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Full text of "Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre"

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-  S*/-^ 


Hanet 


par 


^h.  DU'^ET 


EUGÈNE  FASQUELLE,  Editeur 
Paris 


HISTOIRE 

EDOUARD  MANET 

Eï  DE  SON  ŒUVRE 


DU    MÊME   AUTEUR 


Critique  d'Avant- garde.  —  Salon  de  1870.  —  Les  peintres 
impressionnistes.  —  Claude  Monet.  —  Renoir.  —  Edouard 
Manet.  —  L'Art  japonais.  —  Hokousaï.  —  James  Whistler. 
—  Sir  Joshua  Reynolds  et  fiainsborougli.  —  Richard 
Wagner.  —  Arthur  Schopenhauer.  —  Herbert  Spencer. 

G.  Charpentier,  éditeur.  In-12.  iSSo. 


Bibliothèque  nationale.  —  Département  des  Estampes. 
Livres  et  Albums  illustrés  du  Japon  catalogués. 

Ernest  Lerovx,  éditeur.  In-S»    illustré  .  1900. 


Histoire  de  James  Me  N.  "Whistler  et  de  son  œuvre. 

H.  Elolry,  éditeur.  In-i"    ilkislré  .  lOOi. 


Il  a  été  tiré  de  cet  ouvrage 
30  exemplaires  numérotés  sur  papier  du  Japon. 


L.   Marethkux,  inip.,  1,  r.  Cassette.  —  1160G. 


PORTRAIT     D'EDOUARD     MANET,     PAR     ALPHONSE     LEGROS    (1863) 


THEODORE   DURET 


HISTOIRE 


EDOUARD  MANET 


ET  DE  SON  ŒUVRE 

AVEC  DOUZE  ILLLSTRATKINS 


'J^-1 


PARIS 


Librairie    CHARPENTIER    et    FASQUELLE 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉOlTEUa 

11.      HUE     DE     GRENELLE,      11 


1906 

Tous  droits  réservés. 


SEEN  BY 

PRESERVATION 

SERVICES 


ANNÉES  DE  JEUNESSE 


ANNEES    DE    JEUNESSE 


Edouard  Manet  naquit  à  Paris  le  23  janvier  1832, 
au  n"  5  do  la  rue  des  Pelits-Auj^ustins,  aujour- 
dlîui  rue  Konaparte,  et  fut  baptisé  le  2  lévrier  de 
la  m(Mne  année  en  Téglise  Saint-Germain-des-Prés. 
Il  devait  être  l'aîné  de  trois  frères.  Leur  père, 
magistrat,  avait  de  la  fortune.  Il  appartenait  à  cette 
bourgeoisie  qui  s'épanouissait  et  atteignait  à  la 
domination  sous  le  règne  do  Louis-Philippe.  Leur 
mère,  née  Fournier,  appartenait  à  la  même  classe 
de  vieille  et  riche  bourgeoisie.  Son  père,  agent 
diplomatique,  avait  pris  part  aux  négociations  ayant 
porté  le  maréchal  Bornadolte  au  trùne  de  Suède. 


4  HISTOIRE  DÉDOl'ARD   MANET 

Elle  avait  un  frère  dans  TarnK^c,  qui  devait  devenir 
colonel. 

La  bourgeoisie,  avant  la  révolution  de  1848,  qui 
lui  a  enlevé  le  pouvoir,  et  la  survenue  du  suffrage 
universel,  qui  Ta  plus  ou  moins  mêlée  avec  le 
peuple,  formait  une  véritable  classe  distincte.  Après 
avoir  combattu  -et  renversé  la  noblesse,  elle  s'était 
elle-même  triée  et  mise  à  part.  Au  milieu  d'elle,  les 
familles  qui  se  consacraient  au  barreau  et  à  la 
magistrature  gardaient  des  traditions  et  des  habi- 
tudes propres,  venues  dos  anciens  parlomenls.  Elles 
avaient  une  culture  d'esprit  particulière,  une 
instruction  classique  soignée,  le  culte  de  la  rhéto- 
rique qui  prévalait  au  Palais.  Dans  ce  milieu,  les 
hommes  qui  s'élevaient  aux  postes  de  la  magistra- 
ture prenaient  une  sorte  d'ascendant  et  s'assuraient 
une  considération  certaine.  La  magistrature  à  cette 
époque  exerçait  encore  comme  un  sacerdoce.  Elle 
gardait  la  dignité  de  sa  fonction,  elle  jouissait  au 
dehors  d'un  respect  général.  Le  père  d'Edouard 
Manet,  juge  au  tribunal  de  la  Seine,  personnihait 
toutes  les  particularités  de  sa  classe,  la  bourgeoisie, 
et,  dans  sa  classe,  (h^  son  monde  spécial,  la  mngis- 
t rature. 

Manet  est  donc  né  dans  une  condition  sociale 
qu'on  peut  appeler  élevée,  il  a  grandi  dans  un 
milieu  de  vieilles  traditions.  Les  traits  de  mœurs  et 


AVNÉES  DE   JELWESSE  li 

do  caractère  dus  à  la  naissance  devaient  persister 
elle/  lui  toute  .  la  vie,  parallèlement  à  ses  pro- 
pensions d'artiste.  Il  resterait  essentiellement  un 
homme  du  monde,  dune  politesse  parfaite,  d'un 
grand  raffinement  de  manières,  se  plaisant  en  société, 
aiuiant  à  fréquenter  les  salons,  où  sa  verve  et  son 
esprit  de  saillie  le  distinguaient  et  le  faisaient 
goûter! 

11  fallait  que  chez  un  homme  d'une  telle  manière 
d'être,  Fimpulsiori  vers  la  vie  artistique  fût  grande, 
pour  que  les  penchants  de  l'artiste  finissent  par 
l'emporter  sur  tous  les  autres.  En  effet,  on  peut 
dire  de  Manet  que  la  nature  l'avait  réellement  créé 
pour  être  peintre,  qu'elle  l'avait  doué  d'une  vision 
et  de  sensations  telles,  qu'il  ne  pouvait  trouver 
l'emploi  de  sa  vie  qu'en  s'adonnant  à  la  peinture. 
Dans  ces  circonstances,  la  vocation  devait  se  révéler 
chez  lui  de  très  bonne  heure  et  le  mettre  sûrement 
en  désaccord  avec  sa  famille. 

La  carrière  qui  l'attendait,  dans  la  pensée  des 
siens,  était  celle  du  barreau,  de  la  magistrature  ou 
des  fonctions  publiques.  Il  recevrait  l'enseignement 
classique  qui,  à  cette  époque  de  monopole  univer- 
sitaire, se  donnait  dans  les  collèges  de  l'État,  il 
y  prendrait  le  grade  de  bachelier  es  lettres,  ferait 
ensuite  son  droit  et  passerait  ces  examens  qui  lui 
conféreraient  la  qualité  d'avocat.  C'était  la  voie  toute 

1. 


6  HISTOIRE  DTDOIARD   MANET 

nalurclle  que  devait  suivre  son  frère  le  plus  jeune, 
Gustave,  qui,  après  être  devenu  avocat,  sans  exercer 
assidûment  sa  profession,  devait  se  servir  de  ses 
avantages  de  culture,  pour  s'ouvrir  une  carrière  à 
cùté,  d'abord  comme  conseiller  municipal  de  Paris, 
puis  comme  fonctionnaire  de  l'Etat,  inspecteur 
général  des  prisons. 

Mais  Manet  n'éprouva  aucune  envie  de  suivre  la 
voie  traditionnelle  où  son  frère  devait  s'enoracrer.  11 
avait  élé  confié,  dans  sa  première  jeunesse,  à  l'abbé 
Poiloup,  qui  tenait  une  institution  à  Yaugirard. 
Puis  il  avait  été  mis,  pour  continuer  ses  études,  au 
collège  Rollin.  Son  oncle,  le  colonel  Fournier,  le 
frère  de  sa  mère,  faisait  des  dessins  dans  ses  loisirs 
et  c'est  auprès  de  lui,  que,  tout  jeune  garçon,  il  a 
d'abord  senti  naître  le  goût  du  dessin  et  de  la 
l)einture,  que  les  circonstances  développent  en- 
suite jusqu'à  en  faire  une  irrésistible  passion.  Tou- 
jours est-il  que  vers  les  seize  ans,  il  avait  senti 
l'appel  de  la  vocation  d'une  manière  si  puissante, 
qu'il  exprima  sa  volonté  d'embrasser  la  carrière 
d'artiste. 

Un  fils  aîné,  à  celte  époque,  venant,  dans  une 
famille  de  vieilles  traditions  bourgeoises,  annoncer 
pareille  détermination,  y  portait  le  désespoir.  Un 
artiste  ne  pouvait  être  qu'un  déclassé,  qu'un  dévoyé. 
On  entreprit  donc  de  l'amener  à  d'autres  desseins. 


AN.NEliS   Dl£  JELMESSfc:  7 

Commo  il  arrive  en  cas  de  vocation  contrariée, 
Manet  entre  alors  en  révolte  ouverte.  II  se  cabre 
tellement,  qu'il  devient  impossible  à  ses  parents  de 
le  maintenir  dans  la  voie  qu'ils  voulaient  lui 
imposer.  Mais  consentir  aux  désirs  du  jeune  homme 
ne  pouvait  venir  à  leur  pensée,  et  puisqu'il  se  refu- 
sait à  étudier  le  droit  et  qu'eux-mêmes  lui  fermaient 
la  carrière  de  l'art,  pour  sortir  de  l'impasse  et  par 
coup  de  tète,  il  déclara  qu'il  serait  marin.  Ses 
parents  prélV'n'MNMit  le  voir  [)artir,  plutôt  que  de 
le  laisser  enirer  dans  un  atelier.  Son  père  l'accom- 
pagua  au  Havre,  où  il  s'embarqua  comme  novice 
sur  un  navire  de  commerce  La  Gnadeloupp.  faisant 
voile  pour  Rio-de-Janeiro. 

11  alla  ainsi  au  IJrésil  et  en  revint,  sans  autre 
aventure  qu'une  occasion  qu'il  eut  d'exercer  pour  la 
première  fois  son  talent  de  peintre.  La  cargaison  du 
navire  comprenait  des  fromages  de  Hollande,  dont 
l'eau  de  mer  avait  terni  la  couleur.  Le  capitaine, 
qui  connaissait  les  dispositions  de  son  novice,  le 
choisit  de  préférence  à  tous  autres  pour  les  remettre 
en  état.  Et  Manet  aimait  à  raconter  que,  muni  d'un 
pinceau  et  d'un  pot  de  couleur  convenable,  il  les 
avait  en  elTet  peints  de  manière  à  donner  pleine 
satisfaction. 

Lorsqu'il  fut  revenu  du  Brésil,  ses  parents,  qui 
avaient  sans  doute  pensé  que  le  voyage  l'assoupli- 


8  HISTOIRE   D'EDOUARD   MAXET 

rait  et  qu'ils  pourraient  au  retour  Tamener  à  leurs 
idées,  le  Irouvèrent  tout  aussi  rebelle  qu'auparavant. 
Ils  se  résignèrent  alors  à  l'inévilable,  en  lui  laissant 
embrasser  la  carrière  d'artiste. 


DANS  L'ATELIER  DE  COUTURE 


II 


DANS    L'ATELIER    DE    COUTURE 


Manet  ayant  vaincu  la  rési>tance  do  sa  l'ami  Ile  cl 
obtenu  d'elle  de  suivre  sa  vocation,  choisit,  d'accord 
avec  son  père,  Thomas  Couture  pour  maître  et  entra 
dans  son  atelier. 

Personne  comme  peintre  n'a  plus  étudié  que 
Manet  pour  acquérir  le  métier.  On  comprendra  donc 
qu'enfin  entré  dans  un  atelier,  il  se  soit  mis  à 
travailler  et  qu'il  ait,  au  commencement,  cher- 
ché à  utiliser  l'enseignement  à  y  recevoir.  Mais 
doué  d'un  tempérament  personnel,  soumis  à  ce 
travail  des  natures  originales  qui  cherchent  à 
s'ouvrir  leur  voie,  l'elTort  même  auquel  il  se  livrait 


12  IlISTOIIiE   DEDOUARI)   MANET 

pour  dégager  son  talent  ne  pouvait  manquer  d'en 
faire  un  élève  fort  peu  soumis  et  en  heurt  continuel 
avec  son  maître,  car  ils  étaient  tous  les  deux  de 
caractères  fort  différents.  M.  Antonin  Proust,  qui 
après  avoir  été  Tami  de  Manet  au  collège  Rollin  était 
devenu  son  camarade  d'atelier  chez  Couture,  a 
raconté  dans  la  Revue  Blanche  les  rapports  entre  le 
maître  et  Félève,  qui  ne  sont  qu'une  longue  suite  de 
heurts,  de  fâcheries  suivies  de  raccommodements, 
mais  qui,  venant  d'une  divergence  fondamentale,  ne 
pouvaient  manquer  de  se  reproduire  jusqu'à  la 
brouille  défmitive.  En  etîet,  le  jeune  homme  que 
Couture  avait  reçu  dans  S(m  atelier  était  destiné, 
plus  que  tout  autre,  à  saper  l'art,  fait  de  traditions, 
dont  il  était  un  des  apôtres.  C'était  le  loup  auquel, 
en  prenant  Manet,  il  avait  ouvert  les  portes  de  la 
bergerie.  Les  deux  hommes  ne  pouvaient  donc 
éviter  la  rupture  irrémédiable,  puisque  ce  que  l'un 
défendait,  l'autre  d'instinct  le  combattait  et,  à 
mesure  que  son  jugement  se  fortifierait  et  prendrait 
conscience  de  soi,  devait  s'appliquer  à  le  détruire. 

Couture,  au  moment  où,  vers  18.')0,  Manet  entrait 
dans  son  atelier,  était  un  artiste  renommé.  11  tenait 
une  place  parmi  les  maîtres  de  la  peinture  d'histoire, 
considérée  alors  comme  formant  l'essence  de  ce 
qu'on  appelait  le  grand  art.  Son  esthétique  était 
faite  du  re=;pect  de  certaines  traditions,  du  culte  de 


DANS   LATELIEU   DE   COUTUIIE  13 

règles  fixes  et  de  robservance  de  procédés  transmis. 
Il  croyait,  avec  la  majorité  des  artistes  de  son  temps, 
en  Texcellence  d'un  idéal  fixe,  opposé  à  ce  que  l'on 
appelait  avec  horreur  le  réalisme.  Certains  sujets 
seuls  étaient  alors  crus  dignes  de  l'art;  les  scènes 
de  l'antiquité,  la  représentation  des  Grecs  et  des 
Romains  jouissaient  des  préférences,  comme  nobles 
par  elles-mêmes;  les  hommes  du  temps  présent, 
avec  leurs  redingotes  et  leurs  vêtements  usuels, 
étaient  au  contraire  à  fuir,  comme  n'ofï'rant  que 
des  motifs  réalistes,  anti-artistirjiies  ;  les  sujets 
religieux  faisaient  encore  partie  du  grand  art, 
cependant  le  nu  en  était  avant  tout  et  principhnn  ri 
fous  \  puis,  à  un  rang  moins  élevé  mais  encore 
acceptable,  venaient  les  compositions  tirées  des 
pays  que  l'imagination  entourait  d'un  prestige  supé- 
rieur, l'Orient  par  exemple;  un  paysage  d'Egypte 
était  par  lui-même  digne  de  l'art,  un  artiste  épris 
de  l'idéal  pouvait  j)eiu(lre  les  sables  ilu  désert,  mais 
il  fût  tombé  dans  le  réalisme,  et  se  fût  abaissé,  en 
peignant  un  })àturage  de  jNormandie,  avec  des 
vaches  et  des  pommiers.  Couture  se  tenait  avec  fer- 
veur dans  les  traditions  de  ce  grand  art.  11  s'était 
mis  surtout  en  vue  par  un  tableau  d'énormes  dimen- 
sions, exposé  au  Salon  de  1847,  où  il  avait  obtenu 
un  succès  éclatant  :  les  Romains  de  la  décadence. 
Le  tableau  est  au  Louvre:  en  l'étudiant,  on  peut  se 


14  IIISTOUÎE   DKDOLÎAIU)    MAM'T 

rendre  compte  de  ce  que  valait  ce  grand  art,  tel  que 
Couture  et  les  contemporains  le  cultivaient. 

Les  llomains  de  la  décadence!  Yoilà  certes  un 
sujet  qui  prête  à  rimaginalion  et  peut  exercer  la 
pensée.  Mais  Couture  n"a  conçu  la  décadence  romaine, 
qui  a  été  en  réalité  la  transformatioa  d'une  société 
passant  d'un  état  à  un  autre,  que  sous  la  forme  d'un 
aiïaiblissement  physique.  Ses  Romains  de  la  déca- 
dence sont  des  êtres  étiolés,  des  demi-cuniuiues 
pâles,  consumés  par  l'orgie.  Acceptons  après  tout 
cette  donnée,  un  artiste  n'est  pas  obligé  de  se  rendre 
un  compte  phiiosoplii{[ue  de  l'histoire.  Cependant, 
ce  ([uc  nous  ne  })ouvons  lui  passer,  ce  qui  nous  em- 
pêche d'admirer  son  œuvre,  c'est  que  ses  Romains 
ne  seul  en  aucune  ra(;on  des  honimes  antiques,  soit 
{]u'on  veuille  rétablir,  [lar  l'élude  })récise  des  monu- 
ments ligures,  le  type  exact  des  vieux  liomains,  soit 
que,  pnr  la  pui-sance  de  l'inuigination,  ou  cherche 
à  évoquer,  pour  représenter  l'antiquité,  des  Coruies 
dilTérentes  de  celles  de  notre  temps. 

Nicolas  Poussin  s'est  livré,  lui.  à  un  travail  de  ce 
genre»  dans  son  Enlèveiucnt  des  Sahincs.  11  a  réa- 
lisé une  évocation  du  passé,  il  a  créé  des  hommes 
d'une  certaine  manière  d'être,  qui  ne  sont  peut  être 
pas  tels  que  l'étaient  les  vrais  Romains  primitifs, 
pourtant  qui  sont  dus  à  une  conception  oi'iginale  et 
nous  transpoitent  d.uis  un  monde  imaginé  dillV'ient 


DANS   LATi-LIER   DE   COI.TLRE  ili 

du  nuire.  Mais  les  Romains  de  Couture  n'olTi-ent 
rien  de  semblable,  ils  ne  révèlent  aucun  travail  de 
reconstitution,  ce  sont  des  hommes  très  modernes, 
de  simples  modèles,  que  l'artiste  a  fait  poser  et 
dont  il  a  reproduit  les  traits,  sans  pouvoir  les  trans- 
former. Et  alors  ils  sont  disposés  selon  les  préciptes 
légués  et  les  conventions  acceptées;  un  groupe 
central  en  pleine  lumière,  puis  des  groupes  acces- 
soires à  droite  et  à  gauche,  tel  personnage  s'équili- 
brant  avec  son  pendant  ou  l'un  faisant  repoussoir  à 
laulre,  les  ombres  et  les  lu:nières  factices  et  arliti- 
cielles.  Aucun  lien  ne  tient  les  j)ersonnages  ensemble 
dans  une  action  commune,  ils  restent  séparés,  on 
sent  l'effort  qui  les  a  posés  à  côté  les  uns  des  autres. 
Nulle  émotion  ne  se  dégage  donc  de  celte  loile 
immense. 

Si  on  retourne  à  V Enirvcment  dn^  Sahincs,  on  voit 
au  contraire  que  Poussin  a  su  faire  concourir 
chaque  être  à  un  effet  d'ensemble.  La  foule  en  mou- 
vement remue  tout  d'un  souftle:  aussi  la  vie,  l'in- 
térêt, la  terreur,  naissent-ils  de  l'action.  Les  per- 
sonnages petits  linéairement  donnent  une  vraie 
sensation  de  force  et  d'ampleur,  qui  manque  aux 
êtres  dont  Couture  a  vainement  agrandi  les  propor- 
tions. C'est-à-dire  que  pour  faire  de  la  vraie  pein- 
ture d  histoire,  il  faut  être  d'un  certain  temps,  que 
pour  recréer  elfectivement  l'antiquité,  il  faut  vivre, 


16  HISTOIRE   I)E;)0UARL)   MANET 

comme  au  xvii'  siècle,  à  une  époque  où  la  pensée  se 
meut  naturellement  dans  une  sphère  de  traditions 
littéraires  et,  par  surcroît,  avoir  du  génie,  comme 
Nicolas  Poussin.  Mais  lorsque,  toutes  les  conditions 
changées,  on  veut  perpétuer  l'invention  initiale, 
par  des  procédés  d'école,  on  n'ohlicnt  que  des 
œuvres  pauvres,  où  manquent  le  soui'tle  et  la  vie. 
Tout  l'efTort  de  Coulure  n'a  pu  le  mener  au  but.  Sa 
toile,  dans  son  genre,  est  évidemment  meilleure 
que  d'autres,  11  a  fallu  après  tout  du  talent  pour 
agencer,  même  imparfaitement,  une  aussi  vaste 
composition,  l'homme  ((ui  l'a  exécutée  y  montre,  on 
ne  saurait  le  nier,  certaines  ([ualités  depeintre.  Mais 
toute  la  sueur  et  toute  la  peine  n'ont  pu  réaliser, 
en  dehors  du  temps  voulu  et  en  l'absence  du  génie 
évocateur.  la  vision  recherchée  du  monde  antique. 
L'art  fait  de  traditions  dont  Coulure  était  un  des 
coryphées  était  arrivé  de  son  temps  à  la  décrépi- 
tude; l'étude  de  ses  œuvres  et  de  celles  des  con- 
temporains révèle  son  épuisement.  Au  moment  où 
Manet  apparaissait,  il  y  avait  donc  conflit  entre  les 
artistes  en  renom,  obstinés  à  continuer  une  tradi- 
tion épuisée,  et  ces  élèves  cherchant  inconsciemment 
la  vie  et  aspirant  à  créer  des  formes  d'art,  appro- 
priées aux  i)esoins  nouveaux.  Couture  était  de  ceux 
qui  voulaient  maintenir  indéfiniment  les  formules 
du  passé,  Manet  était  au  premier  rang  des  jeunes, 


DANS   LATKMER   DE   COUTURE  17 

travaillés  par  Tesprit  novateur.  Les  heurts  et  les 
froissements  survenus  entre  le  maître  et  l'élève 
n'étaient  donc  que  la  manifestation,  sous  forme 
de  contlit  personnel,  de  la  lutte  plus  profonde  qui 
s'engageait  entre  des  formes  de  pensée  dissem- 
blables et  des  conceptions  d'art  antagonistes. 

On  voit,  en  effet,  par  les  souvenirs  de  M.  Antonin 
Proust,  que  Manet  se  prend  d'une  répulsion  de  plus 
en  plus  vive  pour  le  genre  que  son  maître  cultive 
et  qu'il  veut  lui  transmettre,  la  peinture  d'histoire, 
et  qu'alors  il  se  porte,  à  mesure  qu'il  prend  cons- 
cience de  son  propre  talent,  vers  l'observation  de  la 
vie  réelle.  Couture  qui  découvre  que  son  élève  lui 
écliappe,  pour  aller  vers  ce  que  lui-même  abhorre 
et  qualifie  du  nom  méprisant  de  réalisme,  croit  lui 
fermer  tout  grand  avenir,  en  lui  disant  un  jour: 
«  Allez,  mon  garçon  !  vous  ne  serez  jamais  que  le 
Daumier  de  votre  temps,  »  Prétendre  ravaler  quel- 
qu'un parce  qu'on  en  fait  un  Daumier  cause  aujour- 
d'hui de  Tétonnement.  C'est  que  les  temps  sont 
changés!  Daumier  méprisé  par  les  partisans  de  la 
peinture  d'histoire  dominant  de  son  vivant,  comme 
un  simple  caricaturiste  et  réaliste,  est  aujourd'hui 
admiré  comme  un  des  grands  artistes  du  passé. 
Couture,  entêté  dans  l'ornière  d'une  forme  d'art  dé- 
crépite, est  au  contraire  maintenant  dédaigné  et  son 
œuvre  tombe  dans  l'oubli. 


18  HISTOIRE  D"EDOUAIiD   iMANET 

Cette  répulsion  qui  se  développe  chez  Manet  pour 
l'art  de  la  tradition  se  manifeste  surtout  par  le 
mépris  qu'il  témoigne  aux  modèles  posant  dans 
l'atelier  et  à  l'étude  du  nu,  telle  qu'elle  était  alors 
conduite.  Le  culte  de  l'antique,  comme  on  le  com- 
prenait dans  la  première  moitié  du  xix*"  siècle  parmi 
les  peintres,  avait  amené  la  recherche  de  modèles 
spéciaux.  On  leur  demandait  des  formes  pleines. 
Les  hommes  en  particulier  devaient  avoir  une  poi- 
trine large  et  hombée,  un  torse  puissant,  des  mem- 
bres musclés.  Les  individus  doués  des  qualités 
requises,  qui  posaient  alors  dans  les  ateliers, 
s'étaient  habitués  à  prendre  des  attitudes  prétendues 
expressives  et  héroïques,  mais  toujours  tendues  et 
conventionnelles,  d'où  l'imprévu  était  banni.  Manet 
porté  vers  le  naturel  et  épris  de  recherches  s'irri- 
tait de  ces  poses  d'un  type  fixe  et  toujours  les 
mêmes.  Aussi  faisait-il  très  mauvais  ménage  avec 
les  modèles.  Il  cherchait  à  en  obtenir  des  poses 
contraires  à  leurs  habitudes,  auxquelles  ils  se  refu- 
saient. Les  modèles  connus,  qui  avaient  vu  les  mor- 
ceaux faits  d'après  leurs  torses  conduire  certains 
élèves  à  l'Ecole  de  Rome,  alors  la  suprême  récom- 
pense, et  qui ,  dans  leur  orgueil,  s'attribuaient  presque 
une  part  du  succès,  se  révoltaient  de  voir  un 
tout  jeune  homme  ne  leur  témoigner  aucun  respect. 
Il   paraît  que  fatigué  de   Téternelle   étude  du    nu, 


DANS    L'ATELIER   DE   COUTUlii:  19 

Maiiet  aurait  essayé  de  draper  et  mèîiie  ddiabiller 
les  modèles,  ce  qui  aurait  causé  j)arnii  eux  une  véri- 
table indignation. 

Manet  en  quittant  définitivemonl  Couture,  vers 
1856  ',  était  donc  très  mal  avec  lui  et  en  révolte 
ouverle  contre  son  enseignement.  11  avait  pris  en 
liorreur  la  peinture  d'iiisluire  et  C(dli'  du  nu, 
d'après  les  modèles  professionnels. 

1.  Un  reçu  conservé,  dtilé  de  février  18."iG,  montre  qnVi  celte 
époque,  Coulure  percevait  encore  la  cotisation  dalelierde  Manet. 


LES  PREMIÈllES  OEUVRES 


III 


LES    PREMIERES    ŒUVRES 


Manel  livrr  à  lui-nièni<'  alla  >(Hal»lir  clans  un 
.Uelioi-  de  la  rue  Lavoisier.  Qu'allait-il  faire?  un 
point  élait  clair  à  ses  yeux.  11  délaisserait  la  tradi- 
tion académique,  les  procédés  conventionnels,  le 
prétendu  idéal  classique,  dont  il  avait  pris  l'aversion 
dans  l'atelier  de  Couture,  pour  peindre  la  vie  autour 
de  lui.  Ses  modèles  ne  seraient  plus  des  êtres  spé- 
ciaux professionnels,  il  les  choisirait  parmi  les 
hommes  et  les  femmes  variés  d'aspect,  que  la  mul- 
tiplicité des  types  humains  peut  offrir.  Cependant 
entre  cette  première  vue  abstraite  et  une  réalisation, 
il  y  avait  loute  la  distance  qui  sépare  une  concep- 


24  HISTOIRE    DEDOUARD   MANET 

tion  sans  lignes  arrêtées,  de  la  création  fixée  dans 
des  formes  précises.  Il  élait  à  ce  point  de  départ  des 
novateurs  qui  se  sentent  tourmentés  par  le  démon 
de  rinvention,  mais  qui,  devant  tirer  de  leur 
fond  des  œuvres  neuves,  entrent  dans  cette  période 
de  recherches  où  il  leur  faut  se  découvrir  eux- 
mêmes. 

Il  continua  à  travailler,  à  regarder,  ii  s'instruire. 
Il  fréquenta  le  Louvre  et  lit  des  voyages  à  l'étranger. 
Il  visita  la  Hollande,  où  il  s'éprit  de  Frans  Uals,  et 
l'Allemagne,  pour  voir  les  musées  de  Dresde  et  de 
Munich.  Puis  il  alla  en  Italie,  attiré  surtout  par  les 
Vénitiens,  A  cette  époque  apparliennent  des  copies 
faites  de  la  façon  la  plus  serrée.  Il  copia  un  Rem- 
brandt à  Munich  et  rappoita  de  Florence  une  tète  de 
Philippo  Lippi.  11  copia  aussi  au  Louvre  les  Petits 
cavaliers  de  Yelasquez,  la  Vierge  au  lapin  blanc,  du 
Titien  et  le  Portrait  de  Tintoret  par  lui-même.  Il 
avait  une  admiration  toute  particulière  pour  ce  der- 
nier maître;  lorsqu'il  allait  au  Louvre  il  ne  man- 
quait point  de  s'arrêter  devant  son  portrait,  qu'il 
déclarait  être  un  des  plus  beaux  du  monde. 

En  même  temps  il  commençait  à  peindre  d'après 
l'esthétique  qu'il  s'était  faite,  en  prenant  ses  modèles 
dans  le  monde  vivant,  autour  de  lui.  Une  de  [ses 
premières  univrcs  originales  a  été  l'Enfant  aux 
cerises;  un  jeune  garçon,  coiiïé  d'une  toque  rouge, 


LES   P15EMIEIŒS   OEL  VUES  25 

tient  devant  Ini  nue  corbeille  de  cerises.  Une  (rnvn^ 
plus  imporlante  de  la  même  époque  fut  le  Buveur 
(f absinthe^  en  1859.  Le  buveur  de  grandeur  nalu- 
relle,  coifïé  d'un  chapeau  à  haute  forme,  assis  enve- 
loppé d'un  manteau  couleur  brune,  est  d'aspect 
luii:ubre.  11  donne  bien  Tiiléc  de  la  ruine  physique  et 
morale  où  peut  conduire  Tabus  de  l'absinthe.  Ce 
tableau  est  certes  caractéristique,  mais  s'il  révèle  la 
personnalité  de  son  auteur,  il  ne  la  montre  cepen- 
dant pas  encore  dégagée  de  tout  alliage  et  de  toute 
réminiscence.  Il  fait  souvenir  de  l'atelier  par  où  le 
peinire  a  passé.  Il  n'est  que  la  continuation  |)lns 
accentée  des  morceaux  produils  chez  Couture,  (|ui, 
par  Icnr  franchise  et  leur  qualité  de  palette,  avaient 
excité  l'approbation  des  autres  élèves,  mais  qui,  tout 
en  étant  déjà  puissants,  gardaient  encore  la  marque 
du  lieu  d'origine.  Car  il  n'est  pas  dans  la  natnrc  des 
choses  que  le  jeune  homme  entrant  dans  la  vie, 
quelle  que  soit  son  originalité  native,  puisse  ne  pas 
prendre  d'abord  l'empreinte  du  milieu  où  il  survient 
et  du  maître  dont  il  reçoit  les  premières  leçons. 

Postérieure  au  Buveur  d'absinthe  est  la  Ni/niphe 
surprise.  Elle  se  replie  sur  elle-même,  en  se  couvrant 
en  partie  dune  draperie.  C'est  un  beau  morceau  de 
nu,  mais  où  l'on  sent  encore  le  travail  de  l'homme 
qui  se  cherche.  On  y  découvre  l'influence  des  Véni- 
tiens.   Le    titre    aussi   mythologique,   qui    apparaît 

3 


20  HISTUIIŒ   DÉDOUARD   MA.\Er 

comme  une  exception  dans  la  nomenclature  de  ses 
tableaux  et  qu'il  ne  d-evait  plus  reprendre,  montre 
qn"en  ce  moment.  Manet  a  vécu  parmi  les  artistes 
de  la  Renaissance  et  que,  dans  son  admiration,  il  a 
emprunté  à  leur  vocabulaire. 

Sil  avait  admiré  les  Vénitiens,  il  devait  aussi 
s'éprendre  des  Espagnols,  Yelasquez,  le  Greco  et 
Goya.  A  cette  époque  des  débuts,  se  placent  donc  ses 
premiers  motifs  espagnols.  Il  ne  faut  cependant  pas 
croire  que  les  tableaux  où  il  a  introduit  des  person- 
nages espagnols  lui  aient  été  inspirés  surtout  par  la 
fréquentation  de  Yelasquez  et  de  Goya.  S'il  était 
allé  tout  de  suite  visiter  les  musées  de  Hollande  et 
d'Allemagne,  et  étudier  les  Italiens  chez  eux,  il  ne 
devait  aller  voir  les  Espagnols  à  Madrid  qu'en  1805, 
alors  que  sa  personnalité  serait  pleinement  déve- 
Ifippée.  Les  premiers  tableaux  consacrés  à  des  sujets 
espagnols  lui  ont  été  suggérés  par  la  vue  de  chanteurs 
et  de  danseurs,  venus  en  troupe  à  Paris.  Séduit  par 
leur  originalité,  il  avait  ressenti  l'envie  de  les  peindre. 

Parmi  les  tout  premiers  tableaux  exécutés  dans 
ces  dispositions  est  le  Ballet  espar/nol^  une  toile  où 
les  personnages  sont  alignés  les  uns  à  côté  des 
autres,  debout  ou  assis.  Là  se  révèle  le  don  de 
Manet  de  peindre  en  pleine  lumière  et  d'associer, 
sans  heurt,  les  tons  les  plus  variés.  Puis,  en  1862, 
il  peint  la  danseuse  Lola  de  Valence.  Les  Heurs  mut- 


LES   PREMIÈRES    OEUVRES  27 

tieolores  du  jupon,  le  voile  blanc  et  le  fichu  l)leu 
qui  entourent  la  tête  et  les  épaules  de  lu  jeune 
femme,  sont  rendus,  avec  une  extrême  franchise. 
Le  visag-e  et  les  yeux  si  vivants  présentent,  comme 
un  type  étrange,  cette  sorte  de  sauvajierie  raffinée, 
apportée  et  laissée  sur  le  rivage  de  Vah'uce  par  les 
Arabes.  • 

Manet  n'avait  à  ce  moment,  où  il  était  encore 
inconnu,  que  le  poète  Baudelaire  pour  le  fréquenter 
dans  son  atelier,  le  comprendre  et  l'approuver. 
Baudelaire  qui  se  piquait  de  ne  reculer  devant 
aucune  audace,  pour  qui  personne  n'étnit  assez  osé, 
qui  faisait  depuis  longtemps  de  la  critique  d'arf, 
qu'il  ViuUait  tenir  en  dehors  des  voies  battues, 
avait  découvert  en  Manet  l'homme  hardi,  capable 
d'innover.  Il  l'encourageait  donc,  il  défendait  ses 
œuvres  les  plus  attaquées.  Il  ressentit  une  grande 
admiration  pour  Lola  de  Valence  peinte,  et  il  com- 
posa en  son  honneur  le  quatrain  suivant  : 

Entre  tant  de  beautés  que  partout  on  peut  voir, 
Je  comprends  bien,  amis,  que  bî  désir  balance; 
Mais  on  voit  scintiller  dans  Lola  de  Valence, 
Le  charme  inattendu  d'un  bijou  rose  et  noir. 

Cependant  h  cette  époque,  le  Salon  était  le  lieu 
obligé  où  tout  artiste  devait  se  produire.  L'entrée  au 
Salon  marquait  le  moment  où  le  débutant,  sorti  de 


28  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

la  période  crétiides,  se  sentait  assez  sur  de  lui  pour 
appeler  le  public  à  juger  ses  œuvres.  Manet  chercha, 
pour  la  première  fois,  à  y  pénétrer,  en  1839,  avec  le 
Buveur  cV absinthe.  Le  jury  d'examen  le  refusa.  A 
cette  époque  les  Salons  n'avaient  lieu  que  tous  les 
deux  ans.  Ils  ne  devaient  devenir  annuels  qu'à 
partir  de  1863.  Il  n'y  en  eut  donc  point  en  1800,  et 
Manet  ne  put  revenir  à  la  charge  qu'en  1861.  Il  pré- 
senta celte  année  là  à  l'examen  du  jury  les  Portraits 
de  M.  et  M°"'  M...,  (son  père  et  sa  mère)  et  Y  Espagnol 
jouant  (le  la  guitare^  aussi  connu  comme  le  Chanteur 
espagnol.,  ou  encore,  comme  le  Gnitarero.  Les  deux 
tableaux  celle  fois-ci  furent  admis.  L'année  1801 
marque  ainsi  le  moment  où  Manet  entre,  pour  la 
première  fois,  en  contact  avec  le  public.  Les  por- 
traits de  son  père  et  de  sa  mère  en  buste,  réunis 
sur  une  même  toile,  sont  peints  dans  cette  manière 
un  peu  dure  et  d'opposition  de  noirs  et  de  blancs,  à 
laquelle  il  s'abandonne  dans  certains  de  ses  tableaux 
du  début,  par  exemple  VAngélina  de  la  collection 
Gaillebotte,  au  Musée  du  Luxembourg.  On  y  voit 
apparaître  en  outre  ce  goût  qu'il  devait  dégager 
plus  tard,  mais  qui  alors  se  révélait  inconsciem- 
ment, de  peindre  les  natures  mortes.  La  mère  tient 
une  corbeille,  où  sont  placés  des  pelotons  de  laine 
multicolores,  qui  cependant  s'harmonisent  avec 
l'ensemble.    Ces  portraits  de    dimensions    réduites 


LES  PREMIERES   ŒUVRES  20 

n'alUraient  pas  beaucoup  les  regards  et  c'était 
l'autre  umvre  plus  importante,  où  un  Clianteur 
espagnol  était  peint  de  grandeur  natur<'lle,  qui 
devait  recueillir  le  succès. 

Lechanteur  avait  été  prisdanscette  trou|)e  de  musi- 
ciens et  de  danseurs,  qui  lui  fournissait  aussi  le 
Ballet  espagnol  et  Lola  de  Valence.  Il  avait  donc  le 
mérite  d'être  un  véritable  Espagnol.  11  oITrait  un  de 
ces  êtres  cherchés  dans  la  vie  et  hors  des  modèles 
d'atelier,  vers  lesquels  Manet  se  sentait,  en  opposi- 
tion à  l'enseignement  de  Couture,  délinitivement 
porté.  Il  est  assis  sur  un  banc  vert,  coifîé  d'un  som- 
brero, la  tête  par-dessous  enveloppée  d'un  mouchoir, 
veste  noire,  pantalon  gris  et  espadrilles  de  lisière.  Il 
chante  en  pinçant  de  sa  guitare.  Théophile  Gautier, 
dans  sa  critique  hebdomadaire  du  Moniteur  Uni- 
versel, a  (lit  de  lui  :  «  Comme  il  braille  de  bon  cou- 
rage en  raclant  le  jambon!  »  Ce  qui  est  à  la  fois 
vrai  et  imaginé.  Le  Chanteur  espagnol,  appartenant 
à  la  période  d'essais,  marque  un  pas  en  avant.  Il 
laisse  voir  la  poussée  profonde  cjui  se  produit  chez 
l'artiste  et  va  le  conduire  bientôt  à  l'épanouissement 
complet  de  son  originalité.  Il  est  beaucoup  plus 
dégagé  des  procédés  et  des  réminiscences  d'atelier 
que  le  Buveur  d'absinthe  présenté  au  Salon  en  1859; 
il  est  peint  d'une  manière  plus  franche  et  plus 
personnelle. 

3. 


30  HISTOIRE  D'EDOUARD   MANET 

En  somme,  c'était  un  morceau  où  se  montraient 
déjà  les  traits  particuliers  de  l'auteur.  Cependant 
cette  même  originalité,  qui  devait  bientôt  après, 
développée  tout  à  fait,  soulever  de  si  violentes 
tempêtes,  n'en  occasionna  point  à  cette  première 
apparition.  Le  tableau  était  peint  dans  une  gamme 
de  tons  gris  et  noirs,  qui  ne  heurtait  pas  trop  l'œil 
des  spectateurs;  quoique  conçu  dans  la  donnée  réa- 
liste qu'on  abhorrait  alors,  il  demeurait  hors  de  la 
réalité  ambiante,  puisque  le  modèle,  en  sa  qualité 
d'Espagnol,  portait  un  costume  à  part,  qu'on  pou- 
vait juger  fantaisiste,  si  bien  que  l'œuvre  du  débu- 
tant, sans  attirer  spécialement  les  regards  du  public, 
fut  remarquée  des  peintres  et  de  certains  critiques. 
Le  jury  lui  décerna  une  mention  honorable  et  Théo- 
phile Gautier  put  conclure,  en  en  parlant  :  «  Il  y  a 
beitucoup  de  talent  dans  celte  figure  de  grandeur 
naturelle,  peinte  en  pleine  pâle,  d'une  brosse  vail- 
lante et  d'une  couleur  vraie.   )) 

En  1862,  il  ne  devait  pas  y  avoir  de  Salon  et  ce 
n'est  qu'en  1863  que  Manet  put  se  présenter  de 
nouveau,  pour  être  encore  une  fois  refusé.  Mais 
n'anticipons  pas.  Avant  d'arriver  à  cette  péripétie, 
.  qui  devait  être  décisive  dans  sa  vie  et  le  lancer  en 
pleine  carrière,  il  nous  faul  jeter  un  dernier  regard 
sur  ses  œuvres  de  début.  Parmi  se  remarque  la 
Musique   aux  Tuileries  de    l'année    1861.    A    cette 


LES   PREMIERES   ŒUVRES  31 

époque  le  château  des  Tuileries,  où  rEmi)ei('ur 
tenait  sa  cour,  était  un  centre  de  vie  luxueuse  qui 
s'étendait  au  jardin.  La  musique  qu'on  y  faisait 
deux  fois  par  semaine  attirait  une  foule  mondaine 
et  élégante.  Le  tableau  de  Manet  a  donc  pour  nous 
l'avantage  de  représenter  les  mœurs  et  les  costumes 
d'une  époque  disparue.  Il  est  rendu  encore  plus 
intéressant  par  les  portraits  qu'on  y  voit,  le  sien  et 
ceux  de  contemporains  connus  ou  célèbres,  tels  que 
Baudelaire  et  Théophile  (lautier.  Manet  après  avoir 
peint  un  sujet  mondain,  dans  la  Musique  aux  Tui- 
leries^ en  peignait  un  de  l'ordre  populaire,  dans  la 
Chanteuse  des  rues.  Le  tableau  est  exécuté  dans  une 
tonalité  générale  de  gris,  oi\  le  gris  de  la  robe  forme 
Va  note  dominante.  La  chanteuse  debout  tient  sa 
guitare  sous  le  bras,  et  mange  des  cerises.  L'en- 
semble aurait  })U  rester  vulgaire,  mais  l'artiste  a  su 
l'embellir  par  la  qualité  de  la  peinture  en  soi. 

Il  peignait  encore  alors  Y  Enfant  à  répée.  Un  jeune 
garçon  debout  et  en  marche  tient,  dans  ses  bras,  une 
lourde  épée.  Cette  toile  d'une  gamme  sobre  devait 
être  une  des  premières  qui  serait  goûtée.  Elle  a  pris 
place  au  Musée  de  New- York.  Avant  de  peindre 
VEnfant  à  l'épée,  il  avait  déjà  peint  le  Gamin  au 
chien,  un  tableau  très  réussi,  où  un  jeune  garçon  est 
également  le  personnage. 

Do  Tannée  1862  est  le  Vieux  inusicien,  l'œuvre  la 


32  HISTOIUE   D'EDOUARD   MANET 

plus  importante,  par  les  dimensions,  de  sa  période 
des  débuts.  Le  Vieux  musicien  au  centre  de  la  toile 
sert  de  raison  première  à  l'existence  de  l'ensemble. 
11  est  assis  en  plein  air,  son  violon  d'une  main, 
l'aj'chet  de  l'autre,  prêt  à  jouer.  Les  personnages 
autour  attendent,  pour  l'écouter.  D'abord  à  gauche, 
une  petite  fille  debout  et  de  profil,  un  poupon  dans 
ses  bras.  Manet  aimait  beaucoup  celte  figure,  il  l'a 
reproduite  a  part  dans  une  eau-forte.  A  côté  sont 
placés  deux  jeunes  garçons,  de  face  et  debout.  Puis, 
dans  le  fond,  apparaît,  repris,  le  Buveur  d'absinthe. 
Enfin  à  droite,  à  moitié  coupé  par  le  cadre,  se  voit 
un  Oriental,  avec  turban  et  longue  robe.  La  réunion 
de  ces  personnag'es  si  dissemblables  surprend 
d'abord,  on  est  là  en  pleine  fantaisie.  Je  ne  sache 
pas  que  Manet  ait  eu  d'autre  intention,  en  peignant 
ce  tableau,  que  d'y  mettre  des  êtres  divers,  qui  lui 
plaisaient  et  dont  il  voulait  conserver  l'image. 

En  cherchant  à  dégager  l'idée  qu'on  peut  se  former 
de  Manet  pendant  ces  années  de  début,  on  voit  un 
liomme  qui,  porté  d'instinct  vers  des  voies  origi- 
nales, se  soustrait  à  l'esthétique  dominatrice  autour 
de  lui  et  aux  règles  fixes  observées  dans  les  ateliers. 
11  cherche  à  dégager  sa  personnalité,  alors  l'esprit 
en  éveil  et  les  yeux  ouverts,  multiplie  les  études  et 
regarde  de  divers  côtés.  Dans  ses  voyages,  il  va  vers 
s  V  ieux  maîtres,  pour  lesquels  ils  se  sent  de  l'afli- 


LES   PREMIEUES   ŒUVRES  3:i 

nité,  Frans  Hais  en  Hollande,  les  Yenilieiis  en  Kalie. 
11  étudie  Velasquez  et  Goya  d'après  les  tableaux  qui 
s'oiïrent  d'abord  d'eux  en  France.  Dans  ces  condi- 
tions, ses  premières  œuvres  portent  la  marque  d'in- 
iluences  et  de  reflets  divers.  H  y  a  celles  du  tout 
jeune  homme  qui,  produites  dans  l'atelier  de  Cou- 
ture ou  aussitôt  après  la  sortie,  se  rapprochent  du 
premier  maître.  D'autres  laissent  voir  la  frrquenta- 
tion  des  Vénitiens  ou  une  manière  de  parenté  avec 
les  maîtres  espagnols.  Cependant  les  Ibrmes  d'em- 
prunt ne  sont,  en  définitive,  que  de  surface.  Elles  ne 
pénètrent  pas  suflisamment  les  œuvres  pour  qu'on 
puisse  trouver  entre  elles  de  caractères  réellement 
dissemblables.  Au  contraire,  en  les  rangeant  chro- 
nologiquement, on  voit  une  personnalité  bien  carac- 
térisée, qui  se  montre  dès  la  première,  se  retrouve 
ensuite  dans  toutes  les  autres  et  se  développe  d'une 
manière  constante. 

On  se  sent  surtout  tout  de  suite  en  présence  d'un 
homme  que  la  nature  a  doué,  dans  le  grand  sens  du 
mot.  L'instinct  qui  avait  poussé  Manet  à  vouloir 
être  peintre  ne  l'avait  pas  trompé.  En  y  cédant,  il 
ne  faisait  qu'obéir  à  la  voix  mystérieuse  de  la  nature 
qui,  en  créant  certains  êtres  pour  accomplir  cer- 
taines besognes,  leur  donne  la  faculté  de  se  recon- 
naître et  la  force  de  vaincre  les  résistances  à  ren- 
contrer. Tout  ce  que  Manet  a  exécuté,  du  jour  où  il 


34  HISTOIRE  D'EDOUARD  MANET 

a  mis  de  la  couleur  sur  une  toile,  était  oeuvre  de 
peintre.  Ses  productions  de  début  ont  déjà  Tin- 
tensité  de  vie,  la  valeur  de  facture,  le  mérite  de 
matière,  l'éclat  de  lumière,  qui  constituent  les  qua- 
lités picturales  et  permettent  seules  de  réaliser,  par 
le  pinceau,  des  créations  puissantes  et  durables. 


LE   DEJEUNER   SUR  L'HERBE 


IV 


LE    DEJEUNER    SUR   L'HERBE 


En  1863  Miiiicl  avait  trciiU;  cl  un  ans.  Lii  travail 
auquel  il  se  livrait  [)Our  se  frayer  sa  voie,  se  décou- 
vrir lui-même,  qui  l'avait  conduit  à  produire  des 
œuvres  de  plus  en  plus  personnelles,  aboutit  alors  à. 
la  réussite  cherchée,  dans  une  création  où  le  nova- 
teur se  trouve  enfin  complet,  le  Déjeuner  sur  t herbe. 

Ce  tableau  peint  au  commencement  de  1803  ([ui, 
par  ses  dimensions,  dépassait  toutes  ses  productions 
antérieures  et  sur  lequel  il  avait  compté  pour  attirer 
l'attention,  présenté  au  Salon,  fut  refusé  par  le  jury 
d'examen.  Manet  se  voyait  donc,  en  1863,  comme 
en  1859,  condamné  par  le  jury.  Mais  cette  année-là 

•  4 


38  HISTOIRE   DEDOUAUD   MANET 

les  refus  multipliés  vinrent  frapper  un  nombre  inac- 
coutumé de  jeunes  artistes;  les  réclamations  qui 
s'élevèrent  de  tous  côtés,  les  influences  variées  que 
les  victimes  surent  mettre  en  œuvre,  amenèrent  une 
intervention  de  l'Empereur.  L'administration  des 
Beaux-Arts  continua  à  trouver  bonnes  les  élimina- 
tions du  jury,  mais,  sur  un  ordre  de  l'empereur 
Napoléon  III,  il  fut  permis  aux  refusés  de  se  mon- 
trer au  public.  On  leur  accorda  au  Palais  de  l'Indus- 
trie, le  lieu  même  où  se  tenait  le  Salon,  un  certain 
emplacement  pour  exposer  leurs  tableaux.  A  cùlé  du 
Salon  officiel,  l'année  1863  devait  ainsi,  par  excep- 
tion, en  connaître  un  autre  que  l'on  nppela  des 
refusés.  Ce  salon  est  resté  célèbre.  On  y  voyait 
Bracquemont,  Cals,  Cazin,  Chintreuil,  Fantin-Latour, 
Harpignies,  Jongkind,  Jean-Paul  Laurens,  Legros, 
]Manet,  Pissarro,  Yollon,  Whistler.  Le  Déjeuner  sur 
riierhe^  par  ses  proportions  y  tenait  une  grande 
place,  de  telle  sorte  qu'il  devait  élre  presque  aussi 
vu  que  s'il  eût  été  au  Salon  officiel.  Il  attira  en  effet 
l'attention  mais  d'une  façon  violente,  en  soulevant 
une  véritable  clameur  de   réprobation.  C'est  qu'il 


\.  Le  De/euiiev  sur  l'herbe,  ûan?,\c  CfUaloijue  du  Salon  annexe 
ou  des  refusés  de  1863.  esl  appelé  le  Bain,  d'après  la  femme 
qui,  au  second  plan,  se  lient  dans  Teau.ISIais  le  tableau  fulatorïr 
partout  désigné  sous  le  titre  :  le  Déjeuner  sur  l'herbe,  qui  a  déll- 
nJtivemenl  prévalu. 


LE   DEJEUNER   SUR   I/HERBE  39 

différait  réellement,  comme  facture  et  comme  pro- 
cédés, comme  choix  de  sujet  et  comme  esthétique, 
de  tout  ce  que  la  tradition  tenait  ahirs  pour  bon  et 
pour  digne  de  louanges. 

Avec  ce  tableau  se  révélait  une  manière  de  peindre 
en  dehors  de  la  manière  courante,  due  à  une  vision 
propre  et  originale.  On  se  trouvait  en  face  d'un  nou- 
veau venu,  qui  juxtaposait  les  tons  divers  sans  tran- 
sition, ce  que  personne  n'eût  imaginé  de  faire  à  cette 
époque.  On  voyait  un  homme  venant  renier  la  pra- 
tique reçue.  11  supprimait  la  combinaison  alors 
universellement  respectée  de  l'ombre  et  de  la  lumière, 
conçues  comme  des  oppositions  fixes,  pour  la  rem- 
placer par  des  oppositions  de  tons  variables.  Ce 
que  Ton  enseignait  dans  les  ateliers,  que  les  peintres 
})ratiquaient,  était  que,  pour  établir  les  plans,  mo- 
deler les  contours,  faire  valoir  certaines  parties,  il 
fallait  se  servir  de  combinaisons  d'ombre  et  de 
lumière.  On  pensait  surtout  que  plusieurs  tons  vifs 
ne  pouvaient  être  mis  cote  à  côte  sans  transition  et 
<|ue  le  passage  des  parties  claires  aux  autres  devait 
se  faire  par  gradations,  de  façon  à  ce  que  des  ombres 
vinssent  adoucir  les  heurts  et  fondre  l'ensemble. 
Mais  voici  où  cette  technique,  générale  dans  les  ate- 
liers, avait  conduit!  Comme  rien  n'est  plus  rare  que 
l'artiste  qui  peut  réellement  peindre  dans  la  lumière, 
mettre   de  la  vraie  clarté  sur  une  toile,  quels  que 


40  HISTOIRE  D'EDOUARD   MANET 

soient  les  moyens  ou  le  procédé,  cette  technique 
d'opposition  constante  d'ombre  et  do  soi-disant 
lumière  avait  amené  la  production  d'œuvres  d'où, 
en  réalité,  toute  lumière  avait  disparu,  et  oii  l'ombre 
subsistait  seule.  Les  parties  prétendues  en  clair, 
sans  vigueur,  ne  se  dégageaient  plus  sur  le  noir  des 
ombres.  Presque  tous  les  tableaux  du  temps  se  pré- 
sentaient à  l'état  sombre.  L'éclat  des  Ions  clairs,  des 
couleurs  joyeuses,  la  sensation  du  plein  air  et  de 
la  nature  riante,  en  avaient  disparu.  Le  public 
s'était  habitué  à  cette  forme  éteinte  de  la  peinture. 
Il  s'y  complaisait.  Il  n'en  demandait  pas  d'autre. 
Il  ne  soupçonnait  même  pas  qu'il  pût  y  en  avoir 
d'autre. 

Tout  à  coup  le  Déjeuner  sur  Vherhe  lui  mettait 
sous  les  yeux  une  œuvre  peinte  d'après  des  procédés 
différents.  11  n'y  avait  plus  à  proprement  parler 
d'ombre  dans  le  tableau.  L'éternel  mariage  de  la 
lumière  avec  l'ombre,  tenues  pour  choses  fixes,  ne 
s'y  retrouvait  pas.  La  surface  entière  était  pour 
ainsi  dire  peinte  en  clair,  tout  l'ensemble  était 
coloré.  Les  parties  que  les  autres  eussent  mises 
dans  l'ombre  laissaient  voir  des  tons  moins  clairs 
mais  cependant  toujours  colorés  et  en  valeur.  Aussi 
ce  Déjeuner  sur  t herbe  venait-il  faire  comme  une 
énorme  tache.  11  donnait  la  sensation  de  quelque 
chose  d'outré.  11  heurtait  la  vision.  Il  produisait,  sur 


LE   DEJELWEll   SLR   LHEUItE  41 

les  yeux  du  public  de  ce  temp^,  l'eirel  do  la  pleine 
lumière  sur  les  yeux  du  hibou.  Ou  u'v  découvrait 
que  du  «  bariolage».  Le  mot  avait  été  dit  par  uu 
des  critiques  les  plus  autorisés  du  temps,  Paul  Manlz, 
([ui,  dans  la  Gazette  des  Beaux-Aria,  ayant  parlé  des 
u'uvres  de  Manet,  à  l'occasion  d'une  exposition  par- 
ticulière tenue  chez  Martinet,  sur  le  boulevard  (k's 
Italiens,  quelques  semaines  avant  l'ouverture  même 
du  Salon,  les  avait  réprouvées  comme  «  des  ta- 
bleaux qui,  dans  leur  bariolage  l'ouge,  bleu,  jaune 
et  noir,  sont  la  cariture  de  la  couleur  et  non  la  cou- 
leur elle-même  ».  Ce  jugement  correspoiulait  plei- 
nement à  la  sensation  que  le  public  éprouvait,  mis 
au  Salon  des  refusés,  devant  l'œuvre  de  Manet.  Pour 
lui,  il  n'y  avait  là  qu'une  débauche  de  couleur. 

Si  le  Déjeuner  sur  ï herbe  heurtait  par  son  sys- 
tème de  coloris  et  les  procédés  de  facture,  il  soule- 
vait une  indignation  encore  plus  grande,  s'il  se 
peut,  par  le  choix  du  sujet  et  la  façon  dont  les  per- 
sonnages étaient  traités.  A  cette  époque,  en  ellet  il 
n'y  avait  pas  seulement  une  manière  de  peindre  et 
d'observer  les  règles  traditionnelles,  que  le  public 
après  les  artistes  avait  acceptée  et  ([u'il  jugeait  seule 
bonne;  il  existait  également  toute  une  esthétique, 
seule  admise  dans  les  ateliers  et  à  laquelle  le  public 
s'était  aussi  rangé.  On  honorait  ce  qu'on  aj)pelait 
lidi'al.  On  concevait  le  grand  art  comme  tenu  dans 


42  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

une  sphère  jugée  élevée,  embrassant  la  peinture 
iriiistoire,  la  peinture  religieuse,  la  représentation 
de  Tantiquité  classique  et  de  la  mythologie.  (Tétait 
seulement  à  cette  forme  d'art,  qui  paraissait  épurée 
et  d'un  caractère  noble,  que  tous,  artistes,  critiques 
et  public,  s'intéressaient.  On  s'inquiétait  à  chaque 
Salon  de  son  niveau,  on  se  demandait  si  elle  était 
en  décadence  ou  en  progrès.  Les  artistes  qui  y 
brillaient,  les  débutants  qui  s'y  produisaient  et  pro- 
mettaient d'y  remplacer  les  vieux  maîtres,  attiraient 
les  yeux  de  tous.  A  eux  allaient  les  encouragements, 
les  louanges,  les  récompenses.  Ce  grand  art  était 
devenu  l'objet  d'un  culte  national.  C'était  un  hon- 
neur pour  la  France  de  le  perpétuer.  Elle  y  montrait 
sa  supériorité  sur  les  autres  nations  qui,  dans  les 
voies  de  l'art  compris  de  la  sorte,  lui  étaient  infé- 
rieures et  demeuraient  en  arrière.  Ainsi  Tamour  des 
traditions,  la  poursuite  de  ce  qu'on  appelait  l'idéal, 
le  souci  de  la  gloire  nationale,  se  combinaient  pour 
faire  de  l'art  transmis  l'objet  d'un  respect  unanime. 
Or  Manet,  par  le  choix  et  le  traitement  de  son 
sujet,  venait  attaquer  tous  les  sentiments  que  les 
autres  respectaient;  il  venait  renier  le  grand  art, 
honneur  de  la  nation.  Sur  une  toile  de  ces  dimen- 
sions, qu'on  réservait  seules  alors  aux  motifs  soi- 
disant  à  idéaliser,  il  peignait,  lui,  une  scène  de  réa- 
lisme, un  Déjeuner  sur  l'herbe.  Les  personnages  de 


LE  DEJELNER   SUR   LHERBE  « 

grandeur  naturelle,  répudiant  toute  pose  héroïque, 
étaient  couchés  ou  assis  sous  des  arbres,  en  train  de 
festoyer;  même  à  côté  d'eux  s'étalaient,  dans  un 
absolu  abandon,  un  tas  d'accessoires,  des  petits  pains, 
une  corbeille  de  fruits,  un  chapeau  de  paille,  des 
vêtements  de  femmes  multicolores.  Et  comment  les 
personnages  étaient-ils  vêtus?  Les  deux  hommes 
représentés  no  portaient  aucun  de  ces  costumes 
anciens  ou  étrangers  qui,  par  leur  dissemblance 
(l'avec  les  habits  en  usage,  eussent  au  moins  permis 
au  public  de  reconnaître  une  recherche  du  pitto- 
res((ue  et  \me  manière  d'embellissement,  telles  que 
Manet  les  avait  lui-même  pratiquées  dans  son  Chan- 
teur espaf/nol.  Non,  cette  fois,  on  était  en  présence 
de  gens  en  costumes  bourgeois,  d'une  coupe  com- 
mune, pris  chez  le  tailleur  du  coin.  C'est-à-dire  que 
pour  le  public  il  y  avait  là  comme  une  sorte  de  déli, 
une  véritable  i)rovocation,  la  montre  audacieuse  de 
ce  ([ue  tous  honnissaient  alors  sons  le  nom  de 
grossier  réalisme. 

('omme  si  ce  n'eût  été  assez  do  ces  causes  pour 
soulever  l'indignation  contre  le  tableau,  la  pudeur 
s'y  voyait  encore,  au  jugement  du  public,  offensée. 
Manet  y  avait  en  effet  groupé,  au  premier  plan,  doux 
hommes  vêtus  avec  une  femme  nue,  assise  repliée 
sur  elle-même,  et  mis  encore,  au  second  plan,  une 
femme  au  bain.   Manet  qui  sortait  de    l'atelier  do 


44  HISTOIRE   DÉDOL'ARD   MANET 

Coulure  où  tout  renseignement  avait  porté  sur  la 
peinture  du  nu,  qui  voyait  tout  autour  de  lui  le  nu 
cultivé  et  honoré  comme  constituant  l'essence  môme 
du  grand  art,  n'avait  pas  encore  pu  s'en  déprendre 
lui-môme  et,  tout  en  voulant  peindre  une  scène  de 
la  vie  réelle,  il  y  avait  introduit  une  femme  nue.  La 
blancheur  des  chairs  lui  fournissait  un  de  ces  con- 
trastes tels  qu'il  les  aimait,  avec  les  hommes  en  cos- 
tumes noirs,  et  mettait  une  noie  claire  tranchée,  au 
milieu  de  la  toile.  L'idée  d'associer  ainsi,  dans  une 
scène  de  plein  air,  une  femme  nue  avec  dés  hommes 
vêtus,  lui  était  venue  de  sa  fréquentation  avec  les 
Vénitiens.  C'est  le  Concert  de  Giorgione,  au  Musée  du 
Louvre,  oi^i  deux  femmes  nues  se  tiennent  avec  deux 
hommes  habillés,  dans  un  paysage,  qui  lui  avait 
suggéré  sa  combinaison,  et  c'est  de  très  bonne  foi  que 
lorsqu'il  fut  violemment  attaqué,  il  demandait  pour- 
quoi on  blâmait  chez  lui  ce  que  l'on  ne  pensait 
nullement  à  reprocher  à  Giorgione.  Mais,  aux  yeux 
du  public,  entre  le  nu  de  Manet  et  celui  des  Véni- 
tiens de  la  Renaissance,  il  y  avait  des  abimes.  L'un 
était,  au  moins  le  croyait-on,  idéalisé,  l'autre  était 
du  pur  réalisme  et  comme  tel  otfensait  la  pudeur. 
Cette  femme  nue  vint  donc  s'ajouter  comme  un  sur- 
croît aux  autres  éléments  de  réprobation  que  pré- 
sentait ce  Déjeuner  sur  Iherbr. 

Alors  le  tableau  excita  une  immense  raillerie.  Il 


I.E  l)IvlEi:>"EU   SUR   L'HEUhK  43 

(Icvinl  l'œuvre,  ù  sa  manière,  la  })Ius  célèbre  dos 
deux  Salons.  Il  procura  à  son  auleur  une  nolorit'h' 
éclatante.  Manet  devint  du  cou[)  le  peintre  dont  ou 
parla  le  plus  dans  Paris.  11  avait  comi)té  sur  cetli.' 
toile  pour  obtenir  la  renommée.  Il  y  avait  réussi 
et  beaucoup  plus  qu'il  n'eût  osé  l'espérer;  son  nom 
élail  sur  toute  les  lèvres.  Mais  le  genre  de  réputation 
([ui  lui  venait  n'était  cependant  pas  celui  après 
lecpiel  il  avait  soupiré.  Il  avait  pensé  que  son  origi- 
nalité de  forme  et  de  fond,  se  produisant  dans  une 
grande  (cuvre,  lui  attirerait,  avec  les  regards  du 
public,  la  reconnaissance  du  talent  qu'il  se  sentait, 
(|u'on  verrait  en  lui  un  maître  à  ses  débuts,  qu'on 
le  saluerait  comme  un  novati'ur.  (juil  ciilrcriiil 
ainsi  dans  la  voie  du  succès  et  de  la  laveur  publi(|ue. 
(lecjui  lui  venait  était  un  renom  de  révolté,  d'excen- 
trique. Il  passait  à  l'état  de  réprouvé. 

Il  s'établissait  ainsi  entre  le  public  et  lui  luie 
séparation  })roronde,  (|ui  devait  le  maintcnii-  b)ule 
sa  vie  dans  um^  balaiHe  sans  tiu. 


L'OLYMPIA 


L'OLYMPIA 


Manol  onvoya  au  Salon  de  ISlil  deux  Idilcs,  les 
Anges  au  lonibcau  <lu  Christ  et  Kpisode  (f//n  coinl)(it 
(le  laureaux,  qui  furonl  reçues.  Elles  étaient  plus 
ou  moins  dans  la  manière  déjà  vue,  aussi  ne  don- 
nèrent-elles lieu  à  aucun  jugement  particulier.  Elles 
laissèrent  leur  auteur,  auprès  du  public,  dans  l'état 
de  condamnation  où  Tavait  mis  le  Dr  jeûner  sur 
llierbe  de  l'année  précédente. 

En  186o,  il  envoya  une  œuvre  sur  laquelle  il 
comptait  pour  frapper  une  seconde  fois  l'attention 
et_^se  produire  de  nouveau,  dans  tout  le  développe- 
ment de   sa   personnalité,  Y  Olympia,   à  laquelle  il 

5 


;iO  IIISTOIIΠ   D'i'DOCARD   MA.XEl' 

joit;nit  un  Jésus  insulté  par  les  soldais.  L'Olympia 
avait  été  peinte  en  18G3.  la  même  année  que  le 
Déjeuner  sur  l'herbe,  après,  comme  nne  sorte  de 
complément.  Depnis  que  par  ses  rigueurs,  en  1863, 
le  jury  d'admission  au  Salon  s'était  attiré  de  l'Em- 
pereur une  remontrance,  par  la  faveur  accordée  aux 
artistes  refusés  d'exposer  non  loin  des  autres,  il  se 
montrait  moins  draconien.  Relâché  dans  sa  sévérité, 
il  admettait  maintenant  des  œuvres  qu'il  eût  aupa- 
ravant condamnées.  C'est  ce  qui  explique  que  Manet 
i-epoussé  aux  Salons  de  1859  et  de  1863  ait  pu 
faire  accepter  en  1865  VOh/nipia  et  \e  Jésus  insullé, 
où  il  se  produisait  sous  sa  forme  la  plus  person- 
n(dic. 

L('>  Aqvw  tableaux  au  Salon  ameutèrent  immédia- 
temciil  le  j)ublic.  La  tempête  de  railleries  et  d'in- 
sultes (|ue  le  Déjeuner  sur  l'herbe  avait  soulevée  se 
déchaîna  de  nouveau,  pour  aller  sans  cesse  gran- 
dissanl.  Les  particularités  qui,  chez  Manet,  avaient 
amené  la  désapprobation,  avaient,  en  1863,  pris  par 
surprise.  Le  public  avait  j)u  se  demander  s'il  n'y 
avait  pas  là.  après  tout,  l'outrance  voulue  d'un 
débutant,  désireux  d'attirer  l'attention.  Mais  voilà 
que  deux  ans  après,  cette  fois  dans  le  lieu  solennel 
du  Salon  officiel,  le  même  Manet  réapparaissait 
avec  la  môme  physionomie,  remettant  ses  mêmes 
procédés  sous  les  yeux  du  public.  Les  traits  insolites 


I /OLYMPIA  yl 

qu'on  avait  daboi-d  contemplés  avec  horreur  (huis  le 
Drjeinier  sur  l'ht-rito,  on  les  retrouvait  aeeenliiés  dans 
VOb/mpia. 

Le  tableau  était  peint  dans  une  note  lumiiuuisc 
générale.  En  contraste  avec  les  œuvres  sombres  et 
éteintes  de  répo((ue,  il  ressortait  comme  une  hiche 
oOcnsant  les  yeux.  Les  phms  étaient  établis  sans 
repoussoir  ou  enveloppe  d'ombre,  clair  sur  chiir; 
les  couleurs  les  j)lus  tranchées  se  trouvaient  juxta- 
posées, sans  demi-tons  ou  adoucissements,  (lertes, 
daus  tout  le  Salon,  seul  Manet  peignait  de  la  sorte, 
et  comme  personne  ne  pouvait  penser  qu'uu  (bdiu- 
lant,  un  nouveau  venu,  dillerant  de  tous  les  aiitif-. 
di.'s  nniîtres  connus  et  respectés,  put  avoir  raison 
(•outre  eux,  on  le  condamnait  sans  rémission,  on  le 
l'abaissait  uuanimement  à  la  position  d'outrancicr,  de 
révolté,  d'ignorant,  de  barbare.  Les  connaisseurs,  ou 
prétendus  tels,  ne  trouvaient  aucune  expression 
assez  forte  p(jnr  rendre  le  mépris  ([ue  ses  procédés 
leur  inspiraient. 

C'était  là  l'opinion  sur  la  forme:  sur  le  fond  elle 
était  au  moins  aussi  sévère.  Olyiiiiiiiu  le  sujet  dit 
tablenu,  était  peinte  nue,  étendue  sur  un  lit,  le  bras 
droit  appuyé  sur  un  coussin.  Son  corps  reposait  sur 
une  sorte  de  chàle  de  llnde  à  tons  jaunes,  s(Mne'  d(^ 
légères  fleurs;  derrière  le  lit,  une  négresse  apportait  à 
sa  maîtresse  un(Miorme  bou(]uet,ofi  l'audacedes  tous 


52  IIISÏOIUE   DÉDOLARD   MANET 

vifs  jiixlapo.sés  se  donnait  libre  cours.  L'ensemble 
élail  complété  par  un  chat  noir,  placé  sur  le  lit, 
contre  la  négresse,  et  faisant  le  gros  dos.  C'esl-à- 
dire  qu'on  avait  un  nu  pris  dans  la  vie,  conçu  et 
traité  de  cette  fa'^on  toute  moderne  que  Manet  avait 
adoptée  définitivement,  mais  aussi  un  nu,  aux  yeux 
du  public,  oiïensant  la  pudeur  et  heurtant  toule  la 
liadition  respectée  et  respectable  du  grand  arl.  Si 
donc  avec  le  Déjeuner  sur  l'herbe  il  avait  déjà  sou- 
levé tout  le  monde  contre  lui,  en  portant  atteinte  au 
grand  ait  de  la  tradition,  avec  VOli/mpia  il  amenait 
un  soulèvement  encore  plus  grand,  car  il  récidivait 
son  atlentat.  11  l'aggravait,  en  manquant  au  respect 
(|iie  Ions  voulaient  conserver  pour  ce  qui  taisait  l'es- 
sciice  même  du  grand  art,  ce  qui  en  constituait  la 
])ait  la  plus  élevée,  le  nu  déclaré  idéalisé  et  main- 
tenu dans  des  formes  épurées. 

Le  un  comme  on  en  concevait  alors  l'application 
élait  eniplové  au  rendu  de  la  fable,  de  la  mythologie 
et  de  l'histoire  antique.  11  donnait  lieu  à  la  produc- 
tion de  tableaux  laborieux.  Lorsqu'il  s'agissait  des 
loruies  féminines,  ses  apôtres  s'abstenaient  plus 
spécialement  de  toute  étude  réelle  de  la  vie,  pour  se 
tenir  à  des  contours  venus,  par  imitation  ininter- 
rompue, de  la  renaissance  italienne.  11  faut  aussi  se 
représenter  qu'à  cette  époque,  dans  les  musées,  ce 
(jue  l'on   aj)pelait  la  troisième  manière   de  Hapliaèl 


LOLVMl'IA  o) 

et  les  œuvres  de  Giiido  Reni  et  des  Carraches  occu- 
paienl  la  première  place  et  étaient  regardées  comme 
olîraiit  le  summum  de  Fart  italien  à  son  apogée. 
Dans  un  temps  où  l'on  entretenait  de  pareilles  idées 
sur  l'école  qui  avait  servi  de  point  de  départ  au 
grand  art  traditionnel  national  dont  on  était  fier, 
n'importe  quel  jiasticlic  ou  quelle  répétition  des 
formes  admises  pouvait  satisfaire  le  sens  esthétique. 
Un  point  essentiel,  auquel  on  ne  faillissait  pas,  était 
d'emj)runter  les  appellations  à  la  nomeuclature  my- 
thologi([ue,  et  le  nombre  des  Vénus,  des  nymphes, 
des  divinités  grecques  et  romaines  peintes  en 
France,  dans  les  deux  premiers  tiers  du  xix'  siècle, 
est  incalculable. 

Voilà  que  dans  ce  monele  des  déesses  aux  formes 
conventionnelles,  Manet  prétendait  introduire  une 
Parisienne  moderne,  une  Olympia  étendue  sur  un  lit. 
Du  reste  il  n'avait  rien  fait  pour  amoindrir  le  choc 
que  son  œuvre  devait  causer,  il  avait  au  contraire 
choisi  un  modèle  à  peindre  d'un  type  aussi  éloigné 
que  possible  du  type  admis  et  traditionnel.  On  sent 
ici  l'homme  qui,  dans  sa  lutte  pour  se  découvrir, 
avait  pris  en  telle  aversion  les  formes  répétées  par 
les  autres,  qu'il  leur  en  opposait  de  tout  à  fait 
dissemblables.  Olympia  oiïrait  l'image  d'une  jeune 
femme  maigrelette,  les  jambes  un  peu  osseuses,  les 
épaules  carrées.  Quand  on  la  regarde  aujourd'hui, 


r;4  HISTOIRE   DKIJMLAIU»    MAMiT 

on  la  Iroiive  aussi  chasle  que  n'imporlo  quelle 
uymplic  mythologique,  son  corps  fluet  et  singulier 
plail  par  sa  saveur,  la  lèle  est  dessinée  avec  la  pré- 
cision d'un  Ilolbein.  Mais  en  186.0  personne  n'était 
dans  des  dispositions  à  juger  l'œuvre  et  à  voir  ce 
que  l'artiste  y  avait  mis.  Olympia  faisait  simple- 
ment l'eiret  dune  créature  venue  on  ne  sait  d'oi!i, 
pour  s'introduire  dans  la  société  des  déesses.  Le  pu- 
blic indigné  se  soulevait  contre  l'intruse,  et  la  mal- 
heureuse a  été  l'objet  d'autant  de  railleries  que  le 
peintre  même  auquel  elle  devait  le  jour. 

■Mais  ce  qui  paraît  maintenant  réellement  éton- 
nant, ce  qu'on  ne  voudrait  croire,  si  le  fait  n'était 
certain,  c'est  qu'un  être  tout  à  fait  épisodique,  dû  à 
une  fantaisie  d'artiste,  le  chat  noir,  devenait  lui 
aussi  l'objet  d'invectives  particulières,  venant 
s'ajouter,  pour  faire  repousser  l'œuvre,  à  toutes  les 
autres.  .Manet,  qui  aimait  beaucoup  les  chatS;  avait 
introduit  s»»n  chat  dans  le  tableau  par  fantaisie,  pour 
le  pitl(u-esque  et  aussi  pour  avoii-  un  ton  noir 
tranché,  qui  rehaussât,  par  le  contraste,  les  tons 
blancs  et  roses  dominant  par  ailleurs.  11  a,  à  d'autres 
reprises,  peint  des  chats  :  dans  son  tableau  de  la 
Jeune  femme  couchée  en  costume  espagnoL  où  il  a 
mis  un  petit  chat  gris,  qui  joue  sur  le  plancher  avec 
une  orange,  puis  encore  dans  son  Déjeune)'  du  Salon 
de  1869,  où  un  chat  noir  se  i)elotonne  sur  lui-même. 


LOLYMPIA  ;;;; 

en  bas,  devant  la  servante  tenant  la  cafelière.  Jl  a 
aussi,  pour  annoncer  le  livre  des  Chats  de  Clianip- 
lleiiry,tait  nne  gouache  et  une  lithographie,  où  une 
chatte  blanche  et  un  chat  noir  sYdjallfnl  sur  les 
loils.  Le  cjiat  de  [ Olijmpia  eût  donc  pu  (Mre 
accepté,  comme  une  de  ces  fantaisies  donl  les  ar- 
tistes sont  coulumicrs.  Mais  le  public  riait  Itdb'uicnt 
irrité  par  ce  qui  venait  de  Alanet,  qu  il  ne  voulait 
lieu  lui  passer.  On  se  demande  ce  qui  serait  advenu 
(h'  tant  de  toiles,  oii  les  artistes  ont  introduit  des 
détails  fantaisistes  ou  risqués,  si  les  princes,  qui 
autrefois  étaient  les  seuls  patrons  de  l'art,  s'étaient 
montrés,  à  la  Renaissance  et  depuis,  aussi  incapables 
de  compréhension  que  les  Parisiens  de  1&<J5. 

Je  n'ai  jamais  pu  penser  à  l'indignation  soulevée 
par  le  chat  de  YOit/mpia,  sans  me  reporter  au  Cok- 
roiincment  (le  la  reine  Marie  de  Médicis.  Là  IUiIm'us 
a  pris  une  bien  autre  licence.  11  a  mis  deux  gros 
chiens  de  chasse  sur  le  devant  du  tableau,  dans  la 
cathédrale,  contre  le  maître-autef,  oîi  évoques  et 
cardinaux  oFlicient.  Henri  IV  au  fond  est  relégué 
dans  une  galerie,  tout  juste  visible,  pendant  que  les 
deiixbètes  se  prélassent,  sur  le  premier  })lan,  comme 
d'importants  personnages.  Je  me  figure  que  ce  sont 
ses  propres  chiens  qu'Henri  IV  avait  donné  à 
peindre,  qu'ils  ont  été  mis  là  pour  lui  montrer  des 
amis.  Si  un  roi  de  France  avait  trouvé  bon  que  des 


56  HISTOIRE  DEDOUARD   MANET 

chiens  fussent  introduits  dans  une  cathédrale  au 
Couronnement  de  la  reine,  les  bourgeois  parisiens 
trouvaient  eux  fort  mauvais  qu'un  chat  fût  placé 
sur  le  lit  dune  femme.  Le  chat  noir  de  Y  Olympia  fut 
bientôt  connu  et  honni  de  toute  la  ville.  La  carica- 
ture s'en  empara  et  son  gros  dos  et  sa  longue  queue 
ont  longtemps  fourni  matière  aux  rires  et  aux 
lazzis. 

Les  deux  tableaux  de  Manet  attiraient  les  visi- 
teurs au  Salon  par  une  sorte  de  fascination  violente, 
comme  le  rouge  les  taureaux  ou  le  miroir  les 
allnueltes.  Tout  le  monde  aUait  les  voir.  Devant 
eux  il  y  avait  foule  ou  plutôt  attroupement,  (le 
n'étaient  point  en  effet  de  paisibles  spectateurs  regar- 
dant, comme  d'habitude,  avec  plus  ou  moins  d'inté- 
rêt, des  u'uvres  dignes,  à  un  titre  quelconque,  d'at- 
tention. C'étaient  des  gens  qui  exprimaient  à  haute 
voix  leur  horreur  et  éprouvaient  le  besoin  de  se 
communiquer  les  uns  les  autres  leur  colère,  comme 
il  arrive  sur  la  pTace  publique,  lorsqu'au  moment 
des  grandes  émotions,  les  passants  s'attroupent  et 
vocifèrent  ensemble.  Pas  une  parole  d'a])probation 
ou  de  simple  tolérance  ne  s'élevait.  L'hostilité  était 
générale.  Les  uns  riaient,  haussaient  les  épaules  et 
ne  voyaient  surtout  là  sujet  qu'à  un  méprisant 
dédain,  mais  d'autres  s'indignaient,  montraient  le 
poing  et  eussent  voulu  crever  les  toiles.  Il  fallut  les 


LTJLYMPIA  07 

prolT'iTor;  des  gardiens  furent  spécialement  préposés 
à  leur  surveillance. 

Manet  éprouvait  le  sort  commun  aux  peintres 
orijiinaux  du  siècle,  venus  rompre,  avaul  lui, 
avec  la  routine  et  la  tradition.  Tous  les  auln's 
—  tous  les  grands  —  avaient  eu  également  à  suliir 
la  méconnaissance,  les  railleries  et  les  insultes. 
(Test  ainsi  qu'on  avait,  au  commencement  du 
siècle,  leuu  dans  l'ombre  Ingres,  soupçonné  de 
sul)ir  rinlluence  des  primitifs  italiens,  alors  profon- 
déuii'ut  méprisés.  Puis  ou  avait  couvert  d'injures 
Delacroix  qui.  disait-on,  se  livrait  à  des  débauches 
de  couleur  et  violait  toutes  les  lois  du  dessin.  Puis 
on  avait  longtem})s  ri  des  deux  grands  paysagistes 
llousseau  et  Corot,  apportant  des  formules  nouvelles. 
Enfin  on  avait  traîné  dans  la  boue,  accusé  de  lai- 
deur absolue,  Courbid.  ([ui  cherchait  dans  la  vie 
autour  de  lui  b^s  motifs  de  ses  tableaux.  Manet 
apparu  en  dernier  semblait  condenser  sur  lui, 
encore  accrues,  l'opposition  et  les  attaques  qu'a- 
vaient ensemble  supportées  tous  les  autres. 

In  changement  s'était,  en  eiïet,  opéré  dans  les 
années  précédant  sa  venue.  Le  public  qui  sintércs- 
sait  aux  choses  d'art  et  prétendait  juger  les  peinties 
s'était  énormément  accru.  Antérieurement,  jus- 
([u'alors,  la  peinture  ne  s'était  adressée  qu'à  un 
public  restreint,  composé  d'artistes,  de  connaisseurs, 


38  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

de  gens  de  lettres  et  de  gens  du  monde.  Les  Salons 
ne  s'étaient  d'abord  tenus  qu'à  d'assez  longs  inter- 
valles, dans  des  locaux  rlroits,  comme  le  Salon 
carré  du  Louvre;  les  tableaux  exposés  étaient  peu 
nombreux  et  le  nombre  des  visiteurs  limité.  Dans 
ces  conditions  la  survenue  des  novateurs  n'avait 
ému  qu'un  monde  restreint;  les  luttes  entre  les 
écoles  n'avaient  point  touché  directement  le  grand 
public.  Elles  ne  Tavaient  atteint  que  de  seconde 
main,  comme  bruit  venu  de  loin.  Mais  depuis  que 
l'immense  palais  construit  en  18")'")  aux  (Champs- 
Elysées  pour  une  exposition  universelle  avait  été 
affecté  à  la  tenue  des  Salons,  depuis  qu'à  partir 
de  J8r>3  ils  étaient  devenus  annuels,  que  le  nombre 
des  o'uvres  exposées  s'était  énorménu'nt  accru,  le 
grand  i)ublic,  le  peuple  tout  entier  était  entré  en 
contact  direct  avec  les  peintres  et  prétendait  main- 
tenant prononcer  sur  eux.  Or,  il  s'est  trouvé  que  le 
peupb'  dans  son  ensemble,  débutant  comme  juge 
dt>s  œuvres  d'art,  s'est  mojilré  plus  épris  du  con- 
venu, dé  la  tradition,  plus  hostile  aux  nouveautés, 
moins  capable  de  revenir  sur  ses  erreurs,  que  le 
m.»nd('  rt^sticint  qui  avait  été  l'aibitre  auparavant. 
Et  .Manet.  b'  premier  grand  peintre  original  apparu 
depuis  que  les  foules  étaient  venues  s'entasser  aux 
Salons,  a  d.ù  subir  une  opposition,  des  mépris,  des 
ou-trages  dépassant,   en  cojitinuité   et   en  violeufe. 


LOLYMPJA  o9 

tout    ce   ([Vie  les  aiilies   novateurs     ses    devanciers 
avaient  connu. 

La  clameur  ([iie  soulevaient  YObj)iipia  et  le  Jésus 
insulié,  sajoutiuil  au  hruit  précédemment  fait  par  le 
Déjeuner  sur  r herbe,  vint  donner  à  Manet  une  noto- 
riété telle  qu'aucun  peintre  n'en  avait  encore  possé- 
dée. La  caricature  sous  toutes  les  formes,  les  jour- 
naux de  toule  opinion  s'étant  mis  avec  persistance  à 
s'occuper  de  lui  et  de  ses  tableaux,  il  ac([uit  bientôt 
un  renom  universel.  Degas  pouvait  dire,  sans  exa- 
gérer, qu'il  était  aussi  connu  que  (laribaldi.  Lors- 
qu'il sortait  dans  la  rue.  les  passants  se  retournaient 
pour  b^  regarder.  Quand  il  entrait  dans  un  lieu  pu- 
blic, son  arrivée  causait  une  rumeur,  on  se  le  dési- 
gnait de  l'un  à  lautre  comme  une  bêle  curieuse. 
Lu  débutant  avjiit  d'al)ord  pu  éprouver  du  contente- 
ment à  se  voir  ainsi  remarqué,  mais  l'attention 
publi({ue,  par  la  foruK»  ([u'elle  avoit  décidément 
prise,  avait  bientôt  détruit,  cbez  celui  (pii  en  était 
l'objet,  la  satisfaction  qu'elle  avait  pu  d'abord  pro- 
curer. L'homme  ainsi  mis  particulièrement  en  vue 
n'arrivait  à  cette  distinction,  que  parce  qu'on  ne  le 
considérait  que  comme  un  être  hors  de  la  saine  rai- 
son, que  comme  un  barbare  venant  saccager  le 
domaine  de  î'art  et  fouler  aux  pieds  les  traditions, 
partie  de  la  gloire  nationale.  Personne  ne  daignait 
discuter  ses  a.Hivres  pour  y  chercher  ce  qu'il  avait 


60  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

voulu  y  motire,  pas  une  voix  on  crédit  ne  s'élevait, 
qui  reconnût  sa  puissance  de  novateur  et  la  répu- 
tation éclatante  qu'il  acquérait,  ne  se  produisant  que 
pour  faire  de  lui  un  paria. 

Lorsque  le  Salon  fut  fermé,  au  mois  d'août,  dési- 
reux de  se  soustraire  momentanément  aux  persécu- 
tions, il  prit  le  chemin  de  Madrid,  qu'il  projetait  de 
visiter  depuis  si  longtemps.  Ce  fut  là  que  je  fis  sa 
connaissance,  d'une  façon  si  singulière,  et  qui  peint 
si  bien  son  caractère  impulsif,  que  je  crois  devoir 
raconter  l'aventure. 

Je  revenais  du  Portugal,  que  j'avais  traversé  en 
partie  à  cheval,  et  étais  arrivé  le  matin  même  de 
llaihijo/,  après  avoir  fait  quarante  heures  de  dili- 
gence. On  venait  d'ouvrir  à  Madrid  un  nouvel  hùl(d 
à  in  IMuM'Ia  del  Sol,  sur  le  modèle  des  grands  hùlols 
européens,  chose  auparavant  inconnue  eu  Espagne. 
J'airivais  épuisé  de  fatigue  et  mourant  littéralement 
de  faim.  Aussi  le  nouvel  hùtel  oii  j'étais  descendu 
métait-il  apparu  comme  un  lieu  de  délices,  un 
véjilable  Eden.  Le  déjeuner  devant  lequel  je  m'étais 
assis  m'avait  tout  de  suite  fait  l'effet  d'un  festin  de 
Lucullus.  Je  mangeais  avec  volupté.  La  salle  éfait 
vide;  seul  un  monsieur,  à  une  certaine  dislance,  se 
trouvait  assis  comme  moi  à  la  grande  table.  Il 
jugeait  lui  [la  cuisine  exécrable,  il  commandait  à 
chaque  instant  quelque  nouveau  plat,  ([u'il  refusait 


L'OLYMl'IA  61 

ensuite  irrita',  comme  iiimangeablo.  ('lia([iie  l'ois  qu'il 
renvoyait  le  garçon,  je  le  faisais  au  contraire  revenir 
et,  dans  mon  appétit  famélique,  reprenais  indill'é- 
remment  de  tous  les  plats.  Je  n'avais  du  reste  prêté 
aucune  atlention  à  ce  voisin  si  diflicile,  lorsque,  siir 
une  nouvelle  demande  que  je  lis  au  garçon  d'un  plat 
qu'il  avait  refusé,  il  se  leva  brusquement  et,  se 
plaçant  près  de  ma  chaise,  m'apostropha  avec 
colère  :  «  Ah  ça  !  Monsieur,  c'est  pour  me  narguer, 
pour  vous  f...  de  moi  que  vous  })rétendez  troiiver 
bonne  cette  horrible  cuisine  et  que  chaque  fois  que 
je  renvoie  le  garçon,  vous  le  faites  revenir?  »  Le 
[)rofond  étonnement  que  je  laissai  voir,  à  celle 
attaque  imprévue,  montra  lout  de  suite  à  mon 
agresseur  qu'il  avait  du  se  méprendre  sur  le  mobib* 
de  ma  conduite,  car  déjà  radouci,  il  me  dit:  «  Vous 
me  connaissez  sans  doute,  vous  savez  qui  je  suis  ?  » 
Encore  plus  étonné,  je  lui  l'épondis  :  «  Je  ne  sais  qui 
NOUS  êtes.  Comment  vous  connaitrais-je  ?  J'arrive  à 
l'instant  du  Porlugal,  où  j'ai  soulier t  de  la  faim,  et 
la  cuisine  de  cet  hôtel  me  semble  réellement  excel- 
lente. »  «.  Ah  !  vous  arrivez  du  Portnijal,  dit-il,  eh 
bien!  moi,  je  viens  de  Paris.  »  Là  se  trouvait  rexi)li- 
cation  de  notre  différence  de  jugement  sur  la  cui- 
sine, qui  prenait  tout  de  suite  un  caractère  comique. 
Aussi  mon  homme  se  mit-il  à  rire  de  son  emporte- 
ment.   Il  me    fit  alors    ses   excuses.  Nous  rappro- 


G2  UISTOIIIE    DEDOCAUD   MANEÏ 

chûmes     nos     chaises     et    finîmes      de     déjenner 
ensemhie. 

Apres  il  se  nomma.  II  m'avoua  qu'il  avait  cru 
découviMT  en  moi  quelqu'un  qui,  l'ayant  reconnu, 
îiv.iit  voulu  lui  faire  une  mauvaise  plaisanterie. 
L'iiUH^  de  trouver  à  Madrid  un  commencement  de 
ces  persécutions,  qu'il  avait  pensé  fuir  en  quittant 
I*aris,- l'avait  tout  de  suite  exaspéré.  La  connaissance 
ainsi  commencée  se  changea  promptement  en  inti 
mile.  Nous  visitâmes  ensemble  Madrid.  Nous  allions 
naturellement  tous  les  jours  faire  une  longue  station 
devant  les  Velasquez,  au  musée  du  Prado.  A  cette 
époque,  Madrid  avait  conservé  son  vieil  aspect 
|)itloi'es(]ue.  La  Galle  di  Sevilla  au  centre  de  la  vilh^ 
ét.iit  encore  remplie  de  cafés,  dans  d'anciennes  mai- 
sons, (|ui  servaient  de  rendez-vous  aux  gens  de  la 
tauromachie,  toreros,  afficionados  et  aux  danseuses. 
On  lirait  de  grandes  toiles  d'une  maison  à  l'autre, 
aux  étagix3s  supérieurs,  et  la  rue  jouissait  de  l'ombre 
et  d'une  fraîcheur  relative  dans  l'après-midi.  Peu- 
plée de  son  monde  pittoresque,  elle  devint  notre  sé- 
jour préféré.  Nous  assistâmes  aux  courses  de  tau- 
reaux el  Manet  y  })rit  des  croquis,  qui  devaient  lui 
servir  à  les  peindre.  Nous  allâmes  aussi  à  Tolède 
voir  la  cathédrale  et  les  tableaux  du  Greco. 

-Je  n'ai   pas  besoin  de   dire  combien  Manet.    qui 
avait  si  longtemps  rêvé  de  l'Espagne,  était  satisfait 


L'OLYMPIA  (Ki 

de  ce  qu'il  y  voyait.  Une  chose  }.;àlaiL  ee|)en(lanl  son 
plaisir,  c'était  la  difficulté  qu'il  avait  dès  la  pre- 
mière heure  éprouvée  et  qui  avait  précisément 
amené  notre  rencontre,  de  se  plier  à  la  manière  de 
vivre  du  lieu.  II  ne  pouvait  s'y  faire.  Il  avait 
renoncé  à  manger.  Il  éprouvait  une  répulsion  invin- 
cible à  l'odeur  des  plats  qu'on  lui  apportait.  (Té-tail 
un  Parisien  qui,  en  définitive,  ne  se  Irouvail  liicii 
qu'à  Paris.  Au  bout  d'une  dizaine  de  jours,  réclh^- 
ment  allamé  et  dépérissant,  il  dut  repartir.  Nous 
revînmes  ensemble.  On  dtMiiandait  à  cette  époijne 
les  passeports  aux  voyageurs,  et  à  la  gare  d'IIen- 
daye,  le  préposé  aux  passeports  se  mit  à  le  consi- 
déier  av(?c  étonnemcnt.  11  s'arrangea  pour  faire  venir 
sa  femme  et  sa  famille,  alin  qu'elles  le  vissent  aussi. 
Les  autres  voyageurs,  ayant  bientôt  su  qui  il  (dait. 
se  mirent  également  à  le  regarder,  lis  se  mon- 
traient tous  très  étonnés  de  voir  ce  peintre,  dont  la 
réputation  de  monstruosité  artistique  leur  était  par- 
venue, se  présenter  à  eux  sous  les  traits  dun 
homme  du  monde  fort  correct  et  fort  poli. 

[lentr»'  à  Paris,  il  se  remit  au  travail.  Il  a\ait  à 
celle  épo(|ue  ([uitté  son  premier  ateliei'  de  la  rue 
Lavoisier  el,  après  être  resté  quelque  temps  dans 
un  autre  rue  de  la  Victoire,  en  avait  définitivement 
pris  un,  qu'il  devait  garder  des  années,  rue  Cniyot, 
aux  lialignolles,  derrière  le  parc  Monceau. 


G't  HISTOIRE   D'EDOL'ARD   MANET 

Il  s'élait  marié  en  1863  avec  M"'  Suzanne  LeenholT, 
une  Hollandaise,  née  à  DelfL  Elle  appartenait  à  une 
famille  adonnée  aux  arls.  Un  de  ses  frères,  Ferdi- 
nand Leenhoff,  était  sculpteur  et  graveur.  Elle  était 
elle-même  pianiste  et,  quoique  ne  jouant  que  dans 
l'intimité,  elle  cultivait  son  art  assidûment.  Manet 
devait  donc  trouver  en  elle  une  personne  avec  des 
5>^oùls  d'artiste,  capable  de  le  comprendre,  et,  de  ce 
coté,  lui  venaient  Tencouragement  et  l'appui  qui  le 
réconfortaient  et  lui  permettaient  de  supporter  les 
attaques  du  dehors.  Son  |)ère  était  mort  en  18G2, 
laissant  à  ses  trois  llls  une  fortune  à  se  partager, 
((ui  les  mettait  dans  l'aisance.  Manet  se  trouvait 
ainsi  dans  une  position  privilégiée  parmi  les 
artistes.  Il  pouvait  vivre  sans  vendre  de  tableaux, 
({ue  personne,  dans  ces  premiers  temps,  n'eut  voulu 
acheter,  à  n'importe  quel  prix,  et  il  disposait  de 
ressources  suffisantes  pour  parer  aux  dépenses  d'ate- 
lier et  de  modèles  qu'exigeait  la  poursuite  de  son 
art. 

Après  avoir  habité,  sa  femme  et  lui,  sur  le  bou- 
levard des  Batignolles,  ils  vinrent  vivre,  avec 
M'"'  Manet  mère,  rue  de  Saint-Pétersbourg.  Leur 
appartement  conservait  le  mobilier  paternel,  de 
cette  forme  froide  et  rigide  adoptée  sous  le  règne 
de  Louis-Philippe.  On  n'y  découvrait  point  de 
bibelots  ou  d'objets  curieux,  à  jieine  deux  ou  trois 


L'OLYMI'IA  65 

tabeaiix  sur  les  murs,  les  portraits  de  son  père  et 
Je  sa  mère  peints  par  lui  et  son  portrait  peint  par 
Fantin-Latour.  Sa  mère  laissait  voir  celte  distinction 
et  cette  aisance  de  manières  des  femmes  du  monde 
(|ui  ont  tenu  un  salon.  Les  assidus,  membres  de  la 
famille,  étnient  les  deux  frères  l-^ugène  et  Gustave. 
Depuis  la  mort  du  père,  le  conseil  et  comme  le 
guide  de  tous  se  trouvait  être  un  vieux  cousin,  M.  dr 
Jouy,  avocat  fort  estimé  du  Palais.  Manet  devait 
peindre  son  portrait  en  1879. 

Monet  ne  Irjinchait  point  ou  apparence  sur  son 
milieu.  Rien  en  lui  ne  décelait  spécialement  l'artiste. 
Il  était  on  ne  peut  plus  correct  dans  sa  tenue.  C'est 
même  en  partie  à  son  exemple  qu'est  dû  ce  chan- 
gement, qui  a  conduit  les  artistes  à  répudier  le  genre 
fantaisiste  qu'ils  alfectaient  autrefois,  pour  prendre 
la  rectitude  de  vêtement  et  de  tenue  des  gens  du 
monde. 

Rien  n'était  plus  singulier  que  le  contraste  qui 
existait  entre  Manet,  sa  famille,  son  milieu  et  son 
rôle  d'artiste  rénovateur,  venant  répudier  les  tradi- 
tions suivies  et  l'esthétique  alors  respectée.  Cet 
homme  contre  lequel  on  se  soulevait,  dont  on  vou- 
lait faire  un  barbare,  peignant  avec  sauvagerie  des 
scènes  jugées  d'un  bas  réalisme,  que  la  caricature, 
la  raillerie,  l'indignation  de  la  foule  poursuivaient 
comme  une  manière  de   déclassé,    était  sorti  d'une 

6. 


66  HISTOIRE  DEDOUAUD   MANET 

famille  distinguée,  il  vivait  régulièremcnl  avec  sa 
femme  et  sa  mère  et  devait  conserver  tonte  sa  vie 
les  manières  raffinées  du  monde  spécial  auquel  par 
sa  naissance  il  appartenait. 


L'EXPOSITION  PARTICULIÈRE  DE  isr, 


VI 


L'EXPOSITION   PARTICULIERE   DE  1867 


Eli  I8GG,  Manet  présonla  au  Salon  d(Mix  lahhniiix, 
le  Fifre  ol  \ Aclcur  tragique.  Ils  fiironl  lelusés  par 
le  jury. 

Ce  refus  se  produisait  comme  la  conséquence  de 
l'indignation  soulevée  par  les  u'uvi»es  exposées 
Tannée  précédente.  Le  jury  en  1865,  encore  sous  le 
coup  de  la  rebuffade  que  son  excessive  rigueur  lui 
avait  attirée  en  186.3  de  rEmpereur,  par  Tétalilis- 
sement  du  Salon  des  refusés,  avait  bien  pu  se  mon- 
trer coulant  en  recevant  Y  Olympia  et  le  Jésus  insulté, 
mais  maintenant,  soutenu  par  l'opinion  qui  s'élevait 
unanime    contre    ^Manet.    il    devait   revenir   à    son 


70  HISTOIRE   D'EDOUARD   M  A  NET 

ancienne  rigueur.  C'est  ce  qu'il  faisait  en  repous- 
sant, on  peut  dire  les  yeux  fermés,  les  deux  o'uvres 
qui  lui  étaient  soumises.  Elles  étaient  en  elïet  de 
celles  que  des  juges  non  prévenus  n'eussent  pu 
qu'accepter,  en  y  reconnaissant  des  qualilés  de  fac- 
ture de  premier  ordre,  alors  surtout  que  le  choix  et 
la  disposition  des  sujets  ne  prêtaient  point  à  la  cri- 
tique, par  une  nouveauté  bien  grande.  11  s'agissait 
de  deux  personnages  en  pied,  sur  fonds  neutres. 

Le  Fifre,  un  tout  jeune  soldat,  joue  de  soji  iiislni- 
ment.  11  vit  et  ses  yeux  pétillent.  11  est  peint  en 
pleine  lumière.  Le  pantalon  rouge,  le  baudrier 
blanc,  les  galons  jaunes  du  bonnet  de  police,  le  fond 
bleu  de  la  veste,  juxtaposés  sans  ombre  ou  transi- 
tion, présentent  un  ensemble  duue  iiarmonie  élou- 
nante.  Seul  un  homme  spécialemcut  doué  a  pu 
créer,  avec  des  moyens  aussi  sim})les,  une  œuvre 
d'uue  telle  valeur  piclurale.  Mais  ;iux  yeux  de  la 
moyenne  des  peintres  du  temps,  hnbilués,  comme 
le  public,  aux  ombres  opaques  et  ;iux  tons  éteints, 
cemagnilique  morceau  de  peinture  heurtait  la  vue. 
11  semblait  criard  et  violent. 

hWcleur  tragique  digne  de  son  nom,  somi>re  et 
farouche,  se  tenait  debout,  vêtu  de  noir.  C'était 
l'acteur  Rouvière  dans  le  l'ôle  de  llamlet.  11  n'y 
avait  point  ici  de  couleurs  divei',-(>s  juxiaposées 
comme  ihius  ]o  Fifre;  \o  (ou  noir  uruéi-.il  (b's  \o\o- 


LEXPOSITIO.N    l'ARTICLLlERli  DE    lStj7  71 

menls,  on  accord  avec  le  gris  du  fond,  eût  dû  l'aire 
accepter  le  tableau  à  des  gens  dont  les  yeux  aimaient 
le^  ensembles  fondus.  Mais  Manet,  pour  obtenir  son 
effet  tragique,  avait  peint  les  traits  d'une  brosse 
hardie,  par  louches  puissantes,  et  il  est  supposablc 
que  c'est  cette  manière,  considérée  comme  brutale, 
qui  a  dû  servir  de  prétexte  au  jury  pour  sa  condam- 
nation. 

Manet  voyait  donc  le  jury  revenir  envers  lui  à 
cette  inimitié  de  parti  pris  qui,  pendant  les  pre- 
mières années  où  il  avait  voulu  se  produire,  l'avait 
tenu  _écarté.  Il  subissait  de  nouveau  l'ostracisme. 
D'ailleurs  il  ne  pouvait  s'attendre  à  trouver  au 
dehors  la  moindre  commisération.  Dans  l'état  de 
soulèvement  où  le  Déjeuner  sur  C  herbe  et  Y  Olympia 
avaient  mis  le  public  entier  contre  lui,  il  se  voyait 
repoussé  partout.  Les  artistes  influents,  les  cri- 
tiques, les  connaisseui's.  la  presse  entière  le  llétris- 
saient.  Il  avait  pensé  atteindre  à  la  renommée  par 
la  production  d'œuvres  où  il  avait  mis  toute  son  ori- 
ginalité, il  était,  en  effet,  parvenu  à  une  renommée 
extraordinaire  de  condamné.  Il  ('dait  tombé  dans  un 
al)ime  de  réprobation.  11  av;iit  perdu,  par  surcroît) 
son  unique  défenseur  fidèle  de  la  première  heure, 
Baudelaire,  entré  l'esprit  éteint  dans  une  maison  de 
santé,  il  se  trouvait  donc  maintenant  seul,  son 
abandon  paraissait  irrévocable. 


72  HISTOIRE   DEDOUAUD   MANET 

('opendant,  à  ce  moment  môme,  son  originalité  et 
son  apport  de  nouveanté  avaient  agi  sur  plusieurs. 
Le  besoin  d'émancipation  qui  se  manifestait  chez 
lui  ne  pouvait  être  un  fait  isolé,  il  devait  aussi  exis- 
ter chez  d'autres  et  alors  le  bruit  éclatant  dont  il 
était  cause,  en  le  mettant  en  vue,  ne  pouvait  man- 
quer de  lui  amener  ceux-là.  Cette  obscure  germina- 
tion qui  s'accomplit  partout,  qui  fait  que  les  choses 
neuves,  croyances,  doctrines,  formes  sociales,  formes 
artistiques  commencent  d'abord  à  se  manifester  dif- 
ficilement chez  des  individus  isolés  ou  dans  de  petits 
groupes,  pour  s'étendre  ensuite  peu  à  peu,  devait 
s'accomplir  aussi  en  faveur  de  l'esthétique  qu'il 
venait  inaugurer.  A  l'heure  même  où  il  semblait  à 
jîtmais  lepoussé  de  tous,  il  avait  ainsi  conquis,  par 
afdnilé,  un  certain  nombre  de  jeunes  gens,  qui 
allaient  lui  venir  comme  défenseurs,  comme  dis- 
ciples ou  comme  spectateurs  bienveillants. 

11  y  avait  alors  à  Paris  deux  jeunes  hommes,  liés 
par  uue  amitié  d'enfance  :  Cézanne  et  Emile  Zola. 
Le  premier  voulait  être  peintre  et  débutait  dans  son 
art,  le  second  s'était  déjà  produit  brillamment  dans 
la  littérature.  Tous  les  deux  dédaignaient  les  chemins 
battus.  Aussi  ayant  tout  de  suite  remarqué  l'œuvre 
de  Manet,  avaient-ils  ressenti  pour  l'auteur  cette 
sympathie  déjeunes  gens  vaillants,  entraînés,  d'ins- 
tinct, à  se  ranger  du  côté  d'un  homme  jeune  comme 


L'EXPOSITION   PAUTICL'I.lERt;   DE    18G7  73 

eux,  altaqiié  Iji'ulalcmeiit.  Leur  syini)alliie  dovail  se 
traduire  en  actes.  Elle  devait  conduire  le  peinlre  à 
adopter,  après  un  certain  temps,  la  technique  inau- 
iiurce  par  Mnnel,  et,  en  ellet,  (lézanne,  qui,  au  dé- 
but, avait  d'abord  subi  rintluence  romanticjue  de 
Delacroix,  ])uis  rintluence  réaliste  de  Courbet,  de- 
vait Unir  par  se  fixer  définitivement  à  la  peinture 
des  tons  claij's,  en  pleine  lumière  et  en  plein  air.  VA 
elle  portait  Zola  l'écrivain,  à  se  servir  immédiate- 
ment de  sa  plume,  pour  se  faire,  auprès  du  pni)lic, 
le  défenseur  du  novateur  attaqué. 

M.  de  Yillemessinit  dirigeait  alors  V Evrnenioit. 
r/étail,  avant  hi  cré.ilion  du  Figaro  quotidien,  le 
})remier  journal,  paraissant  tous  les  jours,  qui  fût 
survenu,  avec  un  caractère  littéraire,  rédigé  par 
des  écrivains  d'opinions  libres  et  diverses.  x\nssi 
était-il  ti'ès  en  faveur  sur  le  boulevard  et  parmi 
b's  gens  de  lettres,  les  gens  du  monde  et  des 
théâtres.  Zola  avait  été  chargé  par  M.  de  Ville- 
messant,  qui  recherchait  les  nouveaux  venus,  d'y 
rendre  comple  du  salon  de  iSGt).  Il  s'était  tout 
de  suite  sigUcilé  par  l'éclat  de  son  style  et  le  tour 
donné  à  sa  critique.  Ses  aiticles  étaient  donc 
fort  lus,  lorsque  dans  l'un,  publié  le  4  mai,  on 
avait  vu  poindre  avec  étonnement  une  théorie  sur 
les  artistes  originaux,  qui  ne  tendait  à  rien  moins 
(ju'à   placer  Manet   parmi    les   maîtres.    Cet  article 

1 


74  HISTdlRE   UEDOLARD   MANET 

n'était  qu'une  préparation;  en  cfTet,  le  7  mai,  il  «-n 
paraissait  un  autre  très  étudié,  du  meilleur  stvle  de 
l'auteur,  consacré  à  un  éloge  enthousiaste  de  Manet 
et  de  ses  œuvres.  Zola,  prenant  en  main  la  cause  de 
l'artiste  que  le  jury  de  cette  année  même  repous- 
sait du  Salon,  le  déclarait  lui  grand  peintre,  pré- 
disait à  ses  tableaux,  dans  l'avenir,  une  place  au 
Louvre  et  de  plus  abîmait  à  ses  pieds  les  j;ein- 
Ires  (le  la  tradition  alors  au  pinacle  et  adulés  du 
public. 

L'article  de  Zola  produisit  sur  le  public  du  Imuio- 
vard  et  de  la  rue  la  même  indignation  que  les 
tableaux  de  Manet  avaient  protluite  sur  celui  du 
Salon.  On  n'en  pouvait  croire  ses  yeux!  Dans  un 
journal  littéraire,  patronné  par  les  ratïiué's,  lire 
l'éloge  de  ce  réprouvé  de  Manet,  voir  qualifier 
d'oeuvres  de  maître  des  créations  jugées  barbares, 
d'un  alTreux  réalisme,  qui  avait  rempli  d'horreur 
les  gens  de  goût  et  fait  rire  la  ville  entière!  Le  sou- 
lèvement fut  universel.  M.  de  Villemessant  s'en- 
tendit dire  que  s'il  ne  se  séparait  de  son  critique 
d'art,  les  lecteurs  se  sépareraient  de  son  journal.  11 
prit  d'abord  un  moyen  terme,  en  chargeant  un 
second  rédacteur  de  louer  les  artistes  que  le  premier 
avait^  attaqués.  Une  telle  demi-mesure  ne  pouvait 
sufhre.  On  voulait  que  Zola  se  tîit  et  lui-même, 
satisfait  du  coup  porté  et  se  refusant  à  toute    cou- 


LEXPOSmON  PAIITICU LIEUE   DE    1867  75 

cossion.  ii]terrom[)il  brusquement  son  Salon  cl  ahnn- 
donna  le  journal. 

Son  départ  fut  accueilli  comme  la  juste  réparation 
dun  acte  inqualifiable.  Il  avait  agi  de  la  Iïkmui  la 
plus  désintéressée,  en  prenant  en  main  la  cause  de 
.Mauct.  avec  lequel  il  navait  eu  jusqu'alors  aucune 
relation.  Son  acte  lui  avait  été  inspiré  par  une  sin- 
cère admiration,  et  c'était  par  vaillance,  par  puis- 
■^arice  de  tempérament  (|u"il  avait  rompu  de  Iront 
avec  ro[»inion  et  pris  le  puldic  comme  à  la  gorge. 
Mais  on  ne  voulut  point  cntin^  qu'il  m  IVit  ainsi,  on 
lui  prêta  les  mobiles  les  plus  bas.  Il  fut  en  butte  aux 
pires  accusations.  VA  son  courage  lui  valut  de  i)asser 
j>our  un  homme  de  mauvaise  foi,  manquant  de  nis- 
[)ect  à  tout  ce  qui  était  respectable. 

Quelque  temps  après,  M.  Arsène  Ilous'saye,  qui 
dirigeait  une  i-evue  d'art  et  de  littérature,  la  Revue 
(lu  XIX  siècle,  oli  il  voulait  donner  i)lace  à  des 
articles  sensationnels,  demanda  à  Zola  une  étude 
spéciale  sur  Manct.  Elle  parut  dans  le  numéro 
de  janvier  1807.  Zola  cette  fois-ci  avait  abandonné 
la  partie  d'attaque  contre  les  peintres  de  la  traditioir, 
entrée  dans  les  articles  de  {'Evénement,  qui  avait 
>()ulevé  une  si  grande  colère.  Son  étude  consacrée 
exclusivement  à  Manet.  relue  aujourd'hui,  ne  paraît 
contenir  que  des  vérités  très  simples.  Les  jugements 
qu'il  y  porte  ne  jtourraienl  [)lus  sr.ulever  d'opposi- 


76  HISTOIRE   DEDOUARD   MANET 

lion  que  chez  ces  retardataires,  attachés  aux  tomiules 
tout  à  fait  mortes,  mais,  au  moment  où  ils  parurent, 
ils  firent  Teffet  de  paradoxe-^.  Il  s'étendait  surtout 
sur  YObjmpia,  il  la  louait  sans  réserve.  Cela  suffisait 
pour  que  Ion  jugeât  qu'il  devait  être  au  fond  de 
mauvaise  foi,  ne  pensant  réellement  pas  un  mot  de 
ce  qu'il  écrivait.  Olympia  et  son  chat  noir  avaient 
suscité  une  telle  réprobation,  que  la  moindre  défense 
en  paraissait  monstrueuse.  Non  content  de  la  publi- 
cité que  ses  articles  avaient  reçue  dans  V Ecé/ifirnent 
et  dans  hi  Revue  du  Xl.V  siècle,  Zola,  pour  leur 
assurer  la  durée,  les  reproduisit  en  brochures. 
Après  cette  obstination,  dans  ce  qu'on  prenait  pour 
une  erreur  perverse,  il  fut  décidément  considéré 
comme  un  homme  dangereux  et  la  presse  entière 
resta  fermée  à  sa  critique  d'ai't. 

Manet,  sur  le  moment,  ne  se  trouva  avoir  rien 
gagné  au  plaidoyer  de  Zola,  puisqu'on  définitive  le 
public,  dans  sa  colère,  les  mettait  tous  les  deux  au 
même  rang  de  réprouvés.  Mais  cette  défense  reten- 
tissante ne  l'avait  pas  moins  sorti  de  Fisolement 
absolu  où  il  s'était  un  moment  trouvé.  Elle  allait 
encourager  à  venir  vers  lui  les  jeunes  gens  qui 
déjà  se  sentaient  certaines  affinités  et,  cherchant  des 
voies  nouvelles,  le  prendraient  pour  porte-drapeau. 
Il  n'était  plus  seul.  Zola  ('lait  venu  comme  le  premier 
d'un  groupe  de  coniballauls  (pii   allait  se  recruter. 


i;i:XPOSITI(».\   PARTICILIKUK    DE    1867  77 

Manelsélaitvii  interdire  le  Salon  de  IcSiiG.  En  ISdT 
devait  se  tenir  nne  exposition  universelle  on,  à  C(Mé 
des  produits  de  l'industrie,  on  ferait  une  place  aux 
œuvres  d'art.  Cette  exposition  dépassait  en  impor- 
tance le  Salon  annuel.  Les  artistes  de  toutes  nations 
mis  à  côté  les  uns  des  autres  et  destinés  à  être  ju^és, 
outre  le  public  parisien,  par  des  speclateurs  du 
monde  entier,  devaient  éprouver  un  inl(>rèt  parti- 
culier à  s'y  montrer.  Manet  essaya  donc  de  s'y  faire 
recevoir.  Mais  le  jury  appelé  à  dé'siiiuer  les  œuvres 
admissibles  le  repoussa.  Eu  18(57  comme  en  ISGO, 
il  allait  ainsi  être  éloufTé.  Il  ne  lui  restait  plus,  dans 
cette  extrémité,  qu'à  se  produire  (juand  nu^'uie,  en 
recourant  à  une  exposition  particulière. 

11  avait  du  reste  déjà  pratiqué  une  exposition  de  ce 
iicnre  au  commencement  de  ISti^i.  Elle  avait  eu  lieu 
sur  le  boulevard  des  Italiens,  dans  un  local  que  l'on 
appelait  Chez  Martinet,  du  nom  de  son  propriétaire, 
un  liomme  d'initiative,  qui  soutenait  les  jeunes  ar- 
tistes inconnus  ou  discutés  et  prenait  leurs  tableaux 
pour  les  mettre  sous  les  yeux  du  public.  Manet  avait 
irroupé  chez  lui  quatorze  toiles,  parmi  lesquelles  se 
voyaient  la  Musique  aux  Tuileries,  le  Vieux  musi- 
cien, le  Ballet  espagnol,  la  Chanteuse  des  rues,  Lola 
de  Valence.  Cet  ensemble  n'avait  eu  d'ailleurs  aucun 
succès.  .Les  visiteurs  n'y  avaient  découvert  que  du 
«bariolage»,   selon   l'expression  employée  à  cette 

7. 


78  HISTOUîE   D'EDOUARD   MANET 

occasion  par  Paul  Manlz  dans  la  Gazette  des:  fjeaifx- 
Ai'ts.  On  poLil  même  dire  que  cette  exposition,  en 
indisposant  les  esprits,  avait  contribué  au  refus  que 
le  jury  du  Salon  faisait  quelques  semaines  après  du 
Déjeune?'  sur  Vliej^be. 

Mais  Manet  ne  devait  jamais  se  laisser  rebuter  ;  sa 
persistance  à  vouloir  exposer  en  tout  lieu  et  à  mon- 
trer ses  tableaux  en  toule  circonstance  devait  être 
inébranlable.  Il  était  convaincu  que  le  public,  par 
liabilude,  arriverait  à  se  familiariser  avec  ses  formes 
et  ses  procédés  et  qu'après  s'en  être  d'abord  offensé, 
il  finirait  par  les  trouver  bons.  11  avait  raison  au 
fond;  seulement  ce  chanerement  qu'il  attendait  tous 
les  jours  comme  un  accident  heureux,  susceptible  de 
le  favoriser  à  chaque  nouvelle  exposition,  ne  devait 
réellement  avoir  lieu  qu'après  une  très  longue 
bataille,  continuée  pendant  des  années,  et  ne  serait 
obtenu  que  par  ses  œuvres  accumulées  tout  entières. 
Toujours  est-il  qu'avec  la  détermination  de  se  mon- 
trer en  toutes  circonstances,  il  ne  pouvait  se  rési- 
gner à  [)erdre  l'occasion  d'une  exposition  universelle 
qui  s'olfrait  en  1867,  en  se  laissant  étoutfer  par  le 
refus  d'un  jury.  11  se  résolut  l\  montrer  l'ensemble 
de  ses  œuvres  et.  à  cet  effet,  il  lit  élever  une  cons- 
truction en  l>ois,  une  sorte  de  baraque,  près  du  pont 
de  l'Aima.  Il  avait  obtenu  l'autorisation  de  la  placer 
sur  une  contre-allée  de  l'avenue  qui  longe  les  C.hamps- 


LEXPOSITION   PARTICULIÈRE   DE   1807  79 

Elysées.  sur  le  bord  do  l'eau.  L'autorisation  d'eu 
élever  une  semblable  avait  été  accordée  à  (îourbet 
qui,  de  même  que  Manet,  s'était  vu  fermer  les  portes 
de  lExposition  universelle.  Placés  l'un  près  de 
l'autn',  ils  allaient  donc  tous  les  deux  soumettre 
leurs   œuvres  au  public  dans  un  local  particulier. 

L'exposition  au  pont  de  l'Aima  s'ouvrit  en  mai 
18(JT.  KUe  complaît  cinquante  numéros,  à  peu  près 
toute  l'œuvre  de  l'auteur.  C'était  un  magnifique 
ensemble  de  tableaux,  qui  sont  pour  la  plupart 
maintenant  entrés  dans  les  musées  ou  onl  pris 
place  dans  les  grandes  collections  d'Europe  ou 
d'Amérique.  Mais  le  public  ne  voulut  y  voir  qu'une 
réunion  de  choses  grossières.  Il  y  retrouvait  sur- 
tout le  Déjeuner  sur  l'herbe  et  ÏObjmfna,  qui 
l'avaient  si  prolbndément  olîensé,  et  le  temps  écoulé 
depuis  leur  apparition  était  trop  court  pour  qu'il 
pût  être  amené  à  modifier  son  opinion.  On  ne  faisait 
du  reste  aucun  tri  entre  les  œ'uvres.  on  les  condam- 
nait en  bloc,  comme  conçues  et  exéeutées  en  dehors 
de  toutes  les  règles  du  beau.  La  presse,  la  carica- 
ture s'acharnèrent  de  nouveau  contre  Manet  et 
son  exposition  ne  recueillit  que  railleries  et  répro- 
bation. 

Si  on  eût  été  à  même  de  juger  avec  indépendance 
et  capable  de  regarder  sans  prévention,  on  eût 
cependant    pu  se  laisser  éclairer  par  la  préface  du 


80  HISTOIUE  DEDOLARD   MANET 

catalogue  des  œuvres  exposées.  On  eût  pu  reconuaîli'e 
en  la  lisant,  que  cette  outrecuidance  qu'on  attribuait 
à  Manet,  d'homme  jaloux  de  renverser  toutes  les 
règles,  pour  peindre  d'une  manière  non  encore 
essayée,  n'existait  que  dans  l'imagination  des 
détracteurs.  11  avait  en  edet  inséré  en  tète  de  son 
catalogue,  sous  le  titre  de  Molifs  d'une  exposition 
particulière,  un  appel  au  public.  On  y  trouve  une 
vue  si  juste  sur  son  caractère  et  sur  celui  de  son 
(euvre,  (jue  nous  le  reproduisons  en  entier  : 

(c  Depuis  1861,  M.  Manet  expose  ou  tente  d'exposer. 

«  ('ette  année,  il  s'est  décidé  à  montrer  directe- 
ment au  public  l'ensemble  de  ses  travaux. 

<(  A  ses  débuts  au  Salon.  M.  Manet  obtenait  une 
mention.  Mais  ensuite  il  s'est  vu  trop  souvent 
écarté  par  le  jury,  pour  ne  pas  penser  que  si  les  ten- 
tatives d'art  sont  un  combat,  au  moins  faut-il 
lutter  h  armes  égales,  c'esl-à-dirc  pouvoir  montrer 
aussi  ce  qu'on  a  fait. 

«  Sans  cela,  le  peintre  serait  trop  facilement 
enfermé  dans  un  cercli'  dont  ou  ne  sort  plus.  On  le 
forcerait  à  empiler  ses  toiles  ou  à  les  l'ouler  dans 
un  grenier. 

«  L'admission,  l'encouragement,  les  récompenses 
oflicielles  sont  en  effet,  dit-on,  im  brevet  de  talent 
aux  yeux  d'une  partie  du  j)ulilic,  prévenue  dès  lors 


LliXPOSlTION   PARTICILIF.IU-:    DE    18G7  81 

pour  ou  contre  les  œuvres  reçues  ou  i-efiisées.  Mais, 
(l'un  autre  côté,  on  affirme  au  peintre  que  c'est  l'im- 
pression  spontanée  de  ce  même  public,  qui  motive  le 
peu  d'accueil  que  font  les  divers  jurys  à  ses  toiles. 

«  Dans  cette  situation,  on  a  conseille  à  l'artiste 
d'attendre. 

«  Attendre  quoi?  Qu'il  n'y  ait  plus  de  jury. 

«  Il  a  mieux  aimé  trancher  la  question  avec  le 
public. 

«  L'artiste  ne  dit  i)as  aujourd'iiui  :  Venez  voir 
des  œuvres  sans  défauts;  mais  :  Venez  voir  (b's 
œuvres  sincères. 

<(  C'est  l'elVet  de  in  sincérité  (b'  donner  aux 
œuvres  un  caractère  qui  les  fait  ressembler  à  une 
protestation,  alors  que  le  peintre  n'a  songé  qu'à 
rendre  son  impression. 

«  M.  Manet  n';i  jamais  voulu  protester.  C'est 
contre  lui,  qui  ne  s'y  attendait  pas,  qu'on  a  protesté 
au  contraire,  parce  qu'il  y  a  un  enseignement  tradi- 
tionnel de  formes,  de  moyens,  d'aspects  de  peinture 
et  que  ceux  qui  ont  été  élevés  dans  de  tels  prin- 
cipes n'en  admettent  plus  d'autres.  Ils  y  puisent 
une  naïve  intolérance.  En  dehors  de  leurs  formules, 
rien  ne  peut  vabnr.  et  ils  se  font  non  seulement 
critiques,  mais  adversaires  actifs. 

«  Montrer  est  la  question  vitale,  le  sine  (/ua  non 
pour  l'artistf,  car  il  arrive,  après  quelques  contem- 


82  IIISTOIIΠ   DEDOIARI)    MANKT 

plalioiis,  qu'on  se  l'amiliarise  avec  ce  qui  surpre- 
nait, el,  si  l'on  veut,  choquait.  Peu  à  peu  on  le 
comprend  et  on  l'admet. 

«  Le  temps  lui-même  agit  sur  les  tableaux  avec 
un  insensible  polissoir  et  en  fond  les  rudesses  pri- 
mitives. 

<'  Montrer,  c'est  trouver  des  amis  et  des  alliés  pour 
hi  lui  te. 

«  M.  Manet  a  toujours  reconnu  le  talent  là  où  il 
se  trouve  et  n  a  prétendu  ni  renverser  une  ancienne 
pcintui'e,  ni  en  créer  une  nouvelle.  Il  a  cherché 
simplemeul  à  être  lui-même  et  non  un  autre. 

«  D'ailleurs  M.  Manet  a  rencontré  d'importantes 
sympathies  et  il  a  pu  s'apercevoir  combien  les  juge- 
ments des  hommes  d'un  vrai  talent  lui  deviennent 
(h^  jour  en  jour  plus  favorables. 

«  Il  ne  s'agit  donc  plus,  pour  le  peintre,  que  de 
se  concilier  le  public  dont  on  lui  a  fait  un  soi-disant 
ennemi.  » 

Mai,  1867. 

Quand  Manet  disait  :  «  M.  Manet  n'a  jamais 
vouhi  protester.  C'est  contre  lui,  qui  ne  .iij  alUnidait 
pas^  qu'on  a  protesté  au  contraire.  »  Quand  il 
disait  encore  :  «  M.  Manet  a  toujours  reconnu  le 
talent  là  où  il  se  trouve  et  n'a  prétendu  ni  renverser 


l/EXPOSmON  ]»AUT1CL'I>1EH1-:    UL]    1867  ,S3 

une  ancienne  [)eintiire,  ni  en  créer  une  nouvelle. 
Il  a  cherché  simph^ment  à  être  lui-même  el  Jioii 
un  autre  >.  il  exprimait  de  honne  foi  une  parfaite 
vérité.  L'idée  de  révolte  personnelle,  pour  se  sous- 
traire aux  préceptes  diîs  ateliers  et  à  une  tradition 
cpril  jujjjeait  vieillie,  lui  était  certes  venue  et  lui  ap- 
partenait, mais  non  celle  qu'on  lui  prétait,  de  cher- 
cher, avec  outrance,  à  heurter  les  règles  de  tout 
temps  (djservées.  Rien  n'était  plus  éloignt'  de  son 
esprit.  Jamais  il  n'avait  entendu  prolestei-,  de 
manière  à  froisser  le  puhlic  et  à  se  l'iiliéner.  La 
situation  de  réprouvé  qu'on  lui  faisait  lui  était  au 
contraire  odieuse.  11  ne  demandait  ([u'à  conquérir  le 
puhlic,  il  avait  toujours  pensé  qu'il  y  parviendrait. 
Il  n<>  pouvait  menu?  s'expliquer  comment  les 
u'uvres  (|u"il  produisait,  selon  sa  pente  naturelle, 
pouvaient  être  répulsives  et  pourquoi  on  s'iudignait 
à  leur  vue.  Aussi  s"altendait-il  toujours  à  voir  le 
puhlic  revenir  à  d(^  meilleurs  sentiments  à  son  égard. 
Chaque  fois  qu'un  défenseur,  un  disci[)le  parmi  les 
jeunes  ou  un  simple  spectateur  hienvcillant  se  décla- 
rait, il  accueillait  ces  marques  isolées  avec  une 
satisfaction  hors  de  leur  importance,  croyant  y  voir 
le  point  de  départ  de  ce  changement  envers  lui,  sur 
lequel  il  comptait  toujours. 

Jauiais  en  elTet  personne  n'a  peint  avec  plus  de 
sincérité  et,  pour  une  part,  avec  plus  de  naïveté  que 


84  HISTOIRE   DÉDOUARD   MANEÏ 

Maiif^t;  jamais  personne  n"a,  le  pinceau  à  la  main, 
absorbé  par  le  sujet,  cherché  à  le  rendre  plus  lidè- 
lement.  Le  dissentiment  survenu  entre  le  public  et 
lui  provenait  donc  d'une  dilTérence  de  vision.  Manet 
et  les  autres  ne  voyaient  pas  de  la  même  manière, 
leurs  yeux  ne  percevaient  pas  de  semblables  images. 
Or,  dans  ce  désaccord,  c'était  le  peintre  qui  avait 
raison.  Quand  on  disait  :  «  O  nouveau  venu  ne  peut 
cependant  être  dans  le  vrai  C(mtre  le  peuple  entier, 
(jui  le  condamne  et  qui  serait,  lui,  dans  l'erreur  ■>. 
c'était  bien  réellement  le  nouveau  venu  qui  avait 
raison  conire  tous  les  autres,  qui  avaient  tort,  qui 
voyaient  et  jugeaient  mal. 

Les  antres  ne  promenaient  autour  d'eux  que  des 
yeux  éteints,  tandis  que  Manet  possédait  une  vision 
éclatante.  Les  choses  lui  apparaissaient  en  pleine 
lumière,  avec  une  splendeur  exceptionnelle.  Lu 
nature  l'avait  réellement  doué  d'une  manière  spé- 
ciale et,  parla,  l'avait  créé  pour  être  peintre,  dans 
le  grand  sens  du  mot.  (l'est  ce  que  Zola  avait  tout 
d'abord  reconnu  et  ([u'il  criait  à  la  foule,  en  lui 
disant  :  ((  Manet  possède  un  tempérament  cà  part,  il 
est  doué  d'une  vision  inaltendue.  L'exception  qui 
vous  le  rend  antipathi([ue  est  la  raison  même  de  sa 
supériorité.  Elle  doit  le  faire  prédominer  sur  les 
artistes  de  cette  tradition  banale  et  de  ces  pastiches 
courants,    que  vous  admirez,    parce    (ju'ils   sont    à 


L'EXPOSITIOX   PARTICULIEHE  DE   1867  85 

runisson  de  voire  plaliliule,   mais  qui,    dépourvus 
d'originalité  et  dinvention,  ne  sauraient  vivre  ». 

La  faculté  de  voir  à  part  ne  venait,  chez  Manet, 
ni  d'un  acte  raisonné,  ni  d'un  efTort  de  volonté,  ni 
du  travail.  Elle  était  le  seul  lait  de  la  nature.  Elle 
était  l(Mlon.  Elle  correspondait  chez  lui  j)eintre,  à  hi 
supériorité  qui  chez  l'écrivain  crée  le  .  poète, 
l'homme  à  part,  exceptionnellement  inspiré.  On 
peut  iippremlre  le  mt'dierch'  la  peinture  et  pai'venir 
à  peinch-e,  ou  peut  appreiuh-e  hi  versitication  et 
réussir  à  l'tiire  des  vers,  mais  eehi  iu>  i)ermettra  à 
personne,  qui  n'a  été  spécialement  doué,  de  se  dire 
peintre  ou  poète,  au  sens  élevé  du  mot.  Manet  avait 
été  doué  par  la  nnlui'c»  i)our  être  })eiutre.  11  voyait 
les  choses  dans  un  éclat  de  lumière,  (|ue  les  autres 
n'y  découvraient  pas,  il  hxait  sur  la  toile  les  sensa- 
tions qui  avaient  frappé  son  œil.  En  le  faisant  il 
agissait  inconsciemment,  puisque  ce  qu'il  voyait 
lui  venait  de  son  organisation,  ilien  n'était  doue 
plus  faux  que  de  l'accuser  de  s'adonner  à  la  soi- 
disant  peinture  hariolée,  de  propos  délihéré,  et  par 
pur  désir  d'attirer  l'attentioM. 

Pour  une  part,  l'originalité  qui  soulevait  le 
publie  contre  lui  était  donc  l'effet  dune  manière 
d'être  organique,  à  laquelle  il  obéissait  sans  y  pou- 
voir rien  changer;  mais  pour  l'autre,  elle  venait  de 
l'esthétique  particulière  qui  le  guidait,   et  qui  alors 


86  HISTOIRE  D'EDOIARU    MANET 

était  le  résultat  d'une  préférence.  Aussi  bien  le  choix 
lui  en  avait  été  dicté,  en  partie,  par  l'étude  des 
devanciers,  avec  lesquels  ses  penchants  l'avaient 
fait  entrer  plus  spécialement  en  contact.  Cet  homme, 
accusé  d'ignorance,  avait  étudié,  comparé,  copié 
dans  les  musées.  Il  avait  fait  des  voyages  pour  con- 
naître les  maîtres  étrangers.  Ses  affinités  l'avaient 
porté  vers  Frans  liais  parmi  les  Llollandais,  los 
Vénitiens  parmi  les  Italiens,  Velasquezet  Goya  par- 
mi les  Espagnols.  Or  l'esthétique  qui  était  sienne 
avait  aussi  été  la  leur. 

Tous  ceux-là  en  etTet  avaient  t'iiidié  la  vie  autour 
d'eux,  s'étaient  tenus  dans  le  monde  de  leur  temps, 
avaient  peint  les  hommes  de  leur  milieu,  avec  les 
costumes  qu'ils  portaient.  Ce  grossier  réalisme  que 
le  f)uhlic  prétendait  trouver  chez  Mantd,  pourlcfjuel 
il  l'accablait  d'injures,  n'était,  sous  un(>  forme  adap- 
tée à  des  conditions  nouvelles,  (|iic  la.  peinture  du 
monde  vivant,  telle  que  l'avaient  connue  les  Hol- 
landais, les  Vénitiens  et  les  Espagnols.  Whistler  a 
très  bien  dit,  dans  son  Tcn  o'clock,  ({ue  tous  ceux-là 
avaient  su  reconnaître  la  beauté,  dans  les  conditions 
de  vie  les  plus  diverses  :  «  Comme  Rembrandt 
quand  il  découvrait  une  grandeur  pittoresque  et  une 
noble  dignité  au  quartier  juif  d'Amsterdam,  sans 
regretter  que  ses  habitants  ne  fussent  pas  des  Grecs. 
Comme  Tintoret  et  Paul  Yéronèse  parmi  les  Vt'ui- 


1/EXP0S1TI0.\   PAKTICULIEIiE   DE    l^r.T  87 

liens,  ne  s'arrèlant  pas  à  changer  leurs  brocarts  de 
soie  pour  les  draperies  classiques  d'Athènes,  r.ommc 
Yelasquez  à  la  cour  de  Philippe,  dont  les  Infantes, 
habillées  de  ju})ons  inesthétiques,  sont  artistique- 
ment de  la  même  valeur  que  les  marbres  d'Elgin.  » 
Ainsi  cette  accusation  élevée  contre  Manet,  de  violer 
toutes  les  règles  jus(ju"à  C(>  jour  admises,  ne  venait 
que  de  la  médiocrité  de  vision  du  public,  que  de  son 
étroitesse  de  jugement,  que  de  son  ignorance  du 
passé,  que  de  son  amour  de  la  roulinc  o[  Ao  sa  com- 
plaisanc(^  ])our  la  banalité. 

Manet  n'avait  jamaisconnu  celte  révolte  cuntre  les 
règles  et  contre  les  maîtres  qu'on  lui  prêtait. 
Personn(>  n'admirait  plus  que  lui  les  vrais  maîtres 
modernes,  Ingres,  Delacroix,  ('ourbet.  l*ersonne 
n'avait  plus  étudié  que  lui  les  maîtres  anciens 
pour  les(juels  il  se  sentait  de  l'aflinité.  Il  tenait 
d'ailleurs  à  proclamer  lui-même,  en  toutes  circons- 
tances, le  respect  qu'il  ressentait  pour  les  grands 
artistes  ses  devanciers.  Il  n'était  pas  plus  en 
dehors  des  réelles  données  de  l'art  que  Wagner, 
qui  a  subi,  en  partie,  les  mêmes  reproches  que 
lui.  Tout  le  monde  voit  aujourd'hui  que  ^^'ag- 
ner  n'a  fait  que  déveloj)per  la  musique  allemande, 
([ue  l(>in  d'être  en  contradiction  avec  le  passé,  il  s'ap- 
puie en  partie  sur  lui.  11  a  repris,  par  la  liaison 
étroite  du  drame  écrit  et  de  la  musique,  le  système 


88  HISTOIRE   DEDOUAUD   MANET 

de  Gluck  et,  pour  rorcheslralion  et  la  polyphonie, 
s'est  d'abord  inspiré  des  dernières  œuvres  de 
Beethoven.  Wagner  n'a  été  en  révolte  que  contre  la 
banalité,  la  platitude  et  les  formules  triviales  de  son 
temps.  Il  en  a  été  de  même  de  Manet,  il  était  en 
révolte  contre  le  soi-disant  grand  art  traditionnel  et 
un  prétendu  idéal,  qu'il  jugeait  décrépits  et  sans 
avenir.  Il  s'était  personnellement  mis  à  rechercher 
iiii  renouveau,  en  s'appuyant  sur  l'observation  du 
monde  vivant.  Parla  il  continuait  l'école  française 
et.  à  la  suite  dos  vrais  maîtres  qui,  dans  ce  siècle, 
l'ont  développée,  lui  faisait  faire  un  pas  en  avant. 

On  voit  très  bien  cela  maintenant,  mais  au 
moment,  en  1807,  où  le  public  avail  sous  les  yeux- 
un  ensemble  d'oeuvres  qui  lui  eût  déjà  permis  de  le 
voir,  ses  préjugés  et  son  ignorance  l'en  empêchaient, 
et  il  continuait  et  devait  continuer  longtemps  à 
poursuivre  Manet  de  ses  railleries  et  de  ses  insultes. 


DE  -ms  A  18' 


VII 


DE   1868   A   1871 


Manet,  au  cours  des  ncufannnées  où,  depuis  18o9, 
il  avait  pivsenté  des  tableaux  aux  Salous  ou  exposi- 
tious  officielles,  les  avail  vu  repousser  quatre  fois  et 
accepter  seulement  trois.  Mais  sa  persistance  à  vou- 
loir se  montrer,  sa  décision,  à  l'occasion  de  l'Expo- 
sition universelle,  de  mettre  sa  production  entière 
sous  les  yeux  du  public,  le  bruit  énorme  fait  autour 
de  son  nom,  lui  avaient  créé  une  importance  assez 
grande,  pour  qu'il  devînt  à  peu  près  impossible  de  le 
proscrire  plus  longtemps.  En  outre  certains,  tout  en 
condamnant  d'avance  ses  œuvres,  exprimaient  cepen- 
dant le  désir  de  les  voir.  D'autres,  par  pure  générosité 


92  HISTOmE   DEDOUARD   MANET 

et  esprit  de  justice,  frappés  de  la  persévérance  d'un 
homme  obstinément  sur  la  brèche,  eussent  sûrement 
protesté  contre  les  rigueurs  du  jury,  si  elles  se 
fussent  renouvelées.  Toutes  ces  causes  devaient 
donc  amener,  en  faveur  de  Manet,  un  changement 
dans  la  conduite  des  jurys,  tellement  qu'après  avoir 
vu  ses  tableaux  refusés  systématiquement  aux  Salons, 
il  devait  maintenant  les  voir,  comme  règle,  admis, 
et  les  refus  qui  pourraient  oncore  l'alteindre  ne 
surviendraient  plus  que  comme  des  exceptions. 
En  1868,  il  présenle  au  Salon  deux  tableaux  :  le 
Portrait  (VEmile  Zola,  et  Unr  jfunr  Fewme,  qui  sont 
donc  reçus. 

Le  Portrait  (/'Emile  Zoia  était  comme  le  Fifre  de 
l'année  précédente,  un  de  ces  puissants  morceaux 
de  peinture  qui  n'eussent  pu  manquer  d'être  admirés, 
par  des  spectateurs  en  état  de  juger  sainement.  Il 
souleva  de  nécessité  cetle  sorte  d'opposition  qui 
accueillait  les  œuvres  de  son  auteur,  cependant  les 
critiques  se  trouvèrent  accompagnées  de  réserve. 
On  ne  put  s'empêcher  de  remarquer  la  tète  pleine 
de  vie  et  de  fermeté,  où  se  révélait  la  force  de  carac- 
tère du  modèle.  La  facture  de  diverses  parties, 
d'une  superbe  pâte,  ne  pouvait  non  plus  manquer 
de  frapper  certains  artistes,  plus  ouverts  que  les 
autres.  Ceux-là  reconnaissaient  que  Manet  possédait 
des  qualités  natives  de   peintre,   mais  après  avoir 


DE    1868   A    ISTI  93 

autrefois  déclaré  qu'il  on  faisait  un  usage  absolu- 
ment détestable,  ils  commen(:aient  à  concéder  ()ue 
Tusage  devenait  moins  mauvais.  En  somme  le  por- 
trait ne  souleva  qu\ine  opposition  mitigée. 

Toutefois,  comme  on  ne  faisait  ces  concessions 
qu'à  contre-cœur,  ayant  devant  soi  deux  tableaux  à 
juger,  on  se  dédommageait  sur  Tautre,  que  l'on 
condamnait  alors  sans  réserve.  Il  s'agissait  d'une 
jeune  femme  imi  pied,  de  grandeur  naturelle,  vêtue 
d'un  peignoir  rose.  Le  visage  laissait  voir  ce  type 
spécial  qui  apparaissait  sur  les  tètes  peintes  par 
Manet,  comme  une  mar(|U('  d«'  famille,  nuiis  ([ui 
constituait  précisément  une  de  ces  particularités 
ayant  le  don  d'exaspérer.  A  côté  de  la  femme  était 
placé  un  perroquet  sur  un  perchoir.  L'ne  telle  fan- 
taisie ne  pouvait  manquer  non  plus  d'irriter,  aussi 
la  jeune  femme  fut-elle  fort  mal  traitée  par  le  public, 
qui  la  dénomma  impoliment  la  Femiiip  nu  per- 
roquet. 

En  18()9,  Manet  envoya  au  Salon  le  Balcon  et  le 
Déjeuner.  Le  Balcon  souleva  le  mé|)ris  du  public,  à 
un  tel  point  (|u On  jiiit  croire  que  son  auteur  n'avait 
fait  aucun  pi-ogrcs  auprès  de  lui.  Ce  n'était  plus 
cette  colère  qu'avaient  vue  le  Déjeuner  sur  l herbe  et 
VOhjmpia,  le  sujet  ne  la  comportait  pas,  mais  de  la 
pure  raillerie.  On  éprouvait  le  besoin  de  rire,  aussi 
une  gaieté  bruyante  régnait-elle  da^is  l'attroupement 


94  HISTOIUE   D'EDOUARD   MANET 

formé  en  permanence  devant  le  lahleaii.  11  représen- 
tait deux  jeunes  femmes,  lune  assise,  l'autre  debout, 
sur  un  balcon,  avec  un  jeune  homme  debout  par 
derrière,  au  second  plan.  Le  balcon  était  peint  en 
vert  et  aux  pieds  des  femmes  se  trouvait  un  petit 
chien.  11  semble  étrange  qu'une  telle  scène  pût 
causer,  à  première  vue,  de  l'hilarité.  L'intérêt  à  y 
prendre  résidait  évidemment  dans  la  valeur  en  soi 
de  la  peinture  et  dans  les  particularités  de  facture. 
Mais  ce  sont  là  des  points  qui  échappent  au  public, 
à  peu  près  en  tout  temps,  et  qui  échappaient  entiè- 
rement au  public  de  cette  époque,  en  présence  de 
Manet. 

Il  ne  venait  à  l'esprit  de  personne  non  plus  de  se 
demander  pourquoi,  chaque  année,  on  retournait 
(levant  ses  tableaux  et  on  les  choisissait  de  préfé- 
rence à  tous  autres  pour  se  rencontrer.  On  eût  pu 
se  dire,  avec  un  peu  de  réflexion,  que  cette  singula- 
rité de  composition  et  de  facture,  que  cette  lumière 
éclatante  qui  les  faisaient  ressortir  et  attiraient  le 
public,  étaient  précisément  la  preuve  cliez  l'artiste 
de  ces  facultés  exceptionnelles,  que  seuls  possèdent 
les  vrais  maîtres.  M-aisle  public  subissait  l'attraction 
sans  s'inquiéter  d'en  chercher  la  cause  et  une  fois 
devant  les  œuvres,  il  se  mettait  d'abord  à  railler. 
Le  balcon  vert  cettefois-ci  lui  paraissait  une  horreur. 
Avail-on  jamais  vu  un  balcon  vert  !  Les  deux  fenmies 


J)E    18G8   A    1871  <y.\ 

étaient,  disait-on,  désagivablos  de  ligure  et  mal 
fagotées  et  le  chien,  à  leurs  pieds,  devenait  un  petit 
monstre,  aussi  en  dehors  du  bon  sens  que  le  chat  de 
ÏOli/)njjia. 

C'est  ([ue  le  j)ul)lic  h;  })renait  de  haut  avec  Manet. 
Il  le  traitait  en  fort  petit  garçon.  11  entendait  le 
relever  de  ses  erreurs  et  lui  enseigner  les  règles  de 
son  art,  qu'évidemment  il  ignorait.  Pensez  donc  ! 
avec  lui  on  avait  alFaire  à  un  homme  qui  méprisait 
le  grand  art  traditionnel,  considéré  seul  comme 
de  l'nrt  véritable,  (délaient  des  scènes  de  la  vie 
de  chaque  jour  qu'il  s'acharnait  à  peindre.  11  ne 
pouvait  dès  lors  en  imposer.  Ah  !  en  présence  des 
œuvres  du  grand  art,  il  en  était  autrement.  Là  le 
respect  i-égnait.  On  entrait  dans  l'ordre  des  choses 
qu'on  disait  idéalisées.  Or  le  public  se  rendait  assez 
compte  de  son  inlirmité,  pour  savoir  qu'il  était,  lui, 
incapable  d'idéalisation.  11  respectait  donc  de  con- 
fiance les  œuvres  crues  idéalisées  comme  supérieures. 
Puis  les  sujets  mythologiques  ou  historiques,  les 
costumes  et  les  draperies  prises  hors  des  formes 
familières,  le  tenaient  encore  sur  la  réserve  et  l'em- 
pêchaient de  se  croire  juge.  Il  passait  ainsi  devant 
les  tableaux  du  soi-disant  grand  art  traditionnel,  aux 
formes  soi-disant  idéalisées,  sans  trop  savoir  s'il  se 
plaisait  ou  non  a  les  regarder,  mais  respectueux  et 
admirant  de  conliance.  Alors  il  arrivait   deviuit  les 


96  HISTOIRE   DEDULÎAHD   MANET 

toiles  do  Manet  et  son  attituJe  changeait.  Il  n'était 
plus  retenu  ici  en  rien,  de  manifester  son  opinion. 
Il  ne  s'agissait  plus  de  dieux  et  de  héros,  on  avait 
sous  les  yeux  des  hommes  ordinaires,  vêtus  comme 
le  commun  des  mortels.  Aussi  le  public  se  croyait-il 
apte  à  prononcer  en  toute  sûreté  et  il  s'en  donnait 
à  cœur  joie.  C'étaient  des  femmes,  et  toutes  les 
femmes  se  prenaient  à  regarder  comment  étaient 
façonnées  leurs  robes,  qu'elles  déclaraient  affreuses, 
et  les  hommes  clamaient  que  ces  femmes  n'étaient 
point  jolies  et  désirables,  puis  on  passait  aux  acces- 
soires, pour  les  trouver  ridicules,  et  au  petit  chien, 
pour  le  juger  comique.  Aller  rire  devant  le  Bakou 
était  devenu  un  des  plaisirs  du  Salon. 

Le  Balcon  attirait  tellement  l'attention  que  le 
Ih'-jeunrr  demeurait  comme  négligé.  In  jeune 
homme  velu  d'un  veston  de  velours  s'y  trouvait 
j)lacé  sur  le  devant,  appuyé  contre  une  table  encore 
servie,  tandis  qu'un  homme  assis  et  une  servante 
debout  se  voyaient  au  second  plan.  C'était  son  beau- 
frère  Léon  Leenhoff,  qui  avait  posé  pour  le  jeune 
homme  en  veston  de  velours.  Le  tableau  était  peint 
dans  une  donnée  générale  de  tons  gris  et  noirs  har- 
monieux, que  le  public  eût  pu  être  plus  particu- 
lièrement porté  à  accepter.  Il  est  même  probable 
que,  comme  le  portrait  de  Zola  de  l'année  précé- 
dente, il   eût  rencontré  une  certaine  faveur,    si  le 


DE    1868   A   1871  '  07 

soulèvoment  causé  par  le  Balcon  u'cùl  l'Ii'  Icllomoiil 
violent,  qu'il  s'étendait  à  lui. 

("Cependant,  maintenant  que  Mand.  ny.uit  comme 
forcé  l'entrée  des  Salons,  s'était  pcudnul  denx  ans 
remis  en  vue,  il  devenait  délinitivement  l'homme 
qui  personnifiait  le  mouvement  de  révolte  contre  la 
tradition  et  la  routine  des  ateliers.  11  voyait  donc 
venir  vers  lui,  en  admirateurs,  ces  .ulistes  possédés 
eux  aussi  du  besoin  de  l'oriiïinalité  et  à  la  recherche 
de  voies  nouvelles. 

Une  des  adhésions  qu'il  reciKullit  alors  l'ut  (-(die 
do  M"'"  Berthe  Morisot.  Xée  à  Uour^es  en  1841,  (die 
appartenait  à  une  famille  de  vieille  bourgeoisie. 
Une  vocation  décidée  l'avait  portée  vers  la  peinture. 
Son  premier  maître  avait  été  (luicliard,  puis  elle 
avait  profité  des  conseils  de  Corot.  Klle  avait  exposé 
aux  Salons  de  1864,  G"5,  (UJ,  (iT  des  tableaux  remar- 
qués de  certains  critiques.  Tout  en  venant  se  ratta- 
cher à  Manet,  il  ne  faudrait  jxunt  la  donner  comme 
devenue  véritablement  son  élève.  Manet  qui  avait 
en  aversion  la  tradition  des  ateliers,  qui  était  Tindé- 
pendance  même,  n'eût  pu  se  prêter  à  enseigner 
régulièrement;  mais  par  la  montre  de  sa  peinture 
aux  Salons  d'abord,  puis  par  ses  conseils  et  sa 
sûreté  de  jugement,  il  deviiit,  sans  se  transformer 
en  professeur,  agir  sur  un  grand  nombre  d'artistes, 
en  voie  de  se  former  ou  déjà  formés.  !>[""  Morisot 

9 


98  HISTOHΠ   UEDOIAUD   MANhT 

était  du  nombre.  Elle  devait  siiltir  son  inflnence 
dans  tonle  sa  plénitude,  pour  arriver  à  peindre 
comme  lui  dans  les  tons  clairs,  sans  l'intervention 
des  ombres  traditionnelles.  Mais  tout  en  se  trans- 
formant de  manière  que  ses  anivres  doivent  être 
rangées  comme  parenté,  tout  à  ccMé  de  celles  de 
l'initiateur,  elle  a  toujours  su  garder  son  origina- 
lité. C'était  une  femme  distinguée,  d'un  grand 
charme  et  d'une  exquise  sensibilité.  Ses  qualités 
féminines  se  retrouvent  dans  sa  peinture,  qui  est 
raffinée  et  cependant  sans  ce  maniérisme  et  cette 
sécheresse  qu'on  peut  reprocher  généralement  aux 
artistes  de  son  sexe.  Elle  allait  se  placer  au  premier 
rang  dans  l'école  née  sous  l'influence  de  Manet,  qui 
devait  prendre  le  nom  d'Impressionniste. 

Une  grande  intimité  s'établit  entre  la  famiHe  de 
la  jeune  femme  et  celle  du  peintre,  et  quehjues 
années  après,  elle  épousa  son  frère  cadet  Eugène. 
Tout  eu  lui  donnant  des  conseils,  Manet  toujours  à 
la  recherche  de  modèles  variés  et  caractéristiques 
s'était  emparé  d'elle  pour  la  placer  dans  ses  tableaux. 
Elle  lui  avait  donné  ainsi  la  femme  assise  dans  le 
Balcon,  qui  excitait  précisément  au  Salon  de  1809 
une  telle  raillerie.  Il  peignit  encore  d'elle  eu  1870 
un  grand  portrait  en  pied,  exposé  au  Salon  de  1873 
sous  le  titre  le  Repos  et  en  outre  plusieurs  portraits, 
à  diverses  époques,  en  buste  ou  en  tète. 


DE   1808   A   1871  99 

Un  des  tout  premiers  à  se  rallier  à  l'art  de  Manet 
et  à  comprendre  la  valeur  de  son  système  de  peindre 
en  tons  clairs  juxtaposés  avait  été  Camille  Pissarro. 
Né  en  1830,  il  avait  présenté  aux  Salons  des  tableaux 
dès  1839  et  avait  été  reçu  cette  année-là.  Depuis  il 
s'était  vu  plusieurs  fois  repoussé,  en  parliculier  au 
Salon  de  1863,  et  s'était  alors  Irouvé  le  compagnon 
de  Manet  au  Salon  des  refusés.  Il  prenait  tout  de 
suite  la  défense  du  Déjeuner  .st/r  Iherbe  et  de 
VOlympia,  parmi  les  jeunes  artistes  et  les  hommes 
de  sa  connaissance  s'intéressant  aux  choses  d'art. 
A  Técart  des  voies  battues,  il  ne  pouvait  manquer 
d'accueillir  avec  joie  la  manifestation  de  formuh-s 
nouvelles.  11  fit  personnellement  la  connaissance  de 
Manet  en  1860  et  entra  alors  avec  lui  en  relations 
amicales  suivies.  11  se  sentait  surtout  porté  vers  la 
peinture  de  paysage;  il  devait  s'y  faire  une  place  de 
maître  par  la  sincérité  de  l'observation,  le  sentiment 
de  la  nature  agreste  et  le  charme  rusti(iue,  que 
laisseraient  voir  ses  œuvres. 

En  1802  quatre  jeunes  g-ens,  Claude  Monet,  Renoir, 
Bazille,  Sisley,  se  rencontraient  dans  l'atelier  de 
Cleyre  et  s'y  liaient  d'amitié.  Ils  devaient  après 
cela  subir  les  mêmes  inlluences,  se  faire  une  même 
esthétique  et  se  développer  concurremment.  Au 
moment  où  ils  cherchaient  encore  leur  vo  e.  Manet 
était    eu    pleine    production:   aussi    sa  mainiM(î   de 


100  HISTOIRE   DEDOUARD   MANET 

peindre    en     clair    devait-elle    avoir    sur    eux    nni^ 
inthience  décisive. 

(Uaude  Monet  en  particulier,  étant  allé  voir  l'expo- 
sition faite  chez  Martinet  en  1863  d'un  ensemble 
d'œuvres  de  Manet,  en  avait  reçu  une  véritable  com- 
motion. Il  avait  tout  de  suite  reconnu  que  là  étaient 
ses  aflinités.  Il  s'était  donc  mis  à  peindre  en  tons 
clairs  et,  comme  il  était  porté  vers  la  peinture  de 
paysage,  il  s'était  mis,  en  même  temps,  à  peindre 
en  plein  air.  L'adoption  des  tons  clairs  et  de  la  pra- 
tique du  plein  air  étaient  alors  des  particularités 
assez  neuves,  pour  ne  pouvoir  manquer  d'attirer 
l'attention.  Aussi"  lorsque  (Jaude  Monel  apparut 
pour  la  première  fois  au  Salon,  en  1863,  avec  deux 
marines,  fut-il  remarqué.  C'était  Tannée  même  ou 
Manet  faisait  un  si  grand  bruit  avec  son  Olympia.  Il 
avait  complètement  ignoré  l'existence  de  Monet, 
plus  jeune  que  lui  de  huit  ans  et  resté  jusqu'alors 
inconnu.  11  découvrit  au  Salon  les  deux  marines;  les 
voyant  signées  d'un  nom  si  semblable  au  sien,  il 
crut  à  une  sorle  de  plagiat  et  s'éleva  d'abord  contre 
leur  auteur,  en  demandant  avec  humeur,  autour  <I(î 
lui  :  "  Quel  est  ce  .Monet  qui  a  l'air  de  prendre  mon 
nom  et  qui  vient  ainsi  proliter  du  bioiit  ([ne  j<^ 
fais?  »  Momd,  au  su  de  ces  interrogations,  j)rit  gnind 
soin  d'accoler,  en  toutes  circonstances,  son  prénom 
d(;  ('lande  à  son  nom    p;dronymique,  pour   se  bien 


DE    1868   A    1871  101 

dislinguer  et  empùchor  toute  conrusion  avec  le 
quasi-homonyme. 

Les  deux  hommes  restèrent  ai)r."'s  ceUx  près  d'un 
an  sans  se  rapprocher,  lorsqu'en  18()6  Monet,  con- 
duit par  Zacharie  Astruc,  alhi  voir  Manet  dans  son 
atelier  et,  à  partir  ch'  ce  moment,  les  relations  les 
plus  amicales  s'établirent  entre  eux.  A  cette  époque, 
Renoir,  Bazille  et  Sisley  entraient  également  en 
rapports  avec  Ma  net  el  ainsi  le  groupe  des  quatre 
amis,  d'abord  formé  dans  l'atelier  de  (ileyre,  se 
trouva  tout  entier  uni  à  lui. 

Pissarro,  Claude  .Monet.  Ri'unir,  IJertlie  Morisol. 
Cézanne,  Sisley,  étaient  des  peintres  qui  devaient 
partir  du  point  de  départ  de  la  peinture  claire,  dont 
ils  auraient  reçu  l'exemple  de  Manet,  pour  aller  en 
avant  dans  une  voie  qui  devait  les  conduire  à  ce  que 
l'on  appellerait  l'Impressionnisme,  mais  Manet,  sans 
les  influencer  d'une  manière  aussi  directe,  par  son 
initiative  de  peindre  les  scènes  du  monde  vivant, 
devait  cependant  agir  sur  certains  autres  artistes 
qui,  le  voyant  entrer  dans  des  voies  nouvelles, 
allaient  sentir  qu'il  leur  conviendrait  à  eux  aussi  de 
s'y  engager.  Tel  était  Degas,  de  deux  ans  environ 
plus  jeune  que  lui,  doué  d'une  puissante  originalité 
et  d'une  manière  d'être  très  tranchée.  Si  Manet 
devait  être  surtout  peintre,  Degas  devait  être  sur- 
tout dessinateur.  11  avait  été  élève  de  Lamotîii  et  de 


i02  HISTOIRE   D'EDOUARD  MANET 

l'Ecole  (les  Beaux-Arts.  Sous  l'influence  du  premier 
enseignement,  il  semblait  devoir  se  tenir  à  la  rigide 
tradition  classique.  Parmi  ses  productions  de  jeu- 
nesse, se  trouvent  des  dessins  exécutés  selon  les 
procédés  d'Ingres.  Il  avait  aussi,  de  bonne  beure^ 
fait  une  copie  de  V Enlèvement  des  Sabines  du  Poussin 
qui.  par  sa  fidélité  et  sa  précision,  avait  révélé  ses 
dons  naturels  de  dessinateur.  Puis,  commençant  à 
produire  des  œuvres  personnelles,  il  avait  peint  un 
tableau  d'histoire,  oii  Sémiramis  avait  formé  le 
sujet.  Toul  paraissait  donc  indiquer  qu'il  se  consa- 
crerait aux  sujets  classiques,  à  la  peinUire  d'his- 
toire. Mais  il  avait  l'esprit  trop  ouvert  pour  ne 
pas  reconnaître  que  la  tradition  classique  était 
épuisée.  Il  voyait  en  môme  temps  apparaître,  avec 
Vart  de  Manet,  une  esthétique  nouvelle,  appropriée 
aux  besoins  nouveaux.  Aussi,  délaissant  la  voie  de 
la  tradition  où  il  élait  d'abord  entré,  s'engageait-il 
lui  aussi,  sans  esprit  de  retour,  dans  celle  de  l'obscr- 
viition  du  monde  vivant. 

Une  grande  amitié  s'était  établie  entre  Manet 
et  Fantin-Latour,  quoiqu'ils  différassent  profondé- 
ment. Manet  se  montrait  surtout  vif  dans  ses 
allures,  h(unme  d'impulsion  et  de  saillie,  Fantin- 
Lafour  demeurait  au  contraire  replié  sur  lui-même, 
porté  a  la  rêverie  et  à  la  mélancolie.  Les  deux 
hommes  s'étaient   probablement  sentis  attirés  l'un 


DE   18(38   A   1871  103 

vers  l'autre,  par  le  contraste  môme  qui  existait  entre 
eux.  Leur  liaison  datait  de  1837.  Elle  s'était  nouée 
au  Louvre  où  Fantin  travaillait  assidûment,  per- 
suadé que  les  meilleures  leçons  étaient  à  trouver 
auprès  des  vieux  maîtres.  Ils  s'étaient  d'abord  ren- 
contrés copiant  les  mêmes  tableaux  des  Vénitiens, 
vers  lesquels  une  commune  admiration  les  avait 
portés.  L'amitié  ainsi  commencée  s'était  resserrée  à 
l'occasion  du  Salon  de  1801.  oii  ils  avaient  été  reçus 
ensemble,  et  à  l'occasion  de  celui  de  ISO-S,  où  ils 
avaient  été  tous  les  deux  refusés.  Fantin-Latour 
devait  garder  son  originalité  en  face  de  Manet.  Il 
peignait  dans  des  tons  gris  qui  lui  étaient  propres. 
Il  avait  exécuté,  sous  le  titre  (VHommage  à  Dda- 
croix,  une  composition  mise  au  Salon  do  1864, 
où  un  certain  nombre  de  jeunes  artistes  étaient  as- 
semblés autour  d'un  portrait  de  Delacroix,  et  il  y 
avait  fait  figurer  Manet  au  premier  plan.  Il  peignait 
aussi  un  portrait  de  son  ami,  exposé  au  Salon  de 
18()7. 

Cétait  un  groupement  qui  se  formait  d'bommes 
pénétrés  du  besoin  d'émancipation  et  unis  par  un 
même  désir  de  trouver  des  voies  nouvelles.  Manet, 
par  la  renommée  qu'on  lui  avait  faite  de  révolté, 
devenait  celui  vers  lequel  les  autres  convergeaient. 
Il  servait  à  les  rallier  et  à  les  tenir  ensemble.  Le 
café  Guerbois,  auxBatignolles,  à  l'entrée  de  l'avenue 


104  '    HISTOIRE   DEDOL'ARD   MANET 

de  Glicliy,  devinl  le  lieu  choisi  pour  se  réuuir. 
Mauet,  qui  habitait  dans  le  voisinage,  y  venait  fré- 
quemment le  soir.  Le  vendredi  était  le  jour  spécial, 
où  Ton  se  rencontrait  plus  volontiers.  A  côté  des 
peintres  se  voyaient  des  graveurs,  Desboutins. 
Belot,  un  sculpteur  poète  Zacharie  Astruc.  Aux  ar- 
tistes se  joignaient  des  hommes  de  lettres  ;  Duranty, 
romancier  et  critique  de  Fécole  dite  alors  réaliste,  y 
était  fort  assidu;  ou  y  trouvait  aussi  Zola,  Cladel, 
Philippe  Burly.  Vignaux,  Rabou.  D'autres,  en  assez 
grand  nombre,  y  ap[)araissaient  visiteurs  irrégu- 
liers, pins  ou  moins  li('S  d'amitié  ou  d'opinion  avec 
les  assidus  du  lieu. 

Ces  hommes  se  trouvaient  là  groupés,  suj'  bi  hau- 
teur de  la  place  Clicliy,  comme  sur  une  sorte  de 
mont  Aventin.  La  grande  ville  au-dessous  d'eux 
leur  était  hostile,  elle  semblait  vouloir  à  jamais 
leur  rester  fermée.  Mais  ils  possédaient  la  force  de 
la  jeunesse,  ils  avaient  foi  en  l'avenir,  ils  se  sen- 
taient au-dessus  du  mépris  et  des  railleries.  L'isole- 
ment ne  les  effrayait  point.  Mauet  avait  Ihabitude 
de  (lire:  «  11  faut  être  mille  ou  seul.  »  Ils  portaient 
véritablement  eu  eux  des  éléments  de  renouveau  et 
des  germes  de  vie.  et  ils  devaient  à  la  longut^ 
réaliser  leur  rêve  de  con(|uérir  la  grande  ville,  ({ui 
maintenant  les  repoussait. 

En  1870,  Manet  exposa  au  Salon  deux  tableaux,  la 


DE   1868  A    1871  lOrî 

Leçon  de  Musique  et  le  Portrait  de  Ml/eE.  V.  (Eva 
Gonzalès). 

La  Leçon  de  Musique  présentait  un  sujet  très 
simple,  une  scène  à  deux  personnages  de  grandeur 
naturelle.  Le  maître  qui  donne  la  leçon,  un  jeune 
homme,  est  assis  sur  un  divan.  11  pince  de  la  guitare 
pour  accompagner  l'élève,  une  jeune  femme,  [)lacée 
près  de  lui,  suivant  du  doigt,  sur  un  cahier  de 
musi(]ue,  l'air  qu'elle  chante.  Manet,  selon  son  hahi- 
tude  de  riMiouveler  constnmment  ses  modèles  et  de 
les  choisir  à  physionomie  tranchée,  avait  lait  poser 
Zacharie  Aslruc  pour  le  maître  de  musique.  Il  avait 
déjà  peint  un  portrait  de  lui  en  18G3.  Zachari(^ 
Astruc  alors  mêlé,  en  la  double  qualité  de  sculpteiu' 
et  de  poète,  aux  luttes  du  groupe  rassemblé  autour 
de  Manet,  possédait  une  lèle  caractéristique  de  Mé- 
ridional et  était  un  modèle  toujours  prêt.  Manet, 
l'introduisait  donc  dans  sa  Leçon  de  Musique.  Ce 
J€une  homme  et  cette  jeune  femme  assis  simplement 
l'un  près  de  l'autre  ne  pouvaient  donner  lieu  à  de 
bien  vifs  commentaires.  Aussi  le  tableau  ne  souleva- 
t-il  point  la  tempête»  et  les  railleries,  comme  le 
Balcon  du  Salon  précédent;  d'ailleurs  il  m\  phit  à 
personne  et  ne  reçut  qu'un  accueil  froidement 
méprisant. 

Entre  les  deux  tableaux  exposés  annuellennuit 
par   Manet,  il   y    en   avait   toujours  un  qui  altirail 


J06  HISTOIRE   DÉDOUARD   MANEÏ 

plus  spécialement  les  regards,  devant  lequel  la 
foule  se  tenait  plus  compacte,  et  cette  année-ci  ce 
fut  le  Portrait  de  .¥'"=  E.  V.  (Eva  Gonzalès).  Manet 
a  peint  en  M"''  Gonzalès  la  seule  élève  qu'il  ait 
réellement  eue  et  qu'il  ait  à  peu  près  entièrement 
formée.  Je  dis  à  peu  près,  parce  que  la  jeune  fille, 
avant  de  se  mettre  sous  sa  direction,  avait  déjà 
reçu  certaines  leçons  du  peintre  Chaplin.  C'était 
une  personne  d'une  beauté  éclatante,  à  la  Marie- 
Thérèse,  fille  d'Emmanuel  Gonzalès,  romancier  et 
secrétaire  de  Ja  Société  des  gens  de  lettres.  Elle 
devait  épouser  le  graveur  Guérard  et  mourir  toute 
jeune  de  suites  de  couches.  Elle  était  parvenue  assez 
rapidement,  sous  la  direction  de  Manet,  à  peindre 
d'une  manière  vigoureuse,  mais  elle  n'a  pu  produire 
que  quelques  œuvres  avant  de  mourir. 

Eva  Gonzalès  avait  été  représentée  ])ar  Manet  de 
grandeur  naturelle,  assise  devant  un  chevalet,  pei- 
gnant un  bouquet  de  fleurs,  vêtue  d'une  robe 
blanche:  le  fond  était  en  gris  clair  et  par  terre 
s'étendait  un  tapis  bleu  azur.  Le  tableau  se  trouvait 
donc  exécuté  en  pleine  clarté,  les  couleurs  diverses 
s'y  trouvaient  juxtaposées,  comme  toujours,  sans 
transition  et  sans  atténuation  de  demi-tons.  Aussi 
cet  arrangement  ofTusquait-il  ;  les  visiteurs  le 
déclaraient  brutal  et  criard.  Il  fallait  vraiment  que 
le  public.  Iijibitué    depuis    de  longues    années   aux 


DE   1868  A   1871  \01 

ombres  opaques,  que  les  peintres  étendaient  sur 
leurs  toiles,  se  fût  fait  des  yeux  d'oiseau  de  nuit, 
pour  que  ce  portrait  d'Eva  Gonzalès  lui  déplût. 
Si  véritablement  le  tableau  était  peint  tout  en  clair, 
il  n'offrait  cependant  rien  de  heurté  et  de  violent; 
l'ensemble  était  d'une  grande  tenue.  On  me  per- 
mettra de  reproduire  le  jugement  qu'il  me  suggé- 
rait dans  le  moment,  que  publiait  VÈlccleur  libre  du 
9  juin  1870  :  <'  Nous  déclarons,  en  face  de  ce  por- 
trait, qu'il  nous  est  absolument  impossible  de 
comprendre  ce  qui  peut  exciter  ce  parti  pris  de 
dénigrement  de  tout  ou  partie  du  public.  Le  ton  de 
l'ensemble  n'est  nullement  cru  ou  criard;  tout  au 
contraire  la  robe  blanche  de  la  jeune  fille,  d'un  Ion 
éteint,  se  marie  harmonieusement  avec  le  tapis  d'un 
bleu  azuré  et  avec  le  fond  gris  du  tableau  ;  la  pose 
-est  naturelle,  le  corps  plein  de  mouvement  et  quant 
aux  traits  du  visage,  si  on  leur  retrouve  le  type 
d'une  saveur  si  particulière  qui  est  celui  de  M.  Ma- 
net,  ce  type  est  au  moins  cette  fois-ci  plein  de  vie 
et  ne  manque  pas  d'élégance.  » 

Ces  réllexions,  maintenant  que  le  tableau  revu 
n'excite  plus  de  désapprobation,  peuvent  sembler 
banales,  mais  lorsqu'elles  parurent,  dans  un  journal 
grave,  elles  firent  l'effet  de  paradoxes.  (Vest  du 
reste  avec  une  peine  extrême  que  je  les  avais  fait 
accepter  et  je  raconterai  comment  j'y  étais  parvenu, 


i08  HISTUIRE   DEUOrARD   MANET 

ce  qui  me  donnera  l'occasion  de  faire  connaître  la 
conduite  que  la  presse  tenait  alors  à  l'égard  de 
Manet.  Tous  les  ans,  lorsque  le  Salon  s'ouvrait,  les 
journaux  illustrés  et  les  feuilles  de  la  caricature, 
avant  d'avoir  rien  examiné,  se  livraient  à  un  débor- 
dement de  charges  et  de  dessins  grotesques,  aussi 
offensants  que  possible.  Manet  était  traité  comme  le 
dernier  des  rapins,  produisant  des  œuvres  simple- 
ment bouffonnes.  Les  grands  journaux  se  taisaient, 
passaient  son  exposition  sous  silence  ou,  s'ils  en 
parlaient,  c'était  pour  montrer  leur  supériorité, 
pour  faire  la  leçon  au  peintre  et  lui  enseigner  les 
règles  de  son  art,  qu'évidemment  il  ignorait.  On 
voulait  i)ien  quelquefois  lui  reconnaître  des  dons 
natui-els,  mais  pour  déclarer  aussitôt  qu'il  en  faisait 
le  })lus  mauvais  usage.  Telle  était  lattiludt^  des 
grands  journaux,  qui  se  respectaient  encore  assez 
pour  ne  pas  trop  s'abandonner  aux  injures.  Mais 
dans  les  autres  d'ordre  secondaire,  où  la  critique  du 
Salon  était  confiée  a  des  écrivains  de  rencontre  ou 
aux  premiers  venus,  on  se  livrait  aux  attaques  les 
plus  grossières.  Le  pire  des  malfaiteurs  eut  pu  à 
peine  exciter  une  poursuite  aussi  féroce,  répétée 
d'armée  en  année. 

Parmi  les  amis  de  Manet,  cette  conduite  de  la 
presse  causait  une  colère  sans  mélange.  Le  public, 
on  n'en  parlait  pas,  on  ressentait  pour  sa   stupidité 


l)K    186S   A    187!  109 

un  tel  mépris.  Mais  cos  joiirnalislos.  ([iii  faisaioni  la 
leçon  aux  autres,  qui  se  larguaient  auprès  de  leurs 
lecteurs  de  lumières  spéciales  et  qui,  incapables  de 
compréhension,  nétayaient  leurs  critiques  (jut;  sur 
des  insultes!  Ceux-là  étaient  de  purs  criminels. 
(iCpendanl,  que  faire!  Depuis  la  réprobalion  que 
Zola  avait  soulevée  par  ses  articles,  la  presse  entière 
demeurait  fermée.  Les  directeurs  de  journaux  fai- 
saient bonne  garde  et  tous  les  jtrojfts  nourris  autour 
de  Manet  pour  s'insinuer  dans  rerlaines  feuilles 
restaient  vains. 

J'étais  alors  lié  d'amitié  avec  les  frères  Picard. 
Ernest  Picard,  le  député,  avait  fondé  avec  un  groupe 
de  parlementaires  un  journal,  V Elncteur  libre,  dont 
son  frère  Arthur  était  devenu  l'édiicteur  en  chef, 
.l'allai  trouv(M*  ce  «lernier  et  je  convins  a\('c 
lui  de  faire,  pour  son  journal,  le  compte  l'eiidu 
du  Salon  de  1870.  Ma  C(dlaboration  serait  gratuite, 
ce  qui  m'assurerait  la  liberté  «'ntière  de  mes  juge- 
ments. 11  ne  se  doutait  point  que  mon  intention  fût 
de  défendre  Manet.  Deux  articles  avaient  paru,  dont 
il  s'était  montré  satisfait,  mais  avant  que  je  n'eusse 
écrit  le  troisième,  quelqu'un  é'tait  alb'  lui  dire  qiri! 
pouvait  s'attendre  à  ce  qu'étant  l'ami  de  .M.iikM, 
j'entrepi'isse  son  éloge.  Un  matin,  je  vois  entrer  chez 
moi  Arthur  Picard  tout  etfaré,  (|ui  me  demande  si 
j'avais  réellement  l'intention,  cumme  on  le  croyait, 

10 


HO  mSTolUE  DEDOCAUD   MA.NEl" 

de  louer  Manet,  dans  un  journal  aussi  respectable 
que  le  sien,  s'adressant  à  des  lecteurs  aussi  choi- 
sis, elc,  etc.  Je  lui  répondis  qu'en  effet  je  me  pro- 
posais d'écrire  un  article  spécial  sur  Manet,  oîi, 
selon  la  convention  qui  m'assurait  la  liberté  de 
mes  jugemenls.  je  dirais  de  ses  œuvres  le  bien  que 
j'en  pensais.  Mon  visiteur  abasourdi  me  déclara 
alors,  que  quand  nous  avions  conclu  notre  arrange- 
ment, il  n'avait  été  question  de  rien  de  semblable, 
que  Manet  et  sa  peinture  étaient  des  choses  à  part 
el  qu'il  n'avait  jamais  pu  venir  à  son  esprit  que, 
dans  un  journal  tel  que  le  sien,  qui  que  ce  soit 
chercherait  à  en  faire  l'éloge.  Il  se  refuserait  donc  à 
])iiblier  un  article  qui  soulèverait  l'indignation  de 
ses  lecteurs-  Après  altercation,  aucun  de  nous  ne 
voulant  céder,  je  lui  dis  que  je  renonçais  à  continuer 
la  critique  du  Salon  et  qu'il  eût  à  en  charger  qui 
l)on  lui  semblerait.  Quand  il  vit  que  le  Salon  com- 
mencé allait  l'ester  interrompu,  après  deux  articles 
qui  annonçaient  une  suite,  il  fut  obligé  de  se 
radoucir.  Bref,  nous  transigeâmes.  11  accepterait 
l'éloge,  à  condition  qu'il  fût  tellement  atténué  et 
enveloppé  de  circonlocutions  que  les  lecteurs  n'en 
fussent  pas  trop  olfensés.  J'écrivis  mou  article  sur 
ces  données  et  il  l'inséra  dans  son  journal. 

Le  Salon  de  1870  contenait  un  tableau  imj)orlant 
que  Fanliu-Latoiir   e.vposait  sous  le  titre  iVL'n  aie- 


DE   1868   A    1871  111 

lier  aux  Halignollcs.  Gétait  un  de  ces  arrangements, 
tels  qu'il  en  avait  déjà  peints,  comme  son  Hommaije 
à  Delacrolr,  où  se  trouvaient  réunis  des  hommes 
pénétre's  de  goiits  communs.  \S Atelier  aux  Bali- 
ynolk'S  représentait  donc  Manefc  assis  devant  un 
chevalet,  en  train  de  peindre  et,  groupés  autour  de 
lui,  les  artistes  et  écrivains  qui  avaient  suhi  son 
influence  ou  étaient  devenus  ses  défenseurs.  On  y 
voyait  ligurer  Emile  Zola,  Claude  Monet,  Renoir, 
Bazille,  Zacharie  Astruc,  Maître  et  Schoiderer.  Le 
tableau  attira  particulièrement  lattention.  Il  était 
peint  dans  une  note  générale  grise  et  dans  cette 
donnée  réaliste,  qui  se  produisant  alors  comme  des 
choses  neuves,  eussent  sufti  à  h'  taire  i-(Mnar([ntM". 
En  outre,  il  venait  ofirir  au  public  Timage  de  ces 
hommes  révoltés  qui  l'intriguaient  et  il  éprouvait  du 
plaisir  à  pouvoir  enfui  les  connaître.  On  avait  appris 
vaguement,  par  les  révélations  de  la  presse,  que 
dans  un  certain  café  des  BatignoUes,  un  groupe 
d'hommes  se  réunissait  autour  de  Manet.  Or,  pour 
le  public,  il  ne  pouvait  se  dire  et  se  préparer  dans 
de  telles  réunions  que  des  choses  bizarres.  Les 
BatignoUes  avaient  d'ailleurs  paru  aux  Parisiens, 
de  la  ville  en  bas,  un  lieu  fort  bien  adapté 
à  pareille  société,  car  habiter  ou  fréquenter  ce 
quartier  entraînait  presque  une  idée  de  ridicule  et 
donnait    matière    aux   plaisanteries.  Le    tabb^au  (b^ 


i\-2  HISTOIRE   DEDOUAnO    MANET 

Faiitin  venant  représenter  Manetet  son  groupe  dans 
un  atelier  aux  Balignolles  offrait  au  pul)lic  et  aux 
journalistes  le  qualificatif  qu  ils  attendaient  en 
(|uelque  sorte  el  qui  répondait  tout  juste  à  leurs 
idées.  xAussi  Manet  et  ses  amis  furent-ils  désignés 
généralement  à  ee  moment  et  pendant  quelques 
années  après,  comme  formant  l'école  des  Bati- 
gnolles. 

Il  n'y  a  jamais  eu  d'école  des  Batignolles.  Cette 
désignation  ne  s'est  produite  et  ne  s'est  appliquée 
qu'à  faux.  Au  moment  où  elle  naissait  et  trouvait 
cours,  Manet  et  ses  amis  ne  formaient  pas  encore 
d'école.  Manet  était  en  train  de  produire,  selon  la 
pente  de  sa  nature.  Autour  de  lui  s'étaient  réunis 
des  jeunes  gens,  qui  subissaient  son  inlluence  et 
s'appropriaient  sa  manière  de  peindre  en  clair  et 
par  tons  tranchés,  mais  sans  pour  cela  devenir  ses 
élèves.  Ces  débutants  en  étaient  eux-mêmes  alors  à  la 
])ériode  des  essais  et  ce  n'est  que  plus  tard,  que  déve- 
lo|)j)és  d'après  des  tendances  communes,  ils  se  dis- 
tingueraient assez  pour  qu'on  eut  besoin  de  leur 
trouver  un  nom  spécial  et  alors  on  les  aj)pellerait  les 
Im])ressionnistes.  Mais  en  attendant  Manet  et  eux 
Hélaient  reliés  par  aucun  lien  de  maître  et  d'élèves; 
ce  qui  les  avait  mis  et  les  tenait  ensemble  était  un 
commun  besoin  d'indépendance  el  de  nouveauté. 

11  ne  faudiail  p.is  croire  non  plus,  en  regardant  le 


DE   18G8   A   1871  113 

tableau  de  Fanlin.  que  les  amis  de  .Manel  eussent, 
l'habitude  de  s'assembler  dans  son  atelier  tels  qu'ils 
y  sont  représentes.  C'était  par  une  licence  d'arlisie, 
pour  parvenir  à  les  montrer  tous  ensemble,  que 
Fan  tin  avait  conçu  son  groupement,  qui  n'a  jamais 
existé  que  sur  la  toile.  Manet  avait  bien  son  atelier 
aux  Batignolles,  mais  ce  n'était  jtoint  un  lieu  de 
rencontre.  Il  était  situé  dans  une  maison  a>sez 
pauvre  de  la  rue  Guyot,  une  rue  écartée,  derrière  le 
parc  Monceau.  La  maison,  qui  n'existe  plus,  était 
entourée  de  chantiers,  de  dép(Ms  de  toute  sorte, 
avec  des  cours  et  de  grands  espaces  vides.  Ce  quar- 
tier, alors  peu  habité,  a  été  depuis  entièrement 
transformé.  ' 

Tj'atelier  consistait  en  une  grande  pièce,  pres(jue 
délabrée.  On  n'y  voyait  que  les  tableaux  |)roduits, 
disposés  en  piles  contre  la  muraille,  avec  ou  sans 
cadres.  Comme  Manet  n'avait  enc(U-e  vendu  qu'une 
ou  deux  toiles,  son  œuvre  se  trouvait  là  tout 
entière  accumulée.  Il  demeurait  fort  à  l'écart. 
Il  ne  recevait  la  visite  que  des  amis  intimes. 
Il  .se  trouvait  donc  dans  les  meilleures  condi- 
tions pour  travailler,  aussi  a-t-il  à  ce  moment 
beaucoup  produit.  Outre  les  tableaux  exposés  aux 
Salons,  il  a  encore  peint  les  deux  toiles  des  Philo- 
sophes, des  hommes  en  pied,  enveloppés  de  man- 
teaux   et  d'une   figure    assez   résignée  pour    avoir 

10. 


114  HISTOIRE   DEDOl  ARD   MANET 

suggéré  le  titre.  Dans  la  même  donnée,  il  i)eignit 
encore  le  Mendiant,  nn  véritable  chiiïonnier,  qu'il 
avait  rencontré  et  fait  venir  à  son  atelier.  Il  a  tiré 
de  ce  sujet  si  pauvre  en  lui-même  une  de  ces  har- 
monies qui  lui  étaient  propres,  en  argentant  le  gris 
de  la  blouse  et  le  bleu  du  pantalon.  Il  y  peignit  aussi 
la  Joueuse  de  guitare,  une  jeune  femme  vêtue  de 
rose  et  de  blanc,  qui  pince  de  la  guitare  et  dont  la 
physionomie  est  d'une  saveur  particulière.  Les 
Bulles  de  savon,  un  morceau  d'une  touche  sobre  et 
puissante;  un  jeune  garçon  la  tète  relevée,  un  vase 
d'eau  de  savon  à  la  main,  souffle  des  i)ulles  dans 
l'air. 

En  1867  et  1868,  il  peiguit  V Execution  de  Maxi- 
mili(ni  (jui.  avec  les  généraux  Méjia  et  Miramont, 
avait  été'  fusillé  à  Queretaro,  au  jMexique,  le 
lu  juin  1867.  Cette  comj)osilion  de  grand(^  dimen- 
sion tient  une  place  importante  dans  son  œuvre. 
Elle  est  unique  en  son  genre.  Elle  est  la  seule  qui 
donne  une  scène  peinte  sans  avoir  été  vue.  Elle 
constitue  presque  une  création  de  cet  ordre,  auquel 
Manet  avait  voué  une  si  grande  aversi(m  dans 
l'atelier  de  (bouture,  la  peinture  d'histoire.  L'arran- 
gement l'occupa  pendant  des  mois.  11  s'enquit 
d'abord  des  circonstances  et  des  détails  du  drame 
C'est  ainsi  que,  selon  ce  qui  a  réellement  eu  lieu, 
les  trois  fusillés  sont  placés  à,  une  distance  excep- 


DE    1868  A    1871  115 

lionnellement  rapprochée  du  pelolon  d'exécution. 
Lorsqu'il  se  crul  sur  de  son  effet,  il  se  mit  à  peindre 
le  tableau,  en  faisant  poser  une  escouade  de  soldats, 
(ju'on  lui  prêta  d'une  caserne,  pour  représcMiter  le 
peloton  d'exécution.  Il  lit  aussi  jxiser  deux  de  ses 
amis,  en  transformant  cependant  leurs  visages,  pour 
ligiirer  les  généraux  Méjia  et  Miramon.  La  tète  de 
,Maximilien  seule  a  été'  peinte  d'une  manière  con- 
ventionnelle, d'après  une  pholograpliii'.  Lue  pre- 
mière composition  et  même  une  seconde  ne  lui  ayant 
pas  paru  conformes  aux  renseiguenn^nts  précis  qu'il 
avait  lini  par  recueillir,  il  repeignit  ruMivi-t'  une 
troisième  fois,  sous  une  forme  ai'rèlée  et  délinitive. 
Dans  ce  même  atelier  de  la  rue  Guyot,  il  peignit 
encore  mon  portrait,  en  18G8.  J'eus  ainsi  l'occasion 
de  saisir  sur  le  fait  les  propensions  et  les  habitudes 
qui  le  guidaient  dans  son  travail.  Le  petit  portrait 
devait  représenter  l'original  debout,  la  main  gauche 
placée  dans  la  poche  du  gilet,  la  droite  appuyée 
sur  une  canne.  Le  costume  est  un  «  complet  )>  gris, 
se  détachant  sur  fond  gris.  Le  tableau  était  donc 
tout  entier  dans  les  gris.  Mais  lorsqu'il  eut  été 
peint,  que  je  le  considérais  comme  terminé  d'une 
manière  heureuse,  je  vis  cependant  que  Manet  n'en 
n'était  pas  satisfait.  Il  cherchait  à  y  ajouter  quelque 
chose.  Ln  jour  que  je  revins,  il  me  lit  remettre 
dans  la   pose   oii  il  m'avait   d'abord  tenu,  et  plaça 


H6  HISTOIRE   DÉDOLAUD   MANET 

près  de  moi  un  Inboiirel,  qu'il  se  mit  à  peindre, 
avec  son  dessus  d'étoiïe  couleur  grenat.  Puis  il  eut 
ridée  de  prendre  un  volume  broché,  qu'il  jeta  sous 
le  tabouret  et  peignit  de  sa  couleur  vert  clair.  11 
plaça  encore,  par-dessus  le  tabouret,  un  plateau  de 
laque  avec  une  carafe,  un  verre  et  un  couteau. 
Tous  ces  objets  constituèrent  une  addition  de  nature 
morte,  de  tons  variés,  dans  un  angle  du  tableau, 
qui  n'avait  aucunement  été  prévue  et  que  je  n'avais 
})ii  soupçonner.  Mais  après  il  .ijnula  un  objet  encore 
j)lus  inattendu,  un  citron  sur  le  verre  du  petit 
pkiteau. 

Je  l'avais  regardé  faire  ces  additions  successives 
assez  étonné,  lorsque  me  demandant  quelle  en  pou- 
vail  être  la  cause,  je  compris  que  j'avais  en  exer- 
cice, devant  moi,  sa  manière  instinctive  et  comme 
organique  de  voir  et  de  sentir.  Évidemment,  le 
tableau  tout  entier  gris  et  monochrome  ne  lui  plai- 
sait pas.  Il  lui  manquait  les  couleurs,  qui  pussent 
contenter  son  ceil,  et  ne  les  ayant  pas  mises  d'abord, 
il  les  avait  ajoutées  ensuite  sous  la  forme  de  nature 
morte.  Ainsi  cette  pratique  des  tons  clairs  juxta- 
posés, des  ((  taches  »  lumineuses  (|u"ou  lui  i-epro- 
chait  comme  un  «  bariolage  »,  qu'on  l'accusaitd'avoir 
adoptée  délibérément  pour  se  dislinguer  ([uand 
même  de  tous  les  autres,  était,  dans  les  profondeurs 
de  l'être,  l'instinct  le  plus  franc,  la  manière  la  plus 


DE    1868   A   1871  117 

naturelle  de  sentir.  Mon  portrait  n'avait  rté  fait  (jue 
pour  lui  et  pour  moi,  je  navais  aucune  itlée  de 
l'exposer  et,  en  le  peignant  tel  qu'il  î'av.nl  succes- 
sivement complété,  je  puis  certifier  cju'il  n'avait 
pensé  qu'à  se  satisfaire  lui-môme,  sans  aucun  souci 
(le  ce  qu'on  pourrait  en  dire. 

r]n  examinant  depuis  ses  tableaux,  à  la  lueur  ([ue 
le  complément  apporté  à  mon  portrait  m'avait 
donnée,  j'ai  retrouvé  partout  cette  nu'uue  pratique 
d'addition  de  parties  claires,  où  il  surélè\e,  j)Our 
ainsi  dire,  la  note  du  coloris,  à  l'aide  de  quelques 
Ions  tranchés  et  à  part  des  autres.  C'est  ainsi  que 
dans  le  Déjeimer  sur  r/ierbe,  se  trouvent  répandus 
sur  le  sol  les  accessoires  multicolores.  C'est  ainsi 
(jue  diins  YOlt/mpia,  il  a  mis  le  gros  bouquet  de 
lleuis  variées  et  le  cliat  noir  contre  les  blancs  du 
lit.  C'est  ainsi  que  dans  son  tableau  YArlisle,  conçu 
précisément  dans  une  note  générale  grise,  comme 
mon  petit  portrait,  il  a  peint,  })ar  derrière  le  person- 
uag(>  debout,  un  chien  dans  les  tons  clairs  et  en 
lumière.  Par  là  s'explique  son  goût  pour  les  natures 
mortes,  qu'il  place,  comme  accessoires  ou  comme 
fond,  dans  des  œuvres  oîi  il  semble  que  d'autres 
n'eussent  point  pensé  à  les  mettre  :  dans  le  Portrait 
d'Emile  Zo/a^  dans  le  Drjciaier,  dans  le  Bar  aux 
Folies-Bergère.  Elles  lui  offraient  le  moyen  d'intro- 
duire ces  juxtapositions  de  couleurs  vives,  qui  étaient 


118  HISTOIRE   DEDOUARD   MANET 

la  joie  de  son  œil.  De  même  dans  le  Balcon,  le 
balcon  vert  au  premier  plan,  et,  dans  VArfjenteuH, 
le  bleu  éclatant  du  fond,  lui  fournissent  l'occasion 
qu'il  recherche,  d'avoir  une  note  surélevée  de  cou- 
leur, venant  se  superposer  à  la  gamme  déjà  claire  de 
l'ensemble. 

On  comprend  dès  lors  l'opposition  que  ses  œuvres 
devaient  rencontrer.  Elles  révélaient  une  pratique 
diamétralement  opposée  à  celle  que  les  autres  sui- 
vaient, enseignée  et  recommandée  dans  les  ateliers. 
Les  autres  atténuaient  l'éclat  du  coloris,  fondaient 
les  tons,  enveloppaient  les  contours  d'ombre.  Lui 
supprimait  les  ombres,  mettait  tout  en  clair,  juxta- 
posait les  tons  tranchés  et,  par-dessus  l'ensemble. 
pla(:ait  encore  quelque  note  accentuée  de  couleur. 
Lhabilude  de  Manet,  en  exécutant  une  œuvre,  était 
donc  d'aller,  dans  une  voie  ascensionnelle,  vers  le 
coloris  de  plus  en  plus  éclatant  elles  Ions  de  plus  en 
plus  clairs.  Mais  il  y  avait  si  bien  Jà  U'  jeu  dime 
propension  naturelle,  que  ce  qu'il  faisait  dans  les  cas 
particuliers,  il  l'a  fait  d'ensemble,  à  travers  le 
temps.  L'elVort  qui  apparaît  dans  chaque»  tableau 
l)our  y  mettre  plus  de  clarté  s'est  retrouvé  dans  le 
développement  graduel  de  l'œuvre.  On  y  reconnaît 
la  volonté  constante  d'obtenir  un  surcroit  de  clarté; 
ce  qu'il  a  en  effet  réalisé,  puisque  des  débuts  à  la 
fin,     ses    productions    rangées    chronologiquenient 


DE    1808   A    1871  li9 

laissent  voir  une  marche  ininterrompue  vers  un 
éclat  de  plus  en  plus  grand  et  une  lumière  de  plus 
en  plus  vive. 

S'il  avait  rejeté  la  manière  traditionnelle  de  dis- 
tribuer Fomhre  et  la  lumière,  pour  suivre  un  système 
de  coloris  propre,  il  agissait  avec  la  même  indépen- 
dance en  procédant  à  la  facture  du  tableau.  Il  se 
comportait  alors  avec  une  telle  hardiesse,  qu'on 
peut  dire  (jnil  cnlrail  dans  son  travail  une  grande 
part  dimpulsiitn  et  qu'il  ne  connaissait  point  le 
métier  lixe.  Les  peintres,  en  général,  ontleurchemin 
tracé.  Les  sujets  qu'ils  abordent  sont  strictement 
définis.  Ils  en  écartent  ce  qui  sort  des  limites  mar- 
quées. Ils  peignent  dans  hMU's  ateliers,  où  l'arrange- 
menl  des  lumières  leur  est  connu.  Us  savent  quelle 
pose  ils  donneront  à  leurs  modèles  ou,  s'ils  se  per- 
mettent un  arrangement  nouveau,  ils  eh  scrutent 
d'abord  les  parties  par  des  dessins  ou  des  éludes,  de 
manière  à  s'assurer  que  les  difficultés  ne  seront  j)as 
trop  grandes  ou,  s'ils  en  découvrent  de  telles,  de 
manière  à  les  éliminer.  Ainsi  précautionnés,  ils  se 
mettent  à  l'iruvre  el.  comme  ils  ont  d'ailleurs  pour 
la  plupart  un  métier  convenable  et  une  pratique 
transmise,  ils  exécutent  sans  difficulté  et  font  l'admi- 
ralion  de  ceux  qui  les  regardent  peindre,  à  coup 
sûr  et  avec  une  réussite  certaine. 

Manet   lui,    n'avait   pas    de   cercle   circonscrit,    il 


120  HISTOIHE    DEDOIARD    MANET 

peignait  indilTéi'ommeiit  loiit  ce  que  les  yeux  peu- 
vent voir  :  les  t'tres  humains  sous  tous  les  aspects, 
dans  les  arrangements  les  plus  divers,  le  paysage, 
les  marines,  les  natures  mortes,  les  fleurs,  les  ani- 
maux, en  plein  air  ou  dans  Fatelier.  Variant  sans 
cesse,  il  ne  se  tenait  point  à  un  sujet  une  fois  réussi 
pour  le  répéter.  L'innovation,  la  recherche  perpé- 
tuelle formaient  le  fond  de  son  esthétique.  Son 
jnoyen  principal  était  la  peinture  à  l'huile,  mais  il 
usait  aussi  de  Taquarelle,  du  crayon,  de  la  plume, 
du  pastel  et,  comme  graveur,  de  l'eau-forte  et  de  la 
lithographie. 

Avec  ce  système  de  tout  peindre,  d'employer  les 
procédés  les  plus  divers,  de  ne  point  répéter  um' 
œuvre  une  fois  faite,  il  ne  connaissait  pas,  lui,  les 
facilités  du  chemin  battu.  Il  ne  pouvait  arriver  à 
l'exécution  semblable  et  se  maintenir  dans  la  régu- 
lière tenue.  Pour  donner  une  iiiée  de  sa  manière 
hardie  opposée  à  celles  des  autres,  il  faut  le  com- 
parer à  ce  cavalier  qui,  dans  la  chasse  à  courre,  se 
jette  à  travers  champs,  aborde,  pour  les  sauter,  tous 
les  obstacles,  haies,  murs,  rivières  et  précipices, 
pendant  que  les  autres  se  limitent  prudemment  à 
sauter  les  moindres  et,  ensuite,  passent  par  les  bar- 
rières ouvertes  et  iinissent  sur  la  grand'roule.  Evi- 
demment le  premier  cavalier,  en  arrivant  au  but, 
pourra  avoir  son  chapeau  bosselé,  ses  habits  foulés. 


DE    1808   A    1871  121 

il  S(3  sera  éclaboussé  an  saut  des  rivières,  peut-être 
même  aura-t-il  vidé  un  instant  les  étriers,  pendant 
que  les  autres  demeureront  corrects,  sans  avoir  subi 
de  déconvenue.  Mais  c'est  celui  qui  s'est  lancé  à  tra- 
vers champs  qni  est  le  grand  cavalier,  et  c'était 
iNIanet  qui,  avec  son  système  d'aborder  n'importe 
où,  n'importe  comment,  n'importe  quel  sujet,  était, 
parmi  les  autres,  le  véritable,  le  grand  artiste. 

C'est  ce  que  ne  savaient  point  reconnaître  le 
public  et  la  plupart  (b's  critiques  qui,  gardant  leur 
admiration  pour  les  peintres  sages  de  la  tradition, 
ne  voyaient  en  Manet  qu'un  artiste  sans  méthode  et 
déréglé.  Un  des  criti((ues  célèbres  du  temps,  Albert 
Woliï,  le  chronicjueur  du  Figaro,  entrelenail,  en 
]>arlicLilier,  de  tfdlcs  pensées  et  il  lui  arriva,  à 
quelques  années  du  moment  où  nous  sommes,  un 
accident  qui  peut  servir  à  montrer  avec  quelle 
légèreté  et  quelle  incompétence  les  journalistes  l'oi-- 
maient  leurs  jugements. 

WoKT  passait  son  temps,  comme  tant  d'autres,  à 
recommander  à  l'admiration  publique  de  ces  mé- 
diocres, qui  n'onl  rien  laissé  et  dont  le  nom  est 
déjà  oublié,  et  alois  (|ue,  par  fortune,  il  rencontrait 
en  Manet  rhomnir  si  rare  qui  crée  et  qui  invente, 
il  n'avait  pour  lui  que  du  dédain.  Ayant  cependant 
fait  sa  connaissance,  il  était  allé  le  voir  dans  son 
atelier.  Manet  lui  avait  proposé  de  peindre  son  por- 

11 


12-2  HISTOIRE  D'EDOUAllD   MANET 

trait.  Il  avait  accepté.  Manet  l'avait  alors  fait  asseoir 
comme  à  la  renverse,  dans  nn  fanteuil  reconrbé,  à 
balançoire.  La  pose  offrait  des  dif'ficnltés  d'exécntion 
a  prévoir,  entraînant  à  des  longueurs  qui  eussent 
peut-èlre  porté  d'autres  à  l'écarter.  Mais  Manet 
n'éprouvait  jamais  de  tels  soucis.  Après  avoir  conçu 
un  arrangement  quel  qu'il  fût,  il  se  meitait  à 
l'u'uvre.  Il  avait  donc  commencé  à  peindre  Woltf  et, 
selon  sa  manière  liardie  d'attaquer  le  morceau,  il 
avait  jeté  par  places  sur  la  toile  les  plaques  et  les 
taches  de  couleur,  poui'  revenir  de  nouveau  sur 
chaque  partie  et,  par  additions  sucessivi's,  mener 
TiMisenihle  au  point  d'achèvement  t[u'il  jugerait 
('onvenal)le.  Mais  AN'ollï  n'avait  probablement  jamais 
vu  peindre  de  la  sorte  et  comme  à  la  troisième  ou 
quatrième  séance  h'  portrait,  loin  dètre  achevé, 
conservait  de  ces  parties  tout  juste  indiquées,  il 
exprima  à  ses  amis,  par  la  ville,  son  étonnement  que 
Manet,  qu'il  avait  cru  devoir  produire  ses  œuvres 
avec  facililé,  de  premier  jet,  fût,  au  contraire,  un 
homme  qui  tâtonnait  et  auquel  l'achèvement  d'un 
tableau  demandait  beaucoup  de  temps.  Ce  n'était 
donc,  comme  il  l'avait  loujiuirs  j)ensé,  qu'un  artiste 
fort  incomplet,  ignorant,  à  vrai  dire,  son  métier. 

Manet  auquel  ces  propos  furent  rapportés  en  fut 
très  mécontent.  Le  poi'trait  ne  fut  point  continué. 
Retrouvé  après  la  mort  de  Manet  dans  l'atelier,  il 


DE    1868  A    1871  12;:! 

lïit  remis  par  la  lamille  à  Wolll'.  II  subsiste,  il  a  fait 
partie  de  la  vente  de  AN'oltï  après  décès.  11  est  en 
effet  inachevé  et,  par  places,  n'est  qu'indiqué.  Mais 
tel  quel,  il  révèle  le  maître.  Seul  un  homme  con- 
naissant toutes  les  ressources  de  son  art  a  pu  nn-ltr»' 
ainsi,  du  premier  jet,  toutes  les  parties  à  leur  place 
et  iixer,  dès  l'état  d'esquisse,  une  tète  aussi  vivante 
et  aussi  superbe  d'expression.  Cette  œuvre  vient  de 
la  sorte  nous  l'i'véb-r  le  peu  de  valeur  d'Albert  W«dtT 
comme  critique  d'art. 

Le  Salon  de  1870  était  récemment  terme  quaud 
éclata  la  guerre  franco-allemande,  suivie  de  l'inva- 
sion et  du  siège  de  Paris.  Le  groupe  d'hommes 
formé  autour  de  Manet,  qui  se  réunissait  au  calé 
Guerbois,  se  dispersa.  Les  uns  s'en  allèrent  avec  leur 
famille  en  province,  d'autres  devinrent  soldats, 
comme  Ba/ille,  que  Fanlin-Lat<»iir  avait  placé  au 
premier  plan  de  son  Atelier  aux  JJatignoiles  et  qui 
devait  être  tué  à  la  bataille  de  Beaune-la-Rollande. 
Ceux  qui  restèrent  à  Paris  entrèrent,  à  divers  titres, 
dans  la  garde  nationale  ou  dans  ces  fondions  que 
les  besoins  nouveaux  nés  du  siège  faisaient  créer.  Il 
ne  fut  plus  question  pour  personne  de  poursuites 
littéraires  ou  artistiques.  Manet  ferma  son  atelier  aux 
IJatignolles,  qu'on  supposait  pouvoir  être  atteint 
par  le  bombardement.  Il  déménagea  ses  tableaux.  Il 
devint  officier  d'état-major  de  la  garde  nationale. 


124  HISTOIRE   DEDOUART)   MANET 

Dépourvu  de  coiinaissanc-es  militaires,  il  n'était 
désigné  par  aucune  aptitude  spéciale  pour  tenir  un 
poste  quelconque.  Mais  il  faisait  comme  tout  le 
monde,  acte  de  dévouement,  il  revêtait  l'uniforme, 
et  quoique  son  service  ne  fût  généralement  que 
nominal,  il  assista  à  la  bataille  de  Champigny  et  y 
porta  des  ordres  dane  le  rayon  du  feu. 

Devenu  officier  d'état-major,  il  avait  pour  chef 
Meissonier,  colonel  dans  le  corps  de  l'état-major.  11 
n'y  avait  jamais  eu  entre  eux  la  moindre  relation, 
placés  qu'ils  étaient  aux  deux  pôles  de  l'art.  Voilà 
que  le  service  militaire  les  rapprochait  tout  à  coup, 
et  mettait  l'un,  artiste  jeune  et  combattu,  sous  les 
ordres  de  l'autre,  en  pleine  gloire  et  supérieur  par 
l'âge  et  le  grade.  Manet  qui  avait  la  vieille  urbanité 
française  dans  les  moelles  et  était  extrêmement  sen- 
sible aux  procédés  fut  très  froissé  de  la  manière 
dont  Meissonier  le  traita,  atfectant,  à  son  égard, 
une  sorte  de  formalisme  poli,  mais  d'oii  toute  idée 
de  confraternité  était  bannie.  Meissonier  ne  parut 
jamais  savoir  qu'il  fût  peintre.  Manet  devait  se  sou- 
venir de  ce  traitement,  et  quelques  années  après  il  y 
répondit.  Meissonier  exposait  chez  Petit,  rue  Saint- 
(leorges,  son  tableau  do  la  Charge  des  cuirassiers, 
qu'il  venait  de  peindre.  Manet  alla  le  voir.  Sa  venue 
excita  tout  de  suite  l'attention  des  visiteurs,  qui  se 
groupèrent  autour  de  lui,  curieux  de  savoir  ce  qu'il 


DE  1868   A    1871  12-; 

pourrait  dire.  Il  donna  alors  son  opinion.  «  C'est 
très  Lien,  c'est  vraiment  très  bien.  Tout  est  en  acier, 
excepté  les  cuirasses.  »  Le  mot  courut  Paris. 

Dans  beaucoup  de  familles,  on  avait,  avant  l'inves- 
tissement de  Paris,  l'ait  partir  les  femmes,  les  enfanis 
et  les  vieillards  pour  diminuer  d'autant  les  bouches 
il  nourrir,  les  hommes  valides  étaient  seuls  restés. 
La  mère  et  la  femme  de  Manet  s'étaient  ainsi 
réfugiées  à  Oloron,  dans  les  Pyrénées.  Après  le 
siège,  il  alla  les  rejoindre.  Il  reprit  ses  pinceaux, 
dont  il  ne  s'était  pas  servi  depuis  des  mois,  pour 
peindre  diverses  vues  à  (Horon  et  à  Arcachon  et  le 
Port  de  Bordeaux.  11  a  très  bien  rendu  dans  ce  der- 
nier tableau  le  fouillis  des  navires  à  l'ancre  et  donné 
l'aspect  d'uji  grand  porl. 

Rentré  à  Paris  avant  la  hn  de  la  Commune,  il  put 
assister  à  la  bataille  qui  s'engagea  dans  les  rues 
entre  l'armée  de  Versailles  et  les  gardes  nationaux 
fédérés.  Il  a  comme  synthétisé,  dans  une  litho- 
graphie, la  Guerre  eiri/e.  Ihorn'ur  de  (•('(le  lutte  et 
de  la  répression  qui  la  suivit. 


LE  EON  BOCK 


VIII 


LE   BON   BOCK 


Le  siègo  de  Paris  cl  riiisiirroction  delà  (".ommiinc. 
qui  n'avait  été  vaincue  (lu'à  la  lin  de  mai,  avaient 
amené  une  telle  perturbation  dans  Texistence  natio- 
nale, qu'en  1(S7I  il  ne  ]uit  y  avoir  de  Salon.  Miiis 
lorsque  la  paix  à  l'extérieur  comme  à  l'inférieur  lut 
rétablie,  une  sorte  d'émulation  générale  porta  tout 
le  monde  à  se  remettre  au  travail  et  aux  aiïaires, 
alin  de  se  relever  des  désastres.  Manet  vit  venir  à  ce 
moment,  pour  la  première  fois,  un  acheteur  impor- 
tant. Jl  avait  prié  Alfred  Stevens  de  l'aider  à  placer 
quebjues  tableaux  et  lui  en  avait  remis  deux  à  cet 
ell'et.  une  natin-e  morte  et  une  marine.  Stevens  les 


130  IIISTOIIIE   DEDorAllD   MANET 

avait  montrés  à  M.  Durand-Ruel  qui,  comme  mar- 
cliaud,  commençait  à  acheter  les  productions  de  la 
nouvelle  école.  C'était  un  connaisseur  capable  d'ap- 
précier les  œuvres  d'après  leur  mérite  intrinsèque, 
il  avait  donc  pris  les  deux  tableaux.  Puis,  satisfait 
de  celte  première  atTaire,  il  était  allé  presque  aussitôt 
trouver  Manet  et,  faisant  chez  lui  un  nouveau  choix, 
avait  ainsi  acquis,  en  janvier  1872,  un  total  de  vingt- 
huit  toiles,  pour  38.600  francs,  dette  vente  devait 
réjouir  ^[anet  et  enthousiasmer  les  jeunes  peintres 
ses  amis.  11  semblait  qu'un  vcnl  favorable  fût  venu 
tout  à  coup  entier  les  voiles  et  que  le  temps  des  dif- 
ficultés fût  passé.  Ce  n'étaient  là  que  des  illusions. 
M.  Durand-Ruel  avait  fait  un  coup  d'audacf.  un 
acte  téméraire,  en  achetant  les  œuvres  d'un  peintre 
aussi  généralement  réprouvé  (jue  Manet.  Rien  ne  lui 
servit  de  vouloir  en  forcer  la  vente.  Elles  lui  res- 
tèrent sur  les  bras.  En  se  faisant  l'inlroilucteur  et  le 
représentant  d'une  école  nouvelle  honnie  de  pres<jU(' 
tous,  il  souleva  contre  lui  le  })lus  grand  nombre  des 
collectionneurs,  les  autres  marcliands  et  môme  les 
critiques  et  la  presse.  A  partir  de  ce  moment,  il  dut 
cesser  d'être  neutre,  pour  devenir  partisan,  multi- 
plier les  achats  et  prendre  part  ainsi,  comme  bailb'ur 
de  fonds,  au  combat  que  Manet  et  ses  amis  poursui- 
vaient pour  se  faire  accepter.  Il  eut  à  connaître  lui 
aussi  ces  déceptions  qui,  à  cha(|ue   occasion  où   il 


LE    liON   BOCK  1]1 

croyait  loiiclier  au  succès,  le  lui  montraient,  s'éva- 
nouissant,  pour  devenir  d'une  réalisation  de  plus  en 
plus  problématique.  Et  ce  ne  fut  qu'après  de  longues 
années  de  sacrifices  pécuniaires,  l'ayant  fait  passer 
par  de  véritables  crises  d'argent,  qu'il  devait  enfin 
pouvoir  obtenir  la  juste  rémunération  de  ses  longs 
etl'orls  et  de  sa  mise  de  fonds. 

187:2  vit  reprendre  la  tenue  des  Salons  annuels, 
interrompue  en  KSTl.  Le  Salon  de  cette  année  attira 
d'autant  plus  l'attention  que  beaucoup  y  appai-ais- 
saient  avec  des  envois  qui  i)ortaient  la  mar([ue  de 
ré[)oqiu'  tragi(|ue  (|U('  l'on  venait  (b'  traverser. 
Cependant,  IMaiiel  ne  s(»  trouva  point  prêt  à  exposer 
des  univres  nouvelles.  Il  envoya  un  tableau  peint 
en  18G(i,  mais  alors  représentant  une  action  mili- 
taire, qui,  aj)rès  la  terrible  guerre  dont  on  sortait, 
prenait  comme  un  caractère  daclualité.  C'était  le 
Combat  du  Krarsaye  et  de  l Alabama.  Le  Kearuuje 
de  la  marine  des  Étals-Unis  avait  coulé  en  180i, 
eu  vue  de  Clierbourg,  le  corsaire  des  États  Confé- 
dérés du  Sud  :  YAlabama.  hWlabcuua  s'était  long- 
temps tenu  réfugié  à  Clierbourg  pour  éviter  d'être 
pris  ou  détruit  par  le  Kearsage,  beaucoup  plus  fort 
que  lui,  mais  enfin  le  capitaine  Semmes,  qui  le 
commandait,  lassé  de  rester  bloqué,  s'était  résolu  à 
se  mesurer  avec  l'adversaire,  quels  que  fussent  les 
risques.    Le    combat    ivvnit    eu    cette    particularité, 


132  illSTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

qu'annoncé  (ravanco,  il  avait  pn  se  livrer  en  pré- 
sence d'un  certain  nombre  de  navires  et  de  bateaux 
tenus  à  portée.  Manet,  informé  à  temps,  venu  à 
(Cherbourg,  en  avait  été  lui-même  spectateur  sur 
un  bateau  pilole.  C'était  donc  une  scène  vue  qu'il 
avait  représentée.  11  connaissait  très  bien  la  mer, 
])our  avoir  été  (junbiuo  temps  marin  dans  sa  jeu- 
nesse et,  lorsqu'il  la  [)einle,  il  l'a  généralement 
monlrée  comme  une  plaine  ([ui  s'élève  vers  l'iio- 
rizon,  ce  qui  est  bien  en  clVet  l'apparence  qu'elle 
prend,  quand  on  la  regarde  des  grèves  ou  d'un 
bateau,  à  raz  l'eau. 

.Manet  avait  représenté,  dans  son  Cojnbat  du  Kear- 
sdf/r  ri  (le  IWlahama,  la  plaine  li((uide  montant 
vers  l'horizon,  où  b^s  deux  navires  enveloppés  d'un 
nuage  de  fumée  se  coml)atlaieut  ;  YAlabcrma  vaincu 
s'abîmait  sous  l'eau,  ('.ctle  façon  de  peindre  uni* 
marine  avait,  au  Salon,  déconceidé  le  public  qui, 
liabitué  à  censurer  Manet,  s'était  une  fois  de  plus 
mis  à  l'accuser  d'excentricité  voulue,  ('ependant  le 
tableau,  très  simple  de  factiu'e,  d'un  tou  presque 
uniforme,  n'avait  i)oint  trop  excité  l'hostilité.  Plu- 
sieurs critiques  et  un  certain  nombre  de  connais- 
seurs avaient  même  trouvé  à  la  scène  un  caractère  de 
grandeur,  (^e  tableau  était  appnrii  après  une  inter- 
ruption d'une  année,  où  le  public  n'avait  })oint  eu 
l'occasion  d'examiner  des  produ('ti<»ns  de  son  auteur, 


I.E   r.O.N    MOCK  |:î3 

il  ne  causait  aucun  soulèvcmenl  particulier.  Une 
sorte  d'accalmie  se  faisait  donc  alors  sur  le  nom  de 
Manet.  Les  circonstances  se  trouvaient  ainsi  ren- 
dues favorables  j)Our  une  péripétie  qui  allait  se 
produire  en  sa  faveur,  au  Salon  de  1873  :  il  devait  y 
voir  une  de  ses  œuvres  séduire  le  public  et  recueillir 
vmc  louange  quasi  universelle. 

Il  avait  envoyé  deux  tableaux,  le  Uepos  et  le  llmi 
llock.  A  celte  épo(jue,  le  jour  qui  précédait  l'ouver- 
ture du  Salon  au  public,  que  l'on  appelait  du  «  ver- 
nissage »,  était  réservé  à  une  élite  d'artistes,  d»' 
critiques,  de  connaisseurs,  de  gens  de  lettres  et  île 
gens  du  monde,  ('es  visiteurs  triés,  étant  allés, 
comme  toujours,  voiries  tableaux  de  Manet,  avaient 
été  séduits,  à  première  vue,  par  le  Bon  Bock.  Ils 
lavaient  tout  de  suite  tenu  pour  une  œuvre  excel- 
lenle.  A  la  fin  de  la  journée  du  «  vernissage  »,  les 
artistes,  les  critiques,  les  amis  des  peintres  avaient 
coutume  de  se  grouper  dans  le  jardin  du  Palais  de 
l'Industrie,  réservé  à  l'exposition  de  la  sculpture. 
Là  on  se  communiquait  les  uns  les  autres  ses  pre- 
mières impressions  et,  à  la  sortie,  il  s'était  prononcé 
des  jugements,  qui  se  répandaient  au  loin  et 
devaient  être  reproduits  par  la  presse.  Dans  cette 
sorte  d'aréopage,  on  avait  ratifié  l'opinion  favorable, 
d'abord  formée  sur  le  Bon  Bock  à  travers  les  salles, 
on  élait  convenu  que  Manet  venait  de  peindre  un 


134  UISTOIUE   D'EDOLAUD   MANKT 

très  bon  tableau.  Ce  jugement  du  |)ublic  d'élite, 
propagé  par  la  presse,  fut  accepté  et  partagé  ensuite 
par  le  grand  public  des  jours  suivants,  et  les  visi- 
teurs, jus(|u'à  la  clôture  du  Salon,  éprouvèrent  un 
grand  plaisir  à  regarder  ce  Bon  Bock.  Ils  déclaraient 
que  Manet  venait  enfin  de  s'amender  et  de  produire 
une  œuvre  que  Ton  piit  louer. 

Le  tableau  ainsi  goûté  était  un  portrait  du  graveur 
Belot,  naguère  assidu  au  café  Guerbois.  Il  était 
représenté  en  buste,  de  face,  de  grandeur  naturelle, 
sa  pipe  à  la  bouche,  qu'il  tenait  d'une  main,  pHidant 
(}ue  dans  l'autre,  il  avait  un  verre  de  Ijière,  un  bon 
bock.  Belot,  doué  d'une  mine  fleurie,  semblait  sou- 
rire, sur  la  toile,  à  ceux  qui  venaient  le  regarder. 
Dès  qu'on  arrivait  devant,  on  se  sentait  agréable- 
ment pris  par  ce  gros  réjoui,  et  on  lui  rendait  son 
bon  accueil  en  cordialité.  Captivés  ainsi  d'abord,  il 
n'y  avait  ensuite  aucune  particularité  de  facture  qui 
put  olfusquer.  Le  personnage  se  détachant  sur  un 
fond  gris,  coilfé  d'une  sorte  de  bonnet  de  loutre, 
vêtu  de  gris,  n'olfrait  aucune  de  ces  juxtapositions 
de  couleurs  vives,  capables  d'irriter.  (Test  ainsi  que 
l'élite,  la  presse,  le  grand  public,  saisis  d'abord  par 
le  coté  attrayant  du  sujet  et  n'y  trouvant  ensuite 
aucune  de  ces  particularités  qui  pussent  les  heurter, 
se  déclaraient  cette  fois-ci  pleinement  satisfaits 
d'une  œuvre  de  Manet. 


LE   B0.\   BOCK  13H 

La  popularité  du  lion  llock,  assurée  tlés  le  premier 
jour,  ne  lit  ensuite  que  s'aecroitre.  Le  tableau  fut 
reproduit  de  toutes  les  manières,  les  revues  de 
théâtre,  h  la  fin  de  Tannée,  en  tirent  un  de  leurs 
épisodes  sensationnels  et  un  dîner,  créé  sous  sou 
nom  par  des  artistes  et  des  gens  de  lettres,  d'abord 
présidé  par  l'original,  par  IJelot,  devait  durer  après 
sa  mort. 

Cette  survenue  d'un  tableau  que  l'on  vantait 
permit  à  la  j»resse  et  au  publie  de  revenir  momen- 
tanément, envers  Manet,  à  de  meilleurs  sentiments. 
Des  critiques  tirent  l'aveu  que,  dans  leurs  violences 
et  leurs  mépris,  ils  s'étaient  peut-être  laissé  en- 
traîner trop  loin.  Mais  rriliques  et  |)ublic  étnienl 
surtout  d'accord  pour  se  féliciter  eux-mêmes  d'avoir 
longtemps  pensé  et  dit,  que  toutes  ces  violences,  ce 
choix  de  motifs  singuliers,  ce  «  bariolage  >»,  dont 
Manet  les  avait  offensés,  n'étaient  de  sa  part  (ju'un 
dévergondage  de  jeunesse,  qu'un  moyen  violent  d'at- 
tirer rattenliou,  et  qu'enfin  viendrait  un  moment  où 
il  se  mettrait  à  peindre  selon  les  règles,  comme  les 
autres.  Ils  voyaient  le  changement  attendu  se  pro- 
duire avec  le  J>on  Bock,  et  le  tableau  leur  plaisait 
d'autant  plus,  qu'ils  les  laissait  contents  d'eux- 
mêmes,  pour  avoir  montré  de  la  sagacité.  Ce  juge- 
ment des  critiques  et  du  public  n'était  que  le  pro- 
duit de    la  j)ur('   imagination.   Manet,   en  peignant 


136  HISTOIRE   U'KDOUAUD   MANET 

son  Bon  Bock,  avait  agi  avec  sa  naïveté  de  facture 
et  sa  francliise  ordinaires.  Si  le  tableau  se  trouvait 
favorablement  accueilli  au  contraire  des  autres,  la 
rencontre  ne  venait  que  de  circonstances  fortuites. 
11  ne  s'était  nullement  douté  qu'il  produisait,  en 
rexociilant,  une  œuvre  qu'on  jugerait  adoucie,  qui 
])lairait  par  exception,  et  il  demeurait  tout  surpris 
du  succès. 

Parmi  ceux  qui  louaient  b'  Bon  Bock,  il  y  avait 
aussi  certains  connaisseurs,  qui  e.\pli([uaient  que  les 
qualités  du  tableau  étaient  dues  à  riniluenee  de  Frans 
liais.  Manet  était  allé,  en  1872,  faire  un  voyage  en 
Hollande,  il  avait  revu  les  Frans  Hais  de  Harlem, 
qui  l'avaient  si  vivement  frappi'  dans  sa  jeunesse. 
De  i-etour  à  Paris,  l'idée  lui  était  venue,  en  sou- 
venir, de  peindre  Belot,  un  ven-e  de  bière  à  la  main, 
et  la  pose  du  personnage  coupé  à  mi-corps  et  con- 
tenu dans  un  cadre  restreint,  une  manière  qui  ne 
lui  Jippartenait  pas  précisément,  avait  pu  lui  venir 
aussi  comme  réminiscence. 

n  était  donc  certain  qu'un  connaisseur,  devant  le 
Bon  Bock,  pouvait  penser  à  Fi'ans  Hais.  Mais  les  res- 
semblances ne  consistaient  qu'eu  rapports  de  sur- 
face, qu'en  imitations  de  pose.  Coin  me  facture  et 
comme  touche,  l'œuvre  était  aussi  personnellement 
de  ÎManet  que  n'importe  quelle  autre  qu'il  eût 
peinte.  Otte  volonté  d'appuyer  sur  les  ressemblaru'es 


LE    IJO.N    BUCIC  137 

(jui  [)oiivaiciit  exister  entre  le  Bun  Bock  et  les  buveurs 
(le  Frans  Dais  pour  les  signaler  au  public  n'était,  de 
la  part  de  plusieurs,  qu'une  manière  détournée  de 
continuer  à  combattre  Manet,  en  donnant  à  entendre 
(|u"il  ne  savait  peindre  une  œuvre  acceptable  qu'en 
sinspirant  d'un  autre.  Alfred  Stevens  s'était  fait 
comme  le  Iruchement  de  ceux-là,  en  disant  de  Be- 
lot,  le  verre  h  la  main  :  ><  H  boit  de  la  bière  de  Har- 
lem. *)  Le  mot  fut  colporté.  Stevens  et  Manet 
étaient  depuis  longtemps  liés  ensemble.  Ils  ne  s'in- 
lUiençaienl  point  comme  artistes,  leurs  talents  diffé- 
raient, mais  ils  se  voyaient  presque  chaque  jour  au 
cale  Tortoni.  Manet,  froissé  d'être  ainsi  desservi 
par  un  ami,  trouva  l'occasion  de  lui  rendre  la  mon- 
naie de  sa  pièce.  Stevens.  à  quelque  temps  de  là, 
exposait,  chez  un  marchand  do  la  rue  Laflilte.  un 
tableau  (luil  venait  de  |)eintlr<\  l'no  jeune  dame  en 
costume  de  ville  s'avançait  le  long  d'un  rideau  quelle 
semblait  vouloir  entr'ouvrir,  pour  entrer  par  derrière 
dans  un  appartement.  Stevens  avait  peint,  par  fan- 
taisie, à  côté  d'elle,  sur  le  tapis,  un  plumeau  à  épous  • 
seter.  Manet  dit  alors  de  la  dame,  à  la  vue  du  })lu- 
meau  :  «  Tiens  !  elle  a  donc  un  rendez-vous  avec  le 
valet  de  chambre?  »  Stevens  fut  encore  plus  froissé 
du  mot  de  Manet  que  celui-ci  ne  l'avait  été  du  sien. 
Ils  restèrent  après  cela  assez  longtemps  en  froid. 
Cependant,  il  y  avait  au  Salon  de  1873  un  autre 


138  HISTOUŒ  DEDÛIAHD   MANET 

iableaii  de  Maiiet,  le  Repos,  exposé  en  môme  temps 
que  le  Bon  Bock,  mais  celui-là  ne  rencontrait 
aucune  faveur.  Il  était  au  contraire  traité  avec  T ha- 
bituelle raillerie  qui  accueillait  les  œuvres  de  son 
auteur.  Le  Repos  représentait  une  jeune  femme 
vêtue  de  mousseline  l)lanche,  en  partie  assise,  en 
partie  étendue  sur  un  divan,  les  deux  bras  jetés  de 
chaque  côté  d'elle  sur  les  coussins.  11  avait  été  peint 
en  1870  et  M"'  Berthc  Morisot  avait  servi  de  modèle. 
L'originalité  de  Manet  s'y  déployait  sans  réserve. 
Dans  un  temps  où  l'on  parlait  toujours  d'idéal,  où 
l'on  prétendait  qu'une  création  artistique  devait  être 
idéalisée,  c'était  une  œuvre  qui  renfermait  une  part 
certaine  d'idéalisation.  La  jeune  femme  avec  son 
visage  mélancolique  et  ses  yeux  profonds,  avec  son 
corps  souple  et  élancé,  à  la  fois  chaste  et  volup- 
tueux, donnait  la  représentation  idéalisée  de  la 
femme  moderne,  de  la  Française  et  de  la  Pari- 
sienne. Mais  le  public  et  les  critiques  étaient  alors 
incapables  de  découvrir  l'idéal  lorsqu'il  se  rencon- 
trait allié  à  la  personnalité,  car,  à  leurs  yeux,  il  ne 
pouvait  exister  que  sous  des  formes  convenues  et 
déterminées. 

C'est-à-dire  que,  dans  le  culte  voué  à  la  Renais- 
sance italienne,  on  en  était  ari"ivé  à  croire  (|ue  la 
beauté,  l'idéal,  l'art  lui-même  dépeudaieni  de  cer- 
taines observances  et  étaient  liés  à  des  typi's  parti- 


LE   BON    BOCK  139 

culiers.  Dans  ces  idées  on  croyait  pouvoir  conserver 
indéfiniment,  par  l'étude,  la  valeur  que  certaines 
formes  avaient  reçue  à  l'origine  d'artistes  réelle- 
ment inventeurs.  Alors  les  uns  après  les  autres,  de 
maîtres  en  élèves,  on  s'imaginait  que  parce  qu'on 
saurait  dessiner  les  mêmes  contours  et  peindre  des 
figures  analogues,  on  perpétuerait  les  créations 
initiales.  Il  eût  suffi,  dans  ce  cas,  de  |)osséder  la 
faculté  d'assimilation,  d'être  habile  à  imiter,  pour 
parvenir  au  génie  et  se  hausser  à  son  niveau.  Mais 
ces  formes  de  l'art  traditionnel,  où.  l'on  prétendait 
maintenir  l'idéal,  sous  la  répétition  d'hommes  mé- 
diocres, avaient  à  la  fin  perdu  toute  valeur.  Elles 
n'avaient  plus  ni  souffle,  ni  vie,  et  à  plus  forte 
raison  ui  poésie,  ni  idéal,  car  la  poésie  et  l'idéal, 
comme  le  parfum  de  la  fleur,  ne  peuvent  être  sépa- 
rés de  la  vie.  Ils  ne  sont  attachés  à  aiicinii'  foriiie 
particulière,  ils  ne  dépendent  d'aucune  esthétique 
spéciale,  mais  peuvent  apparaître  dans  les  condi- 
tions les  plus  diverses.  Il  leur  faut  seulement,  pour 
se  manifester,  l'intermédiaire  du  véritahh'  artiste, 
de  l'homme  heureusement  doué,  <]o  l'inspiré,  du 
sensitif  qui,  devant  les  choses,  voit  se  former  en  lui 
des  images  qui  acquièrent  des  formes  embellies,  des 
contours  annoblis,  un  coloris  plus  éclatant,  toute 
une  parure  d'idéalisation. 

La  tradition,  quel   qu'ait  été   le  génie  initial,  ne 


140  IllSTOIRb:   D'ÉDOLARD   MANET 

peut  rien  transmettre  de  grand.  Les  écoles  tradition- 
nelles Unissent  tontes  immanqnablement  par  le  pas- 
tiche et  l'anémie.  L'aj'tiste  qni  ponrra  produire  des 
formes  annoblies,  des  types  véritablement  idéalisés, 
sera  senl  celui  qui  se  remettra  en  face  de  la  nature 
et  de  la  vie,  pour  les  rendre  à  nouveau,  d'une  ma- 
nière originale.  Manet  regardait  les  hommes  de  son 
temps,  les  êtres  vivants  autour  de  lui,  il  leur  trou- 
vait leur  beauté  propre  et  la  faisait  ressoi'lir.  Quand 
il  peignait  un  gros  buveur,  il  lui  donnait  la  gaîté,  la 
face  réjouie,  les  yeux  noyés,  que  comportait  sa 
nature;  quand  il  peignait  une  jeune  femme  distin- 
guée, il  la  douait  du  charme  et  de  la  grâce,  qui  sont 
l'apanage  de  son  sexe.  Mais  ce  qui  est  bien  fait  pour 
montrer  combien  le  public  et  avec  lui  les  critiques 
de  la  presse  au  jour  le  jour,  sont  incapables  de  juge- 
ments suivis  et  d'appi'éciations  sérieuses,  c'est 
qu'eux  tous  qui,  depuis  dix  ans.  poursuivaient  Ma- 
net d'outrages,  comme  une  sorte  de  barbare  contemp- 
teur de  tout  idéal,  voué  à  un  grossier  réalisme,  se 
prenaient  tout  à  coup  à  louer  une  de  ses  œuvres,  le 
Bon  Bock,  qui,  selon  leur  esthéticjue  et  d'après  leurs 
dires,  était,  de  toutes,  celle  qu'ils  auraient  surtout 
dû  repousser  :  un  buveur  rubicond,  avec  une  large 
panse,  fumant  sa  pipe,  le  verre  à  la  main.  Et  pen- 
dant qu'ils  admiraient  cette  u'uvre  particulière,  que 
leurs     déclarations      antérieures     eussent    dû    les 


LE   BOX   BOCK  141 

amener  à  flétrir,  ils  raillaient  et  bafouaient,  en  conti- 
nuai ion  de  leur  ancienne  pratique,  le  Repos,  une 
jeune  femme  distinguée,  élégante,  aux  yeux  pleins 
d'un  charme  profond,  un  type  féminin  v(M'ilal)le- 
ment  idéalisé. 

En  somme,  ce  (jui  se  produisait  à  l'occasion  de 
Manet  était  d'ordre  naturel;  la  conduite  (|ue  l'on 
tenait  envers  lui  est  celle  que  l'on  a  partout  tenue 
envers  les  novateurs,  qui  viennent  s'opposer  aux 
modes  transmis  pour  leur  en  substituer  d'autres.  On 
commençait  par  l'injurier,  par  repousser  ses  pro- 
ductions en  bbir,  comme  venues  d'une  esthétique 
monstrueuse  et  d'un  travail  grossier,  mais  tout  en 
les  méprisani,  on  allait  les  reg'arder  chaque  année, 
on  stationnait  devant,  ou  se  familiarisait  de  la  sorte 
inconsciemment  avec  elles.  Les  trails  par  lesquels 
elles  se  rapprochaient  le  plus  des  autres  se  faisaient 
alors  peu  à  peu  accepter. 

C'est  de  là  que  venait  le  succès  du  Bon  Bock.  Le 
tableau  ne  compoilant  pas,  par  son  arrangement, 
ces  côtés  d'originalité  absolue  contre  lesquels  on  se 
soulevait,  on  se  laissait  aller  exceptionnellement  à  le 
louer.  Selon  la  règle,  on  se  prenait  d'abord  à  goûter 
l'art  de  Manet,  par  celle  de  ses  œuvres  oiî  le  carac- 
tère propre  était  mitigé,  où  l'audace  manquait  par 
hasard  ou  bien  se  trouvait  voilée.  La  grande  origi- 
nalité n'est  jamais  admise   qu'à  la  longue.  Que  se 


142  HISTOIRE   DEDOIARD   MANET 

passG-t-il  lorsqu'un  peintre  se  développe? Lesœnvres 
du  début  qui,  à  leur  apparition,  ont  été  critiquées  et 
méprisées,  dix  ans  après,  quand  leur  auteur  a 
accentué  sa  manière,  sont  déclarées  excellentes, 
pour  servir  à  attaquer  les  nouvelles,  qu'on  ne  louera 
à  leur  tour  que  beaucoup  plus  tard. 

Le  temps  est  un  intermédiaire  essentiel.  Combien 
parmi  les  plus  grands,  ont  travaillé  et  produit  toute 
leur  vie,  sans  être  réellement  appréciés  et  dont  les 
œuvres  capitales  n'ont  obtenu  la  reconnaissance  que 
longtemps  après  leur  mort!  Rembrandt  a  vu  vendre 
son  mobilier  et  ses  collections  à  l'encan,  pour  [)!()- 
curer  quelques  milliers  de  florins  à  ses  créanciers, 
que  son  travail  ne  pouvait  leur  obtenir.  Il  est  mort 
ensuite  obscurément,  si  bien  que  les  derniers  temps 
de  sa  vie  sont  entourés  d'incertitude.  Et  en  France, 
à  Paris,  parmi  les  toiles  que  l'on  })ossédait  de  lui,  se 
trouvait  un  Samt-Mathicti,  puissant  au  suprême 
degré  et  qui  par  là  môme  déplaisait.  On  le  laissait 
dans  l'ombre,  pour  lui  préférer  des  œuvres  plus 
douces;  les  critiques  qui  écrivaient  des  livres  sur  le 
maître,  il  n'y  a  encore  que  quelques  années,  en 
})arlaient  sous  réserves.  On  y  est  venu  à  ce  Saint- 
Malhieii  et  ù  l'ange  qui  Tinspirc.  on  a  enfin  su  les 
apprécier,  on  les  a  mis  à  une  place  d'bonneui-  nu 
Louvre,  mais  alors  que  depuis  deux  cent  trente  ans 
celui  qui  les  avait  peints  était  mort. 


I.E   BON   BOCK  li3 

Maiiel,  quelque  temps  après  le  siège,  avait  dû 
abandonner  son  atelier  de  la  rue  Guyot,  la  maison 
ayant  été  démolie.  Il  était  alors  venu  s'établir  dans 
une  vaste  pièce,  une  sorte  de  grand  salon,  à  l'en- 
tresol, 4,  rue  de  Saint-Pétersbourg,  près  de  la  place 
de  l'Europe.  Il  ne  se  trouvait  plus  là  à  l'écart,  mais 
en  plein  Paris.  Aussi  la  solitude  dans  laquelle  il 
avait  précédemment  vécu  et  travaillé  prit-elle  fin.  Il 
reçut  les  visites  plus  rapprochées  de  ses  amis.  Il 
l'ut  aussi  fréquenté  par  un  certain  nombre  de  femmes 
et  d'hommes  faisant  partie  du  Ïout-Paris,  (lui, 
attirés  par  son  renom  et  l'agrément  de  sa  société, 
venaient  le  voir  et,  à  l'occasion,  consentaient  à  lui 
servir  de  modèles.  Avec  son  désir  de  rendre  la  vie 
sous  tous  ses  aspects,  il  put  alors  aborder  des  sujets 
absolument  parisiens,  qui  lui  étaient  interdits  dans 
son  isolement  de  la  rue  Guyot.  C'est  ainsi  qu'il 
peignit  en  1873  son  Bal  masque  ou  Bal  Je  COpéra^ 
un  tableau  de  petite  dimension,  qui  lui  prit  beaucoup 
de  temps.  A  proprement  parler,  ce  n'est  pas  le  bal 
de  l'Opéra  qui  est  montré,  puisque  la  scène  ne  se 
passe  pas  dans  la  salle,  lieu  de  la  danse,  mais  dans 
le  pourtour  derrière  les  loges.  Les  personnages  sont 
surtout  des  hommes  en  habit  et  en  chapeaux  à  haute 
forme,  assemblés  avec  des  femmes  en  domino  noir. 
Le  ton  du  tableau  est  donc  d'un  noir  presque  uniforme 
et  il  a  fallu  une  singulière  sûreté  de  coup  d'œil  pour 


l'ti  HISTOlRli   DÉOOLARD   MA>;ET 

empêcher  l'absorplion  des  détails  par  le  fond  mono- 
chrome. Sur  lensemble  des  costumes  noirs,  se 
détachent  cependant  quelques  femmes  travesties  et, 
par  elles,  des  couleurs  vives  viennent  mettre  des 
notes  d'éclat  et  écarter  la  monotonie. 

Selon  son  habitude  de  choisir  ses  modèles  dans  la 
classe  même  des  gens  à  représenter,  les  personnages 
de  son  Bal  de  f  Opéra  furent  pris  parmi  les  hommes 
du  monde  ses  amis.  Ils  durent  venir,  par  groupes 
de  deux  ou  trois  ou  isolément,  ou  habit  noir  et  en 
cravate  blanche,  poser  dans  son  atelier.  11  lit  entrer 
ainsi  dans  son  assemblage  :  ('habrier  le  compositeur 
de  musique,  Roudier  un  ami  de  collège,  Albert 
TIecht  un  des  premiejs  amateurs  qui  eût  acheté  de 
sa  peinture,  (luillatidin  et  André  deux  jeunes 
peintres,  un  colonel  en  retraite,  etc.  11  tenait  à 
s'assurer  des  types  divers  et  à  ce  que,  dans  leur 
variété,  ils  conservassent  leur  physionomie  et  leurs 
iillures  propres.  Les  liommcs,  par  exemple,  ont  leurs 
ciuipeaux  placés  sur  l;i  tête  de  la  façon  la  plus 
diverse.  Ce  n'est  point  là  le  résultat  d'un  arrange- 
ment fantaisiste,  mais  bien  de  la  manière  dont  tous 
ces  hommes  se  coilf.iient  réellement.  Il  leur  disait 
en  effet  :  «  (-omment  mettez-vous  votre  chapeau, 
sans  y  penser  et  dans  vos  moments  d'abandon?  eh 
bien!  en  posant,  mettez-le  ainsi  et  non  pas  avec 
.tpprêt.  »  11  poussait  si  loin  le  (]('sir  (h^  serrer  la  vie. 


LE   BOX   BOCK  14;; 

de  11(1'  rien  peindre  de  chic,  qu'il  variait  ses  modèles, 
môme  pour  les  figurants  de  second  plan,  dont  on  ne 
devait  voir  qu'un  détail  de  la  tète  ou  une  épaule.  Il 
m'ulilisa  personnellement,  en  me  prenant  une  part 
du  chapeau,  une  oreille  et  une  joue  avec  de  labarjje. 
Cette  moitié  de  visage  ne  pourrait  être  aujourd'hui 
reconnue  et  recevoir  un  nom,  mais,  au  moment  où 
il  la  peignait,  il  trouvait  qu'elle  animait  la  scène  pour 
sa  part  et  qu'elle  était  très  ressemblante. 

H  peignil,  à  peu  près  dans  le  môme  temps  que  le 
Ihil  iIp  topera,  la  Dame  aux  éventails.  C'est  encore 
là  un  tableau  j)arisien.  La  femme  qui  a  posé  élail 
très  connue,  pour  son  originalité  de  caractère  el  de 
visage.  Elle  est  étendue  sur  un  canapé,  vêtue  d'iui 
coslume  de  fantaisie,  et  autourd'elle,  sur  la  muraille 
sont  placés  des  évenlails.  Dans  le  Monde  nouveau,  eu 
mars  1S74,  une  revue  d'art  et  de  littérature  dirigée 
par  Charles  Cros,  qui  n'a  eu  que  trois  numéros,  a 
paru,  sous  le  titre  la  Parisienne,  un  bois  dessiné 
par  Manet,  gravé  par  Prunaire,  pour  lequel  avait 
posé  la  même  femme  peinte  comme  la  Dame  aux 
r  venta  ils. 

Manet  vit  venir  vers  lui  en  1873  le  poète  Stéphane 
Mallarmé.  La  connaissance  conduisit  promptement 
à  une  vive  amitié.  Mallarmé  devint  un  de  ses 
constants  visiteurs.  Manet  devait  illustrer  plusieurs 
de  ses  ouvrages,  le  Corbeau,  traduit  d'Edgar  Poe  en 

13 


146  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

1875,  V Après-midi  cVun  Faune  en  1876  et  peindre 
son  portrait  même  en  1877.  Le  café  Guerbois  était  à 
ce  moment-là  abandonné.  Les  réunions  qui  s'y 
tenaient  avant  la  guerre  n'avaient  point  été  reprises 
après.  Les  assidus  du  lieu,  dispersés,  vivaient  main- 
tenant trop  loin  les  uns  des  autres  pour  pouvoir  se 
retrouver  fréquemment  ensemble.  Cependant  comme 
Manet  avait  besoin  de  se  rencontrer  avec  ses  amis, 
il  avait  choisi,  pour  y  venir  le  soir,  le  café  de  la 
Nouvelle-Athènes  sur  la  place  Pigalle,  fréquenté  par 
un  monde  mélangé  d'hommes  de  lettres  et  d'artistes, 
et  là,  pendant  quehjues  années,  les  anciens  habitués 
du  café  Guerbois  surent  se  revoir  à  l'occasion. 

En  1874,  Manet  envoya  au  Salon  deux  tableaux, 
le  Chemin  de  fer  et  le  Polichinelle,  mais  sans 
retrouver  le  succès  que  le  Bon  Bock  lui  avait  valu 
l'année  précédente.  Avec  son  système  de  peindre 
chaque  fois  devant  la  nature  des  scènes  nouvelles,  il 
ne  pouvait  profiter  d'un  succès  acquis,  pour  en 
obtenir  à  coup  sûr  un  second.  Cet  avantage,  que 
tant  d'autres  savent  s'assurer,  lui  était,  de  par  son 
esthétique,  interdit.  La  plupart,  lorsque  certains 
sujets  leur  ont  gagné  la  faveur  publique,  s'y  can- 
tonnent et  n'en  sortent  plus.  On  a  vu  ainsi  de  tout 
temps  des  peintres  qui,  en  se  répétant,  ont  trouvé 
les  louanges  et  la  fortune.  Il  leur  suffit,  pour  ne  pas 
lasser,  de  varier  quelque  peu  les  détails.  Public  et 


F.E   BOX   BOCK  147 

critiques  acceptent  volontiers  cette  pratique.  Ils 
n'ont  aucune  peine  à  prendre  pour  suivre  l'artiste, 
qui  ne  se  renouvelle  point,  La  connaissance,  une 
fois  liée  avec  lui,  peut  se  poursuivre  indéfiniment 
sur  le  môme  pied.  Le  public  ne  se  doutant  point  que 
la  répétition,  Timilation  de  soi-même  sont  en  art 
odieuses,  puisqu'elles  ne  peuvent  conduire  qu'à 
l'affaiblissement  des  effets  d'abord  produits  en 
mieux,  trouve  agréable  de  n'avoir  point  à  faire  cet 
effort  d'attention,  que  demande  l'examen  de  sujets 
sans  cesse  renouvelés,  comme  forme  et  comme 
fond.  C'est  ainsi  que  les  artistes  sages,  s'adaptant  au 
goût  moyen,  cheminent  contents  d'eux-mêmes,  sûrs 
du  succès,  pendant  que  les  vrais  créateurs,  tour- 
mentés du  besoin  de  se  renouveler,  passent  leur  vie 
à  combattre  et  reçoivent  les  horions. 

Manet  en  faisait  l'expérience  en  187i;  après 
avoir  vu  son  Bon  Bock,  l'année  précédente,  devenir 
populaire  et  lui  attirer  les  louanges,  il  voyait 
maintenant  son  Chemin  de  fer  ramener  les  vieilles 
railleries.  Ce  tableau  marquait  une  nouveauté 
parmi  ses  envois  au  Salon,  celle  de  la  peinture 
en  plein  air.  Il  l'avait  exécuté  dans  un  jardinet 
placé  derrière  une  maison  de  la  rue  de  Rome.  Le 
public  et  la  presse  ne  s'étaient  pas  bien  rendu 
compte,  pour  en  raisonner,  qu'il  s'agissait  d'une 
œuvre  produite  directement  en  plein  air.  Ils  avaient 


148  HISTOIRE   DKDOUARD   MANET 

tout  sinipl(3ment,  comme  d'haliilmle,  élé  offensés 
par  l'apparition  des  couleurs  vives,  mises  cote  à 
cote,  sans  interposition  de  demi-tons  ou  d'ombres 
conventionnelles. 

Au  reproche  d'être  peint  dans  une  gamme  trop 
vive  qu'on  faisait  au  tableau,  s'ajoutait  celui  de 
présenter  un  sujet  «  incompréhensible  ».  Il  n'y 
avait  en  efi'et,  à  proprement  parler,  pas  de  sujet  sur 
la  toile,  les  deux  êtres  qui  y  figuraient  ne  se 
livraient  à  aucune  action  significative  ou  amusante. 
Carie  public  ne  chercheetne  regarde  presque  jamais 
dans  une  œuvre,  que  l'anecdote  qui  peut  s'y  laisser 
voir.  Le  mérite  intrinsèque  de  la  peinture,  la  valeur 
d'art  due  à  la  beauté  des  lignes  ou  à  la  qualité  de 
la  couleur,  choses  essentielles  pour  l'artiste  ou  le 
vrai  connaisseur,  restent  incompris  et  ignorés  des 
passants.  Or,  Manet  avait  mis  dans  son  Chemin  de 
fer  deux  personnes  sur  la  toile,  pour  qu'elles  y 
fussent  simplement  représentées  vivantes.  11  agissait 
ainsi  en  véritable  peintre  et  eût  pu  se  recommander 
des  maîtres  hollandais,  qui  ont  si  souvent  tenu  leurs 
personnages  oisifs,  ne  se  livrant  à  aucune  action 
précise.  Il  avait  représenté  une  jeune  femme  vêtue 
de  bleu,  assise  contre  une  grille  et  tournée  vers  le 
spectateur,  pendant  que  près  d'elle,  debout,  une 
petite  fille  en  blanc  se  tenait  des  deux  mains  aux 
barreaux.  Cette  grille  servait   (\o  clôture  à  un  jar- 


LE   BON   BOCK  149 

dinot,  dominant  la  profonde  Irancliée  où  passe  le 
chemin  de  fer  de  l'Onest,  près  de  la  gare  Saint- 
Lazare.  Par  derrière  les  deux  femmes,  se  voyaient 
des  rails  et  la  vapeur  de  liK'omolives,  dofi  le  liln'  du 
tableau. 

Le  Chemin  de  fer^  le  j)lus  important  par  les  di- 
mensions, était,  des  deux  envois  au  Salon,  celui  qui 
attirait  surtout  les  regards.  L'autre,  le  Polichinelle^ 
dans  un  tout  petit  cadre,  passait  presque  inaperçu-. 
Cependant  il  plaisait  assez  à  ceux  qui  venaient  le  re- 
garder et  il  devait  plaire  tout  particulièrement  à 
quelqu'un.  M™''  Martinet,  appartenant  à  la  riche  bour- 
geoisie parisienne,  était  liée  avec  Manel,  (juelle 
recevait  assez  souvent  à  dîner.  C'était  une  fcte  pour 
elle  que  cette  venue  d'un  homme  dont  la  vivacité  et 
la  conversation  brillante  l'enchantaient.  Elle  l'avait 
en  véritable  amitié  et  elle  eût  bien  voulu  la  lui 
témoigner,  en  lui  prenant  quelques  tableaux.  Mais 
la  bonne  dame  ne  s'y  connaissait  pas  plus  que  les 
autres  ;  elle  partageait  le  sentiment  commun  sur  les 
œuvres  de  Manet,  elle  les  trouvait  désagréables. 
Elle  disait,  comme  beaucoup  de  ceux  qui  rencon- 
traient le  peintre  dans  le  monde  :  comment  peut-il 
se  faire  qu'un  homme  si  distingué  peigne  d'uae 
manière  si  barbare?  Entîn,  en  1874,  arrive  le  Poli- 
chinelle qui  la  séduit.  Le  petit  personnage,  le  cha- 
peausur  roreille.  la  figure  goguenarde,  lui  paraît 

13. 


150  HISTOIRE  D'EDOUARD   MANET 

charmant.  Elle  s'empresse  de  l'acquérir  et  satisfait 
ainsi  l'envie  qu'elle  éprouvait  de  faire  plaisir  à  son 
ami  Manet,  en  lui    montrant  chez  elle  une  de  ses 


LE  PLELY  AIR 


X 


LE   PLEIN    AIR 


Opomlaiil  les  arlistes  que  Manet  avait  allirés  vers 
lui  par  sou  esprit  d'iuuovation  s'étaieut  à  ce  mo- 
ment, en  1874,  pleinement  développés.  Ils  avaient 
formé  un  groupe  produisant  d'après  des  données 
assez  neuves,  pour  qu'on  eût  senti  le  besoin  de  leur 
trouver  un  nom.  On  les  avait  alors  appelés  les 
Impressionnistes. 

Les  Impressionnistes,  qui  étaient  surtout  des 
paysagistes,  se  distinguaient  par  deux  particularités, 
ils  peignaient  en  tons  clairs  et  sysiématiquement, 
en  plein  air,  devant  la  nature.  Ils  avaient  reçu  de 
Manet  l'exemple  de  la  peinture  en  tons  clairs  et  ils 


154  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

s'étaient  mis  à  travailler  en  plein  air,  comme 
adoptant  nne  pratique  déjà  connue  au  moment  où 
ils  survenaient.  On  ne  saurait  dire,  en  elTet,  que 
l'idée  de  peindre  devant  la  nature  puisse  être  spé- 
cialement revendiquée  par  quelqu'un.  Il  est  des 
procédés  qui  ont  surgi  d'une  façon  en  quelque 
sorte  spontanée  et  que  l'on  voit  ensuite  s'être  géné- 
ralisés, sans  que  l'on  puisse  trop  savoir  comment 
la  chose  s'est  faite.  Mais  enfin,  s'il  fallait  abso- 
lument citer  des  noms,  on  pourrait  faire  honneur  à 
Constable  en  Angleterre,  à  Corot  et  à  Courbet  en 
France,  de  la  coutume  de  peindre  directement  en 
plein  air.  Je  me  rappelle  personnellement  avoir  vu 
ces  deux  derniers,  assis  l'un  près  de  l'autre  dans  un 
champ  et  peignant  chacun  une  vue  de  la  ville  de 
Saintes,  ma  ville  natale.  Seulement  ils  se  restrei- 
gnaient, en  plein  air,  à  des  tableaux  de  petites 
dimensions,  que  Ton  n'appelait  pas  même  des 
tableaux,  mais  des  études,  et  leurs  œuvres  impor- 
tantes s'exécutaient  a  l'atelier. 

Les  paysagistes  du  groupe  impressionniste,  allant 
plus  loin  que  leurs  devanciers,  avaient  généralisé 
le  procédé  de  peindre  en  plein  air,  en  en  faisant 
une  règle  absolue.  Avec  eux,  il  n'  y  eut  plus  de 
paysage  produit  dans  l'atelier.  Tout  paysage,  quelle 
que  fût  son  importance,  ou  le  temps  demandé  pour 
son  exécution,  dut  être  mené  à  terme  directement 


LE  PLEIX  AIR  Vùo 

devant  le  site  à  représenter.  Les  Impressionnistes 
sont  arrivés  de  la  sorte  à  obtenir  des  effets  nouveaux 
et  inattendus.  Placés  en  tous  temps,  obstinément 
devant  la  nature,  ils  ont  pu  saisir,  pour  les  rendre, 
ces  aspects  fugitifs,  qui  avaient  échappe  aux  autres, 
retenus  dans  l'atelier.  Ils  ont  observé  ces  ditîé- 
rences  considérées  par  les  autres  comme  négli- 
geables mais,  pour  eux,  devenues  essentielles, 
qui  existent  dans  l'aspect  d'une  même  campagne, 
par  un  temps  gris  ou  le  plein  soleil,  par  la  pluie  ou 
le  brouillard,  et  aux  diverses  heures  de  la  journée. 
Ils  ont  recherché  les  apparences  changeantes  que  la 
végétation  revêt  selon  les  saisons.  L'eau  s'est 
nuancée,  sur  leurs  toiles,  des  tons  inliniment 
variés,  que  le  limon  qu'elle  entraîne,  les  bords 
qu'elle  reflète,  l'angle  sous  lequel  le  soleil  la  frappe, 
peuvent  lui  faire  prendre. 

Le  groupe  des  premiers  Impressionnistes  com- 
prenait Pissarro,  Claude  Monet,  Renoir,  Sisley.  Ils 
étaient  animés  de  pensées  communes  et,  se  tenant 
très  près  les  uns  des  autres,  ont  tous  contribué  à 
l'épanouissement  du  système  et  à  la  découverte  des 
règles  à  appliquer.  Cependant  s'il  en  est  un  qui  ait 
plus  particulièrement  dégagé  les  traits  propres  de 
l'impressionnisme,  c'est  Claude  Monet.  Plus  que 
tout  autre,  en  effet,  il  a  su  donner  à  l'aspect  fugitif 
de  l'heure,  à  l'enveloppe  ambiante  de  lumière,  aux 


i;i6  HISTOIRE   DEDOUARD   MAXET 

colorations  ophémères  des  saisons  l'imporlance 
décisive  dans  le  rendu  de  la  scène  vue.  Tellement 
qu'avec  lui  les  impressions  passagères  sont  deve- 
nues assez  caractéristiques  et  clistincles  pour 
former,  par  elles-mêmes  et  en  elles-mêmes,  le 
vrai  motif  du  tableau.  Personne  n'avait  donc, 
avnnt  lui,  poussé  aussi  loin  l'étude  des  variations 
que  l'apparence  d'une  scène  naturelle  peut  otîrir. 
Aussi,  portant  sa  manière  à  l'extrême  limite  de  ce 
qu'elle  peut  donner,  devait-il  peindre  les  mêmes 
moules  dans  un  champ,  ou  la  même  fnçade  de 
cathédrale  à  Rouen,  un  nombre  de  fois  indéterminé, 
douze  ou  quinze  fois,  sans  changer  de  place  et  sans 
modifier  les  lignes  de  fond  du  sujet,  et  cependant 
en  exécutant  Lien  réellement  chaque  fois  un  lableau 
nouveau.  Il  s'appliquait  seulement  à  fixer  chaque 
fois  sur  la  toile  un  des  aspects  modifiés,  que  les 
changements  de  l'heure  ou  de  l'atmosphère  avaient 
fait  prendre  au  sujet.  L'impression  ressentie  variait 
dans  chaque  cas,  et  elle  était  saisie  et  rendue  si 
elîectivement  que,  dans  chaque  cas,  elle  lui  per- 
mettait de  produire  un  tableau  dilTérent. 

Les  Impressionnistes  sortis  de  la  période  d'essais 
étaient  arrivés,  en  1874,  à  la  pleine  conscience 
d'eux-mêmes.  Ils  avaient  fait  cette  année-là,  sur  le 
boulevard  des  Capucines,  une  première  exposition 
d'ensemble  de  leurs  œuvres,  qui  avait  attiré  l'atten- 


LE   PLIil.X   Alll  157 

tion  de  la  critique  et  du  public.  Mais  la  notoriété 
ainsi  acquise  n'avait  eu  d'autre  résultai,  que  de 
soulever  contre  eux  un  immense  mouvement  de 
railleries  et  d'insultes.  L'hostilité  témoignée  à 
Manet,  à  ses  débuts,  se  reportait  maintenant  sur  les 
Impressionnistes.  Le  peintre  impressionniste  deve- 
nait à  son  tour  une  sorte  de  paria,  contre  qui  toute 
attaque  paraissait  licite. 

Manet,  qw,  alors  qu'il  (dail  universellement  mé- 
prisé, avait  trouvé  des  amis  dans  les  liommes 
devenus  maintenant  les  lm})ressi()nnistes.  n'avait 
cessé  de  les  suivre  et  de  les  encourager.  Son  intéièt 
s'était  accru,  lorqu'il  avait  vu  la  manière  de  peindre 
en  clair,  la  sienne  d'abonl,  s'étendre  sous  leur  pra- 
tique à  de  nouveaux  domaines  et  donner  naissance, 
surtout  dans  le  paysage,  à  une  forme  d'art  origi- 
nale. Aussi  rencontraient-ils  en  lui  un  ardent  défen- 
seur. Alors  qu'il  était  encore  lui-même  violemment 
attaqué  et  qu'il  avait  beaucoup  de  peine  à  surmonter 
les  difficultés  qui  l'assaillaient,  il  lui  lestait  du 
temps  et  de  l'énergie  pour  s'occuper  d'eux  et  les 
aider.  11  se  trouvait  à  court  d'argent,  il  dépensait 
réellement  plus  que  la  fortune  paternelle  le  lui  per- 
mettait et  il  lui  fallait  compter,  comme  supplément, 
sur  la  vente  de  ses  œuvres,  mais  qui  ne  survenait 
qu'accidenlellement  et  encore  ne  lui  procurait  que 
des  sommes  minimes.  Il  était  donc  dans  une  situa- 

14 


1H8  HISTOIRE  DEDOUARD   MANET 

tion  à  ne  pouvoir  réellement  se  permettre  la  moindre 
largesse  ;  cependant  sa  générosité  naturelle  et  son 
amitié  l'emportaient.  Il  s'ingéniait  à  aider  ses  amis, 
même  de  sa  bourse.  Il  était  allé  en  4875  voir 
Claude  Monet  qui  habitait  Argenteuil  et  qui  se 
voyait  tellement  combattu  et  méprisé,  qu'il  ne  pou- 
vait arriver  que  très  difficilement  à  vivre  de  son 
travail  ;  alors,  à  la  recherche  de  combinaisons  pour 
venir  à  son  aide,  il  m'écrivait  : 


«  Mercredi.  » 
«  Mon  cher  Duret, 

<(  Je  suis  allé  voir  Monet  hier.  Je  l'ai  trouvé 
navré  et  tout  à  fait  à  la  côte. 

((  Il  m'a  demandé  de  lui  trouver  quelqu'un  qui 
lui  prendrait,  au  choix,  de  dix  à  vingt  tableaux, 
ù  raison  de  100  francs.  Voulez-vous  que  nous  fassions 
l'allaire  à  nous  deux,  soit  500  francs  pour  chacun? 

'(  Bien  entendu  personne,  et  lui  le  premier,  igno- 
rera que  c'est  nous  qui  faisons  l'allaire.  J'avais 
pensé  à  un  marchand  ou  à  un  amateur  quelconque, 
mais  j'entrevois  la  possibilité  d'un  refus. 

«  Il  faut  malheureusement  s'y  connaître  comme 
nous,  pour  faire,  malgré  la  répugnance  qu'on 
pourrait  avoir,  une  excellente  affaire  et  en  môme 


LE  PLEIN   AIR  1S9 

temps   rendre    service    à    un     homme    de     talent. 
Répondez-moi  le  plus  lot  possible  ou  assignez-moi 
im  rendez- vous. 
«  Amitiés. 

<(  E.  Manet.   » 

Il  semblera  peut-être  étrange  q,ue  donner  mille 
francs  à  un  peintre  impressionniste  pour  dix  de  ses 
tableaux  ait  jamais  pu  être  un  acte  désintéressé. 
Mais  tout  est  relatif  et  au  moment  où  Vianet  écri- 
vait cette  lettre,  il  était  plus  difficile  d'arracher 
cent  francs  pour  un  tableau  de  Claude  Monet,  qu'il 
ne  l'est  devenu  depuis  d'en  obtenir  dix  mille. 
L'aversion,  l'horreur,  — je  ne  sais  quel  mot  trouver 
qui  soit  assez  fort  pour  exprimer  le  sentiment  du 
public,  —  étaient  alors  telles,  qu'en  dehors  d'une 
demi-douzaine  de  partisans,  gens  de  goCit,  mais  dis- 
posant de  peu  de  ressources,  considérés  d'ailleurs 
comme  des  fous,  personne  ne  voulait  avoir  de  cette 
peinture,  personne  ne  voulait  se  donner  la  peine  de 
la  regarder  ou,  si,  par  extraordinaire,  quelqu'un  la 
regardait,  ce  n'était  que  pour  en  rire.  Les  amateurs 
qui  achetaient  des  tableaux  n'eussent  pas  même 
consenti  à  recevoir  en  don  une  œuvre  des  Impres- 
sionnistes, invités  à  la  mettre  chez  eux.  Ils  se 
fussent  considérés  ainsi  comme  dépréciant  leurs 
collections  et  comme  perdant  leur  renom  d'hommes 


160  IlISTOIlîIC   D'EDOUAIU)   MANEI" 

de  goûL.  M.  Durand-Rucl,  le  seul  marcliaiul  qui  eût 
encore  acheté  des  œuvres  si  décriées,  allait  telle- 
ment contre  le  goût  général,  qu'il  ne  pouvait  en 
vendre  à  n'importe  quel  prix.  Après  avoir  longtemps 
persisté  à  faire  des  avances  aux  Impressionnistes, 
envers  lesquels  il  se  conduisait  non  plus  en  homme 
d'alTaires,  mais  en  ami  dévoué,  il  avait  empilé  de 
leurs  toiles  et  épuisé  sa  caisse,  à  un  point  qui  le 
mettait  dans  l'impossibilité  momentanée  de  les  sou- 
tenir. Dans  ces  circonstances,  l'aide  que  Manet 
concevait  se  produisait  bien  comme  un  acte  de 
désintéressement, 

Manet  cherchait,  de  tontes  manières,  à  trouver 
des  acheteurs  aux  Impressionnistes.  11  gardait  de 
leurs  œuvres  dans  son  atelier,  qu'il  s'elTorçait  de 
faire  prendre  anx  personnes  qui  venaient  le  visiter, 
et  il  les  vantait  dans  les  termes  les  plus  louan- 
geurs. Claude  Monet  était  de  tous  celui  vers  lequel 
il  se  sentait  le  plus  vivement  porté.  Il  admirait  sur- 
tout son  art  de  peindre  Feau,  sous  les  apparences  les 
plus  diverses.  Monet,  disait-il,  est  le  Raphaël  de 
l'eau.  Il  le  considérait  comme  tout  à  fait  maître  dans 
sa  sphère.  Un  hiver  il  voulut  peindre  un  elTet  de 
neige;  j'en  possédais  précisément  un  de  Monei 
qu'il  vint  voir;  il  dit,  après  lavoir  examiné  :  «  Cela 
est  parfait,  on  ne  saurait  faire  mieux  »,  et  il  renonça 
à  peindre   de  la  neige.  Il  s'établit  ainsi  entre  eux 


LE   PLEIN   AIR  161 

une  grande  amitié  et  des  rapports  suivis,  qui  se  sont 
toujours  traduits  par  un  écliange  de  bons  procédés. 

Manet  fut  amené  à  peindre  Claude  Monet  et  les 
siens  plusieurs  fois.  Il  le  peignit,  une  première  fois 
en  1874,  dans  son  bateau  sur  la  Seine.  Monet,  qui 
travaillait  directement  devant  la  nature,  s'était 
aménagé  un  bateau,  à  l'époque  oii  il  habitait 
Argenteuil,  pour  y  exécuter  à  Taise  ses  vues  de  la 
Seine.  Il  l'avait  disposé  d'une  façon  particulière 
avec  une  petite  cabine  au  fond,  où  se  réfugier  en 
cas  de  mauvais  temps,  et  une  tente  par  devant,  sous 
laquelle  il  pouvait  se  tenir  au  soleil.  Manet  avait 
représenté  Monet  peignant  sous  la  tente  de  son 
bateau  et  M"""  Monet,  par  derrière,  assise  dans  la 
cabine.  Il  avait  lui-même  donné  pour  titre  au 
tableau  :  Morn't  dans  son  atelier,  en  disant  plai- 
samment :  «  Monet!  son  atelier,  c'est  son  bateau.  » 
Il  a  peint  encore  une  fois  Monet  et  sa  famille  en 
plein  air,  toujours  en  1874,  cette  fois  dans  leur 
jardin.  La  femme  et  le  fils  sont  assis  sous  des 
arbres,  pendant  que  le  père,  contre  une  haie,  s'occupe 
à  jardiner. 

Manet  avait  été  lui-même,  dès  ses  débuts,  un  par- 
tisan de  la  peinture  en  plein  air,  que  les  Impres- 
sionnistes étaient  venus  adopter  systématiquement. 
Avec  ses  idées  de  ne  peindre  que  des  choses  vues, 
il  avait  commencé  à  faire  des  études  de  plein  air  dès 

14. 


162  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

1834,  alors  qu'il  fréquentait  encore  Fatelier  de  Cou- 
ture. En  1859,  il  a  peint  un  paysage  à  Saint-Ouen 
qui  s'est  appelé  la  Pêche,  où  on  voit  la  Seine  avec 
ses  rives  et  un  pécheur  dans  un  bateau.  Il  devait 
ensuite  avoir  la  fantaisie  de  placer  sur  cette  toile 
son  portrait  et  celui  de  sa  femme,  tous  les  deux 
vêtus  de  costumes  à  la  Rubens,  ce  qui  a  fait  prendre 
à  l'œuvre  un  air  composite  assez  singulier.  11  peignit 
en  1861  des  études  dans  le  jardin  des  Tuileries, 
qui  devaient  lui  servir  à  composer  son  tableau  de  la 
Musique  aux  Tuileries.  Son  paysage  du  Déjeuner  sur 
r herbe  a  été  peint  en  1863,  d'après  des  études  faites 
à  l'île  de  Saint-Ouen.  A  son  exposition  de  1867  ont 
ligure  diverses  marines,  des  paysages,  une  course 
de  chevaux,  exécutés  en  plein  air  les  années  précé- 
dentes. En  1867,  il  peint,  sur  une  toile  de  dimen- 
sions importantes,  une  Vue  de  rExposition  univer- 
selle. La  vue,  prise  du  Trocadéro,  s'étend  sur  le 
Champ  de  Mars,  oîi  cette  aimée-là  l'exposition  était 
concentrée.  Mais  à  ce  moment  le  plein  air  était  un 
des  sujets  les  plus  discutés,  dans  les  réunions  du 
café  (iuerbois,  entre  Manet  et  ses  amis.  Il  s'adonnera 
donc  désormais,  d'une  manière  toute  spéciale,  à  la 
peinture  de  plein  air  ;  il  lui  fera  une  part  de  plus 
en  plus  grande  dans  sa  production. 

En  1868  et  1869  il  passe  une  partie  de  l'été  à  Bou- 
logne; il  y  peint  des  marines  et  des  vues  du  port. 


LE  PLEIN  AIR  163^^ 

L'une  d'elles,  connue  sous  le  titre  du  Clair  de  lune 
ou  du  Port  de  Boulogne^  a  été  prise  dune  ienêtre 
de  l'hôtel  de  Folkestone,  sur  le  quai  de  Boulogne. 
Elle  rend  bien  la  magie  de  la  nuit  et  l'apparence 
fantastique  des  nuages,  emportés  devant  la  lune. 
Deux  toiles  ont  été  consacrées  au  départ  du  bateau 
à  vapeur,  faisant  le  service  entre  Boulogne  et 
Folkestone.  En  1870,  avant  la  guerre,  il  peint  dans 
un  jardin  de  Passy  le  petit  tableau  qui  s'est  appelé 
le  Jardin,  où  l'on  voit  une  jeune  femme  en  blanc, 
assise  près  de  son  enfant  placé  dans  une  petite  voi- 
ture et  un  jeune  iiomme  à  côté,  étendu  sur  l'herbe. 
En  1871  il  peint  le  Bassin  d'Arcachon,  à  son  retour 
des  Pyrénées,  et  le  Port  de  Bordeaux,  des  fenêtres- 
d'une  maison  située  sur  le  quai  des  Ghartrons. 
En  1872  il  peint  en  Hollande,  où  il  est  allé,  une 
marine.  En  1873  ses  tableaux  de  plein  air  sont  par- 
ticulièrement nombreux.  11  passe  une  partie  de  l'été 
à  Berck-sur-Mer  ;  il  y  peint  les  Hirondelles.  Sa  mère 
et  sa  femme  ont  posé  pour  les  dames  représentées. 
Il  les  a  réduites  à  des  proportions  tellement  res- 
treintes, que  le  tableau  demeure  presque  un  paysage 
pur.  Le  titre  est  venu  de-  quelques  hirondelles,  qui 
volent  par-dessus  le  terrain  couvert  de  gazon.  Il 
peint  encore  à  Berck  une  vue  de  mer  avec  person- 
nages. Sa  femme  est  assise  au  premier  plan  ;  à  côté 
d'elle  Eugène  Manet  est  étendu  sur  le  sable  et,  au 


164  HISTOIRE    DKDOLAUD   MA.NET 

fond,  la  mer  bleue  s'élève  vers  Fliorizon.  Ce  tableau 
s'est  appelé  Sur  la  Plage.  Il  peint,  toujours  à  lîerck, 
les  Pêcheurs  en  mer;  embarqué  avec  eux,  il  les  a 
saisis  sur  le  vif,  à  leur  travail,  pendant  que  l'embrun 
de  la  mer  venait  mouiller  sa  toile.  Les  longues 
années  passées  à  terre  sans  naviguer  lui  avaient 
fait  perdre  le  pied  marin,  ac<juis  au  cours  de  son 
voyage  au  Brésil,  car  il  racontait  que  le  mal  de 
mer  l'avait  fort  incommodé  sur  la  barque  de  pèche. 
Il  peint  en  outre,  en  plein  air,  en  1873,  la  Partie 
de  crochet,  et  enfin  le  Chemin  de  fer,  qu'il  expose 
au  Salon  de  1874. 

Dans  ses  u'uvres  de  plein  air,  Manet  devait  mar- 
quer sa  manière  personnelle,  en  face  de  ses  amis  les 
Impressionnistes.  Eux,  qui  étaient  principalement 
des  payscigisles,  peignaient  surtout  en  plein  air  des 
paysages  purs,  où  ils  introduisaient  accessoirement 
des  figures  humaines;  tandis  que  lui,  qui  jusqu'à  ce 
jour  avait  surtout  peint  des  tableaux  de  figures, 
maintenant  qu'il  abordait  plus  particulièrement  le 
plein  air,  se  maintenait  cependant  dans  sa  véri- 
table manière,  en  donnant  à  ses  figures  une  grande 
importance,  de  telle  sorte  que  le  paysage  ne  formât 
le  plus  souvent  autour  d'elles  que  le  cadre  ou  le 
fond  de  la  scène. 

Dansées  idées  Manet  se  résolut  à  frapper  un  coup. 
Jusqu'alors  ses  tableaux  de  plein  air  avaient  été  de 


LE   IM.El.X   AIR  1G3 

dimensions  assez  restreintes.  Le  premier  qn'il  eût 
envoyé  an  Salon  en  1874,  le  Chemin  de  fei\  se  trou- 
vant de  cet  ordre,  n'avait  guère  été  reconnu  pour  ce 
qu'il  était.  Maintenant  il  en  peindrait  un  où  les 
personnages  atteindraient  la  grandeur  naturelle  et 
qui  serait  tellement  caractéristique,  qu'on  ne  pour- 
rait se  méprendre  à  son  sujet.  Dans  l'été  de  1874,  il 
s'assure  une  femme  approj)riée  et  obtient  de  son 
beau-frère  lludolpli  Leenholf  de  venir  jxtser.  11  les 
emmène  à  Argenteuil.  Là  il  les  })lace  l'un  contre 
l'autre,  dans  un  bateau,  assis  sur  un  banc,  avec 
l'eau  bleue,  comme  fond,  et  une  des  berges  de  la 
Seine,  pour  clore  l'horizon.  Il  se  met  à  les  peindre, 
en  plein  soleil,  sur  une  toile  dun  mètre  cinquante 
de  haut  et  un  mètre  quinze  de  large.  Peindre  ainsi 
deux  personnages  de  grandeur  naturelle,  en  main- 
tenant à  chaque  être  et  au  paysage  l'intensité  de 
coloris  que  l'éclat  du  plein  air  leur  donnait,  était 
une  tentative  d'une  extrême  hardiesse.  H  fallait 
pour  la  mener  à  bien  un  homme,  doué  d'abord  d'une 
vision  particulière,  puis  habitué  à  réaliser  sur  la 
toile  la  juxta])osition  des  tons  les  plus  tranchés. 

L'u'uvre  terminée  fut  exposée,  comme  unique 
envoi,  au  Salon  de  1875,  sous  le  titre  à' Argenteuil. 
Il  s'était  proposé  de  frapper  un  coup  avec  ce  tableau. 
Il  devait  pleinement  y  réussir,  mais  non  pas  de  la 
manière   qu'il    eût   désirée.    Quand   il    cherchait  à 


1C6  HISTOIRE  D'EDOUARD   MANET 

attirer  Tattention,  c'était  toujours  avec  Tespérance 
de  captiver  le  public  et  la  presse.  Les  déceptions  ne 
le  décourageaient  point;  après  tant  d'oeuvres  mon- 
trées sans  trouver  le  succès  recherché,  il  pensait 
toujours  qu'il  en  produirait  d'autres  qui  le  lui 
obtiendraient.  11  lui  était  arrivé  une  chance  de  ce 
genre  avec  le  Bon  Bock,  mais  par  un  concours  excep- 
tionnel de  circonstances  heureuses.  Maintenant 
qu'avec  son  ArgenteiiiL  il  se  proposait  de  frapper 
un  coup  d'éclat,  en  mettant  dans  une  œuvre,  comme 
il  Favait  déjà  fait,  la  marque  de  sa  pleine  originalité, 
la  tentative,  loin  d'avoir  le  résultat  favorable  qu'il 
entrevoyait  toujours,  ne  pouvait  que  soulever  de 
nouveau  l'hostilité  que  ses  œuvres  antérieures,  pro- 
duites dans  les  mêmes  données,  avaient  fait  naître. 
C'est  ce  qui  allait  en  etfet  avoir  lieu.  h'Argniteuil 
devait  être,  avec  le  Déjeuner  sur  Vlierhe,  YOlympia 
et  le  Balcon,  celui  de  ses  tableaux  qui  rencontrerait 
la  désapprobation  la  plus  violente  et  la  plus  uni- 
verselle. 

Une  des  particularités  qui  avaient  le  plus  déplu 
chez  Manet  avait  été  sa  manière  de  peindre  en  tons 
clairs  juxtaposés.  On  n'avait  vu  tout  d'abord  dans 
cette  pratique  qu'un  «  bariolage  »,  et  l'iril  habitué 
aux  tableaux  enveloppés  d'ombre  en  avait  été  offensé. 
Cependant,  depuis  plus  de  dix  ans  qu'il  persistait  à 
se  produire  aux  Salons,  et  qu'il  y  revenait  toujours 


LE   PLELN   AIR  167 

le  même,  on  avait  fini  par  le  tolérer.  On  avait  môme 
été  jusqu'à  accepter  celles  de  ses  œuvres  conçues 
dans  une  gamme  de  couleurs  moins  vivo  que  les 
autres.  En  outre,  sans  qu'on  s'en  rendît  com|)te,  par 
la  seule  puissance  du  vrai  sur  le  convenu,  du  naïf  sur 
l'artificiel,  cette  manière  tant  abhorrée  d'appliquer 
les  tons  clairs  sans  ombres  intermédiaires  exerçait 
son  influence  et  l'école  française  commençait  à  sup- 
primer les  ombres  opaques,  pour  aller  vers  le  clair. 
Ainsi  l'accoutumance  venue  d'une  part,  et  de  l'autre 
un  cliangement  général  se  produisant,  il  se  trouvait 
que  l'art  de  Manet  ne  frappait  plus  par  un  air 
d'absolue  étrangeté ,  qu'il  n'était  plus  considéré 
comme  entièrement  en  dehors  des  règles.  Si  on 
n'allait  point  encore  jusqu'à  l'accepter  tout  à  fait, 
au  moins  on  s'y  habituait,  dans  une  certaine  limite. 
Mais  voilà  qu'avec  cet  Argenteiùl  peint  en  plein  air, 
Manet  accentuait  tellement  sa  manière,  qu'il  se 
remettait  vis-à-vis  des  autres  dans  l'état  de  sépara- 
tion absolue,  oi^i  il  s'était  trouvé  à  l'origine.  L'éclat 
des  tons  se  trouvait  porté,  par  le  fait  d'un  tableau 
peint  en  plein  air,  à  un  tel  degré  d'acuité,  qu'il 
dépassait  de  beaucoup  tout  ce  que  les  tableaux  peints 
dans  la  lumière  atténuée  de  l'atelier  avaient  laissé 
voir.  Le  gain  que  Manet  avait  pu  faire,  par  l'accou- 
tumance où  l'on  était  entré  avec  ses  tableaux  d'atelier, 
était  donc  perdu  pour  ceux  du  plein  air. 


168  I1I5T0IIΠ  D'EDOUARD   MANET 

Aussi  revoyait-on  devant  Y  Argenté  tril  ces  attrou- 
pements bruyants  qui  s'étaient  produits  devant  le 
Déjeuner  sia-  f  herbe  et  YOlf/?npia.Véclâi  du  plein 
air  oITusquait.  Les  spectateurs  le  trouvaient  intolé- 
rable. Leurs  yeux  ne  pouvaient  le  supporter.  Un 
eiïet  exaspérait  par-dessus  tout  :  l'eau  de  la  Seine 
peinte  d'un  bleu  intense.  Il  est  pourtant  certain  que 
l'eau  limpide  et  profonde  d'une  rivière,  frappée, 
dans  certaines  conditions,  par  le  soleil,  laissera  voir 
des  tons  d'un  tel  bleu,  que  la  palette  la  plus  riche 
ne  pourra  pleinement  les  rendre.  Manet  ayant  peint 
la  Seine  à  Argenteuil  par  un  soleil  ardent  avait  eu 
beau  s'elforcer,  l'eau  bleue  de  son  tableau  avait  dû 
rester,  comme  éclat,  au-dessous  de  la  réalité.  Mais 
le  public  et  les  critiques  n'étaient  à  même  d'entrer 
dans  aucune  de  ces  considérations.  Cette  ean  bleue 
leur  causait  une  sorle  de  soulTrance  physique,  elle 
les  aveuglait.  Devairt  le  Balcon  de  1869,  tout  le 
monde  s'était  récrié.  Avait-on  jamais  vu  un  balcon 
vert!  Maintenant  tout  le  monde  se  soulevait  contre 
l'eau  de  Y  Argenteuil .  Avait- on  jamais  vu  de  l'eau 
bleue  dans  une  rivière  ! 

Il  était  vrai  qu'on  n'avait  jamais  vu  apparaître, 
dans  un  tableau  du  Salon  et  même  dans  aucun  autre 
tableau  n'importe  où,  de  l'eau  bleue,  peinte  avec  une 
t(;lle  intensité  de  coloris,  puisque  personne,  excepte 
les  Impressionnistes,  ne  s'était  encore  avisé  d'aller 


LE  PLEIN   AIIl  169 

piùndre  eu  plein  soleil,  dirccteiiienl  devant  la  na- 
ture. Manet  s'élant  livré  à  une  lenlalive  originale 
el  ayant  travaillé  dans  des  conditions  encore  incon- 
nues devait  par  cela  même  .'produire  une  œuvre 
douée  de  caractères  qui  la  diflerencieraient  de 
toutes  les  aulres.  C'est  précisément  parce  (ju'il  en 
était  ainsi  qu'elle  eût  du  être  louée  ou  au  moins 
prise  en  considération,  comme  hors  de  la  banalité 
et  du  pastiche,  qui  sont  la  mort  de  l'art.  Mais  au 
contraire  le  j)ublic  en  art,  comme  en  toutes  choses, 
n'aime  (\uq  les  voies  battues,  commodes  à  sa  non- 
chalance. Jl  est  d'instinct  l'ennemi  des  nouveautés, 
(k't  Arç/enteui/^  vu  au  Salon  comme  une  œuvre  sans 
précédent,  dé[)laisait  donc  par  cela  même  <à  tout  le 
monde. 

Le  tableau  qui,  par  sa  tonalité  générale,  soulevait 
l'hostilité,  ne  gagnait  rien,  lorsque  les  deux  person- 
nages qui  y  figuraient  étaient  considérés  à  part. 
D'abord  .on  les  déclarait  laids  et  vulgaires.  Et  puis! 
que  faisaient-ils  assis  sur  un  banc,  dans  ce  bateau? 
Ils  manquaient  peut-être  de  raffinement,  mais  les 
canotiers  qui  vont,  les  hommes  en  tricot,  les  femmes 
en  robes  multicolores,  s'amuser  sur  l'eau,  n'ont 
jamais  appartenu  à  l'élite  sociale.  D'ailleurs  ils 
étaient  assis  dans  le  bateau,  pour  n'y  rien  faire  autre 
chose  que  d'y  être  assis.  C'était  la  question  posée, ^à 
l'occasion  du  Chemin  de  fer,  l'année  précédente,  où 


170  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

une  femme  et  une  petite  fille  avaient  été  représen- 
tées sans  se  livrer  à  aucune  mimique  particulière, 
simplement  pour  offrir  deux  figures  à  peindre.  Le 
public  insensible  aux  arrangements  picturaux  en 
eux-mêmes,  qui  demande  toujours  aux  personnages 
d'un  tableau  d'accomplir  une  action  bien  déter- 
minée, avait  trouvé,  en  1874,  les  femmes  dû  Chemin 
de  fer  «  incompréhensibles  »,  et  il  jugeait,  en  1875, 
étranges  et  méprisables  les  canotiers  de  VÂrgenteiiU, 
dans  la  simplicité  de  leur  pose  et  de  leur  habille- 
ment. 

En  peignant  son  Argenteiiil,  Manet  avait  repré- 
senté un  côté  de  la  vie  parisienne,  qui  a  presque 
entièrement  disparu.  Avant  que  la  bicyclette  ne  lût 
connue,  le  canotage,  les  jours  fériés,  dans  la  belle 
saison,  formait  l'amusement  d'une  partie  de  la  jeu- 
nesse. Argenteuil,  Asnières,  Bougival,  voyaient  ac- 
courir des  bandes  de  jeunes  gens  des  deux  sexes  qui, 
après  avoir  prodigué  leurs  forces  à  ramer  sur  l'eau, 
finissaient  la  journée  par  un  festin  au  cabaret  et  un 
bal  champêtre.  La  bicyclette  a  mis  fin  à  ces  divertis- 
sements; ceux  qui  s'y  fussent  autrefois  adonnés  se 
dispersent  maintenant  sur  les  routes.  Les  canotiers 
venaient  de  mondes  différents,  mais  les  femmes 
qu'ils  emmenaient  avec  eux  n'appartenaient  qu'à  la 
classe  des  femmes  de  plaisir  de  moyenne  condition. 
Celle  de  YAvgetiteuil  est  de  cet  ordre.  Or  comme 


I.E   IM.EIN   Mï\  17 1 

Manot,  serrant  la  vie  d'aussi  près  que  possible,  ne 
mettait  jamais  sur  le  visage  d'un  être  autre  chose  que 
ce  que  sa  nature  comportait,  il  a  représenté  celle 
femme  du  canotage,  avec  sa  ligure  banale,  assise 
oisive  et  paresseuse.  Il  a  bien  rendu  la  grue  que 
l'observation  de  la  vie  lui  offrait.  Il  a  encore  peint  un 
type  analogue  dans  son  tableau  la  Prune.  Une  femme, 
de  celles  qui  attendent  dans  les  cafés  la  rencontre  à 
venir,  accoudée  sur  une  table,  regarde  l'œil  vague, 
devant  elle,  dans  le  néant  de  sa  pensée. 

Après  avoir  peint  dans  VArgenleuil  la  vie  à  peu 
près  disparue  du  canotage,  Manet  devait  peindre, 
dans  la  Servante  de  Bocks,  la  vie,  qui  survenait  alors 
et  cjui  s'est  depuis  fort  développée,  du  cabaret  à  chan- 
sons. On  avait  ouvert,  sur  le  boulevard  de  Clichy, 
un  établissement  de  cet  ordre,  appelé  de  Reichshof- 
fen,  où  la  bière  était  apportée  par  des  servantes. 
Manet  avait  remarqué  le  mouvement  des  servantes 
qui,  en  posant  d'une  main  un  bock  sur  la  table, 
devant  le  consommateur,  savaient  en  tenir  plusieurs 
de  l'autre,  sans  laisser  tomber  la  bière.  Voulant 
peindre  une  de  ces  filles  à  l'œuvre,  il  s'interdit  de 
prendre,  pour  poser,  un  modèle  quelconque,  il  lui 
fallait  la  fille  même.  11  est  de  ces  mouvements  que 
seule  une  longue  pratique  a  pu  enseigner.  Millet  a 
peint  une  enfourneuse,  une  villageoise  introduisant 
une  miche  dans  un  four,  et  il  l'a  peinte  en  indiquant 


172  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

avec  justesse  la  saccade  des  deux  bras  et  du  dos 
qu'elle  fait,  pour  détacher  sa  miche  de  la  pelle  qui 
la  supporte  et  ï  enfoncer  dans  le  four.  Tous  les 
modèles  de  la  terre  n'auraient  pu  donner  à  Millet 
son  enfourneuse.  11  lui  a  fallu  pour  l'obtenir  trouver 
une  Yillageoise  d'entre  les  villageoises,  qui  eût, 
toute  sa  vie,  pétri  et  enfourné  du  pain.  Désireux 
de  peindre  une  servante  de  bocks,  dans  l'exercice  si 
l'on  peut  dire  de  sa  virtuosité,  Manet  s'adressa  à 
celle  du  café  qui  lui  parut  la  plus  experte.  Cette  fille 
flairant  l'aubaine  affecta  des  scrupules  et  déclara 
qu'elle  n'irait  poser  dans  son  atelier  qu'accompagnée 
d'un  «  protecteur  ».  11  dut  en  passer  par  là  et  les 
payer  grassement  tous  les  deux  pendant  qu'il  exécu- 
tait son  tableau.  Le  protecteur  se  trouva  être  un 
iirand  diable  en  blouse.  11  l'a  représenté,  accoudé 
sur  une  table,  la  pipe  à  la  bouche,  tandis  que  la  ser- 
vante pose  un  bock  près  de  lui,  de  son  geste  parti- 
culier. 

Le  soulèvement  causé  au  Salon  de  1873  par 
YArgenteiiil  avait  été  si  violent,  qu'il  était  presque 
venu  remettre  Manet  dans  la  situation  de  réprouvé 
du  début.  11  conservait,  il  est  vrai,  pour  le  défendre, 
un  groupe  d'artistes,  d'hommes  de  lettres,  d'amis  et 
de  partisans  qui  lui  avaient  manqué  autrefois.  Mais 
leur  voix  qui  pouvait  être  entendue,  lorsque  la  ré- 
probation  faiblissait  ou    cessait  même,    comme    à 


LE   PLEl.N   AIR  173 

Foccasion  du  Bon  Bock,  était  étouiréo  Iors([uo,  couinio 
dans  le  cas  de  VArgenteuil,  elle  se  déchaînait  en 
tempête.  Alors  les  ennemis  avaient  beau  jeu  et 
c'était  par  fortune  qu'un  ami  comme  M.  Jules  de 
Marthold  parvenait  à  présenter  une  vigoureuse  dé- 
fense de  l'art  de  Manet,  dans  un  j-ournal  où  il  était 
rédacteur.  La  presse  autrement  ne  s'ouvrait  qu'aux 
railleries,  aux  caricatures,  aux  insultes  et  Manet, 
qui  avait  pensé  qu'avec  son  essai  de  plein  air,  il 
parviendrait  peut-être  à  captiver  le  public,  se  voyait 
de  nouveau  déçu  et  rejeté  en  plein  combat. 

11  ne  se  décourageait  jamais.  L'insuccès  de  l-lr- 
genteuil,  loin  de  le  faire  renonciu'  à  la  peinture  de 
plein  air,  ne  fut  qu'un  stimulant  pour  l'y  attacher. 
Il  lui  donnera  donc  maintenant,  jusqu'à  la  lin,  une 
place  tout  à  fait  régulière  dans  son  œuvre.  11  l'en- 
tremêlera systématiquement  avec  celle  de  l'alclier. 
Il  avait,  en  même  temps  que  VArgenleidl,  peint  un 
autre  tableau  de  plein  air.  En  bateau,  qu'il  devait 
exposer  au  Salon  de  1879,  et  étant  allé  en  1875 
faire  un  voyage  à  Venise,  il  en  rapporta  deux  toiles 
de  plein  air.  Le  motif  lui  avait  été  fourni  par  les 
poteaux  de  couleurs  vives,  placés  sur  les  canaux, 
devant  la  porte  d'eau  de  certains  palais. 

En  1873,  l'été,  il  peint  dans  un  jardin  le  Linge, 
pourTexposer  comme  suite  à  VArgenteuil.  11  l'envoie, 
en  effet,  avec  un  autre   tableau,   YAriisle,    peint  à 


174  HISTOIRE  D'EDOUARD   MANET 

l'atelier,  au  Salon  de  1876,  mais  le  Juiy  les  refusa. 
Voilà  donc  que,  tout  à  coup,  après  huit  ans,  le  jury 
revenait  à  son  ancienne  rigueur  et  se  remettait  à 
frapper  Manet  d'ostracisme.  Le  refus  du  jury,  en 
1876,  se  produisait  comme  la  conséquence  du  sou- 
lèvement du  public  et  de  la  presse  contre  VArgen- 
teuil  de  1873,  de  même  que  le  refus  du  jury,  en 
1866,  avait  été  la  conséquence  du  soulèvement  de 
l'opinion  contre  YOlympia  de  1865.  Le  jury  était 
fondamentalement  hostile  à  Manet  ;  les  peintres  qui 
le  composaient,  alors  ancrés  dans  la  tradition  et 
l'observance  des  vieilles  règles,  ne  voyaient  en  lui 
qu'un  révolté,  à  frapper  le  plus  possible.  Du  moment 
qu'on  ne  voulait  point  admettre  que  le  Salon  fût  un 
lieu,  où  l'originalité,  comme  suprême  condition  de 
tout  art  vivant,  dût  être  la  bienvenue,  qu'on  consi- 
dérait au  contraire  qu'on  ne  devait  y  être  reçu  qu'en 
se  soumettant  aux  préceptes  inculqués,  le  jury  ne 
pouvait  que  traiter  Manet  en  réprouvé.  Ses  membres 
mettaient  donc  à  profit,  pour  l'exclure,  l'insuccès  de 
son  Argenteuil  et  ils  le  faisaient  d'autant  mieux  que 
cette  apparition  de  la  peinture  en  plein  air  leur 
semblait  devoir  renverser  tout  ce  qui  restait  encore 
debout  du  grand  art  traditionnel,  tel  qu'ils  le  con- 
cevaient. 

Comment  auraient-ils  pu  se  refuser  la  satisfaction 
de  frapper  Manet!  Mais  cet  homme,  à  leurs  yeux, 


LE  PLEIN  AIR  175 

était  iiii  monstre  qui,  alors  qu'on  lui  faisait  des 
concessions,  qu'on  commençait  à  tolérer  ses  dépor- 
tements, loin  de  s'assagir,  reparlait  de  plus  belle  et 
se  déchaînait  aux  extrêmes.  Il  était  d'abord  venu 
comme  saccager  le  grand  art  du  nu  •  avec  son 
Déjeuner  sur  f herbe  et  son  Olympia;  il  avait  rejeté 
les  règles  enseignées  de  marier  l'ombre  avec  les 
clairs,  pour  peindre  par  tons  vifs  juxtaposés.  Voilà 
que  depuis  dix  ans,  cette  manière,  réapparaissant, 
commençait  à  agir  sur  les  jeunes  peintres,  pour  les 
débaucher,  les  éloigner  de  la  sage  tradition  et  par 
surcroît  son  auteur  en  arrivait  maintenant,  avec  la 
peinture  du  plein  air,  à  des  outrances  non  soup- 
çonnées, des  scènes  fixées  directement  devant  la 
nature,  le  soleil  ardent,  l'eau  bleue,  les  arbres  verts, 
les  multicolores  habillements  mis  côte  h  côte,  pour 
aveugler  les  gens  et  leur  faire  sans  doute  bientôt 
considérer  les  autres  toiles  du  Salon,  avec  leurs 
ombres  traditionnelles,  comme  des  productions  du 
Tartare.  11  avait,  en  outre,  engendré  d'autres 
monstres,  les  Impressionnistes,  qui  rapportaient  de 
la  campagne  des  tableaux,  oii  chaque  jour  ils  sur- 
haussaient l'éclat  des  tons.  Enfin,  la  réprobation  de 
la  presse  et  du  public  s'étant  produite  en  I8T0 
comme  pour  les  soutenir,  ils  reprenaient  leur  rôle  de 
défenseurs  de  la  tradition  et  de  protecteurs  des 
règles,  en  fermant  de  nouveau  le  Salon  à  Manet. 


ITtJ  HISTOIHE   DEDOLARD   MANET 

Les  deux  tableaux  refusés,  le  Linge  et  Y Arliste, 
étaient  des  œuvres  puissantes.  Le  Linge  représen- 
tait une  femme  au  milieu  d'un  jardin,  vêtue  d'une 
robe  bleue.  Elle  était  occupée  à  laver  du  linge  dans 
un  baquet,  sur  lequel  un  enfant  debout  s'appuyait 
des  mains.  Les  effets  de  coloris  étaient  produits  par 
la  robe  bleue  de  la  femme,  les  grandes  plantes 
vertes  du  jardin  et  des  linges  blancs,  tendus  sur  des 
cordes.  C'est  dans  cet  assemblage  que  Manet  avait 
réalisé  la  juxtaposition  de  tons  vifs,  demandée  aux 
extrêmes  ressources  de  sa  palette,  qui,  analogues 
aux  audaces  de  YArgenicuii,  avaient  fait  refuser  le 
tableau. 

Mais  pour  que  le  jury  étendit  ses  rigueurs  à  l'au- 
tre, à  VArtisle,  il  fallait  qu'il  fût  réellement  dési- 
reux de  montrer  toute  sa  colère,  car  celui-là,  peint 
dans  l'atelier,  restait  conforme  à  la  donnée  ordi- 
naire de  Manet,  que  les  jurys,  en  recevant  depuis 
des  années  ses  tableaux,  avaient  par  là  même 
comme  acceptée.  C'était  un  portrait  en  pied  du  gra- 
veur Desboutins,  vu  de  face,  bourrant  sa  pipe,  peint 
tout  entier  dans  les  gris,  sans  l'introduction  de  ces 
couleurs  variées,  capables  d'offusquer.  Il  était  plein 
d'air  et  de  lumière  et  si,  dans  l'exécution  de  certaines 
parties,  on  voyait  les  touches  et  les  indications  sans 
fini  précieux  propres  à  Manet,  ces  particularités 
semblaient  au  moins  à  leur  place,  dans  une  onivre 


LES     BOTT I  NES 


LE    PLEIN   AIK  177 

de  grandes  dimensions,  où  le  personnage  se  déta- 
chait comme  un  bloc. 

Manet,  exclu  du  Salon,  résolut  de  montrer  ses 
tableaux  dans  son  atelier.  Il  adressa  des  lettres  à  la 
presse,  aux  artistes,  aux  amateurs,  aux  hommes  du 
monde,  pour  qu'ils  vinssent  les  voir  et  les  juger.  Il 
plaça  près  d'eux  un  registre  où  les  visiteurs  purent 
écrire.  Les  remarques  et  les  observations  les  plus 
diverses  y  furent  consignées,  quelques-unes  sau- 
grenues, beaucoup  d'autres,  où  les  gens,  gardant 
naturellement  l'anonyme,  laissaient  voir,  par  des 
grossièretés,  combien  élait  encore  profonde  Ihoslilité 
contre  l'artiste.  Mais  les  amis  et  les  partisans  purent 
exprimer  de  leur  côté  leur  approbation  et  leurs 
louanges.  Manet  était  si  connu,  ses  productions 
soulevaient  d'abord  une  telle  curiosité,  on  était  si 
bien  habitué  à  s'échauffer  à  son  sujet,  que  l'exposi- 
tion particulière  de  ses  tableaux  fit  du  bruit.  Elle 
devint  un  événement  parisien.  11  fut  de  mode  de 
visiter  son  atelier.  De  telle  sorte  que  le  refus  du 
jury  n'atteignit  pas  le  résultat  d'étouffement  que  ses 
auteurs  s'en  étaient  promis.  Les  œuvres  refusées, 
si  elles  échappèrent  à  la  foule  qui  se  bouscule  aux 
Salons,  furent  en  définitive  vues  de  l'élite,  qui 
s'intéresse  aux  choses  d'art. 

La  presse,  il  faut  lui  rendre  cette  justice,  prit  d'ail- 
leurs presque  entièrement  parti  pour  Manet  contre 


178  HISTOIRE   D'ÉDOIAUD   MANET 

le  jury.  Ces  journalistes  mômes  qui,  au  précédent 
Salon,  avait  témoigné  de  leur  mépris  pour  YArc/e?!- 
tciiil  et  qui  maintenant  encore,  en  présence  des 
œuvres  montrées  dans  l'atelier,  n'avaient  que  des 
critiques  à  exprimer,  s'élevaient  cependant  contre 
l'ostracisme  dont  leur  auteur  était  l'objet.  On  trou- 
vait qu'un  homme  depuis  si  longtemps  sur  la  brèche, 
déployant  une  telle  volonté  de  travail,  devait  avoir 
le  droit  de  se  produire.  Le  jury  abusait,  pensait-on, 
de  ses  pouvoirs  en  le  mettant  en  interdit.  Qu'on  le 
laissât  donc  exposer!  Ce  serait  ensuite  à  la  presse 
et  au  public  à  faire  justice  de  ses  erreurs.  Tous 
s'étaient  du  reste  acquittés  de  cette  mission,  en  le 
poursuivant  sans  relâche  de  leurs  sévérités.  C'est 
pourquoi,  après  l'avoir  si  longtemps  malmené,  c'eût 
été  un  manque  de  générosité,  que  de  venir  main- 
tenant approuver  qu'on  lui  fermât  le  Salon.  De 
telle  sorte  que  le  soulèvement  causé  par  VArgenteuil^ 
sur  lequel  le  jury  s'était  comme  appuyé  pour  frapper 
Manet,  n'amenait  point  l'approbation  de  son  acte 
qu'il  s'était  promise.  Et  puis,  comme  on  se  déran- 
geait pour  aller  voir  les  tableaux  dans  l'atelier, 
le  jury,  moralement  blâmé  pour  sa  sévérité,  n'en 
obtenait  môme  pas  l'avantage  de  pouvoir  soustraire 
aux  regards  les  audaces  jugées  démoralisanles  du 
peintre. 

Manet  se  sentit  donc  assez  défendu  pour  croire  que 


LE   PLEIN   AIR  179 

les  refus  subis  en  1876  ne  se  renouvelleraient  pas 
en  1877.  Malgré  cela,  pour  se  rouvrir  avec  cerlitudc 
le  Salon,  il  tint  un  certain  compte  des  répulsions  du 
jury,  en  ne  présentant  point  cette  fois-ci  d'œuvre  de 
plein  air,  mais  en  envoyant  deux  tableaux  peints 
dans  l'atelier.  Le  jury  ne  pouvait  dès  lors  songer  à 
renouveler  ses  refus  et  les  tableaux  furent  déclarés 
admis.  L'un  d'eux  fut  cependant  ensuite  éliminé,  à 
cause  du  sujet  considéré  comme  trop  libre. 

Le  taliloau  éliminé  avait  pour  titre  Nana,  d'après 
le  roman  d'Emile  Zola.  Il  représentait  une  jeune 
femme  à  sa  toilette,  en  corset  et  en  jupon,  à  même 
de  se  pomponner.  Jusque-là  il  n'offrait  rien  qui  pût 
effaroucher  et  c'était  un  personnage  accessoire  qui, 
en  lui  donnant  sa  signilication,  avait  amené  le 
jury  à  l'exclure.  Manet  avait  peint,  sur  un  cùté 
de  la  toile,  contemplant  la  toilette  de  la  jeune 
femme,  un  monsieur  en  habit  noir,  assis  le  chapeau 
sur  la  tête.  Par  ce  personnage  et  le  détail  du  chapeau, 
la  femme  était  déterminée;  sans  qu'on  eût  besoin 
d'explications,  on  voyait  qu'on  avait  affaire  à  une 
courtisane.  Manet  qui  voulait  peindre  la  vie  sous 
tous  ses  aspects,  qui  cherchait  à  la  rendre  la  plus 
vraie  possible,  avait  trouvé  moyen,  par  l'introduc- 
tion auprès  d'une  femme  d'un  personnage  masculin 
d'ailleurs  inactif,  d'établir  un  intérieur  de  courti- 
sane. C'était  un  des  cotés  de  la  vie  de  plaisir  qu'il 


180  HISTUIUE  DKDÛIAHD   MANET 

rendait,  mais  à  l'iiido  dun  artifice  si  simple  et  si 
tranquille,  que  lensemble  n'avait  rien  d'oiFensanl. 
On  avait  devant  soi  une  œuvre  d'art  à  juger  uni- 
quement comme  telle  et  à  ceux  qui  eussent  voulu  la 
considérer  d'un  autre  point  de  vue,  on  pouvait  dire  : 
Honni  soit  qui  mal  y  pense.  Car  jamais  Manet  n'a 
fait  autre  chose  que  de  peindre,  sans  sous-entendu, 
les  scènes  conçues  franchement,  pour  exister  comme 
œuvres  d'art.  (Juand  on  a  voulu  trouver  dans  son 
D('j('un(>r  sur  l' herbe,  dans  son  Olympia  ou  dans  sa 
Nana  certaines  intentions,  ce  sont  simplement  les 
accusateurs  qui  tiraient  d'eux  l'idée  malsaine  qu'il 
n'avait  jamais  eue.  Lorsqu'on  compare  en  particulier 
cette  Nana  aux  nombreuses  représentations  de 
Joseph  et  de  Putiphar,  de  Suzanne  et  des  vieillards, 
de  Nymphes  et  de  Satyres,  peintes  par  les  grands 
maîtres  et  placées  dans  les  musées,  on  reconnaît 
qu'elle  est  à  côté  d'une  réserve  parfaite.  Mais  le  temps 
est  encore  ici  un  élément  essentiel.  Après  la  mort 
de  leurs  auteurs,  les  audaces  s'apaisent  et  se  font 
accepter,  tandis  que  l'exposition  tranquille  de  simples 
réalités,  au  moment  où  elle  se  produit,  [)arait  offen- 
sante. Toujours  est-il  que  le  jury  du  Salon  de  1877 
se  refusait  à  montrer  une  courtisane,  qu'on  eût  pu 
prendre  pour  une  vertu,  en  comparaison  de  certaines 
dames  tenues  dans  les  musées.  11  est  présumable 
aussi  que  le  Jury,  qui  tant  de   fois  avait  repoussé 


I.E   l'IJ-IN    Aili  181 

>[anet,  n'y  regardait  pas  »lo  si  près  et  que  Nana  lui 
oITrantun  molif  de  refus  à  laire  valoir,  il  s  emprcs- 
--ait  de  le  saisir,  pour  bannir  un  de  ses  tableaux  d»> 
plus.  L'autre  envoi  au  Salon  et  celui-là  exposé  élail 
le  Pui'LraU  de  M.  Fanrc,  dans  le  rôle  d'flamlcL 

M.  Fauie,  Ijarytou,  (Uait  alors  le  ebanleur  le  plus 
en  lenom  du  Grand-()j>éra.  11  avait  noué  des  rel;i- 
lions  d'amilié  avec  Manet.  11  fréquentait  son  atcdier 
et,  grand  collectionneur,  était  devenu,  après  M.  I)u- 
rand-Ruel,  le  principal  acheteur  de  ses  tableaux. 
Manet  l'avait  représenté  dans  le  rùle  d'Hamlet.  de 
l'opéra  du  même  nom  d'Ambroise  Thonuis.  C'était  la 
seconde  fois  (ju'il  |)eignait  un  Hamlct.  Les  deux 
n'ont  aucune  lessemblance.  On  est  surpris  d'aboid, 
(ju'un  même  rùle  puisse  fournir  deux  lypes  aussi 
dissemblables.  Mais  lorsqu'on  oljserve  directement 
la  vie  on  découvre  une  grande  multiplicité  d'aspects, 
sous  des  formes  où  l'on  aurait  d'abord  pu  soupçonner 
l'uniformité.  Les  llamlet  peints  par  Manet,  person- 
nifiés par  deux  acteurs  ditTérenls,  engagés  dans  des 
genres  différents,  n'ont  donc  pu  se  ressembler.  Le 
premier,  peint  en  1806,  sous  le  nom  de  VAclei/r  Ira- 
f/ique,  représentait  Rouvière  qui.  en  elTet,  acteur 
tragique,  faisant  surtout  ressortir  dans  ses  rôles  le 
côté  farouche,  avait  amené  Manet  à  peindre  un 
llamlet  ténébreux,  porté  à  la  vengeance.  Le  second, 
celui  de  celte  année,  représentait  au  contraire  Faure. 

10 


182  HISTOIRE   D'EDOUAUD   MANET 

qui,  ayant  à  chanter  la  musique  d'Ambroise  Thomas 
et  à  se  faire  entendre  dans  une  immense  salle 
d'Opéra,  s'offrait  sans  caractère  dramatique  saillant 
et  ne  pouvait  donner,  ce  que  Manet  avait  on  olTet 
mis  sur  la  toile,  qu'un  Hamlet  à  l'aspect  de  virtuose. 
Par  exception,  les  deux  tableaux  envoyés  au  Salon 
de  1877  montraient  des  types  empruntés  à  la  litté- 
rature, l'un  à  une  tragédie  de  Shakespeare,  l'autre 
à  un  roman  de  Zola.  Mais  avec  eux  Manet  n'était 
point  remonté  jusqu'à  l'œuvre  littéraire,  pour  y 
chercher  le  caractère  original,  que  les  auteurs 
avaient  eux-mêmes  voulu  donner  à  leurs  héros.  Il 
s'était  arrêté  en  route,  en  prenant,  pour  les  peindre, 
des  êtres  vivants  doués  d'une  physionomie  propre.. 
On  voit  par  là  que,  contrairement  aux  romantiques 
et  en  particulier  à  Delacroix,  il  ne  concevait  point 
son  art  de  la  peinture  comme  devant  se  conformer  à 
des  œuvres  littéraires,  pour  en  devenir  une  explica- 
tion ou  une  illustration.  Ses  Hamlet  ne  sont  donc 
point  de  Shakespeare,  pas  plus  que  sa  Nana  n'est  de 
Zola.  Dans  le  cas  de  ses  Hamlet,  il  ne  s'est  point 
demandé  quel  était  le  type  réellement  créé  par 
l'imagination  de  Shakespeare  pour  le  rendre,  il  a 
peint  deux  êtres  spéciaux,  que  lui  olVraient  deux 
acteuré  distincts,  posant  devant  lui.  De  môme  que 
dans  sa  Nana,  il  a  peint  le  modèle  qu'une  courti- 
sane réelle  lui  fournissait,  sans  s'attacher  à  person- 


LE  PI.KIX  AIK  18:^ 

nifier  exaclement  la  création  du  roman,  et  aussi 
reconnaît-on  que  sa  ^'ana  et  celle  de  Zola  sont  deux 
femmes  difTérentes. 

En  1878  comme  en  1807,  il  devait  y  avoir  une 
Exposition  universelle  ou,  à  côté  de  l'Industrie,  on 
ferait  une  place  aux  îîeaux-Arts.  Manet  cette  année-là 
n'envoya  rien  au  Salon,  mais  désireux  d'apparaître 
à  la  plus  importante  des  expositions,  il  y  présenta 
des  œuvres.  Elles  furent  refusées.  En  1878,  comme 
en  18(37,  il  voyait  donc  l'Exposition  universelle  se 
fermer  pour  lui.  ('/était  un  jury  spécial  qui  choisis- 
sait les  tableaux  à  exposer,  mais  il  se  recrutait  parmi 
les  mêmes  peintres  vieillis  dans  le  respect  des  règles, 
qui  formaient  les  jurys  des  Salons  annuels.  (3r  tous 
ceux-là  qui,  pleins  de  la  croyance  qu'ils  devaient 
défendre  la  tradition,  avaient  autant  que  possible 
fermé  les  pcvrtes  des  Salons  à  Manet,  s'ils  avaient 
enfin  été  contraints  par  la  force  des  choses  de  les 
lui  ouvrir,  se  rejetaient  sur  l'Exjxjsition  universelle, 
comme  sur  un  exceptionnel  retranchement,  pour 
l'en  tenir  à  l'écart  et  l'empêcher  de  se  produire. 

Manet  frappé  ainsi,  pour  la  seconde  fois,  dans  une 
occasion  exceptionnelle,  eut  la  pensée  de  recourir  à 
une  exposition  particulière,  comme  il  l'avait  fait 
en  1867.  Il  rechercha  un  local  et  il  rédigea  même  le 
catalogue  des  o'uvres  à  montrer,  qui  comprenait 
cent  numéros.  Puis  il  renonça  à  son  projet.  Il  fut 


184-  HISTOIIIE   DEDOUARD  MA>ET 

sans  doiilc  amené  à  s'aljstenir  ainsi,  par  la  pensée 
qu'après  l'énorme  attention  qui  s'était  portée  sur  ses 
a'iivres  aux  Salons,  elles  étaient  assez  connues  pour 
qu'il  put  se  dispenser  de  les  montrer  à  nouveau. 
l'ne  autre  cause,  qui  aussi  l'arrêta,  fut  les  frais 
considérables  qu'une  exposition  à  part  eût  amenés 
el  ([u'il  ne  pouvait  encoui'ir.  11  continuait  à  ne 
vendre  de  tableaux  que  de  loin  en  loin,  à  des  prix 
fort  minimes,  et  ses  ressources  limitées  ne  lui 
permettaient  pas  de  répéter  la  dépense  d'une  installa- 
tion spéciale,  analogue  à  celle  de  1807. 

Cependant  le  refus  éprouvé  par  Manet  en  1878  à 
l'Exposition  universelle,  après  celui  de  1876  au 
Salon,  avait  soulevé  de  nombreuses  protestations 
dans  la  presse  et  chez  les  artistes.  On  pouvait 
s'apercevoir  ainsi  que  toujours  méprisé  par  le  public 
dans  son  ensemble,  il  gagnait  du  lerra-in  parmi  une 
élite.  Le  nombre  de  ses  partisans  et  de  ses  défen- 
seurs s'accroissait,  de  telle  sorte  que  le  jury  qui  le 
condamnait  avait  à  subir  de  fortes  attaques  et  que 
même  ses  membres  se  voyaient  individuellement 
pris  à  partie  et  recevaient  à  leur  tour  des  injures. 
Aussi,  se  sentant  de  plus  en  plus  soutenu,  renonça- 
l-il,  en  se  présentant  au  Salon  de  1879,  à  ces  ména- 
gements qu'il  avait  cru  dfvoir  observer  au  Sab)u 
de  1877,  après  le  refus  de  187(i.  11  avait  alors  écarté 
les  tableaux  de  plein  air,  qui  olfusquaicMit  particii- 


LE   PLEIN   A  m  18:i 

lièrement,  pour  iTenvoyor  que  (les  toiles  peintes 
dans  Fatclier.  Mais  en  1879  il  revient  à  la  charge 
sans  faire  de  concessions;  il  soumet  au  jury  d'cxanioii 
deux  toiles,  l'une  Eu  bateau,  un  plein  air,  l'autre 
l)ans:  la  serre,  qui  tout  en  ayant  élé  peinte  en  lieu 
couvert,  offrait  cependant  des  tous  très  vifs.  Les 
deux  furent  reçues. 

En  bateau  avait  éh'  peinL  en  1874,  avec  YArgen- 
ieu'iL  mais  dans  une  gamme  de  tons  moins  violenle. 
On  n'y  trouvait  pas  de  d(Uail  aussi  hardi  que  Teau 
hleue,  mise  comme  fond  à  VArgenteuil.  Le  person- 
nage principal,  un  canotier,  tenait  le  gouvernail  du 
bateau,  vêtu  d'un  maillot  hlanc.  Il  s'iiarmonisait 
bien  avec  l'eau  de  lu  rivière  d'un  gris  azur.  Le 
tableau,  relativement  calme,  s'il  ne  parvenait  à 
recueillir  l'approbation.  j)assait  au  moins  sans  sou- 
](;ver  une  trop  gi'ande  hostilité.  Dans  la  serre  déplai- 
s.iit  au  même  tilre  que  loules  les  œuvres  de  Manet, 
oii  se  voyaient  des  tons  variés  et  des  couleurs  vives. 
Deux  personnages,  ime  jeune  femme  et  un  jeune 
homme,  s'y  détachaient  sur  les  plantes  vertes  d'une 
serre.  La  jeune  femme  était  assise,  étendue  sur  un 
banc  ;  le  jeune  homme,  accoudé  sur  le  dossier  du 
banc,  causait  tranquillement  avec  elle.  La  scène 
s'offrait  pleine  de  charme,  mais  comme  le  fond  était 
formé  par  les  plantes  vertes  peintes  dans  tout  leur 
('clat,   le  public,   selon   son  habitude  en   semblable 

10. 


186  HISTOIRE   DEDOUARD   MANET 

circonstance,   déclarait  Farrangoment  criard,  et  ses 
pauvres  yeux  s'en  trouvaient  otTusqués. 

Manet  avait  fait  poser,  pour  son  couple,  un  jeune 
ménage,  M.  et  M™*"  Guillemet,  amis  de  sa  famille. 
La  femme,  une  jolie  personne  très  élégante,  était 
connue  pour  le  bon  goût  de  ses  toilettes.  Aussi  pou- 
vant disposer  d'un  tel  modèle  avait-il  su  en  profiler. 
On  lui  reprochait  de  ne  peindre  que  des  femmes 
vulgaires,  mal  habillées,  et  il  ne  pouvait  oublier  que 
son  Balcon,  de  1869,  avait  subi  les  railleries  impi- 
toyables, parce  qu'on  avait  jugé  que  les  dames  qui 
s'y  montraient  étaient  aflreusemcnt  fagotées.  Ayant 
à  peindre  cette  fois-ci  une  élégante,  il  s'est  étudié  à 
maintenir  à  la  robe  ses  plis  reclilignes  et  sa  coupe 
irréprochable,  avec  autant  de  soin  que  s'il  eût  Ira- 
A'aillé  pour  un  journal  de  modes.  M""'  Guillemet 
portait  des  chapeaux  ravissants,  qui  excilaient  d'au- 
tant plus  la  curiosité,  qu'on  savait  (|u'elle  les  faisait, 
elle-même.  Manet  sest  appliqué  en  ami  sur  son 
chapeau,  encore  plus  que  sur  sa  robe.  Il  l'a  rendu 
de  telle  sorte  qu'aucune  femme  ne  saurait  man- 
quer de  le  trouver  à  son  goût.  11  a  repris  Farran- 
gement  de  plantes  vertes,  mis  comme  fond  à  son 
tableau  Da)is  la  Serre,  pour  l'introduire  dans  une 
composition  où  sa  femme,  vêtue  de  gris,  est  repré- 
sentée assise  elle  aussi  sur  un  banc.  Il  a  encore  peint, 
dans  le  môme  temps,  se  détachant  sur  un  fond  de 


LE  PLEIN  AIR  187 

plantes  vertes,  mais  cette  fois  assise  dans  un  fau- 
teuil, une  jeune  femme  vêtue  de  noir,  qui  lient  un 
éventail  déployé. 

A  ce  moment,  en  1879,  Manet,  au  commet  de  sa 
carrière,  avait  atteint  le  genre  de  renom  qui  devait 
lui  appartenir  de  son  vivant.  C'était  un  des  hommes 
les  plus  en  vue  de  Paris.  Tout  le  monde  savait  (|ui  il 
était.  Mais  dans  la  masse  du  peuple  et  même  dans 
cette  foule  restreinte  qu'on  appelle  le  Tout  Paris,  il 
demeurait  inc(»nipris.  On  ne  voyait  toujours  en  lui 
qu'un  artiste  outré,  violent,  sans  les  qualités  des 
vrais  maîtres  et,  en  définitive,  il  restait  presque  le 
réprouvé  qu'il  avait  été  à  ses  débuts.  Une  élite 
d'écrivains,  de  connaisseurs,  d'artistes,  de  femmes 
distinguées,  un  noyau  de  disciples  lui  étaient  venus, 
qui,  sachant  l'apprécier,  lui  témoignaient  la  plus 
vive  amitié;  il  sentait  que  les  jeunes  artistes  s'aban- 
donnaient en  partie  à  son  intluence.  Mais  ces  avan- 
tages, dans  un  cercle  restreint,  ne  le  dédommageaient 
point  du  jugement  que  le  peuple  au  dehors  conti- 
nuait à  élever  contre  lui.  Il  ne  connaissait  pas  cette 
philosophie  qui  porte  les  gens  à  se  satisfaire  eux- 
mêmes  de  leur  mérite,  en  méprisant  l'opinion  dés 
contemporains.  Il  avait  eu  dès  l'abord  conscience  de 
sa  valeur,  il  avait  tout  de  suite  vu  qu'elle  devrait 
être  un  jour  universellement  reconnue  et  faire  mettre 
son  œuvre  an  premier  rang.  Mais  cette  reconnais- 


188  UISTUIKE   D'EDOUARD   MANET 

sance  qu'il  se  promettait  toujours  de  voir  venir 
reculait  sans  cesse,  et  chaque  fois  quelle  s'éva- 
nouissait, il  en  éprouvait  de  la  tristesse.  Il  com- 
prenait la  vie  d'artiste  sous  la  forme  de^  succès 
éclatants  d'un  Rubens.  Les  honneurs,  les  postes 
officiels,  les  distinctions  des  académies,  l'entrée  dans 
les  Instituts,  puisque  ces  choses  existaient  et  étaient 
acquises  à  d'autres,  lui  semblaient  à  lui  aussi  son 
dû.  Il  souffrait  de  ne  pouvoir  les  obtenir,  alors  que 
les  autres  s'en  paraient  sous  ses  yeux. 

Homme  du  monde,  ayant  le  goût  de  la  société, 
c'était  pour  lui  un  perpétuel  agacement  de  voir,  dans 
les  salons,  les  sourires  et  les  compliments  des 
femmes,  les  hommages  des  hommes  aller  a  ces 
artistes  en  renom  qui  le  combattaient,  l'expulsaient 
des  expositions,  accaparaient  les  honneurs,  pendant 
que  lui,  traite  en  artiste  inférieur,  n'était  goûté  que 
pour  les  manières  distinguées  et  l'esprit  de  conver- 
sation qu'on  lui  reconnaissait  comme  seule  supé- 
riorité. Et  puis!  pendant  (jue  les  autres  encore  arri- 
vaient à  la  richesse,  il  continuait  d'empiler  les  toiles 
dans  son  atelier  et,  s'il  en  vendait  de  temps  en 
temps,  il  n'en  relirait  (]ii('  des  sommes  minimes, 
qui  lui  permettaient  tout  juste  de  faire  face  aux 
iépenses  de  sa  vie,  tenue  sur  un  pied  modeste. 
Lorsqu'il  travaillait,  lorsqu'il  était  avec  ses  amis, 
son  entrain  naturel,  son  élasticité  de  tempérament 


LE   PLEIN   AIR  i89 

le  mainlenaient  à  l'élat  d'homme  gai,  mais  lors([ii"il 
se  relrouYait  dans  le  monde,  lorsque  les  relus  des 
jurys  ou  les  injures  et  les  railleries  de  la  presse  se 
reproduisaient,  il  en  ressentait  une  très  grande 
amertume.  A  mesure  que  les  années  s'»^coulaient.  il 
devenait  cet  homme  qui  a  eu  certaines  amhilions 
qu"il  sait  justifiées  et  qu'il  croyait  réalisables,  etqui, 
à  mesure  qu'il  les  voit  s'évanouir,  éprouve  une 
intime  déception. 

Manet  était  un  Parisien  qui  j)ersonniliail,  portés 
à  toute  leur  puissance,  les  sentiments  et  les  habitudes 
des  Parisiens.  Il  représentait,  avec  sa  sensibilité 
d'artiste,  ses  penchants  d'homme  du  monde,  son 
besoin  de  sociabilité,  le  Parisien  par  les  côtés  de 
rallinement  où  il  se  distintiue,  mais  aussi  où  il 
arrive  à  un  genre  de  vie  presque  arliliciel.  Il  ne 
pouvait  donc  vivre  qu'à  Paris  et,  en  outre,  il  ne 
pouvait  y  vivre  que  d'une  certaine  manière.  A 
l'époque  où  il  apparaissait,  ce  qu'on  appelait  le  iiou- 
levard,  l'espace  compris  entre  la  rue  Richelieu  et  la 
Chaussée-d'Antin,  était  depuis  longtemps  un  lieu  à 
part.  Paris  n'était  point  alors  la  ville  envahie  par 
les  provinciaux  et  les  étrangers,  que  les  chemins  de 
fer  y  versent  aujourd'hui.  Le  Boulevard  était  encore 
libre  de  cohue,  et,  dans  l'après-midi,  une  élite  de 
gens,  plus  Parisiens  que  les  autres,  pouvait  venir 
s'y  rencontrer,  s'y  promener  et  y  llàner.  11  y  a  eu 


190  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

trois  ou  quatre  générations  d'hommes  de  raffinement 
fixés  au  Boulevard,  par  des  liens  aussi  puissants 
que  ceux  qui  peuvent  attacher  certaines  plantes  au 
sol  nécessaire  à  leur  vie.  Pour  ces  gens-là,  respirer 
l'air  du  Boulevard  était  un  hesoin  et  la  nostalgie  du 
Boulevard,  par  suite  d'éloignement,  devenait  une 
maladie.  Manetauraétéundes  derniers  représentants 
de  cette  manière  d'être  ;  il  sera  resté  un  de  ceux 
pour  qui  la  fréquentation  du  Boulevard  aura  été  une 
pratique  de  toute  la  vie. 

Il  y  avait  sur  le  Boulevard  un  coin  comme  nul 
autre,  une  maison  privilégiée,  oîi  les  habitués 
étaient  traditionnellement  illustres,  le  café  Tortoni, 
à  l'angle  de  la  rue  Taitbout,  Sa  réputation  remontait 
au  premier  empire,  alors  que  Talleyrand  l'avait 
choisi  pour  y  dîner  et  s'y  retrouver  avec  ses  amis. 
Ensuite  Alfred  de  Musset  l'avait  adopté  et,  quand  il 
a  montré  dans  Mardoche  le  jeune  homme  livré  aux 
plaisirs  de  Paris,  il  le  promène  naturellement  sur 
le  Boulevard  et  il  désigne  le  Boulevard  en  nommant 
Tortoni. 

Mardoche  habil  marron,  en  landau  de  louage, 
Pardevant  Tortoni,  passait  en  grand  tapage. 

Après  Musset,  étaient  venus  Rossini  et  Théophile 
Gautier.  Manet,  comme  enfant  de  Paris,  était  entré 
dans  cette  tradition.  Dès  l'origine,  puis  alors  qu'il 


LE   PLEIN  AIR  191 

était  le  plus  honni  et  repoussé,  il  allait  faire  sa  visite 
quotidienne  au  Boulevard  et  sa  station  à  Torloni. 
On  y  était  hostile  ou  indifférent  à  son  art.  Aussi  ne 
se  trouvait-il  point  là  comme  artiste  et,  entre  lui  et 
les  gens  avec  lesquels  s'étaient  nouées  ces  relations 
familières,  qui  naissent  du  coudoiement  quotidien, 
il  n'était  question  ni  de  son  esthétique,  ni  de  ses 
succès  ou  insuccès.  Il  revenait  tous  les  jours,  sim- 
plement comme  Parisien,  mù  par  le  besoin  de  fouler 
le  sol  d'élection  du  vrai  Parisien. 

Le  iîoulevard,  lieu  de  promenade  tranquille, 
n'existe  plus,  il  est  devenu  une  grande  rue  cosmo- 
polite. Les  théâtres,  les  brasseries,  les  banques,  les 
maisons  à  spectacles,  attirent  les  foules,  qui  ont  noyé 
les  élégants  et  les  raffinés.  Le  café  Tortoni,  soumis 
à  kl  loi  commune  du  changement  et  ne  pouvant  sur- 
vivre à  la  disparition  de  la  société  dont  il  était  le 
centre,  s'est  fermé.  11  a  été  remplacé  par  une  vul- 
gaire boutique,  ^lais  la  maison  subsiste,  et  je  ne 
passe  jamais  auprès  sans  que  Manet  ne  m'apparaisse. 
Je  le  revois  assis  devant  le  perron  ou  dans  la  salle  en 
bas,  ou  encore  déjeunant  avec  ses  amis,  au  premier 
étage.  Il  reste  ainsi  dans  le  souvenir,  comme  un  de 
ces  anciens  Parisiens  sociables  par-dessus  tout. 


L'ŒUVIÎE  GRAVÉE 


L'ŒUVRE    GRAVEE 


L'œuvre  gTavéo  de  Manot  se  compose  principale- 
ment (l'eaux-fortes  et  de  lithographies.  Les  eaux- 
fortes  s'étendent  de  ses  débuts  à  sa  fin.  Une  des  pra- 
niières,  Silentiwn,  marque  son  commencement;  la 
dernière,  Jeanne^  est  de  1882.  C/est  entre  les  années 
1862  et  1867  qu'il  s'est  surtout  montré  fécond 
comme  aquafortiste.  Il  est  alors  dans  cette  période 
oii  il  aime  à  faire  poser  des  Espagnols,  et  un  grand 
nombre  de  ses  eaux-fortes  est  consacré  à  des  motil's 
espagnols. 

Il  apportait  dans  l'eau-forte  cette  coutume  de  ne 
point  se  répéter,  qui  était  le  fondement  de  son  art. 


106  HISTOIRE   D'EDOUARD    MANET 

11  innovait  sans  cesse,  môme  quand  il  mettait  sous 
la  forme  gravée  des  sujets  déjà  peints.  Plusieurs  de 
ses  eaux-fortes  reproduisent  de  ses  tableaux  h 
r huile,  mais  d'une  manière  très  libre.  On  a  ainsi 
deux  eaux-fortes  de  VOh/inpia.  en  deux  dimensions. 
Elles  laissent  voir  entre  elles  des  dilTérences  et 
montrent  également  des  variantes,  sur  le  tableau 
original.  La  plus  petite  a  été  faite  pour  illustrer 
l'article  d'Emile  Zola  de  la  Renue  du  XIX"  siècle, 
léimprimé  en  brochure.  Dans  cette  circonstance 
iManet,  jaloux  de  soutenir  l'éloge  que  Zola  présentait 
de  lui  et  de  sou  Oli/mpid^  s'est  applique'  à  obtenir 
une  grande  précision  de  dessin  et  un  rare  fini  des 
ii'ails  de  la  pointe. 

Les  planches  de  ses  eaux-ibr(es  ont  été  laissées 
dans  des  états  très  divers;  quelques-unes  ne  pré- 
sentent que  des  esquisses  ou  même  des  indications 
de  sujets  cherchés,  tandis  que  d'autres,  comme 
Ijo/a  (le  Valence^  VEnfant  àl'Épée,  ont  été  très  tra- 
vaillées. L'ensemble  de  l'œuvre  comprend  des  repro- 
duclions  de  tableaux  anciens,  comme  les  Petits 
cavaliers,  Y  Infante  Maryuerile,  Philippe  7  Tde  Vclas- 
quez;  des  reproductions  de  ses  propres  tableaux, 
comme  le  Hiireiir  iraltsinthe.  le  (inmin  au  t-liirn,  le 
Chanteur  espagnol,  Lola  de  Valence,  V Acteur  tra- 
gique, les  Bulles  de  savon,  Mlle  V"**  en  costu)nr 
despada,    le    Liseur  \   des    c<>niposili(His    originales. 


LOEUVUE   GRAVEE  197 

comme  Silenl'nnn,  VO  lalisqne  couché.",  la  'roilett(', 
la  Convalescente]  des  portraits,  comme  ceux  de  Bau- 
delaire, d'Edgar  Poe,  de  son  père. 

Une  de  ses  eaux-fortes  à  laquelle  on  est  particu- 
lièrement ramené  par  le  charme  qui  s'en  dégage, 
Lola  de  Valence^  montre  combien,  (jiiand  le  sujet 
Ty  portait,  il  savait  user  des  ressources  les  plus  sub- 
tiles de  l'outil.  Pendant  longtemps  ses  œuvres  gra- 
vées n'ont  pourtant  pas  rencontré  plus  de  faveur 
que  ses  tableaux.  Elles  étaient  profondément 
dédaignées.  Manet  n'était,  disait-on,  qu'un  artiste 
incomplet,  dépourvu  peut-être  encore  plus  de 
science  sur  le  terrain  de  la  gravure  (|uo  sur  celui  de 
la  peinture.  Mais  sur  les  deux,  il  avait  au  contraire 
étudié  les  maîtres  et  savait  ce  qu'on  peut  apprendre. 
Il  aimait,  à  l'occasion,  à  disserter  sur  le  mérite  di-s 
aquafortistes  ses  devanciers.  Ceux  qu'il  goûtait  le 
mieux,  vers  lesquels  il  s'était  surtout  senti  porté, 
étaient  Canal  et  Goya.  Dans  l'eau-forte  comme  dans 
la  peinture,  il  était  donc  allé  d'instinct  vers  Venise 
et  l'Espagne. 

Ce  n'est  pas  que  ses  sujets  espagnols  du  début, 
pas  plus  que  ceux  qui  les  ont  suivis,  aient  été  traités 
d'une  manière  qui  rappelle  les  procédés,  soit  de 
Canal,  soit  de  Goya.  Il  était  trop  foncièrement  origi- 
nal pour  avoir  pu  imiter  les  autres.  Mais  dans  plu- 
sieurs de   ses  oniix -fortes,  comme  dans  certains  de 


•198  HISTOIRE  D'EDOUARD   MANET 

ses  tableaux,  il  a  aimé,  de  propos  délibéré,  à  faire 
apparaître  la  réminiscence  des  devanciers  ses  favo- 
ris. C'est  ainsi  que  sa  Femme  à  la  mantille  a  été 
exécutée,  ouvertement,  dans  la  manière  de  Goya. 
L'emprunt  à  un  étranger  était  d'ailleurs,  dans  ce 
cas,  de  circonstance,  car  il  s'agissait  d'illustrer,  sous 
une  forme  approprié^,  un  sonnet  intitulé  Fleur 
exotique,  inséré  dans  la  coUeclion  des  Sonnets  et 
Eaux-fortes,  publiée  par  Alphonse  Lemerre  en  1869, 
à  laquelle  les  principaux  poètes  et  artistes  du  temps 
avaient  collaboré.  L'eau-forte  connue  maintenant 
comme  la  Femme  à  la  mantille  s'est  même  d'abord 
appelée  Fleur  exotique  et  elle  a  été  cataloguée  sous 
ce  titre  à  l'exposition  posthume  de  Manet,  à  l'Ecole 
des  Beaux-Arts,  en  1884.  Dans  quelques-unes  de 
ses  eaux-fortes,  particulièrement  dans  le  Philosophe, 
il  a  introduit  des  traits  en  zigzag,  rappelant  la 
manière  de  Canal,  qu'il  trouvait  spécialement 
souple  et  charmante. 

Les  eaux-fortes  détachées  sont  au  nombre  d'une 
cinquantaine.  Il  existe  dans  les  collections,  en 
France  et  aux  États-Unis,  quelques  pièces  ignorées 
et  non  décrites,  et  ce  ne  sera  que  lorsqu'on  aura 
fait  les  recherches  nécessaires,  qu'un  catalogue  défi- 
nitif pourra  être  dressé.  Les  différentes  eaux-fortes 
se  trouvent  en  tirages  et  en  épreuves  de  mérite  fort 
divers,  quelques-unes  ont  été  trcspeu  tirées  et  sont 


L'ŒUVRE  GRAVÉE  199 

très  rares.  JXcuf  pièces,  tirées  à  cinquante  exem- 
plaires, avec  frontispice  spécial,  —  guitare  et  cha- 
peau, —  ont  paru  en  albnm  chez  Cadart  et  Chevalier 
en  1874  :  le  Chanteiir  espagnol^  les  Gitanos,  Lola  de 
Valence,  VHomme  mort,  les  Petits  cavaliers,  le  Ga- 
min au  chien,  la  Petite  fille,  la  Toilette,  YInfante 
Marguerite. 

Les  lithographies  sont  moins  nombreuses  que  h^s 
eaux-fortes,  on  n'en  compte  pas  plus  de  douze  : 
Lola  (le  Valence  et  la  Plainte  Moresque,  comme  fron- 
tispices à  des  œuvres  musicales,  le  Gamin  au  chien, 
le  Rendez-vous  de  chats,  les  deux  Portraits  de  M^^"  Mo- 
risoty  Course  à  Long  champ,  le  Ballon,  V  Exécution  de 
Maximilien,  la  Guerre  civile,  la  Barricade,  Polichi- 
nelle. A  ranger  à  la  suite  des  lithographies  des  des- 
sins, reportés  sur  pierre  et  tirés  comme  lithogra- 
phies :  deux  pièces,  Au  Café,  et  une  pièce,  Au 
Paradis  (Des  spectateurs  au  théâtre). 

Il  a  donné  à  une  publication  spéciale,  Y  Auto- 
graphe, du  2  avril  186o,  une  page  de  croquis,  où  se 
voient  le  Buveur  d'eau,  un  danseur  et  une  danseuse 
espagnols  et  la  tête  de  Lola  de  Valence,  et  a  la  môme 
publication,  en  t867,  trois  croquis,  la  tète  du  Buveur 
d'absinthe,  la  malade  et  le  torero  mort. 

La  lithographie  du  Rendez-vous  de  chats,  de  grand 
format,  a  été  faite  en  1868,  pour  être  collée  au  milieu 
d'une  affiche  annonçant  le  livre  de  Cliampfleury  sur 


200  HISTOIRE    DEDOLAUIJ    M.\>'1:ï 

les  chats.  Avant  do  l'oxéeuter  Maiiet  avait  combiné 
son  sujet,  sous  la  forme  d'une  gouache,  avec  la 
pensf'e  d'arriver  à  frapper  les  passants.  11  avait  donc 
placé  un  cliat  noir  à  coté  d'une  chatte  blanche.  Tous 
les  deux  déroulent  une  longue  queue  dans  l'espace; 
ils  s'ébattent  sur  les  toits;  dans  le  fond,  des  tuyaux 
de  cheminée  correspondent  au  chat  noir  et  la  lune 
blanche  et  vermeille,  à  travers  les  nuages,  forme 
une  sorte  de  complémeni  à  la  chatte  blanche.  11 
s'était  fort  diverti  à  cette  fantaisie.  Il  avait  promis  à 
Champlleury  qu'elle  attirerait  les  regards.  Il  ne 
lavait  pas  trompé.  A  cette  époque  l'affiche  illustrée 
à  personnages,  qui  s'est  tant  répandue  depuis,  de- 
meurait presque  inconnue,  l'affichage  d'un  motif 
dessiné  était  une  nouveauté.  Les  passants  s'attrou- 
pèrent donc  devant  ces  chats.  Ils  les  regardaient 
étonn('s.  Beaucoup  se  fàcliai(Mit.  persuadés  que  Manet 
avait  voulu  se  moquer  d'eux.  On  revoyait  ainsi, 
dans  la  rue,  devant  son  affiche,  le  soulèvement  qu'on 
a\ait  vu  aux  Salons  devant  certains  de  ses  tableaux, 
('ette  litbograpliie,  tirée  à  de  nombreux  exem- 
plaires, s'est  perdue  sur  les  murailles  ;  elle  est 
devenue  comme  introuvable,  au  grand  désespoir  des 
cDllectionneurs.  Une  gravure  sur  bois,  faite  d'après 
le  molif  du  Reîidez-voKS  de  chats,  a  été  introduite 
dans  le  livre  môme  de  Champfleury,  les  Chats.  . 
Les  portraits  lithographies  de  M"'   Morisot,  sous 


JEANNE 


LOELVIIE   GHAVÉE  201 

doux  formes  tlitTérenlcs,  au  irait  et  en  plein,  ont  été 
exécutés  d'après  un  tahleau  à  l'huile. 

La  Guerre  civiir  et  la  Harriccu/e  rappellent  la 
bataille  qui  a  eu  lieu  dans  les  rues  de  Paris,  à  la 
tin  de  mai  1871,  entre  les  gardes  nationaux  fédérés 
et  l'armée  de  Versailles.  La  Guerre  civile  donne  en 
particulier  l'imafie  traffique  d'un  garde  national 
mort,  abandonné  le  long  dune  barricade  déman- 
telée. La  scène  n.i  point  été  composée.  Manet 
l'avait  réellement  vue,  à  l'angle  de  la  rue  de 
l'Arcade  et  du  boulevard  ^Ldeslierbes;  il  en  avait 
pris  un  croquis  sur  place. 

Le  Polichinelle,  avec  variantes,  est  d'abord  apparu 
en  aquarelle,  puis  dans  le  tableau  à  l'huile  exposé 
au  Salon  de  1874.  11  a  enlin  été  répété  sons  la  forme 
de  lilliograpliie  coloriée,  'l'héodore  de  lîanville  ht, 
pour  celte  dernière,  un  distique  placé  au  bas  : 

I-Ytoco  et  rose,  nvcc  du  fou  dans  sa  prunelle 
lilTronlé,  saoul,  divin,  c'est  lui  Polichinelle 

Indépendamment  des  caiix-l'ortes  et  des  litho- 
grnphies  à  l'état  de  pièces  séparées,  Manet  a  produit 
des  séries  d'eaux-fortes,  de  lithographies  et  de 
dessins  sur  bois,  pour  illustrer  divers  ouvrages. 

Il  a  ainsi  illustré  d'eaux-fortes  le  Fleuve,  poésie 
de  Charles  Cros,  en  1874.  Une  libellule  comme  fron- 
tispice, un   oiseau   violant,  en  cul-de-lampe,  et  six 


202  niSTOIHE    D'EDOUARD   MANET 

légères  compositions,  qui  représentent  les  divers 
aspects  de  la  nature  que  voit  le  tleuve  dans  son 
cours,  depuis  la  montagne  où  il  nait,  jusqu'à  la  mer 
où  il  se  perd. 

Il  a  illustré  de  six  dessins  reportés  sur  pierre  et 
tirés  comme  lithographies  le  Corbeau  d'Edgar  Poe, 
traduit  par  Stéphane  Mallarmé,  chez  Lesclide,  187o. 
Le  premier  dessin,  en  frontispice,  est  une  tète  de 
corbeau,  le  dernier  un  ex  lihris,  un  corbeau  volant. 
Les  quatre  autres  illustrent  le  texte.  Ils  sont  d'une 
grande  puissance  et  atteignent  au  fontastique,  où 
s'est  élevé  le  poète  lui-même.  De  pareilles  compo- 
sitions étaient  trop  hardies  pour  plaire  tout  d'abord. 
Les  acheteurs  furent  si  peu  nombreux  que  l'éditeur 
s'abstint  pour  longtemps,  après  l'avoir  annoncée,  de 
publier  une  nouvelle  œuvre  d'Edgar  Poe,  la  Cité  en 
la  Mer,  que  Mallarmé  et  Manet  avaient  également 
traduite  et  illustrée  de  concert. 

Il  a  dessiné. quatre  petits  bois  pour  l'illustration 
d'un  tirage  spécial  de  VAprrs-inlfJ/  d' un  Faune,  de 
Stéphane  Mallarmé,  en  187(». 

Ces  nYmi)liesje  los  veux  iicrpélucr. 

Il  les  a  perpétuées,  s'ébattant  légères  an  milieu  des 
roseaux,  et  le  Faune  les  guette  de  loin.  Ces  quatre 
compositions  sont  d'un  imprévu  et  d'une  technique 


LŒUVRE   GRAVEE  203 

qui  les  distinguent  de  celle  gravure  sur  bois  géné- 
ralement si  banale  au  milieu  de  nous. 

En  outre  des  bois  exécutés  comme  illustrations 
de  VAprh-midl  d'an  Faïuir,  Manet  a  encore  dessiné 
sur  bois,  pour  la  gravurw  :  Une  Olympia^  montrant 
des  variantes  d'avec  le  lableau  à  Thuile,  les  eaux- 
fortes  et  Faquarelle.  Le  Chemin  de  fer,  reproduc- 
tion de  son  lableau  du  Salon  de  1874.  La  Parisienne, 
en  trois  variantes,  pour  le  Monde  nouveau,  en  1874, 
dont  deux,  tirées  comme  éprcAives,  sont  restées 
inédites. 

Il  a  donné  au  journal  illustré  la  Vie  moderne  des 
croquis  et  dessins,  reproduits  dans  les  numéros 
des  10  et  17  avril  et  8  mai  1880. 

11  a  dessiné  un  portrait  de  Courbet,  pour  ligurer^ 
reproduit  par  le  procédé  du  gillotage,  en  tête  de 
l'étude  de  M.  d'Ideville  sur  Courbet,  publiée 
en  1878.  Courbet  était  mort  à  celte  époque.  Cfr 
portrait  si  plein  de  vie  na  cependant  été  fait  que  de 
souvenir,  à  l'aide  d'une  j)botographie.  Mais  il  a  fait 
poser  Claude  Monet  pour  le  portrait  de  lui  repro- 
duit également  par  le  gillotage,  dans  le  journal 
illustré  la  Vie  moderne  du  12  juin  1880,  et  mis  en 
tèle  du  catalogue  de  l'exposition  des  œuvres  de 
Claude  Monet,  faite  en  juin  1880,  à  la  Vie  moderne, 
sur  le  boulevard  des  Italiens. 

Cette  exposition  avait  été  organisée  par  Georges 


20t  IlISTOinE   D'EDOUARD    MAXEl' 

(iharpenlier.  réditeur,  à  qui  appartenait  lo  journal. 
11  avait  pensé  qu  elle  servirait  utilement  Claude 
Monet  et  Fart  impressionniste,  mais  on  ne  change 
pas  tout  à  coup  le  goût  du  public  et  Monet  était 
en  1880  si  généralement  méprisé,  que  l'exposition 
de  ses  œuvres  tenue  dans  un  rez-de-chaussée, 
ouvert  sur  le  boulevard,  où  Ton  entrait  gratuite- 
ment, ne  fut  guère  qu'un  passage  de  gens  venant 
rire  et  se  moquer.  Charpentier  avait  fait  imprimer 
un  catalogue  avec  une  notice  sur  Monet,  qu'il 
m'avait  demandée,  et,  en  tète,  comme  attrait  spécial, 
se  trouvait  le  portrait  de  ^lonet  par  Manet.  Il  s'était 
imaginé  que  cette  plaquette  illustrée  se  recomman- 
derait au  public.  11  en  avait  fixé  le  prix  à  cinquante 
centimes,  mais  les  visiteurs  se  succédaient,  sans  que 
pas  un  voulût  dépenser  une  somme  aussi  énorme 
pour  un  tel  objet.  Il  en  réduisit  le  prix  à  dix 
centimes.  Le  catalogue  eut  après  cela  quelques 
acheteurs.  On  l'avait  tiré  à  un  grand  nombre 
d'exemplaires  et,  deux  ou  trois  jours  avant  la  ferme- 
ture de  l'exposition,  il  en  restait  encore  beaucoup, 
(charpentier  décida  qu'on  les  donnerait.  En  effet 
gardien,  d'un  air  engageant,  en  faisait  l'offre  aux 
visiteurs.  Quelques-uns,  les  plus  sages,  prenaient  le 
catalogue,  c'était  après  tout  du  papier  qui  ne  coûtait 
rien,  mais  la  plupart  le  refusaient  en  ritmt.  Ils  se 
jugeaient  ainsi   fort  malins.   Cette  exposriion  d'art 


i;OEl  VIΠ  GllAVEE  203 

iiiipressionnislo  leur  faisaiL  rclfet  d'une  farce  et 
l'oUre  du  catalogue  n'en  était,  à  leurs  yeux,  que  le 
couronnement.  Ils  croyaient  donc  prouver  toute  leur 
supériorité  (à  farceur,  farceur  et  demi  en  refu- 
sant l'offre  et  en  montrant  amsi  qu'ils  n'étaient 
point  dupes  de  la  plaisanterie.  Quand  l'exposition  se 
ferma,  il  restait  un  gros  paquet  de  catalogues, 
qu'on  n'avait  réussi  à  faire  prendre  au  public  ni 
pour  argent  ni  par  amour. 

Cependant  en  1899  il  m'est  tombé  sous  la  main 
le  catalogue  d'un  libraire,  vendant  des  plaquettes 
curieuses,  et  j'y  vis  figurer  celle  de  l'exposition  de  la 
Vu'  moderne,  marquée  comme  chose  rare  et  cotée  un 
franc.  Un  franc!  en  1899,  le  catalogue  dart  impres- 
sionniste dont  on  n'avait  pas  voulu  pour  rien 
en  1880.  Quelle  révolution  cela  indiquait  comme 
accomplie  dans  le  goût  du  public! 


LES  DESSINS  ET  LES  PASTELS 


XI 


LES  DESSINS  ET  LES  PASTELS 


Les  dessins  de  i\[cinet  conrirmoraient,  s'il  en  était 
besoin,  le  fait  que  ses  tableaux  de  jeunesse  nous 
avaient  déjà  appris,  qu'il  avait  sérieusement  étudié 
les  vieux  maîtres  à  ses  débuts  et  au  cours  de  ses 
voyages.  I\I.  Auguste  Pellerin,  dans  sa  collection  si 
riche  et  si  variée  d'oeuvres  de  Manet,  possède  ses 
dessins  du  voyage  d'Italie.  Ils  sont  nombreux  et 
montrent,  ce  à  quoi  on  ne  se  serait  peut-être  pas 
attendu,  qu'il  ne  s'était  pas  borné  à  étudier  ces 
maîtres  vers  lesquels  il  se  sentait  plus  particulière- 
ment porté,  mais  qu'il  avait  aussi  pris  une  réelle 
connaissance    des  autres.    Beaucoup  de  ses  croquis 

18. 


210  HISTOIRE   DEDOUARD   MAXET 

s'appliquent  à  des  sujets  de  Fécole  romaine  et  un 
dessin,  parmi  les  plus  importants,  reproduit  une  des 
figures  principales  de  VIii:endie  du  Dorgo,  par  Ra- 
phaël, dans  les  chambres  du  Vatican. 

Les  dessins,  chez  Manet,  demeurent  généralement 
à  l'état  d'esquisses  ou  de  croquis.  Ils  ont  été  faits 
pour  saisir  un  aspect  fugitif,  un  mouvement,  un  trait 
ou  détail  saillant.  Dans  cet  ordre  de  travail,  on 
peut  dire  qu'il  était  toujours  prêt.  De  tout  temps,  il 
a  eu  près  de  lui,  à  l'atelier,  des  feuillets  assemblés 
pour  dessiner  et,  dans  sa  poche,  un  calepin  avec  un 
crayon.  Le  moindre  objet  ou  détail  d'un  objet,  qui 
intéressait  ses  regards,  était  immédiatement  fixé  sur 
le  papier.  Ces  croquis,  ces  légers  dessins  qu'on  peut 
appeler  des  instantanés,  montrent  avec  quelle  sûreté 
il  saisissait  le  trait  caractéristique,  le  mouvement 
décisif  à  dégager.  Je  ne  trouve  à  lui  comparer,  dans 
cet  ordre,  qu'IIokousaï  qui,  dans  les  dessins  de  pre- 
mier jet  de  sa  Mangoiia,  a  su  associer  la  simplifica- 
tion à  un  parfait  déterminisme  du  caractère.  Aussi 
Manet  admirait-il  beaucoup  ce  qu'il  avait  pu  voir 
d'Hokousaï,  et  les  volumes  de  la  Mangoiia  qui  lui 
étaient  tombés  sous  la  main  étaient  de  sa  part 
l'objet  de  louanges  sans  restriction.  Le  dessin  avait 
été  en  effet  compris  par  Manet,  de  même  que  par 
Hokousaï  avant  lui,  comme  surtout  destiné  à  fixer 
l'aspect  saillant  d'un  être  ou  d'un  objet,  sans  compli- 


LES  DESSINS  ET   LES   PASTELS  211 

cations  et  accessoires.  Dans  ces  conditions,  la  sûreté 
de  main  doit  correspondre  à  la  justesse  de  vision  et 
le  mérite  de  l'œuvre  légère  réside  dans  sa  vérité. 
Le  croquis  tenu  à  sa  forme  sommaire,  improvisée, 
doit  cependant  rendre  ce  qu'il  rend  d'une  manière 
assez  saisissaljle  pour  olFrir  une  œuvre  vivante  et 
intéressante  dans  sa  fragilité.  Or,  les  croquis  de 
Manet  font  bien  réellement  voir  comme  réalisé  ce 
qu'ils  ont  été  appelés  à  représenter.  31.  de  Saint- 
Albin  a  fourni  le  sujet  de  l'un  d'eux.  Le  petit  per- 
sonnage a  juste  quelques  centimètres  ;  il  a  été 
crayonné  d'un  trait  si  rapide,  que  le  contour  en 
silhouette  existe  seul,  sans  les  détails  du  visage  ou 
des  vêtements.  Mais  que  cet  être  minuscule  est  donc 
ressemblant!  On  aurait  pu  multiplier  les  séances 
sur  un  portail  de  grandeur  naturelle,  sans  dépasser 
le  résultat  obtenu  ici  du  premier  coup.  M.  de  Saint- 
Albin  était  un  homme  aimable,  un  collectionneur, 
un  original,  qu'on  voyait  apparaître  sur  le  boulevard 
à  une  certaine  heure  de  l'après-midi.  Il  personnifiait 
vers  1870  ce  Parisien  légendaire,  que  l'on  disait 
n'avoir  jamais  pu  quitter  Paris.  Manet  la  croqué 
regardant  une  estampe,  avec  son  chapeau  à  larges 
J3ords,  sa  grosse  cravate,  son  lorgnon,  sa  démarche 
spéciale  et,  sur  le  papier,  il  se  trouve  aussi  saisis- 
sable,  dans  ses  particularités,  qu'il  a  jamais  pu 
l'être  rencontré  sur  le  Boulevard. 


212  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

11  en  est  un  autre  qne  Manet  a  aussi  pris  sur  le 
vif,  le  maréchal  Bazaine.  Un  jour,  au  cours  du 
procès  Bazaine,  nous  nous  rendîmes,  Manet  et  moi, 
avec  un  groupe  d'amis,  à  Trianon.  C'était  la  pre- 
mière fois  que  nous  y  allions  et  je  me  rappelle  que 
longtemps,  nous  contemplâmes,  en  silence,  la  scène 
imposante  présentée  par  le  conseil  de  guerre.  A  la 
tin,  Manet  avait  fixé  les  yeux  sur  l'accusé.  Tout  à 
coup,  tirant  de  sa  poche  le  petit  calepin  qui  ne  le 
quittait  jamais,  il  se  mit  à  crayonner.  11  décrivait 
un  trait  en  rond,  qui  représentait  la  tète,  et  ajou- 
tait deux  ou  trois  points,  pour  la  bouche  et  les  yeux. 
11  avait  ainsi  dessiné  plusieurs  croquis,  lorsque  se 
tournant  de  droite  et  de  gauche,  il  nous  les  montra, 
en  disant  :  «  Mais  regardez  donc  cette  boule  de  bil- 
lard !  »  L'expression  était  absolument  juste,  car  en 
examinant  les  croquis  et  en  les  comparant  avec  la 
tète  de  l'original  placée  devant  soi,  on  constatait  que 
la  ressemblance  élait  frappante.  Un  de  ces  croquis 
subsiste.  Il  a  fait  })artie  de  la  vente  de  Manet,  en 
1884.  C'est  un  document  historique. 

Il  donne  le  vrai  Bazaine,  le  Bazaine  réel,  en 
opposition  aux  deux  ou  trois  autres,  qu'à  des  mo- 
ments différents,  l'imagination  a  créés.  Il  y  a  eu 
d'abord  le  (<  glorieux  »  Bazaine,  le  général  cru  supé- 
rieur, en  qui  la  France  avait  mis  follement  son 
espoir.  Puis,  après  la  capitulation,  est  venu  le  grand 


LES   DESSINS   ET    LES   PASTELS  213 

Irailro,  le  monslrc  qui  ayant  pu  vaincre,  ne  la  pas 
voulu.  L'un  est  né  de  l'espérance,  l'autre  du  déses- 
poir. Le  vrai  était  celui  que  Manet  avait  saisi  et  mis 
au  point,  l'être  de  petite  inlelligence,  au  regard 
fuyant,  n'ayant  d'autre  qualité  que  la  bravoure, 
incapable  de  diriger  avec  succès  une  gramh^  armée, 
qui.  lorsqu'il  sest  senti  perdu  dans  Metz,  s'est  laissé 
entraîner  à  des  actes  de  félonie,  pour  lesquels  il  a 
été  justement  flétri  et  condamné.  Tout  cela  est  dans 
le  petit  croquis  fait  à  Trianon,  se  lit  sur  la  tête  en 
«  boule  de  bilkird  ". 

Mauf't  a  eu  de  tout  temps  l'habitude  de  se  servir 
rapidement  du  crayon  ;  on  peut  dire  que  son  .système 
lie  dessin  n'a  januiis  varié.  Mais  à  une  pratique  fon- 
damentale, sont  venus  se  superposer  des  procédés, 
qui  ont  changé  avec  les  années.  A  ses  débuts,  il 
employait  volontiers  l'aquarelle  dans  des  études  pré- 
liminaires, pour  fixer  les  tons  ou  l'arrangement  de 
ses  tableaux,  ou  même  il  reproduisait  par  ce  moyen, 
sous  une  nouvelle  forme,  ses  œuvres  déjà  peintes  à 
l'huile.  11  a  ainsi  laissé  un  certain  nombre  d'aqua- 
relles, consacrées  au  ClKintrur  espagnol,  au  Déjeuner 
sin'  rHerùe,  à  VOlf/mjjia,  au  Christ  aux  Anges,  à  la 
Jeune  femme  couchée  en  costume  espagnol,  aux 
Courses,  etc.  Il  s'est  aussi  souvent  servi  de  l'aqua- 
relle pour  prendre  des  vues  en  plein  air  ou  s'assurer 
des  indications  de  paysage.  Mais  en  avançant,  il  ne 


214  HISTOIRE  D'EDOUARD   MANEÏ 

recourt  plus  qu'accessoirement  à  ce  moyen,  pour 
user  d'un  nouveau,  le  pasiel. 

Son  premier  pastel  date  de  1874.  C'est  un  portrait 
de  sa  femme,  étendue  sur  un  canapé,  exécuté  dans 
une  gamme  de  tons  bleus-gris.  A  partir  de  ce  mo- 
ment, il  continue  à  se  servir  du  pastel,  surtout  pour 
les  portraits  de  femme.  Les  productions  de  ce  genre 
ont  été  particulièrement  nombreuses  à  la  fin  de  sa 
vie,  alors  qu'il  avait  été  atteint  par  Talaxie.  Les 
œuvres  demandant  une  grande  dépense  de  force  phy- 
sique lui  étaient  devenues  d'abord  difficiles,  puis  lui 
furent  à  la  fin  interdites,  et  le  pastel  lui  permettait 
de  se  livrer  à  un  travail  relativement  facile,  qui  le 
distrayait,  en  lui  obtenant  la  société  des  femmes 
agréables  qui  venaient  poser.  Il  a  ainsi  exécuté,  dans 
les  dernières  années  de  sa  vie,  les  portraits  de 
femmes  appartenant  à  des  mondes  divers  :  M"""  Zola, 
M"^  du  Paty,  M""»  Guillemet,  M'^^  Lemaire,  M"^  Le- 
monnier,  M""  Eva  Gonzalès,  M"""  Méry  Laurent, 
M™'  INIartin,  M"' Marie  Colombier,  etc.  Quelques-uns 
des  portraits  les  plus  caractéristiques  sont  restés 
anonymes  ou  n'ont  été  désignés  que  par  des  titres 
fantaisistes  :  la  Femme  au  carlin,  la  Femme  voilée^ 
la  Femme  à  la  fourrure,  la   Viennoise,  Sur  le  banc. 

11  avait  fini  par  prendre  grand  goût  au  pastel.  Il  y 
trouvait  à  la  fois  le  moyen  de  fixer  la  lumière,  do 
juxtaposer   les   tons   vifs  et  de    rendre    des   types 


LES   DESSINS  ET   LES  PASTELS  215 

variés.  Aussi  ses  portrails  au  pastel  oiï'rent-ils  un 
ensemble  oîi  Ton  peut  voir  la  femme,  telle  qu'elle 
s'est  présentée  dans  la  seconde  moitié  du  xix"  siècle 
et,  en  addition,  les  combinaisons  de  coloris  les  plus 
délicates  ou  les  plus  osées. 

Il  n'en  a  guère  retiré  avantage  au  point  de  \ue, 
pécuniaire.  Il  nen  a  vendu  que  très  peu,  à  des  prix 
fort  minimes.  La  plupart  étaient  faits  pour  des  per- 
sonnes amies,  auxquelles  il  était  heureux  de  plaire 
en  les  leur  offrant.  Il  exposa  cependant  au  journal 
la  Vie  Moderne,  en  avril  1880,  une  série  diruvres 
où  les  pastels  tenaient  la  place  principale,  et  le  plus 
grand  nombre  était  à  vendre.  On  lui  en  acheta  tout 
juste  deux. 

En  outre  do  ses  portraits  de  femmes,  il  a  aussi 
fait  au  pastel  des  portraits  d'hommes,  dont  plusieurs 
sont  des  têtes  à  caractère.  On  a  ainsi  de  lui  Cons- 
tantin Guys,  cet  artiste  qui  fut  le  dessinateur  de 
Vlliuslraied  Lomlon  news  lors  de  la  guerre  de 
Crimée,  qui  a  produit  des  dessins  et  des  aquarelles, 
où  il  passe  des  femmes  élégantes  et  aristocratiques 
montrées  dans  de  somptueux  équipages,  aux  cour- 
tisanes présentées  sous  les  formes  les  plus  réalistes. 
Cabaner,  le  musicien  incompris,  en  gestation  perpé- 
tuelle d'œuvres  extraordinaires,  qui  se  dédomma- 
geait de  sa  déconvenue  en  faisant  des  mots  singu- 
liers,  reproduits  par  les   petits  journaux.  Enfin  le 


216  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

poète  George  Moore.  Ce  dernier,  au  moment  où 
Manet  Fa  fait  poser,  était  à  celte  période  de  la  jeu- 
nesse où  on  se  cherche  une  voie.  Anglo-Irlandais  il 
était  venu  à  Paris  pour  étudier  la  peinture  et,  en 
même  temps  qu'il  fréquentait  les  ateliers,  il  s'adon- 
nait à  la  poésie.  11  composait  des  vers  même  en 
français.  Il  était  alors  plongé  dans  une  sorte  de 
raflinement  esthétique  et  de  sentimentalisme  quin- 
lessencié,  qui  lui  donnait  passahlement  lair  d'un 
homme  absent.  C'est  ce  trait  de  physionomie  que 
Manet  a  saisi  pour  le  iixer,  en  l'accentuant  même, 
selon  son  habitude,  et  c'est  ce  qui  a  donné  à  son 
George  Moore  l'aspect  si  caractéristique,  qui  le  dis- 
lingue. Depuis  l'original  a  délaissé  le  sentimenta- 
lisme et  la  nébulosité.  Il  est  entré  dans  une  voie 
opposée,  en  étudiant  la  vie  réelle,  il  s'est  fait  sa 
place  comme  romancier  de  mœurs.  Sa  ligure  s'est 
modifiée  naturellement,  en  même  temps  que  chan- 
geaient son  mode  d'esprit  et  la  tournure  de  ses 
pensées.  Mais  le  portrait  demeure  comme  le  témoin 
de  la  sûreté  d'observation  avec  laquelle  son  auteur 
savait  saisir  même  ces  traits  de  caractère,  qui  pou- 
vaient n'être,  en  partie,  que  transitoires. 


LES  DERNIÈRES  ANNÉES 


XII 


LES  DERNIERES  ANNEES 


Manet,  après  avoir  quille  son  alelier  de  la  rue  do 
Saint-Pétersbourg,  en  avait  pris  un,  en  1879,  au 
nume'ro  77  de  la  rue  d'Amsterdam,  où  il  devait 
rester  jusqu'à  sa  mort. 

En  1880,  il  envoie  au  Salon  Chez  le  Père  Lathuille^ 
un  plein  air,  et  le  Portrait  de  M.  Antonin  Proust, 
exéculé  dans  l'atelier.  Le  premier  de  ces  tableaux 
avait  été  peint  dans  le  jardin  du  Père  Lathuille,  un 
des  restaurants  les  plus  vieux  et  les  plus  connus  de 
Paris,  situé  à  l'entrée  de  l'avenue  de  Glichy.  Avant 
que  les  limiles  de  la  ville  de  Paris  n'eussent  été 
portées  aux  forlilicalions,  il  avait  été  une  ces  mai- 


220  HISTOIRE  DÉDOUARD   MANET 

fïons,  hors  barrières,  que  les  Parisiens  fréquentaient 
le  dimanclie  et  où  ils  aimaient  à  célébrer  noces  et 
festins.  Horace  Vernet,  en  1820,  l'avait  donné  comme 
fond  a  son  tableau  de  bataille,  le  Maréchal  Monccy 
à  la  barrière  de  Clicliy  en  1814.  La  lithographie,  en 
popularisant  le  tableau,  avait  en  même  temps  re- 
commandé le  restaurant  aux  patriotes,  alors  épris 
d'Horace  Yernet  et  de  ses  œuvres.  Manet,  qui  habi- 
tait dans  le  voisinage,  rue  de  Saint-Pétersbourg, 
allait  y  déjeuner  ou  dîner  de  temps  en  temps.  H 
avait  eu  l'idée  d'utiliser  le  jardin,  lieu  tranquille, 
pour  y  peindre  une  scène  de  plein  air  :  un  tout 
jeune  homme  y  ferait  la  cour  à  une  femme.  P]n  bon 
observateur,  il  avait  conçu  sa  scène,  telle  que 
la  vie  Toffre  généralement,  où  K>s  tout  jeunes  gens 
s'éprennent  de  femmes  plus  âgées  queux.  Le  tableau 
représente  les  amoureux  assis  à  une  table,  où  ils 
achèvent  de  déjeuner.  Le  jouvenceau  montre  la  plé- 
nitude de  sa  passion  et  laisse  deviner  des  demandes 
pressantes,  tandis  que  la  femme,  une  personne  dans 
les  trente  ans,  fait  la  mijaurée  devant  lui  et  se 
tient  sur  la  réserve,  pour  le  mieux  caplivor. 

On  ne  pouvait  reprocher  à  Manet,  devant  cette 
scène,  comme  on  l'avait  fait  devant  d'autres,  de 
peindre  des  gens  dans  des  attitudes  «  incompréhen- 
sibles »,  ne  se  livrant  à  aucune  action  déterminée. 
Les  amoureux  du  Père  Lalhuille  jouaient  si  bien 


LES   DEfiMEHES   ANNEES  221 

leur  rôle,  qu'on  les  comprenait  à  première  vue. 
Manet,  qui  peignait  la  vie  en  la  serrant  toujours  de 
près,  pouvait  trouver  des  motifs  diversifiés  à  Tinfini, 
parce  que  la  vie  est  ainsi  diversifiée.  Aux  scènes  où 
les  personnages  simplement  juxtaposés  étaient  tenus 
inactifs,  telles  que  les  yeux  en  rencontrent  partout, 
il  savait  en  faire  succéder  d'autres,  oîi  ils  s'appli- 
quaient à  des  actions  caractéristiques.  11  avait,  du 
reste,  dans  le  cas  actuel,  obtenu  son  efTet  par  des 
moyens  décisifs  quoique  très  simples.  Le  jeune 
homme,  dans  sa  franchise,  vu  de  face,  montre  par 
l'animation  de  ses  traits  la  passion  qui  le  possède, 
tandis  que  se  dissimulant  presque  et  ne  se  pré- 
sentant que  d'un  profil  effacé,  la  femme  révèle 
d'autant  mieux  sa  pruderie  affectée  et  sa  réserve 
liypocrite. 

Chez  le  Père  Lathuille  est  peut-être  de  tous  les  ta- 
bleaux de  Manet  celui  qui  laisse  le  mieux  voir  les 
particularités  do  la  peinture  en  plein  air.  L'ensemble 
est  tout  entier  maintenu  dans  la  lumière.  Les  plans 
sont  établis  et  les  contours  obtenus  sans  oppositions 
et  sans  contraste.  Les  parties  qu'on  voudrait  dire 
dans  l'ombre  sont  élevées  à  une  telle  intensité  de 
clarté  et  de  coloration,  qu'elles  ne  se  différencient 
presque  pas  de  celles  que  la  lumière  frappe  directe- 
ment. 

L'autre  tableau,  le  Portrait  de  .1/.  Antonin  Proust, 

19. 


222  HISTOIRE   DEDOUARD   MANET 

avait  été  peint  dans  l'atelier  et  dans  les  tons  sobres. 
L'original  debout,  de  grandeur  naturelle,  arrêté  aux 
genoux,  est  vêtu  d'une  redingote  et  coiffé  d'un  cha- 
peau à  haute  forme,  une  main  appuyée  sur  une 
canne,  l'autre  posée  sur  la  hanche.  C'est  un  mor- 
ceau très  ferme.  La  redingote  boutonnée  serre  bien 
le  personnage,  on  sent  réellement  l'existence  du 
corps.  Manct,  lié  d'amitié  depuis  le  collège  avec  son 
modèle,  l'avait  peint  de  manière  à  révéler  tout  son 
caractère.  En  lui  donnant  la  gravité  de  l'âge  et  de 
l'homme  politique,  il  lui  avait  laissé  la  désinvol- 
ture et  l'aisance  de  l'homme  du  monde  et  même  en- 
core avait  su  indiquer  en  lui  l'élégant  cavalier  et 
le  conquérant  des  débuts  et  de  la  jeunesse. 

En  1881,  Manet  envoya  au  Salon  le  Porlrait  de 
M.  Pei'luisel,  le  chasseur  de  lions,  peint  en  plein  air, 
et  le  Portrait  de  M.  Henri  Rochefort,  peint  dans 
l'atelier. 

Il  avait  choisi  Perluiset  pour  lui  servir  de  modèle 
dans  un  plein  air  d'ordre  particulier.  Les  Impres- 
sionnistes, avec  leur  système  de  travailler  tout  le 
temps  devant  la  nature,  étaient  arrivés  à  en  saisir 
les  multiples  aspects  et  à  fixer  ainsi  sur  la  toile  des 
effets  inattendus.  Ils  avaient,  par  exemple,  reconnu 
que  l'hiver,  au  soleil,  les  ombres  portées  sur  la 
neige  peuvent  être  bleues  et  ils  avaient  peint  de 
telles  ombres  bleues.  Ils  avaient  encore  découvert 


LES   DERNIERES  ANNEES  '  223 

que,  lété,  la  lumière  sous  les  arbres  colore  les  ter- 
rains de  tons  violets  et  ils  avaient  peint  des  terrains 
sous  bois  violets.  Renoir  avait  en  particulier  peint 
un  bal  à  Montmartre,  sous  le  titre  de  Moulin  de  la 
galette^  et  une  Balançoire,  où  des  personnages  sont 
placés  sous  des  arbres  éclairés  par  le  soleil.  11  avait 
t'ait  tomber  sur  eux  des  plaques  de  lumière  à  travers 
le  feuillage,  en  colorant  toute  sa  toile  d'un  ton  gé- 
néral violet.  Les  tableaux  peints  en  1876  avaient  été 
montrés  en  1877,  à  l'exposition  des  Impression- 
nistes, rue  Le  Peletier. 

Cette  nouveauté  d'ombres  bleues  et  violettes  avait 
excité  une  indignation  générale.  Personne  ne  s'était 
sérieusement  demandé  si,  lorsqu'il  fait  soleil,  les 
ombres  sur  la  neige  et  sous  le  feuillage  pouvaient 
apparaître  réellement  colorées,  telles  que  les  Impres- 
sionnistes les  représentaient.  Il  suffisait  que  les 
elTets  montrés  n'eussent  pas  encore  été  vus,  pour 
que  l'esprit  de  routine  amenât  les  spectateurs  à  se 
soulever  violemment.  Mais  Manet,  pour  qui  les  Im- 
pressioniststes  restaient  de  vieux  amis,  qui  s'inté- 
ressait à  toutes  leurs  tentatives,  avait  été  frappé  par 
leur  manière  hardie  de  peindre  les  ombres  en  plein 
air  colorées.  Il  était  allé  regarder  en  particulier  les 
reflets  que  le  soleil  donne  sous  le  feuillage  et,  ayant 
trouvé  qu'en  effet  les  ombres  prennent  alors  des 
tons  oii  le  violet  prédomine,  l'envie  lui  vint  d'exé- 


22i  HISTOIRE  DEDOUARD   MAXET 

Guter    lui-même    un    tableau    dans    ces    données. 

Il  fit  poser  Pertuiset  en  l'été  de  1880,  sous  les 
arbres  de  l'Elysée  des  Beaux-Arts,  boulevard  de 
Clichy.  La  lumière  tamisée  donne  bien  en  effet  une 
ombre  violette  générale,  qui  recouvre  le  terrain  et 
enveloppe  le  modèle.  Pertuiset  était  un  chasseur 
émérite.  Il  avait  été  l'ami  de  Jules  Gérard,  célèbre 
sous  le  second  empire,  comme  le  Tueur  de  lions,  et 
avait  en  partie  hérité  de  sa  renommée,  pour  avoir 
tué  lui-même  plusieurs  lions.  Manet  a  eu  l'idée  de 
le  placer  un  genou  on  terre,  comme  à  l'affût,  la  ca- 
rabine à  la  main.  C'est  là  une  pose  de  pure  fantai- 
sie, qui  lui  a  été  suggérée  par  la  qualité  de  chasseur 
du  modèle,  mais  il  ne  faudrait  pas  en  inférer  qu'il 
ait  voulu  représenter  une  chasse  au  lion.  S'il  eiit  eu 
pareille  intention,  d'après  son  système  de  ne  pein- 
dre que  des  scènes  vues,  il  eût  du  se  transporter  en 
Algérie,  dans  une  région  fréquentée  par  des  lions, 
et  y  placer  son  modèle,  ce  qui  n'était  vraiment  pas 
le  cas,  puisqu'il  se  contentait  de  le  mettre  au  milieu 
d'un  jardin  parisien. 

A  la  fantaisie  de  montrer  la  pose  d'un  chasseur  à 
l'affût,  Manet  avait  ajouté  celle  de  peindre  au  second 
plan  une  peau  de  lion,  pour  obtenir  un  ton  tran- 
chant sur  l'uniformité  du  terrain.  On  a  cru  qu'il 
avait  voulu  figurer  ainsi  un  lion,  que  Pertuiset  eût 
^té  censé  avoir  tué  sur  le  lieu  même.  I    n'en  était 


LES   DERNIERES   AN.NEES  UV, 

rien.  Son  intention  n'avait  point  été  de  représenter 
une  vraie  carcasse  de  lion.  11  avait  simplement  peint 
la  peau  d'un  lion,  que  IVrtuiset  a\ait  tué  près  de 
Bône  et  qu'il  conservait  dans  son  appartement, 
étendue  sur  le  parquet.  Mais  le  tableau  au  Salon, 
avec  son  ton  g^énéral  violet,  son  chasseur  a  raiïùt  et 
la  peau  de  lion  par  derriore,  excita  la  bonne  mesure 
de  railleries  qui  attendait  généralement  les  œuvres 
de  Manet.  Comme  d'habitude  on  n'eut  point  d'yeux 
pour  le  mérite  inlrinsè([ue  de  la  peinture,  on  ne  vit 
que  l'originalité  et  la  fantaisie  auxquelles  l'artiste 
s'était  laissé  aller,  et  qui  cette  fois  encore  dépas- 
saient la  compréhension  du  public. 

Manet  avait  demandé  à  Henri  Rochefort  de  le 
peindre,  attiré  par  le  caractère  de  sa  physionomie. 
Le  portrait  de  Rochefort  est  un  buste,  avec  la  tête 
de  profil,  un  peu  retournée,  et  les  bras  croisés.  C'est 
un  morceau  puissant,  de  nature  à  plaire  à  un  con- 
naisseur. Manet  qui  ne  l'avait  exécuté  que  mû  par 
un  sentiment  artistique,  sans  penser  à  en  tirer  profit, 
l'olfrit  <à  l'original,  et  il  eût  été  heureux  de  le  lui  voir 
accepter.  Mais  Rochefort,  qui  n'a  jamais  aimé  que  la 
peinture  sèche  et  léchée,  le  trouvait  déplaisant.  Il 
n'en  voulut  pas  et  le  refusa.  Quelque  temps  après, 
Manet  le  comprit  dans  un  lot  de  toiles  vendu  à 
M.  Faure. 

Les  tableaux  exposés  en   1881  n'avaient  pas  eu 


226  HISTOIRE   DE  DOUA  UU   MANET 

en  somme  plus  de  succès  que  ceux  des  précédents 
Salons.  Cependant  ils  étaient  cause  d\me  chose 
extraordinaire,  ils  procuraient  à  leur  auteur  une 
récompense  officielle,  ils  lui  obtenaient  une  médaille 
du  jury.  Cet  octroi  d'une  médaille,  faveur  banale  en 
olle-mème,  puisque  chaque  année  elle  se  répétait  au 
profit  de  peintres  quelconques,  devenait  cependant, 
dans  la  circonstance,  un  notable  événement..  Manet 
tant  de  fois  repoussé  des  Salons,  écarté  soigneu- 
sement des  Expositions  universelles  et,  par  là,  dé- 
signé à  l'animadversion  des  artistes,  comme  un 
homme  de  pernicieux  exemple,  recevait  tout  à  coup 
une  récompense  ;  mais  le  fait  en  lui-même  montrait 
un  tel  renversement  de  conduite  et  d'opinion,  qu'on 
sentait  tout  de  suite  qu'un  changement  profond  avait 
dû  s'accomplir  quelque  part.  Il  en  était  bien  réel- 
lement ainsi  et  cette  simple  médaille  marquait  que 
les  aspirations  nouvelles,  longtemps  comprimées, 
venaient  enfin  de  prévaloir  et  de  se  manifester  avec 
éclat. 

Pour  se  rendre  compte  de  l'évolution  qui  se  pro- 
duisait, il  faut  connaître  le  régime  auquel  le  Salon 
était  traditionnellement  soumis  et  les  règles  données 
à  la  composition  des  jurys.  Le  Salon,  comme  an- 
cienne institution,  remontant  jusqu'au  xvn^  siècle, 
avait  acquis  un  prestige  très  grand.  Depuis,  une 
société    dissidente    des    Beaux -Arts    s'est    formée, 


LES   DE[\.\1KRES   ANNEES  227 

riiabitude  d'expositions  particulières  s'est  généra- 
lisée, qui  lui  ont  enlevé  une  partie  de  son  impor- 
tance, mais  du  temps  de  Manet,  il  jouissait  toujours, 
avec  son  monopole,  de  la  pleine  faveur.  Avoir  la 
faculté  de  s'y  produire  devenait  pour  un  artiste 
une  question  vitale.  Là  seulement  il  pouvait  se 
promettre  d'attirer  d'abord  l'attention,  puis,  s'il 
était  parmi  les  heureux,  d'obtenir  la  renommée,  la 
gloire  et  enfin,  par  elles,  la  richesse  et  les  honneurs. 
Or,  d'après  l'organisation  en  vigueur,  le  jury  était  le 
maître  du  Salon.  Il  décidait,  avant  l'ouverture,  quels 
seraient  les  admis  et  les  refusés,  puis  après,  il  décer- 
nait les  récompenses,  et  elles  étaient  ainsi  combinées, 
qu'elles  établissaient  comme  des  grades  et  fixaient  le 
rang  des  artistes.  En  premier  lieu,  par  l'octroi  de 
mentions  honorables  et  de  médailles,  on  tirait  les 
sujets  choisis  de  la  plèbe  artistique  et  du  milieu  des 
débutants,  pour  les  signaler  à  l'attention:  puis  les 
médailles  élevaient  à  un  certain  moment  leurs  pos- 
sesseurs h  la  position  de  Hors  concours,  c'est-à-dire 
que  leurs  œuvres,  soustraites  à  l'examen  du  jury, 
étaient  désormais  admises  sans  refus  possible  au 
Salon.  Dans  ces  conditions  les  Hors  concours  for- 
maient comme  une  compagnie  de  privilégiés,  avec 
des  droits  supérieurs  à  ceux  des  autres  artistes.  En 
outre,  les  médaillés  et  surtout  les  Hors  concours 
étaient  gratifiés  de  décorations  par  le  gouvernement. 


228  lllSTOliiE   DEUOUAUD    .MA.NET 

Or  les  médailles  et  les  croix  de  la  Légion  d'honneur 
entraînaient  une  telle  présomption  de  talent,  que  les 
peintres  qui  les  obtenaient  acquéraient  la  faveur  do 
la  clientèle  riche,  pour  vendre  leurs  tableaux,  et  le 
monopole  des  commandes  officielles.  De  telle  sorte 
qu'entre  les  gens  favorisés  parles  jurys  et  les  autres, 
il  y  avait  la  différence  de  condition  existant  entre  les 
hommes  qui  se  voient  ouvrir  les  chemins  de  la  for- 
tune et  ceux  qui  se  les  voient  barrés  et  obstrués. 

Si  les  jurys  se  fussent  montrés  impartiaux,  enclins 
à  aider  les  hommes  d'initiative,  l'immense  pouvoir 
qu'ils  possédaient  eût  pu  passer  sans  soulever  de  pro- 
testations et  exciter  la  haine,  mais  ils  étaient  loin 
d'exercer  leurs  droits  dans  un  esprit  de  tolérance  et 
d'impartialité.  Ils  se  conduisaient  au  contraire  en 
maîtres  injustes,  jaloux  d'imposer  une  certaine  esthé- 
tique, aux  dépens  de  toute  autre,  et  de  maintenir  la 
tradition  avec  rigueur.  Sous  là  monarchie  de  Juillet, 
le  jury  avait  été  réglemenlairement  formé  par  les 
membres  de  l'Institut,  c'est-à-dire  tout  entier  com- 
posé de  peintres  de  la  tradition,  parvenus  aux  hon- 
neurs, pleins  de  leur  importance,  qui  regardaient 
dédaigneusement  ces  nouveaux  venus  prétendant 
s*é(^arter  des  voies  battues  et  méconnaîlre  leurs 
règles.  Dans  ces  conditions  les  artistes,  pendant  la 
première  moitié  du  siècle,  se  sont  trouvés  former 
deux  peuples  :  d'un  coté  les  peintres  de  la  tradition, 


LE    CORBEAU 


LES   DEHMEUES   ANNEES  229 

imbus  des  bons  principes,  admis  à  plaisir  aux  Sa- 
lons, y  recevant  médailles,  décorations,  puis  mono- 
polisant les  commandes  officielles,  et  de  l'autre  c(M<'' 
les  novateurs,  les  indépendants,  traités  on  révoltés, 
qui  voient  se  fermer  les  Salons  ou  qui,  si  on  les  leur 
ouvre,  ne  reçoivent  ni  honneurs  ni  récompenses. 
Sous  la  monarchie  de  Juillet,  les  Salons  s'étaient 
donc  fermés  à  tous  les  artistes  originaux  succès 
sivement  :  Rousseau,  Decamps,  Courbet.  Cette 
partialité  pour  l'école  traditionnelle,  cette  détermi- 
nation de  méconnaître  toute  manifestation  d'art 
nouvelle,  avaient  amassé  de  telles  haines  qu'à  la 
révolution  de  18i8  l'Institut  fut  dépouillé  de  sa 
vieille  prérogative,  et  cette  année-là  vit  un  Salon  sans 
jury,  où  tous  les  tableaux  présentés  furent  admis 
indistinctement.  L'absence  totale  de  contrôle  parut 
cependant  excessive  et,  en  '18i9  et  en  I80O,  les 
Salons  connurent  des  jurys  nommés  par  le  suffrage 
de  tous  les  artistes  exposants.  L'Empire  survenu 
jugea  ce  système  trop  libéral.  Un, nouveau  régime 
fut  inauguré  qui,  avec  des  modifications  de  détail, 
devait  durer  lout  le  temps  de  l'Empire  et  après  cela 
se  perpétuer  sous  la  troisième  Répul)lique.  Les  jurys 
furent  composés,  pour  la  plus  grande  part,  d'artistes 
élus  par  les  exposants,  mais  par  les  seuls  exposants 
médaillés  ou  hors  concours,  et,  pour  l'autre  part,  do 
membres  désignés  par  l'administration  des  Beaux- 

20 


230  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

Arts.  C'est  à  de  tels  jurys  que  Manet  devait  d'ôtre 
refusé  aux  Salons  et  exclu  des  Expositions  univer- 
selles. 

Les  jurys  nommés  pour  une  part  par  les  artistes 
récompensés,  et  pour  l'autre  par  l'administraiion, 
avaient  liiii  par  soulever  le  même  reproche  qu'avait 
autrefois  fait  naître  le  jury  de  l'Institut.  Sous  une 
forme  moins  violente,  ils  se  montraient  au  fond 
pénétrés  du  même  esprit  de  partialité  pour  l'école 
de  la  tradition.  Ils  continuaient  à  ouA'rir  de  pré- 
férence les  portes  du  Salon  à  ces  élèves  qui  répé- 
taient leur  manière.  L'addition,  aux  membres  du 
jury  nommés  par  les  artistes  médaillés  ou  hors 
concours,  de  ces  membres  choisis  par  l'adminis- 
tration, n'apportait  aucun  élément  d'indépendance 
d'esprit  et  de  sympathie  pour  les  novateurs,  car 
l'administration  des  Beaux- Arts  a  presque  toujours 
été  un  centre  de  routine  et  d'absolue  médiocrité 
de  jugement  artistique.  Les  artistes  indépendants, 
les  novateurs,  les  hommes  à  l'écart  des  ateliers 
on  vogue,  d'ailleurs  de  plus  en  plus  nombreux  et 
soutenus  au  dehors  par  une  élite  grossissante 
de  connaisseurs  et  de  critiques,  se  voyaient  donc 
toujours  sacrifiés  aux  Salons.  A  la  fin,  il  s'était 
formé  un  esprit  de  révolte  contre  la  composition  du 
jury,  contre  sa  manière  partiale  de  distribuer  les 
récompenses,  et  enfin  contre  le  système  même  de 


LES   DERA'IERES   ANNEES  231 

hiérarchie  établi  par  les  récompenses  entre  les 
artistes.  L'hostilité  contre  le  jury  et  la  pratique  des 
récompenses  abaissait  graduellement  le  prestige  des 
Salons.  11  devait  plus  tard  en  résulter  une  scission 
parmi  les  artistes,  amenant  la  création  d'une  Société 
dissidente  des  Beaux-Arts,  qui  abolirait  dans  son 
sein  toute  récompense,  et  par  la  coutume,  chez  un 
grand  nombre  d'autres  artistes,  de  se  tenir  à  l'écart 
des  Salons,  pour  se  contenter  de  paraître  dans  des 
expositions  particulières.  Mais  avant  que  le  soulève- 
ment des  indépendants  n'eût  produit  ces  extrêmes 
résultats,  il  avait  été  assez  puissant  pour  amener  la 
transformation  du  Salon. 

Le  Salon,  depuis  sa  création  par  Colbert  sous 
Louis  XIV,  était  resté  une  institution  d'État,  placée 
sous  le  contrôle  du  gouvernement  et  en  recevant  su 
loi.  En  1881,  l'État  fit  abandon  de  ses  droits  tradi- 
tionnels. Les  artistes  réunis  constituèrent  légale- 
ment une  société,  qui  hérita  sur  les  Salons  de  l'aii- 
torité  à  laquelle  l'État  renonçait.  La  première 
conséquence  du  changement  devait  être  d'éliminer 
des  jurys  cette  part  de  membres  nommée  par  l'ad- 
râinistralion  des  Beaux- Arts,  qui  s'y  était  trouvée  si 
longtemps.  Mais  le  mécontentement  soulevé  par  la 
conduite  des  jurys,  nommés  en  partie  par  l'admi- 
nistration et  en  partie  par  les  artistes  privilégiés, 
était  devenu  tel  qu'en  1881  les  artistes,  qui  allaient 


232  IIISÏOIUE    D'EDOUARD   MAXET 

être  délivrés  des  membres  du  jury  nommés  par 
Tadministration,  youlurent  aussi  se  délivrer  des 
autres,  élus  par  le  suffrage  restreint  des  privilégiés. 
Le  nouveau  règlement,  inauguré  en  1881  par  la 
Société  des  artistes  français  se  constituant,  porta 
que  le  jury  des  Salons  serait  entièrement  formé  de 
membres  nommés  par  le  suffrage  de  tous  les  expo- 
sants sans  distJnclion.  Les  artistes  en  société  repre- 
naient donc  le  système  libéral  d'élection  du  jury, 
appliqué  par  la  seconde  République  aux  Salons  de 
1849  et  de  1850. 

\jQ  jury  du  Salon  de  1881,  élu  par  le  suffrage  de 
tous  les  exposants,  se  trouva  tout  autre  que  les 
précédents.  Les  indépendants,  les  jeunes,  qui,  avec 
l'ancien  système,  n'avaient  pu  se  faire  élire  qu'ex- 
ceptionnellement, s'y  voyaient  maintenant  en 
nombre  et  le  jury,  au  lieu  d'appartenir  sans  con- 
teste, comme  les  précédents,  aux  partisans  de  la 
tradition,  fut  divisé  en  deux  partis  de  force  à  pou 
près  égale. 

Les  indépendants,  les  jeunes,  voulurent  tout  de 
suite  se  compter,  faire  essai  de  leur  force,  marquer 
par  une  action  d'éclat  leur  rupture  d'avec  les  an- 
ciens errements,  et  pour  cela,  l'acte  le  plus  signill- 
calif  qu'ils  pussent  faire  était  de  comprendre  Manet 
parmi  les  récompensés.  Ils  résolurent  donc  de  lui 
donner  une  seconde  médaille.  Ils  crurent  prudent 


LES   DEHMKRES  ANNEES  233 

de  ne  pas  aller  jusqu'à  une  première  médaille,  ce 
qui  eût  accru  l'opposition  à  prévoir  sans  avantage 
de'cisif;  car  Manet  ayant  déjà  été  récompensé  une 
première  fois  en  1861,  par  une  mention  horîorable, 
une  deuxième  récompense,  qu'elle  fût  sous  la  forme 
d'une  seconde  ou  d'une  première  médaille,  avait  le 
même  résultat  de  le  placer  parmi  les  Hors  concours, 
c'est-à-dire  parmi  ces  privilégiés  qui  voyaient  leurs 
œuvres  admises  de  droit  aux  Salons,  sans  subir 
l'examen  des  jurys.  Or,  pour  ceux  qui  voulaient 
faire  une  manifeslaliou  sur  le  nom  de  Manet,  le 
grand  point  était  précisément  de  le  sortir  tle  l'état 
de  paria,  où  on  l'avait  tenu  si  longtemps,  en  le  lais- 
sant sous  le  coup  de  la  menace  perpétuelle  d'exclu- 
sion du  Salon,  pour  l'élever  à  la  position  privilégiée 
de  Hors  concours.  Ce  résultat  obtenu,  la  question  de 
savoir  sous  quelle  forme  il  l'avait  été  devenait 
secondaire. 

La  coutume  pour  le  jury  était  de  passer  d'abord 
à  travers  les  salles  et,  là,  de  faire  un  premier  choix 
devant  les  tableaux  mêmes,  des  peintres,  parmi 
lesquels  on  prendrait  ensuite  ceux  qui,  au  vote 
définitif,  recevraient  des  récompenses.  Lorsque  le 
jury  fut  parvenu  devant  le  Portrait  de  Perddset, 
une  discussion  violente  s'engagea,  entre  ces  membres 
qui  voulaient  le  comprendre  parmi  les  tableaux 
capables  d'obtenir  une  médaille  à  leur  auteur,  et  les 

20. 


234  HISTOIRE   DEDOUARD   MANET 

aiilres  déterminés  à  Texclure.  Au  cours  de  la 
discussion  Cabanel,  le  président  du  jury,  qui  appar- 
tenait au  parti  de  la  tradition,  d'ailleurs  homme  de 
bonne  foi  et  d'idées  libérales,  se  laissa  aller  à  dire  : 
('  Messieurs,  il  n'y  en  a  peut-être  pas  quatre  ici, 
parmi  nous,  qui  pourraient  peindre  une  tète  comme 
celle-là.  »  11  montrait  ainsi  son  bon  jug:ement,  car 
Manet  s'était  appliqué  sur  la  tète  de  Perluiset,  pour 
la  bien  mettre  dans  l'air  et  la  faire  entrer  dans  le 
chapeau  qui  la  coiffait.  A  la  désignation  préliminaire, 
la  majorité  des  voix  n'était  pas  requise,  il  ne  fallait 
obtenir  que  le  tiers  à  peu  près,  et  le  Portrait  de  Per- 
luiset recueillit  plus  que  le  nombre  de  suffrages 
voulus  pour  être  accepté.  Lorsque  le  moment  du 
choix  déhnitif  arriva,  pour  lequel  il  fallait  alors  la 
majorité  absolue  des  voix,  les  partisans  de  Manet 
s'étant  comptés  ne  parvenaient  pas  à  l'emporter  sur 
l'autre  pai'ti,  dont  l'opposition  persistait  acharnée; 
il  leur  manquait  une  ou  deux  voix.  Ce  fut  Gervex, 
au  dernier  moment,  qui  obtint  le  déplacement 
indispensable,  en  décidant  Yollon  et  de  ÎNeuville, 
({ui  s'y  étaient  jusque-là  refusés,  à  donner  leur  vote. 
Cabanel  malgré  sa  louange  relative,  demeuré  avec 
ses  amis  'les  peintres  de  la  tradition,  avait  voté 
contre. 

L'octroi  à  Manet  d'une  médaille  fit  grand  bruit,  et 
amena  au   dehors,  parmi  les  artistes,  une  division 


LES   DEUMEliES   ANNEES  235- 

analogue  à  celle  dont  il  avait  été  cause  au  jury  du 
Salon.  Les  indépendants,  les  jeunes  gens  d'esprit 
émancipé,  témoignèrent  de  leur  approbation,  tandis 
que  les  hommes  restés  fidèles  aux  traditions,  les 
élèves  soumis  aux  maîtres  dans  les  ateliers,  s'indi- 
gnèrent. Parmi  ces  derniers,  on  rédigea  une  protes- 
tation violente  oîi,  après  avoir  cité  les  noms  des 
membres  du  jury  favorables  à  Manet,  on  invitait  les 
artistes  à  se  souvenir  d'eux,  pour  ne  plus  jamais  les 
renommer.  Les  membres  qui  avaient  voté  la 
médaille  étaient  au  nombre  de  dix-sept  :  Biu,  Cazin, 
Carolus-Duran,  Duez,  Feyen-Perrin,  Gervex,  Guil- 
laumet.  Guillemet,  llenner,  Lalanne,  Lansyer, 
Lavieille,  Em.  Lévy,  de  .Neuville,  Uull.  Vollou, 
Vuillefroy. 

La  récompense  décernée  à  Manet  était  une  protes- 
tation contre  les  anciens  errements  des  jurys,  et  tout 
le  monde,  au  dehors,  lui  avait  attribué  ce  caractère; 
mais  cependant,  parmi  les  membres  du  jury  qui 
l'avaient  accordée,  plusieurs  avaient  agi  sans  esprit 
de  protestation,  mus  par  la  seule  idée  de  justice. 
Tous,  en  définitive,  s'étaient  trouvés  de  l'opinion 
que  Manet  était  un  homme  dont  le  talent  et  l'apport 
méritaient  d'être  reconnus.  A  l'encontre  du  dédain 
que  le  public,  la  presse  en  général,  et  les  vieux 
peintres  attachés  à  la  tradition,  persistaient  à  lui 
manifester,    ceux   qui    savaient    observer    devaient 


236  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

reconnaître  que  son  action  sur  les  jeunes  artisles 
était,  en  rcalilé,  énorme.  Ce  n'était  plus,  il  est  vrai, 
cette  influence  immédiate  exercée  sur  le  groupe  des 
audacieux  devenus  les  Impressionnistes.  La  péné- 
tiation,  en  étant  moins  éclatante,  atteignait  cepen- 
dant les  mieux  doués  de  la  nouvelle  génération.  On 
savait  par  exemple  qu'à  la  vue  des  œuvres  de  Manet, 
un  des  artistes  les  plus  réputés  parmi  les  jeunes, 
Bastien-Lepage,  délaissant  Fart  traditionnel,  s'était 
mis  à  peindre  des  scènes  contemporaines.  On  pou- 
vait reconnaître  que  semblable  évolution,  due  à  la 
môme  influence,  s'opérait  sous  des  formes  diverses, 
chez  la  plupart  des  autres  jeunes  gens,  qui  s'adon- 
naient à  peindre,  dans  la  manière  de  plus  en  plus 
claire,  des  scènes  prises  de  plus  en  plus  à  la  vie 
réelle. 

Pendant  que  le  public  et  la  presse  revenaient 
cliaque  année  au  Salon  se  livrera  leurs  appréciations 
sans  suite  et  à  leurs  critiques  d'occasion,  les  hommes 
capables  de  porter  des  jugements  d'ensemble  ne 
pouvaient  s'empêcher  devoir  que  la  peinture  pres- 
que entière  suivait  le  mouvement  inauguré  par 
Manet.  Si  on  eût  pu  placer  côte  à  côte,  pour  être 
vus  simultanément,  le  Salon  de  1861  où  il  débutait 
et  celui  de  1881,  tout  le  monde  eût  constaté,  avec 
stupéfaction,  la  profonde  transformation  qui  s'était 
opérée.  On  eût  vu  que  le  procédé  traditionnel  d'asso- 


f.ES   DER.MKIŒS   ANNEES  237 

ciation  de  Tombre  et  de  la  lumière  d'après  des  règles 
fixes,  qu'il  avait  d'abord  répudié,  pour  peindre  en 
tons  clairs  juxtaposés,  était  maintenant  plus  ou 
moins  abandonné  par  les  jeunes  artistes,  qui 
peignaient  eux  aussi  en  clair.  On  eût  vu  que  le 
réalisme,  la  peinture  du  monde  vivant,  qui  avait 
soulevé  une  telle  horreur,  se  produisant  d'abord 
avec  lui,  était  devenu  d'une  pratique  générale.  On 
eût  vu  que  le  prétendu  grand  art  traditionnel  de  la 
pointure  d'histoire,  de  la  mythologie  et  du  nu 
soi-disant  idéalisé,  qu'il  avait  d'abord  délaissé,  était 
maintenant  presque  entièrement  ignoré  et  ne  restait 
plus  cultivé  que  par  les  anciens,  attachés  aux  erre- 
ments de  leur  jeunesse.  En  vingt  ans,  procédés, 
sujets,  esthétique,  s'étaient  transformés. 

Certes  de  tels  mouvements  d'ensemble  ne  sau- 
raient avoir  pour  cause  l'action  individuelle  d'un 
seul;  ils  viennent  de  besoins  profonds  et  nouveaux, 
arrivant  à  se  manifester  d'une  façon  générale.  Mais 
quelle  que  fût  la  profondeur  du  mouvement  et  quel- 
qu'inéluctable  qu'on  veuille  le  juger,  Manet  en  avait 
été  l'initiateur,  il  avait  été  celui  qui  découvre  la  voie 
inexplorée  et  s'y  engage  le  premier  à  ses  risques  et 
périls,  sans  esprit  de  retour.  Les  peintres  de  la  tra- 
dition, qui  se  refusaient  à  innover,  avaient  tout  de 
suite  et  justement  reconnu  en  lui  leur  ennemi;  ils 
avaient  tout  fait  pour  l'étouffer  et  le  déconsidérer. 


238  HISTOIRE   D"EDOUÂRD    MANET 

xViissi,  maintenant  que  les  jeunes  artistes,  soustraits 
aux  vieilles  pratiques  et  favorises  par  les  chango- 
menls  accomplis,  arrivaient  à  leur  tour  à  Tinlluence 
et  au  pouvoir  dans  les  jurys,  c'était  de  leur  part  un 
acte  de  simple  justice  que  de  tirer  Manet  de  la  posi- 
tion de  réprouvé,  oii  les  autres  s'étaient  appliqués  à 
le  maintenir. 

Une  fois  qu'un  artiste  était  parvenu  au  rang  de 
Hors  concours,  il  était  comme  de  règle  que  le  gou- 
vernement lui  conférât  la  décoration  de  la  Légion 
d'honneur.  Cette  distinction,  dans  de  telles  circons- 
tances, semblait  toute  naturelle  et  on  ne  connaissait 
point  de  cas  oii  elle  eût  été  blâmée.  Mais  Manet  était 
tellement  à  part,  les  deux  partis  qui  se  combattaient 
sur  son  nom  étaient  si  irréductibles,  que  lorsqu'au 
nouvel  an  de  1882,  M.  Anlonin  Proust,  ministre  des 
Arts,  vint  le  décorer,  l'acte  étonna,  fut  jugé  auda- 
cieux et  souleva,  dans  le  parti  de  la  tradition,  le 
même  mécontentement  qu'avait  suscité  l'octroi  de 
la  médaille  elle-même.  M.  Antonin  Proust,  pour 
décerner  la  décoration  à  Manet,  avait  commencé  par 
se  mettre  à  couvert  des  observations  à  prévoir  de  ses 
collègues,  en  s'entendant  avec  le  chef  du  cabinet, 
Gambetta,  aussi  un  ami  de  Manet,  et  en  ne  laissant 
par  ailleurs  rien  transpirer  de  ses  intentions.  L'ha- 
bitude, pour  chaque  ministre,  était  cependant  de 
communiquer  les  promotions  qu'il  se  proposait  de 


LES   DERNIÈRES  ANNEES  2.S9 

faire  au  Conseil  des  ministres,  et  lorsque  M.  Antoiiin 
Proust  vint  lire  sa  liste,  M.  Grévy,  le  président  de 
la  République,  prétendit  mettre  son  veto  en  disant  : 
«  Ah!  Manet,  non.  »  Mais  Gambetta,  avec  l'autorité 
qui  lui  appartenait,  répondit  :  «  Il  est  bien  entendu, 
Monsieur  le  Président,  que  chaque  ministre  garde 
le  droit  de  désigner  les  titulaires,  dans  la  Légion 
d'honneur,  des  croix  attribuées  à  son  ministère,  et 
que  le  président  de  la  République  ne  fait  que  contre- 
signer. »  M.  Grévy  dut  se  rendre  à  cette  sorte  de 
rebutTade,  et  ces  ministres  qui  désapprouvaient,  eux 
aussi,  la  mesure,  n'osèrent  hasarder  d'observations. 
Manet  éprouva  une  grande  satisfaction  des  récom- 
penses qui  lui  étaient  enfin  décernées  et  qui,  banales 
en  elles-mêmes,  acquéraient  des  circonstances  une 
valeur  exceptionnelle.  Cet  homme,  que  depuis  si 
longtemps  le  public,  la  presse  et  la  caricature  fou- 
laient aux  pieds  et  tramaient  dans  la  boue,  que  les 
peintres  en  renom,  chargés  de  décorations  et  d'hon- 
neurs, affectaient  de  tenir  à  distance,  entrait  enfin 
dans  le  cercle  des  privilégiés  et  des  artistes  mis  à 
un  rang  honoré.  La  séparation  qu'on  avait  prétendu 
maintenir  d'avec  lui  s'était  abaissée.  Et  puis!  cette 
médaille  donnée  par  les  jeunes,  après  tant  de  refus 
et  d'expulsions  de  la  part  des  autres,  montrait  qu'il 
avait  été  pris  des  deux  parts  comme  l'initiateur 
d'un  art  sur  lequel  on  s'était  divisé  et  combattu.  La 


2i0  IIISÏOIUE  D'EDOUARD   MANET 

médaille  faisait  présager  le  triomphe  de  l'esthé- 
tique qu'il  avait  inaugurée,  sur  celle  de  la  tradition 
qu'il  avait  délaissée.  Il  était  enfin  reconnu;  il  voyait 
se  produire  cette  appréciation  de  ses  œuvres  tou- 
jours attendue,  qui  jusqu'alors  l'avait  fui,  mais  qui 
maintenant  commençait  à  lui  venir,  d'une  manière 
certaine.  Il  était  incapable  de  feinte,  aussi  laissa-t-il 
voir  autour  de  lui  le  plaisir  que  lui  causaient  les 
témoignages  d'approbation  qu'on  lui  donnait  enfin. 
Avec  sa  politesse  coutumière ,  il  tint  à  porter  ses 
remerciements  aux  membres  du  jury  qui  s'étaient 
déclarés  en  sa  faveur,  il  leur  fit  à  chacun  une  visite. 
Vianet  se  trouvait  donc  parmi  les  récompensés  au 
Salon  de  1882.  Sur  les  cadres  de  ses  tableaux  se 
voyait  l'ccriteau,  signe  de  respectabilité.  Hors  Con- 
cours. Gela  changeait  évidemment  sa  situation  au- 
près du  public.  Aussi  ne  se  permettait-on  plus  de  le 
railler  avec  le  sans-gêne  d'autrefois.  D'ailleurs,  l'ac- 
coutumance venue  avec  les  années,  on  avait  fini  par 
trouver  naturelles  chez  lui  les  particularités  qui 
dabord  avaient  paru  intolérables.  Mais  quoique  le 
public  fut  ainsi  amené  à  ne  plus  se  soulever  devant 
ses  œuvres,  il  était  encore  loin  de  les  comprendre  et 
de  les  goûter.  Leur  originalité  les  tenait  toujours 
méconnues.  Lorsque  les  masses  populaires  ont  formé 
certains  jugements,  elles  en  restent  ensuite  indéfi- 
niment pénétrées,  les  changements^ne  surviennent 


LES   DKK.MlilJKS   A.N.XÉES  241 

chez  elles  qu'après  un  long  temps,  ou  môme  ne  se 
j)roduisent  qu'après  l'arrivée  de  nouvelles  généra- 
lions.  Si  le  public,  au  Salon  de  1882,  ne  témoignait 
plus  à  Manet  le  même  mépris,  si  la  presse  et  la 
critique  n'osaient  plus  se  conduire  envers  lui  en 
pédagogues,  venant  lui  enseigner  les  règles  de 
son  art,  public,  })resse  et  critique  n'appréciaient 
guère  plus  qu'autrefois  ses  tableaux,  et  son  princi- 
pal envoi  de  l'année  ollrait  un  motif  qu'on  cherchait 
comme  d'habitude  à  s'expliquer. 

C'était  :  Un  bar  aux  Folies-Bergère.  Au  centre,  vue 
de  face,  se  dressait  la  iille  tenant  le  bar.  Une  glace 
par  derrière  la  représentait  en  conversation  avec  un 
monsieur,  qui  n'apparaissait,  lui,  que  reflété.  C'est 
cette  particularité  de  la  glace,  renvoyant  l'image  des 
personnages  et  des  objets,  qui  faisait  déclarer  l'ar- 
rangement incompréhensible.  Et  puis  cette  fille  ne 
se  livrait  encore  à  aucun  acte  déterminé  qui  pût 
amuser.  Elle  n'était  sur  la  toile  que  pour  y  être  telle 
quelle,  dans  l'attente  du  chaland.  Il  l'avait  peinte  de 
cette  manière  déjà  appliquée  à  des  créatures  du 
même  ordre,  eu  lui  laissant  son  œil  vague  et  sa 
figure  placide.  Le  bar  sur  lequel  reposent  les  pro- 
duits destinés  aux  consommateurs  lui  avait  permis 
d'introduire  une  de  ces  natures  mortes  qu'il  aimait. 
Il  s'était  plu  à  placer  là,  cote  à  côte,  des  flacons,  des 
bouteilles    de  liqueur,   des  fruits  variés,  choisis  de 

21 


2i2  IllSTOlUE   DEDOLAliD   MAXET 

telle  sorte  qu'ils  lui  offrissent  les  tons  les  plus  vifs 
et  les  plus  opposés.  Il  les  a  peints  en  pleine  lumière, 
en  les  harmonisant  cependant,  et  eu  les  faisant 
entrer  dans  une  même  gamme  d'ensemble. 

Le  tableau  exposé  concurremment  avec  le  Bar  aux 
Folies-Bergère  avait  pour  titre  Jeanne.  Il  représen- 
tait une  jeune  femme  à  mi-corps,  vêtue  d'une  robe 
lleurie,  coilïée  d'un  élégant  chapeau,  son  ombrelle 
à  la  main.  Elle  était  charmante,  aussi  échappait- 
elle  au  dénigrement  qui  accueillait,  comme  de 
règle,  les  êtres  peints  par  Manet.  Elle  trouvait  au- 
près du  public  un  accueil  bienveillant. 

Le  Salon  de  1882  était  le  dernier  où  Manet  expo- 
serait. Il  ne  devait  point  voir  le  succès  relatif,  a  la 
fm  obtenu,  se  changer  en  victoire  définitive.  Pour 
cela,  il  eût  eu  besoin  de  vivre  encore  longtemps 
et  de  continuer  à  produire.  Or,  il  touchait  au 
terme  de  sa  carrière.  La  mort  approchait.  Dans 
l'automne  de  4879,  un  jour  qu'il  sortait  de  son  ate- 
lier, il  avait  été  saisi  dune  douleur  aiguë  aux  reins, 
accompagnée  d'une  faiblesse  des  jambes,  qui  l'avait 
fait  tomber  sur  le  pavé.  C'était  la  paralysie  d'un 
centre  nerveux,  l'ataxie,  un  mal  incurable  qui  se 
déclarait.  Il  allait  encore  vivre  plus  de  trois  ans 
avec  la  paralysie,  qui  lui  rendrait  la  marche  de  plus 
en  plus  difficile  et  le  tiendrait  à  la  fm  presque  cloué 
sur  sa  chaise,  mais  elle  resterait  tout  le  temps  locale. 


LliS   DI-R.MEHES   ANNEES  2i3 

EUo  lie  lui  enlèverait  que  la  faculté  de  la  locomo- 
tion, car  la  tête  ne  devait  être  nullement  atteinte  et 
rintelligence  devait  garder,  jusqu'au  dernier  jour, 
loute  sa  lucidité.  Ses  facultés  de  peintre  n'ont  donc 
point  été  réduites  par  son  mal.  Il  a  encore  pu  exé- 
cuter le  Portrait  de  Pfrtinset  et  le  Bar  aux  Folies- 
Bergère.  Si  à  la  fin  des  œuvres  de  telle  dimension 
lui  sont  interdites,  s'il  doit  se  restreindre  à  des 
sujets  ne  demandant  plus  la  même  dépense  de  force 
physique,  il  peut  toujours  travailler  assidûment,  et 
il  produit  un  grand  nombre  de  tableaux  de  fleurs, 
de  natures  mortes,  et  des  portraits  au  pastel. 

Il  exécute  aussi,  pendant  les  trois  années  de  sa 
maladie,  des  tableaux  de  plein  air  qui,  par  l'inten- 
sité de  la  lumière,  marquent  comme  le  summum  de 
sa  peinture  dans  ce  genre.  Il  ne  s'éloigne  plus  beau- 
coup de  Paris,  il  passe  les  mois  d'été  dans  le  voisi- 
nage. En  1880,  il  est  à  Bellevue,  près  d'un  établis- 
sement d'hydrothérapie,  où  il  suit  un  traitement 
spécial.  Le  jardin  de  la  maison  qu'il  habite  lui 
fournit  les  motifs  de  plusieurs  toiles.  Sur  l'une  de 
grande  dimension,  il  fait  figurer  une  jeune  femme 
amie  de  sa  famille,  assise,  vêtue  de  bleu,  contre  un 
bosquet.  Le  tableau,  sous  le  titre  de  Jeune  fille  dans 
un  jardin,  fera  partie  de  sa  vente,  où  il  obtiendra  du 
succès.  En  1881,  il  passe  l'été  à  A^'ersailles,  avenue 
de  Yilleneuve-l'Etang.  11  peint,  dans  le  jardin  de  la 


2i4  HISTOIRE   D'EDOUARD   MANET 

maison,  une  œuvre  vide  d'êtres  humains,  où  un 
simple  banc,  se  détachant  contre  le  mur  couvert  de 
plantes  vertes,  devient  le  personnage.  Et  ce  tableau 
se  distingue  par  Téclat  du  coloris  et  l'intensité  de  la 
lumière.  11  peint  encore  à  Versailles  un  Jeune  taureau 
en  plein  air,  au  milieu  d'un  herbage,  le  seul  tableau 
de  ce  genre  qu'il  ait  produit.  Dans  l'été  de  1882, 
le  dernier  qu'il  eut  à  vivre,  il  occupe  à  Rueil  la 
maison  de  campagne  du  dramaturge  Labiche,  qui 
la  lui  loue.  Là  il  peint  tout  simplement  la  façade  de 
la  maison.  Elle  est  banale,  moderne,  carrée,  avec 
des  contrevents  gris.  Il  tire  de  ce  pauvre  motif  des 
toiles  lumineuses  et  séduisantes. 

L'ataxic  qui  était  venu  le  frapper  se  produisait 
comme  la  fin  naturelle  que  comportait  son  orga- 
nisme. C'était  un  homme  d'une  sensibilité  excessive, 
d'une  nervosité  extrême.  C'est  à  cela  qu'il  devait 
son  acuité  de  vision.  Les  images  transmises  par 
l'œil,  passant  à  travers  le  cerveau,  y  prenaient  cet 
éclat  qui,  fixé  par  le  pinceau  sur  la  toile,  heurtait 
la  vision  banale  des  autres  hommes.  Mais  cette 
faculté  hors  ligne,  qui  lui  conférait  sa  supériorité 
d'artiste,  entraînait  en  même  temps  la  fragilité  phy- 
sique, et  sous  le  poids  du  travail  et  de  la  terrible 
lutte  qu'il  avait  toute  sa  vie  soutenue,  contre  sa 
famille  et  contre  son  maître  Couture  d'abord,  puis 
contre  les  jurys,  contre  la  presse,  contre  le  public, 


LES   DEUNII'RES   AN.NÉES  2i3 

il  succombait.  D'ailleurs  sa  nervosité  extrême  venait 
(le  famille,  car  ses  frères  la  partageaient,  et,  sous 
des  formes  accidentelles  différentes,  ils  sont  tous  les 
doux  morts  jeunes  comme  lui,  d'épuisement  nerveux. 
Il  eût  pu  cependant  prolonger  son  existence,  dans 
une  certaine  mesure,  au  delà  du  terme  qu'elle  devait 
atteindre,  s'il  s'était  résigné  à  supporter  son  mal, 
sans  essayer  de  vains  remèdes.  Sa  femme,  sa  mère, 
son  beau-frère,  Léon  Leenholï,  lui  prodiguaient  les 
soins  les  plus  dévoués.  Ses  amis  s'employaient  de 
leur  mieux  à  le  distraire;  mais  cet  homme  si  plein 
d'entrain  ne  pouvait  supporter  l'arrêt  du  mouve- 
ment. Il  se  conlia  à  un  médecin  prétendant  guérir 
les  maladies  nerveuses,  qui  fit  sur  lui  l'expéiience 
de  ses  remèdes,  des  poisons.  11  s'en  trouva  momen- 
tanément bien,  c'est-à-dire,  qu'agissant  comme 
stimulant,  ils  lui  procuraient  un  retour  d'activité 
temporaire.  Il  en  continua  indéfmiment  lusage  et 
abusa  en  particulier  du  seigle  ergoté,  qui  amena  un 
empoisonnement  du  sang.  Un  jour,  le  bas  de  sa 
jambe  gauche,  une  partie  du  corps  déjà  malade  et 
affaiblie  par  la  paralysie,  se  trouva  tout  à  fait  morte. 
11  s'alita.  La  gangrène  se  mit  dans  la  jambe.  L'am- 
putation dut  être  pratiquée.  Il  languit  après  cela 
dix-huit  jours,  sans  qu'on  lui  eût  révélé  la  terrible 
opération  et  qu'il  connût  la  perte  de  son  membre.  Il 
était  trop  atteint  pour  pouvoir  survivre.  Il  mourut 

21. 


246  HISTOIRE  D'EDOUARD  MANET 

le  'AO  avril  1883  et  fut  inhume  au  cimetière  de 
Passy.  Son  ami  M.  x^ntonin  Proust  fit  entendre  un 
dernier  adieu  sur  sa  tombe. 

Manet  offrait  le  type  du  parfait  Français.  J'ai 
entendu  Fantin-Latour  dire  :  «  Je  l'ai  mis  dans  mon 
hommage  à  Delacroix,  avec  sa  tête  de  Gaulois.  » 
Les  peintres  jugent  par  les  yeux,  et  Fantin  de  cette 
manière  jugeait  bien.  Il  était  blond,  agile,  de  taille 
moyenne,  le  front  s'était  découvert  de  bonne  heure. 
D'une  physionomie  ouverte  et  expressive,  aucune 
feinte  ne  lui  était  possible,  la  mobilité  de  ses  traits 
indiquait  immédiatement  les  sentiments  qui  l'ani- 
maient. Le  geste  accompagnait  chez  lui  la  parole  et 
une  certaine  mimique  du  visage  soulignait  la  pensée. 
11  était  tout  d'impulsion  et  de  saillie.  Sa  première 
vision  comme  peintre,  son  premier  jugement  comme 
homme  étaient  d'une  étonnante  sûreté.  L'intuition 
lui  révélait  ce  que  la  réflexion  découvre  aux  autres. 
11  était  fort  spirituel,  ses  mots  pouvaient  être  acérés, 
et  en  même  temps  il  laissait  voir  une  grande 
bonhomie  et,  dans  certains  cas,  une  véritable 
naïveté.  Il  se  montrait  extrêmement  sensible  aux 
bons  et  aux  mauvais  procédés.  Il  n'a  jamais  pu 
s'habituer  aux  insultes  dont  on  l'abreuvait  comme 
artiste,  il  en  soudrait  à  la  lin  de  sa  vie  autant  qu'au 
premier  jour.  11  s'emportait  d'abord  contre  ses 
détracteurs,  quand  leurs  attaques  se  produisaient. 


LES   DEUM1:HES   ANNEES  247 

Dans  ses  rapports  d'homme  à  homme,  il  apparaissait 
de  même  susceptible.  Il  eut  un  duel  avec  Duranty, 
pour  un  échange  de  paroles  aigres  ayant  conduit  à  un 
soufflet.  Mais,  avec  cette  susceptibilité  et  cette  promp- 
titude à  relever  les  offenses,  il  ne  gardait  ensuite 
aucune  sorte  de  rancune.  C'était  en  somme  un 
homme  d'autant  de  cœur  que  d'esprit,  et  son  com- 
merce était  aussi  sûr  que  plein  de  charme. 


APRÈS  LA  MORT 


XI 


APRES  LA   MORT 


La  pensée  vint  loul  de  suite,  aux  amis  de  .Miind 
mort,  de  faire  une  exposition  g'énéralc  de  son 
umvre.  Dans  une  réunion  préliminaire  formée  de 
sa  veuve,  de  ses  frères,  de  M.  Antonin  Proust  et 
de  celui  qui  écrit  ces  lignes,  nous  décidâmes  de 
demander  la  salle  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  sur  le 
quai  Malaquais.  L'espace  dont  on  disposerait  serait 
suffisant  et  le  prestige  attaché  à  l'École  donnerait 
à  l'exposition  le  caractère  dune  sorte  de  triomplie 
posthume,  que  nous  recherchions  précisément. 
Manet  m'avait,  dans  son  testament,  prié  d'être  son 
exécuteur  testamentaire,    et   on  jugea  qu'il  m'ap- 


252  HISTOIRE   DEDOUARD   MANET 

partenait  de  faire,  auprès  de  qui  de  droit,  une 
première  de'marche,  pour  obtenir  la  salle  de  TÉcole 
des  Beaux-Arts.  J'expliquai  qu'il  faudrait  m'adresser 
a  M.  Kaempfen,  directeur  des  Beaux-Arts,  dont  les 
idées  m'étaient  assez  connues  pour  que  je  pusse 
assurer  d'avance  que  nous  subirions  un  refus.  Mais 
on  décida  de  passer  outre  à  mon  objection,  de  suivre 
la  filière,  en  voyant  d'abord  le  directeur,  sauf  à 
s'adresser  ensuite  au  ministre. 

J'allai  donc  trouver  M.  Kaempfen.  C'était  un  vieil 
ami.  Quand  je  lui  eus  exposé  ma  demande,  qui 
l'étonna  fort,  il  me  répondit  qu'il  ne  pouvait  l'ac- 
cueillir et,  avec  une  bienveillante  candeur,  il  me 
reprocba  de  l'avoir  mis  dans  l'obligation  de  m'op- 
poser  un  refus,  en  lui  faisant  visite  pour  un  objet 
aussi  extraordinaire.  C'était  à  peu  près  comme  si 
j'eusse  prétendu  que  le  curé  de  Notre-Dame  m'ouvrît 
sa  cathédrale  pour  glorifier  Voltaire.  J'étais  préparé 
à  la  réponse  de  M.  Kaempfen,  que,  connaissant  ses 
goûts,  je  trouvai  toute  naturelle,  et  après  lui  avoir 
dit  fort  amicalement,  de  mon  coté,  que  ma  visite 
était  surtout  due  au  désir  d'observer  les  convenances, 
j'ajoutai  que  nous  allions  porter  notre  demande  au 
ministre. 

Lorsque  j'eus  fait  connaître  le  refus  éprouvé  à  la 
direction  des  Beaux-Arts,  il  fut  décidé  qu'on  irait 
maintenant    trouver    le    ministre,     qui   était  Jules 


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APRES    l.\    MOUT  253 

Ferry.  J'étais  lié  aussi  depuis  longtemps  avec  celui- 
ci,  et  ses  préférences  artistiques  semblables  à  celles 
(le  M.  Kaempfen  m'élaient  assez  connues,  pour  me 
convaincre  que,  si  on  m'envoyait  vers  lui  comme 
on  m'avait  envoyé  vers  son  subordonné,  l'échec 
serait  le  même  et  cette  fois  sans  recours.  Ce  fut 
donc  M.  Antonin  Proust,  député  et  ancien  ministre, 
(|iii  dut  faire  la  démarche  décisive.  Il  me  prit  avec  lui 
et  nous  allâmes  ensemble  au  ministère.  M.  Proust, 
dans  ses  Souvrnirs  sur  Edouard  Manet,  a  dit  que 
Jules  Ferry  lui  avait,  par  bienveillance  pour  Manel, 
accordé  la  salle  de  i'Fcole  des  Hciiux-Ails.  Je  n'oi 
aucune  raison  d'être  défavorable  à  Jules  Ferry, 
mais  la  vérité  doit  passer  avant  loiil,  et  elle  est  que 
M.  Proust  a  |)erdu  le  souvenir  des  faits  ou  que,  par 
délicatesse,  il  cherche  à  laisser  à  un  autre  le  mérite 
qui  lui  revient  à  lui-même.  M.  Proust  «'lail  à  ce 
moment,  non  seulement  un  des  députés  faisant 
partie  de  la  majorité  parlementaire  qui  soutenait  le 
ministère,  mais  il  était  de  plus  membre  de  la  Com- 
mission du  budget  et  spécialement  rapporteur  du 
budget  des  Beaux-Arts,  il  avait  été  ministre  des 
Arts  dans  le  cabinet  Gambetta  et,  sur  une  ques- 
tion touchant  aux  arts,  ses  demandes  ne  pouvaient 
qu'avoir  une  force  irrésistible. 

Lorsque    nous    fûmes   reçus     par    Jules    Ferrv, 
M.   Proust  lui  dit,  en  termes  exprès,    qu'il  deman- 


2oi  HISTOIRE   DÉDuLAllD    MANET 

dait  rÉcole  dos  Beaux-Arts,  pour  une  exposition 
posthume  de  l'œuvre  de  Manet.  Je  vois  encore  le 
soubresaut  de  Ferry,  fort  contrarié,  mais  la  question 
de  jugement  estliétique  s'efîaçait  devant  la  nécessité 
politique,  et  comme  ministre  il  dut  accorder  sans 
résistance  la  faveur  que  nous  sollicitions.  Je  crus 
devoir  alors  lui  exprimer,  au  nom  de  la  famille  et 
des  amis  de  Manet,  tous  nos  remerciements.  11 
m'arrêta,  par  un  geste  significatif  et  quelques  mots, 
en  me  donnant  à  comprendre  que  nous  n'avions 
aucune  gratitude  personnelle  à  lui  témoigner,  que 
sa  bienveillance  ne  s'adressait  qu'à  un  homme  poli- 
tique, auquel  il  ne  pouvait  songer  à  déplaire.  C'est 
donc  à  l'influence  possédée  alors  par  M.  Antonin 
Proust,  que  les  amis  de  Manet  ont  dû  d'obtenir 
l'Ecole  des  Beaux-Arts  pour  exposer  ses  œuvres. 

M.  Proust  eut  ensuite  l'idée  d'inviter  le  président 
de  la  République,  M.  Jules  Grévy,  à  venir  visiter 
l'exposition  projetée.  Quelque  temps  auparavant,  il 
avait  avec  Castagnary  fait  une  exposition  posthume 
de  l'œuvre  de  Courbet  à  l'École  des  Beaux -Arts, 
dans  cette  même  salle  qui  nous  était  maintenant 
accordée.  Sur  son  invitation,  le  président  Grévy 
était  venu  la  visiter.  Il  est  probable  qu'il  ne  s'y  était 
rendu  qu'avec  la  pensée  d'honorer  l'œuvre  d'un 
concitoyen,  d'un  Franc-Comtois  comme  lui,  car  son 
goût  décidé  pour  l'art  traditionnel  ne  devait  aucu- 


AI'UES    LA   MOliT  2;io 

nement  le  porter  vers  un  talent  aussi  original  que 
celui  de  Courbet.  C'était  donc  trop  prétendre,  que 
de  croire  qu'il  viendrait  visiter  Texposition  d'un  ar- 
tiste comme  Manet,  tenu  à  cette  époque  pour  encore 
plus  hors  des  règles  que  Courbet  et  n'ayant  pas, 
comme  celui-ci,  rattache  personnelle  de  la  com- 
munauté de  province.  M.  Proust  eût  dii  aussi  se 
souvenir,  que  lorsqu'il  avait  naguère  communi(|ué 
au  conseil  des  ministres  sa  détermination  de  décorer 
Manet,  M.  Grévy  avait  hautement  manifesté  sa 
désapprobation,  mais  il  pensait  qu'après  avoir  amené 
le  président  à  l'exposition  de  Courbet,  il  l'amènerait 
peut-être  aussi  à  celle  que  nous  projetions  et 
qu'alors  il  devait,  par  amitié  pour  Manet,  essayer 
d'y  parvenir.  Il  me  prit  donc  encore  avec  lui  et  nous 
nous  rendîmes  à  l'Elysée. 

M.  Grévy  nous  remercia  fort  courtoisement  de 
notre  démarche.  Il  avait  beaucoup  connu,  alors 
qu'il  était  au  barreau,  M.  et  M""  Manet,  les  père 
et  mère  de  l'artiste,  chez  lesquels  il  avait  fréquenté. 
Il  nous  retint  assi>z  longtemps  pour  nous  parler 
d'eux.  Il  nous  raconta  des  anecdotes  sur  M.  ]\lanct 
juge  et  sur  ses  collègues  du  tribunal,  devant  lesquels 
il  avait  souvent  plaidé.  Je  crois  qu'il  aurait  eu 
plaisir  à  se  rendre  à  notre  invitation,  à  faire  hon- 
neur au  hls,  en  souvenir  des  parents  qui  avaient 
été  ses  amis;  cependant  il  ne  voulut  prendre  aucun 


256  HISTOIRE   DEUOUAUD   MA.NLT 

engagement.  Je  compris  qu'à  ses  yeux,  il  était  im- 
possible qu'un  présidentde  la  République  se  commît, 
au  point  de  visiter  l'exposition  d'un  artiste  aussi 
attaqué  que  Manet.  11  ne  devait  donc  point  y  venir. 
Nous  avions  aiiisi  rencontré,  en  remontant  l'échelle 
administrative  et  gouvernementale,  du  directeur  des 
IJeaux-Arts  au  minisire  et  au  président  de  la  Répu- 
blicjue,  trois  hommes  également  attachés  au  poncif, 
à  l'art  traditionnel,  et  partageant  cette  opinion, 
encore  dominante  chez  la  foule,  que  l'œuvre  de 
Manet  ne  méritait  aucune  reconnaissance  et  aucune 
consécration. 

L'Ecole  des  Beaux-Arls  ne  nous  ayant  pas  moins 
été  accordée,  nous  songeâmes  à  réaliser  l'exposition. 
Un  comité  de  patronage  et  d'organisation  fut  formé, 
(|ui  comprit  :  ]\JM.  Edmond Razire,  Marcel  Rernslein, 
Philippe  Rurty,  Jules  de  Jouy,  Charles  Deudon, 
Durand-Ruel,  Fantin-Latour,  J.  Faure,  de  Fourcaud, 
Henri  Gervex,  Henri  Guérard,  A.  Guillemet,  Albert 
Hecht,  l'abbé  Hurel,  Ferd.  Leenholf,  Eugène  Manet, 
Gustave  Manet, de  IN  ittis,  Georges  Petit, Léon  Leenholl', 
Roll  Alfred  Stevens,  Albert  WoltV,  Emile  Zola,  Anlo- 
nin  Proust,  Théodore  Dure  t.  On  décida  de  faire  une 
exposition  sans  triage.  On  adait  donc  présenter  au  pu- 
blic, réunies  et  groupées,  les  toiles  qui  avaient  le  plus 
excité  sa  colère  ou  ses  rires  et  celles  que  les  jurys 
avaient  refusées  :  le  Buveur  (rahsinihc,  le  Déjeuner 


APRES    LA   MUUT  2.17 

sio'  Iherbe^  YOlijrnpia^  le  Fifre^  YAcleur  Iraguiue, 
le  Balcon,  Y  Argenteuil,  le  Linge ,  Y  Artiste.  C'était 
l'homme  non  expurgé,  tel  qu'il  s'était  produit  au 
cours  de  sa  carrière,  qu'on  montrerait.  De  telles 
expositions  posthumes  sont  la  pierre  de  touche  et 
l'épreuve  décisive.  Lorsqu'un  artiste  meurt,  il  s'opère 
un  changement  immédiat  dans  la  façon  de  voir  son 
œuvre.  L'amour  ou  la  haine,  la  popularité  ou  la 
défaveur,  le  manque  ou  la  possession  des  honneurs 
attachés  à  la  personne  même  et  capahles  dintluen- 
cer  le  jugement,  ont  disparu.  L'homme  n'est  plus 
là,  et  avec  lui  s'en  est  allé  tout  ce  qui  lui  api)arte- 
nait  en  propre.  Les  œuvres  isolées  vont  maintenant 
commencer  à  être  jugées  pour  elles-mêmes.  Or  seu- 
les surmontent  avantageusement  pareille  épreuve, 
qui  sont  originales  et  puissantes. 

11  est  des  peintres  qui  atteignent  de  leur  vivant 
à  un  grand  renom  et  qui  souvent  n'ont  produit,  en 
les  répétant,  que  deux  ou  trois  tableaux.  L'étroitesse 
de  la  création  échappe  au  public  et  à  la  moyenne 
des  critiques,  jugeant  au  jour  le  jour  et  sans  suite. 
Comme  ils  ne  voient  les  œnivres  envoyées  aux  Salons 
ou  aux  expositions  privées  que  successivement  et  de 
loin  en  loin,  ils  s'en  montrent  satisfaits,  sans  recon- 
naître qu'ils  n'ont  devant  eux  que  des  choses  déjà 
vues  et  des  répétitions  de  répétitions.  Mais  après  la 
mort  de  tels  artistes,  si  on  entreprend  une  exposition 


2ti8  HISTOIRE   DEDOUARD   MANET 

générale  de  ce  qu'ils  laissent,  la  pauvreté  en  apparaît 
tout  de  suite  et  vient  crever  les  yeux.  Les  toiles 
accumulées  se  réduiront  en  définitive  aux  deux  ou 
trois  que  Fliomme,  comme  arrangement  et  comme 
sujet,  a  seules  eu  le  pouvoir  de  trouver  et  le  nombre 
n'aura  d'autre  résultat  que  de  faire  éclater  l'indi- 
gence de  l'ensemble.  L'exposition  posthume  des 
œuvres  d'un  peintre  se  produit  donc  comme  une 
épreuve  décisive  qui,  selon  les  cas,  confirmera  ou 
cassera  le  jugement  provisoire  antérieurement  porté. 
L'exposition  de  l'œuvre  deManet  eut  lieu  à  l'École 
des  Beaux-Arts,  en  janvier  1884.  Elle  attira  un  grand 
concours  de  visiteurs  et  toute  la  presse  et  les  criti- 
ques lui  donnèrent  leur  attention  '.  Dans  les  années 
qui  avaient  précédé  sa  mort,  Manet  était  devenu 
l'artiste  sur  lequel  on  s'était  divisé,  les  indépen- 
dants, les  jeunes  en  faisant  leur  porte-drapeau,  et 
les  hommes  attachés  à  la  tradition  continuant  à 
voir  en  lui  leur  ennemi.  Deux  partis  de  force  iné- 
gale,  il  est  vrai,  s'étaient  ainsi  formés  qui,  du 
monde  des  artistes,  s'étaient  étendus  à  celui  des  cri- 
tiques et  des  amateurs,  et  maintenant  ils  allaient  se 
rencontrer  à  l'exposition  posthume,  avec  la  pensée 
de  se  confirmer,  l'un  dans  son  approbation,  l'autre 

1.  Une  premii're  étiuie  suivie  sur  la  vie  et  l"œuvi'e  de  .Manet  a 
paru  à  ce  moment  :  Edmond  Bazire.  Edouard  Manet.  A.  Ouanlin. 
Paris,  1884.  In-S»  illustré. 


APRES   LA  MORT  259 

dans  son  hostilité.  Mais  si  les  partisans  curent  tout 
desuite  sujet  d'accentuer  leurs  louanges,  les  ennemis 
ne  purent  persévérer  dans  leur  réprobation  et  leurs 
critiques  intransigeantes.  Ils  fléchissaient.  On  voyait 
ce  spectacle  curieux  de  gens  qui,  se  rappelant 
l'ancien  mépris  qu'ils  avaient  sincèrement  ressenti 
devant  les  œuvres  montrées  pour  la  première  lois 
aux  SalonSj  et  venus  maintenant  à  l'exposition 
d'ensemble,  avec  la  pensée  de  le  retrouver  et  de  le 
manifester  à  nouveau,  quoi  qu'ils  en  eussent,  ne  le 
retrouvaient  plus,  et,  à  leur  étonnement,  se  sentaient 
maintenant  tout  autres.  Les  œuvres  étaient  de- 
meurées les  mêmes,  mais  eux  avaient  changé.  Le 
monde  ambiant  s'était  modifié.  Les  années,  en 
s'écoulant,  avaient  vu  une  esthétique  nouvelle  pré- 
valoir, une  vision  différente  se  former,  et  on  ne 
})ouvaii  nier  que  la  transformation  ne  se  fût  accom- 
plie dans  le  sens  indiqué  par  Manet  et  en  suivant 
sa  voie.  Ce  réalisme,  ap})aru  avec  ses  œuvres,  jugé 
alors  une  chose  grossière,  mais  qui  était  simple- 
ment la  peinture  du  monde  vivant,  maintenant 
accepté,  était  devenu  dune  pratique  courante.  Cette 
façon  de  juxtaposer  les  tons  clairs,  d'abord  con- 
damnée chez  lui  comme  une  révolte  individuelle, 
s'était  aussi  généralisée.  Elle  avait  presque  entière- 
ment remplacé  la  manière  de  peindre  sous  des 
ombres  épaisses.  Toute  la  peinture  s'eu  était  ainsi 


2G0  HISTOIRE  D'EDOUARD   MAXET 

allée  vers  la  clarté,  eila  séparation,  si  profonde  au 
début,  constatée  entre  sa  gamme  de  tons  et  celle 
des  autres,  n'existait  plus. 

Il  fallait  donc  bien  reconnaître,  devant  son  œuvre 
exposée  aux  Beaux-Arts,  que  Manet  avait  été  un 
novateur  fécond.  Le  ton  général  de  la  presse  et  des 
critiques,  les  commentaires  des  connaisseurs,  mon- 
traient par  suite  un  grand  changement.  On  revenait 
des  dédains  antérieurs,  du  dénigrement  systéma- 
tique. L'époque  de  méconnaissance  absolue  était 
encore  trop  voisine,  la  période  des  insultes  s'était 
Irop  prolongée,  pour  qu'on  put  généralement  louer 
sans  réserves,  mais  lous  en  définitive  admettaient 
maintenant  que  Manet  avait  été  un  artiste  doué  de 
puissance  et  d'invention.  Cette  conclusion  s'imposait 
par  l'évidence  de  ce  que  l'on  voyait.  Il  n'existait 
point  de  répétition  dans  l'univre  exposée.  Contrai- 
rement à  ces  artistes  qui,  lorsqu'ils  ont  trouvé  une 
manière  qui  leur  a  valu  la  faveur  publique,  s'y 
tiennent  ensuite  immuables,  Manet,  lui,  n'aviiil 
cessé  de  se  renouveler.  On  pouvait  constater  qu'il 
était  allé  sans  cesse  vers  i)îus  de  clarté  et  plus 
de  lumière.  On  reconnaissait  qu'il  avait  varié 
ses  sujets  et  ses  arrangements  sans  interruplion. 
Dans  les  cent  soixante-dix-neuf  numéros  du  cata- 
logue, composés  de  peintures  à  l'huile,  d'aqua- 
relles, de  pastids,  de  dessins,  d'eaux-fortes  et  de  li- 


APRÈS   L.V   iMOUT  26 1 

Ihograpliies,  on  découvrait  une  incessante  diversilé. 

L'exposition  de  l'École  des  Beaux-Arts  devait  être 
suivie  de  la  vente  de  l'atelier  et  d'œuvres  diverses, 
dans  l'intérêt  de  la  veuve.  Il  en  résulterait  une 
nouvelle  épreuve,  soutenue  avec  un  nouveau  public, 
celui  de  la  rue.  Manet  avait  atteint  une  telle  noto- 
riété, que  son  nom  était  descendu  aux  derniers 
rangs.  Quand  on  le  prononçait,  n'importe  quel 
cocher,  balayeur  ou  garçon  de  café  pouvait  dire  : 
Ah!  oui,  Manet!  je  connais,  en  se  représentant  tout 
de  suite  un  artiste  excentri(iue  et  dévoyé.  Dans  ces 
milieux  oîi  la  capacité  manque  pour  se  former  une 
opinion  propre  sur  les  choses  d'art,  les  jugements 
ne  peuvent  venir  que  du  dehors  et  sont  donnés  par 
les  couches  supérieures  et  la  presse.  Or  la  caricature, 
les  insultes  des  journaux,  le  mépris  des  artistes  en 
renom  et  des  critiques  s'étaient  si  longtemps  exercés 
contre  Manet,  que  le  peuple  en  dessous  en  avait  été 
empoisonné. 

Quand  la  vente  fut  annoncée  par  les  journaux  et 
des  affiches,  l'étonnement  des  passants  fut  donc 
grand.  Une  semblable  tentative  était-elle  vraiment 
réalisable?  Gerles  on  savait  que  Manet  possédait  des 
défenseurs  parmi  les  journalistes,  les  artistes  et  les 
amateurs,  mais  tous  ceux-là  étaient  considérés  dans 
le  peuple  comme  des  originaux,  désireux  de  se 
signaler  à  tout  prix  et  d'attirer  n'importe  comment 


2Ô2  HISTOIRE   DEDOUARD   MAXET 

lattention.  Cependant,  qu'il  y  eût  des  gens  capables 
d'aller  jusqu'à  donner  leur  argent,  pour  se  distin- 
guer des  autres,  paraissait  à  la  plupart  invraisem- 
blable. La  vente  devint  donc  un  événement,  qui 
surexcitait  la  curiosité.  Aussi  l'exposition  à  l'Hôtel 
des  ventes  attira-t-elle  un  très  grand  concours  de 
ces  promeneurs  du  dimanche  qui,  à  son  intention, 
se  détournaient  du  Boulevard,  et  le  premier  jour  des 
enchères,  l'Hôtel  de  la  rue  Drouot  fut-il  littérale- 
ment envahi.  La  vente  avait  lieu  dans  les  salles  du 
fond,  8  et  9,  dont  on  avait  enlevé  la  cloison  et  qui 
réunies  formaient  un  assez  grand  local  ;  mais  il  se 
trouva  trop  petit.  La  foule  entassée  dans  le  corridor 
et  les  pourtours  déborda,  par  une  poussée  formidable 
Le  commissaire-priseur  et  les  experts  durent  opérer 
dans  un  tout  petit  espace,  au  milieu  de  la  cohue.  On 
avait  fait  précédemment  des  ventes  d'Impression- 
nistes, oîi  les  tableaux  avaient  été  adjugés  à  des 
prix  infimes,  au  milieu  des  rires  el  des  quolibets,  et 
la  foule  était  venue  à  la  vente  de  Manet  dans  de 
telles  dispositions  d'esprit  qu'elle  eût  trouvé  grand 
plaisir  à  voir  se  reproduire  les  avanies  déversées  sur 
les  Impressionnistes. 

Los  ventes  des  grands  collectionneurs,  des  artistes 
célèbres  après  décès,  attirent  un  monde  d'élite,  de 
critiques,  de  collectionneurs,  d'hommes  de  goût  en 
vue,  qui  s'y  rendent,  comme  à  des  réunions  où  leur 


APRES   LA   MORT  2ti3 

présence  est  obligée.  Ceux-là  n'assistaient  point  à  la 
vente  de  Manet.  Les  grands  marchands  manquaient 
aussi.  Les  experts,  M.  Duranil-Ruel,  M.  Georges 
Petit,  le  commissaire-priseur,  M.  Paul  Chevalier, 
avaient  fait  de  leur  mieux  pour  parer  à  l'absence  de 
leur  clientèle  habituelle,  en  stimulant  les  amis  et 
partisans  de  Manet  connus  ou  supposés  tels,  M.  Du- 
rand-Ruel  surtout  s'était  mis  en  campagne,  pour 
trouver  des  acheteurs.  La  vente,  commencée  dans 
des  conditions  si  précaires,  prit  tout  de  suite  une 
allure  de  succès  inespérée.  Sur  toutes  œuvres  on 
mettait  des  enchères,  et  beaucoup  parmi  les  ache- 
teurs étaient  des  amateurs  nouveaux  et  inattendus, 
venantgrossir  le  groupe  des  amis  connus.  On  vendait, 
entre  autres,  sept  tableaux  exposés  aux  Salons.  Le  liar 
aux  Folies-Bergf'i-e  réalisait  0.8OO  francs;  Chez  le 
père  LaUadlle^  5.000  francs  ;  le  Portrait  de  Faiire 
en  Hamiet ,  3.500  francs;  la  Leçon  de  musique, 
4.400  francs;  le  Balcon,  3.000  francs.  Puis  ensuite 
le  Linge  faisait  8.000  francs;  Nana,  3.000  francs; 
la  Jeune  fille  dans  1rs  /leurs,  3.000  francs.  L'Oh/m- 
pia  était  retirée  à  10.000  francs  et  VArgenteuil  à 
12.000  francs.  Ces  prix  semblaient,  alors  qu'on  les 
criait,  extraordinaires.  Ils  déconcertaient  absolument 
ces  spectaleurs,  venus  pour  assister  à  un  insuccès 
et  disposés  à  rire,  mais  se  tenant  maintenant  silen- 
cieux. Manet  se  vend!  disait  la  foule  étonnée,  à  la 


2^:4  HISTOIIΠ  D'EDOIAHD    MA.NLT 

sortie,  et  la  nouvelle  coiirut  immédiatement  tout 
Paris.  La  vente,  en  deux  vacations,  les  4  et  5  fé- 
vrier 1884,  produisait  11G.G37  francs. 

Les  ventes  sont  devenues  des  épreuves,  qui  per- 
mettent de  déterminer  la  position  des  artistes.  Il 
esl  certain  que  la  valeur  artistique  et  la  valeur 
marchande  d'une  œuvre  ne  s'accordent  d'abord  gé- 
néralement point ,  qu'elles  sont  même  le  plus 
souvent  en  complète  divergence.  Mais  à  la  longue, 
l'intervalle  tend  à  se  combler.  Les  marchands,  les 
collectionneurs,  qui  possèdent  certaines  connais- 
sances ou  tout  au  moins  du  llair,  doivent  finir  par 
ne  mettre  de  grosses  enchères  que  sur  ces  œuvres 
laissant  voir  un  mérite  assez  certain  })our  les  garantii' 
d'une  dépréciation  de  prix  dans  l'avenir.  Le  succès 
aux  enchères  est  donc  devenu  comme  un  critérium, 
qui  sert  approximativement  à  fixer  l'opinion  sur 
le  mérite  d'un  artiste.  La  vente  de  l'atelier  de  Manet 
ayant  réussi  et  les  prix  payés  dépassant  ce  qu'on 
avait  pu  supposer,  le  public  en  reçut  l'impression 
qu'il  avait  dû  après  tout  se  tromper,  en  plaçant 
Manet  si  bas,  et  qu'il  fallait  revenir  envers  lui  à  un 
meilleur  jugement.  Et  comme  l'exposition  de  s  m 
œ'uvre  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts  l'avait  d'ailleurs 
fait  monter  dans  l'estime  de  l'élite,  capable  de  se 
former  une  opinion  raisonnée,  il  se  trouva  que 
l'exposition  des  Beaux-Arts  et  la  vente  combinées  le 


APRÈS   LA   MORT  265 

laissaient  fort  agrandi  et  élevé  dans  l'opinion  gé- 
nérale. 

Cinq  ans  s'écoulèrent  après  l'exposition  d(^  llù-ole 
des  Beaox-Arls,  sans  qu'une  nouvelle  occasion  s'of- 
frît de  montrer  un  ensemble  d'o'uvres  de  Manel, 
lorsqu'en  1889,  une  Exposition  universelle  avait 
lieu,  où  il  serait  représenté.  Il  allait  ainsi  obtenir 
réparation  de  l'injure  qu'on  lui  avait  faile  en  l'ex- 
cluant  des  Expositions  universelles  de  18117  et  de 
1878.  La  réparation  serait  d'autant  plus  éclalante 
que,  par  suite  du  règlement  de  la  nouvelle  exposi- 
tion, il  y  lig'urerait  au  milieu  des  maîtres  du  siècle 
entier.  Les  Expositions  universelles  de  1867  et  1878 
ne  s'étaient  ouvertes  qu'à  des  tableaux  p(Mnts  pen- 
dant la  période  décennale  (|iii  les  avait  précédées. 
Espacées  de  dix  ans  en  dix  ans,  tdles  n'avaient  reçu 
que  des  œuvres  produites  dans  l'intervalle  de  l'une  à 
l'autre.  Mais  celle  de  1889  devait,  dans  la  pensée 
de  ses  auteurs,  servir  à  commémorer  le  centenaire 
de  la  Révolution.  Il  fut  donc  décidé,  par  une  inno- 
vation, qu'elle  olfrirait,  à  côté  d'une  exposition 
décennale  comme  les  autres,  une  exposition  dite 
centennale,  qui  s'étendrait  aux  peintres  survenus 
entre  les  dates  de  1789  et  de  1889.  Manet  mort  en 
1883  était  du  nombre. 

L'exposition  centennale  était  précisément  aux  mains 
de  M.  Antonin  Proust,  directeur,   secondé,  pour  le 


266  HISTOIRE   DEDOUARD    MANET 

choix  et  le  placement  des  tableaux,  par  M.  Roger 
Marx,  inspecteur  des  Beaux-Arts.  Tous  les  deux, 
comme  admirateurs  de  Manet,  allaient  placer  ses 
œuvres  en  vue,  dans  le  salon  pricipal.  C'était  un 
redoutable  honneur.  Il  lui  faudrait  entrer  dans  le 
rang  des  maîtres  du  siècle  entier  et  être  jugé  en 
parallèle  avec  eux.  Les  œuvres  exposées  étaient  au 
nombre  de  quatorze  ;  au  premier  rang  :  Y  Olympia, 
le  Fifre,  le  Bon  Bock,  Y Argenteuil ,  le  Portrait  de 
M.  Antonin  Proust,  Jeanne.  Ces  tableaux  soute- 
naient avantageusement  la  comparaison  avec  ceux 
des  plus  grands  du  siècle.  Tout  ce  puhlic  spécial 
de  peintres,  de  critiques,  de  connaisseurs,  de  gens 
de  goût  devait  maintenant  reconnaître,  sans  ré- 
serves, la  maîtrise  de  l'homme  qui  les  avait  pro- 
duits. L'Exposition  universelle  amenait  les  étrangers, 
dont  le  jugement  était  encore  plus  favorable.  Les 
jeunes  peintres  du  dehors  faisaient  tout  spécialement 
de  ses  a'uvres  rohjet  de  leurs  études  et  de  leurs 
observations.  Les  connaisseurs,  en  particulier  des 
Etats-Unis  et  de  l'Allemagne,  s'en  déclaraient  hau- 
tement admirateurs  et  s'étonnaient  qu'en  France, 
dans  le  pays  de  leur  production,  elles  eussent  pu 
être  si  longtemps  méconnues.  L'Exposition  univer- 
selle de  1889  venait  ainsi  compléter  le  travail  favo- 
rable réalisé  à  l'Ecole  des  13eaux-Arts.  A  son  issue, 
il  n'y  avait  presque  plus  personne,  parmi  les  gens 


APIIKS    I.A    MOUT  2(37 

capables  de  juger  réellement,  qui  se  refusât  à 
admettre  que  Manet  était  un  maître,  à  placer  au 
premier  rang  des  maîtres  du  siècle. 

A  la  vente  de  l'atelier  de  Manet,  en  1884,  on  avait 
fait  retirer  à  sa  veuve  Y  Olympia  et  Y  Argenleuil. 
L'intention  avait  été  de  réserver  des  œuvres  que, 
plus  tard,  o:i  pourrait  faire  entrer  dans  les  collec- 
tions publiques.  L'Olympiah.  ll'^xposition  universelle 
de  1889  avait  tellement  séduit  un  collectionneur 
américain,  qu'il  avait  exprimé  sa  détermination  de 
l'acquérir.  Le  peintre  Sargent  en  ayant  eu  connais- 
sance jugea  fâcheux  que  l'œuvre  pût  être  perdue 
pour  le  public  et  qu'au  lieu  de  prendre  place  dans 
un  musée  ouvert  à  tous,  elle  fût  ensevelie  au  loin 
dans  une  collection  particulière.  Il  crut  qu'il  y 
aurait  moyen  de  la  retenir  en  France  et,  pour 
aviser  aux  mesures  à  prendre,  il  lit  part  de  ses 
craintes  à  Claude  Monet.  Celui-ci  pensa  tout  de 
suite  qu'il  fallait  faire  entrer  le  tableau  dans  un 
musée  de  l'Etat,  selon  la  prévision  qu'on  avait  eue 
en  amenant  M"'  Manet  à  le  garder.  11  prit  donc 
l'initiative  d'une  souscription.  On  réunirait  vingt 
mille  francs  à  donner  à  M""'  Manet,  en  échange  de 
YOi/jmpia,  qui  serait  remise  au  musée  du  Luxem- 
bourg. 

L'intention  d'olTrir  YQli/mpia  à  l'État  fut  portée  à 
la  connaissance   du  public  par  les  journaux.  Alors 


2GS  HISTOmE   DEDOLAIiD  MA.XET 

il  apparut  que  Manet  avait  fait,  dans  l'estime  géné- 
rale, assez  de  progrès  pour  qu'on  admît  l'idée  de  le 
voir  pénétrer  dans  les  musées.  Oui!  on  acceptait 
qu'une  de  ses  œuvres  entrât  au  Luxembourg,  cepen- 
dant on  trouvait  à  redire  au  choix  de  YOhjmpia.  On 
voulait  bien  un  tableau  de  lui,  mais  pas  celui-là. 
On  demandait  un  de  ceux  qui  montraient  ses  qua- 
lilés,  sans  ce  qu'on  appelait  ses  défauts,  par  exemple 
le  Cltantear  espagnol^  du  Salon  de  18(jl,  récompensé 
par  une  mention  honorable,  ou  le  Bon  Bock^  accueilli 
par  la  faveur  publique,  au  Salon  de  1873.  Manet 
présenté  sous  sa  forme  jugée  sage  eût  convenu  à 
tout  le  nu^nde  et  si  ses  amis  avaient  voulu  se  plier 
à  la  concession  demandée,  on  était  prêt  à  accepter 
leur  olTre  d'un  tableau,  à  les  en  louer  et  à  les  en 
remercier. 

Mais  les  amis  de  Manet  n'entendaient  faire  aucune 
concession.  Ils  avaient  précisément  choisi  VOlijmpia 
pour  l'olTrir  à  l'État,  comme  une  des  œuvres  où 
l'originalité  de  l'artiste  se  manifestait  dans  sa  plé- 
nitude. C'était  le  tableau  historique,  qui  rappelait 
l'universel  mépris,  alors  que  seuls  Baudelaire  et 
Zola  avaient  osé  alTrontcr  la  colère  publique,  en 
déclarant  leur  admiration.  Manet,  homme  de  combat, 
n'avait  jamais  songé  à  faire  de  concessions  ;  quand 
il  avait  envoyé  aux  Salons  des  tableaux  jugés 
sages,  c'était  par  hasard,  sans  ([u'il  s'en  doutât.  Mais 


APIU:.S   LA   MOllT  2G0 

X'Oh/mpia  élail  di'inciu'ce  comme  l'enfant  préféré 
de  ses  créations.  Après  Tavoir  une  première  fois 
montrée  au  Salon  de  I8G0,  il  l'avait  encore  produite 
à  son  exposition  particulière  de  ISGT  et  depuis 
l'avait  toujours  tenue  en  vue  dans  son  atelier.  Ses 
amis,  désireux  de  continuer  la  lutte  après  lui, 
jusqu'au  triomphe  définitif,  l'avaient  reprise  comme 
l'occasion  de  bataille  par  excellence.  Ils  l'avaient 
fait  figurer,  au  premier  rang,  à  l'exposition  de 
l'œuvre  entière  à  l'École  des  Beaux-Aris  en  1884, 
ils  l'avaient  comprise  parmi  les  toiles  envoyées  à 
l'Exposition  universelle  de  1889,  et  maintenant  ils 
la  choisissaient,  de  préférence  à  toute  autre,  pour 
l'offrir  à  l'État. 

Il  devint  donc  évident  que  c'était  une  revanche 
éclatante,  le  triomphe  pour  Manet,  que  ses  amis 
poursuivaient,  par  une  souscription  publique  faite 
en  vue  d'acheter  YOhjmpia.  Mais  alors  les  anciens 
adversaires,  les  hommes  dévoués  à  la  tradition  s'in- 
dignèrent de  telles  prétentions,  qu'ils  trouvaient 
excessives.  Comment!  on  voulait,  sans  rien  entendre, 
les  forcer  à  recevoir  b?  tableau  qui  les  avait  le  plus 
révoltés,  qui  continuait  le  plus  à  leur  déplaire,  dans 
lequel  ils  ne  voyaient  toujours  qu'un  exemple  cor- 
rupteur. Puisqu'il  en  était  ainsi,  ils  s'opposeraient 
à  ce  que  lolTre  qu'on  ménageait  fiit  acceptée.  Ce 
fui  donc  paruii  b's  peintres  de  la  tradiiioa,  dans  les 

2:1. 


270  HISTOIRE   D'EDOUAUI)  MANEÏ 

commissions  des  musées,  parmi  les  fonctionnaires 
des  Beaux-Arts,  parmi  certains  critiques,  un  véri- 
table soulèvement  et  la  détermination  de  faire  re- 
pousser par  l'État  le  tableau  qu'on  voulait  lui  olïrir. 
Les  amis  de  Manet  n'en  persistèrent  que  davantage 
dans  leur  dessein.  Alors  on  vit  les  deux  partis,  qui 
avaient  existé  pour  et  contre  Manet  et  qui  s'étaient 
longtemps  tenus  aux  prises,  se  reformer  et  reprendre 
le  combat.  Chacun  mit  en  œuvre  ses  moyens  d'in- 
fluence et  la  presse  servit  de  véhicule  à  des  appels  et 
à  des  lettres  de  toute  sorte. 

La  bataille  ainsi  engagée  se  poursuivit,  mais  en 
se  prolongeant,  elle  amena  à  se  ranger  avec  les 
amis  de  Manet  tous  ces  artistes,  hommes  de  lettres 
ou  connaisseurs  qui,  partisans  de  l'originalité  en 
art,  se  soulevaient  contre  la  prétention  des  défen- 
seurs de  la  tradition  de  tenir  les  musées  fermés, 
comme  ils  avaient  autrefois  essayé  de  faire  pour 
les  Salons,  aux  œuvres  contraires  à  leurs  formules 
et  à  leurs  règles.  La  souscription  finit  ainsi  par 
recueillir  l'adhésion  d'un  tel  nombre  d'hommes 
célèbres  ou  en  vue,  qu'elle  en  prit  un  grand  poids. 
En  outre  Claude  Monet, sachant  qu'en  188t  onn'avait 
obtenu  l'usage  de  l'École  des  Beaux-Arts,  pour  l'expo- 
sition de  l'œuvre  de  Manet,  qu'en  passant  par-dessiis 
les  subordonnés  pour  s'adresser  personnellement  au 
ministre   avec  l'appui  d'un  homme  politique,  était 


APIŒS   LA   MORT  271 

allé  offrir  ['Olympia  directement  au  ministre  des 
Beaux-Arts,  M.  Falliôres,  présenté  et  soutenu  par 
le  député  Camille  Pelletan.  Avant  que  le  ministre 
n'eût  pris  de  détermination,  un  changement  de  ca- 
binet amenait  le  remplacement  de  M.  Fallières  pai- 
M.  Bourgeois,  et  ce  fut  lui  qui  eut  à  prendre  la 
décision.  Mais  à  ce  moment  la  souscription,  par 
l'adhésion  des  noms  éclatants  recueillis,  avait  acquis 
une  telle  importance,  que  les  opposants  dans  les 
commissions  des  musées  et  les  bureaux  des  Beaux- 
Arts  fléchissaient.  M.  Bourgeois,  sous  rinfluence  di' 
M.  Camille  Pelletan,  un  de  ses  amis  personnels  et 
un  de  ses  soutiens  à  la  Chambre,  intervenant  alors 
pour  Facceptation,  le  tableau  fut  déiinitivement 
reçu  par  la  commission  et  les  directeurs  du  musée. 
Un  arrêté  ministériel,  en  date  du  1"  novembre  1890, 
^'acceptait  régulièrement,  pour  être  placé  au  Luxem- 
bourg. 

Claude  Monet  avait  dû  combattre  pendant  plus 
d'un  an  avant  de  triompher,  mais  la  résistance  op- 
posée n'avait  servi  qu'à  mieux  mettre  en  relief  son 
entreprise.  Il  avait  réussi  à  forcer  la  porte  du  musée 
et  Manet  y  entrait,  sous  sa  forme  la  plus  caracté- 
ristique. Voici  quels  avaient  été  les  souscripteurs  : 
Bracquemont,  Philippe  Burty,  Albert  Besnard,  Mau- 
rice Bouchor,  Félix  Bouchor,  de  Bellio,  Jean  Béraud, 
Bcrend,  Marcel  Bernstein,  Bing,  Léon  Béclard,  Ed- 


2"2  lilSTOIRE  D'ÉDOUAHD   xMAXET 

mond  liaziro,  Jacques  Blanche,  Boldini,  Blot,  Boiir- 
diii,  Paul  Bonnetaiii,  Brandon. 

Cazin,  Eugène  Carrière,  Jules  Cliéret,  Emmanuel 
Chabrier.   Glapisson,   Gustave   Caillebotte,    Cairiès. 

Degas,  Desboutins,  Dalou,  Carolus  Duran,  Duez, 
Durand-Uuel,  Dauphin,  Armand  Dayot,  Jean  Dolent, 
Théodore  Duret. 

Fantin-Latour,  Auguste  Flameng. 

Guérard,  M"'"  Guérard-Gonzalès,  Paul  Gallimard, 
Gervex,  Guillemet,  Gustave  Geffroy. 

J.-K.  Huysmans,  Maurice  Hamel,  Harrison,  Hel- 
leu. 

Jeanniol,  Frantz-Jourdain,  Roger-Jourdain. 

Lhermille,  Lerolle,  M.  et  M'"'  Lecdanché,  Lautrec, 
Sutter  Laumann,  Stéphane  Mallarmé,  Octave  Mir- 
beau ,  Roger  Marx,  Moreau-Nélaton ,  Alexandre 
Millerand,  Claude  Monet,  Marins  Michel,  Louis 
Mullem.  Oppenheim. 

Puvis  de  Cbavannes,  Anlonin  Proust,  Camille 
Pelletan.  Camille  Pissarro,   Portier,  Georges  Petit. 

Rodin,  Th.  Ribot,  Renoir,  Raiïaelli,  Ary  Renan, 
Roll,  Robin,  H.  Rouart,  Félicien  Rops,  Antoine  de 
la  Rochefoucauld,  J.  Sargent,  M"'  de  Scey-Mont- 
béliard. 

Thorley. 
.   De  Yuillefroy,  Van  Cutsem. 

IjOlijmpia    entrée    depuis    quelques    années    au 


APIŒS    LA   -MOUT  273 

Liixomboiirg  s'y  trouvait  toujours  isolée,  lorsqu'un 
événement  inattendu  vint  l'entourer  de  toute  une 
lamille.Le  peintre  Caillebotte  mourait  encore  jeune, 
en  février  1894,  légant  sa  collection  de  tableaux  au 
musée  du  Luxembourg.  Elle  se  composait  exclusi- 
vement d'œuvres  de  Manet,  de  Degas  et  des  Impres- 
sionnistes Renoir,  Claude  Monet,  Pissarro,  Cézanne 
et  Sisley.  C'était  toute  celte  partie  de  l'école  moderne 
la  plus  attaquée,  qui  venait  prendre  place  dans  le 
musée  de  l'I^tat.  .Manet  se  trouvait  principalement 
représenté  dans  la  collection  par  le  Balcon^  du  Salon 
de  1869.  De  telle  sorte  que  le  Luxembourg,  après 
avoir  été  contraint  d'accepter  avec  VOlijmpia  celui 
de  ses  tableaux  qui  avait  soulevé  la  plus  violente 
colère,  était  maintenant  appelé  à  recevoir  avec  le 
Balcon  celui  qui  avait  le  plus  excité  les  railleries. 
11  semblait  ainsi  (jue  le  sort  réservât  à  Manet  la 
réparation  de  placer  d'abord,  dans  les  musées  de 
l'Ltat,  les  deux  œuvres  qui  lui  avaient  le  plus  attiré 
d'avanies  aux  Salons. 

Le  legs  Caillebotte  consterna  le  parti  de  la  tradi- 
tion. Les  gens  qui  s'étaient  auparavant  écbauffés 
pour  faire  repousser  YOlrjmpia  gémissaient.  Ils  pro- 
phétisaient la  corruption  du  goût  public.  Ils  annon- 
çaient une  irrémédiable  décadence  de  l'art.  Mais 
cette  fois  ils  durent  s'en  tenir  aux  plaintes.  Vaincus 
dans  le  combat   livré  pour  tenir  la  porte  fermée  à 


274  HISTOIRE  DEDOLARD   MANET 

YOl//mj)ia,  ils  ne  se  sentaient  plus  en  mesure  de 
reprendre  la  lutte  avec  une  chance  quelconque  de 
succès.  Comment,  en  effet,  eût-on  pu  refuser  un  legs 
formé  d'objets,  certes  toujours  décriés  par  beaucoup, 
mais  que  d'autres  aussi  prônaient?  Qui  eût  décidé 
dans  la  circonstance?  11  ne  put  donc  être  question 
de  faire  repousser  la  collection  en  bloc,  mais  l'hos- 
tilité se  manifesta  par  la  prétention  de  ne  point 
Taccepter  tout  entière.  On  y  ferait  un  choix  res- 
treint. 

Le  donateur,  dont  le  testament  remontait  à  1876, 
à  une  époque  où  Manet  et  les  Impressionnistes 
étaient  tellement  décriés  que  leurs  œuvres  lui 
paraissaient  avoir  peu  de  chances  d'être  acceptées, 
au  cas  de  sa  mort  immédiate,  avait  eu  la  précaution 
de  stipuler  que  les  tableaux  seraient  gardés  par  ses 
héritiers  jusqu'au  moment  où  les  progrès  du  goût 
public  pourraient  assurer  leni'  acceptation  par  l'Etat. 
11  avait,  en  outre,  eu  le  soin  d'exiger  qu'ils  ne  fus- 
sent envoyés  à  aucun  musée  de  province,  ni  emma- 
gasinés dans  les  greniers,  mais  fussent  tous  placés 
et  tenus  en  vue  au  musée  du  Luxembourg.  Ce  fut 
sur  l'impossibilité  matérielle  d'exécuter  cette  clause 
dans  son  intégralité,  en  arguant  du  manque  de' 
place,  que  les  représentants  de  l'Etat  s'appuyèrent 
pour  arriver  à  faire  un  choix  dans  l'ensemble. 

Ils  se  déclaraient  prêts  à  prendre  la  collection  tout 


APRES   LA  MOUT  275 

enlière,  mais  à  condition  qn'on  les  laissât  libres  do 
n'exposer  au  Luxembourg  que  les  tTuvres  ayant 
leurs  préTérences  et  pouvant  y  trouver  place,  alors 
que  les  autres  seraient  envoyées  aux  palais  de  Com- 
piègne  et  de  Fontainebleau.  Les  héritiers  de  Caille- 
botte  et  son  exécuteur  testamentaire  Renoir  crai- 
gnirent, s'ils  laissaient  entière  liberté  à  l'Etat,  qu'il 
ne  plaçât  que  très  peu  des  tableaux  au  Luxembourg 
et  n'en  envoyât  le  plus  grand  nombre  à  Compiègne 
et  Fontainebleau,  où  ils  seraient  perdus  pour  le 
|)ublic,  et  se  trouveraient  comme  relégués  dans  ces 
musées  de  province  que  le  testateur  avait  prétendu 
écarter.  Ils  préférèrent  donc  consentir  à  ce  que 
l'Etat  fit,  avec  eux,  un  choix  dans  la  collection,  mais 
alors  en  s'imposant  l'obligation  do  tenir  tous  les 
tableaux  choisis  au  Luxembourg. 

L'Etat  prit  ainsi,  pour  les  mettre  au  Luxembourg, 
deux  tableaux  de  Manet  sur  trois,  le  Bolcon  et 
Àngelina,  en  laissant  la  Partie  de  crochet.  Il  prit  six 
Renoir  sur  huit.  Renoir  était  très  bien  représenté 
dans  la  collection  par  son  Moulin  de  la  Galette  et  sa 
Balançoire,  qui  furent  parmi  les  premiers  agréés. 
On  prit  encore  huit  Claude  Monet  sur  seize;  six 
Sisley  sur  neuf;  sept  Pissarro  sur  dix-huit;  tous  les 
Degas,  de  petite  dimension,  au  nombre  de  sept. 
Devant  les  œuvres  de  Cézanne,  qui  inspiraient  encore 
à  celle  épociue  un  elTroi  général,  les  répugnances  se 


27d  histoire   DEDOUARL)    MAXIlT 

manifestèrent  très  fortes.  Enfin  la  Commission  des 
Mnsées  se  laissa  aller  à  prendre,  snr  quatre  tableaux, 
les  deux  moindres,  en  abandonnant  les  plus  carac- 
téristiques, des  Baigneurs,  de  vrais  géants,  et  un 
Vase  de  fleurs,  plein  de  grandeur. 

L'art  de  Manet  et  des  Impressionnistes  inlrodtiit 
au  musée  de  l'État  allait  aussi  prendre  sa  place 
aux  ventes  publiques.  Aucune  vente  importante 
n'élait  venue  s'ajouter  à  celle  de  l'atelier  en  ISSt, 
lorsque,  dix  ans  après,  les  circonstances  m'obli- 
gèrent à  me  défaire  de  la  collection  que  j'avais 
formée  d'uHivres  de  Manet,  de  Degas  et  des  Impres- 
sionnistes. Cinq  tal)leaux  de  Manot  allaient  entre 
autres  être  soumis  aux  encbères.  La  vente  (jui  eut 
lieu  le  19  mars  1894,  à  la  galerie  Petit,  rue  de  Sèze, 
attira  cette  fois  le  public  spécial  d'habitués,  cri- 
tiques, collectionneurs,  marchands,  qui  suivent  les 
grandes  ventes.  On  ne  vit  point  cette  invasion  extra- 
ordinaire du  peuple  de  la  rue,  survenue,  en  188i, 
à  l'Hôtel  Drouot.  Personne  ne  pensait  plus,  à  ce 
moment,  ({u'une  vente  des  œuvres  de  Manet  fût  une 
occasion  de  venir  se  moquer  et  s'ébahir.  Les  prix 
atteints  montraient  une  grande  avance  sur  ceux 
de  1884.  Chez  le  père  Lathuille,  du  Salon  de  1880, 
était  adjugé  8.000  francs;  le  Repos,  du  Salon  de  1873, 
11.000  francs;  le  Torero  saluant,  10.:;00  francs;  le 
Port  de  llordeaux,  0.300  francs;  la  Jeune  fcnnne  au 


PORTRAIT     DE     M.     MANET    PÈRE    (D'APRÈS     L'EAU-FORTE) 


APRÈS    LA    MOIÎT  277 

chapeau  noii\  5.100  francs.  Los  lableaiix  de  Degas  et 
des  Impressionnistes  réalisaient  des  pri.x;  propor- 
tionnellement élevés.  On  voyait  apparaître,  pour  la 
première  fois  aux  enchères,  des  œuvres  de  Cézanne, 
celui  des  peintres  impressionnistes  qui  avait  con- 
servé le  dernier  la  réputation  de  n'être  qu'un  bar- 
bare, foulant  aux  pieds  toutes  les  règles.  Et  ses 
œuvres  trouvaient  des  acheteurs,  qui  se  les  dispu- 
taient devant  le  public  surpris,  mais  ne  pensant 
nullement  à  manifester  de  désapprobation. 

Les  tableaux  vendus  allaient  prendre  place  d;ms 
h's  grandes  collections  de  TEuropc  ot  d(^  l'Amérique 
ou  dans  les  musées  publics.  La  Conversation  de 
Degas,  devait,  en  effet,  bientôt  entrer  à  la  Nati(uiiil- 
Oalerie  de  Berlin,  et  la  Jeune  femme  au  bal,  de 
M"'  Berthe  Morisot,  était  acquise,  à  la  vente  même, 
par  le  musée  du  Luxembourg.  Cet  achat  devait 
compléter  la  collection  d'œuvres  de  Manet  et  des 
Impressionnistes,  que  le  don  de  Y  Olympia  et  le  legs 
Gaillebotte  avaient  fait  entrer  au  Luxembourg.  Le 
legs  Caillebotte  comprenait  des  exemples  de  tous  les 
Impressionnistes,  sauf  de  la  seule  M""  Morisot. 
Lorsque  ma  vente  survint,  Stéphane  Mallarmé, 
qui  éprouvait  pour  M"'-  ^Morisot  —  M""'"  Eugène 
Manet  —  une  vive  amitié,  et  qui  bnait  son  talent 
en  grande  admiration,  se  mit  en  rapports  avec 
M.  Roujon,  le  directeur  des  Heaux-Arts.  11  lui  repré- 


21S  HISTOIRE   DEDOUARD   MAM-T 

senta  que  la  Jeune  femme  au  bal  de  ma  collection 
offrait  un  excellent  exemple  de  son  auteur,  et  que 
le  musée  comblerait  avec  elle  une  lacune  regret- 
table. M.  Roujon,  qui  connaissait  le  goût  sûr  et  fin 
de  Mallarmé,  se  laissa  facilement  convaincre,  et, 
d'accord  avec  M.  Bénédite,  le  conservateur  du  musée 
du  Luxembourg,  décida  Facquisition  de  l'œuvre 
signalée, 

A  partir  de  1889,  on  avait  donc  vu  se  succéder  une 
série  d'événements,  d'où  Manet  avait  tiré  une  con- 
sécration qu'on  pouvait  dire  déiinitive.  L'exposition 
universelle  de  1889,  le  mettant  en  parallèle  avec 
les  maîtres  du  siècle  entier,  avait  universellement 
amené  à  reconnaître  qu'il  allait  de  pair  avec  eux.  La 
souscription  de  Y  Olympia  et  le  legs  Caillebotte 
l'avaient  fait  entrer  au  musée  du  Luxembourg,  où 
tout  le  monde,  sauf  à  discuter  sur  les  œuvres  à 
choisir,  avait  concédé  qu'il  avait  sa  place  marquée. 
Et,  comme  complément,  la  vente  de  mars  1894 
avait  montré  les  collectionneurs  venant  acquérir  ses 
œuvres  à  hauts  prix,  ainsi  que  celles  des  Impres- 
sionnistes. C'était  la  fm  de  la  terrible  lutte  engagée 
en  1859,  alors  que  Manet  avait  envoyé  le  Buveur 
d'absinthe  à  un  premier  Salon.  Il  était  mort  avant 
d'avoir  pu  assister  au  succès  détinitif,  mais  ses  amis, 
poursuivant  le  combat,  l'avaient  enfin  obtenu.  Il 
avait  ainsi  fallu  lutter  pendant  trente-cinq  ans  pour 


APRKS   LA   MORT  279 

triompher  d'une  des  plus  formidables  oppositions 
que  l'esprit  de  routine  ait  jamais  élevées  contre  l'ori- 
ginalité et  l'invention.  Après  les  derniers  succès,  il 
ne  devait  pins  y  avoir,  jiour  les  amis  Je  Manet,  de 
véritable  combat  à  livrer.  Le  calme  s'était  donc  fait, 
et  on  ne  s'attendait  pins  à  des  incidents  particuliers, 
lorsqu'il  s'en  produisit  un  au  loin. 

La  National-'jalerie ,  à  Herlin,  est  un  édilice  nnent 
inauguré  en  187G.  11  a  été  construit  pour  recevoir 
les  œuvres  des  peintres  allemands  modernes;  cepen- 
dant les  admissions  se  sont  étendues  aux  étrangers, 
et  des  peintres  de  toute  nationalité  ont  jini  par  y 
être  représentés.  Le  directeur  actuel,  M.  de  Tschudi, 
a  été  un  des  premiers,  en  Allemagne,  à  juger  à  leur 
valeur  Manet  et  les  Impressionnistes,  et,  en  homme 
convaincu,  il  voulut  les  faire  figurer  eux  aussi  dans 
sa  galerie  '.  11  se  rendit  d'ailleurs  compte  que  ce 
serait  une  chose  trop  risquée  que  de  prétendre 
acheter  de  leurs  œuvres  avec  les  fonds  mis  à  sa  dis- 
position par  l'Etat,  mais  il  sut  gagner  des  personnes 
riches  et  en  obtint,  en  don,  des  sommes  avec  les- 
quelles il  acquit  Dans  la  serre,  du  Salon  de  1879, 
de  Manet,  la  Conversation,  de  Degas,  deux  Vues  ae 
Vétheuil,  de  Claude  ^lonet,  et  des  paysages  de  Pis- 
sarro, de  Cézanne  et  de  Sisley. 

1.  M.  de  Tschudi  a  écrit  une  étude  sur  Manet.  Bruno  Cassirer, 
éditeur.  Berlin,  1902,  in-8  illustré. 


280  HISTOIRE    DEDOLIAHD    MAXET 

M.  de  Tscluuli,  possesseur  de  cet  ensemble,  le 
groivp-i  dans  une  des  salles,  à  la  partie  principale  de 
la  galerie,  au  premier  étage.  Cette  entrée  de  Manet, 
de  Degas  et  des  Impressionnistes  dans  un  musée 
national  fit  grand  bruit  à  lierlin.  Elle  donna  lieu 
aux  commentaires  divers  de  la  presse  et  des  con- 
naisseurs. L'empereur  Guillaume  II  voulut  se 
rendre  compte  personnellement  de  quoi  il  s'agissait 
et  venu,  sans  l'apprentissage  nécessaire,  devant  des 
artistes  originaux  et  nouveaux  pour  lui,  il  ne  put 
apprécier  leur  art.  Le  mérite  des  a?uvres  lui  échap- 
pant, il  jugea  quelles  n'avaient  point  de  raison 
d'être.  Il  ordonna  donc  leur  enlèvement  et  il  les  fit 
remplacer  par  d'autres.  Peut-être  que  dans  des  cir- 
constances difTérentes,  il  les  eût  tout  à  fait  expul- 
sées, mais  eu  égard  à  la  manière  dont  elles  étai&nt 
entrées  à  la  galerie,  il  borna  son  action  à  les  faire 
sortir  de  la  place  choisie  oii  on  les  avait  mises  au 
premier  étage,  pour  les  tenir  en  un  lieu  moins 
appai'cnt,  au  second. 


m  1900 


XIV 


EN   1900 


Sous  la  coupole  de  la  National  cjallerij  à  Loiulres, 
consacrée  aux  maîtres  anciens,  se  lit  l'inscription 
suivante:  «  The  works  of  tliose  who  hâve  slood  the 
test  of  âges,  hâve  a  claim  to  that  respect  and  vénéra- 
tion, ta  which  no  modem  can  prétend.  »  C'est  là  une 
belle  sentence,  parfaitement  appropriée,  qui  serait  à 
sa  place  dans  tous  les  grands  musées.  En  disant  que 
les  artistes  qui  ont  supporté  l'épreuve  des  siècles  ont 
droit  à  un  respect  et  à  une  vénération  auxquels  les 
modernes  ne  sauraient  prétendre,  elle  indique  que 
c'est  le  temps  qui  est  le  grand  arbitre  et  qui  pro- 
nonce en  dernier  ressort,  il  n'y  a  pas  de  jugement 


28 1  HISTOIRE   D'EDOUARD   iMAXET 

sûr  et  de  classement  définitif  à  se  promettre,  en 
delîors  de  raction  du  temps  et  quelquefois  d'un 
long  temps.  Les  contemporains  sont  presque  tou- 
jours incapables  d'établir  la  vraie  valeur  des  artistes 
et  des  écrivains  qu'ils  ont  sous  les  yeux. 

11  s'opère  tous  les  vingt  ou  trente  ans,  alors 
qu'une  génération  cède  la  place  à  une  autre,  un 
travail,  qui  fait  tomber  dans  Toubli  la  plupart  des 
hommes  prônés  de  leur  vivant  et  jugés  immortels. 
Quelques-uns  surnagent  seuls  dans  le  naufrage  de 
tous  les  autres.  Et  ce  ne  sont  pas  toujours  ceux 
qu'admiraient  le  plus  les  contemporains,  qui  ac- 
quièrent la  survie.  Les  hommes  d'abord  méconnus, 
ou  le  plus  combattus,  sont  souvent  mis  à  un  haut 
rang  par  la  postérité.  Le  travail  qui  abaisse  le  plus 
grand  nombre  et  élève  quelques-uns  s'opère  natu- 
rellement. Il  ne  dépend  pas  de  l'action  réfléchie  des 
nouvelles  générations.  Ce  n'  est  pas  par  un  choix 
délibéré  qu'elles  gardent  seulement,  pour  se  les 
approprier,  certains  hommes.  La  décision  faisant 
les  condamnés  et  les  élus  vient  du  temps.  Mais  alors 
pour  lui  ce  sont,  en  dehors  des  considérations  pas- 
sagères, la  valeur  réelle  et  le  mérite  intrinsèque, 
qui  créent  les  titres.  Il  conserve  seuls  les  hommes 
doués  de  ces  qualités  puissantes,  capables  de  toucher 
à  jamais.  Les  contemporains  pouvaient  ne  pas  les 
voir  ou  les  dédaigner,  préférant  admirer  ces  dons 


E.N    1900  285 

superficiels  qui  correspondaient  à  leur  goût  dvi 
moment,  mais  aussitôt  que  la  génération  éphémère 
a  disparu,  que  le  temps  est  survenu,  ce  sont  vérita- 
blement alors  les  ({ualilés  profondes  et  intrinsè(|ues 
qui  se  dégagent,  pour  faire  mettre  à  leur  vraie  place 
définitive  ceux  qui  les  possèdent. 

En  1900,  rExposition  universelle,  avec  ses  sec- 
lions  décennales  et  cenlcnnales  des  Beaux-Arts,  a 
permis  de  se  rendre  compte  du  travail  accompli 
par  le  temps,  dans  le  domaine  de  la  peinture,  pour 
élever  ou  abaisser  les  morts  du  dernier  demi-siècle. 
Manet  a  été  rc'connu  comme  ayant  grandi  dans 
l'opinion  et  comme  s'étant  élevé,  depuis  l'exposition 
précédente  de  1889.  M.  Roger  Marx,  inspecteur  des 
Beaux-Arts,  à  qui  avait  été  remis  le  choix  des  ta- 
bleaux à  exposer,  n'avait  nullement  pris,  pour  les 
montrer,  ces  toiles,  jugées  sages.  Il  avait  tenu,  au 
contraire,  à  présenter  Vianet  sous  sa  forme  la  plus 
personnelle.  11  avait  donc  mis  au  centre  du  panneau 
qui  lui  était  consacré  le  Déjeuner  sur  l herbe ^  du 
Salon  des  refusés,  en  18G3,  et  l'avait  flanqué,  d'un 
côté,  de  XArthte^  refusé  au  Salon  de  187G,  et  de 
l'autre,  du  Portrait  d'Eva  Gonzalès  et  du  Bar  aux 
Folies-Bergère.  Le  tableau  le  plus  en  vue  était  donc 
celui-là  même  qui,  le  premier,  avait  attiré  à  son 
auteur  l'animadversion  générale;  mais  maintenant 
il   n'inspirait   plus  de  répulsion,  on  se  plaisait,  au 


286  HISTOIRE  D'EDOUARD  MAXET 

contraire,  à  en  reconnaître  la  puissance  et  Torigina- 
lité.  Trente-sept  ans  s'étaient  écoulés  depuis  que 
le  tableau  vu  pour  la  première  fois  avait  semblé 
monstrueux,  dix-sept  ans  s'étaient  écoulés  depuis 
que  son  auteur  était  mort  et  le  temps,  opérant  son 
travail,  laissait  maintenant  découvrir  dans  l'œuvre 
les  qualités  profondes  qui  assurent  accès  auprès  de 
la  postérité.  Manet,  à  l'épreuve  de  1900,  a  donc  dé- 
finitivement pris  place  parmi  ce  petit  nombre  d'ar- 
tistes que  le  temps  respecte,  pour  lesquels  il  tra- 
vaille et  qu'il  élève. 

En  cherchant  aujourd'hui  à  dégager  ses  qualités 
dominantes,  on  en  trouve  surtout  deux,  d'abord  la 
valeur  de  la  peinture  en  soi,  les  mérites  de  palette, 
qui  font  que  la  matière  est  chez  lui  supérieure,  puis 
le  fait  d'avoir  rendu  avec  originalité  le  monde 
vivant  autour  de  lui.  On  comprend  que  ces  avan- 
tages soient  de  nature  à  assurer  la  durée,  mais  on 
s'explique  aussi  qu'ils  ne  puissent  attirer  tout 
d'abord  les  louanges,  car,  l'histoire  est  là  pour  le 
prouver,  ce  sont  aussi  ceux  qui  touchent  le  moins 
communément  les  contemporains  et  demandent  le 
plus  long  temps  pour  exercer  la  séduction.  Ce  que 
nous  appelons  la  valeur  de  la  peinture  en  soi,  les 
mérites  de  palette,  correspondent  à  l'originalité  du 
style  chez  les  écrivains.  Or,  si  les  contemporains 
peuvent  déjà  eri'cr  en  marquant  les  rangs  entre  les 


EN   1900  287 

hommes  de  plume  et  si  souvent  ils  mettent  sur  le 
môme  pied  les  auteurs  de  grand  style  et  d'autres 
qui  n'en  ont  pas,  à  plus  forte  raison  peuvent-ils  se 
tromper  dans  leurs  jugements  sur  les  peintres  en 
voie  de  production,  car  l'art  de  la  peinture  est  peut- 
être,  de  tous,  celui  où  il  est  d'abord  le  plus  difficile 
de  voir  juste. 

Si  le  mérite  de  la  peinture  en  soi,  les  qualités  de 
palette  demandent  déjà  par  elles-mêmes  du  temps 
pour  se  faire  reconnaître,  il  semble  que  quand  elles 
se  rencontrent,  chez  un  artiste,  comme  elles  se  sont 
rencontrées  chez  Manet,  avec  la  particularité  de 
peindre  la  vie  autour  de  soi,  alors  qu'elles  forment 
la  combinaison  de  toutes  peut-être  la  plus  grande, 
elles  forment  aussi  celle  de  toutes  la  plus  longue  à 
être  appréciée.  On  n'a  qu'à  voir  quel  a  été  le  sort 
de  Yelasquez,  de  Frans  Hais  et  des  Vénitiens,  qui 
ont  également,  chacun  à  leur  manière,  point  la  vie 
et  les  hommes  de  leur  temps.  Ils  triomphent  aujour- 
d'hui, mais  depuis  peu  seulement.  En  Espagne  ce 
n'est  pas  Yelasquez,  c'est  Murillo  qui  était  mis  au 
premier  rang.  Au  dix-huitième  siècle  et  au  commen- 
cement du  dix-neuvième,  on  payait  très  cher  les 
Yan  der  AVerlT  que  l'on  faisait  entrer  dans  les  col- 
lections, alors  qu'on  écartait  les  Frans  Hais,  qu'on 
eût  eus  à  vil  prix.  Et  on  peut  encore  se  souvenir 
d'avoir  vu  Guido  Reni   tenir  les  meilleures  places 


288  HISTOIRE   DEDOUARD   MANET 

dans  les  musées,  au  détriment  du  Tintoret.  Quand 
on  constate  que  cette  rencontre  des  qualités  de 
palette  et  de  Tapplication  à  peindre  la  vie  a  pu  exis- 
ter chez  les  plus  grands,  en  les  tenant  cependant 
très  longtemps  méconnus,  on  voit  qu'elle  a  tout 
simplement  amené  Manet  à  subir  le  sort  de  ses  de- 
vanciers et  que  la  même  erreur  de  jugement  qui 
avait  régné  ailleurs  est  aussi  venue  régner  en  France. 
En  observant  combien  lent  a  été  le  mouvement,  qui 
a  fini  par  mettre  les  grands  artistes  à  leur  juste  place, 
on  doit  penser  que  le  travail  du  temps  en  faveur  de 
IManet  n'est  pas  terminé,  et  que  l'avenir  lui  réserve 
un  surcroît  d'estime. 

Mais,  dès  maintenant,  au  point  d'appréciation  oii. 
il  est  parvenu,  on  peut  préciser  ce  qu'il  a  person- 
nellement apporté  et  ce  qu'il  a,  par  son  exemple, 
fait  naître  autour  de  lui.  A  un  moment  où  une  tra- 
dition vieillie  tenait  l'art  dans  la  routine,  il  est  venu 
marquer  le  retour  à  la  fécondité,  par  l'étude  de  la 
vie.  Doué  d'une  originalité  et  d'un  éclat  de  vision 
naturels,  il  a  sorti  la  peinture  des  ombres  conven- 
tionnelles où  on  la  plongeait,  pour  la  ramener  à  ces 
tons  clairs,  qui  ont  été  le  propre  des  grandes  écoles 
à  leurs  moments  heureux.  L'œuvre  qu'il  a  person- 
nellement produite  est  puissante  et  variée.  Il  a,  eu 
outre,  ouvert  la  voie  à  des  artistes  féconds  et  origi- 
naux. De  telle    sorte  que   l'initiateur  et  le    groupe 


EN    1900  289 

venu  (le  son  exemple,  Manet  et  les  Impressionnistes, 
ne  peuvent  être  séparés  et  forment  un  ensemble 
caractéristique,  venant  compléter  l'Ecole  française 
au  XIX''  siècle. 

Le  temps  qui  classe  définitivement  les  u'uvres 
est  éclectique.  11  donne  la  consécration  aux  écoles 
diverses.  Il  mel  souvent  sur  le  même  pied  récon- 
ciliés, les  hommes  (|ui,  de  leur  vivant,  s'étaient  ana- 
tlîémisés  et  avaient  prétendu  représenter  des  sys- 
tèmes exclusifs,  ('e  (|ui  compte  à  ses  yeux,  ce  sont  la 
vie,  l'originalité,  l'invention,  mais  alors  les  œuvres 
qui  possèdenlces  mérites,  de  (juelcuie  manière  (|ue  (;e 
soit,  sont  également  reconnues  par  lui.  Il  ne  banni! 
point  ceux  (|u'il  a  une  fois  admis,  pour  leur  en  sub- 
stituer d'autres.  Son  impartialité  s'étend  à  toutes  les 
lévolutions  de  l'esthétique,  et,  sans  toucher  aux 
maîtres  qu'au  cours  des  trois  derniers  siècles  il  a 
consacrés,  il  tiendra  Manet  et  les  Impressionnistes 
au  premier  rang,  après  eux,  comme  ayant  su  ajou- 
ter de  nouvelles  formes  à  celles  qui  ont  fait,  en  suc- 
cession, l'éclat  et  la  grandeur  de  la  peinture  fran- 
çaise. 


TABLE    DKS    MATIÈRES 


f.  —  Années  de  jeunesse 3 

II.  —    Dans  latelier  de  Coulure Il 

III.  —  Les  premières  œuvres 23 

IV.  —  Le  Déjeuner  sur  Vherbe M 

V.  —  VOhjmphi 49 

VI.  —  L'Exposition  particulière  de  1867 69 

VIL  —  De  1868  à  1871 91 

VIII.  —  Le  Bon  Bock 129 


292  TABLE   DES  3ÎAÏ1ÈRES 

IX.  —  Le  plein  air. Ib3 

X.  —  L"œuvre  gravée 195 

XI.  —  Les  dessins  et  les  pastels 209 

XIL  —  Les  dernières  années 219 

XIII.  —  Après  \ix  mort ?;■)! 

XIV.  —  En  1900 28:î 


l\ir;s.  —   I..   M\Kivnii:L-x,    imi>..   1,   r.  Cassollo.  -    1160" 


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