dey  a  vu  que  M.  Durand  lui  a 
passé  des  emportements  grands  et  des  menaces  de  le  faire 
embarquer  plusieurs  fois  ;  il  croit  qu'il  en  sera  de  même  et  que 
je  souffrirai  ce  déboire.  » 

Il  débuta  en  se  présentant  à  la  première  audience  l'épée  au 
côté,  et  ne  fut  pas  reçu  ;  car,  de  temps  immémorial,  personne 
ne  pouvait  entrer  armé  au  Divan  ;  toute  infraction  à  cette 
règle  était  punie  de  mort.  Il  s^obstina,  ne  sachant  pas  com- 
bien il  est  inutile  de  lutter  d'entêtement  avec  un  Turc,  et  n'y 
gagna  que  des  déboires  ;  il  lui  fut  impossible  de  s'occuper  des 
affaires,  et  les  quelques  difficultés  qui  se  présentèrent  durent 
être  apaisées  par  le  vicaire  apostolique  Duchesne.  Enfin,  à  la 
suite  d'une  scène  plus  violente  que  les  autres,  il  se  renferma 
chez  lui  et  n'en  sortit  plus,  jusqu'au  jour  de  son  embarque- 
ment. Il  écrivait  à  ce  sujet  à  la  Chambre  de  commerce  de 
Marseille  sur  un  ton  bien  différent  de  celui  qu'il  avait  adopté 
lors  de  son  arrivée,  alors  qu'il  croyait  que  sa  seule  présence 
allait  mettre  les  Algériens  à  la  raison  :  «  Les  menaces, 
violences  et  injures  du  Dey  me  forceraient  à  dépêcher  exprès 
un  de  nos  bâtiments  pour  en  informer  la  Cour,  quand  même 
il  ne  m'y  aurait  pas  obligé  lui  aussi.  A  peine  m'a-t-il  écouté, 
criant  comme  une  harengère,  et  ne  me  donnant  pas  le  temps 
de  déduire  d'autres  raisons.  —  C'est  un  homme  très  entêté, 
qui  ne  prend  conseil  de  personne  et  que  le  grand  usage  de 
l'opium  rend  quasi-furieux.  Les  autres  consuls  étaient  tous 
présents,  et  il  semble  qu'il  ne  les  ait  ainsi  convoqués  que  pour 
mieux  braver  notre  Nation,  me  disant  toutes  sortes  d'infamies^ 
accompagnées  de  menaces  et  d'imprécations  à  la  face  de  tout 
Israël.  Je  me  levai,  voulant  me  retirer  ;  il  me  fit  arrêter,  con- 
tinuant de  vomir  mille  blasphèmes  que  je  n'ose  répéter.  »  La 
Cour,  avertie  de  ces  fâcheux  incidents,  fit  partir  immédiate- 
ment M.  Benoit  Lemaire,  qui  fut  fort  mal  accueilli  par  celui 
auquel  il  venait  apporter  le  concours  de  son  expérience.  Le 
consul  refusa  d'écouter  ses  avis,  l'accusa  de  trahison  et 
demanda  son  rappel.  Mais  il  avait  lassé  la  patience  de  tout  le 


288  CHAPITRE   DIX-NEUVIÈME 

monde,  et  ce  fut  lui  qui  reçut  l'ordre  de  rentrer  en  France  ;  ii 
partit  en  juin  1732,  n'ayant  absolument  rien  compris  aux 
affaires  algériennes,  mais  restant  convaincu  qu'il  eût  réussi, 
si  on  lui  eût  prêté  l'appui  nécessaire.  A  son  dépari,  M.  Lemaire 
prit  les  sceaux.  Il  fut  très  bienreçu  par  Cur-Abdi,  qui,  ayant 
remarqué,  le  jour  de  sa  première  audience,  qu'il  avait  déposé 
son  épée  entre  les  mains  du  chaouch  de  Tescorte,  insista  pour 
qu'il  la  reprît,  et  la  lui  fit  rapporter  séance  tenante,  au  grand 
mécontentement  des  consuls  des  autres  Nations. 

Pendant  les  trois  dernières  années,  l'Espagne  avait  préparé 
un  armement  considérable,  destiné  à  reprendre  les  places 
d'Oran  et  Mers-el-Kébir^  à  la  perte  définitive  desquelles  elle 
ne  s'était  jamais  résignée.  Le  IS  juin  1732,  une  flotte  de  douze 
vaisseaux,  deux  frégates,  deux  galiotes  et  cinq  cents  bâti- 
ments de  transport,  montés  par  vingt-huit  mille  hommes,  se 
trouva  réunie  dans  le  port  d'Alicante,  sous  le  commandement 
du  comte  de  Montemar.  La  mer  était  mauvaise,  et  l'armada  ne 
parut  devant  la  côte  d'Afrique  que  le  29  juin.  Le  débarquement 
commença  le  jour  même,  sur  la  plage  de  Xs, plaine  des  Anda- 
loiises,  et  s'effectua  sans  grandes  difficultés.  Les  premières 
troupes  qui  mirent  pied  à  terre  refoulèrent  les  tirailleurs 
ennemis  et  les  poursuivirent  jusqu'à  mi-côte.  Le  camp  fut 
établi  pour  la  nuit  sur  les  positions  conquises. 

Le  boy  d'Oran,  Bou-Chelaghram,  avait  sous  ses  ordres  deux 
ou  trois  mille  Colourlis  et  quarante  mille  auxiliaires  indi- 
gènes, parmi  lesquels  on  remarquait  un  corps  régulier  maro- 
cain, commandé  par  le  baron  Riperda,  aventurier  hollandais 
renégat,  général  du  Chérif;  les  places  étaient  armées  de 
cent  trente-huit  canons,  dont  quatre-vingt-sept  de  bronze,  et 
de  sept  mortiers.  La  bataille  s'engagea  le  30  juin  au  malin, 
aux  Aiguades  ;  elle  fut  longue  et  sanglante  ;  Riperda  enfonça 
le  centre  de  l'armée  espagnole,  et  la  partie  commençait  à 
devenir  fort  douteuse,  lorsque  le  marquis  de  Villadarias,  qui, 
dès  le  matin,  avait  gravi  les  hauteurs  à  la  tête  des  grenadiers 
de  Taile  gauche,  revint  sur  ses  pas  à  la  vue  du  danger,  et 
chargea  vigoureusement  les  indigènes,  qu'il  culbuta  et  mit 
en  fuite.  Les  Colourlis  furent  entraînés  dans  le  mouvement,  et 
les  vainqueurs,  poursuivant  leur    succès  sans  s'arrêter  un 


LES   DEYS  289 

moment,  appuyèrent  si  bien  la  déroute  de  l'ennemi,  qu'Oran 
et  Mers-el-Kebir,  privés  de  défenseurs,  se  rendirent  à  eux  le 
lendemain  matin,  l®"*  juillet.  M.  de  Montemar  s'occupa  immé- 
diatement d'en  augmenter  les  fortifications  ;  en  même  temps, 
il  fit  plusieurs  sorties  heureuses  et  s'approvisionna  par  des 
razzias  bien  conduites  :  les  Béni  Amer  et  quelques  autres 
tribus  firent  leur  soumission  entre  ses  mains.  Dès  les  premiers 
jours  de  la  conquête,  il  dirigea  le  marquis  de  Villadarias  sur 
Mazagran  et  Mostaganem  ;  malheureusement,  le  Roi  fît  cesser 
cette  expédition  et  ordonna  au  général  de  se  renfermer  dans 
Oran  et  Mers-el-Kebir.  C'était  le  fatal  système  de  l'occupation 
restreinte  qui  prévalait  de  nouveau,  malgré  la  dure  expérience 
du  passé  ;  il  ne  tarda  pas  à  produire  ses  effets  naturels  et  à 
transformer  les  vainqueurs  en  assiégés  perpétuels.  Alger,  qui 
tremblait  déjà,  se  rassura  ;  une  partie  de  la  milice,  sous  les 
ordres  du  fils  du  Dey^,  vint  se  joindre  à  Bou-Chelaghram,  qui 
avait  rallié  ses  contingents  et  tenait  Oran  étroitement  bloqué. 
Dès  le  4  octobre,  les  Espagnols  étaient  déjà  forcés  de  livrer 
un  gros  combat  pour  ravitailler  le  fort  Santa-Cruz  ;  le  célèbre 
Chevalier  de  Wogan  s'y  distingua  particulièrement.  Toute  une 
année  se  passa  en  combats  autour  de  la  ville  ;  le  4  novembre, 
Bou-Chelaghram  arriva  jusqu'aux  portes,  qu'il  cherchait  à 
pétarder,  au  moment  oi^i  une  sortie  vigoureuse  le  força  à  se 
retirer;  son  fils  fut  tué  dans  cette  affaire.  Il  le  vengea  le  21, 
par  la  mort  du  marquis  de  Santa-Cruz  et  d'une  grande  quan- 
tité d'Espagnols.  Le  siège  continua  jusqu'à  l'été  de  1735,  avec 
des  alternatives  de  revers  et  de  succès  ;  le  10  juin  1733,  il  y 
eut,  sous  les  murs  de  la  ville,  un  gros  combat  dans  lequel  le 
marquis  de  Miromesnil,  colonel  de  jour,  fut  si  grièvement 
blessé,  qu'il  mourut  trois  jours  après.  Le  2  mars  1734,  le  Bey 
dirigea  une  attaque  furieuse  sur  les  Fontaines  :  la  garnison, 
sous  les  ordres  de  M.  de  Yallejo,  la  repoussa  énergiquement. 
Au  mois  de  mai,  l'armée  marocaine,  forte  de  trente  mille 
hommes,  parut  devant  les  remparts.  Le  duc  de  Cansano, 
fondit  sur  elle  avant  qu'elle  n'eût  pris  position,  la  battit,  la 
poursuivit  et  la  força  de  se  replier  derrière  Ouchda.  Mais, 
malgré  toute  la  bravoure  de  ses  défenseurs,  Oran  resta  dans 
un  état  de  blocus  permanenf^  qui  durajusqu^en  1791.  Cepen- 

10 


290 


CHAPITRE    DIX-NEUVIEME 


dant,  le  vieux  Cur-Abdi  n'avait  pas  pu  supporter  le  chagrin 
que  lui  avait  causé  la  prise  d'Oran.  11  se  sentait  abaissé  devant 
la  Milice  et  le  peuple,  se  reprochait  de  n'avoir  pas  pris  les 
mesures  nécessaires,  et  d'avoir  trop  attendu  pour  faire  partir 
les  renforts  que  le  Bey  de  l'Ouest  lui  avait  longtemps  demandés 
en  vain.  Il  se  renferma  dans  un  silence  absolu,  refusant  toute 
nourriture,  et  se  livrant  de  plus  en  plus  à  sa  passion  pour 
l'opium.  Il  mourut  le  3  septembre  1732,  âgé  de  quatre-vingt- 
huit  ans.  Son  beau-frère,  le  Khaznadar,  lui  succéda  sans  ren- 
contrer d'opposition. 


CHAPITRE    VINGTIÈME 

LES    DEYS    (Suite) 


SOMMAIRE.  —  Ibrahim.  —  Il  se  moQlre  mal  disposé  pour  la  France.  — 
Intrigues  anglaises.  —  Guerre  et  prise  de  Tunis.  —  Intervention  inutile  de 
Ja  Porte.  —  Famine  à  Alger.  —  Peste  de  trois  ans.  —  M.  de  Jonville  est 
mis  aux  fers.  —  Pillage  de  Tabarque.  —  Expédition  malheureuse  de  M.  de 
Saurins.  —  Destruction  de  l'établissement  du  cap  Nègre.  —  Mort  du  Dey.  — 
Ibrahim  Kutchuk.  —  Guerre  de  Tunis.  —  Révolte  de  Tlemcen.  —  Mort  du 
Dey.  —  Mohammed-bea-Beker.  —  Il  rétablit  l'ordre  dans  Alger.  —  Projets 
de  croisade  contre  les  Barbaresques.  —  Démarches  inutiles  de  l'amiral 
Keppel.  —  Peste  de  quatre  ans.  —  Famine.—  Complots.  — Affaire  Prépaud. 
—  Meurtre  du  Dey.  —  Ouzoun-Ali   —  Combats  et  massacres  dans  la  Jenina. 


Le  nouveau  Dey  était  un  homme  avare,  brutal  et  capricieux; 
il  se  rendit  bientôt  odieux  à  tout  le  monde,  et  sa  vie  fut  plu- 
sieurs fois  menacée.  Après  la  perte  d'Oran,  il  avait  envoyé 
des  secours  à  l'armée  qui  essayait  de  reprendre  la  place,  et 
s'irritait  en  voyant  que  les  efforts  du  Bey  de  TOuest  restaient 
inutiles;  il  n'était  pas  plus  heureux  sur  mer,  où  les  chevaliers 
de  Malte  avaient  battu  l'escadre  envoyée  pour  croiser  devant 
Mers-el-Kebir,  pendant  qu'une  tempête  violente  causait 
devant  Metelin  la  perte  de  six  vaisseaux  de  guerre.  La  Course, 
par  suite  de  ces  échecs,  ne  rapportait  rien;  la  pénurie  était 
extrême,  et  l'humeur  d'Ibrahim  s'en  ressentait.  Tout  natu- 
rellement, les  consuls  européens  eurent  à  souffrir  de  cet  état 
de  choses  ;  M.  Lemaire  en  fut  la  première  victime.  L'armée 
espagnole  comptait  dans  ses  rangs  un  grand  nombre  d'officiers 
français,  et  quelques-uns  d'entre  eux  avaient  été  faits  prison- 
niers dans  les  sorties  de  la  garnison;  plusieurs  navires 
provençaux,  qui  avaient  depuis  longtemps  l'habitude  de  com- 
mercer avec  Oran,  avaient  été  capturés  par  la  croisière 
algérienne,  au  moment  où  ils  y  porlaient  des  vivres,  ce  que  le 


292  CHAPITRE     VINGTIEME 

Dey  voulut  considérer  comme  un  acte  d'hostilité;  ils  furent 
donc  déclarés  de  bonne  prise,  et  leurs  équipages  furent  mis 
aux  fers.  En  vain  le  Consul  voulut-il  faire  entendre  ses  récla- 
mations. ((  Ton  Roi  se  dit  mon  ami,  et  on  vous  trouve  toujours 
au  premier  rang  de  ceux  qui  nous  combattent,  »   lui  fut-il 
répondu  ^  Les  difficultés  étaient  encore  augmentées  par  les 
Juifs,   sur  lesquels  la  Chambre  de  Commerce   s'obstinait  à 
vouloir  faire  percevoir  les  droits  ;  leur  chef,  Ben-Zibet,  qui 
prêtait  de  l'argent  à  Ibrahim  et  qui  se  chargeait  de  vendre  en 
Europe  les  denrées  que  celui-ci  percevait  des  tributaires,  ne 
cessait  de  lui  représenter  que  les  impôts  exigés  diminuaient 
d'autant  son  revenu,  et  l'amenait  facilement  à  donner  ordre 
qu'on  abandonnât  toute  exigence  de  cette  nature  :  «  Je  sou- 
haiterais, écrivait  Lemaire  aux  Echevins,  qu'il  fut  possible  ^ 
d'exécuter     vos     ordres    avec    autant     de    rigueur    qu'ils 
paraissent  le  demander;   mais  Alger  veut  être  excepté  des 
autres  Echelles,  où  les  Pachas,  craignant  les  répréhensions 
de   la   Porte,  favorisent   en  tout  les  Consuls,  leur  prêtent 
leurs    forces  et   leur    donnent  leurs   secours  lorsqu'ils    les 
réclament,   contre  les  Raïas  ou   sujets   du  Grand  Seigneur, 
pour  leur  faire  subir  les  peines  portées  par  les  ordonnances 
du  Roy;  le  Dey  ici,  au  contraire,  est  le  seul  maître;  il  protège 
les    Juifs    et   les    étrangers    qui   apportent  du  profit  à  son 
royaume  par  leur  commerce,  et  les  défend  vivement,  si  l'on 
veut  user    à  leur  égard  des  rigueurs   auxquelles   Tordon- 
nance  du  4  février  1727  les  assujettit.  »  Ailleurs,  il  annonce 
à  M.  de  Maurepas  qu'il  n'a  pas  osé  faire  publier  le  décret 
dont  il  vient  d'être  question  plus  haut  :  «  Dans  la  situation  où 
nous  sommes  avec  le  Dey,  et,  joint  encore  à  cela  son  esprit 
peu  raisonnable,  la  publication  de  cette  ordonnance  peu  favo- 
rable aux  Juifs  et  aux  étrangers  les  aurait  sans  doute  portés 


1.  Ces  réclamations  des  Algériens  contre  la  présence  des  chevaliers  de 
Malte  français  dans  les  expéditions  dirigées  contre  eux  ne  cessèrent  qu'à  la 
fin  du  xyiii»^  siècle;  il  faut  convenir,  qu'en  se  plaçant  à  leur  point  de  vue,  ces 
plaintes  étaient  fondées,  et  qu'il  leur  était  difficile  d'admettre  qu'un  souverain 
avec  lequel  ils  étaient  en  paix,  tolérât  que  ses  sujets  prissent  les  armes 
contre  eux. 

2.  Lettres  de  Benoît  Lemaire.  {Archives  de  la  Chambre  de  Commerce  de 
Marseille,  AA,  art.  477.) 


i 


LES   DEYS  293 

à  lui  faire  entendre  que  c'est  un  tort  qu'on  veut  faire  à  ses 
intérêts,  et,  pour  se  venger,  ils  n'auraient  rien  oublié  de  tout 
ce  qui  aurait  pu  l'indisposer  encore  plus  contre  nous.  »  En 
somme^  la  situation  était  pénible,  au  milieu  des  intrigues  de 
toute  sorte  qui  agitaient  la  Jenina.  Le  Sultan,  en  envoyant  à 
Alger  le  caftan  d'investiture,  avait  de  nouveau  recommandé 
la  paix  avec  l'Empire;  cette  solution  était  vivement  poursuivie 
par  un  certain  Holden,  qui  se  faisait  aider  par  l'ancien  chan- 
celier Natoire,  dont  les  friponneries  venaient  d'être  décou- 
vertes et  punies  par  un  arrêté  d'expulsion  et  une  lettre  de 
cachet;  rigueurs  inutiles,  qu'il  bravait,  s'étant  réfugié  chez 
les  ennemis  de  la  France,  et  conservant  des  intelligences  au 
consulat,  par  le  Drogman,  qui  servait  d'espion  ;  M.  Lemaire 
avait  vainement  voulu  expulser  ce  traître,  que  le  Dey  l'avait 
obligé  à  reprendre.  D'un  autre  côté,  les  Anglais  offraient 
d'envoyer  leur  flotte  bloquer  Oran  par  mer,  pendant  que  les 
Algériens  en  ruineraient  les  défenses  de  terre  ;  ils  deman- 
daient, pour  prix  de  ce  service,  un  établissement  à  Mers-el- 
Kébir,  et  leurs  riches  présents  avaient  déjà  enlevé  le  consen- 
tement d'Ibrahim;  mais  la  Milice  ne  voulut  pas  accepter  cette 
combinaison,  grâce  au  consul  français,  qui  ne  cessait  de  lui 
représenter  que  l'Angleterre  serait  bien  plus  dangereuse  pour 
la  Régence  que  l'Espagne.  Le  Dey  fut  donc  forcé  de  renoncer  à 
ses  projets;  son  dépit  s'en  accrut^  et  il  refusa  toute  satisfaction 
des  dommages  causés  :  «  Je  ne  puis  obtenir  aucune  répara- 
tion ni  les  satisfactions  que  le  Roy  demande  avec  juste  raison 
et  que  je  sollicite  avec  chaleur  vainement  auprès  d'un  dey 
féroce,  qui  ne  veut  écouter  d'autres  raisons  que  celles  que  son 
sordide  intérêt  lui  suggère,  et  sa  haine  implacable  pour  le 
nom  chrétien,  qu'il  abhorre.  » 

Le  30  mai  1734,  une  escadre  française,  commandée  par 
M.  de  Court,  vint  demander  des  réparations,  et  ne  put  rien 
obtenir  :  Ibrahim  se  contenta  d'opposer  grief  à  grief,  disant 
que  la  France  approvisionnait  ses  ennemis  d'armes  et  de 
munitions,  leur  fournissait  des  officiers,  des  ingénieurs  et  des 
soldats;  que  le  consul  trompait  le  Roi;  que,  du  reste,  il  était 
fou,  avait  cherché  à  tuer  ses  chaouchs,  et  qu'il  voulait  en  être 
débarrassé  avant  tout.  L'escadre  repartit  le  7  juin,  sans  avoir 


294  CHAPITRE    VINGTIÈME 

reçu  d'autre  réponse.  Voici  les  détails  que  donne  M.  Lemaire 
à  cette  occasion  :  «  Ce  commandant  n'étant  venu  que  par 
aventure  et  relâche,  comme  il  l'a  fait  représenter  au  Dey  par 
trois  officiers  qu'il  envoya  à  terre  le  lendemain  de  son  arrivée, 
n'a  pu  obtenir  aucun  point  des  satisfactions  qu'il  lui  a  fait 
demander,  ce  qui  fait  voir  l'obstination  de  ce  Gouverneur  à 
ne  rien  accorder  au  Roy  sur  les  infractions  commises  par  ses 
corsaires  aux  traités.  Ces  officiers  ont  négocié  en  ma  présence 
et  de  plusieurs  autres  des  plus  considérables  du  Divan,  avec 
toute  la  douceur  et  les  ménagements  possibles,  avec  cette 
Puissance,  qui  n'a  même  pas  voulu  écouter  les  raisons  les 
plus  plausibles  qu'on  ait  pu  lui  représenter  pour  le  convaincre 
à  faire  des  réparations,  et  du  besoin  qu'a  cette  République 
d'entretenir  la  paix  et  l'union  avec  la  France,  ce  qui  a  été 
entièrement  infructueux.  » 

A  Alger,  la  misère  était  très  grande;  à  la  disparition  des 
revenus  de  la  Course  était  venue  se  joindre  une  terrible 
famine,  causée  en  très  grande  partie  par  les  Kabyles,  qui 
s'étaient  insurgés,  coupaient  les  roules,  et  empêchaient  les 
arrivages  de  blé.  La  Porte,  qui  avait  promis  des  secours  pour 
la  reprise  d'Oran,  ne  les  envoyait  pas,  étant  trop  occupée  elle- 
même  par  sa  guerre  contre  les  Russes. 

Si  le  Dey  sollicitait  le  rappel  de  M.  Lemaire,  celui-ci 
n'était  pas  moins  impatient  de  partir;  il  fut  remplacé  le 
6  avril  173o,  par  M.  Taitbout,  qui  fût  particulièrement  bien 
accueilli;  i]  est  vrai  qu'il  apportait  des  présents  pour  une 
valeur  de  plus  de  six  mille  francs.  Il  était  à  peine  à  Alger 
depuis  quelques  jours,  que  la  guerre  fut  déclarée  au  Bey  de 
Tunis.  Son  neveu  Ali,  qui  depuis  sept  ans,  était  interné  à 
Alger,  s'y  était  créé  des  partisans;  néanmoins,  tant  qu'Hassen- 
ben-Ali  paya  régulièrement  l'annuité  de  dix  mille  piastres 
qu'il  avait  promise  à  Cur-Abdi  pour  le  décider  à  interner  son 
rebelle  parent,  le  prisonnier  fut  bien  gardé.  Mais,  soit  que  le 
Bey  crût  n'avoir  plus  rien  à  craindre  de  lui,  soit  qu'il  manquât 
d'argent,  la  dernière  année  venait  de  se  passer  sans  qu'il  eût 
rien  envoyé.  Ali  profita  de  l'occasion,  promit  au  Dey  tout  ce 
qu'il  voulut,  s'il  lui  prêtait  appui  ;  celui-ci,  toujours  obéré,  et 
espérant  remplir  le  trésor  par  une  heureuse  campagne,  accepta 


LES   DEYS  295 

les  propositions  de  son  ancien  captif;  il  fit  partir  une  armée 
de  sept  mille  Turcs,  sous  les  ordres  de  son  neveu  Ibrahim.  Le 
Bey,  effrayé,  offrit  un  présent  de  cinquante  mille  piastres  pour 
obtenir  le  paix;  il  avait  en  même  temps  imploré  l'intervention 
de  la  Porte,  qui  dépêcha  à  Alger  un  capidji,  chargé  d'interdire 
toute  entreprise  contre  Tunis.  Lorsqu'il  arriva,  les  opérations 
étaient  déjà  commencées;  le  Dey,  très  décidé  à  ne  pas  les 
interrompre,  ne  trouva  d'autre  solution  que  de  faire  partir 
l'envoyé  du  Sultan  pour  le  camp,  avec  des  lettres  conçues  de 
telle  façon,  que  le  malheureux  fut  accusé  d'avoir  faussé  le 
firman  dont  il  était  porteur,  et  décapité  comme  coupable  du 
crime  de  lèse-majesté. 

Les  deux  armées  se  renconlrèrent  à  la  frontière  ;  Hassen 
fut  battu  et  s'enfuit  avec  ses  deux  fils  et  ses  trésors.  Les 
Algériens  arrivèrent  devant  Tunis  le  3  septembre,  et  les 
portes  leur  furent  ouvertes  dans  la  nuit  par  la  garnison  turque 
elle-même;  seuls,  les  Colourlis  essayèrent  de  défendre  la 
place  ;  il  en  fut  fait  un  grand  massacre.  Ali  fut  proclamé  Bey; 
il  se  reconnaissait  vassal  d'Alger  et  se  soumettait  à  un  tribut 
annuel  de  deux  cent  mille  écus  et  de  la  quantité  de  blé  néces- 
saire aux  rations  de  la  milice. 

Au  mois  d'octobre,  les  Tunisiens,  écrasés  d'impôts  pour 
subvenir  à  ces  charges,  se  révoltèrent  de  tous  les  côtés  à  la 
fois,  et  le  nouveau  souverain  se  trouva  hors  d'état  de  remplir 
ses  engagements,  en  sorte  que  cette  expédition  fut  loin  d'être 
fructueuse  pour  l'Odjeac. 

Jamais  le  peuple  d'Alger  n'avait  été  si  misérable;  le  nombre 
des  vaisseaux  de  Course  diminuait  chaque  jour  et  l'argent 
manquait  au  Beylik  pour  en  construire.  Les  armements  que 
faisait  l'Espagne  jetaient  une  grande  terreur  dans  la  ville,  et 
des  émeutes  éclataient  chaque  jour.  Ibrahim  affectait  de 
tourner  ces  craintes  en  dérision,  et  déclarait  hautement  qu'il 
répondrait  au  premier  coup  de  canon  par  le  supplice  de  tous 
les  chrétiens  qui  se  trouvaient  dans  la  ville.  Toutefois,  il 
faisait  augmenter  les  fortifications,  et  reconstruisait  le  pont 
de  rnarrach,  celui  qu'avait  édifié  jadis  Hadj'-Ahmed  ayant  été 
emporté  par  une  crue  subite.  Le  Bey  de  Tunis  contribua,  dit- 
on,  à  la  dépense,  et  procura  l'architecte. 


296  CHAPITRE  VINGTIEME 

Les  trois  années  suivantes,  la  récolte  manqua  ;  les  plus 
riches  trouvaient  difficilement  à  acheter  du  pain,  et  les  esclaves» 
auxquels  leurs  maîtres  ne  donnaient  plus  rien  à  manger, 
mendiaient  de  porte  en  porte.  Pour  se  procurer  quelque 
argent  et  décider  l'Espagne  à  racheter  ses  captifs,  le  Dey  les 
soumit  au  travail  des  carrières  et  les  fit  enchaîner;  il  provo- 
qua ainsi  une  Rédemption  qui  lui  rapporta  plus  de  deux  cents 
mille  piastres  sévillanes;  les  officiers  furent  taxés  à  huit  cents 
piastres  par  tête;  les  colonels  à  quatre  mille;  M.  d'Aregger  à 
dix  mille,  et  M.  de  Saldecagne  à  vingt-deux  mille.  Six  mois 
après,  les  Trinitaires  dépensèrent  de  nouveau  cinquante-cinq 
mille  piastres  pour  le  même  motif,  et  l'année  suivante  quatre- 
vingt-six  mille.  La  Suède,  la  Hollande  et  l'Angleterre  sui- 
virent Texemple,  et  firent  de  riches  présents;  Taisance  reparut 
à  Alger,  et  de  nouveaux  bâtiments  se  dressèrent  sur  les  chan- 
tiers; des  secours  furent  envoyés  au  Bey  de  Tunis,  que  son 
oncle  assiégait,  à  l'aide  des  populations  insurgées  ;  ce  renfort 
lui  permit  de  se  faire  payer  les  impôts  arriérés  et  de  solder 
lui-même  ce  qu'il  devait  à  la  Régence. 

M.  Taitbout  avait  été  laissé  fort  tranquille  depuis  son 
arrivée,  à  part  un  petit  incident,  provoqué  par  quatre  Reïs, 
qui  s'étaient  introduits  chez  lui  en  état  d'ivresse,  et  l'avaient, 
par  leur  insolence,  forcé  de  mettre  Tépée  à  la  main  pour  se 
débarrasser  d'eux.  L'un  d'eux,  nommé  Mahmet,  que  l'on 
verra  reparaître  tout  à  l'heure  dans  une  affaire  plus  grave, 
porta  plainte  au  Divan,  invoquant  la  loi  qui  punissait  de 
mutilation  tout  Chrétien  qui  avait  levé  la  main  contre  un 
Turc;  après  s'être  mis  fort  en  colère,  le  Dey,  mieux  informé, 
fut  le  premier  à  calmer  cet  ouragan.  Le  consul  n'eut  donc 
guère  à  souffrir  que  de  Fhumeur  bizarre  d'Ibrahim,  qui  lui 
imposait  des  drogmans,  dont  quelques-uns  ne  savaient  même 
pas  un  mot  de  français,  et  le  faisait  mander  pour  lui  deman- 
der des  explications  sur  des  choses  qui  ne  le  concernaient  en 
rien,  lui  reprochant  de  ne  pas  vouloir  l'éclairer  et  de  tout  lui 
cacher,  lorsque  M.  Taitbout  protestait  à  juste  titre  de  son 
ignorance ^  A  ces  déboires,  s'ajoutaient  les  épreuves  d'une 

1.  Lettres  de  Taitbout.  [Archives  de  la  Chambre  de  Commerce  de  Mar- 
seille, AA,  art.  478). 


LES    DEYS  297 

cruelle  maladie,  la  scialique,  qui  le  força  de  solliciter  son 
rappel;  il  partit  au  mois  de  Mars  1740,  laissant  l'intérim  à 
son  chancelier,  M.  de  Jonville,  emportant  Tespoir  trompeur 
de  se  guérir  en  France  et  de  venir  reprendre  ses  fonctions. 
Pendant  son  séjour,  il  avait  su  déjouer  avec  habileté  les 
intrigues  de  Natoire,  toujours  réfugié  au  consulat  anglais, 
dont  son  ami  Holden  venait  d'être  nommé  titulaire  ;  ces  enne- 
mis de  la  France  se  servaient  auprès  du  Dey  d'un  riche  Juif, 
nommé  Nephtali  Busnach,  dont  le  petit-fils  devait  jouer  un  si 
grand  rôle  soixante  ans  plus  tard. 

Au  mois  de  juin  1740,  une  terrible  peste  éclata  à  Alger,  où 
elle  fut  introduite  par  un  vaisseau  venant  d'Alexandrie;  la 
première  semaine  coûta  la  vie  à  mille  personnes,  et,  pendant 
le  premier  mois,  il  en  mourut  de  deux  à  quatre  cents  par  jour. 
Après  cet  assaut,  le  mal  diminua  un  peu  de  violence;  mais  il 
dura  trois  ans  et  gagna  la  Tunisie,  où  il  lit  de  cruels  ravages. 
Le  Bey  Ali  venait  de  prendre  Kairouan,  où  son  oncle  s'était 
réfugié,  et  lui  avait  fait  couper  la  tête.  Le  fils  du  malheureux 
Hassen  se  sauva  d'abord  au  Caire;  quelques  mois  après,  il  se 
rendit  à  Tripoli,  où  ses  partisans  l'assuraient  qu'il  serait  bien 
reçu,  et  qu'on  l'aiderait  dans  les  tentatives  qu'il  méditait  de 
faire  pour  reconquérir  ses  Etats.  En  effet,  le  Bey  l'accueillit 
d'abord  fort  amicalement;  mais^  au  bout  d'un  an,  intimidé  par 
les  menaces  d'Ali,  il  fit  égorger  son  hôte  et  toute  sa  suite^ 
s'emparant  de  tous  les  bagages  et  d'une  somme  de  deux  cents 
mille  sequins. 

Le  Roi  des  Deux-Siciles  avait,  dès  le  mois  de  mai,  envoyé 
à  Alger  le  chevalier  Finochietti,  accompagné  d'un  capidji  de 
la  Porte,  pour  demander  la  paix;  le  Divan  voulut  la  lui  faire 
acheter  si  cher,  qu'il  dut  partir  sans  avoir  rien  conclu. 

Vers  la  fin  de  l'été  de  1741,  survint  un  incident  qui  faillit 
occasionner  une  rupture  avec  la  France  et  qui  mit  en  danger 
la  liberté  et  la  vie  de  l'agent  consulaire  et  des  prêtres  de  la 
Mission.  Deux  chebeks  algériens,  qui  croisaient  devant  les 
côtes  de  Provence,  dans  l'espoir  de  s'emparer  de  quelques-uns 
des  navires  qu'y  attirait  la  foire  de  Beaucaire,  furent  forcés 
par  une  tempête  de  se  réfugier  dans  le  port  de  Toulon,  où  ils 
furent  bien  reçus  ;  ils  y  séjournèrent  pendant  une  quinzaine  de 


298  CHAPITRE   VINGTIEME 

jours.  A  leur  départ,  ils  s'avisèrent  de  donner  la  chasse  à  une 
barque  génoise,  de  laquelle  ils  allaient  s'emparer,  lorsqu'une 
galère  espagnole  de  l'escadre  du  prince  Don  Philippe,  embus- 
quée derrière  le  cap  Sicié,  fondit  sur  eux,  et  s'empara  du 
bâtiment  commandé  par  Mahmet  Reïs,  tandis  que  l'autre,  sous 
les  ordres  de  Soliman,  se  sauvait  à  toutes  voiles,  et  rentrait  à 
Alger,  oii  le  corsaire  accusait  les  Français  d'avoir  livré  le 
chebek  à  l'ennemi.  La  vérité  est  que  la  prise  avait  été  faite 
sous  les  yeux  de  M.  de  Massiac,  commandant  la  frégate  Le 
Zéphir,  qui  eut  dû  s'opposer  à  cette  capture;  car  les  traités 
qui  interdisaient  aux  Algériens  de  courir  sus  aux  bâtiments 
étrangers  à  moins  de  trente  milles  des  côtes,  leur  assuraient  la 
garantie  réciproque.  Il  est  vrai  que  les  deux  corsaires  avaient 
donné  l'exemple;  mais  cela  était  une  affaire  à  régler  entre  la 
France  et  la  Régence;  on  n'eût  pas  dû  permettre  à  l'Espagne 
d'intervenir  et  de  donner  ainsi  au  Dey  une  sorte  de  prétexte 
pour  se  livrer  à  des  violences  que  M.  de  Jonville  nous  décrit 
en  ces  termes  :  *  «  Le  chebek,  voyant  qu'il  ne  pouvait  résister, 
se  laissa  enlever  par  la  galère  auprès  du  port  même  sans  tirer 
un  coup  de  fusil,  le  Reïs  présumant  bien  qu'il  serait  réclamé 
par  Monsieur  l'Intendant,  parce  qu'il  était  persuadé  que  cet 
acte,  contraire  au  traité  qui,  défendant  aux  Algériens  de  nefaire 
des  prises  d'Espagnols  ou  d'autres  de  leurs  ennemis  qu'à  trente 
milles  au  large,  il  fallait  pour  la  même  raison  que  les  Algé- 
riens ne  pussent  être  pris  qu'à  cette  distance  des  terres  de 
France.  )> 

«  Les  soldats  turcs  pris  et  mis  sur  la  galère  d'Espagne,  écri- 
virent au  Dey  par  le  second  chebek,  qui  arriva  quinze  jours 
après;  la  lettre  fut  lue  publiquement  et  elle  contenait, 
qu'après  avoir  été  détenus  à  Toulon  fort  longtemps  sous  diffé- 
rents prétextes  et  n'y  avoir  reçu  que  toute  sorte  de  mauvais 
traitements,  on  les  avait  forcés  de  partir  pour  les  livrer  à  la 
galère  espagnole,  qui,  ayant  eu  des  avis  secrets  de  Toulon, 
s'était  venue  tenir  aux  aguets  sous  le  cap  Sicié;  et,  qu'après 
cette  noire  trahison,  la  galère  les  ayant  conduits  à  Toulon,  ils 

1  Lettres  de  Jonville  (Archives  de  la  Chambre  de  Commerce  de  Mar- 
seil'e,  AA,  art.  479). 


"t 


LES    DEYS 


y  avaient  été  Topprobre  de  la  populace,  qui  leur  avait  craché 
au  visage,  jeté  des  pierres  et  maudit  leur  loi;  ce  traitement, 
qui  fut  également  confirmé  par  ceux  qui  avaient  pris  terre,  et 
qui  sont  venus  avec  ce  second  chebek,  dont  le  Reïs  ne  fut 
pas  le  moindre  à  parler  contre  l'Intendant  de  Toulon,  ce  trai- 
tement, dis-je^  ayant  mis  le  Dey  dans  une  colère  extrême,  il 
fit  sur  le  champ  ôter  le  gouvernail  à  sept  de  nos  bâtiments,  qui 
se  sont  m.alheureusement  trouvés  dans  le  port;  et,  le  lende- 
main matin,  ayant  fait  enchaîner  les  équipages  deux  à  deux^ 
il  se  fit  amener  Monsieur  le  Vicaire  apostolique  et  ses  deux 
confrères,  auxquels  ayant  demandé  s'ils  étaient  Français,  et, 
ces  Messieurs  répondu  que  oui^,  il  les  envoya  enchaînés  au 
bagne  des  esclaves^  ce  qui  m'obligea  à  lui  aller  faire  tout  de 
suite  des  représentations,  et  à  le  supplier  de  changer  cette 
violente  disposition,  jusqu'à  ce  que  le  Ministre  eût  pu  être 
informé  des  plaintes  qui  lui  avaient  été  portées;  mais,  bien 
loin  de  m'écouter,  il  me  fit  saisir  par  des  chaoux,  qui  m'en- 
traînèrent  au  mênie  bagne,  où  on  me  mit  au  pied  d'une  façon 
très  ignominieuse  une  pesante  chaîne  terminée  par  un  billot 
du  poids  de  cent  livres.  » 

Cinquante-quatre  Français  furent  traités  de  la  même  façon, 
et  conduits  enchaînés  au  travail  des  carrières.  Quelques  jours 
après,  ils  obtinrent  un  léger  adoucissement  à  leur  sort, 
moyennant  quelques  présents  distribués  aux  gardiens  du 
bagne;  mais  ils  ne  recouvrèrent  leur  liberté  que  dans  les 
premiers  jours  de  janvier  1742.  Le  consul  anglais  StanifTord 
profita  de  ces  événements  pour  demander  à  être  mis  en  pos- 
session des  Concessions  de  l'Est,  que  le  Dey  venait  de 
séquestrer  entre  les  mains  du  Bey  de  Constantine;  ces 
démarches  n'eurent  aucun  succès.  M.  de  Salve,  gouverneur 
du  Bastion  et  plusieurs  de  ses  agents,  furent  détenus  à  Bôno 
pendant  quelques  jours,  mais  sans  violences.  Quoique  M.  de 
Jonville  eût  été  remis  en  liberté,  la  situation  était  toujours 
très  tendue;'  le  Dey  réclamait  impérieusement  le  chebek 
capturé,  et,  ne  voulant  pas  comprendre  qu'il  fallait  au  moins 
attendre  qu'on  se  le  fit  rendre  par  l'Espagne,  montrait  de 
nouveau  des  dispositions  hostiles.  Enfin,  le  18  Mai,  M.  de 
Massiac  arriva  sur  l'Aquilon,  escortant  la  prise,  et  amenant 


300  CHAPITRE    VINGTIÈME 

le  nouveau  consul,  M.  d'Evans,  chevalier  de  Saint-Lazare,  et 
Cordon-Roug-e,  qui  était  chargé  de  payer  la  valeur  de  la  car- 
gaison ;  Mahmet  Reïs  suscita  de  nouvelles  difficultés,  en  récla- 
mant beaucoup  plus  que  ce  qui  était  du;  mais  M.  d'Evans 
démontra  très  clairement  que  tout  l'objet  du  litige  avait  été 
restitué,  et  que,  bien  loin  d'avoir  été  maltraité,  le  corsaire 
avait  été  comblé  de  présents;  il  ajouta  que  l'Intendant  de 
Toulon  avait  fait  remettre  à  bord  du  chebek  des  présents 
destinés  au  Dey  et  aux  Puissances.  Ibrahim,  qui  n'avait  rien 
reçu,  procéda  à  une  perquisition,  découvrit  le  larcin,  et, 
furieux  d'avoir  été  joué,  condamna  à  mort  le  coupable,  qui, 
averti  par  quelques  amis,  s'enfuit  précipitamment  au  Maroc 
et  n'osa  plus  reparaître  à  Alger. 

Les  Concessions^  qui  avaient  été  données  en  1719  à  la  Com- 
pagnie des  Indes,  et  qui  étaient  passées  en  1730  à  la  première 
Compagnie  d'Afrique,  se  trouvaient  affermées,  depuis  le  mois 
de  février  1741,  à  la  Compagnie  Royale  d'Afrique,  représentée 
par  M.  de  Fougasse.  A  ce  moment,  les  Lomellini  de  Gênes 
désiraientvendre  leur  établissement  de  Tabarque,  et  la  nouvelle 
Compagnie  était  entrée  en  négociations  avec  eux  à  ce  sujet. 
Le  Bey  de  Tunis,  informé  de  cette  combinaison,  en  écrivit  à 
Alger,  et  reçut  l'ordre  de  s'y  opposer;  il  expédia  tout  aussitôt 
huit  galiotes,  qui  débarquèrent  sur  Tile^  ravagèrent  les  maga- 
sins et  emmenèrent  neuf  cents  prisonniers.  L'établissement 
français  du  cap  Nègre  fut  traité  de  la  même  façon.  Cinq  cents 
corailleurs  purent  se  sauver  à  la  Calle  et  à  l'île  de  Saint- 
Pierre  \  A  cette  nouvelle,  M.  de  Saurins  fut  envoyé  avec  deux 
hriganlins  et  douze  cents  hommes  environ  pour  s'emparer  de 
Tabarque  par  un  coup  de  main.  Il  partit  de  Toulon  le  26  avril 
1742;  deux  frégates  et  quatre  galères,  sous  les  ordres  de 
M.  de  Massiac,  le  suivirent  à  quinze  jours  de  distance,  pour 
appuyer  l'opération;  malheureusement,  les  équipages  et  les 
chiourmes  de  ces  bâtiments  furent  tellement  éprouvés  par  une 

\.  S'il  faut  en  croire  Desfontaines,  la  brouille  entre  la  France  et  Tunis,  et 
les  lâcheux  événements  qui  en  furent  la  suite,  auraient  eu  un  motif  bien 
futile.  Le  consul,  Gautier,  excité  par  une  femme  avec  laquelle  il  vivait,  n'avait 
pas  craint  de  braver  le  Bey.  en  expulsant  une  Maltaise  de  mœurs  légères, 
que  protégeait  un  des  favoris  du  souverain.  (Voir  les  Yoyages  de  Desfon- 
tatnes,  Paris,  1838,  in-8,  p.  243  et  suiv.) 


LES    DEYS  301 

violente    épidémie  ,  que  la  petite   escadre    dut  se  retirer   à 
Cagliari  et  abandonner  M.  de  Saurins  à  ses  propres  forces. 
Quelque  audacieux  que  fut  ce  jeune  officier,  il  hésitait  à  tenter 
l'entreprise  avec  aussi  peu  de  monde;  il  finit  cependant  par  s'y 
décider,  sur  les  instances  de  Fougasse,  qui  lui  offrit  de  l'accom- 
pagner avec  deux  ou  trois  cents  corailleurs,  et  lui  affirma  que 
les  indigènes  se  joindraient  à  eux,  mus  par  le  désir  de  voir 
subsister  des  comptoirs  qui  les  enrichissaient.  L'attaque  fut 
donc  résolue,  et  on  partit  de  la  Galle  le  2  juillet  au  soir.  A 
deux  heures  et  demie  du  matin,  le  chef  de  l'expédition  débar- 
qua sans  rencontrer  d'obstacles  et  attaqua  vivement  le  poste. 
Mais  on  avait  été  trahi  par  les  espions  indigènes  qu'on  avait 
employés;  les  remparts  se  couvrirent  de  Turcs,  qui  ouvrirent 
un  feu  terrible  sur  les  assaillants;  les  corailleurs  perdirent  la 
tête,  se  mirent  en  débandade,  et  coururent  pêle-mêle  vers  les 
barques^  qu'ils  débordèrent,  abandonnant  au  fer  de  Tennemi 
les  officiers  et   quelques    braves,  qui  furent    massacrés  ou 
pris,  malgré  leur  résistance  désespérée.  M.  de  Saurins  fut  fait 
prisonnier,  après  avoir  reçu  un  coup  de  fusil  dans  le  cou^  un 
dans  le  bras  droit,  et  deux  coups  de  sabre  sur  la  tête.  MM.  de 
Thieuville  et  de  Gineste  furent  tués;  MM.  deKalio  et  de  Mey- 
ronnet  blessés.  Enfin,  cette  défaite  coûta  cent  hommes  tués, 
soixante  blessés  et  cent  cinquante  prisonniers,  parmi  lesquels 
beaucoup  de  corailleurs;  car  leur  lâcheté  ne  les  avait  pas 
sauvés,  les  Turcs  ayant  fait  une  sortie,  et  leur  ayant  coupé  le 
chemin  au  moment  de  leur  fuite.  Les  Français  pris  furent 
délivrés  l'année  suivante,  lorsque  le  Bey,  effrayé,  demanda  et 
obtint  la  paix.  Après  la  conclusion  du  traité,  M.  de  Fougasse 
s'occupait  à  rétablir  le  Gap  Nègre,  lorsque,  en  1744^  le  Bey, 
excité  par  les  Anglais,  envoya  cinq  chebeks  contre  la  Gompa- 
gnie,  accusée  de  relever  les  anciennes  fortifications.  Les  mar- 
chandises, le  corail  et  l'argent  furent  enlevés;  le  personnel, 
pris  ou  dispersé,  mourut  de  faim  dans  les  broussailles  ou  fut 
massacré  par  les  indigènes.  Les  Anglais  profitèrent  de  cet  in- 
cident, et  demandèrent  à  affermer  les  Etablissements  à  un  prix 
double  de  celui  qu'en   donnait  la  Gompagnie  Royale;  une 
escadre  de  sept  vaisseaux  vint  appuyer  cette  demande,  qui 
n'eut  aucun  succès. 


302  CHAPITRE    VINGTIEME 

Cependant,  M.  d'Evans,  à  peine  arrivé,  avait  été  soumis  à 
des  exigences  qui  rendaient  sa  situation  excessivement  diffi- 
cile. Ibrahim  s'était  laissé  persuader  de  lui  imposer  la  céré- 
monie du  baise-mains,  à  laquelle  les  consuls  français  n'avaient 
jamais  été  astreints;  il  refusa  de  s'y  soumettre  et  demanda 
son  rappel.  Une  autre  contestation  eut  lieu,  au  sujet  d'un  drog- 
man  qu'on  voulait  lui  imposer,  et  qui  était  un  espion  aux 
gages  des  Hollandais.  Il  quitta  Alger,  remit  les  sceaux  à  M.  de 
Jonville,  qui  les  rendit  le  16  juillet  1743  à  M.  Thomas,  ancien 
consul  de  Salonique.  En  arrivant,  il  trouva  la  ville  plongée 
dans  la  consternation  :  la  foudre  était  tombée  sur  la  poudrière 
du  Fort-l'Empereur  ;  l'explosion  avait  détruit  les  trois  quarts 
des  fortifications  et  causé  de  grands  désastres.  Le  Dey,  à 
court  d'esclaves,  avait  recruté  de  force  une  grande  quantité 
d'indigènes,  qui  travaillaient  sous  le  bâton,  ne  recevant  qu'une 
nourriture  très  insuffisante  ;  les  tentatives  de  fuite  étaient 
punies  de  mort. 

Le  commencement  de  la  gestion  du  nouveau  consul  fut  un 
peu  troublé  par  la  fuite  à  bord  de  deux  esclaves  qu'il  parvint  à 
faire  restituer;  mais  les  lenteurs  inévitables  dans  ces  sortes 
d'affaires  le  mirent  souvent  dans  de  grands  embarras;  il  eut  à 
subir  les  menaces  d'Ibrahim,  dont  la  mauvaise  volonté  contre 
la  France  ne  se  démentait  pas.  Au  moment  du  ravage  des 
Concessions,  ce  fut  en  vain  qu'il  essaya  d'obtenir  justice;  il 
fut  à  peine  écouté,  et  les  réclamations  qu'il  fit  à  la  Cour  ne 
paraissent  pas  l'avoir  été  davantage. 

Le  vieux  Dey,  très  affaibli  de  toutes  façons,  ne  se  montrait 
plus  en  public  depuis  longtemps;  à  l'automne  de  1745,  il  fut 
atteint  de  dyssenterie,  et,  prévoyant  sa  mort  prochaine,  il  dési- 
gna pour  lui  succéder  le  Khaznadji  Ibrahim-Kutchuk,  son 
neveu,  qui  fut  proclamé  le  20  octobre;  le  souverain  démission- 
naire ne  jouit  pas  longtemps  de  son  repos,  et  mourut  le  17  no- 
vembre. Son  successeur  était  un  homme  de  45  ans;  il  se 
montra  très  bienveillant  pour  les  Français,  et  son  règne  fut 
un  véritable  soulagement  pour  eux.  A  peine  installé,  il  se  dis- 
posa à  châtier  l'insolence  du  Bey  de  Tunis,  qui,  non  content 
de  se  soustraire  au  tribut  qu'il  devait,  venait  d'attaquer  son 
voisin  de  Tripoli,  allié  des  Algériens,  et  l'avait  réduit  à  se 


LES    DEYS  303 

suicider.  IZai^mée  algérienne,  forte  de  quatre  mille  Turcs, 
partit  le  6  avril  1746,  se  renforça  le  long  de  la  route  des  con- 
tingents indigènes  et  des  troupes  du  Bey  de  Constantine.  Elle 
remporta  d'abord  quelques  succès;  mais  elle  commit  la  faute 
de  s'attarder  au  siège  de  Kef  ;  les  assiégés  firent  dlieureuses 
sorties  ;  les  maladies  décimèrent  les  loldachs,  et  il  fallut  repas- 
ser la  frontière;  les  escarmouches  continuèrent  jusqu'à  l'au- 
tomne de  1747,  sans  grand  résultat  de  part  ni  d'autre.  A  ce 
moment^  la  paix  fut  conclue,  grâce  aux  présents  de  soumis- 
sion que  fit  Ali,  et  au  besoin  que  le  Dey  avait  de  ses  troupes, 
pour  les  porter  dans  la  province  de  l'Ouest,  où  les  plus  grands 
désordres  se  commettaient.  Dès  le  mois  de  janvier  1746^  le 
Bey  du  Ponant,  après  avoir  pressuré  autant  que  possible  les 
populations,  s'était  sauvé  à  Oran  avec  ses  trésors;  les  Colour- 
lis,  las  d'être  exploités  et  maltraités  par  les  Turcs,  avaient 
chassé  le  faible  loussef,  et  rêvaient  la  reconstitution  du 
royaume  de  Tlemcen;  Ibrahim  dirigea  toutes  ses  forces  contre 
eux,  les  battit,  reprit  la  ville,  qui  fut  cruellement  pillée  et  ne 
se  releva  jamais  de  ce  coup;  les  rebelles  furent  anéantis.  Pen- 
dant cette  répression,  on  acquit  la  certitude  que  les  Colourlis 
de  la  province  d'Oran  étaient  d'accord  avec  ceux  d'Alger,  et 
qu'ils  avaient  projeté  le  renversement  de  la  puissance  turque. 
Le  Dey  se  décida  à  les  exterminer,  et  avait  ordonné  leur  mas- 
sacre pour  le  jour  du  Beiram,  lorsqu'il  mourut  subitement,  le 
3  février  1748,  très  probablement  empoisonné.  Le  Khodjet  el- 
Kheil  Mohammed-ben-Beker  lui  succéda.  Il  était  intelligent  et 
lettré,  avait  une  très  grande  réputation  de  justice  et  d'huma- 
nité. Il  s'occupa  d'abord  de  rétablir  l'ordre,  fort  troublé  par 
les  derniers  événements,  et  exerça  une  police  sévère  ;  au  bout 
de  quelques  mois,  il  avait  purgé  le  pays  des  bandits  qui  l'in- 
festaient. «  Jamais,  écrivait  le  consul  Thomas,  cette  ville  n'a 
été  aussi  paisible;  elle  est  maintenant  aussi  bien  policée 
qu'aucune  autre  d'Europe,  ce  qui  n'avait  pas  lieu  sous  ses 
prédécesseurs,  et  surtout  sous  le  dernier  Dey,  qui  laissait 
vivre  les  soldats  avec  une  licence  effrénée  *.  »  En  même  temps. 


1.  Lettres  de  Thomas,  {Archives  de  la  Chambre  de  Commerce  de  Mar- 
seilky  A  A,  art.  481.) 


304  CHAPITRE   VINGTIEME 

il  augmentait  les  armements,  s'occupait  activement  des  forti- 
fications et  exigeait  très  strictement  les  tributs  en  nature  de 
la  Suède,  du  Danemark  et  de  la  Hollande,  afm  d'approvision- 
ner ses  arsenaux.  Depuis  quelques  années,  ces  nations  avaient 
fait  des  dons  considérables  d'agrès,  de  poudre  et  de  projec- 
tiles. 

En   1747,  le  Danemark  avait   envoyé  quarante  canons , 
quatre  mortiers,  vingt  mille  boulets,  six  mille  bombes  et  une 
grande  quantité  de  matériaux  de  construction  ;  on  refusa  de 
prendre  livraison  des  mortiers,  qui  étaient  en  fonte  de  fer,  et 
on  en  exigea  d'autres  en  bronze,  sous  peine  de  rupture  du 
traité.  Les  Hollandais  fournirent  des  agrès,  de  la  poudre,  des 
boulets  et  du  plomb  pour  plus  de  trente  mille  francs.  Les  Sué- 
dois, du  goudron^  du  brai,  des  mâts,  des  bordages,  des  câbles, 
cinq  cents  quintaux  de  poudre  et  vingt  mille  boulets.  Ils  furent 
néanmoins  victimes  d''une  de  ces  avanies  singulières,  oii  la 
cupidité  algérienne  atteignait  une  sorte  de  grandeur  comique. 
Les  ricbes  présents  qu'ils  envoyaient  au  Dey  et  aux  Puis- 
sances avaient  été  chargés  sur  le  navire  napolitain  La  Concep- 
tion-Miraculeuse, qui  tomba  aux  mains  des  corsaires  :  bien  que 
les  caisses  qui  contenaient  ces  dons  portassent  l'adresse  des 
destinaires,  le  Dey  les  déclara  de  bonne  prise,  comme  ayant 
navigué  sous  pavillon  ennemi,  et  fit  savoir  au  consul  qu'on 
eût  à  en  envoyer  d'autres,  si  on  voulait  conserver  les  bonnes 
relations.  Cependant  il  voulut  bien  consentir  à  ne  pas  consi- 
dérer comme  captifs  les  porteurs  des  présents. 

Depuis  quelques  années,  le  pape  Benoît  XIY  s'occupait 
activement  d'organiser  une  croisade  contre  les  puissances 
barbaresques.  Malte,  Venise,  Gênes,  les  Deux-Siciles,  avaient 
promis  leur  concours.  L'armada  devait  se  réunir  à  Oran,  où 
se  dirigeaient  déjà  les  munitions  et  les  approvisionnements  ; 
le  corps  de  débarquement  était  de  douze  mille  hommes,  qui 
s'exerçaient,  en  attendant  le  commencement  des  opérations. 
Alger  tremblait,  et  avait  demandé  de  l'aide  à  Constantinople, 
qui  recevait  assez  mal  la  pétition,  et  répondait  que  la  déso- 
béissance des  Reïs  et  l'indiscipline  de  la  Milice  méritaient  une 
sévère  leçon;  toutefois,  le  Grand  Divan  envoya  quelques  ren- 
forts, du  canon  et  des  artilleurs,  dont  l'Odjeac  manquait.  Sur 


I 


LES   DEYS  305 

ces  entrefaites,  M.  Thomas  fut  remplacé  par  M.  André- 
Alexandre  Lemaire,  qui  arriva  à  Alger  le  21  mai  1749.  Il  y 
fut  d'abord  bien  reçu  par  le  Dey,  qui  ne  cessait  cependant  de  lui 
manifester  ses  inquiétudes  au  sujet  de  l'alliance  de  la  France 
et  de  l'Espagne,  dont  il  craignait  de  voir  les  efforts  se  réunir 
contre  lui;  les  secours  qui  fm^nt  donnés  à  dos  Reïs  échoués 
sur  les  côtes  de  Provence  et  du  Languedoc  amenèrent  une 
délente  dans  les  relations.  Au  resle,  le  projet  de  croisade 
avorta,  par  l'avarice  des  uns  et  l'incurie  des  autres.  Jamais 
Alger  n'échappa  à  un  si  grand  danger;  au  premier  signal, 
toutes  les  nations  de  l'Europe  eussent  fondu  sur  la  Régence; 
car  il  n'en  était  pas  une  qui  n'eût  des  affronts  récents  à  ven- 
ger. Trois  vaisseaux  anglais,  qui  avaient  été  accusés  d'avoir 
vendu  de  la  poudre  aux  Kabyles,  étaient  détenus  par  le  Bey- 
lik,  qui  avait  confisqué  les  marchandises  et  les  équipages;  les 
réclamations  du  consul  Stanifford  ne  lui  rapportaient  que  des 
menaces  ;  à  Londres,  l'irritation  fut  très  grande,  et  l'on  envoya 
une  escadre  de  sept  navires  do  guerre,  sous  les  ordres  de 
l'amiral  Keppel.  Il  arriva  le  9  août  et  exposa  ses  griefs  le  fO, 
au  Divan  assemblé;  mais  il  n'obtint  que  des  réponses  dila- 
toires ,  et  la  promesse  de  l'envoi  de  deux  ambassadeurs,  qui 
partirent  en  effet  le  19  septembre,  emportant  avec  eux  quel- 
ques présents  de  peu  de  valeur.  Le  10  juillet  de  l'année  sui- 
vante, Keppel  revint  avec  quatre  vaisseaux;  le  Dey  refusa  de 
conférer,  jusqu'au  retour  de  son  ambassadeur,  et  feignit  de 
s'offenser  de  ce  que  Stanifford  était  entré  à  l'audience  l'épée 
au  côté.  Le  16  septembre,  la  flotte  anglaise  reparut  devant 
Alger;  l'assemblée  eut  lieu  le  18,  et  l'amiral  y  fut  victime  de 
la  froide  raillerie  familière  aux  Turcs.  Il  avait  débuté  en  insis- 
tant pour  ne  pas  rendre  l'hommage  du  baise-mains  et  pour 
conserver  son  épée  au  Divan;  le  Dey  y  consentit  en  souriant. 
Mais  lorsqu'il  arriva  à  la  véritable  question,  demandant  comme 
compensation  des  dommages  causés,  que  l'Angleterre  eût  les 
mêmes  droits  que  la  France,  Mohammed  lui  répondit  nar- 
quoisement  qu'il  venait  déjà  de  lui  accorder  deux  grandes 
faveurs,  et  qu'il  craindrait  d'exciter  la  jalousie  des  autres 
nations  en  lui  en  octroyant  une  troisième.  L'affaire  se  termina 
par  la  restitution  d'une  vingtaine  de  captifs,  le  châtiment  de 

20 


306  CHAPITRE    VINGTIEME 

deuxRcïs  etrabolitioiides  passe-ports;  quant  aux  carg-aisons, 
le  Divan  répondit  «  qu'elles  avaient  été  mangées.  »  Keppel  se 
rendit  à  Tunis,  et  demanda  au  Bey   l'île  de  Tabarquc  et  le 
comptoir  du  Cap-Nègre;  celui-ci  se  laissa  faire  des  présents, 
et  finit  par  déclarer  qu'il  n'osait  rien  conclure  ;  car  le  Dey, 
qui  prétendait  que  ces  deux  points  appartenaient  à  l'Odjeac, 
lui  avait  interdit  d'en  disposer.  Les  Anglais  furent  fort  mécon- 
tents ;  mais  ils  se  souvinrent  que  la  dernière  rupture  leur  avait 
coûté  deux  cent  cinquante-six  bâtiments  de  commerce,  et  l'af- 
faire en  resta  là,  après  une  nouvelle  tentative,  aussi  infruc- 
tueuse que  les  précédentes,  qui  fut  faite  le  17  mai  1731. 

Dans  la  nuit  du  7  au  8  septembre  1750,  la  poudrière  de 
l'Étoile  avai't  sauté  avec  quinze  cents  quintaux  de  poudre  ;  le 
bordj  Mule^-Mohammed  fut  rasé,  et  beaucoup  de  maisons  du 
voisinage  détruites.  Le  Danemark  et  la  Suède  furent  invités  à 
remplacer  les  munitions  qui  venaient  d'être  perdues.  Ham- 
bourg et  la  Toscane  demandèrent  la  paix  et  l'obtinrent  à  force 
de  présents;  eUe  ne  dura  pas  un  an^  et  la  Course  recommença, 
mais  sans  rapporter  grand'chose;  aussi  le  mécontement 
devint  général,  et  le  Dey  dut  réprimer  quelques  émeutes. 
Son  caractère  s'en  aigrit;  il  devint  soupçonneux,  cruel,  et 
commença  à  donner  quelques  signes  de  cette  démence,  qui 
semble  avoir  atteint  tous  les  souverains  d'Alger  les  uns  après 
les  autres.  Une  peste  terrible,  qui  enleva  jusqu'à  dix-septcenls 
personnes  par  mois^  éclata  en  J752  et  dura  quatre  ans. 
Comme  de  coutume,  la  famine  vint  y  joindre  ses  horreurs. 
Plus  menacés  que  tous  les  autres  par  ces  deux  fléaux,  les 
esclaves  se  révoltèrent,  brisant  les  portes  du  grand  bagne,  et 
se  répandirent  en  armes  dans  les  rues,  sous  les  ordres  d'un 
horloger  de  Genève,  chef  du  complot;  les  portes  de  la  ville 
furent  fermées,  et  la  sédition  fut  apaisée,  après  une  lutte 
longue  et  sanglante. 

M.  Lemaire,  qui  apportait  dans  ses  fonctions  une  longue 
expérience  des  consulats^  une  très  grande  prudence  et  beau- 
coup de  savoir-faire,  parvint  à  traverser  en  paix  toute  la 
période  critique,  qui  dura  jusqu'en  1753.  Il  savait  cependant 
que  Mohammed,  à  bout  d'expédients,  ne  pouvait  plus  arrêter 
les  déprédations,  et  il  prévoyait  que  le  moment  était  prochain 


LES    DEYS  307 

OÙ  on  serait  forcé  de  faire  appel  à  la  force.  Au  moment  où 
il  écrivait  au  Minisire  cette  phrase  prophétique^  :  «  Je  sens 
approcher  le  terme  où  il  sera  nécessaire  d'avoir  une  expli- 
cation formelle  avec  la  Régence  et  de  la  faire  convenir 
de  ses  droits,  afin  qu'elle  cesse  de  les  porter  plus  loin  qu'ils 
ne  doivent  aller,  »  l'orage  éclatait.  Dans  le  courant  du 
mois  de  septembre  1752,  un  capitaine  marchand,  nommé 
Prépaud,  fit  rencontre  d'un  Reïs  algérien,  qui  se  dirigea 
sur  lui  sans  arborer  de  pavillon  et  sans  faire  de  signaux. 
Craignant  dWoir  affaire  à  un  corsaire  de  Salé^  le  navire  fran- 
çais commençalefeu,  et  ne  reconnut  son  erreur  que  lorsque  le 
combat  fut  complètement  engagé  ;  une  trentaine  de  Turcs 
avaient  été  tués,  quand  le  capitaine  succomba  sous  le  nombre. 
A  son  arrivée  à  Alger,  il  fut  traîné  à  la  Jenina  par  les  parents 
et  les  amis  des  victimes,  qui  poussaient  des  cris  de  ven- 
geance et  ameutaient  la  population.  Le  Dey,  affolé,  n'écouta 
même  pas  la  défense  de  Prépaud  et  le  condamna  à  la  bas- 
tonnade. Les  bourreaux  exécutèrent  l'ordre  avec  une  telle 
rage,  que  le  malheureux  capitaine  mourut  le  lendemain;  son 
équipage  fut  conduit  au  bagne.  Les  réclamations  du  consul 
restèrent  inutiles;  Mohammed  prétendait  être  dans  son  droit, 
disant  que  le  sang  des  morts  demandait  vengeance,  et  qu'il 
traiterait  de  même  tous  ceux  qui  attaqueraient  ses  navires, 
quoiqu'il  put  en  résulter.  Cependant,  il  donna  la  liberté  aux 
matelots,  et  M.  Lemaire,  appelé  à  la  Cour  pour  donner  des 
explications  orales,  les  emmena  avec  lui  au  mois  d'avril  4  754. 
La  première  fureur  passée,  Fémotion  fut  très  grande  à 
Alger,  où  on  ne  douta  pas  que  la  France  ne  se  vengeât  pro- 
chainement de  l'affront  reçu.  Le  départ  du  Consul  vint  aug- 
menter la  terreur  des  habitants,  et  des  complots  se  nouèrent; 
on  résolut  enfin  de  sacrifier  Mohammed  comme  victime 
expiatoire.  Le  11  décembre  1754,  au  moment  où  il  faisait  la 
solde,  un  soldat  albanais,  nommé  Ouzoun  Ali,  s'avança 
comme  pour  lui  baiser  la  main,  et  le  frappa  de  son  sabre  au 
défaut  de  Tépaule;  quoique  grièvement  blessé,  il  se  mit  en 


1.   Lettres   d'André- Alexandre  Lemaire.   {Aixhives   de   la  Chambre   de 
Commerce  de  Marseille,  AA,  art.  482>) 


3ÔS  CHAPITRE    VINGTIEME 

défense  ;  mais  l'assassin  redoubla  et  Taballit  d  un  coup  de 
pistolet.  Au  même  moment,  le  reste  des  conjurés  égorg-eait  le 
khaznadar  et  quelques  autres  dig-nitaires.  Ouzoun  était 
monté  sur  l'estrade  du  trône^  et  criait  :  «  C'est  moi  qui  suis 
Dey!  Je  double  la  solde!  »  A  ce  moment,  le  Khodjet  el-Khcïl 
entra  dans  la  salle  à  la  tête  des  noubadjis,  et  se  précipita 
sur  les  rebelles.  Leur  chef  essaya  de  gagner  la  rue  ;  mais, 
trouvant  les  portes  fermées,  il  revint  audacieusement  s'asseoir 
sur  la  peau  de  panthère  qui  couvrait  le  siège  royal,  et  y 
attendit  tranquillement  la  mort.  11  y  eut  quelques  heures 
d'une  horrible  boucherie;  la  légende  veut  que  cinq  Deys 
aient  été  successivement  élus  et  massacrés;  cnftn,  les  voix 
se  réunirent  sur  l'Agha  des  spahis  Ali-Melmouli,  qu'on  était 
allé  chercher  à  sa  maison  de  campagne,  et  il  fut  immédia- 
tement proclamé. 


CHAPITRE    VINGT-UNIËME 

LES  DEYS  (Suite) 


SOMMAIRE.  —  Ali-Melmouli.  —  Ses  bizarrerie?.  —  Complots  et  exécutions. — 
Révolte  kabyle.  —  Tremblement  de  terre.  —  Guerre  de  Tunis.  —  Intrigues 
anglaises.  —  M.  Leœaire  est  mis  aux  fers.  —  Nouveaux  complots.  —  Les 
Kabyles  prennent  Bordj-Bogbni.  —  Peste  à  Alger.  —  Révolte  d'esclaves.  — 
M.  Vallière  est  mis  aux  fers.  —  La  France  exige  et  obtient  une  éclatante 
réparation.  —  Mort  du  Dey.  —  Mohammed-ben-0?man.  —  Vaine  attaque  de 
l'amiral  de  Kaas.  —  Les  Kabyles  s'insurgent  et  viennent  aux  portes  d'Alger. 
—  Sécheresse.  —  Sauterelles.  —  Tremblement  de  terre,  famine  et  com- 
plots. —  Le  Consul  anglais  est  expulsé. 


La  Milice  avait  fait  un  singulier  choix  en  acclamant  Baba  Ali, 
qui  fut  le  plus  méprisable  de  tous  lesDep.  C'était  un  ancien 
ânier,  ignorant,  brutal,  fanatique,  exposé  à  tomber  dans  des 
accès  de  folie  furieuse  ou  d'imbécillité,  donnant  des  ordres  au 
hasard,  et  les  révoquant  au  bout  de  quelques  minutes,  d'après 
l'avis  d'un  esclave  ou  d'un  matelot,  qu'il  consultait  sur  les 
affaires  de  l'Etat,  en  lui  disant  :  «  Je  suis  un  âne;  tu  as  plus 
«  d'esprit  que  moi;  décide!  »  Il  ne  cachait  pas  son  origine,  et, 
montrant  sa  main  gauche,  à  laquelle  manquait  le  pouce,  il 
racontait  volontiers  qu'il  avait  été  ainsi  mulilé  par  un  des 
animaux  qu'il  gardait  autrefois.  Le  lendemain,  il  lui  prenait 
des  fantaisies  orgueilleuses,  et  il  inventait  un  cérémonial 
auquel  tout  le  monde  devait  se  soumettre;  il  ne  répondait 
aux  réclamations  qui  lui  étaient  faites  que  par  ces  paroles  : 
«  Je  suis  le  chef  d'une  bande  de  voleurs,  et,  par  conséquent, 
mon  métier  est  de  prendre  et  non  de  rendre.  »  Il  était, 
en  outre,  très  méfiant,  et  le  commencement  de  son  règne  fut 
le  signal  de  nombreuses  exécutions.  Dès  le  premier  jour,  il 
donna  l'ordre  d'arrêter  le  reste  des  conjurés  du  Id  décembre, 
en  fit  empaler  six  et  étrangler  quatre;  d'autres  furent  bâtonnés 


310  CDAPITRE   VINGT-UNIEME 

jusqu'à  la  mort.  En  avril  1753,  il  apaisa  de  la  même  façon 
une  nouvelle  insurrection  de  la  Milice,  qui  se  révolta  encore 
au  mois  de  septembre,  et  fut  de  nouveau  durement  châtiée; 
pendant  ce  temps,  il  assurait  la  France  et  l'Angleterre  de  ses 
bonnes  intentions,  mais  il  déclarait  la  guerre  à  l'Empire,  la 
Hollande  et  la  Toscane,  pour  alimenter  la  Course.  Le  Dane- 
mark et  la  Suède  conjuraient  momentanément  l'orage  à  force 
de  présents. 

A  l'intérieur,  la  situation  était  mauvaise;  les  Kabyles, 
insurgés  depuis  Tannée  précédente,  avaient  battu  et  tué  le 
Bey  de  Tittori  ;  le  pays  de  Xûoês  ,  ému  par  les  prédications 
d'un  marabout,  s'était  déclaré  indépendant,  après  avoir  mas- 
sacré la  garnison  turque;  les  habitants  luttèrent  longtemps 
et  bravement  avant  de  se  soumettre. 

Le  1"  novembre,  le  tremblement  de  terre  qui  causa  tant  de 
désastres  célèbres  en  Portugal  et  en  Espagne,  se  fît  sentir  à 
Alger  avec  la  même  violence;  les  secousses  durèrent  plus  de 
deux  mois  ;  un  témoin  oculaire  rapporte  qu^iLne  resta  pas  une 
maison  intacte  à  Alger.  Comme  de  coutume,  les  incendies  et 
le  pillage  vinrent  escorter  ce  fléau.  En  même  temps,  le  Bey 
de  Tunis  Mabmed  déclarait  la  guerre,  marchait  contre  le  Bey 
de  Constantine,  et  lui  infligeait  deux  défaites  consécutives,  se 
vengeant  ainsi  de  l'appui  que  le  vaincu  prêtait  à  son  compéti- 
teur Ali  Metzan,  fîls  de  l'ancien  souverain.  Au  printemps 
de  1756,  Baba-Ali  fît  partir  pour  la  Tunisie  une  armée  de 
cinq  mille  hommes,  qui  s'empara  du  Kef  et  de  Bejà,  en  passa 
les  garnisons  au  fîl  de  l'épée,  et  força  Mahmed  à  se  réfugier 
sous  le  canon  de  sa  capitale;  il  y  fut  vivement  poursuivi. 
Le  31  août,  les  Algériens  prirent  Tunis  après  un  siège  de  deux 
mois,  et  s'y  livrèrent  à  tous  les  excès  ;  le  pillage  dura  vingt 
jours;  les  chrétiens  et  leurs  consuls  ne  furent  pas  épargnés,  à 
l'exception  des  Anglais.  Le  Bey,  le  jour  même  de  l'assaut, 
s'était  sauvé  à  la  Goulette  avec  ses  trésors;  il  y  avait  trouvé 
cinq  vaisseaux  de  Malte,  qu'il  avait  appelés  depuis  quelque 
temps  déjà  à  son  secours,  et  s'était  réfugié  abord;  le  Bailli  de 
Fleury,  chef  de  cette  petite  escadre,  ne  voulut  pas  s'en  aller 
sans  avoir  combattu,  et  enleva  les  navires  d'Alger  sous  le  feu 
même  des  forts;  il  prit  ensuite  la  route  de  Naples,  oii  le  sou- 


I 


LES    DEYS  311 

verain  dépossédé  se  fit  chrétien.  La  conquête  de  Tunis,  en 
excitant  l'orgueil  du  Dey,  lui  fit  perdre  le  peu  de  raison  qui  lui 
restait  ;  il  donna  l'ordre  d'incarcérer  le  consul  de  Hollande, 
parce  que  cette  nation  avait  approvisionné  l'ennemi  de  poudre 
et  de  projectiles;  M.  Levet  eut  beau  représenter  que,  depuis 
plus  de  cent  ans,  les  États  faisaient  ce  même  présent  à  toutes 
les  puissances  barbaresques,  il  fut  forcé  de  racheter  sa  liberté 
et  sa  vie  à  prix  d'or.  En  même  temps,  le  consul  d'Angleterre, 
qui  avait  promis  à  Baba-Ali  l'aide  de  la  Grande-Bretagne 
pour  reprendre  Oran,  l'irrita  contre  la  France,  et  lui  persuada 
facilement  que  les  vaisseaux  maltais  qui  avaient  dérobé  à  sa 
vengeance  et  à  sa  cupidité  son  ennemi  et  ses  trésors,  avaient 
été  envoyés  par  la  Cour  de  Versailles;  il  lui  faisait  craindre 
un  débarquement  des  vainqueurs  de  Mahon,  et,  par  de  sem- 
blables discours,  affolait  cette  cervelle  faible.  M.  Lcmaire  fut 
la  victime  de  ces  intrigues.  Depuis  son  retour,  qui  avait  eu 
lieu  le  21  juin  1755,  il  se  tenait  le  plus  possible  à  l'écart, 
après  avoir  vainement  essayé  d'obtenir  satisfaction  du  meurtre 
de  Prépaud;  le  Dey  lui  avait  répondu  «  que  ce  qui  ne  s'était 
pas  passé  sous  son  règne  ne  le  regardait  pas  »,  et,  se  plaignant 
très  aigrement  de  n'avoir  pas  reçu  de  cadeaux,  avait  menacé 
le  consul  de  le  renvoyer  en  France,  ce  qui  était  la  chose  au 
monde  que*  celui-ci  désirait  le  plus.  Au  commencement  du 
mois  d'octobre,  il  le  fit  mander,  et  le  somma  de  faire  rendre 
immédiatement  les  vaisseaux  capturés  par  le  Bailli  de  Fleury. 
M.  Lemaire  répondit  que  le  Roi  de  France  n'avait  rien  de  com- 
mun avec  l'Ordre  de  Malte  ;  on  lui  réclama  alors  une  indem- 
nité exorbitante  pour  une  barque  abandonnée,  qui  ,  après 
avoir  été  capturée  et  pillée  par  les  Reïs,  avait  été  recueillie 
par  un  navire  français;  la  discussion  s'envenima,  et,  le  11  oc- 
tobre, le  consul  fut  chargé  de  chaînes  et  conduit  au  bagne. 
Yoici  en  quels  termes  le  chancelier  Benezet  raconte  cet  événe- 
ment^ :  «  Après  cela,  on  nous  fit  retirer  et  nous  fûmes  nous 
asseoir  sur  des  bancs  sous  une  galerie  qui  règne  autour  de  la 
cour  du  palais.  Nous  y  restâmes  environ  une  heure  ;  après. 


1.  Lettres  de  Benezet.  {Archives  de  la  Chambre  de  Commerce  de  Mar- 
seiUe,  AA,  art.  494.) 


312  CHAPITRE    VINGT-UNIEME 

nous  vîmes  arriver  une  chaîne  et  des  anneaux  qu'un  esclave 
portait;  il  jeta  le  tout  devant  nous;  aussitôt  le  Caznadar,  qui 
est  la  seconde  personne  du  gouvernement,  s'approcha;  des 
Chaoux  saisirent  M.  Lemairc;  on  le  fit  asseoir  par  terre;  on 
lui  serra  Tanneau  à  la  jambe  droite  et  on  y  fixa  cette  chaîne... 
J'appris  à  la  nation  les  détails  de  ce  spectacle.  Jugez  de  l'elTet 
que  cela  fit  sur  les  esprits  ;  revenus  du  premier  coup,  nous 
avons  trouvé  parmi  nous  toute  la  force  nécessaire.  M.  le 
consul,  de  son  côté,  n'en  manque  pas.  »  En  effet,  il  avait 
supporté  cet  indigne  traitement  avec  un  grand  courage  ;  et 
l'on  ne  peut  lire  sans  émotion  les  nobles  lettres  qu'il  adressait 
aux  Echevins  de  Marseille,  le  lendemain  même  de  son  incar- 
cération, au  moment  où,  déjà  affaibli  par  la  maladie,  sa  vie  ne 
dépendait  que  du  caprice  d'un  fou*  :  «  J'ai  été  traité  comme 
vous  l'apprendrez  par  la  voix  publique;  je  rends  grâces  à  Dieu 
de  n'avoir  perdu  ni  le  courage  ni  la  présence  d'esprit,  et, 
depuis  ma  détention,  je  ne  me  suis  occupé  qu'à  remédier  au 
passé  et  à  parer  aux  nouveaux  inconvénients  qui  pourraient 
survenir.  J'espère,  avec  l'aide  du  Seigneur,  qu'il  n'arrivera 
rien  de  pire,  et  c'est  bien  assez,  quand  on  réfléchit  de  sang- 
froid  sur  le  fait  et  ses  conséquences.  » 

«  Si  je  dois  m'en  fier  aux  apparences^,  vous  n'avez  rien  à 
craindre  pour  le  pavillon  français,  ni  pour  la  sûreté  de  la  navi- 
gation. Le  fort  de  l'orage  n'est  tombé  que  sur  moi.  11  aurait 
été  à  souhaiter  que  l'éclat  eut  été  moindre;  mais,  dans  mon 
malheur,  je  rends  grâces  à  la  Providence  d'avoir  épargné  les 
intérêts  généraux  de  la  Nation.  Le  fardeau  aurait  été  trop 
grand,  si  j'avais  eu  ma  peine  et  celle  des  autres  à  supporter.  » 
Le  9  novembre,  il  écrivait  au  ministre  :  a  Une  altération  dans 
ma  santé  me  fait  douter  si  je  pourrais  résister  jusqu'au  terme 
qu'on  a  fixé.  Cela  ne  peut  guère  être  autrement,  malgré  le 
courage  dont  je  me  sens  animé,  vu  l'énorme  poids  de  mes 
chaînes,  qui  ne  me  permettent  pas  de  changer  de  place,  de 
me  déshabiller,  ni  le  plus  souvent  de  me  coucher.  »  Cependant, 
les  Français  d'Alger  étaient  fort  inquiets,  Baba-Ali  ayantjuré 

1.   Lettres    d'André-Alexandre   Lemaire.    (Archives  de  la  Chanïbre  de 
Commerce  de  Marseille,  A  A,  art.  482.) 


LES     DEYS  313 

qu'il  les  forait  tous  attacher  à  la  bouche  du  canon,  si  le  Roi 
tirait  vengeance  de  l'outrage  reçu;  le  Vicaire  Apostolique, 
M.  Bossu,  qui  avait  pris  les  sceaux  le  11  octobre,  infor- 
mait la  Cour  de  la  situation,  et  lui  indiquait  les  mesures  de 
préservation  à  prendre  dans  le  cas  de  l'arrivée  d'une  flotte. 
En  même  temps,  il  prodiguait  les  démarches  et  les  présents 
pour  délivrer  le  consul,  qui  rentra  en  France  à  la  fin  de  1756. 

La  Milice,  craignant  des  représailles,  et  fatiguée  du  mau- 
j^s  gouvernement  du  Dey,  avoit  résolu  de  s'en  débarrasser; 
le  chef  du  complot  était  ce  même  Khodjet  el-Kheil  qui  avait 
fait  nommer  Baba-Ali  ;  mais  celui-ci,  instruit  de  tout  par 
ses  espions,  fit  étrangler  les  principaux  conjurés  le  matin 
même  du  jour  où  l'explosion  devait  avoir  lieu.  Il  eût  voulu 
conserver  comme  consul  M.  Bossu,  qui  s'excusa  sur  ses  autres 
attributions,  et  M.  Pérou,  nommé  dès  le  mois  de  juillet  1757, 
arriva  à  Alger  le  11  novembre. 

Les  Kabyles  étaient  toujours  soulevés;  le  16  juillet,  ils 
s'étaient  emparés  du  Bordj-Boghni,  et  le  détruisaient,  après  un 
combat  où  périt  le  Caïd  du  Sebâou  Ahmed;  au  mois  d'août, 
ils  attaquèrent  Bordj-Bouira;  leurs  ravages  continuèrent  jus- 
qu'au milieu  de  l'année  suivante.  Le  pillage  des  consulats  de 
Tunis,  et  les  exactions  qu'y  commettaient  les  Algériens, 
avaient  appelé  Tatlention  de  la  Porte,  qui  envoya  un  Capidji, 
chargé  de  demander  des  réparations  et  d'obtenir  la  paix  pour 
l'Autriche  et  la  Hollande;  il  réussit  dans  sa  mission;  mais  ce 
fut  la  Tunisie,  déjà  si  éprouvée,  qui  dut  payer  les  frais  de  la 
guerre  ;  le  nouveau  Bey  s'engagea  pour  cinquante  mille 
sequins  et  un  tribut  annuel. 

Les  deux  années  qui  suivirent  n'amenèrent  rien  de  remar- 
quable; la  peste  et  les  tremblements  de  terre  semblaient  être 
devenus  endémiques  à  Alger;  les  Reïs,  sûrs  de  l'impunité, 
fondaient  indistinctement  sur  tous  les  pavillons,  et  les  plaintes 
étaient  inutiles,  le  Dey  se  contentant  de  répondre  «qu'il  n'y 
pouvait  rien  ».  M.  Pérou  lui  était  particulièrement  antipa- 
thique, parce  qu'il  le  fatiguait  de  ses  réclamations,  et  ne  lui 
faisait  pas  autant  de  présents  qu'il  en  eût  voulu  recevoir;  en 
mai  1760,  la  mauvaise  volonté  d'Ali  éclata  au  sujet  d'un  passe- 
port qui  avait  été  délivré  à  un  sieur  de  la  Pierre,  sujet  fran- 


314  CHAPITRE  VINGT-UNIÈME 

çais  embarqué  sur  un  navire  espagnol.  Comme  ce  marin  s'était 
fait  faussement  inscrire  sur  le  rôle  d'équipage  comme  Bis- 
cayen,  le  consul  fut  accusé  de  distribuer  des  passe-ports  aux 
ennemis  de  la  Régence,  et  fut  renvoyé  du  Divan  avec  des  me- 
naces; la  vérité  est  que  le  Dey  ne  voyait  dans  les  mutations 
qu'une  occasion  de  recevoir  de  nouveaux  présents.  Le  vicaire 
apostolique  Groiselle  prit  les  sceaux  en  attendant  la  décision 
de  la  Cour.  Mais  on  sembait  s'être  désintéressé  des  affaires 
d'Alger,  et  ce  ne  fut  qu'au  mois  d'août  1762  que  MM.  de 
Rochemore  et  de  Cabanous  parurent  dans  le  port,  avec  les 
vaisseaux  VAitie?^  eila,  Fa7itasque ;  ils  parlèrent  énergiquement 
et  Baba- Ali  fit  des  excuses,  en  alléguant  qu'il  avait  été  trompé, 
et  qu'il  avait  châtié  sévèrement  son  infidèle  conseiller.  Il 
venait  en  effet  de  faire  étrangler  le  Khaznadji,  mais  pour  des 
motifs  tout  différents;  comme  la  Cour  était  décidée  d'avance 
à  ne  pas  pousser  les  choses  à  l'extrême,  on  feignit  de  croire  le 
Dey,  et  on  se  contenta  de  celte  prétendue  réparation.  Lord 
Gleveland  était  venu  renouveler  les  traités  de  l'Angleterre,  en 
fournissant  un  riche  matériel  de  guerre.  Venise  avait  acheté 
la  paix,  moyennant  quarante  mille  sequins,  et  un  tribut  annuel 
de  dix  mille. 

La  peste  continuait  à  sévir  ;  de  plus,  la  ville  manquait  d'eau, 
les  derniers  tremblements  de  terre  ayant  tari  les  canaux 
souterrains  et  les  aqueducs.  Baba-Ali  fit  rétablir  les  fontaines, 
et  frappa  à  cet  effet  un  nouvel  impôt.  Les  esclaves  employés 
à  ces  travaux,  fort  maltraités  et  privés  de  l'espoir  d'être  rache- 
tés, par  suite  de  l'énorme  prix  qu'avaient  atteint  les  rançons, 
se  révoltèrent  en  masse  le  13  janvier  176.3;  il  en  fut  fait  un 
grand  massacre.  La  Hollande  essaya  de  substituer  un  tribut 
en  numéraire  à  celui  qu'elle  avait  jusque-là  fourni  en  muni- 
tions de  guerre;  cette  prétention  ne  fut  pas  admise.  L'humeur 
inquiète  et  soupçonneuse  du  Dey  multipliait  les  exécutions; 
Sidi-Younes,  fils  de  l'ancien  Bey  de  Tunis,  fut  égorgé  avec 
toute  sa  famille,  au  mépris  des  droits  de  l'hospitalité;  l'Oukil- 
el-Hardj  de  la  Marine  fut  destitué,  ainsi  que  l'Agha  des 
Spahis  ;  une  terrible  disette  régnait  à  Alger,  où  la  population 
menaçait  de  s'insurger.  Le  nouveau  consul,  M.  Yallière,  qui 
était  arrivé  le  21  mai,  fut  la  première  victime  de  tout  ce 


I 


LES     DEYS  315 

désordre.  Les  présents  qu'il  avait  apportés  lui  valurent 
d'abord  une  bonne  réception  et  les  assurances  d'une  tran- 
quillité qui  ne  dura  pas  longtemps.  Il  y  avait  à  peine  cinq 
mois  qu'il  se  trouvait  à  Alger,  lorsqu^on  y  apprit  qu'un  bâti- 
ment français,  commandé  par  le  capitaine  Aubin,  avait 
ouvert  le  feu  sur  un  navire  algérien  qu'il  avait  pris  pour  un 
pirate  de  Salé.  Le  fait  arrivait  souvent;  car  les  Reïs  ne  se 
faisaient  aucun  scrupule  de  déguiser  leur  nationalité  sous  un 
faux  pavillon.  Cette  fois  le  corsaire  fut  vainqueur,  et  rentra 
dans  le  port  le  14  septembre,  remorquant  sa  prise,  dont 
l'équipage  fut  mis  aux  fers.  Le  lendemain,  le  consul  se  pré- 
senta à  l'audience,  et  demanda  que  les  prisonniers  lui  fussent 
remis,  s'engageant  à  faire  punir  le  capitaine,  si  sa  culpabilité 
était  démontrée  ;  il  fut  très  mal  reçu  par  le  Dey,  qui,  encouragé 
par  l'impunité  dont  il  avait  joui  jusque-là,  déclara  que  ces 
choses  là  n'arrivaient  jamais  qu'avec  les  Français,  et  qu'il 
n'avait  pas  de  pires  ennemis  qu'eux.  Après  cette  violente 
sortie,  enivré  de  sa  propre  colère,  il  lit  arrêter  M.  Vallière,  et 
le  pro-vicaire  apostolique  Lapie  de  Savigny,  qui  furent 
accouplés  à  la  chaîne;  les  équipages  de  quatre  vaisseaux 
marchands  qui  se  trouvaient  dans  le  port,  les  missionnaires^ 
le  chancelier  et  le  secrétaire  du  consulat  subirent  le  même 
sort;  ils  furent  conduits  au  bagne  du  Beylik,  et,  le  lendemain, 
on  les  mena  aux  carrières,  attelés  à  des  charrettes,  en  butte 
aux  injures  et  aux  mauvais  traitements  de  la  populace.  Le 
jour  suivant,  les  principaux  d'entre  les  captifs  furent  dispensés 
du  travail;  mais  on  leur  laissâtes  chaînes,  qui  pesaient  quatre- 
vingts  livres.  Leur  captivité  dura  quarante-six  jours  ^  Pendant 
ces  événements,  sur  les  ordres  venus  d'Alger,  le  Bey  de  Gons- 
tantine  séquestrait  les  Etablissements  et  empêchait  la  sortie 
des  bateaux  corailleurs  et  le  départ  du  personnel.  A  ce  sujet, 
M.  Yallière  envoya  au  Ministre  un  mémoire  dans  lequel  il 
remontrait  :  que  le  Bastion  et  la  Galle  n'étaient  que  des  otages 
aux  mains  de  l'ennemi,,  aussi  bien  que  les  personnes  des  Con- 
suls et  des  Résidents  ;  que  le  meilleur  parti  à  prendre  serait 

1.  Lettres  de  Jean-Antoimi  Vallière.  {Archives  de  la  Chambre  de  Com- 
merce de  Marseille,  AA,  art.  486.) 


316  CHAPITRE   VINGT-UNIÈME 

do  rappeler  tous  les  Français,  et  d'infliger  ensuite  à  la  Régence 
un  châtiment  assez  sévère  pour  la  forcer  au  respect  des  traités. 
Telle  était  aussi  l'opinion  de  M.  Groiselle,  qui  écrivait  en 
mars  1763  :  «  Un  troisième  moyen  serait  de  châlier  les  Algé- 
riens delà  bonne  façon  jusqu'à  ce  qu'ils  crient  miséricorde, 
les  laisser  languir  longtemps  pour  l'obtenir,  et,  après  que  le 
traité  aurait  été  renouvelé,  en  soutenir  avec  vigueur  Texécu- 
tion,  en  demandant  satisfaction  de  la  plus  petite  infraction, 
les  faisant  visiter  une  fois  ou  deux  par  an  par  des  fré- 
gates, etc.  *   » 

Lorsque  la  Cour  fut  instruite  de  celte  nouvelle  violation  du 
droit  des  gens,  elle  fit  partir  M.  de  Fabry,  qui  arriva  le 
11  novembre  devant  Alger,  avec  deux  vaisseaux  et  une 
frégate  ;  il  avait  reçu  l'ordre  de  commencer  par  le  rembarque- 
ment du  consul  et  de  tous  les  Français,  afin  de  ne  pas  laisser 
aux  Algériens,  dans  le  cas  oii  il  faudrait  sévir,  la  faculté  de 
recommencer  les  massacres  de  1683  et  de  1688;  mais  le  Dey  ne 
voulut  pas  consentir  au  départ  de  ceux  qu'il  considérait 
comme  sa  sauvegarde,  et  répondit  aux  plaintes  du  chef 
d'escadre  par  d'autres  griefs;  celui-ci  n'osa  pas  pousser  les 
choses  plus  loin,  et  revint  en  France  prendre  de  nouveaux 
ordres.  Cependant,  son  attitude  très-ferme  avait  donné  des 
inquiétudes  à  Baba-Ali,  et,  quand  l'officier  français  reparut 
devant  lui,  le  8  janvier  1764,  il  le  trouva  tout  disposé  à  faire 
les  réparations  nécessaires.  Le  Khaznadji  fut  étranglé,  pour 
avoir  conseillé  l'arrestation  du  Consul;  celui-ci  fut  conduit 
à  bord  des  vaisseaux,  et  salué  exceptionnellement  de  cinq 
coups  de  canon  ;  deux  jours  après,  il  débarqua,  et  fut  salué  de 
nouveau,  et  reçu  avec  des  égards  tout  particuliers;  les  dom- 
mages causés  aux  Concessions  avaient  déjà  été  l'objet  d'une 
indemnité.  Trois  Reïs,  contre  lesquels  il  y  avait  d'anciennes 
plaintes,  furent  bâtonnés  et  cassés  de  leur  grade;  quelques- 
uns  de  leurs  amis,  qui  insultèrent  M.  Yallière  à  ce  sujet, 
furent  arrêtés  et  reçurent  également  la  bastonnade  devant  la 
porte  du  Consulat  ;  le  pavillon  blanc  fut  parfaitement  respecté 


1.  Lettres  du  vicaire  apostolique  Groiselle.  {Archives  de  la  Chambre  de 
Commerce  de  Marseille,  AA,  arl.  485.) 


LES    DEYS  317 

depuis  jusqu'à  la  mort  du  Dey,  dont  la  colère  s'était  chang-ée 
en  terreur  :  car  il  avait  appris  d'une  façon  certaine  que  le 
premier  coup  de  canon  des  Français  fut  devenu  le  signal 
d'une  révolution,  dans  laquelle  il  eûl  certainement  perdu  la 
vie.  L'Angleterre,  qui  vit  avec  peine  avorter  le  résultat  des 
manœuvres  des  agents,  fit  faire  des  plaintes  par  le  capitaine 
Harisson,  qu'elle  envoya  avec  une  petite  escadre;  il  n'obtint 
que  des  promesses.  La  Toscane  se  vit  déclarer  la  guerre,  sous 
prétexte  qu'elle  prêtait  aux  Napolitains  les  passe-ports  qui  lui 
étaient  délivrés. 

A  peine  un  complot  était-il  apaisé,  qu'il  en  renaissait  un 
autre;  au  commencement  de  1765,  le  frère  de  Baba-Ali, 
Aglia  des  Spahis,  l'Oukil -el-IIardj  de  la  Marine,  et  quarante 
Turcs  furent  arrêtés  et  exilés  à  Smyrne;  tous  leurs  biens 
furent  confisqués.  Le  Dey  vécut  encore  près  d'un  an,  ne  sor- 
tant plus  de  cliez  lui;  le  2  février  1766,  il  mourut  à  la  suite 
d'une  longue  maladie,  pendant  laquelle  la  Milice  chercha  plu- 
sieurs fois  à  s'ameuter;  elle  fut  maintenue  en  respect  par  la 
fermeté  de  Mohammed-ben-Osman,  qui  se  vit  proclamé  d'un 
consentement  unanime,  aussitôt  que  le  trône  fut  vacant. 
C'était  un  homme  sage,  travailleur,  d'un  esprit  juste  et  très 
ferme;  on  ne  pouvait  guère  lui  reprocher  qu'une  avarice 
extrême;  il  fit  savoir  aux  Reïs  que  tous  ceux  qui  donneraient 
lieu  à  des  plaintes  justifiées  seraient  rigoureusement  punis; 
défendit  aux  janissaires,  sous  peine  de  mort,  de  sortir  en 
armes  dans  la  ville,  et  tint  la  main  avec  rigueur  à  l'exécution 
de  ces  ordres.  Son  élévation  avait  été  due  à  un  des  caprices 
bizarres  de  son  prédécesseur.  Étant  simple  loldach^  un  chaouch 
était  venu  le  chercher  dans  sa  caserne,  le  confondant  avec  un 
autre  Mohammed,  que  le  Dey  voulait  charger  d'une  mission  ; 
lorsqu'il  parut  à  la  Jenina,  Baba-Ali  l'accabla  d'abord  d'in- 
jures, et  le  fit  chasser  de  sa  présence;  mais  tout  à  coup,  avec 
son  habituelle  mobilité  d'esprit^  il  s'imagina  que  ce  n'était 
pas  sans  un  dessein  particulier  que  Dieu  avait  permis  l'erreur 
commise,  et,  faisant  rappeler  à  la  hâte  celui  qu'il  venait 
d'expulser,  il  le  nomma  immédiatement  «  Khodja  d'audience  » 
et,  quelque  temps  après,  Khaznadji.  Ce  choix,  dicté  par  le 
hasard,  fut  des  plus  heureux;  car  le  nouveau  Dey  fut  certaine- 


318  CHAPITRE  VINGT-UNIEME 

ment  le  meilleur  de  tous  ceux  qui  se  succédèrent  sur  le  trône 
d'Alger,  qu'il  occupa  pendant  vingt-cinq  ans,  en  dépit  des 
nombreuses  conspirations  que  sa  juste  sévérité  fit  éclore. 
Deux  mois  à  peine  après  son  élection,  le  11  avril,  une  première 
révolte  coula  la  vie  à  sept  des  conjurés  :  trente  autres  se  sau- 
vèrent en  Kabylie.  Au  mois  de  juin,  à  la  suite  d'une  tentative 
d'assassinat  commise  devant  la  Mosquée,  treize  coupables 
furent  étranglés;  le  12  août,  rOukil-el-Hardj  de  la  Marine, 
très  compromis,  fut  destitué  et  exilé  avec  ses  partisans;  au 
mois  d'octobre,  quatre  janissaires  furent  sabrés  sur  place,  au 
moment  où  ils  appelaient  aux  armes  ;  mais  la  Milice  était 
depuis  trop  longtemps  grangrénée  d'indiscipline  pour  pouvoir 
être  guérie  par  cette  dure  répression,  et  chaque  année, 
jusqu'en  1783,  elle  s'exposa  de  la  même  manière  à  un  châti- 
ment qui  ne  lui  manqua  jamais. 

Pour  arriver  à  équilibrer  son  budget,  tout  en  respectant 
les  pavillons  français  et  anglais,  Mohammed  augmenta  les 
tributs  du  Danemark,  de  la  Suède,  de  la  Hollande  et  de 
Venise;  ce  fut  par  cette  dernière  qu'il  commença.  Il  en  chassa 
le  consul,  sous  prétexte  qu'il  ne  lui  avait  pas  fait  le  don  de 
joyeux  avènement,  et  déchira  le  traité  de  1764,  n'accordant 
qu'avec  peine  une  trêve  de  quatre  mois,  et  demandant  pour  prix 
du  maintien  de  la  paix  un  présent  de  cinquante  mille  sequins, 
et  douze  mille  sequins  par  an  au  lieu  de  dix  mille.  La  Répu- 
blique envoya  le  13  juillet  1767  l'amiral  Angelo  Emo  avec  une 
escadre;  il  ne  put  rien  obtenir,  revint  le  8  juin  1768,  et  eut 
cette  fois-là  un  meilleur  succès,  grâce  à  un  présent  de  vingt- 
deux  mille  sequins,  et  au  consentement  de  majorer  le  tri- 
but annuel.  La  Hollande  dut  se  résigner  à  fournir  des  muni- 
tions comme  par  le  passé,  après  avoir  vu  refuser  l'entrée  du 
port  aux  bâtiments  qui  apportaient  d'autres  présents  que  des 
armes  ou  de  la  poudre.  Le  22  février  1769,  le  capitaine 
Binkes  vint  renouveler  les  conventions  anciennes,  escortant, 
avec  le  vaisseau  le  Zéphir,  trois  navires  chargés  des  dons 
exigés,  qui  furent  débarqués  le  3  mars.  La  Suède  avait  obéi  à 
la  première  réquisition  ;  son  tribut  en  munitions  ou  agrès  fut 
porté  à  trois  cent  mille  livres,  sans  compter  les  donatives 
accoutumées.   Les  Anglais,  qui,  sous  l'ancien  Dey,  avaient 


b 


LES    DEYS  319 

acquis  beaucoup  d'influence,  se  virent  éconduits  par  Moham- 
med, et  leur  nouveau  consul,  ayant  manifesté  l'intention  de 
se  présenter  à  Taudience  Fépée  au  côté,  fut  prévenu  qu'elle 
lui  serait  arrachée  et  cassée  sur  la  tête;  il  se  le  tint  pour  dit, 
et  renonça  à  pousser  plus  loin  ses  prétentions.  Le  Danemark, 
après  une  première  querelle,  survenue  en  1767,  et  apaisée 
l'année  suivante  à  prix  d'or,  reçut  une  déclaration  de  guerre, 
le  14  août  1769,  malgré  les  instances  de  la  Porte.  Le  Dey  lui 
reprochait  un  retaid  dans  l^envoi  des  donatives,  et  l'abus 
qu'aurait  commis  sa  marine,  en  couvrant  de  son  pavillon  les 
navires  de  Hambourg.  Le  l®""  juillet  1770,  une  escadre  danoise, 
composée  de  quatre  vaisseaux  de  ligne  de  soixante-dix  canons, 
deux  frégates  de  quarante,  deux  galiotes  à  bombes,  et  quatre 
transports,  mouilla  dans  la  baie  d'Alger.  Son  commandant,  le 
contre-amiral  comte  de  Kaâs,  fit  arborer  le  pavillon  blanc.  Le 
Dey  envoya  en  parlementaire  le  capitaine  du  port,  et  pria 
M.  Vallière  de  l'assister  à  titre  officieux,  faisant  dire  à  TAmiral 
que,  s'il  venait  en  ennemi,  on  était  prêt  à  le  recevoir  et  qu'il 
pouvaitattaquer  immédiatement;  et que^ s'il venaitpour traiter, 
il  avait  tort  de  se  présenter  avec  des  galiotes  à  bombes.  M.  de 
Kaàs  répondit  en  réclamant  les  prises  faites  sous  pavillon 
danois,  et  déclara  le  port  d'Alger  en  état  de  blocus.  Les  forts 
ouvrirent  le  feu,  le  S  juillet,  aussitôt  que  cette  lettre  eut  été 
communiquée  au  Divan;  dès  le  4,  M.  Vallière  avait  fait  éloi- 
gner les  bâtiments  français  qui  se  trouvaient  dans  le  port. 
Dans  la  nuit  du  6,  les  canonnières  firent  une  sortie  vigoureuse, 
et  cherchèrent  à  s'emparer  des  galiotes;  le  combat  fut  très- 
vif.  Du  5  au  10,  la  canonnade  et  le  bombardement  ne  disconti- 
nuèrent pas,  mais  sans  produire  grand  effet,  la  flotte  se  tenant 
trop  au  large;  Mohammed  raillait  les  Danois,  «  les  accusant 
de  faire  la  guerre  au  poisson.  »  Le  temps  devint  mauvais  à 
partir  du  11,  et  l'escadre  s'éloigna  le  14,  après  un  nouvel  et 
inutile  envoi  de  parlementaire.  Cette  expédition  mal  conduite 
enfla  l'orgueil  des  Algériens,  et  coûta  fort  cher  au  Dane- 
mark, lorsqu'il  envoya  l'amiral  Hoogland  traiter  en  1772.  La 
Régence  ne  rendit  rien^  et  exigea  cinquante  mille  sequins, 
quatre  mortiers  de  bronze,  quatre  cents  bombes,  quarante 
canons  de  fer,  quatre  mille  boulets,  cinq  cents  quintaux  de 


320  CIlAPirRE    VINGT-UNIEME 

poudre,  cinquanle  grands  mâts,  autant  de  câbles  à  ancre, 
beaucoup  d'autres  agrès  et  bois  de  construction,  et,  de  plus, 
le  rappel  des  présents  annuels  et  régales  consulaires  non 
payés  depuis  la  rupture. 

A  l'intérieur,  les  Kabyles  s'étaient  insurgés  au  commence- 
ment de  1767  ;  la  révolte  avait  commencé  par  les  Flissas,  qui 
avaient  refusé  l'impôt  ;  une  troupe  de  janissaires  fut  envoyée 
contre  eux,  et  sévit  infliger  une  sanglante  défaite.  Trois  cents 
Turcs  restèrent  sur  le  terrain,  et  les  survivants  furent  mis  en 
déroute.  Le  Dey  accusa  TAgha  de  lâcheté,  le  fit  étrangler,  et 
le  remplaça  par  le  Khodjet-el-Kheïl  El-Ouali,  qu'il  envoya  à 
l'ennemi  l'année  suivante,  avec  quatre  mille  loldachset  douze 
mille  hommes  des  contingents  de  Titeri  et  d'Oran.  Le  Bcy  de 
Constantine  appuya  le  mouvement  en  marchant  sur  Sétif  ;  car 
toute  la  montagne  était  en  feu,  et  plus  de  quarante  mille 
Kabyles  marchaient  sous  les  ordres  du  marabout  Si-Ahmed- 
ou-Saadi.  Le  combat  s'engagea,  près  de  Amnouch;  l'armée 
algérienne  fut  écrasée,  perdit  nîille  deux  cents  Turcs,  trois  mille 
hommes  des  goums,  son  général  et  ses  bagages.  Elle  fut 
poursuivie  jusque  sous  les  murs  de  la  ville;  les  vainqueurs  se 
répandirent  dans  le  Sahel  et  dans  la  Mitidja,  qu'ils  dévastèrent, 
coupant  les  routes,  et  enlevant  les  conyois  de  blé,  ce  qui 
amena  une  terrible  disette.  Celle-ci  entraîna  à  sa  suite  de 
nouveaux  complots,  et  le  mécontentement  fut  tel,  que,  dans 
l'espace  de  trois  mois,  on  essaya  six  fois  d'assassiner  Moham- 
med, qui  se  renferma  dans  la  Jenina,  d'où  il  n'osait  plus 
sortir.  En  1769,  il  fit  partir  une  nouvelle  expédition,  dont  le 
chef  reçut  l'ordre  de  ne  pas  trop  s'engager  et  de  se  borner  à 
occuper  des  positions  solides;  cette  habile  combinaison  pro- 
duisit de  bons  résultats;  les  montagnards,  bloqués  à  leur  tour, 
se  virent  en  proie  à  la  famine,  et  la  discorde  se  mit  parmi 
eux;  les  Flissas  et  les  Maaktas  se  ruèrent  les  uns  contre  les 
autres,  et  cette  guerre  civile  dura  environ  sept  ans.  Au  mois 
de  juillet  1772,  les  tribus  de  la  montagne  de  Blidah  et  celles 
de  risser  demandèrent  la  paix;  en  octobre  1773^  le  Bey  de 
Constantine  apaisa  les  troubles  du  Ilodna,  et  envoya  à  Alger 
soixante  tètes,  quatre  cents  paires  d'oreilles  et  cinquante  pri- 
sonniers. Telle  fut  la  fin  de  cette  longue  insurrection,  pendant 


LES    DEYS  ^^  321 

laquelle  Alger  avait  eu  à  subir  une  année  de  sécheresse,  une 
invasion  formidable    de    sauterelles,  trois   tremblements  de 
terre,  et  les  dévastations  commises  par  les  Turcs  rentrés  de 
captivité.  En  1768,  l'Espagne,  ayant  fait  un  grand  rachat  de 
captifs  dont  il  sera  parlé  tout  à  l'heure^  donna  la  liberté  aux 
Turcs  de  ses  galères.  C'était  la  première  fois  qu'une  chose 
semblable  arrivait  depuis  plus  de  deux  cent  cinquante  ans; 
car  jamais  le  Conseil  Royal  n'avait  voulu  consentir  à  un  rachat 
ni  à  un  échange  de  captifs,  retenu  qu'il  était  par  un  scrupule 
religieux,  qui  lui  interdisait  d'accroître,  par  quelque  moyen 
que  ce  fût,  les  forces  de  l'Islam.  Il  en  résultait  que,  lorsqu'un 
Algérien  tombait  entre  les  mains  des  Espagnols,  il  était  con- 
sidéré par  les  siens  comme  un  homme  mort  ou  tout  au  moins 
perdu  à  jamais,  et  sa  succession  s'ouvrait  immédiatement. 
Lorsque  la  convention  de  1768  brisa  les  fers  de  douze  cents  de 
ces  malheureux,  ils  se  trouvèrent  donc  dans  le  plus  profond 
dénûment,  et,  rentrant  dans  leur  patrie  au  moment  où  la 
famine  y  régnait,  ils  furent  accablés  par  une  cruelle  misère. 
Indignés  de  voir  que  personne  ne  s'occupait  de   leur  faire 
rendre  leurs  biens,  ils  se  livrèrent  à  toutes  sortes  de  violences, 
et  il  fallut  les  expulser  par  la  force.  Ils  se  répandirent  dans  les 
campagnes,  alors  occupées  par  les  Kabyles,  et  pillèrent  de 
concurrence  avec  eux;  la  rencontre  de  ces  deux  éléments 
rivaux  de  dévastation  amena  une  série  de   petits  combats, 
dans  lesquels  presque  tous  les  nouveaux  venus  disparurent 
peu  à  peu;  les  survivants  rentrèrent  lors  de  la  paix  de  1773  et 
ne  furent  pas  inquiétés  pour  le  passé.  Le  cartel  d'échange 
dont  ils  avaient  été  l'objet  datait  du  mois  d'octobre  1768; 
cinq    cent    soixante -six  Espagnols   furent   troqués   à  cette 
époque  contre  onze    cent    six    Turcs  ou  Mores  ;   sept    cent 
douze  autres  chrétiens  coûtèrent  plus  de  sept  millions;  les 
Portugais  dépensèrent  de  leur  côté,  et  pour  le  même  effet, 
environ  deux  millions^  et  l'Autriche  cinq  cent  mille  livres. 
Encore  le  Dey  ne  voulut-il  relâcher  à  aucun  prix  les  char- 
pentiers^ calfats  et  autres  ouvriers  utiles  à  la  construction  et 
à  la    réparation  des  navires.  Les   esclaves  des  particuliers 
furent  vendus  au  prix  exorbitant  de  douze  cents  piastres, 
sans  compter  les  droits,  qui  doublaient  presque  cette  somme. 

21 


322  CHAPITRE     VINGT-UNIÈME 

Pendant    tout  ce   temps,   M.   Yallière,   fort   bien  vu  par 
Mohammed,  avait  rempli  très  tranquillement  les  devoirs  de  sa 
charge.  Au  commencement  de  1771,  survint  un  incident,  qui, 
sous  les  derniers  Deys^  eut  certainement  amené  une  rupture 
et  qui  fut  calmé  fort  aisément  à  l'amiable.  Il  s'agissait  d'une 
polacre  française,  transportant  des   pèlerins   algériens  à  la 
Mecque,  qui  avait  été  prise  par  un  vaisseau  russe,  avec  le 
gouvernement   duquel    la  Régence  se  trouvait  en  guerre, 
depuis  qu'elle  avait  envoyé  ses  vaisseaux  rejoindre  les  flottes 
ottomanes  à  Tchesmé.  La  Cour  de  France  ayant  avisé  celle 
de  Saint-Pétersbourg  des  embarras  que  pouvait  lui  susciter 
cette  prise,  l'amiral  OrlofF  montra  un  très  grand  esprit  de  con- 
ciliation, en  offrant  sa  capture  au  Roi  par  l'intermédiaire  du 
Grand-Maître  de  Malte  ;  elle  fut  renvoyée  à  Alger,  avec  son 
équipage.  En  même  temps,  le  Consul,  pour  complaire  au 
Dey,  qui  voulait  perfectionner  l'instruction  des  deux  cents 
canonniers  récemment  envoyés  par  le  sultan,  faisait  venir  de 
Paris,  avec  l'autorisation  du  Conseil,  des  stadias,  des  manuels 
d'artillerie  [Le  Bombardier  français),   et  le  maître-fondeur 
Duppnt,  dont  le  fils  coula  les  belles  pièces  qui  se  trouvent  à 
l'hôtel  des  Invalides  depuis  la  conquête  de  1830. 

Les  relations  de  la  France  et  de  la  Régence  étaient  donc 
excellentes;  il  n'en  était  pas  de  même  de  TAngleterre,  dont 
le  Consul,  M.  Fraser,  exaspérait  le  Dey,  en  l'obsédant  afin 
d'obtenir  la  permission  d'ouvrir  un  comptoir  pour  l'exporta- 
tion des  grains,  ce  qui,  dans  l'état  de  disette  où  se  trouvait  la 
ville,  eut  inévitablement  amené  une  révolte.  Enfin,  à  la  suite 
d'une  altercation  relative  au  port  de  l'épée  à  l'audience, 
Mohammed  le  fit  chasser  du  palais. 

Le  18  septembre  et  le  27  octobre  1772,  le  capitaine  Wil- 
kinson  vint  présenter  ses  réclamations;  il  lui  fut  répondu  que 
le  consul  ne  serait  plus  jamais  reçu  à  la  Jenina,  et  il  ne  put 
pas  obtenir  d'autre  solution.  De  plus,  comme  il  avait  annoncé 
que  les  captifs  qui  se  réfugieraient  à  son  bord  seraient  libres 
de  plein  droit,  on  les  fit  charger  de  chaînes,  eton  les  lui  offrit 
en  spectacle  le  jour  de  son  audience.  Le  14  octobre  de  l'année 
suivante,  le  capitaine  Stoff  arriva  sur  la  frégate  V Alarme;  le 
Dey  lui  déclara  que  «  le  consul  était  un  brouillon,  et  que,  si 


LES   DEYS  323 

on  voulait  la  paix,  il  fallait  le  remplacer.  »  M.  Fraser  fut 
embarqué  le  22.  Il  revint  le  22  avril  1774,  avec  deux  vais- 
seaux et  une  frégate,  commandés  par  le  commodore  Denis,  et  il 
ne  lui  fut  pas  permis  de  débarquer.  Le  16  février  1775,  la 
frégate  V Alarme  reparut  devant  Alger  pour  le  même  motif, 
portant  une  lettre  conciliatrice  du  Sultan,  qui  engageait 
Mohammed  «  à  recevoir  de  nouveau  M.  Fraser,  ne  fût-ce  que 
pour  quinze  jours,  afin  de  donner  satisfaction  à  l'Angleterre.  » 
Mais  tout  fut  inutile,  et  l'intervention  delà  Porte  irrita  le  Dey, 
qui  persista  plus  que  jamais  dans  son  refus;  le  capitaine  Stofî 
ne  put  lui  arracher,  à  force  d'instances,  qu'une  lettre  adressée 
au  roi  Georges,  dans  laquelle,  après  force  plaintes  contre 
l'ancien  consul,  il  en  demandait  un  nouveau.  Lorsque  celui- 
ci  arriva  en  1776,  il  rencontra  les  mêmes  difficultés  que  son 
prédécesseur  au  sujet  du  port  de  l'épée.  Il  résultait  de  cette 
brouille,  qu'en  1774,  la  Régence  avait  à  craindre  les  attaques 
de  l'Angleterre,  la  Russie,  la  Suède,  dont  le  consul  venait 
d'être  insulté,  et  de  l'Espagne  dont  les  plaintes  n'étaient  pas 
écoutées^  et  dont  les  côtes  étaient  soumises  à  des  ravages 
continuels. 


CHAPITRE    VINGT-DEUXIEME 

LES  DEYS  (Suite) 


SOMMAIRE.  —  Mohaiiiaied  fortifie  Alger.  —  Expédition  d'O'Reilly.  —  Prise 
du  Septimane.  —  L'Espagne  ctierciie  en  vain  à  conclure  la  paix.  —Invasion 
de  sauterelles  et  famine.  —  Révolte  des  captifs  français  déserteurs  d'Oran. 
—  Le  Consul  anglais  est  renvoyé.  —  Exploit  de  M.  de  Flotte.  —  Les  bombor- 
dements  de  Don  A.  Barcelo.  —  Traité  onéreux  de  l'Espagae.  —  Peste, 
famine  et  complots.  —Rachat  des  déserteurs  d'Oran.  —  Révolte  Kabyle.  — 
Mort  de  Mohammed. 


Prévoyant  l'orage  qui  menaçait  de  fondre  sur  lui,  Mohaui- 
med  montrait  la  plus  grande  activité  ;  il  donnait  tous  ses  soins 
aux  fortifications  d'Alger,  dirigeant  lui-même  les  travaux,  et 
distribuant  en  un  seul  jour  mille  cinq  cent  vingt-cinq  livres 
aux  esclaves  qui  réparaient  les  batteries  du  môle  ;  il  envoyait 
des  ordres  très  précis  aux  Beys  de  l'intérieur,  dont  les  con- 
tingents devaient  être  tenus  sous  les  armes  et  prêts  à  marcher 
au  premier  signal;  en  même  temps,  il  faisait  prêcher  «  le 
Djehad  »  en  Kabylie  par  des  Marabouts  qu'il  avait  soudoyés  à 
cet  effet.  Pendant  ce  temps,  l'Espagne  armait,  comprenant 
enfin  que  la  situation  qui  lui  était  faite  à  Oran  était  humiliante 
et  ruineuse  de  toutes  façons,  et  qu'elle  ne  pouvait  y  avoir  de 
paix  que  par  la  soumission  ou  la  destruction  d'Alger. 
Charles  III  avait  donc  fait  assembler  à  Carthagène  une 
armada  de  six  grands  vaisseaux,  quatorze  frégates,  vingt- 
quatre  corvettes  ou  galiotes  à  bpmbes,  et  344  bâtiments  de 
transport,  chargés  de  vingt-deux  mille  six  cents  combattants 
et  de  cent  pièces  de  siège  ou  de  campagne.  La  flotte  était  sous 
les  ordres  de  Don  Pedro  Castejon;  le  Lieutenant-Général 
O'Reilly  commandait  l'armée.  L'expédition,  qui  devait  partir 
au  milieu  du  mois  de  mai,  fut  retardée  par  le  mauvais  temps 
jusqu'au  23  juin.  Le  l^r  juillet,  les  navires  étaient  en   vue 


LES   DEYS  325 

d'Alger;  on  reconnut  la  côte,  et  on  la  trouva  partout  formida- 
blement armée  de  batteries.  Après  quelques  hésitations,  le 
Général  choisit  pour  le  débarquement  la  plage  qui  s'étend  à 
l'ouest  de  l'embouchure  de  l'Harrach  ;  cette  opération,  con- 
trariée par  un  fort  coup  de  vent  d'est,  ne  put  s'effectuer  que 
le  8.  En  quatre  heures,  sept  mille  sept  cents  hommes  et 
douze  pièces  de  canon  furent  mis  à  terre,  sans  rencontrer 
d'abord  une  très  grande  résistance;  mais  les  troupes  ne  tar- 
dèrent pas  à  se  trouver  fort  incommodées  par  lamousqueterie 
de  l'ennemi,  qui,  abrité  derrière  les  dunes,  bravait  le  feu  des 
vaisseaux.  Fatigués  de  se  laisser  tuer  sans  combattre,  les 
Espagnols  donnèrent  de  l'avant,  et  cherchèrent  à  prendre  posi- 
tion sur  une  hauteur  qui  s'élève  à  six  cents  pas  du  rivage  ; 
mais  les  jardins,  les  maisons  et  les  broussailles  donnaient 
abri  à  des  milliers  de  tirailleurs,  qui  ne  permirent  pas  aux 
assaillants  de  dépasser  le  pied  des  collines.  En  même  temps, 
les  cavaliers  des  goums  et  les  Kabyles  se  déployaient  à  droite 
et  à  gauche;  les  trois  batteries  de  l'Harrach  et  du  Hamma 
empêchaient  le  ralliement  des  fuyards^  et  les  officiers  s'effor- 
çaient en  vain  d'abriter  les  soldats  derrière  un  retranchement 
improvisé,  que  l'extrême  ténuité  des  seuls  matériaux  qu'on 
trouva  rendit  inefficace.  Tous  les  points  favorables  se  gar- 
nirent en  peu  d'instants  des  canons  qu'Alger  envoyait  sans 
relâche,  et  les  pertes  des  assaillants  devinrent  énormes.  En 
moins  de  cinq  heures,  cent  quatre-vingt-onze  officiers  et  deux 
mille  quatre-vingt-huit  hommes  furent  tués  ou  mis  hors  de 
combat.  L'armée  était  entièrement  entourée,  et  avait  affaire  à 
des  forces  tellement  considérables,  qu'il  devenait  très  difficile 
de  chercher  à  prolonger  la  lutte  dans  de  semblables  conditions  ; 
car  le  nombre  des  défenseurs  d'Alger  s'accroissait  de  minute 
en  minute,  tous  les  postes  du  Sahel  et  de  la  Yille  se  ruant  à 
la  curée. 

Le  général  en  chef,  qui  assistait  au  commencement  de  ce 
triste  spectacle  du  haut  de  la  dunette  du  Velasco,  descendit 
précipitamment  à  terre  à  la  vue  du  premier  désordre  et  cher- 
cha en  vain  à  rallier  son  monde;  malgré  les  efforts  héroïques 
des  volontaires ,  des  gardes  wallones  et  espagnoles ,  et  du 
régiment  de  Savoie,  il  ne  put  parvenir  à  rétablir  le  combat, 


326  CHAPITRE    VINGT  DEUXIEME 

et  retira  ses  troupes  derrière  les  fascines  et  les  chevaux  de 
frise  qu'on  venait   de  poser  à  la  hâte.    Là,  il  fut  constaté 
que  les    soldats,   privés   de   sommeil  depuis   quarante-huit 
heures,  accablés  par  la  chaleur  et  la  fatigue,  ne  pouvaient  plus 
résister;  les  cartouches  étaient  épuisées,  et  il  était  impossible 
de  répondre  au  feu  de  l'ennemi,  qui  devenait  de  plus  en  plus 
violent.  Le  rembarquement  fut  donc  résolu,  de  Favis  unanime 
d*un  conseil  de  guerre  qui  fut  assemblé  séance  tenante;  l'opé- 
ration réussit  bien,  eu  égard  aux  difficultés  qu'elle  avait  à 
surmonter,  et  se  termina  dans  la  nuit  du  8  au  9,  à  trois 
heures  du  matin;  on  fut  cependant  forcé  d'abandonner  une 
douzaine  de  canons  et  les  outils  de  terrassement.  La  flotte 
resta  dans   la  rade  jusqu'au  14;  le  général  eut  un  instant 
l'intention  de  bombarder  la  ville  avant  de  partir;  le  conseil  de 
guerre  ne  fut  pas  de  cet  avis,  et  Farmada  reprit  la  route  de 
l'Espagne.  Cette  expédition,  qui  avait  été  bien  préparée,  fut 
assez  mal  conduite  ;  dans  les  nombreux  rapports  et  mémoires 
qui  parurent  successivement  ',  les  chefs  de  l'armée  et  de  la 
marine  se  rejetèrent  la  faute  les  uns  sur  les  autres;  la  vérité 
est  qu'il  y  eut  plus  d'un  coupable.  Malgré  les  arguments  des 
amiraux  Mazarredo  et  Castejon,  il  est  difficile  de  comprendre 
comment  trois  petites  batteries  aient  pu  ravager  impunément 
les  rangs  des  troupes  de  débarquement  pendant  cinq  heures, 
en  présence  de  quarante-quatre  bâtiments  de  guerre,  dont  le 
feu  eût  dû  les  anéantir  en  quelques  minutes  ;  on  ne  voit  pas 
non  plus  que  les  trincadours  et  les  chebeks  aient  fait  leur 
devoir,  eux  qui  avaient  pour  mission  de  s'approcher  du  rivage 
et  de  le  nettoyer  en  mitraillant  les  tirailleurs  des  dunes  et  des 
collines.  Un  pareil  secours,  donné  avec  ensemble,  au  moment 
où  le  régiment  de  Savoie  et  les  gardes  espagnoles  etwallones 
firent  un    beau  retour  offensif,  leur  eût  sans  aucun  doute 
permis  de  conquérir  une  autre  position,  en  tous  cas  préférable 
à  une  plage  sur  laquelle  ils  étaient  fusillés  de  tous  les  côtés. 
Il  est  à  craindre  que  les  dissentiments,  qui,  dès  les  premiers 
jours,  avaient  éclaté  entre  les  chefs,  et  qui  se  continuèrent 


1.  La  Revue  africaine  a  publié  la  plupart  des  documents  relatifs  à  cette 
expédition.  (Année  1864,  p.  72,  255,  318,  408,  et  année  1865,  p.  9,  39,  303.) 


LES    DEYS  327 

pendant  toute  l'expédition,  n'aient  été  pour  quelque  chose 
dans  une  inaction  qui  paraît  presque  inexplicable.  De  son  côté, 
O'Reilly  semble  avoir  manqué  de  quelques-unes  des  qualités 
indispensables  à  un  Général  en  chef;  on  doit  lui  reprocher  les 
fatales  hésitations  du  début,  qui,  en  lui  faisant  perdre  sept 
jours  avant  de  se  décider  sur  le  lieu  favorable  à  l'attaque, 
donnèrent  aux  contingents  de  l'intérieur  le  temps  d'arriver^  et 
de  se  masser  sur  un  point  que  les  préparatifs  désignèrent 
beaucoup  trop  longtemps  d'avance;  on  se  demande  encore 
comment,  après  s^être  illusionné  sur  la  faiblesse  de  l'ennemi 
au  point  de  ne  débarquer  d'abord  que  le  tiers  de  l'effectif,  il 
ne  se  servit  pas  en  temps  utile  des  quinze  mille  hommes  qui 
lui  restaient  intacts,  et  n'employa  pas  sa  formidable  artillerie 
pour  reprendre  l'offensive,  soit  sur  la  rive  droite  de  l'Harrach, 
soit  à  l'ouest  de  l'oued  K'nis.  En  somme,  il  manqua  de  sang- 
froid  et  d'énergie  ;  mais  il  est  permis  de  croire  qu'il  ne  fut  pas 
aussi  bien  secondé  qu'il  eut  dû  l'être;  en  sa  qualité  d'étranger, 
de  favori  du  roi  et  du  premier  ministre,    bien  des  haines 
jalouses  i*entouraient,  accrues  encore  par  la  raideur  de  son 
caractère,  et  par  la  dureté  avec  laquelle  il  avait  réprimé  une 
émeute  à  Madrid,  le  24  mars  1766. 

A  Alger  et  dans  toute  l'Afrique  du  nord,  l'effet  produit  fut 
très  grand;  les  poètes  célébrèrent  à  l'envi  la  gloire  des  com- 
battants du  Djehad  \  et  il  se  forma  autour  de  leurs  noms  des 
légendes  miraculeuses,  que  l'on  raconte  encore  aujourd'hui. 
Le  Dey,  comblé  d'hommages,  reçut  ainsi  le  prix  de  la  sage 
prévoyance  qu'il  avait  montrée,  et  put  s'applaudir  de  n'avoir 
rien  laissé  au  hasard  ;  ses  préparatifs  de  défense  avaient  été 
aussi  complets  que  la  puissance  de  l'Odjeac  le  permettait. 

D'après  le  capitaine  Domergue%  commandant  le  Postillon 
d'Alger,  qui  partit  le  26  juin,  emmenant  les  femmes  et  les 
enfants  des  consuls  de  France,  de  Suède,  de  Danemark  et  de 
Hollande,  plus  de  cent  cinquante  mille  hommes  avaient  été 
rassemblés  sur  divers  points;  quarante  mille  au  cap  Matifou, 
sous  le  commandement  du  Bey  de  Constantine,  quarante  mille 


!.  En  particulier  dans  le  Zohrat  el  Nayerat  (la  Fleur  brillante.) 

2.  Cette  lettre  a  été  insérée  dans  la  Gazette  de  France,  1775,  p.  263. 


328  CHAPITRE    VINGT-DEUXIEME 

cavaliers  dans  la  Mitidja^  sous  les  ordres  du  Bey  de  Titeri, 
vingt  mille  hommes  à  Coléa,  avec  le  khalifat  du  Bey  de  Mas- 
cara ;  celui-ci  occupait  Arzeu  avec  des  forces  égales  ;  FAgha 
des  Spahis  campait  devant  Bab-Azoun  avec  six  mille  Turcs; 
le  Khaznadji  à  Bab-el-Oued  avec  deux  mille  colourlis  ; 
rOukil-el-Hardj  de  la  Marine  au  Môle  avec  trois  mille 
marins;  les  bataillons  des  Zouaoua  et  deux  mille  Turcs  au 
cap  Caxines.  Dès  l'apparition  de  la  flotte  chrétienne,  les 
esclaves  avaient  été  conduits  à  Médéah,  sous  bonne  escorte, 
pour  prévenir  toute  tentative  de  rébellion.  Les  consuls  et  les 
résidents  chrétiens  ne  furent  pas  inquiétés,  et  Mohammed  se 
montra  très  humain  pour  les  blessés  et  les  prisonniers  ;  en 
même  temps,  ayant  appris  que  l'Espagne  reformait  son 
armada  à  Cadix,  il  fit  construire  et  armer  de  nouvelles  batte- 
ries sur  les  points  faibles  de  la  côte;  les  petits  États  du  Nord 
de  l'Europe  furent  invités  à  fournir  les  canons  et  les  munitions 
nécessaires.  Les  contingents  indigènes  furent  licenciés  et 
renvoyés  chez  eux  avec  de  riches  présents  ;  tous  ne  furent  pas 
satisfaits  de  la  part  qui  leur  échut;  les  Beni-Kouffi  et  leurs 
alliés,  au  nombre  de  dix  mille,  refusèrent  pendant  quelque 
temps  de  quitter  Alger,  dont  ils  effrayaient  la  population  par 
leur  sauvagerie,  leur  taille  gigantesque  et  leur  nudité  à  peine 
dissimulée  par  [un  petit  tablier  de  cuir.  On  éloigna  ces  auxi- 
liaires incommodes  par  des  gratifications  et  des  promesses, 
et  ils  reprirent  la  route  de  leurs  montagnes,  que  bien  peu 
d'entre  eux  atteignirent;  car  des  embuscades  leur  avaient  été 
préparées  le  long  des  chemins,  et  les  Turcs  s'étaient  lancés  à 
leur  poursuite,  le  jour  même  de  leilr  départ. 

M.  Yallière,  dont  la  santé  était  depuis  longtemps  très  chan- 
celante^ avait  obtenu  son  rappel  en  1773,  et  avait  été  remplacé 
le  3  septembre  par  M.  Langoisseur  de  la  Yallée,  qui  fut  fort 
bien  reçu  par  le  Dey  et  les  Puissances.  Pendant  l'expédition 
d'O'Reilly,  le  consulat  français  ne  fut  pas  l'objet  de  la  moindre 
insulte,  et  servit  même  de  refuge  aux  missionnaires  espagnols. 
Toutefois,  le  triomphe  des  Algériens  devint  la  cause  incidente 
d'un  événement  qui  faillit  compromettre  la  sûreté  des  rela- 
tions de  la  France  avec  la  Régence.  Aussitôt  après  sa  victoire^ 
le  Dey  avait  envoyé  à  Constantinople  son  neveu  et  fils  adop- 


lES    DEYS  35!9 

lif  Hassan,  Oukil-El-Hardj  de  la  marine,  chargé  d'offrir  au 
sultan  Abd-el-Hamid  son  hommage  et  de  riches  présents.  Cet 
ambassadeur  fut  accueilli  avec  de  grands  honneurs,  et  emporta 
avec  lui,  à  son  départ,  une  certaine  quantité  d'agrès,  de  mâts, 
de  voiles,  le  caftan  d'investiture,  une  aigrette  de  diamants,  et 
un  magnifique  sabre,  que  Sa  Hautesse  offrait  à  Mohammed. 
Pour  éviter  les  périls  qu'il  eût  couru  en  naviguant  sous  pavil- 
lon ottoman,  il  avait  frété  pour  son  retour  un  navire  français, 
Le  Septimane,  qui  fut  arrêté  à  peu  de  distance  d'Alger,  par  la 
croisière  espagnole,  déclaré  de  bonne  prise,  comme  porteur 
de  contrebande  de  guerre,  et  emmené  à  Carthagène,  où  le 
conseil  d'amirauté  se  désista  de  ses  prétentions  sur  le  vaisseau 
et  l'équipage^  mais  ordonna  la  saisie  de  la  cargaison,  qui  se 
composait  de  cinq  mille  quintaux  de  fer  en  barres,  quatre- 
vingt-deux  mâts,  500  quintaux  de  filin  et  quatre  mille  deux 
cents  pièces  de  cotonine.  Le  capitaine  du  Septimane  n'accepta 
pas  cette  solution,  refusa  de  partir  avant  qu'on  ne  lui  eût 
rendu  ses  passagers  et  son  chargement,  et  en  appela  à  l'am- 
bassadeur français,  duquel  il  ne  reçut  que  peu  d'appui.  Cepen- 
dant, l'émotion  avait  été  grande  à  Alger;  le  Dey  avait  fait 
mander  M.  de  la  Vallée  et  lui  avait  déclaré  qu'il  le  rendait 
responsable  de  la  capture  qui  venait  d'être  faite,  attendu  que, 
d'après  les  traités,  le  pavillon  devait  couvrir  la  marchandise  ; 
il  l'invitait  donc  à  se  hâter  de  faire  restituer  les  dons  du 
Grand  Seigneur  et  les  Algériens  détenus  en  Espagne.  Au  reste, 
il  se  conduisit  avec  sa  bienveillance  accoutumée,  et  résista 
très  énergiquement  aux  prétentions  violentes  de  la  Milice,  qui 
voulait  que  le  consul  fut  mis  à  la  chaîne,  et  qui  s'ameuta  plu- 
sieurs fois  à  ce  sujet.  La  Cour  de  Madrid  se  conduisit  en  cette 
occasion  d'une  façon  peu  correcte  à  l'égard  delà  France,  dont 
elle  utilisait  en  ce  moment  même  les  services  diplomatiques  ; 
sans  tenir  compte  des  embarras  qu'elle  allait  créer  à  son  alliée, 
elle  ne  vit  dans  la  capture  d'Hassan  qu'un  moyen  de  hâter  la 
conclusion  du  traité  qu'elle  désirait  faire  avec  la  Régence,  et 
le  renvoya  à  Alger,  après  l'avoir  circonvenu  à  force  de  pré- 
sents, et  en  lui  abandonnant  la  prise  à  titre  de  don  gracieux, 
au  lieu  de  la  lui  restituer  comme  de  droit.  H  résulta  de  là  que 
le  neveu  de  Mohammed,  de  retour  à  la  Jenina,  y  fît  l'éloge  de 


330  CHAPITRE   VINGT-DEUXIEME 

ses  libérateurs,  et  jeta  par  contre  un  certain  discrédit  sur  le 
gouvernement  français,  qui  passa  pour  n'avoir  pas  voulu  ou 
n'avoir  pas  pu  obtenir  justice.  Bien  que  l'affaire  n'eût  pas  eu 
d'autres  suites,  M.  de  la  Vallée  supporta  avec  peine  cet 
amoindrissement  de  son  influence,  et  se  plaignit  à  M.  de 
Sartines  de  la  mollesse  qu'avaient  montrée  le  consul  de  Gar- 
thagène  etl'ambassadeur^  :  «  Sidi  Hassan,  dit-il,  a  reçu  un  pré- 
sent de  Sa  Majesté  Catholique,  à  laquelle  il  en  renvoie  lui- 
même  un  assez  beau;  en  général  les  Espagnols  ont  eu  de  bons 
procédés  pour  lui.  Le  pays  est  dans  l'allégresse;  je  réserve 
les  détails  pour  des  circonstances  plus  heureuses;  car  la  joie 
n'est  pas  pour  tout  le  monde  ;  elle  n'est  pas  pour  les  Français; 

elle  n'est  assurément  pas  pour  moi Sidi  Hassan  se  plaint 

beaucoup  de  la  froideur  et  du  peu  d'attention  de  notre  consul. 
Nous  sommes  amis  des  Algériens,  dit-on,  mais  à  Alger.  Tout 
retombe  sur  moi,  et  il  semble  que  tout  le  monde,  ambassa- 
deurs et  consuls,  soient  ou  Espagnols  ou  Napolitains,  ou  du 
moins  que  les  uns  et  les  autres  n'osent  avouer  nos  relations 
avec  la  Barbarie.  » 

Le  gouvernement  de  Charles  HI  ne  tira  pas  grand  profit  des 
concessions  qu'il  avait  cru  devoir  faire  à  la  Régence;  ses  pro- 
positions de  paix  furent  repoussées^  et  ce  fut  en  vain  qu'il 
chercha  à  les  faire  appuyer  par  la  Porte  ;  car  le  Dey  était  par- 
faitement instruit  des  négociations  que  la  Cour  de  Madrid 
entretenait  à  ce  même  moment  avec  Gênes,  Naples,  Malte  et 
Livourne,  pour  les  exciter  à  entrer  dans  la  croisade  contre 
Alger,  que  prêchait  le  Pape  Pie  YI,  et  qui  eut  eu  lieu  en  1780, 
sans  la  défaite  que  les  Anglais  infligèrent  devant  Cadix  aux 
flottes  espagnoles.  En  présence  de  la  coalition  des  puissances 
méditerranéennes,  Mohammed,  loin  de  se  laisser  abattre,  se 
montra  plus  actif  et  plus  audacieux  que  jamais  ;  il  lança  douze 
nouveaux  navires  de  guerre,  déclara  la  guerre  à  l'Empire,  en 
dépit  des  instances  de  la  Porte;  il  fit  construire  cent  chaloupes 
canonnières  pour  la  défense  de  la  rade,  en  exerça  quotidien- 
nement les  équipages,  s'imposant  cette  fatigue  malgré  son 

1.  Lettres  de  Lanp^oisseur  de  la  Vallée.  {Archives  de  la  Chambre  de 
commerce  de  Marseille,  AA,  art.  487.) 


L'-S    DEYS  331 

grand  âge  et  son  état  maladif  presque  perpétuel.  Tout  cela  se 
passait  au  milieu  d'une  terrible  famine,  causée  par  une  inva- 
sion de  sauterelles,  qui  dévasta  entièrement  le  territoire  en 
1778  et  1779;  depuis  le  mois  de  juillet  de  la  première  de  ces 
deux  années,  il  ne  resta  plus  rien  à  manger  que  les  sauterelles 
elles-mêmes. 

M.  de  la  Vallée,  après  avoir  apaisé  quelques  différends  oc- 
casionnés par  la  capture  du  Reïs  Gadoussi,  qui  était  tombé 
entre  les  mains  des  Génois  dans  les  eaux  de  la  France,  vit 
troubler  la  tranquillité  dont  il   eût  pu  jouir  par  les  captifs 
français.  Ceux-ci,   qui  se  trouvaient  au  bagne  du  Beylik  au 
nombre  de  plus  de  quatre  cents,  étaient  tous  des  déserteurs 
d'Oran,  qui  formaient  un  ramassis  d'aventuriers  de  la  pire 
espèce;  la  plupart  d'entre  eux  avaient  abandonné  le  drapeau 
de  leur  pays,  séduits  par  les  promesses  décevantes  des  racco- 
leurs,  qui,  après  avoir  fait  miroiter  à  leurs  yeux  les  trésors  du 
Mexique  et  du  Pérou,  les  dirigeaient  sur  Barcelone,  où  ils 
étaient  embarqués  sans  espoir  de  retour  pour  Icb  Présides 
d'Afrique.  On  a  déjà  pu  voir  quel  sort  le  fatal  système  de  l'oc- 
cupation restreinte  assurait  aux  malheureuses  garnisons  de 
ces  places  fortes.  Gonfinées  dans  leurs  murailles  par  un  blocus 
perpétuel,  décimées  par  les  épidémies  et  la  nostalgie,  peu 
payées,  manquant  souvent  du  nécessaire,  traitées  avec  une 
extrême  dureté,  elles  arrivaient  rapidement  au  comble  de  la 
misère  morale  et  physique.  Aussi,  la  plupart  des  hommes  dont 
elles  se  composaient  n'avaient  bientôt  plus  qu'une  idée,  celle 
de  fuir  cet  enfer.  Ils  savaient  bien,  qu'après  cette  deuxième 
désertion,  il  n'existerait  plus  de  patrie  pour  eux  ;  mais  tout  leur 
paraissait  préférable  aux  maux  qu'ils  supportaient  ;  d'ailleurs 
ils  étaient  parfaitement  décidés  à  se  faire  renégats,  et  leurs 
cervelles  pleines  de  chimères  rêvaient  d'avance  les  richesses 
du  Soudan  ou  les  hasards  de  la  piraterie.  Ils  s'enfuyaient  donc, 
aussitôt  qu'ils  pouvaient  se  dérober  à  la  surveillance  dont  ils 
étaient  l'objet;  à  peine  avaient-ils  fait  quelques  pas  en  dehors 
des  remparts,  qu'ils  tombaient  aux  mains  des  Musulmans.  Les 
uns  étaient  pris  par  les  indigènes  et  emmenés  dans  Tintérieur 
des  terres;  on  ne  les  revit  jamais,  et  nul  ne  sait  ce  qu'ils 
devinrent  ;  les  autres^  capturés  par  les  troupes  régulières. 


332  CHAPITRE   VINGT-DEUXIEME 

étaient  envoyés  à  Alger,  où  ils  grossissaient  le  nombre  des 
esclaves  du  Beylik.  En  vain  cherchaient-ils  à  se  soustraire  à 
la  servitude  en  offrant  d'embrasser  le  mahométisme;  cette 
subite  vocation  trouvait  le  Dey  fort  incrédule  ,  et  l'on  ne 
répondait  à  leurs  professions  de  foi  que  par  la  bastonnade  *. 
Enchaînés  nuit  et  jour,  soumis  au  dur  travail  des  carrières, 
presque  nus,  à  peine  nourris,  cruellement  frappés  pour  la 
moindre  faute,  ne  pouvant  conserver  aucun  espoir  de  recouvrer 
leur  liberté,  ils  ne  tardèrent  pas  à  tomber  dans  une  sorte  de 
folie  furieuse.  Us  s'imaginèrent  que  les  Algériens  ne  refusaient 
de  les  laisser  apostasier  que  sur  les  instances  des  Mission- 
naires et  du  consul,  dont  l'assassinat  fut  aussitôt  résolu.  Le 
29  octobre  1781,  un  d'entre  eux,  nommé  Picard^  se  présenta 
devant  M.  Gosson,  Vicaire  Apostolique,  lui  demanda  de  l'en- 
tendre en  confession,  et  le  frappa  de  plusieurs  coups  de  cou- 
teau; le  même  jour,  le  consul  et  le  chancelier  devaient  subir 
un  sort  semblable  ;  mis  sur  leurs  gardes  par  la  première  ten- 
tative, ils  purent  faire  échouer  les  projets  des  meurtriers. 
Quelques-uns  des  plus  coupables  furent  pendus  à  la  porte  du 
bagne,  les  autres  furent  privés  du  peu  de  liberté  dont  ils  jouis- 
saient après  les  heures  de  travail;  mais  que  faisaient  les  châ- 
timents les  plus  durs  à  des  gens  qui  ne  pouvaient  même  pas 
entrevoir  le  terme  de  leurs  malheurs?  Leur  exaspération  ne 
fit  que  s'accroître,  et  M.  de  la  Vallée  fut  forcé  de  démontrer  à 
la  Cour  toute  la  gravité  de  la  situation  :  «  Je  ne  répéterai,  dit- 
il,  ni  leurs  blasphèmes  ni  leurs  imprécations.  Ils  s'en  prennent 
au  commerce,  qui,  selon  eux,  se  nourrit  de  leur  sang;  ils  s'en 
prennent  au  consul,  qui,  sans  doute,  les  trahit  et  les  vend,  en 
laissant  ignorer  leur  sort  et  leur  misère  à  la  Cour;  ils  s'en 
prennent  au  Vicaire,  qui  est  d'accord  avec  le  consul  pour  les 
laisser  languir  dans  les  fers  ;  enfin,  quand  ils  paraissent  bien 
persuadés  que  le  consul  n'y  peut  rien,  ils  s'en  prennent  au 
Ministre,  et  c'est  alors  qu'ils  se  livrent  à  tous  les  écarts  du 
désespoir  le  plus  aveugle  et  le  plus  effréné.  Puisqu'il 
n'y  a  rien  à  espérer,  tuons,  massacrons,  exterminons?  Nous 
mourrons  !   Eh  bien,  nous  ne  souffrirons  plus  !  —  Tel  est 

1.  Gazette  de  France,  1775,  page  57. 


i 


LES   DEYS  333 

leur  langage  de  tous   les  jours,  de  tous  les  moments * 

((  J'avoue  que  je  ne  reconnais  aucun  moyen  de  pourvoir 
efficacement  à  la  sûreté  des  missionnaires,  tant  qu'il  y  aura  ici 
des  esclaves  français.  Quant  à  moi,  je  déclare  avec  franchise 
que  ma  position  est  intolérable,  et  que  je  n'écris  pas  de  sang- 
froid  sur  une  pareille  matière.  »  Le  Ministre  ne  pouvait  pas 
laisser  plus  longtemps  le  consul  exposé  aux  coups  de  ces  fré- 
nétiques; il  le  remplaça  au  mois  de  septembre  1782  par  M.  de 
Kercy,  qui  prit  possession  de  son  poste  le  21  novembre  de  la 
même  année;  il  était  autorisé  à  procéder  à  quelques  rachats 
des  sujets  les  plus  intéressants,  afin  de  produire  une  certaine 
détente  dans  les  esprits,  en  attendant  que  le  Roi  eût  pris  une 
décision  définitive.  Il  fut  fort  bien  accueilli,  et  les  premières 
années  de  son  consulat  furent  très  tranquilles.  Au  moment  de 
son  arrivée,  la  Régence  était  en  hostilité  avec  toutes  les  puis- 
sances de  l'Europe,  la  France  exceptée.  Elle  venait  de  refuser 
la  paix  à  la  Russie;  le  consul  anglais  ne  pouvait  pas  même 
parvenir  à  avoir  audience  du  Dey,  qui  le  fit  embarquer  de 
force  en  janvier  1783,  malgré  des  menaces  qui  furent  tournées 
en  dérision  ;  car  le  pavillon  britannique  était  à  ce  moment 
fort  discrédité  à  Alger  par  la  victoire  des  Espagnols  à  Minor- 
que,  et  par  la  guerre  d'indépendance  des  Etats-Unis.  Aux 
yeux  de  la  Régence,  les  Français  étaient  devenus  les  maîtres 
de  la  mer,  et  le  récent  exploit  de  M.  de  Flotte  venait  de  les 
confirmer  dans  cette  opinion.  Cet  officier,  qui  commandait  la 
frégate  VAui^ore,  mouillée  en  rade  à  trois  milles  de  la  place 
sortait  de  son  audience  de  congé  lorsqu'on  lui  signala  au  large 
quatre  corsaires  anglais  ;  il  sauta  aussitôt  dans  son  canot,  en 
dépit  d'une  mer  tellement  mauvaise  qu'il  lui  fallut  cinq  heures 
pour  rejoindre  le  bord  ;  il  se  mit  à  la  poursuite  de  l'ennemi, 
et,  après  un  rude  combat,  ramena  dans  le  port  d'Alger  ses 
quatre  prises,  que  le  consul  anglais  Wolf  réclama  vainement 
aux  Algériens  émerveillés  de  cette  audace. 

L'Espagne  avait  espéré  que  le  succès  qu'elle  venait  de  rem- 
porter aux  Raléares  rendrait  le  Dey  plus  accommodant;  après 
avoir  conclu  un  traité  avec  la  Porte,  elle  avait  obtenu  Tenvoi 

1.  V.  note  1,  p.  330. 


334  CHAPITRE    VINGT-DEUXIEME 

d'un  Capidji  chargé  de  négocier  pour  elle  avec  Alger;  Mo- 
hammed ne  voulut  rien  entendre,  disant  «  qu'il  savait  que  le 
roi  Charles  III  préparait  une  armada  contre  lui,  et  qu'il  ne 
voulait  pas  paraître  en  avoir  peur.  »  Il  ne  restait  plus  qu'à 
recourir  aux  armes.  Le  13  juillet  1783,  Don  Antonio  Barcelo 
partit  de  Carthagène  avec  une  flotte  de  quatre  vaisseaux  de 
ligne,  six  frégates,  douze  chebeks,  trois  cutters,  dix  barques 
et  quarante  chaloupes  canonnières  ou  bombardières;  éprouvé 
par  les  vents  contraires,  il  n'arriva  en  rade  que  le  29.  Le 
l*^'"  août,  à  trois  heures  de  l'après-midi,  il  commença  le  feu,  et 
lança  trois  cent  quatre-vingts  bombes;  il  continua  ainsi  jus- 
qu'au 9,  jour  où  il  se  retira,  ayant  épuisé  toutes  ses  munitions, 
trois  mille  sept  cent  cinquante-deux  bombes  et  trois  mille  huit 
cent  trente-trois  boulets;  le  4,  le  6  et  le  7  août,  les  Reïs  sor- 
tirent du  port,  et  engagèrent  bravement  la  lutte,  sous  une  grêle 
de  projectiles;  ils  parvinrent  ainsi  à  tenir  l'ennemi  à  distance, 
et  à  rendre  presque  inutiles  les  trois  dernières  attaques.  La 
note  suivante  que  M.  de  Kercy  envoya  à  la  Cour,  donne  des 
détails  fort  exacts  sur  ce  bombardement  :  «  La  flotte  espagnole 
a  mouillé  dans  la  rade  d'Alger  le  29  juillet;  elle  était  compo- 
sée de  quatre  vaisseaux  de  ligne,  six  frégates  dont  deux  mal- 
taises, douze  chebeks,  trois  cutters,  dix  ou  onze  petits  bâti- 
ments et  quarante  chaloupes  canonnières  ou  bombardières. 
Les  Algériens  y  ont  opposé  tous  leurs  canons,  qui  sont  en 
grand  nombre,  quelques  mortiers,  quelques  bombardes  et 
une  vingtaine  de  galiotes  et  chaloupes.  Le  feu  des  Espagnols 
a  commencé  le  l^""  août  à  trois  heures  après-midi.  Cette  pre- 
mière attaque  ainsi  que  les  autres  n'a  duré  qu'environ  cinq 
quarts  d'heure,  quoique  les  Algériens  aient  toujours  tiré  plus 
longtemps,  commençant  les  premiers  et  finissant  les  derniers. 
Le  Dey  avait  d'abord  obligé  les  habitants,  hommes,  femmes 
et  enfants,  de  rester  en  ville;  mais,  lorsqu'on  a  vu  FefTet  des 
bombes,  il  a  été  permis  à  tout  le  monde  de  se  retirer.  Plu- 
sieurs bombes  étant  tombées  sur  le  palais  du  Dey  et  aux 
environs,  il  a  lui-même  trouvé  convenable  de  se  retirer  au 
château  de  l'Alcassava,  qui  est  au  sommet  de  la  ville,  et 
où  les  bombes  tombaient  comme  ailleurs.  Sa  vie  éla:t  sur- 
tout précieuse  dans  ce  moment  pour  maintenir  le  bon  ordre. 


LES    DEYS  335 

qui,  en  effet,  a  toujours  été  le  même  que  dans  tout    autre 
temps. 

«  Le  2  août,  la  seconde  attaque  a  commencé  à  midi.  Le  4, 
la  troisième  a  eu  lieu  à  six  heures  du  matin,  etPautre  le  soir  ; 
il  n'y  a  eu  aucun  combat  pendant  la  nuit.  Le  second,  le  troi- 
sième et  surtout  le  cinquième  ont  été  terribles  pour  la  place. 
Les  quatre  derniers  ne  semblaient  qu'un  jeu,  et  toutes  les 
bombes  tombaient  à  la  mer.  La  flotte  a  remis  à  la  voile  le 
9  août. 

«  On   compte  plus  de  quatre  cents   maisons,    boutiques, 
mosquées,  marabouts  et  autres  édifices  plus  ou  moins  endom- 
magés; de  douze  maisons  occupées  par  des  Francs,  huit  ont 
été  atteintes;  celle  du  consul  de  Suède  a  été  incendiée,  celle 
du  consul  de  France  et  une  autre  ont  été  extrêmement  mal- 
traitées ;  mais,  ce  qui  flatte  le  Gouvernement,  qui  s'inquiète 
fort  peu  des  habitations  des  particuliers,  c'est  que  les  fortifi- 
cations de  la  Marine  ont  été  peu  endommagées;  quelques 
bâtiments    dans  le  port  ont  été  fracassés,   une  galiote  du 
pays  a  été  coulée  bas  en  rade  ;  les  Algériens,  qui  déguisent 
peut-être  le  nombre  des  morts,  ne  font  pas  monter  à  cent 
celui  des  hommes    tués  à  la  Marine;   quelques   personnes 
ont  aussi   péri  dans  la  ville  ;   trois  cents    esclaves    étaient 
employés  aux  travaux,  mais  aucun  n'a  été  tué   ni  blessé, 
quoique  beaucoup  de  Turcs  aient  été  emportés  à  leurs  côtés. 
Les  Algériens,  qui  ont  toujours  fait  un  feu  très  vif,  ont  tiré 
douze  à  quinze  mille  coups  de  canon  dans  les  neuf  attaques 
et  un  certain  nombre  de  bombes,  mais  on  ne  présume  pas 
que  les  quarante  chaloupes  canonnières  et  les  cinq  ou  six 
chebeks  et  cutters  qui  les  accompagnaient  au  combat  aient 
reçu  quelque  dommage  d'importance.    Un  cutter  a  cepen- 
dant affronté  à  la  portée  du  fusil,  toutes  les  batteries  de  la 
Marine,  une  chaloupe    espagnole  a   pris  feu  dans   le  sep- 
tième combat,  mais  il  paraît  que  cela  a  été  par  quelque 
accident. 

«  Les  Algériens  n'ont  pas  perdu  courage  et  ils  vont  redou- 
bler d'efforts,  pour  tâcher  que  les  effets  du  second  bom- 
bardement, s'il  doit  avoir  lieu,  ne  soient  pas  aussi  considé- 
rables; si  le  bombardement  eût  fini  après  la  cinquième  attaque, 


336  CHAPITRE  VINGT -DEUXIEME 

il  eût  fait    sur  les  esprits  une  impression    plus   forte  *    ». 

Cette  coûteuse  expédition  ne  produisit  aucun  effet  utile; 
des  l'apparition  de  la  flotte  ennemie,  le  Dey  avait  fait  partir 
pour  Médéah  mille  cinq  cent  quarante-huit  esclaves  ;  depuis 
plus  d'un  mois,  vingt-cinq  mille  hommes  des  contingents  de 
Constantine,  vingt  mille  de  Mascara  et  cinq  mille  de  Titeri 
étaient  campés  aux  environs  d'Alger.  Aussitôt  après  le  départ 
de  l'armada,  les  réparations  furent  commencées  et  poussées 
avec  la  plus  grande  activité  ;  une  nouvelle  batterie  blindée  à 
l'épreuve  de  la  bombe  fut  construite  à  l'extrémité  de  l'écueil 
dit  de  «  La  Petite  Voûte  »  ;  les  matériaux  nécessaires  furent 
tirés  des  ruines  de  Rusgunia.  L'entrée  du  port  fut  commandée 
par  des  radeaux  armés  de  mortiers  ;  la  Suède,  la  Hollande  et 
la  Porte  envoyèrent  des  munitions,  et,  lorsque  Don  Antonio 
Barcelo  revint  l'année  suivante,  il  n'existait  plus  aucune 
trace  visible  de  sa  première  attaque. 

L'amiral  espagnol  partit  de  Carthagène  le  28  juin,  et  parut 
devant  Alger  le  9  juillet,  à  la  tête  de  cent  trente  bâtiments 
gros  et  petits,  parmi  lesquels  on  remarquait  onze  navires  de 
Naples  et  huit  de  Malte.  La  flotte  de  guerre  se  composait  de 
vingt-six  vaisseaux,  trente  bombardes,  vingt-quatre  canon- 
nières et  vingt-une  galiotes.  C'était  une  véritable  croisade  : 
par  bref  du  18  juin,  le  Pape  avait  accordé  les  indulgences 
plénières  et  la  bénédiction  ce  in  articulo  mortis  »  à  tous  les 
combattants  de  l'armada. 

Le  temps  resta  mauvais  jusqu'au  12,  jour  où  le  feu  com- 
mença à  huit  heures  du  matin  ;  les  canonnières  algériennes 
sortirent  hardiment,  vinrent  engager  la  lutte  à  demi-portée  de 
canon,  et  forcèrent  l'ennemi  à  se  retirer.  La  division  portu- 
gaise arriva  le  soir  et  prit  son  poste  de  combat;  mais  les  hos- 
tilités furent  interrompues  le  13  et  le  14  par  l'état  de  la  mer. 
Le  15,  les  Reïs  attaquèrent  les  premiers,  à  six  heures  du 
matin,  et  restèrent  encore  maîtres  du  champ  de  bataille.  Le  16, 
le  17  et  le  18,  il  y  eut  une  série  de  petits  combats;  dans  la 
dernière  de  ces  trois  journées,  les  chevaliers  de  Malte  se 
signalèrent  par  leur  brillant  courage,  en  descendant  sur  le  môle 

1.  V.  Hevue  africaine  (Documents  Barcelo,  année  1876,  p.  20,  300). 


LES    DEYS  337 

au  milieu  d'une  épouvantable  canonnade  pour  incendier  les 
radeaux  à  bombes.  Le  19,  on  ne  se  battit  qu'une  heure;  le  21, 
soixante-sept   chaloupes   d'Alger    sortirent  du  port   à   huit 
heures,  engagèrent  une  action  qui  dura  jusqu'à  midi  et  se  ter- 
mina à  leur  avantage;  elle  fut  rude  et  sanglante;  deux  mille 
projectiles  furent  échangés  de   chaque  côté.  Le  soir  venu, 
Tamiral  réunit  le  conseil  de  guerre  et  proposa  de  conduire 
une  attaque  générale  sur  le  port  et  sur  la  ville  ;  il  rencontra 
une  opposition   presque    unanime,  et  l'ordre  du  départ  fut 
donné  le  22.  Le  23  au  soir,  la  flotte  entière  était  partie,  après 
avoir  inutilement  dépensé  trois  mille  trois  cent  soixante-dix- 
neuf  bombes,  dix  mille  six  cent  quatre-vingt  boulets,  deux 
mille  cent  quarante-cinq  grenades  et  quatre  cent  une  boîtes  à 
mitraille. 

Telle  fut  la  fin  peu  glorieuse  de  la  dernière  tentative  que 
fit  l'Espagne  contre  la  Régence.  C'est  un  fait  digne  de 
remarque  ,  que  cette  nation ,  à  laquelle  n'ont  certes  pas 
manqué  les  vertus  militaires,  et  qui  a  souvent  fait  de  grandes 
choses  avec  peu  de  moyens,  ait  fatalement  échoué  dans  toutes 
ses  expéditions  contre  Alger ,  avec  des  forces  plus  que 
suffisantes  pour  vaincre.  Cette  fois,  le  désastre  doit  être 
attribué  à  l'incurie  qui  présida  aux  préparatifs.  Les  officiers 
étrangers,  qui  assistaient  comme  volontaires  à  cette  entreprise, 
remarquèrent  avec  étonnement  le  peu  de  vivacité  des  opéra- 
tions, et  l'oubli  inexplicable  des  choses  les  plus  nécessaires*. 
La  poudre  elle-même  était  de  si  mauvaise  qualité,  que  le  feu 
en  devint  presque  complètement  inefficace,  si  bien  que  les 
seize  mille  six  cent  cinq  gros  projectiles  qui  furent  envoyés 
aux  Algériens  ne  leur  tuèrent  que  trente  hommes  ;  l'excédant 
de  leurs  pertes  fut  dû  à  l'ardeur  imprudente  de  leurs  canon- 
nicrs,  qui  rechargeaient  les  pièces  non  refroidies  et  en  firent 
ainsi  éclater  un  certain  nombre.  Du  reste,  ils  se  battirent 
très  bravement,  et  l'on  constata  que  leurs  olialoupes,  dans 
tous  les  combats  qui  furent  livrés,  conservèrent  la  ligne  de 
bataille  une   heure  après   la  fin   de  l'action,   comme  pour 


1.  Voir,  entre  autres,  la  lettre  du  chevalier  d'Eslournelles.  {fievve  afri- 
caine, 1882,  i).2i9.) 

22 


338  CHAPITRE     VINGT-DEUXIEME 

affirmer  que  la  victoire  leur  appartenait  ;  la  ville  ne  fut  pas 
atteinte  par  les  bombes  ;  en  résumé,  ce  gros  armement  ne 
produisit  aucun  résultat.  Pendant  toute  la  durée  des  hostilités, 
le  Dey  maintint  rigoureusement  le  bon  ordre;  il  avait,  comme 
d'habitude,  fait  sortir  les  esclaves  de  la  ville  ;  les  résidents 
étrangers  ne  furent  pas  inquiétés,  non  plus  que  les  consuls, 
auxquels  Mohammed  donna  une  garde,  pour  prévenir  les 
tentatives  qu'eussent  pu  faire  quelques  fanatiques  \  Ce 
succès  exalta  Torgueil  de  la  population,  et  lorsque,  l'année 
suivante,  l'Espagne  se  décida  à  traiter,  elle  dut  accepter  de 
fort  dures  conditions.  Le  5  juin  1785,  le  comte  d'Expilly, 
suivi  de  près  par  l'amiral  Mazarredo,  se  présenta  à  la  Jenina 
pour  poser  les  bases  d'un  arrangement,  que  M.  de  Kercy 
avait  été  prié  de  préparer  à  titre  officieux.  La  conclusion  fut 
des  plus  difficiles  ;  personne  n'en  voulait  à  Alger,  ni  le  Dey, 
ni  les  Puissances,  ni  le  peuple  ;  l'amiral  espagnol  montrait 
une  hauteur  maladroite;  «M.  d'Expilly,  dit  un  témoin  oculaire, 
ne  connaissait  pas  du  tout  l'état  des  affaires  et,  sans  les 
efforts  du  consul  de  France,  c'en  était  fait  ».  Enfin,  après  un 
an  de  pénibles  négociations,  les  signatures  furent  échangées  le 
14  juin  1786  ;  la  ratitication  arriva  à  Alger  le  10  juillet  ;  cette 
paix  coûtait  une  vingtaine  de  millions,  et  elle  ne  servit  pas  à 
grand'chose  ;  car  l'Espagne  n'en  resta  pas  moins  pour 
rOdjeac  l'ennemi  héréditaire  ;  les  haines  étaient  trop  an- 
ciennes pour  être  apaisées  en  un  jour.  La  France  ne  fit  qu'y 
perdre  de  toutes  façons  ;  son  intervention  généreuse  ne  fut 
payée  que  d'ingratitude  ;  elle  se  vit  frappée  dans  ses  intérêts 
commerciaux  par  ceux-là  mêmes  qu'elle  venait  d'aider  de  son 
influence  ;  en  même  temps,  et  pour  le  même  motif,  elle  vit  se 
refroidir  l'amitié  que  le  Dey  lui  avait  portée  jusqu'alors.  Les 
Puissances,  en  voyant  le  consul  français  embrasser  si  chau- 
dement la  cause  de  l'Espagne,  crurent  à  une  alliance  beaucoup 
plus  intime  qu'elle  ne  l'était  en  réalité,  et  en  conçurent  une 
méfiance  qui  devait  bientôt  se  traduire  par  des  faits.  Au 
contraire,  l'Angleterre  et  le  Danemark,  qui  avaient  entravé  la 

1.  Lettres  de  M.  de  Kercv .  {Archives  de  la  chambre  de  commerce  de 
Marseille,  AA,  art*  490.) 


I 


LES    DEYS  339 

réconciliation  par  tous  les  moyens  possibles,  devinrent  les 
favoris  du  Divan,  et  regagnèrent  en  un  seul  jour  tout  le  terrain 
perdu  depuis  vingt  ans.  Les  petits  États  de  l'Italie,  Naples,  la 
Sicile  et  Yenise  furent  les  premières  victimes  du  nouvel 
ordre  de  choses  et  subirent  les  ravages  des  Reïs,  que  le  traité 
venait  d'éloigner  des  côtes  d'Espagne  et  du  Portugal.  Les 
États-Unis,  Hambourg  et  la  Prusse  offrirent  en  vain  de  grosses 
sommes  pour  obtenir  des  passeports.  Bien  que  les  prises 
faites  par  les  corsaires  dans  les  huit  premiers  mois  de  1786 
atteignissent  le  chiffre  de  douze  millions,  la  population  était 
fort  misérable,  les  récoltes  ayant  manqué  depuis  deux  ans  ; 
au  printemps  de  1787,  la  peste  éclata  ;  du  27  avril  au  14  juin, 
elle  enleva  huit  mille  soixante-cinq  personnes  (deux  cent 
vingt-quatre  chrétiens  ,  six  mille  sept  cent  quarante-huit 
musulmans  et  mille  quatre-vingt-treize  juifs);  elle  cessa  à  la  fin 
de  juillet,  après  avoir  fait  dix-sept  mille  quarante-huit 
victimes  ;  la  province  d'Oran  ne  fut  pas  épargnée  par  le  fléau; 
on  n'eut  pas  assez  de  bras  pour  faire  les  moissons. 

A  Alger,  les  malheurs  publics  engendraient  toujours  la 
rébellion;  le  26  mars  1788,  le  Dey  assembla  le  Divan,  et 
lui  annonça  qu'il  venait  de  découvrir  une  conspiration  ourdie 
par  le  fils  du  Bey  de  Constantine,  allié  au  Khaznadji,  qui  fut 
immédiatement  condamné  à  mort  et  exécuté  ;  on  trouva  chez 
lui  des  richesses  immenses.  Pendant  cette  année  et  la  sui- 
vante, les  Reïs  se  joignirent  aux  flottes  ottomanes  dans  la 
lutte  qu'elles  soutenaient  contre  les  Russes  ;  leur  courage  y 
fut  très  remarqué. 

Depuis  la  tentative  d'assassinat  dont  le  Vicaire  Apostolique 
Cosson  avait  failli  être  victime,  les  esclaves  déserteurs  d'Oran, 
bien  que  surveillés  de  très  près,  ne  cessaient  de  démontrer 
par  de  nouvelles  violences  à  quelles  extrémités  pouvait  les 
pousser  le  désespoir.  Justement  ému  de  cet  état  de  choses,  et 
pressé  par  les  instances  des  missionnaires  et  des  consuls, 
Louis  XVI  ordonna  une  quête  générale,  et  fît  en  même  temps 
négocier  par  M.  de  Kercy  le  rachat  de  ces  malheureux, 
auxquels  il  accorda  le  pardon  de  leurs  crimes. 

En  juin  1785,  les  trois  cent  quinze  captifs  de  cette  catégorie 
virent  tomber  leurs  fers,  moyennant  une  rançon  de  six  cent 


340  CHAPITRE  VINGT-DEUXIÈME 

trente-neuf  mille  cinquante-trois  livres.  Naples  et  rEspagiic 
suivirent  cet  exemple  ;  deux  cent  trente  Napolitains  et 
Siciliens  furent  délivrés  le  17  février  1787,  au  prix  de  un 
million  quatre  cent  soixante-trejze  mille  vingt  livres  ;  deux 
mois  après,  trois  cent  quatre-vingt-neuf  Espagnols  coûtèrent 
trois  millions  trois  mille  six  cent  vingt-cinq  livres  ;  après  ces 
rachats,  il  ne  resta  plus  à  Alger  qu'un  millier  d'esclaves,  dont 
la  moitié  mourut  de  la  peste  cette  année  môme. 

Affaibli   par  l'âge    et    par   une    dysenterie     chronique, 
Mohammed  abandonnait  de  plus  en  plus  le  gouvernement  à 
son  fils  adoptif  Hassan,  auquel  il  avait  donné  la  charge  de 
Khaznadji  ;  celui-ci^  qui  depuis  l'affaire  du  Septimane,  témoi- 
gnait aux  Français  une  grande  mauvaise  volonté,  la  manifesta 
hautement  en  1788,  à  l'occasion  de  la  destruction  d'un  corsaire 
algérien  par  le  vaisseau   le    Parthénope  ;  il  ne  voulut  pas 
accepter  l'indemnité  pécuniaire  que  M.  de  Kercy  était  chargé 
de  lui  offrir,  et  exigea  le  remplacement  en  natur.e  du  navire 
coulé  ;  après  quelques  tergiversations,  la  Cour  préféra  faire 
droit  à  cette  demande  que  d'ajouter  un  nouvel  élément  de 
discussion  à  ceux  qui  commençaient  à  apparaître  ;  on  savait 
que  les  intrigues  anglaises  avaient  excité  le  Dey  à  s'allier  au 
Maroc  et  à  dénoncer  le  traité  de  cent  ans   conclu  avec  la 
France.  Cet  acte,  dont  le  premier  monument  datait,   à  la 
vérité,  de  1689,  avait  été  renouvelé  dans  les  mêmes  termes  en 
1719,   et  c'était  avec  raison   que  le  Consul  soutenait  qu'il 
devait  durer  jusqu'en  1819;   mais  le  parti  opposé  n'admettait 
pas  cette  interprétation,  et  chicanait  sur  le  texte  ;  la  vérité  est 
que  les  uns  eussent  voulula  guerre  pour  accroître  les  revenus 
de  la  Course^  et  que  les  autres  espéraient  se  faire  combler  de 
présents   au  moment  des  nouvelles  négociations.    Grâce  à 
l'intervention  amicale  de  la  Porte  et  à  l'habileté  de  M.  de 
Senneville,  qui  sut  déjouer  les  machinations  des  ennemis  de 
son  pays,  tant  à  Alger  qu'à  Constanlinople,  les  anciens  traités 
furent  confirmés    et  les  Concessions  d'Afrique   restèrent  à 
leurs  possesseurs  actuels.   Néanmoins,  la  redevance   qu'ils 
avaient  à  payer  fut  augmentée  de  soixante  mille  livres  ;  mais 
l'extrême  besoin  de  blé  qu'on  ressentait  à  cette  époque  fit 
passer  aisément  sur  ces  exigences. 


LES   DEYS  341 

En  janvier  1790,  les  Kabyles,  révoltés  depuis  quelques 
mois  déjà,  furent  battus  par  l'Agba  des  Spahis  ;  la  rébellion 
continua  pendant  toute  l'année,  et  on  craignit  un  instant  une 
conflagration  générale. 

Le  12  juillet  1791,  Mohammed,  dont  la  faiblesse  était 
devenue  extrême,  mourut  de  la  dysenterie.  Son  successeur 
désigné,  Hassan,  avait  pris  ses  précautions  en  prévision  de  cet 
événement  et  se  fit  proclamer  immédiatement,  en  même 
temps  qu'il  faisait  arrêter,  emprisonner  et  priver  de  ses  biens 
TAgha  des  Spahis,  son  compétiteur. 


I 


CHAPITRE    VINGT-TROISIÈME 

LES    DEYS    (Suite) 


SOMMAIRE.  —  Baba-Hassan.  —  Tremblement  de  terre  et  destruction  d'Oran. 

—  Les  Espagnols  évacuent  la  Régence.  —  Ruine  des  Concessions.  —  Desti- 
tution du  Bey  de  Titeri  et  révolte  de  celui  de  Constantine.  —  Intrigues, 
anglaises,  déjouées    par  Vallière.    —    Pouvoir   de  Busnach    et   Bakri.   — 

—  Emprunt  de  la  France  et  fournitures  de  blé.  —  Affaire  Meïfrun.  — 
Troubles  intérieurs.  —  Mort  du  Dey.  —  Mustapha.  —  Guerre  avec  la 
France.  —  Complots.  —  Bonaparte  exige  et  obtient  une  réparation.  — 
Révolte  contre  les  Juifs.  —  Meurtre  de  Busnach  et  massacre  des  Juifs.  — 
Meurtre  du  Dey. 

Dans  le  traité  qui  avait  été  conclu  en  1785  entre  la  Régence 
et  l'Espagne,  l'abandon  d'Oran  et  de  Mers-el-Kebir  avait  été 
convenu,  et  la  reddition  de  ces  deux  places  était  retardée 
seulement  parce  que  la  cour  de  Madrid  voulait  en  tirer  quelques 
conditions  commerciales  avantageuses.  Le  gouvernement  de 
rOdjeac  ne  lui  accordait  rien,  sachant  très  bien  qu'elle  avait 
hâle  de  se  débarrasser  de  possessions  inutiles,  qui  lui  étaient 
devenues  un  lourd  fardeau,  et  lui  coûtaient  chaque  année 
plus  de  quatre  millions  et  un  millier  d'hommes.  Depuis  l'in- 
succès de  l'expédition  d'O'Reilly,  les  tribus  soumises  s'étaient 
refusées  à  payer  le  tribut  aux  Chrétiens  et  à  approvisionner 
leurs  garnisons,  que  les  Reys  de  l'Ouest  attaquaient  inces- 
samment. Ibrahim  avait  mis  le  siège  devant  Oran,  dès  la  lin 
de  1775  ;  son  successeur  Hadj'-Khrelil  avait  continué  le  blocus  ; 
le  24  octobre  1777,  il  s'était  avancé  jusque  sur  les  glacis  avec 
quatre  cents  cavaliers,  insultant  les  assiégés  et  les  provoquant 
au  combat  en  rase  campagne  ;  le  14  septembre  1780,  Moham- 
med ben  Osman  en  avait  fait  autant,  et  avait  rompu  les 
conduites  d'eau  de  la  ville;  le  26  septembre  1784,  il  avait 
failli  enlever  les  défenses  par  un  vigoureux  coup  de  main^  que 


LES   DEYS  343 

fit  échouer  juste  à  temps  la  bravoure  de  Don  Pedro  Guelfi  ; 
mais  malgré  les  efforts  de  ce  chef  énergique,  qui  répondait  à 
l'ennemi  par  des  razzias  souvent  heureuses,  Tinvestissement 
ne  cessa  que  le  jour  où  le  drapeau  de  l'Odjeac  fut  arboré  sur 
le  Château-Rouge.  Au  cours  des  négociations,  survint  un 
cataclysme  qui  hâta  la  solution  désirée  de  part  et  d^autre. 
Dans  la  nuit  du  8  au  9  octobre  1790,  à  une  heure  du  matin, 
un  terrible  tremblement  de  terre  renversa  en  trois  minutes 
presque  toutes  les  maisons  d'Oran ,  les  fortifications ,  les 
églises  et  les  monuments  publics  ;  plus  de  trois  mille  per- 
sonnes furent  écrasées  sous  les  décombres.  Le  Gouverneur 
intérimaire.  Don  Nicolas  Garcia,  colonel  du  régiment  des 
Asturies,  fut  enseveli  sous  les  ruines  de  TAlcazar  avec  sa 
famille  et  presque  tout  son  régiment.  En  même  temps,  le  feu 
prit  au  Brillant,  vaisseau  de  soixante-quatorze  canons;  on  le 
carénait  aux  flambeaux  pendant  la  nuit  du  désastre;  l'incendie 
s'alluma  et  se  répandit  avec  rapidité  dans  la  ville,  peut-être  à 
Faide  des  malfaiteurs,  qui  profitèrent  du  désordre  à  un  tel 
point  que  le  Commandant  Général  put  dire  avec  vérité  dans 
son  rapport  :  «  les  gens  de  mauvaise  vie  pillèrent  les  maisons 
les  plus  riches,  en  sorte  que,  si  l'ennemi  eut  saccagé  la  ville, 
les  malheureux  colons  n'eussent  pas  été  plus  complètement 
ruinés.  La  prompte  répression  de  ces  excès  et  l'exemple 
réitéré  des  châtiments,  la  vigilance  et  la  sévérité  déployée 
contre  les  malfaiteurs,  rien  ne  put  les  arrêter.  »  Les  secousses 
durèrent  jusqu'au  22  novembre,  et  recommencèrent  le  6 
janvier  suivant  ^  Dès  le  premier  jour,  les  contingents  de 
Mohammed  avaient  attaqué  Oran  par  toutes  les  brèches  des 
murailles  ;  M.  de  Cumbre-Hermosa,  qui  avait  pris  le  comman- 
dement^ ne  put  réunir  que  mille  cinq  cent  vingt-six  hommes 
valides  ;  il  s'en  servit  avec  courage  et  intelligence,  livrant 
jusqu'au  17  une  multitude  de  petits  combats,  dans  l'in- 
tervalle desquels  il  réparait  les  fortifications  le  mieux 
possible,  construisait  de  nouvelles  batteries,  si  bien  qu'il  put 
opposer  une  vigoureuse  défense   à  Mohammed  ben  Osman 

4.  Pour  les  détails  du  tremblement  de  terre  d'Oran,  voir  la  Gazette  de 
France,  1790,  p.  451,  et,  pour  les  conséquences,  1791,  p.  150,  194,  210, 
304,  353,  et  1792,  p.  4. 


344  CHAPITRE  VINGT-TROISIEME 

qui  lui  donna  l'assaut  pendant  douze  jours,  à  la  tête  de  dix- 
huit  mille  hommes  ;  le  26,  il  était  arrivé  d'Espagne  un  ren- 
fort de  sept  mille  soldats,  des  tentes  et  des  provisions.  Le 
Bey,  vivement  repoussé  le  29,  reprit  ses  campements  dans  le 
voisinage  de  la  place,  et  demanda  à  Alger  des  renforts  qui  ne 
lui  furent  pas  envoyés  ;  car  on  s'y  méfiait  de  son  ambition,  et 
on  ne  tenait  pas  à  accroître  sa  popularité  en  l'aidant  à  prendre 
de  vive  force  une  ville  qui  devait  fatalement  être  acquise  à 
rOdjeac.  Réduit  à  ses  propres  troupes,  il  escarmoucha  dans  la 
plaine  et  sous  les  remparts  pendant  le  printemps  et  l'été  de 
1791  ;  les  affaires  les  plus  chaudes  furent  celles  des  3  et  9 
mai,  du  23  juillet,  du  17  et  du  18  septembre,  jour  d'un  assaut 
général  bravement  repoussé.  Le  chevalier  de  Torcy,  des 
gardes  wallones,  s'y  distingua  tout  particulièrement  par  son 
courage. 

Pendaiit  cette  longue  lutte  ,  le  Conseil  Royal ,  effrayé  à 
l'idée  des  dépenses  qu'entraînerait  la  reconstruction  des 
forts  et  des  remparts  d'Oran,  avait  décidé  Charles  lY  à  faire 
offrir  au  vieux  Dey  Mohammed  de  lui  abandonner  cette  ville 
et  Mers-el-Kebir  en  échange  d'un  comptoir  à  Oran  ;  l'ambas- 
sade arriva  à  Alger  en  avril  1791,  et  ne  réussit  pas  dans  sa 
mission,  le  Divan  ayant  refusé  de  rien  concéder.  Elle  revint 
le  12  septembre,  et,  cette  fois,  eut  affaire  à  Hassan,  qui  lui 
accorda  la  création  d'un  établissement  près  de  Djemma- 
R'azaouât,  la  permission  d'acheter  trois  mille  charges  de  blé 
par  an  et  de  pêcher  le  corail  sur  les  côtes  de  l'ouest  ;  la  signa- 
ture du  Roi  fut  donnée  le  16  décembre,  et  l'évacuation 
commença  le  17  ;  elle  ne  se  termina  qu'en  mars  1792.  Ce  traité 
coûta  cher  à  l'Espagne,  qui  s'engagea  à  payer  cent  vingt 
mille  livres  par  an,  dépensa  en  présents  des  sommes  énor- 
mes, fut  forcée  de  faire  revenir  de  Carthagène  les  canons, 
projectiles  et  munitions  qu'on  avait  emportés  des  Présides,  et 
enfin  dut  se  soumettre  à  la  dure  condition  de  transporter  elle- 
même  à  Constantinople  deux  clefs  d'or,  représentant  celles 
d'Oran,  et  deux  jarres  d'eau  prises  aux  fontaines  de  la  ville; 
ces  objets  étaient  offerts  au  Sultan  par  le  Dey,  qui  reçut  en 
échange  le  caftan  d'investiture.  Le  commerce  français  fut 
gravement  atteint  par  rétablissement  que  M.  Campana  fonda 


LES   DEYS  345 

à  Oran,  et  les  événements  justifièrent  les  prophéties  du 
nouveau  consul  Yallière,  qui  avait  succédé  à  M.  de  Kercy  le 
15  janvier  1791,  et  qui  écrivait  à  la  date  du  15  septembre  de 
la  même  année  *  :  «  Le  traité  qui  cède  Oran  et  Mers-el- 
Kebir  aux  Algériens  a  été  signé  le  12  de  ce  mois.  Ces  places 
doivent  être  rendues  démantelées,  évacuées,  etc.  ;  il  est  à 
croire  que  la  politesse  espagnole  n'exécutera  pas  à  toute 
rigueur  cette  condition.  Il  y  a  quatre  mois  pour  la  remplir  et 
pour  le  déménagement.  L'Espagne  a  obtenu  en  retour  l'éta- 
blissement à  Oran  d'une  Compagnie  à  l'instar  de  la  Compa- 
gnie Royale  d'Afrique,  paye  ce  privilège  un  peu  plus  de  cent 
vingt  mille  livres  par  an,  et  pour  ce  tribut  aura  annuellement 
environ  trois  mille  charges  de  blé ,  au  prix  du  marché,  et  la 
pêche  du  corail  dans  les  parages  de  la  province  de  Mascara  ; 
déplus,  la  traite  des  blés,  orge,  fèves^  cuirs,  laines,  cire  lui 
est  accordée  préférablement  à  tous  autres,  à  prix  égal.  Cette 
faveur  doit  être  regardée  comme  exclusive  (quoique  l'exclu- 
sion ne  soit  pas  prononcée),  attendu  que  personne  ne  sera  en 
position  de  donner  des  prix  aussi  élevés  que  la  nouvelle 
Compagnie,  et  que,  le  cas  même  arrivant,  celle-ci  ferait  des 
sacrifices  plutôt  que  de  laisser  entrer  quelques  étrangers  en 
concurrence  avec  elle. 

((  Nul  prix  n'est  arrêté  pour  les  marchandises  ci-dessus.  La 
Compagnie  devra  le  négocier  tous  les  ans,  avec  le  Bey  de 
Mascara  directement,  sans  pouvoir  rien  recevoir  des  mains 
des  particuliers.  —  Ainsi  elle  doit  s'attendre  à  bien  payer.  — 
Elle  aura  un  agent  à  Mascara. 

«  Le  succès  de  cette  négociation  a  été  acheté  par  un  présent 
considérable  au  Dey  et  par  des  promesses  brillantes  à  ses 
Ministres,  qu'il  faudra  tenir.  La  somme  à  donner  à  la  Régence 
est  un  article  secret.  Les  Espagnols,  depuis  leur  établissement 
à  Alger,  y  versent  à  tonnes  les  piastres  fortes;  au  reste, 
quoi  qu'il  puisse  leur  en  coûter  en  cette  occasion ,  ils  ont 
conclu  une  très  bonne  affaire.  Oran  leur  coûtait  annuellement 
quatre  millions,  occupait  et  rendait  malheureuse  une  garnison 


1.  Lettres  de  Césaire-Philippe  Y aWière.  {Archives  de  la  Chambre  de  Com- 
merce de  Marseille^  AA,art.  481.) 


346  CHAPITRE   VINGT-TROISIEME 

de  cinq  à  six  mille  hommes  et  fournissait  une  centaine  d'es- 
claves à  Alger,  première  source  de  sa  force.  Si  le  nouvel 
ordre  prend  consistance  et  durée,  l'Espagne  gagne  infiniment 
des  côtés  politique,  commerce  et  humanité,  et  la  Régence  y 
trouvera  peut-être  un  jour  la  première  cause  de  sa  déca- 
dence. 

«  La  France  est  aussi  menacée  d'y  perdre  beaucoup.  Son 
commerce  ressentira  immanquablement  une  diminution  sen- 
sible. Le  contre-coup  parviendra  même  jusqu'à  la  Compagnie 
d'Afrique.  Il  n'est  rien  que  les  Espagnols  n'aient  tenté,  ne 
tentent  aujourd'hui  et  dans  l'avenir  encore  pour  la  supplanter. 
Leurs  efforts  et  leur  or  seront  impuissants^  tant  que  les 
conditions  du  traité  de  la  Compagnie  avec  la  Régence  suf- 
firont à  son  existence  et  qu'elle  n'en  exigera  pas  de  plus 
favorables.  Mais  tout  fait  craindre  qu'elle  ne  puisse  plus  faire 
avec  avantage  les  traites  de  blé  considérables  et  si  utiles  à 
Marseille,  que  la  Compagnie  faisait  annuellement  à  Bône  en 
dehors  de  son  traité. 

«  Cette  triste  narration  rend  indispensable  une  réflexion 
aussi  fâcheuse  qu'elle.  C'est  aux  Français  plus  qu'à  leur  or 
encore,  que  les  Espagnols  doivent  leur  établissement  à  Alger, 
et  c'est  par  les  Espagnols  que  les  Français  sont  desservis,, 
trahis,  supplantés  à  Alger.  Cet  injuste  triomphe  sera-t-il  de 
durée  ?  » 

Ces  prévisions  ne  se  justifièrent  que  trop.  La  concurrence 
fit  monter  les  denrées  à  un  prix  exorbitant,  qu'augmenta  de 
jour  en  jour  la  cupidité  des  Beys  ;  les  Établissements  de  la 
Calle  et  de  Bône  ne  purent  plus  acheter  de  blé  à  un  prix 
rémunérateur,  au  moment  même  où  la  France  en  avait  le  plus 
pressant  besoin  ;  il  fut  même  un  instant  question  d'abandon- 
ner ce  négoce  devenu  infructueux,  qui  traversa  une  crise 
terrible  lors  de  la  révolte  du  Bey  de  Constantine. 

Bien  que  le  nouveau  Dey  Hassan  eût  un  caractère  naturel- 
lement doux  et  bienveillant,  au  point  d'avoir  aboli  la  peine  de 
mort  pour  la  plupart  des  crimes,  et  d'avoir  sensiblement 
adouci  le  sort  des  esclaves,  l'exercice  du  pouvoir  ne  tarda  pas 
à  le  rendre  méfiant  et  soupçonneux,  comme  la  plupart  de  ses 
prédécesseurs. 


LES   DEYS  347 

L'Agha  des  s_pahis  Ali,  son  ancien  compétiteur,  était  mort 
dans  sa  prison  ;  le  bruit  courut  qu'il  s'était  suicidé.  Les  Beys 
des  provinces  de  Titeri  et  de  Gonstantine  passaient  pour  avoir 
été  ses  partisans;  le  premier,  Mustapha  el  Ouznadji,  étant 
venu  à  Alger  pour  le  versement  du  tribut,  fut  averti,  le  29 
avril  1792,  que  les  chaouchs  le  cherchaient  ;  craignant  pour  sa 
têtC;,  il  se  réfugia  dans  le  sanctuaire  de  Sidi-Abd-el-Kader-el- 
Djilani,  et  fut  remplacé  dans  son  commandement  par  Moham- 
gied-el-Debbah.  11  ne  fut  pas  aussi  facile  de  se  débarrasser  du 
Bey  de  Gonstantine  Salah,  qui,  occupant  sa  charge  depuis 
vingt  et  un  ans,  était  fortement  établi  dans  le  pays  ;  d'ailleurs, 
il  avait  fait  ses  preuves  comme  chef  de  guerre  et  comme 
homme  de  gouvernement,  et  s'était  particulièrement  distingué 
pendant  la  campagne  de  1775.  Le  Dey  fut  averti  qu'il  cher- 
chait à  se  rendre  indépendant,  et  que  c'était  à  cet  effet  qu'il 
avait  augmenté  les  fortifications  de  Gonstantine.  En  réalité, 
Salah  n'obéissait  pas  volontiers,  tyrannisait  et  rançonnait  les 
Goncessions^  et,  avec  l'âge,  perdant,  comme  tous  les  despotes, 
ce  qu'il  avait  eu  de  bonnes  qualités,  il  augmentait  chaque 
jour  le  nombre  de  ses  ennemis.  Le  8  août  1792,  Hassan  lui 
donna  pour  successeur  Ibrahim  Ghergui,  caïd  du  Sebaou,  qui 
partit  le  jour  même  avec  soixante  cavaliers.  Lorsque  le  Bey 
disgracié  apprit  son  arrivée,  il  conçut  d'abord  le  dessein  de 
s'enfuir  et  d'aller  s'embarquer  à  Bône  avec  ses  trésors  ;  il  en 
fut  empêché  par  ses  Turcs  et  par  ses  gardes  kabyles,  qui 
égorgèrent  le  nouveau  venu  avec  toute  son  escorte,  le  qua- 
trième jour  de  leur  installation  au  palais  ;  ce  massacre  fut 
suivi  d'autres  meurtres  et  du  pillage  d'une  partie  de  la  ville. 
La  nouvelle  de  la  révolte  parvint  à  Alger  le  23  août,  et,  le 
même  jour,  Hussein  ben  bou-IIanak ,  remplaçant  d'Ibrahim, 
partit  avec  une  petite  armée  mise  sous  les  ordres  de  l'Oukil- 
el-IIardj  de  la  Marine  et  du  nouvel  Agha  des  Spahis,  qui 
sommèrent  le  camp  de  l'est  de  marcher  sur  les  rebelles.  Les 
Janissaires  obéirent  immédiatement,  pénétrèrent  de  vive 
force  dans  la  place,  et  s'emparèrent  de  Salah,  qui  fut  étranglé 
le  1''^  septembre.  Ses  ministres  périrent  dans  d'horribles  tor- 
tures, et  les  vainqueurs  rapportèrent  à  Alger  douze  millions 
d'or  et  une  grande  quantité  d'autres  dépouilles  précieuses  ; 


348  CHAPITRE    VINGT-TROISIEME 

l'amulette  de  diamants  qui  fut  trouvée  sur  le  corps  du  Bey 
valait  à  elle  seule  deux  cent  soixante-quinze  mille  dinars. 
Celte  victoire  n'apaisa  pas  complètement  les  craintes  du  Dey, 
qui  changea  deux  fois  encore  le  Bey  de  Titeri  en  moins  de 
deux  ans ,  et  fit  surveiller  Mohammed-ben-Osman ,  de  la 
puissance  et  de  l'influence  duquel  il  était  jaloux,  sans  oser  le 
manifester  hautement. 

Pendant  ce  temps,  Venise,  la  Hollande  et  la  Suède  se 
voyaient  successivement  l'objet  de  menaces  de  guerre,  qu'elles 
n'écartaient  qu'à  prix  d'or.  Le  Danemark  subissait  les  mêmes 
exigences  quelque  temps  après,  et  le  Portugal,  qui  n'avait 
pu  obtenir  la  paix,  luttait  avec  courage  et  empêchait  les  Reïs 
de  sortir  du  détroit  de  Gibraltar.  La  France,  qui  voyait  à  ce 
moment  presque  toute  l'Europe  se  dresser  contre  elle,  était 
tenue  de  ménager  la  Régence,  de  laquelle  dépendait  l'appro- 
visionnement des  céréales,  devenu  de  plus  en  plus  nécessaire. 
M.  Yallière  s'y  employait  de  son  mieux.  Elevé  à  Alger,  où 
son  père  avait  été  consul  de  1763  à  1773,  il  y  connaissait  tous 
les  personnages  influents,  avait  le  grand  avantage  de  pouvoir 
se  passer  de  drogman,  et  rendit  ainsi  d'immenses  services 
dans  un  temps  très  difficile.  Après  avoir  essuyé  quelques 
bourrasques  dues  à  l'humeur  inconstante  du  Dey,  il  était 
arrivé  à  acquérir  sur  lui  une  véritable  influence,  dont  il  se 
servit  habilement  dans  l'intérêt  de  son  pays,  obtenant  la 
permission  d'exporter  d'énormes  fournitures  de  grains,  de 
viande  salée,  de  cuirs,  et  d'autres  denrées  destinées  à  l'ali- 
mentation du  Midi  et  à  la  subsistance  des  armées,  déjouant 
ainsi  les  intrigues  des  Anglais,  qui  eussent  voulu  augmenter 
la  détresse  dans  laquelle  se  trouvait  à  cette  époque  leur 
ennemie. 

Hassan  résista  à  leurs  instances  :  «  J'apprends  avec  indi- 
gnation par  le  Dey  lui-même,  écrivait  Yallière,  que  les 
anglais  ont  osé  lui  demander  de  nous  refuser  tout  secours, 
afin  de  nous  laisser  périr  par  la  famine  ;  le  Dey  a  répondu  en 
homme  maître  de  son  pays  et  en  ami  des  Français.  Le  consul 
Anglais  a  fait  une  seconde  tentative  tout  aussi  infructueuse 
que  la  première...  Je  te  laisse  le  soin  d'apprendre  à  la 
République  et  à  ses  enfants  la  conduite  du  Dey  envers  eux  en 


LES   DEYS  349 

cette  occasion  ;  la  circonstance  en  décuple  le  prix.  »  En  effet, 
non  content  de  donner  des  ordres  pour  que  les  marchés  de 
l'est  et  de  l'ouest  fussent  largement  ouverts  aux  navires  de 
Marseille,  il  accordait  la  paix  à  Gênes,   à  la  sollicitation  du 
consul,  qui  se  servait  de  la  marine  de  ce  port  pour  les  envois 
de  grains,  et  poussait  la  bienveillance  jusqu'à  avancer  Targent 
néce^aire  aux  marchés  conclus  avec  les  Indigènes.  Plus  tard, 
il  prêta  même  cinq  millions  au  Directoire,  sans  vouloir  en 
recevoir  d'intérêts  ;  car  ce  prince  n'était  pas  avare,  ne  recher- 
chant l'argent  que  pour  satisfaire  ses  goûts  fastueux  et  pour 
obéir  aux  exigences  de  son  entourage.  Il  était  d'une  nature 
chevaleresque,  et  lorsqu'on  crut  pouvoir  l'exciter  à  s'unir  aux 
ennemis  de  la  France  en  lui  représentant  qu'elle  allait  être 
écrasée  par  la  coalition,  on  obtint  un  résultat  tout  contraire, 
et  il  déclara  très  hautement  qu'il  n'abandonnerait  jamais  son 
ancienne  alliée.  Malheureusement  pour  lui,  il  était  atteint  au 
plus  haut  degré  de  la  maladie  mentale  commune  à  tous  les  Deys, 
un  manque  complet  d'équilibre  cérébral,  qui  le  faisait  agir 
sous  l'influence  du  moment,  sans  réflexion,  et  qui,  le  plus 
souvent,  le  livrait  à  des  colères  immotivées.  C'est  ainsi,  qu'en 
1792,  deux  jours  après  avoir  ordonné  à  Yallière  de  partir  et 
de  faire  sortir  de  France  les  sujets  algériens,  il  fit  étrangler 
oubâtonner  les  Reïs  dont  la  plainte  avait  causé  ce  commen- 
cement de  rupture.  Il  s'agissait  de  deux  chebeks  qui  avaient 
été  coulés,  l'un  par  les  Napolitains,  l'autre  par  les  Génois, 
dans  les  eaux  de  la  Provence.  Bien  que  les  équipages,  pour- 
suivis sur  le  rivage  par  les  vainqueurs,  eussent  été  sauvés 
par  les  milices  accourues  h  la  hâte  et  rapatriés  par  la  frégate 
la  Vestale,  les  ennemis  du  consul  avaient  cru  pouvoir  profiter 
de  cet  incident  pour  le  brouiller  avec  Hassan.  Ils  se  servirent 
à  cet  effet  de  Fintermédiaire  des  Juifs,   auxquels  ce  prince 
avait  coniié    tous  ses  intérêts  ,    et  qui   avaient   acquis  une 
énorme  influence  dans  le  conseil  privé.. 

On  a  vu  précédemment  que,  dès  le  commencement  du 
pouvoir  des  Deys,  les  Juifs  livournais  qui  étaient  venus 
s'établir  à  Alger  avaient  habilement  profité  des  embarras 
financiers  des  souverains  pour  monopoliser  le  commerce  à 
leur  profit  ;  ils  avaient  acquis  par  ce  moyen  de  très  grandes 


350  CHAPITRE   VINGT-TROISIEME 

richesses,  dont  ils  consacraient  une  partie  à  acheter  la  faveur 
des  priilcipaux  de  l'Etat.  Peu  à  peu,  ils  étaient  devenus  oc- 
cultement  les  véritables  maîtres,  démêlant,  avec  la  finesse 
naturelle  à  leur  race,  le  véritable  fond  du  caractère  turc,  fait 
d'insouciance  et  de  vénalité,  insoucieux  par  paresse,  vénal 
par  nécessité  et  par  besoin  de  paraître.  Jusque-là,  ils  n'avaient 
pas  trouvé  prudent  de  se  mêler  de  la  politique  intérieure,  et 
se  contentaient  de  vendre  leurs  services  h  celle  des  nations 
européennes  qui  les  payait  le  mieux  ;  mais  le  moment 
arrivait  où  ils  se  trouvaient  entraînés  à  désirer  faire  mon  Ire 
de  leur  pouvoir,  et  à  l'exercer  en  plein  soleil;  entreprise 
audacieuse,  qui  ne  réussit  un  moment  que  pour  amener  le 
massacre  et  la  ruine  de  la  communauté  israélite.  Celle-ci 
reconnaissait  alors  pour  chefs  Nephtali  Busnach  et  Joseph 
Bacri  ;  ces  deux  hommes,  fort  intelligents,  spéculateurs 
habiles,  généreux  à  l'occasion,  courageux  et  infatigables, 
jouèrent  pendant  vingt  ans  un  rôle  qui  ne  manqua  pas  d'une 
certaine  grandeur,  et  arrivèrent  à  accaparer  toutes  les  forces 
vives  de  la  Régence.  Très  bien  renseignés  par  une  police 
secrète,  qu'ils  composèrent,  à  l'extérieur,  de  leurs  correspon- 
dants, et  a  l'intérieur,  de  celte  foule  de  petits  marchands  qui 
vont  offrir  leurs  services  de  maison  en  maison,  ils  se  trou- 
vaient possesseurs  des  projets  les  plus  secrets,  et  prirent  ainsi 
un  grand  empire  sur  Tesprit  d'Hassan,  auquel  ils  donnaient 
des  avertissements  indispensables  à  sa  sécurité.  Mis  au 
courant  des  intrigues  et  des  exactions  des  Beys,  ils  tinrent 
entre  leurs  mains  leur  nomination,  leur  destitution  et  même 
leur  vie  ;  disposant  de  si  riches  emplois,  ils  en  tirèrent  une 
nouvelle  source  de  fortune  et  bouleversèrent  Fadministration 
au  gré  de  leurs  intérêts.  En  1792,  au  moment  où  Mustapha- 
el-Ouznadji,  tremblant  pour  sa  vie,  s'était  réfugié  dans  une 
chapelle  où  ses  amis  n'osaient  pas  le  secourir  :  «  Busnach, 
écrivait  le  consul,  va  lui  tenir  compagnie,  lui  fournit  des 
vivres,  le  console,  le  rassure,  intercède  pour  lui,  accommode 
ses  affaires,  concourt  à  obtenir  son  pardon,  et  lui  prête  une 
grosse  somme  d'argent,  dans  un  moment  de  détresse  et  de 
disgrâce  où  il  avait  peu  d'espoir  de  remboursement.  »  Aussi, 
lorsqu'il  fut  nommé,  en  1794^,  Bey  de  Gonstantine,  le  commerce 


LES    DEYS  351 

entier  de  cette  province  échut  aux  Busnacli  et  l'on  ne  put 
plus  en  tirer  de  blé  sans  leur  consentement. 

Les  Anglais,  ne  pouvant  obtenir  du  Dey  qu'il  affamât  la 
France,  s'adressèrent  aux  Juifs  devenus  tout-puissants,  et 
cherchèrent  à  les  séduire,  en  leur  assurant  la  fourniture  de 
Gibraltar,  et  en  leur  remontrant  que  la  coalition  ne  pouvait 
manquer  d'être  victorieuse.  Ils  réussirent  d'abord  assez  bien  ; 
mais  les  éclatantes  victoires  des  armées  françaises  vinrent 
bientôt  leur  infliger  un  cruel  démenti.  A  partir  de  ce  moment, 
Busnach  et  Bacri  louvoyèrent  entre  les  deux  nations  enne- 
mies, favorisant  tantôt  Tune,  tantôt  l'autre,  selon  les  chances 
apparentes  du  succès  ;  lorsqu'ils  apprirent  que  la  République 
prenait  l'offensive  contre  ses  ennemis,  ils  sollicitèrent  et 
obtinrent  les  célèbres  fournitures  dont  le  règlement  devait  un 
jour  entraîner  la  chute  de  rOdjeac.  Cherchant  alors  une  autre 
combinaison,  les  ministres  de  Georges  III  envoyèrent  l'ordre 
à  leur  consul  de  négocier  à  quelque  prix  que  ce  fût  la  paix  de 
la  Régence  avec  le  Portugal,  afm  de  rouvrir  le  détroit  aux 
Reïs,  qui  eussent  contrarié  la  navigation  des  Américains,  et 
les  eussent  ainsi  empêché  de  continuer  à  porter  leurs  grains 
dans  les  ports  de  la  Manche  et  de  la  Bretagne.  M.  Ch.  Logic 
réussit  dans  sa  mission  ;  mais  Vallière  rendit  cette  manœuvre 
inutile,  en  faisant  conclure  au  même  instant  un  traité  entre 
Alger  et  les  États-Unis,  malgré  l'opposition  des  Puissances  ; 
le  mécontentement  de  l'Oukil-el-Hardj-Ali  et  du  Khaznadar 
Kara-Mohammed  se  traduisit  par  des  paroles  séditieuses,  dont 
le  châtiment  ne  se  fit  pas  attendre  ;  leurs  biens  furent 
confisqués,  et  Hassan  les  fit  embarquer  pour  Constantinople. 
L'Agha  Mustapha,  qui  avait  été  nommé  caïd  du  Sebaou, 
supportait  avec  peine  l'esprit  d'indépendance  des  Kabyles  ;  il 
se  servit  du  prétexte  d'une  querelle  futile  pour  faire  étrangler 
le  chef  des  Flissas,  El-Haoussin-ben-Djamoun,  au  moment 
où  il  passait  à  Alger,  revenant  du  pèlerinage  de  la  Mecque  ; 
cet  acte  odieux  ht  soulever  les  Flissas  et  leurs  alliés  ;  la 
guerre  dura  quatre  ans  et  se  termina  à  l'avantage  des  mon- 
tagnards. 

En  1793,  survint  Tincident  fatal  qui  allait  réduire  à  néant 
les  efforts  constamment  heureux  du  Consul,  et  changer  en  des 


352  CHAPITRE    VINGT-TROISIEME 

sentiments  hostiles  l'amitié  qu'Hassan  avait  témoignée  jus- 
qu'alors à  la  France.  Le  beau-frère  de  Yallière,  Meïfrun, 
avait  émigré  à  Carthagène,  ayant  été  voué  à  la  mort  pour 
avoir  conservé  des  fonctions  municipales  à  Toulon  pendant 
l'occupation  anglaise.  Au  temps  où  il  exerçait  les  fonctions 
de  chancelier  du  Consulat,  il  s'était  lié  d'amitié  avec  le  Dey, 
qui,  à  la  première  nouvelle,  envoya  un  de  ses  chebeks  le 
chercher  en  Espagne,  et  l'installa  à  Alger,  où  il  assura  géné- 
reusement sa  subsistance  et  celle  de  toute  sa  famille.  En 
même  temps,  il  pressa  le  Consul  de  demander  en  son  nom  la 
grâce  du  condamné,  disant  que  c'était  la  seule  récompense 
qu'il  attendait  des  services  rendus,  et  offrant  en  échange  de  la 
faveur  qu'il  réclamait  des  chevaux  de  guerre,  des  grains  et 
des  armes.  Vallière,  dont  le  père,  la  mère  et  la  sœur  avaient 
partagé  le  sort  de  Meïfrun,  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  réussir  ;  il 
n'y  parvint  pas,  et  n'aboutit  qu'à  se  rendre  lui-même  suspect 
d'incivisme.  Le  comité  de  salut  public  ne  le  crut  pas  quand 
il  représentait  les  dangers  qu'un  refus  ferait  courir  aux  bonnes 
relations  ;  on  s'imagina  que  c'était  lui-même  qui  poussait  le 
Dey  à  exiger  le  pardon  du  coupable,  et  on  résolut  de  le  rem- 
placer. Blessé  dans  son  affection  et  dans  son  orgueil,  Hassan 
donna  l'ordre  au  Bey  de  Constantine  de  cesser  toutes  relations 
commerciales  avec  l'Agence  d'Afrique,  qui  venait  de  rempla- 
cer l'ancienne  Compagnie  du  même  nom^  et  renvoya  les  pré- 
sents qui  lui  avaient  été  offerts  :  «  J'ai  présenté  moi-même  au 
Dey  le  magnifique  et  rare  solitaire,  le  superbe  fusil  et  la  paire 
de  pistolets  que  vous  m'enjoignez  de  lui  donner.  Son  premier 
mot  fut  :  —  Tous  les  présents  du  monde  me  touchent  peu,  si 
tu  ne  viens  pas  m'annoncer  la  grâce  de  Meïfrun.  —  Et  il 
insista  longtemps  sur  ce  point.  L'extrême  beauté  du  solitaire 
l'a  frappé,  a  excité  son  admiration  etaparu  flatter  son  amour- 
propre Le  lendemain,  il  m'a  renvoyé  le  solitaire,  le  fusil 

et  les  pistolets  en  disant  que  le  jour  où  je  les  lui  avais  offerts, 
il  avait  voulu  les  refuser,  à  cause  du  peu  de  déférence  de  la 
République  à  ses  demandes  en  faveur  de  Meïfrun,  et  qu'il  les 
renvoyait  par  le  ressentiment  de  cette  seule  mortification. 

J'ai  été  voir  ce  souverain  pour  le  désabuser il  a  été  sourd; 

il  ne  m'a  parlé  que  de  Meïfrun,  et  l'idée  que  sa  parole  ne 


I 


LES   DEYS  353 

passait  pas  en  France,  et  que  nous  le  trompions  à  ce  sujet, 
excitait  en  lui  une  grande  colère  ;  c'était  le  lion  irrité.  » 

Ce  fu^  un  fâcheux  événement;  d'un  côté,  il  est  évident 
qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de  gracier  un  homme  qui  avait  pactisé 
avec  les  plus  cruels  ennemis  de  son  pays  ;  les  débris  des 
flottes  et  des  arsenaux  de  Toulon,  incendiés  par  eux,  étaient 
encore  trop  brûlants  pour  que  des  idées  de  miséricorde  en- 
trassent dans  les  cœurs.  On  eut  cependant  dû  voir  que,  dans 
l'intérêt  même  du  pays,  il  valait  mieux  accorder  au  Dey  ce 
qu'il  demandait  que  de  priver  la  France  d'une  de  ses  ressour- 
ces les  plus  précieuses.  Mais  le  ministre  des  relations  exté- 
rieures, Buchot,  était  trop  ignorant  et  trop  inintelligent  pour 
apprécier  sainement  la  situation  ;  son  entourage  ne  sut  pas 
ou  n'osa  pas  le  désabuser.  Le  Comité  de  salut  public  envoya 
donc  successivement  à  Alger  deux  agents  pour  procéder  à 
une  enquête  ;  le  premier ,  M.  Ducher,  fit  un  rapport  très 
modéré,  et  donna  tort  au  Directeur  de  la  Calle,  qui  avait  faus- 
sement accusé  le  consul  de  ne  pas  lui  prêter  son  appui,  et 
d'entraver  ainsi  l'exportation  ;  le  second  envoyé,  M.  Herculais, 
arriva  le  7  avril  1796  et  destitua  aussitôt  Vallière,  qui  fut 
remplacé  le  3  juin  par  Jean  Bon  Saint-André.  Il  s'embarqua 
pour  l'Espagne,  n'osant  pas  rentrer  dans  son  pays  natal,  où 
le  séquestre  avait  été  mis  sur  ses  biens  ;  plus  tard,  il  y  revint 
et  finit  ses  jours  à  Solins.  Hassan^  qui  s'était  longtemps  fait 
prier  pour  consentir  à  son  remplacement,  continua  à  exiger 
le  pardon  de  Meïfrun  ;  Herculais  fut  forcé  de  transiger,  et 
d'accorder  à  l'émigré,  qui  se  relira  àCarthagène,  une  indem- 
nité de  cent  mille  francs  en  échange  de  ses  biens  confisqués  ; 
cette  solution  ambiguë  ne  satisfit  personne,  et,  sans  les 
victoires  de  Bonaparte,  qui  inspirèrent  aux  Algériens  une 
terreur  salutaire,  la  France  eût  porté  la  peine  de  la  maladresse 
de  Buchot  ;  mais  elle  ne  retrouva  pas  Tancienne  amitié,  et  ne 
tira  plus  rien  de  la  Régence,  sinon  par  l'intermédiaire  des 
Bacri  et  des  Busnach^  qui  firent  chèrement  payer  leurs  ser- 
vices, d'autant  plus  que  Targent  comptant  manquait,  et  qu'on 
n'avait  à  leur  ofl'rir  que  des  traites.  Ils  alimentèrent  le  trésor 
privé  d'Hassan  par  les  confiscations  qu'amenait  nécessairement 
chaque  changement  deBey;  aussi  ces  mutations  devenaient 

23 


354  CHAPITRE    VINGT-TROISIEME 

de  plus  en  plus  fréquentes.  A  Titeri,  Mohammed-ed-Debbah 
avait  été  emprisonné  après  deux  ans  de  gouvernement  et 
remplacé  en  août  1794  par  Ibrahim  Boursali,  qui  avait  été 
lui-même  interné  à  Gherchel  en  juillet  1797  ;  le  Beylik  fut 
donné  à  SidiHassen.  AConstantine,  le  successeur  de  Salah, 
Hussein-ben-bou-Hanak  fut  emprisonné  en  novembre  1794  au 
profit  de  Mohammed-el-Ousnadjiy  qui,  en  décembre  1797,  fut 
étranglé  au  moment  où  il  revenait  de  la  Tunisie,  qu'il  avait 
envahie  à  la  tète  de  six  mille  hommes  ;  Ingliz-bey  prit  sa 
place.  Le  seul  auquel  on  n'avait  jamais  osé  toucher,  le  vieux 
Mohammed-ben-Osman,  qui  avait  reçu  le  glorieux  surnom 
d'El-Kebir,  mourut  subitement  chez  les  Sbeah,  en  revenant 
d'Alger;  tout  le  monde  crut  qu'il  avait  été  empoisonné. 

Les  Portugais  ayant  rompu  la  paix,  le  Dey  s'en  prit  aux 
Anglais,  par  l'intermédiaire  desquels  le  traité  avait  été  fait; 
il  leur  déclara  la  guerre,  refusa  d'entendre  leur  consul,  qui 
s'était  embarqué  à  la  première  alerte  ;  il  fallut  faire  agir 
Bakri,  qui  se  jeta  aux  pieds  du  Dey  pour  le  fléchir.  Un  an 
après,  ce  même  consul  fut  forcé  d'olïrir  à  la  Régence  un  brik 
de  vingt-quatre  canons,  pour  apaiser  une  nouvelle  querelle 
survenue  à  la  suite  de  la  capture  d'un  navire  français  dans 
les  eaux  algériennes. 

Le  6  mai  1798,  Jean  Bon  Saint- André  remit  les  sceaux  à 
M.  Moltedo,  auquel  il  adressa,  dit-on,  cette  phrase,  un  peu 
empreinte  de  l'emphase  de  l'époque  :  «  J'avais  trouvé  ici  la 
France  à  genoux  ;  je  vous  la  laisse  debout.  » 

Cette  parole  est  plus  pompeuse  que  vraie  ;  car  la  nation 
française  était  la  plus  favorisée  de  toutes,  lors  de  l'arrivée  du 
successeur  de  Yallière  ;  il  avait  toutefois  le  droit  de  se  vanter 
de  l'habileté  avec  laquelle  il  avait  su  faire  valoir  les  victoires 
de  Bonaparte,  le  châtiment  de  Venise,  et  la  libération  des 
esclaves  musulmans  de  Gênes  et  de  Livourne  ;  enfin,  c'était 
grâce  à  ses  sages  combinaisons  que  son  pays  avait  pu 
transporter  aux  Bakri  la  dette  contractée  auprès  du  Dey, 
que  la  pénurie  des  finances  ne  permettait  pas  d'acquitter  en  ce 
moment. 

Hassan  Dey,  mal  soigné  d'un  abcès  au  pied,  fut  attaqué  de 
la  gangrène  et  mourut  le  14  mai.  Pendant  sa  courte  maladie^ 


I 


LES   DEYS  355 

une  émeute  avait  éclaté,  et  une  cinquantaine  de  janissaires 
avaient  ellvahi  et  pillé  la  Jenina  et  la  chambre  même  du 
moribond.  L'Oukil-el-Hardj,  accouru  au  bruit,  chargea  les 
mutins,  en  tua  quelques-uns  et  fit  étrangler  ou  bâtonner  les 
autres.  LeKhaznadji  Mustapha,  neveu  du  défunt,  fut  proclamé 
à  sa  place,  et  se  trouva  ainsi  appelé  à  une  dignité  qu'il  ne 
désirait  pas,  et  qu'il  offrit  vainement  à  TAgha  des  Spahis. 
Peut-être  le  nouvel  élu  se  rendait-il  compte  de  son  insuffi- 
sance ;  peut-être  obéissait-il  simplement  à  la  crainte.  Il  était 
peureux,  ignorant,  brutal,  et  passait  pour  avoir  des  accès 
de  véritable  folie.  Il  avait  été  autrefois  charbonnier,  puis 
balayeur  de  la  porte  de  l'Oukil-el-Hardj.  U  devait  son  éléva- 
tion à  Busnach,  qui  l'avait  fait  nommer  Khaznadji,  afin  d'être 
lui-même  le  maître  de  la  trésorerie,  et  qui  gouverna  à  sa 
place  pendant  tout  son  règne.  A  ses  nombreux  défauts,  Mus- 
tapha joignait  une  cupidité  excessive  ;  il  débuta  par  s'emparer 
des  trésors  de  son  oncle,  dont  il  rançonna  la  famille,  et  dont 
il  fit  emprisonner  la  femme  et  le  beau-frère,  jusqu'à  ce  qu'ils 
eussent  indiqué  l'endroit  où  Hassan  avait  caché  quelques 
richesses;  il  fit  mourir  sous  le  bâton  quelques-uns  de  ses 
parents,  disant  à  l'un  d'eux,  qui  l'avait  jadis  injurié  :  «  Tu 
vois  ce  que  le  fou  fait  de  toi.  »  En  même  temps,  il  extorquait 
de  l'argent  aux  consuls  de  toutes  les  nations  par  mille  avanies, 
et  continuait  le  système  de  confiscations  de  son  prédécesseur. 
Les  Beys  de  Titeri  et  de  Constantine  furent  destitués,  incar- 
cérés, l'un  en  1801,  l'autre  en  1803  ;  le  fils  de  Mohammed-el- 
Kebir,  Osman,  fut  dépouillé  de  ses  biens  en  1800.  L'Angle- 
terre, l'Espagne  et  le  Danemark  furent  maltraités  ;  le  consul 
de  Suède  reçut  du  Dey,  en  pleine  audience,  un  coup  de  sabre, 
qu'il  eut  le  bonheur  d'esquiver  ;  l'indignation  était  générale  ; 
mais  toutes  les  nations  européennes  avaient  trop  à  faire  à 
cette  époque  pour  pouvoir  se  créer  de  nouveaux  embarras  de 
l'autre  côté  de  la  Méditerranée. 

M.  Moltedo^  qui  n'avait  pas  fait  de  présents  au  Dey  en 
prenant  possession  de  ses  fonctions,  était  assez  mal  vu  par  ce 
souverain,  qui  s'obstinait  à  lui  refuser  la  liberté  des  esclaves 
italiens  réclamés  par  le  Directoire. 

Il  n'était  consul  que  depuis  quelques  jours,  lorsqu'on  apprit 


356  CHAPITRE    VINGT-TROISIEME     , 

qu'une  flotte  française,  portant  une  armée  considérable,  venait 
de  prendre  la  mer.  Les  Algériens  crurent  que  cet  armement 
était  dirigé  contre  eux,  et  l'effroi  fut  général  ;  ce  sentiment  se 
changea  bientôt  en  une  explosion  de  reconnaissance,  lorsque 
les  habitants  virent  arriver  ceux  de  leurs  compatriotes  dont 
Bonaparte  venait  de  briser  les  fers  à  Malte  ;  aussi  le  Divan 
resta  sourd  aux  premiers  ordres  que  la  Porte  lui  donna  après 
le  débarquement  des  Français  en  Egypte.  Le  16  octobre,  arriva 
le  premier  firman  de  Selim  III,  accompagné  du  caftan  d'in- 
vestiture, de  l'aigrette  et  du  sabre  ;  il  commandait  à  Mustapha 
de  déclarer  la  guerre  à  la  République  ;  une  deuxième  injonc- 
tion fut  envoyée  le  22  novembre,  et,  sachant  qu^il  n'en  avait 
été  tenu  aucun  compte,  poussé  par  les  Anglais^  qui  prodi- 
guèrent l'or  à  Constantinople  et  à  Alger,  le  Grand  Seigneur 
envoya  le  19  décembre  un  Capidji  Bachi,  chargé  de  signifier 
ses  volontés  et  de  les  faire  mettre  à  exécution.  A  la  suite  d'une 
discussion  orageuse,  le  Dey  se  décida  à  obéir,  et  fit  empri- 
sonner M.  Moltedo,  le  Vicaire  apostolique,  le  personnel  du 
Consulat  et  une  douzaine  de  résidents.  Leur  captivité  fut,  du 
reste,  fort  bénigne,  et  cessa  quelques  jours  après  le  départ  de 
l'ambassade  turque  ;  elle  fut  adoucie  par  les  soins  des  consuls 
d'Espagne,  de  Suède,  de  Danemark  et  de  Hollande  ;  Bakri  et 
Busnach,  qui  s'étaient  opposés  autant  que  possible  à  tout  ce 
qui  venait  de  se  passer,  ne  cessèrent  de  solliciter  le  Dey  en 
faveur  des  prisonniers  ;  leurs  démarches  ne  furent  peut-être 
pas  uniquement  guidées  par  la  bienveillance  ;  car  ils  avaient 
fondé  à  Marseille  d'importantes  maisons  de  commerce,  et  le 
Directoire  venait  de  donner  l'ordre  de  séquestrer  tous  les  biens 
des  Turcs  et  sujets  Barbaresques  sur  le  territoire  de  la  Répu- 
blique, et  d'incarcérer  les  Algériens  ;  lorsqu'on  reçut  à  Paris 
les  lettres  dans  lesquelles  M.  Moltedo  rendait  compte  des  bons 
traitements  dont  il  avait  été  l'objet,  ce  décret  fut  rapporté. 
Dubois-Thainville  fut  nommé  consul  général  à  Alger,  avec 
mission  de  traiter  de  la  paix  ;  il  y  débarqua  le  13  mai  1800, 
présenta  au  Dey  une  lettre  du  premier  Consul,  et  conclut  un 
armistice,  qui  fut  transformé  le  30  septembre  180*0  en  un 
traité  définitif,  malgré  les  Anglais,  qui  menacèrent  la  Régence 
d'une  rupture  ;  Mustapha  reçut  un  présent  d'un  million.  Cette 


LES   DEYS  357 

paix  ne  duf  a  que  quatre  mois  ;  car  TAngleterre,  plus  écoutée 
à  Gonstantinople  qu'à  Alger,  arracha  au  Grand  Divan  de  nou- 
veaux ordres  impératifs  pour  rOdjeac,  qui  déclara  de  rechef 
la  guerre  le  25  janvier  1801.  Néanmoins,  on  put  voir  com- 
bien il  lui  en  coûtait  d'obéir  ;  les  Puissances  ne  dissimulèrent 
pas  leur  affliction  ;  Dubois-Thainville  fut  appelé  à  la  Jenina, 
où  il  ne  reçut  que  de  bonnes  paroles  ;  on  lui  donna  le  temps 
nécessaire  pour  que  tous  ses  nationaux  pussent  s'embarquer 
commodément  avec  leurs  biens  ;  la  sécurité  des  navires  fran- 
çais fut  assurée  ;  enfin,  le  jour  de  son  départ  pour  Alicante, 
il  fut  comblé  de  présents,  de  protestations  d'amitié,  et  de  vœux 
pour  un  prochain  retour.  Peu  de  jours  après,  Mustapha  écrivit 
au  premier  Consul  pour  s'excuser,  lui  représentant  qu'il  avait 
eu  la  main  forcée,  et  l'engageant  «   à  armer  beaucoup  de 
vaisseaux  pour  intercepter  et  brûler  ceux  que  le  Sultan  diri- 
gerait du  côté  de  l'occident  »  ;  il  terminait  sa  lettre  en  deman- 
dant le  secret.  Cette  bonne  volonté  pour  la  République  faillit 
lui  coûter  cher  ;  le  Khodjet  el-Kheïl,  excité  par  l'amiral  Keith 
et  par  le  consul  anglais  Falcon,  se  mitàla  tête  d'une  nouvelle 
conjuration.  Le  18  septembre  1801,  pendant  que  le  Dey  était 
à  la  mosquée,  une  partie  des  rebelles  s'introduisit  dans  la 
Jenina  et  y  proclama  Ouali-Khodja  ;  au  signal  donné,  Mus- 
tapha devait  être  massacré  par  leurs  complices.  Mais,  soit  que 
le  cœur  leur  eut  manqué,  soit  qu'ils  se  fussent  trouvés  tout  de 
suite  dans  l'impossibilité  de  nuire,  ils  ne  bougèrent  pas,  et  les 
rebelles,  assiégés  dans  le  palais  dont  on  perça  les  murailles, 
succombèrent  sous  le  nombre.  Peu  de  jours  après_,  la  France 
ayant  fait  la  paix  avec  la  Porte,  Dubois-Thainville  apprit  qu'il 
pouvait  rentrer  à  Alger;  pendant  tout  le  temps  de  son  ab- 
sence, il  avait  été  tenu  au  courant  de  ce  qui  se  passait  par 
Busnach.  Il  reprit  possession  du  Consulat  au  commencement 
de  novembre  1801,  et  fit  proclamer  le  traité  le  18  du  même 
mois  ;    peu   de  jours   après,  il  eut   à   apaiser  de  nouvelles 
querelles.  Le  Dey,  qui  s'était  flatté  à  tort  que  la  signature  de 
la  paix  lui  vaudrait  de  riches  présents,  manifesta  sa  mauvaise 
h'umeur,  en  refusant  de  châtier  des  Reïs  qui  venaient  de  com- 
mettre quelques  infractions  sur  les  côtes  de  la  Provence  ;  il  se 
livra  à  ce  sujet  aux  inconséquences  d'esprit  qui  lui  étaient 


358  CHAPITRE    VINGT-TROISIEME 

familières,  menaçant  de  rompre  sous  les  prétextes  les  plus 
futiles. 

En  moins  de  six  mois,  il  se  conduisit  de  la  même  façon  avec 
toutes  les  nations  européennes  et  avec  les  Etats-Unis  ;  la  plu- 
part des  consuls  achetèrent  la  tranquillité  à  prix  d'or.  En 
apprenant  ce  qui  se  passait,  le  premier  Consul  fut  indigné,  et 
dicta  à  Talleyrand  l'ordre  suivant  :  ((  Écrivez  au  citoyen 
Dubois-Thainville  que  mon  intention  est  qu'il  demande  impé- 
rieusement la  tête  du  Reïs  qui  a  bâtonné  un  capitaine  français 
dans  la  rade  de  Tunis,  qu'il  fasse  restituer  le  bâtiment  français 
qui  est  parti  de  Corfou,  et  qu'il  réclame  celui  pris  dans  les 
îles  d'Hyères  ;  qu'il  doit  faire  connaître  au  Dey  que,  s'il  con- 
tinue à  suivre  les  conseils  de  l'Oukil-Hardji,  qui  est  ennemi 
de  la  France,  il  se  perdra  ;  que  personne  ne  m'a  jamais  insulté 
en  vain,  et  que,  s'il  ne  se  comporte  pas  comme  il  doit,  je  suis 
dans  le  cas  de  le  punir  comme  j'ai  puni  les  Mameluks.  Enfin, 
il  prendra  un  ton  très  haut  et  très  impérieux,  parce  que,  effec- 
tivement, je  préfère  avoir  une  rupture  avec  Alger,  et  lui 
donner  une  bonne  leçon,  s'il  en  a  besoin,  que  de  souffrir  que 
ces  brigands  n'aient  pas  pour  le  pavillon  français  le  profond 
respect  que  je  suis  à  même  de  les  obliger  d'avoir;  ...  à  la 
moindre  chose  qu'ils  me  feront,  je  les  punirai  comme  j^ai 
puni  les  Beys  d'Egypte.  »  Le  7  août  18Q2,  une  division 
navale  paraissait  devant  Alger,  sous  les  ordres  du  contre- 
amiral  Leyssègues^  qui  avait  à  son  bord  TAdjudant  du  palais, 
Hulin,  chargé  de  remettre  au  Dey  une  lettre  de  Bonaparte, 
dans  laquelle  se  trouvent  les  passages  suivants  :  «  Si  Dieu  ne 
vous  a  pas  aveuglé  pour  vous  conduire  à  votre  perte,  sachez 
ce  que  je  suis  et  ce  que  je  peux...  Si  vous  refusez  de  me 
donner  satisfaction,  et  si  vous  ne  réprimez  pas  la  licence  de 
vos  ministres  qui  osent  insulter  mes  agents  et  de  vos  bâti- 
ments qui  osent  insulter  mon  pavillon,  je  débarquerai  quatre- 
vingt  mille  hommes  sur  vos  côtes  et  je  détruirai  votre 
régence...  Que  vous  et  votre  conseil  réfléchissiez  donc  bien 
sur  le  contenu  de  cette  lettre  ;  car  ma  résolution  est 
immuable.  »  Cette  attitude  produisit  Teffet  voulu;  Mustapha 
terrifié  passa  soudain  de  l'insolence  à  une  déférence  absolue  ; 
il  reçut  les  officiers  de  l'escadre  avec  des  honneurs  inaccou- 


LBS    DEYS  3r)9 

tumés  et  les  combla  de  prévenances,  accorda  toutes  les  satisfac- 
tions qui  lui  étaient  demandées,  et  répondit  à  Bonaparte  une 
lettre  aussi  humble  que  celle  qu'il  avait  reçue  était  hautaine. 
Ali-Tatar,  le  Reis  coupable,  fut  conduit  devant  le  Consulat  de 
France  pour  y  être  décapité,  et  il  avait  déjà  la  tête  sur  le  billot 
lorsque  Dubois-Thainville  lui  fit  grâce  au  nom  de  la  Répu- 
blique ;  les  navires  pris  et  leurs  équipages  furent  rendus  ;  la 
pêche  du  corail  fut  rétablie,  et  le  Bey  de  Constantin e  reçut 
des  ordres  sévères  pour  que  la  Compagnie  d'Afrique  ne  fût 
plus  molestée.  L'orage  se  détourna  sur  l'Angleterre,  le  consul 
de  cette  nation,  M.  Falcon,  ayant  commis  l'imprudence  de 
recevoir  chez  lui,  en  plein  jour,  des  femmes  turques^  vit 
violer  son  domicile  par  les  chaouchs  du  Mechouar,  qui  châ- 
tièrent les  femmes  à  coups  de  bâton  ;  le  consul  fut  chassé  et 
embarqué  de  force.  Quelques  jours  après,  l'amiral  Nelson 
arriva  avec  sa  flotte,  et  demanda  satisfaction  de  l'outrage 
commis  ;  le  Dey  ne  voulut  rien  accorder,  et  déclara  qu'il  était 
prêt  à  se  défendre  si  on  l'attaquait;  personne  dans  Alger  ne 
doutait  d'un  bombardement;  les  consuls  se  retiraient  déjà 
dans  leurs  maisons  de  campagne,  et  chacun  prenait  les  pré- 
cautions d'usage,  lorsque  la  flotte  anglaise,  à  la  grande 
surprise  de  tous,  leva  l'ancre  et  prit  le  large.  Elle  revint  au 
mois  de  juin  1804;  l'amiral  avait  à  son  bord  un  nouveau 
consul,  M.  Macdonell,  qu'il  était  chargé  d'installer  en  rem- 
placement de  M.  Falcon,  dont  les  torts  étaient  reconnus, 
mais  pour  le  renvoi  duquel  on  demandait  quelques  excuses. 
Mustapha  s'entêta  à  ne  pas  en  faire,  et  Nelson,  qui  avait  reçu 
Tordre  formel  de  ne  pas  pousser  les  choses  à  l'extrême,  " 
s'éloigna  de  nouveau.  Le  gouvernement  de  la  Grande-Bre- 
tagne ne  tenait  pas  à  se  brouiller  en  ce  moment  avec  la 
Régence,  et  les  x\lgériens  ne  l'ignoraient  pas;  telle  fut  la 
véritable  raison  de  l'obstination  du  Dey.  Les  Anglais  se 
vengèrent  en  lui  suscitant  des  embarras  ;  ils  favorisèrent 
l'insurrection  kabyle  de  4804,  et  plus  d'un  vit  leurs  mains 
dans  les  complots  qui  éclatèrent  à  cette  époque. 

Le  21  mars,  comme  le  Dey  était  allé  inspecter  les  travaux 
des  carrières,  il  fut  brusquement  assailli  par  quatre  loldachs, 
qui  firent  feu  sur  lui  ;   deux  balles  l'atteignirent,   mais  peu 


360  CHAPITRE  VINGT-TROISIEME 

grièvement  ;  il  mit  le  sabre  à  la  main  et  se  défendit,  à  l'aide 
de  ses  deux  chaouchs,  contre  les  assassins,  qui  le  chargeaient 
à  coups  de  yatagan;  les  ouvriers,  accourus  au  bruit,  mirent 
fin  à  la  lutte,  qui  se  termina  par  le  châtiment  des  conjurés  ; 
Mustapha  avait  reçu  plusieurs  blessures  aux  bras  et  à  la  tête. 
Dans  les  premiers  jours  de  mai  1805,  il  tomba  dans  une 
nouvelle  embuscade,  où  il  perdit  deux  doigts  de  la  main 
droite,  après  avoir  essuyé  trois  coups  de  feu,  dont  un  tiré 
presqu'à  bout  portant,  qui  l'eût  infailliblement  tué,  si  la  balle 
ne  se  fût  amortie  sur  l'or  contenu  dans  sa  bourse  ;  le  Khaz- 
nadji  fut  frappé  de  plusieurs  coups  de  sabre.  Tels  furent  les 
préludes  de  la  révolution  qui  allait  ensanglanter  les  rues 
d'Alger. 

Depuis  de  longues  années,  les  Algériens  supportaient  avec 
impatience  la  faveur  dont  les  Juifs  jouissaient  auprès  des 
Deys;  tant  qu'ils  étaient  restés  dans  l'obscurité^  se  contentant 
d'accroître  secrètement  leurs  richesses^  et  ne  jouant  aucun 
rôle  politique  apparent,  ils  avaient  pu  assurer  leur  sécurité  au 
moyen  de  quelques  présents  distribués  en  temps  utile.  Mais 
lorsqu'ils  voulurent  joindre  à  la  fortune  les  honneurs  du 
com.mandement,  et  que,  peu  satisfaits  de  l'influence  occulte 
qu'ils  possédaient,  ils  voulurent  l'étaler  au  grand  jour,  ils 
purent  s'apercevoir  qu'ils  s'étaient  trompés  sur  le  caractère  de 
ceux  qu'ils  cherchaient  à  dominer,  et  apprirent  à  leurs  dépens 
que  l'orgueil  du  Turc  est  plus  fort  encore  que  sa  vénalité.  Tout 
le  monde  se  dressa  contre  eux,  aussi  bien  la  Milice  et  les 
Baldis,  que  les  Berranis  et  les  plus  misérables  artisans. 
Toutes  les  proscriptions  et  toutes  les  exactions  du  prince  leur 
furent  attribuées  ;  tous  les  puissants  que  renversait  un  caprice 
du  Dey  s'en  prirent  à  eux  ;  le  peuple  les  accusa  d'affamer  le 
pays  par  leur  commerce  de  grains,  et  de  monopoliser  les  den- 
rées les  plus  nécessaires.  Il  régnait  justement,  à  cette  époque, 
une  terrible  famine,  qui  éprouvait  surtout  l'intérieur  du  pays, 
mais  dont  le  contre-coup  se  faisait  cruellement  sentir  à  Alger. 
Loin  de  fuir  devant  l'orage  qui  le  menaçait,  NephtaliBusnach 
redoublait  d'audace  et  d'arrogance  ;  les  avertissements  ne  lui 
avaient  pas  manqué  ;  deux  fois  déjà,  il  avait  été  frappé  en 
pleine  rue  à  coups  de  poignard  ;  le  consul  de  France  l'avait 


LES    DEYS  361 

informé  du  nouveau  complot  qui  s'ourdissait  contre  lui  ;  il 
savait  que  les  Beys  de  Constantine  et  d'Oran  avaient  engagé 
le  Dey  à  se  défaire  de  lui,  Taccusant  de  ruiner  et  de  pousser 
ainsi  à  la  révolte  les  indigènes  qu'ils  commandaient.  Tout 
fut  inutile  ;  il  persévéra  dans  la  voie  qu'il  s'était  tracée, 
espérant  peut-être  intimider  ses  ennemis  à  force  de  hardiesse 
et  d'insolence. 

Le  28  juin  1805,  à  sept  heures  du  matin,  comme  il  sortait 
de  la  Jenina,  un  janissaire  nommé  Yahia  lui  tira  un  coup  de 
pistolet  à  bout  portant  en  criant  :  «  Salut  au  roi  d'Alger  !  » 
Les  Noubadjis  du  palais  accoururent ,  le  sabre  à  la  main  : 
(c  J'ai  tué  le  Juif,  dit-il,  êtes-vous  donc  les  chiens  du  Juif?  » 
On  le  laissa  passer,  et  il  rentra  dans  sa  caserne,  où  les  loldachs 
le  portèrent  en  triomphe  ;  on  vint  de  tous  côtés  a  baiser  cette 
main  qui  avait  délivré  le  pays  du  tyran  ;  »  Mustapha,  trem- 
blant devant  le  danger,  lui  envoya  son  chapelet  en  gage  de 
pardon. 

Aussitôt  que  cette  nouvelle  se  répandit  dans  la  ville  , 
l'émeute  éclata  furieusement  ;  tous,  soldats,  citadins,  Maures, 
Kabyles,  Biskris  et  Mozabites  se  ruèrent  sur  les  Juifs,  mas- 
sacrèrent tout  ce  qui  ne  trouva  pas  son  salut  dans  la  fuite,  et 
envahirent  les  maisons,  où  ils  commirent  toutes  les  violences 
imaginables,  excités  encore  par  les  cris  joyeux  des  femmes, 
qui  applaudissaient  à  ce  spectacle  du  haut  des  terrasses.  Les 
magasins  et  la  maison  de  Busnach  furent  les  premiers  dévas- 
tés ;  Bakri  parvint  à  s'échapper;  le  nombre  des  victimes  fut  de 
plus  de  cinquante.  M.  Dubois-Thainville  sauva  deux  cents 
personnes,  qu'abrita  le  pavillon  français. 

Le  Dey  s'inclina  devant  la  rébellion,  et  répandit  l'or  à 
profusion  pour  sauver  sa  propre  tête  ;  il  exila  un  très  grand 
nombre  des  survivants,  qu'il  fît  embarquer  immédiatement 
pour  Tunis,  et  promit  à  la  Milice  de  ne  plus  admettre  aucun 
Juif  à  la  Jenina.  Toutes  ces  lâchetés  ne  le  sauvèrent  pas  ; 
le  30  août,  à  sept  heures  du  matin,  les  janissaires  proclamè- 
rent l'ancien  Khodjet  el-Kheïl  Ahmed,  que  Busnach  avait 
jadis  fait  destituer.  Mustapha,  après  avoir  en  vain  offert  aux 
soldats  l'autorisation  de  piller  la  ville,  demanda  qu'il  lui  fût 
permis  de  s'embarquer  pour  le  Levant;  cette  faveur  lui  ayant 


36i 


CHAPITRE   VINGT-TROISIEME 


été  refusée,  il  chercha  à  fuir  avec  son  Khaznadji,  et  à  gagner 
un  lieu  d'asile,  dont  la  porte  se  ferma  devant  lui;  c'est  là 
qu'il  fut  égorgé  ;  son  corps  fut  traîné  dans  les  rues  par  la 
populace,  et  jeté  devant  la  porte  Bab-Azoun. 


CHAPITRE   VINGT-QUATRIÈME 

LES   DEYS   (suite) 


SOMMAIRE.  —  Ahmed.  —  Conspirations.  —  Révolte  de  Mohammed  ben  el 
Harche.  —  Révolte  de  Ren-Chérif.  —  Mekalech-Rey.—  Sa  mort.  —  Révolte 
de  Rou-Terfas,  —  Protestation  collective  des  consuls  européens.  —  Cession 
des  Etablissements  à  l'Angleterre.  —  Abdallah-Rey.  —  Sa  mort.  —  Guerre 
de  Tunis.  —  Révolte  d'Ahmed-Chaouch.  —  Meurtre  du  Dey.  —  Ali-er- 
R'assal.  —  Désordres  et  supplices.  —  Meurtre  du  Dey.  —  Hadj'-Ali.—  Sa 
cruauté.  —  Supplice  des  Reys  d'Oran  et  de  Constantine.  —  Altercations 
avec  la  France.  —  Napoléon  fait  reconnaître  le  littoral.  —  Révolte  des 
Kabyles.  —  Guerre  de  Tunis.  —  Réclamations  de  Rakri.  —  Meurtre  du  Dey. 
—  Mohammed-Khaznadji.  —  Il  est  étranglé. 


Les  émeutes  d'Alger  ne  s'apaisaient  pas  en  un  jour  ;  celle 
qui  suivit  le  meurtre  de  Mustapha  dura  tout  un  mois,  pendant 
lequel  les  crimes  les  plus  odieux  furent  impunément  commis, 
sous  l'inspiration  de  l'Agha  de  la  Milice,  qui^  mécontent  de 
n'avoir  pas  été  élu,  entretenait  soigneusement  un  désordre 
dont  il  espérait  profiter  ;  il  cherchait  à  séduire  les  janissaires 
et  le  peuple  en  leur  promettant  un  nouveau  massacre  des 
Juifs,  lorsque  le  Dey,  las  de  ses  intrigues,  le  fit  saisir  inopi- 
nément et  lui  fit  trancher  la  tète.  Après  cette  exécution,  le 
calme  se  rétablit  peu  à  peu. 

Ahmed  formait  un  heureux  contraste  avec  son  prédécesseur; 
il  était  instruit,  de  manières  affables,  d'un  caractère  calme  et 
résolu.  On  s'aperçut  rapidement  qu'il  aimait  à  gouverner  lui- 
même  ;  les  consuls  européens  traitèrent  désormais  directe- 
ment avec  lui.  Ses  premiers  soins  furent  donnés  aux  affaires 
de  l'intérieur ,  qui  les  réclamaient  impérieusement  ;  car , 
depuis  plus  de  deux  ans,  la  province  de  l'Est  était  en  proie 
aux  agitations.  Après  la  révolte  des  Hanencha,  réprimée  par 
Ingliz-Bey ,    et  celle  des  Nemencha ,    qu'Osman-Bey  avait 


364  CHAPITRE  VINGT -QUATRIEME 

sévèrement  châtiée,  presque  toute  la  Kabylie  avait  pris  les 
armes  en  1804,  sous  la  conduite  d'un  Derkaoui  fanatique  du 
nom  de  Mohammed-ben-Abdallah-ben-el-Harche  *.  C'était  un 
marabout  marocain,  qui,  à  son  retour  du  pèlerinage  de  la 
Mecque,  avait  séjourné  quelque  temps  en  Egypte  pour  faire 
la  guerre  sainte  aux  Français  ;  de  là,  ramené  à  Bône  sur  un 
navire  anglais,  où  il  avait  reçu  des  présents  et  avait  été  excité 
à  créer  des  embarras  au  gouvernement  de  la  Régence,  il 
s'était  établi,  d'abord  à  Constantine,  puis  dans  les  environs 
de  Djigelli.  Tout  en  agitant  le  pays  par  ses  prédications,  il 
s'était  mis  à  pirater,  et,  pour  son  coup  d'essai,  avait  enlevé 
quelques  barques  de  corailleurs.  Son  influence,  appuyée  de 
celles  d'autres  marabouts  derkaouis,  grandit  si  rapidement 
qu'il  put  appeler  les  montagnards  aux  armes  dès  l'été  de  1804, 
et  les  entraîner  à  l'assaut  de  Constantine,  au  nombre  de  plus 
de  soixante  mille  ;  mais  cette  attaque  désordonnée  n'eut 
aucun  succès  ;  le  feu  de  la  place  fit  de  larges  trouées  dans  la 
masse  des  assaillants,  sur  lesquels  fondit  le  caïd  Hadj'-Ahmed- 
ben-Labiad,  qui  les  mit  en  déroute  et  leur  tua  un  millier 
d'hommes.  Osman-Bey ,  qui ,  au  moment  de  cette  alerte 
imprévue,  se  trouvait  dans  les  environs  de  Sétif,  oii  il  faisait 
rentrer  l'impôt,  revenait  à  marches  forcées  au  chef-lieu  de  son 
commandement  ;  il  rencontra  les  fugitifs  et  leur  infligea  de 
nouvelles  pertes. 

L'émotion  avait  été  grande  à  Alger,  où  les  ennemis  de  la 
France  faisaient  courir  le  bruit  que  les  rebelles  étaient  com- 
mandés par  Jérôme  Napoléon  ;  cette  absurde  allégation 
trouva  quelques  crédules,  bien  que  le  prince  sortît  à  peine  de 
la  ville,  où  il  était  venu  réclamer  les  captifs  français  et 
italiens.  Le  Dey  envoya  l'ordre  à  Osman  d'éteindre  la  révolte 
et  de  faire  tomber  la  tête  du  Chérif.  Tel  était  le  titre  dont 
s'était  paré  El-Harche,  qui  avait  été  blessé  sous  les  murs  de 
Constantine,  et  qui  ralliait  dans  le  Hodna  ses  contingents 
débandés.  Le  Bey  marcha  contre  lui ,  l'atteignit  chez  les 
Béni  Ferguen  ,   et  engagea  le  combat  sur  l'Oued -Zhour, 

1.  Voir  les  documents  relatifs  à  la  révolte  des  Ben-el-Harche  dans  la 
Revue  Africaine,  an.  1859,  p.  209;  an.  1862,  p.  120;  an.  1869,  p.  211; 
an.  1870,  p.  249. 


LES    DEYS  365 

aussitôt  qu*il  aperçut  l'ennemi,    sans   même  se  donner   le 
temps  de  rassembler  ses  forces.  Cetlte   imprudente  audace 
lui  coûta  cher  ;  il  fut  cerné  dans  un  vallon  marécageux,  et 
succomba  avec  cinq  cents  Turcs   et  tout   son  goum.   Son 
successeur  Abdallah,  plus  prudent,  battit  le  Chérif  à  Mila  et 
dispersa  ses  bandes,  pendant  que  le  Reïs  Hamidou  châtiait  les 
gens  de  Djigelli.  El-Harche  s'enfuit  dans  la  montagne  ;  l'année 
suivante,  aidé  par  le  Marabout  Ben-Barkat,  il  souleva  les 
Kabyles  voisins  de  la  ville  de  Bougie,  qu'il  assiégea  sans 
succès.  Les  désordres  qu'il  commettait  dans  le  pays  amenèrent 
une  réaction  contre  lui;   les  Oulad-Mokran,   appuyés   par 
quelques  compagnies  de  loldachs,  le  battirent  d'abord  dans 
les  environs  de  Sétif,  puis  en  1807  à  Rabta;  il  trouva  la  mort 
dans  ce  dernier  combat.  Peu  de  temps  après,  un  autre  Chérif, 
Mohammed-ben- Abdallah,  qui  se  disait  le  neveu  du  précédent, 
chercha  à  raviver  l'insurrection  mal  éteinte  ;  Mustapha-Bey  le 
poursuivit  avec  vigueur,  et  finit  par  le  priver  de  toutes  ses 
ressources.  Au  bout  de  quatre  ans  de  luttes,  il  succomba  dans 
une  embuscade  qui  avait  été  préparée  par  Si-Amokran. 

La  province  d'Oran  n'était  pas  plus  tranquille  que  celle 
de  l'Est  ;  depuis  le  jour  où  la  cupidité  de  Tancien  Dey  l'avait 
poussé  à  révoquer  Osman  pour  s'emparer  de  ses  richesses,  et 
à  le  remplacer  par  le  peureux  et  incapable  Mustapha-el- 
Manzali,  le  pays  s'était  entièrement  insurgé,  sous  l'inspiration 
du  Derkaoui  Ben-Cherif  ^  Toutes  les  villes  de  l'intérieur  lui 
avaient  ouvert  leurs  portes,  en  massacrant  les  garnisons 
turques  ;  de  Miliana  à  Ouchda,  toutes  les  tribus  marchaient 
contre  la  bannière  de  l'Odjeac,  qui  ne  flottait  plus  qu'à  Mos- 
taganem,  Oran  et  Mers-el-Kébir.  Le  Dey  remplaça  l'impuis- 
sant Manzali  par  Mekalech,  le  digne  frère  du  vaillant  Osman  ; 
il  fut  forcé  de  se  rendre  à  Oran  par  mer,  tous  les  chemins 
étant  coupés ,  se  mit  à  l'œuvre  avec  énergie ,  et  apaisa  la 
révolte  au  bout  d'une  lutte  de  quatre  ans,  pendant  laquelle  il 
dut  reconquérir  son  Beylik  pied  à  pied;  Ben-Cherif  fut  tué  à 
la  reprise  de  Mascara  ;  des  milliers  de  tètes  furent  envoyées  à 


1.  Voir,  au  sujet  de  la  révolte  des  Derkaoua,  la  Revue  Africaine,  1874, 
p.  38. 


366  CHAPITRE    VINGT-QUATRIEME 

Alger,  après  la  reddition  de  Tlemcen,  qui  fut  mise  à  sac,  et  la 
province  pacifiée  reconnut  l'autorité  des  Turcs.  Le  vainqueur 
devint  l'objet  de  l'admiration  du  peuple  et  de  la  vénération  de 
la  Milice;  ce  fut  la  cause  de  sa  perte.  On  excita  contre  lui  les 
soupçons  d'Ahmed,  devant  lequel  il  fut  accusé  de  concussions 
et  de  férocité  ;  TAgha  Omar-el-Djeljii  fut  envoyé  à  Oran  pour 
procéder  à  une  enquête,  dont  le  résultat  était  prévu  d'avance; 
le  fils  de  Mohammed-el-Kebir  fut  étranglé,  après  avoir  subi 
d'horribles  tortures  sans  vouloir  révéler  le  lieu  où  il  avait 
caché  ses  trésors.  Les  troubles  recommencèrent  aussitôt, 
fomentés  par  Bou-Terfas,  beau-père  de  Ben-Gherif. 

Dès  son  arrivée  au  pouvoir,  le  nouveau  Dey  avait  imposé  à 
Bakri  une  amende  de  cinq  cent  mille  piastres  fortes.  Il  en 
demanda  deux  millions  au  Portugal  pour  traiter,  et  refusa 
l'offre  que  lui  fit  cette  puissance  de  se  soumettre  pour  vingt 
ans  à  un  tribut  annuel  de  cinquante  mille  piastres.  En  1807, 
il  en  obtint  douze  mille  de  l'Espagne  ;  de  l'Angleterre,  dix 
mille  ;  des  Etats-Unis,  cent  mille  ;  de  la  Hollande,  quarante 
mille  ;  de  l'Autriche,  cinquante  mille.  La  complaisance  de 
ces  nations  excita  son  orgueil,  et  il  voulut  mettre  la  France 
à  contribution.  Dubois-Thainville ,  qui  savait  comment 
Napoléon  eut  accueilli  une  semblable  proposition,  se  montra 
très  ferme,  et  ses  refus  ne  lui  attirèrent  que  quelques  obses- 
sions, bien  que,  à  la  suite  du  refus  qu'avait  fait  la  Régence 
de  respecter  les  pavillons  de  Gênes  et  de  Naples,  on  eût 
détenu  les  Algériens  habitant  Marseille,  et  mis  l'embargo  sur 
leurs  vaisseaux  et  leurs  marchandises.  Les  autres  consuls  ne 
furent  pas  aussi  heureux  ;  l'exercice  du  pouvoir  rendait  peu  à 
peu  Ahmed  violent  et  tyrannique  comme  ses  prédécesseurs  ; 
il  voulut  faire  étrangler  un  capidji  de  la  Porte ,  qui  était  venu 
en  mission  auprès  de  lui  ;  au  mois  de  juin  1806,  une  division 
navale  portugaise  s'étant  présentée  devant  Alger  pour  obtenir 
un  traité,  le  consul  anglais,  qui  avait  eu  des  communications 
avec  elle,  fut  insulté  en  plein  Divan  par  le  Dey,  qui  le  traita 
d'espion  et  de  Juif,  et  le  menaça  de  mort.  M.  Frayssinet,  consul 
de  Hollande,  fut  mis  à  la  chaîne  à  cause  d'un  léger  retard 
dans  l'envoi  des  présents  ;  M.  Ulrich,  consul  de  Danemark, 
reçut  le  même  traitement  pour  un  motif  semblable.  Cette  fois, 


LES    DEYS  367 

les  consuls  européens  se  conduisirent  comme  ils  auraient  du 
le  faire  depuis  longtemps.  Émus  par  les  souffrances  de 
M.  Frayssinet^  auquel  son  grand  âge  rendait  mortel  le  séjour 
du  bagne ,  ils  s'assemblèrent  et  rédigèrent  une  protestation 
collective,  dans  laquelle  ils  affirmaient  leur  solidarité,  et 
réclamaient  formellement  l'inviolabilité  diplomatique  ;  malgré 
les  efforts  que  fit  le  Dey  pour  se  dérober  à  une  réponse  for- 
melle, il  dut  finir  par  céder  devant  la  puissance  d'une  action 
commune,  et  de  la  menace  d'un  départ  général,  qui  eut  tari 
la  source  de  ses  revenus  ;  les  captifs  furent  relâchés. 

Au  moment  où  Napoléon  avait  fait  détenir  les  sujets  et  les 
vaisseaux  de  la  Régence,  le  Dey,  pour  se  venger,  avait  donné 
aux  Anglais  ce  qu'ils  convoitaient  inutilement  depuis  si 
longtemps,  les  Établissements  et  les  pêcheries  de  corail.  Ces 
concessions  tant  désirées  ne  leur  servirent  pas  à  grand'cHose  ; 
ils  furent  mal  reçus  par  les  populations,  et  les  tentatives  de 
négoce  qu'ils  firent  échouèrent  complètement.  Le  Bey  de 
Constantine,  Abdallah,  fut  victime  de  cet  incident  ;  ayant 
constaté  que  l'interruption  du  commerce  des  indigènes  avec 
les  Français  causait  un  grand  mécontentement  dans  le  pays, 
et  entravait  la  rentrée  de  l'impôt,  il  écrivit  dans  ce  sens  à 
Ahmed,  qui,  voyant  dans  cette  démarche  un  acte  d'insubor- 
dination^ le  fit  étrangler,  l'accusant  d'ailleurs  de  favoriser  les 
entreprises  du  Bey  de  Tunis  Hamouda,  auquel  il  venait  de 
déclarer  la  guerre.  Il  lui  reprochait  d^avoir  donné  asile  à  l'an- 
cien Bey  de  Constantine  Ingliz  avec  la  complicité  duquel  les 
troubles  de  l'Est  avaient  été  fomentés  par  Hamouda,  pendant 
les  dernières  années  du  règne  de  l'incapable  Mustapha  ;  il 
exigeait  le  paiement  du  tribut  de  vassalité,  auquel  ce  prince 
s'était  soustrait  depuis  quelque  temps,  et  le  renoncement 
formel  à  toute  prétention  de  souveraineté  sur  Tabarka.  Après 
quelques  tentatives  d'accommodement,  rendues  inutiles  parles 
exigences  pécuniaires  du  Dey,  la  guerre  éclata.  Le  Kiahia 
Soliman  marcha  sur  Constantine  à  la  tête  de  cinquante  mille 
Tunisiens,  et  battit  le  nouveau  Bey,  Hossein-ben-Salah,  qui 
s'enfuit  à  Djemila  pour  se  rallier.  Le  vainqueur  établit  ses 
batteries  sur  le  Mansoura,  et  canonna  la  ville  pendant  trente 
jours  de  suite  ;  les  habitants  se  défendirent  énergiquement. 


368  CHAPITRE    VINGT  QUATRIEME 

Les  secours  d'Alger  étaient  arrêtés  ^par  les  Flissas  insurgés  ; 
il  fallut  parlementer  avec  eux  et  acheter  leurs  chefs  ;  une  fois 
l'accord  conclu,  ils  se  réunirent  aux  Turcs,  espérant  avoir 
leur  part  du  pillage  de  Tunis,  et  marchèrent  sous  le  comman- 
dement de  l'Agha  des  Spahis,  qui  avait  pris  la  route  de  terre 
avec  la  cavalerie  et  les  goums,  tandis  que  les  Janissaires  et 
l'artillerie  avaient  été  embarqués  pour  Bône.  A  la  nouvelle 
de  Tarrivée  de  ces  troupes,  qui  avaient  fait  jonction  avec 
celles  du  Bey,  Soliman  leva  le  siège  et  prit  position  sur  le 
Bou-Merzoug;  après  un  combat  de  trois  jours,  il  fut  battu  et 
mis  en  déroute  ;  les  Algériens  firent  un  énorme  butin  et 
envoyèrent  au  Dey  quarante  mules  chargées  d'oreilles.  Leur 
marche  fut  arrêtée  au  Kef  parle  caïd  Youssef,  qui,  à  la  tête 
de  dix-huit  mille  hommes,  avait  rallié  les  fuyards  ;  Hossein- 
ben-Salah  eut  le  tort  de  s'entêter  au  siège  de  la  ville,  bien 
pourvue  d'artillerie ,  et  dont  les  fortifications  avaient  été 
récemment  réparées  ;  le  désordre  se  mit  dans  Farmée  ;  les 
Kabyles  rentrèrent  chez  eux  pour  faire  leurs  récoltes  ;  les 
goums  de  la  province,  les  Ferdjioua  en  tête,  se  laissèrent 
gagner  par  l'or  d'Hamouda,  et  lorsque,  le  10  juillet  1807,  la 
bataille  s'engagea  sur  l'Oued  Serrât,  elle  fut  fatale  aux  Turcs, 
qui  se  débandèrent  après  avoir  subi  de  grosses  pertes.  Les  uns 
s'engagèrent  au  service  de  Tunis  ;  d'autres  restèrent  à  Cons- 
tantine  ;  ceux  qui  revinrent  isolément  à  Alger  furent  victimes 
de  la  colère  d'Ahmed,  qui  les  fit  pendre  aux  créneaux  de 
Bab-Azoun.  Le  Bey  vaincu  fut  étranglé  par  ses  ordres,  et 
son  successeur  Ali,  appelé  à  venger  sa  défaite,  partit  avec  une 
nouvelle  armée  ;  mais  il  était  à  peine  arrivé  au  camp  de 
rOued-Rummel ,  qu'il  fut  assassiné  avec  le  Bach-Agha 
Hossein,  dans  une  émeute  militaire  suscitée  par  l'aventurier 
Ahmed-Chaouch,  qui  se  proclama  de  sa  propre  autorité  Bey 
de  Constantine.  Cette  ville,  pendant  les  quinze  jours  que  dura 
le  règne  du  rebelle,  fut  mise  à  sac  d'une  façon  continue  ;  les 
caisses  du  Trésor  furent  brisées,  et  chaque  soldat  reçut  cent 
soltanis  d'or  ;  les  supplices  se  succédèrent  sans  interruption, 
au  caprice  de  l'usurpateur.  La  population  terrifiée  n'osait  pas 
bouger,  et  ne  reprit  un  peu  de  vigueur  qu'à  l'apparition 
d'Ahmed-Tobbal,  qui,  venu  d'Alger  à  marches  forcées,  la 


LES    DEYS  369 

délivra  de  ce  fou  sanguinaire  et  châtia  ses  complices  avec 
une  extrême  rigueur.  Mais  il  n'y  avait  plus  d'armée  à  envoyer 
contre  Tunis,  dont  le  Bey  obtint  la  paix,  à  la  seule  condition 
de  payer  le  tribut  accoutumé. 

Pendant  le  cours  de  ces  événements ,  Napoléon  avait 
envoyé  à  Alger  le  brik  le  Requin^  dont  le  commandant  était 
chargé  de  réclamer  cent  six  captifs  italiens,  que  le  Dey  s'obs- 
tinait à  garder;  cette  fois,  il  dût  céder  à  la  fermeté  de  l'envoyé 
de  l'Empereur,  qui  le  somma  de  donner  sa  réponse  avant 
deux  jours.  Il  fut  même  sur  le  point  de  se  réfugier  avec  ses 
trésors  à  bord  du  navire  français  ;  malheureusement  pour 
lui,  il  reçut  à  ce  moment  même  la  nouvelle  des  succès 
d'Ahmed-Tobbal,  et  renonça  au  projet  qui  lui  eût  sauvé  la 
vie. 

L'orage  s'amassait  sur  sa  tête  ;  les  soldats  indisciplinés  lui 
reprochaient  leurs  défaites,  suivies  des  exécutions  des  fuyards 
et  des  rebelles.  Mais  le  plus  grand  des  griefs  qu'on  invoquât 
ct)ntre  lui  était  la  violation  des  vieilles  coutumes,  et  les  Baldis 
s'indignaient  de  la  présence  de  sa  femme  dans  le  palais  de  la 
Jenina.  Le  7  novembre  1808,  une  bande  de  cinq  cents  Turcs 
en  força  l'entrée,  et  envahit  les  cours  et  la  salle  d'audience, 
en  proférant  des  cris  de  mort.  Ahmed  essaya  en  vain  de 
s'échapper  par  les  terrasses  ;  il  fut  renversé  d'un  coup  de  feu, 
et  décapité  ensuite;  son  corps  fut  traîné  dans  les  rues. 

Les  assassins  élurent  immédiatement  un  d'entre  eux,  Ali 
er  R'assal,  qui  avait  été,  comme  ce  surnom  l'indique,  laveur 
de  cadavres,  avant  d'être  Oukil  d'une  petite  chapelle,  et,  plus 
tard,  Khodja  d'audience.  Il  était  faible  d'esprit,  fanatique  et 
cruel  ;  son  premier  soin  fut  de  faire  "mettre  à  mort  tous  les 
ministres  de  son  prédécesseur,  et  son  court  règne  ne  fut 
qu'une  émeute  perpétuelle.  Le  désordre  était  arrivé  à  son 
apogée^  et  la  Milice  elle-même  se  divisait  en  deux  parties  ;  dès 
les  premiers  jours  de  l'installation  du  nouveau  Dey ,  les 
mécontents,  que  les  dons  de  joyeux  avènement  n'avaient  pas 
satisfaits,  étaient  venus  tumultueusement  demander  le  par- 
tage du  Trésor  public;  Ali  s'était  contenté  de  leur  répondre 
qu'ils  en  étaient  les  maîtres,  mais  qu'il  faudrait  ensuite 
arriver  à  leur  licenciement,  faute  d'argent  pour  faire  la  solde. 

24 


370  CHAPITRE    VINGT-QUATRIEME 

Les  loldachs  s'assemblèrent  alors  en  un  Divan,  dans  lequel 
on  mit  en  délibération  le  pillage  de  la  ville,  et  celte  solution 
eût  prévalu,  sans  l'opposition  des  Janissaires  mariés,  dont  la 
plupart  étaient  propriétaires  ;  ils  déclarèrent  qu'ils  allaient 
se  mettre  à  la  tête  des  Maures  et  des  Golouiiis,  et  organiser 
la  défense.  Comme  ils  eussent  ainsi  réuni  une  force  décuple 
de  celle  des  assaillants,  ceux-ci  reculèrent  devant  un  combat 
dont  ils  pouvaient  d'avance  prévoir  le  résultat  ;  mais  l'as- 
semblée fut  des  plus  orageuses  ;  on  se  sépara  au  milieu  des 
injures  et  des  menaces  de  mort,  et,  dès  ce  moment,  la  ville  se 
trouva  divisée  en  deux  camps  ;  chacun  des  deux,  s'attendant 
sans  cesse  à  être  attaqué  par  l'autre,  ne  dormait  que  la  main 
sur  ses  armes.  Quelques  jours  après  cette  singulière  séance, 
les  agitateurs  envoyèrent  une  députation  au  Dey,  pour  le 
prier  de  donner  l'ordre  du  pillage  ;  celui-ci  trouvait  leur  désir 
tout  naturel,  mais  les  engageait  avant  tout  à  s'accorder  entre 
eux,  pour  éviter  une  lutte  fratricide,  et  leur  conseillait  de 
procéder  régulièrement,  maison  par  maison,  et  de  verser  le 
butin  à  une  masse  commune,  qui  eût  été  ensuite  équitable- 
ment  partagée.  Sur  ces  entrefaites,  eut  lieu  le  retour  du  camp 
d'Oran  ;  ce  contingent  vint  grossir  le  nombre  des  défenseurs 
de  l'ordre,  qui  s'étaient  retranchés  dans  la  Caserne  Verte, 
dont  ils  avaient  fait  leur  quartier  général,  sous  les  ordres 
d'Omer-Agha.  Ils  y  tinrent  un  conciliabule  dans  lequel  la 
mort  d'Ali  fut  décidée;  le  7  février  1809,  les  conjurés 
envahirent  son  palais  et  voulurent  le  forcer  à  s'empoisonner; 
il  s'y  refusa,  en  alléguant  des  scrupules  religieux,  et  fut 
étranglé. 

Orner- Agha  ayant  refusé  d'accepter  la  dignité  qui  lui  fut 
offerte,  le  Khodjet  el-Kheil  Hadj'-Ali,  fut  proclamé  dey;  il 
était  ignorant  et  fanatique  comme  son  prédécesseur;  sombre, 
atrabilaire,  soupçonneux,  il  se  gorgeait  d'opium,  restant  dans 
une  apathie  voisine  de-Timbécillité  tant  qu'il  n'avait  pas  pris 
sa  dose  accoutumée,  et  tombant  dans  des  accès  de  démence 
furieuse  quand  il  la  dépassait;  en  sorte  que  ceux  qui  avaient  à 
lui  parler  d'affaires  n'avaient  qu'un  très  court  moment  de  la 
journée  à  choisir.  La  plupart  des  Deys  avaient  été  sangui- 
naires ;  celui-ci  les  dépassa  tous.  Il  avait  un  goût  particulier 


LES   DEYS  371 

pour  les  supplices  atroces,  la  roue,  le  pal  et  les  gauches.  Il 
faisait  emmurer  devant  lui  pour  les  faut-es  les  plus  légères,  et 
la  porte  Bab-Azoun  était  toujours  couronnée  de  têtes  cou- 
pées. Dès  les  premiers  jours  de  son  règne,  il  fit  mettre  à  mort 
Bakri,  accusé  de  servir  d'espion  au  Sultan,  puis  son  dénon- 
ciateur Ben  Taleb,  et  Ben  Duran,  qui  dirigeait  les  affaires  des 
héritiers  de  Bakri  ;  il  donna  Tordre  d'étrangler  Ahmed  Tobbal, 
le  Bey  de  Constantine,  pour  avoir  vendu  du  blé  aux  Juifs  ;  cet 
acte  aussi  barbare  qu'injuste  raviva  les  troubles  dans  la  pro- 
vince de  l'Est.  Celle  d'Oran  était  en  pleine  conflagration  ;  le 
Bey,  Bou-Kabous,  qui  avait  refusé  d'envoyer  des  contingents 
pour  la  dernière  guerre  de  Tunisie,  ne  voulant  pas,  disait-il, 
désobéir  au  Sultan,  s'était  allié  au  Maroc,  avait  chassé  les 
garnisons  turques,  et  occupait  le  pays  jusqu'à  Miliana.  11 
fallut  faire  marcher  contre  lui  une  armée  de  huit  mille  hommes, 
à  laquelle  il  eût  facilement  résisté,  si  ses  partisans  ne  l'eussent 
abandonné.  Battu  sur  la  Mina,  et  poursuivi  jusqu'à  Oran,  il 
fut  pris  et  périt  dans  d'horribles  tortures  ;  sa  peau,  bourrée  de 
paille,  fut  envoyée  à  Alger. 

M.  Dubois-Tliainville,  qui  avait  eu  quelques  difficultés  avec 
le  Dey,  à  cause  du  refus  des  présents  d'avènement,  était  parti 
pour  la  France  le  17  juin  1809,  laissant  l'intérim  à  son  vice- 
consul  Raguesseau  de  la  Chesnaye.  Celui-ci  fut  embarqué  de 
force  sur  un  navire  américain  le  le""  avril  1810,  à  la  suite  d'une 
violente  altercation  qu'il  avait  eu  avec  l'Oukil  el-Hardj  de  la 
marine  ;  les  consuls  protestèrent,  et  la  chancellerie  française 
s'abstint  de  tout  acte  public  jusqu'au  dénouement  de  l'incident 
et  au  retour  de  Thainville,  qui  eut  lieu  au  mois  de  septembre. 
L'empereur  Napoléon  n'exigea  aucune  réparation  ;  car  il  était 
parfaitement  décidé  à  en  finir  une  fois  pour  toutes  avec  les 
puissances  barbaresques,  et  l'annexion  de  l'Afrique  du  Nord 
formait  le  sujet  d'un  des  articles  du  traité  secret  conclu  avec 
la  Russie.  Le  commandant  du  génie  Boutin  avait  été  envoyé 
au  printemps  de  1808  pour  lever  le  plan  d'Alger  et  de  ses 
environs  ;  les  cartes  et  le  rapport  qu'il  adressa  au  ministre  de 
la  guerre  furent  plus  tard  d'une  grande  utilité.  Mais,  à  cette 
époque,  Alger  fut  sauvée  une  fois  encore  par  les  dissensions 
des  nations  européennes.  Hadj'Ali,  dans  ses  moments  lucides, 


372  CHAPITRE   VINGT-QUATRIEME 

manifestait  souvent  sa  crainte  de  voir  débarquer  le  Diable 
Français;  il  comblait  alors  le  consul  de  bons  procédés  ;  le  len- 
demain, excité  par  les  héritiers  Bakri,  il  le  sommait  de  payer 
la  dette  contractée  par  la  République,  et  se  répandait  en 
menaces. 

Malg-ré  les  flots  de  sang-  versés,  le  désordre  continuait  à 
être  fort  grand  à  Alger  et  dans  tout  le  pays.  Les  Kabyles,  de 
nouveau  révoltés,  battaient  en  1810  le  camp  de  l'Est;  le  Bey 
de  Tunis,  auquel  on  voulait  imposer  la  démolition  du  Kef  et  ; 

l'abaissement  de  sa  bannière  devant  celle  d'Alger,  refusait  de  | 

souscrire  à  ces  humiliantes  conditions  et  continuait  la  guerre  ;  | 

la  flotte  algérienne  bloquait  la  Goulette,  sous  les  ordres  du 
reïs  Hamidou^  qui  enlevait  à  l'ennemi  une  frégate  de  38 
canons,  seul  trophée  des  Algériens  pendant  cette  longue  lutte. 
Ce  reïs,  qui  était  devenu  célèbre  pour  avoir  pris  un  navire  de 
guerre  aux  Portugais,  avait  donné  à  la  Course  une  .  sorte 
d'élan  ;  les  vaisseaux  espagnols  et  portugais  étaient  ses  prin- 
cipales victimes  ;  le  Consul  de  la  première  de  ces  deux  nations 
fut  frappé  au  visage  par  l'Oukil-el-IIardj  de  la  marine,  au 
moment  où  il  exposait  ses  griefs;  cette  injure  resta  im- 
punie. 

La  guerre  fut  déclarée  aux  États-Unis,  dont  le  chargé 
d'affaires  fut  expulsé.  Au  mois  de  juillet  1813,  l'Agha  Omer  et 
Naman^  bey  de  Constantine,  mirent  le  siège  devant  le  Kef  ;  ils 
furent  battus  et  poursuivis  l'épée  dans  les  reins,  jusqu'au 
Hodna  ;  il  est  probable  que  leur  défaite  fut  due  en  partie  à  J^ 
trahison  des  contingents  kabyles  ;  car,  à  son  arrivée  à  Alger, 
Omer  fit  décapiter  plusieurs  de  leurs  chefs  et  deux  cent 
soixante  goumiers.  Depuis  longtemps,  la  Porte  avait  vaine- 
mentcherché  à  rétablir  la  paix  entre  les  deux  Régences  voisines  ; 
les  Capidjis-Bachis  qu'elle  avait  envoyés  n'avaient  essuyé  que 
des  refus  et  parfois  des  injures  :  «  Nous  sommes  les  maîtres 
chez  nous,  leur  était-il  répondu,  et  nous  n'avons  d'ordres  à 
recevoir  de  personne  ».  Mais  le  sultan  Mahmoud  n'était  pas 
d'un  caractère  à  se  laisser  traiter  impunément  de  la  sorte  ;  il 
mit  l'embargo  sur  les  navires  et  les  sujets  de  la  Régence  et 
fit  dire  à  Hadj'  Ali,  que,  s'il  n'obéissait  pas  immédiatement,  il 
allait  faire  partir  ses  flottes  et  son  Capitan-Pacha,  en  le  char- 


LES  DEYS  373 

géant  de  rapporter  la  tête  du  vassal  désobéissant;  celte  fois, 
le  Dey  s'inciina  et  la  paix  fut  conclue. 

Les  embarras  augmentaient;  les  tribus  du  Sud,  insurgées, 
venaient  de  battre  le  Bey  de  Titeri  ;  en  1814,  les  Flissas  pil- 
laient le  pays  jusqu'à  la  Mitidja,  et  le  caïd  du  Sebaou,  tout  en 
leur  coupant  soixante  têtes,  ne  pouvait  apaiser  complètement 
la  révolte  ;  dans  la  province  de  Constantine,  le  barbare  Moham- 
med Tchakeur^  qui  remplaçait  Naman,  soulevait  tout  le  pays 
contre  les  Turcs  par  ses  cruautés  et  le  dévastait  par  des 
razzias  continuelles  ;  il  attirait  les  Oulad-Mokran  dans  une 
embûche  et  les  faisait  égorger  traîtreusement;  un  seul  d'entre 
eux  échappait  à  ce  massacre.  Sur  ces  entrefaites,  on  apprit  à 
Algei^  les  événem.ents  qui  venaient  d'amener  la  Restauration 
de  la  maison  de  Bourbon,  et,  le  6  juillet  1814,  le  brick  le 
Faune  vint  demander  au  Dey  la  ratification  des  traités.  Les 
héritiers  Bakri  profitèrent  de  cette  occasion  pour  renouvelé;* 
leurs  réclamations  ;  ils  avaient  eu  l'adresse  d'intéresser  Hadj' 
Ali  au  recouvrement  de  ce  qui  leur  était  du,  et  celui-ci  somma 
le  consul  de  payer  à  bref  délai.  M.  Dubois-Thainville,  qui 
n'avait  pas  d'ordres  précis  à  ce  sujet,,  ne  pouvait  rien  faire,  et 
s'embarqua  pour  la  France  le  19  octobre^  laissant  les  sceaux 
à  son  chancelier.  La  paix  n'avait  pas  été  de  longue  durée  entre 
Alger  et  Tunis,  dont  le  Bey,  se  sentant  soutenu  par  l'insurrec- 
tion permanente  des  tribus  de  l'Est,  refusait  de  souscrire  à  la 
démolition  des  remparts  du  Kef,  qu'on  exigeait  de  lui.  La 
guerre  avait  donc  recommencé,  et  elle  était  très  impopulaire 
dans  la  Milice.  La  décomposition  de  l'Odjeac  s'accentuait  de 
plus  en  plus  ;  les  Janissaires,  qui,  autrefois,  malgré  la  turbu- 
lence de  leur  esprit,  observaient  dans  les  camps  une  rigou- 
reuse discipline,  s'y  révoltaient  maintenant  sous  le  moindre 
prétexte;  ils  avaient  perdu  jusqu'à  leur  antique  courage,  et 
cette  troupe  qui,  jadis,  ne  craignait  pas  de  se  battre  un  contre 
cent,  prenait  aujourd'hui  la  fuite  devant  quelques  indigènes 
mal  armés.  Depuis  longtemps,  elle  avait  formé  le  projet  de  se 
débarrasser  du  souverain,  qui  ne  se  maintenait  que  par  la  ter- 
reur ;  Omer-Agha,  auquel  les  conjurés  avaient  offert  le  trône, 
ne  voulait  pas  l'accepter;  des  contes  étranges,  précurseurs 
habituels  d'une  révolution  algérienne,  couraient  par  la  ville  : 


374  CHAPITRE    VINGT-QUATRIEME 

on  affirmait  qu'un  marabout  vénéré  à  Coléah  était  sorti  de 
son  tombeau  pour  maudire  le  tyran  et  prédire  l'arrivée  des 
Infidèles  ;  malgré  la  dureté  avec  laquelle  le  Dey  châtiait  les 
colporteurs  de  ces  bruits,  ils  prenaient  de  jour  en  jour  plus  de 
consistance,  et  chacun  s'attendait  à  quelque  chose  d'extraor- 
dinaire. 

Hadj'  Ali  se  livrait  aux  débauches  les  plus  honteuses,  et  le 
bain  du  Palais  en  était  le  théâtre  préféré.  C'est  là  qu'il  fi^t 
étranglé  le  22  mars  J815,  par  un  jeune  nègre,  son  favori,  qui 
avait  été  soudoyé  pour  le  faire  disparaître  secrètement,  et  qui 
fut  lui-même  mis  à  mort  sur  place.  La  foule  acclama  le 
Khaznadji  Mohammed,  dont  le  pouvoir  dura  exactement  quinze 
jours,  au  bout  desquels  il  fut  emprisonné,  pour  avoir  ordonné 
le  recensement  de  la  Milice  ;  l'on  sait  que  cette  opération 
cause  toujours  aux  Orientaux  une  sorte  de  terreur  supersti- 
tieuse; de  plus,  l'acte  était  impolitique,  en  ce  qu'il  dévoilait 
l'état  de  faiblesse  auquel  était  tombé  un  corps  jadis  si  puis- 
sant; en  effet,  on  n'avait  pu  compter  que  quatre  mille 
hommes,  parmi  lesquels  plus  de  sept  cents  étaient  incapables 
de  tout  service.  Le  malheureux  Dey  fut  étranglé  danssaprison, 
le  7  avril,  au  point  du  jour,  et  remplacé  par  Omer-Agha,  qui, 
après  avoir  si  longtemps  refusé  de  régner,  se  vit  celte  fois 
forcé  d'accepter  ces  redoutables  fonctions. 


CHAPITRE    VINGT-CINQUIÈME 

LES  DEYS  (Suite) 


SOMMAIRE.  —  Orner.  —  Guerre  avec  les  Etats-Unis  d'Amérique.  —  Expédi- 
tion de  Lord  Exmouth.  —  Troubles,  peste,  meurtre  d'Orner.  —  Ali-Khodja. 

—  Abaissement  de  la  Milice.  —  Hussein-Khodja.  —  Troubles  dans  l'intérieur. 

—  Expédition  de  Sir  Harry  Neal.  —  Insulte  faite  au  consul  de  France.  — 
Blocus  d'Alger.  —  Mission  de  M.  de  La  Bretonnière. 


Quelques  jours  après  l'élévation  d'Orner,  Alger  apprit  que 
Napoléon,  quittant  l'île  d'Elbe,  était  remonté  sur  le  trône.  Le 
30  mai,  la  gabarre  TEgérie  venait  en  apporter  l'avis  officiel  au 
Gouvernement  de  la  Régence  ;  elle  avait  à  son  bord  M.  Dubois- 
Thainville,  nommé  pour  la  deuxième  fois  Consul  Général  ; 
mais,  tout  en  recevant  avec  les  honneurs  accoutumés  le  navire 
français,  le  Dey  se  refusa  à  admettre  le  nouveau  fonction- 
naire,, jusqu'à  ce  qu'il  lui  eut  donné  une  réponse  catégorique 
au  sujet  de  la  créance  Bakri.  Il  fallut  demander  en  France  de 
nouveaux  ordres,  qui  n'arrivèrent  jamais  ;  car  l'abdication  de 
l'Empereur  entraîna  le  remplacement  de  Dubois-Thainville 
par  Deval,  qui,  n'ayant  aucun  engagement  antérieur,  ne 
fut  pas  tourmenté  à  ce  sujet,  quand  il  prit  possession  de  sa 
charge.  Les  événements  qui  venaient  de  procurer  la  paix  à 
l'Europe  devaient  fatalement  amener  la  chute  de  l'Odjeac,  qui 
n'avait  dû  sa  longue  existence  qu'à  l'appui  qu'il  avait  trouvé, 
tantôt  chez  Tune,  tantôt  chez  Tautre  des  nations  rivales.  Au 
congrès  de  Vienne,  les  puissances  s'accordèrent  en  principe 
sur  la  destruction  de  la  piraterie  et  sur  le  châtiment  à  infliger 
aux  Etats  Barbaresques.  Déjà,  pour  venger  les  offenses  reçues 
en  1812,  les  Etats-Unis  venaient  d'envoyer  dans  la  Méditer- 
ranée une  division  navale^,  sous  les  ordres  du  commodore 
Decatur  ;  il  devait  exiger  des  excuses,  la  restitution  des  pri- 


yiQ  CHAPITRE  VINGT-CINQUIEME 

sonniers,  et  Fabolition  du  tribut  annuel  et  du  droit  de  visite. 
Le  17  juin  1815,  en  vue  du  cap  de  Gâte,  il  rencontra  le  Reïs 
Hamidou,  monté  sur  une  frégate  de  46  canons,  qui  fut  prise 
après  un  combat  assez  vif,  dans  lequel  l'amiral  d'Alger  trouva 
la  mort.  Le  19,  les  Américains  s'emparèrent  d'un  brick  de  22 
canons,  et  vinrent  mouiller  dans  la  rade  avec  leurs  deux  cap- 
tures, le  24  juin  ;  l'effroi  et  la  douleur  régnèrent  dans  la  ville, 
où  on  s'était  habitué  à  considérer  Hamidou  comme  invincible. 
Après  quelques  jours  de  discussion,  le  traité  fut  signé  le  7 
juillet.  En  même  temps,  une  division  de  six  frégates  hollan- 
daises, chargée  d'obtenir  de  semblables  conditions,  mettait  le 
blocus  devant  Alger,  et  la  flotle  anglaise  y  paraissait  sous  le 
commandement  de  l'amiral  Lord  Exmouth  ;  un  traité  en  faveur 
de  la  Sardaigne  et  de  la  Sicile  fut  conclu  par  les  soins  de  ce 
dernier,  qui  fit  encore  reconnaître  à  la  Régence  le  protectorat 
de  la  Grande-Bretagne  sur  les  îles  Ioniennes.  Le  15  mai  1816, 
il  revint,  déclara,  au  nom  de  toutes  les  puissances  de  l'Eu- 
rope, l'abolition  de  l'esclavage,  et  somma  le  Dey  de  se  con- 
former à  cette  décision.  Cette  notification  fut  accueillie  avec 
un  extrême  étonnement,  et  irrita  tout  le  monde  ;  les  Algériens 
se  demandaient  de  quel  droit  les  Chrétiens  voulaient  les 
forcer  à  détruire  une  institution  consacrée  chez  eux  par  la 
coutume  et  par  la  religion  elle-même;  Omer  refusa  d'entendre 
plus  longtemps  Lord  Exmouth,  répondant  qu'il  trouvait  très 
extraordinaire  qu'aucun  des  consuls  ne  lui  eût  encore 
transmis  cette  proposition,  s'il  était  vrai  qu'il  y  eût  consente- 
ment unanime  des  nations.  La  populace  s'ameuta  et  insulta 
l'amiral  à  la  sortie  du  Divan  ;  deux  capitaines  anglais  furent 
arrêtés,  ainsi  que  le  consul  Mac-Donell,  dont  la  maison  fut 
pillée  et  la  famille  maltraitée.  Personne  ne  doutait  qu'il  ne 
fût  tiré  une  vengeance  immédiate  de  ces  outrages,  et  les 
consuls  s'occupaient  déjà  de  mettre  leurs  femmes  et  leurs 
enfants  à  l'abri  des  bombes,  lorsque,  à  la  grande  stupéfaction 
de  tous,  la  flotte  appareilla  le  22  ;  le  Dey  avait  mis  toutes  les 
batteries  en  bon  état  de  défense,  et  envoyé  l'ordre  au  Bey  de 
Constantine  de  détruire  les  Concessions  et  de  s'emparer  de 
leur  personnel.  Le  féroce  Tchakeur  pilla  et  brûla  les  Établisse- 
ments ;  deux  cents  personnes  furent  tuées  ou  blessées  ;  huit 


1 


LES    DEYS  377 

cents  autres  furent  emmenées  en  esclavage.  Comme  d'habi- 
tude, une  révolte  des  tribus  suivit  cette  exécution  ;  les  Oulad 
bou  Rennan  et  les  Beni-Adjab  infligèrent  au  Bey  une  san- 
glante défaite. 

En  Angleterre,  l'opinion  publique  s'était  émue,  et  repro- 
chait à  l'amiral  de  n'avoir  pas  montré  assez  de  vigueur.  De 
nouveaux  ordres  lui  furent  envoyés,  et,  après  avoir  fait  sa 
jonction  avec  la  division  hollandaise  commandée  par  M.  Yan 
Capellen,  qui,  dès  le  3  juin,  était  venu  lancer  quelque  boulets 
sur  Alger,  il  parut  dans  la  rade  le  27  août,  avec  trente-deux 
vaisseaux  de  guerre  *. 

Toutes  les  dispositions  avaient  été  prises  pour  le  recevoir 
énergiquement  ;  les  Beys  de  l'intérieur  étaient  accourus  à  la 
tête  de  leurs  contingents,  et  le  Dey  avait  établi  son  quartier 
général  dans  la  batterie  du  phare.  Le  consul  de  France, 
auquel  il  témoignait  beaucoup  d'amitié,  avait  cherché  à  lui 
persuader  de  faire  la  paix,  représentant  que  les  temps  étaient 
changés,  et  que  TEurope  unie  ne  tolérerait  plus  que  l'Odjeac 
rançonnât  les  petites  puissances  :  «  Alors,  que  veux-tu  que 
je  fasse,  de  ma  Milice  ?  répondit  Omer.  Avec  quoi  la  nourrirai- 
je  ?  Comment  faire  pour  la  contenir?»  En  fait,  il  subissait, 
comme  tous  ses  prédécesseurs,  l'inexorable  fatalité  qui  le 
contraignait,  bon  gré,  mal  gré,  à  un  état  de  guerre  perma- 
nent. 

Vers  neuf  heures  du  matin,  Lord  Exmouth  détacha  un 
canot  qui  arborait  le  drapeau  blanc,  et  le  fit  remorquer  par  le 
Severn.  L'officier  qui  montait  cette  embarcation  portait  une 
missive,  clans  laquelle  une  solution  immédiate  était  exigée  ; 
comme  il  était  facile  de  s'y  attendre,  le  Dey  ne  put  pas  donner 
une  réponse  catégorique,  et,  à  deux  heures  et  demie^  le  par- 
lementaire sortait  du  port,  en  signalant  l'insuccès  de  sa  dé- 
marche. Pendant  ce  temps,  la  flotte,  profitant  d'un  léger  vent 
du  nord,  s'était  approchée  à  moins  d'un  mille  de  la  ville  et 
avait  mis  en  panne,  en  sorte  qu'au  premier  avertissement 
donné  par  le  canot,  chaque  navire  fut  mouillé  en  quelques 


1.  Voir  la  Revue  Africaine  d875,  p.  194,  et  VHùtoire  d'Alger  et  du 
bombardement  de  cette  viJle  en  1816.  (Paris,  1830,  in-8),  p.  354. 


378  CHAPITRE  VINGT-CINQUIÈME 

instants  à  sa  place  de  bataille.  L'Amiral,  qui  faisait  flotter  son 
pavillon  sur  le  vaisseau  à  trois  ponts  The  Queen  Charlotte, 
avait  pris  son  poste  de  combat  à  l'entrée  même  du  port,  en 
sorte  qu'il  enfilait  le  môle  dans  toute  sa  longueur.  Devant  cette 
attitude  hostile,  la  batterie  de  l'îlot  tira  trois  coups  de  canon  à 
courts  intervalles  ;  au  premier.  Lord  Exmouth  fît  le  signal  : 
Etes  vous  parés?  et  au  second,  celui  :  «  Feu  partout  !  »  Le 
troisième  coup  se  confondit  avec  la  bordée  delà  flotte  entière. 
Envoyée  à  un  quart  de  portée,  elle  jeta  dès  la  première  minute 
un  terrible  désordre  dans  les  batteries  supérieures  du  Fanal  et 
dans  celles  du  môle.  Sur  quarante-deux  canonnières,  qui  se 
trouvaient  groupées  dans  le  port,  trente-trois  furent  coulées 
en  quelques  instants  par  le  Leander,  avant  d'avoir  pu  prendre 
leurs  dispositions  pour  la  défense  ;  car  personne  à  Alger  ne 
croyait  à  une  attaque  de  ce  genre  ;  ce  sentiment  était  telle- 
ment général,  qu'une  grande  partie  de  la  population  était  des- 
cendue sur  la  jetée  pour  voir  les  vaisseaux  anglais;  les  pre- 
mières bordées  de  l'amiral  tuèrent  un  grand  nombre  de  ces 
curieux  inoffensifs.  Les  forts  et  le  front  de  mer  de  la  place 
étaient  armés  d'environ  cinq  cents  bouches  à  feu  de  tout 
modèle  et  de  tout  calibre  ;  mais  beaucoup  de  ces  pièces  se 
trouvaient  depuis  longtemps  hors  d'usage,  et  l'on  en  voyait 
quelques-unes  qui  dataient  du  temps  de  Kheïr-ed-Din.  Aussi- 
tôt remis  de  la  première  surprise,  les  Turcs  ripostèrent  bra- 
vement, et  la  canonnade  devint  épouvantable  de  part  et 
d'autre  ;  mais  le  premier  feu  avait  assuré  le  succès  aux  assail- 
lants, dont  la  mitraille  avait  balayé  les  batteries  hautes  et  le 
môle,  qui  durent  se  taire  au  bout  d'une  demi-heure.  A  cinq 
heures,  il  y  eut  une  légère  interruption,  et  le  combat  recom- 
mença ensuite  jusqu'à  minuit  environ.  Deux  frégates  algé- 
riennes, incendiées  par  l'ennemi,  vinrent  à  la  dérive,  et 
forcèrent  les  assaillants  à  s'éloigner,  en  faisant  office  de 
brûlots  ;  quelques  canonnières  flambaient  dans  le  port,  ainsi 
que  plusieurs  maisons  dans  la  ville  ;  un  orage,  qui  venait  d'é- 
clater, ajoutait  à  l'horreur  du  spectacle.  Les  Turcs  avaient 
perdu  cinq  cents  hommes^  et  la  plupart  des  ouvrages  de  défense 
étaient  bouleversés  ;  presque  toutes  les  habitations  avaient  été 
plus  ou  moins  atteintes  ;  beaucoup  d'habitants  étaient  tués 


LES     DEYf?  379 

OU  blessés.  L'escadre  alliée  comptait  huit  cent  quatre-vingt- 
trois  hommes  morts  ou  hors  de  combat ,  une  bombarde 
coulée  et  de  graves  avaries.  Elle  avait  tiré  plus  de  cin- 
quante mille  boulets  et  neuf  cent  soixante  obus.  Les  deux  chefs 
avaient  montré  un  égal  courage  ;  Omer  était  resté  dans  la 
Tour  du  Fanal  jusqu'à  son  écrasement  complet,  et  Lord 
Exmouth,  qui  avait  choisi  le  poste  le  plus  dangereux,  avait 
été  atteint  trois  fois.  Mais  les  vaincus  se  plaignirent,  long- 
temps encore  après,  d'avoir  été  abusés  par  de  fausses  démons- 
trations, et  ils  accusèrent  leurs  ennemis  de  mauvaise  foi.  Ils 
soutenaient  qu'il  n'était  pas  permis  de  se  servir  du  pavillon 
parlementaire  pour  venir  prendre  des  positions  de  combat, 
effectuant  ainsi  à  l'abri  de  tout  danger  une  des  parties  les  plus 
périlleuses  de  l'opération.  Sans  cette  manœuvre,  qu'  ils  quali- 
fiaient de  perfide,  jamais  l'amiral,  disaient-ils,  n'eut  pu  arri- 
ver à  la  place  d'où  il  lui  avait  été  permis  d'annihiler  en  peu 
de  minutes  leurs  plus  redoutables  défenses^  et  de  détruire  la 
flottille  dont  il  aurait  eu  à  craindre  les  attaques.  Le  fait  est 
que,  si  les  Turcs  ne  furent  pas  induits  en  erreur,  on  comprend 
difficilement  qu'ils  aient  laissé  les  Anglais  mouiller  à  un  quart 
de  portée  de  canon  sans  essayer  de  les  en  empêcher,  et  il  est 
certain,  qu'à  la  vue  du  pavillon  blanc,  la  population  montra 
une  confiance  qui  lui  coula  cher. 

Quoiqu'il  en  soit,  les  forts  étaient  démantelés,  les  pièces 
bousculées  sur  leurs  affûts  brisés  ;  la  poudre  manquait,  et  les 
artilleurs  étaient  presque  tous  tués  ou  blessés  ;  il  ne  restait 
plus  qu'à  se  soumettre  ;  car  on  ignorait  à  Alger  que  l'amiral,  ' 
ayant  épuisé  tous  ses  projectiles,  était  hors  d'état  de  renou- 
veler le  combat.  Le  29,  Omer  envoya  au  vainqueur  le  consul 
de  Suède,  qui  revint,  accompagné  du  capitaine  Brisbane  et 
de  Sir  Charles  Penrose.  L'entente  se  fit  sur  les  conditions 
suivantes  :  1°  l'abolition  de  l'esclavage  ;  2°  la  libération  de  tous 
les  esclaves  chrétiens,  au  nombre  de  1200,  presque  tous 
Italiens  et  Espagnols  ;  S"*  une  réparation  pécuniaire  d'environ 
500,000  francs.  Mais,  contrairement  aux  vœux  émis  à  Vienne 
et  à  Aix-la-Chapelle,  le  Dey  resta  libre  de  faire  la  Course  sur 
les  petites  puissances,  à  la  seule  condition  de  traiter  les  captifs 
comme  prisonniers  de  guerre,  et  non  comme  esclaves.  Il  se 


380  CHAPITRE  VINGT-CINQUIEME 

prévalut  de  cet  oubli  pour  réclamer  immédiatement  le  tribut 
de  la  Toscane,  de  la  Suède  et  du  Danemark.  Les  Reïs  reçu- 
rent l'ordre  de  courir  sur  les  marchands  de  Hambourg,  Brème, 
Lubeck  et  sur  les  navires  Prussiens.  Les  Etats-Unis  profitè- 
rent habilement  de  la  faiblesse  de  la  Régence  pour  obtenir  de 
bonnes  conditions  ;  leur  escadre  se  présenta  dans  la  baie 
quelques  jours  après  le  départ  des  Anglais,  et  renouvela  le 
traité  conclu  par  le  commodore  Decatur. 

Après  la  défaite,  l'émeute  ;  telle  était  la  coutume  d'Alger. 
La  Milice  se  révolta  donc  ;  elle  voulut  piller  la  ville,  et  surtout 
les  habitations  des  Juifs,  victimes  désignées  d'avance  dans  les 
émotions  populaires.  Omer  parvint  encore  cette  fois  à  apaiser 
le  tumulte,  grâce  à  son  sang-froid,  et  à  l'argent  qu'il  fit  dis- 
tribuer ;  mais   son    autorité   avait  reçu  le  coup  fatal  ;  une 
croyance  superstitieuse  s'était  répandue  parmi  les  habitants, 
et  on  disait  autour  de  lui  «  qu'il  portait  malheur.  »  Le  jour 
du  bombardement,  les  janissaires  lui  en  avaient  fait  le  repro- 
che, et  il  avait  très  noblement  répondu  que,  «  si  le  sacrifice 
de  sa  vie  pouvait  assurer  le  bonheur  de  TOdjeac,  il  était  prêt 
à  le  faire.  »  Il  y  eut  quelques  mois  d'accalmie  ;  la  Porte  avait  - 
envoyé  en  présent  une  frégate,  deux  corvettes,  des  canons, 
des  munitions  et  des  artilleurs  ;  on  travailla  à  la  réfection  des 
remparts,  et,  comme  les  esclaves  chrétiens  faisaient  défaut, 
on  abolit  la  peine  de  mort  pour  les  criminels  arabes  qui  furent 
dès  lors  condamnés  aux  travaux- forcés. 

La  peste  éclata  au  milieu  de  l'hiver  et  fit  de  grands  ravages 
dans  la  ville  et  les  environs.  Cette  épidémie  fut  mise  sur  le 
compte  de  la  mauvaise  étoile  d'Orner,  dont  la  mort  parut  jH 
être  décidée  par  Dieu  lui-même.  Le  8  octobre,  quelques  jours 
après  la  rentrée  du  camp  de  l'Ouest,  une  bande  d'assassins 
envahit  la  Jenina,  et  étrangla  le  Dey,  qui  ne  fit  aucune  résis- 
tance. N'ayant  pas  brigué  le  pouvoir,  qu'il  n'avait  accepté 
qu'avec  répugnance,  il  mourut  sans  faiblesse,  laissant  le 
souvenir  d'un  des  meilleurs  princes  qui  aient  jamais  gouverné 
Alger. 

Ali-Khodja  lui  succéda.  Il  montait  sur  le  trône  avec  l'in- 
tention bien  arrêtée  de  se  soustraire  an  joug  de  la  Milice  et  de 
se  débarrasser  de  cette  troupe  indisciplinable  ;  dès  le  premier 


I 


LES    DEYS  381 

jour  de   son  règne,    il  mit   ses  projets  à  exécution.   Tout 

d'abord,  il  quitta  la  Jenina,  et  vint  s'enfermer  dans  la  Casbah, 

qu'il  avait  soigneusement  armée;  il  y  transporta  inopinément 

le  Trésor  public  S  et  se  fit  garder  par  une  troupe  de  deux 

mille  Kabyles.  En  même  temps,  il  faisait  emprisonner  et 

exécuter  les  principaux  agitateurs,  excitait  les  Colourlis  à 

s'armer  et  à  se  réunir  autour  de  lui,  lançait  une  proclamation 

par  laquelle  il   apprenait  aux  Turcs  ,  qu'il  voulait  être   le 

maître,  qu'il  traiterait  bien  ceux  qui  consentiraient  à  obéir  ; 

il  laissait  les  autres  libres  de  retourner  dans  le  Levant,  d'où 

il  ne  voulait  plus,  disait-il,  tirer  de  recrues.  Il  fît  chasser  des 

casernes  les  concubines  des  loldachs,  et  ferma  les  tavernes 

où  l'on  vendait  du  vin  contrairement  aux  prescriptions  du 

Coran.  Ce  fut  une  véritable  révolution.  Les  mécontents  qui 

essayèrent  de  se  soulever  furent  sabrés  par  la  garde  d'Ali; 

d'autres  s'enfuirent  et  trouvèrent  un  asile  au  camp  de  l'Est, 

qui  s'insurgea  et  s'avança  sur  Alger  à  marches  forcées.  A 

cette  nouvelle,  Ali  dépécha  des  émissaires  en  Kabylie  pour 

exciter  les  indigènes  à  fermer  le  passage   des  Bibans  à  la 

troupe  turque  ;  mais  celle-ci  avait  déjà  franchi  les  points  les 

plus  dangereux^,  et  ne  perdit  en  route  que  quelques  traînards. 

Elle  arriva  exaspérée  sous  les  murs  d'Alger  le  29  novembre, 

et  réclama  à  grands  cris  la  tète  du  Dey  ;  celui-ci  avait  pris 

ses  précautions  ;  une  petite  armée  de  six  mille  colourlis,  bien 

commandée  par  des  officiers  turcs  partisans  d'Ali^  occupait 

les  abords  de  la  place.  Les  rebelles  cherchèrent  un  instant  à 

négocier  ;  Yahia-Agha,  qui  avait  été  envoyé  à  leur  rencontre, 

ne  voulut  rien  entendre,  et  les  somma  de  se  rendre  à  merci. 

Le  combat  s'engagea  ;  le  fort  l'Empereur  et  le  fort  Bab-Azoun 

ouvrirent  un  feu  terrible  sur  les  flancs  de  la  masse  compacte 

1.  C'est  ce  déplacement  de  la  Khazna  qui  a  enfanté  la  légende  bizarre  du 
trésor  transporté  à  la  Casbah  en  une  seule  nuit,  et  à  l'insu  de  tout  Alger. 
On  a  peine  à  comprendre  qu'il  y  ait  eu  des  gens  assez  crédules  pour 
accepter  une  telle  invraisemblance  ;  ils  eussent  dû  se  souvenir  que  ce 
Iransfèrement  nécessita  mille  six  cent  cinquante  voyages  de  mulet.  (Docu- 
ments fournis  à  la  commission  d'enquête  de  1830).  Sans  doute,  ils  eussent 
alors  vu  clairement  qu'il  n'est  pas  possible  de  dissimuler  un  semblable 
cortège  aux  yeux  de  toute  une  population,  la  plus  curieuse  qui  soit  au 
monde,  et  cela,  à  travers  des  rues  tellement  étroites  que  les  bêtes  de  somme 
ne  pouvaient  y  cheminer  qu'une  à  une,  sous  les  regards  de  tous. 


382  CHAPITRE   VINGT-CINQUIEME 

des  assaillants,  que  la  garde  kabyle  et  les  colourlis  char- 
geaient en  tête.  Les  janissaires  furent  écrasés;  ils  perdirent 
douze  cents  soldats  et  cent  cinquante  chefs  ;  les  prisonniers 
furent  empalés  ou  torturés  ;  on  dit  que  le  vainqueur  en  tua 
deux  de  se  propre  main.  Le  2  décembre,  les  survivants  implo- 
rèrent r«;72â5;î,  qui  leur  fut  donné;  beaucoup  d'entre  eux  de- 
mandèrent à  être  rapatriés  à  Smyrne  et  à  Constantinople,  ce 
qui  leur  fut  accordé  sans  difficultés. 

A  l'intérieur,  la  province  de  Gonstantine  était  en  feu.  Le 
Bey  Tchakeur  s'était  laissé  cerner  par  les  Ouled  Derradj,  avait 
été  forcé  par  eux  de  souscrire  à  d'humiliantes  conditions,  et 
voyait  tout  le  monde  se  révolter  contre  lui.  Soupçonné  parles 
Puissances  de  connivence  avec  la  Tunisie,  il  fut  remplacé  par 
Kara  Mustapha,  et  s'efforça  un  moment  de  résister  ;  mais, 
abandonné  de  tous  les  côtés,  il  tomba  entre  les  mains  de  son 
successeur,  qui  le  fit  étrangler. 

Cependant  Ali^  qui  avait  célébré  sa  victoire  par  trois  jours 
de  réjouissances  publiques,  pendant  lesquels  il  avait  reçu  les 
félicitations  du  corps  consulaire,  n'avait  pas  tardé  à  se  laisser 
gagner  par  cette  sorte  de  folie  despotique  qui  fut  l'apanage  de 
presque  tous  les  Deys.  11  lançait  les  décrets  les  plus  bizarres  ; 
par  crainte  de  la  famine,  il  taxait  le  blé  à  un  prix  arbitraire, 
et  défendait,  sous  peine  de  mort,  d'en  acheter  au-dessus  du 
tarif  ;  cette  mesure  amenait  naturellement  la  disparition  de 
la  marchandise,  et  les  ordonnances  les  plus  contradictoires  se 
succédaient  en  vain  pour  la  rappeler.  Un  autre  jour,  il  donna 
l'ordre  de  jeter  à  la  mer  toutes  les  filles  de  joie  ;  toutefois,  il 
se  laissa  persuader  de  commuer  ce  châtiment  draconien  en  un 
exil  perpétuel  à  Cherchel. 

Le  premier  mars  1818,  il  fut  frappé  de  la  peste,  qui  n'avait 
pas  quitté  Alger,  et  mourut,  en  désignant  pour  son  succes- 
seur le  Khodjet  el  Kheil  Hussein,  qui  fut  aussitôt  proclamé 
sans  opposition.  Il  ne  désirait  pas  monter  sur  le  trône,  et  ce 
fut  son  entourage  qui  l'y  contraignit.  Son  premier  acte  fut  la 
proclamation  d'une  amnistie  générale,  et  l'annulation  de  la 
plupart  des  décrets  de  son  prédécesseur.  Mais,  aussitôt  déli- 
vrés de  la  crainte  salutaire  que  leur  avait  inspirée  Ali,  les 
loldachs  recommencèrent  à  conspirer,  et  le  nouveau  Dey 


LES   DEYS  383 

n'occupait  le  pouvoir  que  depuis  peu  de  jours^  quand  il  fut 
l'objet  de  deux  tentatives  d'assassinat.  A  partir  de  ce  moment, 
il  se  tint  renfermé  dans  la  Casbah,  s'y  faisant  garder  par  les 
Zouaoua. 

L'intérieur  du  pays  était  livré  à  l'atiarchie  la  plus  com- 
plète ;  à  l'Est,  les  Nemeucha,  PAurès,  le  Souf  étaient  en 
pleine  révolte  ;  le  Bey  de  Constantine  Ahmed  les  soumit 
après  une  guerre  de  trois  ans  ;  mais  leur  docilité  ne  fut  pas 
de  longue  durée;  en  1823,  il  fallut  y  retourner  avec  un  succès 
incertain. 

L'aîné  des  fils  de  Sidi  Ahmed  Tedjani ,  Mohammed-el- 
Kebir,  appuyé  sur  de  nombreux  serviteurs  religieux,  avait 
déclaré  son  indépendance,  et  résistait]  dans  Aïn-Madhi  ; 
Yahia-Agha,  chargé  de  lui  imposer  l'obéissance,  voulut 
joindre  à  son  armée  les  goums  des  Ameraoua  ;  ceux-ci  décla- 
rèrent ne  devoir  le  service  militaire  qu'en  Kabylie  seulement  ; 
il  y  eut  à  ce  sujet  un  conflit  qui  embrasa  tout  le  pays.  Les 
Guetchoula  prirent  les  armes  et  détruisirent  Bordj-Boghni. 
Mohammed- ou-Kassi  battit  Yahia  devant  Makouda,  et  se  dis- 
posait à  agrandir  le  terrain  de  la  lutte,  quand  il  fut  traitreuse- 
ment  assassiné,  en  1820,  à  Bordj-Sebaou.  Ce  meurtre  n'était 
pas  fait  pour  apaiser  les  troubles  ;  en  1823,  les  tribus  voisines 
de  Bougie  attaquèrent  les  Turcs  ;  les  Béni  Abbes  occupèrent 
les  Bibans,  que  Ben-Kanoun  eut  beaucoup  de  peine  à  leur 
faire  abandonner;  il  leur  brûla  douze  villages,  en  août  1824. 
Yahia  fondit  sur  eux  avec  mille  janissaires  et  huit  mille 
goumiers,  et  leur  brûla  trente  villages  ;  cette  fois,  ils  deman- 
dèrent Yaman,  ainsi  que  les  Beni-Djennad,  que  l'Agha  venait 
de  razzer  à  fond.  Mais  la  révolte  continuait  sur  l'Oued  Sahel, 
et^  le  28  octobre,  les  insurgés  massacraient  le  Caïd  turc. 
L'année  suivante^  Yahia  se  présentait  devant  Kalaa  avec  une 
forte  colonne,  battait  de  nouveau  les  Béni  Abbes,  et  incen- 
diait tout  sur  son  passage  ;  cette  dure  leçon  ne  les  empêchait 
pas  de  recommencer  en  1826;  TAgha  les  traita  encore  cette 
fois  avec  sa  rigueur  accoutumée,  apaisa  les  troubles  du  Bel- 
lezma,  et  installa  dans  son  commandement  le  nouveau  Bey 
de  Constantine. 

Dans  l'Ouest,  les  complots  religieux  n'avaient  pas  cessé,  et 


384  CHAPITRE    VINGT-CINQUJEME 

les  marabouts,  se  répandant  de  tous  côtés,   prêchaient  ouver- 
tement la  rébellion  et  annonçaient  hautement  le  prochain 
anéantissement  des  Turcs.  En  1817,  le  bey  Ali-Kara-Bargli, 
gendre  de  Mohammed  el  Kebir,  avait  été  étranglé  par  les 
ordres  du  Dey,  qui  le  soupçonnait  de  vouloir  se  rendre  indé- 
pendant ;  cet  acte  impolitique  avait  augmenté  le  nombre  des 
révoltés.    Le  nouveau  Bey  Hassan  lança   dés   contingents 
étrangers  à  la  province  dans  tous  les  centres  importants,  et  fît 
sabrer  tous  les  marabouts  qu'il  put    surprendre.   Beaucoup 
d'entre   eux  se  sauvèrent    au   Maroc  ;  quelques-uns   furent 
amenés  à  Oran  et  décapités  publiquement  ;  le  père  d'Abd-el- 
Kader,  Hadj'  Mahi-ed-Din,  échappa  presque  seul  à  la  mort, 
grâce  aux  prières  de  la  femme  du  Bey,  et  fut  interné  à  Oran. 
Croyant  avoir  assuré  le  calme  par  ces  sanglantes  exécutions, 
Hassan  marcha  en  1820  sur  Aïn-Madhi,  où  les  deux  fils  de 
Tedjani  avaient  proclamé  la  guerre   sainte  contre  les  Turcs. 
Après  quelques  escarmouches,  le  Bey  fut  forcé  de  lever  le 
siège,  et  cet  échec  engendra  une  insurrection  générale  dans 
le  sud  de  la  province.  En  1827,  les  Hachem  prirent  la  tête  du 
mouvement,  et  offrirent  le  commandement  à  Faîne  des  Ted- 
jani,  Sidi  Mohammed-el-Kebir,  qui  vint  assiéger  Mascara, 
comptant  sur  une  levée  en  masse  des  tribus  ;  mais  celles  de 
l'Ouest  ne  furent  pas  prêtes  en  temps  utile.  Hassan  rassembla 
à  la  hâte  toutes  ses  forces,  marcha  surTennemi,  et  l'atteignit 
à   Aïn-Beida,    avant  que  les    contingents  rebelles  fussent 
entièrement  réunis.  Mohammed  fut  tué  dans  le  combat,  et  ses 
troupes  se  dispersèrent.  Cependant,  toute  la  région  voisine  de 
Tlemcen  resta  fort  agitée  jusqu'à  Tannée  suivante,  où  le  Bey 
écrasa  les  Mahia  et  les  Angad  au  combat  de  Sidi-Medjehed.  A 
partir  de  ce  moment,  le  Beylikde  l'Ouest  jouit  d'une  tranquil- 
lité inconnue  depuis  bien  des  années,  et  Tordre  n'y  fut  plus 
troublé  qu'une  seule  fois,  en  1828,  par  les  tribus  du  plateau 
de  Ziddour,  qui  furent  rapidement  et  sévèrement  châtiées. 

Près  d'une  année  après  Tavènement  d'Hussein,  le  5  sep- 
tembre 1819,  une  division  navale  anglo-française,  sous  les] 
ordres  des  amiraux  Jurien  et  Freemantle  était  venue  lui 
signifier  les  décisions  du  congrès  d'Aix-la-Chapelle  ,  par 
lesquelles  TEurope  interdisait  aux  États  barbaresques  Texer- 


LES    DEYS  385 

cice  de  la  piraterie  et  le  commerce  des  esclaves.  Le  Dey 
refusa  obstinément  de  signer  la  formule  d'adhésion  qui  lui 
était  présentée,  il  finit  même,  après  quelques  tergiversations, 
par  affirmer  son  droit  à  courir  sur  tout  pavillon  non  reconnu 
par  lui  ;  quant  à  la  question  de  l'esclavage,  il  ne  s'expliqua 
pas  aussi  clairement,  disant  néanmoins  qu'il  lui  était  impos- 
sible d'en  reconnaître  l'usage  comme  coupable,  puisqu'il  était 
consacré  et  régi  par  le  Coran  lui-même.  Cette  déclaration^ 
qui,  en  fait,  représente  l'opinion  passée,  présente  et  future  de 
tous  les  souverains  musulmans,  quelles  que  soient  les  con- 
cessions apparentes  qu'ils  croient  devoir  faire,  embarrassâtes 
amiraux  français  et  anglais,  et  l'on  se  sépara  sans  avoir  pris 
de  résolution.  Jusqu'en  1823,  aucun  nouvel  événement  ne 
vint  altérer  les  bonnes  relations  de  la  Régence  avec  les  gran- 
des puissances  européennes.  Sur  ces  entrefaites,  à  la  suite  de 
la  prise  d'armes  des  Kabyles  voisins  de  Bougie,  le  Divan, 
conformément  à  un  vieil  usage ,  décréta  l'arrestation  des 
Indigènes  appartenant  aux  tribus  révoltées.  Presque  tous  les 
consuls  ayant  à  leur  service  quelques-uns  de  ces  futurs 
otages,  la  situation  était  embarrassante  ;  en  droit,  les  consu- 
lats et  leur  personnel  jouissaient  de  l'inviolabilité  ;  en  fait,  le 
Dey  était  le  maître,  et  prétendait  qu'il  n'était  pas  permis  à 
des  représentants  de  nations  amies  de  donner  asile  à  des 
rebelles.  M.  Deval  éluda  la  difficulté  en  faisant  évader  ses 
domestiques,  qui  gagnèrent  bien  vite  la  montagne  ;  le  consul 
de  Hollande  en  fit  autant,  après  leur  avoir  toutefois  déclaré 
qu'ils  étaient  libres  de  rester,  à  leurs  risques  et  périls  ;  ceux 
du  Danemark,  de  la  Suède  et  de  la  Bavière  furent  contraints 
par  la  force  de  livrer  les  leurs;  M.  Mac  Donell  opposa  une 
résistance  énergique,  qui  ne  servit  qu'à  faire  envahir  le  consu- 
lat, duquel  les  Kabyles  furent  enlevés  pour  être  conduits  aux 
carrières,  Hussein  se  montra  fort  mécontent,  et  rompit  toutes 
relations  avec  le  consul  anglais,  qui  fut  forcé  de  s'embarquer 
à  la  fin  de  janvier  1824,  à  la  suite  d'une  discussion  très 
violente,  dans  laquelle  le  Dey  refusa  catégoriquement  de 
délivrer  les  esclaves,  et  dénonça  le  traité  fait  avec  lord 
Exmouth,  disant  «  qu'il  n'avait  été  conclu  que   pour   trois 

ans.  M 

25 


386  CriAPITRR    VINGT-CINQUIÈME 

A  Londres,  l'émolion  avait  été  fort  vive,  et  l'ainiral  Sir 
Harry  Neal  parut  devant  Alger,  le  23  février,  demandant  des 
réparations,  la  réinstallation  du  consul,  la  reconnaissance  de 
sa  prééminence  sur  ceux  des  autres  nations,  le  droit  d'arbo- 
rer le  pavillon  britannique  à  Alger,  et  une  indemnité  pécu- 
niaire. Cette  dernière  prétention  fut  seule  admise  par  le  Dey, 
qui  déclara  que  Mac  Donell  ne  rentrerait  pas  à  Alger,  et  que, 
du  reste,  il  avait  tellement  indisposé  la  population  contre  lui, 
qu'il  était  impossible  de  répondre  de  sa  sécurité.  La  discus- 
sion s'envenima,  et  le  souverain,  dont  Tobstination  naturelle 
supportait  mal  la  contradiction,  répondit  à  l'officier  qui  le 
menaçait  de  la  guerre  et  lui  remontrait  la  puissance  de  la 
Grande-Bretagne  :  «  Nemrod,  le  plus  fort  et  le  plus  puissant 
des  hommes,  est  mort  de  la  piqûre  d'une  mouche.  » 

Le  28  mars^  Sir  Harry  Neal  revint  ;  il  avait  fait  quelques 
prises,  ce  qui  donna  lieu  à  des  récriminations  ;  il  lui  fut 
objecté  qu'on  ne  savait  pas  s'il  avait  qualité  pour  traiter,  et, 
qu'en  tout  cas,  il  était  nécessaire  d'attendra  la  réponse  à  la 
missive  récemment  envoyée  au  roi  Georges  IV  ;  l'escadre 
anglaise  repartit  cette  fois  encore  sans  avoir  rien  conclu  \ 
Le  12  juin,  ayant  reçu  des  ordres  formels,  l'amiral  se  présenta 
dans  la  rade  et  disposa  en  bataille  les  seize  navires  qu'il 
commandait;  les  Algériens  sortirent  fort  bravement  à  leur 
rencontre,  et  ouvrirent  le  feu  ;  il  n'y  eut  de  résultat  acquis  ni 
d'un  côté  ni  de  l'autre.  Du  12  au  22,  les  assaillants  furent 
renforcés  par  l'arrivée  de  six  nouveaux  bâtiments,  et,  le  2A,  à 
une  heure  et  demie  après  midi,  le  bombardement  commença. 
Mais  le  feu,  dirigé  de  trop  loin,  n'eut  aucun  effet  sur  la  ville, 
et  la  flotte  partit  définitivement  le  29,  après  que  son  chef  eut 
dépensé  six  jours  en  vaines  négociations.  Les  Algériens  se 
flattèrent  d'avoir  remporté  une  victoire  signalée  et  se  crurent 
dorénavant  invulnérables  ;  en  même  temps,  ils  éprouvaient 
une  recrudescence  de  fanatisme  à  l'occasion  de  la  guerre  de 
l'indépendance  grecque ,  pendant  laquelle  ils  envoyèrent 
quelques  navires  se  joindre  aux  flottes  ottomanes,  de  1823  à 
1827.  Les  récits  emphatiques  des  Reïs  qui  revenaient  de  l'Ar- 

1.  Voir  la  Revue  Africaine  1864,  p.  202. 


LES  DeVs  387 

chipel,  où  ils  jouèrent  un  rôle  assez  honorable,  ravivèrent  un 
instant  l'ancien  esprit  guerrier  et  la  haine  du  Chrétien.  Cette 
excitation  ne  laissa  pas  Hussein  indifférent,  et  le  conduisit 
par  degrés  à  l'attitude  hautaine  qu'il  crut  devoir  prendre  dans 
les  réclamations  faites  à  la  France  par  son  Gouvernement. 

Endroit,  ces  revendications  étaient  bien  fondées,  et  per- 
sonne ne  songeait  à  les  contester.  Il  s'agissait  des  créances 
Bakri  et  Busnach,  qui  avaient  déjà  donné  lieu  à  tant  de 
démarches  inutiles,  desquelles  il  a  été  parlé  à  diverses  repri- 
ses dans  le  cours  de  cette  histoire.  Elle  se  composaient,  pour 
la  plus  grande  partie,  de  ce  qui  restait  dû  sur  les  fournitures 
de  blé  faites  à  la  France  de  1793  à  1798.  Bien  que  le  traité  de 
1801  eût  consacré  le  droit  acquis,  et  promis  l'apurement 
rapide  des  comptes,  rien  n'avait  été  payé,  et  ces  lenteurs 
irritaient  les  Deys,  auxquels  appartenait  une  part  assez 
importante  des  marchandises  livrées.  Cet  argent  leur  man- 
quait d'autant  plus  que  le  déficit  augmentait  chaque  jour,  et 
qu'il  était  arrivé,  dans  chacune  des  dernières  années,  à  dépas- 
ser deux  millions  de  francs,  (deux  millions  vingt-un  mille) 
que  le  trésor  ne  savait  où  trouver,  la  Course  ne  rapportant 
presque  plus  rien.  Dans  cette  occasion,  le  gouvernement  de 
la  Restauration  s'était  conduit  de  la  façon  la  plus  loyale  ;  il 
avait  tout  d'abord  reconnu  la  dette,  et,  le  28  octobre  1819, 
une  convention,  acceptée  par  les  parties  intéressées,  avait 
fixé  le  solde  à  un  chiffre  de  sept  millions,  dont  le  paiement 
avait  été  voté  par  la  Chambre  des  Députés,  le  24  juillet  1820. 
Mais  les  fournisseurs  Israélites  et  le  Dey  lui-même  avaient 
des  créanciers ,  et  les  lois  françaises  exigeaient  que  les 
sommes  frappées  d'opposition  par  ces  derniers  fussent  versées 
à  la  caisse  des  Dépôts  et  Consignations,  jusqu'aux  jugements 
à  intervenir.  En  vertu  de  cette  procédure,  quatre  millions 
cinq  cent  mille  francs  seulement  furent  remis  entre  les  mains 
de  Bakri  et  de  Busnach,  et  les  deux  millions  cinq  cent  mille 
francs  restants  furent  séquestrés.  Le  consul  avait  élé  chargé 
de  notifier  à  Hussein  ces  dernières  décisions  et  de  lui  expli- 
quer les  causes  qui  retardaient  le  paiement;  c'était  une 
ingrate  mission.  Comment  faire  comprendre  à  un  souverain 
absolu  le  mécanisme  compliqué  de  la  protection  des  intérêts 


338  CHAPITRE    VINGT-CINQUIÈME 

privés,  et  surtout,  comment  lui  faire  croire  que  de  semblables 
lois  puissent  s'adresser  à  lui  ?  M.  Deval  n'y  réussit  pas,  et  tout 
autre  eût  échoué  à  sa  place.  Pour  comble  de  malheur,  les 
deux  Juifs  associés,  prévoyant  le  sort  qui  eût  attendu  leurs 
quatre  millions  et  demi  et  peut-être  leurs  têtes  elles-mêmes, 
s'étaient  bien  gardés  de  retourner  à  Alger  ;  le  Dey  demandait 
impérieusement  leur  extradition,  qu'il  était  impossible  de 
lui  accorder  ;  il  accusait  alors  le  consul  de  s'être  vendu  à  eux 
pour  le  dépouiller  ^  ;  et,  en  dépit  d'un  esprit  de  conciliation 
qui  allait  quelquefois  jusqu'à  un  excès  de  souplesse,  ce  der- 
nier ne  pouvait  parvenir  à  apaiser  la  colère  du  prince  entêté 
auquel  il  avait  affaire.  La  méfiance  dont  il  était  l'objet  devint 
de  jour  en  jour  plus  grande,  et  Hussein  se  décida  à  écrire 
directement  au  Roi.  Dans  cette  lettre,  rédigée,  parait-il,  en 
termes  peu  convenables,  il  accusait  Deval  de  concussion,  et 
demandait  son  rappel  ;  il  réclamait  l'arrestation  des  deux 
Juifs,  exigeait  qu'ils  fussent  livrés  à  sa  justice,  et  que  les  sept 
millions  lui  fussent  payés  directement  et  intégralement,  sauf 
aux  créanciers  à  se  pourvoir  devant  lui.  La  forme  de  cette 
missive  était  trop  blessante  pour  qu'il  lui  fût  fait  réponse  :  le 
fond  eût  peut-être  mérité  d'être  examiné  avec  plus  de  soin  ^. 
Quoiqu'il  en  soit,  M.  de  Damas,  ministre  des  affaires  étran- 
gères^ écrivit  au  consul  d'apprendre  au  Dey  que  le  Roi  n'avait 
pas  cru  devoir  donner  suite  à  des  prétentions  contraires  à  la 


1.  Les  journaux  de  roppositlon  libérale  se  faisaient  l'écho  de  ces  bruits, 
et  semaient  à  l'envi  la  calomnie  sur  le  malheureux  Deval,  auquel  on  n'eût 
jamais  à  reprocher  que  la  mollesse  de  son  caractère;  il  avait,  disait-on, 
reçu  deux  millions  ;  quand  il  mourut,  peu  d'années  après,  ayant  toujours 
eu  un  tram  des  plus  modestes,  il  ne  laissa  absolument  aucune  for- 
tune. 

2.  Il  faut  bien  remarquer  qu'il  ne  s'agissait  pas  d'une  dette  ordinaire,  et 
que  le  J3ey  avait  le  droit  de  trouver  étrange  la  procédure  qu'on  employait 
a  son  égard;  car  l'argent  prêté  jadis  à  la  France  provenait  de  la  lîhazna, 
et  l  emprunt  était  un  contrat  entre  deux  Etats,  qui  échappait  aux  lois 
édictées  postérieurement  à  cette  négociation;  régulièrement,  l'apurement 
eutfiu  se  taire  a  Alger  même,   et  sans   intermédiaire;    toute  cette  aiïaire 

ut  res  ma  conduite,  et  on  eut  le  tort  de  se  laisser  guider  par  les  Bakri  et 
les  Kusnach,  très  intéressés  à  faire  prévaloir  la  solution  qui  les  dispensait 
je  régler  leurs  comptes  avec  le  Dey.  11  est  vrai  que,  en  ce  qui  les  concernait, 

is  etiu.'nt  en  ^état  de  légitime  défense  ;  mais  le  Gouvernement  français 
11  avait  pas  a  s  occuper  de  la  sauvegarde  de  leurs  droits,  d'autant  qu'iriui 
eiait  impossible  d  apprécier  leurs  réclamations. 


LES     DEYS  389 

convention  du  28  octobre  1819,  devenue  la  loi  des  parties.  A 
partir  de  ce  moment,  les  événements  se  précipitèrent. 

Le  30  avril  1827,  M.  Deval  s'était  rendu  à  la  Casbah  pour 
offrir,  suivant  l'usage,  ses  hommages  au  Dey,  à  l'occasion  des 
fêtes  qui  suivent  le  jeune  de  Ramadan.  Tous  ceux  qui  con- 
naissent le  monde  mahométan  savent  que  cette  époque 
amène  invariablement  un  renouveau  de  fanatisme  ;  en  l'an  de 
l'hégire  1242,  ce  sentiment  était  encore  accru  par  l'aide  que 
prêtait  l'Europe  à  la  Grèce  révoltée  contre  la  Porte.  Hussein 
était  particulièrement  de  fort  méchante  humeur  ;  il  venait  de 
recevoir  les  plus  tristes  nouvelles  de  ses  navires,  dont  les 
équipages,  bloqués  à  la  Canée,  mouraient  littéralement  de 
faim.  Il  reçut  donc  de  très  mauvaise  grâce  les  compliments 
du  consul;  celui-ci,  accoutumé  depuis  quelque  temps  à  de 
froides  réceptions,  ne  s'en  émut  pas,  et  crut  au  contraire 
pouvoir  profiter  de  l'audience  pour  réclamer  la  restitution  d'un 
petit  navire  des  Etats  Pontificaux,  qui  avait  été  capturé, 
naviguant  sous  pavillon  français.  Le  Dey  laissa  alors  éclater 
sa  colère  ;  il  accusa  M.  Deval  d'avoir  fait  fortifier  et  armer 
La  Galle,  au  mépris  de  ses  ordres,  et  de  favoriser  les  intrigues 
des  Juifs,  en  détenant  frauduleusement  les  lettres  que  le  Roi 
de  France^,  disait-il^  avait  envoyées  en  réponse  aux  siennes. 
Les  deux  interlocuteurs  se  parlaient  en  turc,  sans  l'inter- 
médiaire du  drogman  ;  le  dialogue  devint  assez  animé,  et,  à  la 
suite  d'une  riposte  un  peu  vive  du  consul,  Hussein  le  poussa 
avec  l'extrémité  du  chasse- mouches  qu'il  tenait  à  la  main,  et 
le  menaça  de  la  prison.  Deval  se  leva  et  se  retira,  en  protes- 
tant contre  le  traitement  dont  il  venait  d'être  l'objet.  Une 
division  navale,  sous  les  ordres  du  brave  capitaine  GoUet, 
fut  aussitôt  dirigée  vers  Alger,  et  arriva  dans  la  rade  le 
11  juin.  'J'ous  les  Français  qui  se  trouvaient  à  Alger  furent 
embarqués  le  \2  par  les  soins  du  consul,  qui  partit  sur  la 
goélette  La  Torche.  Quelques  jours  après,  le  personnel  de  la 
Galle  était,  par  une  mesure  semblable,  mis  à  l'abri  de  la 
vengeance  des  Turcs,  qui  ravagèrent  les  Etablissements,  où 
ils  ne  purent  que  détruire  les  murailles,  et  enlever  six  vieux 
pierriers  hors  d'usage.  Gette  dévastation  avait  été  confiée  aux 
soins  d'Ahmed  Bey,  par  Hussein,  qui  avait  refusé  toute  salis- 


390  CnAPITRE    VINGT-CINQUIEME 

faction  au  capitaine  Collet  ;  on  lui  demandait  de  faire  des 
excuses,  d'arborer  le  pavillon  français  sur  tous  les  forts,  et  de 
le  saluer  de  cent  coups  de  canon.  Il  qualifia  ces  exigences  de 
ridicules,  et  ne  fit  aucune  réponse  ;  le  15,  le  blocus  fut  déclaré; 
il  devait  durer  trois  ans. 

Ce  fut  une  longue  et  pénible  campagne  ;   Collet  acheva  d'y 
user  ce  qui  lui  restait  de  forces  et  mourut  le  20  octobre  1828; 
M.  de  la  Bretonnière  lui  succéda  dans  le  commandement.  La 
monotonie  inséparable  d'une  opération  de  ce  genre  fut  quel- 
quefois rompue  par  d'heureux  exploits  ;  le  4  octobre  1827,  la 
flotte  algérienne,  composée  d'une  frégate,  quatre  corvettes  et 
six  bricks,  essaya  de  forcer  le  blocus  ;  Collet  fondit  sur  elle 
avec  deux  frégates,  deux  bricks  et  une  canonnière  ;  après  trois 
heures  d'un  combat  assez  vif,  les  Reïs  furent  forcés  de  rentrer 
dans  le  port  ;  Hussein  les  reçut  fort  mal  et  faillit  leur  faire 
couper  la  tête.  Le  22  mai  1828,  \ Adonh  et  V Alerte^  par  un 
coup  de  merveilleuse  audace,   enlevèrent  une  prise  marseil- 
laise au  pied  même  du  fort  de  Mers-el-Kébir  ;  le  25  octobre  de 
la  même  année,    quatre  corsaires  furent  anéantis    sous  les 
batteries  du  Cap  Caxine,  dont  nos  marins  réduisirent  le  feu 
au  silence.  D'un  autre  côté,  Fescadre  éprouva  quelques  revers; 
le  18  juin  1829,  VIphigénie  et  la  Duchesse  de  Berry  perdirent 
trois  canots   et  vingt-cinq  hommes   dans  une    attaque   fort 
brillante,  mais  pour  laquelle   on  avait  négligé  de  prendre 
toutes  les  précautions  nécessaires.    Un  peu  moins  d'un  an 
après,  le  Silène  et  V Aventure  vinrent^  par  une  brume  épaisse, 
s'échouer  près  du  cap  Bengut.  Plus  de  la  moitié  des  équipages 
fut  traîtreusement  égorgée   par  les  indigène^,   qui   avaient, 
pendant  deux  jours,  donné  l'hospitalité  aux  naufragés,  et  qui 
vendirent  ensuite  leurs  têtes  au  Dey.  Celui-ci,  non  content 
d'avoir  provoqué  ce  lâche  assassinat,  fit  exposer  aux  insultes 
de  la  populace  ces  tristes  débris,   qu'il  avait  payée  cinquante- 
cinq  mille  francs  aux  meurtriers.  La  mesure   était  comble,  et 
l'heure  du  châtiment  approchait  ;  elle  eût  sonné  depuis  long- 
temps sans  la  résistance  néfaste  que  le  Conseil  Royal  avait  été 
forcé  de  combattre  en  France  même,  depuis  le  commencement 
des  hostilités.  L'opposition  parlementaire  avait  choisi  pour 
terrain  la  question  d Alger  \  avec  la  mauvaise  foi  et  le  manque 


LES    DEYS  391 

de  patriotisme  dont  nous  avons  eu  depuis  de  si  misérables  et 
si  nombreux  exemples,  elle  créait  au  Gouvernement  de 
sérieux  embarras ,  en  même  temps  qu'elle  encourageait 
Hussein  à  résister,  en  lui  faisant  espérer  l'impunité  de  son 
insolence,  à  un  tel  point  qu'il  eut  la  naïveté  de  demander  au 
capitaine  Bruat,  alors  prisonnier;  «  Si,  en  cas  de  guerre 
déclarée,  les  soldats  français  consentiraient  à  marcher  contre 
lui.»  Cette  infatuation  n'était  que  risible  ;  mais  le  désarroi 
que  les  discours  des  Bignon,  des  Salverle,  et  de  tant  d'autres, 
inconnus  aujourd'hui,  mettaient  dans  l'opinion  publique  et 
dans  le  Conseil  lui-même,  devenait  une  chose  des  plus  funes- 
tes. On  en  arriva  à  une  reculade,  sous  les  yeux  de  l'Europe 
attentive,  et  à  la  joie  de  TiNugleterre  jalouse.  M.  de  la  Breton- 
nière  reçut,  au  mois  de  juin  1829,  l'ordre  de  faire  de  nouvelles 
tentatives  de  conciliation;  la  France  allait  à  l'extrême  limite 
des  concessions  possibles^  ne  demandant  plus  que  la  mise  en 
liberté  des  captifs,  l'envoi  d'un  ambassadeur  à  Paris,  et  une 
déclaration  d'armistice.  Le  30  juillet,  le  vaisseau  la  Provence 
et  le  brick  V Alerte  mouillèrent  en  rade  à  trois  heures  de  l'après- 
midi  ;  le  31,  le  commandant  de  l'escadre  eut  une  entrevue 
avec  le  Dey,  et  il  y  fut  arrêté  que  l'audience  définitive  serait 
donnée  le  2  août.  Elle  commença  à  midi  et  dura  deux  heures; 
l'envoyé  du  Roi  épuisa  en  vain  tous  les  moyens  de  concilia- 
tion, obéissant  à  regret  aux  instructions  qu'il  avait  reçues  ; 
Hussein  montra  la  plus  mauvaise  volonté.  Il  se  croyait  assuré, 
quoiqu'il  arrivât,  que  l'Angleterre  ne  permettrait  pas  à  la 
France  de  s'emparer  d'Alger;  de  plus,  comme  tous  ses  pré- 
décesseurs, il  tombait  en  proie  à  la  manie  orgueilleuse: 
((  J'ai  de  la  poudre  et  des  canons!  »  dit-il  en  se  levant  pour 
mettre  fin  à  la  discussion.  M.  de  la  Bretonnière  se  retira  sans 
ajouter  un  mot  ;  aux  portes  de  la  Casbah,  il  fut  arrêté  par  le 
consul  de  Sardaigne  et  par  le  drogman,  qui  le  supplièrent 
d'attendre  encore  un  jour;  après  quelques  hésitations,  il 
promit  de  le  faire  ;  la  mer  était  tellement  mauvaise,  que  son 
canot  mit  trois  heures  à  franchir  les  quinze  cents  mètres  qui 
le  séparaient  du  bord. 

Le  3,  à  midi,  n'ayant  pas  reçu  la  soumission  qu'on  lui  avait 
laissé  espérer,  il  donna  l'ordre  d'appareiller,  et  de  sortir  de  la 


392  CriAPITRE    VINGT-CINQUIEME 

baie  sous  pavillon  parlementaire  ;  le  brick  VAlo^te  ouvrit  la 
marche;  lèvent  forçait  les  deux  navires  à  passer  sous  les 
batteries  de  la  ville.  Vers  deux  heures,  la  batterie  du  Fanal 
donna  le  signal  du  feu,  et  une  centaine  de  projectiles  furent 
lancés  en  moins  d'une  demi-heure  sur  la  Provence,  qui  fut 
atteinte  onze  fois,  et  continua  majestueusement  sa  route^ 
afin  de  bien  faire  constater  à  tous  Todieuse  violation  du  droit 
des  gens.  M.  de  la  Bretonnière  fit  preuve  en  cette  périlleuse 
occasion  d'une  très  grande  dignité  et  d'un  remarquable  sang- 
froid.  Sa  conduite  fut  admirée  par  tous  ceux  qui  furent 
témoins  de  cet  attentat  *  ;  cependant  un  pair  de  France , 
M.  l'amiral  Verhuel,  plus  célèbre  comme  courtisan  que  comme 
marin,  chercha  à  l'incriminer  de  n'avoir  pas  mis  en  panne, 
manœuvre  qui  eût  infailliblement  jeté  son  navire  sur  les 
rochers  de  Bab-el-Oued.  Cet  orateur,  qui  se  faisait  le  cham- 
pion des  Algériens,  eût  peut-être  été  plus  juste  en  invoquant 
pour  leur  défense  l'abus  du  pavillon  parlementaire  qui  avait 
été  fait  en  1816  par  lordExmoulh. 

Le  Dey  ne  fit  aucune  démarche  officielle  pour  exprimer  un 
regret  de  cet  attentat.  On  dit  qu'il  blâma  les  chefs  de  batterie, 
et  que  l'Oukil-el-PIardj  de  la  marine  fut  destitué  ;  rien  ne 
vient  confirmer  cette  assertion,  dont  l'auteur  est  le  drogman 
du  Dey  et  qui  n'a  aucune  valeur  historique.  Au  moment  où  le 
rapport  du  commandant  de  l'escadre  arrivait  en  France, 
le  ministère  Polignac  était  au  pouvoir;  l'expédition  d'Alger  fut 
résolue. 


1.  Voir  la  lievue  Africaine  1877,  p.  409. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME 

LA  CONQUÊTE  D'ALGER 


SOMMAIRE.  —  L'expédition  d'Alger  est  résolue.  —  Préparatifs  de  guerre.  — 
Négociations  avec  les  puissances  européennes.  — Opposition  de  l'Angleterre. 

—  État  intérieur  d'Alger.  —  Embarquement  dns  troupes,  et  navigation.  — 
Occupation  de  la  presqu'île  de  Sidi-Ferruch.  —  Prise  du  plateau  de  Staouëli. 

—  Combats   dans  le   Sahel  et  le  Fbâs.  —  Siège   du  Fort  l'Empereur.   — 
Capitulation  du  Dey.  —  Conquête  d'Alger. 


La  politique  de  conciliation  qu'avait  adoptée  le  ministère 
de  M.  de  Martignac  à  l'égard  d'Alger  ne  pouvait  plus  être 
continuée  ;  d'un  côté  elle  encourageait  le  Dey  dans  son  obsti- 
nation et  sa  résistance  ;  de  l'autre,  elle  était  onéreuse  pour  le 
pays,  auquel  le  blocus  coûtait  plus  de  sept  millions  par  an,  et 
qui  perdait  par  surcroît  les  bénéfices  du  commerce  avec  les 
Etats  Barbaresques,  ce  qui  excitait  les  doléances  des  ports  du 
Midi.  Enfin,  il  était  impossible  de  laisser  impuni  l'outrage 
fait  au  pavillon  français.  La  guerre  fut  donc  résolue  en  prin- 
cipe dès  les  premiers  jours  du  ministère  Polignac  (8  août  1829); 
cependant  le  gouvernement  du  Roi,  désireux  d'affirmer  sa 
modération  devant  l'Europe,  jusqu'à  la  limite  du  possible, 
ordonna  au  général  Guilleminot,  ambassadeur  à  Constanti- 
nople,  d'inviter  le  Sultan  à  contraindre  son  feudataire  aux 
réparations  exigibles.  Cette  solution  diplomatique  n'ayant  pas 
réussi,  non  plus  qu'une  autre  combinaison,  qui  consistait  à  se 
servir  du  pacba  d'Egypte,  Méhémed-Ali,  pour  châtier  la 
Régence,  il  fut  déclaré,  dans  le  Conseil  tenu  le  31  janvier  1830, 
que  l'expédition  d'Alger  était  décidée ,  et  les  préparatifs 
furent  aussitôt  commencés.  Les  ministres  de  la  marine  et  de 
la  guerre,  MM.  d'IIaussez  et  de  Bourmont,  furent  chargés  d'y 
apporter  tous  leurs  soins.  Depuis  les  premières  délibérations, 


394  CHAPITRE    VINGT-SIXIEME 

qui  avaient  eu  lieu  en  1827,  il  avait  été  arrêté  que  l'attaque  se 
ferait  par  terre  ;  le  mémoire  fourni  à  Napoléon  1"  par  le 
commandant  Boiitin,  le  rapport  du  capitaine  Collet,  les  décla- 
rations de  MM.  Dupetit-Thouars  et  de  Taradel,  et  les  leçons 
elles-mêmes  de  l'histoire  ne  laissaient  aucune  incertitude  à 
ce  sujet  ;  il  était  enfin  devenu  évident  à  tous  que  les  canon- 
nades et  les  bombardements  ne  seraient  jamais  que  des  demi- 
mesures,  inutiles  la  plupart  du  temps,  et,  en  tous  cas,  plus 
onéreuses  pour  l'assaillant  que  pour  celui  qu'il  s'agissait  de 
punir.  En  vertu  de  ces  considérations,  le  Conseil  prit  la  déci- 
sion de  débarquer  les  forces  nécessaires  pour  s'emparer  de  la 
ville  et  s'y  maintenir  au  besoin;  sur  l'avis  de  M.  Dupetit- 
Thouars,  on  choisit  pour  cette  opération  la  presqu'île  de  Sidi- 
Ferruch  ,  déjà  désignée  dans  le  rapport  du  commandant 
Boutin,  qu'on  avait  retrouvé  aux  archives  de  la  Guerre. 
Le  2  mars  1830,  le  Roi  annonça  sa  résolution  aux  Chambres  ; 
le  commandement  de  l'armée  fut  confié  à  M.  de  Bourmont  ; 
celui  de  la  flotte  au  vice-amiral  Duperré  ;  chacun  d'eux 
s'occupa  de  la  besogne  qui  lui  incombait  avec  la  plus  grande 
activité  ;  mais,  dès  les  premiers  jours,  on  put  remarquer  chez 
le  commandant  de  la  marine  un  esprit  de  pessimisme  qui  ne 
Tabandonna  plus,  et  qui  eût  peut-être  compromis  le  succès, 
sans  la  fermeté  de  M.  d'Haussez  et  le  sang-froid  du  Général 
en  chef.  Il  y  avait,  du  reste ^  dans  presque  toute  l'armée 
navale,  peu  de  confiance  dans  la  réussite  de  cette  campagne  ; 
il  estjuste  d'ajouter  que,  lorsque  la  détermination  eut  été  prise, 
l'ardeur  et  la  bonne  volonté  ne  manquèrent  pas  plus  aux 
marins  que  le  courage  ;  il  est  facile  d'en  juger  par  les  faits. 
Moins  de  vingt  jours  après  l'envoi  des  ordres,  les  ports  de 
rOcéan  avaient  fait  partir  tous  les  bâtiments  qui  leur  avaient 
été  demandés,  sauf  deux  vaisseaux  et  trois  frégates,  qui 
arrivèrent  un  peu  plus  tard,  mais  en  temps  utile.  A  la  fin 
d'avril,  toute  l'armée  était  réunie  en  Provence  ;  elle  se  com- 
posait de  trois  divisions ,  sous  les  ordres  des  généraux 
Berthezène,  de  Loverdo  et  Des  Cars  ;  M.  de  Lahitte  comman- 
dait l'arlillerie  et  M.  Valazé  le  génie  ;  le  service  de  l'inten- 
dance était  dirigé  par  le  baron  Denniée  ;  l'effectif  dépassait 
les  chilTres  de  trente  mille  hommes  et  quatre  mille  chevaux  ; 


LA    CONQUÊTE    d'aLGER  395 

le  parc  d'artillerie  de  siège  se  composait  de  quatre-vingt-deux 
pièces  de  gros  calibre  et  de  neuf  mortiers  ;  l'artillerie  de 
campagne  comptait  quatre  batteries  montées  et  dix  batteries 
à  pied.  Le  25  avril,  six  cent  soixante-quinze  navires,  dont 
cenl  trois  bâtiments  de  guerre,  étaient  réunis  à  Marseille  et  à 
Toulon  ;  sur  cet  immense  armement,  on  embarquait  avec  le 
plus  grand  ordre  les  ambulances,  les  équipages,  les  tentes, 
les  outils,  les  munitions,  et  des  vivres  pour  deux  mois;  ces 
derniers  formaient  soixante-dix-huit  mille  six  cent  quarante- 
cinq  colis,  qu'on  avait  eu  le  soin  de  revêtir  d'une  double 
enveloppe  imperméable,  précaution  qui  devint,  comme  on  le 
verra,  des  plus  utiles. 

L'embarquement  des  troupes,  commencé  le  11  mai,  fut 
contrarié  par  le  mauvais  temps,  et  ne  put  être  complètement 
terminé  que  le  18.  Ce  fut  seulement  le  25  que  le  vent  permit 
à  l'amiral  de  donner  l'ordre  d'appareiller.  Tous  les  récits 
contemporains  nous  traduisent  l'impression  de  l'imposant 
spectacle  qu'offrit  le  départ  de  celte  superbe  flotte,  emportant 
vers  des  destins  inconnus  l'élite  de  l'armée  française.  Ces 
belles  troupes  avaient  été  choisies  avec  soin  parmi  l'affluence 
des  demandes  ;  celles-ci  se  trouvèrent  si  nombreuses  qu'il 
fallut  écarter  des  officiers  qui  demandaient  à  servir  sans 
grade  ni  solde,  et  des  sous-officiers  qui  s'offraient  à  partir 
comme  soldats.  Les  États-Majors  avaient  été  composés  de 
façon  à  y  faire  entrer  en  nombre  égal  des  officiers  de  l'an- 
cienne et  de  la  nouvelle  armée  ;  c'était  une  sage  mesure 
militaire,  qui  étayait  l'audace  juvénile  des  uns  par  la  vieille 
expérience  des  autres  ;  c'était  en  même  temps  une  excellente 
idée  politique,  de  nature  à  effacer  les  dernières  traces  des 
douloureuses  dissensions  qui  divisaient  l'armée  depuis  1815. 
De  nombreux  volontaires,  appartenant  à  toutes  les  nations, 
avaient  brigué  la  faveur  de  se  joindre  au  corps  expédi- 
tionnaire. 

Pendant  qu'on  faisait  les  préparatifs  qui  précédèrent  le 
départ,  le  Gouvernement  royal  avait  ouvert  des  négociations 
avec  les  puissances  européennes  et  les  avait  officiellement 
informées  de  l'objet  de  ce  grand  rassemblement  de  forces 
maritimes  cl  terrestres.  Le  terrain  avait,  du  reste,  élé  préparé 


396  CHAPITRE     VINGT-SIXIÈME 

longtemps  d'avance  avec  une  très  grande  habileté  ;  la  Russie 
se  montrait  une  amie  dévouée;  la  Prusse  et  l'Autriche 
voyaient  avec  plaisir  la  France  dépenser  hors  de  l'Europe 
l'exubérance  de  son  activité  ;  les  États  secondaires  désiraient 
avec  ardeur  le  succès  d'une  campagne  qui  détruirait  la 
piraterie  ,  et  qui  les  soustrairait  à  des  tributs  onéreux  et 
humiliants  ;  les  seules  résistances  qu'on  eût  à  craindre 
devaient  donc  venir  de  la  Turquie  et  de  TAngleterre. 

Bien  que  la  Porte  n'eût  plus  depuis  longtemps  de  domina- 
tion effective  sur  Alger,  la  Régence  n'avait  jamais  hautement 
proclamé  son  indépendance,  et,  au  contraire,  reconnaissait 
volontiers  la  suzeraineté  du  Sultan,  tout  en  ne  tenant  aucun 
compte  de  ses  ordres,  quand  ceux-ci  lui  déplaisaient.  Il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que,  nominativement,  elle  faisait  partie  de 
l'Empire  Ottoman,  et  cette  fiction  suffisait  pour  permettre  à 
une  puissance  jalouse  d'entraver  l'action  commencée.  Ce 
premier  obstacle  fut  très  ingénieusement  écarté  par  le  général 
Guilleminot,  qui  ne  cessa  pas  d'insister  auprès  du  Divan  pour 
qu'il  fit  obtenir  à  la  France  les  réparations  qui  lui  étaient 
dues  ;  le  Turc,  trop  orgueilleux  pour  avouer  son  manque 
d'autorité  sur  ceux  qu'on  feignait  de  considérer  comme  ses 
vassaux  obéissants,  louvoyait  pour  gagner  du  temps,  ce  qui 
agréait  fort  au  Conseil  Royal,  harcelé  en  ce  moment  à  l'in- 
térieur par  l'opposition  libérale;  enfin,  lorsque  l'action  fut 
décidée,  et  que  l'ambassadeur  reçut  l'ordre  de  parler  haut,  et 
de  rappeler  que  les  anciens  traités ,  appuyés  de  maints 
précédents,  autorisaient  le  Roi  à  se  faire  justice  par  lui-même, 
le  Divan  crut  à  une  vaine  menace  ;  Alger  avait  été  si  souvent 
et  si  inutilement  attaqué,  qu'à  Conslantinople,  on  croyait  la 
Régence  invincible. 

L'Angleterre  ne  partageait  pas  ces  illusions  ;  le  succès  de 
l'opération  lui  apparaissait  comme  très  possible  ;  peu  accou- 
tumée au  désintéressement ,  elle  ne  croyait  pas  à  celui 
d'autrui,  et  la  pensée  que  la  France  pût  prendre  pied  entre 
Gibraltar  et  Malte  lui  semblait  intolérable.  Ses  hommes  d'État 
(  la  haine  envieuse  est  perspicace  !  )  voyaient  peut-être  dans 
l'avenir,  une  Afrique  du  Nord  soumise  à  la  France  et  peuplée 
par  elle,  barrière  difficile  à  franchir  le  jour  où  on  voudrait 


LA    CONQUETE    d'ALGER  397 

satisfaire  les  éternelles  convoitises.  La  longue  lutte  d'intrigues, 
que  la  Grande-Bretagne  soutenait  depuis  le  commencement 
du  xvn°  siècle  pour  assurer  sa  prédominance  sur  l'Odjeac^ 
toutes  les  sombres  manœuvres  qui  lui  avaient  tant  coûté  d'or 
et  provoqué  TefFusion  de  tant  de  sang  innocent,  tout  cela 
allait  donc  aboutir  à  faire  flotter  le  drapeau  fleurdelisé  sur 
les  murs  de  la  Casbah  !  La  seule  idée  d'une  semblable 
éventualité  la  remplissait  d'indignation  ;  tout  d'abord , 
enhardie  par  la  faiblesse  du  ministère  Martignac,  elle  avait 
encouragé  le  Dey  dans  sa  résistance  «  en  l'assurant  que  la 
France  céderait,  parce  qu'elle  n'était  nullement  dans  l'inten- 
tion de  lui  faire  la  guerre  »  ;  lorsqu'elle  reconnut  son  erreur, 
elle  essaya  de  prendre  un  ton  comminatoire  ;  cela  ne  lui  réussit 
qu'auprès  du  Pacha  d'Egypte  ,  à  la  grande  satisfaction  de 
Charles  X,  qui,  préférant  de  beaucoup  l'action  directe  de  ses 
armes,  adressa  le  d2  mars  à  toutes  les  puissances  une  nouvelle 
note,  par  laquelle  il  leur  offrait  de  se  concerter  en  commun 
avec  elles  après  la  victoire  «  à  l'effet  de  déterminer  le  nouvel 
ordre  de  choses  qui ,  pour  le  plus  grand  avantage  de  la 
chrétienté,  devrait  remplacer  le  régime  détruit.  »  Mais  cette 
ouverture  ne  donnait  aucune  satisfaction  au  cabinet  de  Saint- 
James,  qui  se  voyait  d'avance  isolé  dans  un  congrès  futur,  où 
tout  le  monde,  excepté  lui,  eût  voté  en  faveur  des  vainqueurs 
de  la  barbarie.  Il  ne  cessa  donc  d'insister  pour  que  le  Gouver- 
nement de  la  Restauration  s'engageât  à  ne  pas  conserver  sa 
conquête,  et  ne  parvint  qu'à  lasser  par  ces  exigences  la  lon- 
ganimité du  Roi,  qui  finit  par  répondre:  «  Nous  ne  nous 
mêlons  pas  des  affaires  des  Anglais  ;  qu'ils  ne  se  mêlent  pas 
des  nôtres.  »  Cette  phrase  résolue  devint  le  mot  d'ordre  du 
Conseil,  qui  refusa  catégoriquement  de  rien  ajouter  aux 
termes  de  la  note  du  12  mars.  Le  ministère  anglais,  dont 
l'irritation  grandissait  chaque  jour,  se  crut  permis  de  traduire 
ce  sentiment  avec  une  arrogance  hautaine,  procédé  familier  à 
des  gens  qui  ont  toujours  voulu  faire  prendre  leurs  menaces 
pour  des  actes  ;  cela  ne  lui  servit  qu'à  s'attirer  de  dures 
ripostes,  qui,  toutes,  sous  une  forme  diplomatique,  furent 
l'exacte  traduction  du  mot  qu'une  colère  patriotique  avait 
arraché  à  M.  d'Haussez,  lors  d'une  discussion  récente  sur- 


39g  CHAPITRE    VINGT-SIXIEME 

venue  entre  lui  et  Lord  Stuart  :  «  La  France  se  moque  de 
TAno-leterre.  »  Comme  de  coutume  ,  quand  elle  fut  bien 
convaincue  qu'on  ne  céderait  pas,  elle  se  tut,  et  chercha  à 
ourdir  de  nouvelles  trames. 

Pendant  tout  ce  temps,  la  population  d'Alger  était  en 
grand  désarroi.  Hussein  cherchait  en  vain  à  y  exciter  le 
fanatisme  religieux  par  de  mensongers  bulletins  de  victoire  et 
par  des  prédications  chèrement  payées  ;  la  misère  était  à  son 
comble  ;  car  la  rigueur  impitoyable  du  blocus  n'avait  pas 
laissé  entrer  une  seule  prise  depuis  plus  de  trois  ans,  et  le 
peu  de  commerce  que  faisait  autrefois  la  ville  était  complète- 
ment arrêté.  Les  nouvelles  du  formidable  armement  des 
chrétiens  circulaient  dans  la  foule,  se  grossissant  des  exagé- 
rations populaires,  et  Ton  se  rappelait  avec  terreur  les  vieilles 
prophéties.  La  Milice,  peu  nombreuse  et  très  affaiblie,  se 
méfiait  des  Deys  depuis  le  massacre  du  29  novembre  1817; 
les  Colourlis,  qui  se  souvenaient  de  l'avoir  vaincue  ce  jour-là, 
redressaient  la  tête,  et  l'on  avait  su,  chose  jusqu'alors  inouïe, 
qu'un  Maure  avait  pu  frapper  publiquement  un  janissaire  sans 
que  cet  attentat  fût  châtié  ;  aussi  le  recrutement  du  corps 
devenait  de  jour  en  jour  plus  difficile  ;  personne  n'ignorait  que 
la  solde  se  faisait  en  puisant  dans  la  Khazna,  et  cela  seul 
imprimait  à  tous  une  sorte  de  terreur  superstitieuse.  Les 
conspirations  recommencèrent,  et  Hussein,  jusque-là  d'une 
humeur  assez  débonnaire,  devint  méfiant  et  cruel  ;  les  exécu- 
tions se  succédèrent  sans  rien  apaiser.  La  première  et  la  plus 
illustre  des  victimes  fut  le  vieil  Agha  Yahia,  sacrifié  à  d'in- 
justes soupçons  dès  le  mois  de  février  1828  ;  le  Dey  dut  amè- 
rement regretter  ce  soldat  éprouvé,  lorsqu'au  jour  du  danger, 
il  fallut  remettre  le  commandement  à  l'incapable  Ibrahim.  Au 
reste,  dans  les  deux  dernières  années  de  son  règne,  il  se 
montra  tout  à  fait  affolé,  tantôt  rempli  de  jactance,  tantôt 
dévoré  de  soucis,  et  se  promenant  seul,  pendant  des  nuits 
entières,  sur  les  terrasses  de  son  palais  ;  il  menaçait  le  Bey  de 
Tunis  de  l'exterminer,  s'il  ne  joignait  pas  ses  armes  aux 
siennes,  et  s'en  faisait  ainsi  un  ennemi  mortel;  il  répondait 
Insolemment  aux  sages  avis  de  Méhémet-Ali,  qui  rengageait 
à  faire  quelques  concessions  :  «  Continue  à  vendre  tes  fèves 


LA    CONQUÊTE    d'aLGER  399 

aux  infidèles,  au  lieu  de  donner  des  conseils  à  ceux  qui  ne 
l'en  demandent  pas  !  »  Cependant  il  se  préparait  à  opposer 
une  vigoureuse  résistance  ;  le  front  de  mer  avait  été  forte- 
ment armé  et  approvisionné  de  munitions,  aussi  bien  que  les 
batteries  de  côtes  ;  l'entrée  du  port  avait  été  fermée  par  des 
chaînes,  et  le  peu  de  navires  qui  s'y  trouvaient  mis  en  état  de 
combattre  ;  les  canonnières  avaient  été  blindées  et  transfor- 
mées en  bombardes.  Hussein  ne  craignait  pas  une  attaque  par 
terre  ;  il  ne  croyait  ni  à  la  possibilité  d'un  débarquement  sous 
le  feu  de  ses  canons,  ni  au  succès  d'une  marche  dans  le  Sahel 
d'Alger.  Il  avait  donc  négligé  les  fortifications  de  la  ville, 
dont  il  croyait  les  défenses  extérieures  plus  que  suffisantes, 
et  s'était  contenté  de  convoquer  les  contingents  des  pro- 
vinces. 

Le  23  mai,  à  cinq  heures  du  soir,  la  flotte  française,  sortie 
de  Toulon,  cinglait  vers  les  Baléares.  Le  26  au  matin,  les 
vigies  signalèrent  deux  frégates  ;  l'une  d'elles  était  la 
Duchesse-de-Berry ,  l'autre  un  navire  turc,  battant  pavillon 
amiral,  et  portant  à  son  bord  un  envoyé  ottoman,  Tahir- 
Pacha,  qui  venait,  disait-il,  «  concilier  les  différends  existant 
entre  la  France  et  les  Algériens  ».  Il  fut  invité  à  continuer  sa 
route,  et  à  présenter  au  Conseil  Royal  les  propositions,  que 
des  chefs  d'armée  n'avaient  pas  même  à  écouter.  Ce  person- 
nage venait  de  se  voir  refuser  l'entrée  du  port  d'Alger  par 
M.  de  Clairval,  qui,  commandant  le  blocus,  avait  reçu  de 
M.  d'Haussez  l'ordre  formel  de  s'opposer  au  débarquement  de 
l'émissaire  turc,  dont  la  prétendue  mission  pacifique  cachait 
un  piège  dangereux,  que  venait  de  tendre  l'Angleterre  aux 
abois.  Si  Tahir  eût  pu  pénétrer  dans  Alger,  y  exhiber  le 
fîrman  qui  lui  ordonnait  de  prendre  le  pouvoir  et  de  faire 
tomber  la  tête  d'Hussein  ;  s'il  eût,  après  cette  exécution,  offert 
à  la  France,  au  nom  du  Sultan,  les  réparations  jadis  deman- 
dées et  une  indemnité  de  guerre,  que  restait-il  à  exiger  en 
présence  de  ce  dur  châtiment  du  coupable?  Et  cependant, 
quelle  déception,  et  quelles  funestes  conséquences  politiques 
n'eût-elle  pas  pu  avoir?  Heureusement,  le  ministre  de  la 
marine  veillait,  et  il  a  eu  le  droit  d'écrire  plus  tard  avec  un 
légitime  orgueil  :  «  L'exécution  ponctuelle  de  cet  ordre  a 


400  CHAPITRE    VINGT-SIXIEME 

écarté  une  des  plus  grandes  difficultés  que  l'expédition  pou- 
vait rencontrer.  » 

Le  31  mai,  à  la  pointe  du  jour,  par  une  brise  d'est  et  un 
temps  brumeux,  le  cap  Caxine  était  signalé  ;  la  flotte  de 
débarquement  n'avait  pas  encore  paru.  L'amiral  Duporré  fit 
virer  de  bord,  et  on  gouverna  vers  le  nord;,  pour  rallier  la 
flotte  tout  entière  dans  la  baie  de  Palma.  Ce  fut  un  grand 
tort  ;  car  la  flottille  arriva  en  vue  du  cap  le  même  jour,  et  nul 
temps  n'était  plus  propice  à  un  débarquement  que  celui  qu'il 
faisait.  Mais  le  Commandant  de  la  marine  montra,  en  cette 
occasion^  aussi  bien  que  pendant  presque  toute  l'expédition, 
une  timidité  regrettable,  justifiant  ainsi  le  principe  qui  veut  : 
«  Que  celui  qui  se  méfie  du  succès  ne  soit  jamais  chargé  du 
commandement  de  l'opération-  »  Certes,  la  responsabilité  qui 
lui  incombait  était  grande  ;  mais  il  n'eût  pas  du  oublier  que 
tout  retard  pouvait  devenir  fatal  et  qu'un  chef  de  guerre  doit 
savoir  aff'ronter  certains  hasards,  sous  peine  d'en  risquer  de 
pires.  En  fait,  le  jour  où  le  mouvement  rétrograde  fut  exécuté, 
l'état  de  la  mer  était  le  plus  favorable  possible  pour  débarquer 
dans  la  baie  de  Sidi-Ferruch,  et  il  se  maintint  tel  pendant 
cinq  jours  encore.  L'armée,  impatiente  de  la  vie  du  bord,  et 
ardente  au  combat,  s'éloignait  à  regret  de  cette  terre  un 
instant  aperçue  ;  le  mécontentement  général  était  à  peine 
contenu  par  la  discipline.  Le  9  juin,  on  sortit  enfin  de  la  baie 
de  Palma,  et,  dans  la  matinée  du  12,  on  apercevait  Alger  à 
une  distance  moindre  de  douze  milles.  La  mer  était  grosse, 
le  vent  variable  ;  des  grains  fréquents  s'élevaient  dans  l'ouest  ; 
les  éclairs  sillonnaient  le  ciel  du  sud -ouest  au  sud -est; 
l'amiral,  toujours  en  proie  aux  appréhensions  accoutumées, 
donna  l'ordre  de  prendre  le  bord  du  nord.  Celte  fois,  M.  de 
Bourmont  n'hésita  plus  ;  il  avait  reçu  avant  son  départ  les 
pleins  pouvoirs,  dont  il  ne  devait  cependant  se  servir  qu'en 
cas  de  nécessité  absolue  ;  il  jugea  que  le  moment  était  venu 
de  les  utiliser,  et  il  fit  bien.  Ses  troupes,  embarquées  depuis 
près  d'un  mois,  commençaient  à  souffrir,  et,  quoique  l'état 
général  de  la  sanlé  fut  satisfaisant,  on  pouvait  prévoir  qu'il 
n'en  serait  pas  longtemps  de  même  ;  mais  ce  que  redoutait 
surtout,  et  avec  raison,  le  Chef  de  l'armée,  c'était  l'ébranlé- 


LA    CONQUETE    d'aLGER  401 

ment  moral  qu'amène  infailliblement  parmi  les  combattants 
des  retards  qu'ils  ne  s'expliquent  pas,  et  qui  substituent  à 
l'ardeur  du  début  de  vagues  terreurs  desquelles  on  peut  avoir 
tout  à  craindre.  «  Monsieur  l'Amiral,  dit-il,  vous  savez  que 
«j'ai  le  droit  de  vouloir,  et  je  veux  que  nous  débarquions.  » 
Le  13  juin,  à  huit  heures  du  matin,  la  flotte  défilait  devant  les 
batteries  de  la  ville  ;  à  sept  heures  du  soir,  elle  occupait  la 
baie  de  Sidi-Ferruch,  n'ayant  eu  à  supporter  que  quelques 
coups  de  canon  et  quelques  bombes.  Le  lendemain,  à  la 
pointe  du  jour,  la  première  division  débarquait  sans  rencon- 
trer de  résistance  ;  à  sept  heures  du  matin,  elle  marchait  vers 
les  batteries  ennemies,  élevées  sur  un  mamelon  distant  d'en- 
viron douze  cents  mètres,  sous  un  feu  assez  vif,  mais  qui  ne 
devint  meurtrier  qu'au  dernier  moment;  les  redoutes  furent 
enlevées  par  une  charge  brillante,  que  ne  parvint  pas  à  trou- 
bler un  seul  instant  l'attaque  désordonnée  de  cinq  ou  six  cents 
cavaliers  ;  les  Turcs  s'enfuirent,  abandonnant  treize  canons 
et  deux  mortiers.  Pendant  ce  temps,  le  mouvement  conti- 
nuait, et  le  génie  traçait  déjà  la  ligne  bastionnée  qui  allait 
fermer  la  presqu'île  et  la  transformer  en  un  camp  retranché, 
facile  à  défendre.  Elle  fut  occupée  parla  troisième  division, 
les  ambulances,  les  magasins  de  vivres  et  les  parcs  d'artillerie 
et  du  génie. 

Les  quatre  jours  suivants  furent  employés  à  se  consolider 
dans  les  positions  acquises,  et  à  organiser  le  camp;  l'ennemi 
ne  troubla  le  repos  de  l'armée  que  'par  quelques  tirailleries, 
qui  commençaient  invariablement  au  petit  jour  et  se  termi- 
naient à  huit  ou  neuf  heures  du  matin.  Dans  la  matinée  du  16^ 
un  violent  ouragan  se  déclara  vers  neuf  heures,  et  bouleversa 
la  mer  en  quelques  minutes,  de  telle  façon  que  les  bâtiments 
de  transport  ne  purent  pas  tenir  à  l'ancre  et  souffrirent  beau- 
coup. ((  Si  ce  temps  s'était  prolongé  deux  heures  de  plus,  dit 
l'amiral  Duperré  dans  son  rapport,  la  flotte  était  menacée 
d'une  destf*uction  peut-être  totale.  »  M.  de  Bourmont  eut  un 
terrible  moment  d'anxiété  ;  l'artillerie  de  campagne  était  seule 
à  terre,  approvisionnée  seulement  de  deux  cent  vingt  coups 
par  pièce  ;  l'armée  n'avait  que  quinze  jours  de  vivres  ;  tout  le 
reste,  gros  matériel,  chevaux  de  trait,  munitions  de  réserve. 


402  CHAPITRE     VINGT-CINQUIEME 

était  encore  à  bord.  Grâce  à  l'heureuse  précaution  qu'avait 
eue  M.  Denniée  de  faire  envelopper  chaque  ballot  d'une  double 
enveloppe  inperméable,  on  put  parer  à  l'éventualité  la  plus 
pressante,  et  lancer  à  la  mer  les  sacs  de  grains,  les  caisses  de 
vivres  et  les  barils,  qui  venaient  un  instant  après  s'échouer  à 
la  côte,  où  on  les  recueillait  au  fur  et  à  mesure.  A  midi,  le 
vent  sauta  à  l'est,  et  la  tempête,  comme  cela  arrive  souvent 
dans  ces  parages,  se  calma  aussi  vite  qu'elle  s'était  déchaînée. 

Cependant  l'Agha  Ibrahim  était  venu  asseoir  son  camp  sur 
le  plateau  de  Staouëli^,  et  y  massait  les  contingents  qui  arri- 
vaient chaque  jour  de  l'intérieur.  Il  avait  choisi  cette  position 
pour  fermer  la  route  d'Alger  à  l'armée  française,  qu'il  s'atten- 
dait à  voir  marcher  en  avant  ;  il  ne  tarda  pas  à  attribuer 
l'immobilité  de  son  ennemi  à  la  crainte  qu'il  croyait  lui 
inspirer,  et  se  décida  à  prendre  l'offensive  ;  il  avait  sous  ses 
ordres  une  soixantaine  de  mille  hommes. 

M.  de  Bourmont  avait  disposé  ses  troupes  suivant  un  arc 
convexe,  dont  la  gauche  était  voisine  de  la  mer  à  l'est  de  la 
presqu'île,  et  dont  la  droite  s'appuyait  à  l'Oued  Bridja  ;  un 
coude  fortement  accentué  de  ce  ruisseau  très  encaissé  proté- 
geait les  bivouacs,  en  leur  servant  de  fossé.  Le  centre  était 
couvert  par  des  retranchements,  deux  batteries  et  une 
redoute  ;  tous  ces  ouvrages  étaient  solidement  armés.  La 
troisième  division  restait  en  «  grande  réserve  »  dans  le  camp, 
dont  elle  assurait  la  garde. 

Le  19,  au  petit  jour,  les  Algériens  attaquèrent,  formés  en 
croissant,  refusant  leur  centre,  et  cherchant  à  déborder  la 
gauche  des  Français  pour  les  isoler  de  la  presqu'île  et  les 
couper  de  la  réserve.  C'était  une  habile  manœuvre  ;  car  l'aile 
gauche  était  «  en  l'air  »,  ayant  été  forcée,  par  la  disposition 
du  terrain,  de  laisser  entre  elle  et  la  mer  une  trouée  de  cinq 
cents  mètres  environ;  pour  obvier  à  cet  inconvénient,  la 
brigade  d'Arcine  avait  pris  position  un  peu  en  arrière,  prête  à 
porter  secours  en  cas  de  besoin  ;  on  s'aperçut  rapidement  que 
cette  précaution  n'avait  pas  été  inutile  ;  car  les  janissaires  et 
le  contingent  de  Titery  firent  à  cette  place  une  charge  furieuse, 
rompirent  les  rangs  ennemis,  mirent  le  28«  de  ligne  en 
déroute  et  cédèrent  avec  peine  aux  efforts  de  la  réserve,  qui 


LA    CONQLÈTE    d'aLGER  4Ô3 

rétablit  le  combat,  et  qui^  attaquant  à  son  tour,  s'empara  du 
mamelon  boisé  que  l'ennemi  occupait  le  matin.  Pendant  ce 
temps,  la  droite,  qui  avait  été  très  impétueusement  assaillie 
par  le  Bey  de  Constanline,  l'avait  victorieusement  repoussé 
et  le  poursuivait  au  delà  de  l'Oued  Bridja.  Le  centre  avait  eu 
affaire  aux  contingents  d'Oran,  dont  il  n'avait  pas  eu  grand'- 
peine  à  se  débarrasser,  grâce  à  l'excellence  de  sa  position  et 
à  la  puissance  de  son  artillerie.  A  six  heures  du  matin,  les 
brigades  Clouet  et  Achard  ayant  g"agné  une  distance  de  quatre 
mille  mètres,  le  général  Berthezène  avait  dû  porter  sa  division 
en  avant  pour  ne  pas  briser  les  lignes,  tandis  que  la  droite 
poussait  ses  tirailleurs  jusqu'à  THaouch- Bridja.  L'armée 
présentait  donc  maintenant  un  front  de  bataille  oblique  aux 
troupes  algériennes,  que  TAglia  ralliait  sur  le  plateau  de 
Staouëli,  en  avant  de  son  camp. 

Le  Général  en  chef  arrivait  à  ce  moment  sur  le  champ  de 
bataille  ;  bien  que  son  intention  première  eût  été  de  rester 
dans  le  voisinage  extrême  de  sa  base  d'opérations,  lorsqu'il 
vit  quelle  était  Tardeur  de  ses  troupes,  combien  la  partie 
était  engagée,  et  que  l'ennemi  fuyait  de  tous  côtés,  jugeant 
avec  raison  qu'une  reculade  produirait  les  pires  effets,  il  prit 
rapidement  ses  dispositions  et  commanda  l'attaque  des  batte- 
ries qui  couvraient  le  bord  du  plateau.  L'ordre  fut  accueilli 
par  une  explosion  d'enthousiasme  ;  les  ouvrages  furent 
enlevés  au  pas  de  course  ;  les  contingents  indigènes  prirent  la 
fuite  et  furent  poursuivis  jusqu'aux  premiers  ravins  du  Bou- 
Zaréa.  Les  canons,  les  drapeaux,  les  tentes,  des  troupeaux, 
une  quantité  considérable  de  vivres  et  de  munitions,  furent  les 
trophées  de  la  victoire.  Pendant  la  bataille,  et  derrière  les 
combattants,  le  génie  traçait  une  route  qui  fut  lerminée  le 
jour  même  de  l'action;  l'intendant  général  y  avait  lancé  ses 
fourgons,  qui  arrivèrent  à  temps  pour  la  distribution  du  soir  ; 
les  indigènes  étaient  émerveillés  du  spectacle  de  cette  activité. 
Ces  éclatants  succès  coûtaient  aux  vainqueurs  cinquante-sept 
morts  et  quatre  cent  soixante-treize  blessés  ;  les  Algériens 
avaient  perdu  dix  fois  plus  de  monde. 

Après  un  premier  moment  de  fureur,  dans  lequel  il  menaça 
son  gendre  de  lui  faire  couper  la  tête,  le  Dey,  ne  voyant  pas 


404  CHAPITRE    VINGT-CINQUIEME 

arriver  Tarmée  française,  reprit  quelque  sang-froid,  et  parvint 
à  rallier  une  vingtaine  de  mille  hommes  ;  en  même  temps,  il 
mit  le  Fort  l'Empereur  en  bon  état  de  défense,  et  envoya 
des  courriers  dans  toutes  les  directions  pour  appeler  les 
croyants  au  Djehad.  Ibrahim  fut  remplacé  par  le  Bey  de 
Titery,  Mustapha,  qui  couvrit  le  Fhas  de  tirailleurs  et  d'em- 
buscades. 

M.  de  Bourmont  se  rendait  très  bien  compte  des  dangers  de 
l'immobilité  ;  mais  il  était  forcément  arrêté  par  le  relard  du 
convoi,  qui  portait  tout  ce  qui  était  indispensable  au  siège 
d'Alger.  Ces  navires,  que  l'Amiral  s'était  entêté  à  ne  pas 
mettre  en  route  avec  le  reste  de  la  flotte ,  avaient  été  retenus 
dans  la  baie  de  Palma  jusqu'au  18  par  le  vent  de  sud-ouest; 
depuis  leur  départ,  le  calme  avait  été  presque  constant,  et  ils 
n'arrivèrent  que  le  24.  Ce  jour-là  même ,  Mustapha,  enhardi 
par  une  inaction  dont  il  ne  comprenait  pas  les  motifs,  vint 
offrir  la  bataille,  et  assaillit  les  avant-postes.  Il  fut  durement 
accueilli  par  le  général  Berthezène,  qui,  à  la  tête  de  sa  divi- 
sion, renforcée  de  la  brigade  Damrémont,  le  poussa,  Fépée 
dans  les  reins,  jusqu'à  Sidi-Khalef  ;  il  y  eut  une  série  de  petits 
engagements  assez  vifs,  dans  l'un  desquels  un  des  fils  du 
général  en  chef,  Amédée  de  Bourmont,  fut  mortellement 
blessé.  Les  journées  des  25,  26,  27  et  28  juin  se  passèrent  en 
combats  défensifs,  sur  la  ligne  qui  s'étend  de  Sidi-Khalef  à 
Dely-Ibrahim  ;  ils  furent  très  opiniâtres  et  très  meurtriers  ; 
le  Bey  de  Titery  se  servait  avec  une  grande  habileté  de  tous 
les  mouvements  de  terrain,  et  fournit  souvent  au  Duc  Des 
Gars,  dont  la  division  venait  d'entrer  en  ligne,  l'occasion  de 
montrer  ses  grandes  qualités  militaires. 

Pendant  que  l'armée  s'affermissait  sur  les  positions  con- 
quises, le  débarquement  des  outils  du  génie,  de  Tartillerie  de 
siège  et  des  chevaux  de  Irait  s'opérait  avec  autant  de  rapidité 
que  le  permettaient  les  circonstances.  Lorsque  le  général  en 
chef  eût  enfin  reçu  la  nouvelle  tant  désirée,  et  qu'il  eut  appris 
que  son  matériel  serait  prêt  le  28,  il  se  porta  en  avant  des 
hgnes,  et  donna  Tordre  de  marche  pour  le  29.  A  la  pointe 
du  jour,  la  troisième  division  s'ébranlait,  attaquaitvivement  les 
Turcs,  qui,  surpris,  s'enfuyaient  en  désordre  ;  à  cinq  heures, 


LA    CONQUÊTE    d'aLGER  405 

le  Duc  Des  Cars  avait  planté  son  guidon  sur  la  crête  la  plus 
élevée  du  Bou-Zarca.  A  peu  près  à  la  même  heure,  la  division 
Loverdo  couronnait  les  hauteurs  qui  dominent  le  Frais- 
Vallon,  et  la  division  Berthezène  poussait  son  avant-garde 
sur  El-Biar.  La  journée  était  gagnée,  et  on  n'avait  plus  qu'à 
s'établir,  lorsqu'une  erreur  du  Chef  d'Etat-Major  Général 
Desprez  vint  tout  remettre  en  question.  Trompé  par  la  vue  du 
brouillard  qui  couvrait  la  plaine  de  la  Mitidja,  et  croyant 
reconnaître  la  mer  en  face  de  lui,  il  accusa  d'erreur  la  carte 
de  Boutin,  dont  on  s'était  servi  jusque-là,  et  jugea  l'armée 
engagée  sur  la  route  de  Constantine,  et  beaucoup  trop  à 
droite;  car  son  appréciation  nouvelle  plaçait  en  ce  moment 
Alger,  là  oii  se  trouve  aujourd'hui  le  village  de  Saint-Eugène. 
Il  ordonna  donc  immédiatement  im  mouvement  de  retraite, 
malgré  les  protestations  du  Général  d'Arcine,  qui,  voyant  de 
ses  yeux  le  Fort-l'Empereur,  savait  qu'on  était  dans  la  bonne 
voie,  et  suppliait  qu'on  vînt  s'en  assurer;  il  se  fit  répéter 
quatre  fois  Tordre  de  départ.  Le  Chef  d'Etat-Major  commit  ce 
jour-là  une  faute  qui  faillit  avoir  les  plus  graves  consé- 
quences ;  car  un  désordre  affreux  se  mit  dans  la  ligne  de 
bataille,  qui^  interrompue  dans  sa  retraite  quand  l'erreur  eut 
été  reconnue  par  le  Général  en  chef,  fut  forcée  de  pivoter  sur 
son  centre,  et  de  manœuvrer  de  façon  à  se  présenter  dans 
l'ordre  inverse,  en  franchissant,  dans  un  pays  inconnu,  des 
ravins  profonds  et  boisés,  où  les  colonnes  s'égarèrent  plus 
d'une  fois,  et  vinrent  se  heurter  dans  une  terrible  confusion  ; 
elle  fut  telle,  que  la  deuxième  et  la  troisième  division  se  trou- 
vèrent complètement  enchevêtrées  l'une  dans  Fautre,  et  que 
les  régiments  qui  les  composaient  conservèrent  à  peine 
quelques  hommes  au  drapeau;  le  reste,  mourant  de  soif, 
tourbillonnait  sans  direction  dans  les  broussailles.  Si  l'en- 
nemi eut  attaqué  en  ce  moment,  c'en  était  fait  de  l'armée. 
Enfin ,  au  prix  des  fatigues  excessives  d'une  marche  de 
seize  heures,  sous  un  sirocco  intense,  on  parvint  à  réoccuper 
le  soir  les  positions  sur  lesquelles  on  se  trouvait  à  six  heures 
du  matin  ;  une  assez  grande  quantité  de  soldats  ne  rejoi- 
gnirent leurs  corps  qu'au  milieu  de  la  nuit,  et  la  fatigue  de 
tous  était  si  grande,  qu'il  fallut  renoncer  à  ouvrir  la  tranchée, 


406  CHAPITRE    VINGT-CINQUIEME 

et  qu'on  put  à  peine  entamer  quelques  travaux  à  deux  heures 
du  matin.  Il  eut  suffi  au  général  Desprez  de  faire  son  devoir, 
en  vérifiant  par  lui-même  les  assertions  de  M.  d'Arcine,  pour 
éviter  tout  cela.  Malgré  ce  fâcheux  retard,  l'armée  était  placée, 
et  l'attaque  du  fort  fut  dirigée  contre  la  face  sud -ouest. 
Six  batteries  furent  élevées,  sous  une  grêle  de  projectiles,  et 
en  dépit  de  fréquentes  sorties  des  tirailleurs  ennemis.  Le 
4  juillet,  à  trois  heures  et  demie  du  matin,  le  feu  s'ouvrit  sur 
toute  la  ligne;  les  Turcs  qui  défendaient  le  Bordj  montrèrent 
la  plus  grande  énergie  ;  à  neuf  heures,  il  ne  leur  restait  plus 
que  cinq  à  six  pièces  en  état  de  tirer.  A  dix  heures,  le 
Khaznadji,  qui  avait  commandé  la  défense,  et  donné  à  tous 
l'exemple  du  courage,  vit  qu'il  lui  était  impossible  de  résister 
plus  longtemps,  et  mit  le  feu  aux  poudres.  Mais  les  énormes 
murs  résistèrent,  et  l'explosion  ne  renversa  que  la  tour  ronde 
du  centre,  et  une  partie  de  la  face  nord- ouest  ;  un  demi- 
bataillon  du  35^  s'élança  sur  les  débris  fumants  et  y  arbora  le 
drapeau.  Alger  se  trouvait  maintenant  sous  le  canon  français, 
et  sa  chute  n'était  plus  douteuse;  le  Dey  le  comprit,  et  fit  des 
offres  de  soumission.  A  deux  heures  de  l'après-midi  ,  le 
Khodja  Mustapha  se  présenta  au  Fort,  chargé  d'offrir  les 
réparations  jadis  exigées  et  les  frais  de  la  guerre.  Presque  à 
la  même  heure,  Bou-Derba  et  Hassan-ben-Othman-Khodja 
venaient  au  nom  d'un  parti  insurgé  demander  au  Général  s'il  se 
contenterait  de  la  tête  du  Dey  ;  ils  parurent  surpris,  en  consta- 
tant que  leur  proposition  n'avait  aucun  succès,  et  que  M.  de 
Bourmont  exigeait  avant  tout  la  reddition  de  la  Casbah,  des 
forts  et  du  port.  Ces  singuliers  ambassadeurs  se  retirèrent, 
et,  une  heure  après,  Mustapha-Khodja  reparut;  Hussein  était 
résigné  à  capituler  et  ne  discutait  plus  que  quelques  points  de 
détail.  Le  lendemain  matin,  il  apposa  son  cachet  sur  la  con- 
vention suivante  : 

i«  Le  fort  de  la  Casaubah  et  tous  les  autres  forts  qui 
dépendent  d'Alger,  et  le  port  de  cette  ville,  seront  remis  aux 
troupes  françaises  le  5  juillet,  à  midi. 

2"  Le  Général  en  chef  de  l'armée  française  s'engage  envers 
S.  A.  le  Dey  d'Alger  à  lui  laisser  sa  liberté  et  la  possession  de 
toutes  ses  richesses  personnelles. 


LA    CONQUÊTE    d'aLGER  407 

3°  Le  Dey  sera  libre  de  se  retirer  avec  sa  famille  et  ses 
richesses  dans  le  lieu  qu'il  aura  fixé.  Tant  qu'il  restera  à 
Alger,  il  y  sera,  lui  et  sa  famille,  sous  la  protection  du 
Général  en  chef  de  Farmée  française.  Une  garde  garantira  la 
sûreté  de  sa  personne  et  celle  de  sa  famille. 

4°  Le  Général  en  chef  assure  à  tous  les  soldats  de  la  Milice 
les  mêmes  avantages  et  la  même  protection. 

5°  L'exercice  de  la  religion  mahométane  reste  libre.  La 
liberté  des  habitants  de  toutes  les  classes,  leur  religion,  leurs 
propriétés ,  leur  industrie ,  ne  recevront  aucune  atteinte. 
Leurs  femmes  seront  respectées  ;  le  Général  en  chef  en  prend 
l'engagement  sur  l'honneur. 

6°  L'échange  de  cette  convention  sera  fait,  le  S^  avant  midi. 
Les  troupes  françaises  entreront  aussitôt  après  dans  la 
Casaubah  et  dans  tous  les  forts  de  la  ville  et  de  la  Marine. 

A  l'heure  dite,  l'armée  fit  son  entrée,  au  milieu  d'une  popu- 
lation silencieuse,  qui  ne  tenta  pas  la  moindre  résistance, 
quoique,  pendant  la  nuit,  le  parti  religieux  se  fût  réuni,  et 
eût  cherché  à  provoquer  un  mouvement  dirigé  par  le  Muphti. 
Mais  tout  ce  qui  ne  pouvait  pas  supporter  la  vue  du  Chrétien 
avait  quitté  la  ville  dès  la  première  nouvelle  de  la  capitula- 
tion, et  les  Janissaires,  se  méfiant  bien  plus  des  Algériens 
que  des  Français,  s'étaient  enfermés  dans  leurs  casernes.  La 
prise  de  possession  se  fit  avec  le  plus  grand  ordre;  s'il  y  eut 
quelques  petites  tentatives  de  pillage,  très  rapidement  répri- 
mées, l'armée  y  resta  étrangère  ;  seules,  les  riches  villas  des 
environs  eurent  à  souffrir  de  la  visite  des  contingents  indi- 
gènes, qui  s'étaient  débandés  après  l'explosion  du  Fort  l'Em- 
pereur, et  qui  emportèrent  chez  eux  tout  ce  qui  leur  tomba 
sous  la  main.  Le  trésor  de  la  Régence  contenait  une  somme 
de  plus  de  quarante-huit  millions  et  demi  ;  le  matériel  de 
guerre ,  les  approvisionnements  et  les  biens  domaniaux 
valaient  à  peu  près  autant;  les  dépenses  de  l'expédition  se 
trouvèrent  donc  couvertes  et  au  delà. 

Nous  n'avons  pas  à  relater  ici  les  immondes  accusations 
dont  furent  victimes  ceux  qui  venaient  d'exposer  leur  vie 
pour  le  pays  ;  l'enquête  qui  fut  ordonnée  en  fit  bonne 
justice  ;  notre  tâche  s'arrête  au  moment  où  le  drapeau  fran- 


CHAPITRE    VfNGT-CINQUIEME 


çais  remplace  le  pavillon  vert  sur  les  murs  d'Alger  la  Guer- 
rière. 

Il  y  flottait  maintenant,  en  dépit  des  tempêtes  et  des  oura- 
gans, de  la  fanatique  bravoure  des  derniers  Janissaires,  et  de 
la  pertinacité  jalouse  d'une  rivale  irritée.  A  l'heure  de  Tago- 
nie,  lorsque  le  Dey,  ayant  perdu  toute  espérance,  s'inclinait 
devant  la  force  des  armes,  le  consul  anglais  Saint-John  avait 
cherché  à  ranimer  son  courage,  et,  voyant  ses  efforts  inutiles, 
avait  accompagné  le  parlementaire  Mustapha,  en  offrant  sa 
médiation.  Rôle  éternel  de  l'Angleterre,  semblable  à  celui  de 
l'aigle  marin,  qui  intervient  sans  cesse  entre  Toiseau  pêcheur 
et  le  poisson  capturé,  sauf  à  dévorer  ce  dernier!  Mais  M.  de 
Bourmont  n'était  pas  homme  à  se  laisser  ravir  le  moindre 
fruit  de  sa  conquête,  et  il  se  refusa  très  nettement  à  toute 
compromission,  invitant  le  diplomate  officieux  à  ne  pas  cher- 
cher plus  longtemps  à  s'interposer  entre  lui  et  le  vaincu. 

Et  désormais,  la  piraterie,  dont  la  place  d'armes  venait  de 
tomber  aux  mains  de  la  civilisation,  était  à  jamais  détruite  sur 
la  Méditerranée;  la  France,  fidèle  à  ses  traditions  séculaires^ 
venait  encore  de  verser  quelques  gouttes  de  son  sang  pour 
affranchir  les  autres  nations  du  joug  humiliant  qui  pesait  sur 
elles. 


CONSIDÉRATIONS  GÉNÉRALES 


LA    POLITIQUE    TURQUE    EN     ALGÉRIE 


Depuis  les  premiers  jours  de  la  création  de  l'Odjeac  jusqu'à 
celui  de  ranéantissement  de  sa  puissance,  le  mode  d'action 
des  Turcs  sur  les  Indigènes  varia  très  peu;  on  peut  dire  qu'il 
est  commun  aux  trois  grandes  époques  de  la  Régence,  et  son 
immuabilité  nous  a  engagé  à  en  reporter  l'étude  à  la  fin  dé* 
cet  ouvrage. 

Lorsque  les  Barberousses  et  les  Beglierbeys  d'Afrique  , 
leurs  premiers  successeurs ,  accomplirent  la  conquête  de 
l'Algérie,  ils  y  établirent  le  pouvoir  et  y  fondèrent  leur  domi- 
nation par  les  procédés  qu'employèrent  de  tout  temps  les 
Turcs  dans  de  semblables  occasions  ;  les  tribus  furent  astreintes 
à  la  soumission,  à  l'impôt  et  au  service  militaire.  La  soumis- 
sion se  traduisait  par  le  présent  d'hommage  ;  l'impôt  était 
perçu  parle  chef  indigène,  qui  le  versait  entre  les  mains  du 
Gouverneur  de  la  province,  et  le  service  militaire,  qui  n'était 
exigé  qu'en  temps  de  guerre,  s'acquittait  par  l'envoi  de  con- 
tingents plus  ou  moins  nombreux,  suivant  la  gravité  des  cas 
ou  l'importance  des  groupes.  A  l'origine,  le  commandement 
fut  très  fractionné^  et  toutes  les  villes  de  quelque  importance 
reçurent  un  Caïd,  investi  de  l'autorité  sur  le  pays  limitrophe  ; 
plus  tard,  la  plupart  de  ces  Caïdats  furent  supprimés  et  rem- 
placés par  les  Beyliks  de  TEst,  du  Sud  et  de  l'Ouest.  Les 
Beys  exercèrent  un  pouvoir  presque  absolu  ;  leur  devoir  était 
de  maintenir  la  paix  intérieure  et  d'assurer  le  recouvrement 
de  l'impôt  ;  à  cet  effet,  ils  entretenaient  des  garnisons  dans 
tous  les  points  fortifiés,  et  prenaient  à  leur  service  quelques 
tribus  belliqueuses,  qui  contractaient,  en  échange  de  certains 


4-10  CONSIDÉRATIONS   GÉNÉRALES 

avantages,  robligation  de  prendre  les  armes  au  premier 
signal.  Ces  tribus  constituaient  le  Makhezen  ;  elles  étaient 
exemptes  de  toute  contribution,  sauf  la  Zeccat,  à  laquelle  nul 
Musulman  ne  peut  se  soustraire.  Le  nombre  des  Mokhazni 
fut  très  variable,  aussi  bien  que  celui  des  Noubas  qui  gardaient 
les  villes  et  les  bordjs. 

Tous  les  ans,  à  la  fin  du  printemps  ,  trois  petites  armées 
sortaient  d'Alger,  pour  prêter  main  forte  aux  Beys,  qui  com- 
mençaient à  cette  saison  l'opération  toujours  difficile  du 
recouvrement  de  l'impôt;  les  tribus  Makhezen  apportaient 
leur  concours,  et  l'on  profitait  de  ce  rassemblement  pour 
châtier  les  infractions  qui  avaient  pu  être  commises,  ou  pour 
réprimer  les  velléités  d'indépendance.  Chaque  Caïd  était  tenu 
de  réunir  à  l'avance  les  contributions  dues  par  le  groupe 
qu'il  commandait  ;  l'expédition,  qui  prenait  le  nom  de  Mahalla, 
durait  environ  quatre  mois  ;  elle  occasionnait  de  nombreuses 
exactions,  tant  de  la  part  des  chefs  que  de  celle  des  simples 
soldats  ;  on  arrivait  ainsi  à  exaspérer  les  populations,  et  des 
révoltes  éclataient  fréquemment.  Du  reste,  quelques  tribus 
se  faisaient  un  point  d'honneur  de  ne  jamais  payer  avant 
d'avoir  ia.ii  parler  la  poudre. 

Les  redevances  exigées  se  divisaient  en  deux  classes  dis- 
tinctes ;  l'Achour  (dixième^  auquel  tout  le  monde  était  sou- 
mis, et  la  Moûna,  qui  ne  frappait  que  les  Raïas;  tous  deux  se 
percevaient  en  proportion  directe  de  la  production  ;  mais  la 
Moûna  revêtait  un  caractère  des  plus  vexatoires,  en  raison  de 
la  variété  et  de  la  multiplicité  des  taxes  individuelles,  qui 
devaient  se  solder,  partie  en  argent,  partie  en  nature.  La  fis- 
calité turque  n'avait  laissé  échapper  aucune  matière  impo- 
sable ;  toute  chose  se  trouvait  frappée  d'un  droite  les  récoltes, 
les  silos  qui  les  conservaient,  le  marché  où  elles  étaient  ven- 
dues, les  bêtes  de  somme  qui  les  transportaient,  la  quittance 
même  qui  constatait  le  paiement;  le  tout^  sans  parler  des 
Aouaïd,  ou  impôts  de  coutume,  variant  d'un  groupe  à  un 
autre.  11  est  aisé  de  comprendre  que  ces  charges,  déjà  si 
lourdes,  se  multipliaient  par  le  mode  de  perception,  en  pas- 
sant entre  les  mains  des  agents  du  Caïd,  puis  entre  celles  de 
ce  chef  lui-même,  avant  d'être  remises  au  trésorier  du  Bey, 


LA    POLITIQUE   TURQUE    EN    ALGÉRIE  411 

sorte  de  fermier  général,  auquel  il  n'était  demandé  aucun 
compte  des  moyens  employés,  pourvu  qu'il  accomplit  le  ver- 
sement annuel  aux  époques  désignées. 

Les  Indigènes  étaient  donc  extrêmement  pressurés,  plus 
encore  par  les  vices  du  système  employé,  et  par  la  rapacité  des 
collecteurs  de  taxes,  que  par  les  exigences  du  Trésor  public  ; 
cependant,  ces  exigences  augmentaient  chaque  jour,  en  même 
temps  que  celles  de  la  Milice  et  que  l'abaissement  des  grands 
revenus  dont  la  Régence  avait  jadis  été  enrichie  par  la  Course 
ou  les  tributs  prélevés  sur  les  petits  États  européens.  Le  mal 
devint  de  plus  en  plus  grand;  des  villes  que  Léon  l'Africain 
et  Marmol  avaient  vues  commerçantes  et  prospères  se  dépeu- 
plèrent; plus  d'une  disparut  entièrement;  des  régions  jadis 
fertiles  revinrent  à  l'état  de  déserts  ;  des  peuplades  fixées  au 
sol  redevinrent  nomades,  pour  échapper  plus  facilement  à 
l'oppression  du  vainqueur  ;  toutes  se  tenaient  armées  et  prêtes 
à  une  révolte  générale,  à  laquelle  il  manqua  seulement  un 
chef  assez  habile  pour  donner  un  peu  d'homogénéité  aux  élé- 
ments de  lutte  ;  les  Turcs  ne  durent  la  conservation  de  leur 
pouvoir  qu'aux  divisions  incessantes  de  leurs  sujets,  complè- 
tement rebelles  par  nature  à  tout  sentiment  d'union  ou  de 
nationalité. 

Au  début,  la  conquête  avait  été  facile  ;  la  bravoure  des 
Janissaires,  leur  discipline,  la  supériorité  de  leur  armement, 
et  les  aptitudes  guerrières  de  leurs  chefs  leur  avaient  procuré 
les  rapides  succès  qu'obtinrent  au  Nouveau-Monde  les  Cortez 
et  les  Pizarre.  D'ailleurs,  les  neuf  dixièmes  des  Indigènes, 
c'est-à-dire  les  Raïas,  assistaient  avec  une  indifférence  abso- 
lue à  ces  événements  ;  ils  ne  faisaient  que  changer  de  maîtres, 
et  pouvaient  espérer  que  les  nouveaux  seraient  moins  durs 
pour  eux  que  l'aristocratie  guerrière  sous  l'autorité  de  laquelle 
ils  étaient  courbés.  La  résistance  fut  donc  très  disséminée, 
dura  peu  de  temps,  et  la  suprématie  turque  fut  établie  tout 
d'abord  assez  solidement  pour  se  maintenir  ensuite  pendant 
plus  de  trois  siècles,  en  dépit  de  l'incurie  apathique  des  Pachas 
et  des  Deys,  et  de  l'insubordination  toujours  croissante  des 
vaincus.  Ceux-ci,  après  avoir  été  assujettis  par  la  force, 
avaient  accepté  le  joug  par  crainte  des  Chrétiens,  qui  sem- 


412  CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES 

Liaient  alors  vouloir  s'établir  à  demeure  sur  le  sol  africain  ; 
mais ,  lorsque  les  Espagnols ,  chassés  successivement  de 
toutes  les  positions  qu'ils  avaient  occupées,  furent  refoulés  et 
cernés  dans  les  murs  d'Oran  et  de  Mers-el-Kebir,  les  idées 
d'autonomie  se  réveillèrent,  et  il  fallut,  pour  les  combattre 
avec  avantage,  s'appuyer  sur  les  divisions  intestines  et  sur 
l'influence  des  Marabouts. 

Les  Turcs  ne  semèrent  pas  la  discorde  dans  le  pays  con- 
quis ;  elle  y  existait  avant  eux,  et  elle  y  a  régné  de  tout 
temps  ;  l'esprit  de  çof  ou  de  faction  est  une  des  marques 
caractéristiques  de  la  race  ;  il  se  fait  sentir  de  tribu  à  tribu, 
dans  la  tribu  même  et  dans  la  moindre  fraction  de  tribu  ;  les 
conquérants  n'eurent  donc  qu'à  l'utiliser  à  leur  profit,  en 
favorisant  tour  à  tour  les  partis  opposés,  et  en  prenant  fait  et 
cause  pour  l'un  ou  pour  l'autre  d'entre  eux,  sous  prétexte  de 
pacification;  sur  ce  terrain,  ils  rencontrèrent  les  Marabouts, 
dont  il  est  nécessaire  de  dire  quelques  mots. 

Depuis  l'abaissement  de  la  puissance  des  Sultans  de  l'Est 
et  de  l'Ouest,  les  peuplades  qui  habitaient  le  territoire  com- 
pris entre  la  Medjerda  et  la  Moulouïa,  s'étaient  presque  una- 
nimement soustraites  à  toute  domination,  et  vivaient  dans  un 
état  permanent  de  guerre  et  de  désordre.  Elles  retournaient  à 
grands  pas  à  l'état  barbare,  lorsqu'elles  furent,  dans  de  cer- 
taines limites,  arrêtées  dans  cette  chute,  par  l'arrivée  des 
Marabouts,  qui  vinrent  s'installer  au  milieu  d'elles  vers  le 
commencement  du  xiv^  siècle.  Le  caractère  religieux  des 
nouveaux  venus  ne  tarda  pas  à  leur  valoir  une  autorité 
morale,  dont  ils  se  servirent  pour  apaiser  les  haines,  pour 
répandre  quelque  instruction  et  pour  substituer  le  régime  de 
la  légalité  à  celui  de  la  violence;  enfin,  ils  remplirent^  toutes 
proportions  gardées  d'ailleurs,  le  rôle  civilisateur  que 
jouèrent,  à  une  certaine  époque^  les  moines  d'Occident.  Ils  se 
montrèrent  hostiles  aux  premiers  progrès  des  Turcs,  et  les 
légendes  affirment  qu'Aroudj  fit  massacrer  quelques-uns 
d'entre  eux;  plus  tard,  la  haine  du  Chrétien  devint  un  lien 
commun,  et  ils  acceptèrent  les  faits  accomplis,  servant  d'in- 
termédiaires entre  les  vaincus  et  les  vainqueurs,  et  le  plus 
souvent,  doublement  récompensés  de  leur  mission  pacifica- 


I 


LA    POLITIQUE    TURQUE    EN    ALGÉRIE  "413 

trice.  La  politique  des  conquérants  fut  très  adroite  en  ce  qui 
concerne  les  relations  qu'ils  entretinrent  avec  les  Marabouts  ; 
ils  n'essayèrent  pas  de  se  les  attacher  par  un  lien  officiel, 
craignant  de  leur  faire  ainsi  perdre  la  confiance  des  Indigènes  ; 
mais  ils  les  entourèrent  de  témoignages  de  respect,  les  gran- 
dissant ainsi  aux  yeux  des  populations,  et  ne  négligeant,  en 
outre,  ni  de  rémunérer  généreusement  les  services  rendus, 
ni  de  châtier  implacablement  les  démonstrations  hostiles  ;  ils 
s'acquirent  ainsi  un  concours  secret  qui  leur  fut  maintes  fois 
des  plus  utiles,  et  qui  leur  permit  d'exercer  le  pouvoir  avec 
des  forces  relativement  minimes. 

Mais  il  est  nécessaire  de  redire  encore  une  fois  que  ce  pou- 
voir se  bornait  à  l'hommage  et  à  la  perception  du  tribut  ;  de 
plus,  il  faut  constater  que  les  montagnards  se  soustrayaient  à 
toute  obligation.  Pour  ne  citer  que  les  exemples  les  plus  con- 
nus, souvenons-nous  que  la  Grande  Kabylie  vécut  dans  un 
état  d'insurrection  presque  permanent;  que  les  tribus  du 
Dahra,  loin  de  payer  l'impôt,  harcelaient  tous  les  ans  l'escorte 
du  Denouch  d'Oran  ;  que,  dans  l'Aurès,  la  garnison  de  Biskra 
ne  s'aventurait  pas  au  delà  de  la  vallée  de  l'Oued  Abdi  ;  qu'aux 
portes  d'Alger,  à  El  Afroun,  la  Mahalla  était  régulièrement 
attaquée  par  les  Soumata  et  leurs  voisins.  Rappelons-nous 
encore  les  appréciations  de  témoins  oculaires  tels  que  Peys- 
sonnel  et  Desfontaines,  et  concluons  en  disant  que  les  Turcs 
occupèrent  la  Régence,  mais  qu'ils  ne  la  gouvernèrent  pas. 

Cependant  cette  occupation  valut  mieux  pour  les  popula- 
tions que  le  régime  anarchique  qui  l'avait  précédée.  Les 
guerres  de  cof  devinrent  moins  fréquentes  ;  les  raïas  gagnèrent 
à  cet  apaisement  une  sécurité  relative.  Guidés  par  des  senti- 
ments d'intérêt  personnel,  les  vainqueurs  les  contraignirent  à 
créer  et  à  entretenir  des  routes,  à  ensiler  leurs  récoltes,  à 
construire  des  konaks  où  caravansérails  ;  des  mesures  furent 
prises  pour  réprimer  le  brigandage.  Malgré  tout,  l'épuise- 
ment du  pays  était  inévitable  et  s'accrut  chaque  jour,  fatale- 
ment amené  par  la  constitution  même  de  TOdjeac.  En  effet, 
en  dépensant  tout  le  revenu  pour  payer  la  Milice  et  pour  enri- 
chir des  Pachas  qui  retournaient  le  plus  tôt  possible  à  Gons- 
tantinople,  on  appauvrissait  continuellement  les  classes  labo- 


414  CONSIDÉRATIONS     GÉNÉRALES 

rieuses,  sans  jamais  rien  leur  i^endre.  Les  premiers  Beglierbeys 
et  les  derniers  Deys  eurent  une  perception  très  nette  des 
vices  de  ce  système,  et  cherchèrent  à  y  remédier  en  substi- 
tuant aux  Janissaires  une  troupe  recrutée  dans  Tintérieur  du 
pays;  ils  échouèrent  dans  leurs  tentatives,  et,  dès  lors,  ne 
furent  plus  armés  que  pour  le  mal.  La  préoccupation  de  leur 
sûreté  personnelle  absorba  toutes  leurs  facultés ,  et  ils  se 
désintéressèrent  de  plus  en  plus  du  gouvernement  des  peuples, 
auxquels  ils  ne  demandaient  que  l'argent  nécessaire  à  calmer 
les  appétits  de  la  horde  turbulente  qui  était  devenue  maîtresse 
de  leur  destinée. 


FIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Introduction, 


Pages. 


Chapitre  premier.  —  Les  Espagnols  en  Afrique. 

La  persécution  des  Mores.  —  Leur  établissement  sur  le  littoral  africain. 

—  Leurs  pirateries.  —  Prise  de  Mers-el-Kebir.  —  Déroute  de  Mis- 
serghin.  —  Prise  d'Oran,  de  Bougie  et  de  Tripoli.  —  Soumission  de 
TIemceii,  d'Alger,  Mostaganem,  Tenes,  Cherchell  et  Dellys.  — 
Organisation  et  administration.  —  Tentatives  infructueuses  d'Aroudj 
contre  Bougie , i 

Chapitre  II.  —  Les  Barberousses  et  la  fondation  de  VOdjeac. 

Origine  des  Barberousses.  —  Leurs  débuts.  —  Établissement  en 
Kabylie.  —  Les  Algériens  appellent  Aroudj  à  leur  aide.  —  Meurtre  de 
Selim-et-Teumi.  —  Mécontentement  des  Algériens.  —  Attaque  de 
Don  Diego  de  Vera.  —  Lutte  contre  les  Reïs  indépendants  et  les  petits 
souverains  indigènes.  —  Aroudj  est  appelé  à  Tlemcen.  —  Bataille 
d'Arbal  et  conquête  du  royaume  de  Tlemcen.  —  Les  Espagnols 
prennent  parti  pour  Bou-Hamou.  —  Prise  de  Kalaa  et  mort  d'Isaac. 

—  Siège  de  Tlemcen.  —  Mort  d'Aroudj 20 

Chapitre  IIL  —  Les  Barberousses  et  la  fondation  de  VOdjeac.  (Suite.) 

Kheïr-3d-Din  succède  à  son  frère.  —  Il  se  déclare  vassal  de  la  l*orte.  — 
Attaque  de  D.  Hugo  de  Moncade.  —  Guerre  de  Tunis  et  trahison 
d'Abmed-ben-el-Kadi.  —  Kheïr-ed-Din  se  réfugie  à  Djigelli.  —  Les 
Kabyles  se  rendent  maîtres  d'Alger.  —  Kbeïr-ed-Din  s'empare  de 
Collo  et  Constantine,  bat  les  Kabyles  et  reprend  Alger.  —  Prise  du 
Peiion.  —  Doria  échoue  devant  Cherchel.  —  Conquête  de  Tunis.  — 
Intervention  de  Charles  Quint.  —  Ravage  des  Baléares.  —  Kheïr-ed- 
Din  Capitan  Pacha.  —  Sa  mort 29 

Chapitre  IV.  —  Alger  sous  les  Beglierbeys. 

Alger  avant  les  Turcs.  —  Sa  population.  —  Gouvernement  des  Barbe- 
rousses. —  Mœurs  et  coutumes  des  Janissaires,  —  Les  Beglierbeys, 


^IQ  TABLE    DES    MATIERES 

Pages. 

leur  politique  et  leurs  revenus.  —  Les  Arabes  et  les  Kabyles.  —  La 
Mariue.  —  Premières  relations  avec  les  puissances  Européennes.  — 
Les  Consulats  et  les  pêcheries  de  corail 42 

Chapitre  V.  —  Les  Beglierbeys  et  leurs  Khalifats. 

Hassan-Aga.  —  Son  origine.  —  Expédition  de  Charles -Quint  contre 
Alger.  —  Hassan  châtie  les  Kabyles  de  Kouko.    —  Son  entreprise 
contre  Tlemcen.  —  Le  comte  d'Alcaudete.  —  Succès  et  revers  des 
Espagnols.  —  Mort  d'Hassan.  —  Hadj-Becherben-Ateladja.  —  Révolte   n 
des  Rir'as ^^ 

Chapitre  VL  —  Les  Beglierbeys  et  leurs  Khalifats.  (Suite.) 

Hassan-Pacha.  —  Guerre  dans  le  royaume  de  Tlemcen.  —  Départ 
d'Hassan.  —  Le  Caïd  Saffa.  —  Sala-Reïs.  —  Soumission  de  Tuggurt  et 
de  Ouargla.  — Révolte  des  Beni-Abbes.  —  Soumission  du  Maroc.  — 
Prise  de  Bougie.  —  Mort  de  Sala.  —  Hassan-Corso.  —  Siège  d'Oran. 
—  Tekelerli-Pacha.  —  Révolte  de  la  Milice.  —  Meurtre  de  Tekelerki. 
Youssouf.  —  Yahia "73 

Chapitre  VII.  —  Les  Beglierbeys  et  leurs  Khalifats.  (Suite.) 

Retour  d'Hassan-Pacha.  —  Guerre  du  Maroc.  —  Bataille  de  Fez.  — 
Déroute  de  Mostaganem  et  mort  du  comte  d'Alcaudete.  — Révolte  des 
Beni-Abbes.  —  Mort  d'Abd-el-Azis.  —  Désastre  des  Gelves.  —  Insur- 
rection de  la  Milice.  —  Siège  d'Oran  et  de  Mers-el-Kébir 86 


Chapitf.e  VIII.  —  Les  Beglierbeys  et  leurs  Khalifats.  (Suite.) 

Siège  de  Malte.  —  Hassan  est  nommé  Capitan-Pacha.  —  Mohammed- 
beri-Sala-Reïs.  — Tentative  de  Juan  Gascon  contre  Alger.  —  Euldj-Ali. 
Secours  aux  Mores  d'Espagne.  —  Prise  de  Tunis.  —  Extension  de  la 
Course.  —  Bataille  de  Lépante.  —  Euldj-Ali  est  nommé  Capitan- 
Pacha.  —  Tentative  d'insurrection  de  la  Milice.  —  Restauration  des 
flottes  ottomanes 99 


Chapitre  IX.  —  Les  Beglierbeys  et  leurs  Khalifats.  (Suite.) 

Arab-Ahmed.  —  Les  Algériens  demandent  un  prince  français.  — 
Désordres  à  Alger.  —  Prise  et  reprise  de  Tunis.  —  Ramdan.  —Guerre 
du  Maroc.  —  Hassan  Veneziano.  —  Mécontentement  de  la  Milice.  — 
Djafer-Pacha.  —  Retour  de  Ramdan.  —  Révolte  des  Reïs.  —  Mami- 
Arnaute.  ~  Retour  d'Hassan  Veneziano.  —Mort  d'Euldj-Ali.    ...      112 

Chapitre  X.  —  Alger  sous  les  Pachas  triennaux. 

Gouvernement  des  Pachas  triennaux.  —  Usurpation  du  pouvoir  par  la 
Milice.  —  Le  Divan.  —  La  TaïfFe  des  Rtïs.  —  La  Course.  —  Les  René- 
gats. —  La  population.  —  Les  Colourlis.   —  Les   lodi^îènes.  —   Les 


TABLE    DES    MATIÈRES  417 

Pages. 

Esclaves,  —  Les  Bagnes  et  les  Hôpits^ux.  —  Relations  de  la  Régence 
avec  la  Porte  et  les  puissances  européennes 124 

Chapitre  XI.  —  Les  Pachas  triennaux. 

Dely-Alimçd.  —  Kheder.  —  Révolte  des  Kabyles.  —  Chaban.  —  Mus- 
tapha. —  Kheder.  —  Révolte  des  Colourlis.  —  Mustapha.  —  Anarchie 
complète.  —  Dali  Hassan.  —  Consulat  de  M.  de  Vias.  —  Soliman- 
Vénitien.  —  Relations  de  l'Espagne  et  des  Kabyles.  —  Entreprise  de 
Doria.  —  Tentative  sur  Mers-el-Fhâm.  —  Kheder.  —  Ses  exactions.  — 
Il  est  remplacé  et  châtié  par  Mohammed-Kouça.  —  Pillage  du  Bas- 
tion. —  Ambassades  de  MM.  de  Castellane  et  de  Brèves.  —  La  Milice 
s'insurge  contre  la  Porte.  —  Bekerli-Redouan.  —  Prise  de  Bone.  — 
Les  canons  de  Simon  Dansa.  —  Mustapha  Kouça.  —  Destruction  de 
Bresk.  —  Hussein-el-Chick.  —  Mustapha-Kouça.  — Soliman-Katanieh. 
—  Nouveau  pillage  du  Bastion.  —  Vice-consulat  de  M.  Chaix.  — 
Hussein-el-Chick     . 138 


Chapitre  XII.  —  Les  Pachas  triennaux.  (Suite.) 

Émeutes  à  Alger.  —  Massacre  des  otages  kabyles.  —  Ambassade  en 
France.  —  Traité  de  1619.  —  Massacre  des  Turcs  à  Marseille.  —  Saref- 
Pacha.  —  Expéditions  de  M.  de  Gondy,  de  l'amiral  Mansel  et  du 
capitaine  Lambert.  —  Mustapha-Koussor.  —  Mourad.  —  Khosrew.  — 
Révolte  de  Tlemcen.  —  Guerre  de  Tunis.  —  La  mission  de  Sanson 
Napollon.  —  Hussein-ben-Elias-Bey.  —  Traité  de  1628.  —  Younès».  — 
Retour  d'Hussein. —  Le  Bastion.  —  Mort  de  Sanson  Napollon.     .    .     .      153 


Chapitre  XIII.  —  Les  Pachas  triennaux.  (Suite.) 

Accroissement  de  la  Course.  —  Révolte  des  Colourlis.  —  La  Taïffe  et  Ali- 
Bitchnin.—  Mission  de  Sanson  Le  Page.  —  loussouf.  —  Les  croisières 
permanentes.  —  MM.  de  Sourdis  et  d'Harcourt.  —  Ali.  —  L'amiral 
de  Mantin.  —  Destruction  du  Bastion  et  emprisonnement  du  vice- 
consul  Piou.  —  Insurrection  des  Kabyles  et  du  Cheik  El-Arab.  — 
Bataille  de  Guedjal.  —  Combat  naval  de  la  Velone.  —  Révolte  des 
reïs  contre  la  Porte.  —  Cheik-Hussein.  —  loussef-abou-Djemal.  — 
Mohammed-Boursali.  —  Ali-Bitchnin  usurpe  le  pouvoir.  —  Sa  fuite, 
son  retour  et  sa  mort.  —  Ahmed.  —  Rétablissement  du  Bastion.    .     .      176 

Chapitre  XIV.  —  Les  Pachas  triennaux.  (Suite.) 

Saint  Vincent  de  Paul  et  les  Consuls  Lazaristes.  —  loussouf.  —  Ravages 
des  pirates.  —  Répression.  —  Emprisonnement  de  M.  Barreau.  — 
Peste  de  trois  ans.  —Mohammed.  —Ahmed.  —  Sévices  sur  M.  Bar- 
reau. —  Ibrahim.  —  Faillite  Rappiot,  et  fuite  du  Gouverneur  du 
Bastion.  —  Nouveaux  embarras  du  Consul.  —  Révolte  de  la  milice. 

-Ali ■ '''' 

27 


418  TABLE    DES    MATIÈRES 

Pages, 
Chapitre  XV.  —  Les  Aghas. 

Avènement  des  Aghas.  —  Khalil.  —  Ramdan.  —  Révolte  kabyle.  — 
Chaban.  —  Extension  de  la  Course.  —  Croisières  de  Ruyter  et  du  duc 
de  Beaufort.  —  Expédition  de  Djigelli.  —  Ali.  —  Croisières  chré- 
tiennes. —  Mission  de  Trubert  et  rétablissement  du  Bastion.  — 
Nouvelle  révolution.  —  Avènement  des  Deys.  —  Hadj'Mohammed- 
Treki.  —  M.  d'Alméras  devant  Alger 209 

Chapitre  XVI.  —  Alger  sous  les  Deys, 

Origine  du  gouvernement  des  Deys.  —  Son  organisation  primitive  et 
ses  modifications.  —  Abaissement  de  la  Milice.  —  Les  Puissances.  — 
Relations  avec  l'Europe,  la  Porte,  le  Maroc  et  Tunis.  —  Les  consuls 
et  les  présents.  —  Les  Beys  de  l'intérieur  et  les  indigènes.  —  Les 
Baldis,  les  Colourlis,  les  Juifs.  —  Le  commerce.  —  L'armée  et  la 
marine.  —  Abaissement  progressif  des  revenus.  —  Décadence  de 
rOdjeac 22r. 

Chapitre  XVIL  —  Les  Derjs. 

Consulats  de  M.  d'Arvieux  et  du  P.  Le  Vacher.  —  Réclamation  des 
Turcs  détenus  en  France.  —  Mission  de  M.  de  Tourville.  —  Traités 
avec  l'Angleterre  et  la  Hollande.  —  Déclaration  de  guerre  à  la  France. 
—  Fuite  de  Hadj'-Mohammed-Treki.  —  Baba-Hassan.  —  Les  deux 
bombardements  de  Duquesne.  —  Mezzomorto.  —  Mission  de  Tour- 
ville  et  traité  de  paix.  —  Consulat  de  Piole.  —  Intrigues  anglaises  et 
hollandaises.  —  Ibrahim  Khodja.  —  La  guerre  recommence.  —  Bom- 
bardement du  maréchal  d'Estrées.  —  Renouvellement  des  traités.  — 
Émeutes ,  et  fuite  de  Mezzomorto 242 


Chapitre  XVIII.  —  Les  Deys.  (Suite.) 

La  nouvelle  politique  de  la  France.  —  Chaban.  —  Guerre  de  Tunis.  — 
Guerre  du  Maroc.  —  Victoire  de  la  Moulouïa.  —  Révolte  des 
Baldis.  —  Les  Juifs  et  les  droits  consulaires.  —  Meurtre  de  Chaban. 
—  Hadj'-Ahmed.  —  Hassan- Chaouch.  —  Hadj'-Mustapha.  —  Défaite 
des  Tunisiens  et  des  Marocains.  —  Hassan-Khodja.  --  Mohammed- 
Bagdach.  ~  Prise  d'Oran  et  de  Mers-el-Kébir.  —  Dely-Ibrahim   ...      260 


Chapitre  XIX.  —  Les  Deys.  (Suite.) 

Ali-Chaouch.  —  H  refuse  de  recevoir  le  pacha  envoyé  par  la  Porte.  — 
Conspirations.  —  Tremblement  de  terre.  —  Mohammed-ben-Hassan. 
--  Révolte  kabyle,  famine  et  peste.—  Cur-Abdi.  —  Refus  d'obéissance 
à  la  Porte.  —  Conspirations.  —  Reprise  d'Oran  et  de  Mers-el-Kébir 
par  les  Espagnols.  —  Luttes  devant  Cran 270 


TABLE   DES    MATIÈRES  41 9 

Page». 
Chapitre  XX.  —  Les  Deys.  (Suite.) 

Ibrahim.  —  Il  se  moalre  mal  disposé  pour  la  France.  —  Intrigues 
anglaises.  —  Guerre  et  prise  de  Tunis.  —  Intervention  inutile  de  Ja 
Porte.  —  Famine  et  peste  de  trois  ans.  --  M.  de  Jonville  est  mis  aux 
fers.  —  Pillage  de  Tabarque.  —  Expédition  malheureuse  de  M.  de 
Saurins.  —  Ibrahim- Kutchuk.  —  Guerre  de  Tunis.  —  Révolte  de 
Tlemcen.  —  Mohammed-ben-Beker.  —  Il  rétablit  l'ordre  à  Alger.  — 
Projets  de  croisade.  —  Démarches  inutiles  de  l'amiral  Keppel.  — 
Famine  et  peste  de  quatre  ans.  —  Affaire  Prépaud.  —  Ouzoun-Ali.  — 
Combats  et  massacres  dans  la  Jenina 291 


Chapitre  XXI.  —  Les  Deys.  (Suite.) 

Ali-Melmouli.  —  Ses  bizarreries.  —  Complots  et  exécutions.  —  Révolte 
kabyle.  —  Tremblement  de  terre.  —  Guerre  de  Tunis.  —  Intrigues 
anglaises.  —  M.  Lemaire  est  mis  aux  fers.  —  Peste,  révolte  d'esclaves. 
—  M.  Vallière  est  mis  aux  fers.  —  La  France  exige  et  obtient  une 
éclatante  réparation.  —  Mohammed-ben-Osman.  —  Vaine  attaque  de 
l'amiral  de  Kaas.  —  Insurrection  kabyle,  sécheresse,  sauterelles,  trem- 
blement de  terre,  famine  et  complots.  —  Le  Consul  anglais  est  expulsé.      309 


Chapitre  XXII.  —  Les  Deys.  (Suite.) 

Mohammed  fortifie  Alger.  —  Expédition  d'O'Reilly.  —  Prise  du  Septi- 
mane.  —  L'Espagne  cherche  en  vain  à  conclure  la  paix.  —  Famine, 
sauterelles,  révolte  des  captifs  déserteurs  d'Oran.  —  Renvoi  du  Consul 
anglais.  —  Exploit  de  M.  de  Flotte.  —  Bombardements  de  Don 
Angelo  Barcelo.  —  Traité  onéreux  de  l'Espagne.  —  Peste,  famine, 
complots.  —  Rachat  des  déserteurs  d'Oran.  —  Révolte  kabyle.   ...      324 


Chapitre  XXIII.  —  Les  Deys.  (Suite.) 

Baba-Hassan.  —  Tremblement  déterre  d'Oran.  — Départ  des  Espagnols. 
Désordres  dans  l'intérieur.  —  Intrigues  anglaises.  —  Emprunt  français; 
fourniture  de  blé.  —  Bakri  et  Busnach.  —  Affaire  Meyfrun.  —  Mus- 
tapha. —  Guerre  avec  la  France.  —  Bonaparte  exige  et  obtient  des 
réparations.  —  Révolte  contre  les  Juifs  ;  meurtre  de  Busnach   .    .    . 


Chapitre  XXIV.  —  Les  Deys.  (Suite.) 

Ahmed.  —  Complots  et  exécutions.  —  Révoltes  de  Mohammed-beu-el- 
Harche  et  de  Ben-Chérif.  —  Mekalech-Bey.  —  Révolte  de  Bou-Terfas. 
—  Protestation  collective  des  Consuls.  —  Cession  des  Établissements  à 
l'Angleterre.  —  Guerre  de  Tunis.  —  Révolte  d'Ahmed-Chaouch.  — 
Ali-el-Rassal.  —  Désordres.  —  Hadj'Ali.  —  Exécutions.  —Altercations 
avec  la  France.—  Révolte  des  kabyles.  —  Guerre  de  Tunis.  —  Récla- 
mations de  Bakri.  —  Mohammed-Khaznadji 3G3 


420  TABLE    DES    MATIÈRES 

Pages. 
CuAPiTRE  XXV.  —  Les  Deys.  (Suite.) 

Umer.  —  Guerre  avec  les  États-Unis  d'Amérique.  —  Expédition  de  Loril 
Ëxmoutli.  —  Troubles,  peste,  révolte.  —  Ali-Khodja.  —  Ses  luttes 
contre  la  Milice.  —  Hussein-Khodja.  —  Troubles  dans  l'intérieur.  — 
Expédition  de  Sir  Harry  Neal.  —  Le  Consul  français  est  insulté.  — 
Blocus  d'Alger.  —  Mission  de  M.  de  la  Bretonnière 375 

Chapitre  XXVI.  —  La  Conquête  d'Alger, 

L'expédition  d'Alger  est  résolue.  —  Préparatifs  de  guerre.  —  Négocia- 
tions avec  les  puissances  européennes.  —  Opposition  de  l'Angleterre. 

.  —  État  intérieur  d'Alger.  —  Embarquement  et  navigation.  —  Occu- 
pation de  la  presqu'île  de  Sidi-Ferruch.  —  Prise  du  plateau  de 
Staouëli.  —  Combats  dans  le  Sahel  et  dans  le  Fhà3.  —  Siège  du  Fort 
l'Empereur.  —  Capitulation  du  Dey  et  conquête  d'Alger 393 

Considérations  générale? 409 

Table  dos  matière? 415 


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DT  Grammont,   Henri  Delmas  de 

^99  Histoire  d'Alger  sous  la 

A5G7  domination  turque,   I515- 

1830 


33