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Full text of "Histoire de France depuis les origines jusqu'à la révolution; publiée avec la collaboration de mm. Bayet, Bloch [e.a.]"

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L'HISTOIRE    DE   FRANCE 

DEPUIS   LES  ORIGINES  JUSQU'A   LA   RÉVOLUTION 

a  été  publiée  avec  la  collaboration  de 

MM.  BAYET.  BLOCH.  CARRÉ,  COVILLE.  KLEINCLAUSZ.  LANGLOIS. 
LEMONNIER,  LUCHAIRE,  MARIÉJOL.  PETIT-DUTAILLIS,  PFISTER. 
RÉBELLIAU.    SAGNAC.    DE    SAINT-LÉGER.    VIDAL    DE    LA    BLACHE 


LE  TRIPTYQUE  DU  PALAIS  DE  JUSTICE. 

Partie  du  volet  de   gauche  représentant  saint  Louis    (sous  les  traits  et  le  costume  de 
Charles  VII)  et  saint  Jean-Baptiste.   Au  fond,  la  Seine  et  le  Louvre.  Exécuté  proba- 
blement à  Avignon  par  un  artiste  inconnu,  vers  L'iSO.  —  Musée  du  Louvre. 


Cl.  Hacheite. 


IV.  2. 


Pl.  1.  Frontispice. 


ERNEST     LAVISSE 

DE     L'ACADÉMIE     FRANÇAISE 


HISTOIRE 

DE     FRANCE 


ILLUSTRÉE 


DEPUIS     LES     ORIGINES    JUSQU'A     LA     RÉVOLUTION 


TOME  IV  _  DEUXIÈME  PARTIE 

CHARLES   VII,    LOUIS   XI 

ET  LES  PREMIÈRES  ANNÉES  DE  CHARLES  VIII 

(1422-1492) 

Par    CH.    PETIT-DUTAILLIS 


LIBRAIRIE    HACHETTE 


PC 
t.  0- 


T 


Tous  droitsde  traductùtt,  de  reproàuclion 
tt  d'adaptation  réservés  pour  tous  pays. 
Copyright  par  l.ibrai  rie  Haclieui-.isu, 


LIVRE   PREMIER 

CHARLES  VIL  FIN  DE  LA  GUERRE 
DE   CENT  ANS  ' 


L'HÉRITIER  du  royaume  de   France,  à  la  mort  de  Charles  VI,  avènement 

était,  selon  le  traité  de  Troyes,  Henry  VI  de  Lancaslre,  alors        ^^  henky  vi 

.      ,       11-  •  ,  i-  '  \  1  •  ■  ■[        i  '  \      (Si  OCTOBRE  {42'2j. 

âge    de    dix   mois,    et,   Goniprmement   aux   dernières    volontés    de  ' 

Henry  V,  la  régence  revenait  au  duc  de  Bedford,  puisque  le  fardeau 

n'en  était  point  réclamé  par  le  duc  de  Bourgogne  ^  Le  19  novembre 

1422,  un  mois  après  la  mort  de  Charles  VI,  Bedford  tint  séance  au 

Parlement  de  Paris.  Devant  les  présidents  du  Parlement,  Tévèque     ^^  ^^^  p^.  ^^.p. 

de  Paris,  le  recteur  de  l'Université,  les  représentants  du  clergé  et  de      ford  reconnu 

la  bourgeoisie,  le  chancelier  fit  une  belle  harangue,  où  il  rappela  régent. 

que  le  soi-disant  dauphin  Charles  avait  été  privé  de  ses  droits  sur 

la  couronne  de  France,  «  pour  l'occasion  de  Thorrible  et  détestable 

crime  commis  et  perpétré  en   sa  présence,   de  son  consentement, 

commandement  et  adveu  »,   au  pont  de  Montereau;  il  assura  que 

le  duc  de  Bedford  était   prêt  à  gouverner  la  France  «  en   bonne 

justice,  en  bonne  paix  et  tranquillité  »,  et  conclut  en  invitant  les 

assistants  à  jurer  sur  les  Évangiles  l'observation  fidèle  du  traité  de 

1.  Sources  décrites  dans  l'Inlroduclion  de  VHisloire  de  Charles  VII,  de  Du  Fresne  de 
Beaiicourt,  t.  I,  1881  —  Principaux  documents  publiés  depuis  :  Clironiques  de  Guillaume 
Leseur  (1898),  d'Esquerrier  et  Miégeville  (1895),  de  Morosini  (t.  Il  et  III,  1899-1901);  le  Jou- 
vencel  (1887-1889);  Guérin,  Docamenls  concernant  le  Poilou  de  1403  à  1447  (1896-1898J;  Douais, 
Charles:  VII  et  le  Languedoc,  Annales  du  Midi  (189G-1897;.  —  Pour  les  sources  anglaises,  con- 
sulter Cliarles  Gross,  The  sources  and  lilerature  of  English  hislorij,  1900. 

Ouvrages  a  consulteu  pour  toute  la  période  :  Du  Fresne  de  Beaucourt,  Ilisloire  de 
Charles  VII,  1881-1891,  6  vol.  «  Exposé  du  rôle  du  roi  dans  les  événements  accomplis  sous 
son  règne  »  (Guide  très  sûr).  Vallet  de  Viriville,  Histoire  de  Charles  VII  et  de  son  époque, 
1862-1865  (encore  utile).  J.-H.  Ramsay,  Lancaster  and  York,  1892,  2  vol.  Biographie  générale 
Didot,  Diclionary  of  National  Bioyraphtj  (articles  de  première  main  sur  les  hommes  du 
XV'  siècle.)  Notices  biographiques  de  M.Cosncau  dans  la  Grande  Encyclopédie.  Pour  la  cri- 
tique bibliographique,  voir  Ch.  Petit-Dutaillis,  Histoire  politique  de  la  France  au  XIV'  el 
au  XV'  siècle.  Revue  de  Synthèse  historique,  1902. 

2.  Voir  t.  IV,  1"  partie,  p.  890. 


IV.  2. 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livre  premier 

Troyes.  Tous  prêtèrent  le  serment  demandé,  sans  hésitation  ni 
murmure.  Les  narrateurs  les  plus  dévoués  à  la  cause  bourguignonne 
avouent  cependant  qu'une  lourde  tristesse  pesait  sur  Paris.  En 
Tabsence  de  l'enfant  royal,  en  l'absence  des  princes  du  sang,  le 
nouveau  règne  s'inaugurait  sans  joie  ^ 
AvÉA'EiiENi  Charles,  le  «  soi-disant  dauphin  »,  était  alors  en  son  château  de 

DE  CHARLES  VIL  Mchun-sur-Yèvre,  aux  environs  de  Bourges.  Il  arrivait  de  la  Rochelle, 
où  il  avait  failli  périr  :  le  11  octobre,  le  plancher  de  la  salle  où 
il  se  tenait  s'était  écroulé.  Deux  semaines  après  le  terrible  acci- 
dent dont  le  souvenir  le  faisait  encore  trembler,  il  apprit  la  mort 
de  son  père.  On  leva  dans  la  chapelle  de  son  château  une  bannière  de 
France  et  ses  hérauts  crièrent  :  Vive  le  Roi  1  Telle  était  rol)Scurité  de 
sa  vie  que,  pendant  plusieurs  mois,  en  certaines  provinces  éloignées, 
on  crut  qu'il  avait  péri  à  la  Rochelle;  au  cours  de  l'hiver,  des  mes- 
sagers de  la  fidèle  ville  de  Tournai  vinrent  en  Berry  demander  si  le 
roi  Charles  VU  était  mort  ou  vivant.  Sa  chancellerie  cependant  expé- 
diait des  ordonnances  au  nom  de  «  Charles,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi 
de  France  »,  tandis  que  la  chancellerie  parisienne  en  rédigeait  d'autres 
au  nom  de  «  Henry,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi  de  France  et  d'Angle- 
terre ». 

Depuis  treize  ans,  la  France  était  partagée  en  deux  camps;  l'avé- 
nement  de  Charles  VIT  et  de  Henry  VI  la  partageait  entre  deux  rois. 
Les  deux  compagnies  qui  avaient  possédé  jusqu'alors,  après  la  per- 
sonne du  roi,  la  plus  haute  autorité  morale,  le  Parlement  et  l'Uni- 
versité de  Paris,  avaient  reconnu  pour  souverain  un  Anglais. 
Treize  ans  de  guerres  atroces  n'avaient  pas  épuisé  les  malheurs 
que  la  France  devait  subir. 

1.  Journal  cTun  bourgeoix  de  Paris,  éd.  Tuetey.  1881,  §  371.  Impressions  d'un  Normand  :  Cro- 
nicques  de  Normendie,  éd.  Hellot,  i8Si,p.  70.  -  Pendant  les  premières  années  de  la  régence, 
sans  cë'Sse  courut  le  bruit  que  le  jeune  Henry  VI  était  mort.  [Chronique  de  Morosini,  éd. 
Dorez  et  Lefèvre-Pontalis,  t.  II,  p.  226  et  suiv.) 


CHAPITRE  PREMIER 

LE  GOUVERNEMENT  DU  DUC  DE  BEDFORD 
AU  NORD  DE  LA   LOIRE 


I.    LES    ORGANES    DU    GOUVERNEMENT    ANGLAIS.   —    II.    L'ADMINISTRATION    DU 
DUC   DE    BEDFORD.    —    III.    LES    EXIGENCES   DU    GOUVERNEMENT   ANGLAIS. 

/.  —LES   ORGANES  DU   GOUVERNEMENT    ANGLAIS^ 

POUR  que  rétablissement  des  Anglais  en  France  fût  durable,  il  le  duc 

fallait  d'abord  qu'ils  eussent  un  chef  capable  de  remplacer  de  bedford. 
Henry  V,  et  une  armée  solide.  Pendant  les  premières  années  du 
nouveau  règne,  ils  eurent  cette  armée  et  ce  chef.  Jean  de  Lancastre, 
duc  de  Bedford,  avait  trente-trois  ans  à  la  mort  de  son  frère.  C'était 
un  homme  de  haute  stature,  aux  traits  énergiques  et  durs  \  Il  avait 
les  qualités  et  les  défauts  de  sa  race  et  de  sa  famille.  Administrateur 
exact  et  équitable,  fin  politique,  il  sut  toujours  être  affable  et  conci- 
liant quand  il  le  jugea  à  propos;  mais  c'était  un  froid  calculateur, 
très  avide,  arrogant  et  capable  de  cruauté.  Il  menait  à  Paris  et  à  Rouen 
un  train  vraiment  royal.  Il  s'était  fait  allouer  une  pension  de  plus  de 
cent  mille  livres  tournois,  et  il  accumulait  en  France  et  en  Angle- 
terre hôtels,  terres  et  seigneuries.  Il  faisait  main  basse  sur  tout  ce 

1.  Sources.  Ordonnances,  t.  XIII.  Stevenson,  Leilers  and  papers  illus-lralive  of  Ihe  wars 
of  Ihe  English  in  France,  1861-1864.  3  vol.  Jarry,  Le  compte  ile  l'armée  anglaise  au  siège 
d'Orléans.  Mémoires  de  la  Société  archéologique  de  lOrléanais,  I.  XXIII.  Joubert,  Docume;i/.v 
inédits  sur  la  guerre  de  Cent  Ans  dans  le  Maine,  Revue  du  Maine,  1889. 

Ouvrages  a  consulter.  Longnon,  Etendue  de  la  domination  anglaise  à  l'époque  de  Jeanne 
d'Ajr,  Revue  des  Questions  historiques,  t.  XVIII.  Ch.  de  Beaurepaire,  Administration  de  la 
Normandie  sous  la  domination  anglaise.  Mém.  de  la  Soc.  des  Antiquaires  de  Normandie, 
t.  XXIV.  Boucher  de  Molandon  et  de  Beaucorps,  L'armée  anglaise  vaincue  par  Jeanne  d'Arc, 
Mémoires  de  la  Soc.  archéologique  de  l'Orléanais,  t.  XXIII.  Mlle  de  Villaret,  Campagnes  des 
Anglais  dans  l'Orléanais,  1898.  Aubert,  Histoire  du  Parlement  de  Paris,  t.  I.  189V  Du  Mofej', 
Exmes  pendant  l'occupation  anglaise,  Bull,  de  la  Soc.  histoiique  de  l'Orne,  t.  VIII. 

2.  On  voit  son  portrait  dans  le  Livre  d'heures  de  la  duchesse  de  Bedford  (British  Muséum). 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


COMPOSITION 
DE  LARMÉE 
ANGLAISE. 


SOLDE, 
DISCIPLINE. 


qui  lui  plaisait.  Les  magnifiques  vitraux  du  château  de  Coucy  et  les 
débris  de  la  librairie  du  Louvre,  achetés  par  lui  à  vil  prix,  furent 
expédiés  en  Angleterre.  Ai(lé  de  ses  favoris,  il  dilapida  en  quelques 
années  la  collection  de  tapisseries  de  Charles  VI,  une  des  plus  riches 
qui  aient  jamais  existé  :  il  n'en  resta  rien.  Ces  satisfactions  person- 
nelles qu'il  trouvait  dans  la  conquête  anglaise,  et  l'intérêt  qu'il  avait 
à  la  maintenir,  joints  à  ses  talents  de  politique  et  d'homme  de  guerre, 
faisaient  de  Bedford  l'homme  le  plus  capable  de  recueillir  la  succes- 
sion de  Henry  V.  La  fortune  des  Lancastres  était  en  bonnes  mains. 

Jusqu'au  moment  où  les  victoires  de  Jeanne  d'Arc  amenèrent  la 
dislocation  du  gouvernement  anglais  en  France,  Bedford  réussit  à 
maintenir  intacte  l'excellente  organisation  de  son  armée.  Cette 
armée  consistait  en  «  retenues  »,  compagnies  d'effectif  variable, 
souvent  très  petites.  La  retenue  était  recrutée,  à  Taide  d'engagements 
volontaires,  par  un  capitaine  anglais,  qui  la  commandait  et  l'adminis- 
trait. Elle  comprenait,  en  grande  majorité,  des  Anglais,  et  un  certain 
nombre  de  sujets  français,  venus  surtout  des  domaines  bourguignons. 

La  solde  était  élevée.  Un  bannerel  touchait  4  sols  sterling  par 
jour;  un  chevalier  2  sols.  L'homme  d'armes,  qui  était  généralement 
un  noble,  avait  8  deniers  s'il  combattait  à  pied,  et  12  s'il  était  monté. 
Les  archers,  trois  fois  plus  nombreux  que  les  hommes  d'armes, 
avaient 6  deniers'.  A  cette  solde,  payée  intégralement  et  sans  retards, 
se  joignait  le  produit  des  rançons  et  du  butin.  Mais  il  était  interdit  aux 
gens  de  guerre  de  vivre  sur  l'habitant.  Le  capitaine  d'une  retenue, 
quand  il  passait  contrat  avec  le  duc  de  Bedford,  promettait  de  «  faire 
garder  les  peupples  et  sugiez  obéissanz  au  roy,  de  toutes  forces,  vio- 
lences, pilleries,  roberies,  prinses  de  vivres,  chevaulx  et  austi-es  bes- 
tiaulx  et  de  toutes  exactions  quelconques  ».  Il  est  vrai  qu'il  ne  faut 
pas  se  fier  absolument  à  ce  texte  officiel,  auquel  on  peut  opposer 
plusieurs  documents,  notamment  un  bail  passé  à  Hauville  en  1423  : 
«  S'il  advient  que  dedans  ledit  terme  les  bœufs  baillés  au  fermier 
pour  le  labour  ou  le  harnois  fussent  perdus  par  Anglais,  gens 
d'armes,  brigans  ou  autres  gens,  le  preneur  n'en  rendra  rien  *.  » 
Mais  c'était  beaucoup  que  les  Anglais  reçussent  une  solde  et  ne 
fussent  pas,  comme  les  Armagnacs,  contraints  à  voler  pour  vivre. 
Plus  tard,  quand  leur  solde  cessa  de  leur  être  allouée  régulièrement, 
ils  devinrent  pillards  comme  les  autres. 


1.  La  livre  sterling,  divisée  en  20  sols  de  12  deniers  chacun,  valait  alors  près  du  double 
de  la  livre  sterling  actuelle,  en  valeur  intrinsèque.  D'autre  part,  les  métaux  précieu.x  étant 
bien  plus  rares  que  de  nos  jours,  leur  pouvoir  d'achat  était  plus  considérable;  cette  valeur 
relative  ne  peut  d'ailleurs  être  fixée  avec  précision.  Un  sol  sterling  valait  donc,  en  poids, 
2  fr.  5o  de  notre  monnaie,  el  avait  une  valeur  relative  notablement  supérieure. 

2.  De  Beaurepaire,  Elal  des  campagnes  de  la  Ilaule-Normandie,  p.  22. 


CaAP.    PREMIER 


Gouvernement  du  duc  de  Bedford. 


Avant  le  paiement  de  la  solde,  des  revues  d'effectif  et  de  matériel 
étaient  passées  par  des  commissaires  royaux,  qui  étaient  le  plus 
souvent  des  fonctionnaires  civils.  C'étaient  aussi  des  juges  civils 
qui  connaissaient  des  délits  commis  par  les  soldats  anglais. 

Les  retenues  étaient  dispersées  en  petites  garnisons  sur  toute 
l'étendue  des  pays  conquis.  Lorsqu'on  entreprenait  une  campagne 
importante,  des  renforts  venus  d'Outre-Manche  formaient  ordinaire- 
ment le  noyau  de  l'armée  d'opérations  ;  pour  achever  de  la  consti- 
tuer, les  garnisons  anglaises  de  France  envoyaient  des  détachements. 
On  affaiblissait  ainsi  la  défense  des  places;  mais  cet  expédient  était 
commandé  par  les  circonstances  :  le  budget  du  «  roi  de  France  et 
d'Angleterre  »  ne  pouvait  suffire  à  la  levée  de  nombreuses  armées. 
L'effectif  des  troupes  anglaises  résidant  en  France  fut  toujours  très 
restreint  :  la  garnison  de  Cherbourg  était  de  160  hommes,  celle  de 
Rouen  de  75,  celle  d'Évreux  de  12.  Pour  des  opérations  de  premier 
ordre,  comme  le  siège  d'Orléans,  on  ne  parvenait  à  rassembler  que 
quelques  milliers  de  combattants.  Mais  la  tenue  et  la  discipline  de 
ces  troupes,  sans  être  parfaites,  étaient  très  supérieures  à  celles  des 
armées  armagnaques. 

L'armée  anglaise  n'avait  ni  connétable,  ni  maréchaux.  Elle  était 
placée  sous  l'autorité  d'un  lieutenant  du  roi,  qui  donnait  immédiate- 
ment ses  ordres  aux  capitaines  de  retenues.  Ces  lieutenants  du  roi 
d'Angleterre  étaient  souvent  des  stratégistes  de  valeur.  Charles  Vil, 
durant  les  premières  années  de  son  règne,  n'eut  pas  un  seul  homme 
de  guerre  comparable  aux  chefs  des  armées  anglaises. 

Mais  il  ne  suffisait  pas  de  conquérir  les  domaines  de  Charles  Vil. 
Le  difficile  était  de  les  gouverner. 

En  1122,  outre  les  sénéchaussées  du  Bordelais,  du  Bazadais  et 
des  Landes,  qu'ils  tenaient  depuis  de  longues  années,  les  Anglais 
avaient  à  gouverner  en  France  la  Normandie  et  l'Ile-de-France,  une 
grande  partie  de  la  Picardie  et  de  la  Champagne;  les  pays  entre 
Seine  et  Loire  étaient  entamés,  et  le  flot  de  l'invasion  pénétrera  vite 
jusqu'aux  rives  de  la  Loire.  A  l'ouest  de  ces  pays  de  domination 
anglaise,  les  Bretons  vivaient  à  l'écart,  comme  désintéressés  de  la 
lutte;  à  l'est,  le  duc  de  Bourgogne  reconnaissait  la  souveraineté  de 
Henry  VI  pour  ses  fiefs  français  :  Bourgogne,  Artois,  Flandre  française. 

La  région  occupée  par  les  Anglais  au  nord  de  la  Loire  était  la 
plus  riche  du  royaume;  mais  leur  domination  n'y  était  point  par- 
tout assurée  et  sans  partage.  Ils  n'avaient  pas  réussi  à  exterminer 
les  bandes  des  capitaines  armagnacs;  en  Champagne  surtout,  elles 
tenaient  encore  les  champs.  Dans  les  pays  contigus  aux  domaines  de 
Philippe  le  Bon,  il  avait  fallu  faire  une  part  au  duc  de  Bourgogne 


CONTROLE 

ET  JUSTICE 

MILITAIRE. 


EFFECTIFS. 


COinUNDEMENT. 


LIMITES 

DE  LA  DOMINATION 

ANGLAISE. 


Charles    VU.  Fin  de  la  suerre  de  Cent  Ans. 


UVRE   PREMIER 


PRINCIPES  DU' 
GOUVERNEMEiST 
ANGLAIS 
EN  FRANCE. 


■LE  PERSONNEL. 


et  à  ses  fidèles  :  le  Bourguignon  Antoine  de  Vergy  était  gouverneur 
de  Champagne,  et  Jean  de  Luxembourg  était  capitaine-général  d-e 
Picardie.  Dans  une  partie  de  lIIe-de-France  elle-même,  les  gouver- 
neurs des  villes  étaient  des  capitaines  bourguignons.  L'administra- 
tion anglaise  ne  régissait  vraiment  —  bien  qu'ici  encore  elle  eût  à 
compter  avec  des  résistances  —  que  Paris,  l'ouest  de  lIle-de-France, 
la  Normandie  et  le  bailliage  d'Alençon.  C'est  dans  cette  contrée  sur- 
tout qu'il  convient  d'étudier  la  méthode  et  les  procédés  du  gouverne- 
ment anglais. 

Deux  principes  présidèrent  à  l'organisation  du  gouvernement 
anglais  au  nord  de  la  Loire  :  laisser  intacts  les  coutumes  des  Fran- 
çais, les  organes  et  les  procédés  administratifs  de  la  royauté  capé- 
tienne, les  corps  politiques  et  judiciaires,  les  fonctions  civiles,  depuis 
les  plus  relevées  jusqu'aux  plus  humbles,  depuis  l'office  de  chancelier 
jusqu'à  la  charge  de  procureur  de  paroisse;  en  second  lieu,  réserver 
le  plus  grand  nombre  possible  de  ces  fonctions  civiles  à  des  Français. 
Ce  système  était  conforme  aux  idées  politiques  du  temps,  et  les 
Anglais  auraient  pu  difficilement  en  pratiquer  un  autre,  vu  les  faibles 
ressources  dont  ils  disposaient  pour  conquérir  et  conserver  un  pays 
trois  fois  plus  grand  que  le  leur.  Enfin  il  était  dit  dans  le  traité  de 
Troyes  que  le  roi  de  France  et  d'Angleterre  devait  garder  «  à  l'un  et 
à  l'autre  royaume  ses  droiz,  libertez  ou  coustumes,  usaiges  etloix  ». 
L'adoption  de  ces  principes  par  Bedford  était  donc  naturelle;  elle 
n'en  mérite  pas  moins  d'être  remarquée,  car  elle  prouve  que  le  succès 
de  l'entreprise  anglaise  n'aurait  point  bouleversé  le  cours  des  desti- 
nées de  la  France,  et  n'aurait  pas  assuré,  en  deçà  de  la  Manche,  la 
propagation  des  hbertés  politiques  dont  jouissaient  les  Anglais'. 

Le  régent  ne  changea  môme  pas  le  personnel  des  officiers.  Par 
ordonnance  du  o  décembre  1422,  il  les  maintint  dans  l'exercice  de 
leurs  charges.  Il  le  pouvait,  parce  que  le  duc  de  Bourgogne  Jean 
sans  Peur,  après  son  entrée  à  Paris,  en  1418,  puis  le  roi  Henry  V, 
après  la  conclusion  du  traité  de  Troyes,  avaient  peuplé  les  adminis- 
trations de  créatures  dévouées  à  la  cause  anglo-bourguignonne.  Les 
offices  civils  vacants  furent  presque  toujours  donnés  par  Bedford  à 
des  Français.  Il  choisit  pour  prévôt  de  Paris  Simon  Morbier,  cheva- 
lier du  pays  chartrain,  et  pour  chancelier  de  France  Tévêque  de 
Thérouanne,  Louis  de  Luxembourg.  Dans  le  Grand  Conseil  de  la 
régence,  siégeant  à  Paris,  et  qui  comprenait,  vers  1428,  seize  membres, 
il  n'y  avait  que  deux  Anglais  :  l'évêque  de  Chichester,  et  le  fameux 


1.  L'historien  anglais  Stiibbs  {Conulihilional  Hisloni  of  Englami.  t.  III,  p.  124-125,  4"^  éd.)  a 
émis  sur  ce  point  une  opinion  qui  nous  parait  radicalement  démentie  par  les  faits. 


CHAP.    PREMIER 


Goin'eniement  du  duc  de  Bedford. 


John  Falstaff,  qui  a  dû  sa  célébrité  non  à  ses  talents  militaires  ou  à 
ses  goûts  d'amateur  d'art,  mais  au  ridicule  jeté  abusivement  sur  son 
nom  pai*  la  fantaisie  de  Shakspeare.  —  Par  contre  le  récent,  comme 
avait  fait  avant  lui  Henry  V,  réservait  à  des  Anglais  la  plupart  des 
emplois  militaires.  En  Normandie,  tous  les  baillis,  tous  les  gouver- 
neurs de  places  étaient  Anglais 

Le  Parlement  de  Paris  avait  été  épuré  au  moment  du  triomphe 
d<es  Bourguignons,  en  1418.  Réduite  à  un  petit  nombre  de  conseillers 
triés  sur  le  volet  par  Jean  Sans-Peur  et  Philippe  le  Bonetpar  Henry  V, 
la  Cour  souveraine  s'était  faite  la  zélatrice  empressée  de  la  politique 
anglaise.  Conduite  par  son  premier  président,  Philippe  de  Morvil- 
liers,  jadis  conseiller  intime  du  duc  de  Bourgogne,  elle  assistait  à 
toutes  les  processions  qu'on  organisait  à  Paris  pour  célébrer  les 
défaites  infligées  à  Charles  VII.  Pourtant  le  régent  ne  fut  à  son  égard 
ni  généreux  ni  confiant.  Elle  ne  reçut  pas  ses  gages  plus  régulière- 
ment qu'au  temps  de  Charles  VI.  A  plusieurs  reprises,  Bedford 
refusa  de  laisser  les  conseillers  exercer  leur  droit  d'élection  et 
pourvut  aux  postes  vacants.  C'est  que  ces  fervents  Bourguignons 
conservaient  malgré  tout  les  traditions  du  Parlement.  Ils  firent 
obstacle  aux  évocations  par  lesquelles  Bedford  voulait  réserver  à 
son  Grand  Conseil  une  foule  de  causes  civiles  et  criminelles;  en  li24, 
ils  osèrent  rendre  un  arrOt  dans  un  de  ces  procès.  L'année  sui- 
vante, le  régent  dut  prodiguer  les  menaces  et  les  prières  pour  leur 
faire  accepter  une  ordonnance  qui  sacrifiait  les  libertés  de  Téglise 
gallicane;  de  guerre  lasse,  le  Parlement  la  promulgua,  mais  «  sous 
correction  ».  L'irritation  que  cette  indocilité  provoquait  chez  Bedford 
montre  combien  il  se  souciait  peu  de  respecter  et  de  développer  les 
rares  organes  de  contrôle  que  la  monarchie  capétienne  avait  laissés 
naître  en  France. 

Henry  V  avait  établi  une  organisation  provisoire  dans  les  pays 
conquis  par  lui  avant  la  conclusion  du  traité  de  Troyes,  La  JNor- 
mandie  était  administrée  par  un  conseil  spécial,  et  une  Chambre 
des  comptes  siégeait  à  Caen.  Le  «  Pays  de  Conquête  »,  c'est-à-dire 
les  prévôtés  situées  entre  Saint-Germain-en-Laye  et  les  frontières 
de  la  Normandie,  formait  comme  une  annexe  de  la  grande  province. 
Maintenant  que  Henry  VI  avait  succédé  à  Charles  VI,  il  semblait  que 
cette  organisation  spéciale  n'eût  plus  de  raison  d'être.  Bedford  réunit 
la  Chambre  des  comptes  de  Caen  à  celle  de  Paris,  mais  il  conserva 
le  Conseil  de  Normandie.  Il  songeait  à  un  retour  possible  de  la 
fortune;  le  beau  pays  si  longtemps  possédé  par  les  Plantagenets 
devait  être  prêt  à  vivre  de  sa  vie  propre,  si  les  Armagnacs  réussis- 
saient à  reprendre  le  reste.  Henry  V  n'avait-il  pas  dit  à  son  lit  de 


PAFxLEMENT 
DE  PARIS. 


LE  PERSONNEL 
ADMINISTRATIF 
EN  NORMANDIE. 


CJiarles    VII.    Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livre  premier 

mort  qu'il  ne  faudrait  jamais  abandonner  la  Normandie?  C'était  le 
centre  des  opérations  de  la  conquête;  c'était  le  refuge  possible  en 
cas  de  revers;  enfin  c'était  le  pays  de  prédilection  des  barons  anglais, 
qui  retrouvaient  là  le  berceau  de  leurs  familles. 

Le  Conseil  de  Normandie  comprenait,  vers  1429,  dix-sept  con- 
seillers; sauf  deux  ou  trois,  tous  étjaient  Français.  Bedford  leur 
confiait  les  plus  délicates  missions;  c'étaient  eux  qui  étaient  chargés 
de  parcourir  le  pays  pour  surveiller  la  population.  On  verra  que  la 
tâche  n'était  pas  facile. 

//.     —     ADMINISTRATION     DU     DUC     DE     BEDFORD. 
MISÈRE   DE    LA    FRANCE   ANGLAISE  ' 

PROJETS  D'AVENIR  ^  J '?^   Parisicn  écrivait  dans  son  journal,    peu  après  l'entrée  des 
DE  BEDFORD.  \^    troupcs  dc  Charlcs  VII  dans  la  capitale  :  u  Les  Angloys  furent 

moult  long  temps  gouverneurs  de  Paris,  mais  je  cuide  (je  crois)  en 
ma  conscience  que  oncques  nulz  (jamais  aucun)  ne  fisl  semer  ne  blé  ne 
advoyne,  ne  faire  une  cheminée  en  hostel  qui  y  fust,  ce  ne  fut 
(excepté)  le  régent  duc  de  Bedfort,  lequel  faisoit  touzjours  maçonner, 
en  quelque  pais  qu'il  fust;  et  estoit  sa  nature  toute  contraire  aux 
Angloys,  car  il  ne  vouloit  avoir  guerre  à  quelque  personne;  et  les 
Angloys,  de  leur  droicte  nature,  veullent  touzjours  guerreer  leurs 
voisins  sans  cause.  » 

Ce  Parisien  était  bon  observateur.  La  plupart  des  Anglais 
ne  voyaient  dans  la  conquête  qu'un  moyen  de  satisfaire  leur  appétit 
de  gloire  et  une  occasion  de  s'enrichir  rapidement.  Le  duc  dc  Bed- 
ford, sans  négliger  ses  propres  intérêts,  avait  un  idéal  plus  élevé, 
la  paix.  Il  prétendait  établir  la  dynastie  des  Lancastres  en  France.  Il 
voulait  fonder  et  «  maçonner  ». 

1.  Sources.  Oiilre  les  sources  indiquées  au  §  i  :  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris,  édit. 
Tuetey,  1881.  Tliornas  Basin,  Hialoire  de  Charles  Vil,  livre  II,  dans  :  OEuvres,  édiU  Qui- 
cherat,  t.  I,  i855.  Monslrelet,  Chronique,  édit.  Douët  d'Arcq,  t.  IV,  1860.  Longnon,  Paris 
pendant  la  domination  anglaise,  documents  publiés  par  la  Société  d'Histoire  de  Paris,  1878. 
Denlde,  La  désolation  des  églises  en  France  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans,  t.  I,  1897.  Parfouru, 
Compte  du  temporel  de  l'évèché  de  Mcaux,  1900,  extrait  du  Bull,  de  la  Confér.  d'hist.  de 
Meaux. 

Ouvrages  a  consulter.  Outre  ceux  indiqués  au  §  1  :  De  Saulcy,  Histoire  numismatique  de 
Henri  V  et  de  Henri  VI,  1878.  André  Joubert,  Les  monnaies  anglo-françaises  du  Mans,  1887. 
L.  Batiffol,  Le  Chùlelel  de  Paris,  Revue  historique,  t.  LXI  à  LXIII,  1896-1897.  De  Bour- 
mont,  Fondation  de  i'Uniuersité  de  Caen,  i883.  Puiseux,  L'émigration  normande  et  la  coloni- 
sation anglaise  en  Normandie  au  XV'  siècle,  Mémoires  lus  en  Sorbonne  en  i86ô.  Chéruel, 
Rouen  sous  la  domination  anglaise,  1840.  Flammermont,  Sentis  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans, 
Mémoires  de  la  Société  de  l'Hist.  de  Paris,  t.  V.  Pagel,  Noyon  au  XV'  siècle.  Thèses  de 
l'Ecole  «les  Chartes,  1897.  D'Arbois  de  Jubainville^  Inventaire  des  Archives  de  l'Aube, 
XI»  livraison,  Introduction,  1872.  Lapierre,  La  guerre  de  Cent  Ans  dans  l'Argonne,  1900.  Tra- 
vaux de  Quanlin  et  de  l'abbé  Charles:  Mémoires  lus  en  Sorbonne  en  1860,  et  Revue  du 
Maine,  1889.  S.  Luce,  La  France  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans,  1890  et  1893. 


LA    DOMINATION    ANGLAIS! 


JKAN  UE  LANCASTHE,  DUC  DE  BEDIOHD. 

Le  duc  esl  représenlé  à  genoux  (à  gauche),  devant  saint  Jean  son  patron.  Autour  de  lui  est  écrite 
sadevise  :  «  A  vous  entier  ■.  Miniature  du  livre  d'heures  de  la  duchesse  de  Bedford.—Brit.  Muséum. 

Cl.  Mansell. 


IV.  2. 


2.  Page  8. 


CHAP.    PREMIER 


Gom>ernemcnt  du  duc  de  Bedford. 


Rien  no  montre  mieux  ce  souci  que  la  réforme  des  monnaies. 
Tandis  que  Charles  VII,  pour  se  procurer  les  ressources  dont  il  usait 
si  mal,  recourait  aux  tristes  artifices  du  règne  précédent,  Bedford 
tâchait  de  mettre  en  circulation  au  nord  de  la  Loire  une  bonne  mon- 
naie d'or  et  d'argent.  Jusqu'en  1427,  tous  les  ateliers  des  pays  conquis 
et  ceux  des  domaines  que  le  duc  de  Bourgogne  possédait  en  France 
fabriquèrent  des  pièces  à  l'effigie  de  Henry  VI  et,  dès  que  le  Mans 
fut  pris,  en  1425,  la  frappe  des  monnaies  anglo-françaises  y  com- 
mença. Les  maîtres,  les  ouvriers,  les  changeurs,  furent  étroite- 
ment surveillés,  les  pièces  de  mauvais  aloi  du  «  soi-disant  dauphin  » 
décriées  en  de  multiples  ordonnances,  qui  d'ailleurs  ne  réussirent 
pas  à  empêcher  la  circulation  de  la  monnaie  faible. 

Le  Normand  Thomas  Basin  nous  dit  que  le  duc  de  Bedford 
était  «  humain  et  juste,  et  aimé  des  Français  de  son  parti  ». 
Ce  souci  de  justice  et  de  mansuétude  lui  a  inspiré  son  œuvre  la  plus 
belle,  la  réforme  du  Châtelet  de  Paris.  Ému  des  plaintes  qui  s'éle- 
vaient contre  l'administration  de  la  justice  dans  cette  cour  et  contre 
le  régime  de  la  prison,  il  chargea  son  Conseil  et  le  Parlement  de 
Paris  d'étudier  ensemble  la  question  et  de  remédier  aux  «  exactions, 
tromperies  et  mengeries  ».  De  la  «  grant  et  meure  deliberacion  » 
de  l'assemblée  sortit  une  longue  ordonnance  en  185  articles.  Ce 
remarquable  règlement  garantit  le  public  contre  la  corruption,  l'avi- 
dité et  la  paresse  des  gens  de  loi.  Les  écritures,  dont  on  abusait  tant 
au  xve  siècle,  les  dépens  et  les  dommages-intérêts,  les  salaires  des 
divers  officiers  sont  limités  et  taxés  avec  soin  et  détail.  Les  abus  dans 
l'exécution  des  sentences  sont  réprimés  sévèrement.  Les  sommes  que 
le  geôlier  reçoit  des  prisonniers,  pour  leur  entretien,  sont  fixées  dans 
un  tarif,  variable  selon  la  condition  sociale  du  captif.  Les  prisons 
doivent  être  tenues  proprement,  et  chaque  lundi  le  prévôt  visitera 
les  prisonniers  pour  écouter  leurs  plaintes. 

Les  privilèges  des  villes  et  des  corporations  furent  l'objet  de 
nombreuses  chartes  confirmatives.  Les  rigoureux  statuts  qui  pesaient 
sur  les  travailleurs  anglais  et  fixaient  le  taux  de  leurs  salaires  ne 
pénétrèrent  pas  en  France.  Le  régent  laissa  même  se  multiplier  les 
confréries,  dont  le  gouvernement  avait  si  peur  en  Angleterre. 

En  Normandie  surtout,  Bedford  se  montra  un  maître  équitable 
et  conciliant.  Il  respecta  scrupuleusement  les  vieilles  institutions  et 
la  coutume  du  pays;  il  fit  bonne  justice  et  punit  sévèrement  les 
méfaits  des  soldats;  il  tâcha  d'oublier  et  de  faire  oublier  les  résis- 
tances acharnées  que  Henry  V  avait  rencontrées  et  brisées,  en  parti- 
culier à  Caen  et  à  Rouen.  Le  régent  réduisit  la  rançon  des  Rouennais 
et  leur  rendit  les  clefs  de  leur  ville  ;  il  accorda  aux  habitants  de  Caen 


ADMISISTRATION 

DU  RÉGENT. 

LES  MONNAIES. 


REFORME 

DU  CHATELET. 


VILLES,  MÉTIERS, 
CONFRÉRIES, 


VILLES 
NORMANDES. 


DEBUTS 

DE  L'UNIVERSITÉ 

DE  CAEN. 


Charles    VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE    PREMIER 


ABANDON 

DU  SYSTÈME 

DE  COLONISATION 

ANGLAISE. 


BEDFORD  NE  PEUT 

RÉTABLIR 

L'ORDRE. 


MISERE 

DELA   FRANCE 
ANGLAISE. 


la  confirmation  de  leurs  franchises  et  leur  donna  une  Faculté  de  droit, 
malgré  les  réclamations  de  TUniversité  de  Paris.  En  pratique,  d'ail- 
leurs, les  privilèges  municipaux  lurent  souvent  violés  par  les  capitaines 
anglais,  mais  il  semble  que  ce  fut  toujours  contre  la  volonté  du  régent. 

Enfin  il  laissa  s'écrouler  le  système  de  colonisation,  odieux  à  la 
population  française,  que  son  frère  avait  essayé  de  pratiquer  en 
Normandie.  Henry  V  s'était  cna  assez  fort  pour  donner  à  certaines 
villes,  comme  Harfleur,  une  population  exclusivement  anglaise,  et 
pour  constituer  dans  la  campagne  normande  une  féodalité  nouvelle 
et  obéissante,  en  attribuant  à  sa  noblesse  la  plus  grande  partie  d«s 
terres.  Il  a^'ait  édicté  la  peine  de  mort  contre  les  immigrés  cou- 
pables d'avoir  repassé  la  Manche  sans  sa  permission.  Cette  mesure 
atroce  prouve  assez  que  les  colons  anglais  étaient  vite  las  de  leur 
nouveau  séjour,  de  l'insécurité  où  il  leur  fallait  vivre  et  de  l'hostilité 
qu'ils  lisaient  sur  les  visages.  Tout  en  continuant  à  récompenser  par 
des  donations  de  terres  françaises  les  services  de  ses  capitaines, 
Bedford  renonça  à  ces  inutiles  rigueurs.  Bon  nombre  d'Anglais 
retounaèrent  en  Angleterre,  abandonnant  les  terres  incultes  et  les 
maisons  délabrées  qu'on  leur  avait  données  et  qu'il  ne  fallait  guère 
songer  à  remettre  en  état,  dans  ce  pays  ruiné  par  la  guerre  de  partisans. 

Ainsi  Bedford  voulait  être  juste  et  il  avait,  semble-t-il,  l'ambition 
de  devenir  populaire.  Il  avait  la  vue  exacte  de  la  politique  qu'il  fallait 
suivre  pour  habituer  le  pays  conquis  à  la  domination  anglaise  et 
pour  la  faire  aimer.  Mais  la  tâche  était  au-dessus  de  ses  forces  et  de 
son  habileté.  La  guerre  et  la  nécessité  d'achever  la  conquête  l'obli- 
geaient à  élargir  les  plaies  dont  souffrait  la  France  du  nord,  désolée 
déjà  par  la  lutte  entre  Armagnacs  et  Bourguignons,  et  par  les  rudes 
campagnes  de  Henry  V.  Les  opérations  qu'il  ordonnait  aboutissaient 
inévitablement  à  la  dévastation.  Puis  les  pays  soumis  aux  Anglais 
étaient  ravagés  par  les  partisans  du  roi  de  Bourges.  Bedford  n'a 
jamais  pu  nulle  part  assurer  la  sécurité  des  routes,  ni  celle  des  pro- 
priétés; jamais  il  n'a  pu  empêcher,  même  au  cœur  de  la  Normandie, 
ni  les  incursions  des  capitaines  de  Charles  VII,  ni  les  coups  de  main 
des  «  rebelles  ». 

Pour  nous  dépeindre  la  misère  de  la  France  anglaise,  tous  les 
documents  concordent.  Les  riches  voient  leurs  revenus  s'anéantir. 
Ouvriers,  marchands,  paysans,  chôment  et  crient  misère.  Les  villes 
sont  pleines  d'édifices  et  de  maisons  en  ruines.  Les  champs  sont 
envahis  par  les  ronces  et  les  arbustes,  et  les  laboureurs  ne  se  croient 
en  sécurité  qu'autour  des  places  fortes.  Bedford  a  beau  distribuera 
ses  fidèles,  Anglais  ou  Français,  «  chasteaulx,  maisons,  fours,  moulins, 
estangs,  bois,  héi'ilages,  terres,  seigneuries  »  ;  il  a  beau  ieur  recom- 


CHAP.    PREMIER 


Gouvernemenl  du   duc  de  Bedford. 


mander  de  les  remeltre  en  état  et  de  les  entretenir;  malgré  toutes  les 
ordonnances  du  monde,  ils  laissent,  déclare  le  régent,  «  les  choses 
dessusdites,  à  eulx  ainsy  données,  en  grant  ruine,  gast  et  désolation  «. 
Ils  démolissent  les  maisons  pour  vendre  les  pierres,  les  poutres  et 
les  châssis,  coupent  les  arbres,  et  puis  s'en  vont,  car  la  campagne  est 
inhabitable. 

A  Paris,  la  misère  et  l'émigration  dépeuplent  peu  à  peu  la  ville. 
Les  loyers  ont  baissé  des  deux  tiers;  même  à  ce  prix,  on  ne  trouve 
que  difficilement  des  locataires  solvables  :  «  ceux  à  qui  les  louages 
ont  été  faits  s'en  vont  chascun  jour,  sans  rien  payer,  et  mettent  les 
clefs  dessoubs  l'huis,  sans  dire  adieu  à  leur  hoste'.  »  Des  milliers  de 
maisons  sont  abandonnées  par  leurs  propriétaires,  qui  ne  peuvent 
plus  payer  les  rentes  hypothécaires  dont  elles  sont  grevées.  Maints 
édifices  religieux  tombent  en  ruines.  Le  chapitre  de  Notre-Dame, 
dont  les  domaines  ne  rapportent  plus  rien,  doit  vendre,  morceau  par 
morceau,  les  pièces  d'orfèvrerie  de  son  trésor,  et  ne  trouve  qu'à 
grand'peine  des  acquéreurs.  A  l'Hôtel-Dieu,  à  la  léproserie  de  Saint- 
Lazare,  on  ne  sait  où  trouver  de  l'argent  pour  soigner  et  nourrir  les 
pauvres. 

A  Rouen,  dans  la  banlieue,  dans  tout  le  diocèse,  dans  toute  la 
Normandie,  on  n'entend  parler  que  d'églises  effondrées  ou  incen- 
diées, de  couvents  abandonnés  par  les  moines,  d'hôpitaux  et  de 
malach'eries  où  l'on  ne  peut  plus  continuer  les  œuvres  de  charité.  Le 
pays  de  Caux  est  inculte  et  infesté  par  les  loups.  En  Basse-Nor- 
mandie, Pontorson,  dans  un  acte  de  1434,  est  appelée  «  la  feue  ville 
de  Pontorson  ».  Pour  définir  l'état  de  la  province,  il  suffira  de  dire 
qu'elle  est  obligée  de  s'approvisionner  de  blé  en  Angleterre.  Aussi 
bon  nombre  de  paroisses  n'ont  plus  d'habitants;  les  uns  ont  péri  de 
misère,  et  les  autres  ont  émigré  en  Bretagne,  en  Flandre,  à  l'étranger. 

Dans  toute  la  Picardie,  les  faubourgs  et  les  environs  des  villes 
sont  ravagés  par  les  routiers.  Quantité  d'églises  et  de  monastères 
sont  en  ruines.  Les  paysans  du  Beauvaisis  et  du  Valois  n'ont  même 
plus  assez  de  grains  pour  faire  les  semailles.  Dans  cette  région,  la 
résistance  des  Armagnacs,  comme  le  vicomte  de  Breteuil,  qui  tenait 
bon  dans  le  château  de  Chantilly,  exaspérait  la  cruauté  des  Anglais. 
Ils  détruisirent  le  fameux  monastère  de  la  Victoire,  qui  rappelait  la 
victoire  de  Philippe-Auguste  à  Bouvines.  Une  autre  abbaye  célèbre, 
Saint-Germer,  n'avait  plus  aucune  ressource,  et  les  moines  allaient 
quêter  leur  pain  dans  les  environs.  Soissons,  trois  fois  assiégée 
pendant  les  luttes  entre  Armagnacs  et  Bourguignons,  ne  pouvait  se 


LA  MISEHE 
A  PARIS. 


LA  MISERE 
EN  NORMANDIE. 


LA  MISERE 

EN  PICARDIE 

ET  EN  VALOIS. 


1.  Docuiueal  judiciaire  de  1/432  ;  Revue  des  Sociétés  savantes,  i863,  t.  I,  p.  206. 

(    1 1    > 


Charles    VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE    PREMIER 


LA  MISERE 

EN  CHAMPAGNE. 


LA  MISEBE  DANS 
LE  CHARTRAIN 
ET  LE  MAINE. 


relever  de  ses  désastres.  A  Laon,  le  doyenné  de  Tég-lise  Saint-Pierre 
restait  vacant,  les  revenus  étant  anéantis. 

En  Champagne  et  en  Brie,  on  dénonce  vainement  au  régent  les 
brigandages  des  soldats  bourguignons  et  même  des  Anglais,  et  les 
exactions  des  possesseurs  d'offices.  L'assemblée  générale  des  habi- 
tants de  Troyes  élit  en  14:23  un  comité  de  trente  membres,  chargé 
d'organiser  l'approvisionnement  de  la  ville,  devenu  très  malaisé. 
Au  dire  des  Rémois,  leur  pays  est  «  presque  tout  inhabité,  désert  et 
désolé  ».  Et,  en  elïet,  dans  toute  la  Champagne,  des  villages  entiers 
sont  dépeuplés;  les  cultivateurs  sont  morts  de  faim  ou  bien  sont 
partis  pour  l'Allemagne.  Sur  les  bords  de  l'Yonne  et  de  la  Vanne,  la 
désolation  est  telle  que  les  domaines  du  chapitre  de  Sens  ne  rap- 
portent plus  un  denier.  A  Sens,  quantité  de  maisons  sont  vides;  les 
deux  antiques  monastères  de  Sainte-Colombe  et  de  Sainl-Pierre-le- 
Vif  tombent  en  ruines.  Beaucoup  d'autres  abbayes,  dans  la  Cham- 
pagne et  la  Brie,  ont  été  abandonnées  par  leurs  moines,  réduits  au 
vagabondage  et  à  la  mendicité. 

Dans  les  comtés  avoisinant  la  Loire,  les  Anglais  ne  peuvent 
même  pas  établir  une  apparence  de  gouvernement  régulier,  car  il 
leur  faut  se  battre  chaque  jour.  Pour  les  habitants,  c'est  un  régime 
de  terreur  perpétuelle.  L'évêque  de  Chartres  calcule  qu'il  ne  lui  reste 
plus  que  sept  livres  de  revenus,  sur  dix  mille;  les  bénéfices  de  son 
diocèse  ne  valent  plus  rien,  et  personne  n'en  veut.  Les  habitants  i\\i 
Maine  sont  écrasés  par  les  Anglais  de  contributions  de  toutes  sortes; 
bienheureux  encore  s'ils  ne  sont  pas  rançonnés  en  même  temps  par 
les  Français.  Le  prieuré  de  Solesmes  n'a  plus  que  cinq  moines.  Le 
monastère  de  Saint-Calais  est  réduit  en  cendres.  Au  Mans,  l'abbaye 
de  Saint-Pierre  de  la  Couture  est  dévastée;  celle  de  Saint- Vincent  ne 
touche  pas  le  dixième  de  ses  revenus,  et  son  église  est  démolie. 

Dans  ces  pays  que  Bedford  avait  rêvé  de  pacifier  et  d'attacher 
pour  toujours  à  la  dynastie  des  Lancastres,  le  désordre  et  la  détresse 
dureront  autant  que  la  domination  anglaise. 


III.  — LES  EXIGENCES  DU  GOUVERNEMENT  ANGLAIS^ 


D 


E  ce  peuple  exaspéré  par  la  misère,  le  duc  de  Bedford  exigea 
deux  choses  :  une  fidélité  stricte  et  de  l'argent. 
POLICE  ANGLAISE.  Lcs  prises  d'armes,  les  complots,  et  même  les  témoignages  de  sym- 

pathie pour  la  cause  de  Charles  VII  furent  châtiés  avec  cruauté.  Les 


1.  Sources.  Outre  les  sources  indiquées  aux  §  i  et  2  :  Pierre  Cochon,  Chronique  normande. 


CHAP.    PREMIER 


Gouvernement  du  duc  de  Bedfotd. 


grandes  villes  furent  étroitement  surveillées  par  une  police  secrète. 
Les  voyageurs  étaient  épiés,  les  correspondances  saisies.  A  Paris, 
André  Boisseau  reçoit  chez  lui  son  père,  âgé  et  presque  aveugle,  qui 
vient  de  Tours,  ville  armagnaque  :  ils  sont  tous  deux  mis  en  prison. 
Jean  du  Pi'é,  boulanger,  héberge  son  frère,  qui  arrive  aussi  du  pays 
armagnac,  «  souffrant  de  froidure  et  de  pauvreté  »  ;  il  est  arrêté,  comme 
coupable  de  n'avoir  pas  livré  son  frère  à  la  justice.  Jeannette  Bonfils 
est  bannie  quelque  temps,  pour  avoir  entretenu  une  correspondance 
avec  un  maître  des  monnaies  de  Charles  VII,  Jean  Routier,  son 
amoureux.  A  Troyes,  la  police  s'enquierl  de  Topinion  que  chaque 
bourgeois  professe  à  Tégard  des  Anglais;  les  suspects  sont  obligés 
de  fournir  des  répondants.  Autant  que  possible,  on  exige  de  chaque 
individu  un  serment  :  au  début  de  la  régence,  tous  les  Parisiens, 
même  les  «  vachers  et  porchers  des  abbayes  »,  durent  jurer  «  d'être 
bons  et  loyaux  au  duc  de  Bedfort,  et  de  nuire  de  tout  leur  povoir  à 
Charles,  qui  se  disoit  roy  de  France  ».  Tous  ceux  qui  refusaient  le 
serment  étaient  expulsés  et  privés  de  leurs  biens.  Les  terres  et  les 
maisons  abandannées  au  nord  de  la  Loire  par  les  compagnons  de 
Charles  VII  furent  également  confisquées.  Bedford  put  ainsi,  comme 
Henry  V,  se  montrer  généreux  envers  les  capitaines  anglais,  les 
chevaliers  et  les  officiers  du  duc  de  Bourgogne,  et  les  Français  qui 
s'étaient  ralliés  à  la  cause  anglaise. 

Ces  «  Français  reniés  »  furent  comblés  de  faveurs.  On  leur  pro- 
digua les  fonctions  grassement  payées.  Perrinet  Leclerc  fut  fait  mon- 
nayer en  la  Monnaie  de  Paris,  pour  avoir  jadis  ouvert  la  capitale  aux 
massacreurs  bourguignons.  Un  modeste  officier  de  finances,  Pierre 
Surreau,  devint  receveur  général  de  Normandie;  il  amassa  en  peu  de 
temps  une  grosse  fortune  et  son  hôtel  de  Rouen  regorgeait  d'objets 
précieux.  Les  bouchers  de  la  Grande  Boucherie  de  Paris  obtinrent  la 
confirmation  de  leurs  privilèges,  rétablis  depuis  peu.  Un  d'eux,  Jean 
de  Saint-Yon,  devint  trésorier  et  gouverneur  général  des  finances  de 
Henry  VI  pour  le  royaume  de  France,  et  conseiller  du  régent.  Les 
privilèges  des  bouchers  de  Chartres,  jadis  abolis  par  le  dauphin, 
furent  remis  en  vigueur.  Ces  corporations,  par  la  violence  de  leur 
ferveur  bourguignonne,  paraissaient  mériter  une  faveur  spéciale. 

Tirer  de  l'argent  d'un  pays  si  misérable,  était  malaisé,  mais 
nécessaire.  La  Chambre  des  Communes  déliait  difficilement  les  cor- 
dons de  sa  bourse.  Si  la  classe  guerrière  anglaise  désirait  la  conti- 

éd.  Beaurepaire,  1870.  Demaison,  Une  assemblée  d'Élals  en  I4i4,  Travaux  de  l'Académie  de 
Reims,  t.  LXXIII.  J.  Félix,  Inventaire  de  Pierre  Surreau,  1892. 

Ouvrages  a  consulter.  Ch.  de  Beaurepaire,  Les  Etals  de  Normandie  sous  la  domination 
anglaise,  1869.  —  Sur  Bedford  el  le  clergé,  études  de  Grassoreille  dans  les  Mémoires  de  la 
Soc.  de  l'Histoire  de  Paris,  1882,  et  de  Souillé,  dans  la  Revue  de  Champagne,  1890. 


CONFISCATIONS. 


FAVECnS 

AUX  FBANÇAIS 

RENIÉS. 


LA  QUESTION 
D'ARGENT. 


i3  > 


Charles   VIL    Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


UVRE    PREMIER 


REVENUS 

DE  LA  RÉGENCE. 


SUBSIDES  VOTES 
PARLES  ÉTATS. 


PERCEPTION 
DES  SUBSIDES. 


DUâtion  d'une  lutte  qui  satisfaisait  son  amour-propre  et  son  avidité, 
le  peuple,  en  revanche,  se  souciait  peu  de  gloire  militaire.  Voir  ses 
princes  régner  à  Paris  aussi  bien  qu'à  Londres  l'inquiétait  et  lui 
déplaisait,  et  il  ne  faisait  pas  volontiers  de  sacrifices  d'hommes  et 
d'argent.  La  plupart  des  Anglais  ne  désirèrent  l'annexion  de  la  France 
que  le  jour  où  leurs  armées  commencèrent  à  en  être  chassées,  parce 
que  l'orguieil  national  humilié  réclama  une  revanche. 

Pourconquérirla  France,  Bedford  devait  donc  trouver  de  l'argent 
en  France  même.  Le  domaine  royal,  ruiné  par  la  guerre,  donnait  de 
maigres  revenus.  En  Champagne,  et  dans  un  grand  nombre  de  terres 
normandes,  il  ne  rapportait  rien.  Le  produit  de  la  gabelle  était  mince. 
Il  fallait  en  conséquence  recourir  aux  impôts  extraordinaires.  Le 
régent  les  fit  voter,  la  plupart  du  temps,  par  des  États  Provinciaux. 

Les  États  de  Normandie  étaient  convoqués  au  moins  une  fois  par 
an,  tantôt  dans  une  ville  normande,  tantôt  dans  une  ville  du  «  Pays  de 
conquête  «,  tantôt  même  à  Paris.  Les  sessions  d'États,  en  Normandie 
et  ailleurs,  étaient  courtes  et  le  subside  voté  docilement.  Rarement 
les  assemblées  posèrent  des  conditions  ou  obtinrent  des  réductions. 
Les  instructions  données  par  les  habitants  de  Reims  aux  députés 
qui  devaient  les  représenter  dans  une  réunion  d'États  de  Champagne 
et  de  Picardie,  tenue  à  Amiens  en  142i,  montrent  fort  bien  dans 
quelle  mesure  on  croyait  pouvoir  modifier  les  volontés  du  régent. 
Les  Rémois  craignaient  que  les  Anglais  n'exigeassent  le  rétablisse- 
ment des  aides,  impôts  indirects  abolis  par  Jean  sans  Peur  en  1418. 
Le  mandat  des  députés  était  donc  de  représenter  aux  commissaires 
du  roi,  tout  en  protestant  de  leur  obéissance  et  de  leur  loyauté,  que, 
.selon  le  traité  de  Troyes,  les  sujets  du  royaume  de  France  devaient 
être  tenus  en  leurs  franchises  et  libertés  anciennes;  que,  pour  avoir 
aboli  les  aides,  Jean  sans  Peur  avait  eu  la  faveur  et  l'amour  de  la  plus 
grande  partie  du  peuple;  que  cette  sorte  d'impôt  était  ruineuse  pour 
les  sujets,  sans  beaucoup  profiter  au  roi;  et  qu'un  impôt  direct,  une 
taille,  serait  préférable.  Si  les  aides  étaient  rétablies,  qu'au  moins 
les  vivres  à  bas  prix  fussent  exempts  de  toute  charge,  vu  la  détresse 
des  classes  pauvres;  quune  partie  de  l'impôt  fût  donnée  à  la  ville 
pour  ses  dépenses,  et  qu'enfin  la  justice  des  aides  fût  administrée 
avec  exactitude,  sans  frais  excessifs,  par  de  «  bonnes  personnes  » 
que  les  habitants  éliraient. 

Moyennant  quelques  rares  concessions,  le  régent  put  obtenir  le 
vote  de  sommes  considérables.  Dans  les  pays  dévastés  par  la  guerre 
ou  peu  soumis,  la  perception,  il  est  vrai,  était  souvent  impossible. 
On  ne  pouvait  presrtue  rien  tirer  de  la  Champagne  :  les  paroisses 
appartenant  à  des  seigneurs  bourguignons  ne  voulaient  rien  payer; 


i  14  > 


CJIA.P.    PREMtEa 


Gouvernement  du  duc  de  Bedford. 


d'autres  étaient  ruinées  et  désertes  ;  d'autres  étaient  si  souvent  visi- 
tées par  les  Armagnacs  que  les  sergents  du  roi  Henry  VI  n'osaient  s'y 
risquer.  La  Normandie  et  la  région  parisienne  supportèrent  presque 
seules  le  poids  de  ces  impôts  extraordinaires,  qui  pouvaient  y  être 
perçus  assez  régulièrement.  Ce  furent  les  Normands  qui  payèrent  les 
frais  du  siège  d'Orléans. 

Aux  tailles  accordées  par  les  États  venaient  se  joindre  les  sub- 
sides levés  d'urgence,  et  les  sommes  que  des  assemblées  régionales 
votaient  pour  fortifier  une  place  ou  assiéger  un  château.  Bedford 
recourait  donc  aux  procédés  que  les  rois  de  France  avaient  employés 
depuis  le  xiv"  siècle.  Ajoutez  à  tout  cet  argent  le  produit  du  butin 
et  des  rançons  et  les  énormes  contributions  levées  dans  les  pays  fron- 
tières, comme  le  Maine,  sur  les  habitants  restés  fidèles  à  Charles  Vil. 
L'or  ainsi  arraché  à  une  population  décimée  et  appauvrie  était  d'ail- 
leurs dépensé  avec  économie  et  régularité.  Les  Anglais  apportaient 
dans  leur  comptabilité  financière  les  mômes  qualités  d'ordre  et  de 
précision  que  dans  leurs  entreprises  militaires. 

Le  clergé  de  France  fut  l'objet  des  mêmes  séductions,  de  la  même 
surveillance  et  des  mêmes  exigences  que  la  société  laïque.  Bedford 
fit  de  nombreux  dons  aux  couvents  et  aux  églises  de  Rouen  et  solli- 
cita l'honneur  d'être  reçu  chanoine  de  la  cathédrale.  Dans  les 
dépouilles  des  Armagnacs,  une  part  importante  fut  faite  aux  prélats 
qui  embrassèrent  résolument  la  cause  anglaise.  Tel  Robert  Jollivel, 
qui  avait  abandonné,  dès  1419,  son  abbaye  du  iMont-Saint-Michel, 
énergiquement  défendue  contre  les  Anglais  par  une  troupe  de  nobles 
normands.  Bedford  lui  donna  la  jouissance  de  tous  les  revenus  que 
le  monastère  possédait  en  Normandie.  Le  bon  apôtre,  laissant  ses 
moines  jeûner  dans  l'abbaye  assiégée,  se  mettait  en  règle  avec  sa 
conscience  en  déclarant  que,  s'il  occupait  tous  les  biens  du  couvent, 
c'était  pour  les  lui  conserver  dans  leur  intégrité.  Les  Anglais  étaient 
si  sûrs  de  lui  qu'en  1424  ils  le  chargèrent  de  diriger  le  siège  du 
Mont-Saint-Michel. 

Mais  ils  ne  trouvaient  point  partout  la  même  docilité.  Plusieurs 
évêques  et  beaucoup  de  curés,  au  temps  de  Henry  V,  avaient  émigré 
plutôt  que  de  se  soumettre.  D'autres  étaient  suspects.  Le  conquérant, 
quelques  semaines  avant  de  mourir,  avait  décidé  que  tous  les  bénéfi- 
ciers  du  royaume  devaient  jurer  l'observation  du  traité  de  Troyes,  et 
Bedford  nomma  des  commissaires  chargés  de  recueillir  ce  serment. 

Le  régent  trouva  dans  la  collation  des  bénéfices  un  moyen  plus 
efficace  pour  dompter  le  clergé.  Il  avait  cru  dabord  habile  d'adopter 
les  doctrines  gallicanes,  et,  dans  une  assemblée  d'Etats  tenue  à  Paris, 
en  1424,  il  avait  déclaré  qu'il  voulait  maintenir  l'Église  de  France 


AUTRES 
IMPOSITIONS. 


BEDFORD 
ET  VÈGLISE 
DE   FRANCE. 


OBUG.ATION 
DU  SERMENT. 


BEDFORD 

ET  LES  UBERTÉS 

GALLICANES. 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


dans  ses  franchises  anciennes,  et  empêcher  les  entreprises  des  papes 
contre  les  ordonnances  des  saints  conciles  et  des  rois;  niais  un  an 
s'était  à  peine  écoulé  qu'il  signait  une  ordonnance  sacrifiant  les 
libertés  gallicanes'.  Bien  qu'amendées  par  le  Parlement  de  Paris, 
ces  lettres  du  26  novembre  1425  ne  laissaient  à  la  nomination  «  des 
ordinaires  et  des  patrons  »  que  «  les  bénéfices  qui  viendraient  à 
vaquer  en  mars,  juin,  septembre  et  décembre  »;  le  reste,  c'est-à-dire 
environ  les  deux  tiers,  était  abandonné  au  bon  plaisir  du  pape.  Il 
n'était  pas  question,  dans  ces  lettres,  d'abroger  les  élections  épisco- 
pales;  mais  Bedford  montra  bientôt  comment  il  entendait  la  liberté 
des  élections  et  de  quelle  façon  il  comptait  mettre  à  profit  la  recon- 
naissance de  la  papauté.  Lorsque  le  siège  épiscopal  de  Paris  vint  à 
NOMINATION  vaqucr,  en  1426,  il  força  les  chanoines  de  Notre-Dame  à  lui  demander 

DES  ÉvÈQUEs.  l'autorisatiou  d'élire  un  nouvel  évoque,  sous  peine  d'une  amende  de 
deux  mille  marcs  d'argent,  et  il  présenta  un  candidat  officiel.  Les 
chanoines  portèrent  leurs  suffrages  sur  un  autre;  mais  devant  les 
menaces  du  régent,  l'élu  n'osa  prendre  possession  de  sa  dignité,  et  le 
chapitre  dut  installer  bientôt  le  candidat  des  Anglais,  nommé  parbulle 
pontificale.  Dès  1423,  un  concile  de  la  province  de  Reims,  tenu  à 
Noyon,  se  plaignait  des  prélats  insouciants  et  simoniaques  auxquels 
le  gouvernement  confiait  les  évêchés.  Il  les  accusait  de  se  faire  les 
instruments  du  régent  pour  la  destruction  des  libertés  ecclésiastiques. 
LES  DÉCIMES.  Enfin  le  duc  de  Bedford  obtint  du  pape  Martin  V  une  bulle  invi- 

tant le  clergé  de  France  à  payer  les  subsides  que  lui  demanderait  le 
roi  Henry  VI,  dans  les  cas  de  nécessité.  Les  décimes  succédèrent  aux 
décimes;  dans  la  seule  année  1428,  le  régent  en  demanda  deux.  Les 
juges  apostohques,  choisis  par  le  Saint-Siège  pour  connaître  des 
questions  contentieuses  que  soulevaient  ces  écrasantes  impositions, 
étaient  les  auxiliaires  les  plus  dévoués  de  la  politique  anglaise  : 
l'évêque  de  Beauvais  Pierre  Cauchon,  l'évêque  de  Thérouanne  Louis 
de  Luxembourg,  chancelier  de  Henry  VI,  et  l'archevêque  de  Sens, 
qui  devait  son  siège  au  régent. 

Ainsi  le  duc  de  Bedford  était  un  homme  d'état  et  un  homme  de 
guerre.  Il  avait  la  meilleure  armée  de  son  temps  et  il  avait  adopté  la 
politique  la  plus  habile,  qui  é-tait  de  conquérir  la  France  avec  l'aide 
des  Français  et  par  leur  argent,  et  d'avoir,  outre  l'alliance  du  puis- 
sant duc  de  Bourgogne,  celle  du  pape,  mais  l'œuvre  qu'il  avait  entre- 
prise était  d'une  difficulté  immense,  car  le  «  royaume  de  Bourges  », 
la  moitié  de  la  France,  était  encore  à  conquérir,  et  il  s'en  fallait  que 
l'autre  moitié,  depuis  si  peu  de  temps  conquise,  fût  déjà  résignée. 


1.  Sur  les  libellés  gallicanes  au  temps  de  Charles  VI,  voir  t.  IV,  i"  partie,  p.  36o. 

<  i6    ) 


CHAPITRE  II 


LE    ROI   DE    BOURGES 


I.  LES  DÉBRIS  DE  LA  MONARCHIE  DES  VALOIS  EN  l/|2  2.  —  II.  LE  ROI,  LES 
RÉVOLUTIONS  DE  PALAIS  ET  L'ANARCHIE.  —  lU.  LA  POLITIQUE  DU  ROI  DE  BOURGES.  — 
FINANCES,  ARMÉE,    DIPLOMATIE.   — IV.  PROGRÈS    DE  l'INVASION   ANGLAISE,    1/122-1/128. 

/.  —  LES  DÉBRIS    DE  LA    MONARCHIE   DES    VALOIS 
EN    1422^ 

LE  surnom  de  roi  de  Bourges  dépeint  en  trois  mots  la  faiblesse  du  ^^  «  ^oi 

prince,  et  le  peu  d'estime  où  ses  adversaires  le  tenaient;  mais  il 
ne  doit  pas  nous  abuser  sur  les  limites  véritables  de  la  domination 
armagnaque  :  en  1422,  une  moitié  de  la  France  reconnaissait  Char- 
les VII  pour  roi. 

On  a  vu  que  les  Anglais  occupaient   presque  toute  la  région  limites 

du  Nord,  depuis  la  vallée  de  la  Meuse  jusqu'à  la  baie  du  Uoni- de  la  domination 
Saint-Michel.  A  peine  si,  dans  ces  pays,  quelques  places  fortes 
reconnaissaient  encore  l'autorité  de  Charles  VII.  Mais,  sur  la  Loire 
et  au  midi  de  ce  fleuve,  le  roi  avait  gardé  ou  reconquis  les  terres  du 
domaine  royal  :  il  avait  la  Touraine,  le  Berry,  le  Poitou,  qui  furent 
ses  provinces  de  prédilection;  il  avait  l'Aunis,  la  Saintonge,  une  partie 
du  Limousin  et  de  l'Auvergne.  Dans  le  duché  de  Guyenne  même,  il 
avait  l'Agenais,  le  Quercy,  le  Rouergue.  En  1420,  un  rapide  voyage 
à  travers  le  Languedoc  avait  regagné  définitivement  à  sa  cause  cette 
belle  province,  qui  lui  assurait  les  communications  avec  le  Dau- 
phiné  et  la  fidèle  ville  de  Lyon.  Dans  toutes  ces  terres  domaniales, 

1.  Ouvrages  a  consulter.  Outre  les  ouvrages,  cilès  une  fois  pour  ioules,  de  Beaucourf  et 
de  Vallet  :  Mémoire  de  Longnon,  Revue  des  Questions  liistoriques,  t.  XVIII.  Cosneau,  Le 
connétable  de  Richemont,  1886  (très  utile).  Flourac,  Jean  7"  comte  de  Foix,  1884.  Dognon,  Les 
Armagnacs  el  les  Bourguignons  en  Languedoc,  Annales  du  Midi,  1889.  Ilnillard-Bréliolles, 
La  rançon  du  duc  de  Bourbon,  Mémoires  présen.tés  à  l'Acad.  des  Inscriptions,  t.  VIII.  Didier 
Neuville,  Le  parlement  royal  à  Poitiers,  Revue  historique,  t.  VI. 


IV. 


Charles    VII.  l'in  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


LES  GRANDS 
VASSAUX.  BBE- 
TAGNE. 


B A  BONS  DU  MIDI. 
FOIX. 


NEVERS,  BOURBON 


c'étaient  principalement  les  «  bonnes  villes  »  qui  pouvaient  prêter  au 
roi  un  secours  efficace.  Elles  joueront  un  rôle  important  dans  la 
délivrance  nationale. 

Si  l'on  excepte  le  duc  de  Bourgogne,  aucun  des  grands  seigneurs 
de  France  ne  donnait  aux  Anglais  un  appui  sérieux.  Jean  V,  duc 
de  Bretagne,  conclut  à  Amiens,  en  1423,  une  alliance  avec  le  duc  de 
Bedford  et  le  duc  de  Bourgogne;  mais,  dans  le  pays  où  vivait  encore 
la  veuve  de  Du  Guesclin,  Charles  VII  comptait  bon  nombre  de  parti- 
sans. Jean  V  lui-même  n'était  nullement  décidé  à  soutenir  efficace- 
ment les  Anglais.  La  Bretagne,  désolée  par  les  luttes  du  xiv*  siècle, 
avait  recouvré  la  tranquillité,  et  le  commerce  y  renaissait.  Son  duc, 
habitué  à  se  comporter  à  peu  près  comme  un  souverain  indépen- 
dant, songeait  surtout  à  la  garantir  contre  le  retour  des  maux  de 
la  guerre. 

Dans  le  sud-ouest,  les  grands  feudataires  avaient  une  attitude 
également  réservée,  et  pour  la  même  raison.  Le  plus  puissant  de 
tous  était  Jean  de  Grailly,  comte  de  Foix,  vicomte  de  Béarn,  de 
Marsan,  de  Gavardan  et  de  Nébouzan.  La  maison  de  Foix  avait 
d'importantes  possessions  en  Catalogne,  et  tendait  à  devenir  la  maî- 
tresse des  deux  versants  des  Pyrénées.  Elle  convoitait  la  Navarre  et 
devait  finir  en  effet  par  l'absorber.  Jean  de  Grailly,  jusqu'à  sa  mort, 
ne  cessa  d'augmenter  ses  domaines  et  d'y  maintenir  la  paix,  au 
milieu  du  désordre  général.  En  1418-1419,  il  avait  trouvé  moyen  de 
se  faire  reconnaître  lieutenant  du  roi  en  Languedoc,  d'abord  par  le 
dauphin  Charles,  puis  par  la  faction  anglo-bourguignonne,  et  il 
s'était  présenté  dans  le  pays  comme  un  pacificateur,  avec  la  préten- 
tion de  rester  neutre  entre  les  deux  partis.  Henry  V,  dans  les  der- 
niers jours  de  sa  vie,  croyait  pouvoir  le  compter  parmi  ses  alliés, 
mais  déjà  le  comte  de  Foix  avait  secrètement  renoué  des  relations 
avec  le  dauphin. 

Dans  le  centre  de  la  France,  depuis  Azincourt,  tous  les  grands 
fiefs  avaient  perdu  leurs  chefs.  Le  comte  de  Nevers  avait  péri  dans  la 
bataille,  et  sa  veuve,  qui  devait  plus  tard  épouser  le  duc  de  Bourgogne, 
s'était  engagée  envers  ce  prince  à  observer  la  neutralité.  La  duchesse 
de  Bourbon  avait  fait  la  même  promesse.  Son  mari,  Jean  I",  était 
captif  en  Angleterre;  elle  avait  à  défendre  ses  terres  contre  les  incur- 
sions des  routiers  et  les  convoitises  de  son  voisin  le  duc  de  Savoie; 
elle  avait  aussi  à  payer  l'énorme  rançon  de  Jean  I".  Spéculant  sur  la 
faiblesse  de  leur  prisonnier,  qui  était  allé  jusqu'à  promettre  d'accepter 
le  traité  de  Troyes,  les  Anglais  augmentaient  sans  cesse  leurs  exi- 
gences. Ils  demandèrent  finalement  une  somme  totale  de254000écus. 
La  duchesse,  désarmée  contre  cette  rapacité   se  confia  à  des  escrocs 


Le  roi  de  Bourges. 


italiens  qui  hâtèrent  sa  ruine.  Elle  ne  put  jamais  achever  le  paiement 
de  cette  rançon,  et  Jean  I"  mourut  captif.  Le  duc  d'Orléans,  les 
comtes  d'Angoulême  et  de  Vendôme  étaient  également  prisonniers 
des  Anglais.  Charles  VII  disposait  du  moins  de  leurs  domaines. 
Quant  à  Louis  III,  duc  d'Anjou  et  comte  du  Maine,  il  était  parti 
en  1420  à  la  conquête  du  trône  de  Naples.  Les  Anglais  convoitaient 
ses  terres  et  avaient  pris  pied  dans  le  Maine. 

Ainsi  les  princes  du  sang,  soutiens  naturels  du  roi,  étaient  cap- 
tifs ou  absents,  exception  faite  du  plus  puissant,  le  duc  de  Bourgogne, 
ami  des  Anglais.  Le  duc  de  Bretagne  et  les  barons  du  Midi  gardaient 
une  attitude  équivoque  ;  du  moins  les  Anglais  ne  pouvaient  compter 
sur  leur  aide. 

Le  roi  de  Bourges  avait  un  personnel  de  gouvernement.  Jean 
sans  Peur  avait  commis  une  grande  faute,  lorsqu'après  son  entrée  à 
Paris,  en  1418,  il  avait  destitué  presque  tous  les  officiers  d'adminis- 
tration et  de  justice.  Il  avait  ainsi  confondu  dans  la  même  proscrip- 
tion quelques  Armagnacs  avérés  et  une  foule  de  braves  gens,  jusque-là 
partisans  de  la  paix  et  de  la  conciliation.  Ils  se  mirent  au  service  du 
dauphin  Charles  et  sans  doute  ce  furent  eux  qui  essayèrent  de 
reconstituer  une  administration  au  sud  de  la  Loire. 

Bourges  et  Poitiers  furent  les  deux  capitales.  Avec  ses  quarante 
églises  et  ses  florissants  métiers,  Bourges  était  alors  une  des  plus 
grandes  villes  de  France.  «  Nous  y  feusmes  grandement  et  notable- 
ment reçeus  »,  disait  plus  tard  Charles  VII  dans  une  charte  qu'il 
accorda  aux  habitants.  C'est  là  que  siégeait  la  Chambre  des 
Comptes.  Le  Grand  Conseil  résidait  tantôt  à  Bourges,  tantôt  à  Poi- 
tiers, et  une  délégation  ambulatoire  suivait  le  roi  dans  ses  déplace- 
ments. Le  Parlement  avait  été  installé  à  Poitiers,  et  la  Cour  des 
Aides,  réorganisée  en  1425,  alla  s'y  établir. 

Malheureusement,  il  était  bien  difficile  d'administrer  et  de  gou- 
verner le  royaume  de  Bourges.  L'histoire  du  Parlement  de  Poitiers 
montre  au  vif  ce  que  valait  et  ce  que  pouvait  ce  personnel  monar- 
chique, restreint  et  appauvri,  qui  s'était  reformé  autour  de  l'héritier 
légitime.  Il  valait  beaucoup  et  ne  pouvait  à  peu  près  rien.  Les  con- 
seillers, pour  la  plupart  anciens  membres  du  Parlement  de  Paris, 
dépouillés  de  leur  office  et  de  leurs  biens  par  la  persécution  bourgui- 
gnonne, étaient  des  hommes  honorables  et  pleins  de  zèle  :  tel  le  vieux 
président  Jean  Jouvenel.  Par  malheur,  le  désordre  était  si  grand, 
qu'une  cour  de  justice  devenait  un  rouage  presque  inutile.  Le  Parle- 
ment végétait  dans  l'inaction  et  la  misère.  Ce  qui  restait  d'autorité 
et  de  ressources  au  roi  Charles  était,  on  le  verra,  la  proie  de  mépri- 
sables favoris.  Mais,  dans  son  impuissance,  le  Parlement  de  Poitiers, 


ORLEANS, 

ANGOULÊME, 

VENDÔME,  ANJOU. 


OFFICIERS 

DE  CHARLES  VI 

AU  SERVICE 

DE  CHARLES  VII. 


BOURGES 
ET  POITIERS. 


LE  PARLEMENT 
DE  POITIERS. 


19 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


gardien  des  traditions  monarchiques,  restait  prêt  à  fournir  au  roi 
de  bons  conseillers,  quand  il  voudrait  en  avoir.  C'était  une  réserve 
pour  Tavenir. 


CE  QUE  POUVAIT 

LE  ROI 

DE  BOURGES. 


CHARLES  VII. 


II.    —    LE  ROI,     LES    REVOLUTIONS    DE    PALAIS    ET 
L'ANARCHIE  ' 


L 


A  grande  faiblesse  du  parti  de  Charles  VII  était  la  personne 
même  du  roi.  En  1422,  sa  cause  n'était  pas  désespérée.  Si 
Charles  VII  avait  eu  les  qualités  d'un  Henri  de  Navarre,  l'entrain, 
le  goût  de  la  guerre  et  du  danger,  s'il  avait  gaillardement  passé  sa 
jeunesse  à  rallier  de  hardis  partisans,  à  battre  l'estrade  en  donnant 
de  bons  coups  de  lance,  la  France  aurait  retrouvé  quinze  ans  plus 
tôt  son  indépendance. 

Mais  Charles  VII  était  le  moins  belliqueux  des  hommes.  Il  vivait 
caché  dans  un  de  ces  châteaux  où  se  complut  sa  somnolente  jeunesse, 
à  genoux  dans  son  oratoire,  tandis  que  les  Anglais  lui  prenaient  son 
royaume.  Il  avait  dix-neuf  ans  à  son  avènement.  Toute  sa  vie  il  fut 
grêle  et  malingre.  Il  avait  les  jambes  courtes,  les  genoux  cagneux, 
une  démarche  disgracieuse.  Ses  portraits*,  qu'ils  le  représentent  dans 
sa  jeunesse  ou  à  la  fin  de  sa  vie,  lui  donnent  le  même  aspect  vieillot 
et  fatigué.  La  tête  est  grosse  et  laide,  le  nez  long,  la  bouche  épaisse 
et  sensuelle,  la  mâchoire  forte,  les  yeux  petits  et  troubles.  C'est  le 
fils  d'un  fou  et  d'une  femme  galante,  écrasé  dès  l'enfance  par  une 
existence  tragique  et  par  le  poids  d'une  destinée  trop  lourde  pour  ses 
maigres  épaules.  Les  chroniqueurs  qui  l'ont  connu  et  n'avaient  pas 
intérêt  à  le  flatter,  comme  le  Bourguignon  Chastellain,  disent  que 
le  principal  trait  de  son  caractère  était  l'inquiétude,  la  défiance,  le 
goût  de  la  solitude.  Il  avait  des  terreurs  maladives.  Quand  il  était 
à  table  et  que,  parmi  les  assistants,  il  distinguait  un  inconnu,  son 


1.  Sources.  Chroniques  de  Guillaume  I  Cousinot  (chap.  199  à  228)  et  de  Cousinot  II  de 
Montreuil  (chap.  i3  à  26),  dans  :  Vallet  de  Viriville,  Chronique  de  la  Pucelle,  iSSg;  Berry 
(p.  373  et  suiv.)  dans  :  Denys  Godefroy,  Hisloire  de  Charles  VII,  1661  (Nouvelle  édition  en 
préparation,  pour  la  Société  d'histoire  de  France);  —  Guillaume  Gruel  (chap.  1  à  f,-]),  édition 
Le  Vavasseur,  1890;  Michel  de  Bernis  (p.  694  et  suiv.)  dans  :  Budion,  Choix  de  chroniques, 
iS38  (sous  le  nom  inexact  de  Miguel  del  Verms).  —  Guérin,  Documents  concernant  le  Poitou 
(Introduction  importante),  Arch.  historiques  du  Poitou,  1896  et  1898.  Soyer,  Actes  de 
Charles  Vil  aux  Archives  du  Cher,  1898.  De  Beaucourt,  Lettres  de  Richemonl,  Revue  d'histoire 
nobiliaire,  1882.  La  Trémoille,  Les  La  Trémoille  pendant  cinq  siècles,  t.  I,  1890. 

Ouvrages  a  consulter.  Outre  les  travaux  de  D.  Neuville,  Cosneau,  Flourac  :  De  Beau- 
court,  Le  caractère  de  Charles  VII,  Rev.  des  Ouest,  histor.,  t.  IX.  Le  Vavasseur,  Valeur  his- 
torique de  G.  Gruel,  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes,  1886-1887  (important).  Travaux  de 
Boudct,  Revue  d'Auvergne,  1894,  et  de  Clémenl-Simon,  Rev.  des  Quest.  histor.,  nouv. 
série,  t.  XIV,  1895.  Anonyme,  Tanguy  da  Chaslel,  Bull,  de  la  Soc.  Académ.  de  Brest,  1898-1894. 
Hist.  du  Lanrjuedoc,  nouv.  odit.,  t.  IX.  Dognon,  Les  institutions  du  pays  de  Languedoc,  1896. 

2.  Reproduits  dans  VAlbum  de  l'ouvrage  de  M.  de  Beaucourt. 


Le  roi  de  Bourges. 


sang  se  g'iaçait,  il  ne  pouvait  plus  continuer  son  repas.  «  N'estoit 
nulle  part  seur  ne  nulle  part  fort,  »  Cependant  il  avait  des  qualités, 
qui  se  dévoileront  quand  viendra  la  bonne  fortune  :  un  jugement 
droit,  de  ralîabilité,  le  goût  des  choses  de  l'esprit.  Mais  sa  faiblesse 
le  livrait  à  la  domination  de  son  entourage,  et  tant  valurent  les 
favoris,  tant  valut  le  roi. 

On  n'a  aucune  preuve  que  Charles  VII  ait  eu  des  maîtresses  au 
début  de  son  règne.  L'évêque  Jean  Jouvenel  des  Ursins,  qui  n'était 
pas  un  flatteur,  écrivait  en  1433  :  «  Sa  vie  est  plaisante  à  Dieu,  ne  il 
n'y  a  en  luy  aucun  vice.  »  Charles  VII  paraît  avoir  mené  d'abord  une 
vie  conjugale  régulière  et  tendre.  La  reine  Marie  d'Anjou  était  une 
femme  douce  et  placide.  Le  poète  Martin  Lefranc  a  vanté  sa  résigna- 
tion, en  termes  un  peu  hyperboliques  : 


Car  en  vertueuse  souffrance, 
Ou  temps  du  commun  desari'oy, 


Elle  a  monstre  plus  de  vaillance 
Que  sage  prince  ne  lier  roy. 


Elle  n'avait  guère  plus  de  volonté  que  son  mari  et  elle  ne  joua  aucun 
rôle  politique.  Ce  furent  des  favoris  qui  gouvernèrent  dans  les  pre- 
mières années  du  règne,  et  des  favoris  indignes.  Jean  Louvet,  autre- 
fois au  service  du  duc  d'Anjou  comme  président  de  la  Chambre  des 
Comptes  d'Aix,  avait  en  mains  toute  l'administration  des  finances  : 
il  faisait  forger  de  mauvaise  monnaie,  engageait  les  joyaux  de  la 
couronne  à  des  usuriers,  et  retenait  pour  lui  la  meilleure  part  du 
profit.  Le  vieux  Breton  Tanguy  du  Chastel,  qui  avait  emporté  Charles 
dans  ses  bras,  durant  la  sanglante  nuit  du  29  mai  1418,  «  très  péril- 
leux homme,  chault,  soudain  et  hastif  »,  était  un  serviteur  énergique 
et  dévoué,  mais  aussi  effrontément  voleur  que  Jean  Louvet.  Pierre 
Frotier,  maître  de  l'écurie,  et  le  premier  médecin  Cadart,  étaient, 
avec  Louvet  et  Tanguy  du  Chastel,  les  principaux  auteurs  du  crime 
de  Montereau;  ils  profitaient  également,  avec  la  plus  cynique  avi- 
dité, de  la  complaisance  royale.  Le  sire  de  Giac,  le  bailli  Guillaume 
d'Avaugour  et  l'évoque  de  Laon,  Guillaume  de  Champeaux,  complé- 
taient cette  bande  de  parasites. 

Tous  ces  gens-là  étaient  des  Armagnacs  à  jamais  compromis 
par  leurs  excès  passés,  et  qui  ne  pouvaient  attendre  rien  de  bon  d'une 
réconciliation  entre  le  roi  et  le  duc  de  Bourgogne.  Aussi  s'oppo- 
saient-ils de  tout  leur  pouvoir  aux  projets  de  rapprochement.  Ils  ne 
cherchaient  qu'à  vivre  au  jour  le  jour  et  à  prolonger  indéfiniment 
cette  situation  provisoire,  si  fructueuse  pour  eux.  Ils  tenaient  le  roi  en 
chartre  privée,  et,  sous  prétexte  de  veiller  sur  sa  vie,  l'empêchaient  de 
se  montrer  et  entretenaient  en  lui  cette  timidité,  voisine  de  la  mono- 
manie, qui  paralysait  ses  bonnes  intentions. 


LES  FAVORIS 
£,N  1422. 


POLITIQUE 
DES  FAVORIS. 


Charles   VIL   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


POLITIQUE 
DE  LA  REINE 
DE  SICILE. 


APPEL 

A  LA  MAISON 

DE  BRETAGNE 


Ils  furent  pourtant  vite  supplantés.  L'intelligente  et  impé- 
rieuse belle-mère  du  roi,  Yolande  d'Aragon,  veuve  du  roi  de  Sicile 
Louis  II  d'Anjou,  s'était  donné  la  tâche  de  défendre  contre  les 
Anglais  le  Maine  et  l'Anjou,  héritage  de  son  fils  Louis  III  ;  or  Bed- 
ford  avait  jeté  son  dévolu  sur  ces  provinces  et  voulait  s'en  emparer 
pour  son  compte  personnel.  Yolande  avait  donc  un  intérêt  direct  à 
organiser  la  défense  contre  l'invasion  anglaise  et  à  favoriser  un  rap- 
prochement entre  le  roi  et  le  duc  de  Bourgogne.  Mais,  pour  cela, 
il  fallait  d'abord  écarter  les  conseillers  armagnacs.  La  reine  de  Sicile 
ne  pouvait  compter  ni  sur  son  fils  aîné  Louis  III,  occupé  à  pour- 
suivre la  chimère  d'un  trône  italien,  ni  sur  son  second  fils  René, 
encore  adolescent,  et  qui  vivait  en  Lorraine.  Elle  se  tourna  vers  la 
maison  de  Bretagne.  Si  elle  parvenait  à  détacher  le  duc  Jean  V  de 
l'alliance  anglaise  et  si  elle  lui  assurait  une  part  active  au  gO'Uverne- 
ment,  elle  faisait  coup  double  :  Bedford  aurait  un  ennemi  de  plus  sur 
les  frontières  normandes,  et  les  favoris  devraient  quitter  la  cour.  Le 
duc  de  Bretagne  ne  pouvait  oublier,  en  effet,  qu'en  1420  son  rival,  le 
comte  de  Penthièvre,  l'avait  attiré  dans  un  guet-apens  et  l'avait 
retenu  prisonnier,  de  complicité  avec  Louvet,  Frotier  et  Tanguy  Du 
Chastel. 

Dès  1423  s'engagea  une  série  d'intrigues  pour  faire  prévaloir  l'in- 
fluence bretonne.  Elle  aboutit  à  la  promotion  d'Arthur  de  Bretagne, 
TABLE (7MARSuê5).  ^qj^^q  ^q  Richcmont,  frère  de  Jean  V,  à  l'office  de  connétable,  le 
7  mars  1425.  Richemont  était  un  homme  de  trente-deux  ans,  inté- 
ressé, ambitieux  et  renfrogné  *  ;  fort  dévot  du  reste  :  son  panégyriste, 
Guillaume  Gruel,  en  donne  pour  preuve  que  nul  homme  de  son  temps 
ne  fit  brûler  plus  de  sorciers.  Sa  piété  ne  l'avait  point  empêché,  durant 
sa  jeunesse,  de  manquer  souvent  à  ses  amitiés  et  à  ses  serments. 
Ami  d'enfance  de  Philippe  le  Bon,  il  se  laissa  entraîner  en  1410  dans 
le  parti  armagnac  et  se  fit  prendre  par  les  Anglais  à  Azincourt.  Mis 
en  liberté  provisoire,  il  n'hésita  pas  à  trahir  le  dauphin  pour  obtenir 
son  entière  délivrance  :  il  servit  de  son  mieux  les  intérêts  du  roi 
d'Angleterre,  et  lui  gagna  l'alliance  du  duc  Jean  V.  N'ayant  pu  recou- 
vrer sa  liberté  complète,  il  recourut  à  un  second  parjure  :  à  la  mort 
du  roi  Henry  V,  il  prétendit  que  la  disparition  de  son  vainqueur  le 
déliait  de  ses  promesses  et  refusa  de  rentrer  en  captivité,  contraire- 
ment à  toutes  les  lois  de  la  guerre.  Ce  personnage  peu  séduisant 
valait  mieux  cependant  que  les  favoris  de  Charles  VIL  C'était  un 


RICHEMONT 
DEVIENT  CONNÉ- 


1.  Charles  d'Orléans  l'appelait"  ma  vieille  lippe  »  (Lettres  publiées  dans  Cosneau,  Le  con- 
nélable  de  Richemont,  appendices,  n°=  2  et  3).  Un  crayon  de  la  collection  Gaignières,  d'après 
un  ancien  portrait  du  connétable,  est  reproduit  dans  Montfaucon,  iVonumens  de  la  Monar- 
chie française,  t.  111,  planche  Ll,  figure  10. 


LE    ROI    DE    BOURGES 


LE  CONNETABLE  DE   ItICHEMONT. 

Copie,  faite  par   Gaignières,  d'un  portrait  exécute 
en  1458.  —  Bibl.  Nat.,  Est.  Oa  14,  fol.  48. 


LA  HIRE  ET  XAINTRAILLES. 

Miniature  iTun  manuscrit  de  Monstrelet,  seconde  moitié  du  xy<^  siècle.  Les  deux  chevaliers  suivis 

chacun  d'un  valet,  portent  des  harnais  de  fer  battu,  dont  le  bassinet  est  surmonté  d'un  long  panache. 

—  Bibl.  Nat.,  ms.  fr.  2  679. 


IV.  2. 


Pl.  3.  Page  22. 


Le  roi  de  Bourges. 


PROCfiAilME 
DE  RICHE  MONT. 


mCllEMONT  ET 


homme  de  guerre,  doué  d'un  génie  assurément  médiocre,  mais  ayant 
de  la  ténacité,  le  goût  de  l'autorité  et  de  l'exactitude,  le  dédain  des 
tournois  et  des  plaisirs  futiles,  l'horreur  de  l'indiscipline. 

Richemont  annonça  qu'il  travaillerait  à  rétablir  l'ordre  dans  le 
gouvernement  et  dans  l'armée,  et  la  paix  entre  le  roi  et  le  duc  de 
Bourgogne.  Il  avait  épousé  la  sœur  de  Philippe  le  Bon,  Marguerite, 
qui  était  la  veuve  du  dauphin  Louis,  duc  de  Guyenne,  et  par  consé- 
quent la  belle-sœur  de  Charles  VU;  les  biens  de  la  duchesse  de 
Guyenne  se  trouvaient  en  Bourgogne  :  on  ne  pouvait  donc  pas  douter 
de  la  sincérité  de  Richemont,  puisqu'il  avait  intérêt  à  tenir  sa  parole. 
Et  il  était  homme  à  mener  jusqu'au  bout  une  œuvre  entreprise.  Les 
tragiques  événements  du  règne  de  Charles  VI  l'avaient  habitué  à 
l'action  violente,  de  même  qu'ils  l'avaient  conduit  à  ne  pas  tenir 
grand  compte  des  volontés  du  roi. 

Les  conseillers  armagnacs  résolurent  de  se  débarrasser  immé- 
diatement de  lui.  Profitant  d'une  absence  de  Richemont,  Louvet  fît  ^^^  conseillers 
exclure  du  Grand  Conseil  tous  les  partisans  de  l'alhance  bretonne,  armagnacs. 

et,  emmenant  le  docile  Charles  VII  à  Poitiers,  il  y  réunit  une  armée. 
Richemont  se  hâta  de  revenir  vers  Bourges.  De  concert  avec  la  reine 
de  Sicile  et  le  duc  de  Bretagne,  il  adressa  aux  habitants  des  bonnes 
villes  une  lettre  circulaire,  oîi  il  réclamait  leur  appui  contre  les 
favoris  du  roi,  contre  ces  petites  gens  qui  prétendaient  interdire 
l'accès  de  la  cour  aux  princes  du  sang  Toutes  les  bonnes  villes,  sauf 
deux,  acquiescèrent,  et  une  foule  de  nobles  vinrent  à  Bourges  offrir 
leur  épée  au  connétable. 

Sur  le  conseil  de  Tanguy  du  Chastel,  Charles  VII  céda.  Louvet  chute 

fut  envoyé  en  mission  dans  le  Dauphiné,  pour  sauver  les  apparences,  ^es  conseillers 
Tanguy,  Frobier,  Cadart,  d'Avaugour  s'exilèrent,  et  le  roi  déclara  ARM.iCNACs. 

devant  une  assemblée  de  seigneurs  et  de  députés  des  bonnes  villes, 
tenue  à  Bourges  au  mois  de  juin  1425,  «  que  il  cognoissoit  bien  le 
malvaix  conseil  que  il  avoit  eu  ou  tems  passé;  que  dorénavant  il  se 
voloit  conduire  par  bon  conseil  et  faire  tout  ce  que  son  léal  frère  de 
Bretagne  et  son  connestable  lui  voldroient  conseiller  ». 

Le  7  octobre,  un  traité  signé  à  Saumur  scella  ce  rapprochement 
entre  Charles  VII  et  la  maison  de  Bretagne.  Mais  la  politique  de 
Jean  V  était  trop  subtile  et  trop  changeante  pour  que  ce  pacte  pût 
avoir  des  résultats  bien  durables.  L'arrivée  même  de  Richemont  à  la 
cour  ne  modifia  guère  le  train  des  choses.  Le  trésor  royal  n'était  plus 
gaspillé  par  les  mêmes  personnes,  mais  il  l'était  sans  plus  de  retenue 
qu'auparavant.  A  la  place  de  gens  de  «  bas  et  petit  lieu  »,  de  grands 
seigneurs  étaient  maintenant  installés  à  la  curée.  Si  le  connétable 
faisait  preuve  de  quelque  pudeur,  la  reine  Yolande,  le  comte  de  Cler- 


TRAITE 
DE  SAUMUR. 


NOUVEAUX 
PAR.4SITES. 


23 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


LE  SIRE 
DE  GIAC. 


COMPLOT 
CONTRE  GLiC. 


LE  CAMUS 
DE  BEAU  LIEU. 


mont,  le  comte  de  Vendôme,  revenu  de  sa  captivité  en  Angleterre, 
étaient  des  quémandeurs  infatigables.  Le  comte  de  Foix,  jugeant 
le  moment  propice,  se  réconcilia  définitivement  avec  Charles  VII 
et  vint  séjourner  pendant  dix-huit  mois  à  la  cour  de  France.  Il 
se  fit  donner  par  le  roi  le  comté  de  Bigorre  et  la  vicomte  de 
Lautrec,  une  pension  annuelle  de  24  000  livres  tournois  et  la 
lieutenance  générale  du  Languedoc,  dont  il  allait  tirer  le  plus 
scandaleux  profit.  Une  fois  repu,  il  alla  exercer  dans  le  Midi  sa 
fructueuse  vice-royauté. 

L'arrivée  de  Richement  ne  pouvait  pas  changer  non  plus  le 
caractère  de  Charles  VII,  qui  retomba  sous  la  tutelle  dun  homme 
taré,  Pierre  de  Giac,  son  premier  chambellan,  Giac  était  un  ancien 
conseiller  de  Jean  sans  Peur.  Il  avait  assassiné  sa  première  femme, 
Jeanne  de  Naillac,  afin  d'épouser  la  riche  comtesse  de  Tonnerre, 
Catherine  de  TIsle-Bouchard.  Richemont  le  ménageait,  à  cause  de 
ses  attaches  bourguignonnes.  Giac  prit  sur  Charles  VII  un  incroyable 
ascendant.  Un  jour,  il  fit  enlever  un  des  plus  notables  conseillers,  le 
vieux  Robert  le  Maçon,  le  garda  en  prison  malgré  deux  ordres  royaux 
formels,  et  ne  le  mit  en  liberté  que  contre  une  rançon  de  mille  écus 
d'or,  dont  Charles  VII  paya  une  partie. 

Giac  pouvait  impunément  se  moquer  d'un  pareil  roi,  mais  il  eut 
l'imprudence  de  contrecarrer  la  politique  du  vindicatif  Richemont, 
et  en  particulier  ses  essais  d'organisation  militaire.  Un  complot  se 
trama  contre  le  favori.  Richemont  se  concerta  avec  la  reine  Yolande 
et  bon  nombre  de  seigneurs,  entre  autres  Georges  de  La  Trémoille. 
La  Trémoille,  pour  avoir  conquis  les  faveurs  de  Catherine  de  l'Isle- 
Bouchard,  seconde  femme  de  Giac,  avait  été  banni  de  la  cour.  Il 
rêvait  de  se  venger  du  mari  et  d'épouser  la  femme.  Le  matin  du 
8  février  1427,  comme  Giac  se  trouvait  à  Issoudun  avec  le  roi,  Riche- 
mont vint  lui-même,  avec  ses  gens,  enlever  le  favori  dans  son  lit.  Le 
roi,  entendant  le  bruit,  demanda  ce  qui  se  passait.  Le  connétable 
ordonna  de  lui  répondre  que  «  ce  qu'il  faisoit  estoit  pour  son  bien  ». 
Puis  le  sire  de  Giac  fut  emmené  dans  un  domaine  de  la  duchesse  de 
Guyenne,  où  il  fut  jugé  sommairement  et  condamné  à  être  noyé.  La 
Trémoille  assista  au  supplice  ;  quelque  temps  après,  il  épousa  Cathe- 
rine de  risle-Bouchard.  Quant  à  Charles  VII,  il  prit  d'abord  «  en 
son  cuer  courroux  et  desplaisance  »  :  Richemont  l'avouait  dans  une 
lettre  où  il  demandait  aux  bourgeois  de  Lyon  d'intervenir  en  sa 
faveur.  Mais  la  reine  Yolande  et  les  autres  amis  du  connétable  per- 
suadèrent au  roi  qu'on  lui  avait  rendu  service,  et  il  se  déclara 
«  content  >>.  Il  avait  d'ailleurs  un  nouveau  favori,  Le  Camus  de 
Beaulieu.  Il  ne  le  garda  pas  longtemps  :  au  mois  de  juin.  Le  Camus 


<  24  ) 


Le  roi  de  Bourges. 


de  Beaulieu  fut  assassiné  sous  ses  yeux,  à  Poitiers,  par  les  gens  du 
seigneur  de  Boussac. 

Richemont,  qui  était  obligé  de  quitter  fréquemment  la  cour,  et  la  trémoille. 
n'avait  pas  la  souplesse  nécessaire  pour  s'assurer  l'amitié  du  roi, 
voulait  trouver  un  homme  fidèle  à  ses  intérêts,  et  assez  adroit  pour 
prendre  la  place  vacante  de  favori.  Il  eut  la  malheureuse  idée  de 
choisir  La  Trémoille.  Georges  de  La  Trémoille  était  un  gros  homme 
d'une  quarantaine  d'années ,  sensuel ,  vaniteux ,  prêt  à  toutes  les 
infamies  pour  satisfaire  ses  appétits.  Ancien  officier  de  l'hôtel  de 
Jean  sans  Peur,  et  devenu  grand  maître  des  eaux  et  forêts  de  France 
en  1413,  il  avait  commis  des  actes  de  brigandage  dont  le  Parlement 
de  Paris  eut  à  s'occuper.  Le  duc  de  Guyenne  le  comptait  parmi  ses 
compagnons  de  débauches,  et  La  Trémoille  faillit  même  être  assommé 
par  les  moralistes  cabochiens.  Il  épousa  ensuite  une  dame  d'âge  mûr, 
Jeanne  de  Boulogne,  veuve  du  duc  de  Berry,  qui  lui  apporta  l'usu- 
fruit des  comtés  de  Boulogne  et  d'Auvergne.  Il  lui  fit  subir  de  tels 
traitements  qu'elle  mourut  peu  d'années  après.  On  a  vu  enfin  en 
quelles  circonstances  il  épousa  la  dame  de  Giac.  Si  le  connétable 
s'adjoignit  ce  louche  auxiliaire,  c'est  sans  doute  parce  que  La  Tré- 
moille, comme  son  prédécesseur  Giac,  avait  gardé  des  accointances 
dans  la  faction  bourguignonne  :  son  frère  Jean,  seigneur  de  Jonvelle, 
était  premier  maître  d'hôtel  de  Philippe  le  Bon.  Quant  au  roi,  il  se 
laissa  imposer  La  Trémoille,  qui  ne  lui  plaisait  pas,  de  même  qu'il 
avait  laissé  périr  Giac  et  Le  Camus,  qui  lui  plaisaient. 

Georges   de  La  Trémoille  vainquit    très  rapidement  les  repu-  puissaxce 

gnances  du  roi.  Il  sut  flatter  son  horreur  de  l'action,  encourager  ^^  ^-^  trémoille 
l'espoir  que  Charles  VII  conservait  de  pouvoir  obtenir  la  paix  par 
des  moyens  diplomatiques.  Il  réussit  à  se  faire  donner  l'entière  dis- 
position des  finances  et  des  forteresses,  et  le  gouvernement  «  du 
corps  du  roi  ».  Aucune  décision  ne  se  prit  sans  son  consentement. 
Il  maintint  sa  puissance  en  prêtant  beaucoup  d'argent  aux  courtisans 
et  au  roi  lui-même.  Cet  argent  lui  coûtait  peu  du  reste  :  non  content 
de  son  énorme  pension,  il  s'appropriait  les  impôts  publics  levés  sur 
ses  domaines,  rançonnait  les  bourgeois  des  villes  royales,  et  il  avait 
à  ses  gages  de  redoutables  chefs  de  bandes  qui  travaillaient  à  son 
compte,  comme  Jean  de  La  Roche. 

Richemont,  s'apercevant  qu'il  s'était  donné  un  maître,  signa, 
dès  le  mois  d'août  1427,  un  pacte  d'alliance  avec  le  comte  de  Cler- 
mont  son  beau-frère,  le  comte  de  La  Marche,  le  comte  de  Pardiac  et 
le  comte  d'Armagnac,  afin  do  se  débarrasser  du  nouveau  favori.  Mais 
La  Trémoille  prit  les  devants.  Les  palinodies  du  duc  de  Bretagne  lui 
fournirent  une  occasion  d'agir  :  le  8  septembre,  ce  prince  retourna 


LUTTE  ENTRE 

RICHEMONT 

ET  LA  TRÉMOILLE. 


V ANARCHIE. 


LE  COMTE 

DE  FOIX 

EN  LANGUEDOC. 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livre  premier 

à  l'alliance  anglaise.  Charles  VII,  qui  détestait  son  connétable,  se 
laissa  facilement  persuader  que  la  faute  de  Jean  V  devait  retomber 
sur  Richemont  :  il  le  bannit  de  sa  cour  et  défendit  à  ses  capitaines 
de  lui  ouvrir  aucune  place.  Alors  commença  entre  Richemont  et 
La  Trémoille  une  gueri'«  privée  qui  se  prolongea  pendant  cinq  années 
(fin  1427-mars  1432),  à  l'époque  la  plus  critique  de  la  lutte  contre  les 
Anglais.  Les  deux  adversaires  avaient  tous  deux  de  riches  domaines 
en  Poitou  :  cette  province  fut  le  théâtre  de  la  guerre  civile.  La  Trc- 
moille  faillit  d'abord  perdre  la  partie.  Il  fut  pris  dans  son  château  de 
Gençay;  menacé  de  mort,  il  dut  promettre  une  grosse  rançon  :  ce  fut 
naturellement  Charles  VII  qui  la  paya.  Le  roi  prit  part  lui-même  à  la 
guerre  contre  son  connétable.  Les  États  Généraux,  réunis  à  Chinon 
en  1428,  lui  demandèrent  en  vain  le  rappel  de  Richemont.  L'âme 
damnée  de  La  Trémoille,  Jean  de  La  Roche,  mettait  le  Poitou  à  l'eu 
et  à  sang,  et  le  connétable  assiégeait  la  petite  ville  de  Sainte-Néo- 
maye,  possession  du  même  Jean  de  La  Roche,  au  moment  où  les 
Anglais  bloquaient  Orléans,  dernière  place  forte  qui  les  arrêtât  au 
nord  de  la  Loire. 

L'avènement  de  La  Trémoille,  brigand  et  meurtrier,  résume  l'his- 
toire du  royaume  de  Bourges  et  donne  idée  de  l'anarchie  où  était 
alors  plongée  la  France  armagnaque. 

Les  lieutenants  que  le  roi  de  Bourges  déléguait  dans  les  provinces 
lointaines  gouvernaient  pour  eux,  non  pour  lui.  Le  comte  de  Foix, 
Jean  de  Grailly,  avait  été  investi,  le  6  janvier  1425,  de  la  lieutenance 
générale  du  Languedoc,  avec  pouvoir  «  de  faire  tout  ce  qu'il  verra 
estre  à  faire  au  bien  de  ces  pays  '  ».  C'était  une  charge  fort  impor- 
tante. Le  Languedoc,  loyalement  administré,  pouvait  rendre  d'im- 
menses services  à  la  couronne  Le  domaine  royal  y  était  aussi  étendu 
que  dans  le  centre  de  la  France,  et  les  puissantes  villes  consulaires 
du  Midi  ne  demandaient  qu'à  s'entendre  avec  le  roi  et  à  le  soutenir. 
Mais  le  comte  de  Foix  usa  pour  son  seul  profit  de  la  vague  commis- 
sion qu'il  avait  reçue.  Il  défendit  à  tous  les  officiers  de  son  gouver- 
nement de  mettre  à  exécution  les  lettres  du  roi  sans  son  autorisation 
préalable.  Il  fit  frapper  dans  les  ateliers  royaux  de  mauvaises  mon- 
naies. Il  ne  laissa  parvenir  jusqu'au  roi  qu'une  partie  des  subsides 
votés  par  les  États.  11  s'empara  de  l'hôtel  épiscopal  et  des  maisons 
des  chanoines  de  Béziers,  et  en  fît  des  forteresses  ;  comme  l'évêque 
protestait,  il  menaça  de  le  faire  expulser  «  non  seulement  du  Lan- 
guedoc, mais  encore  du  royaume  ».  Le  roi  lui  ordonna  de  rendre 


1.  Sur  les  préliminaires  de  ceUe  nomination,  M.  Vignaud  a  publié  dans  les  Annales  du 
Midi,  1900,  p.  355,  un  texte  qui  montre  bien  jusqu'où  était  descendu  le  pouvoir  royal. 


26 


Le  roi  de  Bourges. 


l'hôtel  épiscopal;  il  refusa.  Il  résida  presque  toujours  dans  ses  domaines 
de  Foix  et  de  Béarn,  et  ne  s'occupa  du  Languedoc  que  pour  en  tirer 
de  l'argent.  Il  laissa  les  routiers  s'y  ébattre  et  les  Anglais  courir  sur 
les  frontières.  Exaspérés,  les  gens  du  Languedoc  résolurent  de  se 
gouverner  eux-mêmes.  Une  assemblée  des  trois  ordres  se  réunit  spon- 
tanément à  Capestang  et  décida  que  les  nobles  de  la  sénéchaussée  de 
Toulouse  seraient  convoqués  pour  faire  la  chasse  aux  pillards.  En 
même  temps,  sur  la  frontière,  un  certain  nombre  de  petites  villes 
concluaient  à  prix  d'or  des  trêves  particulières  avec  les  Anglais.  Jean 
de  Grailly  annula  les  trêves,  interdit  la  convocation  des  gens  de 
guerre  et  les  réunions  d'États  illicites  (1430-1431);  et  peu  après,  il 
concluait  lui-même  un  traité  de  paix  avec  les  Anglais,  pour  abriter 
ses  domaines  contre  leurs  déprédations.  Il  avait  un  digne  partenaire, 
en  la  personne  de  Guillaume  de  Champeaux,  évêque  de  Laon,  général 
conseiller  des  finances  en  Languedoc.  Ce  prélat  levait  les  impôts  à  sa 
fantaisie,  fabriquait  des  monnaies  pour  son  compte,  dilapidait  les 
greniers  à  sel.  Les  députés  du  Languedoc,  réunis  à  Chinon  en  1428, 
obtinrent  sa  destitution.  Sommé  deux  fois  par  le  roi  d'abandonner 
sa  charge,  il  la  garda  et  poursuivit  tranquillement  le  cours  de  ses 
exploits  financiers. 

Dans  le  Poitou  même  etles  provinces  voisines,  le  roi  n'avait  aucune 
autorité  sur  les  capitaines.  Les  châteaux  qu'on  avait  mis  en  défense 
par  crainte  de  l'invasion  anglaise  étaient  devenus  autant  de  repaires 
de  bandits  ;  la  lutte  qui  éclata  entre  Richemont  et  La  Trémoille  mit  le 
comble  au  désordre.  Inventerdes  péages  illicites,  fabriquer  de  la  fausse 
monnaie,  régler  les  vieilles  querelles  d'intérêt  par  des  meurtres,  enle- 
ver les  héritières,  violer  les  bourgeoises  et  les  paysannes,  rançonner 
les  petites  gens,  détrousser  les  voyageurs,  c'était  le  passe-temps  de 
beaucoup  de  nobles.  On  oubliait  facilement  que  la  moitié  de  la 
France  était  aux  mains  de  l'ennemi.  Le  seigneur  de  Laigle,  pour  ses 
expéditions  de  pillage,  avait  à  sa  solde  des  gens  de  guerre  anglais. 
On  ne  respectait  ni  les  officiers  du  roi,  ni  le  roi,  et  les  plus  hauts 
personnages  donnaient  l'exemple  de  la  rébellion.  Le  comte  d'Arma- 
gnac, pendant  son  séjour  à  la  cour  de  Charles  VII,  séquestra  le 
maréchal  de  Séverac,  lui  arracha  un  testament  en  sa  faveur,  et  le  fit 
ensuite  assassiner.  De  même  que  Giac  avait  enlevé  et  mis  à  rançon  le 
conseiller  Robert  le  Maçon,  le  comte  de  Clermont  fit  arrêter  Martin 
Gouge,  évêque  de  Clermont  et  chancelier  de  France  :  malgré  les 
menaces  du  Parlement,  du  roi  et  du  pape,  il  le  garda  plusieurs  mois 
prisonnier;  Charles  VII  dut  encore  payer  une  partie  de  la  rançon.  Le 
Parlement,  plein  de  bonnes  intentions,  était  incapable  d'endiguer 
cette  effroyable  anarchie.  Le  seigneur  d'Arpajon,  cité  à  comparoir 


GUILLAUME 
DE  CHAMPEAUX. 


LANARCIUE 
EN    POITOU. 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livre  premier 

devant  le  roi,  se  fit  donner  par  l'huissier  d'armes  les  lettres  de 
Charles  VII  et  refusa  de  les  rendre,  «  disant  qu'il  sauroit  se  lesdites 
lettres  avoient  esté  données  avant  boire  ou  après  boire  ».  Un  des 
fidèles  du  connétable,  Guillemot  de  Montsorbier,  ajourné  par  le  Par- 
lement, paya  un  prêtre  pour  envoûter  le  roi  et  ses  conseillers  :  Riche- 
mont  refusa  de  le  livrer.  Ceux  mêmes  qui  étaient  chargés  d'exécuter 
les  arrêts  de  la  justice,  les  sergents  royaux,  comptaient  parmi  eux 
des  voleurs  de  grand  chemin.  Le  règne  de  la  force  était  revenu, 
comme  aux  temps  les  plus  obscurs  et  les  plus  durs  de  l'anarchie 
féodale.  L'édifice  patiemment  construit  par  les  Capétiens,  et  où  les 
Français  pouvaient  vivre  et  travailler  en  paix,  semblait  irrémédia- 
blement détruit.  En  France,  écrivait  Alain  Chartier,  «  les  pays  cham- 
pestres  sont  tournez  a  Testât  de  la  mer,  où  chascun  a  tant  de  sei- 
gneurie comme  il  a  de  force  ». 


III.-  LA    POLITIQUE    DU    ROI    DE    BOURGES.^ 
FINANCES.    ARMÉE.    DIPLOMATIE^ 

DÉSARROI  "TX'UN  royaume  à  moitié  occupé  par  les  Anglais  et  les  Bourgui- 

FiNANCŒP.  I  /  gnons,  et  dont  l'autre  moitié  était  en  si  grand  désordre,  com- 

ment tirer  les  ressources  nécessaires  pour  soutenir  la  guerre? 

Les  ressources  ordinaires  de  la  monarchie,  rentes  du  domaine, 
gabelles,  péages,  étaient  réduites  à  rien  par  la  hausse  artificielle  de 
la  monnaie,  le  brigandage,  la  faiblesse  de  la  consommation.  L'impôt 
extraordinaire  des  aides  était  supprimé  depuis  1418 -.  Restaient  les 
impôts  directs  votés  par  les  Etats.  Au  moins  une  fois  par  an,  les 
États  de   Languedoil,  les  États  de   Languedoc   et  nombre   d'États 

1.  SovRCES.  Fragments  de  Comptes  de  Charles  VII,  publiés  par  Loiseleur,  Mém.  de  la  Soc. 
archéol.  de  l'Orléanais,  t.  XI;  par  Charpentier  et  Cuissart,  en  appendice  au  Journal  du 
Siège  d'Orléans,  1896;  par  Vallet  de  Viriville,  à  la  suite  de  la  Chronique  de  Jean  Chartier,  t.  III, 
1808.  Stevenson,  Letters  and  papers,  t.  II.  Rymer,  Fœdera,  t.  IV,  part,  iv,  1740.  Gachard, 
Rapport  sur  les  documents  concernant  l'hisl.  de  la  Belgique,  i843.  Chroniques  de  Monstrelet, 
édit.  Douët  d'Arcq,  t.  IV;  Lefèvre  de  Saint-Remy,  édit.  Morand,  t.  II,  1881;  Chastellain, 
édit.  Kervyn  de  Leltenhove,  t.  I,  i863;  Pierre  de  Fenin,  édit.  de  Mlle  Dupont,  1887;  Jan 
van  Dixmude,  édit.  de  Smet,  Corpus  chronicorum  Flandrise,  t.  III,  i856. 

Ouvrages  a  consulter.  Loiseleur,  L'Administration  des  finances  au  commencement  du 
XV'  siècle,  Mém.  de  la  Soc.  archéol.  de  l'Orléanais,  t.  XI.  Quicherat,  Rodrigue  de  Villan- 
drando,  1879.  P  M.  Perret,  Relations  de  la  France  avec  Venise,  t.  I,  1896-  Daumet,  L'Al- 
liance de  la  France  et  de  la  Castille  au  XIV"  et  au  XV'  siècle,  1898.  Von  Loeher,  Jakobœa 
von  Bayern,  t.  II,  1869.  Stubbs,  Conslitutional  History  of  England,  t.  III,  4»  édit.,  1890. 
Desplanque,  Projet  d'assassinat  de  Philippe  le  Bon,  Mém.  couronnés  par  l'Acad.  de 
Bru.xelles,  t.  XXXIII. 

2.  L'ordonnance  du  28  février  i436,  rétablissant  les  aides,  ne  laisse  aucun  doute  sur  ce 
point.  Toutefois,  de  temps  en  temps,  on  essayait  de  rétablir  des  droits  sur  les  boissons  et 
denrées  diverses  :  la  Cour  des  Aides  fut  reconstituée  en  1420  «  pour  l'expédition  des  causes 
et  procès  sourdans  et  dependans  a  cause  de  la  gabelle  et  des  aydes  ayans  cours  pour  la 
guerre  ».  (Loiseleur,  Compte  des  dépenses  de  Charles  VII,  p.  22-24). 


Le  roi  de  Bourges. 


Provinciaux  se  réunissaient  et  accordaient  à  Charles  VII  d'impor- 
tants subsides,  sous  forme  de  taille.  Mais  les  recouvrements  et  les 
paiements  étaient  si  laborieux,  que  le  produit  des  subsides  était 
affecté  à  des  dépenses  déjà  faites,  et  le  trésor  était  perpétuellement 
à  sec.  L'épuration  des  comptes  était  si  difficile  que  souvent  on  renon- 
çait à  la  poursuivre. 

Pour  acquitter  les  dépenses  imprévues,  pour  éteindre  même  les 
dettes  courantes,  on  avait  recours  aux  pires  expédients.  Une  ordon- 
nance de  1422,  rétablissant  la  forte  monnaie,  ne  fut  appliquée  que 
peu  de  temps,  et  la  fabrication  de  la  fausse  monnaie  recommença. 
Charles  VII  empruntait  aux  villes,  aux  marchands,  aux  officiers  de  la 
couronne  et  de  l'hôtel.  Il  mettait  en  gage  ses  diamants,  la  garniture 
d'or  de  son  casque,-  il  vendait  ses  terres,  et,  lorsqu'il  voulait  récom- 
penser ses  fidèles  ou  satisfaire  les  quémandeurs,  c'était  encore  le 
domaine  qui  très  souvent  faisait  les  frais  de  ces  générosités. 

Les  traditions  de  prodigalité  du  règne  de  Charles  VI  survivaient 
malgré  la  misère,  malgré  la  guerre.  Aussitôt  que  les  Etats  Généraux 
avaient  voté  un  subside,  Charles  VII  achetait  des  chevaux  et  des 
armes  de  prix,  de  somptueux  vêtements,  et  comblait  de  cadeaux  son 
entourage.  Une  fois  l'argent  épuisé,  il  reprenait  une  vie  obscure  de 
petit  gentilhomme  ruiné,  qui  emprunte  à  ses  valets  et  ne  paie  pas 
ses  fournisseurs  Souvent  on  lui  refusa  crédit.  Il  y  avait  des  périodes 
d'indigence  où  le  roi  faisait  remettre  des  manches  à  ses  vieux  pour- 
points et  ne  pouvait  s'acheter  des  chaussures  neuves.  En  1428,  les 
habitants  de  Tours  firent  cadeau  à  la  reine  de  pièces  de  lin,  ayant  su 
qu'elle  avait  besoin  de  chemises. 

Avec  de  telles  finances,  le  roi  ne  peut  pas  avoir  une  armée  régu- 
lière, et  il  n'y  songe  pas.  La  convocation  du  ban  et  l'arrière-ban 
donne  peu  de  résultats  :  n'ayant  rien  à  redouter  d'un  tel  roi,  les  nobles 
ne  servent  que  s'ils  ont  personnellement  le  goût  de  la  guerre  ;  or  la 
plupart  ont  désappris  le  métier  des  armes  pendant  le  règne  de 
Charles  VI.  «  Il  y  en  a  la  plus  grant  partie,  écrit  un  romancier  du 
temps,  qui,  pour  deffendre  la  terre  et  eulx-mesmes,  ne  se  povent 
partir  de  jouste  (auprès)  leurs  femmes  pour  aller  à  dix  ou  douze 
lieues  '  ».  Les  compagnies  d'archers  et  d'arbalétriers  fournies  par  les 
villes  sont  peu  utilisées.  Quant  aux  compagnies  de  routiers,  leurs 
brigandages  inspirent  au  roi  une  grande  horreur  De  temps  en  temps, 
il  est  pris  de  compassion  pour  les  malheurs  des  Français.  Par  l'or- 
donnance du  30  janvier  1424,  il  congédie  «  tous  les  gens  d'armes  et 


EXPEDIENTS. 


PRODIGALITES 
INTERMITTENTES. 


DES.iRROI  MILI- 
TAIRE. 


1.  Les  XV  Joijes  de  Mariage,   Treziesme  Joije.  Alain  Chartier,  dans   son    Quadrilogue,  et 
Martin  Le£ranc,  dans  son  Champion  des  Dames,  adressent  un  reproche  analogue  aux  nobles. 


^9 


Charles    VII.  Fin  de  la  suerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


NEGOCIATIONS 


POUR  TROiVEH 
DES  ALLIANCES 


ET  REGAGNEE 

LE  DUC 

DE  BOURGOGNE. 


de  Irait  vivant  sur  le  peuple  ».  Il  se  fait  Fillusion  que  son  ordonnance 
sera  appliquée,  et  que  les  routiers  rentreront  chacun  chez  soi.  Il  ne 
compte  guère  que  sur  ses  troupes  étrangères,  «  les  Escossois  et  les 
Lombars  »,  qui  seuls  ne  sont  pas  licenciés.  Ces  Ecossais  et  ces  Ita- 
liens sont  d'ailleurs  aussi  redoutés  du  peuple  que  les  autres  gens  de 
guerre.  Toute  réforme  de  la  discipline  est  impossible,  parce  que  la 
solde  est  rarement  payée;  si  le  roi  envoie  de  l'argent,  les  capitaines, 
souvent  fort  pauvres  eux-mêmes,  le  retiennent  au  passage  et  laissent 
leurs  gens  vivre  sur  l'habitant. 

Charles  VII  s'imaginait  qu'il  pourrait  chasser  les  Anglais  par  la 
vertu  de  la  diplomatie.  Ses  favoris  encourageaient  cette  chimérique 
espérance.  Jamais  roi  de  France  n'avait  envoyé  tant  d'ambassades, 
jamais  plus  de  flots  d'éloquence  n'avaient  coulé.  Dès  les  premières 
années  du  règne,  deux  séries  de  négociations  s'engagèrent,  pour 
chercher  des  alliances  au  dehors,  et  pour  détruire  le  pacte  qui  unis- 
sait Philippe  le  Bon  au  duc  de  Bedford. 

Le  résultat  ne  fut  pas  en  rapport  avec  la  peine  dépensée.  En 
Allemagne,  le  roi  des  Romains,  Sigismond,  donna  aux  ambassadeurs 
de  Charles  VII  de  bonnes  paroles,  qui  n'assurèrent  que  sa  neutralité. 
En  Italie,  seul  le  duc  de  Milan,  Philippe-Marie  Visconti,  oncle  de 
Charles  d'Orléans,  secourut  le  roi  de  Bourges  :  la  traditionnelle 
alliance  milanaise,  confirmée  en  1424  par  le  traité  d'Abbiate-Grasso, 
fournit  à  Charles  VII  un  de  ces  contingents  étrangers  qu'il  appréciait 
tant.  Mais,  la  même  année,  le  roi  d'Ecosse  Jacques  I",  libéré  par  les 
Anglais  après  vingt  ans  de  captivité,  conclut  une  trêve  avec  le  duc 
de  Bedford;  il  ne  fallut  plus  compter  sur  de  nouveaux  renforts 
écossais.  Enfin  les  ambassadeurs  français  demandèrent  vainement  le 
concours  do  la  flotte  castillane  :  les  troubles  du  règne  de  Jean  II 
rendirent  longtemps  stérile  son  alliance. 

Les  négociations  avec  le  duc  de  Bourgogne  donnèrent  un 
moment  quelques  espérances,  qui  bientôt  se  dissipèrent. 

Philippe  le  Bon  était  convaincu  que  Charles  Vil  avait  prémédité 
le  meurtre  de  son  père,  et  l'idée  fixe  de  vengeance  qui  le  possédait, 
la  faveur  accordée  par  le  roi  de  Bourges  aux  assassins  de  Jean  sans 
Peur,  rendirent,  au  début  du  règne,  la  tâche  des  négociateurs  fort 
malaisée.  Philippe  devint  plus  accommodant,  lorsque  la  reine  Yolande, 
de  concert  avec  les  princes  bretons,  lui  fit  de  nouvelles  ouvertures.  Il 
accorda  à  Charles  VII,  le  28  septembre  1424,  une  trêve  qui,  de  pro- 
longation en  prolongation,  allait  durer  quatre  ans,  et  il  assista  en 
décembre  aux  conférences  de  Mûcon,  où  fut  décidé  le  mariage  du 
comte  de  Clermont,  prince  du  parti  armagnac,  avec  Agnès  de  Bour- 
gogne. Quelques  mois  après,  Richemont  devenait  connétable  et  les 


3o 


Le  roi  de  Bourges. 


conseillers  armagnacs  étaient  congédiés.  Alain  Chartier  écrivait  son 
Lay  de  paix,  pressant  appel  au  patriotisme  de  Philippe  le  Bon.  Un 
rapprochement  avec  le  duc  de  Bourgogne  devenait  d'autant  moins 
invraisemblable  qu'un  dissentiment  imprévu  éclatait  entre  les  Anglais 
et  lui  :  la  cause  en  était  le  mariage  du  duc  de  Gloucester  avec  Jac- 
queline de  Bavière. 

Jacqueline  était  l'unique  enfant  né  du  mariage  de  Marguerite  de 
Bourgogne,  sœur  de  Jean  sans  Peur,  avec  Guillaume  de  Bavière, 
comte  de  Hainaut,  de  Hollande  et  de  Zélande.  Elle  était  entrée  en 
possession  de  ces  comtés  en  1417.  Son  oncle  Jean  sans  Peur,  qui 
convoitait  l'héritage  de  ces  beaux  domaines,  avait  trouvé  une  sin- 
gulière combinaison  pour  empêcher  Jacqueline  d'avoir  des  enfants  : 
il  l'avait  mariée  en  1418  au  duc  de  Brabant,  «  homme  de  povre  com- 
plection  »,  et  il  avait  compté  ainsi  la  condamner  à  la  stérilité.  Mais 
Jacqueline,  belle  gaillarde,  «  gaye  fort,  vigoureuse  de  corps  »,  peu 
inclinée  aux  abstinences  que  rêvait  son  oncle,  avait  écouté  les  sei- 
gneurs hollandais  de  son  entourage,  qui  la  poussaient  à  défendre 
son  héritage  contre  les  convoitises  bourguignonnes,  et  à  chercher 
un  protecteur  outre  Manche,  et  en  1421  elle  s'était  enfuie  en  Angle- 
terre. Henry  V  l'avait  accueillie  honorablement,  et  son  jeune  frère 
Humphrey,  duc  de  Gloucester,  avait  trouvé  fort  à  son  gré  cette  belle 
femme  et  les  belles  provinces  offertes  à  qui  voudrait  soutenir  sa  cause. 
A  l'avènement  de  Henry  VI,  Gloucester  avait  réclamé  la  régence, 
mais  le  Parlement  avait  nommé  Bedford  protecteur  du  royaume 
d'Angleterre  et  principal  conseiller  du  roi,  et  permis  seulement  à 
Gloucester  de  porter  ce  même  titre  lorsque  son  frère  séjournerait  en 
France.  Mal  satisfait  de  ce  côté,  il  avait  résolu  de  se  tailler  une  prin- 
cipauté dans  les  Pays-Bas  :  il  avait  fait  annuler  par  l'anti-pape 
Benoît  XIII  le  mariage  de  Jacqueline  et  épousé  la  dame  au  mois  de 
mars  1423.  L'année  suivante,  à  la  fin  d'octobre,  il  débarquait  à  Calais 
avec  cinq  mille  hommes,  pour  conquérir  le  Hainaut.  Philippe  le  Bon 
lui  déclara  la  guerre. 

Gloucester,  homme  aimable  et  cultivé,  se  croyait  grand  poli- 
tique; sa  turbulence  brouillonne  fit  grand  tort  à  la  dynastie  qu'avait 
fondée  son  père.  Bedford  cependant  n'était  pas  fâché  outre  mesure 
de  voir  son  frère  contrecarrer  les  plans  d'agrandissement  de  l'insa- 
tiable maison  de  Bourgogne.  Il  n'aimait  pas  Philippe  le  Bon.  Un 
prudent  pohtique  comme  lui  devait  mépriser  l'audacieuse  légèreté, 
le  goût  de  facile  gloire  chevaleresque  dont  faisait  preuve  le  duc  de 
Bourgogne.  Sa  mauvaise  humeur  avait  peine  à  se  contenir  lorsque 
Philippe  le  Bon  attentait  à  la  vertu  des  dames  anglaises.  Surtout  son 
orgueil  revèche  s'olïusquait  de  l'attachement  que  les  Parisiens  témoi- 


JACQUEUME 
DE    BAVIÈRE. 


BROUILLE  ENTRE 

GLOUCESTER 

El  PHILIPPE 

LE  BON. 


3i 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


GLOUCESTER 
ABANDONNE 
JACQUELINE. 


liAPPROCHEMENT 
DE  PHILIPPE 
LE  BON 
ET  DES  ANGLAIS. 


gnaient  au  fils  de  Jean  sans  Peur.  Tant  de  popularité  vexait  le 
régent,  et  Tinquiétait  pour  l'avenir.  Ce  frivole  Philippe  le  Bon,  qui  se 
sentait  en  France  à  l'aise  et  chez  lui,  était  pour  Bedford  un  de  ces 
alliés  désagréables  qu'on  est  obligé  de  ménager  et  dont  on  prévoit 
la  future  trahison.  Le  régent  jugea  cependant  nécessaire  de  calmer 
la  colère  de  son  allié  et  de  mettre  un  terme  au  différend  par  des  pro- 
positions d'arbitrage.  Mais  Philippe  le  Bon  accueillit  mal  ces  ouver- 
tures; il  se  rapprochait  de  «  l'adversaire  ».  Des  capitaines  au  service 
de  Charles  VII,  comme  Saintrailles,  allèrent  se  battre  en  Hainaut 
sous  la  bannière  bourguignonne. 

Ce  fut  l'inconstance  de  Gloucester  qui  empêcha  une  brouille 
définitive  entre  les  Anglais  et  les  Bourguignons.  Il  s'éprit  d'une  sui- 
vante de  Jacqueline,  Éléonore  Cobham,  et  retourna  avec  elle  en 
Angleterre  (été  de  1425).  Le  pape  Martin  V  annula  son  mariage  avec 
l'héritière  de  Hainaut;  Gloucester  épousa  sa  maîtresse  et  n'inquiéta 
plus  sérieusement  le  duc  de  Bourgogne.  Jacqueline  seule  continua 
la  lutte  dans  les  Pays-Bas'. 

Cependant  le  parti  breton  persista  dans  l'espoir  de  briser  l'al- 
liance anglo-bourguignonne.  Le  comte  de  Clermont  et  le  connétable 
envoyèrent  à  Philippe  le  Bon,  au  commencement  de  l'année  1427, 
des  «  remontrances  »  ;  s'il  consentait  à  un  rapprochement,  on  lui 
promettait  que  les  affaires  du  royaume  se  traiteraient  désormais  «  par 
son  conseil  et  par  son  ordonnance  ».  On  voulut  même  lui  faire  croire 
que  les  Anglais  songeaient  à  se  débarrasser  de  lui  par  un  meurtre. 
Des  lettres  apocryphes,  œuvre  d'un  ancien  intendant  de  SufTolk, 
Guillaume  Benoît,  étayaient  cette  machination.  Mais  Guillaume 
Benoît,  arrêté  à  Dordrecht  et  interrogé,  avoua  ses  faux  devant  les 
officiers  de  Philippe  le  Bon  (juin  1427),  et  cette  belle  manœuvre 
ne  fit  que  confirmer  la  résolution  qu'avait  prise  ce  prince  de  ne  pas 
abandonner  l'alliance  anglaise.  Au  moment  où  commençait  le  siège 
d'Orléans,  la  diplomatie  de  Charles  VII  se  trouvait  partout  en  échec. 
Or  ses  armes  n'avaient  pas  été  plus  heureuses. 


IV.   —    PROGRES    DE   L'INVASION  ANGLAISE,    142. 


1428 


GUERRES 
D'AVENTURES. 


UN  des  principaux  capitaines  de  Charles  VII,  Jean  de  Bueil,  a 
composé  dans  ses  vieux  jours  un  roman  historique,  le  Jouuencel, 
plus  vivant  et  souvent  plus  instructif  que  les  œuvres  des  chroni- 


1.  Elle  fit  la  paix  avec  Philippe  le  Bon  en  1428.  Plus  tard  elle  lui  abandonna  tousses  états. 

2.  Sources.   Outre    les  chroniques   citées   aux   paragraphes  2    et  3  :  Jean  de  Wavrin, 
Chroniques,  édit.  William  Hardy,  t.  III,  1879;   Chron.  de  Morosini,  édit.  Dorez  et  Lefèvre. 


32   ) 


2HAP.  Il  ^6  roi  de  Bourges. 

queurs.  Il  nous  décrit  dans  les  premières  pages  quelques-unes  des 
guerres  locales  et  des  expéditions  d'aventures  qui  ont  rempli  le  début 
du  règne  de  Charles  VIL  Les  compagnons  du  Jouvencel  sont  ces 
nobles  de  petit  avoir  et  de  grand  cœur,  aisément  pillards  et  peu 
familiers  avec  les  délicatesses  de  la  morale,  qui  campaient  sur  la 
frontière  du  royaume  de  Bourges  et  opposaient  leur  poitrine  aux 
envahisseurs.  Ils  défendaient  le  roi  sans  lui  obéir,  par  amour  de  la 
guerre,  et  ne  ménageaient  pas  leur  dédain  aux  parasites  qui  accapa- 
raient les  faveurs  de  Charles  VIL  Comme  le  Jouvencel  exprime  le 
désir  de  se  présenter  au  roi,  ses  protecteurs  lui  disent  :  «  Voulez-vous 
ja  aller  faire  la  beste?  Mieux  vault  nostre  mestier  que  d'aller  bague- 
naulder  à  la  court  et  regarder  qui  a  les  plus  belles  pointes,  les  plus 
gros  bourreletz  ou  le  chapeau  le  plus  pelé  à  la  façon  de  main- 
tenant. » 

Etienne  de  Vignolles  est  resté  le  type  populaire  de  ces  héros  la  iiire. 

brigands;  on  l'avait  surnommé  La  Hire,  et  les  Anglais,  aimant  à  se 
moquer  des  gens  qu'ils  redoutaient,  l'appelaient  «  Sainte  ire  de 
Dieu  ».  Il  disait  à  un  de  ses  disciples  :  «  Se  tu  veulx  te  garder  de 
n'avoir  jamaiz  paour,  garde  que  tu  sois  tousjours  à  frapper  les  pre- 
miers coups.  »  Il  s'entendait  à  merveille  à  la  «  conduite  artifficieuse 
et  subtille  de  la  guerre  »  et  nul  ne  pratiquait  mieux  cette  stratégie 
rusée  que  Du  Guesclin  avait  portée  à  la  perfection,  stratégie  fort  con- 
traire à  l'idéal  chevaleresque,  et  que  les  princes  désavouaient,  mais 
dont  ils  laissaient  leurs  capitaines  user,  pour  leur  plus  grand 
profita 

Le  principal  effort  des  Anglais,  de  1422  à   1428,  porta  sur  le  la  guebiœ 

Maine  et  l'Anjou.  Jusqu'en  1425,  le  Maine  fut  heureusement  défendu 
par  la  noblesse  normande  :  le  jeune  duc  d'Alençon,  le  comte  d'Aumale, 
le  baron  de  Coulonces,  l'intrépide  Ambroise  de  Loré.  Quand  les  Fran- 
çais ne  se  battaient  pas  entre  eux,  ils  faisaient  merveille    Leur  vie 


Pontalis,  t.  II,  1899;  Jean  Chartier,  Chronique  latine,  édit.  Vallet  de  Viriville.  Annuaire-hul. 
lelinde  la  Soc.  d'Hist.  de  France,  t.  XIII,  i857-i858,  et  Chronique  française,  édit.  Vallet,  l.  I, 
1808;  Chron.  de  Jean  Raoulet,  dans  :  Chron.  de  Jean  Charlier.  t.  III;  Chron.  du  Monl-Sainl- 
Michel,  édit.  Luce,  t.  I,  1S79.  Le  Jouvencel,  édit.  Lecestre.  1887-1889.  Stevenson.  Letterx  and 
papers,  t.  II.  Rapport  sur  la  bataille  de  Cravanl,  Bull,  de  la  Soc.  fies  Sciences  de  l'Yonne,  1882. 

Ouvrages  a  consulter.  Cam.  Favre,  Introduction  biographique  au  Jouvencel,  édit.  citée. 
S.  Luce,  La  France  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans.  La  Roncière,  Hist.  de  la  marine  fran- 
çaise, t.  H,  1900.  Mlle  de  Villaret,  Campagnes  des  Anglais  dans  l'Orléanais,  1893.  Travau.x  do 
G.  Lefèvre-Pontalis,  Biblioth.  de  l'Ecole  des  Chartes,  i8g5;  abbé  Rameau,  Rev  ilc  la  Soc. 
histor.  de  l'Ain,  XIII-^  année;  Devaux,  Annales  de  la  Soc.  histor.  du  Gàtinais,  18S7;  Le 
Fizelier,  Revue  du  Maine,  1876;  Delachenal,  Bulletin  de  l'Acad.  Delphinale,  i885. 

1.  La  prise  d'Escalon  par  le  capitaine  de  Crathor  (Jouvencel,  1"  partie,  chap.  vu)  est  le 
modèle  du  genre.  Tringant,  dans  son  Commentaire  du  Jouvencel,  nous  apprend  qu'il  s'agit 
d'un  fait  historique,  la  prise  de  Marchenoir  par  la  Hire.  —  Sur  les  senlimcnls  des  princes 
à  l'égard  des  ruses  de  guerre,  voir  le  récit  de  la  prise  du  Sap  :  le  roi  Amydas  autorise  les 
pratiques  les  plus  perfides,  pourvu  qu'il  soit  censé  ne  pas  les  connaître. 


IV.  '■2. 


DAXS  LE  M.iI.\E. 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


LA  GUERRE 
DANS  L'EST. 
CRA  VANT. 


PREPARATIFS 
DE  I4S4. 


VERNE  UIL 
{'I7AOÙTI424J. 


misérable  et  héroïque  nous  est  racontée  par  Jean  de  Bueil,  qui  fai- 
sait avec  eux  ses  premières  armes.  Le  Maine,  ravagé  par  les  gens 
de  guerre,  était  alors  un  pays  «  moult  désoUé  et  désert  ».  Dans  les 
châteaux,  «  de  povre  closture  et  de  vieille  façon  »,  les  garnisons  fai- 
saient maigre  chère.  «  Alloient  très  souvent  deux  à  deux  sur  ung 
cheval  et  la  pluspart  alloient  à  pié.  Et  pour  brief  parler,  tant 
d'hommes  que  de  chevaulx,  les  plusieurs  estoient  les  uns  borgnes 
et  les  aultres  boiteux  d'aucun  membre.  »  Ces  châteaux  de  misère  ne 
se  laissaient  pas  prendre,  et  leurs  garnisons  fournissaient  au  besoin 
une  bonne  armée.  En  1423,  les  troupes  du  comte  de  Suffolk  furent 
battues  sur  les  landes  de  la  Brécinière,  près  la  Gravelle. 

Ailleurs  les  Français  étaient  moins  heureux.  En  Picardie,  les 
dernières  places  fidèles  tombèrent  aux  mains  des  Anglais.  La  Hire, 
isolé,  guerroyait  près  de  Reims  :  une  armée  envoyée  pour  rouvrir 
les  communications  entre  le  royaume  de  Bourges  et  la  Champagne 
fut  taillée  en  pièces  par  les  Bourguignons  et  les  Anglais  à  Cravant 
(31  juillet  1423).  Au  mois  de  décembre,  un  des  plus  redoutés  capi- 
taines bourguignons,  l'ancien  maçon  Perrinet  Gressart,  occupa  la 
Charité-sur-Loire,  à  une  journée  de  marche  de  Bourges. 

A  la  même  date  cependant,  l'équipée  du  duc  de  Gloucester, 
l'ouverture  des  négociations  avec  Philippe  le  Bon,  l'arrivée  des 
recrues  italiennes,  rendirent  un  moment  confiance  à  Charles  VIL  II 
compta  sur  les  discordes  de  ses  ennemis,  espéra  expulser  les  Anglais 
de  Normandie  et  se  faire  sacrer  à  Reims.  Un  grand  elTort  fut  tenté. 
Le  rendez-vous  fut  donné  aux  combattants  sur  la  ligne  de  la  Loire, 
pour  le  milieu  du  mois  de  mai  1424.  Le  roi  envoya  cinq  cents  lances 
italiennes,  quatre  ou  cinq  cents  lances  espagnoles,  deux  mille 
highlanders  armés  de  haches,  et  trois  mille  autres  mercenaires  écos- 
sais. Un  grand  nombre  de  nobles  accoururent  de  l'Auvergne,  du 
Limousin,  du  Languedoc,  du  Dauphiné,  et  même  de  la  Bretagne. 
Enfin  les  garnisons  du  Maine  fournirent  une  élite  d'excellents  sol- 
dats. Le  total  s'éleva  à  quatorze  mille  hommes.  Les  Anglais,  très 
inquiets,  mobilisèrent  toutes  leurs  ressources,  et  purent  réunir  tout 
au  plus  dix  mille  combattants. 

La  bataille  décisive  fut  livrée  le  17  août  1424  dans  le  duché 
dAlençon,  sous  les  murs  de  Verneuil.  Bedford  commandait  l'armée 
anglaise  et  avait,  selon  l'habitude  nationale,  rangé  ses  troupes  derrière 
une  ceinture  de  pieux.  Les  Français  firent  la  folie  de  l'attaquer,  sans 
même  être  d'accord  entre  eux.  Une  partie  ne  combattit  pas  :  le 
baron  de  Coulonces,  ne  voulant  point  céder  le  pas  au  duc  d'Alençon, 
se  tint  à  l'écart.  L^ne  charge  de  la  cavalerie  jeta  d'abord  la  panique 
parmi  les  Anglais;  mais  les  Lombards,  sur  qui  l'on  comptait  pour  un 


34 


Le  roi  de  Bourges. 


mouvement  tournant,  passèrent  leur  temps  à  piller  les  bagages  de 
l'ennemi.  La  marche  désordonnée  de  Tinfanterie  française,  le  tir  rapide 
et  précis  des  archers  de  Bedford  achevèrent  de  déterminer  le  sort  de 
la  journée.  Ce  désastre  fut  aussi  terrible  que  celui  (PAzincourt. 
Charles  VII  y  perdit  plus  de  sept  mille  hommes;  le  contingent  écos- 
sais fut  exterminé,  un  grand  nombre  de  nobles  périrent  ou  tombèrent 
aux  mains  des  Anglais.  Le  roi,  toujours  si  facilement  découragé, 
retomba  dans  une  apathie  plus  morne  que  jamais. 

Pourtant  les  Anglais,  non  plus  qu'après  leur  victoire  d'Azincourt,  troubles 

ne  purent  tirer  de  leur  succès  d'avantages  immédiats.  Le  manque  ^^  Angleterre. 
d'argent  et  les  folies  de  Gloucester  paralysèrent  leur  action.  Ce 
prince  faillit  allumer  une  guerre  civile  à  Londres.  Il  détestait  son 
oncle  Henry  Beaufort,  évêque  de  Winchester  et  chancelier,  qui  lui 
disputait  la  conduite  des  affaires  en  Angleterre.  A  son  retour  des 
Pays-Bas,  il  trouva  la  tour  de  Londres  occupée  par  les  gens  du 
chancelier.  Il  appela  les  citoyens  aux  armes,  criant  que  Winchester 
voulait  usurper  la  royauté ,  et  une  émeute  éclata  (30  octobre 
1425).  Le  duc  de  Bedford  fut  obligé  de  passer  en  Angleterre 
pour  apaiser  le  différend ,  et  d'y  rester  seize  mois  (décembre 
1425— 19  mars  1427). 

Aussi  les  opérations  de  guerre  languirent-elles  jusqu'en  1428, 
d'autant  plus  que  la  trêve  entre  le  roi  de  France  et  le  duc  de  Bour- 
gogne durait  encore.  Les  principaux  efforts  des  Anglais  se  concen- 
trèrent autour  du  Maine.  Au  nord-ouest  de  cette  province  restait  une 
forteresse  française  encore  inviolée  :  le  Mont-Saint-Michel,  brave- 
ment défendu  par  une  petite  troupe  de  deux  cents  gentilshommes 
normands,  et  par  les  habitants  de  la  petite  ville  qui  s'étageait  aux 
pieds  de  l'abbaye.  Le  28  septembre  1424,  les  Anglais  commencèrent 
un  siège  en  règle,  par  terre  et  par  mer.  Louis  d'Estouteville  dirigea 
la  défense.  Il  organisa  une  flottille  de  barques  pontées,  qui,  pendant 
les  nuits  noires,  allait  chercher  des  vivres,  ou  bien  faisait  la  guerre 
de  courses;  un  bourgeois  du  Mont,  Yvon  Prions,  dit  Vague-de-Mer, 
la  conduisait.  Les  Bretons  venaient  au  besoin  donner  un  coup  de 
main.  Le  16  juin  1425,  les  gens  de  Saint-Malo,  montés  sur  leurs 
bateaux,  réussirent  à  s'emparer  de  toute  la  flotte  anglaise,  composée 
de  dix-neuf  navires,  et  débloquèrent  le  Mont-Saint-Michel.  La  gar- 
nison ne  cessa  point  d'être  attaquée  jusqu'en  144i  et  ne  se  rendit 
jamais. 

Les  Anglais  avaient  été  plus  heureux  dans  leurs  opérations  au 
nord-est  du  Maine.  Toutes  les  places  qui  défendaient  la  province 
tombèrent  entre  leurs  mains.  Salisbury  alla  assiéger  le  Mans  avec 
neuf  bombardes.   Il  démolit   les  murailles  à   coups  de  canon;   la 


SIEGE  DU  MONT- 
SAINT-mCHEL. 


CONQUÊTE 
DU   MAINE. 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


PROJETS 
DE  BEDFORD 
SUR  L'ANJOU. 


LE  SIEGE 

D'ORLÉANS 

DÉCIDÉ. 


ville  se  rendit  le  2  août   1425  et  bientôt   les  Anglais   menacèrent 
l'Anjou. 

Bedford  avait  un  intérêt  particulier  à  réduire  cette  province,  la 
plus  belle  part  de  l'apanage  qu'il  s'était  fait  donner  par  Henry  VI. 
A  son  retour  d'Angleterre,  il  caressa  quelque  temps  le  projet  de 
concentrer  sur  Angers  les  opérations  qu'on  allait  commencer  afin 
d'assurer  le  passage  de  la  Loire.  Il  pouvait  alléguer  de  plausibles 
raisons,  pour  préférer  Angers  à  Orléans  :  on  avait  promis  au  duc 
d'Orléans,  prisonnier,  de  respecter  ses  domaines;  d'ailleurs  les 
places  du  Gâtinais  paraissaient  très  difficiles  à  prendre.  Les  Anglais 
avaient  toujours  échoué  jusque-là  dans  leurs  tentatives  pour  aborder 
Orléans.  En  1427  encore  ils  subirent  un  sanglant  échec  devant  Mon- 
targis,  furent  chassés  en  désordre  par  Jean,  bâtard  d'Orléans',  et 
par  La  Hire. 

Cependant  le  Conseil  de  régence  réuni  à  Paris,  dans  l'été  de  1428, 
pour  tracer  le  plan  de  la  future  campagne,  décida  qu'il  fallait  prendre 
Orléans.  Cette  place,  située  au  coude  de  la  vallée  de  la  Loire,  parais- 
sait être  l'indispensable  base  des  opérations  qu'on  voulait  entre- 
prendre pour  terminer  la  conquête  de  la  France. 

Bedford,  mécontent  de  cette  décision,  n'accompagna  point  le 
comte  de  Salisbury,  qui  venait  de  débarquer  à  Calais  avec  une  armée. 
Le  régent  s'établit  à  Chartres,  et  assuma  seulement  la  charge  d'orga- 
niser l'envoi  des  renforts  et  des  vivres.  Salisbury  traversa  lentement 
la  Beauce,  soumettant  sur  son  passage  toutes  les  places  qui  auraient 
pu  inquiéter  ses  derrières.  Enfin,  le  7  octobre  1428,  il  arriva  devant 
Orléans.  A  cette  prudente  et  redoutable  stratégie,  les  Français  sem- 
blaient n'avoir  rien  à  opposer.  Leur  chef  militaire,  le  connétable, 
était  en  disgrâce,  en  guerre  contre  le  favori  du  roi,  et  ils  pouvaient 
bien  dire,  comme  un  personnage  du  Quadrilogue  invedif  :  «  Nous 
allons  comme  la  nef  sans  gouvernail  et  comme  le  cheval  sans 
frein.  « 

L'espérance  de  salut,  invisible  encore,  mais  qui  allait  bientôt 
apparaître,  était  dans  un  mouvement  de  résistance  commencé  depuis 
longtemps,  manifesté  çà  et  là  par  des  faits  identiques,  sans  qu'il  y 
eût  direction  ni  entente,  et  chaque  jour  s'étendant  davantage.  Com- 
ment cet  esprit  de  résistance  était  né  et  s'était  manifesté  depuis  la 
mort  de  Henry  V  et  de  Charles  VI,  c'est  ce  qu'il  importe  maintenant 
de  montrer. 


1.  Fils  de  Louis,  duc  d'Orléans,  et  de  Mariette  d'Enghien,  plus  tard  comte  de  Dunois. 


(    36 


CHAPITRE   III 
LA    RÉSISTANCE    NATIONALE.    JEANNE 


D'ARC 


I.  CE  QUE  PENSAIENT  LES  FRANÇAIS  DE  LA  DOMINATION  ANGLAISE. 
II.  CONSPIRATIONS  CONTRE  LA  DOMINATION  ANGLAISE.  —  III.  LE  SIÈGE  d'ORLÉANS. 
IV.  LES  VICTOIRES  DE  JEANNE  d'aRC.  —  V.  ÉPREUVES  ET  CAPTURE  DE  LA  PUCELLIi. 
VI.    PROGCS    ET    MORT    DE    LA    PUCELLE. 


/.    —    CE     Q.UE    PENSAIENT    LES    FRANÇAIS    DE    LA 
DOMINATION  ANGLAISE^ 

LES  derniers  événements  du  règne  de  Charles  VI  avaient  mis 
beaucoup  de  trouble  dans  Tesprit  des  Français.  Alors  que  le 
roi  de  France  lui-même  déshéritait  son  fils  au  profit  d'un  étranger, 
il  était  difficile  pour  ses  sujets  de  voir  clair  en  leur  propre  conscience. 
Le  parti  bourguignon  pouvait  se  croire  le  défenseur  du  loyalisme 
monarchique.  Les  Armagnacs,  d'ailleurs,  ne  faisaient  rien  pour 
apaiser  les  haines  qu'ils  avaient  soulevées.  Au  temps  de  Charles  Vil, 
on  les  craignait  encore  comme  un  fléau. 

Dès  l'avènement  de  Henry  VI,  pourtant,  les  sentiments  d'une 
partie  de  la  faction  bourguignonne  avaient  commencé  à  se  modifier. 
Le  Bourgeois  de  Paris,  décrivant  les  obsèques  de  Charles  VI,  déplo- 
rait qu'il  ne  se  fût  trouvé  pour  «  le  compaigner,  cellui  jour,  nul  du 
sang  de  France,  quand  il  fut  porté  à  Nostre-Dame  de  Paris  ne  en 
terre,  ne  nul  signeur  que  ung  duc  d'Engleterre ,  nommé  le  duc  de 
Betefort.  Le  menu  commun  de  Paris  crioit  quand  on  le  portoit  parmy 

1.  Sources.  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris.  Alain  Chartier,  Œuvres,  édit.  Duchesne,  1617. 
Robert  Blondel,  Complanctua  bonorum  Gallicorum,  dans  Œuvres,  édit.  Héron,  1. 1,  1891. 

Ouvrages  a  consulter.  Mémoires  de  Grassoreille  et  de  Soullié  (cités  au  chap.  i,  §  3). 
Aug.  Bernard,  Refus  fait  par  les  moines  de  Cluny  de  prêter  serment  à  Henry  VI,  Revue  des 
Soc.  savantes,  1867.  S.  Luce,  Le  trésor  anglais  à  Paris  en  1431,  Mém.  de  la  Soc.  de  l'hist. 
de  Paris,  t.  V.  Guii)al,  Le  sentiment  national  en  France  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans,  1875. 

<    3^    ) 


TROUBLE 
DES  ESPRITS. 


DECEPTIOS 

CAUSÉE  PAR 

LA  DOMINAT  ION 

ANGLAISE. 


Charles   VU.   Fin  de  la  i^nerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


SCISSION  DANS 
LE  PARTI 
BOURGUIONOlf. 


LES  INTERETS 
MATÉ  FIELS. 


les  rues  :  «A!  très  cher  prince,  jamais  n'arons  si  bon,  jamais  ne  te 
«  verrons.  Maldicte  soit  la  mort!  jamais  n'arons  que  guerre,  puisque 
«  tu  nous  a  laissé.  Tu  vas  en  repos,  nous  demourons  en  toute  tribula- 
«  cion  et  en  toute  douleur.  »  Et  le  Bourgeois  ajoute  qu'au  retour  de 
l'enterrement,  lorsque  Bedford  fit  porter  devant  lui,  comme  régent, 
l'épée  du  roi  de  France,  «  le  peuple  murmuroit  fort'  ». 

Cette  naïve  douleur,  à  la  mort  d'un  roi  fou  dont  on  n'avait 
jamais  eu  motif  de  se  louer,  ce  regret  de  ne  voir  à  ses  obsèques 
aucun  prince  du  sang,  ce  courroux  contre  les  prétentions  de  Bedford, 
tous  les  sentiments  dont  Fauteur  de  ce  Journal  est  l'écho  évidem- 
ment très  fidèle,  sont  les  symptômes  d'un  état  d'esprit  nouveau.  Le 
Bourgeois  de  Paris  déteste  les  Armagnacs,  mais  il  n'aime  guère  plus 
le  duc  de  Bedford,  «  lequel  on  dit  le  régent  de  France  »,  ni  Henry  VI, 
«  lequel  se  nomme  roy  de  France  et  d'Angleterre  ».  Il  parle  sur  un 
ton  de  mauvaise  humeur  «  du  sacre  du  roy,  et  de  ses  joustes  et  de 
tous  ses  Angloys  »,  et  il  censure  avec  une  acrimonie  souvent  injuste 
les  actes  du  nouveau  gouvernement.  Il  a  soin  de  nous  faire  savoir 
que  beaucoup  de  Parisiens  sont  sourdement  hostiles  aux  Anglais  : 
quand  Bedford  exigea  le  serment  de  fidélité  en  1423,  «  les  uns  de 
bon  cuer  le  firent,  les  aulres  de  très  malvèse  volenté  ».  S'il  refuse  le 
titre  de  régent  à  Bedford,  il  aime  à  le  donner  au  duc  de  Bourgogne 
et  à  s'imaginer  que  le  vrai  maître  est  Philippe  le  Bon.  «  Ceux  de 
Paris,  dit-il,  l'amoient  tant  comme  on  povoit  aimer  prince.  »  Et  il 
enrage  de  songer  que,  «  rien  ne  se  fait  que  par  l'Angloys  »,  et  que  le 
duc  de  Bourgogne  vit  à  l'écart,  et  «  ne  tient  compte  de  tous  ceulx  de 
Paris  ne  du  royaume  en  rien  qui  soit  ». 

En  somme,  l'application  du  traité  de  Troyes  avait  semé  la  divi- 
sion dans  le  parti  bourguignon.  Les  enragés  préféraient  la  domina- 
tion des  Anglais  à  celle  des  Armagnacs,  mais  ils  étaient  la  minorité. 
La  majorité  avait  compté  sur  un  gouvernement  capable  de  restaurer 
la  prospérité  publique,  où  le  duc  de  Bourgogne  aurait  la  première 
place;  elle  était  déçue  dans  ses  espérances. 

Nous  avons  vu  en  effet  que  Bedford,  par  nécessité  plus  encore 
que  par  caractère,  se  montrait  exigeant  et  dur  et  qu'il  était  impuis- 
sant à  rétablir  l'ordre  dans  les  pays  conquis.  Par  là  son  gouvernement 
s'aliénait  les  Bourguignons  modérés,  et  les  Français  qui  n'avaient 
pas  épousé  les  haines  des  partis  et  qui,  exténués  par  treize  ans  de 
guerre,  réclamaient  seulement  un  peu  de  sécurité  et  des  impôts 
moins  lourds.  Ceux-ci  étaient  sans  aucun  doute  très  nombreux.  Ces 


1.  Journal  d'un  bounjeoix  de  Paris,  S  362,  870.  Ce  prétendu  bourgeois  de   Paris,   dont  le 
journal  est  du  plus  haut  intérêt,  était  en  réalité  un  homme  d'Église. 


38 


CHAP.  III  La  résistance  nationale.  Jeanne  d'Arc. 

magistrats  municipaux  et  ces  maîtres  jurés  qui  demandaient  au 
régent  de  confirmer  les  privilèges  de  leur  ville  ou  de  leur  corpora- 
tion, n'étaient  pas  tous  de  la  faction  bourguignonne.  Ces  prélats  qui 
défendaient  contre  les  Anglais  les  libertés  ecclésiastiques  et  refu- 
saient des  subsides  au  duc  de  Bedford,  n'étaient  pas  tous  des  Arma- 
gnacs». Il  y  avait  dans  le  royaume  quantités  de  gens,  occupés  de 
leur  seul  intérêt,  qui  se  seraient  accommodés  du  régime  anglais, 
mais  qui  s'en  désaffectionnaient,  parce  que  leur  intérêt  avait  à  en 
souffrir. 

Enfin,  partout,  soit  dans  les    pays   d'obédience   anglaise,   soit  les  héros. 

dans  les  coins  les  plus  reculés  du   royaume  de  Bourges,  il  y  avait         uttehature 

1  1       U'  /       1  ■     1      I     i*  -11"»  PATRIOTIQUE. 

des  cœurs  de  héros,  résolus  a  la  lutte  sans  merci  contre  1  étranger. 
Un  vrai  sentiment  national  s'exprimait  dans  les  plaidoyers  qui  furent 
alors  composés  pour  la  juste  cause,  comme  ceux  de  Robert  Blondel 
et  d'Alain  Chartier.  Aucune,  peut-être,  de  ces  œuvres  enflammées, 
ne  circula  parmi  les  défenseurs  du  sol  national  ;  mais  on  peut  croire 
qu'elles  expriment  ce  que  beaucoup  sentaient  et  voulaient. 

La  Complainte  des  bons  Français,  du  Normand  Robert' Blondel,  robert  blondel. 
a  été  écrite  vers  1420  «  pour  l'honneur  de  Dieu,  de  la  justice  et  du 
roi  de  France  Charles  VI,  et  de  son  fils  unique  le  dauphin  Charles, 
parceque  ledit  roi  a  été  livré  captif  aux  mains  des  Anglais,  non  seu- 
lement lui,  mais  son  royaume,  par  les  mains  de  Jean,  fils  de  Philippe, 
duc  de  Bourgogne  ».  Ce  court  poème  latin  est  le  cri  de  haine  d'un 
Armagnac  contre  les  Bourguignons  et  les  Anglais.  Usant  des  mêmes 
arguments  que  Jean  Petit  avait  naguère  développés  pour  justifier 
l'assassinat  de  Louis  d'Orléans,  Blondel  déclare  que  Jean  sans  Peur 
a  mérité  d'être  tué,  parce  qu'il  était  un  tyran. 

1.  Si  on  interprète  sans  parti  pris  les  actes  de  la  plus  grande  partie  du  haut  clergé,  au  non  1  de 
la  Loire,  on  voit  qu'il  ne  fit,  au  moins  après  l'avènement  de  Henry  VI,  aucune  opposition 
systématique  au  gouvernement  anglais.  En  1427,  le  bailli  de  Saint-Gengoux  somma  l'abbé  de 
Cluny  de  jurer  le  traité  de  Troyes.  L'abbé  refusa  et  envoya  au  bailli  un  long  mémoire  justifi- 
catif. M.  Aug.  Bernard  a  voulu  voir  là  un  acte  de  patriotisme.  Mais  il  n'y  a  dans  le  mémoire  de 
l'abbé  aucune  parole  de  révolte.  Il  se  plaint  qu'on  exige  de  lui  un  serment,  comme  si  on  le 
soupçonnait,  alors  que  les  abbés  de  Cluny  ont  toujours  été  fidèles  et  obéissants  au  roi.  Il 
explique  pourquoi  il  refuse  de  prêter  ce  serment  :  il  désire  rester  «  en  abstinence  de  guerre  »  ; 
sinon  l'église  de  Cluny  serait  entraînée  dans  la  totale  destruction.  Si  on  le  laisse  jouir  de 
la  «  neutralité  »,  il  priera,  avec  ses  moines,  pour  l'Etat,  pour  le  régent,  pour  le  très  redouté 
roi  Henry  et  pour  le  bailli  de  Saint-Gengoux.  —  La  résistance  que  le  clergé  champenois 
et  picard  opposa  aux  exigences  fiscales  de  Bedford,  en  1428,  ne  prouve  pas  qu'il  voulût 
favoriser  le  dauphin.  Il  ne  se  proposait  que  la  défense  des  privilèges  ecclésiastiques.  La 
même  année,  nous  voyons  le  chapitre  de  Laon  réclamer  un  nouvel  évêque,  à  la  place  de 
Guillaume  de  Champeaux,  qui  a  abandonné  son  diocèse  pour  suivre  Charles  VIL  —  En  1428, 
Bedford  demande  aux  prélats  réunis  en  concile  à  Paris  «  que  les  subsides  qu'on  a  coutume 
d'exiger  des  la'ïques  soient  imposés  aussi  au  clergé  »  (Ilardouin,  Acla  conciliorum,  t.  VIII, 
col.  io35.)  Le  concile  répond  que  le  régent  fera  l)icn  de  sonuer  aux  épouvantables  malheurs 
qui  ont  frappé  les  princes  persécuteurs  de  l'Eglise.  Il  allègue  la  pauvreté  du  clergé,  en 
profite  pour  se  plaindre  des  gens  de  guerre,  et  termine  en  assurant  que  l'Eglise  est  toute 
prête  à  donner  ses  prières  pour  le  salut  et  la  prospérité  du  royaume,  formule  dont  l'ambi- 
guité  ne  parait  pas  avoir  été  calculée. 

<   39  ) 


Charles  VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIEU 


ISVECTIF  > 


ALAIN  ciiARTiER.  On  Irouvc  uiie  inspiration  plus  élevée  dans  les  œuvres  d'Alain 
Chartier,  dans  sa  Lettre  à  l'Université  de  Paris,  dans  ses  opuscules 
latins  sur  les  malheurs  de  la  France,  et  surtout  dans  son  fameux 
Quadrilogue  invectif.  Ce  sont  des  œuvres  déclamatoires  et  un  peu 
pédantes,  mais  les  réminiscences  classiques  ne  font  pas  tort  à  la  sin- 
cérité de  l'auteur.  Certainement  il  souffre  et  vibre. 
LE  «  QUADRILOGUE  G'cst  cu  1422  quc  le  Quadrilogue  a  été  composé.  Alain  Chartier, 
dans  un  rêve,  aperçoit  «  Dame  France  »,  sous  la  forme  d'une  femme 
au  noble  visage,  au  maintien  seigneurial.  Ses  habits  sont  couverts 
de  symboliques  images,  qui  rappellent  les  exploits  des  princes  fran- 
çais, et  les  sciences  dont  «  s'esclarcissent  les  entendements  »,  et  la  fer- 
tilité d'une  terre  plantureuse.  Mais  ces  beaux  vêtements  sont  froissés 
et  déchirés.  Sur  les  cheveux  blonds  de  la  dame  une  couronne  d'or 
vacille,  prête  à  tomber.  Debout  devant  un  riche  palais  en  ruines, 
France  est  entourée  de  ses  trois  enfants,  Noblesse,  Clergé,  Tiers- 
État,  et  elle  les  invective  durement  : 


Quelles  assez  aspres  parolles  pourroye  je  prendre,  pour  vous  reproucher 
vostre  ingratitude  vers  moy?  Car  vous  puis-je  mettre  au  devant  (représenter) 
que,  après  le  lien  de  foy  catholique,  Nature  vous  a  devant  toute  chose  obligez 
au  commun  salut  du  pays  de  vostre  nativité  et  à  la  deffence  de  celle  seigneurie, 
soubz  laquelle  Dieu  vous  a  fait  naislre  et  avoir  vie.  Tant  est,  es  (aux)  entiers 
couraiges,  prouchaine  et  si  inséparablement  enracinée  l'amour  naturelle  du 
pays,  que  le  corps  tend  à  y  retourner  de  toutes  parts  comme  en  son  propre  lieu  : 
le  cueur  y  es  donné  comme  à  celle  habitation  qui  plus  luy  est  aggréable,  la  vie 
et  la  santé  y  croissent  et  amendent,  l'omme  y  quiert  (cherche)  sa  seurté,  sa 
paix,  son  refuge,  le  repos  de  sa  vieillesse  et  sa  dernière  sépulture. 


TRAITES 
POLITIQUES. 


Les  trois  États  répondent  par  des  reproches  mutuels  ;  ils  s'accu- 
sent l'un  l'autre  du  malheur  commun,  France  supplie  ses  enfants  de 
garder  la  paix  entre  eux,  et  d'imiter  les  abeilles,  qui  «  mettent  leur 
vie  pour  garder  la  seigneurie  de  leur  Roy  ». 

Un  opuscule  anonyme  écrit  après  la  publication  du  traité  de 
Troyes,  la  Réponse  d'un  bon  et  loyal  François  au  peuple  de  France  de 
tous  États,  contient  une  critique  fort  bien  raisonnée  du  pacte  de  1420. 
Charles  VI  n'était  pas  libre  quand  il  l'a  signé,  étant  aux  mains  de  ses 
«  anciens  ennemis  mortels  ».  D'ailleurs  il  était  malade,  si  malade 
que  Henry  V  réclamait  la  régence  du  royaume.  «  Comment  donc 
a  peu  le  Roy  tellement  infirme  et  malade  consentir  et  accorder  vala- 
blement de  si  grant  chose,  comme  est  tout  le  royaulme  de  France?  » 
Aurait-il  eu  la  pleine  possession  de  lui-même  et  la  science  de  Salomon, 
qu'il  n'avait  nullement  le  droit  de  déshériter  son  fils  et  toute  sa 
lignée,  car  il  n'a  point  telle  puissance  sur  le  royaume.  Charles  est 
donc  le  véritable  héiiLier  de  la  couronne.   Le  traité  de  Troyes  est 

(  40  > 


ciiAP.  III  La  résistance  nationale.  Jeanne  dCArc. 

injuste  et  détestable  et  «  doibt  estre  impugné  (combattu)  et  empesché 
par  chascun  bon  Chrestien'  ». 

Ainsi  certaines  âmes  étaient  accessibles  à  des  conceptions  géné- 
rales de  droit  et  de  justice.  A  côté  des  intérêts  froissés,  une  idée  de 
réprobation  contre  Tiniquité  du  pacte  de  Troyes  inspirait  aussi  la 
haine  des  Anglais.  Le  sentiment  de  la  patrie,  confondu  avec  le  loya- 
lisme monarchique,  grandissait  dans  les  cœurs. 


//    _    CONSPIRATIONS    CONTRE   LA   DOMINATION 
ANGLAISE  ^ 


DANS  toutes  les  provinces  qu'ils  occupaient,  les  Anglais  se  sen- 
taient en  insécurité  perpétuelle .  Paris  était  la  ville  bourguignonne 
par  excellence  :  Alain  Chartier  l'appelait  avec  tristesse  la  cité  crimi- 
nelle; pourtant,  du  vivant  même  du  roi  Henry  V  et  du  roi  Charles  VI, 
des  habitants  de  la  capitale  avaient  comploté  pour  faire  entrer  les 
Armagnacs.  Aussitôt  après  l'avènement  de  Henry  VI,  les  intrigues 
secrètes  redoublèrent.  Un  riche  bourgeois,  Michel  de  Lailler,  trama 
une  nouvelle  conspiration.  C'était  un  maître  de  la  Chambre  des 
Comptes,  et  le  Conseil  de  Henry  VI  lui  avait  confié  l'exécution  du 
testament  de  Charles  VI.  Il  fut  découvert;  il  put  s'enfuir,  mais  la 
plupart  de  ses  complices  furent  décapités,  une  femme  fut  brûlée. 
Malgré  ces  rigueurs,  les  machinations  continuèrent  en  1423  et  en  1424. 
Après  sa  victoire  de  Verneuil,  Bedford  dut  procéder  à  de  nouvelles 
exécutions.  Deux  mois  plus  tard  il  eut  un  autre  déplaisir  :  les  Pari- 
siens s'ameutèrent  et  le  duc  de  Bourgogne  eut  seul  assez  d'autorité 
pour  les  calmer. 

On  a  vu  que,  prévoyant  le  cas  où  Charles  VII  recouvrerait  son 
royaume,  les  Anglais  entendaient  garder  la  Normandie,  pour  laquelle  delà 
Bedford  avait  des  ménagements  particuliers.  Dans  cette  province 


COMPLOTS 
A  PARIS. 


EN 


FA  m; ESSE 

DOMISATION 

ANGLAISE 

NORMAXDIE. 


1.  Cet  opuscule  a  été  publié  par  De  La  Barre,  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  France  el 
de  Bourgogne, 172Q.  M.  Viollet,  qui  ne  parait  pas  l'avoirconnu,  a  analysé  des  traités  postérieurs 
de  quelques  années,  où  le  principe  de  l'immutabilité  du  droit  successoral  dans  la  maison 
de  France  est  posé  à  peu  près  de  même.  {Comptes  rendus  des  séances  de  l'Acad.  des  Inscrip- 
tions, 1895.)  Voir  aussi  Péchenard,  Jean  Juvénal  des  Ursins,  p.  167. 

2.  Sources.  Longnon,  Paris  pendant  la  domination  anglaise.  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris. 
Chronique  de  Pierre  Cochon.  Thomas  Basin,  Histoire  de  Charles  VU.  livre  II.  Chronique  du 
Mont-Saint-Michel,  t.  I  (nombreuses  pièces  d'archives  publ.  par  S.  Luce).  Monstrelet,  t.  IV. 

Ouvrages  a  consulter.  Travaux  de  Charles  de  Beaurepairc ,  Puiseux,  Chéruel ,  abbé 
Charles,  cités  dans  les  biblioiiraphies  du  chap.  i.  G.  LeI'èvre-Pontalis,  La  guerre  de  parti- 
sans dans  la  Haute-Normandie  (en  cours  de  publication  dans  la  Bibliothèque  de  l'Ecole  des 
Chartes,  depuis  1898.  Nous  avons  grandement  profilé  de  cette  étude).  Rioult  de  Neuville, 
Résistances  à  l'occupation  anglaise,  Bull,  de  la  Soc.  des  Antiquaires  de  Normandie,  t.  XVI,  1892. 
Henri  Vautier,  Caen  el  le  bailliage  de  Caen  sous  la  domination  anglaise,  Thèses  de  l'Ecole  des 
Chartes,  1894.  De  Belleval,  Le  Ponlhieu  après  le  traité  de  Troyes,  1861.  C.  Lavirolte,  Odette 
de  Champdivers  à  Dijon,  Mém.  de  l'Acad.  des  Sciences  de  Dijon,  2'  série,  t.  II,  i852-i853. 

*  4'   > 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


LA  GUERRE 
DE  PARTISANS 
EN  MÛRMANDIE. 


pourtant,  la  résistance  ne  cessa  point.  Beaucoup  de  nobles  nor- 
mands, après  avoir  défendu  pied  à  pied  leurs  châteaux  contre  l'enva- 
hisseur, abandonnèrent  leurs  terres  pour  aller  se  battre  à  la  frontière 
de  la  province  :  dans  la  vicomte  de  Pont-de-F Arche,  il  ne  restait  plus 
un  seul  noble  français.  Des  roturiers  s'exilèrent,  dénués  de  tout,  en 
pays  armagnac  :  Colin  Bouquet  et  sa  femme,  natifs  du  pays  de  Caux, 
allèrent  s'établir  en  Languedoc  pour  «  esquiver  la  sujétion  des 
Anglais  ».  D'autres  Normands,  en  grand  nombre,  restés  dans  leur 
pays,  continuèrent  la  lutte  héroïque  qu'ils  avaient  jadis  soutenue 
contre  les  troupes  de  Henry  V.  Les  Anglais  provoquaient  pour 
ainsi  dire  les  habitants  à  la  résistance  par  la  faiblesse  de  leurs 
garnisons.  Voulant  pousser  ses  conquêtes  vers  le  sud,  Bedford 
dégarnissait  de  plus  en  plus  les  villes  et  les  châteaux  normands.  Il  y 
avait  là  une  cinquantaine  de  places  fortes,  entre  lesquelles  on  n'eut 
souvent  à  répartir  que  quatre  cents  hommes  d'armes  et  douze  cents 
archers.  Si  les  Français  avaient  eu  un  roi  capable  de  les  conduire, 
les  Anglais  auraient  été  en  peu  de  temps  chassés  de  la  Normandie. 

Les  efforts  des  Normands  restèrent  fragmentaires,  incohérents; 
ce  fut  partout  le  caractère  de  la  résistance  nationale  avant  Jeanne 
d'Arc.  La  lutte  prit  la  forme  d'une  chouannerie.  L'évêque  de  Lisieux, 
Thomas  Basin,  a  signalé  cette  guerre  de  partisans,  et  les  documents 
d'archives  révèlent  les  inextricables  embarras  qu'elle  causa  aux 
Anglais.  «  En  outre,  dit  Basin,  des  gens  qui  guerroyaient  pour  la 
cause  française,  irrégulièrement  à  la  vérité  et  sans  solde,  mais  tenant 
garnison  en  des  places  fortes  et  des  châteaux  de  l'obéissance  du  roi 
de  France,  il  y  en  avait  d'autres,  sans  nombre,  gens  désespérés, 
enfants  perdus,  qui  abandonnaient  leurs  champs  et  leurs  maisons, 
non  pour  habiter  les  places  fortes  et  les  châteaux  des  Français,  mais 
pour  se  tapir  comme  des  loups  dans  l'épaisseur  des  forêts.  «  11  se 
forma  partout  des  bandes  irrégulières,  armées  tant  bien  que  mal, 
montées  quand  on  pouvait  ravir  les  chevaux  des  Anglais.  Des  recru- 
teurs allaient  battre  le  pays  pour  quérir  des  compagnons  ;  leur  Lâche 
était  rendue  facile  par  l'exaspération  que  causait  la  conquête,  par  la 
misère  générale,  l'esprit  d'aventure,  et  aussi  le  goût  de  brigandage, 
qui  régnaient  alors.  On  trouvait  réunis  dans  ces  bandes  des  gens  de 
toutes  conditions,  des  paysans  surtout,  car  la  population  rurale  était 
excédée  des  charges  qui  pesaient  sur  elle  :  impôts  votés  par  les  États, 
exigences  des  nouveaux  seigneurs,  exactions  des  gens  de  guerre.  Il  y 
avait  aussi  des  ouvriers,  des  moines  échappés  de  leur  couvent,  des 
gentilshommes,  que  leur  expérience  militaire  désignait  pour  devenir 
les  chefs  de  la  compagnie  :  tel  Robert  de  Carrouges,  propriétaire  de 
beaux  domaines  dans  la  Basse-Normandie.  En  1424,  brusquement,  il 


<  ^1  > 


ciiAP.  m  La  résistance  nationale.  Jeanne  (VArc. 

vendit  tous  ses  biens  à  vil  prix,  entraîna  quelques  gens  du  pays,  un 
clerc  de  procureur,  un  maréchal  ferrant,  et  forma  une  troupe  de 
partisans  dont  il  fut  le  chef.  Tel  encore  dom  Jean  de  Guiseville, 
moine  bénédictin  de  Préaux,  qui  s'échappa  pour  aller  commander 
une  compagnie.  Il  retourna  une  fois  à  son  abbaye,  mais  pour  en 
ramener  sept  moines  qui  augmentèrent  sa  bande. 

Ces  guérillas  maintenaient  sous  la  terreur  les  Anglais  et  les 
«  Français  reniés  »  qui  avaient  accepté  les  faveurs  de  l'étranger.  Par- 
fois elles  livraient  de  véritables  combats.  Le  plus  souvent,  elles  fai- 
saient une  guerre  de  surprises  et  de  coups  de  main.  Des  éclaireurs 
annonçaient  les  voyageurs  de  passage  sur  les  grandes  routes.  On 
enlevait  les  courriers,  on  dévalisait  les  collecteurs  d'impôts.  De  temps 
en  temps  on  capturait  quelque  gros  personnage  et  on  l'envoyait  sous 
escorte,  à  travers  toute  la  Normandie,  jusqu'aux  premiers  avant- 
postes  français.  Puis  on  riait  des  bons  tours  joués  aux  «  godons  «,  et 
s'il  y  avait  du  butin,  on  le  partageait.  Vie  dure,  pourtant!  Ces  parti- 
sans étaient  traqués  comme  des  bêtes;  dans  les  forêts  où  ils  se 
cachaient,  les  Anglais  lançaient  des  chiens  pour  les  découvrir.  On 
donnait  six  livres  '  à  quiconque  en  capturait  un.  Mais  les  trahisons 
étaient  rares.  Les  partisans  trouvaient  partout  des  complices  :  les 
paysannes  leur  apportaient  des  vivres;  les  curés  de  campagne  ser- 
vaient d'intermédiaires,  allaient  aux  nouvelles;  les  barbiers  venaient 
soigner  les  blessés.  Et  pourtant  toute  assistance  donnée  aux  bri- 
gands, comme  les  appelaient  les  Anglais,  entraînait  la  peine  de  mort, 
et  les  femmes  convaincues  de  les  avoir  ravitaillés  étaient  enterrées 
vivantes  au  pied  des  gibets.  Quant  aux  partisans,  Thomas  Basin 
assure  que  dix  mille  d'entre  eux  furent  exécutés,  et  les  nombreuses 
quittances  de  bourreaux  qui  nous  restent  semblent  attester  sa  véra- 
cité. Rien  n'y  faisait.  Comme  des  capitaines  anglais,  nous  raconte 
Thomas  Basin,  discutaient  à  table  sur  les  moyens  de  détruire  le  bri- 
gandage, un  prêtre,  pressé  de  dire  son  avis,  répondit  qu'il  n'y  avait 
qu'un  moyen  :  que  tous  les  Anglais  sortissent  de  France;  les  brigands 
disparaîtraient  aussitôt. 

A  l'intérieur  même  de  Rouen,  le  parti  national  avait  des  affiliés,  complots 

qui,  à  plusieurs  reprises,  avant  et  après  la  bataille  de  Verneuil,  proje- 
tèrent de  faire  entrer  dans  la  ville  des  bandes  armagnaques.  L'àme  de 
ces  complots  fut  un  riche  notable,  Richard  Mittes.  C'était  un  mar- 
chand de  bois  en  gros,  fermier  d'impôts  pour  le  gouvernement  an- 
glais. Il  avait  parmi  ses  complices  des  hommes  considérables,  tels  que 
le  fameux  architecte  de  Saint-Ouen,  Alexandre  de  Berneval. 

1.   La   livre   tournois,    qui  était  une   monnaie   de  compte,   correspondait,  vers   1^25,  à 
3i  grammes  d'argent  (6  fr.  85  en  francs  actuels,  sans  parler  de  la  valeur  relative  de  l'argent). 

<  43  > 


A  ROUEN. 


Charles   VIL  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE    PREMIER 


LA  RESISTANCE 
DANS  LE  MAINE. 


AGITATIONS 

EN  CHAMPAGNE, 

EN  PICARDIE. 


OPPOSITION 
A  L'ALLI.A.NCE 
ANGLAISE 
EN  BOURGOGNE. 


Les  fils  de  toutes  ces  intrigues  aboutissaient  à  la  cour  de  Bourges, 
où  il  n'y  avait  malheureusement  personne  qui  put  les  manier  avec 
quelque  dextérité.  Avant  la  bataille  de  Verneuil,  les  bonnes  villes  nor- 
mandes envoyaient  à  Charles  VII  des  émissaires  «  en  habits  dissimulés  » 
pour  l'assurer  que  «  quand  il  lui  plairoit  de  venir,  il  seroit  bien  reçu  ». 
Le  printemps  de  1424  fut  un  moment  d'agitation  générale  et  de  grands 
espoirs  en  Normandie.  Le  matin  de  la  bataille  de  Verneuil,  une  partie 
du  contingent  normand  déserta  le  camp  anglais.  Le  combat  ayant  été 
d'abord  favorable  aux  Français,  la  nouvelle  se  répandit  d'un  succès 
définitif  et,  dans  une  vaste  région,  jusqu'à  Pont-Audemer,  jusqu'à 
Vire,  les  paysans  se  soulevèrent  et  massacrèrent  les  soldats  anglais 
qui  s'étaient  enfuis  au  début  de  l'action.  Si  la  bataille  s'était  terminée 
comme  elle  avait  commencé,  Charles  VII  n'aurait  eu  qu'à  paraître  en 
Normandie  pour  tout  soumettre. 

Bien  que  la  prise  du  Mans  (2  août  1425)  eût  paru  achever  la 
conquête  du  Maine,  les  Anglais  trouvèrent  dans  cette  province  la 
même  résistance  qu'en  Normandie.  Grâce  à  la  complicité  des  bour- 
geois, de  l'évêque  Adam  Châtelain  et  de  son  clergé,  un  parti  français 
occupa  le  Mans  pendant  quelques  jours,  en  1428.  L'Anglais  Talbot 
reprit  la  ville,  pilla  les  éghses,  et  fit  exécuter  un  certain  nombre  d'ha- 
bitants sur  le  parvis  Saint-Julien. 

L'alliance  de  Philippe  le  Bon  avec  Henry  V  avait  indigné  beau- 
coup de  Champenois  et  de  Picards.  A  Reims,  le  clergé  était  divisé, 
le  supérieur  des  Carmes ,  Guillaume  Prieuse ,  dénoncé  pour  ses 
propos  séditieux,  déclara,  devant  le  lieutenant  du  capitaine  de  Reiras, 
que  <(  oncques  Anglois  ne  fut  roy  de  France,  ne  encores  le  seroit  ja  ». 
Le  chroniqueur  Chastellain  dit  en  parlant  des  Abbevillois  :  «  Faveur 
portoient  beaucoup  au  jeune  duc  (Philippe  le  Bon)  et  a  son  parti, 
sans  vouloir  estre  Anglois.  »  Le  despotisme  arrogant  du  lieutenant 
choisi  pour  gouverner  la  Picardie,  Jean  de  Luxembourg,  provoqua 
la  formation  d'une  véritable  ligue.  Quelque  temps  avant  la  bataille 
de  Verneuil,  Charles  de  Longueval  et  d'autres  seigneurs  se  réunirent 
à  Roye,  se  conjurèrent  et  se  déclarèrent  pour  Charles  VIL  Jean  de 
Luxembourg  réprima  durement  cette  révolte,  mais  la  sécurité  ne 
renaquit  pas  en  Picardie  avant  de  longues  années.  Bedford,  voya- 
geant d'Amiens  à  Doullens,  faillit  tomber  dans  une  embuscade  de 
partisans. 

Dans  la  Bourgogne  elle-même,  le  pacte  conclu  entre  Philippe  le 
Bon  et  les  Anglais  avait  soulevé  des  protestations.  Les  bourgeois  de 
Dijon  ne  jurèrent  que  par  force  le  traité  de  Troyes.  Ceux  de  Langres 
étaient  dans  les  mômes  sentiments.  De  grandes  familles,  par  exemple 
la  maison  de  Châteauvillain,  faisaient  une  sourde  opposition  à  l'al- 


(  44  ' 


CHAP.  III  La  résistance  nationale.  Jeanne  dCArc. 

liance  anglaise.  La  Chronique  de  Georges  Chastellain,  conseiller  et 
historiographe  de  Philippe  le  Bon,  est  postérieure  à  cette  époque, 
mais  elle  reflète  sans  doute  assez  bien  les  sentiments  permanents  de 
raristocratie  bourguignonne.  Or  il  exalte  au-dessus  de  toutes  les 
nations  la  France,  «  là  où  naturellement  doit  estre  le  trône  des  gloires 
et  honneurs  mondains  »,  et  il  se  montre  fort  dur  pour  les  Anglais'. 

L'ancienne  maîtresse  de  Charles  VI,  Odette  de  Champdivers,  odette 

,  ,•     ,  1  1        o     ■     1    T  1       T  ■  -,  DE    CHAMPDIVEBS. 

alors  retirée  dans  son  pays  de  Samt-Jean-de-Losne,  renseignait 
Charles  VII  sur  les  dispositions  des  Bourguignons  :  tel  seigneur  pou- 
vait être  facilement  gagné,  telle  ville  facilement  prise.  Un  cordelier, 
Etienne  Chariot,  faisait  de  sa  part  de  secrets  voyages  à  Bourges.  Un 
beau  jour,  Odette  et  Etienne  Chariot  furent  arrêtés  et  jetés  en  prison. 
Ainsi,  partout  les  Français  complotaient  ou  combattaient  contre 
l'étranger  II  n'était  pas  un  pouce  de  territoire  que  les  Anglais  possé- 
dassent en  pleine  sécurité ,  mais  complots  et  batailles  étaient  encore,  le 
plus  souvent,  des  événements  locaux,  détachés  les  uns  des  autres.  Le 
siège  d'Orléans  fut  le  moment  critique  où  ces  efforts  isolés  et  désor- 
donnés se  concentrèrent  et  devinrent  la  résistance  nationale. 


///.    —   LE  SIEGE   D'ORLEANS^ 

L'ARMÉE  destinée  par  les  Anglais  au  siège  d'Orléans  était  hicn  l'armée  a.xglmse 
inférieure  en  nombre  à  celles  que  Henry  V  avait  réunies  pour  «^''^^^^  orlea.\s. 
la  conquête  de  la  Normandie,  Le  comte  de  Salisbury  n'avait  amené 
d'Anglet(un-e  que  2700  hommes.  Avec  le  contingent  levé  en  France, 
l'effectif  total  des  combattants  réels  ne  dépassait  peut-être  pas 
3  000  hommes,  si  l'on  ne  tient  pas  compte  des  troupes  fournies  par 
le  duc  de  Bourgogne,  qui  les  rappela  avant  la  fin  de  la  campagne. 

La  force  des  Anglais,  c'était  leur  excellente  organisation  militaire,  infériorité 

encore  intacte;  c'était  surtout  l'inertie  de  Charles  VII.  En  vain  les  des  français. 
Étals  Généraux,  réunis  alors  à  Chinon,  le  supphèrent  de  se  récon- 
cilier avec  Richemont,  de  réunir  autour  de  lui  toute  la  noblesse  et 
de  faire  un  suprême  effort  pour  recouvrer  sa  seigneurie  par  «  toutes 
les  voyes  et  moyens  possibles  ».  La  Trémoille  régnait  :  les  cinq  cent 
mille  francs  votés  par  l'assemblée  de  Chinon  furent  gaspillés  à  son 
plaisir.  Orléans  ne  fut  pas  complètement  abandonné;  mais  les  tenta-    . 


1.  Œuvres  de  Chastellain,  t.  II,  p.  i6o.  Voir  aussi  le  Prologue  de  la  Chronique,  t.  I,  p.  G-g. 

2.  Sources  et  Ouvrages  indiqués  en  détail  dans  :  Lanéry  d'Arc,  Bibliographie  des  ouvrages 
relatifs  à  Jeanne  d'Arc,  1894,  n"^  870  à  916.  Depuis  ont  paru  :  Journal  du  siège  d'Orléans, 
noHV  édit.  (importante),  par  Charpentier  et  Cuissart,  1896,  Abbé  Dubois,  i/(s'o;>e  du  siège 
d'Urléans,  publiée  par  les  mêmes,  1894.  Anatole  France,  Le  siège  d'Orléans,  P.ev.  de  Paris,  1902. 

(  a5  ) 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


FORTIFICATIONS 
D  ORLÉANS. 


LES  DEFENSEURS 
D'ORLÉANS. 


BLOCUS. 


tives  faites  pour  secourir  la  ville  manquèrent  de  cohésion,  de  suite, 
de  direction. 

Orléans  était  heureusement  une  des  plus  fortes  places  du 
royaume;  depuis  douze  ans,  les  travaux  de  fortification  absorbaient 
les  trois  quarts  de  ses  revenus.  Elle  formait,  au  nord  de  la  Loire,  un 
rectangle  entouré  de  solideë  remparts  et  de  larges  fossés,  réuni  à  la 
rive  gauche  du  fleuve  par  un  beau  pont  de  dix-neuf  arches.  Au  sud, 
l'abord  de  la  ville  était  défendu  par  un  ouvrage  en  terre,  construit 
sur  la  rive  gauche,  le  «  boulevard  des  Tourelles  »,  par  un  fossé  où 
coulaient  les  eaux  de  la  Loire,  par  la  «  bastille  des  Tourelles  »,  con- 
struite sur  la  culée  du  pont,  par  la  «  bastille  Saint-Antoine  »,  construite 
au  milieu,  et  finalement  par  la  porte  Sainte-Catherine,  munie  de  tours 
et  de  boulevards.  Enfin  la  ville  possédait  un  vieil  attirail  de  machines 
de  guerre  et  une  artillerie  neuve  de  soixante  et  onze  canons. 

Dès  qu'ils  se  surent  menacés,  les  habitants  allèrent  tous,  pioche 
en  main,  achever  les  fortifications.  Les  plus  riches  apportèrent  à 
l'hôtel  de  ville  leurs  réserves  de  vivres  et  leur  argent,  qui  furent  mis 
en  commun.  Des  bourgeois  partirent  en  mission  deux  par  deux, 
allèrent  jusqu'en  Bourbonnais  et  en  Languedoc  demander  des  secours 
aux  municipalités*.  Tours,  Bourges,  Poitiers,  la  Rochelle,  Montpellier 
envoyèrent  des  munitions  et  des  vivres.  Quiconque  voulait  venir 
défendre  Orléans  était  nourri  aux  frais  de  la  ville.  L'abbé  de  Ger- 
canceaux,  jadis  étudiant  à  l'Université  d'Orléans,  arriva  à  la  tête 
d'une  bande  de  partisans.  Une  cohue  de  capitaines  français,  espa- 
gnols, italiens,  écossais,  se  présentèrent  pour  offrir  leurs  services. 
Grâce  à  ces  renforts  et  à  l'éducation  militaire  des  bourgeois,  la  ville 
put  opposer  à  l'ennemi  des  forces  au  moins  égales.  La  défense  fut 
conduite  par  le  bâtard  d'Orléans,  représentant  le  duc  son  frère,  et  par 
le  gouverneur  Raoul  de  Gaucourt. 

Salisbury  voulait  s'établir  sur  la  rive  droite  de  la  Loire ,  mais, 
pour  couper  les  communications  des  assiégés  avec  le  midi  de  la 
France,  les  Anglais  commencèrent  par  prendre  d'assaut  la  bastille 
des  Tourelles,  sur  la  rive  gauche.  Blessé  à  la  tête,  le  soir  même  de  sa 
victoire  (24  octobre  1428),  Salisbury  mourut  trois  jours  après.  Les 
hostihtés  furent  quelque  temps  suspendues,  et  les  Orléanais  en  profi- 
tèrent pour  raser  leurs  beaux  faubourgs  de  la  rive  droite,  où  l'ennemi 
aurait  pu  s'installer  :  vingt  et  une  églises  bâties  hors  des  murs  furent 
ainsi  détruites.  Le  30  décembre,  les  Anglais  apparurent  sur  cette  rive 
et  un  siège  en  règle  commença  :  William  de  la  Pôle,  comte  de  Suffolk, 
le  fameux  John  Talbot  et  lord  Scales  s'en  partagèrent  la  direction.  Les 

1.  Les  notables  de  Toulouse  délibèrent  à  ce  sujet  le  i3  avril  1429,  et  concluent  que  leur 
ville  «  non  habet  de  quibus  ».  (Annales  du  Midi,  1889,  p.  282.) 


46 


La  résistance  nationale.  Jeanne  d'Arc. 


Anglais  se  mirent  tout  de  suite  à  élever  des  bastilles  autour  de  la  ville, 
pour  resserrer  le  blocus,  et  les  Orléanais  ne  purent  les  en  chasser 
Les  vivres  diminuaient  dans  la  ville,  et  les  Anglais  étaient  sans  cesse 
ravitaillés.  Au  commencement  du  carême,  on  apprit  que  Falstaff 
amenait  de  Paris  un  convoi,  trois  cents  chariots  chargés  surtout 
de  harengs.  Un  coup  de  main  fut  décidé  avec  le  concours  d'une 
armée  royale  partie  de  Blois.  FalstafT  fut  attaqué  dans  la  plaine 
de  Rouvray.  L'indiscipline  des  Français  leur  coûta  une  nouvelle 
déroute,  malgré  la  supériorité  de  leurs  forces.  Ce  fut  la  «  journée  des 
Harengs  »  (12  février  1429)  Orléans  cessa  dès  lors  de  recevoir  des 
secours. 

Des  quatre  côtés  d'Orléans  se  dressaient  maintenant  des  bastilles. 
Sur  la  rive  gauche,  les  Tourelles  étaient  renforcées  par  la  bastille  des 
Augustins  et  par  deux  boulevards.  Sur  la  rive  droite  s'élevaient,  tout 
près  de  la  Loire,  la  bastille  «  Saint-Laurent  «  et  la  bastille  «  Saint- 
Loup  »,  la  première  à  l'ouest  d'Orléans,  dans  la  direction  de  Blois,  et 
la  seconde  à  l'est  de  la  ville.  Enfin,  au  nord  de  la  place  assiégée,  on 
achevait  la  bastille  «  Paris  ».  Une  série  de  boulevards,  du  côté  de  la 
route  de  Blois,  reliaient  «  Paris  »  et  «  Saint-Laurent  ».  Au  nord-est, 
entre  «  Paris  »  et  «  Saint-Loup  »,  les  travaux  d'investissement  étaient 
à  peine  commencés,  parce  que  de  ce  côté  les  Anglais  ne  craignaient 
guère  une  attaque  des  Armagnacs. 

Abandonnés  par  le  roi  de  France  et  serrés  de  si  près  par  l'en- 
nemi, les  Orléanais  demandèrent  à  Philippe  le  Bon  de  prendre  en 
gage  l'héritage  de  son  cousin  Charles  d'Orléans.  Le  duc  de  Bourgogne 
eut  la  naïveté  de  croire  que  les  Anglais  lui  céderaient  la  place,  et  il 
se  rendit  à  Paris  pour  conférer  avec  le  régent.  Bedford  lui  répondit 
qu'il  «  seroit  bien  couroucé  d'avoir  batu  les  buissons  à  ce  que  d'autres 
deussent  avoir  les  oiseillons  ».  Du  coup,  Philippe  le  Bon  rappela  le 
contingent  bourguignon  ;  mais  sa  colère  devait  être  de  brève  durée. 

Il  paraît  certain  que  Charles  VII  était  informé  de  ces  négocia- 
lions  entre  les  Orléanais  et  le  duc  de  Bourgogne  et  qu'il  les  approu- 
vait. Il  écoutait  sans  indignation  les  propos  de  ses  conseillers,  qui 
l'engageaient  à  fuir  en  Dauphiné,  ou  bien  en  Castille,  ou  bien  encore 
en  Ecosse.  Pourtant  il  n'y  avait  nullement  lieu  de  désespérer.  A 
mesure  que  les  Anglais  étendaient  leur  conquête,  de  nouveaux  ennemis 
naissaient  sous  leurs  pas.  Une  troupe  de  renfort,  envoyée  par  le  régent 
après  la  journée  des  Harengs,  ne  put  parvenir  jusqu'à  Orléans  :  un 
soulèvement  général  des  paysans  du  Gâtinais  l'arrêta  au  passage.  Les 
Anglais,  peu  nombreux,  ne  devaient  leur  succès  qu'à  la  prodigieuse 
inertie  de  leur  adversaire,  à  l'absence  d'un  chef  qui  réunît  et  diri- 
geât tous  les  efforts  des  Français.  Un  chef  inattendu  allait  paraître. 


JOURNEE 
DES  HARENGS. 


LES  B.iSriLLES. 


APPEL 
DES  ORLÉANAIS  A 
PHILIPPE  LE  BON. 


LA  SITU.iTION 
AU  DÉBUT  DE  I4i9. 


47 


Charles  VU.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


IV.    —    LES    VICTOIRES   DE   JEANNE    D'ARC^ 


LE  PAYS 

DE  JEANNE   D'ARC. 


ENFANCE 
DE  JEANNE. 


LES  SAINTES. 


JEANNE  D'ARC  naquit  entre  1410  et  1412*,  à  Domrémy,  d'une 
famille  de  cultivateurs  aisés.  Le  village  de  Domrémy,  situé  à  la 
frontière  de  l'Est,  était  divisé  par  un  petit  ruisseau  en  deux  parties  : 
l'une  dépendait  de  la  prévôté  champenoise  de  Montéclaire-Andelot, 
l'autre  appartenait  au  Barrois  mouvant,  fief  relevant  de  la  couronne 
de  France  depuis  le  temps  de  Philippe  le  Bel.  Quelle  était  la  situa- 
tion exacte  de  ce  ruisseau?  Son  lit  était-il  au  xv'^  siècle  le  même 
qu'aujourd'hui?  Coulait-il  au  nord  ou  au  sud  de  la  maison  où  naquit 
Jeanne?  C'est  là  un  problème  qui  a  soulevé  des  polémiques  pas- 
sionnées. Il  est  d'autant  plus  insignifiant  que  les  habitants  de  Dom- 
rémy étaient  tous  dévoués  à  la  cause  de  Charles  'VII.  Ces  populations 
de  la  rive  gauche  de  la  Meuse  savaient  gré  aux  Valois  de  les  avoir 
longtemps  protégées,  tandis  que,  sur  l'autre  rive,  les  seigneurs  lorrains 
se  faisaient  perpétuellement  la  guerre  et  ravageaient  les  campagnes. 
Jeanne  d'Arc  n'apprit  «  ni  A  ni  B  »,  mais  sa  mère  lui  faisait 
répéter  le  Pater.,  VAve  et  le  Credo.  L'enfant  passait  chaque  jour  de 
longs  moments  à  l'église,  toute  proche  de  la  maison  paternelle,  et, 
«  tandis  qu'elle  contemplait  le  corps  du  Christ,  elle  pleurait  abon- 
damment avec  de  grandes  larmes  ».  Elle  avait  une  dévotion  particu- 
lière à  sainte  Catherine  et  à  sainte  Marguerite.  Sainte  Catherine  était 
la  patronne  d'une  paroisse  voisine  de  Domrémy,  et  Jeanne  avait  une 
sœur  tendrement  aimée  d'elle,  qui  portait  ce  nom.  Aussi  se  plaisait- 
elle  à  ouïr  l'histoire  de  Catherine,  vierge  et  martyre,  qui  avait 
confondu  à  dix-huit  ans  les  plus  renommés  philosophes  païens.  Elle 
se  remémorait  de  même  la  légende,  célèbre  en  ce  temps-là,  de  la 
«  pucelette  »  Marguerite,  petite  bergère  qui  avait  dompté  les  démons 
et  les  avait  contraints  à  demander  grâce.  Devant  les  images  de  ses 


1.  Sources.  Quicherat,  Procès  de  condamnation  el  de  réliabililalion  de  Jeanne  d'Arc,  suivis 
de  tous  les  documents  historiques  qu'on  a  pu  réunir,  1841-1849,  5  vol.;  autres  documents, 
publiés  ou  analysés  par  le  même,  Rev.  historique,  t.  IV  et  XIX.  Chronique  de  Morosini,  édlt. 
Dorez  et  Lefèvre-Pontalis,  t.  III,  1901. 

Ouvrages  a  consulter.  La  Bibliographie  de  Lanéry  d'Arc  (voir  au  §  précédent),  déjà 
vieillie,  contient  2120  numéros.  Histoires  complètes  de  Jeanne  d'Arc  :  Michelet  (dans  son 
Histoire  de  France,  liv.  X,  chap.  m);  Wallon  {édit.  illustrée,  187G);  Marius  Sepet  (nouv.  édit., 
i8riG):  Lowell,  Joan  of  Arc  (Boston,  1896;  excellent),  etc.  —  Parmi  les  travaux  de  détail  les 
plus  intéressants,  citons  ceux  de  Quicherat,  Aperçus  nouveaux  sur  l'histoire  de  Jeanne 
d'Arc,  i85o;  S.  Luce,  Jeanne  d'Arc  à  Domrémy,  1886;  Anatole  France,  études  publiées  dans  : 
Revue  de  famille,  (1889  à  1891),  Revue  illustrée  (1890),  Revue  hebdomadaire  (1893),  Revue 
du  Palais  (1897),  Revue  de  Paris  (1902);  Germain  Lefèvre-Pontalis,  dans  :  Bibliothèque  de 
l'Ecole  des  Chartes,  1895;  Moyen  âge,  1S94-1895;  commentaire  et  annexes  (sous  presse)  de 
l'édition  de  Morosini.  Voir  aussi  aux  §  suivants. 

2.  La  date,  irénéralement  admise,  du  6  janvier  1412,  est  plus  que  douteuse.  Jeanne  d'Arc 
elle-même  ne  savait  pas  au  juste  son  âge. 


^o    ) 


JEANNE    D'ARC 


LE  SIKGE  D  onLEANS. 
Miniature  du  Ms.  des  Vigiles  de  Charles  VII  par  Martial  de  Paris,  ItiSk.  Au  premier  plan, 
un  canon.  — •  Bibl.   Naf.,  ms.  fr.  5  054. 


-  '^  1 


JEANNE  D  ARC.  JEANNE  SUR   LE   liUCIlEli. 

Dessin  fantaisiste  du  greffier  du  Parlement,  On    ne   saurait    voir    un    portrait   dans    celle 

en    marge    d'un    de    ses    registres,    l'i29.    —  miniature  exécutée  en    14s'j.   —   Bibl.   Nat., 

Arch.  Nat.,  .E"    447.  m.s.  fr.  5.054. 


IV.  2.  —  Pl.  4.  Page  48. 


La   résistance  nationale.   Jeanne  (VArc. 


saintes,  qui  ornaient  Téglise,  elle  brûlait  des  cierges,  ou  bien  elle 
apportait  des  couronnes  de  fleurs.  Sans  doute,  dès  son  enfance, 
Jeanne  apprit  encore  à  vénérer  saint  Michel,  le  patron  du  pays  bar- 
rois,  qui  était  aussi  le  patron  des  Valois  :  la  figure  du  saint  était 
peinte  sur  les  étendards  de  Charles  VII,  et  Ton  peut  croire  que  les 
exploits  des  défenseurs  glorieux  du  Mont-Saint-Michel,  ces  protégés 
de  larchange,  furent  contés  à  Jeanne  d'Arc,  car  ils  étaient  connus  de 
toute  la  France. 

Jeanne  grandissait,  l'esprit  charmé  de  légendes  pieuses  et 
héroïques,  troublé  aussi  par  les  terribles  récits  que  les  voyageurs 
faisaient  des  guerres  de  France.  Domrémy  était  encore  à  l'abri  de  la 
grande  désolation,  mais  les  Anglais  approchaient.  En  1421,  ils  s'em- 
parèrent de  deux  forteresses  aux  environs;  l'année  suivante,  les 
Armagnacs  vinrent  ravager  le  Barrois.  Lorsque  la  dernière  armée 
du  roi  Charles  eut  été  écrasée  à  Verneuil,  les  Anglais  achevèrent  de 
soumettre  la  Champagne,  et  le  pays  de  Jeanne  d'Arc  fut  le  seul  coin 
de  terre  que  Charles  VII  conservât  encore  dans  l'est  de  son  royaume  : 
à  Vaucouleurs,  en  effet,  la  place  forte  la  plus  voisine  de  Domrémy, 
Robert  de  Baudricourt,  capitaine  armagnac,  se  maintenait  contre  les 
Bourguignons.  Mais  les  paysans  avaient  perdu  la  sécurité.  Le  père  de 
Jeanne  avait  la  charge  d'entretenir  la  maison  forte  de  Domrémy,  où 
il  fallait  de  temps  en  temps  conduire  tout  le  bétail  du  village,  «  pour 
la  crainte  qu'on  avait  des  gens  d'armes  ».  La  précaution  ne  réussis- 
sait pas  toujours.  Vers  le  milieu  de  l'an  1425,  une  bande  de  Bourgui- 
gnons enleva  le  bétail  de  Domrémy.  Au  même  temps,  on  apprit  que 
les  Anglais  venaient  d'incendier  Révigny,  dans  le  Barrois;  mais  la 
nouvelle  réconfortante  arriva  que  les  défenseurs  du  Mont-Saint- 
jMichel  avaient  réussi  à  capturer  la  flotte  ennemie. 

Chaque  jour  apportait  ainsi,  avec  des  nouvelles  heureuses  ou 
mauvaises,  des  joies  et  des  tristesses.  Jeanne  les  ressentait  profon- 
dément. Elle  demandait  aux  saints  et  aux  saintes  le  remède  des  maux 
de  la  France.  Bientôt  elle  eut  des  visions.  Saint  Michel  lui  apparut 
d'abord.  «  Sur  toutes  choses,  déclara-t-elle  plus  tard,  il  luy  disoit 
qu'elle  fust  bon  enfant  et  que  Dieu  luy  aideroit.  Et  entre  les  autres 
choses  [il  lui  dit]  qu'elle  venist  au  secours  du  roy  de  France.  Et  luy 
racontet  l'ange  la  pitié  qui  esloit  au  royaume  de  France.  »  La  guerre 
ensuite  se  ralentit.  Jeanne  n'eut  plus  de  visions,  mais  elle  se  souve- 
nait et  gardait  son  secret.  Elle  voua  sa  virginité  à  Dieu,  «  tanl  (ju'il 
lui  plairait  ».  En  elle  s'exaltaient  à  la  fois  la  pitié  pour  la  France 
durement  foulée,  et  le  culte  de  la  royauté  humiliée  par  l'étranger. 
C'était  sa  croyance  que  le  vrai  souverain  de  la  France  était  Dieu,  et 
que  le  roi  tenait  de  lui  son  trône   en  commande;  et  elle  vénérait 


APPROCHE 

DES  ANCLO- 

BOURGUICiSONS 


PREMIERES 
VISIOSS. 


«  49  > 


IV. 


Charles    VII.   Fin   de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livre  premier 

Charles  VII,  le  vassal  de  Dieu  :  elle  ne  connaissait  et  ne  voulut  jamais 
connaître  de  lui  que  sa  piété  et  ses  malheurs. 

A  partir  de  1428,  l'accalmie  cessa  :  les  petites  places  des  environs 
de  Vaucouleurs  tombèrent  les  unes  après  les  autres  aux  mains  des 
Anglais.  Les  habitants  de  Domrémy  furent  obligés  de  fuir  et  d'aller 
vivre  pendant  quinze  jours  dans  les  murs  de  Neufchâtcau.  A  l'au- 
tomne, on  apprit  le  siège  d'Orléans.  Jeanne  d'Arc  avait  maintenant  de 
fréquentes  visions;  saint  Michel,  sainte  Catherine,  sainte  IMarguerite 
lui  apparaissaient  sous  forme  humaine,  dans  une  éclatante  lumière  ;  ses 
chères  saintes  se  laissaient  embrasser  par  elle,  «  et  sentoient  bon  ». 
Et  elles  lui  parlaient.  Elles  lui  disaient  de  partir  pour  sauver  la 
France.  Jeanne  écoutait  avec  épouvante  et  délice  ces  voix  de  sa  con- 
science. Elle  vivait  dans  un  rêve  magnifique  et  terrible,  entourée  des 
êtres  célestes  que  les  émotions  de  son  âme  faisaient  surgir.  Ce  qui 
demeurait  en  elle  d'humaine  faiblesse  résistait  à  la  vocation,  et  elle 
se  troublait,  à  l'idée  de  quitter  son  village  pour  aller  vivre  parmi 
les  gens  d'armes.  Était-il  possible  qu'elle  fût  appelée  à  libérer  le 
royaume?  Mais  elle  savait  que  Dieu  se  servait  des  instruments  les 
plus  humbles  ^ 
JEANNE  Peu   à   peu,  en  elle,  cessait  la  résistance  aux   voix,   devenues 

A  VAUCOULEURS.  impépieuscs.  Les  saintes  précisaient  maintenant  leurs  ordres,  et  lui 
disaient  d'aller  demander  au  capitaine  de  Vaucouleurs  des  gens 
d'armes,  pour  l'accompagner.  Dans  les  premiers  jours  de  l'an  1429  ^ 
an  moment  où  les  Anglais  commençaient  à  construire  leurs  bastilles 
autour  d'Orléans,  elle  partit  pour  Vaucouleurs,  vêtue  de  ses  habits 
de  paysanne.  Elle  alla  trouver  Baudricourt,  et  lui  annonça  qu'elle 
venait  de  la  part  de  son  Seigneur,  pour  mener  le  «  dauphin  »  à  Reims 
et  l'y  faire  sacrer.  Pour  elle,  en  effet,  Charles  VII  n'était  que  le  dau- 
phin, parce  qu'il  n'avait  pas  encore  reçu  le  sacrement  de  la  royauté. 
L'accueil  bourru  et  les  grosses  plaisanteries  du  capitaine  ne  la  rebu- 
tèrent point.  «  Dussé-je  aller  trouver  le  dauphin  sur  mes  genoux, 
répétait-elle,  j'irai.  »  Baudricourt  se  demandait  si  cette  fille  était 
menée  par  Dieu  ou  par  le  diable. 

Pourtant  la  personne  de  Jeanne  n'avait  rien  d'étrange.  Aucun  por- 
trait d'elle  ne  nous  est  parvenu,  qui  soit  digne  de  confiance,  mais  nous 

1.  Jeanne  d'Arc  a-t-elle  connu  à  Domrémy  certaines  des  prophéties  qui  annonçaient  la 
venue  d  une  pucelle  libératrice?  Un  témoin  du  procès  de  réhabilitation  l'assure.  En  tout 
cas,  la  prédiction  attribuée  à  Merlin  a  bien  l'air  d'avoir  été  arrangée  après  coup,  au  moment 
de  l'arrivée  de  Jeanne  à  Chinon.  On  ne  peut  pas  non  plus  afiirmer  qu'elle  partageait  les 
superstitions  populaires  de  son  pays;  elle  l'a  nié  à  plusieurs  reprises.  Les  circonstances 
qui  ont  déterminé  sa  vocation  resteront  toujours  en  partie  mystérieuses.  Sur  les  prophé- 
ties, les  fées,  la  mandragore,  voir  Procès,  t.  1,  p.  67-68;  212-218;  t.  II,  p.  44?;  t-  IH-  P-  8:3-84- 

2.  M.  Lowell,  dans  son  excellente  Hixloire  de  Jeanne  d'Arc,  p.  89-40,  me  parait  avoir  parfai- 
tement démontré  (jue  Jeanne  n  alla  point  une  première  fois  à  Vaucouleurs  en  mai  1428. 


La  résistance  nationale.  Jeanne  d'Arc. 


savons  par  le  témoignage  de  ceux  qui  ront  connue  qu'elle  était  une 
robuste  fille,  à  la  chevelure  brune  et  à  la  gorge  opulente  '.  Le  charme 
féminin  sàUiait  à  sa  vigueur.  Elle  parlait  avec  une  verve  malicieuse 
et  une  vivacité  gaillarde,  ayant  réponse  à  fout.  Elle  n'avait  pas  la 
sombre  rudesse  d'une  sainte  Catherine  de  Sienne,  ni  les  langueurs 
des  mystiques  brûlées  de  l'amour  divin  :  dans  les  élans  qui  la  soule- 
vaient de  la  terre  au  ciel,  elle  gardait  un  solide  bon  sens  et  un  fin 
sentiment  de  la  réalité.  Il  semble  qu'elle  devait  rassurer,  en  même 
temps  qu'elle  les  étonnait,  ceux  à  qui  elle  déclarait  qu'elle  était 
envoyée  par  Dieu. 

Mais  Baudricourt  ne  la  crut  pas  sur  parole.  Il  la  fit  exorciser 
par  le  curé  de  Vaucouleurs.  Rassuré  de  ce  côté,  et  d'ailleurs  inquiet 
de  l'approche  des  Anglais,  il  se  laissa  gagner  à  la  confiance  popu- 
laire, que  Jeanne  avait  obtenue  par  sa  propre  foi  en  son  destin.  Les 
gens  de  Vaucouleurs  se  cotisèrent  pour  otl'rir  à  Jeanne  un  équipe- 
ment et  un  cheval.  Baudricourt  donna  une  épée,  des  lettres  de 
créance.  Elle  partit  pour  la  Touraine,  le  13  février  1429'-,  accompa- 
gnée de  six  hommes  de  guerre. 

Après  dix  jours  d'un  dangereux  voyage,  Jeanne  atteignit  Chinon, 
où  Charles  Vil  résidait.  Lanouvelle  de  son  arrivée  en  Touraine  s'était 
répandue  à  la  cour,  sans  causer  grand  étonnement.  Les  ancêtres  de 
Charles  avaient  reçu  plusieurs  fois  des  visionnaires,  qui  venaient 
leur  apporter  des  secrets.  On  se  tenait  en  garde  cependant  contre  les 
sortilèges  et  les  sorcières,  et  le  roi  était  encore  plus  méfiant  que 
Baudricourt.  Jeanne  fut  mise  en  observation  pendant  deux  jours, 
interrogée,  surveillée  ;  on  n'aperçut  rien  de  suspect  :  Charles  consentit 
à  la  voir. 

Elle  fut  introduite  le  soir,  à  la  lueur  de  cinquante  torches.  Elle 
portait  un  habit  d'homme.  Le  comte  de  Vendôme  la  conduisait.  Elle 
reconnut  tout  de  suite  le  roi  :  évidemment  elle  s'était  fait  décrire  bien 
des  fois  ses  traits  et  sa  prestance  ;  elle  alla  droit  à  lui  et  lui  parla  en 
secrets  Charles  fut  ému,  mais  resta  méfiant.  Il  envoya  des  Francis- 


ÂRRtVEB 
A  CHINON 

(iS  FÉVRIER  W9). 


PREMIERE 
ESTREVUE  AVEC 


1.  Jeanne  d'Arc  avail-elle  une  sanlé  parfaitement  équilibrée?  «  Elle  ignora  toujours  les 
misères  physiques  de  la  femme  »,  assure  Michelet.  Nous  serons  moins  affirma tif,  car  le 
témoignage  qu'on  a  sur  ce  point  n'est  qu'un  «  oy  dire  ",  rapporté  par  l'écuyerJean  d'Aulon 
au  Procès  de  réhabilitation.  (Procès,  t.  III,  p.  219. 1 

2.  Date  établie  par  M.  de  Boismarmin,  Bulletin  du  Comité  des  Travaux  historiques  et 
scientifiques,  1892,  p.  35o. 

3.  Sur  cette  conversation  secrète  avec  Charles  'VII,  nous  n'avons  qu'un  témoignage  de 
première  main,  celui  de  la  Pucelle,  et  ce  témoignage  est  fort  mystérieux  :  «  Ilabuit  rex  suus 
signum  de  factis  suis,  priusquam  vellet  ei  credere.  —  Son  roi,  avant  de  consentir  à  croire 
à  elle,  eut  un  signe  de  son  fait.  "  (Procès,  t.  I,  p.  75.)  Elle  ne  voulut  jamais  en  dire  davan 
tage  devant  ses  juges  à  Rouen,  et  les  récits  contemporains  ne  sont  pas  plus  explicites.  On 
n'est  même  pas  certain  que  ce  signe  ait  été  fourni  par  .leanne  la  première  fois  qu'elle  vit 

le    roi.   Plus    tard,    naturellement,    les    témoignages    deviennent    plus    abondants,    et    à 
mesure  que,  par  leur  origine  même,  ils  méritent  moins  de  crédit,  on  constate  qu'ils  sont 


Charles    VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE    PREMIER 


L'ARMEE 

DE  LA  PUCELLE. 


l::ttre 
aux  anglais. 


cains  faire  une  enquête  à  Domrémy,  et  Jeanne  subit  de  nouveaux 
interrogatoires,  non  sans  grande  impatience,  car  elle  devait  délivrer 
Orléans,  et  il  était  temps  d'agir.  Pour  en  finir,  on  la  mena  à  Poitiers, 
où  se  trouvaient  les  théologiens  du  parti  armagnac,  et,  pendant  deux 
semaines  encore,  elle  dut  répondre  aux  questions  souvent  saugrenues 
des  docteurs,  qu'elle  interloqua  plus  d'une  fois  par  la  verdeur  de  ses 
reparties.  Comme  le  moine  Seguin  lui  demandait,  dans  son  patois 
limousin,  quel  langage  parlaient  sainte  Catherine  et  sainte  Margue- 
rite :  «  Meilleur  que  le  vôtre!  »  répondit-elle.  Des  matrones  Texami- 
nèrent  aussi,  et  constatèrent  sa  virginité,  preuve  quelle  n'avait 
aucun  commerce  avec  le  diable.  Les  docteurs  conclurent  qu'on  ne 
trouvait  en  elle  que  «  bien,  humilité,  virginité,  dévotion,  honnêteté, 
simplesse  ». 

Jeanne  obtint  enfin  du  roi  une  armure  et  des  compagnons 
d'armes.  Ceux  qui  se  battaient  vaillamment  aux  frontières,  La  Hire, 
Saintrailles,  Bueil,  Ambroise  de  Loré,le  sire  de  Rais,  vinrent  s'offrir; 
un  prince  du  sang,  le  jeune  duc  d'Alençon,  s'arracha  à  son  désœu- 
vrement, et  Jeanne  d'Arc  se  lia  d'amitié  guerrière  avec  le  gentil  duc. 
Vne  armée  de  ({uelques  milliers  d'hommes  se  réunit  à  Blois,  pour 
marcher  sur  Orléans.  Jeanne  se  fit  donner  une  bannière  blanche  qui 
portait  l'image  de  Dieu  bénissant  les  fleurs  de  lys,  avec  la  devise 
chère  aux  Franciscains  :  Jésus,  Maria.  C'était  comme  une  guerre 
sainte  qui  allait  commencer. 

Mais  d'abord  Jeanne  voulut  signifier  aux  Anglais  qui  assiégeaient 
Orléans  la  mission  dont  elle  était  chargée.  Elle  dicta  une  lettre  qui 
leur  fut  remise  par  un  héraut  :  «  Rendes  à  la  Pucelle  cy  envolée  de 
par  Dieu,  le  roy  du  ciel,  les  clefs  de  toutes  les  bonnes  villes  que  vous 
avés  prises  et  violées  en  France...  Je  suis  cy  venue  de  par  Dieu,  le 
roy  du  ciel,  corps  pour  corps,  pour  vous  bouter  hors  de  toute 
France.  « 


plus  clairs  et  plus  précis.  C'est  un  exemple  caractéristique  de  la  façon  dont  s'est  édifiée,  dès 
le  xv«  siècle,  la  légende  de  Jeanne  d'Arc.  Toutefois  on  peut  admettre  comme  vraisemblable 
la  version  de  l'aumônier  de  Jeanne  d'Arc,  qui  fit  au  Procès  de  réhabilitation,  en  i456, 
la  déposition  suivante:  «Après  beaucoup  d'interrogations  faites  par  le  roi,  Jeanne  lui  dit: 
«  Je  le  dis  Je  la  pari  de  Messire,  que  lu  es  vray  héritier  de  France  el  fih  du  roy  »  (ceci  est  en 
français  au  milieu  du  texte  latin  de  la  déposition)  ;  «  et  il  m'envoie  vers  toi  pour  te  conduire 
«  à  Reims,  afin  que  tu  y  reçoives  ton  couronnement  et  ta  consécration,  si  tu  le  veux.  » 
Ayant  entendu  cela,  le  roi  dit  à  ceux  qui  l'entouraient,  que  Jeanne  lui  avait  dit  certains 
secrets  que  personne  ne  savait  el  ne  pouvait  savoir,  sauf  Dieu;  c'est  pourquoi  il  avait 
grande  confiance  en  elle.  «  {Procès,  t.  111,  p.  io3.)  Jeanne  d'Arc  avait  connaissance  de  la 
coupable  vie  d'Isabeau  de  Bavière.  Elle  avait  dû  rêver  bien  des  fois  et  s'entretenir  avec 
ses  voix  de  la  question  qui  torturait  l'esprit  de  Charles  VII  :  était-il  le  fils  de  Charles  VI? 
On  peut  croire  qu'elle  voulut,  dès  sa  première  entrevue  avec  le  roi,  lui  affirmer,  au  nom 
de  ses  saintes  et  de  Jlessire,  qu'il  était  le  légitime  héritier  du  trône.  La  joie  témoignée 
par  le  roi  inspira  tout  naturellement  à  Jeanne  d'Arc  l'idée  qu'elle  lui  avait  donné  un  signe 
de  sa  mission.  Quant  à  l'obscurité  voulue  de  ses  réponses  à  Rouen,  elle  s'explique  assez 
par  la  volonté  qu'eut  la  Pucelle  de  ne  jamais  mettre  son  roi  en  cause  devant  ses  juges. 


La  résistance  nationale.   Jeanne  d'Arc. 


Les  Anglais  lui  répondirent  par  des  insulles  et  continuèrent  leurs 
travaux  d'investissement.  Les  Orléanais  ne  recevaient  plus  que  par 
hasard  quelques  convois  de  vivres. 

L'armée  de  secours  sortit  de  Blois  le  28  avril  1429,  au  chant  du 
Veni  Creator.  Jeanne  d'Arc,  à  cheval,  ouvrait  la  marche.  Ses  compa- 
gnons n'avaient  encore  en  elle  qu'une  confiance  hésitante;  ils  allaient 
avec  elle,  dit  le  commentateur  du  Jouvencel,  «  pour  en  advenir  ce 
qu'il  pourroit  et  en  faire  l'essay,  car  de  tous  points  la  chouse  sembloit 
estrange  ».  La  Pucelle  voulait  qu'on  la  conduisît  tout  droit  où  étaient 
«  Talbot  et  les  Anglais  »;  pour  lui  obéir,  il  aurail  fallu  aborder 
Orléans  par  la  rive  droite  de  la  Loire,  en  traversant  la  ligne  de  bou- 
levards qui  fermait  la  route  de  Blois,  au  noid  du  fleuve  et  à  l'ouest 
de  la  ville.  Les  capitaines  de  Charles  VII  jugèrent  plus  sage  de  che- 
miner par  la  rive  gauche,  jusqu'à  deux  lieues  au  delà  d'Orléans.  Ils 
voulaient  passer  le  fleuve  au  delà  de  la  bastille  Saint-Loup,  décrire 
ensuite  un  demi-cercle  et  arriver  à  Orléans  par  la  trouée  que  les 
Anglais  avaient  laissée  entre  cette  bastille  et  celle  de  Paris.  11  se 
trouva  que,  dans  sa  naïve  bravoure,  Jeanne  avait  eu  raison  :  les  eaux 
étant  trop  hautes,  on  ne  put  établir  le  pont  de  bateaux  nécessaire 
pour  le  passage  des  soldats.  Le  gros  de  l'armée  dut  regagner  Blois. 
Jeanne  passa  la  Loire  en  bateau  avec  deux  cents  lances,  et,  à  la  nuil, 
put  entrer  dans  Orléans  (29  avril  1429). 

A  Orléans,  comme  à  Chinon,  comme  à  Poitiers,  Jeanne  gagna 
tout  de  suite  le  cœur  du  peuple.  Les  Orléanais,  écrit  un  témoin 
oculaire,  «  se  sentoyent  jà  tous  renconfortez,  et  comme  desasiégez, 
par  la  vertu  divine  qu'on  leur  avoit  dit  estre  en  ceste  simple  pucelle, 
qu'ilz  regardoyent  moût  affectueusement,  tant  hommes,  femmes, 
que  petis  enfans  ».  En  cette  foi  qu'elle  inspirait  était  le  secret  de  sa 
puissance.  On  a  voulu  faire  d'elle  une  stratégiste,  sachant  l'art  de  la 
guerre  sans  l'avoir  jamais  appris;  son  mérite  fut  autre  :  elle  eut 
confiance  et  rendit  la  confiance  à  ceux  qui  ne  se  battaient  plus  qu'en 
désespérés.  Les  Anglais  comprirent  très  vite  qu'elle  était  redoutable. 
Ces  guerriers  orgueilleux,  bien  nourris,  bien  vêtus,  bien  payés,  qui 
avaient  conquis  la  moitié  de  la  France,  s'exaspérèrent  à  l'idée  qu'une 
femme  prétendît  les  faire  reculer  A  une  nouvelle  lettre  de  la 
Pucelle,  ils  répondirent  qu'ils  brûleraient  cette  ribaude,  et  qu'elle 
ferait  bien  de  s'en  retourner  garder  ses  vaches. 

Le  4  mai,  l'armée  de  secours  revint  enfin  de  Blois,  avec  un  convoi 
de  vivres.  Les  Anglais  restaient  immobiles  dans  leurs  bastilles.  Le 
défaut  de  leur  système  d'investissement  était  maintenant  manifeste  : 
«  Bastilles  sont  séparées  l'une  de  l'autre  et  ne  se  pevent  secourir,  a 
écrit  un  des  compagnons  de  Jeanne  d'Arc,  Jean  de  Bucil  :  je  crois 


ENTRÉE 
DE  JEANNE 
A  ORLÉANS. 


PRESTIGE 
DE  JEANNE. 


DELIVRANCE 

DORLÉANS 

(S  MAI  I429J. 


Charles    VII.   Fin  de  la  mierre  de   Cent  Ans.  livre  prkmieb 

qu'elles  ont  plus  proffité,  quelque  part  qu'elles  ayent  esté  mises,  aux 
ennemyz  que  à  ceux  à  qui  elles  estoient.  »  Et  en  elTet,  en  quatre 
jours,  les  Anglais  furent  délogés  de  trois  de  leurs  principales  bastilles 
par  les  Orléanais  et  les  troupes  royales,  que  la  Pucelle  accompagnait, 
son  étendard  à  la  main.  Le  4  mai,  Saint-Loup  fut  pris  d'assaut;  le  6, 
ce  fut  le  tour  de  Saint-Augustin;  le  7,  les  «  capitaines  et  chefs  de 
guerre  »  d'Orléans  voulaient  se  reposer,  attendre  des  renforts,  avant 
de  tenter  l'assaut  de  la  forte  bastille  des  Tourelles,  mais  la  Pucelle 
les  entraîna  au  combat  :  ce  fut  la  journée  décisive,  celle  où  la  vaillance 
et  l'ascendant  de  Jeanne  devinrent  irrésistibles,  celle  qui  brisa  l'or- 
gueil et  l'assurance  des  Anglais.  Atteinte,  au  milieu  de  l'action,  par 
un  trait  d'arbalète  qui  lui  traversa  l'épaule,  Jeanne  eut  un  moment 
de  faiblesse  ;  elle  crut  qu'elle  allait  mourir  et  pleura  ;  et  tout  de  suite, 
en  priant,  elle  triompha  d'elle-même;  si  grièvement  blessée,  elle  alla 
toucher  de  son  étendard  le  bord  du  boulevard,  en  criant  à  ses  com- 
pagnons :  «  Tout  est  vostre,  et  y  entrez!  »  Et  ils  entrèrent,  et  la 
bastille  fut  prise.  De  grands  capitaines  français,  ajoute  le  chroni- 
queur Gousinot  de  Montreuil,  «  nous  dirent  et  alTermèrent  que,  après 
que  ladicte  Jeanne  eut  dict  les  paroles  dessusdictes,  ils  montèrent 
contremont  le  boulevart,  aussi  aiséement  comme  par  un  degré  ».  Tous 
les  Anglais  campés  au  sud  de  la  Loire  furent  tués,  noyés  ou  pris. 
Désormais  la  ville  pouvait  se  ravitailler.  Le  dimanche  8  mai  1429, 
les  Anglais  battirent  en  retraite. 
ENTHOUSIASME  La   Icvéc  du  siège  d'Orléans  eut  un  retentissement    extraordi- 

CENERAL.  naire.  D'un  bout  de  la  France  à  l'autre,  et  même  au  delà  des  fron- 

tières', on  fît  des  processions  d'actions  de  grâce  et  des  feux  de  joie, 
et  les  rimeurs  écrivirent  des  chansons  à  la  confusion  des  Anglais. 
Dans  le  lointain  Daupliiné,  on  répétait  ces  invectives  : 

Arière,  Englois  couez  2,  arière!... 
Aies  la  goutte  et  la  gravelle 
Et  le  coul  taillé  rasibus! 

Le  vieux  Gerson  et  l'archevêque  d'Embrun  Jacques  Gelu  écri- 
virent des  traités  sur  la  mission  divine  de  Jeanne  d'Arc.  Toutes  sortes 
de  légendes,  concernant  sa  naissance  et  ses  premières  années,  jail- 
lirent immédiatement  de  l'imagination  populaire.  Perceval  de  Bou- 
lainvilliers  s'en  faisait  déjà  l'écho  dans  une  lettre  écrite  le  21  juin 
au  duc  de  Milan.  Le  2  juin,  un  capitoul  de  Toulouse,  au  milieu  d'une 
discussion  sur  les  mutations  des  monnaies,  exprima  l'avis  qu'il  fallait 
demander  à  la  Pucelle  le  moyen  de  remédier  à  ce  fléau  ^. 

1.  Par  exemple,  à  Brignoles.  (Bulletin  du  Comité  des  travaux  historiques.  1898,   p.  175.) 

2.  Munis  dune  queue.  Voir  plus  loin,  p.  84,  note  1. 

3.  Ant.  Thomas,  Jeanne  d'Arc  el  les  capitouls  de  Tou/ouse,  Annales  du  Midi.  1889,  p  235-236. 

t    54    ) 


La  résistance  nationale.   Jeanne  (CArc. 


Jeanne  s'enivrait  de  la  pensée  que  ses  saintes  ne  Tavaient  pas 
trompée,  et  qu'elle  était  choisie  par  Dieu  pour  ramener  la  paix  au 
royaume  de  France.  Elle  se  plaisait  dans  la  compagnie  des  guerriers, 
elle  aimait  les  vêtements  étincelants  et  les  belles  armes.  Un  mois 
après  la  délivrance  d'Orléans,  Gui  de  Laval  écrivait  :  «  J'allay  à  son 
logis  la  voir;  et  fit  venir  le  vin,  et  me  dit  qu'elle  m'en  feroit  bientost 
boire  à  Paris.  Et  semble  chose  toute  divine  de  son  faict,  et  de  la 
voir  et  de  l'ouïr.  »  Tous  ces  jeunes  nobles  voulaient  maintenant  se 
battre,  lever  des  troupes  à  leurs  frais,  engager  au  besoin  leurs  terres 
pour  le  service  du  roi.  Pourtant  Jeanne  ne  tolérait  dans  son  armée 
ni  débauche,  ni  pillage,  ni  blasphème  ;  mais  après  tant  d'années  de 
désordres  et  d'anarchie,  on  trouvait  quelque  douceur  à  se  laisser 
gouverner  par  cette  jeune  fille. 

Au  milieu  d'un  tel  enthousiasme,  Charles  VII  ne  pouvait  paraître 
indiiîerent.  Il  combla  d'honneurs  la  libératrice  d'Orléans;  mais  il 
restait  sans  élan  et  sans  espoir.  Il  n'alla  même  pas  voir  les  Orléanais. 
Ceux  qui  avaient  alors  le  plus  d'ascendant  sur  lui,  La  Trémoille  et 
l'archevêque  de  Reims,  Regnault  de  Chartres,  étaient  inquiets  et 
irrités.  Leur  fortune  pouvait  bien  sombrer  dans  ce  grand  et  irrésis- 
tible courant  populaire  qui  avait  déjà  brisé  les  bastilles  anglaises. 
Ils  s'efforçaient  hypocritement  de  dissimuler  les  succès  de  la  Pucclle. 
Le  22  mai,  furent  envoyées  aux  habitants  de  Tournai  des  lettres 
royales  racontant  la  délivrance  d'Orléans;  Jeanne  n'était  mentionnée 
qu'à  la  fin,  dans  cette  phrase  :  «  Et  aus  diz  explois  a  tousjours  esté 
la  Pucelle,  laquelle  est  venue  devers  nous.  » 

Toutes  ces  intrigues  ne  pouvaient  cependant  diminuer  la  gloire 
de  Jeanne  ni  l'effet  merveilleux  de  sa  venue.  Un  des  soldats  de 
Falstaff,  le  chroniqueur  Wavrin,  raconte  que  les  Anglais  étaient  «  très 
désirans  d'eulz  retraire  sur  les  marches  de  Northmandie,  habandon- 
nant  ce  qu'ilz  tenoient  en  l'Isle  de  France  et  là  environ  ».  El  Bedford 
expliquera  ainsi  cette  panique  dans  une  lettre  adressée  plus  tard  au 
roi  Henry  VI  :  «  Le  motif  du  désastre  se  trouve  selon  moi,  en  grande 
partie,  dans  les  folles  idées  et  la  peur  déraisonnable  inspirées  à  votre 
peuple  par  un  disciple  et  limier  du  diable,  appelé  la  Pucelle,  qui  a 
usé  de  faux  enchantements  et  de  sorcellerie  '.  »  Les  Anglais  se 
croyaient  persécutés  par  le  diable.  Leur  vanité  de  conquérants  si 
longtemps  heureux  ne  pouvait  s'expliquer  autrement  un  revers  inouï. 

Le  bon  sens  commandait  de  mettre  immédiatement  à  profit  cet 
affolement  de  l'ennemi.  Jeanne  d'Arc  pressait  le  roi  de  marcher  sur 


ATTITUDE 
DE  CHARLES  VII. 


LA  PANIQUE 
ANGLAISE. 


PLANS 
DE  CAMPAGNE. 


1.  Texte  an;^lais  dans  R3-mer,  Fœdera,  édiiiou  de  la  Haye,   t.  IV,  4'  partie,  p.  i4i-  Celte 
iulire,  mal  datée  dans  Rymer,  fut  écrite  en  i^S^. 


Charles    VII.   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVHE   PREMIER 


FATAY 

(tS  JUIN  1429 J. 


DEPART 
POUR  REIMS. 


ANXIETE 
DE  BEDFORD. 


Reims;  une  fois  sacré,  il  serait  invincible.  Mais  les  troupes  de  Talbot 
occupaient  Meung  et  Beaugency;  Suffolk  tenait  Jargeau  :  fallait-il 
les  laisser  derrière  soi?  On  tergiversa  un  mois,  et  Bedford  put  orga- 
niser une  armée  de  secours,  qu'il  confia  à  Falstaff.  Enfin  il  fut  décidé 
qu'on  chasserait  d'abord  les  Anglais  des  rives  de  la  Loire. 

Le  11  juin,  l'armée  de  la  Pucelle  —  douze  cents  lances  et  quel- 
ques milliers  de  gens  de  pied  levés  dans  l'Orléanais  —  s'avança  vers 
Jargeau;  le  duc  d'Alençon  la  commandait.  Le  succès  fut  foudroyant. 
Le  12  juin,  Jargeau  fut  pris  d'assaut  et  Suffolk  fait  prisonnier;  le 
17,  Beaugency  capitula.  Falstaff  craignit  que  la  route  de  Paris  ne  lui 
fût  coupée  et  battit  en  retraite,  accompagné  de  Talbot.  Le  18,  l'armée 
française  les  surprit  à  Coinces,  près  de  Patay  ;  leur  arrière-garde 
fut  mise  en  déroute  et  Falstaff,  jugeant  la  partie  perdue,  se  retira 
précipitamment,  laissant  aux  mains  des  vainqueurs  deux  cents  pri- 
sonniers, entre  lesquels  Talbot.  Dans  une  lettre  écrite  le  30  juin  à 
Avignon,  l'Italien  Giovanni  da  Molino  s'écriait,  après  avoir  raconté 
cette  campagne  de  la  Loire  :  «  Par  cette  jeune  fille  pure  et  sans 
tache,  Dieu  a  sauvé  la  plus  belle  partie  de  la  chrétienté,  ce  qui  est 
bien  une  grande  preuve  de  notre  foi;  et  si  me  semble-t-il  que  ce 
fait  soit  le  plus  solennel  qui  ait  été  depuis  cinq  cents  ans  et  sera 
jamais,  tel  que  tous  viendront  l'adorer  avec  tous  les  miracles.  Voyez 
comment  les  Anglais  pourront  résister!  Autant  il  en  tiendra  devant 
elle  pour  la  menacer,  autant  tomberont  morts  à  terre  '.  » 

Le  prestige  des  Anglais  était  évanoui.  Toutes  les  petites  garni- 
sons qu'ils  avaient  placées  dans  le  voisinage  d'Orléans  prirent  la 
fuite.  A  Paris  on  parlait  déjà  de  la  prochaine  arrivée  de  Charles  VIL 
On  prêtait  naïvement  à  la  Pucelle  les  projets  les  plus  extraordi- 
naires :  «  La  glorieuse  demoiselle,  écrivait  Giovanni  da  jMolino,  a 
déclaré  au  Dauphin  qu'elle  lui  donnerait  la  conquête  de  la  Terre 
Sainte,  et  qu'elle  serait  de  sa  compagnie.  »  Mais  il  fallait  d'abord 
délivrer  le  royaume.  Après  plusieurs  jours  d'hésitation,  le  voyage  du 
sacre  fut  décidé  :  on  irait  à  Reims,  à  travers  un  pays  hérissé  de  for- 
teresses et  de  places  occupées  par  l'ennemi.  «  Je  le  sais  bien,  disait 
Jeanne,  et  de  tout  cela  je  ne  tiens  compte.  »  Une  armée  de  douze 
mille  combattants  fut  aisément  réunie.  Les  gentilshommes  trop 
pauvres  pour  sarmer  selon  leur  rang  servirent  comme  archers  et 
coutilliers.  Le  29  juin  1429  on  partit. 

Bedford  était  à  bout  de  ressources.  Il  fut  convenu  que  les  troupes 
levées  par  l'évèquo  de  Winchester  pour  combattre  les  Hussites  ser- 
viraient en  France.  On  voulut  aussi  réveiller  les  vieilles  haines  bour- 


1.  Lettre  reproduite  par  Morosini,  ainsi  que  les  lettres  italiennes  citées  plus  loin. 

(  56  ) 


La  résistance   nationale.  Jeanne  d'Arc. 


VOYAGE 
DU  SACRE. 


FRÈRE  RICHARD. 


guignonnes  :  Philippe  le  Bon  fut  invité  à  venir  voir  les  Parisiens,  et 
une  nombreuse  assemblée  fut  réunie  au  Palais  pour  écouter  de  nou- 
veau le  récit  du  meurtre  de  Monlereau.  Le  régent  écrivit  au  Conseil 
d'Angleterre  que,  sans  l'alliance  du  duc  de  Bourgogne,  «  Paris  et  tout 
le  remenant  s'en  aloit  ». 

Parmi  les  grandes  villes  situées  sur  le  chemin  de  Reims,  Troyes 
seul  arrêta  plusieurs  jours  l'armée  royale.  Les  Troyens  étaient  pour 
la  plupart  depuis  longtemps  engagés  dans  la  faction  bourguignonne. 
Lorsque  les  habitants  reçurent  de  la  Pucelle  un  message  les  invitant 
à  se  rendre,  ils  la  traitèrent  de  «  folle  pleine  du  diable  »  et  jetèrent 
sa  lettre  au  feu.  Cependant  plusieurs  familles  de  la  ville  étaient  secrè- 
tement dévouées  à  Charles  VII,  entre  autres  celle  de  Jean  Léguisé, 
qui  avait  été  naguère  élu  évoque  malgré  le  vœu  du  régent  Bedford. 
De  plus,  les  Troyens  avaient  un  hôte  de  passage,  un  prédicateur 
fameux,  qui  soulevait  l'enthousiasme  de  la  foule  partout  où  il  pas- 
sait, le  Franciscain  Richard.  Il  s'était  fait  expulser  de  Paris  ;  peut- 
être  était-il  suspect  de  sympathie  pour  la  cause  armagnaque.  Quelles 
que  fussent  ses  opinions  politiques,  il  ne  pouvait  résister  à  l'ascendant 
de  la  sainte  fille  qui  portait  sur  son  étendard  la  devise  des  Francis- 
cains et  passait  pour  la  future  libératrice  du  Saint  Sépulcre.  Il  eut 
une  entrevue  avec  Jeanne  sous  les  murs  de  Troyes,  et,  une  fois 
rentré  dans  la  ville,  admonesta  les  habitants  de  «  faire  leur  devoir 
envers  le  roy  ».  La  menace  d'un  assaut  y  décida  tout  à  fait  les 
bourgeois.  Ils  passèrent  un  traité  avec  Charles  VII.  Il  fut  convenu 
que  tous  leurs  privilèges  seraient  maintenus,  qu'ils  ne  recevraient 
pas  de  garnison,  qu'ils  seraient  libres  de  commercer  avec  les  sujets 
du  duc  de  Bourgogne;  moyennant  quoi,  ils  reçurent  le  roi  dans 
leurs  murs,  tandis  que  les  Anglais  en  sortaient,  le  10  juillet. 

Le  16,  Charles  VII  fit  son  entrée  à  Reims  et,  l«  lendemain,  il  fut 
sacré  roi  de  France.  «  Et  qui  eut  veu  ladicte  Pucelle  accoler  le  roy  a  ''''  juillet  u^9). 
genoulx  par  les  jambes  et  baiser  le  pied,  pleurant  a  chaudes  larmes, 
en  eust  eu  pitié,  et  elle  provoquoit  plusieurs  à  pleurer  en  disant  : 
«  Gentil  roy,  ores  est  exécuté  le  plaisir  de  Dieu,  qui  vouloit  que  vins- 
«  siez  à  Rheims  recevoir  vostre  digne  sacre,  en  monstrant  que  vous 
«  estes  vray  roy,  et  celuy  auquel  le  royaume  doit  appartenir.  »  La  nou- 
velle de  ce  grand  événement,  d'une  importance  morale  extraordinaire, 
se  répandit  immédiatement  dans  toute  la  France  et  au  delà  des  fron- 
tières .  Quatre  jours  après ,  des  messagers  vinrent  apporter  à 
Charles  VII  les  clefs  de  la  ville  de  Laon.  Les  couleurs  du  parti  arma- 
gnac reparurent  dans  les  pays  de  l'Oise  :  le  Soissonnais,  le  Valois, 
le  Senlisien,  le  Beauvaisis,  une  partie  du  Parisis,  furent  reconquis 
sans  peine.  Paris,  défendu  par  une  garnison  de  deux  mille  hommes, 


LE  SACRE 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LrVRE    PREMIER 


AGITATION 
EN  NORMANDIE. 


GLOIRE 

DE  LA  PUCELLE. 


semblait  à  la  merci  d'un  coup  de  main.  Les  villes  picardes  étaient 
disposées  à  se  rendre.  Dans  les  Etats  mêmes  du  duc  de  Bourgogne, 
le  prestige  de  la  royauté  renaquit  par  le  sacre  :  le  chancelier  de 
Charles  VII  étant  allé  en  ambassade  à  Arras,  les  sujets  de  Philippe 
le  Bon  vinrent  de  toutes  parts  solliciter  de  lui  des  lettres  de  grâce 
ou  des  faveurs. 

En  Normandie,  depuis  la  délivrance  d'Orléans,  l'agitation  redou- 
blait. A  Cherbourg,  les  Anglais  avaient  exécuté,  vers  le  temps  du 
sacre,  Philippe  le  Cat,  pauvre  musicien  ambulant,  qui  avait  pris 
part  à  un  complot  pour  faire  entrer  dans  la  ville  un  parti  français. 
Les  conspirations  recommençaient  à  Rouen.  Partout  dans  la  pro- 
vince la  guerre  d'embuscades  reprenait  de  plus  belle.  Chacun 
s'attendait  à  voir  Charles  VII  entrer  dans  Paris,  et  marcher  de  là 
sur  Rouen. 

La  gloire  de  .Jeanne  d'Arc  croissait  toujours.  La  vieille  Christine 
de  Pisan  prenait  une  dernière  fois  la  plume  pour  célébrer  la  «  Pucelle 
de  Dieu  ordonnée  ».  En  Allemagne,  en  Italie,  on  échangeait  des  let- 
tres pour  se  renseigner  sur  les  exploits  de  Jeanne ,  les  docteurs  dis- 
sertaient sur  son  cas  et  les  artistes  prenaient  son  histoire  pour  thème 
de  tableaux  et  de  tapisseries.  Le  peuple  de  France  l'appelait  l'Angé- 
lique et  composait  sur  elle  des  chansons  «  moult  merveilleuses  «. 
Beaucoup  de  gens  l'honoraient  comme  une  sainte;  on  offrait  à  la 
dévotion  publique  des  figurines  de  plomb  et  des  statuettes  qui  la 
représentaient,  et,  sur  des  portraits,  sa  tête  était  entourée  du  nimbe. 
Les  femmes  lui  apportaient  des  objets  à  toucher.  On  lui  attribuait  le 
pouvoir  de  déchaîner  les  orages.  A  Lagny,  on  la  fera  venir  pour  res- 
susciter un  enfant .  Le  comte  d'Armagnac  lui  écrivait  pour  lui 
demander  si  le  vrai  pape  était  Clément  VIII  ou  Martin  V,  et  Bonne 
Visconti  la  priait  de  l'aider  à  recouvrer  le  duché  de  Milan.  Jeanne, 
sans  se  laisser  troubler  par  cette  sorte  d'apothéose,  espérait  que 
bientôt  les  Anglais  seraient  expulsés  du  royaume',  et  personne  ne  le 
mettait  en  doute,  hormis  Charles  VII  et  ses  favoris. 


1.  Quelques  témoins  du  procès  de  réhabilitation  de  i456,  entre  autres  le  bâtard  d'Orléans, 
ont  s'outenu  que  Jeanne  d'Arc  savait  elle-même  sa  mission  finie  à  Reims.  Elle  aurait  dit 
api-ès  le  sacre,  en  passant  à  la  Ferté  :  «  Plàl  à  Dieu,  mon  créateur,  que  je  pusse  mainlenant 
m'en  retourner,  quittant  les  armes,  et  aller  seruir  mon  père  et  ma  mère  en  gardant  leurs  trou- 
peaux, avec  ma  sœur  et  mes  frères,  qui  seraient  bien  aises  de  me  voir.  »  {Procès,  t.  III,  p.  i4-i5.)  Des 
historiens  se  sont  fondés  là-dessus  pour  mieux  établir  l'inspiration  divine  de  Jeanne  d'Arc 
—  que  l'échec  final  pouvait  faire  contester—  et  même  pour  justifier  en  quelque  façon  le 
roi  :  si  la  Pucelle  a  été  finalement  vaincue,  c'est  que  Dieu  l'avait  désignée  seulement 
pour  faire  lever  le  siège  d'Orléans  et  faire  sacrer  Charles  VIT;  ce  n'est  point  par  la  faute 
de  son  roi,  mais  par  sa  propre  résistance  aux  décrets  de  la  Providence,  que  sa  défaite  et 
sa  perte  ont  été  assurées.  Mais  rien  ne  peut  prévaloir  contre  les  témoignages  authentiques 
de  la  Pucelle  même.  Dans  la  lettre  adressée  aux  Anglais  le  22  mars  1429,  elle  leur  annonce 
qu'elle  est  venue  pour  «  les  bouter  hors  de  toute  France  ».  Elle  affirme  devant  les  juges  de 
Rouen  avoir   dit  au  roi  qu'avec  l'aide  de  Dieu  et  par  le  labeur  de  la  Pucelle,  il  am-ait  son 


La  résistance  nationale.   Jeanne  d'Arc. 


V. 


EPREUVES  ET    CAPTURE    DE    LA   PUCELLE 


APRÈS  le  triomphe  du  sacre,  rentoiirage  de  Charles  VII  n'avait 
plus  qu'un  désir  :  regagner  la  Touraine  et  le  Poitou.  On  y 
recommencerait  la  molle  vie  d'autan  ,  loin  de  ces  enthousiasmes 
populaires  toujours  un  peu  inquiétants,  et  on  reprendrait,  pour  faire 
la  paix  avec  le  duc  de  Bourgogne,  ces  belles  et  interminables  négo- 
ciations où  l'archevêque  Regnault  de  Chartres  dépensait  des  trésors 
d'éloquence.  Dès  le  jour  du  sacre,  Philippe  le  Bon  avait  envoyé  une 
ambassade  à  Charles  VII.  Une  coniérence  s'ouvrit  à  Arras.  Ces 
négociations  eurent  pour  résultat  de  désorganiser  rofîensive.  La  cam- 
pagne qui  suivit  le  départ  de  Reims  fut  d'une  rare  incohérence. 
Deux  opinions  prévalaient  tour  à  tour  dans  le  Conseil  du  roi  :  la 
Pucelle,  tout  en  écrivant  des  lettres  suppliantes  à  Philippe  le  Bon 
pour  le  conjurer  d'oublier  le  passé,  était  impatiente  de  marcher  sur 
Paris;  La  Trémoille  conseillait  au  roi  les  moyens  diplomatiques  et  le 
repos.  Les  marches  et  les  contremarches  se  succédaient,  selon  que 
l'un  ou  l'autre  l'emportait  ;  mais  c'était  en  somme  des  rives  de  la 
Loire  que  l'armée  se  rapprochait  peu  à  peu. 

Alors  Jeanne  d'Arc,  sans  prendre  avis  de  personne,  partit  avec 
son  fidèle  duc  d'Alençon  et  alla  loger,  le  26  août  1429,  à  Saint- 
Denis.  Bedford,  inquiet  des  nouvelles  qu'il  recevait  de  Normandie,- 
venait  de  quitter  Paris  pour  Rouen.  Les  Parisiens,  persuadés  que 
les  Armagnacs  allaient  les  exterminer,  se  cachaient  dans  leurs  mai- 
sons. Charles  VII  pourtant  ne  consentit  qu'à  grand'peine  à  se  rendre 
aux  appels  répétés  du  duc  d'Alengon.  Il  arriva  à  Saint-Denis  le 
7  septembre.  Le  lendemain,  l'assaut  fut  donné  aux  murs  de  Paris. 
Jeanne  fut  blessée  à  la  cuisse,  devant  la  porte  Saint-Honoré,  au 
moment  de  l'escalade;  malgré  ses  supplications,  on  s'arrêta.  Le  jour 
suivant,  Charles  VII  défendit  à  la  Pucelle  de  renouveler  l'attaque. 


INERTIE 
DE  CIIABLES  VU. 


NEGOCIATWSS. 
MABCHES 
ET  CONTRE- 
MARCHES. 


ATT.4.QUE 

SUR  PARIS 

i  SEPTEMBRE  {429  J. 


royaume  en  entier  (in  inlegro).  Aucun  document  ootérieur  aux  défaites  de  Jeanne  ne  borne 
sa  mission  à  la  délivrance  d'Orléans  et  au  sacre  (voir  les  lettres,  traités,  documents  rljvers 
édités  par  Quicherat,  et  les  lettres  italiennes  du  3o  juin,  du  9  et  du  16  juillet  1429,  publiées 
récemment  dans  la  Chronique  de  Morosini).  Enfin  la  confiance  que  Jeanne  conserva  après 
le  sacre,  ses  elForts  pour  pousser  la  conquête,  prouvent  qu'elle  se  croyait  toujours  l'instru- 
ment de  Dieu.  Si  elle  prononça  les  paroles  que  le  bâtard  d'Orléans  lui  attribue,  ce  no  fut 
pas  l'explosion  d'un  sentiment  profond,  ce  fut  une  boutade  passagère.  Nous  avons  eu  ellet 
la  preuve  que  Jeanne  ne  voulait  pas  linir  sa  vie  à  Domrémy.  Elle  avait  loué  une  maison 
appartenant  au  chapitre  d'Orléans,  et  désirait  revenir,  une  fois  la  <:uerre  terminée,  au  milieu 
de  ses  chers  Orléanais,  qui  l'aimaient  tant;  le  bail  devait  durer  plus  de  soixante  ans.  (Acte 
notarié  découvert  par  M.  Doinel  :  Mém.  de  la  Soc.  Archéol.  de  l'Orléanais,  t.  XV,  p.  495.) 
1.  Ouvrages  a  consulter.  Outre  les  ouvrages  précédemment  indiqués  :  Ale.x.  Soi-cl.  La 
prise  de  Jeanne  d'Arc  devant  Compiègne,  1889. 


59 


Charles    VIL   Fin  de  la  guerre  de   Cent  Ans 


LIVRE    PREMIER 


Le  28  août,  il  avait  signé  avec  le  duc  de  Bourgogne  une  trêve 
de  quatre  mois,  qui  devait  avoir  cours  dans  tous  les  pays  situés  à 
droite  de  la  Seine,  excepté  Paris  et  les  villes  formant  passage  sur  le 
fleuve.  Il  s'interdisait  ainsi  toute  entreprise  sur  la  Picardie,  où  les 
succès  de  Jeanne  avaient  été  accueillis  avec  enthousiasme.  Il  recon- 
naissait de  plus  au  duc  le  droit  d'  «  employer  lui  et  ses  gens  à  la 
défense  de  la  ville  de  Paris  et  résister  à  ceux  qui  voudroient  faire 
guerre  ou  porter  dommage  à  icelle  »,  Il  semblait  que  le  roi  voulût 
s'assurer  des  garanties  contre  les  victoires  de  la  Pucelle. 
INTERRUPTION  Le  13  Septembre,  il  reprenait  le  chemin  de  la  Loire,  et,  après 

DE  LA  GUERRE.  uuc  retraite  désordonnée,  l'armée  était  licenciée  à  Gien.  Le  duc 
d'Alençon  se  retira  dans  ses  domaines.  La  Pucelle  fut  retenue  à  la 
cour  et  comblée  d'honneurs  qu'elle  ne  demandait  pas.  Sournoise- 
ment, on  essaya  de  lui  susciter  une  rivale,  une  visionnaire  nommée 
Catherine  de  la  Rochelle,  qui  promettait  de  réconcilier  le  roi  et  le 
duc  de  Bourgogne.  Un  commandement  militaire  fut  confié  à  Jeanne, 
mais  pour  des  opérations  de  troisième  ordre,  contre  de  petites  places 
occupées  par  les  Bourguignons.  On  eut  la  joie  de  lui  procurer  un 
échec.  Laissée  sans  vivres  et  sans  argent,  elle  dut  lever  le  siège  de 
la  Charité-sur-Loire  et  abandonner  son  artillerie.  Pendant  ce  temps, 
le  duc  de  Bedford  obtenait  de  la  Chambre  des  communes  des  subsides 
considérables  pour  rouvrir  la  campagne  au  printemps  suivant. 

La  Pucelle  se  sentait  encore  soutenue  par  la  confiance  populaire. 
Les  Orléanais  la  recevaient  avec  des  transports  d'allégresse.  Les 
Rémois  lui  écrivaient  leurs  inquiétudes  et  leur  détresse.  Elle  inspi- 
rait des  dévouements  touchants,  comme  celui  de  la  Bretonne  Pier- 
ronne,  qui  fut  brûlée  à  Paris,  pour  avoir  dit  que  «  Dame  Jehanne 
estoit  bonne  »  et  que  «  ce  qu'elle  faisoit  estoit  bien  fait  et  selon 
Dieu  ».  On  continuait  à  parler  d'elle  dans  toute  la  chrétienté;  les 
orthodoxes  de  Bohème  lui  demandèrent  une  lettre  aux  Hussites,  les 
menaçant  d'extermination  s'ils  persistaient  dans  leur  hérésie  (23  mars 
1430).  Les  Anglais  avaient  toujours  grand'peur  d'elle,  et,  quand  le 
Conseil  de  Henry  VI  envoya  au  printemps  de  1430  une  nouvelle 
armée,  il  fallut  prendre  des  mesures  «  contre  les  capitaines  et  les  sol- 
dats retardataires,  terrifiés  par  les  enchantements  de  la  Pucelle  ». 
JEANNE  A  LAGNY.  A  la  fin  du  mois  de  mars,  Jeanne  n'y  tint  plus.   Sans  prendre 

congé  ni  conseil  du  roi,  elle  partit  avec  quelques  compagnons  pour 
Lagny-sur-Marne,  où  «  ceux  de  la  place  faisoient  bonne  guerre  aux 
Anglois  de  Paris  et  ailleurs  ».  Il  fallait  bien  sauver  les  villes  qui 
avaient  rejeté  la  domination  étrangère  et  soutenir  les  Armagnacs  qui 
attendaient  sous  les  murs  de  Paris  l'occasion  d'un  coup  de  main. 
Jeanne  savait  qu'ils  avaient  faiUi,  quelques  jours  auparavant,  entrer 


PERSISTANCE 
DU  PRESTIGE 
DE  JEANNE. 


CHAP.  ni  La  résistance  nationale,  Jeanne  d'Arc. 

dans  la  ville,  et  que  cent  cinquante  Parisiens  venaient  d'être  arrêtés, 
sous  rinculpation  de  trahison.  Elle  apprit  aussi  que  Philippe  le  Bon 
avait  réuni  une  armée  pour  reprendre  la  ligne  de  l'Oise.  Ces  nou- 
velles, sans  la  décourager,  troublèrent  sa  sérénité,  et  elle  eut  le  pres- 
sentiment de  sa  fin  prochaine.  Ses  voix  lui  annoncèrent  qu'elle  serait 
prise  avant  la  Nativité  de  saint  Jean-Baptiste  '. 

Le  20  mai  1430,  Philippe  le  Bon  mit  le  siège  devant  Compiègne,  siège 

qui,  un  mois  après  le  sacre  de  Charles  VII,  avait  chassé  sa  garnison  ^^  compiègne. 
bourguignonne.  Compiègne  était  la  clef  des  communications  entre  la 
Pic^irdie  et  TIle-de-France.  Depuis  quinze  ans,  les  Armagnacs  et  les 
Anglo-Bourguignons  se  disputaient  la  malheureuse  ville.  Elle  était 
commandée  par  un  vaillant  capitaine,  Guillaume  de  Flavy,  qui  comp- 
tait faire  une  belle  défense.  Jeanne,  sans  lui  demander  son  avis, 
résolut  de  Taller  aider.  «  Je  iray  voir  mes  bons  amys  de  Com- 
piengne  »,  dit-elle.  Elle  entra  dans  la  ville  le  23  mai  1430,  à  Taube. 
A  six  heures  du  soir,  au  retour  d'une  sortie,  elle  tomba  aux  mains  capture 

de  l'ennemi.  On  accusa  plus  tard  Guillaume  de  Flavy  d'avoir  com-  ^^  Jeanne  darc 
biné  avec  les  Anglo-Bourguignons  la  capture  de  Jeanne.  En  réalité, 
elle  fut  victime  de  sa  bravoure.  Voyant  ses  troupes  fléchir,  «  elle 
mist  beaucoup  peine  à  sauver  sa  compagnie  de  perle,  demeurant  der- 
rière comme  chief  et  comme  la  plus  vaillant  du  trouppeau  ».  Quand 
elle  voulut  regagner  le  pont-levis,  elle  se  trouva  entourée  de  Bour- 
guignons et  d'Anglais.  Un  archer  picard,  attaché  à  la  lance  du  bâtard 
de  Wandonne,  la  jeta  par  terre  et  s'empara  d'elle.  Guillaume  de  Flavy 
ne  fit  rien  d'ailleurs  pour  la  délivrer.  C'était  un  parent  de  Regnault 
de  Chartres,  et  récemment  La  Trémoille  l'avait  employé  secrètement 
à  son  service. 

Ainsi  se  termina,  dans  un  obscur  petit  combat,  la  carrière  mili-  vœuvre 

taire  de  la  Pucelle.  Par  la  vaillance  et  l'ascendant  de  cette  jeune  fille,  ^^  Jeasne  darc. 
Charles  VII  avait  recouvré  l'Orléanais,  le  Vendômois  et  le  Dunois, 
une  grande,  partie  de  la  Champagne  et  de  la  Brie,  le  Châlonnais,  le 
Rémois,  le  Valois,  les  comtés  de  Clermont  et  de  Beauvais.  A  l'est  du 
royaume,  les  victoires  de  Jeanne  d'Arc  avaient  décidé  René  d'Anjou, 
héritier  du  duché  de  Bar,  à  rejeter  la  suzeraineté  de  Henry  VI,  et 
ainsi,  entre  Orléans  et  la  Meuse,  une  vaste  région  soumise  à 
Charles  VII  s'interposait  entre  les  domaines  anglais  et  bourguignons. 
Tel  était  le  résultat  de  treize  mois  de  campagnes,  qui  avaient  suivi 
sept  années  de  défaites  presque  continuelles. 

Pourtant    la    capture    de   la    Pucelle    n'émut    pas  la   cour   de       indifférence 
Charles  VII.  Le  chancelier  Regnault  de  Chartres  annonça  aux  habi-  ^^^'^  '^<^^'^- 

j.  C'est-à-dire  avaut  le  24  juin. 

<  61    ) 


Charles    VII.   Fin  de  la  Querj-e  de  Cent  Ans. 


LIVRE    PREMIER 


tants  de  Reims  que  Jeanne  était  prise  parce  qu'elle  «  ne  vouloit  croire 
conseil,  ains  (mais)  faisoit  tout  à  son  plaisir  ».  Il  ajoutnit  qu'au 
reste  elle  avait  un  remplaçant,  «  qui  disoit  ne  plus  ne  moins  qu'avoit 
fait  Jeanne  »  :  c'était  un  berger  du  Gévaudan,  envoyé  par  Dieu 
pour  déconfirp  les  Anglais  K  II  était  donc  inutile  de  pleurer  la  Pucelle. 
On  se  dispensa  même  de  rien  tenter  pour  la  sauver.  Sans  parler 
dune  intervention  armée,  Charles  MI  avait  un  moyen  de  délivrer 
celle  qui  l'avait  l'ait  sacrer  roi.  Jeanne  était  la  propriété  de  l'obscur 
bâtard  de  Wandonne  et  de  son  maître,  Jean  de  Luxembourg,  cadet 
de  famille  peu  fortuné.  Un  prisonnier  était  alors  un  objet  de  com- 
merce, qu'on  pouvait  revendre,  mettre  en  gage,  diviser  en  parts; 
aucun  Bourguignon  n'aurait  pu  blâmer  Jean  de  Luxembourg,  s'il 
s'était  laissé  séduire  par  les  offres  de  Charles  VII.  Il  s'agissait  donc, 
pour  libérer  Jeanne  d'Arc,  d'y  mettre  le  prix.  La  femme  et  la  tante 
de  Jean  de  Luxembourg  auraient  favorisé  le  rachat  de  la  Pucelle, 
dont  le  malheur  les  apitoyait.  Charles  VU  ne  paraît  pas  même  y  avoir 
songé  ^  Jusque  dans  le  Dauphiné,  le  peuple  fit  des  prières  publiques 
pour  que  Dieu  permit  la  délivrance  de  la  Pucelle,  mais  aucun  de 
ceux  qui  pouvaient  essayer  de  la  sauver  ne  le  tenta. 


VI. 


PROCÈS   ET   MORT   DE  LA    PUCELLE^ 


LA  PUCELLE 
AUX  MAl^'S 
DES  ANGLAIS. 


SIX  mois  après  sa  capture,  Jeanne  fut  livrée  aux  Anglais.  Jean  de 
Luxembourg  reçut  d'eux  dix  mille  livres  tournois,  et  le  bâtard 
de  Wandonne  une  rente.  Un  des  meilleurs  capitaines  de  Henry  VI, 
Talbot,  était  prisonnier  des  Français;  Charles  VII  aurait  pu  offrir  un 


1.  Ce  berger,  nommé  Guillaume  de  Mende,  était  un  enfant  fail>le  d'esprit,  qui  avait  des 
liallucinations.  Regnault  de  Chartres  le  mil  à  la  tète  dune  armée  en  iii3i  ;  il  fut  pris  par  les 
Anglais,  et  jeté  à  la  Seine  dans  un  sac. 

2.  Le  seul  texte  nettement  favorable  à  la  thèse  des  érudits  qui  ont  pris  à  lâche  de 
défendre  la  mémoire  de  Charles  VII,  est  le  passage  suivant  de  la  chronique  de  Moro- 
sini  :  «  On  entendit  dabord  dire  que  la  damoiselle  était  aux  mains  du  duc  de  Bourgogne 
et  beaucoup  de  gens  de  là  répétaient  que  les  Anglais  l'auraient  pour  de  l'argent;  qu'à  celle 
nouvelle,  le  dauphin  manda  aux  Bourguignons  une  ambassade  pour  leur  dire  qu'à  aucune 
condition  du  monde  ils  ne  devaient  consentir  à  telle  affaire,  qu'autrement  il  ferait  pareil 
traitement  à  ceux  des  leurs  qu'il  a  entre  les  mains.  »  Ce  texte  est  emprunté  a  un  «  résumé 
de  nouvelles  orales  apportées  à  Venise  par  Niccolo  Morosini.  parti  de  Bruges  le  i5  décem- 
bre i/;3o,  arrivé  à  Venise  entre  le 4  et  le  25  janvier  i43i  >■  (Chronique  de  Morosini,  l.lll,p.33-j.) 
La  compilation  de  Morosini,  très  intéressante  pour  connaître  l'opinion  publique,  contient 
des  erreurs  si  énormes  qu'il  est  impossible  de  se  contenter  d'un  pareil  document  pour  plaider 
sérieusement  la  gratitude  de  Charles   Vil. 

3.  Sources  et  Ouvrages  a  consulter.  Outre  les  ouvrages  indiqués  au  §4  :  Denifle  et  Châtelain; 
Leprocès  de  Jeanne  d'Arc  el  l'Univeisilé  de  Paris,  Mém.  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  Paris,  t.  XXIV. 
1S97.  Ch.  de  Beaurepaire,  Recherches  sur  le  procès  de  condamnation  de  Jeanne  d'Arc,  1869, 
Koles  sur  les  juges  de  Jeanne  d'Arc,  Précis  des  travaux  de  l'Académie  de  Rouen,  18S8-1889, 
A.  Sarrazin,  Jeanne  d'Arc  el  la  Normandie  au  XV'  siècle,  1S9G;  Pierre  Cauchon,  1901.  Sur  les 
événements  politiques  pendant  le  procès  :  mémoires  de  Longnon  (Revue  des  Ouest,  histo- 
riques, t.  XVIII)  et  Triger  (Revue  du  Maine,  1878)  ;  Processus  super  insulta  guerrœ  Anthonis, 

(   62    > 


CHAP.  m  La  résistance  nationale.   Jeanne  d' Arc. 

échange,  ou  tout  au  moins  menacer  les  Anglais  de  représailles,  s'il 
arrivait  malheur  à  Jeanne;  il  ne  le  fit  pas.  Les  Anglais  cherchèrent  en 
toute  liberté  le  moyen  de  faire  périr  la  Pucelle  légalement.  L'Uni- 
versité de  Paris,  entièrement  dévouée  aux  intérêts  anglo-bourgui- 
gnons, se  chargea  d'indiquer  la  voie.  Depuis  longtemps  elle  attendait 
l'occasion.  Un  Italien  écrivait  un  an  auparavant,  \e±0  novembre  1429  : 
((  J'ai  cru  comprendre  que  l'Université  de  Paris,  ou  pour  mieux  dire 
les  ennemis  du  roi,  ont  envoyé  à  Rome,  près  du  pape,  pour  accuser 
la  Pucelle  d'hérésie,  elle  et  ceux  qui  croient  en  elle.  Ils  prétendent 
qu'elle  pèche  contre  la  loi  en  voulant  être  crue  et  savoir  dire  les 
choses  qui  doivent  advenir  »  Dès  que  l'événement  de  Gompiègne  fut 
connu,  le  26  mai  1430,  le  greffier  de  l'Université  somma  le  duc  de 
Bourgogne,  au  nom  de  l'Inquisiteur  de  France  S  d'envoyer  la  Pucelle 
à  Paris,  pour  répondre  «  au  bon  conseil,  faveur  et  aide  des  bons 
docteurs  et  maîtres  de  l'Université  ».  Mais  les  conseillers  du  roi 
d'Angleterre  ne  voulurent  point  qu'on  fit  le  procès  de  Jeanne  à  Paris  : 
les  avant-postes  armagnacs  étaient  trop  près  de  la  ville.  Rouen  fut 
choisi,  non  sans  quelque  appréhension,  car  la  fidélité  des  habitants 
était  douteuse. 

Jeanne,  ayant  été  faite  prisonnière  à  Gompiègne,  devait  être  pierre  cauchon. 
jugée  par  l'évêque  de  Beauvais.  Or  cet  évêque  se  trouvait  être  un 
homme  prêt  à  toutes  les  besognes,  d'ailleurs  Bourguignon  fanatique, 
Pierre  Cauchon.  Il  vivait  à  Rouen  avec  son  vicaire  général  Jean  d'Es- 
tivet,  depuis  le  jour  où  les  victoires  de  Charles  VII  l'avaient  chassé 
de  Beauvais.  Le  chapitre  de  Rouen,  qui  avait  été  comblé  de  faveurs 
par  le  duc  de  Bedford,  ne  refusa  pas  à  Gauchon  le  droit  d'exercer  sa 
juridiction  dans  la  capitale  de  la  Normandie.  A  la  fin  du  mois  de  jeaxne  a  rouen 
décembre  1430,  Jeanne  d'Arc  fut  conduite  à  Rouen  et  enfermée  dans 
le  Vieux-Château,  sous  la  garde  de  soldats  anglais.  Réputée  héré- 
tique, elle  aurait  dû  être  détenue  dans  une  prison  ecclésiastique. 
C'était  une  première  violation  des  droits  de  l'accusée. 

publié  par  U.  Chevalier,  Bull,  de  la  Soc.  de  statistique  de  l'Isère,  3^  série,  t.  VI;  Costa  de 
Beauregard,  Souvenirs  du  règne  d'Amédée  VIH,  1809  ;  Quicherat,  Rodrigue  de  Villandrando  ; 
abbé  Rameau,  Guerres  des  Armagnacs  dans  le  Maçonnais,  Revue  de  la  Société  bistori(iue  de 
l'Ain,  1884  ;  A.  Desplanque,  Troubles  de  la  Chùlellenie  de  Cassel,  Annales  du  Comité  Hamand 
de  France,  t.  VIII  ;  D'Herbomez,  Le  Irailé  de  USO,  Rev.  des  Quest.  historiques,  t.  XXXI. 

1.  Comme  on  le  verra,  le  procès  de  Jeanne  d'Arc  fut  fait  par  l'évêque  de  Beauvais,  et  non 
par  l'Inquisiteur  de  France.  Le  vice-inquisiteur  ne  siégea  à  Rouen  que  pour  la  forme.  «  Il 
y  avait,  dit  M.  Tanon,  deu-x  juges  concurrents  de  l'hérésie,  l'inquisiteur  et  l'évêque.  Tous 
les  conciles  provinciau-K  proclament  la  persistance  de  la  juridiction  épiscopalc.  Les  exem- 
ples authentiques  d'évêques  agissant  contre  les  hérétiques  en  vertu  de  leur  seule  autorité 
épiscopale  ne  manquent  pas.  «{Histoire  des  tribunaux  de  l'Inquisition  en  France,  p.  177.) 
Sur  la  décadence  des  tribunau.x  de  l'Inquisition  en  France  à  la  fin  du  moyen  âge,  cf.  Lea,  His- 
toire de  l'Inquisition,  traduction  S.  Reinach,  t.  II,  et  t.  III  (sous  presse).  Leur  esprit  et  leur 
procédure  triomphaient  d'ailleurs  dans  les  procès  que  les  autres  cours  de  justice  faisaient 
aux  personnes  accusées  d'hérésie;  l'histoire  de  Jeanne  d'Arc  suffit  à  le  prouver. 

<  63  ) 


Charles    VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livre  premier 

LES  JUGES  Lorsque,  le  20  février  1431,  Jeanne  d'Arc  fut  citée  pour  le  lende- 

DE  JEANNE  D'ARC,  ^noïn.,  cUc  demanda  que  Tévêque  Cauchon  choisît  ses  assesseurs 
moitié  dans  le  parti  delà  France,  moitié  dans  le  parti  de  l'Angleterre. 
Cauchon  ne  répondit  même  point.  II  avait  pris  pour  procureur  général 
son  compagnon  d'exil,  Jean  d'Estivet,  qui  allait  charger  l'accusée 
avec  la  haine  la  plus  atroce.  Plus  de  cent  assesseurs  avaient  été  con- 
voqués. Tous  étaient  ecclésiastiques.  Deux  ou  trois  étaient  de  nationa- 
lité anglaise.  Quelques-uns  étaient  des  maîtres  professant  à  l'Uni- 
versité de  Paris;  tel  le  célèbre  docteur  Thomas  de  Courcelles.  La 
plupart  étaient  des  bénéficiers  normands,  gradués  de  l'Université  de 
Paris,  choisis  arbitrairement  parmi  les  partisans  do  la  cause  anglaise. 
Les  juges  suspects  de  sympathie  pour  la  Pucelle  furent  exclus  ou 
intimidés.  Le  tribunal  tint  séance  au  château,  sous  la  surveillance 
des  Anglais.  En  l'absence  du  régent,  l'évèque  de  Winchester  et  le 
capitaine  de  la  ville,  Warwick,  étaient  là  pour  réchauffer  le  zèle  des 
juges.  Le  jeune  roi  Henry  VI  lui-même  résida  à  Piouen  pendant  tout 
le  cours  du  procès. 

Beaucoup  de  ces  prélats  et  de  ces  lauréats  d'école  avaient  l'âme 
obscurcie  et  endurcie  par  la  routine  théologique  et  la  terreur  du 
diable.  Les  rapides  victoires  de  la  Pucelle,  rendues  plus  merveil- 
leuses encore  par  les  légendes  populaires  qu'elles  avaient  suscitées, 
ne  pouvaient  être,  à  leurs  yeux,  que  l'œuvre  du  démon  ou  celle  de 
Dieu.  Mais  décider  qu'elles  étaient  l'œuvre  de  Dieu,  c'était  se  con- 
damner eux-mêmes  :  ils  avaient  accepté  Henry  'VI  comme  roi  légi- 
time, reçu  de  lui  des  faveurs,  de  bons  bénéfices,  et  présentement  ils 
eraboursaient,  pour  siéger,  l'argent  anglais.  Enfin  ils  étaient  présidés 
par  un  homme  capable  de  leur  faire  oublier  leurs  scrupules.  Inuti- 
lement Jeanne  d'Arc  récusa  Cauchon,  comme  étant  son  ennemi.  Il 
répondit  :  «  Le  roi  a  ordonné  que  je  fasse  votre  procès  et  je  le  ferai.  » 
LES  ILLÉGALITÉS  Ce  vicux  praticien,  depuis  longtemps  exercé  aux  roueries  de  la 

DU  PROCÈS.  chicane,  sut  conduire  les  débats  de  manière  à  donner  l'illusion  qu'il 

respectait  les  règles  du  droit.  En  réalité  il  ne  chercha  qu'à  étouffer 
la  vérité.  Les  informations  préparatoires  faites  à  Domrémy,  étant 
favorables  à  Jeanne  d'Arc,  furent  passées  sous  silence  et  omises  dans 
le  procès-verbal.  Il  en  fut  de  môme  de  l'examen  que  deux  matrones 
firent  subir  à  la  Pucelle  :  selon  les  idées  du  temps  sur  les  sorcières, 
les  résultats  de  cette  enquête,  concluant  à  la  virginité  de  Jeanne, 
suffisaient  à  ruiner  l'accusation;  on  n'en  souffla  mot  pendant  les 
débats.  Un  avocat  aurait  pu  relever  ces  oublis;  Cauchon  n'offrit  un 
conseil  à  l'accusée  qu'à  la  fin  du  procès,  alors  que  Jeanne,  environnée 
de  pièges,  s'était  décidée  à  repousser  toutes  les  propositions  de  son 
juge.  Bien  plus,  il  chargea  un  chanoine  de  Rouen,  Loyseleur,  de  lui 

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IV.   2.  —  Pi..  5.  Page  64. 


SÉANCES 
PUBLIQUES. 


FORCE  D'AME 
DE  LA  PUCELLE. 


CHAP.  III  La  résistance  nationale.  Jeanne  d'Arc. 

donner,  sous  le  sceau  de  la  confession,  des  conseils  destinés  à  la 
perdre.  Cauchon,  il  est  vrai,  ne  fit  qu'employer  les  procédés  habituels 
aux  juges  qui  poursuivaient  les  hérétiques  :  le  procès  de  Jeanne 
d'Arc  fut  mené  comme  beaucoup  d'autres  procès  du  moyen  âge. 

Les  séances  publiques  commencèrent  le  21  février  1431.  Elles 
furent  remplies  tout  entières  par  l'interrogatoire  ;  aucun  témoin 
n'avait  été  convoqué.  Pendant  deux  semaines,  au  milieu  d'un  audi- 
toire souvent  tumultueux,  Jeanne  dut  répondre  aux  demandes  les 
plus  perfides  et  les  plus  captieuses,  sur  son  enfance,  sur  les  supersti- 
tions de  son  village,  sur  son  habit  d'homme  et  sa  bannière,  sur  le 
signe  par  lequel  elle  avait  gagné  la  confiance  de  Charles  VII  ;  on  lui 
posa  les  plus  embarrassantes  questions  sur  la  grâce,  sur  le  schisme. 
On  voulait  lui  arracher  des  aveux  ou  des  paroles  imprudentes,  qui 
permissent  de  la  représenter  comme  un  instrument  du  diable.  Tout 
fut  impuissant  contre  la  force  de  son  âme. 

Depuis  neuf  mois,  pourtant,  elle  était  prisonnière;  elle  était 
femme,  et  capable  de  défaillance  ;  mais  un  incident  où  elle  avait  vu 
l'intervention  céleste  l'avait  raifermie.  C'était  au  moment  où  Jean  de 
Luxembourg  débattait  le  prix  de  vente  de  sa  captive;  Jeanne  avait 
cédé  à  l'envie  irrésistible  de  fuir  ou  de  mourir,  ayant  «  plus  cher 
mourir  que  d'estre  en  la  main  des  Angloys  »  Elle  était  alors  au 
château  de  Beaurevoir,  près  Cambrai.  «  Pour  la  double  (la  terreur) 
des  Angloys  »,  elle  avait  sauté  par  la  fenêtre  du  donjon,  en  se  recom- 
mandant à  Dieu  et  à  Notre-Dame,  Elle  s'était  fait  une  blessure 
grave  *.  Sa  guérison  avait  été  pour  elle  une  garantie  de  la  protection 
divine.  Dès  lors,  elle  avait  repoussé  les  tentations  de  désespoir,  et 
obéi  docilement  à  ses  voix.  Enfermée  à  Rouen  dans  un  cachot 
obscur,  les  chaînes  aux  pieds,  gardée  par  une  douzaine  de  soldats 
grossiers,  exposée  aux  pires  violences,  visitée  par  des  Anglais  et  des 
Bourguignons  qui  la  menaçaient  de  mort,  privée  d'air,  de  lumière, 
de  toute  sympathie  humaine,  tirée  de  sa  prison  seulement  pour 
paraître  devant  des  juges  qui  cherchaient  à  la  perdre  par  ses  propres 
paroles,  elle  garda  sa  vivacité  d'esprit  et  sa  belle  humeur,  car  elle 
sentait  auprès  d'elle  la  présence  de  ses  saintes,  qui  lui  ordonnaient 
de  «  répondre  hardiment  »,  et  qui  lui  promettaient  de  la  déhvrer,  sans 
toutefois  lui  dire  le  jour  ni  l'heure. 

Sa  défense  fut  merveilleuse.  La  précision  de  sa  mémoire  étonne 
moins  encore  que  sa  fermeté  virile,  sa  volonté  de  limiter  le  procès,  ^^  Jeanne  d'arc. 
de  défendre  le  roi  Charles,  le  roi  qui  l'abandonnait,  contre  l'indis- 
crète curiosité  et  les  calomnies  des  juges.  Et  quel  tranquille  mépris 

1.  «De  laquelle  blechure  elle  fut  long  tamps  malade.  >>  (Chron.  publiée  par  ^uicherat, 
Rev.  historique,  t.  XIX.  p.  SJ.)  Sur  ce  point  délicat,  cf.  les  interrogatoires  du  3  et  du  i4  mars. 

<  65    ) 


LA  DEFENSE 


IV.    2. 


Charles   VII.   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE    PREMIER 


INTERROGATOIRES 
SECRETS. 


L'ACTE 
D'ACCUSATION. 


pour  la  laide  assemblée  de  Pharisiens  qui  Técoutait!  Si  la  question 
posée  était  inconvenante,  ou  cachait  quelque  piège,  Jeanne  usait 
volontiers  d'échappatoires,  où  paraissait  sa  finesse  ironique  de 
maligne  villageoise.  Gomme  on  lui  demandait  grossièrement  si  saint 
Michel,  au  moment  où  il  lui  apparaissait,  était  nu  : 

«  Pensez-vous,  dit-elle,  que  Dieu  n'ait  pas  de  quoi  le  vêtir?  » 
On  lui  dit  une  autre  fois  :  «  Savez-vous  être  en  la  grâce  de  Dieu? 

—  Si  je  n'y  suis.  Dieu  m'y  mette;  et  si  j'y  suis.  Dieu  m'y  tienne. 

—  Que  dites-vous  de  notre  seigneur  le  pape,  et  qui  croyez-vous 
qui  soit  le  vrai  pape? 

—  Est-ce  qu'il  y  en  a  deux  »?  » 

Certains  juges  commençaient  à  murmurer  que  la  Pucelle  avait 
raison,  et  les  Anglais  s'inquiétaient.  Cauchon  remplaça  les  séances 
publiques  par  un  interrogatoire  secret,  dans  la  prison,  devant  un 
petit  nombre  d'assesseurs.  Les  questions  devenaient  de  plus  en  plus 
pressantes  et  plus  détaillées  et  se  concentraient  sur  un  petit  nombre 
de  points  périlleux.  Jeanne  sut  éviter  tous  les  pièges;  mais  elle  pré- 
para sa  perte  en  refusant  de  quitter  l'habit  d'homme.  Elle  l'avait 
revêtu  sur  le  conseil  de  ses  voix,  et  ne  croyait  pas  avoir  le  droit  de 
l'abandonner  :  c'était  un  signe  de  sa  mission,  et  elle  ne  pensait  pas 
que  sa  mission  lut  terminée.  Puis  elle  refusa  de  s'en  rapporter  à  la 
«  détermination  de  l'Église  »,  sur  le  fait  de  son  orthodoxie,  parce 
que  l'Eglise  dont  on  lui  parlait,  c'était  ses  juges.  Elle  promettait,  si 
on  la  menait  devant  le  pape,  de  «  répondre  tout  ce  qu'elle  devait 
répondre  »,  mais  elle  refusait  d'accepter  la  condamnation  qu'une 
assemblée  de  prêtres  ennemis  allait  prononcer  contre  elle.  Toutefois, 
comme  elle  se  croyait  directement  inspirée  de  Dieu,  elle  avait  des 
réponses  où  elle  semblait  méconnaître  l'autorité  de  l'Église  :  «  Je 
suis  venue  au  roi  de  France,  disait-elle,  de  la  part  de  Dieu,  de  la 
sainte  Vierge  Marie,  et  de  tous  les  saints  du  Paradis,  et  de  l'Église 
victorieuse  de  là-haut,  et  par  leur  commandement;  et  à  cette  Église- 
là  je  soumets  tous  mes  bons  faits  et  tout  ce  que  j'ai  fait  ou  ferai.  » 
Ces  paroles  suffisaient  pour  perdre  Jeanne. 

Les  interrogatoires  se  terminèrent  le  17  mars  143L  Le  27  et  le  28, 
la  Pucelle  subit  la  lecture  de  l'acte  d'accusation,  œuvre  du  promo- 
teur Jean  d'Estivet,  qui  la  prétendait  fondée  sur  les  aveux  de  l'inculpée. 
Jeanne  écouta  sans  colère  cette  série  d'audacieux  mensonges,  et 
renvoya  au  procès-verbal  de  ses  véritables  réponses.  Les  «  exhor- 
tations charitables  »  de  l'évêque  Cauchon,  la  menace  du  bûcher, 
l'exhibition   des  instruments   de   torture,    les    consultations   pédan- 


1.  Procès  de  Jeanne  d'Arc,  traduction  de  Joseph  Fabre.  Le  texte  est  en  latin. 

(  G6  ) 


La  résistance  nationale.  Jeanne  cVArc. 


SCENE 

DU  CIMETIÈRE 

SAINT-OUEN 

[Si  MAI  1431). 


tesqiies  et  haineuses  des  théologiens  de  Rouen  et  de  l'Université  de  Paris, 
rien  ne  put  lui  faire  renier  sa  mission.  D'ailleurs  le  chanoine  Loyseleur 
était  chargé  d'entretenir  sa  résistance  et  lui  conseillait  en  secret  de 
ne  pas  se  soumettre  à  l'Église.  Les  débats  furent  clos  le  23  mai. 

Pour  que  Jeanne  pût  être  livrée  au  bourreau,  il  fallait  qu'elle 
refusât  solennellement  d'abjurer  les  erreurs  qu'on  lui  imputait.  Le 
24  mai,  elle  fut  conduite  au  cimetière  de  Saint-Ouen.  Devant  une 
grande  multitude,  Maître  Guillaume  Erard,  docteur  insigne,  fit  un 
sermon,  qui  était  un  réquisitoire  plein  d'apostrophes  et  d'injures 
contre  Jeanne.  Puis  on  la  somma  de  «  révoquer  ses  faits  et  dits 
réprouvés  par  les  clercs  ».  Pressée  de  conseils  et  de  menaces,  assourdie 
par  les  criailleries  des  prêtres,  les  invectives  des  Anglais,  la  rumeur 
de  la  foule,  exténuée,  pâlie  par  la  terreur  du  supplice  affreux  qui 
l'attendait,  elle  tint  bon  encore.  Après  trois  sommations  inutiles, 
Cauchon  commença  la  lecture  de  la  sentence.  Elle  savait  qu'une  fois 
la  lecture  terminée,  elle  serait  livrée  aux  Anglais  et  brûlée  vive.  Elle 
eut  peur.  Elle  interrompit  le  juge,  elle  confessa  tout  ce  qu'on  voulut^ 
que  ses  visions  étaient  mensongères,  qu'elle  avait  été  idolâtre  et 
schismatique,  qu'elle  avait  péché  en  portant  un  habit  d'homme,  qu'elle 
avait  désiré  cruellement  l'effusion  du  sang  humain  ;  elle  déclara  qu'elle 
ne  retournerait  plus  à  ses  erreurs.  La  tête  vide,  les  yeux  vagues,  elle 
riait  en  répétant  la  formule  d'abjuration.  L'évêque  de  Beauvais  lui 
lut  alors  sa  «  sentence  définitive  »  :  Nous  te  condamnons  finalement  à 
la  prison  perpétuelle,  avec  le  pain  de  douleur  et  d'angoisse,  de  telle 
sorte  que  là  tu  pleures  tes  fautes  et  n'en  commettes  plus  qui  soient  à 
pleurer.  Puis  Jeanne  fut  reconduite  au  Vieux-Château. 

Les  Anglais  crièrent  à  la  trahison.  Ce  qu'ils  voulaient,  c'était  la  mécontentement 
mort  de  Jeanne.  Au  cours  de  ce  long  procès,  leur  haine  se  serait 
peut-être  apaisée,  si  la  fortune  leur  avait  été  de  nouveau  favorable. 
Mais,  depuis  la  prise  de  la  Pucelle,  leurs  revers  continuaient.  L'élan 
donné  par  Jeanne  d'Arc,  si  affaibli  qu'il  fût,  n'était  pas  brisé.  Dans 
le  Maine,  les  Français  refoulaient  les  Anglais  vers  le  nord  ;  en  Nor- 
mandie, un  certain  nombre  de  places  étaient  au  pouvoir  des  partisans 
de  Charles  VII,  et  les  coups  de  main  étaient  fréquents.  En  Cham- 
pagne, le  brave  Barbazan  s'empara  d'Ervy  et  de  Saint-Florentin  au 
moment  où  venait  de  se  terminer  l'interrogatoire  de  la  Pucelle. 
A  Paris,  les  sentiments  de  la  population  étaient  si  peu  sûrs  qu'on 
n'osait  pas  y  faire  venir  le  jeune  roi  Henry. 

L'attitude  de  Philippe  le  Bon  était  plus  inquiétante  encore  pour 
les  Anglais.  Bien  qu'ils  eussent  quelque  droit,  pour  leur  part,  à  incri- 
miner la  mollesse  de  leur  alhé,  le  duc  se  répandait  en  lamentations 
sur  son  propre  sort.  Son  découragement  n'était  pas  sans  motifs.  Il  avait 


DES  ANGLAIS, 


DEBOIRES 

ET  HÉSITATIONS 

DU  DUC  DE 

BOURGOGNE 


67 


Charles   VIL  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livrï  premier 

prêté  des  troupes  à  Louis  de  Chalon  pour  conquérir  le  Dauphiné  '  ; 
les  envahisseurs  furent  mis  en  déroute  à  Anthon,  le  11  juin  1430,  par 
le  gouverneur  de  la  province  et  Rodrigue  de  Villandrando.  Les 
troupes  royales  pénétrèrent  dans  le  Maçonnais  et  le  Charolais,  que, 
pendant  quatre  ans,  elles  ravagèrent  affreusement.  Dans  le  nord  et 
l'est,  Taudacieuse  et  brutale  politique  du  duc  de  Bourgogne  soulcA^ait 
la  colère  de  ses  sujets  et  l'inquiétude  de  ses  voisins.  De  1427  à  1431, 
les  habitants  de  la  châtellenie  de  Cassel  s'étaient  insurgés  contre  leur 
bailli,  pour  défendre  leurs  anciennes  coutumes,  et  le  Parlement  de 
Paris  lui-même,  malgré  ses  attaches  anglo-bourguignonnes,  leur 
avait  donné  raison.  Le  22  juillet  1430,  Frédéric,  duc  d'Autriche,  inquiet 
des  progrès  de  la  maison  de  Bourgogne  vers  l'est,  avait  conclu  un 
traité  avec  Charles  VII  et  promis  de  faire  la  guerre  à  PhiUpppe  le 
Bon.  Les  Liégeois,  excités  sous  main  par  Charles  VII,  entraient 
aussi  en  lutte  avec  le  duc  ;  le  défi  de  l'évêque  de  Liège  le  contrai- 
gnit à  quitter  Compiègne,  et  son  lieutenant  Jean  de  Luxembourg, 
mal  secondé  par  les  Anglais,  dut  bientôt  lever  le  siège  de  cette  place 
si  précieuse,  en  abandonnant  toute  l'artillerie  bourguignonne.  Phi- 
lippe ne  recevait  que  de  mauvaises  nouvelles.  Il  était  las  de  l'alliance 
anglaise  et  commençait  à  ne  plus  le  cacher.  Le  4  novembre  1430,  il 
adressa  au  roi  Henry  une  lettre  pleine  de  reproches  et  de  plaintes. 
Depuis  plus  d'un  an,  le  bruit  courait  que  sa  défection  était  probable. 
On  conçoit  maintenant  de  quelle  blessure  profonde  saignait  l'or- 
gueil des  Anglais,  Brûler  cette  sorcière,  dont  ils  craignaient  encore 
les  maléfices,  suffirait  peut-être  à  conjurer  le  mauvais  sort.  En  tout 
cas  ils  voulaient  se  venger  d'elle.  C'est  pourquoi  ils  avaient  crié  à 
Cauchon,  à  la  sortie  du  cimetière,  qu'il  était  un  traître.  L'évêque 
pourtant  avait  amené  Jeanne  à  renier  ses  voix,  à  jeter  le  discrédit  sur 
elle-même,  sur  son  œuvre,  sur  son  roi,  et  il  pensait  qu'on  découvrirait 
bien  le  moyen  de  la  brûler. 
JEANNE  RELAPSE.  Lc  28  mai  en  effet,  les  docteurs,  venant  visiter  la  Pucelle,  la  trou- 
vèrent revêtue  d'habits  masculins.  On  avait  eu  soin  d'en  laisser  à  sa 
portée,  et  elle  les  avait  pris.  Elle  dit  à  Cauchon  que  Dieu  lui  avait 
mandé  par  sainte  Catherine  et  sainte  Marguerite  <(  la  grande  pitié  de  la 
trayson  que  elle  consenty  en  faisant  l'abjuracion  pour  sauver  sa  vie  », 
et  elle  déclara  que  cette  abjuration  était  un  mensonge.  Dès  lors,  elle 
était  relapse,  définitivement  perdue.  En  sortant  de  la  prison,  Cauchon 
ne  se  tenait  plus  de  joie.  «  Farewell!  Farewell!  »  dit-il  à  Warwick, 
«  il  en  est  faict,  faicles  bonne  chière.  » 

1.  Louis  de  Chalon  possédait  la  principauté  d'Orange,  dans  le  Comtat-Venaissin,  et  vou- 
lait la  relier  aux  grands  domaines  qu'il  possédait  dans  le  Jura.  De  là  son  projet  de  conquérir 
le  Dauphiné,  en  profitant  des  embarras  du  roi  de  France. 

<  68  > 


ha  résistance  nationale.  Jeanne  d'Arc. 


Le  lendemain,  une  assemblée  de  docteurs  déclara  que  Jeanne,  la  sentence. 
hérétique  relapse,  devait  être  livrée  au  bras  séculier.  Le  30  mai  au 
matin,  on  vint  lui  annoncer  qu'elle  allait  être  brûlée.  La  pauvre  fille 
eut  une  crise  de  désespoir  et  de  terreur;  elle  criait  en  s'arrachant  les 
cheveux  :  «  Hélas  !  Me  traite-l'en  (me  traite-t-on)  ainsi  horriblement 
et  cruellement  qu'il  faille  que  mon  cors  net  en  entier,  qui  ne  fut 
jamais  corrompu,  soit  aujourd'hui  consumé  et  rendu  en  cendres!  » 
A  ce  moment,  elle  douta  de  ses  voix,  qui  lui  avaient  promis  de  la 
sauver.  «  Vraiment,  dit-elle,  je  voy  bien  qu'elles  m'ont  déceue.  » 

A  neuf  heures,  une  escorte  de  soldats  anglais  la  conduisit  sur  la  mort 

place  du  Vieux-Marché.  Elle  portait  une  mitre  où  étaient  écrits  les   °^  jeanne  d'arc 
mots  :  hérétique^  relapse,  apostate,  idolâtre.  Une  grande  foule  l'atten-  (somaiubij, 

dait.  Après  un  sermon  de  maître  Nicole  Midi,  un  de  ses  juges,  les 
exhortations  de  Gauchon,  et  la  lecture  de  la  sentence,  elle  s'age- 
nouilla, protesta  que  son  roi  n'était  pour  rien  dans  ce  qu'elle  avait 
pu  faire,  demanda  les  prières  et  la  pitié  des  assistants,  et  pardonna  à 
ses  ennemis.  Gauchon  lui-même  pleurait.  Enfin  elle  monta  sur  le 
bûcher,  les  yeux  fixés  sur  la  croix  que  tenait  son  confesseur.  A  l'ap- 
proche des  flammes,  elle  eut  un  suprême  élan  d'énergie  et  de  foi. 
Elle  comprit,  dans  une  dernière  extase,  que  la  délivrance  promise 
par  ses  saintes,  c'était  la  mort.  Elle  s'écria  que  ses  voix  étaient  de 
Dieu  et  ne  l'avaient  pas  trompée,  et  elle  mourut  avec  la  sublime 
certitude  d'avoir  été  l'exécutrice  des  volontés  divines. 

Gomment  fut  accueillie  en  France  la  nouvelle  de  cette  fin 
héroïque?  A  la  cour  de  Gharles  VII,  le  mot  d'ordre  fut  de  se  taire*. 
Le  peuple,  occupé  de  ses  propres  misères,  ne  paraît  pas  avoir  pleuré 
Jeanne  d'Arc  comme  elle  méritait  qu'on  la  pleurât.  Du  moins,  il 
garda  son  souvenir.  Cinq  ans  plus  tard,  une  aventurière,  Claude  des 
Armoises,  parvint  à  faire  croire  que  l'exécution  de  Rouen  n'avait  pas 
été  accomplie  et  qu'elle  était  la  vraie  et  vivante  Pucelle.  Elle  abusa 
les  Orléanais.  L'accueil  qu'ils  firent  à  «  dame  Jehanne  »  prouva  leur 
singulière  naïveté,  mais  aussi  leur  fidèle  gratitude. 

Quant  aux  spectateurs  mêmes  du  supplice,  qui  pourrait  dire 
quelles  pensées  traversèrent  leurs  esprits?  Quelques-uns  s'en  allèrent 
en  disant  :  «  On  a  brûlé  une  sainte  ».  Mais  les  Anglais  et  les  Bourgui- 
gnons intransigeants  durent  la  voir  mourir  avec  joie.  Plus  tard, 
lorsque  les  passions  furent  apaisées,  les  plus  indulgents  d'entre  eux 
dirent  que  la  mission  de  la  Pucelle  était  un  stratagème,  inventé  par 


sentiments  des 
contemporains. 


1.  D'après  une  correspondance  italienne  du  mois  de  juin,  «  Messire  le  dauphin,  roi  de 
France,  en  ressentit  une  très  amère  douleur,  se  promettant  d'en  tirer  terrible  vengeance 
sur  les  Anglais  et  femmes  d'Angleterre  »  (Chron.  de  Morosini,  t.  III,  p.  355).  Sur  la  valeur 
historique  de  ces  documents,  voir  plus  haut,  p.  62,  note  2. 


69 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  A?is.  livre  premier 

les  capitaines  armagnacs  pour  animer  leurs  soldats,  et  «  qu'il  n'y 
avait  rien  en  tout  cela  de  miraculeux  ». 

Jeanne,  il  est  vrai,  n'avait  point  fait  de  miracle.  La  conquête 
anglaise  ne  pouvait  être  durable  :  il  n'était  pas  possible  que  ce  petit 
peuple  asservît  longtemps  une  grande  nation  comme  la  France,  où 
le  sentiment  de  l'unité  et  de  la  patrie  était  déjà  né.  Il  faut  le  répéter, 
ce  que  Jeanne  d'Arc  a  fait,  un  roi  moins  médiocre  que  ne  l'était 
Charles  VII  l'aurait  sans  nul  doute  accompli.  Il  suffisait  de  rallier 
tous  les  défenseurs  du  sol,  de  joindre  en  faisceau  les  bonnes  volontés 
et  les  courages.  La  France  pouvait  être  sauvée  par  une  âme  assez 
fervente  pour  espérer  et  assez  vibrante  pour  communiquer  son 
espoir.  Jeanne  d'Arc  a  été  cette  âme.  De  même  qu'elle  croyait,  elle 
a  été  crue.  Ceux  qui  l'ont  suivie  au  combat  étaient  convaincus  de  sa 
mission  divine,  comme  les  Anglais  étaient  convaincus  de  sa  mission 
diabolique.  Ces  illusions,  qui  ont  semé  le  merveilleux  dans  l'histoire 
de  Jeanne,  nous  nous  les  expliquons  sans  peine  par  les  idées  et  les 
sentiments  des  hommes  de  ce  temps-là.  Ce  qui  étonne  la  raison  et 
l'imagination,  c'est  la  hauteur  morale  où  s'éleva  cette  jeune  paysanne, 
en  ce  siècle  grossier  et  violent.  La  pureté  de  son  âme,  la  douceur 
exquise  de  son  cœur,  la  netteté  admirable  de  sa  fine  intelligence, 
l'élan  de  sa  volonté  vers  le  «  plaisir  de  Dieu  »,  voilà  ce  qui  la  place 
sur  les  sommets  de  l'humanité,  et  pourquoi  Jeanne  d'Arc,  avec  saint 
Louis,  est  le  charme  et  1  honneur  de  notre  ancienne  histoire. 


70  > 


CHAPITRE  IV 

PAIX  AVEC  LE  DUC  DE  BOURGOGNE.  — 
CONQUÊTE  DE  L'ILE-DE-FRANCE.  —  LES  ÉCOR- 
C  HEURS 

I.  ANARCHIE.  GUERRES  CIVILES.  GUERRE  ÉTRANGÈRE.  —  II.  LA  PAIX 
D'ARRAS.  —  III.  CONQUÊTE  DE  LILE-DE-FRAXCE.  —  IV.  DÉSOLATION  DE  LA  FRANCE.  LES 
ÉCORCHEURS. 

T.  — ANARCHIE.    GUERRES    CIVILES.    GUERRE 
ÉTRANGÈRE' 


APRÈS  la  capture  de  Jeanne  d'Arc,  la  guerre,  l'anarchie,  le  pil- 
lage, les  plus  affreuses  misères  désolèrent  encore  la  France 
pendant  une  quinzaine  d'années.  Charles  VII  n'avait  pas  cessé  de 
subir  l'ascendant  de  La  Tréraoille.  Alors  que  la  conservation  des 
récentes  conquêtes  exigeait  la  concorde  et  l'oubli  des  haines  particu- 
lières, La  Trémoille  conduisait  ou  suscitait,  à  lui  seul,  trois  guerres 
privées.  Il  revendiquait  la  succession  d'Auvergne  et,  pour  faire  pièce 
à  l'héritière,  lançait  sur  le  pays  les  bandes  du  capitaine  espagnol 
Rodrigue  de  Villandrando.   En   1432,  il  employa  le  même  Villan- 

1.  Sources.  Chroniques  de  Berry,  Jean  Chartier  (t.  I\  Griiel,  Lefèvre  de  Saint-Remy  (t.  II), 
Wavrin  (t.  IV),  Monstrelet  (t.  \);  Petit  Traiclié  d'un  clerc  normand,  édit.  Hellot,  dans  Cro- 
nicques  de  Normendie,  1881;  Fragments  de  la  chronique  du  Rozier  des  guerres,  publié  par 
Hellot,  Rev.  historique,  t.  XXIX.  Chastellain,  Mystère  du  Concile  de  Bâle  (OEuvres,  t.  VI).  Ste- 
venson, Letters  and  papers,  t.  II;  Guérin,  Documents  concernant  le  Poitou,  Arch.  hist.  du 
Poitou,  t.  XXIX  ;  Pièces  de  la  Chronique  du  Mont-Sainl-Michel.  édit.  Luce  ;  Registre  des  délibé- 
rations du  Conseil  de  ville  de  Troyes,  édit.  Alph.  Roserot  (Docum.  publ.  par  la  Soc.  Acad.  de 
l'Aube,  t.  III),  1886. 

Ouvrages  a  consulter.  Outre  les  ouvrages  de  Cosneau,  Flourac,  Quicherat,  Luce,  les 
mémoires  de  D.  Neuville,  C.  Favre,  Le  Vavasseur,  cités  au  chap.  II,  et  le  mémoire  de  Rioult 
de  Neuville  cité  au  chapitre  III,  §  2  :  Raynal,  Hist.  du  Berry,  t.  III,  18^7;  Boutiot,  Un  cha- 
pitre de  l'histoire  de  Troyes,  1861  ;  André  Joubert,  Les  invasions  anglaises  en  Anjou,  1872. 
Mémoires  de  .  Denysd'Aussy,  Revue  de  Saintonge,  t.  XIV;  Arm.  Gasté,  Comptes  rendus  de 
l'Acad.  des  Sciences  morales,  mars  1889;  L.  Puiseu.t  et  Le  Breton,  Méra.  de  la  Soc.  des 
Antiquaires  de  Normandie,  2'  série,  t.  IX,  et  t.  XXX;  .-Vnt.  Thomas,  Annales  du  Midi,  1890. 


MALHEUnS 

DE  LA  FRANCE 

APRÈS  JEANNE 

D'ARC. 

LES  GUERRES 
PRIVÉES. 


Charles    VIL  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livre  premier 

drando  à  dévaster  l'Anjou,  parce  que  la  faveur  témoignée  par  le 
roi  aux  princes  de  la  maison  d'Anjou  excitait  sa  mauvaise  humeur. 
Enfin  sa  querelle  avec  Richemont  s'éternisait.  A  la  même  date,  le 
duc  d'Alençon  était  en  guerre  privée  avec  le  duc  de  Bretagne;  les 
prélats  et  les  nobles  des  diocèses  de  Mende  et  du  Puy  s'armaient  les 
uns  contre  les  autres;  le  comte  de  Foix  était  aux  prises  avec  le  comte 
d'Armagnac,  et  sous  divers  prétextes  les  routiers  de  Rodrigue  de 
Villandrando  saccageaient  le  Languedoc. 
L'ANARCHIE  Les  pajs  où  Charles  VII  aimait  à  séjourner,  les  bords  de  la  Loire 

FÉODALE.  g^  jg  Poitou,  étaient  peut-être  de  tous  les  plus  infestés  par  le  brigan- 

dage. Les  officiers  royaux  et  les  grands  seigneurs  se  signalaient 
parmi  les  plus  redoutables  bandits.  On  peut  se  faire  une  idée  de 
leur  audace,  en  lisant  une  enquête  sur  les  vexations  subies  par  les 
moines  de  Preuilly,  qui  étaient  sous  la  sauvegarde  spéciale  du  roi. 
Le  seigneur  de  Preuilly  était  alors  Pierre  Frotier,  un  des  anciens 
favoris  de  Charles  VII.  Il  s'était  fait  le  bourreau  des  malheureux 
moines.  Au  mois  de  juin  1432,  il  se  rendit  vers  minuit  à  l'abbaye, 
pour  faire  déguerpir  l'abbé  et  les  religieux.  Il  était  accompagné  d'une 
trentaine  de  personnes,  dont  quelques-unes  étaient  déguisées.  Arrivés 
devant  le  logis  de  l'abbé,  ils  se  mirent  à  lancer  des  pierres  contre 
sa  porte.  L'abbé,  imprudemment,  alla  ouvrir  : 

Et  tanlost  ung  nommé  le  bastard  de  Curssay,  estant  en  abit  de  femme,  s'en 
va  par  derrière  le  lit  dudit  abbé  coucher  de  l'austre  cousté.  Et  ledit  seigneur 
se  retourne,  disant  :  ■■  Alumez  la  torche,  regardez  la  preudomie  de  notre  abbé, 
il  fait  du  preudomme.  »  Item  et  après  ce,  mena  le  dit  abbé  en  l'église.  Et  en 
firent  autant  au  couvent,  car  ilz  les  gitèrent  tous  hors  des  lits.  Et  puis  s'en 
vint  ledit  seigneur  avec  ses  complices  devant  le  grand  aultier  (autel),  disant  :  «  Il 
faut  dire  matines  ".  Et  là  commencèrent  :  «  Domine,  labia  mea  apperies  »,  par 
manière  de  dérision.  Et  vouloit  que  ledit  abbé  chantast  comme  les  aullres;  etpuis 
s'en  va  prendre  le  benoistier  (bénitier)  dudit  raoustier,  et  le  vient  versier  sur 
la  teste  d'un  qui  estoit  en  abit  de  fol....  Et  fit  mener  l'abbé  à  son  chasteau  par 
deux  jeunes  gens  qui  le  tenoient  par  soulz  les  esselles  et  le  faisoient  dancer 
au  long  de  la  rue;  et  en  ce  point  le  fit  mener  au  lit  de  sa  mère  et  de  là  au  lit 
de  madamoyselle  sa  femme,  et  tout  ce  en  desprisant  Dieu  et  sainte  Eglise,  com- 
bien que  dit  que  ce  n'estoit  que  par  bourdez  i. 

Deux  sergents  du  Parlement  de  Poitiers,  envoyés  à  la  requête 
des  moines  pour  procéder  contre  Pierre  Frotier,  faillirent  périr. 
D'ailleurs  les  officiers  qui  portaient  les  sommations  de  justice  ris- 
quaient chaque  fois  leur  vie.  Le  Parlement  avouait  son  impuissance 
en  essayant  de  «  traictier  doulcement  »  avec  les  seigneurs  poitevins, 
pour  qu'ils  autorisassent  l'exécution  de  ses  sentences.  Chaque  baron 
avait  ses  clients  et  ne  souffrait  point  qu'on  y  touchât. 

1.  Charles  Grandmaisou,  Le  baron  el  les  religieux  de  Preuilly,  i855. 


Paix  avec  le  duc  de  Bourgogne . 


Peu  après  la  mort  de  Jeanne  d'Arc,  Bedford  tenta  de  mettre  à 
profit  ce  désordre  et  de  négocier  une  alliance  avec  le  duc  de  Bretagne 
et  son  frère  Richemont.  La  Trémoille  eut  vent  de  ce  projet.  EfTrayé, 
il  fit  la  paix  avec  les  princes  bretons  (5  mars  1432).  Mais  sa  perte 
était  déjà  décidée  par  ses  adversaires. 

Vers  la  fin  du  mois  de  juin  1433,  La  Trémoille  résidait  à  Chinon, 
dans  le  château  du  Couldray,  où  habitait  aussi  le  roi.  Une  nuit,  il 
fut  surpris  dans  son  lit  par  les  sires  de  Bueil,  de  Brézé,  de  Chau- 
mont,  de  Coëtivy,  amis  de  Charles  d'Anjou,  et  par  Técuyer  du  conné- 
table, Jean  de  Rosnivinen.  Comme  il  se  levait  en  sursaut,  Rosnivinen 
lui  enfonça  sa  dague  dans  le  ventre.  On  le  conduisit,  blessé,  au 
château  de  Montrésor.  Il  fut  délivré  moyennant  rançon,  et  sur  la  pro- 
messe qu'il  ne  tenterait  plus  de  revoir  le  roi.  Charles  VII  accepta  ces 
événements  et  subit  le  joug  d'un  nouvel  entourage  avec  son  habituelle 
inertie.  Ce  qui  restait  du  pouvoir  monarchique  appartint  désormais 
au  parti  angevin  et  breton  :  la  reine  Yolande  et  son  troisième  fils 
Charles  d'Anjou,  Richemont,  et  leurs  amis.  Le  règne  de  La  Trémoille 
était  fini,  et  il  était  difficile  que  la  France  ne  gagnât  pas  au  change. 

Jean  Jouvenel  des  Ursins  écrivait  en  1433  :  «  Les  ennemis  font 
forte  guerre,  gaignent  places,  et  n'y  a  personne  qui  y  résiste  et  qui 
face  semblant  d'y  résister,  sinon  les  povres  compaignons  des  fron- 
tières, aymant  leur  honneur  et  le  pourfit  du  royaume,  qui  n'ont  eu 
aucun  proffit  du  roy,  non  mie  une  povre  lettre  close  de  reconfort.  » 
La  guerre  en  effet  reprenait  le  caractère  qu'elle  avait  eu  avant  les 
grandes  campagnes  de  Jeanne  d'Arc.  Charles  VII  restait  confiné 
dans  ses  châteaux.  Nul  plan  d'ensemble  ne  guidait  les  opérations, 
dues  le  plus  souvent  à  l'audace  des  «  povres  compaignons  des  fron- 
tières »  ou  à  l'énergie  populaire.  Mais  la  fortune  maintenant  souriait 
aux  Français.  En  Champagne,  Barbazan  était  vaillamment  secondé 
par  les  Troyens,  qui  gardaient  tout  seuls  leur  ville  et,  sans  se  lasser, 
faisaient  des  sorties  pour  débarrasser  le  voisinage  des  dernières 
garnisons  anglaises.  Dans  l'Ile-de-France,  Villandrando  forçait  le 
régent  lui-même  à  lever  le  siège  de  Lagny,  La  Hire  battait  l'estrade 
jusque  sous  les  murs  de  Paris,  et,  en  1435,  les  Français  s'emparaient 
de  Samt-Denis. 

La  lutte  continuait  dans  le  Maine  et  la  Normandie.  Sur  les 
confins  des  deux  provinces,  Ambroise  de  Loré  s'illustrait  par  des 
exploits  dignes  d'un  Du  Guesclin.  Le  clergé  régulier  du  Maine  pre- 
nait secrètement  part  à  la  lutte  nationale.  Dans  le  Cotentin,  les 
moines  allaient  rejoindre  aux  bois  les  «  ennemis  du  roi  ».  Les 
«  brigands  »  de  Normandie  donnaient  la  main  aux  bandes  d'Ambroise 
de  Loré,  aux  troupes  de  Richemont  et  du  bâtard  d'Orléans.  Dans  les 


CHUTE 

DE  LA  TRÉMOILLE 

(JUIN  14S3J. 


LA  GUERRE. 

PETITES 

ENTREPRISES. 


73 


Charles   Vil.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE    PREMIER 


SOULEVEMENT 
DE  LA  BASSE- 
NORMANDIE  {1434). 


derniers  jours  de  février  1432,  «  ung  nommé  Ricarville  »  s'était 
emparé  par  surprise  du  château  de  Rouen,  avec  une  centaine  de 
compagnons.  Ils  n'avaient  pu  s'y  soutenir  et  avaient  tous  été  déca- 
pités. Aidés  par  une  petite  armée  française,  ils  eussent  forcé  la  ville 
à  se  rendre*. 

Bedford  prit  une  résolution  très  hardie  :  il  décida  de  confier  aux 
paysans  normands  la  police  de  la  province.  Dès  les  premiers  mois 
de  l'an  1434,  les  habitants  de  toutes  les  paroisses  reçurent  l'ordre 
de  s'équiper,  pour  être  prêts  à  marcher  contre  les  ennemis  et  les 
«  brigands  ».  Ils  devaient  faire  l'exercice  de  l'arc  le  dimanche  matin. 
Cette  mesure  eut  des  résultats  que  le  régent  n'avait  pas  prévus.  Elle 
excita  d'abord  la  jalousie  des  soldats  de  profession  :  au  milieu  de 
l'année  1434,  on  apprit  que  les  hommes  d'armes  anglais,  dépités  de 
voir  les  paysans  normands  autorisés  à  s'armer,  en  avaient  massacré 
quatorze  cents  à  Vicques.  Un  subside  qui  fut  exigé,  au  mois  de  sep- 
tembre, des  États  de  Normandie,  acheva  d'exaspérer  la  population. 
Bedford,  en  effet,  obligé  de  trouver  beaucoup  d'argent  et  de  ménager 
les  Anglais,  qui  se  plaignaient  de  la  lourdeur  des  impôts,  arracha 
aux  députés  des  États  de  Normandie  le  vote  d'une  aide  de  344  000  livres, 
la  plus  forte  qu'il  leur  eût  jamais  demandée.  Alors  les  paysans  se 
servirent  contre  les  Anglais  des  armes  que  ceux-ci  leur  avaient  don- 
nées. Ce  fut  en  Basse-Normandie  que  le  mouvement  de  rébellion 
commença.  Douze  mille  paysans,  conduits  par  le  sire  de  Merville 
et  un  roturier  nommé  Cantepie,  allèrent  assiéger  Caen  ;  mais  ils  tom- 
bèrent dans  une  embuscade  et  une  partie  d'entre  eux  fut  massacrée. 
Faute  de  secours  suffisants,  l'insurrection  avait  échoué.  Il  semblait 
que,  les  Anglais  ne  pouvant  réduire  à  merci  les  Français,  ni  les 
Français  expulser  les  Anglais,  la  guerre  ne  dût  jamais  finir. 


//.  —   LA    PAIX  D'ARRAS 


CAUSES 

DE  L'ÉCHEC 

DES  ANGLAIS. 


DEUX  conditions  cependant  pouvaient  amener  la  fin  de  la  guerre  : 
l'épuisement  d'un  des  partis  ou  bien  un  rapprochement  entre 
Charles  VII  et  le  duc  de  Bourgogne.  Elles  se  produisirent  toutes 


1.  Le  meilleur  récit  de  cette  affaire  est  celui  du  Pelil  Traiclié  annexé  aux  Cronicques  de 
Normendie,  édit.  Hellot,  p.  78;  voir  aussi  p.  289.  —  Au  mois  de  janvier  précédent,  Jean 
Régnier,  bailli  d'Auxerre  pour  Philippe  le  Bon,  chargé  d'une  mission  auprès  du  gouver- 
neur anglais  de  Rouen,  fut  pris,  non  loin  des  Andelys,  par  une  bande  de  partisans,  qui  le 
conduisirent  à  Beauvais  et  le  vendirent,  comme  prisonnier  à  rançonner,  à  un  bourgeois  de 
la  ville.  Il  a  raconté  ses  malheurs  dans  un  curieux  recueil  de  poésies,  qui  a  été  analysé 
par  M.  Petit  de  Julleville  dans  la  Revue  d'Histoire  littéraire  de  la  France,  1895. 

2.  Sources.  Les  grands  Irailés  de  la  guerre  de  Cent  Ans,  publ.  par  E.  Cosneau,  18S9.  Dom 
Antoine  Le  Taverne,  Journal  de  la  paix  d'Arras,  i65i.  Stevenson,  Lellers  and  papers.  Denifle, 


74 


Paix  a{>ec  le  duc  de  Bourgogne. 


deux.  La  réconciliation  officielle  entre  Armagnacs  et  Bourguignons 
et  les  préludes  de  la  guerre  des  Deux  Roses  furent  les  causes  pre- 
mières du  dénouement. 

On  a  vu  que,  dès  le  temps  des  victoires  de  Jeanne  d'Arc,  Phi- 
lippe le  Bon  songeait  à  délaisser  l'alliance  anglaise.  S'il  faut  en  croire 
Olivier  de  la  Marche,  le  sang  royal  de  France  «  luy  bouilloit  en  l'es- 
tomac et  à  l'entour  du  cueur  »  et  il  avait  «  petite  affinité  et  amour 
aux  Angloix».  La  mort  de  sa  sœur,  Anne  de  Bourgogne,  duchesse 
de  Bedford,  rompit  le  lien  de  parenté  qui  l'unissait  au  régent 
(14  novembre  1432).  Enfin  son  intérêt  lui  commandait  d'abandonner 
les  Anglais,  maintenant  que  la  fortune  tournait.  La  promesse  qu'il 
s'était  faite  de  venger  soc  père,  le  serment  qu'il  avait  prêté  aux  An- 
glais d'observer  le  traité  de  Troyes,  le  retenaient  encore,  mais  il  ne 
ménageait  plus  ses  alliés.  Les  Parisiens,  qui  aimaient  tant  leur  cher 
duc  de  Bourgogne,  eurent  le  déplaisir  de  ne  point  le  voir  assister  au 
sacre  de  Henry  VI,  le  16  décembre  1431.  Quatre  mois  après,  com- 
mencèrent une  série  de  conférences  pour  la  paix,  entre  les  ambas- 
sadeurs français  et  bourguignons. 

Pourtant  la  guerre  franco-bourguignonne  ne  cessa  définitive- 
ment qu'en  1434.  A  ce  moment,  Charles  Vil  avait  obtenu  l'alliance 
de  l'empereur  Sigismond,  Dans  un  discours  adressé  aux  pères  du 
Concile  de  Bâle,  Sigismond  avait  déclaré  que  le  duc  de  Bourgogne 
«  volait  trop  haut  »,  nimis  alte  volabal.  Dans  un  manifeste  du  21  juin 
1434,  il  dénonça  les  usurpations  de  Philippe  le  Bon  en  Basse-Alle- 
magne et  publia  l'alliance  qu'il  avait  conclue  avec  le  roi  de  France 
contre  l'ambitieuse  maison  de  Bourgogne.  Cette  menace  acheva  de 
convaincre  Philippe  le  Bon  de  la  nécessité  d'une  réconciliation  avec 
Charles  VII.  Bourguignons  ou  Flamands,  tous  ses  sujets  voulaient 
la  paix.  La  Bourgogne,  épuisée  déjà  par  les  exactions  de  Jean  sans 
Peur,  était  dépeuplée,  ruinée  par  les  incursions  des  Armagnacs  '. 
Nombre  de  villages  étaient  déserts.  La  cherté  du  blé  et  du  vin  était 
telle  que  les  conseillers  de  Philippe  le  Bon  estimaient  impossible 
de  lever  une  aide.  Dans  l'Artois  et  la  Flandre  occidentale,  les  sup- 
pliques adressées  au  pape  nous  montrent  des  églises  paroissiales, 
des  monastères  et  des  hôpitaux  détruits,  des  chapitres  ruinés. 


POURPARLERS 

ENTRE 

PHILIPPE  LE  BON 

ET  CHARLES   VII. 


CAUSES 

DE  LA  PAIX 

DARRAS. 


La  désolation  des  églises  en  France,  t.  I,  1897.  Dom  Plancher,  Histoire  de  Bourgogne,  t.  IV, 
Preuves,  1781.  Outre  les  chroniques  citées  au  paragraphe  précédent  :  Olivier  de  la  Marche, 
édit.  Beaune  et  d'Arbaumont,  t.  I,  i883;  Thomas  Basin,  livres  II  et  III  (t.  I);  Fragment  de 
Gautier  van  den  Vliet,  publ.  par  Funck-Brentano,  Rev.  d'hist.  diplomatique,  1887. 

Ouvrages  a  consulter.  Lecesne,  Le  congrès  d'Arras,  Mém.  de  l'Acad.  d'Arras,  2'  série, 
t.  VII.  Cosneau,  Richemont.  J.-L.  Bazin,  La  Bourgogne  de  1404  à  14S5,  1898. 

].Cf.  les  chiffres  précis  cités  par  J.  Garnier,  La  recherclie  des  feux  en  Bourgogne,  iS-j6, 
p.  5-6. 


75 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


LE  CONGRES 
D'ARRAS. 


PHILIPPE  LE  BON  Des  conférciices  furent  donc  tenues  à  Nevers,  en  janvier  1435.  Le 

A  NEVERS  duc  de  Bourgogue  y  rencontra  le  duc  de  Bourbon,  le  chancelier  et  le 

ET  A  PARIS.  connétable  de  France.  Les  anciens  adversaires  se  faisaient  si  gracieux 

visage  que  les  assistants  en  étaient  tout  ébahis.  «  Il  estoit  fol,  disait- 
on,  celui  qui  en  guerre  se  boutoit  et  se  faisoit  tuer  pour  eulx.  »  Le 
14  avril,  le  duc  et  la  duchesse  de  Bourgogne  traversaient  Paris  :  les 
acclamations  qui  les  accueillirent  montrèrent  une  fois  de  plus  que 
cette  population  n'avait  d'attachement  que  pour  la  cause  bourgui- 
gnonne, et  qu'elle  se  souciait  peu  du  roi  Henry  de  Lancastre.  Les 
manifestations  en  faveur  de  la  paix  achevèrent  de  prouver  au  duc  que 
sa  popularité  en  France  n'aurait  rien  à  craindre  d'un  rapprochement 
avec  Charles  VIL  La  paix!  C'était  le  cri  universel;  c'était  la  faveur 
que  les  demoiselles  et  les  bourgeoises  de  Paris  venaient  implorer  de 
la  duchesse,  c'était  le  bien  que  l'Université  et  le  chapitre  de  Notre- 
Dame  demandaient  à  Philippe  le  Bon.  Les  Anglais  eux-mêmes,  fort 
inquiets,  faisaient  dire  au  duc  de  Bourgogne  qu'ils  étaient  tout  dis- 
posés à  conclure  un  traité  honorable.  Ils  espéraient  encore  que  la 
réconciliation  de  Philippe  et  de  Charles  VII  resterait  subordonnée  au 
rétablissement  de  la  paix  générale. 

Ce  fut  donc  le  rétablissement  de  la  paix  qui  fut  le  prétexte  du 
congrès  ouvert  à  Arras  le  5  août  1435.  Les  médiateurs  devaient  être 
le  légat  du  pape  et  le  cardinal  de  Chypre.  Il  y  avait  déjà  cinq  ans  que 
le  Saint-Siège  travaillait  à  la  conclusion  de  la  paix,  préface  néces- 
saire de  la  croisade  projetée  contre  les  Turcs.  Le  duc  de  Bourgogne 
s'était  rendu  à  Arras  avec  une  brillante  escorte  de  seigneurs,  venus 
de  tous  les  coins  de  ses  domaines.  Le  cardinal  Beaufort,  évêque  de 
Winchester,  présidait  la  délégation  anglaise.  Avec  les  plénipoten- 
tiaires du  roi  Charles,  étaient  arrivés  les  représentants  des  princes 
du  sang,  de  l'Université  de  Paris  et  de  plusieurs  bonnes  villes  fran- 
çaises. Le  concile  de  Bâle  et  quelques  princes  étrangers  avaient 
envoyé  des  ambassadeurs.  Les  rois  de  France  et  d'Angleterre  étaient 
reconnus  par  la  tradition  comme  les  plus  puissants  souverains  de 
la  chrétienté,  avec  l'empereur;  leur  réconciliation  intéressait  tout 
l'Occident. 

Le  légat  et  le  cardinal  de  Chypre  interrogèrent  alternativement 
les  ambassadeurs  français  et  anglais,  afin  d'établir  les  principes  d'une 
entente.  Les  envoyés  de  Charles  VII,  de  concession  en  concession, 
finirent  par  offrir  la  Normandie  et  la  Guyenne  anglaise,  que  Henry  VI 
posséderait  en  fiefs.  L'orgueil  des  Anglais  resta  intransigeant.  Ils 
offrirent  à  Charles  VII  les  pays  occupés  par  ses  troupes,  mais  il 
devait  abandonner  la  couronne  et  se  reconnaître  le  vassal  de  Henry  VI, 
roi  de  France  et  d'Angleterre   Le  31  août,  le  légat  somma  les  ambas- 


RUPTURE  AVEC 
LES  ANGLAIS. 


76 


Paix  avec  le  duc  de  Boufgogne. 


sadeurs  anglais  d'accepter  les  offres  «  grandes,  notables  et  raison- 
nables »  de  Charles  VII,  qui  consentait  à  céder  «  la  meilleure  et  la 
plus  saine  tierce  partie  du  royaume  de  France  ».  Ils  refusèrent.  Le 
légat  déclara  que,  la  paix  générale  étant  impossible,  il  travaillerait 
à  une  paix  particulière.  Le  lendemain,  Philippe  le  Bon  offrit  aux 
ambassadeurs  anglais  un  festin  magnifique.  Il  eut  ensuite  un  entre- 
tien d'une  heure  avec  le  cardinal  Beaufort  et  l'archevêque  d'York. 
Les  Anglais  le  requirent  de  rester  fidèle  à  son  serment;  de  loin,  les 
spectateurs  de  cette  scène  voyaient  Beaufort  gesticuler,  le  front 
ruisselant  de  sueur.  Le  6  septembre,  les  Anglais,  furieux,  quit- 
tèrent Arras. 

Il  avait  fallu  beaucoup  d'efforts  et  de  concessions  pour  calmer 
les  scrupules,  les  rancunes  et  les  inquiétudes  de  Phihppe  le  Bon. 
Afin  d'apaiser  sa  conscience,  le  légat  avait  demandé  aux  plus  habiles 
casuistes  français  et  italiens  de  beaux  mémoires  ;  ils  prouvèrent  que 
l'impérieux  devoir  du  fils  de  Jean  sans  Peur  était  d'oublier  le  meurtre 
de  Montereau  et  de  dénoncer  le  traité  de  Troyes.  Richemont,  de  son 
côté,  avait  gagné  les  conseillers  favoris  du  prince  par  des  arguments 
sonnants  et  trébuchants  :  le  premier  chambellan,  Antoine  de  Croy, 
avait  promesse  de  trente  mille  écus  d'or.  Enfin  les  plénipotentiaires 
français  acceptèrent  docilement  les  conditions  de  Philippe  le  Bon, 
qui  furent  très  dures,  parfois  insolentes.  Comme  dit  un  contemporain, 
ils  laissèrent  «  couler  plusieurs  choses  à  peu  de  honneur  du  roy  '  ». 

Tout  d'abord  Charles  VII  devait  solliciter  l'oubli  du  passé  : 

Premièrement,  le  roy  dira,  ou  par  ses  gens  notables  souffisamment  fondez 
fera  dire  à  mondit  seigneur  de  Bourgoigne,  que  la  mort  de  feu  mondit  seigneur 
le  duc  Jehan  de  Bourgoigne,  son  père,  que  Dieu  absoille,  fut  iniquement  et 
mauvaisement  faicte  par  ceux  qui  perpétrèrent  ledit  cas,  et  par  mauvais  con- 
seil, et  lui  en  a  tous  diz  (toujours)  despieu,  et,  de  présent,  desplaist  de  tout 
son  cueur,  et  que,  s'il  eust  sceu  ledit  cas,  et  eu  tel  aage  et  entendement  qu'il 
a  à  présent,  il  y  eust  obvié  à  son  povoir  ;  mais  il  estoit  bien  jeune,  et  avoit,  pour 
lors,  petite  cognoissance,  et  ne  fut  point  si  advisé  que  d'y  pourveoir.  Et 
priera  à  mondit  seigneur  de  Bourgoigne  que  toute  rancune  ou  haine  qu'il  peut 
avoir  à  rencontre  de  lui,  à  cause  de  ce,  il  oste  de  son  cueur,  et  que  entre  eux 
ait  bonne  paix  et  amour. 


COMMENT  ON 

DÉCIDA  PHILIPPE 

LE  BON. 


CLAUSES 

DU  TRAITÉ 

D'ARRAS. 


Charles  promettait  de  poursuivre  et  de  punir  les  auteurs  du 
crime,  de  fonder  des  messes  perpétuelles  de  requiem  en  l'église  de 
Montereau  et  en  l'église  des  Chartreux  de  Dijon,  de  construire  et 
d'entretenir  à  ses  frais  un  couvent  de  Chartreux  à  Montereau,  et 

1.  11  faut  remarquer  à  leur  décharge  que  les  offres  du  roi  pour  la  paix,  faites  au  duc  de 
Bourgogne  le  16  août  1429,  c'est-à-dire  à  l'époque  des  plus  éclatants  succès  de  Jeanne  d'Arc, 
contenaient  déjà  toutes  les  concessions  les  plus  humiliantes  du  traité  de  i435,  y  compris  la 
déclaration  relative  au  meurtre  de  Montereau.  Voir  le  texte  de  ces  offres  dans  Cosneau, 
Traités  de  la  guerre  de  Cent  Ans,  Append.  II. 


77 


Charles  VIL 


Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


LES  VILLES 
DE  LA  SOMME. 


d'édifier  une  belle  croix,  «  sur  le  pont  de  Montereau,  ou  (au)  lieu  où 
fut  perpétré  ledit  mauvais  cas  ». 

De  plus,  Charles  VII  cédait  au  duc  Philippe  le  comté  de  Mâcon, 
où  les  garnisons  bourguignonnes  s'étaient  installées  depuis  1417  ;  le 
comté  d'Auxerre,  la  châtellenie  de  Bar-sur-Seine;  les  châteaux, 
villes,  châtellenies  et  prévôtés  de  Péronne,  Montdidier  et  Roye.  Enfin 
le  duc  exigeait  les  «  villes  de  la  Somme  »,  objet  des  convoitises  de 
sa  maison;  par  là  il  entendait  «  toutes  les  citez,  forteresses,  terres  et 
seigneuries  appartenans  a  la  couronne  de  France  de  et  sur  la  rivière 
de  Somme,  d'un  cousté  et  d'autre,  comme  Saint-Quentin,  Gorbie, 
Amiens,  Abbeville  et  autres  »,  sauf  cependant  Péronne,  qui  avait  fait 
l'objet  d'une  cession  particulière;  les  «  villes  de  la  Somme  »  compre- 
naient également  tout  le  comté  de  Ponthieu,  DouUens,  Saint-Riquier, 
Crèvecœur,  Arleux,  Mortagne  et  en  général  tous  les  domaines  de  la 
couronne  situés  au  delà  de  la  Somme,  «  en  tirant  du  cousté  d'Artois, 
de  Flandres  et  de  Haynaut  »,  sauf  toutefois  Saint-Amand  et  Tournai. 
Le  roi  obtint  seulement  la  faculté  de  racheter  les  «  villes  de  la 
Somme  »  moyennant  quatre  cent  mille  écus  d'or  vieux*.  II  renonça 
à  lever  des  impôts  «  et  subvencions  quelconques  »  en  Bourgogne 
et  dans  les  pays  cédés.  Enfin  Philippe  le  Bon  était,  de  sa  personne, 
exempté  de  tout  hommage,  foi  et  service,  «  de  subjeccion,  ressor, 
souveraineté  et  autres  du  Roy,  durant  la  vie  de  lui  »  :  bref,  jusqu'à 
la  mort  de  l'un  ou  de  lautre,  les  domaines  bourguignons  échap- 
paient à  la  souveraineté  de  la  couronne. 

Le  21  septembre,  les  lettres  notifiant  le  traité  furent  signées,  et 
DU  2i  SEPTEMBRE  lues  daus  l'égUsc  Saint-Vaast,  remplie  d'une  foule  joyeuse.  Le  vieux 
^'''''  Jean  Tudert,  conseiller  de  Charles  VII,  alla  ensuite  s'agenouiller  aux 

pieds  de  Philippe  le  Bon,  et  récita  la  formule  d'amende  honorable 
contenue  dans  le  traité.  Le  duc  répondit  qu'il  ôtait  de  son  cœur  toute 
rancune,  releva  Tambasadeur  et  l'embrassa.  Puis  il  jura  sur  la  croix 
de  ne  jamais  rappeler  la  mort  de  son  père  et  d'entretenir  bonne  paix 
et  union  avec  le  roi.  Le  légat  et  le  cardinal  de  Chypre  le  déclarèrent 
alors  absous  du  serment  qu'il  avait  fait  aux  Anglais.  Un  Te  Deum 
termina  la  cérémonie,  au  miheu  de  l'allégresse  générale. 
MECONTENTEMENT  Bien  quc  les  exigences  du  duc  de  Bourgogne  fussent  prévues, 
DES  ARMAGNACS,  certains  trouvèrent,  dans  l'entourage  de  Charles  VIT,  que  ses  ambas- 
sadeurs s'y  étaient  trop  facilement  plies.  Les  menaces  formulées 
contre  les  meurtriers  de  Jean  sans  Peur  irritaient  les  Armagnacs. 
Les  plus  obstinés  dentre  eux  étaient  par  principe  opposés  à  toute 
réconciliation.  Charles  d'Anjou  et  le  bâtard  d'Orléans  refusèrent 


CEREMONIE 


1.  Soil  0  21/;  000  francs  eu  valeur  ialrinsèque  actuelle,  sans  parler  de  la  valeur  relative. 

<   78   ) 


Conquête  de  l'Ile-de-France. 


d'accepter  le  traité.  Mais  le  roi  ne  pouvait  plus  reculer;  il  donna  sa 
ratification  le  10  décembre  1435. 

Si  mortifiante  qu'elle  fût  pour  la  dignité  royale,  la  paix  d'Arras 
marquait  une  étape  décisive  sur  le  chemin  de  la  délivrance.  Le  duc 
de  Bedford  n'avait  pas  survécu  à  l'échec  de  la  diplomatie  anglaise  ; 
le  14  septembre,  il  était  mort  au  château  de  Rouen.  Son  tombeau 
fut  élevé  dans  la  cathédrale,  parmi  ceux  de  ses  ancêtres  les  rois 
d'Angleterre,  ducs  de  Normandie. 


MORT 
DE  BEDFORD. 


III.   —   CONQUÊTE  DE  L'ILE-DE-FRANCE^ 


LA  dénonciation  du  traité  de  Troyes  par  le  duc  de  Bourgogne 
provoqua  une  explosion  de  fureur  en  Angleterre.  Le  parti  de 
la  guerre,  qui  depuis  cinq  ou  six  ans  s'était  affaibli,  regagna  un 
instant  tout  ce  qu'il  avait  perdu.  Le  peuple  insulta  les  ambassadeurs 
envoyés  à  Londres  par  Philippe  le  Bon  pour  notifier  le  traité  d'Arras, 
et  les  maisons  des  marchands  flamands  furent  pillées.  Les  troupes 
anglaises  se  mirent  à  ravager  les  domaines  bourguignons.  Au  parle- 
ment d'octobre,  les  Communes  qui,  les  années  précédentes,  s'étaient 
montrées  fort  peu  généreuses,  accordèrent,  outre  les  subsides  ordi- 
naires, un  lourd  impôt  progressif  sur  le  revenu,  et  elles  autorisèrent 
un  emprunt  de  cent  mille  livres. 

Ces  efforts  ne  furent  pas  soutenus.  La  mort  de  Bedford  avait 
laissé  en  présence  le  vieux  cardinal  Beaufort  et  son  ennemi  le  duc  de 
Gloucester,  maintenant  héritier  présomptif  du  trône.  Leurs  discordes 
réduisirent  à  l'impuissance  les  meilleurs  capitaines  anglais.  En  1441, 


FUREUR 
DES  ANGLAIS. 


DISSENSIONS. 

GLOUCESTER 

ET  BEAUFORT. 


1.  Sources.  Outre  les  chroniques  citées  aux  paragrapiies  i  et  2  :  Martial  d'Auvergne 
Vigilles  de  Charles  VII,  édit.  Coustelier,  t.  1;  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris;  Guillaume 
Leseur,  Hisf.  de  Gasion  IV,  comte  de  Foix,  édit.  Courteault,  t.  1,  1898  :  Pelile  chronique  de 
Guyenne,  édit.  G.  Lefèvre-Pontalis,  Biblioth.  de  l'Ecole  des  Chartes,  1886.  —  Stevenson, 
Leilers.  Delpit,  Collection  des  documents  français  qui  se  trouvent  en  Angleterre,  1847.  Lougnon, 
Paris  pendanlla  domination  anglaise.  Felih\en,Hist.  de  Paris,  t.  III  et  IV,  1725.  Boutiot,  Repenses 
faites  par  Troyes  pour  le  siège  de  Monlereau ,  i855.  Douais,  Charles  VII  et  le  Languedoc, 
Annales  du  Midi,  1896.  Arm.  Gasté,  Chansons  normandes  du  XV'  siècle,  1866,  et  Olivier  Basselin 
et  le  Vau-de-Vire,  1877.  Leroux  de  Lincy,  Chants  historiques  français  (Notices  de  Quicherat), 
t.  I,  1861.  Les  sources  anglaises,  moins  maigres  pour  cette  période,  sont  énumérées  dans 
l'ouvrage  de  Gross  (voy.  plus  haut,  p.  1)  et  les  tables  de  Ramsay,  Lancaster  and  York. 

Ouvrages  A  consulter.  Outre  les  ouvrages  déjà  cités  de  Cosneau,  de  la  Roncière,  Stubbs, 
et  les  mémoires  de  Le  Vavasseur,  Puiseux,  Arm.  Gasté,  Le  Breton,  Rioult  de  Neuville  : 
Le  Corbeiller,  Dieppe  et  les  Anglais  de  1435  à  1443,  Revue  catholique  de  Normandie,  t.  VI. 
Eugène  de  Beaurepaire,  Olivier  Basselin,  Mém.  de  la  Soc.  des  Antiq.  de  Normandie,  t.  XXIV. 
Charles  de  Beaurepaire,  Les  États  de  Normandie,  i85g.  Semelaigne,  Robert  de  Flaques,  1872. 
Paul  Robiquet,  Hist.  municipale  de  Paris,  1880.  G.  Lefèvre-Pontalis.  Villiers  de  l'Isle-Adam, 
Positions  des  thèses  de  lEcole  des  Chartes,  i883.  Ribadieu,  Hist.  de  la  Conquête  de  la  Guyenne, 
1866.  Julliau,  Hist.  de  Bordeaux,  1895.  A.  Breuils,  Campagne  de  Charles  VII  en  Gascogne, 
Rev.  des  Quest.  historiques,  1895,  t.  I.  Mémoires  de  Clément  Simon,  Rev.  des  Quest. 
historiques,  1895,  t.  II,  et  de  Courteault,  Annales  du  Midi,  1894.  Joubert,  Le  mariage  de 
Marguerite  d'Anjou,   Revue   du  Maine,  i883. 


79 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


BEVEIL 

DE  CHARLES  VU. 


SOULEVEMENT 


le  Conseil  de  Rouen  se  plaignait  de  l'abandon  oîi  était  laissée  la  sei- 
gneurie de  Henry  VI  en  France,  «  comme  la  neif  gettée  en  la  mer, 
sanz  recteur,  sanz  gouvernail  )>.  La  royauté  des  Lancastres  perdait 
sa  force,  à  l'heure  où  la  royauté  des  Valois  retrouvait  la  sienne. 

Charles  VII  sortait  lentement  de  sa  torpeur.  Brantôme  a  fait 
honneur  de  cette  transformation  à  la  belle  Agnès  Sorel;  mais,  dans 
les  années  qui  suivirent  le  traité  d'Arras,  Agnès  n'était  encore  qu'une 
enfant  :  elle  ne  devint  la  maîtresse  du  roi  que  vers  1443.  La  vérité 
est  que  Charles  VII,  tenu  jusque-là  en  lisière  par  des  favoris  qui 
exploitaient  et  entretenaient  sa  mollesse,  était  maintenant  entouré 
d'hommes  qui  travaillaient  avec  une  bonne  volonté  sincère  à  la  déli- 
vrance du  sol  :  Charles  d'Anjou,  le  bâtard  d'Orléans,  Richemont, 
Pierre  de  Brézé. 

Par  suite,  cependant,  de  l'insubordination  des  soldats  et  des 
intrigues  de  certains  grands  seigneurs,  qui  essayèrent  de  rallumer 
la  guerre  civile  et  firent  une  «  Praguerie  )>^  les  opérations  contre  les 
Anglais  restèrent  traînantes.  Durant  les  neuf  années  qui  suivirent  le 
traité  d'Arras,  la  Normandie  et  le  Maine,  l'Ile-de-France  et  la  Guyenne 
en  furent  les  principaux  terrains. 

Un  mois  après  la  signature  de  la  paix  d'Arras,  un  roturier, 
DU  PAYS  DE  c AUX.  Charlcs  des  Maretz,  qui  s'était  déjà  signalé  par  d'heureux  coups  de 
main  dans  le  pays  de  Caux,  entreprit  de  donner  Dieppe  à  Charles  VII. 
La  ville  fut  prise  d'assaut  le  28  octobre  1435.  Ce  fut  le  signal,  dans  le 
pays  cauchois,  d'une  rébellion  tout  à  fait  analogue  à  celle  qui  s'était 
produite  un  an  auparavant  dans  le  Bessin.  Vingt  mille  paysans  com- 
battirent les  Anglais  avec  les  armes  qu'ils  avaient  reçues  pour  faire 
la  police  des  chemins.  Ils  étaient  commandés  par  un  des  leurs, 
nommé  Le  Caruyer,  et  par  le  sire  de  Montivilliers.  Les  bandes  de  La 
Hire  et  de  Floquet  vinrent  les  aider.  En  six  semaines,  tout  le  pays 
de  Caux,  excepté  Caudebec,  fut  aux  mains  des  Français.  Mais  ils  ne 
surent  pas  rester  unis  :  les  paysans  se  méfiaient  des  gens  d'armes,  et 
les  gens  d'armes  méprisaient  les  paysans.  Les  Cauchois,  maltraités 
par  les  nobles  du  pays  et  les  routiers  armagnacs  ^  furent  mis  en 
déroute  par  les  Anglais,  qui  reprirent  une  à  une  presque  toutes 
leurs  positions.  Le  seul  effet  du  soulèvement  fut  la  dévastation  com- 
plète et  le  dépeuplement  du  pays  de  Caux. 

A  l'autre  bout  de  la  Normandie,  les  habitants  du  Val-de-Vire  se 
révoltèrent  dans  les  premiers  mois  de  lan  1436,  sous  la  conduite 
d'un  certain  «  Boschier,  capitaine  des  Communes  ».  Les  sires  de 
Bueil,  de  Lohéac  et  de  la  Roche  firent  campagne  à  côté  d'eux.  Le 

1.  La  «  Praguerie  »  sera  racontée  au  livre  II,  chapitre  vin. 

2.  Voir  là-dessus  la  Chronique  du  Normand  Choiuet,  Rev.  historique,  t.  XXIX,  p.  79. 


SOULEVEMENT 
DUVAUDE-VIRE. 
BOSCHIER 
ET  BACHELIN. 


80 


Conquête  de  V Ile-de-France. 


soulèvement  fut  étendu  et  profond,  si  Ton  peut  en  juger  par  les  très 
belles  chansons  populaires  qui  nous  sont  restées,  célébrant  les 
exploits  des  compagnons  du  Val-de-Vire.  On  les  a  mises  sous  le 
nom  d'Olivier  Basselin  *.  Il  y  a  eu  en  effet  un  Normand  appelé  Oli- 
vier Basselin,  ou  plutôt  Bachelin,  propriétaire  d'un  petit  moulin  à 
fouler  les  draps,  aux  portes  de  Vire  :  il  était  chansonnier,  et  Ton 
peut  croire  qu'il  exerça  sa  verve  aux  dépens  des  «  godons  ».  Les 
Anglais  le  k  mirent  à  fin  »  *.  Il  périt  peut-être  à  Saint-Sever,  près 
Vire,  dans  la  bataille  qui  coûta  la  vie  à  un  millier  de  Normands  et 
qui  semble  avoir  terminé  l'insurrection  du  Val  ^. 

Le  double  échec  des  Cauchois  et  des  Virois  ne  découragea  point 
cependant  la  résistance  populaire,  ni  l'esprit  d'entreprise  des  capi- 
taines français.  Au  fin  fond  de  la  Basse-Normandie,  la  garnison  du 
Mont-Saint-Michel  tenait  bon;  pour  la  surveiller,  les  Anglais  fon- 
dèrent Granville  sur  un  roc  solitaire  :  avant  que  les  fortifications 
fussent  achevées,  le  capitaine  du  Mont-Saint-Michel,  Louis  d'Estou- 
teville,  s'empara  de  la  nouvelle  ville.  Sur  les  frontières  du  Maine,  les 
bandes  de  Jean  de  Bueil  battaient  l'estrade.  Dans  le  pays  de  Lisieux, 
deux  gentilshommes  normands,  Le  Borgne  de  Noce  et  Louis  de 
Bienfaite,  et  une  foule  d'autres  «  brigands  »  payèrent  de  leur  tête 
leur  dévouement  à  la  cause  nationale.  En  1440,  le  capitaine  Robert 
Floquet  s'empara  d'Évreux.  Dans  la  Haute-Normandie,  Rouen  était 
menacé,  et  Dieppe,  resté  entre  les  mains  des  Français  malgré  les 
efforts  de  Talbot,  continuait  à  envoyer  ses  corsaires  dans  l'estuaire 
de  la  Seine.  Les  embarras  se  multipliaient  pour  le  Conseil  siégeant  à 
Rouen,  désormais  épuré  de  l'élément  bourguignon  et  composé  uni- 
quement d'Anglais.  Il  lui  était  impossible,  malgré  les  doléances  des 
habitants,  d'assurer  l'ordre,  et  il  devait  pressurer  la  population, 
demander  aux  États  de  Normandie  des  sommes  énormes,  600  000  livres 
en  1441.  Le  recouvrement  de  la  Normandie  par  le  roi  de  France 
n'était  plus  qu'une  question  de  temps. 

Quelques-uns  des  meilleurs  capitaines  de  Charles  VII  avaient  aidé 
les  Normands;  le  dauphin  Louis  était  allé  porter  secours  aux  Dieppois. 
Mais  la  grande  affaire  du  roi  était  la  conquête  de  l'Ile-de-France. 


RESISTANCE 

DE  TOUTE 

LA  NORMANDIE. 


OPERATIONS  EN 
ILE-DE-FRANCE. 


1.  Basselin  a  été  longtemps  célèbre  comme  auteur  de  chansons  à  boire.  Ces  prétendus 
«Vaudevires  d'Olivier  Basselin  »  ont  été  composés  à  la  fin  du  svi"  siècle  par  Jean  le  Houx. 

2.  C'est  ce  que  lait  supposer  la  célèbre  chanson  (G.  Paris,  Chansons  du  XV'  siècle,  n«  56): 

Hellas  !  Ollivier  Bachelin  ! 

OiTon  nous  plus  de  voz  nouvelles  ? 

Vous  ont  les  Anglois  mis  à  fin?.... 

3.  Stevenson,  Lellers  and  Papers,  t.  II,  p.  L.\n.  Tous  ces  faits  ne  nous  sont  connus  que 
par  des  bribes  de  textes.  Voir  Thomas  Basin,  livre  III,  chap.  ii  à  v,  et  les  pièces  éditées 
par  S.  Luce,  Chronique  du  Monl-Saint-Michel,  t.  II,  principalement  les  n"  179  à  i8i,  igS,  294. 


81    ) 


IV.   i!. 


r.iBis 

ET  LES  ANGLAIS. 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livre  premier 

Henry  VI,  après  la  condamnation  de  la  Piicelle,  avait  été  conduit 
à  Paris,  et  sacré  à  Notre-Dame  le  16  décembre  1431.  Mais  on  avait 
trouvé  que  les  Anglais  faisaient  «  peu  de  largesse  ».  Les  Parisiens 
étaient  mécontents.  Tous  se  lamentaient  de  la  misère  croissante. 
L'Université  se  plaignait  d'être  sacrifiée  à  celle  de  Caen,  et  le  Parle- 
ment de  ne  pas  recevoir  ses  gages.  Les  conspirations  avaient  recom- 
mencé :  au  mois  daoût  1432,  la  porte  Saint-Antoine  avait  failli  être 
ouverte  aux  Français;  l'abbesse  de  Saint- Antoine-des-Champs,  impli- 
quée dans  le  complot,  avait  été  emprisonnée.  Un  an  après,  Gossouin 
de  Luet,  orfèvre,  déjeunait  en  compagnie  du  boulanger  Jean  Trotet, 
d'un  cordonnier  et  d'un  saucier.  On  parla  du  malheur  des  temps  : 

En  desjeunant,  parlèrent,  ainsi  qu'il  advient  souvent,  des  guerres  de  ce 
royaume  et  des  povretez  que  a  le  menu  peuple  à  Paris  et  ailleurs.  Et  entre 
autres  choses,  ledit  feu  Trotet,  ou  autre  de  la  compaignie,  demanda  audit 
Gossuyn  comment  se  portoient  les  gangues  (gains)  de  son  mestier  d'orfavrerie. 
A  quoy  ledit  Gossuyn  respondi  que  c'estoit  le  plus  povre  mestier  de  tous  les 
autres;  car  boulengiers,  cordouanniers,  et  gens  de  pluseurs  autres  mestiers 
besongnoient  tousjours  aucunement  et  vendoient  leurs  denrées  plus  ou  mains 
(moins)  selon  le  marchié  qu'ils  avoient  des  estoffes  et  matières,  mais,  le  plus  du 
temps,  les  orfèvres  de  Paris  ne  trouvoient  homme  qui  les  meist  en  besoingne, 
posé  (supposé)  qu'ilz  voulsissent  faire  les  choses  pour  mains  la  moictié  qu'ilz 
ne  souloient  (n'avaient  l'habitude).  Et,  en  parlant  de  ces  choses,  ledit  Gossuyn, 
sans  aucunement  penser  à  mal,  dist  que  jamais  n'auroit  bon  temps  à  Paris 
tant  qu'il  y  eust  en  France  ung  roy  paisible,  que  l'Université  feust  garnie  et 
peuplée  de  gens,  et  que  la  court  de  Parlement  feust  maintenue  et  obeye,  ainsi 
qu'elles  souloient  estre.  Et  d'autre  part  ledit  feu  Jehan  Trotet  dist  que  les 
choses  ne  povoient  mais  guère  longuement  durer  en  cest  estât,  et  que,  s'il  y 
avoit  à  Paris  cinq  cens  hommes  d'un  accord  qui  meissent  sus  pour  faire  rébel- 
lion, ilz  se  trouveroient  mil  de  leur  alliance  i. 

Sur  quoi  les  compagnons  s'étaient  séparés,  et  peu  après,  au 
mois  d'octobre  1433,  on  avait  découvert  que  Jean  Trotet  et  d'autres 
affidés  s'étaient  concertés  avec  les  Français  pour  les  faire  entrer  dans 
Paris.  Les  conspirateurs  avaient  été  décapités.  Une  semaine  aupara- 
vant, on  avait  eu  à  réprimer  un  autre  complot. 

Au  moment  où  était  conclu  le  traité  d'Arras,  la  détresse  était 
à  son  comble  dans  Paris.  On  nosait  plus  franchir  les  portes,  de  peur 
de  tomber  aux  mains  des  Armagnacs  ou  des  Anglais,  qui  s'étaient 
mis  à  piller  méthodiquement  les  environs  de  Paris.  «  Le  blé  que  on 
avoit  pour  XX  solz  parisis,  dit  le  Bourgeois  de  Paris,  monta  tantost 
après  à  deux  frans;  fromaige,  beurre,  huille,  pain,  tout  enchery 
ainsi  de  près  de  la  moitié  ou  du  tiers.  "  Les  complots  continuaient, 

1.  Ce  récit,  qui  montre  bien  comment  et  pourquoi  se  formaient  les  conspirations  contre 
les  Anglais,  est  tiré  des  lettres  de  rémission  qui  furent  accordées  à  Gossouin  de  Luet  par 
le  gouvernement  anglais  (Lougnon,  Paris  pendant  la  domination  anglaise,  n°  i-jô). 

i  bit  > 


CHAP.   IV 


Conquête  de  l'Ile-de-France. 


réprimés  sans  pitié  :  «  On  faisoit  a  secret  et  en  appert  moult  mourir 
de  peuple,  ou  par  noyer  ou  autrement,  sans  ceulx  qui  mouroient  par 
bataille.  »  Au  mois  de  mars  1436,  le  gouvernement  anglais  exigea 
des  Parisiens  un  nouveau  serment  de  fidélité.  On  avait  si  peu  de 
confiance  en  eux  qu'on  leur  enjoignit,  si  la  ville  était  attaquée,  de 
ne  point  se  porter  au  lieu  du  combat,  à  moins  d'un  service  militaire 
commandé. 

A  ce  moment-là,  l'investissement  de  Paris  s'achevait.  Les  habi- 
tants de  Pontoise  avaient  livré  leur  ville  aux  Français  dans  les  der- 
niers jours  de  février.  Les  soldats  de  Charles  VII  avaient  pris  le 
pont  de  Charenton,  Vincennes,  Corbeil,  Brie-Comte-Robert,  Saint- 
Germain-en-Laye.  Comme  ils  étaient  maîtres  de  Harfleur,  de  Tan- 
carville,  de  Lillebonne,  de  Meulan,  de  Corbeil,  de  Melun,  de  Lagny 
et  de  Pontoise,  ils  arrêtaient  les  convois  de  vivres  sur  la  Seine,  la 
Marne  et  l'Oise.  Afin  de  rassurer  ceux  qui  s'étaient  compromis  pour 
la  cause  anglo-bourguignonne,  Charles  VII,  par  lettres  du  ^  février, 
avait  promis  l'amnistie.  Le  chancelier  Louis  de  Luxembourg,  resté 
fidèle  aux  Anglais,  gouvernait  la  capitale  avec  Pierre  Cauchon, 
devenu  évêque  de  Lisieux,  et  avec  les  évêques  de  Paris  et  de  Meaux  : 
ils  étaient  tous  quatre  également  détestés.  Un  des  principaux  capi- 
taines de  Philippe  le  Bon,  Jean  de  Villiers  de  l'Isle-Adam,  qui  avait 
été  capitaine  du  Louvre  au  temps  de  la  domination  bourguignonne 
à  Paris,  avait  des  intelligences  dans  la  ville,  notamment  avec  Michel 
de  Lailler,  conseiller  de  la  Chambre  des  Comptes,  auquel  les  Anglais 
avaient  imprudemment  pardonné  ses  anciennes  entreprises  en  faveur 
de  Charles  VII. 

Les  voies  étant  ainsi  préparées,  Richemont,  nommé  lieutenant 
général  du  roi  et  muni  de  pouvoirs  souverains,  fut  chargé  de  prendre 
Paris.  Villiers  de  l'Isle-Adam  et  le  bâtard  d'Orléans  lui  amenèrent 
des  renforts,  et  il  alla  s'établir  le  10  avril  1436  à  Saint-Denis,  après 
avoir  battu  au  passage  les  troupes  anglaises.  On  lui  manda  le  len- 
demain qu'on  lui  ouvrirait  une  des  portes  de  la  ville,  du  côté  du 
faubourg  Saint-Marcel;  on  donnerait  tant  de  besogne  aux  Anglais 
qu'ils  ne  pourraient  l'empêcher  d'entrer. 

Le  vendredi  13  avril,  à  l'aube,  Lailler  et  ses  amis  appelèrent  les 
Parisiens  aux  armes.  En  un  instant  les  rues  furent  barrées  avec  des 
chaînes.  Les  Anglais  furent  criblés  de  projectiles  qu'on  lançait  du 
haut  des  fenêtres  :  pierres,  bûches,  ustensiles  de  ménage.  Ils  ripos- 
taient à  coups  de  flèches,  en  criant  :  «  Saint-Georges!  Traîtres  Fran- 
çais! Tuez  tout!  »  Ils  se  portèrent  les  uns  vers  les  Halles,  où  il  y  avait 
grande  foule,  les  autres  vers  la  porte  Saint-Denis,  et  massacrèrent 
en  route  quelques  bourgeois.  Pendant  ce  temps-là,  Richemont  faisait 


INVESTISSEMENT 
DE  PARIS. 


ENTREE 
DE  RICHEMONT 

A  PARIS 
(13  AVRIL  U36}. 


83 


Charles   VU.  Fin  de  la  mièvre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


PRISE 

DE  MONTEREAU 

ET  DE  PONTOISE. 


son  entrée  par  la  porte  Saint-Jacques,  à  Textrémité  opposée  de  la 
ville.  Il  se  rendit  aux  Halles,  puis  à  Notre-Dame,  entouré  d'une  foule 
enthousiaste,  à  laquelle  il  prodiguait  des  promesses  qu'il  sut  tenir. 
La  population  fui  sauvegardée  contre  les  pillages  et  les  violences  des 
routiers.  Les  lettres  d'abolition  accordées  par  le  roi  furent  lues  et 
relues  dans  les  carrefours.  Les  bourgeois  les  plus  suspects  furent 
seulement  exilés  pour  quelque  temps.  Michel  de  Lailler  devint  prévôt 
des  marchands;  les  conseillers  du  Parlement  et  de  la  Chambre  des 
Comptes  furent  autorisés  à  rester  en  fonctions.  Les  vivres  affluèrent 
dans  Paris. 

Les  Anglais  s'étaient  réfugiés  à  la  Bastille,  avec  quelques  «  Fran- 
çais reniés  ».  Ricliemont  les  laissa  partir.  Ils  s'embarquèrent  le 
17  avril  pour  Rouen,  sous  les  huées  de  la  foule.  «  A  la  queue!  A  la 
queue!  »  criaient  les  Parisiens,  répétant  la  classique  plaisanterie  du 
Moyen  âge  sur  les  Anglais  porteurs  de  queue*. 

L'allégresse  des  Parisiens  eut  son  écho  dans  tout  le  royaume. 
A  Arras   on   fit  une  ballade  sur  les  preux  chevaliers  qui  avaient 

. . .  escachiet  les  leux  (chassé  les  loups) 
Hors  du  boin  pais  franchois  2. 

Dans  le  Rouergue,  à  Millau,  les  habitants  firent  des  feux  de  joie 
devant  leurs  portes  ^  Encore  une  fois  il  sembla  que  seul  Charles  VII 
ne  prît  point  sa  part  de  la  satisfaction  publique.  Il  refusa  de  venir 
habiter  sa  capitale;  pendant  dix-huit  mois,  il  n'y  eut  «  nouvelle  du 
Roy  nullement,  ne  que  se  il  fust  a  Romme  ou  en  Jherusalem  ».  Il 
avait  gardé  de  son  adolescence  la  terreur  de  Paris. 

L'effort  de  l'année  1436  ne  fut  pas  soutenu  et,  dès  le  début  de 
l'année  1437,  les  Anglais  reprirent  des  positions  importantes  autour 
de  la  capitale,  telles  que  Pontoise.  Ils  se  ménageaient  à  leur  tour 
des  intelligences  à  Paris  :  on  découvrit  un  complot  ourdi  pour  les  y 
faire  rentrer. 

De  toutes  parts  on  pressait  le  roi  d'agir.  Il  se  décida  à  faire  le 
siège  de  Montereau  et,  pour  la  première  fois,  prit  le  commandement 
de  son  armée.  Le  10  octobre  1437,  la  ville  fut  enlevée  d'assaut,  et 
Charles  VII  y  pénétra  un  des  premiers.  Le  12  novembre,  il  fit  enfin 
son  entrée  solennelle  dans  Paris,  entouré  d'un  magnifique  cortège 
de  chevalerie,  et  au  milieu  d'un  sincère  enthousiasme.  Mais,  au  bout 
de  trois  semaines,  il  retourna  vers  ses  chères  résidences  de  la  Loire, 


1.  Les  habitants  de  Dorchester,  ayant  insulté  Saint-Augustin  de  Canlorbéry,  avaient 
été,  selon  la  légende,  condamnés  par  le  ciel  à  porter  une  queue.  D'où  l'épithète  de  coués 
(caudati),  dont  les  Anglais  étaient  gratifiés  par  leurs  ennemis  du  continent. 

2.  Ballade  publiée  par  J.-M.  Ricliard,  Revue  des  Questions  historiques,  t.  XVIIl,  p.  226. 

3.  Rouquetle,  Le  Rouergue  sous  les  Anglais,  p.  433. 


CHAP.  IV  Conquête  de  l'Ile-de-France. 

et  les  tribulations  des  Parisiens  recommencèrent.  Elles  ne  reçurent 
de  réel  soulagement  qu'en  1441,  par  la  prise  de  Pontoise.  Les  Anglais 
défendirent  cette  ville  avec  acharnement  pendant  cinq  mois.  Par 
cinq  fois,  Talbot  vint  ravitailler  la  place.  Le  roi  lui  refusa  obstiné- 
ment la  bataille,  et  inquiéta  les  Anglais  par  des  diversions  en  Nor- 
mandie :  ils  n'osèrent  se  porter  en  force  sur  Pontoise;  la  ville  fut 
prise  d'assaut  le  19  septembre.  L'Ile-de-France  était  délivrée. 

L'année  suivante,  Charles  VII  fit  une  expédition  dans  le  sud-  expédition 

ouest,  pour  délivrer  la  ville  gasconne  de  Tartas,  qui  avait  capitulé  ^^  tartas. 

conditionnellement  entre  les  mains  des  Anglais.  Il  soumit  presque 
toute  la  sénéchaussée  des  Landes  et  prit  le  chemin  du  Bordelais. 
La  panique  fut  grande  à  Bordeaux;  mais  la  défense  héroïque  d'une 
garnison  gasconne,  bloquée  dans  le  château  de  la  Réole,  occupa  les 
troupes  françaises  jusqu'à  l'hiver.  Le  froid,  très  rude,  obligea  à  la 
retraite  et  à  l'abandon  des  conquêtes  si  rapidement  faites.  Pour 
chasser  les  Anglais  de  la  Guyenne  il  fallait  d'ailleurs  une  flotte  et  une 
armée  disciplinée,  et  Charles  VII  n'avait  encore  ni  l'une  ni  l'autre. 
Les  Anglais,  néanmoins,  étaient  inquiets.  Plusieurs  de  leurs  capi- 
taines prédisaient  la  perte  de  la  Normandie  et  de  la  Guyenne  à  brève 
échéance.  LTne  expédition  nouvelle  qu'ils  préparèrent  à  grands  frais, 
en  1443,  échoua  piteusement  par  l'impéritie  du  duc  de  Somerset. 

Les  ducs  de  Bourgogne,  d'Orléans,  de  Bretagne,  le  pape,  soUi-  trêve  de  1444. 
citaient  les  deux  rois  de  faire  la  paix.  L'épuisement  était  grand  des 
deux  parts.  Henry  VI  envoya  en  ambassade  le  comte  de  Suffolk  pour 
conclure  une  paix  ou  une  trêve  avec  «  très  hault  et  excellent  prince 
son  très  cher  oncle  de  France  »,  et  pour  lui  demander  la  main  de 
Marguerite  d'Anjou.  Suffolk  arriva  à  Tours  le  16  avril  1444.  Les 
Anglais  ne  parlaient  plus  de  la  couronne  de  France.  Ils  voulaient 
seulement  la  Guyenne  et  la  Normandie  en  pleine  souveraineté;  le 
ton  avait  baissé.  Charles  VII  rejeta  cependant  les  propositions 
de  paix,  et  se  contenta  d'accorder  à  Henry  VI  la  main  de  la  belle 
Marguerite,  fille  de  René  d'Anjou,  qui  avait  pour  toute  dot  des  pré- 
tentions sur  le  royaume  de  Majorque.  Le  28  mai  fut  signée  une  trêve 
générale  de  vingt-deux  mois  :  de  prorogation  en  prorogation,  la  sus- 
pension des  hostilités  allait  durer  jusqu'en  1449. 


i  85 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


IV.  —  DÉSOLATION   DE    LA    FRANCE.    LES 
ÉCORCHEURS^ 


L'IDEAL   GUERBIER 
AU  XV*  SIÈCLE. 


SI  la  guerre  au  temps  de  Charles  VII  nous  était  connue  par  la  seule 
peinture  qu'en  a  faite  le  sire  de  Bueil,  dans  son  roman  du  Jou- 
vencel,  nous  devrions  penser  qu'elle  exaltait  les  sentiments  les  plus 
élevés,  Tamour  de  la  justice  et  des  bonnes  causes,  le  dévouement  et 
la  pitié.  L'auteur  met  dans  la  bouche  du  Jouvencel  ces  très  belles 
paroles  : 


C'est  joyeuse  chose  que  la  guerre...  Quant  elle  est  en  bonne  querelle,  c'est 
justice,  c'est  deffendre  droicture...  c'est  ung  plaisant  mestier  et  bon  a  jeunes 
gens.  Car  ilz  en  sont  amez  de  Dieu  et  du  monde.  On  s'entr'ayme  tant  à  la 
guerre.  On  pense  en  soy-meismes  :  Laisseray-je  a  ce  tirant  oster  par  sa  cruauté 
le  bien  d'autruy,  où  il  n"a  riens?  Quant  on  voit  sa  querelle  bonne  et  son  sang 
bien  combatre,  la  larme  en  vient  à  l'ueil.  11  vient  une  doulceur  au  cueur  de 
loyaulté  et  de  pitié  de  veoir  son  amy,  qui  si  vaillamment  expose  son  corps  pour 
faire  et  acoraplir  le  commandement  de  nostre  Créateur.  Et  puis  on  se  dispose 
d'aller  mourir  ou  vivre  avec  luy,  et  pour  amour  ne  l'abandonner  point.  En  cela 
vient  une  délectacion  telle  que,  qui  ne  l'a  essaiée,  il  n'est  homme  qui  sceust 
dire  quel  bien  c'est.  Pensez-vous  que  homme  qui  face  cela  craingne  la  mort? 
Nennil,  car  il  est  tant  ^réconforté,  il  est  si  avi  qu'il  ne  scet  où  il  est.  Vraiment 
il  n'a  paour  de  rien. 

Le  sire  de  Bueil  dit  encore  : 

A  esté  ordonné  le  très  noble  et  très  excellent  estât  de  chevallerie  pour  con- 
server, deffendre  et  garder  le  pueple  en  transquillité...  Aux  gens  de  guerre  est 
ordonnée  la  deffence  des  orateurs  (ceux  qui  prient,  les  gens  d'église)  et  des 
laboureurs  de  toute  la  chose  publique  et  de  ceulx  à  qui  on  fait  tort. 

LA  RÉALITÉ.  Il  y  cut  alors  des  hommes  de  guerre  capables  de  pareils  senti- 

LEs  ÉcoRCHEURs.  mcnts,  des  Barbazan,  qui  se  battaient  pour  «  deffendre  droicture  ». 

Mais  le  type  le  plus  fréquent,  c'est  1'  «  Écorcheur  »  :   Rodrigue  de 

Villandrando,  Antoine  de  Chabannes,  les  deux  bâtards  de  Bourbon, 

le  bâtard  d'Armagnac,  La  Hire,  Saintrailles,  Floquet,  Blanchefort. 


1.  Sources.  Chroniques  de  Basin  (livre  III),  O.  de  la  Marche  (livre  I),  Monstrelet  (t.  V); 
Journald'un  bourgeois  de  Paris;  Journal  parisien  de  Jean  Maupoint,  édition  Fagniez,  Mém. 
de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  Paris,  t.  IV.  Chronique  du  Bec,  édil.  Porée,  i883.  Jean  Germain, 
Liber  de  virlulibus  Philippi  (chap.  xxiii)  dans  Kervyn  de  Lellenhove,  Collecl.  de  chroniques, 
t-  III.  —  Denifle,  Désolalion  des  églises  en  France,  l.  I  ;  Marcel  Canal,  Docum.  inédits  pour 
servira  l'Histoire  de  Bourgogne,  i863;  Dom  Plancher,  Hist.  de  Bourgogne,  l.  IV.  Documents 
publiés  dans  les  Arch.  hislor.  du  Poitou  par  Délayant  (au  t.  II)  et  Guérin  (au  t.  XXIX),  dans 
les  Annales  du  Midi  par  Douais  (1896-1897),  et  dans  la  plupart  des  ouvrages  énumérés 
ci-dessous  : 

Ouvrages  a  consulter.  Tueley,  Les  Ecorcheurs  sous  Charles  VII,  2  vol.,  1874;  J.  de  Fré- 

<86  > 


CHAP.  IV  Les  Ecorcheu7's. 

Villandrando  est  un  Castillan,  venu  en  France  pour  chercher  for-  Rodrigue  de 
tune.  Il  sert  d'abord  le  duc  de  Bourgogne,  puis  s'attache  à  Charles  VII.  villandrando. 
Par  instants  il  se  rend  utile.  C'est  un  bon  tacticien,  et  il  sait  se 
faire  obéir.  Mais  la  plupart  du  temps  il  travaille  pour  lui  seul.  Pres- 
que toutes  les  provinces  de  France,  surtout  celles  du  centre  et  le 
Languedoc,  reçoivent  ses  visites  désastreuses.  Il  entretient  aux  frais 
de  l'habitant  une  cour  princière,  une  chancellerie,  des  écuyers,  des 
pages;  il  possède  une  vaisselle  d'or,  d'immenses  capitaux,  et,  de  temps 
en  temps,  prête  généreusement  aux  barons  français  l'argent  qu'il  a 
extorqué  à  leurs  sujets.  On  l'appelle  «  l'empereur  des  pillards  ». 

Tous  ces  aventuriers  n'étaient  pas  aussi  fastueux.  La  France  misère 

était  si  appauvrie  qu'il  n'était  pas  toujours  facile  à  un  capitaine  de  ^^-^  ecorcheurs. 
faire  fortune,  ni  à  un  «  Écorcheur  »  *  de  subsister.  Lorsque  le  Dau- 
phin, en  1444,  emmena  en  Suisse  trente  mille  routiers  dont  il  débar- 
rassa momentanément  la  France  ^,  les  trois  quarts  d'entre  eux  étaient 
en  guenilles,  sans  cuirasse,  sans  chapeau,  sans  souliers  ni  culottes. 

Les  Ecorcheurs  contribuaient  à  leur  propre   misère  par  leur  ravages 

démence  de  destruction.  Les  habitants  des  villes,  sans  cesse  sur  le  ^^^  ecorcheurs. 
qui-vive,  s'empressaient  de  fermer  leurs  portes  et  de  charger  leurs 
coulevrines,  dès  que  le  guetteur  signalait  à  l'horizon  des  gens  de 
guerre,  même  s'ils  portaient  les  couleurs  du  roi.  Quant  au  «  plat 
pays  »,  il  ne  pouvait  être  abrité  contre  les  routiers  :  ils  coupaient  les 
vignes  et  le  blé  en  herbe,  détruisaient  les  arbres  fruitiers  et  les  ruches 
d'abeilles,  jetaient  le  grain  et  le  vin  sur  les  routes  ou  dans  les  fleuves, 
cassaient  les  charrues  et  les  meubles,  démolissaient  ou  brûlaient  les 
maisons  et  les  moulins,  transformaient  les  églises  en  étables.  A  leur 
approche,  les  campagnards  tâchaient  de  fuir,  de  gagner  la  place  forte 
la  plus  voisine.  L'auteur  des  Quinze  Joyes  de  Mariage,  contempo- 

minville,  Les  Ecorcheurs  en  Bourgogne,  Mém.  de  l'Acad.  des  Sciences  de  Dijon,  t.  X;  Paul 
Canat  de  Chizy,  Les  Ecorcheurs  dans  le  Lyonnais,  Revue  du  Lyonnais,  nouv.  série,  t.  XXIII; 
H.  Witte,  Die  Armagnaken  im  Elsass,  1890;  F.  Pasquier,  Le  dauphin  et  les  routiers  en  Lan- 
guedoc, 1895-,  Abbé  Galabert,  Les  compagnies  autour  ae  Saint- Anlonin,  Bull.  Soc.  archéolog. 
de  Tarn-et-Garonne,  1896.  —  Biographies  d'Ecorcheurs  :  Rodrigue  de  Villandrando,  par  Çui- 
cherat  (1879)  et  Antonio  Fabié  (1882,  en  espagnol);  épisodes  de  sa  vie,  par  Boudet  (Revue 
d'Auvergne,  1894),  Ant.  Thomas  et  C.  Portai  (Ann.  du  Midi,  1890  et  1895),  Grassoreille  (Rev. 
Bourbonnaise,  t.  I);  Robert  de  Floques,  par  Semelaigne,  1872;  H.  de  Chabannes,  Hist.  de  la 
maison  de  Chabannes,  t.  II,  1894;  Le  bâtard  de  Bourbon,  par  Froussard,  Rev.  de  Champagne, 
1890;  Robert  de  Sarrebruck,  par  C.  Martin,  Positions  des  Thèses  de  l'Ecole  des  Chartes,  i885. 
—  Histoires  provinciales  et  locales  :  Raynal,  Hisl.  du  Berry,  t.  III  ;  Dom  Vaissète,  Hist.  du  Lan- 
yuerfoc, nouv.  édit.,  t.  IX;  Rouquette,  Le  Rouergue  sous  les  Anglais,  1887;  Quantin,  Episodes  du 
pays  sénonais,  Mémoires  lus  en  Sorbonne  en  i865  outiot,  Hist.  de  Troyes,  t.  III,  1878;  Bour- 
quelot,  Hisl.  de  Provins,  t.  II,  1840:  Flammermont,  Sentis,  Mém.  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  Paris, 
t.  V.  —  Sur  la  dépopulation  :  Levasseur,  La  population  françai.<$e,  1. 1,  1889;  Ch.  de  Beaurepaire, 
Mém.  de  la  Soc.  des  Antiq.  de  Normandie,  t.  XXVIII  ;  Quantin,  Bull,  de  la  Soc.  des  Sciences 
de  l'Yonne,  t.  VII;  Galabert,  Bull,  de  la  Soc.  archéol.  de  Tarn-et-Garonne,  1S81. 

1.  Les  gens  de  guerre  pillards  étaient  appelés  Ecorcheurs,  parce  qu'ils  dépouillaient  leurs 
victimes  jusqu'à  la  chemise.  On  les  appelait  aussi  Armagnacs,  en  souvenir  des  excès 
commis  par  les  routiers  de  ce  parti. 

2.  Cette  e.ïpédition  sera  racontée  au  liv.  II,  chap.  ix,  §  1. 

<   87   ) 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livre  premier 

rain  des  Écorcheurs,  nous  montre  un  «  bon  homme  »  s'échappant 
ainsi,  quand  «  il  vient  guerre  ou  pais,  pour  laquelle  chacun  se  retrait 
es  villes  et  chasteaux  »  : 

Le  bon  homme,  pour  eschiver  qu'il  ne  soit  pas  prins,  se  retrait  en  ung 
chasteau.  Mais  il  va  et  vient  de  nuict  en  sa  maison,  parmy  les  bois  et  a  tastons, 
parmy  les  haies  et  bussons,  tant  qu'il  est  tout  rompu  et  depiécé;  et  vient  veoir 
son  mesnage,  et  la  dame  crie  et  tense  (gronde)  et  li  met  sus  tout  le  mal  et  le 
meschief,  aussi  bien  comme  s'il  deust  faire  la  paix  entre  les  deux  rois  de  France 
et  d'Angleterre,  et  dit  qu'elle  ne  demourra  pas  liens  (là  dedans).  Et  convient  au 
bonhomme  charroier  sa  femme  et  ses  enfans  à  grant  haste  en  chasteau  ou  a 
la  ville;  et  Dieu  sceit  la  peine  qu'il  a  de  monter  et  de  remonter  la  dame  et  les 
enfants,  et  de  se  loger  quand  ilz  sont  en  la  forteresse.  Et  convient  quil  trote, 
maintenant  de  jour,  maintenant  de  nuit,  a  pié  ou  à  cheval  selon  Testât  où  il 
est,  puis  çà,  puis  là,  pour  quérir  de  la  vitaille  (victuaille)  et  pour  ses  aultres 
besoingnes.  Puis,  quant  la  guerre  est  passée,  il  faut  charroyer  tout  le  charréage 
à  l'oustel. 

Pour  ceux  qui  ne  pouvaient  fuir,  les  Écorcheurs  inventaient  des 
supplices  raffinés.  Une  fois  qu'ils  avaient  torturé  le  chef  de  famille, 
ils  égorgeaient  ses  enfants,  ils  violaient  en  sa  présence  sa  femme  et 
ses  filles,  sans  parler  de  débauches  plus  honteuses. 
LA  PÉRIODE  Ces  misères  et  ces  crimes  dataient  de   loin  ;  mais  c'est   entre 

DE  L'ECORCHERiE.  pg^née  1435  et  Tannée  1444,  depuis  le  traité  d'Arras  et  avant  la 
grande  réforme  militaire,  que  les  plaintes  sont  les  plus  vives.  C'est 
la  période  de  r«Écorcherie  ».  11  avait  fallu  licencier  les  garnisons 
des  places  rendues  au  duc  de  Bourgogne,  et  ce  furent  autant  de 
compagnies  franches  qui  se  répandirent  dans  la  campagne,  s'y  aug- 
mentèrent des  rôdeurs  et  des  sans-travail,  et  prirent  pour  métier, 
sous  prétexte  de  guerre,  le  brigandage.  Les  garnisons  régulières  pil- 
laient elles-mêmes  :  pour  les  en  empêcher,  il  aurait  fallu  commencer 
par  les  payer,  et  c'est  ce  que  le  roi  de  France  faisait  fort  rarement. 
Aux  plaintes  des  habitants  on  répondait  :  «  Il  faut  qu'ilz  vivent.  » 
Pourtant,  on  ne  se  faisait  pas  faute  de  créer  de  nouveaux  impôts. 
La  royauté,  disait  Jean  Jouvenel  des  Ursins,  ôtait  à  ses  sujets  «  la 
peau  de  dessus  eulx  et  la  char  de  leurs  oz  ».  Enfin,  le  gouvernement 
anglais,  désemparé,  déçu  dans  son  espoir  de  conquête,  irrité  et 
haineux,  laissait  maintenant  ses  gens  d'armes,  sans  solde  et  miséra- 
bles, dévaster,  eux  aussi,  la  France ^ 

1.  Un  Normand  contemporain  l'affirme,  en  parlant  de  l'administration  du  duc  de  Somerset  : 
«  Anglois  furent  mal  payez,  par  quoy  furent  plus  abandonnez  a  prendre  et  bretonner  sur 
le  peuple.  »  {Pelil  Iraiclié.  dans  Cronicques  de  Normendie.  édit.  Hellot,  p.  82.)  L'Italien  Rolande 
de  Talenlis,  secrétaire  de  l'évêque  de  Bayeux,  écrivait  au  duc  de  Gloucesler  vers  i4A3  : 
«  Les  capitaines  et  les  gardiens  des  châteaux  et  des  villes  se  plaignent  tout  haut  de  n'avoir 
pas  reçu  de  solde  depuis  dix-huit  mois  environ  ».  (Epître  latine  publ.  par  Denifle,  Déso- 
lation, t.  L  n°  1001.)  Thomas  Basin  dit  également  qu'après  la  mort  du  duc  de  Bedford  les 
Anglais  commirent  d'affreux  pillages  {Œuvres,  t.  l,  p.  102). 

(    88    ) 


CHAP.  IV  Les  Ecorcheurs. 

Le  fléau  de  VÉcorcherie  sévil  à  peu  près  par  tout  le  royaume*.  paris 

La  région  de  Paris  compta  parmi  les  plus  malheureuses.  Les  envi-  ^^  ^^  banlieue. 
rons  de  la  capitale  n'étaient  plus  qu'un  immense  désert,  parcouru 
par  des  bandes  de  brigands  français  et  anglais.  Les  premiers  mois 
de  Tan  1438  furent  terribles.  L'hiver  était  glacial,  le  pain  hors  de 
prix.  On  mourait  de  faim  et  de  froid  dans  les  rues.  Une  épidémie  de 
petite  vérole  s'abattit  sur  la  population  épuisée  et  fit  des  milliers  de 
victimes;  les  hôpitaux,  ruinés,  ne  pouvaient  plus  suffire  à  leurs 
dépenses.  Les  loups  se  mirent  de  la  partie;  pendant  deux  ans  ils 
rôdèrent  en  troupes  dans  la  banlieue,  étranglant  les  femmes  qui  se 
risquaient  hors  des  murs,  pénétrant  parfois  dans  la  ville  où  ils 
mangeaient  les  enfants. 

Le  traité  d'Arras  n'avait  pas  rendu  la  tranquillité  aux  pays  jus-  beauvaisis, 

que-là  désolés  par  la  guerre  franco-bourguignonne.  Les  routiers  ^^^^^^^^'  valois 
bourguignons,  auxquels  des  bandes  anglaises  venaient  se  mêler,  et 
surtout  les  Armagnacs,  continuaient  à  les  saccager  sans  merci.  Il  n'y 
avait  plus  à  vrai  dire  de  Bourguignons,  d'Anglais  ni  d'Armagnacs, 
mais  seulement  des  brigands,  s'alîublant,  selon  l'occasion,  de  la  croix 
de  Saint-André,  de  la  croix  rouge  ou  de  la  croix  blanche.  «  Ils  ont 
tué  mon  povre  peuple  !  »  écrivait  l'évêque  de  Beauvais,  chaque  jour 
menacé  lui-même  de  prison  ou  de  mort.  Beauvais  avait  l'air  d'une 
ville  morte,  avec  ses  édifices  délabrés,  ses  rues  boueuses  où  pous- 
saient des  haies  vives.  Les  Anglais  commirent  en  1440  des  cruautés 
inouïes  dans  le  diocèse  d'Amiens,  brûlant  d'un  seul  coup  trois  cents 
paysans  dans  une  église  fortifiée,  qui  servait  de  refuge.  En  1444, 
l'Anglais  Mathew  Gough  pilla  la  Picardie  de  concert  avec  le  Fran- 
çais Fioquet.  Dans  le  Valois  et  le  Soissonnais,  les  brigands  avaient 
parmi  leurs  chefs  Guillaume  de  Flavy,  gouverneur  de  Compiègne. 
Il  fit  arrêter  le  maréchal  de  Rieux,  neveu  et  lieutenant  du  conné- 
table, et  le  maréchal,  enfermé  dans  un  cachot,  y  mourut.  Quelle 
était  dès  lors  la  destinée  réservée  aux  pauvres  gens?  Le  16  décem- 
bre 1443,  Baudouin  de  Noyelle,  gouverneur  des  villes  de  la  Somme, 
certifie  que  les  terres  de  Maignelay  et  Sains  ne  rapportent  plus  rien 
depuis  quatre  ans,  à  cause  des  «  garnisons  de  Greil,  Glermont,  Mouy, 
Gournay  et  autres  places,  qui  sont  à  l'environ  desdictes  terres  et  ne 
laissent  personne  labourer  esdictz  lieux*  ». 

C'est  en  Champagne  que  les  bandes  licenciées  après  le  traité  Champagne. 

1.  Il  sévit  aussi,  très  cruellement,  en  dehors  du  royaume;  surtout  en  Lorraine,  en  Alsace 
et  en  Fianche-Comté.  Tout  pays  était  bon  aux  Ecorcheurs,  pourvu  qu  ils  ne  s'y  heurtassent 
point  à  une  résistance  fortement  organisée. 

2.  Beauvillé,  Recueil  de  documenls  concernant  la  Picardie,  t.  I,  p.  119.  Le  compte  du  rece- 
veur Colart  le  Cordouannier,  édité  au  tome  IV  du  même  recueil,  nous  montre  qu'une  foule 
de  Picards  avaient  abandonné  leurs  biens,  pour  émigrer  ou  se  faire  brigands. 

c   89   ) 


Charles   VIL  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PaEMItR 


DUCHE 

DE  BOURGOGNE. 


BEGION 

DE  LA  LOIRE. 


d'Arras  commencèrent  leurs  exploits.  Un  moment,  elles  allèrent  sou- 
tenir les  insurgés  normands,  puis  se  répandirent  dans  le  Ponthieu  et 
les  Pays-Bas,  mais  elles  revinrent  enfin  dans  la  Champagne  pour  la 
saccager  à  nouveau.  Provins  était  autrefois  une  ville  populeuse  et 
prospère  ;  on  y  comptait  3  200  métiers  de  tisserands  de  draps  ;  depuis 
la  prise  et  le  sac  de  cette  ville  par  les  Anglais  en  1432,  la  moitié  des 
habitants,  ayant  perdu  tous  leurs  biens,  avaient  émigré,  et  les  anciens 
tisserands  devaient  «  gangner  leurs  vyes  a  labourer  en  vignes,  jardins 
et  aultres  choses  ».  Chassés  en  1433,  les  Anglais  se  retirèrent  en 
brûlant  tout  ce  qu'ils  purent.  Le  glorieux  Henry  V  avait  dit  autre- 
fois que  «  guerre  sans  feux  ne  valoit  rien,  non  plus  que  andouilles 
sans  moustarde  ». 

Dans  le  diocèse  de  Langres,  le  Tonnerrois,  le  Sénonais  et  le 
Gâtinais,  nombre  de  villages  étaient  déserts.  Mussy-l'Evêque,  sur- 
pris de  nuit  par  les  Écorcheurs,  fut  détruit.  L'archevêque  de  Sens 
fut  «  détroussé  »  par  une  bande  de  routiers,  aux  portes  mêmes 
de  la  ville,  et  dut  rentrer  à  pied.  A  Bléneau,  les  paysans  habitaient 
dans  le  château,  et  ne  s'y  croyaient  même  pas  en  sûreté  :  quand  le 
guetteur  donnait  l'alarme,  ils  préféraient  aller  se  cacher  dans  la 
forêt. 

Le  duché  de  Bourgogne  fut  très  maltraité.  Philippe  le  Bon  était 
retenu  en  Flandre  par  la  crainte  d'une  invasion  anglaise  et  par  ses 
démêlés  avec  les  communes.  Les  seigneurs  bourguignons  flattaient 
les  routiers,  les  invitaient  à  venir  «  se  jouer  ung  peu  avec  les  dames 
et  les  damoiselles  »,  leur  offraient  des  cadeaux  pour  éviter  le  pillage 
et  parfois  même  passaient  dans  leurs  rangs.  Des  soldats  picards, 
envoyés  par  le  duc  pour  rétablir  l'ordre,  firent  pis  que  les  Ecor- 
cheurs :  on  les  appela  les  Betondeurs.  En  dix  ans,  les  Etats  de  Bour- 
gogne furent  réunis  quinze  fois  et  votèrent  plus  de  quatre-vingt 
mille  livres  à  distribuer  aux  Écorcheurs,  pour  les  éloigner;  mais 
ceux-ci  revenaient  le  lendemain. 

La  riante  région  que  baigne  la  moyenne  Loire  n'est  pas  davan- 
tage à  l'abri  des  routiers.  Dans  le  diocèse  de  Nevers,  les  revenus 
épiscopaux  sont  anéantis.  Dix-huit  mois  après  le  traité  d'Arras,  le 
bailli  de  Bourges  tombe  dans  une  embuscade  d'Écorcheurs  et  est  tué. 
Le  monastère  de  Notre-Dame-Bourg-Dieu  sert  de  refuge  aux  habi- 
tants des  environs;  ils  y  ont  amené  leur  bétail,  ont  apporté  leurs  lits 
et  leurs  ustensiles  de  ménage  et  ils  couchent  jusque  dans  l'église  : 
les  religieux  sont  obligés  de  célébrer  la  messe  «  parmi  les  pleurs 
des  enfants  en  bas  âge  et  les  hurlements  des  femmes  en  couches  ». 
Dans  le  diocèse  d'Orléans,  d'anciennes  et  illustres  abbayes,  comme 
celle  de  Saint-Benoit-de-Fleury,sont  réduites  à  la  misère;  le  village  de 


90  ) 


Les  Ecorcheurs. 


Marigny  reste  inhabité  de  1429  à  1445,  «  et  y  sont  creus  grands  buis- 
sons, bois  et  épines  '  » 

La  Touraine  et  TAnjou  avaient  été  ravagés  à  la  fois  par  les 
Anglais  et  les  Armagnacs.  En  Poitou,  le  pays  où  Charles  VII  rési- 
dait si  volontiers,  La  Trémoille  disgracié  continuait  ses  exploits  et 
poursuivait  de  sa  haine  son  vieil  ennemi  Tévêque  de  Luçon.  La  Pra- 
guerie  eut  là  son  principal  théâtre.  Cette  révolte  féodale  fut  vite 
réprimée,  mais  les  désordres  et  les  pillages  continuèrent  ensuite  pen- 
dant deux  années  encore. 

La  région  du  Massif  Central,  pays  généralement  pauvre,  éloigné 
du  théâtre  de  la  guerre  anglaise,  fut  saccagée  comme  le  reste  de  la 
France.  Lorsque  Tarmée  royale  revint  de  la  campagne  de  Tartas, 
en  1442,  le  Limousin  fut  mis  à  feu  et  à  sang.  L'Auvergne,  pendant 
treize  ans,  fut  pour  Rodrigue  de  Villandrando  et  ses  lieutenants  une 
principauté  où  ils  se  promenaient  à  l'aise  et  revenaient  se  faire  la 
main  après  leurs  expéditions  dans  le  reste  de  la  France.  La  milice 
organisée  par  les  États  de  cette  province  afin  de  résister  aux  routiers 
fut  impuissante,  et  le  moyen  de  les  écarter  pour  quelque  temps  était 
toujours  de  leur  donner  de  l'argent. 

Les  Ecorcheurs,  à  partir  de  1442,  se  répandirent  en  grand  nombre 
dans  le  Lyonnais,  le  Forez  et  le  Velay,  et,  franchissant  la  Saône  et  le 
Rhône,  allrent  dévaster  les  confins  du  duché  de  Savoie,  le  Dauphiné 
et  la  Provence.  De  1443  à  1445,1a  petite  place  de  Vimy  (Neuville-sur- 
Saône),  discutée  par  les  routiers  de  Charles  VII  à  ceux  du  duc  de 
Savoie,  fut  prise  et  reprise  six  fois,  et  chaque  fois  la  ville  fut  mise  à 
sac,  au  milieu  d'  «  abhominations  telles  que  les  Sarrasins  ne  font  pas 
aux  Chrestiens  ». 

Le  Languedoc  avait  eu  jusqu'en  1436  à  supporter  la  vice-royauté 
et  les  brigandages  de  Jean  de  Grailly,  comte  de  Foix.  Un  de  ses  servi- 
teurs, Pierre  Raimon  du  Fauga,  devenu  viguier  du  roi  à  Toulouse, 
dévalisait  les  voyageurs  aux  portes  de  la  ville.  Après  la  mort  de  Jean 
de  Grailly,  il  fallut  subir  les  bandes  de  Villandrando  et  de  son  lieute- 
nant Salazar,  celles  de  Saintrailles,  des  bâtards  de  Béarn,  d'Arma- 
gnac et  de  Bourbon.  Au  début  de  l'année  1439,  à  un  moment  où  le 
roi  voyageait  dans  le  Midi,  Toulouse  fut  obligée  de  payer  rançon  aux 
Ecorcheurs.  Le  comté  de  Foix,  le  Béarn  et  la  Navarre  même  furent 
menacés. 

L'Armagnac,  le  Rouergue,  le  Quercy,  l'Agenais,  le  Périgord, 
l'Angoumois,  la  Saintonge,  avaient  affaire  à  la  fois  aux  Anglais  et 
aux  Ecorcheurs    Dans  le  Rouergue,  les  paysans,  pour  moissonner, 


LIMOUSIN, 

AUVERGNE, 

BOURBONNAIS. 


LES  ECORCHEURS 
DANS  LE   SUD-EST. 


LANGUEDOC. 


PAYS  VOISINS 

DE  LA  GUYENNE 

ANGLAISE. 


1   Texte  publié  par  Mlle  de  VillareL,  Campagnes  de  Jeanne  d'Arc  sur  la  Loire,  p.  ii8. 

<  91    >, 


Charles    VII.  Fin  de  la  guen-e  de  Cent  Ans. 


LIVRE    PREMIER 


GUYENNE 
ANGLAISE. 


NORMANDIE. 


LA  DEPOPULATION. 


se  faisaient  garder,  moyennant  finance,  par  des  gens  d'armes  que  les 
chefs  d'Écorcheurs  se  chargeaient  eux-mêmes  de  fournir.  A  Saint- 
An  tonin,  l'industrie  naguère  très  florissante  des  draps  «  burels  »,  qui 
s'exportaient  jusqu'en  Italie,  était  anéantie.  Les  paysans  avaient  cessé 
de  cultiver  dans  les  environs  le  safran  et  le  pastel  nécessaires  pour  la 
teinture,  et  les  tisserands  avaient  presque  tous  abandonné  leurs 
métiers.  En  Quercy,  où  les  Français  et  les  Anglais  n'avaient  pas  cessé 
de  se  battre  depuis  le  traité  de  Brétigny,  on  voyait  les  deux  tiers  des 
églises  brûlées  ou  saccagées ,  certaines  paroisses  complètement 
désertes,  les  champs  envahis  par  les  ronces.  Les  diocèses  d'Agen 
et  de  Périgueux  étaient  dans  la  désolation.  L'Angoumois  était  si 
dévasté,  qu'on  ne  reconnaissait  plus  ni  les  bornes  des  propriétés  ni 
les  chemins.  En  Saintonge  opéraient  le  sire  de  Pons  et  les  frères  de 
Pluscallec,  et  les  Anglais,  qui  brûlèrent  le  monastère  de  Sablonceau. 
«  Là  où  souloient  estre  beaux  manoirs,  domaines  et  hcritaiges,  sont 
les  grands  buissons  »,  disaient  les  témoins  d'une  enquête  faite  en 
Saintonge  à  la  fin  du  règne  ^  Jusque  dans  les  îles  de  Ré  et  d'Oléron, 
les  «  orages  de  la  guerre  »  avaient  passé. 

Les  deux  provinces  encore  occupées  par  les  Anglais,  la  Guyenne 
et  la  Normandie,  n'étaient  pas  plus  heureuses.  Les  routiers  de 
Rodrigue  de  Villandrando,  l'armée  de  Charles  VII  en  1442,  puis  celle 
du  dauphin  pendant  son  expédition  contre  le  comte  d'Armagnac, 
dévastèrent  l'Aquitaine  anglaise 

La  Guyenne  jouissait  du  moins  d'institutions  autonomes,  antiques 
et  respectées.  La  Normandie,  au  contraire,  était  à  la  merci  des  con- 
quérants, maintenant  exaspérés  et  résolus  à  l'exploiter  durement. 
Depuis  la  mort  du  duc  de  Bedford,  tous  les  offices  publics  étaient 
vénaux,  et  ceux  qui  les  achetaient  ne  manquaient  point  d'en  tirer 
profit.  Louis  de  Luxembourg,  devenu  archevêque  de  Rouen,  Simon 
Morbier,  ancien  prévôt  de  Paris,  nommé  général  gouverneur  des 
finances  de  Normandie,  le  duc  de  Somerset  enfin,  donnaient  l'exemple 
de  la  rapacité.  Les  soldats  anglais,  les  Écorcheurs  armagnacs,  les 
partisans  et  les  brigands  achevaient  la  ruine  du  pays.  Entre  la  Seine, 
l'Oise  et  la  Somme,  il  n'y  avait  plus  ni  champs  cultivés,  ni  routes. 

Aux  États  d'Orléans,  en  1439,  les  ambassadeurs  de  l'Université  de 
Paris  déclaraient  que  si  la  paix  n'était  pas  bientôt  faite,  les  Français 
seraient  forcés  de  déserter  leur  pays.  Les  documents  nous  montrent 
ce  mouvement  d'émigration  commencé  dans  toutes  les  provinces,  et 
emportant  les  bourgeois  et  surtout  les  paysans  vers  la  Bretagne  et 
vers  les  pays  étrangers,  les  bords  du  Rhin,  l'Espagne.  Le  dépeuple- 


1.  Revue  des  Sociétés  savantes,  1870,  t.  I,  p.  ^61. 

<   92   ) 


CHAP.  IV  Les  Ecorcheurs. 

ment,  inquiétant  au  xiv^  siècle,  est  devenu  effrayant  au  xv^.  Nous 
savons  que  la  population  de  221  paroisses  du  diocèse  de  Rouen,  qui 
était  en  tout,  au  commencement  du  xni^  siècle,  de  14  992  âmes,  est  des- 
cendue au  xv^  siècle  à  5  976.  En  Cotentin,  sur  la  terre  de  la  Roche- 
Tesson,  il  y  avait  autrefois  80  habitants,  «  et  pour  le  présent,  par  la 
fortune  de  la  guerre,  ne  sont  que  trois  povres  hommes  *  ».  Dans  les 
environs  de  Senlis,  à  Saint-Nicolas,  à  Gournay,  à  Avilly,  à  Saint- 
Firmin,  à  Apremont,  à  Malassise,  à  Rieux,  à  Cinqueux,  à  Noé-Saint- 
Martin,  à  Bray,  à  Montlévêque,  à  Orry-la-Ville,  il  n'y  avait  plus  un 
seul  habitant  vers  1444.  A  Avallon,  en  1397,  on  comptait  encore 
31  «  feux  francs  solvables  »  et  35  «  misérables  »;  en  1413,  il  y  en  a 
IG  solvables,  36  misérables;  en  1442,  5  solvables,  36  misérables  et 
11  «  mendiants  »,  et  il  ne  reste  plus  un  seul  habitant  dans  les  fau- 
bourgs. Des  lettres  officielles  nous  apprennent  que,  dans  le  Maine,  il 
y  a  beaucoup  de  paroisses  «  inhabitées  »  et  que,  dans  le  nord  du 
Poitou,  la  terre  est  «  presque  deshabitée  ».  L'Angoumois  est  «  pour 
ainsi  dire  désert».  La  ville  de  Limoges  n'est  plus  qu'une  ruine,  depuis 
soixante-dix  ans  :  vers  1435,  il  n'y  a  que  cinq  personnes  qui  y  vivent. 
Dans  le  Quercy,  les  territoires  de  Jamblusse  et  de  Mouillac  sont 
abandonnés;  à  Saillagol,  il  ne  reste  qu'une  seule  femme,  à  Gazais 
qu'un  seul  homme;  à  Montauban,  en  1442,  on  ne  trouve  plus  per- 
sonne pour  remplir  les  charges  consulaires.  En  Languedoc,  Toulouse 
a  perdu  la  moitié  de  ses  habitants;  la  ville  de  Saint-Gilles,  qui  comp- 
tait autrefois  10000  âmes,  n'en  a  plus  que  400.  Une  partie  de  la  popu- 
lation de  Lyon  a  émigré  en  terre  d'Empire. 

Tel  était  l'état  auquel  la  guerre  et  une  anarchie  d'un  demi-siècle 
avaient  réduit  la  France.  «  Pour  ce  donques,  s'écriait  Jean  Jouvenel 
des  Ursins  dans  une  épître  au  roi,  je  puis  bien  dire  qu'il  fault  que 
vous  vous  esveillez,  car  nous  n'en  povons  plus.  » 

1.  Pièce  éditée  par  S.  Luce,  Chronique  du  Monl-Sainl-Michel,  t.  II,  p. 


93 


CHAPITRE    V 

RÉFORMES    MILITAIRES.    FIN  DE   LA 
GUERRE  DE   CENT  ANS 


I.  COMPAGNIES  D  ORDONNANCE.  FRANCS- ARCHERS.  RÉTABLISSEMENT  DE 
l'ordre  EN  FRANCE.  —  II.  ANARCHIE  EN  ANGLETERRE.  PRÉLUDES  DE  LA  GUERRE  DES  DEUX 
ROSES.  —  III.  CONQUÊTE  DE  LA  NORMANDIE.  —  IV.  CONQUÊTE  DE  LA  GUYENNE.  —  V.  RÉHA- 
BILITATION DE  Jeanne  d'arc  fin  de  la  guerre  de  cent  ans. 


/.   —    COMPAGNIES    D'ORDONNANCE.   FRANCS- 
ARCHERS.   RÉTABLISSEMENT  DE    L'ORDRE  EN  FRANCE' 

JOIE  CAUSÉE  T"    A  nouvelle  de  la  trêve  conclue  en  1444  fut  accueillie  dans  les 

PAR  LA  TRÊVE.  J^  dcux  Foyaumes  par  une  extraordinaire  explosion  d'allégresse.  En 
France,  la  population  des  villes  se  répandait  joyeusement  dans  les 
champs.  Si  douloureux  que  fût  le  spectacle  de  la  campagne  dépeu- 
plée, on  s'enivrait  de  la  vue  des  prés  verts  et  de  l'eau  vive  :  c'était 
un  spectacle  dont  une  génération  entière  de  citadins  avait  été  privée. 
Au  milieu  des  lamentables  ruines  dont  la  France  était  couverte, 
l'espoir  renaissait.  En  Angleterre,  le  parlement,  tout  à  la  joie  d'une 
suspension  d'armes  qui  ne  froissait  pas  l'amour-propre  national, 
félicita  de  son  œuvre  ce  même  Suffolk  qu'on  devait  plus  tard  accuser 
de  trahison.  Français  et  Anglais  s'offrirent  des  fêtes,  et  le  commerce 
se  rétablit  entre  eux. 

1.  Sources.  Ordonnances  publiées  dans:  Ordonnances,  t.  XIII;  Bibl.  de  l'Ec.  des  Chartes, 
2«  série,  t.  III,  p.  iio;  Rev.  historique,  t.  XL,  p.  72.  —  Chroniques  de  Berry,  Math.  d'Es- 
couchy,  édit.  De  Beaucourt,  t.  I,  i863  (ch.vi),  Gruei  (ch.  Lxrxii),  Basin  (1.  IV.  ch.  m  à  vi;  1.  V, 
ch.  xxvi);  Baude,  Eloge  de  Charles  VU,  ch.  m,  dans  :  Chron.  de  Charlier,  édit.  Vallet,  t.  III. 

Ouvrages  a  consulter.  Vallet  de  Viriville,  Mémoire  sur  les  inslilulions  de  Charles  VU, 
Bibl.  de  l'Ec.  des  Chartes.  1872.  Cosneau,  Richemonl,  ch.  v.  Spont,  La  milice  des  Francs- 
Archers,  Rev.  des  Quest.  historiques,  1897,  t.  I.  Bonnault  d'Houët,  Les  Francs-Archers  de 
Compiègne,  1897.  Ant.  Thomas,  Les  Élals  provinciaux  de  la  France  centrale,  t.  I,  1879.  Van 
Wervecke.  Public,  de  la  sect.  historique  de  l'Institut  du  Luxembourg,  t.  XLIV.  p.  145  et  suiv. 
(sur  l'artillerie  au  milieu  du  xV  s.).  De  la  Roncière,  Hisl.  de  la  marine  française,  t.  II. 

<  9-i  > 


HOMME    DAHMES   n'iNU  COMPAGNIE    l/oHDON\ANCE 

velles  armes  offensives,  plus  pénétrantes. 

Cl.  Hacheue. 


IV 


Pi-.  6.  Page  94. 


Réformes  militaires.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


Par  bonheur,  Charles  VII  profita  de  cette  accalmie  pour  consti- 
tuer une  armée  royale  et  rétablir  l'ordre  dans  les  pays  de  son 
obéissance.  Ces  années  de  trêve  sont  les  années  décisives  de  son 
règne. 

L'œuvre  principale  fut  l'organisation  de  l'armée.  On  a  dit  que 
Charles  Vil  avait  créé  en  France  l'armée  permanente.  A  la  vérité,  là 
comme  ailleurs,  il  a  seulement  restauré  et  fortifié  des  institutions 
antérieures,  que  l'anarchie  avait  comme  anéanties'.  Toutes  les  règles 
posées  pendant  les  règnes  de  Phihppe  VI,  de  Jean  le  Bon  et  de 
Charles  V  avaient  été  oubliées.  Les  capitaines  se  nommaient  tout 
seuls,  et  donnaient  à  leurs  hommes  l'exemple  du  brigandage.  Les 
soldats  ne  recevaient  pas  de  solde.  Les  lettres  de  rémission  accordées 
par  Charles  VII  à  un  routier  qui,  depuis  son  jeune  âge,  a  servi  le  roi 
sans  jamais  avoir  «  aucune  soulde,  gaiges,  ne  recompensacion  «  et 
qui  «  a  esté  comme  contraint  à  piller  »,  justifient  l'exclamation  de 
Jouvenel  des  Ursins  :  «  Pour  Dieu,  sire,  pardonnez-moy,  car  en  vérité 
je  puis  bien  dire  que  vous  y  avez  grant  faulte.  » 

Les  premières  tentatives  faites  pour  restaurer  la  discipline  man- 
quèrent d'énergie  et  de  suite.  Une  grande  ordonnance,  obtenue  par 
les  Etats  généraux  réunis  à  Orléans,  fut  publiée  le  2  novembre  1439. 
Elle  réédita  l'ordonnance  de  1374.  Les  places  où  devaient  être  can- 
tonnés les  gens  de  guerre  furent  déterminées  ;  on  réunit  l'argent  néces- 
saire pour  assurer  leur  solde  pendant  un  mois,  puis  on  en  resta  là.  «  On 
fait  bien  des  ordonnances,  disait  encore  Jouvenel  des  Ursins,  mais 
il  souffîst  (on  se  contente)  de  les  escripre  et  publier,  qui  est  une 
grant  moquerie,  derrision  et  déshonneur  pour  le  roy.  »  Il  faut  recon- 
naître que  la  Praguerie,  survenue  en  1440,  et  la  guerre  soutenue 
contre  les  Anglais  rendaient  la  réforme  difficile. 

Charles  VII  punit  quelques  brigands.  En  1441,  il  arriva  en 
Champagne  avec  une  armée,  et  fit  arrêter  Alexandre,  bâtard  de 
Bourbon,  frère  du  duc,  et  quelques  autres  chefs  de  routiers.  Le 
bâtard  fut  noyé  dans  l'Aube,  huit  de  ses  compagnons  furent  pendus, 
et  dix  ou  douze  capitaines  d'Écorcheurs  décapités.  Le  roi  alla  ensuite 
à  Vaucouleurs  et  contraignit  le  terrible  Robert  de  Sarrebruck  à 
«  crier  merci  ».  Mais  la  plupart  du  temps,  Charles  VII  se  laissait  cir- 
convenir par  ceux  qu'il  aurait  dû  châtier-.  Le  chroniqueur  officiel 
Jean  Chartier  écrivait  :  «  Qui  povoit  avoir  plus  de  gens  sur  les 
champs  et  plus  povoit  pillier  et  rober  les  povres  gens  estoit  le  plus 


LES  ANCIENNES 

INSTITUTIONS 

MILITAIRES. 


ORDONNANCE 
DE  I4S9. 


LES  EXECUTIONS 
DE  I44L 


1.  Voir  Histoire  de  France,  t.  IV,  i"  partie,  p.  17  et  suiv.,  96.  217  et  suiv. 

2.  Si  le  bâtard  de  Bourbon  et  Robert  de  Sarrebruck  payaient  pour  les  autres,  c'était 
parce  que  le  premier  s'était  compromis  dans  la  Frasuerie,  et  que  le  second  avait  soutenu 
en  Lorraine  Antoine  de  Vaudemont,  rival  de  René  d'Anjou. 


95 


Charles    VII.   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


DELIBERATIONS 
DE  1445. 


COMPAGNIES 
DE  GRANDE 
ORDONNANCE. 


EFFECTIF. 


LOGEMENT 
ET  SOLDE. 


craint  et  le  plus  doublé  et  qui  plus  tost  eust  du  roy  de  France  quelque 
chose  que  nul  autre.  » 

En  somme,  rien  de  sérieux  ne  fut  fait  avant  la  trêve  de  1444.  La 
trêve  conclue,  il  fallut  bien  aviser.  En  temps  de  paix,  les  routiers 
restaient  aussi  terribles.  Le  roi  et  le  dauphin  les  emmenèrent  en  Alle- 
magne, et  en  débarrassèrent  quelque  temps  la  France,  aux  dépens 
des  Lorrains,  des  Alsaciens  et  des  Suisses  K  La  campagne  finie,  la 
réorganisation  militaire  fut  mise  en  discussion  dans  le  conseil  du 
roi,  à  Nancy,  au  commencement  de  Tannée  1445.  Les  princes  de  la 
maison  d'Anjou,  les  comtes  de  Dunois  ^,  de  Clermont,  de  Foix,  de 
Tancarville,  le  connétable,  Pierre  de  Brézé,  et,  sans  aucun  doute,  les 
petites  gens  du  Conseil  préparèrent  les  réformes,  en  se  référant  aux 
anciennes  ordonnances  et  peut-être  aussi  à  l'exemple  de  l'armée 
anglaise.  Les  principaux  capitaines,  consultés  secrètement  et  assurés 
d'être  pourvus,  se  montrèrent  favorables  aux  projets  du  Conseil  et 
promirent  de  s'opposer  aux  mutineries  qu'on  redoutait. 

Il  fut  décidé  ^  que  tous  les  capitaines,  quels  qu'ils  fussent,  se 
présenteraient  avec  leurs  gens  devant  le  connétable,  qui  les  passerait 
en  revue  et  ne  garderait  qu'une  élite.  Les  soldats  licenciés  seraient 
reconduits,  en  bon  ordre,  dans  le  pays  où  ils  habitaient  avant  de 
s'enrôler.  Les  crimes  passés  seraient  effacés  par  une  amnistie  générale. 
Les  capitaines  retenus  au  service  du  roi,  nommés  par  lui  et  révocables 
à  volonté,  constitueraient  de  nouvelles  compagnies,  dites  compagnies 
d'ordonnance*,  sans  doute  parce  qu'elles  étaient  «  ordonnées  »  par 
le  roi,  au  lieu  d'être  formées  au  gré  de  tel  ou  tel  capitaine. 

On  a  dit  que  Charles  VII  institua  quinze  compagnies  de  cent 
lances,  à  raison  de  six  hommes  par  lance,  tous  montés  :  un  homme 
d'armes,  qui  tenait  la  lance  et  commandait  son  groupe,  un  cou- 
tillier  et  un  page,  deux  archers  et  un  varlet  de  guerre;  mais,  en 
réalité,  ces  chiffres  varièrent.  Malgré  les  revues  passées  par  les  com- 
missaires du  roi,  le  nombre  réglementaire  de  six  hommes  par  lance  et 
de  cent  lances  par  compagnie  ne  fut  pas  constamment  atteint.  En 
revanche,  le  roi  eut  presque  toujours  plus  de  quinze  compagnies  de 
grande  ordonnance.  Jusqu'à  la  fin  du  règne  de  Charles  VII,  il  y  en  eut 
une  vingtaine. 

Les  soldats  devaient  résider  dans  certaines  villes  déterminées, 
et  être  entretenus  aux  frais  de  la  province.  Ils  habiteraient  chez  des 


i.  Voir  plus  loin,  liv.  II,  chap.  ix,  §  i. 

2.  Le  bâtard  d'Orléans. 

3.  Ces  mesures,  semble-t-il,  furent  prises  secrètement  et  ne  firent  l'objet  d'aucune  ordon- 
nance publique.  Nous  ne  les  connaissons  que  par  des  textes  postérieurs,  tels  que  l'ordon- 
nance du  26  mai  i445. 

4-  On  les  appelle  aussi,  au  moins  à  partir  de  14A7,  compagnies  de  grande  ordonnance. 


96 


Réformes  militaires.  Fin  de  la  i^uerre  de  Cent  Ans. 


logeurs,  et  recevraient  régulièrement  leur  solde.  Cette  solde,  repré- 
sentée d'abord  par  des  contributions  en  nature,  vin,  viande,  etc.,  se 
changea  rapidement  en  une  indemnité  pécuniaire,  qui  s'éleva  men- 
suellement à  trente  livres  tournois  par  lance.  Les  actes  dindisciplinc 
devaient  être  sévèrement  punis,  et  les  capitaines  avaient  tout  pouvoir 
pour  casser  les  mauvais  soldats. 

La  réforme  de  1445  fut  appliquée  rapidement  et  avec  zèle.  La 
dispersion  des  Écorcheurs,  qu'ils  fussent  au  service  du  roi  ou  au  ser- 
vice des  seigneurs,  se  fit  sans  secousse  et  sans  bruit,  par  opéra- 
tions successives.  Les  gens  de  guerre  licenciés  furent  reconduits,  en 
petits  détachements,  dans  leur  pays  ;  beaucoup  prirent  un  métier  et, 
couverts  par  l'amnistie,  ne  demandèrent  plus  qu'à  vivre  tranquille- 
ment. Ceux  qui  entrèrent  aux  Compagnies  d'ordonnance  furent  des 
soldats  aguerris,  nobles  pour  la  plupart,  possédant  de  belles  armes 
et  de  beaux  chevaux.  Les  capitaines  étaient  de  grands  personnages, 
comme  Dunois,  Pierre  de  Brézé,  le  comte  de  Nevers,  le  maréchal  de 
Lohéac,  le  connétable  lui-même. 

Les  abus  ne  disparurent  pas  du  jour  au  lendemain.  Des  hommes 
quon  nommait,  dans  des  actes  officiels,  «  l'Escorcheur  »  ou  «  Brise- 
barre  »,  ne  devinrent  pas  tous  immédiatement  des  soldats  disciplinés 
et  respectueux  du  bien  d'autrui.  Mais  les  pillages,  les  rixes  avec 
l'habitant,  les  malversations  des  capitaines,  furent  dès  lors  assez  rares, 
parce  qu'ils  furent  presque  toujours  réprimés,  et  que  la  solde  fut  payée 
régulièrement.  Le  nouvel  impôt  destiné  au  paiement  de  cette  solde, 
la  «  taille  des  gens  de  guerre  »,  parut,  il  est  vrai,  très  lourd  et  sus- 
cita des  contestations  et  des  réclamations  innombrables.  Pour  cette 
raison,  la  réforme  de  1445  fut  accueillie  sans  enthousiasme.  Dans 
la  «  Farce  nouvelle  de  Marchandise,  Mestier,  Pou-d'Acquest,  le 
Temps-qui-court  et  Grosse-Despense  »,  qui  fut  jouée  vers  le  milieu 
du  xv^  siècle,  on  voyait  Poii-d'Acqiiest  (nous  dirions  :  Sans-le-Sou) 
railler  Mestier  et  Marchandise  et  leur  assurer  que  les  réformes  mili- 
taires avaient  pour  but  d'  «  achever  de  piller  les  villages  ».  Ensuite 
arrivait  dame  Grosse-Despense  (le  budget  royal),  qui  dépouillait  Mestier 
et  Marchandise  et  les  envoyait  mendier,  la  besace  au  dos  '.  Les  chro- 
niqueurs, cependant,  s'accordent  à  reconnaître  que  la  constitution 
des  Compagnies  d'ordonnance  eut  pour  effet  la  cessation  des 
désordres.  Les  archives  judiciaires  de  la  fin  du  règne  nous  montrent, 
il  est  vrai,  les  routes  encore  infestées  de  brigands,  anciens  Écor- 


DISPERSION 

DES  ÉCORCHEURS. 

CHOIX  DES 

SOLDATS. 


RESULTATS. 
V  OPINION 
PUBLIQUE. 


1.  Cette  farce  (éditée  par  V'iollet-le-Duc,  Ancien  Ihéùlre  français,  t.  III,  p.  2^9)  parait  avoir 
été  composée  peu  après  la  création  des  Francs-Archers  (i^^)  et  vise  surtout  cette  nouvelle 
institution  et  la  taille  permanente.  La  «  Farce  des  gens  nouveaux  »,  un  peu  postérieure 
{ibiaem,  p.  282),  critique  directement  les  soldats  des  Compagnies  d'ordonnance. 


97 


IV. 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


UVRE   PREMIER 


COMPAGNIES 
DE  PETITE  ORDO. 
NANCE.  BAM 
ET  ARRIÈRE-BAN. 


CARACTERE 

DE  LA  RÉFORME 

DE  1445. 


QUESTION 

SECONDAIRE 

DE  L'INFANTERIE. 


cheurs  qui  n'avaient  pas  voulu  rentrer  dans  la  vie  régulière.  Mais  les 
vols,  les  assassinats  isolés,  qu'était-ce  à  côté  des  dévastations  et  des 
massacres  commis  autrefois  par  les  routiers?  Dans  les  pays  délivrés 
des  Anglais,  on  pouvait  maintenant  respirer,  travailler,  laisser 
ouvertes  les  portes  des  villes,  aller  aux  champs. 

La  cavalerie  d'élite  constituée  par  la  réforme  de  1445  rendra  les 
v-  plus  grands  services,  quand  les  hostilités  recommenceront.  Elle  ne 
pourra  cependant  suffire.  Lorsque  la  trêve  sera  rompue  en  1449,  il 
faudra  lever  des  troupes  auxiliaires.  Ces  compagnies  de  «  petite 
ordonnance  >>,  dites  aussi  «  petites  payes  »,  à  cause  de  la  solde  moins 
élevée,  seront  maintenues  jusqu'à  la  fin  du  règne,  en  nombre  variable. 
Enfin  Charles  YII  ne  renoncera  point  au  droit  royal  d'appeler  aux 
armes  tous  les  nobles  et  détenteurs  de  fiefs.  Ce  service  noble  sera 
payé.  Il  y  aura  une  échelle  de  soldes,  variant  suivant  l'armement  du 
fieffé.  Jusqu'à  la  fin  du  règne  auront  lieu  de  temps  en  temps  des 
convocations  régionales  du  ban  et  de  larrière-ban  '. 

La  réforme  de  1445  n'a  pas  le  caractère  de  nouveauté  qu'on  lui 
a  souvent  prêté.  Les  Compagnies  d'ordonnance,  même  si  on  ne 
considère  que  les  Compagnies  de  grande  ordonnance  établies  en  1445, 
n'étaient  pas  une  armée  nationale.  Ce  n'était  qu'une  cavalerie 
d'effectif  restreint,  et  ouverte  aux  étrangers  :  il  y  eut  des  compagnies 
formées  d'Ecossais  et  d'Espagnols,  commandées  par  des  Cunningham 
et  des  Garcia.  D'autre  part,  cette  armée,  si  en  fait  elle  devint  per- 
manente, n'avait  été  créée  que  pour  les  besoins  de  la  lutte  avec  les 
Anglais  et  à  titre  provisoire.  Enfin  les  gens  des  Compagnies  d'ordon- 
nance étaient  pour  la  plupart  des  nobles  servant  à  cheval,  et  ces 
compagnies,  par  conséquent,  ne  différaient  guère  des  anciennes 
armées  féodales,  par  l'aspect  ou  par  la  composition.  Quant  à  la  solde 
et  aux  détails  d'organisation,  ils  avaient  été  inventés  au  xiv'^  siècle  ou 
plus  anciennement  encore.  Ce  qui  fit,  à  vrai  dire,  l'importance  et  la 
nouveauté  de  la  réforme,  c'est  qu'elle  fut  réellement  appliquée. 

C'eût  été  une  innovation  véritable  que  de  créer  une  infanterie 
solide;  mais  personne  en  France  n'y  songeait  encore.  Le  meilleur 
théoricien  militaire  de  l'époque,  Jean  de  Bueil,  estime  que  l'infan- 
terie ne  doit  jamais  prendre  l'offensive;  elle  ne  peut  pas  rester  unie 
dans  sa  marche,  et,  en  conséquence,  une  fois  sur  le  champ  de  bataille, 
elle  ne  doit  point  bouger  :  «  Les  gens  à  cheval  doivent  assaillir  et  les 
gens  de  pié  doivent  attendre.  »  Le  fantassin  n'était  donc  considéré 
que  comme  un  appoint,  sur  le  champ  de  bataille  aussi  bien  que  dans 


1.  Au  xv»  siècle,  l'expression  de  ban  et  arrière-ban  ne  désigne  plus  la  levée  en  masse, 
comme  au  xiv,  mais  la  levée  des  détenteurs  de  fiefs. 


98 


Réformes  mililaires.   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LE  SERVICE 
DES  ROTURIERS. 


LES  FRANCS' 
ARCHERS  {tus). 


le  jeu  déchecs,  jeu  si  cher  aux  hommes  de  ce  temps  et  qui  repré- 
sente à  certains  égards  leurs  conceptions  mihtaires.  La  milice 
des  Francs-Archers,  créée  trois  ans  après  les  Compagnies  d'or- 
donnance, ne  fut  et  ne  pouvait  être  en  ce  temps  qu'une  institution 
accessoire. 

Avant  rétablissement  des  Francs-Archers,  Tinfanterie  du  roi  de 
France  se  composait,  en  théorie,  de  tous  ses  sujets  roturiers;  en 
pratique,  des  compagnies  d'archers  et  d'arbalétriers  étrangers  et  des 
contingents  fournis  par  les  villes.  La  bourgeoisie  française,  pen- 
dant la  guerre  de  Cent  Ans,  avait  dû  reprendre  ses  habitudes  mili- 
taires d'autrefois.  Les  habitants  des  villes,  et,  dans  certaines,  les 
ecclésiastiques  eux-mêmes,  devaient  le  service  du  guet,  et  ils  avaient 
tous  des  armes.  Charles  VII  témoigna  surtout  sa  faveur  aux  confré- 
ries d'arbalétriers  et  d'archers  qui  s'étaient  formées  dans  certaines 
villes,  et  qui  lui  rendirent  de  grands  services.  Il  accorda  aux  arbalé- 
triers de  Châlons,  de  Tournai  et  de  la  Rochelle  le  droit  de  porter 
la  livrée  royale. 

Mais  tous  les  contingents  des  villes  n'avaient  pas  même  valeur. 
On  envoyait  souvent  au  roi  des  gens  de  sac  et  de  corde,  réunis  par 
l'appât  de  la  solde  que  fournissait  la  municipalité.  A  la  première 
occasion,  ils  lâchaient  pied.  Ce  fut  une  des  raisons  qui  déterminèrent 
l'institution  des  Francs-Archers.  Le  roi  garda  les  vieilles  milices 
communales,  qui  pouvaient  être  utiles  en  cas  de  siège,  et  les  confré- 
ries, qui  formaient  d'excellents  tireurs  à  l'arc  et  à  l'arbalète;  mais, 
de  plus,  ayant  droit  au  service  des  roturiers  comme  au  service  des 
nobles,  il  créa  une  infanterie  choisie,  de  même  qu'il  avait  créé  une 
cavalerie  d'élite.  Il  s'inspira  des  mesures  prises  jadis,  sans  succès 
durable,  par  Philippe  VI,  Jean  le  Bon,  Charles  V,  et  surtout  de 
l'exemple  de  l'armée  bretonne  :  le  duc  Jean  V  avait  établi,  dès  1425, 
une  infanterie  de  gens  du  commun,  fournis  par  chaque  paroisse  et 
dispensés  du  guet  et  de  la  taille  '. 

D'après  l'ordonnance  de  1448,  corrigée  et  complétée  par  celle 
de  1451,  chaque  groupe  de  cinquante  feux  dut  fournir  au  roi  un  et  orgasisatios. 
archer  ou  un  arbalétrier.  Au  temps  de  Charles  VII  il  y  eut  au  total 
huit  mille  Francs-Archers.  Les  hommes,  choisis  par  les  prévôts  et  les 
élus,  devaient  être  de  «  bons  compagnons  »,  dans  la  force  de  l'âge, 
robustes  et  adroits.  On  les  laissait  habiter  chez  eux,  mais  ils  étaient 
surveillés  et  devaient  posséder  une  armure  légère  bien  entretenue; 
ils  s'exerçaient  au  tir  tous  les  jours  fériés,  et  servaient  le  roi  à  la 
première  réquisition. 


RECRUTEMENT 


1.  Cf.  l  étude  de  M.  Bellier-Dumaine,  Annales  de  Bretagne,  t.  XVI,  p.  117. 

<   99   > 


Charles   VIL    Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


SOLDE. 


MEDIOCRITE 
BE  CETTE 
INFASTERIE. 


AUTRES  TROUPES. 


ARTILLERIE. 


Ils  recevaient  quatre  francs  par  mois  en  service  actif,  et  en  tout 
temps  ils  étaient  exemptés  de  la  taille  (d'où  le  nom  de  Francs-Archers). 
Ceux  qui  étaient  trop  pauvres  pour  avoir  une  armure  étaient  équipés 
aux  frais  de  leur  paroisse.  Aussi  le  recrutement  était-il  facile.  Les 
villes  qui  avaient  des  confréries  de  tireurs  purent  fournir  un  excel- 
lent contingent.  En  moyenne  cependant,  la  nouvelle  milice  fut  assez 
médiocre.  L'exemption  d'impôts  engendra  tout  de  suite  des  abus,  et 
les  commissaires  royaux,  fort  accessibles  aux  «  dons  corrompables  », 
recrutèrent  souvent  de  bien  étranges  guerriers  :  témoin  ce  franc- 
archer  de  Senlis,  homme  âgé,  riche,  aimant  ses  aises  et  son  repos, 
qui  voyait  seulement  dans  sa  charge  une  occasion  de  ne  pas  payer 
la  taille  et  déclarait,  «  se  le  royaume  de  France  devoit  estre  perdu 
pour  y  mectre  un  clou,  quil  ne  lui  mectroit  pas  ». 

Si  nous  ajoutons  que  Charles  VII  avait  autour  de  lui  une  «  grand 
garde  »  d'Ecossais,  et  des  corps  spéciaux  d'archers,  d'hommes 
d'armes  et  de  cranequiniers,  nous  aurons  achevé  d'énumérer  les 
troupes  employées  pendant  les  dernières  années  du  règne. 

Avec  la  cavalerie,  la  force  principale  de  cette  armée  fut  l'artillerie. 
Dès  les  premières  années  du  règne  de  Charles  VII,  les  tours  des  villes 
furent  protégées  par  de  petites  bombardes  de  cuivre  et  de  fer  montées 
sur  affût,  et  les  «  engins  à  gecter  pierres  »  ne  furent  plus  que  des 
curiosités  archéologiques.  Les  canons  à  main,  ancêtres  des  fusils,  firent 
leur  apparition  sur  les  remparts.  Pour  l'oiTensive,  l'artillerie  fit  ses 
preuves  dès  le  siège  de  Montereau.  Ala  fin  du  règne,  elle  aura  sa  place 
sur  tous  les  champs  de  bataille.  Pierre  Bessonneau,  grand  maître  de 
l'artillerie  de  1420  à  1444,  paraît  avoir  accompli  une  œuvre  considé- 
rable. Mais  sa  gloire  a  été  effacée  par  celle  de  Gaspard  Bureau,  qui  lui 
succéda,  et  de  Jean  Bureau  qui  fut  «  commis  au  fait  de  l'artillerie  » 
dès  1437.  Fondeurs,  ingénieurs,  capitaines,  les  frères  Bureau  donnè- 
rent à  Charles  VII,  dit  Jacques  du  Clercq,  «  le  plus  grand  nombre  de 
grosses  bombardes,  gros  canons,  veuglaires,  serpentines,  crapeaulx 
d'eaulx,  colleuvrines  et  ribaudigues  que  n'estoit  lors  mesmoire 
d'homme  avoirveua  roy  chrestien  ».  Les  frères  Bureau  comprirent  très 
clairement  l'importance  du  canon  et  perfectionnèrent  tout  le  maté- 
riel, avec  l'aide  d'inventeurs  étrangers,  comme  le  Génois  Louis  Giri- 
bault,  qui  avait  trouvé  un  nouveau  système  de  chariot  «  pour  mener 
l'artillerie  »  ',  etce  Juif  allemand  qu'on  fit  venir  en  14oG  pour  apprendre 
de  lui  u  certaines  choses  subtiles  »  concernant  l'artillerie  ^.  Pendant 


1.  Texte  cité  par  Triger,  Revue  du  Maine,  t.  XIX,  p.  197.  L'inventeur  «  gennevois  »  Louis 
Guibaul  dont  parle  M.  Triger  es;t  cerLaL^ement  le  Génois  Louis  Giribault,  qui  a  joué  ua 
grand  rôle  dans  les  campagnes  de  Normandie  et  de  Guyenne. 

2.  Texte  cité  par  Ribadieu,  Histoire  de  la  conquête  de  la  Guyenne,  p.  285,  note  i. 


<    100    ) 


Réformes  niilUaires.    Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


les  campagnes  de  Normandie  et  de  Guyenne,  rarlillerie  de  Charles  VII 
lui  assurera  une  supériorité  incontestable.  Les  Anglais  craindront 
désormais  les  batailles  rangées,  et  se  confineront  le  plus  souvent 
dans  leurs  places  fortes ,  mais  l'architecture  militaire  ne  s'étant  pas 
modifiée  aussi  rapidement  que  l'artillerie,  les  canons  français  auront 
vite  fait  de  démolir  leurs  remparts. 

Pour  compléter  l'œuvre  de  défense  du  royaume,  il  aurait  fallu 
reconstituer  une  marine.  Depuis  la  destruction  du  clos  des  Galées  de 
Rouen  et  la  perte  de  la  Normandie,  le  roi  de  France  n'avait  plus  ni 
flotte  ni  chantiers.  L'auteur  du  Débat  des  hérauts  d'armes  exprimait 
vers  1456  les  regrets  qu'en  éprouvaient  les  partisans  de  la  guerre 
maritime  :  «  Je  prie  à  Dieu,  s'écrie  le  héraut  de  France  en  s'adres- 
sant  au  héraut  d'Angleterre,  qu'il  doint  au  roy  de  France  cuer  et 
courage  de  vous  faire  guerre  à  la  mer,  car  ce  sont  les  verges  de  quoy 
il  vous  peut  chastier  et  refroider  vostre  hault  couraige.  » 

La  nouvelle  organisation,  malgré  ses  lacunes,  mit  un  terme  à  la 
terrible  anarchie  militaire  qui  ruinait  et  dépeuplait  le  royaume,  et 
elle  permit  de  reconquérir  la  Normandie  et  la  Guyenne  en  de  courtes 
et  triomphales  campagnes.  Enfin  elle  eut  des  conséquences  pohtiques 
très  considérables,  sur  lesquelles  les  contemporains  ne  se  sont  pas 
abusés  autant  qu'on  pourrait  le  croire.  Le  roi  avait  maintenant  une 
armée  régulière,  une  cavalerie  soldée,  une  infanterie  recrutée  direc- 
tement dans  la  plupart  des  provinces  du  royaume',  sans  intervention 
des  seigneurs.  La  guerre  terminée,  il  gardera  ses  Compagnies  d'ordon- 
nance, et  ses  Francs-Archers  resteront  toujours  prêts  à  marcher.  En 
fait,  l'armée  permanente  était  fondée,  au  profit  de  la  monarchie. 


MARINE. 


II.    —   ANARCHIE   EN   ANGLETERRE.  PRÉLUDES   DE 
LA   GUERRE  DES  DEUX  ROSES^ 


PENDANT  que  la  monarchie  française  se  réorganisait,  la  désor- 
ganisation de  la  société  et  de  la  monarchie  anglaises,  déjà 
visible  à  l'époque  du  soulèvement  des  travailleurs,  en  1381,  s'achevait, 
et  la  guerre  civile  se  préparait  parmi  les  adversaires  de  Charles  VIL 
La  formation  d'une  aristocratie  très  riche,  très  brutale,  échap- 
pant à  toute  autorité,  est  le  fait  capital  qui  explique  la  guerre  des 
Deux  Roses.  Au  xv*  siècle,  les  lords  transforment  en  prairies  les  terres 
anglaises,  épuisées  par  la  monotonie  des  cultures,  et  s'enrichissent 

1.  Il  faut  toujours  excepter,  bien  entendu,  les  domaines  des  grands  vassaux  les  plus  puis- 
sants, tels  que  les  ducs  de  Bourgogne  et  de  Bretagne. 

2.  Ouvrages  a  consulter.  Outre  Stubbs  et  Bamsay  :  James  Gairdner,  The  Paslon  Lelters, 
Duvelle  édition,  1900-1901  (excellente  introduction  historique). 


ANARCHIE 
EN  ANGLETERRE. 


LA  HAUTE 

ARISTOCRATIE. 

LIVRÉE  ET 

MAINTENANCE. 


nouv 


Charles   VII.   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


PUISSANCE 
DU  PARLEMENT. 


LA  CHAUBRE 
DES  COMMUNES 
ET  L'ANARCHIE 
FÉODALE. 


par  l'élevage  des  moutons.  Certains  y  adjoignent  le  commerce  en 
gros.  Le  butin  fait  en  France,  l'argent  tiré  des  malheureux  paysans 
normands  devenus  leurs  tenanciers,  achèvent  de  redorer  leurs 
blasons.  Ils  emploient  leurs  richesses  à  se  créer  une  cour,  un  conseil, 
une  armée.  L'usage  de  «  livrée  et  maintenance  »,  déjà  réputé  dange- 
reux au  XIV®  siècle,  est  devenu  général;  chaque  lord  entretient  des 
centaines,  parfois  des  milliers  d'hommes,  vêtus  d'une  livrée  à  ses 
armoiries,  et  armés  pour  maintenir  ses  querelles.  Ces  spadassins  se 
recrutent  facilement  parmi  les  soldats  revenus  de  France.  Ainsi  les 
habitudes  barbares  contractées  par  les  Anglais  pendant  la  conquête 
de  la  France  s'exercent  maintenant  aux  dépens  de  l'Angleterre.  Les 
guerres  privées  recommencent.  Les  offices  publics  sont  occupés  par 
les  créatures  des  lords.  S'il  y  a  procès,  le  shériff  choisit  un  jury  dont 
le  verdict  plaira  à  la  partie  la  plus  puissante.  Quelque  juré  veut-il 
faire  la  mauvaise  tête?  11  rencontre,  au  retour,  des  gens  qui  lui 
apprennent  le  savoir-vivre  à  coups  de  dague.  Les  lettres  de  la  famille 
Paston,  qui  vécut  sous  les  règnes  de  Henry  VI  et  d'Edouard  IV,  décri- 
vent une  société  où  la  force  est  devenue  la  seule  garantie  de  sécurité. 

Pour  rétablir  l'ordre  en  Angleterre,  il  aurait  fallu  un  homme  de 
génie  ou  un  parlement  qui  fît  son  devoir.  Ni  l'un  ni  l'autre  ne  se 
rencontra.  Le  système  parlementaire  avait  fait  de  grands  progrès 
sous  les  Lancastres.  Les  subsides  accordés  par  la  Chambre  des  com- 
munes étaient  affectés  à  des  dépenses  déterminées  d'accord  avec  elle, 
et  elle  se  faisait  rendre  compte  de  leur  emploi.  Elle  exigeait,  avant 
le  vote  de  l'impôt,  le  redressement  de  ses  griefs,  et  ses  pétitions 
devenaient,  sans  modification,  des  statuts  du  royavime.  Les  délibé- 
rations étaient  libres.  Les  conseillers  du  roi  étaient  nommés  avec 
l'assentiment  du  Parlement,  qui  fixait  leur  salaire  et  pouvait  les 
mettre  en  accusation.  Si  nous  comparons  le  Parlement  anglais  et 
les  États  Généraux  de  France,  le  contraste  est  éclatant;  malgré  tout, 
comme  le  pouvoir  du  roi  d'Angleterre  n'est  pas  limité  par  une  consti- 
tution nette,  ni  par  une  série  suffisamment  longue  de  précédents,  le 
prince  peut,  du  jour  au  lendemain,  retirer  les  concessions  qu'il  a 
faites  et  gouverner  à  sa  guise  :  la  Chambre  des  communes  se  défie 
sans  cesse  de  lui,  est  toujours  prête  à  reconnaître  pour  son  champion 
un  lord  puissant  qui  tiendra  tête  au  roi,  et  ainsi  elle  se  fait  complice 
de  l'anarchie  féodale. 

D'ailleurs,  par  leur  recrutement,  les  députés  des  communes  sont 
maintenant  les  serviteurs  de  la  noblesse.  Le  système  électoral  a  fait 
en  1430  un  progrès  à  rebours.  Le  droit  de  vote  est  réservé  dans  les 
comtés  aux  riches  francs-tenanciers  et  aux  chevaliers.  On  écarte 
les   «  électeurs  sans  aveu  ».   Les  «  Communes  »   ne    représentent 


Réformes  militaires.   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


donc  pas  la  nation,  mais  raristocraiie.  C'est  encore  une  raison  pour 
qu'elles  ne  prennent  aucune  mesure  énergique  contre  les  fauteurs  de 
désordre. 

Le  roi  Henry  VI,  devenu  majeur  le  G  décembre  1442,  était  un 
lettré  et  un  dévot,  consciencieux,  humble  et  charitable,  un  homme  de 
paix,  incapable  de  gouverner  ce  peuple  indocile,  un  mystique,  dépaysé 
dans  ce  monde  de  passions  exaspérées.  Sa  jeune  femme,  Marguerite 
d'Anjou,  très  belle,  très  ambitieuse,  prit  tout  de  suite  autorité  sur 
lui,  et  par  elle  monta  au  pouvoir  le  négociateur  de  son  mariage  et 
de  la  trêve  de  1444,  le  comte  de  Suffolk,  partisan  de  la  paix. 

Le  malentendu  entre  Henry  VI  et  ses  sujets  fut  alors  complet. 
La  reine,  cette  Française  sans  dot,  fut  dès  le  premier  jour  impo- 
pulaire. La  haine  qu'elle  inspirait  redoubla  lorsque,  pour  lui  com- 
plaire, Henry  VI  promit  de  livrer  la  ville  du  Mans  et  tout  ce  qu'il  pos- 
sédait dans  le  Maine  à  son  beau-père  (22  décembre  1445).  Suifolk  ne 
tarda  pas  à  être  accusé  de  trahison  par  la  rumeur  pubhque.  Le  duc 
de  Gloucester,  favori  du  peuple,  se  voyait  déjà  roi  d'Angleterre.  En 
1447,  Suffolk  se  décida  à  le  faire  arrêter  comme  conspirateur.  Au  bout 
de  cinq  jours,  le  duc  mourut  dans  sa  prison,  probablement  d'une 
attaque  de  paralysie.  Six  semaines  après,  le  vieux  cardinal  Beaufort 
s'éteignait  aussi  :  c'était  le  dernier  homme  de  cette  génération  qui  eût 
à  la  fois  assez  de  sagesse  pour  désirer  une  politique  d'ordre  et  de 
paix,  et  assez  d'autorité  pour  imposer  quelque  respect  à  l'opposition. 
La  guerre  civile  était  maintenant  fatale  à  brève  échéance. 


IIESBY  VI 

ET  MARGUERITE 

D'ANJOU. 


LEUR 
IMPOPULARITÉ. 


III. 


CONQUETE    DE  LA    NORMANDIE 


HENRY  VI  et  Suffolk  désiraient  une  paix  définitive.  Le  jeune 
roi  écrivait  le  21  août  1444  à  Charles  VII  qu'il  avait  hâte  devoir 
finir  ces  «  pestilensieuses  guerres  qui  tant  ont  duré  «.  Un  an  après, 
il  recevait  cordialement  à  Londres  les  ambassadeurs  français,  qui 
venaient  lui  faire  des  offres  de  paix.  Mais  les  négociations  n'abou- 
tirent pas.  Tout  de  suite  des  difficultés  s'élevèrent,  qui  montraient 


HENRY  VI 
ET  LA  PAIX. 


1.  SocRCEs.  Stevenson,  Narrative.'!  of  Ihe  expulsion  of  Ihe  Engli/th  from  Normandij,  iSèS. 
OEuvres  de  Robert  Blondel,  édit.  Héron,  1891-1S93.  Chroniques  citées  au  §  1  ;  Chron.  de 
Chartier,  t.  II  et  III;  Martial  d'Auvergne,  Vigillcs,  t.  IF.—  Stevenson,  Lellers  andpapers; 
documents  publiés  dans  la  Chronique  de  Math.  d'Escouchy,  t.  III,  la  Chron.  du  Mont-Saint- 
Michel,  t.  11,  la  Revue  rétrospective  normande,  1887. 

Ouvrages  a  consulter.  Cosneau,  Bichemonl:  Alb.  Sarrazin.  Jeanne  d'Arc  el  la  Normandie. 
1896;  Joubert,  Négociation.'^  relatives  à  l'évacuation  du  Maine,  Rev.  du  Maine,  t.  VIII;  Vallet 
de  Viriville,  Gilles  de  Bretagne,  Rev.  des  Çuest.  histor..  t.  IV,  1868;  Delisle,  i/w?.  de  Sainl- 
Sauveur-le-Vicomle.  1867;  G.  Dupont,  Hisl.  du  Cotentin,  t.  II,  1878;  Du  Motey,  Exmes  pendant 
l'occupation  anglaise,  Bull,  de  la  .Soc.  histor.  de  l'Orne,  1889;  Ch.  de  Beaurepaire,  Les  Etats 
de  Normandie  sous  Charles  VII,  Travaux  de  l'Acad.  de  Rouen,  1875. 


io3 


Charles    VII .   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livre  premier 

la  mauvaise  volonté  des  Anglais  et  rimpuissance  de  leur  roi.  Les 
capitaines  des  places  anglaises  en  France  ne  voulaient  pas  de  la  paix. 
Le  capitaine  du  Mans  refusa  de  livrer  cette  ville,  que  Henry  VI  avait 
promis  de  rendre  à  son  beau-père  René  d'Anjou.  Il  fallut  la  menace 
d'un  assaut  pour  forcer  la  garnison  anglaise  à  sortir  (16  mars  liiS). 
En  quête  d'un  gîte,  elle  alla  s'installer  sur  les  frontières  de  la  Nor- 
mandie et  de  la  Bretagne,  à  Saint-James-de-Beuvron  et  à  Mortain. 
Cette  infraction  à  la  trêve  provoqua  les  protestations  de  Charles  VII 
et  du  duc  de  Bretagne. 
QiiiES  ^^  ^^  nouveau  duc  de  Bretagne,  François  I"  (1442-1450),  était 

DE  BRETAGNE.  dcpuis  deux  ans  déjà  complètement  brouillé  avec  les  Anglais,  que 
son  père,  le  cauteleux  Jean  V,  avait  toujours  su  ménager.  Séduit  par 
les  avances  et  les  cadeaux  de  Charles  VII,  François  était  allé  en  per- 
sonne lui  faire  hommage.  Son  frère,  Gilles  de  Bretagne,  était  au 
contraire  un  ami  personnel  de  Henry  VI  et  un  allié  des  Anglais. 
François  I",  d'accord  avec  Charles  VII,  l'avait  fait  arrêter  et  jeter  en 
prison  (1446).  La  nouvelle  de  cette  violence  avait  causé  un  vif  émoi 
à  la  cour  de  Henry  VI  :  le  roi  d'Angleterre  et  Sufï'olk  eux-mêmes 
avaient  pensé  à  se  venger.  C'est  pourquoi  ils  laissèrent  la  garnison 
du  Mans  s'établir  à  Saint-James;  le  duc  de  Somerset,  qui  gouver- 
nait alors  à  Rouen,  refusa  grossièrement  de  recevoir  les  plaintes  du 
roi  de  France  et  du  duc  François,  et  les  Anglais  préparèrent  un  coup 
SAC  DE  FOUGÈRES.  ^^  main  pour  s'emparer  de  Fougères,  qui  était  par  son  industrie 
une  des  villes  les  plus  prospères  de  la  Bretagne.  Le  24  mars  1449, 
un  capitaine  espagnol  qui  commandait  la  garnison  anglaise  de  Ver- 
neuil,  François  de  Surienne,  s'empara  par  surprise  de  Fougères,  la 
mit  à  sac,  et  y  fit  un  énorme  butin.  Le  duc  de  Somerset,  quj  avait 
fourni  à  François  de  Surienne  ses  munitions,  le  désavoua  publique- 
ment, mais  refusa  de  donner  satisfaction  au  duc  de  Bretagne. 
CHARLES  Vil  C'était  fournir  des  prétextes  et  des  raisons  aux  conseillers  de 

ET  LA  GUERRE.  Charlcs  VII,  qui  désiraient  la  guerre.  Le  roi  lui-même  y  était  décidé. 
Par  son  ordre,  Jean  Jouvenel  des  Ursins  avait  compulsé  les  titres 
du  Trésor  des  Chartes  et  avait  composé  pendant  la  trêve  un  Traicté 
compendieux  de  la  querelle  de  France  contre  les  Anglais,  pour 
éclairer  la  conscience  du  roi.  Par  une  argumentation  serrée,  qu'ap- 
puyaient des  pièces  justificatives,  lévêque  était  arrivé  à  conclure 
qu'Edouard  III  n'avait  jamais  eu  aucun  droit  sur  la  couronne  de 
France,  et  que  les  rois  de  France  avaient  des  droits  sur  la  couronne 
d'Angleterre. 
lEs  Charles  VII  laissa   d'abord   à   ses   capitaines  toute   liberté   de 

REPRÉSAILLES.       représailles,  sans  rompre  officiellement  la   trêve.  Le   16  mai  1449, 
Jean  de  Brézé  et  Robert  Floquet  enlevèrent  Pont-de-l' Arche  ;  d'autres 

(  io4  > 


CHARLES    Vil 


l'ORTKAlT   DE  CIIAIiLES  VII. 

Peinture  de  Jean  Foiicqnet.  Le   roi,  représenté  à  l'âge  de  quarante  ans  environ,  porte 

un  chapeau  bleu  foncé  orné  de   broderies  d'or,  une  robe  rouge  garnie  de  fourrures  ;  ses 

mains  reposent  sur  un  coussin  de  brocart.  Inscr.  :  Le  très  victorieux  roy  de  France 

Charles  septiesme  de  ce  nom.  —    Musée  du  Louvre. 


IV.  2.  —  Pi..  7.  Page  104. 


Réformes  militaires.   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


capitaines  prirent  Gerberoy  en  Beaiivaisis,  Cognac  et  Saint-Mégrin 
en  Guyenne.  On  chanta  la  «  ballade  de  F'ougières  »  : 


Pas  n'avez  les  têtes  plus  dures 
Oue  les  Bretons,  la  mercy  Dieu! 


Vieilles  debtes  viennent  à  lieu. 


Le  moment  était  propice  pour  conquérir  la  Normandie.  Les 
députés  aux  États  ne  voulaient  plus  accorder  qu'une  faible  partie  des 
subsides  demandés,  et  ils  déclaraient  que  le  pays  était  trop  misé- 
rable pour  payer  encore  des  impôts.  Somerset  lui-môme  avertissait 
que  la  province  était  à  la  merci  de  la  première  attaque;  les  places 
étaient  démunies,  le  trésor  de  Rouen  était  vide.  L'armée  anglaise  était 
en  pleine  désorganisation  et  saccageait  la  campagne.  Les  hajjitants 
exaspérés  appelaient  de  tous  leurs  vœux  les  armées  de  Charles  VII  : 


Très  noble  roy  Charles  françois, 
Entens  la  supplicacion 


Des  Normans  contre  les  Anglois, 
La  désolée  et  maie  nacion  i  ! 


Beaucoup  d'entre  eux  s'enrôlaient  dans  les  bandes  de  partisans, 
comme  celle  du  sire  de  Camois,  qui  continuaient  leurs  exploits  aux 
dépens  des  «  Français  reniés  »  et  des  rares  propriétaires  anglais 
résidant  encore  en  Normandie.  Les  «  Français  reniés  »  eux-mêmes 
n'avaient  aucune  raison  de  souhaiter  le  maintien  de  la  domination 
anglaise.  Ce  n'était  pas  elle  maintenant  qui  pouvait  procurer  l'ordre 
et  la  sécurité,  et  Charles  VII  offrait  une  amnistie  générale. 

La  rupture  officielle  de  la  trêve  fut  décidée  par  le  roi,  les  princes 
du  sang  et  les  membres  du  Grand  Conseil,  dans  une  assemblée 
solennelle  tenue  au  château  des  Roches-Tranchelion,  près  de  Chinon, 
le  17  juillet  1449.  Tous  reconnurent  que,  pour  obéir  au  serment  du 
sacre,  Charles  VII  devait  défendre  son  peuple  et  reprendre  les  armes 
contre  un  ennemi  parjure.  Le  roi  commanda  au  Normand  Robert 
Blondel  un  traité  qui  fut  traduit  plus  tard  du  latin  en  français 
sous  le  titre  ((  Des  droiz  de  la  couronne  de  France  »,  dans  l'in- 
tention d'apprendre  aux  «  François  à  venir,  que  jamais  ils  ne  se 
doibvent  fier  en  quelconques  traictez ,  seremens  ne  promesses 
d'Anglois  ». 

La  conquête  de  la  Normandie  fut  faite  en  un  an  (août  1449-août 
1450).  Les  soldats  de  Charles  VII,  exactement  payés  et  rigoureuse- 
ment disciplinés,  furent  accueillis  presque  partout  en  libérateurs. 
Les  Anglais  commirent  des  atrocités  inutiles  et  se  défendirent  mal. 
N'ayant  point  d'artillerie,  ils  n'osèrent  point  chercher  la  bataille,  se 
retirèrent  dans  les  villes,  et,  comme  l'a  dit  Jean  de  Bueil,  se  laissèrent 


LA  NORMANDIE 
ET  LES  ANGLAIS. 


ASSEMBLEE 
DES  ROCHES- 
TRANCHELION 
in  JUILLET  f 449). 


RAPIDITE 

DE  LA  CONQUÊTE 

DE  LA  NORMANDIE. 


1-  Complainte  normande  composée  au  moment  de  la  trêve  de  1^44. 

<    lo5   ) 


Charles   VIL   Fin  de  la  mierre  de  Cent  Ans 


LIVRE   PREMinn 


OCCCPATWS 
DU  COTENTIN. 


PFISE  DE  BOCEN. 


TF.OUBLES 

Ey  ANGLETERRE. 


FORMIGXY 

{15  AVRIL  1450). 


HEVOLTE 
DE  CADE. 


«  mengier  les  ungs  après  les  aultres  ».  Le  vieux  Talbot  lui-même  ne 
réussit  pas  à  défendre  une  cause  perdue. 

Richemont  et  le  duc  de  Bretagne  se  chargèrent  de  la  conquête 
de  la  Basse-Normandie.  Le  Cotentin  fut  recouvré  en  deux  mois. 
Pendant  ce  temps  Dunois  dirigeait  avec  le  comte  de  Saint-Pol  et  le 
duc  d'Alençon  la  conquête  de  la  Haute-Normandie  Les  Rouennais 
reprirent  eux-mêmes  leur  ville  sur  la  garnison  anglaise.  Assiégés 
dans  le  palais  et  le  château  par  les  habitants,  canonnés  par  l'artil- 
lerie de  Charles  VII,  les  Anglais  se  rendirent  le  29  octobre  1449.. 
Somerset  se  retira  à  Caen.  Le  roi  de  France  fit  une  entrée  triomphale, 
le  10  novembre,  dans  la  capitale  de  la  Normandie. 

Ces  rapides  victoires  des  Français  amenèrent  au  delà  de  la 
Manche  des  désordres  qui  entravèrent  l'action  du  gouvernement 
anglais.  Le  9  janvier  1450,  l'ôvêque  de  Chichester,  ami  du  comte  de 
Suffolk,  fut  tué  à  Portsmouth  par  une  bande  de  marins.  Quelques 
semaines  après,  la  Chambre  des  communes  accusa  solennellement 
Suffolk  de  connivence  avec  Charles  VIL  Le  roi  Henry,  pour  sauver 
son  favori,  Texila.  Les  ennemis  de  Suffolk  le  poursuivirent  sur  mer 
et  le  mirent  à  mort. 

Au  milieu  de  ces  troubles,  les  Anglais  firent  cependant  un  dernier 
effort.  Une  armée,  commandée  par  Thomas  Kyriel,  débarqua  à  Cher- 
bourg le  15  mars  1450,  traversa  le  Cotentin,  et  se  dirigea  vers  Bayeux. 
Le  comte  de  Clermont  l'arrêta  à  Formigny,  le  15  avril.  Les  Anglais 
s'étaient  retranchés,  selon  leur  habitude,  derrière  une  palissade  de 
pieux.  Les  coulevrines  de  Louis  GiribauU  ouvrirent  sur  eux  un  feu 
terrible.  L'arrivée  de  Richemont  avec  une  armée  de  renfort  décida 
du  succès.  Les  Anglais  furent  exterminés  ;  3  774  d'entre  eux  périrent, 
1  200  furent  faits  prisonniers.  Les  pertes  des  Français  étaient  insi- 
gnifiantes. 

Peu  après,  éclata  en  Angleterre  une  sanglante  insurrection.  Les 
habitants  du  Kent,  du  Surrey  et  du  Sussex  marchèrent  sur  Londres 
le  1""  juin,  ayant  à  leur  tête  un  aventurier  irlandais,  .lack  Cade.  Ils 
demandaient  l'abrogation  des  statuts  des  travailleurs,  l'abrogation 
du  nouveau  système  électoral,  une  réforme  administrative  et  finan- 
cière, le  changement  des  conseillers  royaux.  Londres  ouvrit  ses 
portes  aux  rebelles  et  le  roi  s'enfuit  à  Kenilworth.  Le  trésorier  et  le 
shériff  du  Kent  furent  décapités  et  leurs  têtes  promenées  sur  des 
piques.  Tandis  que  les  conseillers  de  Henry  VI  s'occupaient  de  com- 
primer cette  révolte,  Somerset  capitulait  à  Caen  et  quittait  pour 
toujours  la  Normandie.  La  prise  de  Cherbourg,  bombardée  de 
la  grève  par  les  frères  Bureau,  fut  la  dernière  grande  opération  de  la 
campagne. 


io6 


ClIAP.    V 


Réformes  militaires.   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


La  politique  de  Charles  VII  à  Tégard  des  Normands  fut  habile  ciiarles  vu 

et  douce.  Les  «  reniés  »  ne  furent  pas  inquiétés.  Malgré  Poppo- ^^^^-^^'o^^^^^^^^- 
silion  du  Parlement  et  de  la  Chambre  des  comptes  de  Paris,  le 
roi  maintint  les  privilèges  de  la  province.  En  1458,  il  confirma  la 
vieille  Charte  aux  Normands  ^  et  reconnut  ([ue  les  subsides  devaient 
être  consentis  par  les  trois  États  du  duché;  depuis  lors  les  États  de 
Normandie  furent  régulièrement  convoqués.  L'ordre  renaquit  peu  à 
peu.  La  malheureuse  province  était  d'ailleurs  ruinée,  dépeuplée;  elle 
mettra  de  très  longues  années  à  recouvrer  son  ancienne  prospérité. 


IV.   —   CONdUÉTE   DE   LA    GUYENNE^ 

LA  conquête  de  la  Guyenne  anglaise  fut  bien   plus  difficile.   Il  difficulté 

s'agissait  ici  de  reprendre  aux  Anglais  un  pays  qui  leur  était  de  la  conquête. 
profondément  attaché  par  ses  traditions  et  ses  intérêts. 

La  Guyenne  appartenait  au  roi  d'Angleterre  depuis  trois  siècles.  douceur 

La  guerre  de  Cent  Ans  avait  forcé  Edouard  III  et  surtout  Richard  II  de  la  domination 
et  les  Lancastres  à  se  montrer  libéraux  envers  leurs  sujets  gascons. 
Au  xv<>  siècle,  ceux-ci  jouissaient  de  toutes  les  garanties  connues 
alors  contre  l'arbitraire.  Les  demandes  de  subsides,  les  affaires  de 
monnaie,  étaient  discutées  par  les  États  de  Guyenne,  ou  par  les  Etats 
particuhers  du  Bordelais,  du  Bazadais  et  des  Landes.  Le  fisc  était 
d'ailleurs  peu  exigeant.  Enfin  Edouard  III  et  ses  successeurs  avaient 
accordé  aux  viticulteurs  et  aux  marchands  de  vin  de  Guyenne  des 
privilèges  très  importants,  qui  leur  assuraient  en  Angleterre  des 
débouchés  plus  avantageux  qu'en  France  même. 

La  Guyenne  se  trouvait  ainsi  étroitement  unie  à  l'Angleterre  ou 
plutôt  au  duc  de  Guyenne,  roi  d'Angleterre,  car  elle  n'était  nulle- 
ment anglicisée.  Sauf  quelques  possesseurs  d'offices,  très  peu  nom- 
breux, et  quelques  garnisons  en  temps  de  guerre,  il  n'y  avait  pas 
d'Anglais  dans  la  province.  Ni  les  mœurs,  ni  les  idées,  ni  la  langue, 
n'y  avaient  été  modifiées.  II  semble  même  qu'on  y  eût  peu  de  sym- 


caractere 

DU  patriotisme 

gascon 


1.  Voir  Histoire  de  France,  t.  III,  2'  partie,  p.  2G9,  et  t.  IV,  1"  partie,  p  78. 

■j.  Sources.  Chroniques  précédemment  citées  (notamment  l'Histoire  de  Gaston  IV,  de 
Leseiir,  très  importante).  Archives  municipales  de  Bordeaux,  1867-1890.  Documents  publiés 
clans  :  Archives  historiques  de  la  Gironde,  passim;  Comptes-rendus  de  l'Acad.  des  Inscripl., 
1899;  Bibl.  de  l'Ec.  des  Chartes,  2"  série,  t.  III;  Stevenson,  Lellers  and  papers. 

Ouvrages  a  comsulter.  JuUian,  Histoire  de  Bordeaux,  1895.  Brissaud,  Les  Anglais  en 
Guyenne,  1870.  Tauzin,  Les  sénéchaux  anylaifi  en  Guyenne,  Revue  de  Gascogne,  t.  XXXII. 
Cadier,  La  sénéchaussée  des  Lannes,  Revue  de  Béarn,  i885.  Allain,  L'Eylise  de  Bordeaux, 
Rev.  des  Qucst.  hist.,  1895,  t.  IL  Corbin,  Peij  Berland,  1888.  Malvezin,  Hist.  du  commerce 
de  Bordeaux,  t.  I,  1892.  Ribadieu,  Hist.  de  la  conquête  de  la  Guyenne,  1866.  Courteault, 
Gaston  IV,  1895.  D'Auriac,  Beddilion  de  Bordeaux  sous  Charles  VII,  186V  Brives-Cazes' 
Origines  du  Parlement  de  Bordeaux,  Actes  de  l'Acad.  de  Bordeaux,  i885. 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PREMIER 


BORDEAUX. 


PREMIERE 

CONQUÊTE 

DE  LA  GUYENNE 

(1449-1451). 


pathie  pour  la  nation  anglaise.  Les  démêlés  étaient  fréquents  entre 
les  gens  de  Bordeaux  et  ceux  de  Londres,  alors  très  peu  hospitaliers 
aux  négociants  étrangers.  Les  Gascons  étaient  restés  tout  gascons. 
Mais  ils  étaient  attachés  aux  rois  anglais,  qui  respectaient  leur  indé- 
pendance et  assuraient  leur  richesse.  Sur  leur  patriotisme  tout  local 
s'était  grefîé  le  loyalisme  envers  le  roi  anglais. 

La  grande  et  riche  ville  de  Bordeaux  était  le  principal  rempart 
de  la  domination  anglaise.  C'était  une  vraie  puissance  seigneuriale. 
Elle  possédait  le  comté  d'Ornon  et  portait  la  couronne  comtale  sur 
ses  armes.  Plusieurs  villes  voisines,  telles  que  Boui'g,  Blaye,  Libourne, 
étaient  ses  «  fdleules  »,  et  reconnaissaient  son  hégémonie  militaire. 
Son  aristocratie  de  propriétaires  et  de  marchands  de  vin,  son  clergé, 
nombreux,  opulent  et  actif,  étaient  tout  pénétrés  de  ce  loyalisme  que 
nous  expliquions  tout  à  l'heure.  L'église  bordelaise  avait  à  sa  tète 
un  prélat  très  vénéré,  l'archevêque  Pey  Berland,  qui  allait  être  le 
vrai  chef  de  la  résistance  pendant  les  campagnes  de  1430  et  de  1451. 
En  1441,  ce  clergé  avait  fondé  l'Université  de  Bordeaux,  pour  empê- 
cher la  jeunesse  gasconne  d'aller  faire  ses  études  dans  les  Universités 
ennemies  de  Pr.ris  et  de  Toulouse.  En  passant  sous  la  domination 
française,  on  savait  bien  que  Bordeaux  perdrait  ses  vieux  débouchés 
commerciaux  et  paierait  plus  d'impôts.  Toute  la  population  se  trouva 
unie  pour  résister  aux  attaques  de  Charles  VII,  comme  elle  avait 
résisté  jadis  aux  tentatives  de  Charles  V  et  de  Louis  d'Orléans. 

La  guerre  de  Guyenne  commença  dès  la  rupture  de  la  trêve 
générale,  en  1449.  Mais,  pour  prendre  Bordeaux,  il  fallait  une  solide 
armée  et  une  flotte.  Au  printemps  de  1431,  Dunois  arriva  enfin  avec 
six  mille  hommes;  une  escadre  espagnole  et  rochelaise,  sous  les 
ordres  de  Jean  le  Boursier,  pénétra  dans  la  Gironde.  Du  13  mai 
au  3  juin  1431,  toutes  les  places  qui  commandaient  l'entrée  du  Bor- 
delais furent  prises.  La  vigne  avait  fleuri;  résister,  c'était  la  ruine. 
Dunois  faisait  toutes  sortes  de  promesses  aux  assiégés,  et  ceux-ci 
ne  pouvaient  compter  sur  aucun  secours.  En  Angleterre,  en  efl'et, 
les  bandes  impatientes  de  guerre  civile  avaient  trouvé  leur  chef; 
les  partisans  de  Richard,  duc  d'York,  demandaient  qu'il  fût  reconnu 
héritier  présomptif  de  la  couronne,  le  roi  n'ayant  pas  d'enfant; 
Henry  VI  et  sa  femme,  craignant  son  ambition,  l'écartaient,  et  York 
se  préparait  à  la  guerre. 

Le  12  juin  1431,  un  traité  fut  conclu  entre  les  représentants  de 
Charles  VII  «  et  les  gens  des  Trois  Estais  de  la  ville  et  cité  de  Bour- 
deaux  et  pays  de  Bourdelois  es  nom  d'eulx  et  des  autres  pays  de  la 
duchié  de  Guyenne  ».  Il  fut  convenu  que  les  Gascons  garderaient 
toutes  leurs  franchises,  qu'ils  ne  serviraient  dans  les  armées  du  roi 


Réformes  mililaires.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


que  de  leur  consentement  et  qu'ils  ne  paieraient  aucun  des  impôts 
exigés  des  autres  Français  •  taille,  gabelle,  entretien  des  gens  de 
guerre.  Aux  habitants  qui  ne  voudraient  pas  «  se  tourner  Français  », 
toute  liberté  serait  laissée  d'émigrer  dans  les  six  mois.  Une  cour  sou- 
veraine serait  installée  à  Bordeaux,  pour  que  les  nouveaux  sujets  du 
roi  fussent  exemptés  de  la  juridiction  du  parlement  de  Paris.  Dunois 
entra  le  30  juin  dans  la  ville.  La  prise  de  Bayonne  (20  août  1451)  ter- 
mina la  conquête  de  la  Guyenne. 

Le  comte  de  Clermont,  gouverneur  de  la  province,  le  grand 
sénéchal  Olivier  de  Goëtivy,  et  les  autres  oi'liciers  royaux  appliquè- 
rent le  traité  du  12  juin.  Les  garnisons  établies  dans  les  principales 
villes  le  furent  aux  frais  du  roi  La  cour  souveraine  de  Bordeaux  fut 
ouverte,  et  c'était  une  des  plus  grandes  concessions  qu'on  pût  faire 
aux  Gascons;  mais  les  charges  de  conseillers,  et  tous  les  autres 
offices  royaux  étaient  remplis  par  des  Français.  Les  Gascons  virent 
avec  défiance  une  colonie  d'administrateurs,  étrangers  au  pays,  se 
grouper  autour  du  Breton  Goëtivy. 

Ils  furent  les  premiers  à  violer  la  convention  qu'ils  avaient 
passée  avec  le  roi  de  France.  Froissés  dans  leur  orgueil  par  le  rapide 
triomphe  de  Dunois,  persuadés  que  le  roi  d'Angleterre  allait  les 
secourir  et  qu'ils  pouvaient  d'avance  lui  faire  payer  leur  concours, 
un  grand  nombre  de  seigneurs  et  de  riches  bourgeois  rentrèrent  en 
relations  avec  Henry  VI.  A  peine  un  mois  s'était-il  écoulé  depuis 
l'entrée  des  Français  à  Bordeaux,  que  des  habitants  de  cette  ville  se 
faisaient  donner  par  le  roi  d'Angleterre  des  seigneuries  situées  dans 
la  Guyenne  et  jusque  dans  le  Périgord.  Le  captai  de  Buch,  qui  avait 
passé  un  traité  particulier  avec  Dunois,  obtint  de  Henry  VI  un  acte 
qui  lui  concédait  la  ville  et  le  château  de  Bazas.  Les  habitants  de  la 
Réole  s'assurèrent  de  leur  côté,  pour  l'avenir,  l'exemption  d'une  taxe 
sur  les  vins.  Enfin  le  personnel  des  anciens  fonctionnaires  s'agitait; 
Guillaume  Bec,  naguère  juge  général  des  appels  de  la  cour  de  Gas 
cogne,  obtenait  de  Henry  VI  la  promesse  qu'il  recouvrerait  cette 
charge;  tel  autre  était  nommé  monétaire,  tel  autre  clerc  de  prévôté. 
Tous  escomptaient  la  prochaine  expulsion  des  Français,  et  quelques- 
uns  commençaient  en  secret  à  la  préparer. 

Les  officiers  et  les  conseillers  de  Charles  VII  ne  pouvaient 
ignorer  ces  menées.  Ils  ne  se  crurent  pas  tenus  de  respecter  plus 
longtemps  les  conventions  jurées,  et  commencèrent,  dans  lété  de 
1452,  à  lever  de  l'argent  dans  le  Bordelais  pour  l'entretien  des  garni- 
sons. Le  Conseil  du  roi  rejeta  les  réclamations  des  habitants,  et  le 
comte  de  Clermont  acheva  de  les  exaspérer  en  exigeant  d'eux  le  ser- 
vice militaire.  Une  conjuration  se  forma  pour  rappeler  les  Anglais. 


ÉTABLISSEMENT 

DELA  DOMINATION 

FRANÇAISE. 


LES  GASCONS 

NE  L'ACCEPTENT 

PAS. 


RIGUEURS 
DES  FRANÇAIS. 


109 


Charles   VIL 


Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE   PUEMIER 


TALBOT 

EN  GUYENNE. 


CASTILLON 

[17  JUILLET  N53). 


PRISE 

BE  BORDE  A  UX. 


Les  habitants  du  Bordelais  furent  d'ailleurs  seuls  à  y  prendre  part. 
Dans  les  sénéchaussées  du  sud,  la  méfiance  mutuelle  avait  été  moins 
grande,  le  traité  avait  été  mieux  respecté,  et  les  habitants  de  la  Gas- 
cogne proprement  dite  et  des  Landes  restèrent  fidèles  à  Charles  VII 

Les  barons  du  Bordelais  et  le  doyen  de  Saint-Seurin  de  Bordeaux 
envoyèrent  des  députés  à  Henry  VI.  Justement  les  partis  venaient  de 
faire  trêve  en  Angleterre.  Une  armée  qu'on  avait  levée  pour  défendre 
au  besoin  Calais  était  toute  prête  à  partir.  Talbot  en  prit  le  com- 
mandement C'était  un  vieillard  de  quatre-vingts  ans,  à  moitié  impo- 
tent, mais  encore  énergique.  L'auteur  des  Cent  Nouvelles  nouvelles, 
qui  rapporte  d'amusantes  anecdotes  sur  sa  fougue,  dit  de  lui  :  u  II 
avoit  la  teste  chaude  et  fumeuse  »  et  facilement  il  «  enrageoit  tout 
vif  ».  Au  mois  d'octobre  1452,  le  départ  de  la  flotte  anglaise  fut 
signalé  à  Charles  VII.  Il  crut  la  Normandie  menacée  et  y  réunit  ses 
troupes.  Pendant  ce  temps  les  Anglais  débarquaient  sans  difficulté 
à  Soulac,  les  habitants  se  soulevaient,  Coëtivy  était  fait  prisonnier, 
et  Talbot  entrait  à  Bordeaux  {"23  octobre  1452). 

Il  fallut  préparer  une  nouvelle  campagne  pour  soumettre  la 
Guyenne.  Au  printemps,  trois  armées  françaises  l'envahirent.  Une 
d'entre  elles,  commandée  par  Jean  de  Bueil  et  Jacques  de  Chabannes, 
alla  assiéger  Castillon.  Talbot,  espérant  écraser  ce  corps  isolé,  partit 
de  Bordeaux  avec  hiiit  mille  hommes.  Les  Français  l'attendirent  dans 
un  camp  retranché,  où  était  réunie  une  formidable  artillerie.  Avec  la 
même  imprudence  qui,  jadis,  jetait  contre  les  palissades  anglaises  les 
chevaliers  de  Philippe  VI  et  de  Jean  le  Bon,  Talbot  ordonna  l'attaque. 
Les  trois  cents  canons  de  Giribault  accablèrent  les  Anglais  de  pro- 
jectiles. Une  attaque  de  flanc  décida  de  la  victoire.  Talbot  finit  au 
milieu  de  cette  défaite  sa  glorieuse  vie  (17  juillet  1453). 

Une  quatrième  armée,  commandée  par  Charles  VII,  arriva  à  la 
fin  du  mois,  et  toutes  les  forces  françaises  réunies  assiégèrent  Bor- 
deaux. La  guerre  était  menée  cette  fois  très  rudement.  La  campagne 
était  saccagée,  et  les  Gascons  trouvés  les  armes  à  la  main  étaient 
décapités.  Bordeaux,  bloqué,  menacé  de  la  famine  et  du  bombarde- 
ment, capitula.  Le  19  octobre  1453,  les  bannières  de  France  furent 
dressées  sur  les  tours  de  la  ville. 

Une  rançon  de  100  000  écus,  plus  tard  réduite  à  30  000,  fut  imposée 
à  la  cité  rebelle.  Vingt  personnes  de  l'aristocratie  bordelaise  furent 
bannies,  entre  autres  le  doyen  de  Saint-Seurin.  L'archevêque  Pey 
Berland,  qui  n'avait  point  pris  part  à  la  révolte,  n'en  fut  pas  moins 
traité  en  suspect,  et  obligé  bientôt  de  céder  son  siège  à  un  prêtre 
français.  Les  jurais  de  Bordeaux  furent  désormais  des  agents  du  roi, 
nommés  par  lui;  Jean  Bureau  devint  maire  de  la  ville. 


Réformes  militaires.   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


L'autonomie  judiciaire,  politique  et  financière  de  la  Guyenne 
disparut.  La  cour  suprême  de  Bordeaux  fut  supprimée  :  il  fallut 
désormais  recourir  en  appel  au  Parlement  de  Paris  et  suivre  sa  pro- 
cédure. Le  grand  sénéchal,  qui  était  sous  la  domination  anglaise  un 
véritable  vice-roi,  perdit  une  forte  part  de  sa  puissance  :  les  divers 
sénéchaux  du  pays,  par  exemple  celui  des  Landes,  qui  lui  étaient 
auparavant  soumis,  ne  dépendirent  désormais  que  du  roi.  Les  ^^tats 
de  Guyenne  ne  furent  plus  réunis  tant  que  Charles  VII  vécut.  Tailles, 
aides,  entretien  des  gens  de  guerre,  il  fallut  tout  subir.  De  lourdes 
taxes  frappèrent  le  commerce.  Quant  aux  négociants  anglais,  on  prit 
contre  eux  tant  de  précautions  qu'ils  finirent  par  oublier  le  chemin 
de  la  Guyenne. 

Cette  rigueur  détermina  un  grand  mouvement  d'émigration. 
Nombre  de  Gascons  de  tout  rang  s'enfuirent  avec  leurs  richesses, 
malgré  l'interdiction  royale.  La  plupart  se  réfugièrent  en  Angleterre 
et  s'y  établirent  marchands.  A  la  fin  du  règne  de  Charles  VII,  le  port 
de  Bordeaux  était  désert.  Aux  environs,  on  n'avait  pas  relevé  les  mou- 
lins détruits  par  l'armée  française  et  la  vigne  était  inculte.  Saint- 
Emilion  était  dépeuplé.  La  misère  était  générale. 

Les  Gascons  no  se  contentèrent  pas  d'émigrer.  Ils  continuèrent  à 
conspirer.  En  1454,  Pierre  de  Montferrant  revint  d'Angleterre  et  tenta 
de  soulever  le  pays.  Il  fut  pris,  décapité,  coupé  en  morceaux.  Vers  la 
fin  de  l'année  1456,  un  nouveau  complot  fut  découvert,  auquel  étaient 
môles  nombre  de  gens  d'église  '.  En  janvier  1457,  les  conseillers  de 
Charles  VII  déclaraient  aux  ambassadeurs  du  roi  d'Ecosse  que  les 
gens  du  pays  de  Guyenne  étaient  «  tous  enclins  au  parti  d'Angle- 
terre ».  «  N'est  année,  disaient-ils,  que  le  dit  pais  ne  cosle  au  roy  à 
garder  300000  francs  plus  que  en  lui  vault  la  revenue.  »  La  rancune 
des  Gascons  dura  longtemf)S  :  au  xvii^  siècle  encore,  ils  rappelaient 
avec  amertume  le  beau  temps  de  la  domination  anglaise. 


LA  GUYENNE 

PERD  SON 

AUTONOMIE. 


EMIGRATION. 

DÉCADENCE 

ÉCONOMIQUE. 


CONSPIRATIONS. 


V.  —  REHABILITATION  DE  JEANNE  D'ARC.  FIN  DE 
LA   GUERRE  DE   CENT  ANS^ 


VICTORIEUX,  le  roi  de  France  se  souvint  de  Jeanne  d'Arc.  Il 
est  vrai  que  ce  fut  en  pensant  à  lui-même.  Il  ne  voulait  pas 
rester  sous  le  coup  de  la  sentence  prononcée  jadis  à  Rouen,  qui, 
indirectement,  faisait  de  lui  le  complice  d'une  sorcière.  Il  fallait  que 
l'Église  se  déjugeât  et  proclamât  la  sainteté  de  la  Pucelle.  Dès  1450, 


CAUSES  DE  LA 
RÉHABILITATION 
DE  LA  PUCELLE. 


1.  Bulle  du  i5  février  1^07,  puiriiée  par  Deninc.  Désolation  des  église.'i,  n»  357. 

2.  Sources.   Qu'cherat,  Procès  de  Jeanne  d'Arc,  t.  II,  III,  V.  Lanéry  d'Arc,  Mémoires  el 


Charles   VII.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


LIVRE  PREMIKIÎ 


le  roi,  ayaiiL  Rouen  en  sa  possession  el  les  archives  du  procès  entre 
ses  mains,  chargea  un  docteur  en  théologie,  Guillaume  Bouille,  de 
faire  une  enquête.  Guillaume  Bouille  recueillit  quelques  témoignages 
et  composa  un  mémoire  pour  l'exaltation  du  roi  de  France  el  de  la 
maison  de  France.  11  écrivait  au  début  de  son  traité  : 


LE  SAINT-SIEGE 
ET  LA  RÉHABILI- 
TATION. 


Pour  l'honneur  du  roi  très  chrétien,  il  ne  faut  point  passer  sous  silence  une 
sentence  inique,  scandaleuse  et  déshonorante  pour  la  couronne  royale,  fulminée 
par  cet  évèque  de  Beauvais  qui  était  l'ennemi  du  roi,  et,  comme  on  le  voit 
immédiatement,  avait  soif  de  confondre  le  roi  notre  sire.  Ouelle  tache  souil- 
lerait le  trône  royal,  si  nos  adversaires  persuadaient  à  la  postérité  que  le  roi  de 
France  a  recueilli  dans  son  armée  une  hérétique,  invocatrice  du  démon  ! 


PROCES   DE  REHA- 
BILITATION (1456). 


FIN  DE  LA 
GRANDE  GUERRE. 


Tant  que  Nicolas  V  vécut,  les  enquêtes  et  les  démarches  auprès 
du  Saint-Siège  n'eurent  aucun  résultat  :  ce  pape  avait  à  se  plaindre 
du  roi  et  d'ailleurs  toute  sa  politique  tendait  à  réconcilier  les  chré- 
tiens pour  organiser  la  guerre  contre  les  Turcs  :  il  pressait  Charles  VII 
et  Henry  VI  de  faire  la  paix,  et  ne  se  souciait  pas  d'aviver  leur  dis- 
corde. Calixte  III,  qui  le  remplaça  en  1455,  consentit  enfin  à  la  révi- 
sion du  procès,  espérant  par  ce  moyen  gagner  Charles  VII  à  la  cause 
de  la  croisade.  Il  désigna,  pour  instruire  l'affaire,  quatre  commis- 
saires entièrement  dévoués  au  roi  de  Fiance  :  Jean  Jouvenel  des 
Ursins,  archevêque  de  Reims,  Guillaume  Chartier,  évêque  de  Paris, 
Richard  Olivier,  évêque  de  Coulances,  et  l'inquisiteur  Jean  Bréhal, 
qui,  depuis  plusieurs  années,  travaillait  à  la  réhabilitation.  Afin  d'en- 
lever en  apparence  à  la  révision  son  caractère  politique,  on  la  fit 
demander  par  la  famille  de  Jeanne  d'Arc.  Le  procès,  qui  dura  plu- 
sieurs mois,  fut  très  solennel.  Cent  quinze  témoins  furent  convoqués. 
On  les  interrogea  habilement,  de  façon  à  ne  pas  trop  compromettre 
les  juges  de  Rouen,  sauf  Pierre  Cauchon  et  Guillaume  d'Estivet,  qui 
étaient  morts.  Les  dépositions  furent  un  long  panégyrique,  prudent 
et  assez  fade,  des  vertus  de  la  Pucelle.  Enfin  le  7  juillet  1456,  dans 
le  palais  archiépiscopal  de  Rouen,  fut  rendue  la  sentence,  qui  décla- 
rait le  procès  de  1431  irrégulier  dans  le  fond  et  dans  la  forme. 

L'orgueil  anglais  ne  reçut  jamais  de  coups  plus  terribles  qu'en 
cette  période  de  l'histoire.  La  perte  de  la  Normandie,  cette  belle  pro- 
vince si  ardemment  convoitée  et  depuis  si  peu  de  temps  reconquise, 
la  perle  de  l'Aquitaine,  anglaise  depuis  trois  cents  ans,  la  proclama- 
tion de  l'orthodoxie  de  la  Pucelle,  qui  s'était  déclarée  l'émissaire  de 


consullalions  en  faveur  de  Jeanne  d'Arc,  1889.  Stevenson,  Lelters.  Outre  les  chroniques  pré- 
cédemmonl  citées  :  Première  continuation  de  la  Ciironique  de  Berry,  édit.  Godefroy. 

Ouvrages  a  consulter.  Histoires  de  Jeanne  d'Arc,  citées  au  chap.  m.  Belon  et  Balnie, 
Jean  liréhnl  el  ta  réhabilitation  de  Jeanne  d'Arc,  1898.  De  la  Roncière,  La  marine  française,  L  11. 
Oman,  Warwick  ihe  Kingmalier,  189.3. 


CHAP.  V  Réformes  militaires.  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 

Dieu  contre  les  Anglais,  c'étaient  là  des  humiliations  inoubliables,  et 
qui  rendaient  la  paix  impossible.  Les  Anglais  ne  voulaient  pas  ratifier 
leur  déchéance  par  un  traité.  Charles  VII,  de  son  côté,  comme  on  lui 
demandait  en  1451  si  la  guerre  cesserait  un  jour,  répondait  :  «  Gela 
dépend  des  Anglais,  qui  occupent  injustement  ce  qui  m'appartient. 
Au  plaisir  de  Dieu,  j'entends  le  leur  reprendre  ».  En  1  ioG,  il  signa  un 
traité  d'alliance  avec  Christiern  I",  roi  de  Danemark,  qui  s'engageait 
à  lui  fournir  à  la  première  réquisition  une  flotte  et  une  armée  pour 
combattre  les  Anglais.  Il  entreprit  à  plusieurs  reprises  de  les  déloger 
de  Calais,  leur  dernière  possession  sur  le  continent,  et,  quelques  mois 
avant  sa  mort,  il  réunissait  en  Gascogne  des  gens  d'armes  et  des 
navires  pour  achever  le  recouvrement  de  son  royaume.  Ses  démêlés 
avec  le  duc  de  Bourgogne,  qui  lui  causèrent,  comme  on  le  verra,  de 
cuisants  soucis,  préservèrent  les  Anglais  de  cette  dernière  mortifica- 
tion. La  bataille  de  Gastillon  marqua  vraiment  la  fin  de  la  grande 
guerre.  Pendant  les  dernières  années  du  règne  de  Charles  VII,  les 
hostilités  se  bornèrent  à*  quelques  petites  expéditions  maritimes  : 
ainsi  les  Anglais  dévastèrent  l'île  de  Ré  en  1457,  et  la  même  année 
les  Français  vinrent  mettre  à  sac  le  port  de  Sandwich. 

La  guerre  des  Deux  Roses   paralysait  la    puissance  anglaise.  guebbe 

Henry  VI,  au  moment  où  il  perdait  pour  la  seconde  fois  la  Guyenne,  des  deux  roses. 
était  devenu  fou,  fou  avec  des  intervalles  de  lucidité,  comme  son 
aïeul  Charles  VI;  Marguerite  d'Anjou  lui  ayant  donné  un  fils,  le 
13  octobre  1453,  il  accueillit  cette  nouvelle  avec  indifférence.  La  folie 
du  roi,  et  cette  naissance  d'un  héritier  mâle,  qui  écartait  le  duc  d'York 
du  trône,  hâtèrent  l'explosion  de  la  guerre  civile.  Richard  d'York, 
aidé  par  Warwick,  le  faiseur  de  rois,  s'empara  de  la  régence  et  finale- 
ment déclara  ses  prétentions  au  trône.  Marguerite  d'Anjou  soutint 
courageusement  les  intérêts  de  son  fils.  Les  deux  partis  cherchèrent 
des  alliances  sur  le  continent.  Henry  VI  avait  épousé  une  Française 
et  il  avait  montré  le  désir  sincère  de  faire  la  paix  avec  Charles  VII  : 
dès  1455,  des  pourparlers  s'engagèrent  entre  les  partisans  des  Lan- 
castres  et  un  favori  du  roi  Charles,  le  chevaleresque  Pierre  de  Brézé, 
ancien  familier  de  la  maison  d'Anjou,  qui  prêtait  à  la  reine  Marguerite 
l'appui  de  sa  bravoure  et  de  son  crédit  à  la  cour  de  France.  Mais 
les  brusques  alternatives  de  la  guerre  des  Deux  Roses  rendaient 
toute  négociation  difficile.  A  la  fin  du  règne  de  Charles  VII,  la  situa- 
tion s'éclaircit.  Des  alliances  étaient  sur  le  point  de  se  conclure,  d'une 
part,  entre  Marguerite  d'Anjou  et  le  roi  de  France,  de  l'autre,  entre 
le  duc  d'York  et  le  duc  de  Bourgogne.  Les  Anglais  à  leur  tour  appe- 
laient l'étranger  chez  eux.  En  un  demi-siècle,  une  double  évolution 
avait  emporté  l'Angleterre  de  l'ordre  à  l'anarchie,  et  ramené  la  France 

<  1 13  ) 
IV.  2.  8 


DE  CENT  ANS. 


Charles   VII.   Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  livre  premib» 

de  ranarchie  à  Tordre.  C'était  maintenant  en  Angleterre  qu'un  fou 
tenait  le  sceptre,  et  que  les  membres  de  la  famille  royale  se  dispu- 
taient le  pouvoir.  La  patrie  du  Prince  Noir  et  de  Henry  V  n'était 
plus  à  craindre,  et  la  guerre  de  Cent  Ans  était  bien  finie. 


LA  FRANCE  Dc  uos  jours,  OU  a  prétondu  que  l'expulsion  des  Anglais  a  été  un 

ET  LA  GUERRE  mallicur  pour  la  France  et  qu'à  leur  école  elle  aurait  joui  plus  tôt  de 
la  liberté  politique  et  religieuse.  Ceux  qui  parlent  ainsi  ne  se  rappellent 
clairement  ni  ce  que  les  Anglais  ont  fait  en  France,  ni  les  conditions 
imposées  à  notre  développement  national  par  les  siècles  antérieurs, 
ni  enfin  ce  que  les  Anglais  étaient  eux-mêmes  au  xv^  siècle.  Il  est 
permis  de  regretter  que  nous  n'ayons  pas  depuis  le  moyen  âge  les 
goûts  et  les  traditions  qui,  sinon  constamment,  du  moins  pendant 
de  longues  périodes,  ont  fait  la  force  et  la  dignité  de  nos  voisins, 
assuré  chez  eux  la  prospérité  de  la  nation  et  l'indépendance  de  l'indi- 
vidu; mais  il  s'agit  de  savoir  si  au  xv^  siècle  ils  voulaient  et  pouvaient 
changer  la  France,  au  mieux  de  ses  intérêts  futurs;  c'est  toute  la 
question.  Or,  au  temps  de  Henry  VI  et  de  Charles  VII,  l'Angleterre 
allait,  non  vers  la  liberté,  mais  vers  l'anarchie  féodale  et  l'autocratie 
qui  en  est  la  suite  :  à  supposer  qu'elle  eût  conquis  toute  la  France, 
et  qu'elle  eût  pu  et  voulu,  ce  qui  est  plus  que  douteux,  la  modeler  à 
son  image,  elle  ne  lui  aurait  fait  que  le  triste  cadeau  de  nouvelles 
guerres  civiles. 

Laissons  ces  vaines  hypothèses  rétrospectives.  Au  w"  siècle,  la 
plupart  des  Français  ne  voulaient  pas  de  la  domination  anglaise  :  ils 
l'estimaient  injuste  et  intolérable.  Les  Bourguignons  eux-mêmes  ne 
la  supportaient  qu'à  contre-cœur.  Aux  heures  les  plus  sombres,  il  y 
eut  de  braves  gens  qui  se  sacrifièrent  pour  «  impugner  »  le  traité  de 
Troyes;  et  plus  tard,  quand  la  fortune  changea,  des  feux  de  joie 
s'allumèrent  dans  les  plus  lointains  villages,  à  la  nouvelle  des  désas- 
tres anglais.  Le  triomphe  de  la  vieille  dynastie  capétienne  fut  fêté 
par  tous  les  pays  de  France  et  fut  l'œuvre  de  tous  :  l'attachement  au 
roi  légitime  et  les  malheurs  communs  avaient  fait  de  la  France  une 
nation. 


ijj  ^ 


LIVRE  II 

LA  SOCIÉTÉ  ET  LA  MONARCHIE 
A  LA  FIN  DE  LA    GUERRE  DE   CENT 

ANS 


LA  guerre  de  Cent  Ans  a  dépeuplé  et  ruiné  la  France,  détruit  pour 
de  longs  siècles  des  centres  de  population,  elï'acé  des  routes, 
anéanti  quantité  de  monuments,  de  maisons,  d'objets  de  toute  sorte, 
qui  avaient  fait  la  joie  des  yeux,  Tornement  et  la  commodité  de  la 
vie  au  moyen  âge  '.  Rarement  peuple  civilisé  subit  tant  de  maux. 
Rarement  aussi  peuple  se  releva  si  vite  d'une  chute  si  rude.  Les 
Français,  a  écrit  Ghastellain,  «  en  labeur  sont  prompts  et  actifs, 
disposés  à  la  paine...  Ont  corps  agile,  non  charnu,  non  somnolent, 
non  paresseux  ne  tardif,  mais  toujours  en  œuvre,  soit  des  mains,  soit 
du  sens,  soit  de  parole  et  de  fait  ».  L'activité  déployée  par  la  popula- 
tion, dès  qu'il  lui  fut  loisible  de  travailler,  était  faite  pour  inspirer 
au  chroniqueur  bourguignon  ce  panégyrique  de  l'énergie  française; 
elle  répara  bien  des  ruines.  Mais  la  guerre  eut  aussi  des  effets  dura- 
bles et  de  très  longue  portée  :  un  important  déplacement  de  la  richesse, 
au  détriment  des  grands  propriétaires  du  moyen  âge.  Clergé  et 
Noblesse,  et  au  profit  des  classes  laborieuses  ;  une  profonde  démora- 
lisation, qui  se  traduisit  parla  persistance  d'une  forte  criminalité,  par 
la  perversion  du  sentiment  chrétien,  par  la  décadence  de  l'Eglise. 

Dans  l'histoire  politique,  la  guerre  de  Cent  Ans  a  eu  deux  résul- 
tats successifs  et  contraires;  elle  a  rabaissé,  puis  grandi  le  pouvoir 
royal.  Au  milieu  de  désastres  sans  précédents,  les  Français  avaient 
à  plusieurs  reprises  été  obligés  de    se  défendre  et  de  se  gouverner 

1.  Les  archives  d'Alais  nous  donnenl  un  exemple  précis  de  la  décroissance  de  la  fortune 
publique  pen<lant  la  guerre  de  Cent  Ans  :  les  fonds  imposables,  dans  celle  ville,  valaient 
40000  livres  au  début  de  la  guerre;  26369  livres  en  i^w.  el  igooo  livres  vers  le  milieu  du 
règne  de  Charles  VII  (A.  Bardon,  Ilisloire  de  la  ville  d'Alais  de  tS-il  à  liOl,  1896,  p.  3i3.) 


CONSEQUENCES 

ECONOMIQUES 

ET  SOCIALES 

DE  LA  GUEHRE 
DE  CENT  ANS. 


CONSÉQUENCES 
POLITIQUES. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  u 

eux-mêmes.  L'esprit  d'initiative  locale,  féodal  ou  municipal,  s'était 
réveillé;  l'institution  encore  jeune  des  États  Généraux  et  Provinciaux 
avait  pris  soudain  une  importance  de  premier  ordre.  Mais  les  Fran- 
çais n'essayèrent  pas  de  se  maintenir  dans  les  positions  ainsi  acquises 
aux  dépens  de  la  royauté  :  au  milieu  du  xv°  siècle,  ils  ne  deman- 
daient plus  qu'à  vivre  tranquilles,  et  ils  perdirent,  presque  sans  mot 
dire,  les  libertés  qu'ils  avaient  achetées  si  cher  au  temps  de  leurs 
malheurs.  Un  essai  de  résistance  aristocratique,  la  Praguerie,  échoua 
piteusement.  En  vingt  ans,  avec  une  rapidité  prodigieuse,  la  monar- 
chie put  reconstituer  tous  les  organes  de  sa  puissance,  couvrir  des 
mailles  de  son  administration  le  royaume  presque  entier,  créer  des 
impôts  permanents  et  une  armée  permanente,  et  le  roi  de  Bourges 
redevint  pour  TEurope  le  «  roi  des  rois  ».  L'immense  majorité  de  la 
nation  s'était  groupée  autour  de  lui;  le  loyalisme  monarchique  de 
Jeanne  d'Arc  nous  représente  ce  qu'était  alors  le  sentiment  popu- 
laire :  le  patriotisme,  c'était  l'attachement  au  roi.  Les  tentatives 
faites  par  les  assemblées  d'États,  par  les  seigneurs  et  par  les  villes 
pour  organiser  la  résistance  à  Tinvasion  anglaise  n'avaient  pas  été 
stériles;  mais  la  royauté  seule  semblait  capable  de  tirer  la  France  de 
l'anarchie  et  de  la  misère,  et,  en  effet,  elle  l'en  tira. 


t  iiG  ) 


CHAPITRE   PREMIER 

LA    MISERE  ET  LE  TRAVAIL  A   LA   FIN  DE 
LA   GUERRE  DE    CENT  ANS 


I.  LES  BAS-FONDS  DE  LA  SOCIÉTÉ.  —  II.  LES  CLASSES  LABORIEUSES.  LES 
PAYSANS  ET  LA  PROPRIÉTÉ  FONCIÈRE.  —  III.  MÉTIERS  LIBRES  ET  CORPORATIONS.  —  IV.  LES 
MINES    ET    LA    CONDITION    DES   MINEURS.    —    V.    LE    COMMERCE.    JACQUES    COEUR. 


/.  —  LES  BAS-FONDS  DE  LA  SOCIÉTÉ  ^ 


IL  y  a  toujours  eu,  en  France  comme  ailleurs,  et  au  moyen  âge 
autant  ou  plus  qu'en  une  autre  époque,  des  vagabonds,  des  men- 
diants, des  escrocs  et  des  brigands  ;  mais  il  paraît  certain  que  la  guerre 
de  Cent  Ans  en  a  démesurément  accru  le  nombre  dans  notre  pays. 
Des  milliers  de  paysans,  voyant  leurs  récoltes  périodiquement  rava- 
gées, d'artisans  condamnés  au  chômage  par  la  misère  générale,  de 
marchands  maintes  fois  dévalisés  sur  les  routes,  ont  quitté  leurs 
champs,  leurs  outils  et  leur  négoce  pour  se  faire  mendiants  ou  ban- 
dits à  leur  tour.  La  guerre  a  jeté  aussi  sur  les  grandes  routes  nombre 
d'étudiants  et  de  gradués.  Les  Universités  se  sont  multipliées  au 
XV''  siècle,  ont  prodigué  les  diplômes,  mais  les  collèges,  fondés  autre- 
fois pour  abriter  les  écoliers  pauvres,  sont  ruinés,  et  les  prébendes 
ecclésiastiques,  dont  la  valeur  a  singulièrement  diminué,  ne  nourrissent 


DEVELOPPEMENT 

DES  «  CLASSSS 

DANGEREUSES* 

AU  XV'  SIÈCLE, 


\.  Ouvrages  a  consulter.  Il  y  a  une  élude  d'ensemble  sur  les  «  classes  dangereuses  »  au 
xV^  siècle,  dans  l'Introduction  de  :  Œuvres  de  Villon,  Le  Jargon  el  Jobelin,  par  .\ug.  Vitu, 
1889;  maison  y  relève  beaucoup  d'erreurs.  Sur  les  Tsiganes  :  éludes  de  P.  Bataillard,  Bibl. 
de  l'Ecole  des  Chartes,  1"  série,  l.  V,  elS"  série,  t.  I,  le  Journal  of  the  Gipsy  Lore  Society, 
1889,  el  le  Bull,  de  la  Soc.  d'Anthropologie,  1890.  —  Sur  les  Gueux  :  Henri  Sauvai,  Antiquités 
de  la  ville  de  Paris,  t.  I,  1724,  liv.  V.  —  Sur  les  étudiants,  les  Coquillarts  el  le  jargon  : 
Douël  il'Arcq,  Emeute  de  l'Université  de  Paris  en  145:1,  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes,  1"  série, 
t.  V.  C.  Rossignol,  Histoire  de  Deaune,  i8.j4.  S.  Luce,  Les  clercs  vagabonds  à  Paris  et  dans 
r Ile-de-France,  1878.  Longnon,  Etude  biograpliique  sur  Villon,  1877.  el  édit.  des  Œuvres  de 
Villon,  i8i)2.  Lucien  SchOne,  Le  Jargon  de  Villon.  1888.  Marcel  Schwob,  Rev.  des  Deux 
Mondes,  i5  juill.  1892.  et  Mém.  de  la  Soc.  de  linguistique  de  Paris,  1892.  Gaston  Paris, 
Villon,  1901. 

<    117) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LES  COQUILLARTS 
BE  BOURGOGNE. 


LES  CAÏMANS 
D'ILE-DE-FRANCE. 


TSIGANES, 

BALADINS, 
CHARLATANS 


plus  qu'un  pelil  nombre  de  privilégiés.  Maints  clercs  deviennent  des 
vagabonds,  ou  pis  encore.  Mais,  sans  nul  doute,  à  la  fin  du  règne  de 
Charles  VII,  l'armée  des  fainéants  et  des  criminels  se  forme  surtout 
d'anciens  «  Écorcheurs  »,  issus  eux-mêmes  de  tous  les  pays  de  l'Occi- 
dent et  des  classes  les  plus  diverses.  Démoralisés  par  une  carrière  d'oi- 
siveté et  de  pillages,  quoi  d'étonnant  que  beaucoup  de  routiers  aient 
refusé  une  existence  régulière  et  laborieuse?  Sans  avoir  à  changer  de 
vie,  ils  sont  devenus  brigands  :  ce  sont  les  «  beroards  »  dont  parle 
Villon  dans  ses  ballades  en  jargon.  Nous  connaissons  les  noms  d'une 
bande  de  voleurs,  pris  à  Dijon  en  1455;  à  côté  de  Bourguignons,  il  y 
a  des  Picards,  des  Normands,  des  Bretons,  des  Gascons  et  aussi  des 
étrangers,  Écossais,  Espagnols,  Savoyards,  Provençaux  :  c'est  évi- 
demment un  débris  de  cette  armée  d'Ecorcheurs  que,  dix  ans  aupa- 
ravant, Charles  VII  et  le  Dauphin  avaient  fait  vivre,  pendant  quelques 
mois,  aux  dépens  de  la  Suisse,  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine. 

Cette  bande  arrêtée  à  Dijon  faisait  partie  de  l'association  des 
«  Coquillarts  »,  qui  comptait  au  moins  cinq  cents  membres.  La 
«  Coquille  »  avait  sa  hiérarchie,  et  le  principe  de  la  division  du  travail 
y  était  appliqué.  Les  néophytes  étaient  employés  comme  «  gascâ- 
tres  »,  c'est-à-dire  apprentis;  ils  passaient  ensuite  «  maîtres  »;  celui 
qui  était  «  bien  subtil  »  pouvait  devenir  un  «  long  »,  voire  même 
le  <i  Roi  de  la  Coquille  ».  Les  «  vendengeurs  »  coupaient  les  bourses; 
les  «  beffleurs  »  escroquaient  par  le  moyen  des  jeux  de  hasard; 
les  «  blancs  coulons  »  dévalisaient  les  marchands  dans  les  hôtelleries; 
les  «  envoyeurs  »  envoyaient  leurs  clients  dans  l'autre  monde.  Des  cor- 
respondants parisiens  servaient  de  receleurs.  Les  «  Coquillarts  » 
menaient  joyeuse  vie  dans  les  tripots  et  les  maisons  mal  famées  de 
Dijon;  de  temps  en  temps  ils  s'éclipsaient,  et  au  bout  de  quelques 
semaines  ils  revenaient  «  bien  garnis  d'or  »  .  Vingt  ans  auparavant, 
peut-être,  les  mêmes  hommes  combattaient  les  Anglais  et  pratiquaient 
le  grand  pillage,  sous  les  ordres  d'un  La  Hire  ou  d'un  Chabannes. 

En  1449,  on  arrêta  dans  les  environs  de  Paris  une  bande 
de  «  caymens,  larrons,  meurtriers  »,  qui  avaient  un  «  roi  »  et  une 
«  reine  »,  et  commettaient  des  barbaries  inouïes,  comme  naguère  les 
Écorcheurs.  Ils  fréquentaient  les  marchés  et  les  pardons,  et  enle- 
vaient des  enfants,  pour  se  donner  le  plaisir  de  les  martyriser.  Ils  leur 
crevaient  les  yeux,  leur  coupaient  les  pieds,  les  jambes.  Une  des 
femmes,  qui  était  d'origine  étrangère,  avoua  qu'elle  avait  aveuglé  à 
coups  d'épingle  un  enfant  de  deux  ans. 

D'autres  nomades,  moins  dangereux,  exerçaient  un  métier 
ambulant  ou  feignaient  d'en  avoir  un.  C'étaient  les  Tsiganes,  les 
«  Égyptiens  »,  qui  commençaient  alors  en  Occident  leur  course  sans 


1 18  ) 


CHAP.   PREMIER 


La  misère  et  le   trcn>ail. 


fin  1.  C'étaient  les  colporteurs,  les  baladins,  les  «  bateleurs  traînant 
marmottes  »  et  les  «  joueurs  de  souplesses  »;  les  soi-disant  pèlerins 
et  les  porteurs  de  fausses  bulles  d'indulgences,  spéculant  sur  la  fer- 
veur des  âmes  dévotes;  les  mag-iciens,  les  alchimistes,  les  évocateurs 
du  diable,  venus  pour  la  plupart  d'Italie,  et  spéculant  sur  la  crédulité 
des  âmes  cupides.  Ces  charlatans  comptèrent  parmi  leurs  dupes  les 
plus  grands  seigneurs  de  l'rance,  Gilles  de  Rais,  le  comte  de  Cler- 
mont,  le  duc  d'Alençon,  le  roi  René.  A  la  fin  du  règne  de  Charles  VII, 
un  des  principaux  vassaux  du  duc  de  Bourgogne,  Jean  de  BeauflVe- 
mont,  avait  chez  lui  un  alchimiste,  nommé  Pierre  d'Estaing,  qui  pré- 
tendait être  «  fils  de  dame  et  de  chevalier  et  parent  prouchain  du 
pape  »,  et  se  vantait  de  procurer  à  ses  clients  quarante  ou  cinquante 
mille  écus  par  an.  Après  s'être  fait  héberger  au  château  de  Mirebeau 
pendant  «  longue  espace  de  temps  »  et  avoir  extorqué  à  sa  dupe  d'im- 
portantes sommes  d'argent,  l'alchimiste  s'enfuit  une  nuit  par  la 
fenêtre  *. 

Les  mendiants,  qui  pullulaient  au  xv^  siècle  dans  les  grandes 
villes,  les  foires  et  les  pèlerinages,  constituaient  le  «  royaume  des 
Gueux  ».  C'était  un  royaume  assez  fermé,  qui  avait  son  roi,  ses  chefs 
de  province,  ses  assemblées  délibérantes.  Les  Gueux  vivaient  de 
la  charité  publique  et  refusaient  d'admettre  parmi  eux  les  bandits  de 
grande  route.  Assurément  leur  délicatesse  de  conscience  avait  des 
limites;  mais  ils  évitaient  les  bruyants  scandales,  pour  être  tolérés 
dans  les  «  Cours  des  miracles  »  où  ils  logeaient  de  père  en  fils.  Au 
temps  de  Charles  VII,  Paris  comptait  plusieurs  Cours  des  Miracles; 
la  plus  ancienne  était  la  rue  de  la  Truanderie;  une  autre  s'était 
formée  au  xiv'=  siècle  dans  la  rue  des  Poulies,  qu'on  appela  rue  des 
Francs-Bourgeois,  parce  que  ses  éti'anges  locataires  ne  payaient  point 
les  taxes  municipales. 

Ce  monde  picaresque  avait  inventé,  depuis  longtemps  sans  doute, 
une  langue  à  son  usage,  une  langue  secrète.  Sept  ballades  en  jargon 
de  François  Villon,  quatre  autres  qu'on  a  eu  tort  de  lui  attribuer, 
mais  qui  sont  du  même  temps,  quelques  passages  de  mystères  joués 
sous  le  règne  de  Charles  VII,  enfin  le  procès  des  Coquillarts  de  Dijon, 
permettent  de  dresser  un  petit  vocabulaire  de  l'argot  à  la  fin  de  la 
guerre  de  Cent  Ans  :  mots  étrangers,  en  petit  nombre  d'ailleurs, 
apportés  par  les  Anglais  et  par  les  bandes  cosmopolites  de  routiers; 


LE  ROY  AL' ME 
DES  GUEUX. 


LE  JARGON. 


1.  Celaient  des  peuplades  d'origine  indienne,  qui  depuis  longtemps  erraient  dans  l'Europe 
du  Sud-Est.  En  1^17,  les  Tsiganes  apparurent  en  Allemagne:  en  1^27,  on  en  vit  à  Amiens 
cl  à  Paris.  Sur  les  Tsiganes  en  France  au  temps  de  Charles  VII,  voir  le  Journal  d'un 
Bourgeois  de  Paris,  §  ^64  à  468,  et  des  lettres  de  rémission  publiées  par  H.  Stein,  Annales  de 
la  Soc.  liisl.  du  Gàlinais,  1899. 

2.  J.  Marion,  Procès  de  Jean  de  Ueauffremonl,  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes,  2'  série,  t.  II 


<     lUJ    ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LIVRE  II 


LETTRES 
ET  GUEUX. 


MÉFAITS 

DES  ÉTUDIANTS. 


mots  de  la  plus  vieille  langue  française,  ou  tirés  directement  du  latin, 
car  le  jargon  universitaire  apportait  son  contingent;  mots  détournés 
de  leur  sens  primitif  et,  dans  une  signification  toute  nouvelle,  faisant 
image.  Les  quilles  sont  les  jambes;  la  serre  ou  la  louche.,  c'est  la 
main;  les  ras,  ce  sont  les  tonsurés,  les  prêtres; /;o//>  ou  nettoyer, 
c'est  voler.  L'argot  du  xv*  siècle  était  fertile  en  vocables  pitto- 
resques et  justes,  en  expressions  fortes,  originales  et  vivantes,  mais 
sa  grossièreté  le  condamnait  à  rester  un  langage  de  bouge  et  de 
prison  *, 

Ce  jargon,  à  la  fois  très  brutal  et  très  savant,  était  adopté  et 
enrichi  par  de  véritables  lettrés,  car  beaucoup  de  clercs  fréquentaient 
les  pires  coquins  :  ceux  qui  chantaient  au  chœur  de  la  Sainte-Chapelle 
du  duc  Philippe,  à  Dijon,  étaient  affiliés  à  la  bande  des  Coquillarts, 
et  se  mêlaient  à  eux  la  nuit  pour  injurier  et  battre  les  bourgeois. 
Les  étudiants  fournissaient  d'abondantes  recrues  aux  associations  de 
voleurs,  et  ceux  qui  continuaient  à  suivre  les  cours  des  Universités 
donnaient  amplement  raison  au  vieux  proverbe  :  «  Pire  ne  trouverez 
que  escouliers».  Le  réveil  de  violence  et  de  bestialité  qu'avait  pro- 
voqué en  France  la  guerre  de  Cent  Ans  avait  ranimé  leurs  instincts 
de  rapine,  de  tyrannie  facétieuse  ou  brutale. 

A  Montpellier  il  y  eut,  de  leur  fait,  des  troubles  graves  sous  le 
règne  de  Charles  VII.  Durant  deux  années,  les  étudiants  y  commirent 
impunément  des  meurtres  et  des  viols,  défonçant  les  portes  des  bour- 
geois pour  les  rosser  et  leur  prendre  leur  femme  ou  leur  fille  -. 
A  Paris,  les  écoliers  furent  les  maîtres  du  pavé  de  1444  à  1453.  Les 
marchands  des  Halles  étaient  persécutés  et  volés;  les  clercs  de  la 
Basoche  et  les  écoliers  faisaient  disparaître  les  denrées  et  les  ensei- 
gnes. En  1451,  ils  prirent,  près  de  Saint-Jean-en-Grève,  une  grosse 
borne  de  pierre,  qu'on  appelait  le  Pel-au-Diable.  Ils  la  transportèrent 
dans  le  quartier  latin,  au  Mont-Saint-Hilaire,  et  l'y  maintinrent  en 
dépit  du  Prévôt.  Ce  fut  une  perpétuelle  occasion  d'inventer  des  céré- 
monies extravagantes  et  de  narguer  la  police.  Enfin,  en  1453,  force 
resta  au  Prévôt.  Quarante  étudiants  furent  emprisonnés  au  Châtelet, 
en  dépit  des  privilèges  universitaires.  Une  bagarre  eut  lieu  quand  ils 
furent  remis  en  liberté;  un  bachelier  fut  tué  par  les  sergents  du  Châ- 
telet. Pendant  neuf  mois,  l'Université  suspendit  ses  cours,  et  les  pré- 
dications cessèrent  dans  les  églises  de  la  capitale.  Villon  nous  parle, 
dans  son  Grand  Testament,  d'un  certain  Ronvnanl  du  Pet  au  Deable, 
qui  avait  évidemment  pour  sujet  ces  incidents  tragi-comiques. 

1.  Quelques  mots  du  jargon  du  xv  siècle  figurent  cependant  aujourd'hui  dans  le  Diclion- 
naire  de  l'Académie  :  par  exemple  le  mol  dupe. 

2.  Documents  publiés  par  L.  Guiraud,  Jacques  Cœur,  Pièce  justificative  n"  ii. 


CHAP.  PREMIER  Lu  misèro  et  le  tra^'ail. 

Villon  avait  alors  une  vingtaine  d'années,  et  l'on  peut  croire  sans  la  carkière  de 
lui  faire  injure  quil  était  le  complice  ou  l'inspirateur  des  pires  méfaits  François  villon. 
de  ses  condisciples.  C'est  un  des  traits  les  plus  caractéristiques  de 
l'état  social  et  intellectuel  créé  par  la  guerre  de  Cent  Ans,  que  la 
carrière  de  maître  François  Villon,  et  son  admirable  œuvre  poétique, 
éclose  dans  l'abjection  de  la  taverne  ou  du  cachot,  et  dominée  par 
l'ombre  du  gibet. 

François  Villon  était  fils  de  pauvres  gens,  dont  on  ne  sait  môme  pas 
au  juste  le  nom  patronymique.  Il  porta  lui-même  plusieurs  noms; 
celui  qu'il  inscrivit  dans  ses  poèmes  et  qu'il  illustra,  il  l'avait 
emprunté  à  son  protecteur,  le  chapelain  Guillaume,  originaire  de 
Villon  en  Tonnerrois.  Ce  fut  maître  Guillaume  qui  lui  fit  suivre  les 
cours  de  la  Faculté  des  Arts.  Ce  jeune  homme  «  sec  et  noir  comme 
escouvillon  »,  intelligent  et  nerveux,  était  un  incorrigible  flâneur. 
Il  fuyait  l'école  <(  comme  fait  le  mauvais  enfant  »,  et  les  ressources  de 
son  esprit  s'employaient  surtout  à  inventer  d'ingénieuses  escroque- 
ries. Il  conquit  la  licence  es  arts,  qui  n'était  pas  difficile  à  obtenir, 
et  il  resta  pauvre  comme  devant.  Un  accident  le  précipita  dans  le 
monde  du  crime  :  à  vingt-quatre  ans,  en  1455,  il  se  prit  de  querelle 
avec  un  prêtre  et  le  tua;  il  fut  condamné  au  bannissement,  et  se  mit 
à  vagabonder  à  travers  la  France.  Des  lettres  de  rémission  lui  permi- 
rent de  revenir  à  Paris,  au  début  de  l'année  1-456.  Il  y  mena  la  vie  la 
plus  basse.  Ce  n'était  point  sans  raison  qu'il  parlait  plus  tard  de  toutes 
les  hontes  qu'il  avait  bues.  Lorsqu'il  écrivit,  en  vers  d'une  forme 
admirable,  la  Ballade  de  la  Grosse  Margot,  ignoble  chant  de  triomphe 
du  souteneur,  il  évoquait  certainement  des  souvenirs  personnels.  A  la 
fin  de  l'année,  il  prit  part  à  un  vol  avec  effraction,  commis  au  collège 
de  Navarre.  Après  cet  exploit,  étant  fort  prudent  de  caractère,  il  quitta 
la  capitale;  il  promit  à  ses  compagnons  d'aller  préparer  un  bon  coup 
à  Angers  :  il  s'agissait  de  «  débourser  »  un  vieux  moine,  qui  passait 
pour  riche  de  cinq  ou  six  cents  écus.  Villon  recommença  donc  sa  vie 
errante,  personnage  équivoque  et  double,  voleur  connu  de  ses  pareils, 
grand  poète  déjà  célèbre  par  son  Petit  Testament.  Il  se  présenta  chez 
les  princes  amis  des  lettres,  passa  à  la  cour  de  Charles  d'Orléans  et 
du  duc  de  Bourbon  Jean  II;  en  môme  temps,  sans  aucun  doute,  il 
continuait  ses  opérations  de  coupeur  de  bourses.  Lorsque  Charles  VII 
mourut,  Villon,  encore  une  fois  emprisonné,  gisait  les  fers  aux  pieds 
dans  les  cachots  de  l'évêque  d'Orléans,  à  Meung-sur-Loire.  Louis  XI, 
le  2  octobre  1461,  passa  parla,  et  délivra  les  prisonniers,  pour  son 
joyeux  avènement.  Ce  fut  alors  que  Villon,  rendu  à  la  liberté,  écrivit 
son  Grand  Testament,  son  chef-d'œuvre,  et  les  sept  ballades  où  il 
parle  le  jargon   des  voleurs.  Ces  ballades  argotiques  développent 


La  Société  et  la  Monarchie 


LA  DEFENSE 
DE  LA  SOCIÉTÉ. 


PREMIERE  IDEE 
DU  BAGNE. 


POUVOIRS 
DU  PREVOT 
SE  PARIS. 


LES  CLASSES 
DANGEREUSES 
SURVIVENT 
A  LA  GUERRE 
DE  CENT  ANS. 


toutes  le  même  thème  :  voleurs,  volez,  mais  prenez  garde  aux  ser- 
gents et  au  bourreau,  prenez  garde  à  la  potence  et  à  la  roue,  qui  fait 
faire  la  moue.  C'est  toute  la  morale  du  «  Jargon  ou  Jobelin  de  maistre 
François  Villon  ». 

Il  avait  trente  ans,  et  il  était  déjà  très  vieux,  à  bon  droit  dégoûté 
de  lui-même,  «  triste,  failly,  plus  noir  que  meure  (mûre)  »,  malade  II 
rentra  à  Paris.  Au  mois  de  novembre  1462,  il  se  compromit  encore 
dans  une  rixe  nocturne,  et  cette  fois  il  fut  condamné  à  être  «  pendu  et 
étranglé  ».  Mais  le  Parlement  de  Paris  annula  en  appel  la  sentence 
de  mort  et  bannit  seulement  maître  François  de  la  capitale.  Il  finit 
sans  doute  sa  vie  peu  de  temps  après,  comme  il  l'avait  com- 
mencée, triste  et  cynique  spécimen  des  misères  et  des  tares  de  son 
époque. 

Contre  cette  tourbe  de  faux  pauvres,  de  voleurs  et  de  criminels, 
si  bien  organisés  pour  vivre  aux  dépens  des  autres,  quels  étaient  les 
moyens  de  défense  d'une  société  à  peine  sortie  de  l'invasion  et  de 
l'anarchie?  Contre  les  crimes  patents,  les  pénalités  du  moyen  âge 
étaient  terribles  :  à  Dijon,  six  Coquillarts  furent  pendus;  trois  autres, 
convaincus  de  faux-monnayage,  furent  bouillis  vivants  dans  une  chau- 
dière. Mais  les  magistrats  des  villes  avaient  grand'peine  à  surveiller 
les  malandrins,  et  les  baillis,  qui  étaient  chargés  de  maintenir  la  sécu- 
rité des  routes,  ne  disposaient  que  d'une  police  bien  rudimentaire  :  il 
n'y  avait  pas  encore  de  maréchaussée.  En  1443,  le  négocian!  Jacques 
Cœur  reçut  l'autorisation  de  faire  des  rafles  en  Languedoc  et  dem- 
barquer  de  force,  sur  la  galère  qu'il  envoyait  périodiquement  en 
Orient,  les  «  personnes  oyseuses,  vagabondes  et  autres  caïmans  ». 
C'était  la  première  idée  du  bagne.  Par  lettres  royales  de  1447, 
Robert  d'Estouteville,  prévôt  de  Paris,  eut  le  pouvoir  de  faire  saisir 
par  ses  sergents,  non  plus  seulement  dans  les  limites  de  la  prévôté  de 
Paris,  mais  dans  tout  le  royaume,  les  larrons  et  les  mendiants.  Ces 
lettres  de  1447  ne  faisaient  d'ailleurs  que  confirmer  des  ordonnancée 
antérieures.  Le  principal  était  que  la  mesure  fût  appliquée,  et 
elle  le  fut.  La  société  et  la  monarchie  se  réorganisèrent  à  la  fin  du 
règne  de  Charles  VII,  moins  par  des  lois  nouvelles  que  par  des 
actes. 

Les  documents  du  temps  de  Louis  XI  et  de  Charles  VIII  nous 
prouvent  cependant  que  le  prévôt  de  Paris  ne  put  accomphr  que 
partiellement  sa  mission.  On  ne  triomphe  pas  en  un  jour  des  habi- 
tudes de  paresse  et  de  barbarie  contractées  par  un  peuple  au  cours 
d'une  longue  invasion.  Les  brigands  et  les  nomades  de  la  guerre  de 
Cent  Ans  laissèrent  un  résidu  dont  on  ne  put  se  débarrasser.  Il  y  a 
certainement  un  lien  de  filiation  entre  ces  réfractaires  et  les  vaga- 


CHAP.    PREMIER 


La  misère  et  le  traitait. 


bonds  qui  pullulent  au  xvi*  siècle,  et  qui,  pendant  les  guerres  de  reli- 
gion, reprendront  les  armes,  pour  semer  de  nouveau  en  France 
répouvante  et  la  ruine. 


//.    —    LES    CLASSES    LABORIEUSES 
ET  LA  PROPRIÉTÉ  FONCIÈRE  ' 


LES    PA  YSANS 


LA  condition  des  paysans,  comme  celle  de  tous  les  travailleurs,  a 
beaucoup  changé  en  France  du  xiir  au  xv<=  siècle.  Ces  transfor- 
mations proviennent  en  partie  de  phénomènes  économiques  et  sociaux 
dont  les  origines  sont  très  anciennes,  en  partie  de  la  guerre  de  Cent 
Ans.  Noug  décrirons  sommairement  l'évolution  des  classes  labo- 
rieuses, rurales  ou  urbaines,  depuis  le  commencement  du  xm''  siècle, 
avant  de  marquer  pour  chacune  d'elles  les  conséquences  de  l'invasion 
anglaise.  Le  lecteur  aura  ainsi  une  vue  d'ensemble  sur  l'agriculture, 
l'industine  et  le  commerce  en  France,  durant  les  derniers  siècles  du 
moyen  âge. 

On  a  Yu  ^  que,  dès  le  temps  des  premières  croisades,  beaucoup 
de  serfs  étaient  affranchis,  au  moins  partiellement;  d'autre  part, 
les  charges  pesant  sur  les  vilains  francs  étaient  allégées  :  les  rede- 
vances en  nature  et  même  les  services  personnels  commençaient  à  se 
transformer  en  taxes  pécuniaires.  Les  immenses  défrichements  qu'on 
opérait  alors  avaient  développé  une  classe  nombreuse  de  paysans 
libres  :  les  «  hôtes  ».  Le  progrès  des  classes  rurales  subit  une  nou- 
velle et  très  forte  impulsion  pendant  les  cent  années  de  prospérité 
relative  qui  précédèrent  l'invasion  anglaise  ^  L'augmentation  de  la 
population  et  de  la  richesse  fit  hausser  le  prix  de  la  terre  et  poussa 
les  seigneurs  à  mettre  en  exploitation  ce  qui  restait  de  sol  en  friche. 
Ce  fut  aussi  à  cette  époque  qu'une  partie  de  l'Albigeois,  naguère 
désolée  par  la  croisade  contre  les  hérétiques,  fut  rendue  à  la  cul- 
ture La  main-d'œuvre  acquit  ainsi  plus  de  valeur.  Les  paysans 
posèrent  leurs  conditions;  les  mécontents  émigrèrent,  à  la  recherche 
de  maîtres  plus  accommodants;  bon  gré  mal  gré,  les  seigneurs  durent 

1.  Ouvrages  a  consci.ter.  H.  Sée.Le.s  classes  rurales  et  le  régime  domanial  en  France,  irpi, 
pour  la  période  antérieure  lui  xV  siècle.  L.  Delisle.  La  classe  agricole  en  Normandie  au 
moyen  âge,  i85i.  Ch.  de  Beaurepaire,  Elat  de^  campagnes  de  la  Ilaule-yormandie  dans  les 
derniers  lemps  du  motjem  âge,  i865.  De  Ribbe,  La  société  provençale  ù  la  fin  du  moijen  âge, 
1898.  Aug.  Brutails,  Le.s-  populations  rurales  du  lioassillon  au  moyen  âge,  1891.  Abbé 
F.- A.  Denis,  Lectures  sur  l' histoire  de  l'agriculture  en  Seine-et-Marne,  i88o.  M.  Quantm, 
Le  Tiers  Elat  au  moyen  âge  dans  les  pays  qui  forment  le  déparlemenl  de  l'Yonne,  i85i. 
L'ouvrage  de  G.  d'Avenel.  Histoire  économique  de  la  propriété,  des  salaires,  des  denrées  et  de 
tous  les  prix,  189^-1898,  ne  peut  être  utilisé  qu'avec  précaution. 

2.  Histoire  de  France,  t.  11,  2«  partie,  p.  334  et  suiv.  :  —  t.  111,  1"  partie,  p.  890  et  suiv. 

3.  Sur  cette  prospérité  matérielle  de  la  France  avant  la  guerre  de  Cent  Ans,  voir  t.  IV, 
1"  partie,  p   19  et  suiv. 


PROCFiES 

DES  CLASSES 

RURALES  AVANT 

LA  GUERRE 

DE  CENT  ANS. 


f.    12'i    > 


La  Société  et  la  Monarcliie. 


DÉCOMPOSITION 
DE  LA  PUISSANCE 
SEIGNEURIALE. 


FERMAGE. 


EXPLOITATION 
DIRECTE. 


faire  de  nouvelles  concessions.  Les  chartes  crafTranchissement  se 
multiplièrent.  Les  paysans  libres  obtinrent  ou  achetèrent  de  leurs 
seigneurs,  en  maints  endroits,  la  suppression  d'obligations  gênantes, 
telles  que  les  corvées  et  la  banalité  du  four.  Entin  les  cultivateurs 
qui  offrirent  leurs  bras  pour  défricher  une  terre  passèrent  des  con- 
trats fort  avantageux  pour  eux;  ils  reçurent  la  terre  à  perpétuité, 
en  devinrent,  pour  ainsi  dire,  les  propriétaires,  car  ils  purent  non 
seulement  la  léguer,  mais  la  vendre;  en  échange,  ils  payèrent  une 
rente  fixe  et  furent  soumis  à  certaines  obligations  déterminées.  C'était 
le  régime  de  la  «  censive  ». 

Les  familles  qui  depuis  plusieurs  générations  n'avaient  point 
bougé  de  leur  champ,  qui  n'avaient  obtenu  ni  acheté  aucune  faveur, 
ni  affranchissement,  ni  suppression  de  droits  seigneuriaux,  avaient 
vu,  elles  aussi,  leur  condition  s'améliorer,  car  les  redevances  avaient 
décru  d'elles-mêmes.  Comme,  depuis  le  xii"  siècle,  un  grand  nombre 
de  droits  s'acquittaient  en  argent,  selon  un  taux  immuable,  et  que  la 
valeur  de  la  monnaie  s'affaiblit  de  plus  en  plus  au  \m°  et  au  xiV^  siècle, 
les  rentes  du  propriétaire  dominant  diminuèrent  au  profit  du  culti- 
vateur. Peu  à  peu  se  décomposaient  le  pouvoir  et  la  fortune  de  la 
noblesse,  et  se  dissolvait  le  régime  domanial  qui  s'était  constitué  aux 
premiers  temps  du  moyen  âge,  avec  ses  propriétaires  nobles  et  ecclé- 
siastiques armés  d'une  part  de  souveraineté,  munis  d'attributions  de 
justice,  et  exploitant  durement  leurs  paysans.  L'autorité  du  seigneur 
était  ébranlée,  contestée  en  haut  et  en  bas.  Les  officiers  du  roi  ou  du 
puissant  prince  apanage  pénétraient  partout.  La  noblesse  elle-même 
avait  contribué  à  sa  ruine  :  éternellement  besogneuse,  plus  pauvre 
chaque  jour  parce  que  le  progrès  économique  ne  profitait  qu'aux  tra- 
vailleurs, elle  dissipait  petit  à  petit  ses  droits  et  ses  biens.  Très  fré- 
quemment, elle  vendait  des  redevances  ou  des  portions  de  redevances, 
des  droits  de  justice,  des  rentes  sur  ses  fonds,  aux  roturiers  enrichis 
et  aux  églises  bien  administrées. 

Quelques  seigneurs  intelligents  cherchèrent  un  mode  d'exploita- 
tion avantageux  pour  eux,  et  le  régime  du  fermage  apparut  vers  la 
fin  du  xiii"  siècle.  Le  fermier  passait  un  bail  de  durée  variable,  de 
quinze  ans  par  exemple,  et,  à  chaque  renouvellement  de  contrat,  le 
bailleur  pouvait  modifier  ses  conditions.  Un  petit  nombre  de  seigneurs 
exploitèrent  même  directement  tout  ou  partie  de  leurs  terres,  à  l'aide 
de  servantes  et  de  valets,  payés  au  mois  ou  à  l'année,  et  de  journa- 
liers qu'on  louait  dans  les  moments  de  presse  *. 

Ainsi,  dans  les  deux  siècles  qui  précédèrent  l'invasion  anglaise, 


1.  Voir  Ilisloire  de  France,  l.  IV,  !■■=  partie,  p.  21-22,  1  exemple  de  Thierry  d'Hireçon. 

<    124   > 


LES   PAYSANS    Al     XY-    SIECLE 


LES  TRAVAl'X  DES  CHAMPS. 
Miniature  d'un  manuscrit  flamand  des  Géorgiques,  terminé  en  J473.  Au  premier  plan,  labourage 
et  semailles  ;  derrière,  taille  de  la  vigne  et  des  arbres,  élevage  des  bestiaux.  Au  fond,  la  ferme  avec 
rucher  (abeilles  disproportionnées).  —  Bibl.  de  Lord  Leicester  à  Londres,  Ms.  311. 


IV.  2.  —  Pl. 


Page  124. 


MENT  DU  SOL. 


CHAP.  PREMIER  Lu  Tuisère  et  le  travail. 

la  Ibrce  des  choses  avait  continué  de  modifier  Torganisalion  des 
classes  rurales.  11  s'était  créé  finalement  une  classe  de  fermiers, 
discutant  périodiquement  avec  leurs  propriétaires  les  termes  de 
leur  bail,  plus  libres,  mais  aussi  plus  incertains  du  lendemain  que 
les  tenanciers  ordinaires.  11  s'était  créé  aussi  un  prolétariat  de  valets 
et  de  journaliers  agricoles,  recrutés,  comme  les  fermiers,  dans  le  trop- 
plein  de  la  population  libre  ou  bien  parmi  les  serfs  fugitifs  et  les 
vilains  mécontents  de  leur  seigneur.  Cependant  les  tenanciers  atta- 
chés héréditairement  au  sol,  par  une  tradition  immémoriale  ou  par 
un  contrat  de  censive,  constituaient  encore  l'immense  majorité  de  la 
population  rurale  et  c'étaient  eux,  sans  aucun  doute,  qui  tiraient  le 
plus  grand  bénéfice  des  transformations  de  la  propriété  foncière  et 
de  la  ruine  des  seigneurs.  Une  sorte  de  petite  propriété  incomplète  petite propbiété 
se  fondait  à  leur  profit  ',  Les  études  de  détail  qu'on  a  faites  sur  cer-  ^^  mobcelle- 
laines  terres  de  Normandie,  de  Gàtinais,  de  Berry,  de  Bourgogne, 
et  sur  deux  pays  que  Louis  XI  allait  bientôt  annexer,  le  Roussillon 
et  la  Provence,  aboutissent  toutes  à  la  même  conclusion  :  à  la  fin  du 
moyen  âge,  la  propriété  foncière  était  autant  ou  plus  morcelée  que 
de  nos  jours;  le  petit  domaine  était  le  fait  normal.  Non  seulement 
les  paysans  à  peu  près  maîtres  de  leurs  terres  étaient  très  nombreux, 
mais  chacun  d'eux  possédait  des  parcelles  disséminées,  très  exiguës. 
Ainsi,  une  terre  de  soixante-seize  acres,  située  à  Quettehou,  et  qu'on 
nommait  le  fief  au  Rosel,  était  divisée  en  cent-dix  parcelles,  qui 
appartenaient  à  trente-neuf  individus.  Cet  extrême  morcellement 
provenait  à  la  fois  de  l'incurie  des  anciennes  familles  et  du  démem- 
brement fatal  des  patrimoines  :  le  droit  d'aînesse,  en  effet,  était  bien 
loin  d'être  partout  en  vigueur  et  n'était  pas  intégral  ;  il  ne  s'appliquait 
d'ailleurs  qu'aux  biens  nobles  ^ 

1.  Il  arrivait  même  dans  le  midi  de  la  France  que,  par  une  usurpation  assez  fréquente,  les 
emphytéotes  transformassent  leur  tenure  en  une  propriété  complète,  sans  débourser  un  sou. 
Si  le  seigneur  négligeait  pendant  un  certain  temps  de  réclamer  le  cens,  il  ne  pouvait  rentrer 
en  possession  de  son  droit  qu'en  prouvant  la  légitimité  de  sa  demande,  devant  les  consuls  et 
les  prudhommes,  par  la  production  d'un  titre  authentique  :  nul  seiyneur  sans  litre,  disait-on. 
Or,  bien  souvent,  le  chartrier  seigneurial  avait  brûlé,  les  parchemins  avaient  disparu.  La 
tenure  échappait  alors  au  seigneur  et  devenait  un  alleu,  au  profit  du  paysan  qui  la  cultivait. 

2.  A  partir  de  la  fin  du  xv  siècle  la  reconstitution  des  grands  domaines  commencera  en 
France.  Ce  sera  en  partie  l'œuvre  de  familles  économes,  aimant  avec  passion  la  terre  : 
elles  entraveront  par  toutes  sortes  d'ingénieux  moyens  le  morcellement  des  héritages  et 
accumuleront  peu  à  peu  les  lopins  contigus,  pour  fonder  une  propriété  concentrée.  Ce 
sera  l'œuvre  surtout  des  bourgeois  enrichis,  qui  chercheront  le  moyen  de  placer  avanta- 
geusement les  capitau.x  acquis  dans  le  commerce,  l'industrie,  les  profitables  offices;  ils 
s'appliqueront  à  former  d'importants  domaines,  exploités  directement  ou  affermés  à  court 
terme.  Ce  sera  parfois  aussi  l'œuvre  usurpatrice  et  brutale  de  barons  puissants  :  en  Age- 
nais,  on  verra  de  grandes  maisons  féodales  s'attribuer,  par  une  longue  série  d'empiétements, 
la  propriété  de  terres  qui  ne  leur  appartenaient  point  et  réduire  à  la  condition  de  tenan- 
ciers de  petits  alleutiers  indépendants,  qui,  au  xvi'  siècle,  devront  se  mettre  à  leur  payer 
des  redevances  (Tholin,  Ville  libre  et  barons,  essai  sur  les  limites  de  la  juridiction  d'Ayen,  i8S6. 
Ainsi  s'opérera  dans  les  campagnes,  dès  l'époque  de  la  Renaissance,  une  réaction  féodale 
qui  contrariera  l'évolution  commencée  à  la  fin  du  moyen  âge. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  h 

LA  GUERRE  Lcs  mêmes  phénomènes  qui,  au  temps  des  premières  croisades, 

DE  CENT  ANS         puis  au  xiir  siècle,  avaient  précipité  le  progrès  des  classes  rurales,  se 
ET  a  AGRICULTURE  renouvelèrent  à  la  fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans  :  la  terre  en  friche 
eut  besoin  de  bras. 

Les  efiets  immédiats  de  la  2:uerre  furent  une  atroce  misère,  une 
insécurité  perpétuelle,  la  famine,  le  dépeuplement,  lémigration.  La 
population  rurale,  d'ailleurs  très  réduite  en  nombre,  s'était  concentrée 
sur  un  petit  nombre  de  points,  autour  des  châteaux,  ou  bien  dans  les 
villages  fortifiés.  Lorsqu'aucune  bande  de  gens  de  guerre  n'était 
signalée  à  l'horizon,  on  allait  labourer  hâtivement  les  terres  voisines. 
Le  reste  du  sol  était  abandonné.  La  foret,  la  brousse,  le  désert,  avaient 
reconquis  la  France.  Dans  ces  landes  et  ces  bois  erraient  des  trou- 
peaux malingres,  revenus  souvent  à  l'état  sauvage;  les  loups,  qui  pul- 
lulaient, en  détruisaient  d'ailleurs  une  bonne  partie.  L'élevage,  si 
prospère  au  commencement  du  xiv*  siècle,  n'étail  plus  possible.  Quan- 
tité de  seigneurs,  d'établissements  ecclésiastiques,  ne  touchaient  plus 
un  sou  de  leurs  anciennes  rentes  foncières.  Certains  pays,  avant  la 
guerre  de  Cent  Ans  fertiles  et  peuplés,  mirent  plusieurs  siècles  à 
recouvrer  leur  prospérité.  En  Saintonge,  le  peuple  répéta  longtemps 
ce  dicton  :  «  Les  bois  sont  venus  en  France  par  les  Anglais  ».  La 
Dombes,  au  nord  de  Lyon,  est  un  exemple  frappant  des  effets 
durables  de  ce  grand  cataclysme  :  au  xiv^  et  au  xv*  siècle,  par  suite 
des  misères  de  la  guerre,  ce  pays  se  dépeupla;  les  habitants  qui  res- 
taient cherchèrent  à  utiliser  les  immenses  espaces  laissés  incultes  et, 
pour  avoir  du  poisson,  créèrent  des  étangs.  Chaque  repli  de  ce  ter- 
rain imperméable  fut  fermé  par  une  digue,  garda  les  eaux  d'hiver  et 
devint  un  vivier,  mais  aussi  un  marécage  quand  les  chaleurs  l'assé- 
chaient; et  la  Dombes  resta  jusqu'à  nos  jours  une  région  insalubre 
et  presque  déserte. 
RESTAURATION  La  trêvc  de  1444  et  les  réformes  militaires  de  1445  ramenèrent  la 

FONCIÈRE  A  PARTIR  paix  daus  les  campagnes.  La  condition  légale  de  la  propriété  foncière, 
^^  '^'^^'  fortement  altérée  par  la  conquête  anglaise  et  par  les  nécessités  mêmes 

de  la  vie  pendant  l'invasion,  fut  restaurée  par  une  ordonnance  du 
28  octobre  1450  :  les  fidèles  sujets  du  roi  furent  remis  en  possession 
des  biens  dont  ils  avaient  été  privés  pendant  la  guerre.  On  rétablit 
les  anciens  bornages  des  propriétés.  Si  les  titres  étaient  détruits,  on 
procédait  à  une  enquête,  et  les  témoignages  faisaient  foi.  En  1451, 
Charles  VII  exempta  de  toute  taille  pendant  huit  années  les  Français 
qui  avaient  émigré  dans  les  pays  où  l'on  ne  payait  pas  l'impôt  royal, 
et  qui  reviendraient  prendre  possession  de  leurs  anciens  biens- 
fonds.  De  grandes  chasses  furent  ordonnées  pour  détruire  les 
loups. 

<   126  ) 


CHAP.   PREMIEB 


La  misère  et  le  travail. 


DES  CAMPAGNES. 


HAUSSE 

DES  SALAIBES 

ftURAUX  ET  DES 

FERMAGES. 


Mais  la  rénovation  de  la  vie  rurale  fut  avant  tout  l'œuvre  de  la  foule      repeuplement 
anonyme,  qui  se  mit  courageusement  à  la  besogne.  Voici  un  village  etdéfrichemekt 
du  Gàtinais,  Sepeaux,  qui,  dès  les  premières  années  du  règne   de 
Charles  VII,  avait  été  complètement  déserté.  Les  maisons  épargnées 
par  les  gens  de  guerre  étaient  tombées  en  ruine  et  les  ronces  avaient 
envahi  les  champs.  Vers  1450,  un  ancien  habitant  et  deux  laboureurs 
étrangers    s'installèrent    dans    cette    brousse    et    commencèrent    à 
la  défricher.  Quatre  ans  après,  Gilbert  Dardaine,  nommé  curé   de 
Sepeaux,  vint  prendre  possession  de  sa  misérable  paroisse;  comme  le 
presbytère  n'existait  plus,  il  logea  sous  le  clocher.  Ses  trois  parois 
siens  lui  assurèrent  le  pain  quotidien.  A  la  fin  du  règne  de  Charles  VII, 
il  n'y  avait  encore  de  cultures  que  le  long  du  ruisseau  et  autour  de 
Téglise.  Pendant  le  règne  de  Louis  XI,  de  nouveaux  immigrants  repeu- 
pleront le  village.  En  Provence,  domaine  de  René  d'Anjou,  le  littoral 
était  devenu  un  désert'  :  les  propriétaires  appelèrent  des  colons  italiens. 

Ces  tristes  circonstances  permettaient  aux  paysans  de  dicter  leurs 
conditions.  A  la  fm  du  règne  de  Charles  VII,  les  salaires  des  journa- 
liers agricoles  s'élevèrent  à  un  taux  qu'ils  n'avaient  jamais  atteint. 
Les  propriétaires  qui  n'exploitaient  pas  eux-mêmes  durent  accepter 
les  exigences  de  leurs  tenanciers  et  de  leurs  fermiers,  sous  peine  de 
les  voir  déguerpir.  En  Provence,  il  est  rare,  à  cette  époque,  qu'on 
obtienne  de  son  fermier  le  quart  de  la  récolte  en  céréales  ;  la  part  du 
propriétaire  descend  parfois  au  huitième  ou  au  neuvième.  Les  baux 
de  cheptel  sont  également  désavantageux  :  le  preneur  d'un  troupeau  de 
moutons  réclame  plus  de  la  moitié  des  produits  en  laine,  en  fromages, 
et,  au  terme  du  bail,  il  aura  en  pleine  propriété  la  moitié  du  troupeau. 

Les  conditions  sont  encore  plus  dures  quand  on  veut  repeupler 
et  remettre  en  culture  des  terres  désertes  et  en  friche.  Les  «  actes  oe défrichement. 
d'habitation  »  passés  par  les  seigneurs  provençaux  avec  les  colons 
qu'ils  attirent  ne  peuvent  s'expliquer  que  par  l'extrême  rareté  de  la 
main-d'œuvre,  tant  ils  sont  avantageux  pour  les  colons.  Dans  le  midi 
et  le  nord  de  la  France,  on  trouve  des  exemples  analogues.  La 
plupart  du  temps,  les  terres  incultes  sont  concédées  à  perpétuité. 
Les  paysans  qui  se  chargent  de  les  défricher  en  sont  les  véritables 
propriétaires,  tant  les  droits  seigneuriaux  sont  réduits.  Parfois,  après 
les  avoir  mises  en  culture,  ils  les  revendront,  en  réalisant  des  béné- 
fices considérables. 

On  pressent  que  les  paysans  restés  serfs  profitèrent  de  ces  cir- 
constances pour  demander  la  liberté  et  que  beaucoup  d'entre  eux 


contrats 


AFFR.ANCIIK- 
SEMENTS. 


1.  La  Provence  était  terre  d"Einpire  et  avait  éctiappé  aux  raragcs  des  Anglais;  mais  les 
routiers  et  les  corsaires  d'Alphonse  d'Aragon,  rival  du  rei  René,  1  avaient  dévastée. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

Tobtinrent.  Le  servage  persistait  encore  dans  TEst  et  le  Centre,  en 
Bourgogne,  en  Champagne,  en  Berry,  et  même  dans  quelques  pays 
du  Midi.  Les  coutumes  de  Bourgogne,  rédigées  en  1459,  conservaient 
le  principe  de  Timprescriptibilité  de  la  servitude.  En  fait,  les  charges 
de  la  servitude  étaient-elles  encore  bien  lourdes?  Elles  variaient 
évidemment  beaucoup  selon  les  lieux.  Ainsi  le  droit  de  mainmorte, 
qui  jadis  livrait  au  seigneur  l'héritage  du  serf  mort  sans  postérité, 
était  éludé  en  certains  pays,  comme  le  Nivernais,  par  la  formation 
des  communautés  de  familles,  personnes  morales  qui  possédaient 
la  tenure  et  ne  mouraient  pas.  En  d'autres  endroits,  la  condition  ser- 
vile  paraissait  insupportable  :  à  Vignoux-sous-les-Aix.  jusqu'en  1440, 
les  religieux  de  Saint-Ambroix  de  Bourges  exercèrent  sur  leurs  serfs 
des  droits  réputés  très  onéreux,  notamment  la  mainmorte,  la  taille 
arbitraire  une  fois  Fan,  la  corvée  du  charroi;  les  habitants  estimaient 
que  le  servage  était  une  cause  de  misère  pour  eux.  Ailleurs,  les  serfs 
déclarent  que  la  servitude  de  mainmorte  est  honteuse  et  empêche 
leurs  filles  et  leurs  fils  de  trouver  des  maris  et  des  femmes  :  «  S'il  faut 
en  croire  les  requérants  »,  écrivent  les  religieux  de  la  Ferté-sur-Grosne 
dans  une  charte  d'affranchissement  de  1446,  «  en  raison  de  la  main- 
morte que  nous  avons  sur  les  habitants  et  manants  de  Saint-Ambreuil, 
la  majeure  partie  des  dits  habitants,  surtout  les  jeunes,  quittent  ce 
domaine,  parce  que  leurs  voisins  les  méprisent  et  ne  veulent  pas  leur 
donner  leurs  enfants  en  mariage.  >> 

La  fin  du  règne  de  Charles  VII  fut  marquée  par  des  affranchis- 
sements en  masse.  L'abbé  de  Saint- Germain-des-Prés,  en  1431, 
affranchit  d'un  coup  les  habitants  de  trois  villages.  Il  le  fait  «  en  con- 
sidération des  guerres,  pestes  et  autres  fléaux  ».  D'autres  seigneurs 
avouent  qu'il  s'agit  pour  eux  d'empêcher  leurs  paysans  de  déguerpir  : 
s'ils  ne  leur  accordaient  pas  la  liberté,  leurs  terres  seraient  désertées. 
Les  conditions  exigées  de  l'affranchi  sont  par  conséquent  assez 
légères  :  les  habitants  de  Saint-Ambreuil,  libérés  do  la  mainmorte, 
promettent  en  retour  de  travailler  à  la  création  d'un  étang  et  d'une 
chaussée  pour  les  moines  de  la  Ferté.  Ainsi  l'intérêt  bien  entendu  force 
les  propriétaires  de  serfs  à  abandonner  leurs  vieux  droits  pour  tou- 
jours, moyennant  une  faible  compensation. 
L'AGRICULTURE  Tout  était  prêt,  à  la  fin  du   règne  de  Charles  VII,  pour  une 

^  z,.4  Fwotf/?£c.Y£  renaissance  agricole.  Cette  renaissance,  toutefois,  fui  longue  à  se 
'^'  produire.  Si  les  paysans  purent  imposer  leurs  conditions  aux  sei- 
gneurs, il  ne  faut  pas  en  conclure  qu'ils  eurent  tout  de  suite  une  vie 
aisée.  Pendant  bien  des  années  encore,  les  campagnes  restèrent  misé- 
rables. Certaines  provinces,  comme  la  Normandie  et  la  région  de 
Paris,  étaient  épuisées  pour  longtemps.  On  voit  dans  le  terrier  de 


tHAP.  PREMIER  ha  misève  et  le  travail. 

Sainte-Catherine  de  la  Couture,  composé  en  1461  par  le  prieur  Jean 
Maupoint,  qu'à  ce  moment-là  les  terres  du  prieuré,  dans  la  Brie  et 
la  châtellenie  de  Montlhéry,  n'ont  pas  cessé  d'être  en  friche  et  inha- 
bitées, «  pour  les  longues  fortunes  et  malices  des  guerres  ».  Au  mois 
de  décembre  1459,  les  députés  aux  États  de  Languedoc  déclarent, 
dans  leur  cahier  de  doléances,  que,  depuis  trois  ans,  les  habitants 
souflVent  de  la  famine  ;  ils  estiment  que,  pendant  les  dix  dernières 
années,  malgré  le  rétablissement  de  la  paix,  le  tiers  de  la  population 
de  la  province  a  péri.  Cette  prolongation  de  la  misère  était  due  à  la 
fois  à  la  difficulté  de  réparer  très  vite  les  maux  effroyables  de  la 
guerre  de  Cent  Ans,  et  aussi  à  la  routine  des  agriculteurs  :  il  y  avait 
fort  peu  d'hommes  capables  de  diriger  habilement  une  exploitation. 
Au  temps  de  Charles  VII  et  de  Louis  XI,  il  est  impossible  de  signaler 
aucune  innovation  agronomique;  ce  sont  les  vieux  errements  qu'on 
suit.  L'outillage  reste  rudimentaire,  et  les  instruments  les  plus 
simples  manquent  parfois  dans  la  métairie  :  il  est  souvent  question, 
au  xv^  siècle,  de  «  pauvres  laboureurs  de  bras  »,  c'est-à-dire  de  cul- 
tivateurs qui  n'ont  point  de  charrue.  La  méthode  des  jachères  per- 
siste. On  continue  à  demander  au  sol  ce  qu'il  ne  peut  que  maigre- 
ment donner;  par  crainte  de  ne  pouvoir  pas  recevoir  du  dehors  les 
produits  dont  on  a  besoin,  chacun  tâche  d'obtenir  chez  lui  tout  ce 
qui  lui  est  nécessaire,  et  en  Normandie,  par  exemple,  on  s'obstine  à 
cultiver  la  vigne.  Aussi  le  rendement  de  la  terre  reste-t-il  très  faible. 

Gardons-nous   donc   de   croire  sur  parole   les    apologistes    de         impressions 
Charles  VII,  quand  ils  vantent  la  prospérité  de  la  France  à  la  fin  de  delouisxiason 
son  règne.  Lorsque  Louis  XI,  rappelé  en  France  par  la  mort  de  son         avbnement. 
père,  quitta  les  grasses  et  heureuses  plaines  de  Flandre,  il  fut  frappé 
de  l'aspect  misérable  des  campagnes  qu'il  traversa  en  cheminant  vers 
Saint-Denis  :  selon  Thomas  Basin,  il  déclara  qu'il  n'avait  trouvé  sur 
la  route  que  des  ruines,  des  champs  stériles  et  incultes,  une  espèce 
de  désert;  des  hommes  et  des  femmes  à  la  figure  émaciée,  couverts  de 
guenilles,  si  lamentables  qu'ils  paraissaient  tous  récemment  sortis 
d'un  cachot. 

Trois  ou  quatre  ans  après,  sir  John  Fortescue  traversait  le  nord  le  paysan 

de  la  France  pour  se  rendre  à  Paris.  Les  impressions  de  voyage  de  français  d-apbès 
cet  excellent  observateur  sont  d'accord  avec  les  paroles  prêtées  à 
Louis  XI.  Les  paysans  de  France,  dit-il,  «  boivent  de  l'eau,  mangent 
des  pommes,  avec  du  pain  fort  brun,  fait  de  seigle;  ils  ne  mangent 
pas  de  viande,  sauf  quelquefois  un  peu  de  lard,  ou  bien  des  entrailles 
et  de  la  tête  des  bêtes  qu'ils  tuent  pour  l'ahmentation  des  nobles  et 
des  marchands  du  pays.  Ils  ne  portent  pas  de  laine,  sauf  une  pauvre 
cote,  sous  leur  vêtement  de  dessus,  lequel  est  fait  de  toile  grossière 

<  129  ) 
IV.  2.  9 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

et  appelé  blouse.  Leurs  houseaux  sont  en  toile  pareille  et  ne  dépas- 
sent pas  les  genoux,  où  ils  sont  attachés  par  une  jai-retière  ;  les  cuisses 
restent  nues.  Leurs  femmes  et  leurs  enfants  vont  nu-pieds.  Ils  ne 
peuvent  pas  vivre  d'une  autre  façon,  car  les  fermiers,  qui  devaient 
payer  chaque  année  un  écu,  pour  leur  tenure,  au  seigneur,  paient 
maintenant  en  outre  cinq  écus  au  roi.  Ils  sont  ainsi  contraints  par 
nécessité  de  tellement  veiller,  labourer,  défricher  la  terre  pour  leur 
subsistance,  que  leurs  forces  en  sont  consumées,  leur  espèce  réduite 
à  rien.  Ils  vivent  dans  la  plus  extrême  misère,  et  cependant  ils  habi- 
tent le  plus  fertile  royaume  du  monde'    » 

On  voit  que  Fortescue,  l'esprit  hanté  par  des  préoccupations  poli- 
tiques, attribue  la  misère  des  paysans  français  à  Tavidité  du  fisc.  Il 
est  parfaitement  exact  que  le  fardeau  de  l'impôt  royal,  rançon  de  la 
sécurité  retrouvée,  paraissait  lourd  au  peuple.  Mais  Fortescue  aurait 
dû  ajouter  que  la  France  sortait  d'une  crise  affreuse,  et  qu'étant 
restée  si  longtemps  en  friche,  elle  avait  cessé  d'être  le  plus  fertile 
royaume  du  monde. 


CARACTERE  LOCAL 
ET  DIVERSITÉ  DE 
L'ORGANISATION 
DU  TRAVAIL. 


LES  SEIGNEURS 
ET  L'INDUSTRIE. 


m.   —   METIERS   LIBRES  ET   CORPORATIONS^ 

ON  ne  peut  tracer  qu'avec  des  réserves  un  tableau  d'ensemble  de  la 
vie  économique  en  France  à  la  fin  du  moyen  âge.  L'organisation 
des  métiers,  que  volontiers  on  se  représente  régulière  et  uniforme, 
était  au  moins  aussi  variée  que  celle  du  travail  agricole.  Le  régime 
industriel,  en  effet,  ne  dépendait  pas  seulement  de  conditions  géogra- 
phiques et  économiques  très  diverses,  mais  aussi  de  volontés  particu- 
lières :  les  métiei'S  étaient  soumis  soit  à  un  seigneur  (qui  pouvait  être 
le  roi),  soit  à  une  municipalité;  l'action  du  pouvoir  central  ne  se  fai- 
sait sentir  que  par  intermittence,  et  sans  résultats  bien  appréciables. 
Les  seigneurs,  appauvris  par  la  décomposition  de  leur  puissance 
foncière,  s'efforçaient  de  conserver  au  moins  l'exploitation  fiscale  des 
métiers.  Autant  qu'ils  le  pouvaient,  ils  gardaient  pour  eux  le  privilège 
de  certaines  industries  :  le  four,  le  pressoir,  le  moulin  à  grains,  le 
moulin  à  drap  ou  à  tan.  étaient  souvent  encore,  au  xv'=  siècle,  des 

1.  John  Fortescue,  Governance  of  England,  édilion  Plummer,  i885,  p.  114. 

2.  Ouvrages  a  consulter.  Aux  ouvrages  indiqués  t.  III,  1"  partie,  p.  Sgâ  (notamment 
celui  de  M.  Boissonnade,  qui  nous  a  beaucoup  servi),  ajoutez  :  G.  Fagniez,  Eludes  sur  l'in- 
daslrie  el  la  classe  induslrielle  à  Paris  au  XIII'  el  au  XI V  siècle,  1877.  Hauser,  Ouvriers  du 
temps  passé  [XV'-XVI'  siècles),  1899.  Eberstadt,  Das  franzosische  Gewerberecht  in  Frankreich 
vom  XIIV^"  Jahrhunderl  bis  1581,  1899,  2"^  partie.  VioUet,  Les  corporations  au  moyen  âge, 
Nouv.  Rev.  historique  de  Droit,  1900.  Nos  citations,  sauf  indication  contraire,  sont  emprun- 
tées aux  Documents  relatifs  à  ïhisloire  de  l'industrie  el  du  commerce  en  France,  publ.  par 
Fagniez,  t.  II,  1900. 


i3o 


CHAP.    PREMIER 


La  misère  et  le  travail. 


monopoles  seigneuriaux.  Les  professions  qui  avaient  échappé  à  la  pos- 
session directe  des  seigneurs  restaient  sous  leur  autorité,  tant  qu'elles 
étaient  exercées  dans  les  limites  de  leur  juridiction.  Ils  octroyaient  et 
revisaient  les  statuts  des  métiers,  autorisaient  l'ouverture  des  nou- 
velles boutiques,  et  leurs  officiers  inspectaient  les  ateliers.  Ils  avaient 
les  pouvoirs  de  police  les  plus  étendus,  non  seulement  sur  l'industrie, 
mais  sur  le  commerce.  Ils  pouvaient  modifier  les  conditions  de  la 
vente,  interdire  l'exportation  des  blés.  Leur  intervention  tracassière 
se  traduisait  surtout  en  exigences  fiscales.  Ils  percevaient  de  lourdes 
redevances  sur  la  vente  en  boutique,  aux  halles,  au  marché,  à  la  foire; 
sur  l'entrée,  la  sortie  et  le  transit  des  denrées.  Ils  vendaient  aux  mar- 
chands les  poids  et  les  mesures  et  les  vérifiaient,  et  ils  maintenaient 
soigneusement,  comme  un  signe  visible  de  leur  autorité,  les  étalons 
traditionnels,  qui,  dans  une  même  province,  offraient  la  plus  extrava- 
gante variété  :  pendant  tout  l'ancien  régime,  les  nobles  firent  échec 
aux  tentatives  de  la  monarchie  pour  établir  l'unité  des  poids  et 
mesures,  estimant,  non  peut-être  sans  raison,  que  cette  unité  ne 
s'établirait  qu'au  profit  du  trésor  royal. 

Dans  les  communes  ou  dans  les  villes  qui  avaient  presque  com- 
plètement échappé  au  pouvoir  seigneurial,  c'étaient  les  magistrats 
municipaux  qui  gouvernaient  les  métiers  et  exerçaient  les  droits  que 
nous  venons  d'énumérer.  Patrons  et  marchands  eux-mêmes,  ou  issus 
de  la  classe  marchande,  ils  montraient  sans  doute  pour  le  commerce 
et  l'industrie  une  sollicitude  plus  vigilante  et  plus  éclairée  que  les 
nobles  ;  mais  cette  sollicitude  avait  pour  effet  d'enchaîner  encore  plus 
étroitement  les  travailleurs.  Les  règlements  industriels  et  commer- 
ciaux édictés  par  les  municipalités,  à  la  fin  du  moyen  âge,  sont  longs 
et  minutieux,  et  les  magistrats  en  surveillent  rigoureusement  l'exé- 
cution. Par  leur  volonté,  la  vie  ouvrière  a  son  aspect  spécial  en 
chaque  ville. 

L'intervention  des  rois  de  France  se  trouva  d'abord  limitée, 
comme  celle  des  seigneurs,  par  les  bornes  de  leur  domaine.  Le  Livre 
des  Métiers,  rédigé  par  Etienne  Boileau  vers  1268,  n'était  pas  un  code 
industriel  royal,  applicable  dans  tout  le  royaume;  c'était  une  simple 
compilation  qui  résumait,  dans  un  certain  ordre,  les  règlements  en 
usage  à  Paris.  Ce  fut  vers  le  temps  de  Philippe  le  Bel  que  les  manifes- 
tations de  l'autorité  royale  dans  l'ordre  économique  commencèrent  à 
prendre  quelque  ampleur.  Au  xiv^  siècle,  des  ordonnances  d'un  carac- 
tère général,  valables  pour  tous  les  métiers  d'une  ville  ou  même  pour 
tout  le  royaume,  visèrent  à  modifier  l'organisation  industrielle,  les 
salaires  ou  les  prix;  d'autres  eurent  pour  but  de  protéger,  comme 
nous  disons  aujourd'hui,  le  travail  national.  Mais  les  rois  se  faisaient 


LES  VILLES 

LIBRES  ET 

L'INDUSTRIE. 


L'ACTION 
MONARCHIQUE. 


i3i 


La  Société  et  la  Monarchie. 


lE  TRAVAIL  LIBRE 
AU  MOYEN  AGE. 


lES  CHAM- 
SRELANS. 


LE  METIER 
LIBRE. 


REGLEMENTATION 
DES  MÉTIERS 
UBRES. 


peu  d'illusions  sur  la  portée  de  leurs  édits,  qui  étaient  rarement 
appliqués  :  le  seul  objet  qu'ils  poursuivissent  avec  constance  était 
d'assurer  au  fisc  quelques  profits  supplémentaires.  Louis  XI  le  pre- 
mier aura  une  politique  industrielle  active  et  raisonnée.  Jusque-là, 
nulle  action  méthodique  ne  vient  contrarier  sérieusement  la  puissance 
des  intérêts  particuliers  et  des  traditions  locales. 

L'uniformité  n'existait  à  aucun  degré  dans  l'organisation  du  tra- 
vail. On  s'imagine  volontiers  que,  dans  les  derniers  siècles  du  moyen 
âge,  tous  les  métiers,  dans  toutes  les  villes,  étaient  constitués  en 
métiers  «  jurés  »,  en  corporations,  c'est-à-dire  en  compagnies  privi- 
légiées, qui  avaient  un  monopole  absolu  de  fabrication  et  de  vente* 
C'est  une  erreur.  L'organisation  des  métiers  jurés  dans  une  ville 
n'arrivait  pas  toujours  à  supprimer  les  artisans  indépendants.  Le 
monopole  des  corporations  subissait  bien  des  atteintes  :  sans  parler 
de  la  vente  des  produits  étrangers,  permise  sous  certaines  conditions, 
elles  avaient  fréquemment  à  subir  la  concurrence  plus  ou  moins  clan- 
destine des  ouvriers  en  chambre,  des  «  chambrelans  ».  Dans  le  Midi, 
et  même  dans  quelques  villes  du  Nord,  où  les  monopoles  corporatifs 
étaient  moins  oppressifs,  ces  irréguliers  vivaient  à  peu  près  tranquilles. 
Enfin,  en  certaines  provinces,  l'exception  était  le  métier  juré,  la  règle 
générale  était  le  métier  libre,  où  l'on  ne  connaissait  ni  monopole,  ni 
«  gardes  jurés  »  élus  pour  veiller  à  l'exécution  des  règlements.  En 
Bretagne  et  dans  tout  le  centre  de  la  France,  le  système  corporatif  ne 
s'implanta  que  péniblement  et  tardivement.  A  Lyon,  il  ne  fut  adopté 
que  pour  deux  métiers,  et  par  des  raisons  de  sécurité  publique  : 
«  De  toute  ancienneté  en  vostre  dicte  ville,  disait-on  en  1476  à 
l'archevêque-comte  de  Lyon,  n'a  eu  que  deux  mestiers  jurez,  des 
barbiers  et  sarreuriers,  pour  obvier  aux  dangiers  et  inconvéniens  qui 
s'en  pourroient  ensuyvir  ».  Même  dans  les  pays  où  le  système  des 
corporations  avait  poussé  les  plus  profondes  racines,  il  était  inconnu 
des  villages,  et  laissait  subsister  maints  métiers  libres  dans  les  grandes 
villes,  comme  Paris. 

Les  métiers  libres,  d'ailleurs,  n'échappaient  pas  à  toute  régle- 
mentation. Au  contraire,  ils  étaient  rigoureusement  surveillés  par  les 
officiers  municipaux,  seigneuriaux  ou  royaux.  Les  artisans  ne  pou- 
vaient pas  s'improviser  patrons  quand  bon  leur  semblait  :  avant 
d'ouvrir  boutique,  ils  devaient  obtenir  la  permission  des  autorités, 
subir  une  enquête  sur  leur  passé,  leurs  mœurs  et  leur  capacité  pro- 
fessionnelle. La  fabrication  et  la  vente  étaient  l'objet  de  règlements 
administratifs  qui  devinrent  avec  le  temps  de  plus  en  plus  étroits. 


1.  Sur  l'origine  des  corporations,  voir  Histoire  de  France,  t.  III,  i"  partie,  p.  (fil. 

(     l32    > 


CHAP.    PREMIER 


La  misère  et  le  travail. 


LE  MÉTIER  JURÉ 
EST  GÉNÉRALE- 
MENT PRÉFÉRÉ. 


En  certaines  villes,  à  Lyon,  à  Bordeaux,  à  Narbonne,  par  exemple, 
les  patrons  répugnaient  évidemment  au  système  des  corporations; 
certains  métiers  menaient  plus  sûrement  à  la  fortune  s'ils  restaient 
libres.  En  général,  pourtant,  les  maîtres  artisans  aimaient  mieux 
l'organisation  corporative,  qui  leur  donnait  des  privilèges  avanta- 
geux et  le  droit  de  s'administrer  eux-mêmes.  Le  maintien  des  métiers 
libres  n'était  pas  toujours  dû  aux  préférences  des  intéressés,  et  ce 
furent  presque  partout  les  professions  les  plus  riches,  les  plus  direc- 
tement utiles  à  la  société,  les  plus  puissantes  par  conséquent,  qui 
se  constituèrent  en  corporations  :  telles  les  industries  de  l'alimenta- 
tion, de  l'éclairage  et  du  chauffage,  du  vêtement,  du  bâtiment,  et, 
parmi  les  professions  libérales,  celles  de  barbier-chirurgien  et 
d'apothicaire.  Assez  rares,  au  contraire,  furent  au  moyen  âge  les 
corporations  de  parcheminiers,  de  perruquiers,  d'horlogers,  de  tous 
les  artisans  qui  ne  formaient  pas  une  association  forte  par  le  nombre 
ou  par  les  capitaux  *. 

Lorsque  les  maîtres  d'un  métier  libre  demandaient  aux  magis- 
trats qui  gouvernaient  la  commune,  ou  au  seigneur  de  la  localité 
(par  exemple  au  roi),  l'autorisation  de  former  un  métier  juré,  ils 
devaient  se  soumettre  à  une  longue  procédure,  attendre  les  résultats 
d'une  enquête  minutieuse  sur  les  avantages  et  les  inconvénients  que 
ce  changement  comporterait  pour  les  consommateurs.  Si  l'autorisa- 
tion était  accordée,  on  procédait  à  la  rédaction  des  statuts.  Ils  étaient 
édictés  par  le  seigneur  ou  par  la  municipalité,  qui  consultait  préala- 
blement les  intéressés  et  requérait  d'eux  le  serment  d'observer  tous 
les  articles.  Puis  les  «  maîtres  »,  c'est-à-dire  tous  les  patrons  de  la 
nouvelle  corporation,  usant  de  leur  prérogative  la  plus  importante, 
élisaient  pour  l'année  qui  allait  s'ouvrir  les  «  gardes  jurés  »,  parmi 
les  plus  «  suffisants  »  d'entre  eux.  Le  droit  de  surveillance,  qui  avait 
jusqu'alors  appartenu  exclusivement  au  seigneur,  était  désormais 
partagé  par  lui  avec  ces  gardes  jurés. 

En  laissant  se  former  une  nouvelle  corporation,  on  espérait  but  de  vorganl- 
généralement  que  les  consommateurs  y  trouveraient  leur  profit  et  sation  corpora- 
que  la  fraude  serait  plus  efficacement  combattue  :  les  jurés  devaient 
assurer  la  probité  de  la  fabrication  et  de  la  vente,  visiter  fréquem- 
ment les  ateliers,  saisir  et,  en  certains  cas,  brûler  au  pilori  les  objets 


COMMENT 

UN  MÉTIER  LIBRE 

DEVENAIT 

UNE  CORPORATION. 


TIVE, 


1.  En  vertu  de  cette  même  loi  de  l'utilité  sociale,  qui  présida  partout  au  développement 
du  système  corporatif,  il  y  eut  aussi  des  corporations  féminines,  car  certains  métiers  très 
nécessaires  n'étaient  exercés  que  par  des  femmes.  L'emploi  des  femmes  dans  l'industrie 
était  fréquent  :  ou  bien  elles  se  mêlaient,  comme  apprenties  et  ouvrières,  aux  apprentis  et 
aux  ouvriers  de  certains  métiers;  en  ce  cas,  elles  étaient  moins  payées  que  les  hommes,  et 
l'accès  de  la  maîtrise  leur  était  le  plus  souvent  interdit;  ou  bien  elles  embrassaient  certaines 
professions  qui  leur  étaient  réservées  :  ainsi  il  y  avait  à  Paris  une  corporation  de  lingères, 
qui  avait  ses  «  maîtresses-jurées  ». 


i33 


La  Société  et  la  Monarchie. 


UN  ATELIER 

DE  MÉTIER  JURÉ. 


L- APPRENTI. 


entachés  du  «  vice  de  malefaçon  »,  Mais,  pour  les  maîtres  de  la  cor- 
poration, ce  n'était  pas  là  le  plus  important  :  ce  qu'ils  demandaient 
surtout,  c'était  que  l'égalité  fût  maintenue  entre  eux,  et  que  les  plus 
ambitieux  ou  les  plus  habiles  ne  pussent  pas  s'élever  au-dessus  des 
autres.  C'est  ainsi  qu'on  interdisait  sévèrement  aux  patrons  de 
s'enlever  mutuellement  leurs  clients  ou  leurs  ouvriers,  et  qu'on 
s'efforçait  de  limiter  strictement  dans  chaque  atelier  le  nombre  des 
apprentis  et  des  ouvriers.  La  surveillance  technique  de  la  fabrica- 
tion, aux  yeux  des  jurés,  avait  pour  principal  objet  d'empêcher  les 
innovations  secrètes  et  l'avilissement  des  prix.  La  sécurité  du  public 
était  le  but  apparent,  officiel;  mais  les  plus  ordinaires  mobiles  de  la 
vie  collective,  dans  la  corporation,  étaient  la  méfiance  et  la  jalousie,  et 
le  but  véritable  qu'on  poursuivait  était  la  suppression  de  la  concurrence. 

Les  métiers  capitalistes,  comme  ceux  des  bouchers  de  la  Grande 
Boucherie  de  Paris,  qui  louaient  leurs  étaux  et  vivaient  de  leurs 
rentes,  étaient  des  exceptions.  Au  moyen  âge,  le  mot  «  ouvrier  » 
s'applique  au  maître  aussi  bien  qu'à  l'employé  ;  et  en  effet,  en  règle 
générale,  le  patron  était  un  artisan  qui  travaillait  dans  son  atelier 
avec  quelques  apprentis  et  un  ou  deux  «  valets  ». 

Le  stage  d'apprenti  était  obligatoire,  sauf  en  de  rares  corporations, 
où  les  fils  de  maîtres  jouissaient  de  privilèges  tout  à  fait  exception- 
nels. L'apprenti  passait  avec  son  patron  un  contrat  qui  les  liait  tous 
deux  étroitement.  L'enfant  s'engageait  à  suivre  docilement  les  leçons 
de  son  maître  et  à  travailler  pour  lui  ;  ses  parents  ou  ses  protecteurs 
payaient  généralement  un  droit  d'apprentissage,  qui  atteignait  rare- 
ment cinq  ou  six  livres.  En  retour,  le  patron  promettait  d'apprendre 
à  l'enfant  toute  la  technique  du  métier,  de  l'entretenir  de  «  vivres, 
aliments,  feu,  lict  et  autres  nécessités  »,  et  de  le  traiter  paternelle- 
ment, ce  qui,  aux  yeux  des  hommes  du  moyen  âge,  n'excluait  pas  les 
salutaires  corrections  ;  un  arrêt  du  prévôt  de  Paris  nous  en  avertit  en 
termes  naïfs  :  saisi  d'une  contestation  entre  un  huchier  de  la  capitale 
et  Lorin  Alueil,  son  apprenti,  le  prévôt  ordonne  au  huchier  «  que  il 
traite  ledict  Lorin,  son  aprentiz,  comme  filz  de  preudomme  doit  estre, 
senz  le  faire  batre  par  sa  femme,  mais  le  bâte  lui-mesmes,  s'il  mes- 
prent*  ».  Lorsque  l'apprenti,  ainsi  formé  aux  bonnes  méthodes,  avait 
acquis  quelque  expérience,  on  lui  donnait  un  petit  salaire;  mais, 
quelles  que  fussent  son  intelligence  et  son  adresse,  il  restait  apprenti 
tout  le  temps  fixé  par  les  statuts  de  la  corporation  :  en  moyenne  trois 
ou  quatre  ans,  parfois  jusqu'à  dix  et  onze.  Maintenir  leurs  auxiliaires 
en  tutelle  et  payer  leurs  services  à  bas  prix,  le  plus  longtemps  pos- 


1.  Fagniez,  L'induslrie  à  Paris,  p.  69,  n  1. 


i34 


CHAP.    PREMIER 


La  misère  et  le  travail. 


sible,  était  évidemment  le  but  des  maîtres.  La  limitation  du  nombre 
des  apprentis  dans  chaque  atelier,  réglée  de  plus  en  plus  étroitement 
par  les  statuts  corporatifs  du  xiv  siècle,  avait  également  des  motifs 
tout  égoïstes  :  on  déclarait  qu'il  était  impossible  d'instruire  convena- 
blement plus  de  deux  ou  trois  enfants;  mais  ce  qu'on  craignait  sur- 
tout, c'était  l'accroissement  du  nombre  des  ouvriers,  capables  de 
s'établir  un  jour  et  de  devenir  des  concurrents;  c'était  aussi  le  succès 
d'un  maître  plus  actif  et  plus  entreprenant,  augmentant  sa  production 
en  prenant  chez  lui  plus  d'apprentis  :  on  ne  voulait  laisser  à  personne 
un  moyen  quelconque  de  développer  son  atelier. 

L'ouvrier,  son  apprentissage  une  fois  terminé,  et  à  moins  que, 
par  heureuse  chance,  il  ne  fût  promu  tout  de  suite  à  la  maîtrise,  deve- 
nait ce  qu'on  appelait  un  «  valet  ».  En  général,  les  statuts  corporatifs 
ne  limitaient  pas  le  nombre  des  valets  qu'on  pouvait  employer,  mais 
l'embauchage  était  soumis  au  contrôle  des  gardes  jurés,  afin  qu'une 
certaine  égalité  numérique  fût  maintenue  dans  le  personnel  des  divers 
ateliers.  Les  ouvriers,  comme  les  patrons,  subissaient  le  despotisme 
des  gardes  jurés  et  des  officiers  seigneuriaux  ou  municipaux  :  ceux 
qui  refusaient  de  s'enrôler  étaient  passibles  de  prison;  les  autorités 
édictaient  parfois  un  tarif  maximum  des  salaires  et  punissaient  les 
coalitions  tentées  par  les  valets  pour  hausser  le  prix  de  la  main- 
d'œuvre.  La  grève  et  môme  le  chômage  individuel  volontaire  étaient 
des  faits  délictueux. 

Tandis  que  Fapprenti  ne  changeait  de  maître  que  pour  des  motifs 
tout  à  fait  exceptionnels,  le  valet  était  engagé  pour  un  temps  assez 
court,  un  an,  un  mois,  voire  une  semaine,  une  journée.  Des  conven- 
tions privées  réglaient  les  salaires  et  les  conditions  de  travail  qui 
n'étaient  pas  prévues  dans  les  statuts.  La  durée  de  la  journée  ouvrière 
était  beaucoup  plus  variable  que  de  notre  temps,  parce  qu'elle  suivait 
les  saisons,  le  travail  de  nuit  étant  généralement  interdit.  La  journée 
de  travail  en  été  pouvait  atteindre  seize  heures;  en  hiver,  l'ouvrier 
travaillait  beaucoup  moins  longtemps,  et  était  moins  payé.  Le  travail 
était  rémunéré  soit  à  la  tâche,  soit  à  la  journée. 

Les  misères  de  la  vie  du  valet  étaient  compensées,  du  moins  au 
xm^  siècle  et  au  commencement  du  xiv%  par  la  facilité  qu'il  avait  de 
devenir  maître  à  son  tour.  A  cette  époque,  il  suffisait,  la  plupart  du 
temps,  pour  devenir  patron  dans  un  métier  juré,  d'avoir  amassé  quel- 
ques économies  et  d'avoir  bonne  réputation.  L'outillage  industriel 
était  si  peu  compliqué  que  les  frais  d'établissement  étaient  minimes. 
Les  gardes  jurés,  parfois,  exigeaient  que  la  capacité  de  Faspirant- 
patron  fût  prouvée  par  un  petit  examen,  ou  par  la  confection  d'un 
chef-d'œuvre;  mais  on  n'avait  pas  encore  l'idée  de  chercher  dans  ces 


LE  VALET. 


L'EMBAUCHAGE. 


LE  CONTRAT 
DE  TRAVAIL. 


DUREE 

DE  LA  JOURNÉE 

DE  TRA  VAIL. 


V ACCÈS 
A  LA  MAÎTRISE. 


i35  ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LA  GUERRE 
DE  CENT  ANS 
ET  LES  MÉTIERS. 


AFFERMISSEMENT 
DU  SYSTÈME 
CORPORATIF. 


DIFFICULTE 

D'ARRIVER 

A  LA   MAÎTRISE. 


épreuves  un  moyen  de  limiter  le  nombre  des  maîtrises  et  d  en  réserver 
l'accès  aux  fils  de  patrons.  Certains  statuts  antérieurs  à  la  guerre  de 
Cent  Ans  débutent  par  une  formule  qui  résume  bien  les  conditions 
exigées  alors  pour  l'ouverture  d'un  atelier  :  quiconque  veut  être 
maître  «  estre  le  puet,  s'il  set  faire  le  mestier  et  a  de  quoi  ». 

Telle  était,  vers  le  milieu  du  xiV  siècle,  l'organisation  des  métiers. 
Ils  eurent  beaucoup  à  souffrir  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  Les  villes,  il 
est  vrai,  furent  moins  malheureuses  que  les  campagnes;  mais  le  com- 
merce étant  interrompu,  les  industries  urbaines  n'alimentaient  plus 
que  la  consommation  locale,  elle-même  fort  affaiblie.  Chacun  restrei- 
gnait ses  dépenses  et  enfouissait  son  argent.  Beaucoup  de  corpora- 
tions disparurent  dans  ce  cataclysme,  soit  que  tous  les  ateliers  se  fus- 
sent fermés,  soit  que  la  liberté  du  travail  fût  reconnue  nécessaire  par 
l'autorité.  Ainsi  à  Chartres,  en  1416,  le  bailli,  en  considération  de  la 
misère  et  du  dépeuplement  de  la  ville,  proclama  la  liberté  du  com- 
merce et  de  l'industrie. 

La  corporation  survécut  cependant;  il  est  même  probable  qu'elle 
fut  bienfaisante  pendant  la  crise,  et  qu'elle  empêcha  maints  artisans 
de  mourir  de  faim,  grâce  à  la  solidarité  qu'elle  créait  entre  ses  mem- 
bres. Dès  que  la  paix  fut  rétablie,  les  anciens  métiers  jurés  se  réorga- 
nisèrent en  foule  et  demandèrent  de  nouveaux  statuts.  Certains  d'entre 
eux  se  dédoublèrent.  Enfin  beaucoup  de  métiers  libres  entrèrent  dans 
les  cadres  du  système  corporatif.  Ainsi,  dans  la  seule  ville  de  Poi- 
tiers, de  1455  à  1497,  douze  corporations  furent  créées  ou  rétablies. 
Charles  VII,  voulant  rendre  à  la  draperie  de  Bourges  son  ancienne 
prospérité,  ne  vit,  comme  les  intéressés,  qu'un  remède  :  en  faire  un 
métier  juré.  Les  statuts  rédigés  à  cette  époque  n'introduisirent  pas 
dans  la  vie  industrielle  plus  de  liberté,  plus  d'air;  au  contraire  ils  la 
resserrèrent,  l'enlacèrent  d'étroits  règlements.  Au  sortir  d'un  siècle 
d'anarchie,  le  «  principe  d'autorité  »  triompha  partout,  aussi  bien  dans 
le  travail  qu'en  politique.  Non  seulement  la  technique  de  la  fabrication 
fut  fixée  officiellement  avec  beaucoup  plus  de  minutie,  non  seulement 
la  propriété  industrielle  fut  strictement  garantie  par  l'emploi  général 
de  l'enseigne  et  de  la  marque  de  fabrique,  mais  les  patrons,  avides  de 
rétablir  rapidement  la  prospérité  de  leurs  ateliers,  cherchèrent  tous 
les  moyens  d'empêcher  la  concurrence.  Les  principes  égoïstes  que 
recelait  déjà  l'organisation  des  métiers  au  xiii^  siècle  se  développèrent 
irrésistiblement,  et  le  système  corporatif  devint  beaucoup  plus  dur. 

Le  chemin  qui  conduisait  à  la  maîtrise  se  couvrit  d'obstacles 
et  de  chausse-trapes.  Quelques  jurandes,  brutalement,  fermèrent  les 
portes  :  à  Poitiers,  les  bouchers  et  les  serruriers  décidèrent  que  les 


i36 


CHAP.    PREMIER 


La  misère  et  le  travail. 


fils  et  les  gendres  des  patrons  pourraient  seuls  devenir  patrons.  Mais 
le  plus  souvent  on  eut  recours  à  des  artifices.  On  rendit  les  frais 
d'établissement  plus  considérables,  pour  écarter  les  candidats  :  un 
nouveau  maître  devait  faire  un  cadeau  à  la  corporation,  un  cadeau  à 
la  confrérie  \  offrir  un  banquet  aux  patrons  qui  exerçaient  le  même 
métier  dans  la  ville  et  les  faubourgs;  les  officiers  locaux,  de  leur  côté, 
exigeaient  des  présents  pour  eux,  pour  la  ville,  pour  les  hôpitaux. 
Les  fils  et  les  gendres  des  maîtres  étaient  exemptés  de  la  plupart  de 
ces  charges.  Un  moyen  encore  plus  radical  de  se  débarrasser  des  aspi- 
rants indiscrets  fut  l'obligation,  désormais  générale,  du  «  chef- 
d'œuvre  »  :  pour  être  déclaré  apte  à  la  maîtrise,  un  serrurier  devait 
fabriquer  une  clef  et  une  serrure  d'un  certain  modèle  ;  un  menuisier 
devait  façonner  une  pièce  de  bois  de  chêne,  faire  un  coffre  et  un 
banc;  un  sculpteur  devait  tailler  une  statuette  de  dimensions  fixées. 
Or,  parfois,  la  fabrication  entraînait  de  grands  frais,  durait  plusieurs 
semaines  ou  même  davantage,  et  pendant  ce  temps  l'ouvrier  ne 
gagnait  rien  et  devait  payer  les  maîtres-gardes  chargés  de  le  sur- 
veiller. Enfin  son  chef-d'œuvre  était  soumis  à  l'acceptation  des  jurés, 
qui  commettaient  souvent  de  criantes  injustices.  On  pouvait,  il  est 
vrai,  en  appeler  aux  autorités  locales,  mais  celles-ci  ne  réussissaient 
guère  à  contrarier  les  habitudes  de  népotisme  des  patrons.  Les  statuts 
mêmes  accordaient  aux  fils  de  maîtres  toutes  sortes  de  facilités; 
l'épreuve  du  chef-d'-œuvre  n'était  souvent  pour  eux  qu'une  formalité. 
Ainsi,  au  xv*  siècle,  une  oligarchie  héréditaire  de  patrons  tendit 
à  se  constituer  dans  chaque  métier  juré.  Un  prolétariat  de  salariés 
naquit;  une  question  sociale  se  posa-.  Les  maîtres  et  les  ouvriers, 
il  est  vrai,  vivaient  côte  à  côte,  étaient  rapprochés  étroitement  par  le 
travail  de  l'atelier,  les  repas  en  commun,  les  cérémonies  de  la  con- 
frérie, mais  cette  famiharité  n'empêchait  pas  le  choc  des  intérêts  con- 
traires. Les  préambules  des  statuts  eux-mêmes  font  fréquemment  allu- 
sion aux  perpétuelles  contestations  entre  maîtres  et  valets.  Les  patrons 
reprochaient  durement  aux  ouvriers  leurs  malfaçons,  qui  risquaient 
d'attirer  l'attention  des  jurés;  ils  dénonçaient  les  coalitions  que  les 
salariés  formaient,  en  dépit  de  tous  les  règlements,  pour  obtenir  une 
hausse  du  prix  de  la  main-d'œuvre  ou  une  réduction  des  heures 
de  travail.  Les  ouvriers,  de  leur  côté,  se  plaignaient  d'être  exploités  : 
les  prix  des  marchandises,  par  exemple,  haussaient  et  les  salaires 
étaient  maintenus  à  leur  ancien  taux;  dans  les  confréries,  les  patrons 


LA  QUESTION 

SOCIALE 

AU  XV^  SIÈCLE. 


1.  Sur  les  confréries,  voir  le  t.  III,  i"  partie,  p.  /i02.  Les  confréries  de  métiers,  dont  un 
grand  nombre  avaient  disparu  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans,  se  multiplièrent  au  xv°  siècle. 

2.  Une  question  sociale  s'était  posée  dès  le  xiu»  siècle  dans  les  pays  d'industrie  inten- 
sive, comme  la  Flandre. 


i37 


La  Société  et  la  Monarchie. 


VIE  NOMADE 
DES  OUVRIERS. 


LE  TOUR 
DE  FRANCE 
ET  LE  COMPA- 
GNONNAGE. 


prétendaient  encore  dominer  sans  contrôle,  disposer  à  leur  gré  de  la 
caisse  de  secours  mutuels.  Ces  débats  étaient  bien  anciens,  mais  ils 
s'étaient  singulièrement  envenimés  depuis  que  Taccès  de  la  maîtrise 
était  devenu  difficile,  et  que,  de  plus  en  plus,  les  maîtres  formaient 
une  classe  supérieure  et  à  demi  fermée.  Les  textes  judiciaires  du 
XV*  siècle  nous  montrent  de  furieuses  colères  déchaînées. 

Cette  mésintelligence  croissante  entre  maîtres  et  valets  eut  deux 
conséquences  importantes  :  les  salariés  se  déplacèrent  plus  sou- 
vent, et,  en  second  lieu,  ils  cherchèrent  à  former  entre  eux  des 
associations  d'où  les  maîtres  étaient  exclus.  Fréquemment  l'ouvrier 
ne  renouvelait  pas  son  contrat  de  louage,  a(bandonnait  la  corpora- 
tion, la  ville.  Il  n'est  pas  douteux  que  la  guerre  de  Cent  Ans,  par 
les  misères  et  les  ruines  qu'elle  provoqua,  n'ait  grandement  con- 
tribué à  répandre  ces  habitudes.  Les  demandes  de  main-d'œuvre 
étaient  rares;  les  artisans,  qui  pouvaient  émigrer  bien  plus  facilement 
que  les  paysans,  allaient  de  ville  en  ville  chercher  du  travail.  Les 
catastrophes  subites,  le  pillage  des  villes  prises  d'assaut  ou  même  la 
dévastation  des  campagnes,  qui  privait  de  matières  premières  cer- 
taines industries,  telles  que  la  teinture^  provoquaient  de  véritables 
exodes  de  travailleurs.  Les  malheurs  publics  amenaient  ainsi  entre 
les  villes  et  les  provinces  des  échanges  de  population  industrielle, 
qui,  du  reste,  n'ont  pas  laissé  de  produire  d'heureux  effets.:  bien  des 
secrets  locaux  de  fabrication  ont  dû  ainsi  se  divulguer  par  toute 
la  France.  Une  fois  la  paix  revenue,  ces  coutumes  de  vie  nomade 
persistèrent.  Un  document  de  1469  résume  la  biographie  d'un  cer- 
tain Jean  Pyot,  Parisien.  Jusqu'à  dix-huit  ans,  il  est  resté  en  appren- 
tissage chez  un  pourpointier  : 

Après  qu'il  a  esté  congnoissant  Testât  et  industrie  du  mestier,  s'en  est  aie 
par  le  pais  pour  acquérir  quelque  bonne  fortune,  et  mesmement  en  la  ville  de 
Bruges  ou  il  a  demouré  aucun  temps,  besongnant  dudit  mestier  Et  après  il 
est  venu  demeurer  en  la  ville  d'Arras,  ouquel  lieu  il  a  semblablement  besongné 
de  sondit  mestier,  et  tellement  s'i  est  gouverné  qu'il  a  esté  marié  à  une  bonne 
fille  dudit  lieu,  laquelle  il  a  amenée  demourer  en  ceste  dite  ville  de  Paris,  trois 
ans  a  ou  environ. 


C'est  donc  à  l'époque  de  l'invasion  anglaise  qu'il  faut  chercher 
les  origines  du  célèbre  «  Tour  de  France  ».  En  se  détachant  ainsi  du  lieu 
natal  et  de  la  corporation  où  ils  avaient  fait  leur  apprentissage,  les 
ouvriers  se  créèrent  une  vie  plus  libre,  plus  variée,  mais  incertaine 
et  souvent  misérable.  Leur  existence  devint  presque  aussi  hasardeuse 
que  celle  des  «  maneuvres  »,  pauvres  hères  qui  n'avaient  jamais  appris 
méthodiquement  aucun  métier,  et  erraient  à  la  recherche  de  quelque 
besogne  facile.  Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  qu'ils  aient  cherché  à 


<   i38  ) 


CHAP.  PREMIER  La  misèi'e  et  le  travail. 

s'associer  pour  se  prêter  une  aide  mutuelle.  Le  «  compagnonnage  » 
naquit  ou  se  développa  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans,  non  seulement 
parce  que  les  ouvriers  ne  trouvaient  plus  dans  la  corporation  et  la 
confrérie,  dominées  par  une  oligarchie  de  patrons,  une  protection 
suffisante  de  leurs  intérêts  propres',  mais  aussi  parce  qu'ils  étaient 
fréquemment  en  voyage,  exposés  alors  à  tous  les  risques  de  la  misère 
et  à  tous  les  périls  des  grands  chemins.  Les  ouvriers  constituèrent 
donc,  probablement  dès  le  xiv*  siècle,  de  vastes  associations  de  com- 
pagnons, qui  n'avaient  point  le  caractère  local  des  corporations.  Les 
artisans  de  chaque  métier  formaient  autant  que  possible  un  seul 
«  devoir  ».  Ces  associations,  mal  vues  des  patrons  et  des  autorités, 
étaient  essentiellement  secrètes.  Les  compagnons  du  même  devoir, 
par  exemple  les  Francs-Maçons,  se  reconnaissaient  à  des  signes  mys- 
térieux et  s'entr'aidaient;  on  procurait  du  travail  au  nouvel  arrivé, 
on  prêtait  de  l'argent  au  confrère  misérable.  L'histoire  de  ces  débuts 
du  compagnonnage  français  est  d'ailleurs  très  obscure  :  aucun  texte 
antérieur  au  xvr  siècle  ne  nous  en  parle,  et  les  traditions  qui  s'éta- 
blirent sur  les  origines  de  ces  associations  sont  toutes  légendaires^. 

Dans  la  reprise   du   travail   industriel  à   la   fin   du   règne   de  charles  vu 

Charles  VII,  dans  la  vigoureuse  résurrection  du  système  corporatif,  ^^  vindustrie. 
quel  est  le  rôle  du  roi?  Son  intervention  n'est  pas  très  active.  Ce  qui 
apparaît  le  plus  clairement,  c'est  qu'il  veut  surveiller  les  corpora- 
tions et  en  tirer  un  peu  d'argent.  Le  prestige  de  la  couronne  est 
devenu  tel  que,  de  toutes  parts,  les  métiers  jurés  lui  demandent  la 
confirmation  de  leurs  statuts  anciens  ou  nouveaux.  Le  roi  ne  les 
confirme  qu'à  condition  d'y  voir  figurer  certaines  clauses  qui  forti- 
fient son  autorité  et  enrichissetnt  le  Trésor  :  une  part  des  amendes 
doit  lui  revenir,  les  maîtres  doivent  prêter  serment  au  roi,  devant 
la  cour  de  bailliage  ou  à  la  prévôté;  les  assemblées  de  corporations 
et  de  confréries  ne  peuvent  se  tenir  qu'en  présence  d'un  sergent 
royal.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des  mesures  de  police  et  de  fiscalité, 
qui  ne  sont  même  pas  toutes  des  innovations.  L'autonomie  des  cor- 
porations n'est  pas  encore  menacée. 

A  aucune  époque,  d'ailleurs,  les  rois  ne  s'occupèrent  de  réformer 
et  d'améliorer  sérieusement  l'organisation  corporative.  Ils  songèrent 
à  protéger  le  public  contre  les  monopoles  abusifs,  les  industries 
nationales  contre  la  concurrence  étrangère,  mais  non  à  corriger  les 

1.  En  quelques  endroits,  il  se  forma  des  confréries  d'ouvriers,  d'où  les  patrons  étaient 
exclus.  C'était  un  fait  assez  rare. 

2.  Le  règlement  général  de  la  Franc-Maçonnerie  allemande  date  de  i^Sg  (Martin  Saint- 
Léon,  Le  Compagnonnage,  1901).  M.  Martin  Saint-Léon  suppose  que  ie  compagnonnage 
remonte  en  France  jusqu'au  .xii"  siècle. 

i   i3g  y 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  h 

vices  internes  du  système.  Ces  vices  ne  firent  que  s'accentuer  jusqu'à 
la  fin  de  l'ancien  régime  :  les  maîtrises  devinrent  moins  abordables, 
les  statuts  plus  méticuleux,  à  mesure  justement  que  les  maîtrises  et 
les  statuts  furent  moins  nécessaires. 
DÉFAUTS  Au  moyen  âge,  la  corporation  avait  sa  raison  d'être.  Il  n'y  a 

ET  AVANTAGES  DE  pas  licu  d'admircr  une  institution  qui  entrava  le  progrès  industriel, 
LA  coBPOBATioN  coudamua  les  hommes  d'initiative  et  les  esprits  inventifs  à  la  médio- 
A  0  EN  AGE.  ç^Yiié,  autoHsa  une  brutale  exploitation  des  adolescents  et  finalement 
aboutit  à  la  création  d'un  prolétariat  ;  mais  on  comprend  qu'elle  se 
soit  développée  et  qu'elle  ait  rendu  des  services  :  à  ses  origines,  elle 
a  défendu  les  artisans  contre  l'oppression  seigneuriale;  dans  la  suite, 
par  le  monopole  qu'elle  conférait,  elle  assurait  le  pain  quotidien  à 
ses  membres,  lorsque  les  temps  redevenaient  durs;  par  ses  règle- 
ments de  fabrication,  elle  a  entretenu  la  routine',  mais  aussi  le 
dédain  de  l'œuvre  bâclée.  L'industrie  française,  notamment  au 
XV*  siècle,  avait  bonne  renommée  en  Occident.  L'auteur  du  Débat 
des  hérauts  d'armes  de  France  et  d'Angleterre-  établit  que  la  France 
surpasse  l'Angleterre  pour  les  «  mestiers  mécaniques  ».  Nous  avons, 
dit  le  héraut  de  France  à  son  adversaire,  «  meilleurs  draps,  plus  fins 
et  mieulx  tains,  soit  à  Rouen,  Montivillier,  à  Paris,  à  Bourges,  ou  en 
autres  villes  où  l'on  fait  drapperie  ;  et  se  vendent  communément  les 
fins  draps  un  escu  ou  deux  l'aulne  plus  que  les  vostres  ».  L'orfè- 
vrerie française  était  également  célèbre. 
VIE  DE  vouvRiER.  Lc  sort  dc  l'ouvrier  était-il  plus  dur  que  de  nos  jours?  Nous 
lEs  SALAIRES.  possédous  dcs  documeuts  sur  les  salaires  au  moyen  âge  ;  ils  permet- 
tent de  constater  que  les  gages  des  ouvriers,  malgré  les  interventions 
officielles,  subissaient  les  mêmes  fluctuations  qu'aujourd'hui,  selon 
que  la  main-d'œuvre  était  plus  abondante  ou  plus  rare  :  la  guerre 
de  Cent  Ans  a  dû  évidemment  exercer  sur  la  rémunération  du  travail 
beaucoup  plus  d'influence  que  les  tarifs  des  municipalités  et  les 
ordonnances  royales.  Mais  ces  documents  sur  les  salaires  sont  trop 
fragmentaires  et  d'une  interprétation  trop  malaisée  pour  autoriser  des 
statistiques  et  des  conclusions  précises.  On  ne  peut  pas  déterminer 
avec  sûreté  quel  était  le  rapport  moyen  entre  les  salaires  et  le  prix  des 
vivres  et  des  objets  usuels.  Il  paraît  certain  cependant  que  l'ouvrier 
avait  alors  moins  de  confortable,  moins  de  besoins  aussi  qu'en  notre 
temps;  son  alimentation,  par  exemple,  était  moins  riche  :   de  ces 

1. 11  ne  faut  pas  d'ailleurs  exagérer  les  méfaits  de  la  réglementation  industrielle  au  moyen 
âge.  Bien  souvent,  les  maîtres  de  la  corporation  s'entendaient  pour  laisser  tomber  en 
désuétude  les  règles  gênantes,  et  les  modifications  officielles  des  statuts  ne  faisaient  que 
consacrer  des  changements  de  fait  déjà  anciens  (Cf.  Fagniez,  Rev.  historique,  t.  LXXVI, 
1901,  p.  i5o  et  suiv.). 

2.  Traité  composé  vers  i456,  édité  par  L.  Pannier  et  P.  Meyer,  1877. 

t    140    > 


CHAP.   PREMIER 


La  misère  et  le  travail. 


indices  généraux  on  peut  conclure  qu'en  somme,  il  gagnait  moins. 

Une  des  causes  les  plus  évidentes  de  cette  infériorité  du  gain 
annuel  était  la  quantité  excessive  des  jours  de  chômage,  abus  d'ail- 
leurs aussi  préjudiciable  aux  maîtres  qu'aux  valets.  Au  xv*^  siècle, 
outre  les  dimanches,  il  y  avait  une  cinquantaine  de  jours  de  fêtes 
obligatoires  par  année,  et  l'ouvrier  qui  violait  le  repos  imposé  par 
l'Église  était  traduit  devant  le  tribunal  de  l'officialité;  les  ouvriers 
chargés  de  famille  et  prévoyants  se  plaignaient  de  ces  repos  forcés 
et  ne  respectaient  pas  toujours  la  loi  de  l'Église*,  mais  la  grande 
majorité  ne  travaillait,  somme  toute,  que  cinq  journées  par  semaine 
en  moyenne. 

Les  compagnons  du  xv*'  siècle  étaient  peut-être  plus  misérables 
que  les  ouvriers  de  notre  temps,  mais  ils  paraissent  avoir  joui  d'une 
insouciance  qui  guérissait  bien  des  maux.  Aux  jours  de  chômage, 
on  allait  à  la  foire  voisine,  regarder  les  bateleurs  et  les  comédiens  ; 
on  jouait  aux  boules,  aux  quilles,  surtout  à  la  paume.  Les  sociétés 
joyeuses  étaient  nombreuses,  et  les  grandes  fêtes  populaires  étaient 
plus  fréquentes  qu'à  notre  époque.  De  temps  en  temps,  on  jouait  un 
mystère-  plus  rarement,  c'était  l'entrée  solennelle  du  roi  ou  d'un 
grand  personnage,  motif  de  longues  réjouissances  pour  la  population 
de  la  ville  et  de  la  région.  Chaque  métier  avait  sa  fête  annuelle,  et 
l'anniversaire  du  saint  de  la  corporation  était  le  prétexte  de  banquets 
gigantesques.  A  Chatellerault,  le  jour  de  la  Trinité,  les  bouchers  et 
les  cordonniers,  à  cheval,  armés  d'une  lance,  se  disputaient  l'honneur 
de  renverser  une  «  quintaine  »  au  milieu  de  rires  homériques  ;  le  lende- 
main, les  meuniers  faisaient  des  joutes  sur  la  Vienne.  Les  compagnies 
d'archers  et  d'arbalétriers  donnaient  de  grandes  fêtes,  auxquelles  par- 
ticipaient les  délégués  d'une  foule  de  villes  :  les  registres  municipaux 
de  Compiègne  nous  apprennent  que  le  10  juillet  1428,  en  pleine 
période  de  guerres  et  de  misères,  un  messager  de  la  ville  de  Gand 
vint  inviter  les  habitants  pour  le  Jeu  de  l'Arc,  qui  devait  avoir  lieu 
le  10  août.  Enfin  chaque  ville  célébrait  annuellement  une  ou  plusieurs 
fêtes  :  c'est  ainsi  que,  le  8  mai,  Orléans  commémorait  sa  délivrance. 

Au  xv^  siècle  comme  aujourd'hui,  les  ouvriers  fréquentaient  le 
cabaret,  et  les  moralistes  se  lamentaient  de  les  voir,  le  dimanche, 
gaspiller  le  gain  de  la  semaine  et  rentrer  ivres  à  la  maison.  Nicolas 


CHOMAGES. 


FETES 
POPULAIRES. 


LE  DIMANCHE 
AU  CABARET. 


1.  Vers  1426,  «  aucuns  bourgeois  de  la  ville  de  Paris  »  adressèrent  une  supplique  à  la 
Faculté  de  Théologie,  pour  qu'elle  fît  observer  le  repos  des  dimanches  et  des  jours  de  fête, 
«  notoirement  et  publiquement  trespassé  et  méprisé  en  ce  royaume  par  plusieurs  (beaucoup 
de)  gens  de  mestier  et  marchandise,....  les  uns  soubs  couleur  de  leur  pauvreté  et  indigence, 
les  autres  par  la  nécessité  de  vie  humaine,  comme  vendeurs  de  chair  et  autres  vivres,  les 
autres  soubs  couleur  de  charité,  et  de  relever  les  laboureurs  et  gens  de  mestier  qu'ils  ne 
perdent  leurs  journées....  >.  (Denifle,  Charlularium  Universitalis  Parisiensis,  t.  IV,  n"  2702). 


(    141    > 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LITRE  u 


GROSSIERETE 
DES  MŒURS. 


de  Glamanges  nous  dit,  dans  son  traité  Sur  la  nécessité  de  ne  pas 
instituer  de  nouvelles  fêtes  : 

Ces  gens-là  passent  le  saint  jour  à  la  taverne.  Ils  s'y  réunissent  depuis  le 
lever  du  soleil,  et  y  restent  souvent  jusqu'au  milieu  de  la  nuit.  Là  ils  jurent, 
parjurent,  blasphèment  Dieu  et  tous  les  saints,  crient,  se  disputent,  chantent, 
font  du  bruit,  du  vacarme,  se  conduisent  comme  des  fous  furieux.  On  s'occupe 
aussi  de  ses  affaires,  on  achète,  on  traite,  on  se  gage,  on  s'accorde,  on  se 
désaccorde,  on  fait  la  paix,  on  prépare  des  procès,  on  se  tend  des  pièges,  et 
celui  qui  a  le  mieux  trompé  l'autre  est  proclamé  par  toute  l'assistance  le  plus 
intelligent.  Pour  chaque  affaire,  on  boit  abondamment  du  vin.  Pendant  ce 
temps,  les  malheureuses  femmes  et  les  pauvres  enfants,  pour  qui  ce  n'est  pas 
un  jour  de  fête,  jeûnent  à  la  maison.  Ils  doivent  souffrir  de  la  faim  presque 
toute  la  semaine,  et  paient  ces  débauches  des  jours  de  fêtes  avec  des  larmes 
et  des  sanglots  et  souvent  avec  des  coups. 

Le  niveau  de  la  moralité  populaire  n'était  certes  pas  élevé.  Les 
articles  de  quelques  statuts  corporatifs,  proscrivant  les  ouvriers 
dévergondés,  ne  prouvent  pas  que  les  bonnes  mœurs  fussent  habi- 
tuelles :  ils  prouvent  seulement  qu'on  tâchait  de  réagir  contre  les 
mauvaises.  Mais,  à  vrai  dire,  la  grossièreté  est  universelle  au  xV^  siècle. 
Si  les  ouvriers  sont  ivrognes  et  libertins,  débauchent  souvent  la 
femme  ou  la  fille  de  leur  patron,  dépensent  en  une  fois  tout  leur 
salaire  dans  les  tripots  et  les  «  étuves  »,  s'ils  sont  querelleurs  et 
brutaux,  s'ils  versent  aisément  le  sang,  il  faut  convenir  qu'ils  ne 
trouvent  pas,  en  regardant  au-dessus  d'eux,  le  modèle  de  mœurs 
très  différentes  et  que  l'Église  elle-même  leur  fournit  le  lamentable 
exemple  de  tous  les  scandales. 


IV.  —  LES  MINES  ET  LA  CONDITION  DES  MINEURS  * 


CARACTERES 
PARTICULIERS 
DE  L'INDUSTRIE 
MINIÈRE 


L'INDUSTRIE  minière  prend  au  xv''  siècle  quelque  importance 
en  France.  Elle  échappe  aux  cadres  du  système  corporatif.  Elle 
présente  déjà  certains  caractères  de  la  grande  industrie  :  elle  emploie 
de  nombreuses  équipes  d'ouvriers,  exige  d'assez  grosses  mises  de 
fonds,  provoque  des  associations  de  capitalistes,  des  combinaisons 
financières  variées. 

1.  Ouvrages  a  consulter.  Il  n'y  a  pas  d'étude  d'ensemble.  Le  mémoire  de  S.  Luce  sur 
L'exploilalion  des  mines  et  la  condition  des  ouvriers  mineurs  en  France  au  X F' sièc/e,  Revue 
des  Quesl.  historiques,  t.  XXI,  1877,  ne  concerne  en  réalité  que  les  mines  confisquées  sur 
Jacques  Cœur.  Poyet,  Documents  pour  servir  à  l'histoire  des  mines  des  environs  de  Lyon 
{XV'-XIX'  siècle),  Mém.  de  l'Acad.  de  Lyon,  Classe  des  Sciences,  t.  XI,  i86i.  J.  Roman, 
L'exploitation  des  mines  dans  les  Alpes  au  moyen  âge,  i886.  Ach.  Bardon,  L'exploitation  du 
bassin  d'Alais  sous  l'ancien  régime,  1898.  J-  Voux,  Les  mines  de  charbon  de  Boussagues, 
Bulletin  historique  et  philologique,  1899.  Quantin,  L'exploilalion  du  minerai  de  fer  dans 
VYonne,  Annuaire  de  l'Yonne,  1846. 

t    142   > 


CHAP.   PREMIER 


La  misère  et  le  travail. 


L'emploi  de  plus  en  plus  fréquent  des  métaux  devait  nécessaire- 
ment amener  ce  progrès  de  Texploitation  minière.  L'orlevrerie  était 
en  pleine  prospérité.  La  moindre  petite  ville  avait  plusieurs  orfèvres; 
ils  fabriquaient  toutes  sortes  d'objets  que  plus  tard  on  fit  de  pré- 
férence en  verre  et  en  faïence  :  gobelets,  ccuelles,  tasses,  plats. 
La  transformation  de  costume  militaire,  qui  était  devenu  pour  les 
cavaliers  une  complète  carapace  de  métal,  et  Tavènement  de  la  grosse 
artillerie  augmentèrent  singulièrement  la  consommation  du  fer,  du 
cuivre  et  de  Tétain,  et  même  de  l'argent  et  de  l'or,  car  la  noblesse 
déployait  un  grand  luxe  dans  ses  armures.  Dans  beaucoup  de  pro- 
vinces, notamment  en  Normandie,  en  Champagne,  en  Lyonnais  et 
en  Forez,  en  Dauphiné,  en  Languedoc,  on  constate,  au  xv*=  siècle, 
l'existence  de  «  forges  à  faire  fer  »  et  de  «  forges  à  faire  acier  », 
mues  par  des  chutes  d'eau  :  la  «  forge  à  l'eau  »  remplace  la  «  forge 
à  pied  ».  En  1455,  Charles  VII  exempte  d'impôts  les  maîtres  des 
forges  à  fer.  Enfin  le  numéraire  s'est  tellement  raréfié,  la  disette  des 
métaux  précieux  commence  à  devenir  un  si  inquiétant  problème 
financier  que  les  princes  font  soigneusement  exploiter  les  mines  de 
plomb  argentifère  et  rechercher  les  paillettes  d'or  charriées  par 
quelques  rivières.  On  nous  dit,  dans  le  Débat  des  hérauts  d'armes, 
que  les  affineurs  trouvent  de  l'or  dans  le  Rhône,  la  Vienne  et  quel- 
ques autres  rivières. 

Très  souvent  la  recherche  des  gisements  se  fait  au  hasard.  On 
pratique  des  fouilles  en  des  endroits  oîi  nous  savons  maintenant  qu'il 
était  impossible  de  rien  trouver.  Il  y  a  cependant  des  spécialistes 
moins  maladroits.  Le  duc  Jean  V  nous  parle  d'un  «  Claux  Latreba, 
des  pays  d'Almaigne  »,  qui  est  venu  s'établir  en  Bretagne  et  y 
découvre  des  gisements  '.  Les  Allemands  étaient  particulièrement 
experts  en  matière  d'exploitation  minière  et  de  fonte  des  métaux. 

Au  xv*"  siècle,  le  roi,  ou,  dans  les  pays  indépendants  comme  la 
Bretagne,  le  prince,  perçoit  une  partie  du  métal  extrait  dans  les 
domaines  de  ses  vassaux'.  Les  baillis  royaux  n'accordent  l'autorisation 
d'exploiter  une  mine  que  si  le  requérant  s'engage  à  livrer  au  roi  un 
dixième  du  métal.  Souvent  une  seule  personne  obtient  le  monopole 
de  recherche  et  d'exploitation  dans  toute  une  région,  sauf  indemnité 
aux  propriétaires  du  sol.  Ainsi  Claude  Coct,  bourgeois  de  Grenoble, 
gagna  une  fortune  en  se  faisant  concéder  les  mines  de  la  châtellenie 
de  rOisans.  Charles  VII  donna  à  Jacques  Cœur,  pour  deux  cents 
livres  par  an,  la  ferme  des  mines  d'argent,  de  cuivre  et  de  plomb  du 

1.  Lettres  et  mandements  de  Jean  V,  Archives  de  Bretagne,  t.  VI,  n"  i552. 

2.  On  trouvera  un  résumé  de  la  législation  des  mines  au  xV  siècle  dans  Grar,  Histoire 
de  la  recherche  de  la  houille  dans  le  Hainaut  français,  dans  la  Flandre  française  et  dans  l'Ar- 
tois, t.  I,  i8/l7. 


DEVELOPPEMENT 
DE  LA  MÉTAL- 
LURGIE. 


EMPIRISME 
DES  FOUILLES. 


SYSTEME 
DE  CONCESSION. 


i43 


La  Société  et  la  Monarchie. 


PERSONNEL 
ET  MÉTHODES. 


ASPECT 
D'UN  CENTRE 
MINIER.  CONDITION 
DES  MINEURS. 


Lyonnais  et  du  Beaujolais;  Cœur  s'associa,  pour  les  exploiter,  avec 
deux  marchands  de  Lyon,  Jean  et  Pierre  Baronnat.  Dès  l'année  1237, 
on  voit  des  mines  de  charbon  de  Boussagues,  en  Languedoc,  exploi- 
tées par  une  véritable  compagnie,  qui  a  deux  chefs,  signataires  de 
l'acte  passé  avec  le  seigneur  de  la  terre.  Ils  traitent  en  leur  nom  et  au 
nom  de  «  porsonniers  »  qui  ont  des  intérêts  dans  l'affaire.  Le  seigneur 
se  réserve  un  neuvième  du  produit  de  la  mine.  On  constate,  dès  le 
commencement  du  xiv^  siècle,  que  certains  habitants  de  Boussagues 
ont  prêté  de  l'argent  pour  développer  l'exploitation,  et  que  la  com- 
pagnie leur  sert  des  rentes  en  charbon.  Cette  organisation  est  encore 
florissante  à  la  fin  du  xv'=  siècle. 

Les  traditions  léguées  par  l'antiquité  pour  l'exploitation  des  gise- 
ments métalliques  n'ont  pas  été  oubliées  au  moyen  âge.  Dans  les 
mines  importantes,  le  travail  est  méthodique.  Un  règlement  fait  en 
1455  par  le  procureur  général  Jean  Dauvet  pour  les  mines  du  Lyon- 
nais, confisquées  sur  Jacques  Cœur,  nous  montre  à  la  besogne  un 
personnel  complet  :  gouverneur,  contrôleur  des  recettes  et  des 
dépenses,  comptables,  inspecteurs,  «  maîtres  de  montagne  »,  «  ouvriers 
de  marteau  »,  manœuvres  chargés  des  gros  travaux,  charpentiers  pour 
le  boisage  des  galeries.  Les  ouvriers  de  marteau  forment  des  équipes 
qui  se  succèdent  régulièrement.  Ils  travaillent  à  la  chandelle,  avec 
des  coins  et  des  marteaux. 

Comme  de  nos  jours,  la  découverte  d'une  mine  au  moyen  âge 
créait  un  centre  industriel  et  même  agricole.  A  la  surface  du  sol 
exploité  on  bâtissait  des  ateliers,  non  seulement  pour  assurer  aux 
ouvriers  un  outillage  en  bon  état,  mais  pour  fondre  et  affiner  les 
métaux.  Enfin  on  construisait  des  maisons  d'habitation.  Le  personnel 
des  mines  que  possédait  Jacques  Cœur  avait  une  existence  confor- 
table. Il  recevait  des  gages  élevés*  ;  on  lui  fournissait  une  alimentation 
de  premier  choix,  un  logis  commun  bien  chauffé,  l'éclairage,  le  blan- 
chissage, le  vêtement,  les  soins  médicaux,  le  service  religieux.  Chaque 
mine  avait  des  dépendances  rurales,  et  les  mineurs,  dans  les  inter- 
valles de  leur  travail  souterrain,  cultivaient  ces  terres,  dont  ils  pou- 
vaient acheter  des  lopins.  Le  règlement  protégeait  les  ouvriers 
contre  les  tentations  du  dehors  :  ils  ne  pouvaient  recevoir  d'avances 
sur  leurs  salaires,  sauf  en  cas  de  nécessité  reconnue  ;  ils  étaient  punis 
s'ils  amenaient  des  filles  dans  leur  logis.  Ils  étaient  soumis  à  un  gou- 
verneur; mais  leurs  privilèges  étaient  sous  la  garde  du  sénéchal  de 
Lyon,  qui  recevait  leurs  appels.  La  discipline  qui  leur  était  imposée 
en  échange  d'avantages  considérables  était  donc  toute  paternelle. 


1.  Surtout  les  fins  ouvriers  et  les  contremaîtres,  qui  d'ailleurs  étaient  des  Allemands. 

*    i44   > 


CHAP.    PREMIER 


La  misère  et  le  travail. 


Certes  il  y  aurait  quelque  imprudence  à  tirer  de  cet  exemple  des 
conclusions  générales  sur  la  condition  des  mineurs  au  xV^  siècle.  Il 
est  cependant  bien  intéressant  de  constater  à  cette  époque  le  déve- 
loppement d'une  grande  industrie,  qui  assure,  au  moins  dans  une 
certaine  région  de  la  France,  le  bien-être  de  ses  ouvriers;  les 
mineurs  du  Lyonnais  jouissaient  évidemment  d'un  confortable  que 
le  système  corporatif,  avec  ses  petits  patrons  jaloux  et  besogneux, 
ne  pouvait  pas  procurer  aux  artisans. 


F.  —  LE  COMMERCE.  JACQUES  CŒUR^ 


AU  moyen  âge,  les  fabricants  étaient  en  même  temps  commerçants. 
Les  maîtres  achetaient  eux-mêmes  les  matières  premières,  ou 
bien,  s'ils  faisaient  partie  d'une  corporation,  se  partageaient  les 
matières  premières  achetées  par  les  jurés.  Ils  vendaient  directement 
au  public  les  produits  de  leur  industrie.  La  draperie  seule  était  assez 
florissante  pour  échapper,  en  certaines  villes,  à  cette  règle  :  il  y  avait 
des  corporations  de  marchands  drapiers  qui  ne  fabriquaient  rien,  et 
commanditaient  les  corporations  de  tisserands,  de  foulons  et  de  tein- 
turiers. C'était  une  exception  :  en  général,  1'  «  ouvroir  »  et  la  bou- 
tique se  confondaient.  L'idéal  économique  était  de  tout  produire  et 
de  tout  consommer  sur  place.  L'industrie  des  transports  restait  extrê- 
mement rudimentaire. 

Pourtant  le  trafic  entre  provinces  et  avec  l'étranger  était  néces- 
saire, et  existait.  Il  y  avait  aux  halles  de  chaque  ville  une  exposition 
de  produits  du  dehors,  et  les  jurés  des  corporations  devaient  se  con- 
tenter de  faire  saisir  ceux  qui  étaient  de  mauvaise  qualité.  Les 
«  Forains  »,  sous  certaines  conditions,  venaient  aussi  avec  leurs 
marchandises  faire  concurrence  aux  métiers  locaux.  Il  fallait  des 
négociants  pour  apporter  les  lointaines  matières  premières,  et  pour 
exporter  l'excédant  des  grains,  des  vins  et  des  draps  de  France.  Les 
innombrables  péages  seigneuriaux,  les  douanes  royales,  savamment 
organisées  dès  le  règne  de  Philippe  le  Bel,  n'arrêtèrent  pas  le  déve- 
loppement inévitable  du  grand  commerce.  Il  se  faisait  surtout  par  la 
voie  maritime  et  fluviale. 


LE  COMMERCE 
LOCAL. 


LE  GRAND 
COMMERCE. 


1.  Ouvrages  a  consulter.  Outre  les  ouvrages  indiqués  plus  haut  au  §  3,  et  t.  III,  i'*  partie, 
p.  395  :  Pierre  Clément,  Jacques  Cœur,  i853.  L.  Guiraud,  Recherches  et  conclusions  nouvelles 
sur  le  prétendu  rôle  de  Jacques  Cœur,  1900.  A.  Germain,  Hisl.  du  commerce  de  Monlpellier,  t.  II, 
1861.  De  la  Roncière,  Hisl.  de  la  marine  française,  t.  II,  1900.  Manlellier,  Hisl.  de  la  commu- 
nauté des  marchands  fréquentant  la  rivière  de  Loire,  1864-1869.  Borel,  Les  foires  de  Genève 
au  XV'  siècle,  1892.  Huvelin,  Le  droit  des  marchés  et  des  foires,  1897. 


<    145    ) 


IV.  2. 


10 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LIVRE  II 


LES  SOCIÉTÉS 
MARCHANDES. 


LE  MÉCANISME 
COMMERCIAL. 


LES  FOIRES. 


II  n'y  avait  pas  de  sociétés  marchandes  comparables  à  celles  de 
l'Allemagne  et  de  l'Italie.  Les  compagnies  de  négociants  français 
étaient  de  moindre  envergure.  C'étaient  des  corporations  pourvues  de 
privilèges  limités  et  tout  aussi  exclusives  que  les  corporations  indus- 
trielles. Leur  égoïsme  devenait  facilement  féroce.  On  lit  dans  les 
statuts  des  armateurs  de  Bayonne  :  «  Quiconque  refusera  de  faire 
partie  de  cette  association  ne  devra  pas  être  secouru  par  les  autres, 
lorsque  son  navire  sera  en  détresse  ;  quiconque  prêtera  aide  à  lui 
ou  à  son  navire  sera  puni  d'une  amende  de  dix  livres  de  Morlaas, 
payable  à  l'association  ».  Ce  texte  est  du  commencement  du  xm^  siècle. 
Plus  tard,  les  marchands  comprirent  leur  propre  intérêt  d'une  façon 
moins  étroite.  Au  xiv''  siècle,  un  groupe  de  sociétés  marchandes  eut 
l'idée  d'une  fédération  :  les  corporations  de  négociants  et  de  voitu- 
riers  des  villes  de  la  Loire  formèrent  la  «  Communauté  des  marchands 
fréquentant  la  rivière  de  Loire  et  autres  fleuves  descendant  en  icelle  », 
association  ouverte,  sans  privilège,  qui  se  proposait  avant  tout  d'or- 
ganiser des  assurances  mutuelles,  d'empêcher  l'établissement  de 
nouveaux  péages  et  d'améliorer  la  navigation  du  fleuve.  C'est  aussi 
au  xiv^  siècle  que  remonte  probablement  l'institution  des  grandes 
compagnies  de  «  merciers  ».  Les  merciers  étaient  des  marchands  en 
gros,  qui  allaient  de  foire  en  foire,  pour  y  vendre  toutes  sortes  de 
denrées,  depuis  les  épices  d'Orient  jusqu'aux  soieries  de  Lyon.  Les 
merciers  de  chaque  ville  formaient  une  corporation  et  élisaient  leurs 
jurés  \  mais  ces  corporations  se  réunissaient  pour  constituer  des  com- 
pagnies régionales,  munies  elles-mêmes  de  privilèges.  Chacune  de  ces 
vastes  associations  avait  son  «  roi  »  :  il  y  avait  ainsi  un  «  roi  des  mer- 
ciers »  pour  le  Languedoc,  un  autre  pour  le  Maine,  l'Anjou  et  la  Tou~ 
raine.  Il  jugeait  les  procès  commerciaux  et  avait  une  réelle  autorité 
administrative  sur  le  grand  commerce  de  sa  province. 

Le  mécanisme  commercial,  au  moment  où  commença  la  guerre 
de  Cent  Ans,  était  suffisant  pour  les  entreprises  importantes.  Les 
livres  de  commerce  étaient  d'usage  courant.  La  lettre  de  change 
fonctionnait  dès  le  temps  de  Philippe  Auguste.  Beaumanoir  nous 
parle  de  la  société  en  commandite,  de  la  société  temporaire,  de  la 
société  à  vie ,  et,  en  effet,  il  y  avait  au  xiiF  siècle  nombre  de  sociétés 
commerciales.  A  la  même  époque,  nous  avons  des  exemples  de 
lettres  de  voiture,  indiquant  les  conditions  d'un  contrat  de  transport. 
Vers  1339,  la  vente  à  terme  était  connue,  interdite,  et  usitée  cepen- 
dant, comme  le  prouvent  des  poursuites  intentées  cette  année-là  par 
le  procureur  du  roi  contre  les  tanneurs  de  Troyes, 

L'institution  de  foires  internationales,  telles  que  celles  de  Cham- 
pagne au  xm«  siècle,  fut  une  source  de  progrès  pour  la  condition 


<  146  ) 


ET  LE  COMMERCE. 


CHAP.  PREMIER  La  misèrc  et  le  trai^ail. 

des  marchands  et  la  science  des  transactions.  Les  seigneurs  et  les 
rois,  dans  un  intérêt  fiscal,  assurèrent  la  sécurité  des  marchands 
qui  s'y  rendaient,  supprimèrent  en  leur  faveur  le  droit  de  repré- 
sailles et  le  droit  d'aubaine,  suspendirent  pendant  la  durée  de 
leur  séjour  Teffet  des  actions  qui  les  menaçaient.  C'est  dans  les  foires 
que  naquirent  les  premières  juridictions  commerciales  connues  en 
France.  La  loyauté  des  contrats  était  garantie  de  la  façon  la  plus 
rigoureuse.  Enfin,  pour  mettre  de  la  rapidité  dans  les  opérations,  on 
adopta  peu  à  peu  des  usages  ingénieux  et  savants.  C'est  ainsi  qu'aux 
foires  de  Champagne,  les  marchands,  pour  ne  pas  perdre  leur  temps  en 
paiements,  réglaient  mutuellement  leurs  comptes  le  dernier  jour, par  un 
jeu  d'écritures  :  le  principe  des  Chambres  de  compensation  était  trouvé. 

La  guerre  de  Cent  Ans  ruina  les  marchands  français  et  chassa  les  la  guerre 

marchands  étrangers.  Les  routes  étaient  infestées  de  brigands,  cou-  ^^  ^^^^  ^^^ 
pées  de  fondrières.  Beaucoup  d'entre  elles  disparurent  sous  l'en- 
vahissement des  broussailles.  On  laissa  les  rivières  s'envaser.  Les 
péages  furent  arbitrairement  multipliés  par  les  seigneurs  et  même 
par  les  officiers  royaux.  Les  halles  des  villes  tombèrent  en  ruines. 
Au  temps  de  la  domination  anglaise,  la  foire  du  Lendit  cessa  de  se 
tenir.  Il  en  fut  de  même  des  foires  de  Champagne,  depuis  bien  long- 
temps d'ailleurs  en  décadence  :  le  commerce  entre  la  Flandre  et 
l'Italie  se  faisait  maintenant  par  les  Alpes  et  le  Rhin.  Les  foires  de 
Genève  héritèrent  la  clientèle  que  perdaient  Beaucaire  et  les  autres 
marchés  de  la  France  méridionale. 

Au  début  du  règne  de  Charles  VII,  les  Français  du  royaume  de 
Bourges  n'avaient  plus  de  relations  commerciales  avec  le  dehors  que 
par  la  Rochelle  et  les  ports  du  Languedoc.  Or  les  marchands  de  la 
Hanse  allemande  avaient  cessé  de  fréquenter  la  Rochelle,  et  le  trafic 
océanique  était  accaparé  par  les  Bretons  et  les  Castillans.  Sur  la 
Méditerranée,  tous  les  anciens  grands  ports  français  étaient  en  déca- 
dence :  Montpellier,  victime  d'affreuses  épidémies,  était  dépeuplée; 
Aigues-Mortes  s'ensablait;  Narbonne  n'avait  plus  de  communica- 
tion facile  avec  la  mer,  depuis  la  rupture  du  barrage  de  l'Aude  au 
xiv^  siècle.  Les  négociants  du  Languedoc  n'entretenaient  plus  de  rap- 
ports réguliers  avec  l'Orient.  S'ils  se  risquaient  à  envoyer  un  vaisseau 
dans  le  Levant,  il  y  avait  toute  chance  pour  qu'ils  ne  le  revissent  plus  : 
les  pirates  musulmans,  catalans,  génois,  pullulaient.  Les  Marseillais 
eux-mêmes  remontaient  le  Rhône  dans  leurs  barques  et  descendaient 
sur  les  rives  pour  faire  des  prisonniers.  Enfin  des  concurrences  inat- 
tendues naissaient  pour  la  France  condamnée  à  l'inertie  :  les  sujets 
du  duc  de  Savoie  se  mirent  à  commercer  directement  avec  Barcelone 

<  147  > 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

et  Chypre;  ce  prince  permit  aux  marchands  bourguignons  et  flamands 
d'avoir  des  vaisseaux  à  Villefranche,  près  de  Nice,  pour  trafiquer 
avec  le  Levant. 

JACQUES  CŒUR.  Il  suffisait  cependant  d'un  homme  d'intelligence  et  de  volonté 

pour  reconquérir  à  la  France  les  débouchés  dont  on  l'évinçait.  Jacques 
Cœur  le  démontra.  Avant  que  la  guerre  de  Cent  Ans  fût  terminée,  il 
édifia,  à  son  profit  et  au  profit  de  la  France,  une  prodigieuse  fortune 
commerciale.  C'était,  dit  Thomas  Basin,  «  un  homme  sans  littéra- 
ture, mais  très  intelligent,  d'un  esprit  ouvert  et  industrieux  pour  les 
affaires  ».  Ajoutez  qu'il  savait  admirablement  choisir  ses  auxiliaires, 
qu'il  était  complètement  dénué  de  scrupules  et  d'une  ambition  illi- 
mitée. Il  avait  pour  devise  :  A  vaillants  cœurs  rien  impossible.  Son 
père,  pelletier  à  Bourges,  lui  laissa  quelque  bien.  Dès  les  premières 
années  du  règne  de  Charles  VII,  Jacques  Cœur  s'associa  avec  le 
maître  des  monnaies  de  Bourges,  Ravant  le  Danois,  et  chercha  avec 
lui  des  profits  frauduleux  dans  la  fabrication  d'espèces  de  mauvais 
aloi.  11  fut  poursuivi,  gracié  avec  ses  complices  en  1429,  et  chercha 
une  autre  voie.  Au  mois  de  mai  1432,  à  une  époque  où  la  France  était 
plongée  dans  la  plus  lamentable  détresse,  il  s'en  alla  dans  le  Levant 
acheter  des  épices.  Au  retour,  la  nef  qui  le  portait  fit  naufrage  en  vue 
de  Calvi.  Il  put  aborder  en  Corse  dans  une  barque,  avec  ses  compa- 
gnons, mais  les  insulaires  les  dépouillèrent  «  jusqu'à  la  chemise  ». 
Cœur  revint  en  France  dénué  de  tout.  Il  ne  se  découragea  point.  Ren- 
seigné de  ses  propres  yeux  sur  les  conditions  du  trafic  méditerranéen, 
il  parvint  en  quelques  années  à  prendre  la  première  place  dans  le  Levant. 

PROCÉDÉS  DE  Jacques  Cœur  prépara  son  succès  avec  une  habileté  consommée. 

JACQUES  CŒUR.  \\  gagua  la  faveur  du  roi  et  obtint  divers  offices  qui  le  mirent  hors  de 
pair  parmi  les  marchands  français.  «  Commis  sur  le  fait  de  l'argen- 
terie »  en  1438,  puis  argentier  en  titre,  il  tenait  à  la  cour,  en  cette 
qualité,  magasin  d'étoffes,  de  meubles,  de  denrées  de  toutes  sortes, 
pour  satisfaire  aux  besoins  et  aux  caprices  quotidiens  du  roi  et  de  son 
entourage.  Il  parvint  même  à  intéresser  le  roi  à  ses  opérations  com- 
merciales :  il  put  dire  un  jour  qu'  «  entre  le  roy  et  luy,  il  y  avoit  un 
papier  de  compte  secret  ».  Conseiller  du  roi,  commissaire  aux  États 
de  Languedoc,  visiteur  général  des  gabelles  de  Languedoc,  cet  habile 
homme  put  imposer  ses  volontés  à  la  bourgeoisie  du  Midi,  embri- 
gader parmi  ses  facteurs  les  marchands  qui  lui  paraissaient  capables 
de  le  servir,  écraser  les  autres  sous  le  poids  de  ses  privilèges  et  de  son 
crédit  officiel.  Il  eut  sous  ses  ordres  un  personnel  d'élite,  entièrement 
dévoué  à  ses  intérêts,  et  dont  il  fit  la  fortune  :  tels  Jean  de  Villages, 
son  chef  d'escadre,  qui  épousa  sa  nièce;  Guillaume  de  Varye,  son 
premier  comptable,  qui  entra  plus  tard  au  service  de  Louis  XI  comme 

(  148  ) 


LE    COMMERCE 


UN   VAISSEAl'    ni-:  JACOIKS  CŒUH. 

Vitrail  conservé  au  Musée  de  Bourges.  Vue  de  la  poupe  (les  armes  de  Jacques  Coeur  figurent  sur 

le  bordage).  Un  seul  mât  avec  dunette  et  une  grande  voile  carrée.  —  D'après  F.  de  Lastegrie, 

Histoire  de  la  peinture  sur  ^erre. 


IV.   2.  —  Pl,  9.  Page  148. 


CHAP.  PREMIER  La  misèi'e  et  le  travail. 

«  général  des  finances  ».  Les  députés  aux  États  de  Languedoc  et  les 
magistrats  municipaux  faisaient  ce  que  voulait  le  puissant  Jacques 
Cœur.  On  lui  votait  des  subventions,  on  exemptait  d'impôts  ses 
marchandises;  pour  son  plus  grand  avantage,  on  édictait  de  nou- 
veaux tarifs,  on  réparait  les  ports  et  les  canaux. 

La  principale  maison  de  commerce  de  Jacques  Cœur  fut  établie  comptoirs 

d'abord  à  Montpellier,  puis  à  Marseille.  La  grande  source  de  ses  et  entreprises 
richesses  fut  le  commerce  maritime.  Sa  flotte  exportait  en  Orient  les  dejacquescœur. 
denrées  occidentales,  rapportait  d'Alexandrie  et  de  Beyrouth  les 
étoffes  du  Levant,  les  tapis  de  la  Perse,  les  parfums  de  l'Arabie,  les 
fourrures  du  Nord,  les  épices  et  les  porcelaines  de  l'Extrême-Orient. 
En  même  temps,  elle  transportait  les  passagers  chrétiens  et  musul- 
mans. Elle  faisait  aussi  la  traite  des  esclaves.  Au  retour,  elle  remon- 
tait le  Rhône  ou  bien,  triomphant  de  la  concurrence  catalane  et  ita- 
henne,  allait  approvisionner  le  marché  de  Barcelone.  Jacques  Cœur 
fut  un  type  achevé  de  brasseur  d'affaires,  apte  à  toutes  les  spécula- 
tions, prompt  à  saisir  tous  les  moyens  de  faire  fructifier  ses  capitaux. 
Dès  que  la  trêve  de  1444  fut  signée,  il  se  mit  à  trafiquer  avec  les  mar- 
chands d'Angleterre.  Il  avait  une  manufacture  de  soieries  à  Florence 
et  une  foule  d'entreprises  en  France.  Il  exploitait  les  mines  du 
Lyonnais;  il  avait  la  fourniture  du  sel  à  Tours,  à  Loches,  à  Montri- 
chard,  à  Busançais,  à  Bourges.  Il  avait  une  teinturerie  à  Montpellier, 
une  papeterie  à  Rochetaillée.  Ce  qu'il  ne  produisait  pas  lui-même,  il 
allait  le  demander  directement  aux  producteurs  :  pour  se  passer  des 
intermédiaires,  il  avait  d'innombrables  comptoirs  en  France  et  sur  les 
rives  de  la  Méditerranée. 

La  fortune  de  Jacques  Cœur  fut  proverbiale  au  xv^  siècle.  «  La  célébrité 

gloire  de  son  maistre  fit-il  esbruire  (retentir)  en  toutes  nations  et  dejacques  cœur. 
terres,  et  les  fleurons  de  sa  couronne  fit-il  resplendir  par  les  long- 
taines  mers  »,  s'écriait  Georges  Chastellain.  Jacques  Cœur,  en  effet, 
avait  rendu  à  la  France,  dans  le  Levant,  un  prestige  que  désormais, 
pendant  de  longs  siècles,  elle  ne  perdit  plus.  Il  avait  réveillé  autour     véritable  rôle 
de  lui  une  prodigieuse  activité  économique.  Il  ne  faut  pas  toutefois  dejacquescœur. 
grandir  démesurément  son  rôle  dans  l'histoire  du  commerce,  et  on 
a  eu  tort  de  présenter  ses  entreprises  comme  des  innovations.  Enfin, 
quelques  résultats  qu'ait  produits  son  initiative  personnelle,  il  est 
évident  qu'avec  la  fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans  coïncida  tout  natu- 
rellement une  renaissance  commerciale.  Jacques  Cœur  n'avait  pas 
attendu  le  retour  de  la  prospérité  publique  pour  fonder  sa  fortune, 
et  c'est  en  quoi  il  montra  son  génie,  mais  cette  renaissance  commer- 
ciale se  serait  produite  sans  lui*. 

1.  Sur  la  disgrâce  de  Jacques  Cœur,  voir  plus  loin,  chap.  v,  §  i. 

<    149  ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


RENAISSANCE 
DES  POIRES. 


RENAISSANCE 
DU  COMMERCE 
FLUVIAL 
ET  MARITIME. 


TRAITES 

DE  COMMERCE. 


La  disparition  des  Écorcheurs  et  des  Anglais  permit  à  Charles  VII 
de  rétablir  les  anciennes  foires  et  d'en  créer  de  nouvelles.  C'était  un 
droit  qui,  depuis  le  xiv*  siècle,  était  reconnu  au  roi  de  France  dans 
toute  l'étendue  de  son  royaume,  sauf  dans  les  principautés  indépen- 
dantes, comme  la  Bretagne.  Lyon  surtout  attira  l'attention  des  gens 
du  roi.  On  pensait  avec  raison  que  le  chemin  de  la  Champagne  était 
oublié  et  que  Lyon  était  seule  capable,  par  sa  situation,  de  rivaliser 
avec  Genève.  Aux  deux  foires  franches  qu'il  avait  instituées  à  Lyon 
en  1420,  Charles  VII  en  ajouta  une  troisième  en  1444.  En  1445,  il 
défendit  aux  marchands  français  de  transporter  aucune  marchan- 
dise à  Genève.  Mais  cette  prohibition  ne  fut  pas  observée,  et  les 
foires  de  Lyon  restèrent  peu  fréquentées  jusqu'au  règne  de  Louis  XL 
D'ailleurs,  au  xv«  siècle,  les  foires  commençaient  à  perdre  la  place 
qu'elles  avaient  eue  dans  le  grand  commerce  du  moyen  âge. 

Cette  évolution  était  le  résultat  du  progrès  des  communications. 
Dès  le  temps  de  Charles  VII,  les  gens  du  roi  travaillèrent  efficacement 
à  rendre  les  transports  plus  sûrs,  plus  aisés  et  moins  coûteux.  Les 
péages  de  création  récente,  qui  augmentaient  démesurément  les  frais 
de  la  navigation  fluviale,  furent  abolis,  et  des  travaux  d'approfon- 
dissement furent  entrepris  dans  l'Eure,  la  Loire,  le  Loir,  la  Maine, 
la  Sarthe,  le  Clain.  La  navigation  de  la  Seine,  objet  de  perpétuelles 
contestations  entre  la  hanse  parisienne  et  la  gilde  de  Rouen,  fut 
rendue  libre  pour  les  marchands  parisiens  et  rouennais.  Enfin  le 
commerce  maritime  fut  activement  protégé.  Le  port  d'Aigues-Mortes 
était  en  pleine  décadence;  Charles  VII,  qui  le  jugeait  «  le  plus  bel, 
prouffitable  et  plus  seur  »  du  Languedoc,  imposa  en  1445  un  droit  de 
10  p.  100  sur  toutes  les  épices  et  drogues  qui  entreraient  en  France 
par  un  autre  port  que  celui-là  K  En  1449,  une  somme  de  mille  livres 
fut  consacrée  à  le  réparer;  la  même  année,  Aigues-Mortes  reçut  avec 
la  Rochelle  le  monopole  exclusif  du  commerce  de  l'épicerie  et  de  la 
droguerie.  La  Rochelle  était  le  meilleur  port  que  la  royauté  possédât 
sur  l'Océan;  les  négociants  hanséates  avaient  repris  l'habitude  d'y 
fréquenter. 

Les  négociations  entamées  avec  l'étranger  en  faveur  des  mar- 
chands français  occupent  une  place  importante  dans  l'histoire  diplo- 
matique du  règne  de  Charles  VII,  qu'il  s'agît  soit  d'obtenir  des  indem- 
nités pour  les  dommages  causés  par  les  pirates,  soit  de  conclure 
des  traités  de  commerce.  Les  conventions  politiques  contractées  ou 
renouvelées  avec  les  princes  allemands,  les  Suisses,  le  Danemark,  la 
Castille,  furent  accompagnées  de  clauses  commerciales.  Un  accord 


1.  Ordonnance  publiée  par  l'abbé  Douais,  Annales  du  Midi,  1896,  p.  427. 

(   i5o  ) 


CHAP.  PREMIER  La  misère  et  le  travail. 

fut  signé  en  1454  pour  la  reprise  des  relations  avec  rAragon.  Peu 
de  temps  avant  la  disgrâce  de  Jacques  Cœur,  Jean  de  Villages  porta 
au  Soudan  d'Egypte  des  lettres  du  roi  et  obtint  gracieux  accueil.  Des 
marchands  de  Montpellier  furent  envoyés  en  mission  auprès  des 
souverains  de  Caramanie,  de  Tunis,  de  Bougie,  d'Oran  et  de  Fez. 

La  réforme  monétaire  ne  fut  pas  une  des  moindres  causes  de  la         ^-4  question 
reconnaissance  que  les  marchands  gardèrent  à  la  mémoire  de  Char-  monétaire. 

les  VII.  On  oublia  le  début  du  règne  pour  célébrer  la  sage  adminis- 
tration financière  des  dernières  années. 

De  1422  à  1438,  les  monnaies  de  Charles  VII  avaient  subi  qua- 
rante et  une  mutations.  Une  série  d'ordonnances,  rédigées  après  la 
paix  d'Arras,  établirent  la  frappe  et  l'usage  d'une  bonne  monnaie. 
Le  roi  voulut  aussi  empêcher  la  circulation  de  la  monnaie  anglaise 
et  le  transport  de  l'or  et  de  l'argent  hors  du  royaume,  mais  il  n'y 
parvint  pas.  La  difficulté  de  faire  respecter  ces  édits  s'explique  par 
la  rareté  du  numéraire  dans  la  chrétienté.  Au  xiif  et  au  xiv''  siècle, 
le  pouvoir  d'achat  de  la  monnaie,  devenue  plus  abondante,  avait, 
nous  l'avons  dit,  décru  progressivement.  Au  xv^  siècle  se  produisit 
un  mouvement  contraire.  L'épuisement  des  mines  d'Europe,  les  très 
nombreux  enfouissements  de  trésors  pendant  la  guerre  de  Cent 
Ans,  l'immobilisation  d'une  quantité  croissante  de  métaux  précieux 
employés  à  la  fabrication  d'objets  de  luxe,  rendirent  l'or  et  l'argent  plus 
rares.  Or  l'activité  commerciale  augmentait.  L'usage  de  la  lettre  de 
change  ne  remédiait  qu'en  partie  au  manque  de  numéraire.  On  revenait 
aux  trocs  en  nature.  Le  souci  d'empêcher  la  fuite  de  l'or  et  de  l'argent 
pesa  d'un  gros  poids  sur  la  politique  de  Charles  VII  :  il  explique  en 
partie  la  sévérité  dont  on  usa  envers  Jacques  Cœur,  coupable  d'avoir 
transporté  des  métaux  précieux  à  l'étranger,  et  il  est  exprimé  en 
toutes  lettres  dans  l'exposé  des  motifs  de  la  Pragmatique  Sanction. 

L'action  de  la  royauté,  peu  énergique  encore  dans  les  questions 
industrielles,  nulle  dans  les  questions  agricoles,  se  manifesta  donc 
efficacement  en  faveur  du  commerce.  Si  le  relèvement  économique 
de  la  France  fut  l'œuvre  de  l'énergie  nationale,  la  monarchie  ne  fut 
pas  sans  y  contribuer  :  elle  y  voyait  la  condition  essentielle  de  sa 
propre  force;  sa  richesse,  sa  grandeur,  dépendaient  de  la  prospérité 
matérielle  du  pays.  En  étudiant  la  transformation  des  hautes  classes 
de  la  société,  nous  allons  apercevoir  mieux  encore  la  toute-puis- 
sance des  faits  économiques.  Ils  ont  formé  de  tout  temps  la  trame 
de  l'histoire. 


CHAPITRE  II 
LA  BOURGEOISIE  ET  LA  NOBLESSE 


I.    FORMATION   d'uNE   CLASSE   MOYENNE.    MOEURS   DE   LA   BOURGEOISIE    ET    DE 
LA  PETITE    NOBLESSE.    —   II.    LARISTOCRATIE.    VIE    DE   CHATEAU    ET    VIE  DE   COUR. 

/.  —  FORMATION  D'UNE  CLASSE  MOYENNE.  MŒURS 
DE  LA  BOURGEOISIE  ET  DE  LA    PETITE   NOBLESSE^ 

FORMATION  \  U  Commencement  du  xi""  siècle,  Tévêque  Adalbéron  écrivait  que 

D'UNE  CLASSE        £\_  la  société  comprend  deux  espèces  de  gens  :  les  nobles  et  les 
MOYENNE.  clercs,  et,  d'autre  part,  les  misérables  serfs  qui  travaillent  pour  les 

nourrir.  Cette  classification  n'était  plus  exacte  au  xm'=  siècle  ni  même 
au  xn^;  la  guerre  de  Cent  Ans  la  fit  définitivement  oublier.  Au 
xv^  siècle  acheva  de  se  constituer,  entre  la  haute  Noblesse  et  le 
peuple,  une  classe  moyenne,   où   les   parvenus   et   les  anoblis  se 

1.  Sources.  Registres  et  livres  de  raisons  du  .xv"  siècle:  Registre  de  la  famille  de  Ver- 
dusan,  Revue  de  Gascogne,  1888;  Livre  de  raisons  d'Etienne  Benoisl,  Bull,  de  la  Soc.  archéo- 
log.  du  Limousin,  t.  XXIX;  livre  des  Massiot,  Livres  de  raison  limousins  el  marchais^  publiés 
par  Louis  Guibert,  1888;  de  Gérald  Tarneau,  Charles  el  mémoriaux  pour  servir  à  l'histoire 
de  la  Marche  el  du  Limousin,  publiés  par  Leroux  el  Bosvieux,  1886;  de  Jean  Chaudet,  Mém. 
de  l'Acad.  de  Besançon,  1886;  des  Dupré,  Annales  de  l'Acad.  de  Màcon,  3'  série,  t.  II;  de 
Guillaume  de  Bagnols  et  des  Perrotte  de  Cairon,  Bull,  historique  et  philologique,  1886 
et  1898.  Anciens  livres  de  raisons  de  familles  bretonnes,  publiés  par  Parfouru,  1898.  —  Les 
anciennes  archives  de  notaires  commencent  à  être  explorées  :  Lucien  Merlet,  Les  testaments 
au  XIV  et  au  XV  siècle,  Bull,  du  Comité  des  trav.  historiques,  Section  des  sciences 
économiques,  1889.  —  Les  registres  d'officialités,  très  curieux  pour  l'histoire  des  mœurs, 
sont  encore  peu  exploités;  consulter:  l'Inventaire  de  la  série  G  des  archives  de  l'Aube; 
G.  Dupont,  Le  Registre  de  V officiaUlé  de  Cerisy,  Mém.  de  la  Soc.  des  Antiq.  de  Normandie, 
t.  XXX;  Lucien  Merlet,  Registres  des  officialilcs  de  Chartres,  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes, 
f,'  série,  t.  IL  —  Parmi  les  chroniqueurs  :  Mémolk-es  de  J.  du  Clercq,  édition  de  Reiffenberg, 
i835.  —  Les  principaux  textes  littéraires,  dans  les  meilleures  éditions,  sont  énumérés 
aux  bibliographies  de  VHistoire  de  la  Littérature  française,  de  Petit  de  JuUeville,  t.  I  et  IL 

Ouvrages  a  consulter.  Outre  les  ouvrages  indiqués  ci-dessus,  chapitre  i,  §  2  et  3  :  Louis 
Guibert,  La  famille  limousine  d'autrefois,  i8S3.  André  Joubert,  La  vie  privée  au  XV'  siècle  en 
Anjou,  1884.  A.  Samouillan,  Olivier  Maillart,  sa  prédication  et  son  temps,  1891.  J.  d'Arbau- 
mont,  articles  de  la  Revue  nobiliaire,  ]865  et  1866.  Beaunc  et  d'Arbaumont.  La  noblesse  aux 
Etals  de  Bourgogne,  1864.  R.  de  Belleval,  Nos  pères,  1879.  A.  Franklin,  La  vie  privée  d'autre- 
fois, en  cours  de  publication  depuis  1887.  P.  Viollel,  Histoire  du  droit  civil  français,  1893. 

<   iSa  > 


ha  Bourgeoisie  et  la  Noblesse. 


mêlèrent  aux  gentilshommes  campagnards.  Formée  ainsi  d'éléments 
hétérogènes,  cette  partie  de  la  société  française  avait  cependant,  au 
temps  de  Charles  VII  et  de  Louis  XI,  des  mœurs  et  des  idées  com- 
munes :  elle  formait  vraiment  une  classe. 

C'étaient  les  faits  économiques  qui  avaient  modifié  la  hiérarchie 
sociale.  On  se  rendait  bien  compte,  au  xw"  siècle,  de  la  toute-puis- 
sance de  l'argent  et  on  s'en  plaignait  déjà  : 

Il  n'est  chose  qu'argent  ne  face! 


LA  TOUTE-PUIS- 
SANCE DE  L'AR- 
GENT ET 
L'OPINION. 


LA  BOURGEOISIE 
S'ENRICHIT: 


s'écrie  un  personnage  du  Mystère  de  la  Passion,  qui  fut  représenté 
pour  la  première  fois  vers  1451.  L'opinion  se  montrait  aussi  hai- 
neuse que  de  nos  jours  contre  les  riches;  les  Juifs  restaient  toujours 
sous  le  coup  d'une  expulsion,  et  la  disgrâce  de  Jacques  Cœur  montre 
qu'ils  n'excitaient  pas  seuls  la  jalousie  publique.  L'organisation  du 
travail  était  machinée  pour  assurer  le  nivellement  et  la  médiocrité 
des  conditions.  L'Église  défendait  le  prêt  à  intérêt.  Tout  était  com- 
biné pour  empêcher  l'accumulation  des  capitaux  en  quelques  mains. 
Aussi  les  gens  très  riches  étaient-ils  moins  nombreux  qu'à  notre 
époque.  Il  en  existait  cependant,  et,  à  côté  d'eux,  il  y  avait  beaucoup 
de  bourgeois  possédant  une  large  aisance.  Quelques-unes  de  ces 
opulentes  familles  du  xv^  siècle  émergent  dans  l'histoire  :  tels  les 
Cœur,  les  Bureau,  les  Rohn,  qui  furent  de  grands  personnages  à  la 
cour  de  France  et  à  la  cour  de  Bourgogne,  les  Alorgc  de  Rouen, 
les  Clabault  d'Amiens,  les  Claveurier  de  Poitiers  et  tant  d'autres. 

C'est  qu'en  effet  il  y  avait  des  métiers  lucratifs,  notamment  la  par  les  métiers 
draperie,  la  boucherie,  l'orfèvrerie  ;  les  maîtres  de  ces  corporations 
étaient  des  bourgeois  cossus.  Dans  le  commerce  proprement  dit,  les 
merciers,  les  marchands  de  sel,  les  armateurs  arrivaient  fréquem- 
ment à  la  fortune.  Plusieurs  familles  du  Lyonnais  et  du  Dauphiné 
s'enrichirent  par  l'exploitation  des  mines.  Quant  au  commerce  de 
l'argent,  que  l'Église  ne  pouvait  sérieusement  empêcher,  il  était 
encore,  dans  beaucoup  de  villes,  aux  mains  des  Juifs  et  des  Italiens; 
mais  les  opérations  de  banque  et  de  crédit  étaient  pratiquées  aussi 
par  les  bourgeois  français,  qui  ne  laissaient  point  dormir  leurs  capi- 
taux. Au  xv^  siècle,  le  numéraire  étant  très  rare,  très  recherché,  le 
taux  de  l'intérêt  atteignait  couramment  20  p.  100.  Les  rentes 
constituées  sur  les  terres  étaient  fréquentes,  beaucoup  de  proprié- 
taires fonciers  ayant  besoin  d'emprunter.  Les  bourgeois  enrichis  ache- 
taient des  cens,  des  redevances,  des  droits  de  justice,  c'est-à-dire 
que,  sur  telle  terre,  les  cens,  les  redevances,  les  amendes  payés  par 
les  paysans,  revenaient,  non  plus  au  seigneur,  mais  au  bourgeois  qui 
avait  acheté  ces  revenus.  On  commanditait  les  marchands  et  les  chan- 


LUCRATIFS; 


LE  commerce 
ET  LA  BANQUE; 


LE  PLACEMENT 
DES  CAPITAUX: 


(    l53 


L'ACHAT 
DE  TERRES; 


LES  OFFICES. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

geurs.  L'Église  elle-même,  avec  des  réticences  et  des  scrupules,  vio- 
lait ses  principes.  En  1422,  le  pape  Martin  V  consulta  des  docteurs 
pour  savoir  si  les  ordres  religieux  qui  achetaient  des  rentes  et  les 
laissaient  plus  tard  racheter  pour  le  même  prix  ne  commettaient  pas 
le  crime  d'usure.  «  Certaines  maisons  religieuses,  expliquait-il,  ont 
acheté  des  pensions  annuelles  perpétuelles,  commodes  pour  entre- 
tenir leurs  frères  de  certaines  villes;  elles  paient  ces  pensions  plus  ou 
moins  cher,  ici  24  florins,  là  23  ou  même  20,  au  juste  prix,  selon  le 
cours  des  endroits,  et  elles  donnent  aux  vendeurs  la  liberté  de 
racheter  ces  pensions  pour  le  même  prix.  »  Pierre  d'Ailly  et  Gerson, 
interrogés,  répondirent  que  ces  contrats  étaient  licites,  pourvu  que 
les  ordres  religieux  n'eussent  pas  en  vue  le  rachat  des  rentes  par  les 
vendeurs  *. 

La  Bourgeoisie  acquit  à  la  fin  du  moyen  âge  une  réelle  puissance 
foncière.  C'était  un  autre  moyen  de  placer  ses  capitaux.  Durant  les 
accalmies  de  la  guerre  de  Cent  Ans,  les  habitants  des  villes  achetèrent 
des  fiefs  ou  des  parts  de  fiefs;  une  fois  les  Anglais  expulsés,  ils  se 
firent  construire  de  belles  maisons  de  campagne  et  prirent  goût,  peu 
à  peu,  à  l'agriculture.  Les  riches  avaient  d'immenses  propriétés 
rurales.  Jacques  Cœur  était  un  grand  seigneur  terrien.  L'ancien 
avocat  Nicolas  Rolin,  qui  devint  chancelier  du  duc  Phihppe  le  Bon, 
possédait  quarante  domaines'. 

La  carrière  de  Nicolas  Rolin  et  celle  de  Jacques  Cœur  mon- 
trent le  profit  qu'on  pouvait  tirer  des  offices.  L'acquisition  des 
charges  de  finance  et  de  justice  fut,  dès  le  xv*  siècle,  un  des  plus  vifs 
désirs  de  la  bourgeoisie.  Thomas  Basin  nous  dit  que  la  rage  des 
offices  avait  saisi  une  foule  de  Français  à  la  fin  du  règne  de 
Charles  VII.  Maintes  gens  en  demandaient,  qui  auraient  pu  se  con- 
tenter de  leur  honnête  négoce.  Louis  XI,  à  son  avènement,  se  vit 
assiégé  de  quémandeurs  qui  voulaient  garder  leurs  emplois  ou  en 
obtenir  de  nouveaux.  «  Ceux  qui  en  tenaient  auparavant  avaient  pris 
l'habitude  de  les  considérer  comme  une  propriété  assurée  pour  toute 
leur  vie,  comme  si  c'était  des  rentes  annuelles  faisant  partie  de  leur 
patrimoine.  »  Les  offices,  à  entendre  Thomas  Basin,  étaient  la  source 
de  scandaleux  profits  :  «  Sous  le  roi  défunt  (Charles  VII),  presque 
tous  les  possesseurs  d'offices  s'étaient  enrichis  dans  tout  le  royaume, 
liberté  entière  leur   étant  malheureusement    laissée    de    piller  les 


1 .  Féret,  La  FacuUé  de  Ihéologie  de  Paris,  t.  IV,  p.  107. 

2.  Rameau,  Une  famille  du  Gàlinais,  Bull,  de  la  Soc.  d'économie  sociale,  1875,  p.  714. 
Bigame,  Le  Chancelier  Rolin,  1860.  D'Arbaumont,  Nicolas  Rolin,  Rev.  nobiliaire,  i865.  A  Alais, 
on  réservait  le  titre  de  Bourgeois  aux  habitants  de  la  ville  qui  vivaient  de  leurs  revenus 
fonciers  ;  c'étaient,  pour  la  plupart,  des  marchands  retirés  des  affaires  (Bardon,  Histoire 
d'Alais  de  1341  à  1461,  p.  299). 


i54    > 


La  Bouj's^oisie  et  la  Noblesse. 


pauvres  sujets  et  de  commettre  des  concussions.  »  Commynes,  plus 
froid,  n'est  guère  moins  sévère.  Il  nous  montre  les  Parisiens,  au 
moment  où  la  guerre  du  Bien  Public  va  éclater,  se  demandant  s'il 
ne  serait  pas  bon  d'embrasser  le  parti  bourguignon,  pour  «  parvenir 
à  quelques  offices  ou  estatz,  qui  sont  plus  désirez  en  ceste  cité  là 
que  en  nulle  aultre  du  monde  :  car  ceulx  qui  les  ont  les  font  valoir 
ce  qu'ilz  peuvent,  et  non  pas  ce  qu'ilz  doivent;  et  y  a  offices  sans 
gaiges,  qui  se  vendent  huyt  cens  escuz;  d'aultres,  où  il  y  a  gaiges 
bien  petitz,  qui  se  vendent  plus  que  leurs  gaiges  ne  sauroient  valoir 
en  quinze  ans.  »  La  vénalité  des  offices,  avec  tous  ses  abus,  com- 
mence ;  le  roi  la  repousse  dans  ses  ordonnances,  n'en  veut  point  pour 
son  Parlement;  mais  en  pratique,  pour  nombre  de  charges  secon- 
daires, il  ferme  les  yeux  sur  ce  trafic,  ou  bien  il  en  profite.  Dès  la  fin 
du  xV  siècle,  le  pli  sera  pris. 

De  la  ploutocratie  des  marchands  sortait  ainsi  une  aristocratie  de 
robe.  La  famille  provençale  des  Guiran  la  Brillane  offre  un  exemple 
typique  de  cette  transformation.  Au  commencement  du  xv^  siècle, 
Guilhem  Guiran  était  épicier  à  Aix;  il  eut  neuf  enfants  :  l'aîné  devint 
président  au  Parlement  d'Aix;  le  second  se  fit  éleveur  de  troupeaux; 
le  troisième  remplaça  son  père  dans  le  commerce  des  épices;  le  qua- 
trième, enrichi  dans  la  draperie  et  la  banque,  épousa  une  demoiselle 
noble  et  fut  grand  maître  d'hôtel  de  René  d'Anjou,  et  le  cinquième 
devint  commandeur  de  Saint-Jean  de  Jérusalem  à  Montélimar.  Les 
descendants  de  l'épicier  d'Aix  prirent  le  nom  du  domaine  de  la  Bril- 
lane et,  aidés  par  des  généalogistes  inventifs,  se  découvrirent  de  très 
nobles  ancêtres  '. 

Au  milieu  du  xv^  siècle,  les  offices  ne  conféraient  pas  encore  la 
noblesse,  mais  leurs  titulaires  obtenaient  fréquemment  des  lettres 
d'anoblissement,  soit  du  roi,  soit  des  grands  vassaux  indépendants, 
comme  les  ducs  de  Bretagne  et  de  Bourgogne.  D'ailleurs  beaucoup 
de  roturiers,  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans,  s'étaient  arrogé  la 
noblesse  pour  la  simple  raison  qu'ils  avaient  acheté  des  terres  nobles. 
Si  l'on  examine  les  registres  des  tabellions  de  Normandie,  province 
où  ces  mutations  de  fiefs  étaient  très  fréquentes,  on  constate  qu'un 
certain  temps  après  avoir  acquis  une  seigneurie,  tel  ancien  marchand 
de  Rouen  a  pris  la  qualification  nobiliaire,  sans  avoir  acheté  de  lettres 
d'anoblissement.  En  1470,  Louis  XI  déclarera  nobles  tous  les  posses- 
seurs de  fiefs.  Ce  ne  sera  pas  une  mesure  révolutionnaire  :  le  roi  ne 
fera  que  consacrer,  moyennant  finance,  des  usurpations  qui  jus- 
qu'alors n'avaient  rien  rapporté  au  fisc. 


LES  GUIRAN 
LA  BRILLANE. 


LES  ANOBLIS- 
SEMENTS. 


1.  De  Ribbe,  Les  Guiran  la  Brillane,  Annales  des  Basses- Alpes,  nouv.  série,  t.  VI. 

<    i55   ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


NOBLESSE. 


APPAUVRISSEMENT  En  même  temps  que  la  Bourgeoisie  s'enrichissait,  la  vieille 
DE  LA  VIEILLE  Noblesse  se  ruinait.  A  l'époque  des  premières  croisades,  beaucoup  de 
seigneurs  étaient  déjà  écrasés  de  dettes.  Au  xv«  siècle,  la  majorité 
des  nobles  est  aux  abois.  C'est  la  fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans  qui 
marque  peut-être  le  temps  de  leur  plus  grande  détresse.  Non  seule- 
ment des  pays  naturellement  pauvres  comme  la  Bretagne,  ou  dévastés 
de  fond  en  comble  par  la  guerre  comme  la  Normandie,  mais  toutes 
les  provinces  nous  offrent  des  exemples  à  peine  croyables  de  leur 
dénûment.  En  Gascogne,  les  «  châteaux  de  la  Misère  »  sont  nombreux. 
Bertrand,  dernier  seigneur  de  Preignan,  sollicite  des  consuls  d'Auch 
le  titre  de  bourgeois,  parce  qu'il  pourra  ainsi  faire  prendre  des  fagots, 
pour  se  chauffer,  dans  le  bois  municipal,  et  avoir  de  la  farine  à  bon 
compte.  Ses  créanciers,  ne  pouvant  rien  obtenir  de  lui,  l'ont  fait 
excommunier'.  Nous  avons  conservé  un  registre  de  comptes  de  la 
famille  de  Verdusan,  petite  dynastie  féodale  qui  a  joué  un  rôle  assez 
glorieux  dans  l'histoire  de  Gascogne.  Ce  livre  a  été  commencé  en  1359 
et  clos  en  1478  ;  il  énumère  les  droits  honorifiques  des  Verdusan  sur 
la  paroisse  d'Ayguetinte,  les  redevances  qu'ils  touchent,  et  l'on  y  voit 
ensuite  comment  les  dots  des  filles  ont  été  payées.  Les  redevances  en 
argent,  que  paient  les  trente-neuf  tenanciers,  s'élèvent  en  tout  et  pour 
tout  à  cinquante-six  sous  de  Morlaas  et  trois  sous  tournois^.  Margue- 
rite de  Verdusan  épouse,  à  la  fin  du  règne  de  Charles  VII,  Arnaud 
Bernard  d'Arcisas  ;  son  père  s'acquitte  de  sa  dot  par  d'infimes  petits 
acomptes  ;  à  partir  de  1470  il  ne  peut  plus  donner  que  cinq  ou  six  écus 
à  la  fois,  ou  bien  l'équivalent  en  blé,  en  vin.  En  Provence,  il  est  ques- 
tion dans  des  actes  du  xiv*^  siècle  de  nobles  mendiants,  nobiles  mendi- 
cantes.  Une  statistique  des  revenus  des  fiefs  bourguignons,  dont  les 
éléments  furent  fournis  par  les  seigneurs  eux-mêmes  en  1474,  sur 
l'ordre  de  Charles  le  Téméraire,  nous  apprend  que  beaucoup  de 
nobles  n'avaient  que  quarante  livres,  ou  vingt,  voire  cinq  livres 
de  rente.  Marie  Dayne,  parente  du  duc,  «  descendue  et  extraite  du 
sang  de  Flandre  »,  avait  épousé  Guillaume  de  la  Marche,  parent  du 
fameux  chroniqueur  Olivier  de  la  Marche;  après  la  mort  de  son  mari, 
qui  était  criblé  de  dettes,  elle  dut,  pour  vivre,  se  faire  cabaretière. 

Les  causes  de  cet  appauvrissement  des  nobles  sont  faciles  à 
découvrir.  C'étaient  d'abord  des  faits  auxquels  leur  volonté  n'avait 
aucune  part  :  des  faits  économiques,  la  diminution  des  redevances 
et  le  progrès  inévitable  des  classes  laborieuses;  un  fait  politique, 
la  guerre,  qui  avait  atteint   par  contre-coup  les  nobles  en  attel- 


er i;^^^  ;  FAITS 

ÉCONOMIQUES  ; 


LA  GUERRE: 


1.  Branet,  Un  gentilhomme  bourgeois  d'Auch,  Rev.  de  Gascogne,  1894. 

2.  Le  sou  de  Morlaas  valait  3  sous  et  3  deniers  tournois.  Vers  i45o,  un  sou  tournois  valait 
G  fr  38  de  notre  monnaie,  valeur  intrinsèque;  un  sou  de  Morlaas  valait  donc  0  fr.  91. 


i56 


CHAP.    II 


La  Bourgeoisie  et  la  Noblesse. 


gnant  leurs  tenanciers.  Les  châteaux  d'ailleurs  n'avaient  pas  été  plus 
épargnés  que  les  chaumières.  N'oublions  pas  enfin  que  les  Anglais 
avaient  imposé  à  leurs  prisonniers  nobles  des  rançons  énormes,  qui  les  rançons.- 
avaient  ruiné  totalement  maintes  familles.  Un  acte  de  1465  nous 
montre  au  vif  une  de  ces  infortunes  causées  par  la  guerre.  Il  y  est 
question  d'un  écuyer  du  Quercy,  Raymond-Bernard  de  Gaulejac,  sei- 
gneur de  Puich-Calvet  et  de  Lunegarde,  qui  avait  refusé  de  jurer 
fidélité  aux  Anglais  :  «  Lesdits  Anglois  lui  prindrent  son  hostel  et 
chastel  de  Puchecalvel  et  l'abatirent  et  démolirent  tellement  qu'ilz  n'y 
lessèrent  que  une  tour,  en  laquelle  lui,  son  père  et  tout  leur  mesnage 
se  tenoient  et  faisoient  leur  demeure  en  grande  povreté  et  néces- 
sité. »  Fait  prisonnier  par  les  Anglais  cinq  fois  en  une  seule  année, 
Raymond  Bernard  ne  put  payer  ses  rançons  qu'en  aliénant  la  plus 
grande  partie  des  biens  de  la  famille.  Dans  une  supplique  au  roi 
Louis  XI,  Raymond  Bernard  déclarait  qu'il  se  trouvait  à  peu  près 
réduit  à  la  mendicité  '. 

Beaucoup  de  familles  nobles  se  sont  éteintes  à  la  fin  du  moyen  vémœttement 
âge,  mais  un  plus  grand  nombre  ont  survécu,  la  plupart  ont  été  très  des  héritages; 
fécondes,  et  leur  accroissement  a  été  encore  une  cause  de  misère,  La 
loi  d'hérédité  qui  régissait  les  grandes  baronnies  n'existait  pas  pour 
les  petits  et  moyens  fiefs.  En  pays  coutumier^,  le  droit  d'aînesse 
n'était  pas  absolu,  et  le  principal  héritier  devait  laisser  une  part  à  ses 
frères  et  à  ses  sœurs.  Dans  le  Perche,  on  ne  connaissait  même  pas  le 
droit  d'aînesse;  le  fief  était  partagé  entre  tous  les  frères,  en  lots 
égaux.  En  pays  de  droit  écrit,  c'était  la  loi  générale  :  à  la  mort  du 
père,  on  partageait  tout,  les  terres,  la  maison  seigneuriale,  les  droits 
sur  le  moulin,  le  four,  la  cuve,  la  justice,  le  péage,  toutes  les  rede- 
vances féodales,  à  moins  que  les  frères  ne  s'entendissent  pour  vivre 
dans  l'indivision.  Tel  fief  du  Languedoc  ou  de  la  Provence  faisait 
vivre  plus  de  trente  seigneurs.  Comme  le  numéraire  était  rare, 
surtout  aux  mains  de  la  Noblesse,  il  arrivait  souvent  que  les  filles 
fussent  dotées  en  terres  ;  les  patrimoines  fonciers  s'émiettaient  ainsi  à 
l'infini. 

Enfin  l'aristocratie  féodale  travailla  joyeusement  à  sa  ruine  par  le  luxe. 

ses  folles  dépenses.  Jamais  elle  n'avait  su  compter.  Au  xii^  siècle 
comme  au  xv%  les  poètes  célèbrent  la  prodigalité  comme  une  vertu 
essentielle  de  la  Noblesse.  Les  princes  de  la  maison  de  Valois,  et  prm- 
cipalement  les  cadets  des  rois,  en  donnèrent  et  en  imposèrent  l'exem- 

1.  Bulletin  historique  et  philologique,  1899,  p.  3o5. 

2.  «  Les  statuts  du  midi  avaient  fïénéralement  subi  l'influence  du  droit  romain  à  un  degré 
plus  considérable  que  les  coutumes  du  nord  de  la  France.  On  a  appelé  pays  de  droit  écrit 
les  pays  où  le  droit  romain  a  ainsi  prévalu,  et  paya  coulumiers  ceux  où  on  en  a  fait  un 
moindre  usage  »  (Viollet,  Hisl.  du  droit  civil  français,  1898,  p.  149). 


1^7 


La  Société  et  la  Monarchie. 


REMÈDES . 
LES  PENSIONS , 


BAPPROCHEMENT 
DE   LA   BOUR- 
GEOISIE ET  DE 
LA  NOBLESSE. 


MARIAGES 
MIXTES. 


pie.  Pour  tenir  leur  rang,  les  plus  riches  familles  durent  s'endetter, 
engagèrent,  comme  le  faisaient  les  rois  eux-mêmes,  leur  vaisselle 
précieuse,  leurs  bijoux,  leurs  terres,  et  se  ruinèrent  au  profit  de  leurs 
prêteurs  roturiers. 

Pendant  la  guerre  de  Cent  Ans,  le  pillage  était  une  ressource  :  les 
nobles  besogneux  pouvaient  se  faire  écorcheurs.  Quand  la  paix  fut 
revenue,  il  leur  fallut  chercher  autre  chose.  Souvent  ils  quémandè- 
rent une  pension  du  prince  ;  Charles  VII  et  Philippe  le  Bon  soute- 
naient ainsi  d'illustres  familles  :  mais  beaucoup  de  gentilshommes  se 
mirent  au  travail  au  lieu  de  mendier.  Certains  s'adonnèrent  à  l'agri- 
culture, administrèrent  avec  rigueur  leur  seigneurie,  entamèrent  une 
série  de  procès  contre  leurs  tenanciers.  Un  bon  nombre  firent  des 
études  dans  les  Universités  et  devinrent  gens  de  loi.  Il  y  eut  des  pro- 
fessions industrielles  qui  se  convertirent  en  métiers  nobles  :  notam- 
ment celles  de  maître  de  forges,  de  maître  verrier.  Sous  le  règne  de 
Louis  XI,  qui  fera  d'intelligents  efforts  pour  aider  à  ce  mouvement, 
on  verra  un  sire  de  Bueil  s'occuper  du  commerce  maritime  des 
céréales.  En  Provence,  où  l'on  avait  depuis  longtemps  devant  les  yeux 
l'exemple  de  la  laborieuse  aristocratie  marseillaise  et  italienne,  beau- 
coup de  vieilles  familles,  au  xv^  siècle,  entrèrent  dans  des  sociétés 
marchandes.  Des  gentilshommes  totalement  ruinés  n'hésitèrent  pas  à 
se  faire  artisans  ou  fermiers,  à  mettre  leurs  enfants  en  apprentissage. 
Les  Valavoire,  dont  les  titres  de  noblesse  remontaient  au  xi""  siècle, 
étaient  marchands  de  chausses  à  Sisteron. 

Dans  une  société  aussi  mouvante,  où  des  éléments  d'origine  si 
diverse  venaient  se  rejoindre,  où  les  questions  d'argent  prenaient  une 
telle  importance,  il  était  impossible  que  la  Noblesse  et  la  Bourgeoisie 
formassent  dans  la  vie  quotidienne  deux  classes  séparées.  A  Moissac, 
les  statuts  de  1489  distinguaient,  parmi  les  habitants,  les  Grands, 
c'est-à-dire  les  nobles,  les  clercs  et  les  riches  bourgeois,  et  les  Petits, 
c'est-à-dire  les  roturiers  de  condition  plus  humble.  La  catégorie  des 
anoblis  était  un  premier  milieu  où  la  fusion  se  faisait.  Le  juriscon- 
sulte provençal  Guilhem  Rici,  seigneur  de  Menerbe,  avait  un  frère 
roturier,  éleveur  de  bestiaux.  D'autre  part,  les  mariages  mixtes 
étaient  extrêmement  fréquents,  non  seulement  dans  le  Midi,  où  la 
moyenne  Noblesse  ne  se  distinguait  presque  plus  de  la  Bourgeoisie, 
mais  aussi  dans  le  Centre,  le  Nord  et  l'Est.  On  voyait  des  demoiselles 
épouser  des  marchands,  des  nobles  épouser  des  paysannes.  Un  cer- 
tain nombre  de  coutumes  champenoises,  rédigées  à  la  fin  du  xv^  siècle, 
ayant  adopté  le  principe  que  le  fils  d'une  mère  noble  était  noble,  cette 
consécration  d'un  usage  d'ailleurs  très  ancien  souleva  une  vigoureuse 
protestation,  exagérée  sans  doute  dans  la  forme,  mais  qui  prouve 


i58 


CHAP.  II  La  Bourgeoisie  et  la  Noblesse. 

combien  les  mariages  mixtes  étaient  nombreux  dans  cette  province  : 
«  En  admettant,  disait-on,  que  les  enfants  issus  d'un  serf  puissent 
ainsi  être  déclarés  nobles,  le  nombre  des  nobles  se  multiplierait  en 
peu  de  temps  de  telle  façon  que  personne  ne  paierait  plus  la  taille, 
l'impôt,  et  ne  prendrait  part  aux  charges  publiques  :  il  ne  faudrait 
pas  beaucoup  d'années  pour  que  tous  les  Français  fussent  nobles, 
depuis  l'écorcheur  et  le  porcher  jusqu'à  l'homme  de  condition  plus 
vile  encore  ^  » 

La  petite  Noblesse  était  unie  à  la  Bourgeoisie  par  toutes  sortes 
d'intérêts  communs.  En  un  temps  où  la  monarchie  n'était  pas 
encore  assez  forte  pour  garantir  partout  les  faibles,  ceux-ci  avaient 
souvent  besoin  de  s'entendre,  quelle  que  fût  leur  généalogie. 
Dans  les  consulats  du  Midi,  il  arrivait  fréquemment  que  la  petite 
Noblesse  fût  représentée.  A  Castelnau-de-Montratier,  il  y  avait  quatre 
consuls  nobles  et  quatre  consuls  populaires,  et,  lorsque  le  seigneur 
de  la  ville  voulait  augmenter  une  taxe  ou  violer  les  coutumes, 
tous  les  habitants  de  la  baronnie,  nobles  ou  roturiers,  s'unissaient 
contre  lui  -. 

Le  rapprochement  de  la  Noblesse  et  de  la  Bourgeoisie  se  mar- 
quait encore  dans  la  façon  de  vivre.  C'était  l'état  de  fortune  qui  déci- 
dait des  habitudes  et  des  mœurs.  Les  bourgeois  très  riches,  comme 
Jacques  Cœur  et  Nicolas  Rolin,  avaient  le  même  train  de  maison  que 
les  grands  seigneurs.  La  moyenne  Noblesse  menait  à  peu  près  la 
même  existence  que  la  moyenne  Bourgeoisie. 

Hors  des  cours  princières,  oii  le  moindre  écuyer  essayait  d'éclip- 
ser son  voisin  et  où  les  vanités  de  l'étiquette  régnaient  déjà,  la  vie 
quotidienne  était  très  simple.  Dans  les  châteaux  des  gentilshommes 
campagnards  et  dans  les  maisons  des  bourgeois,  les  inventaires  de  ce 
temps  nous  le  prouvent,  c'était  le  même  mobilier,  très  peu  abondant 
et  peu  confortable;  c'était  le  même  régime,  frugal,  sauf  les  jours  de 
grandes  fêtes.  Les  documents  que  nous  avons  conservés  sur  la  vie 
privée  des  uns  et  des  autres  nous  révèlent  des  idées  et  des  soucis 
pareils,  une  même  absence  de  haute  culture  intellectuelle,  une  même 
conception  naïve  de  l'existence. 

Ces  documents  sont  d'abord  les  livres  de  raisons  '  et  les  archives 
des  notaires.  Le  plus  instructif  des  livres  de  raisons  de  cette  époque 
est  le  mémorial  commencé  en  l'année  1426  par  Etienne  Benoist,  bour- 
geois de  Limoges.  Il  est  écrit  en  patois  limousin.  Au  début  du  cahier 

1.  Texte  cité  par  A.  de  Barthélémy,  Recherches  sur  la  noblesse  malernelle,  Biblioth.  de  l'Ecole 
des  Chartes,  5'  série,  t.  II,  1861,  p.  i3o.  Comparez  :  Guilhiermoz,  même  recueil,  1889,  p.  5og. 

3.  Limayrac,  Histoire  de  Caslelnau  de  Montralier,  i885.  —  Ou  trouve  des  exemples  ana- 
logues dans  l'histoire  d'Agen  et  de  ses  luttes  contre  les  puissants  barons  de  Montpezat. 

3.  Liber  ralionum,  littéralement  :  livre  de  comptes. 


INTÉRÊTS 

POLITIQUES 

COMMUNS. 


MŒURS 

DE  LA  CLASSE 

MOYENNE. 


SIMPLICITE 
DE  LA  VIE. 


LES  LIVRES 
DE  RAISONS. 


iSg 


La  Société  et  la  Monarchie. 


sont  pieusement  recopiées  des  règles  de  morale  et  de  conduite  don- 
nées par  un  grand-oncle,  qui  vivait  au  xiv°  siècle.  L'oncle  prescrit  de 
rester  honnête  et  de  se  confesser  souvent.  Il  donne  des  conseils  pra- 
tiques sur  le  contrat  de  mariage  et  recommande  de  bien  choisir  sa 
femme  :  «  Ne  prends  pas  femme  qui  ait  le  cou  mince,  car  les  enfants 
s'en  ressentent;  ni  femme  qui  ne  soit  convenable  de  sa  personne;  ni 
femme  qui  soit  de  plus  haut  lieu  que  toi,  même  et  particulièrement 
femme  noble.  »  Suivent  des  principes  commerciaux  et  des  avis  sur  la 
gestion  de  la  fortune  :  il  faut  tenir  à  jour  ses  écritures  ;  éviter  de  faire 
un  serment  à  l'occasion  d'une  vente  ;  s'abstenir  du  commerce  mari- 
time ;  fuir  les  procès  et  les  bâtisses  ;  enfin  éviter  les  charges  munici- 
pales, et  avoir  le  moins  d'affaires  possible  avec  les  grands  et  les  gens 
d'Église.  Les  autres  livres  de  raisons,  trop  rares,  qu'on  a  gardés  de 
ce  temps,  reflètent  des  pensées  semblables,  des  principes  d'existence 
identiques.  Ce  sont  en  général  des  notes  de  famille;  des  mentions 
d'événements  locaux,  comme  une  disette,  la  venue  d'un  prédica- 
teur étranger;  des  comptes;  des  copies  de  reconnaissances,  d'actes 
commerciaux,  de  recettes  médicales;  le  tout  entremêlé  parfois  de 
réflexions  morales  et  de  prières.  Dans  ces  registres,  de  même  que 
dans  les  testaments  et  les  contrats  que  les  anciennes  archives  de 
notaires  nous  offrent  en  grand  nombre,  le  bourgeois  du  xv*  siècle 
apparaît  comme  un  homme  positif,  très  dévot,  très  préoccupé  du 
sort  des  siens  et  de  sa  vie  future. 

Les  enfants  sont  presque  toujours  nombreux.  Bien  que  les 
familles  du  xV  siècle  fussent  décimées  par  de  terribles  épidémies  de 
peste  et  de  petite  vérole,  sans  compter  les  misères  de  la  guerre,  on 
remarque  dans  la  plupart  des  testaments  que  les  enfants  survivants 
sont  au  nombre  de  sept,  huit,  souvent  même  dix  ou  douze.  Le  notaire 
Jean  Ghaudet  inscrit  presque  régulièrement  chaque  année  sur  son 
registre  la  naissance  d'un  fils  ou  d'une  fille.  Johan  Martin,  seigneur 
de  Puyloubier,  dictant  ses  dernières  volontés,  se  plaint  naïvement 
«  des  grands  et  variés  fardeaux  qui  lui  incombent,  par  suite  du 
nombre  de  ses  enfants.  Que  Dieu  soit  loué  de  tout  !  »  On  ne  songeait 
pas  à  cette  époque  à  limiter  sa  famille. 

La  puissance  paternelle  était  grande.  Les  ancêtres  étaient  envi- 
ronnés de  respect;  on  les  connaissait  par  leur  nom  en  remontant  le 
cours  de  plusieurs  siècles,  et  on  parlait  d'eux  religieusement.  «  En 
1250,  écrit  l'agriculteur  Jaume  Deydier,  régnait  un  mien  grand  aïeul 
qui  s'appelait  Guilhem  Deydier.  »  Etienne  Benoist,  quand  il  parle 
d'un  de  ses  aïeux,  l'appelle  «  Monseigneur  ».  Le  père  de  famille  fait 
LES  TESTAMENTS,  toujours  son  tcstamcut  ;  car  il  veut  régler  lui-même  l'avenir  de  sa 
femme  et  de  ses  descendants,  et  veiller  au  salut  de  son  âme.  Après 


ENFANTS 
NOMBREUX 


PUISSANCE 
PATERNELLE, 
RESPECT  DES 
ANCÊTRES. 


i6o 


La  Bourgeoisie  et  la  Noblesse. 


avoir  ordonné  que  ses  dettes  soient  payées,  réglé  minutieusement  ses 
funérailles,  énuméré  les  messes  et  les  prières  qui  doivent  être  dites 
pour  lui,  les  legs  qu'il  fait  à  FÉglise  et  aux  pauvres,  il  organise  la 
destinée  des  siens,  en  spécifiant  souvent  qu'il  veut  garantir  sa  famille 
contre  les  dissensions  intimes  et  la  rapacité  des  procureurs.  Le  père 
de  Jaume  Deydier,  dans  son  testament,  commence  par  s'occuper  de 
sa  fille  Marguerite,  qui  est  mariée.  Il  s'agit  d'assurer  le  paiement  de 
sa  dot,  grosse  difficulté;  tous  les  membres  de  la  famille  devront  y 
contribuer.  Le  petit  .Johannet,  fils  cadet,  sera  prêtre,  le  père  le  veut . 
«  Je  prie  qu'il  soit  prêtre,  je  l'ordonne  autant  qu'il  est  en  moi  ».  Le 
fils  aîné,  Jaume,  recueillera  la  part  principale  de  l'héritage  ;  mais  il 
n'en  sera  pas  maître  tout  de  suite,  bien  qu'il  soit  déjà  marié  :  sa  mère, 
Delphine  Fournier,  et  son  oncle  maternel,  géreront  le  patrimoine,  à 
charge  de  fournir  tout  le  nécessaire  à  Jaume  et  à  son  ménage.  Cette 
délégation  de  la  puissance  paternelle  à  la  mère  était  très  fréquente; 
on  en  trouve  de  nombreux  exemples  en  Provence,  en  Roussillon,  en 
Limousin,  dans  le  pays  Dunois.  Le  testament  de  Deydier  date  de  1477; 
ce  fut  seulement  en  1491  que  Delphine  Fournier  mit  Jaume  en  pos- 
session de  son  héritage. 

La  famille,  nombreuse  par  elle-même,  était  élargie  par  de  cor- 
diaux usages.  Au  xv*  siècle,  un  enfant  avait  plusieurs  parrains  et 
plusieurs  marraines  :  Jeanne  d'Arc  avait  quatre  parrains  et  quatre 
marraines.  Ces  liens  subsistaient  toute  la  vie,  on  en  a  la  preuve  dans 
les  testaments.  En  Provence,  les  amis  intervenaient  officiellement 
dans  les  grands  actes,  et  l'assentiment  qu'ils  donnaient  à  un  mariage 
était  indiqué  par  le  notaire;  ils  contribuaient  fréquemment  à  la  dot, 
payaient  pour  une  part  la  robe  de  la  mariée.  Les  domestiques  appa- 
raissaient souvent  comme  témoins  et  comme  légataires  dans  les  tes- 
taments. 

Faut-il  conclure  de  ces  documents  que  la  vie  bourgeoise,  au 
xv^  siècle,  offrait  un  exemple  incomparable  de  pureté  patriarcale,  un 
modèle  à  jamais  perdu  de  toutes  les  vertus?  Les  tableaux  idylliques 
tracés  par  quelques  érudits  sont-ils  vrais?  Les  pères  et  les  mères  de 
famille  étaient-ils  toujours  chastes,  les  filles  innocentes,  les  fils  res- 
pectueux, les  domestiques  fidèles? 

Il  faut  d'abord  remarquer  que  les  livres  de  raisons  n'étaient  tenus 
que  par  les  pères  de  famille  les  plus  soigneux  et  les  plus  posés;  ils 
ne  peuvent  ainsi  nous  dépeindre  la  classe  moyenne  que  dans  sa  partie 
saine  et  sérieuse.  Et  puis,  les  auteurs  des  livres  de  raisons  se  gar- 
daient évidemment  de  confier  le  secret  de  leurs  défauts  et  de  leurs 
faiblesses  à  ces  mémoriaux  que  leurs  enfants  devaient  lire  un  jour. 
Quant  aux  testaments,  ils  nous  représentent  les  chefs  de  famille  dans 


LE  PARRAINAGE. 

LES  AMIS. 

LES  DOMESTIQUES. 


CRITIQUE 

DE  CES 

DOCUMENTS. 


i6i 


IV 


11 


La  Société  et  la  Monarchie. 


OMBRES 

AU  TABLEAU. 


Texercice  du  plus  grave  et  du  plus  mélancolique  devoir,  face  à  face 
avec  ridée  de  la  mort;  ce  sont  de  ces  actes  où,  les  formules  d'usage 
aidant,  l'homme  du  niveau  moral  le  plus  médiocre  prend  de  la  gran- 
deur et  se  transfigure.  Enfin  ces  documents  eux-mêmes,  si  on  les 
examine  sans  parti  pris,  révèlent-ils  toujours  des  âmes  du  plus  haut 
vol?  Il  s'en  faut. 

Dans  les  testaments,  le  sentiment  religieux  apparaît  souvent  bien 
mesquin,  bien  intéressé,  malgré  les  belles  phrases  que  le  notaire 
copie  dans  sa  Bible  :  ces  bourgeois  ont  peur  de  l'Enfer  et  donnent  une 
part  de  leur  fortune  aux  pauvres,  mais  ils  savent  trop  bien  calculer 
pour  qu'on  puisse  leur  attribuer  une  âme  évangélique.  Il  faut  renoncer 
à  croire  que  les  veuves  pleuraient  éternellement  leurs  maris  :  les 
testaments  prouvent  que  l'immense  majorité  se  remariait.  Il  faut 
renoncer  à  croire  que  la  Bourgeoisie  était  chaste  :  les  testaments 
mentionnent  une  quantité  incroyable  de  bâtards.  Voici  un  bourgeois 
qui  vit  en  concubinage  avec  sa  chambrière  et  lègue  une  propriété  aux 
deux  filles  qu'il  a  eues  d'elle.  Voilà  un  mari  ou  une  femme  qui  fait 
un  codicille  secret  en  faveur  de  ses  enfants  naturels.  Le  plus  souvent, 
l'époux  ou  l'épouse  sait  que  son  conjoint  a  des  enfants  nés  hors  du 
mariage,  et  sanctionne  les  legs  qui  leur  sont  faits.  C'est  un  événe- 
ment si  commun  qu'il  est  accepté  comme  normal.  On  peut  d'ailleurs 
trouver  que  ces  mœurs  étaient  moins  hypocrites  et  à  certains  égards 
moins  dures  que  les  nôtres.  Quant  aux  domestiques,  il  est  fort  pro- 
bable que,  comme  aujourd'hui,  on  n'en  trouvait  aisément  et  on  n'en 
gardait  longtemps  que  dans  les  pays  pauvres,  où  la  loi  de  l'offre  et  de 
la  demande  ne  venait  pas  contrarier  trop  vivement  les  intérêts  des 
maîtres.  Le  Ménagier  de  Paris  et  bien  d'autres  documents  attestent 
qu'il  y  en  avait  beaucoup  d'infidèles  et  de  corrompus,  qui  changeaient 
souvent  de  maison.  Les  gens  du  xv°  siècle  se  plaignaient  déjà  des 
insupportables  exigences  des  nourrices.  La  grande  ordonnance  de  1351 
défend  aux  placeuses,  sous  peine  de  pilori,  de  «  louer  »  une  nourrice 
ou  une  chambrière  plusieurs  fois  dans  une  même  année.  Ainsi  se 
trouvent  vérifiés  les  portraits  que  les  Farces  du  temps  nous  tracent, 
dépeignant  l'avidité  et  l'ivrognerie  des  nourrices,  les  vices  des  cham- 
brières, gourmandes,  dépravées  et  méchantes,  qui  se  moquent  de  leur 
maître,  médisent  de  lui  et  aident  sa  femme  à  le  tromper.  Nous  voici 
déjà  bien  loin  de  l'idylle  du  «  bon  vieux  temps  ». 

Les  documents  judiciaires  nous  en  écartent  encore  davantage. 
juDiciAiBEs.   VIO-  Ils  jettent  une  lumière  crue  sur  les  plus  vilains  aspects  de  cette 
LENCE  DES  MŒURS.  gQciété,  l'cxtrêmc  brutalité  et  le  dévergondage  du  grand  nombre,  les 
mœurs  infâmes  de  quelques-uns.  Le  crime  de  sorcellerie,  et  le  crime 
de  sodomie  qui  s'y  associe  habituellement,  ne  sont  pas  aussi  ordi- 


LES  DOCUMENTS 


DÉVERGONDAGE. 


162 


CHAP.  H  La  Bourgeoisie  et  la  Noblesse. 

naires  sans  doute  que  l'imagine  le  pessimisme  des  inquisiteurs.  Mais 
à  quels  spectacles  de  sauvagerie  ne  nous  font  pas  assister  les  lettres 
de  rémission!  Une  fois  la  guerre  finie  et  les  écorcheurs  dispersés, 
subsistent  les  effets  de  cent  ans  de  combats  acharnés,  d'atroces 
luttes  civiles,  de  pillages  et  de  passe-temps  barbares.  Des  crises 
aussi  prolongées  rendent  les  hommes  ou  plus  violents  et  plus 
méchants,  ou  bien  plus  serviles  et  plus  lâches.  Les  liens  de  famille 
ne  se  sont-ils  pas  détendus?  On  est  tenté  de  le  croire  en  parcourant 
les  registres  des  offîcialités.  L'impression  qu'on  éprouvait  en  lisant 
les  livres  de  raisons  s'atténue  alors  singulièrement.  On  voit  que 
beaucoup  de  jeunes  gens  se  marient  sans  le  consentement  de  leurs 
parents,  et  que  l'adultère,  la  bigamie,  le  concubinage  sont  extrê- 
mement fréquents.  En  général,  l'Église  agit  d'office  pour  punir  ces 
désordres;  ceux  qui  en  pâtissent  réclament  peu  son  intervention, 
sans  doute  parce  qu'ils  sont  cuirassés  d'indifférence.  L'adultère  est 
très  commun  et  pourtant  les  demandes  en  séparation  restent  excep- 
tionnelles. Le  mari  trompé  se  contente  de  battre  sa  femme,  sauf  le 
cas  où  il  tolère  ses  débordements  et  en  profite;  et  la  femme  trahie 
recourt  simplement  à  la  peine  du  talion.  C'est  du  moins  ce  qu'assu- 
rent les  littérateurs  du  xV  siècle.  Quelques  époux  plus  sages  préfè- 
rent pardonner  :  tels  ceux  dont  nous  parle  le  doux  philosophe  qui  a 
écrit  le  Ménagier  de  Paris. 

La  meilleure  preuve  de  la  dureté  et  de  la  brutalité  des  mœurs  vesclavage 
est  dans  la  pratique  de  l'esclavage,  qui  reparaît  au  xiv"  et  au  xv'^  siècle  dans  le  midi. 
en  Roussillon,  en  Guyenne,  en  Languedoc,  en  Provence.  Les  mar- 
chands italiens,  catalans,  français,  font  la  traite,  amènent  non  seu- 
lement des  Turcs,  des  Égyptiens  et  des  nègres,  mais  un  grand 
nombre  de  Russes  et  de  Circassiens  des  deux  sexes.  Les  esclaves  et 
les  enfants  des  esclaves  sont  vendus  et  revendus  par  actes  notariés.  A 
Montpellier,  une  jeune  Turque  de  vingt  ans  est  donnée  pour  cinquante 
francs  d'or;  une  autre  est  échangée  contre  deux  charges  de  casso- 
nade. On  emploie  les  esclaves  surtout  dans  les  villes,  comme  domes- 
tiques. Les  femmes  servent  aux  plaisirs  de  leurs  propriétaires.  En 
Roussillon,  la  plupart  des  esclaves  féminins  sont  des  blanches,  venues 
des  rives  de  la  mer  Noire.  Une  fois  qu'elles  ont  eu  des  enfants  de 
leurs  maîtres,  elles  sont  revendues  avec  un  bon  bénéfice  comme 
nourrices;  et  les  petits  bâtards  sont  confiés  à  la  charité  publique  : 
en  1456,  à  l'hôpital  Saint-Jean  de  Perpignan,  il  y  a  cinquante  nour- 
rices occupées  à  allaiter  les  enfants  que  les  bourgeois  de  la  ville  ont 
eus  de  leurs  esclaves'. 

1.  Brutails,  L'esclavage  en  Roussillon,  Nouv   Revue  historique  de  Droit,  t.  X,  1886.  L.  Gui- 
raud,  Jacques  Cœur,  1900. 

<  i63  . 


La  Société  et  la  Monarchie, 


LIVRE  n 


LES  MŒURS 
FÉMININES. 


V  ÉDUCATION 
DES  FEMMES. 


LA  DAME 

DE  COURVILLE. 


Les  mœurs  féminines  sont  une  bonne  mesure  de  la  moralité 
générale.  Elles  étaient  fort  grossières  à  l'époque  de  la  guerre  de  Cent 
Ans.  C'est  ce  que  les  conseils  et  les  récits  du  Mënagier  de  Pa/^is,  bien 
que  relativement  discrets,  permettent  déjà  d'entrevoir.  C'est  surtout 
ce  que  prouvent  et  expliquent  les  méthodes  d'éducation  alors  en 
usage.  Au  temps  de  Charles  V,  le  chevalier  et  la  dame  de  la  Tour- 
Landry,  pour  enseigner  à  leurs  filles  la  réserve  et  la  chasteté,  leur 
racontaient  tous  deux  des  histoires  de  corps  de  garde,  en  un  style 
d'une  dégoûtante  obscénité.  Le  traité  de  Gerson  Adversus  corrup- 
tionem  juventutis  nous  montre  que  ces  étranges  pratiques  étaient 
générales  et  que  les  parents  du  moyen  âge  n'observaient  guère  la 
maxime  latine  sur  la  révérence  due  aux  enfants.  Menait-on  les 
jeunes  filles  au  sermon  :  le  prédicateur  n'avait  pas  plus  de  respect 
pour  leurs  oreilles.  Un  jongleur  venait-il  conter  devant  elles  ses 
fabliaux,  allaient-elles  écouter  les  comédiens  :  il  leur  fallait  entendre 
les  propos  les  plus  orduriers.  Certainement  elles  assistaient  aux 
grandes  fêtes,  aux  représentations  de  mystères,  aux  entrées  solen- 
nelles des  princes.  Or,  dans  certains  mystères,  il  y  avait  des  person- 
nages qui  jouaient  nus.  Lorsque  Louis  XI  entra  dans  Paris  à  son 
avènement,  nous  dit  Jean  de  Roye,  on  avait  placé  sur  son  passage, 
dans  la  fontaine  du  Ponceau,  «  trois  bien  belles  filles,  faisans  pre- 
sonnages  de  seraines  (sirènes)  toutes  nues  ».  La  «  naïveté  »  de  ces 
spectacles  apprenait  aux  filles  à  ne  pas  rougir  facilement.  Les 
misères  du  temps  achevaient  de  les  démoraliser,  d'endurcir  leur 
cœur,  de  déséquilibrer  leur  cerveau.  Les  horreurs  de  la  guerre  de 
Cent  Ans  ont  façonné  un  petit  nombre  d'âmes  sublimes,  comme 
Jeanne  d'Arc,  comme  sainte  Colette,  comme  la  bienheureuse  Phi- 
lippe de  Chantemilan  ;  mais  leur  effet  général  a  été  de  multiplier  les 
pauvres  folles  qui  se  vouaient  au  diable,  et  les  sanglantes  viragos.  Il 
y  avait  des  Écorcheurs  :  il  y  eut  des  Écorcheuses.  «  En  l'an  1441, 
raconte  un  moine  de  Saint-Cybard,  la  dame  de  Gourville  fit  venir  les 
gens  du  seigneur  de  Pons  jusques  au  nombre  de  vingt  hommes  de 
guerre  et  les  mist  dedans  sa  place,  et  le  lendemain  lesdicts  gendarmes 
pilhèrent  toutes  les  chambres  des  bonnes  gens  de  Gourville,  et  puys 
myrent  le  feu  dedans  et  les  firent  ardre  (brûler),  et  firent  gaster  toutes 
les  mestives  (moissons)  des  bonnes  gens  et  de  l'abbaye  de  Sainct- 
Cybart,  tellement  que  tous  les  habitants  dudict  lieu  de  Gourville  et 
environ  furent  deshérités,  et  puys,  quant  ce  fut  faict,  ladicte  dame 
dict  qu'elle  estoit  bien  aise,  car  elle  estoit  vengée  des  villains  de 
Gourville  *  ». 


1.  Lièvre,  L'Angoumois  à  la  fin  de  la  guerre  de  Cenl  Ans,  Bulletin  historique  et  philolo- 
gique, 1889,  p.  93. 


164 


CHAP.  II  La  Bourgeoisie  et  la  Noblesse. 


b' 


DE  FLAVY. 


L'assassinat  de  l'écorcheur  Guillaume  de  Flavy  par  sa  femme  fut  l'affaire 

une  des  causes  célèbres  de  l'époque  *.  Ce  procès  nous  introduit  dans  delà  dame 

un  monde  bien  étrange.  Vers  le  commencement  du  règne  de 
Charles  VII,  vivait  un  certain  Robert  d'Aurebruche,  qui  était  d'une 
famille  fort  mêlée,  car  il  avait  parmi  ses  parents  de  riches  gentils- 
hommes et  de  simples  artisans  et  il  était  veuf  d'une  paysanne.  Il  con- 
sentit à  épouser  en  secondes  noces  une  fille  noble,  Anne  de  Francières  ; 
on  voulait  arracher  la  demoiselle  à  la  vie  scandaleuse  qu'elle  menait 
avec  un  prêtre.  «  Une  foiz,  on  lui  demanda  s'il  se  vouloit  marier,  et 
après  soupper  lui  fist-on  fiancer  ladicte  Anne  de  Francières  ;  et  environ 
deux  jours  aprez  furent  mariez  ensemble.  Et  s'en  allèrent  demourer 
en  une  mestairie  près  Reims,  et  illec  faisoient  le  charbon  et  le  por- 
toient  vendre  à  Reims  ».  Quelques  années  après,  un  héritage  les  fit 
subitement  riches.  Leur  fille  Blanche,  bien  qu'elle  n'eût  encore  que 
dix  ans,  fut  aussitôt  demandée  par  plusieurs  gentilshommes  ;  Guil- 
laume de  Flavy  obtint  sa  main.  C'était  un  «  notable  écuyer  »  :  il  était 
capitaine  de  Compiègne,  au  moment  où  Jeanne  d'Arc  fut  prise  par 
les  Anglais  et  ce  fut  lui  qui  fit  lever  le  pont  avant  que  l'héroïne 
eût  pu  regagner  la  porte.  Ce  fut  lui  qui  organisa  le  pillage  métho- 
dique du  Valois.  Ce  fut  lui  encore  qui  fit  mourir  dans  une  prison 
le  maréchal  de  Rieux.  Le  chroniqueur  Jacques  du  Clercq  nous  dit 
qu'il  était  vaillant  homme  de  guerre,  mais  des  pires  «  en  villenies, 
en  femmes  et  luxure,  en  robber,  piller,  faire  noyer,  pendre  et  faire 
mourir  gens  ». 

Flavy  exigea  que  ses  beaux-parents  lui  fissent  donation  de  tous 
leurs  biens;  il  promettait  de  leur  payer  une  rente.  Il  maltraita  de 
telle  façon  sa  belle-mère  qu'elle  en  mourut.  Robert  d'Aurebruche, 
laissé  dans  la  plus  complète  misère,  écrivit  au  roi  pour  que  Flavy  fût 
contraint  de  lui  servir  la  pension  autrefois  promise.  Son  gendre,  ayant 
appris  cette  démarche,  le  battit  «  énormément  »  et  l'enferma  dans 
un  cachot,  où  le  malheureux  mourut  de  faim,  après  avoir  mangé  les 
semelles  de  ses  souliers.  Flavy  continuait  à  entretenir  des  concubines, 
qu'il  introduisait  devant  sa  femme  dans  le  lit  conjugal.  Il  contraignit 
Blanche  à  vendre  plusieurs  de  ses  propriétés.  Il  prétendit  aussi 
l'obliger  à  se  dépouiller  de  la  terre  de  Janville,  en  faveur  de  deux 
filles  naturelles  qu'il  voulait  doter.  Elle  refusa ,  il  l'accabla  de  coups 
et  la  séquestra  pendant  deux  mois.  D'ailleurs  elle  ne  valait  pas  mieux 
que  lui  ;  elle  battait  ses  demoiselles  de  compagnie  ;  «  elle  estoit  fort 
sur  sa  bouche,  et  mesmement  au  regart  de  boire;  et  souvent,  elle 
estant  a  table,  quant  avoit  bien  beu,  elle  retenoitdu  vin  en  sa  bouche 

1.  A.  LeUieu,  Esquisses  militaires  de  la  guerre  de  Cent  Ans,  les  Flavy,  1887. 

<  i65  j 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LA  VENGEANCE 
DES  FLA  VY. 


LES  DOCUMENTS 
LITTÉRAIRES. 


et  le  gectoit  es  visaiges  de  ceulx  qui  estoient  presens....  »  Il  faut 
renoncer  à  poursuivre  la  citation. 

Elle  était  jolie  et  riche.  Un  capitaine  de  Charles  VII,  Pierre  de 
Louvain,  la  prit  pour  maîtresse  et  convoita  sa  fortune.  Au  bout  de 
quatre  ou  cinq  ans,  les  deux  amants  décidèrent  de  se  débarrasser  de 
Guillaume  de  Flavy,  et  s'entendirent  avec  deux  domestiques,  le  bâtard 
d'Orbendas  et  le  barbier  Boquillon.  Enfin,  le  9  mars  1449,  comme 
Flavy,  qui  était  usé  et  impotent,  faisait  la  sieste,  Blanche  introduisit 
dans  sa  chambre  le  bâtard  d'Orbendas  et  le  barbier.  Elle  prit  un 
oreiller  et  essaya  d'étouffer  son  mari,  avec  l'aide  du  bâtard,  qui  monta 
sur  lui.  Flavy  se  mit  à  crier,  appelant  ses  valets.  Alors  le  bâtard  lui 
coupa  la  gorge  et  s'enfuit,  accompagné  du  barbier.  Quand  on  entra 
dans  la  chambre,  on  vit  Blanche,  couverte  de  sang,  encore  assise  sur 
le  visage  de  son  mari,  car  sa  robe  était  «  entortillée  entour  le  corps 
de  Guillaume  de  Flavy  »  et  elle  n'avait  pu  se  lever.  Elle  trouva  moyen 
de  rejoindre  son  amant  et  de  l'épouser.  Les  frères  de  la  victime  les 
firent  arrêter;  mais  douze  cents  écus,  offerts  au  bon  moment  à  un 
favori  du  roi,  André  de  Villequier,  valurent  à  Blanche  d'Aurebruche 
des  lettres  de  rémission,  et  Pierre  de  Louvain,  en  faveur  de  ses  ser- 
vices passés,  rentra  en  grâce;  il  fut  armé  chevalier  pendant  la  cam- 
pagne de  Guyenne. 

La  famille  de  Flavy  se  vengea  elle-même.  Elle  s'aboucha  d'abord 
avec  deux  spadassins,  un  nommé  Doubte  et  un  ancien  prêtre  appelé 
Pierre  Fremery.  Ils  attaquèrent  Pierre  de  Louvain  dans  une  rue  de 
Bordeaux  et  ne  réussirent  pas  à  le  tuer;  ils  furent  pendus.  Les  Flavy 
furent  quelque  temps  enfermés  au  Châtelet;  une  fois  délivrés,  ils  tra- 
quèrent de  nouveau  leur  ennemi.  Enfin  Raoul  de  Flavy,  en  1464,  ren- 
contra Pierre  de  Louvain  dans  un  bois  et  le  tua  de  sa  main  Un  des 
derniers  actes  qui  nous  renseignent  sur  cette  affaire  nous  montre 
Blanche  d'Aurebruche  «  demourée  désolée  et  despourveue  de  conseil 
et  chargée  de  huit  petitz  enfans  »,  demandant  à  Louis  XI  un  délai  pour 
lui  prêter  hommage;  car,  dit  le  roi  dans  des  lettres  du  18  août  1464, 
elle  «  n'ose  partir  de  son  hostel,  parceque  ledit  de  Flavy  s'est  vanté  et 
vante  qu'il  la  murtrira  et  ses  dis  enfans,  pareillement  qu'il  a  fait  ledit 
de  Louvain*  ».  Enfin  Raoul  de  Flavy  fut  banni  du  royaume,  et  sans 
doute  Blanche  d'Aurebruche  vécut  dès  lors  tranquillement.  Le  roi  la 
protégeait,  et  les  contemporains,  blasés,  ne  s'étonnaient  plus  de  rien. 
Les  œuvres  littéraires  du  milieu  du  xv^  siècle  sont  pour  une  bonne 
part  violemment  hostiles  aux  femmes.  Ici  la  critique  des  documents 
devient  pour  l'historien  particulièrement  délicate.  On  doit  évidem- 
ment tenir  peu  de  compte  des  «  Farces  »  ;  ces  portraits,  parfois  fins  et 

1.  Acte  publié  par  M.  Bounassieux,  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes,  1876,  p.  60. 


[66 


cHAP.  II  La  Bourgeoisie  et  la  Noblesse. 

amusants,  confinent  à  la  caricature.  Les  sermons,  les  œuvres  d'édifi- 
cation, les  opuscules  de  polémique  contiennent  comme  toujours  la 
description  outrée,  poussée  au  noir,  des  défauts  féminins.  L'histo- 
rien ne  peut  rien  tirer  non  plus  des  Cent  Nouvelles  nouvelles^  écrites 
sur  le  modèle  des  contes  italiens,  œuvre  d'imagination  grivoise  plus 
que  d'observation.  Il  est  permis  sans  aucun  doute  d'accorder  plus  de 
valeur  au  livre  des  Quinze  Joyes  de  Mariage,  qui  est  le  chef-d'œuvre 
de  la  prose  française  à  cette  époque.  Ce  tableau  si  remarquable  des  les  «quinze  joyes 
mœurs  de  la  Bourgeoisie  et  de  la  petite  Noblesse  est  dû  à  un  psycho-  de  mariage  t. 
logue  sérieux  et  profond,  d'ailleurs  amèrement  misanthrope  et  sur- 
tout misogyne.  «  La  plus  sage  femme  du  monde,  dit-il,  au  regart 
du  sens,  en  a  autant  comme  j'ay  d'or  en  l'œil.  »  Le  célibataire  qui 
se  marie  ressemble  à  l'homme  libre  qui,  «  sans  nécessité,  trouve 
l'entrée  d'une  estroicte  chartre  douloureuse,  plaine  de  larmes,  de 
gémissemens  et  d'angoisses,  et  se  boute  dedens  ».  Parfois  il  est  vic- 
time d'une  machination  infâme  :  attiré  par  les  roueries  d'une  mère 
«  qui  sçait  tout  le  Vieil  Testament  et  le  Nouvel  »,  il  épouse  une  fille 
dont  la  vertu  a  été  endommagée  par  un  «  pouvre  clerc  »  ou  par  un 
homme  marié,  auquel  on  ne  peut  demander  réparation;  et  il  a  son 
premier  enfant  deux  ou  trois  mois  après  les  noces.  Qu'il  épouse  une 
fille  ou  une  veuve,  n'importe,  généralement  sa  femme  cherche  tous 
les  moyens  de  le  contrarier,  refuse  de  recevoir  ses  amis,  bat  comme 
plâtre  les  enfants  qu'il  préfère.  Elle  ne  lui  sait  aucun  gré  des  peines 
qu'il  prend  et  se  plaint  sans  cesse  de  son  sort.  Elle  le  ruine  par  ses 
dépenses,  son  luxe  vaniteux,  ses  toilettes,  et  s'il  lui  refuse  une  robe, 
elle  se  prostituera  plutôt  que  de  s'en  passer.  Pour  le  tromper  et  pour 
l'abrutir,  elle  trouve  la  connivence  de  sa  mère,  des  domestiques  et 
des  voisines.  Si  par  aventure  il  a  su  la  mater,  elle  prend  sa  revanche 
quand  il  devient  vieux.  Le  voici  perclus,  cloué  dans  son  fauteuil  ;  sa 
femme  alors  se  venge.  Elle  l'enferme  dans  sa  chambre,  le  prive  de 
tout,  «  dit  à  chacun  que  le  proudomme  est  tourné  en  enfance  »  ;  elle 
s'entend  avec  le  fils  aîné  pour  gouverner  la  maison  à  sa  guise,  «  et 
le  filz  travaille  à  faire  mettre  le  bonhomme  en  curatelle  ».  Dans  cette 
série  de  quinze  petits  tableaux  vigoureux  et  cruels,  le  vieux  roman- 
cier prête  à  la  femme  de  son  époque  toutes  les  bassesses,  toutes  les 
férocités.  Avant  de  terminer,  il  a  tout  de  même  une  parole  de  pitié 
pour  elle,  de  sévérité  pour  celui  qui  la  rend  hypocrite  et  méchante  : 
les  hommes,  dit-il,  font  aux  femmes  «  grans  tors,  griefs  et  oppres- 
sions, généralement  par  leurs  forses,  et  sans  raison,  pour  ce  qu'elles 
sont  febles  de  leur  nature  et  sans  deffense  ».  Il  avait  bien  vu  que 
dans  une  société  où  tant  de  femmes  ne  valaient  rien,  beaucoup 
d'hommes  ne  valaient  pas  grandchose. 

t  167  ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LIVRE  II 


//.  - 
DE  COUR' 


L'ARISTOCRATIE.     VIE   DE    CHATEAU  ET    VIE 


HAUTE  NOBLESSE 
RURALE.  BARONS 
PILLARDS. 


CAUSES 
CÉLÈBRES. 


K 


OUS  n'avons  pas  de  livres  de  raisons  qui  nous  fassent  connaître, 
pour  ce  temps,  la  vie,  les  idées  et  les  mœurs  de  la  haute  Noblesse 
rurale^.  Il  ne  songeait  pas  à  tenir  de  livre  de  raisons,  ce  Raymond- 
Bernard  II,  huitième  baron  de  Montpezat  et  de  Madaillan,  qui  passa 
son  existence  à  faire  la  guerre  à  ses  voisins,  à  épouvanter  par  ses 
ravages  les  petits  nobles,  les  moines  et  les  paysans  de  l'Agenais.  II  y 
eut  sans  doute  dans  les  campagnes,  à  la  fin  du  règne  de  Charles  VII, 
bien  d'autres  barons  pillards,  dont  les  instincts  de  rapine  avaient 
survécu  au  temps  des  Écorcheurs  et  de  la  guerre  anglaise. 

La  vie  de  cette  classe,  au  xV  siècle,  nous  est  connue  surtout  par  les 
documents  judiciaires,  qui  ne  peuvent  l'éclairer  que  d'un  triste  jour. 
Ils  nous  montrent  la  dame  d'Estouteville,  après  la  mort  de  son  infi- 
dèle et  avare  époux,  dépouillée  de  ses  biens  par  ses  fils,  et  quittant  le 
château  où  elle  les  a  mis  au  monde,  poursuivie  par  leurs  injures 
et  «  n'emportant  riens,  sinon  sa  robe  percée  au  coude  ».  Louis 
d'Amboise,  vicomte  de  Thouars,  beau-père  du  duc  de  Bretagne,  vit 
en  concubinage  avec  trois  sœurs  et  les  laisse  maltraiter  sa  femme 
légitime,  Marie  de  Rieux.  Louis  de  Montmorency  veut  tuer  son  frère 
Jean,  parce  que  celui-ci  a  obtenu  de  leur  père  un  testament  en  sa 
faveur.  La  dame  d'Astarac  fait  périr  les  deux  bâtards  qu'elle  met  au 
monde  quelques  années  après  la  mort  de  son  mari.  Anne  d'Apchon 
dispute  âprement  à  une  foule  de  compétiteurs  les  biens  de  son  mari, 


1.  Sources.  Lettres  de  Marie  de  Valois,  piibl.  par  Marchegay,  dans  :  Annuaire  de  la 
Soc.  d'émulation  de  la  Vendée,  1874;  Revue  des  Soc.  savantes,  4'  série,  t.  IX;  Bull,  de 
la  Soc.  archéol.  de  Nantes,  t.  X.  Même  Bulletin,  t.  XII,  lettres  de  Jeanne  d'Orléans, 
comtesse  de  Taillebourg,  intéressantes  aussi.  —  Les  chroniques  bourguignonnes  (surtout 
les  mémoires  d'Olivier  de  la  Marche)  et  l'Histoire  de  Gaston  IV,  de  Guillaume  Leseur. 
Le  livre  des  faits  de  Jacques  de  Lalaing,  inséré  par  Kervyn  de  Lettenhove  au  t.  VIII  des 
OEuvres  de  Chastellain.  Traiclé  de  la  forme  et  devis  comme  on  faicl  les  tournois  (recueil 
d'œuvres  d'Antoine  de  La  Sale  et  autres;  seize  reproductions  de  miniatures  du  xv«  siècle), 
publié  par  B.  Prost,  1878.  OEuvres  du  roi  René,  édition  (peu  critique)  de  Quatrebarbes, 
i845-i85o.  De  Laborde,  Les  ducs  de  Bourgogne,  1849-1802  (Recueil  de  documents;  le  troi- 
sième volume  est  consacré  à  la  maison  d'Orléans;  ces  documents  ont  été  analysés  par 
Douët  d'Arcq  :  Biblioth.  de  l'Ecole  des  Chartes,  3'  série,  t.  I  et  IV). 

Ouvrages  a  consulter.  Em.  Rousse,  Les  Silly  de  la  Boche-Guy  on,  1898.  A.  de  Bellecombe, 
Histoire  des  seigneurs  de  Montpezat,  1S98.  De  Barante,  Histoire  des  ducs  de  Bourgogne,  édition 
Gachard,  i838.  J.  Poster  Kirk,  Histoire  de  Charles  le  Téméraire,  traduction  Flor-O'Squarr, 
t.  I,  1S6G.  E.  Lameere,  La  cour  de  Philippe  le  Bon,  Annales  de  la  Soc.  d'archéol.  de 
Bruxelles,  igoo.  E.  Picard,  La  vénerie  et  la  fauconnerie  des  ducs  de  Bourgogne,  Mém.  de  la 
Société  Eduenne,  1880.  Courteault,  Gaston  IV,  1895.  Lecoy  de  La  Marche,  Le  roi  René,  1875. 
Quicherat,  Histoire  du  costume,  1875.  Viollet-le-Duc,  Dictionnaire  du  mobilier,  1868-1875,  2'  édit. 

2.  A  défaut  de  livres  de  raisons,  les  registres  de  comptes  nous  donnent  quelques  secs 
renseignements.  M.  Samaran  s'est  servi  des  registres  du  receveur  de  Fezens8\guet  pour 
décrire  La  vie  de  château  en  Gascogne  au  XV"  siècle,  dans  les  Mélanges  d'histoire  méridionale 
dédiés  ù  M.  L.  Couture,  1902. 


168 


GHAP.  II  La  Bourgeoisie  el  la  Noblesse. 

le  vicomte  de  Narbonne,  tombé  en  enfance.  Elle  abandonne  le  malheu- 
reux à  la  cruauté  des  valets.  «  Quand  le  vicomte  estoit  auprès  du  feu 
et  se  chaufîoit,  les  serviteurs  de  sa  femme  chauflbient  ung  bastonet 
et  le  luy  bailloieni  et  luy  faisoient  bruller  les  doigts,  en  grande  vili- 
pende et  dérision  dudit  vicomte.  » 

Nous  avons  peu  de  documents  qui  reposent  de  toutes  ces  marie  de  valois. 
infamies,  parce  que  le  mal  est  toujours  plus  connu  que  le  bien  et 
aussi  parce  que  vraiment  la  haute  société  d'alors  a  été  foncièrement 
brutale  et  corrompue.  La  correspondance  de  Marie  de  Valois,  exquis 
et  précieux  recueil,  nous  introduit  cependant  au  foyer  d'un  couple 
uni  et  fidèle.  Marie  de  Valois,  seconde  fille  de  Charles  VII  et  d'Agnès 
Sorel,  épousa  en  1458  un  grand  seigneur  qui  frisait  la  quarantaine, 
Olivier  de  Goëtivy,  sénéchal  de  Guyenne,  frère  du  cardinal  Alain. 
Sous  le  règne  de  son  frère  Louis  XI,  qui  détestait  en  elle  le  souvenir 
d'Agnès,  elle  connut  avec  son  mari  des  jours  très  durs  et  fut  même 
chassée  de  son  cher  château  de  Taillebourg,  où  elle  avait  été  élevée. 
Les  pénibles  tribulations  de  son  existence,  les  fatigues  de  couches 
nombreuses  qui  devaient  la  mener  au  tombeau  à  trente -sept  ans, 
n'attristent  pas  les  lettres  délicieuses  écrites  à  Olivier  de  Goëtivy, 
pendant  les  longues  absences  qui  les  séparaient.  Ce  sont  des  billets 
affectueux,  où  elle  parle  de  son  jardin,  demande  des  affiquets  pour 
se  faire  belle,  donne  des  nouvelles  de  ses  enfants.  Le  dernier  février 
1464,  elle  annonce,  à  son  mari  la  naissance  d'un  second  fils  : 

■■  Vous  plaise  savoir  que  le  premier  vendredi  de  caresme  il  pleut  à  Dieu  me 
faire  grâce  et  me  délivrer  d'ung  beau  fîlz,  environ  huit  heures  de  nuit,  et  lequel 
enffant  est  tant  beau  que  merveillez.  Mes,  Monseigneur,  comme  vous  savez, 
il  ne  se  fault  pas  esmerveiller  s'il  est  beau,  car  tout  le  monde  dit  qu'il  vous  res- 
semble très-fort,  et  pour  ce  autrement  ne  pourroit  eslre;  et  me  semble  que  vous 
me  devez  beaucoup  louer,  veu  que  je  vous  ay  fait  deux  si  beaux  filz  l'un  après 
l'autre.  Si  ce  fust  une  fille,  j'en  deisse  (j'en  dirais)  tous  les  maulx  du  monde,  veu 
la  peine  qu'il  m'a  donné,  mes  puisque  c'est  ung  filz  j'aurois  honte  de  m'en  plaindre.  » 

Au  plus  fort  des  persécutions  royales,  elle  parle  gaiement  de  sa 
fille  Marguerite,  «  qui  a  toujours  bon  bec  »,  et  se  moque  de  «  quelque 
quinze  paysans  mal  à  point,  »  qui  ont  la  prétention  d'assiéger  le 
château.  Cette  bâtarde  du  triste  Charles  VII,  spirituelle,  simple  et 
brave,  vivait  à  la  campagne,  entourée  de  ses  enfants,  au  milieu  de  la 
nature,  loin  de  la  Noblesse  fastueuse  et  dévergondée  qui  remplissait 
les  cours  princières,  et  qui  a  paru  aux  chroniqueurs  du  xv*  siècle 
seule  digne  de  figurer  dans  l'histoire. 

La  cour  du  roi  et  celles  des  riches  barons  étaient  devenues  des  les  cours 

lieux  d'attraction  pour  la  Noblesse.  Les  fils  de  famille  les  choisis-  princières. 

<  169  ) 


La  Société  et  la  Monai^chie. 


LA  COUR 

DE  BOURGOGNE. 


VÈTIQUETTE. 


saient  de  préférence  pour  se  mettre  «  en  pagerie  »,  et  se  former  aux 
belles  manières.  La  vie  de  cour  était  d'ailleurs  pour  les  ambitieux 
le  chemin  le  plus  sûr  qui  conduisît  à  la  fortune.  Comme  pour  dou- 
bler les  convoitises,  le  nombre  des  offices  inutiles  croissait  conti- 
nuellement. Aux  parasites  habituels,  joignez  les  hôtes  de  passage, 
les  voyageurs  de  marque  reçus  en  grande  pompe  avec  toute  leur 
suite,  les  chevaliers  errants  en  quête  de  gloire,  et  vous  aurez  une  idée 
de  Fétincelante  et  mouvante  cohue  qu'était  une  cour  princière  à  la  fin 
du  moyen  âge.  Cette  brillante  société  courtoise  s'était  formée  en 
France  dès  la  fin  du  xiiY"  siècle  ;  mais  elle  a  eu  son  plein  épanouis- 
sement à  la  fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans,  où  elle  avait  joué  un 
si  piètre  rôle.  C'est  à  travers  le  prisme  de  son  faste  et  de  ses 
prouesses  que  nos  poètes  romantiques  ont  aperçu  le  moyen  âge.  Elle 
est  curieuse  à  étudier;  car  la  grossièreté  foncière  de  l'homme  du 
xv^  siècle  ne  disparaissait  point  sous  le  vernis  de  F  i^  honneur  mon- 
dain »,  et  les  règles  de  la  courtoisie  n'étaient  nullement  un  frein  à  la 
violence  des  passions.  La  vie  chevaleresque  nous  offre  un  perpétuel 
contraste  entre  une  étiquette  déjà  minutieuse  et  gourmée  et  la  bruta- 
lité des  mœurs,  entre  une  législation  pédantesque  du  point  d'honneur 
et  l'immoralité  la  plus  ouverte,  entre  le  luxe  et  la  saleté. 

La  cour  la  plus  brillante  de  l'Europe,  au  milieu  du  xv**  siècle,  était 
celle  de  Philippe  le  Bon,  duc  de  Bourgogne.  Aucune  région  en  effet 
n'était  aussi  riche  que  les  Pays-Bas,  qui  lui  appartenaient,  et  Philippe 
était  le  plus  prodigue  des  hommes.  Il  passa  son  règne  dans  un  long 
éblouissement.  Sa  cour,  comme  plus  tard  celle  des  rois  de  France, 
fut  le  rendez-vous  des  seigneurs  de  ses  immenses  domaines;  ils 
imitaient  ses  vices  et  dissipaient  leur  patrimoine  en  dépenses  extra- 
vagantes. En  retour,  Philippe  le  Bon  tolérait  leurs  pires  incartades, 
leur  faisait  épouser  de  riches  héritières,  les  comblait  de  titres,  de 
sinécures  et  de  pensions. 

Sa  cour  fut  vraiment  une  préfiguration  de  la  cour  de  Versailles. 
Tout  y  était  réglé  pour  relever  la  majesté  du  prince.  C'est  là  que  fut 
inventée  ou  tout  au  moins  développée  l'étiquette  des  monarchies 
chrétiennes.  Depuis  le  lever  jusqu'au  coucher,  les  ducs  de  Bourgogne 
vivaient  entourés  de  leurs  officiers  et  de  leurs  hôtes,  et  chacun  devait 
se  conformer  aux  «  status  ordonnez  et  débatus  par  les  grands  princes 
et  nobles,  aussi  parles  hérauts  et  roys  d'armes  ».  Ainsi  parle  Madame 
Aliénor  de  Poitiers  dans  son  traité  des  Honneurs  de  la  Coui\  code  des 
bienséances  observées  à  la  cour  de  Philippe  le  Bon'.  La  chronique 


1.  Ce  traité  a  été  imprimé  par  Lacurne  de  Saiate-Palaye,  Mémoires  sur  l'ancienne  Che- 
valerie, t.  11,  p.  i83,  édition  de  1759. 


LA   COUR   DE    BOURGOGNE 


^îSc?<Hftau  (t?  fécond  r»iii\lv  fa  tiîorfoii^>J- 


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CH^tuffiJtYio:  et 
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CHARLES  LE  TEMEHAIRE   PRESIDANT  UN  CHAPITRE   DE   LA  TOISON    D  OR. 

Le  duc,  assis  sons  un  dais,  dans  une  église  ornée  de  tapisseries,  a  à  ses  côtés  les  chevaliers  de 

l'ordre.  Au  premier  plan,  un  évêque,  chevalier  de  l'ordre,  harangue  l'assemblée.  — •  Aliniaiure 

du  ms.  de  G.  Fillastre  sur  la  Toison  d'or,  Bibl.  royale  de  Belgique,  ms.  9  028. 

Cl.  Benliaud. 


IV.  2. 


l'i..   10.   P.Mii;   170. 


CHAP.    II 


La  Bourgeoisie  et  la  Noblesse. 


d'Olivier  de  la  Marche  et  les  relations  officielles  nous  montrent  que 
ces  lois  étaient  appliquées;  Charles  le  Téméraire  fut  le  plus  cérémo 
nieux  des  hommes.  Notons  cependant  que  cette  étiquette  si  rigoureuse 
s'accommodait  de  réalités  fort  grossières.  Il  est  bon  de  relire  la  des- 
cription que  l'auteur  du  Curial  nous  a  laissée  de  la  vie  de  cour  au 
xV  siècle  :  «  La  salle  d'ung  grant  prince,  écrit-il,  est  communément 
infaicte,  et  reschauffée  de  l'alaine  des  gens.  L'uissier  y  donne  de  sa 
verge  sur  les  testes  de  ceulx  qui  y  sont  '  ». 

L'habillement  est  à  la  fois  très  coûteux  et  très  incommode.  Jean 
Jouvenel  dit  que  «  la  robbe  d'une  dame  ou  d'une  damoiselle  à  la  cour 
est  le  revenu  d'un  duché  ou  comté  ».  Le  luxe  des  vêtements  mascu- 
lins, des  armures,  du  harnais  des  chevaux,  dépasse  toute  imagina- 
tion. Jamais  les  modes  ne  furent  plus  gênantes  qu'à  ce  moment-là. 
Les  femmes  étaient  coiffées  du  hennin,  bonnet  conique  monté  sur 
une  carcasse  de  fil  d'archal,  qui  atteignait  de  70  à  80  centimètres  de 
hauteur;  les  hommes  portaient  des  habits  courts  et  serrés  et  d'inter- 
minables souliers  à  la  poulaine.  «  Les  nobles,  s'écriait  un  contempo- 
rain, resamblent  maintenant  cinges  (à  des  singes),  et  n'ont  point  de 
honte  d'estre  ainsi  défigurés,  qui  monstrent  le  devant  et  le  derrière, 
sans  avoir  honte  ne  vergogne,  et  les  pies  ainsi  crochus.  Je  ne  vois  en  ce 
fors  que  (je  ne  vois  là  que)  la  forme  et  figure  de  l'ennemi  d'enfer  2.  » 

Le  mobilier  des  grands  seigneurs  avait  une  valeur  énorme.  La 
vaisselle  de  Philippe  le  Bon  représentait  30000  marcs  d'argent,  et  ses 
tapisseries  de  Flandre  constituaient  un  trésor  inestimable  ;  mais  on 
n'avait  aucune  idée  du  confort.  Les  salles  d'habitation,  trop  vastes, 
ne  pouvaient  être  protégées  contre  le  froid.  Un  prince  avait  tant  de 
résidences  diverses  qu'aucune  d'elles  n'était  complètement  aménagée. 
Quand  le  duc  de  Bourgogne  allait  d'un  de  ses  palais  à  l'autre,  il  fal- 
lait transporter  à  sa  suite  un  immense  bagage;  les  «  chambres  », 
c'est-à-dire  les  tapisseries,  voyageaient  avec  lui,  pour  voiler  la  nudité 
du  château  où  il  séjournait.  Souvent,  au  cours  de  cette  vie  nomade 
que  menaient  tous  les  princes  d'alors,  il  fallait  s'accommoder  de 
logis  répugnants. 

Les  divertissements  variaient  selon  les  goûts  du  prince.  Les 
jeux,  les  banquets,  les  pas  d'armes  plaisaient  assez  médiocrement  à 
Charles  VII.  Le  comte  de  Foix  Gaston  IV  et  le  duc  de  Bourgogne 
étaient  grands  amateurs,  au  contraire,  de  fêtes  et  de  tournois.  Phi- 
lippe le  Bon,  assure  le  prieur  Jean  Maupoint,  «  veilloyt  de   nuyt 


LE  LUXE 
DU  COSTUME. 


LE  LUXE 
DU  MOBILIER. 


LES  DIVERTIS- 
SEMENTS. 


1.  Le  Curia/,  édition  Heuckenkamp,  1899,  p.  21.  M.  Piaget  (Romonia,  1901,  p.  ^5  et  =iiiv.) 
a  démontré,  contre  M.  Heuckenkamp,  que  Le  Cun'a/ était  bien  une  œuvre  oriirinale  d'Alain 
Chartier. 

2.  Vie  et  miracles  de  Philippe  de  Chanlemilan,  édition  U.  Chevalier,  1894,  p.  16. 


K    IJI 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LIVRE  H 


LA  GALERIE 
DE  HESDIN. 


LE  BANQUET 
DU  FAISAN. 


jusques  au  jour  et  faisoit  de  la  nuyt  le  jour  pour  veoyr  dances,  festes 
et  aultres  esbatemens  toute  la  nuyt.  Et  continua  ceste  vie  et  ceste 
manière  jusques  à  la  mort  ».  Les  précieux  registres  des  comptes 
ducaux  nous  donnent  le  détail  des  bals,  des  jeux,  des  combats  d'ani- 
maux, des  représentations  de  mystères  et  de  farces  qui  se  succé- 
daient à  la  cour  de  Bourgogne.  Ils  nous  décrivent  la  fameuse 
galerie  du  château  de  Hesdin,  où  les  hôtes  de  Philippe  le  Bon  ne 
pouvaient  circuler  sans  être  victimes  de  plaisanteries  du  goût  le  plus 
étrange.  Il  y  avait  une  série  d'engins  et  d'automates  chargés  de 
<'  mouiller  les  gens  »,  de  les  battre  de  verges,  de  les  couvrir  de  farine 
ou  de  suie.  Dès  l'entrée  de  la  galerie,  il  y  avait  «  huit  conduiz  pour 
mouiller  les  dames  par  dessoubz  ». 

Entre  toutes  les  fêtes  imaginées  par  Philippe  le  Bon,  la  plus  folle- 
ment luxueuse  fut  peut-être  le  «  Banquet  du  Faisan  »,  donné  à  Lille 
Tannée  qui  suivit  la  prise  de  Constantinople  par  les  Turcs.  Le  pape  et 
l'empereur  avaient  convié  les  chrétiens  à  se  réunir  pour  une  croisade 
contre  les  infidèles.  Ce  fut,  pour  les  barons  bourguignons  et  flamands, 
le  prétexte  d'interminables  festins;  le  duc  eut  à  cœur  de  donner  le 
plus  magnifique.  Le  17  février  1454,  il  reçut  ses  convives  dans  la 
plus  vaste  salle  de  son  hôtel,  ornée  de  précieuses  tapisseries  repré- 
sentant les  travaux  d'Hercule.  Trois  tables  étaient  dressées,  portant 
de  bizarres  et  luxueux  «  entremets  »  pour  charmer  les  yeux  et  les 
oreilles.  La  plus  petite  avait  une  «  forest  merveilleuse,  ainsi  comme  si 
c'estoit  une  forest  d'Inde  »,  remplie  d'animaux  qui  se  mouvaient  auto- 
matiquement. La  table  longue  offrait  aux  yeux  huit  entremets,  entre 
autres  un  château  de  Mélusine,  d'où  tombait  de  l'eau  d'orange,  et 
«  ung  pasté,  dedans  lequel  avoit  vingt-huit  personnaiges  vifz,  jouant 
de  divers  instrumens,  chascun  quant  leur  tour  venoit  ».  Sur  la  table 
moyenne,  on  voyait  un  navire,  une  fontaine,  «  ung  petit  enfant  tout 
nu  sur  une  roche,  qui  p...  eaue  rose  continuellement  »,  et  une 
église,  renfermant  quatre  musiciens  vivants,  qui  chantaient  et  jouaient 
de  l'orgue.  Des  intermèdes  variés,  des  scènes  de  chasse  au  faucon, 
de  petites  représentations  théâtrales  interrompaient  de  temps  en 
temps  le  festin.  Le  dernier  intermède  rappela  aux  convives  le  but  de 
leur  réunion  :  à  un  signal  donné,  un  éléphant  caparaçonné  d'étoffes 
de  soie  entra  dans  la  salle,  portant  sur  son  dos  un  écuyer  du  prince, 
le  fameux  Olivier  de  la  Marche,  costumé  en  dame,  avec  des  habits  de 
deuil;  c'était  «  Sainte-Église  ».  L'éléphant  était  conduit  par  un 
géant,  un  méchant  Sarrasin  qui  tenait  l'Église  en  captivité.  Arrivée 
auprès  du  duc,  celle-ci  récita  un  beau  discours  en  vers,  pour 
demander  protection.  Puis  on  présenta  à  Philippe  le  Bon  un  faisan 
en  vie,  orné  d'un  riche  collier  d'or,  car  «  aux  grans  festes  et  nobles 


CHAP.  II  La  Bourgeoisie  et  la  Noblesse. 

assemblées,  on  présente  aux  princes,  aux  seigneurs  et  aux  nobles 
hommes  le  paon,  ou  quelque  aultre  oyseau  noble,  pour  faire  veuz 
utiles  et  valaibles  ».  Philippe  et  tous  les  chevaliers  présents  jurèrent 
d'aller  combattre  le  Grand  Turc. 

La  chasse  et  les  tournois  étaient,  en  temps  de  paix,  les  issues 
données  à  la  fougue  brutale  de  la  Noblesse.  Philippe  le  Bon  faisait 
des  dépenses  considérables  pour  sa  vénerie;  il  avait  vingt-quatre 
veneurs  et  valets  de  chiens  en  Bourgogne,  il  en  entretenait  vingt 
autres  en  Brabant,  tous  grassement  payés.  A  sa  cour,  c'étaient  inces- 
samment des  joutes,  des  tournois,  des  pas  d'armes.  Il  prenait  un 
plaisir  passionné  à  présider  ces  jeux  souvent  encore  sanglants,  où  les 
chevaliers  apaisaient  leur  amour  enfantin  de  la  gloire  mondaine.  Au 
xn^  et  au  xm^  siècle,  les  tournois  étaient  de  vraies  batailles;  au  xv^, 
c'étaient  plutôt  de  fastueux  spectacles,  réglés  dans  tous  leurs  détails 
par  les  rois  d'armes,  et  précédés  de  cinq  journées  de  cérémonies;  mais 
la  brutalité  chevaleresque  n'était  pas  moindre  que  jadis.  On  n'em- 
ployait plus  guère  que  des  armes  émoussées  ;  cependant  il  y  eut  des 
exemples  de  «  joutes  »,  c'est-à-dire  de  combats  singuliers,  à  a  fer 
émoulu  »,  à  la  cour  même  de  Charles  VII.  En  1447,  Louis  de  Bueil 
et  l'écuyer  anglais  Jean  Châlons  joutèrent  ainsi  devant  le  roi;  à  la 
sixième  course,  Louis  de  Bueil  fut  tué.  Aussi,  deux  ans  après, 
lorsque  le  comte  de  Saint-Pol  fit  publier  son  «  pas  de  la  Belle  Pèle- 
rine »,  le  comte  de  Foix  dut-il  renoncer,  sur  l'ordre  formel  du  roi,  à 
relever  le  défi. 

Le  bon  chevalier  Jacques  de  Lalaing  essuya  lui-même  les  rebuf- 
fades de  Charles  VIL  Défense  fut  faite  de  se  présenter  au  pas  d'armes 
qu'il  voulut  tenir  à  Paris,  l'année  de  la  mort  de  Louis  de  Bueil.  Le 
jeune  Jacques  de  Lalaing  était  l'incarnation  de  la  chevalerie  bourgui- 
gnonne, en  ce  qu'elle  avait  de  naïvement  ambitieux,  de  cérémonieu- 
sement brave.  La  vie  de  ce  don  Quichotte,  qui  mourut  à  trente-deux 
ans,  célébré  dans  toute  la  chrétienté  comme  la  «  fleur  des  chevaliers  », 
se  passa  à  chercher  des  adversaires  en  France,  en  Navarre,  en  Cas- 
tille,  en  Aragon,  en  Portugal,  en  Ecosse,  en  Angleterre,  en  Italie, 
«  pour  parvenir  à  la  haute  vertu  de  prouesse  et  bonne  renommée  », 
Ce  paladin  eut  la  tête  fracassée  par  un  boulet  de  canon,  en  combat- 
tant pour  son  duc  contre  les  Gantois  révoltés.  Sa  mort  causa  d'uni- 
versels regrets,  car  il  était  «  doux,  humble,  amiable  et  courtois,  large 
aumosnier  et  pitoyable  ».  Son  épitaphe  le  pare  même  d'une  vertu 
exceptionnelle  : 

Prit  chasteté  pour  pilier  de  sa  gloire, 
Sçachant  qu'ordure  y  est  contradictoire. 


LA  CHASSE. 


LES  TOURNOIS. 


LA  CARRIERE 

DE  J.iCQUES 

DE  LALAISC. 


173 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

L'AMOUR  Cette  contradiction,  en  général,  n'arrêtait  guère  les  preux  du 

PLATONIQUE  '  ^ye  gièclc.  La  doctrinc  de  l'amour  platonique,  exposée  dans  les 
ET  L'AMOUR  LIBRE.  Qyyj^gggg  didactiques  de  l'époque,  était  tout  à  fait  conventionnelle  • 
«  Sachez,  dit  Guillaume  de  Lalaing  à  son  fils,  que  peu  de  nobles 
hommes  sont  parvenus  à  la  haute  vertu  de  prouesse  et  à  bonne  renom- 
mée, s'ils  n'ont  dame  ou  damoiselle  de  qui  ils  soient  amoureux;  mais, 
mon  fils,  gardez  que  ce  ne  soit  de  folle  amour,  car  à  tous  jours  vous 
seroit  tourné  à  grande  vilainie  et  reproche  ».  En  réalité,  la  «  folle 
amour  »,  l'amour  libre,  était  pratiqué  universellement  et  les  princes 
donnaient  l'exemple.  Charles  VII,  à  la  fin  de  sa  vie,  traînait  à  sa 
suite  une  espèce  de  sérail.  Le  roi  René  contribua  à  la  repopulation 
de  la  Provence.  Philippe  le  Bon  entretint  tour  à  tour  vingt-quatre 
maîtresses,  «  et  avoit  de  bastards  et  de  bastardes  une  moult  belle 
compaignie  ».  Le  duc  d'Alençon  avait  un  valet  de  chambre  qui  le 
pourvoyait,  et  qui  lui  vendit  même  sa  fille.  Durant  les  huit  dernières 
années  du  règne  de  Charles  VII,  nous  connaissons  cinquante-neuf 
lettres  de  légitimation  sorties  de  la  chancellerie  royale,  pour  absoudre 
les  unions  libres  les  plus  scandaleuses.  «  Le  péchié  de  luxure,  dit 
Jacques  du  Clercq,  regnoit  moult  fort  et  par  especial  es  princes  et 
gens  marries;  et  estoit  le  plus  gentil  compagnon,  qui  plus  de  femmes 
sçavoit  tromper  et  avoir  au  moment  ».  Le  mariage  était  considéré 
dans  la  Noblesse  comme  une  simple  affaire  d'argent  et  de  conve- 
nance; les  plus  énormes  disproportions  d'âge  n'effrayaient  pas;  on 
prenait  ses  compensations  au  dehors.  La  reine  Marie  d'Anjou  donnait 
aux  femmes  trompées  l'exemple  d'une  sérénité  peu  ordinaire  :  nous 
la  voyons,  en  1455,  envoyer  de  superbes  étrennes  à  la  maîtresse  de 
son  mari,  Mademoiselle  de  Villequier. 
LE  PETIT  Les  mœurs  et  les  idées  de  la  société  courtoise  au  xv**  siècle,  son 

JEHAN  DE  SAiNTRÈ.  cultc  dcs  bcaux  vêtemcnts  et  des  bijoux,  sa  conception  à  la  fois  con- 
ventionnelle et  brutale  de  1'  «  honneur  mondain  »,  son  goût  pour  les 
cérémonies  et  les  plus  fastidieux  détails  de  la  héraldique  %  ses  idées 
sur  la  galanterie,  enfin  les  critiques  et  les  sarcasmes  des  gens  qui  du 
dehors  la  regardaient  s'agiter  prétentieusement,  tout  cela  revit  dans 
YHistoire  du  petit  Jehan  de  Saintre'  et  de  la  Dame  des  Belles  Cou- 
sines, qui  a  été  écrite  à  la  fin  du  règne  de  Charles  VII  par  Antoine  de 
La  Sale.  La  dame  des  Belles-Cousines  est  une  jeune  veuve,  très  riche, 
que  notre  auteur  place  à  la  cour  du  roi  Jean  le  Bon.  Elle  cherche  à 
former  un  adolescent,  qui  plus  tard  lui  fasse  honneur  :  «  elle  vouloit 
en  ce  monde  faire  d'aucun  jeune  chevalier  ou  escuyer  ung  renommé 

1.  Les  principales  publications  sur  le  blason  au  xv^  siècle  sont  celles  de  Vallet  de  Viri- 
ville,  L'Armoriai  de  Gilles  Le  Bouvier  dit  Berry,  1866,  et  de  Lorédan  Larchey,  Ancien  armoriai 
équestre  de  la  Toison  d'or,  1890. 

(    174    ) 


CHAP.   Il 


La  Bourgeoisie  et  la  Noblesse. 


homme  ».  Elle  distingue  Jehan  de  Saintré,  petit  page  de  treize  ans, 
assez  pauvre  et  tout  naïf,  qui  jusque-là  «  n'avoit  senty  ne  gousté  des 
amoureux  désirs  nullement  ».  Après  s'être  bien  moqué  de  lui  avec  ses 
suivantes,  elle  l'enjôle,  l'endoctrine,  lui  enseigne  les  préceptes  de 
l'amour  platonique  et  de  la  courtoisie  avec  un  grand  luxe  de  citations 
pédantesques.  Devenue  la  «  dame  par  amours  »  de  ce  Chérubin,  elle 
lui  donne  des  rendez-vous  très  secrets,  car  le  secret  est  l'indispensable 
condiment  de  la  galanterie  chevaleresque.  «  Ouand  vous  me  verrez, 
dit  cette  noble  dame,  que  d'une  espingle  je  purgeray  mes  dens,  ce 
sera  signe  que  je  vouldray  parler  à  vous  »  Durant  ces  entrevues, 
elle  le  comble  de  baisers  et  de  cadeaux  :  au  xv°  siècle,  l'amoureux 
pauvre  est  entretenu  par  sa  maîtresse  et  est  un  peu  son  domes- 
tique. 

Enfin  Jehan  est  mis  hors  de  page  et  commence  sa  vie  chevale- 
resque. Sa  dame  lui  met  au  bras  un  riche  bracelet  :  il  s'engage  à  aller 
combattre  en  Espagne  tout  chevalier  qui  entreprendra  de  le  «  déli- 
vrer »,  de  lui  ôter  son  bracelet.  Alors  commence  la  série  des  joutes  vic- 
torieuses, d'où  les  adversaires  de  Saintré  sortent  toujours  meurtris, 
celui-là  le  pied  percé,  celui-ci  la  main  mutilée,  d'autres  tout  pâmés  à 
force  d'avoir  perdu  leur  sang.  Notre  héros  va  en  Orient  et  tue  de  sa 
main  le  Grand  Turc;  sa  gloire  n'a  plus  d'égale.  La  dame  des  Belles 
Cousines  lui  réserve  au  retour  l'accueil  le  plus  tendre,  car  il  n'a 
jamais  fait  que  suivre  ses  conseils  et  obéir  à  ses  ordres.  Mais  voici 
qvie  le  petit  Jehan  de  Saintré  s'émancipe;  sans  consulter  sa  dame,  il 
décide  de  partir  pour  trois  ans  avec  quatre  chevaliers  et  cinq  écuyers, 
afin  de  chercher  des  combats  à  outrance.  Quand  il  en  informe  la  dame 
des  Belles  Cousines,  celle-ci  tombe  malade  du  déplaisir  qu'elle  a; 
durant  l'absence  de  son  ami,  elle  se  retire  dans  ses  terres. 

Un  monastère  dont  elle  était  la  patronne  avait  pour  abbé  un 
«  grant,  gros  et  très-puissant  de  corps  moynne  ».  Il  reçut  en  son 
abbaye  la  dame  des  Belles  Cousines,  la  retint  à  dîner,  lui  fit  grande 
chère,  lui  plut.  Elle  rentra  chez  elle  et  «  toute  nuyt  ne  cessa  de  soy 
plaindre,  gémir  et  souspirer,  tant  désirant  estoit  de  revoir  damp  (sei- 
gneur) abbez  ».  Enfin,  elle  le  fit  venir,  disant  qu'elle  voulait  se  con- 
fesser à  lui,  et  «  en  tout  bien  et  en  tout  honneur,  a  jeu  sans  villennie, 
damp  abbez  la  confessa  très  doulcement  ». 

Saintré,  à  son  retour,  la  trouve  chassant  en  compagnie  de 
l'abbé  ;  il  ignore  la  chute  honteuse  de  sa  dame  et  s'étonne  douloureu- 
sement qu'elle  le  repousse.  L'abbé,  ironique,  invite  le  jeune  seigneur 
à  dîner.  Durant  le  repas,  au  grand  contentement  de  sa  maîtresse,  le 
moine  se  gausse  des  chevaliers  de  cour,  qui,  pour  acquérir  les  grâces 
des  dames,  «  pleurent,  souspirent  et  gémissent,  et  puis  s'en  vont  de 


L'ESPRIT 
CHEVALERESQUE 
TOURNÉ  EN  DÉRI- 
SION. 


175 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

Tune  a  laultre,  et  prennent  une  emprise  '  d\me  jartière,  d'ung  bra- 
celet, d'une  rondelle  ou  d'ung  navet,  que  scay-je?  »  Ils  se  font  donner 
bien  de  l'argent  et  s'en  vont  se  chauffer  en  Allemagne,  ou  faire  bonne 
chère  en  Espagne.  «  Puis  ont  ung  vieil  menestrier  ou  trompette  qui 
porte  un  vieil  esmail,  et  luy  donnent  une  de  leurs  vieilles  robbes  ;  et 
crye  a  la  court  :  Monseigneur  a  gaigné!  Monseigneur  a  gaigné,  comme 
vaillant,  le  pris  des  armes!  »  Après  avoir  essuyé,  pendant  un  long 
repas,  les  moqueries  de  son  rival  et  de  la  dame  des  Belles  Cousines, 
le  seigneur  de  Saintré  est  obligé  d'accepter  une  lutte  avec  l'abbé,  bien 
qu'il  s'en  défende,  car  il  n'a  pas  pratiqué  ces  jeux  de  vilains.  L'abbé 
détache  allègrement  ses  chausses,  et,  avant  la  lutte,  vient  saluer  sa 
dame.  «  Après  sa  révérence  faicte,  riséement  fist  ung  tour,  en  saillant 
(sautant)  en  l'air,  monstrant  ses  grosses  cuysses  pellues  et  vellues 
comme  ung  ours.  >=  En  un  tour  de  main,irterrasse,  deux  fois  de  suite, 
le  chevalier.  «  Et  puis  dist  à  ma  dame  :  Et  nostre  Juge^  ciy-j^  ^i^n 
fait  mon  devoir?  Qui  est  le  plus  loyal?  —  Qui  l'est?  dist  ma  dame, 
vous,  qui  l'avez  gaigné  ». 
BEVANCHE  DE  Ccs  pagcs  furcut  écritcs  par  Antoine  de  La  Sale  en  1459  à  Genappe, 

LA  CHEVALERIE,  c'cst-à-dire  à  la  petite  cour  du  dauphin  Louis,  qui,  brouillé  avec 
son  père,  vivait  en  Brabant,  de  la  pension  que  lui  faisait  le  duc  de 
Bourgogne.  Lorsque  l'abbé  se  moque  de  l'emprise,  des  joutes  et  de 
toutes  les  puérilités  chevaleresques,  on  croit  entendre  Louis  XI  lui- 
même,  le  roi  bourgeois,  le  seul  souverain  du  moyen  âge  qui  détesta 
ouvertement  l'esprit  féodal  et  les  mœurs  nobiliaires.  C'est  peut-être 
bien  à  contre-cœur  qu'Antoine  de  La  Sale,  l'auteur  d'un  très  sérieux 
Traité  des  anciens  tournois  et  faictz  d'armes,  a  fait,  pour  plaire  à  son 
hôte,  la  part  si  large  aux  sarcasmes  de  l'abbé  contre  les  paladins.  Il 
faut  remarquer  que  V Histoire  du  petit  Jehan  de  Saintré  a  été  com- 
posée sur  la  prière  de  Jean  d'Anjou,  duc  de  Calabre,  et  dédiée  solen- 
nellement à  ce  preux,  dont  toute  la  vie  s'inspira  des  doctrines  cheva- 
leresques. Du  reste,  notre  auteur,  à  la  fin  de  son  livre,  venge  Saintré 
et  la  chevalerie  :  le  seigneur  abbé,  invité  à  dîner  par  sa  victime  d'un 
jour,  est  contraint  d'accepter  une  vraie  joute;  en  présence  de  la  dame 
des  Belles  Cousines,  Saintré  le  renverse  et  lui  perce  de  sa  dague  la 
langue  et  les  joues.  Enfin,  devant  toute  la  cour  royale,  il  dévoile  la 
félonie  de  sa  dame.  L'  «  honneur  mondain  «  et  l'amour  pur  sont 
vengés.  Il  n'est  donc  pas  vrai  qu'Antoine  de  La  Sale  ait  voulu  sonner 
le  glas  de  la  chevalerie  à  panache.  Aussi  bien  n'était-elle  pas  près  de 
mourir. 

1.  Entreprise  chevaleresque,  dont  le  signe  est  un  objet  donné  par  la  dame. 

<    176   ) 


CHAPITRE   III 
LE   CLERGÉ  ET  LA    RELIGION 


I.  RÉSULTATS  DE  LA  GUERRE  DE  CENT  ANS  POUR  L  EGLISE  DE  FRANCE.  — 
n.  PERVERSIONS  DU  SENTIMENT  RELIGIEUX.  LA  SORCELLERIE.  —  III.  LA  PIÉTÉ.  LES  MYS- 
TERES.   —    IV.    LA    CHARITÉ.    LES    HÔPITAUX. 

/.   —    RÉSULTATS    DE    LA    GUERRE    DE     CENT    ASS 
POUR  L'ÉGLISE   DE   FRANCE^ 

LE  Clergé  de  France  avait  été  récluil,  pendant  la  guerre  de  Cent  /;r/.vs 

Ans,  aux  plus  dures  extrémités.  Ses  établissements,  rarement  matérielle. 
fortifiés,  avaient  été  partout  saccagés,  souvent  détruits  de  fond  en 
comble.  Les  rentes  foncières  et  les  dîmes  dont  il  vivait  étaient  tombées 
à  rien;  beaucoup  de  curés  de  campagne,  de  bénéficiers,  de  religieux, 
n'avaient  plus  de  quoi  manger.  Cette  misère  devait  avoir  des  elïets 
très  durables.  Le  Clergé  fit  de  grands  efforts  pour  relever  ses  églises, 
obtint  beaucoup  d'argent  de  la  piété  des  fidèles,  intenta  de  nombreux 
procès  pour  rentrer  en  possession  de  ses  biens;  mais  nous  avons  la 
preuve  qu'en  maints  endroits  il  fut  impuissant  à  réparer  tant  de 
désastres  et  qu'il  ne  recouvra  pas  la  puissance  matérielle  dont  il 
jouissait  avant  la  guerre  anglaise  '. 

1.  Sources.  Denifle,  La  désolation  des  églises,  monastères  et  hôpitaux  en  France,  pendant  la 
guerre  de  Cent  Ans,  t.  I.  1897.  G.  Dupont,  Le  registre  de  l'officialilé  de  Cerisij.  Jlénioires  (l«;  !;» 
Société  des  .Vntiquaires  de  Normandie,  t.  XXX.  1880.  Nicolas  de  Clanianges,  De  corrnplo 
Ecclesiae  statu  (N.  de  Clemangiis  opéra.  i6i3).  Martial  d'Auver<j;.ic,  Vigilles  de  Charles  17/, 
t.  II.  Chronique  du  liée,  édit.  Porée,  i883. 

Ouvrages  a  consulter.  Ahbé  Alliot,  Visites  archidiarnnales  à  Corfteil  et  Essonne  au 
XV'  siècle.  Annales  de  la  Soc.  archéolog.  du  Giilinai^,  iSyi.  .Sjmonnet,  Le  clergé  en  Bour- 
gogne, Mémoires  de  l'Acad.  de  Dijon.  i86.5.  B.  Palustre.  La  Réforme  de  l'ordre  de  Fonterraidt, 
Positions  des  Thèses  de  l'Ecole  des  Chartes.  1897.  Depoin,  Livre  de  raison  de  l'al/haye 
de  fiaint'Martin  de  Pontoise,  1900.  Les  histoires  d'ahhaycs,  notamment  :  Ch.  de  Lasleyrie, 
L'abbaye  de  Saint-ifartial  de  Limoges,  1901.  Pia^'ct.  .l/rtr///!  Le  Franc,  1S88,  chap.  v. 

2.  Voir  dans  Denis,  Lectures  sur  l'histoire  de  l'agrirulture,  1880,  p.  212.  l'exemple  des  domaines 
en  friche  cédés  par  les  Bénédictines  de  Jouarre  à  des  roturiers,  notamment  à  des  bourgeois 
enrichis,  qui  les  remirent  en  culture. 


IV.  2.  12 


La  Société  et  la  Monarclùe. 


CUMUL 

DES  BÉNÉFICES. 


LE  CLERGE 
SÉCULIER. 


Ce  furent  aussi  les  misères  de  la  guerre  qui  élargirent  la  plaie  du 
cumul  des  bénéfices,  dont  souffrait  l'Église  entière.  Les  revenus  de 
tous  les  évèchés,  de  toutes  les  abbayes,  de  tous  les  chapitres,  ayant 
subi  une  réduction  énorme,  chacun  cherchait  à  la  compenser  par  le 
cumul.  Les  prélats  les  plus  favorisés  se  faisaient  attribuer  le  plus 
grand  nombre  possible  de  gros  bénéfices  et  se  souciaient  seulement 
d'en  toucher  les  revenus.  Quantité  d'abbayes  ne  voyaient  jamais 
leur  abbé.  La  plupart  des  évêques  ne  résidaient  pas  ;  ils  vivaient  loin 
de  leurs  ouailles,  au  service  du  roi,  ou  d'un  prince,  ou  passaient  leur 
existence  à  l'étranger.  Regnaull  de  Chartres,  archevêque  de  Reims, 
chancelier  de  Charles  VII,  ne  fit  que  de  rares  visites  aux  Rémois. 
Il  était  également  évêque  de  Mende,  et  il  ne  parut  jamais  dans  ce 
diocèse.  Le  cardinal  d'Estouteville,  qui  habitait  en  Italie  et  y  possé- 
dait plusieurs  évèchés,  était  évoque  de  Saint-Jean-de-Maurienne,  de 
Digne,  de  Béziers,  archevêque  de  Rouen,  abbé  de  Saint-Ouen  de 
Rouen,  de  Jumièges,  de  Montebourg  et  du  Mont-Saint-Michel,  prieur 
de  Saint-Martin-des-Champs  de  Paris,  de  Grandmontet  de  Beaumonl- 
en-Auge.  Les  évêques  étant  chargés  de  conférer  les  ordres,  leur 
absence  entravait  le  recrutement  du  Clergé;  les  abbayes  et  les  dio- 
cèses étaient  laissés  sans  direction,  et  les  revenus  ecclésiastiques  se 
concentraient  dans  les  mains  de  quelques  grands  personnages,  sans 
aucun  profit  matériel  ni  moral  pour  le  pays  qui  les  payait. 

La  guerre  avait  désorganisé  le  Clergé  séculier  :  dans  les  cam- 
pagnes, un  grand  nombre  de  paroisses  n'avaient  plus  de  curé.  En 
beaucoup  d'autres,  le  titulaire  ne  résidait  pas,  avait  loué  sa  cure  à 
un  ou  plusieurs  prêtres,  qui  souvent  s'abstenaient  eux-mêmes  de 
résider.  On  avait  toujours  gémi  au  moyen  âge  sur  la  grossièreté  et 
les  vices  des  curés  de  campagne.  Ces  maux,  qui  rongèrent  l'Église 
jusqu'au  temps  de  la  Réforme,  s'aggravèrent  par  le  Grand  Schisme  et 
surtout  par  la  guerre  de  Cent  Ans,  et  le  déchaînement  de  barbarie 
qui  l'accompagna.  Le  cœur  du  prêtre  s'endurcissait.  Souvent  il  se 
faisait  marchand  ou  usurier.  Enfin  toutes  les  violences  et  tous  les 
vices  lui  étaient  devenus  familiers.  Quand  on  parcourt  les  recueils 
de  lettres  de  rémission,  on  constate  que  le  libertinage  des  curés  de 
campagne,  débauchant  les  femmes  et  défiant  les  maris,  n'était  pas 
alors  un  scandale  exceptionnel,  mais  un  cas  très  fréquent,  qui  n'éton- 
nait plus  personne  Le  mal  paraissait  si  profond  que  beaucoup  de 
gens  n'y  voyaient  qu'un  remède,  le  mariage  des  prêtres.  «  Que  a 
apporté  la  constitution  de  non  marier  les  prestres,  s'écriait  Alain 
Chartier,  sinon  tourner  légitime  génération  en  advoultrise  (adul- 
tère) et  honneste  cohabitation  d'une  seule  espouse  en  multiplication 
d'escande  (scandaleuse)  luxure?  »  Bien  pire  encore  était  la  vie  des 


178 


ciiAP.  III  Le  Clergé  et  la  Religion. 

curés  que  les  malheurs  de  la  guerre  avaient  arrachés  de  leurs 
paroisses,  et  la  vie  des  clercs  sans  protecteurs,  condamnés  au  vaga- 
bondage. Dans  les  documents  les  plus  divers  on  rencontre  commu- 
nément des  prêtres  faussaires,  voleurs,  assassins,  mêlés  aux  rangs 
des  Ecorcheurs  ou  bien  roulant  dans  les  bouges  des  grandes  villes 
et  affiliés  à  des  bandes  de  tire-laine. 

L'exemple  des  vices  et  des  violences  venait  de  haut.  Le  plus  riche    scas'dales  paxs 
des  prélats  de  Tépoque,  le  cardinal  d'Estouteville,  avait  une  vie  fort  lèi-iscui'at. 

peu  édifiante.  La  collation  de  l'évêché  d'Albi  donna  lieu  à  une  lutte 
sanglante  entre  les  deux  compétiteurs,  de  1434  à  1462.  Tour  à  tour 
la  ville  d'Albi  fut  occupée  militairement  par  Robert  Dauphin,  candidat 
du  pape,  et  par  Bernard  de  Gasilhac,  élu  du  chapitre.  Robert  Dauphin 
prit  à  sa  solde  Rodrigue  de  Villandrando,  qui  ravagea  tout  le  pays. 
Bernard  de  Gasilhac  saccagea  de  son  côté  les  faubourgs  de  la  ville. 
Cette  lutte  ne  prit  fin  que  par  la  mort  des  deux  rivaux. 

Le  Clergé  régulier  ne  se  releva  pas  des  désastres  qu'il  subit  alors.  le  clergé 

«  L'ennemi  du  genre  humain,  dit  le  trente-quatrième  canon  du  Gon-  régulier. 

cile  tenu  à  Rouen  en  1445,  a  fait  de  nombreuses  blessures  aux  ordres 
religieux  ».  En  effet  ils  étaient  ruinés,  dispersés,  décriés.  Quantité 
de  prieurés  furent  fermés,  quantité  de  chapitres  sécularisés.  A  Saint- 
Martial-de-Limoges,  les  moines  ne  suivaient  plus  aucune  règle;  une 
famille  de  bourgeois  de  Treignac,  les  Jouvion,  fournissait  successive- 
ment les  abbés  et  se  partageait  les  différentes  dignités  du  monastère. 
Nous  avons  de  très  nombreux  exemples  d'abbayes,  parfois  fameuses 
par  leurs  antiques  richesses,  et  qui  au  xv*  siècle  sont  désertées.  La 
célèbre  abbaye  de  Moissac,  métropole  de  l'ordre  de  Gluny  en  Lan- 
guedoc, qui  comptait  cent  vingt  moines  à  la  fin  du  xm^  siècle,  n'en 
avait  plus  que  vingt  en  1449.  Le  monastère  de  Longpont  ne  pouvait 
plus  nourrir  qu'un  abbé  et  trois  moines.  Beaucoup  d'autres  étaient 
complètement  abandonnés;  telle  la  petite  abbaye  de  la  Roche.  Nous 
avons  le  compte  rendu  des  visites  qu'y  fit,  de  1459  à  1470,  l'archi- 
diacre de  Josas.  Le  5  mai  1459,  il  trouve  le  monastère  désert,  l'église 
délabrée  et  le  tabernacle  ouvert;  l'abbé  lui-même  est  absent,  et  l'ar- 
chidiacre lui  envoie  une  citation  à  comparaître  en  cour  d'officialité. 
Aux  visites  suivantes,  l'archidiacre  constate  que  l'abbé  réside  ;  mais  il 
est  tout  seul,  laisse  son  église  tomber  en  ruines  et,  pour  vivre,  il  vend 
les  vases  et  les  livres  sacrés  et  môme  les  tuiles  de  la  toiture  '. 

Pendant  la  guerre  de  Cent  Ans,  la  vie  collective  des  ordres  reli-  rares  et  vaines 
gieux  s'est  peu  à  peu  éteinte.  Les  voyages  étant  devenus  périlleux,  tentatives 

les  moines  ne  se  rendent  plus  aux  chapitres  généraux.  La  vie  intel- 
lectuelle et  mystique  des  couvents  de  France  semble  également  arrêtée, 

I.  Document  publié  dans  la  BiLliolhcque  de  lEcole  des  Charles,  5'  série,  t.  IV,  p.  335. 


DE  REFORME. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

11  ne  s'y  manileste  rien  de  pareil  au  grand  mouvement  qui  ranime  le 
monachisme  dans  les  Pays-Bas  et  sur  les  bords  du  Rhin.  Les  abbés 
réformateurs  sont  rares  et  se  heurtent  à  une  résistance  invincible. 
L'histoire  de  l'ordre  de  Fontevrault  en  offre  un  exemple.  Dès  le 
xiii^  siècle,  les  intris^ues,  la  simonie,  la  vie  mondaine  des  religieux  et 
des  religieuses  l'avaient  déconsidéré.  Pendant  la  guerre  de  Cent  Ans, 
l'abbaye  avait  été  pillée,  nombre  de  ses  prieurés  avaient  été  ruinés, 
et  les  religieux  des  deux  sexes  menaient  une  conduite  scandaleuse. 
Au  temps  de  Charles  "VII,  un  schisme  s'était  produit  et  pendant 
quelque  temps  Tordre  s'était  partagé  entre  deux  abbesses  *.  Marie  de 
îîretagne,  qui  prit  la  crosse  abbatiale  en  1438,  fit  d'énergiques  elTorts 
j)our  rétablir  la  discipline  :  les  religieux  refusèrent  de  lui  obéir. 
L'ordre  de  Fontevrault  resta  en  cet  état  d'anarchie  et  de  corruption 
jusqu'au  xvii«  siècle,  époque  où  commence  une  ère  nouvelle  pour 
l'Église  régulière.  Le  monachisme  du  moyen  âge,  comme  bien  d'au- 
tres choses  du  moyen  âge,  meurt  au  xv«  siècle.  La  guerre  de  Cent 
Ans  l'a  ruine,  désorganisé,  frappé  de  stérilité. 


//.    —    PERVERSIONS  DU    SENTIMENT    RELIGIEUX. 
LA   SORCELLERIE- 
LA  DASSE  y     EXALTATION  maladive  et  la  perversion  du  sentiment  religieux 
1  J  furent  le  produit  naturel  de  la  décadence  de  l'Église  et   des 


MACABfiE.  LA  FETE 
DES  FOUS. 


misères  du  siècle.  De  tout  temps,  au  moyen  âge,  l'idée  de  la  mort 
avait  obsédé  les  esprits;  mais  c'est  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans  que 
la  «  Danse  Macabre"  »  fait  son  apparition  dans  l'art  :  sur  les  murs 
des  cimetières  et  des  églises,  les  peintres  se  plaisent  à  figurer  la  Mort, 
qui  emmène  en  ricanant  le  pape,  le  roi,  le  noble,  le  paysan,  la  jeune 
fille,  l'enfant.  C'est  aussi  à  cette  époque  dure  et  sombre  que  les  chré- 
tien? ont  le  plus  ri  de  toutes  les  choses  qu'ils  vénèrent.  Malgré  les 

1.  L'ordre  mixte  de  Foiilevranit  était  gouverné  par  une  abbesse. 

2  SouKCEs.  Procès  publiés  par  l'abbé  Lavanchy,  Mémoires  de  l'Académie  Salésienne, 
t.  VIII,  i885,  et  l'abbé  Jules  Chevalier,  Mémoire  sur  les  hérésies  en  Dauphiné,  iHgo.Procès  de 
Gilles  de  Rais,  publié  par  De  Maidde,  à  la  suite  de  Gilles  de  Rais,  par  l'abbé  Bossard,  iSS."). 
Fredericq,  Corpus  (tocumenlorum  inquisilionis  Neerlandicae,  3889-1896.  Mémoires  de  Jacques 
du  Clercq,  édit.  de  Reiffenberg. 

Olvra(,es  a  consulter.  Yves-Plessis,  Bibliographie  française  de  la  Sorcellerie,  1900, 
indique  les  ouvrages  français.  Lca,  Histori)  of  Ihe  Inquisition,  t.  111,  1888  (traduction 
S.Reinachen  préparation).  J.  Hanscn.  Zauberwahn,  Inquisition  und  Hexenprozess  im  Millvl- 
aller,  1900. 

3.  Jean  Le  Fèvre  a  écrit  en  1876  dans  son  Bespil  de  la  morl  .  «  Je  fis  de  Macabre  la 
dance  ».  Macabre  (et  non  Macabre)  est  évidemment  un  nom  propre,  peut-être  le  nom  d'un 
des  premiers  artistes  qui  aient  figuré  la  Danse  des  Morts.  On  ne  connaît  pas  de  Danse  des 
morts  peinte  ou  sculptée  en  France  au  .xiv«  siècle,  mais  il  en  a  peut-être  existé  .  des  1res 
nombreuses  œuvres  exécutées  sur  ce  tlième  au  .xv"  siècle,  il  ne  nous  est  resté  qu  un  nombre 
inûmc. 

(    ï8o   ) 


cH.vp.  m  Le  Clergé  et  la  Religion. 

condamnations  fulminées  par  le  Concile  de  Bâle  et  l'Université  de 
Paris  contre  les  burlesques  cérémonies  que  tolérait  depuis  longtemps 
l'Église,  le  Clergé  se  laissait  parodier  et  se  parodiait  lui-même  :  la 
Fêle  des  Fous,  notamment,  était  devenue  une  véritable  bacchanale, 
pendant  laquelle  les  prêtres  se  livraient  aux  farces  les  plus  grossières, 
jusque  sur  les  marches  de  l'autel. 

Il  y  avait  pis.  La  magie  et  le  culte  du  diable  prirent  au  xv«  siècle  la  sorcellebie 
une  extension  inconnue  auparavant.  Depuis  longtemps,  les  inquisi-  ^^  ^-^  répbessws 
tours  traduisaient  devant  leurs  tribunaux  et  punissaient  les  sorciers,  ^  usnq  e. 
considérés  par  eux  comme  des  hérétiques  ;  mais  ce  fut  seulement  à 
partir  du  xv"  siècle  que  l'Église  jugea  nécessaire  de  poursuivre  avec 
rigueur  les  hommes  et  les  femmes  accusés  de  commerce  avec  le 
démon,  et  même  les  simples  escrocs,  devins  et  astrologues,  qui  pré- 
disaient l'avenir  en  consultant  leurs  grimoires  ou  en  interprétant  l'état 
du  ciel.  Eugène  IV  créa  la  Faculté  de  Théologie  d'Angers  en  1432 
pour  «  chasser  les  superstitions  et  les  erreurs  ».  En  1445,  il  ordonnait 
à  l'inquisiteur  de  Carcassonne  de  poursuivre  les  chréliens  qui  se 
livraient  à  la  magie  pour  conjurer  la  maladie  ou  le  mauvais  temps, 
qui  sacrifiaient  aux  démons,  profanaient  la  croix  et  les  sacrements 
et  faisaient  baptiser  des  images  de  cire*.  La  même  année,  le  Concile 
provincial  de  Rouen  ordonna  des  mesures  répressives  contre  les 
évocaleurs  du  diable.  En  France  et  dans  les  pays  voisins,  une  litté- 
rature spéciale  naquit;  les  livres  de  «  démonologie  »  classèrent  les  la  démonologie. 
démons,  décrivirent  leurs  habitudes,  d'après  les  aveux  arrachés  aux 
sorciers  par  de  subtils  interrogatoires  ou  par  des  supplices  bien 
dirigés  :  tel  le  Maliens  Maleficanim  (Marteau  des  Sorcières),  du 
moine  allemand  Sprenger;  œuvre  de  vaniteuse  ignorance,  où,  der- 
rière un  étalage  de  logique  pédante  et  d'érudition  puérile,  s'érige  un 
fanatisme  monstrueux.  Ces  manuels  d'inquisiteurs  nous  frappent 
seulement  par  leur  stupidité;  mais  alors,  ils  ont  été  instigateurs  de 
tortures  et  d'autodafé. 

Le  9  septembre  1477,  le  vice-inquisiteur  de  Saint-Jorioz-  tra-  un  procès 

duisit  à  son  tribunal  Antoinette,  femme  de  Jean  Rose,  suspecte  de  ^^  sorcière. 
sorcellerie.  Elle  refusa  tout  aveu.  Le  15  septembre,  on  lui  passa  sous 
les  bras  une  corde  et  on  Téleva  en  Tair  au  moyen  d'une  poulie; 
c'étaient  les  préliminaires  du  supplice  de  l'estrapade;  elle  ne  céda 
pas  à  cette  menace.  Le  20  octobre,  elle  subit  le  supplice  complet  : 
trois  fois  on  l'éleva  en  l'air  et  on  la  laissa  retomber  brusquement,  de 

1.  Bulletin  de  la  Commission  archéologique  de  Narbonne,  1S92,  p.  548. 

y.  Saint-Jorioz  est  en  Savoie.  Ce  docunn'iil  est  plus  dctailié  et  plus  caractéristique,  mais 
absolument  de  même  nature  que  les  procès  de  sorcières  juj;és  dans  la  France  proprenieul 
dite  pendant  le  règne  de  Charles  VII. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livue  h 

façon  à  lui  briser  les  membres.  Elle  refusa  encore  de  parler,  mais  le 
lendemain  elle  avoua  tout  ce  qu'on  voulut.  Elle  déclara  que  onze  ans 
auparavant,  comme  elle  avait  des  embarras  d'argent,  un  nommé 
Masset  Garin  lui  avait  promis  de  la  tirer  d'afi'aire  et  l'avait  menée 
au  sabbat.  Elle  y  avait  reconnu  des  gens  du  voisinage,  que  l'inquisi- 
teur lui  fit  nommer.  Un  diable  nommé  Robinet,  qui  prenait  la  forme 
tantôt  d'un  hoi:.me  noir,  tantôt  d'un  chien  noir,  la  prit  sous  sa  pro- 
tection. «  Il  parlait  d'une  voix  rauque,  mal  intelligible,  en  articulant 
si  mal  qu'elle  pouvait  à  peine  le  comprendre.  »  Sur  son  invitation, 
elle  lui  fit  hommage,  foula  aux  pieds  une  croix  et  renia  Dieu.  Il  lui 
fit  une  marque  sur  le  petit  doigt  de  la  main  gauche,  qui  depuis  resta 
comme  mort.  Il  lui  donna  une  bourse  pleine  d'or  et  d'argent,  mais 
quand  elle  ouvrit  cette  bourse,  une  fois  rentrée  chez  elle,  elle  n'y 
trouva  plus  rien.  Il  lui  donna  aussi  un  bâton,  avec  lequel  elle  se 
rendit  désormais  au  sabbat  en  volant  à  travers  les  airs.  Au  sabbat, 
on  mangeait  la  chair  d'enfants  exhumés  du  cimetière,  on  profanait 
des  hosties,  on  fabri(|uait  des  poudres  pour  guérir  ou  pour  tuer,  r\ 
la  scène  se  terminait  par  une  orgie  répugnante.  L'inquisiteur  lit 
avouer  à  Antoinette  que,  si  elle  avait  d'abord  refusé  de  parler,  c'est 
que  Robinet  était  venu  la  visiter  dans  son  cachot  et  lui  avait  promis 
de  la  sauver,  à  condition  qu'elle  se  tùt. 
L'ÉTAT  MENTAL  II  cst  permis  de  suspecter  l'entière  sincérité  d'une  confession 

DES  SORCIERES,  obtcnuc  par  de  tels  moyens.  Même  lorsque  la  torture  n'intervenait 
pas.  il  est  clair  que  limagination  des  juges,  leur  façon  de  poser  les 
questions,  la  menace  du  supplice  final,  pesaient  singulièrement  sur 
les  aveux  qui  sont  parvenus  jus<^iu"à  nous.  Cependant,  quelle  que  soit 
la  défiance  quinspirent  ces  procès-verbaux,  dont  l'examen  critique  est 
d'ailleurs  impossible,  il  serait  téméraire  de  nier  la  sorcellerie  :  comme 
état  mental,  elle  a  été  un  fait  réel.  Elle  s'est  développée  tout  naturel- 
lement en  ce  milieu  de  misère  et  de  désespoir  qu'avaient  créé  les 
désastres  du  sombre  xv^  siècle.  Les  mêmes  faits  qui  expliquent  la 
venue  de  la  sublime  Jeanne  d'Arc  expliquent  aussi  la  multiplication 
des  malheureuses  hallucinées  qui  pensaient  aller  au  sabbat  et  s'unira 
des  démons.  Il  est  remarquable  que  les  sorcières  sont  infiniment  plus 
nombreuses  que  les  sorciers.  On  a  dressé  la  liste  des  condamnations 
qui  furent  prononcées  de  ce  chef  au  xv=  siècle  en  Bresse  et  en  Bugey  : 
la  proportion  des  femmes  est  de  85  p.  100'.  C'est  contre  les  sorcières 
que  Sprenger  a  dirigé  son  Marteau.  Il  regarde  l'existence  des  femmes 
comme  un  grand  danger  pour  le  salut  des  âmes  :  Femina,  déclare 
ce  grand  docteur,  vient  de  fe  et  de  minus;  il  veut  dire  moins  de  foi. 

1.  Mémoire  de  M.  Janin,  Annales  de  la  Société  d'émulation  de  l'Ain,  t.  X,  1877. 

t    182    ) 


Le  Clei'gè  et  la  Religion. 


LA  SOBCELIEBIE 
.\f  A  se  LUNE. 


GILLES  DE  BAIS. 


La  sorcellerie  masculine,  la  plupart  du  leraps,  n'avait  même  pas 
Ihallucinalion  ni  Thystérie  pour  excuse.  Les  sorciers  élaient  très  sou- 
vent des  paysans  guérisseurs,  ou  bien  des  charlatans.  Le  cas  de 
Gilles  de  Rais  est  typique.  La  tragique  histoire  du  Barbe -Bleue' 
breton  ne  met  en  scène  aucun  halluciné,  mais  seulement  une  bande 
d'escrocs  et  un  alcoolique  sanguinaire. 

Gilles  de  Rais,  «  doyen  des  barons  de  Bretagne  »,  possédait  dim- 
menses  domaines,  entre  la  Loire  et  les  limites  du  Poitou.  Il  avait  une 
vive  intelligence,  aimait  le  théâtre  et  les  arts,  lisait  et  parlait  avec 
aisance  le  latin.  Vaillant  homme,  il  passa  une  partie  de  sa  jeunesse 
à  se  battre  aux  côtés  de  Richemont,  d'Ambroise  de  Loré,  de  La  Hire. 
Il  fut  un  des  compagnons  de  Jeanne  d'Arc.  Charles  VIL  le  jour  du 
sacre,  le  fît  maréchal.  Gilles  de  Rais  avait  alors  vingt-cinq  ans. 
Depuis  ce  temps  il  parut  de  plus  en  plus  rarement  à  la  'COur  et  sur 
les  champs  de  bataille.  D'autres  besognes  l'occupèrent.  Vaniteux, 
prodigue,  entouré  de  fripons  qui  flattaient  ses  passions  et  grugeaient 
son  bien,  il  se  mit  à  rechercher  la  pierre  philosophale,  qui  devait 
convertir  en  or  ou  en  argent  les  métaux  vils,  et  l'alchimie  le  conduisit 
à  la  magie  et  au  satanisme.  Au  temps  même  de  ses  exploits  guer- 
riers, il  commençait  à  consulter  les  grimoires  des  sorciers,  pour  évo- 
quer les  démons  et  acquérir  d'eux  «  science,  puissance  et  richesse  ». 
Il  avoua  plus  tard  qu'il  n'avait  jamais  réussi  à  faire  apparaître  le 
diable;  cercles  magiques,  oirrandes,cédules  signées  de  son  sang,  rien 
n'y  faisait.  Les  évocateurs  français  et  italiens  qui  vivaient  à  ses  dépens 
réussissaient  à  voir  parfois  le  démon,  mais  Gilles  n'était  jamais  là. 

L'excitation  nerveuse  créée  par  ces  pratiques,  les  suggestions  de 
son  entourage  de  prêtres  sacrilèges  et  de  louches  Antinoiis,  le  feu  de  de  cilles  de  rais. 
luxure  et  de  cruauté  qui  le  brûlait,  enfin  des  habitudes  d'ivrognerie  le 
conduisirent  au  crime.  Pendant  huit  années,  de  1432  à  1  i'iO,  au  plus 
fort  de  l'anarchie  générale,  il  satisfit  impunément  ses  passions.  Des 
racoleurs  et  des  racoleuses  lui  amenaient  de  jeunes  mendiants,  de 
petits  bergers,  des  apprentis,  des  fils  et  des  filles  de  paysans  ou  de 
marchands  forains,  enlevés  dans  les  fermes  ou  trouvés  sur  les  roules, 
dans  le  pays  de  Rais,  l'Anjou,  et  jusqu'à  Chinon  et  à  Rennes.  Au  moins 
cent  quarante  enfants  des  deux  sexes  furent  ainsi  introduits  dans  les 
châteaux  de  TifTauges,  de  Machecoul,  de  la  Suze,  de  Champtocé,  et 


ClilMES 


1.  Nous  ne  voulons  pas  dire  que  Gilles  de  Rais  soil  le  prototype  de  Barbe-Bleue,  comme 
Ta  prétendu  l'abbé  Bossard.  Le  conte  de  Barbe-Bleue  et  de  ses  sept  épouses  parait  être  (\>- 
source  ancienne  et  populaire,  et  n'a  en  soi  aucune  analogie  avec  l'histoire  de  Gilles  île 
Rais,  qui  ne  se  maria  qu'une  fois  et  laissa  sa  femme  vivre  à  l'écart;  mais  il  est  certain 
qu'en  Bretagne  et  en  Vendée  le  peuple  a  amalgamé  le  conte  de  Barbe-Bloiie  cl  lliisloire 
du  sire  de  Rais,  et  c'est  là  tout  ce  que  prouvent  les  complaintes  et  les  traditions,  d'ailleurs 
curieuses,  recueillies  par  l'abbé  Bossard. 


i8'3 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  n 

même  dans  les  maisons  où  Gilles  ne  faisait  que  passer.  Amenés  clans 
la  chambre  à  coucher  du  sire  de  Rais,  les  malheureux  étaient 
pendus,  égorgés,  tués  à  coups  de  bâton,  coupés  en  morceaux,  au 
milieu  de  débauches  immondes.  Ce  monstre  ne  perdait  pas,  au 
paroxysme  même  de  sa  bestialité,  le  sens  de  Tart,  et,  maniant  les  têtes 
des  enfants  décapités,  il  disait  son  admiration  pour  les  plus  belles.  Il 
conservait  aussi  sa  foi,  et  partageait  sa  dévotion  entre  le  diable  et 
Dieu.  Il  avait  fait  déjà  périr  nombre  de  petits  enfants  et  d'adoles- 
cents, quand  il  fonda  à  Machecoul  un  service  «  en  mémoire  des  Sains 
Innocens,  pour  le  bien,  salut  et  sauvement  de  son  âme  ».  X  Pâques, 
il  recevait  la  communion  avec  humilité,  au  milieu  des  pauvres,  et 
plus  tard  ses  juges  létonnèrent  en  lui  apprenant  qu'il  était  héré- 
tique. Voyant  que  le  diable  repoussait  ses  appels,  il  exprima  un  jour 
l'opinion  que  Dieu  voulait  le  sauver  malgré  lui,  et  plusieurs  fois  il 
songea  au  pèlerinage  de  Jérusalem,  pour  obtenir  rémission  de  tous 
ses  péchés.  Cette  persistance  du  sentiment  religieux,  informe  et 
grossier,  mais  indéracinable,  se  retrouve  chez  tous  les  bi'igands  qui 
dévastaient  alors  la  France.  Le  cas  de  Gilles  de  Rais  ne  mérite  l'étude 
que  parce  qu'il  n'est  point  exceptionnel.  Il  éclaire  un  des  aspects  du 
moyen  âge  finissant,  avec  son  mysticisme  violent,  son  élan  acharné 
vers  le  surnaturel,  son  goût  artistique  raffiné,  sa  soif  de  volupté  et 
d'or,  son  mépris  de  la  souffrance  humaine. 

Pour  les  malfaiteurs  de  ce  rang  social,  à  l'époque  de  l'Écorcherie, 
l'impunité  était  la  règle.  Malgré  les  soins  que  Gilles  prenait  pour 
cacher  ses  crimes,  la  rumeur  populaire  l'accusait.  Le  duc  de  Bretagne 
Jean  V  aurait  eu  cent  occasions  d'ordonner  son  arrestation.  11  se  tai- 
sait. Il  ne  valait  pas  mieux  que  la  plupart  de  ses  contemporains,  et  il 
joua  en  cette  affaire  un  rôle  fort  louche.  Il  mettait  à  profit  la  ruine 
de  son  vassal  pour  acquérir  ses  terres  au  rabais.  II  semble  même 
avoir  assisté  à  des  évocations  diaboliques,  que  Gilles  fit  «  pour  lui 
plaire  ». 

Gilles  de  Rais  se  perdit  en  attaquant  les  immunités  ecclésiasti- 
DEGiLLESDERAis.  qucs.  Il  viola  le  droit  d'asile  d'une  éghse  pour  s'emparer  d'un  clerc^  : 
c'était  un  double  sacrilège.  Jean  de  Malestroit,  évêque  de  Nantes,  se 
saisit  de  l'affaire.  Il  savait  quels  soupçons  pesaient  sur  Gilles.  Une 
rapide  enquête  suffit  pour  le  convaincre.  Le  procès  s'instruisit  dès 
lors  devant  deux  juridictions;  l'évèque  et  le  vice-inquisiteur  eurent 
à  connaître  des  crimes  de  Gilles  contre  l'Église,  contre  la  foi  et  contre 
les  mœurs,  et  le  duc  de  Bretagne,  qui  ne  pouvait  plus  reculer.  laissa 
le  sénéchal  de  Rennes  juger  le  sire  de  Rais  comme  meurtriei-. 

1.  C'était  le  frère  d'un  certain  GcofTroy  le  Ferron,  avec  lequel  Gilles  de  Rais  avait  des 
démêlés. 


GILLES  DE  RAIS 
ET  JEAN  r. 


ARRESTATION 


ï84 


Le  Clergé  et  la  Religion. 


Gilles  de  Rais,  d'abord  très  arrogant,  se  vit  bientôt  écrasé  par  la 
multiplicité  et  la  concordance  des  témoignages.  Parents  éplorés, 
<(  hurlant  »  leur  douleur,  complices  décrivant  en  détail  les  horribles 
forfaits  et  les  appels  au  diable,  tous  disaient  évidemment  la  vérité.  Le 
jour  où  l'on  menaça  Gilles  de  le  mettre  à  la  question,  il  avoua.  Il  se 
jeta  dans  le  repentir  avec  la  même  frénésie  qu'il  avait  portée  dans  la 
débauche  et  le  meurtre.  Il  fit  une  confession  publique  de  tous  ses 
crimes,  supplia  les  assistants  d'  «  élever  leurs  fils  dans  la  bonne  doc- 
trine et  la  vertu  »,  et  termina  en  demandant  humblement  aux  parents 
de  ses  victimes  de  lui  pardonner.  Il  ne  fit  rien  d'ailleurs  pour  éviter  le 
dernier  supplice.  Dans  son  esprit,  le  bûcher  devait  sans  doute  achever 
de  le  purifier.  Il  est  évident  que  ses  remords  étaient  sincères  et  qu'il 
espérait  son  salut;  en  embrassant  pour  la  dernière  fois  François 
Prelati,  un  de  ses  complices,  il  lui  dit  :  «  Adieu,  Françoys,  mon  amy  ! 
Jamais  plus  nous  ne  nous  entreverrons  en  cest  monde;  soyez  certain, 
mais  que  vous  ayez  bonne  pacience  et  espérance  en  Dieu,  que  nous 
nous  entreverrons  en  la  grant  joye  du  Paradis!  »  Il  fut  exécuté  le 
20  octobre  1440,  dans  la  prairie  de  la  Biesse,  près  de  Nantes.  Une 
foule  immense  chantait  des  psaumes  et  priait  pour  le  pécheur  repen- 
tant. On  voit  se  refléter  dans  ce  drame  tout  le  tragique  moyen  âge, 
avec  ses  ignominies  et  ses  élans  grandioses  de  foi  et  de  miséricorde  '. 

Les  gens  du  roi,  au  temps  de  Charles  VII,  montrèrent  dans 
l'examen  des  accusations  de  sorcellerie  une  prudence  et  une  modé- 
ration assez  remarquables.  Ce  n'est  point  qu'ils  les  aient  repous- 
sées d'emblée,  comme  déraisonnables  :  un  des  favoris  du  roi,  Guil- 
laume Gouffier,  et  un  Italien  qui  avait  remplacé  Jacques  Cœur 
comme  argentier,  Otto  Castellani,  furent  condamnés,  l'un  à  l'exil 
et  l'autre  à  la  prison,  pour  avoir  usé  de  sortilèges  qui  devaient 
aflermir  leur  crédit  à  la  cour;  mais  on  s'efforça  de  protéger  les  inno- 
cents contre  le  fanatisme  ecclésiastique  et  populaire.  En  1453,  une 
épidémie  décimait  la  population  de  Marmande;  le  bruit  se  répandit 
qu'une  femme  de  la  ville,  Jeanne  Canay,  était  en  commerce  avec  le 
démon.  Les  habitants,  au  miheu  de  la  nuit,  vinrent  arrêter  une  dou- 
zaine de  femmes,  sur  lesquelles  planaient  de  vagues  soupçons.  Obéis- 
sant à  l'émeute,  les  deux  consuls  et  le  baile  mirent  ces  malheureuses 


SOS  PROCES. 
SA  MORT. 


LES  GENS 
DU  ROI  ET  LA  SOR- 
CELLERIE. 


AFFAIRE 
DE  MARMANDE. 


1.  Gilles  avait  eu  beaucoup  de  complices.  Deux  peulement  furent  biùlés.  D'autres 
senfuirent  ou  obtinrent  leur  grâce.  François  Pielati  fut  conflaniné  à  la  prison  perpétuelle. 
Celait  un  jeune  clerc  italien,  délicat  humaniste,  alchimiste  réputé,  lilou  insigne.  Il  réussit 
à  s'évader,  et  sous  le  nom  de  François  de  Montcnlin,  gagna  les  bonnes  grâces  de  René 
d'Anjou,  qui  recherchait  la  transmutation  des  niélau.\.  L'ilalien  l'abusa  par  d'enfantins 
tours  de  passe-passe  et  obtint  en  récompense  la  caiiilainerie  de  la  Roche-sur-Yon  ;  mais  il 
eut  l'imprudence  de  s'emparer  d'un  trésorier  de  France  et  de  le  mettre  à  rançon.  Le  Grand 
Conseil  évoqua  l'affaire  et  François,  condamné  à  nioit  pour  ses  anciens  et  récents  méfaits, 
fut  exécuté  en  i446.  Nous  publierons  prochainement  une  étude  biographique  sur  Fran- 
çois Prelati,  d'après  des  documents  inédits. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

à  la  question  et  les  envoyèrent  au  bûcher.  Le  sénéchal  d'Agen  cita 
devant  lui  les  consuls,  et  fit  saisir  leurs  biens  ^ 
LA  VAUDERiE  Le  1"  novembre  1459,  on  incarcéra  dans  la   prison  épiscopale 

D AURAS.  d'Arras  une  fille  de  joie,  nommée  Deniselle,  dénoncée  comme  «  vau- 

doise*  »  par  un  sorcier  artésien,  qui  avait  été  exécuté  à  Langres 
quelque  temps  auparavant.  Deniselle  fut  brûlée  le  9  mai  1460,  avec 
six  autres  personnes.  Ce  fut  le  signal  d'une  vaste  persécution,  men(^ 
avec  acharnement  par  le  doyen  de  Notre-Dame  d'Arras,  par  Tévèque 
in  partibus  de  Beyrouth  et  par  linquisiteur  Pierre  le  Broussart. 
L'évoque  d'Arras,  Jean  Jouffroy,  absent  de  son  diocèse,  laissa  faire,  et 
le  comte  d'Étampes,  lieutenant  de  Philippe  le  Bon,  autorisa  les  pour- 
suites. Les  juges  se  contentaient  du  témoignage  d'une  ou  deux  per- 
sonnes pour  emprisonner,  mettre  à  la  question,  envoyer  au  bûcher. 
Huguet  Aubry  fut  tenu  au  cachot  onze  mois,  et  mis  à  la  question 
quinze  fois  ;  il  protesta  sans  cesse  de  son  innocence  ;  on  le  condamna 
à  vingt  ans  de  prison,  en  disant  que  le  diable  lui  avait  donné  la  force 
de  ne  rien  avouer.  Plusieurs  chroniqueurs  contemporains  accusent 
formellement  les  auteurs  de  cette  persécution  d'avoir  voulu  supprimer 
leurs  ennemis,  ou  les  riches  dont  ils  convoitaient  les  biens.  «  A  ce 
tenoient  fort  les  mains  aucuns  qui  lors  estoient  du  conseil  dudit  comte 
d'Estampes  »,  dit  Mathieu  d'Escouchy.  Le  doyen  d'Arras  et  l'évêque 
de  Beyrouth  paraissent  avoir  obéi  plutôt  à  des  mobiles  de  fanatisme. 
Le  premier  affirmait  que  «  le  tiers  de  chrétienté  et  plus  »  était  vau- 
dois,  et  qu'il  savait  des  choses  à  faire  frémir;  le  second  avait  «  une 
telle  imagination  «  qu'il  lui  suffisait  de  regarder  les  gens  pour  savoir 
s'ils  étaient  vaudois.  Enfin,  le  seigneur  de  Beaufort,  qui  avait  beau- 
coup d'ennemis,  ayant  été  dénoncé  à  son  tour  et  emprisonné,  son  fils 
en  appela  à  Charles  VII.  Le  roi  évoqua  l'affaire.  Les  accusés  encore 
en  vie  furent  tirés  de  la  prison  épiscopale;  le  Parlement  de  Paris  les 
acquitta  et  les  remit  en  liberté.  Sur  l'ordre  de  Charles  VII,  l'arche- 
vêque de  Reims,  l'évêque  de  Paris  et  Jean  Bréhal,  supérieur  des 
Dominicains,  se  rendirent  en  Artois  :  c'étaient  ceux-là  mêmes  qui 
avaient  naguère  prononcé  la  réhabilitation  de  Jeanne  d'Arc,  con- 
damnée comme  sorcière  d'après  la  procédure  inquisitoriale.  Ils  arrê- 
tèrent les  poursuites.  Des  actions  civiles  furent  intentées  en  Parle- 
ment contre  les  juges  d'Arras.  Un  arrêt,  qui  fut  rendu  seulement 
en  1491,  réhabilita  toutes  les  victimes,  restitua  à  leurs  héritiers  les 
biens  confisqués,  ordonna  l'érection  d'une  croix  expiatoire. 

1.  Extraits  du  Trésor  des  Charles,  publiés  dans  la  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes,  2«  série,  t.  V. 

2.  C'est-à-dire  comme  sorcière,  p'après  M.  Hansen,  on  considéra  les  sorciers,  au  xv=  siècle, 
comme  une  secte  hérétiinie  particulière,  dérivée  des  anciens  Vaudois.  Cf.  Bourquelot,  Les 
Vaudois  du  AT"  siècle,  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes,  2'  série,  t.  lll. 

<    186   > 


CHAP.  III  Le  Clergé  et  la  Religion. 

Le  Parlement  avait  agi  avec  d'aulanl  plus  de  vigueur  qu'il  pré- 
tendait enlever  à  rÉglise  la  connaissance  des  faits  d'hérésie.  Il  réduisit 
à  rien  le  rôle  de  llnquisilion  en  France.  La  rigueur  de  la  répression, 
à  partir  du  xv"'  siècle,  dépendit  avant  tout  des  dispositions  du  pouvoir 
royal.  Jusqu'au  temps  de  François  P%  il  se  montra  relativement 
humain  et  clément  à  l'égard  des  sorciers.  Au  xv*  siècle,  le  fanatisme 
populaire  n'avait  pas  voix  prépondérante.  Nombre  de  gens  refusaient 
de  croire  au  sabbat,  aux  sales  débauches  et  aux  crimes  prétendus  des 
sorcières;  ces  malheureuses  n'étaient  à  leurs  yeux  que  des  possédées, 
affolées  par  le  diable  et  qu'il  convenait  de  soigner,  non  de  punir. 
Selon  le  poète  Martin  Lefranc,  le  diable  ne  s'occupe  des  sorcières 
que  pour  leur  troubler  la  cervelle  : 


L'OPINION 

ik' LAI  BÉE  ET  LA 

SOHCELLEHIE. 


Il  n'est  ne  baston  ne  bastonne, 
Sur  quoy  puist  personne  voler, 
Mais  quant  le  diable  leur  estonne 
La  teste,  elles  cuident  (croient)  alcr. 

D'après  Sprenger,  il  y  avait  des  sceptiques  qui  niaient  même 
toute  intervention  du  démon  :  «  Certains,  dit-il,  se  sont  efforcés  d'éta- 
blir que  la  sorcellerie  n'existe  pas,  sinon  dans  la  pensée  de  gens  qui 
imputent  à  la  sorcellerie  des  phénomènes  naturels  dont  l'essence 
nous  est  inconnue  ».  Et  il  se  donne  grand  mal  pour  terrifier  ses  con- 
tradicteurs et  démontrer  que  «  soutenir  la  réalité  de  la  sorcellerie 
est  une  proposition  si  catholique,  que  soutenir  obstinément  le  con- 
traire est  absolument  une  hérésie  «.  Ce  n'est  encore  qu'une  menace  : 
au  xv'=  siècle,  les  chrétiens  de  bon  sens  ont  encore  le  droit  de  parler 
mais  l'ère  des  bûchers  est  déjà  ouverte. 


///. 


LA   PIETE.   LES  MYSTERES 


LES  cœurs  restés  pieux  et  purs,  affligés  des  maux  qui  accablaient  mystiques 

la  religion,  se  consolaient  dans  la  dévotion  et  les  bonnes  œuvres  :  etréform.ueurs. 
telle  la  bienheureuse  Philippe  de  Chantemilan,  qui  abandonna  son 
héritage  aux  pauyres  et  voua  sa  vie   à  la  prière   et  au  soin  des 
malades.  Il  y  avait  aussi,  dans  le  Clergé,  des  hommes  d'action.  Les 
uns,  administrateurs   experts   et   grands   bâtisseurs,  relevaient  les 


1.  SouncEs  ET  ou\'RAGES  A  CONSULTER.  Vie  (le  Philippe  de  Chanlemilan,  éilit.  U.  Chevalier, 
Documents  historiques  inédits  sur  le  Dauphinc,  t.  VIII,  1894.  Mougel,  Dent/s  le  Char- 
treux, i8g6.  Anatole  France.  Frère  Hichard,  Revue  de  famille,  1889.  Abbé  Galabcrt.  Les 
morurs  chrétiennes  au  XV'  siècle.  Bulletin  de  la  Société  archéologique  de  Tarn-et-Garonne, 
t.  XII,  1884.  De  Ribbe,  Ln  Société  provençale  à  la  fin  du  moyen  âge,  1898.  Petit  de  Jullcvillc, 
Les  Mystères,  1880.  Germain  Bapst,  Essai  sur  l'histoire  du  théâtre,  1898. 

<    187   > 


La  Société  et  la  Monarchie. 


MOINES 
PRÉDICATEURS. 


UN  PRÊCHE 

A   SAINT-LÉONARD. 


LA  RELIGION 
l'OrULAIRE. 


églises  de  France  de  leurs  ruines.  Les  autres  travaillaient  à  épurer  la 
foi  chrétienne  et  à  corriger  les  mœurs  :  tels  les  réformateurs  qui 
apparurent,  hors  des  limites  du  royaume,  dans  les  États  du  duc  de 
Bourgogne,  prédicateurs  comme  Jean  Brugmann,  théologiens  comme 
Denys  le  Chartreux,  humanistes  chrétiens  comme  les  «  Frères  de  la 
vie  commune  »  ;  tels  les  prêcheurs  ambulants  fournis  par  les  ordres 
religieux,  comme  le  Franciscain  Richard,  le  Carme  breton  Thomas 
Couette,  qui  alla  jusqu'en  Italie  faire  entendre  sa  parole  virulente, 
déplut  au  pape  par  la  violence  de  ses  attaques  contre  le  relâchement 
du  Clergé  et  du  Saint-Siège,  et  finit  sur  le  bûcher. 

Ces  frères  prédicateurs  étaient  ce  qui  restait  de  vivant  et  d'actif 
dans  le  monachisme.  Détestés  par  le  Clergé  séculier,  auquel  ils  enle- 
vaient ses  ouailles  et  mille  petits  profits,  ils  étaient  adorés  du  popu- 
laire. Les  municipalités  des  plus  petites  villes,  au  w"  siècle,  faisaient 
de  gros  sacrifices  pour  avoir  chaque  jour,  pendant  le  carême,  un 
sermon  fait  par  un  de  ces  prêcheurs  nomades.  Que  prêchaient-ils? 
Certains  d'entre  eux,  comme  frère  Richard,  étaient  des  illuminés, 
qui  annonçaient  l'avènement  de  l'Antéchrist.  Thomas  Couette  était 
surtout  un  moraliste,  qui  poursuivait  de  ses  invectives  la  dissolution 
du  Clergé  et  le  luxe  des  femmes.  Ces  prédicateurs  fameux  étaient  des 
hommes  aux  robustes  poumons,  à  la  parole  enflammée,  qui  prenaient 
sur  la  foule  un  ascendant  extraordinaire.  En  1429,  à  Paris,  frère 
Richard  prêcha  tous  les  jours,  cinq  ou  six  heures  de  suite,  pendant 
une  semaine  entière,  en  plein  air,  car  aucune  église  n'eût  été  assez 
grande  pour  contenir  ses  auditeurs. 

Le  «  bon  frayre  »  qui  alla  prêcher  à  Saint-Léonard,  en  Limousin, 
le  3  décembre  1437,  n'avait  pas  la  célébrité  d'un  Richard  et  d'un 
Couette,  et  son  éloquence  était  assez  terre  à  terre;  Gerald  Massiot 
n'en  a  pas  moins  analysé  avec  grand  soin  ce  sermon  dans  son  livre  de 
raisons  :  pour  aller  en  paradis,  il  faut  faire  sa  prière  en  se  levant;  il 
faut  entendre  la  messe  jusqu'à  la  fin,  sans  parler  de  ses  affaires  à  son 
voisin,  et  sans  s'approcher  du  prêtre;  il  faut  observer  le  repos  du 
dimanche,  se  confesser  une  fois  par  mois,  communier  à  Pâques,  faire 
l'aumône,  vivre  honnêtement.  «  En  faisant  toutes  ces  choses  ci-dessus 
écrites,  ledit  frère  dit  que  vous  entrerez  en  la  gloire  du  paradis  ». 

Le  succès  inouï  des  prédications  populaires  et  mille  autres 
indices  nous  montrent  que  la  foi  chrétienne,  dans  la  France  du 
xv^  siècle,  était  restée  générale  et  très  vive.  Elle  avait  été  parfois 
déformée,  mais  non  diminuée,  par  le  trouble  des  esprits  et  la  corrup- 
tion des  mœurs.  Chose  singulière,  l'irrévérence  envers  le  Clergé  était 
complète  :  le  peuple  applaudissait  des  farces  où  les  curés  et  les 
moines  étaient  viUpendés  avec  le  cynisme  le  plus  grossier;  mais  per- 


i88 


Le  Clergé  et  la  Religion. 


sonne  n'attaquait  le  dog^me  ni  les  institutions  ecclésiastiques  essen- 
tielles, et  la  foule  restait  très  attachée  au  Clergé  tout  en  le  décriant. 
La  façon  dont  le  peuple  entendait  le  culte  olVrait  les  mêmes  contra- 
dictions naïves  :  comme  on  trouvait  qu'il  y  avait  trop  de  jours  fériés, 
on  en  prenait  à  son  aise  avec  les  cérémonies  auxquelles  l'Eglise  vou- 
lait obliger  les  fidèles.  Nicolas  de  Clamanges  écrivait  : 

••  Chacun  peut  voir  avec  quelle  dévotion  le  peuple  chrétien  d'aujourd'hui 
traite  les  jours  fériés.  Peu  de  gens  vont  à  l'église,  1res  peu  entendent  la  messe; 
on  n'en  écoute  souvent  qu'une  partie,  on  sort  avant  d'en  avoir  eu  la  permis- 
sion du  prêtre.  Beaucoup  se  contentent,  quand  ils  vont  à  l'église,  de  s'asperger 
le  front  d'eau  bénite,  ou  bien  de  se  mettre  à  genoux  pour  saluer  la  Vierge,  ou 
bien  de  baiser  l'image  d'un  saint  peinte  sur  le  mur.  Ceux  qui  ont  assisté  à 
l'Élévation  pensent  que  le  Christ  doit  leur  en  être  très  obligé  et  s'en  vantent 
comme  d'un  grand  sacrifice.  » 

En  revanche,  les  mille  pratiques  de  dévotion  envers  la  Vierge 
et  les  Saints  prenaient  sans  cesse  plus  d'importance.  Le  dogme  de 
l'Immaculée  Conception  de  Marie,  accepté  au  xv^  siècle  par  le  Concile 
de  Bâle  et  presque  tous  les  chrétiens,  a  été  imposé  en  quelque  sorte 
par  la  volonté  populaire,  qui  a  triomphé  de  la  résistance  des  doct43urs 
dominicains.  Malgré  les  difficultés  et  les  périls  de  la  roule,  les  loin- 
tains voyages  vers  les  pèlerinages  célèbres  étaient  beaucoup  plus 
fréquents  que  de  nos  jours.  Si  on  ne  pouvait  aller  jusqu'en  Terre 
Sainte,  on  traversait  toute  la  France,  pour  se  rendre  au  Mont-Saint- 
Michel,  à  Saint-Eutrope  de  Saintes,  ou  bien,  hors  du  royaume,  à 
Saint-Jacques-de-Compostelle,  à  la  Sainte-Baume  en  ProA'ence,  à 
Saint-Claude  en  Franche-Comté.  Pour  adorer  les  reliques  célèbres, 
des  foules  immenses  se  pressaient,  s'écrasaient.  L'Italien  Antoine 
Astesan,  décrivant  les  grandes  villes  de  notre  pays,  s'extasiait  devant 
le  nombre  de  reliques  qu'elles  possédaient,  et  l'auteur  du  Débat  des 
hérauts  d'armes  estimait  que  c'était  une  des  causes  de  la  grandeur 
de  la  France. 

Tous  les  testaments  qui  nous  ont  été  conservés  prouvent  la  pro- 
fondeur du  sentiment  religieux.  Malgré  les  extrêmes  souffrances  de 
ces  temps  si  durs,  les  suicides  étaient  des  faits  rarissimes,  signalés 
avec  détails  par  les  chroniqueurs.  La  peur  de  l'Enfer  n'était  d'ailleurs 
pas  de  tout  profit  pour  la  morale,  et  lui  faisait  subir  d'étranges  défor- 
mations. Elle  est  bien  caractéristique  de  la  mentalité  populaire,  cette 
anecdote,  évidemment  authentique,  dont  l'auteur  des  Cent  Nouvelles 
nouvelles  nous  a  laissé  la  spirituelle  relation  :  un  paysan  ivre  ren- 
contre en  route  un  prêtre;  il  le  force  à  recevoir  sa  confession  et  lui 
pose  ensuite  cette  question  :  «  Si  l'on  meurt  après  avoir  reçu  l'abso- 
luiion  de  ses  péchés,  va-t-on  tout  droit  en  Paradis?  »  —  «  Tout 


VIMMACi'LEE 
COSCEPllOy. 


PELEIilNAGES 
ET  RELIQUES. 


LA  PEUR 
DE  VENFËR. 


189 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

droit  »,  répond  le  prêtre.  L'ivrogne  alors  lui  met  un  couteau  dans  la 
main,  et  le  somme  de  le  tuer.  Le  prêtre,  menacé  d'être  tué  lui-même 
s'il  ne  s'exécute  pas,  feint  d'égorger  le  paysan,  qui  s'endort  en  rêvant 
qu'il  siège  parmi  les  bienheureux.  —  Par  tous  les  moyens  il  s'agissait 
d'entrer  au  Paradis,  et  chacun  se  faisait  de  l'au-delà  la  même  con- 
ception que  Villon  exprime,  dans  la  prière  de  sa  mère  à  Notre-Dame  : 

Au  moustier  voy  ',  dont  suis  paroissienne. 
Paradis  painl,  où  sont  harpes  et  luz, 
Et  ung  Enfer  où  dampnez  sont  bouliuz  -  : 
L'ung  me  fait  paour,  l'autre  joye  et  liesse. 
La  joye  avoir  me  fay  ^,  haulte  Déesse, 
A  qui  pécheurs  doivent  tous  recourir. 

LES  MYSTÈRES.  C  était  la  même  image  du  monde  que  les  grandes  représentations 

théâtrales  du  temps,  les  «  mystères  »,  oflraient  au  public  sous  une  naïve 
et  luxueuse  forme  matérielle.  Elevé  de  plusieurs  pieds  au-dessus  de 
la  scène,  s'ouvrait  du  côté  de  l'Orient  un  décor  magnifique,  où  l'on 
prodiguait  les  couleurs  éclatantes,  l'or  et  le  velours;  des  anges  y 
chantaient,  s'accompagnant  de  la  harpe  :  c'était  le  Paradis.  Toute  la 
partie  centrale  de  la  scène,  extrêmement  vaste,  était  occupée  par  une 
série  de  petits  décors  où  les  acteurs  se  transportaient  selon  les  besoins 
du  drame;  ainsi,  dans  le  Mystère  de  rincarnacion  et  Nativité  de 
Nostre  Saulveiir,  à  la  suite  du  Paradis  s'élevaient  à  la  file,  d'Est  en 
Ouest,  «  la  maison  des  parens  Nostre  Dame,  son  oratoire,  la  maison 
de  Elizabeth,  le  logis  de  Symeon,  le  temple  Salomon  »,  etc.,  en  tout 
vingt-quatre  décors  ;  le  dernier,  à  l'Ouest,  était  un  orifice  monstrueux, 
«  laict  en  manière  d'une  grande  gueulle  se  cloant  et  ouvrant  quant 
besoing  en  est  »  pour  donner  passage  aux  diables;  on  faisait  là,  de 
temps  en  temps,  un  tintamarre  épouvantable,  en  choquant  des  cym- 
bales, en  roulant  des  tonneaux  pleins  de  pierres,  en  tirant  des  coups 
de  canon  :  c'était  l'Enfer  \  Dans  ce  décor,  qui  symbolisait  la  vie  et 
les  deux  fins  entre  lesquelles  l'homme  peut  choisir,  se  déroulaient 
des  drames  immenses.  Le  Mystère  de  la  Passion,  d'Arnoul  Greban, 
comprend  trente-cinq  mille  vers  et  met  en  scène  deux  cent  vingt-quatre 
personnages,  sans  compter  les  figurants;  on  y  voit  se  succéder  tous 
les  principaux  épisodes  du  Nouveau  Testament,  depuis  l'Annoncia- 

1.  Je  vois  à  l'église.  2.  Où  les  damnés  sont  bouillis.  3.  Fois-moi  avoir  la  joie. 

^.  La  mise  en  scène  variait  beaucoup  selon  les  emplacements  dont  on  disposait. 
M.  G.  Bapst  a  le  premier  attiré  l'attention  sur  une  miniature  de  Fouquet,  Le  Martyre  de 
saillie  Apolline  (Collection  de  Chantilly),  qui  reproduit  à  n'en  pas  douter  une  scène  de 
mysière.  Ici,  le  théâtre  est  disposé  en  cirque.  Le  «  Paradis  »  et  le  palais  de  l'empereur 
Décius  sont  tout  simplement  des  loges  prises  dans  la  salle:  Dieu  le  père  et  les  anges 
siègent  au  milieu  des  spectateurs;  l'empereur  Décius  est  descendu  de  sa  loge  par  une 
échelle  et  est  venu  contempler  de  près  le  martyre  de  la  sainte. 

<    190   > 


Le  Clei'ffè  et  la  Religion. 


lion  jusqu'à  la  Résurrection  :  la  représentation  en  durait  quatre 
jours. 

Ces  spectacles  étaient  égayés  par  des  intermèdes  bouffons  sou- 
vent fort  indécents.  Cependant  le  but  des  mystères  était  certainement 
pieux,  on  les  considérait  comme  des  moyens  d'édification.  Aux  muni- 
cipalités, aux  corporations,  aux  associaUons  d'acteurs-amateurs  qui 
en  prenaient  l'initiative,  l'Église  donnait  son  actif  concours.  Pour 
faciliter  les  représentations,  elle  changeait  l'heure  des  offices,  elle 
faisait  taire  ses  cloches,  elle  prêtait  ses  chapes  et  ses  chasubles. 
Presque  toujours  enfin  des  membres  du  Clergé  comptaient  parmi  les 
acteurs.  Lorsqu'on  représenta  la  Passion  de  Jean  IMichel  à  Angers, 
deux  chanoines  tenaient  les  rôles  de  Dieu  et  de  Judas,  et  un  chape- 
lain, celui  de  la  'Vierge  ;  on  débuta  en  disant  une  messe,  «  sur  ung 
autel  honnestement  dressé,  pour  mieulx  commancer  et  avoir  sillence  ». 
Parfois  le  cycle  des  représentations  se  terminait  par  un  Te  Deum. 
La  veille  du  jour  où  elles  commençaient,  avait  lieu,  à  travers  la 
ville,  la  «  montre  »  des  acteurs  :  Juifs,  Sarrasins,  Romains,  prêtres, 
apôtres  défilaient  à  pied,  à  cheval,  en  char,  au  son  des  fanfares, 
suivis  de  la  troupe  des  diables,  qui  faisaient  détoner  des  fusées;  et 
toute  cette  foule  bariolée  se  rendait  à  la  cathédrale  pour  y  entendre 
une  messe  solennelle. 

Les  mystères  soulevaient  un  enthousiasme  inouï;  on  ne  peut 
guère  le  comparer  qu'à  celui  qu'inspiraient  aux  Grecs  les  Jeux  Olym- 
piques. Les  gradins,  que  l'on  construisait  en  plein  air,  généralement 
sur  la  place  publique,  contenaient  souvent  quinze  ou  vingt  mille  spec- 
tateurs. Pendant  la  représentation,  tout  travail  s'arrêtait,  les  maisons 
et  les  rues  étaient  vides  :  la  population  entière,  sans  compter  les  gens 
des  alentours,  assistait  au  mystère,  et  les  meilleures  places  étaient 
occupées  dès  quatre  heures  du  matin.  Il  fallait  prendre  des  précau- 
tions spéciales  pour  garder  la  ville  contre  les  voleurs.  Au  temps  le 
plus  affreux  de  la  guerre  de  Cent  Ans,  en  1425,  alors  que  l'Auvergne 
était  dévastée  par  les  routiers,  on  joua  à  Saint-Flour  une  Passion,  et 
les  gens  des  environs  accoururent;  on  ne  laissa  ouverte  qu'une  porte 
de  la  ville  et  l'on  y  mit  une  forte  garde,  pendant  les  trois  journées 
que  dura  le  spectacle.  Toutes  les  classes  de  la  société  prenaient  à  ces 
plaisirs  une  part  égale,  et  des  nobles  s'enrôlaient  souvent  parmi  les 
acteurs,  à  côté  des  prêtres,  des  jeunes  clercs  et  des  artisans.  Ces 
acteurs  jouaient  avec  une  ardeur  que  rien  ne  rebutait.  11  arriva  par- 
fois que  Satan  fut  brûlé  par  les  feux  de  l'Enfer,  que  Jésus  pensa 
périr  vraiment  sur  la  croix  et  que  Judas  faillit  s'étrangler  avec  sa 
corde:  pour  rien  au  monde  on  n'eût  interrompu  la  représentation; 
c'était  une  cérémonie  sacrée  en  même  temps  qu'un  divertissement. 


PARTICIPATION 

DE  L'EGLISE 

AUX  MYSTERES. 


ENTHOUSIASME 

POUR  LES 

MYSTÈRES. 


'9' 


La  Société  et  la   MonarcJiie.  livre  ii 

Rien  ne  montre  mieux  que  lliistoire  des  mystères  quelles  profondes 
racines  la  religion  avait  alors  dans  les  âmes,  quelle  atmosphère  de 
surnaturel  baignait  la  vie  tout  entière,  et  quelle  naïve  et  lamilière 
intimité  les  Français  du  xv*=  siècle  entretenaient  avec  la  Divinité,  les 
personnages  bibliques,  le  monde  des  saints  et  des  saintes. 


IV.  —  LA    CHARITÉ.  LES  HOPITAUX  * 

LA  CHARITÉ  T    A  guerre  de  Cent  Ans  détruisit  en  partie  le  système  d'assistance. 

AU  MOYES  ÂGE.  j  j  que  la  charité  chrétienne  avait  créé  et  développé  au  moyen  âge. 
Outre  les  secours  donnés  par  les  églises  et  les  monastères,  les 
œuvres  de  bienfaisance  soutenues  par  les  laïquess'étaicnt  multipliées  iiw 
elïet  dès  le  xi"'  siècle.  On  avait  dépensé  beaucoup  d'argent,  beaucoiip 
de  dévouement  et  d'ingéniosité  pour  lutter  contre  la  maladie  et  la 
pauvreté.  On  faisait  laumône  et  l'on  hébergeait  des  indigents  dans  sa 
maison,  ou  bien  on  contribuait  par  dons  et  par  legs  à  la  fondation  et 
à  l'entretien  des  hôpitaux.  Ces  hôpitaux,  quiavaient  comme  directeurs 
et  infirmiers  des  gens  d'Eglise,  servaient  d'asiles  pour  les  malades 
et  les  femmes  en  couches,  dhospices  pour  les  pauvres,  d'hôtelleries 
pour  les  pèlerins.  Ils  étaient  innombrables.  On  en  trouvait  dans  la 
plupart  des  villages;  Toulouse  en  comptait  au  moins  sept  vers  1430; 
Arras  en  avait  une  quinzaine.  Les  associations  de  bienfaisance  revê- 
taient les  formes  les  plus  diverses.  Les  confréries  d'artisans  avaient 
souvent  une  caisse  d'assistance  mutuelle  et  faisaient  en  outre  des 
dons  importants  aux  pauvres  de  la  ville.  Il  existait  aussi  des  confré- 
ries non  professionnelles,  d'un  caractère  exclusivement  religieux  et 
charitable.  La  plus  vaste  association  de  ce  genre  fut  l'ordre  hospita- 
lier du  Saint-Esprit,  qui  se  fonda  à  Montpellier  vers  la  fin  du 
xiF  siècle,  couvrit  de  ses  établissements  charitables  le  midi  de  la 
France  et  la  Bourgogne,  et  se  répandit  au  dehors,  en  Franche-Comté, 
en  Provence  et  en  Italie.  Certaines  municipalités  s'occupaient  aussi 
d'assistance  publique,  avaient  des  bureaux  de  bienfaisance,  des 
«  charités  »,  comme  on  disait  alors.  Enfin,  très  fréquemment,  les 
villes  prenaient  à  leur  service  des  médecins  attitrés,  auxquels  elles 
payaient  des  appointements. 

i.  Ouvrages  a  consulter.  Les  monographies  sont  très  nombreuses.  Outre  les  ouvrages  parus 
.jusqu'en  1892,  énumérés  par  M.  Luchaire.  Manuel  des  Inslitulions  françaises,  1892,  p.  ]38et 
143.  on  consultera  principalement  les  travaux  de  M.  Léon  Legrand,  insérés  dans  les 
Mémoires  de  la  Société  de  l'Histoire  de  Paris,  depuis  188C,  dans  la  Revue  des  (Jueslions 
historiques,  1898,  t.  L  et  dans  la  P.ihliothcque  de  l'Ecole  des  Chartes,  1896  et  1900.  P.  Le 
Cacheux,  L'IIolel-Dieu  de  Coutances.  1895-1899.  A.  Prudhomme,  L'assislance  publique  à  Gre- 
noble, t.  L  1898.  F.  Aulorde,  LesCharilés  de  Fellelin,  1897.  Ahbé  P.  Brune,  Hisloire  de  l'ordre 
Itospilalicr  du  Sainl-Espril,  1892  (importante  critique  de  L.  Delisle  :  Journal  des  Savants,  1890). 

<    192   ) 


LA    CHARITE 


NICOLAS   ROLIX. 

Portrait  peint  par  Van  Eijck.  —  Louvre,  n°  162  ; 

provient  de  Véglise  Notre-Dame  d'Aiiliin. 


CI.Ginuidon. 


L  HOPITAL  DE   BLAl  NE. 

Fondé  en  l'i'j::  par  le  cluincelier  Nicolas  Rolin  ;  terminé  en  l'inl.  Autour  de  la  cour,  galerie  de 
bois  formant  balcon  ;  sur  le  faîte  du  toit,  épis  en  plomb  fmemcnt  découpés. 

Ci.  Haehelle. 


IV 


2.  —  Pi..    11.   Page  192. 


CHAP.  m  Le  Clergé  et  la  Religion. 

La  guerre  de  Cent  Ans  ne  Lua  pas  Tesprit  de  charité;  on  a  vu  que 
dans  les  testaments  du  temps  de  Cliarles  VII  les  pauvres  n'étaient 
jamais  oubliés,  la  petite  ville  auvergnate  de  F'elletin,  qui  n'avait 
guère  au  xV*  siècle  qu'un  millier  d'habitants,  trouvait  moyen  de  dis- 
tribuer chaque  année  aux  indigents  200  hectolitres  de  seigle.  Mais 
les  hôpitaux  furent  ruinés  par  la  guerre.  Ils  étaient  presque  tous 
entretenus  au  moyen  d"une  exploitation  agricole  qui  y  était  annexée, 
ou  de  renies  assignées  sur  des  propriétés  foncières  :  la  désolation  des 
campagnes  les  priva  de  ressources.  De  plus,  les  Anglais  et  les 
routiers  saccagèrent  sans  vergogne  les  établissements  eux-mêmes, 
emportèrent  les  lits,  les  draps,  le  mobilier.  Ce  fut  le  commencement 
d'une  désorganisation  générale  du  régime  hospitalier.  Une  fois  la 
guerre  terminée,  il  aurait  fallu  beaucoup  d'énergie  et  d'abnégation 
pour  réparer  toutes  ces  ruines;  or,  les  gens  d'Église  qui  adminis- 
traient et  desservaient  les  Maisons-Dieu  soulevèrent  l'indignation 
générale  par  leurs  concussions  et  leurs  vices.  L'Hôtel-Dieu  de  Paris, 
notamment,  fut  le  théâtre  d'abominables  scandales.  La  plupart  des 
petits  hôpitaux  de  campagne  disparurent  et  ne  furent  jamais  remplacés. 


COXSEQL'ENCES 

DE  LA  CUEIUIE 

POUR  LE  KÉGIME 

IIOSI'ITALIER. 


Personne  au  xv*  siècle  ne  se  dissimulait  la  nécessité  d'une  réforme 
de  l'Église.  Le  Clergé  conservait  encore  son  empire  sur  les  âmes; 
ses  richesses  matérielles,  diminuées  par  la  guerre,  pouvaient  être 
en  partie  reconstituées.  Mais  il  fallait  établir  une  répartition  équitable 
de  ses  ressources  :  c'était  la  condition  première  pour  mettre  fin  à  des 
scandales  inouïs,  souvent  engendrés  par  la  misère,  et  pour  avoir  des 
prêtres  instruits  et  honnêtes.  Alors  pourrait  s'engager  une  lutte  fruc- 
tueuse contre  les  superstitions  populaires,  qui  déformaient  le  dogme 
et  le  culte;  alors  on  pourrait  songer  à  relever  les  œuvres  de  charité 
chrétienne.  A  l'origine  de  toute  la  réforme  était  la  question  de  la  col- 
lation des  bénéfices.  Mais  les  hommes  qui  se  succédaient  sur  le  trône 
pontifical  ne  paraissaient  pas  disposés  à  guérir  la  plaie  dont  souffrait 
l'Eglise  catholique  tout  entière.  Les  prélats  et  les  docteurs,  en  majo- 
rité français,  qui  s'assemblèrent  à  Bâle  en  1431,  essayèrent  de  remé- 
dier au  mal  en  établissant  l'omnipotence  des  Conciles  généraux,  en 
diminuant  les  droits  fiscaux  du  Saint-Siège  et  en  restaurant  les  élec- 
tions canoniques.  La  Pragmatique  Sanction  de  Charles  VII  parut 
donner  force  de  loi  à  leurs  décisions  en  France;  mais  elle  ne  fut  qu'un 
leurre  :  on  verra  comment  le  plus  grand  effort  qu'ait  jamais  tenté 
l'Église  gallicane  échoua,  par  la  faute  de  la  }.lonarchie. 


SECESSITE 
D'UNE  HÉ  FORME. 


193 


IV. 


13 


CHAPITRE  IV 
LE  MOUVEMENT  INTELLECTUEL 


I.  LE  MILIEU.  LES  MECENES.  LES  ECOLES  ET  LES  UNIVERSITÉS.  —  II,  LA 
THÉOLOGIE,  LES  SCIENCES,  l'HISTOIRE,  L.\^  POLITIQUE.  —  IIL  LA  POÉSIE  LYRIQUE  ET  POPU- 
LAIRE,   LE    ROMAN     ET    LA    NOUVELLE,    LE    THÉÂTRE.    —    IV.    LES    ARTS. 

/.    —    LE    MILIEU.    LES    MÉCÈNES.    LES  ÉCOLES    ET 
LES    UNIVERSITÉS^ 

LA  GUEiins  (~\^  ^  ^^^  ^^^  ^^  ^^"  ^^  '^  guerre  de  Cent  Ans  a  été  une  période 


DE  CENT  ANS         \^  d' «  interrègne  «   dans   l'iiisloire   intellectuelle   de  la   France, 

ETLE  MOUVEHES- 
INTELLECTUEL. 


ETLE  MOUVEMENT  i-f-iji  •  u  •  •  i_-i'  ii 

exception  laite  des  domaines  bourguignons,  mieux  abrites  contre  les 


malheurs  du  temps.  Rarement,  à  coup  sûr,  depuis  plusieurs  siècles, 
les  circonstances  avaient  été  plus  défavorables  à  l'instruction  et  à 
l'étude,  à  la  production  littéraire  et  artistique.  Les  longs  voyages 
qu'on  faisait  jadis  pour  aller  écouter  un  maître  célèbre  n'étaient  plus 
possibles;  Tarchevèque  de   Bordeaux  écrivait,  dans  une   supplique 


1.  Sources.  Denifle  et  Châtelain,  Cliarhdarium  Universilalis  Parisiensis,  t.  IV,  1897;  Aucla- 
rium  Cliarlularii,  l.  II,  1897.  Recueils  édités  par  le  marquis  de  Laljorde  cl  de  Quatrebarbcs, 
cités  plus  haut,  p.  168.  Exlrails  des  comptes  el  mémoriaux  du  roi  René,  édit.  Lecoy  de  la 
Marche,  1878.  Irwentaires  des  princes  d'Orléans-Valois,  publ.  par  J.  Roman,  1896. 

Ouvrages  a  consulter.  Rashdall,  The  Uniuersities  of  Europe  in  Ihe  middle  âges,  1895. 
Jouidain,  L'Université  de  Paris  à  l'époque  de  la  dominalion  anglaise.  Comptes  rendus  des 
séances  de  l'Acail.  des  Inscript.,  1870.  De  Bourmonl,  Fondation  de  l'Université  de  Caen,  i8S3. 
J.  Quicheral,  Histoire  de  Sainte-Barbe,  t.  1,  1860.  Ant.  Dupuy,  L'Enseignement  supérieur  en 
Breiuyne,  Annales  de  Bretagne,  t.  IV,  1888-1889;  ^^*"  écoles  en  Bretagne  au  XV' siècle.  Bul- 
letin de  la  Soc.  acad.  de  Brest,  2'  série,  t.  V,  1877-1878.  De  Beaurepaire,  L'instruction 
publique  dans  le  diocèse  de  Rouen,  t.  1,  1872.  Clerval,  Les  écoles  de  Chartres,  1895.  Delisle,  Le 
cabinei  des  manuscrits,  t.  I.  1868.  Richter,  Die  franzôsische  Lilleratur  am  Hofe  der  Hcrzogc 
von  .ijurgund,  1882.  Leco}"  de  la  Marche,  Le  roi  René,  t.  II,  1875  (Cf.  la  critique  de  A.  Giry, 
Revue  critique,  1870,  2°  semestre).  A.  Champollion-Figeac,  Louis  el  Charles  d'Orléans,  1844 
(vieilli  1.  Mayer,  Les  ducs  de  Bourbon  et  les  poètes  au  XV  siècle.  Revue  Bourbonnaise,  t.  I, 
1884.  Sur  Dunois,  les  mémoires  de  L.  Jarry,  Mémoires  de  la  Soc.  archéol.  de  l'Orléanais, 
t.  XXIII,  et  Réunions  des  Sociétés  des  Beaux-Arts  des  départements,  1890. 


Le  Mouvement  Intellectuel. 


de  1439  :  «  Ceux  qui  sont  disposés  à  rechercher  la  perle  de  la  science 
ne  peuvent  plus  se  rendre  en  sécurité  aux  Universités,  beaucoup  en 
s"v  rendant  ont  été  pris,  incarcérés,  dépouillés  de  leurs  livres  et  de 
leurs  biens,  mis  à  rançon,  et  parfois,  ô  douleur!  misa  mort.  »  Dans 
toutes  les  villes  qui  avaient  éprouvé  directement  les  effets  de  la  guerre, 
le  peuple  des  gens  d'études  et  des  artistes  avait  à  peu  près  disparu. 
Quand  on  voulut,  en  1436,  réparer  le  pont  d'Orléans,  en  partie  détruit 
pendant  le  siège  de  1428-1429,  on  ne  put  trouver  dans  la  ville  aucun 
«  maître  de  maçonnerie  »  capable  de  diriger  les  travaux.  A  la  même 
époque  se  fermèrent  les  ateliers  artistiques  de  rile-de-France,  jusque- 
là  si  florissants;  ceux  de  la  Champagne  ne  produisaient  presque 
plus  rien  '. 

Pourtant  ni  les  études,  ni  les  lettres,  ni  ce  qu'on  appelait  alors 
les  sciences,  ni  les  arts,  n'ont  subi  d'éclipsé  complète,  et  c'est  mer- 
veille de  voir  la  vie  intellectuelle  de  la  France  se  continuer  et  même, 
par  certains  côtés,  se  renouveler,  au  milieu  de  si  effroyables  misères. 
Le  règne  de  Charles  Vil,  dans  sa  première  moitié,  n'a  pas  été  une 
époque  d'inertie  intellectuelle,  et  la  rapide  floraison  littéraire  et  artis- 
tique dont  il  s'embellit  en  sa  fin,  avec  le  grand  Villon,  avec  Antoine 
de  La  Sale,  avec  le  peintre  Fouquet,  nous  décide  à  dire  que,  s'il  y  a 
eu  «  interrègne  »,  cet  «  interrègne  »  n"a  été  ni  stérile  ni  sans 
gloire. 

Cette  persistance  d'activité  fut  l'effet,  sans  nul  doute,  des  bonnes 
habitudes  qui  avaient  été  prises  au  cours  du  siècle  précédent.  Depuis 
le  xiv^  siècle,  on  l'a  vu,  une  curiosité  universelle  s'était  éveillée,  et 
les  hommes  qui  détenaient  le  pouvoir  politique  et  la  richesse,  même 
lorsqu'ils  n'étaient  pas  eux-mêmes  des  lettrés,  s'étaient  accoutumés 
à  honorer  et  à  protéger  les  penseurs  et  les  artistes.  Tous  les  grands 
seigneurs  de  l'époque  ont  été,  avec  plus  ou  moins  de  faste  et  de 
goût,  des  Mécènes.  Malgré  la  misère  du  temps,  ils  ont  continué  à  se 
montrer  magnifiques,  au  risque  de  ruiner  leur  maison.  Leur  protec- 
tion s'est  étendue  sur  tous  les  travailleurs  de  l'esprit,  jeunes  écoliers 
entretenus  à  leurs  frais  dans  les  Universités,  théologiens,  savants, 
historiens,  poètes,  romanciers,  artistes. 

Charles  VII  avait  l'esprit  cultivé,  et,  assure  Chastellain,  «  estoit 
historien  grant,  bon  latiniste  »  ;  il  aimait  les  livres,  et  Martial  d'Au- 
vergne nous  dit  qu'il  peuplait  son  Conseil  d'hommes  «  lettrés  en 
clergie  et  science  ».  Mais  les  grands  Mécènes  de  ce  temps  ont  été 
le  duc  de  Bourgogne  et  le  roi  René. 


LE  MOUVEMENT 

INTELLECTUEL 

CONTINUE. 


LES  MECENES. 


LE  nOL 


1.  Mém.  de  la  Société  archéologique  de  l'Orléanais,  t.  XXVI,  p.  ^go  et  suivantes.  — 
P>.  Kœchlin  et  J.-J.  Marquet  de  Vasselot,  La  sculpture  à  Troyes  ei  dans  ta  Champagne  méri- 
dionale au  XVI'  siècle,  1900. 


19^ 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LE  DUC 

DE  BOURGOCSE. 


LE  ROI  RENE. 


LES  ŒUVRES 
DU  ROT  RENÉ. 


Philippe  le  Bon,  par  ses  domaines  des  Pays-Bas,  était  le  prince 
le  plus  riche  de  la  Chrétienté,  et  Ton  a  vu  qu'il  en  était  le  plus  fas- 
tueux. La  vie,  pour  lui,  n'était  qu'un  perpétuel  gala,  ennobli  par 
toutes  les  splendeurs  de  lart.  Il  savait  discerner  les  belles  choses, 
et  il  était  lui-même,  à  ses  heures,  un  rimeur  assez  adroit.  Ses 
comptes  révèlent  les  sommes  énormes  qu'il  prodiguait  en  pensions 
accordées  aux  lettrés,  en  représentations  théâtrales,  en  achat  d'objets 
d'art  destinés  à  ses  châteaux  et  aux  églises  de  ses  États.  Maintenant 
que  la  «  librairie  »  du  Louvre  était  dispersée,  aucune  bibliothèque 
ne  pouvait  rivaliser  avec  la  sienne,  pour  le  nombre  et  la  magnificence 
des  manuscrits,  la  richesse  des  reliures  rehaussées  d'or  et  de  pierres 
précieuses.  Il  avait  à  ses  gages  une  armée  de  calligraphes  et  d'enlu- 
mineurs, et  il  entretenait  à  l'étranger  des  «  translateurs  et  escrip- 
vains  »,  pour  copier  et  au  besoin  traduire  les  ouvrages  qu'il  ne  possé- 
dait pas  encore.  A  la  fin  de  sa  vie,  il  se  fit  le  protecteur  de  l'art 
naissant  de  l'imprimerie  '. 

René,  duc  d'Anjou  et  de  Lorraine,  comte  de  Provence,  roi 
in  partibiis  des  Deux-Siciles,  n'avait  point  les  richesses  de  Philippe 
le  Bon.  LAnjou  et  la  Provence  étaient  ruinés  par  la  guerre  et,  comme 
nous  le  verrons,  la  vie  politique  du  roi  René  fut  fertile  en  mésaven- 
tures, qui  resserrèrent  encore  son  maigre  budget.  Mais  René  avait 
l'esprit  plus  vif  et  plus  fin  que  le  duc  de  Bourgogne,  une  curiosité 
insatiable,  une  passion  ardente  pour  les  lettres,  les  arts,  tout  ce  qui 
peut  préoccuper  l'intelligence.  De  1443  à  1471,  il  résida  principa- 
lement en  Anjou.  Il  agrandit  le  vieux  château  construit  par  saint 
Louis  à  Angers  et  l'entoura  de  beaux  jardins,  remplis  de  fleurs,  de 
plantes  rares  et  d'animaux  exotiques.  Sa  cour  n'était  pas  luxueuse, 
mais  il  n'en  était  pas  de  plus  élégante,  de  plus  raffinée,  de  plus  ori- 
ginale; nulle  part  les  lettrés,  les  musiciens,  les  acteurs,  les  astro- 
logues et  les  alchimistes  n'étaient  mieux  accueillis.  Le  roi  René  fut, 
comme  son  grand-oncle  le  duc  de  Berry,  un  épicurien  délicat,  et, 
de  plus,  il  mania  lui-même  la  plume  et  le  pinceau. 

Nous  avons  de  lui  le  Livre  des  Tournois,  ouvrage  didactique  en 
prose;  le  Cœur  cV amour  épris,  ouvrage  allégorique  en  prose  mêlée 
de  vers:  le  Mortifiement  de  vaine  plaisance,  traité  de  morale  chré- 
tienne également  écrit  en  vers  et  en  prose;  enfin  la  pastorale  de 
Regnauld  et  Jeanneton,  des  rondeaux,  des  cantiques.  Les  œuvres  du 
roi  René  ne  sont  pas  de  purs  exercices  littéraires;  elles  lui  ont  été 
inspirées,  soit  par  un  goût  très  sincère  de  la  vie  rurale  ou  des  passe- 


i.  L'histoire  des  origines  de  l'imprimerie  en  France  sera  traitée  dans  le  dernier  clmpitre 
de  ce  volume. 


196 


Le  Mouvement  Intellectuel. 


temps  chevaleresques,  soit  par  les  circonstances  tristes  ou  joyeuses 
de  son  existence.  Le  «  bon  roi  »  a  exprimé  dans  des  vers  pleins  de 
naïveté  et  de  grâce  son  amour  de  la  nature,  et  le  plaisir  qu'il 
avait  à  contempler  les  paysans  au  labour,  les  bœufs  «  Brunet,  Blan- 
chet,  Blondeau  et  Compaignon  »  et  «  la  terre  grasse  qui  le  bon  fro- 
ment rent  ».  Il  ne  s'est  d'ailleurs  point  soustrait  aux  modes  et  aux 
manies  littéraires  de  son  temps,  et  ses  œuvres  n'ont  pas  d'originalité. 
Il  en  était  sans  doute  de  même  des  peintures  décoratives  qu'il  exé- 
cutait dans  ses  résidences  et  des  petits  tableaux  qu'il  s'amusait  à 
faire,  par  exemple  cette  «  ymage  »  de  la  Crucifixion,  qu'il  avait 
«  prins  labour  de  composer  »  pour  les  Franciscains  de  Laval.  Nous 
n'avons  probablement  plus  aucune  des  peintures  du  roi  René  :  il 
était  le  premier  à  n'y  attacher  aucune  importance,  et  quand  il  vou- 
lait faire  illustrer  un  beau  manuscrit,  il  s'adressait  sans  nul  doute 
à  des  professionnels  '.  Il  n'a  été  ni  «^  un  homme  universel  >»  ni  «  un 
chef  d'école  »,  comme  on  l'a  prétendu,  mais  il  a  été  un  amateur 
intelligent,  initié  à  la  technique  artistique  comme  à  la  technique 
littéraire,  et  curieux  notamment  d'apprendre  les  secrets  des  arts 
industriels,  même  exotiques.  Ses  Comptes  et  Mémoriaux  prouvent 
qu'il  a  dirigé  lui-même,  et  dans  le  détail,  les  artistes  qui  ont  cons- 
truit ou  embelli  ses  résidences.  Il  comprenait  et  goûtait  l'art  italien, 
mais  il  préférait  à  la  suave  élégance  des  peintres  d'outre-monts  le 
solide  réalisme  et  les  savants  procédés  des  Van  Eyck  et  de  leur 
école.  Parmi  les  peintres  qu'il  a  employés,  comme  Barthélémy  de 
Cler,  Pierre  du  Villant,  Coppin  Dell",  Georges  Trubert,  Nicolas  Fro- 
ment, les  uns  étaient  flamands,  les  autres  s'inspiraient  des  traditions 
flamandes.  Le  roi  René  contribua  peut-être  autant  que  Philippe  le 
Bon  à  faire  triompher  dans  l'art  français  de  ce  temps  le  naturalisme 
septentrional. 

Charles  d'Orléans,  libéré  de  sa  dure  captivité  en  1440,  coulait  à 
Blois  une  existence  paisible  et  modeste,  car  il  était  ruiné,  et  il  lui 
fallait  porter  des  robes  rapiécées.  Son  seul  luxe  était  une  collection 
de  livres  bien  choisis.  Vieux  avant  l'âge,  geignant  de  ses  infirmités, 
il  se  comparait  lui-même  à  un  chat  endormi.  La  cour  de  Blois  était 
le  «  royaume  de  nonchaloir  ».  Le  duc,  il  est  vrai,  aimait  les  lettrés 
et  les  poètes,  les  attirait  chez  lui,  instituait  des  concours  poétiques; 
il  reçut  Villon,  mais  ses  familiers  habituels,  les  Caillau,  Fredet  et 
autres,   étaient   de   bien    méchants  rimcurs.  Charles  d'Orléans,  en 


/.ES  PEINTFES 
DU  ROI  RESE. 


CHAULES 

D  ORLEANS. 


1.  l'n  article  de  M.  Gaston  Save  sur  Le  duc  Bené  1"  artiste  peintre.  Bulletin  des  Sociétés 
arlisliqiies  de  lEsl.  1899,  donne  la  liste  des  œuvres  que  les  fantaisies  de  la  tradition  ont 
attribuées  au  roi  René. 


'v: 


La  Société  et  la  Monarchie.  livrf  it 

somme,  malgré  sa  personnelle  valeur  littéraire,  n'a  joué  qu'un  mé- 
diocre rôle  dans  notre  histoire  intellectuelle. 

AUTRES  MÉCÈNES.  L'cxcmplc  douué  par  les  princes  du  sang  a  été  suivi,   parfois 

dépassé  par  des  seigneurs  de  tout  rang  :  Gilles  de  Rais,  grand  ama- 
teur d'art  et  fin  lettré,  poursuivi  jusque  dans  ses  orgies  sanglantes 
par  des  soucis  esthétiques;  Antoine,  grand  bâtard  de  Bourgogne; 
Jean,  comte  de  Dunois;  Jean  II,  duc  de  Bourbon;  Pierre  II,  duc  de 
Bretagne;  parmi  les  officiers  de  Philippe  le  Bon,  les  Groy,  l'évêque 
Guillaume  Fillastre  et  Louis  de  Bruges,  seigneur  de  la  Gruthuyse, 
qui  commence  alors  sa  longue  carrière  de  bibliophile;  parmi  les 
officiers  du  roi  René,  Bertrand  de  Beauvau,  sénéchal  d'Anjou,  qui, 
pour  satisfaire  ses  goûts  artistiques,  aliène  des  domaines;  parmi 
les  officiers  de  Charles  VII,  les  Coëtivy,  et  surtout  l'amiral  Prigent  de 
Goëtivy,  fervent  amateur  de  manuscrits.  Si  Ton  ajoute  les  noms  des 
grandes  dames  lettrées, comme  Éléonore  de  Bourbon,  comtesse  delà 
Marche,  comme  Ambroise  de  Loré,  femme  de  Robert d'Estouteville,  et 
ceux  des  fastueux  bourgeois  qui  ont  construit  l'hôpital  de  Beaune  et 
le  palais  de  Bourges,  et  commandé  les  Heures  de  Jean  Fouquet,  — 
Nicolas  Rolin,  Jacques  Cœur,  Etienne  Chevalier,  —  on  n'aura  encore 
qu'une  liste  bien  incomplète  des  Mécènes  au  temps  de  Charles  VIL 

LA  FOULE.  La  foule  n'était  pas  insensible  aux  plaisirs  de  l'esprit.  On  a  vu 

avec  quel  empressement  elle  suivait  et  secondait  les  représentations 
des  mystères.  Dans  beaucoup  de  villes,  les  jeunes  clercs  ou  les  bour- 
geois formaient  des  associations  demi-joyeuses,  demi-littéraires. 
Dans  le  Nord,  les  confréries  nommées  «  Chambres  de  Rhétorique  » 
étaient  de  petites  académies  bourgeoises,  où  l'on  rimait  à  la  mode 
du  jour,  c'est-à-dire  d'une  façon  très  prétentieuse,  et  où  les  confrères 
se  prêtaient  une  aide  mutuelle  pour  représenter  les  «  mystères  »  et 
les  «  esbatements  »  qu'ils  avaient  composés.  On  s'est  beaucoup 
moqué  de  ces  Chambres  de  Rhétorique;  elles  ont  contribué  cepen- 
dant à  entretenir  le  goût  des  choses  de  l'esprit. 

CE  QL7  MANQUE,  La  génération  contemporaine  de  Charles  VII,  malgré  tant  de 

malheurs,  a  donc  été  une  génération  intelligente,  lettrée  et  artiste. 
Nous  verrons  qu'elle  a  même  été  capable  d'innover  et  que  ses  grands 
écrivains,  notamment,  ont  produit  des  œuvres  très  personnelles. 
Le  progrès,  toutefois,  n'a  pas  été  général;  toutes  les  chaînes  du 
passé  n'ont  pas  été  brisées,  et  les  théologiens,  les  érudits  et  les 
savants  de  ce  temps  sont  restés  des  hommes  du  moyen  âge;  leurs 
productions,  souvent,  marquent  même  une  décadence  :  toutes  les 
promesses  du  xiv®  siècle  n'ont  pas  été  tenues;  le  mouvement  huma- 
niste s'est  arrêté,  et  Taffaiblissement  de  la  pensée  philosophique,  si 
visible  déjà  au  xiV^  siècle,  ne  fait  que  s'accentuer  au  xv^ 

<   198  > 


UN    MECENE  :  LE   ROI    RENE 


LE  IM)I  HENE  ET  SA  FEMME  JEANNE  DE  LAVAL. 

Peinture  de  Nicolas  Froment,  d'Avignon.  Diptyque  donné  par  le  roi  à  Jean  Matheron.  René 
porte  le  collier  de  l'ordre  de  Saint-Michel,  fondé  en  Ut69.  — •  Musée  du  Louvre,  n°  304  a. 


LE  CHATEAU   DU   ROI   RENE  A    I  AIIASCON. 

Ancien  château  des  comtes  de  Provence,  construit  sur  un  escarpement  rocheux  de  la  rive  droite 
du  Rhône  par  T.ouis  II  d'Anjou,  achevé  par  son  fils  le  roi  René.  Absence  complète  de  fenêtres 

du  côté  de  la  terre. 

Cl.  HachetH. 


IV.  2. 


PL.  12.  Page  198. 


Le  Moiwement  Intellectuel. 


CE  NE  SONT 
PAS  LES  ÉCOLES: 


C'est  que,  si  les  littérateurs  et  les  artistes  trouvent  au  temps  de 
Charles  Vil  ce  qui  leur  est  le  plus  nécessaire,  —  un  public,  des 
protecteurs  généreux,  des  commandes,  —  les  sciences  et  la  philo- 
sophie exigent  autre  chose,  une  formation  méthodique  des  esprits, 
et  c'était  ce  qui  manquait. 

L'ardeur   d'apprendre,  pourtant,  n'était  pas  éteinte.  Dans   les  cenestvas 

instructions  destinées  à  son  fils  par  un  officier  de  Philippe  le  Bon,  v.u;deurdes-ins- 
Jean  de  Lannoy,  on  trouve  un  naïf  et  curieux  témoignage  de  cet  état  tbuire. 

d'esprit  :  «  Jamais,  dit-il,  n'avois  esté  mis  a  escolle,  par  quoy  je  ne 
Savoie  ne  pouoie  riens  sçavoir.  Dont  n'est  jour  que  je  n'en  aye  ung 
merveilleux  regret,  et  par  especial  touttes  les  fois  que  je  me  trouve 
avoecq  les  aultres  au  Conseil  du  Roy  et  bien  souvent  en  sa  présence, 
et  pareillement  de  mon  très  redoubté  seigneur  M.  le  duc  de  Bour- 
gogne; et  que  je  ne  sçay  ne  je  n'ose  dire  mon  opinion,  après  les 
clercs,  éloquens  légistes  et  hystoriens  qui  devant  moy  ont  parlé, 
car  je  n'ay  pas  la  manière  de  parler  eloqucmment,  et  ne  sçay  aultre 
chose  dire  fors  que  :  Maistre  Jan  ou  maistre  Pierre  a  bien  dit  *  ». 

Le  maintien,  la  réouverture,  la  création  de  quantité  d'écoles  et 
d'Universités,  en  des  temps  si  troublés,  répondent  à  ce  goût  et  à  ce 
respect  des  hommes  du  xv^  siècle  pour  la  culture  intellectuelle. 
L'Université  de  Caen  naît  en  1432  et  se  complète  en  1437-1438; 
l'Université  de  Bordeaux  est  fondée  en  1441.  Charles  VII  crée,  pour 
son  royaume  de  Bourges,  l'Université  de  Poitiers  en  1432;  la  même 
année,  le  pape  Eugène  IV  accorde  à  l'Université  d'Angers  les  Facultés 
des  Arts,  de  Théologie  et  de  Médecine  qui  lui  manquaient.  Dans  les 
villes  bien  abritées  par  leurs  remparts,  les  écoles  restent  générale- 
ment prospères.  Les  établissements  d'instruction  institués  par  les 
chapitres  cathédraux  perdent,  il  est  vrai,  leurs  élèves,  mais  c'est  au 
profit  des  petites  écoles  paroissiales  et  municipales,  et  des  Univer- 
sités voisines;  c'est  le  cas,  notamment,  à  Chartres  et  à  Rouen. 
A  Troyes,  aussitôt  après  la  conclusion  de  la  paix  d'Arras,  les  écoles 
sont  rétablies  et  dotées  d'un  règlement  nouveau  (1436).  Une  fois  la 
guerre  finie,  les  Universités  regorgent  d'étudiants;  le  dauphin  fonde 
l'Université  de  Valence  (1452)  et  le  duc  de  Bretagne,  François  II, 
celle  de  Nantes  (14G0).  A  Paris,  la  prospérité  du  collège  de  Navarre 
renaît  si  rapidement  que  deux  de  ses  maîtres  créent  dans  les  maisons 
contiguës  un  grand  pensionnat,  une  «  pédagogie  »,  qui  devient  bientôt 
un  collège  indépendant,  Sainte-Barbe  (1460). 

Mais  qu'enseigne-t-on  dans  ces  écoles  et  ces  Universités?  Rien 
de  nouveau,  et  ce  qu'on  y  apprend,  on  l'apprend  mal.  On  n'y  étudie 


CE  SONT 
LES  ilETJIODES. 


1.  Cabinet  historique,  t.  Il,  i"  partie,  1806,  p.SiJ. 


^99 


La  Société  et  la  Monarchie  livre  h 

point  le  grec,  et  la  merveilleuse  antiquité  hellénique  reste  inconnue 
ou  mal  connue'.  On  continue  à  parler  ce  latin  de  cuisine  que  les 
humanistes  du  xvi''  siècle  traiteront  de  langue  de  latrine,  glossa 
cacabilis.  Cet  idiome  baroque  et  barbare  est  encore  regardé  comme 
la  clef  indispensable  de  toute  science  :  <(  Mieux  vaut,  dit  en  1436  le 
nouveau  règlement  des  écoles  de  Troyes,  un  latin  congru  qu'in- 
congru, mieux  vaut  encore  un  latin  incongru  que  le  français  ».  Il 
s'agit  en  effet  de  savoir  le  latin  de  la  scolastique,  parce  que  le  bul, 
la  fin  de  toute  éducation  est  la  philosophie,  mais  quelle  philosophie  1 
Un  jeu  d'école,  une  logique  aride.  Les  enseignements  spéciaux  sont 
également  pitoyables.  Les  Facultés  de  Droit  ne  comptent  pas  au 
temps  de  Charles  VII  un  seul  professeur  dont  le  nom  mérite  d'être 
cité.  L'enseignement  des  Facultés  de  Médecine  est  tout  théorique. 
DÉCADENCE  Nous  avoHS  dit  quelle  est  au  xv^  siècle  la  décadence  de  l'Église 

DU  CLERGÉ  ET  dc  Fraucc.  Là  est  l'explication  de  cette  faiblesse  générale  de  l'ensei- 
DES  UNIVERSITÉS,  gncmcut,  et  dans  les  écoles,  et  dans  les  Universités;  car  la  plupart 
des  écoles  dépendent  des  chapitres  et  des  abbayes,  et  les  Universités, 
malgré  leur  caractère  demi-laïque,  souffrent  des  mêmes  maux  que  le 
Clergé  L'exemple  de  l'Université  de  Paris  suffit  à  nous  en  convaincre. 
Sous  la  domination  anglaise  et  pendant  les  années  qui  suivent  le 
recouvrement  de  l'Ile-de-France,  elle  est  ruinée,  misérable,  désertée 
des  étudiants,  et  ne  songe  guère  qu'à  vivre,  à  sauver  ses  privilèges; 
elle  courtise  Bedford,  et,  par  les  juges  qu'elle  fournit  à  Cauchon, 
par  une  consultation  où  s'étale  l'orgueilleuse  ânerie  de  ses  docteurs, 
elle  contribue  à  perdre  .leanne  d'Arc.  Puis,  sentant  que  la  fortune 
tourne,  et  irritée  d'ailleurs  par  la  création  de  la  Faculté  de  Droit  de 
Caen,  elle  abandonne  tout  doucement  le  parti  anglais  et,  lorsque 
Richemont  reprend  Paris,  elle  implore  de  la  bienveillance  royale, 
avec  des  phrases  émues,  la  confirmation  de  ses  privilèges.  Elle  a 
conservé,  malgré  tout,  son  prestige  ;  dès  que  l'ordre  commence  à  se 
rétablir,  ses  collèges  se  repeuplent:  ses  délégués  jouent  un  rôle  de 
premier  ordre  au  Concile  de  Bàle  ;  mais  c'est  précisément  dans  les 
grands  débats  du  Schisme  et  du  Gallicanisme  que  l'Université  de 
Paris,  comme  on  le  verra,  manifeste  le  plus  évidemment  sa  médio- 
crité. 
LE  DOCTEUR  Daus  ccttc  Univcrsité  qui  passe  encore  pour  le  modèle  de  toutes 

THOMAS  DE  COUR-  les  autrcs,  la  petitesse  des  esprits  va  de  pair  avec  l'abaissement  des 
CELLES.  caractères.  Son  plus  fameux  docteur,  au  temps  de  Charles  MI,  est 

1.  Le  sûjour  de  rhumonistc  italien  Gregorio  Tifcrnas  ;'i  la  cour  de  Cliarles  VII,  de  i^S? 
à  i45g,  paraît  avoir  été  sans  conséquences.  Tout  au  plus  donna-l-il  quelques  leçons  de 
yrec  à  un  petit  nombre  de  personnes  (L  Delaruelle,  Une  vie  d'humanisle  au  XV'  siècle. 
Mélanges  de  l'Ecole  de  Rome,  1899). 

<    200    ) 


Le  Mom>emenl  Intellectuel. 


DE  CORDOUE. 


Thomas  de  Courcelles,  pédant  infaluc  de  ses  diplômes,  hypocrile  et 
méchant.  Cet  homme,  qui  dirigea  le  Concile  de  Bâle,  avait  été  Tun 
des  juges  de  Jeanne  d'Arc  :  il  avait  travaillé  au  procès-verbal  et  au 
réquisitoire,  demandé  la  torture  pour  cette  fille  qui  osait  se  réclamer 
directement  de  Dieu  et  savait  répondre  aux  docteurs.  Appelé  plus 
tard  comme  témoin  au  procès  de  réhabilitation,  il  perdit  subitement 
la  mémoire  et  prétendit  qu'il  n'avait  joué  aucun  rôle  d'importance 
dans  le  drame  de  Rouen.  Or  c'est  lui  qui  fut  chargé  de  la  «  prédi- 
cacion  »  à  la  grand'messe  de  l'enterrement  de  Charles  VII  :  l'Uni- 
versité ne  trouva  aucun  de  ses  membres  qui  fût  plus  digne  de  cet 
honneur. 

La  querelle  de  l'Université  de  Paris  et  d'un  Espagnol  qui  voyagea  maître  fernand 
en  France  en  1445,  Maître  Fernand  de  Cordoue,  en  dit  long  sur  les 
illusions,  la  vanité  et  la  sottise  des  savants  de  ce  temps.  Fernand  de 
Cordoue  était  un  jeune  homme  de  vingt-quatre  ans,  doué  d'une 
grande  mémoire  et  d'une  fatuité  peu  commune.  Il  déclarait  qu'il 
savait  tout  et  qu'il  était  en  état  de  confondre  tous  les  docteurs  de 
l'Université  de  Paris.  Sommé  par  l'Université  de  prouver  ce  qu'il 
avançait,  il  n'accepta  point  de  se  laisser  interroger  et  quitta  la  capi- 
tale. On  se  demande  lequel  fut  le  plus  ridicule,  du  vantard  qui  se 
déroba,  ou  de  l'Université  qui  se  jugea  offensée  dans  sa  dignité  et 
demanda  qu'on  lui  renvoyât,  de  gré  ou  de  force.  Maître  Fernand  de 
Cordoue  *. 

La  réforme  de  l'Université  de  Paris,  promulguée  en  1452  par  le 
cardinal  d'Estouteville,  n'apporta  aucune  amélioration  sérieuse  aux 
études.  Elle  fut  d'ailleurs  préparée  par  une  commission  où  figuraient 
des  conseillers  de  Charles  'VII  et  vingt-huit  délégués  de  l'Université 
elle-même  :  dans  ces  conditions,  elle  ne  pouvait  être  et  elle  ne  fut 
qu'un  règlement  de  discipline  générale  et  d'examens,  non  une 
réforme  pédagogique;  car  les  gens  du  roi  se  souciaient  peu  du 
grec,  et  les  maîtres  de  l'Université  se  croyaient  tous  en  possession 
des  meilleures  méthodes. 

Depuis  que  Gerson  et  Nicolas  de  Clamanges  s'étaient  tus,  per- 
sonne en  France  n'osait  plus  attaquer  la  scolastique  ni  les  vieux 
modes  d'enseignement,  ni  peser  à  sa  juste  valeur  ce  que  l'Alle- 
mand Nicolas  de  Cues  appelait  la  «  docte  ignorance  ».  S'il  y  a  eu 
malgré  tout,  au  temps  de  Charles  VII,  des  Français  qui  ont  su 
réfléchir,  observer  la  nature  et  l'humanité,  ce  sont  des  esprits  indé- 
pendants, qui  doivent  très  peu  à  leur  éducation. 


LA  REFORME 

DU  CARDISAL 

D'ESTOUTEVILLE. 


1.  Le  récit  de  ccl  incident,  donné  par  Julien  Ilavel  iMém.  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  Pari;?, 
t.  IX),  a  été  rectifié  par  le  P.  Denifle,  Auclariam  Cliarlularii  Unicersilalis  Pariaiensi^,  t.  Il, 
p.  631-632. 


<    201    ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


II.    —  LA     THEOLOGIE,  LES  SCIENCES,  L'HISTOIRE, 
LA    POLITIQUE  ' 


LE  DOGME. 


LES  HERETIQUES 
DU  FOREZ. 


LA  THEOLOGIE. 


AU  temps  de  Charles  VII,  le  dogme  officiel  n'est  menacé  que  par 
quelques  insignifîan'es  imprudences  On  a  vite  fait  d'arrêter 
l'extension  de  l'hérésie  des  Hussites  de  Bohême,  qui,  un  peu  avant 
1430,  a  pénétré  dans  la  chàtellenie  de  Lille  ".  Les  «  hérétiques  »  qu'on 
brûle  sont  le  plus  souvent  de  simples  sorciers ,  ou  des  gens  pré- 
sumés tels. 

Le  seul  mouvement  hétérodoxe  de  quelque  importance  dont  les 
documents  de  cette  époque  nous  aient  conservé  le  souvenir,  eut  des 
causes  sociales  et  non  religieuses.  Pendant  les  dix  premières  années 


du 


règne 


de  Charles  VII,  des  agitateurs,  dont  la  personnalité  est 
restée  obscure,  parcouraient  le  Forez  et  le  Velay,  excitant  la  haine 
des  paysans  contre  les  nobles  et  les  clercs,  qui  ne  prenaient  point 
leur  part  des  écrasants  subsides  payés  au  roi.  Comme  un  demi-siècle 
auparavant  John  Bail  et  les  «  Pauvres  Prêtres  »  de  Wycliffe  en 
Angleterre,  ils  prêchaient  contre  l'inégalité  des  conditions  :  Dieu 
avait  dit  à  Adam  que  ses  descendants  devraient  tous  gagner  leur  pain 
à  la  sueur  de  leur  front;  et  il  n'avait  point  dit  qu'il  dût  y  avoir  des 
seigneurs  et  des  clercs  fainéants;  il  fallait  que  chacun  travaillât,  et  il 
suffisait  d'un  seul  prêtre  pour  chaque  paroisse.  En  1431,  ces  déma- 
gogues réussissaient  à  provoquer  une  révolte  communiste  :  les  paysans 
attaquaient  les  gens  d'Église  et  assiégeaient  les  châteaux;  mais  la 
Noblesse  du  Forez  et  du  Bourbonnais,  unie  aux  l'outiers  de  Villan- 
drando,  n'eut  point  de  peine  à  exterminer  cette  canaille,  qui  préten- 
dait l'obliger  à  travailler  et  à  payer  les  impôts.  Les  gens  d'Eglise,  de 
leur  côté,  s'émurent  d'une  doctrine  aussi  subversive  et  la  condam- 
nèrent comme  hérétique.  Il  y  a  eu  en  effet  bien  des  révolutions  reli- 
gieuses qui  ont  commencé  par  des  agitations  sociales  du  même  genre. 
Ainsi,  les  seules  hérésies  de  ce  temps  sont  des  importations 
étrangères  ou  des  doctrines  anarchistes  inspirées  par  les  malheurs 
qui  accablent  le  peuple.  Dans  le  Clergé  même,  le  mouvement  intellec- 
tuel est  à  peu  près  nul.  De  toute  la  production  théologique  et  philo- 

1.  Sources.  Labbé  Féret,  La  Facilité  de  Théologie  de  Paris,  t.  IV,  1897,  indique  les  œuvres 
sorties  de  celte  Faculté.  Géographie  de  Dernj,  dans  Labbe,  Alliance  chronologique,  t.  I,  i65i. 
Débal  des  hérauts  d'armes  de  France  et  d'Angleterre,  édit.  Pannier  et  Meyer,  1877.  Œuvres 
de  Gliillebert  de  Lannoy,  édit.  Potvin,  1878.  Le  Voyage  de  Berlrandon  de  La  Broquière,  édit. 
Schefer,  1892.  Pour  les  chroniques,  consulter  les  bibliographies  du  livre  I. 

Ouvrages  a  consulter.  D.  Reulet,  Ftecherches  sur  Raymond  de  Sebonde,  1875.  Lelewel, 
Géographie  du  Moyen  Age,  t.  II,  1802.  Kretschmer,  Die  phijsische  Erdkunde  im  christlichen 
Mittelaller,  1889.  Péchenard,  Jean  Juvénal  des  Ursins,  1876. 

2.  Paul  Frédéricq,  Corpus  documentorum  Inquisitionis  Neevlandicae,  t.  I,  n"  276. 


Le  Mouvement  Intellectuel. 


RAYMOND 
DE  SElîOyOE. 


VERVDITION. 


sophique  de  l'époque,  le  seul  ouvrage  digne  d'être  cité  est  celui  de 
Raymond  de  Sebonde,  qui  enseignait  la  philosophie  à  l'Université  de 
Toulouse.  Pour  démontrer  la  vérité  de  la  doctrine  chrétienne  par  la 
raison,  la  nature  et  les  besoins  de  Tàme,  il  a  écrit  vers  1434  un  Livre 
des  Créatures,  qui  prouve  une  certaine  vigueur  d'esprit,  mais  n'a 
point  d'originalité  Sa  métaphysique,  sa  morale,  sa  politique,  sont  du 
moyen  âge.  Les  autres  philosophes  se  contentent  de  rabâcher  des 
syllogismes,  de  commenter  Aristote  sans  le  lire  dans  le  texte  et  de 
cultiver  l'art  de  parler  pour  ne  rien  dire. 

L'humanisme  aurait  pu  ranimer  les  études  philosophiques,  rendre 
le  sens  du  réel  et  de  la  vie  aux  esprits  desséchés  par  la  scolastique, 
et  leur  faire  connaîti-e  et  goûter  le  véritable  Aristote  et  la  véritable 
antiquité.  Mais  les  érudits  du  xiv*  siècle  n'avaient  pas  eu  de  succes- 
seurs. Il  n'y  avait  presque  plus  de  traducteurs,  il  n'y  avait  pas  de  phi- 
lologues. 

En  dehors  de  l'Église,  en  dehors  des  Universités,  il  y  a,  au 
XV®  siècle,  une  vie  scientifique  comme  il  y  a  une  vie  littéraire.  Les 
astrologues,  qui  sont  aussi  des  astronomes,  et  les  alchimistes,  qui 
sont  aussi  des  chimistes  S  les  géographes,  les  voyageurs,  les  carto- 
graphes, sont  des  chercheurs  indépendants.  Les  princes  paient  leurs 
travaux  et  leurs  voyages,  achètent  des  mappemondes,  des  cartes,  des 
astrolabes,  ont  des  laboratoires,  des  ménageries  et  des  jardins  bota- 
niques. Mais  les  méthodes  manquent,  et  l'on  piétine  sur  place.  Les 
sciences  les  plus  immédiatement  utiles  restent  stationnaires.  Les 
médecins,  par  exemple,  sont  d'une  ignorance  grossière-. 

Les  connaissances  qui  ne  demandent  qu'une  observation  directe  les  géographes. 
et  relativement  facile  de  la  réalité  sont  seules  en  progrès.  Les  lois  de 
la  physique  terrestre  restent  inaccessibles  à  des  gens  qui  prétendent 


LES  SCIENCES. 


1.  Marcellin  Berthelot,  article  Alchimie  dans  la  Grande  Encyclopédie.  Louvrage  de  M.  Ber- 
Ihelol  sur  La  chimie  au  moyen  âge  (3  vol.,  1898)  ne  donne  pas  de  renseignements  sur  les 
traités  d'alctiimie  postérieurs  au  commencement  du  xiv"  siècle.  .Sur  l'état  général  des 
sciences  au  moyen  âge,  voir  le  résumé  de  Tannery,  dans  VHisloire  générale,  t.  III,  chap.  v. 

2.  Les  médecins  avaient  pourtant  une  grande  tâche  à  remplir.  Même  après  le  rétablis- 
sement de  ia  paix,  le  règne  de  Charles  VII  fut  marqué  par  des  épidémies  terribles. 
L'hygiène  privée,  au  moyen  âge,  n'était  pas  aussi  mauvaise  qu'on  l'a  dit  :  l'usage  des 
bains  était  assez  répandu,  dans  toutes  les  classes  de  la  société;  mais  l'hygiène  publique 
n'existait  pas.  Lorsque  Louis  XI,  à  son  avènement,  annonça  son  intention  de  visiter  Angers, 
trois  charretiers  furent  employés  pendant  quatre  mois  à  nettoyer  les  rues,  et  ils  enle- 
vèrent trois  cent  quarante-deux  tombereaux  de  "  bourriers  »  (Marchegay,  Nolices  el  pièces 
liislorique.i,  1872,  p.  268).  Les  villes  étaient  donc  des  foyers  permanents  d'infection.  Pourtant, 
lorsque  le  danger  était  immédiat,  quelques  mesures  dictées  par  le  bon  sens  atténuaient  le 
mal,  et  l'on  est  parvenu  au  moyen  âge  à  circonscrire  les  ravages  de  la  peste  bubonique 
et  de  la  lèpre.  En  certaines  villes,  on  avait  coutume  de  brûler  les  vêtements  et  le  mobilier 
des  pestiférés,  même  parfois  leurs  maisons.  L'isolement  rigoureux  imposé  aux  «  ladres  » 
depuis  le  xiii"  siècle  vint  à  bout  du  terrible  fléau  de  la  lèpre  :  au  x\"  siècle,  les  innom- 
brables léproseries  que  la  charité  et  la  peur  de  la  contagion  avaient  fondées  en  France 
étaient  souvent  à  peu  près  vides. 


2o3 


La  Société  et  la  Monarchie.  uvr.n  ii 

encore,  par  des  raisonnements  abstraits,  mettre  d'accord  la  Bible  et 
les  théories  des  cosmographes  grecs;  mais  des  hommes  intelligents 
s'appliquent  à  décrire  les  aspects  naturels,  les  ressources  écono- 
miques et  les  mœurs.  Le  héraut  qui  a  composé,  à  la  fin  du  règne  de 
Charles  VII,  le  Débat  des  hérauts  d'armes  de  France  et  d  Angle- 
terre y  a  introduit  un  petit  cours  de  géographie  économique;  il 
compare  avec  perspicacité  les  ressources  des  deux  pays  ennemis,  et, 
après  avoir  étudié  les  voies  de  communication,  les  richesses  du  sol 
et  du  sous-sol,  l'industrie,  il  conclut  à  la  supériorité  de  la  France,  à 
ce  point  de  vue  comme  aux  autres.  On  a  attribué  à  un  autre  héraut, 
Berry,  roi  d'armes  de  Charles  VII,  un  «  petit  livre  »,  bien  oublié 
aujourd'hui,  et  pourtant  fort  curieux,  sur  w  la  manière,  la  forme  et 
les  proprietez  des  choses  qui  sont  en  tous  les  royaumes  chrestiens  ». 
Cet  opuscule  est  plein  de  remarques  précises  sur  la  géographie  phy- 
sique et  économique,  les  mœurs,  le  régime  alimentaire,  le  costume 
et  le  caractère  des  habitants  de  chaque  pays.  L'auteur  dédie  son 
œuvre  à  ceux  qui,  comme  lui  «  se  délectent  a  voir  le  monde  '  ». 

LES  VOYAGEURS.  Lc  goût  dcs  voyagcs  était  en  effet  très  répandu,  et  les  voyageurs 

ne  se  faisaient  pas  faute  de  prendre  des  notes  et  de  les  publier.  Le 
chevalier  lillois  Guillebert  de  Lannoy  nous  a  racontt'  ses  longues 
courses  en  Europe,  en  Egypte,  en  Syrie  et  en  Palestine.  Bertrandon 
de  La  Broquière,  premier  écuyer  tranchant  de  Philippe  le  Bon,  était 
un  excellent  observateur,  et  il  nous  a  laissé  un  des  livres  les  plus 
intéressants  du  xV  siècle.  Pendant  son  séjour  en  Palestine  et  en 
Syrie  et  son  voyage  de  retour  par  la  péninsule  des  Balkans,  il  a  noté 
avec  exactitude  les  climats,  les  habitudes,  les  croyances.  Il  a  jugé 
avec  une  impartialité  remarquable  le  peuple  turc  :  «  Hz  sont  moult 
charitables  gens  les  ungs  aux  aultres  et  gens  de  bonne  foy,  dit-il. 
J'ay  veu  souvent,  quand  nous  mengions,  que,  s'il  passoit  un  povre 
homme  auprès  deulx,  ilz  le  faisoient  venir  mengier  avec  nous.  Ce 
que  nous  ne  ferions  point.  »  Il  les  distingue  soigneusement  des 
Arabes,  gens  déloyaux  et  avides.  Sa  pittoresque  description  du 
retour  de  la  caravane  de  la  Mecque,  son  entrevue  avec  l'empereur 
byzantin  .lean  Paléologue,  son  récit  de  l'audience  accordée  par  le 
sultan  Mourad  à  l'ambassadeur  milanais,  tout  serait  à  citer. 

LES  HISTORIENS.  La  fin  de  la  guerre  de  Cent  ans  est  une  des  époques  du  moyen 

âge  les  mieux  connues  dans  le  détail,  grâce  au  grand  nombre  et  à 
l'exactitude  des  chroniqueurs  qui  l'ont  racontée.  Plusieurs  de  ces 
chroniqueurs,  il   est  vrai,  n'ont  pris  la  plume  qu'après  la  mort  de 

1.  Cet  opuscule  est  certainement  tlu  xv^  siècle,  mais  est-il  du  héraut  Berry  ?  L'attribution 
du  père  Labbe  nous  parait  bien  sujette  à  discussion. 

<    20i    ) 


caAP.  IV 


Le  Mouvement  Intellectuel. 


Charles  VII  :  c'est  surtout  pendant  le  règne  de  Louis  XI  que  le  plus 
renommé  de  tous,  Georges  Chastellain,  a  rédigé  son  œuvre.  La 
génération  de  Charles  VII,  néanmoins,  a  produit  des  écrits  histori- 
ques de  valeur.  Si  l'historiographe  officiel  de  la  Monarchie,  Jean 
Charlier,  est  négligent  et  niais,  le  roi  d'armes  de  France,  Berry,  a 
composé  une  chronique  (1402-lioo)  et  un  récit  du  Recouvrement  de 
Normandie,  qui  se  recommandent  par  une  narration  abondante,  pré- 
cise et  fort  judicieuse  des  faits  de  guerre;  le  chapelain  de  la  reine 
Marie  d'Anjou,  Robert  Blondel,  a  raconté  lui  aussi  la  Réduction  de  la 
Normandie  '.  Les  grands  seigneurs  protègent  et  pensionnent  un  ou 
plusieurs  chroniqueurs  :  Guillaume  Gousinot,  oncle  du  célèbre  con- 
seiller de  Charles  VII,  compose  à  Thonneur  de  la  maison  d'Orléans  la 
Gesle  des  Nobles,  l'exact  et  intéressant  Perceval  de  Cagny  est  un 
familier  des  ducs  d'Alençon  ;  Michel  de  Bernis  et  Esquerrier  sont  des 
serviteurs  du  comte  de  Foix  Gaston  IV;  le  consciencieux  Enguerrand 
de  Monstrclet,  prévôt  de  Cambrai,  et  son  excellent  continuateur 
Mathieu  d'Escouchy,  prévôt  de  Péronne,  qui  commencent  la  pléiade 
des  grands  chroniqueurs  bourguignons,  sont  probablement  des  pro- 
tégés de  Jean  de  Luxembourg. 

Parmi  les  œuvres  indépendantes,  qui  reflètent  une  opinion  per- 
sonnelle, et  sans  doute  l'opinion  d'une  classe  ou  d'un  parti,  la  plus 
remarquable  est  le  Journal  d'un  Bourgeois  de  Paris.  On  a  supi)Osé 
que  ce  prétendu  «  Bourgeois  »  était  Jean  Beaurigout,  curé  de 
Saint-Nicolas-des-Champs,  ou  bien  Jean  Chuffart,  chanoine  de 
Notre-Dame  et  recteur  de  l'Université;  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  hypo- 
thèses n'est  acceptable,  et  il  faut  se  contenter  de  dire  que  ce  Journal 
a  été  écrit,  comme  le  déclare  lui-même  l'auteur,  par  un  «  des  plus 
parfaiz  clercs  de  l'Université  de  Paris  ».  Il  montre  en  détail  tout  ce 
que  les  Parisiens  ont  eu  à  souffrir  de  1405  à  1449,  et  nous  renseigne 
aussi  bien  sur  le  prix  du  beurre  et  sur  les  «  faits  divers  »  que  sur  les 
événements  politiques.  On  a  vu  quelle  lumière  il  jette  sur  l'état  d'âme 
du  parti  bourguignon.  C'est  un  document  d'une  sincérité,  d'une 
intensité  de  vie  extraordinaires. 

La  littérature  didactique  et  politique  est  presque  aussi  riche  que 
dans  le  siècle  précédent.  L'iniquité  du  traité  de  Troyes,  les  malheurs 
de  la  France,  la  corruption  des  mœurs,  l'inertie  du  roi  Charles  VII, 
ont  suscité  des  œuvres  de  protestation  très  intéressantes,  les  unes 
anonymes,  les  autres  signées  de  Robert  Blondel,  d'Alain  Chartier,  de 
Jean  Jouvenel  des  Ursins. 

Alain  Chartier  (1385-1430?)  vit  de  près  les  misères  du  royaume 


CHRONIQUEUHS 
ROYAUX. 


CHRONIQUEURS 
SEIGNEURIAUX. 


CHRONIQUEURS 

INDÉPENDANTS. 

LE  BOURGEOIS 

DE  PARIS. 


LITTÉR.4TURE 
POLITIQUE. 


ALAIN  CHARTIER. 


1.  Sur  Robert  IJluinlel,  patriote  et  pamphlélnire,  voir  plus  liaul.  p.  ■'îy. 


La  Société  et  la  Monarchie. 


JOUVENEL 
DES  URSINS. 


ŒUVRES 

DE  JOUVENEL. 


de  Bourges.  Chassé  de  Paris  par  les  massacres  de  1418,  il  passa 
presque  tout  le  reste  de  sa  vie  auprès  de  Charles  VII,  qui  l'employa 
comme  secrétaire  et  comme  diplomate.  Le  Quadrilogue  invectif, 
écrit,  comme  nous  l'avons  dit,  en  1422,  le  Cariai,  le  Livre  des  trois 
vertus,  composé  au  moment  du  siège  d'Orléans,  sont  l'œuvre  d'un 
honnête  homme,  navré  de  «  la  ruine  de  la  nation  »,  et  dune  cor- 
ruption morale  qui  pourrit  toute  la  société  et  l'Église  elle-même. 
Alain  Chartier  est  inspiré  d'un  véritable  sentiment  patriotique,  évi- 
demment nourri  de  souvenirs  antiques,  et  qui  par  là  même  n'est  pas 
très  éloigné  du  patriotisme  moderne.  Ses  œuvres  en  prose,  encore 
enfermées  pour  la  plupart  dans  les  vieux  cadres  de  l'allégorie,  échap- 
pent cependant  au  moyen  âge  par  la  pensée,  et  aussi  par  le  style. 
Alain  Chartier  avait  appris  le  latin  dans  les  bons  auteurs,  comme  le 
prouvent  les  opuscules  qu'il  a  écrits  en  cette  langue.  Sa  prose  fran- 
çaise a  la  forte  précision,  le  nombre  et  l'abondance  du  style  romain, 
et  mérite  une  place  très  haute  dans  l'histoire  de  notre  littérature. 

Jean  Jouvenel  des  Ursins  ',  second  fils  du  fameux  prévôt  des 
marchands,  avait  eu  en  1418  le  même  sort  que  son  père  et  qu'Alain 
Chartier  :  il  avait  dû  quitter  précipitamment  Paris,  et  était  allé 
rejoindre  le  dauphin  Charles,  Il  devint  un  des  principaux  person- 
nages du  royaume  de  Bourges.  Il  avait  trente-quatre  ans  à  l'avène- 
ment de  Charles  VII.  D'abord  maître  des  requêtes  de  l'Hôtel,  il  fut 
successivement  avocat  général  au  parlement  de  Poitiers  (1425),  cha- 
pelain du  roi,  évêquede  Beauvais  (1432).  Transféré  en  1444  du  siège 
de  Beauvais  à  celui  de  Laon,  il  devint  ainsi  duc  et  pair  de  France; 
enfin,  en  1449,  il  remplaça  un  de  ses  frères,  Jacques  Jouvenel,  sur  le 
siège  archiépiscopal  de  Reims.  Charles  VII  lui  confia  quelques 
importantes  missions  diplomatiques  et  judiciaires,  mais  Jouvenel  des 
Ursins  n'était  pas  un  prélat  de  cour;  il  était  très  soucieux  de  bien 
administrer  son  diocèse  et,  s'il  servit  le  roi  avec  zèle,  il  garda  envers 
son  maître  une  remarquable  indépendance  de  langage.  Il  fut  l'Alceste 
du  règne,  et  ne  ménagea  la  vérité  à  personne.  A  mesure  qu'il  avança 
en  âge,  il  fut  plus  agressif. 

Un  de  ses  premiers  ouvrages  est  une  Histoire  de  Charles  VI,  qu  il 
composa  durant  son  séjour  à  Poitiers.  Il  y  montre  de  la  pitié  pour  le 
malheureux  Charles  VI  et  les  Armagnacs,  et  réserve  sa  sévérité  pour 


1.  Il  se  nommait  lui-même  «  Juvenal  des  Ursins ->;  c'était  le  nom  que  portait  un  de  ses 
ancêtres,  Giovenale  degli  Orsini,  dont  le  fils  était  venu  se  fixer  en  France  et  avait  fondé  la 
famille  des  «Jouvenel».  Il  n'y  a  aucune  raison,  comme  l'a  prouvé  M.  Durrieu  (Annuaire- 
Bulletin  de  la  Soc.  de  l'Kistoire  de  France,  1892)  de  refuser  à  l'évèque  le  droit  de  s'appeler 
<t  des  Ursins  ».  car  il  était  bien  de  la  même  race  que  les  Orsini  de  Rome,  mais  il  vaut  mieux 
l'appeler  «  Jouvenel  »  que  «  Juvenal  »,  puisque  «  Jouvenel  "  était  le  nom  qu'avait  illustré  son 
père. 


■2()G 


CHAP.  IV  Le  Mouvement  Intellectuel. 

la  politique  bourguignonne,  qui  lui  paraît  monstrueuse.  Plus  tard, 
c'est  de  préférence  à  châtier  ses  amis  qu'il  emploie  sa  verve.  Dans 
sa  première  Epistre  au  roy,  composée  vers  1433,  il  fait  un  tableau 
effroyable  des  misères  de  la  France  armagnaque,  et  il  en  rejette  la 
responsabilité  sur  les  Armagnacs  eux-mêmes,  sur  les  gens  du  roi, 
(jui  ne  rendent  pas  la  justice,  sur  les  nobles,  qui  organisent  le  pil- 
lage des  campagnes,  sur  les  gens  d'Église,  qui  se  déshonorent  par 
leurs  vices,  sur  les  marchands,  qui  donnent  l'exemple  du  vol.  Toute- 
fois, il  ne  dit  que  du  bien  de  Charles  VII,  qui  est  visiblement  le  pro- 
tégé de  Dieu  ;  le  roi  est  d'ailleurs  «  l'âme,  le  princi})c  de  la  vie  de  la 
chose  publique  »,  et  tous  doivent  travailler  sans  arrière-pensée  au 
recouvrement  de  sa  seigneurie.  Le  ton  reste  le  même  dans  le  Dis- 
cours touchant  les  différends  entre  les  rois  de  France  et  d'Angleterre', 
ce  traité,  composé  en  1435,  est,  sous  une  forme  allégorique,  une 
démonstration  juridique  du  bon  droit  de  Charles  VII  ^ 

Cinq  ans  plus  tard,  au  moment  le  plus  terrible  de  1'  «  Ecor- 
cherie  »,  Jouvenel,  dans  une  nouvelle  Epistre  au  roi/,  prend  à  parti 
Charles  VII  lui-même  :  le  roi  n'entend  pas  les  plaintes  des  pauvres 
créatures  humaines  que  Dieu  lui  a  confiées ,  il  dort,  au  lieu  de  faire 
justice  des  Écorcheurs  et  de  mener  vigoureusement  la  guerre  pour  en 
finir  avec  les  Anglais;  à  l'assemblée  des  Trois  États  tenue  récemment 
à  Orléans,  à  peine  a-t-il  montré  sa  face ,  or,  l'Écriture  condamne  les 
chefs  négligents  :  qu'il  songe  au  salut  de  son  âme.  Qu'au  moins  il 
craigne  de  s'attirer  la  haine  de  ses  sujets,  car  «  le  peuple  est  comme 
désespéré  et  enragé,  et  ne  faict  que  murmurer  et  maudire  vous-mesme 
et  ceux  qui  se  dient  a  vous  ».  On  parle  d'obtenir  la  paix  en  cédant 
la  Normandie  aux  Anglais;  ce  n'est  pas  possible  :  «  La  laisser  aller 
seroit  chose  merveilleuse  et  dure,  et  qui  pourroit  tourner  au  dam- 
nement  de  vostre  ame  et  deshonneur  perpétuel,  car  elle  n'est  mie 
vostre,  elle  est  a  la  couronne,  de  laquelle  vous  n'estes  que  admi- 
nistrateur, tuteur,  curateur  et  procureur  ».  Il  conclut  en  invitant 
le  roi  à  assembler  les  États  Généraux  à  Paris,  «  pour  avoir  advis 
de  trouver  les  moyens  de  remettre  vostre  royaume  sus,  et  y  faire 
régner  justice  et  trouver  expédients  en  tous  les  doubtes  qui  peuvent 
survenir  ». 

Lorsque  l'évêque  écrivit  son  traité  Sur  le  faict  de  la  Justice. 
pour  l'édification  de  son  frère  Guillaume,  nommé  chancelier  en  1445, 
puis  les  Remontrances  au  roy  pour  la  réformation  du  royaume  (1453), 
le  pouvoir  royal  était  reconstitué,  et,  en  échange  de  l'ordre  rétabli, 

1.  Ce  discours  est  différent  du  Traiché  compendieux  de  la  querelle  de  France  coiilre 
les  Anglais,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  p.  loV  Ce  dernier  a  été  composé  pendant 
la  trêve  de  1/^44-1449. 


Ln  Société  et  Ici  Monarchie 


JOUVE  NE  L  ECRIT 
Elfi  FriA^i'AIS. 


il  fallait  subir  la  domination  très  dure  des  gens  du  roi.  Jean  Jou- 
venel  s'indigne  contre  leurs  abus  de  pouvoir.  Il  ose  critiquer  réta- 
blissement de  l'armée  permanente,  et  la  levée  arbitraire  de  la 
taille,  que  le  roi  perçoit  sans  le  consentement  des  Trois  États.  Il  se 
demande,  en  1433,  si  «  lordonnance  des  gens  d'armes  doit  se  conti- 
nuer ou  non  :  il  sembleroit  que  non,  car  vous  n'avés  plus  aucune 
guerre.  »  Il  n'exprime  pas,  du  moins  ouvertement,  la  crainte  que 
le  roi  ne  fasse  de  son  armée  un  instrument  de  tyrannie;  mais  il  a 
peur  que  les  soldats  des  compagnies  d'ordonnance,  étant  désœuvrés, 
ne  se  remettent  à  opprimer  le  peuple.  Enfin  il  engage  Charles  YII  à 
se  conformer  «  aux  loys  du  royaume  »  et  à  convoquer  les  États  Géné- 
raux, car  cette  taille  des  gens  de  guerre,  qui  sert  surtout  à  pensionner 
les  courtisans  et  à  payer  les  robes  des  belles  dames  de  la  cour,  devrait 
être  consentie  chaque  année  :  «  Le  royaume  s'appelle  France,  parce 
que  les  sujets  doivent  être  vraiment  francs.  Mais  de  présent,  ils  sont 
plus  que  serfs  taillables  a  volonté  >>. 

Jean  Jouvenel  des  L  rsins  a  été  assurément  un  des  esprits  les 
plus  clairvoyants  et  les  plus  libres  du  xv*  siècle.  Fait  caractéristique, 
ses  pamphlets  sont  écrits  en  français  ,  cet  homme  d'Église  abandonne 
le  latin,  la  langue  de  la  tradition,  de  la  scolastique  et  des  idées  toutes 
faites.  C'est  une  preuve  de  son  exceptionnelle  indépendance  d'esprit. 
Les  gens  d'Église  de  celte  génération,  en  effet,  écrivent  pour  la 
plupart  en  latin.  Ils  ne  réussissent  plus,  d'ailleurs,  à  imposer  partout 
l'idiome  pseudo-savant  dont  ils  se  servent,  et  cette  impuissance  est 
un  signe  des  temps.  Le  français  est  devenu  la  langue  de  la  littérature, 
de  l'administration  et  de  la  politique.  Cette  victoire  du  parler  vul- 
gaire sur  la  basse  latinité  démontre  que  la  laïcisation  intellectuelle 
s'accentue  et  que,  si  la  foi  est  encore  très  vive,  le  Clergé,  affaibli  et 
désemparé,  a  perdu  le  gouvernement  des  intelligences. 


m.    —    LA    POÉSIE    LYRIQUE    ET    POPULAIRE,    LE 
ROMAN    ET   LA    NOUVELLE,    LE     IHÉaTRE  ^ 


CABACTEBES  DE 
LA  LIJTÉRATVRE. 


D 


ANS  les  œuvres  poétiques  du  temps  de  Charles  VII  se  trouvent 

réunis  les  traits   qui  caractérisent  toute  la   littérature   de  ce 

règne  :  on  continue  à  moraliser  sans  fin,  à  aimer  l'allégorie,  et  pour 


1  Sources  et  ouvrages  a  consulter.  Les  bibliographies  de  VHisloire  de  la  hllêralure 
française,  dirigée  par  Petit  de  Jiilleville.  t.  II,  1896,  indiquent  les  meilleures  éditions 
et  les  travaux.  Boq  choix  de  poésies  et  bonnes  notices  dans  •  Eugène  Crépet,  Les  poêles 
français!,  t.  1,  i86i.  Consulter  surtout  :  Gaston  Paris,  La  poésie  du  motien  ùge,  2'  série, 
1890;   Uiansons    du  XV'  siècle,    187.J,    Villon.    1901;   La    Aouvelle  française    aux    Al'  el 


208 


Le  Mouvement  Intellectuel. 


les  exigences  maniaques  de  la  forme,  les  écri\ains  du  xiV  siècle  • 
sont  encore  dépassés  par  ceux  du  xv*^;  mais  voici  du  nouveau  :  de 
grands  lalenls  isolés  surgissent,  qui  font  vibrer  des  cordes  depuis 
])ien  longtemps  muettes;  ils  ont  le  sentiment  aigu  et  douloureux 
des  tristesses  de  la  vie,  de  la  petitesse  et  de  linfortune  humaine  et, 
ce  qu'ils  sentent,  ils  savent  l'exprimer  avec  une  sincérité  émouvante 
ou  une  ironie  poignante.  Un  de  ces  grands  hommes,  Villon,  a  créé 
la  poésie  lyrique  moderne. 

Les  poètes  qui  conservent  les  traditions  du  siècle  précédent  sont 
très  nombreux.  Au  temps  de  Charles  VII,  qui  ne  rime  pas  avec 
quelque  agrément?  Les  grands  seigneurs,  comme  Charles  dOrléans 
et  sa  femme  Marie  de  Clèves,  le  roi  René,  Philippe  le  Bon,  la  dau- 
phine  Marguerite  d'Ecosse,  Jean  II  de  Bourbon,  le  duc  d'Alençon,  le 
comte  d'Etampes,  le  comte  de  Nevers,  Antoine  de  Vaudemont  et  son 
fils  Jean  de  Lorraine,  et  les  écuyers  jeunes  et  vieux,  et  les  demoi- 
selles, et  les  domestiques  des  princes,  et  les  j.eunes  clercs,  tous  font 
des  vers,  sur  laniour,  sur  la  mort,  sur  n'importe  quoi.  Antoine  de 
Lussay  voit  un  cheval  qui  rue  :  il  fait  des  vers  pour  célébrer  cet 
événement. 

De  ces  poètes  sans  prétention,  qui  ne  rimaient  pas  pour  la  posté- 
rité, et  se  tenaient  aux  petits  sujets,  Charles  dOrléans  est  incompara- 
blement le  meilleur.  Il  est  devenu  un  classique,  et  il  le  mérite,  par  la 
preste  et  jolie  allure  de  ses  poèmes  de  jeunesse  et  d'amour,  par  le 
philosophique  désenchantement  de  ses  œuvres  de  vieillesse,  par  la 
naturelle  élégance  du  style;  presque  aucun  des  mots  qu'il  a  employés 
n'a  disparu  de  l'usage,  et  nous  le  lisons  sans  peine.  Par  le  fonds 
cependant,  et  les  cadres  poétiques  dont  il  s'est  servi,  il  est  bien  du 
moyen  âge.  Ce  duc  d'Orléans,  qui  fut  pris  à  Azincourt,  qui  subit  une 
dure  captivité  de  vingt-cinq  ans,  qui  eut  ses  domaines  sauvés  par  la 
Pucelle,  n'a  guère  chanté  que  des  lieux  communs.  Presque  rien  de 
la  tragédie  de  sa  vie  et  de  son  temps  n'apparaît  dans  ses  œuvres  :  le 
tîls  du  raffiné  Louis  d'Orléans  et  de  la  délicate  Italienne  Valentine 
Visconti  ne  regardait  la  poésie  que  comme  un  agréable  passe- 
lemps. 

Alain  Charlier  est  resté,  comme  Charles  d'Orléans,  fidèle  à  la 
conception  que  presque  tous  ses  contemporains  se  faisaient  de  la 
poésie.  Ses  œuvres  en  vers  se  composent  d'un  honnête  et  banal  traité 


LES  POETES 
AMATEURS. 


CHARLES 
D'ORLEANS. 


va  ESI  ES  D'ALAIN 
CJlARiIEH. 


XVI'  siècles.  Journal  des  Savants,  1895.  Piagel,  Martin  Le  Franc,  1888.  G.  Raynaud,  Fton- 
Jeaux  et  autres  poésies  du  XV'  siècle,  1889.  Petit  de  .lulleville,  Les  Mi/stères,  1880; 
népertoire  du  tliéùlre  comique,  i8S5:  La  Comédie  en  France  au  moyen  âye,  1886.  Eni.  Picot, 
Le  monoloyue  dramatique  dans  l'ancien  thèdlre  français,  Romania,  t.  XV  à  XVII,  i8bG 
à  1888. 
1.  Voir  Ilist.  de  France,  t.  IV,  v  partie,  p.  ^07. 


■i(HJ 


:v.  2. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  n 

didactique,  le  Bréviaire  des  nobles,  et  de  poésies  amoureuses,  correc- 
tement écrites,  d'ailleurs  froides  et  ennuyeuses.  Pour  ces  fades  jeux 
d'esprit,  il  a  été  considéré  pendant  tout  un  siècle  comme  le  plus  grand 
des  poètes  français. 

Mj.nns  LEFRAsc.  Martin  Lefranc  (1410?-1461)  na  jamais  été  célèbre  etil  est  aujour- 

d'hui oublié.  Il  est  pourtant  un  de  ceux  qui,  par  la  vigueur  naturelle 
de  leur  esprit,  sont  sortis  de  lornière  où  s'enlisait  alors  la  poésie. 
Son  Champion  des  Dames  est  le  développement  d'un  thème  très  banal 
alors,  l'attaque  et  la  défense  du  sexe  féminin;  mais  il  est  écrit  en  vers 
excellents,  brefs,  clairs  et  sonores,  et  c'est  lœuvre  d'un  esprit  remar- 
quablement vif  et  libre,  qui  s'intéresse  à  toutes  les  choses  de  son  temps. 
Martin  Lefranc  a  pleuré  les  malheurs  de  la  France,  admiré  Jeanne 
d'Arc,  raillé  rudement  les  passe-temps  puérils  et  les  «  babouyner3es  » 
des  nobles,  les  vices  du  Clergé.  On  a  vu  combien  il  était  affranchi  des 
préjugés  ecclésiastiques  de  son  temps,  sur  le  sabbat  et  la  sorcellerie. 
Cet  indépendant  avait  été  l'élève  du  sec  théologien  Thomas  de  Cour- 
celles,  et  peu  après  l'achèvement  de  son  poème,  il  reçut  de  l'anti- 
pape Félix  V  une  bonne  prébende  à  Lausanne.  Il  était  de  ces  dange- 
reux fils  de  l'Eglise,  qu'elle  élevait  et  nourrissait,  et  qui  préparaient 
l'émancipation  de  l'esprit. 

VILLON.  Celait  aussi  un  Universitaire  que  l'auteur  du  Pelil  Testament  et 

du  Grand  Testament;  mais  personne  ne  secoua  plus  audacieuse- 
ment  le  poids  des  vieilles  idées  et  du  style  convenu,  que  maître  Fran- 
çois Villon;  rien  de  moins  «  livresque  »  que  les  petits  poèmes  jaillis 
de  cette  âme  de  rôdeur.  Ce  sont  peut-être  les  misères  de  la  guerre  de 
Cent  Ans  qui  ont  fait  de  lui  un  grand  poète.  Muni,  en  un  temps  heu- 
reux, d'un  bon  bénéfice,  il  aurait  rimé  des  vers  grandiloquents  et 
vides,  comme  il  l'a  fait  parfois,  quand  il  s'est  cru  obligé  de  sacrifier  à 
la  mode.  Mais  il  a  été  un  bohème,  uh  voleur,  un  meurtrier,  un  soute- 
neur, et  il  a  décrit  les  joies  triviales  et  immondes,  les  remords,  les 
doutes,  les  afTreuses  mélancolies  de  sa  vie,  en  une  langue  un  peu  dif- 
ficile, mais  d'une  sobriété,  d'une  vigueur,  d'une  couleur  admirables. 
La  poésie  lyrique,  la  poésie  personnelle,  d'autres  en  France  s'y 
étaient  essayés;  d'autres  avant  lui  avaient  tâché  d'exprimer  les 
élans  de  l'âme  et  son  désenchantement,  le  regret  de  la  jeunesse  qui 
s'enfuit,  l'horreur  de  la  vieillesse  et  de  la  mort;  mais  nul  n'avait 
poussé  ces  cris  de  détresse  qui  étreignent  le  cœur;  nul  encore  n'avait 
mélangé  à  de  froides  et  cyniques  plaisanteries  ces  lamentations 
désespérées.  Ce  Grand  Testament,  tantôt  goguenard,  tantôt  brutal, 
tantôt  lyrique,  reste  une  énigme.  Parmi  les  critiques  modernes, 
les  uns  ont  fait  de  Villon  un  «  impulsif  »,  sans  méchanceté  cons- 
ciente; les  autres,  un  sceptique  incapable  d'émotion   sincère,  doué 


Le  Mouvement  Intellectuel. 


seulement  d'un  grand  talent  littéraire.  Mais  qui  pourra  jamais  savoir 
ce  qu'était  cet  homme  étrange?  El  lui,  le  savait-il?  Il  a  dit  : 

Je  congnois  tout,  fors  que  moy  mesmes. 

Ces  poèmes  de  Villon,  si  robustes,  si  riches,  étaient  écrits  dans 
le  savoureux  langage,  un  peu  archaïque,  des  «  bons  becs  de  Paris  ». 
La  littérature  populaire  de  l'époque,  —  énergiques  ballades  qui 
accueillent  par  des  cris  de  haine  assouvie  les  défaites  et  les  massacres 
d'Anglais;  «  complainctes  amères  »  qui  menacent  d'incendie  les 
hôtels  des  nobles  écorcheurs;  chansons  moqueuses  sur  les  maris 
jaloux,  sur  les  embarras  du  ménage,  sur  les  élégants  coureurs  de 
dot;  chansons  damour,  où  s'étale  une  sensualité  ingénue;  chan- 
sons à  danser,  d'un  tour  si  franc,  d'une  sonorité  si  musicale,  — 
toutes  ces  fraîches  créations  de  la  masse  anonyme  ont  contribué 
peut-être  à  former  le  génie  de  maître  François,  qui  fréquentait  le 
pavé  des  villes  et  les  grands  chemins  plus  que  les  cours  princières. 
La  poésie  populaire  devient  subitement  très  abondante,  justement 
pendant  le  règne  de  Charles  VIL  Elle  est  un  témoignage,  bien  pré- 
cieux pour  l'historien,  du  sentiment  de  la  foule,  de  sa  verve  natu- 
relle et  de  ses  mœurs  naïvement  dévergondées. 

Quant  à  l'épopée,  les  poètes  l'ont  définitivement  abandonnée. 
Les  rares  récits  épiques  qu'on  invente  au  temps  de  Charles  VII  sont 
écrits  en  prose.  Les  anciennes  chansons  de  geste,  pour  être  lues 
plus  aisément,  sont  même  «  dérimées  ».  D'ailleurs,  le  grand  nombre 
de  ces  insipides  versions,  les  splendides  miniatures  qui  parfois  les 
accompagnent,  prouvent  qu'elles  étaient  fort  goûtées.  C'est  la  basse 
littérature  du  xv*^  siècle,  analogue  aux  «  romans  de  cape  et  dépée  » 
de  nos  jours. 

Au  moment  où  l'épopée  achève  de  mourir  se  développe  un  genre 
(jui  la  remplace  dans  le  goût  des  lettrés  :  le  roman  et  la  nouvelle  en 
prose.  Le  petit  traité  de  psychologie  conjugale,  si  moderne  par 
lamertume  de  l'accent  et  la  dure  précision  de  l'analyse,  qui  s'inti- 
tule ironiquement  les  Quinze  Joyes  de  mariage,  a  dû  être  écrit,  à 
notre  avis,  vers  1440.  Le  Petit  Jehan  de  Saint  ré  est  daté  de  1459.  Les 
Cent  Nouvelles  nouvelles  ont  été  composées  presque  toutes  pendant 
les  dernières  années  du  règne  de  Charles  VII;  certaines  ont  été 
écrites  sans  doute  à  la  cour  du  dauphin  Louis,  à  Genappe;  le  livre 
a  été  terminé  à  Dijon  en  1462.  Le  bizarre  roman  de  Jehan  de  Saintré, 
où  l'esprit  chevaleresque  est  tour  à  tour  exalté  et  tourné  en  dérision, 
est  dû  à  l'auteur  de  la  Salade  et  de  divers  autres  ouvrages  moraux, 
historiques  et  didactiques,  Antoine  de  La  Sale,  capitaine  provençal, 
qui  eut  une  jeunesse  aventureuse  en  Italie  et  se  fit  sur  le   tard 


LA  P  CE  S  IL' 
POPULAIHE. 


MORT 
DE  L'ÉPOPÉE. 


A  VESEMENT 

DU  ROMAS  ET  DE 

LA   NOUVELLE. 


ANTOINE 
DE  LA  SALE. 


La   Société  et  la  Monarchie.  livre  n 

pi'éceplour  de  jeunes  princes  et  commensal  du  duc  de  Bourgogne. 
S'il  faut  décidément  attribuer  à  la  même  plume  les  Quinze  joy es  de 
mariage  et  les  Cent  Nouvelles  nouvelles,  qui  marquent  Tapparition 
précoce  du  roman  psychologique  et  de  la  nouvelle  à  la  mode  ita- 
lienne, Antoine  de  La  Sale  est  un  de  nos  très  grands  prosateurs*. 
LE  THÉÂTRE.  Lc  même  souci  de  réalisme,  le  même  talent  à  décrire  la  vie,  se 

retrouvent  dans  le  théâtre  de  ce  temps  et  en  expliquent  le  développe- 
ment et  le  succès. 
DRAMES  Le  théâtre  français  est  issu  des  drames  liturgiques  qu'on  reprc- 

REUGiEUx.  sentait  dans  les  églises,  —  des  parodies  qu'on  jouait  aussi  dans  les 

églises,  notamment  le  jour  de  la  Fête  des  Fous,  —  enfin  des  tableaux 
vivants  et  des  pantomimes  qui  se  donnaient  sous  le  nom  de  <(  jeux  »,  de 
<(  mystères  »  et  à'  <*  entremels  »,  dans  les  fêtes  populaires  et  seigneu- 
riales. Déjà,  au  xiv  siècle,  certaines  confréries  jouaient  en  dehors 
des  églises  de  véritables  drames  religieux,  les  «  miracles  de  Notre- 
Dame  ».  A  partir  de  1440  environ  se  multiplient  les  grandes  tragédies 
chrétiennes  auxquelles  est  resté  attaché,  un  peu  trop  exclusivement, 
le  nom  de  «  mystère  »  ^  La  vogue  des  mystères  durera,  sans  s'aiïaiblir, 
pendant  plus  de  cent  ans,  jusqu'au  jour  où  le  Parlement  de  Paris 
en  interdira  brusquement  la  représentation.  Ils  sont  intéressants  à  la 
fois  pour  l'histoire  littéraire  et  pour  l'histoire  des  croyances  et  des 
mœurs.  Ils  offrent  un  mélange  de  poésie  dramatique  et  lyrique,  où 
toutes  les  formes  prosodiques  alors  à  la  mode  se  rencontrent.  A  des 
«  bergeries  »  où  il  est  question  de  Nymphes  et  de  Mercure,  à  des 
intermèdes  du  comique  le  plus  extravagant  et  souvent  le  plus  bas, 
succèdent  des  scènes  d'une  grandeur  tragique  véritable  Le  Manceau 
Arnoul  Greban,  qui  a  composé,  en  1450-1451,  un  Mi/stère  de  la  Pas- 
sion, puis,  en  collaboration  avec  son  frère  Simon,  un  Mystère  des 
Actes  des  Apôtres,  a  semé  dans  ses  œuvres,  trop  longues  et  mal  ordon- 
nées, beaucoup  de  talent,  démotion  sincère,  de  beaux  vers.  Lors- 
qu'il a  exprimé  des  sentiments  vraiment  humains,  comme  la  doulem* 
maternelle  de  la  Vierge  et  les  remords  de  Judas,  il  a  presque  atteint 
au  sublime.  3es  œuvres  ont  eu  un  succès  immense,  qui  ne  peut 
s'expliquer  que  par  leur  valeur  dramatique.  Il  faut  donc  admettre, 
quoi  qu'on  en  ait  dit,  que  le  public  allait  aux  mystères  pour  entendre, 
en  môme  temps  que  pour  voir"'. 

1.  Liiihvis  Stem,  Versach  ilber  Antoine  de  la  Sale.  Archiv  fOr  das  Sludium  der  neiicifn 
Sprachen  iind  LiHeraturen,  t.  XLVI.  1870.  —  E.  Gossart,  Antoine  de  La  Salle,  sa  vie  et  .ses 
œiwi'es  inédiles,  Bibliopliile  Belge,  1871. 

a.  Il  y  a  cii  des  mystères  profanes.  Nous  avono  un  My.'^lère  du  siège  d'Orléan.i  et  un  Mys- 
tère de  la  destruction  de  Troie  ii^ôrî).  Dans  les  comptes  du  duc  de  nourgOf,'ne,  à  l'année 
1^53-145^,  nous  trouvons  la  mention  <le  «  leux  de  mislere  qui  esloienl  du  roy  Alexandre, 
Ector  et  Arcilles  :  Hector  el  Achille).  >. 

à.  Sur  les  représcnlalions  et  le  succès  des  mystères,  voir  plus  haut,  p.  190-192. 


Le  Mom'cmcnl  Intellectuel . 


Les  «  moralités  »  ressemblaient  généralement  aux  mystères  par 
l'intention  édifiante,  et  en  approchaient  quelquefois  par  l'importance 
de  la  mise  en  scène.  Ainsi,  en  1448,  on  joua  à  Laval,  devant  une 
grande  foule,  la  Moralilé  du  bien  et  du  mal  advisé,  où  figuraient 
cinquante-sept  personnages.  Les  «  farces  »,  les  «  sotties  »,  et  les 
«  monologues  »  que  débitaient  les  confréries  joyeuses  ou  les  écoliers, 
ne  diileraient  guère  des  parades  et  des  scènes  comiques  intercalées 
dans  les  mystères.  Les  auteurs  de  ces  petites  pièces  sans  prétention 
daubaient  sur  la  niaiserie  des  maris,  la  rapacité  des  avocats,  les  vices 
de  toutes  les  classes,  y  compris  le  Clergé,  avec  un  étonnant  cynisme. 
Les  monologues  appelés  «  sermons  joyeux  »  étaient  d'une  rare  indé- 
cence. On  n'attachait  pas  d'ailleurs  à  ces  boulïonneries  plus  de  prix 
que  nous  n'en  attachons  à  nos  journaux  comiques,  et  nous  n'en  avons 
conservé  qu'un  nombre  infime,  bien  que  chaque  année  on  en  com- 
posât peut-être  des  centaines.  Elles  paraissent  avoir  foisonné  dès  la 
fin  du  règne  de  Charles  VIL  Quelques-unes,  tout  en  restant  ano- 
nymes, sont  devenues  vite  très  célèbres;  la  Feu  ce  de  Maistre  Pierre 
Pcdhelin  •  est  restée  classique  :  elle  a  gardé  encore  aujourd'hui  sa  fine 
saveur.  Pathelin,  comme  toutes  les  grandes  créations  comiques,  est 
d'une  vérité  générale  et  aussi  d'une  vérité  particulière  :  c'est  Ihommc 
d'affaires  minable  et  véreux,  qui  est  éternel,  et  c'est  l'avocat  sans 
cause  qu'avait  produit,  à  la  fin  du  moyen  âge,  la  multiplication  des 
diplômes  universitaires.  Cette  immortelle  pochade,  œuvre  de  quelque 
€lerc  de  la  Basoche,  figure  en  bon  rang  parmi  les  documenls  que  la 
fittérature  de  ce  temps-là  fournit  à  l'historien  :  documents  de  premier 
ordre,  parce  que,  pour  la  plupart,  les  auteurs  du  xv«  siècle,  qu'ils 
fissent  du  théâtre,  du  roman  ou  des  vers,  n'étaient  point  uniquement 
des  écrivains;  ils  étaient  hommes  d'épée,  de  robe  ou  d'Eglise;  ils 
n'avaient  pas  le  temps  de  beaucoup  lire,  et  ils  restaient  perpétuelle- 
ment en  contact  avec  la  réalité  et  la  vie. 

Cette  littérature  du  temps  de  Charles  Vil  a  de  l'originalité  et  de 
l'inspiration,  ou  tout  au  moins  de  la  sincérité.  La  convention  n'en- 
chaîne pas  les  vrais  poètes,  comme  Charles  d'Orléans,  Martin  Lefranc 
et  Villon,  même  lorsqu'elle  leur  impose  certaines  formes  et  certains 
sujets;  la  manie  de  l'allégorie  n'empêche  point  Alain  Chartier  d'être 
un  vigoureux  moraliste  et  un  prosateur  excellent;  ce  ne  sont  là  que 
défauts  superficiels.  Enfin,  malgré  des  traces  d'influence  antique  dans 
les  œuvres  d'Alain  Chartier,  d'influence  italienne  dans  les  Cent  Nou- 
velles nouvelles,  cette  littérature  est,  somme  toute,  très  française.  On 


MORALITES, 
FARCES. 


LA  FARCE 
DE  FATIIELIN. 


CONCLUSION. 


1.  Une  allusion  de  Villon  :  «   Les  Mendians  ont  en  mon  oye  »,  permet  de  dater  Palhelin 
<les  dernières  années  du  règne  de  Charles  VII.  Cf.  M.  Sclnvob,  Remania,  1901,  p.  Squ 


2i3 


La  Sociêlé  et  la  Monarchie.  livre  ii 

va  voir  que  l'art,  sans  rompre  avec  les  traditions  nationales,  subit 
une  forte  impulsion  extérieure. 


IV.  —  LES  ARTS^ 

L'ART  FRANÇAIS       \  U  XV*  siècle,  si  Tou  excepte  Tltalie,  c'est  encore  l'art  gothique  qui 

ET  LES  ixFLUEX-   jfjL  triomphc  en  Occident:  il  continue  logiquement  son  évolution. 

CES  ÉTRANGÈRES.  Egt.çg  ^  dire  qu'en  France,  où  cet  art  était  né,  son  développement 
se  poursuive,  durant  le  règne  de  Charles  VII,  par  une  force  tout 
intérieure  et  spontanée,  selon  des  traditions  purement  nationales? 
Assurément  non.  Les  rayons  de  l'art  italien  ont  brillé  de  bonne  heure 
jusqu'en  France,  et  l'art  flamand  surtout  a  fortement  impressionné 
le  nôtre.  Quelle  a  donc  été  la  part  des  traditions  nationales,  quelle  a 
été  celle  des  influences  étrangères  ?,C'est  une  question  qu'il  est  plus 
facile  de  poser  que  de  résoudre;  mais  il  y  a  déjà  intérêt  à  en  indiquer 
les  termes. 

VART  ITALIEN.  Tout  d'abord,  quelles  œuvres  de  l'art  italien  ont  pu  être  admi- 

rées par  la  génération  de  Charles  VII?  Rappelons  quelques  noms  et 
quelques  dates  ^  A  l'avènement  de  Charles  VII  (1422),  l'architecte 
florentin  Brunelleschi  (1377-1446)  a  déjà  quarante-cinq  ans  ;  il  com- 
mence à  construire  la  sacristie  de  Saint-Laurent,  purement  antique 
par  ses  entablements,  ses  pilastres  cannelés,  ses  chapiteaux  corin- 
thiens, toute  son  architecture  et  toute  sa  décoration.  Brunelleschi 
est  un  classique,  conscient  et  exclusif.  Les  plus  grands  des  sculp- 
teurs italiens  de  ce  temps  sont  des  réalistes,  mais  ni  Jacopo  délia 
Quercia  (1371-1438j,  ni  Donatello  (1382-1466),  qui  a  déjà  donné  quel- 
ques-uns de  ses  chefs-d'œuvre  avant  1422,  ni  Ghiberti  (1378-1455), 

1.  Sources.  Après  les  œuvres  elles-mêmes,  il  y  a  les  moulages  (Musée  du  Trocadéro),  les 
photographies,  les  dessins  d'archéologues  (notamment  les  Archives  de  la  Commission  des 
monuments  historiques,  en  cours  de  publication  depuis  1899).  On  trouvera  de  belles  repro- 
ductions dans  Jehan  Fourquet,  édit.  Curmer,  1866;  dans  Les  quarante  Fouquet,  notice  «le 
Gruyer,  1897;  dans  Gonse,  L'art  gothique,  s.  d.,  La  sculpture  française,  1895.  —  Documents 
d'archives  :  outre  les  recueils  indiqués  au  §  1,  De  Grandmaison,  Documents  sur  les  arts  en 
Touraine,  Mém.  de  la  Soc.  archéol.  de  Touraine,  t.  XX,  1870. 

Ouvrages  a  consulter.  Courajod,  Leçons  de  l'Ecole  du  Louvre,  t.  II,  1901  (très  impor- 
tante démonstration  de  la  prédominance  de  l'art  flamingo-bourguignon).  P.  Vitry,  Michel 
Colombe  et  la  sculpture  française  de  son  temps,  1901.  Ouvrages  de  VioUet-leDuc,  Choisy. 
Courajod  et  Marcou,  Guiffrey,  cités  au  t.  IV.  1"  part.,  liv.  V,  chap.  11.  Les  histoires  de  cathé- 
drales, notamment  :  Eug.  Lefèvre-Pontalis,  Hist.  de  la  cathédrale  de  Noyon,  Bibl.  de  l'Ecolo 
des  Chartes,  1900.  Paul  Mantz,  La  peinture  française  du  IX"  à  la  fin  du  XVI"  siècle. 
1897.  Aug.  Molinier,  Les  manuscrits,  1892.  Travaux  de  M.  Durrieu  sur  les  manuscrits 
à  miniatures,  notamment  dans  la  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes,  1892.  G.  Merson,  Les 
vitraux,  1895.  Emile  Molinier,  Histoire  des  arts  appliqués  à  l'industrie,  en  cours  de  publication 
depuis  1895. 

2.  Miintz,  Histoire  de  Part  pendant  la  Renaissance,  t.  I,  1889.  Marcel  Reymond,  Les  débuts 
de  l'architecture  de  la  Renaissance,  Gazette  des  Beauï-Arts,  3'  période,  t.  XXIIl  (1900);  La 
sculpture  florentine,  première  moitié  du  XV'  siècle,  1898. 

<     2 1  4     ) 


Le  Mouvement  Intellectuel. 


qui  livre  au  public  sa  première  porle  du  Baptistère  de  Florence 
en  1424,  et  la  seconde  en  1452,  n'ont  échappé  à  la  fascination  des 
monuments  antiques.  Masaccio  (1 401-1428?)  et  les  autres  peintres 
qui  ont  achevé  ou  vont  achever  leur  carrière,  sont  aussi  des  réalistes; 
mais  souvent  ils  empruntent  à  Tart  romain  les  édifices  et  les  motifs 
d'ornementation  qu'ils  introduisent  dans  leurs  tableaux.  Les  peintres 
contemporains  de  Charles  VII,  comme  Pisanello  (1380-14ol)  et  Fra 
Filippo  Lippi  (1406-1469),  subissent  la  môme  obsession.  Fra  Ange- 
lico  (1387-1435),  qui  continue  au  xV  siècle  les  idéalistes  du  moyen 
âge,  regarde  également  les  modèles  romains,  pour  son  architecture, 
ses  draperies,  ses  figures.  Plusieurs  des  arts  mineurs,  la  miniature, 
la  médaille,  la  gravure  sur  pierre  fine,  notamment,  s'inspirent  encore 
plus  étroitement  de  l'antique.  Ce  n'est  pas  que  l'imitation  de  l'anlique 
suffise  seule  à  caractériser  l'art  très  riche  et  très  varié  des  «  quattro- 
cenlistes  »  italiens;  mais  c'est  elle  qui  le  distingue  le  plus  nettement 
de  l'art  septentrional,  et  c'est  aussi  par  elle  qu'il  a  le  plus  vivement 
impressionné  les  Français.  Cet  art  italien,  en  eflet,  parvenu  à  un  tel 
degré  de  science  et  de  charme,  n'a  pas  laissé  les  Français  insensibles. 
Ils  l'ont  connu  et  goûté  avant  le  règne  de  Charles  VIII;  car  ils  pas- 
saient souvent  les  Alpes,  nous  le  verrons,  au  milieu  du  xv«  siècle.  Les 
expéditions  de  René  d'Anjou  et  de  Charles  d'Orléans  outre-monts, 
l'occupation  de  Gênes,  les  missions  des  diplomates,  les  voyages  et 
même  l'établissement  de  certains  artistes  italiens  en  France  ne  res- 
tèrent pas  sans  effet. 

La  force  d'expansion  de  l'art  italien  n'est  cependant  point  compa- 
rable, au  temps  de  Charles  VII,  à  celle  de  l'art  qui  fleurit  dans  les 
Etats  du  fastueux  duc  de  Bourgogne,  et  surtout  dans  les  Flandres, 
où  se  concentre  tout  le  commerce  du  Nord,  et  où  s'est  formée  une 
ploutocratie  qui  rivalise  par  ses  richesses  avec  la  bourgeoisie  ita- 
lienne. Cet  art  flamingo-bourguignon  ne  doit  presque  rien  aux  Grecs 
et  aux  Romains  :  il  dérive  du  réalisme  franco-flamand  *.  L'école  natu- 
raliste septentrionale  avait  produit,  au  temps  de  Charles  VI,  de  très 
belles  œuvres  de  sculpture;  ses  doctrines  continuent,  au  xv«  siècle, 
à  dominer  la  sculpture  dans  un  grand  nombre  de  provinces  françaises. 
L'école  de  peinture  fondée  par  les  Van  Eyck  sous  le  règne  du  duc 
Philippe  le  Bon,  et  qui  procède  de  l'art  réaliste  des  Melchior  Broc- 
derlam,  des  JNIalouel  et  des  Bellechose,  assure  à  l'art  flamand  une 
autre  hégémonie  non  moins  glorieuse^. 

Hubert  Van  Eyck  (mort  en  1426)  et  son  frère  Jean  (mort  en  1440) 

1.  Sur  l'art  franco-flamand  du  xiv  si^'cle,  voir  Hhl.  de  France,  t.  IV,  i"  partie,  p.  43i.* 

2.  A.  J.  Wauters,  La  peinture  flamande  fi883).  —  Deliaisnes,  L'arl  flamand  en  France.  Réu- 
nions des  Soc.  des  Beaux-Arls  des  déparlements,  1892.  —  Karl  Voll,  Die  Werke  det>  Jan  van 
Eijck,  1901. 


L'ART  Fl.AMlXGO- 
BOUFxGUIG.XOy. 


LES  VAN  ETCK. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livrk  m 

n'ont  pas,  comme  on  Ta  dit  longtemps,  inventé  la  peinture  à  Tlmile  : 
ce  procédé  était  employé  au  xiv^  siècle  pour  colorier  les  statues  et 
môme  les  parties  accessoires  des  tableaux.  Mais,  le  plus  souvent,  les 
peintres  délayaient  les  couleurs  dans  leau,  la  colle  ou  le  blanc  dœui"  : 
Masaccio,  Fra  Angelico,  Fra  Filippo  Lip[ù  peignirent  encore  ^  à  la 
détrempe  ».  Les  Van  Eyck  perfectionnèrent  si  ingénieusement  la 
fabrication  des  couleurs  et  des  siccatifs  que,  dès  la  fin  du  règne 
de  Charles  VI,  les  artistes  du  Nord  se  mirent  à  employer  la  peinture 
à  Thuile.  Par  ces  découvertes  techniques,  les  deux  frères  affran- 
chirent d'un  coup  l'art  encore  incertain  et  maladroit  des  peintres 
septentrionaux  :  ils  lui  donnèrent  un  éclat,  une  assurance  incom- 
parables. Enfin,  ils  léguèrent  en  exemples  des  chefs-d'œuvre,  qui, 
dès  leur  apparition,  excitèrent  un  prodigieux  enthousiasme.  Leur 
retable  de  «  l'Agneau  mystique  »,  commencé  par  Hubert  et  terminé 
par  Jean,  pour  une  famille  de  paroissiens  de  Saint-Bavon  de  Gand, 
fut  comme  le  manifeste  de  l'art  nouveau.  Les  jours  où  l'on  ouvrait 
devant  le  public  les  volets  du  célèbre  polyptique,  aflluait  une  foule 
d'admirateurs,  u  comme  en  été  abeilles  et  mouches  par  essaims 
autour  des  corbeilles  de  figues  ou  de  raisins.  »  Pour  apercevoir 
quelle  étape  ces  hommes  de  génie  firent  franchir  à  l'école  franco- 
llamande,  il  suffit  d'ailleurs  daller  au  Louvre,  et  de  comparer  l'œuvre 
de  Jean  Van  Eyck,  l'adorable  Vierge  du  chancelier  Rolin  (Salon  carré), 
et  l'œuvre  peu  antérieure  d'Henri  Bellechose  •  un  Saint  Georges^ 
gauchement  composé,  d'un  aspect  naïvement  barbare  (Salle  X). 
Les  Van  Eyck  ne  rompirent  pas  avec  les  traditions  de  l'école  franco- 
flamande  :  ils  en  gardèrent  les  qualités  d'analyse  patiente,  de  respect 
profond  pour  la  vérité;  mais  ils  y  ajoutèrent  l'art  de  la  composition, 
la  science  du  dessin  et  de  l'anatomie,  la  richesse  et  l'exactitude  de  la 
VAN  DER  WEYDEy  coulcur.  Lc  Toumaisicn  Roger  de  la  Pasture  (en  flamand  :  Van  der 
ET  MARMioN.  Weydcu)  et  l'auteur  des  admirables  volets  du  retable  de  Saint-Bertin  ' 
achevèrent  d'illustrer  et  de  caractériser  l'école  flamande  du  temps 
de  Charles  VII  et  de  Philippe  le  Bon.  Ces  Flamands  ne  sont  point 
des  hommes  de  culture  raffinée;  ils  ignorent  à  peu  près  l'antiquité, 
copient  seulement  ce  qu'ils  voient  dans  leur  pays  :  tout  chez  eux 
est  simplicité,  patience,  réalisme  naïf.  Mais  leur  art  n'est  pas  une 
plate  reproduction  du  réel,  parce  qu'on  y  sent  vibrer  une  foi  reli- 
gieuse très  profonde,  et  aussi  une  ATaie  tendresse  pour  les  cieux,  les 
coteaux,  les  rivières  et  les  hommes  de   Flandre;  leur  mysticisme 

1.  Sur  Simon  Marmion,  de  Valenciennes,  auteur  présumé  de  ces  volets  'aujourd'hui 
conservés  nu  palais  <hi  prince  royal  à  La  Haye),  voir  Dehaisnes.  Les  volels  du  relahle  de 
Sainl-Berlin,  et  Ilecherches  sur  Simon  Marmion,  Réunions  des  Soc.  des  Beaux-Arts  des  dépar- 
tements, i88g  et  1890. 

<     2  16    > 


Le  Moia>ement  Intellectuel. 


passionné  est  adouci  par  une  cordialilé  familière  qui  enchante  les  yeux 
et  lame. 

Il  faut  maintenant  revenir  au  problème  que  nous  nous  sommes  art  flamand 
posé  :  entre  l'art  flamand  et  l'art  italien,  y  a-t-il  eu  au  xv^  siècle  un  ^^  -^^^  français. 
art  français?  Cette  question,  à  vrai  dire,  est  embarrassante,  car  on  ne 
peut  pas  définir  exactement  ce  qu'était  alors  la  France,  par  opposition 
à  la  Flandre  :  les  Italiens  traitaient  Jean  Van  Eyck  de  «  Français  », 
Gallicus.  Et  en  effet,  non  seulement  les  Flamands  avaient  pour  prince 
un  Français,  le  duc  de  Bourgogne,  mais  la  Flandre  était  un  fief  do 
la  couronne  de  P^rance.  Gand  et  Bruges  étaient  français  comme  Lille, 
Douai  et  Arras.  Tournai  était  même  une  ville  du  domaine  royal. 
Amiens,  d'autre  part,  était  une  ville  de  l'État  bourguignon,  et  un 
centre  d'art  tout  flamand.  Mais,  depuis  ce  temps,  les  destinées  poli- 
tiques de  la  plus  grande  partie  de  la  Flandre  sont  devenues  diffé- 
rentes des  nôtres;  la  bifurcation  s'est  produite  également,  très 
manifeste,  dans  l'évolution  artistique  des  deux  pays.  C'est  une  raison 
suffisante  pour  s'inquiéter  de  savoir  si,  au  xv^  siècle,  la  France  a  été 
aussi  «  tyranniqucment  soumise  »  qu'on  l'a  prétendu  à  l'art  flamingo- 
bourguignon;  si  l'infiltration  italienne  n'est  pas  déjà  visible,  et  enfin 
si  le  génie  proprement  français  ne  se  manifeste  point  en  quelque 
échappée  originale. 

Pour  ce  qui  est  de  l'architecture,  la  réponse  est  simple.  La  réac- 
tion classique,  déjà  triomphante  en  Italie,  n'a  aucune  prise  sur  la 
France,  et  il  n'y  a  point  lieu  de  parler  de  la  tyrannie  de  l'art  flamand  : 
notre  style  ((  flamboyant  »  est  un  produit  de  la  tradition  nationale  ; 
ce  n'est  qu'une  nouvelle  forme  de  Tari  gothique. 

Où  est  né  le  gothique  flamboyant?  L'histoire  de  ses  débuts  est 
obscure  :  ce  type  d'architecture,  comme  les  autres,  n'est  pas  né  tout 
à  coup,  il  n'est  pas  sorti  tout  entier  du  cerveau  d'un  artiste,  mais  il 
s'est  formé  peu  à  peu.  On  a  récemment  montré  '  qu'une  des  caracté- 
ristiques de  ce  style,  l'arc  en  accolade,  est  déjà  employé,  d'ailleurs 
tout  à  fait  exceptionnellement,  dans  deux  monuments  du  xiii^  siècle, 
Saint-Urbain  de  Troyes,  et  le  couvent  italien  de  San  Galgano.  Une 
chapelle  de  la  cathédrale  d'Amiens,  datant  de  1373,  est  bâtie  dans  le 
pur  mode  flamboyant.  Mais  le  style  plus  sévère,  propre  au  xix"  siècle, 
s'est  défendu  longtemps,  et  le  gothique  flamboyant  n'a  triomphé  que 
vers  le  temps  de  Charles  Vif. 

La  guerre  de  Cent  Ans,  le  vandalisme  des  soldats  anglais  et  fran- 
çais, l'impossibilité  de  trouver  de  l'argent  pour  les  réparations 
urgentes,  avaient  été  funestes  aux  plus  magnifiques  édifices  comme 


/.  ARCinrECTcnE. 


ORIGINES  DU 

GOTHIQUE 

FLAMBOYANT. 


RUINE  DES  EDI- 
FICES RELIGIEUX 
PENDANT 
LA  GUERRE. 


i.  Enlart,  Manuel  d'archéologie,  1902.  Nous  avons  vu  les  bonnes  feuilles  de  ce  remarquable 
ouvrage. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  n 

aux  plus  humbles.  «  Les  monastères  tombent  en  ruines,  les  églises 
s'écroulent,  les  cloîtres  périssent  sous  Fincendie  »,  s'écrie  l'évéque 
Jean  Germain,  dans  son  Livre  des  vertus  de  Philippe  le  Bon.  Mar- 
tial d'Auvergne  nous  apprend  que  maints  curés  sont  obligés  de  dire  la 
messe  dans  des  granges.  On  voit  dans  les  suppliques  adressées  au 
pape,  pendant  le  règne  de  Charles  VII,  qu'à  Saint-Michel  de  Rouen 
«  le  clocher  a  été  jeté  à  terre  par  les  ennemis;  le  chœur,  le  toit,  les 
murs  et  les  piliers  se  sont  écroulés  en  grande  partie  »  ;  à  Avranches, 
le  clocher,  les  murs,  les  fenêtres,  ne  tiennent  plus  debout;  à  Évrcux, 
pour  soutenir  les  piliers  qui  portent  la  lanterne,  et  empêcher  l'écrou- 
lement delà  cathédrale,  il  a  fallu  établir  des  étais  qui  bouchent  l'entrée 
du  chœur;  le  monastère  de  Saint- Vincent  du  Mans,  qui  «  brillait  jadis 
par  son  admirable  architecture  »,  est  en  partie  détruit,  son  église  est 
rasée;  à  Nevers,  la  cathédrale  menace  ruine;  un  nombre  incroyable 
d'églises  et  de  monastères,  dans  les  villes  petites  et  grandes  et  dans 
les  campagnes,  sont  signalés  comme  «  détruits  »,  ou  «  menaçant  ruine  », 
ou  «  incendiés  ».  Le  recueil  de  ces  documents  a  pu  être  intitulé  jus- 
tement «  La  Désolation  des  églises  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans  ». 
TRAVAUX  Cette  désolation  môme  suscite  un  intense  mouvement  de  recons- 

DE  RÉPARATION  truction,  pour  le  plus  grand  profit  de  Tart.  Le  Clergé  et  les  fidèles,  en 
effet,  ne  s'abandonnent  pas  :  les  suppliques  qu'ils  envoient  au  pape  se 
terminent  presque  invariablement  par  des  demandes  d'indulgences. 
C'est  le  grand  moyen  pour  avoir  de  l'argent  et  réparer  les  désastres 
causés  par  cent  ans  de  guerres.  Ainsi  le  pape  Nicolas  V,  par  une 
bulle  de  145L  accorde  indulgence  plénière  à  tous  ceux  qui,  entre  le 
premier  et  le  second  dimanche  après  Pâques,  visiteront  la  cathédrale 
de  Troyes,  et  contribueront  par  leur  aumône  à  l'achèvement  des  tra- 
vaux, des  copies  de  cette  bulle  sont  expédiées  jusqu'en  Picardie  et 
en  Bourgogne;  le  quart  des  aumônes  est  envoyé  au  Saint-Siège  et 
avec  le  reste  on  commence  immédiatement  la  construction  des  deux 
dernières  chapelles  de  la  nef  '.  En  1459,  on  se  met  à  réparer  la  cathé- 
drale de  Noyon,  qui  menace  ruine;  pour  se  procurer  de  l'argent,  le 
chapitre  envoie  jusqu'en  Basse-Normandie  des  quêteurs,  qui  promè- 
nent dans  des  châsses  les  reliques  de  saint  Eloi,  de  saint  Barthélémy, 
de  saint  Philippe  et  de  saint  Aubin.  Partout  se  poursuit  un  immense 
travail  de  réfection  et  d'achèvement  ;  dans  les  cathédrales  de  Reims, 
d'Evreux,  de  Tours,  de  Nevers,  de  Bourges,  à  la  Sainte-Chapelle  de 
Paris,  dans  une  foule  d'églises  de  tout  ordre  et  de  tout  style,  on  se 
met  à  la  besogne.  Sans  nul  doute,  l'activité  redouble  à  la  fin  du  règne 
de  Charles  VII;  mais  il  est  à  noter  que  même  sous  la  domination 

1.  L.  Pigeotle,  Elude  sur  les  travaux  d'achèvement  de  la  cathédrale  de  Troyes,  1870. 


ETD'ACNE  VEMENT. 


LA    SCULPTURE    AU    X\^   SIECLE 


SAINTE   FOirrUNADE. 

Chef -reliquaire  en  bronze.  — 
Église  de  Sainle-Forliinade   (Corrèzc). 


STATUES  DE  PLEURANTS. 

Les  deux  sUitues  de  gauche  appartiennent  au  tombeau  de  Jean  Sans  Peur,  la  troisième  à  celui 

de  Philippe  le  Hardi,  Elles  représentent  les  offwiers,  laïques  et  ecclésiastiques,  qui  formaient  le 

cortège  funèbre,  nêtus  de  la  robe  de  deuil  :   Cf.  t.  IV,  1,  f>l.  7. 

cl.  llacheti». 


IV.  2. 


Pi..  13.  P.M.E  218. 


CHAP.  IV  Le  Mouvement  Intellectuel. 

anglaise,  même  dans  le  royaume  de  Bourges,  les  fidMes  ont  fait  de 
grands  efforts  pour  restaurer  leurs  églises  ou  pour  les  remplacer. 
Ainsi,  Jean  de  Dampmartin,  c<  maistre  de  Teupvre  de  la  massonnerie 
de  Téglise  de  Tours  »,  dirige  vers  1432  la  construction  des  dernières 
travées  de  la  nef;  à  la  même  époque,  on  travaille  à  la  grosse  tour  de 
Saint-Julien  du  Mans;  de  1435  à  1439,  Jean  Gaussel  édifie  le  portail 
de  Saint-Germain-l'Auxerrois,  à  Paris;  à  Rouen,  Alexandre  de  Ber- 
neval  rebâtit,  à  partir  de  1419,  la  nef  de  Saint-Ouen,  Jean  Salvart 
répare  le  chœur  de  la  cathédrale,  et  un  architecte  venu  de  Paris, 
Jean  Robin,  commence  vers  1433  la  charmante  église  Saint-Maclou, 
sur  l'emplacement  du  vieux  Saint-Maclou,  qui  s'était  en  partie  écroulé 
en  1432  '.  La  nef  de  Saint-Ouen  est  reconstruite  selon  le  goût  du 
xiv^  siècle  ;  mais  Saint-Maclou  et  le  portail  de  Saint-Germain-l'Auxer- 
rois nous  offrent  un  modèle  du  style  flamboyant.  Dès  lors,  sauf  de 
très  rares  exceptions,  qu'il  s'agisse  d'élever  une  église  nouvelle,  d'en 
achever  ou  d'en  modifier  une  ancienne,  c'est  ce  style  qu'on  adopte 
dans  toute  la  France.  Il  n'y  a  plus  d'écoles  provinciales;  d'un  bout  à 
l'autre  du  royaume,  les  architectes  emploient  les  mêmes  procédés. 

Une  église  du  style  flamboyant  se  reconnaît  du  premier  coup  le  style 

d'œil  par  le  type  des  fenêtres.  Dès  le  xiv-  siècle,  on  avait  souvent  flamboyant. 
supprimé  les  chapiteaux  des  colonnes,  rendus  inutiles  par  les  nou- 
veaux modes  de  construction,  et  l'on  avait  raccordé  les  nervures  de  la 
voûte  avec  celles  des  fûts.  Au  xV  siècle,  de  môme,  le  haut  des  fenêtres 
n'est  plus  rempli  par  des  rosaces,  indépendantes  des  meneaux  qui 
divisent  le  reste  de  la  baie  :  ces  meneaux  se  prolongent,  se  ramifient 
et  forment  dans  la  partie  supérieure  de  la  fenêtre  un  ensemble  sinueux 
de  lignes  infléchies,  «  rappelant  l'aspect  d'une  flamme  agitée  par  le 
vent  ».  Le  but  est  tout  simplement  de  faciliter  l'écoulement  des  eaux, 
que  les  anciennes  rosaces  avaient  le  tort  de  retenir.  C'est,  une  fois  de 
plus,  par  suite  d'un  progrès  technique,  que  l'art  gothique  prend  un 
aspect  nouveau.  De  même  par  une  conséquence  fatale  des  principes 
et  des  aspirations  de  leurs  devanciers,  les  artistes  du  xv*^  siècle  cher- 
chent à  supprimer  les  appuis  inutiles,  à  concerter  pour  le  plus  grand 
plaisir  des  yeux  le  jour  et  Tombre,  à  obtenir  l'architecture  la  plus 
lummeuse,  la  plus  aérienne.  Sans  doute,  les  maîtres  du  xm"  siècle 
construisaient  plus  solidement;  leurs  œuvres  étaient  plus  imposantes, 
plus  gravement  religieuses.  Les  églises  du  xv'=  siècle,  en  général 
assez  petites,  manquent  de  mystère  et  de  majesté.  Il  est  injuste 
pourtant  de  prétendre  que  le  style  flamboyant  est  un  art  de  déca- 

1   De  Beaurepaire,  Les  arcldlecles  de  Sainl-Maclou,  Commission  des  anliqiiités  de  la  Seine- 
lûtërieure,  t.  VII,  1886. 

<    219   ) 


La  Société  et  la  MonarcJiie.  livre  h 

dence  :  il  est  la  suite  logique  de  révolution  du  gothique,  et  il   a 
laissé  des  monuments  d'une  légèreté  adorable,  inférieurs  sans  doute 
aux  chefs-d'œuvre  du  xiii*  siècle,  mais  quil  est  permis  de  préférer 
à  la  froide  architecture  du  xw". 
LARCiiiTECTURE  La  théorie  de  la  prétendue  décrépitude  du  gothique  au  temps  de 

CIVILE.  Charles  VII  apparaît  dans  toute  son  absurdité  quand  on  regarde  les 

monuments  civils  de  l'époque.  On  peut  admettre  que  l'architecture 
religieuse  était  arrivée  au  terme  de  son  développement;  il  n'était 
guère  possible  de  faire  avec  de  la  pierre  des  églises  plus  nerveuses, 
plus  délicates.  JMais  la  loi  de  la  transformation  des  genres,  qui  éclaire 
si  bien  l'histoire  de  l'art,  trouve  ici  son  application  :  le  style  gothique, 
en  une  époque  où  l'Église  avait  tant  perdu  de  son  pouvoir,  était 
justement  en  train  de  se  laïciser,  et,  sous  sa  nouvelle  forme,  il 
retrouvait  toute  sa  jeunesse.  Il  produisait,  dans  l'architecture  civile, 
des  œuvres  d'une  fraîcheur  et  d'une  nouveauté  ravissantes.  L'hùtel 
et  l'hôpital  construits  en  même  temps  (1443-1451)  par  Jacques  Cœur 
à  Bourges  et  par  le  chancelier  Rolin  à  Beaune,  et  tant  de  pittoresques 
maisons  encore  debout  dans  nos  provinces,  ce  n'est  pas  le  crépuscule 
d'un  art,  c'est  son  matin.  Et  de  fait,  le  gothique  civil,  après  le  règne 
de  Charles  VII,  va  encore  produire  une  longue  série  de  chefs-d'œuvre. 
Aussi  bien,  on  l'a  vu,  son  aurore  ne  date  guère  que  du  xiV^  siècle, 
époque  où  les  vieux  châteaux  forts  commencent  à  paraître  tristes,  et 
où  l'enrichissement  de  la  bourgeoisie,  comme  le  développement  de 
la  vie  de  cour,  demandent  une  architecture  plus  gaie,  plus  ornée, 
plus  confortable. 
n  MiiwN  L'architecte,  inconnu  de  nous,  qui  a  bâti  la  maison  de  Jacques 

DE  JACQUES  CŒUR.  Cœur,  unissait  au  goût  le  plus  exquis  l'art  d'aménagement  le  plus 
ingénieux.  Il  a  tiré  uù  merveilleux  parti  du  terrain  irrégulier  que  l'ar- 
gentier de  Charles  VII  avait  acheté  le  long  des  remparts  de  Bourges. 
Il  a  construit  deux  bâtiments  à  peu  près  parallèles,  séparés  par  une 
cour.  Sur  la  rue,  se  dresse  une  élégante  façade,  égayée  par  une  large 
porte,  un  guichet,  un  balcon  où  se  dressait  jadis  une  statue  de 
Charles  VII,  de  nombreuses  fenêtres  carrées  et  une  grande  baie  de 
style  flamboyant  :  c'est  la  salle  des  gardes  et  c'est  la  chapelle.  En 
arrière,  adossé  au  rempart,  et  à  l'abri  des  agitations  de  la  ville,  est  le 
corps  d'habitation,  doù  l'on  a  vue  sur  la  campagne,  ou  bien  sur  la 
charmante  cour  d'honneur.  Plusieurs  escaliers,  enfermés  dans  des 
tourelles,  assurent  à  l'intérieur  l'indépendance  des  divers  apparte- 
ments. Nulle  symétrie,  ni  dans  le  plan,  ni  dans  Tornementation ; 
l'ensemble  est  d'un  imprévu,  d'une  variété  qui  ravissent  les  yeux  '. 

1.  Sur  l'hôpital  de  Bcaiine,  également  très  remarquable,  voir  VHisloire  de  l'Holel-Dicu  de 
Beaune,  par  l'abbé  Bavard,  Public,  de  la  Soc.  d'archéologie  de  Beaune,  1881. 


Li'  Moi/çement  Intellectuel. 


IL  SCULPTURE. 

CE  QUI  NOUS 

EN  RESTE. 


A  la  campagno,  le  grand  mouvement  de  forlificalions  que  la  manoirs  ruraux. 
o'uerre  a  suscité  s'arrête,  une  lois  la  paix  revenue.  Aux  donjons 
incommodes  perchés  sur  les  collines,  on  va  bientôt  préférer  les 
manoirs  aux  bords  des  rivières.  Le  roi  René  donne  un  des  premiers 
l'exemple  .  il  bâtit  autour  d'Angers  de  modestes  habitations  de  plai- 
sance, où  se  combinent  la  vieille  architecture  féodale  et  l'architec- 
ture pleine  de  liberté  et  de  fantaisie  qui  règne  dans  les  villes.  Ainsi, 
dès  le  temps  de  Charles  VII,  se  dessinent  les  origines  lointaines  des 
admirables  châteaux  de  la  Loire;  ainsi  les  constructions  les  plus 
simples,  aussi  bien  que  les  palais  et  les  églises,  manifestent  la  vitalité 
de  l'architecture  gothique,  art  purement  français. 

De  nombreux  sculpteurs  s'emploient  à  orner  ces  églises  et  ces 
habitations,  à  élever  les  mausolées  que  les  princes  et  les  riches  com- 
mandent pour  glorifier  leur  propre  mémoire  ou  celle  de  leurs  proches. 
La  plupart  de  ces  œuvres  ont  disparu  ;  celles  qu'on  avait  coulées  en 
cuivre  et  en  bronze  ont  été  presque  toutes  détruites  pour  la  fonte. 
Perdus,  le  mausolée  de  l'évèque  de  Paris,  Denis  du  Moulin,  avec 
sa  slatue  de  cuivre  et  ses  quarante-neuf  statuettes;  et  le  tombeau  de 
bronze  que  Charles  VII  avait  fait  exécuter  par  Jean  Morant,  pour 
la  sépulture  de  Barbazan,  à  Saint-Denis;  et  le  mausolée  du  roi  René 
à  la  cathédrale  d'Angers;  et  le  monument  à  figures  de  bronze  que 
les  bourgeois  d'Orléans  avaient  élevé,  en  1457,  à  la  mémoire  de 
Jeanne  d'Arc. 

Les  débris  qui  nous  restent  suffisent  à  prouver  que  le  style  puis- 
samment réaliste  de  l'école  dite  bourguignonne  règne  sans  partage 
sur  l'art  plastique  de  presque  toute  la  France  pendant  le  xV'  siècle. 
Seul,  le  centre  de  rayonnement  a  changé  :  ce  n'est  plus  à  Dijon, 
dans  un  pays  sans  cesse  menacé  par  les  Écorcheurs,  c'est  en  Flandre 
que  le  duc  de  Bourgogne  réside  de  préférence,  et  c'est  en  Flandre  que 
sont  les  principaux  ateliers  ». 

Une  seule  grande  œuvre  fut  exécutée  à  Dijon  sous  le  règne  du 
duc  Philippe  le  Bon  :  le  tombeau  de  Jean  sans  Peur  et  de  sa  femme 
Marguerite  de  Bavière  (musée  de  Dijon).  Ce  mausolée  eut  bien  des 
vicissitudes.  Le  sculpteur  espagnol  Jean  de  la  Huerta,  qui  le  com- 
mença en  1443,  se  fît  avancer  de  l'argent  pendant  plus  de  douze 
années  sans  achever  son  œuvre,  et  finalement  il  s'enfuit.  Messieurs 
de  la  Chambre  des  Comptes  de  Dijon  le  remplacèrent  par  Antoine  Le 


LE  STYLE 
BOURGUIGNON. 


LE  TOMBEAU 

DE  JEAN  SANS 

PEUR. 


1.  «  Style  bourgiiitrnon  -  est  assurément  un  terme  bien  conventionnel  :  les  statues  classées 
sous  celte  rubrique  sont  pour  la  plupnrt,  au  xv  siècle  comme  au  .\■lv^  l'œuvre  d'artistes 
septentrionaux.  Pourtant  cette  dési<:nation  a  un  pmnd  mérite,  celui  de  rappeler  la  siliin- 
tion  politique  des  pays  où  l'école  de  Shiler  avait  été  fondée,  et  où  elle  fleurit  encore  pen<lant 
tout  le  .XV'  siècle.  On  ne  saurait  d'ailleurs  la  remplacer  par  un  vocable  meilleur;  enfin  elle 
est  déjà  entrée  dans  l'usage.  Bien  qu'elle  prête  à  la  critique,  il  vaut  donc  mieux  la  conserver. 


La   Société  et  la  Monarclde. 


AUTRES  TOM- 
BEAUX. 


ATELIEHS 
DES  BOBE'S 
DE  LA  LOIRE. 


Moiturier,  qui  avait  dirigé  el  exécuté  lui-même  d'importants  travaux 
d'ornementation  à  l'abbaye  de  Saint-Antoine-de-Viennois.  Il  sculpta 
les  deux  gisants  et  termina  le  tombeau  en  1470.  Jean  de  la  Huerta 
était  Aragonais,  Le  Moiturier  était  d'Avignon  ;  mais  l'art  bourguignon 
avait  pénétré  jusqu'au  fond  de  l'Espagne  comme  dans  les  ateliers 
d'Avignon,  et  ce  remarquable  mausolée  en  porte  l'indéniable  em- 
preinte. Par  la  volonté  même  de  Philippe  le  Bon,  il  fut  d'ailleurs 
fait  sur  le  modèle  du  fameux  tombeau  de  Philippe  le  Hardi.  La  dispo- 
sition générale  est  la  même  et  quelques-uns  des  «  pleurants  »  exé- 
cutés par  Jean  de  la  Huerta  sont  presque  des  copies  *. 

Cette  sépulture  de  Philippe  le  Hardi  était  considérée  au  xv*  siècle 
comme  un  type  de  beauté  dont  il  n'y  avait  pas  lieu  de  s'écarter.  Gilles 
Le  Backere,  de  Bruges,  s'en  inspira  vers  1436  pour  son  tombeau  de 
Michelle  de  France  (église  Saint-Bavon  à  Gand).  Charles  VH  la  donna 
comme  modèle  à  Jean  de  Cambrai,  puis  à  Etienne  Bobillet  et  à  Paul 
Mosselmann,  lorsqu'il  les  chargea  d'exécuter  le  mausolée  du  duc  de 
Berry  (cathédrale  et  musée  de  Bourges).  Le  duc  et  la  duchesse  de 
Bourbon  imposèrent  le  même  type  au  sculpteur  lyonnais  Jacques 
Morel,  quand  ils  lui  commandèrent  leur  tombeau  (église  de  Souvigny). 

Cette  monotonie  des  commandes  n'étouffe  pas  la  verve  des  sculp- 
teurs. La  slalue  du  duc  de  Berry,  par  Jean  de  Cambrai,  et  les  pleu- 
rants de  Paul  Mosselmann,  sont  des  chefs-d'œuvre.  Jacques  Morel, 
qui  sculpta  les  admirables  statues  de  Souvigny  et  mourut  au  service 
du  roi  René,  en  1459,  criblé  de  dettes  et  «  riche  de  cinq  sols  »,  comp- 
terait sans  doute  parmi  nos  artistes  les  plus  célèbres,  si  nous  avions 
encore  son  tombeau  du  cardinal  Amédée  de  Saluées  et  les  figures 
qu'il  fit  pour  le  mausolée  du  roi  René'-.  Le  Saint-Sépulcre  terminé 
vers  1452  par  Jean  Michel  et  Georges  de  la  Sonnette  pour  l'hôpital  de 
Tonnerre,  la  statue  funéraire  de  la  duchesse  de  Bedford  (Louvre) 
par  Guillaume  Veluton,  celle  de  Philippe  de  Morvilliers  (Louvre), 
les  sculptures  de  la  maison  de  Jacques  Cœur,  achèvent  de  démontrer 
que  la  puissance  productive  de  l'école  «  bourguignonne  »  n'était 
nullement  épuisée;  aussi  bien  était-elle  sans  cesse  rajeunie  par 
l'étude  sincère  de  la  nature. 

Il  y  a  pourtant  excès  à  prétendre  que  l'école  «  bourguignonne  » 
règne  sans  partage  en  France.  Sur  les  bords  de  la  Loire,  dans  le 


1.  Chabeuf,  Le  tombeau  de  Jean  sans  Peur,  Mém.  de  l'Acad.  de  Dijon,  4'^  série,  t.  Il- 
18901891.—  Sur  Antoine  Le  Moiturier,  voir  aussi  des  mémoires  de  l'abbé  Requin,  Réunions 
des  Soc.  des  Beaux-Arts  des  départements,  1890.  et  de  .l.-J.  Marquet  de  Vasselol,  Mémoires 
et  documents  (Fondation  Eugène  Piol),  t.  III,  1896.  —  Sur  le  tombeau  de  Philippe  le  Hardi, 
voir  Ilisloire  de  France,  t.  IV,  1"  partie,  p.  433. 

2.  Sur  Jacques  Morel,  voir  Courajod,  Gazette  archéologique,  i885;  N.  Rondot  el  l'abbé 
Requin,  Réunions  des  Soc  des  Bcau.x-Arts  des  départements,  1889  et  1890 


ciiAP.  IV  Le  Mouvement  Intellectuel. 

pays  où  Michel  Colombe  commence  déjà  sa  carrière,  les  sculpteurs 
s'inspirent  des  vieilles  traditions  gothiques,  plutôt  que  du  style 
viiii^oureux  et  trapu  de  Slutcr.  Les  tombeaux  de  la  dame  de  Bueil 
(Tours)  et  d'Agnès  Sorel  (Loches)  prouvent  que  les  imagiers  de  cette 
époque  ne  sont  pas  tous  des  disciples  fidèles  des  doctrines  flamingo- 
bourguignonnes. 

Pour  la  peinture,  il  est  encore  plus  difficile  de  faire  la  part  des  m.  peistube 
influences  diverses.  Le  charmant  tableau  du  Couronnement  de  la 
Vierge,  que  le  prêtre  Jean  de  Montagnac  fit  exécuter  à  ses  frais 
en  1453-1454,  afin  d'en  orner  le  grand-autel  des  Chartreux  de  Vil- 
leneuve-lès-Avignon «,  a  été  longtemps  attribué  à  l'école  flamande; 
c'est  cependant  l'œuvre  d'un  Français,  Enguerrand  Charonton,  et  il 
est  permis  d'y  reconnaître  la  trace  d'influences  italiennes,  bien  expli- 
cables en  un  milieu  tel  que  le  Comtat-\  enaissin.  (>  mélange  de  qua- 
lités flamandes  et  de  souvenirs  d'Italie  s'observe  également  dans 
l'œuvre  de  Jean  Fouquet,  sans  suffire  d'ailleurs  à  la  caractériser  : 
Fouquet  est,  malgré  tout,  un  artiste  original  et  français. 

Jean  F'ouquet  -  naquit  vers  1415  en  Touraine.  Il  mourut  à  Tours  ^^.^.v  fouquet. 
à  la  fin  du  règne  de  Louis  XI,  entre  1476  et  1481,  mais  ses  œuvres  le 
rattachent  à  la  génération  de  Charles  VU  :  la  plupart  de  celles  que 
nous  possédons  ont  été  exécutées,  ce  semble,  entre  1445  et  1461.  Il 
en  est  peu  d'ailleurs  que  l'on  puisse  dater  avec  une  absolue  préci- 
sion. La  vie  de  Fouquet  est  fort  mal  connue.  C'est  le  cas  de  tous 
les  grands  artistes  septentrionaux  de  ce  temps  :  leur  carrière  était 
humble  et  obscure. 

Fouquet  n'a  pas  échappé  à  l'influence  des  maîtres  flamands  :  il  infuences 

regarde  la  nature  avec  leur  attention  patiente  et  la  traduit  avec  la  Çt'/i,  subit 

même  vénération  scrupuleuse  ;  il  leur  emprunte  maintes  particula-  flanpbe,- 

rilés  de  style,  notamment  pour  les  plis  de  vêtements;  mais  il  a  son 
originalité.  D'abord,  il  est  Tourangeau  et,  pour  les  arts  de  la  cou-  toub.une 

leur  comme  pour  la  sculpture,  il  y  a  en  Touraine  de  vieilles  tradi- 
tions, une  école  de  miniaturistes  qui  remonte  jusqu'au  ix"  siècle, 
une  école  de  peintres  qui  a  exécuté  au  temps  de  Fouquet  les  grandes 
scènes  de  l'église  d'Azay-le-Rideau  ;  et  puis,  dans  cette  riante  vallée 
de  la  Loire,  un  peintre  qui  a  son  tempérament  personnel  ne  peut  pas 
voir  ni  penser  de  la  même  façon  qu'un  Flamand  :  il  exprimera  autre- 


1.  Abbé  Requin,  Réun.  des  Soc.  des  Beaux-Arts  des  départements.  1889,  p.  uS. 

2.  .Mémoires  de  Vallet  de  Viriviile,  marquis  de  Laborde.  etc.,  dans  Jehan  Foucqaet,  édit. 
Curmer,  2'  partie;  d'Anatole  de  Monlaiglon.  dans  les  Arctiives  de  l'Art  français,  z'  série, 
t.  I;  de  Henri  Bouchot,  Gruyer.  Emile  Michel,  dans  la  Gazette  des  lîcaux-Arts,  .3'  périod'-. 
I.  IV,  XV,  XVII,  et  surtout  l'étude  de  l'.  Leprieur.  dans  la  Rev.  de  l'Art  ancien  et  niua„..x-, 
t.  1  et  II,  1897. 

<    2.2.3    ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


ITALIE. 


ŒUVRES 

DE  FOUQUET. 


ment  la  vie  et  le  rêve.  De  fait,  Fouquct  a  un  coloris,  une  vision  de  la 
nature,  un  sentiment  du  surnaturel,  qui  lui  appartiennent  en  propre. 

Enfin  il  a  vu  Fltalie.  Nous  pensons  qu'il  a  fait  ce  grand  voyage 
vers  1445,  à  Tépoque  où  Ton  commençait  à  pouvoir  traverser  la 
France  en  sécurité.  Il  a  donc  pu  admirer  les  œuvres  de  Brunelleschi, 
de  Ghiberti,  de  Donatello.  Les  architectes  et  les  sculpteurs  de  la 
péninsule,  sinon  les  peintres,  firent  grande  impression  sur  lui.  Il 
prit  copie  des  motifs  architectoniques  que  lui  offraient  les  monuments 
romains  et  les  œuvres  italiennes.  A  son  retour,  il  introduisit  volon- 
tiers dans  ses  miniatures  des  monuments  du  goût  antique,  pilastres 
et  colonnes  torses,  portiques  et  dômes  classiques,  arcs  de  triomphe 
et  temples  anciens.  C'est,  a-t-on  dit,  «  la  première  morsure  sérieuse 
de  Tart  italien  sur  lart  franco-flamand  ».  Encore  ne  faut-il  rien 
exagérer  :  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  Fouquet  ne  cessa  point  de  copier 
scrupuleusement  les  types  et  les  costumes  qu'il  avait  sous  les  yeux 
en  Touraine;  sa  façon  de  traduire  la  nature  resta  la  même,  et  il  ne 
prit  en  somme  à  l'art  italien  que  quelques  décors. 

Fouquet  fut  très  admiré  de  ses  contemporains,  même  des  Ita- 
liens. Son  œuvre,  qui  heureusement  a  survécu  en  grande  partie,  est 
en  effet  admirable.  D'abord,  il  est  le  plus  grand  des  miniaturistes. 
Les  peintures  dont  il  a  enrichi  par  exemple  les  Heures  d'Etienne 
Chevalier*,  et  les  Antiquités  judaïques  de  Josèphe  (Bibliothèque 
Nationale),  sont  des  merveilles  de  composition,  de  réalisme  discret, 
d'expression,  de  coloris  fin  et  harmonieux.  Il  a  eu  aussi  la  réputa- 
tion d'un  excellent  portraitiste.  Un  artiste  italien,  Filarete,  nous  dit 
de  lui  :  «  C'est  un  bon  maître,  surtout  pour  portraire  d'après  le 
naturel.  Il  a  fait  à  Rome  le  pape  Eugène  et  deux  autres  personnages 
de  sa  maison,  qui  en  réalité  avaient  proprement  l'air  d'être  vivants  ». 
Ce  tableau  n'existe  plus,  mais  ce  que  Filarete  en  disait,  on  peut  le 
dire  du  portrait  d'Etienne  Chevalier,  si  superbement  modelé,  qui  est 
au  musée  de  Berlin.  On  attribue  aussi  à  Fouquet  une  Vierge  du 
musée  d'Anvers,  qui  serait  le  portrait  d'Agnès  SoreP,  et  qui  est 
d'une  facture  bien  sèche,  les  portraits  de  Charles  VII  et  du  chan- 
celier Guillaume  Jouvenel  (Louvre)  et  un  bon  portrait  d'inconnu, 
de  la  collection  Lichlenslein  (Vienne).  L'effigie  de  Guillaume  Jou- 
venel a  maintenant  sa  place  au  Salon  carré  du  Louvre;  et  l'on  n'a 
jamais  rien  fait  de  plus  sincère,  de  plus  suggestif,  que  le  portrait  de 


1.  Les  miniatures  des  Heures  sont  dispersées:  il  y  en  a  quarante  à  Ciianlilly,  deux  au 
Louvre,  une  à  la  Biltliothèque  Nationale,  une  au  British  Muséum. 

■2.  Cette  VIerjie  faisait  partie  d'un  diptyque  peint  par  Fouquet  pour  l'église  de  Melun. 
L'autre  volet  est  le  portrait  d'Kliennc  Chevalier.  On  a  mis  en  doute  l'a ullicn licite  de  la 
Vierge  d'.S,iivers;  l'hésitation  leste  en  e.Tct  permise. 


<    224     ) 


LE   MINIATURISTE   JEAN    FOUCQUET 


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Cl.  Hachette 


IV.  2.  —  Pl.   14.  Page   224. 


CHAP.  IV  Le  Mouvement  Intellectuel. 

Charles  VII  :  que  ce  tableau  soit  de  Fouquet  ou  non,  il  fait  grand 
honneur  à  l'école  française  du  xv^  siècle. 

Fouquet,  cependant,  se  sentait  plus  à  Taise  dans  la  miniature.  autres 

Beaucoup  de  contemporains  étaient  dans  le  même  cas  :  la  petitesse  hiniaturistes. 
des  figures  voile  avec  opportunité  les  imperfections  du  dessin.  Le 
xv^  siècle  marque  Tâge  d'or  et  à  peu  près  la  fin  de  cet  art  charmant, 
que  rimprimerie  et  la  gravure  feront  peu  à  peu  disparaître.  L'école 
de  Paris,  si  florissante  au  commencement  du  siècle,  produit  vers  1430 
son  chef-d'œuvre,  les  quarante-cinq  grandes  miniatures  du  Bréviaire 
de  Salisbury  (Bibliothèque  Nationale),  commandé  par  le  duc  de 
Bedford.  Elle  s'éteint  une  dizaine  d'années  après,  au  milieu  de  la 
misère  qui  accable  la  capitale.  Fouquet  mis  à  part,  la  prépondérance 
appartient  dès  lors  aux  ateliers  de  Bruges,  de  Gand,  de  Lille. 

Avec  les  œuvres  de  Fouquet  et  les  miniatures  de  l'école  pari-  autres  peintres. 
sienne,  c'est  la  peinture  murale  et  le  vitrail  qui  nous  offrent,  dans 
les  limites  de  la  France  actuelle,  les  spécimens  les  plus  intéressants 
des  arts  de  la  couleur.  Les  anges  qui  s'envolent  sur  la  voûte  azurée 
de  la  chapelle,  dans  la  maison  de  Jacques  Cœur,  la  Procession  de 
Saint-Grégoire  de  la  cathédrale  d'Autun,  l'expressive  Z)anse  desmorls 
de  l'abbaye  de  la  Chaise-Dieu,  les  restes  de  peintures  murales  qu'on 
a  découverts  récemment,  par  exemple  au  presbystère  de  Parce,  mon- 
trent qu'il  y  avait,  au  temps  de  Charles  VII,  des  peintres  qui,  sans 
échapper  à  l'influence  flamande,  ne  manquaient  point  d'originalité*. 
Ils  auraient  été  capables  de  décorer  de  grandes  surfaces;  mais  la 
plupart  des  monuments  religieux  avaient  des  voûtes  trop  hautes,  et 
leurs  parois  étaient  percées  de  baies  immenses;  au  xV  siècle,  ce 
n'est  pas  le  peintre,  c'est  le  verrier  qui  décore  les  églises  françaises. 
Les  vitraux  deviennent  de  vastes  tableaux.  Tels  ceux  qui  ornent  la  les  vitraux. 
chapelle  Cœur  à  la  cathédrale  de  Bourges.  Depuis  longtemps  on  a 
renoncé  aux  conceptions  purement  décoratives  des  maîtres  du  xii"  et 
du  xm''  siècle  :  on  veut  composer  de  grandes  scènes;  on  choisit  des 
sujets  anecdotiques,  empruntés  même  à  l'histoire  profane.  Très  sou- 
vent les  mêmes  personnes  cumulent  l'art  du  peintre  et  celui  du  verrier. 

Les  tentures  de  1'  «  Histoire  de  Clovis  »  (cathédrale  de  Reims),  les  iv.  arts 

stalles  de  la  cathédrale  de  Rouen  (1457-1469),  maints  objets  dispersés         industriels. 
dans  les  musées  et  les  collections  privées,   attestent  que  les  arts 
somptuaires  n'avaient  nullement  décliné.  Ce  ne  sont  là  pourtant  que 
de  bien  rares  débris  épargnés  par  le  temps.  Certains  documents  com- 
pensent  partiellement  la  disparition   des  pièces  :  les  comptes,  les 

1.  Sur  les  peintures  murales  du  xV'  siècle,  voir  L.  Giron,  Réunions  des  Soc.  dos  Beaux 
Arts  des  départements,  i885;  H.  Ciiabeuf,  Rev  de  l'Art  chrétien,  1894;  A.  Maignan,  Rsv^ 
du  Maine,  1895. 

<    225    > 

IV.  2.  45 


La  Société  et  la  Monarchie. 


inventaires  des  collections  princières  et  des  trésors  d'églises  prou- 
vent le  développement  inouï  des  industries  de  luxe  au  milieu  du 
xV  siècle;  ils  ont  aussi  l'avantage  de  nous  renseigner  souvent  sur  les 
lieux  de  production.  On  y  voit  que  Paris,  accablé  par  les  malheurs 
de  la  guerre,  avait  perdu  ses  ouvriers  d'art,  que  déjà  l'importation 
des  ivoires,  de  la  marqueterie  et  de  l'orfèvrerie  d'Italie  était  abon- 
dante, mais  qu'Arras  brillait  au  premier  rang  en  Europe  pour  ses 
magnifiques  tapisseries,  et  que  les  villes  flamandes  étaient  incon^pa- 
rablement  dotées  d'ateliers  artistiques  de  tout  genre. 

V.  LA  MUSIQUE  La  musique  était  au  xv'=  siècle  un  art  universellement  goûté,  du 

peuple  comme  des  grands,  à  l'église  et  dans  la  rue  comme  au  château. 
Charles  VII,  le  duc  de  Bourgogne,  le  roi  René,  le  duc  de  Bourbon, 
Gilles  de  Rais,  avaient  des  chapelles  entretenues  à  grands  frais,  et  il 
n'y  avait  pas  de  réjouissances  publiques  ni  de  représentations  théâ- 
trales sans  la  présence  d'un  petit  orchestre.  Les  musiciens  laïques 
formaient  en  plusieurs  villes  des  corporations;  ils  continuaient  sans 
doute  à  reproduire  les  simples  mélodies  dues  à  l'inspiration  popu- 
laire; leurs  instruments,  harpe  et  luth,  vielle,  guitare,  orgue  à 
main,  flûte,  trompette,  cor,  musette,  tambour,  étaient  encore  assez 
peu  variés.  Mais  la  musique  religieuse  était  devenue  un  art  com- 
pliqué, d'une  technique  ingénieuse  et  difficile,  qui  utilisait  savam- 
ment les  ressources  de  la  voix  humaine.  Le  contrepoint  et  la  fugue 
avaient  été  inventés.  Les  compositeurs  savaient  mêler  les  mélodies, 
combiner  dans  un  ensemble  harmonieux  plusieurs  chants,  empruntés 
par  exemple,  les  uns  à  la  liturgie  et  les  autres  à  la  tradition  popu- 
laire. Plus  tard,  cette  polyphonie  perpétuelle  lassera  l'oreille,  et  c'est 
en  se  simplifiant  que  cet  art  compliqué  du  xiv^  et  du  xv**  siècle  engen- 
drera la  musique  moderne;  mais  cette  période  de  pénible  labeur 
avait  été  nécessaire.  D'ailleurs  ces  «  grammairiens  de  la  musique  » 
n'ont  pas  été  tous  dépourvus  d'inspiration. 

ocKEGHEN.  Le  XV*  sièclc  a  eu  un  musicien  de  génie,  Jean  Van  Ockeghen.  Il 

était  né  vers  1430,  et  en  1444  il  figurait  parmi  les  enfants  de  chœur 
de  la  cathédrale  d'Anvers.  De  là,  il  passa  dans  la  chapelle  du  duc  de 
Bourbon,  puis,  vers  14o2,  dans  celle  du  roi  de  France.  Il  composa  de 
bonne  heure,  et  devint  tout  de  suite  très  célèbre.  Charles  VII  lui 
donna  la  lucrative  prébende  de  la  trésorerie  de  Saint-Martin  de  Tours, 
tout  en  le  conservant  auprès  de  lui;  Louis  XI  et  Charles  VIII  le  com- 
blèrent d'honneurs,  et  Ockeghen  resta  pendant  plus  de  quarante  ans 
«  maistre  de  la  chappelle  de  chant  du  roy  ».  Vingt  messes,  huit  motets, 
dix-neuf  chansons  françaises  et  quelques  morceaux  divers  sont 
inscrits  au  catalogue  probablement  incomplet  de  son  œuvre.  Ocke- 
ghen a  été  un  contrepointiste  de  première  force  :  il  a  écrit  un  motet 

X   226   ) 


CHAP.  IV  Le  Mouvement  Intellectuel. 

pour  irenie-six  voiœ  différentes.  Il  a  été  un  musicien  inspiré;  les 
œuvres  de  ce  «  Primitif  »,  parfois  exécutées  de  nos  jours  en  Alle- 
magne et  en  Belgique,  y  excitent  une  vive  admiration. 

Ockeghen,  Gilles  Binchois,  Dufay,  et  les  autres  compositeurs 
renommés  du  temps  de  Charles  VI  et  de  Charles  VII,  venaient  des 
Etats  des  ducs  de  Bourgogne  ou  vivaient  à  leur  cour.  C'était  en 
Flandre  qu'étaient  alors  les  meilleures  maîtrises,  c'était  là  que  les 
Français  allaient  apprendre  le  chant  et  la  composition.  On  ne  peut 
guère  parler  au  xv^  siècle  d'une  école  de  musique  française  :  il  y  a 
une  école  de  musique  franco-flamande'. 

Ainsi,  par  la  force  du  mouvement  acquis,  et  grâce  aux  habitudes 
de  luxe  que  tant  de  malheurs  n'avaient  pu  détruire,  les  arts  n'avaient 
pas  été  tués  en  France  par  la  guerre  de  Cent  Ans,  non  plus  que  la 
littérature  ni  le  goût  de  la  science.  Mais  les  Anglais  et  les  Écorcheurs, 
n'épargnant  guère  que  les  Flandres,  avaient  assuré,  en  presque  tous 
les  arts,  l'hégémonie  de  l'école  flamingo-bourguignonne.  D'ailleurs, 
même  à  la  fin  du  règne  de  Charles  VII,  par  l'heureuse  aisance  dont 
jouissaient  les  Flandres,  par  la  générosité  sans  pareille  de  la  protec- 
tion ducale,  les  États  de  Philippe  le  Bon,  et  surtout  ses  domaines  du 
Nord,  à  demi  français,  à  demi  impériaux,  restaient  la  patrie  d'élec- 
tion des  littérateurs  et  des  artistes.  C'est  au  duc  de  Bourgogne  que 
Martin  Lefranc  dédie  son  Champion  des  dames;  Antoine  de  La  Sale 
est  son  premier  maître  d'hôtel;  c'est  pour  lui  que  travaillent  les  plus 
glorieux  artistes  du  Nord,  hormis  Fouquet,  et  encore  Fouquet  subit-il 
en  quelque  façon  les  doctrines  esthétiques  de  l'école  flamande.  L'éclat 
des  lettres  et  des  arts,  au  milieu  du  xv^  siècle,  est  un  signe  de  la  vita- 
lité de  la  France,  mais  témoigne  surtout  de  la  force  et  de  la  grandeur 
de  l'Etat  bourguignon.  Le  jour  est  proche  cependant  où  la  Royauté 
va  détruire  cette  puissance  rivale,  et  préparer  à  son  profit  exclusif 
l'unité  morale  et  intellectuelle,  comme  l'unité  politique  de  la  France. 


HÉGÉMONIE 
FLAMINGO- 
BOURGUIGNONNE. 


1.  A.  \V.  Ambros,  Geschichle  der  Musik,  t.  II,  i864-  Michel  Brenet,  Jean  de  Ockeghem, 
Mém.  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  Paris,  t.  XX,  1898.  An  t.  Thomas,  Le  Maître  de  chapelle  de 
Charles  VII,  Revue  d'Hist.  et  de  Critique  musicale,  igoi.  Sur  l'état  actuel  de  la  "  philologie 
musicale  »,  voir  Combarieu,  La  Musique  au  moyen  âge,  Revue  de  Synthèse  historique,  1900, 
et  Pierre  Aubry,  La  Musicologie  médiévale,  1900. 


<   227   ) 


CHAPITRE    V 
LES   ORGANES  DE  LA    ROYAUTÉ  ' 


I.  LE  ROI  ET  LA  COUR.  LE  GRAND  CONSEIL.  —  II.  LE  PARLEMENT  DE 
PARIS,  LES  RÉFORMES  JUDICIAIRES,  —  III.  LES  ORGANES  DE  LA  ROYAUTÉ  DANS  LES 
PROVINCES. 


LES  DERNIERES 

ANNÉES 

DE  CHARLES  VII. 


D 


/.     -  LE    ROI  ET  LA    COUR.    LE    GRAND    CONSEIL^ 

,ANS  le  grand  drame  de  la  libération  et  du  relèvement  de  la 
France  au  xV' siècle,  le  peuple  joue  longtemps  le  rôle  principal. 
La  personne  du  roi,  pendant  les  premiers  actes,  s'est  montrée  à  peine, 
jouet  inerte  du  destin,  ombre  misérable;  dans  les  derniers,  elle  est 
demeurée  terne,  effacée.  Depuis  le  traité  d'Arras  et  le  recouvrement 
de  Paris,  Charles  VII,  il  est  vrai,  a  repris  quelque  confiance.  Il  règle 
l'emploi  de  son  temps  et  travaille  ponctuellement  avec  ses  con- 
seillers; il  se  décide  à  paraître,  dans  quelques  expéditions,  à  la  tête 
de  son  armée.  Mais  il  passe  encore  de  longs  mois  de  nonchalance 
dans  ses  châteaux  de  la  Loire,  où  il  reste  caché,  inaccessible,  au  milieu 
de  ses  favoris  et  bientôt  de  ses  favorites.  En  1442,  meurt  son  impé- 


1.  Sources.  Pour  les  institutions  du  règne  de  Cliarles  VII,  en  général  :  Ordonnances  des 
rois  de  France,  t.  XIII  et  XIV.  M.  de  Beaucourt  n'a  encore  publié  que  deux  petits  extraits  de 
son  Catalogue  des  actes  de  Charles  VIL 

Ouvrages  a  consulter.  L'Elude  sur  le  gouvernement  de  Charles  Vil,  de  Dansin,  i856,  et  le 
Mémoire  sur  les  institutions  de  Charles  VII  de  Vallet  de  Viriville  (Bibliothèque  de  l'Ecole 
des  Charles,  1872),  sont  vieillis.  L'Histoire  de  Charles  VII,  de  Du  Fresne  de  Beaucourt,  est 
utile,  mais  il  est  indispensable  de  recourir  aux  ouvrages  spéciaux  que  nous  énuraérerons. 

2.  Ouvrages  a  consulter.  Travaux  de  Vallet  de  Viriville  sur  Agnès  Sorel  :  Bibl.  de 
l'Ec.  des  Chartes,  3"  série,  t.  I;  Revue  de  Paris,  t.  XXVIII,  i855;  Comptes-rendus  de  l'Acad. 
des  Sciences  morales,  i856.  (N.  B.  Les  lettres  d'Agnès  Sorel,  citées  par  Vallet,  sont  apo- 
cryphes). —  Noël  Valois,  Le  Conseil  du  roi  aux  XIV',  XV  et  XVI'  siècles,  1888.  —  Vallet  de 
Viriville,  Charles  VII  et  ses  conseillers,  1859.  —  Sur  Jacques  Cœur,  ouvrages  de  P.  Clément  et 
de  L.  Guiraud,  cités  plus  haut,  p.  i45.  C.  Favre,  Notice  sur  Jean  de  Bueil,  servant  d'Intro- 
duction au  Jouuencel.  édition  de  la  Société  de  l'Histoire  de  France.  R.  Ferry,  Jean  et  Gaspard 
Bureau,  Positions  des  Mémoires  présentés  à  la  Faculté  des  Lettres  de  Paris,  1898. 


Les  Organes  de  la  Royauté. 


rieuse  belle-mère,  la  reine  Yolande  ;  sa  femme,  la  molle  Marie  d'Anjou, 
ne  sait  point  le  i^etenir,  et  ce  roi  chaste  et  pieux  devient  un  débauché. 

Après  la  conclusion  de  la  trêve  de  1444,  Charles  VII,  au  cours 
de  l'expédition  qu'il  conduisit  en  Lorraine,  résida  pendant  plusieurs 
mois  à  Nancy.  Pour  la  première  fois,  des  fêtes  somptueuses  grou- 
pèrent autour  de  lui  une  brillante  chevalerie.  Ce  fut  dans  ce  milieu 
de  luxe  et  de  plaisirs  qu'apparut  Agnès  Sorel,  fille  du  sire  de  Coudun, 
C'était  une  très  belle  femme  ;  Charles  VII  l'aima  passionnément. 
Jusque-là,  les  amours  des  rois  de  France  ne  s'étalaient  point  au 
grand  jour  :  Agnès  inaugura  la  série  des  grandes  favorites.  Elle  fut 
comblée  de  cadeaux,  de  pensions,  de  terres.  De  mœurs  très  libres, 
elle  démoralisa  le  roi,  et  la  cour  se  remplit  d'  «  hommes  ou  femmes 
diffamez  ». 

Agnès  mourut  le  9  février  1450,  de  suites  de  couches.  Elle  avait 
donné  au  roi  quatre  filles.  Sa  cousine  Antoinette  de  Maignelais  la 
remplaça  et  resta  jusqu'à  la  fin  du  règne  maîtresse  en  titre.  Le  roi  lui 
fit  épouser  un  de  ses  favoris,  André  de  Villequier,  qui  accepta  allè- 
grement une  honte  grassement  payée.  Les  dernières  années  de 
Charles  VII,  vieilli,  infirme,  morose,  se  terminèrent  dans  la  crapule. 
«  Partout  où  allait  le  roi,  dit  Thomas  Basin,  il  fallait  qu'un  troupeau 
de  femmes  le  suivît,  avec  un  luxe  et  un  appareil  de  reines  »,  et  dans 
le  sérail  figuraient  Marion  l'ouvrière  et  Alison  la  blanchisseuse. 
L'ambassadeur  milanais  Camulio  écrivait  :  «  Le  roi  de  France  est 
entièrement  livré  aux  femmes  ». 

L'influence  politique  d'Agnès  et  d'Antoinette  ne  peut  être  con- 
testée ^  C'est  grâce  à  Agnès  Sorel  qu'un  gentilhomme  de  petite  nais- 
sance, d'ailleurs  brillant  et  valeureux,  Pierre  de  Brézé,  devint  le 
favori  de  Charles  VII.  De  concert  avec  les  comtes  de  Foix  et  de  Tan- 
carville,  il  réussit  à  éliminer  à  peu  près  les  Angevins,  vers  l'époque 
où  le  roi  prit  pour  maîtresse  la  fille  du  sire  de  Coudun.  Ce  ne  fut 
point  une  simple  coïncidence.  Il  semble  que  les  intrigues  de  Brézé  ne 
furent  pas  étrangères  à  l'avènement  d'Agnès,  et  qu'ensuite  il  usa 
d'elle  pour  dominer  le  roi.  René  d'Anjou  se  retira  dans  ses  domaines; 
le  duc  de  Calabre,  son  fils,  alla  gouverner  la  Lorraine;  Charles  d'Anjou 
lui-même,  depuis  dix  ans  en  possession  de  la  faveur  royale,  cessa 
d'assister  régulièrement  aux  séances  du  Conseil. 

Cette  nouvelle  révolution  de  palais  n'eut  pas  les  conséquences 
néfastes  qu'on  pouvait  redouter.  Jusqu'à  la  fin  du  règne,  la  prépon- 


LES  MAITRESSES 

DU  ROI.  AGNÈS 

SOREL. 


ANTOINETTE 
DE  MAIGNELAIS^ 


INFLaENCE 

DES  FAVORITES. 

PIERRE  DE  BRÉZÉ. 


LE  CONSEIL. 


1.  Mme  de  Villequier  était  mentionnée  dans  les  instructions  données  aux  ambassadeurs 
étrangers  qui  venaient  à  la  cour  de  Charles  VII.  La  tradition  selon  laquelle  Agnès  Sorel 
excita  le  roi  ù  prendre  personnellement  part  à  la  conquête  de  la  Normandie  est  confirmée 
par  un  passage  du  Jouuencel,  où  l'allusion  est  transparente. 


229 


La  Société  et  la  Monarchie 


CONSEILLERS 
BOURGEOIS. 


LEURS 

PRÉTENTIONS 

NOBILIAIRES. 


LEUR  ACTIVITE 
ET  LEUR  LOYA- 
LISME. 


dérance  dans  le  Conseil  royal,  c^est-à-dire  dans  le  gouvernement, 
appartint  à  des  hommes  habiles  et  dévoués.  C'étaient  d'abord  des  évo- 
ques et  des  seigneurs  qui  avaient  donné  de  longues  preuves  de  fidélité 
à  la  monarchie.  Le  plus  écouté  de  tous  était  Dunois,  capitaine  illustre 
et  orateur  disert,  «  froid  et  attrempé  seigneur,  ung  des  beaux  par- 
leurs françoys  qui  fust  en  la  langue  de  France  »,  dit  Jean  Chartier.  Le 
comte  de  Foix,  Bueil,  Richemont,  quelques  nobles  de  moins  haut 
parage,  comme  Raoul  de  Gaucourt  et  Jean  d'Estouteville,  lesévéques 
de  Poitiers,  de  Coutances  et  d'Angoulême,  siégeaient  fréquemment 
aussi  au  Conseil.  Brézé  avait  un  rôle  officiel  moins  apparent  peut- 
être  ;  il  resta  cependant  jusqu'à  la  mort  de  Charles  VII  un  de  ceux 
qui  savaient  le  mieux  «  manier  le  roy  ». 

Mais  ces  grands  personnages  n'étaient  ni  les  plus  nombreux  ni 
les  plus  assidus  des  conseillers  de  Charles  VII.  Ceux  qui  préparèrent 
et  rédigèrent  les  ordonnances  du  règne,  ce  furent  les  «  bourgeois  » 
du  Conseil.  Cette  très  ancienne  tradition  de  la  royauté,  de  chercher 
appui  et  lumière  parmi  les  légistes  et  les  possesseurs  d'offices,  avait 
été  interrompue  par  le  gouvernement  des  sires  des  fleurs  de  lys,  au 
temps  de  Charles  VI,  et  par  le  gouvernement  des  favoris,  au  début 
du  règne  de  Charles  VII  ;  elle  s'était  renouée  après  la  chute  de 
La  Trémoille,  et,  surtout  pendant  la  période  de  trêve  avec  l'Angle- 
terre, le  nombre  et  l'autorité  des  conseillers  roturiers  avaient  grandi 
continuellement. 

Ces  conseillers  roturiers  obtiennent,  il  est  vrai,  l'anoblissement, 
ou  prétendent  avoir  une  illustre  origine;  ils  n'en  sont  pas  moins  de 
«  petite  lignée  ».  On  le  sait  bien,  dans  le  peuple,  et  on  se  moque 
parfois  de  la  vanité  de  ces  parvenus  :  une  sœur  de  IHôtel-Dieu, 
qui  soigne  la  femme  de  Jean  Bureau,  a  dit  à  la  chamberière  nour- 
rice et  aux  clercs,  que  Anellette,  mère  dudit  maistre  Jehan,  n'a  pas 
esté  tousjours  sigrant  maistresse,  et  qu'elle  a  porté  ses  enfans  sur  sa 
teste  en  alant  gaigner  ses  journées  ».  La  mal  avisée  est  contrainte 
d'implorer  publiquement  le  pardon  des  Bureau;  mais,  à  coup  sûr, 
les  revendications  généalogiques  de  cette  famille,  appuyées  sur  une 
charte  manifestement  fausse,  n'ont  pas  plus  de  fondement  que  n'en 
auront  les  prétentions  du  grand  Colbert. 

Quelques-uns  de  ces  conseillers  font  penser  aussi  à  Colbert  par 
leur  puissance  de  travail  et  leur  zèle  royaliste.  Jean  Bureau,  un  des 
plus  remarquables,  a  été  trésorier  de  France,  maître  des  comptes, 
prévôt  des  marchands,  réformateur  de  la  justice  en  Guyenne,  maire 
de  Bordeaux;  il  a  commandé  des  places  fortes,  organisé,  avec  son 
frère  Gaspard,  l'artillerie  royale.  C'étaient  les  conseillers  roturiers 
qui  se  montraient,  dans  les  délibérations,  les  défenseurs  les  plus 


2^0 


CHAP.  V  Les  Organes  de  la  Royauté. 

hardis  de  la  prérogative  monarchique,  comme  le  prouvent  les  procès- 
verbaux  des  séances  du  Conseil,  que  nous  possédons  pour  un  tri- 
mestre de  Tannée  1455.  A  ces  légistes,  l'indépendance  de  la  haute 
féodalité  paraissait  chose  monstrueuse.  Un  d'eux,  François  Halle, 
disait  :  «  Il  n'est  pas  possible  d'avoir  en  la  monarchie  per  et  compa- 
gnon ».  En  France  et  à  l'étranger,  on  savait  les  services  rendus  au  roi 
par  ces  gens  de  rien  :  le  conseiller  Guillaume  Cousinot  ayant  été 
fait  prisonnier  par  les  Anglais,  sa  rançon  fut  portée  à  la  somme  de 
30  000  écus;  Charles  VII  établit  un  impôt  spécial  pour  la  payer. 

Jacques  Cœur  est  le  plus  célèbre  de  ces  conseillers  bourgeois  de  rôle  politique 
Charles  VII.  On  a  vu  que,  par  ses  richesses  et  son  faste  intelligent,  ce  dejacquescœvb. 
commerçant  marchait  de  pair  avec  les  grands  seigneurs'.  Il  avait 
aussi  une  haute  situation  officielle.  Vers  1440  il  était  devenu  argen- 
tier du  roi.  Cet  office  lui  valut  l'anoblissement  et  l'accès  des  charges 
les  plus  considérables  :  il  eut,  dès  1442,  le  titre  de  conseiller  du  roi, 
accomplit  à  plusieurs  reprises  des  missions  diplomatiques  très  impor- 
tantes, figura  parmi  les  commissaires  envoyés  dans  les  provinces  pour 
présider  les  États  ou  réformer  les  abus;  depuis  1448,  il  assista  régu- 
lièrement aux  séances  du  Conseil  et  prit  sans  aucun  doute  une  part 
active  à  la  réorganisation  des  finances  royales.  Pendant  la  campagne 
de  Normandie,  il  prêta  au  roi  40  000  écus  et,  lorsque  les  Français 
entrèrent  à  Rouen,  on  vit  Dunois,  Brézé  et  Jacques  Cœur  chevaucher 
côte  à  côte,  vêtus  de  costumes  semblables,  donnés  par  Charles  VII. 

Cette  prodigieuse  fortune  n'avait  pu  s'édifier  sans  que  Jacques  ^'^^f^ 

Cœur  côtoyât  bien  des  fois  les  limites  de  la  probité,  écrasât  bien  des 
faibles.  Jacques  Cœur —  pareil  en  cela  à  la  plupart  des  hommes  de  son 
temps  —  ne  semble  avoir  jamais  eu  la  conscience  scrupuleuse.  Avant 
son  premier  voyage  en  Orient,  il  avait  fait  métier  de  monnayeur  et  s'était 
trouvé  impliqué  dans  une  affaire  assez  louche.  Plus  tard,  il  fit  fabriquer 
à  Rhodes,  afin  de  payer  ses  créanciers  d'Alexandrie,  25  à  30000  ducats 
de  mauvais  aloi  ;  il  se  servit  même  de  l'Hôtel  de  la  Monnaie  de  Mont- 
pellier pour  fondre  des  lingots  suspects.  Les  intérêts  de  la  chrétienté, 
les  sentiments  d'humanité  comptaient  peu  pour  cet  homme  d'affaires. 
Il  est  certain  qu'il  vendit  des  armes  aux  Musulmans,  ce  qui  était  un 
crime  aux  yeux  des  gens  du  moyen  âge.  Par  crainte  de  perdre  les 
bonnes  grâces  du  Soudan  d'Egypte,  il  renvoya  un  jour  un  esclave 
chrétien  qui  s'était  réfugié  dans  une  de  ses  galères.  Enfin  Jacques 
Cœur  profita  de  toutes  les  charges  officielles  dont  il  était  investi 
pour  emplir  son  escarcelle.  Visiteur  général  des  gabelles  en  Lan- 
guedoc, il  frauda.   Conseiller  du  roi,  il  trafiqua  de  son  crédit  en 

1.  Le  rôle  commercial  de  Jacques  Cœur  a  élé  exposé  plus  haut,  p.  1^8  et  sulv. 

<    23l     ) 


de  sa  chute. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  n 

faveur  de  particuliers,  de  villes,  de  provinces;  ainsi,  pendant  plusieurs 
*  années,  la  ville  de  Montpellier  lui  servit  une  pension  annuelle  de 

250  écus,  afin  d'obtenir  par  lui  des  dégrèvements  d'impôts.  Au  besoin, 
il  menaçait  et  punissait.  Les  Toulousains  durent  une  fois  lui  faire  un 
cadeau  de  cinq  mille  livres,  sous  peine  de  perdre  certains  privilèges. 

LES  ENNEMIS  La  puissance  de  Jacques  Cœur  ne  dura  qu'une  dizaine  d'années. 

DE  JACQUES  CŒUF.  i\  avait  beaucoup  de  détracteurs  et  d'envieux.  Jean  Jouvenel  des 
Ursins,  dans  son  Discours  sur  la  charge  de  chancelier,  l'accusait  de 
vendre  trop  cher  et  d"  «  apovrir  mille  bons  marchans  »  par  ses  acca- 
parements, et  il  le  plaçait  au  même  rang  «  que  ceulx  qui  desrobent 
les  gens  en  ung  bois  ».  Jacques  Cœur  était  détesté  surtout  des  cour- 
tisans. Son  luxe  les  éclaboussait.  11  humiliait  cette  Noblesse  beso- 
gneuse en  lui  achetant  ses  terres  et  en  lui  prêtant  de  l'argent;  les 
seigneurs  du  plus  haut  parage,  la  reine  elle-même,  étaient  ses  débi- 
teurs. Lui  faire  un  bon  procès,  obtenir  la  confiscation  de  ses  bien^r, 
c'était  se  débarrasser  dun  créancier  gênant,  et  peut-être  avoir  part  à 
ses  dépouilles.  Il  ne  fut  pas  difficile  d'exciter  la  défiance  de  Charles  VII 
contre  son  argentier  :  il  est  probable  que  Jacques  Cœur  avait  pris 
secrètement  part  aux  menées  du  dauphin  contre  son  père.  Cœur  fut 
arrêté,  le  30  juillet  1451,  sous  l'inculpation  d'avoir  empoisonné  Agnès 
Sorel,  qui  était  morte  en  couches  l'année  précédente.  C'était  une  des 
débitrices  de  Jacques  Cœur,  la  dame  de  Mortagne,  qui  avait  énoncé 
cette  accusation. 

PROCÈS  La  commission  chargée  du  procès  de  l'argentier  fut  composée  de 

DE  JACQUES  CŒUR,  juriscousultcs  de  profession.  On  leur  adjoignit  cependant,  dès  l'année 
suivante,  deux  des  ennemis  jurés  de  Jacques  Cœur,  Antoine  de  Cha- 
bannes,  l'ancien  chef  d'Écorcheurs,  et  un  Italien  aux  mœurs  équi- 
voques, Otto  Castellani,  trésorier  de  Toulouse.  L'accusation  d'em- 
poisonnement fut  abandonnée  par  les  juges.  On  se  rabattit  sur 
d'autres  griefs  :  Jacques  Cœur  fut  condamné,  le  29  mai  1453,  à  la 
confiscation  des  biens,  au  bannissement  perpétuel,  à  une  restitution 
de  100  000  écus  et  à  une  amende  de  300  000,  pour  avoir  vendu  des 
armes  aux  infidèles  et  leur  avoir  renvoyé  un  esclave  chrétien,  pour 
avoir  exporté  des  monnaies  françaises  dans  le  Levant,  et  «  retenu  plu- 
sieurs grandes  sommes  de  deniers,  tant  du  roy  que  de  ses  subjects  », 
pendant  ses  missions  en  Languedoc.  Il  devait  rester  en  prison  jus- 
qu'au complet  paiement  des  quatre  cent  mille  écus.  Tous  les  biens 
de  Jacques  Cœur  furent  vendus  aux  enchères  *.  Du  reste  beaucoup 
de  ces  adjudications  furent  fictives  :  Antoine  de  Chabannes  ne  paya 
jamais  au  roi  les  terres  qui  lui  échurent.  Les  autres  domaines  furent 

1.  Quant  à  Jacques  Cœur,  il  s'évada,  et  mourut  au  service  du  Saint-Siège,  le  25  uov.  i456. 

<   aSa   > 


JAGQTKS   CŒUR 


POKTRAIT   DE  JACQUES  CŒUR. 

Robe  rouge,  garnie  de  fourrure  an  col,  et  chaperon  avec  longue 

queue  retombant  sur  le  côté.  — ■  Peinture,  mairie  de  Bourges. 


HOTEL  DE  JACQUES  CŒLIi,  A   bOURGES. 
Façade  extérieure.  L'hôtel,  construit  de  i443  d  1^52,  coûta  cent  mille  écus  d'or.  Il  a  une  cour 
intérieure  et  un  second  corps  d?  b  'ilim:nl.  Au-dessus  de  la  porte  était  iadis  une  statue  de  CharlesVII. 

Cl.  Neurdein. 


IV.  2.  —  PL.  15.  Page  2.32. 


CHAP.   V 


Les  Organes  de  la  Jloyauté. 


vendus  à  bas  prix.  Les   «  chiens  du  palais  »  se   partagèrent   les 
dépouilles  du  condamné. 

Le  procès  de  Jacques  Cœur  fut,  en  somme,  un  épisode  de  la 
lutte  entre  la  Noblesse  de  cour  et  la  puissante  bureaucratie  qui 
avait  tout  le  pouvoir  réel.  Mais  la  chute  de  l'argentier  n'ébranla  pas  le 
crédit  des  autres  conseillers  de  petite  naissance.  A  la  fin  du  règne, 
ils  étaient  plus  forts  que  jamais  et,  grâce  à  leur  assiduité  aux  séances, 
détenaient  les  deux  tiers  des  voix  au  Conseil.  Tous  les  jours  de  la 
semaine,  et  même  souvent  le  dimanche,  le  Conseil  se  réunissait. 
Il  suivait  le  roi  dans  ses  déplacements.  Toutes  les  questions  de 
gouvernement,  finances,  justice,  armée,  conduite  du  roi  envers 
l'Eglise  et  les  nobles,  étaient  soumises  à  son  examen,  et  Charles  VII, 
nous  dit  Henri  Baude,  «  ordonnoit  ainsi  qu'il  le  trouvoit  par  Conseil, 
sans  lequel  il  ne  faisoit  riens  ».  Ce  fut  ce  petit  comité,  où  siégeaient 
rarement  plus  de  dix  personnes  à  la  fois,  qui  reconstitua  l'Etat. 


PUISSANCE 
DU  CONSEIL. 


II.   —   LE   PARLEMENT  DE   PARIS.   LES    REFORMES 
JUDICIAIRES  ^ 

UNE  des  œuvres  importantes  de  la  fin  du  règne  fut  la  réorganisa- 
tion des  tribunaux  monarchiques.  Deux  grandes  ordonnances 
furent  publiées  en  1446  et  en  1454,  pour  rendre  aux  cours  judiciaires 
leur  dignité  et  leur  éclat  et  régler  leur  travail.  La  seconde,  remar- 
quable monument  de  procédure,  fut  le  résultat  de  délibérations 
tenues  à  Montils-les-Tours,  par  une  assemblée  composée  de  mem- 
bres du  Conseil,  de  princes  du  sang,  de  barons,  de  prélats,  de  pré- 
sidents du  Parlement,  «  et  autres  juges  et  prudhommes  ».  C'est  à 
cette  ordonnance  de  1454  que  Thomas  Basin  songeait,  lorsqu'il  écri- 
vait :  «  Charles  VII  publia  des  lois  et  des  constitutions  pour  abréger 
l'expédition  des  causes  dans  les  cours  de  justice,  car  tout  le  pays  se 
plaignait  de  la  prolongation  excessivement  dispendieuse  et  presque 
éternelle  des  procès,  même  de  ceux  qu'avait  à  juger  le  Parlement  ». 
Le  même  auteur  nous  prévient  d'ailleurs  que  les  constitutions 
royales  furent  insuffisantes  pour  remédier  au  mal.  Dans  un  «  libelle  » 
qui  parut  un  an  après  la  grande  ordonnance  de  Montils-les-Tours, 
il  montrait  les  défauts  persistants  du  «  style  »  du  Parlement  de  Paris, 
les  inconvénients  des  formalités  dilatoires  qu'il  autorisait,  et  les  abus 
incroyables   dont  avaient  à  souffrir  les  plaideurs  à  l'Echiquier  de 

1.  Ouvrages  a  consulter.  F  Auberf,  Histoire  du  Parlement  de  Parin,  de  l'origine  à  Fran- 
çois I'^,  iSg^.  Glasson,  Le  Chàlelel  de  Paris  et  les  abus  de  sa  procédure  aux  XIV'-XV'^  siècles. 
Séances  de  TAcad  des  Sciences  morales,  t.  XL.  1898;  Le  Parlement  de  Paris,  son  rôle  poli- 
tique depuis  le  règne  de  Charles  VII  jusqu'à  la  Révolution,  t.  1,  igoi. 


RÉORGANISATION 

DES  COURS 

JUDICIAIRES. 


PERSISTANCE 
DES  ABUS.  PRO- 
CÉDURE ET  FRAIS 
DE  JUSTICE. 


233 


La  Société  et  la  Monarchie. 


MÉRITES 

DU  PERSONNEL 

PARLEMENTAIRE. 


REOUVERTURE 
BU  PARLEMENT 
DE  PARIS. 


PROCEDES 

DE  NOMINATION. 


Rouen.  L'examen  des  procès  de  cette  époque  prouve  l'exactitude  des 
critiques  de  Thomas  Basin.  La  justice  était  terriblement  lente  et 
coûteuse.  Le  fisc  absorbait  une  forte  part  des  frais,  et  c'est  pourquoi 
une  réforme  complète  de  la  procédure  était  difficile  à  obtenir  de  la 
Monarchie,  qui  profitait  de  ces  fâcheuses  coutumes. 

On  continua  donc  à  se  plaindre  des  atermoiements  des  juges  et  de 
Tavidité  des  avocats.  A  la  fin  du  siècle,  Olivier  Maillard  invectivera 
dans  ses  sermons  «  ces  infâmes  avocats,  ces  bavards,  qui  ont  des 
ongles  et  des  becs  crochus  comme  des  éperviers  ».  De  la  même 
tourbe  famélique  étaient  les  «  examinateurs  »  au  Châtelet,  et  les 
procureurs  provençaux  contre  lesquels  le  Conseil  communal  de  For- 
calquier  portait  plainte  au  roi  René  dans  une  supplique  de  1448  : 
«  Des  quatre  parties  du  monde  »,  disaient  ces  braves  gens,  «  est 
tombée  dans  votre  ville  de  Forcalquier  une  nuée  de  procureurs,  qui, 
ne  sachant  s'occuper  d'autre  chose,  de  rien  tirent  matière  à  litige  et 
engagent  des  procès  immenses  et  interminables  ». 

L'œuvre  judiciaire  de  Charles  VII  est  néanmoins  digne  d'at- 
tention. Thomas  Basin  en  a  défini  la  véritable  portée,  lorsqu'il  nous 
montre  le  roi  peuplant  son  Parlement  d'hommes  «  recommandables 
par  leur  loyauté,  leur  expérience  juridique,  leur  haute  morahté  ».  Si 
le  personnel  des  hommee  d'affaires  et  des  officiers  inférieurs  ne  put 
être  épuré,  les  juges  jouirent  d'une  considération  méritée,  que  le 
système  de  la  vénalité  devait  plus  tard  affaiblir. 

La  Cour  du  Parlement  de  Paris  avait  été  ouverte  par  Charles  VII 
en  1436,  quelques  mois  après  l'entrée  de  Richemont  dans  la  capi- 
tale. Il  avait  fallu  y  mêler  des  conseillers  de  la  cour  de  Poitiers, 
désormais  supprimée,  et  des  conseillers  de  l'ancienne  cour  anglo- 
bourguignonne,  protégés  par  le  duc  Philippe  le  Bon.  Charles  VII  ne 
prit  d'ailleurs  qu'une  partie  des  deux  compagnies  et  mit  dix-sept  ans 
à  compléter  les  cadres  du  Parlement  de  Paris  (1437-1454).  A  partir 
de  1444  environ,  les  conseillers  reçurent  régulièrement  leur  gages  et 
furent  invités  à  refuser  le  plus  possible  les  «  épices  »  ;  les  «  dons 
corrompables  »,  faits  avant  le  jugement,  furent  interdits.  Toute  vente, 
tout  achat  de  charge  furent  sévèrement  prohibés. 

Le  système  électif,  en  vigueur  au  moment  du  recouvrement  de 
Paris,  suscita  des  inquiétudes  dans  l'entourage  du  roi,  subit  quelques 
atteintes,  fut  même  un  instant  supprimé,  mais  prévalut  en  somme, 
mitigé  par  le  droit  de  préférence  laissé  au  souverain  ,  il  était  d'usage, 
à  la  fin  du  règne,  que,  pour  chaque  place  vacante,  Charles  VII  choisît 
entre  trois  candidats  présentés  par  les  magistrats.  Le  roi  ne  se  réserva 
la  nomination  directe  que  pour  les  offices  de  procureur  du  roi,  d'avo- 
cats du  roi  et  de  greffier  civil. 


234 


CHAP.  V  Les  Organes  de  la  Royauté. 

Le  Parlement  de  Paris  récupéra  son  ancienne  puissance,  et  fit  puissance 

preuve  de   la  même  absorbante  activité  que  jadis.   Surchargé   de      ^^  parlement 
besogne  (car  il  joignait  à  sa  fonction  de  Cour  d'appel  des  attributions  ^^  paris. 

administratives  très  étendues),  il  prétendait  rester,  en  outre,  juge  de 
première  instance,  et  supportait  mal  toute  diminution  de  son  pouvoir. 
Charles  VII,  pour  certains  procès  politiques,  notamment  celui  de 
Jacques  Cœur,  nomma  cependant  des  commissions  spéciales,  usant 
ainsi  de  son  droit,  qui  était  de  déléguer  à  qui  bon  lui  semblait  son 
souverain  pouvoir  de  justicier. 

Le  Parlement  r.vait  retrouvé  son  esprit  d'indépendance,  qui  le  le  droit 

mettait  souvent  en  conflit  avec  le  roi.  Chaque  fois,  par  exemple,  oê  remontrance. 
qu'une  aliénation  domaniale  était  proposée,  le  procureur  général, 
bien  qu'il  dût  son  office  au  pur  et  simple  choix  du  roi,  faisait  oppo- 
sition, et  l'enregistrement  n'était  obtenu  que  par  la  force.  Ces  longs 
débats  avaient  l'appréciable  résultat  de  rendre  les  cessions  de  domaine 
malaisées  et  par  suite  peu  fréquentes.  De  même,  les  édits  royaux 
n'étaient  présentés  à  l'enregistrement  qu'après  une  sérieuse  élabora- 
tion. Le  roi  et  son  Conseil  étaient  toujours  sûrs  de  leur  victoire 
finale;  mais  ils  étaient  certains  aussi  que  leur  œuvre  subirait  un 
contrôle  minutieux  et  libre.  Le  Parlement  de  Paris,  sans  jouer,  à 
cette  époque,  un  rôle  proprement  politique,  se  considérait  pourtant, 
et  à  bon  droit,  comme  un  des  rouages  essentiels  de  l'Etat. 

///.    —   LES    ORGANES    DE    LA    ROYAUTÉ    DANS   LES 
PROVINCES  ' 

LE  royaume,  d'après  les  rôles  du  Parlement,  à  la  date  du  12  no-  baillis 

vembre  1460,  était  divisé  en  vingt-sept  bailliages  et  quinze  séné-  ^^  sénéchaux. 
chaussées,  sans  compter  la  circonscription  de  Paris  qui  s'api)elait  une 
«  prévôté  »  et  celle  de  la  Rochelle  qui  était  un  «  gouvernement  ». 
Les  baillis  et  les  sénéchaux  avaient  encore  au  xv*  siècle  des  attribu- 
tions quasi  illimitées  ^.  Gérant  vices  principis,  «  ils  tiennent  la  place 
du  prince  »,  disait-on.  A  vrai  dire,  ils  s'occupaient  personnellement 
assez  peu  d'administration,  de  police  et  de  justice.  Ils  laissaient  agir 
le  personnel  d'officiers  —  lieutenants,  juges,  procureurs  et  avocats 

1.  Ouvrages  a  consulter.  A.  Hellot,  Les  baillis  de  Caux,  iSgS.  Il  n'y  a  pas  encore  de 
travail  d'ensemble,  digne  de  mention,  sur  les  bailliages  et  les  sénéchaussées  du  roi  à  la  fin 
du  moyen  âge.  M.  Dupont-Ferrier  prépare  une  thèse  sur  cette  question  et  a  bien  voulu  me 
communiquer  ses  conclusions.  A.  Floquet,  Histoire  du  Parlemenl  de  Normandie,  t.  I,  i8/;o. 
F  Pasquier,  Grands  jours  de  Poitiers  de  1454  à  1634,  1874.  Brives-Cazes,  Origine  du  Parle- 
ment de  Bordeaux,  Actes  de  l'Académie  de  Bordeaux,  t.  XLVII,  i885.  Dubédat,  Histoire  du 
Parlemenl  de  Toulouse,  t.  I,  i885.  Dognon,  Les  Inslilutions  du  pays  de  Languedoc,  1896. 

2.  Voir  t.  111,  2°  partie,  p.  S^i  et  suiv. 

<  235  > 


La   Société  et  la  Monarchie. 


REFORMATEURS. 


GOUVERNEURS 
ET  LIEUTENANTS 
DU  ROI. 


PARLEMENTS 
PROVINCIAUX. 


du  roi,  —  qui  avait  grandi  autour  d'eux  et  qui  formait  le  Conseil  du 
bailliage  ou  de  la  sénéchaussée.  Ces  Conseils,  avec  l'aide  des  prévôts 
et  autres  officiers  subalternes,  ont  travaillé  sur  place,  très  effica- 
cement, à  la  ruine  des  pouvoirs  seigneuriaux  et  à  l'unification  admi- 
nistrative de  la  France.  Quant  aux  sénéchaux  et  aux  baillis,  ils 
étaient  fréquemment  absents  pour  le  service  du  roi  :  à  ces  nobles 
personnages,  les  commandements  militaires  et  les  missions  diplo- 
matiques convenaient  mieux  que  les  besognes  administratives. 

C'était  une  vieille  tradition  des  rois  capétiens  d'envoyer,  par 
intervalles,  des  commissaires  faire  des  tournées  dans  les  provinces, 
pour  surveiller  les  officiers,  maintenir  les  droits  de  la  couronne,  régler 
telle  ou  telle  affaire  K  Au  xv^  siècle  comme  au  xiii",  les  commissaires 
«  réformateurs  »  étaient  souvent  mal  accueillis.  On  disait  que  ces 
prétendus  redresseurs  de  torts  avaient  surtout  pour  mission  d'extor- 
quer de  l'argent  aux  sujets  du  roi.  Des  réformateurs  étant  arrivés 
en  Auvergne  en  1443,  pour  réprimer  les  abus  et  punir  les  concus- 
sionnaires, les  États  de  la  province  s'empressèrent  d'acheter  de 
Charles  VII,  à  beaux  deniers  comptants,  la  révocation  des  commis- 
saires. Peut-être  les  gens  qui  protestaient  si  haut  avaient-ils  des  rai- 
sons de  redouter  un  contrôle. 

De  cette  même  idée  de  rendre  partout  présente  l'autorité  royale 
était  issue,  dès  le  xiii''  siècle,  l'institution  des  «  lieutenants  du  roi  » 
et  des  «  gouverneurs  ».  Il  n'y  a  pas  lieu  de  chercher  une  distinction 
entre  les  fonctions  des  uns  et  des  autres  :  lieutenants  et  gouverneurs 
recevaient  des  pouvoirs  administratifs  et  pouvaient  être  appelés  à 
diriger  des  opérations  militaires,  et  leur  commission  était  généra- 
lement de  courte  durée.  Le  titre  de  gouverneur,  sauf  peut-être  en 
Languedoc,  était  aussi  vague  que  celui  de  lieutenant  du  roi,  et  n'évo- 
quait pas  encore  l'idée  dune  fonction  permanente  et  fixe  ^. 

Charles  VII,  le  premier,  établit  des  Parlements  provinciaux, 
malgré  l'opposition  du  Parlement  de  Paris.  On  a  vu  qu'il  donna  à  la 
Guyenne  une  Cour  souveraine,  en  1452,  et  qu'il  la  lui  enleva  presque 
aussitôt,  à  cause  de  la  révolte  des  Bordelais.  Le  Parlement  érigé  à 
Grenoble  par  le  dauphin  Louis  fut  confirmé  par  le  roi  en  1453.  Mais 
la  principale  création  fut  celle  de  la  Cour  de  Toulouse  :  le  Parlement 
de  Languedoc,  institué  dès  1420  par  Charles  VII  encore  dauphin,  fut 


1.  Voir  t.  III,  2"  partie,  p.  346  et  suiv. 

2.  Barbazan,  chargé  en  i43o  du  recouvrement  de  la  Champagne,  était  appelé  tantôt  «  gou- 
verneur >.,  tantôt  «  lieutenant  du  roi»  en  Champagne.  Charles  d'Anjou,  en  i435,  s'intitulait 
«  lieutenant  et  gouverneur  général  pour  Monseigneur  le  Roy  »  en  Limousin.  (Lettres  publiées 
dans  le  Bulletin  de  la  Soc.  archéol.  de  Limousin,  1890,  p.  669).  Sur  la  lieutenance  générale 
de  Richremont  en  Ile-de-France,  Normandie,  Champagne  et  Brie,  voir  Cosneau,  Richem&ni, 
chap.  II  et  III. 


2  36 


CHAP.  V  Les  Organes  de  la  Royauté. 

définitivement  organisé  en  1443  et  reçut  les  appels  du  Languedoc,  de 
la  Guyenne  et  de  la  Gascogne.  Le  Parlement  de  Paris,  malgré  l'im- 
mense étendue  que  Qonservait  son  ressort,  montrait  grand  dépit  de 
ces  créations.  Il  réussit  à  empêcher,  en  1453,  l'établissement  d'une 
Cour  souveraine  à  Poitiers.  Il  aurait  voulu  que  les  appels  en  souffrance 
dans  les  provinces  fussent  entendus  par  des  délégations  sorties  de 
son  sein,  comme  celles  qui  tenaient  l'Échiquier  de  Normandie  et  les 
Grands  Jours  ^  Charles  VII  dut  lui  intimer  l'ordre  d'abandonner 
toutes  les  causes  qui  ressortissaient  au  Parlement  de  Toulouse. 

Quelles  ont  été  les  raisons  de  ces  créations  de  Cours  provinciales,  causes 

quelles  en  ont  été  les  conséquences,  pour  le  développement  de  l'auto-  et  conséquences 
rite  monarchique  et  de  l'unité  nationale?  Faut-il  voir  là,  non  seule-  ^^  ces  créations. 
ment  un  moyen  de  satisfaire  les  plaideurs  en  rapprochant  d'eux  leurs 
juges,  mais  encore  une  arme  forgée  pour  combattre  la  diversité  des 
coutumes?  Cette  seconde  hypothèse  nous  paraît  inadmissible. 

On  a  attribué  aux  conseillers  de  Charles  VII,  à  l'égard  des  cou-  la  royauté 

lûmes,  des  projets  qu'ils  n'ont  pas  eus.  Par  un  article  célèbre  de  et  la  rédaction 
ledit  de  1454,  Charles  VII  ordonne  que  les  «  coustumes,  usages  et  °^^  coutumes. 
stiles  »  du  royaume  soient  rédigés  «  par  les  coustumiers,  praticiens 
et  gens  de  chascun  des  pays  de  nostre  royaume  »,  et  «  apportez  par 
devers  nous  pour  les  faire  veoir  et  visiter  par  les  gens  de  nostre 
Grand  Conseil  ou  de  nostre  Parlement  et  par  nous  les  décréter  et 
confermer  ».  Jusque-là,  en  effet,  la  plupart  des  coutumes  du  centre 
et  du  nord  de  la  France  n'avaient  pas  été  rédigées  officiellement.  On 
a  conclu  que  cet  article  «  menaçait  fort  gravement  le  droit  féodal  »  ; 
on  a  cru  que  les  conseillers  royaux  voulaient  reviser  les  coutumes 
locales,  pour  préparer  l'unification  juridique  de  la  France.  C'est  une 
erreur.  Le  texte  de  l'ordonnance  prouve  que  le  roi  veut  seulement 
donner  à  ses  tribunaux  le  moyen  de  juger  les  sujets,  d'où  qu'ils 
viennent,  selon  les  coutumes  de  leur  pays,  en  pleine  connaissance 
du  droit.  Les  plaideurs  en  effet  produisent  souvent  des  allégations 
difficiles  à  vérifier,  et  «  les  coustumes  muent  et  varient  à  leur 
appétit  ».  Il  s'agit  que  ces  «  usages  et  stiles  »  soient  fixés  dans  des 
«  livres  »  qui  fassent  foi  en  justice.  En  fait,  la  rédaction  des  coutumes 
était  vivement  désirée  en  France,  et  le  grand  seigneur  le  moins  dis- 
posé à  rien  abandonner  de  son  indépendance,  le  duc  de  Bourgogne, 
fut  précisément  le  premier  à  reconnaître  l'utilité  de  cette  réforme  : 

1  Les  sessions  de  l'Echiquier  de  Normandie  recommencèrent  à  être  tenues  régulièrement 
chaque  année  à  partir  de  i453.  Il  y  eut  des  Grands  Jours  à  Poitiers  et  à  Montferrand  en  it,5l„ 
à  Thouars  et  à  Poitiers  en  i455,  à  Bordeaux  en  i456  et  en  i^Sg,  à  Orléans  en  1/I57;  voir  t.  III, 
2'  part.,  p.  346-347,  pour  l'origine  de  ces  assises,  et  pour  les  «  parlements  »  tenus  à  Toulouse 
de  1278  à  1280  et  de  1287  à  1291. 

<    23^    ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LES  ORGANES 
DE  LA  ROYAUTÉ 
ET  LA  VIE 
PROVINCIALE. 


les  coutumes  de  la  duché  et  de  la  comté  de  Bourgogne  furent  solen- 
nellement promulguées  par  lui  en  1439. 

La  force  des  usages  locaux  et  des  besoins  particuliers  était  telle, 
que  les  organes  créés  pour  exercer  au  loin  l'action  royale  servirent 
à  la  modérer  :  sans  trahir  les  intérêts  de  la  Monarchie,  ils  défendirent 
et  conservèrent  la  vie  provinciale.  On  le  constate  particulièrement 
dans  le  Languedoc  au  xV^  siècle  :  le  Parlement  de  Toulouse  y  devient, 
en  quelques  années,  un  des  rouages  principaux  de  la  vie  du  Pays  '. 
Les  conseillers,  au  début  presque  tous  originaires  du  Nord,  acquiè- 
rent de  grandes  propriétés  dans  la  province  et  s'y  attachent  de  corps 
et  d'âme.  Ils  appliquent  et  font  triompher  dans  leur  ressort  le  droit 
écrit,  et  protestent  contre  les  ordonnances  déclarées  valables  pour 
toute  la  France.  Ils  sauvegardent  ainsi  le  droit  privé  du  Languedoc. 
De  même,  ils  s'accordent  avec  les  députés  des  États,  pour  défendre 
contre  le  Conseil  du  roi  les  privilèges  financiers  acquis  par  le  Pays 
au  cours  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  D'ailleurs,  en  s'efforçant  ainsi  de 
conserver  à  la  province  sa  vie  particulière,  ils  n'oublient  pas  qu'ils 
sont  officiers  du  roi,  et,  comme  tels,  ils  prétendent,  en  son  nom,  être 
les  maîtres  :  ils  achèvent  de  ruiner  l'autonomie  des  villes  méridionales. 
En  même  temps  que  pour  la  province,  le  Parlement  de  Toulouse  tra- 
vaille pour  lui  et  pour  le  roi.  On  voit  ainsi  apparaître  un  des  carac- 
tères de  la  Monarchie  moderne,  absolue,  mais  tempérée  par  ses  propres 
agents;  centralisée,  mais  respectant  les  différences  provinciales,  se 
contentant  de  l'égalité  et  de  l'unité  dans  l'obéissance  politique. 


CHARLES 

«  LE  BIEN  SERVY  , 


La  résurrection  de  la  Monarchie,  pendant  la  seconde  partie  du 
règne  de  Charles  VII,  a  vivement  frappé  les  contemporains  de  ce 
roi  ;  ils  l'ont  appelé  «  Charles  le  Bien  Servy  »  ;  surnom  significatif  et 
vrai  :  sauf  la  création  de  Parlements  provinciaux,  les  cadres  du  per- 
sonnel administratif  et  judiciaire  sont  les  mêmes  qu'au  temps  de 
Charles  VI,  mais  l'esprit  et  les  habitudes  de  ce  personnel  ont  changé  : 
le  temps  n'est  plus  des  officiers  rebelles  et  brigands;  la  royauté  a 
maintenant  des  serviteurs  fidèles  et  qui  luttent  passionnément  pour 
sa  grandeur.  Grâce  à  eux,  elle  peut  achever  de  s'organiser  et  con- 
quérir sa  pleine  indépendance,  en  annulant  les  institutions  de  contrôle 
que  la  guerre  de  Cent  Ans  avait  subitement  développées  :  les  assem- 
blées d'États  Généraux  et  Provinciaux. 


1.  «  Le  Pays  de  Languedoc  »,  Palria  linguae  Occilanae,  est  une  expression  consacrée  dès 
le  xiv«  siècle.  «  Le  Languedoc  »  est  une  expression  elliptique  plus  moderne. 


2i8 


CHAPITRE    VI 

LES  ASSEMBLÉES  D'ÉTATS 

ET  LES  FINANCES  ROYALES 


ET   LOCAUX. 


I.    ETATS    GENERAUX    ET    GRANDES    ASSEMBLEES, 
m.    RÉORGANISATION    DES   FINANCES  ROYALES. 


II.    ETATS   PROVINCIAUX 


CHARLES  VII,  quand  il  était  encore  dauphin,  avait  aboli  les 
impôts  publics,  pour  lutter  de  popularité  avec  le  duc  de  Bour- 
gogne (1418).  Pendant  la  première  partie  de  son  règne,  il  fut  donc 
obligé  de  demander  de  l'argent  aux  assemblées  d'Etats. 

L'institution  des  États  fut  à  cette  époque  remarquablement 
souple.  Elle  prêta  à  tant  de  combinaisons,  qu'elle  échappe  à  toute 
classification  méthodique.  On  ne  saurait  établir  entre  les  assemblées 
qui  se  tinrent  alors  qu'une  distinction  souvent  factice,  pour  la  clarté 
de  l'exposé. 

Dans  une  première  catégorie  se  peuvent  placer  les  États  que 
nous  appelons  «  Généraux  »  ;  c'étaient  eux  qui  fixaient  le  chifTre  total 
de  l'impôt  à  percevoir;  mais  il  n'y  a  pas  eu  de  véritables  États  Géné- 
raux sous  Charles  VII,  non  plus  d'ailleurs  qu'avant  son  règne.  Une 
seule  fois,  en  1428,  il  réunit  les  députés  de  presque  tous  les  pays  qui 
formaient  le  royaume  de  Bourges;  les  autres  assemblées  du  règne, 
qui  figurent  dans  les  histoires  des  États  Généraux,  sont  en  réalité 
partielles  :  ce  sont  d'abord  les  États  de  Languedoïl,  représentant  les 
provinces  du  Centre,  depuis  la  Touraine  jusqu'au  Lyonnais  *,  et  par- 
fois sectionnés  en  deux  sessions;  et,  en  second  lieu,  les  États  de 
Languedoc,  qui  représentent  seulement  les  trois  sénéchaussées  de 

1.  Touraine,  Maine,  Anjou,  Orléanais,  Poitou,  Saintonge,  Angoumois,  Marche,  Limousin 
Berry,  Auvergne,  Bourbonnais,  Forez,  Beaujolais,  Lyonnais.  Toutes  ces  provinces  ne 
furent  pas  constamment  représentées.  Ainsi,  à  l'assemblée  d'avril  1^28,  l'Anjou,  la  Tou- 
raine, le  Berry  et  le  Poitou  envoyèrent  seuls  des  députés.  Les  députés  de  Champagne  et 
d'Ile-de-France  apparurent  aux  assemblées  tenues  après  le  recouvrement  de  ces  provinces. 


CHARLES  Vil 
ET  LES  ASSEM- 
BLÉES D  ÉTATS. 


CLASSIFICATION 

APPROXIMATIVE 

DES  ASSEMBLÉES. 


239 


CHARLES  VIL 


La  Société  et  la  Monarchie  livre  h 

Beaucaire,  de  Carcassonne  et  de  Toulouse,  Ceux-ci,  d'ailleurs,  ser- 
vent en  même  temps  au  Languedoc  d'États  Provinciaux,  et,  à  la  fin 
du  règne  de  Charles  VII,  ils  rentreront  définitivement  dans  la  caté- 
gorie des  assemblées  provinciales.  —  A  côté  des  assemblées  de  Lan- 
guedoïl  et  de  Languedoc,  il  faut  mettre  encore,  dans  ce  premier 
groupe,  des  assemblées  régionales  et  des  réunions  solennelles,  rappe- 
lant de  très  près  certains  «  États  Généraux  »  du  xiv''  siècle,  et  qu'on 
ne  peut  classer  parmi  les  «  États  Provinciaux  ». 

Un  second  groupe  est  formé  par  les  États  Provinciaux,  convo- 
qués pour  voter  des  subsides  à  l'usage  du  roi  ou  de  la  province.  Ici 
encore,  les  degrés  d'importance  et  de  solennité  sont  infiniment  nom- 
breux, les  provinces  étant  de  fort  inégale  grandeur.  A  côté  et  au-dss- 
sous  des  États  Provinciaux,  il  y  a  enfin  les  États  de  sénéchaussées  et 
de  prévôtés  *. 


7.  —  ETATS  GENERA  UX  ET  GRANDES  ASSEMBLEES- 
LES  <^  ÉTATS  /"^  H  ARLES  VII,  au  temps  où  Bourges  était  sa  capitale  (1422-1436), 
GÉNÉRAUX»  SOUS  y^  jjg  pouvait  convoquer  que  les  députés  des  provinces  du  Centre, 
du  Languedoc  et  du  Rouergue  ^  ;  mais  ni  le  Languedoc  ni  le  Rouergue 
ne  se  souciaient  d'envoyer  leurs  délégués  siéger  avec  ceux  de  Lan- 
guedoïl  ;  ils  voulaient  avoir  leurs  États  particuliers.  Depuis  son  avè- 
nement jusqu'au  moment  où  il  reprit  Paris,  Charles  VII  n'appela 
que  quatre  fois  les  députés  du  Nord  et  du  Midi  à  siéger  ensemble,  et 
une  seule  de  ces  convocations  aboutit  à  la  réunion  effective  des 
délégués  de  Languedoïl  et  de  Languedoc  :  ce  fut  la  session  de  Chinon, 
tenue  du  mois  de  septembre  au  mois  de  novembre  1428.  Encore  les 
députés  de  Languedoc  exprimèrent-ils,  dans  leurs  «  doléances  »,  le 
mécontentement  qu'ils  avaient  éprouvé  de  quitter  leur  province ,  les 
députés  de  Rouergue  firent  plus  :  ils  ne  vinrent  à  Chinon  que  pour 
refuser  de  siéger.  Après  la  prise  de  Paris,  il  y  eut,  à  Orléans,  en  1439, 
une  grande  réunion  d'États;    elle   termine    la   liste    qu'on    dresse 

1.  Les  assemblées  tenues  dans  les  grands  fiefs  indépendants,  comme  la  Bourgogne  et  la 
Bretagne,  forment  une  catégorie  à  part,  qui  n'entre  pas  dans  le  cadre  de  celte  étude  sur  les 
institutions  royales.  Voir  plus  loin,  p.  253,  note  i. 

2.  Ouvrages  a  consulter.  Etudes  de  M.  Antoine  Thomas  sur  Les  Etats  Généraux  sous 
Charles  VIT,  dans  le  Cabinet  historique,  1878;  la  Revue  historique,  t.  XL,  1889;  les  Annales 
«u  Midi,  1889  et  1892.  Georges  Picot,  Histoire  des  Etats  généraux,  2»  édit.,  1888,  t.  L  Loise- 
leur.  L'administration  des  finances  au  commencement  du  XV'  siècle,  §  2,  Mém.  de  la  Soc. 
archéolog.  de  l'Orléanais,  t.  XI.  Dom  Vaissète  et  dom  Devic,  Histoire  générale  de  Lan- 
guedoc, édit.  Privât,  t.  IX  à  XII.  Dognon,  Quomodo  très  status  Linguae  Occitanae,  ineunle 
XV°  saeculo,  inter  se  convenire  assueverint,  1896  ;  Les  institutions  du  pays  de  Languedoc,  1896. 

3.  Les  Anglais  occupaient  les  provinces  du  Nord  et  du  Sud-Ouest,  les  comtés  de  Foi.x  et 
d'Armagnac  et  la  Bretagne  échappaient  à  l'action  royale,  et  le  Dauphiné  ne  faisait  pas, 
à  proprement  parler,  partie  du  royaume  de  France. 

(    240    > 


Les  Assemblées  d'Etats  et  les  Finances  royales. 


ordinairement  des  «  États  Généraux  »  du  règne  ;  les  députés  des  pro- 
vinces conquises  sur  les  Anglais  au  nord  de  la  Loire  y  parurent,  mais 
non  ceux  du  Languedoc  ni  du  Rouergue. 

La  session  tenue  à  Chinon  à  l'automne  de  1428  mérite  donc 
seule  le  nom  d'États  Généraux,  et  encore  faut-il  ne  pas  tenir  compte 
de  l'abstention  du  Rouergue.  Les  circonstances  étaient  graves  :  la 
guerre  civile  déchirait  le  Poitou  et  les  Anglais  commençaient  le  siège 
d'Orléans.  L'assemblée  fut  imposante  par  le  nombre  des  députés, 
la  durée  exceptionnelle  de  la  session,  qui  fut  d'un  mois  et  demi, 
l'importance  du  subside  accordé  et  des  vœux  politiques  formulés. 
Elle  demanda  la  répression  des  pillages,  se  plaignit  de  la  mauvaise 
administration  des  finances  et  de  la  justice,  réclama  une  action 
énergique  contre  l'envahisseur,  la  réconciliation  entre  les  Fran- 
çais, le  rappel  de  Richemont  alors  en  disgrâce.  Elle  n'eut  pas  de 
meilleurs  résultats  que  les  simples  assemblées  de  Languedoïl.  Aucune 
réforme,  aucun  effort  militaire  sérieux  ne  suivit  cette  session 
plénière. 

Les  États  de  Languedoïl,  depuis  l'avènement  de  Charles  Vil 
jusqu'à  la  session  de  1439,  qui  passe  pour  la  dernière,  furent  réunis 
effectivement  quinze  fois,  d'ailleurs  sans  périodicité  régulière  *.  L'in- 
sécurité des  routes  et  les  malheurs  des  temps  firent  quelquefois 
obstacle  aux  réunions.  Ainsi  les  États  convoqués  à  Poitiers  pour  le 
16  novembre  1427  ne  purent  pas  se  tenir.  En  1424  et  en  1426,  on 
remédia  aux  difficultés  des  voyages  en  scindant  la  session  :  les  pro- 
vinces de  l'Ouest  envoyèrent  leurs  députés  à  Poitiers  et  à  Mehun-sur- 
Yèvre,  celles  du  Centre  à  Riom  et  à  Montluçon.  Chaque  section  con- 


ETATS  GENE  fi  AUX 
DE  CUi:<OS'. 


ETATS  DE  LAN- 
GUEDOÏL. PÉRIODI- 
CITÉ IRRÉG  ULIÉRE. 


SESSIONS 

SCINDÉES. 


1.  Voici  le  tableau  des  États  de  Languedoïl  tenus  sous  le  règne  de  Charles  VII,  d'après 
les  travaux  de  M.  de  Beaucourt  et  surtout  ceux  de  M.  Antoine  Thomas  : 


1.  Bourges,  janvier  1423.  Vote  d'un    million    de 

livres   tournois,  dont  100  000  sur  le  clergé. 

2.  Selles,  18  août  1423.  Rétablissement  momentané 

des   aides.  Vote  d'une  taille  de  200  000  1.  t. 

3.  Selles,  mars  1424.  Vote  d'un  million  de  francs. 

4.  Poitiers,  octobre  1424.  Vote  d'un  million. 
Riom,  novembre.  Id. 

5.  Chinon,  mars  1425.  Pas  de  subside. 

6    Poitiers,  octobre  1425.  Vote  de  800  000  frincs. 

7.  Mehun-sur-Yèvre,    novembre     1426.     Vote    de 

120  000  francs.  —  Etablissement  d'une  capi- 
tation. 
Montluçon,  décembre  1426.  Id. 

8.  Chinon,  avril  1428.  Assemblée   partielle.  Vote 


de  100  000  francs.  (Sur  la    session  plénière 
tenue  en  novembre,  voir  la  fin  de    la  note). 
9.   Poitiers,  mars  1431.  Vote  de  200  000  livres. 

10.  Àmboise,   novembre  1431.  Etablissement  d'un 

impôt  indirect  sur  les  entrées  et  sorties. 

11.  Tours,  septembre   1433.  Vote  de  40  000  livres. 

Etablissement  d'un  fouage. 

12.  Tours,  août  1434.  Vote  de  40  000  livres. 

13.  Poitiers,    janvier    1435.    Assemblée    partielle. 

Vote    d'une   taille  de   120  000   livres.   Réta- 
blissement des  aides  pour  quatre  ans. 

14.  Poitiers,    février    1436.    Voie    d'une    taille   de 

200  000  livres. 

15.  Orléans,  septembre  1439.  Vote  delOO  OOOfrancs. 


A  ces  quinze  réunions,  il  faut  ajouter  l'assemblée  plénière  de  Languedoïl  et  de  Lan- 
guedoc, qui  se  réunit  à  Chinon  en  1428,  vers  le  i5  septembre,  et  se  termina  en  novembre, 
après  avoir  voté  un  subside  de  5oo 000 francs.  Nous  ne  faisons  figurer  dans  notre  liste  ni 
les  assemblées  convoquées  au  nord  de  la  Loire,  ni  la  session  avortée  de  i/,4o,  ni  la 
réunion  tenue  à  Tours  en  14^8.  Il  en  sera  parlé  plus  loin. 


<   241    > 


IV.  2. 


16 


La  Société  et  la  Monarchie. 


BRIEVETE 
DES  SESSIONS. 


IMPUISSANCE 
POLITIQUE 
DES  ÉTATS 
DE  LANGUEDOIL. 


VIMPOT  CESSE 
MÊME  ffÈTHE 
CONSENTI. 


sentait  séparément  l'ensemble  du  subside,  et  l'unité  des  États  de 
Languedoïl  se  trouvait  ainsi  conservée. 

En  général  les  sessions  étaient  très  courtes.  L'assemblée  de 
Selles,  en  1423,  ne  dura  qu'un  seul  jour.  Aux  États  de  Poitiers, 
en  1425,  les  députés  ne  tinrent  séance  que  du  16  au  20  octobre,  et 
pourtant  ils  accordèrent  au  roi  un  gros  subside  de  800  000  francs. 

Dans  ces  conditions,  les  États  ne  pouvaient  prendre  une  part 
bien  sérieuse  au  gouvernement.  L'époque  où  Charles  VII  fut  le  plus 
mal  entouré,  le  plus  inactif,  le  plus  méprisé  de  ses  ennemis,  fut  pré- 
cisément celle  où  les  députés  de  Languedoïl  se  réunirent  le  plus  sou- 
vent. Il  y  eut  pourtant  auprès  du  roi  des  hommes  qui  leur  offrirent, 
pour  ainsi  dire,  un  rôle  politique.  Au  moment  où  il  reçut  l'épée  de 
connétable,  Richemont  obtint  la  convocation  d'une  assemblée  à  Chi- 
non,  en  mars  1425,  non  pour  voter  un  subside,  mais  pour  faire  rati- 
fier son  programme  de  gouvernement  par  le  roi,  «  en  la  présence  et 
par  le  conseil  des  gens  des  Trois  Estas  ».  Plus  tard,  après  sa  dis- 
grâce, il  réclamait  encore  la  réunion  des  États.  En  1439,  les  princes 
angevins  et  le  connétable  décidèrent  le  roi  à  convoquer  une  assem- 
blée solennelle  à  Orléans,  pour  que  chacun  pût  dire  «  son  bon  et 
vray  advis  »  sur  la  question  de  la  guerre  avec  les  Anglais,  et  sur  la 
réforme  de  la  discipline  militaire.  On  reconnaissait  donc  une  auto- 
rité aux  États  de  Languedoïl  ;  mais  les  députés  ne  surent  pas  la  faire 
valoir.  Il  est  vraisemblable  qu'à  chaque  session,  ils  présentèrent  des 
cahiers  de  doléances;  ils  protestèrent,  souvent  avec  véhémence, 
confie  le  gaspillage  des  finances,  l'indiscipline  et  la  brutahté  des 
gens  de  guerre,  ils  exprimèrent  des  vœux  très  sages  sur  la  conduite 
de  la  guerre;  mais,  en  aucun  temps,  ils  n'imposèrent  leurs  volontés. 

Leur  œuvre  fut  mince.  Deux  ordonnances  pour  le  rétablissement 
de  la  disciphne  militaire,  celle  du  28  mars  1431  et  celle  de  1439,  et 
l'ordonnance,  également  datée  du  28  mars  1431,  sur  les  monnaies, 
sont  dues  aux  réclamations  des  États  de  Languedoïl.  Ce  sont  à  peu 
près  les  seules  traces  que  nous  ayons  de  leur  action  politique  sous 
Charles  VII,  et  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  grande  ordonnance  de 
1439  elle-même  resta  lettre  morte. 

Les  États  de  Languedoïl  auraient  pu,  surtout  au  début  du  règne, 
exiger  le  redressement  de  leurs  griefs  en  échange  du  vote  de  l'impôt; 
ils  auraient  pu  demander  à  surveiller  l'emploi  des  subsides.  Ils  se 
contentèrent  de  voter  des  sommes  plus  ou  moins  fortes,  «  pour  le 
recouvrement  de  la  seigneurie  du  roy  »,  «  pour  faire  cesser  les  pil- 
leries  »,  et  leur  loyalisme  ingénu  laissa  Charles  VII  et  ses  favoris 
dépenser  sans  contrôle  les  deniers  votés.  Ils  ne  surent  même  pas 
sauver  le  principe  du  consentement  à  l'impôt.  Charles  VII  étabht  les 


<  242  > 


Les  Assemblées  d'Etats  et  les  Finances  royales. 


aides  permanentes  et  la  taille  permanente,  et  de  bonne  heure  il  cessa 
de  convoquer  annuellement  les  États  de  Languedoïl. 

Jusqu'en  1436,  la  royauté  ne  réussit  pas  à  réorg^aniser  les  aides, 
impôts  indirects  fort  impopulaires,  parce  qu'ils  entraînaient  des  con- 
testations interminables  et  de  coûteux  procès.  En  janvier  1435,  dans 
une  assemblée  de  Languedoïl  où  quelques  provinces  seulement 
étaient  représentées,  l'archevêque  de  Vienne  proposa,  au  nom  du 
roi,  le  rétablissement  de  cette  contribution.  L'assemblée  y  consentit, 
pour  une  durée  de  quatre  ans.  Les  députés  de  Tours,  arrivés  après 
la  clôture  de  la  session,  protestèrent;  avec  un  sens  politique  peu 
commun  alors,  ils  déclarèrent  que  le  roi,  au  lieu  de  demander  une 
décision  générale  aussi  grave  à  une  réunion  aussi  restreinte,  aurait 
dû  «  convoquer  ensemble  les  Estaz  de  toute  son  obéissance  et  avoir 
sur  ce  leur  consentement  » .  D'ailleurs  les  protestations  des  contri- 
buables furent  si  vives  que  les  aides  durent  être  remplacées  par  un 
impôt  direct,  «  l'équivalent  aux  aides  ».  Mais,  l'année  suivante, 
Charles  VII  revint  à  la  charge,  et  les  États  réunis  à  Poitiers  en  1436 
acceptèrent  le  rétablissement  des  aides.  Dans  la  pensée  des  députés, 
la  levée  de  cet  impôt  devait  cesser  avec  les  causes  qui  en  avaient 
rendu  le  vote  nécessaire  ^  Le  roi  avait  toujours  dit  que  les  sacrifices 
demandés  étaient  provisoires  et  que,  dès  qu'il  le  pourrait,  il  se  con- 
tenterait de  ses  «  droiz  et  domaines  royaux  ».  Mais  après  ce  vote  de 
1436,  il  imposa  les  aides  chaque  année,  sans  consulter  les  États.  Et 
ainsi  fut  fondée  la  permanence  des  aides  dans  les  pays  de  Languedoïl. 

Le  roi  procéda  à  peu  près  de  la  même  manière  pour  établir  la 
taille  permanente.  Déjà,  en  1425,  Richemont  avait  fait  décider  en 
Conseil  qu'une  taille  serait  levée  sans  attendre  la  réunion  des  pro- 
chains États  :  les  bonnes  villes  apprirent  en  même  temps  qu'on  allait 
percevoir  un  impôt  de  260  000  livres  et  que  les  États  se  réuniraient 
dans  deux  mois.  Beaucoup  de  gens  refusèrent  de  payer;  il  fallut 
renoncer  à  percevoir  la  taille.  Mais,  au  moment  des  victoires  de  la 
Pucelle,  en  1429  et  en  1430,  Charles  VII,  fort  de  son  prestige  nou- 
veau, put  se  passer  du  concours  des  États  de  Languedoïl  et  demander 
de  l'argent  directement  aux  États  Provinciaux.  En  1437  et  en  1438, 
il  n'y  eut  pas  non  plus  de  réunion  des  trois  ordres  de  Languedoïl. 
Celle  de  1439  fut  probablement  la  dernière.  Depuis  lors,  le  montant 
de  la  taille  fut  déterminé  tous  les  ans  par  le  roi  en  son  Conseil,  selon 
les  besoins  prévus.  Mais  cette  taille  n'était  encore  qu'une  imposition 
provisoire,  pour  des  besoins  passagers.  On  l'appelait  1'  «  aide  pour  la 


PERMANENCE 
DES  AIDES. 


PERMANENCE 
DE  LA  TAILLE. 


1.  Les  députés  de  Lyon  déclarèrent  même,  à  leur  retour,  qu'ils  n'avaient  accordé  le  réta- 
blissement des  aides  que  pour  un  an.  Comme  l'a  dit  M-  Antûilie  Tiiomas,  les  Etats  furent 
certainement  trompés  par  quelque  équivoque. 


a43 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

conduite  de  la  guerre'  ».  En  1445  furent  organisées  les  compagnies 
d'ordonnance  et,  à  partir  de  1446,  une  autre  taille,  la  «  taille  des  gens 
de  guerre  »,  fut  levée  pour  l'entretien  de  ces  compagnies  :  c'est  ainsi 
que,  en  1449,  l'Auvergne,  outre  une  taille  de  35  500  francs,  eut  à 
s'acquitter  d'une  autre  taille  de  59  520  francs  pour  le  paiement  des 
gens  de  guerre.  En  1451,  les  Anglais  n'étant  plus  à  craindre,  le  roi 
supprima  1'  «  aide  pour  la  conduite  de  la  guerre  »,  car  ses  sujets  se 
plaignaient  fort  de  la  lourdeur  des  impôts  ;  mais  il  maintint  la  «  taille 
des  gens  de  guerre  ».  On  s'habitua  à  la  payer  tous  les  ans,  sans  se 
demander  si  elle  ne  servait  qu'à  l'entretien  de  l'armée  ;  plus  tard, 
elle  perdit  son  nom,  devint  la  «  taille  du  roi  »,  et  fut  employée  à  tous 
usages.  Ainsi  se  trouva  fondée  la  taille  permanente  dans  les  pays  de 
Languedoïl. 
^lA  PERUANENCE  On  a  prétendu  que  les  États  de  Languedoïl  avaient  établi  eux- 

DEviMPOTN'EST  niêmcs  la  taille  permanente,  et  que  leur  mort  avait  été  un  suicide. 
ÉTATS  DE  1439  C'cst  incxact.  Les  députés  réunis  à  Orléans  en  1439  votèrent  simple- 
ment un  subside  de  100000  francs  pour  une  année.  Ce  fut  même 
longtemps  après  la  clôture  de  cette  session  que  Charles  VII  décida 
de  se  passer  du  concours  des  États.  Il  eut  en  effet  l'intention  de  réunir 
à  Bourges,  le  15  février  1440,  une  assemblée  plénière,  et  lança  des 
convocations  dans  tout  le  royaume.  Les  députés  devaient  délibérer 
sur  le  Schisme,  la  délivrance  du  duc  d'Orléans,  la  paix  avec  l'Angle- 
terre, la  réforme  militaire.  Ils  se  rendirent  à  Bourges  et  y  restèrent 
cinq  ou  six  mois^;  mais  ils  s'en  allèrent  sans  avoir  rien  fait.  Le 
roi  était  occupé  à  réprimer  la  «  Praguerie  ».  Quand  les  princes 
rebelles  sollicitèrent  la  paix,  au  mois  de  mai,  le  dauphin,  qui  était 
leur  chef,  demanda  qu'on  ouvrît  la  session  des  États  Généraux  et 
émit  la  prétention  de  s'y  rendre  avec  ses  partisans,  afin  de  s'y  justifier. 
C'était  une  raison  de  plus  pour  que  Charles  'VII,  menacé  de  voir  son 
autorité  discutée  et  narguée  par  son  fils,  renvoyât  les  députés  dans 
leurs  foyers. 

Cette  assemblée  avortée  de  1440  fut-elle  la  dernière  du  règne  en 
Languedoïl?  L'histoire  des  États  Généraux  est  si  obscure  qu'on  ne 
saurait  l'affirmer.  On  a  retrouvé  un  document  financier  où  il  est 
fait  allusion  à  1"  «  aide  octroyé  en  la  ville  de  Tours  au  mois  de 
juing  1448  »,  aide  qui  a  été  perçue  jusque  dans  le  «  bas  païs  de 
Limosin^  ».  L'absence  complète  de  tout  témoignage  de  ce  genre 

1-  Il  ne  faut  pas  confondre  celle  aide,  impôt  direct,  avec  les  aides,  impôt  indirect. 

2.  Docamenls  tirés  des  Archives  de  Troyes,  par  Th.  Boutiot,  dans  la  Collection  de  docu- 
menls  inédils  relatifs  à  la  ville  de  Troyes,  t.  I,  1878,  n»  1. 

3.  De  Beaucourt,  Charles  VU,  t.  IV,  p.  4i8,  note  l,.  —  Il  s'agit  peut-être  dune  assemblée 
de  députés  des  bonnes  villes,  analogue  à  celles  dont  nous  parlons  plus  loin,  p.  2^7. 

<   244    > 


Les  Assemblées  iVEtats  et  les  Finances  royales. 


LE  ROI  ET  SES 
CONSEILLERS. 


pour  les  dernières  années  du  règne  permet  au  moins  de  supposer  que 
de  telles  convocations  ont  été  tout  à  fait  exceptionnelles.  On  peut 
dire  que,  depuis  1440,  en  Languedoïl,  le  rôle  financier  des  «  États 
Généraux  »  est  terminé. 

On  ne  saurait  en  rejeter  la  responsabilité  principale  sur  les  responsabilités.- 
députés  des  États.  Les  impôts  permanents  ont  été  fondés  subreptice- 
ment en  Languedoïl  par  les  conseillers  de  Charles  VII,  qui  n'ont 
jamais  manqué  une  occasion  de  détruire  toute  initiative,  toute  puis- 
sance autre  que  celle  du  roi.  Charles  VII  les  a  laissés  faire,  parce 
qu'il  les  laissait  toujours  faire,  et  aussi  parce  qu'il  n'avait  jamais  lui- 
même  supporté  qu'à  contre-cœur  les  réunions  d'États.  Les  reproches 
de  Jean  Jouvenel  des  Ursins  en  font  foi  ;  dans  VÉpistre  au  roy,  com- 
posée en  1440,  il  rappelle  avec  amertume  l'indifférence  dont  Charles  VII 
a  fait  preuve  pendant  la  session  de  1439  :  au  contraire  de  son  aïeul 
Charles  V,  qui  «  vouloit  tout  ouïr  et  savoir  »,  le  roi  n'a  «  montré  sa 
face  »  qu'aux  séances  d'ouverture  et  de  clôture  ;  lorsque  les  députés 
venaient  lui  présenter  des  requêtes,  il  se  «  boutoit  en  un  petit 
retrait  »,  pour  leur  échapper,  et  on  leur  fermait  la  porte  au  nez. 


Le  Languedoc,  longtemps  soumis  par  le  duc  de  Berry  à  un 
régime  de  tyrannie',  avait  repris  possession  en  1418  du  droit,  dont 
il  jouissait  au  xiv^  siècle,  de  consentir  l'impôt.  Au  début  du  règne  de 
Charles  VII,  cependant,  les  gens  du  roi  essayèrent  de  réduire  les 
États  de  Languedoc  au  rôle  de  simples  États  Provinciaux,  et  de  les 
forcer  à  accepter  les  votes  émis  par  une  assemblée  plus  générale. 
En  1423,  les  États  de  Languedoïl,  réunis  à  Bourges,  votèrent,  selon 
le  désir  du  roi,  un  subside  d'un  million  de  livres,  à  répartir  sur  tous 
les  pays  de  son  obéissance,  sans  exception.  Cette  manœuvre,  destinée 
à  remettre  aux  seuls  États  de  Languedoïl  le  soin  de  fixer  les  impôts 
que  devait  payer  l'ensemble  des  sujets,  fut  déjouée  par  la  résistance 
des  deux  provinces  qui  voulaient  garder  leur  autonomie,  le  Lan- 
guedoc et  le  Rouergue  :  elles  refusèrent  toutes  deux  la  quote-part 
qu'on  exigeait  d'elles.  Les  États  de  Languedoc  n'accordèrent  au 
roi  que  200000  livres,  au  lieu  des  300000  demandées.  Ils  surent  éga- 
lement défendre  leur  privilège  contre  le  comte  de  Foix,  qui,  devenu 
gouverneur  du  Pays,  prétendait  lever  des  contributions  arbitraires. 
Les  députés  envoyés  par  le  Pays  à  l'assemblée  de  Chinon,  en  1428, 
obtinrent  de  Charles  VII  des  lettres  interdisant  d'établir  en  Languedoc 
aucune  aide  ou  taille  sans  le  consentement  royal  et  «  sans  appeler 
à  ce  les  gens  des  Trois  Estats  ».  C'étaient  là  des  déclarations  fort 


LES  ETATS 

DE  LANGUEDOC. 

LEUR  PRIVILÈGE. 


1.  Voir  t.  IV,  1"  partie,  p.  277,  288-284,  299-300. 

<    245   ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


IMPORTANCE 
DE  LEUR  RÔLE. 


précises,  et  telles  que  n'en  reçurent  jamais  les  États  de  Languedoïl. 
Charles  VII  laissa  effectivement  aux  États  de  Languedoc  un  rôle 
d'une  réelle  importance.  L'isolement  du  Pays,  obligé  de  se  défendre 
contre  les  routiers,  parfois  contre  les  Anglais,  accoutuma  d'ailleurs 
les  habitants  à  ne  compter  que  sur  eux-mêmes.  Les  États  se  réunirent 
tous  les  ans,  parfois  à  deux  ou  trois  reprises  dans  la  même  année  \ 
et  souvent,  pendant  les  premiers  temps  du  règne  de  Charles  VIT, 
sur  l'initiative  des  grandes  villes.  C'étaient  elles  d'ailleurs  qui  domi- 
naient les  États.  La  majorité  des  établissements  ecclésiastiques 
s'abstenait  de  se  faire  représenter,  et  les  nobles  ne  se  rendaient  aux 
assemblées  qu'en  petit  nombre.  Une  trentaine  de  villes  envoyaient 
des  députés;  les  plus  considérables,  Toulouse  en  tête,  votaient  les 
premières  et  entraînaient  les  autres  suffrages. 

Les  députés  des  États  de  Languedoc  n'accordaient  pas  toujours 
la  totalité  des  sommes  demandées  par  le  roi,  et  leurs  réponses  aux 
commissaires  contenaient  de  longues  doléances,  étroitement  annexées 
à  l'octroi  du  subside.  Parfois  le  redressement  d'un  grief  était  acheté 
par  une  contribution  spéciale.  Ainsi,  en  mai  1435,  les  États  de  Béziers 
accordèrent  au  roi  160  000  moutons  d'or,  et  un  second  subside  de 
25  000  moutons  en  échange  de  la  révocation  des  réformateurs  sur  le 
fait  des  monnaies.  Les  États  jouissaient  aussi  du  privilège  assez 
important  d'asseoir  et  de  répartir  l'impôt  :  de  concert  avec  les  com- 
missaires du  roi,  ils  déterminaient  la  forme  sous  laquelle  seraient 
levés  les  subsides,  et  ils  les  répartissaient  entre  les  trois  sénéchaus- 
sées. A  la  fin  du  règne,  la  répartition  était  faite  par  les  États  entre 
les  diocèses;  dans  le  diocèse,  il  y  avait  une  petite  assemblée  repré- 
sentative, appelée  1'  «  assiette  »,  qui  fixait  la  quote-part  de  chaque 
paroisse. 

Les  États  de  Languedoc  n'avaient  pas  plus  que  ceux  de  Langue- 
doïl  la  puissance  législative,  ni  le  droit  de  contrôler  l'emploi  des 
sommes  que  le  roi  obtenait  d'eux.  Ils  demandaient  en  vain  qu'elles 
servissent  exclusivement  aux  besoins  de  la  province.  Quand  ils  vou- 
laient soulager  les  misères  locales,  écarter  par  exemple  les  rou- 
tiers, le  seul  moyen  sûr  était  de  voter  des  impôts  spéciaux.  Mais 
leur  prérogative,  si  restreinte  qu'elle  fût,  leur  permettait  de  rendre 
de  sérieux  services  aux  contribuables,  dont  ils  allégeaient  les 
charges. 
LES  ÉTATS  Lorsque  la  fortune  devint  meilleure,  les  conseillers  du  roi  regar- 

DE  LANGUEDOC      dèrcut  d'uu  mauvais   œil    ces   assemblées   à   demi  indépendantes. 
ALAFiNDU RÈGNE.  Q^arlcs  VII,  cu  1442,  manifesta  même  l'intention  de  les  supprimer.  Il 


BORNES  DE  LEUR 
AUTONOMIE. 


1.  On  trouvera  le  catalogue  des  sessions  clans  la  Thèse  latine  de  M.  Dognon. 

(    246   ) 


UN    LIT    DE    JIJSTICK 


LE   PROCÈS   DU   DUC   UALENÇON. 

foï  'fi/c  rî"V'" w"^''  '^''"'■'!f  V^  "  ■^««^'"''^  "'  ^^5.v.  le  roi.  assis  dans  Vanc,le,  est  entouré  de 
sonfls  Char  es,  de  Dunois,  de  Juvénal  des  Ursins  et  des  pairs.  Au  premier  plan,  des  huissier. 
mamUennent  le  pubhc.  -  Miniature  d'un  ms.  de  Boeeaee,  par  J.  Lue.uel.  Billl   de  mL'uV^ 

n\s.  fr.  369. 

Cl.  HaDMaeoîl. 


IV.  2.  —  Pl.  16.  Page  246. 


CHAP.  VI  Les  Assemblées  d'États  et  les  Finances  royales. 

les  conserva  cependant  et  les  États  de  Languedoc  continuèrent  à 
voter  chaque  année  des  subsides,  à  en  discuter  la  forme,  et  souvent  à 
exiger  des  rabais  ou  à  poser  des  conditions.  Mais,  de  plus  en  plus, 
ils  changeaient  de  caractère.  Au  xiv"  siècle,  ils  avaient  été  comme 
une  section  des  États  Généraux,  réunie  à  part  pour  plus  de  commo- 
dité. Après  la  suppression  des  États  de  Languedoïl,  ils  devinrent  une 
assemblée  simplement  provinciale,  occupée  uniquement  des  intérêts 
régionaux,  plus  puissante  que  les  États  de  Normandie,  mais  ana- 
logue. Le  Languedoc  se  transforma  en  simple  «  pays  d'États  ». 

Les  assemblées  des  Trois  États  de  Languedoïl  et  de  Languedoc 
ne  sont  pas,  nous  Tavons  dit,  les  seuls  comices  du  règne  qu'on 
puisse  comparer  aux  «  États  Généraux  »  du  xiv^  siècle  :  des  assem- 
blées très  variées  ont  été  tenues,  qui  ne  se  confondent  pas  avec 
les  États  Provinciaux.  Lorsque  les  pays  occupés  par  les  Anglais  au 
nord  de  la  Loire  ont  été  recouvrés,  des  réunions  des  trois  ordres  y 
ont  été  convoquées  à  plusieurs  reprises,  et,  plus  souvent,  des  réu- 
nions du  Tiers  État  seul,  car  c'était  des  bonnes  villes  qu'on  obtenait  le 
plus  d'argent,  en  ce  temps  où  les  campagnes  étaient  ruinées.  Ainsi, 
le  12  novembre  1431,  les  commissaires  du  roi  appelèrent  à  Troyes  les 
députés  des  villes  champenoises  situées  sur  les  confins  de  la  Bour- 
gogne, et  leur  réclamèrent  une  solde  pour  les  garnisons  royales  de 
cette  région.  Ils  essuy.èrent  d'ailleurs  un  refus  et  s'en  allèrent  «  pas 
contans  »  '.  Richemont,  à  peine  en  possession  de  Paris,  y  convoqua, 
pour  le  8  mai  1436,  les  députés  de  Compiègne,  de  Reims,  et  d'autres 
villes  de  la  région  du  Nord  et  de  l'Est,  pour  u  adviser  a  ce  qui  seroit 
affaire  pour  le  recouvrement  de  Creil,  Meaux  et  Montdidier  ».  Le  con- 
nétable exposa  les  résultats  de  la  session  tenue  au  mois  de  février, 
à  Poitiers,  par  les  Trois  États  de  Languedoïl,  et  demanda  aux  villes  de 
donner  30  000  écus  et  de  consentir  pour  leur  part  au  rétablissement 
des  aides.  Il  ne  s'était  adressé  cette  fois  qu'à  la  Bourgeoisie.  L'année 
suivante,  il  convoqua  les  Trois  États  des  pays  situés  au  nord  de  la 
Loire,  pour  subvenir  aux  frais  du  siège  de  Montereau;  l'assemblée 
eut  lieu  à  Bray-sur-Seine,  et  une  aide  importante  fut  accordée.  Dans 
l'hiver  de  1445-1446,  plusieurs  années  après  la  suppression  des  «  États 
Généraux  »,  on  voit  encore  se  réunir  à  Meaux  une  assemblée  de 
députés  des  villes  situées  au  nord  de  la  Seine  et  de  l'Oise;  Charles  VU 
a  envoyé  des  commissaires  y  demander  «  un  aide  au  pays  de  Langue 
d'Oïl,  montant  à  la  somme  de  trois  cens  mil  livres  »  -. 

1.  Mémoires  de  la  Soc.  académique  de  l'Aube,  1896,  p.  124  et  suiv. 

2.  Rapport  lies  députés  de  Senlis,  publié   par  Flamraermont,  InsUlulions  municipales  de 
Senlis,  1881,  p.  270. 

<    247    ) 


ASSEMBLEES 

AU  NORD 

DE  LA  LOIRE. 


SURVIVANCE 
DES  «  COURS 
GÉNÉRALES  ... 


La  Société  et  la  MojiarcJiie.  livre  n 

Enfin,  Charles  VII  tint  aussi,  pendant  les  dernières  années  du 
règne,  des  assemblées  qui  rappellent  les  anciennes  u  Cours  géné- 
rales »  :  telle,  en  avril  1444,  à  Tours,  une  «  assemblée  des  seigneurs 
de  France  et  autres  plusieurs  grans  seigneurs,  barons,  gens  d'Église, 
en  très  grant  nombre,  les  Anglois  estans  audit  lieu  pour  le  fait  des 
trêves  »;  telles  encore  les  deux  assemblées  réunies  en  juillet  1449 
aux  Roches-Tranchelion,  et  où  Ion  décida  la  reprise  de  la  guerre. 


II. 


ETATS  PROVINCIAUX  ET   LOCAUX^ 


ETATS 

PROVINCIAUX. 


CONVOCATION. 


COMPOSITION. 


PRESQUE  toutes  les  provinces  du  domaine  royal  ont  eu,  jus- 
qu'aux dernières  années  de  la  guerre  de  Cent  Ans,  des  assemblées 
d'Etats.  On  en  trouve,  non  seulement  en  Normandie  et  en  Dauphiné  % 
mais  tout  aussi  bien  en  Cli«ampagne,  Berry,  Touraine,  Poitou,  Sain- 
tonge  et  Aunis,  Limousin,  Quercy,  Rouergue,  Gévaudan,  Vivarais, 
Velay.  Dans  le  même  groupe  se  placent  les  États  des  seigneuries 
étroitement  soumises  à  l'action  royale,  comme  l'Anjou  et  le  Maine, 
possessions  de  la  maison  d'Anjou,  la  Marche,  apanage  d'un  cadet  de 
la  maison  de  Bourbon,  l'Auvergne,  qui  appartenait  au  duc  de 
Bourbon,  le  Lyonnais,  qui  dépendait  de  larchevêque-comte  de  Lyon. 

Il  était  rare  que  les  États  Provinciaux  se  réunissent  spontané- 
ment :  l'assemblée  était  convoquée  par  le  roi  ou  son  lieutenant,  même 
dans  des  pays  comme  l'Auvergne  et  la  Marche,  situés  hors  du 
domaine.  Dans  le  centre  de  la  France,  les  sessions  avaient  lieu  au 
moins  une  fois  par  an.  Les  États  de  Saintonge  et  d' Aunis,  en  1428- 
1429,  furent  réunis  dix  fois. 

Les  deux  premiers  ordres  étaient  généralement  représentés  par 
les  titulaires  de  certaines  charges  ecclésiastiques  et  de  certains  fiefs, 
convoqués  personnellement.  Il  y  avait  cependant  des  cas  d'élection 
ecclésiastique;  ainsi  le  chapitre  de  Limoges  choisissait  un  procureur. 
De  même  qu'aux  États  Généraux,  les  paysans  étaient  censés  repré- 
sentés par  les  seigneurs,  et  les  députés  du  Tiers  étaient  des  bourgeois, 


1.  Ouvrages  a  consulter.  La  meilleure  monographie  est  celle  de  M.  Antoine  Thomas: 
Les  Etals  provinciaux  de  la  France  centrale  sous  Charles  Vil,  1879-1880.  —  Pour  les  assem- 
blées de  Champagne  :  Roserot,  Mém.  de  la  Soc.  acad.  de  l'Aube,  1896.  —  Ch.  de  Beaurepaire, 
Les  Étals  de  Normandie  sous  le  règne  de  Charles  VII,  Travaux  de  l'Acad.  de  Rouen, 
1874-1875.  —  Denys  d'Aussy,  Rev.  de  Saintonge,  189V  —  Pour  le  Rouergue  :  Antoine  Thomas, 
Annales  du  Midi,  1890.  Rouquette,  Le  Rouergue  sous  les  Anglais,  1887.  —  Pour  l'Agenais  : 
Abbé  Breuils.  Rev.  des  Quest.  histor.,  iSgS,  t.  I. 

2.  Provinces  appelées  à  la  fin  de  l'ancien  régime  «  pays  d'Etats  ».  Nous  ne  nommons 
point  ici  la  Guyenne,  parce  que  ses  assemblées  d'Etats,  supprimées  à  la  suite  delà  seconde 
conquête,  ne  reparurent  que  sous  le  règne  de  Louis  XL 

<    248    ) 


CHAP.  VI  Les  Assemblées  d'Etats  et  les  Finances  royales. 

élus  par  les  magistrats  et  les  notables  des  villes  les  plus  importantes  '. 
Avec  les  députés  siégeaient  les  commissaires  du  roi,  chargés  de 
demander  le  subside,  parfois  même  de  le  répartir  entre  les  paroisses 
et  de  juger  les  contestations  relatives  à  Timpôt. 

Les  États  se  réunissaient  dans  une  des  villes  principales  du  pays,  sessions,  fusion 
et  tenaient  séance  deux  ou  trois  jours,  le  plus   souvent  dans  une  désordres. 

église.  Les  nobles  et  les  clercs  siégeaient  avec  les  bourgeois.  Ils 
n'avaient  aucune  répugnance  à  le  faire,  car  ils  ne  venaient  là  que 
pour  discuter  l'impôt  à  lever  sur  leurs  sujets  :  le  principe  de  l'exemp- 
tion des  personnes  nobles  était  déjà  admis  définitivement  -.  Le 
Clergé,  quand  il  accordait  pour  son  propre  compte  un  subside,  le 
faisait  dans  une  réunion  particulière. 

La  fonction  principale  des  États  Provinciaux  était  d'examiner,  vote  des  wpùts. 
concurremment  ou  non  avec  les  assemblées  que  nous  appelons  Etats 
Généraux,  les  demandes  d'argent  faites  par  le  roi  ^  Les  États  de 
chaque  province  se  montraient  fort  jaloux  de  leurs  privilèges.  En 
1435,  les  habitants  du  «  Franc-Alleu  »  virent  arriver  un  sergent  de 
Limoges,  leur  réclamant  une  part  d'un  impôt  qui  avait  été  voté  par 
les  États  du  Haut-Limousin.  Le  Franc-Alleu  se  composait  d'une 
douzaine  de  paroisses  d'Auvergne;  il  avait,  malgré  sa  petitesse,  des 
«  États  ».  Les  nobles  du  pays  convoquèrent  de  leur  propre  initiative 
une  assemblée,  et  il  fut  décidé  qu'on  ne  paierait  pas  l'impôt.  Très 
souvent  il  arrivait  que  les  États  Provinciaux  exigeaient  un  rabais, 
et  les  sommes  votées  par  les  assemblées  de  Languedoïl  subissaient 
de  ce  fait  d'importantes  diminutions.  Enfin  ils  se  prononçaient  sur  la 
forme  de  l'impôt,  et  souvent  ils  repoussèrent  les  innovations  propo- 
sées par  le  roi  et  acceptées  par  les  députés  de  Languedoïl.  Ils  retar- 
dèrent le  plus  possible  le  rétablissement  des  aides. 

Ainsi  que  les  États  de  Languedoc,  mais  à  un  moindre  degré,  cer-         répartition 
tains  États  Provinciaux  contribuaient  à   la  répartition  des  impôts.  des  impôts. 

Tantôt  ils  nommaient  des  délégués  qui  contrôlaient  la  répartition 
opérée  par  les  commissaires  du  roi  ou  les  «  élus  ».  Tantôt  même  ils 
opéraient  directement  :  en  Basse- Auvergne,  la  répartition  était  faite 
entre  les  treize  bonnes  villes  par  leurs  propres  délégués,  et  entre  les 
habitants  des  campagnes  par  les  délégués  des  seigneurs  nobles  et 

1.  Tels  étaient  du  moins  les  usages  les  plus  généraux.  La  diversité  des  formes  de  ces  insti- 
tutions locales  était  infinie.  On  serait  d'ailleurs  encore  plus  embarrassé  pour  décrire  méthodi- 
quement les  usages,  variables  et  mal  connus,  suivis  dans  les  réunions  d  "  Etats  Généraux  ». 

2.  La  taille  n'était  réelle  qu'en  quelques  pays  du  Midi.  Voir  plus  loin,  p.  25/, 

3.  Cet  examen  suivait  généralement,  ce  semble,  le  vote  des  Etats  Généraux,  mais  pou- 
vait aussi  le  précéder.  Parfois  les  Etats  Généraux  élevèrent  à  un  chiffre  supérieur  la 
somme  déjà  votée  par  les  Etats  d'une  province  :  ce  fut  le  cas  pour  la  Saintonge  en  1428. 
11  pouvait  arriver  aussi  que  le  roi  demandât  de  l'argent  aux  Etats  Provinciaux,  sans  convo- 
quer les  Etats  Généraux. 

<   249  ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LES  «  DENIERS 
OUTRE  LE  PRIN- 
CIPAL ... 


ROLE  POLITIQUE. 


DECADENCE 
DES  ÉTATS 
PROVINCIAUX. 


ecclésiastiques.  Les  États  rendirent  surtout  des  services  en  faisant 
décharger  les  villages  ruinés  par  la  guerre  ;  c'était  ce  qu'on  appelait 
la  «  réformation  des  feux  ». 

Le  subside  royal,  une  fois  voté  et  réparti,  échappait  à  l'action 
des  États  Provinciaux.  Mais  ils  votaient  en  outre  certaines  sommes, 
souvent  égales  ou  supérieures  à  l'impôt  royal,  pour  subvenir  au^x 
besoins  locaux  les  plus  urgents.  C'étaient  les  «  deniers  mis  sus,  oultre 
le  principal  ».  Pendant  la  première  partie  du  règne  de  Charles  Vil, 
ils  étaient  levés  et  dépensés  sans  autorisation  royale. 

Les  États  Provinciaux  avaient  donc,  soit  pour  le  vote,  soit  même 
pour  l'administration  de  l'impôt,  des  pouvoirs  plus  étendus  que 
les  États  de  Languedoïl;  de  même,  ils  eurent  un  rôle  politique 
plus  actif.  Non  seulement  ils  présentaient  au  roi  des  cahiers  de 
doléances,  souvent  très  soignés,  mais  ils  s'occupaient  pratiquement 
du  bien  public.  Les  voies  de  communication,  l'hygiène  même,  étaient 
l'objet  d'allocations  spéciales.  Les  États  défendirent  le  territoire  de 
leur  province  contre  les  Anglais  et  plus  souvent  encore  contre  les 
Écorcheurs.  Les  États  de  Saintonge  firent  démolir  en  1431  des  forte- 
resses qui  servaient  de  repaires  aux  routiers,  et  organisèrent,  dix  ans 
plus  tard,  une  campagne  contre  le  sire  de  Pons.  Les  États  du  Centre 
firent  parfois  alliance  avec  des  pays  ou  des  seigneurs  voisins;  les 
parties  contractantes  s'engageaient  à  se  protéger  mutuellement. 

Il  était  inévitable  que  le  roi  essayât  de  détruire,  aussitôt  qu'il  le 
pourrait,  l'autonomie  provinciale.  Lorsque  les  assemblées  de  Lan- 
guedoïl cessèrent  d'être  convoquées,  le  Conseil  du  roi  fixa  chaque 
année  le  chiffre  de  limpôt  et  la  quote-part  de  chaque  province.  Sous 
la  pression  d'un  pouvoir  de  plus  en  plus  fort,  les  États  Provinciaux 
faiblirent,  accordèrent  sans  rabais  la  totalité  des  sommes  demandées, 
en  se  contentant  de  présenter  quelques  doléances.  Leurs  prérogatives 
tombèrent  une  à  une.  En  1442,  les  Etals  de  Basse  et  Haute-Auvergne 
ayant  voté,  outre  le  subside  royal  qui  était  de  20  000  francs,  une 
somme  de  24  000  francs  pour  protéger  la  province  contre  les  pillages 
des  routiers,  le  roi  déclara  qu'il  avait  seul  le  droit  de  lever  des  impôts, 
et  punit  cette  atteinte  à  son  autorité  d'une  amende  de  20  000  francs.  11 
chercha  ensuite  à  empêcher  les  États  de  Basse-Auvergne  de  répartir 
eux-mêmes  les  impôts.  Les  États  du  centre  de  la  France  luttèrent 
une  dizaine  d'années  pour  conserver  leurs  privilèges  ;  mais,  à  partir 
de  1451  environ,  ils  ne  furent  plus  convoqués  que  très  rarement.  Les 
provinces  du  Centre  payèrent  sans  mot  dire  la  part  d'impôts  qui  leur 
était  attribuée  par  le  Grand  Conseil,  et  les  «  élus  »  royaux  s'y  instal- 
lèrent, pour  faire  la  besogne  de  la  répartition  :  ce  furent  désormais 
des  «  pays  d'élections  ». 


CHAP.  VI  Les  Assemblées  d'États  et  les  Finances  royales. 

Les  États  de  sénéchaussées  et  de  prévôtés  connurent  la  même     états  de  sénè- 
grandeur  et  la  même  décadence.  Pendant  la  première  partie  du  règne  chaussées 

de  Charles  VII,  ils  se  réunissaient  et  votaient  des  subsides  pour  les  et  de  pue  votes. 
besoins  locaux,  même  dans  les  pays  qui  avaient  des  assemblées  repré- 
sentant toute  la  province,  comme  le  Languedoc  et  TAuvergne.  Ainsi 
Ton  voit  les  Trois  États  de  la  prévôté  de  Saint-Flour  et  ceux  de  la 
sénéchaussée  de  Toulouse  délibérer  sur  la  question  des  routiers.  En 
Guyenne,  Charles  VII  ne  convoqua  point  d'États  Provinciaux,  ni  dans 
la  partie  française,  ni  dans  la  partie  conquise  sur  les  Anglais  : 
il  recourut  aux  États  de  sénéchaussées.  En  1443,  les  États  de  la 
sénéchaussée  d'Agenais  et  de  Gascogne  refusèrent  un  subside  de 
2  000  écus;  les  consuls  de  Condom  et  de  Montréal,  qui  menaient  la 
résistance,  ayant  été  jetés  en  prison  par  les  commissaires  royaux,  une 
agitation  générale  s'organisa,  et  les  habitants  se  cotisère^nt  pour 
former  appel  devant  le  Parlement  de  Paris.  Mais  il  n'était  plus  temps 
pour  ces  manifestations  d'indépendance  :  en  1443,  l'autonomie  locale 
était  partout  menacée.  Le  subside  fut  payé,  et  Tannée  suivante  les 
États  ne  refusèrent  point  de  le  voter  K 

Les  diverses  assemblées  d'États,  réunies  par  les  gens  du  roi  au  les  assemblées 
xiV  siècle,  pour  entendre  la  volonté  royale  et  fournir  «  aide  et  d'états  a  la  fin 
conseil  »*,  avaient  paru  un  moment,  au  milieu  des  malheurs  de  l'in-  du  moyen  a  e. 
vasion  anglaise,  devenir  une  institution  de  contrôle  et  de  liberté. 
Pendant  une  crise,  sous  le  règne  de  Jean  le  Bon,  des  assemblées 
restreintes,  qu'on  a  appelées  «  États  Généraux  »,  avaient  pris  une 
part  effective  au  gouvernement  du  royaume;  mais  le  système  de 
contrôle  créé  alors  avait  été  purement  provisoire.  On  a  vu  comment 
l'absence  d'entente  entre  les  trois  ordres,  le  manque  d'esprit  poli- 
tique, le  prestige  toujours  intact  de  la  personne  royale,  la  grande 
étendue  et  la  diversité  du  royaume,  avaient  empêché  que  la  France 
eût  à  ce  moment-là  sa  Charte.  —  Au  xv"  siècle,  ni  en  1413,  ni  sous 
le  règne  de  Charles  VII,  les  assemblées  d'États  n'entreprirent  plus 
rien  contre  l'autorité  monarchique.  Le  principe  du  consentement 
à  l'impôt  n'était  pas  inconnu,  mais  il  ne  fut  pas  imposé  au  roi  par 
la  masse  de  la  nation.  Il  faut  le  répéter,  la  France  était  trop  diverse 
et  l'esprit  politique  manquait.  Les  Français  du  moyen  âge  sentaient 
très  vivement  les  abus  du  pouvoir,  mais  ils  se  contentaient  générale- 

1.  Dans  la  sénéchaussée  des  Lannes  (Landes),  Charles  Vil  créa  ou  au  moins  ressuscita  sur 
le  tard  l'institution  des  Etats;  mais  ce  fut  un  procédé  pour  accoutumer  les  habitants  à 
payer  l'impôt  royal.  Voir  l'étude  de  Cadicr  dans  la  Revue  de  P.éarn,  t.  III,  i885. 

2.  Ce  fut  du  moins  le  cas  le  plus  général.  A  1  origine  des  Etats  de  Normandie,  il  y  eut  un 
contrat  entre  le  roi  et  les  sujets.  Voir  t.  III,  2^  part.,  p.  2.59,  et  t.  IV,  1'"  part.,  p.  78-7;^. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

ment  de  déblatérer  contre  les  gens  du  roi  et  d'exiger  des  révoca- 
tions d'officiers.  Pour  se  garantir  contre  le  retour  de  ces  abus,  ils 
songeaient  moins  à  se  créer  des  garanties  constitutionnelles  qui 
auraient  protégé  toute  la  nation,  qu'à  rafïermir  de  vieux  droits  parti- 
culiers, protégeant  telle  classe,  telle  communauté,  telle  région. 
Nobles,  Clergé,  bonnes  villes,  aspiraient  surtout  à  s'assurer  des  privi- 
lèges. Il  est  incontestable  pourtant  que  la  guerre  de  Cent  Ans  avait 
développé  en  France  un  germe  de  libertés  politiques  :  la  constitution 
anglaise  est  sortie  de  crises  analogues.  Mais  la  guerre  de  Cent  Ans 
contribua  aussi  à  faire  avorter  ce  germe,  parce  qu'elle  donna  au  roi 
de  France  le  prestige  d'avoir  chassé  l'étranger  et  vaincu  l'anarchie; 
elle  fortifia  ainsi  le  loyalisme  monarchique,  sentiment  bien  plus 
simple  et  plus  accessible  à  la  foule  que  ne  le  sont  nos  conceptions 
politiques  modernes. 

Défaut  d'idées  générales,  progrès  de  la  religion  de  la  royauté, 
telles  furent  les  deux  causes  principales  de  l'échec  des  États  Géné- 
raux au  xV  siècle.  Il  faut  aussi  tenir  grand  compte  de  raisons  diverses 
qui  les  rendirent  impopulaires.  Au  milieu  de  tant  de  misères,  de  tant 
de  périls  et  de  besoins  pressants,  quels  sentiments  en  effet  pouvaient 
éprouver  les  sujets  de  Charles  VII,  en  recevant  la  nouvelle  d'une 
convocation  d'États  Généraux?  Sauf  une  seule  fois  (en  1425),  on  ne 
leur  demanda  jamais  «  aide  et  conseil  »  que  pour  exiger  d'eux  de 
nouveaux  impôts.  En  outre,  les  frais  de  députation  étaient  à  la  charge 
des  électeurs,  et  pouvaient  être  fort  lourds.  Aussi  fallait-il  des  lettres 
comminatoires  pour  obliger  les  bonnes  villes  à  se  faire  représenter. 
Quant  aux  députés,  ils  devaient  quitter  leur  foyer  et  leurs  affaires 
pour  s'acquitter  d'une  longue  et  pénible  mission,  qui  ne  leur  procu- 
rait que  tribulations  et  déboires  :  au  retour,  ils  étaient  à  peu  près 
sûrs  d'entendre  un  concert  de  malédictions  contre  les  impôts  qu'ils 
avaient  dû  consentir,  et  ils  avaient  toutes  les  peines  du  monde  à  se 
faire  rembourser  leurs  dépenses;  heureux  encore  ceux  qui  revenaient 
sains  et  saufs,  car  un  voyage,  alors,  entraînait  danger  de  mort.  On 
comprend  donc  que  le  peuple  ait  pris  très  aisément  son  parti  de  la 
disparition  des  États  Généraux.  Les  États  Provinciaux  et  locaux 
eurent  la  vie  plus  dure  :  outre  qu'ils  n'exigeaient  pas  de  voyages 
longs  et  coûteux,  ils  s'occupaient  de  soulager  les  misères  du  pays  et 
on  en  apercevait  facilement  les  effets  bienfaisants;  mais,  sous  la 
savante  et  lourde  pression  des  gens  du  roi,  ils  perdirent  leur  indé- 
pendance. Le  roi  n'avait  plus  besoin  d'assemblées  d'États.  Par 
elles,  il  avait  habitué  son  peuple  à  payer  la  taille  et  les  aides;  avec 
elles,  ses  conseillers  avaient  élaboré  quelques  projets  de  réformes 
militaires  et  financières;  sans  elles,  ils  résolurent  pratiquement  le 


CHAP.  VI  Les  Assemblées  d'Etats  et  les  Finances  royales. 

problème  de  rétablir  Tordre  en  France,  et  de  donner  au   roi   une 
armée  solide  et  de  bonnes  finances  '. 


///.  —  REORGANISATION  DES  FINANCES  ROYALES' 


APRÈS  le  traité  d'Arras  et  le  recouvrement  de  Paris,  commença 
la  restauration  des  finances  royales.  La  Chambre  des  Comptes 
et  les  «  généraux  conseillers  sur  le  fait  de  la  justice  des  aides  » 
reprirent  leur  place  à  Paris.  Des  commissions  spéciales  firent  rendre 
gorge  aux  officiers  raalversateurs  :  l'évêque  de  Laon,  Guillaume  de 
Champeaux  ^,  fut  révoqué,  et  ses  biens  furent  saisis.  De  1438  à  1460, 
tandis  que  les  impôts  s'établissaient  en  permanence,  de  grandes 
ordonnances  réorganisèrent  Tadministration  financière. 

Le  domaine  royal,  peu  à  peu,  était  arraché  aux  Anglais.  Il  avait 
fallu,  il  est  vrai,  en  céder  une  partie  importante  au  duc  de  Bourgogne 
pour  obtenir  la  paix  d'Arras,  et,  jusque  vers  1443,  le  roi  aliéna  beau- 


RESTAURATION 

DES  FINANCES 

ROYALES. 


FINANCES 

ORDINAIRES. 

DOMAINE. 


1.  Les  assemblées  d'Etats  nées  dans  les  grands  flefs  comme  dans  le  domaine  royal,  vers 
la  même  époque  et  pour  les  mêmes  raisons  fiscales,  n'aboutirent  pas  davantage  à  la  création 
de  libertés  politiques  durables,  susceptibles  de  développement  continu.  Les  barons  per- 
mirent, il  est  vrai,  aux  Etats  de  subsister,  de  présenter  des  griefs,  de  rogner  les  subsides 
qu'on  leur  demandait,  alors  même  que  dans  le  domaine  royal  le  régime  représentatif  était  à 
peu  près  anéanti;  ils  laissèrent  l'institution  vivre,  parce  qu'elle  leur  procurait  des  sommes 
considérables,  qu'il  leur  aurait  été  difficile  d'obtenir  autrement.  Les  Etats  de  Bourgogne, 
au  temps  de  Philippe  le  Bon,  eurent  un  rôle  vraiment  de  premier  ordre  dans  le  gouverne- 
ment du  duché,  notamment  pendant  la  période  de  1'  «  Ecorcherie  ».  Mais,  au  dehors 
comme  au  dedans  du  domaine  royal,  les  assemblées  d'Etats  n'avaient  aucune  participation 
de  droit  au  pouvoir  législatif;  et,  en  matière  financière,  le  seigneur  imposait  de  temps  en 
temps  sa  volonté,  comme  pour  interrompre  la  prescription.  Lorsque,  peu  d'années  après 
la  mort  de  Charles  VII,  la  Bourgogne,  la  Provence,  la  Bretagne,  vinrent  s'agréger  au 
domaine  royal,  elles  conservèrent  leurs  libertés  particulières,  et  devinrent  des  «  pays 
d'Etats  »  ;  mais  elles  furent  en  réalité,  comme  la  Normandie,  la  Guyenne  et  le  Languedoc, 
livrées  à  l'arbitraire  fiscal  de  la  Monarchie  :  elles  y  avaient  été  préparées  par  l'arbitraire 
de  leurs  princes.  —  Consulter  pour  les  assemblées  du  duché  de  Bourgogne  :  Marcel  Canat, 
Documenls  inédits  pour  servir  à  l'histoire  de  Bourgogne,  i863  ;  Bougenot,  Les  Etats  de  Bour- 
gogne, Positions  des  Thèses  de  l'Ecole  des  Chartes,  1884  ;  Beaune  et  D'Arbaumont,  La 
Noblesse  aux  Etats  de  Bourgogne,  i864  :  Fréminville,  Les  Ecorcheurs  en  Bourgogne,  1888.  — 
Pour  les  Etats  de  la  comté  de  Bourgogne  :  Clerc,  Les  Etals  Généraux  et  les  libertés  publi- 
ques en  Franche-Comté,  t.  I,  1881.  —  Artois  :  F.  Filon,  Revue  des  Sociétés  savantes,  1860, 
1"  semestre.  —  Bretagne  :  Dupuy,  Réunion  de  la  Bretagne  à  la  France,  t.  I,  1880.  —  Fage, 
Les  Etats  de  la  vicomte  de  Turenne,  t.  I,  1894.  —  Armagnac  ;  Parfouru  et  De  Carsalade  Du 
Pont,  Comptes  consulaires  de  Riscle,  1. 1,  1886.  —  Domaines  du  comte  de  Foi.x  ;  Pasquier,  Bull, 
histor.  et  philologique,  1896;  Courteaull,  Gaston  IV,  1898;  Cadier,  Les  Etals  de  Bcarn,  1888. 

2.  Sources.  G.  Jacqueton,  Documents  relatifs  à  l'administration  financière  en  France,  1443- 
1523,  1891  (notamment  ;  Le  Vestige  des  Finances,  petit  traité  didactique  du  commencement 
du  xvi"  siècle,  décrivant  l'administration  financière,  telle  que  la  réorganisèrent  les  con- 
seillers de  Charles  "VII).  Documents  publiés  par  l'abbé  Douais,  Annales  du  Midi,  1896.  Henri 
Baude,  Eloge  de  Charles  Vil,  chap.  iv.  Thomas  Basin,  liv.  V,  chap.  xxvi. 

Ouvrages  a  consulter.  Jacqueton,  Documents,  Introduction.  —  Sur  les  finances  en 
Languedoc,  éludes  de  Spont,  Annales  du  Midi,  1890  et  1891.  Dognon,  Institutions  du  pays 
de  Languedoc,  1896.  —  L.  Guiraud,  Jacques  Cœur,  1900,  chap.  11.  —  Flammermonl,  Inslilu- 
lions  municipales  de  Sentis,  1881. 

3.  Sur  Guillaume  de  Champeaux,  voir  plus  haut,  p.  27. 


253 


La  Société  et  la  Monarchie.  livrk  n 

coup  de  terres  en  faveur  de  ses  favoris  et  de  ses  serviteurs  '.  En 
revanche,  de  1442  à  1460,  le  duché  de  Nemours,  le  Dauphiné,  aug-- 
raenté  des  comtés  de  Diois  et  de  Valentinois,  le  comté  d'Armagnac 
et  le  duché  d'Alençon  furent  annexés  aux  terres  de  la  couronne  ^.  La 
misère  générale,  les  concussions  et  Tincurie  des  officiers,  avaient  fait 
des  propriétés  foncières  de  la  couronne  une  non-valeur  :  une  série 
de  règlements  en  réforma  sévèrement  Tadministration.  Mais  il  y 
avait  longtemps  que  les  rentes  du  domaine  ne  suffisaient  plus  aux 
MONNAIES.  rois  de  France.  Le  monnayage,  soumis  à  un  contrôle  rigoureux,  ne 

fut  pas  non  plus  très  productif,  parce  qu'il  fut  désormais  pratiqué 
honnêtement  :  la  frappe  cessa  d'être  un  expédient  fiscal  et  la  mau- 
vaise monnaie  fut  décriée.  Il  fallait  donc  d'autres  ressources.  Ce 
furent  les  «  finances  extraordinaires  »  qui  les  donnèrent. 
FINANCES  La  taille  royale,  qu'on  appelait  jadis  le  fouage,  les  aides  et  la 

EXTRAORDINAIRES,  gabelle  du  sel  avaient  été  inventés  au  siècle  précédent,  mais  employés 
TAILLE.  longtemps  sans  régularité   et  comme  des  expédients  temporaires. 

Depuis  le  règne  de  Charles  Vil,  jusqu'à  la  fin  de  l'ancien  régime,  ces 
impôts  ne  cessèrent  plus  d'être  perçus.  On  a  vu  qu'à  partir  de  1440, 
l'impôt  direct  de  la  taille  fut  levé  sans  intervention  des  États  Géné- 
raux, au  moins  en  Languedoïl.  Souvent,  dans  le  courant  de  l'année, 
le  roi  ordonnait  une  augmentation  :  c'était  la  «  crue  de  taille  ».  Il 
existait  deux  sortes  de  tailles  :  la  taille  «  réelle  »  et  la  taille  «  person- 
nelle ».  La  première  était  payée  par  la  terre  roturière,  quelle  que  fût 
la  qualité  du  propriétaire,  qu'il  fût  clerc,  noble  ou  roturier,  car  les 
terres,  au  moyen  âge,  étaient,  comme  les  personnes,  nobles  ou  rotu- 
rières, et  un  noble  pouvait  posséder  une  terre  roturière.  Cette  taille 
«  réelle  »  avait  cours  dans  une  partie  de  la  Guyenne  et  en  Languedoc. 
La  taille  «  personnelle  »,  qui  avait  cours  dans  le  reste  du  royaume, 
était  aussi  un  impôt  foncier,  mais  n'atteignait  que  les  roturiers, 
quelle  que  fût  d'ailleurs  la  qualité  de  leurs  terres  :  elle  ne  frappait 
point  les  nobles  ni  les  clercs  ;  et  cette  exemption  s'étendait  aux  offi- 
ciers du  roi,  non  pas  encore  par  une  règle  générale,  mais  par  des 
faveurs  spéciales  de  plus  en  plus  nombreuses.  La  répartition  des 
tailles,  d'ailleurs,  donnait  lieu  à  toutes  sortes  d'inégalités  :  de  deux 
paroisses  voisines,  l'une  était  moins  chargée  que  l'autre. 

1.  C'est  ainsi  qu'il  avait  donné,  dès  1421,  le  comté  d'Etampes  à  Richard  de  Bretagne, 
frère  du  duc  Jean  V,  et  en  1426  la  seigneurie  de  Parthenay  à  Richemont,  et  qu'il  donna  en 
f4A3  le  comté  de  Longueville  à  Dunois,  le  comté  de  Gien  et  d'autres  terres  à  Charles 
d'Anjou.  A  partir  de  i45o,  les  aliénations  redevinrent  assez  fréquentes,  par  la  volonté  per- 
sonnelle de  Charles  VH,  notamment  en  faveur  d'André  de  Villequier,  qui  avait  épousé 
une  maîtresse  du  roi.  Pour  le  détail,  voir  de  Beaucourt,  Charles  VII,  t.  II,  p.  56i-564; 
t.  III,  p.  418-419;  t.  V.  p.  3o8;  t.  VI,  p.  348. 

2.  De  Maricourt,  Histoire  du  duché  de  Nemours,  Positions  des  Thèses  de  l'Ecole  des 
Chartes,  1900.  —  Pour  le  comté  d'Armagnac,  le  duché  d'Alençon  et  le  Dauphiné,  voir  plus 
loin,  p.  286-287,  293. 

(    254    > 


Les  Assemblées  d'Etats  et  les  Finances  royales. 


AIDES. 


Les  aides,  supprimées  par  Charles  avant  son  avènement  au  trône, 
furent  rétablies  en  1436.  Les  aides  étaient  une  taxe  d'un  sou  par  livre, 
sur  le  prix  de  vente  de  toutes  marchandises  achetées  ou  échangées. 
Cet  impôt  étant  d'une  perception  difficile,  parfois  ruineuse  pour 
ceux  qui  le  prenaient  à  ferme,  certaines  provinces  obtinrent  qu'il 
fût  modifié.  Ainsi  en  Languedoc,  les  aides  furent  remplacées  en  1443 
parmi  «  équivalent  »,  impôt  indirect  qui  frappait  seulement  la  viande 
et  le  poisson,  et  dont  le  chiffre  était  fixé  d'avance;  le  total  n'étant 
jamais  atteint,  la  somme  était  complétée  par  la  perception  d'une  taille. 

La  gabelle  du  sel  n'avait  pas  non  plus  une  organisation  uni-  gabelle  du  sel 
forme  ^  Dans  le  Poitou,  la  Saintonge  et  le  gouvernement  de  la 
Rochelle,  où  le  sel  était  une  des  rares  richesses  des  habitants,  les 
droits  étaient  faibles  :  la  gabelle  consistait  dans  le  «  quart  »  ou  le 
«  quint  de  sel  »,  c'est-à-dire  le  quart  ou  le  cinquième  du  prix  de 
vente,  et  ne  produisait  guère  que  8500  livres  par  an;  la  perception 
était  adjugée  à  des  fermiers  -.  En  Languedoc,  l'impôt  rapportait 
70000  livres  :  près  des  marais  salants  se  dressaient  les  greniers 
royaux;  c'étaient  des  entrepôts  de  douane,  où  tout  le  sel  devait  passer, 
pour  être  frappé  de  la  taxe.  Dans  le  reste  de  la  France,  les  greniers 
royaux  étaient  des  magasins  de  vente,  où  les  particuliers  devaient 
aller  chercher  leur  provision  de  sel. 

La  dernière  année  du  règne,  les  revenus  de  la  couronne  mon- 
taient à  1  800000  livres  ^  ;  les  produits  du  domaine  ne  figuraient  dans 


TOTAL 

DES  REVENUS 

DE  LA    COURONNE. 


1.  Sur  la  gabelle  au  xiv  siècle,  voir  t.  IV,  i"  part.,  p.  77,  210-214. 

2.  Les  conseillers  de  Charles  VII  songèrent  un  moment  à  établir  des  greniers  à  sel  dans 
cette  région;  voir  les  curieux  Mémoires  des  délégués  de  Poitiers,  publiés  par  Ledain,  Arch. 
histor.  du  Poitou,  t.  II. 

3.  I.  Finances  ordinaires  :  ooooo  livres.  II.  Finances  extraordinaires  :  1760000  livres, 
à  savoir  : 


GÉNÉRALITÉ 

DE 
LANGUEDOÏL 

Aide» 

2'tO  000 

Gabelles 

30  000 

Tailles 

480  000 

Total    de  chaque 
généralité 

750  000 

généralité 
d'outre-seine 
et  picardie 

GÉNÉRALITÉ 

D£ 
LANGUEDOC 

GÉNÉRALITÉ 

DE 
NORMANDIE 

130  000 

60  000 

75  000 

35  000 

70  000 

25  000 

85  000 

120  000 

300  000 

250  000 

250  000 

400  000 

TOTAL 
PAR    IMPÔT 


30  000   '    535  000 


70  000  (      l  055  000 


CTOTAL  GÉNÉRAL. 

100  000      J     1  750  000 


Les  revenus  de  Charles  V  s'éievaieni  au  même  total,  a  raison  de  3ooood  livres  pour  le 
domaine  et  de  1  Sooooo  livres  pour  les  finances  extraordinaires  (d'après  Spont,  Annales  dv 
Midi,  1890,  p.  366  et  suiv.) 


255 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LE  ROI  PRETEND 
SE  RÉSERVER 
L'IMPÔT. 


OU  LES  IMPOTS 
ROYAUX  ONT 
COURS. 


ce  total  que  pour  50  000  livres.  Les  impôts  extraordinaires  étaient 
à  peine  plus  lourds  qu'à  la  fin  du  règne  de  Charles  V.  Le  roi  avait 
renoncé  aux  crues  de  taille,  aux  emprunts  forcés  sur  les  particuliers, 
aux  impôts  extraordinaires  levés  sur  les  villes,  et  aux  autres  expé- 
dients en  usage  jusque  vers  1450.  La  population,  encore  très  misé- 
rable, se  plaignait  des  impôts;  mais  elle  ne  pouvait  guère  être 
ménagée  davantage,  et  Ton  a  pu  dire  que  les  dix  dernières  années 
du  règne  de  Charles  VII  furent,  au  xv''  siècle,  «  l'âge  d'or  du  contri- 
buable ». 

Le  meilleur  moyen  de  rendre  la  taille  et  les  aides  supportables 
et  d'en  assurer  la  perception,  c'était  de  supprimer  les  autres  charges 
qui  pesaient  sur  le  peuple  et  de  réserver  au  roi  seul  le  droit  d'imposer. 
Lorsque  fut  rédigée,  après  la  session  des  États  d'Orléans,  l'ordon- 
nance de  1439,  on  y  inscrivit  la  peine  de  la  confiscation  des  biens 
pour  les  seigneurs  qui  retiendraient  une  partie  des  deniers  dus  au 
roi  par  leurs  sujets,  ou  mettraient  «  aucune  creue  par  dessus  la  taille 
du  roy  »;  on  ajouta  même  qu'il  était  défendu  à  tout  seigneur  de 
lever  une  taille  ou  un  impôt  quelconque  sans  autorisation.  Ni  l'une  ni 
l'autre  de  ces  interdictions  ne  furent  respectées.  En  1442,  Charles  VII 
se  plaignait  que  les  seigneurs  retinssent  pour  eux  une  partie  des 
tailles  royales.  Au  xvi^  siècle,  la  taille  seigneuriale  existait  encore  en 
bien  des  endroits.  Il  fut  moins  difficile  de  briser  la  résistance  des 
assemblées  provinciales  et  municipales.  Charles  VII  interdit  aux 
Etats  de  lever  des  deniers  sans  sa  permission,  attaqua  l'autonomie 
des  Etats  de  Languedoc  eux-mêmes,  contrôla  et  réduisit  leurs  votes 
de  taxes  locales.  On  verra  enfin  que,  sous  couleur  de  défendre  les 
villes  contre  les  officiers  municipaux,  il  anéantit  leur  indépendance 
financière. 

Non  seulement  les  impôts  étaient  en  théorie  réservés  au  roi 
seul,  mais  ils  devaient  avoir  plein  cours  «  en  tous  les  lieux  de  ce 
royaume  '  »  (sauf  dans  les  domaines  du  duc  de  Bourgogne,  préservés 
par  les  conventions  d'Arras).  Cet  autre  principe  n'était  pas  plus  facile  à 
pratiquer  que  le  premier.  Les  grands  vassaux  très  puissants  ne  lais- 
saient pas  les  officiers  du  fisc  pénétrer  chez  eux.  Pour  forcer  l'entrée 
du  comté  d'Armagnac,  il  fallut  une  guerre  :  en  1443,  une  armée 
royale  envahit  les  domaines  du  comte  Jean  IV  et  les  conquit.  Les 
habitants  refusèrent  encore  de  payer  la  taille.  Horriblement  foulés 
par  les  garnisaires,  ils  ne  cédèrent  qu'au  bout  de  quelques  années. 
Le  puissant  voisin  du  comte  d'Armagnac,  Gaston  IV  de  Foix,  égale- 


1.  Réponse  du  Grand  Conseil  aux  doléances  des  Etats  des  Lannes,  publiée  par  Cadier, 
La  sénéchaussée  des  Lannes  soas  Charles  VII,  Revue  de  Béarn,  t.  III,  i885. 


256 


Les  Assemblées  d'Etats  et  les  Finances  royales. 


ment  menacé  par  les  sommations  royales,  tint  bon,  et  Charles  Vil 
n'insista  pas  *. 

Les  empiétements  du  fisc  réussirent,  sans  bruit,  dans  des  fiels  d(^ 
moindre  importance,  comme  au  temps  de  Charles  V.  A  rextrcmilé  du 
royaume,  dans  ce  Midi  si  longtemps  autonome,  la  maison  d'Albret 
laissa  violer  ses  immunités.  Le  plus  souvent  on  amadouait  les  sei- 
gneurs en  leur  servant  des  pensions  et  en  leur  abandonnant  une 
partie  des  impôts.  D'ailleurs  on  usait  de  ménagements  envers  leurs 
sujets  :  on  leur  épargnait  les  crues  de  taille  -. 

Il  s'en  fallait  donc  qu'il  y  eût,  dans  le  royaume,  égalité  devant 
l'impôt.  Le  régime  n'était  pas  le  même  dans  les  grands  fiefs  que  dans 
le  domaine.  Dans  le  domaine  même,  on  a  vu  que  le  poids  des  impôts 
n'était  pas  le  même  pour  tous  les  pays  ni  pour  tous  les  sujets.  La 
royauté  avait  établi  le  principe  qu'aucune  partie  du  royaume  ne  pou- 
vait être  exempte  de  la  contribution  publique;  mais  elle  ne  pouvait 
avoir  et  n'eut  pas  en  effet  l'idée  d'un  régime  fiscal  uniforme  :  elle 
laissa  subsister  les  usages  particuliers  qui  s'étaient  formés  dans  les 
diverses  régions  et  les  privilèges  déjà  reconnus  des  nobles  et  des 
clercs.  A  ces  privilèges,  commençaient  à  s'ajouter  ceux  des  officiers. 
Ainsi  apparaissaient  déjà  des  imperfections  et  des  abus  qui  devaient 
s'aggraver  et  constituer  une  des  grandes  injustices  de  l'Ancien 
Régime. 

Il  est  à  noter  que  la  Monarchie  maintenait  pourtant  son  droit  de 
faire  payer  l'impôt  aux  gens  d'Église,  dans  les  cas  d'urgence  excep- 
tionnelle. L'Université  de  Paris  paya  en  1437  l'aide  levée  pour  le 
siège  de  Montereau.  En  1441,  on  lui  réclama  encore  de  l'argent  pour 
le  siège  de  Pontoise.  Elle  résista,  suspendit  ses  cours  et  finit  par 
céder.  Les  clercs  du  Languedoc  durent  contribuer  à  l'aide  levée, 
dans  l'hiver  de  1443-1444,  pour  la  défense  du  royaume  :  «  De  raison 
et  de  toute  équité,  était-il  dit  dans  les  lettres  du  26  février  1444^ 
puisque  lesdits  deniers  sont  levez  pour  employer  au  fait  de  la  chose 
publique,  est  chose  raisonnable  que  tous  en  général  et  en  particu- 
lier y  contribuent  ».  Dans  l'ordonnance  du  19  juin  1445,  le  roi 
déclare  que  les  gens  d'Église,  sauf  les  écoliers  des  Universités, 
doivent  payer  les  impôts  levés  «  pour  la  défense  du  royaume  »,  et  être 
au  besoin  contraints  «  par  prise,  arrest  et  exploitation  de  leur  tem- 
porel ».  Lorsque  la  taille  des  gens  de  guerre  fut  établie,  l'occasion 


ARFiAXGEMENTS 

AVEC  LES 

SEIGNEURS. 


L'INEGALITE 
DANS  L'IMPOT. 


RESTRICTION 

AU  PRIVILÈGE 

DE  CLERGIE. 


1.  Sur  l'affaire  d'Armagnac,  voir  plus  loin,  chap.  vm,  ^  :>.  La  résistance  des  liaiiilanls 
nous  est  connue  par  les  Comptes  de  Riscle,  publiés  par  Parfouru  et  De  Carsalade  Du  Pont,  1. 1, 
p.  25  et  suiv.  —  Sur  Gaston  IV  de  Foi.v,  outre  le  livre  de  M.  Courteault,  voir  la  Heqtiêle 
publiée  dans  les  Annales  du  Midi,  1900,  p.  497  et  suiv. 

2  C'est  ce  qu'indique  très  nettement  la  réponse  du  roi  aux  doléances  des  nobles  réunis 
àNeversen  1442  (Monstrelet,  édition  Douet  d'Arcq,  t.  VI,  p.  39). 


a57  ) 


iv.  2. 


17 


La  Société  et  la  Monarchie. 


ADMINISTRATION 
FINANCIÈRE. 
MESSIEURS 
DES  FINANCES. 


LES  «  CHARGES  >.. 


LES  «  GENERA- 
LITES. » 


JURIDICTION 
FINANCIÈRE. 


se  présenta  d'appliquer  en  grand  ce  principe.  Il  fut  question  de  faire 
participer  les  gens  d'Église  à  la  nouvelle  charge;  à  Sentis,  il  y  eut  à 
ce  sujet  une  bataille  en  règle  entre  les  prêtres  de  la  ville  et  les  gens 
du  roi,  soutenus  par  les  bourgeois.  Finalement  les  ecclésiastiques 
furent  exemptés  de  la  nouvelle  taille,  mais  le  roi  leur  demanda  de 
l'argent  «  pour  aider  à  soulager  ses  sujets  laïques  ». 

Les  conseillers  de  Charles  VII  fondèrent  une  administration 
financière  stable  et  bien  ordonnée,  qui  subsista  sans  modifications 
essentielles  jusqu'au  règne  de  François  I".  «  Messieurs  des  Finances  », 
c'est-à-dire  les  généraux,  les  trésoriers,  et  d'autres  hauts  officiers  de 
compétence  spéciale  formèrent  auprès  du  roi  un  Conseil,  qui  élabo- 
rait le  budget  et  accaparait  la  gestion  des  deniers  publics.  Nulle  part 
le  début  de  l'œuvre  monarchique  de  centralisation  ne  s'aperçoit  plus 
nettement. 

Le  royaume  fut  divisé  en  quatre  circonscriptions  (Languedoïl, 
Languedoc,  Pays-outre-Seine-et- Yonne,  Normandie),  qui  s'appelaient 
«  charges  »  pour  la  gestion  du  domaine  et  «  généralités  »  pour  la 
gestion  des  finances  extraordinaires  *.  Dans  chacune  des  quatre 
charges,  le  domaine  était  administré  par  un  «  trésorier  de  France  », 
et  les  recettes  de  chaque  prévôté  étaient  encaissées  par  un  «  rece- 
veur ordinaire  ».  A  Paris  résidait  un  «  changeur  du  Trésor  »,  rece- 
veur général  des  revenus  domaniaux.  La  généralité  était  administrée 
par  un  «  général  des  Finances  »,  assisté  d'un  «  receveur  général  ». 
Si  l'on  excepte  le  Languedoc,  où  les  États  avaient  un  rôle  financier 
considérable,  et  quelques  petits  pays,  chacune  des  généralités  était 
divisée  en  «  élections  »,  dont  les  limites  se  confondaient  le  plus  sou- 
vent avec  celles  des  diocèses.  Deux  élus,  un  greffier,  un  procureur 
royal,  un  ou  deux  receveurs,  assuraient  en  chaque  «  élection  »  le 
recouvrement  des  aides,  adjugées  en  fermes,  et  la  perception  des 
tailles.  L'impôt  du  sel  avait  une  administration  spéciale,  variable 
selon  le  régime  de  la  gabelle. 

Les  questions  contentieuses  concernant  les  impôts  étaient  por- 
tées devant  les  élus  et  en  appel  à  Paris,  devant  la  «  Chambre  des  géné- 
raux conseillers  sur  le  fait  de  la  justice  des  aides  ^  ».  Les  contestations 
relatives  au  domaine  étaient  examinées  par  les  tribunaux  locaux  ordi- 
naires, et  jugées  en  appel  par  la  Chambre  des  Comptes.  Cette  cour  sou- 
veraine pouvait  frapper  de  peines  pécuniaires  et  afflictives  les  officiers 


1.  La  généralité  d'Outre-Seine-et- Yonne  fut  constituée  en  i436,  celle  de  Normandie  en 
1^50.  La  Guyenne  fut  rattachée,  pour  l'administration  financière,  au  Languedoc,  plus  tard 
à  la  Languedoïl.  A  mesure  que  les  successeurs  de  Charles  Vil  annexèrent  de  nouvelles 
provinces  à  leur  domaine,  Picardie,  Bourgogne,  Provence,  Bretagne,  une  généralité  nou- 
velle fut  créée. 

2.  Ou,  en  abrégé  :  «  Chambre  des  Aides  ». 


a58 


CHAP.  VI  Les  Assemblées  d'Etats  et  les  Finances  royales. 

de  finances.  Sa  primitive  et  principale  mission  était  de  vérifier  les 
comptes. 

Cette  organisation,  réglée  dans  le  détail  par  des  ordonnances     centralisation 
minutieuses,  mit   tous   les   deniers  publics  à  la  discrétion  du  roi.  financière 

L'individualité  financière  des  provinces  disparut,  au  moins  en  théorie,  mitigée. 

Les  impôts  que  telle  d'entre  elles  payait  pouvaient  être  appliqués  à 
des  usages  qui  lui  étaient  complètement  étrangers,  et  l'argent  dont 
elle  avait  besoin  pouvait  aussi  lui  arriver  de  l'autre  bout  du  royaume. 
En  pratique,  pourtant,  la  plupart  des  fonds  encaissés  étaient  employés 
sur  place,  afin  d'éviter  autant  que  possible  les  transports  de  numé- 
raire. La  centralisation  financière  ne  devait  s'achever  que  sous  le 
règne  de  François  I". 

L'œuvre  accomplie  par  les  conseillers  de  Charles  VII  dans  la  caractère 

dernière  partie  du  règne  n'a  pas  été  une  œuvre  révolutionnaire.  Les  général 

protestations  de  Jouvenel  des  Ursins  contre  les  abus  de  l'omnipotence 
royale  ne  doivent  pas  nous  égarer.  Ces  abus  étaient  fort  anciens. 
L'autorité  monarchique  ne  s'est  développée  que  selon  de  vieilles 
traditions  ;  très  souvent  elle  n'a  fait  que  se  reconstituer,  telle  qu'elle 
était  au  temps  de  Charles  V.  C'est  l'exemple  de  ce  sage  qui  paraît 
avoir  constamment  guidé  les  conseillers  de  Charles  VIL  Ils  ont  voulu 
comme  lui  une  armée  disciplinée,  une  bonne  justice.  Ils  ont  pu,  il 
est  vrai,  aller  plus  loin  que  Charles  V  :  ils  ont  réussi  à  organiser  des 
finances  relativement  régulières,  en  épargnant  au  peuple  de  trop 
lourdes  charges,  et  ils  ont  humilié,  comme  nous  le  verrons,  de  puis- 
sants barons;  c'est  que  la  guerre  de  Cent  Ans  a  affaibli  la  plupart  des 
puissances  rivales  de  la  Royauté,  et  qu'elle  a  grandi  le  roi,  qui  a 
chassé  l'étranger  et  replacé  la  France  au  premier  rang  dans  la  Chré- 
tienté. C'est  la  Monarchie  moderne  qui  commence.  Le  roi,  très  bien 
secondé  par  un  nombreux  personnel  d'officiers,  dispose  maintenant 
d'une  armée  permanente  et  d'impôts  permanents;  il  est  en  mesure 
de  réduire  à  la  définitive  obéissance  l'Église,  les  communautés 
urbaines  et  la  Noblesse. 


DES  INSTITUTIONS 
DU  RÈGNE. 


259 


CHAPITRE    Fil 
CHARLES    VII  ET  L'ÉGLISE' 


LES  LIBERTES 
GALLICANES  ET 
LES  GENS  DU  ROI. 


I.  LA  FRANCE  ET  LE  CONCILE  DE  BALE.  —  IL  LA  PRAGMATIQUE  UE  BOURCES. 
CHARLES  VII  ET  LE  CLERGÉ  DE  FRANCE.  —  III.  NOUVEAU  SCHISME.  CHARLES  VII  ET  LE 
SAINT-SIÈGE. 

LES  gens  du  roi,  au  xm*  et  au  xiv'  siècle,  s'étaient  eflbrcés  d'éta- 
blir autant  que  possible,  en  matière  d'impôts  et  de  collation  des 
bénéfices,  l'indépendance  du  royaume  de  France  à  l'égard  du  Saint- 
Siège,  et  la  sujétion  du  Clergé  national  à  l'égard  de  la  Monarchie. 
C'était  leur  façon  d'entendre  les  «  libertés  de  l'Église  gallicane  ». 
Durant  la  période  du  Grand  Schisme,  le  principe  de  la  supériorité  des 
Conciles  sur  la  Papauté  s'introduisit  dans  la  doctrine.  Ainsi  complétée, 
la  théorie  gallicane  eut  pour  défenseurs  attitrés  les  conseillers  au 
Parlement,  qui  la  regardaient  comme  un  des  dogmes  de  la  religion 
monarchique.  En  quoi  ils  n'étaient  pas  complètement  désintéressés, 
car  le  roi  avait  coutume  de  récompenser  par  des  bénéfices  le  zèle 
de  ses  serviteurs  ;  il  leur  importait  donc  qu'il  en  eût  la  libre  distri- 
bution. 


1.  Sources.  Pinsson,  Caroli  Seplimi  Pragmalica  Sanclio,  1666.  J-  Haller,  Concilium  Basiliense, 
Sludien  und  Quellen  zur  Geschichle  des  Concils  von  Basel,  en  cours  de  publication  depuis 
1896.  J.  Guiraud,  Documents  commentés,  Bull,  de  la  Commission  archéolo^^iquede  Narbonne, 
1892.  Denifle  et  Châtelain,  Charlularium  Universilatis  Parisiensis,  t.  IV,  1897;  Auclarium 
Charlularii.  t.  II,  1897.  Curieux  procès-verbal  d'élection  canonique  en  i453,  dans  le  Bull, 
bistorique  et  philologique,  1898,  p.  78. 

Ouvrages  a  consulter.  Pastor,  Histoire  des  papes  depuis  la  fin  du  moyen  âge,  traduction 
Furcy-Raynaiid,  t.  I  à  IIJ,  1888-1892  (abondante  bibliographie).  Creighion,  History  of  Ihe 
Papacy,  t.  II,  1892.  Rocquain,  La  cour  de  Rome  et  l'esprit  de  réforme  avant  Luther,  t.  III,  1897. 
Hel'ele, //i.s/oire  des  Conciles,  trad.  Delarc,  t.  XI,  1876.  Féret,  Histoire  de  la  Faculté  de  Théo- 
logie de  Paris,  t.  IV,  1897.  Péchenard,  Jean  Juvénal  des  Ursins,  1876.  Travaux  de  Mlle  de 
Villaret,  Mém.  de  la  Soc.  archéologique  de  l'Orléanais,  1875,  et  de  Ch.  de  la  Roncière, 
Correspondance  historique  et  archéologique,  1895.  On  manque  d'études  approfondies  sur  la 
participation  du  Clergé  de  France  au  Concile  de  Bàle  et  sur  l'application  de  la  Pragmatique 
Sanction.  Nos  conclusions,  en  particulier  pour  cette  dernière  question,  sont  fondées  sur 
des  textes  récemment  publiés,  mais  sont  données  comme  provisoires.  La  publication  du 
t.  V  du  Carlulaire  de  VUniversilé  de  Paris  pourra  les  étendre  ou  les  modifier. 

<    260    > 


Charles   VII  et  VEglise. 


Le  Clergé  national,  dans  sa  majeure  partie,  avait  aussi  un  intérêt 
évident  à  soutenir  le  roi  contre  Tavide  Curie  romaine.  Au  xv*^  siècle,  le 
Saint-Siège  levait  sur  l'Église  de  France  des  impôts  énormes  '  et  se 
«  réservait  »  en  principe  tous  les  bénéfices  importants  de  la  Chré- 
tienté. Pour  assurer  à  tous  ses  membres  le  pain  quotidien  et  la  dignité 
de  la  vie,  le  Clergé  réclamait  l'abolition  ou  la  réduction  des  charges 
qui  pesaient  sur  lui,  la  suppression  des  commendes-  et  du  cumul 
des  bénéfices,  le  rétablissement  des  élections  canoniques,  la  réparti- 
tion des  fondions  ecclésiastiques  entre  les  plus  savants  et  les  plus 
pieux. 

Les  hommes  éclairés  qui  espéraient  par  ces  moyens  relever  le 
Clergé  de  sa  décadence  matérielle,  morale  et  intellectuelle,  crurent 
pouvoir  compter  sur  le  roi  de  France.  Ils  lui  rappelaient  que,  lui 
aussi,  il  était  membre  de  l'Eglise.  Jouvenel  des  Ursins  écrivait  à 
Charles  VII  :  «  Vous  n'estes  pas  simplement  personne  laye  (laïque), 
mais  preslat  ecclésiastique,  le  premier  en  vostre  royaume  qui  soit 
après  le  pape,  le  bras  dextre  de  TEsglise  ».  La  vieille  théorie  du  roi 
prélat  reprit  toute  sa  force  au  temps  de  Charles  VII.  Les  paroles  de 
Jean  Jouvenel  restent  même  au-dessous  de  la  vérité.  Charles  VII  fut 
«  le  premier  de  son  royaume  »,  non  pas  «  après  le  pape  »,  mais  sans 
restriction.  Il  régla  sans  consulter  le  Saint-Siège  l'administration  de 
l'Église  gallicane.  Au  dehors,  il  fut  l'arbitre  qui  mit  fin  au  Schisme. 
Il  eut  donc  un  rôle  ériiinent  dans  les  affaires  ecclésiastiques  de  son 
royaume,  et  souvent  même  dans  celles  de  la  Chrétienté.  Mais  on  va 
voir  qu'il  exerça  cette  influence  beaucoup  moins  pour  le  bien  de 
l'Église  que  pour  l'extension  de  son  autorité. 


L OPINION  DU 
CLERGÉ, 


UNION  DE 

CHARLES  VU 

ET  DE  L'ÉGLISE 

GALLICANE, 


AU  PROFIT 
DE  LA  ROYAUTÉ. 


I.   —  LA  FRANCE  ET  LE   CONCILE  DE  BALE 


LE  Concile  de  Constance  (1414-1418)  s'était  préoccupé  avant  tout 
de  terminer  le  Grand  Schisme.  Le  Conclave  tenu  du  8  au  11  no- 
vembre 1417  avait  élu  Martin  V^  Le  pape  Benoît  XIII,  réfugié  dans 
l'Aragon,  sa  patrie,  refusa  de  céder,  et,  en  France  même,  un  parti 


FIN  DU 
GRAND  SCHISME. 


1.  L'impôt  le  plus  lourd  était  celui  des  «annales»  :  le  pape  exigeait,  chaque  fois  qu'un  siège 
épiscopal  ou  abbatial  devenait  vacant,  une  année  du  revenu  du  bénéfice.  Or,  ces  dignités 
n'étant  généralement  conférées  qu'à  des  hommes  murs,  les  mutations  étaient  fréquentes. 
Au  diocèse  de  Bourges,  l'archevêché  seul  payait  4000  llorins  d'annales;  la  riche  abbaye  de 
Déols,  qu'on  appelait  la  «  Mamelle  de  Saint-Pierre  »,  4 000 florins  aussi;  le  total  des  annales 
du  diocèse  s'élevait  à  i3 000  florins,  soit  26000  livres  tournois  (Raynal,  Hisl.  du  Berry,  t.  III, 
p.  188,  d'après  le  cartuiaire  de  l'Archevêché  de  Bourges). 

2.  Le  litulniiu  d'un  bénéfice  «  en  commende  >>  en  touchait  les  revenus,  sans  être  obligé  à 
la  résidence. 

3.  Voir  t.  I"V,  1"  part.,  p.  352  et  suiv. 


261 


ABANDON 

DES  RÉFORMES. 


LA  PAPAUTE 
AU  XV  SIÈCLE. 


CONCILE 
DE  SIENNE. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  n 

schismatique  subsista  jusqu'au  temps  de  Louis  XI  dans  les  campa- 
gnes du  midi  de  la  France*.  Mais,  en  somme,  le  Schisme  était  fini. 

La  majorité  des  Pères  de  Constance  avait  abandonné  la  cause  de 
la  réforme.  Les  longues  et  douloureuses  péripéties  du  Schisme  avaient 
provoqué  une  telle  lassitude,  que  ni  les  désordres  du  Clergé,  ni  même 
les  abus  fiscaux  de  la  Cour  pontificale  ne  décidèrent  le  Concile  à 
suivre  les  avis  du  roi  des  Romains,  qui  conseillait  de  procéder  à  la 
correction  de  la  discipline  et  des  mœurs  ecclésiastiques  avant  d'élire 
un  pape.  Martin  V,  une  fois  le  Concile  dispersé,  travailla  à  enrichir  sa 
famille,  ne  guérit  pas  la  Curie  romaine  de  son  avidité  proverbiale  et 
ne  prit  aucune  mesure  efficace  pour  ramener  le  Clergé  à  l'observa- 
tion de  ses  devoirs. 

La  Papauté  ne  pensait  plus  qu'à  reconstituer  son  pouvoir  tem- 
porel en  Italie  et  à  reconquérir  ses  anciennes  prérogatives  dans  la 
Chrétienté.  Martin  V,  sagace  administrateur;  Eugène  IV,  moine  aus- 
tère et  entêté  ;  Nicolas  V,  le  premier  des  papes  humanistes  ;  Calixte  III, 
rigide  et  opiniâtre  Espagnol;  Pie  II,  jadis  poète  d'humeur  légère, 
célèbre  par  ses  palinodies,  tous  ces  hommes,  si  différents  qu'ils  soient 
les  uns  des  autres,  par  l'origine  et  le  caractère,  ont  une  même  ambi- 
tion :  assurer  l'omnipotence  pontificale,  et  aussi  trouver  de  l'argent, 
que  ce  soit  pour  faire  la  fortune  de  leurs  neveux  ou  bien  pour  cons- 
truire des  monuments  magnifiques,  et  collectionner  des  bijoux  et  des 
manuscrits.  Les  partisans  delà  réforme  s'habitueront  à  voir  en  eux  le 
grand  obstacle  à  la  régénération  de  l'Église,  pendant  que  les  rois  les 
considéreront  comme  des  concurrents  dans  l'exploitation  du  Clergé. 

Un  même  sentiment  ralliait  presque  tous  les  chrétiens  préoccupés 
des  intérêts  généraux  de  la  religion  :  la  réforme  devait  être  faite  par 
un  Concile  œcuménique.  Jamais  la  doctrine  conciliaire  ne  rencontra 
plus  d'adhésions  qu'au  xv^  siècle,  dans  l'Europe  tout  entière.  Dès  le 
mois  de  mai  1422,  l'Université  de  Paris,  qui,  malgré  les  malheurs  de 
la  France,  restait  encore  la  «  lumière  »  de  la  chrétienté,  envoya  en 
ambassade  à  Rome  un  de  ses  plus  fameux  docteurs,  Jean  de  Raguse, 
pour  supplier  le  pape  de  hâter  la  convocation  d'un  Concile.  Martin  'V 
feignit  de  céder  et  réunit  à  Pavie  une  assemblée  qui  devait  être  œcu- 
ménique. Mais  les  prélats  italiens  ne  s'y  rendirent  pas  :  Martin  Y 
«  abhorrait  le  nom  même  de  Concile  ».  Lorsque,  au  mois  de  juin  1423, 
les  Pères  de  Pavie  prononcèrent  leur  transfert  à  Sienne,  à  cause  de 
la  peste,  il  n'y  avait  parmi  eux  que  douze  ou  quinze  prélats,  dont  six 
français.  Les  Pères  se  divisèrent  par  «  nations  ».  La  «  nation  fran- 
çaise »  demanda  que  le  Concile  édictât  des  règles  pour  la  collation 

1.    N.  Valois,  La  prolongation    du   Grand   Schisme,  Annuaire-Bulletin  de  la   Société  de 
l'Histoire  de  France,  1899. 


162 


Charles   VII  et  VEglise. 


FRANÇAIS 
AU  CONCILE. 


des  bénéfices,  abolît  les  commendes,  interdît  la  levée  des  décimes  sur 
le  Clergé,  restreignît  les  grâces  expectatives  et  les  appels  en  Cour  de 
Rome.  Mais  de  graves  discordes,  au  sein  même  de  la  nation  française, 
troublèrent  rassemblée  de  Sienne.  Elle  se  sépara  le  7  mars  1424,  après 
avoir  décidé  seulement  qu'un  Concile  se  réunirait  à  Baie  en  1431. 

Le  1"  février  1431,  Martin  V,  sous  la  pression  de  Topinion,  concile  de  bale. 
nomma  le  prélat  qui  devait  présider  le  nouveau  Concile,  le  cardinal 
Julien  Cesarini.  Mais,  par  la  même  bulle,  il  lui  donnait  le  pouvoir  de 
dissoudre  l'assemblée.  Trois  semaines  après,  Martin  V  mourut.  Son 
successeur,  Eugène  IV,  résolut  de  ne  pas  laisser  siéger  le  Concile. 
Connaissant  ses  intentions,  les  prélats  de  la  Curie  et  les  cardinaux 
italiens,  à  lexception  de  Cesarini,  ne  firent  pas  le  voyage  de  Bâle. 
Mais  Eugène  IV  allait  rencontrer  une  fougueuse  résistance. 

L'opposition  fut  dirigée,  dans  le  Concile  de  Bâle,  par  le  Clergé  et  rôle  du  clergé 
les  Universités  de  France.  Les  évêques  et  les  universitaires  français 
eurent  d'ailleurs  la  principale  part  dans  toutes  les  grandes  affaires 
qui  y  furent  traitées.  Philibert,  évêque  de  Coutances,  conduisit,  avec 
le  doyen  de  Tours  Martin  Berruyer,  et  le  docteur  en  théologie  Gilles 
Charlier,  les  négociations  engagées  par  les  Pères  de  Bâle  pour  faire 
rentrer  les  hérétiques  de  Bohême,  —  les  Hussites,  —  dans  le  giron 
de  l'Église.  Ce  fut  un  docteur  de  l'Université  de  Paris,  Jean  de 
Raguse,  qui  fut  chargé  par  le  Concile  de  mener  à  bien  l'entreprise 
de  la  réunion  des  Gxecs  à  l'Éghsc  romaine.  Mais  les  Français  se 
signalèrent  surtout  par  leur  acharnement  à  diminuer  le  pouvoir  pon- 
tifical :  les  mesures  les  plus  révolutionnaires  prises  contre  la  Papauté 
eurent  pour  promoteurs  l'archevêque  de  Lyon,  l'archevêque  de 
Tours,  l'archevêque  d'Arles,  qui  présida  le  Concile  après  le  départ 
du  légat  pontifical,  et  le  docteur  parisien  Thomas  de  Courcelles,  qui, 
au  dire  d'jEneas  Sylvius,  «  dicta  un  grand  nombre  des  décrets  du 
Concile  ».  Ces  chefs  commandaient  une  armée  d'obscurs  docteurs  et 
de  clercs  subalternes,  auxquels  le  Concile,  par  une  innovation  fort 
grave,  reconnut  le  droit  de  vote.  Une  majorité  compacte  et  violente  se 
trouva  ainsi  constituée  pour  soutenir  contre  le  pape  les  doctrines 
chères  à  l'Université  de  Paris;  doctrines  radicales,  car  cette  Univer- 
sité, au  temps  de  Charles  VII,  contraignait  à  se  rétracter  les  moines 
qui  osaient  soutenir  que  les  évêques  et  les  curés  tenaient  leur  pou- 
voir de  juridiction  du  pape,  et  non  de  Dieu  directement,  et  que  les 
décrets  des  Conciles  étaient  valables  seulement  après  l'approbation 
du  Saint-Siège. 

Au  mois  de  mars  1431,  date  à  laquelle  devait  s'ouvrir  la  première 
session,  le  seul  prélat  arrivé  à  Bâle  était  l'abbé  de  Vézelay,  qui  avait 
jadis  présidé  la  nation  française  à  Sienne.  Au  mois  d'avril,  se  présen- 


debuts  de  la 

lutte  contre 

le  saint-siège. 


263 


La  Société  et  la  Monarchie. 


CHABLES  VU 
PREND  PARTI 


tèrent  quelques  docteurs  de  la  Faculté  de  Théologie  de  Paris,  Tévêque 
de  Chalon-sur-Saône  et  l'abbé  de  Cîteaux.  Malgré  leurs  démarches, 
malgré  les  lettres  pressantes  envoyées  par  l'Université  de  Paris,  les 
prélats  et  les  docteurs  n'arrivèrent  que  très  lentement.  Le  pape  résolut 
de  les  disperser,  avant  qu'ils  fussent  en  nombre.  Par  une  bulle  du 
18  décembre  1431,  il  invita  le  légat  Cesarini,  «  pour  certaines  causes 
raisonnables  »,  à  dissoudre  rassemblée  de  Bâle  et  à  se  retirer  :  les 
affaires  de  la  Chrétienté  seraient  traitées  dans  un  Concile  qui  se  tien- 
drait à  Bologne.  Les  Grecs  désiraient  en  effet  voir  discuter  dans  une 
ville  italienne  la  question  qui  se  posait  alors  de  leur  réunion  à  l'Eglise 
latine.  La  bulle  pontificale  fut  accueillie  avec  indignation.  L'Université 
de  Paris,  dans  des  lettres  du  9  février  1432,  engagea  les  Pères  à  ne 
point  «  s'engourdir  »  et  à  «  résister  en  face  ».  Les  Pères  déclarèrent 
que  «  le  synode  de  Bàlc,  légitimement  réuni  dans  le  Saint-Esprit  pour 
l'extirpation  de  l'hérésie,  la  réforme  de  l'Église  dans  son  chef  et  dans 
ses  membres,  et  le  rétablissement  de  la  paix  entre  les  peuples  chré- 
tiens, ne  pouvait  pas  être,  par  qui  que  ce  soit,  non  pas  même  par  le 
pape,  dissous,  transféré  ou  ajourné,  sans  le  consentement  de  ses 
membres  »  (15  février  1432). 

Sur  la  prière  du  cardinal  Cesarini,  Charles  VU  assembla  les  pré- 
lats français  à  Bourges,  le  26  février  1432,  poitr  les  consulter.  lis 
POUR  LE  CONCILE.  ^T^^^Yeni  à  l'unanimité  l'avis  que  le  Concile  pouvait  seul  restaurer 
l'unité  religieuse  et  la  discipline  ecclésiastique.  Charles  VII  adhéra  à 
cette  doctrine  en  ordonnant  aux  prélats  de  France  de  se  rendre  à 
Bâle.  Toutefois,  informé  de  l'excitation  qui  régnait  parmi  les  Pères, 
il  les  supplia  de  se  modérer,  «  de  peur  qu'un  Schisme  pestilentiel  et 
horrible  ne  fût  engendré  ». 

Eugène  IV,  menacé  à  ce  moment-là  de  perdre  ses  possessions 
temporelles,  traqué  par  ses  ennemis  jusque  dans  Rome,  se  réconcilia 
en  1431  avec  le  Concile  de  Bâle.  Les  Pères  étaient  encouragés  et  sou- 
tenus par  la  plupart  des  princes  de  l'Occident,  notamment  par  l'em- 
pereur Sigismond,  qui,  durant  les  premières  années  du  Concile,  fut 
leur  protecteur  attitré.  Alors  commencèrent  les  réformes.  L'élection 
des  évèques  parles  chapitres,  des  abbés  par  les  couvents,  futrétabhe. 
Les  grâces  expectatives  furent  supprimées,  les  réserves  furent  res- 
treintes et  les  droits  des  gradués  d'Universités  sur  les  bénéfices  furent 
déterminés.  Les  annates,  un  des  plus  importants  revenus  du  Saint- 
Siège,  furent  abolies.  Les  Pères  allèrent  plus  loin  encore.  Leurs 
décrets  fixèrent  avec  détail  les  règles  que  le  pape  devait  suivre  pour 
le  choix  des  cardinaux,  pour  l'administration  de  son  temporel  et  la 
direction  spirituelle  de  la  Chrétienté.  Ils  prétendirent  même  gou- 
verner l'Église  et  se  substituèrent  à  Eugène  IV  dans  une  foule  d'af- 


ABAISSEMENT 
DELA  PAPAUTÉ. 


DECRETS 
DU  CONCILE. 


264 


LE    CONCILE    DE    BALE 


Miniature  de  Jean  Foucquel  pour  les  Heures  d' Etienne  Clicvalier.  En  haut,  réunion  des  éucques 

dans  une  église  tendue  de  tapisseries.  En  bas,  deux  anges  présentent  un  tableau  où  on  lit  le  nom 

d'Estienne  Chevalier.  —  Musée  Condé  à  Chantillij. 

Cl.  Hacbetle 


IV.  2.  —  PL.  17.  Page  264. 


CHAP.  VII  Charles   VII  et  VEglise. 

faires;  c'est  ainsi  qu  ils  jugèrent  des  appels  portés  en  Cour  de  Rome. 

La  «  nation  française  >>  se  signalait  par  la  violence  de  ses  attaques  violences 

contre  le  Saint-Siège.  Le  nonce  Traversari,  qui  assista  à  quelques     ^^^^'^^f^^^ 

,.  .  1  .  HA     1  I  FRANÇAISE». 

séances  du  concile  en  1435,  nous  dit  que  les  archevêques  d  Arles  cl 
de  Lyon  s'efforçaient  de  susciter  chaque  jour  des  tempêtes.  Comme 
Eugène  IV  ne  voulait  pas  sanctionner  les  décrets  concernant  les  cardi- 
naux et  le  Saint-Siège,  la  «  nation  française  »  publia  en  1430  une  décla- 
ration, où  elle  dénonçait  la  politique  d'obstruction  de  la  Papauté; 
Eugène  IV,  ruiné  par  l'abolition  des  annales,  demandait  une  compen- 
sation :  il  ne  fallait  rien  lui  accorder  s'il  s'obstinait  à  contrarier 
l'œuvre  du  Concile. 

Beaucoup  de  prélats,  parmi  lesquels  les  évêques  d'Orléans  et  scission 

d'Évreux,  commençaient  à  s'effrayer  des  excès  où  l'assemblée  se  lais-  ^''^'•^  ^^  concile. 
sait  entraîner.  En  1437,  la  question  de  l'union  de  l'Église  grecque  fut 
pour  le  parti  modéré  l'occasion  de  se  constituer.  Eugène  IV  refusait 
de  convoquer  autre  part  qu'en  Italie  le  Concile  jugé  indispensable  pour 
terminer  cette  affaire.  Ses  légats  obtinrent  l'adhésion  de  la  plupart 
des  évêques  présents  à  Baie  ;  mais  les  archevêques  d'Arles  et  de  Lyon, 
et  avec  eux  la  majorité  des  Pères,  tenaient  pour  la  réunion  de  ce 
Concile  à  Avignon.  Charles  VII,  tout  en  invitant  les  Pères  à  s'entendre 
avec  le  Saint-Siège,  déclara  de  son  côté  qu'il  ne  se  ferait  pas  repré- 
senter au  Concile  d'Union,  s'il  se  réunissait  dans  une  autre  ville.  Les 
débats  devinrent  à  Bàle  de  plus  en  plus  orageux;  des  buveurs,  dit 
iEneas  Sylvius,  auraient  fait  beaucoup  moins  de  bruit  dans  un  cabaret. 
Le  12  avril  1437,  l'archevêque  de  Lyon  faillit  en  venir  aux  mains  avec 
l'évêque  de  Metz.  La  journée  du  7  mai  fut  choisie  pour  la  proclama- 
tion des  résultats  du  vote.  L'orateur  de  la  majorité  et  celui  de  la 
minorité  lurent  en  même  temps,  au  milieu  d'un  tumulte  effroyable,  le 
décret  voté  par  leur  parti.  Le  pape  confirma,  par  une  bulle  du  30  mai, 
le  décret  de  la  minorité,  qui  désignait  une  ville  italienne  pour  siège 
du  Concile  d'Union.  Alors,  le  14  janvier  1438,  la  majorité  prononça  susPENsroN 

la  suspension  d'Eugène  IV,  Sur  l'invitation  du  Concile,  Charles  VII         d'eugène  iv. 
défendit  aux  prélats  français  de  se  rendre  à  l'assemblée  que  le  pape 
avait  convoquée  à  Ferrare. 

Six  mois  après  fut  publiée  la  Pragmatique  de  Charles  VII,  la 
première  des  ordonnances  royales  authentiques  où  nous  trouvions  un 
exposé  officiel  de  la  doctrine  gallicane. 


<    205    ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


II.  —  LA  PRAGMATIQUE  DE  BOURGES.  CHARLES  VII 
ET  LE  CLERGÉ  DE  FRANCE 


CHARLES    VII 
ET  LE 

GALLICANISME 
AVANT  f43S. 


ASSEMBLEE 
DE  BOURGES 
(JUIN  1438). 


CHARLES  VII,  tout  en  gardant  une  attitude  déférente  envers 
le  Saint-Siège,  n'avait  pas  cessé  de  soutenir  le  Concile.  Voulait- 
il  donc  donner  satisfaction  entière  au  Clergé  français?  La  politique 
des  gens  du  roi  n'était  pas  si  simple.  Ils  ne  s'intéressaient  aux  doc- 
trines gallicanes  qu'autant  qu'elles  servaient  les  intérêts  de  leur 
maître.  De  plus,  la  guerre  anglaise  les  obligeait  à  ménager  le  Saint- 
Siège.  Leur  politique  religieuse  suivait  les  oscillations  de  la  fortune 
de  Charles  VII.  En  1425,  au  moment  de  sa  plus  grande  misère,  le  roi 
de  Bourges  avait  révoqué  l'ordonnance  gallicane  de  1418,  et  déclaré 
que  les  bulles  du  pape,  relatives  à  la  collation  des  bénéfices  et  à  la 
juridiction  apostolique,  auraient  désormais  libre  entrée  en  France  : 
Martin  V  avait  montré  le  désir  sincère  de  travailler  au  rétablissement 
de  la  paix  avec  l'Angleterre,  et  Ion  voulait  gagner  ses  bonnes  grâces. 
Plus  tard,  après  les  victoires  de  Jeanne  d'Arc  et  la  réunion  du  Concile 
de  Bâle,  une  réaction  gallicane  parut  se  produire  :  à  partir  de  1432, 
l'ordonnance  de  1418  fut  rappelée  dans  les  lettres  royales,  comme  si 
elle  n'avait  jamais  été  abolie.  Mais  elle  ne  fut  pas  constamment  res- 
pectée, parce  qu'on  avait  encore  besoin  du  Saint-Siège  pour  con- 
clure la  paix  avec  le  duc  de  Bourgogne.  En  1433,  Eugène  IV  donna 
l'archevêché  de  Narbonne,  un  des  plus  riches  de  France,  à  son  neveu 
François  Condulmiero  ;  celui-ci  résidait  à  Rome  en  qualité  de  camé- 
rier,  et  il  touchait  les  revenus  de  son  archevêché  par  l'intermédiaire 
d'une  banque  de  Montpellier;  le  roi  et  ses  gens  imposèrent  silence  au 
Chapitre  de  Narbonne,  et  l'on  a  retrouvé  les  lettres  de  remerciements 
que  leur  adressa  Eugène  IV. 

En  1438,  au  moment  où  le  pape  et  le  Concile  se  brouillèrent,  les 
Anglais  avaient  perdu  l'alliance  de  Phihppe  le  Bon,  Paris  et  l'Ile-de- 
France;  les  bons  offices  du  pape  n'étaient  plus  nécessaires.  Les  Pères 
de  Bâle  ayant  offert  au  roi  de  France  le  recueil  de  leurs  décrets  de 
réforme,  avec  prière  de  les  faire  exécuter  dans  les  terres  de  son  obé- 
dience, les  conseillers  de  Charles  VII  résolurent  de  donner  une  suite 
immédiate  à  cette  demande.  L'arrivée  des  ambassades  envoyées  en 
France  par  le  pape  et  par  le  Concile  fut  l'occasion  d'une  assemblée 
solennelle  qui  souvrit  le  5  juin,  dans  la  Sainte-Chapelle,  à  Bourges. 
Le  roi  y  parut  entouré  du  dauphin,  de  plusieurs  princes,  d'un  grand 
nombre  de  conseillers,  de  vingt-neuf  archevêques  et  évêques,  d'abbés, 
de  docteurs  et  de  chanoines  représentant  les  Universités  et  les  Chapi- 
tres. L'œuvre  du  Concile  de  Bâle  fut  attaquée  par  les  ambassadeurs 


266 


Charles    VII  et  l'Eglise. 


du  pape,  défendue  par  ceux  des  Pères,  puis  discutée  par  les  assis- 
tants. Il  fut  décidé  que  le  roi  s'efforcerait  d'apaiser  le  conflit  survenu 
et  de  «  trouver  moyens  de  paix  »,  mais  que  les  décrets  du  Concile 
seraient  appliqués  en  France,  sauf  certaines  modifications  imposées 
par  les  usages  du  royaume.  Peu  de  temps  après,  le  7  juillet  1438,  fut 
publiée  la  Pragmatique  Sanction. 

La  Pragmatique  avait  été  longuement  élaborée,  d'abord  par  le 
Grand  Conseil,  puis  par  une  commission  de  prélats  et  de  docteurs.  Le 
préambule  est  un  réquisitoire  contre  les  abus  commis  ou  tolérés  par 
le  Saint-Siège,  et  marque  toute  la  haine  des  gens  du  roi  pour  la  puis- 
sance romaine.  Le  roi  déclare  que  les  églises  de  France  sont  victimes 
de  cupidités  insatiables:  sans  nommer  le  Saint-Siège,  il  dénonce  ses 
«  usurpations  très  graves  »  et  ses  «  intolérables  entreprises  »,  et  par- 
ticulièrement l'abus  des  réserves  et  des  grâces  expectatives.  Il  se 
plaint  que  ses  trésors  soient  attirés  «  en  des  régions  étrangères  »,  et 
que  les  études  théologiques  soient  abandonnées,  parce  que  la  faveur 
seule,  et  non  plus  le  mérite,  décide  de  l'avancement  des  clercs.  Les 
meilleurs  bénéfices  sont  aux  mains  d'étrangers  qui  vivent  loin  de 
leurs  ouailles.  Ainsi  le  culte  du  Christ  disparaît.  La  conclusion  est 
qu'il  convient,  dans  une  certaine  mesure,  d'accueillir  les  remèdes 
choisis  par  le  saint  Concile  de  Bâle  pour  guérir  les  maux  de  l'Église. 

Les  deux  premiers  articles  de  Tordonnance  consacrent  la  doc- 
trine des  Pères  sur  la  supériorité  des  Conciles  en  matière  de  foi  et 
de  discipline,  et  la  convocation  obligatoire  d'un  Concile  œcuménique 
tous  les  dix  ans.  Par  d'autres  sont  confirmés  les  décrets  du  Concile 
qui  interdisent  la  Fête  des  Fous  et  les  spectacles  dans  les  églises, 
limitent  la  pratique  de  l'excommunication,  répriment  l'incontinence 
des  clercs,  et  règlent  diverses  questions  de  discipline  ecclésiastique. 

Pour  le  parti  gallican,  les  articles  capitaux  de  la  Pragmatique 
furent  ceux  qui  réduisirent  au  minimum  les  droits  du  Saint-Siège  en 
matière  de  bénéfices  ecclésiastiques  et  de  procès.  Sur  ce  point,  la 
hardiesse  du  Concile  de  Bâle  fut  souvent  dépassée.  Les  évêques  et 
les  abbés  seront  élus,  conformément  aux  canons,  par  les  chapitres  et 
les  couvents.  Le  pape  ne  peut  désormais  se  «  réserver  »  la  collation 
des  bénéfices,  ni  imposer  ses  candidats  par  le  moyen  des  «  grâces 
expectatives  ».  Il  ne  peut  créer  de  canonicats  nouveaux  dans  les  églises 
où  le  nombre  des  chanoines  est  fixe.  La  Pragmatique  lui  enlève  le  droit 
de  consacrer  le  nouvel  élu,  à  moins  que  ce  dernier  ne  se  trouve  à  Rome 
au  moment  de  l'élection;  auquel  cas,  il  devra  prêter  ensuite  serment 
d'obéissance  à  son  supérieur  immédiat.  Les  annates  sont  supprimées 
en  principe.  Enfin  le  pape  ne  peut  juger  les  procès  en  appel  qu'une 
fois  toutes  les  juridictions  intermédiaires  épuisées  par  les  plaideurs. 


LA  PRAGMATIQUE. 
SON  PRÉAMBULE. 


SUPERIORITE 
DES  CONCILES. 


QUESTIONS 
DE  DISCIPLINE. 


COLLATION 
DES  BÉNÉFICES. 


PROCES. 


l6'J 


La  Société  et  la  Monarchie. 


CONCESSIONS 

AU  PAPE, 

ET  AUX  PRINCES. 


APPLICATION 
DE    LA    PRAGMA- 
TIQUE. 


INTERVENTIONS 
LAÏQUES  DANS 
LA  COLLATION 
DES  BÉNÉFICES. 


Le  texte  de  l'ordonnance  comportait  toutefois  des  concessions 
considérables  en  faveur  d'Eugène  iV,  que  les  conseillers  de  Charles  VII 
n'entendaient  point  pousser  à  bout.  Malgré  la  suppression  des  annates, 
un  cinquième  des  taxes  perçues  antérieurement  serait  versé  au  Saint- 
Siège,  tant  qu'Eugène  IV  vivrait,  et  ce  pape  conserverait  également, 
à  titre  personnel,  les  «  réserA^es  »  habituelles.  D'autre  part,  contraire- 
ment à  un  important  décret  des  Pères  de  Bàle,  qui  adjurait  les  princes 
de  ne  pas  intervenir  dans  la  nomination  aux  bénéfices,  il  était  admis 
que  «  le  roi  et  les  princes  du  royaume,  s'abstenant  de  toute  menace 
ou  violence,  usassent  parfois  de  sollicitations  bénignes  et  bienveil- 
lantes, en  faveur  de  personnes  de  mérite,  zélées  pour  le  bien  de 
l'État  et  du  royaume.  »  Le  roi  entendait  ne  rien  perdre  à  l'établisse- 
ment des  libertés  gallicanes. 

Comment  la  Pragmatique  Sanction  a-t-elle  été  appliquée  au 
temps  de  Charles  VU?  On  ne  le  sait  pas  bien.  On  aperçoit  cependant 
qu'elle  n'a  pas  eu  force  de  loi  partout  en  France  *,  et  que  le  roi  et  ses 
gens  ne  se  firent  pas  faute  de  la  violer.  Plus  lard  les  ennemis  de 
Louis  XI,  notamment  Thomas  Basin  et  Martial  d'Auvergne,  se  plurent 
à  représenter  Charles  VII  comme  un  sincère  et  consciencieux  défen- 
seur des  libertés  gallicanes  :  dans  la  réalité,  il  les  sacrifia  à  son  bon 
plaisir,  et  même  parfois  aux  désirs  du  pape,  lorsqu'il  lui  importa  de 
ménager  le  Saint-Siège.  Jouveneldes  Ursins  assure,  dans  un  discours 
rédigé  vers  1445,  que  le  roi  laissait  Eugène  IV  abuser  des  réserves  et 
des  grâces  expectatives.  De  son  côté,  le  pape  accédait  volontiers  aux 
prières  que  lui  adressait  Charles  VII  pour  ses  protégés  :  c'est  ainsi 
qu'il  donna  au  jeune  Louis  d'Albret  la  commende  de  l'abbaye  de  la 
Grasse  et  de  l'évêché  d'Aire,  et  qu'il  s'interposa  pour  assurer  le  succès 
de  Jean  d'Étampes,  conseiller  de  Charles  VII,  dont  l'élection  à  l'évêché 
de  Garcassonne  était  contestée. 

La  Pragmatique  autorisait  l'intervention  «  du  roi  et  des  princes 
du  royaume  »  dans  les  élections  et  dans  la  distribution  des  prébendes. 
Cette  très  ancienne  pratique,  ainsi  consacrée  officiellement,  en  prit 
une  force  nouvelle.  On  trouve  dans  les  lettres  de  Charles  VII  et  du 


1.  Dans  des  instructions  diplomatiques  de  i466,  Louis  XI  assure  que  «  les  princes  qui  se 
plaignaient  de  l'abolition  de  la  Pragmatique  ne  l'avaient  jamais  connue  dans  leurs 
domaines  >.  (Charapollion-Figeac,  Docum.  hislor.  inédits,  t.  Il,  18^3,  p.  4o7)'  Elle  ne  fut  cer- 
tainement pas  appliquée  en  Bretagne  :  Jean  V  obtint  du  pape,  en  ll^l^l,  la  promesse  qu'il 
ne  nommerait  aux  évêchés  bretons  que  des  ecclésiastiques  agréables  au  duc  (Bellier- 
Dumaine,  L'aJminislralion  de  Jean  V,  Annales  de  Bretagne,  1900-1901,  p.  265  et  suiv.).  Le 
Dauphiné,  qui  jouissait  d'une  grande  autonomie,  repoussa  également  la  Pragmatique.  Le 
dtic  de  Bourgogne  ne  paraît  pas  en  avoir  tenu  compte.  Naturellement  elle  ne  fut  pas 
appliquée  dans  les  pays  soumis  encore  aux  Anglais;  sur  l'ordonnance  de  Henry  VI  (i447) 
concernant  la  collation  des  bénéfices  en  Guyenne  et  en  Normandie,  voir  P.  VioUet,  Hisl. 
des  instiiulions  politiques  de  la  France,  t.  IL  1898,  p.  338. 


268    > 


CHAP.  VII  Charles   VII  et  VEglise. 

dauphin  Louis  maints  spécimens  de  ces  «  sollicitations  bénignes  et 
bienveillantes  »,  qui  parfois  devenaient  de  véritables  sommations. 
En  1444,  le  siège  de  Reims,  le  premier  de  lÉglise  de  France,  était 
vacant;  le  roi,  voulant  faire  élire  son  protégé  Jacques  Jouvenel  des 
Ursins,  qui  n'avait  que  trente-quatre  ans,  n'écrivit  pas  moins  de 
quatre  fois  au  chapitre.  «  Nous  vous  prions  et  requêtons,  disait-il, 
pour  le  bien  de  vous,  de  l'Église  et  de  nous,  que  vous  veuillez  avoir 
mémoire  de  la  personne  de  notre  conseiller  ».  Jacques  Jouvenel  fut 
élu  :  au  reste,  il  était  homme  de  talent  et  de  vertu;  mais  le  roi  ne 
choisissait  pas  toujours  si  bien.  Il  usa  des  bénéfices  pour  payer  les 
services  de  ses  gens.  Le  fils  aîné  de  Jacques  Cœur  fut  promu  à  vingt- 
cinq  ans  à  l'archevêché  de  Bourges.  Charles  VII  prétendit  imposer 
Pierre  Bureau  comme  évêque  d'Orléans,  bien  que  le  chapitre  eût 
régulièrement  élu  le  pieux  Thibaud  d'Aussigny.  Le  dauphin  Louis 
réclamait  des  prébendes  pour  ses  protégés,  en  déclarant  que  sa  bien- 
veillance était  à  ce  prix.  Le  roi  alla  jusqu'à  confisquer  le  temporel 
des  évêques  qui  refusaient  de  conférer  des  bénéfices  à  ses  créatures. 
Les  princes,  imitant  l'exemple  du  roi  et  du  dauphin,  peuplèrent  de 
cadets  de  leurs  maisons  les  évêchés  soumis  à  leur  influence.  Ennemis 
et  amis  de  la  Pragmatique  s'entendaient  pour  dénoncer  les  excès 
du  pouvoir  laïque  :  Pie  II,  dans  ses  Commentaires,  déclare  que 
Charles  VII  et  ses  grands  vassaux  disposaient  des  bénéfices  à  leur 
gré,  que  le  Parlement  de  Paris  s'immisçait  dans  les  causes  les  plus 
exclusivement  ecclésiastiques,  et  que  la  Pragmatique  faisait  des  pré- 
lats français  «  les  esclaves  des  laïques  »  '  ;  Jean  Jouvenel  des  Ursins 
se  plaignait  avec  amertume  de  l'ingérence  royale  dans  les  élections,  et 
dans  l'administration  temporelle  et  judiciaire  des  évêques. 

Pourtant,  Jouvenel  des  Ursins  considérait  la  Pragmatique  comme  la  pragmatique 
une  loi  «  juste,  sainte  et  raisonnable  ».  Il  estimait  qu'elle  faisait  sim- 
plement revivre  des  règles  très  anciennes.  Presque  tous  les  évêques 
français  soutinrent  la  même  opinion,  et,  tant  que  le  parti  gallican  a 
existé  en  France,  la  Pragmatique  de  1438  est  restée  pour  lui  un  objet 
de  regrets.  Cette  ordonnance  protégeait,  il  est  vrai,  le  clergé  français 
contre  les  exactions  romaines,  si  intolérables  à  l'époque  encore  récente 
du  Grand  Schisme  ;  mais  Jean  Jouvenel  et  ses  pareils  commirent  ler- 

1.  PU  secundi  Commentarii,  édition  de  i6i4-  P-  160.  Le  cas  du  prieur  de  l'Hotel-Dieu  de  Pro- 
vins, dépossédé  violemment  de  sa  charge  par  les  gens  du  roi,  en  i453.  au  profit  d'un  certain 
Mardeau,  qu'ils  patronnaient,  a  été  raconté  par  Bourquelot  (Hisloire  de  Provins,  t.  II,  p.  97-98). 
En  Bourgogne,  Jean  Petitjean  fut  dépouillé  en  i^ôi  de  son  abbaye  de  Saint-Martin  d'Aiitun 
par  le  fils  du  chancelier  de  Philippe  le  Bon,  le  cardinal  Jean  Rolin.  Jacques  Du  Clercq, 
chroniqueur  artésien,  dit  qu'on  vendait  des  bénéfices  «  comme  marchands  font  des  denrées; 
et  toujours  l'emportoit  le  plus  fort,  fust  par  prières  de  prinche,  de  sieur  ou  autrement  » 
(Mémoires,  t.  I^V,  p.  21).  On  assistait  en  somme  aux  mêmes  abus  et  aux  mêmes  scandales 
dans  les  pays  où  l'on  pratiquait  la  Pragmatique  et  dans  ceux  où  on  ne  la  pratiquait  pas. 

<   269  > 


ET  LE  PARTI 
GALLICAN. 


La  Société  et  la  Monarchie. 


ATTITUDE 
PARTICULIÈRE 
DE  L'UNIVERSITÉ 
DE  PARIS. 


reur  de  croire  que  Ton  pouvait  obtenir  des  gens  du  roi  le  respect 
sincère  de  l'indépendance  du  Clergé. 

L'Université  de  Paris,  qui,  par  ses  délégués,  avait  pris  une  part 
active  à  la  préparation  des  décrets  de  Bâle  et  de  la  Pragmatique,  ne 
tarda  pas  à  reconnaître  combien  elle  avait  été  imprudente  en  favori- 
sant la  rupture  entre  l'Église  de  France  et  la  Papauté.  Cette  impru- 
dence était  tout  à  fait  contraire  aux  règles  de  conduite  qu'elle  suivait 
depuis  une  trentaine  d'années.  L'Université,  dans  son  orgueil  d'aris- 
tocratie intellectuelle,  était  attachée  à  la  doctrine  de  la  supériorité  des 
Conciles  sur  la  Papauté  :  il  n'en  pouvait  être  autrement,  vu  que  les 
Conciles  étaient  le  plus  souvent  gouvernés  par  ses  docteurs.  Mais 
déjà,  pendant  le  règne  de  Charles  VI  et  la  régence  du  duc  de  Bed- 
ford,  elle  ne  s'était  pas  montrée  gallicane  jusqu'au  bout  :  ses  intérêts 
le  lui  interdisaient.  Le  Saint-Siège,  en  effet,  lui  avait  toujours  fait 
une  part  très  importante  dans  la  distribution  des  riches  prébendes. 
Il  était  évident  que  le  rétablissement  des  élections  canoniques, 
aggravé  par  le  droit  d'intervention  du  roi  et  des  princes,  livrerait  les 
meilleurs  bénéfices  aux  candidats  les  plus  connus  et  les  plus  estimés 
par  les  chapitres  et  les  couvents,  ou  les  plus  solidement  appuyés  par 
des  lettres  de  recommandation  décisives,  et  que  les  diplômes  univer- 
sitaires auraient  peu  de  poids  dans  la  balance.  En  1418,  l'Université 
avait  protesté  contre  l'ordonnance  gallicane  publiée  par  le  dauphin 
Charles,  et,  en  1425,  elle  avait  soutenu  énergiquement  le  duc  de 
Bedford,  lorsqu'il  avait  rendu  au  pape  la  collation  de  la  plupart  des 
bénéfices.  Les  députés  qu'elle  envoya  à  Bâle  et  à  Bourges  se  firent 
l'illusion  que  le  tiers  des  prébendes  vacantes  dans  chaque  église 
cathédrale  serait  assuré  définitivement  aux  gradués  des  Universités. 
Cette  clause  figura  bien  dans  la  Pragmatique,  mais  elle  ne  fut  pas 
appliquée.  Aussi  les  témoignages  du  mécontentement  de  l'Université 
de  Paris  abondent-ils,  pendant  les  vingt  dernières  années  du  règne 
de  Charles  VIL  Elle  déclarait  que  la  Pragmatique  était  «  infructueuse 
et  inutile  '  ». 


1.  L'Université  de  Paris  avait  d'ailleurs  bien  d'autres  motifs  de  se  plaindre.  Les  privilèges 
des  Universités  provinciales  qui  lui  faisaient  concurrence  furent  maintenus  ou  accrus,  et 
les  siens  furent  attaqués.  Les  gens  du  roi  se  défiaient  d'elle,  parce  qu'elle  s'était  montrée 
fort  attacRée  à  la  cause  anglaise,  et  ses  vieilles  franchises  leur  paraissaient  exorbitantes. 
En  1446,  à  la  suite  de  deux  années  de  troubles,  Cliarles  VII  décréta  que  le  Parlement  pourrait 
désormais  connaître,  aussi  bien  que  le  roi  en  sa  propre  personne,  des  «causes,  querelles 
et  négoces  »  de  l'Université  de  Paris,  et  ainsi  il  atteignit  «  aux  entrailles  »  le?  privilèges 
auxquels  maîtres  et  élèves  étaient  si  attachés.  Dans  les  dernières  années  du  règne,  cepen- 
dant, cette  sévérité  se  relâcha.  C'était  justement,  comme  on  le  verra,  l'époque  où  les 
relations  entre  le  roi  et  le  Saint-Siège  se  tendaient,  au  point  qu'une  rupture  paraissait 
possible.  Après  la  bagarre  sanglante  de  i453  entre  étudiants  et  archers  de  la  prévôté  (voir 
plus  haut,  p.  120),  l'Université  interrompit  ses  cours.  Bien  qu'il  eût  formellement  interdit 
la  «  cessation  »  dans  son  édit  de  i446,  Charles  VII  la  toléra  pendant  neuf  mois,  et  le 
Parlement  donna  finalement  satisfaction  à  l'Université.  En  j4â7i  le  pape  Calixte   111  se 


270 


CHAP.    VU 


Charles   VII  et  T Eglise. 


HT.    —   NOUVEAU   SCHISME. 
SAINT-SIÈGE 


CHARLES     VII    ET    LE 


LES  papes  n'acceptèrent  jamais  officiellement  l'œuvre  de  l'assem- 
blée de  Bourges.  Ils  n'eurent  pas  une  politique  intransigeante, 
ils  ne  rejetèrent  point  les  concessions  que  leur  avait  faites  Charles  VII 
et  s'entendirent  souvent  avec  lui  aux  dépens  des  libertés  gallicanes; 
mais  ils  ne  cessèrent  pas  de  réclamer  l'abolition  de  la  Pragmatique. 
Cette  loi,  publiée  sans  leur  consentement  et  rédigée  en  des  termes 
fort  durs  pour  eux,  était  un  exemple  dont  les  autres  princes  chrétiens 
pouvaient  être  tentés  de  s'inspirer.  Que  tous  prissent  ainsi  chez  eux 
la  direction  des  affaires  ecclésiastiques,  et  c'en  était  fait  de  la 
Papauté.  Dix  mois  après  l'assemblée  de  Bourges,  le  nouvel  empe- 
reur, Albert  II,  et  la  diète  de  Mayence  publièrent  à  leur  tour  une 
Pragmatique,  fondée  sur  les  décrets  de  Bâle.  Thomas  de  Courcelles, 
qui  avait  représenté  le  Concile  à  l'assemblée  de  Bourges,  assistait 
également  à  celle  de  Mayence.  Les  «  Pragmaticiens  »  avaient  bien 
choisi  leur  moment  :  Eugène  IV  était  réduit  à  l'impuissance  par  la 
lutte  de  plus  en  plus  furieuse  que  soutenaient  contre  lui  les  Pères  de 
Bâle. 

Dans  la  trente-troisième  session,  tenue  le  16  mai  1439,  l'arche- 
vêque d'Arles,  qui  présida  dès  lors  le  Concile  jusqu'à  sa  dispersion, 
réussit  à  faire  voter  les  trois  motions  suivantes  :  un  Concile  général 
est  supérieur  au  pape;  il  n'est  pas  permis  au  pape  de  transférer  ni 
de  dissoudre  un  Concile;  c'est  être  hérétique  que  de  nier  ces  vérités. 
Enfin  on  mit  en  discussion  la  déposition  d'Eugène  IV.  Thomas  de 
Courcelles,  Nicolas  l'Ami,  autre  docteur  parisien,  et  l'archevêque 
de  Tours,  menèrent,  avec  le  président  de  l'assemblée,  la  campagne 
contre  le  pape.  Sauf  sept,  les  évêques  préférèrent  se  retirer  plutôt 
que  de  voter  sur  cette  question.  L'archevêque  d'Arles  fit  placer  des 
reliques  sur  les  sièges  vides.  Le  «  conciliabule  »  de  Bâle  ne  comprenait 
qu'une  vingtaine  de  prélats  et  trois  cents  prêtres  et  docteurs,  lorsque 
la  déposition  d'Eugène  IV  fut  votée,  le  25  juin  1439.  Croyant  qu'un 
prince  riche,  apparenté  aux  souverains  d'Occident,  serait  reconnu 
facilement  pour  chef  de  l'Église,  la  commission  choisie  par  les  Pères 
élut  le  vieil  Amédée  de  Savoie,  qui  avait  abandonné  à  son  fils  le  gou- 


LES  PAPES  ET  LA 
PRAGMATIQUE. 


LE  CONCILE 

DÉPOSE 

EUGÈNE  IV. 


ÉLECTION 
DE  FÉLIX  V. 


plaignit  auprès  du  roi  de  la  «  présomption  criminelle  »  de  l'Université,  qui  avait  infirmé, 
comme  «  scandaleuse  et  perturbatrice  »,  la  bulle  donnée  par  son  prédécesseur  en  faveur  des 
Ordres  mendiants.  Charles  VII  se  garda  bien  de  sévir.  Il  entrait  à  ce  moment-là  dans  ses 
desseins  de  s'appuyer  sur  l'Université  pour  faire  face  au  Saint-Siège.  Il  traita  l'Université 
comme  le  reste  de  l'Eglise  de  France  :  il  s'efforça  de  l'asservir,  mais  il  modéra  ses  exigences 
selon  les  besoins  du  moment. 


La  Société  et  la  Monarchie. 


ACCUEIL  FAIT 
A  L'ANTIPAPE. 


CHARLES  Vil 
MET  FIN  AU 
SCHISME, 


MAIS  MAINTIENT 
LA  PRAGMATIQUE. 


FAUSSE 
PRAGMATIQUE 
DE  SAINT  LOUIS. 


vernement  de  son  duché  et  vivait  retiré  dans  son  château  de  Ripaille, 
sur  les  bords  du  lac  de  Genève.  Amédée  accepta  la  tiare  et  prit  le 
nom  de  Félix  V;  mais  il  ne  fut  reconnu  que  par  les  Universités  et  un 
petit  nombre  de  princes  de  second  ordre  :  le  Grand  Schisme  avait 
laissé  de  si  mauvais  souvenirs  qu'on  ne  voulait  point  le  ressusciter, 
lùt-ce  même  pour  faire  triompher  le  principe  de  la  supériorité  des 
Conciles  '. 

Pourtant  la  nouvelle  crise  dura  dix  longues  années  :  les  princes 
avaient  intérêt  à  tenir  Eugène  IV  dans  l'embarras,  pour  lui  mar- 
chander leur  appui.  Les  électeurs  de  l'Empire  gardèrent  une  neutra- 
lité malveillante:  le  roi  d'Aragon  réserva  sa  décision;  Charles  Vil  fit 
de  même.  Une  assemblée  du  Clergé  de  France,  réunie  à  Bourges  au 
mois  d'août  1440,  écouta  tour  à  tour  le  légat  du  pape  et  les  défen- 
seurs du  Concile  et  de  l'antipape  :  Thomas  de  Courcelles,  délégué 
des  Pères  de  Bâle,  prononça  en  faveur  de  Félix  V  un  discours  de 
deux  heures,  «  qui  plut  beaucoup  au  roi  ».  Finalement,  Charles  VII 
décida  que  le  royaume  resterait  dans  l'obédience  d'Eugène,  en  atten- 
dant que  la  question  fût  résolue  par  un  nouveau  Concile  général.  Il 
refusa  d'abolir  la  Pragmatique  et,  pour  les  modifications  qu'il  y  avait 
peut-être  lieu  d'y  introduire,  s'en  référa  également  au  futur  Concile. 

Les  menaces  d'Eugène  IV,  les  intrigues  savantes  qu'il  ourdit 
pour  circonvenir  le  Grand  Conseil,  un  projet  de  Concordat  fort  avan- 
tageux qu'il  proposa,  tout  échoua,  et  la  Pragmatique  ne  fut  point 
abrogée.  En  revanche,  Charles  VII  abandonna  la  cause  du  Concile. 
Se  substituant  à  l'inerte  empereur  Frédéric  III,  le  roi  de  France 
rétablit  la  paix  dans  l'Église.  Après  de  pénibles  négociations,  ses 
représentants  obtinrent  l'abdication  de  Félix  V  (avril  1449). 

Charles  VII  trouva  dans  ce  succès  de  sa  politique  l'autorité 
nécessaire  pour  maintenir  la  Pragmatique.  En  1450,  sur  les  instances 
du  pape  Nicolas  V,  il  réunit  pour  la  forme  une  assemblée  ecclésias- 
tique à  Chartres.  Quelques  prélats  émirent  des  doutes  sur  la  légiti- 
mité de  l'ordonnance  qui  avait  réglé  les  libertés  de  l'Église  gallicane 
sans  aucune  intervention  du  Saint-Siège.  Les  gens  du  roi  exhibèrent 
alors  une  prétendue  Pragmatique  de  saint  Louis,  instituant  la  liberté 
des  élections  et  interdisant  la  levée  d'impôts  extraordinaires  par  les 
collecteurs  pontificaux  dans  le  royaume  de  France  '.  Cette  pièce  fut 
produite  encore  deux  ans  plus  tard,  devant  une  nouvelle  assemblée 
ecclésiastique  tenue  à  Bourges,  lorsque  le  cardinal  d'Estouteville  vint 


1.  En  France,  à  l'époque  où  les  Pères  de  Bàle  se  préparaient  à  déposer  Eugène  IV,  les 
Etats  de  Languedoc  avaient  émis  le  vœu  que  le  Concile  ne  renouvelât  point  la  division 
dans  l'Eglise. 

2.  Voir  t.  III,  2'  partie,  p.  63-64. 


272 


CHAP.   VII 


Charles   VII  et  l'Eglise. 


en  France  réclamer  derechef  Tabolition  de  la  Pragmatique  de  1438. 
Les  partisans  du  Saint-Siège  se  trouvèrent  fort  embarrassés.  Les 
gallicans  accueillirent  avec  enthousiasme  cette  ordonnance  placée 
sous  la  garantie  d'un  saint  :  pendant  trois  siècles,  le  parti  devait  en 
faire  le  fondement  de  ses  argumentations.  Cette  Pragmatique  de 
saint  Louis  était  un  faux,  fabriqué  sans  doute  dans  la  chancellerie 
de  Charles  VII. 

Ni  l'opiniâtreté  de  Calixte  III,  successeur  de  Nicolas  V,  ni  la  vio- 
lence de  Pie  II,  ne  triomphèrent  de  la  persévérante  politique  royale  : 
jusqu'à  la  fin  du  règne,  les  gens  du  roi  mirent  obstacle  aux  appels 
en  Cour  de  Rome,  lorsqu'ils  paraissaient  léser  les  intérêts  de  leur 
maître;  ils  interdirent  l'application  des  bulles  jugées  dangereuses 
pour  l'autorité  monarchique;  aucun  légat  ne  fut  reçu  sans  avoir 
promis  de  ne  pas  attaquer  la  Pragmatique.  Le  refus  opposé  par 
Charles  VII  aux  instances  faites  par  Calixte  III  pour  entraîner  la 
France  dans  une  croisade  contre  les  Turcs,  accentua  son  dissenti- 
ment avec  le  Saint-Siège.  Quand  le  pape  parla  de  lever  une  dîme  sur 
l'Église  de  France  pour  préparer  la  guerre  sainte,  l'Université  de 
Paris  prit  l'initiative  d'un  appel  au  Concile;  en  1457,  ses  députés  allè- 
rent présenter  à  Calixte  III  et  aux  cardinaux  une  protestation  en 
dix-huit  articles,  où  elle  réclamait  la  convocation  d'un  Concile  général 
et  dénonçait  les  abus  de  pouvoir  du  Saint-Siège.  Calixte  condamna 
l'appel,  comme  «  téméraire  et  impie  ».  L'exemple  de  la  France  mena- 
çait de  devenir  contagieux  :  déjà  les  Allemands  songeaient  à  demander 
l'appui  de  Charles  VII,  et  à  organiser  une  ligue  pour  obtenir  la  réu- 
nion d'un  Concile.  Pie  II,  durant  le  congrès  réuni  à  Mantoue  en  1459 
pour  organiser  la  croisade,  réprouva  impétueusement  la  Pragmatique 
et,  le  18  janvier  1460,  dans  sa  bulle  «  Execrabilis  »,  il  déclara  passible 
d'anathème  tout  prince  qui  désormais  en  appellerait  du  pape  au  Con- 
cile général.  L'Université  et  le  Parlement  poussèrent  alors  Charles  VII 
aune  action  énergique.  Jean  Dauvet,  procureur  général  au  Parlement 
de  Paris,  publia,  le  10  février  suivant,  une  protestation  qui  commen- 
çait ainsi  :  «  Puisque  le  pape,  à  qui  la  puissance  a  été  donnée  pour 
l'édification  de  l'Église  et  non  pour  sa  destruction,  veut  inquiéter  le 
roi,  le  Clergé  et  les  séculiers  du  royaume,  moi,  Jean  Dauvet,  procu- 
reur général  du  roi,  je  proteste  et  appelle  de  ses  déclarations  à  la 
haute  juridiction  d'un  Concile  général,  qui  sera  convoqué,  autant  que 
faire  se  pourra,  sur  les  terres  de  France  ».  Pie  II  n'insista  point;  il 
attendit  l'avènement  de  Louis  XI. 

Que  devenait  cependant  la  réforme  de  l'Église?  Elle  avait  été 
comme  oubliée  dans  toutes  ces  querelles.  Les  maux  dont  souffrait 
l'Église  de  France,  le  cumul  des  bénéfices,  l'absentéisme  des  titu- 


NOUVEAUX 

CONFLITS  A  VEC 

LE  SAINT-SIÈGE. 


ECHEC 

DE  LA  RÉFORME 

ECCLÉSIASTIQUE. 


273 


IV.   2. 


18 


IMPUISSANCE 
DU  CONCILE. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

laires,  la  simonie,  rincontinence  des  prêtres,  la  vie  mondaine  ou  le 
vagabondage  des  clercs,  les  gaspillages  et  les  scandales  dans  les 
hôpitaux,  persistèrent  et  s'aggravèrent.  Personne  en  France  ne  pré- 
voyait alors  la  grande  crise  du  xvi*'  siècle  ;  tout  cependant  la  prépa- 
rait. Les  efforts  partiels  des  évêques  et  des  Conciles  provinciaux 
n'eurent  guère  de  résultats.  Il  aurait  fallu  lintervention  d'une  auto- 
rité plus  puissante. 

Les  hommes  pieux  et  éclairés,  comme  Jean  Jouvenel  des  Ursins, 
avaient  mis  leur  confiance  dans  le  Concile  général  et  dans  le  roi.  Elle 
fut  déçue.  Le  Concile  de  Bâle,  après  qu'il  eut  créé  un  antipape,  ne  s'oc- 
cupa plus  de  la  réforme  de  la  discipline  ;  Teût-il  fait,  que  ses  efforts 
fussent  restés  stériles  :  en  renouvelant  le  Schisme,  il  avait  perdu  tout 
crédit  dans  la  Chrétienté,  il  avait  même  compromis  l'œuvre  de  ses 
premières  sessions.  Lorsqu'il  prononça  lui-même  sa  dissolution,  en 
1449,  il  était  déjà  oublié.  L'ère  des  grands  Conciles  était  close.  L'espèce 
de  système  parlementaire  que  les  partisans  de  la  supériorité  des  Con- 
ciles avaient  voulu  introduire  dans  le  gouvernement  de  l'Église  catlio- 
lique  avait  sombré  dans  l'impuissance  et  le  mépris.  Il  était  bien  diffi- 
cilement praticable;  l'inexpérience  et  la  violence  des  Pères  de  Bâle 
l'avaient  rendu  impossible. 

Quant  au  roi  et  à  ses  gens,  leur  politique  religieuse  fut  étroite- 
DE  LA  MONARCHIE,  ment  intéressée,  subordonnée  de  la  façon  la  plus  mesquine  aux  petits 
profits  de  chaque  jour.  Se  servir  du  Clergé  national  contre  le  pape, 
et,  au  besoin,  du  pape  contre  le  Clergé  national,  faire  à  l'un  ou  à 
l'autre  les  concessions  qu'exigeaient  les  circonstances,  sans  autre  but 
que  l'accroissement  du  pouvoir  royal,  ce  fut  toute  leur  règle  de  con- 
duite. Ils  s'entendirent  avec  le  Saint-Siège,  aux  dépens  des  libertés 
gallicanes,  chaque  fois  qu'ils  y  virent  leur  avantage,  et  ils  n'appli- 
quèrent la  Pragmatique  que  pour  disposer  à  leur  gré  des  bénéfices 
et  réduire  les  privilèges  judiciaires  et  financiers  du  Clergé.  Ils  n'iso- 
lèrent l'Église  de  France  que  pour  l'asservir  et  l'exploiter.  La  réforme 
de  la  discipline  fut  abandonnée  par  eux  comme  elle  l'avait  été  par  le 
Concile.  L'égoïsme  de  la  Monarchie  a  été  ainsi,  pour  une  bonne  part, 
responsable  du  grand  déchirement  religieux  du  xvi®  siècle.  Le  pou- 
voir royal  s'étendait  avec  la  brutalité  d'une  force  de  la  nature,  tantôt 
funeste  et  tantôt  bienfaisante,  empêchant  l'œuvre  de  réforme  reli- 
gieuse, comme  il  étouffait  les  germes  de  liberté  que  le  moyen  âge  avait 
laissés  grandir,  et  comme  il  tuait  l'esprit  féodal. 


EGOISME 


<■   274 


CHAPITRE   Vin 
CHARLES   VII  ET  LA  SOCIÉTÉ  LAITUE 


I.  CHARLES  VII  ET  LES  VILLES.  —  II.  CHARLES  VII  ET  LA  NOBLESSE.  LA 
PRAGUERIE.  AFFAIRES  d'aRMAGNAC  ET  d'aLENÇON.  —  III.  LE  DAUPHIN.  —  IV.  LE  DUC  DE 
BOURGOGNE. 


/.   —   CHARLES    VII  ET  LES    VILLES^ 

PENDANT  rinvasion  anglaise  et  les  discordes  entre  Français,  la 
vie  politique  s'était  réveillée  dans  les  villes.  Les  plus  petites  elles- 
mêmes  eurent  à  prendre,  à  tout  instant,  les  résolutions  les  plus  graves. 
Au  milieu  d'une  agitation  et  d'une  inquiétude  continuelles,  c'étaient 
des  assemblées,  des  levées  d'impôts,  des  voyages  de  notables,  envoyés 
au  loin,  à  travers  des  pays  infestés  d'ennemis,  pour  négocier  avec  un 
capitaine,  conférer  avec  d'autres  cités,  représenter  la  ville  dans  une 
réunion  d'États.  Il  fallait,  en  un  pays  ruiné,  pourvoir  aux  subsis- 
tances, entretenir  les   fortifications,   répartir   entre  les  citoyens  la 


LA   VIE  URBAINE 

PENDANT 

LA  GUERRE 

DE  CENT  ANS. 


1.  Sources.  Les  publications  de  documents  municipaux  de  la  fin  du  moyen  âge  sont 
nombreuses  depuis  quelques  années.  On  consultera  surtout  :  Journal  de  Jehan  Denis,  bour- 
geois de  Mâcon,  publié  par  Canat,  Documents  inédits  pour  servira  l'histoire  de  Bourgogne,  i863. 
Roserot,  Le  plus  ancien  registre  du  Conseil  de  Ville  de  Troyes,  Collection  de  documents  publiée 
par  la  Société  académique  de  l'Aube,  t.  III.  De  La  Grange,  Extraits  des  registres  de  Tournai, 
i8g3.  Breuils,  Comptes  des  consuls  de  Montréal-du-Gers,  2'  fasc,  1896.  Grave,  Archives  munici- 
pales de  Mantes,  Bulletin  historique  et  philologique,  1896- 

Ouvrages  a  consulter.  Les  histoires  de  villes  sont  très  nombreuses,  mais  la  plupart 
sont  peu  satisfaisantes.  Flammermont,  Institutions  municipales  de  Sentis,  1881  ;  Lille  au  moyen 
âge,  1888.  Soyer,  La  Communauté  des  habitants  de  Blois,  1894.  Bardon,  Histoire  d'Alais, 
2*  partie,  1896.  C.  Rossignol,  Histoire  de  Beaune,  i854.  De  Galonné,  Histoire  d'Amiens,  1. 1, 1899. 
Prarond,  Abbeville  au  temps  de  Charles  VII,  1899.  Grandmaison,  Tours  en  f436  et  i4i7. 
Mémoires  de  la  Soc.  archéol.  de  Touraine,  1860.  Quentin,  Auallon  au  XV°  siècle.  Bulletin  de 
la  Société  archéologique  de  l'Yonne,  i853.  Pagart  d'Hermansart,  Le  bailliage  de  Saint-Omer, 
t.  I,  1898.  —  Sur  les  communautés  d'habitants  :  Babeau,  Les  Assemblées  générales  des  com- 
munautés d'habitants  en  France,  1898.  Merlet,  Les  Assemblées  de  communautés  d'habitants 
dans  l'ancien  comté  de  Danois,  1887.  Clément,  Les  Communautés  d'habitants  en  Berrij.  1893. 
Travaux  de  l'abbé  Ledru,  Union  historique  du  Maine,  1898,  et  de  l'abbé  Froger,  Revue 
historique  du  Maine,  1896  et  1897;  de  L.  Delisle,  De  Ribbe,  H.  Sée,  cités  plus  haut,  p.  i23. 

<    2^5   > 


La  Société  et  la  Monarchie. 


ZELE 

MONARCHIQUE 
DES  BONNES 
VILLES. 


LES  INSTITUTIONS 

MUNICIPALES 

PENDANT 

LA  GUERRE 

DE  CENT  ANS. 


pesante  charge  du  guet,  sous  la  perpétuelle  menace  de  l'arrivée  des 
Écorcheurs  ou  des  Anglais.  Les  soldats,  à  quelque  parti  qu'ils  appar- 
tinssent, avaient  si  mauvaise  réputation  que  Ton  considérait  comme 
une  calamité  la  présence  d'une  garnison  :  on  préférait  se  défendre 
soi-même.  Dans  bien  des  villes,  le  branle-bas  de  combat  sonna  sou- 
vent, donnant  le  signal  d'un  siège  à  soutenir,  ou  d'une  sortie  à  faire, 
pour  chasser  les  brigands  de  quelque  forteresse  voisine. 

Les  «  bonnes  villes  »,  c'est-à-dire  les  villes  importantes  soumises 
à  l'autorité  directe  du  roi  ou  à  son  influence,  ne  se  contentèrent  pas 
de  se  défendre  :  elles  prirent,  pendant  le  règne  de  Charles  VII,  une 
glorieuse  part  à  la  délivrance  du  sol.  Outre  une  forte  contribution 
aux  impôts  votés  par  les  États,  elles  accordaient  les  dons  d'argent 
que  venaient  leur  demander  les  conseillers  du  roi  ;  elles  fournissaient 
des  vivres  et  des  canons;  elles  envoyaient  à  l'autre  bout  de  la  France 
leurs  compagnies  d'archers  et  d'arbalétriers,  et,  plus  tard,  leurs 
francs-archers.  Un  loyalisme  monarchique  très  sincère  animait  cette 
Bourgeoisie  des  «  bonnes  villes  ».  Charles  VII  reconnut  l'importance 
des  services  qu'elle  lui  rendit.  Les  cités  qui  ont  conservé  à  peu  près 
intégralement  leurs  vieilles  archives,  comme  Lyon  et  Tournai,  pos- 
sèdent un  nombre  considérable  de  lettres  de  ce  roi,  où  il  les  entrete- 
nait, sur  un  ton  très  amical,  des  événements  récents ,  victoires , 
défaites,  négociations.  Enfin  les  villes  qui  s'étaient  signalées  par  leur 
zèle  obtenaient  toutes  sortes  de  faveurs. 

Certaines  villes  acquirent  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans  des  ins- 
titutions de  gouvernement  autonome  et  des  libertés  qu'elles  n'au- 
raient certainement  pas  possédées  autrement.  Ainsi,  au  temps  de 
Jean  le  Bon,  Blois  dut  créer  des  impôts  afin  de  réparer  ses  murs;  la 
commission  des  «  Quatre  »,  instituée  pour  surveiller  l'emploi  de  ces 
contributions,  prit  rapidement  une  telle  importance  qu'au  xv"  siècle 
elle  s'était  emparée  de  tout  le  pouvoir  exécutif  :  les  Quatre  étaient  élus 
par  l'assemblée  des  habitants,  et  recevaient  d'elle  l'ordre  de  lever  tel 
impôt,  de  faire  telle  dépense,  de  passer  tel  contrats  Cette  assemblée 
des  habitants  n'en  comprenait  que  la  plus  «  saine  partie  »,  c'est-à-dire 
les  notables.  C'est  là,  au  reste,  un  fait  général  :  partout,  un  très  petit 
nombre  de  familles  riches  détiennent  et  exploitent  la  mairie,  le  con- 
sulat, l'échevinage,  et,  dans  les  villes  où  l'on  a  coutume  de  convoquer 
une  assemblée  populaire,  les  gros  bourgeois  s'y  rendent  seuls,  ou  du 
moins  y  ont  seuls  quelque  autorité.  La  commune  de  Senlis  avait  été 


1.  A  Beauvais,  en  revanche,  les  résultats  de  la  guerre  de  Cent  Ans  furent  tout  contraires  : 
même  avant  que  la  lutte  contre  les  Anglais  fût  terminée,  et  précisément  pour  faire  face 
à  la  nécessité  d'entretenir  les  fortifications,  la  haute  direction  des  finances  de  la  ville 
passa  aux  gens  du  roi,  et  c'est  ainsi  qu'ils  commencèrent  à  accaparer  l'administration  des 
affaires  municipales  (Labande,  Histoire  de  Beauvais,  1892). 


276 


CHAP.  VIII  Charles  VII  et  la  Société  laïque. 

supprimée  en  1320,  sur  la  demande  de  la  majorité  des  citoyens,  qui  se 
plaignaient  de  voir  la  municipalité  aux  mains  d'une  ploutocratie 
égoïste  et  concussionnaire;  au  xv^  siècle,  Senlis  était  retombé  sous 
le  joug  d'une  oligarchie.  L'assemblée  générale  des  habitants  se  réu- 
nissait plusieurs  fois  par  an  dans  la  grande  salle  de  l'Hôtel  de  Ville, 
mais  les  notables,  massés  près  du  bureau  où  se  tenaient  les  quatre 
«  attournés  »  élus  par  la  ville,  décidaient  de  tout,  aussi  bien  que 
dans  les  petites  réunions  particulières,  très  fréquentes,  où  ils  étaient 
seuls  convoqués.  Les  gens  du  commun  restaient  au  fond  de  la  salle 
et  ne  disaient  mot  :  dans  la  séance  du  26  décembre  1446,  un  d'eux, 
Jean  Oudot,  voulut  «  remonstrer  aucune  chose  pour  le  bien  et 
proffîct  de  la  dicte  ville  »  ;  invité  à  monter  sur  une  chaise  pour  se 
faire  mieux  entendre,  il  se  mit  à  balbutier,  éperdu,  descendit  de  sa 
chaise  et  s'en  alla. 

A  la  fin  du  règne  de  Charles  VII,  les  villes  ont  recouvré  leur  déclin 

tranquillité  :  elles  n'aspirent  plus  qu'à  la  conserver,  à  relever  leurs  des  libertés 
édifices  abattus,  à  rétablir  leur  prospérité  matérielle.  Séduites  parla  urbaines  a  la  fin 
douceur  de  vivre  en  paix,  elles  laissent  les  officiers  royaux  violer 
leurs  privilèges  et  reprendre  l'œuvre  de  centralisation  monarchique 
interrompue  par  la  guerre.  A  peine  éclate-t-il  çà  et  là  quelque  émeute 
à  propos  d'une  imposition'.  Les  gens  du  roi  affectent  d'ailleurs  de 
compatir  à  la  détresse  financière  dont  souffrent  toutes  les  villes,  et, 
sous  ce  prétexte,  ils  s'efforcent  de  leur  enlever  une  des  principales 
libertés  dont  elles  jouissaient  :  conformément  à  une  ordonnance  de 
1449,  ils  empêchent  leurs  magistrats  de  faire  aucune  levée  de  deniers 
non  autorisée.  Pour  les  besoins  les  plus  urgents,  comme  l'entretien 
des  fortifications,  les  municipalités  doivent  solliciter  du  roi  le  droit 
de  se  taxer  ou  demander  une  part  des  impôts  payés  par  elles.  Les 
progrès  de  l'autorité  royale  sont  particulièrement  sensibles  dans  le 
Midi,  où  les  villes  avaient  conservé  un  plus  vif  esprit  d'indépen- 
dance. En  1444,  le  roi  proroge  pour  deux  ans  les  pouvoirs  des  capi- 
touls  de  Toulouse;  cette  infraction  à  la  liberté  des  électeurs  pro- 
voque une  telle  agitation  qu'on  est  obligé  de  les  convoquer  à  la  fin 
de  1445  pour  le  choix  d'une  nouvelle  municipalité-;  mais  le  Parle- 
ment de  Toulouse  se  charge  de  briser  promptement  les  résistances  : 
le  28  novembre  1458,  il  ordonne  aux  électeurs,  sous  peine  d'une  forte 
amende,  de  ne  nommer  capitouls  que  des  <*  gens  notables  »  ;  en  peu 
de  temps,  il  arrivera  à  gouverner  lui-même  Toulouse.  Hors  du 
domaine  royal,  une  fois  la  guerre  finie,  certaines  villes  subissent  la 

1.  Documents  publiés  par  Ant.  Thomas,  Bulletin  de  la  Société  archéologique  du  Limousin, 
1890,  p.  667,  pour  Limoges,  et  par  L.  Guiraud,  Jacques  Cœur,  p.  12I,,  pour  Montpellier. 

2.  Documents  publiés  dans  les  Annales  du  Midi,  1896,  p.  458  et  suiv. 

<   277    > 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  n 

même  déchéance  politique,  qu'elles  aient  affaire  aux  gens  du  roi  ', 
ou  à  ceux  d'un  puissant  seigneur. 
LES  COMMUNAUTÉS  Lcs  nécessités  de  la  guerre  avaient  fortifié  aussi  l'autonomie  des 
DE  PAROISSE.  communautés  de  paroisse,  rurales  ou  urbaines.  C'était  là  qu'on  éli- 
sait les  collecteurs  de  la  taille  et  le  «  procureur  »  chargé  des  affaires 
de  la  paroisse;  on  y  réglait  les  questions  d'entretien  de  l'église,  du 
presbytère,  du  pont,  de  l'hôpital;  on  y  vérifiait  les  dépenses  faites  par 
le  procureur.  Depuis  le  xiv-^  siècle,  le  budget  des  paroisses  s'était 
démesurément  alourdi.  Il  avait  fallu  subir  les  réquisitions  militaires, 
payer  les  contributions  de  guerre,  se  débattre  pour  tâcher  d'obtenir 
un  allégement  de  taille,  soutenir  même,  à  ce  sujet,  de  longs  procès 
contre  les  communautés  voisines.  Les  assemblées  de  paroisses  acqui- 
rent ainsi  une  stabilité  qui  dura  :  elles  avaient  une  mission  trop 
modeste  pour  porter  ombrage  aux  gens  du  roi,  et  elles  les  débarras- 
saient de  maints  petits  soucis  administratifs,  sans  gêner  leur  autorité. 
Ce  ne  fut  qu'à  cette  condition-là  que  les  libertés  acquises  par  les  Fran- 
çais pendant  la  guerre  de  Cent  Ans  purent  survivre  au  rétablissement 
de  la  paix. 


//.  —  CHARLES  VII  ET  LA  NOBLESSE.  LA  PRAGUERIE. 
AFFAIRES  D'ARMAGNAC  ET  D'ALENCON^ 


LE  DOMAINE 
ET  LES  GRANDS 
FIEFS. 


A  la  fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans,  le  domaine  de  la  couronne  ne 
comprend  encore  qu'une  moitié  du  royaume  ".  Il  se  compose, 
il  est  vrai,  de  vastes   territoires  homogènes,   qui,  sur  de  longues 


1.  Les  officiers  de  Charles  VII  cherchèrent  aussi,  dans  les  villes  non  libres,  sises  hors  du 
domaine  royal,  à  ruiner  l'autorité,  et  surtout  la  juridiction  du  seigneur.  Les  évoques 
eurent  grandement  à  se  plaindre  de  leurs  empiétements  (Péchenard,  Jean  Juué/ia/ des  Ui'sins. 
—  Claudon,  Histoire  de  Langres,  Positions  de  thèses  de  l'Ecole  des  Chartes,  1898). 

2.  Sources.  Chroniques  de  Berry,  Monstrelet  (liv.  II),  Basin  (liv.  II  et  V),  Mathieu  d'Es- 
couchy  (avec  les  Preuves  annexées  à  l'édition  de  Beaucourl),  Chastellain  (liv.  IV),  Jean 
Chartier  (t.  III).  Chroniques  romanes  des  comtes  de  Foix  (Chronique  d'Esquerrier),  édit. 
Pasquier  et  Courteault,  iSgS.  La  Chronique  des  ducs  d'Alençon,  par  Perceval  de  Cagny,  va 
être  publiée  prochainement.  Documents  publiés  par  Guérin,  Arch.  hisl.  du  Poitou,  t.  XXIX. 
Officiai  correspondence  of  Bekynion,  édit.  G.  Williams,  t.  II,  1872.  Comptes  consulaires  de 
Riscle,  édit.  Parfouru,  1. 1,  1886. 

OirvRAGEs  A  CONSULTER.  Boudct,  Charles  VII  à  Saint  Flour,  Annales  du  Midi,  1894-  Deuys 
d'Aussy,  La  Saintonge  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans,  Revue  de  Saintonge,  t.  XIV.  De  Maulde, 
Hisloir-e  de  Louis  XII,  t.  I,  1889  (pour  la  vie  de  Charles  d'Orléans).  Lecoy  de  la  Marche,  Le 
roi  René,  1875.  Cosneau,  Richemoni,  1886.  Courteault,  Gaston  IV,  1895.  Desdevises  du  Dézert, 
Don  Carlos  d'Aragon,  1889.  J.  Tissier,  Jean  V,  comte  d'Armagnac,  Positions  des  thèses  de 
l'Ecole  des  Chartes,  1888.  Etudes  de  Ch.  Samaran  sur  .Jean  IV  d'Armagnac,  dans  la  Revue  de 
Gascogne,  1901.  F.  Pasquier,  Louis,  dauphin,  et  les  routiers  en  Languedoc,  1895.  Abbé  Breuils, 
La  campagne  de  Charles  VII  en  Gascogne,  Revue  des  Questions  historiques,  1895,  1. 1.  Sur  le 
duc  d'Alençon  :  .1.  Guibert,  Positions  des  thèses  de  l'Ecole  des  Chartes,  i8g3,  et  L.  Duval, 
Bulletin  de  la  Soc.  hist.  de  l'Orne,  1894. 

3.  Voir  la  description  du  domaine  royal  et  des  fiefs  en  1429,  par  Aug.  Longnon,  dans  la 
Revue  des  Questions  historiques,  t.  XVIII,  p.  5i6  et  suiv.  —  Sur  les  modifications  apportées 


CHAP.  VIII 


Charles  VU  et  la  Société  laïque. 


étendues,  sont  en  contact  avec  les  frontières  de  la  France  :  le  Tour- 
naisis,  une  partie  de  la  Picardie,  la  Normandie,  TIle-de-France,  la 
Champagne,  le  comté  de  Chartres,  le  Berry,  la  Touraine,  le  Poitou, 
la  Saintonge  et  TAunis,  une  partie  du  Limousin,  la  Guyenne,  le 
Languedoc.  Mais  le  reste  appartient  à  de  grandes  maisons  féodales. 
Certaines  de  ces  dynasties  seigneuriales,  —  Bretagne,  Foix,  Arma- 
gnac, Albret,  —  sont  très  anciennes  et  veulent  à  tout  prix  conserver 
leur  vieille  indépendance.  Les  autres,  issues  de  la  maison  capétienne, 
sont  plus  ou  moins  redoutables  selon  les  dispositions  particulières 
de  leurs  chefs.  C'est  la  maison  d'Orléans,  la  plus  rapprochée  du  trône, 
qui  est  dotée  des  duchés  d'Orléans  et  de  Valois,  des  comtés  de  Blois, 
de  Dunois,  de  Soissons  et  de  Beaumont-sur-Oise  ;  —  la  maison  de 
Bourgogne,  qui  possède  en  France  la  Bourgogne,  l'Artois  et  la 
Flandre,  et,  hors  de  France,  la  Franche-Comté  et  les  Pays-Bas, 
tandis  que  des  cadets  de  la  maison  tiennent  les  comtés  de  Nevers  et 
de  Rethel,  et  le  comté  d'Étampes;  —  la  maison  d'Anjou,  qui,  outre 
le  duché  d'Anjou  et  le  comté  du  Maine,  a,  en  dehors  du  royaume,  le 
comté  de  Provence  et  l'héritage  problématique  des  Deux  Siciles, 
légués  au  duc  René  par  son  aventureux  frère  Louis  III;  René  d'Anjou 
a,  de  plus,  recueilli  en  1430  la  succession  de  son  oncle  le  duc  de  Bar 
et,  en  1431,  celle  de  son  beau-père  Charles  II,  duc  de  Lorraine;  — 
c'est  la  maison  de  Bourbon  qui,  après  celle  de  Bourgogne,  a  les  plus 
vastes  fiefs  du  royaume,  car  elle  possède  les  duchés  de  Bourbonnais 
et  d'Auvergne,  le  comté  de  Forez,  la  seigneurie  de  Beaujeu  et  le 
comté  de  Clermont  en  Beauvaisis,  et  des  branches  cadettes  ont  les 
comtés  de  la  Marche  et  de  Castres,  et  le  comté  de  Vendôme  ;  —  c'est 
la  maison  d'Alençon,  qui  a  le  duché  d'Alençon  et  le  comté  du  Perche. 
Tous  ces  grands  vassaux  ont  une  cour,  une  administration,  éta- 
blissent dans  leurs  domaines  une  organisation  quasi  monarchique  ^ 
Plusieurs  ont  une  politique  ambitieuse  et  compliquée,  cherchent  à 
s'agrandir  par  des  négociations  diplomatiques,  des  mariages,  des 
guerres.  Aucune  constitution  publique,  bien  entendu,  ne  fixe  les 
droits  respectifs  de  ces  princes  et  du  roi.  Les  vassaux  sont  plus  ou 
moins  indépendants  selon  les  traditions,  les  traités  (comme  le  traité 
d'Arras),  les  chartes  de  concession  d'apanage  ^,  la  situation  géogra- 
phique de  leurs  seigneuries,  la  force  de  résistance  de  chacun.  Cer- 


POLITIQUE 

DES  <;RAyDS 

VASSAUX. 


par  le  Iraité  d'Arras,  voir  plus  haut,  p.  78.  —  Sur  les  aliénations  du   domaine  sous  ce 
règne,  voir  p.  254,  n-  i- 

1.  Voir  Bellier-Dumaine,  L'adminislralion  du  duché  de  Bretagne  sous  le  régne  de  Jean  V, 
Annales  de  Bretagne,  t.  XIV  à  XVI,  et,  pour  l'administration  bourguignonne,  plus  loin, 
p.  293  et  suiv. 

2.  On  peut  citer  comme  type  la  charte  de  Jean  le  Bon  donnant  l'Anjou  et  le  Maine  à  son 
fils  Louis,  publiée  par  Lecoy  de  La  Marche,  Le  roi  René,  t.  II,  p.  206. 


279 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  h 

tains,  comme  les  ducs  de  Bretagne  et  de  Bourgogne,  cherchent  à 
éviter  toute  relation  avec  le  roi;  d'autres,  comme  le  comte  de  Foix, 
prétendent  se  servir  de  lui  pour  leurs  desseins  politiques,  ou  accep- 
tent volontiers  des  charges  bien  rémunérées,  des  rentes,  des  cadeaux 
en  terres  et  en  argent  :  car  la  royauté  est  devenue  déjà  la  grande  dis- 
pensatrice de  privilèges,  de  seigneuries  et  de  pensions.  Cette  diversité 
de  situation,  d'intérêts  et  de  politique,  condamne  les  dynasties  pro- 
vinciales du  xv^  siècle,  si  puissantes  qu'elles  soient,  à  subir,  sans  pour 
voir  les  arrêter,  les  progrès  lents  et  sûrs  de  la  Monarchie  ^ 
INERTIE  POLI-  La  décadence  du  régime  féodal  se  manifeste  encore  plus  claire- 

TiQUE  DE  LA  mcut  par  rabaissement  de  la  petite  Noblesse.  Propriétaires  appauvris, 
PETITE  NOBLESSE,  ^^j  passent  Icur  temps  à  se  disputer  des  héritages,  à  chicaner  leurs 
tenanciers  et  leurs  voisins,  gentilshommes  pourvus  d'offices,  par- 
venus anoblis  par  le  roi,  presque  tous  supportent  sans  mot  dire  les 
exigences  du  fisc,  les  empiétements  du  Parlement,  des  baillis  et  des 
sergents  royaux.  La  haute  aristocratie  se  fournit  chez  eux  de  pages 
et  de  «  domestiques  »  ;  mais  ils  ne  forment  point,  pour  la  servir  au 
besoin  contre  le  roi,  une  clientèle  dévouée,  comme  en  Angleterre. 
IMPUISSANCE  DE  Pour  toutcs  CCS  raisous,   Charles  VII  n'eut  pas  à  vaincre  de 

L'ARISTOCRATIE,  grande  liguc  féodale.  Le  relèvement  de  la  Monarchie  provoqua  des 
intrigues  et  des  rebellions  princières,  selon  une  loi  constante  dans 
l'histoire  de  l'ancienne  France  :  mais  la  plus  grande  partie  de  la 
Noblesse  resta  fidèle.  Les  coalitions  tentées  de  1437  à  1442  échouèrent. 
La  fin  du  règne  ne  fut  troublée  que  par  des  révoltes  individuelles,  qui 
privèrent,  il  est  vrai,  de  toute  tranquillité  la  vieillesse  de  Charles  VII  : 
il  eut  à  réprimer  des  complots  avec  l'ennemi  anglais,  à  préparer  per- 
pétuellement la  guerre  contre  le  duc  de  Bourgogne,  à  lutter  contre  son 
propre  fils,  et  jusqu'à  sa  mort  il  sentit  rôder  autour  de  lui  la  trahison. 

CHEFS  Les  coalitions  de  1437,  de  1440  et  de  1442,  dont  la  plus  dan- 

DE LA  RÉSISTANCE,  gereusc  fut  la  «  Praguerie  »  de  1440,  eurent  pour  chefs   quelques 
BouRBONET  grauds  seigneurs,  mécontents  d'être  écartés  du  Conseil  et  de  n'avoir 

qu'une  médiocre  part  aux  largesses  royales;  à  leur  tête  furent 
Charles  I",  duc  de  Bourbon,  et  Jean  II,  duc  d'Alençon.  L'élégant 
et  avantageux  duc  de  Bourbon,  «  le  plus  agile  corps  de  France,  un 
Absalon,  un  autre  troyen  Paris»,  voulait  être  le  premier  à  la  cour. 
Jean  II  d'Alençon,  le  «  gentil  duc  »  de  la  Pucelle,  dépouillé  de  ses 
domaines  normands  par  les  conquêtes  des  Anglais,  avait  été  ruiné  par 
la  rançon  de  200000  écus  d'or  qu'il  avait   dû  leur  payer  après   la 

I.  Sur  la  transformation  delà  condition  nobiliaire  même,  qui,  au  lieu  d'impliquer,  comme 
autrefois,  la  puissance  foncière,  tend  à  devenir  une  convention  héraldique,  voir  Paul  VioUet, 
Histoire  des  Inslilulions  politiques   de  la  France,  t.  II,  1898,  chap.  m. 

<    280   ) 


CHAP.    VIII 


Charles   VII  et  la  Société  laïque. 


bataille  de  Verneuil,  et  il  estimait  que  la  pension  de  12000  livres  dont 
le  roi  Tavait  gratifié  était  une  récompense  dérisoire  de  ses  services. 
Les  deux  ducs,  après  la  conclusion  du  traité  d'Arras  (1435),  formèrent 
une  coterie  très  remuante;  le  nouveau  parti  demandait  la  paix 
à  tout  prix  avec  TAngleterre,  et  cherchait  à  éloigner  de  la  cour  le 
favori  Charles  d'Anjou,  en  même  temps  qu'à  diminuer  le  crédit  des 
conseillers  de  petite  naissance,  des  «  méchants  gens,  et  de  méchant 
état,  issus  de  petite  lignée  »,  qui  gouvernaient  le  roi. 

En  1437,  ils  attirèrent  dans  leur  faction  le  duc  de  Bretagne,  le  affaire  de  ust. 
cauteleux  Jean  V,  tour  à  tour  allié  de  Charles  VII  et  de  Henry  'VI  ;  — 
René  d'Anjou  lui-même,  qui  venait  de  sortir  des  prisons  du  duc  de 
Bourgogne,  et  tenait  rancune  à  son  beau-frère  Charles  VII  de  n'avoir 
pas  réussi  à  le  délivrer  au  moment  de  la  paix  d'Arras';  —  enfin  un 
des  barons  les  plus  puissants  du  Midi,  Jean  IV  d'Armagnac.  Il  fut 
convenu  qu'on  enlèverait  deux  conseillers  hostiles  à  la  maison  d'Ar- 
magnac, Christophe  d'Harcourt  et  Martin  Gouge,  évêque  de  Cler- 
mont.  Cette  première  tentative  de  Praguerie  (avril  1437)  fut  déjouée 
par  l'action  rapide  des  gens  du  roi.  Le  duc  de  Bourbon  dut  s'humilier 
et  demander  son  pardon. 

Trois  ans  après,  il  recommença.  Les  mécontents  ne  manquaient       la  praguebie 
pas  :  les  capitaines  d'Écorcheurs,  inquiets  de  l'ordonnance  de  1439  et  {fi40]. 

des  projets  de  réforme  militaire,  étaient  des  recrues  toutes  prêtes  pour 
la  révolte.  Cette  fois  le  duc  de  Bourbon  parla  d'enlever  le  gouverne- 
ment au  roi  et  de  donner  la  régence  au  jeune  dauphin  Louis.  L'in- 
trigue s'ourdit  dans  l'hiver  de  1439-1440.  II  ne  fut  pas  difficile  de 
gagner  le  dauphin,  adolescent  de  seize  ans,  déjà  affamé  de  pouvoir, 
et  persuadé  «  qu'il  feroit  très  bien  le  proffict  du  royaume  ».  Aux  ducs 
de  Bourbon,  d'Alençon  et  de  Bretagne,  se  joignirent  le  sire  de  La  Tré_ 
moille,  le  vieux  comte  de  Vendôme,  l'Écorcheur  Jean  de  La  Roche, 
tous  ceux  qui  enrageaient  d'avoir  perdu  leur  influence  à  la  cour,  ou 
qui  rêvaient  de  s'y  faire  une  place.  Dunois  lui-même,  mécontent  de 
voir  Charles  VII  A  peu  pressé  de  délivrer  Charles  d'Orléans,  se  prêta 
un  instant  aux  manœuvres  des  conspirateurs.  L'alliance  du  duc  de 
Bretagne  leur  donnait  cependant  un  caractère  net  de  félonie  :  Jean  V 
était  rentré  en  relations  avec  les  Anglais;  il  leur  offrit  même  des 

1.  A  la  mort  du  duc  de  Lorraine  Charles  II,  en  i43i,  son  neveu  Antoine,  comte  de  Vau- 
demont,  rival  de  René  d'Anjou  pour  la  possession  de  ce  duché,  avait  demandé  au  duc  de 
Bourgogne  et  aux  Anglais  d'appuyer  ses  prétentions.  René  n'avait-il  pas  pris  parti  pour 
Charles  VU?  Philippe  le  Bon  répondit  d'autant  plus  volontiers  à  ces  avances  qu'il  désirait 
voir  la  Lorraine  tomber  aux  mains  de  quelque  seigneur  de  peu  d'importance,  comme  le 
comte  de  Vaudemont,  facile  à  mener  ou  même  à  supplanter.  Une  petite  armée  de  Bour- 
guignons et  d'Anglais  alla  donc  offrir  la  bataille  au  jeune  duc  de  Lorraine,  le  2  juillet  i43i, 
à  Bulgnéville.  René,  vaincu  et  fait  prisonnier,  fut  livré  au  duc  de  Bourgogne.  Les  plénipo- 
tentiaires envoyés  par  Charles  VII  au  congrès  d'Arras  ne  purent  obtenir  sa  délivrance.  Il 
ne  fut  libéré  que  le  3  février  1437,  moyennant  une  écrasante  rançon  de  /Jooooo  écus  d'or. 


La  Société  et  la  Monarchie. 


troupes,  au  mois  de  décembre  1439,  pour  défendre  Avranches  contre 
les  Français. 
HÉPRESS10N  Le  Poitou,  depuis  longtemps  agité  par  la  lutte  entre  La  Trémoille 

DE  LAPRAGUERiE.  et  Richcmont,  fut  le  centre  de  cette  révolte,  de  cette  «  Praguerie  », 
comme  on  l'appela,  en  souvenir  de  la  guerre  civile  qui  venait  d'ensan- 
glanter la  Bohême.  Niort,  qui  appartenait  au  duc  d'Alençon,  fut  le 
quartier  général  des  rebelles.  Encore  une  fois,  les  conseillers  du  roi 
l'emportèrent,  grâce  à  leur  prompte  énergie  et  au  loyalisme  des 
bonnes  villes  :  presque  aucune  n'abandonna  le  roi.  Une  campagne  de 
deux  mois,  dirigée  par  Richemont  et  Charles  Vil,  suffit  pour  sou- 
mettre le  Poitou.  Le  duc  d'Alençon,  qui  avait  appelé  vainement  les 
Anglais  à  son  aide,  emmena  le  dauphin  en  Auvergne  et  essaya,  sans 
succès,  de  soulever  la  Noblesse  et  les  villes  du  pajs.  L'artillerie  de 
Charles  VII  délogea  les  révoltés  des  forteresses  qu'ils  occupaient. 
Vainqueur,  le  roi  n'écouta  que  les  suggestions  de  sa  faiblesse.  Il 
permit  à  son  fils  de  prendre  le  gouvernement  du  Dauphiné  et  amnistia 
tous  les  rebelles.  Le  duc  de  Bourbon  reçut  une  grosse  pension  de 
15  000  livres.  La  Trémoille  fut  chargé  l'année  suivante  d'une  mission 
diplomatique.  Des  rebelles  continuèrent  à  piller  la  Saintonge  et  le 
Poitou. 

Aussi,  dès  l'année  1441,  les  princes  recommencèrent  leurs  intri- 
gues et  leurs  négociations  équivoques  avec  les  Anglais.  Les  ducs  de 
Bourgogne  et  d'Orléans  s'unirent  cette  fois  aux  fauteurs  de  troubles. 
Philippe  le  Bon  était  irrité  des  pillages  commis  dans  ses  domaines 
par  les  Ecorcheurs.  Charles  d'Orléans  était  rentré  en  France  l'année 
précédente,  vieilli  avant  l'âge,  quinteux,  aigri.  Depuis  Azincourt,  de 
vingt  et  un  à  quarante-six  ans,  il  avait  vécu  en  captivité.  Pour  être 
libre,  il  avait  oublié  le  passé,  et  consenti  à  se  déclarer  «  tout  bour- 
gongnon,  de  cueur,  de  corps  et  de  puissance  ».  Il  avait  laissé  la 
duchesse  de  Bourgogne  négocier  sa  délivrance,  et  les  princes  bour- 
guignons payer  le  premier  acompte  de  sa  rançon  :  dès  qu'il  était 
arrivé  en  France,  au  mois  de  novembre  1440,  il  avait  épousé  Marie 
de  Clèves,  nièce  de  Philippe  le  Bon. 

Il  fut  convenu  entre  les  ligueurs  qu'une  grande  assemblée  aurait 
DE  NEVERS  {U42).  ijeu  à  Ncvcrs,  pour  délibérer  sur  les  affaires  publiques.  Ces  espèces 
d'États  de  la  Noblesse  se  tinrent  au  début  de  l'année  1442.  Les  ducs 
de  Bourgogne  et  d'Orléans,  de  Bourbon  et  d'Alençon,  les  comtes  de 
Vendôme,  d'Eu,  de  Nevers  et  de  Montfort  y  assistaient.  Très  adroite- 
n>ent,  les  conseillers  de  Charles  VII  ne  voulurent  pas  considérer  cette 
assemblée  comme  un  conciliabule  de  conspirateurs,  et  le  roi  s'y  fit 
représenter  par  deux  commissaires.  Les  princes,  décontenancés,  se 
contentèrent  d'envoyer  au  roi  un  mémoire,  où  ils  critiquaient,  non 


NOUVEAUX 
LIGUEURS  :  LES 
DUCS  DE 
BOURGOGNE  ET 
D'ORLÉANS. 


ASSEMBLEE 


LA  NOBLESSE 
APRÈS  LA  PRA- 
GUE BIE.   MAISON 
D'ORLÉANS. 


CHAP.  VIII  Charles  VII  et  la   Société  laïque. 

sans  justesse  d'ailleurs,  son  gouvernement,  attaquaient  son  entourage, 
et  énuraéraient  leurs  griels  particuliers.  Le  roi  et  ses  conseillers 
ripostèrent  par  une  longue  réponse,  modérée,  très  étudiée.  Charles  VII 
rappela  discrètement  que  les  actes  des  princes  avaient  augmenté  les 
troubles  et  la  misère,  dont  ils  se  plaignaient.  Il  promit  de  travailler  au 
rétablissement  de  Tordre  et  de  la  discipline  militaire.  Il  promit  surtout 
ses  bons  offices  à  chaque  seigneur  en  particulier,  et  par  là  il  désarma 
leurs  rancunes.  Le  but  visé  par  les  ligueurs,  qui  était  d'obtenir  pour 
les  princes  du  sang  une  part  dans  le  gouvernement  du  royaume,  ne 
fut  pas  atteint.  Les  conseillers  de  petite  naissance,  dont  ils  réclamaient 
le  renvoi,  prirent  plus  d'ascendant  que  jamais,  et  les  Etats  Généraux, 
dont  ils  affectaient  de  demander  le  concours,  ne  furent  plus  con- 
voqués par  Charles  VII.  Ce  fut  la  dernière  coalition  nobiliaire  du 
règne. 

La  plupart  des  grands  vassaux  vécurent  désormais  en  bonne 
intelligence  avec  le  roi,  qui,  d'ailleurs,  acheta  fort  cher  leur  fidélité*. 
L'amitié  de  Charles  d'Orléans  fut  particulièrement  coûteuse  :  le  duc 
obtint  de  Charles  VII  une  pension  de  18  000  livres  et,  pour  acquitter 
ses  engagements  envers  les  Anglais,  la  levée  d'une  aide  extraordinaire 
de  168  900  écus  d'or;  le  roi  appuya  même  ses  revendications  touchant 
le  comté  d'Asti  et  le  duché  de  Milan.  Son  frère  cadet,  Jean  d'Orléans, 
tiré  des  mains  des  Anglais,  non  sans  peine,  en  1445,  vécut  paisible- 
ment en  son  comté  d'Angoulême,  occupé  de  pratiques  dévotes  et 
d'œuvres  de  charité.  L'illustre  bâtard  d'Orléans  avait  travaillé  avec 
persévérance  à  la  libération  de  ses  deux  frères  :  le  duc  Charles  avait 
récompensé  son  dévouement  en  lui  donnant  le  comté  de  Dunois, 
dès  1439.  Dunois  était  le  vrai  chef  de  la  maison  d'Orléans,  et,  malgré 
quelques  défaillances,  il  fut  un  des  meilleurs  serviteurs  de  Charles  VII  ; 
il  entendait  d'ailleurs  être  largement  rémunéré  de  son  zèle^. 

Charles  VII  gagna  également  par  ses  bienfaits  René  d'Anjou,  qui,  maison  d'anjou. 
un  instant,  s'était  laissé  entraîner  dans  l'opposition.  Le  roi  obtint  de 
Philippe  le  Bon  que  la  plus  grande  partie  de  la  rançon  de  René  ne  fût 
pas  payée,  força  le  comte  de  Vaudemont  à  conclure  un  arrangement 
avec  son  rival,  et  prêta  même  de  l'argent  à  ce  dernier  pour  l'expédition 
malheureuse  qu'il  fit  en  Italie.  René  d'Anjou  reconnut  les  faveurs 
royales  par  sa  fidélité.  A  la  fin  du  règne,  d'ailleurs,  il  vivait  à  l'écart 
dans  ses  domaines,  plus  occupé  d'art  que  de  politique.  Son  frère 


1.  Dans  la  période  postérieure  à  la  Praguerie,  les  comtes  de  Vendôme,  de  la  Marche, 
d'Eu,  de  Foix,  ont  une  pension  de  6000  livres;  le  comte  de  Nevers  touche  8000  livres;  le 
comte  d'Angoulême,  11  000  livres;  le  duc  d'Alençon,  jusqu'à  son  arrestation,  12  000. 

2.  M.  Dupont-Ferrier  prépare  une  biographie  de  Jean  d'Orléans  (voir  ses  articles  dans 
la  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes,  1895,  la  Revue  historique,  t.  LXII.  et  la  Bibl.  de  la  Faculté 
des  Lettres  de  Paris,  1897),  et  M.  Cosneau  une  biographie  de  Dunois. 


283 


La  Société  et  la  Monarchie. 


MAISON 

DE  BRETAGNE. 


MAISONS  DU  MIDI. 


ALBRET  El  FOIX. 


AFFAIRES 
DE  NAVARRE. 


Charles,  auquel  il  avait  donné  le  comté  du  Maine,  resta  un  des  mem- 
bres les  plus  écoutés  du  Grand  Conseil,  jusqu'au  jour  où,  comme  on 
l'a  vu,  l'ascendant  d'Agnès  Sorel  détermina  de  nouveaux  changements 
à  la  cour. 

François  I",  qui  remplaça  Jean  V  sur  le  trône  de  Bretagne 
(1442-1450),  se  rallia  franchement  au  parti  de  Charles  VII.  Pierre  II 
(1450-1457)  se  contenta,  comme  lui,  de  défendre  contre  les  gens  du  roi 
l'indépendance  du  duché  de  Bretagne,  qui  était  plutôt  une  princi- 
pauté qu'un  grand  fief.  Richemont,  devenu  duc  à  son  tour  en  1457, 
resta  connétable  de  France,  malgré  l'avis  des  barons  bretons  :  mais, 
sommé  en  1458  de  siéger  pai-mi  les  pairs  de  France  au  procès  du 
duc  d'Alençon,  il  répondit  qu'il  ne  devait  obéissance  au  roi  qu'en 
qualité  de  connétable  :  le  duché  n'avait  jamais  fait  partie  du  royaume 
de  France;  le  duc  n'était  donc  pas  pair  de  France.  La  même  année, 
il  prêta  le  serment  d'hommage,  mais,  comme  ses  prédécesseurs,  refusa 
l'hommage  lige.  Charles  VII  prit  en  plaisanterie  cette  obstination 
revêche  et  dit  en  riant  :  «  C'est  son  fait,  il  sçait  bien  ce  qu'il  a  à  faire, 
on  s'en  doibt  rapporter  à  luy  ».  Le  plus  sage,  en  effet,  était  de 
ménager  les  Bretons,  qui  donnaient  à  la  royauté  tant  de  bons  servi- 
teurs. 

Les  trois  maisons  de  Foix,  d'Armagnac  et  d'Albret,  à  l'extré- 
mité méridionale  du  royaume,  n'étaient  guère  moins  indépendantes. 
De  tout  temps,  le  roi  de  France,  le  «  rey  fransés  »,  avait  été  pour  les 
grands  barons  du  Midi  un  objet  de  défiance  et  d'aversion.  Les  deux 
plus  puissants,  le  comte  de  Foix  et  le  sire  d'Albret,  vécurent  toutefois 
en  assez  bonne  intelligence  avec  Charles  VII,  parce  qu'ils  estimèrent 
que  c'était  leur  intérêt.  Charles  II  d'Albret  aida  les  Français  à 
conquérir  la  Gascogne.  On  a  vu  comment  le  comte  de  Foix,  Jean  de 
Grailly  (1412-1436),  avait  su  exploiter  la  détresse  du  roi  de  Bourges. 
Son  successeur  Gaston  IV  (1436-1471)  avait  gardé  pendant  la  Pra- 
guerie  une  neutralité  équivoque.  Peu  après,  le  roi  entra  en  contesta- 
tion avec  lui,  parce  qu'il  n'ouvrait  pas  ses  domaines  aux  agents  du 
fisc  et  s'intitulait  comte  «  par  la  grâce  de  Dieu  ».  Les  conseillers  de 
Charles  VII  regardaient  cette  formule  comme  une  innovation  blessante 
pour  la  majesté  royale,  bien  qu'à  la  vérité  elle  fût  très  ancienne  et 
n'eût  pour  origine  qu'une  idée  pieuse.  En  homme  avisé,  Gaston  IV 
céda  sur  ce  point  de  forme,  et  résista  aux  prétentions  royales  en 
matière  d'impôts.  Ces  démêlés  n'eurent  point  de  suite.  A  la  fin  du 
règne,  nul  grand  vassal  ne  se  prononça  plus  nettement  contre  les 
menées  du  dauphin  Louis.  Gaston  IV  avait  besoin  en  effet  de  l'appui 
du  roi  de  France  pour  la  politique  qu'il  soutenait  en  Espagne.  Il  avait 
épousé  Éléonore  de  Navarre,  sœur  de  don  Carlos,  prince  de  Viane 


284 


CHAP.    VIII 


Charles  VII  et  la  Société  laïque. 


Éléonore  et  Carlos  étaient  les  enfants  de  Blanche,  reine  de  Navarre, 
et  de  Jean  d'Aragon.  A  la  mort  de  Blanche,  en  1441,  la  couronne  de 
Navarre,  qui  aurait  dû  revenir  à  don  Carlos,  fut  usurpée  par  Jean 
d'Aragon.  Ce  prince,  pour  se  concilier  l'amitié  du  puissant  comte  de 
Foix,  signa  avec  lui  à  Barcelone,  en  1455,  un  traité  qui  deshéritait  le 
prince  de  Viane  au  profit  de  sa  sœur  Éléonore  et  de  Gaston  IV. 
Charles  VII,  en  lutte  contre  son  propre  fds,  se  laissa  persuader  qu'il 
devait  soutenir  Jean  d'Aragon,  et  il  approuva  le  traité  de  Barcelone. 
Depuis  lors,  Gaston  IV,  confiant  à  sa  femme  le  soin  des  affaires  de 
Navarre,  vécut  presque  constamment  à  la  cour  du  roi  de  France,  pour 
maintenir  une  faveur  qui  pouvait  un  jour  lui  être  utile. 

Les  comtes  d'Armagnac  furent  moins  clairvoyants  que  les  sires 
d'Albret  et  les  comtes  de  Foix.  Ils  crurent  pouvoir  continuer  le  vieux 
jeu  de  bascule  qui  avait  jadis  réussi  à  leurs  ancêtres  :  au  roi  de 
France  redevenu  puissant,  Jean  IV  et  après  lui  Jean  V  opposèrent 
des  intrigues  avec  les  Anglais.  Il  leur  en  coûta  cher. 

Depuis  1421,  le  frère  de  Jean  de  Grailly,  Mathieu  de  Foix,  gardait 
en  captivité  sa  femme,  la  comtesse  de  Comminges.  Le  comte  d'Ar- 
magnac, Jean  IV,  entreprit  de  délivrer  la  prisonnière  :  il  espérait 
qu'une  donation  bien  en  règle  le  dédommagerait  un  jour  de  ses 
peines.  Il  créa  une  agitation  dans  le  Comminges;  sur  son  conseil,  les 
États  du  pays  réclamèrent  l'appui  de  Charles  VII.  Mathieu  de  Foix 
fut  contraint  par  le  roi  de  rendre  la  liberté  à  sa  femme,  mais  il  fut 
convenu  qu'après  la  mort  des  deux  époux  le  Comminges  ferait  retour 
à  la  couronne.  Jean  IV,  déçu  par  cet  accord,  résolut  de  n'en  tenir 
aucun  compte.  A  la  mort  de  la  comtesse  Marguerite,  il  mit  la  main 
sur  les  principales  places  du  Comminges,  alléguant  une  donation 
secrète  de  la  défunte  (1443).  La  même  année,  comme  le  roi  exigeait, 
pour  la  première  fois,  que  l'Armagnac  contribuât  aux  impôts  monar- 
chiques, le  comte  déclara  qu'il  n'était  pas  vassal  du  roi  de  France;  il 
compara  l'ancienneté  de  sa  maison  à  la  fortune  encore  jeune  des 
Capétiens  :  sa  famille,  venue  d'Espagne,  disait-il,  s'était  établie  en 
Armagnac  à  une  époque  où  la  dynastie  royale  n'avait  pas  encore  de 
terres  en  cette  région.  Enfin  Jean  IV  négociait  avec  les  Anglais  un 
mariage  entre  leur  roi  et  une  de  ses  filles  :  l'hiver  précédent,  un 
peintre  de  Henry  VI  était  venu  faire  le  portrait  de  la  demoiselle. 

Le  dauphin  Louis,  chargé,  au  mois  de  décembre  1443,  de  châtier 
le  rebelle,  soumit  très  rapidement  l'Armagnac,  envoya  Jean  IV  pri- 
sonnier au  château  de  Lavaur,  et  prit  possession  de  ses  seigneuries. 
L'émotion  fut  grande  dans  le  Midi.  Le  pacifique  sire  d'Albret  se  crut 
menacé  et  se  mit  à  fabriquer  force  bombardes.  Les  sujets  de  Jean  IV, 
pressurés  par  le  dauphin,  pillés  par  les  Écorcheurs,  s'exaspéraient 


LES  COMTES 
D'ARMAGNAC. 


CAUSES 
DE  BROUILLE 
AVEC  LE  ROI. 


HUMILIATION 
DE  JEAN  IV. 


285 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  ii 

déjà,  et  réclamaient  à  cor  et  à  cri  la  libération  de  leur  seigneur.  Les 
conseillers  du  roi  jugèrent  prudent  de  ne  pas  les  pousser  à  bout. 
Mais  Jean  dut  s'humilier,  confesser  les  crimes  qu'il  avait  commis  ou 
tolérés,  assassinats,  pillages,  viols,  attentats  contre  la  majesté  du 
roi,  et  promettre  qu'il  serait  à  l'avenir  bon,  loyal  et  obéissant  sujet; 
moyennant  quoi,  Charles  VII  lui  rendit  la  plupart  de  ses  domaines, 
tout  en  y  maintenant  des  garnisons  (1443). 
CRIMES  DE  JEAN  V  Son  fils  Jcau  V  lui  succéda  en  1430.  C'était  un  petit  homme,  gros 
D'ARMAGNAC.  g^  rougc,  dc  caractèrc  violent  et  perfide.  Comme  il  avait  bien  servi  le 
roi  en  plusieurs  campagnes,  Charles  VII  lui  restitua  tous  ses  biens 
patrimoniaux  et  le  combla  de  cadeaux;  mais,  lorsque  Mathieu  de  Foix 
mourut  et  que  les  commissaires  du  roi  vinrent  recevoir  l'hommage 
des  habitants  du  Comminges,  Jean  V  publia  une  protestation  et 
revendiqua  l'héritage  de  la  comtesse  Marguerite  (1454).  On  s'aperçut 
que  rien  n'était  changé  en  Armagnac,  que  le  nouveau  comte  persis- 
tait à  se  croire  un  souverain  indépendant  et  qu'il  entretenait  des 
relations  secrètes  avec  les  Anglais.  Le  scandale  de  sa  vie  privée 
fournit  l'occasion  de  le  frapper  :  il  avait  pris  pour  maîtresse 
sa  sœur  Isabelle,  et,  après  avoir  eu  d'elle  trois  enfants,  il  l'avait 
épousée. 
CONFISCATION  En  1435,  les  armées  royales  conquirent  les  domaines  du  comte. 

DU  COMTÉ  D'AR-  Ajoumé  à  comparaître  devant  le  Parlement  de  Paris,  Jean  V  fît 
défaut.  Il  fut  condamné,  le  13  mai  1460,  au  bannissement  perpétuel 
et  à  la  confiscation  de  ses  biens,  comme  coupable  d'inceste,  de  rébel- 
lion, de  conspiration  avec  les  Anglais.  Les  sergents  royaux  prirent 
possession  de  l'Armagnac,  malgré  la  résistance  des  habitants,  qui  ne 
voulaient  point  de  la  domination  royale. 
TRAHISON  DU  DUC  L'histoirc  du  duc  d'Alençon  Jean  II  ressemble  presque  trait  pour 

DALENÇON.  i^j.^jj  j^  celle  de  Jean  V  d'Armagnac,  qui  était  son  beau-frère. 

Il  était  facile  aux  Anglais  de  séduire  un  mécontent,  dont  les 
domaines  étaient  à  leur  merci.  On  a  vu  que,  dès  1440,  Jean  II  désirait 
s'entendre  avec  eux.  Lorsque  la  Normandie  eut  été  reconquise  par 
Charles  VII,  le  duc  rentra  à  Alençon,  mais  il  garda  ses  rancunes.  Il 
refusa  de  laisser  lever  une  aide  royale  dans  son  duché  et  continua  ses 
intrigues  occultes  avec  les  Anglais,  le  dauphin,  le  duc  de  Bourgogne, 
tous  les  ennemis  du  roi.  Il  consultait  les  astrologues  et  les  sorciers, 
et  cherchait  à  se  procurer  une  poudre  merveilleuse,  qui  devait  faire 
«  devenir  tout  sec  »  Charles  VIL  II  amassait  une  artillerie  formi- 
dable, étudiait  les  plans  d'une  nouvelle  invasion  de  la  France,  se 
ménageait  des  intelligences  dans  les  villes  normandes,  et,  à  partir  de 
1455,  il  adressa  message  sur  message  au  duc  d'York  pour  le  presser 
de  faire  une  double  descente,  en  Cotentin  et  en  Picardie.  Un  paysan, 

<  286  > 


Charles  VII  et  la  Société  laïque. 


qu'il  envoyait  à  Calais  comme  émissaire,  eut  peur  et  livra  ses  secrets 
aux  gens  du  roi.  Jean  II  fut  arrêté,  le  31  mai  1456,  par  Dunois. 

Le  duc  d'Alençon  fut  jugé,  sur  sa  demande,  par  la  cour  àes  le  ducd-alençon 
Pairs.  La  session  s'ouvrit  à  Vendôme,  le  26  août  1458.  L'accusé 
avoua  son  crime  et  fut  condamné  à  mort;  mais  le  roi  différa  l'exécu- 
tion «  jusques  à  son  bon  plaisir  ».  Le  duché  d'Alençon  fut  annexé  au 
domaine  royal,  et  Jean  II  fut  enfermé  au  château  de  Loches.  Il  y 
attendit  l'avènement  du  dauphin  Louis,  son  filleul  et  son  complice. 


DEVANT  LA  COUR 
DES  PAIRS. 


III.  —  LE  DAUPHIN^ 

LE  dauphin  Louis  était  né  le  3  juillet  1423.  Il  eut  pour  précepteur 
Jean  Majoris,  chanoine  de  Reims,  auteur  de  dissertations  galli- 
canistes  sur  le  pouvoir  des  papes  et  des  Conciles.  Jean  Majoris  reçut 
du  vieux  Gerson  des  instructions  qui  nous  ont  été  conservées  :  il 
devait  se  servir  de  livres  écrits  en  français,  morigéner  son  élève  en 
piquant  son  amour-propre  plutôt  qu'en  le  punissant,  lui  enseigner  la 
clémence,  l'humilité,  lui  inculquer  l'idée  de  l'égalité  entre  tous  les 
hommes,  enfin  l'habituer  à  la  dévotion  envers  les  saints.  Bernard 
d'Armagnac,  comte  de  Pardiac  et  de  la  Marche,  qui  devint  dans  la 
suite  gouverneur  du  dauphin,  était  aussi  un  chrétien  accompli  : 
quand  ses  serviteurs  prenaient  leur  repas,  il  s'asseyait  parmi  eux  et 
faisait  lire  la  Bible.  Louis  XI  a  dû  peut-être  à  ces  deux  hommes 
le  dédain  des  préjugés  aristocratiques  et  le  goût  de  fréquenter  les 
simples. 

Louis  vécut  presque  toutes  ses  premières  années  dans  le  triste 
château  de  Loches.  Charles  VII  se  contentait  de  l'aller  visiter  de 
temps  en  temps.  Il  pourvoyait  d'ailleurs  généreusement  aux  dépenses 
de  son  héritier;  en  1436,  il  lui  constitua  une  maison  et  commença  à 
l'emmener  dans  ses  voyages  et  ses  campagnes  :  mais  nulle  intimité  ne 

1.  Sources.  Chroniques  de  Mathieu  d'Escouchy;  Chastellain,  liv.  IV;  Basin,  liv.  V.  Cro~ 
nique  Marliniane,  édition  gothique  d'Antoine  Vérard,  f"  297  v»  et  suiv.  Lellres  de  Louis  XI 
édit.  E.  Charavay  et  Vaesen,  t.  1,  i883.  Pilot  de  Thorey,  Catalogue  des  actes  de  Louis  XI 
relatifs  au  Dauphiné,  t.  I,  1899.  G.  Saige,  Documents  relatifs  à  la  principauté  de  Monaco,  t.  I, 
1888.  B.  de  Mandrot,  Un  projet  de  partage  du  Milanais  en  1446,  Bibl.  de  l'Ecole  des  Chartes, 
i883. 

Ouvrages  a  consulter.  Marcel  Thibault,  La  jeunesse  de  Louis  XI,  Mémoires  présentés  à 
la  Faculté  des  Lettres  de  Paris  pour  le  diplôme  d'études  supérieures,  1897.  —  Breuils,  Une 
conspiration  du  dauphin  en  1446,  Revue  des  Quest.  histor.,  iSgS,  t.  I.  De  Chabannes, //is/oi're 
de  la  maison  de  Chabannes.  t.  II,  1894.  E.  Charavay,  Louis  XI  en  Dauphiné,  Positions  des 
Thèses  de  l'Ecole  des  Chartes,  1867-1868.  Rey,  Louis  XI et  les  Etats  pontificaux  de  France,  1899. 
A.  Prudhomme,  Histoire  de  Grenoble,  1888;  Les  Juifs  en  Dauphiné,  Bull,  de  l'Acad.  Delphinale, 
1881-1882.  Mémoires  de  A.  de  Gallier  et  de  A.  Lacroix,  Bull,  de  la  Société  d'archéologie  de 
la  Drôme,  1878  et  1876.  De  Reiffenherg,  Séjour  de  Louis  aux  Pays-Bas,  Nouveaux  Mémoires 
de  l'Académie  royale  de  Bruxelles,  1829.  Feu  E.  Charavay  et  M.  Marcel  Thibault  m'ont  obli- 
geamment communiqué  leurs  Mémoires,  dont  un  résumé  seul  a  été  publié. 


EDUCATION 
DE  LOUIS  XI. 


LOUIS 
ET  SON  PÈRE. 
MISSIONS  CON- 
FIÉES AU  DAUPHIN. 


iS'J 


La  Société  et  la  Monarchie. 


s'établit  entre  le  père  et  le  fils.  En  1439,  Louis  fut  chargé  de  mettre 
le  Languedoc  en  défense  contre  les  Anglais,  puis  de  réprimer  les 
méfaits  des  brigands  et  les  prévarications  des  officiers  en  Poitou.  Au 
moment  même  où  ces  témoignages  de  confiance  lui  étaient  donnés, 
il  trahit  son  père  et  se  laissa  choisir  pour  chef  de  la  Praguerie. 
Charles  VII  lui  pardonna.  On  a  vu  que,  dès  Tannée  suivante,  le  dau- 
phin prit  une  part  active  à  la  guerre  contre  les  Anglais,  et  qu'en 
1443  il  eut  mission  d'écraser  la  rébellion  du  comte  d'Armagnac.  En 
1444,  il  dirigea  une  expédition  en  Suisse. 
LE  DAUPHIN  A  son  rctour,  il  trouva  son  père  tombé  sous  la  domination  d'Agnès 

ET  AGNÈS  soREL.  go^el  et  dcs  amis  de  la  favorite.  Il  essaya  de  se  concilier  les  bonnes 
grâces  des  nouveaux  venus,  fit  des  cadeaux  à  la  maîtresse  du  roi 
et  à  Pierre  de  Brézé.  Soins  inutiles  :  Charles  VII  et  ses  conseillers 
ne  voulurent  laisser  à  l'ancien  chef  de  la  Praguerie  aucune  part  de 
pouvoir,  sachant  bien  qu'il  n'était  pas  homme  à  se  contenter  de  peu. 
Le  dauphin  en  conçut  contre  eux  une  haine  atroce. 

Les  derniers  liens  qui  l'attachaient  au  roi  se  dénouèrent  à  la 
mort  de  la  dauphine.  Louis  avait  épousé  en  1436,  à  treize  ans,  Mar- 
guerite d'Ecosse,  qui  avait  à  peu  près  le  même  âge.  Marguerite  était 
une  jeune  femme  maladive  et  douce,  passionnée  pour  la  poésie,  pas- 
sant des  nuits  à  rimer. 


MARGUERITE 
D'ECOSSE. 


TENTATIVE 
SUR  L'AGENAIS. 


C'est  une  estoille  clere  et  fine, 
Mise  en  ce  monde  à  parement  i, 

écrivait  Martin  Lefranc.  Mais  le  dauphin  avait  l'âme  la  moins  poétique 
du  monde  :  il  traitait  durement  sa  femme,  qui  souffrait  de  certaines 
disgrâces  physiques  et  ne  pouvait  avoir  d'enfants.  Elle  mourut  à  vingt 
et  un  ans,  au  mois  d'août  1445,  et  ses  dernières  paroles  furent  :  «  Fi  de 
la  vie  de  ce  monde!  Ne  m'en  parlez  plus  ».  Charles  VII,  qui  aimait 
et  choyait  sa  bru,  la  pleura.  Louis  resta  insensible.  La  dernière  personne 
qui  eût  voulu  maintenir  la  paix  «  en  la  fleur  de  lis  »  avait  disparu. 

Dès  1446,  Louis  se  mit  en  révolte.  Il  eut  d'abord  l'idée  de  se  cons- 
tituer une  puissante  seigneurie  indépendante.  Il  s'occupait  déjà,  de 
loin,  de  l'administration  du  Dauphine;  mais  le  pays  était  pauvre  et 
ne  lui  suffisait  pas  :  le  dauphin  avait,  comme  un  paysan,  la  passion 
de  la  terre,  la  manie  d'acquérir.  Sachant  que  les  Méridionaux  sup- 
portaient impatiemment  la  taille  des  gens  de  guerre  récemment 
établie,  il  résolut  de  s'emparer,  par  intrigue,  de  l'Agenais.  Au  mois  de 
mai  1446,  les  villes  du  pays,  à  leur  grand  émoi,  reçurent  de  lui  un 
message  par  lequel  il  invitait  la  sénéchaussée  d'Agenais  à  lui  accorder 

1.  Pour  le  parer. 


CHAP.    VIII 


Charles    VII  el  la  Société  laïque. 


un  subside  de  6000  francs,  et  «  à  se  retirer  de  la  main  du  roi,  pour  se 
donner  entièrement  à  lui-même  ».  Les  envoyés  du  dauphin  osèrent 
réunir  de  leur  propre  autorité  les  États  d'Agenais;  ils  furent  comblés 
de  prévenances,  mais  s'en  retournèrent  les  mains  vides 

Déçu  de  ce  côté,  Louis  trama  un  complot  pour  forcer  le  roi  et 
Pierre  de  Brézé  à  lui  abandonner  le  gouvernement.  Antoine  de  Cha- 
bannes,  comte  de  Damraartin,  promit  son  concours  pour  10000  écus. 
Il  s'agissait  de  se  rendre  maître  du  château  de  Razilly,  où  logeait 
Charles  VU,  et  de  mettre  la  main  sur  Pierre  de  Brézé,  de  le  tuer  s'il  le 
fallait.  Mais  Chabannes  se  retira  du  complot,  qui  avorta.  Charles  VII 
se  montra  bénin,  comme  toujours,  et  exila  son  fils  en  Dauphiné  pour 
quelques  mois.  Le  jeune  homme  partit  au  début  de  l'année  1447, 
en  menaçant  de  sa  vengeance  ceux  qui  l'avaient  jeté  «  hors  de  sa 
maison  ».  Son  père  ne  devait  plus  le  revoir. 

Depuis  un  siècle  que  le  Dauphiné  appartenait  au  fils  aîné  du 
roi  de  France,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  au  roi  de  France  et 
à  son  fils  aîné,  les  membres  du  Conseil  Delphinal  et  le  gouverneur 
nommé  par  le  roi  étaient  les  véritables  maîtres  du  pays;  le  dauphin 
n'y  paraissait  que  de  temps  en  temps,  pour  recueillir  des  hommages 
et  des  subsides.  Louis  remercia  le  gouverneur  Raoul  de  Gaucourt, 
donna  son  office  à  un  comparse,  et  se  réserva  l'autorité  tout  entière. 
Il  resta  dix  ansen  Dauphiné  et  s'y  conduisit  en  souverain  indépendant. 
Sans  cesse  en  voyage,  il  parcourait  les  immenses  forêts  qui  cou 
vraient  alors  cette  contrée,  pour  chasser,  mais  aussi  pour  connaître 
sa  principauté,  s'arrêtant  à  chaque  village,  regardant  tout,  voyant 
tout,  interrogeant,  furetant,  causant  avec  les  paysans  et  les  cabare- 
lières,  logeant  ses  souvenirs  dans  une  mémoire  merveilleusement 
précise,  appliquant  aux  plus  divers  sujets  sa  vive  intelligence. 

Le  Dauphiné,  théoriquement  attaché  encore  au  Saint-Empire, 
était  devenu  une  véritable  province  française.  Son  arrière-ban  et  ses 
milices  avaient  figuré  à  la  bataille  de  Verneuil  et  au  siège  d'Orléans. 
Jeanne  d'Arc  y  avait  eu  la  même  popularité  qu'au  cœur  de  la  France. 
Le  Conseil  Delphinal  avait  servi  avec  loyauté  les  intérêts  du  roi,  et 
les  États  avaient  voté  des  subsides  à  Charles  VII  pour  laider  contre 
les  Anglais.  Restait  à  fixer  les  limites,  encore  contestées,  de  la  domi- 
nation française  dans  les  Alpes,  à  imposer  la  suzeraineté  royale  à  tous 
les  seigneurs,  à  réformer  les  organes  du  pouvoir  central,  à  réveiller 
les  forces  économiques  et  intellectuelles  du  pays  :  ce  fut  l'œuvre  que 
le  futur  Louis  XI  accomplit,  avec  une  activité  vraiment  admirable. 

Dès  1446,  Louis  s'était  fait  reconnaître  par  le  duc  de  Savoie  la 
possession  des  comtés  de  Diois  et  de  Valentinois,  que  le  dernier  comte 
avait  légués  à  Charles  VII.  Arrivé  en  Dauphiné,  il  acheva  de  régler  à 


COMPLOT 
DE  RAZILLY. 


LOUIS 
EN  DAUPHINÉ. 


LE  DAUPHINE 
VERS  1447. 


LITIGES  TEFRI- 

TORIAUX  RÉGLÉS 

PAR  LOUIS. 


289 


IV. 


19 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LE  DAUPHINS 
«  JARDIX  DE  DÉLI- 
CES^' FÉODAL. 


LUTTE  CONTRE 
LA  FÉODALITÉ 
laïque  ET  ECCLÉ- 
SIASTIQUE. 


LOUIS  ET  LA 

BOURGEOISIE. 


LES  ORGANES 
DU  POUVOIR 
DELPHINAL. 


son  profit  les  litiges  territoriaux  que  les  ducs  de  Savoie  avaient 
jusque  là  trouvé  moyen  de  perpétuer.  Les  frontières  du  Dauphiné 
turent  déterminées  par  une  commission.  Le  Saint-Siège  dut  égale- 
ment, de  gré  ou  de  force,  renoncer  à  plusieurs  seigneuries,  notam- 
ment à  une  part  de  la  ville  de  Montélimar. 

Thomas  Basin,  l'apologiste  du  régime  féodal,  nous  dit  que,  jusque 
là,  le  Dauphiné  était  un  «  jardin  de  délices  ».  En  effet,  malgré  les 
efforts  du  Conseil  Delphinal,  les  seigneurs  laïques  et  ecclésiastiques 
étaient  à  peu  près  indépendants.  La  guerre  privée  était  autorisée  par 
les  Staluts.  Les  alleux,  fort  nombreux,  jouissaient  de  Texemption  de 
tout  impôt.  En  quelques  années,  Louis  changea  la  face  du  pays. 

Les  nobles  durent  prêter  serment  de  fidélité  entre  les  mains  du 
chancelier  et  servir  le  dauphin  à  toute  réquisition,  sous  peine  d'être 
traduits  en  justice.  Les  guerres  privées  furent  interdites.  Les  alleux 
contribuèrent  désormais  aux  subsides.  Les  puissants  évêques  de  la 
l'égion  perdirent  leurs  antiques  privilèges.  Quelques  prélats  opposè- 
rent au  dauphin  une  résistance  acharnée,  qui  se  brisa  contre  une 
volonté  de  fer.  La  justice  ecclésiastique  fut  partout  attaquée,  «  pour 
garder  nos  subgez  des  oppressions  indues  »,  disait  Louis.  Le  vieil 
archevêque  de  Vienne  fut  obligé  de  partager  avec  le  prince  la  juri- 
diction temporelle  de  la  cité  et  du  comté.  Le  temporel  des  évêques  de 
Gap  et  de  Valence  fut  confisqué,  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  admis  la 
souveraineté  du  prince.  L'évêque  de  Grenoble,  qui,  jusque  là,  ne 
reconnaissait  pour  sa  seigneurie  de  Grenoble  que  la  suzeraineté 
impériale,  dut  prêter  l'hommage  lige.  Le  chapitre  de  Saint-Barnard 
de  Romans  fut  contraint  aussi  à  l'hommage.  Louis  défendit  aux 
ecclésiastiques  de  se  rendre  à  la  cour  pontificale  sans  permis- 
sion :  le  prieur  de  Montclar  et  le  curé  de  Luzeran,  qui  allaient  à 
Rome  «  outre  les  desfenses  derrenièrement  faictes  »,  furent  arrêtés 
en  route;  le  chancelier  de  Dauphiné  reçut  l'ordre  de  les  interroger 
«  et  sçavoir  pourquoy  ils  y  alloient  »,  et  de  «  faire  la  justice  ainsy 
qu'il  appartiendra  ».  Le  privilège  des  gens  d'Église  en  matière 
d'impôts  fut  violé.  Au  contraire  les  villes  furent  comblées  de  faveurs. 
A  condition  que  le  Tiers  État  lui  obéît  et  lui  donnât  de  largent, 
Louis  le  traita  avec  la  plus  grande  bienveillance.  Ce  sera  la  politique 
de  toute  sa  vie. 

Louis  se  montra  administrateur  méticuleux  et  tyrannique.  Il 
constitua  une  Chancellerie,  un  Grand  Conseil;  il  érigea  en  1453  le 
Conseil  Delphinal  de  Grenoble  en  Parlement,  «  à  l'instar  du  Parlement 
royal  de  Paris  ».  Il  changea  le  ressort  des  bailliages  et  réforma  le  corps 
des  notaires.  Il  surveilla  étroitement  les  gens  de  finances,  les  officiers 
des  monnaies  et  les  changeurs.  Malgré  les  subsides  qu'il  arrachait 


290 


Charles   VII  et  la  Société  laïque. 


chaque  année  aux  État?  de  la  province,  les  soucis  d'argent  le  tenail- 
laient. Il  put  cependant  créer  une  petite  armée,  formée  de  cinq  com- 
pagnies d'ordonnance  et  de  compagnies  d'arbalétriers. 

Le  dauphin  comprit  très  bien  que  le  meilleur  moyen  de  s'enrichir 
était  d'enrichir  le  pays,  dont  les  ressources  étaient  fort  médiocres. 
Pour  forcer  les  habitants  à  étendre  les  cultures,  il  frappa  d'une  impo- 
sition les  blés  venant  de  France.  Il  fit  ouvrir  de  nouvelles  routes, 
institua  des  foires  franches,  introduisit  dans  sa  principauté  des  indus- 
tries nouvelles,  attira  les  étrangers  par  des  exemptions  d'impôts. 

Les  Juifs,  au  siècle  précédent,  étaient  nombreux  en  ce  pays, 
particulièrement  à  Saint-Symphorien  d'Ozon,  à  Vienne,  à  Grenoble  et 
à  Crémieu.  Au  milieu  d'une  population  pauvre,  ignorante,  fort  gros- 
sière, les  communautés  juives  se  distinguaient  par  leur  activité,  leur 
richesse,  et  une  certaine  culture  intellectuelle.  On  leur  empruntait 
de  l'argent  et  on  les  haïssait  :  les  États  de  Dauphiné  réclamaient  des 
persécutions.  Le  sage  Charles  V  les  avait  défendues.  Après  sa  mort, 
on  se  remit,  comme  jadis,  à  les  pressurer.  Un  grand  nombre  de 
Juifs  émigrèrent;  Crémieu  fut  ruinée  du  coup.  Louis  confirma  les 
anciens  privilèges  de  tous  les  Juifs  du  Dauphiné,  les  protégea  contre 
rimprobité  de  leurs  débiteurs  et  réduisit  les  droits  qu'ils  payaient 
jusqu'alors. 

L'Université  de  Grenoble  était  mourante;  le  dauphin,  que  la  vie 
intellectuelle  ne  laissait  pas  indifférent,  fonda  une  Université  à 
Valence.  L'étude  du  Droit  y  prospéra. 

Si  Louis  s'était  contenté  de  gouverner  le  Dauphiné  à  sa  manière, 
Charles  VII  l'aurait  sans  doute  laissé  faire;  mais  le  dauphin  persévé- 
rait dans  ses  universelles  intrigues.  Il  voulait,  disait-il,  mettre  ordre 
au  fait  du  roi,  qui  gouvernait  mal.  Il  essaya  d'introduire  ses  créa- 
tures dans  les  hautes  dignités  du  royaume,  par  exemple  de  faire 
parvenir  au  siège  épiscopal  de  Châlons,  qui  donnait  le  titre  de  comte 
et  pair,  un  des  hommes  les  plus  tarés  de  son  entourage,  Ambroise  de 
Cambrai.  Il  entreprit  de  se  créer  des  amis  dans  le  Grand  Conseil, 
envoya  des  cadeaux  au  chancelier,  eut  à  la  cour  des  agents  secrets. 
Puis  il  était  toujours  en  quête  de  nouveaux  domaines.  Il  fit  de  vaines 
démarches  pour  avoir  la  seigneurie  de  la  Normandie  et  celle  de  la 
Guyenne.  En  1448,  il  obtint  la  cession  des  droits  que  Tévêque  d'Albi 
prétendait  posséder  sur  la  succession  d'Auvergne.  Il  forma  le  dessein 
de  se  constituer  une  vaste  principauté  sur  les  deux  versants  des 
Alpes  :  dès  1446,  il  avait  signé  avec  le  duc  de  Savoie  un  traité  secret 
qui  lui  ouvrait  un  passage  dans  les  montagnes,  pour  la  conquête  de 
Gênes  ;  la  même  convention  prévoyait  un  partage  du  Milanais  entre  le 
dauphin  et  le  duc  de  Savoie.  En  1451,  Louis  acheta  aux  Grimaldi  la 


POLITIQUE 
ÉCONOMIQUE. 


LE  DAUPHIN 
ET  LES  JUIFS. 


UNIVERSITE 
DE  VALENCE. 


INTRIGUES 
EXTÉRIEURES. 


<    291    ' 


La  Société  et  la  Monarchie. 


principauté  de  Monaco  pour  quinze  mille  écus  d'or,  que  d'ailleurs  il 
ne  put  payer.  Il  tenta  de  s'assurer,  d'abord  par  la  diplomatie,  ensuite 
par  une  série  de  coups  de  main  audacieux,  une  sorte  de  protec- 
torat sur  les  États  pontificaux  de  France. 
MARIAGE  La  conquête  de  la  Savoie  devait  être  un  des  désirs  de  toute  sa 

DU  DAUPHIN  AVEC  ^Iq^  Uj^  iustant,  en  1447,  il  pensa  profiter  de  la  lutte  entre  le  pape 
CHARLOTTE  Nicolas  V  et  l'antipape  Félix  V,  ancien  duc  de  Savoie  :  il  obtint  de 

Nicolas  une  bulle  qui  lui  conférait  le  duché.  Puis  il  fit  volte-face, 
conclut  une  alliance  avec  le  duc  Louis,  et  lui  demanda  la  main  de  sa 
fille  Charlotte,  avec  une  dot  de  400  000  écus.  Charles  VII  refusa  son 
consentement;  le  dauphin  passa  outre  :  le  14  février  1451,  le  contrat 
de  mariage  fut  signé,  et  la  dot  fixée  à  200  000  écus.  Le  roi  d'armes 
de  Charles  VII,  chargé  de  signifier  au  duc  de  Savoie  la  défense  de 
célébrer  le  mariage,  arriva  à  Chambéry  le  8  mars,  la  veille  du  jour 
où  devait  s'accomplir  la  cérémonie  :  on  fit  si  bien  qu'on  l'empêcha 
de  voir  ce  jour-là  le  duc  de  Savoie;  le  lendemain,  comme  il  se 
rendait  au  château,  il  aperçut  de  loin  le  dauphin  et  la  princesse 
Charlotte  qui  entraient  dans  la  chapelle,  revêtus  de  leurs  habits  de 
noces. 

Alors  Charles  VII  supprima  la  pension  de  son  fils,  leva  une  petite 
armée  et  prit  le  chemin  du  Midi  (1452).  Le  dauphin,  tout  en  se  pré- 
parant à  la  guerre,  envoya  à  son  père  ambassade  sur  ambassade  :  il 
réclama  des  garanties  pour  lui-même,  sans  faire  aucune  concession; 
il  refusa  de  réparer  les  torts  qu'il  avait  faits  au  Clergé  dauphinois,  et 
d'éloigner  ses  amis,  Jean  de  Lescun,  bâtard  d'Armagnac,  le  sire  de 
Montauban,  et  surtout  Aimar  de  Poisieux,  surnommé  Capdorat  (Tête- 
dorée),  et  Jean  de  Guarguesalle,  que  Charles  VII  qualifia  un  jour  de 
«  ribauds,  traîtres  et  mauvais  chiens,  causes  du  détestable  gouverne- 
ment du  dauphin  ».  Le  traité  d'alliance  imposé  par  le  roi  au  duc  de 
Savoie  (traité  de  Cleppé,  27  octobre  1452)  ne  brisa  pas  l'obstination 
de  Louis.  Il  laissa  Charles  VII  s'éloigner  et,  seize  mois  après,  il 
ravagea  horriblement  la  Bresse,  pour  punir  son  beau-père  d'avoir 
signé  une  alliance  avec  le  roi. 

Louis  contrecarra  partout  la  politique  de  son  père.  Le  traité 
AVEC  LES  ENNEMIS  sccrct  de  1446  avait  été  conclu  au  mépris  des  visées  de  Charles  VII 
DE  CHARLES  VU.  ^^^  Gêucs,  ct  dc  Charles  d'Orléans  sur  Milan.  L'usurpateur  du  duché 
de  Milan,  François  Sforza,  que  Charles  VII  ne  voulut  pas  recon- 
naître, devint  V  «  ami  très  spécial  »  du  dauphin.  Enfin  Louis  avait 
auprès  de  lui  un  agent  du  duc  de  Bourgogne,  et  il  était  en  correspon- 
dance avec  son  parrain  le  duc  d'Alençon.et  le  comte  d'Armagnac, 
deux  traîtres.  La  politique  royale  subissait-elle  un  échec,  il  en  témoi- 
gnait tout  haut  sa  satisfaction  :  lorsque  les  Français  furent  chassés 


EXPEDITION 
DE  CHARLES  VII 
DANS  LE  MIDI. 


RELATIONS 


1^7. 


CHAP.   VIII 


Charles   VII  et  la  Société  laïque. 


CHAULES  vil 
ET  LE  DAUPHIMÉ. 


de  Gênes  en  1447,  «  mondit  seigneur  fut  fort  joyeulx  »  et  constata 
que  «  le  roy  se  gouvernoit  si  mal  qu'on  ne  pouvoit  pis  ». 

La  violence  même  de  sa  haine  contre  les  conseillers  de  Charles  VII  fuite  du  dauphin 
lui  faisait  croire  qu'il  lui  était  impossible  d'obtenir  le  pardon  paternel.  ''  ^^  ^^^'^^ 

Il  «  avoit  pris  une  peur  sauvage  de  son  père  ».  En  1456,  à  la  nouvelle  ^^  bourgogne. 
que  Charles  VII  était  venu  s'établir  en  Bourbonnais,  il  se  laissa  per- 
suader par  ses  familiers  que  sa  vie  était  en  danger,  et  résolut  de 
demander  asile  à  son  «  bel  oncle  »  le  duc  de  Bourgogne.  Le  30  août, 
il  s'enfuit  secrètement,  à  cheval,  et,  après  une  course  éperdue  de  six 
semaines,  il  arriva  en  Flandre,  «  piteux,  ébahi  et  dépourvu  ». 

Charles  VII  espéra  le  ramener  par  la  famine.  Il  pria  Philippe  le 
Bon  de  ne  le  point  recevoir  et  défendit  aux  bonnes  villes  de  l'hé- 
berger. Il  se  rendit  en  Dauphiné  avec  une  imposante  armée  et, 
malgré  les  supplications  des  États,  prit  la  province  sous  sa  main.  Cet 
acte  d'autorité  consommait  définitivement  l'annexion  du  Dauphiné  à 
la  France  et  au  domaine  royal  :  désormais  le  titre  donné  aux  fils 
aînés  des  rois  de  France  ne  fut  plus  qu'un  mot.  L'empereur  perdit 
toute  autorité,  à  supposer  qu'il  en  eût  encore,  sur  cette  portion  du 
royaume  d'Arles.  Les  habitants  du  pays  se  montrèrent  peu  satisfaits 
de  ce  coup  d'état  et  il  fallut  prendre  des  précautions  militaires  contre 
les  bourgeois  de  Grenoble  ;  mais  tous  les  possesseurs  d'offices  firent 
rapidement  leur  soumission,  et  beaucoup  de  nobles  et  de  prélats 
virent  avec  plaisir  s'écrouler  la  dure  domination  de  l'héritier  royal. 

Philippe  le  Bon  fut  un  hôte  chevaleresque.  Il  écrivit  au  roi  qu'il  Philippe  le  bon 
traiterait  le  dauphin  avec  honneur,  ainsi  qu'il  convenait,  et  lui  ^^  ^^  dauphin. 
demanda  de  recevoir  en  sa  grâce  le  fugitif  et  ses  serviteurs. 
Charles  VII  refusa.  Il  consentait  à  pardonner  à  son  fils,  à  lui  assurer 
un  apanage,  mais  voulait  le  forcer  à  renvoyer  ses  conseillers.  Philippe 
le  Bon  donna  au  dauphin  une  pension  de  36  000  livres  et  l'installa  en 
Brabant,  dans  la  pittoresque  et  giboyeuse  terre  de  Genappe.  C'est  là 
que  Louis  attendit,  avec  une  féroce  impatience,  la  mort  de  son  père. 


IV.  —  LE  DUC  DE  BOURGOGNE^ 


PHILIPPE  LE  BON  s'intitulait  dans  ses  actes  «  duc  de  Bourgo- 
gne, de  Lothier,  de  Brabant  et  de  Limbourg,  comte  de  Flandre, 
d'Artois  et  de  Bourgogne,   palatin    de   Hainaut,    de  Hollande,  de 


puissance 
de  philippe 

LE  BON. 


1.  Sources.  Chroniques  bourguignonnes  publiées  par  la  Soc.  de  l'Hist.  de  France,  et 
déjà  citées.  Œuvres  de  Chaslellain,  édit.  Kervyn  de  Leltenhove,  i863-i866.  Chroniques  rela- 
tives à  l'histoire  de  la  Belgique  sous  la  domination  des  ducs  de  Bourgogne,  édit.  Kervyn  de 
Lettenhove,  1870-1876.  Recueil  des  chroniques  de  Flandre,  édit.  De  Smet,  t.    III  et  IV,  i856- 

(   293   > 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  u 

Zélande  et  de  Namur,  marquis  du  Saint  Empire,  seigneur  de  Frise, 
de  Salins  et  de  Malines  ».  Il  avait  presque  doublé  son  patrimoine: 
par  achat  —  il  acquit  le  comté  de  Namur  et  le  duché  de  Luxembourg: 
par  héritage  —  il  hérita  de  son  cousin  les  duchés  de  Brabant  el  de 
Limbourg;  par  violence  —  il  déposséda  Jacqueline  de  Hainaut,  qui 
dut  lui  abandonner,  en  1433,  le  Hainaut,  la  Hollande,  la  Zélande  et 
la  Frise.  Il  obtint  de  son  allié  le  duc  de  Bedford  de  nouveaux  domai- 
nes français,  que  Charles  VII  lui  confirma  plus  tard.  Enfin  il  reçut  du 
même  roi  les  villes  de  la  Somme.  Les  principautés  ecclésiastiques  de 
Cambrai,  d'Utrecht  et  de  Liège  n'échappèrent  pas  à  son  influence  : 
son  frère  naturel  devint  évêque  de  Cambrai;  son  bâtard  David  fut 
évêque  d'Utrecht,  et  son  neveu,  Louis  de  Bourbon,  évêque  de  Liège. 
SON  CARACTÈRE.  Cet  heurcux  prince  fut,  pendant  les  quinze  premières  années  du 

règne  de  Charles  VII,  bien  plus  puissant  que  le  roi  de  France.  Son 
alliance  fut  disputée  par  Henry  VI  et  Charles  VII  et,  à  la  fin  de  sa  vie, 
il  restait  encore  à  Paris  plus  populaire  que  le  roi.  Ce  n'était  pas  qu'il 
fût  un  bien  profond  politique.  La  lourde  besogne  de  gouverner  tant 
de  peuples  divers,  et  souvent  turbulents,  demandait  un  prince  calme 
et  laborieux,  attaché  à  ses  devoirs.  Philippe  le  Bon  était  un  homme 
«  haut  et  droit  de  venure,  joyeux  d'esprit  et  viste  de  corps,  mais 
souvent  assez  fiévreux  ».  Comme  ses  ancêtres,  il  avait  des  colères  ter- 
ribles, qui  le  rendaient  à  demi  fou.  Ce  prince  orgueilleux  et  frivole 
aima  surtout  le  luxe,  les  arts  et  les  femmes.  Il  travaillait  peu,  et  les 
succès  de  sa  politique  furent  l'effet  des  circonstances  ou  le  fruit  de  la 
sagesse  de  ses  conseillers.  Il  était  néanmoins  fort  ambitieux,  comme 
tous  les  princes  de  sa  race,  et  il  avait  une  haute  idée  de  sa  puissance 
et  des  destinées  de  sa  dynastie.  Il  s'intitulait  «  duc  par  la  grâce  de 
Dieu  »,  et  la  Noblesse  qui  l'entourait  n'était  qu'une  brillante  domes- 
ticité, éloignée  de  lui  par  d'infranchissables  degrés.  Au  moment  de  son 
avènement,  Chastellain  prétend  que  les  courtisans  «  disoient,  l'un  par 
pensée,  l'autre  entre  les  dents,  le  mot  que  dit  la  femme  à  Jésus- 
Christ  :  «  Benoît  soit  le  ventre  qui  te  porta  et  la  mammelle  qui  te 
«  alaita!  Avec  toi  voulons  vivre  et  mourir  :  tu  es  homme  de  Dieu  ».  La 
cour  de  Philippe  le  Bon  était,  comme  on  l'a  vu,  le  paradis  de  la  che- 

i865.  Edmond  de  Dynter,  Chronique  des  ducs  de  Brabanl,  édit.  de  Ram,  t.  III,  1857.  Gachard, 
CoUeclion  de  documenls  concernant  l'hisloire  de  la  Belgique,  t.  II,  i834;  Rapport  sur  les  docu- 
ments qui  existent  à  Dijon,  iSl^S.  Les  sources  sont  très  riches;  pour  le  détail,  voir  Pirenne, 
Bibliographie  de  l'histoire  de  Belgique  (2«  édit.,  1902).  On  consultera  avec  profit  les  Inven- 
taires déjà  publiés  des  Archives  départementales  du  Nord. 

Ouvrages  a  consulter.  Outre  ïHisioire  de  Bourgogne  de  dom  Plancher  et  les  autres 
ouvrages  déjà  cités,  p.  86-87  et  168  :  Pirenne,  Hist.  de  Belgique,  t.  II,  1902.  Lameere,  Le 
grand  conseil  des  ducs  de  Bourgogne.  1900  (à  consulter  sur  l'ensemble  de  l'administration 
ducale).  Pau!  Frédéricq.  Le  rôle  politique  et  social  des  ducs  de  Bourgogne  dans  les  Pays-Bas, 
1875.  Pagartd'IIermansart,  Histoire  du  bailliage  de  Saini-Omer,  1898.  De  P>eiffenberg,  i/is/o/re 
de  l'ordre  de  la  Toison  d'Or,  i83o. 

<    294   ) 


PHILIPPE    LE    BON 


PORTIîAlT  DE  PHILIPPE   LE  BON. 

Il  est  vêtu  de  noir,  porte  un  chaperon  noir  à  longue  queue  et  le  collier  de  la  Toison  d'or,  ordre 
institué  par  lui  en  lk30.  On  attribue  ce  portrait  à  l'école  des  Van  Eyck.  —  Musée  du  Louvre, 

n"  1  003. 

Cl.  Giraudon. 


IV.  2.  ^  Pi..  18.  Page  294. 


CHAP.  vrii 


Charles    VII  et  la  Société  laïque. 


Valérie,  mais  il  n'aimait  la  société  des  nobles  qu'à  condition  d'y  être 
traité  en  maître.  L'ordre  de  la  Toison  d'Or,  qu'il  fonda  en  1430,  sous 
prétexte  de  maintenir  les  traditions  chevaleresques,  ne  fut  en  réalité 
pour  lui  qu'un  moyen  de  s'attacher  plus  étroitement  cette  docile 
Noblesse,  de  récompenser,  par  la  collation  de  l'ordre,  les  serviteurs 
dévoués,  de  châtier,  par  l'exclusion,  ceux  dont  la  fidélité  chancelait, 
et  d'enrôler  toute  une  clientèle  de  princes  étrangers. 

Le  gouvernement  des  ducs  de  Bourgogne  était  d'ailleurs  un  gou- 
vernement de  légistes.  Les  nouvelles  Universités  fondées  à  Dôle  (1422) 
et  à  Louvain  (1425)  achevèrent  de  fournir  à  la  dynastie  ducale  un  per- 
sonnel de  conseillers  et  de  gens  de  loi,  qui  travaillèrent  à  l'établisse- 
ment d'une  administration  centralisatrice,  organisée  sur  le  modèle 
des  institutions  royales.  Les  quatre  chambres  des  comptes  de  Dijon, 
de  Lille,  de  Bruxelles  et  de  La  Haye  se  partagèrent  la  gestion  finan- 
cière. A  mesure  qu'une  nouvelle  province  était  annexée,  elle  recevait 
un  Conseil  de  justice  dont  les  attributions  étaient  calquées  sur  celles 
du  Conseil  de  Dijon.  L'organe  central  était  le  Grand  Conseil,  qui 
exerçait  une  surveillance  effective  sur  l'administration  de  toutes  les 
provinces  bourguignonnes  et  s'efforçait  même  d'attirer  les  appels 
judiciaires,  au  détriment  du  Parlement  de  Paris;  quelques-uns  de 
ses  membres  partageaient  avec  le  receveur  général  la  haute  direction 
des  finances.  L'armée,  qui  échappait  à  la  compétence  des  gens  de 
robe,  resta  seule  arriérée  et  informe  jusqu'au  règne  de  Charles  le 
Téméraire. 

Ce  gouvernement  tout  monarchique,  au  service  d'un  prince  pro- 
digue et  mégalomane,  fut  dur  et  pesant  au  peuple.  A  la  fin  de  sa  vie, 
Philippe  en  fit  l'aveu  :  «  Hélas!  si  mon  bon  peuple  m'ayme,  c'est  de 
son  bien,  non  de  mon  mérir  (mérite),  car  je  Fay  durement  traité  et 
mal  gouverné*.  »  Il  prenait  prétexte  de  toutes  les  occasions  pour 
lever  des  subsides  extraordinaires,  et  il  avait  des  «  officiers  affamés, 
qui  engloutissoient  tout  ». 

Il  négligea  les  deux  Bourgognes  :  il  y  vécut  peu;  il  les  laissa 
ravager  par  les  Écorcheurs,  et,  s'il  convoqua  régulièrement  les  Etats 
du  duché  et  de  la  Franche-Comté,  ce  fut  pour  leur  demander  de  lourds 
sacrifices.  Il  séjourna  de  préférence  dans  ses  villes  de  Flandre  et  de 
Brabanl,  à  Bruges,  à  Bruxelles.  Il  savait  bien  que  là  était  la  source 
de  son  opulence,  et  il  fit  quelques  efforts  pour  développer  la  prospé- 


GOUVERNEMENT 
DE  LÉGISTES. 


DURETE  DE  CE 
GOUVERNEMENT 


LES  DEUX 
BOURGOGNES. 


LES  PAYS-BAS. 


1.  Les  bons  avis  ne  lui  manquèrent  pas  :  il  avait  auprès  de  lui  quelques  sages  qui 
prévoyaient  la  décadence  de  sa  maison  à  brève  échéance.  Cf.  les  Avis  publiés  par  Kervyn 
de  Lettenhove  sous  le  titre  (très  inexact)  de  :  Programme  d'un  gouvernement  conslilulionnel 
en  Belgique  au  XV'  siècle,  Bull,  de  l'Acad.  des  Sciences  de  Belgique,  2°  série,  t.  XIV, 
p.  224. 


293 


La  Société  et  la  Monarchie. 


RESISTANCES. 


IMPOSSIBILÎTÉ 
D'UNE  UNION 
CONTRE  LE  DUC. 


rite  des  Flandres  ^  Mais,  au  fond,  il  ne  pouvait  avoir  que  du  mépris 
pour  cette  population  de  tisserands  et  de  drapiers.  Les  langues  ger- 
maniques lui  paraissaient  des  idiomes  incongrus,  et  il  n'en  tolérait 
pas  Tusage  autour  de  lui.  Chastellain,  un  homme  du  Nord  pourtant, 
se  moquait  des  Frisons,  «  qui  nentendoient  françois  ne  que  bestes 
brutes».  Fortement  appuyé  par  la  Noblesse  et  le  Clergé  des  Pays-Bas, 
Philippe  le  Bon  voulut  faire  prévaloir  son  autorité  sur  les  vieux 
usages  locaux.  Il  respecta  les  franchises  des  villes,  mais  il  remit  en 
vigueur  tous  les  droits  que  lui  conférait  sa  prérogative  de  prince, 
notamment  pour  la  nomination  des  magistrats  municipaux.  De  plus, 
le  droit  coutumier  fut  attaqué  par  les  légistes,  qui  remplissaient  le 
Grand  Conseil  et  les  bailliages. 

Ainsi,  au  xv^  siècle,  dans  les  Pays-Bas  comme  ailleurs,  le  système 
politique  nouveau,  l'idée  monarchique,  remportait  sur  les  traditions 
particularistes  du  moyen  âge.  Le  triomphe  de  la  puissance  ducale  ne 
fut  d'ailleurs  point  pacifique  dans  tout  l'État  bourguignon  :  en  Flandre, 
la  résistance  fut  très  vive  ;  le  peuple  y  montrait  un  extrême  attachement 
aux  traditions,  alors  même  qu'elles  étaient  notoirement  injustes-.  Les 
grandes  villes,  habituées  à  se  gouverner  elles-mêmes  et  à  ne  tenir 
aucun  compte  des  droits  du  prince,  prétendirent  s'opposer  par  la 
force  aux  exigences  de  Philippe  le  Bon,  même  lorsqu'elles  étaient 
légitimes.  Le  héraut  Berry,  dans  sa  Géographie,  nous  dit  que  ces 
«  grands  mangeurs  de  chairs,  de  poissons,  de  laict,  et  de  heures  » 
étaient  «  gens  périlleux  »  ;  et  en  effet  ces  Flamands  lourds  et  bourrus, 
attachés  jusqu'à  la  mort  aux  privilèges  qu'ils  avaient  conquis,  haïrent 
parfois  le  «  bon  duc  »  dune  haine  mortelle.  Mais  le  même  esprit  de 
particularisme  qui  inspirait  leurs  révoltes  les  empêchait  de  s'unir. 
Les  grandes  villes  se  jalousaient  entre  elles  et  tenaient  les  petites  en 
esclavage.  Partout,  des  querelles  interminables  mettaient  aux  prises 
l'aristocratie  bourgeoise  et  la  démocratie  des  métiers,  foule  prompte 
à  l'émeute,  qui,  depuis  les  révolutions  du  xiV  siècle,  avait  une  part 
dans  le  gouvernement  urbain.  Les  patriciens,  toujours  menacés  d'un 
soulèvement  populaire,  où  leur  tête  serait  en  jeu,  se  tournaient  peu  à 
peu  vers  le  prince,  seul  protecteur  possible. 


1.  Cette  prospérité  était  alors  à  son  apogée,  mais  aussi  à  la  veille  de  son  déclin. 
On  peut  même  croire  que  la  décadence  économique  de  la  Flandre  était  commencée  :  la 
population  des  villes  tendait  à  décroître.  Cf.  V.  Fris,  Schels  van  den  economischen  Toes- 
tand  van  Vlaanderen  in  hel  midden  der  XV^  eeuvu,  1900,  et  Pirenne,  Histoire  de  Belgique, 
t.  H,  1902. 

2.  C'est  ce  que  montrent  les  griefs  formulés  par  les  Cassellois,  en  1^27,  contre  leur  bailli 
(A.  Desplanque,  Troubles  de  la  chalellenie  de  Cassel,  Annales  du  Comité  Flamand  de 
France,  t.  VIII,  i864-i86d)  et  le  récit  d'un  combat  entre  deux  bourgeois  de  Valenciennes 
en  1455  (Mathieu  d'Escouchy,  t.  II,  p.  297;  Olivier  de  La  Marche,  t.  Il,  p.  402). 


296 


Charles    VU  et  la  Société  laïque. 


La  révolte  de  Gand  fut  de  toutes  la  plus  furieuse',  Philippe  le  révolte  de  c  and 


Bon  la  provoqua  en  voulant  remplacer  les  anciens  impôts  par  une 
gabelle  sur  le  sel.  Une  guerre  implacable  commença  au  printemps  de 
1452.  Tous  les  vassaux  de  Philippe  le  Bon,  et  des  chevaliers  venus  du 
fond  de  la  France,  accoururent  pour  châtier  cette  canaille,  «  qui 
point  ne  recongnoit  de  Dieu  en  ciel,  ni  de  prince  en  terre  ».  Les 
Gantois  furent  abandonnés  par  les  villes  de  Flandre ,  mais  ils  étaient 
nombreux  et  braves,  et  les  paysans  de  la  région  combattirent  pour 
eux.  Plusieurs  batailles  rangées  ne  découragèrent  pas  les  rebelles. 
«  Allons,  disaient-ils,  allons  à  Philippin  aux  grandes  jambes!  »  Enfin, 
le  23  juillet  1453,  les  Gantois,  faisant  une  sortie  en  masse,  furent 
exterminés  près  de  Gavre  :  treize  mille  cadavres  jonchèrent  la  plaine. 

Philippe  le  Bon,  si  avide  de  jouir  de  la  vie,  ne  fut  jamais  tran- 
quille Il  eut  de  longs  démêlés  avec  les  bourgeois  d'Utrecht  et  de 
Liège ,  et  sa  politique  en  Allemagne,  ainsi  que  ses  projets  de  croisade, 
entraînèrent  des  complications  infinies.  C'est  pourquoi  il  ne  déclara 
point  la  guerre  à  Charles  VII,  lorsque  les  gens  du  roi  entreprirent  de 
reviser  sous  main  le  traité  dArras. 

Charles  VII  n'avait  aucune  inimitié  personnelle  contre  son  cousin 
Philippe  le  Bon;  mais  il  avait  assez  vivement  senti  l'injure  qu'on  lui 
avait  infligée  à  Arras,  et  les  derniers  représentants  du  parti  armagnac 
qui  l'entouraient  avaient  encore  moins  que  lui  oublié  l'affront.  Cette 
fameuse  paix  de  1435,  qui  avait  tant  flatté  l'orgueil  du  fils  de  Jean 
sans  Peur,  fut,  dans  l'histoire  des  ducs  de  Bourgogne,  la  préface  de 
leur  ruine.  Elle  n'apaisa  nullement  les  vieilles  haines  :  à  la  fin  du 
règne  de  Charles  VII,  un  Bourguignon  ne  pouvait  A^oyager  en  France 
sans  être  insulté;  on  voit  dans  les  registres  de  Tofficialité  de  Bouen 
que  les  mots  «  traître  bourguignon  »  étaient  considérés  comme  une 
injure  sanglante. 

Philippe  le  Bon  ne  put  jamais  obtenir  les  satisfactions  morales 
qu'on  lui  avait  promises  :  les  meurtriers  de  Jean  sans  Peur  ne  furent 
pas  punis;  les  fondations  pieuses,  par  lesquelles  devait  se  manifester 
le  repentir  de  Charles  VII,  ne  furent  jamais  faites.  Avec  une  mauvaise 
foi  non  moins  évidente,  le  roi  essaya,  en  1452,  de  rentrer  en  possession 
des  villes  de  la  Somme,  sans  bourse  délier,  en  s'appuyant  sur  d'an- 
ciennes conventions,  qui  avaient  perdu  toute  valeur.  Cette  supercherie 
n'eut  d'ailleurs  aucun  succès.  A  défaut  d'une  restitution  pure  et 
simple  des  terres  abandonnées  au  duc  de  Bourgogne  en  1435,  les  offi- 
ciers du  roi  prétendirent  les  astreindre  à  l'impôt  royal,  et  s'opposèrent 


{l447-t453). 


AUTRES 
EMBARRAS. 


CONSEQUENCES 

MORALES  DU 

TRAITÉ  D'ARRAS. 


VIOLATIONS 

DU  TRAITÉ  PAR 

LES  GENS  DU  ROI. 


1.  Voir  dans  les  Annales  et  le  Bulletin  de  la  Société  d'Histoire  de  Gand,  1900-1901,  les 
études  critiques  (en  flamand)  et  les  documents  publiés  par  V.  Fris. 


297 


La  Société  et  la  Monarchie. 


aux  levées  de  deniers  entreprises  par  les  agents  ducaux.  Ils  ne  respec- 
tèrent pas  davantage  les  privilèges  fiscaux  que  le  traité  d'Arras  recon- 
naissait au  duc  dans  la  Bourgogne  proprement  dite  :  ils  essayèrent 
d'y  percevoir  des  taxes  sur  les  denrées,  au  moins  dans  la  région 
voisine  du  domaine  royal.  Ils  soutenaient  que  Philippe  le  Bon  n'avait 
pas  le  droit  de  battre  monnaie  à  Dijon,  ni  d'établir  de  nouveaux 
péages,  ni  de  donner,  comme  le  roi,  des  lettres  de  rémission  et  dano- 
blisseraent.  Lorsque  les  compagnies  d'ordonnance  furent  instituées, 
les  agents  royaux  osèrent  lever  des  hommes  d'armes  dans  les  domaines 
de  Philippe.  Aucune  de  ces  tentatives  n'avait  de  succès  durable,  mais 
elles  entretenaient  une  perpétuelle  exaspération  parmi  les  conseillers 
et  les  officiers  ducaux. 
PHILIPPE  LE  BON  Lcs  couflits  dc  juridictiou  étaient  plus  fréquents  et  plus  aigus 

ET  LE  PARLEMENT,  encorc.  Les  baillis  royaux  essayaient  d'attirer  à  leur  tribunal  les  procès 
des  villages  bourguignons  situés  près  de  la  frontière.  Le  Parlement 
de  Paris  maintenait  opiniâtrement  son  droit  de  juridiction  suprême 
sur  les  domaines  ducaux  compris  dans  le  royaume.  Il  recevait  fré- 
quemment des  appels  de  la  Flandre  française.  Il  en  recevait  même  de 
la  Flandre  impériale.  Il  osa  ajourner  le  duc  lui-même,  bien  que  le 
traité  d'Arras  l'eût  personnellement  affranchi  de  la  suzeraineté  de 
Charles  VII  :  en  1445,  comme  Philippe  le  Bon  présidait  le  chapitre  de 
la  Toison  d'Or,  au  milieu  de  fêtes  splendides,  un  huissier  du  Parle- 
ment se  glissa  dans  la  salle  et  vint,  bien  honnêtement  et  humblement, 
présenter,  au  nom  d'un  chef  d'Écorcheurs  qui  s'appelait  Dimanche  de 
Court,  un  exploit  ajournant  le  duc  de  Bourgogne  à  comparaître  en 
personne  devant  la  Cour;  et  c'était, remarque  Chastellain,  comme  s'il 
avait  dit  au  prince  :  «  Vecy  le  flayel  de  vostre  extollation  fière  que 
vous  avez  prise',  qui  vous  vient  corriger  droit  cy  et  pincer,  et  vous 
monstrer  ce  que  vous  estes  ». 

Les  Bourguignons  ne  se  souciaient  en  aucune  façon  de  subir  la 
domination  et  les  exigences  fiscales  du  roi  des  Armagnacs;  mais  les 
Flamands,  qui  ne  craignaient  pas  le  roi,  avaient  intérêt  à  se  souvenir 
que  leur  comté  était  un  fief  de  la  couronne  de  France.  Charles  'VII 
n'eut  garde,  en  1450,  de  repousser  les  Gantois,  quand  ils  se  placèrent 
sous  sa  protection.  Lorsque  la  «  guerre  de  Gavre  »  éclata,  il  envoya 
successivement  deux  ambassades  chargées  d'une  mission  concilia- 
trice. Ces  tentatives  d'intervention  royale  en  Flandre  mettaient  Phi- 
lippe le  Bon  en  fureur. 

Charles  VII  avait,  de  son  côté,  de  sérieux  griefs  contre  le  duc 
CONTRE  PHILIPPE  ^jg  Bourgogue.  Philippe  le  Bon  ne  lui  avait  été  d'aucun  secours  dans 
la  lutte  contre  les  Anglais  :  préoccupé  des  intérêts  économiques  des 

1.  Voici  le  fléau  du  fier  orgueil  que  vous  avez  conçu. 


CHARLES  VII 
ET  LES  AFFAIRES 
DE  FLANDRE. 


GRIEFS  DU  ROI 


298 


CHAP.   VIII 


Char /es   VII  et  la  Société  laïque. 


Pays-Bas,  que  compromeilait  sa  rupture  avec  Henry  VI,  il  n'avait 
cherché  qu'à  renouer  des  relations  avec  ses  anciens  alliés;  voyant  que 
la  paix  générale  était  impossible,  il  avait  signé  en  1439  un  traité  de 
commerce  avec  les  Anglais.  Enfin,  pour  se  garantir  contre  la  mau- 
vaise humeur  du  roi,  il  se  créait  une  clientèle  parmi  les  princes 
mécontents  :  le  duc  de  Bourbon  était  son  intime  ami,  et,  dès  le  temps 
de  la  Praguerie,  Philippe  entretenait  une  correspondance  secrète  avec 
le  dauphin  ;  au  même  moment,  il  gagnait  l'amitié  de  Charles  d'Orléans 
en  l'aidant  à  payer  sa  rançon,  et  il  l'attirait  dans  l'ordre  de  la  Toison 
d'Or,  ainsi  que  les  ducs  de  Bretagne  et  d'Alençon,  et  Mathieu  de 
Comminges. 

Ces  perpétuels  démêlés  entre  le  roi  et  le  duc  de  Bourgogne  don- 
naient lieu  à  d'interminables  négociations,  qui  avaient  du  moins  le 
mérite  d'amortir  les  heurts.  La  guerre  faillit  cependant  éclater  en  1444» 
lorsque  les  Écorcheurs  apparurent  de  tous  les  côtés  dans  les  domaines 
ducaux  et  les  ravagèrent  avec  fureur.  Les  routiers  armagnacs  jetaient 
par  terre  les  panonceaux  aux  armes  de  Philippe  le  Bon,  torturaient 
les  paysans,  dansaient  sur  le  ventre  des  «  traîtres  bourguignons  »  en 
leur  criant  d'aller  chercher  leur  duc.  La  rupture  imminente  fut  con- 
jurée par  des  conférences  tenues  à  Bruxelles. 

L'accueil  fait  par  le  duc  au  dauphin  révolté  raviva  les  rancunes. 
Philippe,  en  croyant  se  procurer  un  nouvel  allié,  s'était  d'ailleurs 
trompé.  Lorsque  les  ambassadeurs  bourguignons  vinrent  expliquer 
au  roi  que  leur  maître  n'avait  pu  refuser  l'hospitalité  au  dauphin, 
Charles  VII  les  congédia  avec  des  paroles  prophétiques  :  «  Dites  à 
votre  maître  que  tel  cuide  faire  son  profit,  qui  fait  grandement  son 
dommage  ».  On  en  fit  plus  tard  un  mot  historique  :  «  Mon  cousin  de 
Bourgogne  nourrit  le  renard  qui  mangera  ses  poules  ».  Charles  VII 
avait  vu  juste.  Absorbé  en  apparence  par  une  vie  de  plaisirs,  Louis 
observait  les  faiblesses  de  cette  domination  qu'il  comptait  prochaine- 
ment abattre.  Il  fut  le  parrain  de  Marie  de  Bourgogne,  fille  du  jeune 
comte  de  Charolais  :  un  jour  devait  venir  où  il  lutterait  avec  achar- 
nement pour  enlever  à  sa  filleule  l'héritage  paternel. 

«  Si  nous  avons  monseigneur  le  dauphin  cy  eus  (ici),  disaient  les 
fidèles  de  Phihppe  le  Bon,  quel  bien  nous  en  est?  Onques,  puis  que  cy 
eus  entra,  paix  ne  nous  fut,  ne  biens  ne  nous  vint,  fors  tousjours  que- 
relles et  contentions  entre  le  roy  et  monseigneur.  »  Dès  que  la  fuite 
du  dauphin  avait  été  connue,  en  effet,  le  Conseil  du  roi  avait  agité  la 
question  de  la  guerre,  et,  à  maintes  reprises,  des  préparatifs  d'expédi- 
tion, des  coups  de  main  isolés,  firent  croire  que  la  rupture  était 
accomplie.  Mais  Charles  VII  inclinait  vers  la  paix.  Philippe  le  Bon, 
de  son  côté,  se  faisait  vieux,  et  d'ailleurs  les  alliances  conclues  par 


MENACE 

DE  RUPTURE 

DÈS  1444. 


L'ACCUEIL 

FAIT  PAR  LE  DUC 

AU  DAUPHIN 


AGGRAVE 
LA  SITUATION. 


^99 


La  Société  et  la  Monarchie. 


AFFAIRES 

DU  PROCÈS 

D'ALENÇON 

ET  DES  VAUDOIS 

D'ARRAS. 


PREPARATIFS 
DE  GUERRE. 


CHARLES  VU 
ET  LA  POLITIQUE 
EXTÉRIEURE 
DE  PHILIPPE 
LE  BON. 


son  rival  clans  toute  TEurope,  la  belle  organisation  de  l'armée  royale, 
à  laquelle  il  ne  pouvait  opposer  que  des  troupes  d'une  solidité  dou- 
teuse, lui  donnaient  à  réfléchir. 

Pourtant  il  était  exaspéré  de  l'audace  des  gens  du  Parlement,  et 
il  ne  cessait  de  se  plaindre  d'eux  auprès  du  roi.  Le  13  avril  1458,  un 
huissier  du  Parlement  alla  à  Gand,  où  le  duc  venait  de  faire  une  entrée 
triomphale,  et  l'ajourna  à  comparaître  le  1"  juin  à  Montargis,  pour 
siéger  au  procès  du  duc  d'Alençon,  parmi  les  pairs  de  France.  On 
comptait  dénoncer,  en  sa  présence  même,  ses  relations  avec  les 
ennemis  du  roi.  Le  duc,  s'appuyant  sur  le  texte  du  traité  d'Arras, 
refusa  de  se  déranger,  et  sa  colère  contre  les  gens  du  Parlement 
s'exhala  en  termes  véhéments  :  «  Quant  est  au  roy,  je  ne  me  plaings 
point  de  lui,  s'écria-t-il,  et  est  mon  espoir  en  lui  de  tout  bien;  mais  de 
vous  autres,  ceux  du  Parlement,  je  me  plaings  à  Dieu  et  au  monde 
des  injures  et  rudesses  que  vous  m'avez  fait  et  faites  tous  les  jours, 
et  prie  à  Dieu  qu'il  me  doint  tant  vivre  que  j'en  puisse  prendre 
vengeance  à  l'appétit  de  mon  cœur  ».  Trois  ans  après,  il  dut  cepen- 
dant subir  encore  l'intervention  de  la  cour  suprême  :  nous  avons  dit 
comment  le  Parlement  termina  l'affaire  des  «  Vaudois  d'Arras  ». 

A  ce  moment,  les  préparatifs  de  guerre  se  poursuivaient  active- 
ment de  part  et  d'autre.  Les  dissensions  qui  avaient  éclaté  à  la  cour 
de  Bourgogne  faisaient  la  partie  belle  au  roi  de  France  :  Charles  le 
Téméraire,  comte  de  Gharolais,  s'était  brouillé  avec  les  Croy,  favoris 
de  son  père,  et  il  avait  entamé  des  négociations  avec  Charles  VII.  Dès 
le  mois  de  juillet  1460,  le  Conseil  du  roi  avait  émis  l'opinion  que,  vu 
les  désobéissances  du  duc  de  Bourgogne,  il  y  avait  lieu  de  procéder 
contre  lui  par  la  voie  des  armes.  La  mort  de  Charles  VII  empêcha  la 
guerre. 

L'orgueil  de  Philippe  le  Bon  aurait  été  satisfait  et  vengé  s'il  était 
devenu  roi,  comme  il  le  désirait,  pour  ses  possessions  en  terre  d'Em- 
pire. Alors  il  aurait  été  l'égal  de  Charles  VII.  On  va  voir  comment 
celui-ci,  pendant  les  vingt  dernières  années  de  son  règne,  contrecarra 
les  ambitions  de  son  puissant  cousin. 


CHAPITRE   IX 

QUESTIONS    D'ALLEMAGNE,    D  ITALIE 
ET  D'ORIENT 

I.    QUESTIONS    D'ALLEMAGNE.    —  H.    QUESTIONS    DITALIE.  —  III.    CHARLES    Vli 
ET  LES    PROJETS   DE   CROISADE.    —   IV.   COUP  DCEIL   SUR    LE   REGNE   DE   CHARLES   VII. 

/.   —    QUESTIONS   D'ALLEMAGNE  ^ 


AVANT  que  rexpiilsion  des  Anglais  lut  achevée,  l'œuvre  de  Tex- 
pansion  de  la  France  lut  reprise  par  Charles  VII,  d'ailleurs  avec 
des  précautions  qu'explique  la  menace  anglaise,  et  moins  par  système 
que  par  la  nécessité  des  circonstances.  Ainsi,  des  motifs  spéciaux  le 
poussèrent  à  intervenir  en  Lorraine  et  en  Suisse  :  le  besoin  d'occuper 
les  Écorcheurs  pendant  la  trêve,  le  désir  de  satisfaire  aux  exigences 
d'un  prince  ami,  René  d'Anjou,  et  l'obligation  de  refouler  la  puis- 
sance bourguignonne. 

La  politique  agressive  suivie  autrefois  par  les  rois  de  France, 
puis  par  le  duc  Louis  d'Orléans,  sur  les  frontières  de  l'Est,  était 
devenue  une  politique  bourguignonne.  Philippe  le  Bon,  bien  plus 
encore  que  son  père  Jean  sans  Peur,  se  détacha  de  la  France.  Ses 


L'EXPANSION 
DE  LA  FRANCE. 


LES  DUCS  DE 

BOURGOGNE  ET 

L'ALLEMAGNE. 


1.  Sources.  Les  documents  publiés  sont  nombreux  et  dispersés.  Outre  les  chroniques  de 
Mathieu  d'Escouchy,  Berry,Th.  Basin  :  Annales  du  doyen  deSainl-Thiebaul,  dans  dom  Calmet, 
Histoire  de  Lorraine,  t.  V,  1745  ;  —  Chroniques  de  la  ville  de  Melz  (amalgame  de  chroniques, 
par  .J.-F.  Huguenin),  i838.  Documents  publiés  par  :  Schilter,  Elsassische  Ciironicke  von 
Jacob  von  Kœnigshoven,  1698  (Appendices,  p.  909  à  1020)  ;  Chmel,  Malerialien  zar  œslerreichischen 
Geschichle,  1882-1840 :  Mossmanu,  Revue  d'Alsace,  1875-,  Tuetey,  Les  Ecorcheurs,  t.  II;  De 
Beaucourt,  Edition  de  la  Chronique  de  Mathieu  d'Escouchy,  t.  III,  Pièces  juslificatives. 

Ouvrages  a  consulter.  A.  Leroux,  Nouvelles  recherches  critiques  sur  les  relations  de  la 
France  avec  l'Allemagne  de  i378  à  146i,  1892.  Dierauer,  Geschichle  der  Schweizerischen  Eidge- 
nossenschafl,  t.  II,  1892.  L.  Stouff,  Les  origines  de  l'annexion  de  la  Haute-Alsace  à  la  Bour- 
gogne, Revue  bourguignonne  de  l'Enseignement  supérieur,  t.  X,  1900.  Tueley,  Les  Scorc/jeurs 
sous  Charles  VU,  i874.Witte,  Die  Armagnaken  im  Elsass,  1890.  Favre,  Notice  sur  Jean  de  Bueil 
(Introd.  au  Jounence/,  édit.  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  F'rance).  De  Saulcy  et  Huguenin,  Relation 
du  siège  de  Metz  en  IU4,  i83o.  B.  de  Mandrot,  Relations  de  Charles  VU  et  de  Louis  XI  avec  les 
cantons  suisses,  1881.  Duhamel,  Négociations  de  Charles  VII  et  de  Louis  XI  avec  les  évèques  de 
Melz  pour  la  chdtellenie  d'Epinal,  Annales  de  la  Soc.  d'Emulation  des  Vosges,  t.  XII,  1S67. 

c  3oi   ) 


ha  Société  et  la  Monarchie. 


PHILIPPE  LE  BON 
ET  LES 
EMPEREURS. 


POLITIQUE 

DE  CHARLES  VII. 


acquisitions  firent  de  lui,  avant  tout,  un  prince  de  l'Empire.  Hors 
de  la  France,  où  il  n'avait  que  le  tiers  de  ses  domaines,  et  où  le 
traité  d'Arras  l'avait  même  affranchi  de  tout  lien  de  vassalité  envers 
Charles  Vil,  allait-il  fonder  un  nouveau  royaume?  La  question  qui 
devait  se  poser  plus  tard  entre  Louis  XI  et  le  Téméraire  se  posait 
déjà  entre  Charles  Vil  et  Philippe  le  Bon,  et  Charles  VII  sut  déjà  la 
résoudre  à  l'avantage  de  la  France. 

Dans  la  région  en  litige  depuis  des  siècles  entre  France  et  Alle- 
magne, région  physique  sans  unité,  échappant  à  toute  évolution  poli- 
tique précise,  terre  d'Empire  où  l'Empereur  était  devenu  à  peu  près 
un  étranger,  le  duc  de  Bourgogne  possédait  la  Franche-Comté  et 
les  Pays-Bas.  Il  voulait  les  réunir  par  l'acquisition  des  pays  intermé- 
diaires. Rebuté  dans  une  tentative  sur  l'Alsace  méridionale,  il  fixa 
ses  vues  sur  le  Barrois  et  la  Lorraine  et,  plus  tard,  sur  le  Luxembourg. 
Il  prêta  aide  au  comte  de  Vaudemont  contre  René  d'Anjou,  duc  de 
Bar  et  de  Lorraine  \  et  s'efforça  discrètement  d'étendre  son  influence 
sur  les  évêchés  de  Metz  et  de  Verdun. 

L'actif  empereur  Sigismond  de  Luxembourg  fit  une  énergique 
opposition  aux  projets  de  Philippe;  il  refusa  même  de  recevoir  son 
hommage  pour  les  domaines  que  le  duc  avait  acquis  en  terre  d'Em- 
pire. A  sa  mort,  l'élection  ramena  sur  le  trône  impérial  les  Habsbourg, 
en  la  personne  d'Albert  d'Autriche,  prince  capable  aussi  de  faire 
respecter  son  autorité;  mais,  après  Albert,  régna,  pendant  cinquante- 
trois  ans  (1440-1493),  Frédéric  d'Autriche,  de  qui  un  envoyé  de 
Charles  VII  écrivait  que  c'était  un  homme  «  endormi,  lâche,  pesant, 
morne,  avaricieux,  chiche,  craintif,  qui  se  laisse  plumer  la  barbe  à 
chacun  sans  revanger,  variable,  hypocrite,  dissimulant,  et  à  qui  tout 
mauvais  adjectif  appartient  ».  Philippe  le  Bon  ne  pouvait  pas 
souhaiter  un  suzerain  moins  redoutable  ;  mais  maintenant  le  roi  de 
France  était  en  état  de  traverser  les  projets  du  duc  de  Bourgogne. 

Une  alliance  avec  les  princes  autrichiens  -  était  un  des  moyens 
d'endiguer  l'ambition  bourguignonne.   Déjà,  en    1430,  Charles  VII 


1.  Voir  plus  haut,  p.  281,  n.  1.  Il  essaya,  vainement  d'ailleurs,  de  forcer  René  d'Anjou, 
devenu  son  prisonnier,  à  lui  livrer  le  duché  de  Bar. 

2.  La  maison  d'Autriche  était,  au  temps  de  Charles  Vil,  divisée  en  trois  lignes  :  1»  la 
ligne  d'Autriche,  qui  eut  alors  pour  chefs  l'empereur  Albert,  puis  son  fils  Ladislas,  lequel 
ne  fut  pas  empereur,  mais  joignit,  pendant  quelques  années,  au  duché  d'Autriche  propre- 
ment dit  les  royaumes  électifs  de  Hongrie  et  de  Bohême;  la  ligne  d'Autriche  s'éteignit  à 
la  mort  de  Ladislas  en  1457;  —  2°  la  ligne  styrienne,  qui  possédait  la  Styrie,  la  Carinlhie,  la 
Carniole  et  le  Frioul;  elle  avait  alors  deux  chefs  :  Frédéric,  qui  succéda  à  Albert  d'Autriche 
sur  le  trône  impérial,  et  son  frère  Albert  le  Prodigue,  qui  mourut  en  i463;  —  3°  la  ligne 
dite  de  Habsbourg  antérieur,  qui  avait  le  Tyrol,  la  Suisse,  l'Alsace  et  la  Souabe  autri- 
chiennes, et  qui  eut  pour  chefs,  au  xv  siècle,  Frédéric  à  la  Bourse  vide,  puis  son  fils  Sigis- 
mond. —  Les  chefs  des  trois  branches  portaient  le  titre  de  duc  d'Autriche  et  avaient 
chacun  la  prétention  de  diriger  les  affaires  de  toute  la  maison.  —  Les  ducs  d'Autriche 
étaient  en  querelle  avec  la  maison  de  Bourgogne,  au  sujet  de  la  Haute-Alsace;  Philippe 


3o2 


Questions  d'Allemagne,  d'Italie  et  d'Orient. 


LA  QUESTION 
SUISSE. 


APPEL  DES  DUCS 

D'AUTRICHE 

A  CHARLES   Vil. 


avait  signé  avec  Frédéric  à  la  Bourse  vide  un  traité  dont  Philippe 
le  Bon  s'était  inquiété  un  instant'.  Les  affaires  de  Suisse  donnèrent 
l'occasion  de  renouveler  cet  accord. 

La  Confédération  des  huit  cantons  suisses  (Uri,  Schw^itz,  Unter- 
wald,  puis  Lucerne,  Zurich,  Zug,  Claris,  Berne),  constituée  au 
xiV  siècle,  avait  imposé  aux  ducs  d'Autriche,  en  1-412,  une  paix  qui 
garantissait  pour  cinquante  ans  son  indépendance.  Cependant  Fré- 
déric III,  au  moment  où  il  prit  la  couronne  impériale,  ne  voulut  point 
confirmer  les  franchises  des  Suisses,  et,  mettant  à  profit  leurs  dis- 
sensions, il  conclut  avec  les  représentants  du  canton  de  Zurich  une 
alliance  défensive.  Les  autres  Confédérés  crièrent  à  la  trahison  et 
déclarèrent  la  guerre  à  Zurich. 

Les  ducs  d'Autriche  et  leurs  vassaux  soutinrent  Zurich.  Les 
Habsbourg  possédaient  d'importants  domaines  au  nord  de  la  Suisse  : 
le  landgraviat  de  la  Haute-Alsace,  le  comté  de  Ferrette,  le  Brisgau, 
la  Forêt  Noire.  Une  partie  de  ces  terres  étaient  inféodées  ou  engagées 
à  de  nombreux  seigneurs,  brutaux  et  cupides,  qui  nourrissaient  une 
haine  tenace  contre  les  libres  montagnards  de  la  confédération  ;  tels 
les  Thierstein  et  Burckard  Mônch,  de  Landskrone,  l'ennemi  légen- 
daire des  Suisses.  Cependant  la  guerre,  malgré  l'acharnement  des 
Autrichiens,  tourna  mal  pour  eux,  car  ils  n'avaient  pas  d'armée  capable 
de  vaincre  la  redoutable  infanterie  suisse.  Pour  sauver  Zurich, 
Frédéric  III  demanda  le  secours  du  roi  de  France  (22  août  1443). 

A  cette  occasion  d'intervenir  dans  l'Est,  vint  s'en  ajouter  une 
autre,  qui  servait  plus  directement  les  desseins  de  Charles  VII.  René  ^^  ^-^^  d'anjou. 
d'Anjou,  à  court  d'argent,  avait  accru  considérablement  les  dettes 
que  les  ducs  de  Lorraine,  ses  prédécesseurs, avaient  contractées  envers 
la  ville  de  Metz.  Les  Messins,  n'obtenant  aucun  paiement,  se  fâchè- 
rent, pillèrent  les  bagages  de  la  duchesse,  et  refusèrent  toute  satis- 
faction. A  l'époque  où  se  concluait  la  grande  trêve  de  1444,  Charles  VII 
fut  sollicité  par  René  d'Anjou  de  venger  son  injure. 

Une   double   expédition   fut   décidée.   Il  est  certain    d'ailleurs         la  question 
que  la  cause  déterminante  de  cette  résolution  fut  la  nécessité  d'oc-  ^^'■^  écorcheurs. 
cuper  les  routiers^.  La  trêve  avec  les  Anglais  avait  été  signée  le 
28  mai.  Du  peuple  de  France,  exploité,  pillé,  torturé  par  les  Écor- 
cheurs, montait  vers  le  roi  un  immense  cri  de  détresse.  Il  fallait, 
comme  le  dit  Charles  VII  dans  des  lettres  du9  janvier  1445,  «  trouver 


APPEL 


le  Bon  refusa  toujours  d'abandonner  les  droits  qu'il  prétendait  tenir,  sur  ce  pays,  du 
contrat  de  mariage  conclu  en  iSgS  entre  sa  tante.  Catherine  de  Bourgogne,  et  le  duc  d'Autriche 
Léopold  le  Superbe. 

1.  Voir  plus  haut,  p.  68. 

2.  Tous  les  témoignages  contemporains  concordent.  M,  Leroui,  eu  les  rejetant,  a  nié 
l'évidence. 


3o3 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LA  QUESTION 
BOURGUIGNONNE. 


MOBILES  SECRETS. 


EXPEDITION 
DE  SUISSE.  L'AR- 
MÉE DU  DAUPHIN. 


BATAILLE  DE 
SAINT-JACQUES 
{iÔ  AOUT  i444). 


façon  de  vuider  et  mectre  hors  de  nostredict  royaume  les  gens  de 
guerre  qui  y  vivoient  sur  les  champs  ».  Il  devait,  comme  l'a  écrit  un 
des  compagnons  du  dauphin  en  Suisse,  Jean  de  Bueil,  «  entretenir 
ses  gens  d'armes  et  descharger  son  royaulme  ».  Par  la  même  occa- 
sion, on  ferait  une  utile  besogne  :  on  fortifierait  deux  des  ennemis 
du  duc  de  Bourgogne,  on  créerait  en  Lorraine  et  dans  la  haute  vallée 
du  Rhin  de  nouveaux  obstacles  à  ses  ambitions. 

Charles  VII  en  Lorraine,  le  dauphin  Louis  en  Suisse,  ont-ils 
voulu  ou  espéré  davantage?  On  Ta  nié.  Pourtant  ils  n'ont  caché,  ni 
l'un  ni  l'autre,  leurs  projets  d'annexion.  Le  2  septembre  1444,  quel- 
ques jours  après  sa  victoire  de  Saint-Jacques,  le  dauphin  disait  aux 
ambassadeurs  impériaux  qu'il  était  venu  «  pour  recouvrer  certaines 
terres,  soumises  anciennement  à  la  couronne  de  France,  qui  s'étaient 
soustraites,  volontairement  et  frauduleusement,  à  l'obéissance  de 
cette  couronne  ».  Le  11  du  même  mois,  le  roi  écrivait  qu'il  s'était 
transporté  sur  les  frontières  du  duché  de  Lorraine  «  pour  donner 
remède  à  plusieurs  usurpations  et  entreprises  faites  sur  les  droits  de 
nos  royaumes  et  couronne  de  France  en  plusieurs  pays,  seigneuries, 
citez  et  villes,  estans  deçà  la  rivière  du  Rhin,  qui  d'ancienneté  sou- 
loient  (avaient  coutume)  estre  et  appartenir  à  nos  prédécesseurs  roys 
de  France,  et  icelles  remettre  et  réduire  à  nostre  seigneurie  et  bonne 
obéissance  ».  Sous  ces  termes  vagues,  qu'il  leur  eût  été  sans  doute 
assez  difficile  de  rendre  plus  précis,  apparaît  l'ambition  de  mettre  à 
profit  la  faiblesse  politique  de  l'Allemagne,  et  de  -s'agrandir.  Il  n'est 
pas  douteux  que  Charles  VII  n'ait  voulu  mettre  la  main  sur  les  trois 
évêchés  de  Metz,  Toul  et  Verdun,  et  la  tentative  de  son  fils  sur  Bâle 
nous  incline  à  croire  que  le  jeune  dauphin  caressait  déjà  son  projet 
de  se  tailler  une  principauté  sur  les  deux  versants  des  Alpes. 

Le  20  juillet  1444,  le  dauphin  entra  à  Langres,  où  depuis  plu- 
sieurs mois  se  concentraient  son  armée  et  son  artillerie.  Il  y  avait  là 
des  routiers  venus  de  tous  les  coins  du  royaume,  même  des  Anglais, 
qu'on  allait  ainsi  conduire  hors  de  France;  en  tout,  quinze  ou  vingt 
mille  combattants,  suivis  de  milfiers  de  goujats  et  de  femmes.  C'était 
une  cohue,  en  grande  partie  misérable  et  déguenillée,  mais  redoutable 
par  sa  brutalité,  sa  longue  expérience  de  la  guerre,  et  par  une  soif 
de  pillages  et  de  supplices  que  le  dauphin  ne  chercha  point  à  con- 
tenir. Partout  où  elle  passa,  elle  sema  la  désolation  et  la  mort. 

Le  dauphin  recevait  ambassade  sur  ambassade;  on  le  suppliait 
de  se  hâter.  Les  confédérés  bloquaient  Zurich;  le  12  août  ils  mirent 
le  siège  devant  le  château  de  Farnsbourg,  au  sud  de  Bâle;  c'était  le 
repaire  d'un  brigand,  le  baron  de  Falckenstein.  Le  dauphin  déclara 
qu'il  allait  débloquer  Farnsbourg.  Vers  le  20  août,  les  Écorcheurs 


3o4 


CHAP.    IX 


Questions  d'Allemagne,  d'Italie  et  d'Orient. 


PAIX  ENTRE 

LE  DAUPHIN 

ET  LES  SUISSES. 


envahirent  et  ravagèrent  la  campagne  de  Bâle,  En  réalité,  c'était  Bâle 
que  le  dauphin  projetait  de  prendre,  bien  qu'elle  fût  ville  impériale  et 
que  le  Concile  y  siégeât.  Le  bourgmestre  se  plaignit  de  cette  irrup- 
tion et  demanda  inutilement  quelles  en  étaient  les  raisons.  Le  dau- 
phin s'installa  à  l'ouest  de  la  ville,  tandis  que  les  Autrichiei-s,  ses 
alliés,  s'avançaient  sur  la  rive  droite  du  Rhin  vers  le  petit  Bâle. 
Pendant  ce  temps,  un  fort  contingent  de  routiers  français  se  dirigeait 
vers  le  château  du  baron  de  Falckenstein.  Quinze  cents  ou  deux  mille 
Suisses  se  détachèrent  du  siège  de  Farnsbourg  pour  aller  au-devant 
d'eux  et  réussirent  d'abord  à  les  repousser.  Une  bataille  acharnée 
s'engagea  le  26  août,  au  petit  jour,  dans  la  plaine  de  Pratteln,  et  se 
termina  le  soir,  dans  les  jardins  de  la  maladrerie  de  Saint-Jacques, 
par  le  massacre  de  la  petite  troupe  suisse.  Dans  la  matinée,  les  Bâlois 
avaient  fait  une  sortie,  pour  secourir  les  Confédérés;  mais  apercevant 
leur  ville  cernée  par  l'ennemi,  ils  rentrèrent  précipitamment,  échap- 
pant au  piège  préparé  par  Louis  de  France. 

L'héroïsme  du  détachement  suisse  détruit  à  Saint-Jacques  fit 
grande  impression  sur  le  dauphin.  L'attitude  énergique  des  Con- 
fédérés, qui  abandonnèrent  le  siège  de  Zurich  et  se  portèrent  en 
Argovie  pour  arrêter  les  Écorcheurs,  l'hostilité  des  populations  de  la 
Forêt  Noire,  l'aigre  langage  des  ambassadeurs  impériaux,  qui  se  plai- 
gnaient maintenant  de  celte  invasion  de  w  Barbares  »,  les  manœuvres 
inquiétantes  du  duc  de  Bourgogne,  signant,  le  11  octobre,  un  traité 
d'alliance  avec  le  duc  de  Bavière,  tout  engageait  le  fils  de  Charles  VII  à 
se  retirer.  Il  fit  une  nouvelle  tentative  pour  entrer  à  Bâle,  usant,  cette 
fois,  de  douceur  et  d'éloquence  persuasive  :  son  envoyé,  Gabriel  de 
Berne,  soutint  qu'autrefois  la  ville  de  Bâle  était  sous  la  protection  du 
roi  de  France  et  lui  payait  une  redevance  annuelle.  Les  Bâlois  assu- 
rèrent que  le  dauphin  faisait  erreur;  celui-ci  n'insista  pas,  et  demanda 
l'amitié  des  Suisses,  qui  étaient  de  si  bons  soldats.  Le  28  octobre,  il 
conclut  à  Ensisheim  un  traité  de  «  bonne  intelligence  et  ferme  amitié  » 
avec  les  villes  et  communes  de  Bâle,  Berne,  Lucerne,  Soleure,  Uri, 
Schwitz,  Unterwald,  Zug  et  Claris.  Il  promettait  d'imposer  cette 
paix  à  ses  capitaines  et  aux  nobles  du  pays.  Les  relations  commer- 
ciales entre  la  Suisse  et  la  France  devaient  être  libres  et  sûres.  Quant 
à  la  querelle  entre  Zurich  et  les  autres  cantons,  Louis  ne  s'en  mêlait 
plus  que  pour  offrir  sa  médiation. 

Les  ducs  d'Autriche  ayant  refusé  de  livrer  les  places  fortes  qu'ils  les  écorcheufs 
avaient  promises  au  dauphin  pour  caserner  ses  troupes,  Louis  ins-  ^^  alsace. 

talla  les  Écorcheurs  en  Alsace,  de  force.  Malgré  la  résistance  des 
villes,  il  les  établit  en  quinze  quartiers  d'hiver,  de  Montbéliard  jus- 
qu'aux environs  de  Strasbourg.  Ils  commirent  là,  pendant  six  mois, 


3o5 


iV.   -L 


20 


La  Société  et  la  Monarchie. 


CHARLES  VII 
EN  LORRAINE. 
ÉPINAL  ET  METZ. 


TOUL  ET  VERDUN. 


RÉSULTATS 
DES  CAMPAGNES 
DE  1444. 


les  plus  épouvantables  méfaits  :  cette  bande  de  brigands  cosmopolites 
fit  haïr  le  nom  français  dans  toute  l'Allemagne  occidentale.  Au  mois 
davril  1445,  l'Alsace  fut  enfin  délivrée  des  «  Barbares  ». 

L'expédition  de  Charles  VII  en  Lorraine  fut  moins  dramatique. 
D'abord  Pierre  de  Brézé  alla  demander  la  soumission  d'Épinal.  La 
ville  était  de  prise  facile.  Les  Spinaliens  ne  dépendaient  que  de 
l'évèque  de  Metz,  qui  était  pour  eux  un  ennemi  plutôt  qu'un  seigneur. 
En  ce  temps  de  brigandage,  une  petite  ville  ne  pouvait  guère  se 
passer  d'un  protecteur  :  les  habitants,  assurés  de  conserver  leurs 
franchises,  jurèrent  volontiers  fidélité  au  roi  de  France  (4  septem- 
bre 1444).  La  puissante  cité  de  Metz  fit,  au  contraire,  une  énergique 
résistance.  Lorsqu'ils  virent  arriver  les  Écorcheurs,  les  Messins 
réclamèrent  des  explications  :  pourquoi  violait-on  leur  territoire?  Ils 
n'étaient  pas  sujets  du  roi.  Le  conseiller  Jean  Rabateau  répondit  à 
leurs  ambassadeurs,  reçus  en  audience  royale  :  «  Le  roi  prouvera 
suffisamment,  si  besoin  est,  par  les  chroniques  et  par  l'histoire,  que 
les  Messins  ont  été,  de  tout  temps,  sujets  du  roi,  de  ses  prédécesseurs 
et  du  royaume  ».  Pendant  quatre  mois,  les  Écorcheurs  ravagèrent  les 
alentours  de  Metz,  mais  il  fallut  renoncer  à  s'emparer  de  la  place.  Le 
28  février  1445,  Charles  VII  signa  un  traité  de  bonne  paix  avec  les 
Messins  :  il  abandonna  son  projet  de  les  soumettre;  il  les  força  seule- 
ment à  sacrifier  la  plupart  des  créances  qu'ils  avaient  sur  René  d'An- 
jou et  ses  prédécesseurs  en  Lorraine.  C'est  ainsi  que  le  bon  roi  René 
liquidait  ses  dettes,  avec  le  concours  du  roi  de  France. 

Plusieurs  autres  villes  furent  sommées  d'admettre  la  suprématie 
du  roi.  Saint-Nicolas-du-Port,  Rembercourt-aux-Pots,  quelques 
autres  bourgs,  se  placèrent  sous  sa  sauvegarde.  Toul  et  Verdun  ne 
s'exécutèrent  que  de  mauvaise  grâce,  à  la  fin  de  la  campagne  (mai- 
juin  1445).  Toul  refusa  de  se  reconnaître  propriété  du  roi  de  France, 
et  accepta  seulement  sa  protection,  qu'elle  dut  payer  d'une  rede- 
vance annuelle  de  400  florins.  Sur  Verdun,  les  droits  de  Charles  VII 
étaient  incontestables  :  depuis  le  temps  de  saint  Louis,  la  ville  était 
sous  la  sauvegarde  du  roi  de  France,  auquel  elle  avait  promis  rede- 
vance et  sers'ice  d'ost.  La  convention  fut  renouvelée,  et  les  habitants 
versèrent  3500  florins  d'or  pour  l'arriéré  dû  au  roi. 

Les  campagnes  de  1444  avaient  eu  un  résultat  plus  grand  que 
d'annuler  quelques  dettes  de  René  d'Anjou  :  la  bannière  du  roi  de 
France,  si  longtemps  cachée  et  humiliée,  avait  été  promenée  victo- 
rieusement jusqu'au  Rhin,  dans  les  pays  mômes  que  le  duc  de  Bour- 
gogne convoitait.  Enfin  l'alliance  avec  les  Suisses  avait  été  amorcée. 
Charles  VII  fit,*  jusqu'à  la  fin  de  son  règne,  de  constants  efforts 
pour  s'assurer  leur  amitié.  Il  songeait  à  user  d'eux,  ainsi  que  des 


3o6 


CHAP.    IX 


Questions  d'Allemagne,  d" llatie  et  d'Orient. 


Savoyards,  pour  combattre  les  Anglais.  II  leur  rendit  toutes  sortes  de 
bons  offices,  et  conclut  avec  eux,  en  1452,  un  traité  d'  «  intelligence 
perpétuelle  »  ;  mais  ce  traité  n'eut  pas  de  conséquences  immédiates. 

Si  les  Confédérés  étaient  devenus  les  amis  de  la  France,  en 
revanche  Taccord  avec  l'empereur,  premier  prétexte  de  l'expédition 
en  Suisse,  était  rompu.  Les  Écorcheurs  avaient  épouvanté  par  leurs 
excès  les  habitants  de  la  vallée  du  Rhin,  et  Charles  VII  avait  méconnu 
systématiquement  les  droits  de  l'empereur  sur  les  villes  lorraines  :  il 
avait  agi  comme  si  Frédéric  III  n'avait  pas  existé.  Sa  pohtique  fut 
la  même  en  Italie,  où  il  ne  tint  nul  compte  de  la  suzeraineté  impé- 
riale. Les  réclamations  courroucées  des  ambassadeurs  de  Frédéric 
n'obtinrent  aucun  semblant  d'excuse. 

Ce  changement  de  front  était  inspiré  par  un  sentiment  très  juste 
de  la  réalité.  De  Frédéric  III,  on  ne  pouvait  à  peu  près  rien  attendre, 
pour  arrêter  les  progrès  de  la  maison  de  Bourgogne.  On  devait 
même  craindre  qu'il  ne  se  laissât  circonvenir  par  Philippe  le  Bon  et 
ne  lui  accordât  l'objet  de  son  rêve  grandiose  :  une  couronne  de  roi. 
Mépriser  l'empereur  pour  le  déconsidérer  et  annuler  son  action  dans 
tout  rOccident,  chercher  des  alliés  parmi  les  princes  allema'nds, 
jaloux  de  la  grandeur  bourguignonne  et  éternellement  indociles  à 
l'autorité  impériale,  telle  fut  désormais  la  politique  suivie  par  les  con- 
seillers de  Charles  VII.  En  1445,  ils  conclurent  une  série  de  traités, 
dirigés  contre  le  duc  de  Bourgogne,  avec  l'archevêque  de  Trêves, 
Jacques  de  Sierck,  ancien  conseiller  du  roi  René;  avec  l'archevêque  de 
Cologne,  alors  en  guerre  contre  le  duc  de  Clèves,  beau-frère  de  Phi- 
lippe le  Bon;  avec  Louis  de  Bavière,  électeur  Palatin,  naguère  allié 
de  Philippe  le  Bon  ;  avec  Frédéric,  électeur  de  Saxe  ;  avec  Guillaume, 
duc  de  Saxe,  compétiteur  de  Philippe  le  Bon  pour  la  possession  du 
Luxembourg;  avec  le  duc  de  Juliers  et  le  comte  de  Blanckenheim. 
Charles  VII  chercha  même  des  amis  dans  la  bourgeoisie  allemande  '• 
en  1453,  il  conféra  un  bénéfice  ecclésiastique  à  un  bourgeois  de 
Cologne. 

Charles  VII  voulait  acquérir,  dans  la  haute  vallée  du  Rhin,  une 
«  sphère  d'influence  »,  comme  on  dit  aujourd'hui,  afin  de  surveiller  et 
d'arrêter  l'expansion  de  la  maison  de  Bourgogne.  Il  crut  y  parvenir 
en  mariant  la  belle-sœur  du  dauphin,  Éléonore  d'Ecosse,  qui  vivait  à 
la  cour  de  France,  avec  le  fils  et  le  successeur  de  Frédéric  à  la  Bourse 
vide,  Sigismond  :  il  décida  le  jeune  duc  d'Autriche  à  donner  ses 
domaines  de  Suisse  en  douaire  à  Éléonore  d'Ecosse  et,  au  mépris  de 
l'autorité  impériale,  il  prit  ces  domaines  sous  sa  protection.  Mais  il 
ne  put  jamais  les  faire  respecter  par  les  Confédérés.  Tous  ses  efforts 
pour  réconcilier  les  Suisses  avec  Sigismond  restèrent  vains,  et  il  ne 


BHOUILLB  ENTRR 

CHARLES  Vn 

ET  LEMPEREUR. 


LIGUE  CONTRE 
LA  BOURGOGNE. 


PROTECTORAT 
FRANÇAIS  SUR 
LES  DOMAINES 
DE  SIGISMOND 
D  AUTRICHE 


(  3o7 


La  Société  et  la  Monarchie. 


PRETENTIONS 
DE  PHILIPPE 
LE  BON  A  UNE 
COURONNE. 


réussit  ni  à  consolider  raulorité  autrichienne,  ni  à  étendre  l'influence 
française  dans  la  région  du  Haut-Rhin. 

Cette  politique  de  Charles  VII  eut  d'abord  pour  contre-coup  un 
rapprochement  entre  Philippe  le  Bon  et  l'empereur  :  Philippe  obtint 
l'investiture  des  duchés  et  des  comtés  qu'il  tenait  en  terre  d'Empire. 
Il  désirait  plus  encore  :  il  voulait  faire  de  ces  duchés  et  de  ces  comtés 
un  royaume,  dont  toutes  les  autres  seigneuries  de  Basse  Allemagne, 
depuis  le  duché  de  Clèves  jusqu'à  celui  de  Lorraine,  auraient  été  les 
fiefs.  Son  intention,  très  nettement  indiquée  par  le  secrétaire  qu'il 
envoya  auprès  de  Frédéric  III,  était  d'avoir  un  royaume  pareil  à  celui 
du  «  roy  Lothaire,  fils  de  l'empereur  Charles  le  Grant  »,  c'est-à-dire  de 
reconstituer  la  Lotharingie.  Le  chancelier  du  Saint-Empire,  Gaspard 
Slick,  que  Philippe  avait  convaincu  de  la  bonté  de  sa  cause  par  des 
arguments  sonnants,  ne  demandait  pas  mieux  que  de  l'appuyer.  Mais 
la  méfiance  et  l'inertie  de  l'empereur  étaient  difficiles  à  vaincre.  Fré- 
déric III  offrit  simplement  une  couronne  secondaire,  un  médiocre 
petit  royaume  de  Brabant.  Philippe  le  Bon  abandonna  son  projet.  Il 
se  consola  en  disant,  plus  tard,  aux  ambassadeurs  de  Louis  XI  qu'il 
avait  dédaigné  une  couronne  :  «  Je  veulx  bien  que  chacun  sçache  que, 
syj'euisse  voullu,  je  feusse  roy'.  » 

Philippe  le  Bon  n'arriva  même  point  à  se  faire  reconnaître  la 
possession  du  Luxembourg  ^  Le  duché  de  Luxembourg  appartenait 
à  une  veuve,  Elisabeth  de  Gôrlitz,  femme  prodigue  et  de  mœurs 
légères,  criblée  de  dettes,  détestée  de  ses  sujets,  sans  appui.  Inquiète 
des  manœuvres  du  duc  de  Saxe,  qui  avait  des  prétentions  sur  le 
duché,  elle  vendit  le  Luxembourg  à  son  neveu  le  duc  de  Bourgogne. 
Malgré  la  résistance  opposée  par  les  troupes  du  duc  de  Saxe,  les 
Bourguignons  occupèrent  le  pays  et  prirent  d'assaut  la  capitale 
(21  novembre  1443).  Mais  le  Luxembourg  était  un  domaine  de  la  cou- 
ronne de  Bohême,  et  les  régents  qui  gouvernaient  à  Prague  protes- 
tèrent contre  cette  annexion.  Des  négociations  s'engagèrent  pour 
faire  épouser  au  jeune  Ladislas,  roi  de  Bohême  et  de  Hongrie,  une 
fille  de  Charles  VII.  Le  gendre  et  le  beau-père  sauraient  bien  enlever 
le  Luxembourg  aux  Bourguignons.  Le  mariage  fut  résolu  en  1457. 
AMBASSADE  HON-  Uuc  ambassadc  hongroise  arriva  le  8  décembre  à  Tours.  Le 

CROISE  A  LA  COUR  comtc  dc  Foix  offrit  aux  Hongrois  un  banquet  qui  égala  les  splen- 
deurs des  fêtes  bourguignonnes;  on  jura,  sur  un  paon,  d'aller  cxter- 


LES  BOURGUI- 
CNONS  EN  LUXEM- 
BOURG. 


1.  Chronique  de  Jacques  Du  Clercq,  t.  IV,  p.  80. 

2.  Travau.x  de  VVurth-Paquet  el  de  Van  Werveke  dans  les  Publications  de  la  Section 
historique  de  llnslitul  de  Lu.xembourg,  t.  XXVl  à  XXXI,  XL  et  XLIV.  Van  Werveke, 
Définitive  Ërweibung  des  Luxembarger  Landes,  Lu.xeinburger  Land,  nouv.  série,  t.  IV,  1886. 
F.  Richter,  Der  Luxemburger  Erbfolgestreil,  1889.  W.  Lippert,  Mémoires  de  la  Société 
Eduenne,  1897. 


3o8 


LES    GUERRES    DE    CHARLES    Vil 


X 


ATTA(^»LE   DE  LA   BASIILI.K   DK   UILIM'I-:,    1442. 
Les  Français,  conduits  pur  le  Dauphin  Louis,  assiègent  une  bastille  de  bois  construite  par  Talbot 
sur  la  colline  qui  domine  Dieppe.  L'artillerie  joua  un  rôle  important  dans  le  siège  :  on  voit  un 
canon  au  premier  plan  ;  des  ponts  volants  sont  jetés  sur  les  fossés.  —  Miniature  de  la  Chronique 

de  Jean  Chartier.  Bibl.  Nat.,  nis.  fr.   2  691  /"  131. 

C.   Berthaud. 


IV.  2.  —  PL.  19.  Page  308. 


Questions  (C Allemagne,  d'Italie  et  d'Orient. 


miner  le  Turc.  Une  alliance  avec  les  Hongrois,  les  récents  vainqueurs 
de  Mahomet  II,  c'était  la  direction  des  futures  croisades  soumise  à 
la  maison  de  France,  et  c'était  encore  une  manière  de  diminuer  la 
maison  de  Bourgogne. 

La  nouvelle  subite  de  la  mort  de  Ladislas,  frappé  de  la  pesle,  chables  vu  duc 
nabattit  point  la  persévérance  des  gens  du  roi  :  Charles  VII  «  leva  la  oe  Luxembourg. 
querelle  »  de  Ladislas  et  prit  le  Luxembourg  sous  sa  protection.  Le 
bailh  de  Vitry  alla  apposer  aux  portes  des  villes  luxembourgeoises 
les  panonceaux  royaux.  11  se  rendit  ensuite  à  Prague.  Il  ne  s'agissait 
de  rien  de  moins  que  de  demander  pour  le  second  fils  de  Charles  VII 
la  couronne  de  Bohême,  qui  était  élective,  comme  celle  de  Hongrie. 
Le  roi  promettait  aux  électeurs  de  racheter  à  ses  frais  les  domaines 
hypothéqués  de  la  couronne  et  s'engageait  à  régler  la  question  de 
Luxembourg  en  faveur  du  roi  de  Bohème.  La  proposition  fut 
accueillie  avec  froideur.  Le  régent  Georges  de  Podiebrad  fut  élu 
roi  par  acclamations  (2  mars  1458).  Alors  Charles  VII  se  tourna  d'un 
autre  côté.  Il  acquit,  pour  50  000  écus  d'or,  les  droits  de  la  duchesse 
de  Saxe  sur  le  Luxembourg,  et  prit  le  titre  de  duc  de  Luxembourg; 
GeofTroy  de  Saint-Belin  fut  nommé  gouverneur  du  duché.  Il  ne 
paraît  point,  d'ailleurs,  que  les  officiers  de  Charles  VII  aient  exercé 
dans  ce  pays  aucun  pouvoir  effectif.  Les  habitants,  résignés  à  la 
domination  bourguignonne,  ne  leur  prêtèrent  aucun  appui. 

Une  autre  terre  d'Empire  était  encore  convoitée  par  Philippe  le 
Bon  :  l'évêché  de  Liège.  Ici,  les  indigènes  étaient  nettement  hostiles 
au  duc  de  Bourgogne.  En  1456,  Philippe  obtint  du  Saint-Siège  une 
bulle  conférant  cet  évêché  à  son  propre  neveu,  un  jeune  homme  de 
dix-sept  ans,  Louis  de  Bourbon.  Les  Liégeois  entrèrent  en  négocia- 
tions avec  Charles  VII,  qui  leur  accorda,  en  1460,  des  lettres  de  pro- 
tection. Les  baillis  de  Vermandois  et  de  Vitry  furent  chargés  de 
veiller  sur  Liège.  Ainsi,  de  toutes  parts,  le  vigilant  et  opiniâtre  effort 
des  gens  du  roi  créait  des  obstacles  à  l'ambition  bourguignonne. 


CHARLES  Vil 
ET  LES  LIÉGEOIS. 


II.    —   QUESTIONS   D'ITALIE^ 

A  l'avènement  de  Charles  Vil,  il  y  avait  en  Italie  des  souverains   état  de  l'halib 
plus  puissants  et  plus  riches  que  lui.  Parmi  les  États  de  Lom-  i^'e^^s  un. 

bardie  émergeaient  deux  grandes  seigneuries  rivales  :  le  duché  de 

1.  Sources.  La  bibliographie  des  documents  imprimés  est  donnée  par  Perret,  ouvrage 
cité  ci-dessous. 

Ouvrages  a  consulter.  Pour  l'état  général  de  l'Italie  :  Carlo  Cipolla.  Storia  délie  signorie 
italiane  dal  1313  al  1530.  1881.  —  E.vposés  d'ensemble  de  la  politique  française,  dans  des 
ouvrages  en  apparence  très  spéciau.x  :  B.  Buser,  Die  Beziehungen  der  Mediceer  :u  Frankreich, 
1879;  H.  F.  Delaborde.  L'expédition  de  Charles  VIII.  1888;  P.  M.  Perret.  Relalions  de  la  France 

<    309    > 


La  Société  et  la  Monarchie. 


LA  DUCHESSE 
DE  LORRAINE 
A  NAPLES. 


EXPEDITION 
DU  FOI  RENÉ 
A  NAPLES. 


Milan,  gouverné  alors  par  Fonde  de  Charles  d'Orléans,  Philippe- 
Marie  Visconti,  et  Venise,  qui  étendait  sa  domination  jusqu'au  lac  de 
Gôme.  La  maison  de  Savoie  comptait  peu  encore  dans  les  destinées 
italiennes.  L'Italie  péninsulaire  comprenait  trois  grands  États  :  la 
seigneurie  du  Saint-Siège,  bien  alïaibhe  par  les  maux  issus  du 
Schisme  '  ;  Florence,  qui  partageait  avec  la  république  de  Sienne  la 
domination  de  la  Toscane;  le  royaume  des  Deux-Siciles  enfin,  le  plus 
grand  des  États  italiens,  mais  le  plus  pauvre  et  le  plus  difficile  à 
gouverner.  Ainsi  la  division  politique  de  ritafie  n'allait  pas  jusqu'à 
Témiettement;  des  unités  locales  s'y  formaient,  et  elle  n'était  plus  un 
terrain  d'annexions  faciles.  De  plus,  elle  était  le  pays  de  la  diplo- 
matie rusée  et  déloyale.  Les  étrangers  qui  y  entraient  avec  des  pro- 
jets de  conquête  couraient  au  moins  le  risque  de  perdre  leur  peine. 
Les  empereurs  renoncèrent  à  y  faire  respecter  leur  ancienne  autorité. 
Les  rois  qui  précédèrent  sur  le  trône  de  France  le  naïf  Charles  VIII 
ne  jouèrent  en  Italie  que  petit  jeu. 

Au  temps  du  royaume  de  Bourges,  la  maison  d'Anjou  maintint 
seule  la  tradition  de  l'intervention  française  en  Italie.  René  d'Anjou, 
duc  de  Lorraine,  fils  du  roi  de  Sicile  Louis  II,  apprit,  au  fond  de  la 
prison  où  le  duc  de  Bourgogne  le  retenait  captif,  la  mort  de  son  frère, 
le  roi  de  Sicile  Louis  III,  à  Cosenza  (1434),  puis  la  mort  de  la  reine 
Jeanne  II,  qui  avait  peut-être  désigné  elle-même  René  comme  son 
successeur  (143o)  ^  La  duchesse  de  Lorraine  s'embarqua  pour  Naples 
et  fit  reconnaître  son  autorité  dans  la  ville  et  les  environs.  Mais  l'anar- 
chie était  à  son  comble  dans  ce  misérable  royaume  livré  à  la  barbarie 
féodale.  La  duchesse  eut  à  compter  avec  ces  barons  napolitains, 
cupides  et  grossiers,  qui  portaient  des  surnoms  de  coupe-jarrets  : 
Zizi,  Malcarne,  le  Boucher,  Tueur-de-Rats  ^.  Elle  eut  surtout  à 
compter  avec  l'ancien  rival  de  Louis  III,  le  roi  d'Aragon  Alphonse  le 
Magnanime,  qui  tenait  déjà  la  Sicile.  Lorsque  son  mari,  enfin  libre,, 
vint  la  rejoindre,  en  1438,  elle  avait  été  obligée,  pour  trouver  des 
ressources,  de  mettre  en  gage  une  partie  de  ses  vêtements. 

René  avait  alors  vingt-neuf  ans.  C'était  un  homme  aimable, 
d'une  bravoure  chevaleresque,  très  capable  de  rendre  populaire  à 
l'étranger  le  nom  de  la  France.  Les  Napolitains  l'aimèrent  pour  sa 


avec  Venise,  1. 1,  iSg6  {très  utile).  —  Affaires  de  Milan  :  Maurice  Faucon.  La  dominalion  fran- 
çaise dam;  te  Milanais  de  I3S7  à  UôO,  Archives  des  Missions,  3'  série,  t.  VIII  ;  Mary  Roliinson, 
The  daim  of  Ihe  hoase  of  Orléans  lo  Milan,  English  historical  RevIew,  1888;  De  Maulde, 
Histoire  de  Louis  Xll.  t.  I,  1889.  —  Affaires  de  Naples:  Lecoy  de  La  Marche,  Le  roi  René, 
t.  I,  1875;  Elia  Colombo,  Fte  Pénale  allealo  del  duca  F.  Sfor:à,  Archivio  slorico  Lombarde, 
1894.  —  Affaires  de  Gènes  :  De  La  Roncière,  Hisloire  de  la  marine  française,  l  II,  1900. 

1.  Jean  Guiraud,  L'Elal  pontifical  après  le  Grand  Schisme.  1895. 

2.  Sur  les  Angevins  en  Italie  et  la  reine  Jeanne,  voir  t.  IV,  1"  partie,  p.  290. 

3.  Faraglia,  Studii  inlorno  al  regno  di  Giovanna  II  di  Angio,  1896- 


3io 


CHARLES  D'OR- 
LÉANS. MILAS 
El  ASTI. 


CHAP.  IX  Questions  d'Allemagne,  (V Italie  et  (V Orient. 

simplicité  et  sa  bonhomie;  mais  sa  naïveté  égalait  sa  vaillance  : 
c'était  un  peu  un  ancêtre  de  Don  Quichotte.  Et,  comme  Don  Qui- 
chotte, il  était  très  pauvre.  Charles  VII  lui  prêta  vingt  mille  florins, 
qui  disparurent  vite  dans  le  gouffre  italien.  Dès  que  Ton  connut  létat 
de  sa  bourse,  son  prestige  baissa,  «  parce  que  la  pauvreté  fait  fuir  tout 
le  monde  »,  disait  un  contemporain,  l'auteur  du  Journal  de  Naple». 
Trahi  par  les  condottieri,  berné  par  Alphonse  d'Aragon,  qui  se  moquait 
de  ses  cartels,  il  finit  par  se  laisser  prendre  Naples  et  regagna  la 
Provence,  en  1442,  las  de  lutter.  «  Je  ne  veux  plus,  disait-il,  qu'ils 
fassent  de  moi  l'objet  de  leurs  trafics  ».  La  Provence  fut  la  seule  part 
que  la  maison  d'Anjou  conserva  de  l'héritage  napolitain.  René  garda 
son  titre  de  roi  de  Sicile,  mais  il  ne  réussit  jamais  à  recouvrer  son 
royaume.  Le  Saint-Siège,  qui  avait  jadis  appelé  en  Italie  son  frère 
Louis,  et  qui  l'avait  soutenu  lui-même,  donna  à  Alphonse  d'Aragon 
l'investiture  du  royaume  de  Naples. 

La  maison  d'Orléans,  qui  avait  des  droits  incontestables  sur 
la  succession  future  de  Philippe-Marie  Yisconti,  et  possédait  le 
comté  d'Asti,  avait  alors  pour  chef,  comme  la  maison  d'Anjou,  un 
poète  et  non  un  politique.  Charles  d'Orléans  ressemblait,  par  plus 
d'un  point,  au  roi  René.  Il  faisait  de  meilleurs  vers,  mais  il  n'avait 
pas  plus  que  lui  l'étoffe  d'un  conquérant.  Pour  comble  de  malheur, 
il  fut  captif  bien  plus  longtemps  que  René.  Tandis  qu'il  rimait  des 
ballades  dans  ses  prisons  anglaises,  son  oncle  Visconli  prit  possession 
du  comté  d'Asti,  sous  prétexte  de  le  défendre,  et  Charles,  devenu 
libre,  en  réclama  vainement  la  restitution. 

Philippe-Marie  mourut  le  13  août  1447,  sans  faire  aucun  testa- 
ment'. II  ne  laissait  qu'une  fille  bâtarde,  Blanche-Marie,  qui  a\ait  de philippe-marie 
épousé  le  condottiere  Sforza.  Le  duché  de  Milan  devait  donc  revenir  visconti. 

à  Charles  d'Orléans,  selon  le  contrat  de  mariage  de  sa  mère  Valentine 
Visconti.  Avant  même  que  le  duc  de  Milan  eût  rendu  le  dernier  soupir, 
le  bailli  de  Sens,  Regnault  de  Dresnay,  vint  avec  cinq  cents  lances 
occuperle  comté  d'Asti,  et,  la  mort  de  Philippe-Marie  une  fois  certifiée, 
il  affirma  les  droits  successoraux  de  Charles  d'Orléans  et  envahit  le 
Milanais,  où  ses  Écorcheurs  semèrent  la  terreur.  Mais  la  confusion  y 
était  inextricable.  La  cité  de  Milan,  ne  voulant  point  de  maître,  s'était 
constituée  en  «  République  Ambrosienne  »  ;  les  villes  sujettes  se 
donnèrent,  les  unes  au  duc  de  Savoie,  les  autres  à  Gênes,  les  autres 
au  marquis  de  Montferrat,  d'autres  au  duc  de  Ferrare,  ou  à  Venise,  ou 
à  Sforza,  ou  au  duc  d'Orléans.  Les  condottieri  se  ruèrent  sur  l'héritage 


MORT 


1.  Tl  n'y  a  pas  de  raison  péremploire  pour  admellre  qu'il  en  ait  fait  un  en  laveur  d'Alphonse 
d'Arajfon. 


3ii 


La  Société  et  la  Monarchie. 


SFORZA 

ET  CHARLES 

D'ORLÉANS. 


RESULTATS 

DE  V AVÈNEMENT 

DE  SFORZA. 


THjilTE 

DE  MONTILS-LES- 

TOURS  {1452). 


APPUI  PESTE 
A  SPORZ.'.. 


de  Philippe-Marie;  un  d'eux,  le  fameux  CoUeone,  passé  au  service 
de  la  République  Ambrosienne,  battit  Regnault  de  Dresnay  et  le  fit 
prisonnier. 

Cette  défaite  calma  les  velléités  du  roi  de  France,  qui  avait  un 
instant  songé  à  soutenir  sérieusement  les  droits  de  Charles  d'Orléans. 
D'ailleurs  le  gendre  de  Philippe-Marie,  François  Sforza,  habile 
homme  de  guerre,  diplomate  subtil,  était  pour  le  duc  d'Orléans  un 
rival  invincible,  comme  Alphonse  le  Magnanime  pour  René  d'Anjou. 
Charles  d'Orléans  arriva  en  octobre,  à  tout  petit  train,  à  Asti.  En 
France,  sur  sa  route,  il  avait  dû  demander  aux  villes,  aux  couvents, 
aux  gens  du  roi,  de  l'avoine  pour  ses  chevaux  et  du  vin  pour  lui. 
Hormis  les  fidèles  Astesans,  personne  en  Italie  ne  voulut  accueillir 
ni  appuyer  ce  prince  besoigneux.  Il  repartit  l'année  suivante  sans  avoir 
obtenu  un  pouce  de  terre  ni  une  alliance,  et,  en  1450,  les  Milanais, 
épuisés  par  la  misère  et  la  discorde,  ouvrirent  leurs  portes  à 
François  Sforza.  Le  seul  résultat  politique  du  voyage  de  Charles 
d'Orléans  en  Italie  fut  l'affermissement  de  la  domination  française  dans 
le  comté  d'Asti.  Elle  y  subsistera  jusqu'au  traité  de  Cambrai  (1529). 

L'avènement  de  Sforza  modifia  profondément  les  rapports  respec- 
tifs des  Étals  italiens  et  leurs  relations  avec  Charles  VII,  qui  se  trouva 
bientôt  convié  à  intervenir  dans  les  affaires  de  la  péninsule.  La  Sei- 
gneurie de  Venise,  craignant  de  voir  sa  puissance  continentale  détruite 
par  le  nouveau  duc  de  Milan,  forma  contre  lui  une  ligue  où  entrèrent 
successivement  le  roi  d'Aragon,  le  duc  de  Savoie  et  le  marquis  de 
Montferrat.  Sforza  prit  peur;  l'alliance  de  son  ami  Côme  de  Médicis, 
dont  le  glorieux  principal  commençait  à  Florence,  lui  parut  insuffi- 
sante, et  il  résolut  de  demander  celle  de  Charles  VIL  Le  14  novembre 
1451,  arriva  à  la  cour  de  France,  pour  accomplir  cette  mission,  le 
Florentin  Angiolo  Acciajuoli. 

Le  9  mars  précédent,  le  dauphin  avait  épousé,  malgré  son  père, 
Charlotte  de  Savoie,  et  Angiolo  Acciajuoli  sollicitait  une  alliance 
contre  une  ligue  où  figurait  le  duc  de  Savoie.  Charles  VII,  oubliant 
l'injure  faite  à  la  maison  d'Orléans,  promit  de  secourir,  en  cas  de 
guerre.  Milan  et  Florence  (traité  du  21  février  1452).  Sforza  ne  prenait, 
en  retour,  que  le  vague  engagement  de  soutenir  les  intérêts  du  roi  en 
Italie,  et  perfidement  il  entamait  des  négociations  secrètes  avec  le 
dauphin  et  le  duc  de  Savoie. 

La  guerre  éclata  en  Italie  au  printemps  de  1452.  Charles  VII,  au 
cours  de  l'expédition  qu'il  fit  alors  dans  le  Midi,  contraignit  le  duc 
de  Savoie  à  observer  la  neutralité  en  Italie.  Acciajuoli  revint  en  France, 
l'année  suivante,  pour  réclamer  une  aide  plus  effective.  Charles  Vil 
préparait  alors  une  nouvelle  expédition  en  Guyenne.  René  d'Anjou,  qui 


3l2 


CHAP.    IX 


Questions  d'Allemagne,   d'Italie  et  d'Orient. 


n'avait  pu  oublier  sa  défaite  à  Naples,  se  chargea  volontiers  d'aller 
représenter  en  Italie  le  roi  de  France.  Son  ennemi  Alphonse  d'Aragon 
faisait  partie  de  la  ligue  qu'il  s'agissait  de  combattre;  René  avait  l'es- 
poir de  se  créer  de  puissants  alliés  et  de  reprendre  prochainement 
avec  eux  le  chemin  de  Naples.  Il  fut  reçu  magnifiquement  par  la 
duchesse  de  Milan;  mais,  aussitôt  que  l'arrivée  de  l'armée  française 
eut  produit  sur  les  Vénitiens  l'effet  de  terreur  souhaité,  Sforza  et 
Côme  de  Médicis  n'eurent  plus  qu'un  désir,  celui  de  faire  la  paix  et 
de  renvoyer  le  roi  René.  Encore  une  fois  dupé,  laissé  sans  ressources, 
René  dut  repasser  les  Alpes  (janvier  1434). 

Le  9  avril  suivant,  Sforza  signa  avec  la  seigneurie  de  Venise  la 
paix  de  Lodi.  Quelques  mois  après,  tous  les  États  italiens  étaient 
réconciliés.  Une  ligue  se  forma  entre  Milan,  Venise,  Florence,  le 
Saint-Siège  et  Alphonse  d'Aragon,  en  apparence  pour  organiser  la 
croisade,  en  réalité  pour  garantir  l'Italie  contre  les  progrès  de  l'in- 
fluence française.  François  Sforza  devint  alors  décidément  l'ami  du 
dauphin  Louis.  Il  cajolait  Charles  VII,  le  comblait  de  flatteries  et  de 
cadeaux,  mais  ne  cessait  de  tendre  contre  lui  le  réseau  enchevêtré  de 
ses  intrigues. 

La  défiance  des  souverains  italiens  envers  la  dynastie  des  Valois, 
redevenue  la  plus  puissante  de  l'Occident,  se  marque  dans  un 
mémoire,  dû  sans  doute  à  un  des  hommes  d'État  les  plus  fins  de  ce 
temps,  Cicco  Simonetta,  et  qu'on  lut  à  Sforza,  le  28  juin  14.57,  pour 
l'engager  à  surveiller  les  affaires  génoises  :  si  les  Français  mettaient 
de  nouveau  la  main  sur  Gênes,  les  Angevins  en  feraient  la  base  de 
nouvelles  entreprises  contre  la  dynastie  aragonaise,  et  les  troubles 
renaîtraient  en  Italie  ;  pour  conserver  l'équilibre  établi  par  la  paix  de 
Lodi,  il  fallait  barrer  la  route  à  l'ambition  française. 

Ces  craintes  étaient  justifiées.  Au  même  moment,  en  effet,  le  fils 
du  roi  René,  Jean  d'Anjou,  duc  de  Calabre,  préparait,  au  nom  de 
Charles  VII,  l'occupation  de  Gênes.  C'était  la  seconde  fois  que 
Charles  VII  tentait  d'annexer  cette  république  maritime,  dont  les 
vaisseaux  lui  pouvaient  être  si  utiles  dans  sa  lutte  contre  les  Anglais. 
Depuis  le  départ  de  Roucicaut  (1409),  Gènes  avait  passé  par  toutes  les 
phases  de  l'anarchie'.  Le  parti  des  «  Fregosi  »  avait  une  première  fois 
fait  appel  à  Charles  VII  en  1446,  et  Janus  de  Campo-Fregoso,  devenu 
doge,  avait,  pour  toute  récompense,  chassé  les  Français.  Menacés  par 
le  roi  d'Aragon,  les  Fregosi  redemandèrent,  dix  ans  après,  l'appui  du 
roi.  Cette  fois  la  seigneurie  de  Gênes  fut  transmise  solennellement  à 
Charles  VII;  Jean  d'Anjou,  lieutenant  du  roi,  occupa  la  ville  (11  mai 


PAIX  DE  LODI. 

LIGUE  CONTRE 

L'INFLUENCE 

FRANÇAISE. 


MEMOIRE 

DE  CICCO 

SIMONETTA. 


CHARLES  VII 
ET  GÊNES. 


I.  Voir  Uisloire  de  France,  t.  IV,  i"  partie,  p.  .312  et  suiv. 

<  3i3  ) 


La  Société  et  la  Monarchie. 


JEAN  D'ANJOU 
A  NAPLES. 


1438)  et  s'y  maintint,  malgré  les  intrigues  de  Sforza  et  la  traîtrise  des 
Génois.  Il  pensait  la  domination  française  si  bien  assurée,  qu'il  s'em- 
barqua, le  4  octobre  1439,  pour  aller  conquérir  Naples,  justifiant  ainsi 
les  prévisions  de  Cicco  Simonelta. 

Alphonse  le  Magnanime  était  mort,  en  efTet,  en  1438,  laissant 
TAragon  à  son  frère  Jean,  et  les  Deux-Siciles  à  son  bâtard  Ferdinand. 
Le  prince  de  Bassano  et  d'autres  barons  napolitains  refusèrent  de 
reconnaître  Ferdinand  et  offrirent  la  couronne  au  duc  de  Calabre. 
Charles  VII  entreprit,  en  faveur  de  Jean  d'Anjou,  une  campagne  diplo- 
matique en  Italie.  Mais  les  membres  de  la  ligue  se  montrèrent  hostiles 
à  la  nouvelle  tentative  angevine.  Le  roi  René,  à  peu  près  ruiné,  ne  trou- 
vait plus  crédit  nulle  part;  les  hauts  faits  de  son  fils  restèrent  inutiles, 
et  Naples  échappa  encore  aux  Angevins.  Pendant  que  le  duc  de 
Calabre  perdait  ainsi  son  temps,  les  Français  furent  chassés  de  Gènes 
pour  la  seconde  fois. 
ECHEC  Telle  fut  la   politique   française  en  Italie  pendant  le  règne  de 

DE  LA  POLITIQUE    Charlcs  VU.  Elle  mérite  de  n'être  pas  oubliée,  parce  qu'elle  est,  malgré 
'  ^       ■  tout,  un  signe  de  la  vitalité  nouvelle  de  la  France,  à  peine  sortie  des 

griffes  de  l'Angleterre,  et  parce  qu'elle  a  sa  place  dans  les  origines 
des  folles  guerres  d'Italie.  Mais  elle  n'eut,  on  le  voit,  aucun  résultat 
direct.  Elle  n'eut  même  aucune  unité.  La  maison  d'Anjou  et  la  maison 
d'Orléans  poursuivaient  chacune  un  but  différent  et  leurs  efforts  se 
contrariaient  parfois  :  on  vit  le  roi  René  soutenir,  les  armes  à  la 
main,  la  cause  d'un  Sforza,  qui  avait  dépouillé  Charles  d'Orléans  de 
l'héritage  milanais.  Quant  à  Charles  VII,  il  ne  songea  pour  lui-même 
qu'à  une  seule  conquête,  celle  de  Gênes,  et  deux  fois  il  fut  berné  par 
les  Génois.  A  aucune  époque,  la  difficulté  de  combattre  la  politique 
machiavélique  des  États  italiens  n'était  apparue  plus  sérieuse.  Charles 
d'Orléans,  René  d'Anjou,  le  duc  de  Calabre,  le  roi  de  France  s'étaient 
laissés  duper  tour  à  tour. 


///.  —  CHARLES  VII  ET  LES  PROJETS  DE  CROISADE  * 


LES  PROGRES 
DES  TURCS  ET 
LA  CHRÉTIENTÉ. 


L'EMPIRE  turc,  détruit  un  instant  par  l'invasion  mongole,  était 
reconstitué  au  moment  où  Charles  VII  fut  proclamé  roi.  Dès 
1422,  Mourad  II  (1421-1431)  menaçait  Constantinople.  Les  progrès 
des  Turcs  excitèrent  l'émotion  des  âmes  pieuses,  remplirent  d'une 


1.  Sources.  N.  Jorga,  N'oies  et  exlrails  pour  sercir  à  l'histoire  des  Croisades  au  XV^  siècle, 
en  cours  de  piihlicaiion  d.iiis  la  Revue  de  l'Orient  latin.  Outre  les  chroniques  bourgui- 
gnonnes déjà  citées,  Chronique  de  Wavrin,  édit.  W.  Hanly,  t.  IV  et  V,  188^-1891.  .lean 
Germain,  Liber  de  virlutibus  Pfiilippi  Burgundie  ducis,  dans  KerN'yn  de  LeUenliove,  CoUect. 

<  3i4  ) 


Questions  d'Allemagne,  d'Italie  et  d'Orient. 


terreur  d'apocalypse  les  visions  des  mystiques,  mais,  à  peu  près 
seuls,  les  Hongrois  et  les  Slaves  s'armèrent  pour  un  commun  effort. 
Les  seigneuries  italiennes  et  les  rois  d'Occident,  tout  entiers  au  soin 
de  développer  leur  puissance  économique  et  politique,  n'essayèrent 
pas  de  conjurer  ce  lointain  péril. 

Charles  VII  refusa  obstinément  son  concours.  Il  s'intéressait,  on 
l'a  vu,  aux  relations  commerciales  de  ses  sujets  avec  le  Levant;  mais 
il  ne  voulait  se  démunir  ni  de  sa  chevalerie,  ni  de  son  or.  Le  duc  de 
Bourgogne,  au  contraire,  eut  pendant  tout  son  règne  la  déman- 
geaison d'agir  en  chef  de  la  Chrétienté.  Il  songea,  dans  sa  jeunesse, 
à  prendre  la  direction  de  la  croisade  contre  les  Hussites*.  Il  se  posa 
de  bonne  heure  en  protecteur  de  la  Terre  Sainte  :  il  donna  des 
sommes  considérables  aux  communautés  chrétiennes  de  Jérusalem; 
il  avait,  dans  l'église  Notre-Dame  de  Sion,  une  chapelle  particulière, 
ornée  d'une  verrière  à  ses  armes  ;  il  fonda  à  Ramleh  un  hospice  pour 
les  pèlerins,  et  fit  réparer  l'église  de  Bethléem  et  les  remparts  de 
Rhodes.  II  rêvait  à  la  fois  de  conquérir  le  Saint-Sépulcre  sur  le 
Soudan  d'Egypte  et  de  défendre  Constantinople  contre  les  Turcs. 
Dès  1421,  Guillebert  de  Lannoy  allait  recueillir  pour  lui,  en  Syrie, 
des  informations  stratégiques.  En  1433,  c'était  le  tour  de  son  écuyer 
tranchant  Bertrandon  de  La  Broquière.  En  1443,  il  envoya  une  flotte 
en  Orient  :  ses  chevaliers  réussirent  à  délivrer  Rhodes,  assiégée  par 
un  émir  égyptien  ;  mais  leurs  campagnes  contre  les  Turcs  échouèrent. 

A  la  fin  de  l'année  1451,  Mahomet  II  (1451-1481)  commença  de 
grands  préparatifs  contre  Constantinople.  Philippe  le  Bon  proposa 
inulilement  au  roi  de  France  d'organiser  à  frais  communs  une  expé- 
dition de  secours;  de  son  côté  il  eut  besoin  de  toutes  ses  forces 
pour  réprimer  la  rébellion  de  Gand.  Le  29  mai  1453,  deux  mois 
avant  la  défaite  finale  des  Gantois,  Constantinople  tomba  aux  mains 
des  Turcs. 

C'était  la  fin  de  l'empire  chrétien  d'Orient.  Ce  grand  événement, 
dont  les  conséquences  désastreuses  se  déroulent  aujourd'hui  encore 
sous  nos  yeux,  eut  un  retentissement  considérable.  Le  sort  des  Grecs 
excita  la  pitié  populaire*,  mais  les  princes  restèrent  muets.  Le  futur 


PRISE  DE 

\'STANTINOPLE 

(?9  MAI  1453). 


INERTIE 
DES  PRINCES 
D- OCCIDENT. 


de  chroniques,  t.  III  :  Discours  du  voijage  d'Oullremer,  publié,  avec  une  introduction  histo- 
rique, par  Scliefer,  Rev.  de  l'Orient  latin,  1890. 

Ouvrages  a  consulter.  Pastor,  Hisloire  des  Papes,  traduction  Furcy-Rayuaud,  t.  II  et  III, 
1888  et  1892.  Kayser,  Papal  ?\icolaus  V  und  das  Vordrinyen  der  TCirken,  Historisches  Jahrhurh, 
t.  VI,  iS85.  J.  Finot,  Projet  d'expédilion  contre  les  Turcs  préparé  par  les  conseillers  de  Phi- 
lippe le  Don,  1890.  H.  Vast,  Le  cardinal  Dessarion,  1878. 

J.  Projet  publié  par  Ker^'J'n  de  Lettenliove  dans  son  édition  de  Chaslellain,  t.  Il,  p.  2i3. 

2.  La  municipalité  de  Compiègne  donna  de  l'argent  pour  le  rachat  des  captifs  (Biblio- 
thèque de  l'Ecole  des  Chartes,  o^  série,  t.  IV,  p.  498).  Celle  d'Abbevilie  fit  un  cadeau  à 
«  Monsieur  Manuel  de  Constantinople  »  (Prarond,  Abbeville  au  temps  de  Charles  VII,  p.  ii3). 


3i; 


LA  CHRÉTIENTÉ 

SELON  jENEAS 
SYLVIUS. 


GRAND  PROJET 
DE  t454. 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  u 

Pie  II,  iEneas  Sylvius,  alors  secrétaire  de  Nicolas  V,  faisait,  dans 
une  lettre  écrite  un  an  plus  tard,  ce  tableau  très  exact  de  la  situation  : 

J'aimerais  mieux  que  mon  opinion  fût  très  fausse  :  l'union  que  je  souhaite, 
je  n'y  crois  pas.  La  Chrétienté  n'a  plus  de  tète  :  ni  le  pape,  ni  l'empereur 
n'obtiennent  le  respect  et  l'obéissance  qui  leur  sont  dus;  on  les  traite  comme 
des  fictions,  des  figures  peintes.  Comment  persuader  aux  innombrables  chefs 
chrétiens  de  prendre  les  armes?  Regardez  l'aspect  de  la  Chrétienté.  L'Italie, 
dites-vous,  est  pacifiée?  Je  ne  sais  jusqu'à  quel  point.  Entre  le  roi  d'Aragon 
et  les  Génois,  il  y  a  encore  des  restes  de  guerre.  Et  ce  ne  sont  pas  les  Génois 
qui  iraient  combattre  les  Turcs  :  on  dit  qu'ils  leur  paient  tribut!  Les  Vénitiens 
ont  conclu  un  traité  avec  les  Turcs.  Les  Italiens  manquant,  nous  n'avons  rien 
à  espérer  d'une  guerre  maritime.  En  Espagne,  vous  savez  qu'il  y  a  beaucoup  de 
rois,  qui  n'ont  ni  la  même  puissance,  ni  la  même  politique,  ni  la  même  volonté, 
ni  les  mêmes  idées,  et  ce  ne  sont  pas  ces  princes  habitant  l'extrémité  de  l'Occi- 
dent qu'on  peut  entraîner  en  Orient,  surtout  alors  qu'ils  ont  affaire  avec  les 
Maures  de  Grenade.  Le  roi  de  France  a  chassé  l'ennemi  de  tout  son  royaume  ; 
mais  il  reste  inquiet,  et  n'osera  pas  envoyer  sa  chevalerie  hors  de  son  royaume, 
par  crainte  d'une  descente  subite  des  Anglais.  Ouant  aux  Anglais,  ils  ne  pensent 
qu'à  venger  leur  expulsion  de  France.  Les  Ecossais,  les  Danois,  les  Suédois, 
les  Norvégiens,  qui  résident  au  bout  du  monde,  ne  cherchent  rien  hors  de 
chez  eux.  Les  Allemands,  très  divisés,  n'ont  rien  qui  les  unisse. 

Nicolas  V,  Calixte  III,  Pie  II,  qui  se  succédèrent  alors  sur  le 
trône  pontifical,  soutinrent  avec  énergie,  mais  sans  résultat,  la  cause 
de  la  guerre  sainte.  «  Seul,  disait  .^neas  Sylvius  dans  sa  lettre  de 
1454,  le  prince  Philippe  me  paraît  digne  d'éloges  ». 

Le  fameux  banquet  du  Vœu  du  faisan,  donné  par  le  duc  de  Bour- 
gogne le  17  février  1454  *,  fut  le  signal  d'un  nouvel  et  très  sincère 
effort  pour  organiser  une  campagne  contre  les  Turcs.  La  mauvaise 
volonté  du  roi  de  France  et  les  complications  de  la  politique  bour- 
guignonne entravèrent  ce  bel  élan.  Charles  VII  déclara  que  les 
projets  de  son  cousin  étaient  fort  louables,  mais  que  les  Anglais 
étaient  encore  menaçants  et  qu'une  croisade  enlèverait  inopportuné- 
ment à  la  France  beaucoup  de  chevaliers.  Au  scandale  du  Saint- 
Siège,  il  défendit  de  publier  dans  son  royaume  les  bulles  de  la  croi- 
sade. Finalement,  il  consentit  à  la  levée  des  subsides  pontificaux, 
mais  l'argent  perçu  fut  employé  à  construire  des  galères,  et  la  flotte 
servit  à  pourchasser  les  Anglais  et  à  conquérir  Naples.  Philippe  le 
Bon  aurait  passé  outre  au  mécontentement  du  roi  de  France;  mais  il 
fut  détourné  de  son  dessein  par  une  guerre  contre  les  habitants  du 
diocèse  d'Utrecht.  Les  hostilités  se  terminaient  à  peine,  lorsque  le 
dauphin,  en  révolte  contre  son  père,  arriva  dans  les  Pays-Bas.  L'on 
a  vu  que  les  menaces  de  rupture  entre  la  France  et  la  Bourgogne 


1.  Voir  plus  haut,  p.  172-173. 


3i6 


CHAP.  IX  Questions  d'Allemagne,  d'Italie  et  d'Orient. 

furent  désormais  continuelles  jusque  la  fin  du  règne.  Lorsqu'on  1459 
le  pape  Pie  II  convoqua  tous  les  princes  chrétiens  à  Mantoue  pour 
organiser  enfin  la  croisade,  le  duc  de  Bourgogne  ne  montra  pas  plus 
d'empressement  que  les  autres. 

L'histoire  des  stériles  eflbrts  qui  furent  tentés  auprès  du  roi  de   prestige  du  roi 
France  pour  l'entraîner  en  Orient  est  significative.  L'accueil  fait  par  ^^  francs. 

Charles  VII  aux  projets  de  croisade  marque  nettement  le  caractère 
tout  laïque  et  utilitaire  de  la  politique  royale  à  la  fin  de  la  guerre 
de  Cent  Ans.  Enfin  les  sollicitations  dont  ce  prince  fut  l'objet  de 
la  part  des  promoteurs  de  la  guerre  sainte  nous  montrent  quelle  était 
sa  renommée  en  Europe.  Rhéteurs  venus  de  Grèce,  prédicateurs 
allemands,  diplomates  italiens,  tous  s'accordaient  à  reconnaître  en 
Charles  VII  le  premier  des  princes  chrétiens.  En  Orient,  rien  n'éga- 
lait le  prestige  de  la  France,  entretenu  par  le  souvenir  des  croisades, 
avivé  par  la  renaissance  du  grand  commerce  maritime.  Peu  de  temps 
avant  sa  mort,  Charles  VII  reçut  à  Bourges  des  envoyés  de  l'empe- 
reur de  Trébizonde,  du  roi  de  Perse,  du  prince  de  Géorgie,  du  roi 
d'Arménie  et  du  roi  d'Abyssinie.  Ces  personnages  avaient  été  réunis 
en  Orient  par  un  Franciscain  d'humeur  entreprenante  et  intrigante, 
Ludovic  de  Bologne,  qui  s'était  fait  l'apôtre  d'une  ligue  générale  contre 
les  Turcs.  Ils  visitèrent  aussi  le  pape  et  le  duc  de  Bourgogne;  mais  ils 
voulaient  surtout,  pour  combattre  Mahomet,  l'appui  moral  et  la  ban- 
nière du  roi  de  France,  qu'ils  nommaient  le  «  roi  des  rois  ».  Comme 
disait  l'auteur  du  Débat  des  hérauts  d'armes  :  «  Toute  la  Crestianté 
fait  honneur  a  France,  et  mectent  France  la  première  nacion.  « 


L 


IV.  —  COUP  DŒIL  SUR  LE  REGNE  DE  CHARLES    VU 

ORSQUE  Charles  VII  mourut,  en  1461,  la  France,  délivrée  des  première  période 
Anglais,  avait  reconquis  sa  place  dans  le  monde.  Quarante  ans  0^---'^^o).  le  roi 
auparavant,  au  début  de  ce  long  règne,  les  Anglais  étaient  maîtres  de 
la  moitié  du  royaume,  ils  avaient  une  excellente  armée,  de  bonnes 
finances,  le  puissant  duc  de  Bourgogne  pour  allié,  et,  à  leur  tête,  un 
grand  homme  d'État,  le  duc  de  Bedford.  Leur  adversaire  n'avait  ni 
armée,  ni  argent  ;  c'était  le  pauvre  et  chétif  «  roi  de  Bourges  » ,  inerte  et 
silencieux  jeune  homme,  qui  vivotait,  «  caché  dans  ses  chambrettes  », 
entre  sa  belle-mère,  sa  femme,  et  quelques  filous  qui  exploitaient  sa 
nonchalance.  Quelques  honnêtes  serviteurs  de  son  père  avaient 
reconstitué  à  Poitiers  et  à  Bourges  une  apparence  d'administration 
monarchique,  mais  ils  n'étaient  point  capables  par  eux-mêmes  de 
faire  cesser  un  désordre  effroyable. 

<  317  ) 


La  Société  et  la  Monarchie.  livre  n 

RÉSISTANCE  Abandoiuiés  à  îa  misère  et  au  désespoir  par  leur  roi,  les  Français 

NATIONALE.  gg  défendirent  seuls.  Ils  firent  la  guerre  de  guérillas,  pour  tuer  des 

Anglais,  pour  reprendre  aux  envahisseurs  leur  argent  et  leur  pain, 

mais  aussi  pour  rendre  son  héritage  à  Fhéritier  légitime.  Si  peu  digne 

de  l'amour  de  son  peuple  que  fût  alors  Charles  VII,  il  fut  aimé,  parce 

que  le  roi,  c'était,  au  moyen  âge,  la  Justice,  l'Ordre,  le  Droit  :  les 

Etats   Généraux    saignèrent  la  France   aux   quatre  membres  pour 

donner  chaque  année  une  «  aide  »  au  roi,  sans  rien  exiger  en  retour, 

sans  même  réclamer  un  compte  rendu  des  dépenses;  et  la  jeune 

paysanne  Jeanne  d'Arc  se  dévoua  jusqu'à  la  mort  pour  le  «  gentil 

dauphin  ». 

DEUXIÈME  Jeanne  d'Arc  n'acheva  pas  sa  «  mission  »  :  au  moment  où  elle  fut 

PÉRIODE cf43o-iu4j  prise    (1430),   les  Anglais  gardaient  encore  la  Normandie,  l'Ue-de- 

PROGREs  LENTS     Prancc,  sans  parler  de  leurs  très  anciennes  possessions  en  Guyenne. 

DE  LA  ROYAUTE  ^  r  V  J 

Charles  VII  restait  mal  entouré,  mal  obéi.  Charles  d'Anjou  et  Riche- 
mont  rendirent  à  la  France  le  service  d'expulser  brutalement  de  la 
cour  La  Trémoille,  le  mauvais  génie  du  roi  (1433).  Fait  plus  décisif 
encore,  l'ennemi  s'affaiblit.  En  1435,  les  Anglais  perdirent  l'aUiance 
du  duc  de  Bourgogne,  et  la  mort  enleva  le  duc  de  Bedford,  qui  était 
sinon  leur  seul  grand  capitaine,  du  moins  le  seul  chef  capable  de 
retarder  pour  l'Angleterre  l'échéance  d'une  guerre  civile  inévitable. 
La  reprise  de  Paris  (1436),  l'établissetaent  des  aides  permanentes 
(1436)  et  de  la  taille  permanente  (à  partir  de  1440),  la  Pragmatique 
de  Bourges  (1438),  enfin  l'ordonnance  de  1439,  «qui  tente,  vainement 
d'ailleurs,  de  rétablir  la  discipline  militaire  et  de  réserver  au  roi  les 
impôts  publics,  sont  les  principaux  actes  de  Charles  VII  entre  la  paix 
d'Arras  et  la  trêve  de  1444,  Ce  sont  pour  les  Français  neuf  années 
d'atroce  misère  :  l'œuvre  de  l'expulsion  des  Anglais  ne  s'accomplit 
qu'avec  une  lenteur  désespérante;  autant  de  gens  de  guerre,  autant 
d'  «  Ecorcheurs  »,  d'un  bout  de  la  France  à  l'autre;  le  dauphin  lui- 
même  dirige  la  révolte  féodale  de  la  Praguerie,  que  le  roi  arrête  rapi- 
dement, mais  ne  sait  point  punir  (1440). 
TROISIÈME  La  trêve  qui  dure  de  1444  à  1449  est  un  moment  décisif.  Nous 

PÉRIODE  {1441-1461)  voici  à  uu  toumaut  de  notre  histoire.  Charles  VII,  si  vieux  à  vingt 
RELÈVEMENT         .^^^   dcvicut  prcsquc  jeune  à  quarante.  Il  secoue  sa  nonchalance;  son 

NATIONAL.  .  .  . 

meillenr  ami  est  le  vaillant  Pierre  de  Brézé,  et  les  conseillers  qui 
régnent  en  son  nom  reprennent  toutes  les  traditions  du  gouverne- 
ment de  Charles  V.  Après  avoir  occupé,  pendant  quelques  mois,  les 
terribles  Ecorcheurs,  en  Lorraine  et  en  Suisse,  dans  des  campagnes 
qui  servent  les  intérêts  de  ses  alliés  et  les  siens,  le  roi  trouve  à  son 
retour  le  moyen  de  disperser  définitivement  les  bandes  de  routiers, 
en  établissant  une  armée  régulière  et  soldée  (1445).  L'ordre  renaît  en 

<  3i8  ) 


ciiAP.  IX  Questions  d' Allemagne,  d'Italie  et  d'Orient. 

France  et,  avec  lui,  renaissent  les  travaux  de  la  paix  :  les  paysans 
remettent  en  culture  le  sol  en  friche;  les  ateliers  se  rouvrent;  les 
marchands,  auxquels  Jacques  Cœur  a  donné  un  précoce  exemple  de 
hardiesse,  peuvent  reprendre  leurs  lointains  voyages.  Les  lettres  et 
les  arts,  que  les  misères  de  la  guerre  n'ont  pu  complètement  étouffer, 
achèvent,  en  se  renouvelant,  de  prouver  la  vitalité  de  la  France.  De 
grandes  ordonnances  réorganisent  la  justice  royale,  et  tondent  une  triomphe 

administration  financière  despotique,  mais  exacte  et  soucieuse  du  ^^  la  monarchie. 
bien  public.  En  1449,  tandis  que  la  guerre  civile  menace  d'éclater  en 
Angleterre,  le  roi  de  France  reprend  les  armes,  conquiert  la  Nor- 
mandie (1449-1450)  et  la  Guyenne  (14ol  et  1453).  Tout  en  maintenant 
la  Pragmatique  gallicane  par  laquelle  il  asservit  le  Clergé  national, 
il  se  pose  en  protecteur  de  l'Église,  et  réussit  à  éteindre  le  nouveau 
Schisme  (1449).  En  1455,  il  s'empare  sans  difficulté  des  domaines  du 
comte  d'Armagnac.  Malgré  son  refus  de  secourir  l'Orient  chrétien 
contre  les  Turcs,  le  Saint-Siège  lui  accorde  la  réhabilitation  de 
Jeanne  d'Arc  (1436).  En  1458,  il  s'empare  de  Gênes  et  il  fait  con- 
damner par  ses  pairs  un  traître  de  haut  parage,  le  duc  d'Alençon. 

A  côté  du  roi,  cependant,  et  projetant  son  ombre  sur  le  trône,  péril 

avait  grandi  la  dynastie  de  Bourgogne;  mais  Charles  VII  a  réussi  à  bourguignon. 
détruire  l'influence  de  Philippe  le  Bon  en  Allemagne,  à  sauver  de  ses 
atteintes  la  Lorraine  ;  il  lui  dispute  le  Luxembourg  et  fait  avorter  ses 
projets  de  croisade.  Sous  la  menace  perpétuelle  d'un  conflit  armé 
avec  le  roi,  Philippe  doit  renoncer  à  l'orgueil  d'apparaître  en  Orient, 
chef  des  chrétiens,  pour  la  délivrance  de  Constantinople  et  de  la 
Terre  Sainte;  mais  il  croit  avoir  sa  revanche  entre  les  mains  :  il  a 
accueilli  le  fils  rebelle  de  Charles  VII,  il  l'héberge,  lui,  sa  femme  et 
ses  amis,  et  il  espère  bien  que,  par  lui,  la  France  redeviendra  bour- 
guignonne. Louis  XI  se  chargera  de  lui  démontrer  ce  que  valent  les 
promesses  du  dauphin. 


t  Srg 


LIVRE  III 

LE  RÈGNE  DE  LOUIS  XI 

ET  LE  GOUVERNEMENT 

DES  BEAU  JEU 

CHAPITRE  PREMIER 
LOUIS  XI.   PREMIÈRES  ANNÉES  DU  REGNE' 

l.    MORT  DE   CHARLES   VII    ET   AVÈNEMENT    DE    LOUIS   XI.    —   II.    LOLIS    XI    ET 
SON   ENTOURAGE.    —   III.    PREMIERS  ACTES    DE    LOUIS   XI    (1461-1464). 

/.  —  MORT  DE    CHARLES     VU  ET    AVÈJSEMENT   DE 
LOUIS  XI' 

CHARLES  VII  eut  une  fin  douloureuse.  Établi   à   Genappe,  \e  louis  a  genappe. 
dauphin  garda  son  attitude  équivoque  et  méchante  d'héritier 
impatient  d'hériter,  et  qui  contrecarre  toutes  les  volontés  paternelles. 

1.  Ouvrages  a  consilter.  Hormis  le  récit  de  Miclielet  (dans  VHisloire  de  France,  liv. 
XIII  à  XVIT;  exposé  remarquable,  mais  vieilli,  et  souvent  inexact),  il  n'y  a  piis  de  lionne 
histoire  de  Louis  XI.  Les  ouvrages  de  Pierre  Matthieu  (i6io\  Duclos  ii7/i5),  U.  Legeay  (187^) 
méritent  peu  de  confiance.  La  collection  relative  à  Louis  XI,  formée  par  le  Bénédictin 
Legrand  (Bibliothèque  Nationale,  Fonds  Français,  n""  C960  à  6990)  contient,  dans  ses  trois 
premiers  volumes,   une  médiocre  histoire  du  règne,  qu'on  a  soiiveni  exploitée  sans  critique. 

2.  Sources.  Leilres  de  Louis  XI,  édil.  Charavay  et  Vaesen.  L  1  el  II.  iH8:5-i8s,^).  Chastel- 
lain,  Chronique,  et  Entrée  du  ro'j  Loy.s  en  nouveau  règne,  aux  tomes  III,  IV  el  \\\  de  ses 
Œuvres,  édil.  Kervyn  de  Lettenhove,  iSCViSCl.  Martial  d'Auvergne,  Lex  Viiiilleti  de 
Charles  Vil.  édit.  Coustelier,  1724,  t.  IL  Jean  Maupoint,  Journa/,  édit.  Fagniez.Mém.  de  la  Soc. 
lie  rilist.  de  Paris,  t.  IV,  année  1877.  Jean  de  Roye,  Journal  {Chronique  Scandaleuxe),  édil. 
B.  de  Mandrot,  t.  I,  i8i)4-  .lacques  Du  Clercq,  Mémoires,  édit.  de  Reiffeuberg,  t.  III,  i83G. 
Fraqm.  d'une  Chronique  du  rcijne  de  Louis  XI,  édit.  Coulon.  Mélanges  de  l'Ecole  de  Rome, 
irif)5.  Thomas  Basin,  Histoire  de  Charles  VU,  Histoire  de  Louis  XI.  Apologie,  au.\  tomes  I,  IL 
III  de  ses  Œuvres,  (idH.  Quichcral,  i855-i857.  Olivier  de  La  Marche,  Mémoires,  édit.  Beaiine 
et  d'Arbaumont,  t.  II,  188V  Relations  de  l'entrée  de  Louis  XI  à  Paris,  publiées  dans  :  Mes- 
sager des  sciences  hislor.  de  Belgique,  1861  ;  Mém.  de  la  Soc.  de  l'IIist.  de  Paris,  l.  XXIII, 
1896  (avec  un  article  de  C.  Couderc);  Archivio  slorico  Italiano,  .5'  série,  t.  XXI,  1898. 

Ouvrages  a  consulter.  Du  Fresne  de  Beaucourt,  Ilist.  de  Charles  VII,  t.  VI,  1891.  Cour- 
leault,  Gaston  IV.  1895.  D'  Cabanes,  Les  morts  mystérieuses  de  l'IIisloire,  J901.  Sur  les 
obsèques  de  Charles  VII  :  R.  de  Belleval,  Nos  pères,  1879. 

<    321     > 

IV.  2.  21 


Hè^ne  de  Louis  XI,  Gom'crnement  des  Beaujcu.  livre  m 

En  Italie,  il  se  déclara  partisan  de  Ferdinand  d'Aragon  contre  la 
maison  d'Anjou,  et  de  Sforza  contre  la  maison  d'Orléans;  il  se  réjouit 
de  voir  les  troupes  de  Charles  VII  chassées  une  seconde  fois  de 
Gênes.  En  Espagne,  il  conclut  un  traité  d'alliance  avec  don  Carlos, 
parce  que  Charles  VII  soutenait  Jean  II  '.  En  Angleterre,  il  se  pro- 
nonça pour  la  maison  d'York,  parce  que  Charles  VII  était  favorable 
au  parti  de  Henry  de  Lancastre  et  de  Marguerite  d'Anjou;  il  apprit 
avec  une  vive  satisfaction  la  chute  de  Henry  VI  et  l'avènement 
d'Edouard  d'York  (i  mars  1461)  et  s'unit  au  duc  de  Bourgogne  pour 
presser  le  nouveau  roi  d'envahir  la  France.  Il  entretenait  de  mysté- 
rieuses relations  avec  «  certains  seigneurs  et  princes  »  de  l'Empire, 
et  se  faisait  adresser  des  rapports  secrets  par  les  agents  mêmes  que 
Charles  VII  envoyait  en  Allemagne.  En  même  temps,  il  écrivait, 
comme  héritier  du  trône,  aux  Conseillers  du  Parlement  de  Paris  et 
de  la  Chambre  des  Comptes,  et  aux  bourgeois  des  bonnes  villes  de 
France,  qui  en  étaient  tout  ébahis  et  embarrassés;  comme  dauphin, 
il  prétendait  donner  des  ordres  au  Parlement  de  Grenoble.  Eut-il  sa 
part  dans  les  intrigues  de  cour  et  les  conspirations  incessantes  qui 
troublèrent  les  dernières  années  du  règne  de  son  père?  On  n'en  a 
poin'l  la  preuve.  II  est  certain  du  moins  qu'il  réussit  à  se  concilier 
une  partie  de  l'entourage  de  Charles  VII. 
/r;iY  D'autres  conseillers,  restés  fidèles  au  roi,  songeaient  avec  inquié- 

Dii  CHARLES  vu.  Uidc  au  sort  qui  les  attendait,  et  quelques-uns  disaient  tout  bas  que 
l'intérêt  de  la  couronne  serait  que  Louis  fût  déshérité  au  profit  de 
Charles,  son  frère  cadet.  Charles  VII  n'écouta  point  ces  insinuations. 
Il  espérait  vaincre  l'obstination  du  dauphin.  Mais  celui-ci  ne  voulait 
retourner  en  France  que  roi.  Il  savait  que  son  père  ne  vivrait  pas 
vieux.  Depuis  1-457,  «  lui  ôtlribuoit-on  mal  incurable  en  une  jambe, 
qui  toudis  (toujours)  couloit  et  rendoit  matères  incessamment  ».  Lo 
dauphin,  qu'on  voyait,  dit  Chastellain,  «  languir  en  l'expectation  de 
l'heure  promise  »,  avait  des  espions  qui  le  renseignaient  sur  les  pro- 
grès de  la  maladie,  et  obtenait  d'astrologues  bien  payés  l'assurance 
que  le  roi  «  n'en  pourroit  eschapper  sans  mort  ».  Au  mois  de 
juillet  1461,  Charles  VII  eut  un  phlegmon  dans  la  bouche,  et  proba- 
blement aussi  un  ramollissement  cérébral.  II  mourut  le  22  juillet, 
convaincu  que  son  fils  l'avait  fait  empoisonner.  Le  médecin  Adam 
Fumée,  qui  fut  arrêté  et  emprisonné  au  cours  de  la  maladie  du  roi, 
allait  faire  sous  le  règne  de  Louis  XI  une  brillante  fortune;  il  faut 
seulement  en  conclure  qu'il  était  un  des  agents  d'information  du 
dauphin.  Les  soupçons  qu'inspira  l'attitude  d'Adam  Fumée  furent 

•      1.  Sur  les  qucslioiis  d'ilaliu  el  dEspagne,  voir  plu.s  haul,  \).  Sog  et  suiv.,  2»i. 


LE    ROI    LOUIS   XI 


EFFrr.IE  DE   LOUIS  XI. 

Médaille  par  Francescn  da  Luurana.  Lég.  :  Div.  Lodovicus 
Rex  Francorum.  — •  Bibl.  Nat.,  Médailles. 


AUTO(;ilA 

>HE   DE   LOUIS  XI. 

Fil!  ( 

l'une  lettre  de  Louis  XI  au  Parlement, 

11  janvier  l^ls.  Le  roi  a  écrit  de  sa  main  la  dernière 

ligne  et  la  signature  (Loijs). 

— ■  Musée  des  Arcli.  Kat.,  n"  4flS. 

Cl.  llaclielle. 

IV.  2. 


PL.  20.    Page  322. 


OH.VP.    PREMIER 


Avènement  de  Louis  XL 


sans  aucun  doute  dénués  de  fondement  :  les  hommes  de  ce  temps-là 
voyaient  des  empoisonnements  partout.  Ce  ne  fut  pas  la  seule  fois 
que  Louis  XI,  par  son  cynisme,  son  habitude  de  tout  épier,  son 
impatience  d'apprendre  la  mort  de  ceux  qui  le  gênaient,  donna  prise 
à  la  calomnie. 

Dès  le  17  juillet,  les  conseillers  présents  à  la  cour  avaient 
averti  le  dauphin  de  l'état  désespéré  du  roi.  Aussitôt  Louis  quitta 
Genappe,  s'établit  près  de  la  frontière,  à  Avesnes,  et  ordonna  à  ses 
fidèles  de  se  tenir  prêts  à  le  rejoindre  en  Champagne.  Il  ne  savait 
point  quel  accueil  il  recevrait  en  France.  Philippe  le  Bon,  qui  ne 
demandait  pas  mieux  que  d'agir  en  protecteur,  leva,  pour  l'accompa- 
gner, «  une  armée  terrible  et  merveilleusement  grande  ».  Mais  dès 
que  Charles  VII  fut  mort,  Louis  XI  vit  accourir  à  Avesnes  le  duc  de 
Bourbon,  nombre  de  seigneurs  et  de  prélats,  les  délégués  du  Parle- 
ment et  de  l'Université  de  Paris,  et  quantité  de  capitaines  et  de  pos- 
sesseurs d'offices;  et  ce  fut  un  défilé  de  gens  arrivant  à  cheval,  en 
chariot,  en  litière,  qui  venaient  lui  faire  obéissance.  Rassuré,  Louis  XI 
pria  Philippe  le  Bon  d'amener  seulement  quatre  mille  cavaliers.  Il 
partit  pour  Reims  dans  les  premiers  jours  du  mois  d'août,  car  il 
«  frioit  et  ardoit  de  tirer  avant  », 

Les  fêtes  du  couronnement  furent  splendides.  La  prodigalité  de 
Philippe  le  Bon  en  fit  tous  les  frais  :  ce  fut  comme  l'apothéose  du 
duc  de  Bourgogne.  Le  .13  août,  tandis  que  Louis  XI  se  tenait  aux 
environs  de  Reims,  dans  l'abbaye  de  Saint-Thierry,  le  duc  entra 
dans  la  ville  du  sacre;  sur  l'ordre  envoyé  par  Louis,  qui  se  faisait 
tout  humble  devant  son  «  bel  oncle  »,  l'archevêque  et  les  magistrats 
de  la  cité  apportèrent  à  Philippe  le  Bon  les  clefs  de  la  ville.  Il  ame- 
nait cent  quarante  chariots,  remplis  d'or  monnayé,  de  vaisselle  pré- 
cieuse et  de  vins  de  Bourgogne,  et  des  troupeaux  de  bœufs  et  de 
moutons,  destinés  aux  banquets,  «  car  le  roy,  à  toute  ceste  solem- 
nelle  célébration,  n'avoit  ne  parement  de  vaisselle,  ne  d'autre  chose, 
sinon  de  ce  que  son  oncle,  le  duc  de  Bourgongne,  lui  bailla  et 
délivra  ».  Le  lendemain,  Philippe  alla  chercher  le  roi;  les  seigneurs 
bourguignons  avaient  des  costumes  de  drap  d'or  et  d'argent,  des 
selles  ferrées  d'or,  et  des  chaînes  d'or  en  guise  de  brides.  Le  15  août, 
Louis  fut  sacré.  Phihpe  le  Bon  dirigea  la  cérémonie,  comme  doyen 
des  pairs  de  France,  et  posa  la  couronne  sur  la  tête  du  nouveau  roi. 

A  Paris,  comme  à  Reims,  Louis  XI  laissa  le  duc  entrer  quelques 
jours  avant  lui.  Philippe  le  Bon  en  sortit,  pour  y  rentj-er  avec  le  roi, 
le  31  août.  Le  grand  duc  d'Occident,  qui,  disait-on,  portait  un  habit 
de  400  000  écus,  et  les  fastueux  seigneurs  de  sa  suite  absorbèrent 
l'attention  du  public.  Dans  le  quartier  des  halles,  la  corporation  des 


LOUIS  XI 
A  A  VESNES. 


LE  SACRE. 


LOUIS  XI 

ET  PHILIPPE 

LE  BON  A  PARIS. 


323 


DECONVENUE 

DE'S 

BOURGUIGNONS. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

bouchers,  fameuse  autrefois  par  sa  ferveur  bourguignonne,  ne  put 
retenir  ses  transports  de  joie  :  «  O  franqs  et  noble  duc  de  Bourgogne, 
criait  un  d'eux,  vous  soyez  le  bien  venu  en  la  ville  de  Paris;  y  a  long- 
temps que  vous  n'y  fusles,  combien  qu'on  vous  y  ait  moult  désiré  ». 
Pendant  un  mois  et  demi,  Philippe  combla  les  Parisiens  de  féies, 
de  tournois  et  de  cadeaux;  les  bourgeois  défilaient  dans  son  hôtel, 
bouche  bée,  admirant  «  la  grande  sale  toute  tendue  de  tappisserye 
de  haulte  lice  ouvrée  de  fil  d'or,  touchant  le  mistère  de  Gedeon  », 
ou  bien  l'immense  tente  de  velours  noir  brodé,  apportée  dans  les 
bagages  du  duc,  et  qui  comprenait  une  chambre,  une  garde-robe,  un 
oratoire  et  une  chapelle. 

L'historiographe  ducal,  Georges  Chastellain,  célébra  ces  journées 
dans  une  «  Allégorie  mystique  »  sur  les  pasteurs  allant  à  Bethléem  : 
Marie,  dit-il,  c'est  la  maison  de  France;  Bethléem,  c'est  Paris;  Joseph, 
c'est  «  le  duc  de  Bourgongne,  conservateur  de  l'enfant,  lequel,  comme 
serviteur  humble  de  sa  dignité,  l'a  administré  lealment  et  l'a  logié  es 
entrailles  de  son  cœur  ».  Mais  «  l'enfant  »  était  né  ingrat  :  la  décon- 
venue des  Bourguignons  fut  rapide.  «  Ce  roy  Loys,  saillant  de  mendi- 
cité en  plénitude  de  souhait,  sans  terme  entre  deux  »,  montra  tout 
de  suite  qu'il  voulait  être  le  maître  chez  lui,  et,  très  poliment,  il  refusa 
de  donner  des  offices  aux  candidats  que  patronnait  le  bon  duc. 
«  Monseigneur,  demandait-on  à  Philippe,  comment  vous  est-il  de 
Paris?  comment  vous  y  plaist-il?  —  Je  ne  sçay,  dist  lors  le  duc.  Il  m'y 
plaisi  si  bien  que  j'en  voudroye  estre  dehors  ».  Et  il  s'en  alla,  le 
30  septembre.  Dès  le  24,  Louis  XI  était  parti  pour  la  Touraine,  impa- 
tient de  régner. 


IL  —  LOUIS  XI  ET  SON  ENTOURAGE^ 


LOUIS  XI. 
SON  ASPECT 
EXTERIEUR. 


LOUIS  XI,  à  son  avènement,  avait  trente-huit  ans.  Fils  du  chétif 
Charles  VII,  petit-fils  du  fou  Charles  VI,  arrière-petil-fils  du 
pâle  et  maladif  Charles  V,  le  nouveau  roi  avait  un  aspect  disgracieux 
et  débile.  Son  visage,  où  brillaient  des  yeux  perçants,  était  enlaidi 


1.  Sources.  Lettre.';  de  Louis;  XL  édit.  .1.  Vaesen,  t.  II  à  VIII,  1880-1902  (la  publication 
sarrùlc  actuellement  à  l'année  USo).  CompLes  fie  Louis  XI,  publ.  par  L.  Douët  d'Arc*), 
Complet  deiHoIel  de.<  rois  de  France,  1865,  et  par  L.  Palustre  et  l'abbé  Bossebœiif,  dans  le 
Bull,  de  la  Soc.  archéol.  de  Touraine,  t.  II,  1873,  et  t.  XII,  1899.  Procès  de  divorce  de 
Louis  XII  et  Procès  du  maréchal  de  Gié,  publ.  par  R.  De  Maulde,  Procédure!;  politiques  du 
rèqne  de  Louis  XII,  i885.  Dépèches  d'ambassadeurs,  publ.  par  Kervyn  de  Lettenhove,  LeZ/re*- 
el^u'gocialions  de  Philippe  de  Commines,  t.  I,  1867.  Relation  de  voyage  de  Léo  de  Rozmilal, 
Bibliothek  des  Uterarischen  Vereins,  t.  VII,  iS^V  Commynes,  Mémoires,  édit.  B.  de  Mandrot, 
t.  1,  1902  (volume  seul  publié  actuellement,  relatif  aux  années  i464-i477;  poi""  '•'s  années 
i477-i483,  édit.  de  Mlle  Dupont,  t.  II,  iSVi).  Chroniques  déjà  citées  de  Chastellain,  Jean  de 
Roye  (avec  les  interpolations  de  Jean  Le  Clerc,  publiées  au  t.  II  de  l'édition  B.  de  Mandrot), 

<    ii\   > 


CH.\P.   PREMIER 


Louis  XI  et  son  entourage. 


par  un  nez  bossue,  démesurément  long-.  Ses  jambes  étaient  grêles  et 
délormées,  sa  démarche  embarrassée.  Il  s'habillait  très  simplement 
et  se  coiffait  d'un  mauvais  chapeau  de  pèlerin,  orné  seulement  dune 
médaille  sainte  en  plomb.  Comme  il  entrait  à  Abbeville,  en  compagnie 
du  fastueux  Philippe  le  Bon,  <(  les  simples  gens  qui  jamais  n'avoient 
vu  le  roy,  raconte  Chastellain,  s'esmerveillèrent  tous  de  son  estre  et 
dirent  tout  haut  :  Benedicite!  et  est-ce  là  un  roy  de  France,  le  plus 
grand  roy  du  monde?  Tout  ne  vaut  pas  vingt  francs,  cheval  et  habil- 
lement de  son  corps  ». 

Dans  sa  vie  privée,  il  ne  recherchait  que  ses  aises  :  il  ne  voulut 
point  habiter  le  Louvre,  et  fit  aménager  pour  lui  à  Paris  Thôtel  des 
Tournelles.  Mais  il  demeura  de  préférence  en  Tourainc,  à  Amboise, 
ou  dans  le  château  fortifié,  d'ailleurs  vaste  et  de  riant  aspect,  qu'il 
fit  construire  près  de  Tours,  au  Plessis.  Il  prit  des  précautions  minu- 
tieuses pour  faire  du  Plessis-lès-Tours  une  résidence  sûre,  saine  et 
agréable. 

Louis  XI,  du  reste,  ne  faisait  nulle  part  de  bien  longs  séjours.  Le 
médecin  astrologue  Choinet,  qui  composa  sur  son  ordre  le  traité  du 
Rozier  des  Guerres,  écrivait  :  «  Le  prince  doit  penser  de  Testât  de  son 
peuple  et  le  visiter  aussi  souvent  comme  ung  bon  jardinier  fait  son 
jardin  ».  Ce  fut  là  un  des  principes  de  conduite  de  Louis  XI,  qui 
voulait  «  avoir  cognoissance  de  tout  et  de  tous  ».  Ses  lettres,  ses 
comptes,  les  chroniques,  les  dépêches  des  ambassadeurs  italiens,  le 
montrent  en  perpétuel  voyage.  Il  part  au  lever  du  soleil,  avec  cinq 
ou  six  intimes,  «  luy  et  ses  compagnons  habillés  de  gros  draps  gris, 
rudement,  en  manière  de  pèlerins  »;  les  archers  et  les  bagages 
suivent  à  distance.  Il  est  monté  sur  une  «  bonne  mulle  qui  voise 
(chemine)  bien  doulx  »,  ou  encore  il  voyage  en  bateau.  Il  interdit 
qu'on  le  suive,  et  souvent  il  ordonne  de  fermer  les  portes  de  la  ville 
qu'il  quitte,  ou  de  rompre  un  pont  derrière  lui.  Les  ambassadeurs 
qui  ont  ordre  de  le  voir  à  tout  prix  doivent  quelquefois  traverser  la 
France  avant  d'obtenir  un  entretien,  à  moins  qu'il  n'ait  intérêt  à  leur 
parler.  II  lui  arrive  de  leur  accorder  audience  «  en  une  petite  cabane 
de  paysan  fort  misérable  ».  Dans  les  villes  où  il  passe,  il  loge  chez  un 
bourgeois  ou   un   fonctionnaire.  Pour  éviter  les  harangues   el  les 

.lacqtics  Du  Clercq,  Maupoint.  Thomas  Basin  {cf.  les  fragments  inédils  de  Th.  Basin,  publ. 
par  L.  Delisle,  Notices  et  extr.  des  Manuscrits,  t.  XXXIV,  2'  partie,  iSgS). 

Ouvrages  a  consulter.  Gandilhon,  La  vie  privée  et  la  cour  de  Louis  XL  Thèses  de  l'Ecole 
des  Chartes,  1901  (manuscrit  communiqué  par  l'auteur).  Ariel  Mouette  (abbé  Bossebœuf), 
Dix  ans  à  Tours  sous  Louis  XL  1890.  H.  .Sée,  Louis  XI  el  les  villes,  1891.  Bricard,  Jean 
Bourré,  1898.  R.  De  Maulde,  Jeanne  de  France,  i883;  Hisl.  de  Louis  XIL  I.  I  et  11,  1889-1890;  La 
Diplomatie  au  temps  de  Machiavel,  1892-189.'?.  Marchegay.  Louis  XI,  M.  de  Taillebourg  el  M.  de 
Maigné,  et  La  rançon  d'Olivier  de  Coëlivy,  Bibl.  de  l'Ecole  des  Ciiartcs,  t,"  série,  t.  1,  i855,  et 
t.  XXXVIII,  1877.  Chazaud,  Mariage  de  Pierre  de  Deaujeu,  Bull,  de  la  Soc.  d'émulation  de 
l'Allier,  t.  XI,  1870. 


SES  HtSlDENCtS^ 


SES  VOYAGES. 


i2'j    ) 


Règne  de  Louis  XL  (gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

réceptions,  il  arrive  à  limproviste,  par  quelque  petite  ruelle.  S'il  lui 
faut  subir  une  «  entrée  »  solennelle,  il  demande  au  moins  à  «  n'estre 
pas  reçu  trop  grandement  ».  La  ville  de  Tours  fit  de  longs  préparatifs 
pour  fêter  sa  première  visite,  et  le  peintre  Fouquet  fut  chargé  de 
présenter  un  devis;  mais,  au  bailli  de  Touraine,  qui  s'informait  si  le 
roi  «  auroit  bien  pour  agréables  »  des  représentations  de  mystères, 
Louis  XI  répondit  que  «  non,  et  qu'il  n'y  prenoit  nul  plaisir  »  ». 
SES  DISTRACTIONS.  Jamais  princc  ne  montra  telle  aversion  pour  les  cérémonies,  les 
bals,  les  banquets  et  les  tournois.  A  sa  cour,  les  jeunes  gens  et  les 
dames  s'ennuyaient  à  mourir.  Il  ne  commandait  de  fêtes  que  s'il  vou- 
lait faire  grand  accueil  à  un  prince  ou  bien  à  une  ambassade.  Ses 
plaisirs  étaient  ceux  d'un  petit  gentilhomme.  Il  dînait  volontiers  hors 
de  chez  lui  :  l'ambassadeur  Cagnola  raconte,  avec  quelque  surprise, 
qu'il  a  vu  le  roi,  à  Tours,  manger,  après  la  messe,  dans  une  taverne 
de  la  place  du  Marché,  à  l'enseigne  de  Saint-Martin.  II  s'invitait 
aussi,  et  très  fréquemment,  chez  ses  amis,  presque  toujours  de  petits 
nobles  ou  des  bourgeois,  comme  son  panetier  Denis  Hesselin,  le 
receveur  Jean  Arnoulfin,  les  conseillers  Guillaume  de  Corbie  et 
Etienne  Chevalier,  ou  Jean  Luillier,  clerc  de  la  ville  de  Paris.  Là,  on 
joyeuse  société,  assis  entre  de  jolies  bourgeoises,  il  buvait  sec  et 
faisait  de  grasses  plaisanteries,  car  il  aimait  la  gaillardise,  et  ses 
lettres  témoignent  de  la  liberté  de  son  langage.  Il  parlait  aux  femmes 
et  parlait  d'elles  sans  ménagement,  n'épargnant  ni  sa  sœur,  ni  sa 
mère,  ni  la  reine. 
LACHASSE  Louis  XI,  qu'ou  a  représenté  bien  à  tort  comme  un  avare,  eut 

LES  CHIENS  pour  la  chasse  et  les  animaux  un  goût  ruineux.  II  fit  des  dépenses 

ET  LES  OISEAUX,  éuormes  pour  entretenir  du  gibier  dans  ses  forêts,  et  pour  peupler 
ses  chenils  et  ses  volières.  Procurer  au  roi  de  France  un  chien  ou  un 
oiseau  d'espèce  rare  fut  un  moyen  diplomatique,  et,  partout  où  il 
séjournait,  il  fallait  supporter  «  multitude  de  chiens  couchans  et 
oiseaux,  gastans  les  lits  et  les  honnestes  mesnages  des  bonnes  gens, 
sans  en  oser  rien  dire  ». 
ACTIVITÉ  "  ^^  crois,  dit  Commynes,  que  si  tous  les  bons  jours  qu'il  a  euz 

POLITIQUE  en  sa  vie,  es  quelz  il  a  eu  plus  de  joye  et  de  plaisir  que  de  travail  et 

DE  LOUIS  XI.  d'ennuy,  estoient  bien  nombrez,  qu'il  s'y  en  trouveroit  bien  peu;  et 
croy  qu'il  s'y  en  trouveroit  bien  vingt  de  peine  et  de  travail  contre 
ung  de  plaisir  et  dayse.  »  Louis  XI  en  effet  fut  un  roi  passionné  pour 
£on  métier,  un  travailleur  merveilleusement  actif  et  méthodique.  Il 
passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  à  s'informer,  à  voir  lui-même 


1.  Sur  les  "  entrées  »  de  Louis  XI  dans  les  villes  de  province,  voir  les  mémoires  de  Mar- 
chegay,  Bull,  de  la  Soc.  industr.  d'Angers,  t.  IX,  i858;  Dorange,  Bull,  de  la  Soc.  archéol.  de 
Touraine,  t.  V,  1880-1882;  A.  Benêt,  Bull,  de  la  Soc.  d'Hist.  de  Normandie,  t.  VII,  1893-1895. 

1    326   ) 


ciiAP.  PREMIER  Louis  XI  cf  so/i  ciitourdgc 

les  choses  et  les  gens,  puis  b,  imaginer  des  combinaisons  politiques, 
à  donner  des  ordres  et  dicter  des  lettres.  Il  avait  un  service  d'espions» 
des  dossiers  où  il  conservait  tous  les  papiers  secrets  qu'ils  avaient 
découverts  ou  volés;  c'est  à  son  désir  d'être  rapidement  renseigne 
qu'est  due  la  fameuse  ordonnance  de  1464,  par  laquelle  il  organisa  le 
service  des  postes  royales.  Il  avouait  qu'il  était  curieux  comme  une 
femme  :  «  Mon  frère,  écrivait-il  à  Olivier  de  Coëtivy,  je  suys  de  la 
nature  des  femmes  :  quant  l'on  me  dit  quelque  chose  en  termes 
obscurs,  je  veulx  savoir  incontinent  que  c'est  ».  Commynes  dit  de  son 
côté  :  «  Nul  homme  ne  presla  jamais  tant  l'oreille  aux  gens  ny  ne  se 
enquist  de  tant  de  choses,  comme  il  faisoit,  ny  ne  voulut  congnoistre 
tant  de  gens  ».  D'ailleurs  «  sa  mémoire  estoit  si  grande  qu'il  retenoit 
toutes  choses  ».  Ainsi  renseigné,  il  prétendit  tout  diriger  dans  son 
royaume,  se  mêler  de  tout,  même  des  «  menues  choses  »,  et  «  ron- 
gier  en  leur  puissance  »  ses  voisins. 

Il  avait  une  ambition  démesurée,  et  son  imagination,  sans  cesse 
en  travail,  altérait  parfois  ce  u  sens  naturel  »  qui  n'était  pas  toujours 
aussi  «  parfaictement  bon  »  que  l'assure  Commynes.  Sa  politique, 
à  force  d'être  fertile  en  combinaisons,  eut  souvent  des  allures  capri- 
cieuses et  brouillonnes.  Sa  subtilité  même  le  rendait  parfois  hési- 
tant, «  craintif  à  entreprendre  »,  ou  versatile.  En  revanche,  nul  ne 
savait  mieux  u  soy  tirer  d'ung  maulvais  pas,  en  temps  d'adversité  ». 
S'il  s'était  trompé,  il  s'en  apercevait  vite,  et  avait  l'art  de  «  reculer 
pour  saillir  plus  loin  ».  Jamais  il  ne  s'entêta  par  orgueil  :  «  il  disoit 
({ue  quant  orgueil  chevauche  devant,  que  honte  et  dommaige  le 
Suyvent  bien  près;  et  de  ce  pechié  n'estoit-il  point  empesché  ». 

Il  se  plaisait  aux  intrigues  et  aux  «  praticques  ».  Il  s'entendait  diplomatie 

admirablement  à   brouiller  ses    adversaires,  à   leur  susciter  mille  oe  louis  kj. 

obstacles,  et  puis  à  adoucir  leurs  rancunes,  à  obtenir  d'eux  une 
trêve  au  moment  voulu,  ou  bien  une  bonne  paix.  Ce  roi,  qui  trouva 
moyen  d'éviter  toute  guerre  sérieuse  avec  les  Anglais,  de  réconcilier 
Marguerite  d'Anjou  avec  Warwick  et  les  Suisses  avec  Sigismond 
d'Autriche,  était  vraiment  un  habile  homme.  Il  avait  un  pouvoir  de 
séduction  dont  il  était  conscient,  et  il  cherchait  à  mener  lui-même, 
autant  que  possible,  ses  négociations.  Il  enjôlait  les  gens  par  son 
langage  affable,  ses  manières  toutes  cordiales,  familières,  bour- 
geoises. C'était  une  sirène,  a  écrit  le  chroniqueur  bourguignon 
Molinet.  Thomas  Basin  l'accusait  d'avoir  pris  pour  modèles  François 
Sforza  et  le  roi  de  Naples  Ferdinand;  l'ambassadeur  milanais  Maleta 
écrivait  :  «  Il  semble  qu'il  ait  toujours  vécu  en  Italie  et  qu'il  y  ait  été 
élevé  ».  Il  avait  en  effet  la  souplesse  des  diplomates  italiens,  leur 
penchant  à  la  fourberie  et  aux  artifices  compliqués.  Comme  eux,  il 

c   327  > 


Règne  de  Louis  XI,  Goiivernemenl  des  Beaujeu. 


LOUIS  XI 

ET  LA  GUERRE. 


DEVOTION- 
INTÉRESSÉE 
DE  LOUIS  XI. 


était  un  très  habile  corrupteur.  Jamais  on  ne  vit  prince  plus  acharne 
«  à  gaig-ner  ung  homme  qui  le  pouvoit  servir  ou  qui  luy  pouvoit 
nuyre.  Et  ne  se  ennuyoit  point  à  estre  refusé  une  i'oys  d'ung  homme 
qu'il  praticquoit  à  gaigner,  mais  y  continuoit,  en  luy  promeclant 
largement  et  donnant  par  efTect  argent  et  eslatz  qu'il  congnoissoit 
qui  luy  plaisoient.  »  Pour  lui,  tout  homme  était  à  vendre,  fût-il  le 
duc  de  Bretagne  ou  le  duc  de  Bourgogne. 

La  diplomatie  fut  son  arme  favorite.  Il  n'aimait  pas  la  guerre.  Ce 
n'est  point  que  l'effusion  du  sang  lui  fît  horreur,  ni  qu'il  fût  un  lâche  '. 
Mais  il  avait  une  perpétuelle  terreur  de  voir  se  perdre,  en  un  jour  de 
malchance,  le  fruil  de  ses  longs  efforts.  Pendant  ses  campagnes 
contre  Charles  le  Téméraire,  il  adopta  une  stratégie  analogue  à  celle 
qu'avait  pratiquée  Charles  V.  Fortifier  les  places  des  frontières  et 
celles  qui  commandaient  les  fleuves,  harceler  les  envahisseurs,  les 
aflamer  au  besoin  en  ravageant  le  pays,  tels  furent  ses  procédés,  et  il 
s'en  trouva  bien.  Parfois  il  fui  o)>ligé  d'envoyer  au  loin  une  armée; 
alors  il  ne  se  lassait  point  de  recommander  à  ses  capitaines  d"  «  aller 
saigement  ».  Aussitôt  qu'il  le  pouvait,  il  interrompait  les  hostilités. 
Outre  qu'il  redoutait  les  hasards  des  combats,  la  guerre  lui  paraissait 
un  moyen  grossier,  indigne  d'un  prince  habile,  et  un  fléau  pour  la 
«  chose  publicque  ».  En  1470,  il  reçut  du  pape  Paul  II  une  bulle  fon- 
dant une  «  confrairie  de  la  paix  universelhi  »,  où  devaient  entrer  les 
dignitaires  ecclésiastiques,  les  souverains,  les  grands  et  les  principaux 
bourgeois  des  villes;  il  écrivit  à  son  Conseil  que  la  matière  était  «  de 
grant  bien  et  conséquence  »,  et  qu'il  désirait  de  tout  son  cœur  «  icelle 
sortir  et  avoir  son  plain  eflect  ».  Nul  roi  ne  dédaigna  davantage  la 
gloire  chevaleresque. 

Louis  XI,  pourtant,  tenait  profondément  au  moyen  Age  par  les 
idées  que  lui  avait  imprimées  son  éducation,  et  notamment  par  ses 
idées  religieuses.  Il  était  convaincu  que  Dieu,  la  Vierge  et  les  saints 
intervenaient  constamment  dans  ses  affaires,  e-t  voyait  des  miracles 
partout.  Naturellement,  à  un  esprit  aussi  prosaïque  et  pratique,  la 
piété  parut  être  un  moyen,  et  le  plus  efficace  de  tous,  pour  réussir 
dans  les  entreprises  d'ici-bas,  en  même  temps  que  pour  se  garantir 


1.  Aux  documents  déjà  connus  sur  la  cruauté  de  ce  roi,  le  P.  Denifie  a  ajouté  une 
demande  d'absolution  que  Louis,  étant  dauphin,  adressa  au  pape,  en  1^47,  au  sujet  des 
pillages  et  des  meurtres  qu'il  avait  tolérés  ou  commandés  pendant  ses  campagnes  du  Midi, 
de  Normandie  et  d'Allemagne  (Denifie,  Désolation  des  Églises  en  France  pendant  la  yuenf 
<le  Cent  Ans,  t.  I,  n°  1018).  Sur  les  accusations  de  couardise  portées  contre  lui,  voir 
Th.  Basin,  Œuvres,  édit.  Quicherat,  t.  III,  p.  i85  et  suiv.,  et  Notices  et  extr.  des  Maniis 
crits,  t.  XXXIV,  2"  part.,  p.  ioi-io3.  Louis  XI  écrivait  à  Antoine  de  Chabannes,  en  1^77, 
après  la  prise  d'Arras  :  «  Au  regard  de  ma  blessure,  s'a  esté  le  duc  de  Brelaignequi  le  m'a 
fait  faire,  pour  ce  qui  me  appelloit  le  roi/  couart,  et  aussi  vous  sçavés  de  pieça  ma  coustume, 
car  vous  m'avez  veu  autresfoiz  »  [Lettres  de  Louis  XI,  t.  'VI,  p.  i63). 


i  328   > 


CHAP.  PREMIER  Louts  XI  et  so/i  entouvage. 

contre  Tenfer.  Louis  XI  voulut  donc  avoir  le  ciel  pour  lui,  et  il  pré- 
tendit le  gagner  de  la  même  façon  qu'il  se  procurait  sur  terre  des 
alliés  et  des  serviteurs.  Il  combla  d'attentions  et  de  cadeaux  la  Divi- 
nité et  les  personnages  influents  du  Paradis.  Les  exercices  de  dévo- 
tion et  les  pèlerinages  prirent  une  grande  part  de  son  temps  ;  souvent 
on  le  voyait  «  se  ruer  à  genoux  »  sur  le  sol,  pour  prier.  Églises  nou- 
velles, châsses  d'orfèvrerie,  grilles  en  argent  massif,  ex-volo  en  or  et 
en  argent,  dons  en  numéraire,  messes  perpétuelles  dans  les  sanc- 
tuaires célèbres,  il  employa  tous  les  moyens  pour  capter  les  faveurs 
divines.  Sa  prodigalité  envers  saint  Martin,  saint  Michel,  sainte 
Marthe,  et  surtout  Notre  Dame,  «  quy,  disait-il,  en  toutes  nos  affaires, 
nous  a  toujours  imparly  son  aide  et  sa  direction  »,  mit  plus  d'une 
fois  sur  les  dents  ses  officiers  de  finances  :  ils  devaient  trouver  en 
quelques  jours  une  somme  énorme  pour  récompenser  un  saint  qui 
venait  de  manifester  sa  bonne  volonté,  ou  bien  pour  acheter  une 
intervention  décisive.  Saint  Martin  de  Tours,  après  la  prise  de  Per- 
pignan, reçut  douze  cents  écus,  et  la  Vierge  du  Puy,  après  la  nais- 
sance du  dauphin,  vingt  mille  écus  d'or;  afin  d'empêcher  Charles  le 
Téméraire  de  prendre  Noyon,  en  1472,  Jean  Bourré  dut  envoyer  tout 
de  suite  douze  cents  écus  à  un  orfèvre,  à  charge  de  faire  une  «  ville 
d'argent  »  pour  Notre  Dame.  Enfin  Louis  XI  e^^saya  d'enlever  à  ses 
rivaux  leurs  patrons  célestes.  Il  fit  aux  sanctuaires  vénérés  par  ses 
grands  vassaux  de  fréquents  pèlerinages,  qui  lui  permettaient  d'ailleurs 
de  recueillir,  chemin  faisant,  maintes  informations  précieuses.  Ses 
visites  à  Notre  Dame  de  Béhuard,  à  Notre  Dame  de  Nantilly,  à  Notre 
Dame  du  Puy,  lui  procurèrent  à  la  fois  un  prétexte  pour  savoir  ce*  qui 
se  passait  en  Anjou  et  une  occasion  d'intéresser  la  Vierge  à  ses  projets 
sur  l'héritage  du  roi  René.  Il  offrit  une  châsse  magnifique  à  sainte 
Marthe  de  Tarascon,  qui  protégeait  en  Provence  la  maison  d'Anjou. 
Il  se  substitua  à  la  maison  d'Orléans  pour  rebâtir  l'église  Notre-Dame 
de  Cléry,  et  il  eut  une  dévotion  particulière  pour  un  bienheureux 
de  Franche-Comté,  .saint  Claude,  un  saint  des  ducs  de  Bourgogne  '. 

1.  Sur  la  dévotion  de  LoiiisXl  à  Notre-Dame  :  L.  .Jarry,  Histoire  de  Clén;,  1899;  mémoires 
de  Qiiicherat,  Revue  de  l'Anjou  et  de  Maine-eL-Loire,  t.  Il,  i853;  Barraud,  Mém.  de  lo  Soc. 
Acad.  de  l'Oise,  t.  V,  i86iî;  F.  Le  Proux,  Bull,  de  la  Soc.  liislor.  de  Conipiègne,  t.  I,  1869- 
1872;  abl)é  Guillaume,  Bull,  de  la  Soc.  d'Etudes  des  Hautes  Alpes,  t.  I,  1882;  V.  Dupouy, 
Rev.  Poitevine,  1897-1898.  Sur  Louis  XI  et  saint  Martin  :  Ch.-L.  de  Grandniaison,  Mém. 
de  la  .Soc.  archéoloR.  de  Toiiraine,  t.  XIII,  1801.  Sur  Louis  XI  et  saint  Claude  :  Roussel  et 
Monnier,  Bull,  du  Comité  de  la  langue,  de  l'histoire  el  des  arts  de  la  France,  t.  II,  i856; 
Marcel  Cannt  de  Cliizy,  Rev.  des  Soc.  Savantes,  2'  série,  t.  III,  1860.  Sur  Louis  XI  et  saint 
Michel  :  Siméon  Luce,  La  France  pendant  la  guerre  de  Cent  Ans.  i""  série,  i8;)0.  Sur  Louis  XI 
et  sainte  Marthe  :  abbé  G.  Chevalier,  Bull,  de  la  Soc.  arcliéol.  de  Touraine.  t.  III,  187^-1876. 
Sur  Louis  XI  et  saint  Aignan  :  H.  Poullain,  Orléans,  l-itjl-lifiS,  règne  de  Louis  le  onzième, 
1888.  Sur  Loui-i  XI  et  saint  Arnou.K  :  abbé  P.  Guillaume,  Bull.  d'Hist.  ecclés.  des  diocèses 
de  Valence,  Gap,  Grenoble  et  Viviers,  t.  I,  1880-18S1.  Sur  Louis  XI  et  lu  croi.x  de  saint 
Laud  :  Godard-Faultrier,  Bull,  du  Comité  de  la  lanuuc,  etc.,  t.  I,  i85^. 

i   329  » 


Résine  de  Louis  XI,  Gouvernetnent  des  Beaujeu. 


SON  HUMEUR 
AGITÉE. 


SA  LOQUACITÉ. 


OPIXION 

DES 

CONTEMPORAINS. 


LA  FAMILLE 
DE  LOUIS  XI. 
LA  REINE 
CHARLOTTE. 


LES  MAITRESSES. 


LES  ENFANTS 
DE  LOUIS  XL 
COMMENT 
IL  LES  MARIE. 


Louis  XI  fut  bien  de  son  temps  aussi  par  la  violence  de  ses  pas- 
sions. Il  ne  faut  point  se  le  figurer  comme  un  politique  toujours 
maître  de  lui,  parlant  peu  et  d'un  sang-froid  constant.  Il  était  ner- 
veux, impatient,  et  il  lui  fallait  de  grands  efforts  de  volonté  pour 
dissimuler  les  désirs  et  les  haines  qui  le  rongeaient.  L'habitude  de 
boire  beaucoup  de  vin,  la  douloureuse  et  irritante  maladie  de  peau 
qu'il  contracta  au  cours  de  son  âge  mûr,  exaspérèrent  cette  humeur 
irascible  et  agitée.  Il  ne  ])Ouvait  supporter  le  repos.  «  Dès  qu'il  cuy- 
doit  estre  aseur  (en  sûreté)  ou  seulement  en  une  trêve,  se  mettoit  à 
mescontenter  les  gens  par  petitz  moyens  qui  peu  lui  servoient,  et  à 
grand  peyne  pouvoit  endurer  paix.  »  Quand  il  n'agissait  pas,  il  par- 
lait. Basin  le  représente  comme  un  incorrigible  bavard,  discourant 
très  vite,  en  grasseyant.  Les  ambassadeurs  milanais  décrivent  dans 
leurs  dépêches  des  audiences  de  deux  heures  où  ils  ne  purent  placer 
un  seul  mot,  le  roi  ayant  gardé  continuellement  la  parole,  pour  dire 
«  beaucoup  de  mal  »  du  pape  et  de  divers  princes  italiens.  Gommynes 
lui  entendit  faire  souvent  cet  aveu  :  «  Je  scay  bien  que  ma  langue  m'a 
porté  grand  dommaige  ». 

Louis  XI  a  été  diversement  jugé  par  ses  contemporains,  selon 
qu'ils  ont  éprouvé  les  effets  de  son  amitié,  qui  était  fort  généreuse, 
ou  de  sa  haine,  qui  était  redoutable.  Un  tel  homme  ne  pouvait  être 
qu'admiré  ou  détesté.  A  tous  il  inspirait  la  crainte.  Quinze  ans  après 
sa  mort,  un  témoin  du  procès  de  divorce  entre  sa  fille  Jeanne  et 
Louis  XII  disait  que,  selon  l'opinion  générale,  «  c'estoit  le  plus  ter- 
rible roy  qui  fust  jamais  en  France  ». 

Ce  terrible  roi  ne  fut  pas  tendre  pour  sa  famille.  Sa  seconde 
femme,  Charlotte  de  Savoie,  qui  avait  un  esprit  délicat  et  orné  et  une 
âme  charmante,  mena  une  vie  triste  et  solitaire.  Elle  n'était  pas  jolie  : 
«  la  royne  n'estoit  point  de  celles  où  on  debvoit  prendre  grant 
plaisir,  mais  au  demourant  fort  bonne  dame  »,  dit  Commynes,  et  il 
loue  le  roi  d'avoir  observé  le  vœu  qu'il  fit  à  la  mort  de  son  fils  Fran- 
çois, en  1473,  «  de  jamais  ne  toucher  à  femme  que  à  la  royne  ».  Avant 
cette  date,  Louis  XI  n'avait  pas  été  un  mari  fidèle;  mais  jamais  il 
n'eut  de  favorite  en  titre,  et  ses  maîtresses  n'eurent  pas  plus  d'in- 
fluence sur  lui  que  Charlotte  de  Savoie. 

Louis  eut  six  enfants  légitimes,  dont  trois  seulement  survé- 
curent, et  il  avait  eu,  avant  son  avènement,  plusieurs  enfants  natu- 
rels. Il  les  considéra  tous  comme  des  instruments  de  sa  politique.  Il 
veilla  avec  d'infinies  précautions  sur  la  chétive  santé  de  son  fils 
unique,  et  sollicita  pour  lui  la  main  d'un  grand  nombre  de  princesses, 
suivant  les  exigences  du  moment  :  l'héritière  de  Bourgogne,  les  filles 
du  roi  de  Naples,  de  l'empereur,  de  la  reine  de  Castille,  du  roi  d'An- 


(  33o  X 


LA   DÉVOTION    DE    LOUIS   XI 


ÉGLISE  NOTItE-DAME   HE  CLEHV      I.OIHET   . 
Construite  grâce  aux  libéndités  de  Louis  XI  qui  voulut  y  être  enterré.   (Sa  sépulture  /"'  ff '"^^ 
au  xvie  s,/c?e;.  Uarchilecte  principal  M  Pierre  Le  Page.  Terminée  vers  lk>8.  Style  gothique 

llamboyant.  ^.^    Monuments  his.oriques. 


IV.  2.  —  PL.  21.  Page  330. 


CHAP.    PREMIER 


Louis  XI  Cl  son  entourage. 


JEANNE 
DE   FRANCE. 


gleterre  et  de  Maximilien  d'Autriche,  furent  successivement,  quel- 
ques-unes même  simultanément,  les  fiancées  du  dauphin  Charles. 
Les  mariages  furent  pour  Louis  XI  un  moyen  de  gouvernement.  Ses 
filles  naturelles  épousèrent  des  gentilshommes  qu'il  désirait  s'atta- 
cher, tels  que  le  brave  bâtard  de  Bourbon,  dont  il  fit  un  amiral.  Une 
de  ses  deux  filles  légitimes,  Anne,  fut  fiancée  à  Nicolas  d'Anjou;  annedebeaujeu. 
mais  il  la  proposa  aussi  à  Charles  le  Téméraire,  au  duc  de  Bretagne, 
et  même  à  son  propre  frère  Charles  de  France  :  il  espérait  ainsi  déta- 
cher ces  princes  de  la  faction  des  féodaux  rebelles;  elle  épousa  fina- 
lement un  frère  du  duc  de  Bourbon,  Pierre  de  Beaujeu,  qui  fut  un 
des  bons  serviteurs  de  Louis  XI.  Son  autre  fille,  Jeanne,  était  rachi- 
tique  et  bossue  :  il  résolut  de  la  marier,  avant  que  l'infirmité  fût 
connue,  à  Louis  d'Orléans,  fils  unique  du  duc  Charles,  procédé 
péremptoire  pour  assurer  la  prompte  extinction  d'une  grande  maison 
féodale.  Le  contrat  fut  signé  le  19  mai  1464,  un  mois  après  la  nais- 
sance de  Jeanne.  Plus  tard,  Marie  de  Clèves,  veuve  de  Charles  d'Or- 
léans, tenta  de  s'opposer  au  mariage  :  il  eut  lieu,  malgré  elle,  malgré 
le  fiancé,  en  1476,  le  roi  ayant  parlé  de  renvoyer  Marie  de  Clèves 
sur  les  bords  du  Rhin,  d'enfermer  son  fils  dans  un  monastère  et  de 
faire  trancher  la  tête  à  leurs  conseillers.  Louis  XI  écrivait  joyeuse- 
ment à  Antoine  de  Chabannes  au  moment  des  noces  :  «  11  me  semble 
que  les  enffans  qu'ilz  auront  ensemble  ne  leur  coûteront  guères  a 
nourrir  ».  Et  ce  fut  ensuite  une  comédie  grotesque  et  répugnante, 
Louis  d'Orléans  ne  voulant  point  accepter  la  dot  de  cent  mille  écus 
d'or,  ni  traiter  comme  sa  femme  cette  malheureuse  petite  bossue. 
Le  procès  de  divorce  entre  Louis  et  Jeanne  donne  les  détails  les 
plus  précis  sur  les  manœuvres  employées  par  Louis  XI  pour  sup- 
primer justement  tout  prétexte  de  divorce,  en  contraignant  son 
gendre  à  consommer  le  mariage  :  mises  en  demeure  comminatoires, 
arrivée  d'un  médecin  pour  donner  des  conseils  au  duc,  menace 
d'envoyer  deux  notaires  pour  verbaliser  devant  le  lit  conjugal. 

Les  deux  sœurs  de  Louis  XI,  Yolande  et  Madeleine,  avaient 
épousé,  l'une,  le  fils  du  duc  de  Savoie,  l'autre,  le  fils  du  comte  de 
Foix.  Il  avait  aussi  un  frère  cadet,  Charles  de  France.  Nous  verrons 
qu'il  eut  constamment  maille  à  partir  avec  Charles,  et  qu'il  ne 
réduisit  point  sans  quelque  peine  Yolande  et  Madeleine  à  servir  ses 
combinaisons'.  Ce  fut  en  dehors  de  sa  famille  qu'il  trouva  ses  plus 


YOLANDE, 

MADELEINE, 

CHARLES 

DE  FRANCE. 


1.  Quant  à  ses  sœurs  naturelles,  filles  d'Agnès  Sorel,  Louis  XI  leur  témoigna  peu 
d'affection.  Sur  une  d'elles,  Marie  de  Valois,  voir  plus  haut,  p.  169.  Une  autre,  Charlotte, 
épousa  Jacques  de  Brézé;  son  mari  la  surprit  en  flagrant  délit  d'adultère,  et  la  tua  à 
coups  d'épée,  ainsi  que  son  amant  Pierre  de  la  Vergne.  Le  roi  retint  Jacques  de  Brézé 
prisonnier  pondant  plusieurs  années  et  le  condamna  à  une  amende  qui  le  ruina,  après 
l'avoir  contraint  ùavoucr,  sous  menace  de  la  torture,  qu'il  avait  soupçonné  injustement  sa 


33i 


LES  SEBVITEURS 
DE  LOUIS  XL 
LES  DISGRACES 
EX  1461. 


DESTITUTIONS 
EA  MASSE. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

sûrs  appuis.  II  parvint  à  se  créer  un  personnel  de  conseillers  et  de 
diplomates  très  habiles'. 

Au  début  de  son  règne,  il  s'y  prit  mal,  parce  que  «  comme  il 
se  trouva  grand  et  roy  couronné,  d'entrée  ne  pensa  que  aux  ven- 
geances ».  Après  les  obsèques  de  Charles  VII,  le  vieux  Dunois  s'était 
écrié  «  que  lui  et  tous  les  autres  serviteurs  avoient  perdu  leur 
maistre,  et  que  ung  chacun  pensast  a  soy  ».  Au  banquet  du  sacre, 
le  duc  de  Bourgogne  pria  Louis  XI  de  pardonner  à  ceux  qu'il  croyait 
avoir  été  ses  ennemis.  Le  roi  feignit  d'y  consentir,  en  exceptant 
toutefois  sept  personnes,  dont  il  ne  dit  pas  les  noms.  Dès  qu'il  se 
fut  séparé  de  Philippe  le  Bon,  il  promit  quinze  cents  écus  à  qui  lui 
ramènerait  Antoine  de  Chabannes,  comte  de  Dammartin,  et  Pierre 
de  Brézé,  déjà  en  fuite.  Pierre  de  Brézé,  après  avoir  vécu  quelques 
mois  caché  dans  les  forets  de  Normandie,  se  constitua  prisonnier  et 
fut  enfermé  au  château  de  Loches.  Antoine  de  Chabannes  se  livra 
aussi,  bien  qu'on  lui  eût  dit  que  «  se  le  roy  le  povoit  tenir,  qu'il  feroit 
menger  le  cucur  de  son  ventre  à  ses  chiens  ».  Le  20  août  1463,  le 
Parlement  le  déclara  coupable  de  lèse-majesté;  Louis  XI  le  garda  à 
la  Bastille  et  partagea  ses  biens  entre  ses  accusateurs,  parmi  lesquels 
figuraient  les  fils  de  Jacques  Cœur. 

Louis  XI  frappa  bien  plus  de  sept  personnes  :  Jean  de  Bueil,  le 
comte  de  Tancarville,  le  sire  de  Gaucourt,  le  sire  de  Lohéac,  Guil- 
laume Jouvenel  des  Ursins,  Jean  Dauvel,  Yves  de  Scepeaux,  Guil- 
laume Gouffier,  perdirent  leur  charge  d'amiral,  de  grand-maître  des 
eaux  et  forêts,  de  grand-maître  de  France,  de  maréchal,  de  chance- 
lier, de  procureur  général,  de  premier  président,  de  premier  cham- 
bellan: deux  des  plus  illustres  conseillers  de  Charles  'VU,  Guillaume 
Cousinot  et  Etienne  Chevalier,  furent  quelque  temps  emprisonnés. 
Louis  XI  rêva  môme  un  renouvellement  complet  du  personnel  qui 
tenait  les  «  soixante  et  quatre  mille  offices  à  gages  »  du  royaume. 

femme.  Cest  ainsi  que  Louis  XI  vengeait  l'honneur  de  la   famille  royale.  (Douët  d'Arc<i, 
Procès  criminel  de  Jacques  de  Brézé,  Bibl.  de  l'Ec.  des  Chartes,  2'  série,  t.  V,  1848-1849.) 

1.  Sur  les  serviteurs  de  Louis  XI,  notes  des  éditions  de  Jean  de  Roye  et  de  Commynes, 
par  B.  de  Mandrot,  des  Lettres  de  Louis  Xf  pnr.I.  Vaesen,  et  du  Catalogue  des  actes  de 
Louis  XI  relatifs  au  Dauphiné,  par  Pilot  de  Thorey.  Sur  Jean  de  Bueil,  Antoine  de  Cha- 
bannes, les  Bureau,  Jean  Bourré,  ouvrages  cités  p.  228,  287,  32.J,  et  sur  Commynes,  nom- 
breux travaux  cités  par  U.  Chevalier,  Répertoire  des  sources  historiques  du  moyen  âge.  Bio- 
bibliographie. Sur  Cousinot,  Notice  de  Vallet  de  Viriville  en  tète  de  son  édition  de  la  Chro- 
nique de  la  Pucelle,  i8.")9.  G.  Picot,  Le  procès  criminel  d'Olivier  le  Daim,  Mém.  lus  à  l'Acad.  des 
sciences  morales,  1876-1877.  B.  de  Mandrot,  Ymherl  de  Balarnaij,  1886.  A.  de  Reilhac,  Jean 
de  Reilhac,  1886-1888.  L.  de  la  Trémoille,  Archioes  d'un  seruileur  de  Louis  XI,  1888.  Abhc 
Renet,  Les  Bissipat  du  Beauvaisis,  Mém.  de  la  Soc.  archéol.  de  l'Oise,  t.  XIV,  1889.  P.  M. 
Perret,  Louis  Malet  de  Grauille,  1889,  et  Bof/ille  de  Juge,  Ann.  du  Midi.  t.  III,  1891.  Feu- 
gère  des  Forts.  Pierre  d'Oriole,  Posit.  des  thèses  de  l'Ec.  des  Ch.,  1S91.  Ch.  Anchier, 
Charles  I"  de  Melun,  Moyen  âge,  i8;)2.  Forgeol,  Jean  Balue,  189.5.  A.  Lanier,  Tristan  Ler- 
mile,  Posit.  des  thèses  pour  le  diplôme  d'études  super,  d'hist.,  présentées  à  la  Fac.  des 
Lettres  de  Paris,  1897. 


(    Jii2    ) 


CllAP.    PREMIER 


Louis  XI  et  son  entourage. 


Avant  cl  y  procéder,  il  consulta  des  seigneurs  et  des  notables,  qu'il 
réunit  dès  le  2  septembre  1461,  à  Thôtel  des  Tournelles;  et,  comme 
ils  n'approuvaient  pas  ses  projets,  il  les  congédia  et  n'en  fit  qu'à  sa 
tête.  Il  prononça  autant  de  destitutions  qu'il  en  fallut  pour  apaiser 
ses  ressentiments,  et  aussi  pour  se  mettre  à  môme  de  gorger  d'offices 
et  de  sinécures  les  compagnons  qui  l'avaient  suivi  à  Genappe,  et  leurs 
protégés,  et  tous  les  gens  que  Charles  VII  avait  traités  en  suspects  '. 
C'est  ainsi  que  Jean  de  Lescun,  connu  sous  le  nom  de  bâtard  d'Arma- 
gnac, devient  comte  de  Comminges,  maréchal  de  France,  premier 
chambellan,  lieutenant  général  en  Guyenne,  gouverneur  du  Dau- 
phiné;  car  il  a  suivi  le  dauphin  en  exil,  selon  les  termes  des  lettres 
royales,  «  sans  varier,  rien  craindre,  ne  aucune  chose  y  espargner, 
ains,  pour  ce  faire,  a  habandonné  ses  parens  et  amiz,  et  tous  et 
chascun  ses  biens  »  -.  Les  anciens  écuyers  d'écurie  du  dauphin 
deviennent  baillis  ou  sénéchaux.  Louis  XI  prend  pour  chancelier 
Pierre  de  Morvilliers,  qui,  pour  des  faits  de  corruption,  avait  été 
chassé  du  Parlement  par  Charles  VIL 

La  réaction,  toutefois,  ne  fut  pas  assez  complète  ni  assez  durable 
pour  briser  toutes  ces  traditions  du  gouvernement  royal,  que  le  pcr- 
ï  onnel  des  officiers  entretenait  et  développait  méthodiquement  en  dépit 
des  changements  de  souverains.  Le  Parlement  de  Paris  fut  à  peu  près 
épargné.  Les  deux  frères  Bureau  furent  plus  que  jamais  en  faveur. 
Trislan  Lermile,  que,  sur  la  foi  d'une  légende  formée  au  xvi"  siècle, 
on  a  rcpri'senté  comme  une  créature  de  Louis  XI,  était  déjà  prévôt 
des  maréchaux  sous  le  règne  précédent  :  comme  tel,  il  était  depuis 
longtemps  chargé  de  l'intendance  des  armées  et  de  la  juridiction 
militaire,  et  Charles  VII  l'avait  employé,  comme  le  fit  plus  tard 
Louis  XI,  à  diriger  des  procès  politiques.  Bref,  il  conserva  simple- 
ment ses  fonctions.  Enfin  le  roi  reconnut  vite  la  faute  que  lui  avaient 
fait  commettre  ses  rancunes.  Il  ne  tarda  pas  à  délivrer  Pierre  de 
Brézé,  Guillaume  Cousinot,  Etienne  Chevalier;  à  la  suite  de  la  guerre 
du  Bien  public,  il  rendit  les  sceaux  à  Guillaume  Jouvenel,  et  Antoine 
de  Chabannes  fut  désormais  son  chef  de  guerre.  Le  rusé  Jean  Daillon, 
qui  avait  jadis  abandonné  le  dauphin  pour  s'attacher  à  Charles  VII, 
rt  devint  un  des  favoris  de  Louis,  qui  l'appelait  «  Maistre  Jehan  des 
Habiletés.  >>  En  somme,  la  plupart  des  serviteurs  survivants  de 
Charles  VII  comptèrent  tôt  ou  tard  parmi  les  hommes  de  confiance 
de  Louis  XL 

Quant  aux  «  gens  nouveaulx  »,  ils  furent  souvent  des  hommes 
de  mérite.  Aucun  roi,  dit  Commynes,  ne  sut  «   plus  honnourer  et 

1.  Fragm.  d'une  chronique  du  règne  de  Louis  XI.  INIél.  de  l'Ec.  île  Rome,  iSgS,  p.  i.^S-iSg. 

2.  Ordonn.  des  rois  de  France,  t.  XV,  p.  36o.  ('.(.  Pnitlliomnic,  [lis!,  de  Grenoble,  1888,  p.  27G. 


FA  VEUKS 

DE  LOUIS  XI 

A  SES  ANCIENS 

COMPAGNONS. 


SERVITEURS 

DE  CHARLES  Vil 

CONSERVÉS 

OU  REPRIS, 


LES  NOUVEAUX 
SERVITEURS 


«  333  > 


Règne  de  Louis  XI,  Gouveî'nement  des  Beaujeu.  livre  m 

estimer  les  gens  de  bien  et  de  valeur....  Véritablement  il  congnoissoit 
toutes  gens  d'auctorité  et  de  valeur  qui  estoient  en  Angleterre  et  en 
Espaigne,  en  Portugal,  en  Ytalie,  et  seigneuries  du  duc  de  Bour- 
gogne et  en  Bretaigne,  comme  il  i'aisoit  ses  subjectz  ».  Il  employa 
des  Italiens,  comme  Louis  de  Valpergue  et  Boffille  de  Juge,  des  Pro- 
vençaux, comme  Palamède  de  Forbin,  des  Suisses,  comme  les  Dies- 
bach  et  Jost  de  Silinen,  des  Anglais,  comme  Nicolas  Calf,  des  Écossais, 
comme  Guillaume  Mennypenny,  des  Grecs,  comme  Georges  Paléo- 
logue  de  Bissipat.  Il  débaucha  les  meilleurs  serviteurs  de  ses  grands 
vassaux.  Le  plus  distingué  de  ces  transfuges  fut  Philippe  de  Com- 
mynes,  fds  du  bailli  de  Flandre.  Commynes  était  le  filleul  de  Philippe 
le  Bon,  le  chambellan  et  un  des  affidés  de  Charles  le  Téméraire;  il 
entra  au  service  de  Louis  XI  en  1472  et  devint  très  vile  son  plus 
intime  conseiller  :  il  put  dire  dans  ses  Mémoires  qu'il  avait  eu  «  clère 
congnoissance  des  plus  grandes  et  secrètes  matières  qui  se  soient 
traictées  en  ce  royaulme  de  France  et  seigneuries  voisines  ». 
LOUIS  XI  Louis  XI  n'eut  point  de  parti  pris  dans  le  choix  des  hommes.  Il 

LES  CHOISIT  utilisa  toutes  les  bonnes  volontés  :  il  donna  des  postes  de  confiance 

SURTOUT  DANS  LA  ^  j^  grauds  seigneurs,  comme  Georges  de  La  Trémoillc,  sire  de 
'  Craon,  fils  du  favori  de  Charles  VII,  le  sire  d'Albret  et  le  duc  de 
Bourbon.  Mais  il  préféra  en  général  les  services  des  petits  gentils- 
hommes et  des  roturiers,  quil  avait  tirés  du  néant  et  qu'il  pouvait  y 
replonger.  La  corporation  des  notaires  et  des  secrétaires  royaux  lui 
fournit  nombre  de  ses  agents  les  plus  adroits. 
ir. PREND  SOUVENT         Bcaucoup  de  ces  «  gens  de  valeur  »  n'étaient  pas  «  gens  de  bien  », 
DES  HOMMES         [aut  s'cu  fallait.  Avant  son  avènement,  Louis  avait  autour  de  lui  des 
TARES.  hommes  perdus  de  réputation,  comme  Jean  de  Montauban,  qui  avait 

trempé  dans  le  meurtre  de  Gilles  de  Bretagne,  et  Ambroise  de  Cam- 
brai, qui  avait  fabriqué  une  fausse  bulle  pontilicale  autorisant  le 
comte  d'Armagnac  à  épouser  sa  sœur'-  Une  fois  couronné,  Louis  XI 
fit  d'Ambroise  de  Cambrai  un  maître  des  requêtes  de  l'Hôtel,  et  la 
Faculté  de  Décret  de  Paris  dut,  bon  gré  mal  gré,  l'accepter  comme 
docteur  régent.  Jean  de  Montauban,  créé  amiral  et  grand-maître  des 
eaux  et  forêts,  se  signala  par  de  honteuses  rapines.  Plusieurs  des 
baillis  et  des  sénéchaux  de  Louis  XI  furent  des  gens  peu  recomman- 
dables  :  Jean  de  Doyal,  qu'on  a  représenté  comme  un  u  plébéien 
affamé  de  justice  »,  était  en  réalité  un  concussionnaire-.  Le  barbier 


1.  Sur  ce  personnage,  qui  fut  en  outre  un  effronté  plagiaire,  voir  L.  Tliuasnc,  Le  Cariai 
d'Alain  Charlier,  Rev.  des  Bibliothèques,  igoi. 

'^■'  ■  ■■        ■    '  ■     ""       .    -..        ^g  l'Acad.  des  Scienc^.,  

llis  au  XV'  siècle,  Jean  de  Doyal,  Rev.  hist.  de 


d'Alain  Charlier,  Rev.  des  Bibliothèques,  igoi. 

2.  Pièces  relalives  à  Jean  de  Doijat,  Mém.  de  l'Acad.  des  Sciences  deClermonl-Ferrand, 
t.  XXIX,  1887.  Cf.  A.  Bardoux,  Les  yra^rfs  ^ai/i  '   " 


droit  fi-anç.  et  étranger,  t.  IX.  i863,  p.  33. 

<   334 


CII-VP.    PREMIER 


Louis  XI  et  son  entourage. 


Olivier  le  Mauvais,  qui  en  1174  fui  anobli  sous  le  nom  d'Olivier  le 
Daim,  et  devint  comte  de  Meulan,  a  laissé  une  sinistre  mémoire;  cet 
exécuteur  des  basses  besognes  du  gouvernement,  agent  provocateur, 
espion,  et  au  besoin  bourreau  ',  s'enrichit  en  trafiquant  de  son  crédit, 
en  rançonnant  les  villes,  les  abbayes  et  les  particuliers,  et  en  volant 
d'opulentes  successions. 

Le  plus  grand  nombre  de  ces  méfaits  ne  furent  probablement 
pas  connus  du  roi.  D'ailleurs  il  était  indulgent  pour  qui  exécutait  ses 
volontés  à  la  lettre  et  habilement.  Il  n'était  impitoyable  que  pour  les 
traîtres  et  les  maladroits. 

Envoyer  à  l'échafaud  ou  dans  une  dure  prison  ceux  qui  le  ser- 
vaient mal,  gorger  d'honneurs  et  d'argent  ceux  qui  le  servaient  bien, 
fussent-ils  des  scélérats,  telle  a  été  la  politique  de  Louis  XI  :  elle  a 
été  définie,  en  un  exemple  précis,  par  le  procureur  général  chargé 
de  requérir  en  1504  contre  Pierre  de  Rohan,  maréchal  de  Gié  : 

Ledit  feu  roy  Loys  le  fist  mareschal  de  France  et  capitaine  de  cent  lances,  et 
lui  fist  de  très  grans  biens  et  comme  innumerables,  et  disoit  qu'il  lui  falioit 
beaucop  donner  et  le  remplir,  car  il  estoit  grant  avaricieux  et  amoit  l'argent; 
toutesfoiz  l'on  a  dit  que  ledit  roy  Loys  avoit  apparceu  quelque  mauvais  tour 
et  tromperie  que  lui  avoit  fait  ou  voulu  faire  ledit  Pierres  de  Rohan,  par  quoy 
il  estoit  délibéré  de  le  faire  prendre  et  faire  son  procès  jusques  à  exlcrmina- 
cion  de  vie,  savoir  lui  faire  trancher  la  teste,  s'il  ne  fust  si  tost  allé  à  Dieu. 

Aux  serviteurs  qui  «  charrioient  droict  »,  Louis  XI  prodigua  les 
lettres  flatteuses,  les  offices,  les  titres  de  noblesse;  il  tint  leurs 
enfants  sur  les  fonts  baptismaux,  compromit  ses  finances  en  leur 
allouant  des  sommes  énormes  et  des  pensions,  et  en  aliénant  pour 
eux  les  terres  du  domaine.  Souvent  aussi  il  trouva  manière  de  les 
récompenser  sans  bourse  délier  :  il  enleva  indûment  aux  La  Trémoille 
la  succession  de  Louis  d'Amboise,  pour  donner  à  Commynes  la  prin- 
cipauté de  Talmont.  Il  fit  épouser  au  même  Commynes  Hélène  de 
Chambes,  qui  lui  apporta  la  belle  seigneurie  d'Argenton.  D'un  bout  du 
royaume  à  l'autre,  il  fallut  que  les  riches  héritières  acceptassent  les 
favoris  du  roi,  et  ce  fut  un  des  plus  amers  griefs  allégués  contre  le 
despotisme  de  Louis  XL  Les  témoins  cités  plus  tard  par  une  de  ses 
victimes,  son  gendre  Louis  XII,  au  moment  de  son  procès  de  divorce, 
nous  édifient  pleinement  sur  les  innombrables  scandales  matrimo- 
niaux que  Louis  XI  perpétra  ou  toléra  en  faveur  de  ses  protégés. 

Ainsi  nanti,  sur  la  terre  comme  au  ciel,  d'appuis  solides  et 
payés  comptant,  Louis  XI  fut  toujours  persuadé  qu'il  finirait  par 


CE  QU'IL  EXIGE 

DE  SES 

SERVITEURS. 


COMMESl 
IL  LES  TRAITE. 


USIVERSELLU 
ARAIGNÉE  ... 


1,  C'est  du  moins  ce  qu'affirme  Gaguin  dans  une  épigramme  :  •■  Eras  judcï,  lictor  et 
exitium  ».  Nous  avons  naturellement  fort  peu  de  renseignemenls  sur  les  besognes  secrètes 
accomplies  par  Olivier  le  Daim. 


335 


Règne  de  Louis  XJ,    Gouvernement  des  Beaujeu.  uvrk  m 

réussir  dans  ses  projets.  Ce  fut  là  le  secret  de  son  imperturbable 
optimisme,  de  sa  persévérance  et  de  sa  sérénité  dans  les  revers.  Sans 
jamais  se  laisser  déconcerter,  pendant  vingt  ans,  .<  Tuniverselle  arai- 
gnée *  »  tissa  la  toile  de  ses  intrigues.  Aussitôt  qu'elle  se  mit  au  tra- 
vail, une  inquiétude  saisit  tous  ceux  qui  avaient  des  privilèges  ou 
une  indépendance  à  détendre.  Le  duc  de  Bourgogne,  dès  le  temps  du 
sacre,  prédit  des  bouleversements  à  brève  échéance  :  »  Cet  homme, 
dit-il,  ne  régnera  point  longuement  en  paix  sans  avoir  ung  merveil- 
leusement granl  trouble  ». 


LOUIS  XI  ET 
LES  ESPÉRANCES 
POPULAIRES. 


SES  ESSAIS 
DE  REFORMES 
FISCALES. 


L 


m.  —  PREMIERS   ACTES   DE   LOUIS   XI   {1461-1464)- 

ES  «  povres  subjecls  »  fondaient  de  grandes  espérances  sur  le 
nouveau  roi.  «  Ils  cuidoient  avoir  trouvé  Dieu  par  les  pieds  ». 
On  rapportait  en  effet  qu'à  son  avènement  il  avait  promis  aux  habi- 
tants de  Reims  de  supprimer  les  tailles  et  les  gabelles.  Il  avait  déclaré 
que  la  misère  du  royaume  exigeait  de  grandes  réformes,  et  avait 
chargé  l'évèque  de  Lisieux  d'écrire  un  mémoire  sur  la  question.  Mais 
il  laissa  son  chancelier  Pierre  de  Morvilliers  trafiquer  de  la  justice, 
les  procureurs  continuèrent  à  tondre  leurs  clients,  et,  lorsque  les 
gens  de  mélicr  de  Reims  et  d'Angers,  trop  confiants  dans  la  parole 
du  roi,  prétendirent,  le  bâton  haut,  empêcher  ses  officiers  d'allermer 
les  aides  et  les  gabelles,  ils  payèrent  cette  naïveté  de  leur  tête  [Trico- 
terie  d'Angers,  29-31  août  1461;  Miquemaque  de  Reims,  2  octobre). 

Louis  XI  fit  cependant  des  tentatives  radicales  pour  réformer  le 
système  financier  (1462-1463).  En  Languedoc,  en  Normandie,  et  peut- 
être  en  d'autres  provinces,  il  abolit  tous  les  impôts,  pour  les  remplacer 

1.  Les  paroles  prêtées  ;i  Charles  le  Téméraire  :  «  Ay  combaltu  runiversel  araigne  >.,  se 
trouvent  dans  une  ballade  que  Kcrvyn  de  Lettenhove  attribue  à  Molinel.  L'épithèted'"  ai'ai- 
Sne  »  est  appliquée  aussi  à  Louis  XI  dans  la  ballade  du  Lijon  rampanl  de  Chasîellain 
(Œuvres,  édit.  Kervyn  de  Lettenhove,  t.  VIL  p.  207  et  209). 

2.  SoiRCEs.  Editions,  déjà  citées  au  s  1,  des  Journaux  de  Maupoint  et  de  Jean  de  Roye, 
des  Mémoires  de  Commynes,  des  Chroniqaes  de  Chastellain  (Œuvres,  t.  IV  et  V),  de 
Du  Clercq  (t.  111  et  IV)  et  d  O.  de  La  Marche  (t.  III).  Thomas  Basin,  Hisl.  de  Louis  XI,  et 
Apologie  (Œuvres,  t.  II  et  II!).  Chastellain,  Hauls  faits  du  duc  Philippe  et  Adverlissemenl  au 
duc  Charles  (OEuvres.  t.  VII).  Ordonnances  des  rois  de  France,  t.  XV  et  XVI.  Lettres  de 
Louis  XI,  t.  H,  188").  Lenglot-Dufresnoy.  Preuves  des  Mémoires  de  Philippe  de  Commines,  au 
t.  II  de  l'édition  des  Mémoires,  17^7  (Ce  recueil  de  documents,  très  abondant,  mais  bien 
fautif,  sera  désigné  désormais  sous  le  nom  de  Commijnes-Lengkt).  Documents  publiés  sur 
la  Tricoterie  par  1'.  Marchegny.  Rev.  de  TAnjou,  t.  II;  sur  Une  enquête  financière  sous 
L?uis  XI,  par  P.  Pélicier,  Bull.  hist.  et  philologique,  iSSG. 

Ouvrages  a  consulter.  x\nt.  Dupuy,  Ilist.  de  la  réunion  de  la  Bretagne  à  la  France,  1. 1, 
1880.  Ouvrages  de  C.  Favre,  Lecoy  de  la  Marche,  CourtcauU,  De  Maulde,  cités  p.  33  et 
278.  J.  Poster  Kirk,  Ilist.  de  Cliarles  le  Téméraire,  trad.  Flor.  O'Squarr,  t.  I,  1SC6  (intéres- 
sant, mais  vieilli).  A.  de  Caloune.  Ilist.  d\^miens,  t.  I,  iSyi).  Spont,  La  taille  en  Languedoc 
de  1450  à  /5/5,  L'équivalent  en  Languedoc  de  IIjO  à  1515,  Ann.  du  Midi,  iSgoet  1891.  Ribadieu, 
Hist.  de  la  conquête  de  la  Guyenne.  \^m 


t    336    ) 


CHAP.    PRBMWR 


Premiers  actes  de  Louis  XI. 


MECONTENTE- 
MENT DES 
OFFICIERS, 


DU  CLERGE, 


par  un  abonnement  annuel.  Dans  la  généralité  d'Outre-Seine-et- 
Yonne,  il  supprima  les  aides  dans  les  campagnes  et  la  taille  dans  les 
villes.  Ces  bouleversements  avaient  été  décidés  à  la  légère,  d'après 
des  évaluations  fausses  :  dès  1464,  le  roi  dut  revenir  aux  anciens 
modes  d'imposition,  sans  pouvoir  diminuer  les  charges. 

Il  trouva  moyen  de  se  créer  partout  des  ennemis.  On  a  vu  qu'il 
priva  de  leurs  fonctions  beaucoup  de  bons  serviteurs  de  son  père,  il 
abolit  nombre  d'offices,  supprima  même  pendant  quelque  temps  la 
Cour  des  aides  (1462-1464).  Ce  fut  à  cette  époque,  probablement,  que 
quelque  Basochien  composa  la  Farce  des  Gens  Nouveaulx,  qui  veulent 
gouverner  Monde  et  lui  promettent  monts  et  merveilles  :  Monde  ne 
tarde  pas  à  regretter  «  le  temps  des  vieulx  »,  car  les  Gens  Nouveaulx 
le  dépouillent  de  tout  son  avoir  et  l'envoient  coucher  à  la  belle  étoile. 

Dès  le  début  de  son  règne,  Louis  XI,  assure  l'évêque  de  Lisieux 
Thomas  Basin,  réduisit  le  Clergé  en  esclavage.  Il  se  souciait  unique- 
ment en  effet  de  tenir  l'Eglise  de  France  à  sa  discrétion,  tout  en  arra- 
chant au  Saint-Siège  les  concessions  dont  il  avait  besoin  pour  sa 
politique  au  delà  des  Alpes  *  Afin  de  prévenir  les  «  entreprises 
chascun  jour  faictes  par  les  preslats,  communautés  et  autres  gens  de 
main-morte  de  nostre  royaume,  sur  noz  droits  seigneuriaux  et  pos- 
sessions, et  sur  ceux  de  noz  vassaulx  et  subgects  lais  »,  il  enjoignit 
aux  ecclésiastiques  de  faire  avant  un  an  déclaration  de  tous  leurs 
biens,  sous  peine  de  confiscation  (20  juillet  1463).  Il  obligea  ceux  qui 
avaient  des  terres  roturières  en  Languedoc  à  payer  la  taille,  comme 
ils  le  devaient  (16  octobre  1464).  Lorsqu'il  chercha  de  l'argent  pour  le 
rachat  des  villes  de  la  Somme,  il  abolit  l'exemption  de  taxe  dont 
jouissaient  les  gens  d'Eglise  pour  la  vente  des  vins  de  leurs  crus. 

L'Université  de  Paris  manifesta  aigrement  son  irritation  contre 
ces  mesures,  et  aussi  contre  la  fondation  d'une  nouvelle  Université  à 
Bourges.  Louis  XI  la  traita  fort  cavalièrement.  Lorsque,  après  l'abo- 
lition de  la  Pragmatique,  les  délégués  de  VAlma  Mater  demandèrent 
au  roi  qu'il  intervînt  auprès  du  pape  pour  assurer  des  prébendes  aux 
Universitaires,  il  leur  répondit  :  «  Par  la  Pasque  Dieu  sainte!  je  n'en 
feray  riens.  'V^ous  estes  meschans  gens  et  de  mauvaise  vie,  et  avez  vos 
grosses  grasses  ribaudes  que  vous  nourrissez  emprès  vous.  Allez- 
vous-en,  car  vous  ne  valez  point  que  je  me  mesle  de  vous.  » 

Les  nobles  furent  harcelés  de  taquineries.  Beaucoup  furent  privés  de  la  noblesse 
de  leurs  pensions,  et,  sous  peine  d'être  suspects,  ceux  qui  se  présen- 
taient au  roi  devaient  renoncer  aux  costumes  luxueux  et  aux  plaisirs 
de  la  vie  chevaleresque.  La  chasse  même  fut  interdite  aux  nobles, 


DE  L'UNIVERSITÉ 
DE  PARIS, 


i.  Sur  l'abolition  de  la  Pragmatique  Sanction,  voir  plus  loin,  chap.  iv,  §3. 

*  337   > 
IV.  2. 


22 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

s'ils  n'avaient  une  permission  du  roi  :  Louis  XI  fit  couper  une  oreille 
à  un  gentilhomme  normand  qui  avait  enfreint  cet  édit  *.  Les  rancunes 
soulevées  par  cette  politique  tracassière  furent  exprimées  au  vif  par 
Martial  d'Auvergne,  dans  son  poème  des  Vigilles  de  Charles  VIL 
Toute  joie  est  morte,  s'écriait  le  poète  : 


Adieu,  dames,  bourgoises,  daraoiselles, 
Festes,  danses,  joustes  et  tournoiemens, 
Adieu,  filles  gracieuses  et  belles, 
Plaisirs  mondains,  joyes  et  esbatemens! 


SEIGNEURS 
FA  VORISÉS. 


LOUIS  XI 

ET  LA  MAISON 

DE  BRETAGNE. 


Gomme  pour  accomplir  une  gageure,  le  roi  met  en  liberté  ou 
rappelle  en  France  les  seigneurs  félons  qui  avaient  été  emprisonnés 
par  son  père  ou  qui  s'étaient  enfuis  du  royaume.  Dès  1461,  Jean  V 
d'Armagnac  revient  de  Catalogne,  le  duc  d'Alençon  sort  du  donjon 
de  Loches,  et  tous  deux  reprennent  possession  de  leurs  biens.  Il  en 
est  de  même  pour  les  nobles  gascons  réfugiés  en  Angleterre.  En 
revanche,  alors  que  Charles  VII  avait  ramené  à  l'obéissance,  par  de 
prudentes  concessions,  la  plupart  des  princes  du  sang,  et  favorisé  leur 
politique  d'expansion  au  delà  des  Alpes  ou  des  Pyrénées,  Louis  XI 
écarte  lo  valeureux  et  sagace  Dunois,  qui  aurait  pu  être  son  meilleur 
conseiller;  il  ôle  le  gouvernement  de  la  Guyenne  à  son  beau-frère 
.lean  II,  duc  de  Bourbon;  il  enlève  à  Gaston  IV,  comte  de  Foix,  la 
place  forte  de  Mauléon  et  le  pays  de  Soûle  ;  il  s'allie,  en  Italie,  aux 
ennemis  des  maisons  d'Anjou  et  d'Orléans.  Il  cherche  noise  surtout 
au  duc  de  Bretagne  :  l'indépendance  de  ce  prince  l'exaspère;  de  plus, 
son  favori  Jean  de  Montauban,  qui  a  dû  jadis  échapper  par  la  fuite  à 
la  justice  bretonne,  cherche  à  se  venger,  et  met  «  division,  malveil- 
lance et  inimitié  »  entre  Louis  XI  et  François  II  ^;  le  duc,  de  son  côté, 
a  recueilli  d'anciens  serviteurs  de  Charles  VII,  comme  le  sire  de 
Lohéac,  le  Gascon  Odet  d'Aydie,  sire  de  Lescun.  «  Estoient  partiz  de 
l'ordonnance  du  roy,  dit  Commynes,  bien  cinq  cens  hommes  d'armes, 
qui  tous  s'estoient  retirez  vers  le  duc  de  Bretaigne.  »  Le  subtil  Odet 
d'Aydie,  que  Louis  XI  avait  maladroitement  privé  de  sa  charge  de 


1.  On  a  mis  en  doute  la  publication  de  cet  édit  sur  la  chasse.  Nous  n'en  possédons  pas, 
le  texte,  mais  le  fait  est  certain,  affirmé  par  des  chroniqueurs  indépendants  les  uns  des 
autres,  et  par  les  nobles  eux-mêmes,  dans  le  Cahier  présenté  aux  Etats  Généraux  de  1^84. 
•lacques  Du  Clercq  déclare  avoir  vu,  à  Compiègne,  brûler  les  engins  de  chasse  du  pays 
sur  l'ordre  du  roi.  11  ajoute  que,  bien  entendu,  Louis  XI  ne  toucha  pas  au  droit  de  chasse 
des  barons  les  plus  puissants.  Cf.  les  mesures  analogues  prises  par  Louis  en  Dauphiné 
avant  son  règne  :  Pilotde  Thorey,  Catalogue  des  actes  de  Louis  XI  relatifs  au  Dauphiné,  t.  I, 
n»  3i2,  G69,  1006,  13C9.  Nous  avons  des  permis  de  chasse  accordés  par  Louis  XI  à  des  sei- 
gneurs et  à  des  prélats  pendant  le  reste  de  son  règne;  voir  notamment  Jean  de  Reilhac, 
t.  II,  p.  101,  et  une  note  de  Quicherat  à  son  édition  de  Th.  Basin,  t.  II,  p.  78. 

2.  Procédures  politiques  du  règne  de  Louis  XII,  édit.  De  Maulde,  p.  282. 

<  338  ) 


CHAP.    PREMIER 


Premiers  actes  de  Louis  XI. 


bailli  du  Cotentin,  allait  faire  de  l'indolent  François  II  un  des  chefs 
de  la  coalition  féodale  '. 

Les  entreprises  des  officiers  royaux  contre  Tindépendance  judi- 
ciaire, financière  et  ecclésiastique  de  la  Bretagne,  les  intrigues  de 
Louis  XI  pour  brouiller  François  II  avec  les  Anglais,  devaient,  à  la 
première  occasion,  provoquer  un  conflit.  Le  roi  prétendit  installer 
dans  Févèché  de  Nantes  et  Tabbaye  de  Redon  deux  de  ses  protégés, 
Amaury  d'Acigné,  et  le  meurtrier  de  Gilles  de  Bretagne,  Arthur  de 
Montauban.  François  II  obtint  qu'Arthur  de  Montauban  fût  mandé  à 
Rome,  chassa  de  Nantes  Amaury  d'Acigné,  et  déclara  au  pape  «  qu'il 
bouteroit  les  Anglois  en  son  pays,  plutôt  que  de  souffrir  ceux  qui 
estoient  amis  et  serviteurs  du  roy  ».  Il  consentit  toutefois  à  l'établis- 
ment  d'une  commission  d'arbitrage,  présidée  par  le  comte  du  Maine, 
Charles  d'Anjou.  Mais  Louis  XI  saisit  cette  occasion  pour  produire 
tous  les  vieux  griefs  de  la  Royauté  contre  la  dynastie  de  Bretagne, 
qui  portait  une  couronne  fermée,  interdisait  aux  officiers  royaux 
l'entrée  du  duché,  levait  des  impôts  à  volonté.  Il  prescrivit  à  Charles 
d'Anjou  d'examiner  ces  questions,  et,  selon  son  habitude,  bavarda, 
s'emporta,  menaça  de  «  mettre  en  servage  »  le  duc  de  Bretagne, 
dût-il,  pour  y  arriver,  recourir  à  l'alliance  anglaise.  Le  15  octobre  1464, 
la  commission,  en  l'absence  des  sujets  de  François  II  qui  devaient  en 
faire  partie,  adjugea  au  roi  le  droit  de  régale  sur  les  évêchés  bretons. 
Le  20  décembre,  à  Tours,  devant  une  assemblée  de  princes  du  sang 
et  de  grands  seigneurs,  Louis  XI  exposa  sa  querelle  lui-même  et  à  sa 
façon.  Les  princes  promirent  de  le  seconder  pour  ramener  au  devoir 
François  II;  mais  la  plupart  d'entre  eux  étaient  de  connivence  avec 
le  duc  de  Bretagne. 

Ainsi  Louis  XI  accumulait  contre  lui  les  haines  de  ceux  que 
Charles  VII,  en  prévision  de  la  lutte  inévitable  contre  le  duc  de  Bour- 
gogne, s'était  le  plus  soigneusement  attachés  ^.  Il  n'était  cependant 
point  dans  l'intention  du  nouveau  roi  de  ménager  Philippe  le  Bon. 
Reprendre  les  villes  de  la  Somme  était  une  de  ses  idées  fixes.  Il  écri- 
vait le  23  octobre  1463  aux  gens  d'Amiens  :  «  Depuis  nostre  nouvel 
avènement  à  la  couronne,  nous  avons  tousjours  eu  désir  et  vouloir 
de  ravoir  et  raquestier  nos  terres  et  seigneuries  de  Picardie^.  »  Il 


CONFLIT 
ENTBE  LOUIS  XI 
ET  FRANÇOIS  II 


LE  RACHAT 

DES  VILLES 

DE  LA  SOMME 


1.  Louis  XI  disait  du  sire  de  Lescun,  dans  un  acte  de  1^71  :  «  Il  fut  le  premier  inventeur 
et  principal  auteur  des  troubles,  guerres,  maulx  et  divisions  qui  depuis  sept  ans  ont  esté 
en  nostre  royaulme  ».  (L.  de  La  Trémoille,  Archives  d'un  serviteur  de  Louis  XI,  1888,  p.  iJ5.) 

2.  Louis  XI,  cependant,  se  réconcilia  vite  avec  le  comte  de  Foix  :  dès  le  11  février  1462, 
il  accorda  la  main  de  sa  sœur,  Madeleine  de  France,  au  fils  aine  de  Gaston  IV. 

3.  On  remarquera,  en  se  reportant  au  texte  du  traité  d'Arras,  cité  plus  iiaut,  p.  78,  que 
l'expression  «  terres  et  seigneuries  de  Picardie  »,  employée  par  Louis  XI,  est  beaucoup 
plus  juste  que  l'expression  «  villes  de  la  Somme  »,  qui  est  passée  en  usage. 


339 


Règne  de  Louis  XI,  Gouçernement  des  Beaujeu.  livre  m 

parvint  à  ses  fins  par  le  moyen  des  seigneurs  de  Croy,  dont  le  crédit 
avait  été  déjà  fort  utile  à  Charles  VII  pour  la  conclusion  du  traité 
d'Arras.  Antoine  de  Croy,  son  frère  Jean,  et  ses  neveux,  les  sires  de 
Quiévrain  et  de  Lannoy,  étaient  arrivés,  par  l'aveugle  faveur  de  Phi- 
lippe le  Bon,  à  mettre  la  main  sur  le  Luxembourg,  les  comtes  de 
Namur  et  de  Boulogne,  et  ils  tenaient  les  places  fortes  les  plus 
importantes  de  la  Flandre  et  du  Hainaut.  Ennemis  de  Charles  le 
Téméraire,  qu'ils  avaient  réussi  à  brouiller  avec  son  père,  ils  espé- 
raient conquérir  leur  indépendance  à  la  mort  de  Philippe.  Louis  XI 
les  gorgea  d'offices  et  de  pensions,  et,  pour  les  tranquilliser,  renonça 
solennellement  à  tous  ses  droits  sur  le  duché  de  Luxembourg'.  Phi- 
lippe le  Bon  était  affaibli  par  une  maladie  qui,  au  printemps  de  1462, 
avait  failli  l'emporter.  Le  moment  était  bien  choisi  pour  ravoir  les 
villes  de  la  Somme,  avant  que  l'héritage  bourguignon  passât  à  ce 
Charles  le  Téméraire,  «  qui  estoit  jeune  et  vert  et  dur  malement  à 
ployer  ».  Les  Croy  obtinrent  donc,  en  1463,  que  le  duc  consentît  au 
rachat.  Sur  les  400  000  écus  d'or  stipulés  dans  le  traité  d'Arras, 
Louis  XI  en  avait  200  000  dans  son  trésor.  Pour  trouver  le  reste,  le 
secrétaire  Jean  Bourré  et  Etienne  Chevalier  parcoururent  la  France, 
levèrent  des  impositions  sur  les  villes  et  les  abbayes,  firent  aux  riches 
des  emprunts  forcés;  le  roi  inventa  quelques  taxes  nouvelles,  aug- 
menta la  taille  et  mit  la  main  sur  les  sommes  consignées  par  les  plai- 
deurs au  Parlement  et  au  Châtelet.  Enfin  Philippe  le  Bon  dut  signer, 
le  12  septembre  et  le  8  octobre  1463,  les  quittances  qui  arrachaient 
«  des  ongles  de  Bourgongne  »  cette  importante  ligne  stratégique. 
LOUIS  XI  En  même  temps,  Louis  XI  reprenait  la  politique  d'intervention 

ET  LES  AFFAIRES  q^g  Charlcs  VII  avait  suivie  dans  les  affaires  liégeoises.  La  princi- 
pauté de  Liège-,  enclose  de  presque  tous  les  côtés  par  les  domaines 
bourguignons,  était  indépendante,  sous  le  gouvernement  du  prince- 
évêque  et  la  suzeraineté  nominale  de  l'empereur.  Liège,  Dinant  et 
les  autres  villes  du  pays  étaient  des  centres  industriels  actifs,  et  le 
développement  des  métiers  y  avait  créé  un  régime  démocratique 
très  violent.  Le  pouvoir  municipal  avait  passé  de  l'oligarchie  bour- 
geoise à  des  assemblées  populaires  tumultueuses,  et  à  des  déma- 
gogues qui  prétendaient  diriger  les  affaires  de  leur  ville  et  la  poli- 
tique de  toute  la  principauté.  L'autorité  épiscopale,  ruinée  pendant 
la  période  du  Grand  Schisme,  ne  s'était  rétablie,  durant  le  cours 

1.  Acte  du  25  nov.  1462,  édité  par  Wurth- Paquet,  Publications  de  la  Section  historique 
de  l'Institut  royal  grand-ducal  de  Luxembourg,  t.  XXXI,  1876,  p.  126. 

2.  Sur  les  affaires  de  Liège,  voir  les  sources  et  les  ouvrages  à  consulter  dans  H.  Pirenne, 
Bibliographie  de  l'Hisl.  de  Belgique,  2'  édit.,  1902,  n"  2040  à  2067,  et  l'exposé  d'ensemble  du 
même  auteur,  Hist.  de  Belgique,  t.  II  (sous  presse).  —  Sur  Charles  VII  et  Liège,  voir  p.  809. 

<   340   > 


DE  LIEGE. 


CHAP.   PREMIER 


Premiers  actes  de  Louis  XI. 


EN  CROISADE. 


CHARLES 
LE  TÉMÉKAIHE. 


du  xv°  siècle,  que  par  intervalles,  et  grâce  à  rintervention  armée  des 
ducs  de  Bourgogne,  Jean  sans  Peur  et  Philippe  le  Bon.  Contre  ce 
protectorat  bourguignon,  dont  il  ne  voulait  à  aucun  prix,  le  parti 
«  vrai-liégeois  »,  démocratique  et  national,  avait  obtenu,  on  Ta  vu, 
l'appui  de  Charles  VII,  lorsque  le  tyrannique  et  voluptueux  Louis  de 
Bourbon,  neveu  de  Philippe  le  Bon,  était  devenu  prince-évêque. 
Louis  XI,  dès  1461,  promit  aux  Liégeois  sa  protection,  se  renseigna 
sur  les  progrès  de  leur  révolte  contre  Louis  de  Bourbon,  et  ne  cessa 
d'attiser  le  feu. 

Une  des  causes  de  l'inertie  de  Philippe  le  Bon  était  le  projet  que,  il  empêche 

malgré  ses  infirmités,  il  n'avait  pas  abandonné,  de  diriger  une  croi-  ^^  ^^^  départir 
sade  contre  les  Turcs.  Louis  désirait  et  craignait  en  même  temps 
ce  départ.  S'il  obtenait,  pendant  l'absence  de  Philippe,  la  régence 
des  domaines  bourguignons,  il  pourrait  être  «  le  dompteur  et  le  porte- 
fouet  de  tous  les  grands  de  son  royaume  ».  Mais  le  duc  déclara 
qu'il  ne  s'éloignerait  pas  sans  s'être  réconcilié  avec  son  fils.  Alors 
Louis  XI,  d'accord  avec  les  Croy,  trouva  un  prétexte  pour  lui  défendre 
de  partir,  car  il  redoutait  avant  tout  de  voir  le  comte  de  Charolais 
arriver  au  gouvernement'. 

Charles  le  Téméraire,  à  l'avènement  de  Louis  XI,  avait  vingt-sept 
ans.  C'était  un  homme  de  petite  taille,  robuste  et  adroit.  D'après  les 
tableaux  et  les  miniatures  du  xv«  siècle  -,  et  la  description  de  Chas- 
lellain,  il  avait  des  yeux  bleu  clair,  qui  contrastaient  avec  un  «  vif 
teint,  clair  brun  »,  une  barbe  brune,  et  une  «  noire  chevelure 
espaisse  »,  qui  ondulait  sur  un  large  front.  Habitué  aux  plus  rudes 
exercices  physiques,  instruit,  pieux  et  sérieux,  travailleur  infatigable, 
qui  voulait  tout  voir  et  tout  régler,  c'était  un  «  prince  de  grant  venue 
et  de  haute  attente  ».  Il  était  chaste,  époux  fidèle;  il  s'interdisait 
l'usage  du  vin  pur,  et  Louis  XI  se  moquait  de  sa  sobriété  rigoureuse. 
Taciturne,  mélancolique,  hanté  par  l'idée  qu'il  mourrait  jeune,  il 
ienait  habituellement  les  yeux  baissés  vers  la  terre,  «  morne  et  pensif, 
encom'orj  en  l'esprit  ».  Il  avait  le  caractère  concentré  de  sa  mère,  la 
Portugaise  Isabelle,  «  laquelle  n'estoit  point  à  vaincre  ».  Comme  son 
arrière-petit-fils  Philippe  II,  il  fut  un  homme  à  idées  fixes,  laborieux 
et  paperassier,  d'une  arrogance  raide  et  sombre.  Toute  sa  volonté 
était  tendue  vers  l'assouvissement  d'une  ambition  sans  limites.  Il 
allait  passer  sa  vie  à  désirer  l'impossible  et  à  se  lancer  dans  les  entre- 
prises les  plus  folles,  tout  seul,  sans  jamais  prendre  conseil,  «  aigre 

1.  Voir  P:istor,  Hist.  des  papes,  trad.  Furcy-Raynaud,  t.  III,  p.  3o2,  328-829;  '^  mémoire 
de  J.  Finot,  cité  p.  3i5;  Olivier  de  La  Marche,  édit.  Beaune  et  d'Arbaumont,  t.  III,  p.  36, 
note;  Cl),  de  La  Roncière,  Hisl.  de  la  marine  française,  t.  II,  p.  3o8  et  suiv. 

2.  Perrault-Dabot,  Un  portrait  de  Charles  le  Téméraire,  Bulletin  archéologique  du  Comité 
des  Trav.  hist.,  1894. 


341 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvei-nement  des  Beaujeu. 


HAINE 

ENTRE  LOUIS  XI 

ET  LE  TÉMÉRAIRE. 


■UNE  GUERRE 
CIVILE  EST 
IMMINENTE. 


en  son  vouloir,  dur  en  son  opinion  ».  Ce  n'est  pas  qu'il  eût  le  cerveau 
dérangé  par  les  romans  de  chevalerie  :  Charles  le  Téméraire  ne  fut 
pas  un  héros  d'épopée,  généreux  et  loyal.  Comme  les  princes  de  son 
temps,  il  était  fourbe,  cruel,  ne  reculait  point  devant  le  parjure  ni  le 
guet-apens.  Mais,  dit  Commynes,  «  il  n'avoit  point  assés  de  sens  ny 
de  malice  ».  Colérique,  incapable  de  se  faire  aimer  par  ses  serviteurs, 
qu'il  poussait  à  la  défection  par  sa  brutalité,  il  manquait  de  sang-froid 
dans  la  diplomatie,  comme  sur  le  champ  de  bataille.  Il  était  médiocre 
homme  d'Etat  et  médiocre  général,  el  les  revers,  au  lieu  de  l'assagir, 
ne  firent  qu'exaspérer  son  immense  orgueil. 

Avec  Louis  XI  et  Charles  le  Téméraire,  la  lutte  de  la  France  et 
de  la  Bourgogne  va  prendre  un  caractère  de  violence  et  d'achar- 
nement qu'elle  n'avait  pas  eu  au  temps  de  Charles  VII  et  de  Philippe 
le  Bon,  qui  personnellement  s'estimaient  et  se  ménageaient.  Charles, 
fils  d'une  Portugaise,  renie  même  sa  qualité  de  Français.  Dès  les 
premiers  mois  du  règne,  il  repousse  les  avances  de  Louis  XI.  Le  roi 
l'enveloppe  d'un  réseau  dobscures  intrigues.  Charles  se  croit  vic- 
time de  tentatives  d'empoisonnement  et  d'envoûtement,  et  accuse 
tout  haut  Louis  XI  d'avoir  soudoyé  un  aventurier,  le  bâtard  de 
Rubempré,  pour  l'enlever '. 

Le  roi  et  les  gens  nouveaulx  ont  accumulé  contre  eux  tant  de 
aines  qu'une  guerre  civile  va  terminer,  dans  une  convulsion  ter- 
rible, cette  première  période  du  règne,  période  d'agrandissements 
audacieux  et  d'expériences  politiques  confuses  ^  Pourtant  la  bour- 
geoisie et  le  peuple  savent  gré  à  Louis  XI  de  ses  bonnes  intentions  : 
on  l'a  vu  parcourir  son  royaume,  s'informer,  peiner,  et  notamment  en 
Guyenne,  prendre  de  très  heureuses  mesures  pour  rendre  aux  villes 
et  aux  campagnes  la  prospérité  économique  dont  elles  jouissaient 
avant  la  guerre  anglaise.  Enfin,  il  maintient  une  exacte  discipline 
dans  son  armée  et  l'ordre  règne.  Les  mécontents,  les  privilégiés 
menacés  dans  leurs  privilèges,  ne  réussiront  point  à  entraîner  la  nation 
contre  le  roi. 


1.  Le  bàlard  de  Rubempré,  en  réalité,  avait  été  chargé  par  le  roi  d'enlever  un  émissaire 
breton  (Aug.  Thierry,  Monum.  inéd.  de  l'hisl.  du  Tiers-Etat,  i"  série,  t.  II,  i853,  p.  277). 

2.  Pcndnnt  ces  quatre  années,  Louis  XI  avait  eu  aussi  une  politique  extérieure  très  ambi- 
tieuse. Il  avait  essayé  de  recouvrer  Calais,  en  favorisant  une  nouvelle  révolution  en  Angle- 
terre (voir  plus  loin,  p.  354).  H  ;iv<iit  voulu  reprendre  Gênes;  il  avait  établi  son  protectorat 
dans  la  Savoie  et  sa  domination  dans  le  Roussillon  ;  il  avait  convoité  la  Catalogne,-  il  s'était 
brouillé  avec  le  roi  de  Castille,  ce  qui  fut  un  des  griefs  allégués  contre  lui  par  le  parti  du 
•>  Bien  public  »  (voir  plus  loin,  chap.  III,  §  3).  Dans  l'Est,  il  avait  revendiqué  la  garde  de 
Toul  et  Verdun,  et  tenté  de  s'emparer  de  Metz  (H.  Sée,  Louis  XI  el  les  villes,  1891,  p.  299  et 
cuiv.).  Après  la  guerre  du  Bien  public,  il  modéra  grandement  ses  prétentions. 


i^± 


CHAPITRE  II 
COALITIONS  FÉODALES   {i465-i4tA 


1.  LA  GUERRE  DU  BIEN  PUBLIC.  —  II.  l'APANAGE  DE  CHARLES  DE  FRANCE. 
LOUIS  XI  A  PÉRONNE.  —  UI.  CHARLES  DE  FRANCE  EN  GUYENNE.  —  RÉVOLUTIONS  d'aNGLE- 
TERRE.  —  GUERRES  ENTRE  LOUIS  XI  ET  CHARLES  LE  TÉMÉRAIRE. 


/.  -  LA  GUERRE  DU  BIEN  PUBLIC^ 


LA  guerre  du  Bien  public*  fut  une  nouvelle  Praguerie,  mais 
beaucoup  plus  grave.  Conduite  par  les  plus  puissants  seigneurs 
de  France,  elle  menaça  l'unité  du  royaume.  Au  reste,  elle  ne  fut  qu'un 
tissu  de  fourberies,  de  lâches  débandades  et  de  trahisons,  et  n'eut 
pour  mobile  que  l'intérêt  des  meneurs.  Maître  Henri  Baude  datait 
une  poésie,  écrite  en  1465,  de  u  l'an  que  chascun  à  son  proufit  tcndoit  » 
Les  manifestes  des  ligueurs  ne  nous  renseignent,  bien  entendu, 
que  sur  les  prétextes  qu'ils  donnaient  de  la  révolte.  Comme  au  temps 
de  la  Praguerie,  les  féodaux  prétendaient  qu'ils  voulaient  remédier 


CAFACTERES 

DE  LA  GUERRE 

DU  BIEN  PUBLIC. 


PRETEXTES 
DES  LIGUEURS. 


1.  Sources.  Outre  les  sources  indiquées  au  chap.  i,  §  3  :  Jean  de  Haynin,  Mémoires,  édil. 
R.  Ciialon,  1842.  Guillaume  Leseur,  Hist.  de  Gaston  IV,  édit.  H.  Courteault,  t.  II,  1896.  Robert 
Gaguin,  Anna/es,  édit.  de  i522,  f°' 253  et  suiv.  Benoit  Mailliard, C/iron/i/ue,  édit.  G.  Guigue,  avec 
un  supplément,  i883  et  1901.  —  .1.  Quichierat,  Dociim.  relatifs  à  la  guerre  du  Bien  public,  dans 
Champollion-Figeac,  Docum.  hislor.  inédits,  t.  II,  i843.  De  Reilliac,  Jean  de  Heilliuc,  t.  IM, 
1888.  Dora  Plancher,  Hist.  de  Bourgogne,  t.  IV,  1781.  Dom  Morice,  Hisl.  de  Bretagne,  t.  III, 
1746.  L.  Delisle,  Pièces  soustraites  au  Trésor  des  chartes  des  ducs  de  Bretagne,  Bibl.  de  l'Ecole 
des  Chartes,  1893,  p.  4i3.  Abbé  J.-M.  Alliot,  Visites  archidiaconales  de  Josas,  1902. 

Ouvrages  a  consulter.  Outre  les  ouvrages  indiqués  chap.  i,  §  3  :  Chazaud,  La  ligue  du 
Bien  public  en  Bourbonnais,  Bull,  de  la  Soc.  d'émul.  de  l'Allier,  t.  XII,  1873.  B.  de  Mandrot, 
Louis  XI,  Jean  V  d'Armagnac  et  le  drame  de  Lcctoure,  Rev.  histor.,  t.  XXXVIII,  1888;  Jacques 
d'Armagnac,  duc  de  Nemours,  Rev.  histor.,  t.  XLIII,  iSgo;  La  bataille  de  Montlhérij,  Append. 
au  t.  II  du  Journal  de  Jean  de  Roye.  J.  Finot,  L'artillerie  bourguignonne  à  la  bataille  de 
Montlhéry,  Mém.  de  la  Société  des  Sciences  de  Lille,  5"  série,  fasc.  V,  1896.  P.  Ghinzoni, 
Spedizione  Sforzesca  in  Francia,  Archivio  slorico  lombarde,  t.  XVII,  1890.  V.  de  Beauvillé, 
Hist.  de  Montdidier,  t.  I,  1876,  2'  édit.  A  Canel,  Bévolte  de  la  Normandie  sous  Louis  XI  Soc. 
d'agricult.  de  l'Eure,  2'  série,  t.  I,  1840.  Ed.  Gœchner,  Les  relations  des  ducs  de  Lorraine 
avec  Louis  XI,  de  f46l  à  1473,  Annales  de  l'Est,  t.  XII,  1898. 

2.  «  Fut  cette  guerre  despuys  appelée  le  Bien  publicque,  dit  Commynes,  pour  ce  qu'elle 
s'entreprenoit  soubz  couleur  de  dire  que  c'estoit  pour  le  bien  publicque  du  royaulme  »• 

<   343   ) 


MOYENS 


LEURS  DESSEINS 
SESRETS. 


Règne  (le  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

au  '(  desordonné  et  piteulx  gouvernement  »  qui  ruinait  le  royaume, 
par  la  faute  des  conseillers  du  roi,  gens  «  plains  de  toute  mauvaistié 
et  iniquités  >>.  Ils  s'indignaient  des  entreprises  de  Louis  XI  contre  les 
«  drois  de  Noblesse  »,  et  des  mariages  qu'il  imposait;  ils  montraient 
les  ecclésiastiques  «  opprimez,  molestez  »,  et  le  «  povre  peuple  » 
accablé  d'impôts,  écorchépar  les  gens  de  justice.  Leduc  de  Nemours, 
dans  une  déclaration  qu'il  fit  en  1466,  fut  un  peu  plus  franc  :  il  dit 
que  Louis  XI  aurait  dû  «  mettre  sus  justice  et  soulager  le  peuple  », 
mais  aussi  «  entretenir  les  seigneurs  et  leur  donner  grosses  pensions  ». 
Sur  les  moyens  qu'on  emploierait  afin  de  «  soulager  le  povre 
QUJLs PROPOSENT,  peuplc  »,  les  indications  des  manifestes  étaient  très  vagues  :  les 
ligueurs  donneraient  un  avertissement  solennel  au  roi,  qui  sans  doute 
ignorait  la  plupart  des  méfaits  commis  par  son  entourage;  ils  exige 
raient  la  réunion  des  États  Généraux,  la  diminution  des  impôts,  et 
d'abord  la  suppression  des  aides.  Quand  la  coalition  s'ébaucha, 
personne,  sans  doute,  ne  savait  au  juste  quel  parti  on  tirerait  de  la 
victoire  espérée;  d'ailleurs  il  était  prudent  de  laisser  la  question  dans 
l'ombre.  Plus  lard,  au  cours  de  la  lutte,  les  desseins  se  précisèrent 
et  les  langues  se  délièrent.  Le  seigneur  de  Crèvecœur,  fait  prisonnier 
par  les  Français  à  Montlhéry,  au  mois  de  juillet  1465,  raconta  ce  qu'il 
avait  entendu  dire  dans  l'entourage  du  comte  de  Charolais  :  on  y 
parlait  de  «  faire  un  régent  »,  qui  serait  le  duc  de  Berry,  frère  du  roi, 
et  de  confier  aux  ducs  de  Berry,  de  Bretagne  et  de  Bourbon,  et  au 
comte  de  Charolais,  le  commandement  de  l'armée  royale  et  le  soin 
d'accomplir  les  réformes  nécessaires  au  Bien  public.  Enfin,  le 
23  août,  Dunois,  la  forte  tête  de  la  Ligue,  exposa  aux  députés  des 
Parisiens  le  programme  qu'il  voulait  mettre  à  exécution  :  les  princes 
convoqueraient  les  États  Généraux,  pour  obtenir  d'eux  solennelle 
réparation  sur  tous  leurs  griefs;  «  item,  demandoient  la  recepte, 
maniement  et  gouvernement  de  toutes  les  finances  du  royaulme; 
item,  demandoient  à  avoir  devers  eulx  et  en  leur  puissance  et  ordon- 
nance toute  l'armée  du  royaulme;  item,  demandoient  la  congnois- 
sance  et  distribucion  de  toutes  les  offices  du  royaulme;  item, 
demandoient  à  avoir  la  personne  du  roy  et  le  gouvernement  d'icelle  *.  » 
C'était  donc  le  roi  lui-même  que  l'on  voulait  mater.  Un  des 
rebelles,  l'évèque  Thomas  Basin,  déclare,  dans  le  récit  qu'il  nous  a 
laissé  du  soulèvement,  que  les  matelots  peuvent  bien  avertir  le  capi- 
taine, s'il  dirige  son  navire  vers  les  écueils,  et  que,  s'il  ne  les  écoute 
pas,  ils  doivent  lui  ôter  le  commandement.  Le  Bourguigon  Chastellain 


LA  REBELLION 
LÉGITIME  SELON 
THOMAS  BASIN, 


1.  Journal  de  Jean  Maupoint,  §  loi.  Ce  journal  est  la  source  narrative  la  plus  précieuse 
pour  ce  qui  concerne  la  guerre  du  Bien  public.  11  a  été  rédigé  au  fur  et  à  mesure  des  évé- 
nements; sa  précision  et  son  exactitude  sont  remarquables. 


344 


CHAP.  II  Coalitions  féodales. 

et  le  Breton  Meschinot,  dans  des  ballades  composées  en  collaboration, 
au  début  de  l'année  1465,  dépeignent  Louis  XI  comme  un  prince 
perfide,  ingrat,  hypocrite,  envieux  de  la  prospérité  d'autrui,  «  inno- 
cent feint,  tout  fourré  de  malice  »,  que  «  la  destruicle  France  »  a 
le  droit  de  rejeter  *. 

Comme  en  1440,  les  coalisés  prirent  pour  chef  nominal  l'héritier 
présomptif;  cette  fois,  c'était  le  frère  du  roi.  «  Monsieur  Charles  »,  duc 
de  Berry,  avait  dix-huit  ans  ;  c'était  un  chétif  jeune  homme,  laid  et 
disgracieux  comme  son  père  et  son  frère  ',  peu  intelligent,  efféminé, 
vaniteux.  Jusqu'à  sa  mort,  il  allait  être  un  jouet  aux  mains  des 
ennemis  de  Louis  XL  «  Monsieur  Charles,  dit  Commynes,  estoit 
homme  qui  peu  ou  riens  faisoit  de  luy,  mais  en  toutes  chouses  estoit 
manyé  et  conduict  par  autre  ». 

Parmi  les  ligueurs,  nous  retrouvons  quelques-uns  de  ceux  qui» 
vingt-cinq  ans  auparavant,  ont  poussé  le  dauphin  Louis  à  la  révolte  : 
Jean  II,  duc  d'Alençon,  Dunois,  Antoine  de  Chabannes,  qui  s'évada 
de  la  Bastille  le  10  mars  1465.  Les  maisons  de  Bretagne,  de  Bourbon 
et  d'Armagnac  prirent  part  à  la  révolte  de  1465  comme  à  celle  de  1440. 
A  la  coalition  adhérèrent  aussi  Charles  le  Téméraire,  le  comte  de 
Saint-Pol,  Charles  II  d'Albret,  et  le  prince  le  plus  actif  de  la  maison 
d'Anjou,  Jean,  duc  de  Lorraine  et  de  Calabre,  un  valeureux  guerrier, 
qui  «  à  tous  alarmez  estoit  le  premier  homme  armé,  et  son  cheval 
toujours  bardé  »  ;  enfin  tous  ceux  que  Louis  XI  avait  écartés  de  la 
cour,  comme  les  sires  de  Lohéac  et  de  Bueil,  et  même  quelques-uns 
de  ceux  qu'il  croyait  s'être  attachés  par  ses  bienfaits,  comme  son 
«  mignon  »  Jacques  d'Armagnac,  auquel  il  avait  donné  le  duché  de 
Nemours.  Jean  Maupoint  compte  dans  l'armée  de  la  Ligue  vingt  et  un 
puissants  seigneurs  et  cinquante  et  un  mille  combattants. 

Seul  de  tous  les  grands  vassaux,  Gaston  de  Foix  prêta  au  roi  un 
appui  loyal  et  efficace  :  il  maintint  le  Midi  dans  l'obéissance.  Les 
comtes  d'Eu  et  de  Vendôme,  restés  fidèles,  ne  pouvaient  être  de 
grand  secours.  Le  roi  René  ne  voulut  pas  se  compromettre.  Son 
frère  Charles,  comte  du  Maine,  fit  au  roi  de  grandes  protestations 
d'amitié,  mais  le  trahit  à  deux  reprises.  Le  comte  de  Nevers  joua  le 
même  jeu. 

Mais,  comme  en  1440,  la  moyenne  et  la  petite  Noblesse  étaient 
peu  disposées  à  se  battre  au  profit  de  la  grande,  contre  un  maître 
redoutable.  «Tous  les  chevaliers  et  escuyers  du  pays  de  Bourbonnois, 

1.  Ballades  imprimées  (fautivement)  dans  les  Œuvres  de  Chaslellain,  par  Kervyn  de  Let- 
tenhove,  t.  VII.  Cf.  A.  de  La  Borderie,  Jean  Meschinot,  Bibl.  de  l'Ec.  des  Chartes,  iSgS. 

2.  Voir  la  reproduction  d'une  miniature  gasconne,  évidemment  faite  d'après  nature  :  Stein, 
Recherches^  iconographiques  sur  Charles  de  France,  Réunions  des  Sociétés  des  Beaux-Arts  des 
déparlements,  1892. 


ET  SELON 

CIÎASTELLAIN 

ET  MESCHINOT. 


PRINCIPAUX 
LIGUEURS. 


VASSAUX  FIDELES 
AU  ROI. 


A  TTITUDE 

DE  LA  PETITE 

NOBLESSE. 


345    ) 


Règne  de  Louis  XI,  Goin>ei'nement  des  Beaujeu. 


ATTITUDE 

DES  CENS 
D'ÉGLISE, 


DES  OFFICIERS, 


DELA  BOUR- 
GEOISIE ET 
DU  PEUPLE 


ALLIANCES 
ÉTRANGÈRES. 


écrivait  Joachim  Rouault  le  19  mai  1465,  s'en  vont  tous  en  leurs 
maisons,  et  ne  se  veulent  point  armer  contre  le  roy.  »  Le  duc  de  Bre- 
tagne rencontra  aussi  des  résistances,  quand  il  leva  son  armée.  Les 
vassaux  de  Charles  le  Téméraire  furent  vite  las  de  la  guerre,  et  restèrent 
avec  lui  «  contre  leur  voulenté  ».  Les  gentilshommes  du  Dauphiné 
fournirent  à  Louis  XI  plusieurs  centaines  de  lances.  D'ailleurs  le  roi 
seul  avait  une  armée  permanente,  solidement  organisée. 

Les  gens  d'Église,  les  possesseurs  d'offices,  les  bourgeois  et  le 
populaire  allaient-ils  rester  spectateurs  indifférents  de  cette  querelle 
entre  le  roi  et  l'aristocratie?  Quelques  prélats  de  Normandie  et  du 
Centre,  l'évêque  de  Bayeux  Louis  de  Harcourt,  l'évêque  de  Lisieux 
Thomas  Basin,  l'évêque  du  Puy,  bâtard  de  la  maison  de  Bourbon,  se 
déclarèrent  nettement  contre  le  roi.  Thomas  Basin  voulait,  dit-il, 
combattre  «  pour  la  liberté  »,  c'est-à-dire  pour  les  privilèges  acquis, 
menacés  par  Louis  XI.  Mais  la  plupart  des  gens  d'Eglise  se  conten- 
tèrent de  faire  des  processions,  afin  que  Dieu  «  voulsist  mectre 
d'acord  le  roy  et  les  seigneurs  de  France  '  »,  et  louvoyèrent  entre  les 
deux  partis. 

Certains  possesseurs  d'offices,  surtout  dans  le  Parlement  de 
Paris  et  la  Chambre  des  Comptes,  eurent  une  attitude  équivoque  : 
soit  rancune  contre  les  mesures  prises  par  le  roi,  soit  crainte  d'être 
privés  de  leurs  charges  par  les  ligueurs  victorieux,  ils  proclamaient 
«  cette  entreprinse  bonne  et  prouffitable  pour  le  royaulme  ».  Dans 
toute  la  haute  Bourgeoisie,  les  sentiments  qui  dominèrent  furent  le 
désir  de  ne  point  se  compromettre  ^  et  la  terreur  de  voir  se  perpétuer 
la  guerre  civile.  Mais  les  gens  du  peuple,  notamment  à  Paris,  furent 
ouvertement  hostiles  aux  féodaux  :  cette  passion  subite  pour  le  «  Bien 
public  »  ne  leur  disait  rien  qui  valût.  En  somme,  le  jour  où  Louis  XI 
trouverait  moyen  de  désarmer  ses  grands  vassaux,  il  était  évident 
que  la  paix  serait  faite. 

Les  deux  partis  cherchèrent  des  mercenaires  et  des  alliés  au 
dehors.  La  maison  de  Bourgogne  signa  des  traités  d'alliance,  du 
mois  de  juin  au  mois  de  septembre  1465,  avec  le  duc  de  Bavière, 
l'électeur  Palatin,  l'archevêque  de  Cologne.  Le  traité  qui  liait  depuis 
1462  l'archevêque  de  Trêves  et  le  duc  de  Bourgogne  comportait  une 
réserve  concernant  le  roi  de  France  :  elle  fut  abolie  par  un  acte  du 


1.  Quantin,  Episodes  du  XV'  siècle  aux  pays  Scnonais  el  Gùlinais,  Mcm.  lus  à  la  Sorbonnc 
en  x865,  Section  d'histoire,  p.  695. 

2.  Cf.  l'exemple  caractéristique  de  la  ville  d'Espaly  :  Chronique  d'Eslienne  Médicis,  édit. 
"hassaing,  1. 1,  1869,  p.  202-254.  Voir  aussi  Dumas  de  Rauly,  Docum.  inédils  sur  Sainl-Antonin, 

ull.de  la  Soc.  archéolog.  de  Tarn-et-Garonne,  t.  IX,  1881,  p.  3oo.  Quelques  villes  seulement 
2  prononcèrent  franchement  :  Mortagne,  Corbie,  Saint-Quentin,  Montdidier  ouvrirent  leurs 


portes  aux  rebelles  ;  Amiens,  Lyon  et  Bordeaux  montrèrent  au  contraire  un  ardent  loyalisme. 

<    346   ) 


CHAP.  II  Coalitions  féodales. 

15  mai  1465.  Adolphe  de  Clèves  amena  au  comte  de  Charolais  un 
contingent,  et  Tannée  commandée  par  Jean  de  Calabre  comprit  des 
arquebusiers  prêtés  par  le  comte  Palatin,  des  mercenaires  italiens  et 
suisses.  Le  roi  d'Angleterre,  qui  songea  un  moment  à  faire  une  des- 
cente en  France,  et  le  pape  Paul  II,  qui  l'ut  sollicité  par  les  ligueurs 
de  les  délier  de  leur  serment  de  fidélité  envers  le  roi,  gardèrent  la 
neutralité,  quelque  envie  qu'ils  eussent  de  se  venger  des  tours  que 
leur  avait  joués  Louis  XI  *.  Celui-ci  recruta  des  mercenaires  en  Savoie, 
et  Galéas  Sforza,  fils  de  son  ami  le  duc  de  Milan,  arriva  en  Dauphiné 
au  mois  de  juillet  1465,  avec  une  armée  de  quatre  mille  cavaliers  et 
de  mille  hommes  de  pied,  qui  resta  en  France  jusqu'au  mois  de 
mars  1466,  et  fit  dans  tous  le  Sud-Est  et  le  Centre  «  très  aspre  guerre 
pour  le  roy  ».  Enfin  au  mois  de  mai  1465,  Louis  de  Laval  alla,  de  la 
part  de  Louis  XI,  offrir  une  alliance  aux  Liégeois,  contre  les  maisons 
de  Bourgogne  et  de  Bourbon;  un  traité  fut  signé  le  17  juin  :  le  roi 
promit  de  payer  la  solde  de  deux  cents  lances,  et  de  ne  point  faire  la 
paix  sans  ses  alliés.  Au  mois  d'août,  les  Liégeois  déclarèrent  la 
guerre  au  duc  de  Bourgogne  et  se  mirent  à  ravager  ses  terres. 

Tels  furent  les  partis  en  présence.  La  Ligue  ne  se  constitua  que 
peu  à  peu,  après  de  longs  mois  d'intrigues  :  Louis  XI  eut  tout  le 
temps  nécessaire  pour  se  mettre  en  garde  ^. 

Dès  le  mois  d'octobre  1464,  le  duc  de  Bourbon  était  allé  à  Lille   le  duc  de  bour- 
demander  à  son  oncle  Philippe  le  Bon  de  «  mettre  sus  une  armée,         ^^-^  -^  ulle. 
pour  remonstrer  au  roy  le  mauvais  ordre  et  justice  qu'il  faisoit  en 
son  royaulme  ».  Mais  le  duc  de  Bourgogne,  «  vieil  et  maladif  »,  était 
encore  dominé  par  les  Croy;  ce  fut  seulement  le  13  avril  1465  que 
Philippe  le  Bon  et  le  comte  de  Charolais  se  réconcilièrent,  après 
plusieurs   scènes  violentes  qui  achevèrent  d'hébéter  le  vieux  duc. 
Alors  commença  véritablement  le  règne  de  Charles  le   Téméraire. 
Lieutenant  général  de  son  père,  il  leva  une  grande  armée  pour  le 
«  bien  et  relièvement  du  royaume  ».  Pendant  ce  temps,  Odet  d'Aydie  fuite  de  charles 
avait  décidé  Charles  de  France,  duc  de  Berry,  à  s'enfuir  en  Bretagne  ^^  france. 

(vers  le  4  mars  1465).  Mais  le  duc  François  II  ne  réunissait  que  très 
péniblement  l'argent  et  les  hommes  qu'il  avait  promis. 

Le  duc  de  Bourbon,  imprudemment,  ouvrit  les  hostilités  dans  le  dvc 

le  centre  de  la  France,  sans  attendre  que  ses  alliés  fussent  prêts.  Il         ^^  bourbon 
écrivit  le  13  mars  aux  bonnes  villes  et  au  roi  lui-même  pour  leur 

1.  Sur  les  rapports  de  Louis  XI  avec  Edouard  IV  et  Paul  II,  voir  p.  354  et  p.  414. 

2.  Les  historiens  de  la  guerre  du  Bien  public  ont  prétendu,  en  se  fiant  au  récit  d'Olivier 
de  la  Marche  {Mémoires,  t.  III,  p.  7),  que  la  ligue  se  forma  vers  la  fin  de  1464,  sans  que 
Louis  XI  en  eût  connaissance.  Or  personne  n'était  plus  méfiant  ni  mieux  informé  que  ce 
roi.  Nous  savons,  d'ailleurs,  qu'au  mois  de  décembre  i464  un  bourgeois  de  Saint-Flour  se 
dévoua,  pour  lui  porter  des  nouvelles  du  complot  qui  se  tramait  dans  le  centre  de  la  France 
(M.  Boudet,  Villandrando  et  les  Écorchetirs  à  Sainl-Flour,  Rev.  d'Auvergne,  t.  XI,  1894). 

<    347    ) 


PRE.WD  LES  ARMES. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


LIVRE   III 


MANIFESTES 
DU  ROI. 


annoncer  ses  intentions;  il  fit  arrêter  dans  ses  terres  les  officiers  de 
Louis  XI  et  saisir  les  produits  des  impôts  royaux.  Aussitôt  le  roi 
dépêcha  de  tous  côtés  des  courriers,  qui  portèrent  des  instructions  à 
ses  capitaines,  des  promesses  et  des  encouragements  aux  bonnes 
villes,  et  répandirent  des  manifestes.  Que  voulaient  donc  les  ligueurs? 
demandait  Louis  XI.  «  Le  royaume  estoit  si  paisible  et  en  si  grande 
tranquillité  que  marchandise  courroit  franchement  partout;  chacun 
vivoit  paisiblement  en  sa  maison  »,  et  le  roi  se  donnait  grand  mal  pour 
augmenter  le  bien-être  de  ses  sujets  :  il  passait  son  temps  à  voyager 
pour  connaître  leurs  besoins.  On  Ta  accusé  de  vouloir  empoisonner 
son  frère  :  accusation  absurde,  puisque  jusqu'ici  il  n'a  pas  d'autre 
héritier  mâle  que  Monsieur  Charles.  Quant  aux  impôts  dont  on  lui 
fait  un  crime,  il  les  a  dépensés  pour  le  bien  et  la  gloire  du  royaume. 
Dès  qu'il  le  pourra,  il  les  diminuera  :  «  aussi  y  a-t-il  plus  grand 
interest  que  nul  autre,  veu  qu'il  est  le  chidf  et  le  père  de  la  chose 
publicque  de  son  royaume  ».  Malheureusement  il  a  dû  distribuer  de 
grosses  pensions  aux  nobles.  Et  ce  que  veulent  les  nobles,  c'est  en 
avoir  de  plus  grosses.  Ils  se  moquent  du  peuple,  et  leurs  promesses 
sont  menteuses.  La  guerre  civile  va  ruiner  le  royaume  et  préparer 
peut-être  une  nouvelle  invasion  anglaise. 

Le  plan  de  Louis  XI  était  d'écraser  le  duc  de  Bourbon,  Jean  II, 
DU  BOURBONNAIS,  avant  qu'il  eût  reçu  aucun  secours,  et  de  marcher  ensuite  sur  la 
Picardie.  Il  disposait  d'une  solide  armée  de  trente  mille  hommes.  Il 
occupa,  dès  le  mois  d'avril,  la  plupart  des  places  du  Berry,  apanage 
de  son  frère,  puis  il  soumit  rapidement  le  Bourbonnais.  Le  comte 
d'Armagnac  et  le  sire  d'Albret  conduisirent  une  armée  à  Riom,  mais 
n'osèrent  point  agir.  Grâce  au  concours  du  perfide  duc  de  Nemours, 
le  duc  de  Bourbon  réussit  cependant  à  arrêter  le  roi  par  des  négocia- 
tions, et  à  lui  échapper.  Pendant  ce  temps,  les  Bourguignons  et  les 
Bretons  se  dirigeaient  sur  Paris.  Louis  XI  accorda  une  trêve  à  Jean  II 
et  marcha  vers  la  capitale;  il  voulait  y  arriver  avant  les  Bourguignons 
et  empêcher  leur  jonction  avec  les  Bretons,  qui  s'avançaient  à  petites 
journées  par  l'Anjou  et  le  Vendômois. 

Charles  le  Téméraire,  à  sa  grande  surprise,  n'avait  pu  entrer 
dans  Paris  :  les  partisans  des  princes  étaient  surveillés  par  le  maré- 
chal Joachim  Rouault  et  le  lieutenant  du  roi,  Charles  de  Melun, 
Monseigneur,  écrivait  un  des  officiers  du  comte  de  Charolais,  «  a 
trouvé  ceulx  de  Paris  tout  aultres  que  l'en  ne  cuidoit;  dont  il  n'est 
pas  bien  content  sur  eulx.  »  Il  se  décida  le  13  juillet  à  passer  la  Seine 
et  à  marcher  sur  Etampes,  pour  rejoindre  les  ducs  de  Berry  et  de 
Bretagne.  Le  15,  ses  éclaireurs  se  heurtèrent  à  ceux  de  Louis  XI, 
près  d'Arpajon,  et  le  lendemain,  à  Monllhéry,  se  livra  une  bataille, 


CAMPAGNE 


BATAILLE 

DE  MONTLIIÈRY 

(16  JUILLET  (465) 


<  348 


CHAP.    II 


Coalitions  féodales. 


ou  plutôt  une  suite  confuse  de  petits  engagements.  Louis  XI  fit 
preuve  de  bravoure  et  de  sang-froid  ;  mais  il  fut  trahi  par  le  comte  du 
Maine,  qui  s'enfuit  avec  ses  troupes,  et  la  garnison  de  Paris  n'exécuta 
point  la  sortie  qui  lui  avait  été  prescrite.  Les  Bourguignons  firent 
très  médiocre  contenance  :  «  Nous  n'avions  l'œil  qu'à  fuyr  »,  avoue 
Commynes,  qui  était  dans  leurs  rangs.  Chaque  parti  s'attribua  la 
victoire  *.  Laissant  au  comte  de  Charolais  la  gloire  de  coucher  sur  le 
champ  de  bataille,  Louis  XI  décampa  dans  la  nuit  et  entra  à  Paris. 
Quelques  jours  après,  Charles  le  Téméraire  fut  rejoint  à  Etampes  par 
François  II  et  Charles  de  France,  puis  par  le  duc  de  Bourbon,  enfin 
par  une  armée  venue  de  l'Est,  sous  le  commandement  du  duc  de  Lor- 
raine et  du  maréchal  de  Bourgogne. 

Louis  XI  se  méfiait  de  la  haute  Bourgeoisie  parisienne,  et  même  paris  et  le  roi. 
de  la  garnison.  Il  fit  noyer  ou  écarteler  quelques  traîtres,  et  destitua 
les  conseillers  du  Parlement  et  des  Comptes  qui  refusèrent  de  lui 
prêter  de  l'argent.  Il  s'empressa  d'ailleurs  de  diminuer  les  impôts  qui 
pesaient  sur  la  ville,  de  rendre  aux  gens  d'Eglise,  à  l'Université,  aux 
nobles  et  aux  officiers  les  franchises  financières  qu'il  leur  avait 
naguère  enlevées,  et  de  déclarer  qu'il  admettrait  dans  son  Conseil 
six  bourgeois  de  Paris,  six  conseillers  au  Parlement,  et  six  clercs  de 
l'Université.  Puis,  le  10  août,  il  partit  pour  la  Normandie,  afin  d'y 
lever  des  troupes  et  d'y  amasser  des  vivres.  Pendant  son  absence, 
l'armée  de  la  ligue  arriva  sous  les  murs  de  la  capitale.  Les  princes 
entamèrent  des  négociations  avec  la  Ville  et  le  Clergé,  le  Parlement 
et  l'Université.  Treize  députés  favorables  à  la  cause  du  «  Bien  public  » 
allèrent,  sous  la  conduite  de  l'évêque  de  Paris,  conférer  avec  Dunois, 
au  château  de  Beauté.  Mais,  dans  deux  réunions  de  notables  tenues, 
à  leur  retour,  à  l'Hôtel  de  Ville,  ils  essayèrent  en  vain  d'obtenir  que 
les  portes  fussent  ouvertes  aux  princes.  Le  prévôt  des  marchands, 
Henri  de  Livres,  sauva  le  roi,  en  ajournant  toute  décision.  Quatre 
jours  après,  le  28  août,  Louis  XI  rentrait,  acclamé  par  les  petites 
gens,  qui  parlaient  de  tuer  les  traîtres.  Il  était  accompagné  de  douze 
mille  bons  combattants,  et  amenait  soixante  chariots  de  vivres.  Il  se 
contenta  d'exiler  à  Orléans  les  cinq  députés  qui  s'étaient  le  plus 
compromis.  Le  roi,  ajoute  Commynes,  «  plusieurs  foiz  m'a  dict 
que,  s'il  n'eust  peu  entrer  à  Paris  et  qu'il  Teust  trouvé  muée 
(changée),  qu'il  fust  fouy  vers  les  Suisses  ou  devers  le  duc  de  Millan  ». 

Les  assiégeants  n'osaient  ni  faire  le  blocus  de  Paris,  ni  tenter  un 
assaut,  par  crainte  de  s'aliéner  la  population.  Les  vivres  commen- 


ce i/^e^ 

DE  LA  PAIX. 


1.  Voir  une  curieuse  lettre  de  rémission  publiée  par  A.  de  Reilhac,  Jean  de  Reilhac,  t.  Ill, 
i888,  p.  200,  et  le  Journal  de  famille  des  Dupré,  publ.  par  Lex  et  Bougenot,  Annales  de 
l'Acad.  de  Mâcon,  3"  série,  t.  II,  1897. 

<   349  ) 


TRAITES 

DE  CONFIA  NS 

ETDESAIi\T-MAU8. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

çaient  à  leur  manquer.  Louis  XI  se  décida  cependant  à  traiter,  parce 
que  les  défections  se  multiplièrent.  Le  comte  du  Maine  conclut,  le 
18  septembre,  un  accord  avec  les  ligueurs.  Le  21,  le  capitaine  de 
Pontoise  leur  rendit  la  place.  Le  3  octobre,  le  comte  de  Nevers  laissa 
les  Bourguignons  entrer  dans  Péronne.  Le  château  de  Rouen  fut 
livré  au  duc  de  Bourbon  dans  la  nuit  du  27  au  28  septembre,  et  la 
plupart  des  villes  normandes  s'ouvrirent  aux  rebelles.  Les  princes 
voulaient  forcer  Louis  XI  à  donner  la  Normandie  en  apanage  à  son 
frère,  et  ils  avaient  réussi  à  raviver  dans  le  duché  les  souvenirs  d'au- 
tonomie, et  les  vieux  ressentiments  contre  la  fiscalité  royale.  Après 
avoir  consulté  son  entourage  et  une  assemblée  de  «  grans  sages 
homes  de  tous  estas  »  (29  septembre),  Louis  XI  résolut  d'accorder 
tout  ce  que  les  princes  demandaient.  Il  eut  une  entrevue  avec  le 
comte  de  Charolais  sous  les  murs  de  Paris;  ils  parlèrent  fort  peu  du 
Bien  public  :  «  G'estoit  là  le  moins  de  la  question,  dit  Commynes, 
car  le  bien  publicque  estoit  converti  en  bien  particulier  ». 

Les  traités  de  Gonflans  et  de  Saint-Maur-les-Fossés  (octobre  1465) 
satisfirent  les  convoitises  des  ligueurs  les  plus  puissants.  Charles  de 
France  eut,  en  échange  du  Berry,  le  duché  de  Normandie,  avec  tous 
les  revenus  que  le  roi  en  tirait.  Le  duc  de  Bretagne  se  contenta  de  la 
reconnaissance  de  ses  droits  sur  les  évêchés  bretons.  Le  comte  de 
Charolais  prit  possession,  en  son  propre  nom,  des  villes  de  la  Somme, 
sans  aucune  compensation  pour  la  somme  versée  par  Louis  XI  au 
duc  Philippe  le  Bon  en  1463;  le  roi  garda  la  faculté  de  les  recouvrer, 
moyennant  200000  écus  d'or,  mais  ce  second  rachat  ne  pourrait  être 
effectué  qu'après  la  mort  de  Charles  le  Téméraire.  Le  comte  eut  en 
outre  les  prévôtés  picardes  de  Vimeu,  de  Beauvoisis  (près  d'Amiens) 
et  de  FouUoy,  sous  réserve  de  rachat,  et,  sans  cette  réserve,  le  comté 
de  Guines,  Péronne,  Montdidier  et  Roye.  D'ailleurs,  il  obtint  tout  ce 
qu'il  voulut  :  son  ami  le  comte  de  Saint-Pol  reçut  l'épée  de  conné- 
table, aux  gages  de  24  000  livres  tournois;  Louis  XI  déclara  qu'il  ne 
verrait  plus  de  sa  vie  les  Croy,  et,  malgré  les  clauses  de  son  alliance 
avec  les  Liégeois,  il  laissa  les  Bourguignons  les  contraindre  à  une 
paix  humiliante  (22  déc.  1465).  Il  offrit  même  la  main  de  sa  fille  Anne 
à  Charles  le  Téméraire,  qui  venait  de  perdre  sa  femme  Isabelle  de 
Bourbon.  «  Le  roy,  écrivait  un  secrétaire  du  comte,  dit  qu'il  ayme 
mieulx  mondit  seigneur  mon  maistre  que  personne  qui  vive  ».  Les 
promesses  d'amitié  de  Louis  XI  n'étaient  pas  plus  sincères  que  celles 
qu'il  recevait.  Il  travailla  cependant  et  réussit  à  se  concilier  définiti- 
vement quelques-uns  des  chefs  de  la  ligue.  Il  se  fit  un  ami  du  duc 
de  Bourbon  en  lui  donnant  la  lieutenance  générale  de  toutes  les  pro- 
vinces du  centre  de  la  France,  un  quart  du  royaume.  Il  gagna  Jean 

(  35o  ) 


CHAP.  II  Coalitions  féodales. 

d'Anjou  en  soutenant  ses  prétentions  sur  Naples  et  la  Catalogne, 
Dunois  et  Antoine  de  Chabannes  en  leur  rendant  tous  leurs  biens. 

«  Il  n'y  eust  jamais  de  si  bonnes  nopces  qu'il  n'en  y  eust  de  mal 
disnés  (ayant  mal  dîné),  dit  Commynes  :  les  ungs  firent  ce  qu'ilz 
voulurent,  les  aultres  n'eurent  riens  ».  Nemours,  Armagnac  et 
Albret  se  retirèrent  chez  eux  les  mains  à  peu  près  vides.  Louis  XI 
oublia  de  convoquer  une  commission  de  trente-six  membres,  qu'il 
avait  prorais  de  réunir  pour  aviser  aux  réformes,  et  personne  ne 
réclama  :  elle  ne  devait  s'assembler  qu'un  an  après,  et  pour  servir  les 
rancunes  du  roi.  La  guerre  du  «  Bien  public  »  ne  valut  au  peuple  que 
de  nouvelles  misères.  Pour  payer  les  pensions  réclamées  par  les 
princes  et  leurs  protégés,  il  fallut  augmenter  les  impôts.  L'Ile-de- 
France  et  la  Picardie  avaient  été  ravagées  par  les  troupes  bourgui- 
gnonnes, et  la  Champagne  mise  à  feu  et  à  sang  par  les  routiers  du 
comte  d'Armagnac  et  du  sire  d'Albret.  Une  fois  la  paix  faite,  les  sol- 
dats bretons  se  mirent  à  piller  la  Normandie,  et  les  seigneurs  méri- 
dionaux, mécontents  d'avoir  été  sacrifiés,  gardèrent  leurs  gens 
d'armes  et  les  laissèrent  dévaster  pendant  plusieurs  années  le  sud- 
ouest  de  la  France.  De  nouveau  le  royaume  était  parcouru  par  des 
bandes  armées,  et  la  sécurité  des  routes  avait  disparu. 


LES  OUBLIES. 


II.    —    L'APANAGE    DE    CHARLES    DE    FRANCE. 
LOUIS  XI  A  PÉRONNE^ 


UN  des  ligueurs,  Thomas  Basin,  explique  pourquoi  on  avait  exigé 
du  roi  qu'il  donnât  la  Normandie  à  son  frère.  «  Quand  Charles 
aurait  obtenu  la  Normandie,  qui  touche  d'une  part  à  la  Bretagne  et 
d'autre  part,  sauf  un  petit  intervalle,  aux  terres  du  duc  de  Bour- 
gogne, les  trois  princes,  devenus  ainsi  voisins,  pourraient  facilement 
se  défendre  contre  le  roi,  puisqu'ils  tiendraient  toute  la  côte,  depuis 
la  Flandre  jusqu'au  Poitou,  et  au  besoin  pourraient  obtenir  du 
secours  de  l'Angleterre.  »  Ce  fut  justement  pour  ces  raisons  que 
Louis  XI,  deux  mois  après  avoir  accordé  à  son  frère  cet  apanage,  le 
lui  reprit.  Il  considérait  d'ailleurs  la  Normandie  comme  «  le  principal 

].  Sources.  Outre  les  sources  indiquées  au  cliap.  i,  §  3,  et  au  chap.  n,  §  i  :  J.  de  Wavrin, 
Chroniques, édit.W.  Hardy,  t.  V,  1891,  et  édit.  Mlle  Dupont,  t.  II,  1869  (avec  les  Pièces  justifie, 
du  t.  III,  i863).  Louis  de  Diesbacli,  Mémoires,  édit.  Max  de  Diesbach,  1901.  Chronique  du 
Monl-Saint-Michel,  édit.  S.  Luce,  t.  1,  1879.  Chron.  du  Bec,  édit.  Porée,  i883.  Chastellain, 
Le  livre  de  Paix,  Le  mystère  de  la  fxiix  de  Péronne,  au  t.  VII  de  ses  Œuvres.  Lettres  de 
Louis  XI,  t.  III,  1887.  Récit  des  États  généraux  de  fiSS,  édit.  Champollion-Figeac,  Docum. 
hislor.  inédits,  t.  III,  1847.  Des  Étals  généraux  et  autres  assemblées  nationales,  t.  IX,  1789. 

Ouvrages  a  consulter.  Outre  les  ouvrages  de  Foster  Kirk,  Dupuy,  Favre,  Courteault  : 
Forgeot,  Jean  Balue,  1896.  Ch.  de  La  P.oncière,  Hi.^t.  de  la  marine  française,  t.  II,  1900. 
Chéruel,  Le  dernier  duché  de  Normandie,  Rev.  de  Rouen  et  de  Normandie,  t.  XV,  i847- 
G.  Dupont,  Hist.  du  Cotenlin,  t.  III,  i885.  Cti.  de  Beaurepairo,  Noies  sur  six  voyages  de 

<  35i  > 


LA  QUESTION 

DE  L'APANAGE 

DE  NORMANDIE. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


LIVRE  m 


BROUILLE 

DES  DUCS 

DE  NORMANDIE 

ET  DE  BRETAGNE. 


LOUIS  XI 
REPREND 
LA  NORMANDIE. 


VENGEANCES 
DE  LOUIS  XI. 


fleuron  de  la  couronne,  la  tierce  partie  du  royaume  de  France  »,  et 
il  ne  l'avait  point  cédée  de  son  «  vray  consentement  ». 

Ses  adversaires  «  se  commencèrent  à  diviser  quand  se  vint  à 
départir  le  butin  ».  Le  duc  de  Bretagne  avait  accompagné  Monsieur 
Charles  en  Normandie  :  il  comptait  organiser  le  gouvernement  de 
l'apanage,  et  donner  toutes  les  charges  à  ses  créatures.  Mais  les  com- 
pagnons de  Charles,  comme  Jean  Daillon  et  les  sires  d'Amboise, 
ainsi  que  les  d'Harcourt  et  les  autres  grands  personnages  normands, 
voulaient  se  partager  les  offices.  Ils  accusèrent  François  II  de 
séquestrer  le  duc  de  Normandie  et,  le  25  novembre  1465,  enlevèrent 
le  jeune  prince,  qu'ils  amenèrent  à  Rouen.  Le  10  décembre,  la  céré- 
monie de  l'investiture  eut  lieu  dans  la  cathédrale,  et  Thomas  Basin, 
mettant  l'anneau  ducal  au  doigt  de  Charles,  1'  «  épousa  »  au  nom  de 
la  Normandie.  François  II,  irrité,  se  retira  à  Caen. 

Dès  le  25  novembre,  Louis  XI,  qui  faisait  ses  dévotions  à  Cléry, 
avait  reçu  de  Charles  une  lettre  l'informant  de  ses  démêlés  avec  le 
duc  de  Bretagne.  Il  tendit  la  lettre  à  son  ami  le  duc  de  Bourbon,  en 
lui  disant  :  «  Je  croy  qu'il  me  faulra  reprenre  ma  duché  de  Nor- 
mandie. Il  me  fault  aler  secourir  mon  frère  ».  Le  bon  apôtre  eut  la 
satisfaction  de  recevoir  ensuite  les  ambassadeurs  de  François  II,  qui 
demandait  son  amitié.  Le  duc  de  Bourbon,  puis  le  roi  se  rendirent 
en  Normandie,  et  en  deux  mois  (décembre  l-i65-janvier  1466),  les 
places  fortes  de  la  province  furent  prises,  malgré  la  résistance  d'une 
partie  de  la  Noblesse  et  du  Clergé  normands.  Le  roi  n'offrait  plus 
comme  apanage  à  son  frère  que  le  Roussillon.  Charles  de  France 
renoua  avec  le  duc  François,  et  ils  regagnèrent  tous  deux  la  Bretagne, 

Louis  XI  publia  des  manifestes  pour  justifier  la  violation  de 
ses  promesses,  «  dont  la  couronne  et  tout  le  royaume  de  France 
pourroit  avoir  et  souffrir  trop  grant  dommaige  ».  Puis,  impitoyable 
comme  il  l'était  toujours  dans  ses  triomphes,  il  se  vengea  de  ceux 
qui  avaient  trop  bien  servi  son  frère,  ou  qu'il  soupçonnait  d'avoir 
trahi  la  cause  royale  pendant  la  guerre  du  Bien  public.  «  Furent 
plusieurs  personnes,  officiers  et  autres,  du  pays  de  Normandie,  dit 
Jean  de  Roye,  exécutez  et  noiez  par  le  prevost  des  mareschaulx  »  ; 
notamment  Gauvain  Mauviel,  lieutenant  général  du  bailli  de  Rouen, 
et  Jean  le  Boursier,  général  des  finances  du  duc  Charles.  Plusieurs 
dignitaires  ecclésiastiques  normands,  entre  autres  Thomas  Basin, 
furent  exilés,  et  les  possesseurs  d'offices  de  la  province  furent  des- 


Louis  XI  à  Rouen,  Trav.  de  l'Acad.  de  Rouen,  t.  LIX,  ann.  i856-i857.  C.-W.  Oman,  Warwick 
the  Kingmaker,  1891.  J.-H.  Ramsay,  Lancasler  and  York,  1892.  J.  Gairdner,  Introduction  aux 
Paston  Leilers,  nouv.  édit.,  1900-1901.  G.  Périnelle,  Relations  de  Louis  XI  avec  l'Angleterre, 
Positions  des  thèses  de  TEc.  des  Chartes,  1902. 


352 


Coalitions  féodales. 


titués  en  masse.  Le  comte  du  Maine  fut  privé  de  son  gouvernement 
du  Languedoc. 

Charles  de  Melun  avait  tenu  une  conduite  fort  équivoque  à  la  fin 
de  la  guerre  du  Bien  public  ;  sous  l'influence  de  ses  ennemis,  Balue  et 
Antoine  de  Chabannes\  Louis  XI  lui  retira  tous  ses  offices  (1466-1467), 
et,  en  1468,  le  livra  à  Tristan  Lermite,  qui  le  jugea  sommairement  et 
lui  fit  trancher  la  tête.  «  Telle  fut  la  voulenté  du  roy,  qui  n'avoit 
mercy  d'homme  sur  lequel  il  eust  aucune  mauvaise  souspechon  ». 

En  même  temps,  les  officiers  royaux  recommençaient,  aux 
dépens  de  la  maison  de  Bourgogne,  leurs  empiétements  quotidiens^, 
et  de  secrètes  excitations  poussaient  les  villes  de  la  Somme  à  la 
révolte.  La  commission  des  Trente-Six  se  réunit  au  mois  de  juillet 

1466,  sous  la  présidence  de  Dunois,  sous  prétexte  de  délibérer  sur 
l-es  «  remèdes  convenables  au  Bien  public  »,  en  réalité  pour  examiner 
les  difficultés  que  soulevait  l'exécution  du  traité  de  Conflans,  et 
donner  tort  au  comte  de  Charolais.  Une  nouvelle  rupture  s'annonçait. 

Les  Liégeois  continuaient  à  faire  le  jeu  de  Louis  XI,  bien  qu'il 
les  eût  abandonnés.  Le  parti  démocratique  ne  voulut  pas  accepter  le 
traité  du  22  décembre  1465,  qui  rétablissait  la  puissance  de  Louis  de 
Bourbon,  sous  le  protectorat  de  Charles  le  Téméraire.  Les  «  Vrais 
Liégeois  »  reprochaient  surtout  aux  négociateurs  de  cette  paix 
d'avoir  laissé  le  comte  de  Charolais  en  exclure  les  gens  de  Dinant, 
qu'il  avait  menacés  d'un  châtiment  terrible.  En  1466,  en  effet,  il  se 
vengea  cruellement  des  insultes  que  lui  avaient  prodiguées  les  Dinan- 
tais  :  leur  ville  fut  prise  et  totalement  incendiée.  Jusqu'au  dernier 
jour,  les  malheureux  n'avaient  cessé  de  dire  :  «  Le  noble  roy  de 
Franche  nous  viendra  secourir,  et  ne  nous  fauldra  point,  car  il  le 
nous  a  promis  ».  Malgré  cette  atroce  leçon,  les  Liégeois  se  laissèrent 
encore  dominer  par  les  démagogues,  et  séduire  par  les  belles  paroles 
de  Louis  XI,  qui  conclut  avec  eux  une  nouvelle  alliance,  le  15  juillet 

1467.  Louis  de  Bourbon  dut  se  réfugier  à  la  cour  de  Bourgogne 
(septembre).  Pour  «  reconforter  »  les  Liégeois,  le  roi  plaça  auprès 
d'eux  le  bailli  de  Lyon,  et  envoya  Antoine  de  Chabannes  à  Mézières, 
avec  quatre  cents  lances  et  six  mille  francs  archers. 

Sur  ces  entrefaites,  le  15  juin  1467,  le  vieux  Philippe  le  Bon  était 
mort.  L'avènement  de  Charles  le  Téméraire  fut  accueilli  par  des  sou- 
lèvements populaires  :  les  Gantois,  qui  «  aymoient  bien  le  filz  de 
leur  prince,  mais  le  prince  jamais  »,  forcèrent  le  nouveau  duc,  pour 


EXECUTION 

DE  CHARLES 

DE  MELUN. 


ATTAQUES 

CONTRE 

LA  MAISON 

DE  BOURGOGNE. 


AFFAIRES 

DE  DINANT 

ET  DE  LIÈGE. 


TROUBLES 

A  L'AVÈNEMENT 

DE  CHARLES 

LE  TÉMÉRAIRE. 


1.  Anchier,  Charles  de  Melun,  Moyen  âge,  1892;  cf.  Proce.'isus  Balue,  publ.  par  E.  Déprez, 
Mélanges  de  l'Ecole  de  Rome,  1899. 

2.  Les  abus  de  pouvoir  et  les  empiétement  des  agents  royaux,  de  i466  à  i468,  sont 
exposés  en  détail  dans  le  traité  de  Péronne. 


353 


IV.  2. 


23 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu,  livre  m 

sa  joyeuse  entrée,  à  supprimer  un  impôt.  En  Brabant,  Bruxelles, 
Malines,  Anvers,  Lierre  s'agitèrent  en  faveur  du  comte  de  Nevers, 
qui  réclamait  la  possession  de  ce  duché;  mais  la  noblesse  braban- 
çonne se  déclara  pour  Charles  le  Téméraire  et  l'aida  à  châtier  les 
«  vilains  ».  C'était  Louis  XI  qui,  oubliant  la  récente  trahison  du 
comte  de  Nevers  pour  se  servir  de  lui,  l'avait  poussé  à  revendiquer  le 
Brabant.  Le  roi  s'attacha  aussi  un  des  plus  anciens  amis  de  Charles 
le  Téméraire,  le  connétable  de  Saint-Pol  :  il  lui  fit  épouser  la  sœur 
de  Charlotte  de  Savoie. 
LE  TÉMÉRAIRE  Charlcs  le  Téméraire,  de  son  côté,  se  préparait  à  la  lutte.  Il  signa, 

CHERCHE  en  1467,  ainsi  que  le  duc  de  Bretagne,  des  traités  d'alliance  avec  le 

roi  de  Danemark  et  le  duc  de  Savoie,  et  rechercha  l'amitié  du  roi 
d'Angleterre. 
LOUIS  XI  «  A  faict  Dieu  ce  bien  au  royaulme  de  France,  dit  Commynes,  que 

ET  V ANGLETERRE,  les  gucrres  et  divisions  d'Angleterre  estoient  encores  en  nature,  et  ne 
fault  pas  doubler  que  si  les  Angloys  eussent  esté  en  Testât  quilz 
avoient  esté  autrefois,  que  ce  royaulme  eust  eu  beaucop  d'affaires.  » 
La  guerre  entre  les  maisons  de  Lancastre  et  d'York  ',  en  effet,  n'avait 
pas  été  terminée  par  la  mort  de  Richard  d'York,  tué  à  la  bataille  de 
Wakefîeld  le  30  décembre  1460.  Son  fils,  le  jeune  comte  de  March, 
et  le  comte  de  Warwick,  le  faiseur  de  rois,  étaient  entrés  à  Londres, 
et  le  comte  de  March  avait  pris  la  couronne,  sous  le  nom  d'Edouard  IV 
(4  mars  1461).  Louis  XI,  partisan  de  la  maison  d'York  alors  qu'il  était 
dauphin,  s'était,  depuis  son  avènement,  aliéné  Edouard  YV  :  dans 
l'espérance  de  regagner  Calais  sans  coup  férir,  il  avait  conclu  en 
1462  un  traité  avec  la  maison  de  Lancastre,  et  procuré  à  Marguerite 
d'Anjou,  pour  une  expédition  en  Angleterre,  des  subsides  et  une 
petite  armée,  qui  ne  pouvaient  d'ailleurs  suffire  à  assurer  le  succès 
de  cette  tentative.  La  malheureuse  Marguerite  était  revenue  d'Angle- 
terre encore  une  fois  vaincue,  «  mourant  de  faim  et  de  mesaise  ». 
Le  roi,  qui  n'aimait  pas  les  malchanceux,  avait  renoncé  à  soutenir  les 
droits  de  sa  cousine,  et  il  avait  essayé  de  conclure  une  bonne  paix 
avec  Edouard  IV.  Celui-ci  s'était  dérobé,  et  avait  accordé  seulement 
le  prolongement  de  la  trêve  qui,  depuis  la  fin  de  la  guerre  de  Cent 
Ans,  suspendait  les  hostilités  entre  la  France  et  l'Angleterre.  En  1465, 
les  ennemis  de  Louis  XI  avaient  un  instant  espéré  une  invasion  de 
la  France  :  au  moment  de  la  guerre  du  Bien  public,  une  descente 
avait  chance  de  réussir,  et  Edouard  IV  en  eût  retiré  une  gloire  profi- 
table à  sa  dynastie.  Heureusement  pour  Louis  XI,  «  le  roy  Edouard 
n'estoit  point  homme  de  grand  ordre,  mais  fort  beau  prince  »,  insou- 

1.  Sur  le  début  de  la  guerre  des  Deux  Roses,  voir  p.  ii3. 

(  354  > 


Coalitions  féodales. 


ciant  et  voluptueux,  et  il  avait  consenti  au  renouvellement  des  trêves 
jusqu'au  1"  mars  1468. 

Pendant  l'année  1467,  Talliance  anglaise  fut  recherchée  à  la  fois 
par  Louis  XI  et  par  Charles  le  Téméraire,  qui  sollicitait  la  main  de 
Marguerite  d'York,  sœur  d'Edouard.  Pour  empêcher  ce  mariage, 
Louis  XI  comptait  sur  l'influence  de  Warwick.  Il  eut,  au  mois  de 
juin,  à  Rouen,  une  entrevue  avec  le  faiseur  de  rois;  il  l'accabla,  lui 
et  sa  suite,  de  caresses  et  de  cadeaux.  «  Cestuy  conte,  homme  saige 
et  subtil  en  ses  affaires  »,  promit  son  appui.  Mais  le  roi  de  France 
s'abusait  sur  la  puissance  de  Warwick.  Edouard  IV  avait  épousé  en 
1464  une  veuve  de  petite  noblesse,  Elisabeth  Wydeville,  et  depuis  ce 
temps  les  relations  du  jeune  prince  avec  son  ancien  favori  s'étaient 
refroidies  :  il  n'avait  plus  de  faveurs  et  d'attentions  que  pour  l'avide 
famille  de  la  reine.  Si  Warwick  accepta  les  avances  de  Louis  XI, 
c'est  qu'il  préparait  sa  défection  et  voulait  s'assurer  une  aide.  Lors- 
qu'il retourna  en  Angleterre,  il  y  trouva  une  ambassade  bourgui- 
gnonne, qui  obtint  d'Edouard  IV  de  formelles  promesses  d'alliance. 
Les  offres  de  Louis  XI  furent  injurieusement  rejetées. 

En  France,  la  situation  n'était  pas  meilleure  pour  le  roi.  Bien 
que  réduit  à  vivre  aux  dépens  de  son  ami  François  II,  et  à  mendier 
des  secours  auprès  des  grandes  dames  bretonnes  \  Monsieur  Charles 
déclinait  les  propositions,  d'ailleurs  dérisoires,  que  lui  faisait  son  frère. 
C'était  la  Normandie  qu'il  voulait,  c'était  la  Normandie  que  les  ducs 
de  Bretagne  et  de  Bourgogne  entendaient  arracher  au  roi.  Tout  en 
acceptant  de  Louis  XI  un  cadeau  de  120  000  écus,  François  II  signa, 
le  16  août  1467,  un  traité  d'amitié  perpétuelle  avec  Charles  de  France, 
et  il  consacra  l'argent  du  roi  à  lever  une  armée  pour  le  combattre. 
Charles  le  Téméraire  promettait  d'entrer  bientôt  en  campagne  avec 
seize  cents  lances  et  vingt  mille  archers,  et  assurait  que  le  comte 
Palatin  amènerait  dix  mille  hommes  pour  la  conquête  de  la  Nor- 
mandie. Enfin,  le  l*""  octobre,  les  ducs  de  Normandie,  de  Bretagne 
et  de  Bourgogne  firent  alhance  avec  Jean  II,  duc  d'Alençon,  l'éternel 
conspirateur,  qui  se  réfugia  en  Bretagne,  abandonnant  à  François  II 
toutes  les  places  fortes  de  ses  domaines  normands. 

Le  15  octobre,  Louis  XI  apprit  que  l'armée  bretonne  avait  envahi 
la  Normandie.  Au  même  moment,  Charles  le  Téméraire  se  mettait  en 
marche  avec  la  plus  grande  armée  qu'eût  jamais  réunie  un  duc  de 
Bourgogne,  pour  écraser  les  Liégeois.  Louis  XI  avait  essayé  en  vain 
de  l'arrêter,  par  des  menaces  que  ses  propres  embarras  rendaient 
vaines.  Le  roi  de  France  sacrifia  encore  une  fois  ses  alliés,  et  conclut 


WARWICK 
A  ROUEN. 


COALinON 

FÉODALE  EN 

FRANCE  {1461). 


LES  BRETONS 
EN  NORMANDIE. 


1.  Lettre  de  Charles,  publ.  dans  le  Bull,  de  la  Soc.  archéol.  de  Nantes,  t.  III,  i863,  p.  207. 

<  355  > 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  n 

BÉFAiTB  une  trêve  avec  le  duc  de    Bourgogne.  Les  Liégeois,   laissés  sans 

DES  LIÉGEOIS.  secours,  furent  battus  à  plate  couture  (Bataille  de  Brusthem,  28  oc- 
tobre). Charles  le  Téméraire  abolit  toutes  leurs  franchises,  et  s'at- 
tribua le  gouvernement  de  la  principauté.  Mais,  pendant  ce  temps, 
profitant  de  l'irritation  causée  en  Normandie  par  les  ravages  des 
Bretons,  Louis  XI  rattachait  à  sa  cause  le  duc  d'Alençon,  arrê- 
tait les  envahisseurs,  et  signait  une  trêve  avec  François  II  (25  jan- 
vier 1468). 
ÉTATS  GÉNÉRAUX  Le  péril  restait  immense  pour  le  roi  et  le  royaume  :  une  nouvelle 

DE  1468.  guerre  civile,  où  cette  fois  le  duc  de  Bourgogne  jouerait  le  rôle  prin- 

cipal, allait  sans  doute  éclater  au  printemps,  et  les  négociateurs 
envoyés  à  Londres  par  Louis  XI  ne  parvenaient  point  à  obtenir  le 
renouvellement  de  la  trêA^e  anglaise,  qui  devait  expirer  le  1'^'"  mars. 
Le  roi  fît  appel  à  ses  sujets,  et  convoqua  les  États  Généraux.  Le 
26  février  1468,  il  manda  aux  bonnes  villes  d'envoyer  leurs  députés 
à  Tours  pour  le  l*""  avril,  afin  de  remédier  aux  «  troubles  et  divisions  » 
qui  menaçaient  de  s'aggraver,  «  à  la  grant  foule,  charge  et  oppression 
de  nostre  pouvre  peuple  ».  L'assemblée  fut  très  solennelle.  Elle  dura 
du  6  au  14  avril.  Il  fut  décidé  à  l'unanimité  que  Monsieur  Charles 
n'avait  droit  qu'à  un  comté  ou  un  duché  rapportant  12000  livres 
tournois  de  rente,  et  que  le  roi  pourrait  lui  offrir  en  outre  jus- 
qu'à 60  000  livres  tournois  de  pension;  mais  qu'en  aucun  cas  la  Nor- 
mandie ne  pouvait  être  aliénée,  et  «  qu'il  n'estoit  pas  au  roy  de  la 
bailler  ». 
MARIAGE  DU  Edouard  IV  commençait  ses  préparatifs  :  il  était  décidément  entré 

TÉMÉRAIRE  ET  DE  (jc,jjg  j^  coalitiou.  Le  17  mai,  le  Parlement  lui  accorda  des  subsides 
pour  reconquérir  les  domaines  de  ses  aïeux  en  France,  et  au  mois  de 
juin  il  envoya  en  Flandre  sa  sœur  Marguerite  :  elle  épousa  Charles  le 
Téméraire  le  3  juillet.  Louis  XI  mit  à  profit  les  fêtes  somptueuses  qui 
se  succédèrent  à  cette  occasion  jusqu'au  12  juillet  dans  la  ville  de 
Bruges.  Il  obtint  facilement  de  Charles  le  Téméraire  une  prolongation 
de  trêve  jusqu'au  1"  août,  et  pendant  ce  temps  ses  troupes  repre- 
naient les  places  encore  occupées  par  François  II  en  Normandie. 
PAIX  D'ANCENis.  Un  moinc,  grassement  payé  par  le  roi,  parcourait  la  province,  admo- 
nestant «  le  peuple  des  villes  et  parroisses,  de  garder  leur  leiaulté 
envers  icelui,  et  résister  de  leur  povoir  à  l'entreprinsc  de  ceulx  qui 
lui  vouldroient  grever'.  »  Enfin  une  armée  royale  envahit  la  Bre- 
tagne. François  II  fut  obligé,  le  10  septembre  1468,  de  signer  la 
paix  d'Ancenis.  Louis  XI  accorda  une  pension  de  60  000  livres  à  son 
frère  et  promit  de  lui  donner  un  apanage. 

1.  Quittance  publiée  dans  le  Précis  des  Trav.  de  l'Acad.  de  Rouen,  ann.  1897-1898,  p.  200. 

i  356  ) 


MARGUERITE 
D'YORK, 


Coalitions  féodales. 


Lorsqu'un  héraut  de  François  II  vint  annoncer  à  Charles  le 
Téméraire  la  conclusion  de  ce  traité,  le  duc  de  Bourgogne  eut  un  tel 
accès  de  fureur  qu'il  voulait  faire  pendre  le  messager.  11  avait  réuni 
une  armée  pour  secourir  ses  alliés,  et  venait  de  passer  la  Somme. 
Qu'allait-il  advenir?  Autour  de  Louis  XI,  les  avis  étaient  partagés. 
Antoine  de  Ghabannes  et  le  parti  militaire  voulaient  pousser  la  guerre 
à  fond.  «  Gestuy  orgueilleux  rebelle  Charles,  faux,  maudit  Anglois 
qu'il  est,  sera  rué  pour  ses  péchés,  s'écriaient-ils.  Que  l'on  fière 
(frappe)  dedans!  De  par  tous  les  mille  grans  deables,  que  l'on  y  fière  !  » 
Mais  Louis  XI  écoutait  les  conseils  des  sages,  qui  redoutaient  pour  le 
royaume  les  conséquences  d'une  lutte  désespérée.  Il  envoya  une  série 
d'ambassades  à  Charles  le  Téméraire,  et  des  conférences  pour  la  paix 
se  tinrent  à  Hara,  du  20  au  29  septembre.  Elles  n'eurent  point  de 
résultat.  Louis  XI,  persuadé  qu'il  réussirait  où  les  autres  avaient 
échoué,  fit  au  duc  de  Bourgogne  un  présent  de  60  000  écus  d'or, 
et  obtint,  non  sans  beaucoup  de  peine,  la  promesse  d'une  entrevue 
et  un  sauf-conduit'. 

Charles  le  Téméraire  se  trouvait  à  Péronne.  Louis  XI  y  arriva  le 
9  octobre  1468,  accompagné  seulement  d'une  centaine  de  personnes, 
parmi  lesquelles  se  trouvaient  le  duc  de  Bourbon,  le  connétable  de 
Saint-Pol  et  le  cardinal  Balue.  Comme  «  le  logiz  du  chksteau  ne 
valloit  riens  »,  le  roi  fut  hébergé  dans  la  maison  du  receveur.  A  peine 
y  était-il  installé  qu'on  lui  signalait  la  venue  de  plusieurs  personnes 
qui  avaient  de  bonnes  raisons  de  le  haïr  :  c'étaient  notamment  son 
beau-frère  Philippe  de  Bresse-,  et  Antoine  du  Lau,  récemment  évadé 
d'une  prison  royale;  ils  étaient  entrés  dans  la  ville  presque  en  même 
temps  que  lui,  accompagnant  le  maréchal  de  Bourgogne  Thibaud  de 
Neufchàtel,  un  autre  ennemi  personnel  du  roi.  Louis  XI  comprit 
subitement  quelle  insigne  imprudence  il  avait  commise.  11  estima  que 
son  salut  était  dans  la  loyauté  de  Charles  le  Téméraire,  et  s'installa 
dans  le  château.  Le  lendemain  et  le  surlendemain,  10  et  11  octobre, 
le  cardinal  Balue  tint  conférence  avec  les  agents  du  duc,  pour  la 
conclusion  de  la  paix;  mais  Charles  refusa  obstinément  d'abandonner 
son  allié  le  duc  de  Normandie.  Il  ne  restait  plus  à  Louis  XI  qu'à  pré- 
parer son  départ. 

Tout  à  coup,  à  la  fin  de  la  journée  du  11,  une  bande  de  fugitifs 
affolés  arrivèrent  dans  Péronne,  apportant  de  terribles  nouvelles  : 
l'évêque  Louis  de  Bourbon,  le  légat  du  pape,  et  le  sire  de  Humbercourt, 


GUERRE 

IMMINENTE 

ENTRE  LOUIS  XI 

ET  LE  TÉMÉRAIRE. 


LOUIS  ZI 
A  PÉRONNE. 


NOUVELLES 
DE  LIÈGE. 


1.  L'idée  d'une  entrevue  particulière  avec  le  Téméraire  était  personnelle  à  Louis  XL  Dès 
le  mois  d'août  il  avait  projeté  de  voir  lui-même  le  duc  de  Bourgogne.  Ce  ne  fut  point  Balue 
qui  lui  suggéra  le  voyage  de  Péronne.  C'est  ce  qu'a  parfaitement  démontré  M.  Forgeot. 

2.  Sur  Philippe  de  Bresse,  voir  plus  loin,  p.  397. 


357 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

qui  gouvernait  la  principauté  de  Liège  pour  le  duc  de  Bourgogne, 
avaient  été  massacrés  par  les  Liégeois,  à  l'instigation  des  envoyés 
de  Louis  XI  ;  «  et  certiffioyent  avoir  veu  les  ambassadeurs  du  roy  en 
ceste  compaignée,  et  les  nomraoyent  ».  Ce  n'était  pas  l'exacte  vérité. 
Un  mois  auparavant,  les  «  Vrais  Liégeois  »,  bannis  par  le  duc  en  1467, 
avaient  profité  des  embarras  de  Charles  le  Téméraire  pour  rentrer 
dans  la  principauté,  persuadés  qu'une  guerre  allait  éclater  entre  le 
roi  de  France  et  le  duc  de  Bourgogne.  Le  9  octobre,  ils  avaient  enlevé 
l'évêque  dans  sa  résidence  de  Tongres;  dans  la  bagarre,  quelques 
personnes  avaient  été  tuées;  l'évêque  avait  été  ramené  à  Liège,  et 
Humbercourt  avait  été  laissé  en  liberté.  Mais  l'accusation  contre 
Louis  XI  n'était  pas  sans  fondement.  Commynes,  évidemment  très 
bien  informé,  nous  dit  :  «  Le  roi,  venant  à  Peronne,  ne  s'estoit  point 
advisé  qu'il  avoit  envoyé  deux  ambassadeurs  au  Liège  pour  les  solli- 
citer contre  ledit  duc  ;  lesquelz  ambassadeurs  avoient  jà  si  bien  dili- 
gentez  qu'ilz  avoient  faict  ung  grand  amas  ». 
LOUIS  XI  Les  nouvelles  apportées  à  Péronne  mirent  Charles  le  Téméraire 

PRISONNIER.  en  fureur.  «  Y  adjousta  foy  et  entra  en  une  grand  colère,  disant  que 

le  roy  estoitvenu  là  pour  le  tromper.  »  Sur  l'heure,  il  fit  fermer  les 
portes  de  la  ville  et  du  château.  Louis  XI  était  pris.  De  sa  fenêtre,  il 
voyait  la  troupe  d'archers  bourguignons  qui  le  gardait,  et  la  vieille 
tour  où  le  roi  Charles  le  Simple  était  mort,  prisonnier  d'un  comte  de 
Vermandois.  Pendant  deux  jours  et  trois  nuits,  le  Téméraire  le  tint 
enfermé  et  délibéra  sur  ce  qu'il  allait  faire  de  lui.  Il  ne  cessait  de 
répéter  avec  rage  «  que  le  roy  estoit  venu  là  pour  le  trahir  ».  Sans 
aucun  doute,  sa  colère  était  attisée  par  Philippe  de  Bresse  et  les 
autres  ennemis  de  Louis  XI.  Certains  l'engageaient  à  garder  le  roi  en 
captivité,  «  rondement,  sans  cerimonie  ».  D'autres  étaient  d'aA'is  qu'il 
mandât  au  plus  vite  Monsieur  Charles  et  que  l'on  conclût  «  une  paix 
bien  adventageuse  pour  tous  les  princes  de  France  ».  Mais  la  majorité 
des  conseillers  du  duc  estimaient  que  le  sauf-conduit  donné  au  roi 
ne  pouvait  pas  être  violé.  Louis  XI,  laissé  libre  de  communiquer 
avec  quelques-uns  de  ses  compagnons,  avait  chargé  le  cardinal 
Balue  de  distribuer  15  000  écus  d'or  aux  Bourguignons  «  qui  luy 
pouvoient  aider  ».  Balue  avait  gardé  la  moitié  de  la  somme  pour  lui, 
mais  il  avait  fait  quelques  cadeaux  profitables  à  son  maître  :  Antoine, 
grand  bâtard  de  Bourgogne,  avait  eu  pour  sa  part  2  000  écus;  il  est 
probable  que  Philippe  de  Commynes,  qui  jouissait  du  plus  grand 
crédit  auprès  de  Charles  le  Téméraire  et  couchait  dans  sa  chambre, 
avait  reçu  1000  ou  1  500  cents  écus.  Le  grand  bâtard  et  Commynes 
déterminèrent  le  duc  à  tenir  sa  parole  et  à  délivrer  le  roi.  D'ailleurs 
des  nouvelles  inquiétantes  arrivaient  de  France  :  Antoine  de  Cha- 

<  358  > 


CHAP.  II  Coalitions  féodales. 

bannes,  le  généralissime  de  Louis  XI,  campait  près  de  la  frontière, 
et  Gaston  de  Foix,  venu  du  Midi  avec  une  armée,  avait  établi  son 
quartier  général  à  Meaux. 

Après  une  nuit  agitée,  qu'il  passa  à  se  promener  dans  sa  chambre  entrevue 

avec  Commynes  et  à  proférer  encore  de  terribles  menaces,  le  duc  alla  desdeuxpriaces. 
pour  la  première  fois,  le  14  octobre,  à  neuf  heures  du  matin,  voir 
son  prisonnier.  Il  avait  pris  son  parti  :  le  roi  serait  libre,  s'il  vou- 
lait signer  un  traité  qui  avait  été  préparé  par  le  Conseil  ducal,  et 
participer  à  la  destruction  de  Liège.  Lorsque  le  duc  entra,  «  la  voix 
luy  trembloit,  tant  il  estoit  esmeu  et  prest  de  se  courroucer.  Il  fit 
humble  contenance  de  corps,  mais  sa  geste  et  sa  parolle  estoit  aspre.  » 
Il  reprocha  au  roi  de  l'avoir  trompé  et  lui  exposa  ses  conditions. 
Louis  XI  protesta,  d'un  air  patelin,  que  pour  rien  au  monde  il  n'aurait 
voulu  exciter  les  Liégeois  contre  le  duc,  promit  d'aller  les  châtier  et 
de  jurer  le  traité  que  Charles  lui  proposait.  Et  il  le  jura  en  effet,  sur 
un  fragment  de  la  vraie  croix,  qu'il  avait  apporté  avec  lui. 

Le  traité  de  Péronne  a  la  forme  de  lettres  royales,  contenant  les  traité 

«  doléances,  remonstrances  et  requestes  »  du  duc,  avec  les  «  provi-  ^^  péronne 

sions  et  responses  »  de  Louis  XI.  Tous  les  conflits  qui  s'étaient  élevés  ^''^  octobre  im). 
entre  les  officiers  bourguignons  et  les  officiers  royaux,  pour  l'appli- 
cation du  traité  d'Arras  et  du  traité  de  Conflans,  sont  réglés  à  la 
satisfaction  de  Charles  le  Téméraire.  Les  «  quatre  lois  de  Flandre  », 
c'est-à-dire  les  tribunaux  de  Gand,  de  Bruges,  d'Ypres  et  du  «  Franc  » 
de  Bruges  (campagne  de  Bruges)  sont  exemptés  du  ressort  du  Par- 
lement de  Paris  :  c'est  la  clause  la  plus  importante  du  traité.  Chose 
singulière,  il  n'y  est  fait  aucune  mention  de  l'apanage  de  Monsieur 
Charles.  Selon  Commynes  et  Olivier  de  la  Marche,  Louis  XI  s'en- 
gagea cependant  à  lui  donner  la  Champagne  et  la  Brie  :  il  est  pro- 
bable que  cette  promesse  fut  exigée  par  le  duc  de  Bourgogne;  mais 
on  ne  voit  pas  qu'elle  ait  été  l'objet  d'un  acte  écrit. 

Louis  XI  estimait  qu'il  s'était  tiré  à  bon  compte  de  ce  mauvais  sérénité 

pas.  Il  écrivait  le  jour  même  à  ses  bonnes  villes  de  France  :  «  Sommes  ^^  louis  xi. 
certains  que  de  ce  serez  bien  joyeux  ».  Dès  le  lendemain,  il  lui  fallut 
partir  pour  Liège.  Il  n'était  pas  libre  encore,  et  ce  voyage  de  Liège  eût 
été  pour  tout  autre  une  douloureuse  humiliation;  mais  Louis  XI, 
convaincu  que  l'heure  de  sa  vengeance  viendrait,  avait  repris  toute 
sa  sérénité.  Il  se  moquait  maintenant  des  transes  de  son  entourage. 
Jean  Bourré  lui  avait  écrit  qu'il  était  prêt,  en  ce  grand  péril,  à  venir 
rejoindre  son  roi,  mais  que  sûrement  les  Bourguignons  le  mettraient 
à  mort;  Louis  XI,  le  16  octobre,  lui  fit  répondre  en  ces  termes  : 

Le  roy  fut  bien  content  de  vous,  et  dit  qu'il  veoit  bien  que  s'il  vous  mandoit, 

<  359  ) 


LOVIS  XI 
PREND  PART 


Rès-ne  de  Louis  XI,  Goin>erneme?it  des  Beaujeu.  livre  m 

que  vous  vendriez,  et  fust-il  au  bout  du  monde;  mais  que,  s'il  vous  mandoit, 
vous  mourriez  de  paour  en  cheniyn  :  et  pour  ce,  que  vous  le  alissiez  actendre 
à  Paris  ou  à  Meaulx. 

Le  30  octobre,  après  une  résistance  désespérée  des  habitants,  les 
troupes  bourguignonnes  s'emparèrent  de  Liège.  Au  moment  de  l'as- 
A  LA  DESTRUCTION  g^^jj^  OUvicr  dc  la  Marche  avait  entendu  Louis  XI  dire  au  duc  :  «  Mon 
DE  LIÈGE.  frère,  marchez  avant,  car  vous  estes  le  plus  heureux  prince  qui 

vive  ».  Les  Liégeois  ne  pouvaient  croire  à  la  trahison  de  leur  alhé,  et 
ils  criaient  :  «  Vive  le  roy  !  »  Louis  XI  entra  dans  la  ville,  Tépée  nue, 
la  croix  bourguignonne  de  Saint-André  à  son  chapeau,  «  et  crioit  : 
Vive  Bourgoingne!  »  La  ville  de  Liège  fut  totalement  détruite,  à 
Texception  des  églises.  L'incendie  dura  sept  semaines,  et  Gom- 
mynes,  écrivant  ses  Mémoires,  avait  encore  dans  les  oreilles  le  fracas 
des  maisons  s'écroulant  dans  les  flammes. 

Le  2  novembre,  Louis  XI  fut  enfin  libre.  De  retour  en  France,  il 
fit  enregistrer  le  traité  de  Péronne  et  envoya  des  crieurs,  dans  les 
carrefours  de  Paris,  interdire  les  «  paintures,  rondeaux,  balades, 
virelais,  libelles  diffamatoires  »  contre  le  duc  de  Bourgogne.  Il  vou- 
lait qu'on  gardât  le  silence  sur  les  événements  qui  venaient  de  se 
dérouler.  Mais  il  savait  bien  que  son  humiliation  était  connue  de  tout 
l'Occident,  qu'on  en  jasait  jusque  dans  les  petites  cours  italiennes, 
et  que  le  prestige  du  Téméraire,  au  dedans  et  au  dehors  de  l'État 
bourguignon,  en  était  doublé;  et  il  «  hayssoit  le  duc  Charles  de 
venin  de  mort  ». 


RETOUR 

DE  LOUIS  XI 

EN  FRANCE. 


LOUIS  XI 

OFFRE 

LA  GUYENNE 

A  SON  FRÈRE. 


in.  —  CHARLES  DE  FRANCE  EN  GUYENNE.  —  RÉVO- 
LUTIONS D'ANGLETERRE.  -  GUERRES  ENTRE  LOUIS  XI 
ET  CHARLES  LE    TÉMÉRAIRE^ 

APRÈS  avoir  tiré  de  son  prisonnier  la  promesse  qu'il  donnerait  à 
Monsieur  Charles  la  Champagne  et  la  Brie,  le  duc  de  Bourgogne 
fit  mander  à  ce  dernier  de  n'accepter  aucun  autre  apanage;  or,  dit 
Commynes,  «  le  roy  pour  riens  ne  deliberoit  bailler  ce  qu'il  luy  avoit 

1.  Sources.  Outre  les  sources  indiquées  aux  §§  i  et  2  :  Lellres  de  Louis  XI,  t.  IV  et  V,  1890- 
1895.  Commynes-Leniïlet,  t.  III.  Documents  publ.  par  Eug.  Déprez,  Mél.  de  l'Ecole  de 
Rome,  1899;  Godard-Faultrier,  Mém.  de  la  Soc.  des  Sciences  d'Angers,  2=  série,  t.  V,  i854, 
et  Bull,  du  Comité  de  la  langue,  de  Ihist.  et  des  arts  de  la  France,  1. 1,  i854;  U.  Chevalier, 
Bull,  de  la  Soc.  de  statist.  de  l'Isère,  3=  série,  t.  VI,  1874,  p.  891  et  suiv.  ;  H.  Stein, 
Annuaire-Bull,  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  Fr.,  1S88,  p.  188  et  suiv.  Journal  de  famille  des 
Dupré,  édit.  Les  et  Bougenot,  Annales  de  l'Acad.  de  Mâcon,  3"  série,  t.  II,  1897.  Comptes 
de  Riscle,  édit.  Parfouru^  t.  I,  1886. 

Ouvrages  a  co>'sulter.  Outre  les  ouvrages  indiqués  aux  §§  1  et  2  :  B.  de  Mandrot,  Ymberl 
de  Balarnay,  1886.  Abbé  Ledru,  Louis  XI  et  Colelle  de  Chambes,  Rev.  de  l'Anjou,  Nouv. 
série,  t.  IV,  1882.  J.  Roux,  Hisi.  de  l'Abbaye  de  Saint- Aciieul-lez- Amiens,  1890.  Samaran,  La 


<.  36o  > 


Coalitions  féodales. 


promys,  car  il  ne  vouloit  point  son  frère  et  ledit  duc  si  près  voisins  ». 
Louis  XI  olïrit  à  Charles  de  France  le  duché  de  Guyenne.  Il  mit 
beaucoup  d'habileté  à  Fisoler  et  à  le  circonvenir;  ses  concessions  et 
ses  cadeaux  affermirent  le  loyalisme  du  duc  de  Bourbon  et  du  roi 
René,  et  obligèrent  à  la  neutralité  le  duc  de  Bretagne  ;  enfin  le  prin- 
cipal conseiller  de  Monsieur,  Odet  d'Aydie,  reçut  la  capitainerie  de 
Blaye  et  prêta  serment  de  fidélité  au  roi  :  il  était  Gascon,  et  avait 
tout  intérêt  à  voir  son  maître  devenir  duc  de  Guyenne. 

L'acceptation  de  Monsieur  fut  retardée  par  les  menées  de  deux 
prélats  intrigants  et  mal  famés,  Harancourt  et  Balue.  Guillaume  de 
Harancourt,  évêque  de  Verdun,  qui  avait  tour  à  tour  servi  le  roi 
René,  Louis  XI,  Charles  de  France  et  le  duc  de  Bretagne,  n'avait  pas 
réussi  à  faire  la  fortune  qu'il  rêvait.  Récemment  déçu  dans  son 
espoir  de  regagner  la  faveur  royale,  il  prétendit  obliger  Louis  XI  à 
regretter  ses  services.  Il  avertit  secrètement  Charles  de  France  que, 
s'il  exigeait  la  Champagne  et  la  Brie,  toute  la  Noblesse  le  soutien- 
drait. Jean  Balue  entra  dans  l'intrigue  et  ce  fut  bientôt  lui  qui  la 
dirigea,  car  c'était  un  maître  fourbe.  Fils  d'un  petit  officier  poitevin, 
ce  curé  de  campagne,  devenu  grand  vicaire  de  l'évêque  d'Angers, 
avait  séduit  Louis  XI  par  son  activité  et  son  astuce.  Le  roi  l'avait  pris 
pour  aumônier  en  1464,  l'avait  fait  le  «  premier  du  Grant  Conseil  », 
et,  malgré  l'inconduite  notoire  de  son  protégé,  avait  obtenu  pour  lui 
le  cardinalat.  Le  jour  où  il  reçut  le  chapeau,  le  27  novembre  1468, 
Balue  donna  un  banquet  égayé  par  des  intermèdes  :  <^  entre  lesquelz 
joueurs  de  farcez,  il  y  avoit  ung  personnaige  feingnant  ledit  Balue 
cardinal,  qui  disoit  tels  mots  :  Je  fay  feu,  je  fay  raige^je  fay  bruit, 
je  fay  tout,  il  ne  est  nouvelle  que  de  moy  ».  Bientôt  il  ne  fut  nouvelle 
que  de  sa  disgrâce.  Ses  ennemis  l'accusèrent  d'avoir  machiné  la 
surprise  de  Péronne;  Louis  XI,  heureux  de  voir  imputer  à  la  tra- 
hison les  conséquences  de  sa  propre  témérité,  se  laissa  facilement 
persuader  et  exclut  le  cardinal  de  son  Conseil.  C'est  alors  que  Balue 
s'associa  avec  Harancourt,  pour  empêcher  Charles  de  France  d'ac- 
cepter la  Guyenne  :  ils  espéraient  tous  deux  contraindre  le  roi  à 
résipiscence;  au  pis  aller,  ils  passeraient  au  service  de  Charles  le 
Téméraire.  Mais  l'arrestation  fortuite  d'un  émissaire  qu'ils  envoyaient 
au  duc  de  Bourgogne  dévoila  leur  complot  (22  avril  1469).  Le  len- 
demain, Balue  et  Harancourt  furent  mis  en  prison,  à  la  grande  joie 
du  public,  car  ils  étaient  méprisés  et  haïs.  Nous  avons  conservé  sept 


INTRIGUES 

DE  HARANCOURT 

ET  DE  BALUE. 


LEUR 
ARRESTATION. 


chule  de  la  maison  d'Armagnac,  Thèses  de  l'Ec.  des  Charles,  1901  (Manuscrit  communiqué 
par  l'auteur).  Dupont-White,  Le  siège  de  Beauvais,  Mém.  rie  la  Soc.  Acad.  de  l'Oise,  t.  I, 
i847-i85i.  Tamizey  de  Larroque,  De  l'existence  de  Jeanne  Hachette,  Rev.  des  Ouest,  histor., 
t.  I,  1866. 


36 1 


CHARLES 
DE  FRANCE 
ACCEPTE 
LA  GUYENNE. 


PROJETS 
DE  LOUIS  XI 
CONTRE  LA  MAISON 
DE  BOURGOGNE. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  uvre  h 

chansons  ou  ballades  composées  à  cette  occasion.  Prince,  disait  une 

d'elles, 

Prince,  je  diz  que,  pour  enseignement, 
Son  corps  doit  estre  vestu  de  peau  velue. 
Et  que  sur  lui  on  frappe  tellement 
Que  on  puisse  jouer...  à  la  Balue! 

Les  deux  coupables  ne  furent  jamais  jugés,  mais  Balue  resta 
captif  jusqu'en  1480,  et  Harancourt  jusqu'en  1482'. 

Une  semaine  après  leur  arrestation,  le  29  avril  1469,  Louis  XI  con- 
férait à  son  frère  le  duché  de  Guyenne,  avec  les  sénéchaussées  d'Age- 
nais,  de  Quercy,  de  Périgord,  de  Saintonge,  La  Rochelle  et  le  bailliage 
d'Aunis.  Charles  de  France  n'accepta  cet  apanage  qu'après  avoir 
renouvelé  son  alliance  avec  le  duc  de  Bretagne.  Pourtant,  le  7  sep- 
tembre, grâce  à  l'entremise  de  la  bonne  Charlotte  de  Savoie,  il  eut 
une  entrevue  avec  son  frère  et  se  réconcilia  avec  lui.  Il  était  encore 
l'héritier  présomptif  du  trône,  et  Louis  XI  le  traitait  avec  une  sollici- 
tude qui  n'excluait  point  d'ailleurs  la  méfiance  :  le  19  août,  Charles 
avait  dû  jurer,  sur  la  croix  de  Saint-Laud,  de  ne  jamais  conspirer 
contre  la  vie  ou  la  liberté  du  roi,  et  de  ne  point  solliciter  la  main  de 
Marie,  unique  enfant  et  héritière  du  duc  de  Bourgogne.  Il  lui  fallut 
encore  signer  un  acte  par  lequel  il  renonçait  à  ses  précédents  apa- 
nages, le  Berry  et  la  Normandie,  et  renvoyer  «  l'anel  dont  on  disoit 
qu'il  avoit  espousé  la  duchié  de  Normandie  »;  le  9  novembre,  en 
séance  de  l'Echiquier  de  Rouen,  l'anneau  fut  brisé  sur  une  enclume. 
Surveillé  en  Guyenne  par  des  hommes  de  confiance  du  roi,  Charles 
déclina  les  propositions  du  Téméraire,  qui  lui  offrait  la  main  de  sa 
fille  et  la  Toison  d'Or. 

Louis  XI  n'était  pas  homme  à  se  contenter  de  ce  demi-succès. 
La  ruine  de  la  maison  de  Bourgogne  était  certainement  un  dessein 
arrêté  déjà  dans  son  esprit.  Pour  arriver  au  but,  il  allait  prendre 
successivement  les  moyens  les  plus  différents,  à  mesure  qu'ils  se 
présenteraient  à  portée  de  sa  main.  On  en  a  conclu  qu'il  n'avait  point 
de  plan  d'ensemble,  ni  de  suite  dans  les  idées,  et  que  la  chute  de  son 
adversaire  a  été  due  aux  circonstances  et  non  à  son  habileté.  La 
suite  de  ce  récit  montrera  cependant  avec  quelle  merveilleuse  adresse 
il  a  réduit  le  Téméraire  à  l'impuissance  :  les  événements  exigeaient 
justement  patience  et  souplesse  d'esprit,  et,  si  le  duc  de  Bourgogne 
s'est  perdu,  c'est  qu'il  n'a  point  eu,  comme  Louis  XI,  lart  de  reculer 
et  d'attendre. 

1.  Le  long  supplice  de  Balue,  enfermé  dans  une  étroite  cage  de  fer,  est  une  légende.  Balue 
eut  une  captivité  fort  douce.  La  cage  de  fer  où,  par  crainte  d'une  évasion,  l'on  enferma 
Harancourt,  en  1476,  avait  les  dimensions  d'une  cellule. 


362 


Coalitions  féodales. 


Lorsqu'il  eut  constaté  l'inutilité  du  traité  de  Péronne,  que  les 
officiers  du  roi  violaient  à  plaisir,  Charles  le  Téméraire  poussa  son 
beau-frère  le  roi  d'Angleterre  à  envahir  la  France,  et  la  flotte 
d'Edouard  IV  vint  menacer  à  plusieurs  reprises  les  côtes  de  Nor- 
mandie. L'alliance  anglaise  devint,  de  1469  à  1471,  l'objet  principal 
de  la  diplomatie  royale,  comme  de  la  diplomatie  bourguignonne. 
Louis  XI  comptait  sur  un  prochain  changement  dynastique  outre- 
Manche.  L'Angleterre  était  considérée  comme  le  pays  des  révolutions  ; 
le  jeune  roi  était  peu  populaire,  et  Warwick  pouvait  bien  défaire  le 
roi  qu'il  avait  fait.  Il  s'y  employa  :  du  mois  de  juillet  1469  au  mois 
d'avril  1470,  l'Angleterre  fut  continuellement  troublée  par  des  prises 
d'armes.  Enfin  Warwick,  traqué  par  Edouard  IV,  s'enfuit  en  France; 
au  passage,  sa  flottille  captura  quelques  nefs  bourguignonnes  :  il 
voulait  obliger  Louis  XI  à  se  déclarer  franchement,  et  à  rompre  avec 
Edouard  IV  et  Charles  le  Téméraire. 

Louis  XI  joua  la  surprise,  négocia.  Mais  le  duc  de  Bourgogne 
se  vengea  des  prises  de  Warwick  en  envoyant  une  flotte  ravager  les 
rives  normandes,  et,  lorsque  les  ambassadeurs  royaux  vinrent  lui 
demander  des  explications,  il  leur  cria,  pourpre  de  colère  :  «  Entre 
nous  Portugalois  \  avons  une  coustume  devers  nous,  que,  quand  ceux 
que  nous  avons  tenus  à  nos  amis  se  font  amis  à  nos  ennemis,  nous 
les  commandons  à  tous  les  cent  mille  diables  d'enfer  ».  En  réponse  à 
cette  algarade,  Louis  XI  appela  la  reine  Marguerite  de  la  retraite  où 
elle  vivait  avec  le  prince  de  Galles,  et  lui  offrit  son  appui  et  celui  du 
faiseur  de  rois  pour  une  nouvelle  expédition  en  Angleterre;  il  arriva, 
au  bout  de  trois  semaines  de  patiente  diplomatie,  à  la  réconcilier 
avec  ce  Warwick,  son  ennemi  mortel,  qui  jadis  «  avoit  fait  prescher 
publiquement  par  Londres  comment  elle  estoit  femme  ahontie  de 
son  corps,  et  que  l'enfant  qu'elle  faisoit  accroire  estre  fils  du  roy 
Henry  estoit  un  enfant  de  fornication  ».  Warwick  requit  humble- 
ment le  pardon  de  Marguerite,  et  obtint  que  sa  seconde  fille  fût 
mariée  au  prince  de  Galles.  Le  55  juillet  1470,  Louis  XI  écrivit  ironi- 
quement à  Jean  Bourré  qu'il  venait  de  marier  la  reine  d'Angleterre  et 
Warwick. 

Le  faiseur  de  rois  débarqua  en  Angleterre  le  13  septembre  1470, 
et  marcha  sur  Londres.  Tandis  qu'Edouard  IV  s'enfuyait  en  Hollande, 
Henry  VI,  prisonnier  depuis  cinq  ans  à  la  Tour  de  Londres,  était 
délivré,  couronné,  assis  sur  le  trône  :  «  autant  y  eust  fait  un  sac  de 
laine  que  l'on  traîne  par  les  oreilles  »,  dit  Chastellain;  et  il  ajoute  : 
«  se  baignoit  le  roy  Loys  en  roses,  ce  lui  sembloit,  d'oyr  ceste  bonne 


L'ALLIANCE 
ANGLAISE. 


LOUIS  XI  RECON- 
CILIE WARWICK 
ET  MARGUERITE 
D'ANJOU. 


RESTAURATION 
DES  LANCASTRES. 


1.  Le  duc  se  disait  Portugais  de  naissance,  par  sa  mère. 

(  363  ) 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beau  jeu. 


ASSEMBLEE 
DE  TOURS. 


LOUIS  XI  PREND 
L'OFFENSIVE. 


MAIS  CHARLES 
DE  FRANCE 
EST  PRÊT 
A  LE  TRAHIR. 


aventure  ».  Louis  XI,  en  effet,  se  croyait  assuré  du  concours  des 
Anglais,  et  ses  ambassadeurs  proposaient  à  Henry  VI  le  démembre- 
ments des  États  bourguignons. 

Au  mois  de  novembre  1470,  Louis  XI  réunit  à  Tours  une  assem- 
blée de  seigneurs,  de  prélats  et  d'officiers  de  la  couronne.  Ses  griefs 
contre  son  adversaire  furent  exposés  avec  un  grand  luxe  de  détails, 
plus  ou  moins  authentiques  :  l'entrevue  de  Péronne  avait  été  un 
guet-apens  combiné  par  Balue  elle  duc  de  Bourgogne;  les  traités  de 
1465  et  de  1468,  obtenus  par  la  violence,  n'avaient  même  pas  été  res- 
pectés par  Charles  le  Téméraire.  L'assemblée  répondit  que,  «  selon 
Dieu  et  conscience,  et  par  toute  honneur  et  justice,  le  roi  estoit 
quitte  et  délié  desdits  traités  ».  Brusquement,  au  mois  de  janvier, 
la  Picardie  fut  envahie  par  les  troupes  royales.  Le  connétable  de 
Saint-Pol  occupa  Saint-Quentin,  et  les  gens  d'Amiens,  de  Roye  et 
de  Montdidier  ouvrirent  leurs  portes,  de  gré  ou  de  force,  à  Antoine 
de  Chabannes.  Les  nobles  et  les  francs-archers  du  Dauphiné  péné- 
trèrent au  cœur  du  Maçonnais  et  jusqu'en  Bourgogne.  Pris  de  court 
par  cette  agression  subite,  Charles  le  Téméraire  criait  à  la  trahison, 
accusait  Louis  XI  d'avoir  tenté  de  le  faire  empoisonner.  Autour  de 
lui,  les  défections  commençaient.  Les  Bourguignons  avaient  «  le 
cueurs  failly.  Ils  disoient  que  Dieu  estoit  françoys  ceste  année,  com- 
bien que  le  temps  passé  il  a  esté  bourguignon  »,  et  les  fidèles  de 
Louis  XI  se  réjouissaient  de  voir  «  la  desconfîture  et  le  rabassement 
d'orgueil  de  ces  traistres  borgoignons,  enemys  du  roy  et  de  la 
France,  hors  delà  foy  de  France  »  '.  Louis  XI  écrivait,  le  7  mars  1471  : 
«  J'ay  espérance  que  ce  sera  la  fin  des  Bourgongnons  ». 

Cette  confiance  n'était  pas  justifiée.  Charles  de  France,  bien  qu'il 
eût  accompagné  le  roi  en  Picardie,  était  prêt  à  le  trahir  :  la  Guyenne, 
dévastée  par  les  terribles  guerres  de  1451  et  de  1453,  et  désolée  par 
l'anarchie  féodale,  n'était  point  un  bon  apanage;  de  plus,  la  nais- 
sance d'un  dauphin,  le  30  juin  1470,  avait  enlevé  à  Charles  l'espoir  de 
la  couronne.  Ce  médiocre  ambitieux,  qui  s'intitulait  «  très  grand  duc 
d'Aquitaine  et  fils  de  France  »  ^  était  poussé  à  la  révolte  par  les  deux 
factions  qui  se  disputaient  l'avantage  de  le  gouverner.  Sa  maîtresse 
Colette  de  Chambes,  veuve  de  Louis  d'Amboise,  voulait  se  venger  de 
Louis  XI,  qui  venait  de  la  dépouiller  de  l'héritage  de  son  mari.  Odet 
d'Aydie,  qui  avait  oublié  son  serment  de  fidélité  à  Louis  XI,  était  le 


1.  Lettre  du  Dauphinois  Jean  de  Ventes  au  Parlement  de  Grenoble,  16  mars  1471,  publ. 
par  Fauché-Prunelle,  Bull,  de  l'Acad.  Delphinale,  t.  II,  1846-1849,  p.  643. 

2.  Stein,  Réun.  des  Soc.  des  Beaux-Arts  des  départ.,  1892,  p.  528.  Sur  son  administra- 
tion en  Guyenne,  voir  les  documents  publiés  aux  t.  V  et  VIII  des  Arch.  hist.  de  la 
Gironde,  et  Brives-Cazes,  Les  Grands  Jours  du  dernier  duc  de  Guyenne,  1867.  Louis  XI  avait 
eu  bien  soin  de  transférer  à  Poitiers  le  Parlement  qu'il  avait  fondé  à  Bordeaux  en  1462. 


364 


Coalitions  féodales. 


chel  de  l'autre  parti  ;  il  cherchait  à  se  débarrasser  de  Colette,  et  à 
marier  son  maître  avec  une  fille  de  Gaston  IV,  comte  de  Foix,  qui 
était  maintenant  brouillé  avec  Louis  XI.  Mais  Charles  de  France  se 
rappelait  qu'on  était  venu  lui  offrir  la  main  de  Ihéritière  de  Bour- 
gogne. Le  Téméraire  le  laissa  caresser  cette  chimère.  Il  se  promit 
bien  d'ailleurs  de  ne  point  donner  Marie  au  duc  de  Guyenne,  non 
plus  qu'aux  six  autres  princes  dont  il  accueillit  ou  provoqua  succes- 
sivement les  avances  matrimoniales.  Il  disait  en  riant  à  ses  intimes 
qu'il  marierait  sa  fille  quand  il  serait  cordelier  de  l'observance.  «  Il 
entendoitbien,  dit  Jean  Le  Clerc,  que  c'estoit  le  meilleur  baston  qu'il 
eust  »,  et  Commynes  ajoute  :  «  Croy  qu'il  n'eust  point  voulu  avoir  de 
filz,  ne  que  jamais  il  eust  marié  sa  fille  tant  qu'il  eust  vescu  ».  Mais 
ce  décevant  espoir  était  suffisant  pour  assurer  la  défection  prochaine 
de  Charles  de  France. 

Le  péril  anglais  allait  renaître,  plus  grand  que  jamais  :  Charles 
le  Téméraire  fournit  en  secret  au  fugitif  Edouard  IV  les  moyens  de 
réunir  une  flotte  et  une  armée,  et  les  Yorkistes  débarquèrent  à  l'em- 
bouchure de  l'Humber  le  14  mars  1471.  Edouard  IV,  lorsqu'il  secouait 
son  habituelle  mollesse,  avait  les  qualités  d'un  grand  capitaine, 
prudence,  justesse  d'esprit,  décision.  Il  réussit,  avec  douze  ou  quinze 
cents  aventuriers,  à  traverser  en  moins  d'un  mois  la  moitié  du 
royaume.  Il  était  peu  aimé  en  Angleterre,  mais  le  peuple,  indifférent 
et  las,  le  laissa  passer.  Il  entra  à  Londres  le  11  avril;  le  14,  Warwick 
fut  vaincu  et  tué  à  Barnet,  et  le  4  mai,  le  prince  de  Galles,  fils  de 
Henry  VI,  périt  dans  le  désastre  final  de  Tewkesbury.  Henry  VI, 
enfermé  de  nouveau  dans  la  Tour  de  Londres,  y  mourut  le  21  mai  •. 

Au  moment  où  Edouard  IV  s'embarquait  pour  reconquérir  son 
royaume,  Charles  le  Téméraire  s'était  mis  en  marche  avec  une  armée 
de  trente  mille  hommes,  pour  reprendre  les  villes  de  la  Somme. 
Il  mit  le  siège  devant  Amiens  (10  mars  1471).  La  ville,  bien  défendue 
par  Antoine  de  Chabannes,  résista  au  bombardement.  Le  duc  de 
Bourgogne  espéra  se  la  faire  livrer  par  le  connétable  de  Saint-Pol, 
qui  y  était  entré  sous  prétexte  d'amener  dos  renforts.  Saint  Pol  cher- 
chait à  se  rendre  l'homme  nécessaire,  le  médiateur  entre  Louis  XI  et 
le  Téméraire;  son  but  était  sans  doute  de  se  constituer  une  principauté 
en  Picardie.  Mais  pour  le  moment,  d'accord  avec  François  II  de  Bre- 
tagne, il  voulait  obliger  le  duc  de  Bourgogne  à  se  lier  envers  la 
Noblesse  de  France  par  une  garantie  solennelle  et  à  conclure  le  ma- 
riage de  sa  fille  avec  Monsieur  Charles.  Impatienté  par  ces  exigences, 
inquiet  des  nouvelles  qu'il   recevait   du  Maçonnais,  le  Téméraire, 


EDOUARD  IV 

REPREND 

LA  COURONNE. 


CHARLES 

LE  TÉMÉRAIRE 

ASSIÈGE  AMIENS. 


TREVE. 


1.  Marguerite  d'Anjou  resta  cinq  ans  prisonnière  en  Angleterre;  Louis  XI  finit  par  payer 
sa  rançon,  et  elle  vint  terminer  sa  vie  en  France. 


36^ 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


NOUVELLE 
COALITION 
FÉODALE. 


MALADIE  ET  MORT 

DU  DUC 

DE  GUYENNE. 


au  début  du  mois  d'avril,  «  escripvit  au  roy  six  lignes  de  sa  main  »  : 
il  regrettait  de  «  luy  avoir  ainsi  couru  sus  »,  pour  satisfaire  autrui. 
Louis  XI,  de  son  côté,  avait  perdu  sa  belle  assurance,  et  il  accueillit 
avec  joie  ces  ouvertures  :  il  signa  avec  le  duc  de  Bourgogne  une 
trêve,  qui  laissait  les  garnisons  royales  dans  Amiens  et  Saint- 
Quentin. 

Mais  Louis  XI,  en  déchirant  les  traités  de  Conflans  et  de  Péronne, 
s'était  condamné  à  une  lutte  sans  merci  avec  ses  grands  vassaux.  La 
mésintelligence  de  ses  adversaires  ne  dura  point.  Dans  le  cours  de 
Tannée  1471,  des  Pays-Bas  à  la  Bretagne,  des  Alpes  aux  Pyrénées, 
une  coalition  féodale  se  reforma.  Odet  d'Aydie  unit  les  maisons  de 
Bretagne  et  de  Foix  par  le  mariage  de  François  II  avec  une  fille  de 
Gaston  IV  (26  juin).  Au  mois  de  juillet,  le  duc  de  Guyenne  quitta 
Louis  XI  pour  retourner  à  Bordeaux  et  demanda  au  pape  d'annuler 
le  serment  qu'il  avait  fait  sur  la  croix  de  Saint-Laud  de  ne  jamais 
épouser  Marie  de  Bourgogne.  En  vain  Louis  XI  envoyait  en  Guyenne 
un  de  ses  plus  fins  diplomates,  Imbert  de  Batarnay,  pour  négocier 
le  mariage  de  Charles  avec  Jeanne  de  Castille  :  si  vous  réussissez,  lui 
écrivait-il,  «  vous  me  mectez  en  paradis  ».  Charles  refusa  la  «  fille 
d'Espaigne  ».  Louis  XI  lui  proposa  une  de  ses  propres  filles  :  «  Au 
regard  du  mariage  de  la  fille  du  roy,  lui  fut-il  répondu,  mondit 
seigneur  a  bien  intention  de  mieux  faire,  au  bien  du  royaume,  des- 
dicts  seigneurs  du  sang  et  des  subjets  d'iceluy.  »  Jean  V  d'Armagnac, 
qui  avait  recommencé  ses  menées  occultes,  avait  été  dépouillé  de  ses 
biens  par  le  roi  en  1469,  et  obligé  de  s'enfuir  en  Espagne;  au  mois 
de  décembre  1471,  le  duc  de  Guyenne  le  rappela  et  lui  rendit  ses 
domaines.  Jean  leva  aussitôt  une  armée  et  «  avec  grant  puissance 
tint  les  champs  du  costé  de  Thoulouse  ».  Jean  II,  roi  d'Aragon,  et 
Yolande,  duchesse  de  Savoie,  sœur  de  Louis  XI,  promirent  leur  con- 
cours aux  coalisés,  et  il  fut  convenu  qu'Edouard  IV  serait  laissé  libre 
de  reconquérir  en  France  les  anciens  domaines  des  Plantagenêts.  Les 
familiers  du  duc  de  Guyenne  disaient  «  que  on  bailleroit  au  roy  tant 
de  lévriers  a  la  queue  qu'il  ne  sauroit  quel  part  fuyr  ».  C'était  le 
démembrement  de  la  France  qui  se  préparait.  Charles  le  Téméraire 
déclarait  qu'il  aimait  mieux  que  personne  le  bien  du  royaume,  «  car, 
disait-il,  pour  ung  roy  qu'il  y  a,  je  y  en  vouldroye  six  ». 

Le  bruit  courait  que  le  roi  de  France  était  perdu.  Un  espoir  pour- 
tant lui  restait.  Le  1"  mars  1472,  il  chargea  l'évêque  de  Valence  de 
déposer  au  trésor  de  Saint-Laud  d'Angers  une  série  de  documents 
établissant  que  Monsieur  Charles  avait  violé  le  serment  prêté  par  lui 
sur  la  croix  de  Saint-Laud.  Un  tel  parjure  ne  pouvait  rester  impuni. 
Comment  douter  d'ailleurs   de    la   protection    céleste?    Colette   de 


366 


Coalitions  féodales. 


Chambes  était  morte  le  14  décembre  1471,  et  Charles  de  France, 
depuis  l'entrée  de  l'hiver,  ne  faisait  que  dépérir.  Louis  XI  était  par- 
faitement renseigné  sur  tout  ce  qui  se  passait  en  Guyenne  :  le  moine 
même  qui  disait  les  heures  avec  le  duc  était  un  espion  aux  gages  du 
roi.  Les  précautions  de  Louis  étaient  prises  :  des  troupes  étaient 
massées  sur  la  frontière  ;  les  serviteurs  de  Monsieur  étaient  gagnés 
d'avance  ou  surveillés,  les  bonnes  villes  circonvenues.  Charles  de 
France  mourut  le  24  mai  1472.  En  quelques  jours,  toute  la  Guyenne 
fut  soumise.  Odet  d'Aydie  s'enfuit  en  Bretagne,  accusant  le  roi 
d'avoir  empoisonné  son  frère  *, 

Charles  le  Téméraire  venait  de  réorganiser  son  armée,  de  régler 
strictement  le  service  des  nobles,  de  créer  des  troupes  permanentes  ^. 
Le  22  juin  et  le  16  juillet,  il  publia  de  violents  manifestes,  où  il  pré- 
tendait que  le  duc  de  Guyenne  avait  été  mis  à  mort  sur  l'ordre  du  roi, 
«  par  poisons,  maléfices,  sortilèges  et  invocations  diaboliques  ».  Dès 
le  4  juin,  sans  attendre  l'expiration  de  la  trêve,  il  avait  commencé  les 
hostilités;  le  10,  il  fit  massacrer  les  habitants  et  les  défenseurs  de  la 
petite  ville  de  Nesle,  et,  entrant  à  cheval,  armé  de  pied  en  cap,  dans 
l'église  Notre-Dame,  où  s'entassaient  des  monceaux  de  cadavres 
sanglants,  il  s'écria  :  «  Saint  Georges!  Enfans,  vous  avez  faict  une 
belle  boucherie!*  »  Le  27,  il  arriva  devant  Beauvais,  qui  n'avait  point 
de  garnison.  Sachant  le  sort  qui  les  menaçait,  les  habitants  firent  une 
résistance  désespérée,  à  laquelle  les  femmes  prirent  une  part  glo- 
rieuse. Pendant  un  assaut,  une  fille  du  peuple,  Jeanne  Laisné, 
«  gagna  et  retira  devers  elle  ung  estendart  ou  bannière  des  Bourgoi- 
gnons  *.  »  Telle  était  l'impéritie  militaire  du  duc  de  Bourgogne  que, 
malgré  les  forces  considérables  dont  il  disposait,  il  laissa  chaque  jour 
des  troupes  royales  entrer  dans  Beauvais,  qui  finit  par  devenir  impre- 
nable. Il  déguerpit  le  22  juillet,  et  alla,  durant  trois  mois,  ravager  le 
pays  de  Caux,  brûlant  des  centaines  de  villages  et  de  châteaux, 
détruisant  les  moissons.  Sur  l'ordre  du  roi,  Antoine  de  Chabannes  se 
contentait  de  le  suivre  de  loin  et  de  «  rompre  ses  vivres  ».  Pendant 


CAMPAGNE 

DE  CHARLES 

LE  TÉMÉRAIRE. 


SIEGE 
DE  BEAUVAIS. 


GUERRE 
DE  DÉVASTATION. 


1  En  réalité,  le  duc  de  Guyenne  était  depuis  longtemps  malade  (Rapport  publié  par 
Vaesen,  Lettres  de  Louis  XI,  t.  IV,  p.  364;  relation  d'Arnold  de  Lalaing,  publ.  par  Lenglet 
du  Fresnoy,  Preuves  de  Commines,  t.  III,  p.  261).  Le  D'  E.  Brissaud,  Gazette  hebdomadaire 
de  médecine  et  de  chirurgie,  1882,  p.  199,  a  émis  l'hypothèse  de  la  syphilis. 

2.  D'après  les  édits  de  1471,  Charles  le  Téméraire  forma  une  armée  de  1  25o  lances.  Chaque 
lance  comprenait  un  homme  d'armes  à  cheval  avec  un  coutilier  et  un  page,  trois  archers 
montés,  combattant  à  pied,  un  couleuvrinier,  un  arbalétrier,  un  piquier.  "Voir  les  ouvrages 
indiqués  par  H.  Pirenne,  Bibliographie  de  l'Hist.  de  Belgique,  2'  édit.,  n"'  1018  à  io3i,  notam- 
ment ceux  de  G.  Guillaume. 

3.  Témoignage  publié  dans  le  Bull,  d-u  Comité  de  la  Langue,  de  l'Hist.  et  des  Arts  de  la 
France,  t.  II,  i853-i855,  p.  284. 

4-  Lettres  de  Louis  XI  pour  Jeanne  Laisné  (Ordonnances,  t.  XVII,  p.  583V  De  cet  épisode 
est  sortie  la  légende  de  Jeanne  Hachette. 


36; 


LA  COALITION 
DISSOUTE. 


PROCES  DU 
DUC  D'ALENÇON. 


MORT  DU  COMTE 
D'ARMAGNAC. 


Règne  de  Louis  XI,  Goiiçernement  des  Beaujeu.  livre  m 

ce  temps,  les  garnisons  royales  de  la  frontière  faisaient  des  incur- 
sions dans  les  pays  bourguignons,  et  le  corsaire  gascon  Guillaume 
de  Gasenove  terrifiait  les  populations  maritimes  des  Pays-Bas.  Les 
troupes  du  Téméraire,  épuisées  et  affamées,  reprirent  à  la  fm  d'oc- 
tobre la  route  des  Flandres.  Le  duc  de  Bourgogne  conclut  a:\rec  lé 
roi,  le  3  novembre,  une  trêve  de  cinq  mois,  qui,  à  son  expiratiosPout 
renouvelée  pour  un  an. 

Louis  XI,  selon  son  habitude,  avait  réservé  ses  coups  décisifs  à 
ses  adversaires  les  plus  faibles.  Il  avait  envahi  la  Bretagne,  et 
François  II  fut  contraint  d'accepter  une  trêve,  le  15  octobre  1472. 
Odet  d'Aydie  passa  au  service  du  roi.  Le  duc  d'Alençon,  arrêté 
sous  Finculpalion  d'avoir  voulu  livrer  ses  domaines  au  Téméraire, 
fut  traduit  devant  le  Parlement,  et,  pour  la  seconde  fois,  condamné 
à  mort  ;  Louis  XI  eut  cependant  pitié  de  son  ancien  complice  :  le 
vieux  conspirateur  fut  encore  gracié  *.  Jean  V,  comte  d'Armagnac, 
fut  moins  heureux.  Assiégé  dans  la  place  forte  de  Lectoure,  il  s'était 
rendu,  le  11  juin  1472,  au  sire  de  Beaujeu,  et  il  avait  obtenu  la  per- 
mission d'aller  se  justifier  auprès  du  roi.  Il  resta  dans  le  Midi  et  ne 
profita  de  sa  liberté  que  pour  préparer  sa  revanche.  Lorsque  les 
troupes  royales  se  furent  éloignées,  Jean  V  s'empara  de  Lectoure  et 
fit  prisonnier  le  sire  de  Beaujeu,  grâce  à  la  connivence  des  habi- 
tants (19  octobre  1472).  Gette  satisfaction  d'amour-propre  lui  coûta 
cher  :  les  Francs- Archers  de  Guyenne  furent  mis  sur  pied,  l'arrière-ban 
de  la  sénéchaussée  d'Agen  fut  convoqué,  le  roi  envoya  de  l'artillerie, 
et  Lectoure  dut  capituler  le  4  mars  1473.  L'armée  royale  saccagea 
la  ville,  et  Jean  V,  qui  avait  promesse  de  vie  sauve,  périt  fortuitement 
dans  une  bagarre.  Ses  biens,  qui  formaient  une  des  plus  importantes 
seigneuries  du  Midi,  furent  dépecés  entre  le  sire  de  Beaujeu  et  une 
vingtaine  d'autres  serviteurs  du  roi. 

La  période  des  grandes  coalitions  féodales  était  close  :  Charles 
de  France  et  le  comte  d'Armagnac  étaient  morts  ;  le  comté  de  Foix 
était  échu  à  un  enfant  ;  le  duc  d'Alençon  avait  disparu  de  la  scène 
politique;  le  duc  de  Bretagne  se  tenait  coi;  Charles  le  Téméraire, 
absorbé  par  ses  projets  sur  «  les  Allemagnes  »,  allait  être  réduit, 
dans  les  affaires  de  France,  à  une  opposition  impuissante.  Un  chan- 
sonnier du  temps  résuma  très  bien  la  situation  : 


Berry  est  mort, 
Bretaigne  dort, 


Bourgogne  hongne  (grogne), 
Le  roy  besongne. 


i.  Il  sortit  de  prison  le  28  décembre  1475  et  mourut  l'année  suivante. 


<  368  X 


CHAPITRE   III 

RUINE  DE  LA  MAISON  DE  BOURGOGNE. 
AFFAIRES  D'ESPAGNE  ET  D'ITALIE 


I.    CHARLES   LE    TEMERAIRE   ET   L  ALLEMAGNE.    GUERRES   DE   BOURGOGNE.  — 
II.   LA   SUCCESSION    DE   BOURGOGNE.    —   III.    AFFAIRES   d'eSPAGNE  ET   d'iTALIE. 


7.  —  CHARLES  LE   TEMERAIRE  ET  L'ALLEMAGNE.  — 
GUERRES    DE    BOURGOGNE^ 

CHARLES  le  Téméraire  avait  repris  dès  son  avènement  la  poli- 
tique suivie  jadis  par  Philippe  le  Bon,  qui  avait  voulu  fonder  un 
État  indépendant,  gouverné  selon  les  principes  du  droit  divin  2.  Il 
simplifia  l'administration  des  finances  et  de  la  justice,  établit  à  Mafines 
une  Chambre  des  Comptes  qui  remplaça  celles  de  Lille,  de  Bruxelles 
et  de  La  Haye,  et  un  Parlement  dont  le  ressort  s'étendit  à  tous  ses 
États  septentrionaux,  y  compris  l'Artois  et  la  Flandre  française  (1473). 
Il  ne  voulait  pas  seulement  instituer  un  contrôle  financier  plus  rapide 
et  rendre  meilleure  justice.  Par  la  création  d'un  tribunal  suprême 
portant  le  nom  de  Parlement,  et  par  le  choix  de  Malines  (ville  d'Em- 
pire) comme  siège  des  deux  cours  souveraines  des  Pays-Bas,  Charles 
le  Téméraire  prétendait  manifester  sa  complète  indépendance  à 
l'égard  du  roi  de  France.  Dès  1470  d'ailleurs,  il  avait  défendu  à  tous 

1.  Sources  et  ouvrages  a  consulter.  On  trouvera  des  indications  bibliographiques  dans 
Pirenne,  Bibliographie  de  l'hisloire  de  Belgique,  2'  édition,  1902,  et  dans  Toutey  {voir  plus 
bas).  Principales  sources  pour  la  politique  de  Louis  XI  :  outre  Commynes  et  Jean  de  Roye, 
Chronique  de  Jean  Molinet,  dans  Buchon,  Chroniques  nationales  françaises,  t.  XLIII,  1827; 
Lettres  de  Louis  XI,  t.  V  et  VI,  1895-1898;  Commyues-Lenglet,  t.  III,  1747;  De  Gingins  La 
Sarra,  Dépèches  des  ambassadeurs  milanais  .mr  les  campagnes  de  Charles  le  Hardi,  i858.  Tra- 
vaux d'ensemble  :  J.  Poster  Kirk,  Hislory  of  Charles  the  Bold,  t.  II  et  III,  i86.3-iS68  (le  t.  III 
n'a  pas  été  traduit  par  Flor  O'Squarr).  E.  A.  Freeman,  Select  hislorical  essays,  1878.  P.  Hen- 
rard.  Appréciation  du  règne  de  Charles  le  Téméraire,  Mém.  couronnés  par  l'Acad.  de  Bel- 
gique, t.  XXIV,  1875.  E.  Toutey,  Charles  le  Téméraire  et  la  Ligue  de  Constance,  1902.  Nous  indi- 
querons les  travaux  spéciaux  les  plus  importants;  il  en  parait  chaque  année  de  nouveaux. 

2.  Charles  le  Téméraire,  accentuant  les  prétentions  paternelles,  déclarait  aux  députés 
des  Etats  de  Flandre  que  son  autorité  était  d'origine  surnaturelle,  et  leur  conseillait  de 
lire  «  le  Livre  des  Rois,  en  la  Bible,  où,  par  motz  exprès.  Dieu  a  designé  et  declairé  le 
pûvoir-d£s  princes  sur  leurs  subgeclz  >•. 


369  > 


CHABLES 

LE  TÉMÉRAIRE 

VEUT  FONDER 

UN  ÉTAT 

CENTRALISÉ, 


LSDEPEXDANT 
DE  LA  FRANCE, 


IV.  2, 


24 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


ET  RECONSTITUER 

LE  ROYAUME 

DE  LOTHARINGIE. 


ses  sujets  d'en  appeler  au  Parlement  de  Paris.  En  1474  il  organisa  les 
Parlements  de  Beaune  et  de  Dole  pour  le  duohé  de  Bourgogne  et  la 
Franche-Comté.  Louis  XI  avait  violé  le  traité  de  Péronne,  et  Charles 
ne  se  considérait  plus  comme  son  vassal  ^ 

Le  duc  se  condamnait  ainsi  à  une  lutte  mortelle  contre  le  roi  de 
France.  Pour  sa  sûreté,  il  lui  fallait  non  seulement  reconquérir  Tin- 
dispensable  frontière  des  villes  picardes,  mais  encore  ramener  la 
France  à  Fétat  où  elle  était  trois  cents  ans  auparavant.  Les  alliances 
de  Charles  avec  tous  les  féodaux  en  révolte  contre  Louis  XI  et  avec 
le  roi  d'Angleterre  prouvent  que  c'était  bien  là  son  intention.  Mais 
son  ambition  ne  s'arrêtait  pas  là.  Il  voulait  reconstituer  lancien 
royaume  deLothaire,  de  la  mer  du  Nord  à  la  Méditerranée^,  et  prendre 
le  titre  de  roi  :  il  comptait  sur  l'anarchie  de  l'Empire,  et  sur  l'inertie 
de  Frédéric  III,  «  homme  de  très  petit  cueur  ».  Il  songea  même  à  la 
couronne  impériale.  A  partir  de  1473,  il  sacrifia  tout  pour  «  s'aller 
hurter  contre  ces  Almaignes  ». 

Il  commença  ses  conquêtes  dans  le  pays  dErapire  en  soumettant 
BOURGUIGNONNES.  \^  principauté  de  Liège,  qui  fut  définitivement  annexée  en  1468.  Au 
nord  (lu  Liégeois,  il  convoitait  le  duché  de  Gueldre;  il  intervint  en 
faveur  du  duc  Arnold,  emprisonné  par  son  fils  Adolphe,  qui  trouvait 
«  qu'il  y  avoit  quarante-quatre  ans  que  son  père  estoit  duc,  et  qu'il 
estoit  bien  temps  qu'il  le  fust  »  ;  à  la  mort  du  vieil  Arnold,  en  1473,  le 
duc  de  Bourgogne  recueillit  sa  succession  ^ 

Pour  unir  les  deux  tronçons  de  l'État  bourguignon,  Charles  avait 
besoin  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine.  On  a  vu  que  le  landgraviat  de 
Haute-Alsace*  appartenait  nominalement  à  Sigismond,  duc  d'Au- 
triche. Ce  prince,  incapable  et  dépensier,  avait  à  peu  près  achevé 
d'aliéner,  par  des  contrats  de  gagerie,  les  domaines  rhénans  de  sa 
maison  ^.  Le  pays  était  livré  aux  misères  de  l'anarchie  féodale. 
Mulhouse,  qui  formait  une  république  vassale  de  l'Électeur  Palatin, 
était  particulièrement  menacée.  En  1466,  les  nobles  voisins,  poussés 
par  Sigismond,  essayèrent  de  s'emparer  de  cette  ville.  Alors  elle  con- 
clut, le  17  juin,  une  aUiance  de  vingt-cinq  ans  avec  Berne  et  Soleure. 
Les  invasions  des  Suisses  dans  les  domaines  autrichiens  recommencè- 
rent. Plutôt  que  de  laisser  ses  vieux  ennemis  s'emparer  de  Waldshut, 


CONQUÊTES 


LIEGE.  DUCHE 
DE  GUELDRE 


AFFAIRES 
D'ALSACE. 


1.  Il  était  stipulé  dans  le  traité  de  Péronne  que,  si  le  roi  n'en  observait  pas  les  clauses, 
les  fiefs  français  du  duc  de  Bourgogne  appartiendraient  désormais  à  celui-ci  sans  obligation 
d'hommage.  —  Sur  l'œuvre  de  centralisation  de  Charles  le  Téméraire,  voir  Eug.  Lameere, 
Le  Grand  Conseil  des  ducs  de  Bounjoyne,  1900;  H.  Pirenne,  Hist.  de  Belgique,  t.  II  (sous  presse). 

2.  Sur  sa  tentative  pour  s'emparer  de  la  Provence,  voir  plus  loin,  p.  38i.  Tous  les  rêves, 
il  les  fit.  Un  jour,  il  déclarait  avoir  des  droits  sur  le  trône  d'Angleterre. 

3.  Adolphe,  arrêté  en  1A71,  ne  recouvra  sa  liberté  qu'après  la  mort  du  Téméraire. 

4-  Cette  seigneurie  correspondait  à  peu  près  à  notre  ancien  département  du  Haut-Pihin. 
5.  Sur  ces  contrats  et  la  politique  de  Sigismond,  voir  1  ouvrage  de  L.  Stouff,  cité  p.  3oi. 


370 


Ruine  de  la  Maison  de  Boiu'gogiie. 


qui  leur  aurait  donné  la  frontière  du  Rhin,  Sigismond  leur  promit 
une  rançon  de  10  000  florins  et,  pour  se  procurer  cet  argent,  il  résolut 
de  mettre  en  gage  les  droits  qui  lui  restaient  encore  dans  la  région. 
Il  vint  d'abord  en  France,  les  offrir  au  roi.  Louis  XI,  depuis  qu'il  avait 
combattu  les  Suisses  en  1444,  avait  pour  eux  une  estime  mêlée  de 
quelque  crainte  '.  Il  refusa  de  recevoir  Sigismond,  qui  se  rendit  immé- 
diatement à  Bruges.  Le  duc  de  Bourgogne  Taccueillit  avec  empresse- 
ment. Moyennant  oO  000  florins,  Charles  le  Téméraire  acquit  les  droits 
que  Sigismond  avait  conservés  dans  le  comté  de  Ferrette,  le  land- 
graviat  de  la  Haute-Alsace,  les  villes  forestières  de  Rheinfelden, 
Sseckingen,  Laufenbourg  et  Waldshut,  et  le  comté  de  Hauenstein; 
il  pouvait  notamment  y  racheter  les  terres  engagées  par  les  ducs 
d'Autriche  :  il  devait  tout  abandonner  le  jour  où  Sigismond  lui 
rembourserait,  en  une  fois,  et  les  50  000  florins,  et  les  dépenses  que 
Charles  aurait  faites  pour  le  bie^n  de  l'Alsace  (traité  de  Saint-Oraer, 
9  mai  1469).  Une  clause  du  traité  promettait  l'assistance  de  Charles 
le  Téméraire  au  duc  d'Autriche,  s'il  était  attaqué  par  les  Suisses. 
Peut-être  Sigismond  espérait-il  recouvrer  un  jour  ses  domaines 
rhénans.  Mais  comment  pourrait-il  jamais  rendre  ces  50  000  florins, 
et  les  180000  florins  que  Charles  le  Téméraire  se  proposait  de 
verser  peu  à  peu,  pour  racheter  les  terres  engagées?  La  Haute- 
Alsace  et  le  cours  moyen  du  Rhin  paraissaient  acquis  à  la  maison 
de  Bourgogne  ^. 

Charles  le  Téméraire  prit  possession  du  pays  sans  difficulté,  et 
donna  la  charge  de  grand  bailli  à  un  noble  alsacien,  Pierre  de  Hagen- 
bach,  qui  servait  depuis  longtemps  sa  maison  avec  dévouement. 
Hagenbach,  homme  de  caractère  rude  et  impérieux,  fit  revivre  les 
prérogatives  de  souveraineté  que  la  maison  d'Autriche  avait  laissé 
périmer,  et  rétablit  un  gouvernement  central.  En  deux  ans,  les  prin- 
cipales forteresses  furent  occupées  par  les  troupes  bourguignonnes, 
les  brigands  féodaux  durent  faire  soumission,  et  l'Alsace  fut  pacifiée. 
Mais  tous  ceux  qui  avaient  jusque-là  profité  du  désordre  devinrent  les 
ennemis  du  grand  bailli.  De  plus,  il  entreprit  de  récupérer  les  terres 
domaniales,  et  mécontenta  les  nobles  et  les  villes  qui  croyaient  les 
avoir  acquises  pour  toujours.  Sous  prétexte  de  défendre  les  intérêts 
des  innombrables  créanciers  de  Mulhouse,  la  protégée  des  Suisses,  il 
invita  cette  ville  à  accepter  la  suzeraineté  bourguignonne.  Il  mani- 


TRAITE 

DE  SAINT-OMER 

(1460). 


PIERRE 

DE  HAGENBACH 

EN  ALSACE. 

LA  BASSE- UN  ION 

{U73). 


1.  Il  écrivait  en  1471  au  gouverneur  de  Roussillon,  chargé  d'une  mission  en  Savoie  : 
«  Vous  savez  que  les  Souysses  sont  vaillans  gens,  et  y  estiez  quand  je  les  combati.  Se 
vous  sentiez  qu'ilz  venissent,  je  vous  prie  que  vous  n'aiez  point  de  honte  de  faire  retirer 
mes  gens  »  (Lettres,  t.  IV,  p.  278-279). 

2.  H.  Witte,  Zur  Geschichle  der Enlslehung  der  Dargunderkriege,  Herzog  Sigmunds Bezieliungen 
zu  den  Eidgenossen  iind  :u  Karl  dem  Kùlmen,  i885. 


371 


TBAITE  DE  NANCY 
{1473). 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

festa  même  rintention  de  mettre  la  main  sur  les  républiques  de  Bâle 
et  de  Colmar.  Enfin,  comme  Charles  le  Téméraire  le  laissait  sans 
argent,  il  viola  une  stipulation  du  traité  de  Saint-Oraer  et  frappa 
d'un  impôt  la  vente  du  vin.  Dès  i473,  la  situation  devint  très  grave. 
Plusieurs  villes  alsaciennes  refusèrent  de  payer  le  «  mauvais  denier». 
Le  14  mars,  Bâle  et  son  évêque,  Colmar,  Mulhouse,  Strasbourg  et 
son  évêque,  Schlestadt  et  le  margrave  de  Bade  conclurent  une  alliance 
de  dix  années  :  la  «  Basse-Union  »  était  formée  pour  aider  Mulhouse 
à  se  libérer  de  ses  dettes  et  pour  arrêter  les  progrès  de  la  maison  de 
Bourgogne  sur  le  Bhin. 

AFFAIRES  Charles  le  Téméraire  ne  tint  aucun  compte  de  cet  avertissement. 

DE  LORRAINE.  \\  voulait  s'cmparcr  aussi  de  la  Lorraine,  René  II,  petit-fils  du 
roi  René,  qui  devint  duc  de  Lorraine  en  1473,  était  un  brillant  et 
affable  chevalier  de  vingt-deux  ans,  instruit,  pieux  et  brave,  et  qui 
inclinait  vers  l'alliance  française.  Mais  Louis  XI  craignit  de  se  com- 
promettre en  le  soutenant  ouvertement  et  René  dut  subir  ralHance 
que  Charles  le  Téméraire  lui  imposa,  les  armes  à  la  main  :  le  traité 
de  Nancy  (15  octobre  1473)  donna  aux  troupes  du  Téméraire  le  droit 
de  passage  à  travers  la  Lorraine,  et  plusieurs  places  fortes  du  duché 
furent  bientôt  occupées  par  des  garnisons  bourguignonnes.  C'était  la 
première  étape  vers  l'annexion. 

ENTREVUE  Au  momcut  de  la  conclusion  du  traité  de  Nancy,  le  duc  de  Bour- 

DE  TREVES.  goguc  était  en  conférence  à  Trêves  avec  l'empereur  (30  septembre- 

25  novembre  1473).  Cette  entrevue,  qui  provoqua  une  grande  émotion 
dans  tout  l'Occident,  était  l'aboutissement  de  négociations  qui 
duraient  depuis  1470.  Le  duc  de  Bourgogne  demandait  à  l'empereur 
le  titre  de  roi  des  Romains;  en  échange,  il  offrait  la  main  de  Marie, 
son  héritière,  pour  Maximilien,  fils  de  Frédéric  III  :  après  la  mort  de 
Frédéric,  la  couronne  impériale  appartiendrait  successivement  à 
Charles  le  Téméraire  et  à  son  gendre.  La  maison  de  Bourgogne- 
Autriche  deviendrait  alors  la  première  de  la  Chrétienté.  Elle  orga- 
niserait la  guerre  sainte  contre  les  Turcs  :  au  besoin,  les  croisés 
réduiraient  à  l'impuissance  le  roi  de  France,  le  perfide  Louis  XI, 
l'empoisonneur,  le  fratricide,  l'éternel  perturbateur  de  la  paix  entre 
les  fidèles.  Le  Téméraire  constata  bientôt  que  Frédéric  ne  se  prêterait 
pas  à  cette  combinaison  grandiose.  Offrant  toujours  la  main  de  sa 
fille,  il  essaya  d'obtenir  la  constitution  d'un  royaume  de  Bourgogne, 
qui  comprît,  outre  ses  domaines,  les  évêchés  d'Utrecht,  de  Tournai, 
de  Cambrai,  de  Toul  et  de  "Verdun,  la  Lorraine  et  la  Savoie.  L'empe- 
reur tergiversait,  alléché  par  l'offre  de  l'héritage  bourguignon. 
Charles  se  crut  assuré  du  succès,  et  fit  préparer  à  Trêves  même  la 
cérémonie  de  son  couronnement. 

i  372  ) 


Ruine  de  la  Maison  de  Boursoi^rie, 


Mais  Frédéric  III,  à  défaut  d'autre  vertu  politique,  était  très 
méfiant.  Il  savait  l'histoire  des  multiples  fiançailles  de  Marie  de  Bour- 
gogne. L'ambition  et  la  puissance  de  Charles  effrayaient  encore 
davantage  les  princes  électeurs,  qui  ne  se  souciaient  pas  de  le  voir 
s'allier  à  la  maison  d'Autriche  et  prendre  pied  en  Allemagne.  Enfin 
Louis  XI  veillait'.  Inquiet  de  cette  entrevue,  il  avait  envoyé  à  Trêves 
des  agents,  qui  parlèrent  d'un  mariage  possible  entre  le  dauphin  et 
Cunégonde,  fille  de  Frédéric  III,  et  Tempereur  accueillit  ces  ouver- 
tures :  à  la  fin  du  mois  d'octobre,  il  proposa  au  duc  Charles  une 
alliance  entre  l'Empire,  la  Bourgogne  et  la  France.  Le  Téméraire, 
exaspéré,  faillit  quitter  Trêves.  Les  conférences  se  prolongèrent  encore 
un  mois;  mais,  à  mesure  que  l'empereur  reculait,  le  duc  multipliait 
ses  exigences.  Le  23  novembre,  il  fut  décidé  qu'une  nouvelle  entrevue 
aurait  lieu  au  mois  de  février.  C'était  une  rupture.  Soit  pour  la  bien 
marquer,  soit  simplement  pour  éviter  de  payer  les  dettes  qu'il  avait 
contractées  à  Trêves,  le  chiche  et  sournois  Frédéric  III  partit  furti- 
vement le  25  novembre,  avant  l'heure  fixée  pour  la  séparation  ^. 

Le  duc  de  Bourgogne  avait  amené  à  Trêves  toute  une  armée. 
Il  alla,  pour  soutenir  Hagenbach,  faire  une  promenade  militaire  en 
Alsace.  Il  rejeta  les  réclamations  des  habitants  et  partit  avec  la  con- 
viction que  le  pays  était  soumis.  Trois  mois  après,  les  Alsaciens  étaient 
en  pleine  révolte  et  demandaient  à  retourner  sous  la  domination  au- 
trichienne. Hagenbach,  laissé  sans  secours  par  le  duc  de  Bourgogne, 
fut  traduit  devant  un  tribunal  extraordinaire  où  figuraient  les  magis- 
trats des  villes  soulevées  contre  lui,  et  même  quelques  délégués 
suisses.  Il  fut  condamné  à  mort  et  exécuté  le  9  mai  1474.  C'en  était 
fait  de  la  domination  bourguignonne  en  Alsace'. 

Charles  le  Téméraire  accueillit  ces  nouvelles  par  des  impréca- 
tions et  des  cris  de  fureur;  mais  il  différa  sa  vengeance.  Il  croyait 
avoir  trouvé  le  moyen  de  réparer  en  Allemagne  son  échec  de  Trêves, 
et  d'établir  son  protectorat  sur  la  riche  principauté  ecclésiastique  de 
Cologne.  Déjà,  en  1463,  à  la  mort  de  l'archevêque  de  Cologne  Dietrich 
d©   Mors,   Philippe  le  Bon  avait  essayé  d'obtenir  l'élection  de  son 


LE  TEMERAini; 

NE  PEUT  OBTEA'IH 

LA  COURONNE 

nOYALE. 


CHUTE 

DE  LA  DOMINATION 

BOURGUIGNONNE 

EN  ALSACE. 


AFFAIRES 
DE  COLOGNE. 


1.  Depuis  longtemps,  il  suivait  attentivement  les  événements  d'Allemagne,  et,  comme  son 
père,  se  ménageait  des  amitiés  parmi  les  princes  du  Rhin.  Voir  ses  Lettres,  t.  III,  p.  104; 
t.  IV,  p.  i5o;  t.  V,  p.  143. 

2.  K.  Schellhass,  Zur  Tnerer  Zusammenkunfl  im  Jahre  U73,  Deutsche  Zeitschrift  fur 
Geschichtswissenschaft.  ann.  1891,  t.  II.  F.  Lindner,  Die  Zusammenkunfl  Friedrich  III  mit 
dem  Kiihnen  zu  Trier,  1894.  A.  Bachmann,  Deutsche  Reichsgeschichle  im  Zeitalter  Friedrich  III 
und  Max  /,  t.  II,  1894,  chap.  xviii. 

3.  Ch.  Nerlinger,  Pierre  de  Hagenbach  et  la  domination  bourguignonne  en  Alsace,  1891; 
cf.  la  Bibliographie  des  œuvres  de  cet  érudit,  Biblioth.  de  l'Ecole  des  Chartes,  1899,  p.  642. 
Travaux  de  H.  Witte,  dans  la  Zeitschrift  fOr  die  Geschichte  des  Oberrheins,  nouy.  série, 
t.  1,  II,  VI  à  VIII,  X,  1886-1895,  et  dans  le  Jahrbuch  der  Gesellschaft  fur  Lolhringische 
Geschichte,  t.  II  à  IV,  1890-1892. 


3-73 


LE'S  GUE  ME  S 

DE  BOURGOGNE. 


POLITIQUE 
DE  LOUIS  XI. 


LES  SUISSES 

ET 
SIGISMOND. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

neveu  Louis  de  Bourbon,  évêque  de  Liège.  Il  ne  réussit  pas,  mais  ce 
fut  Robert  de  Wittelsbach,  frère  de  son  allié  l'électeur  Palatin,  qui 
fut  choisi  par  le  Chapitre,  et  la  situation  financière  de  Tarchevêché 
allait  donner  à  la  maison  de  Bourgogne  des  prétextes  d'intervention. 
Robert,  à  peu  près  privé  de  ses  revenus  par  Tincurie  de  ses  prédé- 
cesseurs, voulut  reprendre  de  force  certains  biens  engagés  à  des  taux 
usuraires,  et  lever  de  nouveaux  impôts.  Il  entra  en  lutte  contre  son 
Chapitre  et  ses  sujets;  les  villes,  et  notamment  Neuss,  lui  refusèrent 
toute  concession,  et  le  Chapitre  résolut  de  le  déposer.  Robert  appela 
le  duc  de  Bourgogne  à  son  secours,  et,  au  printemps  de  1474,  le  Témé- 
raire réunit,  pour  aller  le  défendre,  ses  compagnies  dordonnance, 
son  arrière-ban  et  une  multitude  de  mercenaires  étrangers  ^ 

Pendant  ce  temps,  sorganisait  contre  lui  une  coalition  formidable. 
Les  «  guerres  de  Bourgogne  »  allaient  éclater.  Par  l'importance  des 
intérêts  engagés,  par  le  nombre  des  belligérants,  ces  guerres  sont, 
dans  la  période  qui  suit  l'expulsion  des  Anglais  de  France,  jusqu'aux 
expéditions  d'Italie,  l'événement  le  plus  considérable  de  l'histoire  poli- 
tique européenne.  La  mort  du  Téméraire  ne  les  terminera  point,  et 
elles  ne  seront  arrêtées  que  pour  quelques  années  par  le  traité  signé 
à  Arras  en  1482.  Elles  se  relient  aux  grandes  guerres  politiques  des 
siècles  suivants  :  car,  une  fois  le  duc  de  Bourgogne  disparu,  c'est,  à 
propos  de  ses  dépouilles,  la  lutte  entre  les  maisons  de  France  et  d'Au- 
triche qui  commencera. 

Louis  XI  aurait  pu,  dès  le  début,  frapper  de  grands  coups.  Il 
avait  une  excellente  armée,  de  gros  revenus.  Il  adopta  une  politique 
de  temporisation  et  d'action  presque  constamment  indirecte,  d'une 
remarquable  habileté.  Aussi  bien  ne  se  sentait-il  pas  suffisamment 
sûr  de  la  fidélité  du  peuple  qu'il  gouvernait  si  tyranniquement.  «  Il 
estimoit,  dit  Commynes,  n'estre  pas  bien  aimé  de  tous  ses  subjectz,  et 
par  especial  des  grans,  et,  si  je  osoie  tout  dire,  il  m'a  maintes  foiz  dit 
qu'il  congnoissoit  bien  ses  subjectz,  et  qu'il  le  trouveroit  (il  s'en  aper- 
cevrait) si  ses  besongnes  se  portoient  mal.  »  11  tint  donc  son  armée  en 
réserve,  mais  son  argent,  le  talent  de  ses  diplomates,  toutes  les  res- 
sources de  sa  rouerie  enjôleuse,  il  les  prodigua  pour  semer  d'em- 
bûches le  chemin  où  s'était  engagé  le  duc  de  Bourgogne.  «  Il  luy 
faisoit  beaucop  plus  de  guerre  en  le  laissant  faire  et  luy  solcitant 
ennemys  en  secret,  que  s'il  se  fust  declairé  contre  luy.  » 

Les  ennemis  quïl  sollicita  en  secret,  ce  furent  avant  tout  les 
Suisses,  qu'il  parvint  à  réconcilier  avec  le  duc  d'Autriche.  Cette  coa- 
lition, dit  encore  Commynes,  «  tourna  à  grand  prouffit  au  roy,  et  croy 

1.  H.  Diemar,  Die  Enlslehung  des  Deulschen  Eeichskriegs  gegen  Herzog  Karl  den  Kuhnen,  1896. 
F.  Schmilz,  Der  Neusser  Kiieg,  1896. 


374 


CHAP.  m  Ruine  de  la  Maison  de  Bourgogne. 

que  ce  feust  une  des  plus  saiges  choses  qu'il  fcist  oncques  en  son 
temps  ».  L'union  des  Suisses  et  de  rAutriche,  vainement  entreprise 
par  Charles  VII,  était,  il  est  vrai,  rendue  plus  facile  par  les  progrès 
mêmes  de  la  maison  de  Bourgogne.  Sigismond,  en  haine  des  Suisses, 
avait  livré  TAlsace  au  Téméraire  ;  il  le  regrettait,  car  le  duc  avait 
repoussé  ses  propositions  réitérées  de  faire  la  guerre  aux  Cantons  ;  il 
apercevait  que  Talliance  bourguignonne  ne  lui  était  d'aucun  profit. 
Les  Bernois,  de  leur  côté,  auraient  voulu  s'agrandir  vers  le  Nord  et 
l'Ouest;  les  progrès  des  «  Welches  »  *  leur  interdisaient  cet  espoir. 
Les  prétentions  de  Hagenbach  sur  Mulhouse,  leur  alliée,  ses  incur- 
sions sur  leur  propre  territoire,  enfin  le  projet  déclaré  parle  Téméraire 
de  se  tailler  jusque  dans  les  Alpes  son  royaume  de  Bourgogne,  leur 
inspiraient  des  craintes  pour  leur  indépendance  même.  Les  Lucernois, 
et  aussi  les  gens  de  Fribourg,  de  Soleure,  de  Bâle,  qui  ne  faisaient 
pas  partie  de  la  Confédération,  avaient  les  mêmes  sentiments.  Mais 
les  cantons  orientaux  (Zurich,  Zug,  Schwyz.  Unterw^alden,  Uri,  Claris) 
n'avaient  pas  affaire  aux  ducs  de  Bourgogne  :  c'était  la  maison  d'Au- 
triche, leur  voisine,  qu'ils  redoutaient.  Sigismond,  d'autre  part,  ne 
voulait  point  renoncer  définitivement  aux  territoires  qui  lui  avaient  été 
pris  par  les  Suisses.  Aussi  les  négociations  entamées  par  lui  avec  la 
Confédération,  en  1471-1472,  n'aboutirent-elles  point.  Il  fallut  que 
Louis  XI  s'en  mêlât. 

Dès  1470,  Louis  XI  et  les  Suisses,  sur  la  demande  de  ces  derniers,  louis  xi 

s'étaient  engagés  réciproquement  à  ne  pas  soutenir  le  duc  de  Bour-  ^^'•^  réconcilie. 
gogne,  s'il  prenait  les  armes  contre  la  France  ou  contre  les  Cantons. 
Louis,  selon  sa  coutume,  s'était  acheté  en  Suisse  de  solides  appuis.  Le 
prévôt  de  Munster-en-Argovie,  Jost  de  Silinen,  et  un  des  hommes 
d'État  les  plus  écoutés  à  Berne,  Nicolas  de  Diesbach,  le  servirent 
avec  un  dévouement  qu'il  entretint  à  beaux  deniers  comptants  -. 
Lorsque,  dans  l'été  de  l'an  1473,  Sigismond  lui  demanda  de  l'aider  à 
recouvrer  l'Alsace,  le  roi  se  fit  accepter  comme  arbitre  pour  ter- 
miner sa  querelle  avec  les  Suisses  :  moyennant  une  pension  de 
10000  florins,  payée  par  la  France,  le  duc  d'Autriche  reconnut  aux 

1.  C'est  ainsi  que  les  Suisses  désignaient  les  sujets  du  duc  de  Bourgogne.  Est-il  néces- 
saire d'ajouter  qu'il  ne  s'agissait  point  d'une  haine  de  races?  Les  historiens  allemands  ont 
représenté  les  guerres  de  Bourgogne  comme  un  grand  conflit  entre  les  Germains  et  les 
Français.  Le  caractère  cosmopolite  des  Etats  de  Charles  le  Téméraire,  qui  reniait  sa 
qualité  de  Français,  et  les  éléments  si  bigarrés  des  deux  coalitions,  infirment  d'avance  une 
pareille  théorie. 

2.  Dès  i466,  Louis  XI  s'était  attaché  la  famille  des  Diesbach.  Louis  de  Diesbach,  cousin 
de  Nicolas  et  page  de  Louis  XI,  nous  a  laissé  de  curieux  témoignages  de  l'attachement  des 
siens  au  roi  de  France.  Voir  ses  Mémoires,  édit.  M;i.\  de  Diesbach,  1902.  Les  délégués  des 
Cantons,  réunis  à  Zurich  en  1^71,  déclaraient  naïvement,  en  remerciant  Louis  XI  de  ses 
bienfaits,  que  les  Diesbach  devaient  maintenant  être  considérés  comme  appartenant  au 
roi  d'abord,  aux  Suisses  en  second  lieu.  Louis  XI,  cette  année-là,  avait  fait  distribuer 
3  000  livres  aux  Suisses  «  affin  qu'ilz  soyent  plus  enclins  à  nous  faire  service  ». 

<    3^5   ) 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujéu. 


UNION 

DE  CONSTANCE 


Confédérés  leur  indépendance  et  leurs  conquêtes;  en  échange,  les 
Suisses  promirent  assistance  à  Sigismond  [Règlement  perjoétuel  du 
30  mars  1474). 

Les  villes  de  la  région  rhénane  montrèrent  de  leur  côté  un  vigou- 
reux esprit  d'initiative.  Le  23  février  1474,  d'accord  avec  les  Confé- 
dérés  des  huit  cantons,  elles  décidèrent  de  racheter  au  duc  de  Bour- 
gogne les  terres  qui  lui  avaient  été  engagées  par  Sigismond  et  de  lui 
offrir  une  somme  totale  de  80  000  florins;  Strasbourg,  Schlestadt, 
Golmar  et  Bâle  s'engagèrent  à  les  payer.  Comme  il  était  peu  probable 
que  le  Téméraire  acceptât  cette  proposition,  la  «  Basse -Union  » 
conclut  une  alliance  défensive  avec  les  Confédérés  (31  mars)  et  avec 
Sigismond  (4  avril).  Ce  futl'  «  Union  de  Constance  ».  Le  duc  René  II, 
irrité  des  excès  commis  en  Lorraine  par  les  soldats  bourguignons, 
et  sollicité  par  Louis  XI  et  la  Basse-Union,  abandonna  l'alliance  du 
Téméraire,  signa  un  traité  avec  le  roi  de  France  le  15  août  1474,  et 
devint  membre  de  la  Basse-Union  l'année  suivante.  Enfin  Frédéric  III 
conclut  avec  Louis  XI,  le  30  décembre  1474,  un  traité  particulier, 
qui  resta  d'ailleurs  sans  effet.  Dans  cette  coalition,  ce  n'étaient  pas  les 
princes  qui  allaient  jouer  le  rôle  le  plus  actif  :  Sigismond  était  tou- 
jours sans  argent  et  sans  armée;  René  II  était  mal  servi  par  la 
Noblesse  lorraine,  et  Frédéric  III  était  prodigieusement  lent  et  avare; 
mais  les  Confédérés  suisses,  les  gens  de  Fribourg,  de  Soleure  el  des 
villes  rhénanes,  allaient  opposer  au  duc  de  Bourgogne  quarante  mille 
excellents  soldats. 

Le  6  avril  1474,  Sigismond  informa  le  duc  de  Bourgogne  des 
décisions  prises  pour  le  rachat  de  l'Alsace.  Malgré  cette  menace 
directe,  le  Téméraire  partit,  le  22  juin,  avec  toutes  ses  forces  dispo- 
nibles, afin  de  régler  les  démêlés  de  l'archevêque  de  Cologne  et 
de  ses  sujets.  Une  des  villes  révoltées  contre  l'archevêque,  Neuss, 
située  dans  une  île  du  Rhin,  était  à  peu  près  inexpugnable  :  ce  fut 
elle  que  le  duc  Charles  assiégea.  Il  s'y  obstina  pendant  un  an  Les 
habitants  se  souvenaient  du  traitement  qu'il  avait  fait  subir  à  Dinant 
el  à  Liège.  Ils  résistèrent  énergiquement,  soutenus  par  les  villes 
voisines,  et,  au  bout  de  longs  mois  d'attente,  par  l'armée  impériale. 

Tandis  que  le  Téméraire  s'entêtait  en  cette  folle  entreprise,  où 
se  consumaient  peu  à  peu  son  armée,  son  artillerie,  son  argent,  son 
prestige,  Louis  XI  «  besongnoit  ».  A  force  de  bonnes  paroles,  de 
cadeaux  et  de  pensions,  et  grâce  à  l'adresse  de  son  représentant 
Nicolas  de  Diesbach,  il  décida  les  Suisses  à  déclarer  la  guerre  au 
duc  de  Bourgogne.  Il  promit  de  les  secourir  et  de  verser  20000  francs 
par  an,  à  partager  entre  les  huit  cantons,  Fribourg  et  Soleure;  les 
Bernois  s'engagèrent  à  lui  fournir,  à  la  première  réquisition,  six 


SIÈGE  DE  NEUSS. 


LES  SUISSES 
DÉCLARENT 
LA  GUERRE 
AU  TÉMÉRAIRE 


(   3nG  ) 


Ruine  de  la  Maison  de  Bourgogne. 


mille  mercenaires  (traité  du  26  oct.  1474).  Le  même  jour,  les  Confé- 
dérés envoyèrent  une  lettre  de  défi  au  duc  de  Bourgogne.  Au  mois  de 
novembre,  les  contingents  de  l'Union  de  Constance  occupèrent  la 
haute  Bourgogne.  Puis  les  Suisses  entrèrent  en  Franche-Comté.  La 
Savoie,  objet  de  leurs  convoitises,  fut  également  envahie,  bien  que 
la  duchesse  Yolande,  propre  sœur  de  Louis  XI,  fût  jusque-là  restée 
neutre. 

Le  30  avril  1475  expira  la  trêve  que  le  roi  de  France  avait  signée 
Tannée  précédente  avec  le  duc  de  Bourgogne.  A  ce  moment,  l'armée 
réunie  par  Frédéric  III  se  préparait  à  quitter  Cologne  pour  attaquer 
Charles  le  Téméraire .  L'occasion  était  bonne  pour  Louis  XI ,  qui 
aimait  la  guerre  sans  risques.  Ses  troupes  entrèrent  en  Picardie,  en 
Bourgogne,  en  Franche -Comté,  en  Luxembourg.  Dans  les  deux, 
Bourgognes,  elles  «  tuarent,  bruslarent,  pillarent,  et  emmenarent 
hommes  et  femmes», et,  en  Picardie,  Le  Tronchoy,  Montdidier,  Roye, 
Gorby,  Doullens,  furent  incendiés*. 

Charles  le  Téméraire,  cependant,  avait  trouvé  de  nombreux 
alliés.  La  plupart,  il  est  vrai,  ne  pouvaient  pas  ou  ne  voulaient  pas 
l'aider  efficacement  :  les  adversaires  de  Frédéric  III  en  Allemagne, 
tels  que  le  roi  de  Bohême  et  de  Hongrie  Mathias  Corvin,  et  l'Électeur 
Palatin,  n'étaient  pas  disposés,  non  plus  que  Venise,  à  faire  le  jeu  de 
la  maison  de  Bourgogne;  la  duchesse  Yolande,  irritée  de  l'invasion 
de  la  Savoie  par  les  Suisses,  avait  pris,  contre  son  frère  Louis  XI,  le 
parti  du  Téméraire,  et  le  duc  de  Milan,  Galéas  Sforza,  avait  promis 
des  mercenaires,  qui  devaient  traverser  librement  la  Savoie  pour  se 
mettre  au  service  du  duc  Charles  (traité  de  Moncalieri,  30  janv.  1475)  : 
mais  Yolande  n'avait  ni  argent,  ni  soldats,  et  Sforza  était  bien  décidé 
à  se  ranger  du  côté  du  plus  fort.  Louis  XI  et  Jean  II,  roi  d'Aragon, 
étaient  depuis  longtemps  en  guerre  :  l'alliance  de  Jean  II  et  du  Témé- 
raire ne  fut  pas  pour  le  roi  de  France  un  embarras  nouveau. 

Une  partie  de  la  haute  Noblesse  française  s'agitait.  Le  comte  de 
Saint-Pol  tentait  de  reformer  une  coalition  féodale.  Ce  singulier  con- 
nétable avait  chassé  de  Saint-Quentin  les  soldats  dont  il  redoutait  la 
fidélité  au  roi,  et  il  offrait  la  ville  tantôt  à  Louis  XI,  tantôt  au  duc  de 
Bourgogne,  pour  «  les  tenir  tous  deux  en  crainte  »,  et  avec  le  dessein 
delà  garder  pour  lui.  En  1475,  il  essaya  d'organiser  une  nouvelle  ligue 
du  Bien  public.  Il  promit  au  duc  de  Bourgogne  «  de  le  servir  et 
secourir,  et   tous  ses  amis  et  aliez,  tant  le  roy  d'Angleterre  que 


CAMPAGNES 

EN  BOURGOGNE 

ET  EN  PICARDIE. 


ALLIANCES 

DE  CHARLES 

LE  TÈMÈRAIRt. 


INTRIGUES 
FÉODALES. 


1.  Deporlemens  des  Françoys  el  Allemands,  lanl  envers  la  duché  que  comté  de  Bourgoingne, 
Mém.  et  docum.  publ.  par  l'Acad.  de  Besançon,  t.  VII,  1876.  Pierre  le  Prestre,  Chronique, 
édit.  De  Belleval,  Mém.  delà  Soc.d'émul.  d'Abbeville,  3»  série,  t.  II,  1878  (Rédaction  abréiiée, 
sous  le  titre  de  :  Hist.  de  Charles,  dernier  duc  de  Bourgogne,  en  appendice  à  Wavrin,  cdit. 
de  Mlle  Dupont,  t.  III,  i863).  —  V.  de  Beauvillé,  Hist.  de  Montdidier,  t.  I,  1875. 


377 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


LIVRE  in 


PROJET 

D"  IN  VA  SI  ON 

ANGLAISE. 


LE  TEMERAIRE 
QUITTE  NE  US  S. 


EDOUARD  IV 
EN  FRANCE. 


aultres  ».  Il  entra  en  négociations  avec  les  ducs  de  Bretagne,  de 
Bourbon,  de  Nemours,  le  roi  René,  le  comte  du  Maine.  «  Les  sei- 
gneurs, annonçait-il  au  duc  de  Nemours,  ont  intention  de  laisser  le 
roi  aller  à  la  chasse  et  prandre  tous  ses  ébas  comme  il  souloit  (avait 
coutume)  faire,  mais  Tauctorité  du  gouvernement  du  roiaume  demour- 
roit  entre  leurs  mains.  »  Ses  ouvertures  ne  furent  pas  repoussées, 
mais  personne  n'osa  remuer.  Quant  aux  offres  de  Saint-Pol  lui-même, 
Charles  le  Téméraire  n'était  point  disposé  à  les  accepter;  il  haïssait 
le  perfide  connétable  :  en  1474,  il  avait  entamé  des  négociations  avec 
Louis  XI  pour  se  débarrasser  de  lui. 

Seule,  l'alliance  du  roi  d'Angleterre  semblait  pouvoir  servir  le  duc 
de  Bourgogne.  Edouard  IV  s'était  engagé,  le  25  juillet  1474,  à  débar- 
quer en  France  avant  le  1"  juin  1475,  pour  reconquérir  «  son 
royaume  ».  Le  duc  lui  fournirait  un  renfort  de  six  mille  hommes; 
la  conquête  achevée,  Edouard  IV  lui  donnerait  la  Picardie  et  les 
domaines  du  comte  de  Saint-Pol,  la  Champagne  et  diverses  seigneu- 
ries :  Charles  les  tiendrait,  ainsi  que  toutes  ses  autres  terres,  en 
pleine  souveraineté.  La  guerre  de  France  avait  encore  des  partisans 
en  Angleterre  :  Edouard  IV  put  lever  de  gros  subsides  et  réunir  une 
armée  de  treize  miDe  hommes.  Deux  mille  archers  devaient  se  diriger 
vers  la  Bretagne,  pour  entraîner  dans  la  lutte  le  duc  François  II.  Le 
reste  marcherait  sur  la  Champagne,  où  l'on  retrouverait  l'armée  bour- 
guignonne, et  Edouard  IV  serait  sacré  roi  de  France  à  Reims. 

Cependant  l'armée  bourguignonne  était  toujours  devant  Neuss. 
Le  duc  Charles  «  toute  sa  vie  avoit  travaillé  pour  faire  passer  les 
Angloyz,  dit  Commynes,  et,  à  ceste  heure  qu'ilz  estoient  prestz  et 
toutes  choses  bien  disposées  pour  eulx  tant  en  Bretaigne  que  ailleurs, 
il  demourroit  obstiné  à  une  chose  impossible  de  prendre  ».  Enfin, 
après  quelques  engagements  indécis  entre  les  troupes  de  Frédéric  III 
et  de  Charles  le  Téméraire,  les  deux  princes  firent  la  paix,  le 
19  juin  1475  :  le  duc  abandonna  l'archevêque  de  Cologne,  et  l'empe- 
reur rompit  son  alliance  avec  Louis  XI  et  les  Confédérés  de  Cons- 
tance. Le  27,  Charles  le  Téméraire  quittait  Neuss.  Le  6  juillet, 
Edouard  IV  débarquait  à  Calais  :  Louis  XI,  qui  n'entendait  pas  «  le 
faict  de  la  mer  aussi  bien  qu'il  entendoit  le  faict  de  la  terre  »,  n'avait 
pas  su  l'empêcher  de  passer.  Mais  Edouard  fut  tout  de  suite  décou- 
ragé :  le  duc  de  Bretagne  ne  bougeait  pas,  et  Charles  le  Téméraire 
avait  maintenant  en  tête  de  conquérir  la  Lorraine.  Les  vivres  man- 
quaient aux  Anglais,  et  toutes  les  grandes  villes  de  l'Est  avaient  des 
fortifications  neuves.  Reims  seul  était  en  danger.  Louis  XI  y  envoya 
son  meilleur  ingénieur,  Raulin  Cochinard;  il  était  décidé  à  sacrifier, 
s'il  le  fallait,  la  ville  du  sacre  :  si  vous  ne  vous  mettez  en  sûreté,  écri- 


CHAP.  III  Ruine  de  la  Maison  de  Bourgogne. 

vait-il  aux  habitants  le  4  août,  «  fauldroit  par  nécessité  que  la  ville 
fust  desmolye,  dont  il  nous  desploiroit  «.  D'autre  part,  il  avait  fait 
avertir  le  roi  d'Angleterre  et  ses  conseillers  que,  hormis  les  conces- 
sions de  territoires,  il  était  disposé  à  être  généreux.  «  Considérant  la 
pauvreté  de  Tarmée,  l'approche  de  l'hiver  et  la  petite  assistance  des 
alliés  »,  les  Anglais  écoutèrent  les  offres  de  Louis  XI,  malgré  les 
sommations  exaspérées  du  duc  de  Bourgogne.  Ils  allèrent  loger  près 
d'Amiens,  et  bientôt  on  ne  vit  plus  dans  les  rues  de  la  ville  que  sol- 
dats anglais  titubant  et  chantant,  gorgés  de  vins  fins  et  de  «  toutes 
bonnes  viandes  qui  font  envye  de  boire  »,  aux  frais  de  Louis  XI.  Le 
29  août,  les  deux  rois  eurent  une  entrevue  à  Picquigny  ;  Louis  avait  paix 

fait  construire  un  pont  sur  la  Somme,  et  avait  pris  les  plus  iminu-  ^^  picqligny 
tieuses  précautions  pour  sa  sécurité  :  un  fort  treillis  de  bois  s'élevait 
au  milieu  du  pont  et  les  deux  princes  vinrent  «  s'entrebrasser  par 
entre  les  troux  ».  Edouard  reçut  75  000  écus  comptants  et  la  promesse 
d'une  pension  annuelle  de  50  000  écus;  une  trêve  de  sept  ans  fut 
signée;  les  deux  rois  conclurent  un  accord  de  «  parfaite  amitié  », 
s'engagèrent  à  se  protéger  contre  leurs  sujets  rebelles,  et  il  fut  con- 
venu que  le  dauphin  épouserait  la  fille  d'Edouard  I"V.  En  fait,  le  roi 
d'Angleterre  vendait  la  renonciation  de  sa  dynastie  à  la  couronne  de 
France.  Le  lord  chancelier  et  les  conseillers  influents  eurent  aussi  des 
pensions.  En  septembre,  l'armée  anglaise  repassa  la  Manche  '. 

Le  13  du  mênie  mois,  Louis  XI  conclut  une  trêve  de  neuf  années  trêve 

avec  Charles  le  Téméraire,  à  Souleuvres,  en  Luxembourg.  L'acte  ne  ^^  souledvres 
mentionnait  ni  le  duc  d'Autriche  ni  la  Basse-Union;  le  duc  de  Lor-  ^ 
raine  et  les  Suisses  avaient  liberté  d'adhérer  au  traité,  mais  le  roi 
s'engageait  à  ne  pas  les  secourir  s'ils  faisaient  la  guerre  au  duc  de 
Bourgogne.  Il  abandonnait  donc  ses  alliés,  quitte  à  se  faire  pardonner 
un  jour  sa  défection,  et  à  renouer  la  coalition.  Pour  le  moment,  il 
voulait  en  finir  avec  les  féodaux  rebelles.   Le  mois  précédent,  afin  saint-pol 

d'enlever  à  Charles  le  Téméraire  toute  envie  de  sauver  le  comte  de  livré  a  louis  xi. 
Saint-Pol,  il  avait  joué  une  comédie,  dont  Commynes  fut  témoin.  Au 
moment  de  recevoir  deux  émissaires  du  connétable,  Sainville  et 
Richer,  il  avait  fait  cacher  derrière  un  paravent  un  prisonnier  bour- 
guignon, le  sire  de  Contay.  Sainville,  introduit  dans  la  chambre,  se 
mit  à  raconter  au  roi  qu'il  venait  de  la  cour  de  Bourgogne,  et  que  le 
duc  était  fort  en  colère  contre  Edouard  IV.  «  Et  en  disant  ces 
parolles,  pour  cuyder  (croyant)  complaire  au  roy,  il  commença  à 
contreffaire  le  duc  de  Bourgongne,  et  à  frapper  du  pied  contre  terre, 
et  à  jurer  sainct  Georges...  Le  roy  rioit  fort,  et  luy  disoit  qu'il  par- 

1.  Ouvrages  de  J.-H.  Ramsay  et  G.  Périnelle,  cité  p.  i  et  352.  J.  Gairdner,  iîi'c/iard  Ihe 
Ihird,  nouv.  édit.,  1898. 

(    379    ) 


Rèsne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


SOUMISSION 

DU  DUC 

DE  BRETAGNE. 

EXÉCUTION 
DE  NEMOURS. 


LE  DUC 

DE  BOURBON 

ABANDONNE 

LE  BEAUJOLAIS. 


SOUMISSION 

DE  RENÉ  D'ANJOU. 


last  hault,  et  qu'il  commençoit  à  devenir  iing  peu  sourt,  qu'il  le  dist 
encores  une  foiz.  L'autre  ne  se  faignoit  pas  (ne  se  faisait  pas  prier), 
et  recommençoit  encores  de  très  bon  cueur.  M.  de  Contay  estoit  le 
plus  esbay  du  monde.  Et  rioit  le  roy  et  faisoit  bonne  chère.  »  Contay 
alla  rapporter  à  son  maître  ce  qu'il  avait  entendu.  A  Souleuvres, 
Louis  XI  et  Charles  le  Téméraire  s'entendirent  pour  perdre  Saint-Pol. 
Le  connétable  venait  d'abandonner  Saint-Quentin  et  de  se  réfugier 
auprès  du  duc  de  Bourgogne,  car  il  «  ne  sçavoit  plus  à  quel  sainct  se 
vouer  ».  Le  duc  viola  le  sauf-conduit  qu'il  lui  avait  donné,  et  Saint- 
Pol  fut  remis  aux  gens  du  roi.  Il  fut  décapité  à  Paris,  le  19  décembre  '. 

Le  duc  de  Bretagne,  grâce  à  la  protection  d'Edouard  W,  fut  seu- 
lement obligé  de  jurer  sur  la  croix  de  Saint-Laud  qu'il  aiderait  le  roi 
de  France  contre  ses  ennemis  (paix  de  Senlis,  29  sept.  1475).  Mais 
Jacques  d'Armagnac,  duc  de  Nemours,  qui  n'avait  point  d'alliés  puis- 
sants et  ne  possédait  que  de  petites  seigneuries  dispersées,  se  trou- 
vait à  la  merci  du  roi.  Depuis  la  guerre  du  Bien  public,  il  n'avait 
point  cessé  d'intriguer.  Très  inquiet  d'une  enquête  dirigée  contre  lui, 
il  s'enferma  dans  sa  forteresse  de  Cariât.  Assiégé  par  les  soldats  du 
roi,  il  se  rendit  à  discrétion  le  9  mars  1476.  Le  «  povre  Jacques  »  fut 
enfermé  dans  une  des  cages  de  la  Bastille,  et  Louis  XI  ordonna 
«  qu'on  ne  le  mette  jamais  dehors,  si  ce  n'est  pour  le  gehenner  ».  Il 
fut  décapité  à  Paris  le  4  août  1477.  Les  favoris  du  roi,  notamment 
son  gendre  Pierre  de  Beaujeu,  se  partagèrent  les  biens  du  duc  de 
Nemours.  Le  sire  de  Beaujeu  profita  également  de  la  rancune  du  roi 
contre  le  duc  de  Bourbon,  qui,  en  cette  année  1475,  avait  gardé  une 
équivoque  réserve.  En  avril  1476,  sur  «  l'étroit  commandement  et 
contrainte  »  du  roi,  le  duc  fut  obligé  de  céder  à  son  frère  Pierre  la 
baronnie  de  Beaujolais,  qui  mettait  en  communication  les  États  des 
ducs  de  Bourbon  et  de  Bourgogne. 

Le  chef  de  la  maison  d'Anjou,  du  fond  de  la  retraite  champêtre  où 
il  vivait  en  Provence,  inquiétait  aussi  Louis  XI.  En  1474,  le  roi  René 
avait  rédigé  un  testament  par  lequel  il  partageait  sa  succession  entre 
son  petit-fils  René  II  de  Lorraine  et  son  neveu  Charles  II,  comte  du 
Maine.  Louis  XI,  qui  était  fils  d'une  sœur  du  roi  René,  se  voyant 
ainsi  complètement  frustré,  avait  saisi  l'Anjou  et  même  le  duché  de 
Bar,  bien  qu'il  fût  situé  hors  du  royaume.  Alors  le  roi  René  se  mit  à 
négocier  avec  les  ennemis  de  Louis  XI  et  parla  de  léguer  la  Provence 
à  Charles  le  Téméraire.  Le  6  avril  1476,  le  Parlement  de  Paris  décida 
qu'il  y  avait  lieu  d'ajourner  le  roi  René,  voire  même  de  procéder  à  son 
arrestation.  Cette  menace  eut  l'effet  souhaité  :  le  vieux  roi,  effrayé. 


1.  C.  Gagé.  Le  comte  de  Sainl-PoU  Posit.  des  thèses  de  l'Ec.  des  Chartes,  i885.  Docura. 
publ.  par  Devillers,  Séances  de  la  Commiss.  royale  d'hist.  de  Belgique,  1890. 


38o 


CHAP-   III 


Ruine  de  la  Maison  de  Bourgogne. 


jura  sur  la  croix  de  Saint-Laud,  quelques  jours  après,  de  ne  jamais 
s'allier  au  duc  de  Bourgogne,  et  il  tint  parole'. 

Tandis  que  Louis  XI  réduisait  à  merci  ses  vassaux,  Charles  le 
Téméraire  continuait  sa  lutte  contre  la  coalition.  René  II  lui  avait 
envoyé  un  défi  à  Neuss,  le  10  mai  1475,  et  il  avait  repris  les  villes  de 
sûreté  occupées  par  les  Bourguignons  dans  son  duché.  Charles 
déclara  qu'il  trouvait  «  matière  de  joye  »  dans  ce  défi.  Et,  en  effet, 
malgré  la  résistance  des  contingents  alsaciens  et  des  volontaires 
suisses,  il  entrait  à  Nancy  le  30  novembre.  Il  ne  lui  restait  plus  qu'à 
faire  la  paix  avec  les  Suisses.  Mais  les  Confédérés  étaient  inquiets  de 
son  alliance  avec  le  duc  de  Milan,  et  voulaient  qu'il  renonçât  à  l'Al- 
sace; le  parti  français  travaillait  à  empêcher  la  conciliation.  Le  Témé- 
raire, d'ailleurs,  n'aurait  accepté  qu'une  paix  humiliante  pour  les 
Suisses.  Les  négociations  n'aboutirent  point,  et  il  ne  songea  plus  qu'à 
tirer  d'.eux  une  vengeance  éclatante.  Il  quitta  Nancy  le  11  janvier  1 476, 
emmenant  une  armée  de  vingt  mille  hommes  et  une  nombreuse  artil- 
lerie. Il  se  proposait  d'aider  la  duchesse  de  Savoie  à  reconquérir  ses 
domaines  du  pays  de  Vaud,  que  les  Bernois  avaient  envahis.  Les 
Suisses  adressèrent  à  Louis  XI  des  sollicitations  réitérées,  mais  le  roi 
se  contenta  de  s'établir  à  Lyon,  d'où  il  surveilla  les  événements,  avec 
une  armée  de  dix  mille  hommes.  Le  23  février,  le  duc  de  Bourgogne 
reprit  Grandson,  sur  la  rive  méridionale  du  lac  de  Neuchâtel;  les 
quatre  cent  douze  Suisses  qui  avaient  défendu  la  ville  furent  pendus 
ou  noyés  dans  le  lac.  Mais,  le  2  mars,  le  duc  fut  assailli  par  une  armée 
égale  en  nombre  à  la  sienne,  et  fournie  par  la  Confédération,  Fribourg, 
Soleure,  les  villes  forestières  et  la  Basse-Union.  L'attaque  fut  si 
furieuse  que,  presque  sans  combat,  les  Bourguignons  se  débandèrent  ; 
ils  se  dispersèrent  dans  le  pays  de  Vaud,  le  Jura,  l'Italie.  Les  monta- 
gnards n'avaient  pas  de  cavalerie  pour  les  poursuivre;  après  avoir 
pillé  les  trésors  du  camp  bourguignon,  l'armée  victorieuse  se  disloqua. 

Charles  le  Téméraire  en  profita  pour  rester  à  Lausanne  et  prépara 
sur  place  sa  revanche,  sans  prendre  le  temps  de  manger  ni  de 
dormir.  Mais  ses  demandes  de  subsides  et  de  troupes  furent  très  mal 
accueillies  par  ses  sujets.  Il  les  avait  lassés  par  ses  continuelles  exi- 
gences, sa  tyrannie,  sa  brutalité.  La  Noblesse  était  irritée  de  la 
rigueur  des  règlements  militaires  ;  le  Clergé  avait  dû  renoncer  à  ses 
immunités  financières;  la  Bourgeoisie  était  ruinée  par  cette  politique 
mégalomane  ^.  Les  États-Généraux  des  Pays-Bas,  assemblés  à  Gand 


LE  TEMERAIRE 

CONQUIERT 

LA  LORRAINE. 


IL  VEUT 

SE  VENGER 

DES  SUISSES. 


BATAILLE 
DE  GRANDSON 
(S  MARS  U7ê). 


LE  DUC  PREPARE 

SUR  PLACE 

SA  REVANCHE. 

DÉSAFFECTION 
DE  SES  SUJETS. 


1.  Pour  François  II  et  Nemours,  travaux  d'Ant.  Dupuy  et  de  B.  de  Mandrot,  cités 
p.  336,  343.  P. -M.  Perret,  Louis  Maki  de  Graville,  1889.  De  La  Mure,  Histoire  des  ducs  de  Bourbon, 
édit.  Chantelauze,  t.  II,  1868.  Lecoy  de  La  Marclie,  Le  roi  René,  t.  I,  1875. 

2  Des  gens  de  Dijon  étaient  poursuivis  en  justice  pour  avoir  insulté  le  duc  et  ses  offi- 


t  38i 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


SATAILLE 
DE  MORAT 
{22  JUIN  1470] 


SOULEVEMENT 
EN  LORBAINE. 


après  la  bataille  de  Grandson,  repoussèrent  les  demandes  exorbi- 
tantes présentées  par  le  chancelier.  Le  duc  fut  obligé  d'accepter 
tous  les  aventuriers  qui  se  présentèrent  au  camp  de  Lausanne.  Il 
réunit  ainsi  vingt-cinq  mille  hommes,  pour  la  plupart  indisciplinés. 
Il  essaya  de  gagner  l'alliance  de  l'empereur  :  le  6  mai  1476,  il  promit 
par  serment,  devant  le  légat  du  pape,  de  donner  sa  fdle  en  mariage  à 
Maximilien.  C'était  l'éternel  marché  de  dupes  :  Frédéric  III  ne  fournit 
au  Téméraire  ni  un  soldat,  ni  un  denier. 

Le  duc  de  Bourgogne,  épuisé  par  un  travail  surhumain,  était 
tombé  malade  au  milieu  du  mois  d'avril.  Le  8  mai,  il  se  déclara 
guéri;  mais  il  avait  perdu  son  endurance  :  il  n'était  plus  qu'un 
impulsif,  secoué  par  une  idée  fixe  de  vengeance.  A  la  fin  du  mois,  il 
se  mit  en  marche  :  il  voulait  écraser  les  Bernois  dans  Berne  même. 
Tout  d'abord,  il  mit  le  siège  devant  la  petite  ville  de  Morat.  Les  Con- 
fédérés accoururent  au  secours  de  la  garnison  bernoise  qui  défendait 
la  place.  Louis  XI,  selon  sa  constante  politique,  n'envoya  pas  de 
troupes,  mais  il  avait  prodigué  les  secours  en  argent.  Une  bataille 
s'engagea  le  2:2  juin.  La  cavalerie  bourguignonne,  maladroitement 
postée  devant  les  archers,  ne  put  soutenir  le  choc  des  piquiers  suisses. 
L'armée  du  Téméraire  fut  en  grande  partie  exterminée.  Louis  XI 
quitta  Lyon  et  alla  faire  des  pèlerinages,  pour  rendre  grâces  à  Notre- 
Dame  «  de  ce  que  ses  besongnes  s'estoient  bien  portées'  ». 

Dès  le  mois  d'avril,  à  la  nouvelle  de  la  déroute  de  Grandson,  les 
partisans  de  René  II  en  Lorraine  avaient  pris  les  armes,  aidés  sous 
main  par  le  sire  de  Craon,  qui  occupait  pour  Louis  XI  le  duché  de 
Bar.  Après  la  bataille  de  Morat,  où  le  duc  de  Lorraine  s'était  battu 
bravement  dans  les  rangs  suisses,  Lunéville  fut  repris  aux  Bourgui- 
gnons. Charles  le  Téméraire,  qui  s'était  arrêté  en  Franche-Comté 
pour  rallier  ses  fuyards,  chargea  un  de  ses  lieutenants,  le  Napolitain 
Campo-Basso,  de  défendre  la  Lorraine.  Or,  ce  Campo-Basso  était  un 
traître,  qui,  à  plusieurs  reprises,  avait  offert  à  Louis  XI  de  tuer  le 
duc  ou  de  le  faire  prisonnier.  Il  laissa  René  et  les  Strasbourgeois 
s'emparer  de  Nancy,  le  7  octobre  1476.  Alors  Charles  le  Téméraire 
résolut  de  reconquérir  le  duché  avec  la  petite  armée  qu'il  venait 
d'organiser  péniblement.  Grâce  aux  intrigues  de  Louis  XI,  il  allait 


ciers.  «  Sur  le  pont  de  Montereau,  avait  dit  un  d'eux,  Tanneguy  du  Cliastel  a  fait  l'office 
de  bon  chevalier  »  (Rossignol,  Hisl.  de  la  Bourgogne  pendant  la  période  monarchique,  i853, 
p.  20.)  Sur  le  despotisme  de  Charles  le  Téméraire,  voir  Paul  Frédéricq,  Essai  sur  le  rôle 
polilique  el  social  des  ducs  de  Bourgogne  dans  les  Pays-Bas,  iSyâ. 

t.  Sur  Charles  le  Téméraire,  Louis  XI  et  les  Suisses  :  K.  Dândliker,  Ursachen  und  Vor- 
spiel  der  Burgunderkriege.  1876;  cf.  l'article  de  P.  Vaucher,  Rev.  historique,  t.  III,  1877. 
Ouvrages  de  B.  de  Mandrot  et  de  Dierauer,  cités  p.  3oi.  II.  Delbruck,  Die  Perserkriege  und 
die  Burgunderkriege,  1887.  Notes  de  B.  de  Mandrot  dans  son  édition  de  Jean  de  Roye, 
l.  II,  1896. 


385 


CHARLES    LE    TÉMÉRAIRE 


PORTItAIT   DR   CHARLKS   LE   TEMEHAlliE. 

Peinture  de  Roger  van  der  Weyden.  Robe  noire,  collier  de  la  Toison  d'or  ;  poignée  de  l'épée  dans 
la  main  gauche.  —  Musée  de  Rerlin,  n°  545. 

Cl.  H.infstaengl. 


IV.  2. 


PL.  22.  Page  382. 


cHAP.  III  Ruine  de  la  Maison  de  Bourgogne. 

encore  une  fois  avoir  affaire  aux  Suisses.  Le  roi  de  France,  en  effet, 
réconcilia  les  Bernois  avec  la  duchesse  de  Savoie,  afin  que  leur 
ardeur  guerrière  ne  se  dépensât  pas  sans  profit  pour  lui  (traité  de 
Fribourg-,  14  août  1476);  il  donna  aux  Confédérés  24  000  florins,  et 
les  décida  à  signer,  le  7  octobre,  une  alliance  avec  René  II.  Tandis 
que  Charles  le  Téméraire  assiégeait  Nancy,  le  duc  de  Lorraine,  muni 
de  40  000  francs  fournis  par  Louis  XI,  parcourait  les  cantons  suisses 
et  y  recrutait  sept  ou  huit  mille  mercenaires.  En  y  ajoutant  les  troupes 
lorraines  et  les  contingents  envoyés  par  la  Basse-Union,  il  réunit  près 
de  vingt  mille  soldats.  Charles  le  Téméraire,  qui  en  avait  à  peine  dix 
mille,  s'obstina  à  l'attendre.  «  Si  je  les  debvois  combattre  seul,  décla- 
rait-il, si  les  combateray-je.  »  Le  5  janvier  1477,  pour  la  troisième  fois  défaite  et  mort 
depuis  dix  mois,  le  grand-duc  d'Occident  dut  fuir  le  champ  de  bataille, 

A  NANCY 

au  galop  de  son  cheval.  Mais,  cette  fois,  il  fut  tué  dans  une  embus- 


cade :  deux  jours  après,  on  retrouva  son  cadavre  *. 

L'insuccès  des  entreprises  de  Charles  le  Téméraire  avait  eu  des 
causes  multiples  :  la  supériorité  militaire  des  Suisses,  la  supériorité 
politique  du  roi  de  France,  peut-être  aussi  l'impossibilité  que  le  rêve 
de  la  maison  de  Bourgogne  s'achevât.  Cette  puissance,  née  d'acci- 
dents heureux,  et  dont  le  principal  avait  été  l'abaissement  momentané 
de  la  Monarchie  française,  pouvait-elle  se  soutenir?  L'ambition  des 
grands  ducs  dOccident  devait  aboutir  fatalement  au  projet  d'un 
royaume  de  Bourgogne,  projet  d'exécution  malaisée,  sinon  irréali- 
sable. Cette  formalîon  d'un  État  entre  la  France  et  l'Allemagne  avait 
été  une  des  combinaisons  les  plus  malheureuses  des  partages  caro- 
lingiens. Aux  desseins  de  Philippe  le  Bon  et  de  Charles  le  Téméraire 
s'opposaient  la  nature  elle-même,  puis  l'existence  de  petits  Etats  déjà 
constitués,  la  Lorraine  et  la  Savoie,  qu'il  fallait  absorber,  et  surtout 
l'inévitable  résistance  de  la  Royauté  française  et  des  «  Allemagnes  », 
qui,  malgré  la  faiblesse  de  l'empereur,  étaient,  selon  Commynes, 
<(  chose  si  grande  et  si  puissante  qu'il  est  presque  increable  ».  De  cette 
tâche  difficile,  Charles  était  moins  capable  que  personne.  Sa  politique 
perfide  et  violente  provoqua  contre  lui  des  coahtions  et  lui  interdit 
les  solides  alliances;  sa  ruineuse  tyrannie  le  fit  haïr  de  ses  sujets. 
Entouré  de  traîtres  qu'il  refusait  de  soupçonner,  dédaigneux  de  tout 
conseil,  et  d'ailleurs  médiocre  général,  il  était  condamné  à  la  défaite. 
En  moins  d'un  an,  il  épuisa  les  ressources  et  détruisit  le  prestige  de 
sa  maison  ;  sa  mort  en  acheva  la  ruine. 

1.  Un  récit  de  la  bataille  de  Nancy,  composé  quelques  jours  après  l'événement,  a  été 
publié  par  J.  Meyer  dans  l'Alemannia,  t.  X,  1882.  —  Max  Laux,  Ueber  die  Schlaclit  bei 
Nancy,  1895.  Pfister,  Histoire  de  Nancij,  t.  I,  1902. 


383 


DU  TEMERAIRE 

A  NANCY 

(5  JANVIER  147T). 


LA  SITUATION. 
EÉ ACTION  DANS 
LES  PAYS-BAS. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  uvrb  m 


//.  —  LA  SUCCESSION  DE  BOURGOGNE^ 

MARIE  de  Bourgogne,  à  la  mort  de  Charles  le  Téméraire,  se 
trouva  entourée  de  convoitises  et  de  périls,  sans  argent,  sans 
armée,  sans  appui.  Toute  Fœuvre  politique  de  son  père  et  de  son  aïeul 
fut  anéantie  en  quelques  jours.  Les  États-Généraux  des  Pays-Bas, 
réunis  à  Gand,  lui  promirent  fidélité,  mais  ils  obtinrent  le  droit 
de  s'assembler  spontanément  et  de  s'opposer  à  une  déclaration  de 
guerre  ;  les  organes  de  gouvernement  qu'avaient  créés  dans  les  Pays- 
Bas  Philippe  le  Bon  et  Charles  le  Téméraire  furent  supprimés,  les 
anciennes  libertés  locales  rétablies.  La  concession  de  ce  «  Grand 
Privilège  »  (11  février  1477)  ne  calma  pas  l'effervescence  soulevée 
dans  les  villes  par  la  mort  du  grand-duc  d'Occident.  Des  troubles 
graves  éclatèrent  à  Gand,  à  Mons,  à  Bruges,  à  Ypres. 
LES  PRÉTENDANTS.  Nombrcux  étaient  les  prétendants  à  la  succession  de  Charles  le 

Téméraire.  Et  d'abord  il  y  avait  ceux  qui  voulaient  l'avoir  tout 
entière,  en  épousant  sa  fille.  Un  d'entre  eux,  Maximilien  d'Autriche, 
pouvait  invoquer  la  volonté  du  défunt  duc  :  Marie  lavait  accepté 
pour  fiancé  l'année  précédente,  et  ils  avaient  échangé  des  joyaux  «  en 
signe  de  mariaige  ».  L'empereur  écrivit  à  Louis  XI,  dès  le  13  février, 
que  les  domaines  bourguignons  devaient  revenir  à  sa  future  belle- 
fille  et  à  son  fils,  sauf  les  revendications  légitimes  qui  pourraient 
être  présentées  par  voie  diplomatique.  Mais  il  aurait  mieux  fait  de 
lever  une  armée  que  d'envoyer  des  manifestes.  De  toutes  parts,  les 
princes  voisins  se  préparaient  à  dépecer  l'héritage.  René  II,  aussitôt 
après  sa  victoire  de  Nancy,  avait  dirigé  ses  troupes  vers  la  Bourgogne. 

1.  Sources.  Commynes,  édit.  B.  de  Mandrot,  1. 1, 1902  ;  édit.  Mlle  Dupont,  t.  II,  i843.  Moiinet, 
édit.  Buchon,  Chron.  nationales  françaises,  t.  XLIV,  1828.  Jean  de  Roye,  édil.  B.  de  Mandrot, 
t.  II,  1896.  Th.  Basin,  édit.  Quicherat,  t.  III,  1857.  Olivier  de  La  Marche,  édit.  Beaune  et 
d'Arbaumont,  t.  III,  i885.  Jean  de  Haynin,  édit.  Chalon,  t.  II,  1842.  Gérard  Robert,  Journal, 
Pièces  publ.  par  l'Acad.  d'Arras,  t.  I,  i852.  Pierre  le  Prestre,  Chronique,  édit.  De  Belleval, 
Mém.  de  la  Soc.  d'émul.  d'Abbeville,  3"^  série,  t.  II,  1878.  Deporlemens  des  Françoys  et  Alle- 
mands, Mémoires  et  doc.  publ.  par  l'Acad.  de  Besançon,  t.  VII,  1876.  Robert  Gaguin, 
Annales,  édit.  de  i522.  —  Lettres  de  Louis  A7,  t.  VI  à  VIII,  1898-1902.  Commynes-Lenglet, 
t.  III  et  IV,  1747.  Kervya  de  Lettenhove,  Lettres  et  négoc.  de  Philippe  de  Commynes,  t.  I, 
1867.  Docum.  publiés  par  le  continuateur  de  Dora  Plancher,  Hisl.  de  Bourgogne,  t.  IV, 
1781;  par  Vayssière,  Bull,  de  la  Soc.  d'Agric.  de  Poligny,  t.  XVIII,  1877;  par  De  La  Tré- 
moille,  Arch.  d'un  serviteur  de  Louis  XL  1888. 

Ouvrages  a  consulter.  Kervyn  de  Lettenhove,  Histoire  de  Flandre,  t.  V,  i85o.  Cl.  Rossi- 
gnol, Hist.  de  la  Bourgogne  pendant  la  période  monarchique  ;  conquête  de  la  Bourgogne  après  la 
mort  de  Charles  le  Téméraire,  i853.  De  Charmasse,  Notes  sur  la  guerre  du  Charolais,  Mém. 
de  la  Soc.  Eduenne,  Nouv.  série,  t.  X,  1881.  Sur  la  conquête  de  la  Franche-Comté,  travaux 
d'Edouard  Clerc,  Mém.  de  l'Acad.  de  Besançon,  années  1843,  1873  et  1881  ;  du  même,  Les 
Etats  généraux  en  Franche-Comté,  t.  I,  1881;  X.  Mossmann,  Bull,  de  la  Soc.  industr.  de 
Mulhouse,  t.  XLll,  1872;  Beaune  et  d'Arbaumont,  Les  Universités  de  Franche-Comté,  1870 
Ouvrages  deB.  de  Mandrot,  H.  Sée,  Ch.de  la  Roncière,Toutey,citésp.  3oi  et  332,  325, 35i,  3(5;i. 

c  384  ) 


Ruine  de  la  Maison  de  Bourgogne. 


Sigismond  d'Autriche  et  les  Suisses  élevaient  des  prétentions  sur  la 
Franche-Comté  ^  La  Hollande,  la  Zélande,  la  Frise,  le  Hainaut, 
furent  bientôt  réclamés  par  le  comte  Palatin  et  par  le  duc  de  Bavière. 
Enfin  Louis  XI  voulait  «  défaire  et  destruyre  ceste  maison  et  en 
départir  les  seigneuries  en  plusieurs  mains  ». 

Les  ((  bonnes  et  agréables  nouvelles  »  du  désastre  de  Nancy  lui 
avaient  causé  un  tel  saisissement  de  joie  que  d'abord  il  n'avait  su 
qu'  «  à  grand  peyne  quelle  contenance  tenir  ».  Marie  de  Bourgogne 
et  sa  belle-mère  Marguerite  d'York  lui  adressèrent  une  lettre  sup- 
pliante, en  promettant  d'user  de  son  conseil  pour  la  conduite  de  leurs 
affaires.  «  Nous  avons  en  ferme  credence,  écrivaient-elles,  que  vostre 
bonté  et  clémence  sera  telle  envers  nos  désolées  personnes,  que  vous 
garderez  de  toute  oppression  cette  maison  de  Bourgongne.  Il  ne  nous 
porroit  cheoir  en  pensée  que  en  voulsissiez  estre  le  persécuteur, 
meismement  de  moi,  Marie,  à  qui  vous  avez  fait  tant  d'honneur  que 
m'avez  levée  des  saints  fonts  de  baptesme.  »  Louis  XI  laissa  cette 
lettre  sans  réponse.  Avant  qu'il  apprît  la  mort  de  son  ennemi,  il  était 
décidé,  dit  Commynes,  le  jour  où  cet  événement  se  produirait,  à 
marier  l'héritière  de  Bourgogne  avec  le  dauphin  Charles,  ou  avec 
«  quelque  jeune  seigneur  de  ce  royaulme,  pour  tenir  elle  et  ses 
subjectz  en  amytié  et  recouvrer  sans  débat  ce  que  pretendoit  estre 
sien.  Ce  saige  propos  lui  commença  jà  ung  peu  à  changer  le  jour 
qu'il  sceut  ladite  mort.  »  Il  exila  en  Poitou  Commynes,  qui  l'enga- 
geait à  la  prudence.  Il  résolut  d'annexer  les  villes  de  la  Somme,  l'Ar- 
tois, la  Flandre,  le  Hainaut  et  les  deux  Bourgognes  (duché  et 
Franche-Comté),  et  d'abandonner  le  Brabant,  la  Hollande  et  «  aultres 
grandes  pièces,  à  aucuns  seigneurs  d'Almaigne,  qui  seroient  ses 
amys  et  qui  lui  aideroient  à  exécuter  son  vouloir  ».  Il  fit  démontrer 
par  des  juristes  que  Marie  de  Bourgogne  n'avait  aucun  droit  sur  la 
succession  de  son  père.  En  réalité,  les  fiefs  de  Charles  le  Téméraire, 
y  compris  le  duché  de  Bourgogne,  étaient  transmissibles  aux  femmes  ^. 
Le  seul  argument  valable  invoqué  par  Louis  XI  était  la  félonie  de 
son  vassal  :  il  ne  manqua  point  d'ailleurs  de  faire  intenter  en  Parle- 
ment un  procès  à  la  mémoire  de  Charles  le  Téméraire.  En  aucun  cas, 
cependant,  la  Franche-Comté  et  le  Hainaut  ne  pouvaient  être  confis- 
qués par  le  roi  de  France,  puisque  c'étaient  des  terres  d'Empire.  Mais 
Louis  XI  avait  réponse  à  tout  :  la  Franche-Comté,  écrivait-il  à  Fré- 
déric III,  ne  dépend  point  de  l'empereur,  car  le  duc  de  Bourgogne  ne 


PROJETS 
DE  LOUIS  XI. 


LES  DROITS 
DE  LOUIS  XI. 


1.  R.  Maag,  Die  Freigrafschafl  Burgund  und  ihre  Beziehungen  :u  der  Schweizerischen  Eidge- 
nossenschaft  (U77-t67g),  1891. 

2.  A.  De  Ridder,  Les  droits  de  Charles-Quinl  au  duché  de  Bourgogne,  Travaux  publiés  par 
la  conférence  d'Histoire  de  l'Université  de  Louvain,  fascic.  III,  1890. 


385 


IV. 


25 


LOUIS  XI  ECARTE 

PLUSIEUBS 

PRÉTENDANTS, 


ET  CORROMPT 
LES  SERVITEURS 
DU  TÉMÉRAIRE. 


ANNEXION 
DES  DEUX  BOUR- 
GOGNES, 


Règne  de  Louis  XI,  Goin>ernement  des  Beaujeu.  livrk  m 

lui  a  jamais  fait  hommage  pour  ce  fief,  et  «  l'on  rapporte  «  que  le 
Hainaut  n'est  pas  de  FEmpire.  Avec  moins  de  détours,  les  fidèles 
Lyonnais  déclaraient  :  «  Le  roi  a  voulu  et  veult  tousjours  soubstenir 
et  maintenir  que  le  royaume  s'extend  d'une  part  jusques  es  Alpes,  où 
est  encloz  le  pays  de  Savoye,  et  jusques  au  Rhin,  où  est  encloz  le 
pays  de  Bourgoigne  ^  » 

La  plupart  des  prétendants  à  la  succession  de  Bourgogne  furent 
facilement  écartés.  René  II,  à  la  première  injonction  de  Louis  XI, 
rentra  en  Lorraine.  Sigismond  d'Autriche  se  désista  également,  pour 
continuer  à  recevoir  sa  pension.  Les  Suisses  renoncèrent  à  leurs  pro- 
jets sur  la  Franche-Comté,  moyennant  100  000  florins;  Maximilien, 
il  est  vrai,  mit  une  surenchère  afin  d'obtenir  leur  alliance;  mais  il 
ne  put  jamais  payer  les  150  000  florins  qu'il  avait  promis  :  pendant 
les  dernières  années  du  règne  de  Louis  XI,  grâce  à  ses  largesses  et 
malgré  la  constante  duplicité  dont  ce  roi  avait  usé  envers  les  Suisses, 
ils  «  luy  obeyssoient  comme  ses  subjectz  »,  et  plusieurs  milliers  d'entre 
eux  venaient  servir  dans  ses  armées. 

Par  la  corruption,  le  roi  de  France  attira  à  son  service  les  princi- 
paux serviteurs  de  Charles  le  Téméraire,  et  même  le  frère  du  duc,  le 
grand  bâtard  Antoine.  Ce  fut  un  seigneur  bourguignon,  Jean  de 
Chalon,  prince  d'Orange,  qui  firt  chargé,  avec  le  sire  de  Craon  et 
Charles  de  Chaumont-Amboise,  de  soumettre  les  Bourgognes. 

Dès  le  7  janvier  1477,  avant  même  que  le  cadavre  du  Téméraire 
eût  été  retrouvé,  Jean  de  Chalon  recevait  cette  mission  ^,  et,  le  9, 
Louis  XI  écrivait  au  sire  de  Craon  :  «  Maintenant  est  temps  d'employer 
tous  vos  cinq  sens  de  nature  à  mettre  la  ducé  et  comté  de  Bourgongne 
en  mes  mains  ».  Pour  triompher  des  répugnances  de  la  population, 
qui  redoutait  les  impôts  du  roi  et  la  tyrannie  de  ses  officiers,  il 
n'épargna  ni  les  concessions  aux  villes,  ni  les  pensions  et  les  offices 
aux  nobles  et  aux  bourgeois  influents,  ni  même  les  fausses  promesses, 
car  il  assura  qu'il  voulait  «  garder  le  droit  de  sa  filleule  »,  et  la 
marier  au  dauphin,  et  à  ce  moment-là  il  était  bien  résolu  à  ne  pas  le 
faire.  Les  États  de  Bourgogne  et  de  Charolais,  et,  après  une  assez 
vive  résistance,  ceux  de  Franche-Comté,  acceptèrent  la  protection 
royale.  Mais  les  appels  de  la  princesse  Marie  au  loyalisme  de  ses 
sujets,  et  surtout  les  «  grans  pilleries,  à  la  vérité  trop  excessives  », 
du  sire  de  Craon  provoquèrent  bientôt  un  soulèvement  général. 

1.  Texte  cité  par  H.  Sée,  Louis  XI  et  les  villes,  1891,  p.  25. 

2.  Texte  publié  par  Bonaassieux,  Bibl.  de  l'Ec.  des  Chartes,  1876,  p.  Sg. 

3.  Les  Etats  du  duché  de  Bouro-ogne  avaient  accepté  l'ultimatum  de  Louis  XI  à  la  fin  du 
mois  de  janvier  1477.  Les  Etats  de  Franche-Comté  avaient  passé  leur  "  traiclié  »  avec  le 
roi  le  18  février.  Dès  la  fin  de  février,  toute  la  Franche-Comte  se  souleva.  Au  printemps,  la 
noblesse  du  Charolais  prit  les  armes,  et,  le  25  juin,  les  gens  des  faubourgs  de  Dijon  tuèrent 
.lean  Jouard,  ancien  président  du  conseil  ducal,  qui  avait  passé  au  service  du  roi. 


386 


CHAP.  II  Ruine  de  la  Maison  de  Bourgogne. 

Jean  de  Chalon,  qui  avait  été  maladroitement  frustré  du  prix  de  sa 
défection,  et  le  brave  Simon  de  Quingey,  un  des  rares  fidèles  de  la 
maison  de  Bourgogne,  dirigèrent  la  résistance.  Simon  de  Quingey 
tomba  aux  mains  du  roi  en  1478  et  fut  enfermé  à  Tours  dans  une 
cage  de  fer  '.  Louis  XI  poursuivit  d'une  haine  furieuse  Jean  de 
Chalon  :  il  le  comparait  à  Judas,  et  l'appelait  «  le  prince  aux  trente 
deniers  ».  Il  ordonna  de  le  prendre  et  «  de  le  brusler  »,  et  il  le  fit 
condamner  en  outre  à  «  eslre  pendu  aux  fourches  par  les  pies  »  ; 
mais  on  dut  se  contenter  d'afficher  des  «  tableaux  »  où  était  «  paint 
et  pourtrait  la  stature  et  epitaphe  de  Jean  Chalon,  prince  d'Orange, 
pendu  la  teste  en  bas  et  les  pies  en  hault  ».  Chaumont-Amboise, 
nommé  lieutenant  général  dans  les  Bourgognes  à  la  place  du  sue  de 
Craon,  réussit  assez  vite  à  pacifier  le  duché.  En  Franche-Comlé,  au 
contraire,  les  gentilshommes,  les  bourgeois  et  les  paysans  opposèrent 
une  longue  résistance  :  pour  venir  à  bout  des  habitants  de  Dôle,  il 
fallut  détruire  leur  ville;  la  guerro  ne  prit  fin  qu'au  bout  de  quatre 
années,  par  l'épuisement  complet  du  pays. 

Louis  XI  soumit  rapidement  les  places  conservées  par  la  maison 
de  Bourgogne  en  Picardie,  ainsi  que  le  comté  de  Boulogne,  qu'il 
déclara  tenir  en  fief  de  Notre-Dame.  Il  occupa  même  pendant  quelque 
temps  Cambrai,  cité  impériale,  et  expulsa  l'évêque,  frère  naturel  de 
Philippe  le  Bon  ^  En  Artois,  les  difficultés  furent  plus  considérables. 
Saint-Omer  et  Aire  restèrent  imprenables.  Les  habitants  dArras, 
malgré  les  promesses  et  les  cadeaux  de  Louis  XI,  voulurent,  avant  de 
se  soumettre,  consulter  Marie  de  Bourgogne;  les  vingt-deux  bour- 
geois envoyés  auprès  délie  furent  arrêtés  en  route,  et  le  roi  leur  fil 
trancher  la  tête  :  «  Il  y  en  avoit  un  entre  les  autres  »,  raconle-t-il 
dans  une  lettre  du  20  avril  1477,  «  maistre  Oudart  de  Bussy,  à  qui 
j'avois  donné  une  seigneurie  au  Parlement;  et,  afin  qu'on  congneust 
bien  sa  teste,  je  l'ay  faicte  atourner  d'ung  beau  chaperon  fourré,  et 
est  sus  le  marché  d'Hesdin,  là  où  il  préside  ».  Ni  les  violences,  ni 
les  caresses  de  Louis  XI  ne  désarmèrent  les  rancunes  des  Arra- 
geois.  Craignant  qu'ils  ne  livrassent  leur  ville  à  l'ennemi,  le  roi, 
par  lettres  patentes  du  2  juin  1479,  ordonna  de  les  expulser  en 
masse.  Les  fortifications  furent  en  partie  détruites,  et  Arras  perdit 
jusqu'à  son  nom.  Afin  de  repeupler  la  ville,  appelée  désormais 
«  Franchise  »,  Louis  XI  décida  d'  «  y  faire  habiter  et  demourer  de  ses 
autres  bons  et  loyaux  sujets  des  villes  de  son  royaume  à  lui  loyales 
et  obeissans  ».  Toutes  les  provinces  de  France,  sauf  les  Bourgognes 

1.  Sur  Simon  de  Quingey  :  Mémoire  de  A.  Salmon,  Bibl.  de  l'Ec.  des  Cliartes,  3«  série, 
t.  IV,  i853;  D'  Giraudet,  Documents  sur  les  prisonniers  de  Louis  XI  à  Tours,  Bull,  de  la 
Soc.  arcliéolog.  de  Touraine,  t.  III,  1877. 

2.  Abbé  Henry  Dubrulle,  Cambrai  au  moyen  âge  (thèse,  sous  presse). 

<    387    ) 


DE  LA  PICAnOIE, 

DU  BOULONNAIS, 

DE  L'ARTOIS. 


EXPULSION 

DES  HABITASTS 

D'ARRAS. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

elle  Dauphiné,  durent  fournir  un  contingent  d'immigrants,  ou  aider 
à  leur  établissement.  C'est  ainsi  que  les  Troyens  furent  taxés  à  qua- 
rante-huit gens  de  métier  et  trois  «  bons  marchands  »,  les  Toulousains 
à  six  gens  de  métier  et  deux  marchands.  Les  bonnes  villes  s'empres- 
sèrent d'envoyer  le  rebut  de  leur  population,  et,  malgré  d'énormes 
dépenses,  malgré  l'obligation  imposée  aux  marchands  français 
d'acheter  «  à  plus  hault  pris  la  moictyé  qu'ilz  ne  valloient  »  des  lots 
de  draps  de  Franchise,  l'échec  fut  complet.  A  la  fin  de  son  règne, 
Louis  XI  autorisera  les  anciens  habitants  à  revenir  dans  la  ville;  mais 
l'industrie  et  le  commerce  d'Arras  étaient  ruinés  pour  longtemps,  et 
jamais  les  fabriques  de  tapisserie  qui  avaient  fait  sa  renommée  ne 
furent  rétablies  '. 
LOUIS  XI  Louis  XI  convoitait  surtout  le  riche  comté  de  Flandre.  Il  espérait 

ET  LES  FLAMANDS.  Tavoir  par  des  intrigues,  et  son  barbier,  le  Flamand  Olivier  le  Daim, 
entretenait  ses  illusions.  Les  ouvertures  que,  pour  gagner  du  temps, 
lui  faisaient  les  États-Généraux  de  Gand,  l'aveuglaient  sur  les  véri- 
tables sentiments  delà  population.  Il  comblait  de  flatteries  les  ambas- 
sadeurs des  États,  «  et  buvoit  souvent  à  eus  et  à  ses  bons  sugés  de 
Gant».  En  même  temps  qu'il  offrait  au  roi  d'Angleterre  et  aux  princes 
des  pays  rhénans  le  démembrement  de  l'héritage  bourguignon,  il 
assurait  aux  envoyés  flamands  que  le  mariage  du  dauphin  et  de  Marie 
était  son  vœu  le  plus  cher,  et  «  qu'il  osteroit  la  couronne  de  son  chief 
pour  la  poser  sur  le  chi^  de  son  filz  et  de  ma  dite  damoiselle,  et  se 
retraire  en  quelque  lieu  pour  vivre  en  privé  estât  ».  Malgré  ces  «  belles 
parolles  »,  que  les  Flamands  jugeaient  à  leur  valeur,  il  tâchait  de 
provoquer  dans  le  comté  une  révolte  à  son  profit  :  au  mois  de  mars 
1477,  il  montra  aux  ambassadeurs  des  États  une  missive  secrète  que 
lui  avaient  récemment  apportée  deux  conseillers  de  Marie  de  Bour- 
gogne, le  chancelier  Hugonet  ©t  le  sire  de  Humbercourt  :  Marie, 
espérant  se  concilier  les  bonnes  grâces  de  son  terrible  parrain,  affir- 
mait dans  cette  lettre  que,  pour  se  gouverner,  elle  ne  tiendrait  nul 
compte  de  lavis  des  États.  La  perfide  révélation  du  roi  eut  des 
résultats  tout  différents  de  ceux  qu'il  attendait.  Les  Flamands,  ne 
MARIAGE  DE  MARIE  voulant  poiut  de  Louis  XI  pour  maître,  pardonnèrent  à  la  jeune  Marie 
ETDEMAXiMiLiEN.  sa  duplicité  ;  mais  Hugonet  et  Humbercourt,  qui  étaient  partisans  du 
mariage  de  la  duchesse  avec  le  dauphin,  furent  arrêtés  parles  Gantois, 

1.  Sur  Louis  XI  et.  Arras  :  Travaux  de  l'abbé  Provart,  A.  Laroche,  Boutiot,  dans  les 
Mémoires  de  l'Acad.  d'Arras,  t.  XXXV  (i863),  XXXVII  (i865),  2'  série,  t.  I  (1867).  Paul 
Lachèse,  Mém.  de  la  Soc.  des  Sciences  d'Angers,  nouv.  période,  t.  IX,  1866.  A.-J.  Paris, 
Louis  XI  et  la  ville  d'Arras,  1S68.  Desplanque,  Rev.  des  Quest.  hist.,  t.  VI,  1869.  Brossier- 
Geray,  Bull,  de  la  Soc.  Dunoise,  t.  V,  I885-1887.  Pièces  relatives  à  Jean  de  Doyal,  Mém. 
de  l'Acad.  de  Clermonl-Ferrand,  t.  XXIX,  1887.  H.  PouUain,  Orléans  de  i46i  à  'U83,  1888. 
Tranchau,  Bull,  de  la  Soc.  archéolog.  de  l'Orléanais,  t.  IX,  1887-1890. 

(  388  > 


CHAP.   III 


Ruine  de  la  Maison  de  Bourgogne. 


GUERRE 

EN  tl Al  HAUT 

ET  EN  FLANDRE. 


jugés  sommairement  et  décapités  le  3  avril;  et,  le  21,  Marie  de  Bour- 
gogne accorda  définitivement  sa  main  à  Maximilien  d'Autriche  :  elle 
l'épousa  le  19  août^ 

Dès  le  mois  de  juin,  Louis  XI,  pensant  «  avoir  par  horreur  ce 
qu'il  ne  povoit  avoir  par  honneur  »,  était  entré  en  Hainaut  avec  des 
forces  considérables  et  avait  commencé  une  guerre  de  dévastation.  Il 
fit  venir  des  journaliers  pour  saccager  les  récoltes.  Il  écrivait,  le 
25  juin  1477,  à  Antoine  de  Chabannes,  chargé  de  réduire  Valen- 
ciennes  :  «  Je  vous  envoyé  troys  ou  quatre  mille  faucheurs,  pour  faire 
le  gast  (dégât)  que  vous  savez.  Je  vous  prye,  mettez-les  en  besongne, 
et  ne  plaignez  pas  cinq  ou  six  pippes  de  vin  à  les  faire  bien  boyre  et  à 
les  enyvrer  ».  Après  la  prise  d'Avesnes,  cette  ville  fut  brûlée  et  tous 
les  habitants  massacrés.  La  cruauté  des  a  bouchiers  françoys  »  ne 
réussit  qu'à  exaspérer  la  résistance.  Au  bout  de  trois  mois,  Louis  XI 
dut  conclure  une  trêve.  Pendant  l'hiver,  il  fit  d'immenses  préparatifs 
militaires,  écrasa  ses  bonnes  villes  de  contributions  et  de  réquisitions. 
Mais  Maximilien,  de  son  côté,  réunit  une  grosse  armée.  Les  campagnes 
de  1478  et  de  1479  eurent  peu  de  résultats.  Une  sanglante  bataille 
livrée,  le  7  août  1479,  à  Guinegate  (aujourd'hui  Enquinegatte),  près 
de  Saint-Omer,  resta  indécise  ^ 

La  mort  de  Marie  de  Bourgogne,  survenue  le  27  mars  1482, 
amena  Maximilien  à  composition.  L'héritage  bourguignon  apparte-  (23 décembre  i4S2) 
nait  maintenant  aux  deux  enfants  qu'il  avait  eus  de  Marie ,  Philippe 
le  Beau  et  Marguerite.  Fourbe  et  versatile,  il  était  peu  aimé  des 
Flamands  :  les  États  de  Gand  l'acceptèrent  comme  tuteur  de  son  fils 
Philippe  le  Beau,  mais  il  fut  bien  spécifié  que  la  Flandre  «  seroit 
gouvernée  soubz  le  nom  de  Monseigneur  Phelippe,  par  l'advis  de 
ceulx  de  son  sang  et  de  son  Conseil  ».  Or  les  Flamands  voulaient  la 
paix.  Les  Français,  de  leur  côté,  étaient  las  de  payer  tant  d'impôts, 
d'être  pillés  par  les  gens  de  guerre  du  roi  et  par  les  corsaires  des 
Pays-Bas  ;  Louis  XI  avait  conscience  de  l'erreur  qu'il  avait  commise 
en  jetant  Marie  de  Bourgogne  aux  bras  de  Maximilien,  et  puis  il  se 


TRAITE  D'ARRAS 


1.  Sur  le  procès  de  Hugonet  et  de  Humbercourt  :  Gachard,  Bull,  de  l'Acad.  des  Sciences 
de  Bruxelles,  t.  VI,  1889;  Ch.  Paillard,  Méra.  de  lAcad.  royale  de  Belgique,  t.  XXXI,  1881. 
—  K.  Rausch,  Die  Burgundische  Heiral  Maximilians  I,  1880. 

2.  Le  roi  d'Angleterre  aurait  pu  jeter  son  épée  dans  la  balance.  Il  en  était  sollicité  par  les 
deux  partis.  Il  désirait  empêcher  Louis  XI  de  mettre  la  main  sur  la  Flandre,  mais  il  tenait 
aussi  à  la  pension  qu'il  recevait  chaque  année  depuis  le  traité  de  Picquigny.  A  force  d'in- 
trigues, le  roi  de  France  le  réduisit  à  la  neutralité  :  dans  l'été  de  1482,  les  deux  rois  signè- 
rent une  trêve  valable  durant  leur  vie  «  et  ung  an  après  le  premier  décédant  ».  Voir  W. 
Webster,  An  unknown  treaty  belween  Edward  IV  and  Louis  XI,  English  historical  Review, 
1897,  p.. 621;  Lettres  de  Louis  XI,  t.  VII,  p.  97  et  253,  et  t.  \'IIl.  p.  49-  1981  281  ;  et  une 
lettre  d'Edouard  IV  analysée  dans  la  Bibl.  de  l'Ec.  des  Chartes,  1898,  p.  !,i5.  Sur  un  projet 
de  lord  Ilastings  pour  s'emparer  de  Boulogne,  voir  une  Enquête  publ.  par  le  chanoine 
Haigneré  dans  les  Mém.  de  la  Soc.  Acad.  de  Boulogne-sur-Mer,  t.  XVII,  1895-1896,  p.  421-428. 
Cf.  le  travail  cité  de  G.  Périnelle. 


389 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


LIVRE  m 


DEMEMBREMENT 
DE  L'ÉTAT 
BOURGUIGNON. 


sentait  malade,  et  «  jà  bien  bas  »  :  il  était  pressé  de  réparer  sa  faute. 
Les  négociations  furent  conduites  par  un  transfuge  bourguignon, 
rhabile  sire  d'Esquerdes,  qui  avait  remplacé  Antoine  de  Chabannes 
comme  généralissime  '.  Un  traité  de  paix  fut  signé  à  Arras  le  23  décem- 
bre 1482.  Le  dauphin  devait  épouser  Marguerite  d'Autriche,  qui  lui 
apportait  en  dot  la  Franche-Comté  et  TArtois.  Il  n'était  point  parlé 
du  duché  de  Bourgogne,  qui  resta  aux  mains  du  roi,  ainsi  que  la 
dot  de  Marguerite.  La  petite  princesse  fut  amenée  à  Paris,  pour  y 
être  élevée  en  attendant  son  mariage  -. 

Le  démembrement  de  l'État  bourguignon  était  accompli.  Les 
vainqueurs  de  Charles  le  Téméraire,  les  Suisses,  avaient  tiré  de  leur 
triomphe  beaucoup  de  gloire  et  d'argent;  René  II  avait  repris  la 
Lorraine  et  Sigismond  le  landgraviat  d'Alsace  ;  mais  c'était  Louis  XI 
qui,  en  fin  de  compte,  avait  la  plus  grosse  part  des  territoires  :  la 
Picardie,  le  Boulonnais,  l'Artois,  la  Bourgogne,  la  Franche-Comté. 
Par  sa  faute,  il  est  vrai,  la  maison  d'Autriche  était  maintenant  installée 
dans  les  Pays-Bas  :  un  nouveau  péril  était  né  pour  la  monarchie  fran- 
çaise. 


///.  —  AFFAIRES    D'ESPAGNE   ET  D'ITALIE 


LOUIS  XI, 
L'ESPAGNE 
ET  L'ITALIE. 


CHARLES  le  Téméraire  compta  parmi  ses  alliés  le  roi  d'Aragon, 
la  duchesse  de  Savoie,  le  duc  de  Milan,  Venise.  Louis  XI,  en 
eftet,  s'était  créé  dans  les  deux  péninsules  des  ennemis  acharnés.  Il 
réussit,  sans  autre  moyen  que  la  diplomatie,  à  faire  accepter  son 
hégémonie  par  les  princes  italiens,  mais,  en  Espagne,  sa  soif  de 
domination  l'entraîna  en  de  périlleuses  aventures  de  guerres  et  de 
conquêtes,  qui  lui  firent  négliger  les  véritables  intérêts  de  la  France. 


1.  P.  M.  Perret,  Annuaire-Bull,  de  la  Soc.  de  l'Hisl.  de  France,  1891,  p.  198  et  suiv. 

2.  Le  dauphin  était  déjà  fiancé  à  la  fille  d'Edouard  IV.  Le  roi  d'Angleterre  se  fâcha  et 
commença  des  préparatifs  de  guerre;  mais  la  mort  l'enleva  le  9  avril  ilfiS. 

3.  Sources.  Elles  sont  indiquées  dans  les  ouvrages  cités  ci-dessous  de  J.  Calmetle, 
P.  Boissonnade,  P. -M.  Perret. 

Ouvrages  a  consulter.  Affaires  d'Espagne  :  outre  les  ouvrages  de  G.  Daumet,  De  La 
Roncière,  H.  Courteault  (très  utile).  Desdevises  du  Dézert,  Lecoy  de  La  Marche,  H.  Sée, 
B.  de  Mandrot,  cités  p.  28,  1^5,  278,  3oi,  32-5,  332,  343  :  J.  Calmelte,  Louis  XL  Jean  II  el  la  révo- 
lulion  catalane  (sous  presse.  'Travail  neuf  et  important).  P.  Vidal,  Histoire  de  Perpignan,  1897. 
F.  Pasquier,  La  domination  française  en  Cerdagne  sous  Louis  XI,  Bulletin  historique  et 
philologique.  iSgS.  P.  M.  Perret,  Boffille  de  Juge,  Annales  du  Midi,  1891.  P.  Boissonnade, 
Histoire  de  la  réunion  de  la  Navarre  à  la  Caslille,  1893.  J.-C.  Tauzin,  Louis  XI et  la  Gascogne, 
Rev.  des  Quest.  hist.,  t.  LIX,  1896.  Ch.  Fierville,  Le  cardinal  Jean  Jouffroy  et  son  temps,  1874. 
—  Affaires  d'Italie  :  excellent  e.xposé  et  abondante  bibliographie  dans  P. -M.  Perret,  Histoire 
des  relations  de  la  France  auec  Venise,  1896.  Outre  les  ouvrages  de  CipoUa,  Buser,  Delaborde, 
De  Maukle,  Lecoy  de  La  Marche,  De  La  Roncière,  Pastor(t.  IV),  cités  p.  309-810 et  3i5,  on  lira 
encore  avec  profit  Huillard-Bréholles,  Louis  XI  prolecteur  de  la  confédération  italienne,  Rev. 
des  Soc.  sav.,  2"  série,  t.  V,  1861.  Le  Mémoire  sur  la  politique  exiérieure  de  Louis  XI  el  sur  ses 
rapports  avec  l'Italie,  par  Desjardins,  Mém.  de  l'Acad.  des  Inscr.,  t.  V1I1,2'  partie,  est  vieilli. 

(   390   ) 


CHAP.   III 


Affaires  d'Espagne  et  d' Italie. 


On  a  vu  que  Jean  d'Aragon  avait  usurpé  en  liil  la  couronne  de 
Navarre,  qui  aurait  dû  revenir  à  son  fils,  Don  Carlos'.  En  1458,  il  était 
devenu,  en  outre,  roi  d'Aragon.  Sa  dureté  envers  son  fils  et  son  ambi- 
tion, qui  coûtait  cher  à  ses  sujets,  avaient  déchaîné  contre  lui  une  vio- 
lente révolte.  La  mort  de  Don  Carlos,  survenue  un  mois  après  le  sacre 
de  Louis  XI,  raviva  la  guerre  civile  :  des  troubles  éclatèrent  à  Sara- 
gosse  ;  en  Navarre,  la  puissante  faction  des  «  Beaumontais  »  refusa  plus 
que  jamais  de  reconnaître  Jean  et  celui  qu'il  avait  désigné  comme  héri- 
tier de  ce  royaume,  le  comte  de  Foix  Gaston  IV  ;  enfin  les  Catalans  déci- 
dèrent de  se  détacher  de  l'Aragon  et  de  se  constituer  en  république. 

Louis  XI,  qui,  avant  son  avènement,  s'était  déjà  ménagé  en 
Catalogne  «  beaucoup  de  bons  et  loyaulx  serviteurs  »  ^,  crut  l'heure 
venue  de  dépouiller  le  roi  Jean  :  u  Je  le  mettrai  hors  de  tous  ses 
royaumes,  disait-il,  tant  et  si  bien  qu'il  ne  lui  restera  pas  la  moindre 
parcelle  de  terre  pour  s'y  faire  enterrer  ».  Il  promit  aux  nobles  ara- 
gonais  de  maintenir  leurs  privilèges,  s'ils  l'acceptaient  pour  sei- 
gneur. Le  comte  d'Armagnac  alla  demander  à  Madrid  le  renouvelle- 
ment de  la  vieille  alliance  franco-castillane  et  exposer  au  roi  Henri  \N 
les  droits  que  Louis  XI  déclarait  tenir  de  sa  mère,  petite-fille  de 
Jean  P""  d'Aragon,  «  es  royaumes  d'Arragon,  de  Valence  et  principaullé 
de  Cathalongne  ».  Le  roi  écrivit  aux  Catalans  que  le  royaume  de 
Navarre  était  «  parti  de  la  corone  de  França  ».  Il  n'osa  point  en  dire 
autant  de  la  Catalogne,  de  la  Cerdagne  et  du  Roussillon  :  saint 
Louis  les  avait,  par  traité,  abandonnés  à  la  couronne  d'Aragon  ^ 
Mais  il  envoya  deux  ambassades  au  gouvernement  insurrectionnel  de 
Barcelone,  pour  lui  proposer  sa  protection  (octobre  et  novembre 
1461).  Il  connaissait  la  richesse  agricole  et  commerciale  de  cette 
principauté  de  Catalogne  et  de  Roussillon  :  pendant  de  longues 
années  il  allait  en  poursuivre  la  conquête. 

Les  Catalans,  très  jaloux  de  leur  indépendance,  qui  était  presque 
complète  sous  le  régime  aragonais,  auraient  encore  mieux  aimé  se 
soumettre  à  Jean  II  qu'à  Louis  XI.  Ils  repoussèrent  les  offres  du  roi 
de  France.  Celui-ci  fit  alors  volte-face  et  signa  une  série  de  traités 
avec  Jean  II  *   :  il  lui  promit  une  armée  pour  réduire  ses  sujets 


GUERRE  CIVILE 
E\  ARAGON 


PROJETS 

D'ANNEXION 

DE  LOUIS  XL 


SON  ALLIANCE 
AVEC  JEAN  II. 


1.  Voir  plus  haut,  p.  285.  Le  traité  de  Barcelone  (i455)  déshérita  don  Carlos  et  sa  sœur 
Blanche,  au  profil  de  leur  sœur  cadette  Eléonore,  comtesse  de  Foix,  qui  devait  avoir, 
avec  son  mari  Gaston  IV,  la  couronne  de  Navarre,  à  la  mort  de  Jean  d'Aragon. 

2.  Rapport  d'un  agent  du  dauphin,  publié  par  .1.  Calmette,  Documenls  relatifs  à  don  Carlos 
de  Viane,  Mél.  de  l'Ec.  de  Rome,  t.  XXI,  igoi,  p.  469. 

3.  T.  111,2'  partie,  p.  95.  Cf.  Brutails,  Condition  des  populations  rurales  du  Roussillon,  1891, 
Introduction  et  p.  267. 

4.  Traités  d'Olite  (12  avril  1462)  pour  la  question  de  Navarre,  de  Bayonne  (9  mai)  pour  la 
question  de  Roussillon  (Calmette,  La  question  du  Roussillon,  Annales  du  Midi,  1895-1896). 
L'armée  promise  par  Louis  XI  franchit  les  Pyrénées  le  21  juillet. 


391 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


CAMPAGNE 

DE  CATALOGNE. 


INTERVENTION 
DE  HENRI  IV. 


ARBITRAGE 
DE  LOUIS  NI 
23  AVRIL  (463). 


OFFRES  DE  LOUIS 
AUX  CATAL.iNS. 


rebelles,  moyennant  deux  cent  raille  écus  d'or;  comme  gage  du  paie- 
ment de  cette  somme,  Louis  devait  recevoir  les  comtés  de  Roussillon 
et  de  Gerdagne.  D'autre  part,  Jean  II  confirma  la  succession  de  la 
Navarre  à  la  maison  de  Foix,  au  mépris  des  droits  de  sa  fille  Blanche, 
quil  envoya  prisonnière  en  France  ;  or,  au  même  moment,  le  fils  aîné 
du  comte  de  Foix  épousa  Madeleine,  sœur  de  Louis  XI.  Au  moyen 
de  ces  conventions,  Louis  espérait  contraindre  les  Catalans  à  rési- 
piscence, annexer  le  Roussillon  et  mettre  un  jour  la  main  sur  la 
Navarre.  Il  écrivait,  tout  joyeux  :  «  Il  me  semble  que  je  n'ay  pas 
perdu  mon  escot  ».  Il  comptait  sans  la  vaillance  des  Catalans,  sans 
lénergie  et  l'astuce  de  Jean  II  :  ce  petit  vieillard  à  demi  aveugle  fut 
un  de  ses  plus  redoutables  adversaires. 

Indignés  d'un  pacte  qui  appelait  contre  eux  l'étranger,  les  Cata- 
lans se  préparèrent  à  une  guerre  sans  merci.  La  belle  armée  dont 
Louis  XI  confia  le  commandement  à  Gaston  YV  ne  put  s'emparer  de 
Barcelone  et  fut  rapidement  épuisée  par  le  climat  et  les  privations. 
Une  complication  imprévue  se  produisit  :  sollicité  par  la  princesse 
Blanche  de  recueillir  ses  droits  sur  la  Navarre,  et  par  les  Catalans  de 
devenir  leur  seigneur,  le  roi  de  Castille  envahit  l'Aragon.  Louis  XI 
obtint  la  signature  d'une  trêve,  le  13  janvier  1463.  Il  estimait  que  la 
cause  de  Jean  II  était  perdue  et  qu'il  serait  facile  désormais  de  lui 
enlever  la  Catalogne;  il  ne  s'agissait  plus  que  d'écarter  Henri  IV, 
sans  rompre  l'alliance  franco-castillane.  Usant  des  procédés  insidieux 
qui  lui  étaient  chers,  il  proposa  son  arbitrage  aux  deux  rois  :  Jean, 
à  bout  de  ressources,  ne  put  refuser,  et  les  deux  conseillers  les  plus 
écoutés  à  Madrid ,  l'archevêque  de  Tolède  et  le  marquis  de  Villena, 
gagnés  par  des  arguments  sonnants,  obtinrent  le  consentement  de 
Henri  IV.  La  sentence  du  roi  de  France  fut  que  le  roi  d'Aragon  devait 
garder  tous  ses  États,  sauf  le  canton  navarrais  d'Estella,  qui  serait 
donné  en  indemnité  à  Henri  IV. 

Cette  sentence  mécontenta  Henri  IV,  les  rebelles  et  même  Jean  II, 
et  ne  procura  point  à  Louis  XI  les  avantages  qu'il  en  attendait. 
Débarrassé  des  prétentions  castillanes,  il  cessa  de  soutenir  Jean  II 
et  dévoila  ses  projets  au  gouvernement  de  Barcelone  :  «  Si,  déclarait- 
il  à  une  ambassade  catalane,  on  parlait  dans  le  Principat  un  autre 
langage  que  le  catalan,  il  ne  s'occuperait  plus  de  rien;  mais,  si  les 
Catalans  étaient  délivrés  et  détachés  des  Castillans  et  ne  parlaient 
que  le  catalan,  alors  lui,  qui  originairement  était,  par  sa  grand'mère, 
véritable  Catalan,  ferait  tout  ce  quil  pourrait  pour  le  bonheur  de  la 
Catalogne,  chose  qui  serait  bien  facile,  car,  entre  les  Catalans  et  lui, 
il  n'y  avait  pas  de  montagnes  ».  Mais  les  Catalans,  comme  plus  tard 
les  Flamands,  firent  la  sourde  oreille,  et  cherchèrent  un  seigneur 


J92 


CHAP.  III  Affaires  d'Espagne  et  d'Italie. 

moins  puissant.  Ils  s'adressèrent  successivement  au  connétable  de 
Portugal,  qui  sollicita  vainement  Fappui  de  la  France,  et  au  duc  de 
Lorraine  et  de  Calabre,  Jean  d'Anjou.  Louis  XI,  espérant  obtenir  un 
jour  de  la  maison  d'Anjou  la  cession  de  la  Catalogne,  soutint  le  duc 
de  Calabre  par  sa  diplomatie  et  ses  armes  (1466-1470).  Jean  d'Aragon, 
en  revanche,  s'allia  à  tous  les  ennemis  de  Louis,  et  ses  intrigues  con- 
tribuèrent, après  le  traité  de  Péronne,  à  renouer  en  France  la  coalilion 
féodale.  La  mort  du  duc  de  Calabre,  survenue  le  16  décembre  1470, 
au  moment  où  Louis  XI  préparait  l'invasion  des  domaines  bourgui- 
gnons, décida  enfin  le  roi  de  France  au  sacrifice  de  ses  projets  sur  la 
Catalogne.  Aussi  bien  les  affaires  de  Roussillon,  de  la  succession  de 
Castille  et  de  la  succession  de  Navarre  pouvaient-elles  suffire  à 
occuper  son  activité. 

Les  Roussillonnais  et  les  Gerdagnols,  en  1462,  avaient  fait  cause 
commune  avec  les  Catalans,  et  refusé  d'accepter  la  domination  fran- 
çaise. Livrés  à  leurs  seules  forces,  ils  furent  rapidement  soumis  :  Perpi- 
gnan capitula  le  9  janvier  1463,  et  Puycerda  le  16  juin.  Les  Perpigna- 
nais  envoyèrent  à  Louis  XI  une  ambassade,  pour  réclamer  le  maintie<n 
de  leurs  privilèges  et  protester  contre  la  conquête  :  le  roi  de  France, 
leur  fut-il  répondu,  sachant  qu'ils  étaient  alliés  aux  Catalans,  et 
qu'ils  avaient  «  délaissé  le  roy  d'Arragon,  leur  souverain  seigneur,  et 
qu'ilz  n'avoient  point  de  seigneur,  les  a  conquis,  ainsi  que  raisonna- 
blement faire  le  povoit,  actendu  mesmement  qu'ilz  estoient  sans 
seigneur.  Et,  par  ce,  n'est  besoing  qu'ilz  demandent  se  le  roy  est  leur 
seigneur,  car,  par  le  moien  de  ce  qu'il  les  a  conquis,  il  est  bien  cler 
qu'il  est  leur  souverain  seigneur  et  qu'ilz  sont  ses  subgietz,  sans  soy 
aider  d'autres  raisons,  s'il  ne  lui  plaist'.  »  La  réponse  du  roi  ne  men- 
tionna qu'accessoirement  l'engagement  pris  par  Jean  II.  Louis  XI 
préférait  invoquer  le  droit  de  conquête,  parce  qu'il  était  décidé  à  ne 
jamais  rendre  le  Roussillon-.  Il  lui  aurait  été  bien  facile  de  parvenir 
pacifiquement  à  ses  fins.  Il  aurait  pu  gagner  ses  nouveaux  sujets,  en 
ménageant  leur  esprit  d'indépendance;  mais  il  restreignit  leurs 
libertés,  les  écrasa  de  réquisitions,  dépouilla  de  leurs  biens  un  grand 
nombre  de  familles.  Il  aurait  pu  profiter  des  embarras  du  roi 
d'Aragon,  pour  lui  arracher  une  cession  définitive  des  deux  comtés; 
mais  il  négligea  cette  précaution,  et  plus  tard,  quand  il  promit  son 
aide  au  duc  de  Calabre,  il  se  déclara  «  deppartiz  de  l'alyance  et  con- 
fédération avec  le  roy  Jehan  d'Aragon  »  :  ainsi,  ségarant  dans  les 

1.  J.  Vaesen,  Da  droit  d'occupation  d'une  terre  sans  seigneur,  Rev.  d'Histoire  diplomatique, 
t.  I,  1887. 

2.  II  déclara  aussi  la  Cerdagne  annexée  à  la  couronne  de  France,  en  i463.  Selon  M.  Pas- 
quier,  il  aurait  suivi  envers  les  Gerdagnols  une  politique  habile  et  libérale.  M.  Calmetle 
conteste  ces  conclusions. 


IL  SOUTIENT 

LE  PRÉTENDANT 

JEAN  D'ANJOU. 


CONQUETE 
DU  ROUSSILLON. 


39^ 


RèQiie  de  Louis  XI,  GojLvernemenl  des  Beaujeu. 


NOUVELLE 
CAMPAGNE. 


AFFAIRES 
DE  CASTILLE. 


MABIAGE 

DE  FERDINAND 

ET  D'ISABELLE. 


détours  de  sa  lortue-use  politique,  il  dénonça  lui-même  le  pacte  par 
lequel  le  roi  d'Aragon  lui  avait  engagé  les  comtés.  C'est  pourquoi,  en 
147:2,  au  moment  où  Charles  le  Téméraire  et  ses  alliés  entreprenaient 
de  démembrer  la  France,  un  soulèvement  éclatait  en  Roussillon  et  en 
Cerdagne;  et  Jean  II,  délivré  des  Angevins  et  vainqueur  de  l'insur- 
rection catalane,  entrait  dans  Perpignan,  le  l"""  février  1473. 

Pendant  deux  ans,  une  «  aspre  et  cruelle  guerre  »  désola  le 
Roussillon.  L'armée  française,  nourrie  avec  des  vivres  envoyés  de  la 
frontière,  brûlait  les  blés  et  saccageait  méthodiquement  le  pays. 
«  Faictes  le  gast,  écrivait  le  roi,  en  manière  qu'il  n'y  demeure 
ung  seul  arbre  portant  fruit  sur  bout  ».  Les  habitants  se  défen- 
dirent désespérément  :  on  appela  le  Roussillon  «  le  cimitière  aux 
Françoys  ».  Enfin  la  prise  de  Perpignan,  le  10  mars  1475,  termina 
la  lutte.  Louis  XI  chargea  Imbert  de  Batarnay  et  Boffille  de  Juge 
du  soin  de  sa  vengeance  :  il  rêvait  d'expulsions  en  masse  et  de 
pillages.  Ses  conseillers  eurent  la  sagesse  de  lui  désobéir.  Boffille, 
muni  des  pouvoirs  d'un  vice-roi,  administra  très  habilement  le 
Roussillon  et  la  Cerdagne  jusqu'en  1491,  et  calma  peu  à  peu  les 
habitants.  En  1478,  Jean  d'Aragon  fut  compris  dans  le  traité  de 
paix  que  Louis  XI  signa,  le  9  novembre,  avec  Ferdinand  et  Isabelle 
de  Castille. 

La  Castille  avait  été  pour  Louis  XI  et  Jean  II  un  autre  terrain 
d'intrigues  et  de  luttes.  Henri  IV,  célèbre  pour  ses  infortunes  conju- 
gales, n'avait  qu'une  fille,  Jeanne;  les  Castillans  l'appelaient  la 
Beltraneja,  du  nom  de  Bellran  de  La  Cueva,  qu'on  supposait  être  son 
véritable  père.  En  1468,  Henri  IV  désavoua  la  Beltraneja  :  Isabelle, 
sœur  du  roi,  fut  proclamée  son  héritière.  Le  mariage  d'Isabelle 
devint  une  importante  question  diplomatique,  comme  le  mariage  de 
la  fille  du  Téméraire.  En  Castille,  comme  en  Bourgogne,  Louis  XI 
perdit  la  partie.  La  sentence  d'arbitrage  de  1463  l'avait  brouillé  avec 
Henri  IV;  Jean  d'Aragon  circonvint  Isabelle,  se  fit  des  amis  dans  la 
Noblesse  castillane,  et,  lorsque  Louis  XI  envoya  à  Cordoue  le  cardinal 
Jean  Jouffroy,  un  des  beaux  parleurs  de  l'époque,  évoquer  les  sou- 
venirs de  lalliance  franco-castillane  et  les  exploits  de  Du  Guesclin, 
il  était  trop  tard  :  Henri  IV  se  laissa  émouvoir,  promit  de  rendre  son 
amitié  à  la  France,  mais  Isabelle  refusa  d'écouter  le  cardinal,  et,  le 
17  octobre  1469,  elle  épousa  Ferdinand,  infant  d'Aragon.  Henri  IV, 
qui  s'était  opposé  vainement  à  ce  mariage,  suivit  les  conseils  du  roi 
de  France  :  il  annula  sa  décision  de  1468,  reconnut  la  Beltraneja 
comme  son  héritière  légitime,  et  Louis  XI  obtint  la  main  de  cette 
princesse  pour  le  duc  de  Guyenne,  avec  lequel  il  venait  de  se  récon- 
cilier; mais  la  révolte  de  celui-ci  fit  échouer  le  projet. 


<  394  ) 


Affaires  (T Espagne  et  (F Italie. 


A  la  mort  de  Henri  IV,  le  12  décembre  1474,  la  plupart  des  Cas- 
tillans reconnurent  pour  souverains  Ferdinand  et  Isabelle.  Le  roi  de 
France  joua  double  jeu  :  il  négocia  avec  Ferdinand  et  Isabelle  le 
mariage  du  dauphin  Charles  et  de  leur  fdle  (janvier  1475),  sans 
repousser  les  sollicitations  du  roi  de  Portugal  Alphonse  V,  qui  pré- 
tendait épouser  la  Beltraneja  et  monter  avec  elle  sur  le  trône  de 
Castille.  Il  se  décida,  le  23  septembre  1475,  à  accorder  son  alliance 
au  roi  de  Portugal,  et  une  armée  française,  commandée  par  Alain 
d'Albret,  envahit  le  Guipuscoa;  mais,  voyant  la  cause  d'Alphonse  V 
perdue,  Louis  rappela  ses  troupes.  Les  intrigues  que,  malgré  la  paix 
de  1478,  il  poursuivit  jusqu'à  la  fin  de  son  règne,  ne  purent  empê- 
cher Ferdinand  et  Isabelle  de  régner  sur  la  Castille,  et,  en  1479,  à  la 
mort  de  Jean  II,  Ferdinand  prit  sans  difficulté  la  couronne  d'Aragon. 

Les  tentatives  de  Louis  XI  pour  placer  la  Navarre  sous  son 
protectorat  ne  réussirent  d'abord  qu'à  le  brouiller  avec  le  comte  de 
Foix  Gaston  IV,  héritier  et  lieutenant  général  de  ce  royaume.  Gaston 
mourut  le  10  juillet  1472,  au  moment  où  il  commençait  à  devenir 
pour  Louis  XI  un  vassal  dangereux.  Il  avait  été  précédé  dans  la 
tombe  par  son  fils  aîné,  de  sorte  que  les  domaines  de  la  maison  de 
Foix  et  l'expectative  de  la  Navarre  furent  dévolus  à  un  enfant, 
François-Phœbus,  qui  avait  pour  tutrice  sa  mère  Madeleine  de 
France  '.  A  la  mort  de  Jean  d'Aragon  et  d'Éléonore  (19  janvier  et 
12  février  1479),  le  jeune  François-Phœbus  prit  la  couronne  de 
Navarre,  Madeleine  fut  régente,  et  le  cardinal  Pierre  de  Foix,  qui 
recevait  une  pension  de  Louis  XI,  gouverna  avec  elle.  Ce  petit 
royaume,  dépeuplé  et  ruiné  par  l'anarchie  féodale,  était  fatalement 
destiné  à  être  absorbé  par  la  France  ou  par  la  Castille.  Ferdinand  et 
Isabelle  firent  une  vigoureuse  opposition  aux  menées  du  roi  de  France. 
Commynes,  parlant  de  l'influence  exercée  par  Louis  XI  en  Espagne, 
dit  très  justement  qu'une  partie  de  la  Navarre  faisait  ce  qu'il  voulait. 
Louis  et  Ferdinand,  en  effet,  avaient  chacun  à  leurs  ordres  une  des 
factions  navarraises;  quant  à  la  prudente  Madeleine,  elle  usait  d'une 
politique  de  concessions  et  d'atermoiements.  Le  mariage  de  François- 

1.  TABLEAU    SIMPLIFIÉ    DE    LA    DESCENDANCE    DE  GASTON    IV 

(qui  eut  quatre  fils  et  cinq  filles)  : 

Gaston  IV  épouse  Eléonore,  fille  de  Jean  d'Aragon. 


Gaston, 
épouse  Madeleine  de  France. 


Fra.nçois-Phoebus.     Catherine, 
épouse 
Jean  d'Albret 


Jean,  Pierre.  Jeanne,  Marguerite, 

vicomte         cardinal      ép.  Jean  V     ép.  François  II 
de  Narbonne.    de  Foix.    d'Armagnac,      de  Bretagne. 


Anne 
DE  Bretagne. 


UNION 

DE  LA  CASTILLE 

ET  DE  VABAGON. 


AFFAIRES 
DE  NAVARRE. 


UNION 
DE  LA  NAVARRE 

ET  DU 
COMTÉ  DE  FOIX. 


395 


LES  ALBRET 
EN  NAVARRE. 


LOUIS  XI 
ET  L'ITALIE. 


SES  PROIETS 
SUR  LA  SAVOIE. 


Hèsne  de  Louis  XI,  Gou<^ernement  des  Beanjen.  livre  m 

Phœbus,  et  surtout  celui  de  sa  sœur  Catherine,  qui  lui  succéda  en 
janvier  1483,  furent  l'occasion  dapres  luttes  diplomatiques.  U 
s  agissait  pour  Louis  XI  dempêcher  que  le  primogénit  d'Ai-agon  ne 
devînt  le  chef  de  la  maison  de  Foix.  Enfin,  peu  après  lavènement  de 
Charles  Vlll,  Catherine  épousa  Jean  d'Albret.  dont  les  ancêtres 
avaient  «  vertueusement  servy  la  couronne  de  France  ».  Cette  vic- 
toire posthume  de  Louis  XI  et  la  conquête  du  Roussillon  faisaient 
dire  à  Commynes  que  le  nom  de  son  maître  était  craint  en  Espagne  : 
il  ne  pouvait  prévoir  que  ces  avantages  seraient  éphémères  et  ne 
compenseraient  point  le  danger  de  l'unité  espagnole,  ni  que  le 
mariage  de  Ferdinand  et  d'Isabelle,  aggravé  par  le  mariage  de 
Maximilien  et  de  Marie  de  Bourgogne,  allait  compromettre  pour  de 
longs  siècles  la  sécurité  de  la  France  et  la  paix  de  la  Chrétienté. 

Louis  XI,  toute  sa  vie,  s'intéressa  aux  affaires  d'Italie,  se  ren- 
seigna sur  l'imbroglio  des  négociations,  des  alhances  et  des  guerres 
locales  qui  tour  à  tour  apaisaient  et  agitaient  la  péninsule;  son  abon- 
dante correspondance  avec  ces  tyrans  doutre-monts  auxquels  il  res- 
semblait à  tant  d'égards,  nous  montre  quel  plaisir  il  prenait  à 
débrouiller  Técheveau  de  leurs  ruses  savantes  et  à  exploiter  leurs  dis- 
cordes. Mais  il  évita  les  aventures  et  se  contenta  d'une  action  diplo- 
matique constante,  qui  lui  assura  finalement  en  Italie  le  rôle  de  pro- 
tecteur et  d'arbitre.  Au  début  de  son  règne,  il  est  vrai,  on  le  crut 
décidé  à  une  politique  d'annexion  :  il  entreprit  de  reprendre  Gênes  ; 
mais,  dès  1463,  il  abandonna  ses  droits  à  son  très  cher  ami  François 
Sforza.  Il  essaya  même  d'évincer  d'Asti  la  maison  d'Orléans,  au 
profit  du  même  duc  de  Milan,  et,  si  les  nécessités  de  la  lutte  qu'il 
soutenait  en  France  contre  les  féodaux  rebelles,  et  en  Espagne  contre 
la  maison  d'Aragon,  l'obligèrent  à  ménager  les  prétentions  des  Ange- 
vins sur  Naples,  il  manœuvra  du  moins  de  façon  à  ne  pas  leur 
fournir  de  soldats. 

Seule  peut-être  la  Savoie  tenta  sa  soif  de  conquête.  Son  union 
avec  la  fille  du  duc  Louis,  le  mariage  de  sa  sœur,  Yolande  de  France, 
avec  l'héritier  présomptif  Amédée,  le  «  très  petit  et  mauvaiz  gouver- 
nement »  de  son  beau-père,  et  les  tentatives  de  ses  beaux-frères,  sur- 
tout du  remuant  Philippe  de  Bresse,  pour  s'emparer  du  pouvoir  ',  lui 
fournirent  des  prétextes  d'intervention  continuelle  :  il  tint  même 
Philippe  enfermé  pendant  deux  ans  au  château  de  Loches  (1464- 
1466).  Puis  ce  fut  la  régence  troublée  de  Yolande  de  France,  qui 
gouverna  pendant  la  maladie  de  son  mari,  l'épileptique  Amédée  IX, 

1.  Sur  l'anarchie  de  la  Savoie  au  début  du  règne  de  Louis  XI,  voir  principalement  les 
Chroniques  de   Yolande  de  France,  documents  édités  par  L.  Ménabréa,  1859  (publicat.  de 

<  396   ) 


CHAP.  m  Affaires  d'Espagne  et  cC Italie. 

et  pendant  la  minorité  de  son  fils  Philibert  I«^  On  dit,  déclarait  Louis 
à  des  envoyés  suisses  en  1463,  «  que  je  quiers  avoir  la  seigneurie  et 
dominacion  de  la  maison  de  Savoye,  ce  qui  n'est  point  ne  que  onques 
ne  pensay,  combien  que  ce  fust  esté  et  sereit  à  moy  legière  (facile) 
chose  de  faire,  veu  que  fay  à  moy  les  plus  principaulz  barons  de 
Savoye,  mais  je  n'y  vois  point  ne  n'y  entens  d  aller,  senon  en  bonne 
foy  ».  On  sait  ce  qu'il  faut  penser  de  la  bonne  foi  de  Louis  XL  Ce 
furent  sans  doute  les  périls  de  sa  lutte  contre  le  Téméraire,  et  aussi 
la  fermeté  virile  de  Yolande  de  France,  qui  sauvèrent  l'indépendance 
de  la  Savoie. 

Les  succès  de  Charles  le  Téméraire,  de  1468  à  1475,  diminuèrent 
le  prestige  de  Louis  XI  en  Italie.  Venise,  que  le  roi  de  France  sétait 
aliénée  en  cédant  Gênes  aux  Sforza,  empêcha  que  son  nom  ne  figurât 
dans  la  Ligue  conclue  le  17  juin  1468  pour  maintenir  la  paix  dans  la 
péninsule,  et  elle  s'attira  ainsi  une  guerre  maritime;  elle  prit  une 
revanche  platonique  des  dommages  immenses  causés  à  sa  marine 
marchande  par  les  corsaires  français,  en  permettant  au  duc  de  Bour- 
gogne de  l'inscrire,  sur  le  papier,  parmi  ses  alliés.  Le  successeur  de 
François  Sforza,  l'hypocrite  Galéas,  que  Louis  XI  avait  efficacement 
protégé  contre  la  jalousie  de  Venise,  traita,  comme  on  l'a  vu,  avec  le 
Téméraire,  tout  en  assurant  le  roi  de  France  de  sa  «  bonne  et  loyalle 
amour  ».  Le  roi  de  Naples,  Ferdinand,  un  autre  maître  fourbe,  lou- 
voya entre  les  deux  adversaires  ;  il  cherchait,  écrivait-il,  «  tel  moyen 
que  l'une  des  parties  fût  satisfaite  sans  que  pour  cela  nous  déplus- 
sions à  l'autre  ».  Yolande  de  France,  inquiète  des  incursions  des 
Suisses  et  de  la  faveur  que  son  frère  témoignait  maintenant  à  Phi- 
lippe de  Bresse,  fit  appel  au  duc  de  Bourgogne,  et  ce  fut  en  allant 
lui  porter  secours  que  Charles  le  Téméraire  fut  battu  à  Grandson. 
Dès  qu'il  fut  vaincu,  les  princes  italiens  ne  cherchèrent  plus  que  le 
moyen  de  l'abandonner.  Yolande,  qui  «  estoit  très  saige  et  vraye  seur 
du  roy  »,  fut  la  première  à  briguer  l'amitié  de  Louis  XI  ;  brutalement, 

l'Acad.  royale  de  Savoie,  documents,  t.  I),  et  Fr.  Mugnier,  Orgueil  féodal,  Guy  de  Feijsignij 
el  Jacques  de  Montmayeur,  1894.  Voici  le  tat)leau  simplifié  de  la  descendance  du  duc  Louis, 
qui  eut  neuf  fils  et  sept  filles  : 

Louis  épouse  Anne  de  Lusignan. 


Amédée  IX             Louis  II, 
(règne  :  i465-i472)         comte 
épouse                     de 
Yolande  de  France.     Genève. 

1 

.Jacques 
de  Savoie, 

comte 
de  Romont. 

Philippe 
de 

Bresse. 

Charlotte 

épouse 
Louis  XI. 

Bonne 
épouse 
Galéas 
Sforza. 

1 

Philibert  l"  Charles  I'^ 
(1472-1482).      (1482-1489). 

1 
Jean-Galéas. 

de 

Anne 
Beaujeu. 

Jeanne. 

Charles 

i  VIII. 

VITALIE 

ET   CHARLES 

LE  TÉMÉRAIRE. 


PROTECTORAT 

DE  LOUIS  XI 

SUR  LA  SAVOIE, 


^97  > 


SUR  MILAN, 


SUR  FLORENCE. 


LOUIS  XI 
ARBITRE 

EN  ITALIE. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvei-neinent  des  Beau  jeu.  livre  m 

Charles  le  Téméraire  la  fit  enlever  (27  juin  1476).  Louis  XI,  décidé  à 
employer  toutes  ses  forces  à  la  conquête  des  domaines  bourguignons, 
se  montra  généreux,  délivra  sa  sœur  et  se  contenta  de  railler 
«  Madame  de  la  Bourgongne  ».  Sans  annexer  la  Savoie,  il  y  parla 
désormais  en  maître.  A  Milan,  de  même,  après  l'assassinat  du  tyran 
Galéas,  et  pendant  la  minorité  de  Jean-Galéas,  Louis  XI  prit  la  haute 
main  sur  le  gouvernement,  et,  espérant,  à  tort  du  reste,  trouver  dans 
le  frère  de  Galéas,  Ludovic  le  More,  un  instrument  docile  de  la  poli- 
tique française,  il  favorisa  la  révolution  qui,  en  1479,  porta  Ludovic 
à  la  régence. 

De  tous  les  princes  italiens,  les  Médicis  avaient  été  les  plus 
fidèles  à  l'alliance  de  Louis  XI.  «  Les  Florentins,  disait  le  roi,  se  sont 
tousjours  monstrez  et  exhibez  vrayz  et  loyaulx  Fiançois.  »  Une  crise 
terrible  que  leur  république  traversa,  de  1478  à  1480,  acheva  de  faire 
d'eux  les  clients  de  la  France.  Le  pape  Sixte  IV,  ayant  à  se  venger 
de  Julien  et  de  Laurent  de  Médicis,  favorisa  une  conspiration  tramée 
contre  eux  par  la  famille  des  Pazzi  :  le  26  avril  1478,  Julien  fut  tué 
dans  la  cathédrale  de  Florence;  mais  Laurent  échappa  aux  meur- 
triers, qui  furent  massacrés  :  un  des  conjurés,  l'archevêque  Salviati, 
fut  pendu  le  jour  même,  dans  ses  habits  sacerdotaux.  Le  pape  en  prit 
prétexte  pour  lancer  sur  la  Toscane  ses  condoltières  et  ceux  de  son 
allié  le  roi  de  Naples.  Ce  fut  en  vain  que  Louis  XI  le  menaça  de  la 
convocation  d'un  Concile  œcuménique,  et  réunit  un  Concile  gallican 
à  Orléans  :  Sixte  l^V  mettait  pour  condition  à  la  paix  l'exil  de  Laurent. 
Enfin  le  roi  vint  à  bout  de  son  ol  stination,  en  réconciliant  Naples  et 
Florence,  et  il  sauva  la  maison  de  Médicis  sans  envoyer  en  Italie  un 
soldat.  Ses  ambassadeurs  déclaraient  que  «  la  Monarchie  de  la  reli- 
gion chrétienne  consistait  véritablement  en  sa  personne  ».  Il  tenait 
en  effet  en  Italie  le  rch  d'arbitre  qu'y  avait  joué  autrefois  l'empe- 
reur, et,  malgré  les  protestations  de  Frédéric  III  et  de  Maximilien,  il 
le  conserva  :  jusqu'aux  derniers  moments  de  sa  vie,  son  château  du 
Plessis  fut  assiégé  par  des  ambassades  venues  d'outre-monts.  Il  avait 
tracé  le  programme  rationnel  de  l'action  française  au  delà  des 
Alpes  :  c'était  la  politique  du  bon  sens,  celle  que  ses  successeurs 
auraient  dû  suivre. 


398 


CHAPITRE   IF 
GOUVERNEMENT   DE  LOUIS  XI 


I.  LES  ORGANES  ET  LES  RESSOURCES  DU  GOUVERNEMENT.  —  II.  RELATIONS 
AVEC  LA  NOBLESSE  ET  LES  VILLES.  POLITIQUE  ÉCONOMIQUE.  —  III.  LOUIS  XI  ET  L'ÉGLISE. 
—   IV.    MORT    DE    LOUIS   XI. 

/.    —    LES    ORGANES    ET   LES    RESSOURCES    DU    GOU- 
VERNEMENT^ 

LE  gouvernement  de  Louis  XI  fut  un  gouvernement  personnel.  Ce  roi  idées  le  louis  xi 
avait,  sur  l'origine  divine  de  son  pouvoir,  des  idées  qui  n'étaient  slr  le  pouvoir 
pas  nouvelles,  mais  qui,  dans  la  France  du  moyen  âge,  n'avaient  pu 
produire  tous  leurs  effets  :  «  Les  rois  de  France,  déclarait  un  ambas- 
sadeur qu'il  envoyait  au  pape,  ont  mérité  et  obtenu  à  juste  titre  le 
nom  de  rois  très  chrétiens  et  l'empire  dans  leur  royaume;  jamais  le 
temps  n'effacera  leur  gloire.  Seuls,  ils  sont  oints  d'une  huile  sainte, 
descendant  du  ciel,  envoyée  par  le  Père  des  lumières,  et  portent 
pour  armoirie  des  lis,  don  du  ciel;  seuls,  ils  resplendissent  de  miracles 
très  évidents-.  »  Ce  pouvoir  octroyé  par  Dieu,  Louis  XI  croyait,  avec 
son  fidèle  Commynes,  qu'il  devait  en  disposer  pour  le  ((  commun 
profit  »,  mais  qu'en  revanche  il  était  seul  juge  et  dispensateur  de  ce 
commun  profit  et  que  tout  devait  plier  devant  sa  volonté.  «  A  cause 
de  nostre  souveraineté  et  majesté  royale,  déclarait-il,  à  nous  seul 
compette  et  appartient  le  gênerai  gouvernement  et  administration  de 

1.  Sources.  Ordonnances,  t.  XV  à  XIX,  i8ii-i835.  Lettres  de  Louis  XL  Pilot  de  Thorej-, 
Catal.  des  actes  de  Louis  XI  relatifs  au  Dauphiné,  1899.  Fortescue,  De  laudibus  legum  An  lise, 
édit.  Amos,  1820;  Governance  of  England,  édit  Pluramer,  i885.  Voir  aussi  le  Journal  des  Etals 
généraux  de  t4S4,  par  JeanMasselin, et, en  Appendice,  leCahier  des  Etats, éd.  A.  Bernier,  i835. 

Ouvrages  a  consulter.  Il  n'y  a  pas  d'étude  d'ensemble,  ni,  hormis  l'excellent  ouvrage  de 
M.  Sée,  Louis  XI  et  les  villes.,  1891,  d'études  spéciales;  mais  on  consultera  avec  profit  les 
travaux  relatifs  aux  institutions  de  la  France,  surtout  ceux  de  MM.  Aubert,  Picot,  Dognon, 
Spont,  Flammermont,  cités  p.  233,  340,  253,  et  les  biographies  citées  p.  332. 

2.  Texte  (en  latin)  publ.  par  De  Maulde,  La  diplom.  au  temps  de  Macliiauel,  t.  I,  p.  60,  n.  2. 

<  399  > 


Règne  de  Louis  XI,  Gonçernement  des  Beaujeu. 


IL  CONVOQUE 
DESASSEMBLÉES 
DE  «  GENS 
ENTENDUS  ». 


ÉTATS  GÉNÉRAUX 
DE  H68. 


nostre  royaume.  »  Un  Anglais  qui,  pendant  les  premières  années  de 
son  règne,  vécut  sur  la  frontière  de  France  avec  les  Lancastres 
exilés,  John  Fortescue,  le  proposait  au  jeune  prince  de  Galles,  dans 
son  De  Laudibiis  legum  Angliœ,  comme  le  modèle  accompli  du  tyran, 
et,  en  contraste  avec  la  monarchie  constitutionnelle  de  son  pays,  il 
présentait  la  monarchie  des  Valois  comme  le  type  du  despotisme, 
du  Jus  regale.  Ce  despotisme,  Louis  XI  ne  le  créa  point  de  toutes 
pièces;  mais  il  raviva,  en  les  exagérant,  les  traditions  d'autorité 
personnelle  qui  s'étaient  affaiblies  sous  les  deux  règnes  précé- 
dents. Et  il  y  eut  une  grande  différence  entre  ses  principes 
politiques  et  ceux  de  son  père,  qui  avait  laissé  ses  officiers 
gouverner. 

Il  avait  cependant  trop  de  «  sens  »  pour  se  croire  universelle- 
ment compétent  et  infaillible.  Il  voulait  «  tousjours  es  grands  affaires 
du  royaume  procéder  en  grande  et  meure  deliberacion  ».  Comme 
Charles  V,  il  aima  consulter,  et  une  des  caractéristiques  de  son  admi- 
nistration fut  la  fréquence  des  convocations  de  «  gens  entendus 
et  expers  »,  qu'il  invitait  à  élucider  une  question.  Ainsi,  en  1479, 
chaque  bonne  ville  dut  envoyer  à  Paris  deux  bourgeois  «  cognoissans 
et  expers  touchant  la  matière  des  monnoyes  »  :  ils  devaient  apporter 
des  spécimens  de  toutes  les  pièces  étrangères  courant  dans  leur  pays, 
et  aviser  avec  les  généraux  des  monnaies  au  moyen  d'arrêter  cette 
invasion  et  d'empêcher  la  sortie  des  pièces  françaises  *.  Une  «  assem- 
blée de  touz  les  officiers  et  de  tous  les  marchans  des  villes  »  du 
Sud-Est  et  du  Centre  se  tint  à  Lyon  la  même  année  :  peut-être  fut-ce 
une  réunion  d'un  autre  caractère,  et  purement  politique,  comme 
Louis  en  convoqua  fréquemment  dans  les  moments  de  crise,  moins 
pour  s'éclairer  que  pour  donner  une  apparence  de  consécration 
publique  à  ses  projets.  Une  des  plus  importantes  de  ce  genre  fut 
l'assemblée  tenue  à  Tours  en  1470,  et  qui  le  délia  du  traité  de  Péronne. 
Nous  connaissons  les  noms  de  tous  les  assistants  :  ils  n'étaient  pas 
plus  de  soixante;  outre  des  princes  dont  la  fidélité  paraissait  assurée, 
comme  le  roi  René  et  le  duc  de  Bourbon,  il  y  avait  des  grands  officiers 
de  la  couronne,  des  nobles  ou  des  ecclésiastiques  membres  du  Con- 
seil, des  gens  des  Parlements  et  des  Comptes,  des  baillis  et  d'autres 
possesseurs  d'offices.  En  ces  conditions,  le  roi  n'avait  pas  à  craindre 
un  avis  défavorable. 

Louis    XI  réunit    en  1468,  on  a  vu  en  quelles  circonstances, 
une  assemblée  des  Trois  États,  la  seule  de  son  règne  qu'on  puisse 


1.  Le  problème  monétaire  préoccupa  vivement  Louis  XL  Voir  les  Ordonnances,  notam- 
ment t.  XVI,  p.  471;  t.  XVII,  p.  i/i,  362,  534,  597,  619,  621;  t.  XVIII,  p.  i43;  Un  registre  delà 
monnaie  de  Toulouse,  pièces  publ.  par  C.  Douais,  Annales  du  Midi,  1899. 


400  ) 


CHAP.  IV  Gom>ernement  de  Louis  XL 

inscrire  dans  la  liste  des  États  Généraux'.  Elle  fut  remarquable  à 
tous  égards,  et  par  le  but  que  se  proposa  le  roi,  et  par  les  moyens 
de  persuasion  qu'il  employa,  et  par  le  succès  qu'il  obtint.  Le  général 
des  finances  Pierre  d'Oriole  fit  observer  aux  députés  qu'on  ne  leur 
réclamait  pas  d'argent  :  le  bon  apôtre  négligea  d'ajouter  que,  depuis 
trente  ans,  la  Royauté  levait  des  impôts  sans  consulter  les  États 
Généraux.  Les  Trois  États  devaient  décider  quel  apanage  il  fal- 
lait donner  à  Monsieur  Charles.  Les  députés  étaient  assez  embar- 
rassés. Quelques-uns  se  hasardèrent  à  parler  d'autre  chose,  des 
malheurs  du  peuple,  du  gaspillage  financier.  Enfin,  au  bout  de  six 
jours,  le  roi  vint  leur  expliquer  lui-même,  «  doulcement  et  beni- 
gnement  »,  qu'ils  avaient  à  protester  contre  l'aliénation  de  la  Nor- 
mandie. Ils  le  firent  à  l'unanimité,  et  ils  demandèrent  que  le  roi 
procédât  contre  les  rebelles,  maintenant  et  «  toutes  les  fois  que  les- 
dits  cas  echerroient,  sans  attendre  autre  assemblée  ne  congregacion 
des  Estats,  pour  ce  que  aisément  ils  ne  se  peuvent  pas  assembler  ». 
Le  roi  promit  d'ailleurs  des  réformes;  une  commission  fut  même 
nommée  à  cet  effet  par  les  députés,  mais  on  en  resta  là.  Une  fois  de 
plus,  en  des  circonstances  où  ils  auraient  pu  obtenir  des  concessions 
sérieuses,  les  États  Généraux  avaient  abdiqué.  Les  mêmes  causes 
produisaient  les  mêmes  effets  :  dans  ce  royaume  redevenu  la  proie 
des  bandes  armées,  seigneurs,  clercs  et  bourgeois  redoutaient  les 
convocations  et  lès  voyages,  et  ils  remettaient  à  Louis  XI,  comme 
jadis  à  Charles  VII,  la  charge  de  rétablir  l'ordre  et  de  sauver  l'unité 
du  royaume.  Louis  XI,  d'ailleurs,  leur  paraissait  assez  habile  pour 
les  préserver  de  l'anarchie  féodale;  et  puis,  en  même  temps  que  de 
l'admiration,  ce  roi,  malgré  ses  manières  bonasses,  leur  inspirait 
quelque  crainte. 

Les  États  provinciaux  et  locaux  montrèrent,  ce  semble,  la  même  états 

inertie^.  Dans  les  pays  où  ils  continuèrent  à  tenir  session,  ils  ne  furent        phovixciaux. 
que  des  machines  à  voter  l'impôt  royal,  et  même,  fréquemment,  le 
roi  levait  des  subsides  sans  les  consulter.  Il  en  fut  ainsi,  à  plusieurs 
reprises,  pour  le  Languedoc,  notamment  en  1473.  Le  rapport  rédigé 
l'année  suivante  par  les  commissaires  du  roi  auprès  des  États  de 

1.  Aux  termes  du  procès- verbal,  étaient  présents  :  les  conseillers  du  roi,  vingt-huit  sei- 
gneurs et  les  mandataires  d'une  foule  d'autres  nobles,  enfin  les  représentants  de  soixante- 
quatre  bonnes  villes,  qui  auraient  élu  chacune  un  clerc  et  deux  laïcs.  En  réalité,  le  mode 
d'élection  fut  variable  selon  les  villes.  Voir  P.  Viollet,  Éleciion  des  députés  aux  Etais  Géné- 
raux réunis  à  Tours  en  I46S  el  en  I4S4,  Bibl.  de  l'Ec.  des  Chartes,  1866. 

2.  Sur  leur  histoire,  encore  mal  connue  pour  cette  époque,  consulter  notamment  ÏHis- 
toire  du  Languedoc,  nouv.  édit.,  t.  XII,  1889,  Preuves;  Collection  de  documents  publ.  par  la 
Soc.  acad.  de  l'Aube,  t.  I,  1878;  Comptes  de  Riscle,  édit.  Parfouru,  t.  I,  1886;  Lettres  de 
Louis  XI,  t.  II,  p.  i56,  298;  Pilot  de  Thorey,  Catalogue  (voir  la  table  aux  mots 
Etats,  Finances);  les  textes  cités  dans  les  travaux  de  MM.  Sée.  Dognon  Sipont;  G.  Dupont, 
Hisl.  du  Colenlin,  t.  III,  i885. 

<    401    ) 

IV.  2.  26 


Règne  de  Louis  XI ^  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

cette  province,  fait  croire  que  les  députés  considéraient  comme  inu- 
tile de  discuter  les  volontés  du  prince  : 

Les  gens  desdits  Estaz,  en  bien  grande  humilité,  joye  et  révérence,  ont  receu 
vosdites  lettres  et  oy  tout  ce  que  de  par  vous  leur  avons  dit  et  requis.  Et  en 
vérité,  sire,  il  y  a  aucuns  de  nous  qui  ont  veues  plusieurs  assemblées  des  Estaz 
de  ce  pays,  mais  jamais  on  ne  congneust  qu'ilz  eussent  si  grant  vouloir 
envers  leur  seigneur  qu'ilz  ont  à  ceste  heure  envers  vous,  ne  que  si  preste- 
ment et  franchement  ilz  venissent  à  joindre  aux  demandes  qu'on  leur  faisoit 
qu'ilz  sont  venuz  à  ceste  heure,  car  en  quatre  jours  on  a  eu  fait  avecques  eulx 
ce  où  autresfoiz  on  estoit  ung  mois  et  plus. 

LES  OFFICIERS.  Lc    pcrsonncl    d'officiers   qui   s'était    constitué   au  xiii^   et   au 

xiV  siècle  avait  acquis  une  certaine  stabilité,  une  indépendance,  des 
traditions.  Il  avait  pris  l'habitude,  tout  en  respectant  le  roi,  de 
défendre  au  besoin  contre  sa  personne  passagère  la  permanente 
Royauté,  et  de  distinguer  ce  qu'ils  appelaient  la  «  puissance  absolue  » 
et  la  «  puissance  réglée  »,  réglée  par  les  sages  ordonnances  que  leurs 
prédécesseurs  et  eux  avaient  préparées  et  qu'un  prince  raisonnable 
ne  devait  point  violer.  Une  de  leurs  maximes  était  que  le  prince 
n'est  pas  tenu  aux  lois,  mais  que  son  devoir  est  de  s'y  conformer  : 
licet  princeps  sit  solutus  legibus,  tamen  seciindiim  leges  vivere  débet, 
et  ils  se  chargeaient  de  rappeler  les  lois  au  roi.  Louis  XI  ne  supporta 
point  ce  contrôle.  Il  ne  chercha  pas,  au  moins  après  la  guerre  du 
Bien  public,  à  détruire  les  organes  de  gouvernement  qui  étaient  nés 
pendant  les  règnes  précédents  ;  il  rétablit  même  la  Cour  des  aides  de 
Montpellier,  que  Charles  VII  avait  fondée  puis  abolie,  et  il  institua  des 
Parlements  dans  trois  provinces  récemment  conquises  (Bordeaux, 
1462;  Perpignan,  1463;  Dijon,  1477).  Mais  il  prétendit  toute  sa  vie 
nommer  et  destituer  les  officiers  à  son  gré,  créer  des  charges,  même 
inutiles,  pour  les  gens  qu'il  voulait  récompenser  ou  gagner,  sans 
s'inquiéter  du  scandale*.  Enfin  nous  avons  dit  quelle  docilité  il  exi- 
geait de  ses  serviteurs.  «  Y  avoit  grand  servitude  à  estre  entour  ses 
gens  »,  déclare  Chastellain. 

LE  CONSEIL.  Autant  qu'on  peut  en  juger  d'après  les  mentions  des  Ordon- 

nances, le  caractère  du  Conseil  ne  changea  point.  Comme  auparavant, 
les  séances  furent  fréquentées  irrégulièrement  par  quelques  grands 
vassaux  (notamment  le  duc  de  Bourbon,  après  la  guerre  du  Bien 
public)  et  par  des  évêques  de  toutes  les  provinces  ecclésiastiques  ; 
mais  les  conseillers  assidus  et  influents  furent  trois  ou  quatre  prélats, 
comme  Balue  avant  sa  disgrâce  et  Louis  d'Amboise  ;  —  des  seigneurs 

1.  11  y  eul  à  ce  sujet  d'incroyables  esclandres  à  la  Cour  des  aides  de  Paris,  en  i^CS:  c'est 
ainsi  que  «  Compains  et  Sabrevoys  battirent  maistre  Chariot  Cadier  la  première  fois  qu'il 
entra  en  la  Chambre,  après  son  institution,  et  tellement  qu'il  cria  au  meurtre  »  (Rapport 
pablié  dans  la  Bibliothèque  de  l'Ec.  des  Chartes,  2=  série,  t.  V,  1848-1849,  P-  65-66). 

<   402    > 


CHAP.  rv  Gouvernement  de  Louis  XI. 

étroitement  attachés  au  service  du  roi,  comme  son  gendre  Pierre  de 
Beaujeu,  le  sire  de  Craon  et  les  grands  officiers  de  la  couronne;  — 
enfin  et  surtout  de  petits  gentilshommes  parvenus  ou  des  nobles  de 
fraîche  date,  comme  Antoine  de  Châteauneuf,  seigneur  du  Lau,  et 
plus  tard  Louis  de  Beaumont,  seigneur  de  La  Forest,  Imbert  de 
Batarnay,  seigneur  du  Bouchage,  Jean  Daillon,  seigneur  du  Lude, 
Phihppe  de  Commynes,  seigneur  d'Argenton,  —  et  le  groupe  des 
gens  de  loi  et  de  finances  :  Guillaume  de  Varye  (l'ancien  comptable 
de  Jacques  Cœur),  Etienne  Chevalier,  Cousinot,  Bourré,  Picart, 
La  Vacquerie,  Doyat,  etc.  Le  Conseil  continua  à  expédier  seul  les 
affaires  d'importance  secondaire  et  à  donner  au  roi  son  avis  sur 
toutes  les  grandes  questions  politiques  et  administratives.  Mais 
Louis  XI  ne  reconnaissait  à  son  Conseil  aucun  droit  qui  pût  limiter 
la  volonté  royale. 

Avec  les  Parlements,  et  surtout  celui  de  Paris,  il  y  eut  des  con-  louis  xi 

flits  très  violents.  Le  roi,  déclare  Commynes,  «  desiroit  de  tout  son  et  le  parlement 
cueur  bien  brider  ceste  court  de  Parlement;  il  avoit  contre  cueur  plu-  ^^  paris. 

sieurs  choses,  dont  il  la  hayoit  ».  Louis  XI,  ajoute-t-il,  aurait  voulu 
obtenir  Fabrègement  des  procès,  et  c'est  ce  que  montrent  en  effet 
beaucoup  de  ses  lettres.  Mais  surtout  il  gardait  rancune  à  la  Cour  de 
Paris  de  l'opposition  qu'elle  faisait  à  ses  actes,  par  exemple  lorsqu'il 
donnait  à  un  favori  des  terres  du  domaine  ou  bien  un  héritage  qui 
aurait  dû  être  dévolu  à  un  autre  '  ;  et  il  lui  en  voulait  de  ne  point  lui 
fournir  des  juges  dociles,  dans  les  causes  qui  intéressaient  ses  amitiés 
ou  ses  haines.  Nombreux  furent  les  procès  politiques  de  son  règne  ^; 
la  plupart  du  temps,  pour  les  instruire  et  même  pour  rendre  l'arrêt, 
il  établit  des  commissions  extraordinaires  ;  mais  il  ne  pouvait  guère 
se  dispenser  d'y  introduire  des  conseillers  au  Parlement,  et  il  s'irri- 
tait de  leur  prétention  d'observer  les  règles  du  droit.  Il  les  répriman- 
dait pour  leur  «  lascheté  »,  les  emprisonnait  au  besoin,  nommait 
d'autres  juges,  ou  bien,  comme  il  arriva  pour  Charles  de  Melun,  con- 
fiait à  Tristan  Lermite  le  soin  de  terminer  brusquement  le  procès  par 
une  exécution  sommaire.  Il  eut  beaucoup  de  peine  à  obtenir  la  con- 
damnation à  mort  du  duc  de  Nemours,  malgré  le  soin  qu'il  avait  eu 
de  distribuer  d'avance  ses  dépouilles  à  quelques-uns  des  membres  de 
ia  commission.  Trois  conseillers  au  Parlement  refusèrent  de  voler  la 

1.  Sur  le  procès  entre  Commynes  et  les  La  Trémoille  au  sujet  de  la  principauté  de  Tal- 
mont,  et  l'attitude  du  Parlement,  voir  Ker\'yn  de  Lettenbove,  Lellreu  et  négociations  de 
Philippe  de  Commines,  t.  I,  p.  loo  et  suiv. 

2.  Sur  ces  procès  politiques,  voir  les  travaux  de  Douët  d'Arcq,  Forgeot,  B.  de  Mandrot, 
P.-M.  Perret,  cités  p.  332,  343,  38i.  Feugère  des  Forts,  Pierre  d'Oriole,  Positions  des  thèses 
de  l'Ecole  des  Chartes,  1891.  Le  connétable  de  Saint-Pol  et  le  prince  d'Orange  furent  jugés 
régulièrement  par  le  Parlement. 

<  4o3  ) 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


ÉVOCATIONS 
EN  CONSEIL. 


JUSTICE 
EXPÉDITIVE. 


ADMINISTRATION 
PROVINCIALE. 


mort.  Louis  XI  leur  enleva  leurs  offices.  Deux  ans  après,  comme  le 
Parlement  demandait  leur  réintégration,  le  roi  répondit  : 

Messieurs,  j'ay  receu  voz  lettres  par  lesquelles  desirez  que  je  remecte  aux 
offices  que  souloient  (avaient  l'habitude)  avoir  en  Parlement  maistres  Guil- 
laume Leduc,  Estienne  Du  Boys  et  Guillaume  Gougnon.  Et  je  vous  respons 
que  la  cause  pour  quoy  ilz  ont  perdu  leurs  offices,  se  a  esté  pour  vouloir 
garder  que  le  duc  de  Nemoux  ne  feust  pugny  du  crime  de  lèze-majesté,  pour 
ce  qu'il  me  vouloit  faire  mourir  et  destruire  la  saincte  couronne  de  France,  et 
en  ont  voulu  faire  cas  civil  et  pugnition  civille.  Et  pensoys  que,  veu  que  vous 
estes  subgetz  de  ladicte  couronne  et  y  devez  vostre  loyaulté,  que  vous  ne  voul- 
sissiez  approuver  qu'on  deust  faire  si  bon  marché  de  ma  peau.  Et  pour  ce  que 
je  voy  par  voz  lettres  que  si  faites,  je  cognois  clerement  qu'il  y  en  a  encores 
qui  voulentiers  seroient  machineurs  contre  ma  personne;  et,  afin  d'eulx 
garantir  de  la  pugnition,  ilz  veulent  abolir  l'orrible  peine  qui  y  est.  Par  quoy 
sera  bon  que  je  mette  remède  à  deux  choses,  la  première  expurger  la  court  de 
telz  gens,  la  seconde  faire  tenir  le  statud  que  jà  une  fois  j'en  ay  fait  que  nul 
juge  ne  puisse  alléguer  (alléger)  les  peines  de  crime  de  lèze-majesté. 

Au  reste,  Louis  XI  eut  bien  des  moyens  de  «  brider  »  son  Parle- 
ment. Il  lui  enleva  quantité  de  procès  pour  les  donner  à  la  section 
judiciaire  de  son  Conseil  *,  qui  fut  désormais  une  Cour  de  justice 
pourvue  de  tous  ses  organes.  Les  «  évocations  » ,  extrêmement 
rares  au  temps  de  Charles  VII,  devinrent  «  innumerables  ».  Le 
Conseil  se  mit  à  juger  les  affaires  concernant  le  domaine  royal,  la 
distribution  des  offices  et  des  bénéfices  ecclésiastiques,  les  crimes 
et  les  pillages  des  féodaux  ^  Sous  le  règne  de  Charles  VIII,  il  con- 
naîtra régulièrement  des  procès  intéressant  directement  la  couronne. 
Le  roi,  néanmoins,  se  réserva  toujours  le  droit  de  répression  immé- 
diate et  de  justice  expéditive  :  les  mouvements  populaires,  par 
exemple,  furent  châtiés  avec  une  terrifiante  rapidité.  Le  chancelier 
ayant  voulu,  en  1478,  remettre  au  Grand  Conseil  le  jugement  d'une 
rébellion  qui  avait  éclaté  dans  la  Marche,  reçut  ce  billet  :  «  Je  veul 
que  la  pugnicion  en  soit  incontinent  faicte  et  sur  les  lieux,  et  que 
ceux  du  Grant  Conseil  ne  de  la  cour  de  Parlement  n'en  aient  aucune 
congnoissance.  » 

L'administration  provinciale  au  temps  de  Louis  XI  est  encore 
mal  connue.  Le  roi  ne  parvint  guère,  ce  semble,  malgré  ses  menaces 


1.  Cette  section  comprenait  les  juristes  du  Conseil,  auxquels  s'adjoignaient  une  douzaine 
de  magistrats  et  de  clercs  qui  ne  faisaient  point  partie  du  Conseil  politique.  Elle  s'appel- 
lera plus  tard  Grand  Conseil,  par  opposition  au  Conseil  politique,  appelé  Conseil  élroil. 
Louis  XI  donne  le  nom  de  Grand  Conseil  tantôt  au  Conseil  tout  entier,  tantôt  à  la  section 
judiciaire.  Cf.  l'étude  de  M.  Noël  Valois,  citée  p.  228,  et  ses  articles  dans  la  Bibl.  de  l'Ec. 
des  Chartes,  i883. 

2.  P.  Dognon,  Annales  du  Midi,  1898,  p.  470  et  suiv.,  a  publié  le  premier  arrêt  en  forme, 
issu  du  Grand  Conseil,  dont  nous  ayons  le  texte,  arrêt  rendu  contre  un  seigneur  assassin 
et  pillard  (1481). 


c  404  > 


CHAP.   IV 


Goiwernemenl  de  Louis  XI. 


et  ses  destitutions,  ;';  tenir  en  main  les  olTiciers  qui,  loin  de  lui,  gou- 
vernaient, jugeaient  et  levaient  les  impôts.  Les  «  povrcs  subjeetz  » 
se  plaignaient  d'être  exploités  sans  merci.  Commyncs  dit  de  son 
maître  que  «  se  il  pressoit  ses  subjeetz,  toutesfois  il  n'eust  point  souf- 
fert que  ung  aultre  Teust  faict  ».  Mais  Louis  XI  ne  pouvait  tout  voir. 
La  multiplicité  de  ses  entreprises  politiques  l'obligeait  à  beaucoup 
ignorer,  peut-être  aussi  à  feindre  d'ignorer.  Gouverneurs,  baillis, 
réformateurs  et  receveurs,  pourvu  qu'ils  ne  trahissent  pas,  obtenaient 
son  indulgence.  Pour  s'excuser  de  leur  avidité  et  de  leur  corruption, 
il  leur  aurait  d'ailleurs  suffi  de  rappeler  comment  Philippe  de  Com- 
mynes  lui-même  était  devenu  un  grand  seigneur.  Du  haut  en  bas, 
les  gens  du  roi  saignaient  la  France  à  blanc. 

Louis  XI,  d'ailleurs,  eut  le  plus  coûteux  gouvernement  dont  on 
eût  jamais  ouï  parler,  et  d'abord  la  plus  coûteuse  armée.  Il  ne  cessa 
d'accroître  les  charges  militaires  *.  Il  maintint  et  développa  les  sys- 
tèmes antérieurs  de  recrutement,  convoqua  fréquemment  l'arrière- 
ban,  exigea  des  villes  qu'elles  fissent  bonne  garde,  força  même 
tous  les  Parisiens  à  vêtir  le  harnais  de  guerre.  Il  porta  les  com- 
pagnies d'ordonnance  à  2  000  lances  en  1470,  et,  à  la  fin  de  son 
règne,  à  3  884,  et  il  doubla  le  nombre  des  Francs-Archers  *.  A 
partir  de  1479,  il  est  vrai,  irrité  de  l'indiscipline  et  des  pillages 
de  cette  médiocre  infanterie,  il  cassa  les  Francs-Archers  des  pro- 
vinces septentrionales,  mais  il  garda  les  meilleurs  pour  composer 
des  bandes  de  piquiers,  à  l'image  des  Suisses,  et  il  recruta  en 
Suisse  même  plusieurs  milliers  de  mercenaires.  Il  établit,  en  1480, 
sur  la  frontière  de  Flandre,  un  camp  de  plus  de  20  000  hommes. 

La  guerre  du  Bien  public  avait  détruit  la  discipline  militaire. 
Depuis  lors,  compagnies  d'ordonnance,  arrière-ban,  Francs-Archers, 
et  plus  tard  mercenaires  suisses,  tous  pillent  à  l'envi.  Vers  1469,  il 
se  forme  dans  le  Midi  et  le  Centre  des  bandes  qui  renouvellent  les 
exploits  des  Écorcheurs.  Les  gens  de  guerre  en  garnison  à  Amiens 
maltraitent  les  bourgeois,  les  chassent  de  leurs  maisons  et  leur  pren- 
nent leurs  femmes,  sous  prétexte  que  ce  sont  de  «  vilains  trestres 
bourguignons  »,  et  ils  «  vont  continuelement  prendre  les  povres 
laboureurs  des  champs  avecques  leur  bestail,  et  vendent  et  exposent 
au  butin,  non  pas  seulement  les  bestes,  mais  les  personnes  desdiz 
laboureurs  ».  Les  Français  en  étaient  réduits  à  se  consoler  avec  des 
chansons;  ils  applaudissaient  le   Monologue   du  Franc  Archier  de 


L'ARMÉE. 


LES  DESORDRES 
RECOMMENCENT, 


1.  L'assignation  du  trésorier  des  guerres  est  de  907  862  livres  en  1470;  de  1028015  1.  en 
1478;  de  2700000  1.  en  i483. 

2.  Sur  les  Francs-Archers  :  études  de  Spont  et  de  Bonnault  d'Houët,  citées  p.  94.  P-  Lau- 
rent, Les  Francs- Archers  de  Mézières,  Revue  de  Champagne,  t.  XXIV,  1888.  Flammermont, 
Jnslilulions  municipales  de  Senlis,  1881. 


4o5 


DIFFICULTES 

FINANCIÈRES. 


LES  RECETTES. 


LA  TAILLE. 


EXPEDIENTS. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

Baignollet  (1468),  type  populaire  du  «  Franc-Taupin  »  pillard,  bra- 
vache et  poltron  : 

Je  ne  craignoys  que  les  dangiers, 
Moy;  je  n'avoys  peur  d'aultre  chose! 

Comme  aux  pires  époques  de  Tinvasion  anglaise,  il  arrivait  que 
les  gens  d'armes  attendissent  leur  solde  plusieurs  mois,  voire  un  an, 
et  c'est  pourquoi  les  édits  royaux  et  les  mesures  de  rigueur  ne  pou- 
vaient les  empêcher  de  piller.  Les  officiers  de  finances  ne  savaient  où 
trouver  tout  l'argent  que  le  roi  demandait.  «  Allez-vous-en  demain  à 
Paris,  écrivait-il  en  1471  à  Bourré,  et  trouvez  de  l'argent  en  la  boëte 
à  lanchenteur,  pour  ce  qui  sera  nécessaire,  et  qu'il  n  y  ait  faulte.  »  Il 
fallait  en  effet  une  «  boîte  à  l'enchanteur  »  pour  entretenir,  avec  celte 
§rmée,  un  nombre  sans  cesse  croissant  d'officiers  et  de  pensionnés, 
et  acquitter  tant  de  promesses  faites  aux  habitants  de  la  terre  et  du 
ciel.  Les  dépenses  de  cour  elles-mêmes,  qui  avaient  varié  entre  250  et 
300  000  livres  à  la  fin  du  règne  précédent,  atteignaient  327  000  livres 
en  1470,  415  500  en  1481. 

Les  conquêtes  et  les  confiscations  auraient  permis  à  Louis  Xï 
d'augmenter  considérablement  les  revenus  du  domaine;  mais  ils  ne 
dépassèrent  pas  100  000  livres,  à  cause  des  aliénations  de  terres  qu'il 
fit.  De  même  le  roi  employa  en  largesses  politiques  une  grande  part 
des  aides  et  des  gabelles,  dont  le  chiffre  ne  fut  pas  d'ailleurs 
accru  :  sur  vingt  greniers  à  sel,  sept  seulement  à  la  fin  du  règne  lui 
rapportaient  de  l'argent.  Ce  fut  à  la  taille  qu'il  demanda  des  res- 
sources croissantes.  11  la  rendit  «  très  excessive  et  cruelle  ».  De 
1200  000  livres  en  1462,  elle  fut  de  1900  000  en  1471,  de  2  700000 
en  1474,  de  3200000  en  1476,  de  4  600  000  en  1481,  et,  une  fois  la 
paix  d'Arras  signée,  elle  ne  retomba  point  au-dessous  de  3  900000  *. 
Enfin  Louis  augmenta  certains  péages  et  tarifs  de  douane  et  eut 
recours  à  tous  les  vieux  expédients  auxquels  les  conseillers  de  son 
père  avaient  renoncé  :  il  pratiqua  les  emprunts  forcés,  vendit  des 
privilèges,  extorqua  de  l'argent  aux  acquéreurs  de  fiefs  et  de  biens 
de  mainmorte,  abusa  des  taxes  extraordinaires,  des  amendes,  des 
confiscations,  des  réquisitions.  «  Il  prenoit  tout  et  despendoit  (dépen- 
sait) tout  »,   dit  Commynes.   En  matière  de  finances  comme  dans 

1.  D'après  Spont,  Ann.du  Midi.  1890,  p.  498;  1891,  p.  489-490.  On  a  vu  (p. 255)  que  Cliarles  Vil 
se  contentait  d'un  revenu  lolal  de  1  800000  livres.  —  Ciiarles  VIII  et  Louis  XII  ne  lèveront 
point,  malgré  les  guerres  d'Italie,  de  taille  supérieure  à  3  3oo 000  livres. 

Budget  royal  à  la  mort  de  Louis  XI  : 

Domaine 100  000  livres. 

Aides  et  gabelles 655  000      — 

Taille , 3  900  000      — 

Total '4  655  000  liTres. 

<    406    ) 


Gouvernement  de  Louis  XL 


toute  sa  politique,  il  faisait  fi  des  bonnes  maximes  que  Charles  VII 
avait  adoptées,  et  il  iaussa  ces  traditions  de  gouvernement  économe 
et  tempéré  qui  étaient  rétablies  en  France  au  moment  de  son  avène- 
ment. Il  inaugura  le  régime  du  bon  plaisir. 


LE  REGNE 
DU  BON  PLAISIR. 


IL    —    RELATIONS    AVEC     LA     NOBLESSE 
VILLES.    POLITIdUE    ÉCON0MIQ.UE^ 


ET    LES 


LOUIS  XI,  écrivait  Jean  de  Roye,  secrétaire  du  duc  de  Bourbon, 
"  fut  si  crainct  qu'il  n'y  avoit  si  grant  en  son  royaulme,  et  mes- 
mement  ceulx  de  son  sang,  qui  dormist  ne  reposast  seurement  en  sa 
maison.  »  Ce  «  terrible  roy  »,  cependant,  ne  recourut  à  la  force  que 
quand  il  se  crut  menacé.  Il  gorgea  de  pension-s,  de  fiefs  et  d'offices 
les  nobles  qui  se  résignèrent  à  le  servir,  et  il  essaya  d'enchaîner  les 
indociles  par  des  serments,  soit  en  leur  faisant  jurer  fidélité  sur  la 
fameuse  croix  de  Saint-Laud,  soit  en  leur  conférant  le  collier  de 
Tordre  de  Saint-Michel,  qu'il  créa  en  1469,  à  l'image  de  la  Toison  d'Or 
des  ducs  de  Bourgogne.  Mais,  au  xv^  siècle,  les  serments  ne  pesaient 
pas  d'un  grand  poids  dans  les  consciences  des  féodaux.  Ce  fut  par  la 
violence  que  Louis  XI  réduisit  les  rebelles.  Obligé  à  des  ménagements 
tant  que  son  frère  vécut  et  que  Charles  le  Téméraire  resta  dan- 
gereux, on  a  vu  qu'il  prit  sa  revanche  à  partir  de  1475.  L'exécution 
du  connétable  de  Saint-Pol  et  du  duc  de  Nemours  produisit  l'effet 
de  terreur  souhaité  par  le  roi. 

Après  la  mort  de  Charles  le  Téméraire,  aucun  prince  du  sang  ne 
fut  capable  de  tenir  tête  à  Louis  XI.  Le  jeune  duc  d'Orléans  cher- 
chait à  oublier  dans  la  débauche  son  mariage  forcé.  Les  comtes 
d'Angoulême  et  de  Dunois  étaient  morts  en  1467-1468  :  leurs  fils,  tant 
que  Louis  XI  vécut,  se  tinrent  cois.  Jean  II,  duc  de  Bourbon,  sur- 
veillé et  harcelé  par  les  gens  du  roi,  rongeait  son  frein  en  silence  :  un 
valet  de  la  garde-robe  royale,  Jean  de  Doyat,  nommé  bailli  de  Cusset 
en  1477,  établit  sa  fortune  politique  en  exploitant  la  méfiance  que  le 

1.  Om'RAGES  A  CONSULTER.  SiiT  la  Noblesse  à  la  fin  du  règne,  outre  les  ouvrages  cités  de 
Dupuy,  Lecoy  de  La  Marche,  De  Maulde,  Samaran  :  A.  Luchaire,  Alain  le  Grand,  sire 
d'Albrel,  1877.  A.  Bardoux,  Les  grands  baillis  au  XV'  siècle,  Jean  de  Doyal,  Rev.  histor.  de 
droit  franc,  et  étranger,  t.  IX,  i863.  Perret,  Bof fille  de  Juge,  Ann.  du  Midi,  1891  (pour  le 
procès  de  René  d'Alençon).  Lecov  de  La  Marche.  Louis  XI  cl  la  succession  de  Provence, 
Rev.  des  Quest.  hist.,  t.  XLIO,  1888.  —  H.  Sée,  Louis  XI  et  les  villes,  1891.  A.  Giry,  Les 
Elablissemenls  de  Rouen,  i883-i885.  —  Sur  la  politique  économique  de  Louis  XL  outre  les 
ouvrages  généraux  indiqués  p.  i3o  et  i45  (notamment  ceux  de  H.  Hauser  et  de  R.  Ebersladt)  : 
V.  de  Valons,  Etienne  Turquel  et  les  origines  de  la  fabrique  lyonnaise.  1868.  Ariel  Mouette, 
Dix  ans  à  Tours  sous  Louis  XL  1890.  J.  Vaesen,  La  juridiction  commerciale  à  Lyon  sous  l'an- 
cien régime,  1879.  De  Maulde,  L'^  essai  d'exposition  internationale  en  1470,  Comptes  rendus 
des  séances  de  l'Acad.  des  Inscr.,  3  mai  1889.  De  La  Roncière.  Première  guerre  entre  le 
protectionnisme  et   le    libre-échange,  Rev.  des    Quest.  hist.,  t.  LVlil,  1895. 


LOUIS  XI 
ET  LA  NOBLESSE. 


LES  PRINCES 
DU  SANG. 


407 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


LA  SUCCESSION 
DE  LA  MAISON 
D'ANJOU. 


LA  FÉODALIIÉ 
MÉRIDIONALE. 


roi  g-ardait  contre  ce  prince;  comme  Jean  II  exerçait,  à  l'exemple  de 
ses  prédécesseurs,  des  droits  dont  la  possession  exclusive  était  reven- 
diquée par  la  Monarchie  (connaissance  des  cas  privilégiés,  déli- 
vrance des  lettres  de  grâce,  création  des  foires,  frappe  de  la  mon- 
naie, etc.),  ses  officiers  durent  comparaître  devant  le  Parlement,  et, 
pour  juger  les  procès  importants,  des  «  Grands  Jours  »  furent  institués 
à  Montferrand  en  1481.  Les  officiers  du  jeune  duc  d'Alençon,  René, 
ayant  eu  également  le  malheur  de  déplaire  au  roi,  René  songea  à  se 
retirer  auprès  du  duc  de  Bretagne  :  pour  ce  seul  crime  d'intention, 
il  fut  arrêté  en  1481,  et  subit  à  Chinon  une  atroce  captivité  :  pendant 
trois  mois  d'hiver,  on  le  mit  «  en  une  cage  de  fer  d'un  pas  et  demy 
de  long,  de  quoy,  disait-il,  il  a  une  espaule  et  une  cuisse  perdues  ». 
Quant  à  la  maison  d'Anjou,  la  mort,  qui  avait  tant  de  fois  servi  les 
desseins  de  Louis,  emporta  avant  lui  le  vieux  René  et  son  neveu  le 
comte  du  Maine. 

Le  roi  voulait  toute  la  succession  de  ces  deux  princes,  c'est-à- 
dire  le  comté  du  Maine  et  le  duché  d'Anjou,  et,  hors  du  royaume,  le 
duché  de  Bar  et  le  comté  de  Provence,  sans  parler  des  droits  sur 
Naples,  la  Sicile,  l'Aragon  et  le  royaume  de  Jérusalem.  Au  moment 
de  sa  réconciliation  avec  Louis  XI  en  1476,  René  avait  repris  posses- 
sion de  l'Anjou,  mais  probablement  sous  condition  de  le  léguer  à  la 
couronne.  Il  aurait  du  moins  voulu  assurer  à  son  petit-fils,  le  duc 
de  Lorraine,  la  possession  du  Barrois  :  mais  Louis  XI  s'y  opposa  et, 
à  la  mort  de  René,  en  1480,  réunit  au  domaine  royal  les  duchés 
d'Anjou  et  de  Bar.  La  Provence,  convoitée  par  le  duc  de  Lorraine, 
lui  échappa  également  et  passa  aux  mains  de  Charles  II,  comte 
du  Maine,  qui  n'avait  point  de  postérité,  et  avait  promis  son  héri- 
tage à  Louis  XL  Depuis  plusieurs  années,  d'ailleurs,  le  roi  s'était 
créé  un  parti  en  Provence  :  Palamède  de  Forbin,  président  du 
«  Conseil  éminent  »,  recevait  une  pension  de  la  cour  de  France. 
Charles  II  mourut  en  1481,  léguant  à  Louis  XI  le  Maine  et  la  Pro- 
vence. Ainsi,  sauf  la  Lorraine,  tous  les  biens  de  la  maison  d'Anjou 
revenaient  au  domaine  de  la  couronne,  et  le  royaume  acquérait  Mar- 
seille et  Toulon. 

Dans  le  Midi,  la  victoire  de  la  Royauté  sur  les  grandes  seigneu- 
ries était  complète.  La  dynastie  des  comtes  d'Armagnac  avait  disparu 
avec  Jean  V,  et,  depuis  1471,  Charles  d'Armagnac,  vicomte  de  Fezen- 
saguet,  qui  avait  eu  maille  à  partir  avec  les  gens  du  roi,  était  pri- 
sonnier à  la  Bastille.  Les  domaines  de  la  maison  de  Foix  étaient 
administrés  par  Madeleine  de  France.  Alain,  sire  d'Albret,  était  un 
serviteur  et  un  «  compère  »  du  roi.  La  petite  Noblesse  méridionale 
était  restée,  il  est  vrai,  indocile  et  pillarde,  et  le  commandeur  Ber- 


t  4o8 


Gouvernement  de  Louis  XI. 


nard  Gros,  dans  son  livre  de  raisons,  nous  montre  TAgenais  en  proie 
à  de  terribles  désordres  '.  Louis  XI  et  ses  Parlements  ne  purent  faire 
disparaître  complètement  cette  vieille  calamité  de  la  guerre  privée. 
Il  y  avait  encore  une  maison  féodale  complètement  indépendante, 
celle  de  Bretagne.  François  II  refusa,  en  1479,  de  fournir  des  troupes 
au  roi  pour  la  conquête  de  la  Flandre.  Louis  XI,  qui  lui  «  portoit 
grant  hayne  »,  garnit  les  frontières  bretonnes  de  soldats,  et,  comme 
François  n'avait  que  deux  lilles,  le  roi  acheta  les  droits  de  la  maison 
de  Blois  sur  le  duché,  moyennant  50  000  écus.  En  1481,  le  duc  de 
Bretagne  signa  une  alliance  avec  Maximilien  et  le  roi  d'Angleterre; 
tous  les  partisans  de  la  France  dans  le  duché  furent  traités  en 
ennemis  publics.  Ainsi  Louis  XI  ne  parvint  pas  à  écraser  complète- 
ment la  grande  Noblesse,  non  plus  qu'à  débarrasser  les  cam- 
pagnes des  hobereaux  pillards.  Il  continua,  avec  plus  d'habileté 
et  de  violence,  l'œuvre  de  ses  prédécesseurs,  sans  pouvoir  l'achever. 


LA  BRETAGNE. 


Pour  cette  entreprise,  la  Bourgeoisie  prêta  au  roi  un  secours 
très  efficace.  Les  villes  l'aidèrent  à  déjouer  les  coalitions  féodales,  à 
garder  ses  prisonniers  politiques,  à  surveiller  les  menées  des  nobles, 
à  arrêter  leurs  armées.  Elles  furent  plus  que  jamais,  au  milieu  des 
grands  fiefs  et  même  en  dehors  du  royaume,  des  centres  de  propa- 
gande monarchique  et  française  :  en  Savoie,  notamment,  c'est  grâce 
à  la  Bourgeoisie  que  Louis  XI  put  établir  son  protectorat.  C'est 
qu'en  effet  les  villes  trouvaient  en  lui,  contre  les  violences  féodales, 
un  défenseur  toujours  prêt,  et  l'annexion  au  domaine  royal  était  pour 
elles  une  garantie,  sinon  d'indépendance,  du  moins  de  sécurité. 
Louis  XI  ne  se  lassait  pas  de  prodiguer  aux  bourgeois,  dans  ses 
lettres  et  ses  causeries  familières,  les  flatteries  et  les  promesses.  En 
1473,  recevant  les  délégués  de  la  ville  d'Amiens,  il  ordonnait  qu'on 
le  laissât  seul  avec  eux,  disant  :  «  Je  vueil  parler  à  mes  bons  amis 
d'Amiens,  non  pas  comme  ambassadeurs,  mais  comme  mes  amis  ». 

Il  exigea  d'ailleurs  beaucoup  de  ses  «  amis  ».  Ce  fut  principale- 
ment sur  la  Bourgeoisie  que  pesèrent  les  emprunts,  les  taxes  extra- 
ordinaires, les  réquisitions  incessantes  dont  nous  avons  parlé.  La 
tutelle  exercée  sur  les  bonnes  villes  par  la  Royauté  devint,  sous  le 
règne  de  Louis  XI,  beaucoup  plus  étroite.  Les  prérogatives  des  muni, 
cipalités  en  matière  de  finances,  de  justice,  de  travaux  publics,  voire 
de  simple  police,  et  les  constitutions  municipales  elles-mêmes,  furent 
souvent  violées  par  le  roi,  qui  s'arrogeait  le  droit  de  diminuer  ou  de 
supprimer  les  libertés  locales  et  d'imposer  des  maires  de  son  choix. 

1.  Bulletin  historique  et  philologique,  i88g,  p.  124.  Cf.  André  de  Bellecombc,  liisloire  des 
seigneurs  de  Monlpezat  et  de  l'abbaye  de  Pérignac,  1898. 


LOUIS  XI 
ET  LES  VILLES. 


EXIGENCES 

ET  ARBITRAIRE 

DU  ROI. 


409 


Règne  de  Louis  XI,  Gouveimement  des  Beaujeu. 


BOURGEOISIE. 


«   Les  mairies,   loys    et    eschevinages,   déclarait-il,   nous   pouvons 
renouveler,  créer  et  ordonner  à  nostre  bon  plaisir  et  voulenté,  sans 
que  nulz  y  ait  que  veoir.  » 
ALLIANCE  Quand  il  modifia  les  institutions  d'une  ville,  œ  fut  presque  tou- 

AVEC  LA  HAUTE  jours  pour  y  partager  le  pouvoir  entre  les  officiers  royaux  et  quel- 
ques familles  de  riches  bourgeois,  dont  il  s'assurait  la  fidélité  par 
l'anoblissement  et  des  faveurs  de  toutes  sortes.  A  Limoges,  par 
exemple,  il  enleva  aux  artisans  le  droit  de  prendre  part  aux  élec- 
tions municipales,  qui  fut  désormais  le  privilège  d'un  corps  de  cent 
notables.  Il  détestait  le  gouvernement  démocratique,  ne  voulait 
point  «  d'assemblées  générales  de  grandes  communitez  »,  où  la  foule 
se  laisse  dominer  par  «  aucunes  gens  de  mauvais  esperit  ».  On  l'a 
appelé  le  «  roi  des  petites  gens  »  ;  rien  de  moins  exact  :  entre  le 
menu  peuple  et  lui,  il  n'y  a  pas  eu  de  sympathie.  Dans  les  villes,  les 
révoltes  contre  les  impôts  royaux  ont  été  l'œuvre  des  artisans,  et  ont 
été  réprimées  sans  pitié  par  le  roi,  avec  l'aide  de  l'aristocratie  muni- 
cipale. Louis  XI  n'a  été  que  le  roi  des  bourgeois,  des  bourgeois 
cossus  qui  lui  donnaient  leur  ai'gent  sans  se  plaindre. 


LOUIS  XI  ET  LES 
CORPORATIONS. 


INDUSTRIE 
DE  LA  SOIE. 


Un  des  principaux  mobiles  de  sa  politique  économique  fut  de 
rendre  plus  riche  et  plus  puissante  la  classe  des  marchands  et  des 
maîtres  des  corporations.  Il  s'occupa  avec  un  esprit  d'initiative,  une 
autorité  et  une  obstination  que  n'avaient  jamais  montrés  ses  prédé- 
cesseurs, de  l'organisation  du  travail,  des  industries  à  protéger, 
des  débouchés  et  des  transports  à  créer.  Ses  nombreuses  ordon- 
nances concernant  les  métiers  eurent  généralement  pour  but  de 
protéger  les  patrons  contre  les  ouvriers,  de  réserver  la  maîtrise  aux 
familles  privilégiées,  enfin  de  restreindre  le  travail  libre  au  profit  du 
système  corporatif.  Très  soucieux,  comme  on  l'a  vu,  de  prendre 
l'avis  des  «  gens  expers  »,  il  écouta  surtout  les  patrons  parisiens. 
En  1475,  il  réunit  à  l'Hôtel  de  "Ville  une  assemblée  où,  avec  ses  con- 
seillers, siégeaient  des  bourgeois  et  des  marchands  de  Paris  :  cette 
commission  élabora  un  règlement  sur  la  draperie,  qui  fut  publié 
en  1479  comme  une  ordonnance  «  générale  et  perpétuelle  »,  appli- 
cable dans  tout  le  royaume.  Ainsi  Louis  XI  prétendait  asservir  les 
drapiers  de  la  France  entière  aux  mêmes  règlements.  Dans  son  gou- 
vernement, la  protection  se  doublait  toujours  de  despotisme,  et  déjà 
y  apparaissait  la  tendance  moderne  à  l'uniformité  administrative. 

Il  avait  cependant  l'esprit  trop  souple  pour  suivre,  en  pareille 
matière,  une  politique  de  principes,  et,  comme  toujours,  il  sut  s'accom- 
moder aux  circonstances.  Pour  développer  en  France  la  fabrication 
delà  soie,  il  appela  des  ouvriers  italiens,  qu'il  installa  à  Lyon  en  1467, 


<  4ïo  > 


CHAP.   IV 


Gouçejmement  de  Louis  XL 


et  il  ne  leur  imposa  point  les  entraves  corporatives.  Il  rêvait  de  voir 
tous  les  oisifs  s'employer  à  cette  industrie  de  la  soie  :  «  Tant  gens 
d'églises,  nobles,  femmes  de  religion  que  autres,  qui  à  présent  sont 
oiseux,  écrivait-il,  y  auront  honneste  et  prouffitable  occupacion  ». 
Ayant  échoué  à  Lyon,  il  transporta  les  Italiens  et  leurs  métiers  à 
Tours,  et,  malgré  la  mauvaise  volonté  des  Tourangeaux,  la  nouvelle 
manufacture  prospéra.  Son  ordonnance  de  1471  sur  les  mines  fut  à  la 
fois  très  tyrannique  et  très  libérale  :  il  obligea  les  propriétaires  à 
exploiter  leurs  gisements  sous  peine  de  déchéance,  et  établit,  pour 
le  contrôle,  un  office  de  maître  général  des  mines,  qu'il  confia  à  l'actif 
Guillaume  Cousinot;  mais  il  exempta  des  impôts  et  du  guet  les 
maîtres  et  les  ouvriers,  y  compris  les  étrangers,  car  les  ouvriers  alle- 
mands étaient  les  plus  habiles. 

Tirer  parti  de  toutes  les  ressources  nationales,  pour  enrichir  ses 
sujets  et  son  trésor  et  pour  empêcher  le  numéraire  de  sortir  de  France, 
tel  fut  le  principe  de  sa  politique  commerciale.  Venise  monopolisait 
le  trafic  des  épices  :  il  institua  un  convoi  maritime  chargé  d'aller  les 
chercher  à  Alexandrie,  et  il  finit  par  lancer  ses  corsaires  contre  la 
marine  des  Vénitiens,  qui  étaient  coupables  à  la  fois  de  contrarier  ses 
projets  d'hégémonie  en  Italie  et  de  vendre  à  la  France  sans  rien  lui 
acheter.  Après  avoir  essayé  en  vain  de  ressusciter  la  ville  morte  de 
Montpellier  et  de  créer  un  grand  port  à  Collioure,  il  s'empara  avec 
joie  de  Marseille,  qu'il  regardait  comme  la  place  destinée  à  envoyer 
dans  toute  l'Europe  du  nord  les  denrées  de  la  Méditerranée.  Pour 
animer  le  commerce  intérieur,  il  fonda  un  grand  nombre  de  foires  et 
de  marchés.  Il  interdit  à  ses  sujets  de  se  rendre  aux  foires  de  Genève, 
condamna  les  infracteurs  à  des  amendes  énormes,  et  réussit  ainsi  à 
ruiner  ces  foires  au  profit  de  celles  de  Lyon.  Mais  il  ne  fut  pas  un 
protectionniste  intransigeant  :  il  attira  en  France,  par  toutes  sortes 
de  faveurs,  les  marchands  étrangers  et  rendit  à  Bordeaux  sa  pros- 
périté en  y  tolérant  les  négociants  anglais.  La  réconciliation  poli- 
tique et  économique  de  la  France  et  de  l'Angleterre  fut  un  de  ses 
plus  vifs  désirs.  Lorsque,  grâce  à  son  intervention,  Henry  VI  fut 
rétabli  sur  le  trône,  en  1470,  Louis  XI  s'empressa  de  négocier  avec 
lui  une  trêve  et  un  traité  de  libre-échange,  et  deux  marchands  de 
Tours  reçurent  mission  officielle  d'accompagner  l'ambassade,  avec 
une  cargaison  «  d'espiceries,  de  drap  d'or  et  de  soye,  toilles  et  autres 
marchandises  »,  afin  que  les  Anglais  pussent  examiner  ces  produits 
et  «  congneussent  par  effect  que  les  marchans  de  France  estoient 
puissans  pour  les  fournir  comme  les  autres  nacions  ».  Après  le  traité 
de  Picquigny,  Louis  XI  et  Edouard  IV  conclurent  une  convention 
commerciale. 


LES  MINES. 


POLITIQUE 
COMMERCIALE. 


c    411     ) 


RESULTATS 
ÉCONOMIQUES 
DU  RÈGNE. 


PROJETS  DE  LA 
FIN  DU  RÈGNE. 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

En  1461,  le  royaume  était  fort  misérable.  Louis  XI  le  laissa-t-il 
plus  prospère?  Malgré  les  plaintes  de  la  Bourgeoisie,  il  paraît  certain 
que,  sous  son  règne,  la  plupart  des  grandes  villes,  malgré  le  poids 
écrasant  des  exigences  royales,  se  relevèrent  en  partie  de  leurs  ruines 
et  que  certaines  même,  comme  Orléans  et  Amiens,  atteignirent  une 
prospérité  qu'elles  n'avaient  jamais  connue.  Il  n'en  fut  pas  de  même 
des  campagnes.  Louis  XI,  loin  de  songer  à  adoucir  le  sort  des 
paysans,  eut  un  instant  l'idée  de  leur  faire  supporter  tout  l'impôt, 
pour  exonérer  ses  bonnes  villes,  et  il  ne  recula  que  devant  la  crainte 
de  «  mettre  en  dangier  le  fait  de  son  argent  ».  C'était  surtout  aux 
ruraux,  tourmentés  par  le  fisc,  foulés  par  les  gens  d'armes,  que 
Commynes  pensait,  lorsqu'il  souhaitait  que  désormais  les  rois  fussent 
«  ung  peu  plus  piteux  au  peuple  ». 

A  défaut  de  pitié,  Louis  XI  avait  du  bon  sens,  et,  à  la  fin  de  son 
règne,  il  était  résolu  à  laisser  désormais  ses  sujets  vivre  en  paix, 
et  à  travailler,  de  toutes  les  forces  qui  lui  restaient,  au  développement 
de  la  richesse  nationale.  Il  voulait  amener  les  marchands  du  royaume 
à  fonder  une  compagnie  «  de  cent  mille  livres  et  plus,  pour  mer- 
chander  sur  la  mer  du  Levant  et  ailleurs,  et  faire  grand  nombre  de 
galères,  naves  etaultres  navires,  affin  que  la  marchandize  ait  cours  en 
son  royaulme,  en  façon  que  les  estrangiers  n'en  ayent  plus  la  cognois- 
sance  »*.  Quelques  semaines  avant  sa  mort,  il  autorisa  les  gens 
d'Eglise,  les  nobles  et  les  officiers  royaux  à  pratiquer  le  commerce, 
et  annonça  l'intention  d'abolir  les  péages  intérieurs.  La  prodigieuse 
diversité  des  poids  et  des  mesures  lui  paraissait  funeste  au  trafic  et 
il  se  déclarait  prêt  à  en  décréter  l'uniformité  dans  toute  la  France. 
De  même,  pour  améliorer  l'administration  de  la  justice,  qui  excitait 
tant  de  plaintes,  il  ne  voyait  qu'un  remède,  l'unification  des  cou- 
tumes ^.  Il  n'était  sans  doute  pas  en  sa  puissance  de  réaliser  des  plans 
aussi  vastes.  Ces  projets,  du  moins,  achèvent  de  mettre  en  lumière 
le  caractère  et  les  idées  de  ce  singulier  roi,  qui  eut  vraiment  une  âme 
de  révolutionnaire. 


i.  Procès-verbal  d'une  assemblée  de  «  gens  entendus  »  de  onze  bonnes  villes,  à  Tours, 
le  i4  février  1482  :  Hisl.  du  Languedoc,  nouv.  édit.,  t.  XIl,  Preuves,  p.  216. 

2.  Ces  desseins,  ainsi  que  celui  de  convoquer  prochainement  les  Etats  Généraux,  furent 
exposés  aux  députés  des  villes  venus  en  Touraine  à  l'occasion  de  l'arrivée  de  la  fiancée  du 
dauphin.  Voir  Aug.  Thierry,  Monum.  inéd.  de  l'Hisl.  du  Tiers  Etai,  t.  II,  p.  409;  Jehan  Foui- 
quart,  Mémoires,  Rev.  de  Champagne,  1. 1,  1876,  p.  421  ;  le  récit  du  délégué  de  Clermont,  dans 
A.  Bardoux,  Rev.  hist.  de  droit  franc,  et  étranger,  t.  IX,  i863,  p.  3i.  Cf.  Commynes,  édit. 
Dupont,  t.  II,  p  .209.  En  1480,  Louis  XI  avait  ordonné  à  tous  les  baillis  et  sénéchaux  d'envoyer 
à  la  chancellerie  «  les  coustumes  et  stilles  de  leurs  dis  bailliages,  pour  en  faire  une  costume 
nouvelle  »  (Quittance  publ.  par  L.  Delisle  dans  la  Nouv.  Rev.  hist.  de  Droit,  t.  XVIII,  1894, 
p.  555). 


(    4 1  '-i  » 


cnAP.  IV 


Gouvei-nement  de  Louis  XL 


III.  —  LOUIS  XI   ET   L'EGLISE  ' 

Louis  XI  traita  TÉglisc  de  France  avec  un  cynique  sans-gêne.  Il  louis  xi 

importait  à  sa  politique  extérieure,  notamment  en  Italie,  et  même  à  ^^  ^'^ 

,-.•  .    ^,    .     ^  ,  ,     •    P^,  -,    1         .M         J'       i  PRAGMATIQUE. 

sa  politique  intérieure,  que  le  pape  ne  lui  lut  point  hostile;  a  autre 
part,  la  Pragmatique  Sanction  de  1438  était  Fœuvre  des  conseillers 
au  I  arlement,  des  Universitaires,  et  de  prélats  d'esprit  indépendant, 
et  c  était  autant  de  raisons  pour  qu'il  eût  peine  à  s'en  accommoder, 
bie  1  que  la  Pragmatique  n'eût  pas  empêché  Charles  VII  de  garder,  en 
faii,  la  haute  main  sur  l'Église  gallicane;  enfin  la  clause  autorisant 
«  les  princes  du  royaume  »  à  user  de  «  sollicitations  bénignes  » 
auprès  des  électeurs,  en  faveur  de  leurs  créatures,  lui  paraissait  pro- 
curer à  la  Noblesse  une  dangereuse  influence,  et  il  pensait  qu'un 
régime  concordataire  aurait  l'avantage  d'assurer  le  contrôle  de  la 
Royauté  sur  toutes  les  promotions  ecclésiastiques.  Il  avait  donc  des 
motifs  d'abolir  la  Pragmatique.  Mais  il  en  avait  aussi  de  la  conserver  : 
il  craignait  l'abus  des  réserves,  des  grâces  expectatives  et  des 
annales,  et  1'  «  évacuation  des  pecunes  »  de  France  en  Italie;  les 
procès  portés  en  cour  de  Rome  no  lui  déplaisaient  pas  moins;  et  puis 
un  roi  comme  lui  pouvait  difficilement  s'entendre  avec  des  pontifes 
d'humeur  aussi  autoritaire  que  Pie  II  (f  1464),  Paul  II  (-]-1471),  et 
surtout  Sixte  IV,  homme  avide,  rude  et  fourbe,  qui  regarda  son 
élévation  au  Saint-Siège  comme  un  moyen  de  s'enrichir,  lui  et  ses 
neveux,  et  inaugura  la  politique  du  «  népotisme  ».  Louis  XI  sup- 
prima donc  et  rétablit  tour  à  tour  la  Pragmatique,  selon  les  cir- 
constances, et,  pendant  son  règne,  le  Clergé  de  France  ne  sut  jamais 
sous  quel  régime  il  vivait  et  qui  devait  conférer  les  bénéfices.  La 
règle  n'était  plus  que  le  bon  plaisir  du  roi. 

A  son  avènement,  Louis  se  laissa  facilement  persuader  par  le      pie  ii  obtient 
légat  Jean  Jouffroy  qu'il  devait  défaire  ce  que  son  père  avait  fait,  et,  l'abolition  de  la 
dans  des  lettres  du  27  novembre  1461,  en  des  termes  fort  outrageants 
pour  les  auteurs  de  la  Pragmatique,  qu'il  accusait  d'avoir  élevé  dans 
le  royaume  «  un  temple  de  licence  »,  il  déclara  restituer  au  Saint-Siège 
«  l'empire  absolu,  la  libre  juridiction,  et  une  puissance  sans  hmites  » 


1.  Sources  et  ouvrages  a  consulter.  Les  Lettres  de  Louix  XI  constituent  une  source 
particulièrement  précieuse.  Ouvrages  de  Pastor,  Creigliton,  Rocquain.  Perret,  Delaborde, 
cités  p.  260  et  809.  H.  Ctiassériaud,  La  Pragmatique  Sanction  sous  le  règne  de  Louis  XI,  Posi- 
tions des  thèses  de  l'Ecole  des  Cliartes,  1897.  Cti.  Fierville,  Le  cardinal  Jean  Jouffroy  et  son 
temps,  1874.  Rey,  Louis  XI  et  les  états  pontificaux  de  France,  1899.  Rashdall,  The  Universities 
of  Europe  in  the  middle  âges,  t.  I,  1895.  Arnaud,  Louis  XI  et  les  Vaudois,  Bull.  hist.  et  philol. 
1895.  Douët  d'Arcq,  Election  contestée  d'un  abbé  de  Saint-Pierre  de  Melun,  Bull,  de  la  Soc.  de 
l'Hist.  de  Paris,  t.  V,  1878.  Sur  la  croisade  :  H.  Vast,  Le  cardinal  Bessarion,  1878-,  J.  Plii- 
lippe,  Guillaume  Fictiel,  1892. 

<  4i3  > 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


LOUIS  XI 
ET  PAUL  II. 


LOUIS  XI 
ET  SIXTE  IV. 
LÉGATION  DE 
BESSARION. 


CONFLITS 
AVEC  SIXTE  IV. 


sur  l'Église  gallicane.  Mais  Pie  II  ne  remplit  pas  les  promesses  que  le 
légat  avait  faites  au  roi,  et  refusa  de  soutenir  la  politique  française  en 
Italie.  L'appui  qu'il  accorda  au  duc  François  II,  dans  l'affaire  de  la 
régale  des  évêchés  bretons,  acheva  de  le  brouiller  avec  Louis  XI. 
Celui-ci  commençait  à  parler  des  droits  de  la  couronne,  de  «  l'au- 
torité de  sa  court  de  Parlement  »  et  de  l'appel  au  futur  Concile 
(lettres  et  édits  de  mai  1463,  février  et  juin  1464),  lorsque  Pie  II 
mourut. 

Une  ordonnance  rendue  le  10  septembre  1464,  au  moment  de 
l'avènement  de  Paul  II,  prohiba  les  grâces  expectatives,  et,  peu  après, 
Louis  XI  accueillit  favorablement  un  mémoire  de  Thomas  Basin  et 
des  remontrances  du  Parlement  au  sujet  de  l'abrogation  de  la  Prag- 
matique, abrogation  qui  ruinait  le  royaume  matériellement  et  spiri- 
tuellement :  depuis  trois  ans,  déclarait  gravement  le  Parlement, 
Rome  a  tiré  tant  d'argent  hors  de  France  que,  sur  le  Pont  au  Change, 
«  où  souloient  les  changeurs  habiter,  ne  habite  que  chapeliers  et 
faiseurs  de  poupées  ».  Mais,  sur  ces  entrefaites,  la  guerre  du  Bien 
public  éclata.  L'attitude  factieuse  des  évoques  «  pragmaticiens  », 
Thomas  Basin  et  Guillaume  d'Harcourt,  la  nécessité  de  chercher  par- 
tout des  appuis  contre  Monsieur  Charles  et  ses  aUiés,  plus  tard  l'avé- 
nement  du  Téméraire  comme  duc  de  Bourgogne,  amenèrent  Louis  XI 
à  composition  :  il  révoqua  les  édits  de  1463-1464  et  abolit  de  nouveau 
la  Pragmatique  (1467).  Son  procureur  général  au  Parlement  pro- 
testa :  il  perdit  sa  charge.  D'ailleurs  le  roi  se  félicitait  en  secret  de 
cette  protestation  :  elle  préparait  un  revirement  possible,  qui  faillit, 
en  effet,  avoir  lieu  à  la  fin  du  pontificat  de  Paul  II. 

Ayant  besoin  du  pape  Sixte  IV  pour  empêcher  le  mariage  de 
Monsieur  Charles  avec  l'héritière  de  Bourgogne,  Louis  XI,  en  1472, 
négocia  avec  lui  un  concordat  et  convia  l'apôtre  de  la  croisade  contre 
les  Turcs,  le  cardinal  Bessarion,  à  venir  en  France.  Mais  Monsieur 
Charles  était  déjà  mort  quand  le  Concordat  fut  signé  :  le  roi  jugea 
complètement  inutile  de  l'appliquer,  et  Bessarion  n'obtint  rien  de  lui 
pour  la  guerre  sainte.  A  ce  moment-là,  non  plus  qu'à  aucun  autre, 
le  roi  n'avait  songé  sérieusement  à  soutenir  la  cause  de  la  croisade. 
L'union  des  Chrétiens  contre  les  Turcs,  l'abolition  de  la  Pragmatique, 
ce  n'était  pour  lui  que  des  mots,  utiles  à  prononcer  en  certains  cas. 

De  même,  l'appel  au  Concile  général  fut  un  épouvantail  qu'à 
maintes  reprises  il  agita.  Sixte  IV,  mécontent  de  l'inexécution  du 
Concordat  de  1472,  refusa  de  donner  la  pourpre  aux  candidats  agréa- 
bles à  Louis  XI  et  érigea  le  siège  d'Avignon  en  archevêché  sans  con- 
sulter le  roi  :  or  Louis  avait  rendu  fort  étroit  le  protectorat  que  ses 
prédécesseurs  exerçaient  déjà  sur  les  États  pontificaux  de  France;  il 


4i4  > 


CHAP.  IV  Gouvernement  de  Louis  XI. 

traitait  les  Avignonnais  presque  comme  des  sujets.  Le  8  janvier  1476, 
il  enjoignit  aux  prélats  du  royaume  de  se  préparer  à  se  rendre  à 
Lyon,  où  serait  tenu  prochainement  un  Concile  général  pour  remé- 
dier aux  «  grans  simonies,  faultes  et  abbuz  »  qui  souillaient  l'Eglise  ; 
le  même  jour,  il  défendit  aux  bénéficiers  de  s'absenter  du  royaume 
sans  sa  permission,  et  désigna  des  commissaires  chargés  d'empêcher 
la  publication  des  bulles  contraires  «  aux  privilèges,  franchises  et 
libertés  de  l'Esglise  gallicane  )i.  Le  pape  riposta  en  nommant  son 
neveu  Julien  de  la  Rovère  légat  d'Avignon,  à  la  place  du  cardinal  de 
Bourbon  (mars  1-476).  Julien  de  la  Rovère,  le  futur  Jules  II,  était  un 
si  habile  homme,  qu'il  trouva  le  moyen  d'apaiser  Louis  XI  et  de 
devenir  son  «  très  cher  et  grant  amy  ».  Mais  la  faveur  témoignée  par 
Sixte  IV  à  Maximilien  d'Autriche  et  l'affaire  des  Pazzi  rallumèrent  le 
conflit  entre  le  roi  de  France  et  le  Saint-Siège.  Louis  XI  réunit,  le 
15  septembre  1478,  à  Orléans,  un  concile  de  l'Église  gallicane;  les 
prélats  et  les  docteurs  y  protestèrent  contre  «  l'extraction  des  pecunes 
et  autres  abus  qui  se  font  de  par  Cour  de  Rome,  au  moyen  de  ceux 
qui  tiennent  nostre  saint  Père  entre  leurs  mains  »,  et  ils  demandèrent 
la  convocation  d'un  Concile  général. 

Sixte  IV  ne  céda  point  à  ces  menaces,  comme  on  l'a  vu.  Ce  Con-  soumission 

cile  d'Orléans  mérite  pourtant  de  n'être  pas  oublié,  car  il  montre  à  du  clergé  au  roi. 
quelle  étroite  soumission  Louis  XI  avait  réduit  le  Clergé.  Quelques 
prélats,  il  est  vrai,  ne  s'étaient  pas  rendus  à  l'invitation  du  roi;  il  s'en 
déclara  «  pas  contant  »,  et  écrivit  au  chancelier  le  10  octobre  : 
«  Faictes  faire  des  mandemens  à  prendre  leur  temporel  en  ma  main, 
car  il  ne  fault  pas  qu'il  y  en  ait  nul  qui  recule  en  ceste  matière  ». 
Jamais  l'ÉgUse  de  France  n'avait  été  traitée  aussi  despotiquement. 
Nous  avons  vu  que  Balue  et  Harancourt  furent  gardés  en  prison  sans 
jugement,  le  roi  ne  voulant  point  d'un  procès  en  Cour  de  Rome. 
En  1480,  il  fît  enfermer  à  la  Conciergerie  le  pieux  évêque  de  Cou- 
tances,  Geoffroy  Herbert,  coupable  d'être  le  principal  conseiller  du 
duc  de  Bourbon.  Pour  échapper  à  ses  soupçons,  il  fallait  être  servile, 
comme  ce  Jean  Héberge,  évêque  d'Évreux,  dont  il  disait  :  «  Il  est  bon 
diable  d'evesque  pour  à  ceste  heure*  je  ne  sçay  ce  qu'il  sera  à 
l'avenir  :  il  est  continuellement  occupé  à  mon  service  ».  L'Université 
de  Paris  elle-même  acceptait  humblement  l'intrusion  des  officiers 
royaux  dans  son  administration  intérieure.  Quant  à  l'Inquisition, 
Louis  XI  ne  la  voulut  pas  dans  son  royaume  :  les  inquisiteurs  qui 
poursuivaient  les  Vaudois  du  Dauphiné  reçurent  l'ordre  de  se  tenir 
cois,  les  affaires  d'hérésie  devant  être  soumises  au  Grand  Con- 
seil, et  il  leur  fallut  user  de  subterfuges  pour  continuer  leur 
œuvre. 

<  4i5  ) 


Règne  de  Louis  XI,  Goin>e?'ne?nent  des  Beaujeu. 


LA  LIBERTE 
DES  ÉLECTIONS. 


LOUIS  XI 
ET  LE  SAINT- 
SIÈGE  A  LA  FIN 
DU  RÈGNE. 


On  devine  quelle  liberté,  même  dans  les  périodes  où  Louis  XI 
parlait  si  haut  des  droits  de  l'Église  gallicane,  était  laissée  aux  Cha- 
pitres et  aux  Couvents  pour  la  collation  des  prébendes  et  l'élection 
d'un  évêque  ou  d'un  abbé,  et  de  quel  poids  les  intérêts  spirituels  de 
l'Église  pouvaient  peser  sur  les  décisions  du  roi  '.  Il  osa  donner  l'ar- 
chevêché de  Bordeaux  à  Arthur  de  Montauban,  le  meurtrier  de  Gilles 
de  Bretagne.  Tantôt  il  demandait  au  pape  une  nomination  d'office,  et 
défendait  aux  électeurs  d'intervenir,  tantôt  il  leur  adressait  une 
«  recommandation  »  impérieuse,  appuyée  quelquefois  par  une  troupe 
d'hommes  d'armes  et  de  Francs-Archers.  Ayant  besoin  d'un  homme 
de  confiance  à  l'évêché  d'Angers,  «  ville  qui  est  fort  désirée  et  en 
pays  de  frontière  »,  il  écrivait  aux  chanoines,  le  13  mai  1479  : 

«  Ghers  et  bien  amez,  nous  vous  avons  escript  par  deux  ou  trois  fois  que 
vous  voulsissez  eslire  maistre  Augier  de  Brye,  nostre  conseiller;  de  quoy  n'en 
avez  riens  fait.  Et  pour  ce,  incontinent  ces  lettres  veues,  eslisez-le,  car  pour 
riens  ne  souffririons  que  autre  eust  l'evesché  que  nostre  dit  conseillier;  car  se 
je  congnoys  homme  qui  y  voise  au  contraire  (qui  s'y  oppose),  je  luy  feray 
vuider  le  royaulme  de  France,  et  n'y  aura  point  de  faulte.  » 

Les  abbayes,  comme  les  évêchés,  devaient  être  à  sa  discrétion, 
et  ses  protégés  faisaient  un  scandaleux  cumul  de  gros  bénéfices. 
Sachant  que  l'abbé  du  Bec  était  malade,  il  recommandait  d'avance 
aux  religieux  la  candidature  de  son  confesseur,  l'évêque  d'Avranches, 
et  ajoutait  :  «  Ne  soyez  pas  si  depourveux  de  sens  que  vueilliez  pro- 
céder à  l'ellection  ou  postulacion  d'autre  que  de  nostre  dit  confes- 
seur ^  ».  En  1479,  au  moment  de  la  conquête  de  la  Franche-Comté, 
il  voulut  donner  l'abbaye  de  Saint-Pierre  de  Melun  à  l'archevêque  de 
Besançon  ;  les  religieux  s'étant  permis  d'élire  un  des  leurs  pour  abbé, 
les  sergents  du  prévôt  des  maréchaux  pénétrèrent  dans  le  monastère, 
déguisés  en  paysans,  et  enlevèrent  le  nouvel  élu,  qui  fut  conduit  en 
prison  à  Tours  «  garroté  comme  ung  larron  ». 

Pendant  les  trois  dernières  années  de  sa  vie,  Louis  XI  ne  parla 
plus  de  la  Pragmatique,  et  son  entente  avec  le  Saint-Siège  fut  com- 
plète pour  la  collation  des  bénéfices,  ainsi  que  pour  les  affaires 
d'Italie.  Son  ami  Julien  de  la  Rovère,  venu  derechef  comme  légat. 


1.  Louis  XI  s'intéressa,  il  est  vrai,  en  1462,  à  la  réforme  de  l'Ordre  de  Cluny  {Ordon- 
nances, t.  XV,  p.  548).  Mais  la  décadence  morale  de  l'Eglise,  sous  son  règne,  ne  tii  en 
général  que  s'accentuer.  Voir  notamment  Martial  d'Auvergne,  Vigilles  de  Charles  VII,  édil- 
Coustelier,  t.  II,  p.  23  et  suiv.  ;  Livre  de  raison  de  B.  Gros,  Bull.  hist.  et  philol.,  1889, 
p.  123.  Cf.  les  biographies  de  Jean  Balue,  par  Forgeot,  1896,  et  de  Louis  de  Rochechouarl, 
par  G.  Couderc,  Rev.  de  rOrient  Latin,  t.  I,  1893. 

2.  Lettre  du  22  mars  1476;  l'abbé  étant  mort  le  i4  mai,  les  religieux,  «  inspirés  tous 
ensemble  par  le  Suprême  Créateur  lui-même,  par  la  voie  du  saint  Esprit  et  de  l'inspiration 
divine  »,  assure  le  bon  chroniqueur  du  Bec,  «  subitement,  immédiatement  et  incontinent, 
unanimement,  d'accord,  d'une  seule  voix,  d'un  seul  esprit,  sans  aucune  dissidence,  et  sans 
qu'aucune  convention  intervint  »,  élurent  le  confesseur  de  Louis  XL 


^i6 


CHAP.  IV  Gouvernement  de  Louis  XI. 

obtint  l'élargissement  de  Balue  (20  décembre  1  i80)  et  de  Harancourt. 
Louis  XI,  peu  auparavant,  avait  failli  mourir.  Son  premier  souci  était 
maintenant  de  retarder,  par  tous  les  moyens,  l'inévitable  échéance, 
car  «  oncques  homme  ne  craignit  tant  la  mort,  ny  ne  feit  tant  de 
choses  pour  cuyder  y  mettre  remède  ».  Sixte  IV  lui  envoya  une  par- 
celle de  la  peau  de  saint  Antoine  de  Padoue,  «  le  corporal  sur  quoy 
chantoit  monseigneur  sainct  Pierre  »,  et  quantité  d'autres  reliques, 
l'autorisa  à  s'oindre  avec  l'huile  de  la  Sainte  Ampoule  de  Reims, 
enjoignit  à  l'ermite  François  de  Paule  de  se  rendre  au  Plessis- 
lès-Tours,  et  put  ainsi  obtenir  du  roi  moribond  tout  ce  qu'il 
voulut. 


IV.  —  MORT  DE  LOUIS  XI  ^ 


EN  1479,  Commynes,  au  retour  d'une  ambassade  à  Florence,  avait 
trouvé  Louis  XI  «  envieilly  ».  La  même  année,  l'envoyé  mila- 
nais Visconti  écrivait  que  le  roi  venait  d'être  longtemps  soufl'rant,  et 
qu'on  évitait  de  «  remuer  sa  bile  ».  Chaque  jour,  ajoutait  Visconti, 
«  il  devient  plus  solitaire,  et,  comme  tous  les  vieillards  qui  touchent 
à  leur  déclin,  plus  irascible  ».  Il  nétait  pas  facile  à  un  ambassadeur 
de  l'aborder  :  «  Sa  dite  Majesté  a  fait  fabriquer  un  grand  nombre  de 
chausse-trapes  très  pointues,  qu'elle  a  fait  semer  tout  le  long  des 
chemins  qui  aboutissent  à  sa  retraite,  sauf  une  route  très  étroite  et 
fort  incommode  où  se  tiennent  ses  gardes,  afin  que  personne  ne 
puisse  approcher  ». 

Cette  retraite,  c'était  le  Plessis-lès-Tours,  dont  les  murailles  se 
hérissèrent  de  tourelles,  d'aiguillons  et  de  treillis  de  fer.  Surtout  à 
partir  de  1482,  Louis  XI  s'y  enferma,  éloigna  peu  à  peu  ses  conseil- 
lers, ne  supporta  auprès  de  lui  que  des  gens  de  petite  condition,  qui 
devaient  tout  perdre  le  jour  où  il  disparaîtrait.  «  Nul  homme  ne  le 
veoit  (voyait),  ne  parloit  à  luy,  sinon  par  son  commandement.  »  Il  se 
méfiait  même  de  sa  fille  Anne  et  de  son  gendre  Beaujeu,  et  du  petit 
dauphin,  qu'il  faisait  étroitement  garder  à  Amboise.  Se  sachant  haï 
des  grands  et  môme  «  de  beaucoup  de  menuz  »,  il  craignait  quon 
ne  voulût  le  mettre  en  tutelle,  «  soubz  couleur  de  dire  que  son  sens 


LOUIS  XI 
DEPUIS  U79. 


LA  RETRAITE 
DU  PLESSIS- 
LÈS-TOURS. 


1.  Sources  et  ouvrages  a  consulter.  A  ladiniralile  récit  de  Commynes,  il  faut  ajouter  les 
lettres  de  Dimanche  du  Raynier  et  de  M.  de  Pompadour,  publ.  dans  le  Journal  de  l'Institut 
historique,  t.  I,  i834,  et  dans  les  Arch.  histor.  de  la  Gironde,  t.  VI,  186A,  et  les  docum.  édités 
dans  le  Bull,  du  Comité  des  Trav.  historiques  et  scienlif.,  .Section  d'Histoire,  i88ij,  p.  82-86. 
Les  Annales  et  les  Lettres  de  Gaguin,  ainsi  que  les  récits  hagiographiques  concernant 
saint  François  de  Paule,  donnent  des  renseignements  douteux.  —  L.  Jarry,  Hist.  de  Cléry, 
1899.  D'  Chérean,  Les  médecins  de  Louis  X],  Union  médicale,  nouv.  série,  t.  XV.  1862  ; 
Jacques  Coiticr,  Bull,  de  la  Soc.  d'Agric.  de  Foligny,  t.  XXXIII  et  XXXIV,  1892-189.3. 


417 


IV.  -Z. 


27 


Règne  de  Louis  XI,  Goia'ernement  des  Beaujeu. 


COMMENT  LOUIS  XI 
APPRÉCIE  SON 
ŒUVRE. 


MALADIES 
DE  LOUIS  XI. 


ne  fust  pas  Idoii  ne  suffisant  ».  Afin  de  donner  le  change  à  ceux  qui 
avaient  encore  accès  auprès  de  lui,  il  avait  renoncé  à  ses  pourpoints 
de  gros  drap  et  dissimulait  sa  maigreur  sous  de  magnifiques  robes 
de  satin  cramoisi.  «  El  faisoit  plus  parler  de  luy  parmy  le  royaulme 
qu'il  ne  feit  jamais,  et  le  faisoit  de  paour  qu'on  ne  le  tinst  pour 
mort.  »  Il  destituait  des  officiers,  cassait  des  gens  d'armes,  multi- 
pliait les  «  aspres  pugnitions  »,  pour  faire  savoir  qu'il  vivait.  Aussi 
«  ses  subjectz  trembloient  devant  luy  :  ce  qu'il  commandoit  estoit 
incontinent  acomply,  sans  nulle  difficulté,  ne  excusation  ».  A  l'exté- 
rieur, jamais  sa  diplomatie  n'avait  été  plus  active  ni  plus  heureuse  : 
sans  cesse  arrivaient  des  ambassades  pour  solliciter  une  audience  du 
tout-puissant  roi,  et  «  sembloit  presque  que  toute  l'Europe  ne  fust 
faicte  que  pour  luy  porter  obéissance  ». 

Volontairement  captif  dans  cette  «  estroicte  prison  »  du  Plessis, 
il  mesurait  la  grandeur  de  l'œuvre  accomplie  :  il  avait  détruit  la 
maison  de  Bourgogne,  triomphé  des  «  grandes  pratiques,  trahisons 
et  conspirations  »  de  la  Noblesse,  et  l'annexion  de  la  Franche-Comté, 
de  la  Provence  et  du  Roussillon  avait  reculé  les  vieilles  frontières  du 
royaume,  «  lequel  royaume  nous  avons,  disait-il,  grâces  à  Dieu  et  par 
l'intercession  de  la  très  glorieuse  et  benoiste  Vierge  Marie  sa  mère, 
si  bien  entretenu,  défendu  et  gouverné,  que  nous  l'avons  augmenté 
et  accreu  de  toutes  parts,  à  grand  cure,  sollicitude  et  diligence  ».  Ni 
le  souvenir  de  tant  de  meurtres  juridiques,  d'exécutions  sommaires, 
de  violences  et  de  perfidies,  ni  le  sentiment  qu'il  avait  de  son  impo- 
pularité ne  le  troublaient;  il  se  répétait  :  «  Nous  n'avons  rien  perdu 
de  la  couronne,  mais  icelle  augmentée  et  accrue*  ».  Sa  conscience 
lui  reprochait  seulement  d'avoir  châtié  trop  durement  Nemours;  et 
sa  raison,  d'avoir  écarté,  au  début  de  son  règne,  presque  tous  les 
bons  serviteurs  de  son  père  :  le  21  septembre  1482,  il  réunit  à  Amboise 
une  assemblée  de  seigneurs  et  de  conseillers,  où  il  fit  promettre  au 
dauphin  de  ne  point  renouveler  cette  imprudence. 

Il  avait  fait,  peu  auparavant,  un  pèlerinage  à  Saint-Claude,  pour 
demander  au  Bienheureux  de  lui  procurer  la  santé,  et  il  avait  donné 
une  vigne  bourguignonne  aux  moines  de  l'abbaye,  afin  d'assurer 
spécialement  u  la  bonne  disposicion  de  son  estomac  ».  Il  se  sentait 
perdu,  mais,  dit  Commynes,  «  son  grand  cueur  le  portoit  ».  Il  était 
hydropique,  et  il  avait  eu  deux  attaques  de  paralysie,  en  1480  et  en 
1481.  Enfin,  à  tort  ou  à  raison,  il  croyait  avoir  la  lèpre,  car  il  fit 
quérir  en  1483  deux  remèdes  qu'on  préconisait  pour  la  guérison  des 
lépreux  :  l'anneau  de  saint  Zanobi,  relique  florentine,  et  du  sang 


1.  Instructions  au  dauphin,  2i  septembre  1482  {Ordonnances,  l.  XIX,  p.  56-6o). 

<   418    ) 


ciiAp.  IV  Goin>ernement  de  Louis  XI. 

de  tortues  des  îles  du  Cap  Vert'.  Tous  ces  maux,  il  les  supportait 
sans  se  plaindre,  et  ne  demandait  qu'une  chose  :  vivre,  pour  conti- 
nuer à  régner.  Il  était  entouré  d'une  nuée  d'astrologues,  de  médecins 
et  de  charlatans,  dont  il  payait  sans  compter  les  pronostications  et 
les  panacées.  Il  fit  de  son  premier  médecin,  le  brutal  et  avide  Jacques 
Coitier,  un  des  plus  riches  et  des  plus  puissants  personnages  du 
royaume.  Mais  surtout  il  prodigua  les  cadeaux  à  ses  patrons  célestes, 
occupa  tout  le  Clergé  du  royaume  à  dire  des  messes  et  à  faire  des 
processions.  11  contraignit  à  venir  au  Plessis  deux  saints  dont  les 
prières  passaient  pour  toutes-puissantes,  frère  Bernardin,  de  Doul- 
lens,  et  l'ermite  calabrais  François  de  Paule. 

Le  25  août  1483,  il  dut  prendre  le  ht,  et  bien  qu'il  eût  demandé  mort  ou  roi 

à  son  entourage  de  ne  jamais  «  luy  prononcer  ce  cruel  mot  de  la  ^^"^  '^^^'^  '*^*^ 
mort  »,  Coitier  lui  dit  :  «  Il  en  est  iaict  de  vous  ».  Le  roi,  ajoute 
Commynes,  w  endura  vertueusement  cette  cruelle  sentence,  et  toutes 
aultres  choses,  jusques  à  la  mort,  et  plus  que  nul  homme  que  j'aye 
jamais  veu  mourir  ».  Il  envoya  à  son  fils  les  sceaux,  sa  vénerie,  sa 
fauconnerie,  une  partie  des  archers  de  sa  garde;  il  donna  au  sire  de 
Beaujeu  «  toute  la  charge  et  gouvernement  dudicl  roy  son  fils  », 
demanda  qu'on  tînt  le  jeune  Charles  à  l'abri  des  mauvais  conseils  et 
qu'on  évitât  toute  guerre  pendant  cinq  ou  six  années.  Sur  son  ordre, 
Pierre  de  Beaujeu,  sans  plus  attendre,  partit  pour  Amboise.  Louis  XI 
laissa  entrer  aussi  dans  sa  chambre  Pierre  de  Rohan,  maréchal  de 
Gié  :  c'était  un  de  ces  Bretons  qu'il  avait  attirés  à  son  service,  tout  en 
se  méfiant  d'eux;  comme  Pierre  de  Rohan  lui  offrait  un  cordial,  «  le 
roy  lui  dist  qu'il  n'en  vouloit  point,  et  qu'il  avoit  trop  d'amis  en  Bre- 
taigne  ».  Il  s'exprimait,  dit  Commynes,  «  aussi  sec  comme  si  jamais 
n'eust  esté  mallade  »,  et  «  incessamment  disoit  quelque  chose  de 
sens  ».  Mêlant  à  ses  prières  des  instructions  politiques,  il  parla,  parla 
toujours,  jusqu'au  moment  où  la  mort  vint  lui  fermer  les  lèvres,  le 
30  août,  vers  sept  heures  du  soir.  Par  sa  volonté,  il  fut  enterré  très 
simplement,  non  point  à  Saint-Denis,  mais  dans  l'église  de  Cléry, 
qu'il  avait  édifiée  en  l'honneur  de  Notre-Dame,  sa  suzeraine. 

1.  A.  Desjardins,  Méir.oire  sur  la  polilique  extérieure  de  Louis  XI,  cité  p.  390.  —  De    La 
Roacière,  Hist.  de  la  marine  française,  t.  11,  p.  891  et  suiv. 


•<    4l<J    ) 


CHAPITRE  V 
GOUVERNEMENT  DES  BEAUJEU' 


1.    LA    RÉACTION.    LES    ÉTATS    DE     l/l84.    —    II.    LES    COALITIONS.    RLUNiON    DE 
LA    BRETAGNE    A    LA    FRANCE. 


ÉMOTION 
A  LA  M  OBJ 
DE  LOUIS  XL 


I.    —   LA    RÉACTION.    LES  ÉTATS    DE    1484 

QUAND  on  apprit  la  mort  du  roi,  rémotion  fut  très  vive,  dans  le 
royaume  et  au  dehors.  Les  gens  du  commun,  que  Louis  XI 
avait  écrasés  d'impôts,  espérèrent  la  diminution  des  tailles.  Les 
Chapitres  et  les  Couvents  réclamèrent  la  liberté  des  élections.  Les 
possesseurs  d'offices  s'agitèrent,  anxieux  de  savoir  si  leurs  charges 
leur  seraient  conservées.  Les  nobles,  si  durement  traités  par  le  feu 
roi,  se  mirent  à  intriguer.  Sur  les  frontières,  Maximilien  d'Au- 
triche redevenait  dangereux  :  il  prit  dès  le  début  du  règne  une  atti- 
tude agressive,  protesta  contre  le  traité  d'Arras.  Ferdinand  d'Aragon 
n'attendait  qu'une  occasion  pour  revendiquer  le  Roussillon.  Le  duc 

i.SoLRCES.Leschroniquessonlraresetniaigres.CellesdeJaligny,  Sain t-Gelais,  Barthélémy 
de  Loches,  sont  dans  le  recueil  de  Godefroy:  Hisloirede  Charles  VIII,  168/i.  Voir  P.  Pélicier, 
Essai  sur  le  gouvernement  de  la  dame  de  Beaujeu,  1483-1491,  1882,  p.  1-29  (Les  Sources),  3i2-3i4 
f Police  bibliographique).  Ajoutez  :  Gérard  Robert,  Journal,  cité  ci-dessus,  p.  38^;  Lellres  de 
Charles  VIII,  éd.  P.  Pélicier,  t.  1  et  II,  1898-1900;  De  Maulde,  Procéd.  polit,  du  règne  de 
Louis  XII,  i885;  Docum.  publ.  par  L.  Duhamel,  Arch.  hislor.  et  littér.,  t.  II,  1890-1891.  et  par 
A.  de  La  Borderie,  Rev.  de  Bretagne  et  de  Vendée,  t.  V,  1891. 

Ouvrages  a  consulter.  P.  Pélicier,  ouvr.  cité  (très  utile,  bien  qu'incomplet),  Anl.  Dupuy, 
Réunion  de  la  Bretagne  à  la  France,  t.  II,  1880,  et  De  Maulde,  Hisl.  de  Louis  XII,  t.  II,  1890, 
dispensent  des  exposés  d'ensemble  antérieurs.  Ern.  Petit,  Les  séjours  de  Charles  VIII 
(itinéraire  du  roi),  Bull,  histor.  et  philologique,  1896.  G.  Picot,  Hisl.  des  Etals  généraux,  1. 1 
et  II,  1888,  -2'  édit.  ;  Le  Parlent,  de  Paris  sous  Charles  VIII,  Procès  d'O.  le  Daim,  Séances  et 
travau.x  de  r.\cad.  des  sciences  morales,  t.  CVII-CVIII,  1877.  N.  Valois,  Le  Conseil  du 
roi  et  te  Grand  Conseil  pendant  la  première  année  du  règne  de  Charles  VIII,  Bibl.  de  lEc.  des 
Ch.,  1882-1888.  Biographies  citées  p.  332,890,  note  1,  407.  De  Boislisle,  jYo//ce  .sur  Etienne  de 
Vesc,  Annuaire-Bull,  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  Fr.,  1878  à  i883.  Le  Roux  de  Lincy,  Vie  d'Anne 
de  Bretagne,  1860-1861 .  A.  de  La  Borderie,  Louis  de  La  Trémoille  et  la  guerre  de  Bretagne  en  I48S, 
1877.  H.  Ulmann,  Kaiser  Maximilian,  t.  I,  188/4.  Spont,  La  marine  françai.^e  sous  le  règne  de 
Charles  VIII,  Rev.  des  quesl.  hist.,  t.  LV,  1894.  Ouvrages  de  Ch.  de  La  Roncière,  Gairdner. 
Boissonnade,  cités  p.  145,  879,  890. 


La   Réaction.    Les  Etats  de  liSi. 


de  Lorraine  regrettait  le  Barrois  et  la  Provence.  Qui  allait,  à  la  place 
du  jeune  Charles  VIIl,  chétif  enlant  de  treize  ans,  être  assez  fort  et 
assez  habile  pour  sauver  l'œuvre  de  son  père? 

Tout  l'esprit  de  Louis  XI  revivait  en  sa  fille  aînée,  sa  préférée, 
Anne  de  Beaujeu.  Telle  que  nous  la  représente  le  beau  portrait  du 
Louvre,  daté  de  1488,  elle  avait  des  traits  accentués  et  virils,  un  air 
grave  et  résolu;  elle  n'aimait  point  les  falbalas  et  portait  un  costume 
sévère,  de  couleur  foncée.  Elle  s'est  dépeinte  elle-même  dans  cette 
phrase  de  ses  Enseignements  à  sa  fille  Suzanne  de  Bourbon  :  «  Soiez 
tousjours  en  port  honorable,  en  manière  froide  et  asseurée,  humble 
regard,  basse  parolle,  constante  et  ferme,  tousjours  en  ung  propos 
sans  fléchir  ».  Elle  avait  des  mœurs  austères  et,  comme  son  père, 
elle  trouvait  son  principal  plaisir  à  dominer.  Énergique  et  obstinée, 
mais  aussi  très  fine,  habile  à  séduire,  à  corrompre  et  à  diviser  ses 
adversaires,  peu  scrupuleuse,  et  disposée  à  ne  tenir  ses  promesses 
que  si  elle  le  jugeait  utile,  elle  allait  déjouer  avec  une  remarquable 
adresse  les  convoitises  des  féodaux  et  des  princes  étrangers  et  con- 
server à  son  frère  un  royaume  intact.  Ce  n'est  point  d'adleurs  qu'elle 
agît  par  pur  dévouement  pour  la  cause  monarchique.  Elle  se  faisait 
attribuer  sur  le  trésor  royal  des  sommes  considérables,  et  entendait 
tirer-  profit  du  crédit  dont  elle  jouissait  :  la  ville  de  Lyon,  ayant  obtenu 
son  appui  pour  le  rétablissement  des  foires,  lui  offrit  un  service  de 
vaisselle  qui  valait  1  678  livres;  elle  «  ne  fut  trop  contente  »,  est-il  dit 
dans  un  registre  de  la  Municipalité,  et  les  Lyonnais,  «  pour  contenter 
madite  dame  et  capter  sa  bienveillance  »,  ajoutèrent  une  fontaine  de 
marbre.  Un  ambassadeur  vénitien  écrivait  :  a  Elle  est  très  avare,  et 
fait  tout  pour  de  l'argent,  sans  égard  à  l'honneur  de  Dieu  et  de  la 
couronne  ».  Il  exagérait;  et,  pourtant,  même  avant  d'être  écartée  du 
pouvoir  suprême,  Anne  de  Beaujeu  n'hésita  point  à  sacrifier  les 
intérêts  de  la  Monarchie  aux  siens  propres  :  en  1487,  à  la  veille  de 
recueillir,  avec  son  mari,  l'héritage  du  vieux  duc  de  Bourbon,  elle 
fit  rédiger  à  la  Chancellerie  un  acte  royal  destiné  à  empêcher,  dans 
l'avenir,  l'annexion  de  certains  iiefs  de  la  maison  de  Bourbon  au 
domaine  de  la  couronne.  Au  moment  de  mourir,  elle  conseillera  à 
son  gendre,  le  fameux  connétable  de  Bourbon,  de  «  prendre  l'alliance 
de  l'empereur  »,  afin  de  conserver  entière  sa  seigneurie.  Mais  pen- 
dant les  premières  années  du  règne  de  son  frère,  sa  volonté  de  se 
maintenir  au  pouvoir  contre  la  cabale  des  princes  lui  dicta  presque 
toujours  les  résolutions  les  plus  avantageuses  à  la  Monarchie. 

D'après  les  témoignages  contemporains,  Anne  de  Beaujeu  eut 
un  rôle  politique  de  premier  ordre,  jusqu'au  jour  où  Charles  \'11I 
sortit  de  l'adolescence.  Un  svndic  de  la  ville  de  Reims,  Jean  Foul- 


ANNB 
DF  BEAUJEU. 


SOX  ROLE 
POLITIQUE. 


fi-il     ) 


ROLE  DE  PIERRE 
DE  BEAUJEU, 


CONCESSIONS 

DES  BEAUJEU 
AU  DÉBUT 
DU  RÈGNE. 


Règne  de  Louis  XI,   Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

quart,  qui  assista  au  sacre,  nous  rapporte  que  le  jeune  roi  tremblait 
devant  sa  grande  sœur  :  «.  Durant  le  disner,  raconte-t-il,  vint  par 
Ihuis  de  la  chapelle  Madame  de  Beaujeu,  pour  veoir  le  roy,  et  regarda 
son  maintien  »,  et  le  roi  en  perdit  l'appétit.  «  Madame  de  Beaujeu 
votre  seur,  écrivait  au  roi  le  duc  d'Orléans,  vous  veult  tenir  en  bail 
et  avoir  le  gouvernement  de  vous  et  de  votre  royaume.  » 

Nous  pensons  toutefois  que  les  historiens  ont  eu  tort  d'attribuer 
exclusivement  à  Anne  de  Beaujeu  la  direction  politique',  et  que  son 
mari  eut  une  part  égale  à  la  sienne  dans  la  conduite  des  affaires. 
Non  seulement,  dans  les  correspondances  où  l'on  parle  de  ceux  qui 
gouvernent  la  France,  on  cite  presque  toujours  en  même  temps 
a  Monsieur  et  Madame  »,  mais  il  est  certain  que  Monsieur  présidait, 
avec  la  plus  grande  assiduité,  le  Conseil  du  roi,  et  que  Madame 
n'y  venait  point.  D'ailleurs  Pierre  de  Beaujeu,  à  l'avènement  de 
Charles  VIII,  avait  quarante-trois  ans,  et  sa  femme  n'en  avait  que 
vingt-deux.  Depuis  dix  ans,  grâce  à  sa  souplesse,  ce  cadet  de  la 
maison  de  Bourbon  était  devenu  l'homme  de  confiance  de  la  Royauté, 
A  l'école  de  son  beau-père,  \\  avait  appris  à  conduire  les  hommes  et 
à  se  tirer  des  pas  difficiles.  Louis  XI,  au  moment  de  son  pèlerinage 
à  Saint-Claude,  en  1482,  lui  avait  donné  la  lieutenance  générale 
du  royaume,  et,  à  son  ht  de  mort,  lui  avait  confié  la  garde  de 
Charles  VIII.  Ce  n'est  donc  point  le  gouvernement  d'Anne  de  Beaujeu 
qui  a  succédé  à  celui  de  Louis  XI  :  c'est  le  gouvernement  des 
Beaujeu  qu'il  faut  dire. 

Louis  XI  n'avait  pas  organisé  de  régence,  son  héritier  étant  près 
d'atteindre  l'âge  de  la  majorité  des  rois.  Il  avait  prescrit  simplement 
de  ne  laisser  personne  approcher  de  son  fils,  et  de  ne  destituer  aucun 
de  ses  serviteurs.  Les  Beaujeu  n'osèrent  pas  exécuter  ce  programme 
à  la  lettre  :  leur  politique  fut  de  satisfaire  tout  de  suite  les  mécon- 
tents, quitte  à  annuler  plus  tard  les  concessions  trop  gênantes.  Ils 
laissèrent  donc,  aux  premiers  jours  du  règne,  les  princes  du  sang  et 
la  foule  des  nobles,  des  prélats  et  des  conseillers  envahir  le  château 
d  Amboise,  où  Charles  VIII  avait  été  élevé  dans  la  solitude,  et  ils 
prirent  «  leur  advis  et  conseil  «.  Le  duc  d'Orléans  et  son  cousin  Fran- 
çois, comte  de  Dunois,  eurent  des  charges  de  gouverneurs,  ainsi  que 
le  vieux  duc  de  Bourbon,  qui  reçut  en  outre  l'épée  de  connétable. 
Le  duc  d'Alençon  fut  tiré  de  prison  et  Jean  de  Chalon,  prince  d'Orange, 
fut  autorisé  à  revenir  en  France.  Les  La  Trémoille  purent  réclamer 
l'héritage  dont  Louis  XI  les  avait  spoliés  pour  enrichir  Commynes. 

1.  L'agréable  panégyrique,  dailleurs  fort  juste  à  certains  égards,  que  Brantôme  a  fait 
d  Anne  de  Beaujeu,  ■■  fine  femme  et  delliée  s  il  en  fut  onq.  et  vray  imaige  en  tout  du  roy 
Loys  son  père  »,  na  pas  peu  contribué  à  établir  ce  courant  d  idées.  Brantôme,  né  au 
milieu  du  xvi=  siècle,  n'est  pas  une  autorité  pour  Ihistoire  du  xv. 


'422 


La  Réaction.  Les  Etats  de  liSi. 


En  considération  de  lextrème  pauvreté  du  royaume,  de  nombreuses 
remises  de  tailles  furent  accordées  et  une  partie  de  larmée  fut  licen- 
ciée. Les  aliénations  du  domaine  ordonnées  sous  le  règne  précédent 
furent  révoquées  en  bloc. 

Les  membres  du  Parlement  de  Paris  prirent  une  éclatante 
revanche.  Ils  furent  confirmés  dans  leurs  charges,  et  ceux  qui  avaient 
été  destitués  par  Louis  XI  furent  réintégrés.  Olivier  le  Daim,  qui 
avait  tenu  arbitrairement  en  prison  durant  sept  mois  un  conseiller  à 
la  Cour,  fut  pendu  au  gibet  de  Montfaucon.  Comme  le  Parlement 
craignait  que  les  Beaujeu  ne  lui  donnassent  des  lettres  de  grâce,  il  le 
fit  exécuter  «  sans  aucunement  advertir  le  roy  ».  Ce  fut  d'ailleurs  le 
seul  personnage  de  marque  qui  fut  poursuivi  avant  les  États  Géné- 
raux de  Tours.  Parmi  ceux  qui  se  sentaient  le  plus  compromis  par 
les  faveurs  de  Louis  XI,  quelques-uns,  peu  confiants  en  l'étoile  des 
Beaujeu,  commençaient  à  se  couler  dans  le  parti  des  princes  :  Com- 
mynes  était  du  nombre.  D'autres  quittèrent  la  cour,  en  attendant  les 
•événements  :  Imbert  de  Balarnay  alla  pendant  plusieurs  mois  respirer 
Tair  des  montagnes,  dans  ses  domaines  du  Dauphiné. 

L'habileté  des  Beaujeu  sauva  du  naufrage  les  serviteurs  de 
Louis  XI,  et  la  politique  qu'ils  représentaient.  Dans  les  premiers 
jours  du  règne,  la  reine-mère,  les  ducs  d'Orléans  et  de  Bourbon 
avaient  émis  la  prétention  de  composer  à  leur  guise  le  Conseil  étroit'. 
La  question  était,  d'importance  capitale,  vu  l'âge  du  roi.  Les  Beaujeu 
consentirent  à  l'établissement  d'une  liste  de  quinze  conseillers,  tous 
nobles  ou  prélats,  qui  donnait  partiellement  satisfaction  aux  princes  : 
les  futurs  chefs  du  parti  «  orléaniste  »  y  côtoyaient  le  sire  de  Beaujeu 
et  ses  amis.  Mais  ce  Conseil,  qui  ne  comprenait  aucun  homme  de  loi 
ni  de  finances,  n'était  pas  né  viable,  et  nous  croyons  qu'il  n'a  jamais 
fonctionné  sans  l'adjonction  d'autres  membres.  Dès  le  mois  de  sep- 
tembre 1483,  comme  le  prouvent  les  mentions  des  ordonnances,  les 
Beaujeu  réintégrèrent  un  bon  nombre  d'anciens  conseillers,  dont 
l'expérience  était  nécessaire  à  l'expédition  des  afTaires. 

Il  était  convenu,  d'ailleurs,  entre  les  Beaujeu  et  les  princes,  que 
la  composition  du  Conseil  ne  serait  définitive  qu'une  fois  -les  Etats 
Généraux  consultés.  Les  deux  partis,  en  effet,  s'étaient  accordés  pour 
décider  la  convocation  des  Trois  États.  C'était,  aux  yeux  du  duc  d'Or- 
léans, un  moyen  de  parvenir  au  pouvoir,  et,  aux  yeux  des  Beaujeu, 
un  moyen  de  s'y  affermir. 

Les  Beaujeu,  se  sentant  surveillés,  n'abusèrent  point  de  la  pres- 
sion électorale,  ni  des  convocations  individuelles  jusque-là  si  fré- 


LA  REVANCHE 

DU  PARLEMENT 

DE  PARIS. 


LE  CONSEIL. 


CONVOCATION  OES 
ÉTATS  GÉNÉRAUX. 


LES  ELECTIONS. 


1.  Conxilium  nrclum  :  c'est  déjà  le  mot  que  .Jean  Masselin,  dans  son  Journal  des  Etals 
Généraux  de  Tours,  emploie  pour  désigner  le  Conseil  du  roi. 


4^3  > 


Règne  de  Louis  XI,    Gouvernement  des  Beaujeu. 


quentes  Seulement,  afin  que  Topposition  aristocratique  perdît  de  sa 
force,  ils  obtinrent  du  Conseil  que  les  trois  ordres  élussent  en  commun 
leurs  députés.  Les  mandements  adressés  à  l'ensemble  des  électeurs  de 
chaque  bailliage  ou  sénéchaussée  prescrivirent  en  général  de  délé- 
guer «  trois  personnaiges  notables,  et  non  plus,  c'est  assavoir  ung 
d'Église,  ung  noble,  et  ung  de  Testât  commun  ».  Mais  il  y  eut  des 
bailliages,  même  peu  importants,  représentés  par  un  plus  grand 
nombre  de  députés.  Les  élections  se  firent  au  moyen  d'ententes  à 
l'amiable.  Les  trois  députés  de  Touraine  furent  choisis  en  commun, 
à  l'hôtel  de  ville  de  Tours,  le  1"  décembre  1483,  par  les  mandataires 
des  Corps  de  Ville  de  Tours,  Loches,  Chinon  et  Amboise,  différents 
mandataires  du  Clergé,  et  des  nobles.  11  semble  que,  dans  le  Lyonnais, 
les  paysans  les  plus  notables  furent  consultés.  En  Bourgogne,  ce 
furent  les  États  provinciaux  qui  nommèrent  les  députés,  à  savoir  trois 
nobles,  trois  ecclésiastiques  et  cinq  du  Tiers  État,  qui  représentèrent 
non  tel  ou  tel  bailliage,  mais  le  duché  tout  entier.  A  Paris,  le  Clergé, 
malgré  les  sommations  de  la  Bourgeoisie,  ne  voulut  pas  d'élection  en 
commun  et  désigna  séparément  ses  délégués,  «  de  peur  que  dans 
l'avenir  les  séculiers  pussent  attenter  à  l'autorité  de  l'Église  et  aux 
libertés  des  ecclésiastiques  »  '. 
TOUTE  LA  FRANCE  Lcs  députés  qui  se  réunirent  à  Tours  le  o  janvier  1484  étaient  au 

nombre  de  250.  Il  y  en  eut  plus  tard  284.  Sauf  la  Bretagne,  toutes  les 
provinces  étaient  représentées,  y  compris  le  Roussillon,  la  Provence, 
le  Dauphiné  et  même  la  Flandre.  C'était  véritablement,  et  pour  la 
première  fois,  des  États  Généraux  qui  se  réunissaient;  et,  malgré  de 
profondes  jalousies  entre  provinces  et  entre  classes,  c'était  une  écla- 
tante manifestation  de  l'unité  de  la  France,  telle  que  l'avaient  faite 
les  malheurs  de  la  guerre  de  Cent  Ans  et  la  politique  royale.  En  1484 
apparaît  aussi  pour  la  première  fois  dans  les  documents  le  mot  de 
Tiers  État.  Mais  le  Tiers  État  ne  parait  pas  avoir  joué  un  rôle  pré- 
pondérant dans  cette  assemblée  :  il  manquait  de  chefs  éminents.  Les 
orateurs  les  plus  remarquables  furent  Philippe  Pot,  seigneur  de  La 
Roche-Nolay,  et  des  ecclésiastiques. 

La  séance  d'ouverture  eut  lieu  le  15  janvier  1484.  Le  chancelier 
Guillaume  de  Rochefort  fit  des  allusions  fort  claires  au  ruineux  des- 
potisme du  dernier  roi,  qui  n'avait  pas  appliqué  les  sages  ordon- 
nances de  Charles  Vil,  et  s'était  entouré  d'officiers  dilapidateurs.  Il 


REPRESENTEE. 


LE  «  TIERS  ETAT  ^ 


SEANCE 
D'OUVERTURE 


1.  Travaux  de  P.  VioUeL  dans  la  Bil)l.  de  l'Ecole  des  Charles,  1866,  et  les  Mém.  de  la 
Soc.  de  l'Hisl.  de  Paris,  t.  IV,  1878;  P.  Pélicier,  dans  la  Bibl.  de  l'Ec.  des  Chartes,  1886. 
Bouliol,  Documents  utédils  relalifs  aux  Elals  Généraux,  CoUect.  de  Docum.  publ.  par  la  Soc. 
Acad.  de  l'Aube,  t.  1,  1878.  Flammermonl,  Insliiuttons  municipales  de  Senlis,  1881.  Sur  This- 
toire  mCnie  des  Etats,  nous  avons  un  document  de  premier  ordre,  le  Journal  de  Masselin, 
cité  p.  399. 


t  4*4  > 


La  Réaction.  Les  Etats  de  Îi8i. 


déclara  que  !o  Conseil  avait  déjà  remédié  à  beaucoup  d'abus,  et  que 
Charles  VI II,  soutenu  par  Tadmirable  loyalisme  de  ses  sujets,  réta- 
blirait le  règne  de  la  loi  et  du  droit.  Le  roi  voulait  connaître  tous 
les  griefs,  afin  de  les  redresser,  et,  avant  de  promulguer  les  ordon- 
nances préparées  par  son  Conseil,  il  désirait  consulter  les  Trois  États. 
Les  députés  conclurent  de  ce  discours  que  la  Royauté  les  conviait 
à  élaborer  un  programme  de  réformes,  et  se  mirent  avec  empresse- 
ment à  la  besogne.  Ils  se  divisèrent  en  bureaux,  et,  de  tous  les 
cahiers  de  bailliages,  travaillèrent  à  former  un  cahier  général. 

Ils  ne  tardèrent  pas  à  connaître  la  véritable  cause  de  leur  convo- 
cation. Les  Beaujeu  d'un  côté,  le  jeune  duc  d'Orléans  et  sa  cabale  de 
l'autre,  voulaient  se  servir  de  l'assemblée  de  Tours  pour  constituer 
définitivement  un  Conseil  étroit  qui  servît  leurs  intérêts  respectifs. 
Louis  d'Orléans  s'était  installé  dans  la  ville  avec  sa  cour  :  il  paradait, 
joutait,  engageait  des  ménestrels  et  des  bateleurs,  distribuait  des 
étrennes  aux  «  fillettes  de  joye  »,  et,  entre  temps,  s'occupait  de 
politique.  Le  31  janvier,  d'accord  avec  le  duc  d'Alençon,  les  comtes 
de  Dunois  et  d'Angoulème,  et  Jean  de  Foix,  vicomte  de  Narbonne,  il 
envoya  l'évêque  du  Mans  sonder  les  députés  :  lévêque  assura  aux 
Trois  États  que  les  princes  étaient  tout  prêts  à  les  aider  dans  leur 
œuvre  de  justice,  voire  à  abandonner  leurs  pensions;  mais  les  États 
devaient  composer  le  Conseil  du  roi  d'hommes  «  probes  et  expéri- 
mentés »  et  en  chasser  ceux  qui  avaient  fait  porter  au  peuple  des 
charges  écrasantes,  et  s'étaient  enrichis  à  ses  dépens,  —  entendez  les 
anciens  conseillers  de  Louis  XI,  conservés  par  les  Beaujeu.  Le 
5  février,  le  sénéchal  de  Normandie,  au  nom  de  Pierre  de  Beaujeu, 
engagea  de  son  côté  les  députés  à  dresser  une  liste  complète  du  Con- 
seil; permettre  aux  princes  d'y  introduire  leurs  créatures,  ce  serait, 
disait-il,  engendrer  la  discorde. 

Quelques  députés  estimaient  que,  dans  les  conjonctures  pré- 
sentes, les  États  avaient  «  la  garde  du  prince  et  le  gouvernement  du 
royaume  »,  et  devaient  transmettre  cet  office  à  un  Conseil  choisi  par 
eux.  D'autres  déclaraient  que  les  princes  du  sang  étaient  les  «  tuteurs 
légitimes  »  du  jeune  roi,  et  que  les  États  avaient  seulement  le  droit 
de  voter  l'impôt  et  de  dénoncer  les  abus.  Philippe  Pot  réfuta  cette 
dernière  opinion  dans  un  discours  fameux,  où  l'on  a  eu  bien  tort 
d'ailleurs  de  voir  une  inspiration  originale  et  quasi  révolutionnaire  : 
les  idées  hardies  qu'il  exprima  sur  le  peuple  «  donateur  de  la  chose 
publique  »,  et  sur  l'origine  élective  de  la  Monarchie,  étaient,  au  moyen 
âge,  des  lieux  communs  que  l'École  enseignait.  Philippe  Pot,  comme 
le  prouvent  ses  antécédents  et  l'attitude  qu'il  prit  dans  la  suite,  était 
simplement  un  ami  des  Beaujeu  et  travaillait  pour  leur  compte  :  sa 


LA  QUESTION 
DU  CONSEIL. 


OPINIONS 

DIVERSES  SUR 

LE  POUVOIR 

DES  ÉTATS. 


DISCOURS  DE 
PHILIPPE  pon 


4^5   ) 


Règne  de  Louis  XI,   Gouvernement  des  Beau  jeu. 


PRESIDENCE 
DU  CONSEIL 
ET  GABDE  DU  ROI. 


LA  QUESTION 
FINANCIÈRE. 


OCTROI 
DES  ÉTATS. 


harangue  ne  fît  qu'amplifier  celle  du  sénéchal  de  Normandie.  Au 
reste,  les  États  ne  se  laissèrent  pas  persuader.  La  majorité,  fort 
embarrassée  de  Ihonneur  qu'on  lui  faisait,  déclina  la  tâche  de  former 
le  Conseil  étroit.  Elle  exprima  seulement  le  désir  que  le  roi  y  intro- 
duisît douze  membres  qu'il  choisirait  parmi  les  députés,  et  elle  décida 
que,  en  l'absence  des  ducs  d'Orléans  et  de  Bourbon,  la  présidence 
du  Conseil  appartiendrait  au  sire  de  Beaujeu.  La  question  de  la  garde 
du  roi,  sur  la  demande  même  du  sire  de  Beaujeu,  fut  prudemment 
laissée  sans  solution. 

Ce  que  les  députés  voulaient,  c'était  la  réforme  des  abus,  la  dimi- 
nution et  la  répartition  plus  juste  de  l'impôt.  Ils  présentèrent  un 
cahier  général  divisé  en  six  chapitres  :  Église,  Noblesse,  Commun  (et 
question  financière),  Justice,  Marchandise,  Conseil.  Mais  le  Conseil 
émit  la  prétention  de  discuter  les  réponses  au  cahier,  une  fois  la  ses- 
sion close,  avec  seize  députés  qu'il  avait  désignés,  et  qui  étaient  des 
officiers  royaux  ou  des  gens  notoirement  dociles.  Dès  le  13  février, 
les  tapissiers  se  mirent  à  dégarnir  la  salle  des  séances.  Devant  le 
mécontentement  exprimé  par  les  États,  les  Beaujeu  et  leurs  conseil- 
lers se  ravisèrent,  et  les  laissèrent  examiner  le  budget.  Certains 
députés  critiquèrent  l'exagération  des  dépenses  :  l'armée  et  l'hôtel  du 
roi  coûtaient  trop  cher;  il  y  avait  trop  de  fonctionnaires,  trop  de  pen- 
sionnés; pour  le  paiement  des  pensions,  était-il  dit  dans  le  cahier, 
«  n'est  point  à  doubter  que  y  a  aucunes  fois  telle  pièce  de  monnoye 
qui  est  partie  de  la  bourse  d'ung  laboureur,  duquel  les  povres  enfans 
mendient  aux  huys  de  ceulx  qui  ont  lesdictes  pensions  ».  Les 
revenus  du  domaine  devraient  suffire  aux  frais  de  la  cour  et  aux 
gages  des  officiers,  et  les  tailles  et  aides  ne  devraient  être  levées 
qu'en  temps  de  guerre.  Quelques  députés  demandèrent  que  dans 
toutes  les  provinces  il  y  eût  des  assemblées  d'États,  chargées  chaque 
année  de  voter  et  de  percevoir  l'impôt.  Mais  la  majorité  était  timide, 
ou  circonvenue,  et  le  Conseil  était  décidé  à  défendre  la  prérogative 
royale.  Les  députés  ne  purent  même  pas  obtenir  la  production  loyale 
des  comptes  :  on  leur  apporta  des  chiffres  manifestement  faux. 

Découragés,  ils  se  contentèrent  d'exiger  la  diminution  de  la  taille. 
Elle  était  de  3  900 000  livres  à  la  mort  de  Louis  XI  :  ils  accordèrent 
1  200000  livres,  «  par  manière  de  don  et  ottroy  et  sans  qu'on  l'appelle 
doresenavant  tailles  »,  à  lever  chaque  année  pendant  deux  ans  seule- 
ment. Après  de  vives  discussions  avec  le  chancelier,  ils  consentirent 
à  voler  pour  l'année  courante  un  supplément  de  300  000  livres,  en 
vue  des  dépenses  du  couronnement,  «  pour  une  fois  tant  seullement 
et  sans  conséquence  ».  Le  28  février  eut  lieu  une  séance  solennelle; 
Jean  Masselin,  chanoine  de  Rouen,  y  prononça  un  discours  fort  remar- 


\'i6 


oo 


in 


1 1 


5  S 


IV.  -J..   —  Pi..  23.  P.\r.K   426. 


CHAP.   V 


La  Réaction.  Les  Etats  de  liSi. 


quable;  il  déclara  que  le  roi,  en  modérant  l'impôt,  ne  faisait  pas  une 
grâce  à  son  peuple,  mais  se  conformait  simplement  à  la  justice,  et  il 
demanda  Téloignement  de  ceux  des  serviteurs  de  Louis  XI  qui  étaient 
des  hommes  pervers  et  des  spoliateurs.  Puis  lecture  fut  donnée  des 
offres  de  subside  que  les  États  faisaient,  à  condition  qu'une  nouvelle 
convocation  eût  lieu  dans  les  deux  ans,  «  car  lesditz  Estaz  n'entendent 
point  que  doresenavant  on  mette  sus  aucune  somme  de  deniers  sans 
les  appeller  et  que  ce  soit  de  leur  vouloir  et  consentement  ».  Le  chan- 
celier accepta  au  nom  du  roi.  Les  députés  auraient  voulu  aussi  modi- 
fier la  répartition  de  l'impôt  entre  les  généralités,  car  la  division  anté- 
rieure était  loin  d'être  équitable.  Mais  les  jalousies  entre  provinces 
rendaient  cette  entreprise  difficile,  et  le  Conseil  imposa  son  propre 
projet.  On  laissa  seulement  aux  Etats  le  soin  de  discuter  la  répartition 
entre  bailliages. 

Ni  cette  discussion,  ni  l'examen  du  cahier  parle  Conseil  n'étaient 
terminés,  lorsque,  le  11  mars,  le  chancelier  invita  les  députés  à  se 
séparer.  «  Depuis  qu'on  a  obtenu  notre  consentement  pour  la  levée 
des  deniers,  s'écria  alors  un  ecclésiastique,  il  est  certain  qu'on  se 
moque  de  nous,  et  qu'on  tient  pour  méprisables  et  les  demandes  insé- 
rées dans  notre  cahier,  et  nos  résolutions  définitives.  »  Mais  beaucoup 
de  députés  avaient  été  gagnés  par  des  faveurs  ou  des  promesses,  et 
presque  tous  avaient  hâte  de  rentrer  chez  eux.  D'ailleurs,  on  refusait 
de  taxer  leurs  journées  au  delà  du  14  mars,  de  façon  qu'en  prolon- 
geant la  session  ils  risquaient  de  n'être  point  payés  par  leurs  commet- 
tants. Bon  gré,  mal  gré,  les  États  se  séparèrent,  le  14  mars,  laissant 
seulement  à  Tours  des  délégués  pour  veiller  à  la  répartition  de  l'impôt 
et  attendre  les  réponses  au  cahier. 

Les  Beaujeu  étaient  libres  désormais  de  tenir  le  compte  qu'ils 
voudraient  de  leurs  promesses  et  des  vœux  exprimés  par  les  États 
Généraux.  Ils  avaient  appelé  dans  le  Conseil  une  dizaine  de  membres 
des  États,  mais  c'étaient  d'anciens  conseillers,  ou  des  hommes  d'un 
dévouement  assuré,  comme  Philippe  Pot.  Beaucoup  de  ceux  qui 
avaient  fait  une  scandaleuse  fortune  pendant  le  règne  précédent,  au 
lieu  d'être  écartés  et  contraints  à  rendre  gorge,  restèrent  ou  ren- 
trèrent au  Conseil,  et  gardèrent  la  plupart  de  leurs  biens;  tel  l'adroit 
diplomate  Imbert  de  Batarnay,  auquel  Louis  XI  écrivait  un  jour  : 
«  Je  vous  donneray  la  chose  que  vous  aimez  le  mieulx,  qui  est 
argent  »  ;  tel  encore  Malet  de  Graville,  auquel  Louis  XI  avait  confié 
la  garde  de  sa  personne  :  il  reçut  en  1487  la  charge  d'amiral,  et  fut 
comme  le  premier  ministre  des  Beaujeu.  Le  médecin  Coitier  conserva 
jusqu'à  sa  mort  la  vice-présidence  de  la  Chambre  des  comptes.  Falue 
lui-même,  venu  en  France  à  titre  de  légat,  fut  comblé  de  faveurs  et 


.  REPARTITION 
DE  LA  TAILLE. 


CLOTURE 
DE  LA  SESSION. 


RESULTATS: 
l.  GOUVERNE- 
MENT. 


427 


Récrie  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beau  jeu.  livre  m 

employé  comme  «  protecteur  des  affaires  de  France  «  en  cour  de 
Rome"  En  ce  qui  concerne  l'entourage  de  Charles  VIII,  ni  les  princes, 
ni  les  États  ne  reçurent  donc  satisfaction.  D'autre  part  le  roi  avait 
déclaré  «  quil  estoit  content  que  les  Estaz  se  tinssent  dedcns  deux 
ans  prouchainement  venant,  et  les  manderoit  ».  Or  il  ny  eut  plus  de 
convocation  d'États  Généraux  pendant  le  reste  du  règne. 
//.  IMPÔT.  Pour  éluder  leur  promesse  relative  au  consentement  de  l'impôl, 

les  Beaujeu,  en  1485,  eurent  recours  aux  États  Provinciaux'.  Ils  ren- 
dirent à  ces  assemblées  quelques  libertés  de  détail  :  les  États  de  Lan- 
guedoc reprirent  le  droit  de  voter  des  «  frais  »  pour  les  besoins 
locaux.  Mais  le  droit  de  refuser  l'impôt  royal  ne  fut  pas  reconnu  aux 
États  Provinciaux:  en  1485,  ceux  du  comté  d'Armagnac  n'ayant  point 
voulu  consentir  une  crue  de  taille,  les  biens  des  contribuables  furent 
saisis^  Les  charges,  il  est  vrai,  ne  redevinrent  pas  aussi  pesantes 
qu'elles  lavaient  été  sous  Louis  XI  ;  mais  dès  1485,  la  taille  dépassa 
de  beaucoup  le  chiffre  voté  par  les  États,  et  les  «  crues  »  l'alourdi- 
rent encore ^  Les  basochiens  jouèrent  cette  année-là  une  saynète  de 
Maître  Henri  Baude,  où  «  le  Palais  »  daubait  sur  «  la  Court  »  et  ses 
fallacieuses  promesses  :  On  a  rayé  les  pensions,  disait  la  Cour, 

Pour  oster  les  exactions 

Dont  le  peuple  estoit  tant  chargé. 

Et  le  Palais  répondait  : 

Quelles  doulces  persuasions! 
Que  vallent  tels  invencions 
Quant  il  n'en  est  point  deschararé? 

///.  ADMINISTRA.  Lcs  États   Géuéraux  s'étaient  peu  occupés   de  législation.    Ils 

■noN.  JUSTICE.  avaient  demandé  cependant  qu'on  hâtât  la  rédaction  des  coutumes,  et 
sept  coutumes  en  effet  furent  rédigées  sous  le  règne  de  Charles  VIII. 
Leurs  réclamations  contre  les  abus  de  pouvoir  de  la  Royauté  en 
matière  administrative,  et  surtout  en  matière  judiciaire,  reçurent  en 
grande  partie  satisfaction  ;  c'est  ainsi  que  le  roi  recommença  à  dési- 
gner les  conseillers  au  Parlement  de  Paris,  sur  des  listes  de  trois 

1.  En  i486,  voulant  rétablir  les  Francs-Archers,  ils  se  contentèrent  de  consulter,  pour  la 
forme,  les  notables  de  chaque  bailliage.  —  Celte  milice  des  Francs-Archers  tomba  de  nou- 
veau en  désuétude  à  partir  de  1^90. 

2.  Comptes  de  Riscle,  édit.  Parfouru,  t.  I,  p.  xxii. 

3.  Chiffres  de  la  taille  (sans  les  crues;  pendant  le  gouvernement  des  Beaujeu  : 
1500  000  1.  US8 2  150  000  1. 


148* 

1485 1  963  500  1. 

1486 1  500  000  1. 

1487 1  850  000  1. 


14.-9 2  400  000  1. 

1490 2  700  000  1. 

1491 2  300  000  1. 


En  1490,  le  gouvernement  reprit  à  son  compte  la  tentative  de  péréquation  de  la  taille,  mais 
il  ne  put  aboutir.  Voir  1  article  de  Spont,  Annuaire-Bull,  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  Fr.,  1892. 


428 


La   licaction.   Les  Etats  de  Îi8i. 


noms  dressés  par  celle  cour.  Mais  le  gouvernemenl  ne  voulul  point 
abandonner  son  droit  d'évoquer  les  procès,  et  le  nombre  des  causes 
jugées  en  Grand  Conseil  ne  diminua  pas. 

La  question  des  libertés  gallicanes  avait  provoqué  de  vifs  débats 
dans  rassemblée  de  Tours.  Certains  prélats,  qui  avaient  obtenu  le 
chapeau  ou  qui  l'ambitionnaient,  avaient  refusé  aux  députés  laïques 
le  droit  de  réclamer  le  rétablissement  de  la  Pragmatique.  Les  Beaujeu 
évitèrent  de  prendre  parti,  et  se  réglèrent,  pour  les  alfaires  religieuses, 
sur  l'exemple  de  Louis  XI  '  :  leurs  protégés  furent  tantôt  nommés  par 
le  pape,  tantôt  imposés  par  eux  au  choix  des  Chapitres  et  des  Couvents. 

Il  était  nécessaire  de  ménager  les  bourgeois  et  les  nobles.  Les 
Beaujeu  renoncèrent  à  la  politique  protectionniste  du  règne  précédent, 
qui  lésait  bien  des  intérêts  particuliers,  et  un  édit  publié  avant  la 
clôture  de  la  session  de  Tours,  le  8  mars  1484,  rétablit  la  liberté  du 
commerce.  Plusieurs  villes,  qui  avaient  souffert  du  despotisme  de 
Louis  XI,  obtinrent  des  dédommagements  :  Angers,  par  exemple,  eut 
la  permission  d'élire  son  maire.  Les  familles  de  Jean  V  d'Armagnac 
et  du  duc  de  Nemours  avaient  porté  leurs  doléances  aux  États  Géné- 
raux :  Charles  d'Armagnac  fut  mis  en  possession  des  seigneuries  de 
son  frère  Jean  V,  et  les  enfants  du  duc  de  Nemours  reçurent  des 
terres.  Les  envoyés  du  duc  de  Lorraine  étaient  venus  se  plaindre  de 
l'annexion  du  Barrois  et  de  la  Provence  ;  le  Barrois  fut  rendu  à  René  II, 
et,  pour  lui  faire  oublier  la  Provence,  on  lui  céda  la  part  chimérique 
de  l'héritage  angevin  :  les  droits  sur  le  royaume  de  Naples.  Le  duc  de 
Bourbon  n'avait  pas  daigné  solliciter  l'intervention  des  Etats,  mais 
il  accepta  volontiers  des  Beaujeu  les  dépouilles  de  son  ennemi,  le 
bailli  JeandeDoyat,  qui  futarrètéle  14  mai  1484  et  banni  du  royaume, 
aprè^  avoir  eu  une  oreille  coupée  et  la  langue  percée  d'un  fer  rouge. 

Ainsi,  la  réaction  contre  l'œuvre  et  contre  les  serviteurs  de 
Louis  XI,  commencée  dès  l'avènement  de  Charles  VIII,  se  poursuivit 
pendant  et  après  la  session  des  États  Généraux.  Mais  ce  n'était  qu'une 
réaction  partielle  et  superficielle.  Les  Beaujeu,  n'ayant  pas  l'autorité 
et  le  prestige  du  titre  royal,  étaient  obligés  à  des  concessions,  mais 
ils  en  faisaient  le  moins  possible,  et  ils  n'accomplirent  point  toutes 
leurs  promesses.  Le  régime  de  gouvernement  nétait  pas  modifié, 
mais  seulement  atténué.  Les  sujets  n'étaient  décidément  pas  capables 
de  s'opposer  aux  progrès  du  despotisme  royal.  Aux  États  de  Tours, 
beaucoup  de  députés  du  Clergé  et  du  Tiers-État  avaient  fait  preuve 
d'activité  et  de  bon  vouloir,  mais,  comme  le  remarque  Masselin,  très 


IV. 


GRIEFS  DES 
CLASSES. 


TRIOMPHE  DE  LA 
MOSARCHIE. 


1.  Les  Beaujeu,  cependant,  laissèrent  rin(4iiisition  organiser,  en  i;^87-i^88.  une  véritable 
croisade  contre  les  Vaudois  du  Dauphiné.  Voir  J.  Chevalier,  Mém.  hislor.  sur  les  hérésie.^  en 
Dauphiné,  1890. 


429 


Règne  de  Louis  XI,   Gouvej-?iement  des  Beaujeu.  livre  m 

peu  avaient  Tespril  ouvert  aux  considérations  d'intérêt  général,  et 
le  plus  grand  nombre  n'avait  souci  que  de  questions  de  détail  et 
d'affaires  locales.  Quant  aux  nobles,  ils  avaient  montré,  dans  cette 
assemblée,  la  plus  complète  incapacité  politique  :  en  ce  siècle  où  la 
plupart  d'entre  eux  étaient  réduits  à  vendre  leurs  terres  à  des  bour- 
geois ou  à  épouser  des  filles  de  bourgeois,  et  à  obéir  à  des  officiers 
issus  de  la  Bourgeoisie,  ils  gardaient  les  mêmes  conceptions  sociales 
que  les  féodaux  du  xi*  siècle  :  un  d'eux  déclarait,  en  parlant  du  Tiers 
État,  qu'il  ne  faut  pas  «  élever  les  vilains,  qui  par  leur  condition  n'ont 
appris  qu'à  se  soumettre  et  à  servir  ».  Ils  n'apercevaient  pas  que  seu- 
lement par  l'union  des  classes  les  Français  avaient  chance  d'imposer 
un  contrôle  à  la  Royauté.  Au  reste,  et  le  chapitre  Noblesse  du  cahier 
général  le  prouve  bien,  la  masse  des  nobles  acceptait  le  despotisme 
monarchique  et  ne  cherchait  plus  qu'à  en  profiter.  L'agitation  aristo- 
cratique dont  Louis  d'Orléans  s'était  fait  le  chef  n'avait  aucune  chance 
d'aboutir  :  elle  laissait  indifférents  et  le  peuple  et  même  la  majeure 
partie  de  la  Noblesse. 


//.  —  LES    COALITIONS.    RÉUNION   DE   LA    BRETAGNE 
A   LA    FRANCE 

PIERRE  LANDOis  T  A  Bretagne  n'avait  pas  eu  de  députés  à  l'assemblée  de  Tours.  Le 
ET  LES  BEAUJEU.  |  j  duc  Frauçois  II  était  alors,  selon  Alain  Bouchard,  «  faible  de  sa 
personne  et  encore  plus  de  son  entendement  ».  Le  grand  trésorier 
Landois,  fils  d'un  tailleur  de  Vitré,  «  disposoit  des  affaires  de  Bretagne 
au  nom  du  duc,  à  son  plaisir  ».  Il  continua  la  politique  de  François  II 
et  de  ses  prédécesseurs,  qui  avaient  cherché  à  fortifier  leur  indépen- 
dance en  affaiblissant  la  Royauté.  Landois  avait  d'ailleurs  un  intérêt 
personnel  à  se  mêler  en  France  aux  intrigues  de  l'opposition,  car  il 
avait  dans  la  Noblesse  bretonne  de  nombreux  ennemis,  qui  étaient 
soutenus  par  les  Beaujeu.  Le  7  avril  1484,  le  maréchal  de  Bretagne, 
Jean  de  Rieux,  faillit  s'emparer  de  lui.  La  tentative  ayant  avorté,  les 
conjurés  trouvèrent  un  refuge  en  Anjou.  Aussitôt  Landois  appela  à 
Nantes  le  duc  d'Orléans  :  un  contrat  de  mariage  entre  ce  prince  et 
Anne  de  Bretagne,  héritière  de  François  II,  fut  secrètement  rédigé, 
et  Louis  commença  des  démarches  en  cour  de  Rome  pour  faire  annu- 
ler son  mariage  avec  Jeanne  de  France.  En  même  temps,  on  complo- 
tait à  Nantes  la  chute  des  Beaujeu.  Ainsi  Landois  et  les  Beaujeu 
cherchaient  à  se  renverser  mutuellement.  Le  jour  où  cette  question 
de  personnes  serait  résolue,  resterait  encore  la  question  bretonne 
elle-même  :  à  l'heure  où  la  France  devenait  une  nation,  cette  maison 

(  43o  ) 


cHAP.  V  Réunion  de  la  Bretagne  à  la  France. 

de  Bretagne,  qui  ne  laissait  point  les  officiers  du  roi  pénétrer  chez 
elle,  qui  était  toujours  prête  à  appuyer  les  mécontents,  à  leur  donner 
asile,  à  ouvrir  ses  ports  aux  Anglais,  allait-elle  subsister  devant  la 
Monarchie  toute-puissante? 

Pendant  les  années   1484-1485,  il  s'agit  de  savoir  si  les  Beaujeu  coalition 

pourraient  se  défendre   contre  Landois  et  ses  alliés  du  dedans  et  du  contre 

dehors.  Le  frivole  duc  d'Orléans,  malgré  Ihabileté  de  son  subtil  ^^^  beaujeu. 
conseiller  Dunois,  n'était  pas  bien  redoutable.  Mais  Landois  négociait 
le  démembrement  de  la  France  avec  Maximilien  et  le  roi  d'Angleterre 
Richard  III.  Au  mois  de  décembre  1484,  les  gens  du  roi  découvrirent 
une  conspiration  formée  par  des  seigneurs  de  Bourgogne  pour  livrer 
ce  duché  à  la  maison  d'Autriche  '.  Contre  la  coalition  qui  se  préparait, 
les  Beaujeu  surent  trouver  des  alliés.  Ils  accordèrent  leur  appui  aux 
Flamands,  qui  voulaient  empêcher  Maximilien  de  gouverner  la  Flandre 
durant  la  minorité  de  son  fils  Philippe.  Les  réfugiés  bretons  reçurent 
des  pension-,  et  le  maréchal  de  Rieux,  les  sires  de  Sourdéac,  de  Bront 
et  de  Maupertuis  jurèrent  de  reconnaître  Charles  VIII  comme  suc- 
cesseur de  François  II.  Les  ducs  de  Bourbon  et  de  Lorraine  promi- 
rent aux  Beaujeu  de  les  défendre.  La  jeune  reine  de  Navarre,  fille  de 
Madeleine  de  France,  et  son  mari  Jean  d'Albret,  fils  du  sire  d'Albret, 
étaient  menacés  d'être  dépossédés  par  leur  oncle  Jean  de  Foix,  et  une 
sanglante  guerre  de  succession  venait  de  commencer  dans  le  Midi  : 
les  Beaujeu,  connaissant  les  relations  de  Jean  de  Foix  et  de  Landois, 
signèrent  une  alliance  avec  Madeleine  de  France  et  avec  Alain,  sire 
d'Albret. 

Au  mois  de  janvier  1485,  les  deux  partis  étaient  constitués,  et,  la  guerre 

le  14,  Louis  d'Orléans  écrivit  au  roi  qu'il  allait  «  employer  son  corps  folle  i^nss). 

et  ses  biens  et  tous  ses  parens  et  amys  »  à  le  mettre  «  hors  de  la  sub- 
jection  de  Madame  de  Beaujeu  ».  Ce  fut  sans  doute  à  cette  époque 
que  circula  une  ballade,  où  s'exprimaient  les  inquiétudes  du  plus 
grand  nombre  des  Français  et  leur  loyalisme  monarchique.  Le  poète 
disait  au  jeune  Charles  VIII  : 

Ha!  prince  de  liaulte  excellence, 
On  te  met  en  une  grant  picque. 
Car  soubs  ton  manteau  d'innocence. 
Se  forge  ung  nouveau  bien  publique. 

Comme  au  temps  de  la  guerre  du  Bien  Public,  en  efTet,  les  princes 
se  plaignaient  de  la  lourdeur  des  impôts  et  de  l'oubli  de  la  Pragmatique 
Sanction,  accusaient  l'entourage  du  roi  et  réclamaient  la  réunion  des 

1.  Cl.  Rossignol,  Hist.  de  la  Bourgogne  sous  Charles  VIII,  Mém.  de  1  .\ca(1.  de  Dijon,  2'  série, 
t.  V,  18.57,  P-  91  et  suiv.;  P.  Guérin,  Pierre  d'Urfé  el  Jean  de  Jaucourl.  Cabinet  liistorique, 
t.  XXVI,  1880,  p.  u3et  172. 


<   43 1 


Règne  de  Louis  XI,  Goui>ernenient  des  Beaujeu. 


CHUTE  DE 
LANDOIS  ET 
DE  BlCHAnO  III. 


LES  BRETONS  ET 
iJAXIMlUEN  RES- 
TENT DANGEREUX. 


États  Généraux.  Aux  manifestes  rédigés  par  Dunois  et  Landois.  les 
Beaujeu  répondirent  par  d'autres  manifestes,  où  ils  firent  remar- 
quer qu'ils  avaient  convoqué  récemment  les  principaux  ligueurs, 
pour  aviser  avec  eux  à  rallègement  des  impôts  :  «  oncqnes  n "y  vin- 
drent,  ne  ne  voulurent  sur  ce  aucun  conseil  ou  advis  nous  donner  ». 
Le  Parlement  et  l'Université  de  Paris  repoussèrent  les  avances  du 
duc  Louis,  comme  le  Parlement  de  Grenoble  avait  repoussé  celles  de 
Dunois,  et  les  bonnes  villes  restèrent  fidèles.  La  «  folle  guerre  »  se 
réduisit  à  quelques  promenades  militaires. 

Cependant,  Landois  assemblait  une  grosse  armée  pour  réduire  la 
faction  bretonne  qui  avait  traité  avec  le  roi  de  France,  et  Richard  III 
lui  avait  promis  un  secours  de  mille  archers.  Mais,  sur  le  point  d'en 
venir  aux  mains,  les  nobles  bretons  se  réconcilièrent,  par  haine  com- 
mune contre  Landois.  Ils  forcèrent  le  vieux  duc  à  leur  livrer  son  grand 
trésorier,  qui  fut  pendu  le  19  juillet  1485,  à  l'insu  de  son  maître.  Le 
9  août,  les  seigneurs  bretons  conclurent  la  paix,  au  nom  de  Fran- 
çois II,  avec  les  envoyés  des  Beaujeu.  Le  même  mois,  Richard  III 
fut  renversé.  Frère  d'Edouard  IV,  il  avait  usurpé  la  couronne  et  fait 
périr  dans  la  Tour  de  Londres  les  héritiers  légitimes  du  trône,  les 
«  enfants  d'Edouard  ».  Le  prétendant  Henry  Tudor,  qui,  par  sa  mère, 
était  un  Lancastre,  profita  de  l'horreur  causée  par  ce  crime  :  il  débarqua 
en  Angleterre,  grâce  aux  secours  que  lui  avaient  fournis  les  Beaujeu, 
et,  le  22  août,  Richard  III  fut  vaincu  et  tué  à  Bosworth.  Au  mois  de 
septembre,  le  duc  Louis  se  soumit  :  il  n'avait  même  pas  pu  entrer 
dans  sa  ville  d'Orléans.  Des  garnisons  royales  occupèrent  ses  places 
fortes.  Dunois  fut  exilé  à  Asti  pour  un  an.  Le  duc  de  Bourbon  et  le 
sire  d'Albret  avaient  abandonné  la  cause  des  Beaujeu  et  s'étaient  mis 
en  marche  avec  le  comte  d'Angoulême  :  il  leur  fallut  poser  les  armes, 

La  Guerre  folle  était  finie  et  Landois  avait  disparu,  mais  la  situa- 
tion restait  critique  En  Bretagne,  le  gouvernement  était  maintenant 
aux  mains  du  maréchal  de  Rieux  et  de  deux  hommes  qui  avaient 
servi  et  trahi  tour  à  tour  Louis  XI  :  .lean  de  Chalon,  prince  d'Orange, 
et  Odel  d'Aydie.  Débarrassés  de  Landois,  les  nobles  bretons  délais- 
saient 1  alliance  des  Beaujeu,  et,  le  10  février  1186,  les  Etats  de  Bre- 
tagne reconnurent  comme  seules  héritières  du  duché  les  deux  filles 
de  François  II.  Il  fut  convenu  qu'elles  épouseraient  Maximilien  et  son 
fils.  Maximilien  devenait  de  plus  en  plus  redoutable  pour  la  France  : 
il  avait  contraint  les  Flamands  à  l'accepter  comme  tuteur  de  son  fils, 
et,  le  16  février  1486,  malgré  les  menées  des  envoyés  français,  il  fut 
élu  roi  des  Romains.  Au  mois  de  juin,  ses  troupes  envahirent  brus- 
quement le  nord  du  royaume,  tandis  que  Commynes,  repoussant  les 
avances  des  Beaujeu,  travaillait  à  lui  procurer  l'alliance  du  duc  de 


,32 


CHAP.  V  Réunion  de  la  Bretagne  à  la  France. 

Bourbon  et  de  René  II  de  Lorraine.  Anne  de  Beaujeu  se  lira  de  ce  pas 
dangereux  en  vraie  fille  de  Louis  XI.  Elle  ramena  le  duc  de  Bourbon 
en  le  flattant,  et  le  duc  de  Lorraine  en  permettant  à  tous  gens  de 
guerre,  hormis  ceux  des  compagnies  d'ordonnance,  de  se  mettre  aux 
gages  de  René  II,  pour  la  conquête  du  royaume  de  Naples  '.  Maximi- 
lien,  privé  des  appuis  qu'il  espérait,  battit  en  retraite. 

La  mort   de   François  II  paraissait  imminente.  Les  conseillers  NouvELik 

d'Anne  de  Beaujeu  la  poussaient  à  préparer  l'annexion  de  la  Bre-  coalitios. 

tagne-.  Lorsque  Maximilien  eut  repassé  la  frontière,  Charles  VIII  fut 
envoyé  en  Anjou  avec  une  armée,  pour  attendre  les  événements.  Alors, 
en  décembre  1486,  les  seigneurs  bretons,  le  duc  d'Orléans,  les  comtes 
de  Dunois,  d'Angoulême  et  de  Nevers,  le  sire  d'Albret  et  son  fds  le  roi 
de  Navarre,  le  duc  de  Lorraine  et  plus  tard  Maximilien,  formèrent  une 
nouvelle  coalition,  soi-disant  pour  «  faire  entretenir  les  ordonnances 
des  États,  violées  par  l'ambition  et  convoitise  de  ceux  qui  entouroient 
le  roi,  et  avoient  débouté  d'auprès  de  lui  les  princes  et  seigneurs  de 
son  sang,  et  semé  la  guerre  entre  lui  et  le  roi  des  Romains  ».  II 
s'agissait  encore  une  fois  de  renverser  les  Beaujeu,  ou  tout  au  moins 
voulait-on  les  empêcher  de  mettre  la  main  sur  la  Bretagne.  Mais  les 
ligueurs  ne  s'entendaient  guère.  Louis  d'Orléans,  Alain  d'Albret  et 
Maximilien  prétendaient  tous  trois  épouser  Anne,  la  fille  aînée  de 
François  II.  Parmi  les  Bretons  eux-mêmes,  les  Beaujeu  semèrent  la 
discorde  avec  leurs  écus.  Sauf  Dunois,  qui  paraît  avoir  eu  une  intelli- 
gence claire  et  ferme  et  une  grande  ténacité,  les  coalisés  marchaient 
au  hasard,  se  jalousaient  et  se  dupaient  les  uns  les  autres.  Les  Beaujeu, 
au  contraire,  savaient  très  bien  ce  qu'ils  voulaient.  Ils  firent  arrêter  ' 
tous  les  agitateurs,  seigneurs  ou  évêques,  que  l'on  put  atteindre  : 
Commynes  «  tasta  »  pendant  plusieurs  mois,  à  Loches,  d'une  des  cages 
de  fer  de  Louis  XL  La  Guyenne,  que  le  frère  d'Odet  d'Aydie  et  le  sire 
d'Albret  avaient  tenté  de  soulever,  fut  rapidement  soumise  (février- 
mars  1487).  Dans  le  Nord,  d'Esquerdes,  créé  récemment  maréchal, 
exerçait  habilement  une  sorte  de  dictature  militaire  :  il  était  lors, 
dit  Molinet,  «  dominant  et  princiant  en  Picardie,  comme  ung  petit 
roy  ».  Le  27  mai,  il  s'empara  de  la  forte  place  de  Saint-Omer,  qui, 

1.  Sur  lintervention  (très  réservée)  des  Beaujeu  dans  les  afTaires  italiennes,  voir  le 
volume  suivant,  liv.  I,  chap.  !. 

2.  Un  d'entre  eux  lui  avait  récemment  adressé  là-dessus  un  mémoire  fort  curieux.  11  faut, 
disait-il,  envoj'er  en  Bretagne,  quand  le  duc  sera  mort,  une  ambassade  et  une  armée;  on 
promettra  aux  seigneurs  bretons  de  leur  laisser  tous  leurs  droits,  tous  leurs  offices,  de  leur 
servir  des  pensions  et  de  maintenir  les  franchises  du  pays.  Comme  les  Etats  de  Bretagne 
sont  hostiles  à  la  réunion,  les  seigneurs  devront  leur  faii-e  un  tableau  effrayant  de  la  guerre 
qu'il  faudra  soutenir  contre  le  roi.  Et  l'auteur  du  mémoire  avait  soin  de  composer  lui-même 
ce  discours,  que  les  partisans  de  la  France  n'auraient  qu'à  répéter  mot  à  mot.  Enfin  il  pré- 
conisait le  mariage  de  Charles  VllI  et  d'Anne  de  Bretagne  (Mémoire  publié  par  J.  Havet, 
Rev.  histor.,  t.  XXV,  i884). 

<   433   ) 

IV.  2.  28 


SAINT-AUBIN  DU 
CORMIER. 


ANNE  DE 
BRETAGNE. 


ALLIANCE  ENTRE 
HENRY  VII, 
FERDINAND  ET 
UAXmiLIEN. 


Règne  de  Louis  XI,  Goin'ernement  des  Beaujeu.  livre  m 

depuis  le  traité  d'Arras,  était  restée  neutre.  A  la  fin  de  Tannée,  une 
insurrection,  fomentée  par  les  agents  français,  éclata  en  Flandre,  et 
les  bourgeois  de  Bruges  retinrent  Maxirailien  prisonnier,  du  5  février 
au  16  mai  1488. 

En  Bretagne,  la  campagne  de  1487  n'eut  pas  de  résultats  défi- 
nitifs. En  1488,  les  troupes  de  François  II,  du  duc  d'Orléans  et  du  sire 
d'Albret,  les  volontaires  anglais  amenés  par  lord  Scales,  et  les  contin- 
gents fournis  par  Maximilien  ne  purent  arrêter  la  marche  de  la  belle 
armée  commandée  par  Louis  de  La  Trémoille,  et  furent  mis  en  déroute 
à  Saint-Aubin  du  Cormier  (27  juillet).  Mais  la  capture  de  Louis  d'Or- 
léans fut  le  seul  bénéfice  net  de  cette  brillante  victoire;  François  II 
demanda  la  paix,  et  Charles  VIII,  en  échange  de  quelques  vaines  pro- 
messes, la  lui  accorda,  contrairement  à  l'avis  de  sa  sœur  :  ce  fut  son 
premier  acte  d'autorité  personnelle  (traité  du  Verger  ou  de  Sablé, 
20  août  1488). 

François  II  mourut  le  9  septembre.  La  petite  duchesse  Anne  était 
une  précoce  adolescente  de  treize  ans,  de  mine  agréable,  de  carac- 
tère futé,  vif  et  têtu.  Toute  jeune  qu'elle  fût,  elle  voulait  conserver 
son  indépendance  et  celle  de  son  duché,  et  prétendait  choisir  un 
époux  à  son  gré  parmi  les  nombreux  princes  qui  briguaient  sa  main. 
Mais  la  Bretagne  était  dans  la  plus  affreuse  détresse;  la  guerre,  le 
brigandage  et  la  piraterie  l'avaient  épuisée.  Il  y  avait  deux  gouver- 
nements :  à  Rennes,  celui  de  la  duchesse,  soutenue  par  Dunois  et 
le  prince  d'Orange;  à  Nantes,  celui  du  maréchal  de  Rieux  et  d'Alain 
d'Albret.  Le  maréchal  de  Rieux  reçut  des  renforts  anglais  ;  des 
troupes  allemandes  et  espagnoles,  envoyées  par  Maximilien  et  Ferdi- 
nand, arrivèrent  à  Rennes;  et  les  Bretons  durent  trouver  de  l'argent 
pour  payer  tous  ces  étrangers.  De  son  côté,  Charles  VIII  réclamait  la 
tutelle  des  filles  de  François  II,  et  l'armée  française,  qui  était  restée 
campée  près  de  Rennes,  pillait  de  son  mieux. 

A  vrai  dire,  la  Bretagne  ne  comptait  plus  que  comme  un  enjeu, 
et  non  point  comme  un  enjeu  unique,  dans  la  partie  qui  allait  s'en- 
gager entre  le  roi  de  France  et  les  trois  princes  coalisés  maintenant 
contre  lui  :  Henry  VII  Tudor,  Ferdinand  le  Catholique  et  Maximilien. 
Le  roi  d'Angleterre  espérait  pêcher  en  eau  trouble  et  reprendre  la 
Guyenne;  le  roi  d'Aragon  envoyait  déjà  des  troupes  sur  la  frontière 
du  Roussillon;  Maximilien  voulait  devenir  duc  de  Bretagne  et  tra- 
vailler ensuite  à  recouvrer  tout  l'héritage  de  Charles  le  Téméraire. 
«  Par-dessus  tout,  écrivaient  Ferdinand  et  Isabelle  à  leur  ambassa- 
deur en  Angleterre,  la  Bretagne  doit  être  sauvée.  »  Mais  les  conquêtes 
de  Louis  XI  se  trouvaient  aussi  mises  en  question.  Heureusement 
Henry  VII  était  bien  décidé  à  ne  pas  se  compromettre;  Ferdinand 


434 


CHAP.  V  Réunion  de  la  Bretagne  à  la  France. 

avait  affaire  aux  Maures  de  Grenade,  et  Maximilien  aux  Flamands  et 
au  roi  de  Hongrie. 

Les  années  1489-1490  se  passèrent  en  stériles  négociations. 
Comme  jadis  aux  conseillers  de  Marie  de  Bourgogne,  un  mariage 
avec  Maximilien  parut  aux  conseillers  d'Anne  de  Bretagne  la  der- 
nière chance  de  salut.  Anne  épousa  le  roi  des  Romains  par  procura- 
tion, au  mois  de  décembre  1490.  Mais  Maximilien  ne  put  pas  la 
secourir,  et  un  prétendant  qu'elle  avait  rudement  évincé,  Alain  d'Al- 
bret,  livra  Nantes  aux  Français,  au  mois  de  février  1491.  Le  prince 
d'Orange  et  Dunois  lui-même  travaillaient  maintenant  pour  Char- 
les VIII.  Anne  se  voyait  abandonnée  par  la  Noblesse  bretonne  comme 
par  ses  alliés  du  dehors.  Lorsque  le  roi  vint  assiéger  Rennes  avec  une 
grosse  armée,  la  jeune  duchesse  comprit  qu'elle  n'avait  plus  qu'à 
accepter  la  couronne  de  reine.  Son  union  avec  Maximilien,  conclue 
sans  le  consentement  de  son  suzerain,  était  nulle.  Charles  VIII  et 
Anne  de  Bretagne  se  marièrent  le  6  décembre  1491.  Ils  se  cédèrent 
mutuellement  tous  leurs  droits  sur  la  Bretagne  ;  Anne  s'engageait,  si 
Charles  VIII  mourait  sans  enfant,  à  n'épouser  que  son  successeur  ou 
le  plus  proche  héritier  du  trône. 

Malgré  quelques  concessions  faites  aux  Bretons  concernant  la 
justice  et  les  impôts,  ce  mariage  mettait  fin,  en  somme,  à  leur  indé- 
pendance, et  il  marquait  le  terme  des  coalitions  féodales  du  xv"  siè- 
cle. Ce  fut  le  dernier  grand  acte  des  Beaujeu.  Le  pouvoir  leur  échappa 
en  effet,  au  moment  critique  où  la  réunion  de  la  Bretagne  déchaînait 
la  colère  des  maisons  d'Autriche,  d'Espagne  et  d'Angleterre,  et  oU  il 
fallait  des  mains  très  expertes  pour  garder  le  royaume  dans  son  inté- 
grité. Depuis  1488,  leur  influence  sur  le  roi  avait  commencé  à  s'affai- 
blir :  cette  année-là,  à  la  mort  du  duc  Jean  II,  ils  avaient  hérité  le 
duché  de  Bourbon;  mais  la  vraie  cause  du  déclin  de  leur  autorité, 
c'est  que  Charles  VIII  devenait  un  homme,  et  que  ses  compagnons 
favoris,  comme  Etienne  de  Vesc  et  le  sire  de  Miolans,  le  pressaient 
de  prendre  le  pouvoir,  afin  de  le  partager  avec  lui.  Le  28  juin  1491, 
il  avait  délivré  le  duc  d'Orléans,  sans  consulter  Anne  de  Beaujeu. 
En  1493,  l'ambassadeur  de  Florence  écrivait  :  «  Monsieur  et  Madame 
de  Bourbon  n'opposent  plus  leur  bras  au  torrent  ».  Le  «  torrent  », 
c'était  la  folie  des  guerres  d'Italie.  Ce  fut  en  effet  l'année  suivante 
que  Charles  VIII  partit  à  la  conquête  de  Naples. 


LES  JAhIAGES 

D'ASNB 
DE  BRETAGNE. 


FL\  DU 

GOUVEBXEMEMT 

DES  BEAUJEU. 


i35 


CHAPITRE  VI 

LES  LETTRES  ET  LES   ARTS 

A  LA   VEILLE 

DES  GUERRES  D'ITALIE 


I.    LKS  CONDITIONS    NOUVELLES.    L  IMPRIMERIE. 
TEURS    ET   HISTORIENS.    —    III.    LES    ARTS. 


II.    HUMANISTES,    LITTÉRA- 


l.  —  LES  COXDITIOXS  XOUVELLES.   L  '  I  M  P  R  I M  E  R  I E  i 


DlSPAHiriOS 
DES  GRANDS 
MÉCÈNES. 


LOUIS  XI 

EST  UN  LETTRÉ 


PENDANT  le  règne  de  Louis  XI  et  les  premières  années  du 
règne  de  Charles  VIII,  les  conditions  du  développement  intel- 
lectuel se  modifient  sensiblement.  D'abord,  quelques-unes  des  cours 
princières,  où  la  précédente  génération  de  poètes  et  d'artistes  avait 
trouvé  tant  de  généreux  encouragements,  disparaissent  ou  perdent 
leur  éclat.  Le  roi  René,  il  est  vrai,  ne  meurt  qu'en  1480;  le  sire  de  la 
Gruthuyse  continue,  jusqu'en  1492,  à  collectionner  de  beaux  livres. 
Mais  Charles  d'Orléans  s'éteint  en  1465,  et  la  petite  cour  de  Blois 
cesse  d'être  un  rendez-vous  de  poètes.  En  Philippe  le  Bon,  les  let- 
trés et  les  artistes  perdent  leur  plus  magnifique  protecteur  (1467). 
Son  successeur,  Charles  le  Téméraire,  n'est  prodigue  que  quand  un 
intérêt  politique  l'y  oblige. 

Faut-il  dire  que  Louis  XI  «  méprise  les  œuvres  de  l'esprit  et  se 
plaît  à  écraser  dans  son  œuf  la  Renaissance  française-  »?  »  Je  ne 
suis  pas  grant  clerc  »  et,  quant  au  latin,  «  je  n'en  scay  point  »,  a-t-il 

1.  Sources  et  ouvrages  a  consulter.  —  Comptes  de  l'Hôtel  des  rois  de  France,  édil.  Douët 
d'Arcq,  i865.  Le  Hure  de  raison  de  Bernard  Gros,  édit.  Tholin,  Bull,  historique  et  philolo- 
gique, 1889.  Delisle,  Le  cabinel  des  manuscrits,  t.  I,  1868.  Van  Praet,  Recherches  sur  Louis  de 
Bruges,  seigneur  de  la  Gruthuyse,  i83i.  —  Pour  l'imprimerie,  voir  les  bibliographies  données 
par  H.  Slein.  L'histoire  de  l'Imprimerie,  état  de  la  science  en  IS95,  Rev.  internationale  des 
Archives,  des  Bibliothèques  et  des  Musées,  1897;  et  Manuel  de  Bibliographie  générale.  1898, 
appendice  I.  Consulter  principalement  :  Aug.  Bernard,  Histoire  des  origines  de  l'Imjirimerie, 
i853;  Jules  Philippe,  Les  origines  de  l'Imprimerie  à  Paris,  i885;  Claudin,  Histoire  de  l'Impri- 
merie en  France  iea  cours  de  publication). 

2.  De  Maulde,  Histoire  de  Louis  XII,  t.  1,  p.  296. 

<    43Ô   > 


Les  Lettres  et  les  Arts. 


dit  à  Galéas  Sforza  Mais  il  se  faisait  humble  volontiers.  A  ses  protes- 
tations d'ignorance  s'oppose  le  témoignage  des  ambassadeurs  milanais 
Cagnola  et  Visconti  :  «  Sa  Majesté  parle  italien  comme  nous  et  entre- 
mêle quelquefois  son  discours  de  mots  latins.  —  Quelquefois  il 
étudie,  m'a-t-on  dit,  et  je  suis  disposé  à  le  croire,  car  ses  discours 
en  font  preuve  et  il  cite  souvent  les  meilleures  autorités.  »  Dans 
nombre  de  ses  lettres,  un  style  personnel  se  reconnaît  ;  ces  billets 
dictés  par  lui,  «  le  matin,  à  son  lever,  en  s'habillant  »,  sont 
précis  et  sobres;  quelques-uns,  d'une  verve  gouailleuse,  ou  d'une 
rudesse  cinglante  et  sèche,  portent  la  marque  d'un  esprit  fin  et  ferme. 
Bref,  Chastellain  et  Commynes  avaient  raison  de  dire  que  Louis  XI 
était  «  prince  lettré  ».  Il  n'était  pas,  assurément,  un  ardent  biblio- 
phile, car  il  ne  chercha  point,  après  la  mort  du  Téméraire  et  de 
Jacques  d'Armagnac,  à  s'approprier  leurs  magnifiques  collections  de 
manuscrits.  Sa  bibliothèque,  autant  qu'on  en  peut  juger,  comprenait 
surtout  des  livres  de  piété,  de  médecine,  d'histoire  et  de  droit,  dont  il 
avait  journellement  besoin.  Mais  ses  faveurs  aux  Universités,  aux 
savants,  aux  étudiants,  aux  imprimeurs,  prouvent  qu'il  ne  méprisait 
pas  les  œuvres  de  l'esprit. 

11  a  donné  maintes  preuves  d'un  goût  éclairé  pour  les  arts,  a  su 
distinguer  et  s'attacher  les  meilleurs  peintres  et  les  meilleurs  sculp- 
teurs de  son  temps.  Il  a  donné  à  Fouquet  le  titre  de  «  peintre  du  roi  » 
et  lui  a  commandé  des  tableaux.  Il  a  fait  exécuter  des  enluminures 
par  un  jeune  Tourangeau,  «Tean  Bourdichon.  qui  s'immortalisera  plus 
tard  en  peignant  les  Heures  d'Anne  de  Bretagne.  Enfin  Michel  Colombe 
a  sculpté,  vers  1473,  un  projet  de  tombeau  pour  le  roi,  ainsi  qu'un 
relief  d'albâtre,  commémorant  une  chasse  au  sanglier,  où  Louis  XI 
aurait  perdu  la  vie  sans  l'intercession  de  Monsieur  Saint  Michel. 
La  dévotion  du  roi  fut  un  bienfait  pour  tous  les  arts  :  il  fit  construire 
des  églises  somptueuses  ou  charmantes,  comme  celles  de  Notre- 
Dame  de  Cléry  et  de  Notre-Dame  de  Béhuard,  et  dépensa  des 
sommes  énormes  pour  offrir  à  ses  protecteurs  célestes  des  cadeaux 
d'orfèvrerie.  Sans  être  indilTérent  aux  productions  italiennes,  il  avait 
une  préférence  évidente  pour  l'art  des  bords  de  la  Loire  et  l'art 
franco-flamand;  loin  de  vouloir  «  écraser  rians  son  œuf  la  Renais- 
sance française  »,  il  l'aurait  volontiers  favorisée;  mais  ni  son 
caractère,  ni  son  genre  de  vie  ne  le  prédisposaient  au  rôle  de 
Mécène. 

Anne  de  Beaujeu  était  une  femme  intelligente  et  lettrée;  mais 
durant  sa  régence,  elle  eut,  comme  son  père,  une  lourde  tâche  à 
remplir.  Heureusement,  hors  de  cette  cour  de  France  où  l'on  n'avait 
guère  le  temps  de  songer  à  eux,  les  littérateurs  et  les  artistes  trou- 


ET  SINTÉRESSB 
AUX  ABTS. 


LA  MAISON 
DE  BOURBON. 


437 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


AUTRES  MÉCÈNES. 

NOBLES 

SI  PFÉLATS. 


LA  CLASSE 

MOYENNE. 
BERNARD  GROS. 


vèrent  encore  des  protecteurs  éclairés  et  généreux.  La  cour  de  Mou- 
lins devint,  sous  le  règne  du  duc  de  Bourbon  Jean  II,  un  centre 
intellectuel  très  brillant;  Jean  II,  son  frère  Charles,  cardinal  de 
Bourbon,  et  Louis,  bâtard  de  Bourbon,  furent  des  bibliophiles  et 
des  Mécènes.  Leur  cousin  Jacques  d'Armagnac,  duc  de  Nemours, 
doubla  la  valeur  de  la  riche  bibliothèque  qu'il  tenait  de  son  aïeul 
Jacques  de  Bourbon  et  de  son  bisaïeul,  le  fastueux  duc  de  Berry*. 
Cette  incomparable  collection  passa,  après  la  mort  tragique  du 
«  povre  Jacques  »,  aux  mains  de  Pierre  et  Anne  de  Beaujeu.  Ceux-ci, 
devenus  duc  et  duchesse  de  Bourbon,  enrichirent  à  leur  tour  la 
a  librairie  »  de  Moulins. 

René  II,  duc  de  Lorraine,  eut,  comme  son  grand-père  le  roi  René, 
le  goût  des  belles  miniatures.  Louis  de  Laval,  seigneur  de  Châtillon, 
fit  exécuter  des  Heures  splendides,  et  ordonna  de  «  translater  et 
mectre  de  latin  en  françoys  les  Croniques  Martiniennes,  non  pas  qu'il 
n'entende  et  conçoive  bien  les  livres  et  traictiez  latins,  mais  affin  que 
tous  ces  faiz  dignes  de  grant  mémoire  soient  plus  communément 
divulguez-  ».  Enfin  les  cardinaux  Jean  JoufTroy,  Pierre  de  Foix, 
Ferry  de  Clugny,  Balue  lui-même,  bien  qu'il  ne  fût  pas  grand  clerc, 
ont  été  des  collectionneurs  fervents;  le  cardinal  dEstouteville  et 
Louis  I"  d'Amboise  ont  laissé,  comme  nous  le  verrons,  des  témoi- 
gnages magnifiques  de  leur  goût  pour  les  arts. 

L'état  d'esprit  et  le  degré  de  culture  de  la  classe  moyenne  nous 
sont  moins  bien  connus.  Qu'on  lise  cependant  les  mémoriaux  de 
Bernard  Gros,  qui,  en  qualité  de  commandeur  du  Temple  de  Breuil, 
administrait  un  domaine  des  Hospitaliers  en  Agenais  :  voici  un 
honnête  homme  qu'exaspère  la  brutalité  des  féodaux;  un  agronome 
à  la  recherche  des  bonnes  méthodes;  un  administrateur  instruit  et 
zélé,  qui  dresse  l'inventaire  des  archives  de  sa  commanderie;  un  esprit 
curieux,  inventif.  Bernard  Gros  parle  sommairement  de  trois  décou- 
vertes qu'il  a  faites  :  une  sorte  de  feu  grégeois,  des  grenades  en 
métal,  et  un  moyen  pour  faire  entendre  la  parole  humaine  «  d'aussi 
loin  qu'on  pourrait  voir  la  lumière  d'une  chandelle  ». 

A  mesure  que  sera  mieux  connue  l'histoire  intellectuelle  de  la 
dernière  moitié  du  xv^  siècle,  on  apercevra  plus  clairement,  croyons- 
nous,  que  les  hommes  de  cette  génération,  nobles  ou  roturiers,  clercs 
ou  laïques,  furent  pleins  de  bonne  volonté  pour  apprendre.  Dans  les 


1.  Notre  Bibliothèque  Nationale  ne  possède  pas  moins  de  soixante  superbes  manuscrits 
ayant  appartenu  au  duc  de  Nemours.  C'est  pour  lui  que  Fouquet  termina  l'illustration  des 
Anliquilés  Judaïques,  dont  les  premières  miniatures  avaient  été  commandées  par  le  duc  de 
Berry. 

2.  Cronique  Marliniane.  édit.  gothique  d'Antoine  Vérard,  f»  2.  Voir  aussi  une  lettre  de 
Louis  de  Laval  au  roi  René,  dans  le  Manuscrit,  1894,  p.  8-g. 


,38 


CHAP.    VI 


Les  Lettres  et  les  Arts. 


villes  et  les  campagnes,  une  foule  d'écoles  nouvelles  se  fondèrent. 
Bien  que  les  Universités  françaises  fussent  déjà  nombreuses,  Louis  XI 
en  créa  encore  une  à  Bourges  (1464).  Nous  avons  des  indices  que  ces 
Universités  et  ces  écoles  étaient  fort  prospères. 

Depuis  peu,  d'ailleurs,  un  progrès  immense  venait  d'être  accompli  : 
l'imprimerie  était  inventée,  introduite  définitivement  en  France. 

L'histoire  de  l'invention  de  Timprimerie  est  fort  obscure.  Faire 
du  seul  Gutenberg  le  «  père  de  la  typographie  »  est  une  affirmation 
inadmissible.  Cette  découverte,  comme  toutes  les  grandes  décou- 
vertes, n'a  été  ni  l'œuvre  d'un  seul  homme,  ni  l'œuvre  d'un  seul 
moment.  Malgré  la  multiplication  des  copistes,  qui  formaient  de  nom- 
breuses corporations,  et  malgré  l'usage  général  du  papier  de  chiffe, 
les  manuscrits  restaient  encore,  au  xv^  siècle,  un  objet  de  luxe;  leur 
inévitable  cherté  était  en  désaccord  avec  la  diffusion  de  Tinstruction, 
et  l'on  cherchait  en  plusieurs  endroits  un  procédé  mécanique  pour 
reproduire  l'écriture.  On  arriva,  peu  à  peu,  à  le  trouver. 

L'art  du  tirage  de  la  gravure  sur  bois,  depuis  longtemps  pratiqué 
par  les  Chinois,  fut  découvert  en  Occident  au  xiv®  siècle  '.  Ce  fut  la 
première  étape  de  l'invention  de  la  typographie. La  seconde  fut  franchie, 
quand  on  eut,  sans  doute  très  vite,  l'idée  de  joindre  aux  images  ainsi 
reproduites  à  un  grand  nombre  d'exemplaires,  un  texte  explicatif ,  non 
pas  encore  imprimé  en  caractères  mobiles,  mais  gravé  sur  bois  :  dans 
les  Pays-Bas  et  sur  les  bords  du  Rhin,  on  composa  ainsi,  au  commen- 
cement du  XV*  siècle,  des  ouvrages  de  piété  à  bas  prix;  par  exemple, 
la  Bible  des  Pauvres,  qu'on  date  approximativement  de  1420.  Ces 
impressions  «  xylographiques  )>  étaient  obtenues  non  avec  une  presse, 
mais  par  le  procédé  rudimentaire  du  frotton,  et  l'encre  employée  était 
faite  avec  de  la  suie  délayée  dans  de  l'eau  d'amidon. 

Les  inventeurs  de  la  typographie  furent  ceux  qui  eurent  l'idée  de 
composer  un  texte  avec  des  caractères  mobiles;  de  solliciter  l'impres- 
sion avec  une  presse  ;  de  fabriquer  des  caractères  mobiles  en  métal  ;  enfin 
de  substituer  à  Tencre  jaunâtre  et  aqueuse  des  xylographes  une  encre 
noire  oléagineuse,  d'vme  belle  couleur  et  ne  fusant  pas  sous  la  presse. 

Nous  estimons  pour  notre  part  que  le  plus  ancien  livre  imprimé 
dans  ces  conditions,  et  actuellement  connu,  est  le  Spéculum  humanse 
salvationis  \  dont  il  existe  quatre  éditions  très  anciennes,  deux  en 


VlilPRIMERIE 

A  ÉTÉ 

DÉCOUVEBTE 

PAR  ÉTAPES. 


LA  GRAVURE 

SUR  BOIS. 

LES  TEXTES 

XYLOGRAPHIQUES. 


LA  TYPOGRAPHIE 

DANS  LES  ÉTATS 

BOURGUIGNONS 

AVANTGUTENBERG- 


1.  H.  Bouchot,  Un  ancèlre  de  la  gravure  sur  bois  :  élude  xur  un  xylographe  taillé  en  Bour- 
gogne vers  1370  (fivec  bibliographie  détaillée  des  origines  de  la  gravure),  1902. 

2.  Ou  Miroir  duSalul  humain,  ouvrage  ascétique  très  populaire  auxv  siècle.  Les  gravures 
qui  ornent  le  haut  de  chaque  page  sont  encore  imprimées  au  frotton,  avec  une  encre 
aqueuse  et  jaune.  Le  te.xle  est  imprimé  à  la  presse,  très  gauchement  :  c'est  l'enfance  de 
l'art.  Une  des  deux  éditions  latines  de  ce  livre  offre  exactement  la  transition  de  la  .xylo- 
graphie à  l'imprimerie  :  on  y  trouve  20  pages  dont  le  texte  est  gravé,  au  lieu  d'être  com- 
posé en  caractères  mobiles. 

<   439  > 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beau  jeu. 


LA  PART 

DE  GUTENBERQ. 


LA  MISSION 
DE  JENSON. 


latin  et  deux  en  hollandais;  que  ce  livre  a  été  imprimé  en  Hollande, 
vers  1430;  et  que  la  tradition  attribuant  l'invention  de  la  typographie 
à  Laurent  Coster,  de  Harlem,  contient  au  moins  une  part  de  vérité. 
Il  y  a  eu  certainement,  dans  les  domaines  septentrionaux  de  la 
maison  de  Bourgogne,  de  1430  environ  jusque  vers  1445,  une  école 
typographique,  qui  a  produit,  outre  le  Spéculum,  des  ouvrages  des- 
tinés à  l'enseignement,  comme  le  Doctrinale  d'Alexandre  de  Villedieu 
et  la  grammaire  latine  de  Donat.  Gutenberg,  établi  près  de  Stras- 
bourg, poursuivait  alors  ses  recherches,  dans  le  plus  profond  mys- 
tère, sans  avoir,  semble-t-il,  encore  rien  produit.  Il  ne  put  imprimer 
sa  fameuse  Bible  aux  quarante-deux  lignes  qu'entre  1450  et  1455, 
plusieurs  années  après  son  retour  à  Mayence,  sa  ville  natale,  et  grâce 
aux  fonds  que  lui  prêta  le  banquier  Jean  Fust*.  A  cette  date,  les 
atehers  typographiques  des  domaines  bourguignons  avaient  disparu, 
probablement  à  cause  de  l'imperfection  des  procédés  employés  *.  En 
un  autre  pays  encore,  à  Avignon,  aux  portes  de  la  France,  on  avait 
peut-être  cherché,  vers  1444,  à  établir  une  imprimerie  ^  Mais,  si 
Gutenberg  ne  fut  pas  le  seul  auteur  de  cette  découverte,  il  fut  celui 
qui  acheva  de  constituer  l'art  typographique,  et  qui  en  assura  le 
succès  définitif,  car  ses  œuvres  sont  admirables,  et  c'est  dans  les 
quinze  années  qui  suivent  la  publication  de  sa  Bible,  que  s'ouvrent 
les  premières  imprimeries  de  l'Allemagne  et  de  l'Italie,  presque 
toutes  dirigées  par  ses  élèves. 

Dès  1458,  Charles  VII  avait  envoyé  en  mission  à  Mayence  le 
Champenois  Nicolas  Jenson,  maître  de  la  Monnaie  de  Paris,  pour 
qu'il  lâchât  d'y  surprendre  les  secrets  de  l'industrie  nouvelle.  Il  n'est 
pas  certain  que  Jenson  les  ait  rapportés  en  France;  on  sait  seulement 


1.  Selon  M.  l'abbé  Missel,  Gutenbeig  aurait  imprimé  avant  iV5o  un  missel  destiné  aux 
diocèses  rhénans  (Le  premier  Hure  imprimé  connu,  Bibliographe  moderne,  t.  III,  1899). 

2.  Philippe  le  Bon,  voulant  faire  imprimer  le  Recueil  dex  liisloires  de  Troyes,  s'adressa  à 
un  typographe  de  Cologne  (entre  i464  et  1467).  Ce  fut  le  premier  livre  de  langue  française 
imprimé.  Ce  fut  seulement  pendant  le  règne  de  Charles  le  Téméraire  que  les  Etats  bour- 
guignons possédèrent  de  nouveau  des  ateliers  typographiques. 

3.  Des  documents  d'une  authenticité  incontestable,  trouvés  par  M.  l'abbé  Requin  dans 
des  registres  de  notaires,  et  datés  de  i444-i446,  nous  apprennent  en  effet  qu'alors  vivait  à 
Avignon  un  orfèvre  natif  de  Prague,  Procope  Waldfoghel,  qui  possédait  «  deux  alphabets 
en  acier,  deux  formes  en  fer,  un  instrument  d'acier  appelé  vis,  quarante-huit  formes  en 
étain,  et  diverses  autres  formes  propres  à  l'art  d'écrire  »;  il  fabriqua  aussi  pour  un  Juif 
«  vingt-sept  lettres  hébra'iques,  formées  et  découpées  dans  le  fer,  ainsi  que  des  engins  de 
bois,  d'étain  et  de  fer  »  et  «  tout  le  matériel  pour  écrire  artificiellement  en  latin  ».  (Abbé 
Requin,  Documents  publiés  dans  le  Bulletin  historique  et  philologique,  1890:  —  Origines  de 
l'Imprimerie  en  France,  Journal  géniral  de  l'imprimerie  et  de  la  librairie,  28  février  1891) 
M.  l'abbé  Requin  et  les  plus  érudit>  bibliographes  ont  admis  qu'il  s'agissait  là  d'un  maté- 
riel typographique.  Mais  cette  hypothèse  a  été  combattue  récemment  avec  beaucoup  de 
force  par  M.  G.  Bayle,  dans  les  Mémoires  de  l'Acadùmie  de  Nimes,  7'  série,  t.  XXIII,  1900. 
Selon  lui,  les  «  engins  »  de  Waldfoghel  és.nient  des  lettres  découpées,  des  planches,  des 
patrons  et  des  grilles,  destinés  aux  calli^iuphes,  aux  professeurs  d'écriture  et  aux  crypto- 
graobcs. 


c   440  ) 


LES    DEBUTS    DE    L'IMPRIMERIE 


DEUX  INCUNABLES  XYLlXJltAPHIQUES. 

A  gaiiclip  :  la  \'ierge  de  Lyon,  impression  à  la  main  ;  exécuté  iWns  la  région  du  Rhône  uers  IMO. 

A  droite,  Jésus  an  jardin  des  Oliviers,  impression  au  (rotlon  ;  exécuté  en  Bourgogne  entre   1300 

et    11,00.  —  Bibl.  Nat.,  Réserve  n"'  205  et  360. 


îafparLni  pcrgamenfis  clariff  imi  ccato^ 
^"^Ip^  rif/cpiftolaï^  liber  foclicitec  incipit; 

.udco  pluiimum  ac  lastou  in 

ca  te  fententia  e(Te»^ut  nîbil  a 

jme  fictL  fine  caufa  puteC«Ego 

enî  etfi  multoç^  ucrebac  fuCpt 

tioneC/Cf  a  me  fempvoniu  antiquu  famî.// 


LE  PItEMIEH   LIVRE   IMPRIME  A  PARIS. 
Début  des  Lettres  de  Gasparin,  imprimées  à  la  Sorbonne  en   l'tlO.  L'initiale  enluminée  et  la 
miniature  marginale  ont  été  aioutées  à  la  main.  —  Bibl.  Nat.,  Réserve. 


IV.  2. 


Pl.  24.  Page  440. 


Les  Lettres  et  les  Arts. 


qu'il  termina  sa  vie  à  Venise,  où  il  im[)rima  des  livres  splendides.  Il 
est  fort  possible  que,  dans  les  neuf  premières  années  du  règne  de 
Louis  XI,  alors  que  de  petits  bourgs  d'Allemagne  et  d'Italie  avaient 
déjà  des  ateliers  d'imprimerie,  la  France  n'en  ait  point  possédé. 
L'hostilité  des  copistes  contre  les  imprimeurs  suffit  à  expliquer  cette 
bizarrerie.  Lorsque  Fust,  l'ancien  commanditaire  de  Gutenberg, 
apporta  à  Paris,  en  1463,  la  Bible  faite  par  son  nouvel  associé 
Schoiffer,  il  reçut  de  la  corporation  des  libraires  un  tel  accueil  qu'il 
s'enfuit  précipitamment.  Les  produits  de  la  typographie  allemande, 
cependant,  ne  tardèrent  pas  à  affluer.  Louis  XI  en  protégea  intelli- 
gemment l'importation  :  le  dépôt  de  livres  que  Schoiffer  avait  à  Paris 
ayant  été  confisqué,  en  vertu  du  droit  d'aubaine,  par  les  officiers 
royaux,  en  1474,  le  roi  accorda  l'année  suivante  à  Schoiffer  une 
indemnité  de  2  425  écus,  en  considération  de  la  peine  qu'il  avait  prise 
«  pour  ledit  art  et  industrie  de  impression  »  et  du  «  prouffit  et  utilité 
qui  en  vient  et  peut  venir  à  toute  la  chose  publicque,  tant  pour  l'aug- 
mentation de  la  science  que  autrement  ». 

A  ce  moment,  Paris  était  enfin  doté  d'imprimeries  :  en  1469-1470, 
deux  professeurs,  l'Allemand  Jean  Heynlin,  prieur  de  la  Sorbonne, 
et  le  Savoyard  Guillaume  Fichet,  bibliothécaire  du  même  collège, 
avaient  appelé  deux  bacheliers  de  l'Université  de  Baie,  Ulrich  Gering 
et  Michel  Friburger,  et  un  ouvrier  nommé  Martin  Kranz,  et  les 
avaient  installés  avec  leurs  presses  dans  les  bâtiments  mêmes  de  la 
Sorbonne.  En  1472,  ces  «  prototypographes  »  parisiens  s'établirent  à 
leur  compte,  rue  Saint -Jacques.  Paris  posséda  vite  un  grand  nombre 
d'ateliers;  Pierre  Le  Rouge  y  imprima  en  1488-1489  une  édition  de  la 
Mer  des  Histoires,  qui  est  un  des  plus  beaux  livres  qu'on  ait  jamais 
imprimés.  Lyon  eut  dès  la  fin  du  siècle  une  cinquantaine  d'imprimeries. 

L'expansion  du  nouvel  art  dans  les  provinces  dépendit  surtout 
de  l'initiative  des  bibliophiles  et  des  lettrés  :  maint  village  eut  une 
imprimerie,  au  moins  pendant  quelques  mois,  avant  qu'il  s'en  fût 
fondé  une  seule  dans  la  grande  ville  voisine.  Les  prototypographes 
étaient  souvent  des  nomades  qui,  voyageant  avec  leur  petite  presse  en 
bois  et  leurs  caractères,  campaient  quelque  temps  chez  un  bibliophile 
généreux,  ou  bien  dans  un  couvent,  composaient  et  tiraient  le  livre 
demandé,  et  repartaient  ensuite.  Ainsi  la  première  localité  bretonne 
où  aient  travaillé  des  typographes  n'est  point  Nantes  ni  Rennes, 
mais  le  petit  village  de  Bréhant-Loudéac  :  en  1484-1485,  Jean  de 
Rohan  y  employa  pendant  huit  mois  deux  ouvriers,  qui  imprimèrent 
pour  lui,  en  dix  volumes,  une  sorte  de  petite  encyclopédie  rehgieuse, 
morale  et  juridique. 


IMPORTATION' 

ALLEMANDE. 

LOUIS  XI 

ET  SCHOIFFER. 


L- ATELIER 
DE  LA  SORBONNE. 


EXPANSION 

DE  L'IMPRIMERIE 

DANS  LES 

PROVINCES. 


<    /.il    > 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


II. 

RIENS  i 


HUMANISTES,     LITTERATEURS     ET    HISTO- 


LIMPRJMERIE 
ET  LES  ÉTUDES 
CLASSIQUES. 


L 


'ÉLITE  des  lettrés  du  moyen  âge  avait  étudié  la  plupart  des 
œuvres  de  littérature  romaine  que  nous  connaissons,  mais  les 
textes  qu'ils  traduisaient,  apprenaient  par  cœur  et  pastichaient, 
étaient  des  copies  de  copies;  une  succession  de  scribes  ignorants, 
accumulant  les  erreurs  et  les  sottes  corrections,  les  avait  horriblement 
défigurés.  On  ne  songeait  que  peu  ou  prou  à  les  «  restituer  »  :  la 
«  critique  philologique  »  n'existait  guère  en  France.  La  typographie 
allait  mettre  un  terme  à  la  déformation  indéfinie  des  textes.  Guillaume 
Fichet  vit  très  bien  quel  secours  elle  apporterait  à  raffinement 
comme  à  la  diifusion  de  la  culture  classique.  Il  disait,  dans  une  lettre 
à  son  ami  Robert  Gaguin,  que  l'étude  des  auteurs  anciens  «  retirerait 
un  grand  profit  de  l'art  inventé  par  les  imprimeurs  »,  et  il  écrivait  à 
son  collègue  Heynlin,  en  guise  de  préface  au  premier  livre  qui 
sortit  de  l'imprimerie  de  la  Sorbonne  : 

Les  lettres  semblent  avoir  été  plongées  presque  dans  la  barbarie  par  suite 
des  incorrections  commises  par  les  copistes.  Aussi  n'est-ce  pas  sans  la  plus 
grande  satisfaction  qu'on  doit  voir  ce  fléau  s'éloigner  de  la  cité  parisienne, 
grâce  à  votre  sage  prévoyance.  En  effet,  les  imprimeurs  que  vous  avez  fait 
venir  de  l'Allemagne  dans  cette  ville  reproduisent  correctement  les  livres 
d'après  les  manuscrits.  Vous-même,  vous  veillez  avec  une  attention  soutenue 
à  ce  qu'aucun  ouvrage  ne  soit  reproduit  par  eux  avant  que  vous  ne  l'ayez  cor- 
rigé minutieusement  en  le  collationnant  avec  le  plus  grand  nombre  de  manus- 
crits possible. 

D'autre  part,  il  allait  être  bientôt  possible,  grâce  à  la  multipli- 
cation mécanique  des  exemplaires,  d'inaugurer  un  véritable  ensei- 


1.  Ouvrages  a  consulter.  Il  n'y  a  pas  d'ouvrages  d'ensemble  sur  les  humanistes  et  les 
rhétoriqueurs.  J.  Philippe,  Guillaume  Fichet.  1892  (cf.  C.  Couderc,  Documents  inédits  sur 
G.  Fichet,  Bull,  du  Bibliophile  et  du  Bibliothécaire,  1900).  P.  de  Vaissière,  De  Hoberii 
Gaguini  vila  et  operibus,  1896.  C.  Fierv'ille,  Jean  Jouffroy,  1874.  Du  même,  Etude  sur  Guil- 
laume de  La  Mare,  Mém.  de  l'Acad.  de  Caen.  1892.  C.  Couderc,  Journal  de  voijuge  à  Jéru- 
salem de  Louis  de  Rochechouarl,  Bev.  de  l'Orient  latin,  1. 1.  1898.  Omont.  Georges  Hermonyme, 
Merci,  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  Paris,  t.  XII,  i885.  Valletde  Viriville.  Les  œuvres  de  Georges 
Chasiellain,  Journal  des  Savants,  1867.  A.  de  La  Borderie.  Jean  Meschmol,  Bibliolh. 
Ec.  Chartes,  1895.  H.  Stein,  Elude  sur  Olivier  de  La  Marche,  1888  (e.xtr.  des  JMém.  couronnés 
de  l'Acad.  roy.  de  Belgique,  t.  XLIX).  Notices  de  A.  de  Montaiglon  sur  Martial  d'Auvergne 
{L'amant  rendu  cordelier,  publ.  pour  la  Société  des  anciens  textes.  18S1);  de  Quicherat  sur 
H.  Baude  {Les  vers  de  maître  Henri  Baude,  i856);  de  G.  Paris  et  Aug.  Longnon  sur  Coquil- 
larL  (Travaux  de  l'Académie  de  Reims,  vol.  CI,  1896-1897,  t.  I:  Romania,  t.  XXIX,  1900). 
Recueil  d'Eug.  Crépet  et  ouvrages  de  Gaston  Pans,  Petit  de  Julleville.  Em.  Picot,  etc., 
cités  plus  haut,  p.  208-209.  Pour  les  historiens,  notices  accompagnant  les  éditions  citées 
dans  nos  bibliographies.  Sur  l'historioaraphe  de  Louis  XI,  Jean  Castel,  mémoires  de  Qui- 
cherat(Bibl.  Ec.  Chartes,  t.  II,  1840-41)  et  d'Ant.  Thomas  (Romania,  t.  XXl,  1892).  Ouvrages 
de  J.  guicherat,  de  l'abbé  Féret,  cités  plus  haut,  p.  194  et  202. 

«   442   ) 


CHAP.  VI  Les  Lettres  et  les  Arts. 

gnement  littéraire',  en  procurant  aux  élèves  le  contact  des  chefs- 
d'œuvre  antiques.  En  deux  ans,  Fichet  et  Heynlin  trouvèrent  moyen 
de  faire  imprimer  dans  leur  petit  atelier  vingt  et  un  volumes  ;  c'étaient 
des  œuvres  de  classiques  latins  ou  d'humanistes  italiens,  ou  des 
traités  de  grammaire  et  d'éloquence,  tels  que  la  Rhétorique  de  Fichet, 
qui  se  proposait  d'y  enseigner  «  l'art  de  bien  dire  »,  en  puisant  «  à 
la  source  féconde  du  génie  grec  et  du  génie  latin  ». 

C'était  toute  une  révolution  qui  commençait  dans  la  formation  débuts 

des   intelligences.    Le    général  de    l'ordre   des   Mathurins,   Robert  de  lhumanisme, 
Gaguin,  s'écriait,  dans  une  pièce  de  vers  latins  adressée  à  Fichet  en 
1471  :  «  La  parole  de  Cicéron,  le  père  de  l'éloquence,  retentit  véhé- 
mente dans  les  chaires  des  professeurs,  où  on  lit  mille  ouvrages  des 
anciens  »,  et  Fichet  écrivait  à  Gaguin  en  1472  : 

Je  ressens  la  plus  grande  satisfaction,  liés  érudit  Robert,  en  voyant  fleurir 
dans  cette  ville  (Paris),  qui  les  ignorait  jadis,  les  compositions  poétiques  et 
toutes  les  parties  de  l'éloquence.  Car,  lorsque  je  quittai  pour  la  première  fois  le 
pays  de  Baux  dans  mes  jeunes  années,  afin  de  venir  à  Paris  étudier  la  science 
d'Aristote,  je  m'étonnais  beaucoup  de  ne  trouver  que  si  rarement  dans  Paris 
tout  entier  un  orateur  ou  un  poète.  Personne  n'étudiait  nuit  et  jour  Cicéron, 
comme  la  plupart  le  font  aujourd'hui,  personne  ne  savait  faire  un  vers  correct, 
personne  ne  rajeunissait  dans  ses  vers  les  fictions  d'autrui,  car  l'école  pari- 
sienne, déshabituée  de  la  latinité,  était  à  peine  sortie  de  l'ignorance  en  tout 
discours.  Mais  de  nos  jours  date  une  meilleure  époque. 

Le  départ  de  Guillaume  Fichet,  qui,  vers  la  fin  de  1472,  alla  se   le  grec  ignoré. 
fixer  en  Italie,  fit  perdre  à  la  France  son  plus  actif  apôtre  de  l'huma-  georges 

nisme.  D'ailleurs,  les  livres  imprimés  étaient  encore  rares  et  assez  nermantue. 
coûteux.  Enfin,  cette  génération  eut,  comme  les  précédentes,  une 
lacune  immense  dans  sa  culture  classique  :  elle  ne  connut  qu'une 
faible  partie  de  la  littérature  hellénique,  et  à  travers  des  traductions 
latines.  Ce  fut  seulement  en  1476  que  s'établit  à  Paris  un  professeur 
de  grec,  Georges  Hermonyme,  de  Sparte.  Le  triomphe  de  l'antiquité 
allait  être  beaucoup  moins  rapide  que  ne  l'espéraient  Fichet  et  son 
ami  le  «  fichetiste  »  Gaguin.  L'humanisme  ne  faisait  donc  que  s'an- 
noncer; mais  il  s'annonçait. 

Tandis  qu'un  petit  groupe  d'universitaires  et  de  prélats,  tels  que  les 

Heynlin,  Fichet,  Gaguin,  Guillaume  de  La  Mare,  le  cardinalJean  Jouf-    Riiètoriquecrs. 
froy,  l'évêque  de  Saintes  Louis  de  Rochechouart,  s'essayaient  à  res- 

I.  11  n'y  avait  pas,  jusque-là,  d'ensbignement  liUéraire  dans  les  Facultés  dos  arts.  Les 
«  leçons  ordinaires  »  avaient  pour  objet  la  logique.  Les  ><  leçons  extraordinaires  »  étaient 
plus  libres,  moins  exclusives,  mais  les  •>  humanités  •>  n'y  avaient  presque  aucune  place. 
La  rhétorique  était  négligée,  traitée  comme  une  simple  annexe  de  la  grammaire  et  du  droit, 
et  elle  continua  longtemps  à  être  dédaignée  par  la  plupart  des  maîtres,  malgré  les  efforts 
des  humanistes.  (Thurot,  De  l'organisation  de  l'enseignement  dans  l'L'nii'ersilc  de  l'aris  aa 
moyen  âge,  i85o). 


4>3 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beau  jeu. 


LEUR  PRINCIPAL 
CENTRE 
EST  LA  COUR 
DE  BOURGOGNE. 


LA  LANGUE  DES 
RHÉTORIQUEURS. 


taurer  «  l'art  de  bien  dire  »  par  une  élude  approfondie  de  l'éloquence 
latine,  se  fondait  définitivement  l'école  des  «  rhetoricqueurs  »,  qui 
devait  dominer  la  poésie  française  jusqu'à  la  Pléiade.  Rhétoriqueurs 
et  humanistes  s'inspiraient  des  mêmes  principes;  ils  reprenaient  les 
uns  et  les  autres  une  œuvre  qui  avait  été  commencée  par  les  traduc- 
teurs et  les  beaux  esprits  du  siècle  précédent,  et  poursuivie  par  celui 
que  les  rhétoriqueurs  proclamèrent  leur  père,  Alain  Chartier,  «  haut 
et  scientifique  poète,  orateur  magnifique  »  :  ils  voulaient  donner  des 
lois  au  style,  et  retremper  la  langue  française  à  sa  source,  le  latin. 

Les  cénacles  principaux  des  rhétoriqueurs  se  fondèrent  sous  la 
protection  des  ducs  de  Bourgogne,  de  Bretagne  et  de  Bourbon.  Les 
domaines  flamands  de  Philippe  le  Bon  et  de  Charles  le  Téméraire, 
avec  leurs  nombreuses  «  Chambres  de  rhétorique  »  et  leur  cour 
ducale  solennelle  et  cérémonieuse,  furent  la  patrie  d'élection  de 
l'école  nouvelle.  Le  «  suprême  rhétoricien  »,  au  xv^  siècle,  fut  l'histo- 
riographe des  ducs  de  Bourgogne,  le  chevalier  flamand  Georges 
Chastellain  (140o-147o).  A  son  école  se  formèrent  Pierre  Michault, 
secrétaire  de  Charles  le  Téméraire,  Olivier  de  La  Marche,  écuyer  du 
même  prince  (1422-1501)  et  Jean  Molinet,  chanoine  de  Valenciennes 
(1448-1507).  Le  duc  de  Bourbon  pensionnait  Jean  Robertet,  et  Jean 
Meschinot  (1420?-1491)  était  un  gentilhomme  de  la  garde  de  Fran- 
çois II.  Tous  ces  beaux  esprits  échangeaient  des  correspondances, 
composaient  même  des  œuvres  collectives,  et  s'encensaient  mutuel- 
lement. En  sa  prose  prétentieuse,  bourrée  de  mots  latins  gauchement 
francisés,  Robertet  louait  ainsi  le  style  de  Chastellain  :  «  Où  est  l'œil 
capable  de  tel  objet  visible,  l'oreille  pour  ouyr  le  haut  son  argentin  et 
tintinnabule  d'or?  N'est-ce  resplendeur  equale  au  curre  Phœbus? 
N'est-ce  la  Mercuriale  fleute  qui  endormyt  Argus?  » 

On  trouve  souvent  un  pareil  galimatias  dans  les  œuvres  des  rhéto- 
riqueurs au  temps  de  Louis  XI  et  de  Charles  VIÎI.  Ils  ont  aimé  à 
l'excès  les  rimes  rares  et  opulentes,  ils  ont  inventé  d'inutiles  entraves 
prosodiques,  ils  se  sont  labouré  la  cervelle  pour  produire  des  chefs- 
d'œuvre  dans  le  genre  de  cette  Oraison  à  la  Vierge,  de  Meschinot, 
dont  les  huit  vers  peuvent  être  retournés  de  deux  cent  cinquante-six 
manières  différentes.  Ils  ont  à  certains  égards  méconnu  le  génie 
français,  et  maladroitement  torturé  la  jolie  langue,  savoureuse  et 
expressive,  qu'on  parlait  au  xv*  siècle.  Et  assurément  Pierre  Michault 
est  un  sot,  et  «  Molinet  qui  raouloil  doulx  mots  en  molinet  »  en  est 
un  autre.  C'est  trop  vite  faire,  pourtant,  que  de  dénier  tout  talent  aux 
rhétoriqueurs.  Ils  ont  eu  le  mérite  de  sentir  que,  pour  bien  écrire,  il 
faut  se  donner  grand'peine.  Il  y  a  plus  :  certains  d'entre  eux  ont 
laissé  des  œuvres  du  plus  haut  intérêt. 


(  444  ) 


Les  Lettres  et  les  Arts. 


Georges  Chaslellain  et  Je^n  Meschinot,  dont  les  noms  sont  à 
peine  cités  dans  nos  histoires  littéraires,  furent  tous  deux  très  célèbres 
au  XV''  et  au  xvi*  siècle.  Sans  doute,  ils  le  furent  avant  tout  par  la 
conformité  de  leurs  œuvres  aux  manies  littéraires  du  temps;  par  leur 
style  recherché,  dur  et  tendu  ;  par  les  «  visions  »  et  les  allégories  qui 
servent  presque  uniformément  de  cadre  à  leur  pensée;  par  leur  atli" 
tude  gourmée  de  moralistes  un  peu  pédants;  par  les  variations  bril- 
lantes qu'ils  ont  exécutées  sur  le  thème  des  Misères  du  monde  et  le 
thème  de  la  Mort.  Aujourd'hui,  c'est  par  leurs  idées  politiques,  par 
leurs  jugements  sur  les  événements  de  leur  siècle,  qu'ils  retiennent 
notre  attention.  Tous  deux  ils  étaient  attachés  à  une  grande  maison 
féodale,  et  ils  ont  défendu  la  cause  de  la  Noblesse,  la  cause  du  passé, 
contre  la  Monarchie  ;  Ion  a  vu  qu'ils  ont  même  collaboré,  à  l'époque  de 
la  guerre  du  Bien  public,  pour  écrire  contre  Louis  XI  d'insultantes 
ballades.  Certaines  œuvres  de  Meschinot,  la  Supplication  de  la 
poiivre  nation  de  Bretaigne  pour  la  guérison  de  François  II,  Y  Interdit 
de  Nantes  et  la  satire  écrite  vers  1487  contre  les  barons  qui  veulent 
livrer  la  Bretagne  au  roi  de  France,  sont  inspirés  du  même  loyalisme 
féodal  que  les  œuvres  en  prose  de  Chaslellain  et  ses  poésies  poli- 
tiques, telles  que  le  Mystère  de  la  Mort  du  duc  Philippe,  les  Souhails 
au  duc  Charles,  le  Lyon  rampant,  le  Dit  de  Vérité.  Le  rhétoriqueur 
breton,  dans  le  poème  des  Lunettes  des  Princes,  où  il  trace  les 
principes  d'un  sage  gouvernement,  comme  Chaslellain,  dans  VAdver- 
tissement  au  duc  Charles  et  bien  d'autres  opuscules,  ont  une  très 
haute  conception  du  rôle  de  l'écrivain,  qui  doit  la  vérité  aux  puis- 
sants de  ce  monde  :  «  Porter  nom  de  prince  tant  seulement,  c'est 
povre  titre,  déclare  Chaslellain.  Sols  et  povres  personnages  le  portent. 
Rien  ne  fait  digne  l'homme,  que  ses  bonnes  mœurs,  et  rien  ne  le  fait 
clair  (illustre),  que  son  bien  faire  ». 

Chaslellain,  supérieur  à  Meschinot  par  la  vigueur  de  la  forme  et 
l'abondance  des  idées,  a  été  un  auteur  très  fécond.  Outre  un  grand 
nombre  de  petits  ouvrages  en  vers  ou  en  prose,  il  a  écrit  une  longue 
et  importante  chronique,  dont  nous  n'avons  conservé  que  des  frag- 
ments. Ce  sont  des  pages  très  vivantes,  très  personnelles,  un  docu- 
ment d'un  prix  inestimable  sur  l'état  d'âme  des  fervents  Bourguignons. 
Chaslellain  admire  et  glorifie  son  prince,  tout  en  s'effrayant  des 
périls  qui  menacent  sa  puissance,  et  en  prédisant  même  la  prompte 
décadence  de  la  dynastie.  Malgré  l'enflure  fatigante  d'un  style 
perpétuellement  déclamatoire,  celle  chronique  est  d'ailleurs  pleine 
d'informations  précises,  et  l'auteur  a  un  évident  souci  de  vérité. 
Fanatique  défenseur  des  ducs  de  Bourgogne  dans  ses  poèmes  et 
ses   traités  allégoriques,   Chaslellain,    dès  qu'il   reprend  sa  plume 


CIUSTELLAIS 
ET  MESCHINOT. 


LA  CHRONIQUE 
DE  CHASTELLAIN. 


445  ) 


Règne  de  Louis  XI,  Goiwernement  des  Beaujen. 


MARTIAL 
D'AUVERGNE, 
COQUILLART, 
BAUDE. 


IMPORTANCE 


d'historien,    s'efforce    de    redevenir    impartial,   de   comprendre   et 
d'expliquer. 

La  grandiloquente  école  des  rhétoriqueurs  n'éteignit  pas  l'esprit 
français,  l'esprit  vif  et  léger  qui  avait  animé  Villon  et  Charles 
d'Orléans;  témoin  les  Farces  et  les  Monologues  du  temps,  l'agréable 
petit  roman  de  Jehan  de  Paris,  qui  date  du  règne  de  Charles  VIII,  et 
surtout  les  jolis  ouvrages  en  prose  et  en  A^ers  de  Martial  d'Auvergne, 
les  joyeux  et  étincelants  poèmes  basochiens  du  «  povre  petit  escolier  » 
Coquillart,  et  les  vers  malicieux  de  maître  Henri  Baude.  Ces  trois 
poètes  ont  laissé  des  œuvres  menues,  mais  charmantes,  d'une  forme 
très  spirituelle.  Martial  d'Auvergne  et  Henri  Baude  ont  montré 
d'ailleurs  qu'ils  étaient  capables  d'un  effort  littéraire  sérieux.  Le  pre- 
mier, qui  était  procureur  au  Parlement  de  Pai'is,  a  composé,  on  l'a 
vu,  vers  lépoque  de  la  guerre  du  Bien  public,  une  sorte  de  chronique 
rimée.  Les  Vigilles  de  la  mort  de  Charles  VII,  critique  acerbe  de  la 
conduite  du  roi  Louis.  Plus  tard,  après  la  mort  de  ce  dernier,  maître 
Henri  Baude,  officier  de  finances,  écrivit  à  son  tour  un  Éloge  de 
Charles  VIL  panégyrique  de  toutes  les  vertus  qu'on  ne  reconnaissait 
point  à  Louis  XI. 

Des  œuvres  de  rhétoriqueurs,  d'une  inspiration  souvent  sincère 
DE  LA  PRODUCTION  q{  élcvéc,  mais  d'une  forme  pénible  et  prétentieuse,  et  de  petits  vers 
HISTORIQUE.  gracieux  ou  ironiques,  tel  est  donc  le  bilan  de  la  poésie  française 

dans  les  trente  années  qui  suivent  la  mort  de  Villon.  Fait  digne  de 
remarque,  les  meilleurs  de  ces  poètes,  Martial  d'Auvergne  et  Baude, 
ont  été  en  môme  temps  des  historiens,  et  c'est  surtout  par  leurs 
œuvres  historiques  quils  ont  mérité  de  survivre.  Cette  fin  du  xv^  siècle, 
pour  des  raisons  que  nous  n'apercevons  pas  d'ailleurs  clairement,  n'a 
point  été  propice  à  l'éclosion  de  la  grande  poésie.  L'esprit  français  a 
traversé  là  une  époque  de  positivisme,  d'observation  aiguë  et  facile- 
ment narquoise,  de  goût  pour  l'étude  directe  des  caractères,  la  rela- 
tion exacte  des  faits,  et  la  recherche  précise  de  leurs  causes;  depuis 
longtemps,  il  n'est  plus  assez  naïf  ni  assez  enthousiaste  pour  pro- 
duire une  épopée  :  il  incline  vers  l'observation  morale,  la  satire  et 
l'histoire.  Et,  en  effet,  les  historiens  de  cette  génération  ont  été  excep- 
tionnellement nombreux.  Quelques-uns,  comme  Jean  Mansel  et 
Robert  Gaguin,  ont  essayé,  en  des  compilations  d'ailleurs  dénuées  de 
valeur,  de  résumer  les  annales  du  monde  ou  celles  de  la  Monarchie 
française  :  «  Je  veux,  écrivait  Gaguin,  quon  se  souvienne  de  Clovis, 
de  Lothaire,  de  Pépin  ».  Les  autres,  et  c'est  heureusement  la  majorité, 
se  sont  proposé  de  noter  leurs  souvenirs  personnels  ou  de  recueillir 
les  témoignages  contemporains.  Ceux-ci  ont  été  pour  la  plupart  des 
laïques,  possesseurs  d'offices  ou  gentilshommes  de  moyenne  noblesse. 


446 


Les  Lettres  et  les  Arts. 


De  grands  personnages  se  sont  mêlés  aussi  d'écrire  Thisloire.  Trois 
des  ouvrages  les  plus  suggestifs  de  ce  temps  sont  dus  à  de  puissants 
seigneurs,  qui  ont  joué  un  rôle  politique  considérable  :  Jean  de  Bueil, 
Thomas  Basin  et  Philippe  de  Commynes. 

Le  Jouvencel  a  été  composé  par  Jean  V  de  Bueil,  comte  de  San- 
cerre,  au  début  du  règne  de  Louis  XI,  en  collaboration  avec  Messire 
Jean  Tibergeau,  maître  Martin  Morin  et  Nicole  Riolay,  «  pour  intro- 
duire et  donner  couraige  et  hardement  (hardiessej  à  tous  jeunes 
hommes  qui  ont  désir  et  voullenté  de  sieuvyr  le  noble  stille  et  exer- 
cile  des  armes  ».  C'est  un  ouvrage  didactique  et  non  une  chronique, 
mais  l'histoire,  au  xv*  siècle,  confine  étroitement  à  la  morale  et  à  la 
pédagogie  :  le  Jouvencel,  roman  tissu  de  faits  véritables  à  peine  déna- 
turés, donne,  on  l'a  vu,  une  idée  juste  et  vivante  de  la  guerre,  telle 
qu'on  la  pratiquait  au  temps  de  Charles  VIL 

S'il  est  permis  de  placer  le  Jouvencel  parmi  les  livres  d'histoire, 
il  est  presque  aussi  légitime  de  classer  les  ouvrages  historiques  de 
Thomas  Basin  parmi  les  romans.  L'évêque  de  Lisieux  avait  li\Té  sa 
ville,  en  1465,  aux  partisans  de  Charles  de  France,  et  Louis  XI  l'avait 
châtié  en  confisquant  son  temporel.  Réfugié  en  Allemagne,  et  ensuite 
dans  les  Pays-Bas,  où  il  mourut  en  1491,  Thomas  Basin  écrivit  en 
latin,  vers  1472,  une  Histoire  de  Charles  VII,  puis,  à  la  fin  de  sa  vie, 
une  Histoire  de  Louis  XI,  avec  toute  la  passion  et  la  mauvaise  foi 
dont  il  était  capable.  Malgré  sa  partialité,  ses  lacunes,  son  défaut  de 
précision,  ses  continuelles  erreurs,  son  œuvre  est  fort  instructive. 
Elle  reflète  l'état  d'âme  d'un  évéque  gallican,  qui  voit  le  salut  de 
l'Église  dans  «  les  décrez  des  sains  pères  et  des  sains  Conciles  »,  et 
elle  est  toute  frémissante  des  colères  d'un  féodal  contre  le  roi,  son 
armée  permanente,  ses  impôts  et  ses  gens  de  justice. 

On  n'étudiera  point  dans  le  présent  volume  les  Mémoires  de  Phi- 
lippe de  Commynes,  qui  ont  été  terminés  seulement  sous  le  règne  de 
Louis  XII.  Mais  la  première  partie  de  ces  Mémoires  a  été  composée 
entre  1489  et  1491,  et  il  faut  rappeler  ici  que  Louis  XI  a  trouvé  en 
CommjTies  un  historien  désireux  et  capable  de  raisonner  sur  la  poli- 
tique, et  qui  ressemble  fort  peu  aux  chroniqueurs  des  siècles  précé- 
dents. 

C'est  en  des  œuvres  comme  celle-là  que  se  manifeste  la  véritable 
activité  philosophique  de  ce  temps,  et  non  dans  les  ridicules  que- 
relles des  nominalistes  et  des  réalistes,  qui,  sous  le  règne  de 
Louis  XI,  troublent  de  nouveau  l'Université  de  Paris'.  L'ère  de  la 


LE  JOUVENCEL. 


THOMAS  BASIN. 


MEMOIRES 

DE  COMMYNES. 


CARACTERE 

GÉNÉRAL  DU 

MOUVEMENT 

INTELLECTUEL. 


1.  Louis  XI,  circonvenu  par  son  confesseur,  qui  était  réaliste,  interdit  en  1^74  aux 
maîtres  et  aux  écoliers  de  lire  les  philosophes  nominalistes.  «  Le  roi,  raconte  plaisamment 
Gaguin.  a  ordonné  que  leurs  ouvrages  les  plus  célèbres  fussent  enchaînés,  de  façon  à  ne 


Bègne  de  Louis  A'/,  Gouvernement  des  Beaujeu.  livre  m 

scolastique  est  terminée,  comme  celle  de  la  poésie  épique.  Pour 
juger  avec  équité  le  mouvement  intellectuel,  au  temps  de  Louis  XI 
et  de  Charles  VIII,  il  ne  faut  point  s'arrêter  devant  ces  choses 
mortes.  Les  historiens  de  la  littérature  enseignent  que  «  le  xv^  siècle 
se  clôt  en  laissant  l'impression  d'un  monde  qui  finit,  d'un  avortement 
irrémédiable  et  désastreux  ».  Ils  déplorent  la  sécheresse  d'une  litté- 
rature où  ils  ne  voient  qu'ironie  et  cynisme.  Si  l'on  se  contente  de 
lire  les  poésies  de  Coquillart  et  les  pages  où  Commynes  raconte  froi- 
dement les  roueries  de  Louis  XI,  on  peut  avoir  cette  impression  :  elle 
s'efface  lorsque  l'on  considère  l'ensemble  des  œuvres,  et  pour  peu 
qu'on  lise  les  Mémoires  de  Commynes  d'un  bout  à  l'autre,  et  les 
œuvres  de  Chastellain.  11  est  vrai  que  la  verve  des  Français  d'alors 
a  été  souvent  railleuse  et  impudente;  mais,  en  cela,  ils  n'ont  fait  que 
continuer  la  tradition  de  leurs  pères,  qui  avaient  écrit  les  fabliaux.  Ce 
sont  encore  des  hommes  du  moyen  âge  '.  Et  pourtant,  grâce  à  eux, 
voici  que  le  moyen  âge  va  finir  en  France.  Ils  ont  accueilli  l'impri- 
merie, en  ont  compris  le  «  prouffit  et  utilité,  pour  l'augmentation  de 
la  science  ».  Les  rhétoriqueurs  et  les  humanistes  apparaissent  :  leurs 
efforts  combinés  aboutiront  (et,  à  certains  égards,  on  peut  le  regret- 
ter) à  une  transformation  du  style,  de  la  langue,  et  môme  de  l'esprit 
national.  Enfin,  si  l'inspiration  poétique  manque,  il  semble  qu'en 
revanche  notre  littérature  acquière  des  qualités  nouvelles  d'observa- 
tion réfléchie.  Il  ne  faut  donc  point  parler  d'  «  avortement  irré- 
médiable et  désastreux  ».  On  a  dit  encore  que  le  xv^  siècle  est  une 
«  période  de  transition  ».  Soit  :  c'est  ainsi  qu'on  nomme  les  époques 
où  tout  se  renouvelle. 

pouvoir  être  ouverts.  On  croirait  que  les  malheureux  livres  ont  été  mis  aux  fers,  pour 
qu'ils  ne  se  jettent  pas,  saisis  dune  frénésie  infernale  et  d'une  fureur  démoniaque,  sur  les 
gens  qui  les  approclienl!  C'est  ainsi  qu'on  traite  les  lions  indomptés  et  les  bêtes  féroces.  » 
En  i48i,  Louis  XI  annula  son  édit. 

1.  Du  moyen  âge,  ils  ont  gardé,  intacte,  la  foi  chrétienne.  La  démoralisation  générale  à 
celte  époque,  même  dans  le  Clergé,  ne  fait  point  tort  au  sentiment  religieux.  Les  opinions 
hérétiques,  souvent  assez  radicales,  que  de  temps  en  temps  condamne  la  Facuté  de  Théo- 
logie de  Paris,  ne  sont  que  les  manifestations  violentes  de  cette  ferveur.  L'humanisme 
même  n'engendre  pas,  en  France,  l'indifférence  religieuse,  et  ne  mène  pas  les  lettrés  à 
une  sorte  de  renaissance  païenne,  comme  en  Italie. 


4/i8 


Les  Lettres  et  les  Arts. 


III.    —  LES  ARTS^ 


DANS  la  période  qui  précède  immédiatement  l'expédition  de 
Charles  VIII  à  Naples,  Tinfluence  de  Tari  italien  n'est  guère 
plus  sensible  en  France  qu'au  temps  de  Charles  VII  *.  Nos  artistes 
continuent  à  suivre  les  leçons  des  Flamands,  même  après  la  disloca- 
tion de  l'État  bourguignon.  Aussi  bien  la  civilisation  flamande,  qui 
déclinera  si  rapidement  sous  la  domination  des  princes  autrichiens, 
jette-t-elle  encore  un  incomparable  éclat.  Ce  n'est  pas  à  dire  cepen- 
dant que  depuis  la  fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans  il  n'y  ait  rien  de 
changé  dans  le  goût  du  public  et  le  style  des  œuvres.  Le  réalisme 
strict  a  fait  son  temps  :  les  artistes  cherchent  plus  d'élégance  et  de 
liberté,  une  interprétation  plus  individuelle  de  la  nature.  Les  tableaux 
de  Memling  prouvent  qu'en  Flandre  même  on  a  trouvé  une  nouvelle 
façon  d'exprimer  la  vérité.  Mais  le  «  mouvement  de  détente  de  l'art 
franco-flamand  »  se  produit  principalement  en  France  :  les  exagéra- 
tions des  imitateurs  des  Van  Eyck,  la  vulgarité  où  tombe  souvent  le 
«  style  bourguignon  »  provoquent  une  réaction  spontanée  du  génie 
national. 

L'histoire  de  l'art  français  de  cette  époque  commence  à  peine 
à  s'ébaucher  :  le  vandalisme  et  l'incurie  ont  anéanti  ou  misérable- 
ment dégradé  tant  d'oeuvres  intéressantes  qu'elle  est  malaisée  à 
faire.  Pourtant  les  productions  françaises  sont  plus  nombreuses 
qu'on  ne  le  croit.  Maints  tableaux,  qu'on  avait  pendant  longtemps 
attribués  à  des  Flamands,  ont  été  naguère  restitués  à  notre  école. 
Parfois  les  documents  d'archives  apportent  là-dessus  des  certitudes; 
ils  permettront  de  déterminer  les  centres  de  la  production  artis- 
tique pendant  les  trente  années  qui  ont  précédé  les  guerres  d'Italie; 
on  saura  peut-être  comment  a  évolué  l'art  des  bords  de  la  Loire,  ce 
qu'ont  fait  Fouquet  à  la  fin  de  sa  vie,  Bourdichon  au  début  de  sa 
carrière,  Michel  Colombe  avant  sa  vieillesse.  On  pourra  probable- 
ment dire  si  Paris  a  cessé,  oui  ou  non,  d'être  une  ville  d'art.  On 


LIS'FLUBSCE 
FLAMANDli 
PEHSISTK 


MAIS  IL  Y  A 
(  DÉTENTE  .. 


LART  FRANÇAIS 

DE  CE  TEMPS 

EST  MAL  CONNU. 


1.  Ouvrages  a  consulter.  Outre  les  travaux  de  P.  Vitry,  Courajod,  Gonse,  Choisy, 
Aug.  et  Em.  Molinier,  Enlart,  Chabeuf,  cités  p.  214.  217  et  222  :  Eug.  MUntz,  La  Renaissance 
en  Italie  et  en  France  à  l'époque  de  Charles  VIII,  i885.  Camille  Benoit,  La  peinture  française  à 
la  fin  du  XV'  siècle.  Gazette  des  Beaux-Arts,  3«  période,  t.  XXVI,  1901.  R.  Kœchlin  et  Mar- 
quet  (le  Vasselot,  La  sculpture  à  Troyes  el  dans  la  Champagne  méridionale  au  XVI'  siècle, 
1900.  Abbé  Bossebœuf,  Amboise.  le  château,  la  ville  el  le  canton,  1897  (Publ.  de  la  Soc. 
archéol.  de  Touraine.)  Ph.  Lauzun,  Le  château  de  Bonaguil,  1897,  S'édit. 

2.  Nous  avons  montré  plus  haut,  p.  197.  2i5,  22^,  226,  que  cette  influence  n'était  d'ailleurs 
pas  aussi  insignifiante  qu'on  l'a  prétendu  parfois.  Sur  cette  question  si  complexe,  et  encore 
obscure,  de  la  «  Renaissance  >>  française,  la  difficulté  d'une  saine  appréciation  a  été 
aggravée  par  la  violence  des  polémiques. 


449 


IV.  2. 


i'i 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


LIVRE  in 


/.  LÀ  PEINTURE. 


mettra  en  lumière  le  développement  de  nos  écoles  locales  de  Provence 
et  de  Bourbonnais. 

Ce  sont  des  trouvailles  d'archives  qui  ont  permis  de  reconstituer 
NICOLAS  FROMENT,  q^  partie  l'œuvre  très  remarquable  d'un  protégé  du  roi  René,  Nicolas 
Froment,  «  peintre  de  la  ville  d'Uzès,  habitant  d'Avignon  ».  L'annexion 
de  la  Provence  par  Louis  XI,  l'étroit  protectorat  exercé  par  ce  roi  sur 
les  États  pontificaux  de  France,  nous  autorisent  à  classer  Froment 
parmi  les  artistes  français.  Le  premier  tableau  qu'on  ait  de  lui,  une 
Résurrection  de  Lazare  (Florence),  est  d'un  franc  naturalisme;  il  porte 
la  date  de  1461.  Quinze  ans  plus  tard.  Froment  a  terminé  son  trip- 
tyque du  Buisson  ardent  :  les  volets,  où  sont  représentés  le  roi  René 
et  sa  femme  Jeanne  de  Laval,  prouvent  que  l'auteur  a  conservé  les 
scrupules  d'exactitude  du  maître  flamand  qui  l'a  instruit;  mais,  dans 
le  panneau  central,  le  sourire  de  la  Vierge  assise  au  milieu  du  Buisson 
ardent,  la  grâce  de  l'enfant  divin  et  de  l'ange  qui  avertit  Moïse,  les 
jolis  lointains  du  paysage  sont  d'une  esthétique  toute  différente.  Peut- 
être  le  voisinage  des  œuvres  italiennes  a-t-il  assoupli  la  manière  du 
peintre  avignonnais,  mais  peut-être  aussi  le  Buisson  ardent  témoigne- 
t-il  simplement  de  la  «  détente  »  sensible  alors  dans  tout  l'art  de  la 
France  et  de  la  Flandre  elle-même*. 

L'école  de  peinture  du  centre  de  la  France  est  déjà  florissante. 
La  belle  fresque  des  Arts  libéraux,  que  Pierre  Odin,  chanoine  du 
Puy,  a  fait  peindre  pour  orner  la  bibliothèque  du  Chapitre,  est  peut- 
être  un  ouvrage  italien;  mais  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  attribuer  à 
un  étranger  le  triptyque  terminé  en  1488  pour  Pierre  et  Anne  de 
Beanjeu,  et  dont  le  Louvre  possède  les  volets  (Salle  X).  Selon  l'usage, 
les  donateurs  y  figurent,  accompagnés  des  saints  qui  les  protègent. 
La  saisissante  vérité  des  figures,  la  délicieuse  harmonie  des  paysages, 
la  fraîcheur  et  l'éclat  de  la  couleur,  classent  ces  portraits  anonymes 
parmi  les  œuvres  les  plus  intéressantes  de  la  peinture  qualtro- 
centiste. 

L'histoire  des  enlumineurs  français,  à  cette  époque,  est  encore  à 
faire.  Comment  classer,  à  qui  attribuer  les  miniatures,  souvent  mer- 
veilleuses par  l'exactitude  du  dessin  et  la  puissance  du  coloris,  qui 
apparaissent  entre  les  dernières  productions  de  Fouquet  et  les  Hernies 
que  Bourdichon  illustra  en  1507?  Jacques  de  Besançon,  bâtonnier  de 
la  confrérie  des  libraires  parisiens,  serait,  dit-on,  l'auteur  de  plus  de 


ŒUVRES 
DU  CENTRE 
DE  LA  FRANCE. 


V  ART  DE  LA  MINI  A 
TURB 


1.  Ce  triptyque,  qu'on  a  pu  voir  en  1900  au  Petit  Palais,  est  à  la  cathédrale  d'Aix.  Le 
Louvre  possède,  de  Nicolas  Froment,  deux  petits  portraits  du  roi  René  et  de  sa  femme 
(Salle  X).  Sur  N.  Froment,  voir  P.  Trabaut,  Le  tableau  du  roi  René  à  Aix,  Gaz.  des  Beaux 
Arts,  2"  période,  t.  XV,  1877;  P.  Mantz,  Les  porlrails  historique.'?  du  Trocadéro,  iliid..  t.  XVIH, 
1878;  abbé  Requin,  Documents  sur  les  peintres  d'Avignon,  Réunions  des  soc.  des  Beaux-Arts 
des  départements,  1889;  Mgr.  Dehai^nes,  Les  œuvres  de  l'école  flamande  primitive,  ibid.,  1891. 


4S0  ) 


crtAP.  VI  ^c^  Lettres  ci  les  Arts. 

trois  mille  cinq  cents  miniatures';  il  est  permis,  jusqu'à  plus  ample 
informé,  de  garder  un  doute. 

L'art  de  la  miniature  n'est  pas  encore  tué  par  l'imprimerie  :  aux  est  mesace 

plus  excellents  produits  de  la  typographie  parisienne  ou  lyonnaise  ^''^  vimprimerie 

r  j      u-ui-       u-i  'e\         ^^  -i  ■    1  •        I       /•  et  LA  gravure. 

beaucoup  de  bibliophiles  prêtèrent  les  manuscrits  enrichis  de  (mes 
peintures;  il  arrive  aussi  que  certains  éditeurs,  tels  qu'Antoine  Vérard, 
réservent,  dans  les  beaux  livres  imprimés  pour  eux,  des  espaces  blancs 
qui  sont  ornés  à  la  main  par  les  enlumineurs  et  les  calligraphes;  Jac- 
ques de  Besançon  aurait  même  accepté  la  tâche  de  colorier  des  enca- 
drements de  pages,  gravés  sur  bois.  Ainsi,  on  emploie  encore  les 
miniaturistes,  mais  on  les  condamne  parfois  à  d'humiliantes  besognes. 
Leur  art  est  menacé,  car  on  peut  se  passer  d'eux  :  déjà  certaines 
éditions  de  luxe  sont  exclusivement  illustrées  par  la  gravure  sur  bois 
ou  sur  cuivre. 

Les  statues  et  les  monuments  funéraires  de  cette  période  sont  ''•  ^^  scilpture. 
presque  tous  anonymes.  Peut-être  faut-il  attribuer  à  la  vieillesse 
d'Antoine  Le  Moiturier  le  tombeau  en  pierre  peinte  que  le  célèbre 
Philippe  Pot,  seigneur  de  la  Roche-Nolay,  fit  exécuter  pour  lui,  de 
son  vivant,  vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XI  (Louvre).  Cette  œuvre 
est  d'une  originalité  d'autant  plus  saisissante  que  l'art  funéraire  du 
XV®  siècle  est  très  monotone  :  une  tombe  massive  recouverte  par  la 
statue  gisante  dumort,  et  de  petites  figures  de  «  pleurants  »  disposées 
tout  autour  dans  des  niches,  voilà  le  thème  habituel  dans  les  monu- 
ments qui  nous  sont  parvenus.  L'artiste  choisi  par  Philippe  Pot  a  fait 
de  ses  pleurants  huit  personnages  de  grandeur  naturelle,  qui  portent 
sur  leurs  épaules  une  table  où  repose  le  gisant  en  costume  de  guerre; 
encapuchonnés  et  drapés  dans  une  robe  à  plis  lourds,  ils  s'avancent 
lentement,  courbés  sous  le  poids  du  lugubre  fardeau.  C'est  le  dernier 
chef-d'œuvre  du  style  «  bourguignon  ».  La  plupart  des  grands  sculp- 
teurs cherchent  désormais  une  autre  voie,  et  c'est  surtout  dans  la 
statuaire  que  s'opère  manifestement,  au  nord  comme  au  midi  de  la 
France,  le  «  mouvement  de  détente  ».  On  a  vu  d'ailleurs  que  l'art 
flamingo-bourguignon  n'avait  point  détruit,  au  temps  de  Charles  VII 
la  tradition  des  imagiers  gothiques,  conservée  sur  les  rives  de  la 
Loire.  C'est  principalement  dans  cette  région  que  se  crée,  à  la  veille 
des  guerres  d'Italie,  et  sans  le  secours  de  l'art  italien,  un  style  plas- 
tique plus  libre  et  plus  léger,  quoique  toujours  expressif  et  fidèle  à  la 
nature.  Le  svelte  angelot  de  bronze,  daté  de  1475,  qui  servait  de 
girouette  au  château  du  Lude,  en  Anjou,  et  les  charmantes  statues 
qui  ornent  la  chapelle  du  château  construit  par  Dunois  à  Châteaudun, 

1.  p.   Durrieu,  Jacques  de  Besançon  el  son  œuvre,  1892  (Public,  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de 
Paris). 

<  4^1  > 


Règne  de  Louis  XI,  Gouvernement  des  Beaujeu. 


m.  V ARCHITEC- 
TURE. 


LES  EGLISES. 


L'ARCHITECTURE 
CIVILE. 


IMPORTANCE 
DES  FAITS 
POLITIQUES. 


sont  les  œuvres  les  plus  caractéristiques  de  ce  nouveau  style,  en  atten- 
dant le  sépulcre  de  Solesmesetle  tombeau  de  François  II  de  Bretagne. 

L'architecture  flamboyante  continue  à  développer  brillamment 
ses  qualités  de  grâce  pittoresque  et  de  riant  confort.  L'ornemen- 
tation, surtout  aux  façades  des  monuments,  devient  de  plus  en  plus 
variée  et  luxuriante,  sous  l'influence  de  l'art  décoratif  flamand,  alors 
très  touffu.  Toute  une  floraison  d'églises,  de  châteaux,  de  maisons  de 
plaisance,  couvre  les  provinces  de  France,  et  surtout  la  Picardie,  la 
Normandie,  la  région  de  la  Loire,  et  l'on  ne  cesse  point  d'embellir  et 
d'agrandir  les  anciens  édifices.  A  Rouen,  sous  les  ordres  de  l'opulent 
cardinal  d'Estouteville,  l'architecte  Guillaume  Pontifz  poursuit  les 
travaux  de  la  cathédrale  et  lui  donne  son  plus  exquis  ornement, 
l'escalier  de  la  «  Librairie  »  du  Chapitre.  Le  même  prélat  ajoute  à 
l'église  du  Mont-Saint-Michel  un  chœur  magnifique.  Dans  la  seule 
ville  de  Tours,  une  dizaines  d'églises  et  de  chapelles  sont  en  construc- 
tion ou  en  voie  d'achèvement.  L'évêque  Louis  d'Amboise  enrichit  sa 
cathédrale  d'Albi  d'un  porche  et  d'une  clôture  de  chœur  qui  comptent 
parmi  les  plus  somptueux  bijoux  de  l'art  gothique. 

Les  événements  politiques  ont  toujours  eu  quelque  répercussion 
sur  l'art  :  la  réaction  féodale  provoquée  par  la  politique  de  Louis  XI 
se  traduisit  par  une  renaissance  éphémère  de  la  vieille  architecture 
militaire.  Saint-Fol,  le  connétable  rebelle,  agrandit  le  château  de 
Ham,  et  y  fit  construire  une  tour  dont  les  murailles  mesuraient 
onze  mètres  d'épaisseur.  Pour  Bringon  de  Roquefeuil  s'éleva  à  Bona- 
guil,  en  Agenais,  une  forteresse  énorme,  admirablement  adaptée  à 
l'utilisation  de  l'artillerie  défensive.  C'étaient  là  cependant  des  excep- 
tions. Les  architectes  s'employaient  surtout  à  édifier  des  résidences 
confortables  et  gaies,  comme  le  Plessis-lès-Tours,  et  déjà  l'on  com- 
mençait à  bâtir  les  châteaux  d'Amboise  et  de  Chaumont. 

Les  faits  politiques  de  la  fin  du  xv'=  siècle  eurent,  dans  l'activité 
intellectuelle  et  artistique  de  la  France,  des  résultats  plus  graves  que 
la  construction  de  quelques  forteresses.  La  disparition  de  la  maison  de 
Bourgogne,  puis  la  longue  suite  des  guerres  d'Italie,  furent  des  événe- 
ments considérables  dans  l'histoire  de  notre  littérature  et  de  nos  arts. 
La  domination  de  la  dynastie  bourguignonne  dans  les  Pays-Bas  avait 
assuré  des  rapports  constants  entre  la  France  et  la  Flandre  :  la 
chute  de  la  maison  ducale  rompit  ce  lien.  L'influence  esthétique  des 
Flandres  persistait  en  France,  il  est  vrai,  au  temps  de  Charles  VIII, 
mais  elle  était  condamnée  à  un  rapide  déclin  :  la  brillante  civilisation 
italienne  allait  capter  l'admiration  de  l'Occident. 


,'iiij,   > 


TABLE  DES  GRAVURES 


Pl.  I.  FRAGMENT  DU  TRIPTYQUE 
DU  PALAIS  DE  JUSTICE  .   . 

FRONTISPICE 

Pl.  II.  LA  DOMINATION  ANGLAISE.        8 
Jean  de  Lancastre,  duc  de  Bedford. 

Pl.  ni.  LE  ROI  DE  BOURGES.    .    .       22 
Le  connétable  de  Richemont. 
La  Hire  et  Xaintrailles. 


Pl.  IV.  JEANNE  D'ARC 


Le  siège  d'Orléans  (miniature  des 
Vigiles  de  Charles  VII). 

Jeanne  sur  le  bûcher  (miniature  des 
Vigiles  de  Charles  Vil). 

Jeanne  d'Arc,  dessin  du  greffier  du 
Parlement. 

Pl.    V.    JEANNE    D'ARC    PRISON- 
NIÈRE  


Le  vieux  château  de  Rouen  en  1525. 


Pl.  VI.  L'ARMEE  SOUS 
CHARLES  VII  .    . 


48 


64 


94 


Homme    d'armes    d'une   compagnie 
d'ordonnance. 


Pl.  VII.  CHARLES  VII 104 

Portrait  de  Charles  VU. 

Pl.  VIII.  LES  PAYSANS  AU 

XV  SIÈCLE ,     124 

Les  tz-avaux  des  champs, 

Pl.  IX.  LE  COMMERCE 14& 

Vaisseau  de  Jacques  Cœur. 

Pl.  X.  LA  COUR  DE  BOURGOGNE.     170 

Charles  le  Téméraire  présidant  un 
chapitre  de  la  Toison  d'or. 

Pl.  XI.  LA  CHARITÉ 192 

Nicolas  Rolin. 
L'Hôpital  de  Beaune. 

Pl.    XII.    UN    MÉCÈNE    :    LE    ROI 

RENÉ 19* 

Le   roi  René  et   sa  femme  Jeanne 

de  Laval. 
Le  château  du  roi  René  à  Tarascon. 


IV. 


Table  des  Gravures. 

Pl.  XIII.  LA  SCULPTURE  AU 

XV»  SIÈCLE 218 

Sainte  Fortunade. 
Statues  de  pleurants. 

Pl.  XIV.  LE   MINIATURISTE  JEAN 

FOUQUET 22'i 

Vadoiation  des  mages, 

Pl.  XV.  JACQUES  CŒUR 232 

Portrait  de  Jacques  Cœur. 

Hôtel  de  Jacques  Cœur  à  Bourges. 

Pl.  XVI.   UN  LIT  DE  JUSTICE.   .   .     24G 
Le  procès  du  duc  d'Alençon. 

Pl.  XVII.  LE  CONCILE  DE  BALE  .     264 

Un    concile,    miniature    de  J.   Fou- 
quet. 

Pl.  XVIII.  PHILIPPE  LE  BON  ...     294 

Portrait  de  Philippe  le  Bon  {École 
des  Van  Eyck). 


Pl.  XIX.  LES  GUERRES  DE  CHAR- 
LES VII 30g 

Prise  de  la  bastille  de  Dieppe  par 
le  dauphin  Louis. 

Pl.  XX.  LOUIS  XI 322 

Effigie    de    Louis   XI   (médaille   de 

Fr.  de  Laurana). 
Autographe  de  Louis  XI. 

Pl.  XXI.    LA   DÉVOTION    DE 

LOUIS  XI 330 

Église  Notre-Dame  de  Cléry  [Loiret). 

Pl. XXII.  CHARLES  LE  TÉMÉRAIRE.     382 
Portrait  de   Charles  le   Téméraire. 

Pl.  XXIII.  LES  ÉTATS  GÉNÉRAUX 

DE  1484 426 

Tombeau  de  Philippe  Pot. 

Pl.  XXIV.    LES   DÉBUTS  DE   L'IM- 
PRIMERIE   440 

Deux  incunables  xylographiques. 
Le  premier  livre  imprimé  à  Paris. 


TABLE  DES  MATIERES 


LIVRE   PREMIER 
CHARLES  VIL  FIN  DE  LA  GUERRE  DE  CENT  ANS 

CHAPITRE  PREMIER 

LE  GOUVERNEMENT  DU  DUC  DE  BEDFORD  AU  NORD  DE 
LA  LOIRE. 

I.  —  Les  organes  du  gouvernemenl  anglais 3 

II.  —  Administration  du  duc  de  Bedford.  Misère  de  la  France  anglaise.  8 

III.  —  Les  exigences  du  gouvernement  anglais 12 

CHAPITRE  11 
LE  ROI  DE  BOURGES 

I.  —  Les  débris  de  la  Monarchie  des  Valois  en  1422 17 

II.  —  Le  roi,  les  révolutions  de  palais  et  l'anarchie 20 

III.  —  La  politique  du  roi  de  Bourges.  —  Finances.  Année.  Diplomatie.  28 

IV.  —  Progrès  de  l'Invasion  anglaise,  1422-1428 32 

CHAPITRE  III 

LA  RÉSISTANCE  NATIONALE.  JEANNE  D'ARC 

I.  —  Ce  que  pensaient  les  Français  de  la  domination  anglaise.   ...  37 

II.  —  Conspirations  contre  la  domination  anglaise 41 

III.  —  Le  siège  d'Orléans *^ 

IV.  —  Les  victoires  de  Jeanne  d'Arc *8 

V.  —  Épreuves  et  capture  de  la  Pucelle 59 

Vl.  —  Procès  et  mort  de  la  Pucelle 62 

CHAPITRE  IV 

PAIX  AVEC   LE  DUC  DE   BOURGOGNE.  -    CONQUÊTE   DE 
L'ILE-DE-FRANCE.  —  LES  ÉCORCHEURS 

I.    -  Anarchie.  Guerres  civiles.  Guerre  étrangère 71 

IL  —  La  paix  d'Arras l} 

III.  —  Conquête  de  l'Ile-de-France. "^ 

IV.  —  Désolation  de  la  France.  Les  ÉcorcI\eurs 86 

<  453  ) 
IV.  2.  30 


Table  des  Ma  lier  es. 

CHAPITRE  V 

RÉFORMES  MILITAIRES.  FIN  DE  LA  GUERRE  DE  CENT  ANS 

1.  _  Compagnies    d'ordonnance.  Francs-Archers.   Hclablissemenl  de 

l'ordre  en  France ■''' 

H.  —  Anarchie  en  Angleterre.  Préludes  de  la  guerre  des  Deux  Roses.  .  101^ 

iîî.  —  Conquête  de  la  Normandie 1^^ 

IV.  —  Conquête  de  la  Guyenne ''^"^ 

V.  —  Réhabilitation  de  Jeanne  d'Arc  Fin  de  la  guerre  de  Cent  Ans.  .  Ml 

LIVRE  II 

LA  SOCIÉTÉ  ET  LA  MONARCHIE  A  LA  FIN  DE 
LA  GUERRE  DE  CENT  ANS 

CHAPITRE   PREMIER 

LA  MISÈRE  ET  LE  TRA  VAIL  A  LA  FIN  DE  LA  GUERRE  DE 
CENT  ANS 

1.  —  Les  bas-fonds  de  la  Société in 

II.  —  Les  classes  laborieuses.  Les  paysans  et  la  propriété  foncière.   .  123 

IIL  —  Métiers  libres  et  corporations 130 

IV.  —  Les  mines  et  la  condition  des  mineurs l'iâ 

V.  —  Le  commerce.  Jacques  Cœur •  '^^ 

CHAPITRE  .'/ 
LA  BOURGEOISIE  ET  LA  NOBLESSE 

l.   -  Formation  d'une  classe  moyenne.  Mœurs  de  la  Bourgeoisie   et 

de  la  petite  Noblesse 152 

IL  —  L'Aristocratie.  Vie  de  château  et  vie  de  cour 168 

CHAPITRE  IH 
LE  CLERGÉ  ET  LA  RELIGION 

l.  —  Résultats  de  la  guerre  de  Cent  Ans  pour  l'Église  de  France.    .   .  I77 

IL  —  Perversions  du  sentiment  religieux.  La  sorcellerie 180 

III.  —  La  piété.  Les  mystères 187 

IV.  —  La  charité.  Les  hôpitaux 192 

CHAPITRE  IV 

LE  MOUVEMENT  INTELLECTUEL 

I.  —  Le  milieu.  Les  mécènes.  Les  écoles  et  les  universités 194 

IL  —  La  théologie,  les  sciences,  l'histoire,  la  politique 202 

iîI.  —  La  poésie  lyrique  et  populaire,  le  roman  et  la  nouvelle,  le  théâtre.  20g 

IV.  —  Les  arts 214 

CHAPITRE  y 
LES  ORGANES  DE  LA  ROYAUTÉ 

I.  —  Le  roi  et  la  cour.  Le  Grand  Conseil jog 

ÎL  —  Le  Parlement  de  Paris.  Les  réformes  judiciaires 233 

III.  —  Les  organes  de  la  Royauté  dans  les  provinces 235 

<  454  > 


Table  des  Matières. 

CHAPITRE    VI 

LES  ASSEMBLÉES  D'ÉTATS  ET  LES  FINANCES  ROYALES 

I.  —  États  Généraux  et  grandes  assemblées 240 

II.  —  États  Provinciaux  et  Locaux 248 

III.  —  Réorganisation  des  finances  royales 253 

CHAPITRE  VU 
CHARLES  VII  ET  V ÉGLISE 

1    —  La  France  et  le  concile  de  Bàle 261 

IL  —  La  Pragmatique  de  Bourges.  Charles  VII  et  le  Clergé  de  P'rance.  266 

III.  —  Nouveau  schisme.  Charles  Vil  et  le  Saint-Siège 271 

CHAPITRE  Vin 
LE  ROI  ET  LA  SOCIÉTÉ  LAÏQUE 

I.  —  Charles  Vil  et  les  villes SIS 

IL  —  Charles  VII  et  la  Noblesse.  La  Praguerie.  Affaires  d'Armagnac  et 

d'Alençon 278 

III.  —  Le  dauphin 287 

IV.  —  Le  duc  de  Bourgogne - 293 

CHAPITRE  IX 

QUESTIONS  D'ALLEMAGNE,  D'ITALIE  ET  DORIENT 

I.  —  Questions  d'Allemagne 301 

IL  —  Questions  d'Italie. 309 

III.  —  Charles  VII  et  les  projets  de  croisade 314 

IV.  —  Coup  d'œil  sur  le  règne  de  Charles  VII 317 


LIVRE  III 

LE   REGNE  DE  LOUIS  XI  ET  LE   GOUVERNE- 
MENT DES  BEAU  JEU 

CHAPITRE  PREMIER 

LOUIS  XI.  PREMIÈRES  ANNÉES  DU  RÈGNE 

1.  —  Mort  de  Charles  VII  et  avènement  de  Louis  XI 321 

IL  —  Louis  XI  et  son  entourage 324 

II.  —  Premiers  actes  de  Louis  X!  (1461-1464) 336 

CHAPITRE  II 

COALITIONS  FÉODALES  (1465-1472) 

.  —  La  guerre  du  Bien  public 343 

ÏI.  —  L'apanage  de  Charles  de  France.  Louis  XI  à  Péronne 351 

!II.  —  Charles  de  France  en  Guyenne.  —  Révolutions  d'Angleterre.  — 

Guerres  entre  Louis  XI  et  Charles  le  Téméraire 3G0 

t  455  > 


Table  des  Matières. 


CHAPITRE  Ht 


RUINE  DE   LA   MAISON  DE  BOURGOGNE.  AFFAIRES 
DESPAGNE  ET  D'ITALIE 

I.  —  Charles  le  Téméraire  et  l'Allemagne.  —  Guerres  de  Bourgogne.  .  369 
II.  —  La  succession  de  Bourgogne 384 

III.  —  Affaires  d'Espagne  et  d'Italie 390 

CHAPITRE  /r 
GOUVERNEMENT  DE  LOUIS  XI 

I.  —  Les  organes  et  les  ressources  du  gouvernement 399 

II.  _  Relations  aA'cc  la  Noblesse  et  les  villes.  Politique  économique.  .  407 

III.  —  Louis  XI  et  l'Église 413 

IV.  —  Mort  de  Louis  XI 417 

CHAPITRE  V 

GOUVERNEMENT  DES  BEAU  JEU 

I.  —  La  réaction.  Les  États  de  1484 420 

II.  —  Les  coalitions.  Réunion  de  la  Bretagne  à  la  France 430 

CHAPITRE   VI 

LES  LETTRES  ET  LES  ARTS  A  LA   VEILLE  DES  GUERRES 
D'ITALIE 

I.  —  Les  conditions  nouvelles.  L'imprimerie 436 

II.  —  Humanistes,  historiens  et  littérateurs 442 

III.  —  Les  arts 44 J 


1558  51.    —  Coulommiers.  Imp.  Paul  BRODARD.  —   4-22. 


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Lavis se,   Ernest 

Ilistoire  de  France