L'HISTOIRE DE FRANCE
DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'A LA RÉVOLUTION
a été publiée avec la collaboration de
MM. BAYET. BLOCH. CARRÉ, COVILLE. KLEINCLAUSZ. LANGLOIS.
LEMONNIER, LUCHAIRE, MARIÉJOL. PETIT-DUTAILLIS, PFISTER.
RÉBELLIAU. SAGNAC. DE SAINT-LÉGER. VIDAL DE LA BLACHE
LE TRIPTYQUE DU PALAIS DE JUSTICE.
Partie du volet de gauche représentant saint Louis (sous les traits et le costume de
Charles VII) et saint Jean-Baptiste. Au fond, la Seine et le Louvre. Exécuté proba-
blement à Avignon par un artiste inconnu, vers L'iSO. — Musée du Louvre.
Cl. Hacheite.
IV. 2.
Pl. 1. Frontispice.
ERNEST LAVISSE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
HISTOIRE
DE FRANCE
ILLUSTRÉE
DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'A LA RÉVOLUTION
TOME IV _ DEUXIÈME PARTIE
CHARLES VII, LOUIS XI
ET LES PREMIÈRES ANNÉES DE CHARLES VIII
(1422-1492)
Par CH. PETIT-DUTAILLIS
LIBRAIRIE HACHETTE
PC
t. 0-
T
Tous droitsde traductùtt, de reproàuclion
tt d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright par l.ibrai rie Haclieui-.isu,
LIVRE PREMIER
CHARLES VIL FIN DE LA GUERRE
DE CENT ANS '
L'HÉRITIER du royaume de France, à la mort de Charles VI, avènement
était, selon le traité de Troyes, Henry VI de Lancaslre, alors ^^ henky vi
. , 11- • , i- ' \ 1 • ■ ■[ i ' \ (Si OCTOBRE {42'2j.
âge de dix mois, et, Goniprmement aux dernières volontés de '
Henry V, la régence revenait au duc de Bedford, puisque le fardeau
n'en était point réclamé par le duc de Bourgogne ^ Le 19 novembre
1422, un mois après la mort de Charles VI, Bedford tint séance au
Parlement de Paris. Devant les présidents du Parlement, Tévèque ^^ ^^^ p^. ^^.p.
de Paris, le recteur de l'Université, les représentants du clergé et de ford reconnu
la bourgeoisie, le chancelier fit une belle harangue, où il rappela régent.
que le soi-disant dauphin Charles avait été privé de ses droits sur
la couronne de France, « pour l'occasion de Thorrible et détestable
crime commis et perpétré en sa présence, de son consentement,
commandement et adveu », au pont de Montereau; il assura que
le duc de Bedford était prêt à gouverner la France « en bonne
justice, en bonne paix et tranquillité », et conclut en invitant les
assistants à jurer sur les Évangiles l'observation fidèle du traité de
1. Sources décrites dans l'Inlroduclion de VHisloire de Charles VII, de Du Fresne de
Beaiicourt, t. I, 1881 — Principaux documents publiés depuis : Clironiques de Guillaume
Leseur (1898), d'Esquerrier et Miégeville (1895), de Morosini (t. Il et III, 1899-1901); le Jou-
vencel (1887-1889); Guérin, Docamenls concernant le Poilou de 1403 à 1447 (1896-1898J; Douais,
Charles: VII et le Languedoc, Annales du Midi (189G-1897;. — Pour les sources anglaises, con-
sulter Cliarles Gross, The sources and lilerature of English hislorij, 1900.
Ouvrages a consulteu pour toute la période : Du Fresne de Beaucourt, Ilisloire de
Charles VII, 1881-1891, 6 vol. « Exposé du rôle du roi dans les événements accomplis sous
son règne » (Guide très sûr). Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII et de son époque,
1862-1865 (encore utile). J.-H. Ramsay, Lancaster and York, 1892, 2 vol. Biographie générale
Didot, Diclionary of National Bioyraphtj (articles de première main sur les hommes du
XV' siècle.) Notices biographiques de M.Cosncau dans la Grande Encyclopédie. Pour la cri-
tique bibliographique, voir Ch. Petit-Dutaillis, Histoire politique de la France au XIV' el
au XV' siècle. Revue de Synthèse historique, 1902.
2. Voir t. IV, 1" partie, p. 890.
IV. 2.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans. livre premier
Troyes. Tous prêtèrent le serment demandé, sans hésitation ni
murmure. Les narrateurs les plus dévoués à la cause bourguignonne
avouent cependant qu'une lourde tristesse pesait sur Paris. En
Tabsence de l'enfant royal, en l'absence des princes du sang, le
nouveau règne s'inaugurait sans joie ^
AvÉA'EiiENi Charles, le « soi-disant dauphin », était alors en son château de
DE CHARLES VIL Mchun-sur-Yèvre, aux environs de Bourges. Il arrivait de la Rochelle,
où il avait failli périr : le 11 octobre, le plancher de la salle où
il se tenait s'était écroulé. Deux semaines après le terrible acci-
dent dont le souvenir le faisait encore trembler, il apprit la mort
de son père. On leva dans la chapelle de son château une bannière de
France et ses hérauts crièrent : Vive le Roi 1 Telle était rol)Scurité de
sa vie que, pendant plusieurs mois, en certaines provinces éloignées,
on crut qu'il avait péri à la Rochelle; au cours de l'hiver, des mes-
sagers de la fidèle ville de Tournai vinrent en Berry demander si le
roi Charles VU était mort ou vivant. Sa chancellerie cependant expé-
diait des ordonnances au nom de « Charles, par la grâce de Dieu, roi
de France », tandis que la chancellerie parisienne en rédigeait d'autres
au nom de « Henry, par la grâce de Dieu, roi de France et d'Angle-
terre ».
Depuis treize ans, la France était partagée en deux camps; l'avé-
nement de Charles VIT et de Henry VI la partageait entre deux rois.
Les deux compagnies qui avaient possédé jusqu'alors, après la per-
sonne du roi, la plus haute autorité morale, le Parlement et l'Uni-
versité de Paris, avaient reconnu pour souverain un Anglais.
Treize ans de guerres atroces n'avaient pas épuisé les malheurs
que la France devait subir.
1. Journal cTun bourgeoix de Paris, éd. Tuetey. 1881, § 371. Impressions d'un Normand : Cro-
nicques de Normendie, éd. Hellot, i8Si,p. 70. - Pendant les premières années de la régence,
sans cë'Sse courut le bruit que le jeune Henry VI était mort. [Chronique de Morosini, éd.
Dorez et Lefèvre-Pontalis, t. II, p. 226 et suiv.)
CHAPITRE PREMIER
LE GOUVERNEMENT DU DUC DE BEDFORD
AU NORD DE LA LOIRE
I. LES ORGANES DU GOUVERNEMENT ANGLAIS. — II. L'ADMINISTRATION DU
DUC DE BEDFORD. — III. LES EXIGENCES DU GOUVERNEMENT ANGLAIS.
/. —LES ORGANES DU GOUVERNEMENT ANGLAIS^
POUR que rétablissement des Anglais en France fût durable, il le duc
fallait d'abord qu'ils eussent un chef capable de remplacer de bedford.
Henry V, et une armée solide. Pendant les premières années du
nouveau règne, ils eurent cette armée et ce chef. Jean de Lancastre,
duc de Bedford, avait trente-trois ans à la mort de son frère. C'était
un homme de haute stature, aux traits énergiques et durs \ Il avait
les qualités et les défauts de sa race et de sa famille. Administrateur
exact et équitable, fin politique, il sut toujours être affable et conci-
liant quand il le jugea à propos; mais c'était un froid calculateur,
très avide, arrogant et capable de cruauté. Il menait à Paris et à Rouen
un train vraiment royal. Il s'était fait allouer une pension de plus de
cent mille livres tournois, et il accumulait en France et en Angle-
terre hôtels, terres et seigneuries. Il faisait main basse sur tout ce
1. Sources. Ordonnances, t. XIII. Stevenson, Leilers and papers illus-lralive of Ihe wars
of Ihe English in France, 1861-1864. 3 vol. Jarry, Le compte ile l'armée anglaise au siège
d'Orléans. Mémoires de la Société archéologique de lOrléanais, I. XXIII. Joubert, Docume;i/.v
inédits sur la guerre de Cent Ans dans le Maine, Revue du Maine, 1889.
Ouvrages a consulter. Longnon, Etendue de la domination anglaise à l'époque de Jeanne
d'Ajr, Revue des Questions historiques, t. XVIII. Ch. de Beaurepaire, Administration de la
Normandie sous la domination anglaise. Mém. de la Soc. des Antiquaires de Normandie,
t. XXIV. Boucher de Molandon et de Beaucorps, L'armée anglaise vaincue par Jeanne d'Arc,
Mémoires de la Soc. archéologique de l'Orléanais, t. XXIII. Mlle de Villaret, Campagnes des
Anglais dans l'Orléanais, 1898. Aubert, Histoire du Parlement de Paris, t. I. 189V Du Mofej',
Exmes pendant l'occupation anglaise, Bull, de la Soc. histoiique de l'Orne, t. VIII.
2. On voit son portrait dans le Livre d'heures de la duchesse de Bedford (British Muséum).
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
COMPOSITION
DE LARMÉE
ANGLAISE.
SOLDE,
DISCIPLINE.
qui lui plaisait. Les magnifiques vitraux du château de Coucy et les
débris de la librairie du Louvre, achetés par lui à vil prix, furent
expédiés en Angleterre. Ai(lé de ses favoris, il dilapida en quelques
années la collection de tapisseries de Charles VI, une des plus riches
qui aient jamais existé : il n'en resta rien. Ces satisfactions person-
nelles qu'il trouvait dans la conquête anglaise, et l'intérêt qu'il avait
à la maintenir, joints à ses talents de politique et d'homme de guerre,
faisaient de Bedford l'homme le plus capable de recueillir la succes-
sion de Henry V. La fortune des Lancastres était en bonnes mains.
Jusqu'au moment où les victoires de Jeanne d'Arc amenèrent la
dislocation du gouvernement anglais en France, Bedford réussit à
maintenir intacte l'excellente organisation de son armée. Cette
armée consistait en « retenues », compagnies d'effectif variable,
souvent très petites. La retenue était recrutée, à Taide d'engagements
volontaires, par un capitaine anglais, qui la commandait et l'adminis-
trait. Elle comprenait, en grande majorité, des Anglais, et un certain
nombre de sujets français, venus surtout des domaines bourguignons.
La solde était élevée. Un bannerel touchait 4 sols sterling par
jour; un chevalier 2 sols. L'homme d'armes, qui était généralement
un noble, avait 8 deniers s'il combattait à pied, et 12 s'il était monté.
Les archers, trois fois plus nombreux que les hommes d'armes,
avaient 6 deniers'. A cette solde, payée intégralement et sans retards,
se joignait le produit des rançons et du butin. Mais il était interdit aux
gens de guerre de vivre sur l'habitant. Le capitaine d'une retenue,
quand il passait contrat avec le duc de Bedford, promettait de « faire
garder les peupples et sugiez obéissanz au roy, de toutes forces, vio-
lences, pilleries, roberies, prinses de vivres, chevaulx et austi-es bes-
tiaulx et de toutes exactions quelconques ». Il est vrai qu'il ne faut
pas se fier absolument à ce texte officiel, auquel on peut opposer
plusieurs documents, notamment un bail passé à Hauville en 1423 :
« S'il advient que dedans ledit terme les bœufs baillés au fermier
pour le labour ou le harnois fussent perdus par Anglais, gens
d'armes, brigans ou autres gens, le preneur n'en rendra rien *. »
Mais c'était beaucoup que les Anglais reçussent une solde et ne
fussent pas, comme les Armagnacs, contraints à voler pour vivre.
Plus tard, quand leur solde cessa de leur être allouée régulièrement,
ils devinrent pillards comme les autres.
1. La livre sterling, divisée en 20 sols de 12 deniers chacun, valait alors près du double
de la livre sterling actuelle, en valeur intrinsèque. D'autre part, les métaux précieu.x étant
bien plus rares que de nos jours, leur pouvoir d'achat était plus considérable; cette valeur
relative ne peut d'ailleurs être fixée avec précision. Un sol sterling valait donc, en poids,
2 fr. 5o de notre monnaie, el avait une valeur relative notablement supérieure.
2. De Beaurepaire, Elal des campagnes de la Ilaule-Normandie, p. 22.
CaAP. PREMIER
Gouvernement du duc de Bedford.
Avant le paiement de la solde, des revues d'effectif et de matériel
étaient passées par des commissaires royaux, qui étaient le plus
souvent des fonctionnaires civils. C'étaient aussi des juges civils
qui connaissaient des délits commis par les soldats anglais.
Les retenues étaient dispersées en petites garnisons sur toute
l'étendue des pays conquis. Lorsqu'on entreprenait une campagne
importante, des renforts venus d'Outre-Manche formaient ordinaire-
ment le noyau de l'armée d'opérations ; pour achever de la consti-
tuer, les garnisons anglaises de France envoyaient des détachements.
On affaiblissait ainsi la défense des places; mais cet expédient était
commandé par les circonstances : le budget du « roi de France et
d'Angleterre » ne pouvait suffire à la levée de nombreuses armées.
L'effectif des troupes anglaises résidant en France fut toujours très
restreint : la garnison de Cherbourg était de 160 hommes, celle de
Rouen de 75, celle d'Évreux de 12. Pour des opérations de premier
ordre, comme le siège d'Orléans, on ne parvenait à rassembler que
quelques milliers de combattants. Mais la tenue et la discipline de
ces troupes, sans être parfaites, étaient très supérieures à celles des
armées armagnaques.
L'armée anglaise n'avait ni connétable, ni maréchaux. Elle était
placée sous l'autorité d'un lieutenant du roi, qui donnait immédiate-
ment ses ordres aux capitaines de retenues. Ces lieutenants du roi
d'Angleterre étaient souvent des stratégistes de valeur. Charles Vil,
durant les premières années de son règne, n'eut pas un seul homme
de guerre comparable aux chefs des armées anglaises.
Mais il ne suffisait pas de conquérir les domaines de Charles Vil.
Le difficile était de les gouverner.
En 1122, outre les sénéchaussées du Bordelais, du Bazadais et
des Landes, qu'ils tenaient depuis de longues années, les Anglais
avaient à gouverner en France la Normandie et l'Ile-de-France, une
grande partie de la Picardie et de la Champagne; les pays entre
Seine et Loire étaient entamés, et le flot de l'invasion pénétrera vite
jusqu'aux rives de la Loire. A l'ouest de ces pays de domination
anglaise, les Bretons vivaient à l'écart, comme désintéressés de la
lutte; à l'est, le duc de Bourgogne reconnaissait la souveraineté de
Henry VI pour ses fiefs français : Bourgogne, Artois, Flandre française.
La région occupée par les Anglais au nord de la Loire était la
plus riche du royaume; mais leur domination n'y était point par-
tout assurée et sans partage. Ils n'avaient pas réussi à exterminer
les bandes des capitaines armagnacs; en Champagne surtout, elles
tenaient encore les champs. Dans les pays contigus aux domaines de
Philippe le Bon, il avait fallu faire une part au duc de Bourgogne
CONTROLE
ET JUSTICE
MILITAIRE.
EFFECTIFS.
COinUNDEMENT.
LIMITES
DE LA DOMINATION
ANGLAISE.
Charles VU. Fin de la suerre de Cent Ans.
UVRE PREMIER
PRINCIPES DU'
GOUVERNEMEiST
ANGLAIS
EN FRANCE.
■LE PERSONNEL.
et à ses fidèles : le Bourguignon Antoine de Vergy était gouverneur
de Champagne, et Jean de Luxembourg était capitaine-général d-e
Picardie. Dans une partie de lIIe-de-France elle-même, les gouver-
neurs des villes étaient des capitaines bourguignons. L'administra-
tion anglaise ne régissait vraiment — bien qu'ici encore elle eût à
compter avec des résistances — que Paris, l'ouest de lIle-de-France,
la Normandie et le bailliage d'Alençon. C'est dans cette contrée sur-
tout qu'il convient d'étudier la méthode et les procédés du gouverne-
ment anglais.
Deux principes présidèrent à l'organisation du gouvernement
anglais au nord de la Loire : laisser intacts les coutumes des Fran-
çais, les organes et les procédés administratifs de la royauté capé-
tienne, les corps politiques et judiciaires, les fonctions civiles, depuis
les plus relevées jusqu'aux plus humbles, depuis l'office de chancelier
jusqu'à la charge de procureur de paroisse; en second lieu, réserver
le plus grand nombre possible de ces fonctions civiles à des Français.
Ce système était conforme aux idées politiques du temps, et les
Anglais auraient pu difficilement en pratiquer un autre, vu les faibles
ressources dont ils disposaient pour conquérir et conserver un pays
trois fois plus grand que le leur. Enfin il était dit dans le traité de
Troyes que le roi de France et d'Angleterre devait garder « à l'un et
à l'autre royaume ses droiz, libertez ou coustumes, usaiges etloix ».
L'adoption de ces principes par Bedford était donc naturelle; elle
n'en mérite pas moins d'être remarquée, car elle prouve que le succès
de l'entreprise anglaise n'aurait point bouleversé le cours des desti-
nées de la France, et n'aurait pas assuré, en deçà de la Manche, la
propagation des hbertés politiques dont jouissaient les Anglais'.
Le régent ne changea môme pas le personnel des officiers. Par
ordonnance du o décembre 1422, il les maintint dans l'exercice de
leurs charges. Il le pouvait, parce que le duc de Bourgogne Jean
sans Peur, après son entrée à Paris, en 1418, puis le roi Henry V,
après la conclusion du traité de Troyes, avaient peuplé les adminis-
trations de créatures dévouées à la cause anglo-bourguignonne. Les
offices civils vacants furent presque toujours donnés par Bedford à
des Français. Il choisit pour prévôt de Paris Simon Morbier, cheva-
lier du pays chartrain, et pour chancelier de France Tévêque de
Thérouanne, Louis de Luxembourg. Dans le Grand Conseil de la
régence, siégeant à Paris, et qui comprenait, vers 1428, seize membres,
il n'y avait que deux Anglais : l'évêque de Chichester, et le fameux
1. L'historien anglais Stiibbs {Conulihilional Hisloni of Englami. t. III, p. 124-125, 4"^ éd.) a
émis sur ce point une opinion qui nous parait radicalement démentie par les faits.
CHAP. PREMIER
Goin'eniement du duc de Bedford.
John Falstaff, qui a dû sa célébrité non à ses talents militaires ou à
ses goûts d'amateur d'art, mais au ridicule jeté abusivement sur son
nom pai* la fantaisie de Shakspeare. — Par contre le récent, comme
avait fait avant lui Henry V, réservait à des Anglais la plupart des
emplois militaires. En Normandie, tous les baillis, tous les gouver-
neurs de places étaient Anglais
Le Parlement de Paris avait été épuré au moment du triomphe
d<es Bourguignons, en 1418. Réduite à un petit nombre de conseillers
triés sur le volet par Jean Sans-Peur et Philippe le Bonetpar Henry V,
la Cour souveraine s'était faite la zélatrice empressée de la politique
anglaise. Conduite par son premier président, Philippe de Morvil-
liers, jadis conseiller intime du duc de Bourgogne, elle assistait à
toutes les processions qu'on organisait à Paris pour célébrer les
défaites infligées à Charles VII. Pourtant le régent ne fut à son égard
ni généreux ni confiant. Elle ne reçut pas ses gages plus régulière-
ment qu'au temps de Charles VI. A plusieurs reprises, Bedford
refusa de laisser les conseillers exercer leur droit d'élection et
pourvut aux postes vacants. C'est que ces fervents Bourguignons
conservaient malgré tout les traditions du Parlement. Ils firent
obstacle aux évocations par lesquelles Bedford voulait réserver à
son Grand Conseil une foule de causes civiles et criminelles; en li24,
ils osèrent rendre un arrOt dans un de ces procès. L'année sui-
vante, le régent dut prodiguer les menaces et les prières pour leur
faire accepter une ordonnance qui sacrifiait les libertés de Téglise
gallicane; de guerre lasse, le Parlement la promulgua, mais « sous
correction ». L'irritation que cette indocilité provoquait chez Bedford
montre combien il se souciait peu de respecter et de développer les
rares organes de contrôle que la monarchie capétienne avait laissés
naître en France.
Henry V avait établi une organisation provisoire dans les pays
conquis par lui avant la conclusion du traité de Troyes, La JNor-
mandie était administrée par un conseil spécial, et une Chambre
des comptes siégeait à Caen. Le « Pays de Conquête », c'est-à-dire
les prévôtés situées entre Saint-Germain-en-Laye et les frontières
de la Normandie, formait comme une annexe de la grande province.
Maintenant que Henry VI avait succédé à Charles VI, il semblait que
cette organisation spéciale n'eût plus de raison d'être. Bedford réunit
la Chambre des comptes de Caen à celle de Paris, mais il conserva
le Conseil de Normandie. Il songeait à un retour possible de la
fortune; le beau pays si longtemps possédé par les Plantagenets
devait être prêt à vivre de sa vie propre, si les Armagnacs réussis-
saient à reprendre le reste. Henry V n'avait-il pas dit à son lit de
PAFxLEMENT
DE PARIS.
LE PERSONNEL
ADMINISTRATIF
EN NORMANDIE.
CJiarles VII. Fin de la guerre de Cent Ans. livre premier
mort qu'il ne faudrait jamais abandonner la Normandie? C'était le
centre des opérations de la conquête; c'était le refuge possible en
cas de revers; enfin c'était le pays de prédilection des barons anglais,
qui retrouvaient là le berceau de leurs familles.
Le Conseil de Normandie comprenait, vers 1429, dix-sept con-
seillers; sauf deux ou trois, tous étjaient Français. Bedford leur
confiait les plus délicates missions; c'étaient eux qui étaient chargés
de parcourir le pays pour surveiller la population. On verra que la
tâche n'était pas facile.
//. — ADMINISTRATION DU DUC DE BEDFORD.
MISÈRE DE LA FRANCE ANGLAISE '
PROJETS D'AVENIR ^ J '?^ Parisicn écrivait dans son journal, peu après l'entrée des
DE BEDFORD. \^ troupcs dc Charlcs VII dans la capitale : u Les Angloys furent
moult long temps gouverneurs de Paris, mais je cuide (je crois) en
ma conscience que oncques nulz (jamais aucun) ne fisl semer ne blé ne
advoyne, ne faire une cheminée en hostel qui y fust, ce ne fut
(excepté) le régent duc de Bedfort, lequel faisoit touzjours maçonner,
en quelque pais qu'il fust; et estoit sa nature toute contraire aux
Angloys, car il ne vouloit avoir guerre à quelque personne; et les
Angloys, de leur droicte nature, veullent touzjours guerreer leurs
voisins sans cause. »
Ce Parisien était bon observateur. La plupart des Anglais
ne voyaient dans la conquête qu'un moyen de satisfaire leur appétit
de gloire et une occasion de s'enrichir rapidement. Le duc dc Bed-
ford, sans négliger ses propres intérêts, avait un idéal plus élevé,
la paix. Il prétendait établir la dynastie des Lancastres en France. Il
voulait fonder et « maçonner ».
1. Sources. Oiilre les sources indiquées au § i : Journal d'un bourgeois de Paris, édit.
Tuetey, 1881. Tliornas Basin, Hialoire de Charles Vil, livre II, dans : OEuvres, édiU Qui-
cherat, t. I, i855. Monslrelet, Chronique, édit. Douët d'Arcq, t. IV, 1860. Longnon, Paris
pendant la domination anglaise, documents publiés par la Société d'Histoire de Paris, 1878.
Denlde, La désolation des églises en France pendant la guerre de Cent Ans, t. I, 1897. Parfouru,
Compte du temporel de l'évèché de Mcaux, 1900, extrait du Bull, de la Confér. d'hist. de
Meaux.
Ouvrages a consulter. Outre ceux indiqués au § 1 : De Saulcy, Histoire numismatique de
Henri V et de Henri VI, 1878. André Joubert, Les monnaies anglo-françaises du Mans, 1887.
L. Batiffol, Le Chùlelel de Paris, Revue historique, t. LXI à LXIII, 1896-1897. De Bour-
mont, Fondation de i'Uniuersité de Caen, i883. Puiseux, L'émigration normande et la coloni-
sation anglaise en Normandie au XV' siècle, Mémoires lus en Sorbonne en i86ô. Chéruel,
Rouen sous la domination anglaise, 1840. Flammermont, Sentis pendant la guerre de Cent Ans,
Mémoires de la Société de l'Hist. de Paris, t. V. Pagel, Noyon au XV' siècle. Thèses de
l'Ecole «les Chartes, 1897. D'Arbois de Jubainville^ Inventaire des Archives de l'Aube,
XI» livraison, Introduction, 1872. Lapierre, La guerre de Cent Ans dans l'Argonne, 1900. Tra-
vaux de Quanlin et de l'abbé Charles: Mémoires lus en Sorbonne en 1860, et Revue du
Maine, 1889. S. Luce, La France pendant la guerre de Cent Ans, 1890 et 1893.
LA DOMINATION ANGLAIS!
JKAN UE LANCASTHE, DUC DE BEDIOHD.
Le duc esl représenlé à genoux (à gauche), devant saint Jean son patron. Autour de lui est écrite
sadevise : « A vous entier ■. Miniature du livre d'heures de la duchesse de Bedford.—Brit. Muséum.
Cl. Mansell.
IV. 2.
2. Page 8.
CHAP. PREMIER
Gom>ernemcnt du duc de Bedford.
Rien no montre mieux ce souci que la réforme des monnaies.
Tandis que Charles VII, pour se procurer les ressources dont il usait
si mal, recourait aux tristes artifices du règne précédent, Bedford
tâchait de mettre en circulation au nord de la Loire une bonne mon-
naie d'or et d'argent. Jusqu'en 1427, tous les ateliers des pays conquis
et ceux des domaines que le duc de Bourgogne possédait en France
fabriquèrent des pièces à l'effigie de Henry VI et, dès que le Mans
fut pris, en 1425, la frappe des monnaies anglo-françaises y com-
mença. Les maîtres, les ouvriers, les changeurs, furent étroite-
ment surveillés, les pièces de mauvais aloi du « soi-disant dauphin »
décriées en de multiples ordonnances, qui d'ailleurs ne réussirent
pas à empêcher la circulation de la monnaie faible.
Le Normand Thomas Basin nous dit que le duc de Bedford
était « humain et juste, et aimé des Français de son parti ».
Ce souci de justice et de mansuétude lui a inspiré son œuvre la plus
belle, la réforme du Châtelet de Paris. Ému des plaintes qui s'éle-
vaient contre l'administration de la justice dans cette cour et contre
le régime de la prison, il chargea son Conseil et le Parlement de
Paris d'étudier ensemble la question et de remédier aux « exactions,
tromperies et mengeries ». De la « grant et meure deliberacion »
de l'assemblée sortit une longue ordonnance en 185 articles. Ce
remarquable règlement garantit le public contre la corruption, l'avi-
dité et la paresse des gens de loi. Les écritures, dont on abusait tant
au xve siècle, les dépens et les dommages-intérêts, les salaires des
divers officiers sont limités et taxés avec soin et détail. Les abus dans
l'exécution des sentences sont réprimés sévèrement. Les sommes que
le geôlier reçoit des prisonniers, pour leur entretien, sont fixées dans
un tarif, variable selon la condition sociale du captif. Les prisons
doivent être tenues proprement, et chaque lundi le prévôt visitera
les prisonniers pour écouter leurs plaintes.
Les privilèges des villes et des corporations furent l'objet de
nombreuses chartes confirmatives. Les rigoureux statuts qui pesaient
sur les travailleurs anglais et fixaient le taux de leurs salaires ne
pénétrèrent pas en France. Le régent laissa même se multiplier les
confréries, dont le gouvernement avait si peur en Angleterre.
En Normandie surtout, Bedford se montra un maître équitable
et conciliant. Il respecta scrupuleusement les vieilles institutions et
la coutume du pays; il fit bonne justice et punit sévèrement les
méfaits des soldats; il tâcha d'oublier et de faire oublier les résis-
tances acharnées que Henry V avait rencontrées et brisées, en parti-
culier à Caen et à Rouen. Le régent réduisit la rançon des Rouennais
et leur rendit les clefs de leur ville ; il accorda aux habitants de Caen
ADMISISTRATION
DU RÉGENT.
LES MONNAIES.
REFORME
DU CHATELET.
VILLES, MÉTIERS,
CONFRÉRIES,
VILLES
NORMANDES.
DEBUTS
DE L'UNIVERSITÉ
DE CAEN.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
ABANDON
DU SYSTÈME
DE COLONISATION
ANGLAISE.
BEDFORD NE PEUT
RÉTABLIR
L'ORDRE.
MISERE
DELA FRANCE
ANGLAISE.
la confirmation de leurs franchises et leur donna une Faculté de droit,
malgré les réclamations de TUniversité de Paris. En pratique, d'ail-
leurs, les privilèges municipaux lurent souvent violés par les capitaines
anglais, mais il semble que ce fut toujours contre la volonté du régent.
Enfin il laissa s'écrouler le système de colonisation, odieux à la
population française, que son frère avait essayé de pratiquer en
Normandie. Henry V s'était cna assez fort pour donner à certaines
villes, comme Harfleur, une population exclusivement anglaise, et
pour constituer dans la campagne normande une féodalité nouvelle
et obéissante, en attribuant à sa noblesse la plus grande partie d«s
terres. Il a^'ait édicté la peine de mort contre les immigrés cou-
pables d'avoir repassé la Manche sans sa permission. Cette mesure
atroce prouve assez que les colons anglais étaient vite las de leur
nouveau séjour, de l'insécurité où il leur fallait vivre et de l'hostilité
qu'ils lisaient sur les visages. Tout en continuant à récompenser par
des donations de terres françaises les services de ses capitaines,
Bedford renonça à ces inutiles rigueurs. Bon nombre d'Anglais
retounaèrent en Angleterre, abandonnant les terres incultes et les
maisons délabrées qu'on leur avait données et qu'il ne fallait guère
songer à remettre en état, dans ce pays ruiné par la guerre de partisans.
Ainsi Bedford voulait être juste et il avait, semble-t-il, l'ambition
de devenir populaire. Il avait la vue exacte de la politique qu'il fallait
suivre pour habituer le pays conquis à la domination anglaise et
pour la faire aimer. Mais la tâche était au-dessus de ses forces et de
son habileté. La guerre et la nécessité d'achever la conquête l'obli-
geaient à élargir les plaies dont souffrait la France du nord, désolée
déjà par la lutte entre Armagnacs et Bourguignons, et par les rudes
campagnes de Henry V. Les opérations qu'il ordonnait aboutissaient
inévitablement à la dévastation. Puis les pays soumis aux Anglais
étaient ravagés par les partisans du roi de Bourges. Bedford n'a
jamais pu nulle part assurer la sécurité des routes, ni celle des pro-
priétés; jamais il n'a pu empêcher, même au cœur de la Normandie,
ni les incursions des capitaines de Charles VII, ni les coups de main
des « rebelles ».
Pour nous dépeindre la misère de la France anglaise, tous les
documents concordent. Les riches voient leurs revenus s'anéantir.
Ouvriers, marchands, paysans, chôment et crient misère. Les villes
sont pleines d'édifices et de maisons en ruines. Les champs sont
envahis par les ronces et les arbustes, et les laboureurs ne se croient
en sécurité qu'autour des places fortes. Bedford a beau distribuera
ses fidèles, Anglais ou Français, « chasteaulx, maisons, fours, moulins,
estangs, bois, héi'ilages, terres, seigneuries » ; il a beau ieur recom-
CHAP. PREMIER
Gouvernemenl du duc de Bedford.
mander de les remeltre en état et de les entretenir; malgré toutes les
ordonnances du monde, ils laissent, déclare le régent, « les choses
dessusdites, à eulx ainsy données, en grant ruine, gast et désolation «.
Ils démolissent les maisons pour vendre les pierres, les poutres et
les châssis, coupent les arbres, et puis s'en vont, car la campagne est
inhabitable.
A Paris, la misère et l'émigration dépeuplent peu à peu la ville.
Les loyers ont baissé des deux tiers; même à ce prix, on ne trouve
que difficilement des locataires solvables : « ceux à qui les louages
ont été faits s'en vont chascun jour, sans rien payer, et mettent les
clefs dessoubs l'huis, sans dire adieu à leur hoste'. » Des milliers de
maisons sont abandonnées par leurs propriétaires, qui ne peuvent
plus payer les rentes hypothécaires dont elles sont grevées. Maints
édifices religieux tombent en ruines. Le chapitre de Notre-Dame,
dont les domaines ne rapportent plus rien, doit vendre, morceau par
morceau, les pièces d'orfèvrerie de son trésor, et ne trouve qu'à
grand'peine des acquéreurs. A l'Hôtel-Dieu, à la léproserie de Saint-
Lazare, on ne sait où trouver de l'argent pour soigner et nourrir les
pauvres.
A Rouen, dans la banlieue, dans tout le diocèse, dans toute la
Normandie, on n'entend parler que d'églises effondrées ou incen-
diées, de couvents abandonnés par les moines, d'hôpitaux et de
malach'eries où l'on ne peut plus continuer les œuvres de charité. Le
pays de Caux est inculte et infesté par les loups. En Basse-Nor-
mandie, Pontorson, dans un acte de 1434, est appelée « la feue ville
de Pontorson ». Pour définir l'état de la province, il suffira de dire
qu'elle est obligée de s'approvisionner de blé en Angleterre. Aussi
bon nombre de paroisses n'ont plus d'habitants; les uns ont péri de
misère, et les autres ont émigré en Bretagne, en Flandre, à l'étranger.
Dans toute la Picardie, les faubourgs et les environs des villes
sont ravagés par les routiers. Quantité d'églises et de monastères
sont en ruines. Les paysans du Beauvaisis et du Valois n'ont même
plus assez de grains pour faire les semailles. Dans cette région, la
résistance des Armagnacs, comme le vicomte de Breteuil, qui tenait
bon dans le château de Chantilly, exaspérait la cruauté des Anglais.
Ils détruisirent le fameux monastère de la Victoire, qui rappelait la
victoire de Philippe-Auguste à Bouvines. Une autre abbaye célèbre,
Saint-Germer, n'avait plus aucune ressource, et les moines allaient
quêter leur pain dans les environs. Soissons, trois fois assiégée
pendant les luttes entre Armagnacs et Bourguignons, ne pouvait se
LA MISEHE
A PARIS.
LA MISERE
EN NORMANDIE.
LA MISERE
EN PICARDIE
ET EN VALOIS.
1. Docuiueal judiciaire de 1/432 ; Revue des Sociétés savantes, i863, t. I, p. 206.
( 1 1 >
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
LA MISERE
EN CHAMPAGNE.
LA MISEBE DANS
LE CHARTRAIN
ET LE MAINE.
relever de ses désastres. A Laon, le doyenné de Tég-lise Saint-Pierre
restait vacant, les revenus étant anéantis.
En Champagne et en Brie, on dénonce vainement au régent les
brigandages des soldats bourguignons et même des Anglais, et les
exactions des possesseurs d'offices. L'assemblée générale des habi-
tants de Troyes élit en 14:23 un comité de trente membres, chargé
d'organiser l'approvisionnement de la ville, devenu très malaisé.
Au dire des Rémois, leur pays est « presque tout inhabité, désert et
désolé ». Et, en elïet, dans toute la Champagne, des villages entiers
sont dépeuplés; les cultivateurs sont morts de faim ou bien sont
partis pour l'Allemagne. Sur les bords de l'Yonne et de la Vanne, la
désolation est telle que les domaines du chapitre de Sens ne rap-
portent plus un denier. A Sens, quantité de maisons sont vides; les
deux antiques monastères de Sainte-Colombe et de Sainl-Pierre-le-
Vif tombent en ruines. Beaucoup d'autres abbayes, dans la Cham-
pagne et la Brie, ont été abandonnées par leurs moines, réduits au
vagabondage et à la mendicité.
Dans les comtés avoisinant la Loire, les Anglais ne peuvent
même pas établir une apparence de gouvernement régulier, car il
leur faut se battre chaque jour. Pour les habitants, c'est un régime
de terreur perpétuelle. L'évêque de Chartres calcule qu'il ne lui reste
plus que sept livres de revenus, sur dix mille; les bénéfices de son
diocèse ne valent plus rien, et personne n'en veut. Les habitants i\\i
Maine sont écrasés par les Anglais de contributions de toutes sortes;
bienheureux encore s'ils ne sont pas rançonnés en même temps par
les Français. Le prieuré de Solesmes n'a plus que cinq moines. Le
monastère de Saint-Calais est réduit en cendres. Au Mans, l'abbaye
de Saint-Pierre de la Couture est dévastée; celle de Saint- Vincent ne
touche pas le dixième de ses revenus, et son église est démolie.
Dans ces pays que Bedford avait rêvé de pacifier et d'attacher
pour toujours à la dynastie des Lancastres, le désordre et la détresse
dureront autant que la domination anglaise.
III. — LES EXIGENCES DU GOUVERNEMENT ANGLAIS^
D
E ce peuple exaspéré par la misère, le duc de Bedford exigea
deux choses : une fidélité stricte et de l'argent.
POLICE ANGLAISE. Lcs prises d'armes, les complots, et même les témoignages de sym-
pathie pour la cause de Charles VII furent châtiés avec cruauté. Les
1. Sources. Outre les sources indiquées aux § i et 2 : Pierre Cochon, Chronique normande.
CHAP. PREMIER
Gouvernement du duc de Bedfotd.
grandes villes furent étroitement surveillées par une police secrète.
Les voyageurs étaient épiés, les correspondances saisies. A Paris,
André Boisseau reçoit chez lui son père, âgé et presque aveugle, qui
vient de Tours, ville armagnaque : ils sont tous deux mis en prison.
Jean du Pi'é, boulanger, héberge son frère, qui arrive aussi du pays
armagnac, « souffrant de froidure et de pauvreté » ; il est arrêté, comme
coupable de n'avoir pas livré son frère à la justice. Jeannette Bonfils
est bannie quelque temps, pour avoir entretenu une correspondance
avec un maître des monnaies de Charles VII, Jean Routier, son
amoureux. A Troyes, la police s'enquierl de Topinion que chaque
bourgeois professe à Tégard des Anglais; les suspects sont obligés
de fournir des répondants. Autant que possible, on exige de chaque
individu un serment : au début de la régence, tous les Parisiens,
même les « vachers et porchers des abbayes », durent jurer « d'être
bons et loyaux au duc de Bedfort, et de nuire de tout leur povoir à
Charles, qui se disoit roy de France ». Tous ceux qui refusaient le
serment étaient expulsés et privés de leurs biens. Les terres et les
maisons abandannées au nord de la Loire par les compagnons de
Charles VII furent également confisquées. Bedford put ainsi, comme
Henry V, se montrer généreux envers les capitaines anglais, les
chevaliers et les officiers du duc de Bourgogne, et les Français qui
s'étaient ralliés à la cause anglaise.
Ces « Français reniés » furent comblés de faveurs. On leur pro-
digua les fonctions grassement payées. Perrinet Leclerc fut fait mon-
nayer en la Monnaie de Paris, pour avoir jadis ouvert la capitale aux
massacreurs bourguignons. Un modeste officier de finances, Pierre
Surreau, devint receveur général de Normandie; il amassa en peu de
temps une grosse fortune et son hôtel de Rouen regorgeait d'objets
précieux. Les bouchers de la Grande Boucherie de Paris obtinrent la
confirmation de leurs privilèges, rétablis depuis peu. Un d'eux, Jean
de Saint-Yon, devint trésorier et gouverneur général des finances de
Henry VI pour le royaume de France, et conseiller du régent. Les
privilèges des bouchers de Chartres, jadis abolis par le dauphin,
furent remis en vigueur. Ces corporations, par la violence de leur
ferveur bourguignonne, paraissaient mériter une faveur spéciale.
Tirer de l'argent d'un pays si misérable, était malaisé, mais
nécessaire. La Chambre des Communes déliait difficilement les cor-
dons de sa bourse. Si la classe guerrière anglaise désirait la conti-
éd. Beaurepaire, 1870. Demaison, Une assemblée d'Élals en I4i4, Travaux de l'Académie de
Reims, t. LXXIII. J. Félix, Inventaire de Pierre Surreau, 1892.
Ouvrages a consulter. Ch. de Beaurepaire, Les Etals de Normandie sous la domination
anglaise, 1869. — Sur Bedford el le clergé, études de Grassoreille dans les Mémoires de la
Soc. de l'Histoire de Paris, 1882, et de Souillé, dans la Revue de Champagne, 1890.
CONFISCATIONS.
FAVECnS
AUX FBANÇAIS
RENIÉS.
LA QUESTION
D'ARGENT.
i3 >
Charles VIL Fin de la guerre de Cent Ans.
UVRE PREMIER
REVENUS
DE LA RÉGENCE.
SUBSIDES VOTES
PARLES ÉTATS.
PERCEPTION
DES SUBSIDES.
DUâtion d'une lutte qui satisfaisait son amour-propre et son avidité,
le peuple, en revanche, se souciait peu de gloire militaire. Voir ses
princes régner à Paris aussi bien qu'à Londres l'inquiétait et lui
déplaisait, et il ne faisait pas volontiers de sacrifices d'hommes et
d'argent. La plupart des Anglais ne désirèrent l'annexion de la France
que le jour où leurs armées commencèrent à en être chassées, parce
que l'orguieil national humilié réclama une revanche.
Pourconquérirla France, Bedford devait donc trouver de l'argent
en France même. Le domaine royal, ruiné par la guerre, donnait de
maigres revenus. En Champagne, et dans un grand nombre de terres
normandes, il ne rapportait rien. Le produit de la gabelle était mince.
Il fallait en conséquence recourir aux impôts extraordinaires. Le
régent les fit voter, la plupart du temps, par des États Provinciaux.
Les États de Normandie étaient convoqués au moins une fois par
an, tantôt dans une ville normande, tantôt dans une ville du « Pays de
conquête «, tantôt même à Paris. Les sessions d'États, en Normandie
et ailleurs, étaient courtes et le subside voté docilement. Rarement
les assemblées posèrent des conditions ou obtinrent des réductions.
Les instructions données par les habitants de Reims aux députés
qui devaient les représenter dans une réunion d'États de Champagne
et de Picardie, tenue à Amiens en 142i, montrent fort bien dans
quelle mesure on croyait pouvoir modifier les volontés du régent.
Les Rémois craignaient que les Anglais n'exigeassent le rétablisse-
ment des aides, impôts indirects abolis par Jean sans Peur en 1418.
Le mandat des députés était donc de représenter aux commissaires
du roi, tout en protestant de leur obéissance et de leur loyauté, que,
.selon le traité de Troyes, les sujets du royaume de France devaient
être tenus en leurs franchises et libertés anciennes; que, pour avoir
aboli les aides, Jean sans Peur avait eu la faveur et l'amour de la plus
grande partie du peuple; que cette sorte d'impôt était ruineuse pour
les sujets, sans beaucoup profiter au roi; et qu'un impôt direct, une
taille, serait préférable. Si les aides étaient rétablies, qu'au moins
les vivres à bas prix fussent exempts de toute charge, vu la détresse
des classes pauvres; quune partie de l'impôt fût donnée à la ville
pour ses dépenses, et qu'enfin la justice des aides fût administrée
avec exactitude, sans frais excessifs, par de « bonnes personnes »
que les habitants éliraient.
Moyennant quelques rares concessions, le régent put obtenir le
vote de sommes considérables. Dans les pays dévastés par la guerre
ou peu soumis, la perception, il est vrai, était souvent impossible.
On ne pouvait presrtue rien tirer de la Champagne : les paroisses
appartenant à des seigneurs bourguignons ne voulaient rien payer;
i 14 >
CJIA.P. PREMtEa
Gouvernement du duc de Bedford.
d'autres étaient ruinées et désertes ; d'autres étaient si souvent visi-
tées par les Armagnacs que les sergents du roi Henry VI n'osaient s'y
risquer. La Normandie et la région parisienne supportèrent presque
seules le poids de ces impôts extraordinaires, qui pouvaient y être
perçus assez régulièrement. Ce furent les Normands qui payèrent les
frais du siège d'Orléans.
Aux tailles accordées par les États venaient se joindre les sub-
sides levés d'urgence, et les sommes que des assemblées régionales
votaient pour fortifier une place ou assiéger un château. Bedford
recourait donc aux procédés que les rois de France avaient employés
depuis le xiv" siècle. Ajoutez à tout cet argent le produit du butin
et des rançons et les énormes contributions levées dans les pays fron-
tières, comme le Maine, sur les habitants restés fidèles à Charles Vil.
L'or ainsi arraché à une population décimée et appauvrie était d'ail-
leurs dépensé avec économie et régularité. Les Anglais apportaient
dans leur comptabilité financière les mômes qualités d'ordre et de
précision que dans leurs entreprises militaires.
Le clergé de France fut l'objet des mêmes séductions, de la même
surveillance et des mêmes exigences que la société laïque. Bedford
fit de nombreux dons aux couvents et aux églises de Rouen et solli-
cita l'honneur d'être reçu chanoine de la cathédrale. Dans les
dépouilles des Armagnacs, une part importante fut faite aux prélats
qui embrassèrent résolument la cause anglaise. Tel Robert Jollivel,
qui avait abandonné, dès 1419, son abbaye du iMont-Saint-Michel,
énergiquement défendue contre les Anglais par une troupe de nobles
normands. Bedford lui donna la jouissance de tous les revenus que
le monastère possédait en Normandie. Le bon apôtre, laissant ses
moines jeûner dans l'abbaye assiégée, se mettait en règle avec sa
conscience en déclarant que, s'il occupait tous les biens du couvent,
c'était pour les lui conserver dans leur intégrité. Les Anglais étaient
si sûrs de lui qu'en 1424 ils le chargèrent de diriger le siège du
Mont-Saint-Michel.
Mais ils ne trouvaient point partout la même docilité. Plusieurs
évêques et beaucoup de curés, au temps de Henry V, avaient émigré
plutôt que de se soumettre. D'autres étaient suspects. Le conquérant,
quelques semaines avant de mourir, avait décidé que tous les bénéfi-
ciers du royaume devaient jurer l'observation du traité de Troyes, et
Bedford nomma des commissaires chargés de recueillir ce serment.
Le régent trouva dans la collation des bénéfices un moyen plus
efficace pour dompter le clergé. Il avait cru dabord habile d'adopter
les doctrines gallicanes, et, dans une assemblée d'Etats tenue à Paris,
en 1424, il avait déclaré qu'il voulait maintenir l'Église de France
AUTRES
IMPOSITIONS.
BEDFORD
ET VÈGLISE
DE FRANCE.
OBUG.ATION
DU SERMENT.
BEDFORD
ET LES UBERTÉS
GALLICANES.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
dans ses franchises anciennes, et empêcher les entreprises des papes
contre les ordonnances des saints conciles et des rois; niais un an
s'était à peine écoulé qu'il signait une ordonnance sacrifiant les
libertés gallicanes'. Bien qu'amendées par le Parlement de Paris,
ces lettres du 26 novembre 1425 ne laissaient à la nomination « des
ordinaires et des patrons » que « les bénéfices qui viendraient à
vaquer en mars, juin, septembre et décembre »; le reste, c'est-à-dire
environ les deux tiers, était abandonné au bon plaisir du pape. Il
n'était pas question, dans ces lettres, d'abroger les élections épisco-
pales; mais Bedford montra bientôt comment il entendait la liberté
des élections et de quelle façon il comptait mettre à profit la recon-
naissance de la papauté. Lorsque le siège épiscopal de Paris vint à
NOMINATION vaqucr, en 1426, il força les chanoines de Notre-Dame à lui demander
DES ÉvÈQUEs. l'autorisatiou d'élire un nouvel évoque, sous peine d'une amende de
deux mille marcs d'argent, et il présenta un candidat officiel. Les
chanoines portèrent leurs suffrages sur un autre; mais devant les
menaces du régent, l'élu n'osa prendre possession de sa dignité, et le
chapitre dut installer bientôt le candidat des Anglais, nommé parbulle
pontificale. Dès 1423, un concile de la province de Reims, tenu à
Noyon, se plaignait des prélats insouciants et simoniaques auxquels
le gouvernement confiait les évêchés. Il les accusait de se faire les
instruments du régent pour la destruction des libertés ecclésiastiques.
LES DÉCIMES. Enfin le duc de Bedford obtint du pape Martin V une bulle invi-
tant le clergé de France à payer les subsides que lui demanderait le
roi Henry VI, dans les cas de nécessité. Les décimes succédèrent aux
décimes; dans la seule année 1428, le régent en demanda deux. Les
juges apostohques, choisis par le Saint-Siège pour connaître des
questions contentieuses que soulevaient ces écrasantes impositions,
étaient les auxiliaires les plus dévoués de la politique anglaise :
l'évêque de Beauvais Pierre Cauchon, l'évêque de Thérouanne Louis
de Luxembourg, chancelier de Henry VI, et l'archevêque de Sens,
qui devait son siège au régent.
Ainsi le duc de Bedford était un homme d'état et un homme de
guerre. Il avait la meilleure armée de son temps et il avait adopté la
politique la plus habile, qui é-tait de conquérir la France avec l'aide
des Français et par leur argent, et d'avoir, outre l'alliance du puis-
sant duc de Bourgogne, celle du pape, mais l'œuvre qu'il avait entre-
prise était d'une difficulté immense, car le « royaume de Bourges »,
la moitié de la France, était encore à conquérir, et il s'en fallait que
l'autre moitié, depuis si peu de temps conquise, fût déjà résignée.
1. Sur les libellés gallicanes au temps de Charles VI, voir t. IV, i" partie, p. 36o.
< i6 )
CHAPITRE II
LE ROI DE BOURGES
I. LES DÉBRIS DE LA MONARCHIE DES VALOIS EN l/|2 2. — II. LE ROI, LES
RÉVOLUTIONS DE PALAIS ET L'ANARCHIE. — lU. LA POLITIQUE DU ROI DE BOURGES. —
FINANCES, ARMÉE, DIPLOMATIE. — IV. PROGRÈS DE l'INVASION ANGLAISE, 1/122-1/128.
/. — LES DÉBRIS DE LA MONARCHIE DES VALOIS
EN 1422^
LE surnom de roi de Bourges dépeint en trois mots la faiblesse du ^^ « ^oi
prince, et le peu d'estime où ses adversaires le tenaient; mais il
ne doit pas nous abuser sur les limites véritables de la domination
armagnaque : en 1422, une moitié de la France reconnaissait Char-
les VII pour roi.
On a vu que les Anglais occupaient presque toute la région limites
du Nord, depuis la vallée de la Meuse jusqu'à la baie du Uoni- de la domination
Saint-Michel. A peine si, dans ces pays, quelques places fortes
reconnaissaient encore l'autorité de Charles VII. Mais, sur la Loire
et au midi de ce fleuve, le roi avait gardé ou reconquis les terres du
domaine royal : il avait la Touraine, le Berry, le Poitou, qui furent
ses provinces de prédilection; il avait l'Aunis, la Saintonge, une partie
du Limousin et de l'Auvergne. Dans le duché de Guyenne même, il
avait l'Agenais, le Quercy, le Rouergue. En 1420, un rapide voyage
à travers le Languedoc avait regagné définitivement à sa cause cette
belle province, qui lui assurait les communications avec le Dau-
phiné et la fidèle ville de Lyon. Dans toutes ces terres domaniales,
1. Ouvrages a consulter. Outre les ouvrages, cilès une fois pour ioules, de Beaucourf et
de Vallet : Mémoire de Longnon, Revue des Questions liistoriques, t. XVIII. Cosneau, Le
connétable de Richemont, 1886 (très utile). Flourac, Jean 7" comte de Foix, 1884. Dognon, Les
Armagnacs el les Bourguignons en Languedoc, Annales du Midi, 1889. Ilnillard-Bréliolles,
La rançon du duc de Bourbon, Mémoires présen.tés à l'Acad. des Inscriptions, t. VIII. Didier
Neuville, Le parlement royal à Poitiers, Revue historique, t. VI.
IV.
Charles VII. l'in de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
LES GRANDS
VASSAUX. BBE-
TAGNE.
B A BONS DU MIDI.
FOIX.
NEVERS, BOURBON
c'étaient principalement les « bonnes villes » qui pouvaient prêter au
roi un secours efficace. Elles joueront un rôle important dans la
délivrance nationale.
Si l'on excepte le duc de Bourgogne, aucun des grands seigneurs
de France ne donnait aux Anglais un appui sérieux. Jean V, duc
de Bretagne, conclut à Amiens, en 1423, une alliance avec le duc de
Bedford et le duc de Bourgogne; mais, dans le pays où vivait encore
la veuve de Du Guesclin, Charles VII comptait bon nombre de parti-
sans. Jean V lui-même n'était nullement décidé à soutenir efficace-
ment les Anglais. La Bretagne, désolée par les luttes du xiv* siècle,
avait recouvré la tranquillité, et le commerce y renaissait. Son duc,
habitué à se comporter à peu près comme un souverain indépen-
dant, songeait surtout à la garantir contre le retour des maux de
la guerre.
Dans le sud-ouest, les grands feudataires avaient une attitude
également réservée, et pour la même raison. Le plus puissant de
tous était Jean de Grailly, comte de Foix, vicomte de Béarn, de
Marsan, de Gavardan et de Nébouzan. La maison de Foix avait
d'importantes possessions en Catalogne, et tendait à devenir la maî-
tresse des deux versants des Pyrénées. Elle convoitait la Navarre et
devait finir en effet par l'absorber. Jean de Grailly, jusqu'à sa mort,
ne cessa d'augmenter ses domaines et d'y maintenir la paix, au
milieu du désordre général. En 1418-1419, il avait trouvé moyen de
se faire reconnaître lieutenant du roi en Languedoc, d'abord par le
dauphin Charles, puis par la faction anglo-bourguignonne, et il
s'était présenté dans le pays comme un pacificateur, avec la préten-
tion de rester neutre entre les deux partis. Henry V, dans les der-
niers jours de sa vie, croyait pouvoir le compter parmi ses alliés,
mais déjà le comte de Foix avait secrètement renoué des relations
avec le dauphin.
Dans le centre de la France, depuis Azincourt, tous les grands
fiefs avaient perdu leurs chefs. Le comte de Nevers avait péri dans la
bataille, et sa veuve, qui devait plus tard épouser le duc de Bourgogne,
s'était engagée envers ce prince à observer la neutralité. La duchesse
de Bourbon avait fait la même promesse. Son mari, Jean I", était
captif en Angleterre; elle avait à défendre ses terres contre les incur-
sions des routiers et les convoitises de son voisin le duc de Savoie;
elle avait aussi à payer l'énorme rançon de Jean I". Spéculant sur la
faiblesse de leur prisonnier, qui était allé jusqu'à promettre d'accepter
le traité de Troyes, les Anglais augmentaient sans cesse leurs exi-
gences. Ils demandèrent finalement une somme totale de254000écus.
La duchesse, désarmée contre cette rapacité se confia à des escrocs
Le roi de Bourges.
italiens qui hâtèrent sa ruine. Elle ne put jamais achever le paiement
de cette rançon, et Jean I" mourut captif. Le duc d'Orléans, les
comtes d'Angoulême et de Vendôme étaient également prisonniers
des Anglais. Charles VII disposait du moins de leurs domaines.
Quant à Louis III, duc d'Anjou et comte du Maine, il était parti
en 1420 à la conquête du trône de Naples. Les Anglais convoitaient
ses terres et avaient pris pied dans le Maine.
Ainsi les princes du sang, soutiens naturels du roi, étaient cap-
tifs ou absents, exception faite du plus puissant, le duc de Bourgogne,
ami des Anglais. Le duc de Bretagne et les barons du Midi gardaient
une attitude équivoque ; du moins les Anglais ne pouvaient compter
sur leur aide.
Le roi de Bourges avait un personnel de gouvernement. Jean
sans Peur avait commis une grande faute, lorsqu'après son entrée à
Paris, en 1418, il avait destitué presque tous les officiers d'adminis-
tration et de justice. Il avait ainsi confondu dans la même proscrip-
tion quelques Armagnacs avérés et une foule de braves gens, jusque-là
partisans de la paix et de la conciliation. Ils se mirent au service du
dauphin Charles et sans doute ce furent eux qui essayèrent de
reconstituer une administration au sud de la Loire.
Bourges et Poitiers furent les deux capitales. Avec ses quarante
églises et ses florissants métiers, Bourges était alors une des plus
grandes villes de France. « Nous y feusmes grandement et notable-
ment reçeus », disait plus tard Charles VII dans une charte qu'il
accorda aux habitants. C'est là que siégeait la Chambre des
Comptes. Le Grand Conseil résidait tantôt à Bourges, tantôt à Poi-
tiers, et une délégation ambulatoire suivait le roi dans ses déplace-
ments. Le Parlement avait été installé à Poitiers, et la Cour des
Aides, réorganisée en 1425, alla s'y établir.
Malheureusement, il était bien difficile d'administrer et de gou-
verner le royaume de Bourges. L'histoire du Parlement de Poitiers
montre au vif ce que valait et ce que pouvait ce personnel monar-
chique, restreint et appauvri, qui s'était reformé autour de l'héritier
légitime. Il valait beaucoup et ne pouvait à peu près rien. Les con-
seillers, pour la plupart anciens membres du Parlement de Paris,
dépouillés de leur office et de leurs biens par la persécution bourgui-
gnonne, étaient des hommes honorables et pleins de zèle : tel le vieux
président Jean Jouvenel. Par malheur, le désordre était si grand,
qu'une cour de justice devenait un rouage presque inutile. Le Parle-
ment végétait dans l'inaction et la misère. Ce qui restait d'autorité
et de ressources au roi Charles était, on le verra, la proie de mépri-
sables favoris. Mais, dans son impuissance, le Parlement de Poitiers,
ORLEANS,
ANGOULÊME,
VENDÔME, ANJOU.
OFFICIERS
DE CHARLES VI
AU SERVICE
DE CHARLES VII.
BOURGES
ET POITIERS.
LE PARLEMENT
DE POITIERS.
19
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
gardien des traditions monarchiques, restait prêt à fournir au roi
de bons conseillers, quand il voudrait en avoir. C'était une réserve
pour Tavenir.
CE QUE POUVAIT
LE ROI
DE BOURGES.
CHARLES VII.
II. — LE ROI, LES REVOLUTIONS DE PALAIS ET
L'ANARCHIE '
L
A grande faiblesse du parti de Charles VII était la personne
même du roi. En 1422, sa cause n'était pas désespérée. Si
Charles VII avait eu les qualités d'un Henri de Navarre, l'entrain,
le goût de la guerre et du danger, s'il avait gaillardement passé sa
jeunesse à rallier de hardis partisans, à battre l'estrade en donnant
de bons coups de lance, la France aurait retrouvé quinze ans plus
tôt son indépendance.
Mais Charles VII était le moins belliqueux des hommes. Il vivait
caché dans un de ces châteaux où se complut sa somnolente jeunesse,
à genoux dans son oratoire, tandis que les Anglais lui prenaient son
royaume. Il avait dix-neuf ans à son avènement. Toute sa vie il fut
grêle et malingre. Il avait les jambes courtes, les genoux cagneux,
une démarche disgracieuse. Ses portraits*, qu'ils le représentent dans
sa jeunesse ou à la fin de sa vie, lui donnent le même aspect vieillot
et fatigué. La tête est grosse et laide, le nez long, la bouche épaisse
et sensuelle, la mâchoire forte, les yeux petits et troubles. C'est le
fils d'un fou et d'une femme galante, écrasé dès l'enfance par une
existence tragique et par le poids d'une destinée trop lourde pour ses
maigres épaules. Les chroniqueurs qui l'ont connu et n'avaient pas
intérêt à le flatter, comme le Bourguignon Chastellain, disent que
le principal trait de son caractère était l'inquiétude, la défiance, le
goût de la solitude. Il avait des terreurs maladives. Quand il était
à table et que, parmi les assistants, il distinguait un inconnu, son
1. Sources. Chroniques de Guillaume I Cousinot (chap. 199 à 228) et de Cousinot II de
Montreuil (chap. i3 à 26), dans : Vallet de Viriville, Chronique de la Pucelle, iSSg; Berry
(p. 373 et suiv.) dans : Denys Godefroy, Hisloire de Charles VII, 1661 (Nouvelle édition en
préparation, pour la Société d'histoire de France); — Guillaume Gruel (chap. 1 à f,-]), édition
Le Vavasseur, 1890; Michel de Bernis (p. 694 et suiv.) dans : Budion, Choix de chroniques,
iS38 (sous le nom inexact de Miguel del Verms). — Guérin, Documents concernant le Poitou
(Introduction importante), Arch. historiques du Poitou, 1896 et 1898. Soyer, Actes de
Charles Vil aux Archives du Cher, 1898. De Beaucourt, Lettres de Richemonl, Revue d'histoire
nobiliaire, 1882. La Trémoille, Les La Trémoille pendant cinq siècles, t. I, 1890.
Ouvrages a consulter. Outre les travaux de D. Neuville, Cosneau, Flourac : De Beau-
court, Le caractère de Charles VII, Rev. des Ouest, histor., t. IX. Le Vavasseur, Valeur his-
torique de G. Gruel, Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1886-1887 (important). Travaux de
Boudct, Revue d'Auvergne, 1894, et de Clémenl-Simon, Rev. des Quest. histor., nouv.
série, t. XIV, 1895. Anonyme, Tanguy da Chaslel, Bull, de la Soc. Académ. de Brest, 1898-1894.
Hist. du Lanrjuedoc, nouv. odit., t. IX. Dognon, Les institutions du pays de Languedoc, 1896.
2. Reproduits dans VAlbum de l'ouvrage de M. de Beaucourt.
Le roi de Bourges.
sang se g'iaçait, il ne pouvait plus continuer son repas. « N'estoit
nulle part seur ne nulle part fort, » Cependant il avait des qualités,
qui se dévoileront quand viendra la bonne fortune : un jugement
droit, de ralîabilité, le goût des choses de l'esprit. Mais sa faiblesse
le livrait à la domination de son entourage, et tant valurent les
favoris, tant valut le roi.
On n'a aucune preuve que Charles VII ait eu des maîtresses au
début de son règne. L'évêque Jean Jouvenel des Ursins, qui n'était
pas un flatteur, écrivait en 1433 : « Sa vie est plaisante à Dieu, ne il
n'y a en luy aucun vice. » Charles VII paraît avoir mené d'abord une
vie conjugale régulière et tendre. La reine Marie d'Anjou était une
femme douce et placide. Le poète Martin Lefranc a vanté sa résigna-
tion, en termes un peu hyperboliques :
Car en vertueuse souffrance,
Ou temps du commun desari'oy,
Elle a monstre plus de vaillance
Que sage prince ne lier roy.
Elle n'avait guère plus de volonté que son mari et elle ne joua aucun
rôle politique. Ce furent des favoris qui gouvernèrent dans les pre-
mières années du règne, et des favoris indignes. Jean Louvet, autre-
fois au service du duc d'Anjou comme président de la Chambre des
Comptes d'Aix, avait en mains toute l'administration des finances :
il faisait forger de mauvaise monnaie, engageait les joyaux de la
couronne à des usuriers, et retenait pour lui la meilleure part du
profit. Le vieux Breton Tanguy du Chastel, qui avait emporté Charles
dans ses bras, durant la sanglante nuit du 29 mai 1418, « très péril-
leux homme, chault, soudain et hastif », était un serviteur énergique
et dévoué, mais aussi effrontément voleur que Jean Louvet. Pierre
Frotier, maître de l'écurie, et le premier médecin Cadart, étaient,
avec Louvet et Tanguy du Chastel, les principaux auteurs du crime
de Montereau; ils profitaient également, avec la plus cynique avi-
dité, de la complaisance royale. Le sire de Giac, le bailli Guillaume
d'Avaugour et l'évoque de Laon, Guillaume de Champeaux, complé-
taient cette bande de parasites.
Tous ces gens-là étaient des Armagnacs à jamais compromis
par leurs excès passés, et qui ne pouvaient attendre rien de bon d'une
réconciliation entre le roi et le duc de Bourgogne. Aussi s'oppo-
saient-ils de tout leur pouvoir aux projets de rapprochement. Ils ne
cherchaient qu'à vivre au jour le jour et à prolonger indéfiniment
cette situation provisoire, si fructueuse pour eux. Ils tenaient le roi en
chartre privée, et, sous prétexte de veiller sur sa vie, l'empêchaient de
se montrer et entretenaient en lui cette timidité, voisine de la mono-
manie, qui paralysait ses bonnes intentions.
LES FAVORIS
£,N 1422.
POLITIQUE
DES FAVORIS.
Charles VIL Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
POLITIQUE
DE LA REINE
DE SICILE.
APPEL
A LA MAISON
DE BRETAGNE
Ils furent pourtant vite supplantés. L'intelligente et impé-
rieuse belle-mère du roi, Yolande d'Aragon, veuve du roi de Sicile
Louis II d'Anjou, s'était donné la tâche de défendre contre les
Anglais le Maine et l'Anjou, héritage de son fils Louis III ; or Bed-
ford avait jeté son dévolu sur ces provinces et voulait s'en emparer
pour son compte personnel. Yolande avait donc un intérêt direct à
organiser la défense contre l'invasion anglaise et à favoriser un rap-
prochement entre le roi et le duc de Bourgogne. Mais, pour cela,
il fallait d'abord écarter les conseillers armagnacs. La reine de Sicile
ne pouvait compter ni sur son fils aîné Louis III, occupé à pour-
suivre la chimère d'un trône italien, ni sur son second fils René,
encore adolescent, et qui vivait en Lorraine. Elle se tourna vers la
maison de Bretagne. Si elle parvenait à détacher le duc Jean V de
l'alliance anglaise et si elle lui assurait une part active au gO'Uverne-
ment, elle faisait coup double : Bedford aurait un ennemi de plus sur
les frontières normandes, et les favoris devraient quitter la cour. Le
duc de Bretagne ne pouvait oublier, en effet, qu'en 1420 son rival, le
comte de Penthièvre, l'avait attiré dans un guet-apens et l'avait
retenu prisonnier, de complicité avec Louvet, Frotier et Tanguy Du
Chastel.
Dès 1423 s'engagea une série d'intrigues pour faire prévaloir l'in-
fluence bretonne. Elle aboutit à la promotion d'Arthur de Bretagne,
TABLE (7MARSuê5). ^qj^^q ^q Richcmont, frère de Jean V, à l'office de connétable, le
7 mars 1425. Richemont était un homme de trente-deux ans, inté-
ressé, ambitieux et renfrogné * ; fort dévot du reste : son panégyriste,
Guillaume Gruel, en donne pour preuve que nul homme de son temps
ne fit brûler plus de sorciers. Sa piété ne l'avait point empêché, durant
sa jeunesse, de manquer souvent à ses amitiés et à ses serments.
Ami d'enfance de Philippe le Bon, il se laissa entraîner en 1410 dans
le parti armagnac et se fit prendre par les Anglais à Azincourt. Mis
en liberté provisoire, il n'hésita pas à trahir le dauphin pour obtenir
son entière délivrance : il servit de son mieux les intérêts du roi
d'Angleterre, et lui gagna l'alliance du duc Jean V. N'ayant pu recou-
vrer sa liberté complète, il recourut à un second parjure : à la mort
du roi Henry V, il prétendit que la disparition de son vainqueur le
déliait de ses promesses et refusa de rentrer en captivité, contraire-
ment à toutes les lois de la guerre. Ce personnage peu séduisant
valait mieux cependant que les favoris de Charles VIL C'était un
RICHEMONT
DEVIENT CONNÉ-
1. Charles d'Orléans l'appelait" ma vieille lippe » (Lettres publiées dans Cosneau, Le con-
nélable de Richemont, appendices, n°= 2 et 3). Un crayon de la collection Gaignières, d'après
un ancien portrait du connétable, est reproduit dans Montfaucon, iVonumens de la Monar-
chie française, t. 111, planche Ll, figure 10.
LE ROI DE BOURGES
LE CONNETABLE DE ItICHEMONT.
Copie, faite par Gaignières, d'un portrait exécute
en 1458. — Bibl. Nat., Est. Oa 14, fol. 48.
LA HIRE ET XAINTRAILLES.
Miniature iTun manuscrit de Monstrelet, seconde moitié du xy<^ siècle. Les deux chevaliers suivis
chacun d'un valet, portent des harnais de fer battu, dont le bassinet est surmonté d'un long panache.
— Bibl. Nat., ms. fr. 2 679.
IV. 2.
Pl. 3. Page 22.
Le roi de Bourges.
PROCfiAilME
DE RICHE MONT.
mCllEMONT ET
homme de guerre, doué d'un génie assurément médiocre, mais ayant
de la ténacité, le goût de l'autorité et de l'exactitude, le dédain des
tournois et des plaisirs futiles, l'horreur de l'indiscipline.
Richemont annonça qu'il travaillerait à rétablir l'ordre dans le
gouvernement et dans l'armée, et la paix entre le roi et le duc de
Bourgogne. Il avait épousé la sœur de Philippe le Bon, Marguerite,
qui était la veuve du dauphin Louis, duc de Guyenne, et par consé-
quent la belle-sœur de Charles VU; les biens de la duchesse de
Guyenne se trouvaient en Bourgogne : on ne pouvait donc pas douter
de la sincérité de Richemont, puisqu'il avait intérêt à tenir sa parole.
Et il était homme à mener jusqu'au bout une œuvre entreprise. Les
tragiques événements du règne de Charles VI l'avaient habitué à
l'action violente, de même qu'ils l'avaient conduit à ne pas tenir
grand compte des volontés du roi.
Les conseillers armagnacs résolurent de se débarrasser immé-
diatement de lui. Profitant d'une absence de Richemont, Louvet fît ^^^ conseillers
exclure du Grand Conseil tous les partisans de l'alhance bretonne, armagnacs.
et, emmenant le docile Charles VII à Poitiers, il y réunit une armée.
Richemont se hâta de revenir vers Bourges. De concert avec la reine
de Sicile et le duc de Bretagne, il adressa aux habitants des bonnes
villes une lettre circulaire, oîi il réclamait leur appui contre les
favoris du roi, contre ces petites gens qui prétendaient interdire
l'accès de la cour aux princes du sang Toutes les bonnes villes, sauf
deux, acquiescèrent, et une foule de nobles vinrent à Bourges offrir
leur épée au connétable.
Sur le conseil de Tanguy du Chastel, Charles VII céda. Louvet chute
fut envoyé en mission dans le Dauphiné, pour sauver les apparences, ^es conseillers
Tanguy, Frobier, Cadart, d'Avaugour s'exilèrent, et le roi déclara ARM.iCNACs.
devant une assemblée de seigneurs et de députés des bonnes villes,
tenue à Bourges au mois de juin 1425, « que il cognoissoit bien le
malvaix conseil que il avoit eu ou tems passé; que dorénavant il se
voloit conduire par bon conseil et faire tout ce que son léal frère de
Bretagne et son connestable lui voldroient conseiller ».
Le 7 octobre, un traité signé à Saumur scella ce rapprochement
entre Charles VII et la maison de Bretagne. Mais la politique de
Jean V était trop subtile et trop changeante pour que ce pacte pût
avoir des résultats bien durables. L'arrivée même de Richemont à la
cour ne modifia guère le train des choses. Le trésor royal n'était plus
gaspillé par les mêmes personnes, mais il l'était sans plus de retenue
qu'auparavant. A la place de gens de « bas et petit lieu », de grands
seigneurs étaient maintenant installés à la curée. Si le connétable
faisait preuve de quelque pudeur, la reine Yolande, le comte de Cler-
TRAITE
DE SAUMUR.
NOUVEAUX
PAR.4SITES.
23
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
LE SIRE
DE GIAC.
COMPLOT
CONTRE GLiC.
LE CAMUS
DE BEAU LIEU.
mont, le comte de Vendôme, revenu de sa captivité en Angleterre,
étaient des quémandeurs infatigables. Le comte de Foix, jugeant
le moment propice, se réconcilia définitivement avec Charles VII
et vint séjourner pendant dix-huit mois à la cour de France. Il
se fit donner par le roi le comté de Bigorre et la vicomte de
Lautrec, une pension annuelle de 24 000 livres tournois et la
lieutenance générale du Languedoc, dont il allait tirer le plus
scandaleux profit. Une fois repu, il alla exercer dans le Midi sa
fructueuse vice-royauté.
L'arrivée de Richement ne pouvait pas changer non plus le
caractère de Charles VII, qui retomba sous la tutelle dun homme
taré, Pierre de Giac, son premier chambellan, Giac était un ancien
conseiller de Jean sans Peur. Il avait assassiné sa première femme,
Jeanne de Naillac, afin d'épouser la riche comtesse de Tonnerre,
Catherine de TIsle-Bouchard. Richemont le ménageait, à cause de
ses attaches bourguignonnes. Giac prit sur Charles VII un incroyable
ascendant. Un jour, il fit enlever un des plus notables conseillers, le
vieux Robert le Maçon, le garda en prison malgré deux ordres royaux
formels, et ne le mit en liberté que contre une rançon de mille écus
d'or, dont Charles VII paya une partie.
Giac pouvait impunément se moquer d'un pareil roi, mais il eut
l'imprudence de contrecarrer la politique du vindicatif Richemont,
et en particulier ses essais d'organisation militaire. Un complot se
trama contre le favori. Richemont se concerta avec la reine Yolande
et bon nombre de seigneurs, entre autres Georges de La Trémoille.
La Trémoille, pour avoir conquis les faveurs de Catherine de l'Isle-
Bouchard, seconde femme de Giac, avait été banni de la cour. Il
rêvait de se venger du mari et d'épouser la femme. Le matin du
8 février 1427, comme Giac se trouvait à Issoudun avec le roi, Riche-
mont vint lui-même, avec ses gens, enlever le favori dans son lit. Le
roi, entendant le bruit, demanda ce qui se passait. Le connétable
ordonna de lui répondre que « ce qu'il faisoit estoit pour son bien ».
Puis le sire de Giac fut emmené dans un domaine de la duchesse de
Guyenne, où il fut jugé sommairement et condamné à être noyé. La
Trémoille assista au supplice ; quelque temps après, il épousa Cathe-
rine de risle-Bouchard. Quant à Charles VII, il prit d'abord « en
son cuer courroux et desplaisance » : Richemont l'avouait dans une
lettre où il demandait aux bourgeois de Lyon d'intervenir en sa
faveur. Mais la reine Yolande et les autres amis du connétable per-
suadèrent au roi qu'on lui avait rendu service, et il se déclara
« content >>. Il avait d'ailleurs un nouveau favori, Le Camus de
Beaulieu. Il ne le garda pas longtemps : au mois de juin. Le Camus
< 24 )
Le roi de Bourges.
de Beaulieu fut assassiné sous ses yeux, à Poitiers, par les gens du
seigneur de Boussac.
Richemont, qui était obligé de quitter fréquemment la cour, et la trémoille.
n'avait pas la souplesse nécessaire pour s'assurer l'amitié du roi,
voulait trouver un homme fidèle à ses intérêts, et assez adroit pour
prendre la place vacante de favori. Il eut la malheureuse idée de
choisir La Trémoille. Georges de La Trémoille était un gros homme
d'une quarantaine d'années , sensuel , vaniteux , prêt à toutes les
infamies pour satisfaire ses appétits. Ancien officier de l'hôtel de
Jean sans Peur, et devenu grand maître des eaux et forêts de France
en 1413, il avait commis des actes de brigandage dont le Parlement
de Paris eut à s'occuper. Le duc de Guyenne le comptait parmi ses
compagnons de débauches, et La Trémoille faillit même être assommé
par les moralistes cabochiens. Il épousa ensuite une dame d'âge mûr,
Jeanne de Boulogne, veuve du duc de Berry, qui lui apporta l'usu-
fruit des comtés de Boulogne et d'Auvergne. Il lui fit subir de tels
traitements qu'elle mourut peu d'années après. On a vu enfin en
quelles circonstances il épousa la dame de Giac. Si le connétable
s'adjoignit ce louche auxiliaire, c'est sans doute parce que La Tré-
moille, comme son prédécesseur Giac, avait gardé des accointances
dans la faction bourguignonne : son frère Jean, seigneur de Jonvelle,
était premier maître d'hôtel de Philippe le Bon. Quant au roi, il se
laissa imposer La Trémoille, qui ne lui plaisait pas, de même qu'il
avait laissé périr Giac et Le Camus, qui lui plaisaient.
Georges de La Trémoille vainquit très rapidement les repu- puissaxce
gnances du roi. Il sut flatter son horreur de l'action, encourager ^^ ^-^ trémoille
l'espoir que Charles VII conservait de pouvoir obtenir la paix par
des moyens diplomatiques. Il réussit à se faire donner l'entière dis-
position des finances et des forteresses, et le gouvernement « du
corps du roi ». Aucune décision ne se prit sans son consentement.
Il maintint sa puissance en prêtant beaucoup d'argent aux courtisans
et au roi lui-même. Cet argent lui coûtait peu du reste : non content
de son énorme pension, il s'appropriait les impôts publics levés sur
ses domaines, rançonnait les bourgeois des villes royales, et il avait
à ses gages de redoutables chefs de bandes qui travaillaient à son
compte, comme Jean de La Roche.
Richemont, s'apercevant qu'il s'était donné un maître, signa,
dès le mois d'août 1427, un pacte d'alliance avec le comte de Cler-
mont son beau-frère, le comte de La Marche, le comte de Pardiac et
le comte d'Armagnac, afin do se débarrasser du nouveau favori. Mais
La Trémoille prit les devants. Les palinodies du duc de Bretagne lui
fournirent une occasion d'agir : le 8 septembre, ce prince retourna
LUTTE ENTRE
RICHEMONT
ET LA TRÉMOILLE.
V ANARCHIE.
LE COMTE
DE FOIX
EN LANGUEDOC.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans. livre premier
à l'alliance anglaise. Charles VII, qui détestait son connétable, se
laissa facilement persuader que la faute de Jean V devait retomber
sur Richemont : il le bannit de sa cour et défendit à ses capitaines
de lui ouvrir aucune place. Alors commença entre Richemont et
La Trémoille une gueri'« privée qui se prolongea pendant cinq années
(fin 1427-mars 1432), à l'époque la plus critique de la lutte contre les
Anglais. Les deux adversaires avaient tous deux de riches domaines
en Poitou : cette province fut le théâtre de la guerre civile. La Trc-
moille faillit d'abord perdre la partie. Il fut pris dans son château de
Gençay; menacé de mort, il dut promettre une grosse rançon : ce fut
naturellement Charles VII qui la paya. Le roi prit part lui-même à la
guerre contre son connétable. Les États Généraux, réunis à Chinon
en 1428, lui demandèrent en vain le rappel de Richemont. L'âme
damnée de La Trémoille, Jean de La Roche, mettait le Poitou à l'eu
et à sang, et le connétable assiégeait la petite ville de Sainte-Néo-
maye, possession du même Jean de La Roche, au moment où les
Anglais bloquaient Orléans, dernière place forte qui les arrêtât au
nord de la Loire.
L'avènement de La Trémoille, brigand et meurtrier, résume l'his-
toire du royaume de Bourges et donne idée de l'anarchie où était
alors plongée la France armagnaque.
Les lieutenants que le roi de Bourges déléguait dans les provinces
lointaines gouvernaient pour eux, non pour lui. Le comte de Foix,
Jean de Grailly, avait été investi, le 6 janvier 1425, de la lieutenance
générale du Languedoc, avec pouvoir « de faire tout ce qu'il verra
estre à faire au bien de ces pays ' ». C'était une charge fort impor-
tante. Le Languedoc, loyalement administré, pouvait rendre d'im-
menses services à la couronne Le domaine royal y était aussi étendu
que dans le centre de la France, et les puissantes villes consulaires
du Midi ne demandaient qu'à s'entendre avec le roi et à le soutenir.
Mais le comte de Foix usa pour son seul profit de la vague commis-
sion qu'il avait reçue. Il défendit à tous les officiers de son gouver-
nement de mettre à exécution les lettres du roi sans son autorisation
préalable. Il fit frapper dans les ateliers royaux de mauvaises mon-
naies. Il ne laissa parvenir jusqu'au roi qu'une partie des subsides
votés par les États. 11 s'empara de l'hôtel épiscopal et des maisons
des chanoines de Béziers, et en fît des forteresses ; comme l'évêque
protestait, il menaça de le faire expulser « non seulement du Lan-
guedoc, mais encore du royaume ». Le roi lui ordonna de rendre
1. Sur les préliminaires de ceUe nomination, M. Vignaud a publié dans les Annales du
Midi, 1900, p. 355, un texte qui montre bien jusqu'où était descendu le pouvoir royal.
26
Le roi de Bourges.
l'hôtel épiscopal; il refusa. Il résida presque toujours dans ses domaines
de Foix et de Béarn, et ne s'occupa du Languedoc que pour en tirer
de l'argent. Il laissa les routiers s'y ébattre et les Anglais courir sur
les frontières. Exaspérés, les gens du Languedoc résolurent de se
gouverner eux-mêmes. Une assemblée des trois ordres se réunit spon-
tanément à Capestang et décida que les nobles de la sénéchaussée de
Toulouse seraient convoqués pour faire la chasse aux pillards. En
même temps, sur la frontière, un certain nombre de petites villes
concluaient à prix d'or des trêves particulières avec les Anglais. Jean
de Grailly annula les trêves, interdit la convocation des gens de
guerre et les réunions d'États illicites (1430-1431); et peu après, il
concluait lui-même un traité de paix avec les Anglais, pour abriter
ses domaines contre leurs déprédations. Il avait un digne partenaire,
en la personne de Guillaume de Champeaux, évêque de Laon, général
conseiller des finances en Languedoc. Ce prélat levait les impôts à sa
fantaisie, fabriquait des monnaies pour son compte, dilapidait les
greniers à sel. Les députés du Languedoc, réunis à Chinon en 1428,
obtinrent sa destitution. Sommé deux fois par le roi d'abandonner
sa charge, il la garda et poursuivit tranquillement le cours de ses
exploits financiers.
Dans le Poitou même etles provinces voisines, le roi n'avait aucune
autorité sur les capitaines. Les châteaux qu'on avait mis en défense
par crainte de l'invasion anglaise étaient devenus autant de repaires
de bandits ; la lutte qui éclata entre Richemont et La Trémoille mit le
comble au désordre. Inventerdes péages illicites, fabriquer de la fausse
monnaie, régler les vieilles querelles d'intérêt par des meurtres, enle-
ver les héritières, violer les bourgeoises et les paysannes, rançonner
les petites gens, détrousser les voyageurs, c'était le passe-temps de
beaucoup de nobles. On oubliait facilement que la moitié de la
France était aux mains de l'ennemi. Le seigneur de Laigle, pour ses
expéditions de pillage, avait à sa solde des gens de guerre anglais.
On ne respectait ni les officiers du roi, ni le roi, et les plus hauts
personnages donnaient l'exemple de la rébellion. Le comte d'Arma-
gnac, pendant son séjour à la cour de Charles VII, séquestra le
maréchal de Séverac, lui arracha un testament en sa faveur, et le fit
ensuite assassiner. De même que Giac avait enlevé et mis à rançon le
conseiller Robert le Maçon, le comte de Clermont fit arrêter Martin
Gouge, évêque de Clermont et chancelier de France : malgré les
menaces du Parlement, du roi et du pape, il le garda plusieurs mois
prisonnier; Charles VII dut encore payer une partie de la rançon. Le
Parlement, plein de bonnes intentions, était incapable d'endiguer
cette effroyable anarchie. Le seigneur d'Arpajon, cité à comparoir
GUILLAUME
DE CHAMPEAUX.
LANARCIUE
EN POITOU.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans. livre premier
devant le roi, se fit donner par l'huissier d'armes les lettres de
Charles VII et refusa de les rendre, « disant qu'il sauroit se lesdites
lettres avoient esté données avant boire ou après boire ». Un des
fidèles du connétable, Guillemot de Montsorbier, ajourné par le Par-
lement, paya un prêtre pour envoûter le roi et ses conseillers : Riche-
mont refusa de le livrer. Ceux mêmes qui étaient chargés d'exécuter
les arrêts de la justice, les sergents royaux, comptaient parmi eux
des voleurs de grand chemin. Le règne de la force était revenu,
comme aux temps les plus obscurs et les plus durs de l'anarchie
féodale. L'édifice patiemment construit par les Capétiens, et où les
Français pouvaient vivre et travailler en paix, semblait irrémédia-
blement détruit. En France, écrivait Alain Chartier, « les pays cham-
pestres sont tournez a Testât de la mer, où chascun a tant de sei-
gneurie comme il a de force ».
III.- LA POLITIQUE DU ROI DE BOURGES.^
FINANCES. ARMÉE. DIPLOMATIE^
DÉSARROI "TX'UN royaume à moitié occupé par les Anglais et les Bourgui-
FiNANCŒP. I / gnons, et dont l'autre moitié était en si grand désordre, com-
ment tirer les ressources nécessaires pour soutenir la guerre?
Les ressources ordinaires de la monarchie, rentes du domaine,
gabelles, péages, étaient réduites à rien par la hausse artificielle de
la monnaie, le brigandage, la faiblesse de la consommation. L'impôt
extraordinaire des aides était supprimé depuis 1418 -. Restaient les
impôts directs votés par les Etats. Au moins une fois par an, les
États de Languedoil, les États de Languedoc et nombre d'États
1. SovRCES. Fragments de Comptes de Charles VII, publiés par Loiseleur, Mém. de la Soc.
archéol. de l'Orléanais, t. XI; par Charpentier et Cuissart, en appendice au Journal du
Siège d'Orléans, 1896; par Vallet de Viriville, à la suite de la Chronique de Jean Chartier, t. III,
1808. Stevenson, Letters and papers, t. II. Rymer, Fœdera, t. IV, part, iv, 1740. Gachard,
Rapport sur les documents concernant l'hisl. de la Belgique, i843. Chroniques de Monstrelet,
édit. Douët d'Arcq, t. IV; Lefèvre de Saint-Remy, édit. Morand, t. II, 1881; Chastellain,
édit. Kervyn de Leltenhove, t. I, i863; Pierre de Fenin, édit. de Mlle Dupont, 1887; Jan
van Dixmude, édit. de Smet, Corpus chronicorum Flandrise, t. III, i856.
Ouvrages a consulter. Loiseleur, L'Administration des finances au commencement du
XV' siècle, Mém. de la Soc. archéol. de l'Orléanais, t. XI. Quicherat, Rodrigue de Villan-
drando, 1879. P M. Perret, Relations de la France avec Venise, t. I, 1896- Daumet, L'Al-
liance de la France et de la Castille au XIV" et au XV' siècle, 1898. Von Loeher, Jakobœa
von Bayern, t. II, 1869. Stubbs, Conslitutional History of England, t. III, 4» édit., 1890.
Desplanque, Projet d'assassinat de Philippe le Bon, Mém. couronnés par l'Acad. de
Bru.xelles, t. XXXIII.
2. L'ordonnance du 28 février i436, rétablissant les aides, ne laisse aucun doute sur ce
point. Toutefois, de temps en temps, on essayait de rétablir des droits sur les boissons et
denrées diverses : la Cour des Aides fut reconstituée en 1420 « pour l'expédition des causes
et procès sourdans et dependans a cause de la gabelle et des aydes ayans cours pour la
guerre ». (Loiseleur, Compte des dépenses de Charles VII, p. 22-24).
Le roi de Bourges.
Provinciaux se réunissaient et accordaient à Charles VII d'impor-
tants subsides, sous forme de taille. Mais les recouvrements et les
paiements étaient si laborieux, que le produit des subsides était
affecté à des dépenses déjà faites, et le trésor était perpétuellement
à sec. L'épuration des comptes était si difficile que souvent on renon-
çait à la poursuivre.
Pour acquitter les dépenses imprévues, pour éteindre même les
dettes courantes, on avait recours aux pires expédients. Une ordon-
nance de 1422, rétablissant la forte monnaie, ne fut appliquée que
peu de temps, et la fabrication de la fausse monnaie recommença.
Charles VII empruntait aux villes, aux marchands, aux officiers de la
couronne et de l'hôtel. Il mettait en gage ses diamants, la garniture
d'or de son casque,- il vendait ses terres, et, lorsqu'il voulait récom-
penser ses fidèles ou satisfaire les quémandeurs, c'était encore le
domaine qui très souvent faisait les frais de ces générosités.
Les traditions de prodigalité du règne de Charles VI survivaient
malgré la misère, malgré la guerre. Aussitôt que les Etats Généraux
avaient voté un subside, Charles VII achetait des chevaux et des
armes de prix, de somptueux vêtements, et comblait de cadeaux son
entourage. Une fois l'argent épuisé, il reprenait une vie obscure de
petit gentilhomme ruiné, qui emprunte à ses valets et ne paie pas
ses fournisseurs Souvent on lui refusa crédit. Il y avait des périodes
d'indigence où le roi faisait remettre des manches à ses vieux pour-
points et ne pouvait s'acheter des chaussures neuves. En 1428, les
habitants de Tours firent cadeau à la reine de pièces de lin, ayant su
qu'elle avait besoin de chemises.
Avec de telles finances, le roi ne peut pas avoir une armée régu-
lière, et il n'y songe pas. La convocation du ban et l'arrière-ban
donne peu de résultats : n'ayant rien à redouter d'un tel roi, les nobles
ne servent que s'ils ont personnellement le goût de la guerre ; or la
plupart ont désappris le métier des armes pendant le règne de
Charles VI. « Il y en a la plus grant partie, écrit un romancier du
temps, qui, pour deffendre la terre et eulx-mesmes, ne se povent
partir de jouste (auprès) leurs femmes pour aller à dix ou douze
lieues ' ». Les compagnies d'archers et d'arbalétriers fournies par les
villes sont peu utilisées. Quant aux compagnies de routiers, leurs
brigandages inspirent au roi une grande horreur De temps en temps,
il est pris de compassion pour les malheurs des Français. Par l'or-
donnance du 30 janvier 1424, il congédie « tous les gens d'armes et
EXPEDIENTS.
PRODIGALITES
INTERMITTENTES.
DES.iRROI MILI-
TAIRE.
1. Les XV Joijes de Mariage, Treziesme Joije. Alain Chartier, dans son Quadrilogue, et
Martin Le£ranc, dans son Champion des Dames, adressent un reproche analogue aux nobles.
^9
Charles VII. Fin de la suerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
NEGOCIATIONS
POUR TROiVEH
DES ALLIANCES
ET REGAGNEE
LE DUC
DE BOURGOGNE.
de Irait vivant sur le peuple ». Il se fait Fillusion que son ordonnance
sera appliquée, et que les routiers rentreront chacun chez soi. Il ne
compte guère que sur ses troupes étrangères, « les Escossois et les
Lombars », qui seuls ne sont pas licenciés. Ces Ecossais et ces Ita-
liens sont d'ailleurs aussi redoutés du peuple que les autres gens de
guerre. Toute réforme de la discipline est impossible, parce que la
solde est rarement payée; si le roi envoie de l'argent, les capitaines,
souvent fort pauvres eux-mêmes, le retiennent au passage et laissent
leurs gens vivre sur l'habitant.
Charles VII s'imaginait qu'il pourrait chasser les Anglais par la
vertu de la diplomatie. Ses favoris encourageaient cette chimérique
espérance. Jamais roi de France n'avait envoyé tant d'ambassades,
jamais plus de flots d'éloquence n'avaient coulé. Dès les premières
années du règne, deux séries de négociations s'engagèrent, pour
chercher des alliances au dehors, et pour détruire le pacte qui unis-
sait Philippe le Bon au duc de Bedford.
Le résultat ne fut pas en rapport avec la peine dépensée. En
Allemagne, le roi des Romains, Sigismond, donna aux ambassadeurs
de Charles VII de bonnes paroles, qui n'assurèrent que sa neutralité.
En Italie, seul le duc de Milan, Philippe-Marie Visconti, oncle de
Charles d'Orléans, secourut le roi de Bourges : la traditionnelle
alliance milanaise, confirmée en 1424 par le traité d'Abbiate-Grasso,
fournit à Charles VII un de ces contingents étrangers qu'il appréciait
tant. Mais, la même année, le roi d'Ecosse Jacques I", libéré par les
Anglais après vingt ans de captivité, conclut une trêve avec le duc
de Bedford; il ne fallut plus compter sur de nouveaux renforts
écossais. Enfin les ambassadeurs français demandèrent vainement le
concours do la flotte castillane : les troubles du règne de Jean II
rendirent longtemps stérile son alliance.
Les négociations avec le duc de Bourgogne donnèrent un
moment quelques espérances, qui bientôt se dissipèrent.
Philippe le Bon était convaincu que Charles Vil avait prémédité
le meurtre de son père, et l'idée fixe de vengeance qui le possédait,
la faveur accordée par le roi de Bourges aux assassins de Jean sans
Peur, rendirent, au début du règne, la tâche des négociateurs fort
malaisée. Philippe devint plus accommodant, lorsque la reine Yolande,
de concert avec les princes bretons, lui fit de nouvelles ouvertures. Il
accorda à Charles VII, le 28 septembre 1424, une trêve qui, de pro-
longation en prolongation, allait durer quatre ans, et il assista en
décembre aux conférences de Mûcon, où fut décidé le mariage du
comte de Clermont, prince du parti armagnac, avec Agnès de Bour-
gogne. Quelques mois après, Richemont devenait connétable et les
3o
Le roi de Bourges.
conseillers armagnacs étaient congédiés. Alain Chartier écrivait son
Lay de paix, pressant appel au patriotisme de Philippe le Bon. Un
rapprochement avec le duc de Bourgogne devenait d'autant moins
invraisemblable qu'un dissentiment imprévu éclatait entre les Anglais
et lui : la cause en était le mariage du duc de Gloucester avec Jac-
queline de Bavière.
Jacqueline était l'unique enfant né du mariage de Marguerite de
Bourgogne, sœur de Jean sans Peur, avec Guillaume de Bavière,
comte de Hainaut, de Hollande et de Zélande. Elle était entrée en
possession de ces comtés en 1417. Son oncle Jean sans Peur, qui
convoitait l'héritage de ces beaux domaines, avait trouvé une sin-
gulière combinaison pour empêcher Jacqueline d'avoir des enfants :
il l'avait mariée en 1418 au duc de Brabant, « homme de povre com-
plection », et il avait compté ainsi la condamner à la stérilité. Mais
Jacqueline, belle gaillarde, « gaye fort, vigoureuse de corps », peu
inclinée aux abstinences que rêvait son oncle, avait écouté les sei-
gneurs hollandais de son entourage, qui la poussaient à défendre
son héritage contre les convoitises bourguignonnes, et à chercher
un protecteur outre Manche, et en 1421 elle s'était enfuie en Angle-
terre. Henry V l'avait accueillie honorablement, et son jeune frère
Humphrey, duc de Gloucester, avait trouvé fort à son gré cette belle
femme et les belles provinces offertes à qui voudrait soutenir sa cause.
A l'avènement de Henry VI, Gloucester avait réclamé la régence,
mais le Parlement avait nommé Bedford protecteur du royaume
d'Angleterre et principal conseiller du roi, et permis seulement à
Gloucester de porter ce même titre lorsque son frère séjournerait en
France. Mal satisfait de ce côté, il avait résolu de se tailler une prin-
cipauté dans les Pays-Bas : il avait fait annuler par l'anti-pape
Benoît XIII le mariage de Jacqueline et épousé la dame au mois de
mars 1423. L'année suivante, à la fin d'octobre, il débarquait à Calais
avec cinq mille hommes, pour conquérir le Hainaut. Philippe le Bon
lui déclara la guerre.
Gloucester, homme aimable et cultivé, se croyait grand poli-
tique; sa turbulence brouillonne fit grand tort à la dynastie qu'avait
fondée son père. Bedford cependant n'était pas fâché outre mesure
de voir son frère contrecarrer les plans d'agrandissement de l'insa-
tiable maison de Bourgogne. Il n'aimait pas Philippe le Bon. Un
prudent pohtique comme lui devait mépriser l'audacieuse légèreté,
le goût de facile gloire chevaleresque dont faisait preuve le duc de
Bourgogne. Sa mauvaise humeur avait peine à se contenir lorsque
Philippe le Bon attentait à la vertu des dames anglaises. Surtout son
orgueil revèche s'olïusquait de l'attachement que les Parisiens témoi-
JACQUEUME
DE BAVIÈRE.
BROUILLE ENTRE
GLOUCESTER
El PHILIPPE
LE BON.
3i
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
GLOUCESTER
ABANDONNE
JACQUELINE.
liAPPROCHEMENT
DE PHILIPPE
LE BON
ET DES ANGLAIS.
gnaient au fils de Jean sans Peur. Tant de popularité vexait le
régent, et Tinquiétait pour l'avenir. Ce frivole Philippe le Bon, qui se
sentait en France à l'aise et chez lui, était pour Bedford un de ces
alliés désagréables qu'on est obligé de ménager et dont on prévoit
la future trahison. Le régent jugea cependant nécessaire de calmer
la colère de son allié et de mettre un terme au différend par des pro-
positions d'arbitrage. Mais Philippe le Bon accueillit mal ces ouver-
tures; il se rapprochait de « l'adversaire ». Des capitaines au service
de Charles VII, comme Saintrailles, allèrent se battre en Hainaut
sous la bannière bourguignonne.
Ce fut l'inconstance de Gloucester qui empêcha une brouille
définitive entre les Anglais et les Bourguignons. Il s'éprit d'une sui-
vante de Jacqueline, Éléonore Cobham, et retourna avec elle en
Angleterre (été de 1425). Le pape Martin V annula son mariage avec
l'héritière de Hainaut; Gloucester épousa sa maîtresse et n'inquiéta
plus sérieusement le duc de Bourgogne. Jacqueline seule continua
la lutte dans les Pays-Bas'.
Cependant le parti breton persista dans l'espoir de briser l'al-
liance anglo-bourguignonne. Le comte de Clermont et le connétable
envoyèrent à Philippe le Bon, au commencement de l'année 1427,
des « remontrances » ; s'il consentait à un rapprochement, on lui
promettait que les affaires du royaume se traiteraient désormais « par
son conseil et par son ordonnance ». On voulut même lui faire croire
que les Anglais songeaient à se débarrasser de lui par un meurtre.
Des lettres apocryphes, œuvre d'un ancien intendant de SufTolk,
Guillaume Benoît, étayaient cette machination. Mais Guillaume
Benoît, arrêté à Dordrecht et interrogé, avoua ses faux devant les
officiers de Philippe le Bon (juin 1427), et cette belle manœuvre
ne fit que confirmer la résolution qu'avait prise ce prince de ne pas
abandonner l'alliance anglaise. Au moment où commençait le siège
d'Orléans, la diplomatie de Charles VII se trouvait partout en échec.
Or ses armes n'avaient pas été plus heureuses.
IV. — PROGRES DE L'INVASION ANGLAISE, 142.
1428
GUERRES
D'AVENTURES.
UN des principaux capitaines de Charles VII, Jean de Bueil, a
composé dans ses vieux jours un roman historique, le Jouuencel,
plus vivant et souvent plus instructif que les œuvres des chroni-
1. Elle fit la paix avec Philippe le Bon en 1428. Plus tard elle lui abandonna tousses états.
2. Sources. Outre les chroniques citées aux paragraphes 2 et 3 : Jean de Wavrin,
Chroniques, édit. William Hardy, t. III, 1879; Chron. de Morosini, édit. Dorez et Lefèvre.
32 )
2HAP. Il ^6 roi de Bourges.
queurs. Il nous décrit dans les premières pages quelques-unes des
guerres locales et des expéditions d'aventures qui ont rempli le début
du règne de Charles VIL Les compagnons du Jouvencel sont ces
nobles de petit avoir et de grand cœur, aisément pillards et peu
familiers avec les délicatesses de la morale, qui campaient sur la
frontière du royaume de Bourges et opposaient leur poitrine aux
envahisseurs. Ils défendaient le roi sans lui obéir, par amour de la
guerre, et ne ménageaient pas leur dédain aux parasites qui accapa-
raient les faveurs de Charles VIL Comme le Jouvencel exprime le
désir de se présenter au roi, ses protecteurs lui disent : « Voulez-vous
ja aller faire la beste? Mieux vault nostre mestier que d'aller bague-
naulder à la court et regarder qui a les plus belles pointes, les plus
gros bourreletz ou le chapeau le plus pelé à la façon de main-
tenant. »
Etienne de Vignolles est resté le type populaire de ces héros la iiire.
brigands; on l'avait surnommé La Hire, et les Anglais, aimant à se
moquer des gens qu'ils redoutaient, l'appelaient « Sainte ire de
Dieu ». Il disait à un de ses disciples : « Se tu veulx te garder de
n'avoir jamaiz paour, garde que tu sois tousjours à frapper les pre-
miers coups. » Il s'entendait à merveille à la « conduite artifficieuse
et subtille de la guerre » et nul ne pratiquait mieux cette stratégie
rusée que Du Guesclin avait portée à la perfection, stratégie fort con-
traire à l'idéal chevaleresque, et que les princes désavouaient, mais
dont ils laissaient leurs capitaines user, pour leur plus grand
profita
Le principal effort des Anglais, de 1422 à 1428, porta sur le la guebiœ
Maine et l'Anjou. Jusqu'en 1425, le Maine fut heureusement défendu
par la noblesse normande : le jeune duc d'Alençon, le comte d'Aumale,
le baron de Coulonces, l'intrépide Ambroise de Loré. Quand les Fran-
çais ne se battaient pas entre eux, ils faisaient merveille Leur vie
Pontalis, t. II, 1899; Jean Chartier, Chronique latine, édit. Vallet de Viriville. Annuaire-hul.
lelinde la Soc. d'Hist. de France, t. XIII, i857-i858, et Chronique française, édit. Vallet, l. I,
1808; Chron. de Jean Raoulet, dans : Chron. de Jean Charlier. t. III; Chron. du Monl-Sainl-
Michel, édit. Luce, t. I, 1S79. Le Jouvencel, édit. Lecestre. 1887-1889. Stevenson. Letterx and
papers, t. II. Rapport sur la bataille de Cravanl, Bull, de la Soc. fies Sciences de l'Yonne, 1882.
Ouvrages a consulter. Cam. Favre, Introduction biographique au Jouvencel, édit. citée.
S. Luce, La France pendant la guerre de Cent Ans. La Roncière, Hist. de la marine fran-
çaise, t. H, 1900. Mlle de Villaret, Campagnes des Anglais dans l'Orléanais, 1893. Travau.x do
G. Lefèvre-Pontalis, Biblioth. de l'Ecole des Chartes, i8g5; abbé Rameau, Rev ilc la Soc.
histor. de l'Ain, XIII-^ année; Devaux, Annales de la Soc. histor. du Gàtinais, 18S7; Le
Fizelier, Revue du Maine, 1876; Delachenal, Bulletin de l'Acad. Delphinale, i885.
1. La prise d'Escalon par le capitaine de Crathor (Jouvencel, 1" partie, chap. vu) est le
modèle du genre. Tringant, dans son Commentaire du Jouvencel, nous apprend qu'il s'agit
d'un fait historique, la prise de Marchenoir par la Hire. — Sur les senlimcnls des princes
à l'égard des ruses de guerre, voir le récit de la prise du Sap : le roi Amydas autorise les
pratiques les plus perfides, pourvu qu'il soit censé ne pas les connaître.
IV. '■2.
DAXS LE M.iI.\E.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
LA GUERRE
DANS L'EST.
CRA VANT.
PREPARATIFS
DE I4S4.
VERNE UIL
{'I7AOÙTI424J.
misérable et héroïque nous est racontée par Jean de Bueil, qui fai-
sait avec eux ses premières armes. Le Maine, ravagé par les gens
de guerre, était alors un pays « moult désoUé et désert ». Dans les
châteaux, « de povre closture et de vieille façon », les garnisons fai-
saient maigre chère. « Alloient très souvent deux à deux sur ung
cheval et la pluspart alloient à pié. Et pour brief parler, tant
d'hommes que de chevaulx, les plusieurs estoient les uns borgnes
et les aultres boiteux d'aucun membre. » Ces châteaux de misère ne
se laissaient pas prendre, et leurs garnisons fournissaient au besoin
une bonne armée. En 1423, les troupes du comte de Suffolk furent
battues sur les landes de la Brécinière, près la Gravelle.
Ailleurs les Français étaient moins heureux. En Picardie, les
dernières places fidèles tombèrent aux mains des Anglais. La Hire,
isolé, guerroyait près de Reims : une armée envoyée pour rouvrir
les communications entre le royaume de Bourges et la Champagne
fut taillée en pièces par les Bourguignons et les Anglais à Cravant
(31 juillet 1423). Au mois de décembre, un des plus redoutés capi-
taines bourguignons, l'ancien maçon Perrinet Gressart, occupa la
Charité-sur-Loire, à une journée de marche de Bourges.
A la même date cependant, l'équipée du duc de Gloucester,
l'ouverture des négociations avec Philippe le Bon, l'arrivée des
recrues italiennes, rendirent un moment confiance à Charles VIL II
compta sur les discordes de ses ennemis, espéra expulser les Anglais
de Normandie et se faire sacrer à Reims. Un grand elTort fut tenté.
Le rendez-vous fut donné aux combattants sur la ligne de la Loire,
pour le milieu du mois de mai 1424. Le roi envoya cinq cents lances
italiennes, quatre ou cinq cents lances espagnoles, deux mille
highlanders armés de haches, et trois mille autres mercenaires écos-
sais. Un grand nombre de nobles accoururent de l'Auvergne, du
Limousin, du Languedoc, du Dauphiné, et même de la Bretagne.
Enfin les garnisons du Maine fournirent une élite d'excellents sol-
dats. Le total s'éleva à quatorze mille hommes. Les Anglais, très
inquiets, mobilisèrent toutes leurs ressources, et purent réunir tout
au plus dix mille combattants.
La bataille décisive fut livrée le 17 août 1424 dans le duché
dAlençon, sous les murs de Verneuil. Bedford commandait l'armée
anglaise et avait, selon l'habitude nationale, rangé ses troupes derrière
une ceinture de pieux. Les Français firent la folie de l'attaquer, sans
même être d'accord entre eux. Une partie ne combattit pas : le
baron de Coulonces, ne voulant point céder le pas au duc d'Alençon,
se tint à l'écart. L^ne charge de la cavalerie jeta d'abord la panique
parmi les Anglais; mais les Lombards, sur qui l'on comptait pour un
34
Le roi de Bourges.
mouvement tournant, passèrent leur temps à piller les bagages de
l'ennemi. La marche désordonnée de Tinfanterie française, le tir rapide
et précis des archers de Bedford achevèrent de déterminer le sort de
la journée. Ce désastre fut aussi terrible que celui (PAzincourt.
Charles VII y perdit plus de sept mille hommes; le contingent écos-
sais fut exterminé, un grand nombre de nobles périrent ou tombèrent
aux mains des Anglais. Le roi, toujours si facilement découragé,
retomba dans une apathie plus morne que jamais.
Pourtant les Anglais, non plus qu'après leur victoire d'Azincourt, troubles
ne purent tirer de leur succès d'avantages immédiats. Le manque ^^ Angleterre.
d'argent et les folies de Gloucester paralysèrent leur action. Ce
prince faillit allumer une guerre civile à Londres. Il détestait son
oncle Henry Beaufort, évêque de Winchester et chancelier, qui lui
disputait la conduite des affaires en Angleterre. A son retour des
Pays-Bas, il trouva la tour de Londres occupée par les gens du
chancelier. Il appela les citoyens aux armes, criant que Winchester
voulait usurper la royauté , et une émeute éclata (30 octobre
1425). Le duc de Bedford fut obligé de passer en Angleterre
pour apaiser le différend , et d'y rester seize mois (décembre
1425— 19 mars 1427).
Aussi les opérations de guerre languirent-elles jusqu'en 1428,
d'autant plus que la trêve entre le roi de France et le duc de Bour-
gogne durait encore. Les principaux efforts des Anglais se concen-
trèrent autour du Maine. Au nord-ouest de cette province restait une
forteresse française encore inviolée : le Mont-Saint-Michel, brave-
ment défendu par une petite troupe de deux cents gentilshommes
normands, et par les habitants de la petite ville qui s'étageait aux
pieds de l'abbaye. Le 28 septembre 1424, les Anglais commencèrent
un siège en règle, par terre et par mer. Louis d'Estouteville dirigea
la défense. Il organisa une flottille de barques pontées, qui, pendant
les nuits noires, allait chercher des vivres, ou bien faisait la guerre
de courses; un bourgeois du Mont, Yvon Prions, dit Vague-de-Mer,
la conduisait. Les Bretons venaient au besoin donner un coup de
main. Le 16 juin 1425, les gens de Saint-Malo, montés sur leurs
bateaux, réussirent à s'emparer de toute la flotte anglaise, composée
de dix-neuf navires, et débloquèrent le Mont-Saint-Michel. La gar-
nison ne cessa point d'être attaquée jusqu'en 144i et ne se rendit
jamais.
Les Anglais avaient été plus heureux dans leurs opérations au
nord-est du Maine. Toutes les places qui défendaient la province
tombèrent entre leurs mains. Salisbury alla assiéger le Mans avec
neuf bombardes. Il démolit les murailles à coups de canon; la
SIEGE DU MONT-
SAINT-mCHEL.
CONQUÊTE
DU MAINE.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
PROJETS
DE BEDFORD
SUR L'ANJOU.
LE SIEGE
D'ORLÉANS
DÉCIDÉ.
ville se rendit le 2 août 1425 et bientôt les Anglais menacèrent
l'Anjou.
Bedford avait un intérêt particulier à réduire cette province, la
plus belle part de l'apanage qu'il s'était fait donner par Henry VI.
A son retour d'Angleterre, il caressa quelque temps le projet de
concentrer sur Angers les opérations qu'on allait commencer afin
d'assurer le passage de la Loire. Il pouvait alléguer de plausibles
raisons, pour préférer Angers à Orléans : on avait promis au duc
d'Orléans, prisonnier, de respecter ses domaines; d'ailleurs les
places du Gâtinais paraissaient très difficiles à prendre. Les Anglais
avaient toujours échoué jusque-là dans leurs tentatives pour aborder
Orléans. En 1427 encore ils subirent un sanglant échec devant Mon-
targis, furent chassés en désordre par Jean, bâtard d'Orléans', et
par La Hire.
Cependant le Conseil de régence réuni à Paris, dans l'été de 1428,
pour tracer le plan de la future campagne, décida qu'il fallait prendre
Orléans. Cette place, située au coude de la vallée de la Loire, parais-
sait être l'indispensable base des opérations qu'on voulait entre-
prendre pour terminer la conquête de la France.
Bedford, mécontent de cette décision, n'accompagna point le
comte de Salisbury, qui venait de débarquer à Calais avec une armée.
Le régent s'établit à Chartres, et assuma seulement la charge d'orga-
niser l'envoi des renforts et des vivres. Salisbury traversa lentement
la Beauce, soumettant sur son passage toutes les places qui auraient
pu inquiéter ses derrières. Enfin, le 7 octobre 1428, il arriva devant
Orléans. A cette prudente et redoutable stratégie, les Français sem-
blaient n'avoir rien à opposer. Leur chef militaire, le connétable,
était en disgrâce, en guerre contre le favori du roi, et ils pouvaient
bien dire, comme un personnage du Quadrilogue invedif : « Nous
allons comme la nef sans gouvernail et comme le cheval sans
frein. «
L'espérance de salut, invisible encore, mais qui allait bientôt
apparaître, était dans un mouvement de résistance commencé depuis
longtemps, manifesté çà et là par des faits identiques, sans qu'il y
eût direction ni entente, et chaque jour s'étendant davantage. Com-
ment cet esprit de résistance était né et s'était manifesté depuis la
mort de Henry V et de Charles VI, c'est ce qu'il importe maintenant
de montrer.
1. Fils de Louis, duc d'Orléans, et de Mariette d'Enghien, plus tard comte de Dunois.
( 36
CHAPITRE III
LA RÉSISTANCE NATIONALE. JEANNE
D'ARC
I. CE QUE PENSAIENT LES FRANÇAIS DE LA DOMINATION ANGLAISE.
II. CONSPIRATIONS CONTRE LA DOMINATION ANGLAISE. — III. LE SIÈGE d'ORLÉANS.
IV. LES VICTOIRES DE JEANNE d'aRC. — V. ÉPREUVES ET CAPTURE DE LA PUCELLIi.
VI. PROGCS ET MORT DE LA PUCELLE.
/. — CE Q.UE PENSAIENT LES FRANÇAIS DE LA
DOMINATION ANGLAISE^
LES derniers événements du règne de Charles VI avaient mis
beaucoup de trouble dans Tesprit des Français. Alors que le
roi de France lui-même déshéritait son fils au profit d'un étranger,
il était difficile pour ses sujets de voir clair en leur propre conscience.
Le parti bourguignon pouvait se croire le défenseur du loyalisme
monarchique. Les Armagnacs, d'ailleurs, ne faisaient rien pour
apaiser les haines qu'ils avaient soulevées. Au temps de Charles Vil,
on les craignait encore comme un fléau.
Dès l'avènement de Henry VI, pourtant, les sentiments d'une
partie de la faction bourguignonne avaient commencé à se modifier.
Le Bourgeois de Paris, décrivant les obsèques de Charles VI, déplo-
rait qu'il ne se fût trouvé pour « le compaigner, cellui jour, nul du
sang de France, quand il fut porté à Nostre-Dame de Paris ne en
terre, ne nul signeur que ung duc d'Engleterre , nommé le duc de
Betefort. Le menu commun de Paris crioit quand on le portoit parmy
1. Sources. Journal d'un bourgeois de Paris. Alain Chartier, Œuvres, édit. Duchesne, 1617.
Robert Blondel, Complanctua bonorum Gallicorum, dans Œuvres, édit. Héron, 1. 1, 1891.
Ouvrages a consulter. Mémoires de Grassoreille et de Soullié (cités au chap. i, § 3).
Aug. Bernard, Refus fait par les moines de Cluny de prêter serment à Henry VI, Revue des
Soc. savantes, 1867. S. Luce, Le trésor anglais à Paris en 1431, Mém. de la Soc. de l'hist.
de Paris, t. V. Guii)al, Le sentiment national en France pendant la guerre de Cent Ans, 1875.
< 3^ )
TROUBLE
DES ESPRITS.
DECEPTIOS
CAUSÉE PAR
LA DOMINAT ION
ANGLAISE.
Charles VU. Fin de la i^nerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
SCISSION DANS
LE PARTI
BOURGUIONOlf.
LES INTERETS
MATÉ FIELS.
les rues : «A! très cher prince, jamais n'arons si bon, jamais ne te
« verrons. Maldicte soit la mort! jamais n'arons que guerre, puisque
« tu nous a laissé. Tu vas en repos, nous demourons en toute tribula-
« cion et en toute douleur. » Et le Bourgeois ajoute qu'au retour de
l'enterrement, lorsque Bedford fit porter devant lui, comme régent,
l'épée du roi de France, « le peuple murmuroit fort' ».
Cette naïve douleur, à la mort d'un roi fou dont on n'avait
jamais eu motif de se louer, ce regret de ne voir à ses obsèques
aucun prince du sang, ce courroux contre les prétentions de Bedford,
tous les sentiments dont Fauteur de ce Journal est l'écho évidem-
ment très fidèle, sont les symptômes d'un état d'esprit nouveau. Le
Bourgeois de Paris déteste les Armagnacs, mais il n'aime guère plus
le duc de Bedford, « lequel on dit le régent de France », ni Henry VI,
« lequel se nomme roy de France et d'Angleterre ». Il parle sur un
ton de mauvaise humeur « du sacre du roy, et de ses joustes et de
tous ses Angloys », et il censure avec une acrimonie souvent injuste
les actes du nouveau gouvernement. Il a soin de nous faire savoir
que beaucoup de Parisiens sont sourdement hostiles aux Anglais :
quand Bedford exigea le serment de fidélité en 1423, « les uns de
bon cuer le firent, les aulres de très malvèse volenté ». S'il refuse le
titre de régent à Bedford, il aime à le donner au duc de Bourgogne
et à s'imaginer que le vrai maître est Philippe le Bon. « Ceux de
Paris, dit-il, l'amoient tant comme on povoit aimer prince. » Et il
enrage de songer que, « rien ne se fait que par l'Angloys », et que le
duc de Bourgogne vit à l'écart, et « ne tient compte de tous ceulx de
Paris ne du royaume en rien qui soit ».
En somme, l'application du traité de Troyes avait semé la divi-
sion dans le parti bourguignon. Les enragés préféraient la domina-
tion des Anglais à celle des Armagnacs, mais ils étaient la minorité.
La majorité avait compté sur un gouvernement capable de restaurer
la prospérité publique, où le duc de Bourgogne aurait la première
place; elle était déçue dans ses espérances.
Nous avons vu en effet que Bedford, par nécessité plus encore
que par caractère, se montrait exigeant et dur et qu'il était impuis-
sant à rétablir l'ordre dans les pays conquis. Par là son gouvernement
s'aliénait les Bourguignons modérés, et les Français qui n'avaient
pas épousé les haines des partis et qui, exténués par treize ans de
guerre, réclamaient seulement un peu de sécurité et des impôts
moins lourds. Ceux-ci étaient sans aucun doute très nombreux. Ces
1. Journal d'un bounjeoix de Paris, S 362, 870. Ce prétendu bourgeois de Paris, dont le
journal est du plus haut intérêt, était en réalité un homme d'Église.
38
CHAP. III La résistance nationale. Jeanne d'Arc.
magistrats municipaux et ces maîtres jurés qui demandaient au
régent de confirmer les privilèges de leur ville ou de leur corpora-
tion, n'étaient pas tous de la faction bourguignonne. Ces prélats qui
défendaient contre les Anglais les libertés ecclésiastiques et refu-
saient des subsides au duc de Bedford, n'étaient pas tous des Arma-
gnacs». Il y avait dans le royaume quantités de gens, occupés de
leur seul intérêt, qui se seraient accommodés du régime anglais,
mais qui s'en désaffectionnaient, parce que leur intérêt avait à en
souffrir.
Enfin, partout, soit dans les pays d'obédience anglaise, soit les héros.
dans les coins les plus reculés du royaume de Bourges, il y avait uttehature
1 1 U' / 1 ■ 1 I i* -11"» PATRIOTIQUE.
des cœurs de héros, résolus a la lutte sans merci contre 1 étranger.
Un vrai sentiment national s'exprimait dans les plaidoyers qui furent
alors composés pour la juste cause, comme ceux de Robert Blondel
et d'Alain Chartier. Aucune, peut-être, de ces œuvres enflammées,
ne circula parmi les défenseurs du sol national ; mais on peut croire
qu'elles expriment ce que beaucoup sentaient et voulaient.
La Complainte des bons Français, du Normand Robert' Blondel, robert blondel.
a été écrite vers 1420 « pour l'honneur de Dieu, de la justice et du
roi de France Charles VI, et de son fils unique le dauphin Charles,
parceque ledit roi a été livré captif aux mains des Anglais, non seu-
lement lui, mais son royaume, par les mains de Jean, fils de Philippe,
duc de Bourgogne ». Ce court poème latin est le cri de haine d'un
Armagnac contre les Bourguignons et les Anglais. Usant des mêmes
arguments que Jean Petit avait naguère développés pour justifier
l'assassinat de Louis d'Orléans, Blondel déclare que Jean sans Peur
a mérité d'être tué, parce qu'il était un tyran.
1. Si on interprète sans parti pris les actes de la plus grande partie du haut clergé, au non 1 de
la Loire, on voit qu'il ne fit, au moins après l'avènement de Henry VI, aucune opposition
systématique au gouvernement anglais. En 1427, le bailli de Saint-Gengoux somma l'abbé de
Cluny de jurer le traité de Troyes. L'abbé refusa et envoya au bailli un long mémoire justifi-
catif. M. Aug. Bernard a voulu voir là un acte de patriotisme. Mais il n'y a dans le mémoire de
l'abbé aucune parole de révolte. Il se plaint qu'on exige de lui un serment, comme si on le
soupçonnait, alors que les abbés de Cluny ont toujours été fidèles et obéissants au roi. Il
explique pourquoi il refuse de prêter ce serment : il désire rester « en abstinence de guerre » ;
sinon l'église de Cluny serait entraînée dans la totale destruction. Si on le laisse jouir de
la « neutralité », il priera, avec ses moines, pour l'Etat, pour le régent, pour le très redouté
roi Henry et pour le bailli de Saint-Gengoux. — La résistance que le clergé champenois
et picard opposa aux exigences fiscales de Bedford, en 1428, ne prouve pas qu'il voulût
favoriser le dauphin. Il ne se proposait que la défense des privilèges ecclésiastiques. La
même année, nous voyons le chapitre de Laon réclamer un nouvel évêque, à la place de
Guillaume de Champeaux, qui a abandonné son diocèse pour suivre Charles VIL — En 1428,
Bedford demande aux prélats réunis en concile à Paris « que les subsides qu'on a coutume
d'exiger des la'ïques soient imposés aussi au clergé » (Ilardouin, Acla conciliorum, t. VIII,
col. io35.) Le concile répond que le régent fera l)icn de sonuer aux épouvantables malheurs
qui ont frappé les princes persécuteurs de l'Eglise. Il allègue la pauvreté du clergé, en
profite pour se plaindre des gens de guerre, et termine en assurant que l'Eglise est toute
prête à donner ses prières pour le salut et la prospérité du royaume, formule dont l'ambi-
guité ne parait pas avoir été calculée.
< 39 )
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIEU
ISVECTIF >
ALAIN ciiARTiER. On Irouvc uiie inspiration plus élevée dans les œuvres d'Alain
Chartier, dans sa Lettre à l'Université de Paris, dans ses opuscules
latins sur les malheurs de la France, et surtout dans son fameux
Quadrilogue invectif. Ce sont des œuvres déclamatoires et un peu
pédantes, mais les réminiscences classiques ne font pas tort à la sin-
cérité de l'auteur. Certainement il souffre et vibre.
LE « QUADRILOGUE G'cst cu 1422 quc le Quadrilogue a été composé. Alain Chartier,
dans un rêve, aperçoit « Dame France », sous la forme d'une femme
au noble visage, au maintien seigneurial. Ses habits sont couverts
de symboliques images, qui rappellent les exploits des princes fran-
çais, et les sciences dont « s'esclarcissent les entendements », et la fer-
tilité d'une terre plantureuse. Mais ces beaux vêtements sont froissés
et déchirés. Sur les cheveux blonds de la dame une couronne d'or
vacille, prête à tomber. Debout devant un riche palais en ruines,
France est entourée de ses trois enfants, Noblesse, Clergé, Tiers-
État, et elle les invective durement :
Quelles assez aspres parolles pourroye je prendre, pour vous reproucher
vostre ingratitude vers moy? Car vous puis-je mettre au devant (représenter)
que, après le lien de foy catholique, Nature vous a devant toute chose obligez
au commun salut du pays de vostre nativité et à la deffence de celle seigneurie,
soubz laquelle Dieu vous a fait naislre et avoir vie. Tant est, es (aux) entiers
couraiges, prouchaine et si inséparablement enracinée l'amour naturelle du
pays, que le corps tend à y retourner de toutes parts comme en son propre lieu :
le cueur y es donné comme à celle habitation qui plus luy est aggréable, la vie
et la santé y croissent et amendent, l'omme y quiert (cherche) sa seurté, sa
paix, son refuge, le repos de sa vieillesse et sa dernière sépulture.
TRAITES
POLITIQUES.
Les trois États répondent par des reproches mutuels ; ils s'accu-
sent l'un l'autre du malheur commun, France supplie ses enfants de
garder la paix entre eux, et d'imiter les abeilles, qui « mettent leur
vie pour garder la seigneurie de leur Roy ».
Un opuscule anonyme écrit après la publication du traité de
Troyes, la Réponse d'un bon et loyal François au peuple de France de
tous États, contient une critique fort bien raisonnée du pacte de 1420.
Charles VI n'était pas libre quand il l'a signé, étant aux mains de ses
« anciens ennemis mortels ». D'ailleurs il était malade, si malade
que Henry V réclamait la régence du royaume. « Comment donc
a peu le Roy tellement infirme et malade consentir et accorder vala-
blement de si grant chose, comme est tout le royaulme de France? »
Aurait-il eu la pleine possession de lui-même et la science de Salomon,
qu'il n'avait nullement le droit de déshériter son fils et toute sa
lignée, car il n'a point telle puissance sur le royaume. Charles est
donc le véritable héiiLier de la couronne. Le traité de Troyes est
( 40 >
ciiAP. III La résistance nationale. Jeanne dCArc.
injuste et détestable et « doibt estre impugné (combattu) et empesché
par chascun bon Chrestien' ».
Ainsi certaines âmes étaient accessibles à des conceptions géné-
rales de droit et de justice. A côté des intérêts froissés, une idée de
réprobation contre Tiniquité du pacte de Troyes inspirait aussi la
haine des Anglais. Le sentiment de la patrie, confondu avec le loya-
lisme monarchique, grandissait dans les cœurs.
// _ CONSPIRATIONS CONTRE LA DOMINATION
ANGLAISE ^
DANS toutes les provinces qu'ils occupaient, les Anglais se sen-
taient en insécurité perpétuelle . Paris était la ville bourguignonne
par excellence : Alain Chartier l'appelait avec tristesse la cité crimi-
nelle; pourtant, du vivant même du roi Henry V et du roi Charles VI,
des habitants de la capitale avaient comploté pour faire entrer les
Armagnacs. Aussitôt après l'avènement de Henry VI, les intrigues
secrètes redoublèrent. Un riche bourgeois, Michel de Lailler, trama
une nouvelle conspiration. C'était un maître de la Chambre des
Comptes, et le Conseil de Henry VI lui avait confié l'exécution du
testament de Charles VI. Il fut découvert; il put s'enfuir, mais la
plupart de ses complices furent décapités, une femme fut brûlée.
Malgré ces rigueurs, les machinations continuèrent en 1423 et en 1424.
Après sa victoire de Verneuil, Bedford dut procéder à de nouvelles
exécutions. Deux mois plus tard il eut un autre déplaisir : les Pari-
siens s'ameutèrent et le duc de Bourgogne eut seul assez d'autorité
pour les calmer.
On a vu que, prévoyant le cas où Charles VII recouvrerait son
royaume, les Anglais entendaient garder la Normandie, pour laquelle delà
Bedford avait des ménagements particuliers. Dans cette province
COMPLOTS
A PARIS.
EN
FA m; ESSE
DOMISATION
ANGLAISE
NORMAXDIE.
1. Cet opuscule a été publié par De La Barre, Mémoires pour servir à l'histoire de France el
de Bourgogne, 172Q. M. Viollet, qui ne parait pas l'avoirconnu, a analysé des traités postérieurs
de quelques années, où le principe de l'immutabilité du droit successoral dans la maison
de France est posé à peu près de même. {Comptes rendus des séances de l'Acad. des Inscrip-
tions, 1895.) Voir aussi Péchenard, Jean Juvénal des Ursins, p. 167.
2. Sources. Longnon, Paris pendant la domination anglaise. Journal d'un bourgeois de Paris.
Chronique de Pierre Cochon. Thomas Basin, Histoire de Charles VU. livre II. Chronique du
Mont-Saint-Michel, t. I (nombreuses pièces d'archives publ. par S. Luce). Monstrelet, t. IV.
Ouvrages a consulter. Travaux de Charles de Beaurepairc , Puiseux, Chéruel , abbé
Charles, cités dans les biblioiiraphies du chap. i. G. LeI'èvre-Pontalis, La guerre de parti-
sans dans la Haute-Normandie (en cours de publication dans la Bibliothèque de l'Ecole des
Chartes, depuis 1898. Nous avons grandement profilé de cette étude). Rioult de Neuville,
Résistances à l'occupation anglaise, Bull, de la Soc. des Antiquaires de Normandie, t. XVI, 1892.
Henri Vautier, Caen el le bailliage de Caen sous la domination anglaise, Thèses de l'Ecole des
Chartes, 1894. De Belleval, Le Ponlhieu après le traité de Troyes, 1861. C. Lavirolte, Odette
de Champdivers à Dijon, Mém. de l'Acad. des Sciences de Dijon, 2' série, t. II, i852-i853.
* 4' >
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
LA GUERRE
DE PARTISANS
EN MÛRMANDIE.
pourtant, la résistance ne cessa point. Beaucoup de nobles nor-
mands, après avoir défendu pied à pied leurs châteaux contre l'enva-
hisseur, abandonnèrent leurs terres pour aller se battre à la frontière
de la province : dans la vicomte de Pont-de-F Arche, il ne restait plus
un seul noble français. Des roturiers s'exilèrent, dénués de tout, en
pays armagnac : Colin Bouquet et sa femme, natifs du pays de Caux,
allèrent s'établir en Languedoc pour « esquiver la sujétion des
Anglais ». D'autres Normands, en grand nombre, restés dans leur
pays, continuèrent la lutte héroïque qu'ils avaient jadis soutenue
contre les troupes de Henry V. Les Anglais provoquaient pour
ainsi dire les habitants à la résistance par la faiblesse de leurs
garnisons. Voulant pousser ses conquêtes vers le sud, Bedford
dégarnissait de plus en plus les villes et les châteaux normands. Il y
avait là une cinquantaine de places fortes, entre lesquelles on n'eut
souvent à répartir que quatre cents hommes d'armes et douze cents
archers. Si les Français avaient eu un roi capable de les conduire,
les Anglais auraient été en peu de temps chassés de la Normandie.
Les efforts des Normands restèrent fragmentaires, incohérents;
ce fut partout le caractère de la résistance nationale avant Jeanne
d'Arc. La lutte prit la forme d'une chouannerie. L'évêque de Lisieux,
Thomas Basin, a signalé cette guerre de partisans, et les documents
d'archives révèlent les inextricables embarras qu'elle causa aux
Anglais. « En outre, dit Basin, des gens qui guerroyaient pour la
cause française, irrégulièrement à la vérité et sans solde, mais tenant
garnison en des places fortes et des châteaux de l'obéissance du roi
de France, il y en avait d'autres, sans nombre, gens désespérés,
enfants perdus, qui abandonnaient leurs champs et leurs maisons,
non pour habiter les places fortes et les châteaux des Français, mais
pour se tapir comme des loups dans l'épaisseur des forêts. « 11 se
forma partout des bandes irrégulières, armées tant bien que mal,
montées quand on pouvait ravir les chevaux des Anglais. Des recru-
teurs allaient battre le pays pour quérir des compagnons ; leur Lâche
était rendue facile par l'exaspération que causait la conquête, par la
misère générale, l'esprit d'aventure, et aussi le goût de brigandage,
qui régnaient alors. On trouvait réunis dans ces bandes des gens de
toutes conditions, des paysans surtout, car la population rurale était
excédée des charges qui pesaient sur elle : impôts votés par les États,
exigences des nouveaux seigneurs, exactions des gens de guerre. Il y
avait aussi des ouvriers, des moines échappés de leur couvent, des
gentilshommes, que leur expérience militaire désignait pour devenir
les chefs de la compagnie : tel Robert de Carrouges, propriétaire de
beaux domaines dans la Basse-Normandie. En 1424, brusquement, il
< ^1 >
ciiAP. m La résistance nationale. Jeanne (VArc.
vendit tous ses biens à vil prix, entraîna quelques gens du pays, un
clerc de procureur, un maréchal ferrant, et forma une troupe de
partisans dont il fut le chef. Tel encore dom Jean de Guiseville,
moine bénédictin de Préaux, qui s'échappa pour aller commander
une compagnie. Il retourna une fois à son abbaye, mais pour en
ramener sept moines qui augmentèrent sa bande.
Ces guérillas maintenaient sous la terreur les Anglais et les
« Français reniés » qui avaient accepté les faveurs de l'étranger. Par-
fois elles livraient de véritables combats. Le plus souvent, elles fai-
saient une guerre de surprises et de coups de main. Des éclaireurs
annonçaient les voyageurs de passage sur les grandes routes. On
enlevait les courriers, on dévalisait les collecteurs d'impôts. De temps
en temps on capturait quelque gros personnage et on l'envoyait sous
escorte, à travers toute la Normandie, jusqu'aux premiers avant-
postes français. Puis on riait des bons tours joués aux « godons «, et
s'il y avait du butin, on le partageait. Vie dure, pourtant! Ces parti-
sans étaient traqués comme des bêtes; dans les forêts où ils se
cachaient, les Anglais lançaient des chiens pour les découvrir. On
donnait six livres ' à quiconque en capturait un. Mais les trahisons
étaient rares. Les partisans trouvaient partout des complices : les
paysannes leur apportaient des vivres; les curés de campagne ser-
vaient d'intermédiaires, allaient aux nouvelles; les barbiers venaient
soigner les blessés. Et pourtant toute assistance donnée aux bri-
gands, comme les appelaient les Anglais, entraînait la peine de mort,
et les femmes convaincues de les avoir ravitaillés étaient enterrées
vivantes au pied des gibets. Quant aux partisans, Thomas Basin
assure que dix mille d'entre eux furent exécutés, et les nombreuses
quittances de bourreaux qui nous restent semblent attester sa véra-
cité. Rien n'y faisait. Comme des capitaines anglais, nous raconte
Thomas Basin, discutaient à table sur les moyens de détruire le bri-
gandage, un prêtre, pressé de dire son avis, répondit qu'il n'y avait
qu'un moyen : que tous les Anglais sortissent de France; les brigands
disparaîtraient aussitôt.
A l'intérieur même de Rouen, le parti national avait des affiliés, complots
qui, à plusieurs reprises, avant et après la bataille de Verneuil, proje-
tèrent de faire entrer dans la ville des bandes armagnaques. L'àme de
ces complots fut un riche notable, Richard Mittes. C'était un mar-
chand de bois en gros, fermier d'impôts pour le gouvernement an-
glais. Il avait parmi ses complices des hommes considérables, tels que
le fameux architecte de Saint-Ouen, Alexandre de Berneval.
1. La livre tournois, qui était une monnaie de compte, correspondait, vers 1^25, à
3i grammes d'argent (6 fr. 85 en francs actuels, sans parler de la valeur relative de l'argent).
< 43 >
A ROUEN.
Charles VIL Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
LA RESISTANCE
DANS LE MAINE.
AGITATIONS
EN CHAMPAGNE,
EN PICARDIE.
OPPOSITION
A L'ALLI.A.NCE
ANGLAISE
EN BOURGOGNE.
Les fils de toutes ces intrigues aboutissaient à la cour de Bourges,
où il n'y avait malheureusement personne qui put les manier avec
quelque dextérité. Avant la bataille de Verneuil, les bonnes villes nor-
mandes envoyaient à Charles VII des émissaires « en habits dissimulés »
pour l'assurer que « quand il lui plairoit de venir, il seroit bien reçu ».
Le printemps de 1424 fut un moment d'agitation générale et de grands
espoirs en Normandie. Le matin de la bataille de Verneuil, une partie
du contingent normand déserta le camp anglais. Le combat ayant été
d'abord favorable aux Français, la nouvelle se répandit d'un succès
définitif et, dans une vaste région, jusqu'à Pont-Audemer, jusqu'à
Vire, les paysans se soulevèrent et massacrèrent les soldats anglais
qui s'étaient enfuis au début de l'action. Si la bataille s'était terminée
comme elle avait commencé, Charles VII n'aurait eu qu'à paraître en
Normandie pour tout soumettre.
Bien que la prise du Mans (2 août 1425) eût paru achever la
conquête du Maine, les Anglais trouvèrent dans cette province la
même résistance qu'en Normandie. Grâce à la complicité des bour-
geois, de l'évêque Adam Châtelain et de son clergé, un parti français
occupa le Mans pendant quelques jours, en 1428. L'Anglais Talbot
reprit la ville, pilla les éghses, et fit exécuter un certain nombre d'ha-
bitants sur le parvis Saint-Julien.
L'alliance de Philippe le Bon avec Henry V avait indigné beau-
coup de Champenois et de Picards. A Reims, le clergé était divisé,
le supérieur des Carmes , Guillaume Prieuse , dénoncé pour ses
propos séditieux, déclara, devant le lieutenant du capitaine de Reiras,
que <( oncques Anglois ne fut roy de France, ne encores le seroit ja ».
Le chroniqueur Chastellain dit en parlant des Abbevillois : « Faveur
portoient beaucoup au jeune duc (Philippe le Bon) et a son parti,
sans vouloir estre Anglois. » Le despotisme arrogant du lieutenant
choisi pour gouverner la Picardie, Jean de Luxembourg, provoqua
la formation d'une véritable ligue. Quelque temps avant la bataille
de Verneuil, Charles de Longueval et d'autres seigneurs se réunirent
à Roye, se conjurèrent et se déclarèrent pour Charles VIL Jean de
Luxembourg réprima durement cette révolte, mais la sécurité ne
renaquit pas en Picardie avant de longues années. Bedford, voya-
geant d'Amiens à Doullens, faillit tomber dans une embuscade de
partisans.
Dans la Bourgogne elle-même, le pacte conclu entre Philippe le
Bon et les Anglais avait soulevé des protestations. Les bourgeois de
Dijon ne jurèrent que par force le traité de Troyes. Ceux de Langres
étaient dans les mômes sentiments. De grandes familles, par exemple
la maison de Châteauvillain, faisaient une sourde opposition à l'al-
( 44 '
CHAP. III La résistance nationale. Jeanne dCArc.
liance anglaise. La Chronique de Georges Chastellain, conseiller et
historiographe de Philippe le Bon, est postérieure à cette époque,
mais elle reflète sans doute assez bien les sentiments permanents de
raristocratie bourguignonne. Or il exalte au-dessus de toutes les
nations la France, « là où naturellement doit estre le trône des gloires
et honneurs mondains », et il se montre fort dur pour les Anglais'.
L'ancienne maîtresse de Charles VI, Odette de Champdivers, odette
, ,• , 1 1 o ■ 1 T 1 T ■ -, DE CHAMPDIVEBS.
alors retirée dans son pays de Samt-Jean-de-Losne, renseignait
Charles VII sur les dispositions des Bourguignons : tel seigneur pou-
vait être facilement gagné, telle ville facilement prise. Un cordelier,
Etienne Chariot, faisait de sa part de secrets voyages à Bourges. Un
beau jour, Odette et Etienne Chariot furent arrêtés et jetés en prison.
Ainsi, partout les Français complotaient ou combattaient contre
l'étranger II n'était pas un pouce de territoire que les Anglais possé-
dassent en pleine sécurité , mais complots et batailles étaient encore, le
plus souvent, des événements locaux, détachés les uns des autres. Le
siège d'Orléans fut le moment critique où ces efforts isolés et désor-
donnés se concentrèrent et devinrent la résistance nationale.
///. — LE SIEGE D'ORLEANS^
L'ARMÉE destinée par les Anglais au siège d'Orléans était hicn l'armée a.xglmse
inférieure en nombre à celles que Henry V avait réunies pour «^''^^^^ orlea.\s.
la conquête de la Normandie, Le comte de Salisbury n'avait amené
d'Anglet(un-e que 2700 hommes. Avec le contingent levé en France,
l'effectif total des combattants réels ne dépassait peut-être pas
3 000 hommes, si l'on ne tient pas compte des troupes fournies par
le duc de Bourgogne, qui les rappela avant la fin de la campagne.
La force des Anglais, c'était leur excellente organisation militaire, infériorité
encore intacte; c'était surtout l'inertie de Charles VII. En vain les des français.
Étals Généraux, réunis alors à Chinon, le supphèrent de se récon-
cilier avec Richemont, de réunir autour de lui toute la noblesse et
de faire un suprême effort pour recouvrer sa seigneurie par « toutes
les voyes et moyens possibles ». La Trémoille régnait : les cinq cent
mille francs votés par l'assemblée de Chinon furent gaspillés à son
plaisir. Orléans ne fut pas complètement abandonné; mais les tenta- .
1. Œuvres de Chastellain, t. II, p. i6o. Voir aussi le Prologue de la Chronique, t. I, p. G-g.
2. Sources et Ouvrages indiqués en détail dans : Lanéry d'Arc, Bibliographie des ouvrages
relatifs à Jeanne d'Arc, 1894, n"^ 870 à 916. Depuis ont paru : Journal du siège d'Orléans,
noHV édit. (importante), par Charpentier et Cuissart, 1896, Abbé Dubois, i/(s'o;>e du siège
d'Urléans, publiée par les mêmes, 1894. Anatole France, Le siège d'Orléans, P.ev. de Paris, 1902.
( a5 )
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
FORTIFICATIONS
D ORLÉANS.
LES DEFENSEURS
D'ORLÉANS.
BLOCUS.
tives faites pour secourir la ville manquèrent de cohésion, de suite,
de direction.
Orléans était heureusement une des plus fortes places du
royaume; depuis douze ans, les travaux de fortification absorbaient
les trois quarts de ses revenus. Elle formait, au nord de la Loire, un
rectangle entouré de solideë remparts et de larges fossés, réuni à la
rive gauche du fleuve par un beau pont de dix-neuf arches. Au sud,
l'abord de la ville était défendu par un ouvrage en terre, construit
sur la rive gauche, le « boulevard des Tourelles », par un fossé où
coulaient les eaux de la Loire, par la « bastille des Tourelles », con-
struite sur la culée du pont, par la « bastille Saint-Antoine », construite
au milieu, et finalement par la porte Sainte-Catherine, munie de tours
et de boulevards. Enfin la ville possédait un vieil attirail de machines
de guerre et une artillerie neuve de soixante et onze canons.
Dès qu'ils se surent menacés, les habitants allèrent tous, pioche
en main, achever les fortifications. Les plus riches apportèrent à
l'hôtel de ville leurs réserves de vivres et leur argent, qui furent mis
en commun. Des bourgeois partirent en mission deux par deux,
allèrent jusqu'en Bourbonnais et en Languedoc demander des secours
aux municipalités*. Tours, Bourges, Poitiers, la Rochelle, Montpellier
envoyèrent des munitions et des vivres. Quiconque voulait venir
défendre Orléans était nourri aux frais de la ville. L'abbé de Ger-
canceaux, jadis étudiant à l'Université d'Orléans, arriva à la tête
d'une bande de partisans. Une cohue de capitaines français, espa-
gnols, italiens, écossais, se présentèrent pour offrir leurs services.
Grâce à ces renforts et à l'éducation militaire des bourgeois, la ville
put opposer à l'ennemi des forces au moins égales. La défense fut
conduite par le bâtard d'Orléans, représentant le duc son frère, et par
le gouverneur Raoul de Gaucourt.
Salisbury voulait s'établir sur la rive droite de la Loire , mais,
pour couper les communications des assiégés avec le midi de la
France, les Anglais commencèrent par prendre d'assaut la bastille
des Tourelles, sur la rive gauche. Blessé à la tête, le soir même de sa
victoire (24 octobre 1428), Salisbury mourut trois jours après. Les
hostihtés furent quelque temps suspendues, et les Orléanais en profi-
tèrent pour raser leurs beaux faubourgs de la rive droite, où l'ennemi
aurait pu s'installer : vingt et une églises bâties hors des murs furent
ainsi détruites. Le 30 décembre, les Anglais apparurent sur cette rive
et un siège en règle commença : William de la Pôle, comte de Suffolk,
le fameux John Talbot et lord Scales s'en partagèrent la direction. Les
1. Les notables de Toulouse délibèrent à ce sujet le i3 avril 1429, et concluent que leur
ville « non habet de quibus ». (Annales du Midi, 1889, p. 282.)
46
La résistance nationale. Jeanne d'Arc.
Anglais se mirent tout de suite à élever des bastilles autour de la ville,
pour resserrer le blocus, et les Orléanais ne purent les en chasser
Les vivres diminuaient dans la ville, et les Anglais étaient sans cesse
ravitaillés. Au commencement du carême, on apprit que Falstaff
amenait de Paris un convoi, trois cents chariots chargés surtout
de harengs. Un coup de main fut décidé avec le concours d'une
armée royale partie de Blois. FalstafT fut attaqué dans la plaine
de Rouvray. L'indiscipline des Français leur coûta une nouvelle
déroute, malgré la supériorité de leurs forces. Ce fut la « journée des
Harengs » (12 février 1429) Orléans cessa dès lors de recevoir des
secours.
Des quatre côtés d'Orléans se dressaient maintenant des bastilles.
Sur la rive gauche, les Tourelles étaient renforcées par la bastille des
Augustins et par deux boulevards. Sur la rive droite s'élevaient, tout
près de la Loire, la bastille « Saint-Laurent « et la bastille « Saint-
Loup », la première à l'ouest d'Orléans, dans la direction de Blois, et
la seconde à l'est de la ville. Enfin, au nord de la place assiégée, on
achevait la bastille « Paris ». Une série de boulevards, du côté de la
route de Blois, reliaient « Paris » et « Saint-Laurent ». Au nord-est,
entre « Paris » et « Saint-Loup », les travaux d'investissement étaient
à peine commencés, parce que de ce côté les Anglais ne craignaient
guère une attaque des Armagnacs.
Abandonnés par le roi de France et serrés de si près par l'en-
nemi, les Orléanais demandèrent à Philippe le Bon de prendre en
gage l'héritage de son cousin Charles d'Orléans. Le duc de Bourgogne
eut la naïveté de croire que les Anglais lui céderaient la place, et il
se rendit à Paris pour conférer avec le régent. Bedford lui répondit
qu'il « seroit bien couroucé d'avoir batu les buissons à ce que d'autres
deussent avoir les oiseillons ». Du coup, Philippe le Bon rappela le
contingent bourguignon ; mais sa colère devait être de brève durée.
Il paraît certain que Charles VII était informé de ces négocia-
lions entre les Orléanais et le duc de Bourgogne et qu'il les approu-
vait. Il écoutait sans indignation les propos de ses conseillers, qui
l'engageaient à fuir en Dauphiné, ou bien en Castille, ou bien encore
en Ecosse. Pourtant il n'y avait nullement lieu de désespérer. A
mesure que les Anglais étendaient leur conquête, de nouveaux ennemis
naissaient sous leurs pas. Une troupe de renfort, envoyée par le régent
après la journée des Harengs, ne put parvenir jusqu'à Orléans : un
soulèvement général des paysans du Gâtinais l'arrêta au passage. Les
Anglais, peu nombreux, ne devaient leur succès qu'à la prodigieuse
inertie de leur adversaire, à l'absence d'un chef qui réunît et diri-
geât tous les efforts des Français. Un chef inattendu allait paraître.
JOURNEE
DES HARENGS.
LES B.iSriLLES.
APPEL
DES ORLÉANAIS A
PHILIPPE LE BON.
LA SITU.iTION
AU DÉBUT DE I4i9.
47
Charles VU. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
IV. — LES VICTOIRES DE JEANNE D'ARC^
LE PAYS
DE JEANNE D'ARC.
ENFANCE
DE JEANNE.
LES SAINTES.
JEANNE D'ARC naquit entre 1410 et 1412*, à Domrémy, d'une
famille de cultivateurs aisés. Le village de Domrémy, situé à la
frontière de l'Est, était divisé par un petit ruisseau en deux parties :
l'une dépendait de la prévôté champenoise de Montéclaire-Andelot,
l'autre appartenait au Barrois mouvant, fief relevant de la couronne
de France depuis le temps de Philippe le Bel. Quelle était la situa-
tion exacte de ce ruisseau? Son lit était-il au xv'^ siècle le même
qu'aujourd'hui? Coulait-il au nord ou au sud de la maison où naquit
Jeanne? C'est là un problème qui a soulevé des polémiques pas-
sionnées. Il est d'autant plus insignifiant que les habitants de Dom-
rémy étaient tous dévoués à la cause de Charles 'VII. Ces populations
de la rive gauche de la Meuse savaient gré aux Valois de les avoir
longtemps protégées, tandis que, sur l'autre rive, les seigneurs lorrains
se faisaient perpétuellement la guerre et ravageaient les campagnes.
Jeanne d'Arc n'apprit « ni A ni B », mais sa mère lui faisait
répéter le Pater., VAve et le Credo. L'enfant passait chaque jour de
longs moments à l'église, toute proche de la maison paternelle, et,
« tandis qu'elle contemplait le corps du Christ, elle pleurait abon-
damment avec de grandes larmes ». Elle avait une dévotion particu-
lière à sainte Catherine et à sainte Marguerite. Sainte Catherine était
la patronne d'une paroisse voisine de Domrémy, et Jeanne avait une
sœur tendrement aimée d'elle, qui portait ce nom. Aussi se plaisait-
elle à ouïr l'histoire de Catherine, vierge et martyre, qui avait
confondu à dix-huit ans les plus renommés philosophes païens. Elle
se remémorait de même la légende, célèbre en ce temps-là, de la
« pucelette » Marguerite, petite bergère qui avait dompté les démons
et les avait contraints à demander grâce. Devant les images de ses
1. Sources. Quicherat, Procès de condamnation el de réliabililalion de Jeanne d'Arc, suivis
de tous les documents historiques qu'on a pu réunir, 1841-1849, 5 vol.; autres documents,
publiés ou analysés par le même, Rev. historique, t. IV et XIX. Chronique de Morosini, édlt.
Dorez et Lefèvre-Pontalis, t. III, 1901.
Ouvrages a consulter. La Bibliographie de Lanéry d'Arc (voir au § précédent), déjà
vieillie, contient 2120 numéros. Histoires complètes de Jeanne d'Arc : Michelet (dans son
Histoire de France, liv. X, chap. m); Wallon {édit. illustrée, 187G); Marius Sepet (nouv. édit.,
i8riG): Lowell, Joan of Arc (Boston, 1896; excellent), etc. — Parmi les travaux de détail les
plus intéressants, citons ceux de Quicherat, Aperçus nouveaux sur l'histoire de Jeanne
d'Arc, i85o; S. Luce, Jeanne d'Arc à Domrémy, 1886; Anatole France, études publiées dans :
Revue de famille, (1889 à 1891), Revue illustrée (1890), Revue hebdomadaire (1893), Revue
du Palais (1897), Revue de Paris (1902); Germain Lefèvre-Pontalis, dans : Bibliothèque de
l'Ecole des Chartes, 1895; Moyen âge, 1S94-1895; commentaire et annexes (sous presse) de
l'édition de Morosini. Voir aussi aux § suivants.
2. La date, irénéralement admise, du 6 janvier 1412, est plus que douteuse. Jeanne d'Arc
elle-même ne savait pas au juste son âge.
^o )
JEANNE D'ARC
LE SIKGE D onLEANS.
Miniature du Ms. des Vigiles de Charles VII par Martial de Paris, ItiSk. Au premier plan,
un canon. — • Bibl. Naf., ms. fr. 5 054.
- '^ 1
JEANNE D ARC. JEANNE SUR LE liUCIlEli.
Dessin fantaisiste du greffier du Parlement, On ne saurait voir un portrait dans celle
en marge d'un de ses registres, l'i29. — miniature exécutée en 14s'j. — Bibl. Nat.,
Arch. Nat., .E" 447. m.s. fr. 5.054.
IV. 2. — Pl. 4. Page 48.
La résistance nationale. Jeanne (VArc.
saintes, qui ornaient Téglise, elle brûlait des cierges, ou bien elle
apportait des couronnes de fleurs. Sans doute, dès son enfance,
Jeanne apprit encore à vénérer saint Michel, le patron du pays bar-
rois, qui était aussi le patron des Valois : la figure du saint était
peinte sur les étendards de Charles VII, et Ton peut croire que les
exploits des défenseurs glorieux du Mont-Saint-Michel, ces protégés
de larchange, furent contés à Jeanne d'Arc, car ils étaient connus de
toute la France.
Jeanne grandissait, l'esprit charmé de légendes pieuses et
héroïques, troublé aussi par les terribles récits que les voyageurs
faisaient des guerres de France. Domrémy était encore à l'abri de la
grande désolation, mais les Anglais approchaient. En 1421, ils s'em-
parèrent de deux forteresses aux environs; l'année suivante, les
Armagnacs vinrent ravager le Barrois. Lorsque la dernière armée
du roi Charles eut été écrasée à Verneuil, les Anglais achevèrent de
soumettre la Champagne, et le pays de Jeanne d'Arc fut le seul coin
de terre que Charles VII conservât encore dans l'est de son royaume :
à Vaucouleurs, en effet, la place forte la plus voisine de Domrémy,
Robert de Baudricourt, capitaine armagnac, se maintenait contre les
Bourguignons. Mais les paysans avaient perdu la sécurité. Le père de
Jeanne avait la charge d'entretenir la maison forte de Domrémy, où
il fallait de temps en temps conduire tout le bétail du village, « pour
la crainte qu'on avait des gens d'armes ». La précaution ne réussis-
sait pas toujours. Vers le milieu de l'an 1425, une bande de Bourgui-
gnons enleva le bétail de Domrémy. Au même temps, on apprit que
les Anglais venaient d'incendier Révigny, dans le Barrois; mais la
nouvelle réconfortante arriva que les défenseurs du Mont-Saint-
jMichel avaient réussi à capturer la flotte ennemie.
Chaque jour apportait ainsi, avec des nouvelles heureuses ou
mauvaises, des joies et des tristesses. Jeanne les ressentait profon-
dément. Elle demandait aux saints et aux saintes le remède des maux
de la France. Bientôt elle eut des visions. Saint Michel lui apparut
d'abord. « Sur toutes choses, déclara-t-elle plus tard, il luy disoit
qu'elle fust bon enfant et que Dieu luy aideroit. Et entre les autres
choses [il lui dit] qu'elle venist au secours du roy de France. Et luy
racontet l'ange la pitié qui esloit au royaume de France. » La guerre
ensuite se ralentit. Jeanne n'eut plus de visions, mais elle se souve-
nait et gardait son secret. Elle voua sa virginité à Dieu, « tanl (ju'il
lui plairait ». En elle s'exaltaient à la fois la pitié pour la France
durement foulée, et le culte de la royauté humiliée par l'étranger.
C'était sa croyance que le vrai souverain de la France était Dieu, et
que le roi tenait de lui son trône en commande; et elle vénérait
APPROCHE
DES ANCLO-
BOURGUICiSONS
PREMIERES
VISIOSS.
« 49 >
IV.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans. livre premier
Charles VII, le vassal de Dieu : elle ne connaissait et ne voulut jamais
connaître de lui que sa piété et ses malheurs.
A partir de 1428, l'accalmie cessa : les petites places des environs
de Vaucouleurs tombèrent les unes après les autres aux mains des
Anglais. Les habitants de Domrémy furent obligés de fuir et d'aller
vivre pendant quinze jours dans les murs de Neufchâtcau. A l'au-
tomne, on apprit le siège d'Orléans. Jeanne d'Arc avait maintenant de
fréquentes visions; saint Michel, sainte Catherine, sainte IMarguerite
lui apparaissaient sous forme humaine, dans une éclatante lumière ; ses
chères saintes se laissaient embrasser par elle, « et sentoient bon ».
Et elles lui parlaient. Elles lui disaient de partir pour sauver la
France. Jeanne écoutait avec épouvante et délice ces voix de sa con-
science. Elle vivait dans un rêve magnifique et terrible, entourée des
êtres célestes que les émotions de son âme faisaient surgir. Ce qui
demeurait en elle d'humaine faiblesse résistait à la vocation, et elle
se troublait, à l'idée de quitter son village pour aller vivre parmi
les gens d'armes. Était-il possible qu'elle fût appelée à libérer le
royaume? Mais elle savait que Dieu se servait des instruments les
plus humbles ^
JEANNE Peu à peu, en elle, cessait la résistance aux voix, devenues
A VAUCOULEURS. impépieuscs. Les saintes précisaient maintenant leurs ordres, et lui
disaient d'aller demander au capitaine de Vaucouleurs des gens
d'armes, pour l'accompagner. Dans les premiers jours de l'an 1429 ^
an moment où les Anglais commençaient à construire leurs bastilles
autour d'Orléans, elle partit pour Vaucouleurs, vêtue de ses habits
de paysanne. Elle alla trouver Baudricourt, et lui annonça qu'elle
venait de la part de son Seigneur, pour mener le « dauphin » à Reims
et l'y faire sacrer. Pour elle, en effet, Charles VII n'était que le dau-
phin, parce qu'il n'avait pas encore reçu le sacrement de la royauté.
L'accueil bourru et les grosses plaisanteries du capitaine ne la rebu-
tèrent point. « Dussé-je aller trouver le dauphin sur mes genoux,
répétait-elle, j'irai. » Baudricourt se demandait si cette fille était
menée par Dieu ou par le diable.
Pourtant la personne de Jeanne n'avait rien d'étrange. Aucun por-
trait d'elle ne nous est parvenu, qui soit digne de confiance, mais nous
1. Jeanne d'Arc a-t-elle connu à Domrémy certaines des prophéties qui annonçaient la
venue d une pucelle libératrice? Un témoin du procès de réhabilitation l'assure. En tout
cas, la prédiction attribuée à Merlin a bien l'air d'avoir été arrangée après coup, au moment
de l'arrivée de Jeanne à Chinon. On ne peut pas non plus afiirmer qu'elle partageait les
superstitions populaires de son pays; elle l'a nié à plusieurs reprises. Les circonstances
qui ont déterminé sa vocation resteront toujours en partie mystérieuses. Sur les prophé-
ties, les fées, la mandragore, voir Procès, t. 1, p. 67-68; 212-218; t. II, p. 44?; t- IH- P- 8:3-84-
2. M. Lowell, dans son excellente Hixloire de Jeanne d'Arc, p. 89-40, me parait avoir parfai-
tement démontré (jue Jeanne n alla point une première fois à Vaucouleurs en mai 1428.
La résistance nationale. Jeanne d'Arc.
savons par le témoignage de ceux qui ront connue qu'elle était une
robuste fille, à la chevelure brune et à la gorge opulente '. Le charme
féminin sàUiait à sa vigueur. Elle parlait avec une verve malicieuse
et une vivacité gaillarde, ayant réponse à fout. Elle n'avait pas la
sombre rudesse d'une sainte Catherine de Sienne, ni les langueurs
des mystiques brûlées de l'amour divin : dans les élans qui la soule-
vaient de la terre au ciel, elle gardait un solide bon sens et un fin
sentiment de la réalité. Il semble qu'elle devait rassurer, en même
temps qu'elle les étonnait, ceux à qui elle déclarait qu'elle était
envoyée par Dieu.
Mais Baudricourt ne la crut pas sur parole. Il la fit exorciser
par le curé de Vaucouleurs. Rassuré de ce côté, et d'ailleurs inquiet
de l'approche des Anglais, il se laissa gagner à la confiance popu-
laire, que Jeanne avait obtenue par sa propre foi en son destin. Les
gens de Vaucouleurs se cotisèrent pour otl'rir à Jeanne un équipe-
ment et un cheval. Baudricourt donna une épée, des lettres de
créance. Elle partit pour la Touraine, le 13 février 1429'-, accompa-
gnée de six hommes de guerre.
Après dix jours d'un dangereux voyage, Jeanne atteignit Chinon,
où Charles Vil résidait. Lanouvelle de son arrivée en Touraine s'était
répandue à la cour, sans causer grand étonnement. Les ancêtres de
Charles avaient reçu plusieurs fois des visionnaires, qui venaient
leur apporter des secrets. On se tenait en garde cependant contre les
sortilèges et les sorcières, et le roi était encore plus méfiant que
Baudricourt. Jeanne fut mise en observation pendant deux jours,
interrogée, surveillée ; on n'aperçut rien de suspect : Charles consentit
à la voir.
Elle fut introduite le soir, à la lueur de cinquante torches. Elle
portait un habit d'homme. Le comte de Vendôme la conduisait. Elle
reconnut tout de suite le roi : évidemment elle s'était fait décrire bien
des fois ses traits et sa prestance ; elle alla droit à lui et lui parla en
secrets Charles fut ému, mais resta méfiant. Il envoya des Francis-
ÂRRtVEB
A CHINON
(iS FÉVRIER W9).
PREMIERE
ESTREVUE AVEC
1. Jeanne d'Arc avail-elle une sanlé parfaitement équilibrée? « Elle ignora toujours les
misères physiques de la femme », assure Michelet. Nous serons moins affirma tif, car le
témoignage qu'on a sur ce point n'est qu'un « oy dire ", rapporté par l'écuyerJean d'Aulon
au Procès de réhabilitation. (Procès, t. III, p. 219. 1
2. Date établie par M. de Boismarmin, Bulletin du Comité des Travaux historiques et
scientifiques, 1892, p. 35o.
3. Sur cette conversation secrète avec Charles 'VII, nous n'avons qu'un témoignage de
première main, celui de la Pucelle, et ce témoignage est fort mystérieux : « Ilabuit rex suus
signum de factis suis, priusquam vellet ei credere. — Son roi, avant de consentir à croire
à elle, eut un signe de son fait. " (Procès, t. I, p. 75.) Elle ne voulut jamais en dire davan
tage devant ses juges à Rouen, et les récits contemporains ne sont pas plus explicites. On
n'est même pas certain que ce signe ait été fourni par .leanne la première fois qu'elle vit
le roi. Plus tard, naturellement, les témoignages deviennent plus abondants, et à
mesure que, par leur origine même, ils méritent moins de crédit, on constate qu'ils sont
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
L'ARMEE
DE LA PUCELLE.
l::ttre
aux anglais.
cains faire une enquête à Domrémy, et Jeanne subit de nouveaux
interrogatoires, non sans grande impatience, car elle devait délivrer
Orléans, et il était temps d'agir. Pour en finir, on la mena à Poitiers,
où se trouvaient les théologiens du parti armagnac, et, pendant deux
semaines encore, elle dut répondre aux questions souvent saugrenues
des docteurs, qu'elle interloqua plus d'une fois par la verdeur de ses
reparties. Comme le moine Seguin lui demandait, dans son patois
limousin, quel langage parlaient sainte Catherine et sainte Margue-
rite : « Meilleur que le vôtre! » répondit-elle. Des matrones Texami-
nèrent aussi, et constatèrent sa virginité, preuve quelle n'avait
aucun commerce avec le diable. Les docteurs conclurent qu'on ne
trouvait en elle que « bien, humilité, virginité, dévotion, honnêteté,
simplesse ».
Jeanne obtint enfin du roi une armure et des compagnons
d'armes. Ceux qui se battaient vaillamment aux frontières, La Hire,
Saintrailles, Bueil, Ambroise de Loré,le sire de Rais, vinrent s'offrir;
un prince du sang, le jeune duc d'Alençon, s'arracha à son désœu-
vrement, et Jeanne d'Arc se lia d'amitié guerrière avec le gentil duc.
Vne armée de ({uelques milliers d'hommes se réunit à Blois, pour
marcher sur Orléans. Jeanne se fit donner une bannière blanche qui
portait l'image de Dieu bénissant les fleurs de lys, avec la devise
chère aux Franciscains : Jésus, Maria. C'était comme une guerre
sainte qui allait commencer.
Mais d'abord Jeanne voulut signifier aux Anglais qui assiégeaient
Orléans la mission dont elle était chargée. Elle dicta une lettre qui
leur fut remise par un héraut : « Rendes à la Pucelle cy envolée de
par Dieu, le roy du ciel, les clefs de toutes les bonnes villes que vous
avés prises et violées en France... Je suis cy venue de par Dieu, le
roy du ciel, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute
France. «
plus clairs et plus précis. C'est un exemple caractéristique de la façon dont s'est édifiée, dès
le xv« siècle, la légende de Jeanne d'Arc. Toutefois on peut admettre comme vraisemblable
la version de l'aumônier de Jeanne d'Arc, qui fit au Procès de réhabilitation, en i456,
la déposition suivante: «Après beaucoup d'interrogations faites par le roi, Jeanne lui dit:
« Je le dis Je la pari de Messire, que lu es vray héritier de France el fih du roy » (ceci est en
français au milieu du texte latin de la déposition) ; « et il m'envoie vers toi pour te conduire
« à Reims, afin que tu y reçoives ton couronnement et ta consécration, si tu le veux. »
Ayant entendu cela, le roi dit à ceux qui l'entouraient, que Jeanne lui avait dit certains
secrets que personne ne savait el ne pouvait savoir, sauf Dieu; c'est pourquoi il avait
grande confiance en elle. « {Procès, t. 111, p. io3.) Jeanne d'Arc avait connaissance de la
coupable vie d'Isabeau de Bavière. Elle avait dû rêver bien des fois et s'entretenir avec
ses voix de la question qui torturait l'esprit de Charles VII : était-il le fils de Charles VI?
On peut croire qu'elle voulut, dès sa première entrevue avec le roi, lui affirmer, au nom
de ses saintes et de Jlessire, qu'il était le légitime héritier du trône. La joie témoignée
par le roi inspira tout naturellement à Jeanne d'Arc l'idée qu'elle lui avait donné un signe
de sa mission. Quant à l'obscurité voulue de ses réponses à Rouen, elle s'explique assez
par la volonté qu'eut la Pucelle de ne jamais mettre son roi en cause devant ses juges.
La résistance nationale. Jeanne d'Arc.
Les Anglais lui répondirent par des insulles et continuèrent leurs
travaux d'investissement. Les Orléanais ne recevaient plus que par
hasard quelques convois de vivres.
L'armée de secours sortit de Blois le 28 avril 1429, au chant du
Veni Creator. Jeanne d'Arc, à cheval, ouvrait la marche. Ses compa-
gnons n'avaient encore en elle qu'une confiance hésitante; ils allaient
avec elle, dit le commentateur du Jouvencel, « pour en advenir ce
qu'il pourroit et en faire l'essay, car de tous points la chouse sembloit
estrange ». La Pucelle voulait qu'on la conduisît tout droit où étaient
« Talbot et les Anglais »; pour lui obéir, il aurail fallu aborder
Orléans par la rive droite de la Loire, en traversant la ligne de bou-
levards qui fermait la route de Blois, au noid du fleuve et à l'ouest
de la ville. Les capitaines de Charles VII jugèrent plus sage de che-
miner par la rive gauche, jusqu'à deux lieues au delà d'Orléans. Ils
voulaient passer le fleuve au delà de la bastille Saint-Loup, décrire
ensuite un demi-cercle et arriver à Orléans par la trouée que les
Anglais avaient laissée entre cette bastille et celle de Paris. 11 se
trouva que, dans sa naïve bravoure, Jeanne avait eu raison : les eaux
étant trop hautes, on ne put établir le pont de bateaux nécessaire
pour le passage des soldats. Le gros de l'armée dut regagner Blois.
Jeanne passa la Loire en bateau avec deux cents lances, et, à la nuil,
put entrer dans Orléans (29 avril 1429).
A Orléans, comme à Chinon, comme à Poitiers, Jeanne gagna
tout de suite le cœur du peuple. Les Orléanais, écrit un témoin
oculaire, « se sentoyent jà tous renconfortez, et comme desasiégez,
par la vertu divine qu'on leur avoit dit estre en ceste simple pucelle,
qu'ilz regardoyent moût affectueusement, tant hommes, femmes,
que petis enfans ». En cette foi qu'elle inspirait était le secret de sa
puissance. On a voulu faire d'elle une stratégiste, sachant l'art de la
guerre sans l'avoir jamais appris; son mérite fut autre : elle eut
confiance et rendit la confiance à ceux qui ne se battaient plus qu'en
désespérés. Les Anglais comprirent très vite qu'elle était redoutable.
Ces guerriers orgueilleux, bien nourris, bien vêtus, bien payés, qui
avaient conquis la moitié de la France, s'exaspérèrent à l'idée qu'une
femme prétendît les faire reculer A une nouvelle lettre de la
Pucelle, ils répondirent qu'ils brûleraient cette ribaude, et qu'elle
ferait bien de s'en retourner garder ses vaches.
Le 4 mai, l'armée de secours revint enfin de Blois, avec un convoi
de vivres. Les Anglais restaient immobiles dans leurs bastilles. Le
défaut de leur système d'investissement était maintenant manifeste :
« Bastilles sont séparées l'une de l'autre et ne se pevent secourir, a
écrit un des compagnons de Jeanne d'Arc, Jean de Bucil : je crois
ENTRÉE
DE JEANNE
A ORLÉANS.
PRESTIGE
DE JEANNE.
DELIVRANCE
DORLÉANS
(S MAI I429J.
Charles VII. Fin de la mierre de Cent Ans. livre prkmieb
qu'elles ont plus proffité, quelque part qu'elles ayent esté mises, aux
ennemyz que à ceux à qui elles estoient. » Et en elTet, en quatre
jours, les Anglais furent délogés de trois de leurs principales bastilles
par les Orléanais et les troupes royales, que la Pucelle accompagnait,
son étendard à la main. Le 4 mai, Saint-Loup fut pris d'assaut; le 6,
ce fut le tour de Saint-Augustin; le 7, les « capitaines et chefs de
guerre » d'Orléans voulaient se reposer, attendre des renforts, avant
de tenter l'assaut de la forte bastille des Tourelles, mais la Pucelle
les entraîna au combat : ce fut la journée décisive, celle où la vaillance
et l'ascendant de Jeanne devinrent irrésistibles, celle qui brisa l'or-
gueil et l'assurance des Anglais. Atteinte, au milieu de l'action, par
un trait d'arbalète qui lui traversa l'épaule, Jeanne eut un moment
de faiblesse ; elle crut qu'elle allait mourir et pleura ; et tout de suite,
en priant, elle triompha d'elle-même; si grièvement blessée, elle alla
toucher de son étendard le bord du boulevard, en criant à ses com-
pagnons : « Tout est vostre, et y entrez! » Et ils entrèrent, et la
bastille fut prise. De grands capitaines français, ajoute le chroni-
queur Gousinot de Montreuil, « nous dirent et alTermèrent que, après
que ladicte Jeanne eut dict les paroles dessusdictes, ils montèrent
contremont le boulevart, aussi aiséement comme par un degré ». Tous
les Anglais campés au sud de la Loire furent tués, noyés ou pris.
Désormais la ville pouvait se ravitailler. Le dimanche 8 mai 1429,
les Anglais battirent en retraite.
ENTHOUSIASME La Icvéc du siège d'Orléans eut un retentissement extraordi-
CENERAL. naire. D'un bout de la France à l'autre, et même au delà des fron-
tières', on fît des processions d'actions de grâce et des feux de joie,
et les rimeurs écrivirent des chansons à la confusion des Anglais.
Dans le lointain Daupliiné, on répétait ces invectives :
Arière, Englois couez 2, arière!...
Aies la goutte et la gravelle
Et le coul taillé rasibus!
Le vieux Gerson et l'archevêque d'Embrun Jacques Gelu écri-
virent des traités sur la mission divine de Jeanne d'Arc. Toutes sortes
de légendes, concernant sa naissance et ses premières années, jail-
lirent immédiatement de l'imagination populaire. Perceval de Bou-
lainvilliers s'en faisait déjà l'écho dans une lettre écrite le 21 juin
au duc de Milan. Le 2 juin, un capitoul de Toulouse, au milieu d'une
discussion sur les mutations des monnaies, exprima l'avis qu'il fallait
demander à la Pucelle le moyen de remédier à ce fléau ^.
1. Par exemple, à Brignoles. (Bulletin du Comité des travaux historiques. 1898, p. 175.)
2. Munis dune queue. Voir plus loin, p. 84, note 1.
3. Ant. Thomas, Jeanne d'Arc el les capitouls de Tou/ouse, Annales du Midi. 1889, p 235-236.
t 54 )
La résistance nationale. Jeanne (CArc.
Jeanne s'enivrait de la pensée que ses saintes ne Tavaient pas
trompée, et qu'elle était choisie par Dieu pour ramener la paix au
royaume de France. Elle se plaisait dans la compagnie des guerriers,
elle aimait les vêtements étincelants et les belles armes. Un mois
après la délivrance d'Orléans, Gui de Laval écrivait : « J'allay à son
logis la voir; et fit venir le vin, et me dit qu'elle m'en feroit bientost
boire à Paris. Et semble chose toute divine de son faict, et de la
voir et de l'ouïr. » Tous ces jeunes nobles voulaient maintenant se
battre, lever des troupes à leurs frais, engager au besoin leurs terres
pour le service du roi. Pourtant Jeanne ne tolérait dans son armée
ni débauche, ni pillage, ni blasphème ; mais après tant d'années de
désordres et d'anarchie, on trouvait quelque douceur à se laisser
gouverner par cette jeune fille.
Au milieu d'un tel enthousiasme, Charles VII ne pouvait paraître
indiiîerent. Il combla d'honneurs la libératrice d'Orléans; mais il
restait sans élan et sans espoir. Il n'alla même pas voir les Orléanais.
Ceux qui avaient alors le plus d'ascendant sur lui, La Trémoille et
l'archevêque de Reims, Regnault de Chartres, étaient inquiets et
irrités. Leur fortune pouvait bien sombrer dans ce grand et irrésis-
tible courant populaire qui avait déjà brisé les bastilles anglaises.
Ils s'efforçaient hypocritement de dissimuler les succès de la Pucclle.
Le 22 mai, furent envoyées aux habitants de Tournai des lettres
royales racontant la délivrance d'Orléans; Jeanne n'était mentionnée
qu'à la fin, dans cette phrase : « Et aus diz explois a tousjours esté
la Pucelle, laquelle est venue devers nous. »
Toutes ces intrigues ne pouvaient cependant diminuer la gloire
de Jeanne ni l'effet merveilleux de sa venue. Un des soldats de
Falstaff, le chroniqueur Wavrin, raconte que les Anglais étaient « très
désirans d'eulz retraire sur les marches de Northmandie, habandon-
nant ce qu'ilz tenoient en l'Isle de France et là environ ». El Bedford
expliquera ainsi cette panique dans une lettre adressée plus tard au
roi Henry VI : « Le motif du désastre se trouve selon moi, en grande
partie, dans les folles idées et la peur déraisonnable inspirées à votre
peuple par un disciple et limier du diable, appelé la Pucelle, qui a
usé de faux enchantements et de sorcellerie '. » Les Anglais se
croyaient persécutés par le diable. Leur vanité de conquérants si
longtemps heureux ne pouvait s'expliquer autrement un revers inouï.
Le bon sens commandait de mettre immédiatement à profit cet
affolement de l'ennemi. Jeanne d'Arc pressait le roi de marcher sur
ATTITUDE
DE CHARLES VII.
LA PANIQUE
ANGLAISE.
PLANS
DE CAMPAGNE.
1. Texte an;^lais dans R3-mer, Fœdera, édiiiou de la Haye, t. IV, 4' partie, p. i4i- Celte
iulire, mal datée dans Rymer, fut écrite en i^S^.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVHE PREMIER
FATAY
(tS JUIN 1429 J.
DEPART
POUR REIMS.
ANXIETE
DE BEDFORD.
Reims; une fois sacré, il serait invincible. Mais les troupes de Talbot
occupaient Meung et Beaugency; Suffolk tenait Jargeau : fallait-il
les laisser derrière soi? On tergiversa un mois, et Bedford put orga-
niser une armée de secours, qu'il confia à Falstaff. Enfin il fut décidé
qu'on chasserait d'abord les Anglais des rives de la Loire.
Le 11 juin, l'armée de la Pucelle — douze cents lances et quel-
ques milliers de gens de pied levés dans l'Orléanais — s'avança vers
Jargeau; le duc d'Alençon la commandait. Le succès fut foudroyant.
Le 12 juin, Jargeau fut pris d'assaut et Suffolk fait prisonnier; le
17, Beaugency capitula. Falstaff craignit que la route de Paris ne lui
fût coupée et battit en retraite, accompagné de Talbot. Le 18, l'armée
française les surprit à Coinces, près de Patay ; leur arrière-garde
fut mise en déroute et Falstaff, jugeant la partie perdue, se retira
précipitamment, laissant aux mains des vainqueurs deux cents pri-
sonniers, entre lesquels Talbot. Dans une lettre écrite le 30 juin à
Avignon, l'Italien Giovanni da Molino s'écriait, après avoir raconté
cette campagne de la Loire : « Par cette jeune fille pure et sans
tache, Dieu a sauvé la plus belle partie de la chrétienté, ce qui est
bien une grande preuve de notre foi; et si me semble-t-il que ce
fait soit le plus solennel qui ait été depuis cinq cents ans et sera
jamais, tel que tous viendront l'adorer avec tous les miracles. Voyez
comment les Anglais pourront résister! Autant il en tiendra devant
elle pour la menacer, autant tomberont morts à terre '. »
Le prestige des Anglais était évanoui. Toutes les petites garni-
sons qu'ils avaient placées dans le voisinage d'Orléans prirent la
fuite. A Paris on parlait déjà de la prochaine arrivée de Charles VIL
On prêtait naïvement à la Pucelle les projets les plus extraordi-
naires : « La glorieuse demoiselle, écrivait Giovanni da jMolino, a
déclaré au Dauphin qu'elle lui donnerait la conquête de la Terre
Sainte, et qu'elle serait de sa compagnie. » Mais il fallait d'abord
délivrer le royaume. Après plusieurs jours d'hésitation, le voyage du
sacre fut décidé : on irait à Reims, à travers un pays hérissé de for-
teresses et de places occupées par l'ennemi. « Je le sais bien, disait
Jeanne, et de tout cela je ne tiens compte. » Une armée de douze
mille combattants fut aisément réunie. Les gentilshommes trop
pauvres pour sarmer selon leur rang servirent comme archers et
coutilliers. Le 29 juin 1429 on partit.
Bedford était à bout de ressources. Il fut convenu que les troupes
levées par l'évèquo de Winchester pour combattre les Hussites ser-
viraient en France. On voulut aussi réveiller les vieilles haines bour-
1. Lettre reproduite par Morosini, ainsi que les lettres italiennes citées plus loin.
( 56 )
La résistance nationale. Jeanne d'Arc.
VOYAGE
DU SACRE.
FRÈRE RICHARD.
guignonnes : Philippe le Bon fut invité à venir voir les Parisiens, et
une nombreuse assemblée fut réunie au Palais pour écouter de nou-
veau le récit du meurtre de Monlereau. Le régent écrivit au Conseil
d'Angleterre que, sans l'alliance du duc de Bourgogne, « Paris et tout
le remenant s'en aloit ».
Parmi les grandes villes situées sur le chemin de Reims, Troyes
seul arrêta plusieurs jours l'armée royale. Les Troyens étaient pour
la plupart depuis longtemps engagés dans la faction bourguignonne.
Lorsque les habitants reçurent de la Pucelle un message les invitant
à se rendre, ils la traitèrent de « folle pleine du diable » et jetèrent
sa lettre au feu. Cependant plusieurs familles de la ville étaient secrè-
tement dévouées à Charles VII, entre autres celle de Jean Léguisé,
qui avait été naguère élu évoque malgré le vœu du régent Bedford.
De plus, les Troyens avaient un hôte de passage, un prédicateur
fameux, qui soulevait l'enthousiasme de la foule partout où il pas-
sait, le Franciscain Richard. Il s'était fait expulser de Paris ; peut-
être était-il suspect de sympathie pour la cause armagnaque. Quelles
que fussent ses opinions politiques, il ne pouvait résister à l'ascendant
de la sainte fille qui portait sur son étendard la devise des Francis-
cains et passait pour la future libératrice du Saint Sépulcre. Il eut
une entrevue avec Jeanne sous les murs de Troyes, et, une fois
rentré dans la ville, admonesta les habitants de « faire leur devoir
envers le roy ». La menace d'un assaut y décida tout à fait les
bourgeois. Ils passèrent un traité avec Charles VII. Il fut convenu
que tous leurs privilèges seraient maintenus, qu'ils ne recevraient
pas de garnison, qu'ils seraient libres de commercer avec les sujets
du duc de Bourgogne; moyennant quoi, ils reçurent le roi dans
leurs murs, tandis que les Anglais en sortaient, le 10 juillet.
Le 16, Charles VII fit son entrée à Reims et, l« lendemain, il fut
sacré roi de France. « Et qui eut veu ladicte Pucelle accoler le roy a '''' juillet u^9).
genoulx par les jambes et baiser le pied, pleurant a chaudes larmes,
en eust eu pitié, et elle provoquoit plusieurs à pleurer en disant :
« Gentil roy, ores est exécuté le plaisir de Dieu, qui vouloit que vins-
« siez à Rheims recevoir vostre digne sacre, en monstrant que vous
« estes vray roy, et celuy auquel le royaume doit appartenir. » La nou-
velle de ce grand événement, d'une importance morale extraordinaire,
se répandit immédiatement dans toute la France et au delà des fron-
tières . Quatre jours après , des messagers vinrent apporter à
Charles VII les clefs de la ville de Laon. Les couleurs du parti arma-
gnac reparurent dans les pays de l'Oise : le Soissonnais, le Valois,
le Senlisien, le Beauvaisis, une partie du Parisis, furent reconquis
sans peine. Paris, défendu par une garnison de deux mille hommes,
LE SACRE
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LrVRE PREMIER
AGITATION
EN NORMANDIE.
GLOIRE
DE LA PUCELLE.
semblait à la merci d'un coup de main. Les villes picardes étaient
disposées à se rendre. Dans les Etats mêmes du duc de Bourgogne,
le prestige de la royauté renaquit par le sacre : le chancelier de
Charles VII étant allé en ambassade à Arras, les sujets de Philippe
le Bon vinrent de toutes parts solliciter de lui des lettres de grâce
ou des faveurs.
En Normandie, depuis la délivrance d'Orléans, l'agitation redou-
blait. A Cherbourg, les Anglais avaient exécuté, vers le temps du
sacre, Philippe le Cat, pauvre musicien ambulant, qui avait pris
part à un complot pour faire entrer dans la ville un parti français.
Les conspirations recommençaient à Rouen. Partout dans la pro-
vince la guerre d'embuscades reprenait de plus belle. Chacun
s'attendait à voir Charles VII entrer dans Paris, et marcher de là
sur Rouen.
La gloire de .Jeanne d'Arc croissait toujours. La vieille Christine
de Pisan prenait une dernière fois la plume pour célébrer la « Pucelle
de Dieu ordonnée ». En Allemagne, en Italie, on échangeait des let-
tres pour se renseigner sur les exploits de Jeanne , les docteurs dis-
sertaient sur son cas et les artistes prenaient son histoire pour thème
de tableaux et de tapisseries. Le peuple de France l'appelait l'Angé-
lique et composait sur elle des chansons « moult merveilleuses «.
Beaucoup de gens l'honoraient comme une sainte; on offrait à la
dévotion publique des figurines de plomb et des statuettes qui la
représentaient, et, sur des portraits, sa tête était entourée du nimbe.
Les femmes lui apportaient des objets à toucher. On lui attribuait le
pouvoir de déchaîner les orages. A Lagny, on la fera venir pour res-
susciter un enfant . Le comte d'Armagnac lui écrivait pour lui
demander si le vrai pape était Clément VIII ou Martin V, et Bonne
Visconti la priait de l'aider à recouvrer le duché de Milan. Jeanne,
sans se laisser troubler par cette sorte d'apothéose, espérait que
bientôt les Anglais seraient expulsés du royaume', et personne ne le
mettait en doute, hormis Charles VII et ses favoris.
1. Quelques témoins du procès de réhabilitation de i456, entre autres le bâtard d'Orléans,
ont s'outenu que Jeanne d'Arc savait elle-même sa mission finie à Reims. Elle aurait dit
api-ès le sacre, en passant à la Ferté : « Plàl à Dieu, mon créateur, que je pusse mainlenant
m'en retourner, quittant les armes, et aller seruir mon père et ma mère en gardant leurs trou-
peaux, avec ma sœur et mes frères, qui seraient bien aises de me voir. » {Procès, t. III, p. i4-i5.) Des
historiens se sont fondés là-dessus pour mieux établir l'inspiration divine de Jeanne d'Arc
— que l'échec final pouvait faire contester— et même pour justifier en quelque façon le
roi : si la Pucelle a été finalement vaincue, c'est que Dieu l'avait désignée seulement
pour faire lever le siège d'Orléans et faire sacrer Charles VIT; ce n'est point par la faute
de son roi, mais par sa propre résistance aux décrets de la Providence, que sa défaite et
sa perte ont été assurées. Mais rien ne peut prévaloir contre les témoignages authentiques
de la Pucelle même. Dans la lettre adressée aux Anglais le 22 mars 1429, elle leur annonce
qu'elle est venue pour « les bouter hors de toute France ». Elle affirme devant les juges de
Rouen avoir dit au roi qu'avec l'aide de Dieu et par le labeur de la Pucelle, il am-ait son
La résistance nationale. Jeanne d'Arc.
V.
EPREUVES ET CAPTURE DE LA PUCELLE
APRÈS le triomphe du sacre, rentoiirage de Charles VII n'avait
plus qu'un désir : regagner la Touraine et le Poitou. On y
recommencerait la molle vie d'autan , loin de ces enthousiasmes
populaires toujours un peu inquiétants, et on reprendrait, pour faire
la paix avec le duc de Bourgogne, ces belles et interminables négo-
ciations où l'archevêque Regnault de Chartres dépensait des trésors
d'éloquence. Dès le jour du sacre, Philippe le Bon avait envoyé une
ambassade à Charles VII. Une coniérence s'ouvrit à Arras. Ces
négociations eurent pour résultat de désorganiser rofîensive. La cam-
pagne qui suivit le départ de Reims fut d'une rare incohérence.
Deux opinions prévalaient tour à tour dans le Conseil du roi : la
Pucelle, tout en écrivant des lettres suppliantes à Philippe le Bon
pour le conjurer d'oublier le passé, était impatiente de marcher sur
Paris; La Trémoille conseillait au roi les moyens diplomatiques et le
repos. Les marches et les contremarches se succédaient, selon que
l'un ou l'autre l'emportait ; mais c'était en somme des rives de la
Loire que l'armée se rapprochait peu à peu.
Alors Jeanne d'Arc, sans prendre avis de personne, partit avec
son fidèle duc d'Alençon et alla loger, le 26 août 1429, à Saint-
Denis. Bedford, inquiet des nouvelles qu'il recevait de Normandie,-
venait de quitter Paris pour Rouen. Les Parisiens, persuadés que
les Armagnacs allaient les exterminer, se cachaient dans leurs mai-
sons. Charles VII pourtant ne consentit qu'à grand'peine à se rendre
aux appels répétés du duc d'Alengon. Il arriva à Saint-Denis le
7 septembre. Le lendemain, l'assaut fut donné aux murs de Paris.
Jeanne fut blessée à la cuisse, devant la porte Saint-Honoré, au
moment de l'escalade; malgré ses supplications, on s'arrêta. Le jour
suivant, Charles VII défendit à la Pucelle de renouveler l'attaque.
INERTIE
DE CIIABLES VU.
NEGOCIATWSS.
MABCHES
ET CONTRE-
MARCHES.
ATT.4.QUE
SUR PARIS
i SEPTEMBRE {429 J.
royaume en entier (in inlegro). Aucun document ootérieur aux défaites de Jeanne ne borne
sa mission à la délivrance d'Orléans et au sacre (voir les lettres, traités, documents rljvers
édités par Quicherat, et les lettres italiennes du 3o juin, du 9 et du 16 juillet 1429, publiées
récemment dans la Chronique de Morosini). Enfin la confiance que Jeanne conserva après
le sacre, ses elForts pour pousser la conquête, prouvent qu'elle se croyait toujours l'instru-
ment de Dieu. Si elle prononça les paroles que le bâtard d'Orléans lui attribue, ce no fut
pas l'explosion d'un sentiment profond, ce fut une boutade passagère. Nous avons eu ellet
la preuve que Jeanne ne voulait pas linir sa vie à Domrémy. Elle avait loué une maison
appartenant au chapitre d'Orléans, et désirait revenir, une fois la <:uerre terminée, au milieu
de ses chers Orléanais, qui l'aimaient tant; le bail devait durer plus de soixante ans. (Acte
notarié découvert par M. Doinel : Mém. de la Soc. Archéol. de l'Orléanais, t. XV, p. 495.)
1. Ouvrages a consulter. Outre les ouvrages précédemment indiqués : Ale.x. Soi-cl. La
prise de Jeanne d'Arc devant Compiègne, 1889.
59
Charles VIL Fin de la guerre de Cent Ans
LIVRE PREMIER
Le 28 août, il avait signé avec le duc de Bourgogne une trêve
de quatre mois, qui devait avoir cours dans tous les pays situés à
droite de la Seine, excepté Paris et les villes formant passage sur le
fleuve. Il s'interdisait ainsi toute entreprise sur la Picardie, où les
succès de Jeanne avaient été accueillis avec enthousiasme. Il recon-
naissait de plus au duc le droit d' « employer lui et ses gens à la
défense de la ville de Paris et résister à ceux qui voudroient faire
guerre ou porter dommage à icelle », Il semblait que le roi voulût
s'assurer des garanties contre les victoires de la Pucelle.
INTERRUPTION Le 13 Septembre, il reprenait le chemin de la Loire, et, après
DE LA GUERRE. uuc retraite désordonnée, l'armée était licenciée à Gien. Le duc
d'Alençon se retira dans ses domaines. La Pucelle fut retenue à la
cour et comblée d'honneurs qu'elle ne demandait pas. Sournoise-
ment, on essaya de lui susciter une rivale, une visionnaire nommée
Catherine de la Rochelle, qui promettait de réconcilier le roi et le
duc de Bourgogne. Un commandement militaire fut confié à Jeanne,
mais pour des opérations de troisième ordre, contre de petites places
occupées par les Bourguignons. On eut la joie de lui procurer un
échec. Laissée sans vivres et sans argent, elle dut lever le siège de
la Charité-sur-Loire et abandonner son artillerie. Pendant ce temps,
le duc de Bedford obtenait de la Chambre des communes des subsides
considérables pour rouvrir la campagne au printemps suivant.
La Pucelle se sentait encore soutenue par la confiance populaire.
Les Orléanais la recevaient avec des transports d'allégresse. Les
Rémois lui écrivaient leurs inquiétudes et leur détresse. Elle inspi-
rait des dévouements touchants, comme celui de la Bretonne Pier-
ronne, qui fut brûlée à Paris, pour avoir dit que « Dame Jehanne
estoit bonne » et que « ce qu'elle faisoit estoit bien fait et selon
Dieu ». On continuait à parler d'elle dans toute la chrétienté; les
orthodoxes de Bohème lui demandèrent une lettre aux Hussites, les
menaçant d'extermination s'ils persistaient dans leur hérésie (23 mars
1430). Les Anglais avaient toujours grand'peur d'elle, et, quand le
Conseil de Henry VI envoya au printemps de 1430 une nouvelle
armée, il fallut prendre des mesures « contre les capitaines et les sol-
dats retardataires, terrifiés par les enchantements de la Pucelle ».
JEANNE A LAGNY. A la fin du mois de mars, Jeanne n'y tint plus. Sans prendre
congé ni conseil du roi, elle partit avec quelques compagnons pour
Lagny-sur-Marne, où « ceux de la place faisoient bonne guerre aux
Anglois de Paris et ailleurs ». Il fallait bien sauver les villes qui
avaient rejeté la domination étrangère et soutenir les Armagnacs qui
attendaient sous les murs de Paris l'occasion d'un coup de main.
Jeanne savait qu'ils avaient faiUi, quelques jours auparavant, entrer
PERSISTANCE
DU PRESTIGE
DE JEANNE.
CHAP. ni La résistance nationale, Jeanne d'Arc.
dans la ville, et que cent cinquante Parisiens venaient d'être arrêtés,
sous rinculpation de trahison. Elle apprit aussi que Philippe le Bon
avait réuni une armée pour reprendre la ligne de l'Oise. Ces nou-
velles, sans la décourager, troublèrent sa sérénité, et elle eut le pres-
sentiment de sa fin prochaine. Ses voix lui annoncèrent qu'elle serait
prise avant la Nativité de saint Jean-Baptiste '.
Le 20 mai 1430, Philippe le Bon mit le siège devant Compiègne, siège
qui, un mois après le sacre de Charles VII, avait chassé sa garnison ^^ compiègne.
bourguignonne. Compiègne était la clef des communications entre la
Pic^irdie et TIle-de-France. Depuis quinze ans, les Armagnacs et les
Anglo-Bourguignons se disputaient la malheureuse ville. Elle était
commandée par un vaillant capitaine, Guillaume de Flavy, qui comp-
tait faire une belle défense. Jeanne, sans lui demander son avis,
résolut de Taller aider. « Je iray voir mes bons amys de Com-
piengne », dit-elle. Elle entra dans la ville le 23 mai 1430, à Taube.
A six heures du soir, au retour d'une sortie, elle tomba aux mains capture
de l'ennemi. On accusa plus tard Guillaume de Flavy d'avoir com- ^^ Jeanne darc
biné avec les Anglo-Bourguignons la capture de Jeanne. En réalité,
elle fut victime de sa bravoure. Voyant ses troupes fléchir, « elle
mist beaucoup peine à sauver sa compagnie de perle, demeurant der-
rière comme chief et comme la plus vaillant du trouppeau ». Quand
elle voulut regagner le pont-levis, elle se trouva entourée de Bour-
guignons et d'Anglais. Un archer picard, attaché à la lance du bâtard
de Wandonne, la jeta par terre et s'empara d'elle. Guillaume de Flavy
ne fit rien d'ailleurs pour la délivrer. C'était un parent de Regnault
de Chartres, et récemment La Trémoille l'avait employé secrètement
à son service.
Ainsi se termina, dans un obscur petit combat, la carrière mili- vœuvre
taire de la Pucelle. Par la vaillance et l'ascendant de cette jeune fille, ^^ Jeasne darc.
Charles VII avait recouvré l'Orléanais, le Vendômois et le Dunois,
une grande, partie de la Champagne et de la Brie, le Châlonnais, le
Rémois, le Valois, les comtés de Clermont et de Beauvais. A l'est du
royaume, les victoires de Jeanne d'Arc avaient décidé René d'Anjou,
héritier du duché de Bar, à rejeter la suzeraineté de Henry VI, et
ainsi, entre Orléans et la Meuse, une vaste région soumise à
Charles VII s'interposait entre les domaines anglais et bourguignons.
Tel était le résultat de treize mois de campagnes, qui avaient suivi
sept années de défaites presque continuelles.
Pourtant la capture de la Pucelle n'émut pas la cour de indifférence
Charles VII. Le chancelier Regnault de Chartres annonça aux habi- ^^^'^ '^<^^'^-
j. C'est-à-dire avaut le 24 juin.
< 61 )
Charles VII. Fin de la Querj-e de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
tants de Reims que Jeanne était prise parce qu'elle « ne vouloit croire
conseil, ains (mais) faisoit tout à son plaisir ». Il ajoutnit qu'au
reste elle avait un remplaçant, « qui disoit ne plus ne moins qu'avoit
fait Jeanne » : c'était un berger du Gévaudan, envoyé par Dieu
pour déconfirp les Anglais K II était donc inutile de pleurer la Pucelle.
On se dispensa même de rien tenter pour la sauver. Sans parler
dune intervention armée, Charles MI avait un moyen de délivrer
celle qui l'avait l'ait sacrer roi. Jeanne était la propriété de l'obscur
bâtard de Wandonne et de son maître, Jean de Luxembourg, cadet
de famille peu fortuné. Un prisonnier était alors un objet de com-
merce, qu'on pouvait revendre, mettre en gage, diviser en parts;
aucun Bourguignon n'aurait pu blâmer Jean de Luxembourg, s'il
s'était laissé séduire par les offres de Charles VII. Il s'agissait donc,
pour libérer Jeanne d'Arc, d'y mettre le prix. La femme et la tante
de Jean de Luxembourg auraient favorisé le rachat de la Pucelle,
dont le malheur les apitoyait. Charles VU ne paraît pas même y avoir
songé ^ Jusque dans le Dauphiné, le peuple fit des prières publiques
pour que Dieu permit la délivrance de la Pucelle, mais aucun de
ceux qui pouvaient essayer de la sauver ne le tenta.
VI.
PROCÈS ET MORT DE LA PUCELLE^
LA PUCELLE
AUX MAl^'S
DES ANGLAIS.
SIX mois après sa capture, Jeanne fut livrée aux Anglais. Jean de
Luxembourg reçut d'eux dix mille livres tournois, et le bâtard
de Wandonne une rente. Un des meilleurs capitaines de Henry VI,
Talbot, était prisonnier des Français; Charles VII aurait pu offrir un
1. Ce berger, nommé Guillaume de Mende, était un enfant fail>le d'esprit, qui avait des
liallucinations. Regnault de Chartres le mil à la tète dune armée en iii3i ; il fut pris par les
Anglais, et jeté à la Seine dans un sac.
2. Le seul texte nettement favorable à la thèse des érudits qui ont pris à lâche de
défendre la mémoire de Charles VII, est le passage suivant de la chronique de Moro-
sini : « On entendit dabord dire que la damoiselle était aux mains du duc de Bourgogne
et beaucoup de gens de là répétaient que les Anglais l'auraient pour de l'argent; qu'à celle
nouvelle, le dauphin manda aux Bourguignons une ambassade pour leur dire qu'à aucune
condition du monde ils ne devaient consentir à telle affaire, qu'autrement il ferait pareil
traitement à ceux des leurs qu'il a entre les mains. » Ce texte est emprunté a un « résumé
de nouvelles orales apportées à Venise par Niccolo Morosini. parti de Bruges le i5 décem-
bre i/;3o, arrivé à Venise entre le 4 et le 25 janvier i43i >■ (Chronique de Morosini, l.lll,p.33-j.)
La compilation de Morosini, très intéressante pour connaître l'opinion publique, contient
des erreurs si énormes qu'il est impossible de se contenter d'un pareil document pour plaider
sérieusement la gratitude de Charles Vil.
3. Sources et Ouvrages a consulter. Outre les ouvrages indiqués au §4 : Denifle et Châtelain;
Leprocès de Jeanne d'Arc el l'Univeisilé de Paris, Mém. de la Soc. de l'Hist. de Paris, t. XXIV.
1S97. Ch. de Beaurepaire, Recherches sur le procès de condamnation de Jeanne d'Arc, 1869,
Koles sur les juges de Jeanne d'Arc, Précis des travaux de l'Académie de Rouen, 18S8-1889,
A. Sarrazin, Jeanne d'Arc el la Normandie au XV' siècle, 1S9G; Pierre Cauchon, 1901. Sur les
événements politiques pendant le procès : mémoires de Longnon (Revue des Ouest, histo-
riques, t. XVIII) et Triger (Revue du Maine, 1878) ; Processus super insulta guerrœ Anthonis,
( 62 >
CHAP. m La résistance nationale. Jeanne d' Arc.
échange, ou tout au moins menacer les Anglais de représailles, s'il
arrivait malheur à Jeanne; il ne le fit pas. Les Anglais cherchèrent en
toute liberté le moyen de faire périr la Pucelle légalement. L'Uni-
versité de Paris, entièrement dévouée aux intérêts anglo-bourgui-
gnons, se chargea d'indiquer la voie. Depuis longtemps elle attendait
l'occasion. Un Italien écrivait un an auparavant, \e±0 novembre 1429 :
(( J'ai cru comprendre que l'Université de Paris, ou pour mieux dire
les ennemis du roi, ont envoyé à Rome, près du pape, pour accuser
la Pucelle d'hérésie, elle et ceux qui croient en elle. Ils prétendent
qu'elle pèche contre la loi en voulant être crue et savoir dire les
choses qui doivent advenir » Dès que l'événement de Gompiègne fut
connu, le 26 mai 1430, le greffier de l'Université somma le duc de
Bourgogne, au nom de l'Inquisiteur de France S d'envoyer la Pucelle
à Paris, pour répondre « au bon conseil, faveur et aide des bons
docteurs et maîtres de l'Université ». Mais les conseillers du roi
d'Angleterre ne voulurent point qu'on fit le procès de Jeanne à Paris :
les avant-postes armagnacs étaient trop près de la ville. Rouen fut
choisi, non sans quelque appréhension, car la fidélité des habitants
était douteuse.
Jeanne, ayant été faite prisonnière à Gompiègne, devait être pierre cauchon.
jugée par l'évêque de Beauvais. Or cet évêque se trouvait être un
homme prêt à toutes les besognes, d'ailleurs Bourguignon fanatique,
Pierre Cauchon. Il vivait à Rouen avec son vicaire général Jean d'Es-
tivet, depuis le jour où les victoires de Charles VII l'avaient chassé
de Beauvais. Le chapitre de Rouen, qui avait été comblé de faveurs
par le duc de Bedford, ne refusa pas à Gauchon le droit d'exercer sa
juridiction dans la capitale de la Normandie. A la fin du mois de jeaxne a rouen
décembre 1430, Jeanne d'Arc fut conduite à Rouen et enfermée dans
le Vieux-Château, sous la garde de soldats anglais. Réputée héré-
tique, elle aurait dû être détenue dans une prison ecclésiastique.
C'était une première violation des droits de l'accusée.
publié par U. Chevalier, Bull, de la Soc. de statistique de l'Isère, 3^ série, t. VI; Costa de
Beauregard, Souvenirs du règne d'Amédée VIH, 1809 ; Quicherat, Rodrigue de Villandrando ;
abbé Rameau, Guerres des Armagnacs dans le Maçonnais, Revue de la Société bistori(iue de
l'Ain, 1884 ; A. Desplanque, Troubles de la Chùlellenie de Cassel, Annales du Comité Hamand
de France, t. VIII ; D'Herbomez, Le Irailé de USO, Rev. des Quest. historiques, t. XXXI.
1. Comme on le verra, le procès de Jeanne d'Arc fut fait par l'évêque de Beauvais, et non
par l'Inquisiteur de France. Le vice-inquisiteur ne siégea à Rouen que pour la forme. « Il
y avait, dit M. Tanon, deu-x juges concurrents de l'hérésie, l'inquisiteur et l'évêque. Tous
les conciles provinciau-K proclament la persistance de la juridiction épiscopalc. Les exem-
ples authentiques d'évêques agissant contre les hérétiques en vertu de leur seule autorité
épiscopale ne manquent pas. «{Histoire des tribunaux de l'Inquisition en France, p. 177.)
Sur la décadence des tribunau.x de l'Inquisition en France à la fin du moyen âge, cf. Lea, His-
toire de l'Inquisition, traduction S. Reinach, t. II, et t. III (sous presse). Leur esprit et leur
procédure triomphaient d'ailleurs dans les procès que les autres cours de justice faisaient
aux personnes accusées d'hérésie; l'histoire de Jeanne d'Arc suffit à le prouver.
< 63 )
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans. livre premier
LES JUGES Lorsque, le 20 février 1431, Jeanne d'Arc fut citée pour le lende-
DE JEANNE D'ARC, ^noïn., cUc demanda que Tévêque Cauchon choisît ses assesseurs
moitié dans le parti delà France, moitié dans le parti de l'Angleterre.
Cauchon ne répondit même point. II avait pris pour procureur général
son compagnon d'exil, Jean d'Estivet, qui allait charger l'accusée
avec la haine la plus atroce. Plus de cent assesseurs avaient été con-
voqués. Tous étaient ecclésiastiques. Deux ou trois étaient de nationa-
lité anglaise. Quelques-uns étaient des maîtres professant à l'Uni-
versité de Paris; tel le célèbre docteur Thomas de Courcelles. La
plupart étaient des bénéficiers normands, gradués de l'Université de
Paris, choisis arbitrairement parmi les partisans do la cause anglaise.
Les juges suspects de sympathie pour la Pucelle furent exclus ou
intimidés. Le tribunal tint séance au château, sous la surveillance
des Anglais. En l'absence du régent, l'évèque de Winchester et le
capitaine de la ville, Warwick, étaient là pour réchauffer le zèle des
juges. Le jeune roi Henry VI lui-même résida à Piouen pendant tout
le cours du procès.
Beaucoup de ces prélats et de ces lauréats d'école avaient l'âme
obscurcie et endurcie par la routine théologique et la terreur du
diable. Les rapides victoires de la Pucelle, rendues plus merveil-
leuses encore par les légendes populaires qu'elles avaient suscitées,
ne pouvaient être, à leurs yeux, que l'œuvre du démon ou celle de
Dieu. Mais décider qu'elles étaient l'œuvre de Dieu, c'était se con-
damner eux-mêmes : ils avaient accepté Henry 'VI comme roi légi-
time, reçu de lui des faveurs, de bons bénéfices, et présentement ils
eraboursaient, pour siéger, l'argent anglais. Enfin ils étaient présidés
par un homme capable de leur faire oublier leurs scrupules. Inuti-
lement Jeanne d'Arc récusa Cauchon, comme étant son ennemi. Il
répondit : « Le roi a ordonné que je fasse votre procès et je le ferai. »
LES ILLÉGALITÉS Ce vicux praticien, depuis longtemps exercé aux roueries de la
DU PROCÈS. chicane, sut conduire les débats de manière à donner l'illusion qu'il
respectait les règles du droit. En réalité il ne chercha qu'à étouffer
la vérité. Les informations préparatoires faites à Domrémy, étant
favorables à Jeanne d'Arc, furent passées sous silence et omises dans
le procès-verbal. Il en fut de môme de l'examen que deux matrones
firent subir à la Pucelle : selon les idées du temps sur les sorcières,
les résultats de cette enquête, concluant à la virginité de Jeanne,
suffisaient à ruiner l'accusation; on n'en souffla mot pendant les
débats. Un avocat aurait pu relever ces oublis; Cauchon n'offrit un
conseil à l'accusée qu'à la fin du procès, alors que Jeanne, environnée
de pièges, s'était décidée à repousser toutes les propositions de son
juge. Bien plus, il chargea un chanoine de Rouen, Loyseleur, de lui
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IV. 2. — Pi.. 5. Page 64.
SÉANCES
PUBLIQUES.
FORCE D'AME
DE LA PUCELLE.
CHAP. III La résistance nationale. Jeanne d'Arc.
donner, sous le sceau de la confession, des conseils destinés à la
perdre. Cauchon, il est vrai, ne fit qu'employer les procédés habituels
aux juges qui poursuivaient les hérétiques : le procès de Jeanne
d'Arc fut mené comme beaucoup d'autres procès du moyen âge.
Les séances publiques commencèrent le 21 février 1431. Elles
furent remplies tout entières par l'interrogatoire ; aucun témoin
n'avait été convoqué. Pendant deux semaines, au milieu d'un audi-
toire souvent tumultueux, Jeanne dut répondre aux demandes les
plus perfides et les plus captieuses, sur son enfance, sur les supersti-
tions de son village, sur son habit d'homme et sa bannière, sur le
signe par lequel elle avait gagné la confiance de Charles VII ; on lui
posa les plus embarrassantes questions sur la grâce, sur le schisme.
On voulait lui arracher des aveux ou des paroles imprudentes, qui
permissent de la représenter comme un instrument du diable. Tout
fut impuissant contre la force de son âme.
Depuis neuf mois, pourtant, elle était prisonnière; elle était
femme, et capable de défaillance ; mais un incident où elle avait vu
l'intervention céleste l'avait raifermie. C'était au moment où Jean de
Luxembourg débattait le prix de vente de sa captive; Jeanne avait
cédé à l'envie irrésistible de fuir ou de mourir, ayant « plus cher
mourir que d'estre en la main des Angloys » Elle était alors au
château de Beaurevoir, près Cambrai. « Pour la double (la terreur)
des Angloys », elle avait sauté par la fenêtre du donjon, en se recom-
mandant à Dieu et à Notre-Dame, Elle s'était fait une blessure
grave *. Sa guérison avait été pour elle une garantie de la protection
divine. Dès lors, elle avait repoussé les tentations de désespoir, et
obéi docilement à ses voix. Enfermée à Rouen dans un cachot
obscur, les chaînes aux pieds, gardée par une douzaine de soldats
grossiers, exposée aux pires violences, visitée par des Anglais et des
Bourguignons qui la menaçaient de mort, privée d'air, de lumière,
de toute sympathie humaine, tirée de sa prison seulement pour
paraître devant des juges qui cherchaient à la perdre par ses propres
paroles, elle garda sa vivacité d'esprit et sa belle humeur, car elle
sentait auprès d'elle la présence de ses saintes, qui lui ordonnaient
de « répondre hardiment », et qui lui promettaient de la déhvrer, sans
toutefois lui dire le jour ni l'heure.
Sa défense fut merveilleuse. La précision de sa mémoire étonne
moins encore que sa fermeté virile, sa volonté de limiter le procès, ^^ Jeanne d'arc.
de défendre le roi Charles, le roi qui l'abandonnait, contre l'indis-
crète curiosité et les calomnies des juges. Et quel tranquille mépris
1. «De laquelle blechure elle fut long tamps malade. >> (Chron. publiée par ^uicherat,
Rev. historique, t. XIX. p. SJ.) Sur ce point délicat, cf. les interrogatoires du 3 et du i4 mars.
< 65 )
LA DEFENSE
IV. 2.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
INTERROGATOIRES
SECRETS.
L'ACTE
D'ACCUSATION.
pour la laide assemblée de Pharisiens qui Técoutait! Si la question
posée était inconvenante, ou cachait quelque piège, Jeanne usait
volontiers d'échappatoires, où paraissait sa finesse ironique de
maligne villageoise. Gomme on lui demandait grossièrement si saint
Michel, au moment où il lui apparaissait, était nu :
« Pensez-vous, dit-elle, que Dieu n'ait pas de quoi le vêtir? »
On lui dit une autre fois : « Savez-vous être en la grâce de Dieu?
— Si je n'y suis. Dieu m'y mette; et si j'y suis. Dieu m'y tienne.
— Que dites-vous de notre seigneur le pape, et qui croyez-vous
qui soit le vrai pape?
— Est-ce qu'il y en a deux »? »
Certains juges commençaient à murmurer que la Pucelle avait
raison, et les Anglais s'inquiétaient. Cauchon remplaça les séances
publiques par un interrogatoire secret, dans la prison, devant un
petit nombre d'assesseurs. Les questions devenaient de plus en plus
pressantes et plus détaillées et se concentraient sur un petit nombre
de points périlleux. Jeanne sut éviter tous les pièges; mais elle pré-
para sa perte en refusant de quitter l'habit d'homme. Elle l'avait
revêtu sur le conseil de ses voix, et ne croyait pas avoir le droit de
l'abandonner : c'était un signe de sa mission, et elle ne pensait pas
que sa mission lut terminée. Puis elle refusa de s'en rapporter à la
« détermination de l'Église », sur le fait de son orthodoxie, parce
que l'Eglise dont on lui parlait, c'était ses juges. Elle promettait, si
on la menait devant le pape, de « répondre tout ce qu'elle devait
répondre », mais elle refusait d'accepter la condamnation qu'une
assemblée de prêtres ennemis allait prononcer contre elle. Toutefois,
comme elle se croyait directement inspirée de Dieu, elle avait des
réponses où elle semblait méconnaître l'autorité de l'Église : « Je
suis venue au roi de France, disait-elle, de la part de Dieu, de la
sainte Vierge Marie, et de tous les saints du Paradis, et de l'Église
victorieuse de là-haut, et par leur commandement; et à cette Église-
là je soumets tous mes bons faits et tout ce que j'ai fait ou ferai. »
Ces paroles suffisaient pour perdre Jeanne.
Les interrogatoires se terminèrent le 17 mars 143L Le 27 et le 28,
la Pucelle subit la lecture de l'acte d'accusation, œuvre du promo-
teur Jean d'Estivet, qui la prétendait fondée sur les aveux de l'inculpée.
Jeanne écouta sans colère cette série d'audacieux mensonges, et
renvoya au procès-verbal de ses véritables réponses. Les « exhor-
tations charitables » de l'évêque Cauchon, la menace du bûcher,
l'exhibition des instruments de torture, les consultations pédan-
1. Procès de Jeanne d'Arc, traduction de Joseph Fabre. Le texte est en latin.
( G6 )
La résistance nationale. Jeanne cVArc.
SCENE
DU CIMETIÈRE
SAINT-OUEN
[Si MAI 1431).
tesqiies et haineuses des théologiens de Rouen et de l'Université de Paris,
rien ne put lui faire renier sa mission. D'ailleurs le chanoine Loyseleur
était chargé d'entretenir sa résistance et lui conseillait en secret de
ne pas se soumettre à l'Église. Les débats furent clos le 23 mai.
Pour que Jeanne pût être livrée au bourreau, il fallait qu'elle
refusât solennellement d'abjurer les erreurs qu'on lui imputait. Le
24 mai, elle fut conduite au cimetière de Saint-Ouen. Devant une
grande multitude, Maître Guillaume Erard, docteur insigne, fit un
sermon, qui était un réquisitoire plein d'apostrophes et d'injures
contre Jeanne. Puis on la somma de « révoquer ses faits et dits
réprouvés par les clercs ». Pressée de conseils et de menaces, assourdie
par les criailleries des prêtres, les invectives des Anglais, la rumeur
de la foule, exténuée, pâlie par la terreur du supplice affreux qui
l'attendait, elle tint bon encore. Après trois sommations inutiles,
Cauchon commença la lecture de la sentence. Elle savait qu'une fois
la lecture terminée, elle serait livrée aux Anglais et brûlée vive. Elle
eut peur. Elle interrompit le juge, elle confessa tout ce qu'on voulut^
que ses visions étaient mensongères, qu'elle avait été idolâtre et
schismatique, qu'elle avait péché en portant un habit d'homme, qu'elle
avait désiré cruellement l'effusion du sang humain ; elle déclara qu'elle
ne retournerait plus à ses erreurs. La tête vide, les yeux vagues, elle
riait en répétant la formule d'abjuration. L'évêque de Beauvais lui
lut alors sa « sentence définitive » : Nous te condamnons finalement à
la prison perpétuelle, avec le pain de douleur et d'angoisse, de telle
sorte que là tu pleures tes fautes et n'en commettes plus qui soient à
pleurer. Puis Jeanne fut reconduite au Vieux-Château.
Les Anglais crièrent à la trahison. Ce qu'ils voulaient, c'était la mécontentement
mort de Jeanne. Au cours de ce long procès, leur haine se serait
peut-être apaisée, si la fortune leur avait été de nouveau favorable.
Mais, depuis la prise de la Pucelle, leurs revers continuaient. L'élan
donné par Jeanne d'Arc, si affaibli qu'il fût, n'était pas brisé. Dans
le Maine, les Français refoulaient les Anglais vers le nord ; en Nor-
mandie, un certain nombre de places étaient au pouvoir des partisans
de Charles VII, et les coups de main étaient fréquents. En Cham-
pagne, le brave Barbazan s'empara d'Ervy et de Saint-Florentin au
moment où venait de se terminer l'interrogatoire de la Pucelle.
A Paris, les sentiments de la population étaient si peu sûrs qu'on
n'osait pas y faire venir le jeune roi Henry.
L'attitude de Philippe le Bon était plus inquiétante encore pour
les Anglais. Bien qu'ils eussent quelque droit, pour leur part, à incri-
miner la mollesse de leur alhé, le duc se répandait en lamentations
sur son propre sort. Son découragement n'était pas sans motifs. Il avait
DES ANGLAIS,
DEBOIRES
ET HÉSITATIONS
DU DUC DE
BOURGOGNE
67
Charles VIL Fin de la guerre de Cent Ans. livrï premier
prêté des troupes à Louis de Chalon pour conquérir le Dauphiné ' ;
les envahisseurs furent mis en déroute à Anthon, le 11 juin 1430, par
le gouverneur de la province et Rodrigue de Villandrando. Les
troupes royales pénétrèrent dans le Maçonnais et le Charolais, que,
pendant quatre ans, elles ravagèrent affreusement. Dans le nord et
l'est, Taudacieuse et brutale politique du duc de Bourgogne soulcA^ait
la colère de ses sujets et l'inquiétude de ses voisins. De 1427 à 1431,
les habitants de la châtellenie de Cassel s'étaient insurgés contre leur
bailli, pour défendre leurs anciennes coutumes, et le Parlement de
Paris lui-même, malgré ses attaches anglo-bourguignonnes, leur
avait donné raison. Le 22 juillet 1430, Frédéric, duc d'Autriche, inquiet
des progrès de la maison de Bourgogne vers l'est, avait conclu un
traité avec Charles VII et promis de faire la guerre à PhiUpppe le
Bon. Les Liégeois, excités sous main par Charles VII, entraient
aussi en lutte avec le duc ; le défi de l'évêque de Liège le contrai-
gnit à quitter Compiègne, et son lieutenant Jean de Luxembourg,
mal secondé par les Anglais, dut bientôt lever le siège de cette place
si précieuse, en abandonnant toute l'artillerie bourguignonne. Phi-
lippe ne recevait que de mauvaises nouvelles. Il était las de l'alliance
anglaise et commençait à ne plus le cacher. Le 4 novembre 1430, il
adressa au roi Henry une lettre pleine de reproches et de plaintes.
Depuis plus d'un an, le bruit courait que sa défection était probable.
On conçoit maintenant de quelle blessure profonde saignait l'or-
gueil des Anglais, Brûler cette sorcière, dont ils craignaient encore
les maléfices, suffirait peut-être à conjurer le mauvais sort. En tout
cas ils voulaient se venger d'elle. C'est pourquoi ils avaient crié à
Cauchon, à la sortie du cimetière, qu'il était un traître. L'évêque
pourtant avait amené Jeanne à renier ses voix, à jeter le discrédit sur
elle-même, sur son œuvre, sur son roi, et il pensait qu'on découvrirait
bien le moyen de la brûler.
JEANNE RELAPSE. Lc 28 mai en effet, les docteurs, venant visiter la Pucelle, la trou-
vèrent revêtue d'habits masculins. On avait eu soin d'en laisser à sa
portée, et elle les avait pris. Elle dit à Cauchon que Dieu lui avait
mandé par sainte Catherine et sainte Marguerite <( la grande pitié de la
trayson que elle consenty en faisant l'abjuracion pour sauver sa vie »,
et elle déclara que cette abjuration était un mensonge. Dès lors, elle
était relapse, définitivement perdue. En sortant de la prison, Cauchon
ne se tenait plus de joie. « Farewell! Farewell! » dit-il à Warwick,
« il en est faict, faicles bonne chière. »
1. Louis de Chalon possédait la principauté d'Orange, dans le Comtat-Venaissin, et vou-
lait la relier aux grands domaines qu'il possédait dans le Jura. De là son projet de conquérir
le Dauphiné, en profitant des embarras du roi de France.
< 68 >
ha résistance nationale. Jeanne d'Arc.
Le lendemain, une assemblée de docteurs déclara que Jeanne, la sentence.
hérétique relapse, devait être livrée au bras séculier. Le 30 mai au
matin, on vint lui annoncer qu'elle allait être brûlée. La pauvre fille
eut une crise de désespoir et de terreur; elle criait en s'arrachant les
cheveux : « Hélas ! Me traite-l'en (me traite-t-on) ainsi horriblement
et cruellement qu'il faille que mon cors net en entier, qui ne fut
jamais corrompu, soit aujourd'hui consumé et rendu en cendres! »
A ce moment, elle douta de ses voix, qui lui avaient promis de la
sauver. « Vraiment, dit-elle, je voy bien qu'elles m'ont déceue. »
A neuf heures, une escorte de soldats anglais la conduisit sur la mort
place du Vieux-Marché. Elle portait une mitre où étaient écrits les °^ jeanne d'arc
mots : hérétique^ relapse, apostate, idolâtre. Une grande foule l'atten- (somaiubij,
dait. Après un sermon de maître Nicole Midi, un de ses juges, les
exhortations de Gauchon, et la lecture de la sentence, elle s'age-
nouilla, protesta que son roi n'était pour rien dans ce qu'elle avait
pu faire, demanda les prières et la pitié des assistants, et pardonna à
ses ennemis. Gauchon lui-même pleurait. Enfin elle monta sur le
bûcher, les yeux fixés sur la croix que tenait son confesseur. A l'ap-
proche des flammes, elle eut un suprême élan d'énergie et de foi.
Elle comprit, dans une dernière extase, que la délivrance promise
par ses saintes, c'était la mort. Elle s'écria que ses voix étaient de
Dieu et ne l'avaient pas trompée, et elle mourut avec la sublime
certitude d'avoir été l'exécutrice des volontés divines.
Gomment fut accueillie en France la nouvelle de cette fin
héroïque? A la cour de Gharles VII, le mot d'ordre fut de se taire*.
Le peuple, occupé de ses propres misères, ne paraît pas avoir pleuré
Jeanne d'Arc comme elle méritait qu'on la pleurât. Du moins, il
garda son souvenir. Cinq ans plus tard, une aventurière, Claude des
Armoises, parvint à faire croire que l'exécution de Rouen n'avait pas
été accomplie et qu'elle était la vraie et vivante Pucelle. Elle abusa
les Orléanais. L'accueil qu'ils firent à « dame Jehanne » prouva leur
singulière naïveté, mais aussi leur fidèle gratitude.
Quant aux spectateurs mêmes du supplice, qui pourrait dire
quelles pensées traversèrent leurs esprits? Quelques-uns s'en allèrent
en disant : « On a brûlé une sainte ». Mais les Anglais et les Bourgui-
gnons intransigeants durent la voir mourir avec joie. Plus tard,
lorsque les passions furent apaisées, les plus indulgents d'entre eux
dirent que la mission de la Pucelle était un stratagème, inventé par
sentiments des
contemporains.
1. D'après une correspondance italienne du mois de juin, « Messire le dauphin, roi de
France, en ressentit une très amère douleur, se promettant d'en tirer terrible vengeance
sur les Anglais et femmes d'Angleterre » (Chron. de Morosini, t. III, p. 355). Sur la valeur
historique de ces documents, voir plus haut, p. 62, note 2.
69
Charles VII. Fin de la guerre de Cent A?is. livre premier
les capitaines armagnacs pour animer leurs soldats, et « qu'il n'y
avait rien en tout cela de miraculeux ».
Jeanne, il est vrai, n'avait point fait de miracle. La conquête
anglaise ne pouvait être durable : il n'était pas possible que ce petit
peuple asservît longtemps une grande nation comme la France, où
le sentiment de l'unité et de la patrie était déjà né. Il faut le répéter,
ce que Jeanne d'Arc a fait, un roi moins médiocre que ne l'était
Charles VII l'aurait sans nul doute accompli. Il suffisait de rallier
tous les défenseurs du sol, de joindre en faisceau les bonnes volontés
et les courages. La France pouvait être sauvée par une âme assez
fervente pour espérer et assez vibrante pour communiquer son
espoir. Jeanne d'Arc a été cette âme. De même qu'elle croyait, elle
a été crue. Ceux qui l'ont suivie au combat étaient convaincus de sa
mission divine, comme les Anglais étaient convaincus de sa mission
diabolique. Ces illusions, qui ont semé le merveilleux dans l'histoire
de Jeanne, nous nous les expliquons sans peine par les idées et les
sentiments des hommes de ce temps-là. Ce qui étonne la raison et
l'imagination, c'est la hauteur morale où s'éleva cette jeune paysanne,
en ce siècle grossier et violent. La pureté de son âme, la douceur
exquise de son cœur, la netteté admirable de sa fine intelligence,
l'élan de sa volonté vers le « plaisir de Dieu », voilà ce qui la place
sur les sommets de l'humanité, et pourquoi Jeanne d'Arc, avec saint
Louis, est le charme et 1 honneur de notre ancienne histoire.
70 >
CHAPITRE IV
PAIX AVEC LE DUC DE BOURGOGNE. —
CONQUÊTE DE L'ILE-DE-FRANCE. — LES ÉCOR-
C HEURS
I. ANARCHIE. GUERRES CIVILES. GUERRE ÉTRANGÈRE. — II. LA PAIX
D'ARRAS. — III. CONQUÊTE DE LILE-DE-FRAXCE. — IV. DÉSOLATION DE LA FRANCE. LES
ÉCORCHEURS.
T. — ANARCHIE. GUERRES CIVILES. GUERRE
ÉTRANGÈRE'
APRÈS la capture de Jeanne d'Arc, la guerre, l'anarchie, le pil-
lage, les plus affreuses misères désolèrent encore la France
pendant une quinzaine d'années. Charles VII n'avait pas cessé de
subir l'ascendant de La Tréraoille. Alors que la conservation des
récentes conquêtes exigeait la concorde et l'oubli des haines particu-
lières, La Trémoille conduisait ou suscitait, à lui seul, trois guerres
privées. Il revendiquait la succession d'Auvergne et, pour faire pièce
à l'héritière, lançait sur le pays les bandes du capitaine espagnol
Rodrigue de Villandrando. En 1432, il employa le même Villan-
1. Sources. Chroniques de Berry, Jean Chartier (t. I\ Griiel, Lefèvre de Saint-Remy (t. II),
Wavrin (t. IV), Monstrelet (t. \); Petit Traiclié d'un clerc normand, édit. Hellot, dans Cro-
nicques de Normendie, 1881; Fragments de la chronique du Rozier des guerres, publié par
Hellot, Rev. historique, t. XXIX. Chastellain, Mystère du Concile de Bâle (OEuvres, t. VI). Ste-
venson, Letters and papers, t. II; Guérin, Documents concernant le Poitou, Arch. hist. du
Poitou, t. XXIX ; Pièces de la Chronique du Mont-Sainl-Michel. édit. Luce ; Registre des délibé-
rations du Conseil de ville de Troyes, édit. Alph. Roserot (Docum. publ. par la Soc. Acad. de
l'Aube, t. III), 1886.
Ouvrages a consulter. Outre les ouvrages de Cosneau, Flourac, Quicherat, Luce, les
mémoires de D. Neuville, C. Favre, Le Vavasseur, cités au chap. II, et le mémoire de Rioult
de Neuville cité au chapitre III, § 2 : Raynal, Hist. du Berry, t. III, 18^7; Boutiot, Un cha-
pitre de l'histoire de Troyes, 1861 ; André Joubert, Les invasions anglaises en Anjou, 1872.
Mémoires de . Denysd'Aussy, Revue de Saintonge, t. XIV; Arm. Gasté, Comptes rendus de
l'Acad. des Sciences morales, mars 1889; L. Puiseu.t et Le Breton, Méra. de la Soc. des
Antiquaires de Normandie, 2' série, t. IX, et t. XXX; .-Vnt. Thomas, Annales du Midi, 1890.
MALHEUnS
DE LA FRANCE
APRÈS JEANNE
D'ARC.
LES GUERRES
PRIVÉES.
Charles VIL Fin de la guerre de Cent Ans. livre premier
drando à dévaster l'Anjou, parce que la faveur témoignée par le
roi aux princes de la maison d'Anjou excitait sa mauvaise humeur.
Enfin sa querelle avec Richemont s'éternisait. A la même date, le
duc d'Alençon était en guerre privée avec le duc de Bretagne; les
prélats et les nobles des diocèses de Mende et du Puy s'armaient les
uns contre les autres; le comte de Foix était aux prises avec le comte
d'Armagnac, et sous divers prétextes les routiers de Rodrigue de
Villandrando saccageaient le Languedoc.
L'ANARCHIE Les pajs où Charles VII aimait à séjourner, les bords de la Loire
FÉODALE. g^ jg Poitou, étaient peut-être de tous les plus infestés par le brigan-
dage. Les officiers royaux et les grands seigneurs se signalaient
parmi les plus redoutables bandits. On peut se faire une idée de
leur audace, en lisant une enquête sur les vexations subies par les
moines de Preuilly, qui étaient sous la sauvegarde spéciale du roi.
Le seigneur de Preuilly était alors Pierre Frotier, un des anciens
favoris de Charles VII. Il s'était fait le bourreau des malheureux
moines. Au mois de juin 1432, il se rendit vers minuit à l'abbaye,
pour faire déguerpir l'abbé et les religieux. Il était accompagné d'une
trentaine de personnes, dont quelques-unes étaient déguisées. Arrivés
devant le logis de l'abbé, ils se mirent à lancer des pierres contre
sa porte. L'abbé, imprudemment, alla ouvrir :
Et tanlost ung nommé le bastard de Curssay, estant en abit de femme, s'en
va par derrière le lit dudit abbé coucher de l'austre cousté. Et ledit seigneur
se retourne, disant : ■■ Alumez la torche, regardez la preudomie de notre abbé,
il fait du preudomme. » Item et après ce, mena le dit abbé en l'église. Et en
firent autant au couvent, car ilz les gitèrent tous hors des lits. Et puis s'en
vint ledit seigneur avec ses complices devant le grand aultier (autel), disant : « Il
faut dire matines ". Et là commencèrent : « Domine, labia mea apperies », par
manière de dérision. Et vouloit que ledit abbé chantast comme les aullres; etpuis
s'en va prendre le benoistier (bénitier) dudit raoustier, et le vient versier sur
la teste d'un qui estoit en abit de fol.... Et fit mener l'abbé à son chasteau par
deux jeunes gens qui le tenoient par soulz les esselles et le faisoient dancer
au long de la rue; et en ce point le fit mener au lit de sa mère et de là au lit
de madamoyselle sa femme, et tout ce en desprisant Dieu et sainte Eglise, com-
bien que dit que ce n'estoit que par bourdez i.
Deux sergents du Parlement de Poitiers, envoyés à la requête
des moines pour procéder contre Pierre Frotier, faillirent périr.
D'ailleurs les officiers qui portaient les sommations de justice ris-
quaient chaque fois leur vie. Le Parlement avouait son impuissance
en essayant de « traictier doulcement » avec les seigneurs poitevins,
pour qu'ils autorisassent l'exécution de ses sentences. Chaque baron
avait ses clients et ne souffrait point qu'on y touchât.
1. Charles Grandmaisou, Le baron el les religieux de Preuilly, i855.
Paix avec le duc de Bourgogne .
Peu après la mort de Jeanne d'Arc, Bedford tenta de mettre à
profit ce désordre et de négocier une alliance avec le duc de Bretagne
et son frère Richemont. La Trémoille eut vent de ce projet. EfTrayé,
il fit la paix avec les princes bretons (5 mars 1432). Mais sa perte
était déjà décidée par ses adversaires.
Vers la fin du mois de juin 1433, La Trémoille résidait à Chinon,
dans le château du Couldray, où habitait aussi le roi. Une nuit, il
fut surpris dans son lit par les sires de Bueil, de Brézé, de Chau-
mont, de Coëtivy, amis de Charles d'Anjou, et par Técuyer du conné-
table, Jean de Rosnivinen. Comme il se levait en sursaut, Rosnivinen
lui enfonça sa dague dans le ventre. On le conduisit, blessé, au
château de Montrésor. Il fut délivré moyennant rançon, et sur la pro-
messe qu'il ne tenterait plus de revoir le roi. Charles VII accepta ces
événements et subit le joug d'un nouvel entourage avec son habituelle
inertie. Ce qui restait du pouvoir monarchique appartint désormais
au parti angevin et breton : la reine Yolande et son troisième fils
Charles d'Anjou, Richemont, et leurs amis. Le règne de La Trémoille
était fini, et il était difficile que la France ne gagnât pas au change.
Jean Jouvenel des Ursins écrivait en 1433 : « Les ennemis font
forte guerre, gaignent places, et n'y a personne qui y résiste et qui
face semblant d'y résister, sinon les povres compaignons des fron-
tières, aymant leur honneur et le pourfit du royaume, qui n'ont eu
aucun proffit du roy, non mie une povre lettre close de reconfort. »
La guerre en effet reprenait le caractère qu'elle avait eu avant les
grandes campagnes de Jeanne d'Arc. Charles VII restait confiné
dans ses châteaux. Nul plan d'ensemble ne guidait les opérations,
dues le plus souvent à l'audace des « povres compaignons des fron-
tières » ou à l'énergie populaire. Mais la fortune maintenant souriait
aux Français. En Champagne, Barbazan était vaillamment secondé
par les Troyens, qui gardaient tout seuls leur ville et, sans se lasser,
faisaient des sorties pour débarrasser le voisinage des dernières
garnisons anglaises. Dans l'Ile-de-France, Villandrando forçait le
régent lui-même à lever le siège de Lagny, La Hire battait l'estrade
jusque sous les murs de Paris, et, en 1435, les Français s'emparaient
de Samt-Denis.
La lutte continuait dans le Maine et la Normandie. Sur les
confins des deux provinces, Ambroise de Loré s'illustrait par des
exploits dignes d'un Du Guesclin. Le clergé régulier du Maine pre-
nait secrètement part à la lutte nationale. Dans le Cotentin, les
moines allaient rejoindre aux bois les « ennemis du roi ». Les
« brigands » de Normandie donnaient la main aux bandes d'Ambroise
de Loré, aux troupes de Richemont et du bâtard d'Orléans. Dans les
CHUTE
DE LA TRÉMOILLE
(JUIN 14S3J.
LA GUERRE.
PETITES
ENTREPRISES.
73
Charles Vil. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
SOULEVEMENT
DE LA BASSE-
NORMANDIE {1434).
derniers jours de février 1432, « ung nommé Ricarville » s'était
emparé par surprise du château de Rouen, avec une centaine de
compagnons. Ils n'avaient pu s'y soutenir et avaient tous été déca-
pités. Aidés par une petite armée française, ils eussent forcé la ville
à se rendre*.
Bedford prit une résolution très hardie : il décida de confier aux
paysans normands la police de la province. Dès les premiers mois
de l'an 1434, les habitants de toutes les paroisses reçurent l'ordre
de s'équiper, pour être prêts à marcher contre les ennemis et les
« brigands ». Ils devaient faire l'exercice de l'arc le dimanche matin.
Cette mesure eut des résultats que le régent n'avait pas prévus. Elle
excita d'abord la jalousie des soldats de profession : au milieu de
l'année 1434, on apprit que les hommes d'armes anglais, dépités de
voir les paysans normands autorisés à s'armer, en avaient massacré
quatorze cents à Vicques. Un subside qui fut exigé, au mois de sep-
tembre, des États de Normandie, acheva d'exaspérer la population.
Bedford, en effet, obligé de trouver beaucoup d'argent et de ménager
les Anglais, qui se plaignaient de la lourdeur des impôts, arracha
aux députés des États de Normandie le vote d'une aide de 344 000 livres,
la plus forte qu'il leur eût jamais demandée. Alors les paysans se
servirent contre les Anglais des armes que ceux-ci leur avaient don-
nées. Ce fut en Basse-Normandie que le mouvement de rébellion
commença. Douze mille paysans, conduits par le sire de Merville
et un roturier nommé Cantepie, allèrent assiéger Caen ; mais ils tom-
bèrent dans une embuscade et une partie d'entre eux fut massacrée.
Faute de secours suffisants, l'insurrection avait échoué. Il semblait
que, les Anglais ne pouvant réduire à merci les Français, ni les
Français expulser les Anglais, la guerre ne dût jamais finir.
//. — LA PAIX D'ARRAS
CAUSES
DE L'ÉCHEC
DES ANGLAIS.
DEUX conditions cependant pouvaient amener la fin de la guerre :
l'épuisement d'un des partis ou bien un rapprochement entre
Charles VII et le duc de Bourgogne. Elles se produisirent toutes
1. Le meilleur récit de cette affaire est celui du Pelil Traiclié annexé aux Cronicques de
Normendie, édit. Hellot, p. 78; voir aussi p. 289. — Au mois de janvier précédent, Jean
Régnier, bailli d'Auxerre pour Philippe le Bon, chargé d'une mission auprès du gouver-
neur anglais de Rouen, fut pris, non loin des Andelys, par une bande de partisans, qui le
conduisirent à Beauvais et le vendirent, comme prisonnier à rançonner, à un bourgeois de
la ville. Il a raconté ses malheurs dans un curieux recueil de poésies, qui a été analysé
par M. Petit de Julleville dans la Revue d'Histoire littéraire de la France, 1895.
2. Sources. Les grands Irailés de la guerre de Cent Ans, publ. par E. Cosneau, 18S9. Dom
Antoine Le Taverne, Journal de la paix d'Arras, i65i. Stevenson, Lellers and papers. Denifle,
74
Paix a{>ec le duc de Bourgogne.
deux. La réconciliation officielle entre Armagnacs et Bourguignons
et les préludes de la guerre des Deux Roses furent les causes pre-
mières du dénouement.
On a vu que, dès le temps des victoires de Jeanne d'Arc, Phi-
lippe le Bon songeait à délaisser l'alliance anglaise. S'il faut en croire
Olivier de la Marche, le sang royal de France « luy bouilloit en l'es-
tomac et à l'entour du cueur » et il avait « petite affinité et amour
aux Angloix». La mort de sa sœur, Anne de Bourgogne, duchesse
de Bedford, rompit le lien de parenté qui l'unissait au régent
(14 novembre 1432). Enfin son intérêt lui commandait d'abandonner
les Anglais, maintenant que la fortune tournait. La promesse qu'il
s'était faite de venger soc père, le serment qu'il avait prêté aux An-
glais d'observer le traité de Troyes, le retenaient encore, mais il ne
ménageait plus ses alliés. Les Parisiens, qui aimaient tant leur cher
duc de Bourgogne, eurent le déplaisir de ne point le voir assister au
sacre de Henry VI, le 16 décembre 1431. Quatre mois après, com-
mencèrent une série de conférences pour la paix, entre les ambas-
sadeurs français et bourguignons.
Pourtant la guerre franco-bourguignonne ne cessa définitive-
ment qu'en 1434. A ce moment, Charles Vil avait obtenu l'alliance
de l'empereur Sigismond, Dans un discours adressé aux pères du
Concile de Bâle, Sigismond avait déclaré que le duc de Bourgogne
« volait trop haut », nimis alte volabal. Dans un manifeste du 21 juin
1434, il dénonça les usurpations de Philippe le Bon en Basse-Alle-
magne et publia l'alliance qu'il avait conclue avec le roi de France
contre l'ambitieuse maison de Bourgogne. Cette menace acheva de
convaincre Philippe le Bon de la nécessité d'une réconciliation avec
Charles VII. Bourguignons ou Flamands, tous ses sujets voulaient
la paix. La Bourgogne, épuisée déjà par les exactions de Jean sans
Peur, était dépeuplée, ruinée par les incursions des Armagnacs '.
Nombre de villages étaient déserts. La cherté du blé et du vin était
telle que les conseillers de Philippe le Bon estimaient impossible
de lever une aide. Dans l'Artois et la Flandre occidentale, les sup-
pliques adressées au pape nous montrent des églises paroissiales,
des monastères et des hôpitaux détruits, des chapitres ruinés.
POURPARLERS
ENTRE
PHILIPPE LE BON
ET CHARLES VII.
CAUSES
DE LA PAIX
DARRAS.
La désolation des églises en France, t. I, 1897. Dom Plancher, Histoire de Bourgogne, t. IV,
Preuves, 1781. Outre les chroniques citées au paragraphe précédent : Olivier de la Marche,
édit. Beaune et d'Arbaumont, t. I, i883; Thomas Basin, livres II et III (t. I); Fragment de
Gautier van den Vliet, publ. par Funck-Brentano, Rev. d'hist. diplomatique, 1887.
Ouvrages a consulter. Lecesne, Le congrès d'Arras, Mém. de l'Acad. d'Arras, 2' série,
t. VII. Cosneau, Richemont. J.-L. Bazin, La Bourgogne de 1404 à 14S5, 1898.
].Cf. les chiffres précis cités par J. Garnier, La recherclie des feux en Bourgogne, iS-j6,
p. 5-6.
75
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
LE CONGRES
D'ARRAS.
PHILIPPE LE BON Des conférciices furent donc tenues à Nevers, en janvier 1435. Le
A NEVERS duc de Bourgogue y rencontra le duc de Bourbon, le chancelier et le
ET A PARIS. connétable de France. Les anciens adversaires se faisaient si gracieux
visage que les assistants en étaient tout ébahis. « Il estoit fol, disait-
on, celui qui en guerre se boutoit et se faisoit tuer pour eulx. » Le
14 avril, le duc et la duchesse de Bourgogne traversaient Paris : les
acclamations qui les accueillirent montrèrent une fois de plus que
cette population n'avait d'attachement que pour la cause bourgui-
gnonne, et qu'elle se souciait peu du roi Henry de Lancastre. Les
manifestations en faveur de la paix achevèrent de prouver au duc que
sa popularité en France n'aurait rien à craindre d'un rapprochement
avec Charles VIL La paix! C'était le cri universel; c'était la faveur
que les demoiselles et les bourgeoises de Paris venaient implorer de
la duchesse, c'était le bien que l'Université et le chapitre de Notre-
Dame demandaient à Philippe le Bon. Les Anglais eux-mêmes, fort
inquiets, faisaient dire au duc de Bourgogne qu'ils étaient tout dis-
posés à conclure un traité honorable. Ils espéraient encore que la
réconciliation de Philippe et de Charles VII resterait subordonnée au
rétablissement de la paix générale.
Ce fut donc le rétablissement de la paix qui fut le prétexte du
congrès ouvert à Arras le 5 août 1435. Les médiateurs devaient être
le légat du pape et le cardinal de Chypre. Il y avait déjà cinq ans que
le Saint-Siège travaillait à la conclusion de la paix, préface néces-
saire de la croisade projetée contre les Turcs. Le duc de Bourgogne
s'était rendu à Arras avec une brillante escorte de seigneurs, venus
de tous les coins de ses domaines. Le cardinal Beaufort, évêque de
Winchester, présidait la délégation anglaise. Avec les plénipoten-
tiaires du roi Charles, étaient arrivés les représentants des princes
du sang, de l'Université de Paris et de plusieurs bonnes villes fran-
çaises. Le concile de Bâle et quelques princes étrangers avaient
envoyé des ambassadeurs. Les rois de France et d'Angleterre étaient
reconnus par la tradition comme les plus puissants souverains de
la chrétienté, avec l'empereur; leur réconciliation intéressait tout
l'Occident.
Le légat et le cardinal de Chypre interrogèrent alternativement
les ambassadeurs français et anglais, afin d'établir les principes d'une
entente. Les envoyés de Charles VII, de concession en concession,
finirent par offrir la Normandie et la Guyenne anglaise, que Henry VI
posséderait en fiefs. L'orgueil des Anglais resta intransigeant. Ils
offrirent à Charles VII les pays occupés par ses troupes, mais il
devait abandonner la couronne et se reconnaître le vassal de Henry VI,
roi de France et d'Angleterre Le 31 août, le légat somma les ambas-
RUPTURE AVEC
LES ANGLAIS.
76
Paix avec le duc de Boufgogne.
sadeurs anglais d'accepter les offres « grandes, notables et raison-
nables » de Charles VII, qui consentait à céder « la meilleure et la
plus saine tierce partie du royaume de France ». Ils refusèrent. Le
légat déclara que, la paix générale étant impossible, il travaillerait
à une paix particulière. Le lendemain, Philippe le Bon offrit aux
ambassadeurs anglais un festin magnifique. Il eut ensuite un entre-
tien d'une heure avec le cardinal Beaufort et l'archevêque d'York.
Les Anglais le requirent de rester fidèle à son serment; de loin, les
spectateurs de cette scène voyaient Beaufort gesticuler, le front
ruisselant de sueur. Le 6 septembre, les Anglais, furieux, quit-
tèrent Arras.
Il avait fallu beaucoup d'efforts et de concessions pour calmer
les scrupules, les rancunes et les inquiétudes de Phihppe le Bon.
Afin d'apaiser sa conscience, le légat avait demandé aux plus habiles
casuistes français et italiens de beaux mémoires ; ils prouvèrent que
l'impérieux devoir du fils de Jean sans Peur était d'oublier le meurtre
de Montereau et de dénoncer le traité de Troyes. Richemont, de son
côté, avait gagné les conseillers favoris du prince par des arguments
sonnants et trébuchants : le premier chambellan, Antoine de Croy,
avait promesse de trente mille écus d'or. Enfin les plénipotentiaires
français acceptèrent docilement les conditions de Philippe le Bon,
qui furent très dures, parfois insolentes. Comme dit un contemporain,
ils laissèrent « couler plusieurs choses à peu de honneur du roy ' ».
Tout d'abord Charles VII devait solliciter l'oubli du passé :
Premièrement, le roy dira, ou par ses gens notables souffisamment fondez
fera dire à mondit seigneur de Bourgoigne, que la mort de feu mondit seigneur
le duc Jehan de Bourgoigne, son père, que Dieu absoille, fut iniquement et
mauvaisement faicte par ceux qui perpétrèrent ledit cas, et par mauvais con-
seil, et lui en a tous diz (toujours) despieu, et, de présent, desplaist de tout
son cueur, et que, s'il eust sceu ledit cas, et eu tel aage et entendement qu'il
a à présent, il y eust obvié à son povoir ; mais il estoit bien jeune, et avoit, pour
lors, petite cognoissance, et ne fut point si advisé que d'y pourveoir. Et
priera à mondit seigneur de Bourgoigne que toute rancune ou haine qu'il peut
avoir à rencontre de lui, à cause de ce, il oste de son cueur, et que entre eux
ait bonne paix et amour.
COMMENT ON
DÉCIDA PHILIPPE
LE BON.
CLAUSES
DU TRAITÉ
D'ARRAS.
Charles promettait de poursuivre et de punir les auteurs du
crime, de fonder des messes perpétuelles de requiem en l'église de
Montereau et en l'église des Chartreux de Dijon, de construire et
d'entretenir à ses frais un couvent de Chartreux à Montereau, et
1. 11 faut remarquer à leur décharge que les offres du roi pour la paix, faites au duc de
Bourgogne le 16 août 1429, c'est-à-dire à l'époque des plus éclatants succès de Jeanne d'Arc,
contenaient déjà toutes les concessions les plus humiliantes du traité de i435, y compris la
déclaration relative au meurtre de Montereau. Voir le texte de ces offres dans Cosneau,
Traités de la guerre de Cent Ans, Append. II.
77
Charles VIL
Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
LES VILLES
DE LA SOMME.
d'édifier une belle croix, « sur le pont de Montereau, ou (au) lieu où
fut perpétré ledit mauvais cas ».
De plus, Charles VII cédait au duc Philippe le comté de Mâcon,
où les garnisons bourguignonnes s'étaient installées depuis 1417 ; le
comté d'Auxerre, la châtellenie de Bar-sur-Seine; les châteaux,
villes, châtellenies et prévôtés de Péronne, Montdidier et Roye. Enfin
le duc exigeait les « villes de la Somme », objet des convoitises de
sa maison; par là il entendait « toutes les citez, forteresses, terres et
seigneuries appartenans a la couronne de France de et sur la rivière
de Somme, d'un cousté et d'autre, comme Saint-Quentin, Gorbie,
Amiens, Abbeville et autres », sauf cependant Péronne, qui avait fait
l'objet d'une cession particulière; les « villes de la Somme » compre-
naient également tout le comté de Ponthieu, DouUens, Saint-Riquier,
Crèvecœur, Arleux, Mortagne et en général tous les domaines de la
couronne situés au delà de la Somme, « en tirant du cousté d'Artois,
de Flandres et de Haynaut », sauf toutefois Saint-Amand et Tournai.
Le roi obtint seulement la faculté de racheter les « villes de la
Somme » moyennant quatre cent mille écus d'or vieux*. II renonça
à lever des impôts « et subvencions quelconques » en Bourgogne
et dans les pays cédés. Enfin Philippe le Bon était, de sa personne,
exempté de tout hommage, foi et service, « de subjeccion, ressor,
souveraineté et autres du Roy, durant la vie de lui » : bref, jusqu'à
la mort de l'un ou de lautre, les domaines bourguignons échap-
paient à la souveraineté de la couronne.
Le 21 septembre, les lettres notifiant le traité furent signées, et
DU 2i SEPTEMBRE lues daus l'égUsc Saint-Vaast, remplie d'une foule joyeuse. Le vieux
^''''' Jean Tudert, conseiller de Charles VII, alla ensuite s'agenouiller aux
pieds de Philippe le Bon, et récita la formule d'amende honorable
contenue dans le traité. Le duc répondit qu'il ôtait de son cœur toute
rancune, releva Tambasadeur et l'embrassa. Puis il jura sur la croix
de ne jamais rappeler la mort de son père et d'entretenir bonne paix
et union avec le roi. Le légat et le cardinal de Chypre le déclarèrent
alors absous du serment qu'il avait fait aux Anglais. Un Te Deum
termina la cérémonie, au miheu de l'allégresse générale.
MECONTENTEMENT Bien quc les exigences du duc de Bourgogne fussent prévues,
DES ARMAGNACS, certains trouvèrent, dans l'entourage de Charles VIT, que ses ambas-
sadeurs s'y étaient trop facilement plies. Les menaces formulées
contre les meurtriers de Jean sans Peur irritaient les Armagnacs.
Les plus obstinés dentre eux étaient par principe opposés à toute
réconciliation. Charles d'Anjou et le bâtard d'Orléans refusèrent
CEREMONIE
1. Soil 0 21/; 000 francs eu valeur ialrinsèque actuelle, sans parler de la valeur relative.
< 78 )
Conquête de l'Ile-de-France.
d'accepter le traité. Mais le roi ne pouvait plus reculer; il donna sa
ratification le 10 décembre 1435.
Si mortifiante qu'elle fût pour la dignité royale, la paix d'Arras
marquait une étape décisive sur le chemin de la délivrance. Le duc
de Bedford n'avait pas survécu à l'échec de la diplomatie anglaise ;
le 14 septembre, il était mort au château de Rouen. Son tombeau
fut élevé dans la cathédrale, parmi ceux de ses ancêtres les rois
d'Angleterre, ducs de Normandie.
MORT
DE BEDFORD.
III. — CONQUÊTE DE L'ILE-DE-FRANCE^
LA dénonciation du traité de Troyes par le duc de Bourgogne
provoqua une explosion de fureur en Angleterre. Le parti de
la guerre, qui depuis cinq ou six ans s'était affaibli, regagna un
instant tout ce qu'il avait perdu. Le peuple insulta les ambassadeurs
envoyés à Londres par Philippe le Bon pour notifier le traité d'Arras,
et les maisons des marchands flamands furent pillées. Les troupes
anglaises se mirent à ravager les domaines bourguignons. Au parle-
ment d'octobre, les Communes qui, les années précédentes, s'étaient
montrées fort peu généreuses, accordèrent, outre les subsides ordi-
naires, un lourd impôt progressif sur le revenu, et elles autorisèrent
un emprunt de cent mille livres.
Ces efforts ne furent pas soutenus. La mort de Bedford avait
laissé en présence le vieux cardinal Beaufort et son ennemi le duc de
Gloucester, maintenant héritier présomptif du trône. Leurs discordes
réduisirent à l'impuissance les meilleurs capitaines anglais. En 1441,
FUREUR
DES ANGLAIS.
DISSENSIONS.
GLOUCESTER
ET BEAUFORT.
1. Sources. Outre les chroniques citées aux paragrapiies i et 2 : Martial d'Auvergne
Vigilles de Charles VII, édit. Coustelier, t. 1; Journal d'un bourgeois de Paris; Guillaume
Leseur, Hisf. de Gasion IV, comte de Foix, édit. Courteault, t. 1, 1898 : Pelile chronique de
Guyenne, édit. G. Lefèvre-Pontalis, Biblioth. de l'Ecole des Chartes, 1886. — Stevenson,
Leilers. Delpit, Collection des documents français qui se trouvent en Angleterre, 1847. Lougnon,
Paris pendanlla domination anglaise. Felih\en,Hist. de Paris, t. III et IV, 1725. Boutiot, Repenses
faites par Troyes pour le siège de Monlereau , i855. Douais, Charles VII et le Languedoc,
Annales du Midi, 1896. Arm. Gasté, Chansons normandes du XV' siècle, 1866, et Olivier Basselin
et le Vau-de-Vire, 1877. Leroux de Lincy, Chants historiques français (Notices de Quicherat),
t. I, 1861. Les sources anglaises, moins maigres pour cette période, sont énumérées dans
l'ouvrage de Gross (voy. plus haut, p. 1) et les tables de Ramsay, Lancaster and York.
Ouvrages A consulter. Outre les ouvrages déjà cités de Cosneau, de la Roncière, Stubbs,
et les mémoires de Le Vavasseur, Puiseux, Arm. Gasté, Le Breton, Rioult de Neuville :
Le Corbeiller, Dieppe et les Anglais de 1435 à 1443, Revue catholique de Normandie, t. VI.
Eugène de Beaurepaire, Olivier Basselin, Mém. de la Soc. des Antiq. de Normandie, t. XXIV.
Charles de Beaurepaire, Les États de Normandie, i85g. Semelaigne, Robert de Flaques, 1872.
Paul Robiquet, Hist. municipale de Paris, 1880. G. Lefèvre-Pontalis. Villiers de l'Isle-Adam,
Positions des thèses de lEcole des Chartes, i883. Ribadieu, Hist. de la Conquête de la Guyenne,
1866. Julliau, Hist. de Bordeaux, 1895. A. Breuils, Campagne de Charles VII en Gascogne,
Rev. des Quest. historiques, 1895, t. I. Mémoires de Clément Simon, Rev. des Quest.
historiques, 1895, t. II, et de Courteault, Annales du Midi, 1894. Joubert, Le mariage de
Marguerite d'Anjou, Revue du Maine, i883.
79
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
BEVEIL
DE CHARLES VU.
SOULEVEMENT
le Conseil de Rouen se plaignait de l'abandon oîi était laissée la sei-
gneurie de Henry VI en France, « comme la neif gettée en la mer,
sanz recteur, sanz gouvernail )>. La royauté des Lancastres perdait
sa force, à l'heure où la royauté des Valois retrouvait la sienne.
Charles VII sortait lentement de sa torpeur. Brantôme a fait
honneur de cette transformation à la belle Agnès Sorel; mais, dans
les années qui suivirent le traité d'Arras, Agnès n'était encore qu'une
enfant : elle ne devint la maîtresse du roi que vers 1443. La vérité
est que Charles VII, tenu jusque-là en lisière par des favoris qui
exploitaient et entretenaient sa mollesse, était maintenant entouré
d'hommes qui travaillaient avec une bonne volonté sincère à la déli-
vrance du sol : Charles d'Anjou, le bâtard d'Orléans, Richemont,
Pierre de Brézé.
Par suite, cependant, de l'insubordination des soldats et des
intrigues de certains grands seigneurs, qui essayèrent de rallumer
la guerre civile et firent une « Praguerie )>^ les opérations contre les
Anglais restèrent traînantes. Durant les neuf années qui suivirent le
traité d'Arras, la Normandie et le Maine, l'Ile-de-France et la Guyenne
en furent les principaux terrains.
Un mois après la signature de la paix d'Arras, un roturier,
DU PAYS DE c AUX. Charlcs des Maretz, qui s'était déjà signalé par d'heureux coups de
main dans le pays de Caux, entreprit de donner Dieppe à Charles VII.
La ville fut prise d'assaut le 28 octobre 1435. Ce fut le signal, dans le
pays cauchois, d'une rébellion tout à fait analogue à celle qui s'était
produite un an auparavant dans le Bessin. Vingt mille paysans com-
battirent les Anglais avec les armes qu'ils avaient reçues pour faire
la police des chemins. Ils étaient commandés par un des leurs,
nommé Le Caruyer, et par le sire de Montivilliers. Les bandes de La
Hire et de Floquet vinrent les aider. En six semaines, tout le pays
de Caux, excepté Caudebec, fut aux mains des Français. Mais ils ne
surent pas rester unis : les paysans se méfiaient des gens d'armes, et
les gens d'armes méprisaient les paysans. Les Cauchois, maltraités
par les nobles du pays et les routiers armagnacs ^ furent mis en
déroute par les Anglais, qui reprirent une à une presque toutes
leurs positions. Le seul effet du soulèvement fut la dévastation com-
plète et le dépeuplement du pays de Caux.
A l'autre bout de la Normandie, les habitants du Val-de-Vire se
révoltèrent dans les premiers mois de lan 1436, sous la conduite
d'un certain « Boschier, capitaine des Communes ». Les sires de
Bueil, de Lohéac et de la Roche firent campagne à côté d'eux. Le
1. La « Praguerie » sera racontée au livre II, chapitre vin.
2. Voir là-dessus la Chronique du Normand Choiuet, Rev. historique, t. XXIX, p. 79.
SOULEVEMENT
DUVAUDE-VIRE.
BOSCHIER
ET BACHELIN.
80
Conquête de V Ile-de-France.
soulèvement fut étendu et profond, si Ton peut en juger par les très
belles chansons populaires qui nous sont restées, célébrant les
exploits des compagnons du Val-de-Vire. On les a mises sous le
nom d'Olivier Basselin *. Il y a eu en effet un Normand appelé Oli-
vier Basselin, ou plutôt Bachelin, propriétaire d'un petit moulin à
fouler les draps, aux portes de Vire : il était chansonnier, et Ton
peut croire qu'il exerça sa verve aux dépens des « godons ». Les
Anglais le k mirent à fin » *. Il périt peut-être à Saint-Sever, près
Vire, dans la bataille qui coûta la vie à un millier de Normands et
qui semble avoir terminé l'insurrection du Val ^.
Le double échec des Cauchois et des Virois ne découragea point
cependant la résistance populaire, ni l'esprit d'entreprise des capi-
taines français. Au fin fond de la Basse-Normandie, la garnison du
Mont-Saint-Michel tenait bon; pour la surveiller, les Anglais fon-
dèrent Granville sur un roc solitaire : avant que les fortifications
fussent achevées, le capitaine du Mont-Saint-Michel, Louis d'Estou-
teville, s'empara de la nouvelle ville. Sur les frontières du Maine, les
bandes de Jean de Bueil battaient l'estrade. Dans le pays de Lisieux,
deux gentilshommes normands, Le Borgne de Noce et Louis de
Bienfaite, et une foule d'autres « brigands » payèrent de leur tête
leur dévouement à la cause nationale. En 1440, le capitaine Robert
Floquet s'empara d'Évreux. Dans la Haute-Normandie, Rouen était
menacé, et Dieppe, resté entre les mains des Français malgré les
efforts de Talbot, continuait à envoyer ses corsaires dans l'estuaire
de la Seine. Les embarras se multipliaient pour le Conseil siégeant à
Rouen, désormais épuré de l'élément bourguignon et composé uni-
quement d'Anglais. Il lui était impossible, malgré les doléances des
habitants, d'assurer l'ordre, et il devait pressurer la population,
demander aux États de Normandie des sommes énormes, 600 000 livres
en 1441. Le recouvrement de la Normandie par le roi de France
n'était plus qu'une question de temps.
Quelques-uns des meilleurs capitaines de Charles VII avaient aidé
les Normands; le dauphin Louis était allé porter secours aux Dieppois.
Mais la grande affaire du roi était la conquête de l'Ile-de-France.
RESISTANCE
DE TOUTE
LA NORMANDIE.
OPERATIONS EN
ILE-DE-FRANCE.
1. Basselin a été longtemps célèbre comme auteur de chansons à boire. Ces prétendus
«Vaudevires d'Olivier Basselin » ont été composés à la fin du svi" siècle par Jean le Houx.
2. C'est ce que lait supposer la célèbre chanson (G. Paris, Chansons du XV' siècle, n« 56):
Hellas ! Ollivier Bachelin !
OiTon nous plus de voz nouvelles ?
Vous ont les Anglois mis à fin?....
3. Stevenson, Lellers and Papers, t. II, p. L.\n. Tous ces faits ne nous sont connus que
par des bribes de textes. Voir Thomas Basin, livre III, chap. ii à v, et les pièces éditées
par S. Luce, Chronique du Monl-Saint-Michel, t. II, principalement les n" 179 à i8i, igS, 294.
81 )
IV. i!.
r.iBis
ET LES ANGLAIS.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans. livre premier
Henry VI, après la condamnation de la Piicelle, avait été conduit
à Paris, et sacré à Notre-Dame le 16 décembre 1431. Mais on avait
trouvé que les Anglais faisaient « peu de largesse ». Les Parisiens
étaient mécontents. Tous se lamentaient de la misère croissante.
L'Université se plaignait d'être sacrifiée à celle de Caen, et le Parle-
ment de ne pas recevoir ses gages. Les conspirations avaient recom-
mencé : au mois daoût 1432, la porte Saint-Antoine avait failli être
ouverte aux Français; l'abbesse de Saint- Antoine-des-Champs, impli-
quée dans le complot, avait été emprisonnée. Un an après, Gossouin
de Luet, orfèvre, déjeunait en compagnie du boulanger Jean Trotet,
d'un cordonnier et d'un saucier. On parla du malheur des temps :
En desjeunant, parlèrent, ainsi qu'il advient souvent, des guerres de ce
royaume et des povretez que a le menu peuple à Paris et ailleurs. Et entre
autres choses, ledit feu Trotet, ou autre de la compaignie, demanda audit
Gossuyn comment se portoient les gangues (gains) de son mestier d'orfavrerie.
A quoy ledit Gossuyn respondi que c'estoit le plus povre mestier de tous les
autres; car boulengiers, cordouanniers, et gens de pluseurs autres mestiers
besongnoient tousjours aucunement et vendoient leurs denrées plus ou mains
(moins) selon le marchié qu'ils avoient des estoffes et matières, mais, le plus du
temps, les orfèvres de Paris ne trouvoient homme qui les meist en besoingne,
posé (supposé) qu'ilz voulsissent faire les choses pour mains la moictié qu'ilz
ne souloient (n'avaient l'habitude). Et, en parlant de ces choses, ledit Gossuyn,
sans aucunement penser à mal, dist que jamais n'auroit bon temps à Paris
tant qu'il y eust en France ung roy paisible, que l'Université feust garnie et
peuplée de gens, et que la court de Parlement feust maintenue et obeye, ainsi
qu'elles souloient estre. Et d'autre part ledit feu Jehan Trotet dist que les
choses ne povoient mais guère longuement durer en cest estât, et que, s'il y
avoit à Paris cinq cens hommes d'un accord qui meissent sus pour faire rébel-
lion, ilz se trouveroient mil de leur alliance i.
Sur quoi les compagnons s'étaient séparés, et peu après, au
mois d'octobre 1433, on avait découvert que Jean Trotet et d'autres
affidés s'étaient concertés avec les Français pour les faire entrer dans
Paris. Les conspirateurs avaient été décapités. Une semaine aupara-
vant, on avait eu à réprimer un autre complot.
Au moment où était conclu le traité d'Arras, la détresse était
à son comble dans Paris. On nosait plus franchir les portes, de peur
de tomber aux mains des Armagnacs ou des Anglais, qui s'étaient
mis à piller méthodiquement les environs de Paris. « Le blé que on
avoit pour XX solz parisis, dit le Bourgeois de Paris, monta tantost
après à deux frans; fromaige, beurre, huille, pain, tout enchery
ainsi de près de la moitié ou du tiers. " Les complots continuaient,
1. Ce récit, qui montre bien comment et pourquoi se formaient les conspirations contre
les Anglais, est tiré des lettres de rémission qui furent accordées à Gossouin de Luet par
le gouvernement anglais (Lougnon, Paris pendant la domination anglaise, n° i-jô).
i bit >
CHAP. IV
Conquête de l'Ile-de-France.
réprimés sans pitié : « On faisoit a secret et en appert moult mourir
de peuple, ou par noyer ou autrement, sans ceulx qui mouroient par
bataille. » Au mois de mars 1436, le gouvernement anglais exigea
des Parisiens un nouveau serment de fidélité. On avait si peu de
confiance en eux qu'on leur enjoignit, si la ville était attaquée, de
ne point se porter au lieu du combat, à moins d'un service militaire
commandé.
A ce moment-là, l'investissement de Paris s'achevait. Les habi-
tants de Pontoise avaient livré leur ville aux Français dans les der-
niers jours de février. Les soldats de Charles VII avaient pris le
pont de Charenton, Vincennes, Corbeil, Brie-Comte-Robert, Saint-
Germain-en-Laye. Comme ils étaient maîtres de Harfleur, de Tan-
carville, de Lillebonne, de Meulan, de Corbeil, de Melun, de Lagny
et de Pontoise, ils arrêtaient les convois de vivres sur la Seine, la
Marne et l'Oise. Afin de rassurer ceux qui s'étaient compromis pour
la cause anglo-bourguignonne, Charles VII, par lettres du ^ février,
avait promis l'amnistie. Le chancelier Louis de Luxembourg, resté
fidèle aux Anglais, gouvernait la capitale avec Pierre Cauchon,
devenu évêque de Lisieux, et avec les évêques de Paris et de Meaux :
ils étaient tous quatre également détestés. Un des principaux capi-
taines de Philippe le Bon, Jean de Villiers de l'Isle-Adam, qui avait
été capitaine du Louvre au temps de la domination bourguignonne
à Paris, avait des intelligences dans la ville, notamment avec Michel
de Lailler, conseiller de la Chambre des Comptes, auquel les Anglais
avaient imprudemment pardonné ses anciennes entreprises en faveur
de Charles VII.
Les voies étant ainsi préparées, Richemont, nommé lieutenant
général du roi et muni de pouvoirs souverains, fut chargé de prendre
Paris. Villiers de l'Isle-Adam et le bâtard d'Orléans lui amenèrent
des renforts, et il alla s'établir le 10 avril 1436 à Saint-Denis, après
avoir battu au passage les troupes anglaises. On lui manda le len-
demain qu'on lui ouvrirait une des portes de la ville, du côté du
faubourg Saint-Marcel; on donnerait tant de besogne aux Anglais
qu'ils ne pourraient l'empêcher d'entrer.
Le vendredi 13 avril, à l'aube, Lailler et ses amis appelèrent les
Parisiens aux armes. En un instant les rues furent barrées avec des
chaînes. Les Anglais furent criblés de projectiles qu'on lançait du
haut des fenêtres : pierres, bûches, ustensiles de ménage. Ils ripos-
taient à coups de flèches, en criant : « Saint-Georges! Traîtres Fran-
çais! Tuez tout! » Ils se portèrent les uns vers les Halles, où il y avait
grande foule, les autres vers la porte Saint-Denis, et massacrèrent
en route quelques bourgeois. Pendant ce temps-là, Richemont faisait
INVESTISSEMENT
DE PARIS.
ENTREE
DE RICHEMONT
A PARIS
(13 AVRIL U36}.
83
Charles VU. Fin de la mièvre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
PRISE
DE MONTEREAU
ET DE PONTOISE.
son entrée par la porte Saint-Jacques, à Textrémité opposée de la
ville. Il se rendit aux Halles, puis à Notre-Dame, entouré d'une foule
enthousiaste, à laquelle il prodiguait des promesses qu'il sut tenir.
La population fui sauvegardée contre les pillages et les violences des
routiers. Les lettres d'abolition accordées par le roi furent lues et
relues dans les carrefours. Les bourgeois les plus suspects furent
seulement exilés pour quelque temps. Michel de Lailler devint prévôt
des marchands; les conseillers du Parlement et de la Chambre des
Comptes furent autorisés à rester en fonctions. Les vivres affluèrent
dans Paris.
Les Anglais s'étaient réfugiés à la Bastille, avec quelques « Fran-
çais reniés ». Ricliemont les laissa partir. Ils s'embarquèrent le
17 avril pour Rouen, sous les huées de la foule. « A la queue! A la
queue! » criaient les Parisiens, répétant la classique plaisanterie du
Moyen âge sur les Anglais porteurs de queue*.
L'allégresse des Parisiens eut son écho dans tout le royaume.
A Arras on fit une ballade sur les preux chevaliers qui avaient
. . . escachiet les leux (chassé les loups)
Hors du boin pais franchois 2.
Dans le Rouergue, à Millau, les habitants firent des feux de joie
devant leurs portes ^ Encore une fois il sembla que seul Charles VII
ne prît point sa part de la satisfaction publique. Il refusa de venir
habiter sa capitale; pendant dix-huit mois, il n'y eut « nouvelle du
Roy nullement, ne que se il fust a Romme ou en Jherusalem ». Il
avait gardé de son adolescence la terreur de Paris.
L'effort de l'année 1436 ne fut pas soutenu et, dès le début de
l'année 1437, les Anglais reprirent des positions importantes autour
de la capitale, telles que Pontoise. Ils se ménageaient à leur tour
des intelligences à Paris : on découvrit un complot ourdi pour les y
faire rentrer.
De toutes parts on pressait le roi d'agir. Il se décida à faire le
siège de Montereau et, pour la première fois, prit le commandement
de son armée. Le 10 octobre 1437, la ville fut enlevée d'assaut, et
Charles VII y pénétra un des premiers. Le 12 novembre, il fit enfin
son entrée solennelle dans Paris, entouré d'un magnifique cortège
de chevalerie, et au milieu d'un sincère enthousiasme. Mais, au bout
de trois semaines, il retourna vers ses chères résidences de la Loire,
1. Les habitants de Dorchester, ayant insulté Saint-Augustin de Canlorbéry, avaient
été, selon la légende, condamnés par le ciel à porter une queue. D'où l'épithète de coués
(caudati), dont les Anglais étaient gratifiés par leurs ennemis du continent.
2. Ballade publiée par J.-M. Ricliard, Revue des Questions historiques, t. XVIIl, p. 226.
3. Rouquetle, Le Rouergue sous les Anglais, p. 433.
CHAP. IV Conquête de l'Ile-de-France.
et les tribulations des Parisiens recommencèrent. Elles ne reçurent
de réel soulagement qu'en 1441, par la prise de Pontoise. Les Anglais
défendirent cette ville avec acharnement pendant cinq mois. Par
cinq fois, Talbot vint ravitailler la place. Le roi lui refusa obstiné-
ment la bataille, et inquiéta les Anglais par des diversions en Nor-
mandie : ils n'osèrent se porter en force sur Pontoise; la ville fut
prise d'assaut le 19 septembre. L'Ile-de-France était délivrée.
L'année suivante, Charles VII fit une expédition dans le sud- expédition
ouest, pour délivrer la ville gasconne de Tartas, qui avait capitulé ^^ tartas.
conditionnellement entre les mains des Anglais. Il soumit presque
toute la sénéchaussée des Landes et prit le chemin du Bordelais.
La panique fut grande à Bordeaux; mais la défense héroïque d'une
garnison gasconne, bloquée dans le château de la Réole, occupa les
troupes françaises jusqu'à l'hiver. Le froid, très rude, obligea à la
retraite et à l'abandon des conquêtes si rapidement faites. Pour
chasser les Anglais de la Guyenne il fallait d'ailleurs une flotte et une
armée disciplinée, et Charles VII n'avait encore ni l'une ni l'autre.
Les Anglais, néanmoins, étaient inquiets. Plusieurs de leurs capi-
taines prédisaient la perte de la Normandie et de la Guyenne à brève
échéance. LTne expédition nouvelle qu'ils préparèrent à grands frais,
en 1443, échoua piteusement par l'impéritie du duc de Somerset.
Les ducs de Bourgogne, d'Orléans, de Bretagne, le pape, soUi- trêve de 1444.
citaient les deux rois de faire la paix. L'épuisement était grand des
deux parts. Henry VI envoya en ambassade le comte de Suffolk pour
conclure une paix ou une trêve avec « très hault et excellent prince
son très cher oncle de France », et pour lui demander la main de
Marguerite d'Anjou. Suffolk arriva à Tours le 16 avril 1444. Les
Anglais ne parlaient plus de la couronne de France. Ils voulaient
seulement la Guyenne et la Normandie en pleine souveraineté; le
ton avait baissé. Charles VII rejeta cependant les propositions
de paix, et se contenta d'accorder à Henry VI la main de la belle
Marguerite, fille de René d'Anjou, qui avait pour toute dot des pré-
tentions sur le royaume de Majorque. Le 28 mai fut signée une trêve
générale de vingt-deux mois : de prorogation en prorogation, la sus-
pension des hostilités allait durer jusqu'en 1449.
i 85
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
IV. — DÉSOLATION DE LA FRANCE. LES
ÉCORCHEURS^
L'IDEAL GUERBIER
AU XV* SIÈCLE.
SI la guerre au temps de Charles VII nous était connue par la seule
peinture qu'en a faite le sire de Bueil, dans son roman du Jou-
vencel, nous devrions penser qu'elle exaltait les sentiments les plus
élevés, Tamour de la justice et des bonnes causes, le dévouement et
la pitié. L'auteur met dans la bouche du Jouvencel ces très belles
paroles :
C'est joyeuse chose que la guerre... Quant elle est en bonne querelle, c'est
justice, c'est deffendre droicture... c'est ung plaisant mestier et bon a jeunes
gens. Car ilz en sont amez de Dieu et du monde. On s'entr'ayme tant à la
guerre. On pense en soy-meismes : Laisseray-je a ce tirant oster par sa cruauté
le bien d'autruy, où il n"a riens? Quant on voit sa querelle bonne et son sang
bien combatre, la larme en vient à l'ueil. 11 vient une doulceur au cueur de
loyaulté et de pitié de veoir son amy, qui si vaillamment expose son corps pour
faire et acoraplir le commandement de nostre Créateur. Et puis on se dispose
d'aller mourir ou vivre avec luy, et pour amour ne l'abandonner point. En cela
vient une délectacion telle que, qui ne l'a essaiée, il n'est homme qui sceust
dire quel bien c'est. Pensez-vous que homme qui face cela craingne la mort?
Nennil, car il est tant ^réconforté, il est si avi qu'il ne scet où il est. Vraiment
il n'a paour de rien.
Le sire de Bueil dit encore :
A esté ordonné le très noble et très excellent estât de chevallerie pour con-
server, deffendre et garder le pueple en transquillité... Aux gens de guerre est
ordonnée la deffence des orateurs (ceux qui prient, les gens d'église) et des
laboureurs de toute la chose publique et de ceulx à qui on fait tort.
LA RÉALITÉ. Il y cut alors des hommes de guerre capables de pareils senti-
LEs ÉcoRCHEURs. mcnts, des Barbazan, qui se battaient pour « deffendre droicture ».
Mais le type le plus fréquent, c'est 1' « Écorcheur » : Rodrigue de
Villandrando, Antoine de Chabannes, les deux bâtards de Bourbon,
le bâtard d'Armagnac, La Hire, Saintrailles, Floquet, Blanchefort.
1. Sources. Chroniques de Basin (livre III), O. de la Marche (livre I), Monstrelet (t. V);
Journald'un bourgeois de Paris; Journal parisien de Jean Maupoint, édition Fagniez, Mém.
de la Soc. de l'Hist. de Paris, t. IV. Chronique du Bec, édil. Porée, i883. Jean Germain,
Liber de virlulibus Philippi (chap. xxiii) dans Kervyn de Lellenhove, Collecl. de chroniques,
t- III. — Denifle, Désolalion des églises en France, l. I ; Marcel Canal, Docum. inédits pour
servira l'Histoire de Bourgogne, i863; Dom Plancher, Hist. de Bourgogne, l. IV. Documents
publiés dans les Arch. hislor. du Poitou par Délayant (au t. II) et Guérin (au t. XXIX), dans
les Annales du Midi par Douais (1896-1897), et dans la plupart des ouvrages énumérés
ci-dessous :
Ouvrages a consulter. Tueley, Les Ecorcheurs sous Charles VII, 2 vol., 1874; J. de Fré-
<86 >
CHAP. IV Les Ecorcheu7's.
Villandrando est un Castillan, venu en France pour chercher for- Rodrigue de
tune. Il sert d'abord le duc de Bourgogne, puis s'attache à Charles VII. villandrando.
Par instants il se rend utile. C'est un bon tacticien, et il sait se
faire obéir. Mais la plupart du temps il travaille pour lui seul. Pres-
que toutes les provinces de France, surtout celles du centre et le
Languedoc, reçoivent ses visites désastreuses. Il entretient aux frais
de l'habitant une cour princière, une chancellerie, des écuyers, des
pages; il possède une vaisselle d'or, d'immenses capitaux, et, de temps
en temps, prête généreusement aux barons français l'argent qu'il a
extorqué à leurs sujets. On l'appelle « l'empereur des pillards ».
Tous ces aventuriers n'étaient pas aussi fastueux. La France misère
était si appauvrie qu'il n'était pas toujours facile à un capitaine de ^^-^ ecorcheurs.
faire fortune, ni à un « Écorcheur » * de subsister. Lorsque le Dau-
phin, en 1444, emmena en Suisse trente mille routiers dont il débar-
rassa momentanément la France ^, les trois quarts d'entre eux étaient
en guenilles, sans cuirasse, sans chapeau, sans souliers ni culottes.
Les Ecorcheurs contribuaient à leur propre misère par leur ravages
démence de destruction. Les habitants des villes, sans cesse sur le ^^^ ecorcheurs.
qui-vive, s'empressaient de fermer leurs portes et de charger leurs
coulevrines, dès que le guetteur signalait à l'horizon des gens de
guerre, même s'ils portaient les couleurs du roi. Quant au « plat
pays », il ne pouvait être abrité contre les routiers : ils coupaient les
vignes et le blé en herbe, détruisaient les arbres fruitiers et les ruches
d'abeilles, jetaient le grain et le vin sur les routes ou dans les fleuves,
cassaient les charrues et les meubles, démolissaient ou brûlaient les
maisons et les moulins, transformaient les églises en étables. A leur
approche, les campagnards tâchaient de fuir, de gagner la place forte
la plus voisine. L'auteur des Quinze Joyes de Mariage, contempo-
minville, Les Ecorcheurs en Bourgogne, Mém. de l'Acad. des Sciences de Dijon, t. X; Paul
Canat de Chizy, Les Ecorcheurs dans le Lyonnais, Revue du Lyonnais, nouv. série, t. XXIII;
H. Witte, Die Armagnaken im Elsass, 1890; F. Pasquier, Le dauphin et les routiers en Lan-
guedoc, 1895-, Abbé Galabert, Les compagnies autour ae Saint- Anlonin, Bull. Soc. archéolog.
de Tarn-et-Garonne, 1896. — Biographies d'Ecorcheurs : Rodrigue de Villandrando, par Çui-
cherat (1879) et Antonio Fabié (1882, en espagnol); épisodes de sa vie, par Boudet (Revue
d'Auvergne, 1894), Ant. Thomas et C. Portai (Ann. du Midi, 1890 et 1895), Grassoreille (Rev.
Bourbonnaise, t. I); Robert de Floques, par Semelaigne, 1872; H. de Chabannes, Hist. de la
maison de Chabannes, t. II, 1894; Le bâtard de Bourbon, par Froussard, Rev. de Champagne,
1890; Robert de Sarrebruck, par C. Martin, Positions des Thèses de l'Ecole des Chartes, i885.
— Histoires provinciales et locales : Raynal, Hisl. du Berry, t. III ; Dom Vaissète, Hist. du Lan-
yuerfoc, nouv. édit., t. IX; Rouquette, Le Rouergue sous les Anglais, 1887; Quantin, Episodes du
pays sénonais, Mémoires lus en Sorbonne en i865 outiot, Hist. de Troyes, t. III, 1878; Bour-
quelot, Hisl. de Provins, t. II, 1840: Flammermont, Sentis, Mém. de la Soc. de l'Hist. de Paris,
t. V. — Sur la dépopulation : Levasseur, La population françai.<$e, 1. 1, 1889; Ch. de Beaurepaire,
Mém. de la Soc. des Antiq. de Normandie, t. XXVIII ; Quantin, Bull, de la Soc. des Sciences
de l'Yonne, t. VII; Galabert, Bull, de la Soc. archéol. de Tarn-et-Garonne, 1S81.
1. Les gens de guerre pillards étaient appelés Ecorcheurs, parce qu'ils dépouillaient leurs
victimes jusqu'à la chemise. On les appelait aussi Armagnacs, en souvenir des excès
commis par les routiers de ce parti.
2. Cette e.ïpédition sera racontée au liv. II, chap. ix, § 1.
< 87 )
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans. livre premier
rain des Écorcheurs, nous montre un « bon homme » s'échappant
ainsi, quand « il vient guerre ou pais, pour laquelle chacun se retrait
es villes et chasteaux » :
Le bon homme, pour eschiver qu'il ne soit pas prins, se retrait en ung
chasteau. Mais il va et vient de nuict en sa maison, parmy les bois et a tastons,
parmy les haies et bussons, tant qu'il est tout rompu et depiécé; et vient veoir
son mesnage, et la dame crie et tense (gronde) et li met sus tout le mal et le
meschief, aussi bien comme s'il deust faire la paix entre les deux rois de France
et d'Angleterre, et dit qu'elle ne demourra pas liens (là dedans). Et convient au
bonhomme charroier sa femme et ses enfans à grant haste en chasteau ou a
la ville; et Dieu sceit la peine qu'il a de monter et de remonter la dame et les
enfants, et de se loger quand ilz sont en la forteresse. Et convient quil trote,
maintenant de jour, maintenant de nuit, a pié ou à cheval selon Testât où il
est, puis çà, puis là, pour quérir de la vitaille (victuaille) et pour ses aultres
besoingnes. Puis, quant la guerre est passée, il faut charroyer tout le charréage
à l'oustel.
Pour ceux qui ne pouvaient fuir, les Écorcheurs inventaient des
supplices raffinés. Une fois qu'ils avaient torturé le chef de famille,
ils égorgeaient ses enfants, ils violaient en sa présence sa femme et
ses filles, sans parler de débauches plus honteuses.
LA PÉRIODE Ces misères et ces crimes dataient de loin ; mais c'est entre
DE L'ECORCHERiE. pg^née 1435 et Tannée 1444, depuis le traité d'Arras et avant la
grande réforme militaire, que les plaintes sont les plus vives. C'est
la période de r«Écorcherie ». 11 avait fallu licencier les garnisons
des places rendues au duc de Bourgogne, et ce furent autant de
compagnies franches qui se répandirent dans la campagne, s'y aug-
mentèrent des rôdeurs et des sans-travail, et prirent pour métier,
sous prétexte de guerre, le brigandage. Les garnisons régulières pil-
laient elles-mêmes : pour les en empêcher, il aurait fallu commencer
par les payer, et c'est ce que le roi de France faisait fort rarement.
Aux plaintes des habitants on répondait : « Il faut qu'ilz vivent. »
Pourtant, on ne se faisait pas faute de créer de nouveaux impôts.
La royauté, disait Jean Jouvenel des Ursins, ôtait à ses sujets « la
peau de dessus eulx et la char de leurs oz ». Enfin, le gouvernement
anglais, désemparé, déçu dans son espoir de conquête, irrité et
haineux, laissait maintenant ses gens d'armes, sans solde et miséra-
bles, dévaster, eux aussi, la France ^
1. Un Normand contemporain l'affirme, en parlant de l'administration du duc de Somerset :
« Anglois furent mal payez, par quoy furent plus abandonnez a prendre et bretonner sur
le peuple. » {Pelil Iraiclié. dans Cronicques de Normendie. édit. Hellot, p. 82.) L'Italien Rolande
de Talenlis, secrétaire de l'évêque de Bayeux, écrivait au duc de Gloucesler vers i4A3 :
« Les capitaines et les gardiens des châteaux et des villes se plaignent tout haut de n'avoir
pas reçu de solde depuis dix-huit mois environ ». (Epître latine publ. par Denifle, Déso-
lation, t. L n° 1001.) Thomas Basin dit également qu'après la mort du duc de Bedford les
Anglais commirent d'affreux pillages {Œuvres, t. l, p. 102).
( 88 )
CHAP. IV Les Ecorcheurs.
Le fléau de VÉcorcherie sévil à peu près par tout le royaume*. paris
La région de Paris compta parmi les plus malheureuses. Les envi- ^^ ^^ banlieue.
rons de la capitale n'étaient plus qu'un immense désert, parcouru
par des bandes de brigands français et anglais. Les premiers mois
de Tan 1438 furent terribles. L'hiver était glacial, le pain hors de
prix. On mourait de faim et de froid dans les rues. Une épidémie de
petite vérole s'abattit sur la population épuisée et fit des milliers de
victimes; les hôpitaux, ruinés, ne pouvaient plus suffire à leurs
dépenses. Les loups se mirent de la partie; pendant deux ans ils
rôdèrent en troupes dans la banlieue, étranglant les femmes qui se
risquaient hors des murs, pénétrant parfois dans la ville où ils
mangeaient les enfants.
Le traité d'Arras n'avait pas rendu la tranquillité aux pays jus- beauvaisis,
que-là désolés par la guerre franco-bourguignonne. Les routiers ^^^^^^^^' valois
bourguignons, auxquels des bandes anglaises venaient se mêler, et
surtout les Armagnacs, continuaient à les saccager sans merci. Il n'y
avait plus à vrai dire de Bourguignons, d'Anglais ni d'Armagnacs,
mais seulement des brigands, s'alîublant, selon l'occasion, de la croix
de Saint-André, de la croix rouge ou de la croix blanche. « Ils ont
tué mon povre peuple ! » écrivait l'évêque de Beauvais, chaque jour
menacé lui-même de prison ou de mort. Beauvais avait l'air d'une
ville morte, avec ses édifices délabrés, ses rues boueuses où pous-
saient des haies vives. Les Anglais commirent en 1440 des cruautés
inouïes dans le diocèse d'Amiens, brûlant d'un seul coup trois cents
paysans dans une église fortifiée, qui servait de refuge. En 1444,
l'Anglais Mathew Gough pilla la Picardie de concert avec le Fran-
çais Fioquet. Dans le Valois et le Soissonnais, les brigands avaient
parmi leurs chefs Guillaume de Flavy, gouverneur de Compiègne.
Il fit arrêter le maréchal de Rieux, neveu et lieutenant du conné-
table, et le maréchal, enfermé dans un cachot, y mourut. Quelle
était dès lors la destinée réservée aux pauvres gens? Le 16 décem-
bre 1443, Baudouin de Noyelle, gouverneur des villes de la Somme,
certifie que les terres de Maignelay et Sains ne rapportent plus rien
depuis quatre ans, à cause des « garnisons de Greil, Glermont, Mouy,
Gournay et autres places, qui sont à l'environ desdictes terres et ne
laissent personne labourer esdictz lieux* ».
C'est en Champagne que les bandes licenciées après le traité Champagne.
1. Il sévit aussi, très cruellement, en dehors du royaume; surtout en Lorraine, en Alsace
et en Fianche-Comté. Tout pays était bon aux Ecorcheurs, pourvu qu ils ne s'y heurtassent
point à une résistance fortement organisée.
2. Beauvillé, Recueil de documenls concernant la Picardie, t. I, p. 119. Le compte du rece-
veur Colart le Cordouannier, édité au tome IV du même recueil, nous montre qu'une foule
de Picards avaient abandonné leurs biens, pour émigrer ou se faire brigands.
c 89 )
Charles VIL Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PaEMItR
DUCHE
DE BOURGOGNE.
BEGION
DE LA LOIRE.
d'Arras commencèrent leurs exploits. Un moment, elles allèrent sou-
tenir les insurgés normands, puis se répandirent dans le Ponthieu et
les Pays-Bas, mais elles revinrent enfin dans la Champagne pour la
saccager à nouveau. Provins était autrefois une ville populeuse et
prospère ; on y comptait 3 200 métiers de tisserands de draps ; depuis
la prise et le sac de cette ville par les Anglais en 1432, la moitié des
habitants, ayant perdu tous leurs biens, avaient émigré, et les anciens
tisserands devaient « gangner leurs vyes a labourer en vignes, jardins
et aultres choses ». Chassés en 1433, les Anglais se retirèrent en
brûlant tout ce qu'ils purent. Le glorieux Henry V avait dit autre-
fois que « guerre sans feux ne valoit rien, non plus que andouilles
sans moustarde ».
Dans le diocèse de Langres, le Tonnerrois, le Sénonais et le
Gâtinais, nombre de villages étaient déserts. Mussy-l'Evêque, sur-
pris de nuit par les Écorcheurs, fut détruit. L'archevêque de Sens
fut « détroussé » par une bande de routiers, aux portes mêmes
de la ville, et dut rentrer à pied. A Bléneau, les paysans habitaient
dans le château, et ne s'y croyaient même pas en sûreté : quand le
guetteur donnait l'alarme, ils préféraient aller se cacher dans la
forêt.
Le duché de Bourgogne fut très maltraité. Philippe le Bon était
retenu en Flandre par la crainte d'une invasion anglaise et par ses
démêlés avec les communes. Les seigneurs bourguignons flattaient
les routiers, les invitaient à venir « se jouer ung peu avec les dames
et les damoiselles », leur offraient des cadeaux pour éviter le pillage
et parfois même passaient dans leurs rangs. Des soldats picards,
envoyés par le duc pour rétablir l'ordre, firent pis que les Ecor-
cheurs : on les appela les Betondeurs. En dix ans, les Etats de Bour-
gogne furent réunis quinze fois et votèrent plus de quatre-vingt
mille livres à distribuer aux Écorcheurs, pour les éloigner; mais
ceux-ci revenaient le lendemain.
La riante région que baigne la moyenne Loire n'est pas davan-
tage à l'abri des routiers. Dans le diocèse de Nevers, les revenus
épiscopaux sont anéantis. Dix-huit mois après le traité d'Arras, le
bailli de Bourges tombe dans une embuscade d'Écorcheurs et est tué.
Le monastère de Notre-Dame-Bourg-Dieu sert de refuge aux habi-
tants des environs; ils y ont amené leur bétail, ont apporté leurs lits
et leurs ustensiles de ménage et ils couchent jusque dans l'église :
les religieux sont obligés de célébrer la messe « parmi les pleurs
des enfants en bas âge et les hurlements des femmes en couches ».
Dans le diocèse d'Orléans, d'anciennes et illustres abbayes, comme
celle de Saint-Benoit-de-Fleury,sont réduites à la misère; le village de
90 )
Les Ecorcheurs.
Marigny reste inhabité de 1429 à 1445, « et y sont creus grands buis-
sons, bois et épines ' »
La Touraine et TAnjou avaient été ravagés à la fois par les
Anglais et les Armagnacs. En Poitou, le pays où Charles VII rési-
dait si volontiers, La Trémoille disgracié continuait ses exploits et
poursuivait de sa haine son vieil ennemi Tévêque de Luçon. La Pra-
guerie eut là son principal théâtre. Cette révolte féodale fut vite
réprimée, mais les désordres et les pillages continuèrent ensuite pen-
dant deux années encore.
La région du Massif Central, pays généralement pauvre, éloigné
du théâtre de la guerre anglaise, fut saccagée comme le reste de la
France. Lorsque Tarmée royale revint de la campagne de Tartas,
en 1442, le Limousin fut mis à feu et à sang. L'Auvergne, pendant
treize ans, fut pour Rodrigue de Villandrando et ses lieutenants une
principauté où ils se promenaient à l'aise et revenaient se faire la
main après leurs expéditions dans le reste de la France. La milice
organisée par les États de cette province afin de résister aux routiers
fut impuissante, et le moyen de les écarter pour quelque temps était
toujours de leur donner de l'argent.
Les Ecorcheurs, à partir de 1442, se répandirent en grand nombre
dans le Lyonnais, le Forez et le Velay, et, franchissant la Saône et le
Rhône, allrent dévaster les confins du duché de Savoie, le Dauphiné
et la Provence. De 1443 à 1445,1a petite place de Vimy (Neuville-sur-
Saône), discutée par les routiers de Charles VII à ceux du duc de
Savoie, fut prise et reprise six fois, et chaque fois la ville fut mise à
sac, au milieu d' « abhominations telles que les Sarrasins ne font pas
aux Chrestiens ».
Le Languedoc avait eu jusqu'en 1436 à supporter la vice-royauté
et les brigandages de Jean de Grailly, comte de Foix. Un de ses servi-
teurs, Pierre Raimon du Fauga, devenu viguier du roi à Toulouse,
dévalisait les voyageurs aux portes de la ville. Après la mort de Jean
de Grailly, il fallut subir les bandes de Villandrando et de son lieute-
nant Salazar, celles de Saintrailles, des bâtards de Béarn, d'Arma-
gnac et de Bourbon. Au début de l'année 1439, à un moment où le
roi voyageait dans le Midi, Toulouse fut obligée de payer rançon aux
Ecorcheurs. Le comté de Foix, le Béarn et la Navarre même furent
menacés.
L'Armagnac, le Rouergue, le Quercy, l'Agenais, le Périgord,
l'Angoumois, la Saintonge, avaient affaire à la fois aux Anglais et
aux Ecorcheurs Dans le Rouergue, les paysans, pour moissonner,
LIMOUSIN,
AUVERGNE,
BOURBONNAIS.
LES ECORCHEURS
DANS LE SUD-EST.
LANGUEDOC.
PAYS VOISINS
DE LA GUYENNE
ANGLAISE.
1 Texte publié par Mlle de VillareL, Campagnes de Jeanne d'Arc sur la Loire, p. ii8.
< 91 >,
Charles VII. Fin de la guen-e de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
GUYENNE
ANGLAISE.
NORMANDIE.
LA DEPOPULATION.
se faisaient garder, moyennant finance, par des gens d'armes que les
chefs d'Écorcheurs se chargeaient eux-mêmes de fournir. A Saint-
An tonin, l'industrie naguère très florissante des draps « burels », qui
s'exportaient jusqu'en Italie, était anéantie. Les paysans avaient cessé
de cultiver dans les environs le safran et le pastel nécessaires pour la
teinture, et les tisserands avaient presque tous abandonné leurs
métiers. En Quercy, où les Français et les Anglais n'avaient pas cessé
de se battre depuis le traité de Brétigny, on voyait les deux tiers des
églises brûlées ou saccagées , certaines paroisses complètement
désertes, les champs envahis par les ronces. Les diocèses d'Agen
et de Périgueux étaient dans la désolation. L'Angoumois était si
dévasté, qu'on ne reconnaissait plus ni les bornes des propriétés ni
les chemins. En Saintonge opéraient le sire de Pons et les frères de
Pluscallec, et les Anglais, qui brûlèrent le monastère de Sablonceau.
« Là où souloient estre beaux manoirs, domaines et hcritaiges, sont
les grands buissons », disaient les témoins d'une enquête faite en
Saintonge à la fin du règne ^ Jusque dans les îles de Ré et d'Oléron,
les « orages de la guerre » avaient passé.
Les deux provinces encore occupées par les Anglais, la Guyenne
et la Normandie, n'étaient pas plus heureuses. Les routiers de
Rodrigue de Villandrando, l'armée de Charles VII en 1442, puis celle
du dauphin pendant son expédition contre le comte d'Armagnac,
dévastèrent l'Aquitaine anglaise
La Guyenne jouissait du moins d'institutions autonomes, antiques
et respectées. La Normandie, au contraire, était à la merci des con-
quérants, maintenant exaspérés et résolus à l'exploiter durement.
Depuis la mort du duc de Bedford, tous les offices publics étaient
vénaux, et ceux qui les achetaient ne manquaient point d'en tirer
profit. Louis de Luxembourg, devenu archevêque de Rouen, Simon
Morbier, ancien prévôt de Paris, nommé général gouverneur des
finances de Normandie, le duc de Somerset enfin, donnaient l'exemple
de la rapacité. Les soldats anglais, les Écorcheurs armagnacs, les
partisans et les brigands achevaient la ruine du pays. Entre la Seine,
l'Oise et la Somme, il n'y avait plus ni champs cultivés, ni routes.
Aux États d'Orléans, en 1439, les ambassadeurs de l'Université de
Paris déclaraient que si la paix n'était pas bientôt faite, les Français
seraient forcés de déserter leur pays. Les documents nous montrent
ce mouvement d'émigration commencé dans toutes les provinces, et
emportant les bourgeois et surtout les paysans vers la Bretagne et
vers les pays étrangers, les bords du Rhin, l'Espagne. Le dépeuple-
1. Revue des Sociétés savantes, 1870, t. I, p. ^61.
< 92 )
CHAP. IV Les Ecorcheurs.
ment, inquiétant au xiv^ siècle, est devenu effrayant au xv^. Nous
savons que la population de 221 paroisses du diocèse de Rouen, qui
était en tout, au commencement du xni^ siècle, de 14 992 âmes, est des-
cendue au xv^ siècle à 5 976. En Cotentin, sur la terre de la Roche-
Tesson, il y avait autrefois 80 habitants, « et pour le présent, par la
fortune de la guerre, ne sont que trois povres hommes * ». Dans les
environs de Senlis, à Saint-Nicolas, à Gournay, à Avilly, à Saint-
Firmin, à Apremont, à Malassise, à Rieux, à Cinqueux, à Noé-Saint-
Martin, à Bray, à Montlévêque, à Orry-la-Ville, il n'y avait plus un
seul habitant vers 1444. A Avallon, en 1397, on comptait encore
31 « feux francs solvables » et 35 « misérables »; en 1413, il y en a
IG solvables, 36 misérables; en 1442, 5 solvables, 36 misérables et
11 « mendiants », et il ne reste plus un seul habitant dans les fau-
bourgs. Des lettres officielles nous apprennent que, dans le Maine, il
y a beaucoup de paroisses « inhabitées » et que, dans le nord du
Poitou, la terre est « presque deshabitée ». L'Angoumois est « pour
ainsi dire désert». La ville de Limoges n'est plus qu'une ruine, depuis
soixante-dix ans : vers 1435, il n'y a que cinq personnes qui y vivent.
Dans le Quercy, les territoires de Jamblusse et de Mouillac sont
abandonnés; à Saillagol, il ne reste qu'une seule femme, à Gazais
qu'un seul homme; à Montauban, en 1442, on ne trouve plus per-
sonne pour remplir les charges consulaires. En Languedoc, Toulouse
a perdu la moitié de ses habitants; la ville de Saint-Gilles, qui comp-
tait autrefois 10000 âmes, n'en a plus que 400. Une partie de la popu-
lation de Lyon a émigré en terre d'Empire.
Tel était l'état auquel la guerre et une anarchie d'un demi-siècle
avaient réduit la France. « Pour ce donques, s'écriait Jean Jouvenel
des Ursins dans une épître au roi, je puis bien dire qu'il fault que
vous vous esveillez, car nous n'en povons plus. »
1. Pièce éditée par S. Luce, Chronique du Monl-Sainl-Michel, t. II, p.
93
CHAPITRE V
RÉFORMES MILITAIRES. FIN DE LA
GUERRE DE CENT ANS
I. COMPAGNIES D ORDONNANCE. FRANCS- ARCHERS. RÉTABLISSEMENT DE
l'ordre EN FRANCE. — II. ANARCHIE EN ANGLETERRE. PRÉLUDES DE LA GUERRE DES DEUX
ROSES. — III. CONQUÊTE DE LA NORMANDIE. — IV. CONQUÊTE DE LA GUYENNE. — V. RÉHA-
BILITATION DE Jeanne d'arc fin de la guerre de cent ans.
/. — COMPAGNIES D'ORDONNANCE. FRANCS-
ARCHERS. RÉTABLISSEMENT DE L'ORDRE EN FRANCE'
JOIE CAUSÉE T" A nouvelle de la trêve conclue en 1444 fut accueillie dans les
PAR LA TRÊVE. J^ dcux Foyaumes par une extraordinaire explosion d'allégresse. En
France, la population des villes se répandait joyeusement dans les
champs. Si douloureux que fût le spectacle de la campagne dépeu-
plée, on s'enivrait de la vue des prés verts et de l'eau vive : c'était
un spectacle dont une génération entière de citadins avait été privée.
Au milieu des lamentables ruines dont la France était couverte,
l'espoir renaissait. En Angleterre, le parlement, tout à la joie d'une
suspension d'armes qui ne froissait pas l'amour-propre national,
félicita de son œuvre ce même Suffolk qu'on devait plus tard accuser
de trahison. Français et Anglais s'offrirent des fêtes, et le commerce
se rétablit entre eux.
1. Sources. Ordonnances publiées dans: Ordonnances, t. XIII; Bibl. de l'Ec. des Chartes,
2« série, t. III, p. iio; Rev. historique, t. XL, p. 72. — Chroniques de Berry, Math. d'Es-
couchy, édit. De Beaucourt, t. I, i863 (ch.vi), Gruei (ch. Lxrxii), Basin (1. IV. ch. m à vi; 1. V,
ch. xxvi); Baude, Eloge de Charles VU, ch. m, dans : Chron. de Charlier, édit. Vallet, t. III.
Ouvrages a consulter. Vallet de Viriville, Mémoire sur les inslilulions de Charles VU,
Bibl. de l'Ec. des Chartes. 1872. Cosneau, Richemonl, ch. v. Spont, La milice des Francs-
Archers, Rev. des Quest. historiques, 1897, t. I. Bonnault d'Houët, Les Francs-Archers de
Compiègne, 1897. Ant. Thomas, Les Élals provinciaux de la France centrale, t. I, 1879. Van
Wervecke. Public, de la sect. historique de l'Institut du Luxembourg, t. XLIV. p. 145 et suiv.
(sur l'artillerie au milieu du xV s.). De la Roncière, Hisl. de la marine française, t. II.
< 9-i >
HOMME DAHMES n'iNU COMPAGNIE l/oHDON\ANCE
velles armes offensives, plus pénétrantes.
Cl. Hacheue.
IV
Pi-. 6. Page 94.
Réformes militaires. Fin de la guerre de Cent Ans.
Par bonheur, Charles VII profita de cette accalmie pour consti-
tuer une armée royale et rétablir l'ordre dans les pays de son
obéissance. Ces années de trêve sont les années décisives de son
règne.
L'œuvre principale fut l'organisation de l'armée. On a dit que
Charles Vil avait créé en France l'armée permanente. A la vérité, là
comme ailleurs, il a seulement restauré et fortifié des institutions
antérieures, que l'anarchie avait comme anéanties'. Toutes les règles
posées pendant les règnes de Phihppe VI, de Jean le Bon et de
Charles V avaient été oubliées. Les capitaines se nommaient tout
seuls, et donnaient à leurs hommes l'exemple du brigandage. Les
soldats ne recevaient pas de solde. Les lettres de rémission accordées
par Charles VII à un routier qui, depuis son jeune âge, a servi le roi
sans jamais avoir « aucune soulde, gaiges, ne recompensacion « et
qui « a esté comme contraint à piller », justifient l'exclamation de
Jouvenel des Ursins : « Pour Dieu, sire, pardonnez-moy, car en vérité
je puis bien dire que vous y avez grant faulte. »
Les premières tentatives faites pour restaurer la discipline man-
quèrent d'énergie et de suite. Une grande ordonnance, obtenue par
les Etats généraux réunis à Orléans, fut publiée le 2 novembre 1439.
Elle réédita l'ordonnance de 1374. Les places où devaient être can-
tonnés les gens de guerre furent déterminées ; on réunit l'argent néces-
saire pour assurer leur solde pendant un mois, puis on en resta là. « On
fait bien des ordonnances, disait encore Jouvenel des Ursins, mais
il souffîst (on se contente) de les escripre et publier, qui est une
grant moquerie, derrision et déshonneur pour le roy. » Il faut recon-
naître que la Praguerie, survenue en 1440, et la guerre soutenue
contre les Anglais rendaient la réforme difficile.
Charles VII punit quelques brigands. En 1441, il arriva en
Champagne avec une armée, et fit arrêter Alexandre, bâtard de
Bourbon, frère du duc, et quelques autres chefs de routiers. Le
bâtard fut noyé dans l'Aube, huit de ses compagnons furent pendus,
et dix ou douze capitaines d'Écorcheurs décapités. Le roi alla ensuite
à Vaucouleurs et contraignit le terrible Robert de Sarrebruck à
« crier merci ». Mais la plupart du temps, Charles VII se laissait cir-
convenir par ceux qu'il aurait dû châtier-. Le chroniqueur officiel
Jean Chartier écrivait : « Qui povoit avoir plus de gens sur les
champs et plus povoit pillier et rober les povres gens estoit le plus
LES ANCIENNES
INSTITUTIONS
MILITAIRES.
ORDONNANCE
DE I4S9.
LES EXECUTIONS
DE I44L
1. Voir Histoire de France, t. IV, i" partie, p. 17 et suiv., 96. 217 et suiv.
2. Si le bâtard de Bourbon et Robert de Sarrebruck payaient pour les autres, c'était
parce que le premier s'était compromis dans la Frasuerie, et que le second avait soutenu
en Lorraine Antoine de Vaudemont, rival de René d'Anjou.
95
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
DELIBERATIONS
DE 1445.
COMPAGNIES
DE GRANDE
ORDONNANCE.
EFFECTIF.
LOGEMENT
ET SOLDE.
craint et le plus doublé et qui plus tost eust du roy de France quelque
chose que nul autre. »
En somme, rien de sérieux ne fut fait avant la trêve de 1444. La
trêve conclue, il fallut bien aviser. En temps de paix, les routiers
restaient aussi terribles. Le roi et le dauphin les emmenèrent en Alle-
magne, et en débarrassèrent quelque temps la France, aux dépens
des Lorrains, des Alsaciens et des Suisses K La campagne finie, la
réorganisation militaire fut mise en discussion dans le conseil du
roi, à Nancy, au commencement de Tannée 1445. Les princes de la
maison d'Anjou, les comtes de Dunois ^, de Clermont, de Foix, de
Tancarville, le connétable, Pierre de Brézé, et, sans aucun doute, les
petites gens du Conseil préparèrent les réformes, en se référant aux
anciennes ordonnances et peut-être aussi à l'exemple de l'armée
anglaise. Les principaux capitaines, consultés secrètement et assurés
d'être pourvus, se montrèrent favorables aux projets du Conseil et
promirent de s'opposer aux mutineries qu'on redoutait.
Il fut décidé ^ que tous les capitaines, quels qu'ils fussent, se
présenteraient avec leurs gens devant le connétable, qui les passerait
en revue et ne garderait qu'une élite. Les soldats licenciés seraient
reconduits, en bon ordre, dans le pays où ils habitaient avant de
s'enrôler. Les crimes passés seraient effacés par une amnistie générale.
Les capitaines retenus au service du roi, nommés par lui et révocables
à volonté, constitueraient de nouvelles compagnies, dites compagnies
d'ordonnance*, sans doute parce qu'elles étaient « ordonnées » par
le roi, au lieu d'être formées au gré de tel ou tel capitaine.
On a dit que Charles VII institua quinze compagnies de cent
lances, à raison de six hommes par lance, tous montés : un homme
d'armes, qui tenait la lance et commandait son groupe, un cou-
tillier et un page, deux archers et un varlet de guerre; mais, en
réalité, ces chiffres varièrent. Malgré les revues passées par les com-
missaires du roi, le nombre réglementaire de six hommes par lance et
de cent lances par compagnie ne fut pas constamment atteint. En
revanche, le roi eut presque toujours plus de quinze compagnies de
grande ordonnance. Jusqu'à la fin du règne de Charles VII, il y en eut
une vingtaine.
Les soldats devaient résider dans certaines villes déterminées,
et être entretenus aux frais de la province. Ils habiteraient chez des
i. Voir plus loin, liv. II, chap. ix, § i.
2. Le bâtard d'Orléans.
3. Ces mesures, semble-t-il, furent prises secrètement et ne firent l'objet d'aucune ordon-
nance publique. Nous ne les connaissons que par des textes postérieurs, tels que l'ordon-
nance du 26 mai i445.
4- On les appelle aussi, au moins à partir de 14A7, compagnies de grande ordonnance.
96
Réformes militaires. Fin de la i^uerre de Cent Ans.
logeurs, et recevraient régulièrement leur solde. Cette solde, repré-
sentée d'abord par des contributions en nature, vin, viande, etc., se
changea rapidement en une indemnité pécuniaire, qui s'éleva men-
suellement à trente livres tournois par lance. Les actes dindisciplinc
devaient être sévèrement punis, et les capitaines avaient tout pouvoir
pour casser les mauvais soldats.
La réforme de 1445 fut appliquée rapidement et avec zèle. La
dispersion des Écorcheurs, qu'ils fussent au service du roi ou au ser-
vice des seigneurs, se fit sans secousse et sans bruit, par opéra-
tions successives. Les gens de guerre licenciés furent reconduits, en
petits détachements, dans leur pays ; beaucoup prirent un métier et,
couverts par l'amnistie, ne demandèrent plus qu'à vivre tranquille-
ment. Ceux qui entrèrent aux Compagnies d'ordonnance furent des
soldats aguerris, nobles pour la plupart, possédant de belles armes
et de beaux chevaux. Les capitaines étaient de grands personnages,
comme Dunois, Pierre de Brézé, le comte de Nevers, le maréchal de
Lohéac, le connétable lui-même.
Les abus ne disparurent pas du jour au lendemain. Des hommes
quon nommait, dans des actes officiels, « l'Escorcheur » ou « Brise-
barre », ne devinrent pas tous immédiatement des soldats disciplinés
et respectueux du bien d'autrui. Mais les pillages, les rixes avec
l'habitant, les malversations des capitaines, furent dès lors assez rares,
parce qu'ils furent presque toujours réprimés, et que la solde fut payée
régulièrement. Le nouvel impôt destiné au paiement de cette solde,
la « taille des gens de guerre », parut, il est vrai, très lourd et sus-
cita des contestations et des réclamations innombrables. Pour cette
raison, la réforme de 1445 fut accueillie sans enthousiasme. Dans
la « Farce nouvelle de Marchandise, Mestier, Pou-d'Acquest, le
Temps-qui-court et Grosse-Despense », qui fut jouée vers le milieu
du xv^ siècle, on voyait Poii-d'Acqiiest (nous dirions : Sans-le-Sou)
railler Mestier et Marchandise et leur assurer que les réformes mili-
taires avaient pour but d' « achever de piller les villages ». Ensuite
arrivait dame Grosse-Despense (le budget royal), qui dépouillait Mestier
et Marchandise et les envoyait mendier, la besace au dos '. Les chro-
niqueurs, cependant, s'accordent à reconnaître que la constitution
des Compagnies d'ordonnance eut pour effet la cessation des
désordres. Les archives judiciaires de la fin du règne nous montrent,
il est vrai, les routes encore infestées de brigands, anciens Écor-
DISPERSION
DES ÉCORCHEURS.
CHOIX DES
SOLDATS.
RESULTATS.
V OPINION
PUBLIQUE.
1. Cette farce (éditée par V'iollet-le-Duc, Ancien Ihéùlre français, t. III, p. 2^9) parait avoir
été composée peu après la création des Francs-Archers (i^^) et vise surtout cette nouvelle
institution et la taille permanente. La « Farce des gens nouveaux », un peu postérieure
{ibiaem, p. 282), critique directement les soldats des Compagnies d'ordonnance.
97
IV.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
UVRE PREMIER
COMPAGNIES
DE PETITE ORDO.
NANCE. BAM
ET ARRIÈRE-BAN.
CARACTERE
DE LA RÉFORME
DE 1445.
QUESTION
SECONDAIRE
DE L'INFANTERIE.
cheurs qui n'avaient pas voulu rentrer dans la vie régulière. Mais les
vols, les assassinats isolés, qu'était-ce à côté des dévastations et des
massacres commis autrefois par les routiers? Dans les pays délivrés
des Anglais, on pouvait maintenant respirer, travailler, laisser
ouvertes les portes des villes, aller aux champs.
La cavalerie d'élite constituée par la réforme de 1445 rendra les
v- plus grands services, quand les hostilités recommenceront. Elle ne
pourra cependant suffire. Lorsque la trêve sera rompue en 1449, il
faudra lever des troupes auxiliaires. Ces compagnies de « petite
ordonnance >>, dites aussi « petites payes », à cause de la solde moins
élevée, seront maintenues jusqu'à la fin du règne, en nombre variable.
Enfin Charles YII ne renoncera point au droit royal d'appeler aux
armes tous les nobles et détenteurs de fiefs. Ce service noble sera
payé. Il y aura une échelle de soldes, variant suivant l'armement du
fieffé. Jusqu'à la fin du règne auront lieu de temps en temps des
convocations régionales du ban et de larrière-ban '.
La réforme de 1445 n'a pas le caractère de nouveauté qu'on lui
a souvent prêté. Les Compagnies d'ordonnance, même si on ne
considère que les Compagnies de grande ordonnance établies en 1445,
n'étaient pas une armée nationale. Ce n'était qu'une cavalerie
d'effectif restreint, et ouverte aux étrangers : il y eut des compagnies
formées d'Ecossais et d'Espagnols, commandées par des Cunningham
et des Garcia. D'autre part, cette armée, si en fait elle devint per-
manente, n'avait été créée que pour les besoins de la lutte avec les
Anglais et à titre provisoire. Enfin les gens des Compagnies d'ordon-
nance étaient pour la plupart des nobles servant à cheval, et ces
compagnies, par conséquent, ne différaient guère des anciennes
armées féodales, par l'aspect ou par la composition. Quant à la solde
et aux détails d'organisation, ils avaient été inventés au xiv'^ siècle ou
plus anciennement encore. Ce qui fit, à vrai dire, l'importance et la
nouveauté de la réforme, c'est qu'elle fut réellement appliquée.
C'eût été une innovation véritable que de créer une infanterie
solide; mais personne en France n'y songeait encore. Le meilleur
théoricien militaire de l'époque, Jean de Bueil, estime que l'infan-
terie ne doit jamais prendre l'offensive; elle ne peut pas rester unie
dans sa marche, et, en conséquence, une fois sur le champ de bataille,
elle ne doit point bouger : « Les gens à cheval doivent assaillir et les
gens de pié doivent attendre. » Le fantassin n'était donc considéré
que comme un appoint, sur le champ de bataille aussi bien que dans
1. Au xv» siècle, l'expression de ban et arrière-ban ne désigne plus la levée en masse,
comme au xiv, mais la levée des détenteurs de fiefs.
98
Réformes mililaires. Fin de la guerre de Cent Ans.
LE SERVICE
DES ROTURIERS.
LES FRANCS'
ARCHERS {tus).
le jeu déchecs, jeu si cher aux hommes de ce temps et qui repré-
sente à certains égards leurs conceptions mihtaires. La milice
des Francs-Archers, créée trois ans après les Compagnies d'or-
donnance, ne fut et ne pouvait être en ce temps qu'une institution
accessoire.
Avant rétablissement des Francs-Archers, Tinfanterie du roi de
France se composait, en théorie, de tous ses sujets roturiers; en
pratique, des compagnies d'archers et d'arbalétriers étrangers et des
contingents fournis par les villes. La bourgeoisie française, pen-
dant la guerre de Cent Ans, avait dû reprendre ses habitudes mili-
taires d'autrefois. Les habitants des villes, et, dans certaines, les
ecclésiastiques eux-mêmes, devaient le service du guet, et ils avaient
tous des armes. Charles VII témoigna surtout sa faveur aux confré-
ries d'arbalétriers et d'archers qui s'étaient formées dans certaines
villes, et qui lui rendirent de grands services. Il accorda aux arbalé-
triers de Châlons, de Tournai et de la Rochelle le droit de porter
la livrée royale.
Mais tous les contingents des villes n'avaient pas même valeur.
On envoyait souvent au roi des gens de sac et de corde, réunis par
l'appât de la solde que fournissait la municipalité. A la première
occasion, ils lâchaient pied. Ce fut une des raisons qui déterminèrent
l'institution des Francs-Archers. Le roi garda les vieilles milices
communales, qui pouvaient être utiles en cas de siège, et les confré-
ries, qui formaient d'excellents tireurs à l'arc et à l'arbalète; mais,
de plus, ayant droit au service des roturiers comme au service des
nobles, il créa une infanterie choisie, de même qu'il avait créé une
cavalerie d'élite. Il s'inspira des mesures prises jadis, sans succès
durable, par Philippe VI, Jean le Bon, Charles V, et surtout de
l'exemple de l'armée bretonne : le duc Jean V avait établi, dès 1425,
une infanterie de gens du commun, fournis par chaque paroisse et
dispensés du guet et de la taille '.
D'après l'ordonnance de 1448, corrigée et complétée par celle
de 1451, chaque groupe de cinquante feux dut fournir au roi un et orgasisatios.
archer ou un arbalétrier. Au temps de Charles VII il y eut au total
huit mille Francs-Archers. Les hommes, choisis par les prévôts et les
élus, devaient être de « bons compagnons », dans la force de l'âge,
robustes et adroits. On les laissait habiter chez eux, mais ils étaient
surveillés et devaient posséder une armure légère bien entretenue;
ils s'exerçaient au tir tous les jours fériés, et servaient le roi à la
première réquisition.
RECRUTEMENT
1. Cf. l étude de M. Bellier-Dumaine, Annales de Bretagne, t. XVI, p. 117.
< 99 >
Charles VIL Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
SOLDE.
MEDIOCRITE
BE CETTE
INFASTERIE.
AUTRES TROUPES.
ARTILLERIE.
Ils recevaient quatre francs par mois en service actif, et en tout
temps ils étaient exemptés de la taille (d'où le nom de Francs-Archers).
Ceux qui étaient trop pauvres pour avoir une armure étaient équipés
aux frais de leur paroisse. Aussi le recrutement était-il facile. Les
villes qui avaient des confréries de tireurs purent fournir un excel-
lent contingent. En moyenne cependant, la nouvelle milice fut assez
médiocre. L'exemption d'impôts engendra tout de suite des abus, et
les commissaires royaux, fort accessibles aux « dons corrompables »,
recrutèrent souvent de bien étranges guerriers : témoin ce franc-
archer de Senlis, homme âgé, riche, aimant ses aises et son repos,
qui voyait seulement dans sa charge une occasion de ne pas payer
la taille et déclarait, « se le royaume de France devoit estre perdu
pour y mectre un clou, quil ne lui mectroit pas ».
Si nous ajoutons que Charles VII avait autour de lui une « grand
garde » d'Ecossais, et des corps spéciaux d'archers, d'hommes
d'armes et de cranequiniers, nous aurons achevé d'énumérer les
troupes employées pendant les dernières années du règne.
Avec la cavalerie, la force principale de cette armée fut l'artillerie.
Dès les premières années du règne de Charles VII, les tours des villes
furent protégées par de petites bombardes de cuivre et de fer montées
sur affût, et les « engins à gecter pierres » ne furent plus que des
curiosités archéologiques. Les canons à main, ancêtres des fusils, firent
leur apparition sur les remparts. Pour l'oiTensive, l'artillerie fit ses
preuves dès le siège de Montereau. Ala fin du règne, elle aura sa place
sur tous les champs de bataille. Pierre Bessonneau, grand maître de
l'artillerie de 1420 à 1444, paraît avoir accompli une œuvre considé-
rable. Mais sa gloire a été effacée par celle de Gaspard Bureau, qui lui
succéda, et de Jean Bureau qui fut « commis au fait de l'artillerie »
dès 1437. Fondeurs, ingénieurs, capitaines, les frères Bureau donnè-
rent à Charles VII, dit Jacques du Clercq, « le plus grand nombre de
grosses bombardes, gros canons, veuglaires, serpentines, crapeaulx
d'eaulx, colleuvrines et ribaudigues que n'estoit lors mesmoire
d'homme avoirveua roy chrestien ». Les frères Bureau comprirent très
clairement l'importance du canon et perfectionnèrent tout le maté-
riel, avec l'aide d'inventeurs étrangers, comme le Génois Louis Giri-
bault, qui avait trouvé un nouveau système de chariot « pour mener
l'artillerie » ', etce Juif allemand qu'on fit venir en 14oG pour apprendre
de lui u certaines choses subtiles » concernant l'artillerie ^. Pendant
1. Texte cité par Triger, Revue du Maine, t. XIX, p. 197. L'inventeur « gennevois » Louis
Guibaul dont parle M. Triger es;t cerLaL^ement le Génois Louis Giribault, qui a joué ua
grand rôle dans les campagnes de Normandie et de Guyenne.
2. Texte cité par Ribadieu, Histoire de la conquête de la Guyenne, p. 285, note i.
< 100 )
Réformes niilUaires. Fin de la guerre de Cent Ans.
les campagnes de Normandie et de Guyenne, rarlillerie de Charles VII
lui assurera une supériorité incontestable. Les Anglais craindront
désormais les batailles rangées, et se confineront le plus souvent
dans leurs places fortes , mais l'architecture militaire ne s'étant pas
modifiée aussi rapidement que l'artillerie, les canons français auront
vite fait de démolir leurs remparts.
Pour compléter l'œuvre de défense du royaume, il aurait fallu
reconstituer une marine. Depuis la destruction du clos des Galées de
Rouen et la perte de la Normandie, le roi de France n'avait plus ni
flotte ni chantiers. L'auteur du Débat des hérauts d'armes exprimait
vers 1456 les regrets qu'en éprouvaient les partisans de la guerre
maritime : « Je prie à Dieu, s'écrie le héraut de France en s'adres-
sant au héraut d'Angleterre, qu'il doint au roy de France cuer et
courage de vous faire guerre à la mer, car ce sont les verges de quoy
il vous peut chastier et refroider vostre hault couraige. »
La nouvelle organisation, malgré ses lacunes, mit un terme à la
terrible anarchie militaire qui ruinait et dépeuplait le royaume, et
elle permit de reconquérir la Normandie et la Guyenne en de courtes
et triomphales campagnes. Enfin elle eut des conséquences pohtiques
très considérables, sur lesquelles les contemporains ne se sont pas
abusés autant qu'on pourrait le croire. Le roi avait maintenant une
armée régulière, une cavalerie soldée, une infanterie recrutée direc-
tement dans la plupart des provinces du royaume', sans intervention
des seigneurs. La guerre terminée, il gardera ses Compagnies d'ordon-
nance, et ses Francs-Archers resteront toujours prêts à marcher. En
fait, l'armée permanente était fondée, au profit de la monarchie.
MARINE.
II. — ANARCHIE EN ANGLETERRE. PRÉLUDES DE
LA GUERRE DES DEUX ROSES^
PENDANT que la monarchie française se réorganisait, la désor-
ganisation de la société et de la monarchie anglaises, déjà
visible à l'époque du soulèvement des travailleurs, en 1381, s'achevait,
et la guerre civile se préparait parmi les adversaires de Charles VIL
La formation d'une aristocratie très riche, très brutale, échap-
pant à toute autorité, est le fait capital qui explique la guerre des
Deux Roses. Au xv* siècle, les lords transforment en prairies les terres
anglaises, épuisées par la monotonie des cultures, et s'enrichissent
1. Il faut toujours excepter, bien entendu, les domaines des grands vassaux les plus puis-
sants, tels que les ducs de Bourgogne et de Bretagne.
2. Ouvrages a consulter. Outre Stubbs et Bamsay : James Gairdner, The Paslon Lelters,
Duvelle édition, 1900-1901 (excellente introduction historique).
ANARCHIE
EN ANGLETERRE.
LA HAUTE
ARISTOCRATIE.
LIVRÉE ET
MAINTENANCE.
nouv
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
PUISSANCE
DU PARLEMENT.
LA CHAUBRE
DES COMMUNES
ET L'ANARCHIE
FÉODALE.
par l'élevage des moutons. Certains y adjoignent le commerce en
gros. Le butin fait en France, l'argent tiré des malheureux paysans
normands devenus leurs tenanciers, achèvent de redorer leurs
blasons. Ils emploient leurs richesses à se créer une cour, un conseil,
une armée. L'usage de « livrée et maintenance », déjà réputé dange-
reux au XIV® siècle, est devenu général; chaque lord entretient des
centaines, parfois des milliers d'hommes, vêtus d'une livrée à ses
armoiries, et armés pour maintenir ses querelles. Ces spadassins se
recrutent facilement parmi les soldats revenus de France. Ainsi les
habitudes barbares contractées par les Anglais pendant la conquête
de la France s'exercent maintenant aux dépens de l'Angleterre. Les
guerres privées recommencent. Les offices publics sont occupés par
les créatures des lords. S'il y a procès, le shériff choisit un jury dont
le verdict plaira à la partie la plus puissante. Quelque juré veut-il
faire la mauvaise tête? 11 rencontre, au retour, des gens qui lui
apprennent le savoir-vivre à coups de dague. Les lettres de la famille
Paston, qui vécut sous les règnes de Henry VI et d'Edouard IV, décri-
vent une société où la force est devenue la seule garantie de sécurité.
Pour rétablir l'ordre en Angleterre, il aurait fallu un homme de
génie ou un parlement qui fît son devoir. Ni l'un ni l'autre ne se
rencontra. Le système parlementaire avait fait de grands progrès
sous les Lancastres. Les subsides accordés par la Chambre des com-
munes étaient affectés à des dépenses déterminées d'accord avec elle,
et elle se faisait rendre compte de leur emploi. Elle exigeait, avant
le vote de l'impôt, le redressement de ses griefs, et ses pétitions
devenaient, sans modification, des statuts du royavime. Les délibé-
rations étaient libres. Les conseillers du roi étaient nommés avec
l'assentiment du Parlement, qui fixait leur salaire et pouvait les
mettre en accusation. Si nous comparons le Parlement anglais et
les États Généraux de France, le contraste est éclatant; malgré tout,
comme le pouvoir du roi d'Angleterre n'est pas limité par une consti-
tution nette, ni par une série suffisamment longue de précédents, le
prince peut, du jour au lendemain, retirer les concessions qu'il a
faites et gouverner à sa guise : la Chambre des communes se défie
sans cesse de lui, est toujours prête à reconnaître pour son champion
un lord puissant qui tiendra tête au roi, et ainsi elle se fait complice
de l'anarchie féodale.
D'ailleurs, par leur recrutement, les députés des communes sont
maintenant les serviteurs de la noblesse. Le système électoral a fait
en 1430 un progrès à rebours. Le droit de vote est réservé dans les
comtés aux riches francs-tenanciers et aux chevaliers. On écarte
les « électeurs sans aveu ». Les « Communes » ne représentent
Réformes militaires. Fin de la guerre de Cent Ans.
donc pas la nation, mais raristocraiie. C'est encore une raison pour
qu'elles ne prennent aucune mesure énergique contre les fauteurs de
désordre.
Le roi Henry VI, devenu majeur le G décembre 1442, était un
lettré et un dévot, consciencieux, humble et charitable, un homme de
paix, incapable de gouverner ce peuple indocile, un mystique, dépaysé
dans ce monde de passions exaspérées. Sa jeune femme, Marguerite
d'Anjou, très belle, très ambitieuse, prit tout de suite autorité sur
lui, et par elle monta au pouvoir le négociateur de son mariage et
de la trêve de 1444, le comte de Suffolk, partisan de la paix.
Le malentendu entre Henry VI et ses sujets fut alors complet.
La reine, cette Française sans dot, fut dès le premier jour impo-
pulaire. La haine qu'elle inspirait redoubla lorsque, pour lui com-
plaire, Henry VI promit de livrer la ville du Mans et tout ce qu'il pos-
sédait dans le Maine à son beau-père (22 décembre 1445). Suifolk ne
tarda pas à être accusé de trahison par la rumeur pubhque. Le duc
de Gloucester, favori du peuple, se voyait déjà roi d'Angleterre. En
1447, Suffolk se décida à le faire arrêter comme conspirateur. Au bout
de cinq jours, le duc mourut dans sa prison, probablement d'une
attaque de paralysie. Six semaines après, le vieux cardinal Beaufort
s'éteignait aussi : c'était le dernier homme de cette génération qui eût
à la fois assez de sagesse pour désirer une politique d'ordre et de
paix, et assez d'autorité pour imposer quelque respect à l'opposition.
La guerre civile était maintenant fatale à brève échéance.
IIESBY VI
ET MARGUERITE
D'ANJOU.
LEUR
IMPOPULARITÉ.
III.
CONQUETE DE LA NORMANDIE
HENRY VI et Suffolk désiraient une paix définitive. Le jeune
roi écrivait le 21 août 1444 à Charles VII qu'il avait hâte devoir
finir ces « pestilensieuses guerres qui tant ont duré «. Un an après,
il recevait cordialement à Londres les ambassadeurs français, qui
venaient lui faire des offres de paix. Mais les négociations n'abou-
tirent pas. Tout de suite des difficultés s'élevèrent, qui montraient
HENRY VI
ET LA PAIX.
1. SocRCEs. Stevenson, Narrative.'! of Ihe expulsion of Ihe Engli/th from Normandij, iSèS.
OEuvres de Robert Blondel, édit. Héron, 1891-1S93. Chroniques citées au § 1 ; Chron. de
Chartier, t. II et III; Martial d'Auvergne, Vigillcs, t. IF.— Stevenson, Lellers andpapers;
documents publiés dans la Chronique de Math. d'Escouchy, t. III, la Chron. du Mont-Saint-
Michel, t. 11, la Revue rétrospective normande, 1887.
Ouvrages a consulter. Cosneau, Bichemonl: Alb. Sarrazin. Jeanne d'Arc el la Normandie.
1896; Joubert, Négociation.'^ relatives à l'évacuation du Maine, Rev. du Maine, t. VIII; Vallet
de Viriville, Gilles de Bretagne, Rev. des Çuest. histor.. t. IV, 1868; Delisle, i/w?. de Sainl-
Sauveur-le-Vicomle. 1867; G. Dupont, Hisl. du Cotentin, t. II, 1878; Du Motey, Exmes pendant
l'occupation anglaise, Bull, de la .Soc. histor. de l'Orne, 1889; Ch. de Beaurepaire, Les Etats
de Normandie sous Charles VII, Travaux de l'Acad. de Rouen, 1875.
io3
Charles VII . Fin de la guerre de Cent Ans. livre premier
la mauvaise volonté des Anglais et rimpuissance de leur roi. Les
capitaines des places anglaises en France ne voulaient pas de la paix.
Le capitaine du Mans refusa de livrer cette ville, que Henry VI avait
promis de rendre à son beau-père René d'Anjou. Il fallut la menace
d'un assaut pour forcer la garnison anglaise à sortir (16 mars liiS).
En quête d'un gîte, elle alla s'installer sur les frontières de la Nor-
mandie et de la Bretagne, à Saint-James-de-Beuvron et à Mortain.
Cette infraction à la trêve provoqua les protestations de Charles VII
et du duc de Bretagne.
QiiiES ^^ ^^ nouveau duc de Bretagne, François I" (1442-1450), était
DE BRETAGNE. dcpuis deux ans déjà complètement brouillé avec les Anglais, que
son père, le cauteleux Jean V, avait toujours su ménager. Séduit par
les avances et les cadeaux de Charles VII, François était allé en per-
sonne lui faire hommage. Son frère, Gilles de Bretagne, était au
contraire un ami personnel de Henry VI et un allié des Anglais.
François I", d'accord avec Charles VII, l'avait fait arrêter et jeter en
prison (1446). La nouvelle de cette violence avait causé un vif émoi
à la cour de Henry VI : le roi d'Angleterre et Sufï'olk eux-mêmes
avaient pensé à se venger. C'est pourquoi ils laissèrent la garnison
du Mans s'établir à Saint-James; le duc de Somerset, qui gouver-
nait alors à Rouen, refusa grossièrement de recevoir les plaintes du
roi de France et du duc François, et les Anglais préparèrent un coup
SAC DE FOUGÈRES. ^^ main pour s'emparer de Fougères, qui était par son industrie
une des villes les plus prospères de la Bretagne. Le 24 mars 1449,
un capitaine espagnol qui commandait la garnison anglaise de Ver-
neuil, François de Surienne, s'empara par surprise de Fougères, la
mit à sac, et y fit un énorme butin. Le duc de Somerset, quj avait
fourni à François de Surienne ses munitions, le désavoua publique-
ment, mais refusa de donner satisfaction au duc de Bretagne.
CHARLES Vil C'était fournir des prétextes et des raisons aux conseillers de
ET LA GUERRE. Charlcs VII, qui désiraient la guerre. Le roi lui-même y était décidé.
Par son ordre, Jean Jouvenel des Ursins avait compulsé les titres
du Trésor des Chartes et avait composé pendant la trêve un Traicté
compendieux de la querelle de France contre les Anglais, pour
éclairer la conscience du roi. Par une argumentation serrée, qu'ap-
puyaient des pièces justificatives, lévêque était arrivé à conclure
qu'Edouard III n'avait jamais eu aucun droit sur la couronne de
France, et que les rois de France avaient des droits sur la couronne
d'Angleterre.
lEs Charles VII laissa d'abord à ses capitaines toute liberté de
REPRÉSAILLES. représailles, sans rompre officiellement la trêve. Le 16 mai 1449,
Jean de Brézé et Robert Floquet enlevèrent Pont-de-l' Arche ; d'autres
( io4 >
CHARLES Vil
l'ORTKAlT DE CIIAIiLES VII.
Peinture de Jean Foiicqnet. Le roi, représenté à l'âge de quarante ans environ, porte
un chapeau bleu foncé orné de broderies d'or, une robe rouge garnie de fourrures ; ses
mains reposent sur un coussin de brocart. Inscr. : Le très victorieux roy de France
Charles septiesme de ce nom. — Musée du Louvre.
IV. 2. — Pi.. 7. Page 104.
Réformes militaires. Fin de la guerre de Cent Ans.
capitaines prirent Gerberoy en Beaiivaisis, Cognac et Saint-Mégrin
en Guyenne. On chanta la « ballade de F'ougières » :
Pas n'avez les têtes plus dures
Oue les Bretons, la mercy Dieu!
Vieilles debtes viennent à lieu.
Le moment était propice pour conquérir la Normandie. Les
députés aux États ne voulaient plus accorder qu'une faible partie des
subsides demandés, et ils déclaraient que le pays était trop misé-
rable pour payer encore des impôts. Somerset lui-môme avertissait
que la province était à la merci de la première attaque; les places
étaient démunies, le trésor de Rouen était vide. L'armée anglaise était
en pleine désorganisation et saccageait la campagne. Les hajjitants
exaspérés appelaient de tous leurs vœux les armées de Charles VII :
Très noble roy Charles françois,
Entens la supplicacion
Des Normans contre les Anglois,
La désolée et maie nacion i !
Beaucoup d'entre eux s'enrôlaient dans les bandes de partisans,
comme celle du sire de Camois, qui continuaient leurs exploits aux
dépens des « Français reniés » et des rares propriétaires anglais
résidant encore en Normandie. Les « Français reniés » eux-mêmes
n'avaient aucune raison de souhaiter le maintien de la domination
anglaise. Ce n'était pas elle maintenant qui pouvait procurer l'ordre
et la sécurité, et Charles VII offrait une amnistie générale.
La rupture officielle de la trêve fut décidée par le roi, les princes
du sang et les membres du Grand Conseil, dans une assemblée
solennelle tenue au château des Roches-Tranchelion, près de Chinon,
le 17 juillet 1449. Tous reconnurent que, pour obéir au serment du
sacre, Charles VII devait défendre son peuple et reprendre les armes
contre un ennemi parjure. Le roi commanda au Normand Robert
Blondel un traité qui fut traduit plus tard du latin en français
sous le titre (( Des droiz de la couronne de France », dans l'in-
tention d'apprendre aux « François à venir, que jamais ils ne se
doibvent fier en quelconques traictez , seremens ne promesses
d'Anglois ».
La conquête de la Normandie fut faite en un an (août 1449-août
1450). Les soldats de Charles VII, exactement payés et rigoureuse-
ment disciplinés, furent accueillis presque partout en libérateurs.
Les Anglais commirent des atrocités inutiles et se défendirent mal.
N'ayant point d'artillerie, ils n'osèrent point chercher la bataille, se
retirèrent dans les villes, et, comme l'a dit Jean de Bueil, se laissèrent
LA NORMANDIE
ET LES ANGLAIS.
ASSEMBLEE
DES ROCHES-
TRANCHELION
in JUILLET f 449).
RAPIDITE
DE LA CONQUÊTE
DE LA NORMANDIE.
1- Complainte normande composée au moment de la trêve de 1^44.
< lo5 )
Charles VIL Fin de la mierre de Cent Ans
LIVRE PREMinn
OCCCPATWS
DU COTENTIN.
PFISE DE BOCEN.
TF.OUBLES
Ey ANGLETERRE.
FORMIGXY
{15 AVRIL 1450).
HEVOLTE
DE CADE.
« mengier les ungs après les aultres ». Le vieux Talbot lui-même ne
réussit pas à défendre une cause perdue.
Richemont et le duc de Bretagne se chargèrent de la conquête
de la Basse-Normandie. Le Cotentin fut recouvré en deux mois.
Pendant ce temps Dunois dirigeait avec le comte de Saint-Pol et le
duc d'Alençon la conquête de la Haute-Normandie Les Rouennais
reprirent eux-mêmes leur ville sur la garnison anglaise. Assiégés
dans le palais et le château par les habitants, canonnés par l'artil-
lerie de Charles VII, les Anglais se rendirent le 29 octobre 1449..
Somerset se retira à Caen. Le roi de France fit une entrée triomphale,
le 10 novembre, dans la capitale de la Normandie.
Ces rapides victoires des Français amenèrent au delà de la
Manche des désordres qui entravèrent l'action du gouvernement
anglais. Le 9 janvier 1450, l'ôvêque de Chichester, ami du comte de
Suffolk, fut tué à Portsmouth par une bande de marins. Quelques
semaines après, la Chambre des communes accusa solennellement
Suffolk de connivence avec Charles VIL Le roi Henry, pour sauver
son favori, Texila. Les ennemis de Suffolk le poursuivirent sur mer
et le mirent à mort.
Au milieu de ces troubles, les Anglais firent cependant un dernier
effort. Une armée, commandée par Thomas Kyriel, débarqua à Cher-
bourg le 15 mars 1450, traversa le Cotentin, et se dirigea vers Bayeux.
Le comte de Clermont l'arrêta à Formigny, le 15 avril. Les Anglais
s'étaient retranchés, selon leur habitude, derrière une palissade de
pieux. Les coulevrines de Louis GiribauU ouvrirent sur eux un feu
terrible. L'arrivée de Richemont avec une armée de renfort décida
du succès. Les Anglais furent exterminés ; 3 774 d'entre eux périrent,
1 200 furent faits prisonniers. Les pertes des Français étaient insi-
gnifiantes.
Peu après, éclata en Angleterre une sanglante insurrection. Les
habitants du Kent, du Surrey et du Sussex marchèrent sur Londres
le 1"" juin, ayant à leur tête un aventurier irlandais, .lack Cade. Ils
demandaient l'abrogation des statuts des travailleurs, l'abrogation
du nouveau système électoral, une réforme administrative et finan-
cière, le changement des conseillers royaux. Londres ouvrit ses
portes aux rebelles et le roi s'enfuit à Kenilworth. Le trésorier et le
shériff du Kent furent décapités et leurs têtes promenées sur des
piques. Tandis que les conseillers de Henry VI s'occupaient de com-
primer cette révolte, Somerset capitulait à Caen et quittait pour
toujours la Normandie. La prise de Cherbourg, bombardée de
la grève par les frères Bureau, fut la dernière grande opération de la
campagne.
io6
ClIAP. V
Réformes militaires. Fin de la guerre de Cent Ans.
La politique de Charles VII à Tégard des Normands fut habile ciiarles vu
et douce. Les « reniés » ne furent pas inquiétés. Malgré Poppo- ^^^^-^^'o^^^^^^^^-
silion du Parlement et de la Chambre des comptes de Paris, le
roi maintint les privilèges de la province. En 1458, il confirma la
vieille Charte aux Normands ^ et reconnut ([ue les subsides devaient
être consentis par les trois États du duché; depuis lors les États de
Normandie furent régulièrement convoqués. L'ordre renaquit peu à
peu. La malheureuse province était d'ailleurs ruinée, dépeuplée; elle
mettra de très longues années à recouvrer son ancienne prospérité.
IV. — CONdUÉTE DE LA GUYENNE^
LA conquête de la Guyenne anglaise fut bien plus difficile. Il difficulté
s'agissait ici de reprendre aux Anglais un pays qui leur était de la conquête.
profondément attaché par ses traditions et ses intérêts.
La Guyenne appartenait au roi d'Angleterre depuis trois siècles. douceur
La guerre de Cent Ans avait forcé Edouard III et surtout Richard II de la domination
et les Lancastres à se montrer libéraux envers leurs sujets gascons.
Au xv<> siècle, ceux-ci jouissaient de toutes les garanties connues
alors contre l'arbitraire. Les demandes de subsides, les affaires de
monnaie, étaient discutées par les États de Guyenne, ou par les Etats
particuhers du Bordelais, du Bazadais et des Landes. Le fisc était
d'ailleurs peu exigeant. Enfin Edouard III et ses successeurs avaient
accordé aux viticulteurs et aux marchands de vin de Guyenne des
privilèges très importants, qui leur assuraient en Angleterre des
débouchés plus avantageux qu'en France même.
La Guyenne se trouvait ainsi étroitement unie à l'Angleterre ou
plutôt au duc de Guyenne, roi d'Angleterre, car elle n'était nulle-
ment anglicisée. Sauf quelques possesseurs d'offices, très peu nom-
breux, et quelques garnisons en temps de guerre, il n'y avait pas
d'Anglais dans la province. Ni les mœurs, ni les idées, ni la langue,
n'y avaient été modifiées. II semble même qu'on y eût peu de sym-
caractere
DU patriotisme
gascon
1. Voir Histoire de France, t. III, 2' partie, p. 2G9, et t. IV, 1" partie, p 78.
■j. Sources. Chroniques précédemment citées (notamment l'Histoire de Gaston IV, de
Leseiir, très importante). Archives municipales de Bordeaux, 1867-1890. Documents publiés
clans : Archives historiques de la Gironde, passim; Comptes-rendus de l'Acad. des Inscripl.,
1899; Bibl. de l'Ec. des Chartes, 2" série, t. III; Stevenson, Lellers and papers.
Ouvrages a comsulter. JuUian, Histoire de Bordeaux, 1895. Brissaud, Les Anglais en
Guyenne, 1870. Tauzin, Les sénéchaux anylaifi en Guyenne, Revue de Gascogne, t. XXXII.
Cadier, La sénéchaussée des Lannes, Revue de Béarn, i885. Allain, L'Eylise de Bordeaux,
Rev. des Qucst. hist., 1895, t. IL Corbin, Peij Berland, 1888. Malvezin, Hist. du commerce
de Bordeaux, t. I, 1892. Ribadieu, Hist. de la conquête de la Guyenne, 1866. Courteault,
Gaston IV, 1895. D'Auriac, Beddilion de Bordeaux sous Charles VII, 186V Brives-Cazes'
Origines du Parlement de Bordeaux, Actes de l'Acad. de Bordeaux, i885.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIER
BORDEAUX.
PREMIERE
CONQUÊTE
DE LA GUYENNE
(1449-1451).
pathie pour la nation anglaise. Les démêlés étaient fréquents entre
les gens de Bordeaux et ceux de Londres, alors très peu hospitaliers
aux négociants étrangers. Les Gascons étaient restés tout gascons.
Mais ils étaient attachés aux rois anglais, qui respectaient leur indé-
pendance et assuraient leur richesse. Sur leur patriotisme tout local
s'était grefîé le loyalisme envers le roi anglais.
La grande et riche ville de Bordeaux était le principal rempart
de la domination anglaise. C'était une vraie puissance seigneuriale.
Elle possédait le comté d'Ornon et portait la couronne comtale sur
ses armes. Plusieurs villes voisines, telles que Boui'g, Blaye, Libourne,
étaient ses « fdleules », et reconnaissaient son hégémonie militaire.
Son aristocratie de propriétaires et de marchands de vin, son clergé,
nombreux, opulent et actif, étaient tout pénétrés de ce loyalisme que
nous expliquions tout à l'heure. L'église bordelaise avait à sa tète
un prélat très vénéré, l'archevêque Pey Berland, qui allait être le
vrai chef de la résistance pendant les campagnes de 1430 et de 1451.
En 1441, ce clergé avait fondé l'Université de Bordeaux, pour empê-
cher la jeunesse gasconne d'aller faire ses études dans les Universités
ennemies de Pr.ris et de Toulouse. En passant sous la domination
française, on savait bien que Bordeaux perdrait ses vieux débouchés
commerciaux et paierait plus d'impôts. Toute la population se trouva
unie pour résister aux attaques de Charles VII, comme elle avait
résisté jadis aux tentatives de Charles V et de Louis d'Orléans.
La guerre de Guyenne commença dès la rupture de la trêve
générale, en 1449. Mais, pour prendre Bordeaux, il fallait une solide
armée et une flotte. Au printemps de 1431, Dunois arriva enfin avec
six mille hommes; une escadre espagnole et rochelaise, sous les
ordres de Jean le Boursier, pénétra dans la Gironde. Du 13 mai
au 3 juin 1431, toutes les places qui commandaient l'entrée du Bor-
delais furent prises. La vigne avait fleuri; résister, c'était la ruine.
Dunois faisait toutes sortes de promesses aux assiégés, et ceux-ci
ne pouvaient compter sur aucun secours. En Angleterre, en efl'et,
les bandes impatientes de guerre civile avaient trouvé leur chef;
les partisans de Richard, duc d'York, demandaient qu'il fût reconnu
héritier présomptif de la couronne, le roi n'ayant pas d'enfant;
Henry VI et sa femme, craignant son ambition, l'écartaient, et York
se préparait à la guerre.
Le 12 juin 1431, un traité fut conclu entre les représentants de
Charles VII « et les gens des Trois Estais de la ville et cité de Bour-
deaux et pays de Bourdelois es nom d'eulx et des autres pays de la
duchié de Guyenne ». Il fut convenu que les Gascons garderaient
toutes leurs franchises, qu'ils ne serviraient dans les armées du roi
Réformes mililaires. Fin de la guerre de Cent Ans.
que de leur consentement et qu'ils ne paieraient aucun des impôts
exigés des autres Français • taille, gabelle, entretien des gens de
guerre. Aux habitants qui ne voudraient pas « se tourner Français »,
toute liberté serait laissée d'émigrer dans les six mois. Une cour sou-
veraine serait installée à Bordeaux, pour que les nouveaux sujets du
roi fussent exemptés de la juridiction du parlement de Paris. Dunois
entra le 30 juin dans la ville. La prise de Bayonne (20 août 1451) ter-
mina la conquête de la Guyenne.
Le comte de Clermont, gouverneur de la province, le grand
sénéchal Olivier de Goëtivy, et les autres oi'liciers royaux appliquè-
rent le traité du 12 juin. Les garnisons établies dans les principales
villes le furent aux frais du roi La cour souveraine de Bordeaux fut
ouverte, et c'était une des plus grandes concessions qu'on pût faire
aux Gascons; mais les charges de conseillers, et tous les autres
offices royaux étaient remplis par des Français. Les Gascons virent
avec défiance une colonie d'administrateurs, étrangers au pays, se
grouper autour du Breton Goëtivy.
Ils furent les premiers à violer la convention qu'ils avaient
passée avec le roi de France. Froissés dans leur orgueil par le rapide
triomphe de Dunois, persuadés que le roi d'Angleterre allait les
secourir et qu'ils pouvaient d'avance lui faire payer leur concours,
un grand nombre de seigneurs et de riches bourgeois rentrèrent en
relations avec Henry VI. A peine un mois s'était-il écoulé depuis
l'entrée des Français à Bordeaux, que des habitants de cette ville se
faisaient donner par le roi d'Angleterre des seigneuries situées dans
la Guyenne et jusque dans le Périgord. Le captai de Buch, qui avait
passé un traité particulier avec Dunois, obtint de Henry VI un acte
qui lui concédait la ville et le château de Bazas. Les habitants de la
Réole s'assurèrent de leur côté, pour l'avenir, l'exemption d'une taxe
sur les vins. Enfin le personnel des anciens fonctionnaires s'agitait;
Guillaume Bec, naguère juge général des appels de la cour de Gas
cogne, obtenait de Henry VI la promesse qu'il recouvrerait cette
charge; tel autre était nommé monétaire, tel autre clerc de prévôté.
Tous escomptaient la prochaine expulsion des Français, et quelques-
uns commençaient en secret à la préparer.
Les officiers et les conseillers de Charles VII ne pouvaient
ignorer ces menées. Ils ne se crurent pas tenus de respecter plus
longtemps les conventions jurées, et commencèrent, dans lété de
1452, à lever de l'argent dans le Bordelais pour l'entretien des garni-
sons. Le Conseil du roi rejeta les réclamations des habitants, et le
comte de Clermont acheva de les exaspérer en exigeant d'eux le ser-
vice militaire. Une conjuration se forma pour rappeler les Anglais.
ÉTABLISSEMENT
DELA DOMINATION
FRANÇAISE.
LES GASCONS
NE L'ACCEPTENT
PAS.
RIGUEURS
DES FRANÇAIS.
109
Charles VIL
Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PUEMIER
TALBOT
EN GUYENNE.
CASTILLON
[17 JUILLET N53).
PRISE
BE BORDE A UX.
Les habitants du Bordelais furent d'ailleurs seuls à y prendre part.
Dans les sénéchaussées du sud, la méfiance mutuelle avait été moins
grande, le traité avait été mieux respecté, et les habitants de la Gas-
cogne proprement dite et des Landes restèrent fidèles à Charles VII
Les barons du Bordelais et le doyen de Saint-Seurin de Bordeaux
envoyèrent des députés à Henry VI. Justement les partis venaient de
faire trêve en Angleterre. Une armée qu'on avait levée pour défendre
au besoin Calais était toute prête à partir. Talbot en prit le com-
mandement C'était un vieillard de quatre-vingts ans, à moitié impo-
tent, mais encore énergique. L'auteur des Cent Nouvelles nouvelles,
qui rapporte d'amusantes anecdotes sur sa fougue, dit de lui : u II
avoit la teste chaude et fumeuse » et facilement il « enrageoit tout
vif ». Au mois d'octobre 1452, le départ de la flotte anglaise fut
signalé à Charles VII. Il crut la Normandie menacée et y réunit ses
troupes. Pendant ce temps les Anglais débarquaient sans difficulté
à Soulac, les habitants se soulevaient, Coëtivy était fait prisonnier,
et Talbot entrait à Bordeaux {"23 octobre 1452).
Il fallut préparer une nouvelle campagne pour soumettre la
Guyenne. Au printemps, trois armées françaises l'envahirent. Une
d'entre elles, commandée par Jean de Bueil et Jacques de Chabannes,
alla assiéger Castillon. Talbot, espérant écraser ce corps isolé, partit
de Bordeaux avec hiiit mille hommes. Les Français l'attendirent dans
un camp retranché, où était réunie une formidable artillerie. Avec la
même imprudence qui, jadis, jetait contre les palissades anglaises les
chevaliers de Philippe VI et de Jean le Bon, Talbot ordonna l'attaque.
Les trois cents canons de Giribault accablèrent les Anglais de pro-
jectiles. Une attaque de flanc décida de la victoire. Talbot finit au
milieu de cette défaite sa glorieuse vie (17 juillet 1453).
Une quatrième armée, commandée par Charles VII, arriva à la
fin du mois, et toutes les forces françaises réunies assiégèrent Bor-
deaux. La guerre était menée cette fois très rudement. La campagne
était saccagée, et les Gascons trouvés les armes à la main étaient
décapités. Bordeaux, bloqué, menacé de la famine et du bombarde-
ment, capitula. Le 19 octobre 1453, les bannières de France furent
dressées sur les tours de la ville.
Une rançon de 100 000 écus, plus tard réduite à 30 000, fut imposée
à la cité rebelle. Vingt personnes de l'aristocratie bordelaise furent
bannies, entre autres le doyen de Saint-Seurin. L'archevêque Pey
Berland, qui n'avait point pris part à la révolte, n'en fut pas moins
traité en suspect, et obligé bientôt de céder son siège à un prêtre
français. Les jurais de Bordeaux furent désormais des agents du roi,
nommés par lui; Jean Bureau devint maire de la ville.
Réformes militaires. Fin de la guerre de Cent Ans.
L'autonomie judiciaire, politique et financière de la Guyenne
disparut. La cour suprême de Bordeaux fut supprimée : il fallut
désormais recourir en appel au Parlement de Paris et suivre sa pro-
cédure. Le grand sénéchal, qui était sous la domination anglaise un
véritable vice-roi, perdit une forte part de sa puissance : les divers
sénéchaux du pays, par exemple celui des Landes, qui lui étaient
auparavant soumis, ne dépendirent désormais que du roi. Les ^^tats
de Guyenne ne furent plus réunis tant que Charles VII vécut. Tailles,
aides, entretien des gens de guerre, il fallut tout subir. De lourdes
taxes frappèrent le commerce. Quant aux négociants anglais, on prit
contre eux tant de précautions qu'ils finirent par oublier le chemin
de la Guyenne.
Cette rigueur détermina un grand mouvement d'émigration.
Nombre de Gascons de tout rang s'enfuirent avec leurs richesses,
malgré l'interdiction royale. La plupart se réfugièrent en Angleterre
et s'y établirent marchands. A la fin du règne de Charles VII, le port
de Bordeaux était désert. Aux environs, on n'avait pas relevé les mou-
lins détruits par l'armée française et la vigne était inculte. Saint-
Emilion était dépeuplé. La misère était générale.
Les Gascons no se contentèrent pas d'émigrer. Ils continuèrent à
conspirer. En 1454, Pierre de Montferrant revint d'Angleterre et tenta
de soulever le pays. Il fut pris, décapité, coupé en morceaux. Vers la
fin de l'année 1456, un nouveau complot fut découvert, auquel étaient
môles nombre de gens d'église '. En janvier 1457, les conseillers de
Charles VII déclaraient aux ambassadeurs du roi d'Ecosse que les
gens du pays de Guyenne étaient « tous enclins au parti d'Angle-
terre ». « N'est année, disaient-ils, que le dit pais ne cosle au roy à
garder 300000 francs plus que en lui vault la revenue. » La rancune
des Gascons dura longtemf)S : au xvii^ siècle encore, ils rappelaient
avec amertume le beau temps de la domination anglaise.
LA GUYENNE
PERD SON
AUTONOMIE.
EMIGRATION.
DÉCADENCE
ÉCONOMIQUE.
CONSPIRATIONS.
V. — REHABILITATION DE JEANNE D'ARC. FIN DE
LA GUERRE DE CENT ANS^
VICTORIEUX, le roi de France se souvint de Jeanne d'Arc. Il
est vrai que ce fut en pensant à lui-même. Il ne voulait pas
rester sous le coup de la sentence prononcée jadis à Rouen, qui,
indirectement, faisait de lui le complice d'une sorcière. Il fallait que
l'Église se déjugeât et proclamât la sainteté de la Pucelle. Dès 1450,
CAUSES DE LA
RÉHABILITATION
DE LA PUCELLE.
1. Bulle du i5 février 1^07, puiriiée par Deninc. Désolation des église.'i, n» 357.
2. Sources. Qu'cherat, Procès de Jeanne d'Arc, t. II, III, V. Lanéry d'Arc, Mémoires el
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans.
LIVRE PREMIKIÎ
le roi, ayaiiL Rouen en sa possession el les archives du procès entre
ses mains, chargea un docteur en théologie, Guillaume Bouille, de
faire une enquête. Guillaume Bouille recueillit quelques témoignages
et composa un mémoire pour l'exaltation du roi de France el de la
maison de France. 11 écrivait au début de son traité :
LE SAINT-SIEGE
ET LA RÉHABILI-
TATION.
Pour l'honneur du roi très chrétien, il ne faut point passer sous silence une
sentence inique, scandaleuse et déshonorante pour la couronne royale, fulminée
par cet évèque de Beauvais qui était l'ennemi du roi, et, comme on le voit
immédiatement, avait soif de confondre le roi notre sire. Ouelle tache souil-
lerait le trône royal, si nos adversaires persuadaient à la postérité que le roi de
France a recueilli dans son armée une hérétique, invocatrice du démon !
PROCES DE REHA-
BILITATION (1456).
FIN DE LA
GRANDE GUERRE.
Tant que Nicolas V vécut, les enquêtes et les démarches auprès
du Saint-Siège n'eurent aucun résultat : ce pape avait à se plaindre
du roi et d'ailleurs toute sa politique tendait à réconcilier les chré-
tiens pour organiser la guerre contre les Turcs : il pressait Charles VII
et Henry VI de faire la paix, et ne se souciait pas d'aviver leur dis-
corde. Calixte III, qui le remplaça en 1455, consentit enfin à la révi-
sion du procès, espérant par ce moyen gagner Charles VII à la cause
de la croisade. Il désigna, pour instruire l'affaire, quatre commis-
saires entièrement dévoués au roi de Fiance : Jean Jouvenel des
Ursins, archevêque de Reims, Guillaume Chartier, évêque de Paris,
Richard Olivier, évêque de Coulances, et l'inquisiteur Jean Bréhal,
qui, depuis plusieurs années, travaillait à la réhabilitation. Afin d'en-
lever en apparence à la révision son caractère politique, on la fit
demander par la famille de Jeanne d'Arc. Le procès, qui dura plu-
sieurs mois, fut très solennel. Cent quinze témoins furent convoqués.
On les interrogea habilement, de façon à ne pas trop compromettre
les juges de Rouen, sauf Pierre Cauchon et Guillaume d'Estivet, qui
étaient morts. Les dépositions furent un long panégyrique, prudent
et assez fade, des vertus de la Pucelle. Enfin le 7 juillet 1456, dans
le palais archiépiscopal de Rouen, fut rendue la sentence, qui décla-
rait le procès de 1431 irrégulier dans le fond et dans la forme.
L'orgueil anglais ne reçut jamais de coups plus terribles qu'en
cette période de l'histoire. La perte de la Normandie, cette belle pro-
vince si ardemment convoitée et depuis si peu de temps reconquise,
la perle de l'Aquitaine, anglaise depuis trois cents ans, la proclama-
tion de l'orthodoxie de la Pucelle, qui s'était déclarée l'émissaire de
consullalions en faveur de Jeanne d'Arc, 1889. Stevenson, Lelters. Outre les chroniques pré-
cédemmonl citées : Première continuation de la Ciironique de Berry, édit. Godefroy.
Ouvrages a consulter. Histoires de Jeanne d'Arc, citées au chap. m. Belon et Balnie,
Jean liréhnl el ta réhabilitation de Jeanne d'Arc, 1898. De la Roncière, La marine française, L 11.
Oman, Warwick ihe Kingmalier, 189.3.
CHAP. V Réformes militaires. Fin de la guerre de Cent Ans.
Dieu contre les Anglais, c'étaient là des humiliations inoubliables, et
qui rendaient la paix impossible. Les Anglais ne voulaient pas ratifier
leur déchéance par un traité. Charles VII, de son côté, comme on lui
demandait en 1451 si la guerre cesserait un jour, répondait : « Gela
dépend des Anglais, qui occupent injustement ce qui m'appartient.
Au plaisir de Dieu, j'entends le leur reprendre ». En 1 ioG, il signa un
traité d'alliance avec Christiern I", roi de Danemark, qui s'engageait
à lui fournir à la première réquisition une flotte et une armée pour
combattre les Anglais. Il entreprit à plusieurs reprises de les déloger
de Calais, leur dernière possession sur le continent, et, quelques mois
avant sa mort, il réunissait en Gascogne des gens d'armes et des
navires pour achever le recouvrement de son royaume. Ses démêlés
avec le duc de Bourgogne, qui lui causèrent, comme on le verra, de
cuisants soucis, préservèrent les Anglais de cette dernière mortifica-
tion. La bataille de Gastillon marqua vraiment la fin de la grande
guerre. Pendant les dernières années du règne de Charles VII, les
hostilités se bornèrent à* quelques petites expéditions maritimes :
ainsi les Anglais dévastèrent l'île de Ré en 1457, et la même année
les Français vinrent mettre à sac le port de Sandwich.
La guerre des Deux Roses paralysait la puissance anglaise. guebbe
Henry VI, au moment où il perdait pour la seconde fois la Guyenne, des deux roses.
était devenu fou, fou avec des intervalles de lucidité, comme son
aïeul Charles VI; Marguerite d'Anjou lui ayant donné un fils, le
13 octobre 1453, il accueillit cette nouvelle avec indifférence. La folie
du roi, et cette naissance d'un héritier mâle, qui écartait le duc d'York
du trône, hâtèrent l'explosion de la guerre civile. Richard d'York,
aidé par Warwick, le faiseur de rois, s'empara de la régence et finale-
ment déclara ses prétentions au trône. Marguerite d'Anjou soutint
courageusement les intérêts de son fils. Les deux partis cherchèrent
des alliances sur le continent. Henry VI avait épousé une Française
et il avait montré le désir sincère de faire la paix avec Charles VII :
dès 1455, des pourparlers s'engagèrent entre les partisans des Lan-
castres et un favori du roi Charles, le chevaleresque Pierre de Brézé,
ancien familier de la maison d'Anjou, qui prêtait à la reine Marguerite
l'appui de sa bravoure et de son crédit à la cour de France. Mais
les brusques alternatives de la guerre des Deux Roses rendaient
toute négociation difficile. A la fin du règne de Charles VII, la situa-
tion s'éclaircit. Des alliances étaient sur le point de se conclure, d'une
part, entre Marguerite d'Anjou et le roi de France, de l'autre, entre
le duc d'York et le duc de Bourgogne. Les Anglais à leur tour appe-
laient l'étranger chez eux. En un demi-siècle, une double évolution
avait emporté l'Angleterre de l'ordre à l'anarchie, et ramené la France
< 1 13 )
IV. 2. 8
DE CENT ANS.
Charles VII. Fin de la guerre de Cent Ans. livre premib»
de ranarchie à Tordre. C'était maintenant en Angleterre qu'un fou
tenait le sceptre, et que les membres de la famille royale se dispu-
taient le pouvoir. La patrie du Prince Noir et de Henry V n'était
plus à craindre, et la guerre de Cent Ans était bien finie.
LA FRANCE Dc uos jours, OU a prétondu que l'expulsion des Anglais a été un
ET LA GUERRE mallicur pour la France et qu'à leur école elle aurait joui plus tôt de
la liberté politique et religieuse. Ceux qui parlent ainsi ne se rappellent
clairement ni ce que les Anglais ont fait en France, ni les conditions
imposées à notre développement national par les siècles antérieurs,
ni enfin ce que les Anglais étaient eux-mêmes au xv^ siècle. Il est
permis de regretter que nous n'ayons pas depuis le moyen âge les
goûts et les traditions qui, sinon constamment, du moins pendant
de longues périodes, ont fait la force et la dignité de nos voisins,
assuré chez eux la prospérité de la nation et l'indépendance de l'indi-
vidu; mais il s'agit de savoir si au xv^ siècle ils voulaient et pouvaient
changer la France, au mieux de ses intérêts futurs; c'est toute la
question. Or, au temps de Henry VI et de Charles VII, l'Angleterre
allait, non vers la liberté, mais vers l'anarchie féodale et l'autocratie
qui en est la suite : à supposer qu'elle eût conquis toute la France,
et qu'elle eût pu et voulu, ce qui est plus que douteux, la modeler à
son image, elle ne lui aurait fait que le triste cadeau de nouvelles
guerres civiles.
Laissons ces vaines hypothèses rétrospectives. Au w" siècle, la
plupart des Français ne voulaient pas de la domination anglaise : ils
l'estimaient injuste et intolérable. Les Bourguignons eux-mêmes ne
la supportaient qu'à contre-cœur. Aux heures les plus sombres, il y
eut de braves gens qui se sacrifièrent pour « impugner » le traité de
Troyes; et plus tard, quand la fortune changea, des feux de joie
s'allumèrent dans les plus lointains villages, à la nouvelle des désas-
tres anglais. Le triomphe de la vieille dynastie capétienne fut fêté
par tous les pays de France et fut l'œuvre de tous : l'attachement au
roi légitime et les malheurs communs avaient fait de la France une
nation.
ijj ^
LIVRE II
LA SOCIÉTÉ ET LA MONARCHIE
A LA FIN DE LA GUERRE DE CENT
ANS
LA guerre de Cent Ans a dépeuplé et ruiné la France, détruit pour
de longs siècles des centres de population, elï'acé des routes,
anéanti quantité de monuments, de maisons, d'objets de toute sorte,
qui avaient fait la joie des yeux, Tornement et la commodité de la
vie au moyen âge '. Rarement peuple civilisé subit tant de maux.
Rarement aussi peuple se releva si vite d'une chute si rude. Les
Français, a écrit Ghastellain, « en labeur sont prompts et actifs,
disposés à la paine... Ont corps agile, non charnu, non somnolent,
non paresseux ne tardif, mais toujours en œuvre, soit des mains, soit
du sens, soit de parole et de fait ». L'activité déployée par la popula-
tion, dès qu'il lui fut loisible de travailler, était faite pour inspirer
au chroniqueur bourguignon ce panégyrique de l'énergie française;
elle répara bien des ruines. Mais la guerre eut aussi des effets dura-
bles et de très longue portée : un important déplacement de la richesse,
au détriment des grands propriétaires du moyen âge. Clergé et
Noblesse, et au profit des classes laborieuses ; une profonde démora-
lisation, qui se traduisit parla persistance d'une forte criminalité, par
la perversion du sentiment chrétien, par la décadence de l'Eglise.
Dans l'histoire politique, la guerre de Cent Ans a eu deux résul-
tats successifs et contraires; elle a rabaissé, puis grandi le pouvoir
royal. Au milieu de désastres sans précédents, les Français avaient
à plusieurs reprises été obligés de se défendre et de se gouverner
1. Les archives d'Alais nous donnenl un exemple précis de la décroissance de la fortune
publique pen<lant la guerre de Cent Ans : les fonds imposables, dans celle ville, valaient
40000 livres au début de la guerre; 26369 livres en i^w. el igooo livres vers le milieu du
règne de Charles VII (A. Bardon, Ilisloire de la ville d'Alais de tS-il à liOl, 1896, p. 3i3.)
CONSEQUENCES
ECONOMIQUES
ET SOCIALES
DE LA GUEHRE
DE CENT ANS.
CONSÉQUENCES
POLITIQUES.
La Société et la Monarchie. livre u
eux-mêmes. L'esprit d'initiative locale, féodal ou municipal, s'était
réveillé; l'institution encore jeune des États Généraux et Provinciaux
avait pris soudain une importance de premier ordre. Mais les Fran-
çais n'essayèrent pas de se maintenir dans les positions ainsi acquises
aux dépens de la royauté : au milieu du xv° siècle, ils ne deman-
daient plus qu'à vivre tranquilles, et ils perdirent, presque sans mot
dire, les libertés qu'ils avaient achetées si cher au temps de leurs
malheurs. Un essai de résistance aristocratique, la Praguerie, échoua
piteusement. En vingt ans, avec une rapidité prodigieuse, la monar-
chie put reconstituer tous les organes de sa puissance, couvrir des
mailles de son administration le royaume presque entier, créer des
impôts permanents et une armée permanente, et le roi de Bourges
redevint pour TEurope le « roi des rois ». L'immense majorité de la
nation s'était groupée autour de lui; le loyalisme monarchique de
Jeanne d'Arc nous représente ce qu'était alors le sentiment popu-
laire : le patriotisme, c'était l'attachement au roi. Les tentatives
faites par les assemblées d'États, par les seigneurs et par les villes
pour organiser la résistance à Tinvasion anglaise n'avaient pas été
stériles; mais la royauté seule semblait capable de tirer la France de
l'anarchie et de la misère, et, en effet, elle l'en tira.
t iiG )
CHAPITRE PREMIER
LA MISERE ET LE TRAVAIL A LA FIN DE
LA GUERRE DE CENT ANS
I. LES BAS-FONDS DE LA SOCIÉTÉ. — II. LES CLASSES LABORIEUSES. LES
PAYSANS ET LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. — III. MÉTIERS LIBRES ET CORPORATIONS. — IV. LES
MINES ET LA CONDITION DES MINEURS. — V. LE COMMERCE. JACQUES COEUR.
/. — LES BAS-FONDS DE LA SOCIÉTÉ ^
IL y a toujours eu, en France comme ailleurs, et au moyen âge
autant ou plus qu'en une autre époque, des vagabonds, des men-
diants, des escrocs et des brigands ; mais il paraît certain que la guerre
de Cent Ans en a démesurément accru le nombre dans notre pays.
Des milliers de paysans, voyant leurs récoltes périodiquement rava-
gées, d'artisans condamnés au chômage par la misère générale, de
marchands maintes fois dévalisés sur les routes, ont quitté leurs
champs, leurs outils et leur négoce pour se faire mendiants ou ban-
dits à leur tour. La guerre a jeté aussi sur les grandes routes nombre
d'étudiants et de gradués. Les Universités se sont multipliées au
XV'' siècle, ont prodigué les diplômes, mais les collèges, fondés autre-
fois pour abriter les écoliers pauvres, sont ruinés, et les prébendes
ecclésiastiques, dont la valeur a singulièrement diminué, ne nourrissent
DEVELOPPEMENT
DES « CLASSSS
DANGEREUSES*
AU XV' SIÈCLE,
\. Ouvrages a consulter. Il y a une élude d'ensemble sur les « classes dangereuses » au
xV^ siècle, dans l'Introduction de : Œuvres de Villon, Le Jargon el Jobelin, par .\ug. Vitu,
1889; maison y relève beaucoup d'erreurs. Sur les Tsiganes : éludes de P. Bataillard, Bibl.
de l'Ecole des Chartes, 1" série, l. V, elS" série, t. I, le Journal of the Gipsy Lore Society,
1889, el le Bull, de la Soc. d'Anthropologie, 1890. — Sur les Gueux : Henri Sauvai, Antiquités
de la ville de Paris, t. I, 1724, liv. V. — Sur les étudiants, les Coquillarts el le jargon :
Douël il'Arcq, Emeute de l'Université de Paris en 145:1, Bibl. de l'Ecole des Chartes, 1" série,
t. V. C. Rossignol, Histoire de Deaune, i8.j4. S. Luce, Les clercs vagabonds à Paris et dans
r Ile-de-France, 1878. Longnon, Etude biograpliique sur Villon, 1877. el édit. des Œuvres de
Villon, i8i)2. Lucien SchOne, Le Jargon de Villon. 1888. Marcel Schwob, Rev. des Deux
Mondes, i5 juill. 1892. et Mém. de la Soc. de linguistique de Paris, 1892. Gaston Paris,
Villon, 1901.
< 117)
La Société et la Monarchie.
LES COQUILLARTS
BE BOURGOGNE.
LES CAÏMANS
D'ILE-DE-FRANCE.
TSIGANES,
BALADINS,
CHARLATANS
plus qu'un pelil nombre de privilégiés. Maints clercs deviennent des
vagabonds, ou pis encore. Mais, sans nul doute, à la fin du règne de
Charles VII, l'armée des fainéants et des criminels se forme surtout
d'anciens « Écorcheurs », issus eux-mêmes de tous les pays de l'Occi-
dent et des classes les plus diverses. Démoralisés par une carrière d'oi-
siveté et de pillages, quoi d'étonnant que beaucoup de routiers aient
refusé une existence régulière et laborieuse? Sans avoir à changer de
vie, ils sont devenus brigands : ce sont les « beroards » dont parle
Villon dans ses ballades en jargon. Nous connaissons les noms d'une
bande de voleurs, pris à Dijon en 1455; à côté de Bourguignons, il y
a des Picards, des Normands, des Bretons, des Gascons et aussi des
étrangers, Écossais, Espagnols, Savoyards, Provençaux : c'est évi-
demment un débris de cette armée d'Ecorcheurs que, dix ans aupa-
ravant, Charles VII et le Dauphin avaient fait vivre, pendant quelques
mois, aux dépens de la Suisse, de l'Alsace et de la Lorraine.
Cette bande arrêtée à Dijon faisait partie de l'association des
« Coquillarts », qui comptait au moins cinq cents membres. La
« Coquille » avait sa hiérarchie, et le principe de la division du travail
y était appliqué. Les néophytes étaient employés comme « gascâ-
tres », c'est-à-dire apprentis; ils passaient ensuite « maîtres »; celui
qui était « bien subtil » pouvait devenir un « long », voire même
le <i Roi de la Coquille ». Les « vendengeurs » coupaient les bourses;
les « beffleurs » escroquaient par le moyen des jeux de hasard;
les « blancs coulons » dévalisaient les marchands dans les hôtelleries;
les « envoyeurs » envoyaient leurs clients dans l'autre monde. Des cor-
respondants parisiens servaient de receleurs. Les « Coquillarts »
menaient joyeuse vie dans les tripots et les maisons mal famées de
Dijon; de temps en temps ils s'éclipsaient, et au bout de quelques
semaines ils revenaient « bien garnis d'or » . Vingt ans auparavant,
peut-être, les mêmes hommes combattaient les Anglais et pratiquaient
le grand pillage, sous les ordres d'un La Hire ou d'un Chabannes.
En 1449, on arrêta dans les environs de Paris une bande
de « caymens, larrons, meurtriers », qui avaient un « roi » et une
« reine », et commettaient des barbaries inouïes, comme naguère les
Écorcheurs. Ils fréquentaient les marchés et les pardons, et enle-
vaient des enfants, pour se donner le plaisir de les martyriser. Ils leur
crevaient les yeux, leur coupaient les pieds, les jambes. Une des
femmes, qui était d'origine étrangère, avoua qu'elle avait aveuglé à
coups d'épingle un enfant de deux ans.
D'autres nomades, moins dangereux, exerçaient un métier
ambulant ou feignaient d'en avoir un. C'étaient les Tsiganes, les
« Égyptiens », qui commençaient alors en Occident leur course sans
1 18 )
CHAP. PREMIER
La misère et le trcn>ail.
fin 1. C'étaient les colporteurs, les baladins, les « bateleurs traînant
marmottes » et les « joueurs de souplesses »; les soi-disant pèlerins
et les porteurs de fausses bulles d'indulgences, spéculant sur la fer-
veur des âmes dévotes; les mag-iciens, les alchimistes, les évocateurs
du diable, venus pour la plupart d'Italie, et spéculant sur la crédulité
des âmes cupides. Ces charlatans comptèrent parmi leurs dupes les
plus grands seigneurs de l'rance, Gilles de Rais, le comte de Cler-
mont, le duc d'Alençon, le roi René. A la fin du règne de Charles VII,
un des principaux vassaux du duc de Bourgogne, Jean de BeauflVe-
mont, avait chez lui un alchimiste, nommé Pierre d'Estaing, qui pré-
tendait être « fils de dame et de chevalier et parent prouchain du
pape », et se vantait de procurer à ses clients quarante ou cinquante
mille écus par an. Après s'être fait héberger au château de Mirebeau
pendant « longue espace de temps » et avoir extorqué à sa dupe d'im-
portantes sommes d'argent, l'alchimiste s'enfuit une nuit par la
fenêtre *.
Les mendiants, qui pullulaient au xv^ siècle dans les grandes
villes, les foires et les pèlerinages, constituaient le « royaume des
Gueux ». C'était un royaume assez fermé, qui avait son roi, ses chefs
de province, ses assemblées délibérantes. Les Gueux vivaient de
la charité publique et refusaient d'admettre parmi eux les bandits de
grande route. Assurément leur délicatesse de conscience avait des
limites; mais ils évitaient les bruyants scandales, pour être tolérés
dans les « Cours des miracles » où ils logeaient de père en fils. Au
temps de Charles VII, Paris comptait plusieurs Cours des Miracles;
la plus ancienne était la rue de la Truanderie; une autre s'était
formée au xiv'= siècle dans la rue des Poulies, qu'on appela rue des
Francs-Bourgeois, parce que ses éti'anges locataires ne payaient point
les taxes municipales.
Ce monde picaresque avait inventé, depuis longtemps sans doute,
une langue à son usage, une langue secrète. Sept ballades en jargon
de François Villon, quatre autres qu'on a eu tort de lui attribuer,
mais qui sont du même temps, quelques passages de mystères joués
sous le règne de Charles VII, enfin le procès des Coquillarts de Dijon,
permettent de dresser un petit vocabulaire de l'argot à la fin de la
guerre de Cent Ans : mots étrangers, en petit nombre d'ailleurs,
apportés par les Anglais et par les bandes cosmopolites de routiers;
LE ROY AL' ME
DES GUEUX.
LE JARGON.
1. Celaient des peuplades d'origine indienne, qui depuis longtemps erraient dans l'Europe
du Sud-Est. En 1^17, les Tsiganes apparurent en Allemagne: en 1^27, on en vit à Amiens
cl à Paris. Sur les Tsiganes en France au temps de Charles VII, voir le Journal d'un
Bourgeois de Paris, § ^64 à 468, et des lettres de rémission publiées par H. Stein, Annales de
la Soc. liisl. du Gàlinais, 1899.
2. J. Marion, Procès de Jean de Ueauffremonl, Bibl. de l'Ecole des Chartes, 2' série, t. II
< lUJ )
La Société et la Monarchie.
LIVRE II
LETTRES
ET GUEUX.
MÉFAITS
DES ÉTUDIANTS.
mots de la plus vieille langue française, ou tirés directement du latin,
car le jargon universitaire apportait son contingent; mots détournés
de leur sens primitif et, dans une signification toute nouvelle, faisant
image. Les quilles sont les jambes; la serre ou la louche., c'est la
main; les ras, ce sont les tonsurés, les prêtres; /;o//> ou nettoyer,
c'est voler. L'argot du xv* siècle était fertile en vocables pitto-
resques et justes, en expressions fortes, originales et vivantes, mais
sa grossièreté le condamnait à rester un langage de bouge et de
prison *,
Ce jargon, à la fois très brutal et très savant, était adopté et
enrichi par de véritables lettrés, car beaucoup de clercs fréquentaient
les pires coquins : ceux qui chantaient au chœur de la Sainte-Chapelle
du duc Philippe, à Dijon, étaient affiliés à la bande des Coquillarts,
et se mêlaient à eux la nuit pour injurier et battre les bourgeois.
Les étudiants fournissaient d'abondantes recrues aux associations de
voleurs, et ceux qui continuaient à suivre les cours des Universités
donnaient amplement raison au vieux proverbe : « Pire ne trouverez
que escouliers». Le réveil de violence et de bestialité qu'avait pro-
voqué en France la guerre de Cent Ans avait ranimé leurs instincts
de rapine, de tyrannie facétieuse ou brutale.
A Montpellier il y eut, de leur fait, des troubles graves sous le
règne de Charles VII. Durant deux années, les étudiants y commirent
impunément des meurtres et des viols, défonçant les portes des bour-
geois pour les rosser et leur prendre leur femme ou leur fille -.
A Paris, les écoliers furent les maîtres du pavé de 1444 à 1453. Les
marchands des Halles étaient persécutés et volés; les clercs de la
Basoche et les écoliers faisaient disparaître les denrées et les ensei-
gnes. En 1451, ils prirent, près de Saint-Jean-en-Grève, une grosse
borne de pierre, qu'on appelait le Pel-au-Diable. Ils la transportèrent
dans le quartier latin, au Mont-Saint-Hilaire, et l'y maintinrent en
dépit du Prévôt. Ce fut une perpétuelle occasion d'inventer des céré-
monies extravagantes et de narguer la police. Enfin, en 1453, force
resta au Prévôt. Quarante étudiants furent emprisonnés au Châtelet,
en dépit des privilèges universitaires. Une bagarre eut lieu quand ils
furent remis en liberté; un bachelier fut tué par les sergents du Châ-
telet. Pendant neuf mois, l'Université suspendit ses cours, et les pré-
dications cessèrent dans les églises de la capitale. Villon nous parle,
dans son Grand Testament, d'un certain Ronvnanl du Pet au Deable,
qui avait évidemment pour sujet ces incidents tragi-comiques.
1. Quelques mots du jargon du xv siècle figurent cependant aujourd'hui dans le Diclion-
naire de l'Académie : par exemple le mol dupe.
2. Documents publiés par L. Guiraud, Jacques Cœur, Pièce justificative n" ii.
CHAP. PREMIER Lu misèro et le tra^'ail.
Villon avait alors une vingtaine d'années, et l'on peut croire sans la carkière de
lui faire injure quil était le complice ou l'inspirateur des pires méfaits François villon.
de ses condisciples. C'est un des traits les plus caractéristiques de
l'état social et intellectuel créé par la guerre de Cent Ans, que la
carrière de maître François Villon, et son admirable œuvre poétique,
éclose dans l'abjection de la taverne ou du cachot, et dominée par
l'ombre du gibet.
François Villon était fils de pauvres gens, dont on ne sait môme pas
au juste le nom patronymique. Il porta lui-même plusieurs noms;
celui qu'il inscrivit dans ses poèmes et qu'il illustra, il l'avait
emprunté à son protecteur, le chapelain Guillaume, originaire de
Villon en Tonnerrois. Ce fut maître Guillaume qui lui fit suivre les
cours de la Faculté des Arts. Ce jeune homme « sec et noir comme
escouvillon », intelligent et nerveux, était un incorrigible flâneur.
Il fuyait l'école <( comme fait le mauvais enfant », et les ressources de
son esprit s'employaient surtout à inventer d'ingénieuses escroque-
ries. Il conquit la licence es arts, qui n'était pas difficile à obtenir,
et il resta pauvre comme devant. Un accident le précipita dans le
monde du crime : à vingt-quatre ans, en 1455, il se prit de querelle
avec un prêtre et le tua; il fut condamné au bannissement, et se mit
à vagabonder à travers la France. Des lettres de rémission lui permi-
rent de revenir à Paris, au début de l'année 1-456. Il y mena la vie la
plus basse. Ce n'était point sans raison qu'il parlait plus tard de toutes
les hontes qu'il avait bues. Lorsqu'il écrivit, en vers d'une forme
admirable, la Ballade de la Grosse Margot, ignoble chant de triomphe
du souteneur, il évoquait certainement des souvenirs personnels. A la
fin de l'année, il prit part à un vol avec effraction, commis au collège
de Navarre. Après cet exploit, étant fort prudent de caractère, il quitta
la capitale; il promit à ses compagnons d'aller préparer un bon coup
à Angers : il s'agissait de « débourser » un vieux moine, qui passait
pour riche de cinq ou six cents écus. Villon recommença donc sa vie
errante, personnage équivoque et double, voleur connu de ses pareils,
grand poète déjà célèbre par son Petit Testament. Il se présenta chez
les princes amis des lettres, passa à la cour de Charles d'Orléans et
du duc de Bourbon Jean II; en môme temps, sans aucun doute, il
continuait ses opérations de coupeur de bourses. Lorsque Charles VII
mourut, Villon, encore une fois emprisonné, gisait les fers aux pieds
dans les cachots de l'évêque d'Orléans, à Meung-sur-Loire. Louis XI,
le 2 octobre 1461, passa parla, et délivra les prisonniers, pour son
joyeux avènement. Ce fut alors que Villon, rendu à la liberté, écrivit
son Grand Testament, son chef-d'œuvre, et les sept ballades où il
parle le jargon des voleurs. Ces ballades argotiques développent
La Société et la Monarchie
LA DEFENSE
DE LA SOCIÉTÉ.
PREMIERE IDEE
DU BAGNE.
POUVOIRS
DU PREVOT
SE PARIS.
LES CLASSES
DANGEREUSES
SURVIVENT
A LA GUERRE
DE CENT ANS.
toutes le même thème : voleurs, volez, mais prenez garde aux ser-
gents et au bourreau, prenez garde à la potence et à la roue, qui fait
faire la moue. C'est toute la morale du « Jargon ou Jobelin de maistre
François Villon ».
Il avait trente ans, et il était déjà très vieux, à bon droit dégoûté
de lui-même, « triste, failly, plus noir que meure (mûre) », malade II
rentra à Paris. Au mois de novembre 1462, il se compromit encore
dans une rixe nocturne, et cette fois il fut condamné à être « pendu et
étranglé ». Mais le Parlement de Paris annula en appel la sentence
de mort et bannit seulement maître François de la capitale. Il finit
sans doute sa vie peu de temps après, comme il l'avait com-
mencée, triste et cynique spécimen des misères et des tares de son
époque.
Contre cette tourbe de faux pauvres, de voleurs et de criminels,
si bien organisés pour vivre aux dépens des autres, quels étaient les
moyens de défense d'une société à peine sortie de l'invasion et de
l'anarchie? Contre les crimes patents, les pénalités du moyen âge
étaient terribles : à Dijon, six Coquillarts furent pendus; trois autres,
convaincus de faux-monnayage, furent bouillis vivants dans une chau-
dière. Mais les magistrats des villes avaient grand'peine à surveiller
les malandrins, et les baillis, qui étaient chargés de maintenir la sécu-
rité des routes, ne disposaient que d'une police bien rudimentaire : il
n'y avait pas encore de maréchaussée. En 1443, le négocian! Jacques
Cœur reçut l'autorisation de faire des rafles en Languedoc et dem-
barquer de force, sur la galère qu'il envoyait périodiquement en
Orient, les « personnes oyseuses, vagabondes et autres caïmans ».
C'était la première idée du bagne. Par lettres royales de 1447,
Robert d'Estouteville, prévôt de Paris, eut le pouvoir de faire saisir
par ses sergents, non plus seulement dans les limites de la prévôté de
Paris, mais dans tout le royaume, les larrons et les mendiants. Ces
lettres de 1447 ne faisaient d'ailleurs que confirmer des ordonnancée
antérieures. Le principal était que la mesure fût appliquée, et
elle le fut. La société et la monarchie se réorganisèrent à la fin du
règne de Charles VII, moins par des lois nouvelles que par des
actes.
Les documents du temps de Louis XI et de Charles VIII nous
prouvent cependant que le prévôt de Paris ne put accomphr que
partiellement sa mission. On ne triomphe pas en un jour des habi-
tudes de paresse et de barbarie contractées par un peuple au cours
d'une longue invasion. Les brigands et les nomades de la guerre de
Cent Ans laissèrent un résidu dont on ne put se débarrasser. Il y a
certainement un lien de filiation entre ces réfractaires et les vaga-
CHAP. PREMIER
La misère et le traitait.
bonds qui pullulent au xvi* siècle, et qui, pendant les guerres de reli-
gion, reprendront les armes, pour semer de nouveau en France
répouvante et la ruine.
//. — LES CLASSES LABORIEUSES
ET LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE '
LES PA YSANS
LA condition des paysans, comme celle de tous les travailleurs, a
beaucoup changé en France du xiir au xv<= siècle. Ces transfor-
mations proviennent en partie de phénomènes économiques et sociaux
dont les origines sont très anciennes, en partie de la guerre de Cent
Ans. Noug décrirons sommairement l'évolution des classes labo-
rieuses, rurales ou urbaines, depuis le commencement du xm'' siècle,
avant de marquer pour chacune d'elles les conséquences de l'invasion
anglaise. Le lecteur aura ainsi une vue d'ensemble sur l'agriculture,
l'industine et le commerce en France, durant les derniers siècles du
moyen âge.
On a Yu ^ que, dès le temps des premières croisades, beaucoup
de serfs étaient affranchis, au moins partiellement; d'autre part,
les charges pesant sur les vilains francs étaient allégées : les rede-
vances en nature et même les services personnels commençaient à se
transformer en taxes pécuniaires. Les immenses défrichements qu'on
opérait alors avaient développé une classe nombreuse de paysans
libres : les « hôtes ». Le progrès des classes rurales subit une nou-
velle et très forte impulsion pendant les cent années de prospérité
relative qui précédèrent l'invasion anglaise ^ L'augmentation de la
population et de la richesse fit hausser le prix de la terre et poussa
les seigneurs à mettre en exploitation ce qui restait de sol en friche.
Ce fut aussi à cette époque qu'une partie de l'Albigeois, naguère
désolée par la croisade contre les hérétiques, fut rendue à la cul-
ture La main-d'œuvre acquit ainsi plus de valeur. Les paysans
posèrent leurs conditions; les mécontents émigrèrent, à la recherche
de maîtres plus accommodants; bon gré mal gré, les seigneurs durent
1. Ouvrages a consci.ter. H. Sée.Le.s classes rurales et le régime domanial en France, irpi,
pour la période antérieure lui xV siècle. L. Delisle. La classe agricole en Normandie au
moyen âge, i85i. Ch. de Beaurepaire, Elat de^ campagnes de la Ilaule-yormandie dans les
derniers lemps du motjem âge, i865. De Ribbe, La société provençale ù la fin du moijen âge,
1898. Aug. Brutails, Le.s- populations rurales du lioassillon au moyen âge, 1891. Abbé
F.- A. Denis, Lectures sur l' histoire de l'agriculture en Seine-et-Marne, i88o. M. Quantm,
Le Tiers Elat au moyen âge dans les pays qui forment le déparlemenl de l'Yonne, i85i.
L'ouvrage de G. d'Avenel. Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de
tous les prix, 189^-1898, ne peut être utilisé qu'avec précaution.
2. Histoire de France, t. 11, 2« partie, p. 334 et suiv. : — t. 111, 1" partie, p. 890 et suiv.
3. Sur cette prospérité matérielle de la France avant la guerre de Cent Ans, voir t. IV,
1" partie, p 19 et suiv.
PROCFiES
DES CLASSES
RURALES AVANT
LA GUERRE
DE CENT ANS.
f. 12'i >
La Société et la Monarcliie.
DÉCOMPOSITION
DE LA PUISSANCE
SEIGNEURIALE.
FERMAGE.
EXPLOITATION
DIRECTE.
faire de nouvelles concessions. Les chartes crafTranchissement se
multiplièrent. Les paysans libres obtinrent ou achetèrent de leurs
seigneurs, en maints endroits, la suppression d'obligations gênantes,
telles que les corvées et la banalité du four. Entin les cultivateurs
qui offrirent leurs bras pour défricher une terre passèrent des con-
trats fort avantageux pour eux; ils reçurent la terre à perpétuité,
en devinrent, pour ainsi dire, les propriétaires, car ils purent non
seulement la léguer, mais la vendre; en échange, ils payèrent une
rente fixe et furent soumis à certaines obligations déterminées. C'était
le régime de la « censive ».
Les familles qui depuis plusieurs générations n'avaient point
bougé de leur champ, qui n'avaient obtenu ni acheté aucune faveur,
ni affranchissement, ni suppression de droits seigneuriaux, avaient
vu, elles aussi, leur condition s'améliorer, car les redevances avaient
décru d'elles-mêmes. Comme, depuis le xii" siècle, un grand nombre
de droits s'acquittaient en argent, selon un taux immuable, et que la
valeur de la monnaie s'affaiblit de plus en plus au \m° et au xiV^ siècle,
les rentes du propriétaire dominant diminuèrent au profit du culti-
vateur. Peu à peu se décomposaient le pouvoir et la fortune de la
noblesse, et se dissolvait le régime domanial qui s'était constitué aux
premiers temps du moyen âge, avec ses propriétaires nobles et ecclé-
siastiques armés d'une part de souveraineté, munis d'attributions de
justice, et exploitant durement leurs paysans. L'autorité du seigneur
était ébranlée, contestée en haut et en bas. Les officiers du roi ou du
puissant prince apanage pénétraient partout. La noblesse elle-même
avait contribué à sa ruine : éternellement besogneuse, plus pauvre
chaque jour parce que le progrès économique ne profitait qu'aux tra-
vailleurs, elle dissipait petit à petit ses droits et ses biens. Très fré-
quemment, elle vendait des redevances ou des portions de redevances,
des droits de justice, des rentes sur ses fonds, aux roturiers enrichis
et aux églises bien administrées.
Quelques seigneurs intelligents cherchèrent un mode d'exploita-
tion avantageux pour eux, et le régime du fermage apparut vers la
fin du xiii" siècle. Le fermier passait un bail de durée variable, de
quinze ans par exemple, et, à chaque renouvellement de contrat, le
bailleur pouvait modifier ses conditions. Un petit nombre de seigneurs
exploitèrent même directement tout ou partie de leurs terres, à l'aide
de servantes et de valets, payés au mois ou à l'année, et de journa-
liers qu'on louait dans les moments de presse *.
Ainsi, dans les deux siècles qui précédèrent l'invasion anglaise,
1. Voir Ilisloire de France, l. IV, !■■= partie, p. 21-22, 1 exemple de Thierry d'Hireçon.
< 124 >
LES PAYSANS Al XY- SIECLE
LES TRAVAl'X DES CHAMPS.
Miniature d'un manuscrit flamand des Géorgiques, terminé en J473. Au premier plan, labourage
et semailles ; derrière, taille de la vigne et des arbres, élevage des bestiaux. Au fond, la ferme avec
rucher (abeilles disproportionnées). — Bibl. de Lord Leicester à Londres, Ms. 311.
IV. 2. — Pl.
Page 124.
MENT DU SOL.
CHAP. PREMIER Lu Tuisère et le travail.
la Ibrce des choses avait continué de modifier Torganisalion des
classes rurales. 11 s'était créé finalement une classe de fermiers,
discutant périodiquement avec leurs propriétaires les termes de
leur bail, plus libres, mais aussi plus incertains du lendemain que
les tenanciers ordinaires. 11 s'était créé aussi un prolétariat de valets
et de journaliers agricoles, recrutés, comme les fermiers, dans le trop-
plein de la population libre ou bien parmi les serfs fugitifs et les
vilains mécontents de leur seigneur. Cependant les tenanciers atta-
chés héréditairement au sol, par une tradition immémoriale ou par
un contrat de censive, constituaient encore l'immense majorité de la
population rurale et c'étaient eux, sans aucun doute, qui tiraient le
plus grand bénéfice des transformations de la propriété foncière et
de la ruine des seigneurs. Une sorte de petite propriété incomplète petite propbiété
se fondait à leur profit ', Les études de détail qu'on a faites sur cer- ^^ mobcelle-
laines terres de Normandie, de Gàtinais, de Berry, de Bourgogne,
et sur deux pays que Louis XI allait bientôt annexer, le Roussillon
et la Provence, aboutissent toutes à la même conclusion : à la fin du
moyen âge, la propriété foncière était autant ou plus morcelée que
de nos jours; le petit domaine était le fait normal. Non seulement
les paysans à peu près maîtres de leurs terres étaient très nombreux,
mais chacun d'eux possédait des parcelles disséminées, très exiguës.
Ainsi, une terre de soixante-seize acres, située à Quettehou, et qu'on
nommait le fief au Rosel, était divisée en cent-dix parcelles, qui
appartenaient à trente-neuf individus. Cet extrême morcellement
provenait à la fois de l'incurie des anciennes familles et du démem-
brement fatal des patrimoines : le droit d'aînesse, en effet, était bien
loin d'être partout en vigueur et n'était pas intégral ; il ne s'appliquait
d'ailleurs qu'aux biens nobles ^
1. Il arrivait même dans le midi de la France que, par une usurpation assez fréquente, les
emphytéotes transformassent leur tenure en une propriété complète, sans débourser un sou.
Si le seigneur négligeait pendant un certain temps de réclamer le cens, il ne pouvait rentrer
en possession de son droit qu'en prouvant la légitimité de sa demande, devant les consuls et
les prudhommes, par la production d'un titre authentique : nul seiyneur sans litre, disait-on.
Or, bien souvent, le chartrier seigneurial avait brûlé, les parchemins avaient disparu. La
tenure échappait alors au seigneur et devenait un alleu, au profit du paysan qui la cultivait.
2. A partir de la fin du xv siècle la reconstitution des grands domaines commencera en
France. Ce sera en partie l'œuvre de familles économes, aimant avec passion la terre :
elles entraveront par toutes sortes d'ingénieux moyens le morcellement des héritages et
accumuleront peu à peu les lopins contigus, pour fonder une propriété concentrée. Ce
sera l'œuvre surtout des bourgeois enrichis, qui chercheront le moyen de placer avanta-
geusement les capitau.x acquis dans le commerce, l'industrie, les profitables offices; ils
s'appliqueront à former d'importants domaines, exploités directement ou affermés à court
terme. Ce sera parfois aussi l'œuvre usurpatrice et brutale de barons puissants : en Age-
nais, on verra de grandes maisons féodales s'attribuer, par une longue série d'empiétements,
la propriété de terres qui ne leur appartenaient point et réduire à la condition de tenan-
ciers de petits alleutiers indépendants, qui, au xvi' siècle, devront se mettre à leur payer
des redevances (Tholin, Ville libre et barons, essai sur les limites de la juridiction d'Ayen, i8S6.
Ainsi s'opérera dans les campagnes, dès l'époque de la Renaissance, une réaction féodale
qui contrariera l'évolution commencée à la fin du moyen âge.
La Société et la Monarchie. livre h
LA GUERRE Lcs mêmes phénomènes qui, au temps des premières croisades,
DE CENT ANS puis au xiir siècle, avaient précipité le progrès des classes rurales, se
ET a AGRICULTURE renouvelèrent à la fin de la guerre de Cent Ans : la terre en friche
eut besoin de bras.
Les efiets immédiats de la 2:uerre furent une atroce misère, une
insécurité perpétuelle, la famine, le dépeuplement, lémigration. La
population rurale, d'ailleurs très réduite en nombre, s'était concentrée
sur un petit nombre de points, autour des châteaux, ou bien dans les
villages fortifiés. Lorsqu'aucune bande de gens de guerre n'était
signalée à l'horizon, on allait labourer hâtivement les terres voisines.
Le reste du sol était abandonné. La foret, la brousse, le désert, avaient
reconquis la France. Dans ces landes et ces bois erraient des trou-
peaux malingres, revenus souvent à l'état sauvage; les loups, qui pul-
lulaient, en détruisaient d'ailleurs une bonne partie. L'élevage, si
prospère au commencement du xiv* siècle, n'étail plus possible. Quan-
tité de seigneurs, d'établissements ecclésiastiques, ne touchaient plus
un sou de leurs anciennes rentes foncières. Certains pays, avant la
guerre de Cent Ans fertiles et peuplés, mirent plusieurs siècles à
recouvrer leur prospérité. En Saintonge, le peuple répéta longtemps
ce dicton : « Les bois sont venus en France par les Anglais ». La
Dombes, au nord de Lyon, est un exemple frappant des effets
durables de ce grand cataclysme : au xiv^ et au xv* siècle, par suite
des misères de la guerre, ce pays se dépeupla; les habitants qui res-
taient cherchèrent à utiliser les immenses espaces laissés incultes et,
pour avoir du poisson, créèrent des étangs. Chaque repli de ce ter-
rain imperméable fut fermé par une digue, garda les eaux d'hiver et
devint un vivier, mais aussi un marécage quand les chaleurs l'assé-
chaient; et la Dombes resta jusqu'à nos jours une région insalubre
et presque déserte.
RESTAURATION La trêvc de 1444 et les réformes militaires de 1445 ramenèrent la
FONCIÈRE A PARTIR paix daus les campagnes. La condition légale de la propriété foncière,
^^ '^'^^' fortement altérée par la conquête anglaise et par les nécessités mêmes
de la vie pendant l'invasion, fut restaurée par une ordonnance du
28 octobre 1450 : les fidèles sujets du roi furent remis en possession
des biens dont ils avaient été privés pendant la guerre. On rétablit
les anciens bornages des propriétés. Si les titres étaient détruits, on
procédait à une enquête, et les témoignages faisaient foi. En 1451,
Charles VII exempta de toute taille pendant huit années les Français
qui avaient émigré dans les pays où l'on ne payait pas l'impôt royal,
et qui reviendraient prendre possession de leurs anciens biens-
fonds. De grandes chasses furent ordonnées pour détruire les
loups.
< 126 )
CHAP. PREMIEB
La misère et le travail.
DES CAMPAGNES.
HAUSSE
DES SALAIBES
ftURAUX ET DES
FERMAGES.
Mais la rénovation de la vie rurale fut avant tout l'œuvre de la foule repeuplement
anonyme, qui se mit courageusement à la besogne. Voici un village etdéfrichemekt
du Gàtinais, Sepeaux, qui, dès les premières années du règne de
Charles VII, avait été complètement déserté. Les maisons épargnées
par les gens de guerre étaient tombées en ruine et les ronces avaient
envahi les champs. Vers 1450, un ancien habitant et deux laboureurs
étrangers s'installèrent dans cette brousse et commencèrent à
la défricher. Quatre ans après, Gilbert Dardaine, nommé curé de
Sepeaux, vint prendre possession de sa misérable paroisse; comme le
presbytère n'existait plus, il logea sous le clocher. Ses trois parois
siens lui assurèrent le pain quotidien. A la fin du règne de Charles VII,
il n'y avait encore de cultures que le long du ruisseau et autour de
Téglise. Pendant le règne de Louis XI, de nouveaux immigrants repeu-
pleront le village. En Provence, domaine de René d'Anjou, le littoral
était devenu un désert' : les propriétaires appelèrent des colons italiens.
Ces tristes circonstances permettaient aux paysans de dicter leurs
conditions. A la fm du règne de Charles VII, les salaires des journa-
liers agricoles s'élevèrent à un taux qu'ils n'avaient jamais atteint.
Les propriétaires qui n'exploitaient pas eux-mêmes durent accepter
les exigences de leurs tenanciers et de leurs fermiers, sous peine de
les voir déguerpir. En Provence, il est rare, à cette époque, qu'on
obtienne de son fermier le quart de la récolte en céréales ; la part du
propriétaire descend parfois au huitième ou au neuvième. Les baux
de cheptel sont également désavantageux : le preneur d'un troupeau de
moutons réclame plus de la moitié des produits en laine, en fromages,
et, au terme du bail, il aura en pleine propriété la moitié du troupeau.
Les conditions sont encore plus dures quand on veut repeupler
et remettre en culture des terres désertes et en friche. Les « actes oe défrichement.
d'habitation » passés par les seigneurs provençaux avec les colons
qu'ils attirent ne peuvent s'expliquer que par l'extrême rareté de la
main-d'œuvre, tant ils sont avantageux pour les colons. Dans le midi
et le nord de la France, on trouve des exemples analogues. La
plupart du temps, les terres incultes sont concédées à perpétuité.
Les paysans qui se chargent de les défricher en sont les véritables
propriétaires, tant les droits seigneuriaux sont réduits. Parfois, après
les avoir mises en culture, ils les revendront, en réalisant des béné-
fices considérables.
On pressent que les paysans restés serfs profitèrent de ces cir-
constances pour demander la liberté et que beaucoup d'entre eux
contrats
AFFR.ANCIIK-
SEMENTS.
1. La Provence était terre d"Einpire et avait éctiappé aux raragcs des Anglais; mais les
routiers et les corsaires d'Alphonse d'Aragon, rival du rei René, 1 avaient dévastée.
La Société et la Monarchie. livre ii
Tobtinrent. Le servage persistait encore dans TEst et le Centre, en
Bourgogne, en Champagne, en Berry, et même dans quelques pays
du Midi. Les coutumes de Bourgogne, rédigées en 1459, conservaient
le principe de Timprescriptibilité de la servitude. En fait, les charges
de la servitude étaient-elles encore bien lourdes? Elles variaient
évidemment beaucoup selon les lieux. Ainsi le droit de mainmorte,
qui jadis livrait au seigneur l'héritage du serf mort sans postérité,
était éludé en certains pays, comme le Nivernais, par la formation
des communautés de familles, personnes morales qui possédaient
la tenure et ne mouraient pas. En d'autres endroits, la condition ser-
vile paraissait insupportable : à Vignoux-sous-les-Aix. jusqu'en 1440,
les religieux de Saint-Ambroix de Bourges exercèrent sur leurs serfs
des droits réputés très onéreux, notamment la mainmorte, la taille
arbitraire une fois Fan, la corvée du charroi; les habitants estimaient
que le servage était une cause de misère pour eux. Ailleurs, les serfs
déclarent que la servitude de mainmorte est honteuse et empêche
leurs filles et leurs fils de trouver des maris et des femmes : « S'il faut
en croire les requérants », écrivent les religieux de la Ferté-sur-Grosne
dans une charte d'affranchissement de 1446, « en raison de la main-
morte que nous avons sur les habitants et manants de Saint-Ambreuil,
la majeure partie des dits habitants, surtout les jeunes, quittent ce
domaine, parce que leurs voisins les méprisent et ne veulent pas leur
donner leurs enfants en mariage. >>
La fin du règne de Charles VII fut marquée par des affranchis-
sements en masse. L'abbé de Saint- Germain-des-Prés, en 1431,
affranchit d'un coup les habitants de trois villages. Il le fait « en con-
sidération des guerres, pestes et autres fléaux ». D'autres seigneurs
avouent qu'il s'agit pour eux d'empêcher leurs paysans de déguerpir :
s'ils ne leur accordaient pas la liberté, leurs terres seraient désertées.
Les conditions exigées de l'affranchi sont par conséquent assez
légères : les habitants de Saint-Ambreuil, libérés do la mainmorte,
promettent en retour de travailler à la création d'un étang et d'une
chaussée pour les moines de la Ferté. Ainsi l'intérêt bien entendu force
les propriétaires de serfs à abandonner leurs vieux droits pour tou-
jours, moyennant une faible compensation.
L'AGRICULTURE Tout était prêt, à la fin du règne de Charles VII, pour une
^ z,.4 Fwotf/?£c.Y£ renaissance agricole. Cette renaissance, toutefois, fui longue à se
'^' produire. Si les paysans purent imposer leurs conditions aux sei-
gneurs, il ne faut pas en conclure qu'ils eurent tout de suite une vie
aisée. Pendant bien des années encore, les campagnes restèrent misé-
rables. Certaines provinces, comme la Normandie et la région de
Paris, étaient épuisées pour longtemps. On voit dans le terrier de
tHAP. PREMIER ha misève et le travail.
Sainte-Catherine de la Couture, composé en 1461 par le prieur Jean
Maupoint, qu'à ce moment-là les terres du prieuré, dans la Brie et
la châtellenie de Montlhéry, n'ont pas cessé d'être en friche et inha-
bitées, « pour les longues fortunes et malices des guerres ». Au mois
de décembre 1459, les députés aux États de Languedoc déclarent,
dans leur cahier de doléances, que, depuis trois ans, les habitants
souflVent de la famine ; ils estiment que, pendant les dix dernières
années, malgré le rétablissement de la paix, le tiers de la population
de la province a péri. Cette prolongation de la misère était due à la
fois à la difficulté de réparer très vite les maux effroyables de la
guerre de Cent Ans, et aussi à la routine des agriculteurs : il y avait
fort peu d'hommes capables de diriger habilement une exploitation.
Au temps de Charles VII et de Louis XI, il est impossible de signaler
aucune innovation agronomique; ce sont les vieux errements qu'on
suit. L'outillage reste rudimentaire, et les instruments les plus
simples manquent parfois dans la métairie : il est souvent question,
au xv^ siècle, de « pauvres laboureurs de bras », c'est-à-dire de cul-
tivateurs qui n'ont point de charrue. La méthode des jachères per-
siste. On continue à demander au sol ce qu'il ne peut que maigre-
ment donner; par crainte de ne pouvoir pas recevoir du dehors les
produits dont on a besoin, chacun tâche d'obtenir chez lui tout ce
qui lui est nécessaire, et en Normandie, par exemple, on s'obstine à
cultiver la vigne. Aussi le rendement de la terre reste-t-il très faible.
Gardons-nous donc de croire sur parole les apologistes de impressions
Charles VII, quand ils vantent la prospérité de la France à la fin de delouisxiason
son règne. Lorsque Louis XI, rappelé en France par la mort de son avbnement.
père, quitta les grasses et heureuses plaines de Flandre, il fut frappé
de l'aspect misérable des campagnes qu'il traversa en cheminant vers
Saint-Denis : selon Thomas Basin, il déclara qu'il n'avait trouvé sur
la route que des ruines, des champs stériles et incultes, une espèce
de désert; des hommes et des femmes à la figure émaciée, couverts de
guenilles, si lamentables qu'ils paraissaient tous récemment sortis
d'un cachot.
Trois ou quatre ans après, sir John Fortescue traversait le nord le paysan
de la France pour se rendre à Paris. Les impressions de voyage de français d-apbès
cet excellent observateur sont d'accord avec les paroles prêtées à
Louis XI. Les paysans de France, dit-il, « boivent de l'eau, mangent
des pommes, avec du pain fort brun, fait de seigle; ils ne mangent
pas de viande, sauf quelquefois un peu de lard, ou bien des entrailles
et de la tête des bêtes qu'ils tuent pour l'ahmentation des nobles et
des marchands du pays. Ils ne portent pas de laine, sauf une pauvre
cote, sous leur vêtement de dessus, lequel est fait de toile grossière
< 129 )
IV. 2. 9
La Société et la Monarchie. livre ii
et appelé blouse. Leurs houseaux sont en toile pareille et ne dépas-
sent pas les genoux, où ils sont attachés par une jai-retière ; les cuisses
restent nues. Leurs femmes et leurs enfants vont nu-pieds. Ils ne
peuvent pas vivre d'une autre façon, car les fermiers, qui devaient
payer chaque année un écu, pour leur tenure, au seigneur, paient
maintenant en outre cinq écus au roi. Ils sont ainsi contraints par
nécessité de tellement veiller, labourer, défricher la terre pour leur
subsistance, que leurs forces en sont consumées, leur espèce réduite
à rien. Ils vivent dans la plus extrême misère, et cependant ils habi-
tent le plus fertile royaume du monde' »
On voit que Fortescue, l'esprit hanté par des préoccupations poli-
tiques, attribue la misère des paysans français à Tavidité du fisc. Il
est parfaitement exact que le fardeau de l'impôt royal, rançon de la
sécurité retrouvée, paraissait lourd au peuple. Mais Fortescue aurait
dû ajouter que la France sortait d'une crise affreuse, et qu'étant
restée si longtemps en friche, elle avait cessé d'être le plus fertile
royaume du monde.
CARACTERE LOCAL
ET DIVERSITÉ DE
L'ORGANISATION
DU TRAVAIL.
LES SEIGNEURS
ET L'INDUSTRIE.
m. — METIERS LIBRES ET CORPORATIONS^
ON ne peut tracer qu'avec des réserves un tableau d'ensemble de la
vie économique en France à la fin du moyen âge. L'organisation
des métiers, que volontiers on se représente régulière et uniforme,
était au moins aussi variée que celle du travail agricole. Le régime
industriel, en effet, ne dépendait pas seulement de conditions géogra-
phiques et économiques très diverses, mais aussi de volontés particu-
lières : les métiei'S étaient soumis soit à un seigneur (qui pouvait être
le roi), soit à une municipalité; l'action du pouvoir central ne se fai-
sait sentir que par intermittence, et sans résultats bien appréciables.
Les seigneurs, appauvris par la décomposition de leur puissance
foncière, s'efforçaient de conserver au moins l'exploitation fiscale des
métiers. Autant qu'ils le pouvaient, ils gardaient pour eux le privilège
de certaines industries : le four, le pressoir, le moulin à grains, le
moulin à drap ou à tan. étaient souvent encore, au xv'= siècle, des
1. John Fortescue, Governance of England, édilion Plummer, i885, p. 114.
2. Ouvrages a consulter. Aux ouvrages indiqués t. III, 1" partie, p. Sgâ (notamment
celui de M. Boissonnade, qui nous a beaucoup servi), ajoutez : G. Fagniez, Eludes sur l'in-
daslrie el la classe induslrielle à Paris au XIII' el au XI V siècle, 1877. Hauser, Ouvriers du
temps passé [XV'-XVI' siècles), 1899. Eberstadt, Das franzosische Gewerberecht in Frankreich
vom XIIV^" Jahrhunderl bis 1581, 1899, 2"^ partie. VioUet, Les corporations au moyen âge,
Nouv. Rev. historique de Droit, 1900. Nos citations, sauf indication contraire, sont emprun-
tées aux Documents relatifs à ïhisloire de l'industrie el du commerce en France, publ. par
Fagniez, t. II, 1900.
i3o
CHAP. PREMIER
La misère et le travail.
monopoles seigneuriaux. Les professions qui avaient échappé à la pos-
session directe des seigneurs restaient sous leur autorité, tant qu'elles
étaient exercées dans les limites de leur juridiction. Ils octroyaient et
revisaient les statuts des métiers, autorisaient l'ouverture des nou-
velles boutiques, et leurs officiers inspectaient les ateliers. Ils avaient
les pouvoirs de police les plus étendus, non seulement sur l'industrie,
mais sur le commerce. Ils pouvaient modifier les conditions de la
vente, interdire l'exportation des blés. Leur intervention tracassière
se traduisait surtout en exigences fiscales. Ils percevaient de lourdes
redevances sur la vente en boutique, aux halles, au marché, à la foire;
sur l'entrée, la sortie et le transit des denrées. Ils vendaient aux mar-
chands les poids et les mesures et les vérifiaient, et ils maintenaient
soigneusement, comme un signe visible de leur autorité, les étalons
traditionnels, qui, dans une même province, offraient la plus extrava-
gante variété : pendant tout l'ancien régime, les nobles firent échec
aux tentatives de la monarchie pour établir l'unité des poids et
mesures, estimant, non peut-être sans raison, que cette unité ne
s'établirait qu'au profit du trésor royal.
Dans les communes ou dans les villes qui avaient presque com-
plètement échappé au pouvoir seigneurial, c'étaient les magistrats
municipaux qui gouvernaient les métiers et exerçaient les droits que
nous venons d'énumérer. Patrons et marchands eux-mêmes, ou issus
de la classe marchande, ils montraient sans doute pour le commerce
et l'industrie une sollicitude plus vigilante et plus éclairée que les
nobles ; mais cette sollicitude avait pour effet d'enchaîner encore plus
étroitement les travailleurs. Les règlements industriels et commer-
ciaux édictés par les municipalités, à la fin du moyen âge, sont longs
et minutieux, et les magistrats en surveillent rigoureusement l'exé-
cution. Par leur volonté, la vie ouvrière a son aspect spécial en
chaque ville.
L'intervention des rois de France se trouva d'abord limitée,
comme celle des seigneurs, par les bornes de leur domaine. Le Livre
des Métiers, rédigé par Etienne Boileau vers 1268, n'était pas un code
industriel royal, applicable dans tout le royaume; c'était une simple
compilation qui résumait, dans un certain ordre, les règlements en
usage à Paris. Ce fut vers le temps de Philippe le Bel que les manifes-
tations de l'autorité royale dans l'ordre économique commencèrent à
prendre quelque ampleur. Au xiv^ siècle, des ordonnances d'un carac-
tère général, valables pour tous les métiers d'une ville ou même pour
tout le royaume, visèrent à modifier l'organisation industrielle, les
salaires ou les prix; d'autres eurent pour but de protéger, comme
nous disons aujourd'hui, le travail national. Mais les rois se faisaient
LES VILLES
LIBRES ET
L'INDUSTRIE.
L'ACTION
MONARCHIQUE.
i3i
La Société et la Monarchie.
lE TRAVAIL LIBRE
AU MOYEN AGE.
lES CHAM-
SRELANS.
LE METIER
LIBRE.
REGLEMENTATION
DES MÉTIERS
UBRES.
peu d'illusions sur la portée de leurs édits, qui étaient rarement
appliqués : le seul objet qu'ils poursuivissent avec constance était
d'assurer au fisc quelques profits supplémentaires. Louis XI le pre-
mier aura une politique industrielle active et raisonnée. Jusque-là,
nulle action méthodique ne vient contrarier sérieusement la puissance
des intérêts particuliers et des traditions locales.
L'uniformité n'existait à aucun degré dans l'organisation du tra-
vail. On s'imagine volontiers que, dans les derniers siècles du moyen
âge, tous les métiers, dans toutes les villes, étaient constitués en
métiers « jurés », en corporations, c'est-à-dire en compagnies privi-
légiées, qui avaient un monopole absolu de fabrication et de vente*
C'est une erreur. L'organisation des métiers jurés dans une ville
n'arrivait pas toujours à supprimer les artisans indépendants. Le
monopole des corporations subissait bien des atteintes : sans parler
de la vente des produits étrangers, permise sous certaines conditions,
elles avaient fréquemment à subir la concurrence plus ou moins clan-
destine des ouvriers en chambre, des « chambrelans ». Dans le Midi,
et même dans quelques villes du Nord, où les monopoles corporatifs
étaient moins oppressifs, ces irréguliers vivaient à peu près tranquilles.
Enfin, en certaines provinces, l'exception était le métier juré, la règle
générale était le métier libre, où l'on ne connaissait ni monopole, ni
« gardes jurés » élus pour veiller à l'exécution des règlements. En
Bretagne et dans tout le centre de la France, le système corporatif ne
s'implanta que péniblement et tardivement. A Lyon, il ne fut adopté
que pour deux métiers, et par des raisons de sécurité publique :
« De toute ancienneté en vostre dicte ville, disait-on en 1476 à
l'archevêque-comte de Lyon, n'a eu que deux mestiers jurez, des
barbiers et sarreuriers, pour obvier aux dangiers et inconvéniens qui
s'en pourroient ensuyvir ». Même dans les pays où le système des
corporations avait poussé les plus profondes racines, il était inconnu
des villages, et laissait subsister maints métiers libres dans les grandes
villes, comme Paris.
Les métiers libres, d'ailleurs, n'échappaient pas à toute régle-
mentation. Au contraire, ils étaient rigoureusement surveillés par les
officiers municipaux, seigneuriaux ou royaux. Les artisans ne pou-
vaient pas s'improviser patrons quand bon leur semblait : avant
d'ouvrir boutique, ils devaient obtenir la permission des autorités,
subir une enquête sur leur passé, leurs mœurs et leur capacité pro-
fessionnelle. La fabrication et la vente étaient l'objet de règlements
administratifs qui devinrent avec le temps de plus en plus étroits.
1. Sur l'origine des corporations, voir Histoire de France, t. III, i" partie, p. (fil.
( l32 >
CHAP. PREMIER
La misère et le travail.
LE MÉTIER JURÉ
EST GÉNÉRALE-
MENT PRÉFÉRÉ.
En certaines villes, à Lyon, à Bordeaux, à Narbonne, par exemple,
les patrons répugnaient évidemment au système des corporations;
certains métiers menaient plus sûrement à la fortune s'ils restaient
libres. En général, pourtant, les maîtres artisans aimaient mieux
l'organisation corporative, qui leur donnait des privilèges avanta-
geux et le droit de s'administrer eux-mêmes. Le maintien des métiers
libres n'était pas toujours dû aux préférences des intéressés, et ce
furent presque partout les professions les plus riches, les plus direc-
tement utiles à la société, les plus puissantes par conséquent, qui
se constituèrent en corporations : telles les industries de l'alimenta-
tion, de l'éclairage et du chauffage, du vêtement, du bâtiment, et,
parmi les professions libérales, celles de barbier-chirurgien et
d'apothicaire. Assez rares, au contraire, furent au moyen âge les
corporations de parcheminiers, de perruquiers, d'horlogers, de tous
les artisans qui ne formaient pas une association forte par le nombre
ou par les capitaux *.
Lorsque les maîtres d'un métier libre demandaient aux magis-
trats qui gouvernaient la commune, ou au seigneur de la localité
(par exemple au roi), l'autorisation de former un métier juré, ils
devaient se soumettre à une longue procédure, attendre les résultats
d'une enquête minutieuse sur les avantages et les inconvénients que
ce changement comporterait pour les consommateurs. Si l'autorisa-
tion était accordée, on procédait à la rédaction des statuts. Ils étaient
édictés par le seigneur ou par la municipalité, qui consultait préala-
blement les intéressés et requérait d'eux le serment d'observer tous
les articles. Puis les « maîtres », c'est-à-dire tous les patrons de la
nouvelle corporation, usant de leur prérogative la plus importante,
élisaient pour l'année qui allait s'ouvrir les « gardes jurés », parmi
les plus « suffisants » d'entre eux. Le droit de surveillance, qui avait
jusqu'alors appartenu exclusivement au seigneur, était désormais
partagé par lui avec ces gardes jurés.
En laissant se former une nouvelle corporation, on espérait but de vorganl-
généralement que les consommateurs y trouveraient leur profit et sation corpora-
que la fraude serait plus efficacement combattue : les jurés devaient
assurer la probité de la fabrication et de la vente, visiter fréquem-
ment les ateliers, saisir et, en certains cas, brûler au pilori les objets
COMMENT
UN MÉTIER LIBRE
DEVENAIT
UNE CORPORATION.
TIVE,
1. En vertu de cette même loi de l'utilité sociale, qui présida partout au développement
du système corporatif, il y eut aussi des corporations féminines, car certains métiers très
nécessaires n'étaient exercés que par des femmes. L'emploi des femmes dans l'industrie
était fréquent : ou bien elles se mêlaient, comme apprenties et ouvrières, aux apprentis et
aux ouvriers de certains métiers; en ce cas, elles étaient moins payées que les hommes, et
l'accès de la maîtrise leur était le plus souvent interdit; ou bien elles embrassaient certaines
professions qui leur étaient réservées : ainsi il y avait à Paris une corporation de lingères,
qui avait ses « maîtresses-jurées ».
i33
La Société et la Monarchie.
UN ATELIER
DE MÉTIER JURÉ.
L- APPRENTI.
entachés du « vice de malefaçon », Mais, pour les maîtres de la cor-
poration, ce n'était pas là le plus important : ce qu'ils demandaient
surtout, c'était que l'égalité fût maintenue entre eux, et que les plus
ambitieux ou les plus habiles ne pussent pas s'élever au-dessus des
autres. C'est ainsi qu'on interdisait sévèrement aux patrons de
s'enlever mutuellement leurs clients ou leurs ouvriers, et qu'on
s'efforçait de limiter strictement dans chaque atelier le nombre des
apprentis et des ouvriers. La surveillance technique de la fabrica-
tion, aux yeux des jurés, avait pour principal objet d'empêcher les
innovations secrètes et l'avilissement des prix. La sécurité du public
était le but apparent, officiel; mais les plus ordinaires mobiles de la
vie collective, dans la corporation, étaient la méfiance et la jalousie, et
le but véritable qu'on poursuivait était la suppression de la concurrence.
Les métiers capitalistes, comme ceux des bouchers de la Grande
Boucherie de Paris, qui louaient leurs étaux et vivaient de leurs
rentes, étaient des exceptions. Au moyen âge, le mot « ouvrier »
s'applique au maître aussi bien qu'à l'employé ; et en effet, en règle
générale, le patron était un artisan qui travaillait dans son atelier
avec quelques apprentis et un ou deux « valets ».
Le stage d'apprenti était obligatoire, sauf en de rares corporations,
où les fils de maîtres jouissaient de privilèges tout à fait exception-
nels. L'apprenti passait avec son patron un contrat qui les liait tous
deux étroitement. L'enfant s'engageait à suivre docilement les leçons
de son maître et à travailler pour lui ; ses parents ou ses protecteurs
payaient généralement un droit d'apprentissage, qui atteignait rare-
ment cinq ou six livres. En retour, le patron promettait d'apprendre
à l'enfant toute la technique du métier, de l'entretenir de « vivres,
aliments, feu, lict et autres nécessités », et de le traiter paternelle-
ment, ce qui, aux yeux des hommes du moyen âge, n'excluait pas les
salutaires corrections ; un arrêt du prévôt de Paris nous en avertit en
termes naïfs : saisi d'une contestation entre un huchier de la capitale
et Lorin Alueil, son apprenti, le prévôt ordonne au huchier « que il
traite ledict Lorin, son aprentiz, comme filz de preudomme doit estre,
senz le faire batre par sa femme, mais le bâte lui-mesmes, s'il mes-
prent* ». Lorsque l'apprenti, ainsi formé aux bonnes méthodes, avait
acquis quelque expérience, on lui donnait un petit salaire; mais,
quelles que fussent son intelligence et son adresse, il restait apprenti
tout le temps fixé par les statuts de la corporation : en moyenne trois
ou quatre ans, parfois jusqu'à dix et onze. Maintenir leurs auxiliaires
en tutelle et payer leurs services à bas prix, le plus longtemps pos-
1. Fagniez, L'induslrie à Paris, p. 69, n 1.
i34
CHAP. PREMIER
La misère et le travail.
sible, était évidemment le but des maîtres. La limitation du nombre
des apprentis dans chaque atelier, réglée de plus en plus étroitement
par les statuts corporatifs du xiv siècle, avait également des motifs
tout égoïstes : on déclarait qu'il était impossible d'instruire convena-
blement plus de deux ou trois enfants; mais ce qu'on craignait sur-
tout, c'était l'accroissement du nombre des ouvriers, capables de
s'établir un jour et de devenir des concurrents; c'était aussi le succès
d'un maître plus actif et plus entreprenant, augmentant sa production
en prenant chez lui plus d'apprentis : on ne voulait laisser à personne
un moyen quelconque de développer son atelier.
L'ouvrier, son apprentissage une fois terminé, et à moins que,
par heureuse chance, il ne fût promu tout de suite à la maîtrise, deve-
nait ce qu'on appelait un « valet ». En général, les statuts corporatifs
ne limitaient pas le nombre des valets qu'on pouvait employer, mais
l'embauchage était soumis au contrôle des gardes jurés, afin qu'une
certaine égalité numérique fût maintenue dans le personnel des divers
ateliers. Les ouvriers, comme les patrons, subissaient le despotisme
des gardes jurés et des officiers seigneuriaux ou municipaux : ceux
qui refusaient de s'enrôler étaient passibles de prison; les autorités
édictaient parfois un tarif maximum des salaires et punissaient les
coalitions tentées par les valets pour hausser le prix de la main-
d'œuvre. La grève et môme le chômage individuel volontaire étaient
des faits délictueux.
Tandis que Fapprenti ne changeait de maître que pour des motifs
tout à fait exceptionnels, le valet était engagé pour un temps assez
court, un an, un mois, voire une semaine, une journée. Des conven-
tions privées réglaient les salaires et les conditions de travail qui
n'étaient pas prévues dans les statuts. La durée de la journée ouvrière
était beaucoup plus variable que de notre temps, parce qu'elle suivait
les saisons, le travail de nuit étant généralement interdit. La journée
de travail en été pouvait atteindre seize heures; en hiver, l'ouvrier
travaillait beaucoup moins longtemps, et était moins payé. Le travail
était rémunéré soit à la tâche, soit à la journée.
Les misères de la vie du valet étaient compensées, du moins au
xm^ siècle et au commencement du xiv% par la facilité qu'il avait de
devenir maître à son tour. A cette époque, il suffisait, la plupart du
temps, pour devenir patron dans un métier juré, d'avoir amassé quel-
ques économies et d'avoir bonne réputation. L'outillage industriel
était si peu compliqué que les frais d'établissement étaient minimes.
Les gardes jurés, parfois, exigeaient que la capacité de Faspirant-
patron fût prouvée par un petit examen, ou par la confection d'un
chef-d'œuvre; mais on n'avait pas encore l'idée de chercher dans ces
LE VALET.
L'EMBAUCHAGE.
LE CONTRAT
DE TRAVAIL.
DUREE
DE LA JOURNÉE
DE TRA VAIL.
V ACCÈS
A LA MAÎTRISE.
i35 )
La Société et la Monarchie.
LA GUERRE
DE CENT ANS
ET LES MÉTIERS.
AFFERMISSEMENT
DU SYSTÈME
CORPORATIF.
DIFFICULTE
D'ARRIVER
A LA MAÎTRISE.
épreuves un moyen de limiter le nombre des maîtrises et d en réserver
l'accès aux fils de patrons. Certains statuts antérieurs à la guerre de
Cent Ans débutent par une formule qui résume bien les conditions
exigées alors pour l'ouverture d'un atelier : quiconque veut être
maître « estre le puet, s'il set faire le mestier et a de quoi ».
Telle était, vers le milieu du xiV siècle, l'organisation des métiers.
Ils eurent beaucoup à souffrir de la guerre de Cent Ans. Les villes, il
est vrai, furent moins malheureuses que les campagnes; mais le com-
merce étant interrompu, les industries urbaines n'alimentaient plus
que la consommation locale, elle-même fort affaiblie. Chacun restrei-
gnait ses dépenses et enfouissait son argent. Beaucoup de corpora-
tions disparurent dans ce cataclysme, soit que tous les ateliers se fus-
sent fermés, soit que la liberté du travail fût reconnue nécessaire par
l'autorité. Ainsi à Chartres, en 1416, le bailli, en considération de la
misère et du dépeuplement de la ville, proclama la liberté du com-
merce et de l'industrie.
La corporation survécut cependant; il est même probable qu'elle
fut bienfaisante pendant la crise, et qu'elle empêcha maints artisans
de mourir de faim, grâce à la solidarité qu'elle créait entre ses mem-
bres. Dès que la paix fut rétablie, les anciens métiers jurés se réorga-
nisèrent en foule et demandèrent de nouveaux statuts. Certains d'entre
eux se dédoublèrent. Enfin beaucoup de métiers libres entrèrent dans
les cadres du système corporatif. Ainsi, dans la seule ville de Poi-
tiers, de 1455 à 1497, douze corporations furent créées ou rétablies.
Charles VII, voulant rendre à la draperie de Bourges son ancienne
prospérité, ne vit, comme les intéressés, qu'un remède : en faire un
métier juré. Les statuts rédigés à cette époque n'introduisirent pas
dans la vie industrielle plus de liberté, plus d'air; au contraire ils la
resserrèrent, l'enlacèrent d'étroits règlements. Au sortir d'un siècle
d'anarchie, le « principe d'autorité » triompha partout, aussi bien dans
le travail qu'en politique. Non seulement la technique de la fabrication
fut fixée officiellement avec beaucoup plus de minutie, non seulement
la propriété industrielle fut strictement garantie par l'emploi général
de l'enseigne et de la marque de fabrique, mais les patrons, avides de
rétablir rapidement la prospérité de leurs ateliers, cherchèrent tous
les moyens d'empêcher la concurrence. Les principes égoïstes que
recelait déjà l'organisation des métiers au xiii^ siècle se développèrent
irrésistiblement, et le système corporatif devint beaucoup plus dur.
Le chemin qui conduisait à la maîtrise se couvrit d'obstacles
et de chausse-trapes. Quelques jurandes, brutalement, fermèrent les
portes : à Poitiers, les bouchers et les serruriers décidèrent que les
i36
CHAP. PREMIER
La misère et le travail.
fils et les gendres des patrons pourraient seuls devenir patrons. Mais
le plus souvent on eut recours à des artifices. On rendit les frais
d'établissement plus considérables, pour écarter les candidats : un
nouveau maître devait faire un cadeau à la corporation, un cadeau à
la confrérie \ offrir un banquet aux patrons qui exerçaient le même
métier dans la ville et les faubourgs; les officiers locaux, de leur côté,
exigeaient des présents pour eux, pour la ville, pour les hôpitaux.
Les fils et les gendres des maîtres étaient exemptés de la plupart de
ces charges. Un moyen encore plus radical de se débarrasser des aspi-
rants indiscrets fut l'obligation, désormais générale, du « chef-
d'œuvre » : pour être déclaré apte à la maîtrise, un serrurier devait
fabriquer une clef et une serrure d'un certain modèle ; un menuisier
devait façonner une pièce de bois de chêne, faire un coffre et un
banc; un sculpteur devait tailler une statuette de dimensions fixées.
Or, parfois, la fabrication entraînait de grands frais, durait plusieurs
semaines ou même davantage, et pendant ce temps l'ouvrier ne
gagnait rien et devait payer les maîtres-gardes chargés de le sur-
veiller. Enfin son chef-d'œuvre était soumis à l'acceptation des jurés,
qui commettaient souvent de criantes injustices. On pouvait, il est
vrai, en appeler aux autorités locales, mais celles-ci ne réussissaient
guère à contrarier les habitudes de népotisme des patrons. Les statuts
mêmes accordaient aux fils de maîtres toutes sortes de facilités;
l'épreuve du chef-d'-œuvre n'était souvent pour eux qu'une formalité.
Ainsi, au xv* siècle, une oligarchie héréditaire de patrons tendit
à se constituer dans chaque métier juré. Un prolétariat de salariés
naquit; une question sociale se posa-. Les maîtres et les ouvriers,
il est vrai, vivaient côte à côte, étaient rapprochés étroitement par le
travail de l'atelier, les repas en commun, les cérémonies de la con-
frérie, mais cette famiharité n'empêchait pas le choc des intérêts con-
traires. Les préambules des statuts eux-mêmes font fréquemment allu-
sion aux perpétuelles contestations entre maîtres et valets. Les patrons
reprochaient durement aux ouvriers leurs malfaçons, qui risquaient
d'attirer l'attention des jurés; ils dénonçaient les coalitions que les
salariés formaient, en dépit de tous les règlements, pour obtenir une
hausse du prix de la main-d'œuvre ou une réduction des heures
de travail. Les ouvriers, de leur côté, se plaignaient d'être exploités :
les prix des marchandises, par exemple, haussaient et les salaires
étaient maintenus à leur ancien taux; dans les confréries, les patrons
LA QUESTION
SOCIALE
AU XV^ SIÈCLE.
1. Sur les confréries, voir le t. III, i" partie, p. /i02. Les confréries de métiers, dont un
grand nombre avaient disparu pendant la guerre de Cent Ans, se multiplièrent au xv° siècle.
2. Une question sociale s'était posée dès le xiu» siècle dans les pays d'industrie inten-
sive, comme la Flandre.
i37
La Société et la Monarchie.
VIE NOMADE
DES OUVRIERS.
LE TOUR
DE FRANCE
ET LE COMPA-
GNONNAGE.
prétendaient encore dominer sans contrôle, disposer à leur gré de la
caisse de secours mutuels. Ces débats étaient bien anciens, mais ils
s'étaient singulièrement envenimés depuis que Taccès de la maîtrise
était devenu difficile, et que, de plus en plus, les maîtres formaient
une classe supérieure et à demi fermée. Les textes judiciaires du
XV* siècle nous montrent de furieuses colères déchaînées.
Cette mésintelligence croissante entre maîtres et valets eut deux
conséquences importantes : les salariés se déplacèrent plus sou-
vent, et, en second lieu, ils cherchèrent à former entre eux des
associations d'où les maîtres étaient exclus. Fréquemment l'ouvrier
ne renouvelait pas son contrat de louage, a(bandonnait la corpora-
tion, la ville. Il n'est pas douteux que la guerre de Cent Ans, par
les misères et les ruines qu'elle provoqua, n'ait grandement con-
tribué à répandre ces habitudes. Les demandes de main-d'œuvre
étaient rares; les artisans, qui pouvaient émigrer bien plus facilement
que les paysans, allaient de ville en ville chercher du travail. Les
catastrophes subites, le pillage des villes prises d'assaut ou même la
dévastation des campagnes, qui privait de matières premières cer-
taines industries, telles que la teinture^ provoquaient de véritables
exodes de travailleurs. Les malheurs publics amenaient ainsi entre
les villes et les provinces des échanges de population industrielle,
qui, du reste, n'ont pas laissé de produire d'heureux effets.: bien des
secrets locaux de fabrication ont dû ainsi se divulguer par toute
la France. Une fois la paix revenue, ces coutumes de vie nomade
persistèrent. Un document de 1469 résume la biographie d'un cer-
tain Jean Pyot, Parisien. Jusqu'à dix-huit ans, il est resté en appren-
tissage chez un pourpointier :
Après qu'il a esté congnoissant Testât et industrie du mestier, s'en est aie
par le pais pour acquérir quelque bonne fortune, et mesmement en la ville de
Bruges ou il a demouré aucun temps, besongnant dudit mestier Et après il
est venu demeurer en la ville d'Arras, ouquel lieu il a semblablement besongné
de sondit mestier, et tellement s'i est gouverné qu'il a esté marié à une bonne
fille dudit lieu, laquelle il a amenée demourer en ceste dite ville de Paris, trois
ans a ou environ.
C'est donc à l'époque de l'invasion anglaise qu'il faut chercher
les origines du célèbre « Tour de France ». En se détachant ainsi du lieu
natal et de la corporation où ils avaient fait leur apprentissage, les
ouvriers se créèrent une vie plus libre, plus variée, mais incertaine
et souvent misérable. Leur existence devint presque aussi hasardeuse
que celle des « maneuvres », pauvres hères qui n'avaient jamais appris
méthodiquement aucun métier, et erraient à la recherche de quelque
besogne facile. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'ils aient cherché à
< i38 )
CHAP. PREMIER La misèi'e et le travail.
s'associer pour se prêter une aide mutuelle. Le « compagnonnage »
naquit ou se développa pendant la guerre de Cent Ans, non seulement
parce que les ouvriers ne trouvaient plus dans la corporation et la
confrérie, dominées par une oligarchie de patrons, une protection
suffisante de leurs intérêts propres', mais aussi parce qu'ils étaient
fréquemment en voyage, exposés alors à tous les risques de la misère
et à tous les périls des grands chemins. Les ouvriers constituèrent
donc, probablement dès le xiv* siècle, de vastes associations de com-
pagnons, qui n'avaient point le caractère local des corporations. Les
artisans de chaque métier formaient autant que possible un seul
« devoir ». Ces associations, mal vues des patrons et des autorités,
étaient essentiellement secrètes. Les compagnons du même devoir,
par exemple les Francs-Maçons, se reconnaissaient à des signes mys-
térieux et s'entr'aidaient; on procurait du travail au nouvel arrivé,
on prêtait de l'argent au confrère misérable. L'histoire de ces débuts
du compagnonnage français est d'ailleurs très obscure : aucun texte
antérieur au xvr siècle ne nous en parle, et les traditions qui s'éta-
blirent sur les origines de ces associations sont toutes légendaires^.
Dans la reprise du travail industriel à la fin du règne de charles vu
Charles VII, dans la vigoureuse résurrection du système corporatif, ^^ vindustrie.
quel est le rôle du roi? Son intervention n'est pas très active. Ce qui
apparaît le plus clairement, c'est qu'il veut surveiller les corpora-
tions et en tirer un peu d'argent. Le prestige de la couronne est
devenu tel que, de toutes parts, les métiers jurés lui demandent la
confirmation de leurs statuts anciens ou nouveaux. Le roi ne les
confirme qu'à condition d'y voir figurer certaines clauses qui forti-
fient son autorité et enrichissetnt le Trésor : une part des amendes
doit lui revenir, les maîtres doivent prêter serment au roi, devant
la cour de bailliage ou à la prévôté; les assemblées de corporations
et de confréries ne peuvent se tenir qu'en présence d'un sergent
royal. Mais ce ne sont là que des mesures de police et de fiscalité,
qui ne sont même pas toutes des innovations. L'autonomie des cor-
porations n'est pas encore menacée.
A aucune époque, d'ailleurs, les rois ne s'occupèrent de réformer
et d'améliorer sérieusement l'organisation corporative. Ils songèrent
à protéger le public contre les monopoles abusifs, les industries
nationales contre la concurrence étrangère, mais non à corriger les
1. En quelques endroits, il se forma des confréries d'ouvriers, d'où les patrons étaient
exclus. C'était un fait assez rare.
2. Le règlement général de la Franc-Maçonnerie allemande date de i^Sg (Martin Saint-
Léon, Le Compagnonnage, 1901). M. Martin Saint-Léon suppose que ie compagnonnage
remonte en France jusqu'au .xii" siècle.
i i3g y
La Société et la Monarchie. livre h
vices internes du système. Ces vices ne firent que s'accentuer jusqu'à
la fin de l'ancien régime : les maîtrises devinrent moins abordables,
les statuts plus méticuleux, à mesure justement que les maîtrises et
les statuts furent moins nécessaires.
DÉFAUTS Au moyen âge, la corporation avait sa raison d'être. Il n'y a
ET AVANTAGES DE pas licu d'admircr une institution qui entrava le progrès industriel,
LA coBPOBATioN coudamua les hommes d'initiative et les esprits inventifs à la médio-
A 0 EN AGE. ç^Yiié, autoHsa une brutale exploitation des adolescents et finalement
aboutit à la création d'un prolétariat ; mais on comprend qu'elle se
soit développée et qu'elle ait rendu des services : à ses origines, elle
a défendu les artisans contre l'oppression seigneuriale; dans la suite,
par le monopole qu'elle conférait, elle assurait le pain quotidien à
ses membres, lorsque les temps redevenaient durs; par ses règle-
ments de fabrication, elle a entretenu la routine', mais aussi le
dédain de l'œuvre bâclée. L'industrie française, notamment au
XV* siècle, avait bonne renommée en Occident. L'auteur du Débat
des hérauts d'armes de France et d'Angleterre- établit que la France
surpasse l'Angleterre pour les « mestiers mécaniques ». Nous avons,
dit le héraut de France à son adversaire, « meilleurs draps, plus fins
et mieulx tains, soit à Rouen, Montivillier, à Paris, à Bourges, ou en
autres villes où l'on fait drapperie ; et se vendent communément les
fins draps un escu ou deux l'aulne plus que les vostres ». L'orfè-
vrerie française était également célèbre.
VIE DE vouvRiER. Lc sort dc l'ouvrier était-il plus dur que de nos jours? Nous
lEs SALAIRES. possédous dcs documeuts sur les salaires au moyen âge ; ils permet-
tent de constater que les gages des ouvriers, malgré les interventions
officielles, subissaient les mêmes fluctuations qu'aujourd'hui, selon
que la main-d'œuvre était plus abondante ou plus rare : la guerre
de Cent Ans a dû évidemment exercer sur la rémunération du travail
beaucoup plus d'influence que les tarifs des municipalités et les
ordonnances royales. Mais ces documents sur les salaires sont trop
fragmentaires et d'une interprétation trop malaisée pour autoriser des
statistiques et des conclusions précises. On ne peut pas déterminer
avec sûreté quel était le rapport moyen entre les salaires et le prix des
vivres et des objets usuels. Il paraît certain cependant que l'ouvrier
avait alors moins de confortable, moins de besoins aussi qu'en notre
temps; son alimentation, par exemple, était moins riche : de ces
1. 11 ne faut pas d'ailleurs exagérer les méfaits de la réglementation industrielle au moyen
âge. Bien souvent, les maîtres de la corporation s'entendaient pour laisser tomber en
désuétude les règles gênantes, et les modifications officielles des statuts ne faisaient que
consacrer des changements de fait déjà anciens (Cf. Fagniez, Rev. historique, t. LXXVI,
1901, p. i5o et suiv.).
2. Traité composé vers i456, édité par L. Pannier et P. Meyer, 1877.
t 140 >
CHAP. PREMIER
La misère et le travail.
indices généraux on peut conclure qu'en somme, il gagnait moins.
Une des causes les plus évidentes de cette infériorité du gain
annuel était la quantité excessive des jours de chômage, abus d'ail-
leurs aussi préjudiciable aux maîtres qu'aux valets. Au xv*^ siècle,
outre les dimanches, il y avait une cinquantaine de jours de fêtes
obligatoires par année, et l'ouvrier qui violait le repos imposé par
l'Église était traduit devant le tribunal de l'officialité; les ouvriers
chargés de famille et prévoyants se plaignaient de ces repos forcés
et ne respectaient pas toujours la loi de l'Église*, mais la grande
majorité ne travaillait, somme toute, que cinq journées par semaine
en moyenne.
Les compagnons du xv*' siècle étaient peut-être plus misérables
que les ouvriers de notre temps, mais ils paraissent avoir joui d'une
insouciance qui guérissait bien des maux. Aux jours de chômage,
on allait à la foire voisine, regarder les bateleurs et les comédiens ;
on jouait aux boules, aux quilles, surtout à la paume. Les sociétés
joyeuses étaient nombreuses, et les grandes fêtes populaires étaient
plus fréquentes qu'à notre époque. De temps en temps, on jouait un
mystère- plus rarement, c'était l'entrée solennelle du roi ou d'un
grand personnage, motif de longues réjouissances pour la population
de la ville et de la région. Chaque métier avait sa fête annuelle, et
l'anniversaire du saint de la corporation était le prétexte de banquets
gigantesques. A Chatellerault, le jour de la Trinité, les bouchers et
les cordonniers, à cheval, armés d'une lance, se disputaient l'honneur
de renverser une « quintaine » au milieu de rires homériques ; le lende-
main, les meuniers faisaient des joutes sur la Vienne. Les compagnies
d'archers et d'arbalétriers donnaient de grandes fêtes, auxquelles par-
ticipaient les délégués d'une foule de villes : les registres municipaux
de Compiègne nous apprennent que le 10 juillet 1428, en pleine
période de guerres et de misères, un messager de la ville de Gand
vint inviter les habitants pour le Jeu de l'Arc, qui devait avoir lieu
le 10 août. Enfin chaque ville célébrait annuellement une ou plusieurs
fêtes : c'est ainsi que, le 8 mai, Orléans commémorait sa délivrance.
Au xv^ siècle comme aujourd'hui, les ouvriers fréquentaient le
cabaret, et les moralistes se lamentaient de les voir, le dimanche,
gaspiller le gain de la semaine et rentrer ivres à la maison. Nicolas
CHOMAGES.
FETES
POPULAIRES.
LE DIMANCHE
AU CABARET.
1. Vers 1426, « aucuns bourgeois de la ville de Paris » adressèrent une supplique à la
Faculté de Théologie, pour qu'elle fît observer le repos des dimanches et des jours de fête,
« notoirement et publiquement trespassé et méprisé en ce royaume par plusieurs (beaucoup
de) gens de mestier et marchandise,.... les uns soubs couleur de leur pauvreté et indigence,
les autres par la nécessité de vie humaine, comme vendeurs de chair et autres vivres, les
autres soubs couleur de charité, et de relever les laboureurs et gens de mestier qu'ils ne
perdent leurs journées.... >. (Denifle, Charlularium Universitalis Parisiensis, t. IV, n" 2702).
( 141 >
La Société et la Monarchie.
LITRE u
GROSSIERETE
DES MŒURS.
de Glamanges nous dit, dans son traité Sur la nécessité de ne pas
instituer de nouvelles fêtes :
Ces gens-là passent le saint jour à la taverne. Ils s'y réunissent depuis le
lever du soleil, et y restent souvent jusqu'au milieu de la nuit. Là ils jurent,
parjurent, blasphèment Dieu et tous les saints, crient, se disputent, chantent,
font du bruit, du vacarme, se conduisent comme des fous furieux. On s'occupe
aussi de ses affaires, on achète, on traite, on se gage, on s'accorde, on se
désaccorde, on fait la paix, on prépare des procès, on se tend des pièges, et
celui qui a le mieux trompé l'autre est proclamé par toute l'assistance le plus
intelligent. Pour chaque affaire, on boit abondamment du vin. Pendant ce
temps, les malheureuses femmes et les pauvres enfants, pour qui ce n'est pas
un jour de fête, jeûnent à la maison. Ils doivent souffrir de la faim presque
toute la semaine, et paient ces débauches des jours de fêtes avec des larmes
et des sanglots et souvent avec des coups.
Le niveau de la moralité populaire n'était certes pas élevé. Les
articles de quelques statuts corporatifs, proscrivant les ouvriers
dévergondés, ne prouvent pas que les bonnes mœurs fussent habi-
tuelles : ils prouvent seulement qu'on tâchait de réagir contre les
mauvaises. Mais, à vrai dire, la grossièreté est universelle au xV^ siècle.
Si les ouvriers sont ivrognes et libertins, débauchent souvent la
femme ou la fille de leur patron, dépensent en une fois tout leur
salaire dans les tripots et les « étuves », s'ils sont querelleurs et
brutaux, s'ils versent aisément le sang, il faut convenir qu'ils ne
trouvent pas, en regardant au-dessus d'eux, le modèle de mœurs
très différentes et que l'Église elle-même leur fournit le lamentable
exemple de tous les scandales.
IV. — LES MINES ET LA CONDITION DES MINEURS *
CARACTERES
PARTICULIERS
DE L'INDUSTRIE
MINIÈRE
L'INDUSTRIE minière prend au xv'' siècle quelque importance
en France. Elle échappe aux cadres du système corporatif. Elle
présente déjà certains caractères de la grande industrie : elle emploie
de nombreuses équipes d'ouvriers, exige d'assez grosses mises de
fonds, provoque des associations de capitalistes, des combinaisons
financières variées.
1. Ouvrages a consulter. Il n'y a pas d'étude d'ensemble. Le mémoire de S. Luce sur
L'exploilalion des mines et la condition des ouvriers mineurs en France au X F' sièc/e, Revue
des Quesl. historiques, t. XXI, 1877, ne concerne en réalité que les mines confisquées sur
Jacques Cœur. Poyet, Documents pour servir à l'histoire des mines des environs de Lyon
{XV'-XIX' siècle), Mém. de l'Acad. de Lyon, Classe des Sciences, t. XI, i86i. J. Roman,
L'exploitation des mines dans les Alpes au moyen âge, i886. Ach. Bardon, L'exploitation du
bassin d'Alais sous l'ancien régime, 1898. J- Voux, Les mines de charbon de Boussagues,
Bulletin historique et philologique, 1899. Quantin, L'exploilalion du minerai de fer dans
VYonne, Annuaire de l'Yonne, 1846.
t 142 >
CHAP. PREMIER
La misère et le travail.
L'emploi de plus en plus fréquent des métaux devait nécessaire-
ment amener ce progrès de Texploitation minière. L'orlevrerie était
en pleine prospérité. La moindre petite ville avait plusieurs orfèvres;
ils fabriquaient toutes sortes d'objets que plus tard on fit de pré-
férence en verre et en faïence : gobelets, ccuelles, tasses, plats.
La transformation de costume militaire, qui était devenu pour les
cavaliers une complète carapace de métal, et Tavènement de la grosse
artillerie augmentèrent singulièrement la consommation du fer, du
cuivre et de Tétain, et même de l'argent et de l'or, car la noblesse
déployait un grand luxe dans ses armures. Dans beaucoup de pro-
vinces, notamment en Normandie, en Champagne, en Lyonnais et
en Forez, en Dauphiné, en Languedoc, on constate, au xv*= siècle,
l'existence de « forges à faire fer » et de « forges à faire acier »,
mues par des chutes d'eau : la « forge à l'eau » remplace la « forge
à pied ». En 1455, Charles VII exempte d'impôts les maîtres des
forges à fer. Enfin le numéraire s'est tellement raréfié, la disette des
métaux précieux commence à devenir un si inquiétant problème
financier que les princes font soigneusement exploiter les mines de
plomb argentifère et rechercher les paillettes d'or charriées par
quelques rivières. On nous dit, dans le Débat des hérauts d'armes,
que les affineurs trouvent de l'or dans le Rhône, la Vienne et quel-
ques autres rivières.
Très souvent la recherche des gisements se fait au hasard. On
pratique des fouilles en des endroits oîi nous savons maintenant qu'il
était impossible de rien trouver. Il y a cependant des spécialistes
moins maladroits. Le duc Jean V nous parle d'un « Claux Latreba,
des pays d'Almaigne », qui est venu s'établir en Bretagne et y
découvre des gisements '. Les Allemands étaient particulièrement
experts en matière d'exploitation minière et de fonte des métaux.
Au xv*" siècle, le roi, ou, dans les pays indépendants comme la
Bretagne, le prince, perçoit une partie du métal extrait dans les
domaines de ses vassaux'. Les baillis royaux n'accordent l'autorisation
d'exploiter une mine que si le requérant s'engage à livrer au roi un
dixième du métal. Souvent une seule personne obtient le monopole
de recherche et d'exploitation dans toute une région, sauf indemnité
aux propriétaires du sol. Ainsi Claude Coct, bourgeois de Grenoble,
gagna une fortune en se faisant concéder les mines de la châtellenie
de rOisans. Charles VII donna à Jacques Cœur, pour deux cents
livres par an, la ferme des mines d'argent, de cuivre et de plomb du
1. Lettres et mandements de Jean V, Archives de Bretagne, t. VI, n" i552.
2. On trouvera un résumé de la législation des mines au xV siècle dans Grar, Histoire
de la recherche de la houille dans le Hainaut français, dans la Flandre française et dans l'Ar-
tois, t. I, i8/l7.
DEVELOPPEMENT
DE LA MÉTAL-
LURGIE.
EMPIRISME
DES FOUILLES.
SYSTEME
DE CONCESSION.
i43
La Société et la Monarchie.
PERSONNEL
ET MÉTHODES.
ASPECT
D'UN CENTRE
MINIER. CONDITION
DES MINEURS.
Lyonnais et du Beaujolais; Cœur s'associa, pour les exploiter, avec
deux marchands de Lyon, Jean et Pierre Baronnat. Dès l'année 1237,
on voit des mines de charbon de Boussagues, en Languedoc, exploi-
tées par une véritable compagnie, qui a deux chefs, signataires de
l'acte passé avec le seigneur de la terre. Ils traitent en leur nom et au
nom de « porsonniers » qui ont des intérêts dans l'affaire. Le seigneur
se réserve un neuvième du produit de la mine. On constate, dès le
commencement du xiv^ siècle, que certains habitants de Boussagues
ont prêté de l'argent pour développer l'exploitation, et que la com-
pagnie leur sert des rentes en charbon. Cette organisation est encore
florissante à la fin du xv'= siècle.
Les traditions léguées par l'antiquité pour l'exploitation des gise-
ments métalliques n'ont pas été oubliées au moyen âge. Dans les
mines importantes, le travail est méthodique. Un règlement fait en
1455 par le procureur général Jean Dauvet pour les mines du Lyon-
nais, confisquées sur Jacques Cœur, nous montre à la besogne un
personnel complet : gouverneur, contrôleur des recettes et des
dépenses, comptables, inspecteurs, « maîtres de montagne », « ouvriers
de marteau », manœuvres chargés des gros travaux, charpentiers pour
le boisage des galeries. Les ouvriers de marteau forment des équipes
qui se succèdent régulièrement. Ils travaillent à la chandelle, avec
des coins et des marteaux.
Comme de nos jours, la découverte d'une mine au moyen âge
créait un centre industriel et même agricole. A la surface du sol
exploité on bâtissait des ateliers, non seulement pour assurer aux
ouvriers un outillage en bon état, mais pour fondre et affiner les
métaux. Enfin on construisait des maisons d'habitation. Le personnel
des mines que possédait Jacques Cœur avait une existence confor-
table. Il recevait des gages élevés* ; on lui fournissait une alimentation
de premier choix, un logis commun bien chauffé, l'éclairage, le blan-
chissage, le vêtement, les soins médicaux, le service religieux. Chaque
mine avait des dépendances rurales, et les mineurs, dans les inter-
valles de leur travail souterrain, cultivaient ces terres, dont ils pou-
vaient acheter des lopins. Le règlement protégeait les ouvriers
contre les tentations du dehors : ils ne pouvaient recevoir d'avances
sur leurs salaires, sauf en cas de nécessité reconnue ; ils étaient punis
s'ils amenaient des filles dans leur logis. Ils étaient soumis à un gou-
verneur; mais leurs privilèges étaient sous la garde du sénéchal de
Lyon, qui recevait leurs appels. La discipline qui leur était imposée
en échange d'avantages considérables était donc toute paternelle.
1. Surtout les fins ouvriers et les contremaîtres, qui d'ailleurs étaient des Allemands.
* i44 >
CHAP. PREMIER
La misère et le travail.
Certes il y aurait quelque imprudence à tirer de cet exemple des
conclusions générales sur la condition des mineurs au xV^ siècle. Il
est cependant bien intéressant de constater à cette époque le déve-
loppement d'une grande industrie, qui assure, au moins dans une
certaine région de la France, le bien-être de ses ouvriers; les
mineurs du Lyonnais jouissaient évidemment d'un confortable que
le système corporatif, avec ses petits patrons jaloux et besogneux,
ne pouvait pas procurer aux artisans.
F. — LE COMMERCE. JACQUES CŒUR^
AU moyen âge, les fabricants étaient en même temps commerçants.
Les maîtres achetaient eux-mêmes les matières premières, ou
bien, s'ils faisaient partie d'une corporation, se partageaient les
matières premières achetées par les jurés. Ils vendaient directement
au public les produits de leur industrie. La draperie seule était assez
florissante pour échapper, en certaines villes, à cette règle : il y avait
des corporations de marchands drapiers qui ne fabriquaient rien, et
commanditaient les corporations de tisserands, de foulons et de tein-
turiers. C'était une exception : en général, 1' « ouvroir » et la bou-
tique se confondaient. L'idéal économique était de tout produire et
de tout consommer sur place. L'industrie des transports restait extrê-
mement rudimentaire.
Pourtant le trafic entre provinces et avec l'étranger était néces-
saire, et existait. Il y avait aux halles de chaque ville une exposition
de produits du dehors, et les jurés des corporations devaient se con-
tenter de faire saisir ceux qui étaient de mauvaise qualité. Les
« Forains », sous certaines conditions, venaient aussi avec leurs
marchandises faire concurrence aux métiers locaux. Il fallait des
négociants pour apporter les lointaines matières premières, et pour
exporter l'excédant des grains, des vins et des draps de France. Les
innombrables péages seigneuriaux, les douanes royales, savamment
organisées dès le règne de Philippe le Bel, n'arrêtèrent pas le déve-
loppement inévitable du grand commerce. Il se faisait surtout par la
voie maritime et fluviale.
LE COMMERCE
LOCAL.
LE GRAND
COMMERCE.
1. Ouvrages a consulter. Outre les ouvrages indiqués plus haut au § 3, et t. III, i'* partie,
p. 395 : Pierre Clément, Jacques Cœur, i853. L. Guiraud, Recherches et conclusions nouvelles
sur le prétendu rôle de Jacques Cœur, 1900. A. Germain, Hisl. du commerce de Monlpellier, t. II,
1861. De la Roncière, Hisl. de la marine française, t. II, 1900. Manlellier, Hisl. de la commu-
nauté des marchands fréquentant la rivière de Loire, 1864-1869. Borel, Les foires de Genève
au XV' siècle, 1892. Huvelin, Le droit des marchés et des foires, 1897.
< 145 )
IV. 2.
10
La Société et la Monarchie.
LIVRE II
LES SOCIÉTÉS
MARCHANDES.
LE MÉCANISME
COMMERCIAL.
LES FOIRES.
II n'y avait pas de sociétés marchandes comparables à celles de
l'Allemagne et de l'Italie. Les compagnies de négociants français
étaient de moindre envergure. C'étaient des corporations pourvues de
privilèges limités et tout aussi exclusives que les corporations indus-
trielles. Leur égoïsme devenait facilement féroce. On lit dans les
statuts des armateurs de Bayonne : « Quiconque refusera de faire
partie de cette association ne devra pas être secouru par les autres,
lorsque son navire sera en détresse ; quiconque prêtera aide à lui
ou à son navire sera puni d'une amende de dix livres de Morlaas,
payable à l'association ». Ce texte est du commencement du xm^ siècle.
Plus tard, les marchands comprirent leur propre intérêt d'une façon
moins étroite. Au xiv'' siècle, un groupe de sociétés marchandes eut
l'idée d'une fédération : les corporations de négociants et de voitu-
riers des villes de la Loire formèrent la « Communauté des marchands
fréquentant la rivière de Loire et autres fleuves descendant en icelle »,
association ouverte, sans privilège, qui se proposait avant tout d'or-
ganiser des assurances mutuelles, d'empêcher l'établissement de
nouveaux péages et d'améliorer la navigation du fleuve. C'est aussi
au xiv^ siècle que remonte probablement l'institution des grandes
compagnies de « merciers ». Les merciers étaient des marchands en
gros, qui allaient de foire en foire, pour y vendre toutes sortes de
denrées, depuis les épices d'Orient jusqu'aux soieries de Lyon. Les
merciers de chaque ville formaient une corporation et élisaient leurs
jurés \ mais ces corporations se réunissaient pour constituer des com-
pagnies régionales, munies elles-mêmes de privilèges. Chacune de ces
vastes associations avait son « roi » : il y avait ainsi un « roi des mer-
ciers » pour le Languedoc, un autre pour le Maine, l'Anjou et la Tou~
raine. Il jugeait les procès commerciaux et avait une réelle autorité
administrative sur le grand commerce de sa province.
Le mécanisme commercial, au moment où commença la guerre
de Cent Ans, était suffisant pour les entreprises importantes. Les
livres de commerce étaient d'usage courant. La lettre de change
fonctionnait dès le temps de Philippe Auguste. Beaumanoir nous
parle de la société en commandite, de la société temporaire, de la
société à vie , et, en effet, il y avait au xiiF siècle nombre de sociétés
commerciales. A la même époque, nous avons des exemples de
lettres de voiture, indiquant les conditions d'un contrat de transport.
Vers 1339, la vente à terme était connue, interdite, et usitée cepen-
dant, comme le prouvent des poursuites intentées cette année-là par
le procureur du roi contre les tanneurs de Troyes,
L'institution de foires internationales, telles que celles de Cham-
pagne au xm« siècle, fut une source de progrès pour la condition
< 146 )
ET LE COMMERCE.
CHAP. PREMIER La misèrc et le trai^ail.
des marchands et la science des transactions. Les seigneurs et les
rois, dans un intérêt fiscal, assurèrent la sécurité des marchands
qui s'y rendaient, supprimèrent en leur faveur le droit de repré-
sailles et le droit d'aubaine, suspendirent pendant la durée de
leur séjour Teffet des actions qui les menaçaient. C'est dans les foires
que naquirent les premières juridictions commerciales connues en
France. La loyauté des contrats était garantie de la façon la plus
rigoureuse. Enfin, pour mettre de la rapidité dans les opérations, on
adopta peu à peu des usages ingénieux et savants. C'est ainsi qu'aux
foires de Champagne, les marchands, pour ne pas perdre leur temps en
paiements, réglaient mutuellement leurs comptes le dernier jour, par un
jeu d'écritures : le principe des Chambres de compensation était trouvé.
La guerre de Cent Ans ruina les marchands français et chassa les la guerre
marchands étrangers. Les routes étaient infestées de brigands, cou- ^^ ^^^^ ^^^
pées de fondrières. Beaucoup d'entre elles disparurent sous l'en-
vahissement des broussailles. On laissa les rivières s'envaser. Les
péages furent arbitrairement multipliés par les seigneurs et même
par les officiers royaux. Les halles des villes tombèrent en ruines.
Au temps de la domination anglaise, la foire du Lendit cessa de se
tenir. Il en fut de même des foires de Champagne, depuis bien long-
temps d'ailleurs en décadence : le commerce entre la Flandre et
l'Italie se faisait maintenant par les Alpes et le Rhin. Les foires de
Genève héritèrent la clientèle que perdaient Beaucaire et les autres
marchés de la France méridionale.
Au début du règne de Charles VII, les Français du royaume de
Bourges n'avaient plus de relations commerciales avec le dehors que
par la Rochelle et les ports du Languedoc. Or les marchands de la
Hanse allemande avaient cessé de fréquenter la Rochelle, et le trafic
océanique était accaparé par les Bretons et les Castillans. Sur la
Méditerranée, tous les anciens grands ports français étaient en déca-
dence : Montpellier, victime d'affreuses épidémies, était dépeuplée;
Aigues-Mortes s'ensablait; Narbonne n'avait plus de communica-
tion facile avec la mer, depuis la rupture du barrage de l'Aude au
xiv^ siècle. Les négociants du Languedoc n'entretenaient plus de rap-
ports réguliers avec l'Orient. S'ils se risquaient à envoyer un vaisseau
dans le Levant, il y avait toute chance pour qu'ils ne le revissent plus :
les pirates musulmans, catalans, génois, pullulaient. Les Marseillais
eux-mêmes remontaient le Rhône dans leurs barques et descendaient
sur les rives pour faire des prisonniers. Enfin des concurrences inat-
tendues naissaient pour la France condamnée à l'inertie : les sujets
du duc de Savoie se mirent à commercer directement avec Barcelone
< 147 >
La Société et la Monarchie. livre ii
et Chypre; ce prince permit aux marchands bourguignons et flamands
d'avoir des vaisseaux à Villefranche, près de Nice, pour trafiquer
avec le Levant.
JACQUES CŒUR. Il suffisait cependant d'un homme d'intelligence et de volonté
pour reconquérir à la France les débouchés dont on l'évinçait. Jacques
Cœur le démontra. Avant que la guerre de Cent Ans fût terminée, il
édifia, à son profit et au profit de la France, une prodigieuse fortune
commerciale. C'était, dit Thomas Basin, « un homme sans littéra-
ture, mais très intelligent, d'un esprit ouvert et industrieux pour les
affaires ». Ajoutez qu'il savait admirablement choisir ses auxiliaires,
qu'il était complètement dénué de scrupules et d'une ambition illi-
mitée. Il avait pour devise : A vaillants cœurs rien impossible. Son
père, pelletier à Bourges, lui laissa quelque bien. Dès les premières
années du règne de Charles VII, Jacques Cœur s'associa avec le
maître des monnaies de Bourges, Ravant le Danois, et chercha avec
lui des profits frauduleux dans la fabrication d'espèces de mauvais
aloi. 11 fut poursuivi, gracié avec ses complices en 1429, et chercha
une autre voie. Au mois de mai 1432, à une époque où la France était
plongée dans la plus lamentable détresse, il s'en alla dans le Levant
acheter des épices. Au retour, la nef qui le portait fit naufrage en vue
de Calvi. Il put aborder en Corse dans une barque, avec ses compa-
gnons, mais les insulaires les dépouillèrent « jusqu'à la chemise ».
Cœur revint en France dénué de tout. Il ne se découragea point. Ren-
seigné de ses propres yeux sur les conditions du trafic méditerranéen,
il parvint en quelques années à prendre la première place dans le Levant.
PROCÉDÉS DE Jacques Cœur prépara son succès avec une habileté consommée.
JACQUES CŒUR. \\ gagua la faveur du roi et obtint divers offices qui le mirent hors de
pair parmi les marchands français. « Commis sur le fait de l'argen-
terie » en 1438, puis argentier en titre, il tenait à la cour, en cette
qualité, magasin d'étoffes, de meubles, de denrées de toutes sortes,
pour satisfaire aux besoins et aux caprices quotidiens du roi et de son
entourage. Il parvint même à intéresser le roi à ses opérations com-
merciales : il put dire un jour qu' « entre le roy et luy, il y avoit un
papier de compte secret ». Conseiller du roi, commissaire aux États
de Languedoc, visiteur général des gabelles de Languedoc, cet habile
homme put imposer ses volontés à la bourgeoisie du Midi, embri-
gader parmi ses facteurs les marchands qui lui paraissaient capables
de le servir, écraser les autres sous le poids de ses privilèges et de son
crédit officiel. Il eut sous ses ordres un personnel d'élite, entièrement
dévoué à ses intérêts, et dont il fit la fortune : tels Jean de Villages,
son chef d'escadre, qui épousa sa nièce; Guillaume de Varye, son
premier comptable, qui entra plus tard au service de Louis XI comme
( 148 )
LE COMMERCE
UN VAISSEAl' ni-: JACOIKS CŒUH.
Vitrail conservé au Musée de Bourges. Vue de la poupe (les armes de Jacques Coeur figurent sur
le bordage). Un seul mât avec dunette et une grande voile carrée. — D'après F. de Lastegrie,
Histoire de la peinture sur ^erre.
IV. 2. — Pl, 9. Page 148.
CHAP. PREMIER La misèi'e et le travail.
« général des finances ». Les députés aux États de Languedoc et les
magistrats municipaux faisaient ce que voulait le puissant Jacques
Cœur. On lui votait des subventions, on exemptait d'impôts ses
marchandises; pour son plus grand avantage, on édictait de nou-
veaux tarifs, on réparait les ports et les canaux.
La principale maison de commerce de Jacques Cœur fut établie comptoirs
d'abord à Montpellier, puis à Marseille. La grande source de ses et entreprises
richesses fut le commerce maritime. Sa flotte exportait en Orient les dejacquescœur.
denrées occidentales, rapportait d'Alexandrie et de Beyrouth les
étoffes du Levant, les tapis de la Perse, les parfums de l'Arabie, les
fourrures du Nord, les épices et les porcelaines de l'Extrême-Orient.
En même temps, elle transportait les passagers chrétiens et musul-
mans. Elle faisait aussi la traite des esclaves. Au retour, elle remon-
tait le Rhône ou bien, triomphant de la concurrence catalane et ita-
henne, allait approvisionner le marché de Barcelone. Jacques Cœur
fut un type achevé de brasseur d'affaires, apte à toutes les spécula-
tions, prompt à saisir tous les moyens de faire fructifier ses capitaux.
Dès que la trêve de 1444 fut signée, il se mit à trafiquer avec les mar-
chands d'Angleterre. Il avait une manufacture de soieries à Florence
et une foule d'entreprises en France. Il exploitait les mines du
Lyonnais; il avait la fourniture du sel à Tours, à Loches, à Montri-
chard, à Busançais, à Bourges. Il avait une teinturerie à Montpellier,
une papeterie à Rochetaillée. Ce qu'il ne produisait pas lui-même, il
allait le demander directement aux producteurs : pour se passer des
intermédiaires, il avait d'innombrables comptoirs en France et sur les
rives de la Méditerranée.
La fortune de Jacques Cœur fut proverbiale au xv^ siècle. « La célébrité
gloire de son maistre fit-il esbruire (retentir) en toutes nations et dejacques cœur.
terres, et les fleurons de sa couronne fit-il resplendir par les long-
taines mers », s'écriait Georges Chastellain. Jacques Cœur, en effet,
avait rendu à la France, dans le Levant, un prestige que désormais,
pendant de longs siècles, elle ne perdit plus. Il avait réveillé autour véritable rôle
de lui une prodigieuse activité économique. Il ne faut pas toutefois dejacquescœur.
grandir démesurément son rôle dans l'histoire du commerce, et on
a eu tort de présenter ses entreprises comme des innovations. Enfin,
quelques résultats qu'ait produits son initiative personnelle, il est
évident qu'avec la fin de la guerre de Cent Ans coïncida tout natu-
rellement une renaissance commerciale. Jacques Cœur n'avait pas
attendu le retour de la prospérité publique pour fonder sa fortune,
et c'est en quoi il montra son génie, mais cette renaissance commer-
ciale se serait produite sans lui*.
1. Sur la disgrâce de Jacques Cœur, voir plus loin, chap. v, § i.
< 149 )
La Société et la Monarchie.
RENAISSANCE
DES POIRES.
RENAISSANCE
DU COMMERCE
FLUVIAL
ET MARITIME.
TRAITES
DE COMMERCE.
La disparition des Écorcheurs et des Anglais permit à Charles VII
de rétablir les anciennes foires et d'en créer de nouvelles. C'était un
droit qui, depuis le xiv* siècle, était reconnu au roi de France dans
toute l'étendue de son royaume, sauf dans les principautés indépen-
dantes, comme la Bretagne. Lyon surtout attira l'attention des gens
du roi. On pensait avec raison que le chemin de la Champagne était
oublié et que Lyon était seule capable, par sa situation, de rivaliser
avec Genève. Aux deux foires franches qu'il avait instituées à Lyon
en 1420, Charles VII en ajouta une troisième en 1444. En 1445, il
défendit aux marchands français de transporter aucune marchan-
dise à Genève. Mais cette prohibition ne fut pas observée, et les
foires de Lyon restèrent peu fréquentées jusqu'au règne de Louis XL
D'ailleurs, au xv« siècle, les foires commençaient à perdre la place
qu'elles avaient eue dans le grand commerce du moyen âge.
Cette évolution était le résultat du progrès des communications.
Dès le temps de Charles VII, les gens du roi travaillèrent efficacement
à rendre les transports plus sûrs, plus aisés et moins coûteux. Les
péages de création récente, qui augmentaient démesurément les frais
de la navigation fluviale, furent abolis, et des travaux d'approfon-
dissement furent entrepris dans l'Eure, la Loire, le Loir, la Maine,
la Sarthe, le Clain. La navigation de la Seine, objet de perpétuelles
contestations entre la hanse parisienne et la gilde de Rouen, fut
rendue libre pour les marchands parisiens et rouennais. Enfin le
commerce maritime fut activement protégé. Le port d'Aigues-Mortes
était en pleine décadence; Charles VII, qui le jugeait « le plus bel,
prouffitable et plus seur » du Languedoc, imposa en 1445 un droit de
10 p. 100 sur toutes les épices et drogues qui entreraient en France
par un autre port que celui-là K En 1449, une somme de mille livres
fut consacrée à le réparer; la même année, Aigues-Mortes reçut avec
la Rochelle le monopole exclusif du commerce de l'épicerie et de la
droguerie. La Rochelle était le meilleur port que la royauté possédât
sur l'Océan; les négociants hanséates avaient repris l'habitude d'y
fréquenter.
Les négociations entamées avec l'étranger en faveur des mar-
chands français occupent une place importante dans l'histoire diplo-
matique du règne de Charles VII, qu'il s'agît soit d'obtenir des indem-
nités pour les dommages causés par les pirates, soit de conclure
des traités de commerce. Les conventions politiques contractées ou
renouvelées avec les princes allemands, les Suisses, le Danemark, la
Castille, furent accompagnées de clauses commerciales. Un accord
1. Ordonnance publiée par l'abbé Douais, Annales du Midi, 1896, p. 427.
( i5o )
CHAP. PREMIER La misère et le travail.
fut signé en 1454 pour la reprise des relations avec rAragon. Peu
de temps avant la disgrâce de Jacques Cœur, Jean de Villages porta
au Soudan d'Egypte des lettres du roi et obtint gracieux accueil. Des
marchands de Montpellier furent envoyés en mission auprès des
souverains de Caramanie, de Tunis, de Bougie, d'Oran et de Fez.
La réforme monétaire ne fut pas une des moindres causes de la ^-4 question
reconnaissance que les marchands gardèrent à la mémoire de Char- monétaire.
les VII. On oublia le début du règne pour célébrer la sage adminis-
tration financière des dernières années.
De 1422 à 1438, les monnaies de Charles VII avaient subi qua-
rante et une mutations. Une série d'ordonnances, rédigées après la
paix d'Arras, établirent la frappe et l'usage d'une bonne monnaie.
Le roi voulut aussi empêcher la circulation de la monnaie anglaise
et le transport de l'or et de l'argent hors du royaume, mais il n'y
parvint pas. La difficulté de faire respecter ces édits s'explique par
la rareté du numéraire dans la chrétienté. Au xiif et au xiv'' siècle,
le pouvoir d'achat de la monnaie, devenue plus abondante, avait,
nous l'avons dit, décru progressivement. Au xv^ siècle se produisit
un mouvement contraire. L'épuisement des mines d'Europe, les très
nombreux enfouissements de trésors pendant la guerre de Cent
Ans, l'immobilisation d'une quantité croissante de métaux précieux
employés à la fabrication d'objets de luxe, rendirent l'or et l'argent plus
rares. Or l'activité commerciale augmentait. L'usage de la lettre de
change ne remédiait qu'en partie au manque de numéraire. On revenait
aux trocs en nature. Le souci d'empêcher la fuite de l'or et de l'argent
pesa d'un gros poids sur la politique de Charles VII : il explique en
partie la sévérité dont on usa envers Jacques Cœur, coupable d'avoir
transporté des métaux précieux à l'étranger, et il est exprimé en
toutes lettres dans l'exposé des motifs de la Pragmatique Sanction.
L'action de la royauté, peu énergique encore dans les questions
industrielles, nulle dans les questions agricoles, se manifesta donc
efficacement en faveur du commerce. Si le relèvement économique
de la France fut l'œuvre de l'énergie nationale, la monarchie ne fut
pas sans y contribuer : elle y voyait la condition essentielle de sa
propre force; sa richesse, sa grandeur, dépendaient de la prospérité
matérielle du pays. En étudiant la transformation des hautes classes
de la société, nous allons apercevoir mieux encore la toute-puis-
sance des faits économiques. Ils ont formé de tout temps la trame
de l'histoire.
CHAPITRE II
LA BOURGEOISIE ET LA NOBLESSE
I. FORMATION d'uNE CLASSE MOYENNE. MOEURS DE LA BOURGEOISIE ET DE
LA PETITE NOBLESSE. — II. LARISTOCRATIE. VIE DE CHATEAU ET VIE DE COUR.
/. — FORMATION D'UNE CLASSE MOYENNE. MŒURS
DE LA BOURGEOISIE ET DE LA PETITE NOBLESSE^
FORMATION \ U Commencement du xi"" siècle, Tévêque Adalbéron écrivait que
D'UNE CLASSE £\_ la société comprend deux espèces de gens : les nobles et les
MOYENNE. clercs, et, d'autre part, les misérables serfs qui travaillent pour les
nourrir. Cette classification n'était plus exacte au xm'= siècle ni même
au xn^; la guerre de Cent Ans la fit définitivement oublier. Au
xv^ siècle acheva de se constituer, entre la haute Noblesse et le
peuple, une classe moyenne, où les parvenus et les anoblis se
1. Sources. Registres et livres de raisons du .xv" siècle: Registre de la famille de Ver-
dusan, Revue de Gascogne, 1888; Livre de raisons d'Etienne Benoisl, Bull, de la Soc. archéo-
log. du Limousin, t. XXIX; livre des Massiot, Livres de raison limousins el marchais^ publiés
par Louis Guibert, 1888; de Gérald Tarneau, Charles el mémoriaux pour servir à l'histoire
de la Marche el du Limousin, publiés par Leroux el Bosvieux, 1886; de Jean Chaudet, Mém.
de l'Acad. de Besançon, 1886; des Dupré, Annales de l'Acad. de Màcon, 3' série, t. II; de
Guillaume de Bagnols et des Perrotte de Cairon, Bull, historique et philologique, 1886
et 1898. Anciens livres de raisons de familles bretonnes, publiés par Parfouru, 1898. — Les
anciennes archives de notaires commencent à être explorées : Lucien Merlet, Les testaments
au XIV et au XV siècle, Bull, du Comité des trav. historiques, Section des sciences
économiques, 1889. — Les registres d'officialités, très curieux pour l'histoire des mœurs,
sont encore peu exploités; consulter: l'Inventaire de la série G des archives de l'Aube;
G. Dupont, Le Registre de V officiaUlé de Cerisy, Mém. de la Soc. des Antiq. de Normandie,
t. XXX; Lucien Merlet, Registres des officialilcs de Chartres, Bibl. de l'Ecole des Chartes,
f,' série, t. IL — Parmi les chroniqueurs : Mémolk-es de J. du Clercq, édition de Reiffenberg,
i835. — Les principaux textes littéraires, dans les meilleures éditions, sont énumérés
aux bibliographies de VHistoire de la Littérature française, de Petit de JuUeville, t. I et IL
Ouvrages a consulter. Outre les ouvrages indiqués ci-dessus, chapitre i, § 2 et 3 : Louis
Guibert, La famille limousine d'autrefois, i8S3. André Joubert, La vie privée au XV' siècle en
Anjou, 1884. A. Samouillan, Olivier Maillart, sa prédication et son temps, 1891. J. d'Arbau-
mont, articles de la Revue nobiliaire, ]865 et 1866. Beaunc et d'Arbaumont. La noblesse aux
Etals de Bourgogne, 1864. R. de Belleval, Nos pères, 1879. A. Franklin, La vie privée d'autre-
fois, en cours de publication depuis 1887. P. Viollel, Histoire du droit civil français, 1893.
< iSa >
ha Bourgeoisie et la Noblesse.
mêlèrent aux gentilshommes campagnards. Formée ainsi d'éléments
hétérogènes, cette partie de la société française avait cependant, au
temps de Charles VII et de Louis XI, des mœurs et des idées com-
munes : elle formait vraiment une classe.
C'étaient les faits économiques qui avaient modifié la hiérarchie
sociale. On se rendait bien compte, au xw" siècle, de la toute-puis-
sance de l'argent et on s'en plaignait déjà :
Il n'est chose qu'argent ne face!
LA TOUTE-PUIS-
SANCE DE L'AR-
GENT ET
L'OPINION.
LA BOURGEOISIE
S'ENRICHIT:
s'écrie un personnage du Mystère de la Passion, qui fut représenté
pour la première fois vers 1451. L'opinion se montrait aussi hai-
neuse que de nos jours contre les riches; les Juifs restaient toujours
sous le coup d'une expulsion, et la disgrâce de Jacques Cœur montre
qu'ils n'excitaient pas seuls la jalousie publique. L'organisation du
travail était machinée pour assurer le nivellement et la médiocrité
des conditions. L'Église défendait le prêt à intérêt. Tout était com-
biné pour empêcher l'accumulation des capitaux en quelques mains.
Aussi les gens très riches étaient-ils moins nombreux qu'à notre
époque. Il en existait cependant, et, à côté d'eux, il y avait beaucoup
de bourgeois possédant une large aisance. Quelques-unes de ces
opulentes familles du xv^ siècle émergent dans l'histoire : tels les
Cœur, les Bureau, les Rohn, qui furent de grands personnages à la
cour de France et à la cour de Bourgogne, les Alorgc de Rouen,
les Clabault d'Amiens, les Claveurier de Poitiers et tant d'autres.
C'est qu'en effet il y avait des métiers lucratifs, notamment la par les métiers
draperie, la boucherie, l'orfèvrerie ; les maîtres de ces corporations
étaient des bourgeois cossus. Dans le commerce proprement dit, les
merciers, les marchands de sel, les armateurs arrivaient fréquem-
ment à la fortune. Plusieurs familles du Lyonnais et du Dauphiné
s'enrichirent par l'exploitation des mines. Quant au commerce de
l'argent, que l'Église ne pouvait sérieusement empêcher, il était
encore, dans beaucoup de villes, aux mains des Juifs et des Italiens;
mais les opérations de banque et de crédit étaient pratiquées aussi
par les bourgeois français, qui ne laissaient point dormir leurs capi-
taux. Au xv^ siècle, le numéraire étant très rare, très recherché, le
taux de l'intérêt atteignait couramment 20 p. 100. Les rentes
constituées sur les terres étaient fréquentes, beaucoup de proprié-
taires fonciers ayant besoin d'emprunter. Les bourgeois enrichis ache-
taient des cens, des redevances, des droits de justice, c'est-à-dire
que, sur telle terre, les cens, les redevances, les amendes payés par
les paysans, revenaient, non plus au seigneur, mais au bourgeois qui
avait acheté ces revenus. On commanditait les marchands et les chan-
LUCRATIFS;
LE commerce
ET LA BANQUE;
LE PLACEMENT
DES CAPITAUX:
( l53
L'ACHAT
DE TERRES;
LES OFFICES.
La Société et la Monarchie. livre ii
geurs. L'Église elle-même, avec des réticences et des scrupules, vio-
lait ses principes. En 1422, le pape Martin V consulta des docteurs
pour savoir si les ordres religieux qui achetaient des rentes et les
laissaient plus tard racheter pour le même prix ne commettaient pas
le crime d'usure. « Certaines maisons religieuses, expliquait-il, ont
acheté des pensions annuelles perpétuelles, commodes pour entre-
tenir leurs frères de certaines villes; elles paient ces pensions plus ou
moins cher, ici 24 florins, là 23 ou même 20, au juste prix, selon le
cours des endroits, et elles donnent aux vendeurs la liberté de
racheter ces pensions pour le même prix. » Pierre d'Ailly et Gerson,
interrogés, répondirent que ces contrats étaient licites, pourvu que
les ordres religieux n'eussent pas en vue le rachat des rentes par les
vendeurs *.
La Bourgeoisie acquit à la fin du moyen âge une réelle puissance
foncière. C'était un autre moyen de placer ses capitaux. Durant les
accalmies de la guerre de Cent Ans, les habitants des villes achetèrent
des fiefs ou des parts de fiefs; une fois les Anglais expulsés, ils se
firent construire de belles maisons de campagne et prirent goût, peu
à peu, à l'agriculture. Les riches avaient d'immenses propriétés
rurales. Jacques Cœur était un grand seigneur terrien. L'ancien
avocat Nicolas Rolin, qui devint chancelier du duc Phihppe le Bon,
possédait quarante domaines'.
La carrière de Nicolas Rolin et celle de Jacques Cœur mon-
trent le profit qu'on pouvait tirer des offices. L'acquisition des
charges de finance et de justice fut, dès le xv* siècle, un des plus vifs
désirs de la bourgeoisie. Thomas Basin nous dit que la rage des
offices avait saisi une foule de Français à la fin du règne de
Charles VII. Maintes gens en demandaient, qui auraient pu se con-
tenter de leur honnête négoce. Louis XI, à son avènement, se vit
assiégé de quémandeurs qui voulaient garder leurs emplois ou en
obtenir de nouveaux. « Ceux qui en tenaient auparavant avaient pris
l'habitude de les considérer comme une propriété assurée pour toute
leur vie, comme si c'était des rentes annuelles faisant partie de leur
patrimoine. » Les offices, à entendre Thomas Basin, étaient la source
de scandaleux profits : « Sous le roi défunt (Charles VII), presque
tous les possesseurs d'offices s'étaient enrichis dans tout le royaume,
liberté entière leur étant malheureusement laissée de piller les
1 . Féret, La FacuUé de Ihéologie de Paris, t. IV, p. 107.
2. Rameau, Une famille du Gàlinais, Bull, de la Soc. d'économie sociale, 1875, p. 714.
Bigame, Le Chancelier Rolin, 1860. D'Arbaumont, Nicolas Rolin, Rev. nobiliaire, i865. A Alais,
on réservait le titre de Bourgeois aux habitants de la ville qui vivaient de leurs revenus
fonciers ; c'étaient, pour la plupart, des marchands retirés des affaires (Bardon, Histoire
d'Alais de 1341 à 1461, p. 299).
i54 >
La Bouj's^oisie et la Noblesse.
pauvres sujets et de commettre des concussions. » Commynes, plus
froid, n'est guère moins sévère. Il nous montre les Parisiens, au
moment où la guerre du Bien Public va éclater, se demandant s'il
ne serait pas bon d'embrasser le parti bourguignon, pour « parvenir
à quelques offices ou estatz, qui sont plus désirez en ceste cité là
que en nulle aultre du monde : car ceulx qui les ont les font valoir
ce qu'ilz peuvent, et non pas ce qu'ilz doivent; et y a offices sans
gaiges, qui se vendent huyt cens escuz; d'aultres, où il y a gaiges
bien petitz, qui se vendent plus que leurs gaiges ne sauroient valoir
en quinze ans. » La vénalité des offices, avec tous ses abus, com-
mence ; le roi la repousse dans ses ordonnances, n'en veut point pour
son Parlement; mais en pratique, pour nombre de charges secon-
daires, il ferme les yeux sur ce trafic, ou bien il en profite. Dès la fin
du xV siècle, le pli sera pris.
De la ploutocratie des marchands sortait ainsi une aristocratie de
robe. La famille provençale des Guiran la Brillane offre un exemple
typique de cette transformation. Au commencement du xv^ siècle,
Guilhem Guiran était épicier à Aix; il eut neuf enfants : l'aîné devint
président au Parlement d'Aix; le second se fit éleveur de troupeaux;
le troisième remplaça son père dans le commerce des épices; le qua-
trième, enrichi dans la draperie et la banque, épousa une demoiselle
noble et fut grand maître d'hôtel de René d'Anjou, et le cinquième
devint commandeur de Saint-Jean de Jérusalem à Montélimar. Les
descendants de l'épicier d'Aix prirent le nom du domaine de la Bril-
lane et, aidés par des généalogistes inventifs, se découvrirent de très
nobles ancêtres '.
Au milieu du xv^ siècle, les offices ne conféraient pas encore la
noblesse, mais leurs titulaires obtenaient fréquemment des lettres
d'anoblissement, soit du roi, soit des grands vassaux indépendants,
comme les ducs de Bretagne et de Bourgogne. D'ailleurs beaucoup
de roturiers, pendant la guerre de Cent Ans, s'étaient arrogé la
noblesse pour la simple raison qu'ils avaient acheté des terres nobles.
Si l'on examine les registres des tabellions de Normandie, province
où ces mutations de fiefs étaient très fréquentes, on constate qu'un
certain temps après avoir acquis une seigneurie, tel ancien marchand
de Rouen a pris la qualification nobiliaire, sans avoir acheté de lettres
d'anoblissement. En 1470, Louis XI déclarera nobles tous les posses-
seurs de fiefs. Ce ne sera pas une mesure révolutionnaire : le roi ne
fera que consacrer, moyennant finance, des usurpations qui jus-
qu'alors n'avaient rien rapporté au fisc.
LES GUIRAN
LA BRILLANE.
LES ANOBLIS-
SEMENTS.
1. De Ribbe, Les Guiran la Brillane, Annales des Basses- Alpes, nouv. série, t. VI.
< i55 )
La Société et la Monarchie.
NOBLESSE.
APPAUVRISSEMENT En même temps que la Bourgeoisie s'enrichissait, la vieille
DE LA VIEILLE Noblesse se ruinait. A l'époque des premières croisades, beaucoup de
seigneurs étaient déjà écrasés de dettes. Au xv« siècle, la majorité
des nobles est aux abois. C'est la fin de la guerre de Cent Ans qui
marque peut-être le temps de leur plus grande détresse. Non seule-
ment des pays naturellement pauvres comme la Bretagne, ou dévastés
de fond en comble par la guerre comme la Normandie, mais toutes
les provinces nous offrent des exemples à peine croyables de leur
dénûment. En Gascogne, les « châteaux de la Misère » sont nombreux.
Bertrand, dernier seigneur de Preignan, sollicite des consuls d'Auch
le titre de bourgeois, parce qu'il pourra ainsi faire prendre des fagots,
pour se chauffer, dans le bois municipal, et avoir de la farine à bon
compte. Ses créanciers, ne pouvant rien obtenir de lui, l'ont fait
excommunier'. Nous avons conservé un registre de comptes de la
famille de Verdusan, petite dynastie féodale qui a joué un rôle assez
glorieux dans l'histoire de Gascogne. Ce livre a été commencé en 1359
et clos en 1478 ; il énumère les droits honorifiques des Verdusan sur
la paroisse d'Ayguetinte, les redevances qu'ils touchent, et l'on y voit
ensuite comment les dots des filles ont été payées. Les redevances en
argent, que paient les trente-neuf tenanciers, s'élèvent en tout et pour
tout à cinquante-six sous de Morlaas et trois sous tournois^. Margue-
rite de Verdusan épouse, à la fin du règne de Charles VII, Arnaud
Bernard d'Arcisas ; son père s'acquitte de sa dot par d'infimes petits
acomptes ; à partir de 1470 il ne peut plus donner que cinq ou six écus
à la fois, ou bien l'équivalent en blé, en vin. En Provence, il est ques-
tion dans des actes du xiv*^ siècle de nobles mendiants, nobiles mendi-
cantes. Une statistique des revenus des fiefs bourguignons, dont les
éléments furent fournis par les seigneurs eux-mêmes en 1474, sur
l'ordre de Charles le Téméraire, nous apprend que beaucoup de
nobles n'avaient que quarante livres, ou vingt, voire cinq livres
de rente. Marie Dayne, parente du duc, « descendue et extraite du
sang de Flandre », avait épousé Guillaume de la Marche, parent du
fameux chroniqueur Olivier de la Marche; après la mort de son mari,
qui était criblé de dettes, elle dut, pour vivre, se faire cabaretière.
Les causes de cet appauvrissement des nobles sont faciles à
découvrir. C'étaient d'abord des faits auxquels leur volonté n'avait
aucune part : des faits économiques, la diminution des redevances
et le progrès inévitable des classes laborieuses; un fait politique,
la guerre, qui avait atteint par contre-coup les nobles en attel-
er i;^^^ ; FAITS
ÉCONOMIQUES ;
LA GUERRE:
1. Branet, Un gentilhomme bourgeois d'Auch, Rev. de Gascogne, 1894.
2. Le sou de Morlaas valait 3 sous et 3 deniers tournois. Vers i45o, un sou tournois valait
G fr 38 de notre monnaie, valeur intrinsèque; un sou de Morlaas valait donc 0 fr. 91.
i56
CHAP. II
La Bourgeoisie et la Noblesse.
gnant leurs tenanciers. Les châteaux d'ailleurs n'avaient pas été plus
épargnés que les chaumières. N'oublions pas enfin que les Anglais
avaient imposé à leurs prisonniers nobles des rançons énormes, qui les rançons.-
avaient ruiné totalement maintes familles. Un acte de 1465 nous
montre au vif une de ces infortunes causées par la guerre. Il y est
question d'un écuyer du Quercy, Raymond-Bernard de Gaulejac, sei-
gneur de Puich-Calvet et de Lunegarde, qui avait refusé de jurer
fidélité aux Anglais : « Lesdits Anglois lui prindrent son hostel et
chastel de Puchecalvel et l'abatirent et démolirent tellement qu'ilz n'y
lessèrent que une tour, en laquelle lui, son père et tout leur mesnage
se tenoient et faisoient leur demeure en grande povreté et néces-
sité. » Fait prisonnier par les Anglais cinq fois en une seule année,
Raymond Bernard ne put payer ses rançons qu'en aliénant la plus
grande partie des biens de la famille. Dans une supplique au roi
Louis XI, Raymond Bernard déclarait qu'il se trouvait à peu près
réduit à la mendicité '.
Beaucoup de familles nobles se sont éteintes à la fin du moyen vémœttement
âge, mais un plus grand nombre ont survécu, la plupart ont été très des héritages;
fécondes, et leur accroissement a été encore une cause de misère, La
loi d'hérédité qui régissait les grandes baronnies n'existait pas pour
les petits et moyens fiefs. En pays coutumier^, le droit d'aînesse
n'était pas absolu, et le principal héritier devait laisser une part à ses
frères et à ses sœurs. Dans le Perche, on ne connaissait même pas le
droit d'aînesse; le fief était partagé entre tous les frères, en lots
égaux. En pays de droit écrit, c'était la loi générale : à la mort du
père, on partageait tout, les terres, la maison seigneuriale, les droits
sur le moulin, le four, la cuve, la justice, le péage, toutes les rede-
vances féodales, à moins que les frères ne s'entendissent pour vivre
dans l'indivision. Tel fief du Languedoc ou de la Provence faisait
vivre plus de trente seigneurs. Comme le numéraire était rare,
surtout aux mains de la Noblesse, il arrivait souvent que les filles
fussent dotées en terres ; les patrimoines fonciers s'émiettaient ainsi à
l'infini.
Enfin l'aristocratie féodale travailla joyeusement à sa ruine par le luxe.
ses folles dépenses. Jamais elle n'avait su compter. Au xii^ siècle
comme au xv% les poètes célèbrent la prodigalité comme une vertu
essentielle de la Noblesse. Les princes de la maison de Valois, et prm-
cipalement les cadets des rois, en donnèrent et en imposèrent l'exem-
1. Bulletin historique et philologique, 1899, p. 3o5.
2. « Les statuts du midi avaient fïénéralement subi l'influence du droit romain à un degré
plus considérable que les coutumes du nord de la France. On a appelé pays de droit écrit
les pays où le droit romain a ainsi prévalu, et paya coulumiers ceux où on en a fait un
moindre usage » (Viollet, Hisl. du droit civil français, 1898, p. 149).
1^7
La Société et la Monarchie.
REMÈDES .
LES PENSIONS ,
BAPPROCHEMENT
DE LA BOUR-
GEOISIE ET DE
LA NOBLESSE.
MARIAGES
MIXTES.
pie. Pour tenir leur rang, les plus riches familles durent s'endetter,
engagèrent, comme le faisaient les rois eux-mêmes, leur vaisselle
précieuse, leurs bijoux, leurs terres, et se ruinèrent au profit de leurs
prêteurs roturiers.
Pendant la guerre de Cent Ans, le pillage était une ressource : les
nobles besogneux pouvaient se faire écorcheurs. Quand la paix fut
revenue, il leur fallut chercher autre chose. Souvent ils quémandè-
rent une pension du prince ; Charles VII et Philippe le Bon soute-
naient ainsi d'illustres familles : mais beaucoup de gentilshommes se
mirent au travail au lieu de mendier. Certains s'adonnèrent à l'agri-
culture, administrèrent avec rigueur leur seigneurie, entamèrent une
série de procès contre leurs tenanciers. Un bon nombre firent des
études dans les Universités et devinrent gens de loi. Il y eut des pro-
fessions industrielles qui se convertirent en métiers nobles : notam-
ment celles de maître de forges, de maître verrier. Sous le règne de
Louis XI, qui fera d'intelligents efforts pour aider à ce mouvement,
on verra un sire de Bueil s'occuper du commerce maritime des
céréales. En Provence, où l'on avait depuis longtemps devant les yeux
l'exemple de la laborieuse aristocratie marseillaise et italienne, beau-
coup de vieilles familles, au xv^ siècle, entrèrent dans des sociétés
marchandes. Des gentilshommes totalement ruinés n'hésitèrent pas à
se faire artisans ou fermiers, à mettre leurs enfants en apprentissage.
Les Valavoire, dont les titres de noblesse remontaient au xi"" siècle,
étaient marchands de chausses à Sisteron.
Dans une société aussi mouvante, où des éléments d'origine si
diverse venaient se rejoindre, où les questions d'argent prenaient une
telle importance, il était impossible que la Noblesse et la Bourgeoisie
formassent dans la vie quotidienne deux classes séparées. A Moissac,
les statuts de 1489 distinguaient, parmi les habitants, les Grands,
c'est-à-dire les nobles, les clercs et les riches bourgeois, et les Petits,
c'est-à-dire les roturiers de condition plus humble. La catégorie des
anoblis était un premier milieu où la fusion se faisait. Le juriscon-
sulte provençal Guilhem Rici, seigneur de Menerbe, avait un frère
roturier, éleveur de bestiaux. D'autre part, les mariages mixtes
étaient extrêmement fréquents, non seulement dans le Midi, où la
moyenne Noblesse ne se distinguait presque plus de la Bourgeoisie,
mais aussi dans le Centre, le Nord et l'Est. On voyait des demoiselles
épouser des marchands, des nobles épouser des paysannes. Un cer-
tain nombre de coutumes champenoises, rédigées à la fin du xv^ siècle,
ayant adopté le principe que le fils d'une mère noble était noble, cette
consécration d'un usage d'ailleurs très ancien souleva une vigoureuse
protestation, exagérée sans doute dans la forme, mais qui prouve
i58
CHAP. II La Bourgeoisie et la Noblesse.
combien les mariages mixtes étaient nombreux dans cette province :
« En admettant, disait-on, que les enfants issus d'un serf puissent
ainsi être déclarés nobles, le nombre des nobles se multiplierait en
peu de temps de telle façon que personne ne paierait plus la taille,
l'impôt, et ne prendrait part aux charges publiques : il ne faudrait
pas beaucoup d'années pour que tous les Français fussent nobles,
depuis l'écorcheur et le porcher jusqu'à l'homme de condition plus
vile encore ^ »
La petite Noblesse était unie à la Bourgeoisie par toutes sortes
d'intérêts communs. En un temps où la monarchie n'était pas
encore assez forte pour garantir partout les faibles, ceux-ci avaient
souvent besoin de s'entendre, quelle que fût leur généalogie.
Dans les consulats du Midi, il arrivait fréquemment que la petite
Noblesse fût représentée. A Castelnau-de-Montratier, il y avait quatre
consuls nobles et quatre consuls populaires, et, lorsque le seigneur
de la ville voulait augmenter une taxe ou violer les coutumes,
tous les habitants de la baronnie, nobles ou roturiers, s'unissaient
contre lui -.
Le rapprochement de la Noblesse et de la Bourgeoisie se mar-
quait encore dans la façon de vivre. C'était l'état de fortune qui déci-
dait des habitudes et des mœurs. Les bourgeois très riches, comme
Jacques Cœur et Nicolas Rolin, avaient le même train de maison que
les grands seigneurs. La moyenne Noblesse menait à peu près la
même existence que la moyenne Bourgeoisie.
Hors des cours princières, oii le moindre écuyer essayait d'éclip-
ser son voisin et où les vanités de l'étiquette régnaient déjà, la vie
quotidienne était très simple. Dans les châteaux des gentilshommes
campagnards et dans les maisons des bourgeois, les inventaires de ce
temps nous le prouvent, c'était le même mobilier, très peu abondant
et peu confortable; c'était le même régime, frugal, sauf les jours de
grandes fêtes. Les documents que nous avons conservés sur la vie
privée des uns et des autres nous révèlent des idées et des soucis
pareils, une même absence de haute culture intellectuelle, une même
conception naïve de l'existence.
Ces documents sont d'abord les livres de raisons ' et les archives
des notaires. Le plus instructif des livres de raisons de cette époque
est le mémorial commencé en l'année 1426 par Etienne Benoist, bour-
geois de Limoges. Il est écrit en patois limousin. Au début du cahier
1. Texte cité par A. de Barthélémy, Recherches sur la noblesse malernelle, Biblioth. de l'Ecole
des Chartes, 5' série, t. II, 1861, p. i3o. Comparez : Guilhiermoz, même recueil, 1889, p. 5og.
3. Limayrac, Histoire de Caslelnau de Montralier, i885. — Ou trouve des exemples ana-
logues dans l'histoire d'Agen et de ses luttes contre les puissants barons de Montpezat.
3. Liber ralionum, littéralement : livre de comptes.
INTÉRÊTS
POLITIQUES
COMMUNS.
MŒURS
DE LA CLASSE
MOYENNE.
SIMPLICITE
DE LA VIE.
LES LIVRES
DE RAISONS.
iSg
La Société et la Monarchie.
sont pieusement recopiées des règles de morale et de conduite don-
nées par un grand-oncle, qui vivait au xiv° siècle. L'oncle prescrit de
rester honnête et de se confesser souvent. Il donne des conseils pra-
tiques sur le contrat de mariage et recommande de bien choisir sa
femme : « Ne prends pas femme qui ait le cou mince, car les enfants
s'en ressentent; ni femme qui ne soit convenable de sa personne; ni
femme qui soit de plus haut lieu que toi, même et particulièrement
femme noble. » Suivent des principes commerciaux et des avis sur la
gestion de la fortune : il faut tenir à jour ses écritures ; éviter de faire
un serment à l'occasion d'une vente ; s'abstenir du commerce mari-
time ; fuir les procès et les bâtisses ; enfin éviter les charges munici-
pales, et avoir le moins d'affaires possible avec les grands et les gens
d'Église. Les autres livres de raisons, trop rares, qu'on a gardés de
ce temps, reflètent des pensées semblables, des principes d'existence
identiques. Ce sont en général des notes de famille; des mentions
d'événements locaux, comme une disette, la venue d'un prédica-
teur étranger; des comptes; des copies de reconnaissances, d'actes
commerciaux, de recettes médicales; le tout entremêlé parfois de
réflexions morales et de prières. Dans ces registres, de même que
dans les testaments et les contrats que les anciennes archives de
notaires nous offrent en grand nombre, le bourgeois du xv* siècle
apparaît comme un homme positif, très dévot, très préoccupé du
sort des siens et de sa vie future.
Les enfants sont presque toujours nombreux. Bien que les
familles du xV siècle fussent décimées par de terribles épidémies de
peste et de petite vérole, sans compter les misères de la guerre, on
remarque dans la plupart des testaments que les enfants survivants
sont au nombre de sept, huit, souvent même dix ou douze. Le notaire
Jean Ghaudet inscrit presque régulièrement chaque année sur son
registre la naissance d'un fils ou d'une fille. Johan Martin, seigneur
de Puyloubier, dictant ses dernières volontés, se plaint naïvement
« des grands et variés fardeaux qui lui incombent, par suite du
nombre de ses enfants. Que Dieu soit loué de tout ! » On ne songeait
pas à cette époque à limiter sa famille.
La puissance paternelle était grande. Les ancêtres étaient envi-
ronnés de respect; on les connaissait par leur nom en remontant le
cours de plusieurs siècles, et on parlait d'eux religieusement. « En
1250, écrit l'agriculteur Jaume Deydier, régnait un mien grand aïeul
qui s'appelait Guilhem Deydier. » Etienne Benoist, quand il parle
d'un de ses aïeux, l'appelle « Monseigneur ». Le père de famille fait
LES TESTAMENTS, toujours son tcstamcut ; car il veut régler lui-même l'avenir de sa
femme et de ses descendants, et veiller au salut de son âme. Après
ENFANTS
NOMBREUX
PUISSANCE
PATERNELLE,
RESPECT DES
ANCÊTRES.
i6o
La Bourgeoisie et la Noblesse.
avoir ordonné que ses dettes soient payées, réglé minutieusement ses
funérailles, énuméré les messes et les prières qui doivent être dites
pour lui, les legs qu'il fait à FÉglise et aux pauvres, il organise la
destinée des siens, en spécifiant souvent qu'il veut garantir sa famille
contre les dissensions intimes et la rapacité des procureurs. Le père
de Jaume Deydier, dans son testament, commence par s'occuper de
sa fille Marguerite, qui est mariée. Il s'agit d'assurer le paiement de
sa dot, grosse difficulté; tous les membres de la famille devront y
contribuer. Le petit .Johannet, fils cadet, sera prêtre, le père le veut .
« Je prie qu'il soit prêtre, je l'ordonne autant qu'il est en moi ». Le
fils aîné, Jaume, recueillera la part principale de l'héritage ; mais il
n'en sera pas maître tout de suite, bien qu'il soit déjà marié : sa mère,
Delphine Fournier, et son oncle maternel, géreront le patrimoine, à
charge de fournir tout le nécessaire à Jaume et à son ménage. Cette
délégation de la puissance paternelle à la mère était très fréquente;
on en trouve de nombreux exemples en Provence, en Roussillon, en
Limousin, dans le pays Dunois. Le testament de Deydier date de 1477;
ce fut seulement en 1491 que Delphine Fournier mit Jaume en pos-
session de son héritage.
La famille, nombreuse par elle-même, était élargie par de cor-
diaux usages. Au xv* siècle, un enfant avait plusieurs parrains et
plusieurs marraines : Jeanne d'Arc avait quatre parrains et quatre
marraines. Ces liens subsistaient toute la vie, on en a la preuve dans
les testaments. En Provence, les amis intervenaient officiellement
dans les grands actes, et l'assentiment qu'ils donnaient à un mariage
était indiqué par le notaire; ils contribuaient fréquemment à la dot,
payaient pour une part la robe de la mariée. Les domestiques appa-
raissaient souvent comme témoins et comme légataires dans les tes-
taments.
Faut-il conclure de ces documents que la vie bourgeoise, au
xv^ siècle, offrait un exemple incomparable de pureté patriarcale, un
modèle à jamais perdu de toutes les vertus? Les tableaux idylliques
tracés par quelques érudits sont-ils vrais? Les pères et les mères de
famille étaient-ils toujours chastes, les filles innocentes, les fils res-
pectueux, les domestiques fidèles?
Il faut d'abord remarquer que les livres de raisons n'étaient tenus
que par les pères de famille les plus soigneux et les plus posés; ils
ne peuvent ainsi nous dépeindre la classe moyenne que dans sa partie
saine et sérieuse. Et puis, les auteurs des livres de raisons se gar-
daient évidemment de confier le secret de leurs défauts et de leurs
faiblesses à ces mémoriaux que leurs enfants devaient lire un jour.
Quant aux testaments, ils nous représentent les chefs de famille dans
LE PARRAINAGE.
LES AMIS.
LES DOMESTIQUES.
CRITIQUE
DE CES
DOCUMENTS.
i6i
IV
11
La Société et la Monarchie.
OMBRES
AU TABLEAU.
Texercice du plus grave et du plus mélancolique devoir, face à face
avec ridée de la mort; ce sont de ces actes où, les formules d'usage
aidant, l'homme du niveau moral le plus médiocre prend de la gran-
deur et se transfigure. Enfin ces documents eux-mêmes, si on les
examine sans parti pris, révèlent-ils toujours des âmes du plus haut
vol? Il s'en faut.
Dans les testaments, le sentiment religieux apparaît souvent bien
mesquin, bien intéressé, malgré les belles phrases que le notaire
copie dans sa Bible : ces bourgeois ont peur de l'Enfer et donnent une
part de leur fortune aux pauvres, mais ils savent trop bien calculer
pour qu'on puisse leur attribuer une âme évangélique. Il faut renoncer
à croire que les veuves pleuraient éternellement leurs maris : les
testaments prouvent que l'immense majorité se remariait. Il faut
renoncer à croire que la Bourgeoisie était chaste : les testaments
mentionnent une quantité incroyable de bâtards. Voici un bourgeois
qui vit en concubinage avec sa chambrière et lègue une propriété aux
deux filles qu'il a eues d'elle. Voilà un mari ou une femme qui fait
un codicille secret en faveur de ses enfants naturels. Le plus souvent,
l'époux ou l'épouse sait que son conjoint a des enfants nés hors du
mariage, et sanctionne les legs qui leur sont faits. C'est un événe-
ment si commun qu'il est accepté comme normal. On peut d'ailleurs
trouver que ces mœurs étaient moins hypocrites et à certains égards
moins dures que les nôtres. Quant aux domestiques, il est fort pro-
bable que, comme aujourd'hui, on n'en trouvait aisément et on n'en
gardait longtemps que dans les pays pauvres, où la loi de l'offre et de
la demande ne venait pas contrarier trop vivement les intérêts des
maîtres. Le Ménagier de Paris et bien d'autres documents attestent
qu'il y en avait beaucoup d'infidèles et de corrompus, qui changeaient
souvent de maison. Les gens du xv° siècle se plaignaient déjà des
insupportables exigences des nourrices. La grande ordonnance de 1351
défend aux placeuses, sous peine de pilori, de « louer » une nourrice
ou une chambrière plusieurs fois dans une même année. Ainsi se
trouvent vérifiés les portraits que les Farces du temps nous tracent,
dépeignant l'avidité et l'ivrognerie des nourrices, les vices des cham-
brières, gourmandes, dépravées et méchantes, qui se moquent de leur
maître, médisent de lui et aident sa femme à le tromper. Nous voici
déjà bien loin de l'idylle du « bon vieux temps ».
Les documents judiciaires nous en écartent encore davantage.
juDiciAiBEs. VIO- Ils jettent une lumière crue sur les plus vilains aspects de cette
LENCE DES MŒURS. gQciété, l'cxtrêmc brutalité et le dévergondage du grand nombre, les
mœurs infâmes de quelques-uns. Le crime de sorcellerie, et le crime
de sodomie qui s'y associe habituellement, ne sont pas aussi ordi-
LES DOCUMENTS
DÉVERGONDAGE.
162
CHAP. H La Bourgeoisie et la Noblesse.
naires sans doute que l'imagine le pessimisme des inquisiteurs. Mais
à quels spectacles de sauvagerie ne nous font pas assister les lettres
de rémission! Une fois la guerre finie et les écorcheurs dispersés,
subsistent les effets de cent ans de combats acharnés, d'atroces
luttes civiles, de pillages et de passe-temps barbares. Des crises
aussi prolongées rendent les hommes ou plus violents et plus
méchants, ou bien plus serviles et plus lâches. Les liens de famille
ne se sont-ils pas détendus? On est tenté de le croire en parcourant
les registres des offîcialités. L'impression qu'on éprouvait en lisant
les livres de raisons s'atténue alors singulièrement. On voit que
beaucoup de jeunes gens se marient sans le consentement de leurs
parents, et que l'adultère, la bigamie, le concubinage sont extrê-
mement fréquents. En général, l'Église agit d'office pour punir ces
désordres; ceux qui en pâtissent réclament peu son intervention,
sans doute parce qu'ils sont cuirassés d'indifférence. L'adultère est
très commun et pourtant les demandes en séparation restent excep-
tionnelles. Le mari trompé se contente de battre sa femme, sauf le
cas où il tolère ses débordements et en profite; et la femme trahie
recourt simplement à la peine du talion. C'est du moins ce qu'assu-
rent les littérateurs du xV siècle. Quelques époux plus sages préfè-
rent pardonner : tels ceux dont nous parle le doux philosophe qui a
écrit le Ménagier de Paris.
La meilleure preuve de la dureté et de la brutalité des mœurs vesclavage
est dans la pratique de l'esclavage, qui reparaît au xiv" et au xv'^ siècle dans le midi.
en Roussillon, en Guyenne, en Languedoc, en Provence. Les mar-
chands italiens, catalans, français, font la traite, amènent non seu-
lement des Turcs, des Égyptiens et des nègres, mais un grand
nombre de Russes et de Circassiens des deux sexes. Les esclaves et
les enfants des esclaves sont vendus et revendus par actes notariés. A
Montpellier, une jeune Turque de vingt ans est donnée pour cinquante
francs d'or; une autre est échangée contre deux charges de casso-
nade. On emploie les esclaves surtout dans les villes, comme domes-
tiques. Les femmes servent aux plaisirs de leurs propriétaires. En
Roussillon, la plupart des esclaves féminins sont des blanches, venues
des rives de la mer Noire. Une fois qu'elles ont eu des enfants de
leurs maîtres, elles sont revendues avec un bon bénéfice comme
nourrices; et les petits bâtards sont confiés à la charité publique :
en 1456, à l'hôpital Saint-Jean de Perpignan, il y a cinquante nour-
rices occupées à allaiter les enfants que les bourgeois de la ville ont
eus de leurs esclaves'.
1. Brutails, L'esclavage en Roussillon, Nouv Revue historique de Droit, t. X, 1886. L. Gui-
raud, Jacques Cœur, 1900.
< i63 .
La Société et la Monarchie,
LIVRE n
LES MŒURS
FÉMININES.
V ÉDUCATION
DES FEMMES.
LA DAME
DE COURVILLE.
Les mœurs féminines sont une bonne mesure de la moralité
générale. Elles étaient fort grossières à l'époque de la guerre de Cent
Ans. C'est ce que les conseils et les récits du Mënagier de Pa/^is, bien
que relativement discrets, permettent déjà d'entrevoir. C'est surtout
ce que prouvent et expliquent les méthodes d'éducation alors en
usage. Au temps de Charles V, le chevalier et la dame de la Tour-
Landry, pour enseigner à leurs filles la réserve et la chasteté, leur
racontaient tous deux des histoires de corps de garde, en un style
d'une dégoûtante obscénité. Le traité de Gerson Adversus corrup-
tionem juventutis nous montre que ces étranges pratiques étaient
générales et que les parents du moyen âge n'observaient guère la
maxime latine sur la révérence due aux enfants. Menait-on les
jeunes filles au sermon : le prédicateur n'avait pas plus de respect
pour leurs oreilles. Un jongleur venait-il conter devant elles ses
fabliaux, allaient-elles écouter les comédiens : il leur fallait entendre
les propos les plus orduriers. Certainement elles assistaient aux
grandes fêtes, aux représentations de mystères, aux entrées solen-
nelles des princes. Or, dans certains mystères, il y avait des person-
nages qui jouaient nus. Lorsque Louis XI entra dans Paris à son
avènement, nous dit Jean de Roye, on avait placé sur son passage,
dans la fontaine du Ponceau, « trois bien belles filles, faisans pre-
sonnages de seraines (sirènes) toutes nues ». La « naïveté » de ces
spectacles apprenait aux filles à ne pas rougir facilement. Les
misères du temps achevaient de les démoraliser, d'endurcir leur
cœur, de déséquilibrer leur cerveau. Les horreurs de la guerre de
Cent Ans ont façonné un petit nombre d'âmes sublimes, comme
Jeanne d'Arc, comme sainte Colette, comme la bienheureuse Phi-
lippe de Chantemilan ; mais leur effet général a été de multiplier les
pauvres folles qui se vouaient au diable, et les sanglantes viragos. Il
y avait des Écorcheurs : il y eut des Écorcheuses. « En l'an 1441,
raconte un moine de Saint-Cybard, la dame de Gourville fit venir les
gens du seigneur de Pons jusques au nombre de vingt hommes de
guerre et les mist dedans sa place, et le lendemain lesdicts gendarmes
pilhèrent toutes les chambres des bonnes gens de Gourville, et puys
myrent le feu dedans et les firent ardre (brûler), et firent gaster toutes
les mestives (moissons) des bonnes gens et de l'abbaye de Sainct-
Cybart, tellement que tous les habitants dudict lieu de Gourville et
environ furent deshérités, et puys, quant ce fut faict, ladicte dame
dict qu'elle estoit bien aise, car elle estoit vengée des villains de
Gourville * ».
1. Lièvre, L'Angoumois à la fin de la guerre de Cenl Ans, Bulletin historique et philolo-
gique, 1889, p. 93.
164
CHAP. II La Bourgeoisie et la Noblesse.
b'
DE FLAVY.
L'assassinat de l'écorcheur Guillaume de Flavy par sa femme fut l'affaire
une des causes célèbres de l'époque *. Ce procès nous introduit dans delà dame
un monde bien étrange. Vers le commencement du règne de
Charles VII, vivait un certain Robert d'Aurebruche, qui était d'une
famille fort mêlée, car il avait parmi ses parents de riches gentils-
hommes et de simples artisans et il était veuf d'une paysanne. Il con-
sentit à épouser en secondes noces une fille noble, Anne de Francières ;
on voulait arracher la demoiselle à la vie scandaleuse qu'elle menait
avec un prêtre. « Une foiz, on lui demanda s'il se vouloit marier, et
après soupper lui fist-on fiancer ladicte Anne de Francières ; et environ
deux jours aprez furent mariez ensemble. Et s'en allèrent demourer
en une mestairie près Reims, et illec faisoient le charbon et le por-
toient vendre à Reims ». Quelques années après, un héritage les fit
subitement riches. Leur fille Blanche, bien qu'elle n'eût encore que
dix ans, fut aussitôt demandée par plusieurs gentilshommes ; Guil-
laume de Flavy obtint sa main. C'était un « notable écuyer » : il était
capitaine de Compiègne, au moment où Jeanne d'Arc fut prise par
les Anglais et ce fut lui qui fit lever le pont avant que l'héroïne
eût pu regagner la porte. Ce fut lui qui organisa le pillage métho-
dique du Valois. Ce fut lui encore qui fit mourir dans une prison
le maréchal de Rieux. Le chroniqueur Jacques du Clercq nous dit
qu'il était vaillant homme de guerre, mais des pires « en villenies,
en femmes et luxure, en robber, piller, faire noyer, pendre et faire
mourir gens ».
Flavy exigea que ses beaux-parents lui fissent donation de tous
leurs biens; il promettait de leur payer une rente. Il maltraita de
telle façon sa belle-mère qu'elle en mourut. Robert d'Aurebruche,
laissé dans la plus complète misère, écrivit au roi pour que Flavy fût
contraint de lui servir la pension autrefois promise. Son gendre, ayant
appris cette démarche, le battit « énormément » et l'enferma dans
un cachot, où le malheureux mourut de faim, après avoir mangé les
semelles de ses souliers. Flavy continuait à entretenir des concubines,
qu'il introduisait devant sa femme dans le lit conjugal. Il contraignit
Blanche à vendre plusieurs de ses propriétés. Il prétendit aussi
l'obliger à se dépouiller de la terre de Janville, en faveur de deux
filles naturelles qu'il voulait doter. Elle refusa , il l'accabla de coups
et la séquestra pendant deux mois. D'ailleurs elle ne valait pas mieux
que lui ; elle battait ses demoiselles de compagnie ; « elle estoit fort
sur sa bouche, et mesmement au regart de boire; et souvent, elle
estant a table, quant avoit bien beu, elle retenoitdu vin en sa bouche
1. A. LeUieu, Esquisses militaires de la guerre de Cent Ans, les Flavy, 1887.
< i65 j
La Société et la Monarchie.
LA VENGEANCE
DES FLA VY.
LES DOCUMENTS
LITTÉRAIRES.
et le gectoit es visaiges de ceulx qui estoient presens.... » Il faut
renoncer à poursuivre la citation.
Elle était jolie et riche. Un capitaine de Charles VII, Pierre de
Louvain, la prit pour maîtresse et convoita sa fortune. Au bout de
quatre ou cinq ans, les deux amants décidèrent de se débarrasser de
Guillaume de Flavy, et s'entendirent avec deux domestiques, le bâtard
d'Orbendas et le barbier Boquillon. Enfin, le 9 mars 1449, comme
Flavy, qui était usé et impotent, faisait la sieste, Blanche introduisit
dans sa chambre le bâtard d'Orbendas et le barbier. Elle prit un
oreiller et essaya d'étouffer son mari, avec l'aide du bâtard, qui monta
sur lui. Flavy se mit à crier, appelant ses valets. Alors le bâtard lui
coupa la gorge et s'enfuit, accompagné du barbier. Quand on entra
dans la chambre, on vit Blanche, couverte de sang, encore assise sur
le visage de son mari, car sa robe était « entortillée entour le corps
de Guillaume de Flavy » et elle n'avait pu se lever. Elle trouva moyen
de rejoindre son amant et de l'épouser. Les frères de la victime les
firent arrêter; mais douze cents écus, offerts au bon moment à un
favori du roi, André de Villequier, valurent à Blanche d'Aurebruche
des lettres de rémission, et Pierre de Louvain, en faveur de ses ser-
vices passés, rentra en grâce; il fut armé chevalier pendant la cam-
pagne de Guyenne.
La famille de Flavy se vengea elle-même. Elle s'aboucha d'abord
avec deux spadassins, un nommé Doubte et un ancien prêtre appelé
Pierre Fremery. Ils attaquèrent Pierre de Louvain dans une rue de
Bordeaux et ne réussirent pas à le tuer; ils furent pendus. Les Flavy
furent quelque temps enfermés au Châtelet; une fois délivrés, ils tra-
quèrent de nouveau leur ennemi. Enfin Raoul de Flavy, en 1464, ren-
contra Pierre de Louvain dans un bois et le tua de sa main Un des
derniers actes qui nous renseignent sur cette affaire nous montre
Blanche d'Aurebruche « demourée désolée et despourveue de conseil
et chargée de huit petitz enfans », demandant à Louis XI un délai pour
lui prêter hommage; car, dit le roi dans des lettres du 18 août 1464,
elle « n'ose partir de son hostel, parceque ledit de Flavy s'est vanté et
vante qu'il la murtrira et ses dis enfans, pareillement qu'il a fait ledit
de Louvain* ». Enfin Raoul de Flavy fut banni du royaume, et sans
doute Blanche d'Aurebruche vécut dès lors tranquillement. Le roi la
protégeait, et les contemporains, blasés, ne s'étonnaient plus de rien.
Les œuvres littéraires du milieu du xv^ siècle sont pour une bonne
part violemment hostiles aux femmes. Ici la critique des documents
devient pour l'historien particulièrement délicate. On doit évidem-
ment tenir peu de compte des « Farces » ; ces portraits, parfois fins et
1. Acte publié par M. Bounassieux, Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1876, p. 60.
[66
cHAP. II La Bourgeoisie et la Noblesse.
amusants, confinent à la caricature. Les sermons, les œuvres d'édifi-
cation, les opuscules de polémique contiennent comme toujours la
description outrée, poussée au noir, des défauts féminins. L'histo-
rien ne peut rien tirer non plus des Cent Nouvelles nouvelles^ écrites
sur le modèle des contes italiens, œuvre d'imagination grivoise plus
que d'observation. Il est permis sans aucun doute d'accorder plus de
valeur au livre des Quinze Joyes de Mariage, qui est le chef-d'œuvre
de la prose française à cette époque. Ce tableau si remarquable des les «quinze joyes
mœurs de la Bourgeoisie et de la petite Noblesse est dû à un psycho- de mariage t.
logue sérieux et profond, d'ailleurs amèrement misanthrope et sur-
tout misogyne. « La plus sage femme du monde, dit-il, au regart
du sens, en a autant comme j'ay d'or en l'œil. » Le célibataire qui
se marie ressemble à l'homme libre qui, « sans nécessité, trouve
l'entrée d'une estroicte chartre douloureuse, plaine de larmes, de
gémissemens et d'angoisses, et se boute dedens ». Parfois il est vic-
time d'une machination infâme : attiré par les roueries d'une mère
« qui sçait tout le Vieil Testament et le Nouvel », il épouse une fille
dont la vertu a été endommagée par un « pouvre clerc » ou par un
homme marié, auquel on ne peut demander réparation; et il a son
premier enfant deux ou trois mois après les noces. Qu'il épouse une
fille ou une veuve, n'importe, généralement sa femme cherche tous
les moyens de le contrarier, refuse de recevoir ses amis, bat comme
plâtre les enfants qu'il préfère. Elle ne lui sait aucun gré des peines
qu'il prend et se plaint sans cesse de son sort. Elle le ruine par ses
dépenses, son luxe vaniteux, ses toilettes, et s'il lui refuse une robe,
elle se prostituera plutôt que de s'en passer. Pour le tromper et pour
l'abrutir, elle trouve la connivence de sa mère, des domestiques et
des voisines. Si par aventure il a su la mater, elle prend sa revanche
quand il devient vieux. Le voici perclus, cloué dans son fauteuil ; sa
femme alors se venge. Elle l'enferme dans sa chambre, le prive de
tout, « dit à chacun que le proudomme est tourné en enfance » ; elle
s'entend avec le fils aîné pour gouverner la maison à sa guise, « et
le filz travaille à faire mettre le bonhomme en curatelle ». Dans cette
série de quinze petits tableaux vigoureux et cruels, le vieux roman-
cier prête à la femme de son époque toutes les bassesses, toutes les
férocités. Avant de terminer, il a tout de même une parole de pitié
pour elle, de sévérité pour celui qui la rend hypocrite et méchante :
les hommes, dit-il, font aux femmes « grans tors, griefs et oppres-
sions, généralement par leurs forses, et sans raison, pour ce qu'elles
sont febles de leur nature et sans deffense ». Il avait bien vu que
dans une société où tant de femmes ne valaient rien, beaucoup
d'hommes ne valaient pas grandchose.
t 167 )
La Société et la Monarchie.
LIVRE II
//. -
DE COUR'
L'ARISTOCRATIE. VIE DE CHATEAU ET VIE
HAUTE NOBLESSE
RURALE. BARONS
PILLARDS.
CAUSES
CÉLÈBRES.
K
OUS n'avons pas de livres de raisons qui nous fassent connaître,
pour ce temps, la vie, les idées et les mœurs de la haute Noblesse
rurale^. Il ne songeait pas à tenir de livre de raisons, ce Raymond-
Bernard II, huitième baron de Montpezat et de Madaillan, qui passa
son existence à faire la guerre à ses voisins, à épouvanter par ses
ravages les petits nobles, les moines et les paysans de l'Agenais. II y
eut sans doute dans les campagnes, à la fin du règne de Charles VII,
bien d'autres barons pillards, dont les instincts de rapine avaient
survécu au temps des Écorcheurs et de la guerre anglaise.
La vie de cette classe, au xV siècle, nous est connue surtout par les
documents judiciaires, qui ne peuvent l'éclairer que d'un triste jour.
Ils nous montrent la dame d'Estouteville, après la mort de son infi-
dèle et avare époux, dépouillée de ses biens par ses fils, et quittant le
château où elle les a mis au monde, poursuivie par leurs injures
et « n'emportant riens, sinon sa robe percée au coude ». Louis
d'Amboise, vicomte de Thouars, beau-père du duc de Bretagne, vit
en concubinage avec trois sœurs et les laisse maltraiter sa femme
légitime, Marie de Rieux. Louis de Montmorency veut tuer son frère
Jean, parce que celui-ci a obtenu de leur père un testament en sa
faveur. La dame d'Astarac fait périr les deux bâtards qu'elle met au
monde quelques années après la mort de son mari. Anne d'Apchon
dispute âprement à une foule de compétiteurs les biens de son mari,
1. Sources. Lettres de Marie de Valois, piibl. par Marchegay, dans : Annuaire de la
Soc. d'émulation de la Vendée, 1874; Revue des Soc. savantes, 4' série, t. IX; Bull, de
la Soc. archéol. de Nantes, t. X. Même Bulletin, t. XII, lettres de Jeanne d'Orléans,
comtesse de Taillebourg, intéressantes aussi. — Les chroniques bourguignonnes (surtout
les mémoires d'Olivier de la Marche) et l'Histoire de Gaston IV, de Guillaume Leseur.
Le livre des faits de Jacques de Lalaing, inséré par Kervyn de Lettenhove au t. VIII des
OEuvres de Chastellain. Traiclé de la forme et devis comme on faicl les tournois (recueil
d'œuvres d'Antoine de La Sale et autres; seize reproductions de miniatures du xv« siècle),
publié par B. Prost, 1878. OEuvres du roi René, édition (peu critique) de Quatrebarbes,
i845-i85o. De Laborde, Les ducs de Bourgogne, 1849-1802 (Recueil de documents; le troi-
sième volume est consacré à la maison d'Orléans; ces documents ont été analysés par
Douët d'Arcq : Biblioth. de l'Ecole des Chartes, 3' série, t. I et IV).
Ouvrages a consulter. Em. Rousse, Les Silly de la Boche-Guy on, 1898. A. de Bellecombe,
Histoire des seigneurs de Montpezat, 1S98. De Barante, Histoire des ducs de Bourgogne, édition
Gachard, i838. J. Poster Kirk, Histoire de Charles le Téméraire, traduction Flor-O'Squarr,
t. I, 1S6G. E. Lameere, La cour de Philippe le Bon, Annales de la Soc. d'archéol. de
Bruxelles, igoo. E. Picard, La vénerie et la fauconnerie des ducs de Bourgogne, Mém. de la
Société Eduenne, 1880. Courteault, Gaston IV, 1895. Lecoy de La Marche, Le roi René, 1875.
Quicherat, Histoire du costume, 1875. Viollet-le-Duc, Dictionnaire du mobilier, 1868-1875, 2' édit.
2. A défaut de livres de raisons, les registres de comptes nous donnent quelques secs
renseignements. M. Samaran s'est servi des registres du receveur de Fezens8\guet pour
décrire La vie de château en Gascogne au XV" siècle, dans les Mélanges d'histoire méridionale
dédiés ù M. L. Couture, 1902.
168
GHAP. II La Bourgeoisie el la Noblesse.
le vicomte de Narbonne, tombé en enfance. Elle abandonne le malheu-
reux à la cruauté des valets. « Quand le vicomte estoit auprès du feu
et se chaufîoit, les serviteurs de sa femme chauflbient ung bastonet
et le luy bailloieni et luy faisoient bruller les doigts, en grande vili-
pende et dérision dudit vicomte. »
Nous avons peu de documents qui reposent de toutes ces marie de valois.
infamies, parce que le mal est toujours plus connu que le bien et
aussi parce que vraiment la haute société d'alors a été foncièrement
brutale et corrompue. La correspondance de Marie de Valois, exquis
et précieux recueil, nous introduit cependant au foyer d'un couple
uni et fidèle. Marie de Valois, seconde fille de Charles VII et d'Agnès
Sorel, épousa en 1458 un grand seigneur qui frisait la quarantaine,
Olivier de Goëtivy, sénéchal de Guyenne, frère du cardinal Alain.
Sous le règne de son frère Louis XI, qui détestait en elle le souvenir
d'Agnès, elle connut avec son mari des jours très durs et fut même
chassée de son cher château de Taillebourg, où elle avait été élevée.
Les pénibles tribulations de son existence, les fatigues de couches
nombreuses qui devaient la mener au tombeau à trente -sept ans,
n'attristent pas les lettres délicieuses écrites à Olivier de Goëtivy,
pendant les longues absences qui les séparaient. Ce sont des billets
affectueux, où elle parle de son jardin, demande des affiquets pour
se faire belle, donne des nouvelles de ses enfants. Le dernier février
1464, elle annonce, à son mari la naissance d'un second fils :
■■ Vous plaise savoir que le premier vendredi de caresme il pleut à Dieu me
faire grâce et me délivrer d'ung beau fîlz, environ huit heures de nuit, et lequel
enffant est tant beau que merveillez. Mes, Monseigneur, comme vous savez,
il ne se fault pas esmerveiller s'il est beau, car tout le monde dit qu'il vous res-
semble très-fort, et pour ce autrement ne pourroit eslre; et me semble que vous
me devez beaucoup louer, veu que je vous ay fait deux si beaux filz l'un après
l'autre. Si ce fust une fille, j'en deisse (j'en dirais) tous les maulx du monde, veu
la peine qu'il m'a donné, mes puisque c'est ung filz j'aurois honte de m'en plaindre. »
Au plus fort des persécutions royales, elle parle gaiement de sa
fille Marguerite, « qui a toujours bon bec », et se moque de « quelque
quinze paysans mal à point, » qui ont la prétention d'assiéger le
château. Cette bâtarde du triste Charles VII, spirituelle, simple et
brave, vivait à la campagne, entourée de ses enfants, au milieu de la
nature, loin de la Noblesse fastueuse et dévergondée qui remplissait
les cours princières, et qui a paru aux chroniqueurs du xv* siècle
seule digne de figurer dans l'histoire.
La cour du roi et celles des riches barons étaient devenues des les cours
lieux d'attraction pour la Noblesse. Les fils de famille les choisis- princières.
< 169 )
La Société et la Monai^chie.
LA COUR
DE BOURGOGNE.
VÈTIQUETTE.
saient de préférence pour se mettre « en pagerie », et se former aux
belles manières. La vie de cour était d'ailleurs pour les ambitieux
le chemin le plus sûr qui conduisît à la fortune. Comme pour dou-
bler les convoitises, le nombre des offices inutiles croissait conti-
nuellement. Aux parasites habituels, joignez les hôtes de passage,
les voyageurs de marque reçus en grande pompe avec toute leur
suite, les chevaliers errants en quête de gloire, et vous aurez une idée
de Fétincelante et mouvante cohue qu'était une cour princière à la fin
du moyen âge. Cette brillante société courtoise s'était formée en
France dès la fin du xiiY" siècle ; mais elle a eu son plein épanouis-
sement à la fin de la guerre de Cent Ans, où elle avait joué un
si piètre rôle. C'est à travers le prisme de son faste et de ses
prouesses que nos poètes romantiques ont aperçu le moyen âge. Elle
est curieuse à étudier; car la grossièreté foncière de l'homme du
xv^ siècle ne disparaissait point sous le vernis de F i^ honneur mon-
dain », et les règles de la courtoisie n'étaient nullement un frein à la
violence des passions. La vie chevaleresque nous offre un perpétuel
contraste entre une étiquette déjà minutieuse et gourmée et la bruta-
lité des mœurs, entre une législation pédantesque du point d'honneur
et l'immoralité la plus ouverte, entre le luxe et la saleté.
La cour la plus brillante de l'Europe, au milieu du xv** siècle, était
celle de Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Aucune région en effet
n'était aussi riche que les Pays-Bas, qui lui appartenaient, et Philippe
était le plus prodigue des hommes. Il passa son règne dans un long
éblouissement. Sa cour, comme plus tard celle des rois de France,
fut le rendez-vous des seigneurs de ses immenses domaines; ils
imitaient ses vices et dissipaient leur patrimoine en dépenses extra-
vagantes. En retour, Philippe le Bon tolérait leurs pires incartades,
leur faisait épouser de riches héritières, les comblait de titres, de
sinécures et de pensions.
Sa cour fut vraiment une préfiguration de la cour de Versailles.
Tout y était réglé pour relever la majesté du prince. C'est là que fut
inventée ou tout au moins développée l'étiquette des monarchies
chrétiennes. Depuis le lever jusqu'au coucher, les ducs de Bourgogne
vivaient entourés de leurs officiers et de leurs hôtes, et chacun devait
se conformer aux « status ordonnez et débatus par les grands princes
et nobles, aussi parles hérauts et roys d'armes ». Ainsi parle Madame
Aliénor de Poitiers dans son traité des Honneurs de la Coui\ code des
bienséances observées à la cour de Philippe le Bon'. La chronique
1. Ce traité a été imprimé par Lacurne de Saiate-Palaye, Mémoires sur l'ancienne Che-
valerie, t. 11, p. i83, édition de 1759.
LA COUR DE BOURGOGNE
^îSc?<Hftau (t? fécond r»iii\lv fa tiîorfoii^>J-
cçctnvfluif»%>it
CH^tuffiJtYio: et
^>ti\ et mon tiïf
Ivuwj^ cttvftuvinfomrr cDiit
.^^c Tt ;;ccflrait5c ct3c tuxtnw:
CHARLES LE TEMEHAIRE PRESIDANT UN CHAPITRE DE LA TOISON D OR.
Le duc, assis sons un dais, dans une église ornée de tapisseries, a à ses côtés les chevaliers de
l'ordre. Au premier plan, un évêque, chevalier de l'ordre, harangue l'assemblée. — • Aliniaiure
du ms. de G. Fillastre sur la Toison d'or, Bibl. royale de Belgique, ms. 9 028.
Cl. Benliaud.
IV. 2.
l'i.. 10. P.Mii; 170.
CHAP. II
La Bourgeoisie et la Noblesse.
d'Olivier de la Marche et les relations officielles nous montrent que
ces lois étaient appliquées; Charles le Téméraire fut le plus cérémo
nieux des hommes. Notons cependant que cette étiquette si rigoureuse
s'accommodait de réalités fort grossières. Il est bon de relire la des-
cription que l'auteur du Curial nous a laissée de la vie de cour au
xV siècle : « La salle d'ung grant prince, écrit-il, est communément
infaicte, et reschauffée de l'alaine des gens. L'uissier y donne de sa
verge sur les testes de ceulx qui y sont ' ».
L'habillement est à la fois très coûteux et très incommode. Jean
Jouvenel dit que « la robbe d'une dame ou d'une damoiselle à la cour
est le revenu d'un duché ou comté ». Le luxe des vêtements mascu-
lins, des armures, du harnais des chevaux, dépasse toute imagina-
tion. Jamais les modes ne furent plus gênantes qu'à ce moment-là.
Les femmes étaient coiffées du hennin, bonnet conique monté sur
une carcasse de fil d'archal, qui atteignait de 70 à 80 centimètres de
hauteur; les hommes portaient des habits courts et serrés et d'inter-
minables souliers à la poulaine. « Les nobles, s'écriait un contempo-
rain, resamblent maintenant cinges (à des singes), et n'ont point de
honte d'estre ainsi défigurés, qui monstrent le devant et le derrière,
sans avoir honte ne vergogne, et les pies ainsi crochus. Je ne vois en ce
fors que (je ne vois là que) la forme et figure de l'ennemi d'enfer 2. »
Le mobilier des grands seigneurs avait une valeur énorme. La
vaisselle de Philippe le Bon représentait 30000 marcs d'argent, et ses
tapisseries de Flandre constituaient un trésor inestimable ; mais on
n'avait aucune idée du confort. Les salles d'habitation, trop vastes,
ne pouvaient être protégées contre le froid. Un prince avait tant de
résidences diverses qu'aucune d'elles n'était complètement aménagée.
Quand le duc de Bourgogne allait d'un de ses palais à l'autre, il fal-
lait transporter à sa suite un immense bagage; les « chambres »,
c'est-à-dire les tapisseries, voyageaient avec lui, pour voiler la nudité
du château où il séjournait. Souvent, au cours de cette vie nomade
que menaient tous les princes d'alors, il fallait s'accommoder de
logis répugnants.
Les divertissements variaient selon les goûts du prince. Les
jeux, les banquets, les pas d'armes plaisaient assez médiocrement à
Charles VII. Le comte de Foix Gaston IV et le duc de Bourgogne
étaient grands amateurs, au contraire, de fêtes et de tournois. Phi-
lippe le Bon, assure le prieur Jean Maupoint, « veilloyt de nuyt
LE LUXE
DU COSTUME.
LE LUXE
DU MOBILIER.
LES DIVERTIS-
SEMENTS.
1. Le Curia/, édition Heuckenkamp, 1899, p. 21. M. Piaget (Romonia, 1901, p. ^5 et =iiiv.)
a démontré, contre M. Heuckenkamp, que Le Cun'a/ était bien une œuvre oriirinale d'Alain
Chartier.
2. Vie et miracles de Philippe de Chanlemilan, édition U. Chevalier, 1894, p. 16.
K IJI
La Société et la Monarchie.
LIVRE H
LA GALERIE
DE HESDIN.
LE BANQUET
DU FAISAN.
jusques au jour et faisoit de la nuyt le jour pour veoyr dances, festes
et aultres esbatemens toute la nuyt. Et continua ceste vie et ceste
manière jusques à la mort ». Les précieux registres des comptes
ducaux nous donnent le détail des bals, des jeux, des combats d'ani-
maux, des représentations de mystères et de farces qui se succé-
daient à la cour de Bourgogne. Ils nous décrivent la fameuse
galerie du château de Hesdin, où les hôtes de Philippe le Bon ne
pouvaient circuler sans être victimes de plaisanteries du goût le plus
étrange. Il y avait une série d'engins et d'automates chargés de
<' mouiller les gens », de les battre de verges, de les couvrir de farine
ou de suie. Dès l'entrée de la galerie, il y avait « huit conduiz pour
mouiller les dames par dessoubz ».
Entre toutes les fêtes imaginées par Philippe le Bon, la plus folle-
ment luxueuse fut peut-être le « Banquet du Faisan », donné à Lille
Tannée qui suivit la prise de Constantinople par les Turcs. Le pape et
l'empereur avaient convié les chrétiens à se réunir pour une croisade
contre les infidèles. Ce fut, pour les barons bourguignons et flamands,
le prétexte d'interminables festins; le duc eut à cœur de donner le
plus magnifique. Le 17 février 1454, il reçut ses convives dans la
plus vaste salle de son hôtel, ornée de précieuses tapisseries repré-
sentant les travaux d'Hercule. Trois tables étaient dressées, portant
de bizarres et luxueux « entremets » pour charmer les yeux et les
oreilles. La plus petite avait une « forest merveilleuse, ainsi comme si
c'estoit une forest d'Inde », remplie d'animaux qui se mouvaient auto-
matiquement. La table longue offrait aux yeux huit entremets, entre
autres un château de Mélusine, d'où tombait de l'eau d'orange, et
« ung pasté, dedans lequel avoit vingt-huit personnaiges vifz, jouant
de divers instrumens, chascun quant leur tour venoit ». Sur la table
moyenne, on voyait un navire, une fontaine, « ung petit enfant tout
nu sur une roche, qui p... eaue rose continuellement », et une
église, renfermant quatre musiciens vivants, qui chantaient et jouaient
de l'orgue. Des intermèdes variés, des scènes de chasse au faucon,
de petites représentations théâtrales interrompaient de temps en
temps le festin. Le dernier intermède rappela aux convives le but de
leur réunion : à un signal donné, un éléphant caparaçonné d'étoffes
de soie entra dans la salle, portant sur son dos un écuyer du prince,
le fameux Olivier de la Marche, costumé en dame, avec des habits de
deuil; c'était « Sainte-Église ». L'éléphant était conduit par un
géant, un méchant Sarrasin qui tenait l'Église en captivité. Arrivée
auprès du duc, celle-ci récita un beau discours en vers, pour
demander protection. Puis on présenta à Philippe le Bon un faisan
en vie, orné d'un riche collier d'or, car « aux grans festes et nobles
CHAP. II La Bourgeoisie et la Noblesse.
assemblées, on présente aux princes, aux seigneurs et aux nobles
hommes le paon, ou quelque aultre oyseau noble, pour faire veuz
utiles et valaibles ». Philippe et tous les chevaliers présents jurèrent
d'aller combattre le Grand Turc.
La chasse et les tournois étaient, en temps de paix, les issues
données à la fougue brutale de la Noblesse. Philippe le Bon faisait
des dépenses considérables pour sa vénerie; il avait vingt-quatre
veneurs et valets de chiens en Bourgogne, il en entretenait vingt
autres en Brabant, tous grassement payés. A sa cour, c'étaient inces-
samment des joutes, des tournois, des pas d'armes. Il prenait un
plaisir passionné à présider ces jeux souvent encore sanglants, où les
chevaliers apaisaient leur amour enfantin de la gloire mondaine. Au
xn^ et au xm^ siècle, les tournois étaient de vraies batailles; au xv^,
c'étaient plutôt de fastueux spectacles, réglés dans tous leurs détails
par les rois d'armes, et précédés de cinq journées de cérémonies; mais
la brutalité chevaleresque n'était pas moindre que jadis. On n'em-
ployait plus guère que des armes émoussées ; cependant il y eut des
exemples de « joutes », c'est-à-dire de combats singuliers, à a fer
émoulu », à la cour même de Charles VII. En 1447, Louis de Bueil
et l'écuyer anglais Jean Châlons joutèrent ainsi devant le roi; à la
sixième course, Louis de Bueil fut tué. Aussi, deux ans après,
lorsque le comte de Saint-Pol fit publier son « pas de la Belle Pèle-
rine », le comte de Foix dut-il renoncer, sur l'ordre formel du roi, à
relever le défi.
Le bon chevalier Jacques de Lalaing essuya lui-même les rebuf-
fades de Charles VIL Défense fut faite de se présenter au pas d'armes
qu'il voulut tenir à Paris, l'année de la mort de Louis de Bueil. Le
jeune Jacques de Lalaing était l'incarnation de la chevalerie bourgui-
gnonne, en ce qu'elle avait de naïvement ambitieux, de cérémonieu-
sement brave. La vie de ce don Quichotte, qui mourut à trente-deux
ans, célébré dans toute la chrétienté comme la « fleur des chevaliers »,
se passa à chercher des adversaires en France, en Navarre, en Cas-
tille, en Aragon, en Portugal, en Ecosse, en Angleterre, en Italie,
« pour parvenir à la haute vertu de prouesse et bonne renommée »,
Ce paladin eut la tête fracassée par un boulet de canon, en combat-
tant pour son duc contre les Gantois révoltés. Sa mort causa d'uni-
versels regrets, car il était « doux, humble, amiable et courtois, large
aumosnier et pitoyable ». Son épitaphe le pare même d'une vertu
exceptionnelle :
Prit chasteté pour pilier de sa gloire,
Sçachant qu'ordure y est contradictoire.
LA CHASSE.
LES TOURNOIS.
LA CARRIERE
DE J.iCQUES
DE LALAISC.
173
La Société et la Monarchie. livre ii
L'AMOUR Cette contradiction, en général, n'arrêtait guère les preux du
PLATONIQUE ' ^ye gièclc. La doctrinc de l'amour platonique, exposée dans les
ET L'AMOUR LIBRE. Qyyj^gggg didactiques de l'époque, était tout à fait conventionnelle •
« Sachez, dit Guillaume de Lalaing à son fils, que peu de nobles
hommes sont parvenus à la haute vertu de prouesse et à bonne renom-
mée, s'ils n'ont dame ou damoiselle de qui ils soient amoureux; mais,
mon fils, gardez que ce ne soit de folle amour, car à tous jours vous
seroit tourné à grande vilainie et reproche ». En réalité, la « folle
amour », l'amour libre, était pratiqué universellement et les princes
donnaient l'exemple. Charles VII, à la fin de sa vie, traînait à sa
suite une espèce de sérail. Le roi René contribua à la repopulation
de la Provence. Philippe le Bon entretint tour à tour vingt-quatre
maîtresses, « et avoit de bastards et de bastardes une moult belle
compaignie ». Le duc d'Alençon avait un valet de chambre qui le
pourvoyait, et qui lui vendit même sa fille. Durant les huit dernières
années du règne de Charles VII, nous connaissons cinquante-neuf
lettres de légitimation sorties de la chancellerie royale, pour absoudre
les unions libres les plus scandaleuses. « Le péchié de luxure, dit
Jacques du Clercq, regnoit moult fort et par especial es princes et
gens marries; et estoit le plus gentil compagnon, qui plus de femmes
sçavoit tromper et avoir au moment ». Le mariage était considéré
dans la Noblesse comme une simple affaire d'argent et de conve-
nance; les plus énormes disproportions d'âge n'effrayaient pas; on
prenait ses compensations au dehors. La reine Marie d'Anjou donnait
aux femmes trompées l'exemple d'une sérénité peu ordinaire : nous
la voyons, en 1455, envoyer de superbes étrennes à la maîtresse de
son mari, Mademoiselle de Villequier.
LE PETIT Les mœurs et les idées de la société courtoise au xv** siècle, son
JEHAN DE SAiNTRÈ. cultc dcs bcaux vêtemcnts et des bijoux, sa conception à la fois con-
ventionnelle et brutale de 1' « honneur mondain », son goût pour les
cérémonies et les plus fastidieux détails de la héraldique % ses idées
sur la galanterie, enfin les critiques et les sarcasmes des gens qui du
dehors la regardaient s'agiter prétentieusement, tout cela revit dans
YHistoire du petit Jehan de Saintre' et de la Dame des Belles Cou-
sines, qui a été écrite à la fin du règne de Charles VII par Antoine de
La Sale. La dame des Belles-Cousines est une jeune veuve, très riche,
que notre auteur place à la cour du roi Jean le Bon. Elle cherche à
former un adolescent, qui plus tard lui fasse honneur : « elle vouloit
en ce monde faire d'aucun jeune chevalier ou escuyer ung renommé
1. Les principales publications sur le blason au xv^ siècle sont celles de Vallet de Viri-
ville, L'Armoriai de Gilles Le Bouvier dit Berry, 1866, et de Lorédan Larchey, Ancien armoriai
équestre de la Toison d'or, 1890.
( 174 )
CHAP. Il
La Bourgeoisie et la Noblesse.
homme ». Elle distingue Jehan de Saintré, petit page de treize ans,
assez pauvre et tout naïf, qui jusque-là « n'avoit senty ne gousté des
amoureux désirs nullement ». Après s'être bien moqué de lui avec ses
suivantes, elle l'enjôle, l'endoctrine, lui enseigne les préceptes de
l'amour platonique et de la courtoisie avec un grand luxe de citations
pédantesques. Devenue la « dame par amours » de ce Chérubin, elle
lui donne des rendez-vous très secrets, car le secret est l'indispensable
condiment de la galanterie chevaleresque. « Ouand vous me verrez,
dit cette noble dame, que d'une espingle je purgeray mes dens, ce
sera signe que je vouldray parler à vous » Durant ces entrevues,
elle le comble de baisers et de cadeaux : au xv° siècle, l'amoureux
pauvre est entretenu par sa maîtresse et est un peu son domes-
tique.
Enfin Jehan est mis hors de page et commence sa vie chevale-
resque. Sa dame lui met au bras un riche bracelet : il s'engage à aller
combattre en Espagne tout chevalier qui entreprendra de le « déli-
vrer », de lui ôter son bracelet. Alors commence la série des joutes vic-
torieuses, d'où les adversaires de Saintré sortent toujours meurtris,
celui-là le pied percé, celui-ci la main mutilée, d'autres tout pâmés à
force d'avoir perdu leur sang. Notre héros va en Orient et tue de sa
main le Grand Turc; sa gloire n'a plus d'égale. La dame des Belles
Cousines lui réserve au retour l'accueil le plus tendre, car il n'a
jamais fait que suivre ses conseils et obéir à ses ordres. Mais voici
qvie le petit Jehan de Saintré s'émancipe; sans consulter sa dame, il
décide de partir pour trois ans avec quatre chevaliers et cinq écuyers,
afin de chercher des combats à outrance. Quand il en informe la dame
des Belles Cousines, celle-ci tombe malade du déplaisir qu'elle a;
durant l'absence de son ami, elle se retire dans ses terres.
Un monastère dont elle était la patronne avait pour abbé un
« grant, gros et très-puissant de corps moynne ». Il reçut en son
abbaye la dame des Belles Cousines, la retint à dîner, lui fit grande
chère, lui plut. Elle rentra chez elle et « toute nuyt ne cessa de soy
plaindre, gémir et souspirer, tant désirant estoit de revoir damp (sei-
gneur) abbez ». Enfin, elle le fit venir, disant qu'elle voulait se con-
fesser à lui, et « en tout bien et en tout honneur, a jeu sans villennie,
damp abbez la confessa très doulcement ».
Saintré, à son retour, la trouve chassant en compagnie de
l'abbé ; il ignore la chute honteuse de sa dame et s'étonne douloureu-
sement qu'elle le repousse. L'abbé, ironique, invite le jeune seigneur
à dîner. Durant le repas, au grand contentement de sa maîtresse, le
moine se gausse des chevaliers de cour, qui, pour acquérir les grâces
des dames, « pleurent, souspirent et gémissent, et puis s'en vont de
L'ESPRIT
CHEVALERESQUE
TOURNÉ EN DÉRI-
SION.
175
La Société et la Monarchie. livre ii
Tune a laultre, et prennent une emprise ' d\me jartière, d'ung bra-
celet, d'une rondelle ou d'ung navet, que scay-je? » Ils se font donner
bien de l'argent et s'en vont se chauffer en Allemagne, ou faire bonne
chère en Espagne. « Puis ont ung vieil menestrier ou trompette qui
porte un vieil esmail, et luy donnent une de leurs vieilles robbes ; et
crye a la court : Monseigneur a gaigné! Monseigneur a gaigné, comme
vaillant, le pris des armes! » Après avoir essuyé, pendant un long
repas, les moqueries de son rival et de la dame des Belles Cousines,
le seigneur de Saintré est obligé d'accepter une lutte avec l'abbé, bien
qu'il s'en défende, car il n'a pas pratiqué ces jeux de vilains. L'abbé
détache allègrement ses chausses, et, avant la lutte, vient saluer sa
dame. « Après sa révérence faicte, riséement fist ung tour, en saillant
(sautant) en l'air, monstrant ses grosses cuysses pellues et vellues
comme ung ours. >= En un tour de main,irterrasse, deux fois de suite,
le chevalier. « Et puis dist à ma dame : Et nostre Juge^ ciy-j^ ^i^n
fait mon devoir? Qui est le plus loyal? — Qui l'est? dist ma dame,
vous, qui l'avez gaigné ».
BEVANCHE DE Ccs pagcs furcut écritcs par Antoine de La Sale en 1459 à Genappe,
LA CHEVALERIE, c'cst-à-dire à la petite cour du dauphin Louis, qui, brouillé avec
son père, vivait en Brabant, de la pension que lui faisait le duc de
Bourgogne. Lorsque l'abbé se moque de l'emprise, des joutes et de
toutes les puérilités chevaleresques, on croit entendre Louis XI lui-
même, le roi bourgeois, le seul souverain du moyen âge qui détesta
ouvertement l'esprit féodal et les mœurs nobiliaires. C'est peut-être
bien à contre-cœur qu'Antoine de La Sale, l'auteur d'un très sérieux
Traité des anciens tournois et faictz d'armes, a fait, pour plaire à son
hôte, la part si large aux sarcasmes de l'abbé contre les paladins. Il
faut remarquer que V Histoire du petit Jehan de Saintré a été com-
posée sur la prière de Jean d'Anjou, duc de Calabre, et dédiée solen-
nellement à ce preux, dont toute la vie s'inspira des doctrines cheva-
leresques. Du reste, notre auteur, à la fin de son livre, venge Saintré
et la chevalerie : le seigneur abbé, invité à dîner par sa victime d'un
jour, est contraint d'accepter une vraie joute; en présence de la dame
des Belles Cousines, Saintré le renverse et lui perce de sa dague la
langue et les joues. Enfin, devant toute la cour royale, il dévoile la
félonie de sa dame. L' « honneur mondain « et l'amour pur sont
vengés. Il n'est donc pas vrai qu'Antoine de La Sale ait voulu sonner
le glas de la chevalerie à panache. Aussi bien n'était-elle pas près de
mourir.
1. Entreprise chevaleresque, dont le signe est un objet donné par la dame.
< 176 )
CHAPITRE III
LE CLERGÉ ET LA RELIGION
I. RÉSULTATS DE LA GUERRE DE CENT ANS POUR L EGLISE DE FRANCE. —
n. PERVERSIONS DU SENTIMENT RELIGIEUX. LA SORCELLERIE. — III. LA PIÉTÉ. LES MYS-
TERES. — IV. LA CHARITÉ. LES HÔPITAUX.
/. — RÉSULTATS DE LA GUERRE DE CENT ASS
POUR L'ÉGLISE DE FRANCE^
LE Clergé de France avait été récluil, pendant la guerre de Cent /;r/.vs
Ans, aux plus dures extrémités. Ses établissements, rarement matérielle.
fortifiés, avaient été partout saccagés, souvent détruits de fond en
comble. Les rentes foncières et les dîmes dont il vivait étaient tombées
à rien; beaucoup de curés de campagne, de bénéficiers, de religieux,
n'avaient plus de quoi manger. Cette misère devait avoir des elïets
très durables. Le Clergé fit de grands efforts pour relever ses églises,
obtint beaucoup d'argent de la piété des fidèles, intenta de nombreux
procès pour rentrer en possession de ses biens; mais nous avons la
preuve qu'en maints endroits il fut impuissant à réparer tant de
désastres et qu'il ne recouvra pas la puissance matérielle dont il
jouissait avant la guerre anglaise '.
1. Sources. Denifle, La désolation des églises, monastères et hôpitaux en France, pendant la
guerre de Cent Ans, t. I. 1897. G. Dupont, Le registre de l'officialilé de Cerisij. Jlénioires (l«; !;»
Société des .Vntiquaires de Normandie, t. XXX. 1880. Nicolas de Clanianges, De corrnplo
Ecclesiae statu (N. de Clemangiis opéra. i6i3). Martial d'Auver<j;.ic, Vigilles de Charles 17/,
t. II. Chronique du liée, édit. Porée, i883.
Ouvrages a consulter. Ahbé Alliot, Visites archidiarnnales à Corfteil et Essonne au
XV' siècle. Annales de la Soc. archéolog. du Giilinai^, iSyi. .Sjmonnet, Le clergé en Bour-
gogne, Mémoires de l'Acad. de Dijon. i86.5. B. Palustre. La Réforme de l'ordre de Fonterraidt,
Positions des Thèses de l'Ecole des Chartes. 1897. Depoin, Livre de raison de l'al/haye
de fiaint'Martin de Pontoise, 1900. Les histoires d'ahhaycs, notamment : Ch. de Lasleyrie,
L'abbaye de Saint-ifartial de Limoges, 1901. Pia^'ct. .l/rtr///! Le Franc, 1S88, chap. v.
2. Voir dans Denis, Lectures sur l'histoire de l'agrirulture, 1880, p. 212. l'exemple des domaines
en friche cédés par les Bénédictines de Jouarre à des roturiers, notamment à des bourgeois
enrichis, qui les remirent en culture.
IV. 2. 12
La Société et la Monarclùe.
CUMUL
DES BÉNÉFICES.
LE CLERGE
SÉCULIER.
Ce furent aussi les misères de la guerre qui élargirent la plaie du
cumul des bénéfices, dont souffrait l'Église entière. Les revenus de
tous les évèchés, de toutes les abbayes, de tous les chapitres, ayant
subi une réduction énorme, chacun cherchait à la compenser par le
cumul. Les prélats les plus favorisés se faisaient attribuer le plus
grand nombre possible de gros bénéfices et se souciaient seulement
d'en toucher les revenus. Quantité d'abbayes ne voyaient jamais
leur abbé. La plupart des évêques ne résidaient pas ; ils vivaient loin
de leurs ouailles, au service du roi, ou d'un prince, ou passaient leur
existence à l'étranger. Regnaull de Chartres, archevêque de Reims,
chancelier de Charles VII, ne fit que de rares visites aux Rémois.
Il était également évêque de Mende, et il ne parut jamais dans ce
diocèse. Le cardinal d'Estouteville, qui habitait en Italie et y possé-
dait plusieurs évèchés, était évoque de Saint-Jean-de-Maurienne, de
Digne, de Béziers, archevêque de Rouen, abbé de Saint-Ouen de
Rouen, de Jumièges, de Montebourg et du Mont-Saint-Michel, prieur
de Saint-Martin-des-Champs de Paris, de Grandmontet de Beaumonl-
en-Auge. Les évêques étant chargés de conférer les ordres, leur
absence entravait le recrutement du Clergé; les abbayes et les dio-
cèses étaient laissés sans direction, et les revenus ecclésiastiques se
concentraient dans les mains de quelques grands personnages, sans
aucun profit matériel ni moral pour le pays qui les payait.
La guerre avait désorganisé le Clergé séculier : dans les cam-
pagnes, un grand nombre de paroisses n'avaient plus de curé. En
beaucoup d'autres, le titulaire ne résidait pas, avait loué sa cure à
un ou plusieurs prêtres, qui souvent s'abstenaient eux-mêmes de
résider. On avait toujours gémi au moyen âge sur la grossièreté et
les vices des curés de campagne. Ces maux, qui rongèrent l'Église
jusqu'au temps de la Réforme, s'aggravèrent par le Grand Schisme et
surtout par la guerre de Cent Ans, et le déchaînement de barbarie
qui l'accompagna. Le cœur du prêtre s'endurcissait. Souvent il se
faisait marchand ou usurier. Enfin toutes les violences et tous les
vices lui étaient devenus familiers. Quand on parcourt les recueils
de lettres de rémission, on constate que le libertinage des curés de
campagne, débauchant les femmes et défiant les maris, n'était pas
alors un scandale exceptionnel, mais un cas très fréquent, qui n'éton-
nait plus personne Le mal paraissait si profond que beaucoup de
gens n'y voyaient qu'un remède, le mariage des prêtres. « Que a
apporté la constitution de non marier les prestres, s'écriait Alain
Chartier, sinon tourner légitime génération en advoultrise (adul-
tère) et honneste cohabitation d'une seule espouse en multiplication
d'escande (scandaleuse) luxure? » Bien pire encore était la vie des
178
ciiAP. III Le Clergé et la Religion.
curés que les malheurs de la guerre avaient arrachés de leurs
paroisses, et la vie des clercs sans protecteurs, condamnés au vaga-
bondage. Dans les documents les plus divers on rencontre commu-
nément des prêtres faussaires, voleurs, assassins, mêlés aux rangs
des Ecorcheurs ou bien roulant dans les bouges des grandes villes
et affiliés à des bandes de tire-laine.
L'exemple des vices et des violences venait de haut. Le plus riche scas'dales paxs
des prélats de Tépoque, le cardinal d'Estouteville, avait une vie fort lèi-iscui'at.
peu édifiante. La collation de l'évêché d'Albi donna lieu à une lutte
sanglante entre les deux compétiteurs, de 1434 à 1462. Tour à tour
la ville d'Albi fut occupée militairement par Robert Dauphin, candidat
du pape, et par Bernard de Gasilhac, élu du chapitre. Robert Dauphin
prit à sa solde Rodrigue de Villandrando, qui ravagea tout le pays.
Bernard de Gasilhac saccagea de son côté les faubourgs de la ville.
Cette lutte ne prit fin que par la mort des deux rivaux.
Le Clergé régulier ne se releva pas des désastres qu'il subit alors. le clergé
« L'ennemi du genre humain, dit le trente-quatrième canon du Gon- régulier.
cile tenu à Rouen en 1445, a fait de nombreuses blessures aux ordres
religieux ». En effet ils étaient ruinés, dispersés, décriés. Quantité
de prieurés furent fermés, quantité de chapitres sécularisés. A Saint-
Martial-de-Limoges, les moines ne suivaient plus aucune règle; une
famille de bourgeois de Treignac, les Jouvion, fournissait successive-
ment les abbés et se partageait les différentes dignités du monastère.
Nous avons de très nombreux exemples d'abbayes, parfois fameuses
par leurs antiques richesses, et qui au xv* siècle sont désertées. La
célèbre abbaye de Moissac, métropole de l'ordre de Gluny en Lan-
guedoc, qui comptait cent vingt moines à la fin du xm^ siècle, n'en
avait plus que vingt en 1449. Le monastère de Longpont ne pouvait
plus nourrir qu'un abbé et trois moines. Beaucoup d'autres étaient
complètement abandonnés; telle la petite abbaye de la Roche. Nous
avons le compte rendu des visites qu'y fit, de 1459 à 1470, l'archi-
diacre de Josas. Le 5 mai 1459, il trouve le monastère désert, l'église
délabrée et le tabernacle ouvert; l'abbé lui-même est absent, et l'ar-
chidiacre lui envoie une citation à comparaître en cour d'officialité.
Aux visites suivantes, l'archidiacre constate que l'abbé réside ; mais il
est tout seul, laisse son église tomber en ruines et, pour vivre, il vend
les vases et les livres sacrés et môme les tuiles de la toiture '.
Pendant la guerre de Cent Ans, la vie collective des ordres reli- rares et vaines
gieux s'est peu à peu éteinte. Les voyages étant devenus périlleux, tentatives
les moines ne se rendent plus aux chapitres généraux. La vie intel-
lectuelle et mystique des couvents de France semble également arrêtée,
I. Document publié dans la BiLliolhcque de lEcole des Charles, 5' série, t. IV, p. 335.
DE REFORME.
La Société et la Monarchie. livre ii
11 ne s'y manileste rien de pareil au grand mouvement qui ranime le
monachisme dans les Pays-Bas et sur les bords du Rhin. Les abbés
réformateurs sont rares et se heurtent à une résistance invincible.
L'histoire de l'ordre de Fontevrault en offre un exemple. Dès le
xiii^ siècle, les intris^ues, la simonie, la vie mondaine des religieux et
des religieuses l'avaient déconsidéré. Pendant la guerre de Cent Ans,
l'abbaye avait été pillée, nombre de ses prieurés avaient été ruinés,
et les religieux des deux sexes menaient une conduite scandaleuse.
Au temps de Charles "VII, un schisme s'était produit et pendant
quelque temps Tordre s'était partagé entre deux abbesses *. Marie de
îîretagne, qui prit la crosse abbatiale en 1438, fit d'énergiques elTorts
j)our rétablir la discipline : les religieux refusèrent de lui obéir.
L'ordre de Fontevrault resta en cet état d'anarchie et de corruption
jusqu'au xvii« siècle, époque où commence une ère nouvelle pour
l'Église régulière. Le monachisme du moyen âge, comme bien d'au-
tres choses du moyen âge, meurt au xv« siècle. La guerre de Cent
Ans l'a ruine, désorganisé, frappé de stérilité.
//. — PERVERSIONS DU SENTIMENT RELIGIEUX.
LA SORCELLERIE-
LA DASSE y EXALTATION maladive et la perversion du sentiment religieux
1 J furent le produit naturel de la décadence de l'Église et des
MACABfiE. LA FETE
DES FOUS.
misères du siècle. De tout temps, au moyen âge, l'idée de la mort
avait obsédé les esprits; mais c'est pendant la guerre de Cent Ans que
la « Danse Macabre" » fait son apparition dans l'art : sur les murs
des cimetières et des églises, les peintres se plaisent à figurer la Mort,
qui emmène en ricanant le pape, le roi, le noble, le paysan, la jeune
fille, l'enfant. C'est aussi à cette époque dure et sombre que les chré-
tien? ont le plus ri de toutes les choses qu'ils vénèrent. Malgré les
1. L'ordre mixte de Foiilevranit était gouverné par une abbesse.
2 SouKCEs. Procès publiés par l'abbé Lavanchy, Mémoires de l'Académie Salésienne,
t. VIII, i885, et l'abbé Jules Chevalier, Mémoire sur les hérésies en Dauphiné, iHgo.Procès de
Gilles de Rais, publié par De Maidde, à la suite de Gilles de Rais, par l'abbé Bossard, iSS.").
Fredericq, Corpus (tocumenlorum inquisilionis Neerlandicae, 3889-1896. Mémoires de Jacques
du Clercq, édit. de Reiffenberg.
Olvra(,es a consulter. Yves-Plessis, Bibliographie française de la Sorcellerie, 1900,
indique les ouvrages français. Lca, Histori) of Ihe Inquisition, t. 111, 1888 (traduction
S.Reinachen préparation). J. Hanscn. Zauberwahn, Inquisition und Hexenprozess im Millvl-
aller, 1900.
3. Jean Le Fèvre a écrit en 1876 dans son Bespil de la morl . « Je fis de Macabre la
dance ». Macabre (et non Macabre) est évidemment un nom propre, peut-être le nom d'un
des premiers artistes qui aient figuré la Danse des Morts. On ne connaît pas de Danse des
morts peinte ou sculptée en France au .xiv« siècle, mais il en a peut-être existé . des 1res
nombreuses œuvres exécutées sur ce tlième au .xv" siècle, il ne nous est resté qu un nombre
inûmc.
( ï8o )
cH.vp. m Le Clergé et la Religion.
condamnations fulminées par le Concile de Bâle et l'Université de
Paris contre les burlesques cérémonies que tolérait depuis longtemps
l'Église, le Clergé se laissait parodier et se parodiait lui-même : la
Fêle des Fous, notamment, était devenue une véritable bacchanale,
pendant laquelle les prêtres se livraient aux farces les plus grossières,
jusque sur les marches de l'autel.
Il y avait pis. La magie et le culte du diable prirent au xv« siècle la sorcellebie
une extension inconnue auparavant. Depuis longtemps, les inquisi- ^^ ^-^ répbessws
tours traduisaient devant leurs tribunaux et punissaient les sorciers, ^ usnq e.
considérés par eux comme des hérétiques ; mais ce fut seulement à
partir du xv" siècle que l'Église jugea nécessaire de poursuivre avec
rigueur les hommes et les femmes accusés de commerce avec le
démon, et même les simples escrocs, devins et astrologues, qui pré-
disaient l'avenir en consultant leurs grimoires ou en interprétant l'état
du ciel. Eugène IV créa la Faculté de Théologie d'Angers en 1432
pour « chasser les superstitions et les erreurs ». En 1445, il ordonnait
à l'inquisiteur de Carcassonne de poursuivre les chréliens qui se
livraient à la magie pour conjurer la maladie ou le mauvais temps,
qui sacrifiaient aux démons, profanaient la croix et les sacrements
et faisaient baptiser des images de cire*. La même année, le Concile
provincial de Rouen ordonna des mesures répressives contre les
évocaleurs du diable. En France et dans les pays voisins, une litté-
rature spéciale naquit; les livres de « démonologie » classèrent les la démonologie.
démons, décrivirent leurs habitudes, d'après les aveux arrachés aux
sorciers par de subtils interrogatoires ou par des supplices bien
dirigés : tel le Maliens Maleficanim (Marteau des Sorcières), du
moine allemand Sprenger; œuvre de vaniteuse ignorance, où, der-
rière un étalage de logique pédante et d'érudition puérile, s'érige un
fanatisme monstrueux. Ces manuels d'inquisiteurs nous frappent
seulement par leur stupidité; mais alors, ils ont été instigateurs de
tortures et d'autodafé.
Le 9 septembre 1477, le vice-inquisiteur de Saint-Jorioz- tra- un procès
duisit à son tribunal Antoinette, femme de Jean Rose, suspecte de ^^ sorcière.
sorcellerie. Elle refusa tout aveu. Le 15 septembre, on lui passa sous
les bras une corde et on Téleva en Tair au moyen d'une poulie;
c'étaient les préliminaires du supplice de l'estrapade; elle ne céda
pas à cette menace. Le 20 octobre, elle subit le supplice complet :
trois fois on l'éleva en l'air et on la laissa retomber brusquement, de
1. Bulletin de la Commission archéologique de Narbonne, 1S92, p. 548.
y. Saint-Jorioz est en Savoie. Ce docunn'iil est plus dctailié et plus caractéristique, mais
absolument de même nature que les procès de sorcières juj;és dans la France proprenieul
dite pendant le règne de Charles VII.
La Société et la Monarchie. livue h
façon à lui briser les membres. Elle refusa encore de parler, mais le
lendemain elle avoua tout ce qu'on voulut. Elle déclara que onze ans
auparavant, comme elle avait des embarras d'argent, un nommé
Masset Garin lui avait promis de la tirer d'afi'aire et l'avait menée
au sabbat. Elle y avait reconnu des gens du voisinage, que l'inquisi-
teur lui fit nommer. Un diable nommé Robinet, qui prenait la forme
tantôt d'un hoi:.me noir, tantôt d'un chien noir, la prit sous sa pro-
tection. « Il parlait d'une voix rauque, mal intelligible, en articulant
si mal qu'elle pouvait à peine le comprendre. » Sur son invitation,
elle lui fit hommage, foula aux pieds une croix et renia Dieu. Il lui
fit une marque sur le petit doigt de la main gauche, qui depuis resta
comme mort. Il lui donna une bourse pleine d'or et d'argent, mais
quand elle ouvrit cette bourse, une fois rentrée chez elle, elle n'y
trouva plus rien. Il lui donna aussi un bâton, avec lequel elle se
rendit désormais au sabbat en volant à travers les airs. Au sabbat,
on mangeait la chair d'enfants exhumés du cimetière, on profanait
des hosties, on fabri(|uait des poudres pour guérir ou pour tuer, r\
la scène se terminait par une orgie répugnante. L'inquisiteur lit
avouer à Antoinette que, si elle avait d'abord refusé de parler, c'est
que Robinet était venu la visiter dans son cachot et lui avait promis
de la sauver, à condition qu'elle se tùt.
L'ÉTAT MENTAL II cst permis de suspecter l'entière sincérité d'une confession
DES SORCIERES, obtcnuc par de tels moyens. Même lorsque la torture n'intervenait
pas. il est clair que limagination des juges, leur façon de poser les
questions, la menace du supplice final, pesaient singulièrement sur
les aveux qui sont parvenus jus<^iu"à nous. Cependant, quelle que soit
la défiance quinspirent ces procès-verbaux, dont l'examen critique est
d'ailleurs impossible, il serait téméraire de nier la sorcellerie : comme
état mental, elle a été un fait réel. Elle s'est développée tout naturel-
lement en ce milieu de misère et de désespoir qu'avaient créé les
désastres du sombre xv^ siècle. Les mêmes faits qui expliquent la
venue de la sublime Jeanne d'Arc expliquent aussi la multiplication
des malheureuses hallucinées qui pensaient aller au sabbat et s'unira
des démons. Il est remarquable que les sorcières sont infiniment plus
nombreuses que les sorciers. On a dressé la liste des condamnations
qui furent prononcées de ce chef au xv= siècle en Bresse et en Bugey :
la proportion des femmes est de 85 p. 100'. C'est contre les sorcières
que Sprenger a dirigé son Marteau. Il regarde l'existence des femmes
comme un grand danger pour le salut des âmes : Femina, déclare
ce grand docteur, vient de fe et de minus; il veut dire moins de foi.
1. Mémoire de M. Janin, Annales de la Société d'émulation de l'Ain, t. X, 1877.
t 182 )
Le Clei'gè et la Religion.
LA SOBCELIEBIE
.\f A se LUNE.
GILLES DE BAIS.
La sorcellerie masculine, la plupart du leraps, n'avait même pas
Ihallucinalion ni Thystérie pour excuse. Les sorciers élaient très sou-
vent des paysans guérisseurs, ou bien des charlatans. Le cas de
Gilles de Rais est typique. La tragique histoire du Barbe -Bleue'
breton ne met en scène aucun halluciné, mais seulement une bande
d'escrocs et un alcoolique sanguinaire.
Gilles de Rais, « doyen des barons de Bretagne », possédait dim-
menses domaines, entre la Loire et les limites du Poitou. Il avait une
vive intelligence, aimait le théâtre et les arts, lisait et parlait avec
aisance le latin. Vaillant homme, il passa une partie de sa jeunesse
à se battre aux côtés de Richemont, d'Ambroise de Loré, de La Hire.
Il fut un des compagnons de Jeanne d'Arc. Charles VIL le jour du
sacre, le fît maréchal. Gilles de Rais avait alors vingt-cinq ans.
Depuis ce temps il parut de plus en plus rarement à la 'COur et sur
les champs de bataille. D'autres besognes l'occupèrent. Vaniteux,
prodigue, entouré de fripons qui flattaient ses passions et grugeaient
son bien, il se mit à rechercher la pierre philosophale, qui devait
convertir en or ou en argent les métaux vils, et l'alchimie le conduisit
à la magie et au satanisme. Au temps même de ses exploits guer-
riers, il commençait à consulter les grimoires des sorciers, pour évo-
quer les démons et acquérir d'eux « science, puissance et richesse ».
Il avoua plus tard qu'il n'avait jamais réussi à faire apparaître le
diable; cercles magiques, oirrandes,cédules signées de son sang, rien
n'y faisait. Les évocateurs français et italiens qui vivaient à ses dépens
réussissaient à voir parfois le démon, mais Gilles n'était jamais là.
L'excitation nerveuse créée par ces pratiques, les suggestions de
son entourage de prêtres sacrilèges et de louches Antinoiis, le feu de de cilles de rais.
luxure et de cruauté qui le brûlait, enfin des habitudes d'ivrognerie le
conduisirent au crime. Pendant huit années, de 1432 à 1 i'iO, au plus
fort de l'anarchie générale, il satisfit impunément ses passions. Des
racoleurs et des racoleuses lui amenaient de jeunes mendiants, de
petits bergers, des apprentis, des fils et des filles de paysans ou de
marchands forains, enlevés dans les fermes ou trouvés sur les roules,
dans le pays de Rais, l'Anjou, et jusqu'à Chinon et à Rennes. Au moins
cent quarante enfants des deux sexes furent ainsi introduits dans les
châteaux de TifTauges, de Machecoul, de la Suze, de Champtocé, et
ClilMES
1. Nous ne voulons pas dire que Gilles de Rais soil le prototype de Barbe-Bleue, comme
Ta prétendu l'abbé Bossard. Le conte de Barbe-Bleue et de ses sept épouses parait être (\>-
source ancienne et populaire, et n'a en soi aucune analogie avec l'histoire de Gilles île
Rais, qui ne se maria qu'une fois et laissa sa femme vivre à l'écart; mais il est certain
qu'en Bretagne et en Vendée le peuple a amalgamé le conte de Barbe-Bloiie cl lliisloire
du sire de Rais, et c'est là tout ce que prouvent les complaintes et les traditions, d'ailleurs
curieuses, recueillies par l'abbé Bossard.
i8'3
La Société et la Monarchie. livre n
même dans les maisons où Gilles ne faisait que passer. Amenés clans
la chambre à coucher du sire de Rais, les malheureux étaient
pendus, égorgés, tués à coups de bâton, coupés en morceaux, au
milieu de débauches immondes. Ce monstre ne perdait pas, au
paroxysme même de sa bestialité, le sens de Tart, et, maniant les têtes
des enfants décapités, il disait son admiration pour les plus belles. Il
conservait aussi sa foi, et partageait sa dévotion entre le diable et
Dieu. Il avait fait déjà périr nombre de petits enfants et d'adoles-
cents, quand il fonda à Machecoul un service « en mémoire des Sains
Innocens, pour le bien, salut et sauvement de son âme ». X Pâques,
il recevait la communion avec humilité, au milieu des pauvres, et
plus tard ses juges létonnèrent en lui apprenant qu'il était héré-
tique. Voyant que le diable repoussait ses appels, il exprima un jour
l'opinion que Dieu voulait le sauver malgré lui, et plusieurs fois il
songea au pèlerinage de Jérusalem, pour obtenir rémission de tous
ses péchés. Cette persistance du sentiment religieux, informe et
grossier, mais indéracinable, se retrouve chez tous les bi'igands qui
dévastaient alors la France. Le cas de Gilles de Rais ne mérite l'étude
que parce qu'il n'est point exceptionnel. Il éclaire un des aspects du
moyen âge finissant, avec son mysticisme violent, son élan acharné
vers le surnaturel, son goût artistique raffiné, sa soif de volupté et
d'or, son mépris de la souffrance humaine.
Pour les malfaiteurs de ce rang social, à l'époque de l'Écorcherie,
l'impunité était la règle. Malgré les soins que Gilles prenait pour
cacher ses crimes, la rumeur populaire l'accusait. Le duc de Bretagne
Jean V aurait eu cent occasions d'ordonner son arrestation. 11 se tai-
sait. Il ne valait pas mieux que la plupart de ses contemporains, et il
joua en cette affaire un rôle fort louche. Il mettait à profit la ruine
de son vassal pour acquérir ses terres au rabais. II semble même
avoir assisté à des évocations diaboliques, que Gilles fit « pour lui
plaire ».
Gilles de Rais se perdit en attaquant les immunités ecclésiasti-
DEGiLLESDERAis. qucs. Il viola le droit d'asile d'une éghse pour s'emparer d'un clerc^ :
c'était un double sacrilège. Jean de Malestroit, évêque de Nantes, se
saisit de l'affaire. Il savait quels soupçons pesaient sur Gilles. Une
rapide enquête suffit pour le convaincre. Le procès s'instruisit dès
lors devant deux juridictions; l'évèque et le vice-inquisiteur eurent
à connaître des crimes de Gilles contre l'Église, contre la foi et contre
les mœurs, et le duc de Bretagne, qui ne pouvait plus reculer. laissa
le sénéchal de Rennes juger le sire de Rais comme meurtriei-.
1. C'était le frère d'un certain GcofTroy le Ferron, avec lequel Gilles de Rais avait des
démêlés.
GILLES DE RAIS
ET JEAN r.
ARRESTATION
ï84
Le Clergé et la Religion.
Gilles de Rais, d'abord très arrogant, se vit bientôt écrasé par la
multiplicité et la concordance des témoignages. Parents éplorés,
<( hurlant » leur douleur, complices décrivant en détail les horribles
forfaits et les appels au diable, tous disaient évidemment la vérité. Le
jour où l'on menaça Gilles de le mettre à la question, il avoua. Il se
jeta dans le repentir avec la même frénésie qu'il avait portée dans la
débauche et le meurtre. Il fit une confession publique de tous ses
crimes, supplia les assistants d' « élever leurs fils dans la bonne doc-
trine et la vertu », et termina en demandant humblement aux parents
de ses victimes de lui pardonner. Il ne fit rien d'ailleurs pour éviter le
dernier supplice. Dans son esprit, le bûcher devait sans doute achever
de le purifier. Il est évident que ses remords étaient sincères et qu'il
espérait son salut; en embrassant pour la dernière fois François
Prelati, un de ses complices, il lui dit : « Adieu, Françoys, mon amy !
Jamais plus nous ne nous entreverrons en cest monde; soyez certain,
mais que vous ayez bonne pacience et espérance en Dieu, que nous
nous entreverrons en la grant joye du Paradis! » Il fut exécuté le
20 octobre 1440, dans la prairie de la Biesse, près de Nantes. Une
foule immense chantait des psaumes et priait pour le pécheur repen-
tant. On voit se refléter dans ce drame tout le tragique moyen âge,
avec ses ignominies et ses élans grandioses de foi et de miséricorde '.
Les gens du roi, au temps de Charles VII, montrèrent dans
l'examen des accusations de sorcellerie une prudence et une modé-
ration assez remarquables. Ce n'est point qu'ils les aient repous-
sées d'emblée, comme déraisonnables : un des favoris du roi, Guil-
laume Gouffier, et un Italien qui avait remplacé Jacques Cœur
comme argentier, Otto Castellani, furent condamnés, l'un à l'exil
et l'autre à la prison, pour avoir usé de sortilèges qui devaient
aflermir leur crédit à la cour; mais on s'efforça de protéger les inno-
cents contre le fanatisme ecclésiastique et populaire. En 1453, une
épidémie décimait la population de Marmande; le bruit se répandit
qu'une femme de la ville, Jeanne Canay, était en commerce avec le
démon. Les habitants, au miheu de la nuit, vinrent arrêter une dou-
zaine de femmes, sur lesquelles planaient de vagues soupçons. Obéis-
sant à l'émeute, les deux consuls et le baile mirent ces malheureuses
SOS PROCES.
SA MORT.
LES GENS
DU ROI ET LA SOR-
CELLERIE.
AFFAIRE
DE MARMANDE.
1. Gilles avait eu beaucoup de complices. Deux peulement furent biùlés. D'autres
senfuirent ou obtinrent leur grâce. François Pielati fut conflaniné à la prison perpétuelle.
Celait un jeune clerc italien, délicat humaniste, alchimiste réputé, lilou insigne. Il réussit
à s'évader, et sous le nom de François de Montcnlin, gagna les bonnes grâces de René
d'Anjou, qui recherchait la transmutation des niélau.\. L'ilalien l'abusa par d'enfantins
tours de passe-passe et obtint en récompense la caiiilainerie de la Roche-sur-Yon ; mais il
eut l'imprudence de s'emparer d'un trésorier de France et de le mettre à rançon. Le Grand
Conseil évoqua l'affaire et François, condamné à nioit pour ses anciens et récents méfaits,
fut exécuté en i446. Nous publierons prochainement une étude biographique sur Fran-
çois Prelati, d'après des documents inédits.
La Société et la Monarchie. livre ii
à la question et les envoyèrent au bûcher. Le sénéchal d'Agen cita
devant lui les consuls, et fit saisir leurs biens ^
LA VAUDERiE Le 1" novembre 1459, on incarcéra dans la prison épiscopale
D AURAS. d'Arras une fille de joie, nommée Deniselle, dénoncée comme « vau-
doise* » par un sorcier artésien, qui avait été exécuté à Langres
quelque temps auparavant. Deniselle fut brûlée le 9 mai 1460, avec
six autres personnes. Ce fut le signal d'une vaste persécution, men(^
avec acharnement par le doyen de Notre-Dame d'Arras, par Tévèque
in partibus de Beyrouth et par linquisiteur Pierre le Broussart.
L'évoque d'Arras, Jean Jouffroy, absent de son diocèse, laissa faire, et
le comte d'Étampes, lieutenant de Philippe le Bon, autorisa les pour-
suites. Les juges se contentaient du témoignage d'une ou deux per-
sonnes pour emprisonner, mettre à la question, envoyer au bûcher.
Huguet Aubry fut tenu au cachot onze mois, et mis à la question
quinze fois ; il protesta sans cesse de son innocence ; on le condamna
à vingt ans de prison, en disant que le diable lui avait donné la force
de ne rien avouer. Plusieurs chroniqueurs contemporains accusent
formellement les auteurs de cette persécution d'avoir voulu supprimer
leurs ennemis, ou les riches dont ils convoitaient les biens. « A ce
tenoient fort les mains aucuns qui lors estoient du conseil dudit comte
d'Estampes », dit Mathieu d'Escouchy. Le doyen d'Arras et l'évêque
de Beyrouth paraissent avoir obéi plutôt à des mobiles de fanatisme.
Le premier affirmait que « le tiers de chrétienté et plus » était vau-
dois, et qu'il savait des choses à faire frémir; le second avait « une
telle imagination « qu'il lui suffisait de regarder les gens pour savoir
s'ils étaient vaudois. Enfin, le seigneur de Beaufort, qui avait beau-
coup d'ennemis, ayant été dénoncé à son tour et emprisonné, son fils
en appela à Charles VII. Le roi évoqua l'affaire. Les accusés encore
en vie furent tirés de la prison épiscopale; le Parlement de Paris les
acquitta et les remit en liberté. Sur l'ordre de Charles VII, l'arche-
vêque de Reims, l'évêque de Paris et Jean Bréhal, supérieur des
Dominicains, se rendirent en Artois : c'étaient ceux-là mêmes qui
avaient naguère prononcé la réhabilitation de Jeanne d'Arc, con-
damnée comme sorcière d'après la procédure inquisitoriale. Ils arrê-
tèrent les poursuites. Des actions civiles furent intentées en Parle-
ment contre les juges d'Arras. Un arrêt, qui fut rendu seulement
en 1491, réhabilita toutes les victimes, restitua à leurs héritiers les
biens confisqués, ordonna l'érection d'une croix expiatoire.
1. Extraits du Trésor des Charles, publiés dans la Bibl. de l'Ecole des Chartes, 2« série, t. V.
2. C'est-à-dire comme sorcière, p'après M. Hansen, on considéra les sorciers, au xv= siècle,
comme une secte hérétiinie particulière, dérivée des anciens Vaudois. Cf. Bourquelot, Les
Vaudois du AT" siècle, Bibl. de l'Ecole des Chartes, 2' série, t. lll.
< 186 >
CHAP. III Le Clergé et la Religion.
Le Parlement avait agi avec d'aulanl plus de vigueur qu'il pré-
tendait enlever à rÉglise la connaissance des faits d'hérésie. Il réduisit
à rien le rôle de llnquisilion en France. La rigueur de la répression,
à partir du xv"' siècle, dépendit avant tout des dispositions du pouvoir
royal. Jusqu'au temps de François P% il se montra relativement
humain et clément à l'égard des sorciers. Au xv* siècle, le fanatisme
populaire n'avait pas voix prépondérante. Nombre de gens refusaient
de croire au sabbat, aux sales débauches et aux crimes prétendus des
sorcières; ces malheureuses n'étaient à leurs yeux que des possédées,
affolées par le diable et qu'il convenait de soigner, non de punir.
Selon le poète Martin Lefranc, le diable ne s'occupe des sorcières
que pour leur troubler la cervelle :
L'OPINION
ik' LAI BÉE ET LA
SOHCELLEHIE.
Il n'est ne baston ne bastonne,
Sur quoy puist personne voler,
Mais quant le diable leur estonne
La teste, elles cuident (croient) alcr.
D'après Sprenger, il y avait des sceptiques qui niaient même
toute intervention du démon : « Certains, dit-il, se sont efforcés d'éta-
blir que la sorcellerie n'existe pas, sinon dans la pensée de gens qui
imputent à la sorcellerie des phénomènes naturels dont l'essence
nous est inconnue ». Et il se donne grand mal pour terrifier ses con-
tradicteurs et démontrer que « soutenir la réalité de la sorcellerie
est une proposition si catholique, que soutenir obstinément le con-
traire est absolument une hérésie «. Ce n'est encore qu'une menace :
au xv'= siècle, les chrétiens de bon sens ont encore le droit de parler
mais l'ère des bûchers est déjà ouverte.
///.
LA PIETE. LES MYSTERES
LES cœurs restés pieux et purs, affligés des maux qui accablaient mystiques
la religion, se consolaient dans la dévotion et les bonnes œuvres : etréform.ueurs.
telle la bienheureuse Philippe de Chantemilan, qui abandonna son
héritage aux pauyres et voua sa vie à la prière et au soin des
malades. Il y avait aussi, dans le Clergé, des hommes d'action. Les
uns, administrateurs experts et grands bâtisseurs, relevaient les
1. SouncEs ET ou\'RAGES A CONSULTER. Vie (le Philippe de Chanlemilan, éilit. U. Chevalier,
Documents historiques inédits sur le Dauphinc, t. VIII, 1894. Mougel, Dent/s le Char-
treux, i8g6. Anatole France. Frère Hichard, Revue de famille, 1889. Abbé Galabcrt. Les
morurs chrétiennes au XV' siècle. Bulletin de la Société archéologique de Tarn-et-Garonne,
t. XII, 1884. De Ribbe, Ln Société provençale à la fin du moyen âge, 1898. Petit de Jullcvillc,
Les Mystères, 1880. Germain Bapst, Essai sur l'histoire du théâtre, 1898.
< 187 >
La Société et la Monarchie.
MOINES
PRÉDICATEURS.
UN PRÊCHE
A SAINT-LÉONARD.
LA RELIGION
l'OrULAIRE.
églises de France de leurs ruines. Les autres travaillaient à épurer la
foi chrétienne et à corriger les mœurs : tels les réformateurs qui
apparurent, hors des limites du royaume, dans les États du duc de
Bourgogne, prédicateurs comme Jean Brugmann, théologiens comme
Denys le Chartreux, humanistes chrétiens comme les « Frères de la
vie commune » ; tels les prêcheurs ambulants fournis par les ordres
religieux, comme le Franciscain Richard, le Carme breton Thomas
Couette, qui alla jusqu'en Italie faire entendre sa parole virulente,
déplut au pape par la violence de ses attaques contre le relâchement
du Clergé et du Saint-Siège, et finit sur le bûcher.
Ces frères prédicateurs étaient ce qui restait de vivant et d'actif
dans le monachisme. Détestés par le Clergé séculier, auquel ils enle-
vaient ses ouailles et mille petits profits, ils étaient adorés du popu-
laire. Les municipalités des plus petites villes, au w" siècle, faisaient
de gros sacrifices pour avoir chaque jour, pendant le carême, un
sermon fait par un de ces prêcheurs nomades. Que prêchaient-ils?
Certains d'entre eux, comme frère Richard, étaient des illuminés,
qui annonçaient l'avènement de l'Antéchrist. Thomas Couette était
surtout un moraliste, qui poursuivait de ses invectives la dissolution
du Clergé et le luxe des femmes. Ces prédicateurs fameux étaient des
hommes aux robustes poumons, à la parole enflammée, qui prenaient
sur la foule un ascendant extraordinaire. En 1429, à Paris, frère
Richard prêcha tous les jours, cinq ou six heures de suite, pendant
une semaine entière, en plein air, car aucune église n'eût été assez
grande pour contenir ses auditeurs.
Le « bon frayre » qui alla prêcher à Saint-Léonard, en Limousin,
le 3 décembre 1437, n'avait pas la célébrité d'un Richard et d'un
Couette, et son éloquence était assez terre à terre; Gerald Massiot
n'en a pas moins analysé avec grand soin ce sermon dans son livre de
raisons : pour aller en paradis, il faut faire sa prière en se levant; il
faut entendre la messe jusqu'à la fin, sans parler de ses affaires à son
voisin, et sans s'approcher du prêtre; il faut observer le repos du
dimanche, se confesser une fois par mois, communier à Pâques, faire
l'aumône, vivre honnêtement. « En faisant toutes ces choses ci-dessus
écrites, ledit frère dit que vous entrerez en la gloire du paradis ».
Le succès inouï des prédications populaires et mille autres
indices nous montrent que la foi chrétienne, dans la France du
xv^ siècle, était restée générale et très vive. Elle avait été parfois
déformée, mais non diminuée, par le trouble des esprits et la corrup-
tion des mœurs. Chose singulière, l'irrévérence envers le Clergé était
complète : le peuple applaudissait des farces où les curés et les
moines étaient viUpendés avec le cynisme le plus grossier; mais per-
i88
Le Clergé et la Religion.
sonne n'attaquait le dog^me ni les institutions ecclésiastiques essen-
tielles, et la foule restait très attachée au Clergé tout en le décriant.
La façon dont le peuple entendait le culte olVrait les mêmes contra-
dictions naïves : comme on trouvait qu'il y avait trop de jours fériés,
on en prenait à son aise avec les cérémonies auxquelles l'Eglise vou-
lait obliger les fidèles. Nicolas de Clamanges écrivait :
•• Chacun peut voir avec quelle dévotion le peuple chrétien d'aujourd'hui
traite les jours fériés. Peu de gens vont à l'église, 1res peu entendent la messe;
on n'en écoute souvent qu'une partie, on sort avant d'en avoir eu la permis-
sion du prêtre. Beaucoup se contentent, quand ils vont à l'église, de s'asperger
le front d'eau bénite, ou bien de se mettre à genoux pour saluer la Vierge, ou
bien de baiser l'image d'un saint peinte sur le mur. Ceux qui ont assisté à
l'Élévation pensent que le Christ doit leur en être très obligé et s'en vantent
comme d'un grand sacrifice. »
En revanche, les mille pratiques de dévotion envers la Vierge
et les Saints prenaient sans cesse plus d'importance. Le dogme de
l'Immaculée Conception de Marie, accepté au xv^ siècle par le Concile
de Bâle et presque tous les chrétiens, a été imposé en quelque sorte
par la volonté populaire, qui a triomphé de la résistance des doct43urs
dominicains. Malgré les difficultés et les périls de la roule, les loin-
tains voyages vers les pèlerinages célèbres étaient beaucoup plus
fréquents que de nos jours. Si on ne pouvait aller jusqu'en Terre
Sainte, on traversait toute la France, pour se rendre au Mont-Saint-
Michel, à Saint-Eutrope de Saintes, ou bien, hors du royaume, à
Saint-Jacques-de-Compostelle, à la Sainte-Baume en ProA'ence, à
Saint-Claude en Franche-Comté. Pour adorer les reliques célèbres,
des foules immenses se pressaient, s'écrasaient. L'Italien Antoine
Astesan, décrivant les grandes villes de notre pays, s'extasiait devant
le nombre de reliques qu'elles possédaient, et l'auteur du Débat des
hérauts d'armes estimait que c'était une des causes de la grandeur
de la France.
Tous les testaments qui nous ont été conservés prouvent la pro-
fondeur du sentiment religieux. Malgré les extrêmes souffrances de
ces temps si durs, les suicides étaient des faits rarissimes, signalés
avec détails par les chroniqueurs. La peur de l'Enfer n'était d'ailleurs
pas de tout profit pour la morale, et lui faisait subir d'étranges défor-
mations. Elle est bien caractéristique de la mentalité populaire, cette
anecdote, évidemment authentique, dont l'auteur des Cent Nouvelles
nouvelles nous a laissé la spirituelle relation : un paysan ivre ren-
contre en route un prêtre; il le force à recevoir sa confession et lui
pose ensuite cette question : « Si l'on meurt après avoir reçu l'abso-
luiion de ses péchés, va-t-on tout droit en Paradis? » — « Tout
VIMMACi'LEE
COSCEPllOy.
PELEIilNAGES
ET RELIQUES.
LA PEUR
DE VENFËR.
189
La Société et la Monarchie. livre ii
droit », répond le prêtre. L'ivrogne alors lui met un couteau dans la
main, et le somme de le tuer. Le prêtre, menacé d'être tué lui-même
s'il ne s'exécute pas, feint d'égorger le paysan, qui s'endort en rêvant
qu'il siège parmi les bienheureux. — Par tous les moyens il s'agissait
d'entrer au Paradis, et chacun se faisait de l'au-delà la même con-
ception que Villon exprime, dans la prière de sa mère à Notre-Dame :
Au moustier voy ', dont suis paroissienne.
Paradis painl, où sont harpes et luz,
Et ung Enfer où dampnez sont bouliuz - :
L'ung me fait paour, l'autre joye et liesse.
La joye avoir me fay ^, haulte Déesse,
A qui pécheurs doivent tous recourir.
LES MYSTÈRES. C était la même image du monde que les grandes représentations
théâtrales du temps, les « mystères », oflraient au public sous une naïve
et luxueuse forme matérielle. Elevé de plusieurs pieds au-dessus de
la scène, s'ouvrait du côté de l'Orient un décor magnifique, où l'on
prodiguait les couleurs éclatantes, l'or et le velours; des anges y
chantaient, s'accompagnant de la harpe : c'était le Paradis. Toute la
partie centrale de la scène, extrêmement vaste, était occupée par une
série de petits décors où les acteurs se transportaient selon les besoins
du drame; ainsi, dans le Mystère de rincarnacion et Nativité de
Nostre Saulveiir, à la suite du Paradis s'élevaient à la file, d'Est en
Ouest, « la maison des parens Nostre Dame, son oratoire, la maison
de Elizabeth, le logis de Symeon, le temple Salomon », etc., en tout
vingt-quatre décors ; le dernier, à l'Ouest, était un orifice monstrueux,
« laict en manière d'une grande gueulle se cloant et ouvrant quant
besoing en est » pour donner passage aux diables; on faisait là, de
temps en temps, un tintamarre épouvantable, en choquant des cym-
bales, en roulant des tonneaux pleins de pierres, en tirant des coups
de canon : c'était l'Enfer \ Dans ce décor, qui symbolisait la vie et
les deux fins entre lesquelles l'homme peut choisir, se déroulaient
des drames immenses. Le Mystère de la Passion, d'Arnoul Greban,
comprend trente-cinq mille vers et met en scène deux cent vingt-quatre
personnages, sans compter les figurants; on y voit se succéder tous
les principaux épisodes du Nouveau Testament, depuis l'Annoncia-
1. Je vois à l'église. 2. Où les damnés sont bouillis. 3. Fois-moi avoir la joie.
^. La mise en scène variait beaucoup selon les emplacements dont on disposait.
M. G. Bapst a le premier attiré l'attention sur une miniature de Fouquet, Le Martyre de
saillie Apolline (Collection de Chantilly), qui reproduit à n'en pas douter une scène de
mysière. Ici, le théâtre est disposé en cirque. Le « Paradis » et le palais de l'empereur
Décius sont tout simplement des loges prises dans la salle: Dieu le père et les anges
siègent au milieu des spectateurs; l'empereur Décius est descendu de sa loge par une
échelle et est venu contempler de près le martyre de la sainte.
< 190 >
Le Clei'ffè et la Religion.
lion jusqu'à la Résurrection : la représentation en durait quatre
jours.
Ces spectacles étaient égayés par des intermèdes bouffons sou-
vent fort indécents. Cependant le but des mystères était certainement
pieux, on les considérait comme des moyens d'édification. Aux muni-
cipalités, aux corporations, aux associaUons d'acteurs-amateurs qui
en prenaient l'initiative, l'Église donnait son actif concours. Pour
faciliter les représentations, elle changeait l'heure des offices, elle
faisait taire ses cloches, elle prêtait ses chapes et ses chasubles.
Presque toujours enfin des membres du Clergé comptaient parmi les
acteurs. Lorsqu'on représenta la Passion de Jean IMichel à Angers,
deux chanoines tenaient les rôles de Dieu et de Judas, et un chape-
lain, celui de la 'Vierge ; on débuta en disant une messe, « sur ung
autel honnestement dressé, pour mieulx commancer et avoir sillence ».
Parfois le cycle des représentations se terminait par un Te Deum.
La veille du jour où elles commençaient, avait lieu, à travers la
ville, la « montre » des acteurs : Juifs, Sarrasins, Romains, prêtres,
apôtres défilaient à pied, à cheval, en char, au son des fanfares,
suivis de la troupe des diables, qui faisaient détoner des fusées; et
toute cette foule bariolée se rendait à la cathédrale pour y entendre
une messe solennelle.
Les mystères soulevaient un enthousiasme inouï; on ne peut
guère le comparer qu'à celui qu'inspiraient aux Grecs les Jeux Olym-
piques. Les gradins, que l'on construisait en plein air, généralement
sur la place publique, contenaient souvent quinze ou vingt mille spec-
tateurs. Pendant la représentation, tout travail s'arrêtait, les maisons
et les rues étaient vides : la population entière, sans compter les gens
des alentours, assistait au mystère, et les meilleures places étaient
occupées dès quatre heures du matin. Il fallait prendre des précau-
tions spéciales pour garder la ville contre les voleurs. Au temps le
plus affreux de la guerre de Cent Ans, en 1425, alors que l'Auvergne
était dévastée par les routiers, on joua à Saint-Flour une Passion, et
les gens des environs accoururent; on ne laissa ouverte qu'une porte
de la ville et l'on y mit une forte garde, pendant les trois journées
que dura le spectacle. Toutes les classes de la société prenaient à ces
plaisirs une part égale, et des nobles s'enrôlaient souvent parmi les
acteurs, à côté des prêtres, des jeunes clercs et des artisans. Ces
acteurs jouaient avec une ardeur que rien ne rebutait. 11 arriva par-
fois que Satan fut brûlé par les feux de l'Enfer, que Jésus pensa
périr vraiment sur la croix et que Judas faillit s'étrangler avec sa
corde: pour rien au monde on n'eût interrompu la représentation;
c'était une cérémonie sacrée en même temps qu'un divertissement.
PARTICIPATION
DE L'EGLISE
AUX MYSTERES.
ENTHOUSIASME
POUR LES
MYSTÈRES.
'9'
La Société et la MonarcJiie. livre ii
Rien ne montre mieux que lliistoire des mystères quelles profondes
racines la religion avait alors dans les âmes, quelle atmosphère de
surnaturel baignait la vie tout entière, et quelle naïve et lamilière
intimité les Français du xv*= siècle entretenaient avec la Divinité, les
personnages bibliques, le monde des saints et des saintes.
IV. — LA CHARITÉ. LES HOPITAUX *
LA CHARITÉ T A guerre de Cent Ans détruisit en partie le système d'assistance.
AU MOYES ÂGE. j j que la charité chrétienne avait créé et développé au moyen âge.
Outre les secours donnés par les églises et les monastères, les
œuvres de bienfaisance soutenues par les laïquess'étaicnt multipliées iiw
elïet dès le xi"' siècle. On avait dépensé beaucoup d'argent, beaucoiip
de dévouement et d'ingéniosité pour lutter contre la maladie et la
pauvreté. On faisait laumône et l'on hébergeait des indigents dans sa
maison, ou bien on contribuait par dons et par legs à la fondation et
à l'entretien des hôpitaux. Ces hôpitaux, quiavaient comme directeurs
et infirmiers des gens d'Eglise, servaient d'asiles pour les malades
et les femmes en couches, dhospices pour les pauvres, d'hôtelleries
pour les pèlerins. Ils étaient innombrables. On en trouvait dans la
plupart des villages; Toulouse en comptait au moins sept vers 1430;
Arras en avait une quinzaine. Les associations de bienfaisance revê-
taient les formes les plus diverses. Les confréries d'artisans avaient
souvent une caisse d'assistance mutuelle et faisaient en outre des
dons importants aux pauvres de la ville. Il existait aussi des confré-
ries non professionnelles, d'un caractère exclusivement religieux et
charitable. La plus vaste association de ce genre fut l'ordre hospita-
lier du Saint-Esprit, qui se fonda à Montpellier vers la fin du
xiF siècle, couvrit de ses établissements charitables le midi de la
France et la Bourgogne, et se répandit au dehors, en Franche-Comté,
en Provence et en Italie. Certaines municipalités s'occupaient aussi
d'assistance publique, avaient des bureaux de bienfaisance, des
« charités », comme on disait alors. Enfin, très fréquemment, les
villes prenaient à leur service des médecins attitrés, auxquels elles
payaient des appointements.
i. Ouvrages a consulter. Les monographies sont très nombreuses. Outre les ouvrages parus
.jusqu'en 1892, énumérés par M. Luchaire. Manuel des Inslitulions françaises, 1892, p. ]38et
143. on consultera principalement les travaux de M. Léon Legrand, insérés dans les
Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, depuis 188C, dans la Revue des (Jueslions
historiques, 1898, t. L et dans la P.ihliothcque de l'Ecole des Chartes, 1896 et 1900. P. Le
Cacheux, L'IIolel-Dieu de Coutances. 1895-1899. A. Prudhomme, L'assislance publique à Gre-
noble, t. L 1898. F. Aulorde, LesCharilés de Fellelin, 1897. Ahbé P. Brune, Hisloire de l'ordre
Itospilalicr du Sainl-Espril, 1892 (importante critique de L. Delisle : Journal des Savants, 1890).
< 192 )
LA CHARITE
NICOLAS ROLIX.
Portrait peint par Van Eijck. — Louvre, n° 162 ;
provient de Véglise Notre-Dame d'Aiiliin.
CI.Ginuidon.
L HOPITAL DE BLAl NE.
Fondé en l'i'j:: par le cluincelier Nicolas Rolin ; terminé en l'inl. Autour de la cour, galerie de
bois formant balcon ; sur le faîte du toit, épis en plomb fmemcnt découpés.
Ci. Haehelle.
IV
2. — Pi.. 11. Page 192.
CHAP. m Le Clergé et la Religion.
La guerre de Cent Ans ne Lua pas Tesprit de charité; on a vu que
dans les testaments du temps de Cliarles VII les pauvres n'étaient
jamais oubliés, la petite ville auvergnate de F'elletin, qui n'avait
guère au xV* siècle qu'un millier d'habitants, trouvait moyen de dis-
tribuer chaque année aux indigents 200 hectolitres de seigle. Mais
les hôpitaux furent ruinés par la guerre. Ils étaient presque tous
entretenus au moyen d"une exploitation agricole qui y était annexée,
ou de renies assignées sur des propriétés foncières : la désolation des
campagnes les priva de ressources. De plus, les Anglais et les
routiers saccagèrent sans vergogne les établissements eux-mêmes,
emportèrent les lits, les draps, le mobilier. Ce fut le commencement
d'une désorganisation générale du régime hospitalier. Une fois la
guerre terminée, il aurait fallu beaucoup d'énergie et d'abnégation
pour réparer toutes ces ruines; or, les gens d'Église qui adminis-
traient et desservaient les Maisons-Dieu soulevèrent l'indignation
générale par leurs concussions et leurs vices. L'Hôtel-Dieu de Paris,
notamment, fut le théâtre d'abominables scandales. La plupart des
petits hôpitaux de campagne disparurent et ne furent jamais remplacés.
COXSEQL'ENCES
DE LA CUEIUIE
POUR LE KÉGIME
IIOSI'ITALIER.
Personne au xv* siècle ne se dissimulait la nécessité d'une réforme
de l'Église. Le Clergé conservait encore son empire sur les âmes;
ses richesses matérielles, diminuées par la guerre, pouvaient être
en partie reconstituées. Mais il fallait établir une répartition équitable
de ses ressources : c'était la condition première pour mettre fin à des
scandales inouïs, souvent engendrés par la misère, et pour avoir des
prêtres instruits et honnêtes. Alors pourrait s'engager une lutte fruc-
tueuse contre les superstitions populaires, qui déformaient le dogme
et le culte; alors on pourrait songer à relever les œuvres de charité
chrétienne. A l'origine de toute la réforme était la question de la col-
lation des bénéfices. Mais les hommes qui se succédaient sur le trône
pontifical ne paraissaient pas disposés à guérir la plaie dont souffrait
l'Eglise catholique tout entière. Les prélats et les docteurs, en majo-
rité français, qui s'assemblèrent à Bâle en 1431, essayèrent de remé-
dier au mal en établissant l'omnipotence des Conciles généraux, en
diminuant les droits fiscaux du Saint-Siège et en restaurant les élec-
tions canoniques. La Pragmatique Sanction de Charles VII parut
donner force de loi à leurs décisions en France; mais elle ne fut qu'un
leurre : on verra comment le plus grand effort qu'ait jamais tenté
l'Église gallicane échoua, par la faute de la }.lonarchie.
SECESSITE
D'UNE HÉ FORME.
193
IV.
13
CHAPITRE IV
LE MOUVEMENT INTELLECTUEL
I. LE MILIEU. LES MECENES. LES ECOLES ET LES UNIVERSITÉS. — II, LA
THÉOLOGIE, LES SCIENCES, l'HISTOIRE, L.\^ POLITIQUE. — IIL LA POÉSIE LYRIQUE ET POPU-
LAIRE, LE ROMAN ET LA NOUVELLE, LE THÉÂTRE. — IV. LES ARTS.
/. — LE MILIEU. LES MÉCÈNES. LES ÉCOLES ET
LES UNIVERSITÉS^
LA GUEiins (~\^ ^ ^^^ ^^^ ^^ ^^" ^^ '^ guerre de Cent Ans a été une période
DE CENT ANS \^ d' « interrègne « dans l'iiisloire intellectuelle de la France,
ETLE MOUVEHES-
INTELLECTUEL.
ETLE MOUVEMENT i-f-iji • u • • i_-i' ii
exception laite des domaines bourguignons, mieux abrites contre les
malheurs du temps. Rarement, à coup sûr, depuis plusieurs siècles,
les circonstances avaient été plus défavorables à l'instruction et à
l'étude, à la production littéraire et artistique. Les longs voyages
qu'on faisait jadis pour aller écouter un maître célèbre n'étaient plus
possibles; Tarchevèque de Bordeaux écrivait, dans une supplique
1. Sources. Denifle et Châtelain, Cliarhdarium Universilalis Parisiensis, t. IV, 1897; Aucla-
rium Cliarlularii, l. II, 1897. Recueils édités par le marquis de Laljorde cl de Quatrebarbcs,
cités plus haut, p. 168. Exlrails des comptes el mémoriaux du roi René, édit. Lecoy de la
Marche, 1878. Irwentaires des princes d'Orléans-Valois, publ. par J. Roman, 1896.
Ouvrages a consulter. Rashdall, The Uniuersities of Europe in Ihe middle âges, 1895.
Jouidain, L'Université de Paris à l'époque de la dominalion anglaise. Comptes rendus des
séances de l'Acail. des Inscript., 1870. De Bourmonl, Fondation de l'Université de Caen, i8S3.
J. Quicheral, Histoire de Sainte-Barbe, t. 1, 1860. Ant. Dupuy, L'Enseignement supérieur en
Breiuyne, Annales de Bretagne, t. IV, 1888-1889; ^^*" écoles en Bretagne au XV' siècle. Bul-
letin de la Soc. acad. de Brest, 2' série, t. V, 1877-1878. De Beaurepaire, L'instruction
publique dans le diocèse de Rouen, t. 1, 1872. Clerval, Les écoles de Chartres, 1895. Delisle, Le
cabinei des manuscrits, t. I. 1868. Richter, Die franzôsische Lilleratur am Hofe der Hcrzogc
von .ijurgund, 1882. Leco}" de la Marche, Le roi René, t. II, 1875 (Cf. la critique de A. Giry,
Revue critique, 1870, 2° semestre). A. Champollion-Figeac, Louis el Charles d'Orléans, 1844
(vieilli 1. Mayer, Les ducs de Bourbon et les poètes au XV siècle. Revue Bourbonnaise, t. I,
1884. Sur Dunois, les mémoires de L. Jarry, Mémoires de la Soc. archéol. de l'Orléanais,
t. XXIII, et Réunions des Sociétés des Beaux-Arts des départements, 1890.
Le Mouvement Intellectuel.
de 1439 : « Ceux qui sont disposés à rechercher la perle de la science
ne peuvent plus se rendre en sécurité aux Universités, beaucoup en
s"v rendant ont été pris, incarcérés, dépouillés de leurs livres et de
leurs biens, mis à rançon, et parfois, ô douleur! misa mort. » Dans
toutes les villes qui avaient éprouvé directement les effets de la guerre,
le peuple des gens d'études et des artistes avait à peu près disparu.
Quand on voulut, en 1436, réparer le pont d'Orléans, en partie détruit
pendant le siège de 1428-1429, on ne put trouver dans la ville aucun
« maître de maçonnerie » capable de diriger les travaux. A la même
époque se fermèrent les ateliers artistiques de rile-de-France, jusque-
là si florissants; ceux de la Champagne ne produisaient presque
plus rien '.
Pourtant ni les études, ni les lettres, ni ce qu'on appelait alors
les sciences, ni les arts, n'ont subi d'éclipsé complète, et c'est mer-
veille de voir la vie intellectuelle de la France se continuer et même,
par certains côtés, se renouveler, au milieu de si effroyables misères.
Le règne de Charles Vil, dans sa première moitié, n'a pas été une
époque d'inertie intellectuelle, et la rapide floraison littéraire et artis-
tique dont il s'embellit en sa fin, avec le grand Villon, avec Antoine
de La Sale, avec le peintre Fouquet, nous décide à dire que, s'il y a
eu « interrègne », cet « interrègne » n"a été ni stérile ni sans
gloire.
Cette persistance d'activité fut l'effet, sans nul doute, des bonnes
habitudes qui avaient été prises au cours du siècle précédent. Depuis
le xiv^ siècle, on l'a vu, une curiosité universelle s'était éveillée, et
les hommes qui détenaient le pouvoir politique et la richesse, même
lorsqu'ils n'étaient pas eux-mêmes des lettrés, s'étaient accoutumés
à honorer et à protéger les penseurs et les artistes. Tous les grands
seigneurs de l'époque ont été, avec plus ou moins de faste et de
goût, des Mécènes. Malgré la misère du temps, ils ont continué à se
montrer magnifiques, au risque de ruiner leur maison. Leur protec-
tion s'est étendue sur tous les travailleurs de l'esprit, jeunes écoliers
entretenus à leurs frais dans les Universités, théologiens, savants,
historiens, poètes, romanciers, artistes.
Charles VII avait l'esprit cultivé, et, assure Chastellain, « estoit
historien grant, bon latiniste » ; il aimait les livres, et Martial d'Au-
vergne nous dit qu'il peuplait son Conseil d'hommes « lettrés en
clergie et science ». Mais les grands Mécènes de ce temps ont été
le duc de Bourgogne et le roi René.
LE MOUVEMENT
INTELLECTUEL
CONTINUE.
LES MECENES.
LE nOL
1. Mém. de la Société archéologique de l'Orléanais, t. XXVI, p. ^go et suivantes. —
P>. Kœchlin et J.-J. Marquet de Vasselot, La sculpture à Troyes ei dans ta Champagne méri-
dionale au XVI' siècle, 1900.
19^
La Société et la Monarchie.
LE DUC
DE BOURGOCSE.
LE ROI RENE.
LES ŒUVRES
DU ROT RENÉ.
Philippe le Bon, par ses domaines des Pays-Bas, était le prince
le plus riche de la Chrétienté, et Ton a vu qu'il en était le plus fas-
tueux. La vie, pour lui, n'était qu'un perpétuel gala, ennobli par
toutes les splendeurs de lart. Il savait discerner les belles choses,
et il était lui-même, à ses heures, un rimeur assez adroit. Ses
comptes révèlent les sommes énormes qu'il prodiguait en pensions
accordées aux lettrés, en représentations théâtrales, en achat d'objets
d'art destinés à ses châteaux et aux églises de ses États. Maintenant
que la « librairie » du Louvre était dispersée, aucune bibliothèque
ne pouvait rivaliser avec la sienne, pour le nombre et la magnificence
des manuscrits, la richesse des reliures rehaussées d'or et de pierres
précieuses. Il avait à ses gages une armée de calligraphes et d'enlu-
mineurs, et il entretenait à l'étranger des « translateurs et escrip-
vains », pour copier et au besoin traduire les ouvrages qu'il ne possé-
dait pas encore. A la fin de sa vie, il se fit le protecteur de l'art
naissant de l'imprimerie '.
René, duc d'Anjou et de Lorraine, comte de Provence, roi
in partibiis des Deux-Siciles, n'avait point les richesses de Philippe
le Bon. LAnjou et la Provence étaient ruinés par la guerre et, comme
nous le verrons, la vie politique du roi René fut fertile en mésaven-
tures, qui resserrèrent encore son maigre budget. Mais René avait
l'esprit plus vif et plus fin que le duc de Bourgogne, une curiosité
insatiable, une passion ardente pour les lettres, les arts, tout ce qui
peut préoccuper l'intelligence. De 1443 à 1471, il résida principa-
lement en Anjou. Il agrandit le vieux château construit par saint
Louis à Angers et l'entoura de beaux jardins, remplis de fleurs, de
plantes rares et d'animaux exotiques. Sa cour n'était pas luxueuse,
mais il n'en était pas de plus élégante, de plus raffinée, de plus ori-
ginale; nulle part les lettrés, les musiciens, les acteurs, les astro-
logues et les alchimistes n'étaient mieux accueillis. Le roi René fut,
comme son grand-oncle le duc de Berry, un épicurien délicat, et,
de plus, il mania lui-même la plume et le pinceau.
Nous avons de lui le Livre des Tournois, ouvrage didactique en
prose; le Cœur cV amour épris, ouvrage allégorique en prose mêlée
de vers: le Mortifiement de vaine plaisance, traité de morale chré-
tienne également écrit en vers et en prose; enfin la pastorale de
Regnauld et Jeanneton, des rondeaux, des cantiques. Les œuvres du
roi René ne sont pas de purs exercices littéraires; elles lui ont été
inspirées, soit par un goût très sincère de la vie rurale ou des passe-
i. L'histoire des origines de l'imprimerie en France sera traitée dans le dernier clmpitre
de ce volume.
196
Le Mouvement Intellectuel.
temps chevaleresques, soit par les circonstances tristes ou joyeuses
de son existence. Le « bon roi » a exprimé dans des vers pleins de
naïveté et de grâce son amour de la nature, et le plaisir qu'il
avait à contempler les paysans au labour, les bœufs « Brunet, Blan-
chet, Blondeau et Compaignon » et « la terre grasse qui le bon fro-
ment rent ». Il ne s'est d'ailleurs point soustrait aux modes et aux
manies littéraires de son temps, et ses œuvres n'ont pas d'originalité.
Il en était sans doute de même des peintures décoratives qu'il exé-
cutait dans ses résidences et des petits tableaux qu'il s'amusait à
faire, par exemple cette « ymage » de la Crucifixion, qu'il avait
« prins labour de composer » pour les Franciscains de Laval. Nous
n'avons probablement plus aucune des peintures du roi René : il
était le premier à n'y attacher aucune importance, et quand il vou-
lait faire illustrer un beau manuscrit, il s'adressait sans nul doute
à des professionnels '. Il n'a été ni «^ un homme universel >» ni « un
chef d'école », comme on l'a prétendu, mais il a été un amateur
intelligent, initié à la technique artistique comme à la technique
littéraire, et curieux notamment d'apprendre les secrets des arts
industriels, même exotiques. Ses Comptes et Mémoriaux prouvent
qu'il a dirigé lui-même, et dans le détail, les artistes qui ont cons-
truit ou embelli ses résidences. Il comprenait et goûtait l'art italien,
mais il préférait à la suave élégance des peintres d'outre-monts le
solide réalisme et les savants procédés des Van Eyck et de leur
école. Parmi les peintres qu'il a employés, comme Barthélémy de
Cler, Pierre du Villant, Coppin Dell", Georges Trubert, Nicolas Fro-
ment, les uns étaient flamands, les autres s'inspiraient des traditions
flamandes. Le roi René contribua peut-être autant que Philippe le
Bon à faire triompher dans l'art français de ce temps le naturalisme
septentrional.
Charles d'Orléans, libéré de sa dure captivité en 1440, coulait à
Blois une existence paisible et modeste, car il était ruiné, et il lui
fallait porter des robes rapiécées. Son seul luxe était une collection
de livres bien choisis. Vieux avant l'âge, geignant de ses infirmités,
il se comparait lui-même à un chat endormi. La cour de Blois était
le « royaume de nonchaloir ». Le duc, il est vrai, aimait les lettrés
et les poètes, les attirait chez lui, instituait des concours poétiques;
il reçut Villon, mais ses familiers habituels, les Caillau, Fredet et
autres, étaient de bien méchants rimcurs. Charles d'Orléans, en
/.ES PEINTFES
DU ROI RESE.
CHAULES
D ORLEANS.
1. l'n article de M. Gaston Save sur Le duc Bené 1" artiste peintre. Bulletin des Sociétés
arlisliqiies de lEsl. 1899, donne la liste des œuvres que les fantaisies de la tradition ont
attribuées au roi René.
'v:
La Société et la Monarchie. livrf it
somme, malgré sa personnelle valeur littéraire, n'a joué qu'un mé-
diocre rôle dans notre histoire intellectuelle.
AUTRES MÉCÈNES. L'cxcmplc douué par les princes du sang a été suivi, parfois
dépassé par des seigneurs de tout rang : Gilles de Rais, grand ama-
teur d'art et fin lettré, poursuivi jusque dans ses orgies sanglantes
par des soucis esthétiques; Antoine, grand bâtard de Bourgogne;
Jean, comte de Dunois; Jean II, duc de Bourbon; Pierre II, duc de
Bretagne; parmi les officiers de Philippe le Bon, les Groy, l'évêque
Guillaume Fillastre et Louis de Bruges, seigneur de la Gruthuyse,
qui commence alors sa longue carrière de bibliophile; parmi les
officiers du roi René, Bertrand de Beauvau, sénéchal d'Anjou, qui,
pour satisfaire ses goûts artistiques, aliène des domaines; parmi
les officiers de Charles VII, les Coëtivy, et surtout l'amiral Prigent de
Goëtivy, fervent amateur de manuscrits. Si Ton ajoute les noms des
grandes dames lettrées, comme Éléonore de Bourbon, comtesse delà
Marche, comme Ambroise de Loré, femme de Robert d'Estouteville, et
ceux des fastueux bourgeois qui ont construit l'hôpital de Beaune et
le palais de Bourges, et commandé les Heures de Jean Fouquet, —
Nicolas Rolin, Jacques Cœur, Etienne Chevalier, — on n'aura encore
qu'une liste bien incomplète des Mécènes au temps de Charles VIL
LA FOULE. La foule n'était pas insensible aux plaisirs de l'esprit. On a vu
avec quel empressement elle suivait et secondait les représentations
des mystères. Dans beaucoup de villes, les jeunes clercs ou les bour-
geois formaient des associations demi-joyeuses, demi-littéraires.
Dans le Nord, les confréries nommées « Chambres de Rhétorique »
étaient de petites académies bourgeoises, où l'on rimait à la mode
du jour, c'est-à-dire d'une façon très prétentieuse, et où les confrères
se prêtaient une aide mutuelle pour représenter les « mystères » et
les « esbatements » qu'ils avaient composés. On s'est beaucoup
moqué de ces Chambres de Rhétorique; elles ont contribué cepen-
dant à entretenir le goût des choses de l'esprit.
CE QL7 MANQUE, La génération contemporaine de Charles VII, malgré tant de
malheurs, a donc été une génération intelligente, lettrée et artiste.
Nous verrons qu'elle a même été capable d'innover et que ses grands
écrivains, notamment, ont produit des œuvres très personnelles.
Le progrès, toutefois, n'a pas été général; toutes les chaînes du
passé n'ont pas été brisées, et les théologiens, les érudits et les
savants de ce temps sont restés des hommes du moyen âge; leurs
productions, souvent, marquent même une décadence : toutes les
promesses du xiv® siècle n'ont pas été tenues; le mouvement huma-
niste s'est arrêté, et Taffaiblissement de la pensée philosophique, si
visible déjà au xiV^ siècle, ne fait que s'accentuer au xv^
< 198 >
UN MECENE : LE ROI RENE
LE IM)I HENE ET SA FEMME JEANNE DE LAVAL.
Peinture de Nicolas Froment, d'Avignon. Diptyque donné par le roi à Jean Matheron. René
porte le collier de l'ordre de Saint-Michel, fondé en Ut69. — • Musée du Louvre, n° 304 a.
LE CHATEAU DU ROI RENE A I AIIASCON.
Ancien château des comtes de Provence, construit sur un escarpement rocheux de la rive droite
du Rhône par T.ouis II d'Anjou, achevé par son fils le roi René. Absence complète de fenêtres
du côté de la terre.
Cl. HachetH.
IV. 2.
PL. 12. Page 198.
Le Moiwement Intellectuel.
CE NE SONT
PAS LES ÉCOLES:
C'est que, si les littérateurs et les artistes trouvent au temps de
Charles Vil ce qui leur est le plus nécessaire, — un public, des
protecteurs généreux, des commandes, — les sciences et la philo-
sophie exigent autre chose, une formation méthodique des esprits,
et c'était ce qui manquait.
L'ardeur d'apprendre, pourtant, n'était pas éteinte. Dans les cenestvas
instructions destinées à son fils par un officier de Philippe le Bon, v.u;deurdes-ins-
Jean de Lannoy, on trouve un naïf et curieux témoignage de cet état tbuire.
d'esprit : « Jamais, dit-il, n'avois esté mis a escolle, par quoy je ne
Savoie ne pouoie riens sçavoir. Dont n'est jour que je n'en aye ung
merveilleux regret, et par especial touttes les fois que je me trouve
avoecq les aultres au Conseil du Roy et bien souvent en sa présence,
et pareillement de mon très redoubté seigneur M. le duc de Bour-
gogne; et que je ne sçay ne je n'ose dire mon opinion, après les
clercs, éloquens légistes et hystoriens qui devant moy ont parlé,
car je n'ay pas la manière de parler eloqucmment, et ne sçay aultre
chose dire fors que : Maistre Jan ou maistre Pierre a bien dit * ».
Le maintien, la réouverture, la création de quantité d'écoles et
d'Universités, en des temps si troublés, répondent à ce goût et à ce
respect des hommes du xv^ siècle pour la culture intellectuelle.
L'Université de Caen naît en 1432 et se complète en 1437-1438;
l'Université de Bordeaux est fondée en 1441. Charles VII crée, pour
son royaume de Bourges, l'Université de Poitiers en 1432; la même
année, le pape Eugène IV accorde à l'Université d'Angers les Facultés
des Arts, de Théologie et de Médecine qui lui manquaient. Dans les
villes bien abritées par leurs remparts, les écoles restent générale-
ment prospères. Les établissements d'instruction institués par les
chapitres cathédraux perdent, il est vrai, leurs élèves, mais c'est au
profit des petites écoles paroissiales et municipales, et des Univer-
sités voisines; c'est le cas, notamment, à Chartres et à Rouen.
A Troyes, aussitôt après la conclusion de la paix d'Arras, les écoles
sont rétablies et dotées d'un règlement nouveau (1436). Une fois la
guerre finie, les Universités regorgent d'étudiants; le dauphin fonde
l'Université de Valence (1452) et le duc de Bretagne, François II,
celle de Nantes (14G0). A Paris, la prospérité du collège de Navarre
renaît si rapidement que deux de ses maîtres créent dans les maisons
contiguës un grand pensionnat, une « pédagogie », qui devient bientôt
un collège indépendant, Sainte-Barbe (1460).
Mais qu'enseigne-t-on dans ces écoles et ces Universités? Rien
de nouveau, et ce qu'on y apprend, on l'apprend mal. On n'y étudie
CE SONT
LES ilETJIODES.
1. Cabinet historique, t. Il, i" partie, 1806, p.SiJ.
^99
La Société et la Monarchie livre h
point le grec, et la merveilleuse antiquité hellénique reste inconnue
ou mal connue'. On continue à parler ce latin de cuisine que les
humanistes du xvi'' siècle traiteront de langue de latrine, glossa
cacabilis. Cet idiome baroque et barbare est encore regardé comme
la clef indispensable de toute science : <( Mieux vaut, dit en 1436 le
nouveau règlement des écoles de Troyes, un latin congru qu'in-
congru, mieux vaut encore un latin incongru que le français ». Il
s'agit en effet de savoir le latin de la scolastique, parce que le bul,
la fin de toute éducation est la philosophie, mais quelle philosophie 1
Un jeu d'école, une logique aride. Les enseignements spéciaux sont
également pitoyables. Les Facultés de Droit ne comptent pas au
temps de Charles VII un seul professeur dont le nom mérite d'être
cité. L'enseignement des Facultés de Médecine est tout théorique.
DÉCADENCE Nous avoHS dit quelle est au xv^ siècle la décadence de l'Église
DU CLERGÉ ET dc Fraucc. Là est l'explication de cette faiblesse générale de l'ensei-
DES UNIVERSITÉS, gncmcut, et dans les écoles, et dans les Universités; car la plupart
des écoles dépendent des chapitres et des abbayes, et les Universités,
malgré leur caractère demi-laïque, souffrent des mêmes maux que le
Clergé L'exemple de l'Université de Paris suffit à nous en convaincre.
Sous la domination anglaise et pendant les années qui suivent le
recouvrement de l'Ile-de-France, elle est ruinée, misérable, désertée
des étudiants, et ne songe guère qu'à vivre, à sauver ses privilèges;
elle courtise Bedford, et, par les juges qu'elle fournit à Cauchon,
par une consultation où s'étale l'orgueilleuse ânerie de ses docteurs,
elle contribue à perdre .leanne d'Arc. Puis, sentant que la fortune
tourne, et irritée d'ailleurs par la création de la Faculté de Droit de
Caen, elle abandonne tout doucement le parti anglais et, lorsque
Richemont reprend Paris, elle implore de la bienveillance royale,
avec des phrases émues, la confirmation de ses privilèges. Elle a
conservé, malgré tout, son prestige ; dès que l'ordre commence à se
rétablir, ses collèges se repeuplent: ses délégués jouent un rôle de
premier ordre au Concile de Bàle ; mais c'est précisément dans les
grands débats du Schisme et du Gallicanisme que l'Université de
Paris, comme on le verra, manifeste le plus évidemment sa médio-
crité.
LE DOCTEUR Daus ccttc Univcrsité qui passe encore pour le modèle de toutes
THOMAS DE COUR- les autrcs, la petitesse des esprits va de pair avec l'abaissement des
CELLES. caractères. Son plus fameux docteur, au temps de Charles MI, est
1. Le sûjour de rhumonistc italien Gregorio Tifcrnas ;'i la cour de Cliarles VII, de i^S?
à i45g, paraît avoir été sans conséquences. Tout au plus donna-l-il quelques leçons de
yrec à un petit nombre de personnes (L Delaruelle, Une vie d'humanisle au XV' siècle.
Mélanges de l'Ecole de Rome, 1899).
< 200 )
Le Mom>emenl Intellectuel.
DE CORDOUE.
Thomas de Courcelles, pédant infaluc de ses diplômes, hypocrile et
méchant. Cet homme, qui dirigea le Concile de Bâle, avait été Tun
des juges de Jeanne d'Arc : il avait travaillé au procès-verbal et au
réquisitoire, demandé la torture pour cette fille qui osait se réclamer
directement de Dieu et savait répondre aux docteurs. Appelé plus
tard comme témoin au procès de réhabilitation, il perdit subitement
la mémoire et prétendit qu'il n'avait joué aucun rôle d'importance
dans le drame de Rouen. Or c'est lui qui fut chargé de la « prédi-
cacion » à la grand'messe de l'enterrement de Charles VII : l'Uni-
versité ne trouva aucun de ses membres qui fût plus digne de cet
honneur.
La querelle de l'Université de Paris et d'un Espagnol qui voyagea maître fernand
en France en 1445, Maître Fernand de Cordoue, en dit long sur les
illusions, la vanité et la sottise des savants de ce temps. Fernand de
Cordoue était un jeune homme de vingt-quatre ans, doué d'une
grande mémoire et d'une fatuité peu commune. Il déclarait qu'il
savait tout et qu'il était en état de confondre tous les docteurs de
l'Université de Paris. Sommé par l'Université de prouver ce qu'il
avançait, il n'accepta point de se laisser interroger et quitta la capi-
tale. On se demande lequel fut le plus ridicule, du vantard qui se
déroba, ou de l'Université qui se jugea offensée dans sa dignité et
demanda qu'on lui renvoyât, de gré ou de force. Maître Fernand de
Cordoue *.
La réforme de l'Université de Paris, promulguée en 1452 par le
cardinal d'Estouteville, n'apporta aucune amélioration sérieuse aux
études. Elle fut d'ailleurs préparée par une commission où figuraient
des conseillers de Charles 'VII et vingt-huit délégués de l'Université
elle-même : dans ces conditions, elle ne pouvait être et elle ne fut
qu'un règlement de discipline générale et d'examens, non une
réforme pédagogique; car les gens du roi se souciaient peu du
grec, et les maîtres de l'Université se croyaient tous en possession
des meilleures méthodes.
Depuis que Gerson et Nicolas de Clamanges s'étaient tus, per-
sonne en France n'osait plus attaquer la scolastique ni les vieux
modes d'enseignement, ni peser à sa juste valeur ce que l'Alle-
mand Nicolas de Cues appelait la « docte ignorance ». S'il y a eu
malgré tout, au temps de Charles VII, des Français qui ont su
réfléchir, observer la nature et l'humanité, ce sont des esprits indé-
pendants, qui doivent très peu à leur éducation.
LA REFORME
DU CARDISAL
D'ESTOUTEVILLE.
1. Le récit de ccl incident, donné par Julien Ilavel iMém. de la Soc. de l'Hist. de Pari;?,
t. IX), a été rectifié par le P. Denifle, Auclariam Cliarlularii Unicersilalis Pariaiensi^, t. Il,
p. 631-632.
< 201 )
La Société et la Monarchie.
II. — LA THEOLOGIE, LES SCIENCES, L'HISTOIRE,
LA POLITIQUE '
LE DOGME.
LES HERETIQUES
DU FOREZ.
LA THEOLOGIE.
AU temps de Charles VII, le dogme officiel n'est menacé que par
quelques insignifîan'es imprudences On a vite fait d'arrêter
l'extension de l'hérésie des Hussites de Bohême, qui, un peu avant
1430, a pénétré dans la chàtellenie de Lille ". Les « hérétiques » qu'on
brûle sont le plus souvent de simples sorciers , ou des gens pré-
sumés tels.
Le seul mouvement hétérodoxe de quelque importance dont les
documents de cette époque nous aient conservé le souvenir, eut des
causes sociales et non religieuses. Pendant les dix premières années
du
règne
de Charles VII, des agitateurs, dont la personnalité est
restée obscure, parcouraient le Forez et le Velay, excitant la haine
des paysans contre les nobles et les clercs, qui ne prenaient point
leur part des écrasants subsides payés au roi. Comme un demi-siècle
auparavant John Bail et les « Pauvres Prêtres » de Wycliffe en
Angleterre, ils prêchaient contre l'inégalité des conditions : Dieu
avait dit à Adam que ses descendants devraient tous gagner leur pain
à la sueur de leur front; et il n'avait point dit qu'il dût y avoir des
seigneurs et des clercs fainéants; il fallait que chacun travaillât, et il
suffisait d'un seul prêtre pour chaque paroisse. En 1431, ces déma-
gogues réussissaient à provoquer une révolte communiste : les paysans
attaquaient les gens d'Église et assiégeaient les châteaux; mais la
Noblesse du Forez et du Bourbonnais, unie aux l'outiers de Villan-
drando, n'eut point de peine à exterminer cette canaille, qui préten-
dait l'obliger à travailler et à payer les impôts. Les gens d'Eglise, de
leur côté, s'émurent d'une doctrine aussi subversive et la condam-
nèrent comme hérétique. Il y a eu en effet bien des révolutions reli-
gieuses qui ont commencé par des agitations sociales du même genre.
Ainsi, les seules hérésies de ce temps sont des importations
étrangères ou des doctrines anarchistes inspirées par les malheurs
qui accablent le peuple. Dans le Clergé même, le mouvement intellec-
tuel est à peu près nul. De toute la production théologique et philo-
1. Sources. Labbé Féret, La Facilité de Théologie de Paris, t. IV, 1897, indique les œuvres
sorties de celte Faculté. Géographie de Dernj, dans Labbe, Alliance chronologique, t. I, i65i.
Débal des hérauts d'armes de France et d'Angleterre, édit. Pannier et Meyer, 1877. Œuvres
de Gliillebert de Lannoy, édit. Potvin, 1878. Le Voyage de Berlrandon de La Broquière, édit.
Schefer, 1892. Pour les chroniques, consulter les bibliographies du livre I.
Ouvrages a consulter. D. Reulet, Ftecherches sur Raymond de Sebonde, 1875. Lelewel,
Géographie du Moyen Age, t. II, 1802. Kretschmer, Die phijsische Erdkunde im christlichen
Mittelaller, 1889. Péchenard, Jean Juvénal des Ursins, 1876.
2. Paul Frédéricq, Corpus documentorum Inquisitionis Neevlandicae, t. I, n" 276.
Le Mouvement Intellectuel.
RAYMOND
DE SElîOyOE.
VERVDITION.
sophique de l'époque, le seul ouvrage digne d'être cité est celui de
Raymond de Sebonde, qui enseignait la philosophie à l'Université de
Toulouse. Pour démontrer la vérité de la doctrine chrétienne par la
raison, la nature et les besoins de Tàme, il a écrit vers 1434 un Livre
des Créatures, qui prouve une certaine vigueur d'esprit, mais n'a
point d'originalité Sa métaphysique, sa morale, sa politique, sont du
moyen âge. Les autres philosophes se contentent de rabâcher des
syllogismes, de commenter Aristote sans le lire dans le texte et de
cultiver l'art de parler pour ne rien dire.
L'humanisme aurait pu ranimer les études philosophiques, rendre
le sens du réel et de la vie aux esprits desséchés par la scolastique,
et leur faire connaîti-e et goûter le véritable Aristote et la véritable
antiquité. Mais les érudits du xiv* siècle n'avaient pas eu de succes-
seurs. Il n'y avait presque plus de traducteurs, il n'y avait pas de phi-
lologues.
En dehors de l'Église, en dehors des Universités, il y a, au
XV® siècle, une vie scientifique comme il y a une vie littéraire. Les
astrologues, qui sont aussi des astronomes, et les alchimistes, qui
sont aussi des chimistes S les géographes, les voyageurs, les carto-
graphes, sont des chercheurs indépendants. Les princes paient leurs
travaux et leurs voyages, achètent des mappemondes, des cartes, des
astrolabes, ont des laboratoires, des ménageries et des jardins bota-
niques. Mais les méthodes manquent, et l'on piétine sur place. Les
sciences les plus immédiatement utiles restent stationnaires. Les
médecins, par exemple, sont d'une ignorance grossière-.
Les connaissances qui ne demandent qu'une observation directe les géographes.
et relativement facile de la réalité sont seules en progrès. Les lois de
la physique terrestre restent inaccessibles à des gens qui prétendent
LES SCIENCES.
1. Marcellin Berthelot, article Alchimie dans la Grande Encyclopédie. Louvrage de M. Ber-
Ihelol sur La chimie au moyen âge (3 vol., 1898) ne donne pas de renseignements sur les
traités d'alctiimie postérieurs au commencement du xiv" siècle. .Sur l'état général des
sciences au moyen âge, voir le résumé de Tannery, dans VHisloire générale, t. III, chap. v.
2. Les médecins avaient pourtant une grande tâche à remplir. Même après le rétablis-
sement de ia paix, le règne de Charles VII fut marqué par des épidémies terribles.
L'hygiène privée, au moyen âge, n'était pas aussi mauvaise qu'on l'a dit : l'usage des
bains était assez répandu, dans toutes les classes de la société; mais l'hygiène publique
n'existait pas. Lorsque Louis XI, à son avènement, annonça son intention de visiter Angers,
trois charretiers furent employés pendant quatre mois à nettoyer les rues, et ils enle-
vèrent trois cent quarante-deux tombereaux de " bourriers » (Marchegay, Nolices el pièces
liislorique.i, 1872, p. 268). Les villes étaient donc des foyers permanents d'infection. Pourtant,
lorsque le danger était immédiat, quelques mesures dictées par le bon sens atténuaient le
mal, et l'on est parvenu au moyen âge à circonscrire les ravages de la peste bubonique
et de la lèpre. En certaines villes, on avait coutume de brûler les vêtements et le mobilier
des pestiférés, même parfois leurs maisons. L'isolement rigoureux imposé aux « ladres »
depuis le xiii" siècle vint à bout du terrible fléau de la lèpre : au x\" siècle, les innom-
brables léproseries que la charité et la peur de la contagion avaient fondées en France
étaient souvent à peu près vides.
2o3
La Société et la Monarchie. uvr.n ii
encore, par des raisonnements abstraits, mettre d'accord la Bible et
les théories des cosmographes grecs; mais des hommes intelligents
s'appliquent à décrire les aspects naturels, les ressources écono-
miques et les mœurs. Le héraut qui a composé, à la fin du règne de
Charles VII, le Débat des hérauts d'armes de France et d Angle-
terre y a introduit un petit cours de géographie économique; il
compare avec perspicacité les ressources des deux pays ennemis, et,
après avoir étudié les voies de communication, les richesses du sol
et du sous-sol, l'industrie, il conclut à la supériorité de la France, à
ce point de vue comme aux autres. On a attribué à un autre héraut,
Berry, roi d'armes de Charles VII, un « petit livre », bien oublié
aujourd'hui, et pourtant fort curieux, sur w la manière, la forme et
les proprietez des choses qui sont en tous les royaumes chrestiens ».
Cet opuscule est plein de remarques précises sur la géographie phy-
sique et économique, les mœurs, le régime alimentaire, le costume
et le caractère des habitants de chaque pays. L'auteur dédie son
œuvre à ceux qui, comme lui « se délectent a voir le monde ' ».
LES VOYAGEURS. Lc goût dcs voyagcs était en effet très répandu, et les voyageurs
ne se faisaient pas faute de prendre des notes et de les publier. Le
chevalier lillois Guillebert de Lannoy nous a racontt' ses longues
courses en Europe, en Egypte, en Syrie et en Palestine. Bertrandon
de La Broquière, premier écuyer tranchant de Philippe le Bon, était
un excellent observateur, et il nous a laissé un des livres les plus
intéressants du xV siècle. Pendant son séjour en Palestine et en
Syrie et son voyage de retour par la péninsule des Balkans, il a noté
avec exactitude les climats, les habitudes, les croyances. Il a jugé
avec une impartialité remarquable le peuple turc : « Hz sont moult
charitables gens les ungs aux aultres et gens de bonne foy, dit-il.
J'ay veu souvent, quand nous mengions, que, s'il passoit un povre
homme auprès deulx, ilz le faisoient venir mengier avec nous. Ce
que nous ne ferions point. » Il les distingue soigneusement des
Arabes, gens déloyaux et avides. Sa pittoresque description du
retour de la caravane de la Mecque, son entrevue avec l'empereur
byzantin .lean Paléologue, son récit de l'audience accordée par le
sultan Mourad à l'ambassadeur milanais, tout serait à citer.
LES HISTORIENS. La fin de la guerre de Cent ans est une des époques du moyen
âge les mieux connues dans le détail, grâce au grand nombre et à
l'exactitude des chroniqueurs qui l'ont racontée. Plusieurs de ces
chroniqueurs, il est vrai, n'ont pris la plume qu'après la mort de
1. Cet opuscule est certainement tlu xv^ siècle, mais est-il du héraut Berry ? L'attribution
du père Labbe nous parait bien sujette à discussion.
< 20i )
caAP. IV
Le Mouvement Intellectuel.
Charles VII : c'est surtout pendant le règne de Louis XI que le plus
renommé de tous, Georges Chastellain, a rédigé son œuvre. La
génération de Charles VII, néanmoins, a produit des écrits histori-
ques de valeur. Si l'historiographe officiel de la Monarchie, Jean
Charlier, est négligent et niais, le roi d'armes de France, Berry, a
composé une chronique (1402-lioo) et un récit du Recouvrement de
Normandie, qui se recommandent par une narration abondante, pré-
cise et fort judicieuse des faits de guerre; le chapelain de la reine
Marie d'Anjou, Robert Blondel, a raconté lui aussi la Réduction de la
Normandie '. Les grands seigneurs protègent et pensionnent un ou
plusieurs chroniqueurs : Guillaume Gousinot, oncle du célèbre con-
seiller de Charles VII, compose à Thonneur de la maison d'Orléans la
Gesle des Nobles, l'exact et intéressant Perceval de Cagny est un
familier des ducs d'Alençon ; Michel de Bernis et Esquerrier sont des
serviteurs du comte de Foix Gaston IV; le consciencieux Enguerrand
de Monstrclet, prévôt de Cambrai, et son excellent continuateur
Mathieu d'Escouchy, prévôt de Péronne, qui commencent la pléiade
des grands chroniqueurs bourguignons, sont probablement des pro-
tégés de Jean de Luxembourg.
Parmi les œuvres indépendantes, qui reflètent une opinion per-
sonnelle, et sans doute l'opinion d'une classe ou d'un parti, la plus
remarquable est le Journal d'un Bourgeois de Paris. On a supi)Osé
que ce prétendu « Bourgeois » était Jean Beaurigout, curé de
Saint-Nicolas-des-Champs, ou bien Jean Chuffart, chanoine de
Notre-Dame et recteur de l'Université; ni l'une ni l'autre de ces hypo-
thèses n'est acceptable, et il faut se contenter de dire que ce Journal
a été écrit, comme le déclare lui-même l'auteur, par un « des plus
parfaiz clercs de l'Université de Paris ». Il montre en détail tout ce
que les Parisiens ont eu à souffrir de 1405 à 1449, et nous renseigne
aussi bien sur le prix du beurre et sur les « faits divers » que sur les
événements politiques. On a vu quelle lumière il jette sur l'état d'âme
du parti bourguignon. C'est un document d'une sincérité, d'une
intensité de vie extraordinaires.
La littérature didactique et politique est presque aussi riche que
dans le siècle précédent. L'iniquité du traité de Troyes, les malheurs
de la France, la corruption des mœurs, l'inertie du roi Charles VII,
ont suscité des œuvres de protestation très intéressantes, les unes
anonymes, les autres signées de Robert Blondel, d'Alain Chartier, de
Jean Jouvenel des Ursins.
Alain Chartier (1385-1430?) vit de près les misères du royaume
CHRONIQUEUHS
ROYAUX.
CHRONIQUEURS
SEIGNEURIAUX.
CHRONIQUEURS
INDÉPENDANTS.
LE BOURGEOIS
DE PARIS.
LITTÉR.4TURE
POLITIQUE.
ALAIN CHARTIER.
1. Sur Robert IJluinlel, patriote et pamphlélnire, voir plus liaul. p. ■'îy.
La Société et la Monarchie.
JOUVENEL
DES URSINS.
ŒUVRES
DE JOUVENEL.
de Bourges. Chassé de Paris par les massacres de 1418, il passa
presque tout le reste de sa vie auprès de Charles VII, qui l'employa
comme secrétaire et comme diplomate. Le Quadrilogue invectif,
écrit, comme nous l'avons dit, en 1422, le Cariai, le Livre des trois
vertus, composé au moment du siège d'Orléans, sont l'œuvre d'un
honnête homme, navré de « la ruine de la nation », et dune cor-
ruption morale qui pourrit toute la société et l'Église elle-même.
Alain Chartier est inspiré d'un véritable sentiment patriotique, évi-
demment nourri de souvenirs antiques, et qui par là même n'est pas
très éloigné du patriotisme moderne. Ses œuvres en prose, encore
enfermées pour la plupart dans les vieux cadres de l'allégorie, échap-
pent cependant au moyen âge par la pensée, et aussi par le style.
Alain Chartier avait appris le latin dans les bons auteurs, comme le
prouvent les opuscules qu'il a écrits en cette langue. Sa prose fran-
çaise a la forte précision, le nombre et l'abondance du style romain,
et mérite une place très haute dans l'histoire de notre littérature.
Jean Jouvenel des Ursins ', second fils du fameux prévôt des
marchands, avait eu en 1418 le même sort que son père et qu'Alain
Chartier : il avait dû quitter précipitamment Paris, et était allé
rejoindre le dauphin Charles, Il devint un des principaux person-
nages du royaume de Bourges. Il avait trente-quatre ans à l'avène-
ment de Charles VII. D'abord maître des requêtes de l'Hôtel, il fut
successivement avocat général au parlement de Poitiers (1425), cha-
pelain du roi, évêquede Beauvais (1432). Transféré en 1444 du siège
de Beauvais à celui de Laon, il devint ainsi duc et pair de France;
enfin, en 1449, il remplaça un de ses frères, Jacques Jouvenel, sur le
siège archiépiscopal de Reims. Charles VII lui confia quelques
importantes missions diplomatiques et judiciaires, mais Jouvenel des
Ursins n'était pas un prélat de cour; il était très soucieux de bien
administrer son diocèse et, s'il servit le roi avec zèle, il garda envers
son maître une remarquable indépendance de langage. Il fut l'Alceste
du règne, et ne ménagea la vérité à personne. A mesure qu'il avança
en âge, il fut plus agressif.
Un de ses premiers ouvrages est une Histoire de Charles VI, qu il
composa durant son séjour à Poitiers. Il y montre de la pitié pour le
malheureux Charles VI et les Armagnacs, et réserve sa sévérité pour
1. Il se nommait lui-même « Juvenal des Ursins ->; c'était le nom que portait un de ses
ancêtres, Giovenale degli Orsini, dont le fils était venu se fixer en France et avait fondé la
famille des «Jouvenel». Il n'y a aucune raison, comme l'a prouvé M. Durrieu (Annuaire-
Bulletin de la Soc. de l'Kistoire de France, 1892) de refuser à l'évèque le droit de s'appeler
<t des Ursins ». car il était bien de la même race que les Orsini de Rome, mais il vaut mieux
l'appeler « Jouvenel » que « Juvenal », puisque « Jouvenel " était le nom qu'avait illustré son
père.
■2()G
CHAP. IV Le Mouvement Intellectuel.
la politique bourguignonne, qui lui paraît monstrueuse. Plus tard,
c'est de préférence à châtier ses amis qu'il emploie sa verve. Dans
sa première Epistre au roy, composée vers 1433, il fait un tableau
effroyable des misères de la France armagnaque, et il en rejette la
responsabilité sur les Armagnacs eux-mêmes, sur les gens du roi,
(jui ne rendent pas la justice, sur les nobles, qui organisent le pil-
lage des campagnes, sur les gens d'Église, qui se déshonorent par
leurs vices, sur les marchands, qui donnent l'exemple du vol. Toute-
fois, il ne dit que du bien de Charles VII, qui est visiblement le pro-
tégé de Dieu ; le roi est d'ailleurs « l'âme, le princi})c de la vie de la
chose publique », et tous doivent travailler sans arrière-pensée au
recouvrement de sa seigneurie. Le ton reste le même dans le Dis-
cours touchant les différends entre les rois de France et d'Angleterre',
ce traité, composé en 1435, est, sous une forme allégorique, une
démonstration juridique du bon droit de Charles VII ^
Cinq ans plus tard, au moment le plus terrible de 1' « Ecor-
cherie », Jouvenel, dans une nouvelle Epistre au roi/, prend à parti
Charles VII lui-même : le roi n'entend pas les plaintes des pauvres
créatures humaines que Dieu lui a confiées , il dort, au lieu de faire
justice des Écorcheurs et de mener vigoureusement la guerre pour en
finir avec les Anglais; à l'assemblée des Trois États tenue récemment
à Orléans, à peine a-t-il montré sa face , or, l'Écriture condamne les
chefs négligents : qu'il songe au salut de son âme. Qu'au moins il
craigne de s'attirer la haine de ses sujets, car « le peuple est comme
désespéré et enragé, et ne faict que murmurer et maudire vous-mesme
et ceux qui se dient a vous ». On parle d'obtenir la paix en cédant
la Normandie aux Anglais; ce n'est pas possible : « La laisser aller
seroit chose merveilleuse et dure, et qui pourroit tourner au dam-
nement de vostre ame et deshonneur perpétuel, car elle n'est mie
vostre, elle est a la couronne, de laquelle vous n'estes que admi-
nistrateur, tuteur, curateur et procureur ». Il conclut en invitant
le roi à assembler les États Généraux à Paris, « pour avoir advis
de trouver les moyens de remettre vostre royaume sus, et y faire
régner justice et trouver expédients en tous les doubtes qui peuvent
survenir ».
Lorsque l'évêque écrivit son traité Sur le faict de la Justice.
pour l'édification de son frère Guillaume, nommé chancelier en 1445,
puis les Remontrances au roy pour la réformation du royaume (1453),
le pouvoir royal était reconstitué, et, en échange de l'ordre rétabli,
1. Ce discours est différent du Traiché compendieux de la querelle de France coiilre
les Anglais, dont nous avons parlé plus haut, p. loV Ce dernier a été composé pendant
la trêve de 1/^44-1449.
Ln Société et Ici Monarchie
JOUVE NE L ECRIT
Elfi FriA^i'AIS.
il fallait subir la domination très dure des gens du roi. Jean Jou-
venel s'indigne contre leurs abus de pouvoir. Il ose critiquer réta-
blissement de l'armée permanente, et la levée arbitraire de la
taille, que le roi perçoit sans le consentement des Trois États. Il se
demande, en 1433, si « lordonnance des gens d'armes doit se conti-
nuer ou non : il sembleroit que non, car vous n'avés plus aucune
guerre. » Il n'exprime pas, du moins ouvertement, la crainte que
le roi ne fasse de son armée un instrument de tyrannie; mais il a
peur que les soldats des compagnies d'ordonnance, étant désœuvrés,
ne se remettent à opprimer le peuple. Enfin il engage Charles YII à
se conformer « aux loys du royaume » et à convoquer les États Géné-
raux, car cette taille des gens de guerre, qui sert surtout à pensionner
les courtisans et à payer les robes des belles dames de la cour, devrait
être consentie chaque année : « Le royaume s'appelle France, parce
que les sujets doivent être vraiment francs. Mais de présent, ils sont
plus que serfs taillables a volonté >>.
Jean Jouvenel des L rsins a été assurément un des esprits les
plus clairvoyants et les plus libres du xv* siècle. Fait caractéristique,
ses pamphlets sont écrits en français , cet homme d'Église abandonne
le latin, la langue de la tradition, de la scolastique et des idées toutes
faites. C'est une preuve de son exceptionnelle indépendance d'esprit.
Les gens d'Église de celte génération, en effet, écrivent pour la
plupart en latin. Ils ne réussissent plus, d'ailleurs, à imposer partout
l'idiome pseudo-savant dont ils se servent, et cette impuissance est
un signe des temps. Le français est devenu la langue de la littérature,
de l'administration et de la politique. Cette victoire du parler vul-
gaire sur la basse latinité démontre que la laïcisation intellectuelle
s'accentue et que, si la foi est encore très vive, le Clergé, affaibli et
désemparé, a perdu le gouvernement des intelligences.
m. — LA POÉSIE LYRIQUE ET POPULAIRE, LE
ROMAN ET LA NOUVELLE, LE IHÉaTRE ^
CABACTEBES DE
LA LIJTÉRATVRE.
D
ANS les œuvres poétiques du temps de Charles VII se trouvent
réunis les traits qui caractérisent toute la littérature de ce
règne : on continue à moraliser sans fin, à aimer l'allégorie, et pour
1 Sources et ouvrages a consulter. Les bibliographies de VHisloire de la hllêralure
française, dirigée par Petit de Jiilleville. t. II, 1896, indiquent les meilleures éditions
et les travaux. Boq choix de poésies et bonnes notices dans • Eugène Crépet, Les poêles
français!, t. 1, i86i. Consulter surtout : Gaston Paris, La poésie du motien ùge, 2' série,
1890; Uiansons du XV' siècle, 187.J, Villon. 1901; La Aouvelle française aux Al' el
208
Le Mouvement Intellectuel.
les exigences maniaques de la forme, les écri\ains du xiV siècle •
sont encore dépassés par ceux du xv*^; mais voici du nouveau : de
grands lalenls isolés surgissent, qui font vibrer des cordes depuis
])ien longtemps muettes; ils ont le sentiment aigu et douloureux
des tristesses de la vie, de la petitesse et de linfortune humaine et,
ce qu'ils sentent, ils savent l'exprimer avec une sincérité émouvante
ou une ironie poignante. Un de ces grands hommes, Villon, a créé
la poésie lyrique moderne.
Les poètes qui conservent les traditions du siècle précédent sont
très nombreux. Au temps de Charles VII, qui ne rime pas avec
quelque agrément? Les grands seigneurs, comme Charles dOrléans
et sa femme Marie de Clèves, le roi René, Philippe le Bon, la dau-
phine Marguerite d'Ecosse, Jean II de Bourbon, le duc d'Alençon, le
comte d'Etampes, le comte de Nevers, Antoine de Vaudemont et son
fils Jean de Lorraine, et les écuyers jeunes et vieux, et les demoi-
selles, et les domestiques des princes, et les j.eunes clercs, tous font
des vers, sur laniour, sur la mort, sur n'importe quoi. Antoine de
Lussay voit un cheval qui rue : il fait des vers pour célébrer cet
événement.
De ces poètes sans prétention, qui ne rimaient pas pour la posté-
rité, et se tenaient aux petits sujets, Charles dOrléans est incompara-
blement le meilleur. Il est devenu un classique, et il le mérite, par la
preste et jolie allure de ses poèmes de jeunesse et d'amour, par le
philosophique désenchantement de ses œuvres de vieillesse, par la
naturelle élégance du style; presque aucun des mots qu'il a employés
n'a disparu de l'usage, et nous le lisons sans peine. Par le fonds
cependant, et les cadres poétiques dont il s'est servi, il est bien du
moyen âge. Ce duc d'Orléans, qui fut pris à Azincourt, qui subit une
dure captivité de vingt-cinq ans, qui eut ses domaines sauvés par la
Pucelle, n'a guère chanté que des lieux communs. Presque rien de
la tragédie de sa vie et de son temps n'apparaît dans ses œuvres : le
tîls du raffiné Louis d'Orléans et de la délicate Italienne Valentine
Visconti ne regardait la poésie que comme un agréable passe-
lemps.
Alain Charlier est resté, comme Charles d'Orléans, fidèle à la
conception que presque tous ses contemporains se faisaient de la
poésie. Ses œuvres en vers se composent d'un honnête et banal traité
LES POETES
AMATEURS.
CHARLES
D'ORLEANS.
va ESI ES D'ALAIN
CJlARiIEH.
XVI' siècles. Journal des Savants, 1895. Piagel, Martin Le Franc, 1888. G. Raynaud, Fton-
Jeaux et autres poésies du XV' siècle, 1889. Petit de .lulleville, Les Mi/stères, 1880;
népertoire du tliéùlre comique, i8S5: La Comédie en France au moyen âye, 1886. Eni. Picot,
Le monoloyue dramatique dans l'ancien thèdlre français, Romania, t. XV à XVII, i8bG
à 1888.
1. Voir Ilist. de France, t. IV, v partie, p. ^07.
■i(HJ
:v. 2.
La Société et la Monarchie. livre n
didactique, le Bréviaire des nobles, et de poésies amoureuses, correc-
tement écrites, d'ailleurs froides et ennuyeuses. Pour ces fades jeux
d'esprit, il a été considéré pendant tout un siècle comme le plus grand
des poètes français.
Mj.nns LEFRAsc. Martin Lefranc (1410?-1461) na jamais été célèbre etil est aujour-
d'hui oublié. Il est pourtant un de ceux qui, par la vigueur naturelle
de leur esprit, sont sortis de lornière où s'enlisait alors la poésie.
Son Champion des Dames est le développement d'un thème très banal
alors, l'attaque et la défense du sexe féminin; mais il est écrit en vers
excellents, brefs, clairs et sonores, et c'est lœuvre d'un esprit remar-
quablement vif et libre, qui s'intéresse à toutes les choses de son temps.
Martin Lefranc a pleuré les malheurs de la France, admiré Jeanne
d'Arc, raillé rudement les passe-temps puérils et les « babouyner3es »
des nobles, les vices du Clergé. On a vu combien il était affranchi des
préjugés ecclésiastiques de son temps, sur le sabbat et la sorcellerie.
Cet indépendant avait été l'élève du sec théologien Thomas de Cour-
celles, et peu après l'achèvement de son poème, il reçut de l'anti-
pape Félix V une bonne prébende à Lausanne. Il était de ces dange-
reux fils de l'Eglise, qu'elle élevait et nourrissait, et qui préparaient
l'émancipation de l'esprit.
VILLON. Celait aussi un Universitaire que l'auteur du Pelil Testament et
du Grand Testament; mais personne ne secoua plus audacieuse-
ment le poids des vieilles idées et du style convenu, que maître Fran-
çois Villon; rien de moins « livresque » que les petits poèmes jaillis
de cette âme de rôdeur. Ce sont peut-être les misères de la guerre de
Cent Ans qui ont fait de lui un grand poète. Muni, en un temps heu-
reux, d'un bon bénéfice, il aurait rimé des vers grandiloquents et
vides, comme il l'a fait parfois, quand il s'est cru obligé de sacrifier à
la mode. Mais il a été un bohème, uh voleur, un meurtrier, un soute-
neur, et il a décrit les joies triviales et immondes, les remords, les
doutes, les afTreuses mélancolies de sa vie, en une langue un peu dif-
ficile, mais d'une sobriété, d'une vigueur, d'une couleur admirables.
La poésie lyrique, la poésie personnelle, d'autres en France s'y
étaient essayés; d'autres avant lui avaient tâché d'exprimer les
élans de l'âme et son désenchantement, le regret de la jeunesse qui
s'enfuit, l'horreur de la vieillesse et de la mort; mais nul n'avait
poussé ces cris de détresse qui étreignent le cœur; nul encore n'avait
mélangé à de froides et cyniques plaisanteries ces lamentations
désespérées. Ce Grand Testament, tantôt goguenard, tantôt brutal,
tantôt lyrique, reste une énigme. Parmi les critiques modernes,
les uns ont fait de Villon un « impulsif », sans méchanceté cons-
ciente; les autres, un sceptique incapable d'émotion sincère, doué
Le Mouvement Intellectuel.
seulement d'un grand talent littéraire. Mais qui pourra jamais savoir
ce qu'était cet homme étrange? El lui, le savait-il? Il a dit :
Je congnois tout, fors que moy mesmes.
Ces poèmes de Villon, si robustes, si riches, étaient écrits dans
le savoureux langage, un peu archaïque, des « bons becs de Paris ».
La littérature populaire de l'époque, — énergiques ballades qui
accueillent par des cris de haine assouvie les défaites et les massacres
d'Anglais; « complainctes amères » qui menacent d'incendie les
hôtels des nobles écorcheurs; chansons moqueuses sur les maris
jaloux, sur les embarras du ménage, sur les élégants coureurs de
dot; chansons damour, où s'étale une sensualité ingénue; chan-
sons à danser, d'un tour si franc, d'une sonorité si musicale, —
toutes ces fraîches créations de la masse anonyme ont contribué
peut-être à former le génie de maître François, qui fréquentait le
pavé des villes et les grands chemins plus que les cours princières.
La poésie populaire devient subitement très abondante, justement
pendant le règne de Charles VIL Elle est un témoignage, bien pré-
cieux pour l'historien, du sentiment de la foule, de sa verve natu-
relle et de ses mœurs naïvement dévergondées.
Quant à l'épopée, les poètes l'ont définitivement abandonnée.
Les rares récits épiques qu'on invente au temps de Charles VII sont
écrits en prose. Les anciennes chansons de geste, pour être lues
plus aisément, sont même « dérimées ». D'ailleurs, le grand nombre
de ces insipides versions, les splendides miniatures qui parfois les
accompagnent, prouvent qu'elles étaient fort goûtées. C'est la basse
littérature du xv*^ siècle, analogue aux « romans de cape et dépée »
de nos jours.
Au moment où l'épopée achève de mourir se développe un genre
(jui la remplace dans le goût des lettrés : le roman et la nouvelle en
prose. Le petit traité de psychologie conjugale, si moderne par
lamertume de l'accent et la dure précision de l'analyse, qui s'inti-
tule ironiquement les Quinze Joyes de mariage, a dû être écrit, à
notre avis, vers 1440. Le Petit Jehan de Saint ré est daté de 1459. Les
Cent Nouvelles nouvelles ont été composées presque toutes pendant
les dernières années du règne de Charles VII; certaines ont été
écrites sans doute à la cour du dauphin Louis, à Genappe; le livre
a été terminé à Dijon en 1462. Le bizarre roman de Jehan de Saintré,
où l'esprit chevaleresque est tour à tour exalté et tourné en dérision,
est dû à l'auteur de la Salade et de divers autres ouvrages moraux,
historiques et didactiques, Antoine de La Sale, capitaine provençal,
qui eut une jeunesse aventureuse en Italie et se fit sur le tard
LA P CE S IL'
POPULAIHE.
MORT
DE L'ÉPOPÉE.
A VESEMENT
DU ROMAS ET DE
LA NOUVELLE.
ANTOINE
DE LA SALE.
La Société et la Monarchie. livre n
pi'éceplour de jeunes princes et commensal du duc de Bourgogne.
S'il faut décidément attribuer à la même plume les Quinze joy es de
mariage et les Cent Nouvelles nouvelles, qui marquent Tapparition
précoce du roman psychologique et de la nouvelle à la mode ita-
lienne, Antoine de La Sale est un de nos très grands prosateurs*.
LE THÉÂTRE. Lc même souci de réalisme, le même talent à décrire la vie, se
retrouvent dans le théâtre de ce temps et en expliquent le développe-
ment et le succès.
DRAMES Le théâtre français est issu des drames liturgiques qu'on reprc-
REUGiEUx. sentait dans les églises, — des parodies qu'on jouait aussi dans les
églises, notamment le jour de la Fête des Fous, — enfin des tableaux
vivants et des pantomimes qui se donnaient sous le nom de <( jeux », de
<( mystères » et à' <* entremels », dans les fêtes populaires et seigneu-
riales. Déjà, au xiv siècle, certaines confréries jouaient en dehors
des églises de véritables drames religieux, les « miracles de Notre-
Dame ». A partir de 1440 environ se multiplient les grandes tragédies
chrétiennes auxquelles est resté attaché, un peu trop exclusivement,
le nom de « mystère » ^ La vogue des mystères durera, sans s'aiïaiblir,
pendant plus de cent ans, jusqu'au jour où le Parlement de Paris
en interdira brusquement la représentation. Ils sont intéressants à la
fois pour l'histoire littéraire et pour l'histoire des croyances et des
mœurs. Ils offrent un mélange de poésie dramatique et lyrique, où
toutes les formes prosodiques alors à la mode se rencontrent. A des
« bergeries » où il est question de Nymphes et de Mercure, à des
intermèdes du comique le plus extravagant et souvent le plus bas,
succèdent des scènes d'une grandeur tragique véritable Le Manceau
Arnoul Greban, qui a composé, en 1450-1451, un Mi/stère de la Pas-
sion, puis, en collaboration avec son frère Simon, un Mystère des
Actes des Apôtres, a semé dans ses œuvres, trop longues et mal ordon-
nées, beaucoup de talent, démotion sincère, de beaux vers. Lors-
qu'il a exprimé des sentiments vraiment humains, comme la doulem*
maternelle de la Vierge et les remords de Judas, il a presque atteint
au sublime. 3es œuvres ont eu un succès immense, qui ne peut
s'expliquer que par leur valeur dramatique. Il faut donc admettre,
quoi qu'on en ait dit, que le public allait aux mystères pour entendre,
en môme temps que pour voir"'.
1. Liiihvis Stem, Versach ilber Antoine de la Sale. Archiv fOr das Sludium der neiicifn
Sprachen iind LiHeraturen, t. XLVI. 1870. — E. Gossart, Antoine de La Salle, sa vie et .ses
œiwi'es inédiles, Bibliopliile Belge, 1871.
a. Il y a cii des mystères profanes. Nous avono un My.'^lère du siège d'Orléan.i et un Mys-
tère de la destruction de Troie ii^ôrî). Dans les comptes du duc de nourgOf,'ne, à l'année
1^53-145^, nous trouvons la mention <le « leux de mislere qui esloienl du roy Alexandre,
Ector et Arcilles : Hector el Achille). >.
à. Sur les représcnlalions et le succès des mystères, voir plus haut, p. 190-192.
Le Mom'cmcnl Intellectuel .
Les « moralités » ressemblaient généralement aux mystères par
l'intention édifiante, et en approchaient quelquefois par l'importance
de la mise en scène. Ainsi, en 1448, on joua à Laval, devant une
grande foule, la Moralilé du bien et du mal advisé, où figuraient
cinquante-sept personnages. Les « farces », les « sotties », et les
« monologues » que débitaient les confréries joyeuses ou les écoliers,
ne diileraient guère des parades et des scènes comiques intercalées
dans les mystères. Les auteurs de ces petites pièces sans prétention
daubaient sur la niaiserie des maris, la rapacité des avocats, les vices
de toutes les classes, y compris le Clergé, avec un étonnant cynisme.
Les monologues appelés « sermons joyeux » étaient d'une rare indé-
cence. On n'attachait pas d'ailleurs à ces boulïonneries plus de prix
que nous n'en attachons à nos journaux comiques, et nous n'en avons
conservé qu'un nombre infime, bien que chaque année on en com-
posât peut-être des centaines. Elles paraissent avoir foisonné dès la
fin du règne de Charles VIL Quelques-unes, tout en restant ano-
nymes, sont devenues vite très célèbres; la Feu ce de Maistre Pierre
Pcdhelin • est restée classique : elle a gardé encore aujourd'hui sa fine
saveur. Pathelin, comme toutes les grandes créations comiques, est
d'une vérité générale et aussi d'une vérité particulière : c'est Ihommc
d'affaires minable et véreux, qui est éternel, et c'est l'avocat sans
cause qu'avait produit, à la fin du moyen âge, la multiplication des
diplômes universitaires. Cette immortelle pochade, œuvre de quelque
€lerc de la Basoche, figure en bon rang parmi les documenls que la
fittérature de ce temps-là fournit à l'historien : documents de premier
ordre, parce que, pour la plupart, les auteurs du xv« siècle, qu'ils
fissent du théâtre, du roman ou des vers, n'étaient point uniquement
des écrivains; ils étaient hommes d'épée, de robe ou d'Eglise; ils
n'avaient pas le temps de beaucoup lire, et ils restaient perpétuelle-
ment en contact avec la réalité et la vie.
Cette littérature du temps de Charles Vil a de l'originalité et de
l'inspiration, ou tout au moins de la sincérité. La convention n'en-
chaîne pas les vrais poètes, comme Charles d'Orléans, Martin Lefranc
et Villon, même lorsqu'elle leur impose certaines formes et certains
sujets; la manie de l'allégorie n'empêche point Alain Chartier d'être
un vigoureux moraliste et un prosateur excellent; ce ne sont là que
défauts superficiels. Enfin, malgré des traces d'influence antique dans
les œuvres d'Alain Chartier, d'influence italienne dans les Cent Nou-
velles nouvelles, cette littérature est, somme toute, très française. On
MORALITES,
FARCES.
LA FARCE
DE FATIIELIN.
CONCLUSION.
1. Une allusion de Villon : « Les Mendians ont en mon oye », permet de dater Palhelin
<les dernières années du règne de Charles VII. Cf. M. Sclnvob, Remania, 1901, p. Squ
2i3
La Sociêlé et la Monarchie. livre ii
va voir que l'art, sans rompre avec les traditions nationales, subit
une forte impulsion extérieure.
IV. — LES ARTS^
L'ART FRANÇAIS \ U XV* siècle, si Tou excepte Tltalie, c'est encore l'art gothique qui
ET LES ixFLUEX- jfjL triomphc en Occident: il continue logiquement son évolution.
CES ÉTRANGÈRES. Egt.çg ^ dire qu'en France, où cet art était né, son développement
se poursuive, durant le règne de Charles VII, par une force tout
intérieure et spontanée, selon des traditions purement nationales?
Assurément non. Les rayons de l'art italien ont brillé de bonne heure
jusqu'en France, et l'art flamand surtout a fortement impressionné
le nôtre. Quelle a donc été la part des traditions nationales, quelle a
été celle des influences étrangères ?,C'est une question qu'il est plus
facile de poser que de résoudre; mais il y a déjà intérêt à en indiquer
les termes.
VART ITALIEN. Tout d'abord, quelles œuvres de l'art italien ont pu être admi-
rées par la génération de Charles VII? Rappelons quelques noms et
quelques dates ^ A l'avènement de Charles VII (1422), l'architecte
florentin Brunelleschi (1377-1446) a déjà quarante-cinq ans ; il com-
mence à construire la sacristie de Saint-Laurent, purement antique
par ses entablements, ses pilastres cannelés, ses chapiteaux corin-
thiens, toute son architecture et toute sa décoration. Brunelleschi
est un classique, conscient et exclusif. Les plus grands des sculp-
teurs italiens de ce temps sont des réalistes, mais ni Jacopo délia
Quercia (1371-1438j, ni Donatello (1382-1466), qui a déjà donné quel-
ques-uns de ses chefs-d'œuvre avant 1422, ni Ghiberti (1378-1455),
1. Sources. Après les œuvres elles-mêmes, il y a les moulages (Musée du Trocadéro), les
photographies, les dessins d'archéologues (notamment les Archives de la Commission des
monuments historiques, en cours de publication depuis 1899). On trouvera de belles repro-
ductions dans Jehan Fourquet, édit. Curmer, 1866; dans Les quarante Fouquet, notice «le
Gruyer, 1897; dans Gonse, L'art gothique, s. d., La sculpture française, 1895. — Documents
d'archives : outre les recueils indiqués au § 1, De Grandmaison, Documents sur les arts en
Touraine, Mém. de la Soc. archéol. de Touraine, t. XX, 1870.
Ouvrages a consulter. Courajod, Leçons de l'Ecole du Louvre, t. II, 1901 (très impor-
tante démonstration de la prédominance de l'art flamingo-bourguignon). P. Vitry, Michel
Colombe et la sculpture française de son temps, 1901. Ouvrages de VioUet-leDuc, Choisy.
Courajod et Marcou, Guiffrey, cités au t. IV. 1" part., liv. V, chap. 11. Les histoires de cathé-
drales, notamment : Eug. Lefèvre-Pontalis, Hist. de la cathédrale de Noyon, Bibl. de l'Ecolo
des Chartes, 1900. Paul Mantz, La peinture française du IX" à la fin du XVI" siècle.
1897. Aug. Molinier, Les manuscrits, 1892. Travaux de M. Durrieu sur les manuscrits
à miniatures, notamment dans la Bibl. de l'Ecole des Chartes, 1892. G. Merson, Les
vitraux, 1895. Emile Molinier, Histoire des arts appliqués à l'industrie, en cours de publication
depuis 1895.
2. Miintz, Histoire de Part pendant la Renaissance, t. I, 1889. Marcel Reymond, Les débuts
de l'architecture de la Renaissance, Gazette des Beauï-Arts, 3' période, t. XXIIl (1900); La
sculpture florentine, première moitié du XV' siècle, 1898.
< 2 1 4 )
Le Mouvement Intellectuel.
qui livre au public sa première porle du Baptistère de Florence
en 1424, et la seconde en 1452, n'ont échappé à la fascination des
monuments antiques. Masaccio (1 401-1428?) et les autres peintres
qui ont achevé ou vont achever leur carrière, sont aussi des réalistes;
mais souvent ils empruntent à Tart romain les édifices et les motifs
d'ornementation qu'ils introduisent dans leurs tableaux. Les peintres
contemporains de Charles VII, comme Pisanello (1380-14ol) et Fra
Filippo Lippi (1406-1469), subissent la môme obsession. Fra Ange-
lico (1387-1435), qui continue au xV siècle les idéalistes du moyen
âge, regarde également les modèles romains, pour son architecture,
ses draperies, ses figures. Plusieurs des arts mineurs, la miniature,
la médaille, la gravure sur pierre fine, notamment, s'inspirent encore
plus étroitement de l'antique. Ce n'est pas que l'imitation de l'anlique
suffise seule à caractériser l'art très riche et très varié des « quattro-
cenlistes » italiens; mais c'est elle qui le distingue le plus nettement
de l'art septentrional, et c'est aussi par elle qu'il a le plus vivement
impressionné les Français. Cet art italien, en eflet, parvenu à un tel
degré de science et de charme, n'a pas laissé les Français insensibles.
Ils l'ont connu et goûté avant le règne de Charles VIII; car ils pas-
saient souvent les Alpes, nous le verrons, au milieu du xv« siècle. Les
expéditions de René d'Anjou et de Charles d'Orléans outre-monts,
l'occupation de Gênes, les missions des diplomates, les voyages et
même l'établissement de certains artistes italiens en France ne res-
tèrent pas sans effet.
La force d'expansion de l'art italien n'est cependant point compa-
rable, au temps de Charles VII, à celle de l'art qui fleurit dans les
Etats du fastueux duc de Bourgogne, et surtout dans les Flandres,
où se concentre tout le commerce du Nord, et où s'est formée une
ploutocratie qui rivalise par ses richesses avec la bourgeoisie ita-
lienne. Cet art flamingo-bourguignon ne doit presque rien aux Grecs
et aux Romains : il dérive du réalisme franco-flamand *. L'école natu-
raliste septentrionale avait produit, au temps de Charles VI, de très
belles œuvres de sculpture; ses doctrines continuent, au xv« siècle,
à dominer la sculpture dans un grand nombre de provinces françaises.
L'école de peinture fondée par les Van Eyck sous le règne du duc
Philippe le Bon, et qui procède de l'art réaliste des Melchior Broc-
derlam, des JNIalouel et des Bellechose, assure à l'art flamand une
autre hégémonie non moins glorieuse^.
Hubert Van Eyck (mort en 1426) et son frère Jean (mort en 1440)
1. Sur l'art franco-flamand du xiv si^'cle, voir Hhl. de France, t. IV, i" partie, p. 43i.*
2. A. J. Wauters, La peinture flamande fi883). — Deliaisnes, L'arl flamand en France. Réu-
nions des Soc. des Beaux-Arls des déparlements, 1892. — Karl Voll, Die Werke det> Jan van
Eijck, 1901.
L'ART Fl.AMlXGO-
BOUFxGUIG.XOy.
LES VAN ETCK.
La Société et la Monarchie. livrk m
n'ont pas, comme on Ta dit longtemps, inventé la peinture à Tlmile :
ce procédé était employé au xiv^ siècle pour colorier les statues et
môme les parties accessoires des tableaux. Mais, le plus souvent, les
peintres délayaient les couleurs dans leau, la colle ou le blanc dœui" :
Masaccio, Fra Angelico, Fra Filippo Lip[ù peignirent encore ^ à la
détrempe ». Les Van Eyck perfectionnèrent si ingénieusement la
fabrication des couleurs et des siccatifs que, dès la fin du règne
de Charles VI, les artistes du Nord se mirent à employer la peinture
à Thuile. Par ces découvertes techniques, les deux frères affran-
chirent d'un coup l'art encore incertain et maladroit des peintres
septentrionaux : ils lui donnèrent un éclat, une assurance incom-
parables. Enfin, ils léguèrent en exemples des chefs-d'œuvre, qui,
dès leur apparition, excitèrent un prodigieux enthousiasme. Leur
retable de « l'Agneau mystique », commencé par Hubert et terminé
par Jean, pour une famille de paroissiens de Saint-Bavon de Gand,
fut comme le manifeste de l'art nouveau. Les jours où l'on ouvrait
devant le public les volets du célèbre polyptique, aflluait une foule
d'admirateurs, u comme en été abeilles et mouches par essaims
autour des corbeilles de figues ou de raisins. » Pour apercevoir
quelle étape ces hommes de génie firent franchir à l'école franco-
llamande, il suffit d'ailleurs daller au Louvre, et de comparer l'œuvre
de Jean Van Eyck, l'adorable Vierge du chancelier Rolin (Salon carré),
et l'œuvre peu antérieure d'Henri Bellechose • un Saint Georges^
gauchement composé, d'un aspect naïvement barbare (Salle X).
Les Van Eyck ne rompirent pas avec les traditions de l'école franco-
flamande : ils en gardèrent les qualités d'analyse patiente, de respect
profond pour la vérité; mais ils y ajoutèrent l'art de la composition,
la science du dessin et de l'anatomie, la richesse et l'exactitude de la
VAN DER WEYDEy coulcur. Lc Toumaisicn Roger de la Pasture (en flamand : Van der
ET MARMioN. Weydcu) et l'auteur des admirables volets du retable de Saint-Bertin '
achevèrent d'illustrer et de caractériser l'école flamande du temps
de Charles VII et de Philippe le Bon. Ces Flamands ne sont point
des hommes de culture raffinée; ils ignorent à peu près l'antiquité,
copient seulement ce qu'ils voient dans leur pays : tout chez eux
est simplicité, patience, réalisme naïf. Mais leur art n'est pas une
plate reproduction du réel, parce qu'on y sent vibrer une foi reli-
gieuse très profonde, et aussi une ATaie tendresse pour les cieux, les
coteaux, les rivières et les hommes de Flandre; leur mysticisme
1. Sur Simon Marmion, de Valenciennes, auteur présumé de ces volets 'aujourd'hui
conservés nu palais <hi prince royal à La Haye), voir Dehaisnes. Les volels du relahle de
Sainl-Berlin, et Ilecherches sur Simon Marmion, Réunions des Soc. des Beaux-Arts des dépar-
tements, i88g et 1890.
< 2 16 >
Le Moia>ement Intellectuel.
passionné est adouci par une cordialilé familière qui enchante les yeux
et lame.
Il faut maintenant revenir au problème que nous nous sommes art flamand
posé : entre l'art flamand et l'art italien, y a-t-il eu au xv^ siècle un ^^ -^^^ français.
art français? Cette question, à vrai dire, est embarrassante, car on ne
peut pas définir exactement ce qu'était alors la France, par opposition
à la Flandre : les Italiens traitaient Jean Van Eyck de « Français »,
Gallicus. Et en effet, non seulement les Flamands avaient pour prince
un Français, le duc de Bourgogne, mais la Flandre était un fief do
la couronne de P^rance. Gand et Bruges étaient français comme Lille,
Douai et Arras. Tournai était même une ville du domaine royal.
Amiens, d'autre part, était une ville de l'État bourguignon, et un
centre d'art tout flamand. Mais, depuis ce temps, les destinées poli-
tiques de la plus grande partie de la Flandre sont devenues diffé-
rentes des nôtres; la bifurcation s'est produite également, très
manifeste, dans l'évolution artistique des deux pays. C'est une raison
suffisante pour s'inquiéter de savoir si, au xv^ siècle, la France a été
aussi « tyranniqucment soumise » qu'on l'a prétendu à l'art flamingo-
bourguignon; si l'infiltration italienne n'est pas déjà visible, et enfin
si le génie proprement français ne se manifeste point en quelque
échappée originale.
Pour ce qui est de l'architecture, la réponse est simple. La réac-
tion classique, déjà triomphante en Italie, n'a aucune prise sur la
France, et il n'y a point lieu de parler de la tyrannie de l'art flamand :
notre style (( flamboyant » est un produit de la tradition nationale ;
ce n'est qu'une nouvelle forme de Tari gothique.
Où est né le gothique flamboyant? L'histoire de ses débuts est
obscure : ce type d'architecture, comme les autres, n'est pas né tout
à coup, il n'est pas sorti tout entier du cerveau d'un artiste, mais il
s'est formé peu à peu. On a récemment montré ' qu'une des caracté-
ristiques de ce style, l'arc en accolade, est déjà employé, d'ailleurs
tout à fait exceptionnellement, dans deux monuments du xiii^ siècle,
Saint-Urbain de Troyes, et le couvent italien de San Galgano. Une
chapelle de la cathédrale d'Amiens, datant de 1373, est bâtie dans le
pur mode flamboyant. Mais le style plus sévère, propre au xix" siècle,
s'est défendu longtemps, et le gothique flamboyant n'a triomphé que
vers le temps de Charles Vif.
La guerre de Cent Ans, le vandalisme des soldats anglais et fran-
çais, l'impossibilité de trouver de l'argent pour les réparations
urgentes, avaient été funestes aux plus magnifiques édifices comme
/. ARCinrECTcnE.
ORIGINES DU
GOTHIQUE
FLAMBOYANT.
RUINE DES EDI-
FICES RELIGIEUX
PENDANT
LA GUERRE.
i. Enlart, Manuel d'archéologie, 1902. Nous avons vu les bonnes feuilles de ce remarquable
ouvrage.
La Société et la Monarchie. livre n
aux plus humbles. « Les monastères tombent en ruines, les églises
s'écroulent, les cloîtres périssent sous Fincendie », s'écrie l'évéque
Jean Germain, dans son Livre des vertus de Philippe le Bon. Mar-
tial d'Auvergne nous apprend que maints curés sont obligés de dire la
messe dans des granges. On voit dans les suppliques adressées au
pape, pendant le règne de Charles VII, qu'à Saint-Michel de Rouen
« le clocher a été jeté à terre par les ennemis; le chœur, le toit, les
murs et les piliers se sont écroulés en grande partie » ; à Avranches,
le clocher, les murs, les fenêtres, ne tiennent plus debout; à Évrcux,
pour soutenir les piliers qui portent la lanterne, et empêcher l'écrou-
lement delà cathédrale, il a fallu établir des étais qui bouchent l'entrée
du chœur; le monastère de Saint- Vincent du Mans, qui « brillait jadis
par son admirable architecture », est en partie détruit, son église est
rasée; à Nevers, la cathédrale menace ruine; un nombre incroyable
d'églises et de monastères, dans les villes petites et grandes et dans
les campagnes, sont signalés comme « détruits », ou « menaçant ruine »,
ou « incendiés ». Le recueil de ces documents a pu être intitulé jus-
tement « La Désolation des églises pendant la guerre de Cent Ans ».
TRAVAUX Cette désolation môme suscite un intense mouvement de recons-
DE RÉPARATION truction, pour le plus grand profit de Tart. Le Clergé et les fidèles, en
effet, ne s'abandonnent pas : les suppliques qu'ils envoient au pape se
terminent presque invariablement par des demandes d'indulgences.
C'est le grand moyen pour avoir de l'argent et réparer les désastres
causés par cent ans de guerres. Ainsi le pape Nicolas V, par une
bulle de 145L accorde indulgence plénière à tous ceux qui, entre le
premier et le second dimanche après Pâques, visiteront la cathédrale
de Troyes, et contribueront par leur aumône à l'achèvement des tra-
vaux, des copies de cette bulle sont expédiées jusqu'en Picardie et
en Bourgogne; le quart des aumônes est envoyé au Saint-Siège et
avec le reste on commence immédiatement la construction des deux
dernières chapelles de la nef '. En 1459, on se met à réparer la cathé-
drale de Noyon, qui menace ruine; pour se procurer de l'argent, le
chapitre envoie jusqu'en Basse-Normandie des quêteurs, qui promè-
nent dans des châsses les reliques de saint Eloi, de saint Barthélémy,
de saint Philippe et de saint Aubin. Partout se poursuit un immense
travail de réfection et d'achèvement ; dans les cathédrales de Reims,
d'Evreux, de Tours, de Nevers, de Bourges, à la Sainte-Chapelle de
Paris, dans une foule d'églises de tout ordre et de tout style, on se
met à la besogne. Sans nul doute, l'activité redouble à la fin du règne
de Charles VII; mais il est à noter que même sous la domination
1. L. Pigeotle, Elude sur les travaux d'achèvement de la cathédrale de Troyes, 1870.
ETD'ACNE VEMENT.
LA SCULPTURE AU X\^ SIECLE
SAINTE FOirrUNADE.
Chef -reliquaire en bronze. —
Église de Sainle-Forliinade (Corrèzc).
STATUES DE PLEURANTS.
Les deux sUitues de gauche appartiennent au tombeau de Jean Sans Peur, la troisième à celui
de Philippe le Hardi, Elles représentent les offwiers, laïques et ecclésiastiques, qui formaient le
cortège funèbre, nêtus de la robe de deuil : Cf. t. IV, 1, f>l. 7.
cl. llacheti».
IV. 2.
Pi.. 13. P.M.E 218.
CHAP. IV Le Mouvement Intellectuel.
anglaise, même dans le royaume de Bourges, les fidMes ont fait de
grands efforts pour restaurer leurs églises ou pour les remplacer.
Ainsi, Jean de Dampmartin, c< maistre de Teupvre de la massonnerie
de Téglise de Tours », dirige vers 1432 la construction des dernières
travées de la nef; à la même époque, on travaille à la grosse tour de
Saint-Julien du Mans; de 1435 à 1439, Jean Gaussel édifie le portail
de Saint-Germain-l'Auxerrois, à Paris; à Rouen, Alexandre de Ber-
neval rebâtit, à partir de 1419, la nef de Saint-Ouen, Jean Salvart
répare le chœur de la cathédrale, et un architecte venu de Paris,
Jean Robin, commence vers 1433 la charmante église Saint-Maclou,
sur l'emplacement du vieux Saint-Maclou, qui s'était en partie écroulé
en 1432 '. La nef de Saint-Ouen est reconstruite selon le goût du
xiv^ siècle ; mais Saint-Maclou et le portail de Saint-Germain-l'Auxer-
rois nous offrent un modèle du style flamboyant. Dès lors, sauf de
très rares exceptions, qu'il s'agisse d'élever une église nouvelle, d'en
achever ou d'en modifier une ancienne, c'est ce style qu'on adopte
dans toute la France. Il n'y a plus d'écoles provinciales; d'un bout à
l'autre du royaume, les architectes emploient les mêmes procédés.
Une église du style flamboyant se reconnaît du premier coup le style
d'œil par le type des fenêtres. Dès le xiv- siècle, on avait souvent flamboyant.
supprimé les chapiteaux des colonnes, rendus inutiles par les nou-
veaux modes de construction, et l'on avait raccordé les nervures de la
voûte avec celles des fûts. Au xV siècle, de môme, le haut des fenêtres
n'est plus rempli par des rosaces, indépendantes des meneaux qui
divisent le reste de la baie : ces meneaux se prolongent, se ramifient
et forment dans la partie supérieure de la fenêtre un ensemble sinueux
de lignes infléchies, « rappelant l'aspect d'une flamme agitée par le
vent ». Le but est tout simplement de faciliter l'écoulement des eaux,
que les anciennes rosaces avaient le tort de retenir. C'est, une fois de
plus, par suite d'un progrès technique, que l'art gothique prend un
aspect nouveau. De même par une conséquence fatale des principes
et des aspirations de leurs devanciers, les artistes du xv*^ siècle cher-
chent à supprimer les appuis inutiles, à concerter pour le plus grand
plaisir des yeux le jour et Tombre, à obtenir l'architecture la plus
lummeuse, la plus aérienne. Sans doute, les maîtres du xm" siècle
construisaient plus solidement; leurs œuvres étaient plus imposantes,
plus gravement religieuses. Les églises du xv'= siècle, en général
assez petites, manquent de mystère et de majesté. Il est injuste
pourtant de prétendre que le style flamboyant est un art de déca-
1 De Beaurepaire, Les arcldlecles de Sainl-Maclou, Commission des anliqiiités de la Seine-
lûtërieure, t. VII, 1886.
< 219 )
La Société et la MonarcJiie. livre h
dence : il est la suite logique de révolution du gothique, et il a
laissé des monuments d'une légèreté adorable, inférieurs sans doute
aux chefs-d'œuvre du xiii* siècle, mais quil est permis de préférer
à la froide architecture du xw".
LARCiiiTECTURE La théorie de la prétendue décrépitude du gothique au temps de
CIVILE. Charles VII apparaît dans toute son absurdité quand on regarde les
monuments civils de l'époque. On peut admettre que l'architecture
religieuse était arrivée au terme de son développement; il n'était
guère possible de faire avec de la pierre des églises plus nerveuses,
plus délicates. JMais la loi de la transformation des genres, qui éclaire
si bien l'histoire de l'art, trouve ici son application : le style gothique,
en une époque où l'Église avait tant perdu de son pouvoir, était
justement en train de se laïciser, et, sous sa nouvelle forme, il
retrouvait toute sa jeunesse. Il produisait, dans l'architecture civile,
des œuvres d'une fraîcheur et d'une nouveauté ravissantes. L'hùtel
et l'hôpital construits en même temps (1443-1451) par Jacques Cœur
à Bourges et par le chancelier Rolin à Beaune, et tant de pittoresques
maisons encore debout dans nos provinces, ce n'est pas le crépuscule
d'un art, c'est son matin. Et de fait, le gothique civil, après le règne
de Charles VII, va encore produire une longue série de chefs-d'œuvre.
Aussi bien, on l'a vu, son aurore ne date guère que du xiV^ siècle,
époque où les vieux châteaux forts commencent à paraître tristes, et
où l'enrichissement de la bourgeoisie, comme le développement de
la vie de cour, demandent une architecture plus gaie, plus ornée,
plus confortable.
n MiiwN L'architecte, inconnu de nous, qui a bâti la maison de Jacques
DE JACQUES CŒUR. Cœur, unissait au goût le plus exquis l'art d'aménagement le plus
ingénieux. Il a tiré uù merveilleux parti du terrain irrégulier que l'ar-
gentier de Charles VII avait acheté le long des remparts de Bourges.
Il a construit deux bâtiments à peu près parallèles, séparés par une
cour. Sur la rue, se dresse une élégante façade, égayée par une large
porte, un guichet, un balcon où se dressait jadis une statue de
Charles VII, de nombreuses fenêtres carrées et une grande baie de
style flamboyant : c'est la salle des gardes et c'est la chapelle. En
arrière, adossé au rempart, et à l'abri des agitations de la ville, est le
corps d'habitation, doù l'on a vue sur la campagne, ou bien sur la
charmante cour d'honneur. Plusieurs escaliers, enfermés dans des
tourelles, assurent à l'intérieur l'indépendance des divers apparte-
ments. Nulle symétrie, ni dans le plan, ni dans Tornementation ;
l'ensemble est d'un imprévu, d'une variété qui ravissent les yeux '.
1. Sur l'hôpital de Bcaiine, également très remarquable, voir VHisloire de l'Holel-Dicu de
Beaune, par l'abbé Bavard, Public, de la Soc. d'archéologie de Beaune, 1881.
Li' Moi/çement Intellectuel.
IL SCULPTURE.
CE QUI NOUS
EN RESTE.
A la campagno, le grand mouvement de forlificalions que la manoirs ruraux.
o'uerre a suscité s'arrête, une lois la paix revenue. Aux donjons
incommodes perchés sur les collines, on va bientôt préférer les
manoirs aux bords des rivières. Le roi René donne un des premiers
l'exemple . il bâtit autour d'Angers de modestes habitations de plai-
sance, où se combinent la vieille architecture féodale et l'architec-
ture pleine de liberté et de fantaisie qui règne dans les villes. Ainsi,
dès le temps de Charles VII, se dessinent les origines lointaines des
admirables châteaux de la Loire; ainsi les constructions les plus
simples, aussi bien que les palais et les églises, manifestent la vitalité
de l'architecture gothique, art purement français.
De nombreux sculpteurs s'emploient à orner ces églises et ces
habitations, à élever les mausolées que les princes et les riches com-
mandent pour glorifier leur propre mémoire ou celle de leurs proches.
La plupart de ces œuvres ont disparu ; celles qu'on avait coulées en
cuivre et en bronze ont été presque toutes détruites pour la fonte.
Perdus, le mausolée de l'évèque de Paris, Denis du Moulin, avec
sa slatue de cuivre et ses quarante-neuf statuettes; et le tombeau de
bronze que Charles VII avait fait exécuter par Jean Morant, pour
la sépulture de Barbazan, à Saint-Denis; et le mausolée du roi René
à la cathédrale d'Angers; et le monument à figures de bronze que
les bourgeois d'Orléans avaient élevé, en 1457, à la mémoire de
Jeanne d'Arc.
Les débris qui nous restent suffisent à prouver que le style puis-
samment réaliste de l'école dite bourguignonne règne sans partage
sur l'art plastique de presque toute la France pendant le xV' siècle.
Seul, le centre de rayonnement a changé : ce n'est plus à Dijon,
dans un pays sans cesse menacé par les Écorcheurs, c'est en Flandre
que le duc de Bourgogne réside de préférence, et c'est en Flandre que
sont les principaux ateliers ».
Une seule grande œuvre fut exécutée à Dijon sous le règne du
duc Philippe le Bon : le tombeau de Jean sans Peur et de sa femme
Marguerite de Bavière (musée de Dijon). Ce mausolée eut bien des
vicissitudes. Le sculpteur espagnol Jean de la Huerta, qui le com-
mença en 1443, se fît avancer de l'argent pendant plus de douze
années sans achever son œuvre, et finalement il s'enfuit. Messieurs
de la Chambre des Comptes de Dijon le remplacèrent par Antoine Le
LE STYLE
BOURGUIGNON.
LE TOMBEAU
DE JEAN SANS
PEUR.
1. « Style bourgiiitrnon - est assurément un terme bien conventionnel : les statues classées
sous celte rubrique sont pour la plupnrt, au xv siècle comme au .\■lv^ l'œuvre d'artistes
septentrionaux. Pourtant cette dési<:nation a un pmnd mérite, celui de rappeler la siliin-
tion politique des pays où l'école de Shiler avait été fondée, et où elle fleurit encore pen<lant
tout le .XV' siècle. On ne saurait d'ailleurs la remplacer par un vocable meilleur; enfin elle
est déjà entrée dans l'usage. Bien qu'elle prête à la critique, il vaut donc mieux la conserver.
La Société et la Monarclde.
AUTRES TOM-
BEAUX.
ATELIEHS
DES BOBE'S
DE LA LOIRE.
Moiturier, qui avait dirigé el exécuté lui-même d'importants travaux
d'ornementation à l'abbaye de Saint-Antoine-de-Viennois. Il sculpta
les deux gisants et termina le tombeau en 1470. Jean de la Huerta
était Aragonais, Le Moiturier était d'Avignon ; mais l'art bourguignon
avait pénétré jusqu'au fond de l'Espagne comme dans les ateliers
d'Avignon, et ce remarquable mausolée en porte l'indéniable em-
preinte. Par la volonté même de Philippe le Bon, il fut d'ailleurs
fait sur le modèle du fameux tombeau de Philippe le Hardi. La dispo-
sition générale est la même et quelques-uns des « pleurants » exé-
cutés par Jean de la Huerta sont presque des copies *.
Cette sépulture de Philippe le Hardi était considérée au xv* siècle
comme un type de beauté dont il n'y avait pas lieu de s'écarter. Gilles
Le Backere, de Bruges, s'en inspira vers 1436 pour son tombeau de
Michelle de France (église Saint-Bavon à Gand). Charles VH la donna
comme modèle à Jean de Cambrai, puis à Etienne Bobillet et à Paul
Mosselmann, lorsqu'il les chargea d'exécuter le mausolée du duc de
Berry (cathédrale et musée de Bourges). Le duc et la duchesse de
Bourbon imposèrent le même type au sculpteur lyonnais Jacques
Morel, quand ils lui commandèrent leur tombeau (église de Souvigny).
Cette monotonie des commandes n'étouffe pas la verve des sculp-
teurs. La slalue du duc de Berry, par Jean de Cambrai, et les pleu-
rants de Paul Mosselmann, sont des chefs-d'œuvre. Jacques Morel,
qui sculpta les admirables statues de Souvigny et mourut au service
du roi René, en 1459, criblé de dettes et « riche de cinq sols », comp-
terait sans doute parmi nos artistes les plus célèbres, si nous avions
encore son tombeau du cardinal Amédée de Saluées et les figures
qu'il fit pour le mausolée du roi René'-. Le Saint-Sépulcre terminé
vers 1452 par Jean Michel et Georges de la Sonnette pour l'hôpital de
Tonnerre, la statue funéraire de la duchesse de Bedford (Louvre)
par Guillaume Veluton, celle de Philippe de Morvilliers (Louvre),
les sculptures de la maison de Jacques Cœur, achèvent de démontrer
que la puissance productive de l'école « bourguignonne » n'était
nullement épuisée; aussi bien était-elle sans cesse rajeunie par
l'étude sincère de la nature.
Il y a pourtant excès à prétendre que l'école « bourguignonne »
règne sans partage en France. Sur les bords de la Loire, dans le
1. Chabeuf, Le tombeau de Jean sans Peur, Mém. de l'Acad. de Dijon, 4'^ série, t. Il-
18901891.— Sur Antoine Le Moiturier, voir aussi des mémoires de l'abbé Requin, Réunions
des Soc. des Beaux-Arts des départements, 1890. et de .l.-J. Marquet de Vasselol, Mémoires
et documents (Fondation Eugène Piol), t. III, 1896. — Sur le tombeau de Philippe le Hardi,
voir Ilisloire de France, t. IV, 1" partie, p. 433.
2. Sur Jacques Morel, voir Courajod, Gazette archéologique, i885; N. Rondot el l'abbé
Requin, Réunions des Soc des Bcau.x-Arts des départements, 1889 et 1890
ciiAP. IV Le Mouvement Intellectuel.
pays où Michel Colombe commence déjà sa carrière, les sculpteurs
s'inspirent des vieilles traditions gothiques, plutôt que du style
viiii^oureux et trapu de Slutcr. Les tombeaux de la dame de Bueil
(Tours) et d'Agnès Sorel (Loches) prouvent que les imagiers de cette
époque ne sont pas tous des disciples fidèles des doctrines flamingo-
bourguignonnes.
Pour la peinture, il est encore plus difficile de faire la part des m. peistube
influences diverses. Le charmant tableau du Couronnement de la
Vierge, que le prêtre Jean de Montagnac fit exécuter à ses frais
en 1453-1454, afin d'en orner le grand-autel des Chartreux de Vil-
leneuve-lès-Avignon «, a été longtemps attribué à l'école flamande;
c'est cependant l'œuvre d'un Français, Enguerrand Charonton, et il
est permis d'y reconnaître la trace d'influences italiennes, bien expli-
cables en un milieu tel que le Comtat-\ enaissin. (> mélange de qua-
lités flamandes et de souvenirs d'Italie s'observe également dans
l'œuvre de Jean Fouquet, sans suffire d'ailleurs à la caractériser :
Fouquet est, malgré tout, un artiste original et français.
Jean F'ouquet - naquit vers 1415 en Touraine. Il mourut à Tours ^^.^.v fouquet.
à la fin du règne de Louis XI, entre 1476 et 1481, mais ses œuvres le
rattachent à la génération de Charles VU : la plupart de celles que
nous possédons ont été exécutées, ce semble, entre 1445 et 1461. Il
en est peu d'ailleurs que l'on puisse dater avec une absolue préci-
sion. La vie de Fouquet est fort mal connue. C'est le cas de tous
les grands artistes septentrionaux de ce temps : leur carrière était
humble et obscure.
Fouquet n'a pas échappé à l'influence des maîtres flamands : il infuences
regarde la nature avec leur attention patiente et la traduit avec la Çt'/i, subit
même vénération scrupuleuse ; il leur emprunte maintes particula- flanpbe,-
rilés de style, notamment pour les plis de vêtements; mais il a son
originalité. D'abord, il est Tourangeau et, pour les arts de la cou- toub.une
leur comme pour la sculpture, il y a en Touraine de vieilles tradi-
tions, une école de miniaturistes qui remonte jusqu'au ix" siècle,
une école de peintres qui a exécuté au temps de Fouquet les grandes
scènes de l'église d'Azay-le-Rideau ; et puis, dans cette riante vallée
de la Loire, un peintre qui a son tempérament personnel ne peut pas
voir ni penser de la même façon qu'un Flamand : il exprimera autre-
1. Abbé Requin, Réun. des Soc. des Beaux-Arts des départements. 1889, p. uS.
2. .Mémoires de Vallet de Viriviile, marquis de Laborde. etc., dans Jehan Foucqaet, édit.
Curmer, 2' partie; d'Anatole de Monlaiglon. dans les Arctiives de l'Art français, z' série,
t. I; de Henri Bouchot, Gruyer. Emile Michel, dans la Gazette des lîcaux-Arts, .3' périod'-.
I. IV, XV, XVII, et surtout l'étude de l'. Leprieur. dans la Rev. de l'Art ancien et niua„..x-,
t. 1 et II, 1897.
< 2.2.3 )
La Société et la Monarchie.
ITALIE.
ŒUVRES
DE FOUQUET.
ment la vie et le rêve. De fait, Fouquct a un coloris, une vision de la
nature, un sentiment du surnaturel, qui lui appartiennent en propre.
Enfin il a vu Fltalie. Nous pensons qu'il a fait ce grand voyage
vers 1445, à Tépoque où Ton commençait à pouvoir traverser la
France en sécurité. Il a donc pu admirer les œuvres de Brunelleschi,
de Ghiberti, de Donatello. Les architectes et les sculpteurs de la
péninsule, sinon les peintres, firent grande impression sur lui. Il
prit copie des motifs architectoniques que lui offraient les monuments
romains et les œuvres italiennes. A son retour, il introduisit volon-
tiers dans ses miniatures des monuments du goût antique, pilastres
et colonnes torses, portiques et dômes classiques, arcs de triomphe
et temples anciens. C'est, a-t-on dit, « la première morsure sérieuse
de Tart italien sur lart franco-flamand ». Encore ne faut-il rien
exagérer : jusqu'à la fin de sa vie, Fouquet ne cessa point de copier
scrupuleusement les types et les costumes qu'il avait sous les yeux
en Touraine; sa façon de traduire la nature resta la même, et il ne
prit en somme à l'art italien que quelques décors.
Fouquet fut très admiré de ses contemporains, même des Ita-
liens. Son œuvre, qui heureusement a survécu en grande partie, est
en effet admirable. D'abord, il est le plus grand des miniaturistes.
Les peintures dont il a enrichi par exemple les Heures d'Etienne
Chevalier*, et les Antiquités judaïques de Josèphe (Bibliothèque
Nationale), sont des merveilles de composition, de réalisme discret,
d'expression, de coloris fin et harmonieux. Il a eu aussi la réputa-
tion d'un excellent portraitiste. Un artiste italien, Filarete, nous dit
de lui : « C'est un bon maître, surtout pour portraire d'après le
naturel. Il a fait à Rome le pape Eugène et deux autres personnages
de sa maison, qui en réalité avaient proprement l'air d'être vivants ».
Ce tableau n'existe plus, mais ce que Filarete en disait, on peut le
dire du portrait d'Etienne Chevalier, si superbement modelé, qui est
au musée de Berlin. On attribue aussi à Fouquet une Vierge du
musée d'Anvers, qui serait le portrait d'Agnès SoreP, et qui est
d'une facture bien sèche, les portraits de Charles VII et du chan-
celier Guillaume Jouvenel (Louvre) et un bon portrait d'inconnu,
de la collection Lichlenslein (Vienne). L'effigie de Guillaume Jou-
venel a maintenant sa place au Salon carré du Louvre; et l'on n'a
jamais rien fait de plus sincère, de plus suggestif, que le portrait de
1. Les miniatures des Heures sont dispersées: il y en a quarante à Ciianlilly, deux au
Louvre, une à la Biltliothèque Nationale, une au British Muséum.
■2. Cette VIerjie faisait partie d'un diptyque peint par Fouquet pour l'église de Melun.
L'autre volet est le portrait d'Kliennc Chevalier. On a mis en doute l'a ullicn licite de la
Vierge d'.S,iivers; l'hésitation leste en e.Tct permise.
< 224 )
LE MINIATURISTE JEAN FOUCQUET
-''~"''''^^'z^
Cl. Hachette
IV. 2. — Pl. 14. Page 224.
CHAP. IV Le Mouvement Intellectuel.
Charles VII : que ce tableau soit de Fouquet ou non, il fait grand
honneur à l'école française du xv^ siècle.
Fouquet, cependant, se sentait plus à Taise dans la miniature. autres
Beaucoup de contemporains étaient dans le même cas : la petitesse hiniaturistes.
des figures voile avec opportunité les imperfections du dessin. Le
xv^ siècle marque Tâge d'or et à peu près la fin de cet art charmant,
que rimprimerie et la gravure feront peu à peu disparaître. L'école
de Paris, si florissante au commencement du siècle, produit vers 1430
son chef-d'œuvre, les quarante-cinq grandes miniatures du Bréviaire
de Salisbury (Bibliothèque Nationale), commandé par le duc de
Bedford. Elle s'éteint une dizaine d'années après, au milieu de la
misère qui accable la capitale. Fouquet mis à part, la prépondérance
appartient dès lors aux ateliers de Bruges, de Gand, de Lille.
Avec les œuvres de Fouquet et les miniatures de l'école pari- autres peintres.
sienne, c'est la peinture murale et le vitrail qui nous offrent, dans
les limites de la France actuelle, les spécimens les plus intéressants
des arts de la couleur. Les anges qui s'envolent sur la voûte azurée
de la chapelle, dans la maison de Jacques Cœur, la Procession de
Saint-Grégoire de la cathédrale d'Autun, l'expressive Z)anse desmorls
de l'abbaye de la Chaise-Dieu, les restes de peintures murales qu'on
a découverts récemment, par exemple au presbystère de Parce, mon-
trent qu'il y avait, au temps de Charles VII, des peintres qui, sans
échapper à l'influence flamande, ne manquaient point d'originalité*.
Ils auraient été capables de décorer de grandes surfaces; mais la
plupart des monuments religieux avaient des voûtes trop hautes, et
leurs parois étaient percées de baies immenses; au xV siècle, ce
n'est pas le peintre, c'est le verrier qui décore les églises françaises.
Les vitraux deviennent de vastes tableaux. Tels ceux qui ornent la les vitraux.
chapelle Cœur à la cathédrale de Bourges. Depuis longtemps on a
renoncé aux conceptions purement décoratives des maîtres du xii" et
du xm'' siècle : on veut composer de grandes scènes; on choisit des
sujets anecdotiques, empruntés même à l'histoire profane. Très sou-
vent les mêmes personnes cumulent l'art du peintre et celui du verrier.
Les tentures de 1' « Histoire de Clovis » (cathédrale de Reims), les iv. arts
stalles de la cathédrale de Rouen (1457-1469), maints objets dispersés industriels.
dans les musées et les collections privées, attestent que les arts
somptuaires n'avaient nullement décliné. Ce ne sont là pourtant que
de bien rares débris épargnés par le temps. Certains documents com-
pensent partiellement la disparition des pièces : les comptes, les
1. Sur les peintures murales du xV' siècle, voir L. Giron, Réunions des Soc. dos Beaux
Arts des départements, i885; H. Ciiabeuf, Rev de l'Art chrétien, 1894; A. Maignan, Rsv^
du Maine, 1895.
< 225 >
IV. 2. 45
La Société et la Monarchie.
inventaires des collections princières et des trésors d'églises prou-
vent le développement inouï des industries de luxe au milieu du
xV siècle; ils ont aussi l'avantage de nous renseigner souvent sur les
lieux de production. On y voit que Paris, accablé par les malheurs
de la guerre, avait perdu ses ouvriers d'art, que déjà l'importation
des ivoires, de la marqueterie et de l'orfèvrerie d'Italie était abon-
dante, mais qu'Arras brillait au premier rang en Europe pour ses
magnifiques tapisseries, et que les villes flamandes étaient incon^pa-
rablement dotées d'ateliers artistiques de tout genre.
V. LA MUSIQUE La musique était au xv'= siècle un art universellement goûté, du
peuple comme des grands, à l'église et dans la rue comme au château.
Charles VII, le duc de Bourgogne, le roi René, le duc de Bourbon,
Gilles de Rais, avaient des chapelles entretenues à grands frais, et il
n'y avait pas de réjouissances publiques ni de représentations théâ-
trales sans la présence d'un petit orchestre. Les musiciens laïques
formaient en plusieurs villes des corporations; ils continuaient sans
doute à reproduire les simples mélodies dues à l'inspiration popu-
laire; leurs instruments, harpe et luth, vielle, guitare, orgue à
main, flûte, trompette, cor, musette, tambour, étaient encore assez
peu variés. Mais la musique religieuse était devenue un art com-
pliqué, d'une technique ingénieuse et difficile, qui utilisait savam-
ment les ressources de la voix humaine. Le contrepoint et la fugue
avaient été inventés. Les compositeurs savaient mêler les mélodies,
combiner dans un ensemble harmonieux plusieurs chants, empruntés
par exemple, les uns à la liturgie et les autres à la tradition popu-
laire. Plus tard, cette polyphonie perpétuelle lassera l'oreille, et c'est
en se simplifiant que cet art compliqué du xiv^ et du xv** siècle engen-
drera la musique moderne; mais cette période de pénible labeur
avait été nécessaire. D'ailleurs ces « grammairiens de la musique »
n'ont pas été tous dépourvus d'inspiration.
ocKEGHEN. Le XV* sièclc a eu un musicien de génie, Jean Van Ockeghen. Il
était né vers 1430, et en 1444 il figurait parmi les enfants de chœur
de la cathédrale d'Anvers. De là, il passa dans la chapelle du duc de
Bourbon, puis, vers 14o2, dans celle du roi de France. Il composa de
bonne heure, et devint tout de suite très célèbre. Charles VII lui
donna la lucrative prébende de la trésorerie de Saint-Martin de Tours,
tout en le conservant auprès de lui; Louis XI et Charles VIII le com-
blèrent d'honneurs, et Ockeghen resta pendant plus de quarante ans
« maistre de la chappelle de chant du roy ». Vingt messes, huit motets,
dix-neuf chansons françaises et quelques morceaux divers sont
inscrits au catalogue probablement incomplet de son œuvre. Ocke-
ghen a été un contrepointiste de première force : il a écrit un motet
X 226 )
CHAP. IV Le Mouvement Intellectuel.
pour irenie-six voiœ différentes. Il a été un musicien inspiré; les
œuvres de ce « Primitif », parfois exécutées de nos jours en Alle-
magne et en Belgique, y excitent une vive admiration.
Ockeghen, Gilles Binchois, Dufay, et les autres compositeurs
renommés du temps de Charles VI et de Charles VII, venaient des
Etats des ducs de Bourgogne ou vivaient à leur cour. C'était en
Flandre qu'étaient alors les meilleures maîtrises, c'était là que les
Français allaient apprendre le chant et la composition. On ne peut
guère parler au xv^ siècle d'une école de musique française : il y a
une école de musique franco-flamande'.
Ainsi, par la force du mouvement acquis, et grâce aux habitudes
de luxe que tant de malheurs n'avaient pu détruire, les arts n'avaient
pas été tués en France par la guerre de Cent Ans, non plus que la
littérature ni le goût de la science. Mais les Anglais et les Écorcheurs,
n'épargnant guère que les Flandres, avaient assuré, en presque tous
les arts, l'hégémonie de l'école flamingo-bourguignonne. D'ailleurs,
même à la fin du règne de Charles VII, par l'heureuse aisance dont
jouissaient les Flandres, par la générosité sans pareille de la protec-
tion ducale, les États de Philippe le Bon, et surtout ses domaines du
Nord, à demi français, à demi impériaux, restaient la patrie d'élec-
tion des littérateurs et des artistes. C'est au duc de Bourgogne que
Martin Lefranc dédie son Champion des dames; Antoine de La Sale
est son premier maître d'hôtel; c'est pour lui que travaillent les plus
glorieux artistes du Nord, hormis Fouquet, et encore Fouquet subit-il
en quelque façon les doctrines esthétiques de l'école flamande. L'éclat
des lettres et des arts, au milieu du xv^ siècle, est un signe de la vita-
lité de la France, mais témoigne surtout de la force et de la grandeur
de l'Etat bourguignon. Le jour est proche cependant où la Royauté
va détruire cette puissance rivale, et préparer à son profit exclusif
l'unité morale et intellectuelle, comme l'unité politique de la France.
HÉGÉMONIE
FLAMINGO-
BOURGUIGNONNE.
1. A. \V. Ambros, Geschichle der Musik, t. II, i864- Michel Brenet, Jean de Ockeghem,
Mém. de la Soc. de l'Hist. de Paris, t. XX, 1898. An t. Thomas, Le Maître de chapelle de
Charles VII, Revue d'Hist. et de Critique musicale, igoi. Sur l'état actuel de la " philologie
musicale », voir Combarieu, La Musique au moyen âge, Revue de Synthèse historique, 1900,
et Pierre Aubry, La Musicologie médiévale, 1900.
< 227 )
CHAPITRE V
LES ORGANES DE LA ROYAUTÉ '
I. LE ROI ET LA COUR. LE GRAND CONSEIL. — II. LE PARLEMENT DE
PARIS, LES RÉFORMES JUDICIAIRES, — III. LES ORGANES DE LA ROYAUTÉ DANS LES
PROVINCES.
LES DERNIERES
ANNÉES
DE CHARLES VII.
D
/. - LE ROI ET LA COUR. LE GRAND CONSEIL^
,ANS le grand drame de la libération et du relèvement de la
France au xV' siècle, le peuple joue longtemps le rôle principal.
La personne du roi, pendant les premiers actes, s'est montrée à peine,
jouet inerte du destin, ombre misérable; dans les derniers, elle est
demeurée terne, effacée. Depuis le traité d'Arras et le recouvrement
de Paris, Charles VII, il est vrai, a repris quelque confiance. Il règle
l'emploi de son temps et travaille ponctuellement avec ses con-
seillers; il se décide à paraître, dans quelques expéditions, à la tête
de son armée. Mais il passe encore de longs mois de nonchalance
dans ses châteaux de la Loire, où il reste caché, inaccessible, au milieu
de ses favoris et bientôt de ses favorites. En 1442, meurt son impé-
1. Sources. Pour les institutions du règne de Cliarles VII, en général : Ordonnances des
rois de France, t. XIII et XIV. M. de Beaucourt n'a encore publié que deux petits extraits de
son Catalogue des actes de Charles VIL
Ouvrages a consulter. L'Elude sur le gouvernement de Charles Vil, de Dansin, i856, et le
Mémoire sur les institutions de Charles VII de Vallet de Viriville (Bibliothèque de l'Ecole
des Charles, 1872), sont vieillis. L'Histoire de Charles VII, de Du Fresne de Beaucourt, est
utile, mais il est indispensable de recourir aux ouvrages spéciaux que nous énuraérerons.
2. Ouvrages a consulter. Travaux de Vallet de Viriville sur Agnès Sorel : Bibl. de
l'Ec. des Chartes, 3" série, t. I; Revue de Paris, t. XXVIII, i855; Comptes-rendus de l'Acad.
des Sciences morales, i856. (N. B. Les lettres d'Agnès Sorel, citées par Vallet, sont apo-
cryphes). — Noël Valois, Le Conseil du roi aux XIV', XV et XVI' siècles, 1888. — Vallet de
Viriville, Charles VII et ses conseillers, 1859. — Sur Jacques Cœur, ouvrages de P. Clément et
de L. Guiraud, cités plus haut, p. i45. C. Favre, Notice sur Jean de Bueil, servant d'Intro-
duction au Jouuencel. édition de la Société de l'Histoire de France. R. Ferry, Jean et Gaspard
Bureau, Positions des Mémoires présentés à la Faculté des Lettres de Paris, 1898.
Les Organes de la Royauté.
rieuse belle-mère, la reine Yolande ; sa femme, la molle Marie d'Anjou,
ne sait point le i^etenir, et ce roi chaste et pieux devient un débauché.
Après la conclusion de la trêve de 1444, Charles VII, au cours
de l'expédition qu'il conduisit en Lorraine, résida pendant plusieurs
mois à Nancy. Pour la première fois, des fêtes somptueuses grou-
pèrent autour de lui une brillante chevalerie. Ce fut dans ce milieu
de luxe et de plaisirs qu'apparut Agnès Sorel, fille du sire de Coudun,
C'était une très belle femme ; Charles VII l'aima passionnément.
Jusque-là, les amours des rois de France ne s'étalaient point au
grand jour : Agnès inaugura la série des grandes favorites. Elle fut
comblée de cadeaux, de pensions, de terres. De mœurs très libres,
elle démoralisa le roi, et la cour se remplit d' « hommes ou femmes
diffamez ».
Agnès mourut le 9 février 1450, de suites de couches. Elle avait
donné au roi quatre filles. Sa cousine Antoinette de Maignelais la
remplaça et resta jusqu'à la fin du règne maîtresse en titre. Le roi lui
fit épouser un de ses favoris, André de Villequier, qui accepta allè-
grement une honte grassement payée. Les dernières années de
Charles VII, vieilli, infirme, morose, se terminèrent dans la crapule.
« Partout où allait le roi, dit Thomas Basin, il fallait qu'un troupeau
de femmes le suivît, avec un luxe et un appareil de reines », et dans
le sérail figuraient Marion l'ouvrière et Alison la blanchisseuse.
L'ambassadeur milanais Camulio écrivait : « Le roi de France est
entièrement livré aux femmes ».
L'influence politique d'Agnès et d'Antoinette ne peut être con-
testée ^ C'est grâce à Agnès Sorel qu'un gentilhomme de petite nais-
sance, d'ailleurs brillant et valeureux, Pierre de Brézé, devint le
favori de Charles VII. De concert avec les comtes de Foix et de Tan-
carville, il réussit à éliminer à peu près les Angevins, vers l'époque
où le roi prit pour maîtresse la fille du sire de Coudun. Ce ne fut
point une simple coïncidence. Il semble que les intrigues de Brézé ne
furent pas étrangères à l'avènement d'Agnès, et qu'ensuite il usa
d'elle pour dominer le roi. René d'Anjou se retira dans ses domaines;
le duc de Calabre, son fils, alla gouverner la Lorraine; Charles d'Anjou
lui-même, depuis dix ans en possession de la faveur royale, cessa
d'assister régulièrement aux séances du Conseil.
Cette nouvelle révolution de palais n'eut pas les conséquences
néfastes qu'on pouvait redouter. Jusqu'à la fin du règne, la prépon-
LES MAITRESSES
DU ROI. AGNÈS
SOREL.
ANTOINETTE
DE MAIGNELAIS^
INFLaENCE
DES FAVORITES.
PIERRE DE BRÉZÉ.
LE CONSEIL.
1. Mme de Villequier était mentionnée dans les instructions données aux ambassadeurs
étrangers qui venaient à la cour de Charles VII. La tradition selon laquelle Agnès Sorel
excita le roi ù prendre personnellement part à la conquête de la Normandie est confirmée
par un passage du Jouuencel, où l'allusion est transparente.
229
La Société et la Monarchie
CONSEILLERS
BOURGEOIS.
LEURS
PRÉTENTIONS
NOBILIAIRES.
LEUR ACTIVITE
ET LEUR LOYA-
LISME.
dérance dans le Conseil royal, c^est-à-dire dans le gouvernement,
appartint à des hommes habiles et dévoués. C'étaient d'abord des évo-
ques et des seigneurs qui avaient donné de longues preuves de fidélité
à la monarchie. Le plus écouté de tous était Dunois, capitaine illustre
et orateur disert, « froid et attrempé seigneur, ung des beaux par-
leurs françoys qui fust en la langue de France », dit Jean Chartier. Le
comte de Foix, Bueil, Richemont, quelques nobles de moins haut
parage, comme Raoul de Gaucourt et Jean d'Estouteville, lesévéques
de Poitiers, de Coutances et d'Angoulême, siégeaient fréquemment
aussi au Conseil. Brézé avait un rôle officiel moins apparent peut-
être ; il resta cependant jusqu'à la mort de Charles VII un de ceux
qui savaient le mieux « manier le roy ».
Mais ces grands personnages n'étaient ni les plus nombreux ni
les plus assidus des conseillers de Charles VII. Ceux qui préparèrent
et rédigèrent les ordonnances du règne, ce furent les « bourgeois »
du Conseil. Cette très ancienne tradition de la royauté, de chercher
appui et lumière parmi les légistes et les possesseurs d'offices, avait
été interrompue par le gouvernement des sires des fleurs de lys, au
temps de Charles VI, et par le gouvernement des favoris, au début
du règne de Charles VII ; elle s'était renouée après la chute de
La Trémoille, et, surtout pendant la période de trêve avec l'Angle-
terre, le nombre et l'autorité des conseillers roturiers avaient grandi
continuellement.
Ces conseillers roturiers obtiennent, il est vrai, l'anoblissement,
ou prétendent avoir une illustre origine; ils n'en sont pas moins de
« petite lignée ». On le sait bien, dans le peuple, et on se moque
parfois de la vanité de ces parvenus : une sœur de IHôtel-Dieu,
qui soigne la femme de Jean Bureau, a dit à la chamberière nour-
rice et aux clercs, que Anellette, mère dudit maistre Jehan, n'a pas
esté tousjours sigrant maistresse, et qu'elle a porté ses enfans sur sa
teste en alant gaigner ses journées ». La mal avisée est contrainte
d'implorer publiquement le pardon des Bureau; mais, à coup sûr,
les revendications généalogiques de cette famille, appuyées sur une
charte manifestement fausse, n'ont pas plus de fondement que n'en
auront les prétentions du grand Colbert.
Quelques-uns de ces conseillers font penser aussi à Colbert par
leur puissance de travail et leur zèle royaliste. Jean Bureau, un des
plus remarquables, a été trésorier de France, maître des comptes,
prévôt des marchands, réformateur de la justice en Guyenne, maire
de Bordeaux; il a commandé des places fortes, organisé, avec son
frère Gaspard, l'artillerie royale. C'étaient les conseillers roturiers
qui se montraient, dans les délibérations, les défenseurs les plus
2^0
CHAP. V Les Organes de la Royauté.
hardis de la prérogative monarchique, comme le prouvent les procès-
verbaux des séances du Conseil, que nous possédons pour un tri-
mestre de Tannée 1455. A ces légistes, l'indépendance de la haute
féodalité paraissait chose monstrueuse. Un d'eux, François Halle,
disait : « Il n'est pas possible d'avoir en la monarchie per et compa-
gnon ». En France et à l'étranger, on savait les services rendus au roi
par ces gens de rien : le conseiller Guillaume Cousinot ayant été
fait prisonnier par les Anglais, sa rançon fut portée à la somme de
30 000 écus; Charles VII établit un impôt spécial pour la payer.
Jacques Cœur est le plus célèbre de ces conseillers bourgeois de rôle politique
Charles VII. On a vu que, par ses richesses et son faste intelligent, ce dejacquescœvb.
commerçant marchait de pair avec les grands seigneurs'. Il avait
aussi une haute situation officielle. Vers 1440 il était devenu argen-
tier du roi. Cet office lui valut l'anoblissement et l'accès des charges
les plus considérables : il eut, dès 1442, le titre de conseiller du roi,
accomplit à plusieurs reprises des missions diplomatiques très impor-
tantes, figura parmi les commissaires envoyés dans les provinces pour
présider les États ou réformer les abus; depuis 1448, il assista régu-
lièrement aux séances du Conseil et prit sans aucun doute une part
active à la réorganisation des finances royales. Pendant la campagne
de Normandie, il prêta au roi 40 000 écus et, lorsque les Français
entrèrent à Rouen, on vit Dunois, Brézé et Jacques Cœur chevaucher
côte à côte, vêtus de costumes semblables, donnés par Charles VII.
Cette prodigieuse fortune n'avait pu s'édifier sans que Jacques ^'^^f^
Cœur côtoyât bien des fois les limites de la probité, écrasât bien des
faibles. Jacques Cœur — pareil en cela à la plupart des hommes de son
temps — ne semble avoir jamais eu la conscience scrupuleuse. Avant
son premier voyage en Orient, il avait fait métier de monnayeur et s'était
trouvé impliqué dans une affaire assez louche. Plus tard, il fit fabriquer
à Rhodes, afin de payer ses créanciers d'Alexandrie, 25 à 30000 ducats
de mauvais aloi ; il se servit même de l'Hôtel de la Monnaie de Mont-
pellier pour fondre des lingots suspects. Les intérêts de la chrétienté,
les sentiments d'humanité comptaient peu pour cet homme d'affaires.
Il est certain qu'il vendit des armes aux Musulmans, ce qui était un
crime aux yeux des gens du moyen âge. Par crainte de perdre les
bonnes grâces du Soudan d'Egypte, il renvoya un jour un esclave
chrétien qui s'était réfugié dans une de ses galères. Enfin Jacques
Cœur profita de toutes les charges officielles dont il était investi
pour emplir son escarcelle. Visiteur général des gabelles en Lan-
guedoc, il frauda. Conseiller du roi, il trafiqua de son crédit en
1. Le rôle commercial de Jacques Cœur a élé exposé plus haut, p. 1^8 et sulv.
< 23l )
de sa chute.
La Société et la Monarchie. livre n
faveur de particuliers, de villes, de provinces; ainsi, pendant plusieurs
* années, la ville de Montpellier lui servit une pension annuelle de
250 écus, afin d'obtenir par lui des dégrèvements d'impôts. Au besoin,
il menaçait et punissait. Les Toulousains durent une fois lui faire un
cadeau de cinq mille livres, sous peine de perdre certains privilèges.
LES ENNEMIS La puissance de Jacques Cœur ne dura qu'une dizaine d'années.
DE JACQUES CŒUF. i\ avait beaucoup de détracteurs et d'envieux. Jean Jouvenel des
Ursins, dans son Discours sur la charge de chancelier, l'accusait de
vendre trop cher et d" « apovrir mille bons marchans » par ses acca-
parements, et il le plaçait au même rang « que ceulx qui desrobent
les gens en ung bois ». Jacques Cœur était détesté surtout des cour-
tisans. Son luxe les éclaboussait. 11 humiliait cette Noblesse beso-
gneuse en lui achetant ses terres et en lui prêtant de l'argent; les
seigneurs du plus haut parage, la reine elle-même, étaient ses débi-
teurs. Lui faire un bon procès, obtenir la confiscation de ses bien^r,
c'était se débarrasser dun créancier gênant, et peut-être avoir part à
ses dépouilles. Il ne fut pas difficile d'exciter la défiance de Charles VII
contre son argentier : il est probable que Jacques Cœur avait pris
secrètement part aux menées du dauphin contre son père. Cœur fut
arrêté, le 30 juillet 1451, sous l'inculpation d'avoir empoisonné Agnès
Sorel, qui était morte en couches l'année précédente. C'était une des
débitrices de Jacques Cœur, la dame de Mortagne, qui avait énoncé
cette accusation.
PROCÈS La commission chargée du procès de l'argentier fut composée de
DE JACQUES CŒUR, juriscousultcs de profession. On leur adjoignit cependant, dès l'année
suivante, deux des ennemis jurés de Jacques Cœur, Antoine de Cha-
bannes, l'ancien chef d'Écorcheurs, et un Italien aux mœurs équi-
voques, Otto Castellani, trésorier de Toulouse. L'accusation d'em-
poisonnement fut abandonnée par les juges. On se rabattit sur
d'autres griefs : Jacques Cœur fut condamné, le 29 mai 1453, à la
confiscation des biens, au bannissement perpétuel, à une restitution
de 100 000 écus et à une amende de 300 000, pour avoir vendu des
armes aux infidèles et leur avoir renvoyé un esclave chrétien, pour
avoir exporté des monnaies françaises dans le Levant, et « retenu plu-
sieurs grandes sommes de deniers, tant du roy que de ses subjects »,
pendant ses missions en Languedoc. Il devait rester en prison jus-
qu'au complet paiement des quatre cent mille écus. Tous les biens
de Jacques Cœur furent vendus aux enchères *. Du reste beaucoup
de ces adjudications furent fictives : Antoine de Chabannes ne paya
jamais au roi les terres qui lui échurent. Les autres domaines furent
1. Quant à Jacques Cœur, il s'évada, et mourut au service du Saint-Siège, le 25 uov. i456.
< aSa >
JAGQTKS CŒUR
POKTRAIT DE JACQUES CŒUR.
Robe rouge, garnie de fourrure an col, et chaperon avec longue
queue retombant sur le côté. — ■ Peinture, mairie de Bourges.
HOTEL DE JACQUES CŒLIi, A bOURGES.
Façade extérieure. L'hôtel, construit de i443 d 1^52, coûta cent mille écus d'or. Il a une cour
intérieure et un second corps d? b 'ilim:nl. Au-dessus de la porte était iadis une statue de CharlesVII.
Cl. Neurdein.
IV. 2. — PL. 15. Page 2.32.
CHAP. V
Les Organes de la Jloyauté.
vendus à bas prix. Les « chiens du palais » se partagèrent les
dépouilles du condamné.
Le procès de Jacques Cœur fut, en somme, un épisode de la
lutte entre la Noblesse de cour et la puissante bureaucratie qui
avait tout le pouvoir réel. Mais la chute de l'argentier n'ébranla pas le
crédit des autres conseillers de petite naissance. A la fin du règne,
ils étaient plus forts que jamais et, grâce à leur assiduité aux séances,
détenaient les deux tiers des voix au Conseil. Tous les jours de la
semaine, et même souvent le dimanche, le Conseil se réunissait.
Il suivait le roi dans ses déplacements. Toutes les questions de
gouvernement, finances, justice, armée, conduite du roi envers
l'Eglise et les nobles, étaient soumises à son examen, et Charles VII,
nous dit Henri Baude, « ordonnoit ainsi qu'il le trouvoit par Conseil,
sans lequel il ne faisoit riens ». Ce fut ce petit comité, où siégeaient
rarement plus de dix personnes à la fois, qui reconstitua l'Etat.
PUISSANCE
DU CONSEIL.
II. — LE PARLEMENT DE PARIS. LES REFORMES
JUDICIAIRES ^
UNE des œuvres importantes de la fin du règne fut la réorganisa-
tion des tribunaux monarchiques. Deux grandes ordonnances
furent publiées en 1446 et en 1454, pour rendre aux cours judiciaires
leur dignité et leur éclat et régler leur travail. La seconde, remar-
quable monument de procédure, fut le résultat de délibérations
tenues à Montils-les-Tours, par une assemblée composée de mem-
bres du Conseil, de princes du sang, de barons, de prélats, de pré-
sidents du Parlement, « et autres juges et prudhommes ». C'est à
cette ordonnance de 1454 que Thomas Basin songeait, lorsqu'il écri-
vait : « Charles VII publia des lois et des constitutions pour abréger
l'expédition des causes dans les cours de justice, car tout le pays se
plaignait de la prolongation excessivement dispendieuse et presque
éternelle des procès, même de ceux qu'avait à juger le Parlement ».
Le même auteur nous prévient d'ailleurs que les constitutions
royales furent insuffisantes pour remédier au mal. Dans un « libelle »
qui parut un an après la grande ordonnance de Montils-les-Tours,
il montrait les défauts persistants du « style » du Parlement de Paris,
les inconvénients des formalités dilatoires qu'il autorisait, et les abus
incroyables dont avaient à souffrir les plaideurs à l'Echiquier de
1. Ouvrages a consulter. F Auberf, Histoire du Parlement de Parin, de l'origine à Fran-
çois I'^, iSg^. Glasson, Le Chàlelel de Paris et les abus de sa procédure aux XIV'-XV'^ siècles.
Séances de TAcad des Sciences morales, t. XL. 1898; Le Parlement de Paris, son rôle poli-
tique depuis le règne de Charles VII jusqu'à la Révolution, t. 1, igoi.
RÉORGANISATION
DES COURS
JUDICIAIRES.
PERSISTANCE
DES ABUS. PRO-
CÉDURE ET FRAIS
DE JUSTICE.
233
La Société et la Monarchie.
MÉRITES
DU PERSONNEL
PARLEMENTAIRE.
REOUVERTURE
BU PARLEMENT
DE PARIS.
PROCEDES
DE NOMINATION.
Rouen. L'examen des procès de cette époque prouve l'exactitude des
critiques de Thomas Basin. La justice était terriblement lente et
coûteuse. Le fisc absorbait une forte part des frais, et c'est pourquoi
une réforme complète de la procédure était difficile à obtenir de la
Monarchie, qui profitait de ces fâcheuses coutumes.
On continua donc à se plaindre des atermoiements des juges et de
Tavidité des avocats. A la fin du siècle, Olivier Maillard invectivera
dans ses sermons « ces infâmes avocats, ces bavards, qui ont des
ongles et des becs crochus comme des éperviers ». De la même
tourbe famélique étaient les « examinateurs » au Châtelet, et les
procureurs provençaux contre lesquels le Conseil communal de For-
calquier portait plainte au roi René dans une supplique de 1448 :
« Des quatre parties du monde », disaient ces braves gens, « est
tombée dans votre ville de Forcalquier une nuée de procureurs, qui,
ne sachant s'occuper d'autre chose, de rien tirent matière à litige et
engagent des procès immenses et interminables ».
L'œuvre judiciaire de Charles VII est néanmoins digne d'at-
tention. Thomas Basin en a défini la véritable portée, lorsqu'il nous
montre le roi peuplant son Parlement d'hommes « recommandables
par leur loyauté, leur expérience juridique, leur haute morahté ». Si
le personnel des hommee d'affaires et des officiers inférieurs ne put
être épuré, les juges jouirent d'une considération méritée, que le
système de la vénalité devait plus tard affaiblir.
La Cour du Parlement de Paris avait été ouverte par Charles VII
en 1436, quelques mois après l'entrée de Richemont dans la capi-
tale. Il avait fallu y mêler des conseillers de la cour de Poitiers,
désormais supprimée, et des conseillers de l'ancienne cour anglo-
bourguignonne, protégés par le duc Philippe le Bon. Charles VII ne
prit d'ailleurs qu'une partie des deux compagnies et mit dix-sept ans
à compléter les cadres du Parlement de Paris (1437-1454). A partir
de 1444 environ, les conseillers reçurent régulièrement leur gages et
furent invités à refuser le plus possible les « épices » ; les « dons
corrompables », faits avant le jugement, furent interdits. Toute vente,
tout achat de charge furent sévèrement prohibés.
Le système électif, en vigueur au moment du recouvrement de
Paris, suscita des inquiétudes dans l'entourage du roi, subit quelques
atteintes, fut même un instant supprimé, mais prévalut en somme,
mitigé par le droit de préférence laissé au souverain , il était d'usage,
à la fin du règne, que, pour chaque place vacante, Charles VII choisît
entre trois candidats présentés par les magistrats. Le roi ne se réserva
la nomination directe que pour les offices de procureur du roi, d'avo-
cats du roi et de greffier civil.
234
CHAP. V Les Organes de la Royauté.
Le Parlement de Paris récupéra son ancienne puissance, et fit puissance
preuve de la même absorbante activité que jadis. Surchargé de ^^ parlement
besogne (car il joignait à sa fonction de Cour d'appel des attributions ^^ paris.
administratives très étendues), il prétendait rester, en outre, juge de
première instance, et supportait mal toute diminution de son pouvoir.
Charles VII, pour certains procès politiques, notamment celui de
Jacques Cœur, nomma cependant des commissions spéciales, usant
ainsi de son droit, qui était de déléguer à qui bon lui semblait son
souverain pouvoir de justicier.
Le Parlement r.vait retrouvé son esprit d'indépendance, qui le le droit
mettait souvent en conflit avec le roi. Chaque fois, par exemple, oê remontrance.
qu'une aliénation domaniale était proposée, le procureur général,
bien qu'il dût son office au pur et simple choix du roi, faisait oppo-
sition, et l'enregistrement n'était obtenu que par la force. Ces longs
débats avaient l'appréciable résultat de rendre les cessions de domaine
malaisées et par suite peu fréquentes. De même, les édits royaux
n'étaient présentés à l'enregistrement qu'après une sérieuse élabora-
tion. Le roi et son Conseil étaient toujours sûrs de leur victoire
finale; mais ils étaient certains aussi que leur œuvre subirait un
contrôle minutieux et libre. Le Parlement de Paris, sans jouer, à
cette époque, un rôle proprement politique, se considérait pourtant,
et à bon droit, comme un des rouages essentiels de l'Etat.
///. — LES ORGANES DE LA ROYAUTÉ DANS LES
PROVINCES '
LE royaume, d'après les rôles du Parlement, à la date du 12 no- baillis
vembre 1460, était divisé en vingt-sept bailliages et quinze séné- ^^ sénéchaux.
chaussées, sans compter la circonscription de Paris qui s'api)elait une
« prévôté » et celle de la Rochelle qui était un « gouvernement ».
Les baillis et les sénéchaux avaient encore au xv* siècle des attribu-
tions quasi illimitées ^. Gérant vices principis, « ils tiennent la place
du prince », disait-on. A vrai dire, ils s'occupaient personnellement
assez peu d'administration, de police et de justice. Ils laissaient agir
le personnel d'officiers — lieutenants, juges, procureurs et avocats
1. Ouvrages a consulter. A. Hellot, Les baillis de Caux, iSgS. Il n'y a pas encore de
travail d'ensemble, digne de mention, sur les bailliages et les sénéchaussées du roi à la fin
du moyen âge. M. Dupont-Ferrier prépare une thèse sur cette question et a bien voulu me
communiquer ses conclusions. A. Floquet, Histoire du Parlemenl de Normandie, t. I, i8/;o.
F Pasquier, Grands jours de Poitiers de 1454 à 1634, 1874. Brives-Cazes, Origine du Parle-
ment de Bordeaux, Actes de l'Académie de Bordeaux, t. XLVII, i885. Dubédat, Histoire du
Parlemenl de Toulouse, t. I, i885. Dognon, Les Inslilutions du pays de Languedoc, 1896.
2. Voir t. 111, 2° partie, p. S^i et suiv.
< 235 >
La Société et la Monarchie.
REFORMATEURS.
GOUVERNEURS
ET LIEUTENANTS
DU ROI.
PARLEMENTS
PROVINCIAUX.
du roi, — qui avait grandi autour d'eux et qui formait le Conseil du
bailliage ou de la sénéchaussée. Ces Conseils, avec l'aide des prévôts
et autres officiers subalternes, ont travaillé sur place, très effica-
cement, à la ruine des pouvoirs seigneuriaux et à l'unification admi-
nistrative de la France. Quant aux sénéchaux et aux baillis, ils
étaient fréquemment absents pour le service du roi : à ces nobles
personnages, les commandements militaires et les missions diplo-
matiques convenaient mieux que les besognes administratives.
C'était une vieille tradition des rois capétiens d'envoyer, par
intervalles, des commissaires faire des tournées dans les provinces,
pour surveiller les officiers, maintenir les droits de la couronne, régler
telle ou telle affaire K Au xv^ siècle comme au xiii", les commissaires
« réformateurs » étaient souvent mal accueillis. On disait que ces
prétendus redresseurs de torts avaient surtout pour mission d'extor-
quer de l'argent aux sujets du roi. Des réformateurs étant arrivés
en Auvergne en 1443, pour réprimer les abus et punir les concus-
sionnaires, les États de la province s'empressèrent d'acheter de
Charles VII, à beaux deniers comptants, la révocation des commis-
saires. Peut-être les gens qui protestaient si haut avaient-ils des rai-
sons de redouter un contrôle.
De cette même idée de rendre partout présente l'autorité royale
était issue, dès le xiii'' siècle, l'institution des « lieutenants du roi »
et des « gouverneurs ». Il n'y a pas lieu de chercher une distinction
entre les fonctions des uns et des autres : lieutenants et gouverneurs
recevaient des pouvoirs administratifs et pouvaient être appelés à
diriger des opérations militaires, et leur commission était généra-
lement de courte durée. Le titre de gouverneur, sauf peut-être en
Languedoc, était aussi vague que celui de lieutenant du roi, et n'évo-
quait pas encore l'idée dune fonction permanente et fixe ^.
Charles VII, le premier, établit des Parlements provinciaux,
malgré l'opposition du Parlement de Paris. On a vu qu'il donna à la
Guyenne une Cour souveraine, en 1452, et qu'il la lui enleva presque
aussitôt, à cause de la révolte des Bordelais. Le Parlement érigé à
Grenoble par le dauphin Louis fut confirmé par le roi en 1453. Mais
la principale création fut celle de la Cour de Toulouse : le Parlement
de Languedoc, institué dès 1420 par Charles VII encore dauphin, fut
1. Voir t. III, 2" partie, p. 346 et suiv.
2. Barbazan, chargé en i43o du recouvrement de la Champagne, était appelé tantôt « gou-
verneur >., tantôt « lieutenant du roi» en Champagne. Charles d'Anjou, en i435, s'intitulait
« lieutenant et gouverneur général pour Monseigneur le Roy » en Limousin. (Lettres publiées
dans le Bulletin de la Soc. archéol. de Limousin, 1890, p. 669). Sur la lieutenance générale
de Richremont en Ile-de-France, Normandie, Champagne et Brie, voir Cosneau, Richem&ni,
chap. II et III.
2 36
CHAP. V Les Organes de la Royauté.
définitivement organisé en 1443 et reçut les appels du Languedoc, de
la Guyenne et de la Gascogne. Le Parlement de Paris, malgré l'im-
mense étendue que Qonservait son ressort, montrait grand dépit de
ces créations. Il réussit à empêcher, en 1453, l'établissement d'une
Cour souveraine à Poitiers. Il aurait voulu que les appels en souffrance
dans les provinces fussent entendus par des délégations sorties de
son sein, comme celles qui tenaient l'Échiquier de Normandie et les
Grands Jours ^ Charles VII dut lui intimer l'ordre d'abandonner
toutes les causes qui ressortissaient au Parlement de Toulouse.
Quelles ont été les raisons de ces créations de Cours provinciales, causes
quelles en ont été les conséquences, pour le développement de l'auto- et conséquences
rite monarchique et de l'unité nationale? Faut-il voir là, non seule- ^^ ces créations.
ment un moyen de satisfaire les plaideurs en rapprochant d'eux leurs
juges, mais encore une arme forgée pour combattre la diversité des
coutumes? Cette seconde hypothèse nous paraît inadmissible.
On a attribué aux conseillers de Charles VII, à l'égard des cou- la royauté
lûmes, des projets qu'ils n'ont pas eus. Par un article célèbre de et la rédaction
ledit de 1454, Charles VII ordonne que les « coustumes, usages et °^^ coutumes.
stiles » du royaume soient rédigés « par les coustumiers, praticiens
et gens de chascun des pays de nostre royaume », et « apportez par
devers nous pour les faire veoir et visiter par les gens de nostre
Grand Conseil ou de nostre Parlement et par nous les décréter et
confermer ». Jusque-là, en effet, la plupart des coutumes du centre
et du nord de la France n'avaient pas été rédigées officiellement. On
a conclu que cet article « menaçait fort gravement le droit féodal » ;
on a cru que les conseillers royaux voulaient reviser les coutumes
locales, pour préparer l'unification juridique de la France. C'est une
erreur. Le texte de l'ordonnance prouve que le roi veut seulement
donner à ses tribunaux le moyen de juger les sujets, d'où qu'ils
viennent, selon les coutumes de leur pays, en pleine connaissance
du droit. Les plaideurs en effet produisent souvent des allégations
difficiles à vérifier, et « les coustumes muent et varient à leur
appétit ». Il s'agit que ces « usages et stiles » soient fixés dans des
« livres » qui fassent foi en justice. En fait, la rédaction des coutumes
était vivement désirée en France, et le grand seigneur le moins dis-
posé à rien abandonner de son indépendance, le duc de Bourgogne,
fut précisément le premier à reconnaître l'utilité de cette réforme :
1 Les sessions de l'Echiquier de Normandie recommencèrent à être tenues régulièrement
chaque année à partir de i453. Il y eut des Grands Jours à Poitiers et à Montferrand en it,5l„
à Thouars et à Poitiers en i455, à Bordeaux en i456 et en i^Sg, à Orléans en 1/I57; voir t. III,
2' part., p. 346-347, pour l'origine de ces assises, et pour les « parlements » tenus à Toulouse
de 1278 à 1280 et de 1287 à 1291.
< 23^ )
La Société et la Monarchie.
LES ORGANES
DE LA ROYAUTÉ
ET LA VIE
PROVINCIALE.
les coutumes de la duché et de la comté de Bourgogne furent solen-
nellement promulguées par lui en 1439.
La force des usages locaux et des besoins particuliers était telle,
que les organes créés pour exercer au loin l'action royale servirent
à la modérer : sans trahir les intérêts de la Monarchie, ils défendirent
et conservèrent la vie provinciale. On le constate particulièrement
dans le Languedoc au xV^ siècle : le Parlement de Toulouse y devient,
en quelques années, un des rouages principaux de la vie du Pays '.
Les conseillers, au début presque tous originaires du Nord, acquiè-
rent de grandes propriétés dans la province et s'y attachent de corps
et d'âme. Ils appliquent et font triompher dans leur ressort le droit
écrit, et protestent contre les ordonnances déclarées valables pour
toute la France. Ils sauvegardent ainsi le droit privé du Languedoc.
De même, ils s'accordent avec les députés des États, pour défendre
contre le Conseil du roi les privilèges financiers acquis par le Pays
au cours de la guerre de Cent Ans. D'ailleurs, en s'efforçant ainsi de
conserver à la province sa vie particulière, ils n'oublient pas qu'ils
sont officiers du roi, et, comme tels, ils prétendent, en son nom, être
les maîtres : ils achèvent de ruiner l'autonomie des villes méridionales.
En même temps que pour la province, le Parlement de Toulouse tra-
vaille pour lui et pour le roi. On voit ainsi apparaître un des carac-
tères de la Monarchie moderne, absolue, mais tempérée par ses propres
agents; centralisée, mais respectant les différences provinciales, se
contentant de l'égalité et de l'unité dans l'obéissance politique.
CHARLES
« LE BIEN SERVY ,
La résurrection de la Monarchie, pendant la seconde partie du
règne de Charles VII, a vivement frappé les contemporains de ce
roi ; ils l'ont appelé « Charles le Bien Servy » ; surnom significatif et
vrai : sauf la création de Parlements provinciaux, les cadres du per-
sonnel administratif et judiciaire sont les mêmes qu'au temps de
Charles VI, mais l'esprit et les habitudes de ce personnel ont changé :
le temps n'est plus des officiers rebelles et brigands; la royauté a
maintenant des serviteurs fidèles et qui luttent passionnément pour
sa grandeur. Grâce à eux, elle peut achever de s'organiser et con-
quérir sa pleine indépendance, en annulant les institutions de contrôle
que la guerre de Cent Ans avait subitement développées : les assem-
blées d'États Généraux et Provinciaux.
1. « Le Pays de Languedoc », Palria linguae Occilanae, est une expression consacrée dès
le xiv« siècle. « Le Languedoc » est une expression elliptique plus moderne.
2i8
CHAPITRE VI
LES ASSEMBLÉES D'ÉTATS
ET LES FINANCES ROYALES
ET LOCAUX.
I. ETATS GENERAUX ET GRANDES ASSEMBLEES,
m. RÉORGANISATION DES FINANCES ROYALES.
II. ETATS PROVINCIAUX
CHARLES VII, quand il était encore dauphin, avait aboli les
impôts publics, pour lutter de popularité avec le duc de Bour-
gogne (1418). Pendant la première partie de son règne, il fut donc
obligé de demander de l'argent aux assemblées d'Etats.
L'institution des États fut à cette époque remarquablement
souple. Elle prêta à tant de combinaisons, qu'elle échappe à toute
classification méthodique. On ne saurait établir entre les assemblées
qui se tinrent alors qu'une distinction souvent factice, pour la clarté
de l'exposé.
Dans une première catégorie se peuvent placer les États que
nous appelons « Généraux » ; c'étaient eux qui fixaient le chifTre total
de l'impôt à percevoir; mais il n'y a pas eu de véritables États Géné-
raux sous Charles VII, non plus d'ailleurs qu'avant son règne. Une
seule fois, en 1428, il réunit les députés de presque tous les pays qui
formaient le royaume de Bourges; les autres assemblées du règne,
qui figurent dans les histoires des États Généraux, sont en réalité
partielles : ce sont d'abord les États de Languedoïl, représentant les
provinces du Centre, depuis la Touraine jusqu'au Lyonnais *, et par-
fois sectionnés en deux sessions; et, en second lieu, les États de
Languedoc, qui représentent seulement les trois sénéchaussées de
1. Touraine, Maine, Anjou, Orléanais, Poitou, Saintonge, Angoumois, Marche, Limousin
Berry, Auvergne, Bourbonnais, Forez, Beaujolais, Lyonnais. Toutes ces provinces ne
furent pas constamment représentées. Ainsi, à l'assemblée d'avril 1^28, l'Anjou, la Tou-
raine, le Berry et le Poitou envoyèrent seuls des députés. Les députés de Champagne et
d'Ile-de-France apparurent aux assemblées tenues après le recouvrement de ces provinces.
CHARLES Vil
ET LES ASSEM-
BLÉES D ÉTATS.
CLASSIFICATION
APPROXIMATIVE
DES ASSEMBLÉES.
239
CHARLES VIL
La Société et la Monarchie livre h
Beaucaire, de Carcassonne et de Toulouse, Ceux-ci, d'ailleurs, ser-
vent en même temps au Languedoc d'États Provinciaux, et, à la fin
du règne de Charles VII, ils rentreront définitivement dans la caté-
gorie des assemblées provinciales. — A côté des assemblées de Lan-
guedoïl et de Languedoc, il faut mettre encore, dans ce premier
groupe, des assemblées régionales et des réunions solennelles, rappe-
lant de très près certains « États Généraux » du xiv'' siècle, et qu'on
ne peut classer parmi les « États Provinciaux ».
Un second groupe est formé par les États Provinciaux, convo-
qués pour voter des subsides à l'usage du roi ou de la province. Ici
encore, les degrés d'importance et de solennité sont infiniment nom-
breux, les provinces étant de fort inégale grandeur. A côté et au-dss-
sous des États Provinciaux, il y a enfin les États de sénéchaussées et
de prévôtés *.
7. — ETATS GENERA UX ET GRANDES ASSEMBLEES-
LES <^ ÉTATS /"^ H ARLES VII, au temps où Bourges était sa capitale (1422-1436),
GÉNÉRAUX» SOUS y^ jjg pouvait convoquer que les députés des provinces du Centre,
du Languedoc et du Rouergue ^ ; mais ni le Languedoc ni le Rouergue
ne se souciaient d'envoyer leurs délégués siéger avec ceux de Lan-
guedoïl ; ils voulaient avoir leurs États particuliers. Depuis son avè-
nement jusqu'au moment où il reprit Paris, Charles VII n'appela
que quatre fois les députés du Nord et du Midi à siéger ensemble, et
une seule de ces convocations aboutit à la réunion effective des
délégués de Languedoïl et de Languedoc : ce fut la session de Chinon,
tenue du mois de septembre au mois de novembre 1428. Encore les
députés de Languedoc exprimèrent-ils, dans leurs « doléances », le
mécontentement qu'ils avaient éprouvé de quitter leur province , les
députés de Rouergue firent plus : ils ne vinrent à Chinon que pour
refuser de siéger. Après la prise de Paris, il y eut, à Orléans, en 1439,
une grande réunion d'États; elle termine la liste qu'on dresse
1. Les assemblées tenues dans les grands fiefs indépendants, comme la Bourgogne et la
Bretagne, forment une catégorie à part, qui n'entre pas dans le cadre de celte étude sur les
institutions royales. Voir plus loin, p. 253, note i.
2. Ouvrages a consulter. Etudes de M. Antoine Thomas sur Les Etats Généraux sous
Charles VIT, dans le Cabinet historique, 1878; la Revue historique, t. XL, 1889; les Annales
«u Midi, 1889 et 1892. Georges Picot, Histoire des Etats généraux, 2» édit., 1888, t. L Loise-
leur. L'administration des finances au commencement du XV' siècle, § 2, Mém. de la Soc.
archéolog. de l'Orléanais, t. XI. Dom Vaissète et dom Devic, Histoire générale de Lan-
guedoc, édit. Privât, t. IX à XII. Dognon, Quomodo très status Linguae Occitanae, ineunle
XV° saeculo, inter se convenire assueverint, 1896 ; Les institutions du pays de Languedoc, 1896.
3. Les Anglais occupaient les provinces du Nord et du Sud-Ouest, les comtés de Foi.x et
d'Armagnac et la Bretagne échappaient à l'action royale, et le Dauphiné ne faisait pas,
à proprement parler, partie du royaume de France.
( 240 >
Les Assemblées d'Etats et les Finances royales.
ordinairement des « États Généraux » du règne ; les députés des pro-
vinces conquises sur les Anglais au nord de la Loire y parurent, mais
non ceux du Languedoc ni du Rouergue.
La session tenue à Chinon à l'automne de 1428 mérite donc
seule le nom d'États Généraux, et encore faut-il ne pas tenir compte
de l'abstention du Rouergue. Les circonstances étaient graves : la
guerre civile déchirait le Poitou et les Anglais commençaient le siège
d'Orléans. L'assemblée fut imposante par le nombre des députés,
la durée exceptionnelle de la session, qui fut d'un mois et demi,
l'importance du subside accordé et des vœux politiques formulés.
Elle demanda la répression des pillages, se plaignit de la mauvaise
administration des finances et de la justice, réclama une action
énergique contre l'envahisseur, la réconciliation entre les Fran-
çais, le rappel de Richemont alors en disgrâce. Elle n'eut pas de
meilleurs résultats que les simples assemblées de Languedoïl. Aucune
réforme, aucun effort militaire sérieux ne suivit cette session
plénière.
Les États de Languedoïl, depuis l'avènement de Charles Vil
jusqu'à la session de 1439, qui passe pour la dernière, furent réunis
effectivement quinze fois, d'ailleurs sans périodicité régulière *. L'in-
sécurité des routes et les malheurs des temps firent quelquefois
obstacle aux réunions. Ainsi les États convoqués à Poitiers pour le
16 novembre 1427 ne purent pas se tenir. En 1424 et en 1426, on
remédia aux difficultés des voyages en scindant la session : les pro-
vinces de l'Ouest envoyèrent leurs députés à Poitiers et à Mehun-sur-
Yèvre, celles du Centre à Riom et à Montluçon. Chaque section con-
ETATS GENE fi AUX
DE CUi:<OS'.
ETATS DE LAN-
GUEDOÏL. PÉRIODI-
CITÉ IRRÉG ULIÉRE.
SESSIONS
SCINDÉES.
1. Voici le tableau des États de Languedoïl tenus sous le règne de Charles VII, d'après
les travaux de M. de Beaucourt et surtout ceux de M. Antoine Thomas :
1. Bourges, janvier 1423. Vote d'un million de
livres tournois, dont 100 000 sur le clergé.
2. Selles, 18 août 1423. Rétablissement momentané
des aides. Vote d'une taille de 200 000 1. t.
3. Selles, mars 1424. Vote d'un million de francs.
4. Poitiers, octobre 1424. Vote d'un million.
Riom, novembre. Id.
5. Chinon, mars 1425. Pas de subside.
6 Poitiers, octobre 1425. Vote de 800 000 frincs.
7. Mehun-sur-Yèvre, novembre 1426. Vote de
120 000 francs. — Etablissement d'une capi-
tation.
Montluçon, décembre 1426. Id.
8. Chinon, avril 1428. Assemblée partielle. Vote
de 100 000 francs. (Sur la session plénière
tenue en novembre, voir la fin de la note).
9. Poitiers, mars 1431. Vote de 200 000 livres.
10. Àmboise, novembre 1431. Etablissement d'un
impôt indirect sur les entrées et sorties.
11. Tours, septembre 1433. Vote de 40 000 livres.
Etablissement d'un fouage.
12. Tours, août 1434. Vote de 40 000 livres.
13. Poitiers, janvier 1435. Assemblée partielle.
Vote d'une taille de 120 000 livres. Réta-
blissement des aides pour quatre ans.
14. Poitiers, février 1436. Voie d'une taille de
200 000 livres.
15. Orléans, septembre 1439. Vote delOO OOOfrancs.
A ces quinze réunions, il faut ajouter l'assemblée plénière de Languedoïl et de Lan-
guedoc, qui se réunit à Chinon en 1428, vers le i5 septembre, et se termina en novembre,
après avoir voté un subside de 5oo 000 francs. Nous ne faisons figurer dans notre liste ni
les assemblées convoquées au nord de la Loire, ni la session avortée de i/,4o, ni la
réunion tenue à Tours en 14^8. Il en sera parlé plus loin.
< 241 >
IV. 2.
16
La Société et la Monarchie.
BRIEVETE
DES SESSIONS.
IMPUISSANCE
POLITIQUE
DES ÉTATS
DE LANGUEDOIL.
VIMPOT CESSE
MÊME ffÈTHE
CONSENTI.
sentait séparément l'ensemble du subside, et l'unité des États de
Languedoïl se trouvait ainsi conservée.
En général les sessions étaient très courtes. L'assemblée de
Selles, en 1423, ne dura qu'un seul jour. Aux États de Poitiers,
en 1425, les députés ne tinrent séance que du 16 au 20 octobre, et
pourtant ils accordèrent au roi un gros subside de 800 000 francs.
Dans ces conditions, les États ne pouvaient prendre une part
bien sérieuse au gouvernement. L'époque où Charles VII fut le plus
mal entouré, le plus inactif, le plus méprisé de ses ennemis, fut pré-
cisément celle où les députés de Languedoïl se réunirent le plus sou-
vent. Il y eut pourtant auprès du roi des hommes qui leur offrirent,
pour ainsi dire, un rôle politique. Au moment où il reçut l'épée de
connétable, Richemont obtint la convocation d'une assemblée à Chi-
non, en mars 1425, non pour voter un subside, mais pour faire rati-
fier son programme de gouvernement par le roi, « en la présence et
par le conseil des gens des Trois Estas ». Plus tard, après sa dis-
grâce, il réclamait encore la réunion des États. En 1439, les princes
angevins et le connétable décidèrent le roi à convoquer une assem-
blée solennelle à Orléans, pour que chacun pût dire « son bon et
vray advis » sur la question de la guerre avec les Anglais, et sur la
réforme de la discipline militaire. On reconnaissait donc une auto-
rité aux États de Languedoïl ; mais les députés ne surent pas la faire
valoir. Il est vraisemblable qu'à chaque session, ils présentèrent des
cahiers de doléances; ils protestèrent, souvent avec véhémence,
confie le gaspillage des finances, l'indiscipline et la brutahté des
gens de guerre, ils exprimèrent des vœux très sages sur la conduite
de la guerre; mais, en aucun temps, ils n'imposèrent leurs volontés.
Leur œuvre fut mince. Deux ordonnances pour le rétablissement
de la disciphne militaire, celle du 28 mars 1431 et celle de 1439, et
l'ordonnance, également datée du 28 mars 1431, sur les monnaies,
sont dues aux réclamations des États de Languedoïl. Ce sont à peu
près les seules traces que nous ayons de leur action politique sous
Charles VII, et il ne faut pas oublier que la grande ordonnance de
1439 elle-même resta lettre morte.
Les États de Languedoïl auraient pu, surtout au début du règne,
exiger le redressement de leurs griefs en échange du vote de l'impôt;
ils auraient pu demander à surveiller l'emploi des subsides. Ils se
contentèrent de voter des sommes plus ou moins fortes, « pour le
recouvrement de la seigneurie du roy », « pour faire cesser les pil-
leries », et leur loyalisme ingénu laissa Charles VII et ses favoris
dépenser sans contrôle les deniers votés. Ils ne surent même pas
sauver le principe du consentement à l'impôt. Charles VII étabht les
< 242 >
Les Assemblées d'Etats et les Finances royales.
aides permanentes et la taille permanente, et de bonne heure il cessa
de convoquer annuellement les États de Languedoïl.
Jusqu'en 1436, la royauté ne réussit pas à réorg^aniser les aides,
impôts indirects fort impopulaires, parce qu'ils entraînaient des con-
testations interminables et de coûteux procès. En janvier 1435, dans
une assemblée de Languedoïl où quelques provinces seulement
étaient représentées, l'archevêque de Vienne proposa, au nom du
roi, le rétablissement de cette contribution. L'assemblée y consentit,
pour une durée de quatre ans. Les députés de Tours, arrivés après
la clôture de la session, protestèrent; avec un sens politique peu
commun alors, ils déclarèrent que le roi, au lieu de demander une
décision générale aussi grave à une réunion aussi restreinte, aurait
dû « convoquer ensemble les Estaz de toute son obéissance et avoir
sur ce leur consentement » . D'ailleurs les protestations des contri-
buables furent si vives que les aides durent être remplacées par un
impôt direct, « l'équivalent aux aides ». Mais, l'année suivante,
Charles VII revint à la charge, et les États réunis à Poitiers en 1436
acceptèrent le rétablissement des aides. Dans la pensée des députés,
la levée de cet impôt devait cesser avec les causes qui en avaient
rendu le vote nécessaire ^ Le roi avait toujours dit que les sacrifices
demandés étaient provisoires et que, dès qu'il le pourrait, il se con-
tenterait de ses « droiz et domaines royaux ». Mais après ce vote de
1436, il imposa les aides chaque année, sans consulter les États. Et
ainsi fut fondée la permanence des aides dans les pays de Languedoïl.
Le roi procéda à peu près de la même manière pour établir la
taille permanente. Déjà, en 1425, Richemont avait fait décider en
Conseil qu'une taille serait levée sans attendre la réunion des pro-
chains États : les bonnes villes apprirent en même temps qu'on allait
percevoir un impôt de 260 000 livres et que les États se réuniraient
dans deux mois. Beaucoup de gens refusèrent de payer; il fallut
renoncer à percevoir la taille. Mais, au moment des victoires de la
Pucelle, en 1429 et en 1430, Charles VII, fort de son prestige nou-
veau, put se passer du concours des États de Languedoïl et demander
de l'argent directement aux États Provinciaux. En 1437 et en 1438,
il n'y eut pas non plus de réunion des trois ordres de Languedoïl.
Celle de 1439 fut probablement la dernière. Depuis lors, le montant
de la taille fut déterminé tous les ans par le roi en son Conseil, selon
les besoins prévus. Mais cette taille n'était encore qu'une imposition
provisoire, pour des besoins passagers. On l'appelait 1' « aide pour la
PERMANENCE
DES AIDES.
PERMANENCE
DE LA TAILLE.
1. Les députés de Lyon déclarèrent même, à leur retour, qu'ils n'avaient accordé le réta-
blissement des aides que pour un an. Comme l'a dit M- Antûilie Tiiomas, les Etats furent
certainement trompés par quelque équivoque.
a43
La Société et la Monarchie. livre ii
conduite de la guerre' ». En 1445 furent organisées les compagnies
d'ordonnance et, à partir de 1446, une autre taille, la « taille des gens
de guerre », fut levée pour l'entretien de ces compagnies : c'est ainsi
que, en 1449, l'Auvergne, outre une taille de 35 500 francs, eut à
s'acquitter d'une autre taille de 59 520 francs pour le paiement des
gens de guerre. En 1451, les Anglais n'étant plus à craindre, le roi
supprima 1' « aide pour la conduite de la guerre », car ses sujets se
plaignaient fort de la lourdeur des impôts ; mais il maintint la « taille
des gens de guerre ». On s'habitua à la payer tous les ans, sans se
demander si elle ne servait qu'à l'entretien de l'armée ; plus tard,
elle perdit son nom, devint la « taille du roi », et fut employée à tous
usages. Ainsi se trouva fondée la taille permanente dans les pays de
Languedoïl.
^lA PERUANENCE On a prétendu que les États de Languedoïl avaient établi eux-
DEviMPOTN'EST niêmcs la taille permanente, et que leur mort avait été un suicide.
ÉTATS DE 1439 C'cst incxact. Les députés réunis à Orléans en 1439 votèrent simple-
ment un subside de 100000 francs pour une année. Ce fut même
longtemps après la clôture de cette session que Charles VII décida
de se passer du concours des États. Il eut en effet l'intention de réunir
à Bourges, le 15 février 1440, une assemblée plénière, et lança des
convocations dans tout le royaume. Les députés devaient délibérer
sur le Schisme, la délivrance du duc d'Orléans, la paix avec l'Angle-
terre, la réforme militaire. Ils se rendirent à Bourges et y restèrent
cinq ou six mois^; mais ils s'en allèrent sans avoir rien fait. Le
roi était occupé à réprimer la « Praguerie ». Quand les princes
rebelles sollicitèrent la paix, au mois de mai, le dauphin, qui était
leur chef, demanda qu'on ouvrît la session des États Généraux et
émit la prétention de s'y rendre avec ses partisans, afin de s'y justifier.
C'était une raison de plus pour que Charles 'VII, menacé de voir son
autorité discutée et narguée par son fils, renvoyât les députés dans
leurs foyers.
Cette assemblée avortée de 1440 fut-elle la dernière du règne en
Languedoïl? L'histoire des États Généraux est si obscure qu'on ne
saurait l'affirmer. On a retrouvé un document financier où il est
fait allusion à 1" « aide octroyé en la ville de Tours au mois de
juing 1448 », aide qui a été perçue jusque dans le « bas païs de
Limosin^ ». L'absence complète de tout témoignage de ce genre
1- Il ne faut pas confondre celle aide, impôt direct, avec les aides, impôt indirect.
2. Docamenls tirés des Archives de Troyes, par Th. Boutiot, dans la Collection de docu-
menls inédils relatifs à la ville de Troyes, t. I, 1878, n» 1.
3. De Beaucourt, Charles VU, t. IV, p. 4i8, note l,. — Il s'agit peut-être dune assemblée
de députés des bonnes villes, analogue à celles dont nous parlons plus loin, p. 2^7.
< 244 >
Les Assemblées iVEtats et les Finances royales.
LE ROI ET SES
CONSEILLERS.
pour les dernières années du règne permet au moins de supposer que
de telles convocations ont été tout à fait exceptionnelles. On peut
dire que, depuis 1440, en Languedoïl, le rôle financier des « États
Généraux » est terminé.
On ne saurait en rejeter la responsabilité principale sur les responsabilités.-
députés des États. Les impôts permanents ont été fondés subreptice-
ment en Languedoïl par les conseillers de Charles VII, qui n'ont
jamais manqué une occasion de détruire toute initiative, toute puis-
sance autre que celle du roi. Charles VII les a laissés faire, parce
qu'il les laissait toujours faire, et aussi parce qu'il n'avait jamais lui-
même supporté qu'à contre-cœur les réunions d'États. Les reproches
de Jean Jouvenel des Ursins en font foi ; dans VÉpistre au roy, com-
posée en 1440, il rappelle avec amertume l'indifférence dont Charles VII
a fait preuve pendant la session de 1439 : au contraire de son aïeul
Charles V, qui « vouloit tout ouïr et savoir », le roi n'a « montré sa
face » qu'aux séances d'ouverture et de clôture ; lorsque les députés
venaient lui présenter des requêtes, il se « boutoit en un petit
retrait », pour leur échapper, et on leur fermait la porte au nez.
Le Languedoc, longtemps soumis par le duc de Berry à un
régime de tyrannie', avait repris possession en 1418 du droit, dont
il jouissait au xiv^ siècle, de consentir l'impôt. Au début du règne de
Charles VII, cependant, les gens du roi essayèrent de réduire les
États de Languedoc au rôle de simples États Provinciaux, et de les
forcer à accepter les votes émis par une assemblée plus générale.
En 1423, les États de Languedoïl, réunis à Bourges, votèrent, selon
le désir du roi, un subside d'un million de livres, à répartir sur tous
les pays de son obéissance, sans exception. Cette manœuvre, destinée
à remettre aux seuls États de Languedoïl le soin de fixer les impôts
que devait payer l'ensemble des sujets, fut déjouée par la résistance
des deux provinces qui voulaient garder leur autonomie, le Lan-
guedoc et le Rouergue : elles refusèrent toutes deux la quote-part
qu'on exigeait d'elles. Les États de Languedoc n'accordèrent au
roi que 200000 livres, au lieu des 300000 demandées. Ils surent éga-
lement défendre leur privilège contre le comte de Foix, qui, devenu
gouverneur du Pays, prétendait lever des contributions arbitraires.
Les députés envoyés par le Pays à l'assemblée de Chinon, en 1428,
obtinrent de Charles VII des lettres interdisant d'établir en Languedoc
aucune aide ou taille sans le consentement royal et « sans appeler
à ce les gens des Trois Estats ». C'étaient là des déclarations fort
LES ETATS
DE LANGUEDOC.
LEUR PRIVILÈGE.
1. Voir t. IV, 1" partie, p. 277, 288-284, 299-300.
< 245 )
La Société et la Monarchie.
IMPORTANCE
DE LEUR RÔLE.
précises, et telles que n'en reçurent jamais les États de Languedoïl.
Charles VII laissa effectivement aux États de Languedoc un rôle
d'une réelle importance. L'isolement du Pays, obligé de se défendre
contre les routiers, parfois contre les Anglais, accoutuma d'ailleurs
les habitants à ne compter que sur eux-mêmes. Les États se réunirent
tous les ans, parfois à deux ou trois reprises dans la même année \
et souvent, pendant les premiers temps du règne de Charles VIT,
sur l'initiative des grandes villes. C'étaient elles d'ailleurs qui domi-
naient les États. La majorité des établissements ecclésiastiques
s'abstenait de se faire représenter, et les nobles ne se rendaient aux
assemblées qu'en petit nombre. Une trentaine de villes envoyaient
des députés; les plus considérables, Toulouse en tête, votaient les
premières et entraînaient les autres suffrages.
Les députés des États de Languedoc n'accordaient pas toujours
la totalité des sommes demandées par le roi, et leurs réponses aux
commissaires contenaient de longues doléances, étroitement annexées
à l'octroi du subside. Parfois le redressement d'un grief était acheté
par une contribution spéciale. Ainsi, en mai 1435, les États de Béziers
accordèrent au roi 160 000 moutons d'or, et un second subside de
25 000 moutons en échange de la révocation des réformateurs sur le
fait des monnaies. Les États jouissaient aussi du privilège assez
important d'asseoir et de répartir l'impôt : de concert avec les com-
missaires du roi, ils déterminaient la forme sous laquelle seraient
levés les subsides, et ils les répartissaient entre les trois sénéchaus-
sées. A la fin du règne, la répartition était faite par les États entre
les diocèses; dans le diocèse, il y avait une petite assemblée repré-
sentative, appelée 1' « assiette », qui fixait la quote-part de chaque
paroisse.
Les États de Languedoc n'avaient pas plus que ceux de Langue-
doïl la puissance législative, ni le droit de contrôler l'emploi des
sommes que le roi obtenait d'eux. Ils demandaient en vain qu'elles
servissent exclusivement aux besoins de la province. Quand ils vou-
laient soulager les misères locales, écarter par exemple les rou-
tiers, le seul moyen sûr était de voter des impôts spéciaux. Mais
leur prérogative, si restreinte qu'elle fût, leur permettait de rendre
de sérieux services aux contribuables, dont ils allégeaient les
charges.
LES ÉTATS Lorsque la fortune devint meilleure, les conseillers du roi regar-
DE LANGUEDOC dèrcut d'uu mauvais œil ces assemblées à demi indépendantes.
ALAFiNDU RÈGNE. Q^arlcs VII, cu 1442, manifesta même l'intention de les supprimer. Il
BORNES DE LEUR
AUTONOMIE.
1. On trouvera le catalogue des sessions clans la Thèse latine de M. Dognon.
( 246 )
UN LIT DE JIJSTICK
LE PROCÈS DU DUC UALENÇON.
foï 'fi/c rî"V'" w"^'' '^''"'■'!f V^ " ■^««^'"''^ "' ^^5.v. le roi. assis dans Vanc,le, est entouré de
sonfls Char es, de Dunois, de Juvénal des Ursins et des pairs. Au premier plan, des huissier.
mamUennent le pubhc. - Miniature d'un ms. de Boeeaee, par J. Lue.uel. Billl de mL'uV^
n\s. fr. 369.
Cl. HaDMaeoîl.
IV. 2. — Pl. 16. Page 246.
CHAP. VI Les Assemblées d'États et les Finances royales.
les conserva cependant et les États de Languedoc continuèrent à
voter chaque année des subsides, à en discuter la forme, et souvent à
exiger des rabais ou à poser des conditions. Mais, de plus en plus,
ils changeaient de caractère. Au xiv" siècle, ils avaient été comme
une section des États Généraux, réunie à part pour plus de commo-
dité. Après la suppression des États de Languedoïl, ils devinrent une
assemblée simplement provinciale, occupée uniquement des intérêts
régionaux, plus puissante que les États de Normandie, mais ana-
logue. Le Languedoc se transforma en simple « pays d'États ».
Les assemblées des Trois États de Languedoïl et de Languedoc
ne sont pas, nous Tavons dit, les seuls comices du règne qu'on
puisse comparer aux « États Généraux » du xiv^ siècle : des assem-
blées très variées ont été tenues, qui ne se confondent pas avec
les États Provinciaux. Lorsque les pays occupés par les Anglais au
nord de la Loire ont été recouvrés, des réunions des trois ordres y
ont été convoquées à plusieurs reprises, et, plus souvent, des réu-
nions du Tiers État seul, car c'était des bonnes villes qu'on obtenait le
plus d'argent, en ce temps où les campagnes étaient ruinées. Ainsi,
le 12 novembre 1431, les commissaires du roi appelèrent à Troyes les
députés des villes champenoises situées sur les confins de la Bour-
gogne, et leur réclamèrent une solde pour les garnisons royales de
cette région. Ils essuy.èrent d'ailleurs un refus et s'en allèrent « pas
contans » '. Richemont, à peine en possession de Paris, y convoqua,
pour le 8 mai 1436, les députés de Compiègne, de Reims, et d'autres
villes de la région du Nord et de l'Est, pour u adviser a ce qui seroit
affaire pour le recouvrement de Creil, Meaux et Montdidier ». Le con-
nétable exposa les résultats de la session tenue au mois de février,
à Poitiers, par les Trois États de Languedoïl, et demanda aux villes de
donner 30 000 écus et de consentir pour leur part au rétablissement
des aides. Il ne s'était adressé cette fois qu'à la Bourgeoisie. L'année
suivante, il convoqua les Trois États des pays situés au nord de la
Loire, pour subvenir aux frais du siège de Montereau; l'assemblée
eut lieu à Bray-sur-Seine, et une aide importante fut accordée. Dans
l'hiver de 1445-1446, plusieurs années après la suppression des « États
Généraux », on voit encore se réunir à Meaux une assemblée de
députés des villes situées au nord de la Seine et de l'Oise; Charles VU
a envoyé des commissaires y demander « un aide au pays de Langue
d'Oïl, montant à la somme de trois cens mil livres » -.
1. Mémoires de la Soc. académique de l'Aube, 1896, p. 124 et suiv.
2. Rapport lies députés de Senlis, publié par Flamraermont, InsUlulions municipales de
Senlis, 1881, p. 270.
< 247 )
ASSEMBLEES
AU NORD
DE LA LOIRE.
SURVIVANCE
DES « COURS
GÉNÉRALES ...
La Société et la MojiarcJiie. livre n
Enfin, Charles VII tint aussi, pendant les dernières années du
règne, des assemblées qui rappellent les anciennes u Cours géné-
rales » : telle, en avril 1444, à Tours, une « assemblée des seigneurs
de France et autres plusieurs grans seigneurs, barons, gens d'Église,
en très grant nombre, les Anglois estans audit lieu pour le fait des
trêves »; telles encore les deux assemblées réunies en juillet 1449
aux Roches-Tranchelion, et où Ion décida la reprise de la guerre.
II.
ETATS PROVINCIAUX ET LOCAUX^
ETATS
PROVINCIAUX.
CONVOCATION.
COMPOSITION.
PRESQUE toutes les provinces du domaine royal ont eu, jus-
qu'aux dernières années de la guerre de Cent Ans, des assemblées
d'Etats. On en trouve, non seulement en Normandie et en Dauphiné %
mais tout aussi bien en Cli«ampagne, Berry, Touraine, Poitou, Sain-
tonge et Aunis, Limousin, Quercy, Rouergue, Gévaudan, Vivarais,
Velay. Dans le même groupe se placent les États des seigneuries
étroitement soumises à l'action royale, comme l'Anjou et le Maine,
possessions de la maison d'Anjou, la Marche, apanage d'un cadet de
la maison de Bourbon, l'Auvergne, qui appartenait au duc de
Bourbon, le Lyonnais, qui dépendait de larchevêque-comte de Lyon.
Il était rare que les États Provinciaux se réunissent spontané-
ment : l'assemblée était convoquée par le roi ou son lieutenant, même
dans des pays comme l'Auvergne et la Marche, situés hors du
domaine. Dans le centre de la France, les sessions avaient lieu au
moins une fois par an. Les États de Saintonge et d' Aunis, en 1428-
1429, furent réunis dix fois.
Les deux premiers ordres étaient généralement représentés par
les titulaires de certaines charges ecclésiastiques et de certains fiefs,
convoqués personnellement. Il y avait cependant des cas d'élection
ecclésiastique; ainsi le chapitre de Limoges choisissait un procureur.
De même qu'aux États Généraux, les paysans étaient censés repré-
sentés par les seigneurs, et les députés du Tiers étaient des bourgeois,
1. Ouvrages a consulter. La meilleure monographie est celle de M. Antoine Thomas:
Les Etals provinciaux de la France centrale sous Charles Vil, 1879-1880. — Pour les assem-
blées de Champagne : Roserot, Mém. de la Soc. acad. de l'Aube, 1896. — Ch. de Beaurepaire,
Les Étals de Normandie sous le règne de Charles VII, Travaux de l'Acad. de Rouen,
1874-1875. — Denys d'Aussy, Rev. de Saintonge, 189V — Pour le Rouergue : Antoine Thomas,
Annales du Midi, 1890. Rouquette, Le Rouergue sous les Anglais, 1887. — Pour l'Agenais :
Abbé Breuils. Rev. des Quest. histor., iSgS, t. I.
2. Provinces appelées à la fin de l'ancien régime « pays d'Etats ». Nous ne nommons
point ici la Guyenne, parce que ses assemblées d'Etats, supprimées à la suite delà seconde
conquête, ne reparurent que sous le règne de Louis XL
< 248 )
CHAP. VI Les Assemblées d'Etats et les Finances royales.
élus par les magistrats et les notables des villes les plus importantes '.
Avec les députés siégeaient les commissaires du roi, chargés de
demander le subside, parfois même de le répartir entre les paroisses
et de juger les contestations relatives à Timpôt.
Les États se réunissaient dans une des villes principales du pays, sessions, fusion
et tenaient séance deux ou trois jours, le plus souvent dans une désordres.
église. Les nobles et les clercs siégeaient avec les bourgeois. Ils
n'avaient aucune répugnance à le faire, car ils ne venaient là que
pour discuter l'impôt à lever sur leurs sujets : le principe de l'exemp-
tion des personnes nobles était déjà admis définitivement -. Le
Clergé, quand il accordait pour son propre compte un subside, le
faisait dans une réunion particulière.
La fonction principale des États Provinciaux était d'examiner, vote des wpùts.
concurremment ou non avec les assemblées que nous appelons Etats
Généraux, les demandes d'argent faites par le roi ^ Les États de
chaque province se montraient fort jaloux de leurs privilèges. En
1435, les habitants du « Franc-Alleu » virent arriver un sergent de
Limoges, leur réclamant une part d'un impôt qui avait été voté par
les États du Haut-Limousin. Le Franc-Alleu se composait d'une
douzaine de paroisses d'Auvergne; il avait, malgré sa petitesse, des
« États ». Les nobles du pays convoquèrent de leur propre initiative
une assemblée, et il fut décidé qu'on ne paierait pas l'impôt. Très
souvent il arrivait que les États Provinciaux exigeaient un rabais,
et les sommes votées par les assemblées de Languedoïl subissaient
de ce fait d'importantes diminutions. Enfin ils se prononçaient sur la
forme de l'impôt, et souvent ils repoussèrent les innovations propo-
sées par le roi et acceptées par les députés de Languedoïl. Ils retar-
dèrent le plus possible le rétablissement des aides.
Ainsi que les États de Languedoc, mais à un moindre degré, cer- répartition
tains États Provinciaux contribuaient à la répartition des impôts. des impôts.
Tantôt ils nommaient des délégués qui contrôlaient la répartition
opérée par les commissaires du roi ou les « élus ». Tantôt même ils
opéraient directement : en Basse- Auvergne, la répartition était faite
entre les treize bonnes villes par leurs propres délégués, et entre les
habitants des campagnes par les délégués des seigneurs nobles et
1. Tels étaient du moins les usages les plus généraux. La diversité des formes de ces insti-
tutions locales était infinie. On serait d'ailleurs encore plus embarrassé pour décrire méthodi-
quement les usages, variables et mal connus, suivis dans les réunions d " Etats Généraux ».
2. La taille n'était réelle qu'en quelques pays du Midi. Voir plus loin, p. 25/,
3. Cet examen suivait généralement, ce semble, le vote des Etats Généraux, mais pou-
vait aussi le précéder. Parfois les Etats Généraux élevèrent à un chiffre supérieur la
somme déjà votée par les Etats d'une province : ce fut le cas pour la Saintonge en 1428.
11 pouvait arriver aussi que le roi demandât de l'argent aux Etats Provinciaux, sans convo-
quer les Etats Généraux.
< 249 )
La Société et la Monarchie.
LES « DENIERS
OUTRE LE PRIN-
CIPAL ...
ROLE POLITIQUE.
DECADENCE
DES ÉTATS
PROVINCIAUX.
ecclésiastiques. Les États rendirent surtout des services en faisant
décharger les villages ruinés par la guerre ; c'était ce qu'on appelait
la « réformation des feux ».
Le subside royal, une fois voté et réparti, échappait à l'action
des États Provinciaux. Mais ils votaient en outre certaines sommes,
souvent égales ou supérieures à l'impôt royal, pour subvenir au^x
besoins locaux les plus urgents. C'étaient les « deniers mis sus, oultre
le principal ». Pendant la première partie du règne de Charles Vil,
ils étaient levés et dépensés sans autorisation royale.
Les États Provinciaux avaient donc, soit pour le vote, soit même
pour l'administration de l'impôt, des pouvoirs plus étendus que
les États de Languedoïl; de même, ils eurent un rôle politique
plus actif. Non seulement ils présentaient au roi des cahiers de
doléances, souvent très soignés, mais ils s'occupaient pratiquement
du bien public. Les voies de communication, l'hygiène même, étaient
l'objet d'allocations spéciales. Les États défendirent le territoire de
leur province contre les Anglais et plus souvent encore contre les
Écorcheurs. Les États de Saintonge firent démolir en 1431 des forte-
resses qui servaient de repaires aux routiers, et organisèrent, dix ans
plus tard, une campagne contre le sire de Pons. Les États du Centre
firent parfois alliance avec des pays ou des seigneurs voisins; les
parties contractantes s'engageaient à se protéger mutuellement.
Il était inévitable que le roi essayât de détruire, aussitôt qu'il le
pourrait, l'autonomie provinciale. Lorsque les assemblées de Lan-
guedoïl cessèrent d'être convoquées, le Conseil du roi fixa chaque
année le chiffre de limpôt et la quote-part de chaque province. Sous
la pression d'un pouvoir de plus en plus fort, les États Provinciaux
faiblirent, accordèrent sans rabais la totalité des sommes demandées,
en se contentant de présenter quelques doléances. Leurs prérogatives
tombèrent une à une. En 1442, les Etals de Basse et Haute-Auvergne
ayant voté, outre le subside royal qui était de 20 000 francs, une
somme de 24 000 francs pour protéger la province contre les pillages
des routiers, le roi déclara qu'il avait seul le droit de lever des impôts,
et punit cette atteinte à son autorité d'une amende de 20 000 francs. 11
chercha ensuite à empêcher les États de Basse-Auvergne de répartir
eux-mêmes les impôts. Les États du centre de la France luttèrent
une dizaine d'années pour conserver leurs privilèges ; mais, à partir
de 1451 environ, ils ne furent plus convoqués que très rarement. Les
provinces du Centre payèrent sans mot dire la part d'impôts qui leur
était attribuée par le Grand Conseil, et les « élus » royaux s'y instal-
lèrent, pour faire la besogne de la répartition : ce furent désormais
des « pays d'élections ».
CHAP. VI Les Assemblées d'États et les Finances royales.
Les États de sénéchaussées et de prévôtés connurent la même états de sénè-
grandeur et la même décadence. Pendant la première partie du règne chaussées
de Charles VII, ils se réunissaient et votaient des subsides pour les et de pue votes.
besoins locaux, même dans les pays qui avaient des assemblées repré-
sentant toute la province, comme le Languedoc et TAuvergne. Ainsi
Ton voit les Trois États de la prévôté de Saint-Flour et ceux de la
sénéchaussée de Toulouse délibérer sur la question des routiers. En
Guyenne, Charles VII ne convoqua point d'États Provinciaux, ni dans
la partie française, ni dans la partie conquise sur les Anglais :
il recourut aux États de sénéchaussées. En 1443, les États de la
sénéchaussée d'Agenais et de Gascogne refusèrent un subside de
2 000 écus; les consuls de Condom et de Montréal, qui menaient la
résistance, ayant été jetés en prison par les commissaires royaux, une
agitation générale s'organisa, et les habitants se cotisère^nt pour
former appel devant le Parlement de Paris. Mais il n'était plus temps
pour ces manifestations d'indépendance : en 1443, l'autonomie locale
était partout menacée. Le subside fut payé, et Tannée suivante les
États ne refusèrent point de le voter K
Les diverses assemblées d'États, réunies par les gens du roi au les assemblées
xiV siècle, pour entendre la volonté royale et fournir « aide et d'états a la fin
conseil »*, avaient paru un moment, au milieu des malheurs de l'in- du moyen a e.
vasion anglaise, devenir une institution de contrôle et de liberté.
Pendant une crise, sous le règne de Jean le Bon, des assemblées
restreintes, qu'on a appelées « États Généraux », avaient pris une
part effective au gouvernement du royaume; mais le système de
contrôle créé alors avait été purement provisoire. On a vu comment
l'absence d'entente entre les trois ordres, le manque d'esprit poli-
tique, le prestige toujours intact de la personne royale, la grande
étendue et la diversité du royaume, avaient empêché que la France
eût à ce moment-là sa Charte. — Au xv" siècle, ni en 1413, ni sous
le règne de Charles VII, les assemblées d'États n'entreprirent plus
rien contre l'autorité monarchique. Le principe du consentement
à l'impôt n'était pas inconnu, mais il ne fut pas imposé au roi par
la masse de la nation. Il faut le répéter, la France était trop diverse
et l'esprit politique manquait. Les Français du moyen âge sentaient
très vivement les abus du pouvoir, mais ils se contentaient générale-
1. Dans la sénéchaussée des Lannes (Landes), Charles Vil créa ou au moins ressuscita sur
le tard l'institution des Etats; mais ce fut un procédé pour accoutumer les habitants à
payer l'impôt royal. Voir l'étude de Cadicr dans la Revue de P.éarn, t. III, i885.
2. Ce fut du moins le cas le plus général. A 1 origine des Etats de Normandie, il y eut un
contrat entre le roi et les sujets. Voir t. III, 2^ part., p. 2.59, et t. IV, 1'" part., p. 78-7;^.
La Société et la Monarchie. livre ii
ment de déblatérer contre les gens du roi et d'exiger des révoca-
tions d'officiers. Pour se garantir contre le retour de ces abus, ils
songeaient moins à se créer des garanties constitutionnelles qui
auraient protégé toute la nation, qu'à rafïermir de vieux droits parti-
culiers, protégeant telle classe, telle communauté, telle région.
Nobles, Clergé, bonnes villes, aspiraient surtout à s'assurer des privi-
lèges. Il est incontestable pourtant que la guerre de Cent Ans avait
développé en France un germe de libertés politiques : la constitution
anglaise est sortie de crises analogues. Mais la guerre de Cent Ans
contribua aussi à faire avorter ce germe, parce qu'elle donna au roi
de France le prestige d'avoir chassé l'étranger et vaincu l'anarchie;
elle fortifia ainsi le loyalisme monarchique, sentiment bien plus
simple et plus accessible à la foule que ne le sont nos conceptions
politiques modernes.
Défaut d'idées générales, progrès de la religion de la royauté,
telles furent les deux causes principales de l'échec des États Géné-
raux au xV siècle. Il faut aussi tenir grand compte de raisons diverses
qui les rendirent impopulaires. Au milieu de tant de misères, de tant
de périls et de besoins pressants, quels sentiments en effet pouvaient
éprouver les sujets de Charles VII, en recevant la nouvelle d'une
convocation d'États Généraux? Sauf une seule fois (en 1425), on ne
leur demanda jamais « aide et conseil » que pour exiger d'eux de
nouveaux impôts. En outre, les frais de députation étaient à la charge
des électeurs, et pouvaient être fort lourds. Aussi fallait-il des lettres
comminatoires pour obliger les bonnes villes à se faire représenter.
Quant aux députés, ils devaient quitter leur foyer et leurs affaires
pour s'acquitter d'une longue et pénible mission, qui ne leur procu-
rait que tribulations et déboires : au retour, ils étaient à peu près
sûrs d'entendre un concert de malédictions contre les impôts qu'ils
avaient dû consentir, et ils avaient toutes les peines du monde à se
faire rembourser leurs dépenses; heureux encore ceux qui revenaient
sains et saufs, car un voyage, alors, entraînait danger de mort. On
comprend donc que le peuple ait pris très aisément son parti de la
disparition des États Généraux. Les États Provinciaux et locaux
eurent la vie plus dure : outre qu'ils n'exigeaient pas de voyages
longs et coûteux, ils s'occupaient de soulager les misères du pays et
on en apercevait facilement les effets bienfaisants; mais, sous la
savante et lourde pression des gens du roi, ils perdirent leur indé-
pendance. Le roi n'avait plus besoin d'assemblées d'États. Par
elles, il avait habitué son peuple à payer la taille et les aides; avec
elles, ses conseillers avaient élaboré quelques projets de réformes
militaires et financières; sans elles, ils résolurent pratiquement le
CHAP. VI Les Assemblées d'Etats et les Finances royales.
problème de rétablir Tordre en France, et de donner au roi une
armée solide et de bonnes finances '.
///. — REORGANISATION DES FINANCES ROYALES'
APRÈS le traité d'Arras et le recouvrement de Paris, commença
la restauration des finances royales. La Chambre des Comptes
et les « généraux conseillers sur le fait de la justice des aides »
reprirent leur place à Paris. Des commissions spéciales firent rendre
gorge aux officiers raalversateurs : l'évêque de Laon, Guillaume de
Champeaux ^, fut révoqué, et ses biens furent saisis. De 1438 à 1460,
tandis que les impôts s'établissaient en permanence, de grandes
ordonnances réorganisèrent Tadministration financière.
Le domaine royal, peu à peu, était arraché aux Anglais. Il avait
fallu, il est vrai, en céder une partie importante au duc de Bourgogne
pour obtenir la paix d'Arras, et, jusque vers 1443, le roi aliéna beau-
RESTAURATION
DES FINANCES
ROYALES.
FINANCES
ORDINAIRES.
DOMAINE.
1. Les assemblées d'Etats nées dans les grands flefs comme dans le domaine royal, vers
la même époque et pour les mêmes raisons fiscales, n'aboutirent pas davantage à la création
de libertés politiques durables, susceptibles de développement continu. Les barons per-
mirent, il est vrai, aux Etats de subsister, de présenter des griefs, de rogner les subsides
qu'on leur demandait, alors même que dans le domaine royal le régime représentatif était à
peu près anéanti; ils laissèrent l'institution vivre, parce qu'elle leur procurait des sommes
considérables, qu'il leur aurait été difficile d'obtenir autrement. Les Etats de Bourgogne,
au temps de Philippe le Bon, eurent un rôle vraiment de premier ordre dans le gouverne-
ment du duché, notamment pendant la période de 1' « Ecorcherie ». Mais, au dehors
comme au dedans du domaine royal, les assemblées d'Etats n'avaient aucune participation
de droit au pouvoir législatif; et, en matière financière, le seigneur imposait de temps en
temps sa volonté, comme pour interrompre la prescription. Lorsque, peu d'années après
la mort de Charles VII, la Bourgogne, la Provence, la Bretagne, vinrent s'agréger au
domaine royal, elles conservèrent leurs libertés particulières, et devinrent des « pays
d'Etats » ; mais elles furent en réalité, comme la Normandie, la Guyenne et le Languedoc,
livrées à l'arbitraire fiscal de la Monarchie : elles y avaient été préparées par l'arbitraire
de leurs princes. — Consulter pour les assemblées du duché de Bourgogne : Marcel Canat,
Documenls inédits pour servir à l'histoire de Bourgogne, i863 ; Bougenot, Les Etats de Bour-
gogne, Positions des Thèses de l'Ecole des Chartes, 1884 ; Beaune et D'Arbaumont, La
Noblesse aux Etats de Bourgogne, i864 : Fréminville, Les Ecorcheurs en Bourgogne, 1888. —
Pour les Etats de la comté de Bourgogne : Clerc, Les Etals Généraux et les libertés publi-
ques en Franche-Comté, t. I, 1881. — Artois : F. Filon, Revue des Sociétés savantes, 1860,
1" semestre. — Bretagne : Dupuy, Réunion de la Bretagne à la France, t. I, 1880. — Fage,
Les Etats de la vicomte de Turenne, t. I, 1894. — Armagnac ; Parfouru et De Carsalade Du
Pont, Comptes consulaires de Riscle, 1. 1, 1886. — Domaines du comte de Foi.x ; Pasquier, Bull,
histor. et philologique, 1896; Courteaull, Gaston IV, 1898; Cadier, Les Etals de Bcarn, 1888.
2. Sources. G. Jacqueton, Documents relatifs à l'administration financière en France, 1443-
1523, 1891 (notamment ; Le Vestige des Finances, petit traité didactique du commencement
du xvi" siècle, décrivant l'administration financière, telle que la réorganisèrent les con-
seillers de Charles "VII). Documents publiés par l'abbé Douais, Annales du Midi, 1896. Henri
Baude, Eloge de Charles Vil, chap. iv. Thomas Basin, liv. V, chap. xxvi.
Ouvrages a consulter. Jacqueton, Documents, Introduction. — Sur les finances en
Languedoc, éludes de Spont, Annales du Midi, 1890 et 1891. Dognon, Institutions du pays
de Languedoc, 1896. — L. Guiraud, Jacques Cœur, 1900, chap. 11. — Flammermonl, Inslilu-
lions municipales de Sentis, 1881.
3. Sur Guillaume de Champeaux, voir plus haut, p. 27.
253
La Société et la Monarchie. livrk n
coup de terres en faveur de ses favoris et de ses serviteurs '. En
revanche, de 1442 à 1460, le duché de Nemours, le Dauphiné, aug--
raenté des comtés de Diois et de Valentinois, le comté d'Armagnac
et le duché d'Alençon furent annexés aux terres de la couronne ^. La
misère générale, les concussions et Tincurie des officiers, avaient fait
des propriétés foncières de la couronne une non-valeur : une série
de règlements en réforma sévèrement Tadministration. Mais il y
avait longtemps que les rentes du domaine ne suffisaient plus aux
MONNAIES. rois de France. Le monnayage, soumis à un contrôle rigoureux, ne
fut pas non plus très productif, parce qu'il fut désormais pratiqué
honnêtement : la frappe cessa d'être un expédient fiscal et la mau-
vaise monnaie fut décriée. Il fallait donc d'autres ressources. Ce
furent les « finances extraordinaires » qui les donnèrent.
FINANCES La taille royale, qu'on appelait jadis le fouage, les aides et la
EXTRAORDINAIRES, gabelle du sel avaient été inventés au siècle précédent, mais employés
TAILLE. longtemps sans régularité et comme des expédients temporaires.
Depuis le règne de Charles Vil, jusqu'à la fin de l'ancien régime, ces
impôts ne cessèrent plus d'être perçus. On a vu qu'à partir de 1440,
l'impôt direct de la taille fut levé sans intervention des États Géné-
raux, au moins en Languedoïl. Souvent, dans le courant de l'année,
le roi ordonnait une augmentation : c'était la « crue de taille ». Il
existait deux sortes de tailles : la taille « réelle » et la taille « person-
nelle ». La première était payée par la terre roturière, quelle que fût
la qualité du propriétaire, qu'il fût clerc, noble ou roturier, car les
terres, au moyen âge, étaient, comme les personnes, nobles ou rotu-
rières, et un noble pouvait posséder une terre roturière. Cette taille
« réelle » avait cours dans une partie de la Guyenne et en Languedoc.
La taille « personnelle », qui avait cours dans le reste du royaume,
était aussi un impôt foncier, mais n'atteignait que les roturiers,
quelle que fût d'ailleurs la qualité de leurs terres : elle ne frappait
point les nobles ni les clercs ; et cette exemption s'étendait aux offi-
ciers du roi, non pas encore par une règle générale, mais par des
faveurs spéciales de plus en plus nombreuses. La répartition des
tailles, d'ailleurs, donnait lieu à toutes sortes d'inégalités : de deux
paroisses voisines, l'une était moins chargée que l'autre.
1. C'est ainsi qu'il avait donné, dès 1421, le comté d'Etampes à Richard de Bretagne,
frère du duc Jean V, et en 1426 la seigneurie de Parthenay à Richemont, et qu'il donna en
f4A3 le comté de Longueville à Dunois, le comté de Gien et d'autres terres à Charles
d'Anjou. A partir de i45o, les aliénations redevinrent assez fréquentes, par la volonté per-
sonnelle de Charles VH, notamment en faveur d'André de Villequier, qui avait épousé
une maîtresse du roi. Pour le détail, voir de Beaucourt, Charles VII, t. II, p. 56i-564;
t. III, p. 418-419; t. V. p. 3o8; t. VI, p. 348.
2. De Maricourt, Histoire du duché de Nemours, Positions des Thèses de l'Ecole des
Chartes, 1900. — Pour le comté d'Armagnac, le duché d'Alençon et le Dauphiné, voir plus
loin, p. 286-287, 293.
( 254 >
Les Assemblées d'Etats et les Finances royales.
AIDES.
Les aides, supprimées par Charles avant son avènement au trône,
furent rétablies en 1436. Les aides étaient une taxe d'un sou par livre,
sur le prix de vente de toutes marchandises achetées ou échangées.
Cet impôt étant d'une perception difficile, parfois ruineuse pour
ceux qui le prenaient à ferme, certaines provinces obtinrent qu'il
fût modifié. Ainsi en Languedoc, les aides furent remplacées en 1443
parmi « équivalent », impôt indirect qui frappait seulement la viande
et le poisson, et dont le chiffre était fixé d'avance; le total n'étant
jamais atteint, la somme était complétée par la perception d'une taille.
La gabelle du sel n'avait pas non plus une organisation uni- gabelle du sel
forme ^ Dans le Poitou, la Saintonge et le gouvernement de la
Rochelle, où le sel était une des rares richesses des habitants, les
droits étaient faibles : la gabelle consistait dans le « quart » ou le
« quint de sel », c'est-à-dire le quart ou le cinquième du prix de
vente, et ne produisait guère que 8500 livres par an; la perception
était adjugée à des fermiers -. En Languedoc, l'impôt rapportait
70000 livres : près des marais salants se dressaient les greniers
royaux; c'étaient des entrepôts de douane, où tout le sel devait passer,
pour être frappé de la taxe. Dans le reste de la France, les greniers
royaux étaient des magasins de vente, où les particuliers devaient
aller chercher leur provision de sel.
La dernière année du règne, les revenus de la couronne mon-
taient à 1 800000 livres ^ ; les produits du domaine ne figuraient dans
TOTAL
DES REVENUS
DE LA COURONNE.
1. Sur la gabelle au xiv siècle, voir t. IV, i" part., p. 77, 210-214.
2. Les conseillers de Charles VII songèrent un moment à établir des greniers à sel dans
cette région; voir les curieux Mémoires des délégués de Poitiers, publiés par Ledain, Arch.
histor. du Poitou, t. II.
3. I. Finances ordinaires : ooooo livres. II. Finances extraordinaires : 1760000 livres,
à savoir :
GÉNÉRALITÉ
DE
LANGUEDOÏL
Aide»
2'tO 000
Gabelles
30 000
Tailles
480 000
Total de chaque
généralité
750 000
généralité
d'outre-seine
et picardie
GÉNÉRALITÉ
D£
LANGUEDOC
GÉNÉRALITÉ
DE
NORMANDIE
130 000
60 000
75 000
35 000
70 000
25 000
85 000
120 000
300 000
250 000
250 000
400 000
TOTAL
PAR IMPÔT
30 000 ' 535 000
70 000 ( l 055 000
CTOTAL GÉNÉRAL.
100 000 J 1 750 000
Les revenus de Charles V s'éievaieni au même total, a raison de 3ooood livres pour le
domaine et de 1 Sooooo livres pour les finances extraordinaires (d'après Spont, Annales dv
Midi, 1890, p. 366 et suiv.)
255
La Société et la Monarchie.
LE ROI PRETEND
SE RÉSERVER
L'IMPÔT.
OU LES IMPOTS
ROYAUX ONT
COURS.
ce total que pour 50 000 livres. Les impôts extraordinaires étaient
à peine plus lourds qu'à la fin du règne de Charles V. Le roi avait
renoncé aux crues de taille, aux emprunts forcés sur les particuliers,
aux impôts extraordinaires levés sur les villes, et aux autres expé-
dients en usage jusque vers 1450. La population, encore très misé-
rable, se plaignait des impôts; mais elle ne pouvait guère être
ménagée davantage, et Ton a pu dire que les dix dernières années
du règne de Charles VII furent, au xv'' siècle, « l'âge d'or du contri-
buable ».
Le meilleur moyen de rendre la taille et les aides supportables
et d'en assurer la perception, c'était de supprimer les autres charges
qui pesaient sur le peuple et de réserver au roi seul le droit d'imposer.
Lorsque fut rédigée, après la session des États d'Orléans, l'ordon-
nance de 1439, on y inscrivit la peine de la confiscation des biens
pour les seigneurs qui retiendraient une partie des deniers dus au
roi par leurs sujets, ou mettraient « aucune creue par dessus la taille
du roy »; on ajouta même qu'il était défendu à tout seigneur de
lever une taille ou un impôt quelconque sans autorisation. Ni l'une ni
l'autre de ces interdictions ne furent respectées. En 1442, Charles VII
se plaignait que les seigneurs retinssent pour eux une partie des
tailles royales. Au xvi^ siècle, la taille seigneuriale existait encore en
bien des endroits. Il fut moins difficile de briser la résistance des
assemblées provinciales et municipales. Charles VII interdit aux
Etats de lever des deniers sans sa permission, attaqua l'autonomie
des Etats de Languedoc eux-mêmes, contrôla et réduisit leurs votes
de taxes locales. On verra enfin que, sous couleur de défendre les
villes contre les officiers municipaux, il anéantit leur indépendance
financière.
Non seulement les impôts étaient en théorie réservés au roi
seul, mais ils devaient avoir plein cours « en tous les lieux de ce
royaume ' » (sauf dans les domaines du duc de Bourgogne, préservés
par les conventions d'Arras). Cet autre principe n'était pas plus facile à
pratiquer que le premier. Les grands vassaux très puissants ne lais-
saient pas les officiers du fisc pénétrer chez eux. Pour forcer l'entrée
du comté d'Armagnac, il fallut une guerre : en 1443, une armée
royale envahit les domaines du comte Jean IV et les conquit. Les
habitants refusèrent encore de payer la taille. Horriblement foulés
par les garnisaires, ils ne cédèrent qu'au bout de quelques années.
Le puissant voisin du comte d'Armagnac, Gaston IV de Foix, égale-
1. Réponse du Grand Conseil aux doléances des Etats des Lannes, publiée par Cadier,
La sénéchaussée des Lannes soas Charles VII, Revue de Béarn, t. III, i885.
256
Les Assemblées d'Etats et les Finances royales.
ment menacé par les sommations royales, tint bon, et Charles Vil
n'insista pas *.
Les empiétements du fisc réussirent, sans bruit, dans des fiels d(^
moindre importance, comme au temps de Charles V. A rextrcmilé du
royaume, dans ce Midi si longtemps autonome, la maison d'Albret
laissa violer ses immunités. Le plus souvent on amadouait les sei-
gneurs en leur servant des pensions et en leur abandonnant une
partie des impôts. D'ailleurs on usait de ménagements envers leurs
sujets : on leur épargnait les crues de taille -.
Il s'en fallait donc qu'il y eût, dans le royaume, égalité devant
l'impôt. Le régime n'était pas le même dans les grands fiefs que dans
le domaine. Dans le domaine même, on a vu que le poids des impôts
n'était pas le même pour tous les pays ni pour tous les sujets. La
royauté avait établi le principe qu'aucune partie du royaume ne pou-
vait être exempte de la contribution publique; mais elle ne pouvait
avoir et n'eut pas en effet l'idée d'un régime fiscal uniforme : elle
laissa subsister les usages particuliers qui s'étaient formés dans les
diverses régions et les privilèges déjà reconnus des nobles et des
clercs. A ces privilèges, commençaient à s'ajouter ceux des officiers.
Ainsi apparaissaient déjà des imperfections et des abus qui devaient
s'aggraver et constituer une des grandes injustices de l'Ancien
Régime.
Il est à noter que la Monarchie maintenait pourtant son droit de
faire payer l'impôt aux gens d'Église, dans les cas d'urgence excep-
tionnelle. L'Université de Paris paya en 1437 l'aide levée pour le
siège de Montereau. En 1441, on lui réclama encore de l'argent pour
le siège de Pontoise. Elle résista, suspendit ses cours et finit par
céder. Les clercs du Languedoc durent contribuer à l'aide levée,
dans l'hiver de 1443-1444, pour la défense du royaume : « De raison
et de toute équité, était-il dit dans les lettres du 26 février 1444^
puisque lesdits deniers sont levez pour employer au fait de la chose
publique, est chose raisonnable que tous en général et en particu-
lier y contribuent ». Dans l'ordonnance du 19 juin 1445, le roi
déclare que les gens d'Église, sauf les écoliers des Universités,
doivent payer les impôts levés « pour la défense du royaume », et être
au besoin contraints « par prise, arrest et exploitation de leur tem-
porel ». Lorsque la taille des gens de guerre fut établie, l'occasion
ARFiAXGEMENTS
AVEC LES
SEIGNEURS.
L'INEGALITE
DANS L'IMPOT.
RESTRICTION
AU PRIVILÈGE
DE CLERGIE.
1. Sur l'affaire d'Armagnac, voir plus loin, chap. vm, ^ :>. La résistance des liaiiilanls
nous est connue par les Comptes de Riscle, publiés par Parfouru et De Carsalade Du Pont, 1. 1,
p. 25 et suiv. — Sur Gaston IV de Foi.v, outre le livre de M. Courteault, voir la Heqtiêle
publiée dans les Annales du Midi, 1900, p. 497 et suiv.
2 C'est ce qu'indique très nettement la réponse du roi aux doléances des nobles réunis
àNeversen 1442 (Monstrelet, édition Douet d'Arcq, t. VI, p. 39).
a57 )
iv. 2.
17
La Société et la Monarchie.
ADMINISTRATION
FINANCIÈRE.
MESSIEURS
DES FINANCES.
LES « CHARGES >..
LES « GENERA-
LITES. »
JURIDICTION
FINANCIÈRE.
se présenta d'appliquer en grand ce principe. Il fut question de faire
participer les gens d'Église à la nouvelle charge; à Sentis, il y eut à
ce sujet une bataille en règle entre les prêtres de la ville et les gens
du roi, soutenus par les bourgeois. Finalement les ecclésiastiques
furent exemptés de la nouvelle taille, mais le roi leur demanda de
l'argent « pour aider à soulager ses sujets laïques ».
Les conseillers de Charles VII fondèrent une administration
financière stable et bien ordonnée, qui subsista sans modifications
essentielles jusqu'au règne de François I". « Messieurs des Finances »,
c'est-à-dire les généraux, les trésoriers, et d'autres hauts officiers de
compétence spéciale formèrent auprès du roi un Conseil, qui élabo-
rait le budget et accaparait la gestion des deniers publics. Nulle part
le début de l'œuvre monarchique de centralisation ne s'aperçoit plus
nettement.
Le royaume fut divisé en quatre circonscriptions (Languedoïl,
Languedoc, Pays-outre-Seine-et- Yonne, Normandie), qui s'appelaient
« charges » pour la gestion du domaine et « généralités » pour la
gestion des finances extraordinaires *. Dans chacune des quatre
charges, le domaine était administré par un « trésorier de France »,
et les recettes de chaque prévôté étaient encaissées par un « rece-
veur ordinaire ». A Paris résidait un « changeur du Trésor », rece-
veur général des revenus domaniaux. La généralité était administrée
par un « général des Finances », assisté d'un « receveur général ».
Si l'on excepte le Languedoc, où les États avaient un rôle financier
considérable, et quelques petits pays, chacune des généralités était
divisée en « élections », dont les limites se confondaient le plus sou-
vent avec celles des diocèses. Deux élus, un greffier, un procureur
royal, un ou deux receveurs, assuraient en chaque « élection » le
recouvrement des aides, adjugées en fermes, et la perception des
tailles. L'impôt du sel avait une administration spéciale, variable
selon le régime de la gabelle.
Les questions contentieuses concernant les impôts étaient por-
tées devant les élus et en appel à Paris, devant la « Chambre des géné-
raux conseillers sur le fait de la justice des aides ^ ». Les contestations
relatives au domaine étaient examinées par les tribunaux locaux ordi-
naires, et jugées en appel par la Chambre des Comptes. Cette cour sou-
veraine pouvait frapper de peines pécuniaires et afflictives les officiers
1. La généralité d'Outre-Seine-et- Yonne fut constituée en i436, celle de Normandie en
1^50. La Guyenne fut rattachée, pour l'administration financière, au Languedoc, plus tard
à la Languedoïl. A mesure que les successeurs de Charles Vil annexèrent de nouvelles
provinces à leur domaine, Picardie, Bourgogne, Provence, Bretagne, une généralité nou-
velle fut créée.
2. Ou, en abrégé : « Chambre des Aides ».
a58
CHAP. VI Les Assemblées d'Etats et les Finances royales.
de finances. Sa primitive et principale mission était de vérifier les
comptes.
Cette organisation, réglée dans le détail par des ordonnances centralisation
minutieuses, mit tous les deniers publics à la discrétion du roi. financière
L'individualité financière des provinces disparut, au moins en théorie, mitigée.
Les impôts que telle d'entre elles payait pouvaient être appliqués à
des usages qui lui étaient complètement étrangers, et l'argent dont
elle avait besoin pouvait aussi lui arriver de l'autre bout du royaume.
En pratique, pourtant, la plupart des fonds encaissés étaient employés
sur place, afin d'éviter autant que possible les transports de numé-
raire. La centralisation financière ne devait s'achever que sous le
règne de François I".
L'œuvre accomplie par les conseillers de Charles VII dans la caractère
dernière partie du règne n'a pas été une œuvre révolutionnaire. Les général
protestations de Jouvenel des Ursins contre les abus de l'omnipotence
royale ne doivent pas nous égarer. Ces abus étaient fort anciens.
L'autorité monarchique ne s'est développée que selon de vieilles
traditions ; très souvent elle n'a fait que se reconstituer, telle qu'elle
était au temps de Charles V. C'est l'exemple de ce sage qui paraît
avoir constamment guidé les conseillers de Charles VIL Ils ont voulu
comme lui une armée disciplinée, une bonne justice. Ils ont pu, il
est vrai, aller plus loin que Charles V : ils ont réussi à organiser des
finances relativement régulières, en épargnant au peuple de trop
lourdes charges, et ils ont humilié, comme nous le verrons, de puis-
sants barons; c'est que la guerre de Cent Ans a affaibli la plupart des
puissances rivales de la Royauté, et qu'elle a grandi le roi, qui a
chassé l'étranger et replacé la France au premier rang dans la Chré-
tienté. C'est la Monarchie moderne qui commence. Le roi, très bien
secondé par un nombreux personnel d'officiers, dispose maintenant
d'une armée permanente et d'impôts permanents; il est en mesure
de réduire à la définitive obéissance l'Église, les communautés
urbaines et la Noblesse.
DES INSTITUTIONS
DU RÈGNE.
259
CHAPITRE Fil
CHARLES VII ET L'ÉGLISE'
LES LIBERTES
GALLICANES ET
LES GENS DU ROI.
I. LA FRANCE ET LE CONCILE DE BALE. — IL LA PRAGMATIQUE UE BOURCES.
CHARLES VII ET LE CLERGÉ DE FRANCE. — III. NOUVEAU SCHISME. CHARLES VII ET LE
SAINT-SIÈGE.
LES gens du roi, au xm* et au xiv' siècle, s'étaient eflbrcés d'éta-
blir autant que possible, en matière d'impôts et de collation des
bénéfices, l'indépendance du royaume de France à l'égard du Saint-
Siège, et la sujétion du Clergé national à l'égard de la Monarchie.
C'était leur façon d'entendre les « libertés de l'Église gallicane ».
Durant la période du Grand Schisme, le principe de la supériorité des
Conciles sur la Papauté s'introduisit dans la doctrine. Ainsi complétée,
la théorie gallicane eut pour défenseurs attitrés les conseillers au
Parlement, qui la regardaient comme un des dogmes de la religion
monarchique. En quoi ils n'étaient pas complètement désintéressés,
car le roi avait coutume de récompenser par des bénéfices le zèle
de ses serviteurs ; il leur importait donc qu'il en eût la libre distri-
bution.
1. Sources. Pinsson, Caroli Seplimi Pragmalica Sanclio, 1666. J- Haller, Concilium Basiliense,
Sludien und Quellen zur Geschichle des Concils von Basel, en cours de publication depuis
1896. J. Guiraud, Documents commentés, Bull, de la Commission archéolo^^iquede Narbonne,
1892. Denifle et Châtelain, Charlularium Universilatis Parisiensis, t. IV, 1897; Auclarium
Charlularii. t. II, 1897. Curieux procès-verbal d'élection canonique en i453, dans le Bull,
bistorique et philologique, 1898, p. 78.
Ouvrages a consulter. Pastor, Histoire des papes depuis la fin du moyen âge, traduction
Furcy-Raynaiid, t. I à IIJ, 1888-1892 (abondante bibliographie). Creighion, History of Ihe
Papacy, t. II, 1892. Rocquain, La cour de Rome et l'esprit de réforme avant Luther, t. III, 1897.
Hel'ele, //i.s/oire des Conciles, trad. Delarc, t. XI, 1876. Féret, Histoire de la Faculté de Théo-
logie de Paris, t. IV, 1897. Péchenard, Jean Juvénal des Ursins, 1876. Travaux de Mlle de
Villaret, Mém. de la Soc. archéologique de l'Orléanais, 1875, et de Ch. de la Roncière,
Correspondance historique et archéologique, 1895. On manque d'études approfondies sur la
participation du Clergé de France au Concile de Bàle et sur l'application de la Pragmatique
Sanction. Nos conclusions, en particulier pour cette dernière question, sont fondées sur
des textes récemment publiés, mais sont données comme provisoires. La publication du
t. V du Carlulaire de VUniversilé de Paris pourra les étendre ou les modifier.
< 260 >
Charles VII et VEglise.
Le Clergé national, dans sa majeure partie, avait aussi un intérêt
évident à soutenir le roi contre Tavide Curie romaine. Au xv*^ siècle, le
Saint-Siège levait sur l'Église de France des impôts énormes ' et se
« réservait » en principe tous les bénéfices importants de la Chré-
tienté. Pour assurer à tous ses membres le pain quotidien et la dignité
de la vie, le Clergé réclamait l'abolition ou la réduction des charges
qui pesaient sur lui, la suppression des commendes- et du cumul
des bénéfices, le rétablissement des élections canoniques, la réparti-
tion des fondions ecclésiastiques entre les plus savants et les plus
pieux.
Les hommes éclairés qui espéraient par ces moyens relever le
Clergé de sa décadence matérielle, morale et intellectuelle, crurent
pouvoir compter sur le roi de France. Ils lui rappelaient que, lui
aussi, il était membre de l'Eglise. Jouvenel des Ursins écrivait à
Charles VII : « Vous n'estes pas simplement personne laye (laïque),
mais preslat ecclésiastique, le premier en vostre royaume qui soit
après le pape, le bras dextre de TEsglise ». La vieille théorie du roi
prélat reprit toute sa force au temps de Charles VII. Les paroles de
Jean Jouvenel restent même au-dessous de la vérité. Charles VII fut
« le premier de son royaume », non pas « après le pape », mais sans
restriction. Il régla sans consulter le Saint-Siège l'administration de
l'Église gallicane. Au dehors, il fut l'arbitre qui mit fin au Schisme.
Il eut donc un rôle ériiinent dans les affaires ecclésiastiques de son
royaume, et souvent même dans celles de la Chrétienté. Mais on va
voir qu'il exerça cette influence beaucoup moins pour le bien de
l'Église que pour l'extension de son autorité.
L OPINION DU
CLERGÉ,
UNION DE
CHARLES VU
ET DE L'ÉGLISE
GALLICANE,
AU PROFIT
DE LA ROYAUTÉ.
I. — LA FRANCE ET LE CONCILE DE BALE
LE Concile de Constance (1414-1418) s'était préoccupé avant tout
de terminer le Grand Schisme. Le Conclave tenu du 8 au 11 no-
vembre 1417 avait élu Martin V^ Le pape Benoît XIII, réfugié dans
l'Aragon, sa patrie, refusa de céder, et, en France même, un parti
FIN DU
GRAND SCHISME.
1. L'impôt le plus lourd était celui des «annales» : le pape exigeait, chaque fois qu'un siège
épiscopal ou abbatial devenait vacant, une année du revenu du bénéfice. Or, ces dignités
n'étant généralement conférées qu'à des hommes murs, les mutations étaient fréquentes.
Au diocèse de Bourges, l'archevêché seul payait 4000 llorins d'annales; la riche abbaye de
Déols, qu'on appelait la « Mamelle de Saint-Pierre », 4 000 florins aussi; le total des annales
du diocèse s'élevait à i3 000 florins, soit 26000 livres tournois (Raynal, Hisl. du Berry, t. III,
p. 188, d'après le cartuiaire de l'Archevêché de Bourges).
2. Le litulniiu d'un bénéfice « en commende >> en touchait les revenus, sans être obligé à
la résidence.
3. Voir t. I"V, 1" part., p. 352 et suiv.
261
ABANDON
DES RÉFORMES.
LA PAPAUTE
AU XV SIÈCLE.
CONCILE
DE SIENNE.
La Société et la Monarchie. livre n
schismatique subsista jusqu'au temps de Louis XI dans les campa-
gnes du midi de la France*. Mais, en somme, le Schisme était fini.
La majorité des Pères de Constance avait abandonné la cause de
la réforme. Les longues et douloureuses péripéties du Schisme avaient
provoqué une telle lassitude, que ni les désordres du Clergé, ni même
les abus fiscaux de la Cour pontificale ne décidèrent le Concile à
suivre les avis du roi des Romains, qui conseillait de procéder à la
correction de la discipline et des mœurs ecclésiastiques avant d'élire
un pape. Martin V, une fois le Concile dispersé, travailla à enrichir sa
famille, ne guérit pas la Curie romaine de son avidité proverbiale et
ne prit aucune mesure efficace pour ramener le Clergé à l'observa-
tion de ses devoirs.
La Papauté ne pensait plus qu'à reconstituer son pouvoir tem-
porel en Italie et à reconquérir ses anciennes prérogatives dans la
Chrétienté. Martin V, sagace administrateur; Eugène IV, moine aus-
tère et entêté ; Nicolas V, le premier des papes humanistes ; Calixte III,
rigide et opiniâtre Espagnol; Pie II, jadis poète d'humeur légère,
célèbre par ses palinodies, tous ces hommes, si différents qu'ils soient
les uns des autres, par l'origine et le caractère, ont une même ambi-
tion : assurer l'omnipotence pontificale, et aussi trouver de l'argent,
que ce soit pour faire la fortune de leurs neveux ou bien pour cons-
truire des monuments magnifiques, et collectionner des bijoux et des
manuscrits. Les partisans delà réforme s'habitueront à voir en eux le
grand obstacle à la régénération de l'Église, pendant que les rois les
considéreront comme des concurrents dans l'exploitation du Clergé.
Un même sentiment ralliait presque tous les chrétiens préoccupés
des intérêts généraux de la religion : la réforme devait être faite par
un Concile œcuménique. Jamais la doctrine conciliaire ne rencontra
plus d'adhésions qu'au xv^ siècle, dans l'Europe tout entière. Dès le
mois de mai 1422, l'Université de Paris, qui, malgré les malheurs de
la France, restait encore la « lumière » de la chrétienté, envoya en
ambassade à Rome un de ses plus fameux docteurs, Jean de Raguse,
pour supplier le pape de hâter la convocation d'un Concile. Martin 'V
feignit de céder et réunit à Pavie une assemblée qui devait être œcu-
ménique. Mais les prélats italiens ne s'y rendirent pas : Martin Y
« abhorrait le nom même de Concile ». Lorsque, au mois de juin 1423,
les Pères de Pavie prononcèrent leur transfert à Sienne, à cause de
la peste, il n'y avait parmi eux que douze ou quinze prélats, dont six
français. Les Pères se divisèrent par « nations ». La « nation fran-
çaise » demanda que le Concile édictât des règles pour la collation
1. N. Valois, La prolongation du Grand Schisme, Annuaire-Bulletin de la Société de
l'Histoire de France, 1899.
162
Charles VII et VEglise.
FRANÇAIS
AU CONCILE.
des bénéfices, abolît les commendes, interdît la levée des décimes sur
le Clergé, restreignît les grâces expectatives et les appels en Cour de
Rome. Mais de graves discordes, au sein même de la nation française,
troublèrent rassemblée de Sienne. Elle se sépara le 7 mars 1424, après
avoir décidé seulement qu'un Concile se réunirait à Baie en 1431.
Le 1" février 1431, Martin V, sous la pression de Topinion, concile de bale.
nomma le prélat qui devait présider le nouveau Concile, le cardinal
Julien Cesarini. Mais, par la même bulle, il lui donnait le pouvoir de
dissoudre l'assemblée. Trois semaines après, Martin V mourut. Son
successeur, Eugène IV, résolut de ne pas laisser siéger le Concile.
Connaissant ses intentions, les prélats de la Curie et les cardinaux
italiens, à lexception de Cesarini, ne firent pas le voyage de Bâle.
Mais Eugène IV allait rencontrer une fougueuse résistance.
L'opposition fut dirigée, dans le Concile de Bâle, par le Clergé et rôle du clergé
les Universités de France. Les évêques et les universitaires français
eurent d'ailleurs la principale part dans toutes les grandes affaires
qui y furent traitées. Philibert, évêque de Coutances, conduisit, avec
le doyen de Tours Martin Berruyer, et le docteur en théologie Gilles
Charlier, les négociations engagées par les Pères de Bâle pour faire
rentrer les hérétiques de Bohême, — les Hussites, — dans le giron
de l'Église. Ce fut un docteur de l'Université de Paris, Jean de
Raguse, qui fut chargé par le Concile de mener à bien l'entreprise
de la réunion des Gxecs à l'Éghsc romaine. Mais les Français se
signalèrent surtout par leur acharnement à diminuer le pouvoir pon-
tifical : les mesures les plus révolutionnaires prises contre la Papauté
eurent pour promoteurs l'archevêque de Lyon, l'archevêque de
Tours, l'archevêque d'Arles, qui présida le Concile après le départ
du légat pontifical, et le docteur parisien Thomas de Courcelles, qui,
au dire d'jEneas Sylvius, « dicta un grand nombre des décrets du
Concile ». Ces chefs commandaient une armée d'obscurs docteurs et
de clercs subalternes, auxquels le Concile, par une innovation fort
grave, reconnut le droit de vote. Une majorité compacte et violente se
trouva ainsi constituée pour soutenir contre le pape les doctrines
chères à l'Université de Paris; doctrines radicales, car cette Univer-
sité, au temps de Charles VII, contraignait à se rétracter les moines
qui osaient soutenir que les évêques et les curés tenaient leur pou-
voir de juridiction du pape, et non de Dieu directement, et que les
décrets des Conciles étaient valables seulement après l'approbation
du Saint-Siège.
Au mois de mars 1431, date à laquelle devait s'ouvrir la première
session, le seul prélat arrivé à Bâle était l'abbé de Vézelay, qui avait
jadis présidé la nation française à Sienne. Au mois d'avril, se présen-
debuts de la
lutte contre
le saint-siège.
263
La Société et la Monarchie.
CHABLES VU
PREND PARTI
tèrent quelques docteurs de la Faculté de Théologie de Paris, Tévêque
de Chalon-sur-Saône et l'abbé de Cîteaux. Malgré leurs démarches,
malgré les lettres pressantes envoyées par l'Université de Paris, les
prélats et les docteurs n'arrivèrent que très lentement. Le pape résolut
de les disperser, avant qu'ils fussent en nombre. Par une bulle du
18 décembre 1431, il invita le légat Cesarini, « pour certaines causes
raisonnables », à dissoudre rassemblée de Bâle et à se retirer : les
affaires de la Chrétienté seraient traitées dans un Concile qui se tien-
drait à Bologne. Les Grecs désiraient en effet voir discuter dans une
ville italienne la question qui se posait alors de leur réunion à l'Eglise
latine. La bulle pontificale fut accueillie avec indignation. L'Université
de Paris, dans des lettres du 9 février 1432, engagea les Pères à ne
point « s'engourdir » et à « résister en face ». Les Pères déclarèrent
que « le synode de Bàlc, légitimement réuni dans le Saint-Esprit pour
l'extirpation de l'hérésie, la réforme de l'Église dans son chef et dans
ses membres, et le rétablissement de la paix entre les peuples chré-
tiens, ne pouvait pas être, par qui que ce soit, non pas même par le
pape, dissous, transféré ou ajourné, sans le consentement de ses
membres » (15 février 1432).
Sur la prière du cardinal Cesarini, Charles VU assembla les pré-
lats français à Bourges, le 26 février 1432, poitr les consulter. lis
POUR LE CONCILE. ^T^^^Yeni à l'unanimité l'avis que le Concile pouvait seul restaurer
l'unité religieuse et la discipline ecclésiastique. Charles VII adhéra à
cette doctrine en ordonnant aux prélats de France de se rendre à
Bâle. Toutefois, informé de l'excitation qui régnait parmi les Pères,
il les supplia de se modérer, « de peur qu'un Schisme pestilentiel et
horrible ne fût engendré ».
Eugène IV, menacé à ce moment-là de perdre ses possessions
temporelles, traqué par ses ennemis jusque dans Rome, se réconcilia
en 1431 avec le Concile de Bâle. Les Pères étaient encouragés et sou-
tenus par la plupart des princes de l'Occident, notamment par l'em-
pereur Sigismond, qui, durant les premières années du Concile, fut
leur protecteur attitré. Alors commencèrent les réformes. L'élection
des évèques parles chapitres, des abbés par les couvents, futrétabhe.
Les grâces expectatives furent supprimées, les réserves furent res-
treintes et les droits des gradués d'Universités sur les bénéfices furent
déterminés. Les annates, un des plus importants revenus du Saint-
Siège, furent abolies. Les Pères allèrent plus loin encore. Leurs
décrets fixèrent avec détail les règles que le pape devait suivre pour
le choix des cardinaux, pour l'administration de son temporel et la
direction spirituelle de la Chrétienté. Ils prétendirent même gou-
verner l'Église et se substituèrent à Eugène IV dans une foule d'af-
ABAISSEMENT
DELA PAPAUTÉ.
DECRETS
DU CONCILE.
264
LE CONCILE DE BALE
Miniature de Jean Foucquel pour les Heures d' Etienne Clicvalier. En haut, réunion des éucques
dans une église tendue de tapisseries. En bas, deux anges présentent un tableau où on lit le nom
d'Estienne Chevalier. — Musée Condé à Chantillij.
Cl. Hacbetle
IV. 2. — PL. 17. Page 264.
CHAP. VII Charles VII et VEglise.
faires; c'est ainsi qu ils jugèrent des appels portés en Cour de Rome.
La « nation française >> se signalait par la violence de ses attaques violences
contre le Saint-Siège. Le nonce Traversari, qui assista à quelques ^^^^'^^f^^^
,. . 1 . HA 1 I FRANÇAISE».
séances du concile en 1435, nous dit que les archevêques d Arles cl
de Lyon s'efforçaient de susciter chaque jour des tempêtes. Comme
Eugène IV ne voulait pas sanctionner les décrets concernant les cardi-
naux et le Saint-Siège, la « nation française » publia en 1430 une décla-
ration, où elle dénonçait la politique d'obstruction de la Papauté;
Eugène IV, ruiné par l'abolition des annales, demandait une compen-
sation : il ne fallait rien lui accorder s'il s'obstinait à contrarier
l'œuvre du Concile.
Beaucoup de prélats, parmi lesquels les évêques d'Orléans et scission
d'Évreux, commençaient à s'effrayer des excès où l'assemblée se lais- ^''^'•^ ^^ concile.
sait entraîner. En 1437, la question de l'union de l'Église grecque fut
pour le parti modéré l'occasion de se constituer. Eugène IV refusait
de convoquer autre part qu'en Italie le Concile jugé indispensable pour
terminer cette affaire. Ses légats obtinrent l'adhésion de la plupart
des évêques présents à Baie ; mais les archevêques d'Arles et de Lyon,
et avec eux la majorité des Pères, tenaient pour la réunion de ce
Concile à Avignon. Charles VII, tout en invitant les Pères à s'entendre
avec le Saint-Siège, déclara de son côté qu'il ne se ferait pas repré-
senter au Concile d'Union, s'il se réunissait dans une autre ville. Les
débats devinrent à Bàle de plus en plus orageux; des buveurs, dit
iEneas Sylvius, auraient fait beaucoup moins de bruit dans un cabaret.
Le 12 avril 1437, l'archevêque de Lyon faillit en venir aux mains avec
l'évêque de Metz. La journée du 7 mai fut choisie pour la proclama-
tion des résultats du vote. L'orateur de la majorité et celui de la
minorité lurent en même temps, au milieu d'un tumulte effroyable, le
décret voté par leur parti. Le pape confirma, par une bulle du 30 mai,
le décret de la minorité, qui désignait une ville italienne pour siège
du Concile d'Union. Alors, le 14 janvier 1438, la majorité prononça susPENsroN
la suspension d'Eugène IV, Sur l'invitation du Concile, Charles VII d'eugène iv.
défendit aux prélats français de se rendre à l'assemblée que le pape
avait convoquée à Ferrare.
Six mois après fut publiée la Pragmatique de Charles VII, la
première des ordonnances royales authentiques où nous trouvions un
exposé officiel de la doctrine gallicane.
< 205 )
La Société et la Monarchie.
II. — LA PRAGMATIQUE DE BOURGES. CHARLES VII
ET LE CLERGÉ DE FRANCE
CHARLES VII
ET LE
GALLICANISME
AVANT f43S.
ASSEMBLEE
DE BOURGES
(JUIN 1438).
CHARLES VII, tout en gardant une attitude déférente envers
le Saint-Siège, n'avait pas cessé de soutenir le Concile. Voulait-
il donc donner satisfaction entière au Clergé français? La politique
des gens du roi n'était pas si simple. Ils ne s'intéressaient aux doc-
trines gallicanes qu'autant qu'elles servaient les intérêts de leur
maître. De plus, la guerre anglaise les obligeait à ménager le Saint-
Siège. Leur politique religieuse suivait les oscillations de la fortune
de Charles VII. En 1425, au moment de sa plus grande misère, le roi
de Bourges avait révoqué l'ordonnance gallicane de 1418, et déclaré
que les bulles du pape, relatives à la collation des bénéfices et à la
juridiction apostolique, auraient désormais libre entrée en France :
Martin V avait montré le désir sincère de travailler au rétablissement
de la paix avec l'Angleterre, et Ion voulait gagner ses bonnes grâces.
Plus tard, après les victoires de Jeanne d'Arc et la réunion du Concile
de Bâle, une réaction gallicane parut se produire : à partir de 1432,
l'ordonnance de 1418 fut rappelée dans les lettres royales, comme si
elle n'avait jamais été abolie. Mais elle ne fut pas constamment res-
pectée, parce qu'on avait encore besoin du Saint-Siège pour con-
clure la paix avec le duc de Bourgogne. En 1433, Eugène IV donna
l'archevêché de Narbonne, un des plus riches de France, à son neveu
François Condulmiero ; celui-ci résidait à Rome en qualité de camé-
rier, et il touchait les revenus de son archevêché par l'intermédiaire
d'une banque de Montpellier; le roi et ses gens imposèrent silence au
Chapitre de Narbonne, et l'on a retrouvé les lettres de remerciements
que leur adressa Eugène IV.
En 1438, au moment où le pape et le Concile se brouillèrent, les
Anglais avaient perdu l'alliance de Phihppe le Bon, Paris et l'Ile-de-
France; les bons offices du pape n'étaient plus nécessaires. Les Pères
de Bâle ayant offert au roi de France le recueil de leurs décrets de
réforme, avec prière de les faire exécuter dans les terres de son obé-
dience, les conseillers de Charles VII résolurent de donner une suite
immédiate à cette demande. L'arrivée des ambassades envoyées en
France par le pape et par le Concile fut l'occasion d'une assemblée
solennelle qui souvrit le 5 juin, dans la Sainte-Chapelle, à Bourges.
Le roi y parut entouré du dauphin, de plusieurs princes, d'un grand
nombre de conseillers, de vingt-neuf archevêques et évêques, d'abbés,
de docteurs et de chanoines représentant les Universités et les Chapi-
tres. L'œuvre du Concile de Bâle fut attaquée par les ambassadeurs
266
Charles VII et l'Eglise.
du pape, défendue par ceux des Pères, puis discutée par les assis-
tants. Il fut décidé que le roi s'efforcerait d'apaiser le conflit survenu
et de « trouver moyens de paix », mais que les décrets du Concile
seraient appliqués en France, sauf certaines modifications imposées
par les usages du royaume. Peu de temps après, le 7 juillet 1438, fut
publiée la Pragmatique Sanction.
La Pragmatique avait été longuement élaborée, d'abord par le
Grand Conseil, puis par une commission de prélats et de docteurs. Le
préambule est un réquisitoire contre les abus commis ou tolérés par
le Saint-Siège, et marque toute la haine des gens du roi pour la puis-
sance romaine. Le roi déclare que les églises de France sont victimes
de cupidités insatiables: sans nommer le Saint-Siège, il dénonce ses
« usurpations très graves » et ses « intolérables entreprises », et par-
ticulièrement l'abus des réserves et des grâces expectatives. Il se
plaint que ses trésors soient attirés « en des régions étrangères », et
que les études théologiques soient abandonnées, parce que la faveur
seule, et non plus le mérite, décide de l'avancement des clercs. Les
meilleurs bénéfices sont aux mains d'étrangers qui vivent loin de
leurs ouailles. Ainsi le culte du Christ disparaît. La conclusion est
qu'il convient, dans une certaine mesure, d'accueillir les remèdes
choisis par le saint Concile de Bâle pour guérir les maux de l'Église.
Les deux premiers articles de Tordonnance consacrent la doc-
trine des Pères sur la supériorité des Conciles en matière de foi et
de discipline, et la convocation obligatoire d'un Concile œcuménique
tous les dix ans. Par d'autres sont confirmés les décrets du Concile
qui interdisent la Fête des Fous et les spectacles dans les églises,
limitent la pratique de l'excommunication, répriment l'incontinence
des clercs, et règlent diverses questions de discipline ecclésiastique.
Pour le parti gallican, les articles capitaux de la Pragmatique
furent ceux qui réduisirent au minimum les droits du Saint-Siège en
matière de bénéfices ecclésiastiques et de procès. Sur ce point, la
hardiesse du Concile de Bâle fut souvent dépassée. Les évêques et
les abbés seront élus, conformément aux canons, par les chapitres et
les couvents. Le pape ne peut désormais se « réserver » la collation
des bénéfices, ni imposer ses candidats par le moyen des « grâces
expectatives ». Il ne peut créer de canonicats nouveaux dans les églises
où le nombre des chanoines est fixe. La Pragmatique lui enlève le droit
de consacrer le nouvel élu, à moins que ce dernier ne se trouve à Rome
au moment de l'élection; auquel cas, il devra prêter ensuite serment
d'obéissance à son supérieur immédiat. Les annates sont supprimées
en principe. Enfin le pape ne peut juger les procès en appel qu'une
fois toutes les juridictions intermédiaires épuisées par les plaideurs.
LA PRAGMATIQUE.
SON PRÉAMBULE.
SUPERIORITE
DES CONCILES.
QUESTIONS
DE DISCIPLINE.
COLLATION
DES BÉNÉFICES.
PROCES.
l6'J
La Société et la Monarchie.
CONCESSIONS
AU PAPE,
ET AUX PRINCES.
APPLICATION
DE LA PRAGMA-
TIQUE.
INTERVENTIONS
LAÏQUES DANS
LA COLLATION
DES BÉNÉFICES.
Le texte de l'ordonnance comportait toutefois des concessions
considérables en faveur d'Eugène iV, que les conseillers de Charles VII
n'entendaient point pousser à bout. Malgré la suppression des annates,
un cinquième des taxes perçues antérieurement serait versé au Saint-
Siège, tant qu'Eugène IV vivrait, et ce pape conserverait également,
à titre personnel, les « réserA^es » habituelles. D'autre part, contraire-
ment à un important décret des Pères de Bàle, qui adjurait les princes
de ne pas intervenir dans la nomination aux bénéfices, il était admis
que « le roi et les princes du royaume, s'abstenant de toute menace
ou violence, usassent parfois de sollicitations bénignes et bienveil-
lantes, en faveur de personnes de mérite, zélées pour le bien de
l'État et du royaume. » Le roi entendait ne rien perdre à l'établisse-
ment des libertés gallicanes.
Comment la Pragmatique Sanction a-t-elle été appliquée au
temps de Charles VU? On ne le sait pas bien. On aperçoit cependant
qu'elle n'a pas eu force de loi partout en France *, et que le roi et ses
gens ne se firent pas faute de la violer. Plus lard les ennemis de
Louis XI, notamment Thomas Basin et Martial d'Auvergne, se plurent
à représenter Charles VII comme un sincère et consciencieux défen-
seur des libertés gallicanes : dans la réalité, il les sacrifia à son bon
plaisir, et même parfois aux désirs du pape, lorsqu'il lui importa de
ménager le Saint-Siège. Jouveneldes Ursins assure, dans un discours
rédigé vers 1445, que le roi laissait Eugène IV abuser des réserves et
des grâces expectatives. De son côté, le pape accédait volontiers aux
prières que lui adressait Charles VII pour ses protégés : c'est ainsi
qu'il donna au jeune Louis d'Albret la commende de l'abbaye de la
Grasse et de l'évêché d'Aire, et qu'il s'interposa pour assurer le succès
de Jean d'Étampes, conseiller de Charles VII, dont l'élection à l'évêché
de Garcassonne était contestée.
La Pragmatique autorisait l'intervention « du roi et des princes
du royaume » dans les élections et dans la distribution des prébendes.
Cette très ancienne pratique, ainsi consacrée officiellement, en prit
une force nouvelle. On trouve dans les lettres de Charles VII et du
1. Dans des instructions diplomatiques de i466, Louis XI assure que « les princes qui se
plaignaient de l'abolition de la Pragmatique ne l'avaient jamais connue dans leurs
domaines >. (Charapollion-Figeac, Docum. hislor. inédits, t. Il, 18^3, p. 4o7)' Elle ne fut cer-
tainement pas appliquée en Bretagne : Jean V obtint du pape, en ll^l^l, la promesse qu'il
ne nommerait aux évêchés bretons que des ecclésiastiques agréables au duc (Bellier-
Dumaine, L'aJminislralion de Jean V, Annales de Bretagne, 1900-1901, p. 265 et suiv.). Le
Dauphiné, qui jouissait d'une grande autonomie, repoussa également la Pragmatique. Le
dtic de Bourgogne ne paraît pas en avoir tenu compte. Naturellement elle ne fut pas
appliquée dans les pays soumis encore aux Anglais; sur l'ordonnance de Henry VI (i447)
concernant la collation des bénéfices en Guyenne et en Normandie, voir P. VioUet, Hisl.
des instiiulions politiques de la France, t. IL 1898, p. 338.
268 >
CHAP. VII Charles VII et VEglise.
dauphin Louis maints spécimens de ces « sollicitations bénignes et
bienveillantes », qui parfois devenaient de véritables sommations.
En 1444, le siège de Reims, le premier de lÉglise de France, était
vacant; le roi, voulant faire élire son protégé Jacques Jouvenel des
Ursins, qui n'avait que trente-quatre ans, n'écrivit pas moins de
quatre fois au chapitre. « Nous vous prions et requêtons, disait-il,
pour le bien de vous, de l'Église et de nous, que vous veuillez avoir
mémoire de la personne de notre conseiller ». Jacques Jouvenel fut
élu : au reste, il était homme de talent et de vertu; mais le roi ne
choisissait pas toujours si bien. Il usa des bénéfices pour payer les
services de ses gens. Le fils aîné de Jacques Cœur fut promu à vingt-
cinq ans à l'archevêché de Bourges. Charles VII prétendit imposer
Pierre Bureau comme évêque d'Orléans, bien que le chapitre eût
régulièrement élu le pieux Thibaud d'Aussigny. Le dauphin Louis
réclamait des prébendes pour ses protégés, en déclarant que sa bien-
veillance était à ce prix. Le roi alla jusqu'à confisquer le temporel
des évêques qui refusaient de conférer des bénéfices à ses créatures.
Les princes, imitant l'exemple du roi et du dauphin, peuplèrent de
cadets de leurs maisons les évêchés soumis à leur influence. Ennemis
et amis de la Pragmatique s'entendaient pour dénoncer les excès
du pouvoir laïque : Pie II, dans ses Commentaires, déclare que
Charles VII et ses grands vassaux disposaient des bénéfices à leur
gré, que le Parlement de Paris s'immisçait dans les causes les plus
exclusivement ecclésiastiques, et que la Pragmatique faisait des pré-
lats français « les esclaves des laïques » ' ; Jean Jouvenel des Ursins
se plaignait avec amertume de l'ingérence royale dans les élections, et
dans l'administration temporelle et judiciaire des évêques.
Pourtant, Jouvenel des Ursins considérait la Pragmatique comme la pragmatique
une loi « juste, sainte et raisonnable ». Il estimait qu'elle faisait sim-
plement revivre des règles très anciennes. Presque tous les évêques
français soutinrent la même opinion, et, tant que le parti gallican a
existé en France, la Pragmatique de 1438 est restée pour lui un objet
de regrets. Cette ordonnance protégeait, il est vrai, le clergé français
contre les exactions romaines, si intolérables à l'époque encore récente
du Grand Schisme ; mais Jean Jouvenel et ses pareils commirent ler-
1. PU secundi Commentarii, édition de i6i4- P- 160. Le cas du prieur de l'Hotel-Dieu de Pro-
vins, dépossédé violemment de sa charge par les gens du roi, en i453. au profit d'un certain
Mardeau, qu'ils patronnaient, a été raconté par Bourquelot (Hisloire de Provins, t. II, p. 97-98).
En Bourgogne, Jean Petitjean fut dépouillé en i^ôi de son abbaye de Saint-Martin d'Aiitun
par le fils du chancelier de Philippe le Bon, le cardinal Jean Rolin. Jacques Du Clercq,
chroniqueur artésien, dit qu'on vendait des bénéfices « comme marchands font des denrées;
et toujours l'emportoit le plus fort, fust par prières de prinche, de sieur ou autrement »
(Mémoires, t. I^V, p. 21). On assistait en somme aux mêmes abus et aux mêmes scandales
dans les pays où l'on pratiquait la Pragmatique et dans ceux où on ne la pratiquait pas.
< 269 >
ET LE PARTI
GALLICAN.
La Société et la Monarchie.
ATTITUDE
PARTICULIÈRE
DE L'UNIVERSITÉ
DE PARIS.
reur de croire que Ton pouvait obtenir des gens du roi le respect
sincère de l'indépendance du Clergé.
L'Université de Paris, qui, par ses délégués, avait pris une part
active à la préparation des décrets de Bâle et de la Pragmatique, ne
tarda pas à reconnaître combien elle avait été imprudente en favori-
sant la rupture entre l'Église de France et la Papauté. Cette impru-
dence était tout à fait contraire aux règles de conduite qu'elle suivait
depuis une trentaine d'années. L'Université, dans son orgueil d'aris-
tocratie intellectuelle, était attachée à la doctrine de la supériorité des
Conciles sur la Papauté : il n'en pouvait être autrement, vu que les
Conciles étaient le plus souvent gouvernés par ses docteurs. Mais
déjà, pendant le règne de Charles VI et la régence du duc de Bed-
ford, elle ne s'était pas montrée gallicane jusqu'au bout : ses intérêts
le lui interdisaient. Le Saint-Siège, en effet, lui avait toujours fait
une part très importante dans la distribution des riches prébendes.
Il était évident que le rétablissement des élections canoniques,
aggravé par le droit d'intervention du roi et des princes, livrerait les
meilleurs bénéfices aux candidats les plus connus et les plus estimés
par les chapitres et les couvents, ou les plus solidement appuyés par
des lettres de recommandation décisives, et que les diplômes univer-
sitaires auraient peu de poids dans la balance. En 1418, l'Université
avait protesté contre l'ordonnance gallicane publiée par le dauphin
Charles, et, en 1425, elle avait soutenu énergiquement le duc de
Bedford, lorsqu'il avait rendu au pape la collation de la plupart des
bénéfices. Les députés qu'elle envoya à Bâle et à Bourges se firent
l'illusion que le tiers des prébendes vacantes dans chaque église
cathédrale serait assuré définitivement aux gradués des Universités.
Cette clause figura bien dans la Pragmatique, mais elle ne fut pas
appliquée. Aussi les témoignages du mécontentement de l'Université
de Paris abondent-ils, pendant les vingt dernières années du règne
de Charles VIL Elle déclarait que la Pragmatique était « infructueuse
et inutile ' ».
1. L'Université de Paris avait d'ailleurs bien d'autres motifs de se plaindre. Les privilèges
des Universités provinciales qui lui faisaient concurrence furent maintenus ou accrus, et
les siens furent attaqués. Les gens du roi se défiaient d'elle, parce qu'elle s'était montrée
fort attacRée à la cause anglaise, et ses vieilles franchises leur paraissaient exorbitantes.
En 1446, à la suite de deux années de troubles, Cliarles VII décréta que le Parlement pourrait
désormais connaître, aussi bien que le roi en sa propre personne, des «causes, querelles
et négoces » de l'Université de Paris, et ainsi il atteignit « aux entrailles » le? privilèges
auxquels maîtres et élèves étaient si attachés. Dans les dernières années du règne, cepen-
dant, cette sévérité se relâcha. C'était justement, comme on le verra, l'époque où les
relations entre le roi et le Saint-Siège se tendaient, au point qu'une rupture paraissait
possible. Après la bagarre sanglante de i453 entre étudiants et archers de la prévôté (voir
plus haut, p. 120), l'Université interrompit ses cours. Bien qu'il eût formellement interdit
la « cessation » dans son édit de i446, Charles VII la toléra pendant neuf mois, et le
Parlement donna finalement satisfaction à l'Université. En j4â7i le pape Calixte 111 se
270
CHAP. VU
Charles VII et T Eglise.
HT. — NOUVEAU SCHISME.
SAINT-SIÈGE
CHARLES VII ET LE
LES papes n'acceptèrent jamais officiellement l'œuvre de l'assem-
blée de Bourges. Ils n'eurent pas une politique intransigeante,
ils ne rejetèrent point les concessions que leur avait faites Charles VII
et s'entendirent souvent avec lui aux dépens des libertés gallicanes;
mais ils ne cessèrent pas de réclamer l'abolition de la Pragmatique.
Cette loi, publiée sans leur consentement et rédigée en des termes
fort durs pour eux, était un exemple dont les autres princes chrétiens
pouvaient être tentés de s'inspirer. Que tous prissent ainsi chez eux
la direction des affaires ecclésiastiques, et c'en était fait de la
Papauté. Dix mois après l'assemblée de Bourges, le nouvel empe-
reur, Albert II, et la diète de Mayence publièrent à leur tour une
Pragmatique, fondée sur les décrets de Bâle. Thomas de Courcelles,
qui avait représenté le Concile à l'assemblée de Bourges, assistait
également à celle de Mayence. Les « Pragmaticiens » avaient bien
choisi leur moment : Eugène IV était réduit à l'impuissance par la
lutte de plus en plus furieuse que soutenaient contre lui les Pères de
Bâle.
Dans la trente-troisième session, tenue le 16 mai 1439, l'arche-
vêque d'Arles, qui présida dès lors le Concile jusqu'à sa dispersion,
réussit à faire voter les trois motions suivantes : un Concile général
est supérieur au pape; il n'est pas permis au pape de transférer ni
de dissoudre un Concile; c'est être hérétique que de nier ces vérités.
Enfin on mit en discussion la déposition d'Eugène IV. Thomas de
Courcelles, Nicolas l'Ami, autre docteur parisien, et l'archevêque
de Tours, menèrent, avec le président de l'assemblée, la campagne
contre le pape. Sauf sept, les évêques préférèrent se retirer plutôt
que de voter sur cette question. L'archevêque d'Arles fit placer des
reliques sur les sièges vides. Le « conciliabule » de Bâle ne comprenait
qu'une vingtaine de prélats et trois cents prêtres et docteurs, lorsque
la déposition d'Eugène IV fut votée, le 25 juin 1439. Croyant qu'un
prince riche, apparenté aux souverains d'Occident, serait reconnu
facilement pour chef de l'Église, la commission choisie par les Pères
élut le vieil Amédée de Savoie, qui avait abandonné à son fils le gou-
LES PAPES ET LA
PRAGMATIQUE.
LE CONCILE
DÉPOSE
EUGÈNE IV.
ÉLECTION
DE FÉLIX V.
plaignit auprès du roi de la « présomption criminelle » de l'Université, qui avait infirmé,
comme « scandaleuse et perturbatrice », la bulle donnée par son prédécesseur en faveur des
Ordres mendiants. Charles VII se garda bien de sévir. Il entrait à ce moment-là dans ses
desseins de s'appuyer sur l'Université pour faire face au Saint-Siège. Il traita l'Université
comme le reste de l'Eglise de France : il s'efforça de l'asservir, mais il modéra ses exigences
selon les besoins du moment.
La Société et la Monarchie.
ACCUEIL FAIT
A L'ANTIPAPE.
CHARLES Vil
MET FIN AU
SCHISME,
MAIS MAINTIENT
LA PRAGMATIQUE.
FAUSSE
PRAGMATIQUE
DE SAINT LOUIS.
vernement de son duché et vivait retiré dans son château de Ripaille,
sur les bords du lac de Genève. Amédée accepta la tiare et prit le
nom de Félix V; mais il ne fut reconnu que par les Universités et un
petit nombre de princes de second ordre : le Grand Schisme avait
laissé de si mauvais souvenirs qu'on ne voulait point le ressusciter,
lùt-ce même pour faire triompher le principe de la supériorité des
Conciles '.
Pourtant la nouvelle crise dura dix longues années : les princes
avaient intérêt à tenir Eugène IV dans l'embarras, pour lui mar-
chander leur appui. Les électeurs de l'Empire gardèrent une neutra-
lité malveillante: le roi d'Aragon réserva sa décision; Charles Vil fit
de même. Une assemblée du Clergé de France, réunie à Bourges au
mois d'août 1440, écouta tour à tour le légat du pape et les défen-
seurs du Concile et de l'antipape : Thomas de Courcelles, délégué
des Pères de Bâle, prononça en faveur de Félix V un discours de
deux heures, « qui plut beaucoup au roi ». Finalement, Charles VII
décida que le royaume resterait dans l'obédience d'Eugène, en atten-
dant que la question fût résolue par un nouveau Concile général. Il
refusa d'abolir la Pragmatique et, pour les modifications qu'il y avait
peut-être lieu d'y introduire, s'en référa également au futur Concile.
Les menaces d'Eugène IV, les intrigues savantes qu'il ourdit
pour circonvenir le Grand Conseil, un projet de Concordat fort avan-
tageux qu'il proposa, tout échoua, et la Pragmatique ne fut point
abrogée. En revanche, Charles VII abandonna la cause du Concile.
Se substituant à l'inerte empereur Frédéric III, le roi de France
rétablit la paix dans l'Église. Après de pénibles négociations, ses
représentants obtinrent l'abdication de Félix V (avril 1449).
Charles VII trouva dans ce succès de sa politique l'autorité
nécessaire pour maintenir la Pragmatique. En 1450, sur les instances
du pape Nicolas V, il réunit pour la forme une assemblée ecclésias-
tique à Chartres. Quelques prélats émirent des doutes sur la légiti-
mité de l'ordonnance qui avait réglé les libertés de l'Église gallicane
sans aucune intervention du Saint-Siège. Les gens du roi exhibèrent
alors une prétendue Pragmatique de saint Louis, instituant la liberté
des élections et interdisant la levée d'impôts extraordinaires par les
collecteurs pontificaux dans le royaume de France '. Cette pièce fut
produite encore deux ans plus tard, devant une nouvelle assemblée
ecclésiastique tenue à Bourges, lorsque le cardinal d'Estouteville vint
1. En France, à l'époque où les Pères de Bàle se préparaient à déposer Eugène IV, les
Etats de Languedoc avaient émis le vœu que le Concile ne renouvelât point la division
dans l'Eglise.
2. Voir t. III, 2' partie, p. 63-64.
272
CHAP. VII
Charles VII et l'Eglise.
en France réclamer derechef Tabolition de la Pragmatique de 1438.
Les partisans du Saint-Siège se trouvèrent fort embarrassés. Les
gallicans accueillirent avec enthousiasme cette ordonnance placée
sous la garantie d'un saint : pendant trois siècles, le parti devait en
faire le fondement de ses argumentations. Cette Pragmatique de
saint Louis était un faux, fabriqué sans doute dans la chancellerie
de Charles VII.
Ni l'opiniâtreté de Calixte III, successeur de Nicolas V, ni la vio-
lence de Pie II, ne triomphèrent de la persévérante politique royale :
jusqu'à la fin du règne, les gens du roi mirent obstacle aux appels
en Cour de Rome, lorsqu'ils paraissaient léser les intérêts de leur
maître; ils interdirent l'application des bulles jugées dangereuses
pour l'autorité monarchique; aucun légat ne fut reçu sans avoir
promis de ne pas attaquer la Pragmatique. Le refus opposé par
Charles VII aux instances faites par Calixte III pour entraîner la
France dans une croisade contre les Turcs, accentua son dissenti-
ment avec le Saint-Siège. Quand le pape parla de lever une dîme sur
l'Église de France pour préparer la guerre sainte, l'Université de
Paris prit l'initiative d'un appel au Concile; en 1457, ses députés allè-
rent présenter à Calixte III et aux cardinaux une protestation en
dix-huit articles, où elle réclamait la convocation d'un Concile général
et dénonçait les abus de pouvoir du Saint-Siège. Calixte condamna
l'appel, comme « téméraire et impie ». L'exemple de la France mena-
çait de devenir contagieux : déjà les Allemands songeaient à demander
l'appui de Charles VII, et à organiser une ligue pour obtenir la réu-
nion d'un Concile. Pie II, durant le congrès réuni à Mantoue en 1459
pour organiser la croisade, réprouva impétueusement la Pragmatique
et, le 18 janvier 1460, dans sa bulle « Execrabilis », il déclara passible
d'anathème tout prince qui désormais en appellerait du pape au Con-
cile général. L'Université et le Parlement poussèrent alors Charles VII
aune action énergique. Jean Dauvet, procureur général au Parlement
de Paris, publia, le 10 février suivant, une protestation qui commen-
çait ainsi : « Puisque le pape, à qui la puissance a été donnée pour
l'édification de l'Église et non pour sa destruction, veut inquiéter le
roi, le Clergé et les séculiers du royaume, moi, Jean Dauvet, procu-
reur général du roi, je proteste et appelle de ses déclarations à la
haute juridiction d'un Concile général, qui sera convoqué, autant que
faire se pourra, sur les terres de France ». Pie II n'insista point; il
attendit l'avènement de Louis XI.
Que devenait cependant la réforme de l'Église? Elle avait été
comme oubliée dans toutes ces querelles. Les maux dont souffrait
l'Église de France, le cumul des bénéfices, l'absentéisme des titu-
NOUVEAUX
CONFLITS A VEC
LE SAINT-SIÈGE.
ECHEC
DE LA RÉFORME
ECCLÉSIASTIQUE.
273
IV. 2.
18
IMPUISSANCE
DU CONCILE.
La Société et la Monarchie. livre ii
laires, la simonie, rincontinence des prêtres, la vie mondaine ou le
vagabondage des clercs, les gaspillages et les scandales dans les
hôpitaux, persistèrent et s'aggravèrent. Personne en France ne pré-
voyait alors la grande crise du xvi*' siècle ; tout cependant la prépa-
rait. Les efforts partiels des évêques et des Conciles provinciaux
n'eurent guère de résultats. Il aurait fallu lintervention d'une auto-
rité plus puissante.
Les hommes pieux et éclairés, comme Jean Jouvenel des Ursins,
avaient mis leur confiance dans le Concile général et dans le roi. Elle
fut déçue. Le Concile de Bâle, après qu'il eut créé un antipape, ne s'oc-
cupa plus de la réforme de la discipline ; Teût-il fait, que ses efforts
fussent restés stériles : en renouvelant le Schisme, il avait perdu tout
crédit dans la Chrétienté, il avait même compromis l'œuvre de ses
premières sessions. Lorsqu'il prononça lui-même sa dissolution, en
1449, il était déjà oublié. L'ère des grands Conciles était close. L'espèce
de système parlementaire que les partisans de la supériorité des Con-
ciles avaient voulu introduire dans le gouvernement de l'Église catlio-
lique avait sombré dans l'impuissance et le mépris. Il était bien diffi-
cilement praticable; l'inexpérience et la violence des Pères de Bâle
l'avaient rendu impossible.
Quant au roi et à ses gens, leur politique religieuse fut étroite-
DE LA MONARCHIE, ment intéressée, subordonnée de la façon la plus mesquine aux petits
profits de chaque jour. Se servir du Clergé national contre le pape,
et, au besoin, du pape contre le Clergé national, faire à l'un ou à
l'autre les concessions qu'exigeaient les circonstances, sans autre but
que l'accroissement du pouvoir royal, ce fut toute leur règle de con-
duite. Ils s'entendirent avec le Saint-Siège, aux dépens des libertés
gallicanes, chaque fois qu'ils y virent leur avantage, et ils n'appli-
quèrent la Pragmatique que pour disposer à leur gré des bénéfices
et réduire les privilèges judiciaires et financiers du Clergé. Ils n'iso-
lèrent l'Église de France que pour l'asservir et l'exploiter. La réforme
de la discipline fut abandonnée par eux comme elle l'avait été par le
Concile. L'égoïsme de la Monarchie a été ainsi, pour une bonne part,
responsable du grand déchirement religieux du xvi® siècle. Le pou-
voir royal s'étendait avec la brutalité d'une force de la nature, tantôt
funeste et tantôt bienfaisante, empêchant l'œuvre de réforme reli-
gieuse, comme il étouffait les germes de liberté que le moyen âge avait
laissés grandir, et comme il tuait l'esprit féodal.
EGOISME
<■ 274
CHAPITRE Vin
CHARLES VII ET LA SOCIÉTÉ LAITUE
I. CHARLES VII ET LES VILLES. — II. CHARLES VII ET LA NOBLESSE. LA
PRAGUERIE. AFFAIRES d'aRMAGNAC ET d'aLENÇON. — III. LE DAUPHIN. — IV. LE DUC DE
BOURGOGNE.
/. — CHARLES VII ET LES VILLES^
PENDANT rinvasion anglaise et les discordes entre Français, la
vie politique s'était réveillée dans les villes. Les plus petites elles-
mêmes eurent à prendre, à tout instant, les résolutions les plus graves.
Au milieu d'une agitation et d'une inquiétude continuelles, c'étaient
des assemblées, des levées d'impôts, des voyages de notables, envoyés
au loin, à travers des pays infestés d'ennemis, pour négocier avec un
capitaine, conférer avec d'autres cités, représenter la ville dans une
réunion d'États. Il fallait, en un pays ruiné, pourvoir aux subsis-
tances, entretenir les fortifications, répartir entre les citoyens la
LA VIE URBAINE
PENDANT
LA GUERRE
DE CENT ANS.
1. Sources. Les publications de documents municipaux de la fin du moyen âge sont
nombreuses depuis quelques années. On consultera surtout : Journal de Jehan Denis, bour-
geois de Mâcon, publié par Canat, Documents inédits pour servira l'histoire de Bourgogne, i863.
Roserot, Le plus ancien registre du Conseil de Ville de Troyes, Collection de documents publiée
par la Société académique de l'Aube, t. III. De La Grange, Extraits des registres de Tournai,
i8g3. Breuils, Comptes des consuls de Montréal-du-Gers, 2' fasc, 1896. Grave, Archives munici-
pales de Mantes, Bulletin historique et philologique, 1896-
Ouvrages a consulter. Les histoires de villes sont très nombreuses, mais la plupart
sont peu satisfaisantes. Flammermont, Institutions municipales de Sentis, 1881 ; Lille au moyen
âge, 1888. Soyer, La Communauté des habitants de Blois, 1894. Bardon, Histoire d'Alais,
2* partie, 1896. C. Rossignol, Histoire de Beaune, i854. De Galonné, Histoire d'Amiens, 1. 1, 1899.
Prarond, Abbeville au temps de Charles VII, 1899. Grandmaison, Tours en f436 et i4i7.
Mémoires de la Soc. archéol. de Touraine, 1860. Quentin, Auallon au XV° siècle. Bulletin de
la Société archéologique de l'Yonne, i853. Pagart d'Hermansart, Le bailliage de Saint-Omer,
t. I, 1898. — Sur les communautés d'habitants : Babeau, Les Assemblées générales des com-
munautés d'habitants en France, 1898. Merlet, Les Assemblées de communautés d'habitants
dans l'ancien comté de Danois, 1887. Clément, Les Communautés d'habitants en Berrij. 1893.
Travaux de l'abbé Ledru, Union historique du Maine, 1898, et de l'abbé Froger, Revue
historique du Maine, 1896 et 1897; de L. Delisle, De Ribbe, H. Sée, cités plus haut, p. i23.
< 2^5 >
La Société et la Monarchie.
ZELE
MONARCHIQUE
DES BONNES
VILLES.
LES INSTITUTIONS
MUNICIPALES
PENDANT
LA GUERRE
DE CENT ANS.
pesante charge du guet, sous la perpétuelle menace de l'arrivée des
Écorcheurs ou des Anglais. Les soldats, à quelque parti qu'ils appar-
tinssent, avaient si mauvaise réputation que Ton considérait comme
une calamité la présence d'une garnison : on préférait se défendre
soi-même. Dans bien des villes, le branle-bas de combat sonna sou-
vent, donnant le signal d'un siège à soutenir, ou d'une sortie à faire,
pour chasser les brigands de quelque forteresse voisine.
Les « bonnes villes », c'est-à-dire les villes importantes soumises
à l'autorité directe du roi ou à son influence, ne se contentèrent pas
de se défendre : elles prirent, pendant le règne de Charles VII, une
glorieuse part à la délivrance du sol. Outre une forte contribution
aux impôts votés par les États, elles accordaient les dons d'argent
que venaient leur demander les conseillers du roi ; elles fournissaient
des vivres et des canons; elles envoyaient à l'autre bout de la France
leurs compagnies d'archers et d'arbalétriers, et, plus tard, leurs
francs-archers. Un loyalisme monarchique très sincère animait cette
Bourgeoisie des « bonnes villes ». Charles VII reconnut l'importance
des services qu'elle lui rendit. Les cités qui ont conservé à peu près
intégralement leurs vieilles archives, comme Lyon et Tournai, pos-
sèdent un nombre considérable de lettres de ce roi, où il les entrete-
nait, sur un ton très amical, des événements récents , victoires ,
défaites, négociations. Enfin les villes qui s'étaient signalées par leur
zèle obtenaient toutes sortes de faveurs.
Certaines villes acquirent pendant la guerre de Cent Ans des ins-
titutions de gouvernement autonome et des libertés qu'elles n'au-
raient certainement pas possédées autrement. Ainsi, au temps de
Jean le Bon, Blois dut créer des impôts afin de réparer ses murs; la
commission des « Quatre », instituée pour surveiller l'emploi de ces
contributions, prit rapidement une telle importance qu'au xv" siècle
elle s'était emparée de tout le pouvoir exécutif : les Quatre étaient élus
par l'assemblée des habitants, et recevaient d'elle l'ordre de lever tel
impôt, de faire telle dépense, de passer tel contrats Cette assemblée
des habitants n'en comprenait que la plus « saine partie », c'est-à-dire
les notables. C'est là, au reste, un fait général : partout, un très petit
nombre de familles riches détiennent et exploitent la mairie, le con-
sulat, l'échevinage, et, dans les villes où l'on a coutume de convoquer
une assemblée populaire, les gros bourgeois s'y rendent seuls, ou du
moins y ont seuls quelque autorité. La commune de Senlis avait été
1. A Beauvais, en revanche, les résultats de la guerre de Cent Ans furent tout contraires :
même avant que la lutte contre les Anglais fût terminée, et précisément pour faire face
à la nécessité d'entretenir les fortifications, la haute direction des finances de la ville
passa aux gens du roi, et c'est ainsi qu'ils commencèrent à accaparer l'administration des
affaires municipales (Labande, Histoire de Beauvais, 1892).
276
CHAP. VIII Charles VII et la Société laïque.
supprimée en 1320, sur la demande de la majorité des citoyens, qui se
plaignaient de voir la municipalité aux mains d'une ploutocratie
égoïste et concussionnaire; au xv^ siècle, Senlis était retombé sous
le joug d'une oligarchie. L'assemblée générale des habitants se réu-
nissait plusieurs fois par an dans la grande salle de l'Hôtel de Ville,
mais les notables, massés près du bureau où se tenaient les quatre
« attournés » élus par la ville, décidaient de tout, aussi bien que
dans les petites réunions particulières, très fréquentes, où ils étaient
seuls convoqués. Les gens du commun restaient au fond de la salle
et ne disaient mot : dans la séance du 26 décembre 1446, un d'eux,
Jean Oudot, voulut « remonstrer aucune chose pour le bien et
proffîct de la dicte ville » ; invité à monter sur une chaise pour se
faire mieux entendre, il se mit à balbutier, éperdu, descendit de sa
chaise et s'en alla.
A la fin du règne de Charles VII, les villes ont recouvré leur déclin
tranquillité : elles n'aspirent plus qu'à la conserver, à relever leurs des libertés
édifices abattus, à rétablir leur prospérité matérielle. Séduites parla urbaines a la fin
douceur de vivre en paix, elles laissent les officiers royaux violer
leurs privilèges et reprendre l'œuvre de centralisation monarchique
interrompue par la guerre. A peine éclate-t-il çà et là quelque émeute
à propos d'une imposition'. Les gens du roi affectent d'ailleurs de
compatir à la détresse financière dont souffrent toutes les villes, et,
sous ce prétexte, ils s'efforcent de leur enlever une des principales
libertés dont elles jouissaient : conformément à une ordonnance de
1449, ils empêchent leurs magistrats de faire aucune levée de deniers
non autorisée. Pour les besoins les plus urgents, comme l'entretien
des fortifications, les municipalités doivent solliciter du roi le droit
de se taxer ou demander une part des impôts payés par elles. Les
progrès de l'autorité royale sont particulièrement sensibles dans le
Midi, où les villes avaient conservé un plus vif esprit d'indépen-
dance. En 1444, le roi proroge pour deux ans les pouvoirs des capi-
touls de Toulouse; cette infraction à la liberté des électeurs pro-
voque une telle agitation qu'on est obligé de les convoquer à la fin
de 1445 pour le choix d'une nouvelle municipalité-; mais le Parle-
ment de Toulouse se charge de briser promptement les résistances :
le 28 novembre 1458, il ordonne aux électeurs, sous peine d'une forte
amende, de ne nommer capitouls que des <* gens notables » ; en peu
de temps, il arrivera à gouverner lui-même Toulouse. Hors du
domaine royal, une fois la guerre finie, certaines villes subissent la
1. Documents publiés par Ant. Thomas, Bulletin de la Société archéologique du Limousin,
1890, p. 667, pour Limoges, et par L. Guiraud, Jacques Cœur, p. 12I,, pour Montpellier.
2. Documents publiés dans les Annales du Midi, 1896, p. 458 et suiv.
< 277 >
La Société et la Monarchie. livre n
même déchéance politique, qu'elles aient affaire aux gens du roi ',
ou à ceux d'un puissant seigneur.
LES COMMUNAUTÉS Lcs nécessités de la guerre avaient fortifié aussi l'autonomie des
DE PAROISSE. communautés de paroisse, rurales ou urbaines. C'était là qu'on éli-
sait les collecteurs de la taille et le « procureur » chargé des affaires
de la paroisse; on y réglait les questions d'entretien de l'église, du
presbytère, du pont, de l'hôpital; on y vérifiait les dépenses faites par
le procureur. Depuis le xiv-^ siècle, le budget des paroisses s'était
démesurément alourdi. Il avait fallu subir les réquisitions militaires,
payer les contributions de guerre, se débattre pour tâcher d'obtenir
un allégement de taille, soutenir même, à ce sujet, de longs procès
contre les communautés voisines. Les assemblées de paroisses acqui-
rent ainsi une stabilité qui dura : elles avaient une mission trop
modeste pour porter ombrage aux gens du roi, et elles les débarras-
saient de maints petits soucis administratifs, sans gêner leur autorité.
Ce ne fut qu'à cette condition-là que les libertés acquises par les Fran-
çais pendant la guerre de Cent Ans purent survivre au rétablissement
de la paix.
//. — CHARLES VII ET LA NOBLESSE. LA PRAGUERIE.
AFFAIRES D'ARMAGNAC ET D'ALENCON^
LE DOMAINE
ET LES GRANDS
FIEFS.
A la fin de la guerre de Cent Ans, le domaine de la couronne ne
comprend encore qu'une moitié du royaume ". Il se compose,
il est vrai, de vastes territoires homogènes, qui, sur de longues
1. Les officiers de Charles VII cherchèrent aussi, dans les villes non libres, sises hors du
domaine royal, à ruiner l'autorité, et surtout la juridiction du seigneur. Les évoques
eurent grandement à se plaindre de leurs empiétements (Péchenard, Jean Juué/ia/ des Ui'sins.
— Claudon, Histoire de Langres, Positions de thèses de l'Ecole des Chartes, 1898).
2. Sources. Chroniques de Berry, Monstrelet (liv. II), Basin (liv. II et V), Mathieu d'Es-
couchy (avec les Preuves annexées à l'édition de Beaucourl), Chastellain (liv. IV), Jean
Chartier (t. III). Chroniques romanes des comtes de Foix (Chronique d'Esquerrier), édit.
Pasquier et Courteault, iSgS. La Chronique des ducs d'Alençon, par Perceval de Cagny, va
être publiée prochainement. Documents publiés par Guérin, Arch. hisl. du Poitou, t. XXIX.
Officiai correspondence of Bekynion, édit. G. Williams, t. II, 1872. Comptes consulaires de
Riscle, édit. Parfouru, 1. 1, 1886.
OirvRAGEs A CONSULTER. Boudct, Charles VII à Saint Flour, Annales du Midi, 1894- Deuys
d'Aussy, La Saintonge pendant la guerre de Cent Ans, Revue de Saintonge, t. XIV. De Maulde,
Hisloir-e de Louis XII, t. I, 1889 (pour la vie de Charles d'Orléans). Lecoy de la Marche, Le
roi René, 1875. Cosneau, Richemoni, 1886. Courteault, Gaston IV, 1895. Desdevises du Dézert,
Don Carlos d'Aragon, 1889. J. Tissier, Jean V, comte d'Armagnac, Positions des thèses de
l'Ecole des Chartes, 1888. Etudes de Ch. Samaran sur .Jean IV d'Armagnac, dans la Revue de
Gascogne, 1901. F. Pasquier, Louis, dauphin, et les routiers en Languedoc, 1895. Abbé Breuils,
La campagne de Charles VII en Gascogne, Revue des Questions historiques, 1895, 1. 1. Sur le
duc d'Alençon : .1. Guibert, Positions des thèses de l'Ecole des Chartes, i8g3, et L. Duval,
Bulletin de la Soc. hist. de l'Orne, 1894.
3. Voir la description du domaine royal et des fiefs en 1429, par Aug. Longnon, dans la
Revue des Questions historiques, t. XVIII, p. 5i6 et suiv. — Sur les modifications apportées
CHAP. VIII
Charles VU et la Société laïque.
étendues, sont en contact avec les frontières de la France : le Tour-
naisis, une partie de la Picardie, la Normandie, TIle-de-France, la
Champagne, le comté de Chartres, le Berry, la Touraine, le Poitou,
la Saintonge et TAunis, une partie du Limousin, la Guyenne, le
Languedoc. Mais le reste appartient à de grandes maisons féodales.
Certaines de ces dynasties seigneuriales, — Bretagne, Foix, Arma-
gnac, Albret, — sont très anciennes et veulent à tout prix conserver
leur vieille indépendance. Les autres, issues de la maison capétienne,
sont plus ou moins redoutables selon les dispositions particulières
de leurs chefs. C'est la maison d'Orléans, la plus rapprochée du trône,
qui est dotée des duchés d'Orléans et de Valois, des comtés de Blois,
de Dunois, de Soissons et de Beaumont-sur-Oise ; — la maison de
Bourgogne, qui possède en France la Bourgogne, l'Artois et la
Flandre, et, hors de France, la Franche-Comté et les Pays-Bas,
tandis que des cadets de la maison tiennent les comtés de Nevers et
de Rethel, et le comté d'Étampes; — la maison d'Anjou, qui, outre
le duché d'Anjou et le comté du Maine, a, en dehors du royaume, le
comté de Provence et l'héritage problématique des Deux Siciles,
légués au duc René par son aventureux frère Louis III; René d'Anjou
a, de plus, recueilli en 1430 la succession de son oncle le duc de Bar
et, en 1431, celle de son beau-père Charles II, duc de Lorraine; —
c'est la maison de Bourbon qui, après celle de Bourgogne, a les plus
vastes fiefs du royaume, car elle possède les duchés de Bourbonnais
et d'Auvergne, le comté de Forez, la seigneurie de Beaujeu et le
comté de Clermont en Beauvaisis, et des branches cadettes ont les
comtés de la Marche et de Castres, et le comté de Vendôme ; — c'est
la maison d'Alençon, qui a le duché d'Alençon et le comté du Perche.
Tous ces grands vassaux ont une cour, une administration, éta-
blissent dans leurs domaines une organisation quasi monarchique ^
Plusieurs ont une politique ambitieuse et compliquée, cherchent à
s'agrandir par des négociations diplomatiques, des mariages, des
guerres. Aucune constitution publique, bien entendu, ne fixe les
droits respectifs de ces princes et du roi. Les vassaux sont plus ou
moins indépendants selon les traditions, les traités (comme le traité
d'Arras), les chartes de concession d'apanage ^, la situation géogra-
phique de leurs seigneuries, la force de résistance de chacun. Cer-
POLITIQUE
DES <;RAyDS
VASSAUX.
par le Iraité d'Arras, voir plus haut, p. 78. — Sur les aliénations du domaine sous ce
règne, voir p. 254, n- i-
1. Voir Bellier-Dumaine, L'adminislralion du duché de Bretagne sous le régne de Jean V,
Annales de Bretagne, t. XIV à XVI, et, pour l'administration bourguignonne, plus loin,
p. 293 et suiv.
2. On peut citer comme type la charte de Jean le Bon donnant l'Anjou et le Maine à son
fils Louis, publiée par Lecoy de La Marche, Le roi René, t. II, p. 206.
279
La Société et la Monarchie. livre h
tains, comme les ducs de Bretagne et de Bourgogne, cherchent à
éviter toute relation avec le roi; d'autres, comme le comte de Foix,
prétendent se servir de lui pour leurs desseins politiques, ou accep-
tent volontiers des charges bien rémunérées, des rentes, des cadeaux
en terres et en argent : car la royauté est devenue déjà la grande dis-
pensatrice de privilèges, de seigneuries et de pensions. Cette diversité
de situation, d'intérêts et de politique, condamne les dynasties pro-
vinciales du xv^ siècle, si puissantes qu'elles soient, à subir, sans pour
voir les arrêter, les progrès lents et sûrs de la Monarchie ^
INERTIE POLI- La décadence du régime féodal se manifeste encore plus claire-
TiQUE DE LA mcut par rabaissement de la petite Noblesse. Propriétaires appauvris,
PETITE NOBLESSE, ^^j passent Icur temps à se disputer des héritages, à chicaner leurs
tenanciers et leurs voisins, gentilshommes pourvus d'offices, par-
venus anoblis par le roi, presque tous supportent sans mot dire les
exigences du fisc, les empiétements du Parlement, des baillis et des
sergents royaux. La haute aristocratie se fournit chez eux de pages
et de « domestiques » ; mais ils ne forment point, pour la servir au
besoin contre le roi, une clientèle dévouée, comme en Angleterre.
IMPUISSANCE DE Pour toutcs CCS raisous, Charles VII n'eut pas à vaincre de
L'ARISTOCRATIE, grande liguc féodale. Le relèvement de la Monarchie provoqua des
intrigues et des rebellions princières, selon une loi constante dans
l'histoire de l'ancienne France : mais la plus grande partie de la
Noblesse resta fidèle. Les coalitions tentées de 1437 à 1442 échouèrent.
La fin du règne ne fut troublée que par des révoltes individuelles, qui
privèrent, il est vrai, de toute tranquillité la vieillesse de Charles VII :
il eut à réprimer des complots avec l'ennemi anglais, à préparer per-
pétuellement la guerre contre le duc de Bourgogne, à lutter contre son
propre fils, et jusqu'à sa mort il sentit rôder autour de lui la trahison.
CHEFS Les coalitions de 1437, de 1440 et de 1442, dont la plus dan-
DE LA RÉSISTANCE, gereusc fut la « Praguerie » de 1440, eurent pour chefs quelques
BouRBONET grauds seigneurs, mécontents d'être écartés du Conseil et de n'avoir
qu'une médiocre part aux largesses royales; à leur tête furent
Charles I", duc de Bourbon, et Jean II, duc d'Alençon. L'élégant
et avantageux duc de Bourbon, « le plus agile corps de France, un
Absalon, un autre troyen Paris», voulait être le premier à la cour.
Jean II d'Alençon, le « gentil duc » de la Pucelle, dépouillé de ses
domaines normands par les conquêtes des Anglais, avait été ruiné par
la rançon de 200000 écus d'or qu'il avait dû leur payer après la
I. Sur la transformation delà condition nobiliaire même, qui, au lieu d'impliquer, comme
autrefois, la puissance foncière, tend à devenir une convention héraldique, voir Paul VioUet,
Histoire des Inslilulions politiques de la France, t. II, 1898, chap. m.
< 280 )
CHAP. VIII
Charles VII et la Société laïque.
bataille de Verneuil, et il estimait que la pension de 12000 livres dont
le roi Tavait gratifié était une récompense dérisoire de ses services.
Les deux ducs, après la conclusion du traité d'Arras (1435), formèrent
une coterie très remuante; le nouveau parti demandait la paix
à tout prix avec TAngleterre, et cherchait à éloigner de la cour le
favori Charles d'Anjou, en même temps qu'à diminuer le crédit des
conseillers de petite naissance, des « méchants gens, et de méchant
état, issus de petite lignée », qui gouvernaient le roi.
En 1437, ils attirèrent dans leur faction le duc de Bretagne, le affaire de ust.
cauteleux Jean V, tour à tour allié de Charles VII et de Henry 'VI ; —
René d'Anjou lui-même, qui venait de sortir des prisons du duc de
Bourgogne, et tenait rancune à son beau-frère Charles VII de n'avoir
pas réussi à le délivrer au moment de la paix d'Arras'; — enfin un
des barons les plus puissants du Midi, Jean IV d'Armagnac. Il fut
convenu qu'on enlèverait deux conseillers hostiles à la maison d'Ar-
magnac, Christophe d'Harcourt et Martin Gouge, évêque de Cler-
mont. Cette première tentative de Praguerie (avril 1437) fut déjouée
par l'action rapide des gens du roi. Le duc de Bourbon dut s'humilier
et demander son pardon.
Trois ans après, il recommença. Les mécontents ne manquaient la praguebie
pas : les capitaines d'Écorcheurs, inquiets de l'ordonnance de 1439 et {fi40].
des projets de réforme militaire, étaient des recrues toutes prêtes pour
la révolte. Cette fois le duc de Bourbon parla d'enlever le gouverne-
ment au roi et de donner la régence au jeune dauphin Louis. L'in-
trigue s'ourdit dans l'hiver de 1439-1440. II ne fut pas difficile de
gagner le dauphin, adolescent de seize ans, déjà affamé de pouvoir,
et persuadé « qu'il feroit très bien le proffict du royaume ». Aux ducs
de Bourbon, d'Alençon et de Bretagne, se joignirent le sire de La Tré_
moille, le vieux comte de Vendôme, l'Écorcheur Jean de La Roche,
tous ceux qui enrageaient d'avoir perdu leur influence à la cour, ou
qui rêvaient de s'y faire une place. Dunois lui-même, mécontent de
voir Charles VII A peu pressé de délivrer Charles d'Orléans, se prêta
un instant aux manœuvres des conspirateurs. L'alliance du duc de
Bretagne leur donnait cependant un caractère net de félonie : Jean V
était rentré en relations avec les Anglais; il leur offrit même des
1. A la mort du duc de Lorraine Charles II, en i43i, son neveu Antoine, comte de Vau-
demont, rival de René d'Anjou pour la possession de ce duché, avait demandé au duc de
Bourgogne et aux Anglais d'appuyer ses prétentions. René n'avait-il pas pris parti pour
Charles VU? Philippe le Bon répondit d'autant plus volontiers à ces avances qu'il désirait
voir la Lorraine tomber aux mains de quelque seigneur de peu d'importance, comme le
comte de Vaudemont, facile à mener ou même à supplanter. Une petite armée de Bour-
guignons et d'Anglais alla donc offrir la bataille au jeune duc de Lorraine, le 2 juillet i43i,
à Bulgnéville. René, vaincu et fait prisonnier, fut livré au duc de Bourgogne. Les plénipo-
tentiaires envoyés par Charles VII au congrès d'Arras ne purent obtenir sa délivrance. Il
ne fut libéré que le 3 février 1437, moyennant une écrasante rançon de /Jooooo écus d'or.
La Société et la Monarchie.
troupes, au mois de décembre 1439, pour défendre Avranches contre
les Français.
HÉPRESS10N Le Poitou, depuis longtemps agité par la lutte entre La Trémoille
DE LAPRAGUERiE. et Richcmont, fut le centre de cette révolte, de cette « Praguerie »,
comme on l'appela, en souvenir de la guerre civile qui venait d'ensan-
glanter la Bohême. Niort, qui appartenait au duc d'Alençon, fut le
quartier général des rebelles. Encore une fois, les conseillers du roi
l'emportèrent, grâce à leur prompte énergie et au loyalisme des
bonnes villes : presque aucune n'abandonna le roi. Une campagne de
deux mois, dirigée par Richemont et Charles Vil, suffit pour sou-
mettre le Poitou. Le duc d'Alençon, qui avait appelé vainement les
Anglais à son aide, emmena le dauphin en Auvergne et essaya, sans
succès, de soulever la Noblesse et les villes du pajs. L'artillerie de
Charles VII délogea les révoltés des forteresses qu'ils occupaient.
Vainqueur, le roi n'écouta que les suggestions de sa faiblesse. Il
permit à son fils de prendre le gouvernement du Dauphiné et amnistia
tous les rebelles. Le duc de Bourbon reçut une grosse pension de
15 000 livres. La Trémoille fut chargé l'année suivante d'une mission
diplomatique. Des rebelles continuèrent à piller la Saintonge et le
Poitou.
Aussi, dès l'année 1441, les princes recommencèrent leurs intri-
gues et leurs négociations équivoques avec les Anglais. Les ducs de
Bourgogne et d'Orléans s'unirent cette fois aux fauteurs de troubles.
Philippe le Bon était irrité des pillages commis dans ses domaines
par les Ecorcheurs. Charles d'Orléans était rentré en France l'année
précédente, vieilli avant l'âge, quinteux, aigri. Depuis Azincourt, de
vingt et un à quarante-six ans, il avait vécu en captivité. Pour être
libre, il avait oublié le passé, et consenti à se déclarer « tout bour-
gongnon, de cueur, de corps et de puissance ». Il avait laissé la
duchesse de Bourgogne négocier sa délivrance, et les princes bour-
guignons payer le premier acompte de sa rançon : dès qu'il était
arrivé en France, au mois de novembre 1440, il avait épousé Marie
de Clèves, nièce de Philippe le Bon.
Il fut convenu entre les ligueurs qu'une grande assemblée aurait
DE NEVERS {U42). ijeu à Ncvcrs, pour délibérer sur les affaires publiques. Ces espèces
d'États de la Noblesse se tinrent au début de l'année 1442. Les ducs
de Bourgogne et d'Orléans, de Bourbon et d'Alençon, les comtes de
Vendôme, d'Eu, de Nevers et de Montfort y assistaient. Très adroite-
n>ent, les conseillers de Charles VII ne voulurent pas considérer cette
assemblée comme un conciliabule de conspirateurs, et le roi s'y fit
représenter par deux commissaires. Les princes, décontenancés, se
contentèrent d'envoyer au roi un mémoire, où ils critiquaient, non
NOUVEAUX
LIGUEURS : LES
DUCS DE
BOURGOGNE ET
D'ORLÉANS.
ASSEMBLEE
LA NOBLESSE
APRÈS LA PRA-
GUE BIE. MAISON
D'ORLÉANS.
CHAP. VIII Charles VII et la Société laïque.
sans justesse d'ailleurs, son gouvernement, attaquaient son entourage,
et énuraéraient leurs griels particuliers. Le roi et ses conseillers
ripostèrent par une longue réponse, modérée, très étudiée. Charles VII
rappela discrètement que les actes des princes avaient augmenté les
troubles et la misère, dont ils se plaignaient. Il promit de travailler au
rétablissement de Tordre et de la discipline militaire. Il promit surtout
ses bons offices à chaque seigneur en particulier, et par là il désarma
leurs rancunes. Le but visé par les ligueurs, qui était d'obtenir pour
les princes du sang une part dans le gouvernement du royaume, ne
fut pas atteint. Les conseillers de petite naissance, dont ils réclamaient
le renvoi, prirent plus d'ascendant que jamais, et les Etats Généraux,
dont ils affectaient de demander le concours, ne furent plus con-
voqués par Charles VII. Ce fut la dernière coalition nobiliaire du
règne.
La plupart des grands vassaux vécurent désormais en bonne
intelligence avec le roi, qui, d'ailleurs, acheta fort cher leur fidélité*.
L'amitié de Charles d'Orléans fut particulièrement coûteuse : le duc
obtint de Charles VII une pension de 18 000 livres et, pour acquitter
ses engagements envers les Anglais, la levée d'une aide extraordinaire
de 168 900 écus d'or; le roi appuya même ses revendications touchant
le comté d'Asti et le duché de Milan. Son frère cadet, Jean d'Orléans,
tiré des mains des Anglais, non sans peine, en 1445, vécut paisible-
ment en son comté d'Angoulême, occupé de pratiques dévotes et
d'œuvres de charité. L'illustre bâtard d'Orléans avait travaillé avec
persévérance à la libération de ses deux frères : le duc Charles avait
récompensé son dévouement en lui donnant le comté de Dunois,
dès 1439. Dunois était le vrai chef de la maison d'Orléans, et, malgré
quelques défaillances, il fut un des meilleurs serviteurs de Charles VII ;
il entendait d'ailleurs être largement rémunéré de son zèle^.
Charles VII gagna également par ses bienfaits René d'Anjou, qui, maison d'anjou.
un instant, s'était laissé entraîner dans l'opposition. Le roi obtint de
Philippe le Bon que la plus grande partie de la rançon de René ne fût
pas payée, força le comte de Vaudemont à conclure un arrangement
avec son rival, et prêta même de l'argent à ce dernier pour l'expédition
malheureuse qu'il fit en Italie. René d'Anjou reconnut les faveurs
royales par sa fidélité. A la fin du règne, d'ailleurs, il vivait à l'écart
dans ses domaines, plus occupé d'art que de politique. Son frère
1. Dans la période postérieure à la Praguerie, les comtes de Vendôme, de la Marche,
d'Eu, de Foix, ont une pension de 6000 livres; le comte de Nevers touche 8000 livres; le
comte d'Angoulême, 11 000 livres; le duc d'Alençon, jusqu'à son arrestation, 12 000.
2. M. Dupont-Ferrier prépare une biographie de Jean d'Orléans (voir ses articles dans
la Bibl. de l'Ecole des Chartes, 1895, la Revue historique, t. LXII. et la Bibl. de la Faculté
des Lettres de Paris, 1897), et M. Cosneau une biographie de Dunois.
283
La Société et la Monarchie.
MAISON
DE BRETAGNE.
MAISONS DU MIDI.
ALBRET El FOIX.
AFFAIRES
DE NAVARRE.
Charles, auquel il avait donné le comté du Maine, resta un des mem-
bres les plus écoutés du Grand Conseil, jusqu'au jour où, comme on
l'a vu, l'ascendant d'Agnès Sorel détermina de nouveaux changements
à la cour.
François I", qui remplaça Jean V sur le trône de Bretagne
(1442-1450), se rallia franchement au parti de Charles VII. Pierre II
(1450-1457) se contenta, comme lui, de défendre contre les gens du roi
l'indépendance du duché de Bretagne, qui était plutôt une princi-
pauté qu'un grand fief. Richemont, devenu duc à son tour en 1457,
resta connétable de France, malgré l'avis des barons bretons : mais,
sommé en 1458 de siéger pai-mi les pairs de France au procès du
duc d'Alençon, il répondit qu'il ne devait obéissance au roi qu'en
qualité de connétable : le duché n'avait jamais fait partie du royaume
de France; le duc n'était donc pas pair de France. La même année,
il prêta le serment d'hommage, mais, comme ses prédécesseurs, refusa
l'hommage lige. Charles VII prit en plaisanterie cette obstination
revêche et dit en riant : « C'est son fait, il sçait bien ce qu'il a à faire,
on s'en doibt rapporter à luy ». Le plus sage, en effet, était de
ménager les Bretons, qui donnaient à la royauté tant de bons servi-
teurs.
Les trois maisons de Foix, d'Armagnac et d'Albret, à l'extré-
mité méridionale du royaume, n'étaient guère moins indépendantes.
De tout temps, le roi de France, le « rey fransés », avait été pour les
grands barons du Midi un objet de défiance et d'aversion. Les deux
plus puissants, le comte de Foix et le sire d'Albret, vécurent toutefois
en assez bonne intelligence avec Charles VII, parce qu'ils estimèrent
que c'était leur intérêt. Charles II d'Albret aida les Français à
conquérir la Gascogne. On a vu comment le comte de Foix, Jean de
Grailly (1412-1436), avait su exploiter la détresse du roi de Bourges.
Son successeur Gaston IV (1436-1471) avait gardé pendant la Pra-
guerie une neutralité équivoque. Peu après, le roi entra en contesta-
tion avec lui, parce qu'il n'ouvrait pas ses domaines aux agents du
fisc et s'intitulait comte « par la grâce de Dieu ». Les conseillers de
Charles VII regardaient cette formule comme une innovation blessante
pour la majesté royale, bien qu'à la vérité elle fût très ancienne et
n'eût pour origine qu'une idée pieuse. En homme avisé, Gaston IV
céda sur ce point de forme, et résista aux prétentions royales en
matière d'impôts. Ces démêlés n'eurent point de suite. A la fin du
règne, nul grand vassal ne se prononça plus nettement contre les
menées du dauphin Louis. Gaston IV avait besoin en effet de l'appui
du roi de France pour la politique qu'il soutenait en Espagne. Il avait
épousé Éléonore de Navarre, sœur de don Carlos, prince de Viane
284
CHAP. VIII
Charles VII et la Société laïque.
Éléonore et Carlos étaient les enfants de Blanche, reine de Navarre,
et de Jean d'Aragon. A la mort de Blanche, en 1441, la couronne de
Navarre, qui aurait dû revenir à don Carlos, fut usurpée par Jean
d'Aragon. Ce prince, pour se concilier l'amitié du puissant comte de
Foix, signa avec lui à Barcelone, en 1455, un traité qui deshéritait le
prince de Viane au profit de sa sœur Éléonore et de Gaston IV.
Charles VII, en lutte contre son propre fds, se laissa persuader qu'il
devait soutenir Jean d'Aragon, et il approuva le traité de Barcelone.
Depuis lors, Gaston IV, confiant à sa femme le soin des affaires de
Navarre, vécut presque constamment à la cour du roi de France, pour
maintenir une faveur qui pouvait un jour lui être utile.
Les comtes d'Armagnac furent moins clairvoyants que les sires
d'Albret et les comtes de Foix. Ils crurent pouvoir continuer le vieux
jeu de bascule qui avait jadis réussi à leurs ancêtres : au roi de
France redevenu puissant, Jean IV et après lui Jean V opposèrent
des intrigues avec les Anglais. Il leur en coûta cher.
Depuis 1421, le frère de Jean de Grailly, Mathieu de Foix, gardait
en captivité sa femme, la comtesse de Comminges. Le comte d'Ar-
magnac, Jean IV, entreprit de délivrer la prisonnière : il espérait
qu'une donation bien en règle le dédommagerait un jour de ses
peines. Il créa une agitation dans le Comminges; sur son conseil, les
États du pays réclamèrent l'appui de Charles VII. Mathieu de Foix
fut contraint par le roi de rendre la liberté à sa femme, mais il fut
convenu qu'après la mort des deux époux le Comminges ferait retour
à la couronne. Jean IV, déçu par cet accord, résolut de n'en tenir
aucun compte. A la mort de la comtesse Marguerite, il mit la main
sur les principales places du Comminges, alléguant une donation
secrète de la défunte (1443). La même année, comme le roi exigeait,
pour la première fois, que l'Armagnac contribuât aux impôts monar-
chiques, le comte déclara qu'il n'était pas vassal du roi de France; il
compara l'ancienneté de sa maison à la fortune encore jeune des
Capétiens : sa famille, venue d'Espagne, disait-il, s'était établie en
Armagnac à une époque où la dynastie royale n'avait pas encore de
terres en cette région. Enfin Jean IV négociait avec les Anglais un
mariage entre leur roi et une de ses filles : l'hiver précédent, un
peintre de Henry VI était venu faire le portrait de la demoiselle.
Le dauphin Louis, chargé, au mois de décembre 1443, de châtier
le rebelle, soumit très rapidement l'Armagnac, envoya Jean IV pri-
sonnier au château de Lavaur, et prit possession de ses seigneuries.
L'émotion fut grande dans le Midi. Le pacifique sire d'Albret se crut
menacé et se mit à fabriquer force bombardes. Les sujets de Jean IV,
pressurés par le dauphin, pillés par les Écorcheurs, s'exaspéraient
LES COMTES
D'ARMAGNAC.
CAUSES
DE BROUILLE
AVEC LE ROI.
HUMILIATION
DE JEAN IV.
285
La Société et la Monarchie. livre ii
déjà, et réclamaient à cor et à cri la libération de leur seigneur. Les
conseillers du roi jugèrent prudent de ne pas les pousser à bout.
Mais Jean dut s'humilier, confesser les crimes qu'il avait commis ou
tolérés, assassinats, pillages, viols, attentats contre la majesté du
roi, et promettre qu'il serait à l'avenir bon, loyal et obéissant sujet;
moyennant quoi, Charles VII lui rendit la plupart de ses domaines,
tout en y maintenant des garnisons (1443).
CRIMES DE JEAN V Son fils Jcau V lui succéda en 1430. C'était un petit homme, gros
D'ARMAGNAC. g^ rougc, dc caractèrc violent et perfide. Comme il avait bien servi le
roi en plusieurs campagnes, Charles VII lui restitua tous ses biens
patrimoniaux et le combla de cadeaux; mais, lorsque Mathieu de Foix
mourut et que les commissaires du roi vinrent recevoir l'hommage
des habitants du Comminges, Jean V publia une protestation et
revendiqua l'héritage de la comtesse Marguerite (1454). On s'aperçut
que rien n'était changé en Armagnac, que le nouveau comte persis-
tait à se croire un souverain indépendant et qu'il entretenait des
relations secrètes avec les Anglais. Le scandale de sa vie privée
fournit l'occasion de le frapper : il avait pris pour maîtresse
sa sœur Isabelle, et, après avoir eu d'elle trois enfants, il l'avait
épousée.
CONFISCATION En 1435, les armées royales conquirent les domaines du comte.
DU COMTÉ D'AR- Ajoumé à comparaître devant le Parlement de Paris, Jean V fît
défaut. Il fut condamné, le 13 mai 1460, au bannissement perpétuel
et à la confiscation de ses biens, comme coupable d'inceste, de rébel-
lion, de conspiration avec les Anglais. Les sergents royaux prirent
possession de l'Armagnac, malgré la résistance des habitants, qui ne
voulaient point de la domination royale.
TRAHISON DU DUC L'histoirc du duc d'Alençon Jean II ressemble presque trait pour
DALENÇON. i^j.^jj j^ celle de Jean V d'Armagnac, qui était son beau-frère.
Il était facile aux Anglais de séduire un mécontent, dont les
domaines étaient à leur merci. On a vu que, dès 1440, Jean II désirait
s'entendre avec eux. Lorsque la Normandie eut été reconquise par
Charles VII, le duc rentra à Alençon, mais il garda ses rancunes. Il
refusa de laisser lever une aide royale dans son duché et continua ses
intrigues occultes avec les Anglais, le dauphin, le duc de Bourgogne,
tous les ennemis du roi. Il consultait les astrologues et les sorciers,
et cherchait à se procurer une poudre merveilleuse, qui devait faire
« devenir tout sec » Charles VIL II amassait une artillerie formi-
dable, étudiait les plans d'une nouvelle invasion de la France, se
ménageait des intelligences dans les villes normandes, et, à partir de
1455, il adressa message sur message au duc d'York pour le presser
de faire une double descente, en Cotentin et en Picardie. Un paysan,
< 286 >
Charles VII et la Société laïque.
qu'il envoyait à Calais comme émissaire, eut peur et livra ses secrets
aux gens du roi. Jean II fut arrêté, le 31 mai 1456, par Dunois.
Le duc d'Alençon fut jugé, sur sa demande, par la cour àes le ducd-alençon
Pairs. La session s'ouvrit à Vendôme, le 26 août 1458. L'accusé
avoua son crime et fut condamné à mort; mais le roi différa l'exécu-
tion « jusques à son bon plaisir ». Le duché d'Alençon fut annexé au
domaine royal, et Jean II fut enfermé au château de Loches. Il y
attendit l'avènement du dauphin Louis, son filleul et son complice.
DEVANT LA COUR
DES PAIRS.
III. — LE DAUPHIN^
LE dauphin Louis était né le 3 juillet 1423. Il eut pour précepteur
Jean Majoris, chanoine de Reims, auteur de dissertations galli-
canistes sur le pouvoir des papes et des Conciles. Jean Majoris reçut
du vieux Gerson des instructions qui nous ont été conservées : il
devait se servir de livres écrits en français, morigéner son élève en
piquant son amour-propre plutôt qu'en le punissant, lui enseigner la
clémence, l'humilité, lui inculquer l'idée de l'égalité entre tous les
hommes, enfin l'habituer à la dévotion envers les saints. Bernard
d'Armagnac, comte de Pardiac et de la Marche, qui devint dans la
suite gouverneur du dauphin, était aussi un chrétien accompli :
quand ses serviteurs prenaient leur repas, il s'asseyait parmi eux et
faisait lire la Bible. Louis XI a dû peut-être à ces deux hommes
le dédain des préjugés aristocratiques et le goût de fréquenter les
simples.
Louis vécut presque toutes ses premières années dans le triste
château de Loches. Charles VII se contentait de l'aller visiter de
temps en temps. Il pourvoyait d'ailleurs généreusement aux dépenses
de son héritier; en 1436, il lui constitua une maison et commença à
l'emmener dans ses voyages et ses campagnes : mais nulle intimité ne
1. Sources. Chroniques de Mathieu d'Escouchy; Chastellain, liv. IV; Basin, liv. V. Cro~
nique Marliniane, édition gothique d'Antoine Vérard, f" 297 v» et suiv. Lellres de Louis XI
édit. E. Charavay et Vaesen, t. 1, i883. Pilot de Thorey, Catalogue des actes de Louis XI
relatifs au Dauphiné, t. I, 1899. G. Saige, Documents relatifs à la principauté de Monaco, t. I,
1888. B. de Mandrot, Un projet de partage du Milanais en 1446, Bibl. de l'Ecole des Chartes,
i883.
Ouvrages a consulter. Marcel Thibault, La jeunesse de Louis XI, Mémoires présentés à
la Faculté des Lettres de Paris pour le diplôme d'études supérieures, 1897. — Breuils, Une
conspiration du dauphin en 1446, Revue des Quest. histor., iSgS, t. I. De Chabannes, //is/oi're
de la maison de Chabannes. t. II, 1894. E. Charavay, Louis XI en Dauphiné, Positions des
Thèses de l'Ecole des Chartes, 1867-1868. Rey, Louis XI et les Etats pontificaux de France, 1899.
A. Prudhomme, Histoire de Grenoble, 1888; Les Juifs en Dauphiné, Bull, de l'Acad. Delphinale,
1881-1882. Mémoires de A. de Gallier et de A. Lacroix, Bull, de la Société d'archéologie de
la Drôme, 1878 et 1876. De Reiffenherg, Séjour de Louis aux Pays-Bas, Nouveaux Mémoires
de l'Académie royale de Bruxelles, 1829. Feu E. Charavay et M. Marcel Thibault m'ont obli-
geamment communiqué leurs Mémoires, dont un résumé seul a été publié.
EDUCATION
DE LOUIS XI.
LOUIS
ET SON PÈRE.
MISSIONS CON-
FIÉES AU DAUPHIN.
iS'J
La Société et la Monarchie.
s'établit entre le père et le fils. En 1439, Louis fut chargé de mettre
le Languedoc en défense contre les Anglais, puis de réprimer les
méfaits des brigands et les prévarications des officiers en Poitou. Au
moment même où ces témoignages de confiance lui étaient donnés,
il trahit son père et se laissa choisir pour chef de la Praguerie.
Charles VII lui pardonna. On a vu que, dès Tannée suivante, le dau-
phin prit une part active à la guerre contre les Anglais, et qu'en
1443 il eut mission d'écraser la rébellion du comte d'Armagnac. En
1444, il dirigea une expédition en Suisse.
LE DAUPHIN A son rctour, il trouva son père tombé sous la domination d'Agnès
ET AGNÈS soREL. go^el et dcs amis de la favorite. Il essaya de se concilier les bonnes
grâces des nouveaux venus, fit des cadeaux à la maîtresse du roi
et à Pierre de Brézé. Soins inutiles : Charles VII et ses conseillers
ne voulurent laisser à l'ancien chef de la Praguerie aucune part de
pouvoir, sachant bien qu'il n'était pas homme à se contenter de peu.
Le dauphin en conçut contre eux une haine atroce.
Les derniers liens qui l'attachaient au roi se dénouèrent à la
mort de la dauphine. Louis avait épousé en 1436, à treize ans, Mar-
guerite d'Ecosse, qui avait à peu près le même âge. Marguerite était
une jeune femme maladive et douce, passionnée pour la poésie, pas-
sant des nuits à rimer.
MARGUERITE
D'ECOSSE.
TENTATIVE
SUR L'AGENAIS.
C'est une estoille clere et fine,
Mise en ce monde à parement i,
écrivait Martin Lefranc. Mais le dauphin avait l'âme la moins poétique
du monde : il traitait durement sa femme, qui souffrait de certaines
disgrâces physiques et ne pouvait avoir d'enfants. Elle mourut à vingt
et un ans, au mois d'août 1445, et ses dernières paroles furent : « Fi de
la vie de ce monde! Ne m'en parlez plus ». Charles VII, qui aimait
et choyait sa bru, la pleura. Louis resta insensible. La dernière personne
qui eût voulu maintenir la paix « en la fleur de lis » avait disparu.
Dès 1446, Louis se mit en révolte. Il eut d'abord l'idée de se cons-
tituer une puissante seigneurie indépendante. Il s'occupait déjà, de
loin, de l'administration du Dauphine; mais le pays était pauvre et
ne lui suffisait pas : le dauphin avait, comme un paysan, la passion
de la terre, la manie d'acquérir. Sachant que les Méridionaux sup-
portaient impatiemment la taille des gens de guerre récemment
établie, il résolut de s'emparer, par intrigue, de l'Agenais. Au mois de
mai 1446, les villes du pays, à leur grand émoi, reçurent de lui un
message par lequel il invitait la sénéchaussée d'Agenais à lui accorder
1. Pour le parer.
CHAP. VIII
Charles VII el la Société laïque.
un subside de 6000 francs, et « à se retirer de la main du roi, pour se
donner entièrement à lui-même ». Les envoyés du dauphin osèrent
réunir de leur propre autorité les États d'Agenais; ils furent comblés
de prévenances, mais s'en retournèrent les mains vides
Déçu de ce côté, Louis trama un complot pour forcer le roi et
Pierre de Brézé à lui abandonner le gouvernement. Antoine de Cha-
bannes, comte de Damraartin, promit son concours pour 10000 écus.
Il s'agissait de se rendre maître du château de Razilly, où logeait
Charles VU, et de mettre la main sur Pierre de Brézé, de le tuer s'il le
fallait. Mais Chabannes se retira du complot, qui avorta. Charles VII
se montra bénin, comme toujours, et exila son fils en Dauphiné pour
quelques mois. Le jeune homme partit au début de l'année 1447,
en menaçant de sa vengeance ceux qui l'avaient jeté « hors de sa
maison ». Son père ne devait plus le revoir.
Depuis un siècle que le Dauphiné appartenait au fils aîné du
roi de France, ou, pour parler plus exactement, au roi de France et
à son fils aîné, les membres du Conseil Delphinal et le gouverneur
nommé par le roi étaient les véritables maîtres du pays; le dauphin
n'y paraissait que de temps en temps, pour recueillir des hommages
et des subsides. Louis remercia le gouverneur Raoul de Gaucourt,
donna son office à un comparse, et se réserva l'autorité tout entière.
Il resta dix ansen Dauphiné et s'y conduisit en souverain indépendant.
Sans cesse en voyage, il parcourait les immenses forêts qui cou
vraient alors cette contrée, pour chasser, mais aussi pour connaître
sa principauté, s'arrêtant à chaque village, regardant tout, voyant
tout, interrogeant, furetant, causant avec les paysans et les cabare-
lières, logeant ses souvenirs dans une mémoire merveilleusement
précise, appliquant aux plus divers sujets sa vive intelligence.
Le Dauphiné, théoriquement attaché encore au Saint-Empire,
était devenu une véritable province française. Son arrière-ban et ses
milices avaient figuré à la bataille de Verneuil et au siège d'Orléans.
Jeanne d'Arc y avait eu la même popularité qu'au cœur de la France.
Le Conseil Delphinal avait servi avec loyauté les intérêts du roi, et
les États avaient voté des subsides à Charles VII pour laider contre
les Anglais. Restait à fixer les limites, encore contestées, de la domi-
nation française dans les Alpes, à imposer la suzeraineté royale à tous
les seigneurs, à réformer les organes du pouvoir central, à réveiller
les forces économiques et intellectuelles du pays : ce fut l'œuvre que
le futur Louis XI accomplit, avec une activité vraiment admirable.
Dès 1446, Louis s'était fait reconnaître par le duc de Savoie la
possession des comtés de Diois et de Valentinois, que le dernier comte
avait légués à Charles VII. Arrivé en Dauphiné, il acheva de régler à
COMPLOT
DE RAZILLY.
LOUIS
EN DAUPHINÉ.
LE DAUPHINE
VERS 1447.
LITIGES TEFRI-
TORIAUX RÉGLÉS
PAR LOUIS.
289
IV.
19
La Société et la Monarchie.
LE DAUPHINS
« JARDIX DE DÉLI-
CES^' FÉODAL.
LUTTE CONTRE
LA FÉODALITÉ
laïque ET ECCLÉ-
SIASTIQUE.
LOUIS ET LA
BOURGEOISIE.
LES ORGANES
DU POUVOIR
DELPHINAL.
son profit les litiges territoriaux que les ducs de Savoie avaient
jusque là trouvé moyen de perpétuer. Les frontières du Dauphiné
turent déterminées par une commission. Le Saint-Siège dut égale-
ment, de gré ou de force, renoncer à plusieurs seigneuries, notam-
ment à une part de la ville de Montélimar.
Thomas Basin, l'apologiste du régime féodal, nous dit que, jusque
là, le Dauphiné était un « jardin de délices ». En effet, malgré les
efforts du Conseil Delphinal, les seigneurs laïques et ecclésiastiques
étaient à peu près indépendants. La guerre privée était autorisée par
les Staluts. Les alleux, fort nombreux, jouissaient de Texemption de
tout impôt. En quelques années, Louis changea la face du pays.
Les nobles durent prêter serment de fidélité entre les mains du
chancelier et servir le dauphin à toute réquisition, sous peine d'être
traduits en justice. Les guerres privées furent interdites. Les alleux
contribuèrent désormais aux subsides. Les puissants évêques de la
l'égion perdirent leurs antiques privilèges. Quelques prélats opposè-
rent au dauphin une résistance acharnée, qui se brisa contre une
volonté de fer. La justice ecclésiastique fut partout attaquée, « pour
garder nos subgez des oppressions indues », disait Louis. Le vieil
archevêque de Vienne fut obligé de partager avec le prince la juri-
diction temporelle de la cité et du comté. Le temporel des évêques de
Gap et de Valence fut confisqué, jusqu'à ce qu'ils eussent admis la
souveraineté du prince. L'évêque de Grenoble, qui, jusque là, ne
reconnaissait pour sa seigneurie de Grenoble que la suzeraineté
impériale, dut prêter l'hommage lige. Le chapitre de Saint-Barnard
de Romans fut contraint aussi à l'hommage. Louis défendit aux
ecclésiastiques de se rendre à la cour pontificale sans permis-
sion : le prieur de Montclar et le curé de Luzeran, qui allaient à
Rome « outre les desfenses derrenièrement faictes », furent arrêtés
en route; le chancelier de Dauphiné reçut l'ordre de les interroger
« et sçavoir pourquoy ils y alloient », et de « faire la justice ainsy
qu'il appartiendra ». Le privilège des gens d'Église en matière
d'impôts fut violé. Au contraire les villes furent comblées de faveurs.
A condition que le Tiers État lui obéît et lui donnât de largent,
Louis le traita avec la plus grande bienveillance. Ce sera la politique
de toute sa vie.
Louis se montra administrateur méticuleux et tyrannique. Il
constitua une Chancellerie, un Grand Conseil; il érigea en 1453 le
Conseil Delphinal de Grenoble en Parlement, « à l'instar du Parlement
royal de Paris ». Il changea le ressort des bailliages et réforma le corps
des notaires. Il surveilla étroitement les gens de finances, les officiers
des monnaies et les changeurs. Malgré les subsides qu'il arrachait
290
Charles VII et la Société laïque.
chaque année aux État? de la province, les soucis d'argent le tenail-
laient. Il put cependant créer une petite armée, formée de cinq com-
pagnies d'ordonnance et de compagnies d'arbalétriers.
Le dauphin comprit très bien que le meilleur moyen de s'enrichir
était d'enrichir le pays, dont les ressources étaient fort médiocres.
Pour forcer les habitants à étendre les cultures, il frappa d'une impo-
sition les blés venant de France. Il fit ouvrir de nouvelles routes,
institua des foires franches, introduisit dans sa principauté des indus-
tries nouvelles, attira les étrangers par des exemptions d'impôts.
Les Juifs, au siècle précédent, étaient nombreux en ce pays,
particulièrement à Saint-Symphorien d'Ozon, à Vienne, à Grenoble et
à Crémieu. Au milieu d'une population pauvre, ignorante, fort gros-
sière, les communautés juives se distinguaient par leur activité, leur
richesse, et une certaine culture intellectuelle. On leur empruntait
de l'argent et on les haïssait : les États de Dauphiné réclamaient des
persécutions. Le sage Charles V les avait défendues. Après sa mort,
on se remit, comme jadis, à les pressurer. Un grand nombre de
Juifs émigrèrent; Crémieu fut ruinée du coup. Louis confirma les
anciens privilèges de tous les Juifs du Dauphiné, les protégea contre
rimprobité de leurs débiteurs et réduisit les droits qu'ils payaient
jusqu'alors.
L'Université de Grenoble était mourante; le dauphin, que la vie
intellectuelle ne laissait pas indifférent, fonda une Université à
Valence. L'étude du Droit y prospéra.
Si Louis s'était contenté de gouverner le Dauphiné à sa manière,
Charles VII l'aurait sans doute laissé faire; mais le dauphin persévé-
rait dans ses universelles intrigues. Il voulait, disait-il, mettre ordre
au fait du roi, qui gouvernait mal. Il essaya d'introduire ses créa-
tures dans les hautes dignités du royaume, par exemple de faire
parvenir au siège épiscopal de Châlons, qui donnait le titre de comte
et pair, un des hommes les plus tarés de son entourage, Ambroise de
Cambrai. Il entreprit de se créer des amis dans le Grand Conseil,
envoya des cadeaux au chancelier, eut à la cour des agents secrets.
Puis il était toujours en quête de nouveaux domaines. Il fit de vaines
démarches pour avoir la seigneurie de la Normandie et celle de la
Guyenne. En 1448, il obtint la cession des droits que Tévêque d'Albi
prétendait posséder sur la succession d'Auvergne. Il forma le dessein
de se constituer une vaste principauté sur les deux versants des
Alpes : dès 1446, il avait signé avec le duc de Savoie un traité secret
qui lui ouvrait un passage dans les montagnes, pour la conquête de
Gênes ; la même convention prévoyait un partage du Milanais entre le
dauphin et le duc de Savoie. En 1451, Louis acheta aux Grimaldi la
POLITIQUE
ÉCONOMIQUE.
LE DAUPHIN
ET LES JUIFS.
UNIVERSITE
DE VALENCE.
INTRIGUES
EXTÉRIEURES.
< 291 '
La Société et la Monarchie.
principauté de Monaco pour quinze mille écus d'or, que d'ailleurs il
ne put payer. Il tenta de s'assurer, d'abord par la diplomatie, ensuite
par une série de coups de main audacieux, une sorte de protec-
torat sur les États pontificaux de France.
MARIAGE La conquête de la Savoie devait être un des désirs de toute sa
DU DAUPHIN AVEC ^Iq^ Uj^ iustant, en 1447, il pensa profiter de la lutte entre le pape
CHARLOTTE Nicolas V et l'antipape Félix V, ancien duc de Savoie : il obtint de
Nicolas une bulle qui lui conférait le duché. Puis il fit volte-face,
conclut une alliance avec le duc Louis, et lui demanda la main de sa
fille Charlotte, avec une dot de 400 000 écus. Charles VII refusa son
consentement; le dauphin passa outre : le 14 février 1451, le contrat
de mariage fut signé, et la dot fixée à 200 000 écus. Le roi d'armes
de Charles VII, chargé de signifier au duc de Savoie la défense de
célébrer le mariage, arriva à Chambéry le 8 mars, la veille du jour
où devait s'accomplir la cérémonie : on fit si bien qu'on l'empêcha
de voir ce jour-là le duc de Savoie; le lendemain, comme il se
rendait au château, il aperçut de loin le dauphin et la princesse
Charlotte qui entraient dans la chapelle, revêtus de leurs habits de
noces.
Alors Charles VII supprima la pension de son fils, leva une petite
armée et prit le chemin du Midi (1452). Le dauphin, tout en se pré-
parant à la guerre, envoya à son père ambassade sur ambassade : il
réclama des garanties pour lui-même, sans faire aucune concession;
il refusa de réparer les torts qu'il avait faits au Clergé dauphinois, et
d'éloigner ses amis, Jean de Lescun, bâtard d'Armagnac, le sire de
Montauban, et surtout Aimar de Poisieux, surnommé Capdorat (Tête-
dorée), et Jean de Guarguesalle, que Charles VII qualifia un jour de
« ribauds, traîtres et mauvais chiens, causes du détestable gouverne-
ment du dauphin ». Le traité d'alliance imposé par le roi au duc de
Savoie (traité de Cleppé, 27 octobre 1452) ne brisa pas l'obstination
de Louis. Il laissa Charles VII s'éloigner et, seize mois après, il
ravagea horriblement la Bresse, pour punir son beau-père d'avoir
signé une alliance avec le roi.
Louis contrecarra partout la politique de son père. Le traité
AVEC LES ENNEMIS sccrct de 1446 avait été conclu au mépris des visées de Charles VII
DE CHARLES VU. ^^^ Gêucs, ct dc Charles d'Orléans sur Milan. L'usurpateur du duché
de Milan, François Sforza, que Charles VII ne voulut pas recon-
naître, devint V « ami très spécial » du dauphin. Enfin Louis avait
auprès de lui un agent du duc de Bourgogne, et il était en correspon-
dance avec son parrain le duc d'Alençon.et le comte d'Armagnac,
deux traîtres. La politique royale subissait-elle un échec, il en témoi-
gnait tout haut sa satisfaction : lorsque les Français furent chassés
EXPEDITION
DE CHARLES VII
DANS LE MIDI.
RELATIONS
1^7.
CHAP. VIII
Charles VII et la Société laïque.
CHAULES vil
ET LE DAUPHIMÉ.
de Gênes en 1447, « mondit seigneur fut fort joyeulx » et constata
que « le roy se gouvernoit si mal qu'on ne pouvoit pis ».
La violence même de sa haine contre les conseillers de Charles VII fuite du dauphin
lui faisait croire qu'il lui était impossible d'obtenir le pardon paternel. '' ^^ ^^^'^^
Il « avoit pris une peur sauvage de son père ». En 1456, à la nouvelle ^^ bourgogne.
que Charles VII était venu s'établir en Bourbonnais, il se laissa per-
suader par ses familiers que sa vie était en danger, et résolut de
demander asile à son « bel oncle » le duc de Bourgogne. Le 30 août,
il s'enfuit secrètement, à cheval, et, après une course éperdue de six
semaines, il arriva en Flandre, « piteux, ébahi et dépourvu ».
Charles VII espéra le ramener par la famine. Il pria Philippe le
Bon de ne le point recevoir et défendit aux bonnes villes de l'hé-
berger. Il se rendit en Dauphiné avec une imposante armée et,
malgré les supplications des États, prit la province sous sa main. Cet
acte d'autorité consommait définitivement l'annexion du Dauphiné à
la France et au domaine royal : désormais le titre donné aux fils
aînés des rois de France ne fut plus qu'un mot. L'empereur perdit
toute autorité, à supposer qu'il en eût encore, sur cette portion du
royaume d'Arles. Les habitants du pays se montrèrent peu satisfaits
de ce coup d'état et il fallut prendre des précautions militaires contre
les bourgeois de Grenoble ; mais tous les possesseurs d'offices firent
rapidement leur soumission, et beaucoup de nobles et de prélats
virent avec plaisir s'écrouler la dure domination de l'héritier royal.
Philippe le Bon fut un hôte chevaleresque. Il écrivit au roi qu'il Philippe le bon
traiterait le dauphin avec honneur, ainsi qu'il convenait, et lui ^^ ^^ dauphin.
demanda de recevoir en sa grâce le fugitif et ses serviteurs.
Charles VII refusa. Il consentait à pardonner à son fils, à lui assurer
un apanage, mais voulait le forcer à renvoyer ses conseillers. Philippe
le Bon donna au dauphin une pension de 36 000 livres et l'installa en
Brabant, dans la pittoresque et giboyeuse terre de Genappe. C'est là
que Louis attendit, avec une féroce impatience, la mort de son père.
IV. — LE DUC DE BOURGOGNE^
PHILIPPE LE BON s'intitulait dans ses actes « duc de Bourgo-
gne, de Lothier, de Brabant et de Limbourg, comte de Flandre,
d'Artois et de Bourgogne, palatin de Hainaut, de Hollande, de
puissance
de philippe
LE BON.
1. Sources. Chroniques bourguignonnes publiées par la Soc. de l'Hist. de France, et
déjà citées. Œuvres de Chaslellain, édit. Kervyn de Leltenhove, i863-i866. Chroniques rela-
tives à l'histoire de la Belgique sous la domination des ducs de Bourgogne, édit. Kervyn de
Lettenhove, 1870-1876. Recueil des chroniques de Flandre, édit. De Smet, t. III et IV, i856-
( 293 >
La Société et la Monarchie. livre u
Zélande et de Namur, marquis du Saint Empire, seigneur de Frise,
de Salins et de Malines ». Il avait presque doublé son patrimoine:
par achat — il acquit le comté de Namur et le duché de Luxembourg:
par héritage — il hérita de son cousin les duchés de Brabant el de
Limbourg; par violence — il déposséda Jacqueline de Hainaut, qui
dut lui abandonner, en 1433, le Hainaut, la Hollande, la Zélande et
la Frise. Il obtint de son allié le duc de Bedford de nouveaux domai-
nes français, que Charles VII lui confirma plus tard. Enfin il reçut du
même roi les villes de la Somme. Les principautés ecclésiastiques de
Cambrai, d'Utrecht et de Liège n'échappèrent pas à son influence :
son frère naturel devint évêque de Cambrai; son bâtard David fut
évêque d'Utrecht, et son neveu, Louis de Bourbon, évêque de Liège.
SON CARACTÈRE. Cet heurcux prince fut, pendant les quinze premières années du
règne de Charles VII, bien plus puissant que le roi de France. Son
alliance fut disputée par Henry VI et Charles VII et, à la fin de sa vie,
il restait encore à Paris plus populaire que le roi. Ce n'était pas qu'il
fût un bien profond politique. La lourde besogne de gouverner tant
de peuples divers, et souvent turbulents, demandait un prince calme
et laborieux, attaché à ses devoirs. Philippe le Bon était un homme
« haut et droit de venure, joyeux d'esprit et viste de corps, mais
souvent assez fiévreux ». Comme ses ancêtres, il avait des colères ter-
ribles, qui le rendaient à demi fou. Ce prince orgueilleux et frivole
aima surtout le luxe, les arts et les femmes. Il travaillait peu, et les
succès de sa politique furent l'effet des circonstances ou le fruit de la
sagesse de ses conseillers. Il était néanmoins fort ambitieux, comme
tous les princes de sa race, et il avait une haute idée de sa puissance
et des destinées de sa dynastie. Il s'intitulait « duc par la grâce de
Dieu », et la Noblesse qui l'entourait n'était qu'une brillante domes-
ticité, éloignée de lui par d'infranchissables degrés. Au moment de son
avènement, Chastellain prétend que les courtisans « disoient, l'un par
pensée, l'autre entre les dents, le mot que dit la femme à Jésus-
Christ : « Benoît soit le ventre qui te porta et la mammelle qui te
« alaita! Avec toi voulons vivre et mourir : tu es homme de Dieu ». La
cour de Philippe le Bon était, comme on l'a vu, le paradis de la che-
i865. Edmond de Dynter, Chronique des ducs de Brabanl, édit. de Ram, t. III, 1857. Gachard,
CoUeclion de documenls concernant l'hisloire de la Belgique, t. II, i834; Rapport sur les docu-
ments qui existent à Dijon, iSl^S. Les sources sont très riches; pour le détail, voir Pirenne,
Bibliographie de l'histoire de Belgique (2« édit., 1902). On consultera avec profit les Inven-
taires déjà publiés des Archives départementales du Nord.
Ouvrages a consulter. Outre ïHisioire de Bourgogne de dom Plancher et les autres
ouvrages déjà cités, p. 86-87 et 168 : Pirenne, Hist. de Belgique, t. II, 1902. Lameere, Le
grand conseil des ducs de Bourgogne. 1900 (à consulter sur l'ensemble de l'administration
ducale). Pau! Frédéricq. Le rôle politique et social des ducs de Bourgogne dans les Pays-Bas,
1875. Pagartd'IIermansart, Histoire du bailliage de Saini-Omer, 1898. De P>eiffenberg, i/is/o/re
de l'ordre de la Toison d'Or, i83o.
< 294 )
PHILIPPE LE BON
PORTIîAlT DE PHILIPPE LE BON.
Il est vêtu de noir, porte un chaperon noir à longue queue et le collier de la Toison d'or, ordre
institué par lui en lk30. On attribue ce portrait à l'école des Van Eyck. — Musée du Louvre,
n" 1 003.
Cl. Giraudon.
IV. 2. ^ Pi.. 18. Page 294.
CHAP. vrii
Charles VII et la Société laïque.
Valérie, mais il n'aimait la société des nobles qu'à condition d'y être
traité en maître. L'ordre de la Toison d'Or, qu'il fonda en 1430, sous
prétexte de maintenir les traditions chevaleresques, ne fut en réalité
pour lui qu'un moyen de s'attacher plus étroitement cette docile
Noblesse, de récompenser, par la collation de l'ordre, les serviteurs
dévoués, de châtier, par l'exclusion, ceux dont la fidélité chancelait,
et d'enrôler toute une clientèle de princes étrangers.
Le gouvernement des ducs de Bourgogne était d'ailleurs un gou-
vernement de légistes. Les nouvelles Universités fondées à Dôle (1422)
et à Louvain (1425) achevèrent de fournir à la dynastie ducale un per-
sonnel de conseillers et de gens de loi, qui travaillèrent à l'établisse-
ment d'une administration centralisatrice, organisée sur le modèle
des institutions royales. Les quatre chambres des comptes de Dijon,
de Lille, de Bruxelles et de La Haye se partagèrent la gestion finan-
cière. A mesure qu'une nouvelle province était annexée, elle recevait
un Conseil de justice dont les attributions étaient calquées sur celles
du Conseil de Dijon. L'organe central était le Grand Conseil, qui
exerçait une surveillance effective sur l'administration de toutes les
provinces bourguignonnes et s'efforçait même d'attirer les appels
judiciaires, au détriment du Parlement de Paris; quelques-uns de
ses membres partageaient avec le receveur général la haute direction
des finances. L'armée, qui échappait à la compétence des gens de
robe, resta seule arriérée et informe jusqu'au règne de Charles le
Téméraire.
Ce gouvernement tout monarchique, au service d'un prince pro-
digue et mégalomane, fut dur et pesant au peuple. A la fin de sa vie,
Philippe en fit l'aveu : « Hélas! si mon bon peuple m'ayme, c'est de
son bien, non de mon mérir (mérite), car je Fay durement traité et
mal gouverné*. » Il prenait prétexte de toutes les occasions pour
lever des subsides extraordinaires, et il avait des « officiers affamés,
qui engloutissoient tout ».
Il négligea les deux Bourgognes : il y vécut peu; il les laissa
ravager par les Écorcheurs, et, s'il convoqua régulièrement les Etats
du duché et de la Franche-Comté, ce fut pour leur demander de lourds
sacrifices. Il séjourna de préférence dans ses villes de Flandre et de
Brabanl, à Bruges, à Bruxelles. Il savait bien que là était la source
de son opulence, et il fit quelques efforts pour développer la prospé-
GOUVERNEMENT
DE LÉGISTES.
DURETE DE CE
GOUVERNEMENT
LES DEUX
BOURGOGNES.
LES PAYS-BAS.
1. Les bons avis ne lui manquèrent pas : il avait auprès de lui quelques sages qui
prévoyaient la décadence de sa maison à brève échéance. Cf. les Avis publiés par Kervyn
de Lettenhove sous le titre (très inexact) de : Programme d'un gouvernement conslilulionnel
en Belgique au XV' siècle, Bull, de l'Acad. des Sciences de Belgique, 2° série, t. XIV,
p. 224.
293
La Société et la Monarchie.
RESISTANCES.
IMPOSSIBILÎTÉ
D'UNE UNION
CONTRE LE DUC.
rite des Flandres ^ Mais, au fond, il ne pouvait avoir que du mépris
pour cette population de tisserands et de drapiers. Les langues ger-
maniques lui paraissaient des idiomes incongrus, et il n'en tolérait
pas Tusage autour de lui. Chastellain, un homme du Nord pourtant,
se moquait des Frisons, « qui nentendoient françois ne que bestes
brutes». Fortement appuyé par la Noblesse et le Clergé des Pays-Bas,
Philippe le Bon voulut faire prévaloir son autorité sur les vieux
usages locaux. Il respecta les franchises des villes, mais il remit en
vigueur tous les droits que lui conférait sa prérogative de prince,
notamment pour la nomination des magistrats municipaux. De plus,
le droit coutumier fut attaqué par les légistes, qui remplissaient le
Grand Conseil et les bailliages.
Ainsi, au xv^ siècle, dans les Pays-Bas comme ailleurs, le système
politique nouveau, l'idée monarchique, remportait sur les traditions
particularistes du moyen âge. Le triomphe de la puissance ducale ne
fut d'ailleurs point pacifique dans tout l'État bourguignon : en Flandre,
la résistance fut très vive ; le peuple y montrait un extrême attachement
aux traditions, alors même qu'elles étaient notoirement injustes-. Les
grandes villes, habituées à se gouverner elles-mêmes et à ne tenir
aucun compte des droits du prince, prétendirent s'opposer par la
force aux exigences de Philippe le Bon, même lorsqu'elles étaient
légitimes. Le héraut Berry, dans sa Géographie, nous dit que ces
« grands mangeurs de chairs, de poissons, de laict, et de heures »
étaient « gens périlleux » ; et en effet ces Flamands lourds et bourrus,
attachés jusqu'à la mort aux privilèges qu'ils avaient conquis, haïrent
parfois le « bon duc » dune haine mortelle. Mais le même esprit de
particularisme qui inspirait leurs révoltes les empêchait de s'unir.
Les grandes villes se jalousaient entre elles et tenaient les petites en
esclavage. Partout, des querelles interminables mettaient aux prises
l'aristocratie bourgeoise et la démocratie des métiers, foule prompte
à l'émeute, qui, depuis les révolutions du xiV siècle, avait une part
dans le gouvernement urbain. Les patriciens, toujours menacés d'un
soulèvement populaire, où leur tête serait en jeu, se tournaient peu à
peu vers le prince, seul protecteur possible.
1. Cette prospérité était alors à son apogée, mais aussi à la veille de son déclin.
On peut même croire que la décadence économique de la Flandre était commencée : la
population des villes tendait à décroître. Cf. V. Fris, Schels van den economischen Toes-
tand van Vlaanderen in hel midden der XV^ eeuvu, 1900, et Pirenne, Histoire de Belgique,
t. H, 1902.
2. C'est ce que montrent les griefs formulés par les Cassellois, en 1^27, contre leur bailli
(A. Desplanque, Troubles de la chalellenie de Cassel, Annales du Comité Flamand de
France, t. VIII, i864-i86d) et le récit d'un combat entre deux bourgeois de Valenciennes
en 1455 (Mathieu d'Escouchy, t. II, p. 297; Olivier de La Marche, t. Il, p. 402).
296
Charles VU et la Société laïque.
La révolte de Gand fut de toutes la plus furieuse', Philippe le révolte de c and
Bon la provoqua en voulant remplacer les anciens impôts par une
gabelle sur le sel. Une guerre implacable commença au printemps de
1452. Tous les vassaux de Philippe le Bon, et des chevaliers venus du
fond de la France, accoururent pour châtier cette canaille, « qui
point ne recongnoit de Dieu en ciel, ni de prince en terre ». Les
Gantois furent abandonnés par les villes de Flandre , mais ils étaient
nombreux et braves, et les paysans de la région combattirent pour
eux. Plusieurs batailles rangées ne découragèrent pas les rebelles.
« Allons, disaient-ils, allons à Philippin aux grandes jambes! » Enfin,
le 23 juillet 1453, les Gantois, faisant une sortie en masse, furent
exterminés près de Gavre : treize mille cadavres jonchèrent la plaine.
Philippe le Bon, si avide de jouir de la vie, ne fut jamais tran-
quille Il eut de longs démêlés avec les bourgeois d'Utrecht et de
Liège , et sa politique en Allemagne, ainsi que ses projets de croisade,
entraînèrent des complications infinies. C'est pourquoi il ne déclara
point la guerre à Charles VII, lorsque les gens du roi entreprirent de
reviser sous main le traité dArras.
Charles VII n'avait aucune inimitié personnelle contre son cousin
Philippe le Bon; mais il avait assez vivement senti l'injure qu'on lui
avait infligée à Arras, et les derniers représentants du parti armagnac
qui l'entouraient avaient encore moins que lui oublié l'affront. Cette
fameuse paix de 1435, qui avait tant flatté l'orgueil du fils de Jean
sans Peur, fut, dans l'histoire des ducs de Bourgogne, la préface de
leur ruine. Elle n'apaisa nullement les vieilles haines : à la fin du
règne de Charles VII, un Bourguignon ne pouvait A^oyager en France
sans être insulté; on voit dans les registres de Tofficialité de Bouen
que les mots « traître bourguignon » étaient considérés comme une
injure sanglante.
Philippe le Bon ne put jamais obtenir les satisfactions morales
qu'on lui avait promises : les meurtriers de Jean sans Peur ne furent
pas punis; les fondations pieuses, par lesquelles devait se manifester
le repentir de Charles VII, ne furent jamais faites. Avec une mauvaise
foi non moins évidente, le roi essaya, en 1452, de rentrer en possession
des villes de la Somme, sans bourse délier, en s'appuyant sur d'an-
ciennes conventions, qui avaient perdu toute valeur. Cette supercherie
n'eut d'ailleurs aucun succès. A défaut d'une restitution pure et
simple des terres abandonnées au duc de Bourgogne en 1435, les offi-
ciers du roi prétendirent les astreindre à l'impôt royal, et s'opposèrent
{l447-t453).
AUTRES
EMBARRAS.
CONSEQUENCES
MORALES DU
TRAITÉ D'ARRAS.
VIOLATIONS
DU TRAITÉ PAR
LES GENS DU ROI.
1. Voir dans les Annales et le Bulletin de la Société d'Histoire de Gand, 1900-1901, les
études critiques (en flamand) et les documents publiés par V. Fris.
297
La Société et la Monarchie.
aux levées de deniers entreprises par les agents ducaux. Ils ne respec-
tèrent pas davantage les privilèges fiscaux que le traité d'Arras recon-
naissait au duc dans la Bourgogne proprement dite : ils essayèrent
d'y percevoir des taxes sur les denrées, au moins dans la région
voisine du domaine royal. Ils soutenaient que Philippe le Bon n'avait
pas le droit de battre monnaie à Dijon, ni d'établir de nouveaux
péages, ni de donner, comme le roi, des lettres de rémission et dano-
blisseraent. Lorsque les compagnies d'ordonnance furent instituées,
les agents royaux osèrent lever des hommes d'armes dans les domaines
de Philippe. Aucune de ces tentatives n'avait de succès durable, mais
elles entretenaient une perpétuelle exaspération parmi les conseillers
et les officiers ducaux.
PHILIPPE LE BON Lcs couflits dc juridictiou étaient plus fréquents et plus aigus
ET LE PARLEMENT, encorc. Les baillis royaux essayaient d'attirer à leur tribunal les procès
des villages bourguignons situés près de la frontière. Le Parlement
de Paris maintenait opiniâtrement son droit de juridiction suprême
sur les domaines ducaux compris dans le royaume. Il recevait fré-
quemment des appels de la Flandre française. Il en recevait même de
la Flandre impériale. Il osa ajourner le duc lui-même, bien que le
traité d'Arras l'eût personnellement affranchi de la suzeraineté de
Charles VII : en 1445, comme Philippe le Bon présidait le chapitre de
la Toison d'Or, au milieu de fêtes splendides, un huissier du Parle-
ment se glissa dans la salle et vint, bien honnêtement et humblement,
présenter, au nom d'un chef d'Écorcheurs qui s'appelait Dimanche de
Court, un exploit ajournant le duc de Bourgogne à comparaître en
personne devant la Cour; et c'était, remarque Chastellain, comme s'il
avait dit au prince : « Vecy le flayel de vostre extollation fière que
vous avez prise', qui vous vient corriger droit cy et pincer, et vous
monstrer ce que vous estes ».
Les Bourguignons ne se souciaient en aucune façon de subir la
domination et les exigences fiscales du roi des Armagnacs; mais les
Flamands, qui ne craignaient pas le roi, avaient intérêt à se souvenir
que leur comté était un fief de la couronne de France. Charles 'VII
n'eut garde, en 1450, de repousser les Gantois, quand ils se placèrent
sous sa protection. Lorsque la « guerre de Gavre » éclata, il envoya
successivement deux ambassades chargées d'une mission concilia-
trice. Ces tentatives d'intervention royale en Flandre mettaient Phi-
lippe le Bon en fureur.
Charles VII avait, de son côté, de sérieux griefs contre le duc
CONTRE PHILIPPE ^jg Bourgogue. Philippe le Bon ne lui avait été d'aucun secours dans
la lutte contre les Anglais : préoccupé des intérêts économiques des
1. Voici le fléau du fier orgueil que vous avez conçu.
CHARLES VII
ET LES AFFAIRES
DE FLANDRE.
GRIEFS DU ROI
298
CHAP. VIII
Char /es VII et la Société laïque.
Pays-Bas, que compromeilait sa rupture avec Henry VI, il n'avait
cherché qu'à renouer des relations avec ses anciens alliés; voyant que
la paix générale était impossible, il avait signé en 1439 un traité de
commerce avec les Anglais. Enfin, pour se garantir contre la mau-
vaise humeur du roi, il se créait une clientèle parmi les princes
mécontents : le duc de Bourbon était son intime ami, et, dès le temps
de la Praguerie, Philippe entretenait une correspondance secrète avec
le dauphin ; au même moment, il gagnait l'amitié de Charles d'Orléans
en l'aidant à payer sa rançon, et il l'attirait dans l'ordre de la Toison
d'Or, ainsi que les ducs de Bretagne et d'Alençon, et Mathieu de
Comminges.
Ces perpétuels démêlés entre le roi et le duc de Bourgogne don-
naient lieu à d'interminables négociations, qui avaient du moins le
mérite d'amortir les heurts. La guerre faillit cependant éclater en 1444»
lorsque les Écorcheurs apparurent de tous les côtés dans les domaines
ducaux et les ravagèrent avec fureur. Les routiers armagnacs jetaient
par terre les panonceaux aux armes de Philippe le Bon, torturaient
les paysans, dansaient sur le ventre des « traîtres bourguignons » en
leur criant d'aller chercher leur duc. La rupture imminente fut con-
jurée par des conférences tenues à Bruxelles.
L'accueil fait par le duc au dauphin révolté raviva les rancunes.
Philippe, en croyant se procurer un nouvel allié, s'était d'ailleurs
trompé. Lorsque les ambassadeurs bourguignons vinrent expliquer
au roi que leur maître n'avait pu refuser l'hospitalité au dauphin,
Charles VII les congédia avec des paroles prophétiques : « Dites à
votre maître que tel cuide faire son profit, qui fait grandement son
dommage ». On en fit plus tard un mot historique : « Mon cousin de
Bourgogne nourrit le renard qui mangera ses poules ». Charles VII
avait vu juste. Absorbé en apparence par une vie de plaisirs, Louis
observait les faiblesses de cette domination qu'il comptait prochaine-
ment abattre. Il fut le parrain de Marie de Bourgogne, fille du jeune
comte de Charolais : un jour devait venir où il lutterait avec achar-
nement pour enlever à sa filleule l'héritage paternel.
« Si nous avons monseigneur le dauphin cy eus (ici), disaient les
fidèles de Phihppe le Bon, quel bien nous en est? Onques, puis que cy
eus entra, paix ne nous fut, ne biens ne nous vint, fors tousjours que-
relles et contentions entre le roy et monseigneur. » Dès que la fuite
du dauphin avait été connue, en effet, le Conseil du roi avait agité la
question de la guerre, et, à maintes reprises, des préparatifs d'expédi-
tion, des coups de main isolés, firent croire que la rupture était
accomplie. Mais Charles VII inclinait vers la paix. Philippe le Bon,
de son côté, se faisait vieux, et d'ailleurs les alliances conclues par
MENACE
DE RUPTURE
DÈS 1444.
L'ACCUEIL
FAIT PAR LE DUC
AU DAUPHIN
AGGRAVE
LA SITUATION.
^99
La Société et la Monarchie.
AFFAIRES
DU PROCÈS
D'ALENÇON
ET DES VAUDOIS
D'ARRAS.
PREPARATIFS
DE GUERRE.
CHARLES VU
ET LA POLITIQUE
EXTÉRIEURE
DE PHILIPPE
LE BON.
son rival clans toute TEurope, la belle organisation de l'armée royale,
à laquelle il ne pouvait opposer que des troupes d'une solidité dou-
teuse, lui donnaient à réfléchir.
Pourtant il était exaspéré de l'audace des gens du Parlement, et
il ne cessait de se plaindre d'eux auprès du roi. Le 13 avril 1458, un
huissier du Parlement alla à Gand, où le duc venait de faire une entrée
triomphale, et l'ajourna à comparaître le 1" juin à Montargis, pour
siéger au procès du duc d'Alençon, parmi les pairs de France. On
comptait dénoncer, en sa présence même, ses relations avec les
ennemis du roi. Le duc, s'appuyant sur le texte du traité d'Arras,
refusa de se déranger, et sa colère contre les gens du Parlement
s'exhala en termes véhéments : « Quant est au roy, je ne me plaings
point de lui, s'écria-t-il, et est mon espoir en lui de tout bien; mais de
vous autres, ceux du Parlement, je me plaings à Dieu et au monde
des injures et rudesses que vous m'avez fait et faites tous les jours,
et prie à Dieu qu'il me doint tant vivre que j'en puisse prendre
vengeance à l'appétit de mon cœur ». Trois ans après, il dut cepen-
dant subir encore l'intervention de la cour suprême : nous avons dit
comment le Parlement termina l'affaire des « Vaudois d'Arras ».
A ce moment, les préparatifs de guerre se poursuivaient active-
ment de part et d'autre. Les dissensions qui avaient éclaté à la cour
de Bourgogne faisaient la partie belle au roi de France : Charles le
Téméraire, comte de Gharolais, s'était brouillé avec les Croy, favoris
de son père, et il avait entamé des négociations avec Charles VII. Dès
le mois de juillet 1460, le Conseil du roi avait émis l'opinion que, vu
les désobéissances du duc de Bourgogne, il y avait lieu de procéder
contre lui par la voie des armes. La mort de Charles VII empêcha la
guerre.
L'orgueil de Philippe le Bon aurait été satisfait et vengé s'il était
devenu roi, comme il le désirait, pour ses possessions en terre d'Em-
pire. Alors il aurait été l'égal de Charles VII. On va voir comment
celui-ci, pendant les vingt dernières années de son règne, contrecarra
les ambitions de son puissant cousin.
CHAPITRE IX
QUESTIONS D'ALLEMAGNE, D ITALIE
ET D'ORIENT
I. QUESTIONS D'ALLEMAGNE. — H. QUESTIONS DITALIE. — III. CHARLES Vli
ET LES PROJETS DE CROISADE. — IV. COUP DCEIL SUR LE REGNE DE CHARLES VII.
/. — QUESTIONS D'ALLEMAGNE ^
AVANT que rexpiilsion des Anglais lut achevée, l'œuvre de Tex-
pansion de la France lut reprise par Charles VII, d'ailleurs avec
des précautions qu'explique la menace anglaise, et moins par système
que par la nécessité des circonstances. Ainsi, des motifs spéciaux le
poussèrent à intervenir en Lorraine et en Suisse : le besoin d'occuper
les Écorcheurs pendant la trêve, le désir de satisfaire aux exigences
d'un prince ami, René d'Anjou, et l'obligation de refouler la puis-
sance bourguignonne.
La politique agressive suivie autrefois par les rois de France,
puis par le duc Louis d'Orléans, sur les frontières de l'Est, était
devenue une politique bourguignonne. Philippe le Bon, bien plus
encore que son père Jean sans Peur, se détacha de la France. Ses
L'EXPANSION
DE LA FRANCE.
LES DUCS DE
BOURGOGNE ET
L'ALLEMAGNE.
1. Sources. Les documents publiés sont nombreux et dispersés. Outre les chroniques de
Mathieu d'Escouchy, Berry,Th. Basin : Annales du doyen deSainl-Thiebaul, dans dom Calmet,
Histoire de Lorraine, t. V, 1745 ; — Chroniques de la ville de Melz (amalgame de chroniques,
par .J.-F. Huguenin), i838. Documents publiés par : Schilter, Elsassische Ciironicke von
Jacob von Kœnigshoven, 1698 (Appendices, p. 909 à 1020) ; Chmel, Malerialien zar œslerreichischen
Geschichle, 1882-1840 : Mossmanu, Revue d'Alsace, 1875-, Tuetey, Les Ecorcheurs, t. II; De
Beaucourt, Edition de la Chronique de Mathieu d'Escouchy, t. III, Pièces juslificatives.
Ouvrages a consulter. A. Leroux, Nouvelles recherches critiques sur les relations de la
France avec l'Allemagne de i378 à 146i, 1892. Dierauer, Geschichle der Schweizerischen Eidge-
nossenschafl, t. II, 1892. L. Stouff, Les origines de l'annexion de la Haute-Alsace à la Bour-
gogne, Revue bourguignonne de l'Enseignement supérieur, t. X, 1900. Tueley, Les Scorc/jeurs
sous Charles VU, i874.Witte, Die Armagnaken im Elsass, 1890. Favre, Notice sur Jean de Bueil
(Introd. au Jounence/, édit. de la Soc. de l'Hist. de F'rance). De Saulcy et Huguenin, Relation
du siège de Metz en IU4, i83o. B. de Mandrot, Relations de Charles VU et de Louis XI avec les
cantons suisses, 1881. Duhamel, Négociations de Charles VII et de Louis XI avec les évèques de
Melz pour la chdtellenie d'Epinal, Annales de la Soc. d'Emulation des Vosges, t. XII, 1S67.
c 3oi )
ha Société et la Monarchie.
PHILIPPE LE BON
ET LES
EMPEREURS.
POLITIQUE
DE CHARLES VII.
acquisitions firent de lui, avant tout, un prince de l'Empire. Hors
de la France, où il n'avait que le tiers de ses domaines, et où le
traité d'Arras l'avait même affranchi de tout lien de vassalité envers
Charles Vil, allait-il fonder un nouveau royaume? La question qui
devait se poser plus tard entre Louis XI et le Téméraire se posait
déjà entre Charles Vil et Philippe le Bon, et Charles VII sut déjà la
résoudre à l'avantage de la France.
Dans la région en litige depuis des siècles entre France et Alle-
magne, région physique sans unité, échappant à toute évolution poli-
tique précise, terre d'Empire où l'Empereur était devenu à peu près
un étranger, le duc de Bourgogne possédait la Franche-Comté et
les Pays-Bas. Il voulait les réunir par l'acquisition des pays intermé-
diaires. Rebuté dans une tentative sur l'Alsace méridionale, il fixa
ses vues sur le Barrois et la Lorraine et, plus tard, sur le Luxembourg.
Il prêta aide au comte de Vaudemont contre René d'Anjou, duc de
Bar et de Lorraine \ et s'efforça discrètement d'étendre son influence
sur les évêchés de Metz et de Verdun.
L'actif empereur Sigismond de Luxembourg fit une énergique
opposition aux projets de Philippe; il refusa même de recevoir son
hommage pour les domaines que le duc avait acquis en terre d'Em-
pire. A sa mort, l'élection ramena sur le trône impérial les Habsbourg,
en la personne d'Albert d'Autriche, prince capable aussi de faire
respecter son autorité; mais, après Albert, régna, pendant cinquante-
trois ans (1440-1493), Frédéric d'Autriche, de qui un envoyé de
Charles VII écrivait que c'était un homme « endormi, lâche, pesant,
morne, avaricieux, chiche, craintif, qui se laisse plumer la barbe à
chacun sans revanger, variable, hypocrite, dissimulant, et à qui tout
mauvais adjectif appartient ». Philippe le Bon ne pouvait pas
souhaiter un suzerain moins redoutable ; mais maintenant le roi de
France était en état de traverser les projets du duc de Bourgogne.
Une alliance avec les princes autrichiens - était un des moyens
d'endiguer l'ambition bourguignonne. Déjà, en 1430, Charles VII
1. Voir plus haut, p. 281, n. 1. Il essaya, vainement d'ailleurs, de forcer René d'Anjou,
devenu son prisonnier, à lui livrer le duché de Bar.
2. La maison d'Autriche était, au temps de Charles Vil, divisée en trois lignes : 1» la
ligne d'Autriche, qui eut alors pour chefs l'empereur Albert, puis son fils Ladislas, lequel
ne fut pas empereur, mais joignit, pendant quelques années, au duché d'Autriche propre-
ment dit les royaumes électifs de Hongrie et de Bohême; la ligne d'Autriche s'éteignit à
la mort de Ladislas en 1457; — 2° la ligne styrienne, qui possédait la Styrie, la Carinlhie, la
Carniole et le Frioul; elle avait alors deux chefs : Frédéric, qui succéda à Albert d'Autriche
sur le trône impérial, et son frère Albert le Prodigue, qui mourut en i463; — 3° la ligne
dite de Habsbourg antérieur, qui avait le Tyrol, la Suisse, l'Alsace et la Souabe autri-
chiennes, et qui eut pour chefs, au xv siècle, Frédéric à la Bourse vide, puis son fils Sigis-
mond. — Les chefs des trois branches portaient le titre de duc d'Autriche et avaient
chacun la prétention de diriger les affaires de toute la maison. — Les ducs d'Autriche
étaient en querelle avec la maison de Bourgogne, au sujet de la Haute-Alsace; Philippe
3o2
Questions d'Allemagne, d'Italie et d'Orient.
LA QUESTION
SUISSE.
APPEL DES DUCS
D'AUTRICHE
A CHARLES Vil.
avait signé avec Frédéric à la Bourse vide un traité dont Philippe
le Bon s'était inquiété un instant'. Les affaires de Suisse donnèrent
l'occasion de renouveler cet accord.
La Confédération des huit cantons suisses (Uri, Schw^itz, Unter-
wald, puis Lucerne, Zurich, Zug, Claris, Berne), constituée au
xiV siècle, avait imposé aux ducs d'Autriche, en 1-412, une paix qui
garantissait pour cinquante ans son indépendance. Cependant Fré-
déric III, au moment où il prit la couronne impériale, ne voulut point
confirmer les franchises des Suisses, et, mettant à profit leurs dis-
sensions, il conclut avec les représentants du canton de Zurich une
alliance défensive. Les autres Confédérés crièrent à la trahison et
déclarèrent la guerre à Zurich.
Les ducs d'Autriche et leurs vassaux soutinrent Zurich. Les
Habsbourg possédaient d'importants domaines au nord de la Suisse :
le landgraviat de la Haute-Alsace, le comté de Ferrette, le Brisgau,
la Forêt Noire. Une partie de ces terres étaient inféodées ou engagées
à de nombreux seigneurs, brutaux et cupides, qui nourrissaient une
haine tenace contre les libres montagnards de la confédération ; tels
les Thierstein et Burckard Mônch, de Landskrone, l'ennemi légen-
daire des Suisses. Cependant la guerre, malgré l'acharnement des
Autrichiens, tourna mal pour eux, car ils n'avaient pas d'armée capable
de vaincre la redoutable infanterie suisse. Pour sauver Zurich,
Frédéric III demanda le secours du roi de France (22 août 1443).
A cette occasion d'intervenir dans l'Est, vint s'en ajouter une
autre, qui servait plus directement les desseins de Charles VII. René ^^ ^-^^ d'anjou.
d'Anjou, à court d'argent, avait accru considérablement les dettes
que les ducs de Lorraine, ses prédécesseurs, avaient contractées envers
la ville de Metz. Les Messins, n'obtenant aucun paiement, se fâchè-
rent, pillèrent les bagages de la duchesse, et refusèrent toute satis-
faction. A l'époque où se concluait la grande trêve de 1444, Charles VII
fut sollicité par René d'Anjou de venger son injure.
Une double expédition fut décidée. Il est certain d'ailleurs la question
que la cause déterminante de cette résolution fut la nécessité d'oc- ^^'■^ écorcheurs.
cuper les routiers^. La trêve avec les Anglais avait été signée le
28 mai. Du peuple de France, exploité, pillé, torturé par les Écor-
cheurs, montait vers le roi un immense cri de détresse. Il fallait,
comme le dit Charles VII dans des lettres du9 janvier 1445, « trouver
APPEL
le Bon refusa toujours d'abandonner les droits qu'il prétendait tenir, sur ce pays, du
contrat de mariage conclu en iSgS entre sa tante. Catherine de Bourgogne, et le duc d'Autriche
Léopold le Superbe.
1. Voir plus haut, p. 68.
2. Tous les témoignages contemporains concordent. M, Leroui, eu les rejetant, a nié
l'évidence.
3o3
La Société et la Monarchie.
LA QUESTION
BOURGUIGNONNE.
MOBILES SECRETS.
EXPEDITION
DE SUISSE. L'AR-
MÉE DU DAUPHIN.
BATAILLE DE
SAINT-JACQUES
{iÔ AOUT i444).
façon de vuider et mectre hors de nostredict royaume les gens de
guerre qui y vivoient sur les champs ». Il devait, comme l'a écrit un
des compagnons du dauphin en Suisse, Jean de Bueil, « entretenir
ses gens d'armes et descharger son royaulme ». Par la même occa-
sion, on ferait une utile besogne : on fortifierait deux des ennemis
du duc de Bourgogne, on créerait en Lorraine et dans la haute vallée
du Rhin de nouveaux obstacles à ses ambitions.
Charles VII en Lorraine, le dauphin Louis en Suisse, ont-ils
voulu ou espéré davantage? On Ta nié. Pourtant ils n'ont caché, ni
l'un ni l'autre, leurs projets d'annexion. Le 2 septembre 1444, quel-
ques jours après sa victoire de Saint-Jacques, le dauphin disait aux
ambassadeurs impériaux qu'il était venu « pour recouvrer certaines
terres, soumises anciennement à la couronne de France, qui s'étaient
soustraites, volontairement et frauduleusement, à l'obéissance de
cette couronne ». Le 11 du même mois, le roi écrivait qu'il s'était
transporté sur les frontières du duché de Lorraine « pour donner
remède à plusieurs usurpations et entreprises faites sur les droits de
nos royaumes et couronne de France en plusieurs pays, seigneuries,
citez et villes, estans deçà la rivière du Rhin, qui d'ancienneté sou-
loient (avaient coutume) estre et appartenir à nos prédécesseurs roys
de France, et icelles remettre et réduire à nostre seigneurie et bonne
obéissance ». Sous ces termes vagues, qu'il leur eût été sans doute
assez difficile de rendre plus précis, apparaît l'ambition de mettre à
profit la faiblesse politique de l'Allemagne, et de -s'agrandir. Il n'est
pas douteux que Charles VII n'ait voulu mettre la main sur les trois
évêchés de Metz, Toul et Verdun, et la tentative de son fils sur Bâle
nous incline à croire que le jeune dauphin caressait déjà son projet
de se tailler une principauté sur les deux versants des Alpes.
Le 20 juillet 1444, le dauphin entra à Langres, où depuis plu-
sieurs mois se concentraient son armée et son artillerie. Il y avait là
des routiers venus de tous les coins du royaume, même des Anglais,
qu'on allait ainsi conduire hors de France; en tout, quinze ou vingt
mille combattants, suivis de milfiers de goujats et de femmes. C'était
une cohue, en grande partie misérable et déguenillée, mais redoutable
par sa brutalité, sa longue expérience de la guerre, et par une soif
de pillages et de supplices que le dauphin ne chercha point à con-
tenir. Partout où elle passa, elle sema la désolation et la mort.
Le dauphin recevait ambassade sur ambassade; on le suppliait
de se hâter. Les confédérés bloquaient Zurich; le 12 août ils mirent
le siège devant le château de Farnsbourg, au sud de Bâle; c'était le
repaire d'un brigand, le baron de Falckenstein. Le dauphin déclara
qu'il allait débloquer Farnsbourg. Vers le 20 août, les Écorcheurs
3o4
CHAP. IX
Questions d'Allemagne, d'Italie et d'Orient.
PAIX ENTRE
LE DAUPHIN
ET LES SUISSES.
envahirent et ravagèrent la campagne de Bâle, En réalité, c'était Bâle
que le dauphin projetait de prendre, bien qu'elle fût ville impériale et
que le Concile y siégeât. Le bourgmestre se plaignit de cette irrup-
tion et demanda inutilement quelles en étaient les raisons. Le dau-
phin s'installa à l'ouest de la ville, tandis que les Autrichiei-s, ses
alliés, s'avançaient sur la rive droite du Rhin vers le petit Bâle.
Pendant ce temps, un fort contingent de routiers français se dirigeait
vers le château du baron de Falckenstein. Quinze cents ou deux mille
Suisses se détachèrent du siège de Farnsbourg pour aller au-devant
d'eux et réussirent d'abord à les repousser. Une bataille acharnée
s'engagea le 26 août, au petit jour, dans la plaine de Pratteln, et se
termina le soir, dans les jardins de la maladrerie de Saint-Jacques,
par le massacre de la petite troupe suisse. Dans la matinée, les Bâlois
avaient fait une sortie, pour secourir les Confédérés; mais apercevant
leur ville cernée par l'ennemi, ils rentrèrent précipitamment, échap-
pant au piège préparé par Louis de France.
L'héroïsme du détachement suisse détruit à Saint-Jacques fit
grande impression sur le dauphin. L'attitude énergique des Con-
fédérés, qui abandonnèrent le siège de Zurich et se portèrent en
Argovie pour arrêter les Écorcheurs, l'hostilité des populations de la
Forêt Noire, l'aigre langage des ambassadeurs impériaux, qui se plai-
gnaient maintenant de celte invasion de w Barbares », les manœuvres
inquiétantes du duc de Bourgogne, signant, le 11 octobre, un traité
d'alliance avec le duc de Bavière, tout engageait le fils de Charles VII à
se retirer. Il fit une nouvelle tentative pour entrer à Bâle, usant, cette
fois, de douceur et d'éloquence persuasive : son envoyé, Gabriel de
Berne, soutint qu'autrefois la ville de Bâle était sous la protection du
roi de France et lui payait une redevance annuelle. Les Bâlois assu-
rèrent que le dauphin faisait erreur; celui-ci n'insista pas, et demanda
l'amitié des Suisses, qui étaient de si bons soldats. Le 28 octobre, il
conclut à Ensisheim un traité de « bonne intelligence et ferme amitié »
avec les villes et communes de Bâle, Berne, Lucerne, Soleure, Uri,
Schwitz, Unterwald, Zug et Claris. Il promettait d'imposer cette
paix à ses capitaines et aux nobles du pays. Les relations commer-
ciales entre la Suisse et la France devaient être libres et sûres. Quant
à la querelle entre Zurich et les autres cantons, Louis ne s'en mêlait
plus que pour offrir sa médiation.
Les ducs d'Autriche ayant refusé de livrer les places fortes qu'ils les écorcheufs
avaient promises au dauphin pour caserner ses troupes, Louis ins- ^^ alsace.
talla les Écorcheurs en Alsace, de force. Malgré la résistance des
villes, il les établit en quinze quartiers d'hiver, de Montbéliard jus-
qu'aux environs de Strasbourg. Ils commirent là, pendant six mois,
3o5
iV. -L
20
La Société et la Monarchie.
CHARLES VII
EN LORRAINE.
ÉPINAL ET METZ.
TOUL ET VERDUN.
RÉSULTATS
DES CAMPAGNES
DE 1444.
les plus épouvantables méfaits : cette bande de brigands cosmopolites
fit haïr le nom français dans toute l'Allemagne occidentale. Au mois
davril 1445, l'Alsace fut enfin délivrée des « Barbares ».
L'expédition de Charles VII en Lorraine fut moins dramatique.
D'abord Pierre de Brézé alla demander la soumission d'Épinal. La
ville était de prise facile. Les Spinaliens ne dépendaient que de
l'évèque de Metz, qui était pour eux un ennemi plutôt qu'un seigneur.
En ce temps de brigandage, une petite ville ne pouvait guère se
passer d'un protecteur : les habitants, assurés de conserver leurs
franchises, jurèrent volontiers fidélité au roi de France (4 septem-
bre 1444). La puissante cité de Metz fit, au contraire, une énergique
résistance. Lorsqu'ils virent arriver les Écorcheurs, les Messins
réclamèrent des explications : pourquoi violait-on leur territoire? Ils
n'étaient pas sujets du roi. Le conseiller Jean Rabateau répondit à
leurs ambassadeurs, reçus en audience royale : « Le roi prouvera
suffisamment, si besoin est, par les chroniques et par l'histoire, que
les Messins ont été, de tout temps, sujets du roi, de ses prédécesseurs
et du royaume ». Pendant quatre mois, les Écorcheurs ravagèrent les
alentours de Metz, mais il fallut renoncer à s'emparer de la place. Le
28 février 1445, Charles VII signa un traité de bonne paix avec les
Messins : il abandonna son projet de les soumettre; il les força seule-
ment à sacrifier la plupart des créances qu'ils avaient sur René d'An-
jou et ses prédécesseurs en Lorraine. C'est ainsi que le bon roi René
liquidait ses dettes, avec le concours du roi de France.
Plusieurs autres villes furent sommées d'admettre la suprématie
du roi. Saint-Nicolas-du-Port, Rembercourt-aux-Pots, quelques
autres bourgs, se placèrent sous sa sauvegarde. Toul et Verdun ne
s'exécutèrent que de mauvaise grâce, à la fin de la campagne (mai-
juin 1445). Toul refusa de se reconnaître propriété du roi de France,
et accepta seulement sa protection, qu'elle dut payer d'une rede-
vance annuelle de 400 florins. Sur Verdun, les droits de Charles VII
étaient incontestables : depuis le temps de saint Louis, la ville était
sous la sauvegarde du roi de France, auquel elle avait promis rede-
vance et sers'ice d'ost. La convention fut renouvelée, et les habitants
versèrent 3500 florins d'or pour l'arriéré dû au roi.
Les campagnes de 1444 avaient eu un résultat plus grand que
d'annuler quelques dettes de René d'Anjou : la bannière du roi de
France, si longtemps cachée et humiliée, avait été promenée victo-
rieusement jusqu'au Rhin, dans les pays mômes que le duc de Bour-
gogne convoitait. Enfin l'alliance avec les Suisses avait été amorcée.
Charles VII fit,* jusqu'à la fin de son règne, de constants efforts
pour s'assurer leur amitié. Il songeait à user d'eux, ainsi que des
3o6
CHAP. IX
Questions d'Allemagne, d" llatie et d'Orient.
Savoyards, pour combattre les Anglais. II leur rendit toutes sortes de
bons offices, et conclut avec eux, en 1452, un traité d' « intelligence
perpétuelle » ; mais ce traité n'eut pas de conséquences immédiates.
Si les Confédérés étaient devenus les amis de la France, en
revanche Taccord avec l'empereur, premier prétexte de l'expédition
en Suisse, était rompu. Les Écorcheurs avaient épouvanté par leurs
excès les habitants de la vallée du Rhin, et Charles VII avait méconnu
systématiquement les droits de l'empereur sur les villes lorraines : il
avait agi comme si Frédéric III n'avait pas existé. Sa pohtique fut
la même en Italie, où il ne tint nul compte de la suzeraineté impé-
riale. Les réclamations courroucées des ambassadeurs de Frédéric
n'obtinrent aucun semblant d'excuse.
Ce changement de front était inspiré par un sentiment très juste
de la réalité. De Frédéric III, on ne pouvait à peu près rien attendre,
pour arrêter les progrès de la maison de Bourgogne. On devait
même craindre qu'il ne se laissât circonvenir par Philippe le Bon et
ne lui accordât l'objet de son rêve grandiose : une couronne de roi.
Mépriser l'empereur pour le déconsidérer et annuler son action dans
tout rOccident, chercher des alliés parmi les princes allema'nds,
jaloux de la grandeur bourguignonne et éternellement indociles à
l'autorité impériale, telle fut désormais la politique suivie par les con-
seillers de Charles VII. En 1445, ils conclurent une série de traités,
dirigés contre le duc de Bourgogne, avec l'archevêque de Trêves,
Jacques de Sierck, ancien conseiller du roi René; avec l'archevêque de
Cologne, alors en guerre contre le duc de Clèves, beau-frère de Phi-
lippe le Bon; avec Louis de Bavière, électeur Palatin, naguère allié
de Philippe le Bon ; avec Frédéric, électeur de Saxe ; avec Guillaume,
duc de Saxe, compétiteur de Philippe le Bon pour la possession du
Luxembourg; avec le duc de Juliers et le comte de Blanckenheim.
Charles VII chercha même des amis dans la bourgeoisie allemande '•
en 1453, il conféra un bénéfice ecclésiastique à un bourgeois de
Cologne.
Charles VII voulait acquérir, dans la haute vallée du Rhin, une
« sphère d'influence », comme on dit aujourd'hui, afin de surveiller et
d'arrêter l'expansion de la maison de Bourgogne. Il crut y parvenir
en mariant la belle-sœur du dauphin, Éléonore d'Ecosse, qui vivait à
la cour de France, avec le fils et le successeur de Frédéric à la Bourse
vide, Sigismond : il décida le jeune duc d'Autriche à donner ses
domaines de Suisse en douaire à Éléonore d'Ecosse et, au mépris de
l'autorité impériale, il prit ces domaines sous sa protection. Mais il
ne put jamais les faire respecter par les Confédérés. Tous ses efforts
pour réconcilier les Suisses avec Sigismond restèrent vains, et il ne
BHOUILLB ENTRR
CHARLES Vn
ET LEMPEREUR.
LIGUE CONTRE
LA BOURGOGNE.
PROTECTORAT
FRANÇAIS SUR
LES DOMAINES
DE SIGISMOND
D AUTRICHE
( 3o7
La Société et la Monarchie.
PRETENTIONS
DE PHILIPPE
LE BON A UNE
COURONNE.
réussit ni à consolider raulorité autrichienne, ni à étendre l'influence
française dans la région du Haut-Rhin.
Cette politique de Charles VII eut d'abord pour contre-coup un
rapprochement entre Philippe le Bon et l'empereur : Philippe obtint
l'investiture des duchés et des comtés qu'il tenait en terre d'Empire.
Il désirait plus encore : il voulait faire de ces duchés et de ces comtés
un royaume, dont toutes les autres seigneuries de Basse Allemagne,
depuis le duché de Clèves jusqu'à celui de Lorraine, auraient été les
fiefs. Son intention, très nettement indiquée par le secrétaire qu'il
envoya auprès de Frédéric III, était d'avoir un royaume pareil à celui
du « roy Lothaire, fils de l'empereur Charles le Grant », c'est-à-dire de
reconstituer la Lotharingie. Le chancelier du Saint-Empire, Gaspard
Slick, que Philippe avait convaincu de la bonté de sa cause par des
arguments sonnants, ne demandait pas mieux que de l'appuyer. Mais
la méfiance et l'inertie de l'empereur étaient difficiles à vaincre. Fré-
déric III offrit simplement une couronne secondaire, un médiocre
petit royaume de Brabant. Philippe le Bon abandonna son projet. Il
se consola en disant, plus tard, aux ambassadeurs de Louis XI qu'il
avait dédaigné une couronne : « Je veulx bien que chacun sçache que,
syj'euisse voullu, je feusse roy'. »
Philippe le Bon n'arriva même point à se faire reconnaître la
possession du Luxembourg ^ Le duché de Luxembourg appartenait
à une veuve, Elisabeth de Gôrlitz, femme prodigue et de mœurs
légères, criblée de dettes, détestée de ses sujets, sans appui. Inquiète
des manœuvres du duc de Saxe, qui avait des prétentions sur le
duché, elle vendit le Luxembourg à son neveu le duc de Bourgogne.
Malgré la résistance opposée par les troupes du duc de Saxe, les
Bourguignons occupèrent le pays et prirent d'assaut la capitale
(21 novembre 1443). Mais le Luxembourg était un domaine de la cou-
ronne de Bohême, et les régents qui gouvernaient à Prague protes-
tèrent contre cette annexion. Des négociations s'engagèrent pour
faire épouser au jeune Ladislas, roi de Bohême et de Hongrie, une
fille de Charles VII. Le gendre et le beau-père sauraient bien enlever
le Luxembourg aux Bourguignons. Le mariage fut résolu en 1457.
AMBASSADE HON- Uuc ambassadc hongroise arriva le 8 décembre à Tours. Le
CROISE A LA COUR comtc dc Foix offrit aux Hongrois un banquet qui égala les splen-
deurs des fêtes bourguignonnes; on jura, sur un paon, d'aller cxter-
LES BOURGUI-
CNONS EN LUXEM-
BOURG.
1. Chronique de Jacques Du Clercq, t. IV, p. 80.
2. Travau.x de VVurth-Paquet el de Van Werveke dans les Publications de la Section
historique de llnslitul de Lu.xembourg, t. XXVl à XXXI, XL et XLIV. Van Werveke,
Définitive Ërweibung des Luxembarger Landes, Lu.xeinburger Land, nouv. série, t. IV, 1886.
F. Richter, Der Luxemburger Erbfolgestreil, 1889. W. Lippert, Mémoires de la Société
Eduenne, 1897.
3o8
LES GUERRES DE CHARLES Vil
X
ATTA(^»LE DE LA BASIILI.K DK UILIM'I-:, 1442.
Les Français, conduits pur le Dauphin Louis, assiègent une bastille de bois construite par Talbot
sur la colline qui domine Dieppe. L'artillerie joua un rôle important dans le siège : on voit un
canon au premier plan ; des ponts volants sont jetés sur les fossés. — Miniature de la Chronique
de Jean Chartier. Bibl. Nat., nis. fr. 2 691 /" 131.
C. Berthaud.
IV. 2. — PL. 19. Page 308.
Questions (C Allemagne, d'Italie et d'Orient.
miner le Turc. Une alliance avec les Hongrois, les récents vainqueurs
de Mahomet II, c'était la direction des futures croisades soumise à
la maison de France, et c'était encore une manière de diminuer la
maison de Bourgogne.
La nouvelle subite de la mort de Ladislas, frappé de la pesle, chables vu duc
nabattit point la persévérance des gens du roi : Charles VII « leva la oe Luxembourg.
querelle » de Ladislas et prit le Luxembourg sous sa protection. Le
bailh de Vitry alla apposer aux portes des villes luxembourgeoises
les panonceaux royaux. 11 se rendit ensuite à Prague. Il ne s'agissait
de rien de moins que de demander pour le second fils de Charles VII
la couronne de Bohême, qui était élective, comme celle de Hongrie.
Le roi promettait aux électeurs de racheter à ses frais les domaines
hypothéqués de la couronne et s'engageait à régler la question de
Luxembourg en faveur du roi de Bohème. La proposition fut
accueillie avec froideur. Le régent Georges de Podiebrad fut élu
roi par acclamations (2 mars 1458). Alors Charles VII se tourna d'un
autre côté. Il acquit, pour 50 000 écus d'or, les droits de la duchesse
de Saxe sur le Luxembourg, et prit le titre de duc de Luxembourg;
GeofTroy de Saint-Belin fut nommé gouverneur du duché. Il ne
paraît point, d'ailleurs, que les officiers de Charles VII aient exercé
dans ce pays aucun pouvoir effectif. Les habitants, résignés à la
domination bourguignonne, ne leur prêtèrent aucun appui.
Une autre terre d'Empire était encore convoitée par Philippe le
Bon : l'évêché de Liège. Ici, les indigènes étaient nettement hostiles
au duc de Bourgogne. En 1456, Philippe obtint du Saint-Siège une
bulle conférant cet évêché à son propre neveu, un jeune homme de
dix-sept ans, Louis de Bourbon. Les Liégeois entrèrent en négocia-
tions avec Charles VII, qui leur accorda, en 1460, des lettres de pro-
tection. Les baillis de Vermandois et de Vitry furent chargés de
veiller sur Liège. Ainsi, de toutes parts, le vigilant et opiniâtre effort
des gens du roi créait des obstacles à l'ambition bourguignonne.
CHARLES Vil
ET LES LIÉGEOIS.
II. — QUESTIONS D'ITALIE^
A l'avènement de Charles Vil, il y avait en Italie des souverains état de l'halib
plus puissants et plus riches que lui. Parmi les États de Lom- i^'e^^s un.
bardie émergeaient deux grandes seigneuries rivales : le duché de
1. Sources. La bibliographie des documents imprimés est donnée par Perret, ouvrage
cité ci-dessous.
Ouvrages a consulter. Pour l'état général de l'Italie : Carlo Cipolla. Storia délie signorie
italiane dal 1313 al 1530. 1881. — E.vposés d'ensemble de la politique française, dans des
ouvrages en apparence très spéciau.x : B. Buser, Die Beziehungen der Mediceer :u Frankreich,
1879; H. F. Delaborde. L'expédition de Charles VIII. 1888; P. M. Perret. Relalions de la France
< 309 >
La Société et la Monarchie.
LA DUCHESSE
DE LORRAINE
A NAPLES.
EXPEDITION
DU FOI RENÉ
A NAPLES.
Milan, gouverné alors par Fonde de Charles d'Orléans, Philippe-
Marie Visconti, et Venise, qui étendait sa domination jusqu'au lac de
Gôme. La maison de Savoie comptait peu encore dans les destinées
italiennes. L'Italie péninsulaire comprenait trois grands États : la
seigneurie du Saint-Siège, bien alïaibhe par les maux issus du
Schisme ' ; Florence, qui partageait avec la république de Sienne la
domination de la Toscane; le royaume des Deux-Siciles enfin, le plus
grand des États italiens, mais le plus pauvre et le plus difficile à
gouverner. Ainsi la division politique de ritafie n'allait pas jusqu'à
Témiettement; des unités locales s'y formaient, et elle n'était plus un
terrain d'annexions faciles. De plus, elle était le pays de la diplo-
matie rusée et déloyale. Les étrangers qui y entraient avec des pro-
jets de conquête couraient au moins le risque de perdre leur peine.
Les empereurs renoncèrent à y faire respecter leur ancienne autorité.
Les rois qui précédèrent sur le trône de France le naïf Charles VIII
ne jouèrent en Italie que petit jeu.
Au temps du royaume de Bourges, la maison d'Anjou maintint
seule la tradition de l'intervention française en Italie. René d'Anjou,
duc de Lorraine, fils du roi de Sicile Louis II, apprit, au fond de la
prison où le duc de Bourgogne le retenait captif, la mort de son frère,
le roi de Sicile Louis III, à Cosenza (1434), puis la mort de la reine
Jeanne II, qui avait peut-être désigné elle-même René comme son
successeur (143o) ^ La duchesse de Lorraine s'embarqua pour Naples
et fit reconnaître son autorité dans la ville et les environs. Mais l'anar-
chie était à son comble dans ce misérable royaume livré à la barbarie
féodale. La duchesse eut à compter avec ces barons napolitains,
cupides et grossiers, qui portaient des surnoms de coupe-jarrets :
Zizi, Malcarne, le Boucher, Tueur-de-Rats ^. Elle eut surtout à
compter avec l'ancien rival de Louis III, le roi d'Aragon Alphonse le
Magnanime, qui tenait déjà la Sicile. Lorsque son mari, enfin libre,,
vint la rejoindre, en 1438, elle avait été obligée, pour trouver des
ressources, de mettre en gage une partie de ses vêtements.
René avait alors vingt-neuf ans. C'était un homme aimable,
d'une bravoure chevaleresque, très capable de rendre populaire à
l'étranger le nom de la France. Les Napolitains l'aimèrent pour sa
avec Venise, 1. 1, iSg6 {très utile). — Affaires de Milan : Maurice Faucon. La dominalion fran-
çaise dam; te Milanais de I3S7 à UôO, Archives des Missions, 3' série, t. VIII ; Mary Roliinson,
The daim of Ihe hoase of Orléans lo Milan, English historical RevIew, 1888; De Maulde,
Histoire de Louis Xll. t. I, 1889. — Affaires de Naples: Lecoy de La Marche, Le roi René,
t. I, 1875; Elia Colombo, Fte Pénale allealo del duca F. Sfor:à, Archivio slorico Lombarde,
1894. — Affaires de Gènes : De La Roncière, Hisloire de la marine française, l II, 1900.
1. Jean Guiraud, L'Elal pontifical après le Grand Schisme. 1895.
2. Sur les Angevins en Italie et la reine Jeanne, voir t. IV, 1" partie, p. 290.
3. Faraglia, Studii inlorno al regno di Giovanna II di Angio, 1896-
3io
CHARLES D'OR-
LÉANS. MILAS
El ASTI.
CHAP. IX Questions d'Allemagne, (V Italie et (V Orient.
simplicité et sa bonhomie; mais sa naïveté égalait sa vaillance :
c'était un peu un ancêtre de Don Quichotte. Et, comme Don Qui-
chotte, il était très pauvre. Charles VII lui prêta vingt mille florins,
qui disparurent vite dans le gouffre italien. Dès que Ton connut létat
de sa bourse, son prestige baissa, « parce que la pauvreté fait fuir tout
le monde », disait un contemporain, l'auteur du Journal de Naple».
Trahi par les condottieri, berné par Alphonse d'Aragon, qui se moquait
de ses cartels, il finit par se laisser prendre Naples et regagna la
Provence, en 1442, las de lutter. « Je ne veux plus, disait-il, qu'ils
fassent de moi l'objet de leurs trafics ». La Provence fut la seule part
que la maison d'Anjou conserva de l'héritage napolitain. René garda
son titre de roi de Sicile, mais il ne réussit jamais à recouvrer son
royaume. Le Saint-Siège, qui avait jadis appelé en Italie son frère
Louis, et qui l'avait soutenu lui-même, donna à Alphonse d'Aragon
l'investiture du royaume de Naples.
La maison d'Orléans, qui avait des droits incontestables sur
la succession future de Philippe-Marie Yisconti, et possédait le
comté d'Asti, avait alors pour chef, comme la maison d'Anjou, un
poète et non un politique. Charles d'Orléans ressemblait, par plus
d'un point, au roi René. Il faisait de meilleurs vers, mais il n'avait
pas plus que lui l'étoffe d'un conquérant. Pour comble de malheur,
il fut captif bien plus longtemps que René. Tandis qu'il rimait des
ballades dans ses prisons anglaises, son oncle Visconli prit possession
du comté d'Asti, sous prétexte de le défendre, et Charles, devenu
libre, en réclama vainement la restitution.
Philippe-Marie mourut le 13 août 1447, sans faire aucun testa-
ment'. II ne laissait qu'une fille bâtarde, Blanche-Marie, qui a\ait de philippe-marie
épousé le condottiere Sforza. Le duché de Milan devait donc revenir visconti.
à Charles d'Orléans, selon le contrat de mariage de sa mère Valentine
Visconti. Avant même que le duc de Milan eût rendu le dernier soupir,
le bailli de Sens, Regnault de Dresnay, vint avec cinq cents lances
occuperle comté d'Asti, et, la mort de Philippe-Marie une fois certifiée,
il affirma les droits successoraux de Charles d'Orléans et envahit le
Milanais, où ses Écorcheurs semèrent la terreur. Mais la confusion y
était inextricable. La cité de Milan, ne voulant point de maître, s'était
constituée en « République Ambrosienne » ; les villes sujettes se
donnèrent, les unes au duc de Savoie, les autres à Gênes, les autres
au marquis de Montferrat, d'autres au duc de Ferrare, ou à Venise, ou
à Sforza, ou au duc d'Orléans. Les condottieri se ruèrent sur l'héritage
MORT
1. Tl n'y a pas de raison péremploire pour admellre qu'il en ait fait un en laveur d'Alphonse
d'Arajfon.
3ii
La Société et la Monarchie.
SFORZA
ET CHARLES
D'ORLÉANS.
RESULTATS
DE V AVÈNEMENT
DE SFORZA.
THjilTE
DE MONTILS-LES-
TOURS {1452).
APPUI PESTE
A SPORZ.'..
de Philippe-Marie; un d'eux, le fameux CoUeone, passé au service
de la République Ambrosienne, battit Regnault de Dresnay et le fit
prisonnier.
Cette défaite calma les velléités du roi de France, qui avait un
instant songé à soutenir sérieusement les droits de Charles d'Orléans.
D'ailleurs le gendre de Philippe-Marie, François Sforza, habile
homme de guerre, diplomate subtil, était pour le duc d'Orléans un
rival invincible, comme Alphonse le Magnanime pour René d'Anjou.
Charles d'Orléans arriva en octobre, à tout petit train, à Asti. En
France, sur sa route, il avait dû demander aux villes, aux couvents,
aux gens du roi, de l'avoine pour ses chevaux et du vin pour lui.
Hormis les fidèles Astesans, personne en Italie ne voulut accueillir
ni appuyer ce prince besoigneux. Il repartit l'année suivante sans avoir
obtenu un pouce de terre ni une alliance, et, en 1450, les Milanais,
épuisés par la misère et la discorde, ouvrirent leurs portes à
François Sforza. Le seul résultat politique du voyage de Charles
d'Orléans en Italie fut l'affermissement de la domination française dans
le comté d'Asti. Elle y subsistera jusqu'au traité de Cambrai (1529).
L'avènement de Sforza modifia profondément les rapports respec-
tifs des Étals italiens et leurs relations avec Charles VII, qui se trouva
bientôt convié à intervenir dans les affaires de la péninsule. La Sei-
gneurie de Venise, craignant de voir sa puissance continentale détruite
par le nouveau duc de Milan, forma contre lui une ligue où entrèrent
successivement le roi d'Aragon, le duc de Savoie et le marquis de
Montferrat. Sforza prit peur; l'alliance de son ami Côme de Médicis,
dont le glorieux principal commençait à Florence, lui parut insuffi-
sante, et il résolut de demander celle de Charles VIL Le 14 novembre
1451, arriva à la cour de France, pour accomplir cette mission, le
Florentin Angiolo Acciajuoli.
Le 9 mars précédent, le dauphin avait épousé, malgré son père,
Charlotte de Savoie, et Angiolo Acciajuoli sollicitait une alliance
contre une ligue où figurait le duc de Savoie. Charles VII, oubliant
l'injure faite à la maison d'Orléans, promit de secourir, en cas de
guerre. Milan et Florence (traité du 21 février 1452). Sforza ne prenait,
en retour, que le vague engagement de soutenir les intérêts du roi en
Italie, et perfidement il entamait des négociations secrètes avec le
dauphin et le duc de Savoie.
La guerre éclata en Italie au printemps de 1452. Charles VII, au
cours de l'expédition qu'il fit alors dans le Midi, contraignit le duc
de Savoie à observer la neutralité en Italie. Acciajuoli revint en France,
l'année suivante, pour réclamer une aide plus effective. Charles Vil
préparait alors une nouvelle expédition en Guyenne. René d'Anjou, qui
3l2
CHAP. IX
Questions d'Allemagne, d'Italie et d'Orient.
n'avait pu oublier sa défaite à Naples, se chargea volontiers d'aller
représenter en Italie le roi de France. Son ennemi Alphonse d'Aragon
faisait partie de la ligue qu'il s'agissait de combattre; René avait l'es-
poir de se créer de puissants alliés et de reprendre prochainement
avec eux le chemin de Naples. Il fut reçu magnifiquement par la
duchesse de Milan; mais, aussitôt que l'arrivée de l'armée française
eut produit sur les Vénitiens l'effet de terreur souhaité, Sforza et
Côme de Médicis n'eurent plus qu'un désir, celui de faire la paix et
de renvoyer le roi René. Encore une fois dupé, laissé sans ressources,
René dut repasser les Alpes (janvier 1434).
Le 9 avril suivant, Sforza signa avec la seigneurie de Venise la
paix de Lodi. Quelques mois après, tous les États italiens étaient
réconciliés. Une ligue se forma entre Milan, Venise, Florence, le
Saint-Siège et Alphonse d'Aragon, en apparence pour organiser la
croisade, en réalité pour garantir l'Italie contre les progrès de l'in-
fluence française. François Sforza devint alors décidément l'ami du
dauphin Louis. Il cajolait Charles VII, le comblait de flatteries et de
cadeaux, mais ne cessait de tendre contre lui le réseau enchevêtré de
ses intrigues.
La défiance des souverains italiens envers la dynastie des Valois,
redevenue la plus puissante de l'Occident, se marque dans un
mémoire, dû sans doute à un des hommes d'État les plus fins de ce
temps, Cicco Simonetta, et qu'on lut à Sforza, le 28 juin 14.57, pour
l'engager à surveiller les affaires génoises : si les Français mettaient
de nouveau la main sur Gênes, les Angevins en feraient la base de
nouvelles entreprises contre la dynastie aragonaise, et les troubles
renaîtraient en Italie ; pour conserver l'équilibre établi par la paix de
Lodi, il fallait barrer la route à l'ambition française.
Ces craintes étaient justifiées. Au même moment, en effet, le fils
du roi René, Jean d'Anjou, duc de Calabre, préparait, au nom de
Charles VII, l'occupation de Gênes. C'était la seconde fois que
Charles VII tentait d'annexer cette république maritime, dont les
vaisseaux lui pouvaient être si utiles dans sa lutte contre les Anglais.
Depuis le départ de Roucicaut (1409), Gènes avait passé par toutes les
phases de l'anarchie'. Le parti des « Fregosi » avait une première fois
fait appel à Charles VII en 1446, et Janus de Campo-Fregoso, devenu
doge, avait, pour toute récompense, chassé les Français. Menacés par
le roi d'Aragon, les Fregosi redemandèrent, dix ans après, l'appui du
roi. Cette fois la seigneurie de Gênes fut transmise solennellement à
Charles VII; Jean d'Anjou, lieutenant du roi, occupa la ville (11 mai
PAIX DE LODI.
LIGUE CONTRE
L'INFLUENCE
FRANÇAISE.
MEMOIRE
DE CICCO
SIMONETTA.
CHARLES VII
ET GÊNES.
I. Voir Uisloire de France, t. IV, i" partie, p. .312 et suiv.
< 3i3 )
La Société et la Monarchie.
JEAN D'ANJOU
A NAPLES.
1438) et s'y maintint, malgré les intrigues de Sforza et la traîtrise des
Génois. Il pensait la domination française si bien assurée, qu'il s'em-
barqua, le 4 octobre 1439, pour aller conquérir Naples, justifiant ainsi
les prévisions de Cicco Simonelta.
Alphonse le Magnanime était mort, en efTet, en 1438, laissant
TAragon à son frère Jean, et les Deux-Siciles à son bâtard Ferdinand.
Le prince de Bassano et d'autres barons napolitains refusèrent de
reconnaître Ferdinand et offrirent la couronne au duc de Calabre.
Charles VII entreprit, en faveur de Jean d'Anjou, une campagne diplo-
matique en Italie. Mais les membres de la ligue se montrèrent hostiles
à la nouvelle tentative angevine. Le roi René, à peu près ruiné, ne trou-
vait plus crédit nulle part; les hauts faits de son fils restèrent inutiles,
et Naples échappa encore aux Angevins. Pendant que le duc de
Calabre perdait ainsi son temps, les Français furent chassés de Gènes
pour la seconde fois.
ECHEC Telle fut la politique française en Italie pendant le règne de
DE LA POLITIQUE Charlcs VU. Elle mérite de n'être pas oubliée, parce qu'elle est, malgré
' ^ ■ tout, un signe de la vitalité nouvelle de la France, à peine sortie des
griffes de l'Angleterre, et parce qu'elle a sa place dans les origines
des folles guerres d'Italie. Mais elle n'eut, on le voit, aucun résultat
direct. Elle n'eut même aucune unité. La maison d'Anjou et la maison
d'Orléans poursuivaient chacune un but différent et leurs efforts se
contrariaient parfois : on vit le roi René soutenir, les armes à la
main, la cause d'un Sforza, qui avait dépouillé Charles d'Orléans de
l'héritage milanais. Quant à Charles VII, il ne songea pour lui-même
qu'à une seule conquête, celle de Gênes, et deux fois il fut berné par
les Génois. A aucune époque, la difficulté de combattre la politique
machiavélique des États italiens n'était apparue plus sérieuse. Charles
d'Orléans, René d'Anjou, le duc de Calabre, le roi de France s'étaient
laissés duper tour à tour.
///. — CHARLES VII ET LES PROJETS DE CROISADE *
LES PROGRES
DES TURCS ET
LA CHRÉTIENTÉ.
L'EMPIRE turc, détruit un instant par l'invasion mongole, était
reconstitué au moment où Charles VII fut proclamé roi. Dès
1422, Mourad II (1421-1431) menaçait Constantinople. Les progrès
des Turcs excitèrent l'émotion des âmes pieuses, remplirent d'une
1. Sources. N. Jorga, N'oies et exlrails pour sercir à l'histoire des Croisades au XV^ siècle,
en cours de piihlicaiion d.iiis la Revue de l'Orient latin. Outre les chroniques bourgui-
gnonnes déjà citées, Chronique de Wavrin, édit. W. Hanly, t. IV et V, 188^-1891. .lean
Germain, Liber de virlutibus Pfiilippi Burgundie ducis, dans KerN'yn de LeUenliove, CoUect.
< 3i4 )
Questions d'Allemagne, d'Italie et d'Orient.
terreur d'apocalypse les visions des mystiques, mais, à peu près
seuls, les Hongrois et les Slaves s'armèrent pour un commun effort.
Les seigneuries italiennes et les rois d'Occident, tout entiers au soin
de développer leur puissance économique et politique, n'essayèrent
pas de conjurer ce lointain péril.
Charles VII refusa obstinément son concours. Il s'intéressait, on
l'a vu, aux relations commerciales de ses sujets avec le Levant; mais
il ne voulait se démunir ni de sa chevalerie, ni de son or. Le duc de
Bourgogne, au contraire, eut pendant tout son règne la déman-
geaison d'agir en chef de la Chrétienté. Il songea, dans sa jeunesse,
à prendre la direction de la croisade contre les Hussites*. Il se posa
de bonne heure en protecteur de la Terre Sainte : il donna des
sommes considérables aux communautés chrétiennes de Jérusalem;
il avait, dans l'église Notre-Dame de Sion, une chapelle particulière,
ornée d'une verrière à ses armes ; il fonda à Ramleh un hospice pour
les pèlerins, et fit réparer l'église de Bethléem et les remparts de
Rhodes. II rêvait à la fois de conquérir le Saint-Sépulcre sur le
Soudan d'Egypte et de défendre Constantinople contre les Turcs.
Dès 1421, Guillebert de Lannoy allait recueillir pour lui, en Syrie,
des informations stratégiques. En 1433, c'était le tour de son écuyer
tranchant Bertrandon de La Broquière. En 1443, il envoya une flotte
en Orient : ses chevaliers réussirent à délivrer Rhodes, assiégée par
un émir égyptien ; mais leurs campagnes contre les Turcs échouèrent.
A la fin de l'année 1451, Mahomet II (1451-1481) commença de
grands préparatifs contre Constantinople. Philippe le Bon proposa
inulilement au roi de France d'organiser à frais communs une expé-
dition de secours; de son côté il eut besoin de toutes ses forces
pour réprimer la rébellion de Gand. Le 29 mai 1453, deux mois
avant la défaite finale des Gantois, Constantinople tomba aux mains
des Turcs.
C'était la fin de l'empire chrétien d'Orient. Ce grand événement,
dont les conséquences désastreuses se déroulent aujourd'hui encore
sous nos yeux, eut un retentissement considérable. Le sort des Grecs
excita la pitié populaire*, mais les princes restèrent muets. Le futur
PRISE DE
\'STANTINOPLE
(?9 MAI 1453).
INERTIE
DES PRINCES
D- OCCIDENT.
de chroniques, t. III : Discours du voijage d'Oullremer, publié, avec une introduction histo-
rique, par Scliefer, Rev. de l'Orient latin, 1890.
Ouvrages a consulter. Pastor, Hisloire des Papes, traduction Furcy-Rayuaud, t. II et III,
1888 et 1892. Kayser, Papal ?\icolaus V und das Vordrinyen der TCirken, Historisches Jahrhurh,
t. VI, iS85. J. Finot, Projet d'expédilion contre les Turcs préparé par les conseillers de Phi-
lippe le Don, 1890. H. Vast, Le cardinal Dessarion, 1878.
J. Projet publié par Ker^'J'n de Lettenliove dans son édition de Chaslellain, t. Il, p. 2i3.
2. La municipalité de Compiègne donna de l'argent pour le rachat des captifs (Biblio-
thèque de l'Ecole des Chartes, o^ série, t. IV, p. 498). Celle d'Abbevilie fit un cadeau à
« Monsieur Manuel de Constantinople » (Prarond, Abbeville au temps de Charles VII, p. ii3).
3i;
LA CHRÉTIENTÉ
SELON jENEAS
SYLVIUS.
GRAND PROJET
DE t454.
La Société et la Monarchie. livre u
Pie II, iEneas Sylvius, alors secrétaire de Nicolas V, faisait, dans
une lettre écrite un an plus tard, ce tableau très exact de la situation :
J'aimerais mieux que mon opinion fût très fausse : l'union que je souhaite,
je n'y crois pas. La Chrétienté n'a plus de tète : ni le pape, ni l'empereur
n'obtiennent le respect et l'obéissance qui leur sont dus; on les traite comme
des fictions, des figures peintes. Comment persuader aux innombrables chefs
chrétiens de prendre les armes? Regardez l'aspect de la Chrétienté. L'Italie,
dites-vous, est pacifiée? Je ne sais jusqu'à quel point. Entre le roi d'Aragon
et les Génois, il y a encore des restes de guerre. Et ce ne sont pas les Génois
qui iraient combattre les Turcs : on dit qu'ils leur paient tribut! Les Vénitiens
ont conclu un traité avec les Turcs. Les Italiens manquant, nous n'avons rien
à espérer d'une guerre maritime. En Espagne, vous savez qu'il y a beaucoup de
rois, qui n'ont ni la même puissance, ni la même politique, ni la même volonté,
ni les mêmes idées, et ce ne sont pas ces princes habitant l'extrémité de l'Occi-
dent qu'on peut entraîner en Orient, surtout alors qu'ils ont affaire avec les
Maures de Grenade. Le roi de France a chassé l'ennemi de tout son royaume ;
mais il reste inquiet, et n'osera pas envoyer sa chevalerie hors de son royaume,
par crainte d'une descente subite des Anglais. Ouant aux Anglais, ils ne pensent
qu'à venger leur expulsion de France. Les Ecossais, les Danois, les Suédois,
les Norvégiens, qui résident au bout du monde, ne cherchent rien hors de
chez eux. Les Allemands, très divisés, n'ont rien qui les unisse.
Nicolas V, Calixte III, Pie II, qui se succédèrent alors sur le
trône pontifical, soutinrent avec énergie, mais sans résultat, la cause
de la guerre sainte. « Seul, disait .^neas Sylvius dans sa lettre de
1454, le prince Philippe me paraît digne d'éloges ».
Le fameux banquet du Vœu du faisan, donné par le duc de Bour-
gogne le 17 février 1454 *, fut le signal d'un nouvel et très sincère
effort pour organiser une campagne contre les Turcs. La mauvaise
volonté du roi de France et les complications de la politique bour-
guignonne entravèrent ce bel élan. Charles VII déclara que les
projets de son cousin étaient fort louables, mais que les Anglais
étaient encore menaçants et qu'une croisade enlèverait inopportuné-
ment à la France beaucoup de chevaliers. Au scandale du Saint-
Siège, il défendit de publier dans son royaume les bulles de la croi-
sade. Finalement, il consentit à la levée des subsides pontificaux,
mais l'argent perçu fut employé à construire des galères, et la flotte
servit à pourchasser les Anglais et à conquérir Naples. Philippe le
Bon aurait passé outre au mécontentement du roi de France; mais il
fut détourné de son dessein par une guerre contre les habitants du
diocèse d'Utrecht. Les hostilités se terminaient à peine, lorsque le
dauphin, en révolte contre son père, arriva dans les Pays-Bas. L'on
a vu que les menaces de rupture entre la France et la Bourgogne
1. Voir plus haut, p. 172-173.
3i6
CHAP. IX Questions d'Allemagne, d'Italie et d'Orient.
furent désormais continuelles jusque la fin du règne. Lorsqu'on 1459
le pape Pie II convoqua tous les princes chrétiens à Mantoue pour
organiser enfin la croisade, le duc de Bourgogne ne montra pas plus
d'empressement que les autres.
L'histoire des stériles eflbrts qui furent tentés auprès du roi de prestige du roi
France pour l'entraîner en Orient est significative. L'accueil fait par ^^ francs.
Charles VII aux projets de croisade marque nettement le caractère
tout laïque et utilitaire de la politique royale à la fin de la guerre
de Cent Ans. Enfin les sollicitations dont ce prince fut l'objet de
la part des promoteurs de la guerre sainte nous montrent quelle était
sa renommée en Europe. Rhéteurs venus de Grèce, prédicateurs
allemands, diplomates italiens, tous s'accordaient à reconnaître en
Charles VII le premier des princes chrétiens. En Orient, rien n'éga-
lait le prestige de la France, entretenu par le souvenir des croisades,
avivé par la renaissance du grand commerce maritime. Peu de temps
avant sa mort, Charles VII reçut à Bourges des envoyés de l'empe-
reur de Trébizonde, du roi de Perse, du prince de Géorgie, du roi
d'Arménie et du roi d'Abyssinie. Ces personnages avaient été réunis
en Orient par un Franciscain d'humeur entreprenante et intrigante,
Ludovic de Bologne, qui s'était fait l'apôtre d'une ligue générale contre
les Turcs. Ils visitèrent aussi le pape et le duc de Bourgogne; mais ils
voulaient surtout, pour combattre Mahomet, l'appui moral et la ban-
nière du roi de France, qu'ils nommaient le « roi des rois ». Comme
disait l'auteur du Débat des hérauts d'armes : « Toute la Crestianté
fait honneur a France, et mectent France la première nacion. «
L
IV. — COUP DŒIL SUR LE REGNE DE CHARLES VU
ORSQUE Charles VII mourut, en 1461, la France, délivrée des première période
Anglais, avait reconquis sa place dans le monde. Quarante ans 0^---'^^o). le roi
auparavant, au début de ce long règne, les Anglais étaient maîtres de
la moitié du royaume, ils avaient une excellente armée, de bonnes
finances, le puissant duc de Bourgogne pour allié, et, à leur tête, un
grand homme d'État, le duc de Bedford. Leur adversaire n'avait ni
armée, ni argent ; c'était le pauvre et chétif « roi de Bourges » , inerte et
silencieux jeune homme, qui vivotait, « caché dans ses chambrettes »,
entre sa belle-mère, sa femme, et quelques filous qui exploitaient sa
nonchalance. Quelques honnêtes serviteurs de son père avaient
reconstitué à Poitiers et à Bourges une apparence d'administration
monarchique, mais ils n'étaient point capables par eux-mêmes de
faire cesser un désordre effroyable.
< 317 )
La Société et la Monarchie. livre n
RÉSISTANCE Abandoiuiés à îa misère et au désespoir par leur roi, les Français
NATIONALE. gg défendirent seuls. Ils firent la guerre de guérillas, pour tuer des
Anglais, pour reprendre aux envahisseurs leur argent et leur pain,
mais aussi pour rendre son héritage à Fhéritier légitime. Si peu digne
de l'amour de son peuple que fût alors Charles VII, il fut aimé, parce
que le roi, c'était, au moyen âge, la Justice, l'Ordre, le Droit : les
Etats Généraux saignèrent la France aux quatre membres pour
donner chaque année une « aide » au roi, sans rien exiger en retour,
sans même réclamer un compte rendu des dépenses; et la jeune
paysanne Jeanne d'Arc se dévoua jusqu'à la mort pour le « gentil
dauphin ».
DEUXIÈME Jeanne d'Arc n'acheva pas sa « mission » : au moment où elle fut
PÉRIODE cf43o-iu4j prise (1430), les Anglais gardaient encore la Normandie, l'Ue-de-
PROGREs LENTS Prancc, sans parler de leurs très anciennes possessions en Guyenne.
DE LA ROYAUTE ^ r V J
Charles VII restait mal entouré, mal obéi. Charles d'Anjou et Riche-
mont rendirent à la France le service d'expulser brutalement de la
cour La Trémoille, le mauvais génie du roi (1433). Fait plus décisif
encore, l'ennemi s'affaiblit. En 1435, les Anglais perdirent l'aUiance
du duc de Bourgogne, et la mort enleva le duc de Bedford, qui était
sinon leur seul grand capitaine, du moins le seul chef capable de
retarder pour l'Angleterre l'échéance d'une guerre civile inévitable.
La reprise de Paris (1436), l'établissetaent des aides permanentes
(1436) et de la taille permanente (à partir de 1440), la Pragmatique
de Bourges (1438), enfin l'ordonnance de 1439, «qui tente, vainement
d'ailleurs, de rétablir la discipline militaire et de réserver au roi les
impôts publics, sont les principaux actes de Charles VII entre la paix
d'Arras et la trêve de 1444, Ce sont pour les Français neuf années
d'atroce misère : l'œuvre de l'expulsion des Anglais ne s'accomplit
qu'avec une lenteur désespérante; autant de gens de guerre, autant
d' « Ecorcheurs », d'un bout de la France à l'autre; le dauphin lui-
même dirige la révolte féodale de la Praguerie, que le roi arrête rapi-
dement, mais ne sait point punir (1440).
TROISIÈME La trêve qui dure de 1444 à 1449 est un moment décisif. Nous
PÉRIODE {1441-1461) voici à uu toumaut de notre histoire. Charles VII, si vieux à vingt
RELÈVEMENT .^^^ dcvicut prcsquc jeune à quarante. Il secoue sa nonchalance; son
NATIONAL. . . .
meillenr ami est le vaillant Pierre de Brézé, et les conseillers qui
régnent en son nom reprennent toutes les traditions du gouverne-
ment de Charles V. Après avoir occupé, pendant quelques mois, les
terribles Ecorcheurs, en Lorraine et en Suisse, dans des campagnes
qui servent les intérêts de ses alliés et les siens, le roi trouve à son
retour le moyen de disperser définitivement les bandes de routiers,
en établissant une armée régulière et soldée (1445). L'ordre renaît en
< 3i8 )
ciiAP. IX Questions d' Allemagne, d'Italie et d'Orient.
France et, avec lui, renaissent les travaux de la paix : les paysans
remettent en culture le sol en friche; les ateliers se rouvrent; les
marchands, auxquels Jacques Cœur a donné un précoce exemple de
hardiesse, peuvent reprendre leurs lointains voyages. Les lettres et
les arts, que les misères de la guerre n'ont pu complètement étouffer,
achèvent, en se renouvelant, de prouver la vitalité de la France. De
grandes ordonnances réorganisent la justice royale, et tondent une triomphe
administration financière despotique, mais exacte et soucieuse du ^^ la monarchie.
bien public. En 1449, tandis que la guerre civile menace d'éclater en
Angleterre, le roi de France reprend les armes, conquiert la Nor-
mandie (1449-1450) et la Guyenne (14ol et 1453). Tout en maintenant
la Pragmatique gallicane par laquelle il asservit le Clergé national,
il se pose en protecteur de l'Église, et réussit à éteindre le nouveau
Schisme (1449). En 1455, il s'empare sans difficulté des domaines du
comte d'Armagnac. Malgré son refus de secourir l'Orient chrétien
contre les Turcs, le Saint-Siège lui accorde la réhabilitation de
Jeanne d'Arc (1436). En 1458, il s'empare de Gênes et il fait con-
damner par ses pairs un traître de haut parage, le duc d'Alençon.
A côté du roi, cependant, et projetant son ombre sur le trône, péril
avait grandi la dynastie de Bourgogne; mais Charles VII a réussi à bourguignon.
détruire l'influence de Philippe le Bon en Allemagne, à sauver de ses
atteintes la Lorraine ; il lui dispute le Luxembourg et fait avorter ses
projets de croisade. Sous la menace perpétuelle d'un conflit armé
avec le roi, Philippe doit renoncer à l'orgueil d'apparaître en Orient,
chef des chrétiens, pour la délivrance de Constantinople et de la
Terre Sainte; mais il croit avoir sa revanche entre les mains : il a
accueilli le fils rebelle de Charles VII, il l'héberge, lui, sa femme et
ses amis, et il espère bien que, par lui, la France redeviendra bour-
guignonne. Louis XI se chargera de lui démontrer ce que valent les
promesses du dauphin.
t Srg
LIVRE III
LE RÈGNE DE LOUIS XI
ET LE GOUVERNEMENT
DES BEAU JEU
CHAPITRE PREMIER
LOUIS XI. PREMIÈRES ANNÉES DU REGNE'
l. MORT DE CHARLES VII ET AVÈNEMENT DE LOUIS XI. — II. LOLIS XI ET
SON ENTOURAGE. — III. PREMIERS ACTES DE LOUIS XI (1461-1464).
/. — MORT DE CHARLES VU ET AVÈJSEMENT DE
LOUIS XI'
CHARLES VII eut une fin douloureuse. Établi à Genappe, \e louis a genappe.
dauphin garda son attitude équivoque et méchante d'héritier
impatient d'hériter, et qui contrecarre toutes les volontés paternelles.
1. Ouvrages a consilter. Hormis le récit de Miclielet (dans VHisloire de France, liv.
XIII à XVIT; exposé remarquable, mais vieilli, et souvent inexact), il n'y a piis de lionne
histoire de Louis XI. Les ouvrages de Pierre Matthieu (i6io\ Duclos ii7/i5), U. Legeay (187^)
méritent peu de confiance. La collection relative à Louis XI, formée par le Bénédictin
Legrand (Bibliothèque Nationale, Fonds Français, n"" C960 à 6990) contient, dans ses trois
premiers volumes, une médiocre histoire du règne, qu'on a soiiveni exploitée sans critique.
2. Sources. Leilres de Louis XI, édil. Charavay et Vaesen. L 1 el II. iH8:5-i8s,^). Chastel-
lain, Chronique, et Entrée du ro'j Loy.s en nouveau règne, aux tomes III, IV el \\\ de ses
Œuvres, édil. Kervyn de Lettenhove, iSCViSCl. Martial d'Auvergne, Lex Viiiilleti de
Charles Vil. édit. Coustelier, 1724, t. IL Jean Maupoint, Journa/, édit. Fagniez.Mém. de la Soc.
lie rilist. de Paris, t. IV, année 1877. Jean de Roye, Journal {Chronique Scandaleuxe), édil.
B. de Mandrot, t. I, i8i)4- .lacques Du Clercq, Mémoires, édit. de Reiffeuberg, t. III, i83G.
Fraqm. d'une Chronique du rcijne de Louis XI, édit. Coulon. Mélanges de l'Ecole de Rome,
irif)5. Thomas Basin, Histoire de Charles VU, Histoire de Louis XI. Apologie, au.\ tomes I, IL
III de ses Œuvres, (idH. Quichcral, i855-i857. Olivier de La Marche, Mémoires, édit. Beaiine
et d'Arbaumont, t. II, 188V Relations de l'entrée de Louis XI à Paris, publiées dans : Mes-
sager des sciences hislor. de Belgique, 1861 ; Mém. de la Soc. de l'IIist. de Paris, l. XXIII,
1896 (avec un article de C. Couderc); Archivio slorico Italiano, .5' série, t. XXI, 1898.
Ouvrages a consulter. Du Fresne de Beaucourt, Ilist. de Charles VII, t. VI, 1891. Cour-
leault, Gaston IV. 1895. D' Cabanes, Les morts mystérieuses de l'IIisloire, J901. Sur les
obsèques de Charles VII : R. de Belleval, Nos pères, 1879.
< 321 >
IV. 2. 21
Hè^ne de Louis XI, Gom'crnement des Beaujcu. livre m
En Italie, il se déclara partisan de Ferdinand d'Aragon contre la
maison d'Anjou, et de Sforza contre la maison d'Orléans; il se réjouit
de voir les troupes de Charles VII chassées une seconde fois de
Gênes. En Espagne, il conclut un traité d'alliance avec don Carlos,
parce que Charles VII soutenait Jean II '. En Angleterre, il se pro-
nonça pour la maison d'York, parce que Charles VII était favorable
au parti de Henry de Lancastre et de Marguerite d'Anjou; il apprit
avec une vive satisfaction la chute de Henry VI et l'avènement
d'Edouard d'York (i mars 1461) et s'unit au duc de Bourgogne pour
presser le nouveau roi d'envahir la France. Il entretenait de mysté-
rieuses relations avec « certains seigneurs et princes » de l'Empire,
et se faisait adresser des rapports secrets par les agents mêmes que
Charles VII envoyait en Allemagne. En même temps, il écrivait,
comme héritier du trône, aux Conseillers du Parlement de Paris et
de la Chambre des Comptes, et aux bourgeois des bonnes villes de
France, qui en étaient tout ébahis et embarrassés; comme dauphin,
il prétendait donner des ordres au Parlement de Grenoble. Eut-il sa
part dans les intrigues de cour et les conspirations incessantes qui
troublèrent les dernières années du règne de son père? On n'en a
poin'l la preuve. II est certain du moins qu'il réussit à se concilier
une partie de l'entourage de Charles VII.
/r;iY D'autres conseillers, restés fidèles au roi, songeaient avec inquié-
Dii CHARLES vu. Uidc au sort qui les attendait, et quelques-uns disaient tout bas que
l'intérêt de la couronne serait que Louis fût déshérité au profit de
Charles, son frère cadet. Charles VII n'écouta point ces insinuations.
Il espérait vaincre l'obstination du dauphin. Mais celui-ci ne voulait
retourner en France que roi. Il savait que son père ne vivrait pas
vieux. Depuis 1-457, « lui ôtlribuoit-on mal incurable en une jambe,
qui toudis (toujours) couloit et rendoit matères incessamment ». Lo
dauphin, qu'on voyait, dit Chastellain, « languir en l'expectation de
l'heure promise », avait des espions qui le renseignaient sur les pro-
grès de la maladie, et obtenait d'astrologues bien payés l'assurance
que le roi « n'en pourroit eschapper sans mort ». Au mois de
juillet 1461, Charles VII eut un phlegmon dans la bouche, et proba-
blement aussi un ramollissement cérébral. II mourut le 22 juillet,
convaincu que son fils l'avait fait empoisonner. Le médecin Adam
Fumée, qui fut arrêté et emprisonné au cours de la maladie du roi,
allait faire sous le règne de Louis XI une brillante fortune; il faut
seulement en conclure qu'il était un des agents d'information du
dauphin. Les soupçons qu'inspira l'attitude d'Adam Fumée furent
• 1. Sur les qucslioiis d'ilaliu el dEspagne, voir plu.s haul, \). Sog et suiv., 2»i.
LE ROI LOUIS XI
EFFrr.IE DE LOUIS XI.
Médaille par Francescn da Luurana. Lég. : Div. Lodovicus
Rex Francorum. — • Bibl. Nat., Médailles.
AUTO(;ilA
>HE DE LOUIS XI.
Fil! (
l'une lettre de Louis XI au Parlement,
11 janvier l^ls. Le roi a écrit de sa main la dernière
ligne et la signature (Loijs).
— ■ Musée des Arcli. Kat., n" 4flS.
Cl. llaclielle.
IV. 2.
PL. 20. Page 322.
OH.VP. PREMIER
Avènement de Louis XL
sans aucun doute dénués de fondement : les hommes de ce temps-là
voyaient des empoisonnements partout. Ce ne fut pas la seule fois
que Louis XI, par son cynisme, son habitude de tout épier, son
impatience d'apprendre la mort de ceux qui le gênaient, donna prise
à la calomnie.
Dès le 17 juillet, les conseillers présents à la cour avaient
averti le dauphin de l'état désespéré du roi. Aussitôt Louis quitta
Genappe, s'établit près de la frontière, à Avesnes, et ordonna à ses
fidèles de se tenir prêts à le rejoindre en Champagne. Il ne savait
point quel accueil il recevrait en France. Philippe le Bon, qui ne
demandait pas mieux que d'agir en protecteur, leva, pour l'accompa-
gner, « une armée terrible et merveilleusement grande ». Mais dès
que Charles VII fut mort, Louis XI vit accourir à Avesnes le duc de
Bourbon, nombre de seigneurs et de prélats, les délégués du Parle-
ment et de l'Université de Paris, et quantité de capitaines et de pos-
sesseurs d'offices; et ce fut un défilé de gens arrivant à cheval, en
chariot, en litière, qui venaient lui faire obéissance. Rassuré, Louis XI
pria Philippe le Bon d'amener seulement quatre mille cavaliers. Il
partit pour Reims dans les premiers jours du mois d'août, car il
« frioit et ardoit de tirer avant »,
Les fêtes du couronnement furent splendides. La prodigalité de
Philippe le Bon en fit tous les frais : ce fut comme l'apothéose du
duc de Bourgogne. Le .13 août, tandis que Louis XI se tenait aux
environs de Reims, dans l'abbaye de Saint-Thierry, le duc entra
dans la ville du sacre; sur l'ordre envoyé par Louis, qui se faisait
tout humble devant son « bel oncle », l'archevêque et les magistrats
de la cité apportèrent à Philippe le Bon les clefs de la ville. Il ame-
nait cent quarante chariots, remplis d'or monnayé, de vaisselle pré-
cieuse et de vins de Bourgogne, et des troupeaux de bœufs et de
moutons, destinés aux banquets, « car le roy, à toute ceste solem-
nelle célébration, n'avoit ne parement de vaisselle, ne d'autre chose,
sinon de ce que son oncle, le duc de Bourgongne, lui bailla et
délivra ». Le lendemain, Philippe alla chercher le roi; les seigneurs
bourguignons avaient des costumes de drap d'or et d'argent, des
selles ferrées d'or, et des chaînes d'or en guise de brides. Le 15 août,
Louis fut sacré. Phihpe le Bon dirigea la cérémonie, comme doyen
des pairs de France, et posa la couronne sur la tête du nouveau roi.
A Paris, comme à Reims, Louis XI laissa le duc entrer quelques
jours avant lui. Philippe le Bon en sortit, pour y rentj-er avec le roi,
le 31 août. Le grand duc d'Occident, qui, disait-on, portait un habit
de 400 000 écus, et les fastueux seigneurs de sa suite absorbèrent
l'attention du public. Dans le quartier des halles, la corporation des
LOUIS XI
A A VESNES.
LE SACRE.
LOUIS XI
ET PHILIPPE
LE BON A PARIS.
323
DECONVENUE
DE'S
BOURGUIGNONS.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
bouchers, fameuse autrefois par sa ferveur bourguignonne, ne put
retenir ses transports de joie : « O franqs et noble duc de Bourgogne,
criait un d'eux, vous soyez le bien venu en la ville de Paris; y a long-
temps que vous n'y fusles, combien qu'on vous y ait moult désiré ».
Pendant un mois et demi, Philippe combla les Parisiens de féies,
de tournois et de cadeaux; les bourgeois défilaient dans son hôtel,
bouche bée, admirant « la grande sale toute tendue de tappisserye
de haulte lice ouvrée de fil d'or, touchant le mistère de Gedeon »,
ou bien l'immense tente de velours noir brodé, apportée dans les
bagages du duc, et qui comprenait une chambre, une garde-robe, un
oratoire et une chapelle.
L'historiographe ducal, Georges Chastellain, célébra ces journées
dans une « Allégorie mystique » sur les pasteurs allant à Bethléem :
Marie, dit-il, c'est la maison de France; Bethléem, c'est Paris; Joseph,
c'est « le duc de Bourgongne, conservateur de l'enfant, lequel, comme
serviteur humble de sa dignité, l'a administré lealment et l'a logié es
entrailles de son cœur ». Mais « l'enfant » était né ingrat : la décon-
venue des Bourguignons fut rapide. « Ce roy Loys, saillant de mendi-
cité en plénitude de souhait, sans terme entre deux », montra tout
de suite qu'il voulait être le maître chez lui, et, très poliment, il refusa
de donner des offices aux candidats que patronnait le bon duc.
« Monseigneur, demandait-on à Philippe, comment vous est-il de
Paris? comment vous y plaist-il? — Je ne sçay, dist lors le duc. Il m'y
plaisi si bien que j'en voudroye estre dehors ». Et il s'en alla, le
30 septembre. Dès le 24, Louis XI était parti pour la Touraine, impa-
tient de régner.
IL — LOUIS XI ET SON ENTOURAGE^
LOUIS XI.
SON ASPECT
EXTERIEUR.
LOUIS XI, à son avènement, avait trente-huit ans. Fils du chétif
Charles VII, petit-fils du fou Charles VI, arrière-petil-fils du
pâle et maladif Charles V, le nouveau roi avait un aspect disgracieux
et débile. Son visage, où brillaient des yeux perçants, était enlaidi
1. Sources. Lettre.'; de Louis; XL édit. .1. Vaesen, t. II à VIII, 1880-1902 (la publication
sarrùlc actuellement à l'année USo). CompLes fie Louis XI, publ. par L. Douët d'Arc*),
Complet deiHoIel de.< rois de France, 1865, et par L. Palustre et l'abbé Bossebœiif, dans le
Bull, de la Soc. archéol. de Touraine, t. II, 1873, et t. XII, 1899. Procès de divorce de
Louis XII et Procès du maréchal de Gié, publ. par R. De Maulde, Procédure!; politiques du
rèqne de Louis XII, i885. Dépèches d'ambassadeurs, publ. par Kervyn de Lettenhove, LeZ/re*-
el^u'gocialions de Philippe de Commines, t. I, 1867. Relation de voyage de Léo de Rozmilal,
Bibliothek des Uterarischen Vereins, t. VII, iS^V Commynes, Mémoires, édit. B. de Mandrot,
t. 1, 1902 (volume seul publié actuellement, relatif aux années i464-i477; poi"" '•'s années
i477-i483, édit. de Mlle Dupont, t. II, iSVi). Chroniques déjà citées de Chastellain, Jean de
Roye (avec les interpolations de Jean Le Clerc, publiées au t. II de l'édition B. de Mandrot),
< ii\ >
CH.\P. PREMIER
Louis XI et son entourage.
par un nez bossue, démesurément long-. Ses jambes étaient grêles et
délormées, sa démarche embarrassée. Il s'habillait très simplement
et se coiffait d'un mauvais chapeau de pèlerin, orné seulement dune
médaille sainte en plomb. Comme il entrait à Abbeville, en compagnie
du fastueux Philippe le Bon, <( les simples gens qui jamais n'avoient
vu le roy, raconte Chastellain, s'esmerveillèrent tous de son estre et
dirent tout haut : Benedicite! et est-ce là un roy de France, le plus
grand roy du monde? Tout ne vaut pas vingt francs, cheval et habil-
lement de son corps ».
Dans sa vie privée, il ne recherchait que ses aises : il ne voulut
point habiter le Louvre, et fit aménager pour lui à Paris Thôtel des
Tournelles. Mais il demeura de préférence en Tourainc, à Amboise,
ou dans le château fortifié, d'ailleurs vaste et de riant aspect, qu'il
fit construire près de Tours, au Plessis. Il prit des précautions minu-
tieuses pour faire du Plessis-lès-Tours une résidence sûre, saine et
agréable.
Louis XI, du reste, ne faisait nulle part de bien longs séjours. Le
médecin astrologue Choinet, qui composa sur son ordre le traité du
Rozier des Guerres, écrivait : « Le prince doit penser de Testât de son
peuple et le visiter aussi souvent comme ung bon jardinier fait son
jardin ». Ce fut là un des principes de conduite de Louis XI, qui
voulait « avoir cognoissance de tout et de tous ». Ses lettres, ses
comptes, les chroniques, les dépêches des ambassadeurs italiens, le
montrent en perpétuel voyage. Il part au lever du soleil, avec cinq
ou six intimes, « luy et ses compagnons habillés de gros draps gris,
rudement, en manière de pèlerins »; les archers et les bagages
suivent à distance. Il est monté sur une « bonne mulle qui voise
(chemine) bien doulx », ou encore il voyage en bateau. Il interdit
qu'on le suive, et souvent il ordonne de fermer les portes de la ville
qu'il quitte, ou de rompre un pont derrière lui. Les ambassadeurs
qui ont ordre de le voir à tout prix doivent quelquefois traverser la
France avant d'obtenir un entretien, à moins qu'il n'ait intérêt à leur
parler. II lui arrive de leur accorder audience « en une petite cabane
de paysan fort misérable ». Dans les villes où il passe, il loge chez un
bourgeois ou un fonctionnaire. Pour éviter les harangues el les
.lacqtics Du Clercq, Maupoint. Thomas Basin {cf. les fragments inédils de Th. Basin, publ.
par L. Delisle, Notices et extr. des Manuscrits, t. XXXIV, 2' partie, iSgS).
Ouvrages a consulter. Gandilhon, La vie privée et la cour de Louis XL Thèses de l'Ecole
des Chartes, 1901 (manuscrit communiqué par l'auteur). Ariel Mouette (abbé Bossebœuf),
Dix ans à Tours sous Louis XL 1890. H. .Sée, Louis XI el les villes, 1891. Bricard, Jean
Bourré, 1898. R. De Maulde, Jeanne de France, i883; Hisl. de Louis XIL I. I et 11, 1889-1890; La
Diplomatie au temps de Machiavel, 1892-189.'?. Marchegay. Louis XI, M. de Taillebourg el M. de
Maigné, et La rançon d'Olivier de Coëlivy, Bibl. de l'Ecole des Ciiartcs, t," série, t. 1, i855, et
t. XXXVIII, 1877. Chazaud, Mariage de Pierre de Deaujeu, Bull, de la Soc. d'émulation de
l'Allier, t. XI, 1870.
SES HtSlDENCtS^
SES VOYAGES.
i2'j )
Règne de Louis XL (gouvernement des Beaujeu. livre m
réceptions, il arrive à limproviste, par quelque petite ruelle. S'il lui
faut subir une « entrée » solennelle, il demande au moins à « n'estre
pas reçu trop grandement ». La ville de Tours fit de longs préparatifs
pour fêter sa première visite, et le peintre Fouquet fut chargé de
présenter un devis; mais, au bailli de Touraine, qui s'informait si le
roi « auroit bien pour agréables » des représentations de mystères,
Louis XI répondit que « non, et qu'il n'y prenoit nul plaisir » ».
SES DISTRACTIONS. Jamais princc ne montra telle aversion pour les cérémonies, les
bals, les banquets et les tournois. A sa cour, les jeunes gens et les
dames s'ennuyaient à mourir. Il ne commandait de fêtes que s'il vou-
lait faire grand accueil à un prince ou bien à une ambassade. Ses
plaisirs étaient ceux d'un petit gentilhomme. Il dînait volontiers hors
de chez lui : l'ambassadeur Cagnola raconte, avec quelque surprise,
qu'il a vu le roi, à Tours, manger, après la messe, dans une taverne
de la place du Marché, à l'enseigne de Saint-Martin. II s'invitait
aussi, et très fréquemment, chez ses amis, presque toujours de petits
nobles ou des bourgeois, comme son panetier Denis Hesselin, le
receveur Jean Arnoulfin, les conseillers Guillaume de Corbie et
Etienne Chevalier, ou Jean Luillier, clerc de la ville de Paris. Là, on
joyeuse société, assis entre de jolies bourgeoises, il buvait sec et
faisait de grasses plaisanteries, car il aimait la gaillardise, et ses
lettres témoignent de la liberté de son langage. Il parlait aux femmes
et parlait d'elles sans ménagement, n'épargnant ni sa sœur, ni sa
mère, ni la reine.
LACHASSE Louis XI, qu'ou a représenté bien à tort comme un avare, eut
LES CHIENS pour la chasse et les animaux un goût ruineux. II fit des dépenses
ET LES OISEAUX, éuormes pour entretenir du gibier dans ses forêts, et pour peupler
ses chenils et ses volières. Procurer au roi de France un chien ou un
oiseau d'espèce rare fut un moyen diplomatique, et, partout où il
séjournait, il fallait supporter « multitude de chiens couchans et
oiseaux, gastans les lits et les honnestes mesnages des bonnes gens,
sans en oser rien dire ».
ACTIVITÉ " ^^ crois, dit Commynes, que si tous les bons jours qu'il a euz
POLITIQUE en sa vie, es quelz il a eu plus de joye et de plaisir que de travail et
DE LOUIS XI. d'ennuy, estoient bien nombrez, qu'il s'y en trouveroit bien peu; et
croy qu'il s'y en trouveroit bien vingt de peine et de travail contre
ung de plaisir et dayse. » Louis XI en effet fut un roi passionné pour
£on métier, un travailleur merveilleusement actif et méthodique. Il
passa la plus grande partie de sa vie à s'informer, à voir lui-même
1. Sur les " entrées » de Louis XI dans les villes de province, voir les mémoires de Mar-
chegay, Bull, de la Soc. industr. d'Angers, t. IX, i858; Dorange, Bull, de la Soc. archéol. de
Touraine, t. V, 1880-1882; A. Benêt, Bull, de la Soc. d'Hist. de Normandie, t. VII, 1893-1895.
1 326 )
ciiAP. PREMIER Louis XI cf so/i ciitourdgc
les choses et les gens, puis b, imaginer des combinaisons politiques,
à donner des ordres et dicter des lettres. Il avait un service d'espions»
des dossiers où il conservait tous les papiers secrets qu'ils avaient
découverts ou volés; c'est à son désir d'être rapidement renseigne
qu'est due la fameuse ordonnance de 1464, par laquelle il organisa le
service des postes royales. Il avouait qu'il était curieux comme une
femme : « Mon frère, écrivait-il à Olivier de Coëtivy, je suys de la
nature des femmes : quant l'on me dit quelque chose en termes
obscurs, je veulx savoir incontinent que c'est ». Commynes dit de son
côté : « Nul homme ne presla jamais tant l'oreille aux gens ny ne se
enquist de tant de choses, comme il faisoit, ny ne voulut congnoistre
tant de gens ». D'ailleurs « sa mémoire estoit si grande qu'il retenoit
toutes choses ». Ainsi renseigné, il prétendit tout diriger dans son
royaume, se mêler de tout, même des « menues choses », et « ron-
gier en leur puissance » ses voisins.
Il avait une ambition démesurée, et son imagination, sans cesse
en travail, altérait parfois ce u sens naturel » qui n'était pas toujours
aussi « parfaictement bon » que l'assure Commynes. Sa politique,
à force d'être fertile en combinaisons, eut souvent des allures capri-
cieuses et brouillonnes. Sa subtilité même le rendait parfois hési-
tant, « craintif à entreprendre », ou versatile. En revanche, nul ne
savait mieux u soy tirer d'ung maulvais pas, en temps d'adversité ».
S'il s'était trompé, il s'en apercevait vite, et avait l'art de « reculer
pour saillir plus loin ». Jamais il ne s'entêta par orgueil : « il disoit
({ue quant orgueil chevauche devant, que honte et dommaige le
Suyvent bien près; et de ce pechié n'estoit-il point empesché ».
Il se plaisait aux intrigues et aux « praticques ». Il s'entendait diplomatie
admirablement à brouiller ses adversaires, à leur susciter mille oe louis kj.
obstacles, et puis à adoucir leurs rancunes, à obtenir d'eux une
trêve au moment voulu, ou bien une bonne paix. Ce roi, qui trouva
moyen d'éviter toute guerre sérieuse avec les Anglais, de réconcilier
Marguerite d'Anjou avec Warwick et les Suisses avec Sigismond
d'Autriche, était vraiment un habile homme. Il avait un pouvoir de
séduction dont il était conscient, et il cherchait à mener lui-même,
autant que possible, ses négociations. Il enjôlait les gens par son
langage affable, ses manières toutes cordiales, familières, bour-
geoises. C'était une sirène, a écrit le chroniqueur bourguignon
Molinet. Thomas Basin l'accusait d'avoir pris pour modèles François
Sforza et le roi de Naples Ferdinand; l'ambassadeur milanais Maleta
écrivait : « Il semble qu'il ait toujours vécu en Italie et qu'il y ait été
élevé ». Il avait en effet la souplesse des diplomates italiens, leur
penchant à la fourberie et aux artifices compliqués. Comme eux, il
c 327 >
Règne de Louis XI, Goiivernemenl des Beaujeu.
LOUIS XI
ET LA GUERRE.
DEVOTION-
INTÉRESSÉE
DE LOUIS XI.
était un très habile corrupteur. Jamais on ne vit prince plus acharne
« à gaig-ner ung homme qui le pouvoit servir ou qui luy pouvoit
nuyre. Et ne se ennuyoit point à estre refusé une i'oys d'ung homme
qu'il praticquoit à gaigner, mais y continuoit, en luy promeclant
largement et donnant par efTect argent et eslatz qu'il congnoissoit
qui luy plaisoient. » Pour lui, tout homme était à vendre, fût-il le
duc de Bretagne ou le duc de Bourgogne.
La diplomatie fut son arme favorite. Il n'aimait pas la guerre. Ce
n'est point que l'effusion du sang lui fît horreur, ni qu'il fût un lâche '.
Mais il avait une perpétuelle terreur de voir se perdre, en un jour de
malchance, le fruil de ses longs efforts. Pendant ses campagnes
contre Charles le Téméraire, il adopta une stratégie analogue à celle
qu'avait pratiquée Charles V. Fortifier les places des frontières et
celles qui commandaient les fleuves, harceler les envahisseurs, les
aflamer au besoin en ravageant le pays, tels furent ses procédés, et il
s'en trouva bien. Parfois il fui o)>ligé d'envoyer au loin une armée;
alors il ne se lassait point de recommander à ses capitaines d" « aller
saigement ». Aussitôt qu'il le pouvait, il interrompait les hostilités.
Outre qu'il redoutait les hasards des combats, la guerre lui paraissait
un moyen grossier, indigne d'un prince habile, et un fléau pour la
« chose publicque ». En 1470, il reçut du pape Paul II une bulle fon-
dant une « confrairie de la paix universelhi », où devaient entrer les
dignitaires ecclésiastiques, les souverains, les grands et les principaux
bourgeois des villes; il écrivit à son Conseil que la matière était « de
grant bien et conséquence », et qu'il désirait de tout son cœur « icelle
sortir et avoir son plain eflect ». Nul roi ne dédaigna davantage la
gloire chevaleresque.
Louis XI, pourtant, tenait profondément au moyen Age par les
idées que lui avait imprimées son éducation, et notamment par ses
idées religieuses. Il était convaincu que Dieu, la Vierge et les saints
intervenaient constamment dans ses affaires, e-t voyait des miracles
partout. Naturellement, à un esprit aussi prosaïque et pratique, la
piété parut être un moyen, et le plus efficace de tous, pour réussir
dans les entreprises d'ici-bas, en même temps que pour se garantir
1. Aux documents déjà connus sur la cruauté de ce roi, le P. Denifie a ajouté une
demande d'absolution que Louis, étant dauphin, adressa au pape, en 1^47, au sujet des
pillages et des meurtres qu'il avait tolérés ou commandés pendant ses campagnes du Midi,
de Normandie et d'Allemagne (Denifie, Désolation des Églises en France pendant la yuenf
<le Cent Ans, t. I, n° 1018). Sur les accusations de couardise portées contre lui, voir
Th. Basin, Œuvres, édit. Quicherat, t. III, p. i85 et suiv., et Notices et extr. des Maniis
crits, t. XXXIV, 2" part., p. ioi-io3. Louis XI écrivait à Antoine de Chabannes, en 1^77,
après la prise d'Arras : « Au regard de ma blessure, s'a esté le duc de Brelaignequi le m'a
fait faire, pour ce qui me appelloit le roi/ couart, et aussi vous sçavés de pieça ma coustume,
car vous m'avez veu autresfoiz » [Lettres de Louis XI, t. 'VI, p. i63).
i 328 >
CHAP. PREMIER Louts XI et so/i entouvage.
contre Tenfer. Louis XI voulut donc avoir le ciel pour lui, et il pré-
tendit le gagner de la même façon qu'il se procurait sur terre des
alliés et des serviteurs. Il combla d'attentions et de cadeaux la Divi-
nité et les personnages influents du Paradis. Les exercices de dévo-
tion et les pèlerinages prirent une grande part de son temps ; souvent
on le voyait « se ruer à genoux » sur le sol, pour prier. Églises nou-
velles, châsses d'orfèvrerie, grilles en argent massif, ex-volo en or et
en argent, dons en numéraire, messes perpétuelles dans les sanc-
tuaires célèbres, il employa tous les moyens pour capter les faveurs
divines. Sa prodigalité envers saint Martin, saint Michel, sainte
Marthe, et surtout Notre Dame, « quy, disait-il, en toutes nos affaires,
nous a toujours imparly son aide et sa direction », mit plus d'une
fois sur les dents ses officiers de finances : ils devaient trouver en
quelques jours une somme énorme pour récompenser un saint qui
venait de manifester sa bonne volonté, ou bien pour acheter une
intervention décisive. Saint Martin de Tours, après la prise de Per-
pignan, reçut douze cents écus, et la Vierge du Puy, après la nais-
sance du dauphin, vingt mille écus d'or; afin d'empêcher Charles le
Téméraire de prendre Noyon, en 1472, Jean Bourré dut envoyer tout
de suite douze cents écus à un orfèvre, à charge de faire une « ville
d'argent » pour Notre Dame. Enfin Louis XI e^^saya d'enlever à ses
rivaux leurs patrons célestes. Il fit aux sanctuaires vénérés par ses
grands vassaux de fréquents pèlerinages, qui lui permettaient d'ailleurs
de recueillir, chemin faisant, maintes informations précieuses. Ses
visites à Notre Dame de Béhuard, à Notre Dame de Nantilly, à Notre
Dame du Puy, lui procurèrent à la fois un prétexte pour savoir ce* qui
se passait en Anjou et une occasion d'intéresser la Vierge à ses projets
sur l'héritage du roi René. Il offrit une châsse magnifique à sainte
Marthe de Tarascon, qui protégeait en Provence la maison d'Anjou.
Il se substitua à la maison d'Orléans pour rebâtir l'église Notre-Dame
de Cléry, et il eut une dévotion particulière pour un bienheureux
de Franche-Comté, .saint Claude, un saint des ducs de Bourgogne '.
1. Sur la dévotion de LoiiisXl à Notre-Dame : L. .Jarry, Histoire de Clén;, 1899; mémoires
de Qiiicherat, Revue de l'Anjou et de Maine-eL-Loire, t. Il, i853; Barraud, Mém. de lo Soc.
Acad. de l'Oise, t. V, i86iî; F. Le Proux, Bull, de la Soc. liislor. de Conipiègne, t. I, 1869-
1872; abl)é Guillaume, Bull, de la Soc. d'Etudes des Hautes Alpes, t. I, 1882; V. Dupouy,
Rev. Poitevine, 1897-1898. Sur Louis XI et saint Martin : Ch.-L. de Grandniaison, Mém.
de la .Soc. archéoloR. de Toiiraine, t. XIII, 1801. Sur Louis XI et saint Claude : Roussel et
Monnier, Bull, du Comité de la langue, de l'histoire el des arts de la France, t. II, i856;
Marcel Cannt de Cliizy, Rev. des Soc. Savantes, 2' série, t. III, 1860. Sur Louis XI et saint
Michel : Siméon Luce, La France pendant la guerre de Cent Ans. i"" série, i8;)0. Sur Louis XI
et sainte Marthe : abbé G. Chevalier, Bull, de la Soc. arcliéol. de Touraine. t. III, 187^-1876.
Sur Louis XI et saint Aignan : H. Poullain, Orléans, l-itjl-lifiS, règne de Louis le onzième,
1888. Sur Loui-i XI et saint Arnou.K : abbé P. Guillaume, Bull. d'Hist. ecclés. des diocèses
de Valence, Gap, Grenoble et Viviers, t. I, 1880-18S1. Sur Louis XI et lu croi.x de saint
Laud : Godard-Faultrier, Bull, du Comité de la lanuuc, etc., t. I, i85^.
i 329 »
Résine de Louis XI, Gouvernetnent des Beaujeu.
SON HUMEUR
AGITÉE.
SA LOQUACITÉ.
OPIXION
DES
CONTEMPORAINS.
LA FAMILLE
DE LOUIS XI.
LA REINE
CHARLOTTE.
LES MAITRESSES.
LES ENFANTS
DE LOUIS XL
COMMENT
IL LES MARIE.
Louis XI fut bien de son temps aussi par la violence de ses pas-
sions. Il ne faut point se le figurer comme un politique toujours
maître de lui, parlant peu et d'un sang-froid constant. Il était ner-
veux, impatient, et il lui fallait de grands efforts de volonté pour
dissimuler les désirs et les haines qui le rongeaient. L'habitude de
boire beaucoup de vin, la douloureuse et irritante maladie de peau
qu'il contracta au cours de son âge mûr, exaspérèrent cette humeur
irascible et agitée. Il ne ])Ouvait supporter le repos. « Dès qu'il cuy-
doit estre aseur (en sûreté) ou seulement en une trêve, se mettoit à
mescontenter les gens par petitz moyens qui peu lui servoient, et à
grand peyne pouvoit endurer paix. » Quand il n'agissait pas, il par-
lait. Basin le représente comme un incorrigible bavard, discourant
très vite, en grasseyant. Les ambassadeurs milanais décrivent dans
leurs dépêches des audiences de deux heures où ils ne purent placer
un seul mot, le roi ayant gardé continuellement la parole, pour dire
« beaucoup de mal » du pape et de divers princes italiens. Gommynes
lui entendit faire souvent cet aveu : « Je scay bien que ma langue m'a
porté grand dommaige ».
Louis XI a été diversement jugé par ses contemporains, selon
qu'ils ont éprouvé les effets de son amitié, qui était fort généreuse,
ou de sa haine, qui était redoutable. Un tel homme ne pouvait être
qu'admiré ou détesté. A tous il inspirait la crainte. Quinze ans après
sa mort, un témoin du procès de divorce entre sa fille Jeanne et
Louis XII disait que, selon l'opinion générale, « c'estoit le plus ter-
rible roy qui fust jamais en France ».
Ce terrible roi ne fut pas tendre pour sa famille. Sa seconde
femme, Charlotte de Savoie, qui avait un esprit délicat et orné et une
âme charmante, mena une vie triste et solitaire. Elle n'était pas jolie :
« la royne n'estoit point de celles où on debvoit prendre grant
plaisir, mais au demourant fort bonne dame », dit Commynes, et il
loue le roi d'avoir observé le vœu qu'il fit à la mort de son fils Fran-
çois, en 1473, « de jamais ne toucher à femme que à la royne ». Avant
cette date, Louis XI n'avait pas été un mari fidèle; mais jamais il
n'eut de favorite en titre, et ses maîtresses n'eurent pas plus d'in-
fluence sur lui que Charlotte de Savoie.
Louis eut six enfants légitimes, dont trois seulement survé-
curent, et il avait eu, avant son avènement, plusieurs enfants natu-
rels. Il les considéra tous comme des instruments de sa politique. Il
veilla avec d'infinies précautions sur la chétive santé de son fils
unique, et sollicita pour lui la main d'un grand nombre de princesses,
suivant les exigences du moment : l'héritière de Bourgogne, les filles
du roi de Naples, de l'empereur, de la reine de Castille, du roi d'An-
( 33o X
LA DÉVOTION DE LOUIS XI
ÉGLISE NOTItE-DAME HE CLEHV I.OIHET .
Construite grâce aux libéndités de Louis XI qui voulut y être enterré. (Sa sépulture /"' ff '"^^
au xvie s,/c?e;. Uarchilecte principal M Pierre Le Page. Terminée vers lk>8. Style gothique
llamboyant. ^.^ Monuments his.oriques.
IV. 2. — PL. 21. Page 330.
CHAP. PREMIER
Louis XI Cl son entourage.
JEANNE
DE FRANCE.
gleterre et de Maximilien d'Autriche, furent successivement, quel-
ques-unes même simultanément, les fiancées du dauphin Charles.
Les mariages furent pour Louis XI un moyen de gouvernement. Ses
filles naturelles épousèrent des gentilshommes qu'il désirait s'atta-
cher, tels que le brave bâtard de Bourbon, dont il fit un amiral. Une
de ses deux filles légitimes, Anne, fut fiancée à Nicolas d'Anjou; annedebeaujeu.
mais il la proposa aussi à Charles le Téméraire, au duc de Bretagne,
et même à son propre frère Charles de France : il espérait ainsi déta-
cher ces princes de la faction des féodaux rebelles; elle épousa fina-
lement un frère du duc de Bourbon, Pierre de Beaujeu, qui fut un
des bons serviteurs de Louis XI. Son autre fille, Jeanne, était rachi-
tique et bossue : il résolut de la marier, avant que l'infirmité fût
connue, à Louis d'Orléans, fils unique du duc Charles, procédé
péremptoire pour assurer la prompte extinction d'une grande maison
féodale. Le contrat fut signé le 19 mai 1464, un mois après la nais-
sance de Jeanne. Plus tard, Marie de Clèves, veuve de Charles d'Or-
léans, tenta de s'opposer au mariage : il eut lieu, malgré elle, malgré
le fiancé, en 1476, le roi ayant parlé de renvoyer Marie de Clèves
sur les bords du Rhin, d'enfermer son fils dans un monastère et de
faire trancher la tête à leurs conseillers. Louis XI écrivait joyeuse-
ment à Antoine de Chabannes au moment des noces : « 11 me semble
que les enffans qu'ilz auront ensemble ne leur coûteront guères a
nourrir ». Et ce fut ensuite une comédie grotesque et répugnante,
Louis d'Orléans ne voulant point accepter la dot de cent mille écus
d'or, ni traiter comme sa femme cette malheureuse petite bossue.
Le procès de divorce entre Louis et Jeanne donne les détails les
plus précis sur les manœuvres employées par Louis XI pour sup-
primer justement tout prétexte de divorce, en contraignant son
gendre à consommer le mariage : mises en demeure comminatoires,
arrivée d'un médecin pour donner des conseils au duc, menace
d'envoyer deux notaires pour verbaliser devant le lit conjugal.
Les deux sœurs de Louis XI, Yolande et Madeleine, avaient
épousé, l'une, le fils du duc de Savoie, l'autre, le fils du comte de
Foix. Il avait aussi un frère cadet, Charles de France. Nous verrons
qu'il eut constamment maille à partir avec Charles, et qu'il ne
réduisit point sans quelque peine Yolande et Madeleine à servir ses
combinaisons'. Ce fut en dehors de sa famille qu'il trouva ses plus
YOLANDE,
MADELEINE,
CHARLES
DE FRANCE.
1. Quant à ses sœurs naturelles, filles d'Agnès Sorel, Louis XI leur témoigna peu
d'affection. Sur une d'elles, Marie de Valois, voir plus haut, p. 169. Une autre, Charlotte,
épousa Jacques de Brézé; son mari la surprit en flagrant délit d'adultère, et la tua à
coups d'épée, ainsi que son amant Pierre de la Vergne. Le roi retint Jacques de Brézé
prisonnier pondant plusieurs années et le condamna à une amende qui le ruina, après
l'avoir contraint ùavoucr, sous menace de la torture, qu'il avait soupçonné injustement sa
33i
LES SEBVITEURS
DE LOUIS XL
LES DISGRACES
EX 1461.
DESTITUTIONS
EA MASSE.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
sûrs appuis. II parvint à se créer un personnel de conseillers et de
diplomates très habiles'.
Au début de son règne, il s'y prit mal, parce que « comme il
se trouva grand et roy couronné, d'entrée ne pensa que aux ven-
geances ». Après les obsèques de Charles VII, le vieux Dunois s'était
écrié « que lui et tous les autres serviteurs avoient perdu leur
maistre, et que ung chacun pensast a soy ». Au banquet du sacre,
le duc de Bourgogne pria Louis XI de pardonner à ceux qu'il croyait
avoir été ses ennemis. Le roi feignit d'y consentir, en exceptant
toutefois sept personnes, dont il ne dit pas les noms. Dès qu'il se
fut séparé de Philippe le Bon, il promit quinze cents écus à qui lui
ramènerait Antoine de Chabannes, comte de Dammartin, et Pierre
de Brézé, déjà en fuite. Pierre de Brézé, après avoir vécu quelques
mois caché dans les forets de Normandie, se constitua prisonnier et
fut enfermé au château de Loches. Antoine de Chabannes se livra
aussi, bien qu'on lui eût dit que « se le roy le povoit tenir, qu'il feroit
menger le cucur de son ventre à ses chiens ». Le 20 août 1463, le
Parlement le déclara coupable de lèse-majesté; Louis XI le garda à
la Bastille et partagea ses biens entre ses accusateurs, parmi lesquels
figuraient les fils de Jacques Cœur.
Louis XI frappa bien plus de sept personnes : Jean de Bueil, le
comte de Tancarville, le sire de Gaucourt, le sire de Lohéac, Guil-
laume Jouvenel des Ursins, Jean Dauvel, Yves de Scepeaux, Guil-
laume Gouffier, perdirent leur charge d'amiral, de grand-maître des
eaux et forêts, de grand-maître de France, de maréchal, de chance-
lier, de procureur général, de premier président, de premier cham-
bellan: deux des plus illustres conseillers de Charles 'VU, Guillaume
Cousinot et Etienne Chevalier, furent quelque temps emprisonnés.
Louis XI rêva môme un renouvellement complet du personnel qui
tenait les « soixante et quatre mille offices à gages » du royaume.
femme. Cest ainsi que Louis XI vengeait l'honneur de la famille royale. (Douët d'Arc<i,
Procès criminel de Jacques de Brézé, Bibl. de l'Ec. des Chartes, 2' série, t. V, 1848-1849.)
1. Sur les serviteurs de Louis XI, notes des éditions de Jean de Roye et de Commynes,
par B. de Mandrot, des Lettres de Louis Xf pnr.I. Vaesen, et du Catalogue des actes de
Louis XI relatifs au Dauphiné, par Pilot de Thorey. Sur Jean de Bueil, Antoine de Cha-
bannes, les Bureau, Jean Bourré, ouvrages cités p. 228, 287, 32.J, et sur Commynes, nom-
breux travaux cités par U. Chevalier, Répertoire des sources historiques du moyen âge. Bio-
bibliographie. Sur Cousinot, Notice de Vallet de Viriville en tète de son édition de la Chro-
nique de la Pucelle, i8.")9. G. Picot, Le procès criminel d'Olivier le Daim, Mém. lus à l'Acad. des
sciences morales, 1876-1877. B. de Mandrot, Ymherl de Balarnaij, 1886. A. de Reilhac, Jean
de Reilhac, 1886-1888. L. de la Trémoille, Archioes d'un seruileur de Louis XI, 1888. Abhc
Renet, Les Bissipat du Beauvaisis, Mém. de la Soc. archéol. de l'Oise, t. XIV, 1889. P. M.
Perret, Louis Malet de Grauille, 1889, et Bof/ille de Juge, Ann. du Midi. t. III, 1891. Feu-
gère des Forts. Pierre d'Oriole, Posit. des thèses de l'Ec. des Ch., 1S91. Ch. Anchier,
Charles I" de Melun, Moyen âge, i8;)2. Forgeol, Jean Balue, 189.5. A. Lanier, Tristan Ler-
mile, Posit. des thèses pour le diplôme d'études super, d'hist., présentées à la Fac. des
Lettres de Paris, 1897.
( Jii2 )
CllAP. PREMIER
Louis XI et son entourage.
Avant cl y procéder, il consulta des seigneurs et des notables, qu'il
réunit dès le 2 septembre 1461, à Thôtel des Tournelles; et, comme
ils n'approuvaient pas ses projets, il les congédia et n'en fit qu'à sa
tête. Il prononça autant de destitutions qu'il en fallut pour apaiser
ses ressentiments, et aussi pour se mettre à môme de gorger d'offices
et de sinécures les compagnons qui l'avaient suivi à Genappe, et leurs
protégés, et tous les gens que Charles VII avait traités en suspects '.
C'est ainsi que Jean de Lescun, connu sous le nom de bâtard d'Arma-
gnac, devient comte de Comminges, maréchal de France, premier
chambellan, lieutenant général en Guyenne, gouverneur du Dau-
phiné; car il a suivi le dauphin en exil, selon les termes des lettres
royales, « sans varier, rien craindre, ne aucune chose y espargner,
ains, pour ce faire, a habandonné ses parens et amiz, et tous et
chascun ses biens » -. Les anciens écuyers d'écurie du dauphin
deviennent baillis ou sénéchaux. Louis XI prend pour chancelier
Pierre de Morvilliers, qui, pour des faits de corruption, avait été
chassé du Parlement par Charles VIL
La réaction, toutefois, ne fut pas assez complète ni assez durable
pour briser toutes ces traditions du gouvernement royal, que le pcr-
ï onnel des officiers entretenait et développait méthodiquement en dépit
des changements de souverains. Le Parlement de Paris fut à peu près
épargné. Les deux frères Bureau furent plus que jamais en faveur.
Trislan Lermile, que, sur la foi d'une légende formée au xvi" siècle,
on a rcpri'senté comme une créature de Louis XI, était déjà prévôt
des maréchaux sous le règne précédent : comme tel, il était depuis
longtemps chargé de l'intendance des armées et de la juridiction
militaire, et Charles VII l'avait employé, comme le fit plus tard
Louis XI, à diriger des procès politiques. Bref, il conserva simple-
ment ses fonctions. Enfin le roi reconnut vite la faute que lui avaient
fait commettre ses rancunes. Il ne tarda pas à délivrer Pierre de
Brézé, Guillaume Cousinot, Etienne Chevalier; à la suite de la guerre
du Bien public, il rendit les sceaux à Guillaume Jouvenel, et Antoine
de Chabannes fut désormais son chef de guerre. Le rusé Jean Daillon,
qui avait jadis abandonné le dauphin pour s'attacher à Charles VII,
rt devint un des favoris de Louis, qui l'appelait « Maistre Jehan des
Habiletés. >> En somme, la plupart des serviteurs survivants de
Charles VII comptèrent tôt ou tard parmi les hommes de confiance
de Louis XL
Quant aux « gens nouveaulx », ils furent souvent des hommes
de mérite. Aucun roi, dit Commynes, ne sut « plus honnourer et
1. Fragm. d'une chronique du règne de Louis XI. INIél. de l'Ec. île Rome, iSgS, p. i.^S-iSg.
2. Ordonn. des rois de France, t. XV, p. 36o. ('.(. Pnitlliomnic, [lis!, de Grenoble, 1888, p. 27G.
FA VEUKS
DE LOUIS XI
A SES ANCIENS
COMPAGNONS.
SERVITEURS
DE CHARLES Vil
CONSERVÉS
OU REPRIS,
LES NOUVEAUX
SERVITEURS
« 333 >
Règne de Louis XI, Gouveî'nement des Beaujeu. livre m
estimer les gens de bien et de valeur.... Véritablement il congnoissoit
toutes gens d'auctorité et de valeur qui estoient en Angleterre et en
Espaigne, en Portugal, en Ytalie, et seigneuries du duc de Bour-
gogne et en Bretaigne, comme il i'aisoit ses subjectz ». Il employa
des Italiens, comme Louis de Valpergue et Boffille de Juge, des Pro-
vençaux, comme Palamède de Forbin, des Suisses, comme les Dies-
bach et Jost de Silinen, des Anglais, comme Nicolas Calf, des Écossais,
comme Guillaume Mennypenny, des Grecs, comme Georges Paléo-
logue de Bissipat. Il débaucha les meilleurs serviteurs de ses grands
vassaux. Le plus distingué de ces transfuges fut Philippe de Com-
mynes, fds du bailli de Flandre. Commynes était le filleul de Philippe
le Bon, le chambellan et un des affidés de Charles le Téméraire; il
entra au service de Louis XI en 1472 et devint très vile son plus
intime conseiller : il put dire dans ses Mémoires qu'il avait eu « clère
congnoissance des plus grandes et secrètes matières qui se soient
traictées en ce royaulme de France et seigneuries voisines ».
LOUIS XI Louis XI n'eut point de parti pris dans le choix des hommes. Il
LES CHOISIT utilisa toutes les bonnes volontés : il donna des postes de confiance
SURTOUT DANS LA ^ j^ grauds seigneurs, comme Georges de La Trémoillc, sire de
' Craon, fils du favori de Charles VII, le sire d'Albret et le duc de
Bourbon. Mais il préféra en général les services des petits gentils-
hommes et des roturiers, quil avait tirés du néant et qu'il pouvait y
replonger. La corporation des notaires et des secrétaires royaux lui
fournit nombre de ses agents les plus adroits.
ir. PREND SOUVENT Bcaucoup de ces « gens de valeur » n'étaient pas « gens de bien »,
DES HOMMES [aut s'cu fallait. Avant son avènement, Louis avait autour de lui des
TARES. hommes perdus de réputation, comme Jean de Montauban, qui avait
trempé dans le meurtre de Gilles de Bretagne, et Ambroise de Cam-
brai, qui avait fabriqué une fausse bulle pontilicale autorisant le
comte d'Armagnac à épouser sa sœur'- Une fois couronné, Louis XI
fit d'Ambroise de Cambrai un maître des requêtes de l'Hôtel, et la
Faculté de Décret de Paris dut, bon gré mal gré, l'accepter comme
docteur régent. Jean de Montauban, créé amiral et grand-maître des
eaux et forêts, se signala par de honteuses rapines. Plusieurs des
baillis et des sénéchaux de Louis XI furent des gens peu recomman-
dables : Jean de Doyal, qu'on a représenté comme un u plébéien
affamé de justice », était en réalité un concussionnaire-. Le barbier
1. Sur ce personnage, qui fut en outre un effronté plagiaire, voir L. Tliuasnc, Le Cariai
d'Alain Charlier, Rev. des Bibliothèques, igoi.
'^■' ■ ■■ ■ ' ■ "" . -.. ^g l'Acad. des Scienc^.,
llis au XV' siècle, Jean de Doyal, Rev. hist. de
d'Alain Charlier, Rev. des Bibliothèques, igoi.
2. Pièces relalives à Jean de Doijat, Mém. de l'Acad. des Sciences deClermonl-Ferrand,
t. XXIX, 1887. Cf. A. Bardoux, Les yra^rfs ^ai/i ' "
droit fi-anç. et étranger, t. IX. i863, p. 33.
< 334
CII-VP. PREMIER
Louis XI et son entourage.
Olivier le Mauvais, qui en 1174 fui anobli sous le nom d'Olivier le
Daim, et devint comte de Meulan, a laissé une sinistre mémoire; cet
exécuteur des basses besognes du gouvernement, agent provocateur,
espion, et au besoin bourreau ', s'enrichit en trafiquant de son crédit,
en rançonnant les villes, les abbayes et les particuliers, et en volant
d'opulentes successions.
Le plus grand nombre de ces méfaits ne furent probablement
pas connus du roi. D'ailleurs il était indulgent pour qui exécutait ses
volontés à la lettre et habilement. Il n'était impitoyable que pour les
traîtres et les maladroits.
Envoyer à l'échafaud ou dans une dure prison ceux qui le ser-
vaient mal, gorger d'honneurs et d'argent ceux qui le servaient bien,
fussent-ils des scélérats, telle a été la politique de Louis XI : elle a
été définie, en un exemple précis, par le procureur général chargé
de requérir en 1504 contre Pierre de Rohan, maréchal de Gié :
Ledit feu roy Loys le fist mareschal de France et capitaine de cent lances, et
lui fist de très grans biens et comme innumerables, et disoit qu'il lui falioit
beaucop donner et le remplir, car il estoit grant avaricieux et amoit l'argent;
toutesfoiz l'on a dit que ledit roy Loys avoit apparceu quelque mauvais tour
et tromperie que lui avoit fait ou voulu faire ledit Pierres de Rohan, par quoy
il estoit délibéré de le faire prendre et faire son procès jusques à exlcrmina-
cion de vie, savoir lui faire trancher la teste, s'il ne fust si tost allé à Dieu.
Aux serviteurs qui « charrioient droict », Louis XI prodigua les
lettres flatteuses, les offices, les titres de noblesse; il tint leurs
enfants sur les fonts baptismaux, compromit ses finances en leur
allouant des sommes énormes et des pensions, et en aliénant pour
eux les terres du domaine. Souvent aussi il trouva manière de les
récompenser sans bourse délier : il enleva indûment aux La Trémoille
la succession de Louis d'Amboise, pour donner à Commynes la prin-
cipauté de Talmont. Il fit épouser au même Commynes Hélène de
Chambes, qui lui apporta la belle seigneurie d'Argenton. D'un bout du
royaume à l'autre, il fallut que les riches héritières acceptassent les
favoris du roi, et ce fut un des plus amers griefs allégués contre le
despotisme de Louis XL Les témoins cités plus tard par une de ses
victimes, son gendre Louis XII, au moment de son procès de divorce,
nous édifient pleinement sur les innombrables scandales matrimo-
niaux que Louis XI perpétra ou toléra en faveur de ses protégés.
Ainsi nanti, sur la terre comme au ciel, d'appuis solides et
payés comptant, Louis XI fut toujours persuadé qu'il finirait par
CE QU'IL EXIGE
DE SES
SERVITEURS.
COMMESl
IL LES TRAITE.
USIVERSELLU
ARAIGNÉE ...
1, C'est du moins ce qu'affirme Gaguin dans une épigramme : •■ Eras judcï, lictor et
exitium ». Nous avons naturellement fort peu de renseignemenls sur les besognes secrètes
accomplies par Olivier le Daim.
335
Règne de Louis XJ, Gouvernement des Beaujeu. uvrk m
réussir dans ses projets. Ce fut là le secret de son imperturbable
optimisme, de sa persévérance et de sa sérénité dans les revers. Sans
jamais se laisser déconcerter, pendant vingt ans, .< Tuniverselle arai-
gnée * » tissa la toile de ses intrigues. Aussitôt qu'elle se mit au tra-
vail, une inquiétude saisit tous ceux qui avaient des privilèges ou
une indépendance à détendre. Le duc de Bourgogne, dès le temps du
sacre, prédit des bouleversements à brève échéance : » Cet homme,
dit-il, ne régnera point longuement en paix sans avoir ung merveil-
leusement granl trouble ».
LOUIS XI ET
LES ESPÉRANCES
POPULAIRES.
SES ESSAIS
DE REFORMES
FISCALES.
L
m. — PREMIERS ACTES DE LOUIS XI {1461-1464)-
ES « povres subjecls » fondaient de grandes espérances sur le
nouveau roi. « Ils cuidoient avoir trouvé Dieu par les pieds ».
On rapportait en effet qu'à son avènement il avait promis aux habi-
tants de Reims de supprimer les tailles et les gabelles. Il avait déclaré
que la misère du royaume exigeait de grandes réformes, et avait
chargé l'évèque de Lisieux d'écrire un mémoire sur la question. Mais
il laissa son chancelier Pierre de Morvilliers trafiquer de la justice,
les procureurs continuèrent à tondre leurs clients, et, lorsque les
gens de mélicr de Reims et d'Angers, trop confiants dans la parole
du roi, prétendirent, le bâton haut, empêcher ses officiers d'allermer
les aides et les gabelles, ils payèrent cette naïveté de leur tête [Trico-
terie d'Angers, 29-31 août 1461; Miquemaque de Reims, 2 octobre).
Louis XI fit cependant des tentatives radicales pour réformer le
système financier (1462-1463). En Languedoc, en Normandie, et peut-
être en d'autres provinces, il abolit tous les impôts, pour les remplacer
1. Les paroles prêtées ;i Charles le Téméraire : « Ay combaltu runiversel araigne >., se
trouvent dans une ballade que Kcrvyn de Lettenhove attribue à Molinel. L'épithèted'" ai'ai-
Sne » est appliquée aussi à Louis XI dans la ballade du Lijon rampanl de Chasîellain
(Œuvres, édit. Kervyn de Lettenhove, t. VIL p. 207 et 209).
2. SoiRCEs. Editions, déjà citées au s 1, des Journaux de Maupoint et de Jean de Roye,
des Mémoires de Commynes, des Chroniqaes de Chastellain (Œuvres, t. IV et V), de
Du Clercq (t. 111 et IV) et d O. de La Marche (t. III). Thomas Basin, Hisl. de Louis XI, et
Apologie (Œuvres, t. II et II!). Chastellain, Hauls faits du duc Philippe et Adverlissemenl au
duc Charles (OEuvres. t. VII). Ordonnances des rois de France, t. XV et XVI. Lettres de
Louis XI, t. H, 188"). Lenglot-Dufresnoy. Preuves des Mémoires de Philippe de Commines, au
t. II de l'édition des Mémoires, 17^7 (Ce recueil de documents, très abondant, mais bien
fautif, sera désigné désormais sous le nom de Commijnes-Lengkt). Documents publiés sur
la Tricoterie par 1'. Marchegny. Rev. de TAnjou, t. II; sur Une enquête financière sous
L?uis XI, par P. Pélicier, Bull. hist. et philologique, iSSG.
Ouvrages a consulter. x\nt. Dupuy, Ilist. de la réunion de la Bretagne à la France, 1. 1,
1880. Ouvrages de C. Favre, Lecoy de la Marche, CourtcauU, De Maulde, cités p. 33 et
278. J. Poster Kirk, Ilist. de Cliarles le Téméraire, trad. Flor. O'Squarr, t. I, 1SC6 (intéres-
sant, mais vieilli). A. de Caloune. Ilist. d\^miens, t. I, iSyi). Spont, La taille en Languedoc
de 1450 à /5/5, L'équivalent en Languedoc de IIjO à 1515, Ann. du Midi, iSgoet 1891. Ribadieu,
Hist. de la conquête de la Guyenne. \^m
t 336 )
CHAP. PRBMWR
Premiers actes de Louis XI.
MECONTENTE-
MENT DES
OFFICIERS,
DU CLERGE,
par un abonnement annuel. Dans la généralité d'Outre-Seine-et-
Yonne, il supprima les aides dans les campagnes et la taille dans les
villes. Ces bouleversements avaient été décidés à la légère, d'après
des évaluations fausses : dès 1464, le roi dut revenir aux anciens
modes d'imposition, sans pouvoir diminuer les charges.
Il trouva moyen de se créer partout des ennemis. On a vu qu'il
priva de leurs fonctions beaucoup de bons serviteurs de son père, il
abolit nombre d'offices, supprima même pendant quelque temps la
Cour des aides (1462-1464). Ce fut à cette époque, probablement, que
quelque Basochien composa la Farce des Gens Nouveaulx, qui veulent
gouverner Monde et lui promettent monts et merveilles : Monde ne
tarde pas à regretter « le temps des vieulx », car les Gens Nouveaulx
le dépouillent de tout son avoir et l'envoient coucher à la belle étoile.
Dès le début de son règne, Louis XI, assure l'évêque de Lisieux
Thomas Basin, réduisit le Clergé en esclavage. Il se souciait unique-
ment en effet de tenir l'Eglise de France à sa discrétion, tout en arra-
chant au Saint-Siège les concessions dont il avait besoin pour sa
politique au delà des Alpes * Afin de prévenir les « entreprises
chascun jour faictes par les preslats, communautés et autres gens de
main-morte de nostre royaume, sur noz droits seigneuriaux et pos-
sessions, et sur ceux de noz vassaulx et subgects lais », il enjoignit
aux ecclésiastiques de faire avant un an déclaration de tous leurs
biens, sous peine de confiscation (20 juillet 1463). Il obligea ceux qui
avaient des terres roturières en Languedoc à payer la taille, comme
ils le devaient (16 octobre 1464). Lorsqu'il chercha de l'argent pour le
rachat des villes de la Somme, il abolit l'exemption de taxe dont
jouissaient les gens d'Eglise pour la vente des vins de leurs crus.
L'Université de Paris manifesta aigrement son irritation contre
ces mesures, et aussi contre la fondation d'une nouvelle Université à
Bourges. Louis XI la traita fort cavalièrement. Lorsque, après l'abo-
lition de la Pragmatique, les délégués de VAlma Mater demandèrent
au roi qu'il intervînt auprès du pape pour assurer des prébendes aux
Universitaires, il leur répondit : « Par la Pasque Dieu sainte! je n'en
feray riens. 'V^ous estes meschans gens et de mauvaise vie, et avez vos
grosses grasses ribaudes que vous nourrissez emprès vous. Allez-
vous-en, car vous ne valez point que je me mesle de vous. »
Les nobles furent harcelés de taquineries. Beaucoup furent privés de la noblesse
de leurs pensions, et, sous peine d'être suspects, ceux qui se présen-
taient au roi devaient renoncer aux costumes luxueux et aux plaisirs
de la vie chevaleresque. La chasse même fut interdite aux nobles,
DE L'UNIVERSITÉ
DE PARIS,
i. Sur l'abolition de la Pragmatique Sanction, voir plus loin, chap. iv, §3.
* 337 >
IV. 2.
22
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
s'ils n'avaient une permission du roi : Louis XI fit couper une oreille
à un gentilhomme normand qui avait enfreint cet édit *. Les rancunes
soulevées par cette politique tracassière furent exprimées au vif par
Martial d'Auvergne, dans son poème des Vigilles de Charles VIL
Toute joie est morte, s'écriait le poète :
Adieu, dames, bourgoises, daraoiselles,
Festes, danses, joustes et tournoiemens,
Adieu, filles gracieuses et belles,
Plaisirs mondains, joyes et esbatemens!
SEIGNEURS
FA VORISÉS.
LOUIS XI
ET LA MAISON
DE BRETAGNE.
Gomme pour accomplir une gageure, le roi met en liberté ou
rappelle en France les seigneurs félons qui avaient été emprisonnés
par son père ou qui s'étaient enfuis du royaume. Dès 1461, Jean V
d'Armagnac revient de Catalogne, le duc d'Alençon sort du donjon
de Loches, et tous deux reprennent possession de leurs biens. Il en
est de même pour les nobles gascons réfugiés en Angleterre. En
revanche, alors que Charles VII avait ramené à l'obéissance, par de
prudentes concessions, la plupart des princes du sang, et favorisé leur
politique d'expansion au delà des Alpes ou des Pyrénées, Louis XI
écarte lo valeureux et sagace Dunois, qui aurait pu être son meilleur
conseiller; il ôle le gouvernement de la Guyenne à son beau-frère
.lean II, duc de Bourbon; il enlève à Gaston IV, comte de Foix, la
place forte de Mauléon et le pays de Soûle ; il s'allie, en Italie, aux
ennemis des maisons d'Anjou et d'Orléans. Il cherche noise surtout
au duc de Bretagne : l'indépendance de ce prince l'exaspère; de plus,
son favori Jean de Montauban, qui a dû jadis échapper par la fuite à
la justice bretonne, cherche à se venger, et met « division, malveil-
lance et inimitié » entre Louis XI et François II ^; le duc, de son côté,
a recueilli d'anciens serviteurs de Charles VII, comme le sire de
Lohéac, le Gascon Odet d'Aydie, sire de Lescun. « Estoient partiz de
l'ordonnance du roy, dit Commynes, bien cinq cens hommes d'armes,
qui tous s'estoient retirez vers le duc de Bretaigne. » Le subtil Odet
d'Aydie, que Louis XI avait maladroitement privé de sa charge de
1. On a mis en doute la publication de cet édit sur la chasse. Nous n'en possédons pas,
le texte, mais le fait est certain, affirmé par des chroniqueurs indépendants les uns des
autres, et par les nobles eux-mêmes, dans le Cahier présenté aux Etats Généraux de 1^84.
•lacques Du Clercq déclare avoir vu, à Compiègne, brûler les engins de chasse du pays
sur l'ordre du roi. 11 ajoute que, bien entendu, Louis XI ne toucha pas au droit de chasse
des barons les plus puissants. Cf. les mesures analogues prises par Louis en Dauphiné
avant son règne : Pilotde Thorey, Catalogue des actes de Louis XI relatifs au Dauphiné, t. I,
n» 3i2, G69, 1006, 13C9. Nous avons des permis de chasse accordés par Louis XI à des sei-
gneurs et à des prélats pendant le reste de son règne; voir notamment Jean de Reilhac,
t. II, p. 101, et une note de Quicherat à son édition de Th. Basin, t. II, p. 78.
2. Procédures politiques du règne de Louis XII, édit. De Maulde, p. 282.
< 338 )
CHAP. PREMIER
Premiers actes de Louis XI.
bailli du Cotentin, allait faire de l'indolent François II un des chefs
de la coalition féodale '.
Les entreprises des officiers royaux contre Tindépendance judi-
ciaire, financière et ecclésiastique de la Bretagne, les intrigues de
Louis XI pour brouiller François II avec les Anglais, devaient, à la
première occasion, provoquer un conflit. Le roi prétendit installer
dans Févèché de Nantes et Tabbaye de Redon deux de ses protégés,
Amaury d'Acigné, et le meurtrier de Gilles de Bretagne, Arthur de
Montauban. François II obtint qu'Arthur de Montauban fût mandé à
Rome, chassa de Nantes Amaury d'Acigné, et déclara au pape « qu'il
bouteroit les Anglois en son pays, plutôt que de souffrir ceux qui
estoient amis et serviteurs du roy ». Il consentit toutefois à l'établis-
ment d'une commission d'arbitrage, présidée par le comte du Maine,
Charles d'Anjou. Mais Louis XI saisit cette occasion pour produire
tous les vieux griefs de la Royauté contre la dynastie de Bretagne,
qui portait une couronne fermée, interdisait aux officiers royaux
l'entrée du duché, levait des impôts à volonté. Il prescrivit à Charles
d'Anjou d'examiner ces questions, et, selon son habitude, bavarda,
s'emporta, menaça de « mettre en servage » le duc de Bretagne,
dût-il, pour y arriver, recourir à l'alliance anglaise. Le 15 octobre 1464,
la commission, en l'absence des sujets de François II qui devaient en
faire partie, adjugea au roi le droit de régale sur les évêchés bretons.
Le 20 décembre, à Tours, devant une assemblée de princes du sang
et de grands seigneurs, Louis XI exposa sa querelle lui-même et à sa
façon. Les princes promirent de le seconder pour ramener au devoir
François II; mais la plupart d'entre eux étaient de connivence avec
le duc de Bretagne.
Ainsi Louis XI accumulait contre lui les haines de ceux que
Charles VII, en prévision de la lutte inévitable contre le duc de Bour-
gogne, s'était le plus soigneusement attachés ^. Il n'était cependant
point dans l'intention du nouveau roi de ménager Philippe le Bon.
Reprendre les villes de la Somme était une de ses idées fixes. Il écri-
vait le 23 octobre 1463 aux gens d'Amiens : « Depuis nostre nouvel
avènement à la couronne, nous avons tousjours eu désir et vouloir
de ravoir et raquestier nos terres et seigneuries de Picardie^. » Il
CONFLIT
ENTBE LOUIS XI
ET FRANÇOIS II
LE RACHAT
DES VILLES
DE LA SOMME
1. Louis XI disait du sire de Lescun, dans un acte de 1^71 : « Il fut le premier inventeur
et principal auteur des troubles, guerres, maulx et divisions qui depuis sept ans ont esté
en nostre royaulme ». (L. de La Trémoille, Archives d'un serviteur de Louis XI, 1888, p. iJ5.)
2. Louis XI, cependant, se réconcilia vite avec le comte de Foix : dès le 11 février 1462,
il accorda la main de sa sœur, Madeleine de France, au fils aine de Gaston IV.
3. On remarquera, en se reportant au texte du traité d'Arras, cité plus iiaut, p. 78, que
l'expression « terres et seigneuries de Picardie », employée par Louis XI, est beaucoup
plus juste que l'expression « villes de la Somme », qui est passée en usage.
339
Règne de Louis XI, Gouçernement des Beaujeu. livre m
parvint à ses fins par le moyen des seigneurs de Croy, dont le crédit
avait été déjà fort utile à Charles VII pour la conclusion du traité
d'Arras. Antoine de Croy, son frère Jean, et ses neveux, les sires de
Quiévrain et de Lannoy, étaient arrivés, par l'aveugle faveur de Phi-
lippe le Bon, à mettre la main sur le Luxembourg, les comtes de
Namur et de Boulogne, et ils tenaient les places fortes les plus
importantes de la Flandre et du Hainaut. Ennemis de Charles le
Téméraire, qu'ils avaient réussi à brouiller avec son père, ils espé-
raient conquérir leur indépendance à la mort de Philippe. Louis XI
les gorgea d'offices et de pensions, et, pour les tranquilliser, renonça
solennellement à tous ses droits sur le duché de Luxembourg'. Phi-
lippe le Bon était affaibli par une maladie qui, au printemps de 1462,
avait failli l'emporter. Le moment était bien choisi pour ravoir les
villes de la Somme, avant que l'héritage bourguignon passât à ce
Charles le Téméraire, « qui estoit jeune et vert et dur malement à
ployer ». Les Croy obtinrent donc, en 1463, que le duc consentît au
rachat. Sur les 400 000 écus d'or stipulés dans le traité d'Arras,
Louis XI en avait 200 000 dans son trésor. Pour trouver le reste, le
secrétaire Jean Bourré et Etienne Chevalier parcoururent la France,
levèrent des impositions sur les villes et les abbayes, firent aux riches
des emprunts forcés; le roi inventa quelques taxes nouvelles, aug-
menta la taille et mit la main sur les sommes consignées par les plai-
deurs au Parlement et au Châtelet. Enfin Philippe le Bon dut signer,
le 12 septembre et le 8 octobre 1463, les quittances qui arrachaient
« des ongles de Bourgongne » cette importante ligne stratégique.
LOUIS XI En même temps, Louis XI reprenait la politique d'intervention
ET LES AFFAIRES q^g Charlcs VII avait suivie dans les affaires liégeoises. La princi-
pauté de Liège-, enclose de presque tous les côtés par les domaines
bourguignons, était indépendante, sous le gouvernement du prince-
évêque et la suzeraineté nominale de l'empereur. Liège, Dinant et
les autres villes du pays étaient des centres industriels actifs, et le
développement des métiers y avait créé un régime démocratique
très violent. Le pouvoir municipal avait passé de l'oligarchie bour-
geoise à des assemblées populaires tumultueuses, et à des déma-
gogues qui prétendaient diriger les affaires de leur ville et la poli-
tique de toute la principauté. L'autorité épiscopale, ruinée pendant
la période du Grand Schisme, ne s'était rétablie, durant le cours
1. Acte du 25 nov. 1462, édité par Wurth- Paquet, Publications de la Section historique
de l'Institut royal grand-ducal de Luxembourg, t. XXXI, 1876, p. 126.
2. Sur les affaires de Liège, voir les sources et les ouvrages à consulter dans H. Pirenne,
Bibliographie de l'Hisl. de Belgique, 2' édit., 1902, n" 2040 à 2067, et l'exposé d'ensemble du
même auteur, Hist. de Belgique, t. II (sous presse). — Sur Charles VII et Liège, voir p. 809.
< 340 >
DE LIEGE.
CHAP. PREMIER
Premiers actes de Louis XI.
EN CROISADE.
CHARLES
LE TÉMÉKAIHE.
du xv° siècle, que par intervalles, et grâce à rintervention armée des
ducs de Bourgogne, Jean sans Peur et Philippe le Bon. Contre ce
protectorat bourguignon, dont il ne voulait à aucun prix, le parti
« vrai-liégeois », démocratique et national, avait obtenu, on Ta vu,
l'appui de Charles VII, lorsque le tyrannique et voluptueux Louis de
Bourbon, neveu de Philippe le Bon, était devenu prince-évêque.
Louis XI, dès 1461, promit aux Liégeois sa protection, se renseigna
sur les progrès de leur révolte contre Louis de Bourbon, et ne cessa
d'attiser le feu.
Une des causes de l'inertie de Philippe le Bon était le projet que, il empêche
malgré ses infirmités, il n'avait pas abandonné, de diriger une croi- ^^ ^^^ départir
sade contre les Turcs. Louis désirait et craignait en même temps
ce départ. S'il obtenait, pendant l'absence de Philippe, la régence
des domaines bourguignons, il pourrait être « le dompteur et le porte-
fouet de tous les grands de son royaume ». Mais le duc déclara
qu'il ne s'éloignerait pas sans s'être réconcilié avec son fils. Alors
Louis XI, d'accord avec les Croy, trouva un prétexte pour lui défendre
de partir, car il redoutait avant tout de voir le comte de Charolais
arriver au gouvernement'.
Charles le Téméraire, à l'avènement de Louis XI, avait vingt-sept
ans. C'était un homme de petite taille, robuste et adroit. D'après les
tableaux et les miniatures du xv« siècle -, et la description de Chas-
lellain, il avait des yeux bleu clair, qui contrastaient avec un « vif
teint, clair brun », une barbe brune, et une « noire chevelure
espaisse », qui ondulait sur un large front. Habitué aux plus rudes
exercices physiques, instruit, pieux et sérieux, travailleur infatigable,
qui voulait tout voir et tout régler, c'était un « prince de grant venue
et de haute attente ». Il était chaste, époux fidèle; il s'interdisait
l'usage du vin pur, et Louis XI se moquait de sa sobriété rigoureuse.
Taciturne, mélancolique, hanté par l'idée qu'il mourrait jeune, il
ienait habituellement les yeux baissés vers la terre, « morne et pensif,
encom'orj en l'esprit ». Il avait le caractère concentré de sa mère, la
Portugaise Isabelle, « laquelle n'estoit point à vaincre ». Comme son
arrière-petit-fils Philippe II, il fut un homme à idées fixes, laborieux
et paperassier, d'une arrogance raide et sombre. Toute sa volonté
était tendue vers l'assouvissement d'une ambition sans limites. Il
allait passer sa vie à désirer l'impossible et à se lancer dans les entre-
prises les plus folles, tout seul, sans jamais prendre conseil, « aigre
1. Voir P:istor, Hist. des papes, trad. Furcy-Raynaud, t. III, p. 3o2, 328-829; '^ mémoire
de J. Finot, cité p. 3i5; Olivier de La Marche, édit. Beaune et d'Arbaumont, t. III, p. 36,
note; Cl), de La Roncière, Hisl. de la marine française, t. II, p. 3o8 et suiv.
2. Perrault-Dabot, Un portrait de Charles le Téméraire, Bulletin archéologique du Comité
des Trav. hist., 1894.
341
Règne de Louis XI, Gouvei-nement des Beaujeu.
HAINE
ENTRE LOUIS XI
ET LE TÉMÉRAIRE.
■UNE GUERRE
CIVILE EST
IMMINENTE.
en son vouloir, dur en son opinion ». Ce n'est pas qu'il eût le cerveau
dérangé par les romans de chevalerie : Charles le Téméraire ne fut
pas un héros d'épopée, généreux et loyal. Comme les princes de son
temps, il était fourbe, cruel, ne reculait point devant le parjure ni le
guet-apens. Mais, dit Commynes, « il n'avoit point assés de sens ny
de malice ». Colérique, incapable de se faire aimer par ses serviteurs,
qu'il poussait à la défection par sa brutalité, il manquait de sang-froid
dans la diplomatie, comme sur le champ de bataille. Il était médiocre
homme d'Etat et médiocre général, el les revers, au lieu de l'assagir,
ne firent qu'exaspérer son immense orgueil.
Avec Louis XI et Charles le Téméraire, la lutte de la France et
de la Bourgogne va prendre un caractère de violence et d'achar-
nement qu'elle n'avait pas eu au temps de Charles VII et de Philippe
le Bon, qui personnellement s'estimaient et se ménageaient. Charles,
fils d'une Portugaise, renie même sa qualité de Français. Dès les
premiers mois du règne, il repousse les avances de Louis XI. Le roi
l'enveloppe d'un réseau dobscures intrigues. Charles se croit vic-
time de tentatives d'empoisonnement et d'envoûtement, et accuse
tout haut Louis XI d'avoir soudoyé un aventurier, le bâtard de
Rubempré, pour l'enlever '.
Le roi et les gens nouveaulx ont accumulé contre eux tant de
aines qu'une guerre civile va terminer, dans une convulsion ter-
rible, cette première période du règne, période d'agrandissements
audacieux et d'expériences politiques confuses ^ Pourtant la bour-
geoisie et le peuple savent gré à Louis XI de ses bonnes intentions :
on l'a vu parcourir son royaume, s'informer, peiner, et notamment en
Guyenne, prendre de très heureuses mesures pour rendre aux villes
et aux campagnes la prospérité économique dont elles jouissaient
avant la guerre anglaise. Enfin, il maintient une exacte discipline
dans son armée et l'ordre règne. Les mécontents, les privilégiés
menacés dans leurs privilèges, ne réussiront point à entraîner la nation
contre le roi.
1. Le bàlard de Rubempré, en réalité, avait été chargé par le roi d'enlever un émissaire
breton (Aug. Thierry, Monum. inéd. de l'hisl. du Tiers-Etat, i" série, t. II, i853, p. 277).
2. Pcndnnt ces quatre années, Louis XI avait eu aussi une politique extérieure très ambi-
tieuse. Il avait essayé de recouvrer Calais, en favorisant une nouvelle révolution en Angle-
terre (voir plus loin, p. 354). H ;iv<iit voulu reprendre Gênes; il avait établi son protectorat
dans la Savoie et sa domination dans le Roussillon ; il avait convoité la Catalogne,- il s'était
brouillé avec le roi de Castille, ce qui fut un des griefs allégués contre lui par le parti du
•> Bien public » (voir plus loin, chap. III, § 3). Dans l'Est, il avait revendiqué la garde de
Toul et Verdun, et tenté de s'emparer de Metz (H. Sée, Louis XI el les villes, 1891, p. 299 et
cuiv.). Après la guerre du Bien public, il modéra grandement ses prétentions.
i^±
CHAPITRE II
COALITIONS FÉODALES {i465-i4tA
1. LA GUERRE DU BIEN PUBLIC. — II. l'APANAGE DE CHARLES DE FRANCE.
LOUIS XI A PÉRONNE. — UI. CHARLES DE FRANCE EN GUYENNE. — RÉVOLUTIONS d'aNGLE-
TERRE. — GUERRES ENTRE LOUIS XI ET CHARLES LE TÉMÉRAIRE.
/. - LA GUERRE DU BIEN PUBLIC^
LA guerre du Bien public* fut une nouvelle Praguerie, mais
beaucoup plus grave. Conduite par les plus puissants seigneurs
de France, elle menaça l'unité du royaume. Au reste, elle ne fut qu'un
tissu de fourberies, de lâches débandades et de trahisons, et n'eut
pour mobile que l'intérêt des meneurs. Maître Henri Baude datait
une poésie, écrite en 1465, de u l'an que chascun à son proufit tcndoit »
Les manifestes des ligueurs ne nous renseignent, bien entendu,
que sur les prétextes qu'ils donnaient de la révolte. Comme au temps
de la Praguerie, les féodaux prétendaient qu'ils voulaient remédier
CAFACTERES
DE LA GUERRE
DU BIEN PUBLIC.
PRETEXTES
DES LIGUEURS.
1. Sources. Outre les sources indiquées au chap. i, § 3 : Jean de Haynin, Mémoires, édil.
R. Ciialon, 1842. Guillaume Leseur, Hist. de Gaston IV, édit. H. Courteault, t. II, 1896. Robert
Gaguin, Anna/es, édit. de i522, f°' 253 et suiv. Benoit Mailliard, C/iron/i/ue, édit. G. Guigue, avec
un supplément, i883 et 1901. — .1. Quichierat, Dociim. relatifs à la guerre du Bien public, dans
Champollion-Figeac, Docum. hislor. inédits, t. II, i843. De Reilliac, Jean de Heilliuc, t. IM,
1888. Dora Plancher, Hist. de Bourgogne, t. IV, 1781. Dom Morice, Hisl. de Bretagne, t. III,
1746. L. Delisle, Pièces soustraites au Trésor des chartes des ducs de Bretagne, Bibl. de l'Ecole
des Chartes, 1893, p. 4i3. Abbé J.-M. Alliot, Visites archidiaconales de Josas, 1902.
Ouvrages a consulter. Outre les ouvrages indiqués chap. i, § 3 : Chazaud, La ligue du
Bien public en Bourbonnais, Bull, de la Soc. d'émul. de l'Allier, t. XII, 1873. B. de Mandrot,
Louis XI, Jean V d'Armagnac et le drame de Lcctoure, Rev. histor., t. XXXVIII, 1888; Jacques
d'Armagnac, duc de Nemours, Rev. histor., t. XLIII, iSgo; La bataille de Montlhérij, Append.
au t. II du Journal de Jean de Roye. J. Finot, L'artillerie bourguignonne à la bataille de
Montlhéry, Mém. de la Société des Sciences de Lille, 5" série, fasc. V, 1896. P. Ghinzoni,
Spedizione Sforzesca in Francia, Archivio slorico lombarde, t. XVII, 1890. V. de Beauvillé,
Hist. de Montdidier, t. I, 1876, 2' édit. A Canel, Bévolte de la Normandie sous Louis XI Soc.
d'agricult. de l'Eure, 2' série, t. I, 1840. Ed. Gœchner, Les relations des ducs de Lorraine
avec Louis XI, de f46l à 1473, Annales de l'Est, t. XII, 1898.
2. « Fut cette guerre despuys appelée le Bien publicque, dit Commynes, pour ce qu'elle
s'entreprenoit soubz couleur de dire que c'estoit pour le bien publicque du royaulme »•
< 343 )
MOYENS
LEURS DESSEINS
SESRETS.
Règne (le Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
au '( desordonné et piteulx gouvernement » qui ruinait le royaume,
par la faute des conseillers du roi, gens « plains de toute mauvaistié
et iniquités >>. Ils s'indignaient des entreprises de Louis XI contre les
« drois de Noblesse », et des mariages qu'il imposait; ils montraient
les ecclésiastiques « opprimez, molestez », et le « povre peuple »
accablé d'impôts, écorchépar les gens de justice. Leduc de Nemours,
dans une déclaration qu'il fit en 1466, fut un peu plus franc : il dit
que Louis XI aurait dû « mettre sus justice et soulager le peuple »,
mais aussi « entretenir les seigneurs et leur donner grosses pensions ».
Sur les moyens qu'on emploierait afin de « soulager le povre
QUJLs PROPOSENT, peuplc », les indications des manifestes étaient très vagues : les
ligueurs donneraient un avertissement solennel au roi, qui sans doute
ignorait la plupart des méfaits commis par son entourage; ils exige
raient la réunion des États Généraux, la diminution des impôts, et
d'abord la suppression des aides. Quand la coalition s'ébaucha,
personne, sans doute, ne savait au juste quel parti on tirerait de la
victoire espérée; d'ailleurs il était prudent de laisser la question dans
l'ombre. Plus lard, au cours de la lutte, les desseins se précisèrent
et les langues se délièrent. Le seigneur de Crèvecœur, fait prisonnier
par les Français à Montlhéry, au mois de juillet 1465, raconta ce qu'il
avait entendu dire dans l'entourage du comte de Charolais : on y
parlait de « faire un régent », qui serait le duc de Berry, frère du roi,
et de confier aux ducs de Berry, de Bretagne et de Bourbon, et au
comte de Charolais, le commandement de l'armée royale et le soin
d'accomplir les réformes nécessaires au Bien public. Enfin, le
23 août, Dunois, la forte tête de la Ligue, exposa aux députés des
Parisiens le programme qu'il voulait mettre à exécution : les princes
convoqueraient les États Généraux, pour obtenir d'eux solennelle
réparation sur tous leurs griefs; « item, demandoient la recepte,
maniement et gouvernement de toutes les finances du royaulme;
item, demandoient à avoir devers eulx et en leur puissance et ordon-
nance toute l'armée du royaulme; item, demandoient la congnois-
sance et distribucion de toutes les offices du royaulme; item,
demandoient à avoir la personne du roy et le gouvernement d'icelle *. »
C'était donc le roi lui-même que l'on voulait mater. Un des
rebelles, l'évèque Thomas Basin, déclare, dans le récit qu'il nous a
laissé du soulèvement, que les matelots peuvent bien avertir le capi-
taine, s'il dirige son navire vers les écueils, et que, s'il ne les écoute
pas, ils doivent lui ôter le commandement. Le Bourguigon Chastellain
LA REBELLION
LÉGITIME SELON
THOMAS BASIN,
1. Journal de Jean Maupoint, § loi. Ce journal est la source narrative la plus précieuse
pour ce qui concerne la guerre du Bien public. 11 a été rédigé au fur et à mesure des évé-
nements; sa précision et son exactitude sont remarquables.
344
CHAP. II Coalitions féodales.
et le Breton Meschinot, dans des ballades composées en collaboration,
au début de l'année 1465, dépeignent Louis XI comme un prince
perfide, ingrat, hypocrite, envieux de la prospérité d'autrui, « inno-
cent feint, tout fourré de malice », que « la destruicle France » a
le droit de rejeter *.
Comme en 1440, les coalisés prirent pour chef nominal l'héritier
présomptif; cette fois, c'était le frère du roi. « Monsieur Charles », duc
de Berry, avait dix-huit ans ; c'était un chétif jeune homme, laid et
disgracieux comme son père et son frère ', peu intelligent, efféminé,
vaniteux. Jusqu'à sa mort, il allait être un jouet aux mains des
ennemis de Louis XL « Monsieur Charles, dit Commynes, estoit
homme qui peu ou riens faisoit de luy, mais en toutes chouses estoit
manyé et conduict par autre ».
Parmi les ligueurs, nous retrouvons quelques-uns de ceux qui»
vingt-cinq ans auparavant, ont poussé le dauphin Louis à la révolte :
Jean II, duc d'Alençon, Dunois, Antoine de Chabannes, qui s'évada
de la Bastille le 10 mars 1465. Les maisons de Bretagne, de Bourbon
et d'Armagnac prirent part à la révolte de 1465 comme à celle de 1440.
A la coalition adhérèrent aussi Charles le Téméraire, le comte de
Saint-Pol, Charles II d'Albret, et le prince le plus actif de la maison
d'Anjou, Jean, duc de Lorraine et de Calabre, un valeureux guerrier,
qui « à tous alarmez estoit le premier homme armé, et son cheval
toujours bardé » ; enfin tous ceux que Louis XI avait écartés de la
cour, comme les sires de Lohéac et de Bueil, et même quelques-uns
de ceux qu'il croyait s'être attachés par ses bienfaits, comme son
« mignon » Jacques d'Armagnac, auquel il avait donné le duché de
Nemours. Jean Maupoint compte dans l'armée de la Ligue vingt et un
puissants seigneurs et cinquante et un mille combattants.
Seul de tous les grands vassaux, Gaston de Foix prêta au roi un
appui loyal et efficace : il maintint le Midi dans l'obéissance. Les
comtes d'Eu et de Vendôme, restés fidèles, ne pouvaient être de
grand secours. Le roi René ne voulut pas se compromettre. Son
frère Charles, comte du Maine, fit au roi de grandes protestations
d'amitié, mais le trahit à deux reprises. Le comte de Nevers joua le
même jeu.
Mais, comme en 1440, la moyenne et la petite Noblesse étaient
peu disposées à se battre au profit de la grande, contre un maître
redoutable. «Tous les chevaliers et escuyers du pays de Bourbonnois,
1. Ballades imprimées (fautivement) dans les Œuvres de Chaslellain, par Kervyn de Let-
tenhove, t. VII. Cf. A. de La Borderie, Jean Meschinot, Bibl. de l'Ec. des Chartes, iSgS.
2. Voir la reproduction d'une miniature gasconne, évidemment faite d'après nature : Stein,
Recherches^ iconographiques sur Charles de France, Réunions des Sociétés des Beaux-Arts des
déparlements, 1892.
ET SELON
CIÎASTELLAIN
ET MESCHINOT.
PRINCIPAUX
LIGUEURS.
VASSAUX FIDELES
AU ROI.
A TTITUDE
DE LA PETITE
NOBLESSE.
345 )
Règne de Louis XI, Goin>ei'nement des Beaujeu.
ATTITUDE
DES CENS
D'ÉGLISE,
DES OFFICIERS,
DELA BOUR-
GEOISIE ET
DU PEUPLE
ALLIANCES
ÉTRANGÈRES.
écrivait Joachim Rouault le 19 mai 1465, s'en vont tous en leurs
maisons, et ne se veulent point armer contre le roy. » Le duc de Bre-
tagne rencontra aussi des résistances, quand il leva son armée. Les
vassaux de Charles le Téméraire furent vite las de la guerre, et restèrent
avec lui « contre leur voulenté ». Les gentilshommes du Dauphiné
fournirent à Louis XI plusieurs centaines de lances. D'ailleurs le roi
seul avait une armée permanente, solidement organisée.
Les gens d'Église, les possesseurs d'offices, les bourgeois et le
populaire allaient-ils rester spectateurs indifférents de cette querelle
entre le roi et l'aristocratie? Quelques prélats de Normandie et du
Centre, l'évêque de Bayeux Louis de Harcourt, l'évêque de Lisieux
Thomas Basin, l'évêque du Puy, bâtard de la maison de Bourbon, se
déclarèrent nettement contre le roi. Thomas Basin voulait, dit-il,
combattre « pour la liberté », c'est-à-dire pour les privilèges acquis,
menacés par Louis XI. Mais la plupart des gens d'Eglise se conten-
tèrent de faire des processions, afin que Dieu « voulsist mectre
d'acord le roy et les seigneurs de France ' », et louvoyèrent entre les
deux partis.
Certains possesseurs d'offices, surtout dans le Parlement de
Paris et la Chambre des Comptes, eurent une attitude équivoque :
soit rancune contre les mesures prises par le roi, soit crainte d'être
privés de leurs charges par les ligueurs victorieux, ils proclamaient
« cette entreprinse bonne et prouffitable pour le royaulme ». Dans
toute la haute Bourgeoisie, les sentiments qui dominèrent furent le
désir de ne point se compromettre ^ et la terreur de voir se perpétuer
la guerre civile. Mais les gens du peuple, notamment à Paris, furent
ouvertement hostiles aux féodaux : cette passion subite pour le « Bien
public » ne leur disait rien qui valût. En somme, le jour où Louis XI
trouverait moyen de désarmer ses grands vassaux, il était évident
que la paix serait faite.
Les deux partis cherchèrent des mercenaires et des alliés au
dehors. La maison de Bourgogne signa des traités d'alliance, du
mois de juin au mois de septembre 1465, avec le duc de Bavière,
l'électeur Palatin, l'archevêque de Cologne. Le traité qui liait depuis
1462 l'archevêque de Trêves et le duc de Bourgogne comportait une
réserve concernant le roi de France : elle fut abolie par un acte du
1. Quantin, Episodes du XV' siècle aux pays Scnonais el Gùlinais, Mcm. lus à la Sorbonnc
en x865, Section d'histoire, p. 695.
2. Cf. l'exemple caractéristique de la ville d'Espaly : Chronique d'Eslienne Médicis, édit.
"hassaing, 1. 1, 1869, p. 202-254. Voir aussi Dumas de Rauly, Docum. inédils sur Sainl-Antonin,
ull.de la Soc. archéolog. de Tarn-et-Garonne, t. IX, 1881, p. 3oo. Quelques villes seulement
2 prononcèrent franchement : Mortagne, Corbie, Saint-Quentin, Montdidier ouvrirent leurs
portes aux rebelles ; Amiens, Lyon et Bordeaux montrèrent au contraire un ardent loyalisme.
< 346 )
CHAP. II Coalitions féodales.
15 mai 1465. Adolphe de Clèves amena au comte de Charolais un
contingent, et Tannée commandée par Jean de Calabre comprit des
arquebusiers prêtés par le comte Palatin, des mercenaires italiens et
suisses. Le roi d'Angleterre, qui songea un moment à faire une des-
cente en France, et le pape Paul II, qui l'ut sollicité par les ligueurs
de les délier de leur serment de fidélité envers le roi, gardèrent la
neutralité, quelque envie qu'ils eussent de se venger des tours que
leur avait joués Louis XI *. Celui-ci recruta des mercenaires en Savoie,
et Galéas Sforza, fils de son ami le duc de Milan, arriva en Dauphiné
au mois de juillet 1465, avec une armée de quatre mille cavaliers et
de mille hommes de pied, qui resta en France jusqu'au mois de
mars 1466, et fit dans tous le Sud-Est et le Centre « très aspre guerre
pour le roy ». Enfin au mois de mai 1465, Louis de Laval alla, de la
part de Louis XI, offrir une alliance aux Liégeois, contre les maisons
de Bourgogne et de Bourbon; un traité fut signé le 17 juin : le roi
promit de payer la solde de deux cents lances, et de ne point faire la
paix sans ses alliés. Au mois d'août, les Liégeois déclarèrent la
guerre au duc de Bourgogne et se mirent à ravager ses terres.
Tels furent les partis en présence. La Ligue ne se constitua que
peu à peu, après de longs mois d'intrigues : Louis XI eut tout le
temps nécessaire pour se mettre en garde ^.
Dès le mois d'octobre 1464, le duc de Bourbon était allé à Lille le duc de bour-
demander à son oncle Philippe le Bon de « mettre sus une armée, ^^-^ -^ ulle.
pour remonstrer au roy le mauvais ordre et justice qu'il faisoit en
son royaulme ». Mais le duc de Bourgogne, « vieil et maladif », était
encore dominé par les Croy; ce fut seulement le 13 avril 1465 que
Philippe le Bon et le comte de Charolais se réconcilièrent, après
plusieurs scènes violentes qui achevèrent d'hébéter le vieux duc.
Alors commença véritablement le règne de Charles le Téméraire.
Lieutenant général de son père, il leva une grande armée pour le
« bien et relièvement du royaume ». Pendant ce temps, Odet d'Aydie fuite de charles
avait décidé Charles de France, duc de Berry, à s'enfuir en Bretagne ^^ france.
(vers le 4 mars 1465). Mais le duc François II ne réunissait que très
péniblement l'argent et les hommes qu'il avait promis.
Le duc de Bourbon, imprudemment, ouvrit les hostilités dans le dvc
le centre de la France, sans attendre que ses alliés fussent prêts. Il ^^ bourbon
écrivit le 13 mars aux bonnes villes et au roi lui-même pour leur
1. Sur les rapports de Louis XI avec Edouard IV et Paul II, voir p. 354 et p. 414.
2. Les historiens de la guerre du Bien public ont prétendu, en se fiant au récit d'Olivier
de la Marche {Mémoires, t. III, p. 7), que la ligue se forma vers la fin de 1464, sans que
Louis XI en eût connaissance. Or personne n'était plus méfiant ni mieux informé que ce
roi. Nous savons, d'ailleurs, qu'au mois de décembre i464 un bourgeois de Saint-Flour se
dévoua, pour lui porter des nouvelles du complot qui se tramait dans le centre de la France
(M. Boudet, Villandrando et les Écorchetirs à Sainl-Flour, Rev. d'Auvergne, t. XI, 1894).
< 347 )
PRE.WD LES ARMES.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
LIVRE III
MANIFESTES
DU ROI.
annoncer ses intentions; il fit arrêter dans ses terres les officiers de
Louis XI et saisir les produits des impôts royaux. Aussitôt le roi
dépêcha de tous côtés des courriers, qui portèrent des instructions à
ses capitaines, des promesses et des encouragements aux bonnes
villes, et répandirent des manifestes. Que voulaient donc les ligueurs?
demandait Louis XI. « Le royaume estoit si paisible et en si grande
tranquillité que marchandise courroit franchement partout; chacun
vivoit paisiblement en sa maison », et le roi se donnait grand mal pour
augmenter le bien-être de ses sujets : il passait son temps à voyager
pour connaître leurs besoins. On Ta accusé de vouloir empoisonner
son frère : accusation absurde, puisque jusqu'ici il n'a pas d'autre
héritier mâle que Monsieur Charles. Quant aux impôts dont on lui
fait un crime, il les a dépensés pour le bien et la gloire du royaume.
Dès qu'il le pourra, il les diminuera : « aussi y a-t-il plus grand
interest que nul autre, veu qu'il est le chidf et le père de la chose
publicque de son royaume ». Malheureusement il a dû distribuer de
grosses pensions aux nobles. Et ce que veulent les nobles, c'est en
avoir de plus grosses. Ils se moquent du peuple, et leurs promesses
sont menteuses. La guerre civile va ruiner le royaume et préparer
peut-être une nouvelle invasion anglaise.
Le plan de Louis XI était d'écraser le duc de Bourbon, Jean II,
DU BOURBONNAIS, avant qu'il eût reçu aucun secours, et de marcher ensuite sur la
Picardie. Il disposait d'une solide armée de trente mille hommes. Il
occupa, dès le mois d'avril, la plupart des places du Berry, apanage
de son frère, puis il soumit rapidement le Bourbonnais. Le comte
d'Armagnac et le sire d'Albret conduisirent une armée à Riom, mais
n'osèrent point agir. Grâce au concours du perfide duc de Nemours,
le duc de Bourbon réussit cependant à arrêter le roi par des négocia-
tions, et à lui échapper. Pendant ce temps, les Bourguignons et les
Bretons se dirigeaient sur Paris. Louis XI accorda une trêve à Jean II
et marcha vers la capitale; il voulait y arriver avant les Bourguignons
et empêcher leur jonction avec les Bretons, qui s'avançaient à petites
journées par l'Anjou et le Vendômois.
Charles le Téméraire, à sa grande surprise, n'avait pu entrer
dans Paris : les partisans des princes étaient surveillés par le maré-
chal Joachim Rouault et le lieutenant du roi, Charles de Melun,
Monseigneur, écrivait un des officiers du comte de Charolais, « a
trouvé ceulx de Paris tout aultres que l'en ne cuidoit; dont il n'est
pas bien content sur eulx. » Il se décida le 13 juillet à passer la Seine
et à marcher sur Etampes, pour rejoindre les ducs de Berry et de
Bretagne. Le 15, ses éclaireurs se heurtèrent à ceux de Louis XI,
près d'Arpajon, et le lendemain, à Monllhéry, se livra une bataille,
CAMPAGNE
BATAILLE
DE MONTLIIÈRY
(16 JUILLET (465)
< 348
CHAP. II
Coalitions féodales.
ou plutôt une suite confuse de petits engagements. Louis XI fit
preuve de bravoure et de sang-froid ; mais il fut trahi par le comte du
Maine, qui s'enfuit avec ses troupes, et la garnison de Paris n'exécuta
point la sortie qui lui avait été prescrite. Les Bourguignons firent
très médiocre contenance : « Nous n'avions l'œil qu'à fuyr », avoue
Commynes, qui était dans leurs rangs. Chaque parti s'attribua la
victoire *. Laissant au comte de Charolais la gloire de coucher sur le
champ de bataille, Louis XI décampa dans la nuit et entra à Paris.
Quelques jours après, Charles le Téméraire fut rejoint à Etampes par
François II et Charles de France, puis par le duc de Bourbon, enfin
par une armée venue de l'Est, sous le commandement du duc de Lor-
raine et du maréchal de Bourgogne.
Louis XI se méfiait de la haute Bourgeoisie parisienne, et même paris et le roi.
de la garnison. Il fit noyer ou écarteler quelques traîtres, et destitua
les conseillers du Parlement et des Comptes qui refusèrent de lui
prêter de l'argent. Il s'empressa d'ailleurs de diminuer les impôts qui
pesaient sur la ville, de rendre aux gens d'Eglise, à l'Université, aux
nobles et aux officiers les franchises financières qu'il leur avait
naguère enlevées, et de déclarer qu'il admettrait dans son Conseil
six bourgeois de Paris, six conseillers au Parlement, et six clercs de
l'Université. Puis, le 10 août, il partit pour la Normandie, afin d'y
lever des troupes et d'y amasser des vivres. Pendant son absence,
l'armée de la ligue arriva sous les murs de la capitale. Les princes
entamèrent des négociations avec la Ville et le Clergé, le Parlement
et l'Université. Treize députés favorables à la cause du « Bien public »
allèrent, sous la conduite de l'évêque de Paris, conférer avec Dunois,
au château de Beauté. Mais, dans deux réunions de notables tenues,
à leur retour, à l'Hôtel de Ville, ils essayèrent en vain d'obtenir que
les portes fussent ouvertes aux princes. Le prévôt des marchands,
Henri de Livres, sauva le roi, en ajournant toute décision. Quatre
jours après, le 28 août, Louis XI rentrait, acclamé par les petites
gens, qui parlaient de tuer les traîtres. Il était accompagné de douze
mille bons combattants, et amenait soixante chariots de vivres. Il se
contenta d'exiler à Orléans les cinq députés qui s'étaient le plus
compromis. Le roi, ajoute Commynes, « plusieurs foiz m'a dict
que, s'il n'eust peu entrer à Paris et qu'il Teust trouvé muée
(changée), qu'il fust fouy vers les Suisses ou devers le duc de Millan ».
Les assiégeants n'osaient ni faire le blocus de Paris, ni tenter un
assaut, par crainte de s'aliéner la population. Les vivres commen-
ce i/^e^
DE LA PAIX.
1. Voir une curieuse lettre de rémission publiée par A. de Reilhac, Jean de Reilhac, t. Ill,
i888, p. 200, et le Journal de famille des Dupré, publ. par Lex et Bougenot, Annales de
l'Acad. de Mâcon, 3" série, t. II, 1897.
< 349 )
TRAITES
DE CONFIA NS
ETDESAIi\T-MAU8.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
çaient à leur manquer. Louis XI se décida cependant à traiter, parce
que les défections se multiplièrent. Le comte du Maine conclut, le
18 septembre, un accord avec les ligueurs. Le 21, le capitaine de
Pontoise leur rendit la place. Le 3 octobre, le comte de Nevers laissa
les Bourguignons entrer dans Péronne. Le château de Rouen fut
livré au duc de Bourbon dans la nuit du 27 au 28 septembre, et la
plupart des villes normandes s'ouvrirent aux rebelles. Les princes
voulaient forcer Louis XI à donner la Normandie en apanage à son
frère, et ils avaient réussi à raviver dans le duché les souvenirs d'au-
tonomie, et les vieux ressentiments contre la fiscalité royale. Après
avoir consulté son entourage et une assemblée de « grans sages
homes de tous estas » (29 septembre), Louis XI résolut d'accorder
tout ce que les princes demandaient. Il eut une entrevue avec le
comte de Charolais sous les murs de Paris; ils parlèrent fort peu du
Bien public : « G'estoit là le moins de la question, dit Commynes,
car le bien publicque estoit converti en bien particulier ».
Les traités de Gonflans et de Saint-Maur-les-Fossés (octobre 1465)
satisfirent les convoitises des ligueurs les plus puissants. Charles de
France eut, en échange du Berry, le duché de Normandie, avec tous
les revenus que le roi en tirait. Le duc de Bretagne se contenta de la
reconnaissance de ses droits sur les évêchés bretons. Le comte de
Charolais prit possession, en son propre nom, des villes de la Somme,
sans aucune compensation pour la somme versée par Louis XI au
duc Philippe le Bon en 1463; le roi garda la faculté de les recouvrer,
moyennant 200000 écus d'or, mais ce second rachat ne pourrait être
effectué qu'après la mort de Charles le Téméraire. Le comte eut en
outre les prévôtés picardes de Vimeu, de Beauvoisis (près d'Amiens)
et de FouUoy, sous réserve de rachat, et, sans cette réserve, le comté
de Guines, Péronne, Montdidier et Roye. D'ailleurs, il obtint tout ce
qu'il voulut : son ami le comte de Saint-Pol reçut l'épée de conné-
table, aux gages de 24 000 livres tournois; Louis XI déclara qu'il ne
verrait plus de sa vie les Croy, et, malgré les clauses de son alliance
avec les Liégeois, il laissa les Bourguignons les contraindre à une
paix humiliante (22 déc. 1465). Il offrit même la main de sa fille Anne
à Charles le Téméraire, qui venait de perdre sa femme Isabelle de
Bourbon. « Le roy, écrivait un secrétaire du comte, dit qu'il ayme
mieulx mondit seigneur mon maistre que personne qui vive ». Les
promesses d'amitié de Louis XI n'étaient pas plus sincères que celles
qu'il recevait. Il travailla cependant et réussit à se concilier définiti-
vement quelques-uns des chefs de la ligue. Il se fit un ami du duc
de Bourbon en lui donnant la lieutenance générale de toutes les pro-
vinces du centre de la France, un quart du royaume. Il gagna Jean
( 35o )
CHAP. II Coalitions féodales.
d'Anjou en soutenant ses prétentions sur Naples et la Catalogne,
Dunois et Antoine de Chabannes en leur rendant tous leurs biens.
« Il n'y eust jamais de si bonnes nopces qu'il n'en y eust de mal
disnés (ayant mal dîné), dit Commynes : les ungs firent ce qu'ilz
voulurent, les aultres n'eurent riens ». Nemours, Armagnac et
Albret se retirèrent chez eux les mains à peu près vides. Louis XI
oublia de convoquer une commission de trente-six membres, qu'il
avait prorais de réunir pour aviser aux réformes, et personne ne
réclama : elle ne devait s'assembler qu'un an après, et pour servir les
rancunes du roi. La guerre du « Bien public » ne valut au peuple que
de nouvelles misères. Pour payer les pensions réclamées par les
princes et leurs protégés, il fallut augmenter les impôts. L'Ile-de-
France et la Picardie avaient été ravagées par les troupes bourgui-
gnonnes, et la Champagne mise à feu et à sang par les routiers du
comte d'Armagnac et du sire d'Albret. Une fois la paix faite, les sol-
dats bretons se mirent à piller la Normandie, et les seigneurs méri-
dionaux, mécontents d'avoir été sacrifiés, gardèrent leurs gens
d'armes et les laissèrent dévaster pendant plusieurs années le sud-
ouest de la France. De nouveau le royaume était parcouru par des
bandes armées, et la sécurité des routes avait disparu.
LES OUBLIES.
II. — L'APANAGE DE CHARLES DE FRANCE.
LOUIS XI A PÉRONNE^
UN des ligueurs, Thomas Basin, explique pourquoi on avait exigé
du roi qu'il donnât la Normandie à son frère. « Quand Charles
aurait obtenu la Normandie, qui touche d'une part à la Bretagne et
d'autre part, sauf un petit intervalle, aux terres du duc de Bour-
gogne, les trois princes, devenus ainsi voisins, pourraient facilement
se défendre contre le roi, puisqu'ils tiendraient toute la côte, depuis
la Flandre jusqu'au Poitou, et au besoin pourraient obtenir du
secours de l'Angleterre. » Ce fut justement pour ces raisons que
Louis XI, deux mois après avoir accordé à son frère cet apanage, le
lui reprit. Il considérait d'ailleurs la Normandie comme « le principal
]. Sources. Outre les sources indiquées au cliap. i, § 3, et au chap. n, § i : J. de Wavrin,
Chroniques, édit.W. Hardy, t. V, 1891, et édit. Mlle Dupont, t. II, 1869 (avec les Pièces justifie,
du t. III, i863). Louis de Diesbacli, Mémoires, édit. Max de Diesbach, 1901. Chronique du
Monl-Saint-Michel, édit. S. Luce, t. 1, 1879. Chron. du Bec, édit. Porée, i883. Chastellain,
Le livre de Paix, Le mystère de la fxiix de Péronne, au t. VII de ses Œuvres. Lettres de
Louis XI, t. III, 1887. Récit des États généraux de fiSS, édit. Champollion-Figeac, Docum.
hislor. inédits, t. III, 1847. Des Étals généraux et autres assemblées nationales, t. IX, 1789.
Ouvrages a consulter. Outre les ouvrages de Foster Kirk, Dupuy, Favre, Courteault :
Forgeot, Jean Balue, 1896. Ch. de La P.oncière, Hi.^t. de la marine française, t. II, 1900.
Chéruel, Le dernier duché de Normandie, Rev. de Rouen et de Normandie, t. XV, i847-
G. Dupont, Hist. du Cotenlin, t. III, i885. Cti. de Beaurepairo, Noies sur six voyages de
< 35i >
LA QUESTION
DE L'APANAGE
DE NORMANDIE.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
LIVRE m
BROUILLE
DES DUCS
DE NORMANDIE
ET DE BRETAGNE.
LOUIS XI
REPREND
LA NORMANDIE.
VENGEANCES
DE LOUIS XI.
fleuron de la couronne, la tierce partie du royaume de France », et
il ne l'avait point cédée de son « vray consentement ».
Ses adversaires « se commencèrent à diviser quand se vint à
départir le butin ». Le duc de Bretagne avait accompagné Monsieur
Charles en Normandie : il comptait organiser le gouvernement de
l'apanage, et donner toutes les charges à ses créatures. Mais les com-
pagnons de Charles, comme Jean Daillon et les sires d'Amboise,
ainsi que les d'Harcourt et les autres grands personnages normands,
voulaient se partager les offices. Ils accusèrent François II de
séquestrer le duc de Normandie et, le 25 novembre 1465, enlevèrent
le jeune prince, qu'ils amenèrent à Rouen. Le 10 décembre, la céré-
monie de l'investiture eut lieu dans la cathédrale, et Thomas Basin,
mettant l'anneau ducal au doigt de Charles, 1' « épousa » au nom de
la Normandie. François II, irrité, se retira à Caen.
Dès le 25 novembre, Louis XI, qui faisait ses dévotions à Cléry,
avait reçu de Charles une lettre l'informant de ses démêlés avec le
duc de Bretagne. Il tendit la lettre à son ami le duc de Bourbon, en
lui disant : « Je croy qu'il me faulra reprenre ma duché de Nor-
mandie. Il me fault aler secourir mon frère ». Le bon apôtre eut la
satisfaction de recevoir ensuite les ambassadeurs de François II, qui
demandait son amitié. Le duc de Bourbon, puis le roi se rendirent
en Normandie, et en deux mois (décembre l-i65-janvier 1466), les
places fortes de la province furent prises, malgré la résistance d'une
partie de la Noblesse et du Clergé normands. Le roi n'offrait plus
comme apanage à son frère que le Roussillon. Charles de France
renoua avec le duc François, et ils regagnèrent tous deux la Bretagne,
Louis XI publia des manifestes pour justifier la violation de
ses promesses, « dont la couronne et tout le royaume de France
pourroit avoir et souffrir trop grant dommaige ». Puis, impitoyable
comme il l'était toujours dans ses triomphes, il se vengea de ceux
qui avaient trop bien servi son frère, ou qu'il soupçonnait d'avoir
trahi la cause royale pendant la guerre du Bien public. « Furent
plusieurs personnes, officiers et autres, du pays de Normandie, dit
Jean de Roye, exécutez et noiez par le prevost des mareschaulx » ;
notamment Gauvain Mauviel, lieutenant général du bailli de Rouen,
et Jean le Boursier, général des finances du duc Charles. Plusieurs
dignitaires ecclésiastiques normands, entre autres Thomas Basin,
furent exilés, et les possesseurs d'offices de la province furent des-
Louis XI à Rouen, Trav. de l'Acad. de Rouen, t. LIX, ann. i856-i857. C.-W. Oman, Warwick
the Kingmaker, 1891. J.-H. Ramsay, Lancasler and York, 1892. J. Gairdner, Introduction aux
Paston Leilers, nouv. édit., 1900-1901. G. Périnelle, Relations de Louis XI avec l'Angleterre,
Positions des thèses de TEc. des Chartes, 1902.
352
Coalitions féodales.
titués en masse. Le comte du Maine fut privé de son gouvernement
du Languedoc.
Charles de Melun avait tenu une conduite fort équivoque à la fin
de la guerre du Bien public ; sous l'influence de ses ennemis, Balue et
Antoine de Chabannes\ Louis XI lui retira tous ses offices (1466-1467),
et, en 1468, le livra à Tristan Lermite, qui le jugea sommairement et
lui fit trancher la tête. « Telle fut la voulenté du roy, qui n'avoit
mercy d'homme sur lequel il eust aucune mauvaise souspechon ».
En même temps, les officiers royaux recommençaient, aux
dépens de la maison de Bourgogne, leurs empiétements quotidiens^,
et de secrètes excitations poussaient les villes de la Somme à la
révolte. La commission des Trente-Six se réunit au mois de juillet
1466, sous la présidence de Dunois, sous prétexte de délibérer sur
l-es « remèdes convenables au Bien public », en réalité pour examiner
les difficultés que soulevait l'exécution du traité de Conflans, et
donner tort au comte de Charolais. Une nouvelle rupture s'annonçait.
Les Liégeois continuaient à faire le jeu de Louis XI, bien qu'il
les eût abandonnés. Le parti démocratique ne voulut pas accepter le
traité du 22 décembre 1465, qui rétablissait la puissance de Louis de
Bourbon, sous le protectorat de Charles le Téméraire. Les « Vrais
Liégeois » reprochaient surtout aux négociateurs de cette paix
d'avoir laissé le comte de Charolais en exclure les gens de Dinant,
qu'il avait menacés d'un châtiment terrible. En 1466, en effet, il se
vengea cruellement des insultes que lui avaient prodiguées les Dinan-
tais : leur ville fut prise et totalement incendiée. Jusqu'au dernier
jour, les malheureux n'avaient cessé de dire : « Le noble roy de
Franche nous viendra secourir, et ne nous fauldra point, car il le
nous a promis ». Malgré cette atroce leçon, les Liégeois se laissèrent
encore dominer par les démagogues, et séduire par les belles paroles
de Louis XI, qui conclut avec eux une nouvelle alliance, le 15 juillet
1467. Louis de Bourbon dut se réfugier à la cour de Bourgogne
(septembre). Pour « reconforter » les Liégeois, le roi plaça auprès
d'eux le bailli de Lyon, et envoya Antoine de Chabannes à Mézières,
avec quatre cents lances et six mille francs archers.
Sur ces entrefaites, le 15 juin 1467, le vieux Philippe le Bon était
mort. L'avènement de Charles le Téméraire fut accueilli par des sou-
lèvements populaires : les Gantois, qui « aymoient bien le filz de
leur prince, mais le prince jamais », forcèrent le nouveau duc, pour
EXECUTION
DE CHARLES
DE MELUN.
ATTAQUES
CONTRE
LA MAISON
DE BOURGOGNE.
AFFAIRES
DE DINANT
ET DE LIÈGE.
TROUBLES
A L'AVÈNEMENT
DE CHARLES
LE TÉMÉRAIRE.
1. Anchier, Charles de Melun, Moyen âge, 1892; cf. Proce.'isus Balue, publ. par E. Déprez,
Mélanges de l'Ecole de Rome, 1899.
2. Les abus de pouvoir et les empiétement des agents royaux, de i466 à i468, sont
exposés en détail dans le traité de Péronne.
353
IV. 2.
23
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu, livre m
sa joyeuse entrée, à supprimer un impôt. En Brabant, Bruxelles,
Malines, Anvers, Lierre s'agitèrent en faveur du comte de Nevers,
qui réclamait la possession de ce duché; mais la noblesse braban-
çonne se déclara pour Charles le Téméraire et l'aida à châtier les
« vilains ». C'était Louis XI qui, oubliant la récente trahison du
comte de Nevers pour se servir de lui, l'avait poussé à revendiquer le
Brabant. Le roi s'attacha aussi un des plus anciens amis de Charles
le Téméraire, le connétable de Saint-Pol : il lui fit épouser la sœur
de Charlotte de Savoie.
LE TÉMÉRAIRE Charlcs le Téméraire, de son côté, se préparait à la lutte. Il signa,
CHERCHE en 1467, ainsi que le duc de Bretagne, des traités d'alliance avec le
roi de Danemark et le duc de Savoie, et rechercha l'amitié du roi
d'Angleterre.
LOUIS XI « A faict Dieu ce bien au royaulme de France, dit Commynes, que
ET V ANGLETERRE, les gucrres et divisions d'Angleterre estoient encores en nature, et ne
fault pas doubler que si les Angloys eussent esté en Testât quilz
avoient esté autrefois, que ce royaulme eust eu beaucop d'affaires. »
La guerre entre les maisons de Lancastre et d'York ', en effet, n'avait
pas été terminée par la mort de Richard d'York, tué à la bataille de
Wakefîeld le 30 décembre 1460. Son fils, le jeune comte de March,
et le comte de Warwick, le faiseur de rois, étaient entrés à Londres,
et le comte de March avait pris la couronne, sous le nom d'Edouard IV
(4 mars 1461). Louis XI, partisan de la maison d'York alors qu'il était
dauphin, s'était, depuis son avènement, aliéné Edouard YV : dans
l'espérance de regagner Calais sans coup férir, il avait conclu en
1462 un traité avec la maison de Lancastre, et procuré à Marguerite
d'Anjou, pour une expédition en Angleterre, des subsides et une
petite armée, qui ne pouvaient d'ailleurs suffire à assurer le succès
de cette tentative. La malheureuse Marguerite était revenue d'Angle-
terre encore une fois vaincue, « mourant de faim et de mesaise ».
Le roi, qui n'aimait pas les malchanceux, avait renoncé à soutenir les
droits de sa cousine, et il avait essayé de conclure une bonne paix
avec Edouard IV. Celui-ci s'était dérobé, et avait accordé seulement
le prolongement de la trêve qui, depuis la fin de la guerre de Cent
Ans, suspendait les hostilités entre la France et l'Angleterre. En 1465,
les ennemis de Louis XI avaient un instant espéré une invasion de
la France : au moment de la guerre du Bien public, une descente
avait chance de réussir, et Edouard IV en eût retiré une gloire profi-
table à sa dynastie. Heureusement pour Louis XI, « le roy Edouard
n'estoit point homme de grand ordre, mais fort beau prince », insou-
1. Sur le début de la guerre des Deux Roses, voir p. ii3.
( 354 >
Coalitions féodales.
ciant et voluptueux, et il avait consenti au renouvellement des trêves
jusqu'au 1" mars 1468.
Pendant l'année 1467, Talliance anglaise fut recherchée à la fois
par Louis XI et par Charles le Téméraire, qui sollicitait la main de
Marguerite d'York, sœur d'Edouard. Pour empêcher ce mariage,
Louis XI comptait sur l'influence de Warwick. Il eut, au mois de
juin, à Rouen, une entrevue avec le faiseur de rois; il l'accabla, lui
et sa suite, de caresses et de cadeaux. « Cestuy conte, homme saige
et subtil en ses affaires », promit son appui. Mais le roi de France
s'abusait sur la puissance de Warwick. Edouard IV avait épousé en
1464 une veuve de petite noblesse, Elisabeth Wydeville, et depuis ce
temps les relations du jeune prince avec son ancien favori s'étaient
refroidies : il n'avait plus de faveurs et d'attentions que pour l'avide
famille de la reine. Si Warwick accepta les avances de Louis XI,
c'est qu'il préparait sa défection et voulait s'assurer une aide. Lors-
qu'il retourna en Angleterre, il y trouva une ambassade bourgui-
gnonne, qui obtint d'Edouard IV de formelles promesses d'alliance.
Les offres de Louis XI furent injurieusement rejetées.
En France, la situation n'était pas meilleure pour le roi. Bien
que réduit à vivre aux dépens de son ami François II, et à mendier
des secours auprès des grandes dames bretonnes \ Monsieur Charles
déclinait les propositions, d'ailleurs dérisoires, que lui faisait son frère.
C'était la Normandie qu'il voulait, c'était la Normandie que les ducs
de Bretagne et de Bourgogne entendaient arracher au roi. Tout en
acceptant de Louis XI un cadeau de 120 000 écus, François II signa,
le 16 août 1467, un traité d'amitié perpétuelle avec Charles de France,
et il consacra l'argent du roi à lever une armée pour le combattre.
Charles le Téméraire promettait d'entrer bientôt en campagne avec
seize cents lances et vingt mille archers, et assurait que le comte
Palatin amènerait dix mille hommes pour la conquête de la Nor-
mandie. Enfin, le l*"" octobre, les ducs de Normandie, de Bretagne
et de Bourgogne firent alhance avec Jean II, duc d'Alençon, l'éternel
conspirateur, qui se réfugia en Bretagne, abandonnant à François II
toutes les places fortes de ses domaines normands.
Le 15 octobre, Louis XI apprit que l'armée bretonne avait envahi
la Normandie. Au même moment, Charles le Téméraire se mettait en
marche avec la plus grande armée qu'eût jamais réunie un duc de
Bourgogne, pour écraser les Liégeois. Louis XI avait essayé en vain
de l'arrêter, par des menaces que ses propres embarras rendaient
vaines. Le roi de France sacrifia encore une fois ses alliés, et conclut
WARWICK
A ROUEN.
COALinON
FÉODALE EN
FRANCE {1461).
LES BRETONS
EN NORMANDIE.
1. Lettre de Charles, publ. dans le Bull, de la Soc. archéol. de Nantes, t. III, i863, p. 207.
< 355 >
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre n
BÉFAiTB une trêve avec le duc de Bourgogne. Les Liégeois, laissés sans
DES LIÉGEOIS. secours, furent battus à plate couture (Bataille de Brusthem, 28 oc-
tobre). Charles le Téméraire abolit toutes leurs franchises, et s'at-
tribua le gouvernement de la principauté. Mais, pendant ce temps,
profitant de l'irritation causée en Normandie par les ravages des
Bretons, Louis XI rattachait à sa cause le duc d'Alençon, arrê-
tait les envahisseurs, et signait une trêve avec François II (25 jan-
vier 1468).
ÉTATS GÉNÉRAUX Le péril restait immense pour le roi et le royaume : une nouvelle
DE 1468. guerre civile, où cette fois le duc de Bourgogne jouerait le rôle prin-
cipal, allait sans doute éclater au printemps, et les négociateurs
envoyés à Londres par Louis XI ne parvenaient point à obtenir le
renouvellement de la trêA^e anglaise, qui devait expirer le 1'^'" mars.
Le roi fît appel à ses sujets, et convoqua les États Généraux. Le
26 février 1468, il manda aux bonnes villes d'envoyer leurs députés
à Tours pour le l*"" avril, afin de remédier aux « troubles et divisions »
qui menaçaient de s'aggraver, « à la grant foule, charge et oppression
de nostre pouvre peuple ». L'assemblée fut très solennelle. Elle dura
du 6 au 14 avril. Il fut décidé à l'unanimité que Monsieur Charles
n'avait droit qu'à un comté ou un duché rapportant 12000 livres
tournois de rente, et que le roi pourrait lui offrir en outre jus-
qu'à 60 000 livres tournois de pension; mais qu'en aucun cas la Nor-
mandie ne pouvait être aliénée, et « qu'il n'estoit pas au roy de la
bailler ».
MARIAGE DU Edouard IV commençait ses préparatifs : il était décidément entré
TÉMÉRAIRE ET DE (jc,jjg j^ coalitiou. Le 17 mai, le Parlement lui accorda des subsides
pour reconquérir les domaines de ses aïeux en France, et au mois de
juin il envoya en Flandre sa sœur Marguerite : elle épousa Charles le
Téméraire le 3 juillet. Louis XI mit à profit les fêtes somptueuses qui
se succédèrent à cette occasion jusqu'au 12 juillet dans la ville de
Bruges. Il obtint facilement de Charles le Téméraire une prolongation
de trêve jusqu'au 1" août, et pendant ce temps ses troupes repre-
naient les places encore occupées par François II en Normandie.
PAIX D'ANCENis. Un moinc, grassement payé par le roi, parcourait la province, admo-
nestant « le peuple des villes et parroisses, de garder leur leiaulté
envers icelui, et résister de leur povoir à l'entreprinsc de ceulx qui
lui vouldroient grever'. » Enfin une armée royale envahit la Bre-
tagne. François II fut obligé, le 10 septembre 1468, de signer la
paix d'Ancenis. Louis XI accorda une pension de 60 000 livres à son
frère et promit de lui donner un apanage.
1. Quittance publiée dans le Précis des Trav. de l'Acad. de Rouen, ann. 1897-1898, p. 200.
i 356 )
MARGUERITE
D'YORK,
Coalitions féodales.
Lorsqu'un héraut de François II vint annoncer à Charles le
Téméraire la conclusion de ce traité, le duc de Bourgogne eut un tel
accès de fureur qu'il voulait faire pendre le messager. 11 avait réuni
une armée pour secourir ses alliés, et venait de passer la Somme.
Qu'allait-il advenir? Autour de Louis XI, les avis étaient partagés.
Antoine de Ghabannes et le parti militaire voulaient pousser la guerre
à fond. « Gestuy orgueilleux rebelle Charles, faux, maudit Anglois
qu'il est, sera rué pour ses péchés, s'écriaient-ils. Que l'on fière
(frappe) dedans! De par tous les mille grans deables, que l'on y fière ! »
Mais Louis XI écoutait les conseils des sages, qui redoutaient pour le
royaume les conséquences d'une lutte désespérée. Il envoya une série
d'ambassades à Charles le Téméraire, et des conférences pour la paix
se tinrent à Hara, du 20 au 29 septembre. Elles n'eurent point de
résultat. Louis XI, persuadé qu'il réussirait où les autres avaient
échoué, fit au duc de Bourgogne un présent de 60 000 écus d'or,
et obtint, non sans beaucoup de peine, la promesse d'une entrevue
et un sauf-conduit'.
Charles le Téméraire se trouvait à Péronne. Louis XI y arriva le
9 octobre 1468, accompagné seulement d'une centaine de personnes,
parmi lesquelles se trouvaient le duc de Bourbon, le connétable de
Saint-Pol et le cardinal Balue. Comme « le logiz du chksteau ne
valloit riens », le roi fut hébergé dans la maison du receveur. A peine
y était-il installé qu'on lui signalait la venue de plusieurs personnes
qui avaient de bonnes raisons de le haïr : c'étaient notamment son
beau-frère Philippe de Bresse-, et Antoine du Lau, récemment évadé
d'une prison royale; ils étaient entrés dans la ville presque en même
temps que lui, accompagnant le maréchal de Bourgogne Thibaud de
Neufchàtel, un autre ennemi personnel du roi. Louis XI comprit
subitement quelle insigne imprudence il avait commise. 11 estima que
son salut était dans la loyauté de Charles le Téméraire, et s'installa
dans le château. Le lendemain et le surlendemain, 10 et 11 octobre,
le cardinal Balue tint conférence avec les agents du duc, pour la
conclusion de la paix; mais Charles refusa obstinément d'abandonner
son allié le duc de Normandie. Il ne restait plus à Louis XI qu'à pré-
parer son départ.
Tout à coup, à la fin de la journée du 11, une bande de fugitifs
affolés arrivèrent dans Péronne, apportant de terribles nouvelles :
l'évêque Louis de Bourbon, le légat du pape, et le sire de Humbercourt,
GUERRE
IMMINENTE
ENTRE LOUIS XI
ET LE TÉMÉRAIRE.
LOUIS ZI
A PÉRONNE.
NOUVELLES
DE LIÈGE.
1. L'idée d'une entrevue particulière avec le Téméraire était personnelle à Louis XL Dès
le mois d'août il avait projeté de voir lui-même le duc de Bourgogne. Ce ne fut point Balue
qui lui suggéra le voyage de Péronne. C'est ce qu'a parfaitement démontré M. Forgeot.
2. Sur Philippe de Bresse, voir plus loin, p. 397.
357
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
qui gouvernait la principauté de Liège pour le duc de Bourgogne,
avaient été massacrés par les Liégeois, à l'instigation des envoyés
de Louis XI ; « et certiffioyent avoir veu les ambassadeurs du roy en
ceste compaignée, et les nomraoyent ». Ce n'était pas l'exacte vérité.
Un mois auparavant, les « Vrais Liégeois », bannis par le duc en 1467,
avaient profité des embarras de Charles le Téméraire pour rentrer
dans la principauté, persuadés qu'une guerre allait éclater entre le
roi de France et le duc de Bourgogne. Le 9 octobre, ils avaient enlevé
l'évêque dans sa résidence de Tongres; dans la bagarre, quelques
personnes avaient été tuées; l'évêque avait été ramené à Liège, et
Humbercourt avait été laissé en liberté. Mais l'accusation contre
Louis XI n'était pas sans fondement. Commynes, évidemment très
bien informé, nous dit : « Le roi, venant à Peronne, ne s'estoit point
advisé qu'il avoit envoyé deux ambassadeurs au Liège pour les solli-
citer contre ledit duc ; lesquelz ambassadeurs avoient jà si bien dili-
gentez qu'ilz avoient faict ung grand amas ».
LOUIS XI Les nouvelles apportées à Péronne mirent Charles le Téméraire
PRISONNIER. en fureur. « Y adjousta foy et entra en une grand colère, disant que
le roy estoitvenu là pour le tromper. » Sur l'heure, il fit fermer les
portes de la ville et du château. Louis XI était pris. De sa fenêtre, il
voyait la troupe d'archers bourguignons qui le gardait, et la vieille
tour où le roi Charles le Simple était mort, prisonnier d'un comte de
Vermandois. Pendant deux jours et trois nuits, le Téméraire le tint
enfermé et délibéra sur ce qu'il allait faire de lui. Il ne cessait de
répéter avec rage « que le roy estoit venu là pour le trahir ». Sans
aucun doute, sa colère était attisée par Philippe de Bresse et les
autres ennemis de Louis XI. Certains l'engageaient à garder le roi en
captivité, « rondement, sans cerimonie ». D'autres étaient d'aA'is qu'il
mandât au plus vite Monsieur Charles et que l'on conclût « une paix
bien adventageuse pour tous les princes de France ». Mais la majorité
des conseillers du duc estimaient que le sauf-conduit donné au roi
ne pouvait pas être violé. Louis XI, laissé libre de communiquer
avec quelques-uns de ses compagnons, avait chargé le cardinal
Balue de distribuer 15 000 écus d'or aux Bourguignons « qui luy
pouvoient aider ». Balue avait gardé la moitié de la somme pour lui,
mais il avait fait quelques cadeaux profitables à son maître : Antoine,
grand bâtard de Bourgogne, avait eu pour sa part 2 000 écus; il est
probable que Philippe de Commynes, qui jouissait du plus grand
crédit auprès de Charles le Téméraire et couchait dans sa chambre,
avait reçu 1000 ou 1 500 cents écus. Le grand bâtard et Commynes
déterminèrent le duc à tenir sa parole et à délivrer le roi. D'ailleurs
des nouvelles inquiétantes arrivaient de France : Antoine de Cha-
< 358 >
CHAP. II Coalitions féodales.
bannes, le généralissime de Louis XI, campait près de la frontière,
et Gaston de Foix, venu du Midi avec une armée, avait établi son
quartier général à Meaux.
Après une nuit agitée, qu'il passa à se promener dans sa chambre entrevue
avec Commynes et à proférer encore de terribles menaces, le duc alla desdeuxpriaces.
pour la première fois, le 14 octobre, à neuf heures du matin, voir
son prisonnier. Il avait pris son parti : le roi serait libre, s'il vou-
lait signer un traité qui avait été préparé par le Conseil ducal, et
participer à la destruction de Liège. Lorsque le duc entra, « la voix
luy trembloit, tant il estoit esmeu et prest de se courroucer. Il fit
humble contenance de corps, mais sa geste et sa parolle estoit aspre. »
Il reprocha au roi de l'avoir trompé et lui exposa ses conditions.
Louis XI protesta, d'un air patelin, que pour rien au monde il n'aurait
voulu exciter les Liégeois contre le duc, promit d'aller les châtier et
de jurer le traité que Charles lui proposait. Et il le jura en effet, sur
un fragment de la vraie croix, qu'il avait apporté avec lui.
Le traité de Péronne a la forme de lettres royales, contenant les traité
« doléances, remonstrances et requestes » du duc, avec les « provi- ^^ péronne
sions et responses » de Louis XI. Tous les conflits qui s'étaient élevés ^''^ octobre im).
entre les officiers bourguignons et les officiers royaux, pour l'appli-
cation du traité d'Arras et du traité de Conflans, sont réglés à la
satisfaction de Charles le Téméraire. Les « quatre lois de Flandre »,
c'est-à-dire les tribunaux de Gand, de Bruges, d'Ypres et du « Franc »
de Bruges (campagne de Bruges) sont exemptés du ressort du Par-
lement de Paris : c'est la clause la plus importante du traité. Chose
singulière, il n'y est fait aucune mention de l'apanage de Monsieur
Charles. Selon Commynes et Olivier de la Marche, Louis XI s'en-
gagea cependant à lui donner la Champagne et la Brie : il est pro-
bable que cette promesse fut exigée par le duc de Bourgogne; mais
on ne voit pas qu'elle ait été l'objet d'un acte écrit.
Louis XI estimait qu'il s'était tiré à bon compte de ce mauvais sérénité
pas. Il écrivait le jour même à ses bonnes villes de France : « Sommes ^^ louis xi.
certains que de ce serez bien joyeux ». Dès le lendemain, il lui fallut
partir pour Liège. Il n'était pas libre encore, et ce voyage de Liège eût
été pour tout autre une douloureuse humiliation; mais Louis XI,
convaincu que l'heure de sa vengeance viendrait, avait repris toute
sa sérénité. Il se moquait maintenant des transes de son entourage.
Jean Bourré lui avait écrit qu'il était prêt, en ce grand péril, à venir
rejoindre son roi, mais que sûrement les Bourguignons le mettraient
à mort; Louis XI, le 16 octobre, lui fit répondre en ces termes :
Le roy fut bien content de vous, et dit qu'il veoit bien que s'il vous mandoit,
< 359 )
LOVIS XI
PREND PART
Rès-ne de Louis XI, Goin>erneme?it des Beaujeu. livre m
que vous vendriez, et fust-il au bout du monde; mais que, s'il vous mandoit,
vous mourriez de paour en cheniyn : et pour ce, que vous le alissiez actendre
à Paris ou à Meaulx.
Le 30 octobre, après une résistance désespérée des habitants, les
troupes bourguignonnes s'emparèrent de Liège. Au moment de l'as-
A LA DESTRUCTION g^^jj^ OUvicr dc la Marche avait entendu Louis XI dire au duc : « Mon
DE LIÈGE. frère, marchez avant, car vous estes le plus heureux prince qui
vive ». Les Liégeois ne pouvaient croire à la trahison de leur alhé, et
ils criaient : « Vive le roy ! » Louis XI entra dans la ville, Tépée nue,
la croix bourguignonne de Saint-André à son chapeau, « et crioit :
Vive Bourgoingne! » La ville de Liège fut totalement détruite, à
Texception des églises. L'incendie dura sept semaines, et Gom-
mynes, écrivant ses Mémoires, avait encore dans les oreilles le fracas
des maisons s'écroulant dans les flammes.
Le 2 novembre, Louis XI fut enfin libre. De retour en France, il
fit enregistrer le traité de Péronne et envoya des crieurs, dans les
carrefours de Paris, interdire les « paintures, rondeaux, balades,
virelais, libelles diffamatoires » contre le duc de Bourgogne. Il vou-
lait qu'on gardât le silence sur les événements qui venaient de se
dérouler. Mais il savait bien que son humiliation était connue de tout
l'Occident, qu'on en jasait jusque dans les petites cours italiennes,
et que le prestige du Téméraire, au dedans et au dehors de l'État
bourguignon, en était doublé; et il « hayssoit le duc Charles de
venin de mort ».
RETOUR
DE LOUIS XI
EN FRANCE.
LOUIS XI
OFFRE
LA GUYENNE
A SON FRÈRE.
in. — CHARLES DE FRANCE EN GUYENNE. — RÉVO-
LUTIONS D'ANGLETERRE. - GUERRES ENTRE LOUIS XI
ET CHARLES LE TÉMÉRAIRE^
APRÈS avoir tiré de son prisonnier la promesse qu'il donnerait à
Monsieur Charles la Champagne et la Brie, le duc de Bourgogne
fit mander à ce dernier de n'accepter aucun autre apanage; or, dit
Commynes, « le roy pour riens ne deliberoit bailler ce qu'il luy avoit
1. Sources. Outre les sources indiquées aux §§ i et 2 : Lellres de Louis XI, t. IV et V, 1890-
1895. Commynes-Leniïlet, t. III. Documents publ. par Eug. Déprez, Mél. de l'Ecole de
Rome, 1899; Godard-Faultrier, Mém. de la Soc. des Sciences d'Angers, 2= série, t. V, i854,
et Bull, du Comité de la langue, de Ihist. et des arts de la France, 1. 1, i854; U. Chevalier,
Bull, de la Soc. de statist. de l'Isère, 3= série, t. VI, 1874, p. 891 et suiv. ; H. Stein,
Annuaire-Bull, de la Soc. de l'Hist. de Fr., 1S88, p. 188 et suiv. Journal de famille des
Dupré, édit. Les et Bougenot, Annales de l'Acad. de Mâcon, 3" série, t. II, 1897. Comptes
de Riscle, édit. Parfouru^ t. I, 1886.
Ouvrages a co>'sulter. Outre les ouvrages indiqués aux §§ 1 et 2 : B. de Mandrot, Ymberl
de Balarnay, 1886. Abbé Ledru, Louis XI et Colelle de Chambes, Rev. de l'Anjou, Nouv.
série, t. IV, 1882. J. Roux, Hisi. de l'Abbaye de Saint- Aciieul-lez- Amiens, 1890. Samaran, La
<. 36o >
Coalitions féodales.
promys, car il ne vouloit point son frère et ledit duc si près voisins ».
Louis XI olïrit à Charles de France le duché de Guyenne. Il mit
beaucoup d'habileté à Fisoler et à le circonvenir; ses concessions et
ses cadeaux affermirent le loyalisme du duc de Bourbon et du roi
René, et obligèrent à la neutralité le duc de Bretagne ; enfin le prin-
cipal conseiller de Monsieur, Odet d'Aydie, reçut la capitainerie de
Blaye et prêta serment de fidélité au roi : il était Gascon, et avait
tout intérêt à voir son maître devenir duc de Guyenne.
L'acceptation de Monsieur fut retardée par les menées de deux
prélats intrigants et mal famés, Harancourt et Balue. Guillaume de
Harancourt, évêque de Verdun, qui avait tour à tour servi le roi
René, Louis XI, Charles de France et le duc de Bretagne, n'avait pas
réussi à faire la fortune qu'il rêvait. Récemment déçu dans son
espoir de regagner la faveur royale, il prétendit obliger Louis XI à
regretter ses services. Il avertit secrètement Charles de France que,
s'il exigeait la Champagne et la Brie, toute la Noblesse le soutien-
drait. Jean Balue entra dans l'intrigue et ce fut bientôt lui qui la
dirigea, car c'était un maître fourbe. Fils d'un petit officier poitevin,
ce curé de campagne, devenu grand vicaire de l'évêque d'Angers,
avait séduit Louis XI par son activité et son astuce. Le roi l'avait pris
pour aumônier en 1464, l'avait fait le « premier du Grant Conseil »,
et, malgré l'inconduite notoire de son protégé, avait obtenu pour lui
le cardinalat. Le jour où il reçut le chapeau, le 27 novembre 1468,
Balue donna un banquet égayé par des intermèdes : <^ entre lesquelz
joueurs de farcez, il y avoit ung personnaige feingnant ledit Balue
cardinal, qui disoit tels mots : Je fay feu, je fay raige^je fay bruit,
je fay tout, il ne est nouvelle que de moy ». Bientôt il ne fut nouvelle
que de sa disgrâce. Ses ennemis l'accusèrent d'avoir machiné la
surprise de Péronne; Louis XI, heureux de voir imputer à la tra-
hison les conséquences de sa propre témérité, se laissa facilement
persuader et exclut le cardinal de son Conseil. C'est alors que Balue
s'associa avec Harancourt, pour empêcher Charles de France d'ac-
cepter la Guyenne : ils espéraient tous deux contraindre le roi à
résipiscence; au pis aller, ils passeraient au service de Charles le
Téméraire. Mais l'arrestation fortuite d'un émissaire qu'ils envoyaient
au duc de Bourgogne dévoila leur complot (22 avril 1469). Le len-
demain, Balue et Harancourt furent mis en prison, à la grande joie
du public, car ils étaient méprisés et haïs. Nous avons conservé sept
INTRIGUES
DE HARANCOURT
ET DE BALUE.
LEUR
ARRESTATION.
chule de la maison d'Armagnac, Thèses de l'Ec. des Charles, 1901 (Manuscrit communiqué
par l'auteur). Dupont-White, Le siège de Beauvais, Mém. rie la Soc. Acad. de l'Oise, t. I,
i847-i85i. Tamizey de Larroque, De l'existence de Jeanne Hachette, Rev. des Ouest, histor.,
t. I, 1866.
36 1
CHARLES
DE FRANCE
ACCEPTE
LA GUYENNE.
PROJETS
DE LOUIS XI
CONTRE LA MAISON
DE BOURGOGNE.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. uvre h
chansons ou ballades composées à cette occasion. Prince, disait une
d'elles,
Prince, je diz que, pour enseignement,
Son corps doit estre vestu de peau velue.
Et que sur lui on frappe tellement
Que on puisse jouer... à la Balue!
Les deux coupables ne furent jamais jugés, mais Balue resta
captif jusqu'en 1480, et Harancourt jusqu'en 1482'.
Une semaine après leur arrestation, le 29 avril 1469, Louis XI con-
férait à son frère le duché de Guyenne, avec les sénéchaussées d'Age-
nais, de Quercy, de Périgord, de Saintonge, La Rochelle et le bailliage
d'Aunis. Charles de France n'accepta cet apanage qu'après avoir
renouvelé son alliance avec le duc de Bretagne. Pourtant, le 7 sep-
tembre, grâce à l'entremise de la bonne Charlotte de Savoie, il eut
une entrevue avec son frère et se réconcilia avec lui. Il était encore
l'héritier présomptif du trône, et Louis XI le traitait avec une sollici-
tude qui n'excluait point d'ailleurs la méfiance : le 19 août, Charles
avait dû jurer, sur la croix de Saint-Laud, de ne jamais conspirer
contre la vie ou la liberté du roi, et de ne point solliciter la main de
Marie, unique enfant et héritière du duc de Bourgogne. Il lui fallut
encore signer un acte par lequel il renonçait à ses précédents apa-
nages, le Berry et la Normandie, et renvoyer « l'anel dont on disoit
qu'il avoit espousé la duchié de Normandie »; le 9 novembre, en
séance de l'Echiquier de Rouen, l'anneau fut brisé sur une enclume.
Surveillé en Guyenne par des hommes de confiance du roi, Charles
déclina les propositions du Téméraire, qui lui offrait la main de sa
fille et la Toison d'Or.
Louis XI n'était pas homme à se contenter de ce demi-succès.
La ruine de la maison de Bourgogne était certainement un dessein
arrêté déjà dans son esprit. Pour arriver au but, il allait prendre
successivement les moyens les plus différents, à mesure qu'ils se
présenteraient à portée de sa main. On en a conclu qu'il n'avait point
de plan d'ensemble, ni de suite dans les idées, et que la chute de son
adversaire a été due aux circonstances et non à son habileté. La
suite de ce récit montrera cependant avec quelle merveilleuse adresse
il a réduit le Téméraire à l'impuissance : les événements exigeaient
justement patience et souplesse d'esprit, et, si le duc de Bourgogne
s'est perdu, c'est qu'il n'a point eu, comme Louis XI, lart de reculer
et d'attendre.
1. Le long supplice de Balue, enfermé dans une étroite cage de fer, est une légende. Balue
eut une captivité fort douce. La cage de fer où, par crainte d'une évasion, l'on enferma
Harancourt, en 1476, avait les dimensions d'une cellule.
362
Coalitions féodales.
Lorsqu'il eut constaté l'inutilité du traité de Péronne, que les
officiers du roi violaient à plaisir, Charles le Téméraire poussa son
beau-frère le roi d'Angleterre à envahir la France, et la flotte
d'Edouard IV vint menacer à plusieurs reprises les côtes de Nor-
mandie. L'alliance anglaise devint, de 1469 à 1471, l'objet principal
de la diplomatie royale, comme de la diplomatie bourguignonne.
Louis XI comptait sur un prochain changement dynastique outre-
Manche. L'Angleterre était considérée comme le pays des révolutions ;
le jeune roi était peu populaire, et Warwick pouvait bien défaire le
roi qu'il avait fait. Il s'y employa : du mois de juillet 1469 au mois
d'avril 1470, l'Angleterre fut continuellement troublée par des prises
d'armes. Enfin Warwick, traqué par Edouard IV, s'enfuit en France;
au passage, sa flottille captura quelques nefs bourguignonnes : il
voulait obliger Louis XI à se déclarer franchement, et à rompre avec
Edouard IV et Charles le Téméraire.
Louis XI joua la surprise, négocia. Mais le duc de Bourgogne
se vengea des prises de Warwick en envoyant une flotte ravager les
rives normandes, et, lorsque les ambassadeurs royaux vinrent lui
demander des explications, il leur cria, pourpre de colère : « Entre
nous Portugalois \ avons une coustume devers nous, que, quand ceux
que nous avons tenus à nos amis se font amis à nos ennemis, nous
les commandons à tous les cent mille diables d'enfer ». En réponse à
cette algarade, Louis XI appela la reine Marguerite de la retraite où
elle vivait avec le prince de Galles, et lui offrit son appui et celui du
faiseur de rois pour une nouvelle expédition en Angleterre; il arriva,
au bout de trois semaines de patiente diplomatie, à la réconcilier
avec ce Warwick, son ennemi mortel, qui jadis « avoit fait prescher
publiquement par Londres comment elle estoit femme ahontie de
son corps, et que l'enfant qu'elle faisoit accroire estre fils du roy
Henry estoit un enfant de fornication ». Warwick requit humble-
ment le pardon de Marguerite, et obtint que sa seconde fille fût
mariée au prince de Galles. Le 55 juillet 1470, Louis XI écrivit ironi-
quement à Jean Bourré qu'il venait de marier la reine d'Angleterre et
Warwick.
Le faiseur de rois débarqua en Angleterre le 13 septembre 1470,
et marcha sur Londres. Tandis qu'Edouard IV s'enfuyait en Hollande,
Henry VI, prisonnier depuis cinq ans à la Tour de Londres, était
délivré, couronné, assis sur le trône : « autant y eust fait un sac de
laine que l'on traîne par les oreilles », dit Chastellain; et il ajoute :
« se baignoit le roy Loys en roses, ce lui sembloit, d'oyr ceste bonne
L'ALLIANCE
ANGLAISE.
LOUIS XI RECON-
CILIE WARWICK
ET MARGUERITE
D'ANJOU.
RESTAURATION
DES LANCASTRES.
1. Le duc se disait Portugais de naissance, par sa mère.
( 363 )
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beau jeu.
ASSEMBLEE
DE TOURS.
LOUIS XI PREND
L'OFFENSIVE.
MAIS CHARLES
DE FRANCE
EST PRÊT
A LE TRAHIR.
aventure ». Louis XI, en effet, se croyait assuré du concours des
Anglais, et ses ambassadeurs proposaient à Henry VI le démembre-
ments des États bourguignons.
Au mois de novembre 1470, Louis XI réunit à Tours une assem-
blée de seigneurs, de prélats et d'officiers de la couronne. Ses griefs
contre son adversaire furent exposés avec un grand luxe de détails,
plus ou moins authentiques : l'entrevue de Péronne avait été un
guet-apens combiné par Balue elle duc de Bourgogne; les traités de
1465 et de 1468, obtenus par la violence, n'avaient même pas été res-
pectés par Charles le Téméraire. L'assemblée répondit que, « selon
Dieu et conscience, et par toute honneur et justice, le roi estoit
quitte et délié desdits traités ». Brusquement, au mois de janvier,
la Picardie fut envahie par les troupes royales. Le connétable de
Saint-Pol occupa Saint-Quentin, et les gens d'Amiens, de Roye et
de Montdidier ouvrirent leurs portes, de gré ou de force, à Antoine
de Chabannes. Les nobles et les francs-archers du Dauphiné péné-
trèrent au cœur du Maçonnais et jusqu'en Bourgogne. Pris de court
par cette agression subite, Charles le Téméraire criait à la trahison,
accusait Louis XI d'avoir tenté de le faire empoisonner. Autour de
lui, les défections commençaient. Les Bourguignons avaient « le
cueurs failly. Ils disoient que Dieu estoit françoys ceste année, com-
bien que le temps passé il a esté bourguignon », et les fidèles de
Louis XI se réjouissaient de voir « la desconfîture et le rabassement
d'orgueil de ces traistres borgoignons, enemys du roy et de la
France, hors delà foy de France » '. Louis XI écrivait, le 7 mars 1471 :
« J'ay espérance que ce sera la fin des Bourgongnons ».
Cette confiance n'était pas justifiée. Charles de France, bien qu'il
eût accompagné le roi en Picardie, était prêt à le trahir : la Guyenne,
dévastée par les terribles guerres de 1451 et de 1453, et désolée par
l'anarchie féodale, n'était point un bon apanage; de plus, la nais-
sance d'un dauphin, le 30 juin 1470, avait enlevé à Charles l'espoir de
la couronne. Ce médiocre ambitieux, qui s'intitulait « très grand duc
d'Aquitaine et fils de France » ^ était poussé à la révolte par les deux
factions qui se disputaient l'avantage de le gouverner. Sa maîtresse
Colette de Chambes, veuve de Louis d'Amboise, voulait se venger de
Louis XI, qui venait de la dépouiller de l'héritage de son mari. Odet
d'Aydie, qui avait oublié son serment de fidélité à Louis XI, était le
1. Lettre du Dauphinois Jean de Ventes au Parlement de Grenoble, 16 mars 1471, publ.
par Fauché-Prunelle, Bull, de l'Acad. Delphinale, t. II, 1846-1849, p. 643.
2. Stein, Réun. des Soc. des Beaux-Arts des départ., 1892, p. 528. Sur son administra-
tion en Guyenne, voir les documents publiés aux t. V et VIII des Arch. hist. de la
Gironde, et Brives-Cazes, Les Grands Jours du dernier duc de Guyenne, 1867. Louis XI avait
eu bien soin de transférer à Poitiers le Parlement qu'il avait fondé à Bordeaux en 1462.
364
Coalitions féodales.
chel de l'autre parti ; il cherchait à se débarrasser de Colette, et à
marier son maître avec une fille de Gaston IV, comte de Foix, qui
était maintenant brouillé avec Louis XI. Mais Charles de France se
rappelait qu'on était venu lui offrir la main de Ihéritière de Bour-
gogne. Le Téméraire le laissa caresser cette chimère. Il se promit
bien d'ailleurs de ne point donner Marie au duc de Guyenne, non
plus qu'aux six autres princes dont il accueillit ou provoqua succes-
sivement les avances matrimoniales. Il disait en riant à ses intimes
qu'il marierait sa fille quand il serait cordelier de l'observance. « Il
entendoitbien, dit Jean Le Clerc, que c'estoit le meilleur baston qu'il
eust », et Commynes ajoute : « Croy qu'il n'eust point voulu avoir de
filz, ne que jamais il eust marié sa fille tant qu'il eust vescu ». Mais
ce décevant espoir était suffisant pour assurer la défection prochaine
de Charles de France.
Le péril anglais allait renaître, plus grand que jamais : Charles
le Téméraire fournit en secret au fugitif Edouard IV les moyens de
réunir une flotte et une armée, et les Yorkistes débarquèrent à l'em-
bouchure de l'Humber le 14 mars 1471. Edouard IV, lorsqu'il secouait
son habituelle mollesse, avait les qualités d'un grand capitaine,
prudence, justesse d'esprit, décision. Il réussit, avec douze ou quinze
cents aventuriers, à traverser en moins d'un mois la moitié du
royaume. Il était peu aimé en Angleterre, mais le peuple, indifférent
et las, le laissa passer. Il entra à Londres le 11 avril; le 14, Warwick
fut vaincu et tué à Barnet, et le 4 mai, le prince de Galles, fils de
Henry VI, périt dans le désastre final de Tewkesbury. Henry VI,
enfermé de nouveau dans la Tour de Londres, y mourut le 21 mai •.
Au moment où Edouard IV s'embarquait pour reconquérir son
royaume, Charles le Téméraire s'était mis en marche avec une armée
de trente mille hommes, pour reprendre les villes de la Somme.
Il mit le siège devant Amiens (10 mars 1471). La ville, bien défendue
par Antoine de Chabannes, résista au bombardement. Le duc de
Bourgogne espéra se la faire livrer par le connétable de Saint-Pol,
qui y était entré sous prétexte d'amener dos renforts. Saint Pol cher-
chait à se rendre l'homme nécessaire, le médiateur entre Louis XI et
le Téméraire; son but était sans doute de se constituer une principauté
en Picardie. Mais pour le moment, d'accord avec François II de Bre-
tagne, il voulait obliger le duc de Bourgogne à se lier envers la
Noblesse de France par une garantie solennelle et à conclure le ma-
riage de sa fille avec Monsieur Charles. Impatienté par ces exigences,
inquiet des nouvelles qu'il recevait du Maçonnais, le Téméraire,
EDOUARD IV
REPREND
LA COURONNE.
CHARLES
LE TÉMÉRAIRE
ASSIÈGE AMIENS.
TREVE.
1. Marguerite d'Anjou resta cinq ans prisonnière en Angleterre; Louis XI finit par payer
sa rançon, et elle vint terminer sa vie en France.
36^
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
NOUVELLE
COALITION
FÉODALE.
MALADIE ET MORT
DU DUC
DE GUYENNE.
au début du mois d'avril, « escripvit au roy six lignes de sa main » :
il regrettait de « luy avoir ainsi couru sus », pour satisfaire autrui.
Louis XI, de son côté, avait perdu sa belle assurance, et il accueillit
avec joie ces ouvertures : il signa avec le duc de Bourgogne une
trêve, qui laissait les garnisons royales dans Amiens et Saint-
Quentin.
Mais Louis XI, en déchirant les traités de Conflans et de Péronne,
s'était condamné à une lutte sans merci avec ses grands vassaux. La
mésintelligence de ses adversaires ne dura point. Dans le cours de
Tannée 1471, des Pays-Bas à la Bretagne, des Alpes aux Pyrénées,
une coalition féodale se reforma. Odet d'Aydie unit les maisons de
Bretagne et de Foix par le mariage de François II avec une fille de
Gaston IV (26 juin). Au mois de juillet, le duc de Guyenne quitta
Louis XI pour retourner à Bordeaux et demanda au pape d'annuler
le serment qu'il avait fait sur la croix de Saint-Laud de ne jamais
épouser Marie de Bourgogne. En vain Louis XI envoyait en Guyenne
un de ses plus fins diplomates, Imbert de Batarnay, pour négocier
le mariage de Charles avec Jeanne de Castille : si vous réussissez, lui
écrivait-il, « vous me mectez en paradis ». Charles refusa la « fille
d'Espaigne ». Louis XI lui proposa une de ses propres filles : « Au
regard du mariage de la fille du roy, lui fut-il répondu, mondit
seigneur a bien intention de mieux faire, au bien du royaume, des-
dicts seigneurs du sang et des subjets d'iceluy. » Jean V d'Armagnac,
qui avait recommencé ses menées occultes, avait été dépouillé de ses
biens par le roi en 1469, et obligé de s'enfuir en Espagne; au mois
de décembre 1471, le duc de Guyenne le rappela et lui rendit ses
domaines. Jean leva aussitôt une armée et « avec grant puissance
tint les champs du costé de Thoulouse ». Jean II, roi d'Aragon, et
Yolande, duchesse de Savoie, sœur de Louis XI, promirent leur con-
cours aux coalisés, et il fut convenu qu'Edouard IV serait laissé libre
de reconquérir en France les anciens domaines des Plantagenêts. Les
familiers du duc de Guyenne disaient « que on bailleroit au roy tant
de lévriers a la queue qu'il ne sauroit quel part fuyr ». C'était le
démembrement de la France qui se préparait. Charles le Téméraire
déclarait qu'il aimait mieux que personne le bien du royaume, « car,
disait-il, pour ung roy qu'il y a, je y en vouldroye six ».
Le bruit courait que le roi de France était perdu. Un espoir pour-
tant lui restait. Le 1" mars 1472, il chargea l'évêque de Valence de
déposer au trésor de Saint-Laud d'Angers une série de documents
établissant que Monsieur Charles avait violé le serment prêté par lui
sur la croix de Saint-Laud. Un tel parjure ne pouvait rester impuni.
Comment douter d'ailleurs de la protection céleste? Colette de
366
Coalitions féodales.
Chambes était morte le 14 décembre 1471, et Charles de France,
depuis l'entrée de l'hiver, ne faisait que dépérir. Louis XI était par-
faitement renseigné sur tout ce qui se passait en Guyenne : le moine
même qui disait les heures avec le duc était un espion aux gages du
roi. Les précautions de Louis étaient prises : des troupes étaient
massées sur la frontière ; les serviteurs de Monsieur étaient gagnés
d'avance ou surveillés, les bonnes villes circonvenues. Charles de
France mourut le 24 mai 1472. En quelques jours, toute la Guyenne
fut soumise. Odet d'Aydie s'enfuit en Bretagne, accusant le roi
d'avoir empoisonné son frère *,
Charles le Téméraire venait de réorganiser son armée, de régler
strictement le service des nobles, de créer des troupes permanentes ^.
Le 22 juin et le 16 juillet, il publia de violents manifestes, où il pré-
tendait que le duc de Guyenne avait été mis à mort sur l'ordre du roi,
« par poisons, maléfices, sortilèges et invocations diaboliques ». Dès
le 4 juin, sans attendre l'expiration de la trêve, il avait commencé les
hostilités; le 10, il fit massacrer les habitants et les défenseurs de la
petite ville de Nesle, et, entrant à cheval, armé de pied en cap, dans
l'église Notre-Dame, où s'entassaient des monceaux de cadavres
sanglants, il s'écria : « Saint Georges! Enfans, vous avez faict une
belle boucherie!* » Le 27, il arriva devant Beauvais, qui n'avait point
de garnison. Sachant le sort qui les menaçait, les habitants firent une
résistance désespérée, à laquelle les femmes prirent une part glo-
rieuse. Pendant un assaut, une fille du peuple, Jeanne Laisné,
« gagna et retira devers elle ung estendart ou bannière des Bourgoi-
gnons *. » Telle était l'impéritie militaire du duc de Bourgogne que,
malgré les forces considérables dont il disposait, il laissa chaque jour
des troupes royales entrer dans Beauvais, qui finit par devenir impre-
nable. Il déguerpit le 22 juillet, et alla, durant trois mois, ravager le
pays de Caux, brûlant des centaines de villages et de châteaux,
détruisant les moissons. Sur l'ordre du roi, Antoine de Chabannes se
contentait de le suivre de loin et de « rompre ses vivres ». Pendant
CAMPAGNE
DE CHARLES
LE TÉMÉRAIRE.
SIEGE
DE BEAUVAIS.
GUERRE
DE DÉVASTATION.
1 En réalité, le duc de Guyenne était depuis longtemps malade (Rapport publié par
Vaesen, Lettres de Louis XI, t. IV, p. 364; relation d'Arnold de Lalaing, publ. par Lenglet
du Fresnoy, Preuves de Commines, t. III, p. 261). Le D' E. Brissaud, Gazette hebdomadaire
de médecine et de chirurgie, 1882, p. 199, a émis l'hypothèse de la syphilis.
2. D'après les édits de 1471, Charles le Téméraire forma une armée de 1 25o lances. Chaque
lance comprenait un homme d'armes à cheval avec un coutilier et un page, trois archers
montés, combattant à pied, un couleuvrinier, un arbalétrier, un piquier. "Voir les ouvrages
indiqués par H. Pirenne, Bibliographie de l'Hist. de Belgique, 2' édit., n"' 1018 à io3i, notam-
ment ceux de G. Guillaume.
3. Témoignage publié dans le Bull, d-u Comité de la Langue, de l'Hist. et des Arts de la
France, t. II, i853-i855, p. 284.
4- Lettres de Louis XI pour Jeanne Laisné (Ordonnances, t. XVII, p. 583V De cet épisode
est sortie la légende de Jeanne Hachette.
36;
LA COALITION
DISSOUTE.
PROCES DU
DUC D'ALENÇON.
MORT DU COMTE
D'ARMAGNAC.
Règne de Louis XI, Goiiçernement des Beaujeu. livre m
ce temps, les garnisons royales de la frontière faisaient des incur-
sions dans les pays bourguignons, et le corsaire gascon Guillaume
de Gasenove terrifiait les populations maritimes des Pays-Bas. Les
troupes du Téméraire, épuisées et affamées, reprirent à la fm d'oc-
tobre la route des Flandres. Le duc de Bourgogne conclut a:\rec lé
roi, le 3 novembre, une trêve de cinq mois, qui, à son expiratiosPout
renouvelée pour un an.
Louis XI, selon son habitude, avait réservé ses coups décisifs à
ses adversaires les plus faibles. Il avait envahi la Bretagne, et
François II fut contraint d'accepter une trêve, le 15 octobre 1472.
Odet d'Aydie passa au service du roi. Le duc d'Alençon, arrêté
sous Finculpalion d'avoir voulu livrer ses domaines au Téméraire,
fut traduit devant le Parlement, et, pour la seconde fois, condamné
à mort ; Louis XI eut cependant pitié de son ancien complice : le
vieux conspirateur fut encore gracié *. Jean V, comte d'Armagnac,
fut moins heureux. Assiégé dans la place forte de Lectoure, il s'était
rendu, le 11 juin 1472, au sire de Beaujeu, et il avait obtenu la per-
mission d'aller se justifier auprès du roi. Il resta dans le Midi et ne
profita de sa liberté que pour préparer sa revanche. Lorsque les
troupes royales se furent éloignées, Jean V s'empara de Lectoure et
fit prisonnier le sire de Beaujeu, grâce à la connivence des habi-
tants (19 octobre 1472). Gette satisfaction d'amour-propre lui coûta
cher : les Francs- Archers de Guyenne furent mis sur pied, l'arrière-ban
de la sénéchaussée d'Agen fut convoqué, le roi envoya de l'artillerie,
et Lectoure dut capituler le 4 mars 1473. L'armée royale saccagea
la ville, et Jean V, qui avait promesse de vie sauve, périt fortuitement
dans une bagarre. Ses biens, qui formaient une des plus importantes
seigneuries du Midi, furent dépecés entre le sire de Beaujeu et une
vingtaine d'autres serviteurs du roi.
La période des grandes coalitions féodales était close : Charles
de France et le comte d'Armagnac étaient morts ; le comté de Foix
était échu à un enfant ; le duc d'Alençon avait disparu de la scène
politique; le duc de Bretagne se tenait coi; Charles le Téméraire,
absorbé par ses projets sur « les Allemagnes », allait être réduit,
dans les affaires de France, à une opposition impuissante. Un chan-
sonnier du temps résuma très bien la situation :
Berry est mort,
Bretaigne dort,
Bourgogne hongne (grogne),
Le roy besongne.
i. Il sortit de prison le 28 décembre 1475 et mourut l'année suivante.
< 368 X
CHAPITRE III
RUINE DE LA MAISON DE BOURGOGNE.
AFFAIRES D'ESPAGNE ET D'ITALIE
I. CHARLES LE TEMERAIRE ET L ALLEMAGNE. GUERRES DE BOURGOGNE. —
II. LA SUCCESSION DE BOURGOGNE. — III. AFFAIRES d'eSPAGNE ET d'iTALIE.
7. — CHARLES LE TEMERAIRE ET L'ALLEMAGNE. —
GUERRES DE BOURGOGNE^
CHARLES le Téméraire avait repris dès son avènement la poli-
tique suivie jadis par Philippe le Bon, qui avait voulu fonder un
État indépendant, gouverné selon les principes du droit divin 2. Il
simplifia l'administration des finances et de la justice, établit à Mafines
une Chambre des Comptes qui remplaça celles de Lille, de Bruxelles
et de La Haye, et un Parlement dont le ressort s'étendit à tous ses
États septentrionaux, y compris l'Artois et la Flandre française (1473).
Il ne voulait pas seulement instituer un contrôle financier plus rapide
et rendre meilleure justice. Par la création d'un tribunal suprême
portant le nom de Parlement, et par le choix de Malines (ville d'Em-
pire) comme siège des deux cours souveraines des Pays-Bas, Charles
le Téméraire prétendait manifester sa complète indépendance à
l'égard du roi de France. Dès 1470 d'ailleurs, il avait défendu à tous
1. Sources et ouvrages a consulter. On trouvera des indications bibliographiques dans
Pirenne, Bibliographie de l'hisloire de Belgique, 2' édition, 1902, et dans Toutey {voir plus
bas). Principales sources pour la politique de Louis XI : outre Commynes et Jean de Roye,
Chronique de Jean Molinet, dans Buchon, Chroniques nationales françaises, t. XLIII, 1827;
Lettres de Louis XI, t. V et VI, 1895-1898; Commyues-Lenglet, t. III, 1747; De Gingins La
Sarra, Dépèches des ambassadeurs milanais .mr les campagnes de Charles le Hardi, i858. Tra-
vaux d'ensemble : J. Poster Kirk, Hislory of Charles the Bold, t. II et III, i86.3-iS68 (le t. III
n'a pas été traduit par Flor O'Squarr). E. A. Freeman, Select hislorical essays, 1878. P. Hen-
rard. Appréciation du règne de Charles le Téméraire, Mém. couronnés par l'Acad. de Bel-
gique, t. XXIV, 1875. E. Toutey, Charles le Téméraire et la Ligue de Constance, 1902. Nous indi-
querons les travaux spéciaux les plus importants; il en parait chaque année de nouveaux.
2. Charles le Téméraire, accentuant les prétentions paternelles, déclarait aux députés
des Etats de Flandre que son autorité était d'origine surnaturelle, et leur conseillait de
lire « le Livre des Rois, en la Bible, où, par motz exprès. Dieu a designé et declairé le
pûvoir-d£s princes sur leurs subgeclz >•.
369 >
CHABLES
LE TÉMÉRAIRE
VEUT FONDER
UN ÉTAT
CENTRALISÉ,
LSDEPEXDANT
DE LA FRANCE,
IV. 2,
24
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
ET RECONSTITUER
LE ROYAUME
DE LOTHARINGIE.
ses sujets d'en appeler au Parlement de Paris. En 1474 il organisa les
Parlements de Beaune et de Dole pour le duohé de Bourgogne et la
Franche-Comté. Louis XI avait violé le traité de Péronne, et Charles
ne se considérait plus comme son vassal ^
Le duc se condamnait ainsi à une lutte mortelle contre le roi de
France. Pour sa sûreté, il lui fallait non seulement reconquérir Tin-
dispensable frontière des villes picardes, mais encore ramener la
France à Fétat où elle était trois cents ans auparavant. Les alliances
de Charles avec tous les féodaux en révolte contre Louis XI et avec
le roi d'Angleterre prouvent que c'était bien là son intention. Mais
son ambition ne s'arrêtait pas là. Il voulait reconstituer lancien
royaume deLothaire, de la mer du Nord à la Méditerranée^, et prendre
le titre de roi : il comptait sur l'anarchie de l'Empire, et sur l'inertie
de Frédéric III, « homme de très petit cueur ». Il songea même à la
couronne impériale. A partir de 1473, il sacrifia tout pour « s'aller
hurter contre ces Almaignes ».
Il commença ses conquêtes dans le pays dErapire en soumettant
BOURGUIGNONNES. \^ principauté de Liège, qui fut définitivement annexée en 1468. Au
nord (lu Liégeois, il convoitait le duché de Gueldre; il intervint en
faveur du duc Arnold, emprisonné par son fils Adolphe, qui trouvait
« qu'il y avoit quarante-quatre ans que son père estoit duc, et qu'il
estoit bien temps qu'il le fust » ; à la mort du vieil Arnold, en 1473, le
duc de Bourgogne recueillit sa succession ^
Pour unir les deux tronçons de l'État bourguignon, Charles avait
besoin de l'Alsace et de la Lorraine. On a vu que le landgraviat de
Haute-Alsace* appartenait nominalement à Sigismond, duc d'Au-
triche. Ce prince, incapable et dépensier, avait à peu près achevé
d'aliéner, par des contrats de gagerie, les domaines rhénans de sa
maison ^. Le pays était livré aux misères de l'anarchie féodale.
Mulhouse, qui formait une république vassale de l'Électeur Palatin,
était particulièrement menacée. En 1466, les nobles voisins, poussés
par Sigismond, essayèrent de s'emparer de cette ville. Alors elle con-
clut, le 17 juin, une aUiance de vingt-cinq ans avec Berne et Soleure.
Les invasions des Suisses dans les domaines autrichiens recommencè-
rent. Plutôt que de laisser ses vieux ennemis s'emparer de Waldshut,
CONQUÊTES
LIEGE. DUCHE
DE GUELDRE
AFFAIRES
D'ALSACE.
1. Il était stipulé dans le traité de Péronne que, si le roi n'en observait pas les clauses,
les fiefs français du duc de Bourgogne appartiendraient désormais à celui-ci sans obligation
d'hommage. — Sur l'œuvre de centralisation de Charles le Téméraire, voir Eug. Lameere,
Le Grand Conseil des ducs de Bounjoyne, 1900; H. Pirenne, Hist. de Belgique, t. II (sous presse).
2. Sur sa tentative pour s'emparer de la Provence, voir plus loin, p. 38i. Tous les rêves,
il les fit. Un jour, il déclarait avoir des droits sur le trône d'Angleterre.
3. Adolphe, arrêté en 1A71, ne recouvra sa liberté qu'après la mort du Téméraire.
4- Cette seigneurie correspondait à peu près à notre ancien département du Haut-Pihin.
5. Sur ces contrats et la politique de Sigismond, voir 1 ouvrage de L. Stouff, cité p. 3oi.
370
Ruine de la Maison de Boiu'gogiie.
qui leur aurait donné la frontière du Rhin, Sigismond leur promit
une rançon de 10 000 florins et, pour se procurer cet argent, il résolut
de mettre en gage les droits qui lui restaient encore dans la région.
Il vint d'abord en France, les offrir au roi. Louis XI, depuis qu'il avait
combattu les Suisses en 1444, avait pour eux une estime mêlée de
quelque crainte '. Il refusa de recevoir Sigismond, qui se rendit immé-
diatement à Bruges. Le duc de Bourgogne Taccueillit avec empresse-
ment. Moyennant oO 000 florins, Charles le Téméraire acquit les droits
que Sigismond avait conservés dans le comté de Ferrette, le land-
graviat de la Haute-Alsace, les villes forestières de Rheinfelden,
Sseckingen, Laufenbourg et Waldshut, et le comté de Hauenstein;
il pouvait notamment y racheter les terres engagées par les ducs
d'Autriche : il devait tout abandonner le jour où Sigismond lui
rembourserait, en une fois, et les 50 000 florins, et les dépenses que
Charles aurait faites pour le bie^n de l'Alsace (traité de Saint-Oraer,
9 mai 1469). Une clause du traité promettait l'assistance de Charles
le Téméraire au duc d'Autriche, s'il était attaqué par les Suisses.
Peut-être Sigismond espérait-il recouvrer un jour ses domaines
rhénans. Mais comment pourrait-il jamais rendre ces 50 000 florins,
et les 180000 florins que Charles le Téméraire se proposait de
verser peu à peu, pour racheter les terres engagées? La Haute-
Alsace et le cours moyen du Rhin paraissaient acquis à la maison
de Bourgogne ^.
Charles le Téméraire prit possession du pays sans difficulté, et
donna la charge de grand bailli à un noble alsacien, Pierre de Hagen-
bach, qui servait depuis longtemps sa maison avec dévouement.
Hagenbach, homme de caractère rude et impérieux, fit revivre les
prérogatives de souveraineté que la maison d'Autriche avait laissé
périmer, et rétablit un gouvernement central. En deux ans, les prin-
cipales forteresses furent occupées par les troupes bourguignonnes,
les brigands féodaux durent faire soumission, et l'Alsace fut pacifiée.
Mais tous ceux qui avaient jusque-là profité du désordre devinrent les
ennemis du grand bailli. De plus, il entreprit de récupérer les terres
domaniales, et mécontenta les nobles et les villes qui croyaient les
avoir acquises pour toujours. Sous prétexte de défendre les intérêts
des innombrables créanciers de Mulhouse, la protégée des Suisses, il
invita cette ville à accepter la suzeraineté bourguignonne. Il mani-
TRAITE
DE SAINT-OMER
(1460).
PIERRE
DE HAGENBACH
EN ALSACE.
LA BASSE- UN ION
{U73).
1. Il écrivait en 1471 au gouverneur de Roussillon, chargé d'une mission en Savoie :
« Vous savez que les Souysses sont vaillans gens, et y estiez quand je les combati. Se
vous sentiez qu'ilz venissent, je vous prie que vous n'aiez point de honte de faire retirer
mes gens » (Lettres, t. IV, p. 278-279).
2. H. Witte, Zur Geschichle der Enlslehung der Dargunderkriege, Herzog Sigmunds Bezieliungen
zu den Eidgenossen iind :u Karl dem Kùlmen, i885.
371
TBAITE DE NANCY
{1473).
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
festa même rintention de mettre la main sur les républiques de Bâle
et de Colmar. Enfin, comme Charles le Téméraire le laissait sans
argent, il viola une stipulation du traité de Saint-Oraer et frappa
d'un impôt la vente du vin. Dès i473, la situation devint très grave.
Plusieurs villes alsaciennes refusèrent de payer le « mauvais denier».
Le 14 mars, Bâle et son évêque, Colmar, Mulhouse, Strasbourg et
son évêque, Schlestadt et le margrave de Bade conclurent une alliance
de dix années : la « Basse-Union » était formée pour aider Mulhouse
à se libérer de ses dettes et pour arrêter les progrès de la maison de
Bourgogne sur le Bhin.
AFFAIRES Charles le Téméraire ne tint aucun compte de cet avertissement.
DE LORRAINE. \\ voulait s'cmparcr aussi de la Lorraine, René II, petit-fils du
roi René, qui devint duc de Lorraine en 1473, était un brillant et
affable chevalier de vingt-deux ans, instruit, pieux et brave, et qui
inclinait vers l'alliance française. Mais Louis XI craignit de se com-
promettre en le soutenant ouvertement et René dut subir ralHance
que Charles le Téméraire lui imposa, les armes à la main : le traité
de Nancy (15 octobre 1473) donna aux troupes du Téméraire le droit
de passage à travers la Lorraine, et plusieurs places fortes du duché
furent bientôt occupées par des garnisons bourguignonnes. C'était la
première étape vers l'annexion.
ENTREVUE Au momcut de la conclusion du traité de Nancy, le duc de Bour-
DE TREVES. goguc était en conférence à Trêves avec l'empereur (30 septembre-
25 novembre 1473). Cette entrevue, qui provoqua une grande émotion
dans tout l'Occident, était l'aboutissement de négociations qui
duraient depuis 1470. Le duc de Bourgogne demandait à l'empereur
le titre de roi des Romains; en échange, il offrait la main de Marie,
son héritière, pour Maximilien, fils de Frédéric III : après la mort de
Frédéric, la couronne impériale appartiendrait successivement à
Charles le Téméraire et à son gendre. La maison de Bourgogne-
Autriche deviendrait alors la première de la Chrétienté. Elle orga-
niserait la guerre sainte contre les Turcs : au besoin, les croisés
réduiraient à l'impuissance le roi de France, le perfide Louis XI,
l'empoisonneur, le fratricide, l'éternel perturbateur de la paix entre
les fidèles. Le Téméraire constata bientôt que Frédéric ne se prêterait
pas à cette combinaison grandiose. Offrant toujours la main de sa
fille, il essaya d'obtenir la constitution d'un royaume de Bourgogne,
qui comprît, outre ses domaines, les évêchés d'Utrecht, de Tournai,
de Cambrai, de Toul et de "Verdun, la Lorraine et la Savoie. L'empe-
reur tergiversait, alléché par l'offre de l'héritage bourguignon.
Charles se crut assuré du succès, et fit préparer à Trêves même la
cérémonie de son couronnement.
i 372 )
Ruine de la Maison de Boursoi^rie,
Mais Frédéric III, à défaut d'autre vertu politique, était très
méfiant. Il savait l'histoire des multiples fiançailles de Marie de Bour-
gogne. L'ambition et la puissance de Charles effrayaient encore
davantage les princes électeurs, qui ne se souciaient pas de le voir
s'allier à la maison d'Autriche et prendre pied en Allemagne. Enfin
Louis XI veillait'. Inquiet de cette entrevue, il avait envoyé à Trêves
des agents, qui parlèrent d'un mariage possible entre le dauphin et
Cunégonde, fille de Frédéric III, et Tempereur accueillit ces ouver-
tures : à la fin du mois d'octobre, il proposa au duc Charles une
alliance entre l'Empire, la Bourgogne et la France. Le Téméraire,
exaspéré, faillit quitter Trêves. Les conférences se prolongèrent encore
un mois; mais, à mesure que l'empereur reculait, le duc multipliait
ses exigences. Le 23 novembre, il fut décidé qu'une nouvelle entrevue
aurait lieu au mois de février. C'était une rupture. Soit pour la bien
marquer, soit simplement pour éviter de payer les dettes qu'il avait
contractées à Trêves, le chiche et sournois Frédéric III partit furti-
vement le 25 novembre, avant l'heure fixée pour la séparation ^.
Le duc de Bourgogne avait amené à Trêves toute une armée.
Il alla, pour soutenir Hagenbach, faire une promenade militaire en
Alsace. Il rejeta les réclamations des habitants et partit avec la con-
viction que le pays était soumis. Trois mois après, les Alsaciens étaient
en pleine révolte et demandaient à retourner sous la domination au-
trichienne. Hagenbach, laissé sans secours par le duc de Bourgogne,
fut traduit devant un tribunal extraordinaire où figuraient les magis-
trats des villes soulevées contre lui, et même quelques délégués
suisses. Il fut condamné à mort et exécuté le 9 mai 1474. C'en était
fait de la domination bourguignonne en Alsace'.
Charles le Téméraire accueillit ces nouvelles par des impréca-
tions et des cris de fureur; mais il différa sa vengeance. Il croyait
avoir trouvé le moyen de réparer en Allemagne son échec de Trêves,
et d'établir son protectorat sur la riche principauté ecclésiastique de
Cologne. Déjà, en 1463, à la mort de l'archevêque de Cologne Dietrich
d© Mors, Philippe le Bon avait essayé d'obtenir l'élection de son
LE TEMERAini;
NE PEUT OBTEA'IH
LA COURONNE
nOYALE.
CHUTE
DE LA DOMINATION
BOURGUIGNONNE
EN ALSACE.
AFFAIRES
DE COLOGNE.
1. Depuis longtemps, il suivait attentivement les événements d'Allemagne, et, comme son
père, se ménageait des amitiés parmi les princes du Rhin. Voir ses Lettres, t. III, p. 104;
t. IV, p. i5o; t. V, p. 143.
2. K. Schellhass, Zur Tnerer Zusammenkunfl im Jahre U73, Deutsche Zeitschrift fur
Geschichtswissenschaft. ann. 1891, t. II. F. Lindner, Die Zusammenkunfl Friedrich III mit
dem Kiihnen zu Trier, 1894. A. Bachmann, Deutsche Reichsgeschichle im Zeitalter Friedrich III
und Max /, t. II, 1894, chap. xviii.
3. Ch. Nerlinger, Pierre de Hagenbach et la domination bourguignonne en Alsace, 1891;
cf. la Bibliographie des œuvres de cet érudit, Biblioth. de l'Ecole des Chartes, 1899, p. 642.
Travaux de H. Witte, dans la Zeitschrift fOr die Geschichte des Oberrheins, nouy. série,
t. 1, II, VI à VIII, X, 1886-1895, et dans le Jahrbuch der Gesellschaft fur Lolhringische
Geschichte, t. II à IV, 1890-1892.
3-73
LE'S GUE ME S
DE BOURGOGNE.
POLITIQUE
DE LOUIS XI.
LES SUISSES
ET
SIGISMOND.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
neveu Louis de Bourbon, évêque de Liège. Il ne réussit pas, mais ce
fut Robert de Wittelsbach, frère de son allié l'électeur Palatin, qui
fut choisi par le Chapitre, et la situation financière de Tarchevêché
allait donner à la maison de Bourgogne des prétextes d'intervention.
Robert, à peu près privé de ses revenus par Tincurie de ses prédé-
cesseurs, voulut reprendre de force certains biens engagés à des taux
usuraires, et lever de nouveaux impôts. Il entra en lutte contre son
Chapitre et ses sujets; les villes, et notamment Neuss, lui refusèrent
toute concession, et le Chapitre résolut de le déposer. Robert appela
le duc de Bourgogne à son secours, et, au printemps de 1474, le Témé-
raire réunit, pour aller le défendre, ses compagnies dordonnance,
son arrière-ban et une multitude de mercenaires étrangers ^
Pendant ce temps, sorganisait contre lui une coalition formidable.
Les « guerres de Bourgogne » allaient éclater. Par l'importance des
intérêts engagés, par le nombre des belligérants, ces guerres sont,
dans la période qui suit l'expulsion des Anglais de France, jusqu'aux
expéditions d'Italie, l'événement le plus considérable de l'histoire poli-
tique européenne. La mort du Téméraire ne les terminera point, et
elles ne seront arrêtées que pour quelques années par le traité signé
à Arras en 1482. Elles se relient aux grandes guerres politiques des
siècles suivants : car, une fois le duc de Bourgogne disparu, c'est, à
propos de ses dépouilles, la lutte entre les maisons de France et d'Au-
triche qui commencera.
Louis XI aurait pu, dès le début, frapper de grands coups. Il
avait une excellente armée, de gros revenus. Il adopta une politique
de temporisation et d'action presque constamment indirecte, d'une
remarquable habileté. Aussi bien ne se sentait-il pas suffisamment
sûr de la fidélité du peuple qu'il gouvernait si tyranniquement. « Il
estimoit, dit Commynes, n'estre pas bien aimé de tous ses subjectz, et
par especial des grans, et, si je osoie tout dire, il m'a maintes foiz dit
qu'il congnoissoit bien ses subjectz, et qu'il le trouveroit (il s'en aper-
cevrait) si ses besongnes se portoient mal. » 11 tint donc son armée en
réserve, mais son argent, le talent de ses diplomates, toutes les res-
sources de sa rouerie enjôleuse, il les prodigua pour semer d'em-
bûches le chemin où s'était engagé le duc de Bourgogne. « Il luy
faisoit beaucop plus de guerre en le laissant faire et luy solcitant
ennemys en secret, que s'il se fust declairé contre luy. »
Les ennemis quïl sollicita en secret, ce furent avant tout les
Suisses, qu'il parvint à réconcilier avec le duc d'Autriche. Cette coa-
lition, dit encore Commynes, « tourna à grand prouffit au roy, et croy
1. H. Diemar, Die Enlslehung des Deulschen Eeichskriegs gegen Herzog Karl den Kuhnen, 1896.
F. Schmilz, Der Neusser Kiieg, 1896.
374
CHAP. m Ruine de la Maison de Bourgogne.
que ce feust une des plus saiges choses qu'il fcist oncques en son
temps ». L'union des Suisses et de rAutriche, vainement entreprise
par Charles VII, était, il est vrai, rendue plus facile par les progrès
mêmes de la maison de Bourgogne. Sigismond, en haine des Suisses,
avait livré TAlsace au Téméraire ; il le regrettait, car le duc avait
repoussé ses propositions réitérées de faire la guerre aux Cantons ; il
apercevait que Talliance bourguignonne ne lui était d'aucun profit.
Les Bernois, de leur côté, auraient voulu s'agrandir vers le Nord et
l'Ouest; les progrès des « Welches » * leur interdisaient cet espoir.
Les prétentions de Hagenbach sur Mulhouse, leur alliée, ses incur-
sions sur leur propre territoire, enfin le projet déclaré parle Téméraire
de se tailler jusque dans les Alpes son royaume de Bourgogne, leur
inspiraient des craintes pour leur indépendance même. Les Lucernois,
et aussi les gens de Fribourg, de Soleure, de Bâle, qui ne faisaient
pas partie de la Confédération, avaient les mêmes sentiments. Mais
les cantons orientaux (Zurich, Zug, Schwyz. Unterw^alden, Uri, Claris)
n'avaient pas affaire aux ducs de Bourgogne : c'était la maison d'Au-
triche, leur voisine, qu'ils redoutaient. Sigismond, d'autre part, ne
voulait point renoncer définitivement aux territoires qui lui avaient été
pris par les Suisses. Aussi les négociations entamées par lui avec la
Confédération, en 1471-1472, n'aboutirent-elles point. Il fallut que
Louis XI s'en mêlât.
Dès 1470, Louis XI et les Suisses, sur la demande de ces derniers, louis xi
s'étaient engagés réciproquement à ne pas soutenir le duc de Bour- ^^'•^ réconcilie.
gogne, s'il prenait les armes contre la France ou contre les Cantons.
Louis, selon sa coutume, s'était acheté en Suisse de solides appuis. Le
prévôt de Munster-en-Argovie, Jost de Silinen, et un des hommes
d'État les plus écoutés à Berne, Nicolas de Diesbach, le servirent
avec un dévouement qu'il entretint à beaux deniers comptants -.
Lorsque, dans l'été de l'an 1473, Sigismond lui demanda de l'aider à
recouvrer l'Alsace, le roi se fit accepter comme arbitre pour ter-
miner sa querelle avec les Suisses : moyennant une pension de
10000 florins, payée par la France, le duc d'Autriche reconnut aux
1. C'est ainsi que les Suisses désignaient les sujets du duc de Bourgogne. Est-il néces-
saire d'ajouter qu'il ne s'agissait point d'une haine de races? Les historiens allemands ont
représenté les guerres de Bourgogne comme un grand conflit entre les Germains et les
Français. Le caractère cosmopolite des Etats de Charles le Téméraire, qui reniait sa
qualité de Français, et les éléments si bigarrés des deux coalitions, infirment d'avance une
pareille théorie.
2. Dès i466, Louis XI s'était attaché la famille des Diesbach. Louis de Diesbach, cousin
de Nicolas et page de Louis XI, nous a laissé de curieux témoignages de l'attachement des
siens au roi de France. Voir ses Mémoires, édit. M;i.\ de Diesbach, 1902. Les délégués des
Cantons, réunis à Zurich en 1^71, déclaraient naïvement, en remerciant Louis XI de ses
bienfaits, que les Diesbach devaient maintenant être considérés comme appartenant au
roi d'abord, aux Suisses en second lieu. Louis XI, cette année-là, avait fait distribuer
3 000 livres aux Suisses « affin qu'ilz soyent plus enclins à nous faire service ».
< 3^5 )
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujéu.
UNION
DE CONSTANCE
Confédérés leur indépendance et leurs conquêtes; en échange, les
Suisses promirent assistance à Sigismond [Règlement perjoétuel du
30 mars 1474).
Les villes de la région rhénane montrèrent de leur côté un vigou-
reux esprit d'initiative. Le 23 février 1474, d'accord avec les Confé-
dérés des huit cantons, elles décidèrent de racheter au duc de Bour-
gogne les terres qui lui avaient été engagées par Sigismond et de lui
offrir une somme totale de 80 000 florins; Strasbourg, Schlestadt,
Golmar et Bâle s'engagèrent à les payer. Comme il était peu probable
que le Téméraire acceptât cette proposition, la « Basse -Union »
conclut une alliance défensive avec les Confédérés (31 mars) et avec
Sigismond (4 avril). Ce futl' « Union de Constance ». Le duc René II,
irrité des excès commis en Lorraine par les soldats bourguignons,
et sollicité par Louis XI et la Basse-Union, abandonna l'alliance du
Téméraire, signa un traité avec le roi de France le 15 août 1474, et
devint membre de la Basse-Union l'année suivante. Enfin Frédéric III
conclut avec Louis XI, le 30 décembre 1474, un traité particulier,
qui resta d'ailleurs sans effet. Dans cette coalition, ce n'étaient pas les
princes qui allaient jouer le rôle le plus actif : Sigismond était tou-
jours sans argent et sans armée; René II était mal servi par la
Noblesse lorraine, et Frédéric III était prodigieusement lent et avare;
mais les Confédérés suisses, les gens de Fribourg, de Soleure el des
villes rhénanes, allaient opposer au duc de Bourgogne quarante mille
excellents soldats.
Le 6 avril 1474, Sigismond informa le duc de Bourgogne des
décisions prises pour le rachat de l'Alsace. Malgré cette menace
directe, le Téméraire partit, le 22 juin, avec toutes ses forces dispo-
nibles, afin de régler les démêlés de l'archevêque de Cologne et
de ses sujets. Une des villes révoltées contre l'archevêque, Neuss,
située dans une île du Rhin, était à peu près inexpugnable : ce fut
elle que le duc Charles assiégea. Il s'y obstina pendant un an Les
habitants se souvenaient du traitement qu'il avait fait subir à Dinant
el à Liège. Ils résistèrent énergiquement, soutenus par les villes
voisines, et, au bout de longs mois d'attente, par l'armée impériale.
Tandis que le Téméraire s'entêtait en cette folle entreprise, où
se consumaient peu à peu son armée, son artillerie, son argent, son
prestige, Louis XI « besongnoit ». A force de bonnes paroles, de
cadeaux et de pensions, et grâce à l'adresse de son représentant
Nicolas de Diesbach, il décida les Suisses à déclarer la guerre au
duc de Bourgogne. Il promit de les secourir et de verser 20000 francs
par an, à partager entre les huit cantons, Fribourg et Soleure; les
Bernois s'engagèrent à lui fournir, à la première réquisition, six
SIÈGE DE NEUSS.
LES SUISSES
DÉCLARENT
LA GUERRE
AU TÉMÉRAIRE
( 3nG )
Ruine de la Maison de Bourgogne.
mille mercenaires (traité du 26 oct. 1474). Le même jour, les Confé-
dérés envoyèrent une lettre de défi au duc de Bourgogne. Au mois de
novembre, les contingents de l'Union de Constance occupèrent la
haute Bourgogne. Puis les Suisses entrèrent en Franche-Comté. La
Savoie, objet de leurs convoitises, fut également envahie, bien que
la duchesse Yolande, propre sœur de Louis XI, fût jusque-là restée
neutre.
Le 30 avril 1475 expira la trêve que le roi de France avait signée
Tannée précédente avec le duc de Bourgogne. A ce moment, l'armée
réunie par Frédéric III se préparait à quitter Cologne pour attaquer
Charles le Téméraire . L'occasion était bonne pour Louis XI , qui
aimait la guerre sans risques. Ses troupes entrèrent en Picardie, en
Bourgogne, en Franche -Comté, en Luxembourg. Dans les deux,
Bourgognes, elles « tuarent, bruslarent, pillarent, et emmenarent
hommes et femmes», et, en Picardie, Le Tronchoy, Montdidier, Roye,
Gorby, Doullens, furent incendiés*.
Charles le Téméraire, cependant, avait trouvé de nombreux
alliés. La plupart, il est vrai, ne pouvaient pas ou ne voulaient pas
l'aider efficacement : les adversaires de Frédéric III en Allemagne,
tels que le roi de Bohême et de Hongrie Mathias Corvin, et l'Électeur
Palatin, n'étaient pas disposés, non plus que Venise, à faire le jeu de
la maison de Bourgogne; la duchesse Yolande, irritée de l'invasion
de la Savoie par les Suisses, avait pris, contre son frère Louis XI, le
parti du Téméraire, et le duc de Milan, Galéas Sforza, avait promis
des mercenaires, qui devaient traverser librement la Savoie pour se
mettre au service du duc Charles (traité de Moncalieri, 30 janv. 1475) :
mais Yolande n'avait ni argent, ni soldats, et Sforza était bien décidé
à se ranger du côté du plus fort. Louis XI et Jean II, roi d'Aragon,
étaient depuis longtemps en guerre : l'alliance de Jean II et du Témé-
raire ne fut pas pour le roi de France un embarras nouveau.
Une partie de la haute Noblesse française s'agitait. Le comte de
Saint-Pol tentait de reformer une coalition féodale. Ce singulier con-
nétable avait chassé de Saint-Quentin les soldats dont il redoutait la
fidélité au roi, et il offrait la ville tantôt à Louis XI, tantôt au duc de
Bourgogne, pour « les tenir tous deux en crainte », et avec le dessein
delà garder pour lui. En 1475, il essaya d'organiser une nouvelle ligue
du Bien public. Il promit au duc de Bourgogne « de le servir et
secourir, et tous ses amis et aliez, tant le roy d'Angleterre que
CAMPAGNES
EN BOURGOGNE
ET EN PICARDIE.
ALLIANCES
DE CHARLES
LE TÈMÈRAIRt.
INTRIGUES
FÉODALES.
1. Deporlemens des Françoys el Allemands, lanl envers la duché que comté de Bourgoingne,
Mém. et docum. publ. par l'Acad. de Besançon, t. VII, 1876. Pierre le Prestre, Chronique,
édit. De Belleval, Mém. delà Soc.d'émul. d'Abbeville, 3» série, t. II, 1878 (Rédaction abréiiée,
sous le titre de : Hist. de Charles, dernier duc de Bourgogne, en appendice à Wavrin, cdit.
de Mlle Dupont, t. III, i863). — V. de Beauvillé, Hist. de Montdidier, t. I, 1875.
377
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
LIVRE in
PROJET
D" IN VA SI ON
ANGLAISE.
LE TEMERAIRE
QUITTE NE US S.
EDOUARD IV
EN FRANCE.
aultres ». Il entra en négociations avec les ducs de Bretagne, de
Bourbon, de Nemours, le roi René, le comte du Maine. « Les sei-
gneurs, annonçait-il au duc de Nemours, ont intention de laisser le
roi aller à la chasse et prandre tous ses ébas comme il souloit (avait
coutume) faire, mais Tauctorité du gouvernement du roiaume demour-
roit entre leurs mains. » Ses ouvertures ne furent pas repoussées,
mais personne n'osa remuer. Quant aux offres de Saint-Pol lui-même,
Charles le Téméraire n'était point disposé à les accepter; il haïssait
le perfide connétable : en 1474, il avait entamé des négociations avec
Louis XI pour se débarrasser de lui.
Seule, l'alliance du roi d'Angleterre semblait pouvoir servir le duc
de Bourgogne. Edouard IV s'était engagé, le 25 juillet 1474, à débar-
quer en France avant le 1" juin 1475, pour reconquérir « son
royaume ». Le duc lui fournirait un renfort de six mille hommes;
la conquête achevée, Edouard IV lui donnerait la Picardie et les
domaines du comte de Saint-Pol, la Champagne et diverses seigneu-
ries : Charles les tiendrait, ainsi que toutes ses autres terres, en
pleine souveraineté. La guerre de France avait encore des partisans
en Angleterre : Edouard IV put lever de gros subsides et réunir une
armée de treize miDe hommes. Deux mille archers devaient se diriger
vers la Bretagne, pour entraîner dans la lutte le duc François II. Le
reste marcherait sur la Champagne, où l'on retrouverait l'armée bour-
guignonne, et Edouard IV serait sacré roi de France à Reims.
Cependant l'armée bourguignonne était toujours devant Neuss.
Le duc Charles « toute sa vie avoit travaillé pour faire passer les
Angloyz, dit Commynes, et, à ceste heure qu'ilz estoient prestz et
toutes choses bien disposées pour eulx tant en Bretaigne que ailleurs,
il demourroit obstiné à une chose impossible de prendre ». Enfin,
après quelques engagements indécis entre les troupes de Frédéric III
et de Charles le Téméraire, les deux princes firent la paix, le
19 juin 1475 : le duc abandonna l'archevêque de Cologne, et l'empe-
reur rompit son alliance avec Louis XI et les Confédérés de Cons-
tance. Le 27, Charles le Téméraire quittait Neuss. Le 6 juillet,
Edouard IV débarquait à Calais : Louis XI, qui n'entendait pas « le
faict de la mer aussi bien qu'il entendoit le faict de la terre », n'avait
pas su l'empêcher de passer. Mais Edouard fut tout de suite décou-
ragé : le duc de Bretagne ne bougeait pas, et Charles le Téméraire
avait maintenant en tête de conquérir la Lorraine. Les vivres man-
quaient aux Anglais, et toutes les grandes villes de l'Est avaient des
fortifications neuves. Reims seul était en danger. Louis XI y envoya
son meilleur ingénieur, Raulin Cochinard; il était décidé à sacrifier,
s'il le fallait, la ville du sacre : si vous ne vous mettez en sûreté, écri-
CHAP. III Ruine de la Maison de Bourgogne.
vait-il aux habitants le 4 août, « fauldroit par nécessité que la ville
fust desmolye, dont il nous desploiroit «. D'autre part, il avait fait
avertir le roi d'Angleterre et ses conseillers que, hormis les conces-
sions de territoires, il était disposé à être généreux. « Considérant la
pauvreté de Tarmée, l'approche de l'hiver et la petite assistance des
alliés », les Anglais écoutèrent les offres de Louis XI, malgré les
sommations exaspérées du duc de Bourgogne. Ils allèrent loger près
d'Amiens, et bientôt on ne vit plus dans les rues de la ville que sol-
dats anglais titubant et chantant, gorgés de vins fins et de « toutes
bonnes viandes qui font envye de boire », aux frais de Louis XI. Le
29 août, les deux rois eurent une entrevue à Picquigny ; Louis avait paix
fait construire un pont sur la Somme, et avait pris les plus iminu- ^^ picqligny
tieuses précautions pour sa sécurité : un fort treillis de bois s'élevait
au milieu du pont et les deux princes vinrent « s'entrebrasser par
entre les troux ». Edouard reçut 75 000 écus comptants et la promesse
d'une pension annuelle de 50 000 écus; une trêve de sept ans fut
signée; les deux rois conclurent un accord de « parfaite amitié »,
s'engagèrent à se protéger contre leurs sujets rebelles, et il fut con-
venu que le dauphin épouserait la fille d'Edouard I"V. En fait, le roi
d'Angleterre vendait la renonciation de sa dynastie à la couronne de
France. Le lord chancelier et les conseillers influents eurent aussi des
pensions. En septembre, l'armée anglaise repassa la Manche '.
Le 13 du mênie mois, Louis XI conclut une trêve de neuf années trêve
avec Charles le Téméraire, à Souleuvres, en Luxembourg. L'acte ne ^^ souledvres
mentionnait ni le duc d'Autriche ni la Basse-Union; le duc de Lor- ^
raine et les Suisses avaient liberté d'adhérer au traité, mais le roi
s'engageait à ne pas les secourir s'ils faisaient la guerre au duc de
Bourgogne. Il abandonnait donc ses alliés, quitte à se faire pardonner
un jour sa défection, et à renouer la coalition. Pour le moment, il
voulait en finir avec les féodaux rebelles. Le mois précédent, afin saint-pol
d'enlever à Charles le Téméraire toute envie de sauver le comte de livré a louis xi.
Saint-Pol, il avait joué une comédie, dont Commynes fut témoin. Au
moment de recevoir deux émissaires du connétable, Sainville et
Richer, il avait fait cacher derrière un paravent un prisonnier bour-
guignon, le sire de Contay. Sainville, introduit dans la chambre, se
mit à raconter au roi qu'il venait de la cour de Bourgogne, et que le
duc était fort en colère contre Edouard IV. « Et en disant ces
parolles, pour cuyder (croyant) complaire au roy, il commença à
contreffaire le duc de Bourgongne, et à frapper du pied contre terre,
et à jurer sainct Georges... Le roy rioit fort, et luy disoit qu'il par-
1. Ouvrages de J.-H. Ramsay et G. Périnelle, cité p. i et 352. J. Gairdner, iîi'c/iard Ihe
Ihird, nouv. édit., 1898.
( 379 )
Rèsne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
SOUMISSION
DU DUC
DE BRETAGNE.
EXÉCUTION
DE NEMOURS.
LE DUC
DE BOURBON
ABANDONNE
LE BEAUJOLAIS.
SOUMISSION
DE RENÉ D'ANJOU.
last hault, et qu'il commençoit à devenir iing peu sourt, qu'il le dist
encores une foiz. L'autre ne se faignoit pas (ne se faisait pas prier),
et recommençoit encores de très bon cueur. M. de Contay estoit le
plus esbay du monde. Et rioit le roy et faisoit bonne chère. » Contay
alla rapporter à son maître ce qu'il avait entendu. A Souleuvres,
Louis XI et Charles le Téméraire s'entendirent pour perdre Saint-Pol.
Le connétable venait d'abandonner Saint-Quentin et de se réfugier
auprès du duc de Bourgogne, car il « ne sçavoit plus à quel sainct se
vouer ». Le duc viola le sauf-conduit qu'il lui avait donné, et Saint-
Pol fut remis aux gens du roi. Il fut décapité à Paris, le 19 décembre '.
Le duc de Bretagne, grâce à la protection d'Edouard W, fut seu-
lement obligé de jurer sur la croix de Saint-Laud qu'il aiderait le roi
de France contre ses ennemis (paix de Senlis, 29 sept. 1475). Mais
Jacques d'Armagnac, duc de Nemours, qui n'avait point d'alliés puis-
sants et ne possédait que de petites seigneuries dispersées, se trou-
vait à la merci du roi. Depuis la guerre du Bien public, il n'avait
point cessé d'intriguer. Très inquiet d'une enquête dirigée contre lui,
il s'enferma dans sa forteresse de Cariât. Assiégé par les soldats du
roi, il se rendit à discrétion le 9 mars 1476. Le « povre Jacques » fut
enfermé dans une des cages de la Bastille, et Louis XI ordonna
« qu'on ne le mette jamais dehors, si ce n'est pour le gehenner ». Il
fut décapité à Paris le 4 août 1477. Les favoris du roi, notamment
son gendre Pierre de Beaujeu, se partagèrent les biens du duc de
Nemours. Le sire de Beaujeu profita également de la rancune du roi
contre le duc de Bourbon, qui, en cette année 1475, avait gardé une
équivoque réserve. En avril 1476, sur « l'étroit commandement et
contrainte » du roi, le duc fut obligé de céder à son frère Pierre la
baronnie de Beaujolais, qui mettait en communication les États des
ducs de Bourbon et de Bourgogne.
Le chef de la maison d'Anjou, du fond de la retraite champêtre où
il vivait en Provence, inquiétait aussi Louis XI. En 1474, le roi René
avait rédigé un testament par lequel il partageait sa succession entre
son petit-fils René II de Lorraine et son neveu Charles II, comte du
Maine. Louis XI, qui était fils d'une sœur du roi René, se voyant
ainsi complètement frustré, avait saisi l'Anjou et même le duché de
Bar, bien qu'il fût situé hors du royaume. Alors le roi René se mit à
négocier avec les ennemis de Louis XI et parla de léguer la Provence
à Charles le Téméraire. Le 6 avril 1476, le Parlement de Paris décida
qu'il y avait lieu d'ajourner le roi René, voire même de procéder à son
arrestation. Cette menace eut l'effet souhaité : le vieux roi, effrayé.
1. C. Gagé. Le comte de Sainl-PoU Posit. des thèses de l'Ec. des Chartes, i885. Docura.
publ. par Devillers, Séances de la Commiss. royale d'hist. de Belgique, 1890.
38o
CHAP- III
Ruine de la Maison de Bourgogne.
jura sur la croix de Saint-Laud, quelques jours après, de ne jamais
s'allier au duc de Bourgogne, et il tint parole'.
Tandis que Louis XI réduisait à merci ses vassaux, Charles le
Téméraire continuait sa lutte contre la coalition. René II lui avait
envoyé un défi à Neuss, le 10 mai 1475, et il avait repris les villes de
sûreté occupées par les Bourguignons dans son duché. Charles
déclara qu'il trouvait « matière de joye » dans ce défi. Et, en effet,
malgré la résistance des contingents alsaciens et des volontaires
suisses, il entrait à Nancy le 30 novembre. Il ne lui restait plus qu'à
faire la paix avec les Suisses. Mais les Confédérés étaient inquiets de
son alliance avec le duc de Milan, et voulaient qu'il renonçât à l'Al-
sace; le parti français travaillait à empêcher la conciliation. Le Témé-
raire, d'ailleurs, n'aurait accepté qu'une paix humiliante pour les
Suisses. Les négociations n'aboutirent point, et il ne songea plus qu'à
tirer d'.eux une vengeance éclatante. Il quitta Nancy le 11 janvier 1 476,
emmenant une armée de vingt mille hommes et une nombreuse artil-
lerie. Il se proposait d'aider la duchesse de Savoie à reconquérir ses
domaines du pays de Vaud, que les Bernois avaient envahis. Les
Suisses adressèrent à Louis XI des sollicitations réitérées, mais le roi
se contenta de s'établir à Lyon, d'où il surveilla les événements, avec
une armée de dix mille hommes. Le 23 février, le duc de Bourgogne
reprit Grandson, sur la rive méridionale du lac de Neuchâtel; les
quatre cent douze Suisses qui avaient défendu la ville furent pendus
ou noyés dans le lac. Mais, le 2 mars, le duc fut assailli par une armée
égale en nombre à la sienne, et fournie par la Confédération, Fribourg,
Soleure, les villes forestières et la Basse-Union. L'attaque fut si
furieuse que, presque sans combat, les Bourguignons se débandèrent ;
ils se dispersèrent dans le pays de Vaud, le Jura, l'Italie. Les monta-
gnards n'avaient pas de cavalerie pour les poursuivre; après avoir
pillé les trésors du camp bourguignon, l'armée victorieuse se disloqua.
Charles le Téméraire en profita pour rester à Lausanne et prépara
sur place sa revanche, sans prendre le temps de manger ni de
dormir. Mais ses demandes de subsides et de troupes furent très mal
accueillies par ses sujets. Il les avait lassés par ses continuelles exi-
gences, sa tyrannie, sa brutalité. La Noblesse était irritée de la
rigueur des règlements militaires ; le Clergé avait dû renoncer à ses
immunités financières; la Bourgeoisie était ruinée par cette politique
mégalomane ^. Les États-Généraux des Pays-Bas, assemblés à Gand
LE TEMERAIRE
CONQUIERT
LA LORRAINE.
IL VEUT
SE VENGER
DES SUISSES.
BATAILLE
DE GRANDSON
(S MARS U7ê).
LE DUC PREPARE
SUR PLACE
SA REVANCHE.
DÉSAFFECTION
DE SES SUJETS.
1. Pour François II et Nemours, travaux d'Ant. Dupuy et de B. de Mandrot, cités
p. 336, 343. P. -M. Perret, Louis Maki de Graville, 1889. De La Mure, Histoire des ducs de Bourbon,
édit. Chantelauze, t. II, 1868. Lecoy de La Marclie, Le roi René, t. I, 1875.
2 Des gens de Dijon étaient poursuivis en justice pour avoir insulté le duc et ses offi-
t 38i
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
SATAILLE
DE MORAT
{22 JUIN 1470]
SOULEVEMENT
EN LORBAINE.
après la bataille de Grandson, repoussèrent les demandes exorbi-
tantes présentées par le chancelier. Le duc fut obligé d'accepter
tous les aventuriers qui se présentèrent au camp de Lausanne. Il
réunit ainsi vingt-cinq mille hommes, pour la plupart indisciplinés.
Il essaya de gagner l'alliance de l'empereur : le 6 mai 1476, il promit
par serment, devant le légat du pape, de donner sa fdle en mariage à
Maximilien. C'était l'éternel marché de dupes : Frédéric III ne fournit
au Téméraire ni un soldat, ni un denier.
Le duc de Bourgogne, épuisé par un travail surhumain, était
tombé malade au milieu du mois d'avril. Le 8 mai, il se déclara
guéri; mais il avait perdu son endurance : il n'était plus qu'un
impulsif, secoué par une idée fixe de vengeance. A la fin du mois, il
se mit en marche : il voulait écraser les Bernois dans Berne même.
Tout d'abord, il mit le siège devant la petite ville de Morat. Les Con-
fédérés accoururent au secours de la garnison bernoise qui défendait
la place. Louis XI, selon sa constante politique, n'envoya pas de
troupes, mais il avait prodigué les secours en argent. Une bataille
s'engagea le 2:2 juin. La cavalerie bourguignonne, maladroitement
postée devant les archers, ne put soutenir le choc des piquiers suisses.
L'armée du Téméraire fut en grande partie exterminée. Louis XI
quitta Lyon et alla faire des pèlerinages, pour rendre grâces à Notre-
Dame « de ce que ses besongnes s'estoient bien portées' ».
Dès le mois d'avril, à la nouvelle de la déroute de Grandson, les
partisans de René II en Lorraine avaient pris les armes, aidés sous
main par le sire de Craon, qui occupait pour Louis XI le duché de
Bar. Après la bataille de Morat, où le duc de Lorraine s'était battu
bravement dans les rangs suisses, Lunéville fut repris aux Bourgui-
gnons. Charles le Téméraire, qui s'était arrêté en Franche-Comté
pour rallier ses fuyards, chargea un de ses lieutenants, le Napolitain
Campo-Basso, de défendre la Lorraine. Or, ce Campo-Basso était un
traître, qui, à plusieurs reprises, avait offert à Louis XI de tuer le
duc ou de le faire prisonnier. Il laissa René et les Strasbourgeois
s'emparer de Nancy, le 7 octobre 1476. Alors Charles le Téméraire
résolut de reconquérir le duché avec la petite armée qu'il venait
d'organiser péniblement. Grâce aux intrigues de Louis XI, il allait
ciers. « Sur le pont de Montereau, avait dit un d'eux, Tanneguy du Cliastel a fait l'office
de bon chevalier » (Rossignol, Hisl. de la Bourgogne pendant la période monarchique, i853,
p. 20.) Sur le despotisme de Charles le Téméraire, voir Paul Frédéricq, Essai sur le rôle
polilique el social des ducs de Bourgogne dans les Pays-Bas, iSyâ.
t. Sur Charles le Téméraire, Louis XI et les Suisses : K. Dândliker, Ursachen und Vor-
spiel der Burgunderkriege. 1876; cf. l'article de P. Vaucher, Rev. historique, t. III, 1877.
Ouvrages de B. de Mandrot et de Dierauer, cités p. 3oi. II. Delbruck, Die Perserkriege und
die Burgunderkriege, 1887. Notes de B. de Mandrot dans son édition de Jean de Roye,
l. II, 1896.
385
CHARLES LE TÉMÉRAIRE
PORTItAIT DR CHARLKS LE TEMEHAlliE.
Peinture de Roger van der Weyden. Robe noire, collier de la Toison d'or ; poignée de l'épée dans
la main gauche. — Musée de Rerlin, n° 545.
Cl. H.infstaengl.
IV. 2.
PL. 22. Page 382.
cHAP. III Ruine de la Maison de Bourgogne.
encore une fois avoir affaire aux Suisses. Le roi de France, en effet,
réconcilia les Bernois avec la duchesse de Savoie, afin que leur
ardeur guerrière ne se dépensât pas sans profit pour lui (traité de
Fribourg-, 14 août 1476); il donna aux Confédérés 24 000 florins, et
les décida à signer, le 7 octobre, une alliance avec René II. Tandis
que Charles le Téméraire assiégeait Nancy, le duc de Lorraine, muni
de 40 000 francs fournis par Louis XI, parcourait les cantons suisses
et y recrutait sept ou huit mille mercenaires. En y ajoutant les troupes
lorraines et les contingents envoyés par la Basse-Union, il réunit près
de vingt mille soldats. Charles le Téméraire, qui en avait à peine dix
mille, s'obstina à l'attendre. « Si je les debvois combattre seul, décla-
rait-il, si les combateray-je. » Le 5 janvier 1477, pour la troisième fois défaite et mort
depuis dix mois, le grand-duc d'Occident dut fuir le champ de bataille,
A NANCY
au galop de son cheval. Mais, cette fois, il fut tué dans une embus-
cade : deux jours après, on retrouva son cadavre *.
L'insuccès des entreprises de Charles le Téméraire avait eu des
causes multiples : la supériorité militaire des Suisses, la supériorité
politique du roi de France, peut-être aussi l'impossibilité que le rêve
de la maison de Bourgogne s'achevât. Cette puissance, née d'acci-
dents heureux, et dont le principal avait été l'abaissement momentané
de la Monarchie française, pouvait-elle se soutenir? L'ambition des
grands ducs dOccident devait aboutir fatalement au projet d'un
royaume de Bourgogne, projet d'exécution malaisée, sinon irréali-
sable. Cette formalîon d'un État entre la France et l'Allemagne avait
été une des combinaisons les plus malheureuses des partages caro-
lingiens. Aux desseins de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire
s'opposaient la nature elle-même, puis l'existence de petits Etats déjà
constitués, la Lorraine et la Savoie, qu'il fallait absorber, et surtout
l'inévitable résistance de la Royauté française et des « Allemagnes »,
qui, malgré la faiblesse de l'empereur, étaient, selon Commynes,
<( chose si grande et si puissante qu'il est presque increable ». De cette
tâche difficile, Charles était moins capable que personne. Sa politique
perfide et violente provoqua contre lui des coahtions et lui interdit
les solides alliances; sa ruineuse tyrannie le fit haïr de ses sujets.
Entouré de traîtres qu'il refusait de soupçonner, dédaigneux de tout
conseil, et d'ailleurs médiocre général, il était condamné à la défaite.
En moins d'un an, il épuisa les ressources et détruisit le prestige de
sa maison ; sa mort en acheva la ruine.
1. Un récit de la bataille de Nancy, composé quelques jours après l'événement, a été
publié par J. Meyer dans l'Alemannia, t. X, 1882. — Max Laux, Ueber die Schlaclit bei
Nancy, 1895. Pfister, Histoire de Nancij, t. I, 1902.
383
DU TEMERAIRE
A NANCY
(5 JANVIER 147T).
LA SITUATION.
EÉ ACTION DANS
LES PAYS-BAS.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. uvrb m
//. — LA SUCCESSION DE BOURGOGNE^
MARIE de Bourgogne, à la mort de Charles le Téméraire, se
trouva entourée de convoitises et de périls, sans argent, sans
armée, sans appui. Toute Fœuvre politique de son père et de son aïeul
fut anéantie en quelques jours. Les États-Généraux des Pays-Bas,
réunis à Gand, lui promirent fidélité, mais ils obtinrent le droit
de s'assembler spontanément et de s'opposer à une déclaration de
guerre ; les organes de gouvernement qu'avaient créés dans les Pays-
Bas Philippe le Bon et Charles le Téméraire furent supprimés, les
anciennes libertés locales rétablies. La concession de ce « Grand
Privilège » (11 février 1477) ne calma pas l'effervescence soulevée
dans les villes par la mort du grand-duc d'Occident. Des troubles
graves éclatèrent à Gand, à Mons, à Bruges, à Ypres.
LES PRÉTENDANTS. Nombrcux étaient les prétendants à la succession de Charles le
Téméraire. Et d'abord il y avait ceux qui voulaient l'avoir tout
entière, en épousant sa fille. Un d'entre eux, Maximilien d'Autriche,
pouvait invoquer la volonté du défunt duc : Marie lavait accepté
pour fiancé l'année précédente, et ils avaient échangé des joyaux « en
signe de mariaige ». L'empereur écrivit à Louis XI, dès le 13 février,
que les domaines bourguignons devaient revenir à sa future belle-
fille et à son fils, sauf les revendications légitimes qui pourraient
être présentées par voie diplomatique. Mais il aurait mieux fait de
lever une armée que d'envoyer des manifestes. De toutes parts, les
princes voisins se préparaient à dépecer l'héritage. René II, aussitôt
après sa victoire de Nancy, avait dirigé ses troupes vers la Bourgogne.
1. Sources. Commynes, édit. B. de Mandrot, 1. 1, 1902 ; édit. Mlle Dupont, t. II, i843. Moiinet,
édit. Buchon, Chron. nationales françaises, t. XLIV, 1828. Jean de Roye, édil. B. de Mandrot,
t. II, 1896. Th. Basin, édit. Quicherat, t. III, 1857. Olivier de La Marche, édit. Beaune et
d'Arbaumont, t. III, i885. Jean de Haynin, édit. Chalon, t. II, 1842. Gérard Robert, Journal,
Pièces publ. par l'Acad. d'Arras, t. I, i852. Pierre le Prestre, Chronique, édit. De Belleval,
Mém. de la Soc. d'émul. d'Abbeville, 3"^ série, t. II, 1878. Deporlemens des Françoys et Alle-
mands, Mémoires et doc. publ. par l'Acad. de Besançon, t. VII, 1876. Robert Gaguin,
Annales, édit. de i522. — Lettres de Louis A7, t. VI à VIII, 1898-1902. Commynes-Lenglet,
t. III et IV, 1747. Kervya de Lettenhove, Lettres et négoc. de Philippe de Commynes, t. I,
1867. Docum. publiés par le continuateur de Dora Plancher, Hisl. de Bourgogne, t. IV,
1781; par Vayssière, Bull, de la Soc. d'Agric. de Poligny, t. XVIII, 1877; par De La Tré-
moille, Arch. d'un serviteur de Louis XL 1888.
Ouvrages a consulter. Kervyn de Lettenhove, Histoire de Flandre, t. V, i85o. Cl. Rossi-
gnol, Hist. de la Bourgogne pendant la période monarchique ; conquête de la Bourgogne après la
mort de Charles le Téméraire, i853. De Charmasse, Notes sur la guerre du Charolais, Mém.
de la Soc. Eduenne, Nouv. série, t. X, 1881. Sur la conquête de la Franche-Comté, travaux
d'Edouard Clerc, Mém. de l'Acad. de Besançon, années 1843, 1873 et 1881 ; du même, Les
Etats généraux en Franche-Comté, t. I, 1881; X. Mossmann, Bull, de la Soc. industr. de
Mulhouse, t. XLll, 1872; Beaune et d'Arbaumont, Les Universités de Franche-Comté, 1870
Ouvrages deB. de Mandrot, H. Sée, Ch.de la Roncière,Toutey,citésp. 3oi et 332, 325, 35i, 3(5;i.
c 384 )
Ruine de la Maison de Bourgogne.
Sigismond d'Autriche et les Suisses élevaient des prétentions sur la
Franche-Comté ^ La Hollande, la Zélande, la Frise, le Hainaut,
furent bientôt réclamés par le comte Palatin et par le duc de Bavière.
Enfin Louis XI voulait « défaire et destruyre ceste maison et en
départir les seigneuries en plusieurs mains ».
Les (( bonnes et agréables nouvelles » du désastre de Nancy lui
avaient causé un tel saisissement de joie que d'abord il n'avait su
qu' « à grand peyne quelle contenance tenir ». Marie de Bourgogne
et sa belle-mère Marguerite d'York lui adressèrent une lettre sup-
pliante, en promettant d'user de son conseil pour la conduite de leurs
affaires. « Nous avons en ferme credence, écrivaient-elles, que vostre
bonté et clémence sera telle envers nos désolées personnes, que vous
garderez de toute oppression cette maison de Bourgongne. Il ne nous
porroit cheoir en pensée que en voulsissiez estre le persécuteur,
meismement de moi, Marie, à qui vous avez fait tant d'honneur que
m'avez levée des saints fonts de baptesme. » Louis XI laissa cette
lettre sans réponse. Avant qu'il apprît la mort de son ennemi, il était
décidé, dit Commynes, le jour où cet événement se produirait, à
marier l'héritière de Bourgogne avec le dauphin Charles, ou avec
« quelque jeune seigneur de ce royaulme, pour tenir elle et ses
subjectz en amytié et recouvrer sans débat ce que pretendoit estre
sien. Ce saige propos lui commença jà ung peu à changer le jour
qu'il sceut ladite mort. » Il exila en Poitou Commynes, qui l'enga-
geait à la prudence. Il résolut d'annexer les villes de la Somme, l'Ar-
tois, la Flandre, le Hainaut et les deux Bourgognes (duché et
Franche-Comté), et d'abandonner le Brabant, la Hollande et « aultres
grandes pièces, à aucuns seigneurs d'Almaigne, qui seroient ses
amys et qui lui aideroient à exécuter son vouloir ». Il fit démontrer
par des juristes que Marie de Bourgogne n'avait aucun droit sur la
succession de son père. En réalité, les fiefs de Charles le Téméraire,
y compris le duché de Bourgogne, étaient transmissibles aux femmes ^.
Le seul argument valable invoqué par Louis XI était la félonie de
son vassal : il ne manqua point d'ailleurs de faire intenter en Parle-
ment un procès à la mémoire de Charles le Téméraire. En aucun cas,
cependant, la Franche-Comté et le Hainaut ne pouvaient être confis-
qués par le roi de France, puisque c'étaient des terres d'Empire. Mais
Louis XI avait réponse à tout : la Franche-Comté, écrivait-il à Fré-
déric III, ne dépend point de l'empereur, car le duc de Bourgogne ne
PROJETS
DE LOUIS XI.
LES DROITS
DE LOUIS XI.
1. R. Maag, Die Freigrafschafl Burgund und ihre Beziehungen :u der Schweizerischen Eidge-
nossenschaft (U77-t67g), 1891.
2. A. De Ridder, Les droits de Charles-Quinl au duché de Bourgogne, Travaux publiés par
la conférence d'Histoire de l'Université de Louvain, fascic. III, 1890.
385
IV.
25
LOUIS XI ECARTE
PLUSIEUBS
PRÉTENDANTS,
ET CORROMPT
LES SERVITEURS
DU TÉMÉRAIRE.
ANNEXION
DES DEUX BOUR-
GOGNES,
Règne de Louis XI, Goin>ernement des Beaujeu. livrk m
lui a jamais fait hommage pour ce fief, et « l'on rapporte « que le
Hainaut n'est pas de FEmpire. Avec moins de détours, les fidèles
Lyonnais déclaraient : « Le roi a voulu et veult tousjours soubstenir
et maintenir que le royaume s'extend d'une part jusques es Alpes, où
est encloz le pays de Savoye, et jusques au Rhin, où est encloz le
pays de Bourgoigne ^ »
La plupart des prétendants à la succession de Bourgogne furent
facilement écartés. René II, à la première injonction de Louis XI,
rentra en Lorraine. Sigismond d'Autriche se désista également, pour
continuer à recevoir sa pension. Les Suisses renoncèrent à leurs pro-
jets sur la Franche-Comté, moyennant 100 000 florins; Maximilien,
il est vrai, mit une surenchère afin d'obtenir leur alliance; mais il
ne put jamais payer les 150 000 florins qu'il avait promis : pendant
les dernières années du règne de Louis XI, grâce à ses largesses et
malgré la constante duplicité dont ce roi avait usé envers les Suisses,
ils « luy obeyssoient comme ses subjectz », et plusieurs milliers d'entre
eux venaient servir dans ses armées.
Par la corruption, le roi de France attira à son service les princi-
paux serviteurs de Charles le Téméraire, et même le frère du duc, le
grand bâtard Antoine. Ce fut un seigneur bourguignon, Jean de
Chalon, prince d'Orange, qui firt chargé, avec le sire de Craon et
Charles de Chaumont-Amboise, de soumettre les Bourgognes.
Dès le 7 janvier 1477, avant même que le cadavre du Téméraire
eût été retrouvé, Jean de Chalon recevait cette mission ^, et, le 9,
Louis XI écrivait au sire de Craon : « Maintenant est temps d'employer
tous vos cinq sens de nature à mettre la ducé et comté de Bourgongne
en mes mains ». Pour triompher des répugnances de la population,
qui redoutait les impôts du roi et la tyrannie de ses officiers, il
n'épargna ni les concessions aux villes, ni les pensions et les offices
aux nobles et aux bourgeois influents, ni même les fausses promesses,
car il assura qu'il voulait « garder le droit de sa filleule », et la
marier au dauphin, et à ce moment-là il était bien résolu à ne pas le
faire. Les États de Bourgogne et de Charolais, et, après une assez
vive résistance, ceux de Franche-Comté, acceptèrent la protection
royale. Mais les appels de la princesse Marie au loyalisme de ses
sujets, et surtout les « grans pilleries, à la vérité trop excessives »,
du sire de Craon provoquèrent bientôt un soulèvement général.
1. Texte cité par H. Sée, Louis XI et les villes, 1891, p. 25.
2. Texte publié par Bonaassieux, Bibl. de l'Ec. des Chartes, 1876, p. Sg.
3. Les Etats du duché de Bouro-ogne avaient accepté l'ultimatum de Louis XI à la fin du
mois de janvier 1477. Les Etats de Franche-Comté avaient passé leur " traiclié » avec le
roi le 18 février. Dès la fin de février, toute la Franche-Comte se souleva. Au printemps, la
noblesse du Charolais prit les armes, et, le 25 juin, les gens des faubourgs de Dijon tuèrent
.lean Jouard, ancien président du conseil ducal, qui avait passé au service du roi.
386
CHAP. II Ruine de la Maison de Bourgogne.
Jean de Chalon, qui avait été maladroitement frustré du prix de sa
défection, et le brave Simon de Quingey, un des rares fidèles de la
maison de Bourgogne, dirigèrent la résistance. Simon de Quingey
tomba aux mains du roi en 1478 et fut enfermé à Tours dans une
cage de fer '. Louis XI poursuivit d'une haine furieuse Jean de
Chalon : il le comparait à Judas, et l'appelait « le prince aux trente
deniers ». Il ordonna de le prendre et « de le brusler », et il le fit
condamner en outre à « eslre pendu aux fourches par les pies » ;
mais on dut se contenter d'afficher des « tableaux » où était « paint
et pourtrait la stature et epitaphe de Jean Chalon, prince d'Orange,
pendu la teste en bas et les pies en hault ». Chaumont-Amboise,
nommé lieutenant général dans les Bourgognes à la place du sue de
Craon, réussit assez vite à pacifier le duché. En Franche-Comlé, au
contraire, les gentilshommes, les bourgeois et les paysans opposèrent
une longue résistance : pour venir à bout des habitants de Dôle, il
fallut détruire leur ville; la guerro ne prit fin qu'au bout de quatre
années, par l'épuisement complet du pays.
Louis XI soumit rapidement les places conservées par la maison
de Bourgogne en Picardie, ainsi que le comté de Boulogne, qu'il
déclara tenir en fief de Notre-Dame. Il occupa même pendant quelque
temps Cambrai, cité impériale, et expulsa l'évêque, frère naturel de
Philippe le Bon ^ En Artois, les difficultés furent plus considérables.
Saint-Omer et Aire restèrent imprenables. Les habitants dArras,
malgré les promesses et les cadeaux de Louis XI, voulurent, avant de
se soumettre, consulter Marie de Bourgogne; les vingt-deux bour-
geois envoyés auprès délie furent arrêtés en route, et le roi leur fil
trancher la tête : « Il y en avoit un entre les autres », raconle-t-il
dans une lettre du 20 avril 1477, « maistre Oudart de Bussy, à qui
j'avois donné une seigneurie au Parlement; et, afin qu'on congneust
bien sa teste, je l'ay faicte atourner d'ung beau chaperon fourré, et
est sus le marché d'Hesdin, là où il préside ». Ni les violences, ni
les caresses de Louis XI ne désarmèrent les rancunes des Arra-
geois. Craignant qu'ils ne livrassent leur ville à l'ennemi, le roi,
par lettres patentes du 2 juin 1479, ordonna de les expulser en
masse. Les fortifications furent en partie détruites, et Arras perdit
jusqu'à son nom. Afin de repeupler la ville, appelée désormais
« Franchise », Louis XI décida d' « y faire habiter et demourer de ses
autres bons et loyaux sujets des villes de son royaume à lui loyales
et obeissans ». Toutes les provinces de France, sauf les Bourgognes
1. Sur Simon de Quingey : Mémoire de A. Salmon, Bibl. de l'Ec. des Cliartes, 3« série,
t. IV, i853; D' Giraudet, Documents sur les prisonniers de Louis XI à Tours, Bull, de la
Soc. arcliéolog. de Touraine, t. III, 1877.
2. Abbé Henry Dubrulle, Cambrai au moyen âge (thèse, sous presse).
< 387 )
DE LA PICAnOIE,
DU BOULONNAIS,
DE L'ARTOIS.
EXPULSION
DES HABITASTS
D'ARRAS.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
elle Dauphiné, durent fournir un contingent d'immigrants, ou aider
à leur établissement. C'est ainsi que les Troyens furent taxés à qua-
rante-huit gens de métier et trois « bons marchands », les Toulousains
à six gens de métier et deux marchands. Les bonnes villes s'empres-
sèrent d'envoyer le rebut de leur population, et, malgré d'énormes
dépenses, malgré l'obligation imposée aux marchands français
d'acheter « à plus hault pris la moictyé qu'ilz ne valloient » des lots
de draps de Franchise, l'échec fut complet. A la fin de son règne,
Louis XI autorisera les anciens habitants à revenir dans la ville; mais
l'industrie et le commerce d'Arras étaient ruinés pour longtemps, et
jamais les fabriques de tapisserie qui avaient fait sa renommée ne
furent rétablies '.
LOUIS XI Louis XI convoitait surtout le riche comté de Flandre. Il espérait
ET LES FLAMANDS. Tavoir par des intrigues, et son barbier, le Flamand Olivier le Daim,
entretenait ses illusions. Les ouvertures que, pour gagner du temps,
lui faisaient les États-Généraux de Gand, l'aveuglaient sur les véri-
tables sentiments delà population. Il comblait de flatteries les ambas-
sadeurs des États, « et buvoit souvent à eus et à ses bons sugés de
Gant». En même temps qu'il offrait au roi d'Angleterre et aux princes
des pays rhénans le démembrement de l'héritage bourguignon, il
assurait aux envoyés flamands que le mariage du dauphin et de Marie
était son vœu le plus cher, et « qu'il osteroit la couronne de son chief
pour la poser sur le chi^ de son filz et de ma dite damoiselle, et se
retraire en quelque lieu pour vivre en privé estât ». Malgré ces « belles
parolles », que les Flamands jugeaient à leur valeur, il tâchait de
provoquer dans le comté une révolte à son profit : au mois de mars
1477, il montra aux ambassadeurs des États une missive secrète que
lui avaient récemment apportée deux conseillers de Marie de Bour-
gogne, le chancelier Hugonet ©t le sire de Humbercourt : Marie,
espérant se concilier les bonnes grâces de son terrible parrain, affir-
mait dans cette lettre que, pour se gouverner, elle ne tiendrait nul
compte de lavis des États. La perfide révélation du roi eut des
résultats tout différents de ceux qu'il attendait. Les Flamands, ne
MARIAGE DE MARIE voulant poiut de Louis XI pour maître, pardonnèrent à la jeune Marie
ETDEMAXiMiLiEN. sa duplicité ; mais Hugonet et Humbercourt, qui étaient partisans du
mariage de la duchesse avec le dauphin, furent arrêtés parles Gantois,
1. Sur Louis XI et. Arras : Travaux de l'abbé Provart, A. Laroche, Boutiot, dans les
Mémoires de l'Acad. d'Arras, t. XXXV (i863), XXXVII (i865), 2' série, t. I (1867). Paul
Lachèse, Mém. de la Soc. des Sciences d'Angers, nouv. période, t. IX, 1866. A.-J. Paris,
Louis XI et la ville d'Arras, 1S68. Desplanque, Rev. des Quest. hist., t. VI, 1869. Brossier-
Geray, Bull, de la Soc. Dunoise, t. V, I885-1887. Pièces relatives à Jean de Doyal, Mém.
de l'Acad. de Clermonl-Ferrand, t. XXIX, 1887. H. PouUain, Orléans de i46i à 'U83, 1888.
Tranchau, Bull, de la Soc. archéolog. de l'Orléanais, t. IX, 1887-1890.
( 388 >
CHAP. III
Ruine de la Maison de Bourgogne.
GUERRE
EN tl Al HAUT
ET EN FLANDRE.
jugés sommairement et décapités le 3 avril; et, le 21, Marie de Bour-
gogne accorda définitivement sa main à Maximilien d'Autriche : elle
l'épousa le 19 août^
Dès le mois de juin, Louis XI, pensant « avoir par horreur ce
qu'il ne povoit avoir par honneur », était entré en Hainaut avec des
forces considérables et avait commencé une guerre de dévastation. Il
fit venir des journaliers pour saccager les récoltes. Il écrivait, le
25 juin 1477, à Antoine de Chabannes, chargé de réduire Valen-
ciennes : « Je vous envoyé troys ou quatre mille faucheurs, pour faire
le gast (dégât) que vous savez. Je vous prye, mettez-les en besongne,
et ne plaignez pas cinq ou six pippes de vin à les faire bien boyre et à
les enyvrer ». Après la prise d'Avesnes, cette ville fut brûlée et tous
les habitants massacrés. La cruauté des a bouchiers françoys » ne
réussit qu'à exaspérer la résistance. Au bout de trois mois, Louis XI
dut conclure une trêve. Pendant l'hiver, il fit d'immenses préparatifs
militaires, écrasa ses bonnes villes de contributions et de réquisitions.
Mais Maximilien, de son côté, réunit une grosse armée. Les campagnes
de 1478 et de 1479 eurent peu de résultats. Une sanglante bataille
livrée, le 7 août 1479, à Guinegate (aujourd'hui Enquinegatte), près
de Saint-Omer, resta indécise ^
La mort de Marie de Bourgogne, survenue le 27 mars 1482,
amena Maximilien à composition. L'héritage bourguignon apparte- (23 décembre i4S2)
nait maintenant aux deux enfants qu'il avait eus de Marie , Philippe
le Beau et Marguerite. Fourbe et versatile, il était peu aimé des
Flamands : les États de Gand l'acceptèrent comme tuteur de son fils
Philippe le Beau, mais il fut bien spécifié que la Flandre « seroit
gouvernée soubz le nom de Monseigneur Phelippe, par l'advis de
ceulx de son sang et de son Conseil ». Or les Flamands voulaient la
paix. Les Français, de leur côté, étaient las de payer tant d'impôts,
d'être pillés par les gens de guerre du roi et par les corsaires des
Pays-Bas ; Louis XI avait conscience de l'erreur qu'il avait commise
en jetant Marie de Bourgogne aux bras de Maximilien, et puis il se
TRAITE D'ARRAS
1. Sur le procès de Hugonet et de Humbercourt : Gachard, Bull, de l'Acad. des Sciences
de Bruxelles, t. VI, 1889; Ch. Paillard, Méra. de lAcad. royale de Belgique, t. XXXI, 1881.
— K. Rausch, Die Burgundische Heiral Maximilians I, 1880.
2. Le roi d'Angleterre aurait pu jeter son épée dans la balance. Il en était sollicité par les
deux partis. Il désirait empêcher Louis XI de mettre la main sur la Flandre, mais il tenait
aussi à la pension qu'il recevait chaque année depuis le traité de Picquigny. A force d'in-
trigues, le roi de France le réduisit à la neutralité : dans l'été de 1482, les deux rois signè-
rent une trêve valable durant leur vie « et ung an après le premier décédant ». Voir W.
Webster, An unknown treaty belween Edward IV and Louis XI, English historical Review,
1897, p.. 621; Lettres de Louis XI, t. VII, p. 97 et 253, et t. \'IIl. p. 49- 1981 281 ; et une
lettre d'Edouard IV analysée dans la Bibl. de l'Ec. des Chartes, 1898, p. !,i5. Sur un projet
de lord Ilastings pour s'emparer de Boulogne, voir une Enquête publ. par le chanoine
Haigneré dans les Mém. de la Soc. Acad. de Boulogne-sur-Mer, t. XVII, 1895-1896, p. 421-428.
Cf. le travail cité de G. Périnelle.
389
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
LIVRE m
DEMEMBREMENT
DE L'ÉTAT
BOURGUIGNON.
sentait malade, et « jà bien bas » : il était pressé de réparer sa faute.
Les négociations furent conduites par un transfuge bourguignon,
rhabile sire d'Esquerdes, qui avait remplacé Antoine de Chabannes
comme généralissime '. Un traité de paix fut signé à Arras le 23 décem-
bre 1482. Le dauphin devait épouser Marguerite d'Autriche, qui lui
apportait en dot la Franche-Comté et TArtois. Il n'était point parlé
du duché de Bourgogne, qui resta aux mains du roi, ainsi que la
dot de Marguerite. La petite princesse fut amenée à Paris, pour y
être élevée en attendant son mariage -.
Le démembrement de l'État bourguignon était accompli. Les
vainqueurs de Charles le Téméraire, les Suisses, avaient tiré de leur
triomphe beaucoup de gloire et d'argent; René II avait repris la
Lorraine et Sigismond le landgraviat d'Alsace ; mais c'était Louis XI
qui, en fin de compte, avait la plus grosse part des territoires : la
Picardie, le Boulonnais, l'Artois, la Bourgogne, la Franche-Comté.
Par sa faute, il est vrai, la maison d'Autriche était maintenant installée
dans les Pays-Bas : un nouveau péril était né pour la monarchie fran-
çaise.
///. — AFFAIRES D'ESPAGNE ET D'ITALIE
LOUIS XI,
L'ESPAGNE
ET L'ITALIE.
CHARLES le Téméraire compta parmi ses alliés le roi d'Aragon,
la duchesse de Savoie, le duc de Milan, Venise. Louis XI, en
eftet, s'était créé dans les deux péninsules des ennemis acharnés. Il
réussit, sans autre moyen que la diplomatie, à faire accepter son
hégémonie par les princes italiens, mais, en Espagne, sa soif de
domination l'entraîna en de périlleuses aventures de guerres et de
conquêtes, qui lui firent négliger les véritables intérêts de la France.
1. P. M. Perret, Annuaire-Bull, de la Soc. de l'Hisl. de France, 1891, p. 198 et suiv.
2. Le dauphin était déjà fiancé à la fille d'Edouard IV. Le roi d'Angleterre se fâcha et
commença des préparatifs de guerre; mais la mort l'enleva le 9 avril ilfiS.
3. Sources. Elles sont indiquées dans les ouvrages cités ci-dessous de J. Calmetle,
P. Boissonnade, P. -M. Perret.
Ouvrages a consulter. Affaires d'Espagne : outre les ouvrages de G. Daumet, De La
Roncière, H. Courteault (très utile). Desdevises du Dézert, Lecoy de La Marche, H. Sée,
B. de Mandrot, cités p. 28, 1^5, 278, 3oi, 32-5, 332, 343 : J. Calmelte, Louis XL Jean II el la révo-
lulion catalane (sous presse. 'Travail neuf et important). P. Vidal, Histoire de Perpignan, 1897.
F. Pasquier, La domination française en Cerdagne sous Louis XI, Bulletin historique et
philologique. iSgS. P. M. Perret, Boffille de Juge, Annales du Midi, 1891. P. Boissonnade,
Histoire de la réunion de la Navarre à la Caslille, 1893. J.-C. Tauzin, Louis XI et la Gascogne,
Rev. des Quest. hist., t. LIX, 1896. Ch. Fierville, Le cardinal Jean Jouffroy et son temps, 1874.
— Affaires d'Italie : excellent e.xposé et abondante bibliographie dans P. -M. Perret, Histoire
des relations de la France auec Venise, 1896. Outre les ouvrages de CipoUa, Buser, Delaborde,
De Maukle, Lecoy de La Marche, De La Roncière, Pastor(t. IV), cités p. 309-810 et 3i5, on lira
encore avec profit Huillard-Bréholles, Louis XI prolecteur de la confédération italienne, Rev.
des Soc. sav., 2" série, t. V, 1861. Le Mémoire sur la politique exiérieure de Louis XI el sur ses
rapports avec l'Italie, par Desjardins, Mém. de l'Acad. des Inscr., t. V1I1,2' partie, est vieilli.
( 390 )
CHAP. III
Affaires d'Espagne et d' Italie.
On a vu que Jean d'Aragon avait usurpé en liil la couronne de
Navarre, qui aurait dû revenir à son fils, Don Carlos'. En 1458, il était
devenu, en outre, roi d'Aragon. Sa dureté envers son fils et son ambi-
tion, qui coûtait cher à ses sujets, avaient déchaîné contre lui une vio-
lente révolte. La mort de Don Carlos, survenue un mois après le sacre
de Louis XI, raviva la guerre civile : des troubles éclatèrent à Sara-
gosse ; en Navarre, la puissante faction des « Beaumontais » refusa plus
que jamais de reconnaître Jean et celui qu'il avait désigné comme héri-
tier de ce royaume, le comte de Foix Gaston IV ; enfin les Catalans déci-
dèrent de se détacher de l'Aragon et de se constituer en république.
Louis XI, qui, avant son avènement, s'était déjà ménagé en
Catalogne « beaucoup de bons et loyaulx serviteurs » ^, crut l'heure
venue de dépouiller le roi Jean : u Je le mettrai hors de tous ses
royaumes, disait-il, tant et si bien qu'il ne lui restera pas la moindre
parcelle de terre pour s'y faire enterrer ». Il promit aux nobles ara-
gonais de maintenir leurs privilèges, s'ils l'acceptaient pour sei-
gneur. Le comte d'Armagnac alla demander à Madrid le renouvelle-
ment de la vieille alliance franco-castillane et exposer au roi Henri \N
les droits que Louis XI déclarait tenir de sa mère, petite-fille de
Jean P"" d'Aragon, « es royaumes d'Arragon, de Valence et principaullé
de Cathalongne ». Le roi écrivit aux Catalans que le royaume de
Navarre était « parti de la corone de França ». Il n'osa point en dire
autant de la Catalogne, de la Cerdagne et du Roussillon : saint
Louis les avait, par traité, abandonnés à la couronne d'Aragon ^
Mais il envoya deux ambassades au gouvernement insurrectionnel de
Barcelone, pour lui proposer sa protection (octobre et novembre
1461). Il connaissait la richesse agricole et commerciale de cette
principauté de Catalogne et de Roussillon : pendant de longues
années il allait en poursuivre la conquête.
Les Catalans, très jaloux de leur indépendance, qui était presque
complète sous le régime aragonais, auraient encore mieux aimé se
soumettre à Jean II qu'à Louis XI. Ils repoussèrent les offres du roi
de France. Celui-ci fit alors volte-face et signa une série de traités
avec Jean II * : il lui promit une armée pour réduire ses sujets
GUERRE CIVILE
E\ ARAGON
PROJETS
D'ANNEXION
DE LOUIS XL
SON ALLIANCE
AVEC JEAN II.
1. Voir plus haut, p. 285. Le traité de Barcelone (i455) déshérita don Carlos et sa sœur
Blanche, au profil de leur sœur cadette Eléonore, comtesse de Foix, qui devait avoir,
avec son mari Gaston IV, la couronne de Navarre, à la mort de Jean d'Aragon.
2. Rapport d'un agent du dauphin, publié par .1. Calmette, Documenls relatifs à don Carlos
de Viane, Mél. de l'Ec. de Rome, t. XXI, igoi, p. 469.
3. T. 111,2' partie, p. 95. Cf. Brutails, Condition des populations rurales du Roussillon, 1891,
Introduction et p. 267.
4. Traités d'Olite (12 avril 1462) pour la question de Navarre, de Bayonne (9 mai) pour la
question de Roussillon (Calmette, La question du Roussillon, Annales du Midi, 1895-1896).
L'armée promise par Louis XI franchit les Pyrénées le 21 juillet.
391
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
CAMPAGNE
DE CATALOGNE.
INTERVENTION
DE HENRI IV.
ARBITRAGE
DE LOUIS NI
23 AVRIL (463).
OFFRES DE LOUIS
AUX CATAL.iNS.
rebelles, moyennant deux cent raille écus d'or; comme gage du paie-
ment de cette somme, Louis devait recevoir les comtés de Roussillon
et de Gerdagne. D'autre part, Jean II confirma la succession de la
Navarre à la maison de Foix, au mépris des droits de sa fille Blanche,
quil envoya prisonnière en France ; or, au même moment, le fils aîné
du comte de Foix épousa Madeleine, sœur de Louis XI. Au moyen
de ces conventions, Louis espérait contraindre les Catalans à rési-
piscence, annexer le Roussillon et mettre un jour la main sur la
Navarre. Il écrivait, tout joyeux : « Il me semble que je n'ay pas
perdu mon escot ». Il comptait sans la vaillance des Catalans, sans
lénergie et l'astuce de Jean II : ce petit vieillard à demi aveugle fut
un de ses plus redoutables adversaires.
Indignés d'un pacte qui appelait contre eux l'étranger, les Cata-
lans se préparèrent à une guerre sans merci. La belle armée dont
Louis XI confia le commandement à Gaston YV ne put s'emparer de
Barcelone et fut rapidement épuisée par le climat et les privations.
Une complication imprévue se produisit : sollicité par la princesse
Blanche de recueillir ses droits sur la Navarre, et par les Catalans de
devenir leur seigneur, le roi de Castille envahit l'Aragon. Louis XI
obtint la signature d'une trêve, le 13 janvier 1463. Il estimait que la
cause de Jean II était perdue et qu'il serait facile désormais de lui
enlever la Catalogne; il ne s'agissait plus que d'écarter Henri IV,
sans rompre l'alliance franco-castillane. Usant des procédés insidieux
qui lui étaient chers, il proposa son arbitrage aux deux rois : Jean,
à bout de ressources, ne put refuser, et les deux conseillers les plus
écoutés à Madrid , l'archevêque de Tolède et le marquis de Villena,
gagnés par des arguments sonnants, obtinrent le consentement de
Henri IV. La sentence du roi de France fut que le roi d'Aragon devait
garder tous ses États, sauf le canton navarrais d'Estella, qui serait
donné en indemnité à Henri IV.
Cette sentence mécontenta Henri IV, les rebelles et même Jean II,
et ne procura point à Louis XI les avantages qu'il en attendait.
Débarrassé des prétentions castillanes, il cessa de soutenir Jean II
et dévoila ses projets au gouvernement de Barcelone : « Si, déclarait-
il à une ambassade catalane, on parlait dans le Principat un autre
langage que le catalan, il ne s'occuperait plus de rien; mais, si les
Catalans étaient délivrés et détachés des Castillans et ne parlaient
que le catalan, alors lui, qui originairement était, par sa grand'mère,
véritable Catalan, ferait tout ce quil pourrait pour le bonheur de la
Catalogne, chose qui serait bien facile, car, entre les Catalans et lui,
il n'y avait pas de montagnes ». Mais les Catalans, comme plus tard
les Flamands, firent la sourde oreille, et cherchèrent un seigneur
J92
CHAP. III Affaires d'Espagne et d'Italie.
moins puissant. Ils s'adressèrent successivement au connétable de
Portugal, qui sollicita vainement Fappui de la France, et au duc de
Lorraine et de Calabre, Jean d'Anjou. Louis XI, espérant obtenir un
jour de la maison d'Anjou la cession de la Catalogne, soutint le duc
de Calabre par sa diplomatie et ses armes (1466-1470). Jean d'Aragon,
en revanche, s'allia à tous les ennemis de Louis, et ses intrigues con-
tribuèrent, après le traité de Péronne, à renouer en France la coalilion
féodale. La mort du duc de Calabre, survenue le 16 décembre 1470,
au moment où Louis XI préparait l'invasion des domaines bourgui-
gnons, décida enfin le roi de France au sacrifice de ses projets sur la
Catalogne. Aussi bien les affaires de Roussillon, de la succession de
Castille et de la succession de Navarre pouvaient-elles suffire à
occuper son activité.
Les Roussillonnais et les Gerdagnols, en 1462, avaient fait cause
commune avec les Catalans, et refusé d'accepter la domination fran-
çaise. Livrés à leurs seules forces, ils furent rapidement soumis : Perpi-
gnan capitula le 9 janvier 1463, et Puycerda le 16 juin. Les Perpigna-
nais envoyèrent à Louis XI une ambassade, pour réclamer le maintie<n
de leurs privilèges et protester contre la conquête : le roi de France,
leur fut-il répondu, sachant qu'ils étaient alliés aux Catalans, et
qu'ils avaient « délaissé le roy d'Arragon, leur souverain seigneur, et
qu'ilz n'avoient point de seigneur, les a conquis, ainsi que raisonna-
blement faire le povoit, actendu mesmement qu'ilz estoient sans
seigneur. Et, par ce, n'est besoing qu'ilz demandent se le roy est leur
seigneur, car, par le moien de ce qu'il les a conquis, il est bien cler
qu'il est leur souverain seigneur et qu'ilz sont ses subgietz, sans soy
aider d'autres raisons, s'il ne lui plaist'. » La réponse du roi ne men-
tionna qu'accessoirement l'engagement pris par Jean II. Louis XI
préférait invoquer le droit de conquête, parce qu'il était décidé à ne
jamais rendre le Roussillon-. Il lui aurait été bien facile de parvenir
pacifiquement à ses fins. Il aurait pu gagner ses nouveaux sujets, en
ménageant leur esprit d'indépendance; mais il restreignit leurs
libertés, les écrasa de réquisitions, dépouilla de leurs biens un grand
nombre de familles. Il aurait pu profiter des embarras du roi
d'Aragon, pour lui arracher une cession définitive des deux comtés;
mais il négligea cette précaution, et plus tard, quand il promit son
aide au duc de Calabre, il se déclara « deppartiz de l'alyance et con-
fédération avec le roy Jehan d'Aragon » : ainsi, ségarant dans les
1. J. Vaesen, Da droit d'occupation d'une terre sans seigneur, Rev. d'Histoire diplomatique,
t. I, 1887.
2. II déclara aussi la Cerdagne annexée à la couronne de France, en i463. Selon M. Pas-
quier, il aurait suivi envers les Gerdagnols une politique habile et libérale. M. Calmetle
conteste ces conclusions.
IL SOUTIENT
LE PRÉTENDANT
JEAN D'ANJOU.
CONQUETE
DU ROUSSILLON.
39^
RèQiie de Louis XI, GojLvernemenl des Beaujeu.
NOUVELLE
CAMPAGNE.
AFFAIRES
DE CASTILLE.
MABIAGE
DE FERDINAND
ET D'ISABELLE.
détours de sa lortue-use politique, il dénonça lui-même le pacte par
lequel le roi d'Aragon lui avait engagé les comtés. C'est pourquoi, en
147:2, au moment où Charles le Téméraire et ses alliés entreprenaient
de démembrer la France, un soulèvement éclatait en Roussillon et en
Cerdagne; et Jean II, délivré des Angevins et vainqueur de l'insur-
rection catalane, entrait dans Perpignan, le l""" février 1473.
Pendant deux ans, une « aspre et cruelle guerre » désola le
Roussillon. L'armée française, nourrie avec des vivres envoyés de la
frontière, brûlait les blés et saccageait méthodiquement le pays.
« Faictes le gast, écrivait le roi, en manière qu'il n'y demeure
ung seul arbre portant fruit sur bout ». Les habitants se défen-
dirent désespérément : on appela le Roussillon « le cimitière aux
Françoys ». Enfin la prise de Perpignan, le 10 mars 1475, termina
la lutte. Louis XI chargea Imbert de Batarnay et Boffille de Juge
du soin de sa vengeance : il rêvait d'expulsions en masse et de
pillages. Ses conseillers eurent la sagesse de lui désobéir. Boffille,
muni des pouvoirs d'un vice-roi, administra très habilement le
Roussillon et la Cerdagne jusqu'en 1491, et calma peu à peu les
habitants. En 1478, Jean d'Aragon fut compris dans le traité de
paix que Louis XI signa, le 9 novembre, avec Ferdinand et Isabelle
de Castille.
La Castille avait été pour Louis XI et Jean II un autre terrain
d'intrigues et de luttes. Henri IV, célèbre pour ses infortunes conju-
gales, n'avait qu'une fille, Jeanne; les Castillans l'appelaient la
Beltraneja, du nom de Bellran de La Cueva, qu'on supposait être son
véritable père. En 1468, Henri IV désavoua la Beltraneja : Isabelle,
sœur du roi, fut proclamée son héritière. Le mariage d'Isabelle
devint une importante question diplomatique, comme le mariage de
la fille du Téméraire. En Castille, comme en Bourgogne, Louis XI
perdit la partie. La sentence d'arbitrage de 1463 l'avait brouillé avec
Henri IV; Jean d'Aragon circonvint Isabelle, se fit des amis dans la
Noblesse castillane, et, lorsque Louis XI envoya à Cordoue le cardinal
Jean Jouffroy, un des beaux parleurs de l'époque, évoquer les sou-
venirs de lalliance franco-castillane et les exploits de Du Guesclin,
il était trop tard : Henri IV se laissa émouvoir, promit de rendre son
amitié à la France, mais Isabelle refusa d'écouter le cardinal, et, le
17 octobre 1469, elle épousa Ferdinand, infant d'Aragon. Henri IV,
qui s'était opposé vainement à ce mariage, suivit les conseils du roi
de France : il annula sa décision de 1468, reconnut la Beltraneja
comme son héritière légitime, et Louis XI obtint la main de cette
princesse pour le duc de Guyenne, avec lequel il venait de se récon-
cilier; mais la révolte de celui-ci fit échouer le projet.
< 394 )
Affaires (T Espagne et (F Italie.
A la mort de Henri IV, le 12 décembre 1474, la plupart des Cas-
tillans reconnurent pour souverains Ferdinand et Isabelle. Le roi de
France joua double jeu : il négocia avec Ferdinand et Isabelle le
mariage du dauphin Charles et de leur fdle (janvier 1475), sans
repousser les sollicitations du roi de Portugal Alphonse V, qui pré-
tendait épouser la Beltraneja et monter avec elle sur le trône de
Castille. Il se décida, le 23 septembre 1475, à accorder son alliance
au roi de Portugal, et une armée française, commandée par Alain
d'Albret, envahit le Guipuscoa; mais, voyant la cause d'Alphonse V
perdue, Louis rappela ses troupes. Les intrigues que, malgré la paix
de 1478, il poursuivit jusqu'à la fin de son règne, ne purent empê-
cher Ferdinand et Isabelle de régner sur la Castille, et, en 1479, à la
mort de Jean II, Ferdinand prit sans difficulté la couronne d'Aragon.
Les tentatives de Louis XI pour placer la Navarre sous son
protectorat ne réussirent d'abord qu'à le brouiller avec le comte de
Foix Gaston IV, héritier et lieutenant général de ce royaume. Gaston
mourut le 10 juillet 1472, au moment où il commençait à devenir
pour Louis XI un vassal dangereux. Il avait été précédé dans la
tombe par son fils aîné, de sorte que les domaines de la maison de
Foix et l'expectative de la Navarre furent dévolus à un enfant,
François-Phœbus, qui avait pour tutrice sa mère Madeleine de
France '. A la mort de Jean d'Aragon et d'Éléonore (19 janvier et
12 février 1479), le jeune François-Phœbus prit la couronne de
Navarre, Madeleine fut régente, et le cardinal Pierre de Foix, qui
recevait une pension de Louis XI, gouverna avec elle. Ce petit
royaume, dépeuplé et ruiné par l'anarchie féodale, était fatalement
destiné à être absorbé par la France ou par la Castille. Ferdinand et
Isabelle firent une vigoureuse opposition aux menées du roi de France.
Commynes, parlant de l'influence exercée par Louis XI en Espagne,
dit très justement qu'une partie de la Navarre faisait ce qu'il voulait.
Louis et Ferdinand, en effet, avaient chacun à leurs ordres une des
factions navarraises; quant à la prudente Madeleine, elle usait d'une
politique de concessions et d'atermoiements. Le mariage de François-
1. TABLEAU SIMPLIFIÉ DE LA DESCENDANCE DE GASTON IV
(qui eut quatre fils et cinq filles) :
Gaston IV épouse Eléonore, fille de Jean d'Aragon.
Gaston,
épouse Madeleine de France.
Fra.nçois-Phoebus. Catherine,
épouse
Jean d'Albret
Jean, Pierre. Jeanne, Marguerite,
vicomte cardinal ép. Jean V ép. François II
de Narbonne. de Foix. d'Armagnac, de Bretagne.
Anne
DE Bretagne.
UNION
DE LA CASTILLE
ET DE VABAGON.
AFFAIRES
DE NAVARRE.
UNION
DE LA NAVARRE
ET DU
COMTÉ DE FOIX.
395
LES ALBRET
EN NAVARRE.
LOUIS XI
ET L'ITALIE.
SES PROIETS
SUR LA SAVOIE.
Hèsne de Louis XI, Gou<^ernement des Beanjen. livre m
Phœbus, et surtout celui de sa sœur Catherine, qui lui succéda en
janvier 1483, furent l'occasion dapres luttes diplomatiques. U
s agissait pour Louis XI dempêcher que le primogénit d'Ai-agon ne
devînt le chef de la maison de Foix. Enfin, peu après lavènement de
Charles Vlll, Catherine épousa Jean d'Albret. dont les ancêtres
avaient « vertueusement servy la couronne de France ». Cette vic-
toire posthume de Louis XI et la conquête du Roussillon faisaient
dire à Commynes que le nom de son maître était craint en Espagne :
il ne pouvait prévoir que ces avantages seraient éphémères et ne
compenseraient point le danger de l'unité espagnole, ni que le
mariage de Ferdinand et d'Isabelle, aggravé par le mariage de
Maximilien et de Marie de Bourgogne, allait compromettre pour de
longs siècles la sécurité de la France et la paix de la Chrétienté.
Louis XI, toute sa vie, s'intéressa aux affaires d'Italie, se ren-
seigna sur l'imbroglio des négociations, des alhances et des guerres
locales qui tour à tour apaisaient et agitaient la péninsule; son abon-
dante correspondance avec ces tyrans doutre-monts auxquels il res-
semblait à tant d'égards, nous montre quel plaisir il prenait à
débrouiller Técheveau de leurs ruses savantes et à exploiter leurs dis-
cordes. Mais il évita les aventures et se contenta d'une action diplo-
matique constante, qui lui assura finalement en Italie le rôle de pro-
tecteur et d'arbitre. Au début de son règne, il est vrai, on le crut
décidé à une politique d'annexion : il entreprit de reprendre Gênes ;
mais, dès 1463, il abandonna ses droits à son très cher ami François
Sforza. Il essaya même d'évincer d'Asti la maison d'Orléans, au
profit du même duc de Milan, et, si les nécessités de la lutte qu'il
soutenait en France contre les féodaux rebelles, et en Espagne contre
la maison d'Aragon, l'obligèrent à ménager les prétentions des Ange-
vins sur Naples, il manœuvra du moins de façon à ne pas leur
fournir de soldats.
Seule peut-être la Savoie tenta sa soif de conquête. Son union
avec la fille du duc Louis, le mariage de sa sœur, Yolande de France,
avec l'héritier présomptif Amédée, le « très petit et mauvaiz gouver-
nement » de son beau-père, et les tentatives de ses beaux-frères, sur-
tout du remuant Philippe de Bresse, pour s'emparer du pouvoir ', lui
fournirent des prétextes d'intervention continuelle : il tint même
Philippe enfermé pendant deux ans au château de Loches (1464-
1466). Puis ce fut la régence troublée de Yolande de France, qui
gouverna pendant la maladie de son mari, l'épileptique Amédée IX,
1. Sur l'anarchie de la Savoie au début du règne de Louis XI, voir principalement les
Chroniques de Yolande de France, documents édités par L. Ménabréa, 1859 (publicat. de
< 396 )
CHAP. m Affaires d'Espagne et cC Italie.
et pendant la minorité de son fils Philibert I«^ On dit, déclarait Louis
à des envoyés suisses en 1463, « que je quiers avoir la seigneurie et
dominacion de la maison de Savoye, ce qui n'est point ne que onques
ne pensay, combien que ce fust esté et sereit à moy legière (facile)
chose de faire, veu que fay à moy les plus principaulz barons de
Savoye, mais je n'y vois point ne n'y entens d aller, senon en bonne
foy ». On sait ce qu'il faut penser de la bonne foi de Louis XL Ce
furent sans doute les périls de sa lutte contre le Téméraire, et aussi
la fermeté virile de Yolande de France, qui sauvèrent l'indépendance
de la Savoie.
Les succès de Charles le Téméraire, de 1468 à 1475, diminuèrent
le prestige de Louis XI en Italie. Venise, que le roi de France sétait
aliénée en cédant Gênes aux Sforza, empêcha que son nom ne figurât
dans la Ligue conclue le 17 juin 1468 pour maintenir la paix dans la
péninsule, et elle s'attira ainsi une guerre maritime; elle prit une
revanche platonique des dommages immenses causés à sa marine
marchande par les corsaires français, en permettant au duc de Bour-
gogne de l'inscrire, sur le papier, parmi ses alliés. Le successeur de
François Sforza, l'hypocrite Galéas, que Louis XI avait efficacement
protégé contre la jalousie de Venise, traita, comme on l'a vu, avec le
Téméraire, tout en assurant le roi de France de sa « bonne et loyalle
amour ». Le roi de Naples, Ferdinand, un autre maître fourbe, lou-
voya entre les deux adversaires ; il cherchait, écrivait-il, « tel moyen
que l'une des parties fût satisfaite sans que pour cela nous déplus-
sions à l'autre ». Yolande de France, inquiète des incursions des
Suisses et de la faveur que son frère témoignait maintenant à Phi-
lippe de Bresse, fit appel au duc de Bourgogne, et ce fut en allant
lui porter secours que Charles le Téméraire fut battu à Grandson.
Dès qu'il fut vaincu, les princes italiens ne cherchèrent plus que le
moyen de l'abandonner. Yolande, qui « estoit très saige et vraye seur
du roy », fut la première à briguer l'amitié de Louis XI ; brutalement,
l'Acad. royale de Savoie, documents, t. I), et Fr. Mugnier, Orgueil féodal, Guy de Feijsignij
el Jacques de Montmayeur, 1894. Voici le tat)leau simplifié de la descendance du duc Louis,
qui eut neuf fils et sept filles :
Louis épouse Anne de Lusignan.
Amédée IX Louis II,
(règne : i465-i472) comte
épouse de
Yolande de France. Genève.
1
.Jacques
de Savoie,
comte
de Romont.
Philippe
de
Bresse.
Charlotte
épouse
Louis XI.
Bonne
épouse
Galéas
Sforza.
1
Philibert l" Charles I'^
(1472-1482). (1482-1489).
1
Jean-Galéas.
de
Anne
Beaujeu.
Jeanne.
Charles
i VIII.
VITALIE
ET CHARLES
LE TÉMÉRAIRE.
PROTECTORAT
DE LOUIS XI
SUR LA SAVOIE,
^97 >
SUR MILAN,
SUR FLORENCE.
LOUIS XI
ARBITRE
EN ITALIE.
Règne de Louis XI, Gouvei-neinent des Beau jeu. livre m
Charles le Téméraire la fit enlever (27 juin 1476). Louis XI, décidé à
employer toutes ses forces à la conquête des domaines bourguignons,
se montra généreux, délivra sa sœur et se contenta de railler
« Madame de la Bourgongne ». Sans annexer la Savoie, il y parla
désormais en maître. A Milan, de même, après l'assassinat du tyran
Galéas, et pendant la minorité de Jean-Galéas, Louis XI prit la haute
main sur le gouvernement, et, espérant, à tort du reste, trouver dans
le frère de Galéas, Ludovic le More, un instrument docile de la poli-
tique française, il favorisa la révolution qui, en 1479, porta Ludovic
à la régence.
De tous les princes italiens, les Médicis avaient été les plus
fidèles à l'alliance de Louis XI. « Les Florentins, disait le roi, se sont
tousjours monstrez et exhibez vrayz et loyaulx Fiançois. » Une crise
terrible que leur république traversa, de 1478 à 1480, acheva de faire
d'eux les clients de la France. Le pape Sixte IV, ayant à se venger
de Julien et de Laurent de Médicis, favorisa une conspiration tramée
contre eux par la famille des Pazzi : le 26 avril 1478, Julien fut tué
dans la cathédrale de Florence; mais Laurent échappa aux meur-
triers, qui furent massacrés : un des conjurés, l'archevêque Salviati,
fut pendu le jour même, dans ses habits sacerdotaux. Le pape en prit
prétexte pour lancer sur la Toscane ses condoltières et ceux de son
allié le roi de Naples. Ce fut en vain que Louis XI le menaça de la
convocation d'un Concile œcuménique, et réunit un Concile gallican
à Orléans : Sixte l^V mettait pour condition à la paix l'exil de Laurent.
Enfin le roi vint à bout de son ol stination, en réconciliant Naples et
Florence, et il sauva la maison de Médicis sans envoyer en Italie un
soldat. Ses ambassadeurs déclaraient que « la Monarchie de la reli-
gion chrétienne consistait véritablement en sa personne ». Il tenait
en effet en Italie le rch d'arbitre qu'y avait joué autrefois l'empe-
reur, et, malgré les protestations de Frédéric III et de Maximilien, il
le conserva : jusqu'aux derniers moments de sa vie, son château du
Plessis fut assiégé par des ambassades venues d'outre-monts. Il avait
tracé le programme rationnel de l'action française au delà des
Alpes : c'était la politique du bon sens, celle que ses successeurs
auraient dû suivre.
398
CHAPITRE IF
GOUVERNEMENT DE LOUIS XI
I. LES ORGANES ET LES RESSOURCES DU GOUVERNEMENT. — II. RELATIONS
AVEC LA NOBLESSE ET LES VILLES. POLITIQUE ÉCONOMIQUE. — III. LOUIS XI ET L'ÉGLISE.
— IV. MORT DE LOUIS XI.
/. — LES ORGANES ET LES RESSOURCES DU GOU-
VERNEMENT^
LE gouvernement de Louis XI fut un gouvernement personnel. Ce roi idées le louis xi
avait, sur l'origine divine de son pouvoir, des idées qui n'étaient slr le pouvoir
pas nouvelles, mais qui, dans la France du moyen âge, n'avaient pu
produire tous leurs effets : « Les rois de France, déclarait un ambas-
sadeur qu'il envoyait au pape, ont mérité et obtenu à juste titre le
nom de rois très chrétiens et l'empire dans leur royaume; jamais le
temps n'effacera leur gloire. Seuls, ils sont oints d'une huile sainte,
descendant du ciel, envoyée par le Père des lumières, et portent
pour armoirie des lis, don du ciel; seuls, ils resplendissent de miracles
très évidents-. » Ce pouvoir octroyé par Dieu, Louis XI croyait, avec
son fidèle Commynes, qu'il devait en disposer pour le (( commun
profit », mais qu'en revanche il était seul juge et dispensateur de ce
commun profit et que tout devait plier devant sa volonté. « A cause
de nostre souveraineté et majesté royale, déclarait-il, à nous seul
compette et appartient le gênerai gouvernement et administration de
1. Sources. Ordonnances, t. XV à XIX, i8ii-i835. Lettres de Louis XL Pilot de Thorej-,
Catal. des actes de Louis XI relatifs au Dauphiné, 1899. Fortescue, De laudibus legum An lise,
édit. Amos, 1820; Governance of England, édit Pluramer, i885. Voir aussi le Journal des Etals
généraux de t4S4, par JeanMasselin, et, en Appendice, leCahier des Etats, éd. A. Bernier, i835.
Ouvrages a consulter. Il n'y a pas d'étude d'ensemble, ni, hormis l'excellent ouvrage de
M. Sée, Louis XI et les villes., 1891, d'études spéciales; mais on consultera avec profit les
travaux relatifs aux institutions de la France, surtout ceux de MM. Aubert, Picot, Dognon,
Spont, Flammermont, cités p. 233, 340, 253, et les biographies citées p. 332.
2. Texte (en latin) publ. par De Maulde, La diplom. au temps de Macliiauel, t. I, p. 60, n. 2.
< 399 >
Règne de Louis XI, Gonçernement des Beaujeu.
IL CONVOQUE
DESASSEMBLÉES
DE « GENS
ENTENDUS ».
ÉTATS GÉNÉRAUX
DE H68.
nostre royaume. » Un Anglais qui, pendant les premières années de
son règne, vécut sur la frontière de France avec les Lancastres
exilés, John Fortescue, le proposait au jeune prince de Galles, dans
son De Laudibiis legum Angliœ, comme le modèle accompli du tyran,
et, en contraste avec la monarchie constitutionnelle de son pays, il
présentait la monarchie des Valois comme le type du despotisme,
du Jus regale. Ce despotisme, Louis XI ne le créa point de toutes
pièces; mais il raviva, en les exagérant, les traditions d'autorité
personnelle qui s'étaient affaiblies sous les deux règnes précé-
dents. Et il y eut une grande différence entre ses principes
politiques et ceux de son père, qui avait laissé ses officiers
gouverner.
Il avait cependant trop de « sens » pour se croire universelle-
ment compétent et infaillible. Il voulait « tousjours es grands affaires
du royaume procéder en grande et meure deliberacion ». Comme
Charles V, il aima consulter, et une des caractéristiques de son admi-
nistration fut la fréquence des convocations de « gens entendus
et expers », qu'il invitait à élucider une question. Ainsi, en 1479,
chaque bonne ville dut envoyer à Paris deux bourgeois « cognoissans
et expers touchant la matière des monnoyes » : ils devaient apporter
des spécimens de toutes les pièces étrangères courant dans leur pays,
et aviser avec les généraux des monnaies au moyen d'arrêter cette
invasion et d'empêcher la sortie des pièces françaises *. Une « assem-
blée de touz les officiers et de tous les marchans des villes » du
Sud-Est et du Centre se tint à Lyon la même année : peut-être fut-ce
une réunion d'un autre caractère, et purement politique, comme
Louis en convoqua fréquemment dans les moments de crise, moins
pour s'éclairer que pour donner une apparence de consécration
publique à ses projets. Une des plus importantes de ce genre fut
l'assemblée tenue à Tours en 1470, et qui le délia du traité de Péronne.
Nous connaissons les noms de tous les assistants : ils n'étaient pas
plus de soixante; outre des princes dont la fidélité paraissait assurée,
comme le roi René et le duc de Bourbon, il y avait des grands officiers
de la couronne, des nobles ou des ecclésiastiques membres du Con-
seil, des gens des Parlements et des Comptes, des baillis et d'autres
possesseurs d'offices. En ces conditions, le roi n'avait pas à craindre
un avis défavorable.
Louis XI réunit en 1468, on a vu en quelles circonstances,
une assemblée des Trois États, la seule de son règne qu'on puisse
1. Le problème monétaire préoccupa vivement Louis XL Voir les Ordonnances, notam-
ment t. XVI, p. 471; t. XVII, p. i/i, 362, 534, 597, 619, 621; t. XVIII, p. i43; Un registre delà
monnaie de Toulouse, pièces publ. par C. Douais, Annales du Midi, 1899.
400 )
CHAP. IV Gom>ernement de Louis XL
inscrire dans la liste des États Généraux'. Elle fut remarquable à
tous égards, et par le but que se proposa le roi, et par les moyens
de persuasion qu'il employa, et par le succès qu'il obtint. Le général
des finances Pierre d'Oriole fit observer aux députés qu'on ne leur
réclamait pas d'argent : le bon apôtre négligea d'ajouter que, depuis
trente ans, la Royauté levait des impôts sans consulter les États
Généraux. Les Trois États devaient décider quel apanage il fal-
lait donner à Monsieur Charles. Les députés étaient assez embar-
rassés. Quelques-uns se hasardèrent à parler d'autre chose, des
malheurs du peuple, du gaspillage financier. Enfin, au bout de six
jours, le roi vint leur expliquer lui-même, « doulcement et beni-
gnement », qu'ils avaient à protester contre l'aliénation de la Nor-
mandie. Ils le firent à l'unanimité, et ils demandèrent que le roi
procédât contre les rebelles, maintenant et « toutes les fois que les-
dits cas echerroient, sans attendre autre assemblée ne congregacion
des Estats, pour ce que aisément ils ne se peuvent pas assembler ».
Le roi promit d'ailleurs des réformes; une commission fut même
nommée à cet effet par les députés, mais on en resta là. Une fois de
plus, en des circonstances où ils auraient pu obtenir des concessions
sérieuses, les États Généraux avaient abdiqué. Les mêmes causes
produisaient les mêmes effets : dans ce royaume redevenu la proie
des bandes armées, seigneurs, clercs et bourgeois redoutaient les
convocations et lès voyages, et ils remettaient à Louis XI, comme
jadis à Charles VII, la charge de rétablir l'ordre et de sauver l'unité
du royaume. Louis XI, d'ailleurs, leur paraissait assez habile pour
les préserver de l'anarchie féodale; et puis, en même temps que de
l'admiration, ce roi, malgré ses manières bonasses, leur inspirait
quelque crainte.
Les États provinciaux et locaux montrèrent, ce semble, la même états
inertie^. Dans les pays où ils continuèrent à tenir session, ils ne furent phovixciaux.
que des machines à voter l'impôt royal, et même, fréquemment, le
roi levait des subsides sans les consulter. Il en fut ainsi, à plusieurs
reprises, pour le Languedoc, notamment en 1473. Le rapport rédigé
l'année suivante par les commissaires du roi auprès des États de
1. Aux termes du procès- verbal, étaient présents : les conseillers du roi, vingt-huit sei-
gneurs et les mandataires d'une foule d'autres nobles, enfin les représentants de soixante-
quatre bonnes villes, qui auraient élu chacune un clerc et deux laïcs. En réalité, le mode
d'élection fut variable selon les villes. Voir P. Viollet, Éleciion des députés aux Etais Géné-
raux réunis à Tours en I46S el en I4S4, Bibl. de l'Ec. des Chartes, 1866.
2. Sur leur histoire, encore mal connue pour cette époque, consulter notamment ÏHis-
toire du Languedoc, nouv. édit., t. XII, 1889, Preuves; Collection de documents publ. par la
Soc. acad. de l'Aube, t. I, 1878; Comptes de Riscle, édit. Parfouru, t. I, 1886; Lettres de
Louis XI, t. II, p. i56, 298; Pilot de Thorey, Catalogue (voir la table aux mots
Etats, Finances); les textes cités dans les travaux de MM. Sée. Dognon Sipont; G. Dupont,
Hisl. du Colenlin, t. III, i885.
< 401 )
IV. 2. 26
Règne de Louis XI ^ Gouvernement des Beaujeu. livre m
cette province, fait croire que les députés considéraient comme inu-
tile de discuter les volontés du prince :
Les gens desdits Estaz, en bien grande humilité, joye et révérence, ont receu
vosdites lettres et oy tout ce que de par vous leur avons dit et requis. Et en
vérité, sire, il y a aucuns de nous qui ont veues plusieurs assemblées des Estaz
de ce pays, mais jamais on ne congneust qu'ilz eussent si grant vouloir
envers leur seigneur qu'ilz ont à ceste heure envers vous, ne que si preste-
ment et franchement ilz venissent à joindre aux demandes qu'on leur faisoit
qu'ilz sont venuz à ceste heure, car en quatre jours on a eu fait avecques eulx
ce où autresfoiz on estoit ung mois et plus.
LES OFFICIERS. Lc pcrsonncl d'officiers qui s'était constitué au xiii^ et au
xiV siècle avait acquis une certaine stabilité, une indépendance, des
traditions. Il avait pris l'habitude, tout en respectant le roi, de
défendre au besoin contre sa personne passagère la permanente
Royauté, et de distinguer ce qu'ils appelaient la « puissance absolue »
et la « puissance réglée », réglée par les sages ordonnances que leurs
prédécesseurs et eux avaient préparées et qu'un prince raisonnable
ne devait point violer. Une de leurs maximes était que le prince
n'est pas tenu aux lois, mais que son devoir est de s'y conformer :
licet princeps sit solutus legibus, tamen seciindiim leges vivere débet,
et ils se chargeaient de rappeler les lois au roi. Louis XI ne supporta
point ce contrôle. Il ne chercha pas, au moins après la guerre du
Bien public, à détruire les organes de gouvernement qui étaient nés
pendant les règnes précédents ; il rétablit même la Cour des aides de
Montpellier, que Charles VII avait fondée puis abolie, et il institua des
Parlements dans trois provinces récemment conquises (Bordeaux,
1462; Perpignan, 1463; Dijon, 1477). Mais il prétendit toute sa vie
nommer et destituer les officiers à son gré, créer des charges, même
inutiles, pour les gens qu'il voulait récompenser ou gagner, sans
s'inquiéter du scandale*. Enfin nous avons dit quelle docilité il exi-
geait de ses serviteurs. « Y avoit grand servitude à estre entour ses
gens », déclare Chastellain.
LE CONSEIL. Autant qu'on peut en juger d'après les mentions des Ordon-
nances, le caractère du Conseil ne changea point. Comme auparavant,
les séances furent fréquentées irrégulièrement par quelques grands
vassaux (notamment le duc de Bourbon, après la guerre du Bien
public) et par des évêques de toutes les provinces ecclésiastiques ;
mais les conseillers assidus et influents furent trois ou quatre prélats,
comme Balue avant sa disgrâce et Louis d'Amboise ; — des seigneurs
1. 11 y eul à ce sujet d'incroyables esclandres à la Cour des aides de Paris, en i^CS: c'est
ainsi que « Compains et Sabrevoys battirent maistre Chariot Cadier la première fois qu'il
entra en la Chambre, après son institution, et tellement qu'il cria au meurtre » (Rapport
pablié dans la Bibliothèque de l'Ec. des Chartes, 2= série, t. V, 1848-1849, P- 65-66).
< 402 >
CHAP. rv Gouvernement de Louis XI.
étroitement attachés au service du roi, comme son gendre Pierre de
Beaujeu, le sire de Craon et les grands officiers de la couronne; —
enfin et surtout de petits gentilshommes parvenus ou des nobles de
fraîche date, comme Antoine de Châteauneuf, seigneur du Lau, et
plus tard Louis de Beaumont, seigneur de La Forest, Imbert de
Batarnay, seigneur du Bouchage, Jean Daillon, seigneur du Lude,
Phihppe de Commynes, seigneur d'Argenton, — et le groupe des
gens de loi et de finances : Guillaume de Varye (l'ancien comptable
de Jacques Cœur), Etienne Chevalier, Cousinot, Bourré, Picart,
La Vacquerie, Doyat, etc. Le Conseil continua à expédier seul les
affaires d'importance secondaire et à donner au roi son avis sur
toutes les grandes questions politiques et administratives. Mais
Louis XI ne reconnaissait à son Conseil aucun droit qui pût limiter
la volonté royale.
Avec les Parlements, et surtout celui de Paris, il y eut des con- louis xi
flits très violents. Le roi, déclare Commynes, « desiroit de tout son et le parlement
cueur bien brider ceste court de Parlement; il avoit contre cueur plu- ^^ paris.
sieurs choses, dont il la hayoit ». Louis XI, ajoute-t-il, aurait voulu
obtenir Fabrègement des procès, et c'est ce que montrent en effet
beaucoup de ses lettres. Mais surtout il gardait rancune à la Cour de
Paris de l'opposition qu'elle faisait à ses actes, par exemple lorsqu'il
donnait à un favori des terres du domaine ou bien un héritage qui
aurait dû être dévolu à un autre ' ; et il lui en voulait de ne point lui
fournir des juges dociles, dans les causes qui intéressaient ses amitiés
ou ses haines. Nombreux furent les procès politiques de son règne ^;
la plupart du temps, pour les instruire et même pour rendre l'arrêt,
il établit des commissions extraordinaires ; mais il ne pouvait guère
se dispenser d'y introduire des conseillers au Parlement, et il s'irri-
tait de leur prétention d'observer les règles du droit. Il les répriman-
dait pour leur « lascheté », les emprisonnait au besoin, nommait
d'autres juges, ou bien, comme il arriva pour Charles de Melun, con-
fiait à Tristan Lermite le soin de terminer brusquement le procès par
une exécution sommaire. Il eut beaucoup de peine à obtenir la con-
damnation à mort du duc de Nemours, malgré le soin qu'il avait eu
de distribuer d'avance ses dépouilles à quelques-uns des membres de
ia commission. Trois conseillers au Parlement refusèrent de voler la
1. Sur le procès entre Commynes et les La Trémoille au sujet de la principauté de Tal-
mont, et l'attitude du Parlement, voir Ker\'yn de Lettenbove, Lellreu et négociations de
Philippe de Commines, t. I, p. loo et suiv.
2. Sur ces procès politiques, voir les travaux de Douët d'Arcq, Forgeot, B. de Mandrot,
P.-M. Perret, cités p. 332, 343, 38i. Feugère des Forts, Pierre d'Oriole, Positions des thèses
de l'Ecole des Chartes, 1891. Le connétable de Saint-Pol et le prince d'Orange furent jugés
régulièrement par le Parlement.
< 4o3 )
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
ÉVOCATIONS
EN CONSEIL.
JUSTICE
EXPÉDITIVE.
ADMINISTRATION
PROVINCIALE.
mort. Louis XI leur enleva leurs offices. Deux ans après, comme le
Parlement demandait leur réintégration, le roi répondit :
Messieurs, j'ay receu voz lettres par lesquelles desirez que je remecte aux
offices que souloient (avaient l'habitude) avoir en Parlement maistres Guil-
laume Leduc, Estienne Du Boys et Guillaume Gougnon. Et je vous respons
que la cause pour quoy ilz ont perdu leurs offices, se a esté pour vouloir
garder que le duc de Nemoux ne feust pugny du crime de lèze-majesté, pour
ce qu'il me vouloit faire mourir et destruire la saincte couronne de France, et
en ont voulu faire cas civil et pugnition civille. Et pensoys que, veu que vous
estes subgetz de ladicte couronne et y devez vostre loyaulté, que vous ne voul-
sissiez approuver qu'on deust faire si bon marché de ma peau. Et pour ce que
je voy par voz lettres que si faites, je cognois clerement qu'il y en a encores
qui voulentiers seroient machineurs contre ma personne; et, afin d'eulx
garantir de la pugnition, ilz veulent abolir l'orrible peine qui y est. Par quoy
sera bon que je mette remède à deux choses, la première expurger la court de
telz gens, la seconde faire tenir le statud que jà une fois j'en ay fait que nul
juge ne puisse alléguer (alléger) les peines de crime de lèze-majesté.
Au reste, Louis XI eut bien des moyens de « brider » son Parle-
ment. Il lui enleva quantité de procès pour les donner à la section
judiciaire de son Conseil *, qui fut désormais une Cour de justice
pourvue de tous ses organes. Les « évocations » , extrêmement
rares au temps de Charles VII, devinrent « innumerables ». Le
Conseil se mit à juger les affaires concernant le domaine royal, la
distribution des offices et des bénéfices ecclésiastiques, les crimes
et les pillages des féodaux ^ Sous le règne de Charles VIII, il con-
naîtra régulièrement des procès intéressant directement la couronne.
Le roi, néanmoins, se réserva toujours le droit de répression immé-
diate et de justice expéditive : les mouvements populaires, par
exemple, furent châtiés avec une terrifiante rapidité. Le chancelier
ayant voulu, en 1478, remettre au Grand Conseil le jugement d'une
rébellion qui avait éclaté dans la Marche, reçut ce billet : « Je veul
que la pugnicion en soit incontinent faicte et sur les lieux, et que
ceux du Grant Conseil ne de la cour de Parlement n'en aient aucune
congnoissance. »
L'administration provinciale au temps de Louis XI est encore
mal connue. Le roi ne parvint guère, ce semble, malgré ses menaces
1. Cette section comprenait les juristes du Conseil, auxquels s'adjoignaient une douzaine
de magistrats et de clercs qui ne faisaient point partie du Conseil politique. Elle s'appel-
lera plus tard Grand Conseil, par opposition au Conseil politique, appelé Conseil élroil.
Louis XI donne le nom de Grand Conseil tantôt au Conseil tout entier, tantôt à la section
judiciaire. Cf. l'étude de M. Noël Valois, citée p. 228, et ses articles dans la Bibl. de l'Ec.
des Chartes, i883.
2. P. Dognon, Annales du Midi, 1898, p. 470 et suiv., a publié le premier arrêt en forme,
issu du Grand Conseil, dont nous ayons le texte, arrêt rendu contre un seigneur assassin
et pillard (1481).
c 404 >
CHAP. IV
Goiwernemenl de Louis XI.
et ses destitutions, ;'; tenir en main les olTiciers qui, loin de lui, gou-
vernaient, jugeaient et levaient les impôts. Les « povrcs subjeetz »
se plaignaient d'être exploités sans merci. Commyncs dit de son
maître que « se il pressoit ses subjeetz, toutesfois il n'eust point souf-
fert que ung aultre Teust faict ». Mais Louis XI ne pouvait tout voir.
La multiplicité de ses entreprises politiques l'obligeait à beaucoup
ignorer, peut-être aussi à feindre d'ignorer. Gouverneurs, baillis,
réformateurs et receveurs, pourvu qu'ils ne trahissent pas, obtenaient
son indulgence. Pour s'excuser de leur avidité et de leur corruption,
il leur aurait d'ailleurs suffi de rappeler comment Philippe de Com-
mynes lui-même était devenu un grand seigneur. Du haut en bas,
les gens du roi saignaient la France à blanc.
Louis XI, d'ailleurs, eut le plus coûteux gouvernement dont on
eût jamais ouï parler, et d'abord la plus coûteuse armée. Il ne cessa
d'accroître les charges militaires *. Il maintint et développa les sys-
tèmes antérieurs de recrutement, convoqua fréquemment l'arrière-
ban, exigea des villes qu'elles fissent bonne garde, força même
tous les Parisiens à vêtir le harnais de guerre. Il porta les com-
pagnies d'ordonnance à 2 000 lances en 1470, et, à la fin de son
règne, à 3 884, et il doubla le nombre des Francs-Archers *. A
partir de 1479, il est vrai, irrité de l'indiscipline et des pillages
de cette médiocre infanterie, il cassa les Francs-Archers des pro-
vinces septentrionales, mais il garda les meilleurs pour composer
des bandes de piquiers, à l'image des Suisses, et il recruta en
Suisse même plusieurs milliers de mercenaires. Il établit, en 1480,
sur la frontière de Flandre, un camp de plus de 20 000 hommes.
La guerre du Bien public avait détruit la discipline militaire.
Depuis lors, compagnies d'ordonnance, arrière-ban, Francs-Archers,
et plus tard mercenaires suisses, tous pillent à l'envi. Vers 1469, il
se forme dans le Midi et le Centre des bandes qui renouvellent les
exploits des Écorcheurs. Les gens de guerre en garnison à Amiens
maltraitent les bourgeois, les chassent de leurs maisons et leur pren-
nent leurs femmes, sous prétexte que ce sont de « vilains trestres
bourguignons », et ils « vont continuelement prendre les povres
laboureurs des champs avecques leur bestail, et vendent et exposent
au butin, non pas seulement les bestes, mais les personnes desdiz
laboureurs ». Les Français en étaient réduits à se consoler avec des
chansons; ils applaudissaient le Monologue du Franc Archier de
L'ARMÉE.
LES DESORDRES
RECOMMENCENT,
1. L'assignation du trésorier des guerres est de 907 862 livres en 1470; de 1028015 1. en
1478; de 2700000 1. en i483.
2. Sur les Francs-Archers : études de Spont et de Bonnault d'Houët, citées p. 94. P- Lau-
rent, Les Francs- Archers de Mézières, Revue de Champagne, t. XXIV, 1888. Flammermont,
Jnslilulions municipales de Senlis, 1881.
4o5
DIFFICULTES
FINANCIÈRES.
LES RECETTES.
LA TAILLE.
EXPEDIENTS.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
Baignollet (1468), type populaire du « Franc-Taupin » pillard, bra-
vache et poltron :
Je ne craignoys que les dangiers,
Moy; je n'avoys peur d'aultre chose!
Comme aux pires époques de Tinvasion anglaise, il arrivait que
les gens d'armes attendissent leur solde plusieurs mois, voire un an,
et c'est pourquoi les édits royaux et les mesures de rigueur ne pou-
vaient les empêcher de piller. Les officiers de finances ne savaient où
trouver tout l'argent que le roi demandait. « Allez-vous-en demain à
Paris, écrivait-il en 1471 à Bourré, et trouvez de l'argent en la boëte
à lanchenteur, pour ce qui sera nécessaire, et qu'il n y ait faulte. » Il
fallait en effet une « boîte à l'enchanteur » pour entretenir, avec celte
§rmée, un nombre sans cesse croissant d'officiers et de pensionnés,
et acquitter tant de promesses faites aux habitants de la terre et du
ciel. Les dépenses de cour elles-mêmes, qui avaient varié entre 250 et
300 000 livres à la fin du règne précédent, atteignaient 327 000 livres
en 1470, 415 500 en 1481.
Les conquêtes et les confiscations auraient permis à Louis Xï
d'augmenter considérablement les revenus du domaine; mais ils ne
dépassèrent pas 100 000 livres, à cause des aliénations de terres qu'il
fit. De même le roi employa en largesses politiques une grande part
des aides et des gabelles, dont le chiffre ne fut pas d'ailleurs
accru : sur vingt greniers à sel, sept seulement à la fin du règne lui
rapportaient de l'argent. Ce fut à la taille qu'il demanda des res-
sources croissantes. 11 la rendit « très excessive et cruelle ». De
1200 000 livres en 1462, elle fut de 1900 000 en 1471, de 2 700000
en 1474, de 3200000 en 1476, de 4 600 000 en 1481, et, une fois la
paix d'Arras signée, elle ne retomba point au-dessous de 3 900000 *.
Enfin Louis augmenta certains péages et tarifs de douane et eut
recours à tous les vieux expédients auxquels les conseillers de son
père avaient renoncé : il pratiqua les emprunts forcés, vendit des
privilèges, extorqua de l'argent aux acquéreurs de fiefs et de biens
de mainmorte, abusa des taxes extraordinaires, des amendes, des
confiscations, des réquisitions. « Il prenoit tout et despendoit (dépen-
sait) tout », dit Commynes. En matière de finances comme dans
1. D'après Spont, Ann.du Midi. 1890, p. 498; 1891, p. 489-490. On a vu (p. 255) que Cliarles Vil
se contentait d'un revenu lolal de 1 800000 livres. — Ciiarles VIII et Louis XII ne lèveront
point, malgré les guerres d'Italie, de taille supérieure à 3 3oo 000 livres.
Budget royal à la mort de Louis XI :
Domaine 100 000 livres.
Aides et gabelles 655 000 —
Taille , 3 900 000 —
Total '4 655 000 liTres.
< 406 )
Gouvernement de Louis XL
toute sa politique, il faisait fi des bonnes maximes que Charles VII
avait adoptées, et il iaussa ces traditions de gouvernement économe
et tempéré qui étaient rétablies en France au moment de son avène-
ment. Il inaugura le régime du bon plaisir.
LE REGNE
DU BON PLAISIR.
IL — RELATIONS AVEC LA NOBLESSE
VILLES. POLITIdUE ÉCON0MIQ.UE^
ET LES
LOUIS XI, écrivait Jean de Roye, secrétaire du duc de Bourbon,
" fut si crainct qu'il n'y avoit si grant en son royaulme, et mes-
mement ceulx de son sang, qui dormist ne reposast seurement en sa
maison. » Ce « terrible roy », cependant, ne recourut à la force que
quand il se crut menacé. Il gorgea de pension-s, de fiefs et d'offices
les nobles qui se résignèrent à le servir, et il essaya d'enchaîner les
indociles par des serments, soit en leur faisant jurer fidélité sur la
fameuse croix de Saint-Laud, soit en leur conférant le collier de
Tordre de Saint-Michel, qu'il créa en 1469, à l'image de la Toison d'Or
des ducs de Bourgogne. Mais, au xv^ siècle, les serments ne pesaient
pas d'un grand poids dans les consciences des féodaux. Ce fut par la
violence que Louis XI réduisit les rebelles. Obligé à des ménagements
tant que son frère vécut et que Charles le Téméraire resta dan-
gereux, on a vu qu'il prit sa revanche à partir de 1475. L'exécution
du connétable de Saint-Pol et du duc de Nemours produisit l'effet
de terreur souhaité par le roi.
Après la mort de Charles le Téméraire, aucun prince du sang ne
fut capable de tenir tête à Louis XI. Le jeune duc d'Orléans cher-
chait à oublier dans la débauche son mariage forcé. Les comtes
d'Angoulême et de Dunois étaient morts en 1467-1468 : leurs fils, tant
que Louis XI vécut, se tinrent cois. Jean II, duc de Bourbon, sur-
veillé et harcelé par les gens du roi, rongeait son frein en silence : un
valet de la garde-robe royale, Jean de Doyat, nommé bailli de Cusset
en 1477, établit sa fortune politique en exploitant la méfiance que le
1. Om'RAGES A CONSULTER. SiiT la Noblesse à la fin du règne, outre les ouvrages cités de
Dupuy, Lecoy de La Marche, De Maulde, Samaran : A. Luchaire, Alain le Grand, sire
d'Albrel, 1877. A. Bardoux, Les grands baillis au XV' siècle, Jean de Doyal, Rev. histor. de
droit franc, et étranger, t. IX, i863. Perret, Bof fille de Juge, Ann. du Midi, 1891 (pour le
procès de René d'Alençon). Lecov de La Marche. Louis XI cl la succession de Provence,
Rev. des Quest. hist., t. XLIO, 1888. — H. Sée, Louis XI et les villes, 1891. A. Giry, Les
Elablissemenls de Rouen, i883-i885. — Sur la politique économique de Louis XL outre les
ouvrages généraux indiqués p. i3o et i45 (notamment ceux de H. Hauser et de R. Ebersladt) :
V. de Valons, Etienne Turquel et les origines de la fabrique lyonnaise. 1868. Ariel Mouette,
Dix ans à Tours sous Louis XL 1890. J. Vaesen, La juridiction commerciale à Lyon sous l'an-
cien régime, 1879. De Maulde, L'^ essai d'exposition internationale en 1470, Comptes rendus
des séances de l'Acad. des Inscr., 3 mai 1889. De La Roncière. Première guerre entre le
protectionnisme et le libre-échange, Rev. des Quest. hist., t. LVlil, 1895.
LOUIS XI
ET LA NOBLESSE.
LES PRINCES
DU SANG.
407
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
LA SUCCESSION
DE LA MAISON
D'ANJOU.
LA FÉODALIIÉ
MÉRIDIONALE.
roi g-ardait contre ce prince; comme Jean II exerçait, à l'exemple de
ses prédécesseurs, des droits dont la possession exclusive était reven-
diquée par la Monarchie (connaissance des cas privilégiés, déli-
vrance des lettres de grâce, création des foires, frappe de la mon-
naie, etc.), ses officiers durent comparaître devant le Parlement, et,
pour juger les procès importants, des « Grands Jours » furent institués
à Montferrand en 1481. Les officiers du jeune duc d'Alençon, René,
ayant eu également le malheur de déplaire au roi, René songea à se
retirer auprès du duc de Bretagne : pour ce seul crime d'intention,
il fut arrêté en 1481, et subit à Chinon une atroce captivité : pendant
trois mois d'hiver, on le mit « en une cage de fer d'un pas et demy
de long, de quoy, disait-il, il a une espaule et une cuisse perdues ».
Quant à la maison d'Anjou, la mort, qui avait tant de fois servi les
desseins de Louis, emporta avant lui le vieux René et son neveu le
comte du Maine.
Le roi voulait toute la succession de ces deux princes, c'est-à-
dire le comté du Maine et le duché d'Anjou, et, hors du royaume, le
duché de Bar et le comté de Provence, sans parler des droits sur
Naples, la Sicile, l'Aragon et le royaume de Jérusalem. Au moment
de sa réconciliation avec Louis XI en 1476, René avait repris posses-
sion de l'Anjou, mais probablement sous condition de le léguer à la
couronne. Il aurait du moins voulu assurer à son petit-fils, le duc
de Lorraine, la possession du Barrois : mais Louis XI s'y opposa et,
à la mort de René, en 1480, réunit au domaine royal les duchés
d'Anjou et de Bar. La Provence, convoitée par le duc de Lorraine,
lui échappa également et passa aux mains de Charles II, comte
du Maine, qui n'avait point de postérité, et avait promis son héri-
tage à Louis XL Depuis plusieurs années, d'ailleurs, le roi s'était
créé un parti en Provence : Palamède de Forbin, président du
« Conseil éminent », recevait une pension de la cour de France.
Charles II mourut en 1481, léguant à Louis XI le Maine et la Pro-
vence. Ainsi, sauf la Lorraine, tous les biens de la maison d'Anjou
revenaient au domaine de la couronne, et le royaume acquérait Mar-
seille et Toulon.
Dans le Midi, la victoire de la Royauté sur les grandes seigneu-
ries était complète. La dynastie des comtes d'Armagnac avait disparu
avec Jean V, et, depuis 1471, Charles d'Armagnac, vicomte de Fezen-
saguet, qui avait eu maille à partir avec les gens du roi, était pri-
sonnier à la Bastille. Les domaines de la maison de Foix étaient
administrés par Madeleine de France. Alain, sire d'Albret, était un
serviteur et un « compère » du roi. La petite Noblesse méridionale
était restée, il est vrai, indocile et pillarde, et le commandeur Ber-
t 4o8
Gouvernement de Louis XI.
nard Gros, dans son livre de raisons, nous montre TAgenais en proie
à de terribles désordres '. Louis XI et ses Parlements ne purent faire
disparaître complètement cette vieille calamité de la guerre privée.
Il y avait encore une maison féodale complètement indépendante,
celle de Bretagne. François II refusa, en 1479, de fournir des troupes
au roi pour la conquête de la Flandre. Louis XI, qui lui « portoit
grant hayne », garnit les frontières bretonnes de soldats, et, comme
François n'avait que deux lilles, le roi acheta les droits de la maison
de Blois sur le duché, moyennant 50 000 écus. En 1481, le duc de
Bretagne signa une alliance avec Maximilien et le roi d'Angleterre;
tous les partisans de la France dans le duché furent traités en
ennemis publics. Ainsi Louis XI ne parvint pas à écraser complète-
ment la grande Noblesse, non plus qu'à débarrasser les cam-
pagnes des hobereaux pillards. Il continua, avec plus d'habileté
et de violence, l'œuvre de ses prédécesseurs, sans pouvoir l'achever.
LA BRETAGNE.
Pour cette entreprise, la Bourgeoisie prêta au roi un secours
très efficace. Les villes l'aidèrent à déjouer les coalitions féodales, à
garder ses prisonniers politiques, à surveiller les menées des nobles,
à arrêter leurs armées. Elles furent plus que jamais, au milieu des
grands fiefs et même en dehors du royaume, des centres de propa-
gande monarchique et française : en Savoie, notamment, c'est grâce
à la Bourgeoisie que Louis XI put établir son protectorat. C'est
qu'en effet les villes trouvaient en lui, contre les violences féodales,
un défenseur toujours prêt, et l'annexion au domaine royal était pour
elles une garantie, sinon d'indépendance, du moins de sécurité.
Louis XI ne se lassait pas de prodiguer aux bourgeois, dans ses
lettres et ses causeries familières, les flatteries et les promesses. En
1473, recevant les délégués de la ville d'Amiens, il ordonnait qu'on
le laissât seul avec eux, disant : « Je vueil parler à mes bons amis
d'Amiens, non pas comme ambassadeurs, mais comme mes amis ».
Il exigea d'ailleurs beaucoup de ses « amis ». Ce fut principale-
ment sur la Bourgeoisie que pesèrent les emprunts, les taxes extra-
ordinaires, les réquisitions incessantes dont nous avons parlé. La
tutelle exercée sur les bonnes villes par la Royauté devint, sous le
règne de Louis XI, beaucoup plus étroite. Les prérogatives des muni,
cipalités en matière de finances, de justice, de travaux publics, voire
de simple police, et les constitutions municipales elles-mêmes, furent
souvent violées par le roi, qui s'arrogeait le droit de diminuer ou de
supprimer les libertés locales et d'imposer des maires de son choix.
1. Bulletin historique et philologique, i88g, p. 124. Cf. André de Bellecombc, liisloire des
seigneurs de Monlpezat et de l'abbaye de Pérignac, 1898.
LOUIS XI
ET LES VILLES.
EXIGENCES
ET ARBITRAIRE
DU ROI.
409
Règne de Louis XI, Gouveimement des Beaujeu.
BOURGEOISIE.
« Les mairies, loys et eschevinages, déclarait-il, nous pouvons
renouveler, créer et ordonner à nostre bon plaisir et voulenté, sans
que nulz y ait que veoir. »
ALLIANCE Quand il modifia les institutions d'une ville, œ fut presque tou-
AVEC LA HAUTE jours pour y partager le pouvoir entre les officiers royaux et quel-
ques familles de riches bourgeois, dont il s'assurait la fidélité par
l'anoblissement et des faveurs de toutes sortes. A Limoges, par
exemple, il enleva aux artisans le droit de prendre part aux élec-
tions municipales, qui fut désormais le privilège d'un corps de cent
notables. Il détestait le gouvernement démocratique, ne voulait
point « d'assemblées générales de grandes communitez », où la foule
se laisse dominer par « aucunes gens de mauvais esperit ». On l'a
appelé le « roi des petites gens » ; rien de moins exact : entre le
menu peuple et lui, il n'y a pas eu de sympathie. Dans les villes, les
révoltes contre les impôts royaux ont été l'œuvre des artisans, et ont
été réprimées sans pitié par le roi, avec l'aide de l'aristocratie muni-
cipale. Louis XI n'a été que le roi des bourgeois, des bourgeois
cossus qui lui donnaient leur ai'gent sans se plaindre.
LOUIS XI ET LES
CORPORATIONS.
INDUSTRIE
DE LA SOIE.
Un des principaux mobiles de sa politique économique fut de
rendre plus riche et plus puissante la classe des marchands et des
maîtres des corporations. Il s'occupa avec un esprit d'initiative, une
autorité et une obstination que n'avaient jamais montrés ses prédé-
cesseurs, de l'organisation du travail, des industries à protéger,
des débouchés et des transports à créer. Ses nombreuses ordon-
nances concernant les métiers eurent généralement pour but de
protéger les patrons contre les ouvriers, de réserver la maîtrise aux
familles privilégiées, enfin de restreindre le travail libre au profit du
système corporatif. Très soucieux, comme on l'a vu, de prendre
l'avis des « gens expers », il écouta surtout les patrons parisiens.
En 1475, il réunit à l'Hôtel de "Ville une assemblée où, avec ses con-
seillers, siégeaient des bourgeois et des marchands de Paris : cette
commission élabora un règlement sur la draperie, qui fut publié
en 1479 comme une ordonnance « générale et perpétuelle », appli-
cable dans tout le royaume. Ainsi Louis XI prétendait asservir les
drapiers de la France entière aux mêmes règlements. Dans son gou-
vernement, la protection se doublait toujours de despotisme, et déjà
y apparaissait la tendance moderne à l'uniformité administrative.
Il avait cependant l'esprit trop souple pour suivre, en pareille
matière, une politique de principes, et, comme toujours, il sut s'accom-
moder aux circonstances. Pour développer en France la fabrication
delà soie, il appela des ouvriers italiens, qu'il installa à Lyon en 1467,
< 4ïo >
CHAP. IV
Gouçejmement de Louis XL
et il ne leur imposa point les entraves corporatives. Il rêvait de voir
tous les oisifs s'employer à cette industrie de la soie : « Tant gens
d'églises, nobles, femmes de religion que autres, qui à présent sont
oiseux, écrivait-il, y auront honneste et prouffitable occupacion ».
Ayant échoué à Lyon, il transporta les Italiens et leurs métiers à
Tours, et, malgré la mauvaise volonté des Tourangeaux, la nouvelle
manufacture prospéra. Son ordonnance de 1471 sur les mines fut à la
fois très tyrannique et très libérale : il obligea les propriétaires à
exploiter leurs gisements sous peine de déchéance, et établit, pour
le contrôle, un office de maître général des mines, qu'il confia à l'actif
Guillaume Cousinot; mais il exempta des impôts et du guet les
maîtres et les ouvriers, y compris les étrangers, car les ouvriers alle-
mands étaient les plus habiles.
Tirer parti de toutes les ressources nationales, pour enrichir ses
sujets et son trésor et pour empêcher le numéraire de sortir de France,
tel fut le principe de sa politique commerciale. Venise monopolisait
le trafic des épices : il institua un convoi maritime chargé d'aller les
chercher à Alexandrie, et il finit par lancer ses corsaires contre la
marine des Vénitiens, qui étaient coupables à la fois de contrarier ses
projets d'hégémonie en Italie et de vendre à la France sans rien lui
acheter. Après avoir essayé en vain de ressusciter la ville morte de
Montpellier et de créer un grand port à Collioure, il s'empara avec
joie de Marseille, qu'il regardait comme la place destinée à envoyer
dans toute l'Europe du nord les denrées de la Méditerranée. Pour
animer le commerce intérieur, il fonda un grand nombre de foires et
de marchés. Il interdit à ses sujets de se rendre aux foires de Genève,
condamna les infracteurs à des amendes énormes, et réussit ainsi à
ruiner ces foires au profit de celles de Lyon. Mais il ne fut pas un
protectionniste intransigeant : il attira en France, par toutes sortes
de faveurs, les marchands étrangers et rendit à Bordeaux sa pros-
périté en y tolérant les négociants anglais. La réconciliation poli-
tique et économique de la France et de l'Angleterre fut un de ses
plus vifs désirs. Lorsque, grâce à son intervention, Henry VI fut
rétabli sur le trône, en 1470, Louis XI s'empressa de négocier avec
lui une trêve et un traité de libre-échange, et deux marchands de
Tours reçurent mission officielle d'accompagner l'ambassade, avec
une cargaison « d'espiceries, de drap d'or et de soye, toilles et autres
marchandises », afin que les Anglais pussent examiner ces produits
et « congneussent par effect que les marchans de France estoient
puissans pour les fournir comme les autres nacions ». Après le traité
de Picquigny, Louis XI et Edouard IV conclurent une convention
commerciale.
LES MINES.
POLITIQUE
COMMERCIALE.
c 411 )
RESULTATS
ÉCONOMIQUES
DU RÈGNE.
PROJETS DE LA
FIN DU RÈGNE.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
En 1461, le royaume était fort misérable. Louis XI le laissa-t-il
plus prospère? Malgré les plaintes de la Bourgeoisie, il paraît certain
que, sous son règne, la plupart des grandes villes, malgré le poids
écrasant des exigences royales, se relevèrent en partie de leurs ruines
et que certaines même, comme Orléans et Amiens, atteignirent une
prospérité qu'elles n'avaient jamais connue. Il n'en fut pas de même
des campagnes. Louis XI, loin de songer à adoucir le sort des
paysans, eut un instant l'idée de leur faire supporter tout l'impôt,
pour exonérer ses bonnes villes, et il ne recula que devant la crainte
de « mettre en dangier le fait de son argent ». C'était surtout aux
ruraux, tourmentés par le fisc, foulés par les gens d'armes, que
Commynes pensait, lorsqu'il souhaitait que désormais les rois fussent
« ung peu plus piteux au peuple ».
A défaut de pitié, Louis XI avait du bon sens, et, à la fin de son
règne, il était résolu à laisser désormais ses sujets vivre en paix,
et à travailler, de toutes les forces qui lui restaient, au développement
de la richesse nationale. Il voulait amener les marchands du royaume
à fonder une compagnie « de cent mille livres et plus, pour mer-
chander sur la mer du Levant et ailleurs, et faire grand nombre de
galères, naves etaultres navires, affin que la marchandize ait cours en
son royaulme, en façon que les estrangiers n'en ayent plus la cognois-
sance »*. Quelques semaines avant sa mort, il autorisa les gens
d'Eglise, les nobles et les officiers royaux à pratiquer le commerce,
et annonça l'intention d'abolir les péages intérieurs. La prodigieuse
diversité des poids et des mesures lui paraissait funeste au trafic et
il se déclarait prêt à en décréter l'uniformité dans toute la France.
De même, pour améliorer l'administration de la justice, qui excitait
tant de plaintes, il ne voyait qu'un remède, l'unification des cou-
tumes ^. Il n'était sans doute pas en sa puissance de réaliser des plans
aussi vastes. Ces projets, du moins, achèvent de mettre en lumière
le caractère et les idées de ce singulier roi, qui eut vraiment une âme
de révolutionnaire.
i. Procès-verbal d'une assemblée de « gens entendus » de onze bonnes villes, à Tours,
le i4 février 1482 : Hisl. du Languedoc, nouv. édit., t. XIl, Preuves, p. 216.
2. Ces desseins, ainsi que celui de convoquer prochainement les Etats Généraux, furent
exposés aux députés des villes venus en Touraine à l'occasion de l'arrivée de la fiancée du
dauphin. Voir Aug. Thierry, Monum. inéd. de l'Hisl. du Tiers Etai, t. II, p. 409; Jehan Foui-
quart, Mémoires, Rev. de Champagne, 1. 1, 1876, p. 421 ; le récit du délégué de Clermont, dans
A. Bardoux, Rev. hist. de droit franc, et étranger, t. IX, i863, p. 3i. Cf. Commynes, édit.
Dupont, t. II, p .209. En 1480, Louis XI avait ordonné à tous les baillis et sénéchaux d'envoyer
à la chancellerie « les coustumes et stilles de leurs dis bailliages, pour en faire une costume
nouvelle » (Quittance publ. par L. Delisle dans la Nouv. Rev. hist. de Droit, t. XVIII, 1894,
p. 555).
( 4 1 '-i »
cnAP. IV
Gouvei-nement de Louis XL
III. — LOUIS XI ET L'EGLISE '
Louis XI traita TÉglisc de France avec un cynique sans-gêne. Il louis xi
importait à sa politique extérieure, notamment en Italie, et même à ^^ ^'^
,-.• . ^, . ^ , , • P^, -, 1 .M J' i PRAGMATIQUE.
sa politique intérieure, que le pape ne lui lut point hostile; a autre
part, la Pragmatique Sanction de 1438 était Fœuvre des conseillers
au I arlement, des Universitaires, et de prélats d'esprit indépendant,
et c était autant de raisons pour qu'il eût peine à s'en accommoder,
bie 1 que la Pragmatique n'eût pas empêché Charles VII de garder, en
faii, la haute main sur l'Église gallicane; enfin la clause autorisant
« les princes du royaume » à user de « sollicitations bénignes »
auprès des électeurs, en faveur de leurs créatures, lui paraissait pro-
curer à la Noblesse une dangereuse influence, et il pensait qu'un
régime concordataire aurait l'avantage d'assurer le contrôle de la
Royauté sur toutes les promotions ecclésiastiques. Il avait donc des
motifs d'abolir la Pragmatique. Mais il en avait aussi de la conserver :
il craignait l'abus des réserves, des grâces expectatives et des
annales, et 1' « évacuation des pecunes » de France en Italie; les
procès portés en cour de Rome no lui déplaisaient pas moins; et puis
un roi comme lui pouvait difficilement s'entendre avec des pontifes
d'humeur aussi autoritaire que Pie II (f 1464), Paul II (-]-1471), et
surtout Sixte IV, homme avide, rude et fourbe, qui regarda son
élévation au Saint-Siège comme un moyen de s'enrichir, lui et ses
neveux, et inaugura la politique du « népotisme ». Louis XI sup-
prima donc et rétablit tour à tour la Pragmatique, selon les cir-
constances, et, pendant son règne, le Clergé de France ne sut jamais
sous quel régime il vivait et qui devait conférer les bénéfices. La
règle n'était plus que le bon plaisir du roi.
A son avènement, Louis se laissa facilement persuader par le pie ii obtient
légat Jean Jouffroy qu'il devait défaire ce que son père avait fait, et, l'abolition de la
dans des lettres du 27 novembre 1461, en des termes fort outrageants
pour les auteurs de la Pragmatique, qu'il accusait d'avoir élevé dans
le royaume « un temple de licence », il déclara restituer au Saint-Siège
« l'empire absolu, la libre juridiction, et une puissance sans hmites »
1. Sources et ouvrages a consulter. Les Lettres de Louix XI constituent une source
particulièrement précieuse. Ouvrages de Pastor, Creigliton, Rocquain. Perret, Delaborde,
cités p. 260 et 809. H. Ctiassériaud, La Pragmatique Sanction sous le règne de Louis XI, Posi-
tions des thèses de l'Ecole des Cliartes, 1897. Cti. Fierville, Le cardinal Jean Jouffroy et son
temps, 1874. Rey, Louis XI et les états pontificaux de France, 1899. Rashdall, The Universities
of Europe in the middle âges, t. I, 1895. Arnaud, Louis XI et les Vaudois, Bull. hist. et philol.
1895. Douët d'Arcq, Election contestée d'un abbé de Saint-Pierre de Melun, Bull, de la Soc. de
l'Hist. de Paris, t. V, 1878. Sur la croisade : H. Vast, Le cardinal Bessarion, 1878-, J. Plii-
lippe, Guillaume Fictiel, 1892.
< 4i3 >
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
LOUIS XI
ET PAUL II.
LOUIS XI
ET SIXTE IV.
LÉGATION DE
BESSARION.
CONFLITS
AVEC SIXTE IV.
sur l'Église gallicane. Mais Pie II ne remplit pas les promesses que le
légat avait faites au roi, et refusa de soutenir la politique française en
Italie. L'appui qu'il accorda au duc François II, dans l'affaire de la
régale des évêchés bretons, acheva de le brouiller avec Louis XI.
Celui-ci commençait à parler des droits de la couronne, de « l'au-
torité de sa court de Parlement » et de l'appel au futur Concile
(lettres et édits de mai 1463, février et juin 1464), lorsque Pie II
mourut.
Une ordonnance rendue le 10 septembre 1464, au moment de
l'avènement de Paul II, prohiba les grâces expectatives, et, peu après,
Louis XI accueillit favorablement un mémoire de Thomas Basin et
des remontrances du Parlement au sujet de l'abrogation de la Prag-
matique, abrogation qui ruinait le royaume matériellement et spiri-
tuellement : depuis trois ans, déclarait gravement le Parlement,
Rome a tiré tant d'argent hors de France que, sur le Pont au Change,
« où souloient les changeurs habiter, ne habite que chapeliers et
faiseurs de poupées ». Mais, sur ces entrefaites, la guerre du Bien
public éclata. L'attitude factieuse des évoques « pragmaticiens »,
Thomas Basin et Guillaume d'Harcourt, la nécessité de chercher par-
tout des appuis contre Monsieur Charles et ses aUiés, plus tard l'avé-
nement du Téméraire comme duc de Bourgogne, amenèrent Louis XI
à composition : il révoqua les édits de 1463-1464 et abolit de nouveau
la Pragmatique (1467). Son procureur général au Parlement pro-
testa : il perdit sa charge. D'ailleurs le roi se félicitait en secret de
cette protestation : elle préparait un revirement possible, qui faillit,
en effet, avoir lieu à la fin du pontificat de Paul II.
Ayant besoin du pape Sixte IV pour empêcher le mariage de
Monsieur Charles avec l'héritière de Bourgogne, Louis XI, en 1472,
négocia avec lui un concordat et convia l'apôtre de la croisade contre
les Turcs, le cardinal Bessarion, à venir en France. Mais Monsieur
Charles était déjà mort quand le Concordat fut signé : le roi jugea
complètement inutile de l'appliquer, et Bessarion n'obtint rien de lui
pour la guerre sainte. A ce moment-là, non plus qu'à aucun autre,
le roi n'avait songé sérieusement à soutenir la cause de la croisade.
L'union des Chrétiens contre les Turcs, l'abolition de la Pragmatique,
ce n'était pour lui que des mots, utiles à prononcer en certains cas.
De même, l'appel au Concile général fut un épouvantail qu'à
maintes reprises il agita. Sixte IV, mécontent de l'inexécution du
Concordat de 1472, refusa de donner la pourpre aux candidats agréa-
bles à Louis XI et érigea le siège d'Avignon en archevêché sans con-
sulter le roi : or Louis avait rendu fort étroit le protectorat que ses
prédécesseurs exerçaient déjà sur les États pontificaux de France; il
4i4 >
CHAP. IV Gouvernement de Louis XI.
traitait les Avignonnais presque comme des sujets. Le 8 janvier 1476,
il enjoignit aux prélats du royaume de se préparer à se rendre à
Lyon, où serait tenu prochainement un Concile général pour remé-
dier aux « grans simonies, faultes et abbuz » qui souillaient l'Eglise ;
le même jour, il défendit aux bénéficiers de s'absenter du royaume
sans sa permission, et désigna des commissaires chargés d'empêcher
la publication des bulles contraires « aux privilèges, franchises et
libertés de l'Esglise gallicane )i. Le pape riposta en nommant son
neveu Julien de la Rovère légat d'Avignon, à la place du cardinal de
Bourbon (mars 1-476). Julien de la Rovère, le futur Jules II, était un
si habile homme, qu'il trouva le moyen d'apaiser Louis XI et de
devenir son « très cher et grant amy ». Mais la faveur témoignée par
Sixte IV à Maximilien d'Autriche et l'affaire des Pazzi rallumèrent le
conflit entre le roi de France et le Saint-Siège. Louis XI réunit, le
15 septembre 1478, à Orléans, un concile de l'Église gallicane; les
prélats et les docteurs y protestèrent contre « l'extraction des pecunes
et autres abus qui se font de par Cour de Rome, au moyen de ceux
qui tiennent nostre saint Père entre leurs mains », et ils demandèrent
la convocation d'un Concile général.
Sixte IV ne céda point à ces menaces, comme on l'a vu. Ce Con- soumission
cile d'Orléans mérite pourtant de n'être pas oublié, car il montre à du clergé au roi.
quelle étroite soumission Louis XI avait réduit le Clergé. Quelques
prélats, il est vrai, ne s'étaient pas rendus à l'invitation du roi; il s'en
déclara « pas contant », et écrivit au chancelier le 10 octobre :
« Faictes faire des mandemens à prendre leur temporel en ma main,
car il ne fault pas qu'il y en ait nul qui recule en ceste matière ».
Jamais l'ÉgUse de France n'avait été traitée aussi despotiquement.
Nous avons vu que Balue et Harancourt furent gardés en prison sans
jugement, le roi ne voulant point d'un procès en Cour de Rome.
En 1480, il fît enfermer à la Conciergerie le pieux évêque de Cou-
tances, Geoffroy Herbert, coupable d'être le principal conseiller du
duc de Bourbon. Pour échapper à ses soupçons, il fallait être servile,
comme ce Jean Héberge, évêque d'Évreux, dont il disait : « Il est bon
diable d'evesque pour à ceste heure* je ne sçay ce qu'il sera à
l'avenir : il est continuellement occupé à mon service ». L'Université
de Paris elle-même acceptait humblement l'intrusion des officiers
royaux dans son administration intérieure. Quant à l'Inquisition,
Louis XI ne la voulut pas dans son royaume : les inquisiteurs qui
poursuivaient les Vaudois du Dauphiné reçurent l'ordre de se tenir
cois, les affaires d'hérésie devant être soumises au Grand Con-
seil, et il leur fallut user de subterfuges pour continuer leur
œuvre.
< 4i5 )
Règne de Louis XI, Goin>e?'ne?nent des Beaujeu.
LA LIBERTE
DES ÉLECTIONS.
LOUIS XI
ET LE SAINT-
SIÈGE A LA FIN
DU RÈGNE.
On devine quelle liberté, même dans les périodes où Louis XI
parlait si haut des droits de l'Église gallicane, était laissée aux Cha-
pitres et aux Couvents pour la collation des prébendes et l'élection
d'un évêque ou d'un abbé, et de quel poids les intérêts spirituels de
l'Église pouvaient peser sur les décisions du roi '. Il osa donner l'ar-
chevêché de Bordeaux à Arthur de Montauban, le meurtrier de Gilles
de Bretagne. Tantôt il demandait au pape une nomination d'office, et
défendait aux électeurs d'intervenir, tantôt il leur adressait une
« recommandation » impérieuse, appuyée quelquefois par une troupe
d'hommes d'armes et de Francs-Archers. Ayant besoin d'un homme
de confiance à l'évêché d'Angers, « ville qui est fort désirée et en
pays de frontière », il écrivait aux chanoines, le 13 mai 1479 :
« Ghers et bien amez, nous vous avons escript par deux ou trois fois que
vous voulsissez eslire maistre Augier de Brye, nostre conseiller; de quoy n'en
avez riens fait. Et pour ce, incontinent ces lettres veues, eslisez-le, car pour
riens ne souffririons que autre eust l'evesché que nostre dit conseillier; car se
je congnoys homme qui y voise au contraire (qui s'y oppose), je luy feray
vuider le royaulme de France, et n'y aura point de faulte. »
Les abbayes, comme les évêchés, devaient être à sa discrétion,
et ses protégés faisaient un scandaleux cumul de gros bénéfices.
Sachant que l'abbé du Bec était malade, il recommandait d'avance
aux religieux la candidature de son confesseur, l'évêque d'Avranches,
et ajoutait : « Ne soyez pas si depourveux de sens que vueilliez pro-
céder à l'ellection ou postulacion d'autre que de nostre dit confes-
seur ^ ». En 1479, au moment de la conquête de la Franche-Comté,
il voulut donner l'abbaye de Saint-Pierre de Melun à l'archevêque de
Besançon ; les religieux s'étant permis d'élire un des leurs pour abbé,
les sergents du prévôt des maréchaux pénétrèrent dans le monastère,
déguisés en paysans, et enlevèrent le nouvel élu, qui fut conduit en
prison à Tours « garroté comme ung larron ».
Pendant les trois dernières années de sa vie, Louis XI ne parla
plus de la Pragmatique, et son entente avec le Saint-Siège fut com-
plète pour la collation des bénéfices, ainsi que pour les affaires
d'Italie. Son ami Julien de la Rovère, venu derechef comme légat.
1. Louis XI s'intéressa, il est vrai, en 1462, à la réforme de l'Ordre de Cluny {Ordon-
nances, t. XV, p. 548). Mais la décadence morale de l'Eglise, sous son règne, ne tii en
général que s'accentuer. Voir notamment Martial d'Auvergne, Vigilles de Charles VII, édil-
Coustelier, t. II, p. 23 et suiv. ; Livre de raison de B. Gros, Bull. hist. et philol., 1889,
p. 123. Cf. les biographies de Jean Balue, par Forgeot, 1896, et de Louis de Rochechouarl,
par G. Couderc, Rev. de rOrient Latin, t. I, 1893.
2. Lettre du 22 mars 1476; l'abbé étant mort le i4 mai, les religieux, « inspirés tous
ensemble par le Suprême Créateur lui-même, par la voie du saint Esprit et de l'inspiration
divine », assure le bon chroniqueur du Bec, « subitement, immédiatement et incontinent,
unanimement, d'accord, d'une seule voix, d'un seul esprit, sans aucune dissidence, et sans
qu'aucune convention intervint », élurent le confesseur de Louis XL
^i6
CHAP. IV Gouvernement de Louis XI.
obtint l'élargissement de Balue (20 décembre 1 i80) et de Harancourt.
Louis XI, peu auparavant, avait failli mourir. Son premier souci était
maintenant de retarder, par tous les moyens, l'inévitable échéance,
car « oncques homme ne craignit tant la mort, ny ne feit tant de
choses pour cuyder y mettre remède ». Sixte IV lui envoya une par-
celle de la peau de saint Antoine de Padoue, « le corporal sur quoy
chantoit monseigneur sainct Pierre », et quantité d'autres reliques,
l'autorisa à s'oindre avec l'huile de la Sainte Ampoule de Reims,
enjoignit à l'ermite François de Paule de se rendre au Plessis-
lès-Tours, et put ainsi obtenir du roi moribond tout ce qu'il
voulut.
IV. — MORT DE LOUIS XI ^
EN 1479, Commynes, au retour d'une ambassade à Florence, avait
trouvé Louis XI « envieilly ». La même année, l'envoyé mila-
nais Visconti écrivait que le roi venait d'être longtemps soufl'rant, et
qu'on évitait de « remuer sa bile ». Chaque jour, ajoutait Visconti,
« il devient plus solitaire, et, comme tous les vieillards qui touchent
à leur déclin, plus irascible ». Il nétait pas facile à un ambassadeur
de l'aborder : « Sa dite Majesté a fait fabriquer un grand nombre de
chausse-trapes très pointues, qu'elle a fait semer tout le long des
chemins qui aboutissent à sa retraite, sauf une route très étroite et
fort incommode où se tiennent ses gardes, afin que personne ne
puisse approcher ».
Cette retraite, c'était le Plessis-lès-Tours, dont les murailles se
hérissèrent de tourelles, d'aiguillons et de treillis de fer. Surtout à
partir de 1482, Louis XI s'y enferma, éloigna peu à peu ses conseil-
lers, ne supporta auprès de lui que des gens de petite condition, qui
devaient tout perdre le jour où il disparaîtrait. « Nul homme ne le
veoit (voyait), ne parloit à luy, sinon par son commandement. » Il se
méfiait même de sa fille Anne et de son gendre Beaujeu, et du petit
dauphin, qu'il faisait étroitement garder à Amboise. Se sachant haï
des grands et môme « de beaucoup de menuz », il craignait quon
ne voulût le mettre en tutelle, « soubz couleur de dire que son sens
LOUIS XI
DEPUIS U79.
LA RETRAITE
DU PLESSIS-
LÈS-TOURS.
1. Sources et ouvrages a consulter. A ladiniralile récit de Commynes, il faut ajouter les
lettres de Dimanche du Raynier et de M. de Pompadour, publ. dans le Journal de l'Institut
historique, t. I, i834, et dans les Arch. histor. de la Gironde, t. VI, 186A, et les docum. édités
dans le Bull, du Comité des Trav. historiques et scienlif., .Section d'Histoire, i88ij, p. 82-86.
Les Annales et les Lettres de Gaguin, ainsi que les récits hagiographiques concernant
saint François de Paule, donnent des renseignements douteux. — L. Jarry, Hist. de Cléry,
1899. D' Chérean, Les médecins de Louis X], Union médicale, nouv. série, t. XV. 1862 ;
Jacques Coiticr, Bull, de la Soc. d'Agric. de Foligny, t. XXXIII et XXXIV, 1892-189.3.
417
IV. -Z.
27
Règne de Louis XI, Goia'ernement des Beaujeu.
COMMENT LOUIS XI
APPRÉCIE SON
ŒUVRE.
MALADIES
DE LOUIS XI.
ne fust pas Idoii ne suffisant ». Afin de donner le change à ceux qui
avaient encore accès auprès de lui, il avait renoncé à ses pourpoints
de gros drap et dissimulait sa maigreur sous de magnifiques robes
de satin cramoisi. « El faisoit plus parler de luy parmy le royaulme
qu'il ne feit jamais, et le faisoit de paour qu'on ne le tinst pour
mort. » Il destituait des officiers, cassait des gens d'armes, multi-
pliait les « aspres pugnitions », pour faire savoir qu'il vivait. Aussi
« ses subjectz trembloient devant luy : ce qu'il commandoit estoit
incontinent acomply, sans nulle difficulté, ne excusation ». A l'exté-
rieur, jamais sa diplomatie n'avait été plus active ni plus heureuse :
sans cesse arrivaient des ambassades pour solliciter une audience du
tout-puissant roi, et « sembloit presque que toute l'Europe ne fust
faicte que pour luy porter obéissance ».
Volontairement captif dans cette « estroicte prison » du Plessis,
il mesurait la grandeur de l'œuvre accomplie : il avait détruit la
maison de Bourgogne, triomphé des « grandes pratiques, trahisons
et conspirations » de la Noblesse, et l'annexion de la Franche-Comté,
de la Provence et du Roussillon avait reculé les vieilles frontières du
royaume, « lequel royaume nous avons, disait-il, grâces à Dieu et par
l'intercession de la très glorieuse et benoiste Vierge Marie sa mère,
si bien entretenu, défendu et gouverné, que nous l'avons augmenté
et accreu de toutes parts, à grand cure, sollicitude et diligence ». Ni
le souvenir de tant de meurtres juridiques, d'exécutions sommaires,
de violences et de perfidies, ni le sentiment qu'il avait de son impo-
pularité ne le troublaient; il se répétait : « Nous n'avons rien perdu
de la couronne, mais icelle augmentée et accrue* ». Sa conscience
lui reprochait seulement d'avoir châtié trop durement Nemours; et
sa raison, d'avoir écarté, au début de son règne, presque tous les
bons serviteurs de son père : le 21 septembre 1482, il réunit à Amboise
une assemblée de seigneurs et de conseillers, où il fit promettre au
dauphin de ne point renouveler cette imprudence.
Il avait fait, peu auparavant, un pèlerinage à Saint-Claude, pour
demander au Bienheureux de lui procurer la santé, et il avait donné
une vigne bourguignonne aux moines de l'abbaye, afin d'assurer
spécialement u la bonne disposicion de son estomac ». Il se sentait
perdu, mais, dit Commynes, « son grand cueur le portoit ». Il était
hydropique, et il avait eu deux attaques de paralysie, en 1480 et en
1481. Enfin, à tort ou à raison, il croyait avoir la lèpre, car il fit
quérir en 1483 deux remèdes qu'on préconisait pour la guérison des
lépreux : l'anneau de saint Zanobi, relique florentine, et du sang
1. Instructions au dauphin, 2i septembre 1482 {Ordonnances, l. XIX, p. 56-6o).
< 418 )
ciiAp. IV Goin>ernement de Louis XI.
de tortues des îles du Cap Vert'. Tous ces maux, il les supportait
sans se plaindre, et ne demandait qu'une chose : vivre, pour conti-
nuer à régner. Il était entouré d'une nuée d'astrologues, de médecins
et de charlatans, dont il payait sans compter les pronostications et
les panacées. Il fit de son premier médecin, le brutal et avide Jacques
Coitier, un des plus riches et des plus puissants personnages du
royaume. Mais surtout il prodigua les cadeaux à ses patrons célestes,
occupa tout le Clergé du royaume à dire des messes et à faire des
processions. 11 contraignit à venir au Plessis deux saints dont les
prières passaient pour toutes-puissantes, frère Bernardin, de Doul-
lens, et l'ermite calabrais François de Paule.
Le 25 août 1483, il dut prendre le ht, et bien qu'il eût demandé mort ou roi
à son entourage de ne jamais « luy prononcer ce cruel mot de la ^^"^ '^^^'^ '*^*^
mort », Coitier lui dit : « Il en est iaict de vous ». Le roi, ajoute
Commynes, w endura vertueusement cette cruelle sentence, et toutes
aultres choses, jusques à la mort, et plus que nul homme que j'aye
jamais veu mourir ». Il envoya à son fils les sceaux, sa vénerie, sa
fauconnerie, une partie des archers de sa garde; il donna au sire de
Beaujeu « toute la charge et gouvernement dudicl roy son fils »,
demanda qu'on tînt le jeune Charles à l'abri des mauvais conseils et
qu'on évitât toute guerre pendant cinq ou six années. Sur son ordre,
Pierre de Beaujeu, sans plus attendre, partit pour Amboise. Louis XI
laissa entrer aussi dans sa chambre Pierre de Rohan, maréchal de
Gié : c'était un de ces Bretons qu'il avait attirés à son service, tout en
se méfiant d'eux; comme Pierre de Rohan lui offrait un cordial, « le
roy lui dist qu'il n'en vouloit point, et qu'il avoit trop d'amis en Bre-
taigne ». Il s'exprimait, dit Commynes, « aussi sec comme si jamais
n'eust esté mallade », et « incessamment disoit quelque chose de
sens ». Mêlant à ses prières des instructions politiques, il parla, parla
toujours, jusqu'au moment où la mort vint lui fermer les lèvres, le
30 août, vers sept heures du soir. Par sa volonté, il fut enterré très
simplement, non point à Saint-Denis, mais dans l'église de Cléry,
qu'il avait édifiée en l'honneur de Notre-Dame, sa suzeraine.
1. A. Desjardins, Méir.oire sur la polilique extérieure de Louis XI, cité p. 390. — De La
Roacière, Hist. de la marine française, t. 11, p. 891 et suiv.
•< 4l<J )
CHAPITRE V
GOUVERNEMENT DES BEAUJEU'
1. LA RÉACTION. LES ÉTATS DE l/l84. — II. LES COALITIONS. RLUNiON DE
LA BRETAGNE A LA FRANCE.
ÉMOTION
A LA M OBJ
DE LOUIS XL
I. — LA RÉACTION. LES ÉTATS DE 1484
QUAND on apprit la mort du roi, rémotion fut très vive, dans le
royaume et au dehors. Les gens du commun, que Louis XI
avait écrasés d'impôts, espérèrent la diminution des tailles. Les
Chapitres et les Couvents réclamèrent la liberté des élections. Les
possesseurs d'offices s'agitèrent, anxieux de savoir si leurs charges
leur seraient conservées. Les nobles, si durement traités par le feu
roi, se mirent à intriguer. Sur les frontières, Maximilien d'Au-
triche redevenait dangereux : il prit dès le début du règne une atti-
tude agressive, protesta contre le traité d'Arras. Ferdinand d'Aragon
n'attendait qu'une occasion pour revendiquer le Roussillon. Le duc
i.SoLRCES.Leschroniquessonlraresetniaigres.CellesdeJaligny, Sain t-Gelais, Barthélémy
de Loches, sont dans le recueil de Godefroy: Hisloirede Charles VIII, 168/i. Voir P. Pélicier,
Essai sur le gouvernement de la dame de Beaujeu, 1483-1491, 1882, p. 1-29 (Les Sources), 3i2-3i4
f Police bibliographique). Ajoutez : Gérard Robert, Journal, cité ci-dessus, p. 38^; Lellres de
Charles VIII, éd. P. Pélicier, t. 1 et II, 1898-1900; De Maulde, Procéd. polit, du règne de
Louis XII, i885; Docum. publ. par L. Duhamel, Arch. hislor. et littér., t. II, 1890-1891. et par
A. de La Borderie, Rev. de Bretagne et de Vendée, t. V, 1891.
Ouvrages a consulter. P. Pélicier, ouvr. cité (très utile, bien qu'incomplet), Anl. Dupuy,
Réunion de la Bretagne à la France, t. II, 1880, et De Maulde, Hisl. de Louis XII, t. II, 1890,
dispensent des exposés d'ensemble antérieurs. Ern. Petit, Les séjours de Charles VIII
(itinéraire du roi), Bull, histor. et philologique, 1896. G. Picot, Hisl. des Etals généraux, 1. 1
et II, 1888, -2' édit. ; Le Parlent, de Paris sous Charles VIII, Procès d'O. le Daim, Séances et
travau.x de r.\cad. des sciences morales, t. CVII-CVIII, 1877. N. Valois, Le Conseil du
roi et te Grand Conseil pendant la première année du règne de Charles VIII, Bibl. de lEc. des
Ch., 1882-1888. Biographies citées p. 332,890, note 1, 407. De Boislisle, jYo//ce .sur Etienne de
Vesc, Annuaire-Bull, de la Soc. de l'Hist. de Fr., 1878 à i883. Le Roux de Lincy, Vie d'Anne
de Bretagne, 1860-1861 . A. de La Borderie, Louis de La Trémoille et la guerre de Bretagne en I48S,
1877. H. Ulmann, Kaiser Maximilian, t. I, 188/4. Spont, La marine françai.^e sous le règne de
Charles VIII, Rev. des quesl. hist., t. LV, 1894. Ouvrages de Ch. de La Roncière, Gairdner.
Boissonnade, cités p. 145, 879, 890.
La Réaction. Les Etats de liSi.
de Lorraine regrettait le Barrois et la Provence. Qui allait, à la place
du jeune Charles VIIl, chétif enlant de treize ans, être assez fort et
assez habile pour sauver l'œuvre de son père?
Tout l'esprit de Louis XI revivait en sa fille aînée, sa préférée,
Anne de Beaujeu. Telle que nous la représente le beau portrait du
Louvre, daté de 1488, elle avait des traits accentués et virils, un air
grave et résolu; elle n'aimait point les falbalas et portait un costume
sévère, de couleur foncée. Elle s'est dépeinte elle-même dans cette
phrase de ses Enseignements à sa fille Suzanne de Bourbon : « Soiez
tousjours en port honorable, en manière froide et asseurée, humble
regard, basse parolle, constante et ferme, tousjours en ung propos
sans fléchir ». Elle avait des mœurs austères et, comme son père,
elle trouvait son principal plaisir à dominer. Énergique et obstinée,
mais aussi très fine, habile à séduire, à corrompre et à diviser ses
adversaires, peu scrupuleuse, et disposée à ne tenir ses promesses
que si elle le jugeait utile, elle allait déjouer avec une remarquable
adresse les convoitises des féodaux et des princes étrangers et con-
server à son frère un royaume intact. Ce n'est point d'adleurs qu'elle
agît par pur dévouement pour la cause monarchique. Elle se faisait
attribuer sur le trésor royal des sommes considérables, et entendait
tirer- profit du crédit dont elle jouissait : la ville de Lyon, ayant obtenu
son appui pour le rétablissement des foires, lui offrit un service de
vaisselle qui valait 1 678 livres; elle « ne fut trop contente », est-il dit
dans un registre de la Municipalité, et les Lyonnais, « pour contenter
madite dame et capter sa bienveillance », ajoutèrent une fontaine de
marbre. Un ambassadeur vénitien écrivait : a Elle est très avare, et
fait tout pour de l'argent, sans égard à l'honneur de Dieu et de la
couronne ». Il exagérait; et, pourtant, même avant d'être écartée du
pouvoir suprême, Anne de Beaujeu n'hésita point à sacrifier les
intérêts de la Monarchie aux siens propres : en 1487, à la veille de
recueillir, avec son mari, l'héritage du vieux duc de Bourbon, elle
fit rédiger à la Chancellerie un acte royal destiné à empêcher, dans
l'avenir, l'annexion de certains iiefs de la maison de Bourbon au
domaine de la couronne. Au moment de mourir, elle conseillera à
son gendre, le fameux connétable de Bourbon, de « prendre l'alliance
de l'empereur », afin de conserver entière sa seigneurie. Mais pen-
dant les premières années du règne de son frère, sa volonté de se
maintenir au pouvoir contre la cabale des princes lui dicta presque
toujours les résolutions les plus avantageuses à la Monarchie.
D'après les témoignages contemporains, Anne de Beaujeu eut
un rôle politique de premier ordre, jusqu'au jour où Charles \'11I
sortit de l'adolescence. Un svndic de la ville de Reims, Jean Foul-
ANNB
DF BEAUJEU.
SOX ROLE
POLITIQUE.
fi-il )
ROLE DE PIERRE
DE BEAUJEU,
CONCESSIONS
DES BEAUJEU
AU DÉBUT
DU RÈGNE.
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu. livre m
quart, qui assista au sacre, nous rapporte que le jeune roi tremblait
devant sa grande sœur : «. Durant le disner, raconte-t-il, vint par
Ihuis de la chapelle Madame de Beaujeu, pour veoir le roy, et regarda
son maintien », et le roi en perdit l'appétit. « Madame de Beaujeu
votre seur, écrivait au roi le duc d'Orléans, vous veult tenir en bail
et avoir le gouvernement de vous et de votre royaume. »
Nous pensons toutefois que les historiens ont eu tort d'attribuer
exclusivement à Anne de Beaujeu la direction politique', et que son
mari eut une part égale à la sienne dans la conduite des affaires.
Non seulement, dans les correspondances où l'on parle de ceux qui
gouvernent la France, on cite presque toujours en même temps
a Monsieur et Madame », mais il est certain que Monsieur présidait,
avec la plus grande assiduité, le Conseil du roi, et que Madame
n'y venait point. D'ailleurs Pierre de Beaujeu, à l'avènement de
Charles VIII, avait quarante-trois ans, et sa femme n'en avait que
vingt-deux. Depuis dix ans, grâce à sa souplesse, ce cadet de la
maison de Bourbon était devenu l'homme de confiance de la Royauté,
A l'école de son beau-père, \\ avait appris à conduire les hommes et
à se tirer des pas difficiles. Louis XI, au moment de son pèlerinage
à Saint-Claude, en 1482, lui avait donné la lieutenance générale
du royaume, et, à son ht de mort, lui avait confié la garde de
Charles VIII. Ce n'est donc point le gouvernement d'Anne de Beaujeu
qui a succédé à celui de Louis XI : c'est le gouvernement des
Beaujeu qu'il faut dire.
Louis XI n'avait pas organisé de régence, son héritier étant près
d'atteindre l'âge de la majorité des rois. Il avait prescrit simplement
de ne laisser personne approcher de son fils, et de ne destituer aucun
de ses serviteurs. Les Beaujeu n'osèrent pas exécuter ce programme
à la lettre : leur politique fut de satisfaire tout de suite les mécon-
tents, quitte à annuler plus tard les concessions trop gênantes. Ils
laissèrent donc, aux premiers jours du règne, les princes du sang et
la foule des nobles, des prélats et des conseillers envahir le château
d Amboise, où Charles VIII avait été élevé dans la solitude, et ils
prirent « leur advis et conseil «. Le duc d'Orléans et son cousin Fran-
çois, comte de Dunois, eurent des charges de gouverneurs, ainsi que
le vieux duc de Bourbon, qui reçut en outre l'épée de connétable.
Le duc d'Alençon fut tiré de prison et Jean de Chalon, prince d'Orange,
fut autorisé à revenir en France. Les La Trémoille purent réclamer
l'héritage dont Louis XI les avait spoliés pour enrichir Commynes.
1. L'agréable panégyrique, dailleurs fort juste à certains égards, que Brantôme a fait
d Anne de Beaujeu, ■■ fine femme et delliée s il en fut onq. et vray imaige en tout du roy
Loys son père », na pas peu contribué à établir ce courant d idées. Brantôme, né au
milieu du xvi= siècle, n'est pas une autorité pour Ihistoire du xv.
'422
La Réaction. Les Etats de liSi.
En considération de lextrème pauvreté du royaume, de nombreuses
remises de tailles furent accordées et une partie de larmée fut licen-
ciée. Les aliénations du domaine ordonnées sous le règne précédent
furent révoquées en bloc.
Les membres du Parlement de Paris prirent une éclatante
revanche. Ils furent confirmés dans leurs charges, et ceux qui avaient
été destitués par Louis XI furent réintégrés. Olivier le Daim, qui
avait tenu arbitrairement en prison durant sept mois un conseiller à
la Cour, fut pendu au gibet de Montfaucon. Comme le Parlement
craignait que les Beaujeu ne lui donnassent des lettres de grâce, il le
fit exécuter « sans aucunement advertir le roy ». Ce fut d'ailleurs le
seul personnage de marque qui fut poursuivi avant les États Géné-
raux de Tours. Parmi ceux qui se sentaient le plus compromis par
les faveurs de Louis XI, quelques-uns, peu confiants en l'étoile des
Beaujeu, commençaient à se couler dans le parti des princes : Com-
mynes était du nombre. D'autres quittèrent la cour, en attendant les
•événements : Imbert de Balarnay alla pendant plusieurs mois respirer
Tair des montagnes, dans ses domaines du Dauphiné.
L'habileté des Beaujeu sauva du naufrage les serviteurs de
Louis XI, et la politique qu'ils représentaient. Dans les premiers
jours du règne, la reine-mère, les ducs d'Orléans et de Bourbon
avaient émis la prétention de composer à leur guise le Conseil étroit'.
La question était, d'importance capitale, vu l'âge du roi. Les Beaujeu
consentirent à l'établissement d'une liste de quinze conseillers, tous
nobles ou prélats, qui donnait partiellement satisfaction aux princes :
les futurs chefs du parti « orléaniste » y côtoyaient le sire de Beaujeu
et ses amis. Mais ce Conseil, qui ne comprenait aucun homme de loi
ni de finances, n'était pas né viable, et nous croyons qu'il n'a jamais
fonctionné sans l'adjonction d'autres membres. Dès le mois de sep-
tembre 1483, comme le prouvent les mentions des ordonnances, les
Beaujeu réintégrèrent un bon nombre d'anciens conseillers, dont
l'expérience était nécessaire à l'expédition des afTaires.
Il était convenu, d'ailleurs, entre les Beaujeu et les princes, que
la composition du Conseil ne serait définitive qu'une fois -les Etats
Généraux consultés. Les deux partis, en effet, s'étaient accordés pour
décider la convocation des Trois États. C'était, aux yeux du duc d'Or-
léans, un moyen de parvenir au pouvoir, et, aux yeux des Beaujeu,
un moyen de s'y affermir.
Les Beaujeu, se sentant surveillés, n'abusèrent point de la pres-
sion électorale, ni des convocations individuelles jusque-là si fré-
LA REVANCHE
DU PARLEMENT
DE PARIS.
LE CONSEIL.
CONVOCATION OES
ÉTATS GÉNÉRAUX.
LES ELECTIONS.
1. Conxilium nrclum : c'est déjà le mot que .Jean Masselin, dans son Journal des Etals
Généraux de Tours, emploie pour désigner le Conseil du roi.
4^3 >
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
quentes Seulement, afin que Topposition aristocratique perdît de sa
force, ils obtinrent du Conseil que les trois ordres élussent en commun
leurs députés. Les mandements adressés à l'ensemble des électeurs de
chaque bailliage ou sénéchaussée prescrivirent en général de délé-
guer « trois personnaiges notables, et non plus, c'est assavoir ung
d'Église, ung noble, et ung de Testât commun ». Mais il y eut des
bailliages, même peu importants, représentés par un plus grand
nombre de députés. Les élections se firent au moyen d'ententes à
l'amiable. Les trois députés de Touraine furent choisis en commun,
à l'hôtel de ville de Tours, le 1" décembre 1483, par les mandataires
des Corps de Ville de Tours, Loches, Chinon et Amboise, différents
mandataires du Clergé, et des nobles. 11 semble que, dans le Lyonnais,
les paysans les plus notables furent consultés. En Bourgogne, ce
furent les États provinciaux qui nommèrent les députés, à savoir trois
nobles, trois ecclésiastiques et cinq du Tiers État, qui représentèrent
non tel ou tel bailliage, mais le duché tout entier. A Paris, le Clergé,
malgré les sommations de la Bourgeoisie, ne voulut pas d'élection en
commun et désigna séparément ses délégués, « de peur que dans
l'avenir les séculiers pussent attenter à l'autorité de l'Église et aux
libertés des ecclésiastiques » '.
TOUTE LA FRANCE Lcs députés qui se réunirent à Tours le o janvier 1484 étaient au
nombre de 250. Il y en eut plus tard 284. Sauf la Bretagne, toutes les
provinces étaient représentées, y compris le Roussillon, la Provence,
le Dauphiné et même la Flandre. C'était véritablement, et pour la
première fois, des États Généraux qui se réunissaient; et, malgré de
profondes jalousies entre provinces et entre classes, c'était une écla-
tante manifestation de l'unité de la France, telle que l'avaient faite
les malheurs de la guerre de Cent Ans et la politique royale. En 1484
apparaît aussi pour la première fois dans les documents le mot de
Tiers État. Mais le Tiers État ne parait pas avoir joué un rôle pré-
pondérant dans cette assemblée : il manquait de chefs éminents. Les
orateurs les plus remarquables furent Philippe Pot, seigneur de La
Roche-Nolay, et des ecclésiastiques.
La séance d'ouverture eut lieu le 15 janvier 1484. Le chancelier
Guillaume de Rochefort fit des allusions fort claires au ruineux des-
potisme du dernier roi, qui n'avait pas appliqué les sages ordon-
nances de Charles Vil, et s'était entouré d'officiers dilapidateurs. Il
REPRESENTEE.
LE « TIERS ETAT ^
SEANCE
D'OUVERTURE
1. Travaux de P. VioUeL dans la Bil)l. de l'Ecole des Charles, 1866, et les Mém. de la
Soc. de l'Hisl. de Paris, t. IV, 1878; P. Pélicier, dans la Bibl. de l'Ec. des Chartes, 1886.
Bouliol, Documents utédils relalifs aux Elals Généraux, CoUect. de Docum. publ. par la Soc.
Acad. de l'Aube, t. 1, 1878. Flammermonl, Insliiuttons municipales de Senlis, 1881. Sur This-
toire mCnie des Etats, nous avons un document de premier ordre, le Journal de Masselin,
cité p. 399.
t 4*4 >
La Réaction. Les Etats de Îi8i.
déclara que !o Conseil avait déjà remédié à beaucoup d'abus, et que
Charles VI II, soutenu par Tadmirable loyalisme de ses sujets, réta-
blirait le règne de la loi et du droit. Le roi voulait connaître tous
les griefs, afin de les redresser, et, avant de promulguer les ordon-
nances préparées par son Conseil, il désirait consulter les Trois États.
Les députés conclurent de ce discours que la Royauté les conviait
à élaborer un programme de réformes, et se mirent avec empresse-
ment à la besogne. Ils se divisèrent en bureaux, et, de tous les
cahiers de bailliages, travaillèrent à former un cahier général.
Ils ne tardèrent pas à connaître la véritable cause de leur convo-
cation. Les Beaujeu d'un côté, le jeune duc d'Orléans et sa cabale de
l'autre, voulaient se servir de l'assemblée de Tours pour constituer
définitivement un Conseil étroit qui servît leurs intérêts respectifs.
Louis d'Orléans s'était installé dans la ville avec sa cour : il paradait,
joutait, engageait des ménestrels et des bateleurs, distribuait des
étrennes aux « fillettes de joye », et, entre temps, s'occupait de
politique. Le 31 janvier, d'accord avec le duc d'Alençon, les comtes
de Dunois et d'Angoulème, et Jean de Foix, vicomte de Narbonne, il
envoya l'évêque du Mans sonder les députés : lévêque assura aux
Trois États que les princes étaient tout prêts à les aider dans leur
œuvre de justice, voire à abandonner leurs pensions; mais les États
devaient composer le Conseil du roi d'hommes « probes et expéri-
mentés » et en chasser ceux qui avaient fait porter au peuple des
charges écrasantes, et s'étaient enrichis à ses dépens, — entendez les
anciens conseillers de Louis XI, conservés par les Beaujeu. Le
5 février, le sénéchal de Normandie, au nom de Pierre de Beaujeu,
engagea de son côté les députés à dresser une liste complète du Con-
seil; permettre aux princes d'y introduire leurs créatures, ce serait,
disait-il, engendrer la discorde.
Quelques députés estimaient que, dans les conjonctures pré-
sentes, les États avaient « la garde du prince et le gouvernement du
royaume », et devaient transmettre cet office à un Conseil choisi par
eux. D'autres déclaraient que les princes du sang étaient les « tuteurs
légitimes » du jeune roi, et que les États avaient seulement le droit
de voter l'impôt et de dénoncer les abus. Philippe Pot réfuta cette
dernière opinion dans un discours fameux, où l'on a eu bien tort
d'ailleurs de voir une inspiration originale et quasi révolutionnaire :
les idées hardies qu'il exprima sur le peuple « donateur de la chose
publique », et sur l'origine élective de la Monarchie, étaient, au moyen
âge, des lieux communs que l'École enseignait. Philippe Pot, comme
le prouvent ses antécédents et l'attitude qu'il prit dans la suite, était
simplement un ami des Beaujeu et travaillait pour leur compte : sa
LA QUESTION
DU CONSEIL.
OPINIONS
DIVERSES SUR
LE POUVOIR
DES ÉTATS.
DISCOURS DE
PHILIPPE pon
4^5 )
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beau jeu.
PRESIDENCE
DU CONSEIL
ET GABDE DU ROI.
LA QUESTION
FINANCIÈRE.
OCTROI
DES ÉTATS.
harangue ne fît qu'amplifier celle du sénéchal de Normandie. Au
reste, les États ne se laissèrent pas persuader. La majorité, fort
embarrassée de Ihonneur qu'on lui faisait, déclina la tâche de former
le Conseil étroit. Elle exprima seulement le désir que le roi y intro-
duisît douze membres qu'il choisirait parmi les députés, et elle décida
que, en l'absence des ducs d'Orléans et de Bourbon, la présidence
du Conseil appartiendrait au sire de Beaujeu. La question de la garde
du roi, sur la demande même du sire de Beaujeu, fut prudemment
laissée sans solution.
Ce que les députés voulaient, c'était la réforme des abus, la dimi-
nution et la répartition plus juste de l'impôt. Ils présentèrent un
cahier général divisé en six chapitres : Église, Noblesse, Commun (et
question financière), Justice, Marchandise, Conseil. Mais le Conseil
émit la prétention de discuter les réponses au cahier, une fois la ses-
sion close, avec seize députés qu'il avait désignés, et qui étaient des
officiers royaux ou des gens notoirement dociles. Dès le 13 février,
les tapissiers se mirent à dégarnir la salle des séances. Devant le
mécontentement exprimé par les États, les Beaujeu et leurs conseil-
lers se ravisèrent, et les laissèrent examiner le budget. Certains
députés critiquèrent l'exagération des dépenses : l'armée et l'hôtel du
roi coûtaient trop cher; il y avait trop de fonctionnaires, trop de pen-
sionnés; pour le paiement des pensions, était-il dit dans le cahier,
« n'est point à doubter que y a aucunes fois telle pièce de monnoye
qui est partie de la bourse d'ung laboureur, duquel les povres enfans
mendient aux huys de ceulx qui ont lesdictes pensions ». Les
revenus du domaine devraient suffire aux frais de la cour et aux
gages des officiers, et les tailles et aides ne devraient être levées
qu'en temps de guerre. Quelques députés demandèrent que dans
toutes les provinces il y eût des assemblées d'États, chargées chaque
année de voter et de percevoir l'impôt. Mais la majorité était timide,
ou circonvenue, et le Conseil était décidé à défendre la prérogative
royale. Les députés ne purent même pas obtenir la production loyale
des comptes : on leur apporta des chiffres manifestement faux.
Découragés, ils se contentèrent d'exiger la diminution de la taille.
Elle était de 3 900 000 livres à la mort de Louis XI : ils accordèrent
1 200000 livres, « par manière de don et ottroy et sans qu'on l'appelle
doresenavant tailles », à lever chaque année pendant deux ans seule-
ment. Après de vives discussions avec le chancelier, ils consentirent
à voler pour l'année courante un supplément de 300 000 livres, en
vue des dépenses du couronnement, « pour une fois tant seullement
et sans conséquence ». Le 28 février eut lieu une séance solennelle;
Jean Masselin, chanoine de Rouen, y prononça un discours fort remar-
\'i6
oo
in
1 1
5 S
IV. -J.. — Pi.. 23. P.\r.K 426.
CHAP. V
La Réaction. Les Etats de liSi.
quable; il déclara que le roi, en modérant l'impôt, ne faisait pas une
grâce à son peuple, mais se conformait simplement à la justice, et il
demanda Téloignement de ceux des serviteurs de Louis XI qui étaient
des hommes pervers et des spoliateurs. Puis lecture fut donnée des
offres de subside que les États faisaient, à condition qu'une nouvelle
convocation eût lieu dans les deux ans, « car lesditz Estaz n'entendent
point que doresenavant on mette sus aucune somme de deniers sans
les appeller et que ce soit de leur vouloir et consentement ». Le chan-
celier accepta au nom du roi. Les députés auraient voulu aussi modi-
fier la répartition de l'impôt entre les généralités, car la division anté-
rieure était loin d'être équitable. Mais les jalousies entre provinces
rendaient cette entreprise difficile, et le Conseil imposa son propre
projet. On laissa seulement aux Etats le soin de discuter la répartition
entre bailliages.
Ni cette discussion, ni l'examen du cahier parle Conseil n'étaient
terminés, lorsque, le 11 mars, le chancelier invita les députés à se
séparer. « Depuis qu'on a obtenu notre consentement pour la levée
des deniers, s'écria alors un ecclésiastique, il est certain qu'on se
moque de nous, et qu'on tient pour méprisables et les demandes insé-
rées dans notre cahier, et nos résolutions définitives. » Mais beaucoup
de députés avaient été gagnés par des faveurs ou des promesses, et
presque tous avaient hâte de rentrer chez eux. D'ailleurs, on refusait
de taxer leurs journées au delà du 14 mars, de façon qu'en prolon-
geant la session ils risquaient de n'être point payés par leurs commet-
tants. Bon gré, mal gré, les États se séparèrent, le 14 mars, laissant
seulement à Tours des délégués pour veiller à la répartition de l'impôt
et attendre les réponses au cahier.
Les Beaujeu étaient libres désormais de tenir le compte qu'ils
voudraient de leurs promesses et des vœux exprimés par les États
Généraux. Ils avaient appelé dans le Conseil une dizaine de membres
des États, mais c'étaient d'anciens conseillers, ou des hommes d'un
dévouement assuré, comme Philippe Pot. Beaucoup de ceux qui
avaient fait une scandaleuse fortune pendant le règne précédent, au
lieu d'être écartés et contraints à rendre gorge, restèrent ou ren-
trèrent au Conseil, et gardèrent la plupart de leurs biens; tel l'adroit
diplomate Imbert de Batarnay, auquel Louis XI écrivait un jour :
« Je vous donneray la chose que vous aimez le mieulx, qui est
argent » ; tel encore Malet de Graville, auquel Louis XI avait confié
la garde de sa personne : il reçut en 1487 la charge d'amiral, et fut
comme le premier ministre des Beaujeu. Le médecin Coitier conserva
jusqu'à sa mort la vice-présidence de la Chambre des comptes. Falue
lui-même, venu en France à titre de légat, fut comblé de faveurs et
. REPARTITION
DE LA TAILLE.
CLOTURE
DE LA SESSION.
RESULTATS:
l. GOUVERNE-
MENT.
427
Récrie de Louis XI, Gouvernement des Beau jeu. livre m
employé comme « protecteur des affaires de France « en cour de
Rome" En ce qui concerne l'entourage de Charles VIII, ni les princes,
ni les États ne reçurent donc satisfaction. D'autre part le roi avait
déclaré « quil estoit content que les Estaz se tinssent dedcns deux
ans prouchainement venant, et les manderoit ». Or il ny eut plus de
convocation d'États Généraux pendant le reste du règne.
//. IMPÔT. Pour éluder leur promesse relative au consentement de l'impôl,
les Beaujeu, en 1485, eurent recours aux États Provinciaux'. Ils ren-
dirent à ces assemblées quelques libertés de détail : les États de Lan-
guedoc reprirent le droit de voter des « frais » pour les besoins
locaux. Mais le droit de refuser l'impôt royal ne fut pas reconnu aux
États Provinciaux: en 1485, ceux du comté d'Armagnac n'ayant point
voulu consentir une crue de taille, les biens des contribuables furent
saisis^ Les charges, il est vrai, ne redevinrent pas aussi pesantes
qu'elles lavaient été sous Louis XI ; mais dès 1485, la taille dépassa
de beaucoup le chiffre voté par les États, et les « crues » l'alourdi-
rent encore ^ Les basochiens jouèrent cette année-là une saynète de
Maître Henri Baude, où « le Palais » daubait sur « la Court » et ses
fallacieuses promesses : On a rayé les pensions, disait la Cour,
Pour oster les exactions
Dont le peuple estoit tant chargé.
Et le Palais répondait :
Quelles doulces persuasions!
Que vallent tels invencions
Quant il n'en est point deschararé?
///. ADMINISTRA. Lcs États Géuéraux s'étaient peu occupés de législation. Ils
■noN. JUSTICE. avaient demandé cependant qu'on hâtât la rédaction des coutumes, et
sept coutumes en effet furent rédigées sous le règne de Charles VIII.
Leurs réclamations contre les abus de pouvoir de la Royauté en
matière administrative, et surtout en matière judiciaire, reçurent en
grande partie satisfaction ; c'est ainsi que le roi recommença à dési-
gner les conseillers au Parlement de Paris, sur des listes de trois
1. En i486, voulant rétablir les Francs-Archers, ils se contentèrent de consulter, pour la
forme, les notables de chaque bailliage. — Celte milice des Francs-Archers tomba de nou-
veau en désuétude à partir de 1^90.
2. Comptes de Riscle, édit. Parfouru, t. I, p. xxii.
3. Chiffres de la taille (sans les crues; pendant le gouvernement des Beaujeu :
1500 000 1. US8 2 150 000 1.
148*
1485 1 963 500 1.
1486 1 500 000 1.
1487 1 850 000 1.
14.-9 2 400 000 1.
1490 2 700 000 1.
1491 2 300 000 1.
En 1490, le gouvernement reprit à son compte la tentative de péréquation de la taille, mais
il ne put aboutir. Voir 1 article de Spont, Annuaire-Bull, de la Soc. de l'Hist. de Fr., 1892.
428
La licaction. Les Etats de Îi8i.
noms dressés par celle cour. Mais le gouvernemenl ne voulul point
abandonner son droit d'évoquer les procès, et le nombre des causes
jugées en Grand Conseil ne diminua pas.
La question des libertés gallicanes avait provoqué de vifs débats
dans rassemblée de Tours. Certains prélats, qui avaient obtenu le
chapeau ou qui l'ambitionnaient, avaient refusé aux députés laïques
le droit de réclamer le rétablissement de la Pragmatique. Les Beaujeu
évitèrent de prendre parti, et se réglèrent, pour les alfaires religieuses,
sur l'exemple de Louis XI ' : leurs protégés furent tantôt nommés par
le pape, tantôt imposés par eux au choix des Chapitres et des Couvents.
Il était nécessaire de ménager les bourgeois et les nobles. Les
Beaujeu renoncèrent à la politique protectionniste du règne précédent,
qui lésait bien des intérêts particuliers, et un édit publié avant la
clôture de la session de Tours, le 8 mars 1484, rétablit la liberté du
commerce. Plusieurs villes, qui avaient souffert du despotisme de
Louis XI, obtinrent des dédommagements : Angers, par exemple, eut
la permission d'élire son maire. Les familles de Jean V d'Armagnac
et du duc de Nemours avaient porté leurs doléances aux États Géné-
raux : Charles d'Armagnac fut mis en possession des seigneuries de
son frère Jean V, et les enfants du duc de Nemours reçurent des
terres. Les envoyés du duc de Lorraine étaient venus se plaindre de
l'annexion du Barrois et de la Provence ; le Barrois fut rendu à René II,
et, pour lui faire oublier la Provence, on lui céda la part chimérique
de l'héritage angevin : les droits sur le royaume de Naples. Le duc de
Bourbon n'avait pas daigné solliciter l'intervention des Etats, mais
il accepta volontiers des Beaujeu les dépouilles de son ennemi, le
bailli JeandeDoyat, qui futarrètéle 14 mai 1484 et banni du royaume,
aprè^ avoir eu une oreille coupée et la langue percée d'un fer rouge.
Ainsi, la réaction contre l'œuvre et contre les serviteurs de
Louis XI, commencée dès l'avènement de Charles VIII, se poursuivit
pendant et après la session des États Généraux. Mais ce n'était qu'une
réaction partielle et superficielle. Les Beaujeu, n'ayant pas l'autorité
et le prestige du titre royal, étaient obligés à des concessions, mais
ils en faisaient le moins possible, et ils n'accomplirent point toutes
leurs promesses. Le régime de gouvernement nétait pas modifié,
mais seulement atténué. Les sujets n'étaient décidément pas capables
de s'opposer aux progrès du despotisme royal. Aux États de Tours,
beaucoup de députés du Clergé et du Tiers-État avaient fait preuve
d'activité et de bon vouloir, mais, comme le remarque Masselin, très
IV.
GRIEFS DES
CLASSES.
TRIOMPHE DE LA
MOSARCHIE.
1. Les Beaujeu, cependant, laissèrent rin(4iiisition organiser, en i;^87-i^88. une véritable
croisade contre les Vaudois du Dauphiné. Voir J. Chevalier, Mém. hislor. sur les hérésie.^ en
Dauphiné, 1890.
429
Règne de Louis XI, Gouvej-?iement des Beaujeu. livre m
peu avaient Tespril ouvert aux considérations d'intérêt général, et
le plus grand nombre n'avait souci que de questions de détail et
d'affaires locales. Quant aux nobles, ils avaient montré, dans cette
assemblée, la plus complète incapacité politique : en ce siècle où la
plupart d'entre eux étaient réduits à vendre leurs terres à des bour-
geois ou à épouser des filles de bourgeois, et à obéir à des officiers
issus de la Bourgeoisie, ils gardaient les mêmes conceptions sociales
que les féodaux du xi* siècle : un d'eux déclarait, en parlant du Tiers
État, qu'il ne faut pas « élever les vilains, qui par leur condition n'ont
appris qu'à se soumettre et à servir ». Ils n'apercevaient pas que seu-
lement par l'union des classes les Français avaient chance d'imposer
un contrôle à la Royauté. Au reste, et le chapitre Noblesse du cahier
général le prouve bien, la masse des nobles acceptait le despotisme
monarchique et ne cherchait plus qu'à en profiter. L'agitation aristo-
cratique dont Louis d'Orléans s'était fait le chef n'avait aucune chance
d'aboutir : elle laissait indifférents et le peuple et même la majeure
partie de la Noblesse.
//. — LES COALITIONS. RÉUNION DE LA BRETAGNE
A LA FRANCE
PIERRE LANDOis T A Bretagne n'avait pas eu de députés à l'assemblée de Tours. Le
ET LES BEAUJEU. | j duc Frauçois II était alors, selon Alain Bouchard, « faible de sa
personne et encore plus de son entendement ». Le grand trésorier
Landois, fils d'un tailleur de Vitré, « disposoit des affaires de Bretagne
au nom du duc, à son plaisir ». Il continua la politique de François II
et de ses prédécesseurs, qui avaient cherché à fortifier leur indépen-
dance en affaiblissant la Royauté. Landois avait d'ailleurs un intérêt
personnel à se mêler en France aux intrigues de l'opposition, car il
avait dans la Noblesse bretonne de nombreux ennemis, qui étaient
soutenus par les Beaujeu. Le 7 avril 1484, le maréchal de Bretagne,
Jean de Rieux, faillit s'emparer de lui. La tentative ayant avorté, les
conjurés trouvèrent un refuge en Anjou. Aussitôt Landois appela à
Nantes le duc d'Orléans : un contrat de mariage entre ce prince et
Anne de Bretagne, héritière de François II, fut secrètement rédigé,
et Louis commença des démarches en cour de Rome pour faire annu-
ler son mariage avec Jeanne de France. En même temps, on complo-
tait à Nantes la chute des Beaujeu. Ainsi Landois et les Beaujeu
cherchaient à se renverser mutuellement. Le jour où cette question
de personnes serait résolue, resterait encore la question bretonne
elle-même : à l'heure où la France devenait une nation, cette maison
( 43o )
cHAP. V Réunion de la Bretagne à la France.
de Bretagne, qui ne laissait point les officiers du roi pénétrer chez
elle, qui était toujours prête à appuyer les mécontents, à leur donner
asile, à ouvrir ses ports aux Anglais, allait-elle subsister devant la
Monarchie toute-puissante?
Pendant les années 1484-1485, il s'agit de savoir si les Beaujeu coalition
pourraient se défendre contre Landois et ses alliés du dedans et du contre
dehors. Le frivole duc d'Orléans, malgré Ihabileté de son subtil ^^^ beaujeu.
conseiller Dunois, n'était pas bien redoutable. Mais Landois négociait
le démembrement de la France avec Maximilien et le roi d'Angleterre
Richard III. Au mois de décembre 1484, les gens du roi découvrirent
une conspiration formée par des seigneurs de Bourgogne pour livrer
ce duché à la maison d'Autriche '. Contre la coalition qui se préparait,
les Beaujeu surent trouver des alliés. Ils accordèrent leur appui aux
Flamands, qui voulaient empêcher Maximilien de gouverner la Flandre
durant la minorité de son fils Philippe. Les réfugiés bretons reçurent
des pension-, et le maréchal de Rieux, les sires de Sourdéac, de Bront
et de Maupertuis jurèrent de reconnaître Charles VIII comme suc-
cesseur de François II. Les ducs de Bourbon et de Lorraine promi-
rent aux Beaujeu de les défendre. La jeune reine de Navarre, fille de
Madeleine de France, et son mari Jean d'Albret, fils du sire d'Albret,
étaient menacés d'être dépossédés par leur oncle Jean de Foix, et une
sanglante guerre de succession venait de commencer dans le Midi :
les Beaujeu, connaissant les relations de Jean de Foix et de Landois,
signèrent une alliance avec Madeleine de France et avec Alain, sire
d'Albret.
Au mois de janvier 1485, les deux partis étaient constitués, et, la guerre
le 14, Louis d'Orléans écrivit au roi qu'il allait « employer son corps folle i^nss).
et ses biens et tous ses parens et amys » à le mettre « hors de la sub-
jection de Madame de Beaujeu ». Ce fut sans doute à cette époque
que circula une ballade, où s'exprimaient les inquiétudes du plus
grand nombre des Français et leur loyalisme monarchique. Le poète
disait au jeune Charles VIII :
Ha! prince de liaulte excellence,
On te met en une grant picque.
Car soubs ton manteau d'innocence.
Se forge ung nouveau bien publique.
Comme au temps de la guerre du Bien Public, en efTet, les princes
se plaignaient de la lourdeur des impôts et de l'oubli de la Pragmatique
Sanction, accusaient l'entourage du roi et réclamaient la réunion des
1. Cl. Rossignol, Hist. de la Bourgogne sous Charles VIII, Mém. de 1 .\ca(1. de Dijon, 2' série,
t. V, 18.57, P- 91 et suiv.; P. Guérin, Pierre d'Urfé el Jean de Jaucourl. Cabinet liistorique,
t. XXVI, 1880, p. u3et 172.
< 43 1
Règne de Louis XI, Goui>ernenient des Beaujeu.
CHUTE DE
LANDOIS ET
DE BlCHAnO III.
LES BRETONS ET
iJAXIMlUEN RES-
TENT DANGEREUX.
États Généraux. Aux manifestes rédigés par Dunois et Landois. les
Beaujeu répondirent par d'autres manifestes, où ils firent remar-
quer qu'ils avaient convoqué récemment les principaux ligueurs,
pour aviser avec eux à rallègement des impôts : « oncqnes n "y vin-
drent, ne ne voulurent sur ce aucun conseil ou advis nous donner ».
Le Parlement et l'Université de Paris repoussèrent les avances du
duc Louis, comme le Parlement de Grenoble avait repoussé celles de
Dunois, et les bonnes villes restèrent fidèles. La « folle guerre » se
réduisit à quelques promenades militaires.
Cependant, Landois assemblait une grosse armée pour réduire la
faction bretonne qui avait traité avec le roi de France, et Richard III
lui avait promis un secours de mille archers. Mais, sur le point d'en
venir aux mains, les nobles bretons se réconcilièrent, par haine com-
mune contre Landois. Ils forcèrent le vieux duc à leur livrer son grand
trésorier, qui fut pendu le 19 juillet 1485, à l'insu de son maître. Le
9 août, les seigneurs bretons conclurent la paix, au nom de Fran-
çois II, avec les envoyés des Beaujeu. Le même mois, Richard III
fut renversé. Frère d'Edouard IV, il avait usurpé la couronne et fait
périr dans la Tour de Londres les héritiers légitimes du trône, les
« enfants d'Edouard ». Le prétendant Henry Tudor, qui, par sa mère,
était un Lancastre, profita de l'horreur causée par ce crime : il débarqua
en Angleterre, grâce aux secours que lui avaient fournis les Beaujeu,
et, le 22 août, Richard III fut vaincu et tué à Bosworth. Au mois de
septembre, le duc Louis se soumit : il n'avait même pas pu entrer
dans sa ville d'Orléans. Des garnisons royales occupèrent ses places
fortes. Dunois fut exilé à Asti pour un an. Le duc de Bourbon et le
sire d'Albret avaient abandonné la cause des Beaujeu et s'étaient mis
en marche avec le comte d'Angoulême : il leur fallut poser les armes,
La Guerre folle était finie et Landois avait disparu, mais la situa-
tion restait critique En Bretagne, le gouvernement était maintenant
aux mains du maréchal de Rieux et de deux hommes qui avaient
servi et trahi tour à tour Louis XI : .lean de Chalon, prince d'Orange,
et Odel d'Aydie. Débarrassés de Landois, les nobles bretons délais-
saient 1 alliance des Beaujeu, et, le 10 février 1186, les Etats de Bre-
tagne reconnurent comme seules héritières du duché les deux filles
de François II. Il fut convenu qu'elles épouseraient Maximilien et son
fils. Maximilien devenait de plus en plus redoutable pour la France :
il avait contraint les Flamands à l'accepter comme tuteur de son fils,
et, le 16 février 1486, malgré les menées des envoyés français, il fut
élu roi des Romains. Au mois de juin, ses troupes envahirent brus-
quement le nord du royaume, tandis que Commynes, repoussant les
avances des Beaujeu, travaillait à lui procurer l'alliance du duc de
,32
CHAP. V Réunion de la Bretagne à la France.
Bourbon et de René II de Lorraine. Anne de Beaujeu se lira de ce pas
dangereux en vraie fille de Louis XI. Elle ramena le duc de Bourbon
en le flattant, et le duc de Lorraine en permettant à tous gens de
guerre, hormis ceux des compagnies d'ordonnance, de se mettre aux
gages de René II, pour la conquête du royaume de Naples '. Maximi-
lien, privé des appuis qu'il espérait, battit en retraite.
La mort de François II paraissait imminente. Les conseillers NouvELik
d'Anne de Beaujeu la poussaient à préparer l'annexion de la Bre- coalitios.
tagne-. Lorsque Maximilien eut repassé la frontière, Charles VIII fut
envoyé en Anjou avec une armée, pour attendre les événements. Alors,
en décembre 1486, les seigneurs bretons, le duc d'Orléans, les comtes
de Dunois, d'Angoulême et de Nevers, le sire d'Albret et son fds le roi
de Navarre, le duc de Lorraine et plus tard Maximilien, formèrent une
nouvelle coalition, soi-disant pour « faire entretenir les ordonnances
des États, violées par l'ambition et convoitise de ceux qui entouroient
le roi, et avoient débouté d'auprès de lui les princes et seigneurs de
son sang, et semé la guerre entre lui et le roi des Romains ». II
s'agissait encore une fois de renverser les Beaujeu, ou tout au moins
voulait-on les empêcher de mettre la main sur la Bretagne. Mais les
ligueurs ne s'entendaient guère. Louis d'Orléans, Alain d'Albret et
Maximilien prétendaient tous trois épouser Anne, la fille aînée de
François II. Parmi les Bretons eux-mêmes, les Beaujeu semèrent la
discorde avec leurs écus. Sauf Dunois, qui paraît avoir eu une intelli-
gence claire et ferme et une grande ténacité, les coalisés marchaient
au hasard, se jalousaient et se dupaient les uns les autres. Les Beaujeu,
au contraire, savaient très bien ce qu'ils voulaient. Ils firent arrêter '
tous les agitateurs, seigneurs ou évêques, que l'on put atteindre :
Commynes « tasta » pendant plusieurs mois, à Loches, d'une des cages
de fer de Louis XL La Guyenne, que le frère d'Odet d'Aydie et le sire
d'Albret avaient tenté de soulever, fut rapidement soumise (février-
mars 1487). Dans le Nord, d'Esquerdes, créé récemment maréchal,
exerçait habilement une sorte de dictature militaire : il était lors,
dit Molinet, « dominant et princiant en Picardie, comme ung petit
roy ». Le 27 mai, il s'empara de la forte place de Saint-Omer, qui,
1. Sur lintervention (très réservée) des Beaujeu dans les afTaires italiennes, voir le
volume suivant, liv. I, chap. !.
2. Un d'entre eux lui avait récemment adressé là-dessus un mémoire fort curieux. 11 faut,
disait-il, envoj'er en Bretagne, quand le duc sera mort, une ambassade et une armée; on
promettra aux seigneurs bretons de leur laisser tous leurs droits, tous leurs offices, de leur
servir des pensions et de maintenir les franchises du pays. Comme les Etats de Bretagne
sont hostiles à la réunion, les seigneurs devront leur faii-e un tableau effrayant de la guerre
qu'il faudra soutenir contre le roi. Et l'auteur du mémoire avait soin de composer lui-même
ce discours, que les partisans de la France n'auraient qu'à répéter mot à mot. Enfin il pré-
conisait le mariage de Charles VllI et d'Anne de Bretagne (Mémoire publié par J. Havet,
Rev. histor., t. XXV, i884).
< 433 )
IV. 2. 28
SAINT-AUBIN DU
CORMIER.
ANNE DE
BRETAGNE.
ALLIANCE ENTRE
HENRY VII,
FERDINAND ET
UAXmiLIEN.
Règne de Louis XI, Goin'ernement des Beaujeu. livre m
depuis le traité d'Arras, était restée neutre. A la fin de Tannée, une
insurrection, fomentée par les agents français, éclata en Flandre, et
les bourgeois de Bruges retinrent Maxirailien prisonnier, du 5 février
au 16 mai 1488.
En Bretagne, la campagne de 1487 n'eut pas de résultats défi-
nitifs. En 1488, les troupes de François II, du duc d'Orléans et du sire
d'Albret, les volontaires anglais amenés par lord Scales, et les contin-
gents fournis par Maximilien ne purent arrêter la marche de la belle
armée commandée par Louis de La Trémoille, et furent mis en déroute
à Saint-Aubin du Cormier (27 juillet). Mais la capture de Louis d'Or-
léans fut le seul bénéfice net de cette brillante victoire; François II
demanda la paix, et Charles VIII, en échange de quelques vaines pro-
messes, la lui accorda, contrairement à l'avis de sa sœur : ce fut son
premier acte d'autorité personnelle (traité du Verger ou de Sablé,
20 août 1488).
François II mourut le 9 septembre. La petite duchesse Anne était
une précoce adolescente de treize ans, de mine agréable, de carac-
tère futé, vif et têtu. Toute jeune qu'elle fût, elle voulait conserver
son indépendance et celle de son duché, et prétendait choisir un
époux à son gré parmi les nombreux princes qui briguaient sa main.
Mais la Bretagne était dans la plus affreuse détresse; la guerre, le
brigandage et la piraterie l'avaient épuisée. Il y avait deux gouver-
nements : à Rennes, celui de la duchesse, soutenue par Dunois et
le prince d'Orange; à Nantes, celui du maréchal de Rieux et d'Alain
d'Albret. Le maréchal de Rieux reçut des renforts anglais ; des
troupes allemandes et espagnoles, envoyées par Maximilien et Ferdi-
nand, arrivèrent à Rennes; et les Bretons durent trouver de l'argent
pour payer tous ces étrangers. De son côté, Charles VIII réclamait la
tutelle des filles de François II, et l'armée française, qui était restée
campée près de Rennes, pillait de son mieux.
A vrai dire, la Bretagne ne comptait plus que comme un enjeu,
et non point comme un enjeu unique, dans la partie qui allait s'en-
gager entre le roi de France et les trois princes coalisés maintenant
contre lui : Henry VII Tudor, Ferdinand le Catholique et Maximilien.
Le roi d'Angleterre espérait pêcher en eau trouble et reprendre la
Guyenne; le roi d'Aragon envoyait déjà des troupes sur la frontière
du Roussillon; Maximilien voulait devenir duc de Bretagne et tra-
vailler ensuite à recouvrer tout l'héritage de Charles le Téméraire.
« Par-dessus tout, écrivaient Ferdinand et Isabelle à leur ambassa-
deur en Angleterre, la Bretagne doit être sauvée. » Mais les conquêtes
de Louis XI se trouvaient aussi mises en question. Heureusement
Henry VII était bien décidé à ne pas se compromettre; Ferdinand
434
CHAP. V Réunion de la Bretagne à la France.
avait affaire aux Maures de Grenade, et Maximilien aux Flamands et
au roi de Hongrie.
Les années 1489-1490 se passèrent en stériles négociations.
Comme jadis aux conseillers de Marie de Bourgogne, un mariage
avec Maximilien parut aux conseillers d'Anne de Bretagne la der-
nière chance de salut. Anne épousa le roi des Romains par procura-
tion, au mois de décembre 1490. Mais Maximilien ne put pas la
secourir, et un prétendant qu'elle avait rudement évincé, Alain d'Al-
bret, livra Nantes aux Français, au mois de février 1491. Le prince
d'Orange et Dunois lui-même travaillaient maintenant pour Char-
les VIII. Anne se voyait abandonnée par la Noblesse bretonne comme
par ses alliés du dehors. Lorsque le roi vint assiéger Rennes avec une
grosse armée, la jeune duchesse comprit qu'elle n'avait plus qu'à
accepter la couronne de reine. Son union avec Maximilien, conclue
sans le consentement de son suzerain, était nulle. Charles VIII et
Anne de Bretagne se marièrent le 6 décembre 1491. Ils se cédèrent
mutuellement tous leurs droits sur la Bretagne ; Anne s'engageait, si
Charles VIII mourait sans enfant, à n'épouser que son successeur ou
le plus proche héritier du trône.
Malgré quelques concessions faites aux Bretons concernant la
justice et les impôts, ce mariage mettait fin, en somme, à leur indé-
pendance, et il marquait le terme des coalitions féodales du xv" siè-
cle. Ce fut le dernier grand acte des Beaujeu. Le pouvoir leur échappa
en effet, au moment critique où la réunion de la Bretagne déchaînait
la colère des maisons d'Autriche, d'Espagne et d'Angleterre, et oU il
fallait des mains très expertes pour garder le royaume dans son inté-
grité. Depuis 1488, leur influence sur le roi avait commencé à s'affai-
blir : cette année-là, à la mort du duc Jean II, ils avaient hérité le
duché de Bourbon; mais la vraie cause du déclin de leur autorité,
c'est que Charles VIII devenait un homme, et que ses compagnons
favoris, comme Etienne de Vesc et le sire de Miolans, le pressaient
de prendre le pouvoir, afin de le partager avec lui. Le 28 juin 1491,
il avait délivré le duc d'Orléans, sans consulter Anne de Beaujeu.
En 1493, l'ambassadeur de Florence écrivait : « Monsieur et Madame
de Bourbon n'opposent plus leur bras au torrent ». Le « torrent »,
c'était la folie des guerres d'Italie. Ce fut en effet l'année suivante
que Charles VIII partit à la conquête de Naples.
LES JAhIAGES
D'ASNB
DE BRETAGNE.
FL\ DU
GOUVEBXEMEMT
DES BEAUJEU.
i35
CHAPITRE VI
LES LETTRES ET LES ARTS
A LA VEILLE
DES GUERRES D'ITALIE
I. LKS CONDITIONS NOUVELLES. L IMPRIMERIE.
TEURS ET HISTORIENS. — III. LES ARTS.
II. HUMANISTES, LITTÉRA-
l. — LES COXDITIOXS XOUVELLES. L ' I M P R I M E R I E i
DlSPAHiriOS
DES GRANDS
MÉCÈNES.
LOUIS XI
EST UN LETTRÉ
PENDANT le règne de Louis XI et les premières années du
règne de Charles VIII, les conditions du développement intel-
lectuel se modifient sensiblement. D'abord, quelques-unes des cours
princières, où la précédente génération de poètes et d'artistes avait
trouvé tant de généreux encouragements, disparaissent ou perdent
leur éclat. Le roi René, il est vrai, ne meurt qu'en 1480; le sire de la
Gruthuyse continue, jusqu'en 1492, à collectionner de beaux livres.
Mais Charles d'Orléans s'éteint en 1465, et la petite cour de Blois
cesse d'être un rendez-vous de poètes. En Philippe le Bon, les let-
trés et les artistes perdent leur plus magnifique protecteur (1467).
Son successeur, Charles le Téméraire, n'est prodigue que quand un
intérêt politique l'y oblige.
Faut-il dire que Louis XI « méprise les œuvres de l'esprit et se
plaît à écraser dans son œuf la Renaissance française- »? » Je ne
suis pas grant clerc » et, quant au latin, « je n'en scay point », a-t-il
1. Sources et ouvrages a consulter. — Comptes de l'Hôtel des rois de France, édil. Douët
d'Arcq, i865. Le Hure de raison de Bernard Gros, édit. Tholin, Bull, historique et philolo-
gique, 1889. Delisle, Le cabinel des manuscrits, t. I, 1868. Van Praet, Recherches sur Louis de
Bruges, seigneur de la Gruthuyse, i83i. — Pour l'imprimerie, voir les bibliographies données
par H. Slein. L'histoire de l'Imprimerie, état de la science en IS95, Rev. internationale des
Archives, des Bibliothèques et des Musées, 1897; et Manuel de Bibliographie générale. 1898,
appendice I. Consulter principalement : Aug. Bernard, Histoire des origines de l'Imjirimerie,
i853; Jules Philippe, Les origines de l'Imprimerie à Paris, i885; Claudin, Histoire de l'Impri-
merie en France iea cours de publication).
2. De Maulde, Histoire de Louis XII, t. 1, p. 296.
< 43Ô >
Les Lettres et les Arts.
dit à Galéas Sforza Mais il se faisait humble volontiers. A ses protes-
tations d'ignorance s'oppose le témoignage des ambassadeurs milanais
Cagnola et Visconti : « Sa Majesté parle italien comme nous et entre-
mêle quelquefois son discours de mots latins. — Quelquefois il
étudie, m'a-t-on dit, et je suis disposé à le croire, car ses discours
en font preuve et il cite souvent les meilleures autorités. » Dans
nombre de ses lettres, un style personnel se reconnaît ; ces billets
dictés par lui, « le matin, à son lever, en s'habillant », sont
précis et sobres; quelques-uns, d'une verve gouailleuse, ou d'une
rudesse cinglante et sèche, portent la marque d'un esprit fin et ferme.
Bref, Chastellain et Commynes avaient raison de dire que Louis XI
était « prince lettré ». Il n'était pas, assurément, un ardent biblio-
phile, car il ne chercha point, après la mort du Téméraire et de
Jacques d'Armagnac, à s'approprier leurs magnifiques collections de
manuscrits. Sa bibliothèque, autant qu'on en peut juger, comprenait
surtout des livres de piété, de médecine, d'histoire et de droit, dont il
avait journellement besoin. Mais ses faveurs aux Universités, aux
savants, aux étudiants, aux imprimeurs, prouvent qu'il ne méprisait
pas les œuvres de l'esprit.
11 a donné maintes preuves d'un goût éclairé pour les arts, a su
distinguer et s'attacher les meilleurs peintres et les meilleurs sculp-
teurs de son temps. Il a donné à Fouquet le titre de « peintre du roi »
et lui a commandé des tableaux. Il a fait exécuter des enluminures
par un jeune Tourangeau, «Tean Bourdichon. qui s'immortalisera plus
tard en peignant les Heures d'Anne de Bretagne. Enfin Michel Colombe
a sculpté, vers 1473, un projet de tombeau pour le roi, ainsi qu'un
relief d'albâtre, commémorant une chasse au sanglier, où Louis XI
aurait perdu la vie sans l'intercession de Monsieur Saint Michel.
La dévotion du roi fut un bienfait pour tous les arts : il fit construire
des églises somptueuses ou charmantes, comme celles de Notre-
Dame de Cléry et de Notre-Dame de Béhuard, et dépensa des
sommes énormes pour offrir à ses protecteurs célestes des cadeaux
d'orfèvrerie. Sans être indilTérent aux productions italiennes, il avait
une préférence évidente pour l'art des bords de la Loire et l'art
franco-flamand; loin de vouloir « écraser rians son œuf la Renais-
sance française », il l'aurait volontiers favorisée; mais ni son
caractère, ni son genre de vie ne le prédisposaient au rôle de
Mécène.
Anne de Beaujeu était une femme intelligente et lettrée; mais
durant sa régence, elle eut, comme son père, une lourde tâche à
remplir. Heureusement, hors de cette cour de France où l'on n'avait
guère le temps de songer à eux, les littérateurs et les artistes trou-
ET SINTÉRESSB
AUX ABTS.
LA MAISON
DE BOURBON.
437
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
AUTRES MÉCÈNES.
NOBLES
SI PFÉLATS.
LA CLASSE
MOYENNE.
BERNARD GROS.
vèrent encore des protecteurs éclairés et généreux. La cour de Mou-
lins devint, sous le règne du duc de Bourbon Jean II, un centre
intellectuel très brillant; Jean II, son frère Charles, cardinal de
Bourbon, et Louis, bâtard de Bourbon, furent des bibliophiles et
des Mécènes. Leur cousin Jacques d'Armagnac, duc de Nemours,
doubla la valeur de la riche bibliothèque qu'il tenait de son aïeul
Jacques de Bourbon et de son bisaïeul, le fastueux duc de Berry*.
Cette incomparable collection passa, après la mort tragique du
« povre Jacques », aux mains de Pierre et Anne de Beaujeu. Ceux-ci,
devenus duc et duchesse de Bourbon, enrichirent à leur tour la
a librairie » de Moulins.
René II, duc de Lorraine, eut, comme son grand-père le roi René,
le goût des belles miniatures. Louis de Laval, seigneur de Châtillon,
fit exécuter des Heures splendides, et ordonna de « translater et
mectre de latin en françoys les Croniques Martiniennes, non pas qu'il
n'entende et conçoive bien les livres et traictiez latins, mais affin que
tous ces faiz dignes de grant mémoire soient plus communément
divulguez- ». Enfin les cardinaux Jean JoufTroy, Pierre de Foix,
Ferry de Clugny, Balue lui-même, bien qu'il ne fût pas grand clerc,
ont été des collectionneurs fervents; le cardinal dEstouteville et
Louis I" d'Amboise ont laissé, comme nous le verrons, des témoi-
gnages magnifiques de leur goût pour les arts.
L'état d'esprit et le degré de culture de la classe moyenne nous
sont moins bien connus. Qu'on lise cependant les mémoriaux de
Bernard Gros, qui, en qualité de commandeur du Temple de Breuil,
administrait un domaine des Hospitaliers en Agenais : voici un
honnête homme qu'exaspère la brutalité des féodaux; un agronome
à la recherche des bonnes méthodes; un administrateur instruit et
zélé, qui dresse l'inventaire des archives de sa commanderie; un esprit
curieux, inventif. Bernard Gros parle sommairement de trois décou-
vertes qu'il a faites : une sorte de feu grégeois, des grenades en
métal, et un moyen pour faire entendre la parole humaine « d'aussi
loin qu'on pourrait voir la lumière d'une chandelle ».
A mesure que sera mieux connue l'histoire intellectuelle de la
dernière moitié du xv^ siècle, on apercevra plus clairement, croyons-
nous, que les hommes de cette génération, nobles ou roturiers, clercs
ou laïques, furent pleins de bonne volonté pour apprendre. Dans les
1. Notre Bibliothèque Nationale ne possède pas moins de soixante superbes manuscrits
ayant appartenu au duc de Nemours. C'est pour lui que Fouquet termina l'illustration des
Anliquilés Judaïques, dont les premières miniatures avaient été commandées par le duc de
Berry.
2. Cronique Marliniane. édit. gothique d'Antoine Vérard, f» 2. Voir aussi une lettre de
Louis de Laval au roi René, dans le Manuscrit, 1894, p. 8-g.
,38
CHAP. VI
Les Lettres et les Arts.
villes et les campagnes, une foule d'écoles nouvelles se fondèrent.
Bien que les Universités françaises fussent déjà nombreuses, Louis XI
en créa encore une à Bourges (1464). Nous avons des indices que ces
Universités et ces écoles étaient fort prospères.
Depuis peu, d'ailleurs, un progrès immense venait d'être accompli :
l'imprimerie était inventée, introduite définitivement en France.
L'histoire de l'invention de Timprimerie est fort obscure. Faire
du seul Gutenberg le « père de la typographie » est une affirmation
inadmissible. Cette découverte, comme toutes les grandes décou-
vertes, n'a été ni l'œuvre d'un seul homme, ni l'œuvre d'un seul
moment. Malgré la multiplication des copistes, qui formaient de nom-
breuses corporations, et malgré l'usage général du papier de chiffe,
les manuscrits restaient encore, au xv^ siècle, un objet de luxe; leur
inévitable cherté était en désaccord avec la diffusion de Tinstruction,
et l'on cherchait en plusieurs endroits un procédé mécanique pour
reproduire l'écriture. On arriva, peu à peu, à le trouver.
L'art du tirage de la gravure sur bois, depuis longtemps pratiqué
par les Chinois, fut découvert en Occident au xiv® siècle '. Ce fut la
première étape de l'invention de la typographie. La seconde fut franchie,
quand on eut, sans doute très vite, l'idée de joindre aux images ainsi
reproduites à un grand nombre d'exemplaires, un texte explicatif , non
pas encore imprimé en caractères mobiles, mais gravé sur bois : dans
les Pays-Bas et sur les bords du Rhin, on composa ainsi, au commen-
cement du XV* siècle, des ouvrages de piété à bas prix; par exemple,
la Bible des Pauvres, qu'on date approximativement de 1420. Ces
impressions « xylographiques )> étaient obtenues non avec une presse,
mais par le procédé rudimentaire du frotton, et l'encre employée était
faite avec de la suie délayée dans de l'eau d'amidon.
Les inventeurs de la typographie furent ceux qui eurent l'idée de
composer un texte avec des caractères mobiles; de solliciter l'impres-
sion avec une presse ; de fabriquer des caractères mobiles en métal ; enfin
de substituer à Tencre jaunâtre et aqueuse des xylographes une encre
noire oléagineuse, d'vme belle couleur et ne fusant pas sous la presse.
Nous estimons pour notre part que le plus ancien livre imprimé
dans ces conditions, et actuellement connu, est le Spéculum humanse
salvationis \ dont il existe quatre éditions très anciennes, deux en
VlilPRIMERIE
A ÉTÉ
DÉCOUVEBTE
PAR ÉTAPES.
LA GRAVURE
SUR BOIS.
LES TEXTES
XYLOGRAPHIQUES.
LA TYPOGRAPHIE
DANS LES ÉTATS
BOURGUIGNONS
AVANTGUTENBERG-
1. H. Bouchot, Un ancèlre de la gravure sur bois : élude xur un xylographe taillé en Bour-
gogne vers 1370 (fivec bibliographie détaillée des origines de la gravure), 1902.
2. Ou Miroir duSalul humain, ouvrage ascétique très populaire auxv siècle. Les gravures
qui ornent le haut de chaque page sont encore imprimées au frotton, avec une encre
aqueuse et jaune. Le te.xle est imprimé à la presse, très gauchement : c'est l'enfance de
l'art. Une des deux éditions latines de ce livre offre exactement la transition de la .xylo-
graphie à l'imprimerie : on y trouve 20 pages dont le texte est gravé, au lieu d'être com-
posé en caractères mobiles.
< 439 >
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beau jeu.
LA PART
DE GUTENBERQ.
LA MISSION
DE JENSON.
latin et deux en hollandais; que ce livre a été imprimé en Hollande,
vers 1430; et que la tradition attribuant l'invention de la typographie
à Laurent Coster, de Harlem, contient au moins une part de vérité.
Il y a eu certainement, dans les domaines septentrionaux de la
maison de Bourgogne, de 1430 environ jusque vers 1445, une école
typographique, qui a produit, outre le Spéculum, des ouvrages des-
tinés à l'enseignement, comme le Doctrinale d'Alexandre de Villedieu
et la grammaire latine de Donat. Gutenberg, établi près de Stras-
bourg, poursuivait alors ses recherches, dans le plus profond mys-
tère, sans avoir, semble-t-il, encore rien produit. Il ne put imprimer
sa fameuse Bible aux quarante-deux lignes qu'entre 1450 et 1455,
plusieurs années après son retour à Mayence, sa ville natale, et grâce
aux fonds que lui prêta le banquier Jean Fust*. A cette date, les
atehers typographiques des domaines bourguignons avaient disparu,
probablement à cause de l'imperfection des procédés employés *. En
un autre pays encore, à Avignon, aux portes de la France, on avait
peut-être cherché, vers 1444, à établir une imprimerie ^ Mais, si
Gutenberg ne fut pas le seul auteur de cette découverte, il fut celui
qui acheva de constituer l'art typographique, et qui en assura le
succès définitif, car ses œuvres sont admirables, et c'est dans les
quinze années qui suivent la publication de sa Bible, que s'ouvrent
les premières imprimeries de l'Allemagne et de l'Italie, presque
toutes dirigées par ses élèves.
Dès 1458, Charles VII avait envoyé en mission à Mayence le
Champenois Nicolas Jenson, maître de la Monnaie de Paris, pour
qu'il lâchât d'y surprendre les secrets de l'industrie nouvelle. Il n'est
pas certain que Jenson les ait rapportés en France; on sait seulement
1. Selon M. l'abbé Missel, Gutenbeig aurait imprimé avant iV5o un missel destiné aux
diocèses rhénans (Le premier Hure imprimé connu, Bibliographe moderne, t. III, 1899).
2. Philippe le Bon, voulant faire imprimer le Recueil dex liisloires de Troyes, s'adressa à
un typographe de Cologne (entre i464 et 1467). Ce fut le premier livre de langue française
imprimé. Ce fut seulement pendant le règne de Charles le Téméraire que les Etats bour-
guignons possédèrent de nouveau des ateliers typographiques.
3. Des documents d'une authenticité incontestable, trouvés par M. l'abbé Requin dans
des registres de notaires, et datés de i444-i446, nous apprennent en effet qu'alors vivait à
Avignon un orfèvre natif de Prague, Procope Waldfoghel, qui possédait « deux alphabets
en acier, deux formes en fer, un instrument d'acier appelé vis, quarante-huit formes en
étain, et diverses autres formes propres à l'art d'écrire »; il fabriqua aussi pour un Juif
« vingt-sept lettres hébra'iques, formées et découpées dans le fer, ainsi que des engins de
bois, d'étain et de fer » et « tout le matériel pour écrire artificiellement en latin ». (Abbé
Requin, Documents publiés dans le Bulletin historique et philologique, 1890: — Origines de
l'Imprimerie en France, Journal géniral de l'imprimerie et de la librairie, 28 février 1891)
M. l'abbé Requin et les plus érudit> bibliographes ont admis qu'il s'agissait là d'un maté-
riel typographique. Mais cette hypothèse a été combattue récemment avec beaucoup de
force par M. G. Bayle, dans les Mémoires de l'Acadùmie de Nimes, 7' série, t. XXIII, 1900.
Selon lui, les « engins » de Waldfoghel és.nient des lettres découpées, des planches, des
patrons et des grilles, destinés aux calli^iuphes, aux professeurs d'écriture et aux crypto-
graobcs.
c 440 )
LES DEBUTS DE L'IMPRIMERIE
DEUX INCUNABLES XYLlXJltAPHIQUES.
A gaiiclip : la \'ierge de Lyon, impression à la main ; exécuté iWns la région du Rhône uers IMO.
A droite, Jésus an jardin des Oliviers, impression au (rotlon ; exécuté en Bourgogne entre 1300
et 11,00. — Bibl. Nat., Réserve n"' 205 et 360.
îafparLni pcrgamenfis clariff imi ccato^
^"^Ip^ rif/cpiftolaï^ liber foclicitec incipit;
.udco pluiimum ac lastou in
ca te fententia e(Te»^ut nîbil a
jme fictL fine caufa puteC«Ego
enî etfi multoç^ ucrebac fuCpt
tioneC/Cf a me fempvoniu antiquu famî.//
LE PItEMIEH LIVRE IMPRIME A PARIS.
Début des Lettres de Gasparin, imprimées à la Sorbonne en l'tlO. L'initiale enluminée et la
miniature marginale ont été aioutées à la main. — Bibl. Nat., Réserve.
IV. 2.
Pl. 24. Page 440.
Les Lettres et les Arts.
qu'il termina sa vie à Venise, où il im[)rima des livres splendides. Il
est fort possible que, dans les neuf premières années du règne de
Louis XI, alors que de petits bourgs d'Allemagne et d'Italie avaient
déjà des ateliers d'imprimerie, la France n'en ait point possédé.
L'hostilité des copistes contre les imprimeurs suffit à expliquer cette
bizarrerie. Lorsque Fust, l'ancien commanditaire de Gutenberg,
apporta à Paris, en 1463, la Bible faite par son nouvel associé
Schoiffer, il reçut de la corporation des libraires un tel accueil qu'il
s'enfuit précipitamment. Les produits de la typographie allemande,
cependant, ne tardèrent pas à affluer. Louis XI en protégea intelli-
gemment l'importation : le dépôt de livres que Schoiffer avait à Paris
ayant été confisqué, en vertu du droit d'aubaine, par les officiers
royaux, en 1474, le roi accorda l'année suivante à Schoiffer une
indemnité de 2 425 écus, en considération de la peine qu'il avait prise
« pour ledit art et industrie de impression » et du « prouffit et utilité
qui en vient et peut venir à toute la chose publicque, tant pour l'aug-
mentation de la science que autrement ».
A ce moment, Paris était enfin doté d'imprimeries : en 1469-1470,
deux professeurs, l'Allemand Jean Heynlin, prieur de la Sorbonne,
et le Savoyard Guillaume Fichet, bibliothécaire du même collège,
avaient appelé deux bacheliers de l'Université de Baie, Ulrich Gering
et Michel Friburger, et un ouvrier nommé Martin Kranz, et les
avaient installés avec leurs presses dans les bâtiments mêmes de la
Sorbonne. En 1472, ces « prototypographes » parisiens s'établirent à
leur compte, rue Saint -Jacques. Paris posséda vite un grand nombre
d'ateliers; Pierre Le Rouge y imprima en 1488-1489 une édition de la
Mer des Histoires, qui est un des plus beaux livres qu'on ait jamais
imprimés. Lyon eut dès la fin du siècle une cinquantaine d'imprimeries.
L'expansion du nouvel art dans les provinces dépendit surtout
de l'initiative des bibliophiles et des lettrés : maint village eut une
imprimerie, au moins pendant quelques mois, avant qu'il s'en fût
fondé une seule dans la grande ville voisine. Les prototypographes
étaient souvent des nomades qui, voyageant avec leur petite presse en
bois et leurs caractères, campaient quelque temps chez un bibliophile
généreux, ou bien dans un couvent, composaient et tiraient le livre
demandé, et repartaient ensuite. Ainsi la première localité bretonne
où aient travaillé des typographes n'est point Nantes ni Rennes,
mais le petit village de Bréhant-Loudéac : en 1484-1485, Jean de
Rohan y employa pendant huit mois deux ouvriers, qui imprimèrent
pour lui, en dix volumes, une sorte de petite encyclopédie rehgieuse,
morale et juridique.
IMPORTATION'
ALLEMANDE.
LOUIS XI
ET SCHOIFFER.
L- ATELIER
DE LA SORBONNE.
EXPANSION
DE L'IMPRIMERIE
DANS LES
PROVINCES.
< /.il >
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
II.
RIENS i
HUMANISTES, LITTERATEURS ET HISTO-
LIMPRJMERIE
ET LES ÉTUDES
CLASSIQUES.
L
'ÉLITE des lettrés du moyen âge avait étudié la plupart des
œuvres de littérature romaine que nous connaissons, mais les
textes qu'ils traduisaient, apprenaient par cœur et pastichaient,
étaient des copies de copies; une succession de scribes ignorants,
accumulant les erreurs et les sottes corrections, les avait horriblement
défigurés. On ne songeait que peu ou prou à les « restituer » : la
« critique philologique » n'existait guère en France. La typographie
allait mettre un terme à la déformation indéfinie des textes. Guillaume
Fichet vit très bien quel secours elle apporterait à raffinement
comme à la diifusion de la culture classique. Il disait, dans une lettre
à son ami Robert Gaguin, que l'étude des auteurs anciens « retirerait
un grand profit de l'art inventé par les imprimeurs », et il écrivait à
son collègue Heynlin, en guise de préface au premier livre qui
sortit de l'imprimerie de la Sorbonne :
Les lettres semblent avoir été plongées presque dans la barbarie par suite
des incorrections commises par les copistes. Aussi n'est-ce pas sans la plus
grande satisfaction qu'on doit voir ce fléau s'éloigner de la cité parisienne,
grâce à votre sage prévoyance. En effet, les imprimeurs que vous avez fait
venir de l'Allemagne dans cette ville reproduisent correctement les livres
d'après les manuscrits. Vous-même, vous veillez avec une attention soutenue
à ce qu'aucun ouvrage ne soit reproduit par eux avant que vous ne l'ayez cor-
rigé minutieusement en le collationnant avec le plus grand nombre de manus-
crits possible.
D'autre part, il allait être bientôt possible, grâce à la multipli-
cation mécanique des exemplaires, d'inaugurer un véritable ensei-
1. Ouvrages a consulter. Il n'y a pas d'ouvrages d'ensemble sur les humanistes et les
rhétoriqueurs. J. Philippe, Guillaume Fichet. 1892 (cf. C. Couderc, Documents inédits sur
G. Fichet, Bull, du Bibliophile et du Bibliothécaire, 1900). P. de Vaissière, De Hoberii
Gaguini vila et operibus, 1896. C. Fierv'ille, Jean Jouffroy, 1874. Du même, Etude sur Guil-
laume de La Mare, Mém. de l'Acad. de Caen. 1892. C. Couderc, Journal de voijuge à Jéru-
salem de Louis de Rochechouarl, Bev. de l'Orient latin, 1. 1. 1898. Omont. Georges Hermonyme,
Merci, de la Soc. de l'Hist. de Paris, t. XII, i885. Valletde Viriville. Les œuvres de Georges
Chasiellain, Journal des Savants, 1867. A. de La Borderie. Jean Meschmol, Bibliolh.
Ec. Chartes, 1895. H. Stein, Elude sur Olivier de La Marche, 1888 (e.xtr. des JMém. couronnés
de l'Acad. roy. de Belgique, t. XLIX). Notices de A. de Montaiglon sur Martial d'Auvergne
{L'amant rendu cordelier, publ. pour la Société des anciens textes. 18S1); de Quicherat sur
H. Baude {Les vers de maître Henri Baude, i856); de G. Paris et Aug. Longnon sur Coquil-
larL (Travaux de l'Académie de Reims, vol. CI, 1896-1897, t. I: Romania, t. XXIX, 1900).
Recueil d'Eug. Crépet et ouvrages de Gaston Pans, Petit de Julleville. Em. Picot, etc.,
cités plus haut, p. 208-209. Pour les historiens, notices accompagnant les éditions citées
dans nos bibliographies. Sur l'historioaraphe de Louis XI, Jean Castel, mémoires de Qui-
cherat(Bibl. Ec. Chartes, t. II, 1840-41) et d'Ant. Thomas (Romania, t. XXl, 1892). Ouvrages
de J. guicherat, de l'abbé Féret, cités plus haut, p. 194 et 202.
« 442 )
CHAP. VI Les Lettres et les Arts.
gnement littéraire', en procurant aux élèves le contact des chefs-
d'œuvre antiques. En deux ans, Fichet et Heynlin trouvèrent moyen
de faire imprimer dans leur petit atelier vingt et un volumes ; c'étaient
des œuvres de classiques latins ou d'humanistes italiens, ou des
traités de grammaire et d'éloquence, tels que la Rhétorique de Fichet,
qui se proposait d'y enseigner « l'art de bien dire », en puisant « à
la source féconde du génie grec et du génie latin ».
C'était toute une révolution qui commençait dans la formation débuts
des intelligences. Le général de l'ordre des Mathurins, Robert de lhumanisme,
Gaguin, s'écriait, dans une pièce de vers latins adressée à Fichet en
1471 : « La parole de Cicéron, le père de l'éloquence, retentit véhé-
mente dans les chaires des professeurs, où on lit mille ouvrages des
anciens », et Fichet écrivait à Gaguin en 1472 :
Je ressens la plus grande satisfaction, liés érudit Robert, en voyant fleurir
dans cette ville (Paris), qui les ignorait jadis, les compositions poétiques et
toutes les parties de l'éloquence. Car, lorsque je quittai pour la première fois le
pays de Baux dans mes jeunes années, afin de venir à Paris étudier la science
d'Aristote, je m'étonnais beaucoup de ne trouver que si rarement dans Paris
tout entier un orateur ou un poète. Personne n'étudiait nuit et jour Cicéron,
comme la plupart le font aujourd'hui, personne ne savait faire un vers correct,
personne ne rajeunissait dans ses vers les fictions d'autrui, car l'école pari-
sienne, déshabituée de la latinité, était à peine sortie de l'ignorance en tout
discours. Mais de nos jours date une meilleure époque.
Le départ de Guillaume Fichet, qui, vers la fin de 1472, alla se le grec ignoré.
fixer en Italie, fit perdre à la France son plus actif apôtre de l'huma- georges
nisme. D'ailleurs, les livres imprimés étaient encore rares et assez nermantue.
coûteux. Enfin, cette génération eut, comme les précédentes, une
lacune immense dans sa culture classique : elle ne connut qu'une
faible partie de la littérature hellénique, et à travers des traductions
latines. Ce fut seulement en 1476 que s'établit à Paris un professeur
de grec, Georges Hermonyme, de Sparte. Le triomphe de l'antiquité
allait être beaucoup moins rapide que ne l'espéraient Fichet et son
ami le « fichetiste » Gaguin. L'humanisme ne faisait donc que s'an-
noncer; mais il s'annonçait.
Tandis qu'un petit groupe d'universitaires et de prélats, tels que les
Heynlin, Fichet, Gaguin, Guillaume de La Mare, le cardinalJean Jouf- Riiètoriquecrs.
froy, l'évêque de Saintes Louis de Rochechouart, s'essayaient à res-
I. 11 n'y avait pas, jusque-là, d'ensbignement liUéraire dans les Facultés dos arts. Les
« leçons ordinaires » avaient pour objet la logique. Les >< leçons extraordinaires » étaient
plus libres, moins exclusives, mais les •> humanités •> n'y avaient presque aucune place.
La rhétorique était négligée, traitée comme une simple annexe de la grammaire et du droit,
et elle continua longtemps à être dédaignée par la plupart des maîtres, malgré les efforts
des humanistes. (Thurot, De l'organisation de l'enseignement dans l'L'nii'ersilc de l'aris aa
moyen âge, i85o).
4>3
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beau jeu.
LEUR PRINCIPAL
CENTRE
EST LA COUR
DE BOURGOGNE.
LA LANGUE DES
RHÉTORIQUEURS.
taurer « l'art de bien dire » par une élude approfondie de l'éloquence
latine, se fondait définitivement l'école des « rhetoricqueurs », qui
devait dominer la poésie française jusqu'à la Pléiade. Rhétoriqueurs
et humanistes s'inspiraient des mêmes principes; ils reprenaient les
uns et les autres une œuvre qui avait été commencée par les traduc-
teurs et les beaux esprits du siècle précédent, et poursuivie par celui
que les rhétoriqueurs proclamèrent leur père, Alain Chartier, « haut
et scientifique poète, orateur magnifique » : ils voulaient donner des
lois au style, et retremper la langue française à sa source, le latin.
Les cénacles principaux des rhétoriqueurs se fondèrent sous la
protection des ducs de Bourgogne, de Bretagne et de Bourbon. Les
domaines flamands de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire,
avec leurs nombreuses « Chambres de rhétorique » et leur cour
ducale solennelle et cérémonieuse, furent la patrie d'élection de
l'école nouvelle. Le « suprême rhétoricien », au xv^ siècle, fut l'histo-
riographe des ducs de Bourgogne, le chevalier flamand Georges
Chastellain (140o-147o). A son école se formèrent Pierre Michault,
secrétaire de Charles le Téméraire, Olivier de La Marche, écuyer du
même prince (1422-1501) et Jean Molinet, chanoine de Valenciennes
(1448-1507). Le duc de Bourbon pensionnait Jean Robertet, et Jean
Meschinot (1420?-1491) était un gentilhomme de la garde de Fran-
çois II. Tous ces beaux esprits échangeaient des correspondances,
composaient même des œuvres collectives, et s'encensaient mutuel-
lement. En sa prose prétentieuse, bourrée de mots latins gauchement
francisés, Robertet louait ainsi le style de Chastellain : « Où est l'œil
capable de tel objet visible, l'oreille pour ouyr le haut son argentin et
tintinnabule d'or? N'est-ce resplendeur equale au curre Phœbus?
N'est-ce la Mercuriale fleute qui endormyt Argus? »
On trouve souvent un pareil galimatias dans les œuvres des rhéto-
riqueurs au temps de Louis XI et de Charles VIÎI. Ils ont aimé à
l'excès les rimes rares et opulentes, ils ont inventé d'inutiles entraves
prosodiques, ils se sont labouré la cervelle pour produire des chefs-
d'œuvre dans le genre de cette Oraison à la Vierge, de Meschinot,
dont les huit vers peuvent être retournés de deux cent cinquante-six
manières différentes. Ils ont à certains égards méconnu le génie
français, et maladroitement torturé la jolie langue, savoureuse et
expressive, qu'on parlait au xv* siècle. Et assurément Pierre Michault
est un sot, et « Molinet qui raouloil doulx mots en molinet » en est
un autre. C'est trop vite faire, pourtant, que de dénier tout talent aux
rhétoriqueurs. Ils ont eu le mérite de sentir que, pour bien écrire, il
faut se donner grand'peine. Il y a plus : certains d'entre eux ont
laissé des œuvres du plus haut intérêt.
( 444 )
Les Lettres et les Arts.
Georges Chaslellain et Je^n Meschinot, dont les noms sont à
peine cités dans nos histoires littéraires, furent tous deux très célèbres
au XV'' et au xvi* siècle. Sans doute, ils le furent avant tout par la
conformité de leurs œuvres aux manies littéraires du temps; par leur
style recherché, dur et tendu ; par les « visions » et les allégories qui
servent presque uniformément de cadre à leur pensée; par leur atli"
tude gourmée de moralistes un peu pédants; par les variations bril-
lantes qu'ils ont exécutées sur le thème des Misères du monde et le
thème de la Mort. Aujourd'hui, c'est par leurs idées politiques, par
leurs jugements sur les événements de leur siècle, qu'ils retiennent
notre attention. Tous deux ils étaient attachés à une grande maison
féodale, et ils ont défendu la cause de la Noblesse, la cause du passé,
contre la Monarchie ; Ion a vu qu'ils ont même collaboré, à l'époque de
la guerre du Bien public, pour écrire contre Louis XI d'insultantes
ballades. Certaines œuvres de Meschinot, la Supplication de la
poiivre nation de Bretaigne pour la guérison de François II, Y Interdit
de Nantes et la satire écrite vers 1487 contre les barons qui veulent
livrer la Bretagne au roi de France, sont inspirés du même loyalisme
féodal que les œuvres en prose de Chaslellain et ses poésies poli-
tiques, telles que le Mystère de la Mort du duc Philippe, les Souhails
au duc Charles, le Lyon rampant, le Dit de Vérité. Le rhétoriqueur
breton, dans le poème des Lunettes des Princes, où il trace les
principes d'un sage gouvernement, comme Chaslellain, dans VAdver-
tissement au duc Charles et bien d'autres opuscules, ont une très
haute conception du rôle de l'écrivain, qui doit la vérité aux puis-
sants de ce monde : « Porter nom de prince tant seulement, c'est
povre titre, déclare Chaslellain. Sols et povres personnages le portent.
Rien ne fait digne l'homme, que ses bonnes mœurs, et rien ne le fait
clair (illustre), que son bien faire ».
Chaslellain, supérieur à Meschinot par la vigueur de la forme et
l'abondance des idées, a été un auteur très fécond. Outre un grand
nombre de petits ouvrages en vers ou en prose, il a écrit une longue
et importante chronique, dont nous n'avons conservé que des frag-
ments. Ce sont des pages très vivantes, très personnelles, un docu-
ment d'un prix inestimable sur l'état d'âme des fervents Bourguignons.
Chaslellain admire et glorifie son prince, tout en s'effrayant des
périls qui menacent sa puissance, et en prédisant même la prompte
décadence de la dynastie. Malgré l'enflure fatigante d'un style
perpétuellement déclamatoire, celle chronique est d'ailleurs pleine
d'informations précises, et l'auteur a un évident souci de vérité.
Fanatique défenseur des ducs de Bourgogne dans ses poèmes et
ses traités allégoriques, Chaslellain, dès qu'il reprend sa plume
CIUSTELLAIS
ET MESCHINOT.
LA CHRONIQUE
DE CHASTELLAIN.
445 )
Règne de Louis XI, Goiwernement des Beaujen.
MARTIAL
D'AUVERGNE,
COQUILLART,
BAUDE.
IMPORTANCE
d'historien, s'efforce de redevenir impartial, de comprendre et
d'expliquer.
La grandiloquente école des rhétoriqueurs n'éteignit pas l'esprit
français, l'esprit vif et léger qui avait animé Villon et Charles
d'Orléans; témoin les Farces et les Monologues du temps, l'agréable
petit roman de Jehan de Paris, qui date du règne de Charles VIII, et
surtout les jolis ouvrages en prose et en A^ers de Martial d'Auvergne,
les joyeux et étincelants poèmes basochiens du « povre petit escolier »
Coquillart, et les vers malicieux de maître Henri Baude. Ces trois
poètes ont laissé des œuvres menues, mais charmantes, d'une forme
très spirituelle. Martial d'Auvergne et Henri Baude ont montré
d'ailleurs qu'ils étaient capables d'un effort littéraire sérieux. Le pre-
mier, qui était procureur au Parlement de Pai'is, a composé, on l'a
vu, vers lépoque de la guerre du Bien public, une sorte de chronique
rimée. Les Vigilles de la mort de Charles VII, critique acerbe de la
conduite du roi Louis. Plus tard, après la mort de ce dernier, maître
Henri Baude, officier de finances, écrivit à son tour un Éloge de
Charles VIL panégyrique de toutes les vertus qu'on ne reconnaissait
point à Louis XI.
Des œuvres de rhétoriqueurs, d'une inspiration souvent sincère
DE LA PRODUCTION q{ élcvéc, mais d'une forme pénible et prétentieuse, et de petits vers
HISTORIQUE. gracieux ou ironiques, tel est donc le bilan de la poésie française
dans les trente années qui suivent la mort de Villon. Fait digne de
remarque, les meilleurs de ces poètes, Martial d'Auvergne et Baude,
ont été en môme temps des historiens, et c'est surtout par leurs
œuvres historiques quils ont mérité de survivre. Cette fin du xv^ siècle,
pour des raisons que nous n'apercevons pas d'ailleurs clairement, n'a
point été propice à l'éclosion de la grande poésie. L'esprit français a
traversé là une époque de positivisme, d'observation aiguë et facile-
ment narquoise, de goût pour l'étude directe des caractères, la rela-
tion exacte des faits, et la recherche précise de leurs causes; depuis
longtemps, il n'est plus assez naïf ni assez enthousiaste pour pro-
duire une épopée : il incline vers l'observation morale, la satire et
l'histoire. Et, en effet, les historiens de cette génération ont été excep-
tionnellement nombreux. Quelques-uns, comme Jean Mansel et
Robert Gaguin, ont essayé, en des compilations d'ailleurs dénuées de
valeur, de résumer les annales du monde ou celles de la Monarchie
française : « Je veux, écrivait Gaguin, quon se souvienne de Clovis,
de Lothaire, de Pépin ». Les autres, et c'est heureusement la majorité,
se sont proposé de noter leurs souvenirs personnels ou de recueillir
les témoignages contemporains. Ceux-ci ont été pour la plupart des
laïques, possesseurs d'offices ou gentilshommes de moyenne noblesse.
446
Les Lettres et les Arts.
De grands personnages se sont mêlés aussi d'écrire Thisloire. Trois
des ouvrages les plus suggestifs de ce temps sont dus à de puissants
seigneurs, qui ont joué un rôle politique considérable : Jean de Bueil,
Thomas Basin et Philippe de Commynes.
Le Jouvencel a été composé par Jean V de Bueil, comte de San-
cerre, au début du règne de Louis XI, en collaboration avec Messire
Jean Tibergeau, maître Martin Morin et Nicole Riolay, « pour intro-
duire et donner couraige et hardement (hardiessej à tous jeunes
hommes qui ont désir et voullenté de sieuvyr le noble stille et exer-
cile des armes ». C'est un ouvrage didactique et non une chronique,
mais l'histoire, au xv* siècle, confine étroitement à la morale et à la
pédagogie : le Jouvencel, roman tissu de faits véritables à peine déna-
turés, donne, on l'a vu, une idée juste et vivante de la guerre, telle
qu'on la pratiquait au temps de Charles VIL
S'il est permis de placer le Jouvencel parmi les livres d'histoire,
il est presque aussi légitime de classer les ouvrages historiques de
Thomas Basin parmi les romans. L'évêque de Lisieux avait li\Té sa
ville, en 1465, aux partisans de Charles de France, et Louis XI l'avait
châtié en confisquant son temporel. Réfugié en Allemagne, et ensuite
dans les Pays-Bas, où il mourut en 1491, Thomas Basin écrivit en
latin, vers 1472, une Histoire de Charles VII, puis, à la fin de sa vie,
une Histoire de Louis XI, avec toute la passion et la mauvaise foi
dont il était capable. Malgré sa partialité, ses lacunes, son défaut de
précision, ses continuelles erreurs, son œuvre est fort instructive.
Elle reflète l'état d'âme d'un évéque gallican, qui voit le salut de
l'Église dans « les décrez des sains pères et des sains Conciles », et
elle est toute frémissante des colères d'un féodal contre le roi, son
armée permanente, ses impôts et ses gens de justice.
On n'étudiera point dans le présent volume les Mémoires de Phi-
lippe de Commynes, qui ont été terminés seulement sous le règne de
Louis XII. Mais la première partie de ces Mémoires a été composée
entre 1489 et 1491, et il faut rappeler ici que Louis XI a trouvé en
CommjTies un historien désireux et capable de raisonner sur la poli-
tique, et qui ressemble fort peu aux chroniqueurs des siècles précé-
dents.
C'est en des œuvres comme celle-là que se manifeste la véritable
activité philosophique de ce temps, et non dans les ridicules que-
relles des nominalistes et des réalistes, qui, sous le règne de
Louis XI, troublent de nouveau l'Université de Paris'. L'ère de la
LE JOUVENCEL.
THOMAS BASIN.
MEMOIRES
DE COMMYNES.
CARACTERE
GÉNÉRAL DU
MOUVEMENT
INTELLECTUEL.
1. Louis XI, circonvenu par son confesseur, qui était réaliste, interdit en 1^74 aux
maîtres et aux écoliers de lire les philosophes nominalistes. « Le roi, raconte plaisamment
Gaguin. a ordonné que leurs ouvrages les plus célèbres fussent enchaînés, de façon à ne
Bègne de Louis A'/, Gouvernement des Beaujeu. livre m
scolastique est terminée, comme celle de la poésie épique. Pour
juger avec équité le mouvement intellectuel, au temps de Louis XI
et de Charles VIII, il ne faut point s'arrêter devant ces choses
mortes. Les historiens de la littérature enseignent que « le xv^ siècle
se clôt en laissant l'impression d'un monde qui finit, d'un avortement
irrémédiable et désastreux ». Ils déplorent la sécheresse d'une litté-
rature où ils ne voient qu'ironie et cynisme. Si l'on se contente de
lire les poésies de Coquillart et les pages où Commynes raconte froi-
dement les roueries de Louis XI, on peut avoir cette impression : elle
s'efface lorsque l'on considère l'ensemble des œuvres, et pour peu
qu'on lise les Mémoires de Commynes d'un bout à l'autre, et les
œuvres de Chastellain. 11 est vrai que la verve des Français d'alors
a été souvent railleuse et impudente; mais, en cela, ils n'ont fait que
continuer la tradition de leurs pères, qui avaient écrit les fabliaux. Ce
sont encore des hommes du moyen âge '. Et pourtant, grâce à eux,
voici que le moyen âge va finir en France. Ils ont accueilli l'impri-
merie, en ont compris le « prouffit et utilité, pour l'augmentation de
la science ». Les rhétoriqueurs et les humanistes apparaissent : leurs
efforts combinés aboutiront (et, à certains égards, on peut le regret-
ter) à une transformation du style, de la langue, et môme de l'esprit
national. Enfin, si l'inspiration poétique manque, il semble qu'en
revanche notre littérature acquière des qualités nouvelles d'observa-
tion réfléchie. Il ne faut donc point parler d' « avortement irré-
médiable et désastreux ». On a dit encore que le xv^ siècle est une
« période de transition ». Soit : c'est ainsi qu'on nomme les époques
où tout se renouvelle.
pouvoir être ouverts. On croirait que les malheureux livres ont été mis aux fers, pour
qu'ils ne se jettent pas, saisis dune frénésie infernale et d'une fureur démoniaque, sur les
gens qui les approclienl! C'est ainsi qu'on traite les lions indomptés et les bêtes féroces. »
En i48i, Louis XI annula son édit.
1. Du moyen âge, ils ont gardé, intacte, la foi chrétienne. La démoralisation générale à
celte époque, même dans le Clergé, ne fait point tort au sentiment religieux. Les opinions
hérétiques, souvent assez radicales, que de temps en temps condamne la Facuté de Théo-
logie de Paris, ne sont que les manifestations violentes de cette ferveur. L'humanisme
même n'engendre pas, en France, l'indifférence religieuse, et ne mène pas les lettrés à
une sorte de renaissance païenne, comme en Italie.
4/i8
Les Lettres et les Arts.
III. — LES ARTS^
DANS la période qui précède immédiatement l'expédition de
Charles VIII à Naples, Tinfluence de Tari italien n'est guère
plus sensible en France qu'au temps de Charles VII *. Nos artistes
continuent à suivre les leçons des Flamands, même après la disloca-
tion de l'État bourguignon. Aussi bien la civilisation flamande, qui
déclinera si rapidement sous la domination des princes autrichiens,
jette-t-elle encore un incomparable éclat. Ce n'est pas à dire cepen-
dant que depuis la fin de la guerre de Cent Ans il n'y ait rien de
changé dans le goût du public et le style des œuvres. Le réalisme
strict a fait son temps : les artistes cherchent plus d'élégance et de
liberté, une interprétation plus individuelle de la nature. Les tableaux
de Memling prouvent qu'en Flandre même on a trouvé une nouvelle
façon d'exprimer la vérité. Mais le « mouvement de détente de l'art
franco-flamand » se produit principalement en France : les exagéra-
tions des imitateurs des Van Eyck, la vulgarité où tombe souvent le
« style bourguignon » provoquent une réaction spontanée du génie
national.
L'histoire de l'art français de cette époque commence à peine
à s'ébaucher : le vandalisme et l'incurie ont anéanti ou misérable-
ment dégradé tant d'oeuvres intéressantes qu'elle est malaisée à
faire. Pourtant les productions françaises sont plus nombreuses
qu'on ne le croit. Maints tableaux, qu'on avait pendant longtemps
attribués à des Flamands, ont été naguère restitués à notre école.
Parfois les documents d'archives apportent là-dessus des certitudes;
ils permettront de déterminer les centres de la production artis-
tique pendant les trente années qui ont précédé les guerres d'Italie;
on saura peut-être comment a évolué l'art des bords de la Loire, ce
qu'ont fait Fouquet à la fin de sa vie, Bourdichon au début de sa
carrière, Michel Colombe avant sa vieillesse. On pourra probable-
ment dire si Paris a cessé, oui ou non, d'être une ville d'art. On
LIS'FLUBSCE
FLAMANDli
PEHSISTK
MAIS IL Y A
( DÉTENTE ..
LART FRANÇAIS
DE CE TEMPS
EST MAL CONNU.
1. Ouvrages a consulter. Outre les travaux de P. Vitry, Courajod, Gonse, Choisy,
Aug. et Em. Molinier, Enlart, Chabeuf, cités p. 214. 217 et 222 : Eug. MUntz, La Renaissance
en Italie et en France à l'époque de Charles VIII, i885. Camille Benoit, La peinture française à
la fin du XV' siècle. Gazette des Beaux-Arts, 3« période, t. XXVI, 1901. R. Kœchlin et Mar-
quet (le Vasselot, La sculpture à Troyes el dans la Champagne méridionale au XVI' siècle,
1900. Abbé Bossebœuf, Amboise. le château, la ville el le canton, 1897 (Publ. de la Soc.
archéol. de Touraine.) Ph. Lauzun, Le château de Bonaguil, 1897, S'édit.
2. Nous avons montré plus haut, p. 197. 2i5, 22^, 226, que cette influence n'était d'ailleurs
pas aussi insignifiante qu'on l'a prétendu parfois. Sur cette question si complexe, et encore
obscure, de la « Renaissance >> française, la difficulté d'une saine appréciation a été
aggravée par la violence des polémiques.
449
IV. 2.
i'i
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
LIVRE in
/. LÀ PEINTURE.
mettra en lumière le développement de nos écoles locales de Provence
et de Bourbonnais.
Ce sont des trouvailles d'archives qui ont permis de reconstituer
NICOLAS FROMENT, q^ partie l'œuvre très remarquable d'un protégé du roi René, Nicolas
Froment, « peintre de la ville d'Uzès, habitant d'Avignon ». L'annexion
de la Provence par Louis XI, l'étroit protectorat exercé par ce roi sur
les États pontificaux de France, nous autorisent à classer Froment
parmi les artistes français. Le premier tableau qu'on ait de lui, une
Résurrection de Lazare (Florence), est d'un franc naturalisme; il porte
la date de 1461. Quinze ans plus tard. Froment a terminé son trip-
tyque du Buisson ardent : les volets, où sont représentés le roi René
et sa femme Jeanne de Laval, prouvent que l'auteur a conservé les
scrupules d'exactitude du maître flamand qui l'a instruit; mais, dans
le panneau central, le sourire de la Vierge assise au milieu du Buisson
ardent, la grâce de l'enfant divin et de l'ange qui avertit Moïse, les
jolis lointains du paysage sont d'une esthétique toute différente. Peut-
être le voisinage des œuvres italiennes a-t-il assoupli la manière du
peintre avignonnais, mais peut-être aussi le Buisson ardent témoigne-
t-il simplement de la « détente » sensible alors dans tout l'art de la
France et de la Flandre elle-même*.
L'école de peinture du centre de la France est déjà florissante.
La belle fresque des Arts libéraux, que Pierre Odin, chanoine du
Puy, a fait peindre pour orner la bibliothèque du Chapitre, est peut-
être un ouvrage italien; mais il n'y a pas de raison pour attribuer à
un étranger le triptyque terminé en 1488 pour Pierre et Anne de
Beanjeu, et dont le Louvre possède les volets (Salle X). Selon l'usage,
les donateurs y figurent, accompagnés des saints qui les protègent.
La saisissante vérité des figures, la délicieuse harmonie des paysages,
la fraîcheur et l'éclat de la couleur, classent ces portraits anonymes
parmi les œuvres les plus intéressantes de la peinture qualtro-
centiste.
L'histoire des enlumineurs français, à cette époque, est encore à
faire. Comment classer, à qui attribuer les miniatures, souvent mer-
veilleuses par l'exactitude du dessin et la puissance du coloris, qui
apparaissent entre les dernières productions de Fouquet et les Hernies
que Bourdichon illustra en 1507? Jacques de Besançon, bâtonnier de
la confrérie des libraires parisiens, serait, dit-on, l'auteur de plus de
ŒUVRES
DU CENTRE
DE LA FRANCE.
V ART DE LA MINI A
TURB
1. Ce triptyque, qu'on a pu voir en 1900 au Petit Palais, est à la cathédrale d'Aix. Le
Louvre possède, de Nicolas Froment, deux petits portraits du roi René et de sa femme
(Salle X). Sur N. Froment, voir P. Trabaut, Le tableau du roi René à Aix, Gaz. des Beaux
Arts, 2" période, t. XV, 1877; P. Mantz, Les porlrails historique.'? du Trocadéro, iliid.. t. XVIH,
1878; abbé Requin, Documents sur les peintres d'Avignon, Réunions des soc. des Beaux-Arts
des départements, 1889; Mgr. Dehai^nes, Les œuvres de l'école flamande primitive, ibid., 1891.
4S0 )
crtAP. VI ^c^ Lettres ci les Arts.
trois mille cinq cents miniatures'; il est permis, jusqu'à plus ample
informé, de garder un doute.
L'art de la miniature n'est pas encore tué par l'imprimerie : aux est mesace
plus excellents produits de la typographie parisienne ou lyonnaise ^''^ vimprimerie
r j u-ui- u-i 'e\ ^^ -i ■ 1 • I /• et LA gravure.
beaucoup de bibliophiles prêtèrent les manuscrits enrichis de (mes
peintures; il arrive aussi que certains éditeurs, tels qu'Antoine Vérard,
réservent, dans les beaux livres imprimés pour eux, des espaces blancs
qui sont ornés à la main par les enlumineurs et les calligraphes; Jac-
ques de Besançon aurait même accepté la tâche de colorier des enca-
drements de pages, gravés sur bois. Ainsi, on emploie encore les
miniaturistes, mais on les condamne parfois à d'humiliantes besognes.
Leur art est menacé, car on peut se passer d'eux : déjà certaines
éditions de luxe sont exclusivement illustrées par la gravure sur bois
ou sur cuivre.
Les statues et les monuments funéraires de cette période sont ''• ^^ scilpture.
presque tous anonymes. Peut-être faut-il attribuer à la vieillesse
d'Antoine Le Moiturier le tombeau en pierre peinte que le célèbre
Philippe Pot, seigneur de la Roche-Nolay, fit exécuter pour lui, de
son vivant, vers la fin du règne de Louis XI (Louvre). Cette œuvre
est d'une originalité d'autant plus saisissante que l'art funéraire du
XV® siècle est très monotone : une tombe massive recouverte par la
statue gisante dumort, et de petites figures de « pleurants » disposées
tout autour dans des niches, voilà le thème habituel dans les monu-
ments qui nous sont parvenus. L'artiste choisi par Philippe Pot a fait
de ses pleurants huit personnages de grandeur naturelle, qui portent
sur leurs épaules une table où repose le gisant en costume de guerre;
encapuchonnés et drapés dans une robe à plis lourds, ils s'avancent
lentement, courbés sous le poids du lugubre fardeau. C'est le dernier
chef-d'œuvre du style « bourguignon ». La plupart des grands sculp-
teurs cherchent désormais une autre voie, et c'est surtout dans la
statuaire que s'opère manifestement, au nord comme au midi de la
France, le « mouvement de détente ». On a vu d'ailleurs que l'art
flamingo-bourguignon n'avait point détruit, au temps de Charles VII
la tradition des imagiers gothiques, conservée sur les rives de la
Loire. C'est principalement dans cette région que se crée, à la veille
des guerres d'Italie, et sans le secours de l'art italien, un style plas-
tique plus libre et plus léger, quoique toujours expressif et fidèle à la
nature. Le svelte angelot de bronze, daté de 1475, qui servait de
girouette au château du Lude, en Anjou, et les charmantes statues
qui ornent la chapelle du château construit par Dunois à Châteaudun,
1. p. Durrieu, Jacques de Besançon el son œuvre, 1892 (Public, de la Soc. de l'Hist. de
Paris).
< 4^1 >
Règne de Louis XI, Gouvernement des Beaujeu.
m. V ARCHITEC-
TURE.
LES EGLISES.
L'ARCHITECTURE
CIVILE.
IMPORTANCE
DES FAITS
POLITIQUES.
sont les œuvres les plus caractéristiques de ce nouveau style, en atten-
dant le sépulcre de Solesmesetle tombeau de François II de Bretagne.
L'architecture flamboyante continue à développer brillamment
ses qualités de grâce pittoresque et de riant confort. L'ornemen-
tation, surtout aux façades des monuments, devient de plus en plus
variée et luxuriante, sous l'influence de l'art décoratif flamand, alors
très touffu. Toute une floraison d'églises, de châteaux, de maisons de
plaisance, couvre les provinces de France, et surtout la Picardie, la
Normandie, la région de la Loire, et l'on ne cesse point d'embellir et
d'agrandir les anciens édifices. A Rouen, sous les ordres de l'opulent
cardinal d'Estouteville, l'architecte Guillaume Pontifz poursuit les
travaux de la cathédrale et lui donne son plus exquis ornement,
l'escalier de la « Librairie » du Chapitre. Le même prélat ajoute à
l'église du Mont-Saint-Michel un chœur magnifique. Dans la seule
ville de Tours, une dizaines d'églises et de chapelles sont en construc-
tion ou en voie d'achèvement. L'évêque Louis d'Amboise enrichit sa
cathédrale d'Albi d'un porche et d'une clôture de chœur qui comptent
parmi les plus somptueux bijoux de l'art gothique.
Les événements politiques ont toujours eu quelque répercussion
sur l'art : la réaction féodale provoquée par la politique de Louis XI
se traduisit par une renaissance éphémère de la vieille architecture
militaire. Saint-Fol, le connétable rebelle, agrandit le château de
Ham, et y fit construire une tour dont les murailles mesuraient
onze mètres d'épaisseur. Pour Bringon de Roquefeuil s'éleva à Bona-
guil, en Agenais, une forteresse énorme, admirablement adaptée à
l'utilisation de l'artillerie défensive. C'étaient là cependant des excep-
tions. Les architectes s'employaient surtout à édifier des résidences
confortables et gaies, comme le Plessis-lès-Tours, et déjà l'on com-
mençait à bâtir les châteaux d'Amboise et de Chaumont.
Les faits politiques de la fin du xv'= siècle eurent, dans l'activité
intellectuelle et artistique de la France, des résultats plus graves que
la construction de quelques forteresses. La disparition de la maison de
Bourgogne, puis la longue suite des guerres d'Italie, furent des événe-
ments considérables dans l'histoire de notre littérature et de nos arts.
La domination de la dynastie bourguignonne dans les Pays-Bas avait
assuré des rapports constants entre la France et la Flandre : la
chute de la maison ducale rompit ce lien. L'influence esthétique des
Flandres persistait en France, il est vrai, au temps de Charles VIII,
mais elle était condamnée à un rapide déclin : la brillante civilisation
italienne allait capter l'admiration de l'Occident.
,'iiij, >
TABLE DES GRAVURES
Pl. I. FRAGMENT DU TRIPTYQUE
DU PALAIS DE JUSTICE . .
FRONTISPICE
Pl. II. LA DOMINATION ANGLAISE. 8
Jean de Lancastre, duc de Bedford.
Pl. ni. LE ROI DE BOURGES. . . 22
Le connétable de Richemont.
La Hire et Xaintrailles.
Pl. IV. JEANNE D'ARC
Le siège d'Orléans (miniature des
Vigiles de Charles VII).
Jeanne sur le bûcher (miniature des
Vigiles de Charles Vil).
Jeanne d'Arc, dessin du greffier du
Parlement.
Pl. V. JEANNE D'ARC PRISON-
NIÈRE
Le vieux château de Rouen en 1525.
Pl. VI. L'ARMEE SOUS
CHARLES VII . .
48
64
94
Homme d'armes d'une compagnie
d'ordonnance.
Pl. VII. CHARLES VII 104
Portrait de Charles VU.
Pl. VIII. LES PAYSANS AU
XV SIÈCLE , 124
Les tz-avaux des champs,
Pl. IX. LE COMMERCE 14&
Vaisseau de Jacques Cœur.
Pl. X. LA COUR DE BOURGOGNE. 170
Charles le Téméraire présidant un
chapitre de la Toison d'or.
Pl. XI. LA CHARITÉ 192
Nicolas Rolin.
L'Hôpital de Beaune.
Pl. XII. UN MÉCÈNE : LE ROI
RENÉ 19*
Le roi René et sa femme Jeanne
de Laval.
Le château du roi René à Tarascon.
IV.
Table des Gravures.
Pl. XIII. LA SCULPTURE AU
XV» SIÈCLE 218
Sainte Fortunade.
Statues de pleurants.
Pl. XIV. LE MINIATURISTE JEAN
FOUQUET 22'i
Vadoiation des mages,
Pl. XV. JACQUES CŒUR 232
Portrait de Jacques Cœur.
Hôtel de Jacques Cœur à Bourges.
Pl. XVI. UN LIT DE JUSTICE. . . 24G
Le procès du duc d'Alençon.
Pl. XVII. LE CONCILE DE BALE . 264
Un concile, miniature de J. Fou-
quet.
Pl. XVIII. PHILIPPE LE BON ... 294
Portrait de Philippe le Bon {École
des Van Eyck).
Pl. XIX. LES GUERRES DE CHAR-
LES VII 30g
Prise de la bastille de Dieppe par
le dauphin Louis.
Pl. XX. LOUIS XI 322
Effigie de Louis XI (médaille de
Fr. de Laurana).
Autographe de Louis XI.
Pl. XXI. LA DÉVOTION DE
LOUIS XI 330
Église Notre-Dame de Cléry [Loiret).
Pl. XXII. CHARLES LE TÉMÉRAIRE. 382
Portrait de Charles le Téméraire.
Pl. XXIII. LES ÉTATS GÉNÉRAUX
DE 1484 426
Tombeau de Philippe Pot.
Pl. XXIV. LES DÉBUTS DE L'IM-
PRIMERIE 440
Deux incunables xylographiques.
Le premier livre imprimé à Paris.
TABLE DES MATIERES
LIVRE PREMIER
CHARLES VIL FIN DE LA GUERRE DE CENT ANS
CHAPITRE PREMIER
LE GOUVERNEMENT DU DUC DE BEDFORD AU NORD DE
LA LOIRE.
I. — Les organes du gouvernemenl anglais 3
II. — Administration du duc de Bedford. Misère de la France anglaise. 8
III. — Les exigences du gouvernement anglais 12
CHAPITRE 11
LE ROI DE BOURGES
I. — Les débris de la Monarchie des Valois en 1422 17
II. — Le roi, les révolutions de palais et l'anarchie 20
III. — La politique du roi de Bourges. — Finances. Année. Diplomatie. 28
IV. — Progrès de l'Invasion anglaise, 1422-1428 32
CHAPITRE III
LA RÉSISTANCE NATIONALE. JEANNE D'ARC
I. — Ce que pensaient les Français de la domination anglaise. ... 37
II. — Conspirations contre la domination anglaise 41
III. — Le siège d'Orléans *^
IV. — Les victoires de Jeanne d'Arc *8
V. — Épreuves et capture de la Pucelle 59
Vl. — Procès et mort de la Pucelle 62
CHAPITRE IV
PAIX AVEC LE DUC DE BOURGOGNE. - CONQUÊTE DE
L'ILE-DE-FRANCE. — LES ÉCORCHEURS
I. - Anarchie. Guerres civiles. Guerre étrangère 71
IL — La paix d'Arras l}
III. — Conquête de l'Ile-de-France. "^
IV. — Désolation de la France. Les ÉcorcI\eurs 86
< 453 )
IV. 2. 30
Table des Ma lier es.
CHAPITRE V
RÉFORMES MILITAIRES. FIN DE LA GUERRE DE CENT ANS
1. _ Compagnies d'ordonnance. Francs-Archers. Hclablissemenl de
l'ordre en France ■'''
H. — Anarchie en Angleterre. Préludes de la guerre des Deux Roses. . 101^
iîî. — Conquête de la Normandie 1^^
IV. — Conquête de la Guyenne ''^"^
V. — Réhabilitation de Jeanne d'Arc Fin de la guerre de Cent Ans. . Ml
LIVRE II
LA SOCIÉTÉ ET LA MONARCHIE A LA FIN DE
LA GUERRE DE CENT ANS
CHAPITRE PREMIER
LA MISÈRE ET LE TRA VAIL A LA FIN DE LA GUERRE DE
CENT ANS
1. — Les bas-fonds de la Société in
II. — Les classes laborieuses. Les paysans et la propriété foncière. . 123
IIL — Métiers libres et corporations 130
IV. — Les mines et la condition des mineurs l'iâ
V. — Le commerce. Jacques Cœur • '^^
CHAPITRE .'/
LA BOURGEOISIE ET LA NOBLESSE
l. - Formation d'une classe moyenne. Mœurs de la Bourgeoisie et
de la petite Noblesse 152
IL — L'Aristocratie. Vie de château et vie de cour 168
CHAPITRE IH
LE CLERGÉ ET LA RELIGION
l. — Résultats de la guerre de Cent Ans pour l'Église de France. . . I77
IL — Perversions du sentiment religieux. La sorcellerie 180
III. — La piété. Les mystères 187
IV. — La charité. Les hôpitaux 192
CHAPITRE IV
LE MOUVEMENT INTELLECTUEL
I. — Le milieu. Les mécènes. Les écoles et les universités 194
IL — La théologie, les sciences, l'histoire, la politique 202
iîI. — La poésie lyrique et populaire, le roman et la nouvelle, le théâtre. 20g
IV. — Les arts 214
CHAPITRE y
LES ORGANES DE LA ROYAUTÉ
I. — Le roi et la cour. Le Grand Conseil jog
ÎL — Le Parlement de Paris. Les réformes judiciaires 233
III. — Les organes de la Royauté dans les provinces 235
< 454 >
Table des Matières.
CHAPITRE VI
LES ASSEMBLÉES D'ÉTATS ET LES FINANCES ROYALES
I. — États Généraux et grandes assemblées 240
II. — États Provinciaux et Locaux 248
III. — Réorganisation des finances royales 253
CHAPITRE VU
CHARLES VII ET V ÉGLISE
1 — La France et le concile de Bàle 261
IL — La Pragmatique de Bourges. Charles VII et le Clergé de P'rance. 266
III. — Nouveau schisme. Charles Vil et le Saint-Siège 271
CHAPITRE Vin
LE ROI ET LA SOCIÉTÉ LAÏQUE
I. — Charles Vil et les villes SIS
IL — Charles VII et la Noblesse. La Praguerie. Affaires d'Armagnac et
d'Alençon 278
III. — Le dauphin 287
IV. — Le duc de Bourgogne - 293
CHAPITRE IX
QUESTIONS D'ALLEMAGNE, D'ITALIE ET DORIENT
I. — Questions d'Allemagne 301
IL — Questions d'Italie. 309
III. — Charles VII et les projets de croisade 314
IV. — Coup d'œil sur le règne de Charles VII 317
LIVRE III
LE REGNE DE LOUIS XI ET LE GOUVERNE-
MENT DES BEAU JEU
CHAPITRE PREMIER
LOUIS XI. PREMIÈRES ANNÉES DU RÈGNE
1. — Mort de Charles VII et avènement de Louis XI 321
IL — Louis XI et son entourage 324
II. — Premiers actes de Louis X! (1461-1464) 336
CHAPITRE II
COALITIONS FÉODALES (1465-1472)
. — La guerre du Bien public 343
ÏI. — L'apanage de Charles de France. Louis XI à Péronne 351
!II. — Charles de France en Guyenne. — Révolutions d'Angleterre. —
Guerres entre Louis XI et Charles le Téméraire 3G0
t 455 >
Table des Matières.
CHAPITRE Ht
RUINE DE LA MAISON DE BOURGOGNE. AFFAIRES
DESPAGNE ET D'ITALIE
I. — Charles le Téméraire et l'Allemagne. — Guerres de Bourgogne. . 369
II. — La succession de Bourgogne 384
III. — Affaires d'Espagne et d'Italie 390
CHAPITRE /r
GOUVERNEMENT DE LOUIS XI
I. — Les organes et les ressources du gouvernement 399
II. _ Relations aA'cc la Noblesse et les villes. Politique économique. . 407
III. — Louis XI et l'Église 413
IV. — Mort de Louis XI 417
CHAPITRE V
GOUVERNEMENT DES BEAU JEU
I. — La réaction. Les États de 1484 420
II. — Les coalitions. Réunion de la Bretagne à la France 430
CHAPITRE VI
LES LETTRES ET LES ARTS A LA VEILLE DES GUERRES
D'ITALIE
I. — Les conditions nouvelles. L'imprimerie 436
II. — Humanistes, historiens et littérateurs 442
III. — Les arts 44 J
1558 51. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 4-22.
f
PLEASE DO NOT REMOVE
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
Lavis se, Ernest
Ilistoire de France