HISTOIRE
DE FRANCE
CONTEMPORAINE
TOME QUATRIÈME
L'HISTOIRE DE FRANCE
CONTEMPORAINE
i
DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU'À LA PAIX DE 1919
est publiée en dix volumes illustrés, avec la collaboration de
MM. SAGNAC, PARISET, CHARLÉTY, SEIGNOBOS, BIDOU & GAUVAIN
AU
Cliché Hachette
LOUIS XVIII
Peinture du Baron Gérard, exposée au Salon de 1814. Le roi est dans son cabinet de
travail, aux Tuileries ; il est vêtu de bleu, porte la plaque et le cordon de l'ordre du
Saint-Esprit. Au fond, bibliothèque et pendule en acajou, chaises de bois doré, tendues de
velours bleu. — Musée de Versailles, n° 4911.
H. C. IV. — Pi.. 1. Frontispice.
Èr^3i<oV-û
ERNEST LAVISSE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
HISTOIRE
DE FRANCE
CONTEMPORAINE
DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU'À LA PAIX DE 1919
Ouvrage illustré de nombreuses gravures hors texte
TOME QUATRIÈME
LA RESTAURATION
(1815-1330)
par S. CHARLÉTY
LIBRAIRIE HACHETTE
v. 4
Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright par Librairie Hichcttc 1511 .
LIVRE PREMIER
L'ÉTABLISSEMENT DU RÉGIME
PARLEMENTAIRE (1814-1816')
CHAPITRE PREMIER
LA PREMIERE RESTAURATION
I. LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE (31 MARS-14 AVRIL 1814). — II. LE
GOUVERNEMENT DU COMTE D'ARTOIS (14 A.VRIL-2 MAI). — III. LA CHARTE ET LA PAIX
(2 MAI-4 JUIN). — IV. L'OPINION DE LA FRANCE SUR LES ÉVÉNEMENTS. — V. LES ACTES
DU GOUVERNEMENT (JUIN I814-MARS 1815).
/. - LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE (3 1 MARS-
14 A VRIL 1 8 14)
L
E 30 mars 1814, dans la soirée, pendant que les aides de camp la proclamation
à DE SCHWAl
des chefs d'armées, Orloiï et Parr, au nom du tsar et de ' berg.
Schwartzenberg, Fabvier et Denys,au nom de Marmont, discutaient
les conditions d'un armistice, une proclamation, rédigée par Pozzo
1. On lira, dans les notes placées au commencement des chapitres et des sections de
chapitres, les titres des principaux ouvrages et documents particuliers dont il a été fait
u-a^e pour les écrire. Nous ne voulons donner ici que l'indication des documents et tra-
vaux généraux, qui embrassent, par leurs dates ou par leur portée, l'ensemble ou une
.grande partie de la période de isi4 à l83o. Il sera, ainsi, inutile de les citer de nouveau à
propos de chaque chapitre, mais il demeure entendu qu'ils ont été constamment utilisés.
La bibliographie critique de la Restauration n'a pas été faite; mais il existe des listes
auxquelles on peut se reporter facilement. La plus longue est dans le Catalogue de l'Histoire
île France de la Bibliothèque Nationale; il donne, avec son supplément, tous les titres) les
livres, brochures et pièces possédées par la Bibliothèque à la date de 1*78. Le Catalogue
Lorenz {Catalogue général de la librairie française depuis 1840, par Otto Lorenz. continué par
Jordell, 26 vol., 1892-1917) donne les ouvrages parus depuis sa fondation eu 1840; les
tables méthodiques en rendent l'usage commode. Lue Bibliographie des trarau.r publiés sur
l'iiisloire de France de 1866 à 1897, par Pierre Caron, en cours de publication depuis 1907, a
é!é achevée en 1912; les travaux parus depuis 1896 sont inventoriés dans le Répertoire
méthodique de l histoire moderne et contemporaine de la France rédigé sous [£j direction de
G Brière et de P. Caron; six volumes ont paru pour les années i8g8-igo3; les années sui-
vantes jusqu'à l'jio -<>ni eu préparation; à partir de 1910, la Hevue d'histoire moderne el
contemporaine a donné eu supplément jusqu'en 1 • j 1 ', les listes d'ouvrages parus pour 1910-111
1911-12, 1912-1914.
Documents. — Les doc ents officiels publiés sont nombreux Lee actes des pouvoirs
publies sont au llullelin des Lois niais il est plus pratique de les chercher dans la Collection
!,av:*se. — H. Coiitemp , IV.
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
di Borgo, signée par Schwartzenberg, fut affichée à Paris. Les sou-
verains alliés y disaient leur désir de trouver en France une autorité
des lois de Duvergier), crans le Moniteur, dans les Circulaires, instructions et autres actes
émanés du ministère de l'Intérieur ou relatifs à ce département de 1797 à 1830, Paris, 1821-1800,
6 vol. (Ce recueil intéresse la Restauration à partir du tome II). Le texte de la Charte et
des lois importantes est dans Faustin-Adoiphe Hélie, Les constitutions de la France, 1S80,
avec un commentaire d'intérêt médiocre. Le* délibérations des Chambres sont publiées
dans les Archives parlementaires, 2 e série, du tome XII au tome LXI
Parmi les documents officiels d'origine étrangère, il en est d'utiles pour l'histoire du
gouvernement français. Tels sont : Correspondence, despatches and otlier papers of Viscount
Castlereaqh, 3" série, Londres, i853; — le recueil publié sous le titre de Mémoires, documents
et écrits divers laissés par le prince de Mellernich. publiés par son fils, 8 volumes, dont le 4 e
(Paris, 1881), intéresse particulièrement la Restauration , — la publication de la Société russe
d'histoire : Correspondance diplomatique des ambassadeurs et ministres de Russie en France
et de France en Russie avec leurs gouvernements de 1814 à 1830, 3 vol. parus, Saint-Pétersbourg,
1901-1907, publiés par Polovtsoff, qui l'ait parfois double emploi avec la Correspondance
diplomatique du comte Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie en France, et du comte de
Nesselrode, depuis la Restauration des Bourbons jusqu'au congrès d'Aix-la-Chapelle (18)4-1818),
publié par le comte Charles Pozzo di Borgo, t. I, Paris, 1890, t. II, 1897. (Voir aussi les
Lettres et papiers du comte de Nesselrode, 11 vol., Paris, 1904-1912; les tomes V à XI sont
consacrés aux années iSi3 et suivantes.) — On a également fait état des documents officiels
inédits (rapports de préfets et de procureurs généraux) surtout empruntés aux Archives
nationales, pour l'étude des faits relatifs à l'état de l'esprit public, à cause de l'insuffisance
des documents publiés. Ils seront signalés chemin faisant.
Les documents privés sont d'une extrême abondance. Je ne signale que ceux qui offrent
quelque intérêt en apportant quelques faits nouveaux : d'Argoùt, Souvenirs, publiés par
G. Monod (Revue de Paris); — de Barante, Souvenirs, publiés par son petit-fils Claude de
Barante, 5 vol., Paris, 1890 (les tomes II et III intéressent la Restauration et donnent de
nombreuses lettres de Guizot, de Mme de Broslie, de Rémusat, etc.); — de Barante, La
vie politique de Itoyer-Collard, ses discours et écrits, 2 vol., 3 e éd., 1878 ; — Beugnot, Mémoires,
1183-1815, 2 vol., Paris, 186O; — duc de Broglie, Souvenirs, de 1815 à 1870, 4 vol., 1886; — de
Carné, Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration, Paris, 1872; — de Castellane,
Journal, 4 vol., 1895-96; — Chatermbriand. Mémoires d'outre-lombe (éd. Biré), 1898-1900, 6 vol.;
— comte Ferrand, ministre d'Etat sous Louis XVIII, Mémoires, publiés par le vicomte de
Broc, Paris, 1897; — Mme de la Ferronnaye, Mémoires. Paris, 1900; — duchesse de Gontaut-
Biron, Mémoires, 1778-1836, Paris, 1892; — Guizot, Mémoires pour servir à l'histoire de mon
temps (1807-1848), Paris, 8 vol., 1858-1867. Guizot, Histoire parlementaire de France. Collection
des discours de M. (iuizoi de 1819 à 1848 (Complément des Mémoires), Paris, 5 vol., i863; —
Guizot, Trois générations. Introduction ù l'histoire parlementaire de France, 1780, 1814, IS43,
Paris, 1861; — d'Haussez, Mémoires, 2 vol Paris, 1896-97; — général d'Hautpoul, Souvenirs,
Paris, 1902; — Hyde de Neuville, Mémoires et souvenirs, 3 vol., Paris, 18S8-1892 : le 2 e et le
3 e volume intéressent la Restauration; — comte de Montalivet, Fragments et souvenirs,
tome I, 1810-1832. Paris, 1899; — Montgaillard (agent de la diplomatie secrète pendant
la Révolution, l'Empire et la Restauration), Souvenirs, publiés par Clément de Lacroix,
Paris, i8g5; — Pasquier, Mémoires, publiés par le duc d'Audiffret-Pasquier, G vol., Paris,
1893-1894; — de Reiset, Souvenirs de 1814 à 1836, 3 vol., 1900-1902; — Macdonald, Souvenirs,
publiés par C. Rousset, Paris, 1892; — comte de Salaberry, Souvenirs politiques sur la
Restauration, 18-21-1830, Paris, 2 vol., 1900; — Sers, Souvenirs d'un préfet de la monarchie,
Mémoires du baron Sers, 1786-1862, publiés par le baron Henri Sers et R. Guyot, Paris, 1906;
— Talleyrand, Mémoires, publiés par G. de Broglie, Paris, 5 vol., 1891-1892; — Vitrolles,
Mémoires et relations politiques, publiés par Eugène Forgues, 3 vol., Paris, i883; .— Villèle,
Mémoires et correspondance, 1788-1832, Paris, 5 vol. ; — Villèle, Maximes et pensées jiolitiques,
Paris, 1826 (extraits de ses discours et brochures, publiés par un adversaire pour le mettre
en contradiction avec lui-même), — Cuvillier-Fleury, Journal et correspondance intimes,
2 vol., igo3; — A. Cournot, Souvenirs (1760-1860), publiés par Bottinelli, Paris, 1913.
Les journaux les plus importants sont fréquemment cités dans le texte. La liste des
journaux de Paris est donnée dans Matin, Bibliographie historique et critique de la presse
en France, Paris, 1866.
L histoire de ces journaux est faite dans le tome VIII de Ilatin, Histoire politique et
littéraire de la presse en France, 8 vol., 1859-1861.
b) Travaux. — i° Histoire générale : L'Annuaire historique et universel par Ch. Lesur,
1 volume par an de 1818 à i832, donne un bon résumé des faits politiques.
Les « histoires de la Restauration » sont très nombreuses. Aucune n'est rédigée avec
chapitbs pbemier La première Restauration.
salutaire, qui pût cimenter son union avec toutes les nations et tous
les gouvernements; il appartenait à la Ville de Paris, « dans les cir-
une méthode scientifique. Celles qui sont l'œuvre d'auteurs contemporains ou très voisins
des événements ne sont pas à négliger malgré leur insuffisance critique. Elles donnent
l'enchaînement des faits : il faut en user comme des Mémoires. Ce sont des témoignages,
parfois importants, mais qui doivent être contrôlés. Elles permettent aussi de se
rendre compte de l'état d'esprit moyen d'un parti politique. Telles sont ['Histoire des deux
Restaurations de Vaulabelle, 8 vol., Paris, 3 e éd., 1807, qui est « libérale », et l'Histoire de
la Restauration de Nettement, Paris, 1860, qui est « royaliste » ; l'Histoire de la Restauration
de Lubis, 2 e éd., 1848, 6 vol., qui est catholique; {'Histoire de la Restauration et des causes
qui ont amené la chute de la branche ainée des Bourbons de Capefigue, 10 vol., Paris, i83i-
i833 (royaliste); — Dulaure et Augis, Histoire de la Révolution., depuis 1814 jusqu'à 1830,
8 vol., Paris, i834-i838.
11 faut mettre à part Viel-Castel et Duvergier de Hauranne L'Histoire du Gouvernement
parlementaire en France de 1789 à 1848 (qui s'arrête à i83o), 10 vol., Paris, 1857-1872, par
Prosper Duvergier de Hauranne, utilise non seulement le Moniteur et les journaux,
comme ses prédécesseurs, mais aussi les brochures de circonstance et des papiers privés,
alors pour la plupart inédits. Son livre est malheureusement dépourvu d'un appareil cri-
tique suffisant. Ses opinions sont celles des libéraux de la génération nouvelle qui se
groupa en 1825 autour du journal le Globe. — L'Histoire de la Restauration, 20 vol., 1860- 1878,
de Louis de Viel-Castel est surtout précieuse par le développement qu'elle donne et les
documents qu'elle apporte à l'étude des affaires extérieures, l'auteur était diplomate. —
Les chapitres consacrés à la France dans VHistoire du xix° siècle depuis les traités de
Vienne de Gervinus, trad Minssen. Paris, 1804-1869, 20 vol., sont utilisables, Gervinus a vu
un grand nombre de documents Ad. Stern. Geschichte Europas seit den Vertrâgen von
1815 bis zum Frankfurter Frieden von 1871, bon ouvrage d'ensemble. La 1" partie (3 vol.,
1894-19°!' ' e * tomes I et II ont paru en deuxième édition corrigée et accrue en îgiti),
s'arrête à 18'io. la 2" (3 vol. 1900-1911, s'arrête à 1848.
Quelques histoires sont plus récentes : la plupart ne font que résumer celles qui les ont
précédées. (C est le cas de Hamel, Histoire de la Restauration, 2 vol., Paris, 1887-88.) D'autres
y ajoutent le résultat de quelques recherches personnelles : E. Pierre, Histoire des
assemblées politiques de France, Paris, 1877, * v0 ' paru; — Dareste de la Chavanne, Ilis-
toire de la Restauration, 1 vol., Paris, 1879, — Ernest Daudet, Histoire de la Restauration,
Paris, 1882; — consulter Armand Dayot, La Restauration, Louis XVIII, Charles X, d'après
l'image du temps, 1902.
L'introduction de Louis Blanc à son Histoire de dix ans [1830-1840), 5 vol., 2 e éd., 1842, est
à consulter : les vues originales y abondent à travers le fatras oratoire.
2 Histoires spéciales : L'histoire diplomatique est racontée au tome II du Manuel histo-
rique de politique étrangère, 3 e éd., 1905, d'E Bourgeois, et dans Debidour, Histoire diploma-
tique de l'Europe, 2 vol., 1891.
L'histoire militaire est traitée dans des ouvrages de détail, qui sont cités à leur place
dans le récit.
L'histoire financière a été bien étudiée par Calmon, Histoire des finances sous la Res-
tauration, 2 vol., Paris, 1868-1870, — le Système financier de la France par d'Audifl'rei,
6 vol., 1863-1870, est un utile recueil de documents Voir aussi Stourm, Le budget, son his-
toire et son mécanisme, 3 e éd., Paris, 1896.
Sur les institutions d'instruction publique, voir de Riancey, Histoire critique et législative
de l'instruction publique et de la liberté d'enseignement en France, 2 vol., 1844 ; — Cournot, Des
institutions d'instruction publique en France, Paris, i864; — Liard, L'enseignement supérieur
en France, 2 vol., 1888-1894.
Histoire religieuse : Debidour, Histoire des rapports de l'Eglise et de l'Étal en France de
(780 à 1870, Paris, 1898; — Etienne Lamy, Les luttes entre l'Église et l'État au xix' siècle. La
Restauration (Revue des Deux .Mondes, 1898), — Baunard, Un siècle de l'Église de Frime.
f 800-1 900, Paris, 1901 ; — Bourgain, 1/ Eglise de France et l'Étal au xix" siècle, l'a ri s. > vol.. 1901.
Sur la vie politique, on consultera utilement la statistique de Braun, Nouvelle biographie
des députés, ou statistique de la Chambre de 1814 à 1819, Paris, i*3o; — de Carné, Etudes sur
l'histoire du gouvernement représentatif en France de 1789 à 1848, Paris, i*.>r, : (i. Denis
Weill, Les élections législatives depuis I7S9, Paris, iK.jô; — Thureau-Dangln, Royaliste» et
républicains, Paris, 1*574. et Le parti libéral sous la Restauration, 1888; — Lanzac de Laborie,
Les passions politique» sous la Restauration (Correspondant, 1Q00); — A. Rousseau, /
décentralisatrice cl les parti» politique» sous lu Restauration (Revue de Bretagne, uk>3); —
Michon, Le gouvernement parlementaire sous la Restauration, Paris, 1905; — G. Weill,
Histoire du parti républicain en France de 1814 à 1870, Paris. 1900; — G. Weill, La France
L'établissement du Régime parlementaire. liyke premier
constances actuelles, d'accélérer la paix du monde.... Qu'elle se pro-
nonce, et, dès ce moment, l'armée qui est devant les murs devient
le soutien de sa décision. » Ainsi, à entendre les vainqueurs de
Napoléon, les Parisiens avaient le devoir et la faculté de choisir un
gouvernement à la France. Mais une solution était discrètement
recommandée à leur bon vouloir : « Parisiens, vous connaissez la
situation de votre patrie, la conduite de Bordeaux, l'occupation de
Lyon, les maux attirés sur la France et les dispositions véritables
de vos concitoyens. Vous trouverez dans ces exemples le terme de
la guerre étrangère et celui de la discorde civile; vous ne sauriez le
chercher ailleurs. » Bordeaux avait, le 12 mars, accueilli en triomphe
le duc d'Angoulême, et son maire, bonapartiste ardent en 1813, avait,
dans une proclamation, remercié « les Anglais, les Espagnols et les
Portugais de s'être réunis dans le midi de la France, comme d'autres
dans le nord, pour remplacer le fléau des nations par un monarque
frère du peuple » ; les souverains semblaient donc, en rappelant la
conduite de Bordeaux, adhérer à une restauration monarchique et la
proposer aux Parisiens. Mais ils ne voulurent pas le dire clairement;
Pozzo avait d'abord écrit : « Cherchez dans l'autorité légitime le
terme de la guerre », et Alexandre avait rectifié : « Vous trouverez
dans ces exemples »... Les alliés hésitaient visiblement à se prononcer
les premiers *
sous la monarchie constitutionnelle, 1814-1848, Paris, 1912; — l'ouvrage de Boufenko, Le parti
libéral sous la Restauration, I, 1814-1820, St-Pétersbourg, 1913, est écrit en russe: mais les
citations de textes français faites en note sont en français ; — une intéressante monographie
de l'abbé Moulard, Le comte Camille de Tournon, préfet de la Gironde, I8i6-I822, Paris. 1914.
Sur l'histoire des mœurs : Bardoux, le 2 e vol. de La bounjeoisie française, 1789-1848. Paris,
18S6: — Th. Muret, L'histoire par le théâtre, 1739-1851, 3 vol., Paris, i864-65; — Guex. Le
théâtre et la société française de 1815 à 1818, Vevey, 1900; — Kozmian, Le carnet d'un mondain
sous la Restauration (Revue de Paris, 1900) ; — Des Granges, La comédie et les mœurs sous
la Restauration et la monarchie de juillet, Paris, 1906; — Joseph Turquan, La dernière
Dauphine, Madame, Duchesse d'Angoulême (1778-1851), Paris, 1909-
La seule monographie sur l'histoire littéraire est l'Histoire de la littérature française sous
la Restauration, de Nettement. 2 vol , Paris, i852.
1. Consulter, en sus des ouvrages énumérés dans la note ci-dessus, pour l'histoire générale
de 1814 '■ le dernier volume de l'Histoire du Consulat et de l'Empire de Thiers; le tome VIII
d'Albert Sorel, L'Europe et la Révolution française; et surtout Henry Houssaye, 1814, 1 vol., 1898.
La Charte est étudiée avec détails dans la plupart des histoires générales, surtout dans
Thiers et Duvergier de Hauranne. On peut les compléter au moyen du travail récent de
Pierre Simon, L'établissement de la Charte, 1907. La polémique relative à la Charte est
surtout dans les brochures (que Duvergier de Hauranne a en grande partie utilisées) dont
l'énumération est au Catalogue de rhisloire de France de la Bibliothèque nationale, Lb 45
et suiv. Parmi les plus significatives, voir les Observations sur le projet de constitution, par
de Villèle, Toulouse, s. d. (1814); — Considérations sur l'origine, la rédaction, la promulgation
et l'exécution de la Charte, Paris, i5 juin i83o, par Clauzei de Coussergues ; — une brochure
anonyme : Constitution du temps (i8i4). Les discussions relatives à la Charte et aux pro-
blèmes de droit politique que son application souleva durèrent d'ailleurs pendant toute la
Restauration. Il est impossible de mentionner même les plus importantes des brochures
parues de 1814 à i83o concernant les droits de la Chambre, la prérogative du roi, la res-
ponsabilité des ministres, le renouvellement intégral, la presse, le « gouvernement repré-
sentatif » en général, etc. Quant à l'importance politique de la Charte, elle est appréciée
par tous les historiens de la Restauration; mais les réflexions les plus suggestives sont
chapitre premier La première Restauration.
Les alliés avaient leurs raisons. Déjà, un agent royaliste, indécision
Vilrolles, avait été envoyé au congrès de Châtillon parTalleyrandet
Dalberg, pour leur demander la reconnaissance explicite de
Louis XVIII, la remise des provinces occupées à son frère le comte
d'Artois, et rétablissement de trois quartiers généraux, Lunéville,
Bordeaux et Lyon, où se grouperaient les partisans de la monarchie;
mais il n'avait rencontré qu'indifférence où hostilité à l'égard des
Bourbons Castlereagh jugeait « leur cause tout à fait impopulaire
en Angleterre; on trouverait difficilement, disait-il. un journal qui
osât se prononcer en leur faveur ». Alexandre, qui avait été surpris
de découvrir une France « hérissée de soldats et d'inimitiés » au lieu
du <( concours d'opinions » qu'il y cherchait, redoutait pour les
Bourbons l'hostilité « de l'armée », des « générations nouvelles », de
« l'esprit du temps ». « Si vous les connaissiez, disait-il à Vitrolles,
vous seriez persuadé que le fardeau d'une telle couronne n'est pas
pour eux. » Il citait d'autres noms : Bernadotte, Eugène Beauhar-
nais, la République même était peut-être une solution. Metternich,
dans Louis Blanc. Histoire de dix ans, déjà citée, Introduction du t I er , qui a certaine-
ment inspiré L Stein, Geschichle der socialen Bewegung in Frankreich. 3 vol., Leipzig, i849-5i
Sur 1 état de l'opinion et de la Société, voir la Correspondance de M. de Remusal pendant
tes premières années de la Restauration, publiée par son fils Paul de Rémusat, 6 vol.,
Paris, i883-i886, — les Souvenirs (I760-IS60) d'A. Cournot, déjà cités, qui donnent d'utiles
renseignements sur l'esprit public en 3 8i4 ; — les Mémoires de Metternich (déjà cités); —
la Correspondance diplomatique de Pozzo di Borgo (déjà citée); — le tome 112 des Documents
publiés par la Société russe d'histoire, Pétersbourg, 1901; — G. Pariset, Témoignages anglo-
français sur 1814 et 1815 (.Journal des Savants, novembre 1906) donne une bibliographie des
récils anglais contemporains; quelques-uns ont été utilisés par Pierre Mille, La France en
1814 daprès le récit de quelques voyageurs anglais (Revue bleue, 1895). Voir aussi les articles
de Stenger : La société française en 1814 (Grande Revue, 1906I ; Le règne des émigrés en 1814
(Nouvelle Revue, 1906 et 1907), — J. Poirier, L'opinion publique et l'Université pendant la
première Restauration (Révol. Fr., 1909) — A. Aulard a publié des documents (Révol. l'r.,
1890) sous ce titre ■ Les adhésions aux Bourbons en 1814. Il existe un assez grand nombre
d'études locales : GaiTarel, Dijon en 1814 et 1815, Dijon, 1897; — Doublet, L'Ariège en 1814
et ISI5, Foix, s. d. ; — Pierre Vidal, Documents relatifs au déparlement des Pyrénées-Orien-
tales (i8i4). (Société des Pyrénées-Orientales, îyoi et 1902); — Emile de Perceval, Un
épisode de la vie des frères Faucher, la province en 1814 (Revue des études historiques, 1902).
— Le Correspondant (août igi3) a publié le Journal de la duchesse d'Angoulème, relatif
aux événements de Bordeaux en 1814 et i8i5.
L'influence de la brochure célèbre de Chateaubriand, De Buonaparle et des Bourbons et de
la nécessité de se rallier à nos princes légitimes pour le bonheur de la France et de l'Europe,
a été appréciée à sa juste valeur par L. Pingaud. Chateaubriand, Napoléon et les Bourbons,
(Revue de Paris, 1 er août 1909). Mise sous la date du 3o niais, elle ne parut en réalité que
le 5 avril, après la déchéance.
Pour les actes du gouvernement, voir, outre les histoires générales, la Correspondance
inédite du prince- de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le congrès de Vienne, publiée
par G. Pallain, 1 vol , et la Correspondance du comte de Jaurourl, ministre intérimaire des
Affaires étrangères, avec le prince de Talleyrand, pendant le Congrès de Vienne, publiée par
son petit-fils, 1 vol., Paris, igo5.
Ces recueils sont très importants pour la politique extérieure, qui est étudiée d'en-einMe
par Albert Sorel, L Europe et la Révolution française, t VIII, La coalition et les traités de 1815,
Pingaud, Bernadotte, Napoléon el les Bourbons, Paris, 1901; — Albert
Pingaud, Le Congrès de Vienne et la politique de Talleyrand (Rev. historique, 1899).
La liquidation financière de 1R14, exposée dans Calmon, Histoire parlementaire des finances
de la Beslauralion (déjà citée), est résumée dans le Bulletin de statistique du ministère des
Finances. 18771 IL
DES ALLIES.
L'établissement du Régime parlementaire livre premier
mieux disposé pour les Bourbons, s'étonnait pourtant de n'avoir pas
encore, depuis deux mois, rencontré un royaliste en France « Nous
la traversons, cette France, nous habitons au milieu d'elle depuis
plus de deux mois... nous ne trouvons dans cette population... rien
de ce que vous annoncez... pas même une expression générale de
mécontentement contre l'Empereur. Nous avons bien vu quelques
émigrés venir à nous et nous demander bien bas à l'oreille si nous
avions l'intention de ramener le Roi. Mais ils se sont éloignés sans
mot dire lorsque nous leur avons déclaré que nous n'avions point
embrassé de semblables pensées. » Le vague des formules de la pro-
clamation où Schwartzenberg faisait appel à l'opinion de Paris, tra-
duisait donc exactement la réserve intentionnelle des alliés.
le préfet de Les fonctionnaires impériaux de Paris, Pasquier, préfet de
pouce et le police, Chabrol, préfet du département, accompagnés de huit
PREFET DE LA
seine av maires et conseillers municipaux, se rendirent, dans la nuit du
quartier gêné- gQ au -^ m ars, au quartier général des alliés, à Bondy. Mais ils n'osé-
UAL des allies* m _ , . .
rent pas se considérer comme qualifiés pour exprimer le sentiment
de Paris. Alexandre leur ayant affirmé qu'il prenait « la ville entière
sous sa protection », qu'il « espérait n'y avoir pas d'ennemis », qu'il
n'en avait en France qu'un seul, Napoléon, ils se bornèrent à parler
des conditions de l'occupation, et, quand ils eurent obtenu que la
garde nationale partagerait le service de garde avec les troupes
étrangères, ils se retirèrent. Personne, à vrai dire, ne pouvait pré-
tendre à exprimer la pensée d'une population qui n'avait pas de
représentants élus. Il ne restait donc, à défaut d'un procédé régulier
et clair de consultation, qu'à attendre une manifestation confuse
dans la rue.
entrée des Quelques royalistes probablement conseillés par Talleyrand
l'organisèrent. Le 31 mars, au matin, ils distribuèrent des cocardes
blanches et des écharpes blanches aux passants. A midi, quand
Alexandre, Schwartzenberg, le roi de Prusse, prenant possession
de leur conquête, suivis de 50 000 hommes, défilèrent dans les rues
de Paris, de petits groupes de royalistes se portèrent sur le parcours
et, de distance en distance, surtout dans les quartiers riches de
l'ouest, crièrent : « Vive Alexandre! Vivent les Bourbons! » La
foule, déjà disposée à croire que les alliés venaient rétablir la royauté,
et surtout résignée après tant de malheurs à subir leur volonté, se
tut. Alexandre ne se méprit peut-être pas sur la valeur des accla-
mations royalistes; mais il fut tout heureux de son succès per-
sonnel; c'était aussi, depuis son arrivée en France, la première
manifestation hostile à Napoléon dont il était le témoin. Il en fut
frappé, et ses dispositions se modifièrent.
ALLIES A PARIS.
CHAl'ITKIi PREMIIill
La première Restauration.
Le soir, il s'installa dans l'hôtel de Talleyrand, rue Saint-
Florentin : il y réunit, pour délibérer en commun, le roi de
Prusse, Schwartzenberg et Lichtenstein, chefs de l'armée autri-
chienne, Nesselrode et Pozzo, Dalberg et Talleyrand. On décida
une fois de plus et sans débat qu'on ne traiterait pas avec Napo-
léon; mais il fallait donner à la France un gouvernement qui pût
signer la paix. Dalberg proposa le roi de Rome sous la régence de
sa mère. Alexandre n'aimait pas Louis XVIII, l'ayant connu à
Mitau, où le prétendant avait affecté vis-à-vis de son hôte une
supériorité arrogante; il craignait aussi que le retour des Bour-
bons ne fût le signal d'une réaction politique contre laquelle les
Français s'insurgeraient et qui soulèverait l'armée ; il parla de
Bernadotte. Ce Béarnais subtil intriguait auprès des alliés, mais les
Anglais et Metternich lui étaient hostiles, irréductiblement : ils ne
voulaient pas mettre sur le trône de France une créature du tsar.
Alexandre n'insista pas; il tenait surtout à écarter le roi de Rome
et demeurait préoccupé de connaître le vœu des Français. Talley-
rand demanda à la Conférence d'entendre M. de Pradt et l'abbé
Louis. Le premier était un ambassadeur disgracié, le second, un
fonctionnaire des finances qui passait pour habile et bien informé.
Tous deux, confidents des intentions de Talleyrand, affirmèrent que
la France était tout entière royaliste. Talleyrand conclut : les Bour-
bons sont la meilleure garantie de la paix générale, et la France
les désire; « la régence, Bernadotte, la république ne sont que des
intrigues; la Restauration seule est un principe, c'est le triomphe
de la légitimité ». Alexandre cessa de combattre la candidature des
Bourbons, mais il refusa de se prononcer immédiatement pour eux,
et l'on se sépara sans rien décider encore que de publier une nou-
velle proclamation.
Talleyrand la tenait prête depuis le matin. Il y était dit que les
alliés ne traiteraient plus avec Bonaparte ni avec aucun membre de
sa famille; qu'ils conserveraient l'intégrité de l'ancienne France et
« pourraient même faire plus », qu'ils reconnaîtraient et garanti-
raient la constitution que la nation française se donnerait; en
conséquence, « ils invitaient le Sénat à désigner un gouvernement
provisoire qui pût pourvoir aux besoins de l'administration et pré-
parer la constitution qui conviendra au peuple français ». Il était
donc bien clair que les alliés ne voulaient pas prendre l'initiative
d'une restauration : comme, la veille, à l'opinion des Parisiens, ils
faisaient maintenant appel à l'opinion des Français; ils affirmaient
le principe de la souveraineté nationale, Talleyrand, qui s'élait l'ail
fort, auprès d Alexandre, d'obtenir l'assentiment du Sénat, se
DÉUBÈBATinx
CHEZ
TALLEYRAND.
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
LE SENAT NOMME
MJVERNE-
KENT PROVISOIRE.
'ESTATION
ROYALISTE
DU CONSEIL
MUNICIPAL.
LE SENAT ET LE
CORPS LEGISLATIF
VOTENT
LA DÉCHÉANCE
DE NAPOLÉON.
ménageait les moyens de continuer à jouer le premier rôle.
Mais les alliés, cette fois encore, ne trouvèrent devant eux que
des fonctionnaires impériaux; Talleyrand rassembla 64 sénateurs
sur 140, qui nommèrent un Gouvernement provisoire de 5 membres,
Dalberg, Jaucourt, le général Beurnonville, l'abbé de Montesquiou
et Talleyrand. Sauf Montesquiou, connu pour être un agent de
Louis XVIII, les autres avaient servi la République et l'Empire.
Puis, le Sénat se mit immédiatement à l'œuvre de la constitution;
aucune parole ne fut dite en faveur des Bourbons.
C'est de l'Hôtel de Ville de Paris que partit la première mani-
festation officielle de royalisme. Un avocat conseiller municipal,
nommé Bellart, avait proposé dès le 30 mars à quelques-uns de ses
collègues de proclamer la déchéance de Napoléon et l'avènement de
Louis XVIII. Le préfet Chabrol s'y était opposé, jugeant l'heure peu
favorable — Alexandre n'avait pas encore déclaré qu'il prenait Paris
sous sa protection, et qu'il ne traiterait plus avec Napoléon; — mais
le 1 er avril au matin, rassurés par la parole du tsar et la présence de
cent mille soldats étrangers, treize conseillers sur vingt-quatre se
réunirent et votèrent une violente proclamation : le Conseil y décla-
rait « abjurer toute obéissance envers l'usurpateur pour retourner
à ses maîtres légitimes » , il exprimait « le vœu le plus ardent pour
que le gouvernement monarchique fût rétabli dans la personne de
Louis XVIII et de ses successeurs légitimes ». Cette proclamation fut
imprimée immédiatement, distribuée dans les rues, affichée sur les
murs, commentée dans d'innombrables placards injurieux pour
l'Empereur et sa famille, expédiée à tous les Conseils généraux des
départements. Zèle un peu prématuré, qui gêna Talleyrand : n'im-
portait-il pas de paraître laisser au Sénat toute initiative?
Le Sénat n'avait pas encore formellement condamné l'Empire.
Sa longue servilité l'avait, à coup sûr, privé de l'autorité morale qui
lui eût été nécessaire pour juger Napoléon. Mais obtenir un verdict
de culpabilité de ceux-là même, qui, choisis par l'Empereur pour
sanctionner ses actes de despotisme et empressés à obéir au
moindre de ses ordres, lui devaient tout, leurs dignités et leurs for-
tunes, n'était-ce pas porter au régime un coup décisif et anéantir les
espérances de ses partisans? Talleyrand, qui ne visait qu'à faire
proclamer la déchéance, voulait qu'elle fût solennelle; le Sénat
répondit à son appel : le chef fut désavoué par ses complices, le
maître par ses serviteurs.
Le 2 avril, sur la proposition d'un républicain, Lambrechts, le
Sénat déclara « Napoléon Bonaparte et sa famille déchus du trône,
le peuple français et l'armée déliés du serment de fidélité ». Puis les
S
chapitre premier La première Restauration.
sénateurs allèrent en corps porter leur décision à Alexandre qui
Unir dit : « Je suis l'ami du peuple français.... Il est juste, il est sage
de donner à la France des institutions fortes, libérales, et qui soient
en rapport avec les lumières nouvelles. » Le 3 avril, les sénateurs
rédigèrent un décret de déchéance, longuement motivé : Napoléon
y était accusé d'avoir levé illégalement des impôts, des soldats,
d'avoir supprimé la liberté de la presse, attenté aux droits du peuple
et à l'indépendance des juges. Ils le votèrent à l'unanimité.
Le même jour, pour achever de donner un air de légalité au
coup d'État, le Gouvernement provisoire convoqua le Corps légis-
latif. Cette assemblée avait, en décembre 1813. manifesté quelque
indépendance. On se souvenait, en France, d'un rapport rédigé par
Laîné, voté à la presque unanimité, qui condamnait la politique
belliqueuse de l'Empereur, qui réclamait de lui l'observation des lois
en termes si énergiques que Napoléon en avait interdit l'impression,
et avait dissous l'assemblée. Ce courage avait valu au Corps légis-
latif l'estime de la bourgeoisie libérale de Paris. Soixante-dix-sept
députés se réunirent et adhérèrent, presque sans débat, à l'acte
sénatorial. « Considérant que Napoléon Bonaparte a violé le pacte
constitutionnel, le Corps législatif reconnaît et déclare la déchéance
de Napoléon Bonaparte et des membres de sa famille. » Puis députés
et sénateurs se rendirent auprès des souverains alliés. D'autre
part, les grands corps constitués de Paris, tous les tribunaux. !a
Cour des Comptes, le Conseil d'État, demandèrent dans des adresses
au gouvernement le rétablissement des Bourbons. Cependant les
royalistes multipliaient les manifestations extérieures; quelques-uns
essayèrent de renverser la statue de Napoléon. Le soir du 2 avril, à
l'Opéra, le tsar et le roi de Prusse assistèrent à une représentation
de gala. Ils y furent acclamés par l'élite royaliste, hommes et femmes,
en grande toilette. Le ténor chanta, sur l'air de Vive Henri IV, des
vers improvisés :
Vive Alexandre,
Vive ce roi des rois!
Vivent Guillaume
et ses guerriers vaillants!
De ce royaume
il sauve les enfants....
Le Gouvernement provisoire, installé <lnns la rhambre à coucher procl iuation dl
■ 17.7; \
PROVISOIRE.
de Talleyrand, ne délibéra pas régulièrement; il enregistra, dans
une conversation confuse à laquelle se mêlaient les amis et les visi-
teurs de Talleyrand, les mouvements de L'opinion royaliste, qui
< 9 »
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
semblait être l'opinion générale parce qu'elle était seule active. Le
3 avril, il lança deux proclamations, Tune aux Français, l'autre à
l'armée ; c'étaient des commentaires de l'acte de déchéance : la
proclamation à l'armée, rédigée par Fontanes, invita les soldats à
refuser l'obéissance à « un homme qui n'est pas même français ». Au
Sénat, une commission, composée de Lebrun, Barbé-Marbois. de
Tracy, Émery et Lambrechts, rédigea, d'accord avec le gouvernement,
la constitution la constitution demandée. Ce travail fut expédié en deux jours (4 et
*?ar G lb sénat 3 avril). Un commissaire, Lebrun, déclara même inutile de rédiger
une constitution nouvelle, puisque la France en possédait une, et il
sortit de sa poche le texte de la Constitution de 1791. Un des gou-
vernants provisoires, Montesquiou, soutint lui aussi qu'il fallait
s'abstenir, mais pour la raison que le pouvoir constituant n'apparte-
nait qu'au Roi. « Qui êtes-vous? disait-il à Lambrechts, qui sommes-
nous? qui vous a donné le droit de parler au nom du Roi? où sont
vos pouvoirs? où sont les miens? une constitution sans la nation et
sans le Roi, voilà, je crois, la chose la plus étrange qui se soit jamais
faite! » La majorité se montra favorable au régime royaliste consti-
tutionnel. On convint de proclamer quelques-uns des principes
révolutionnaires, la souveraineté du peuple, l'égalité civile, le jury,
la liberté des cultes et de la presse, et de garder les institutions
impériales, le Code civil, le Sénat et le Corps législatif avec leur
mode de recrutement; on eut soin de garantir aux sénateurs et
aux législateurs leurs fonctions et leurs avantages matériels et
de maintenir la noblesse impériale :
« II»' a 150 sénateurs au moins, et 200 au plus. Leur dignité est inamovible
et héréditaire de mâle en mâle par primogéniture. Ils pont nommés par le roi.
Les sénateurs actuels, à l'exception de ceux qui renonceraient à la qualité de
citoyens français, sont maintenus et font partie de ce nombre. La dotation
actuelle du Sénat et des sénatoreries leur appartient; les revenus en sont par-
tagés entre eux et passent à leurs successeurs.... Les sénateurs qui seront
nommés à l'avenir ne peuvent avoir part à cette dotation. »
La constitution serait soumise à la sanction populaire, et c'est
seulement après lui avoir prêté serment de fidélité que le roi pren-
drait possession du trône. Ce projet fut voté, presque sans modifi-
cations, le 6 avril, par le Sénat (Bfi sénateurs étant présents) et. le 7,
par le Corps législatif (99 députés étant présents). Le Gouvernement
provisoire promulgua la constitution. L'article I er portait : « Le
gouvernement français est monarchique et héréditaire de mâle en
mâle par ordre de primogéniture »; l'article II : « Le peuple français
appelle librement au trône de France Louis-Stanislas-Xavier de
France, frère du dernier roi ».
CHAPITRE PIlK.Mir.K
La première Restauration.
La Restauration était faite.
Elle était l'œuvre, non des alliés, mais de Talleyrand et de
quelques fonctionnaires impériaux :
« J'ai pu mieux qu'un autre connaître les dispositions des Cours, écrit un
témoin bien informé, Beugnot, et je reste persuadé (pie, si le Sénat eût appelé
au trône une famille autre que celle des Bourbons, elle eût été acceptée de
l'Europe, je ne dirai pas sans difficulté, mais avec une sorte de complaisance,
tant était répandu autour des souverains le préjugé, ou plutôt cette prédiction
de l'empereur Alexandre, que les princes de la maison de Bourbon trouve-
raient de grandes difficultés à s'établir en France. »
Napoléon, réfugié à Fontainebleau, tout en hâtant la concen-
tration de son armée, ne désespérait pas d'obtenir la paix. Il envoya
Caulaincourt au tsar Alexandre. Caulaincourt n'arriva que pour
apprendre les résolutions prises par les alliés chez Talleyrand. Pour-
tant, le tsar, en le congédiant, lui avait laissé entendre que, si Napo-
léon abdiquait, il ne serait peut-être pas hostile à une régence exercée
au nom du roi de Rome. Napoléon décida aussitôt de reprendre
l'offensive, de marcher sur la capitale et de livrer bataille (2 avril).
Le lendemain, dans la cour du Cheval-blanc, il passa longue-
ment en revue deux divisions de sa garde, interrogeant les soldats,
distribuant des croix, puis il les harangua : « Officiers, sous-officiers
et soldats de ma vieille garde ! l'ennemi nous a dérobé trois marches.
Il est entré dans Paris. J'ai fait offrir à l'empereur Alexandre une
paix achetée par de grands sacrifices... non seulement il a refusé, il
a fait plus encore : par les suggestions perfides de ces émigrés
auxquels j'ai accordé la vie et que j'ai comblés de mes bienfaits, il les
autorise à porter la cocarde blanche, et bientôt il voudra la substi-
tuer à la cocarde nationale. Dans peu de jours, j'irai l'attaquer à
Paris. Je compte sur vous. » Comme les soldats restaient silencieux
(ils croyaient, a dit l'un d'eux, inutile de répondre) l'Empereur
reprit : « Ai-je raison? » Une « immense clameur » s'éleva : « Vive
l'Empereur! A Paris! A Paris! » Et les troupes défilèrent au son du
Chant du Départ et de la Marseillaise.
Mais les maréchaux étaient las de la guerre, et ne voulaient pas
rourir une dernière aventure. Ney, à Fontainebleau, parlait tout
haut d'abdication. Lefebvre, Moncey, Oudinot, Macdonald, moins
hardis, mais soutenus par Caulaincourt qui représentait l'abdication
comme le seul moyen de sauver la dynastie, déclaraient : « Il ne faut
pas exposer Paris au sort de Moscou ». A bout d'énergie, désespé-
rant d'obtenir d'un seul de ses compagnons d'armes une parole «le
soldat. Napoléon signa une formule d'abdication conditionnelle, sous
réserve des droits de son fils et de la régente (4 avril), et l'envoya
LES rwcFinnys
RESTAURAS.
L'AIWICATIOX
DE SAPOLEuS.
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
porter à Paris par Caulaincourt, Ney et Macdonald. Ils devaient
prendre en route Marmont, qui commandait le 6 e corps à Essonnes,
ou. tout au moins, l'informer de la décision prise. Napoléon avait
pour Marmont, son ancien camarade du siège de Toulon, son aide
de camp d'Egypte, une affection particulière : il désirait l'associer à
une démarche qui devait, dans sa pensée, prouver au tsar Alexandre
la fidélité de l'armée à son Empereur.
Marmont avait reçu le 2 avril la proclamation de Schwartzen-
berg, et le lendemain une lettre où Schwartzenberg l'invitait « à se
ranger à la bonne cause française ». L'émissaire, qui s'était chargé
d'apporter lettre et proclamation, était un royaliste ardent, qui
sut représenter à Marmont la gloire réservée au Monk français qui
attacherait son nom à la restauration de la dynastie.
Marmont, à qui la bataille et la capitulation de Paris avaient
déjà valu l'admiration des milieux royalistes et bourgeois de la capi-
tale, et qui en avait recueilli les témoignages enthousiastes,
répondit aussitôt à Schwartzenberg qu'il était « prêt à quitter avec
ses troupes l'armée de Napoléon ». C'était ouvrir aux alliés la route
de Fontainebleau, rendre à peu près impossible tout retour offensif
de l'Empereur. Marmont y mit pour conditions que son corps d'armée
se retirerait librement avec armes et bagages en Normandie, et —
peut-être pour parer sa bassesse morale d'une apparence de gran-
deur d'âme — que Napoléon recevrait quelque part un petit domaine
en toute souveraineté Schwartzenberg accepta (4 avril). Le mouve-
ment de trahison fut décidé pour le soir du même jour à cinq heures.
Mais à quatre heures arrivèrent les plénipotentiaires de Napoléon.
Ils apprirent à Marmont l'abdication conditionnelle, et Marmont
en fut troublé. L'abdication, si Alexandre acceptait la régence de
Marie-Louise, rendait sa trahison inutile. Il se décida à avouer aux
maréchaux ses négociations avec Schwartzenberg, mais qu'il n'était
pas engagé; et, pour prouver sa sincérité, il consentit à accompagner
les plénipotentiaires à Paris. Le départ de ses troupes fut ajourné sur
son ordre, mais, sur son ordre également, on annonça aux soldats
l'abdication, bien qu'il fût assez clair qu'étant conditionnelle elle
devait rester secrète; mais il importait d'énerver leur courage et
d'ébranler leur fidélité.
Ney, Macdonald et Caulaincourt furent reçus par le tsar le
o avril vers une heure du matin, Marmont n'assistait pas à l'entrevue.
Ils plaidèrent, avec chaleur, la cause de Napoléon, insistant sur-
tout sur les sentiments de l'armée. Quelques heures après les avoir
congédiés, le tsar apprit que le corps tout entier de Marmont
passait dans les lignes autrichiennes. Souham qui le commandait
chapitre PBEMitB La première Restauration.
în-ait évidemment outrepassé les inslructions de son chef; mais,
ayant reçu un ordre de Berthier qui convoquait à Fontainebleau les
commandants de corps, Souham craignait que la colère de Napoléon
ne s'abattît sur lui, tandis que l'auteur responsable de la défection
du 6 e corps s'était mis en sûreté à Paris. Les troupes furent mises en
mouvement ; on fit croire aux soldats qu'ils allaient s'unir aux
Autrichiens pour rétablir l'Empereur. Cependant Caulaincourt, Ney
et Macdonald ne pouvaient plus plaider, au nom de l'armée fidèle,
la cause d'un Napoléon désarmé et trahi par ses soldats. Quand ils
retournèrent chez Alexandre , le roi de Prusse était présent, et les
deux souverains déclarèrent qu'ils exigeaient l'abdication pure et
simple. Marmont triompha publiquement. Il reçut les félicitations
du Gouvernement provisoire, et fit insérer au Moniteur du 7 avril
une proclamation à ses troupes : « C'est l'opinion publique que vous
devez suivre, et c'est elle qui m'a ordonné de vous arracher à des
dangers désormais inutiles ». La responsabilité de la défection, qu'il
revendiquait alors avec allégresse, il en porta le poids pendant les
quarante-deux ans qu'il lui restait à vivre. Le duc de Raguse ne put
ignorer le sens qu'amis et ennemis donnèrent, les uns avec mépris,
les autres avec horreur, au mot de ragusade, ni que la compagnie
des gardes du corps que lui donna la reconnaissance du Roi s'appela
pour tout le monde la compagnie de Judas
La trahison de Marmont enlevait 11000 hommes à Napoléon
et découvrait le reste de son armée. Il donna des instructions pour
préparer une retraite derrière la Loire. Mais quand les trois maré-
chaux revinrent de Paris, Napoléon ne put les décider à continuer
la guerre. C'était l'avis de presque tous les généraux. Napoléon
' signa l'abdication sans conditions (6 avril) ; les mêmes plénipoten-
tiaires en rapportèrent à Paris la formule : « Les puissances alliées
ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au
rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à
ses serments, déclare qu'il renonce pour lui et ses héritiers aux
trônes de France et d'Italie, parce qu'il n'est aucun sacrifice per-
sonnel, môme celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de
la France ».
La convention qui réglait le sort de Napoléon et de sa famille
fut signée par les plénipotentiaires le 11 avril. Elle assuraità Napoléon
I la possession de l'île d'Elbe, avec le titre d'Empereur et deux millions
<le rentes réversibles pour moitié à l'impératrice; celle-ci recevait
les duchés de Plaisance, Parme et Guastalla; son fils, le roi de
Rome, devenait prince de Parme. Les frères et sœurs de Napoléon
gardaient leurs biens et recevaient en outre deux millions et demi
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
de rente. On promettait au prince Eugène une dotation hors de
France (son beau-père le roi de Bavière lui donna le duché de
Leuchtenberg). Ce traité, garanti par une déclaration du Gouverne-
ment provisoire (11 avril), fut ratifié le 13 par Napoléon.
Il quitta Fontainebleau le 20 avrih La garde y était campée.
Napoléon la réunit dans la cour du château et lui adressa ses adieux :
« Généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, je vous
fais mes adieux : depuis vingt ans, je suis content de vous; je vous ai toujours
trouvés sur le chemin de la gloire... avec vous et les braves qui me sont restés
fidèles, j'aurais pu entretenir la guerre civile pendant trois ans; mais la France
eût été malheureuse.... Il me reste une mission, c'est pour la remplir que je
consens à vivre, c'est de raconter à la postérité les grandes choses que nous
avons faites ensemble.... »
Puis, ayant serré dans ses bras le général Petit qui portait le
drapeau de la vieille garde, il baisa l'aigle : « Chère aigle! que ces
baisers retentissent dans le cœur de tous les braves! Adieu, mes
enfants!... Conservez mon souvenir! » Les soldats pleuraient. Il
monta en voiture, ou, pour parler comme Chateaubriand, « il leva sa
tente qui couvrait le monde ».
L'impératrice qui était à Blois refusa de se transporter au
delà de la Loire, comme l'y invitaient Jérôme et Joseph, sans
doute avec l'intention de résister au Gouvernement provisoire. Un
commissaire russe vint la chercher et la conduire à Rambouillet
chez l'empereur d'Autriche (16 avril).
fin de laguerhe. Les débris de l'armée impériale livrèrent encore quelques
combats : Soult arrêta à Toulouse la marche de Wellington
(10 avril) et se retira dans le Bas-Languedoc; Carnot résista à
Anvers jusqu'au 18 avril; le prince Eugène signa le 16 avril la con-
vention de Mantoue, qui permit à 30 000 hommes de rentrer en
France; Davout n'évacua Hambourg que le 31 mai.
//. — LE GOUVERNEMENT DU COMTE D'ARTOIS
14 AVRIL- 2 MAI)
les boubbons OUIS-STANISLAS-XAVIER, le prétendant, était en Angleterre,
en france. J_j ^ Hartwell, retenu par un accès de goutte, mais son frère,
« Monsieur », comte d'Artois, et les deux fils de celui-ci, les ducs
d'Angoulême et de Berry, avaient, en janvier, obtenu du gouver-
nement anglais l'autorisation de se rendre sur bâtiments anglais, le
premier en Hollande, le second à Saint-Jean-de-Luz occupé par
Wellington, le troisième à Jersey. La présence du duc de Berry à
< i/t >
chapitre premier La première Restauration.
Jersey n'émut pas les Bretons. Le duc d'Angoulême annonça sim-
plement qu'il était là : « J'arrive! Je suis en France! » (2 lévrier). Le le comte vartois
comte d'Artois se rendit de Hollande en Suisse, puis à Pontarliir UBU Z E ^, A n\',
(19 février), à Vesoul et à Nancy; mais, effrayé par l'état d'esprit du royaume.
des paysans lorrains qui s'organisaient en corps francs, il pensait
repasser la frontière ou rejoindre à Langres le camp autrichien,
quand Vitrolles arriva à point pour le retenir; il lui offrit, de la
part de Talleyrand, avec le titre de lieutenant général du royaume,
le gouvernement de la France jusqu'à l'arrivée du Roi. Monsieur
partit aussitôt pour Paris, répétant à chaque étape : « Plus de
conscription! Plus de droits réunis! » Les foules applaudissaient.
A Vitry-le-François, il trouva une lettre du Gouvernement provi-
soire qui lui communiquait la constitution votée par le Sénat et
l'invitait à y adhérer au nom du Roi. Il y aurait eu sûrement impru-
dence de sa part à adhérer à un acte officiel qui faisait dériver d'un
vote du Sénat les droits que son frère croyait tenir de sa naissance;
mais il était probablement inopportun de le repousser. L'avisé
Vitrolles répondit au nom du comte d'Artois que « les principes »
de l'acte sénatorial étaient « pour la plupart dans sa pensée et dans
son cœur », mais que le concours du Roi serait utile pour l'amé-
liorer. Le Gouvernement n'insista pas, mais, comme Monsieur con-
tinuait sa route sur Paris, le tsar Alexandre lui fit savoir que, dans
un conflit entre le Sénat et lui, il soutiendrait le Sénat. Il n'y eut
pas conflit : le Gouvernement provisoire reçut le comte d'Artois à
son entrée dans Paris, et ne dit rien de la constitution. Le Moniteur
fît prononcer au prince, qui l'approuva, une phrase rédigée par
Beugnot, ministre de l'Intérieur : « Je revois la France, rien n'y est
changé, si ce n'est qu'il s'y trouve un Français de plus » (12 avril).
Deux jours après, le Sénat conféra au comte d'Artois le gouverne-
ment provisoire de la France avec le titre de lieutenant général du
royaume, « en attendant que Louis-Stanislas-Xavier de France,
appelé au trône des Français, ait accepté la charte constitutionnelle ».
Le comte d'Artois gouverna une quinzaine de jours. II imposa le conseil d état
la cocarde blanche à l'armée; il organisa un Conseil d'État composé COinE vartois
des membres de l'ancien Gouvernement provisoire et de trois géné-
raux de l'Empire; il conserva à la tête des services publics les
hommes qu'y avait placés Talleyrand : les chefs militaires, les
préfets (sauf cinq) restèrent à leurs postes; des bonapartistes
notoires furent l'objet de faveurs; le duc de Valmy eut le gouver-
nement de Metz, et un comte de Sainte- Aulaire, chambellan de
L'impératrice, reprit sa préfecture qu'il avait quittée pour accom-
pagner Marie-Louise. Mais le pouvoir réel n'appartint pas au gou-
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PUEMIEH
LA PROPAGANDE
RUYAL1STE.
vernement officiel; les amis personnels du prince le prirent et
l'exercèrent : dans chaque division militaire, à côté des anciens
fonctionnaires, on plaça (22 avril) un commissaire extraordinaire,
muni de pleins pouvoirs, et la plupart de ces commissaires furent
choisis parmi les émigrés. Ce fut un étonnement de voir sur ces
listes les noms disparus et redoutés des Doudeauville, des Juigné,
des Boisgelin, des Polignac.
Le gouvernement officiel expédia les affaires, continua la
perception des impôts, conclut avec les alliés un armistice (23 avril);
le gouvernement occulte organisa à Paris et dans les départements
le parti royaliste; il travailla à faire croire qu'au lieu d'être le fruit
d'une intrigue nouée par quelques fonctionnaires impériaux avec
les alliés, la Restauration était l'œuvre d'un mouvement national
d'amour pour le Roi et de réprobation contre l'Empire et la Révolu-
tion. Les journaux louèrent les hommes qui n'avaient accepté
aucune fonction depuis la chute de l'ancien régime; des harangues
exaltèrent la « race de saint Louis » et le « fils d'Henri IV », récla-
mèrent l'obéissance qui leur était due. Inquiets, ceux qui désiraient
concilier la société moderne et le gouvernement représentatif avec la
monarchie restaurée, les anciens révolutionnaires, les anciens impé-
rialistes, mirent leur confiance dans le tsar Alexandre, célébrèrent
sa grandeur d'âme et son amour de la liberté. Il fut le « héros-
citoyen », un nouveau Trajan, un Antonin. L'Institut le remercia
d'avoir rendu avec usure à la France les lumières que Pierre le
Grand y était venu chercher. Telle fut la conséquence de l'attitude
adoptée par le comte d'Artois que, à peine faite, la Restauration
prenait déjà un air de réaction et de châtiment.
louis xvm
EX FRANCE.
III. — LA CHARTE ET LA PAIX (2 1MAI-4 JUIN)
LOUIS XVIII quitta Hartwell le 20 avril. Il y vivait depuis 1807
aux frais de l'Angleterre qui le pensionnait, désœuvré, avec
son neveu le duc d'Angoulême, mari de la fdle de Louis XVI, et un
petit nombre de fidèles. Il avait, en 1814, cinquante-neuf ans; il était
très gros, presque impotent. Ceux qui le connaissaient s'accordaient à
dire que c'était un égoïste aimable, qu'il avait de l'esprit, peu d'idées,
point de passion et un grand souci de sa dignité K Cette dignité
l. Il était inflexible sur tout ce qui touchait à l'étiquette. « Un jour, raconte Cuvil-
lier-Fleui y, il tomba rudement par terre. M. de Nogent, officier des gardes, s'étant empressé
auprès de lui, le monarque offensé le repoussa en lui disant d'un ton fâché : Monsieur de
Nogent! Ce n'était pas à lui, en effet, de relever le Roi, qui resta le derrière par terre sui-
te plancher jusqu'à l'arrivée du capitaine des gardes de service. »
< 16 >
LA PREMIERE RESTAURATION
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« LE DESESPOIR 1)1 TUURXEUK EX JAMBES f)E BOIS »
Caricature anonyme, en couleurs. Le tourneur, établi « rue des Martyrs », se désespère à l'annonce
de l'abolition de lu conscription : au-dessus de la porte on lit l'inscription : « Encore une campagne,
et ma fortune était faite. » — ■ Bibl. Nat. Est. Qb 139.
I.Ks AltlKI \
Peinture d'Horace Vernet, i.xii.">. L'Empereur fait ses adieux à lu vieille garde, dans la cour du
Cheval-Blanc, au palais de Fontainebleau, le 2t\ avril 1814. — Musée de Versailles,
II. C. IV. PL. 2. Pagi 16.
chapitre pbemier La première Restauration.
sauvegardée, il était homme à faire toutes les concessions propres
à lui épargner les soucis et à lui éviter les luttes que redoutait sa
paresse naturelle, qui était grande. Ses premières paroles officielles
donnèrent à penser qu'il ignorait ou qu'il voulait ignorer les véritables
auteurs de la Restauration : « C'est aux conseils de Votre Altesse
Royale, dit-il au Prince Régent d'Angleterre qui le complimentait, à
ce glorieux pays et à la confiance de ses habitants que j'attribuerai
toujours, après la divine Providence, le rétablissement de notre
maison sur le trône de France. » Il signifiait ainsi au Sénat de l'Em-
pire et à l'empereur Alexandre qu'il ne leur devait rien. On fut
longtemps à attendre qu'il révélât ses intentions politiques. Arrivé à
Calais le 24 avril, avec sa nièce, « Madame », duchesse d'Angoulème,
le prince de Condé et le duc de Rourbon, il voyageait à petites
journées et ne prononçait que des phrases banales. A Gompiègne,
le 29 avril, une députation du Corps législatif lui parla de « gouver-
nement sage et prudemment tempéré » : elle ne tira de lui qu'une
réponse insignifiante. A Talleyrand. sur qui le Gouvernement pro-
visoire comptait pour sauver la constitution, Louis XVIII montra
finement la satisfaction qu'il éprouvait d'être le maître de la situa-
tion : « Il s'est passé bien des choses depuis que nous nous sommes
quittés, lui dit-il; vous le voyez, nous avons été les plus habiles; si
c'eût été vous, vous me diriez : Asseyons-nous et causons, et moi
je vous dis : Asseyez-vous et causons. » Dans sa rencontre avec
Alexandre il prit une fière attitude. Le tsar avait le sentiment net
d'avoir fait aux Rourbons le cadeau du trône de France; Louis XVIII
lui montra qu'un Rourbon, un descendant de Louis XIV, même
après vingt-deux ans d'exil, avait conservé sa majesté intacte. Il
reçut le prince moscovite avec une dignité que le tsar jugea « tout à
fait déplacée». L'accueil de Madame, personne hautaine et d'aspect
revêche, ne rendit pas l'entretien plus agréable. Déjà l'ancienne
cour se reconstituait : Chateaubriand vit des nobles qui, avant que
le roi eût repris possession de son palais, avaient, eux, repris « der-
rière le fauteuil de Louis XVIII leurs fonctions et le service de
grands domestiques ».
Cependant, il était important qu'avant d'entrer à Paris, le roi
fîl connaître son sentiment sur la constitution sénatoriale qui était
proposée à son acceptation.
Louis XVIII était si convaincu du caractère surnaturel, divin, la déclakatiox
de son droit, qu'aucun acte ne lui paraissait pouvoir le compro-
mettre. Il eût donc volontiers, pour ne mécontenter personne, signé
et juré la constitution. Mais son entourage s'inquiéta de son impru-
dence. Il conseilla un subterfuge analogue à celui dont le comte
Lavisse. — H. Contomp., IV
DE SA1NT-OILX.
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
d'Artois avait usé à Vitry : le Roi achèverait de plein gré ce que le
Sénat prétendait lui imposer comme une condition de son avène-
ment. Ce l'ut le sens de la déclaration de Saint-Ouen (2 mai) que
rédigèrent MM. de Blacas, de Vitrolles et de la Maisonfort. Le roi
s'y intitula « Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de
Navarre », et déclara :
« Après avoir lu attentivement le plan de constitution projeté parle Sénat...
nous avons reconnu que les bases en étaient bonnes, mais qu'un grand nombre
d'articles portant l'empreinte de la précipitation avec laquelle ils ont été
rédigés, ils ne peuvent, dans leur forme actuelle, devenir lois fondamentales
de l'État. »
Ainsi le texte sénatorial, condition imposée à l'avènement d'un
« roi des Français », ne fut plus qu'un « projet » capable de fournir
d'utiles indications au « roi de France ». Personne ne s'en émut. A
peine publiée au Moniteur, la constitution sénatoriale s'était trouvée
discréditée. Des hommes qui avaient été les complices servîtes de
Bonaparte, dont le souci principal dans l'infortune publique était de
s'attribuer la propriété héréditaire de biens que leur maître leur
avait donnés en viager, n'étaient pas qualifiés pour doter la France
d'une constitution politique. On le leur avait dit et répété dans les
journaux et dans tant de brochures, que le Gouvernement provi-
soire avait renoncé à publier au Moniteur les adhésions à la consti-
tution; en même temps, pour mettre un terme à la déconsidération
qu'il redoutait pour lui-même, il rétablissait la censure. Il suffisait
donc, pour calmer les regrets des partisans du Sénat, s'il en restait,
que Louis XVIII se montrât animé de bonnes intentions. La décla-
ration promit de n'inquiéter personne pour ses opinions et pour ses
votes, d'établir une « constitution libérale ». de maintenir le gou-
vernement représentatif« tel qu'il existe aujourd'hui, divisé en deux
corps, le Sénat et la Chambre des députés des départements »; elle
garantit la dette publique, l'impôt librement consenti, la liberté
« publique et individuelle », la liberté de la presse et des cultes;
elle affirma que la vente des biens nationaux était irrévocable, que
les ministres resteraient responsables et les juges inamovibles: fin-
ies pensions, grades, honneurs militaires seraient maintenus ainsi
que les titres de noblesse et la Légion d'honneur.
louis xvii. Le Sénat, que Tallevrand avait amené à Saint-Ouen, prit acte
des promesses du roi et se déclara satisfait. Le lendemain (3 maj),
Louis XVIII entra à Paris, dans une calèche attelée de huit chevaux
blancs, coiffé d'un chapeau à plumes blanches, en habit bleu à
épaulettes d'or; à sa gauche la duchesse d'Angoulême. dont la robe
était lamée d'argent, parure de deuil — il convenait que la fille de
< 18 >
A PARIS.
CH.VI'ITUi: PIIK.MIKR
La première Restauration.
Louis XVI portât un deuil éternel — était assise, immobile, maus-
sade et dure comme une vengeance. Le roi, de temps en temps, la
désignai! à la foule. On s'arrêta à Notre-Dame, où un Te Deum fut
chanté ; on salua sur le Pont-Neuf un Henri IV de plâtre hissé de
la veille, et on alla s'installer aux Tuileries.
« Un régiment de la vieille garde, raconte Chateaubriand, formait la haie
depuis le Pont-Neuf jusqu'à Noire-Dame, le long du quai des Orfèvres. Je ne
crois pas que figures humaines aient jamais exprimé quelque chose d'aussi
menaçant et d'aussi terrible. Ces grenadiers couverts de blessures, vainqueurs
de l'Europe, qui avaient vu tant de milliers de boulets passer sur leurs tètes,
qui sentaient le feu et la poudre; ces mêmes hommes, privés de leurs capi-
taines, étaient forcés de saluer un vieux roi, invalide du temps, non de la
guerre.... Les uns, agitant la peau de leur front, faisaient descendre leur large
bonnet à poil sur leurs yeux, comme pour ne pas voir; les autres abaissaient
les deux coins de leur bouche dans le mépris delà rage; les autres, à travers
leurs moustaches, laissaient voir leurs dents comme des tigres. Quand ils pré-
sentaient les aimes, c'était avec un mouvement de fureur, et le bruit de ces
armes faisait U'embler.. . Si, dans ce moment, ils eussent été appelés à la ven-
geance, il aurait fallu les exterminer jusqu'au dernier, ou ils auraient mangé
la terre. »
Puis le roi constitua son cabinet (13 mai). Trois ministres de
l'ancien Gouvernement provisoire, Dupont, l'homme de la capitula-
tion de Baylen (Guerre), Malouet, jadis Constituant, alors conseiller
d'État disgracié depuis deux ans (Marine), Louis (Finances), conser-
vèrent leurs portefeuilles; Talleyrand eut, comme il était naturel,
les Affaires étrangères; Beugnot, ancien administrateur du grand-
duché de Berg, préfet du Nord, comte de l'Empire, fut nommé à la
direction de la police, le ministère de la police ayant été supprimé :
tous avaient été fonctionnaires de Napoléon. Les royalistes eurent
l'Intérieur, qui fut confié à l'abbé de Montesquiou, et la direction
des postes, qui fut donnée à un émigré, Ferrand; la dignité de chan-
celier et le ministère de la Maison du roi furent rétablis, la pre-
mière pour un ancien avocat général au Parlement de Paris, Dam-
bray, et le second pour le favori du roi, M. de Blacas.
La Cour fut organisée sur le modèle de l'ancienne, avec l'éti-
quette. Il y eut six « services » : le grand aumônier de France avec
ses premiers aumôniers, ses aumôniers par quartier, ses chapelains
par quartier, ses clercs de chapelle, ses sacristains; le grand maître
de France avec son premier maître de l'Hôtel, ses chambellans de
l'Hôtel, ses maîtres de l'Hôtel, son secrétaire des commandements,
ses quartiers-maîtres, et les gouverneurs des maisons royales; le
grand chambellan, avec les premiers gentilshommes de la chambre,
les premiers chambellans maîtres de la garde-robe, les gentil-
hommes de la chambre, le directeur des fêles et spectacles, les pre-
LE PREMIER
MINISTERE.
LA COUR.
"J
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
miers valets de chambre, les valets de chambre par semestre, les
huissiers de la chambre, les peintres, les sculpteurs, les graveurs du
roi, la musique de la chapelle, la musique de la chambre et tout le
service de la médecine; le grand écuyer de France et, sous ses
ordres, les écuyers cavalcadours servant par quartiers, les écuyers
ordinaires, les pages du roi et leur école; le grand veneur qui dirige
les chasses à courre et les chasses à tir; le grand maître des céré-
monies et ses aides, le roi d'armes de France et les héraults d'armes.
Les titulaires encore vivants des anciennes charges y furent réin-
tégrés , le prince de Condé redevint grand maître de la Maison du
roi; M. de Talleyrand-Périgord, grand aumônier; MM. d'Havre, de
Grammont, de Luxembourg, capitaines des gardes du corps,
MM. de Duras, de Villequier et de Richelieu, premiers gentils-
hommes de la Chambre; le duc de la Rochefoucauld-Liancourt ne
fut pas invité à reprendre ses fonctions de grand maître de la
garde-robe (Talleyrand l'avait compromis en l'envoyant à Hartwell
en avril pour y plaider la cause de la constitution sénatoriale). Les
fils des titulaires qui étaient morts héritèrent des charges de leurs
pères. Il y eut la « maison militaire » avec ses anciens corps, même
les compagnies rouges (mousquetaires, chevau-légers et gen-
darmes), jadis supprimées par Saint-Germain. Il y eut en outre la
« maison » de Monsieur, celles du duc et de la duchesse d'Angou-
lême, du duc de Berry, du duc de Bourbon. Si l'exercice du pou-
voir royal intéressait peu Louis XVIII, il tenait à sa pompe et à sa
majesté.
préparation La convocation des Chambres, fixée au 10 juin, fut avancée au
31 mai sur la demande d'Alexandre. Il avait hâte de regagner ses
Etats, et ne voulait pourtant pas s'éloigner sans être assuré que le
roi tiendrait ses engagements politiques. Peuples et souverains se
montraient tous préoccupés de la future constitution française; les
souverains — sauf l'empereur d'Autriche qui n'avait pas caché au
Sénat ses préférences pour un gouvernement « paternel », c'est-à dire
sans constitution, — y voyaient une garantie de durée pour le
régime, donc pour la paix; les peuples y voyaient l'espoir que les
promesses faites par les souverains depuis les proclamations de
Kalisch seraient respectées. L'armée prussienne en particulier mani-
festait son inquiétude en présence du déchaînement des passions
réactionnaires des royalistes. Les Anglais se partageaient : les
tories, alors au pouvoir, et leur chef Castlereagh affectaient de
dédaigner la « métaphysique politique » de la Charte, et s'étonnaient
d'une constitution qui consacrait l'égalité des cultes au regard
du budget; c'était l'effet de leur haine persistante contre la Révolu-
es LA CHARTE
CHAPITRE PREMIER
La première Restauration.
lion française; mais la plupart dos whigs et les radicaux protestaient
contre l'attitude de leur gouvernement. Gobbett, écrivain radical,
écrivit à Louis XVIII :
« Le peuple français actuel n'est pas celui de l'ancien régime; il a goùlé de
la liberté; il a contrarié l'habitude de la discussion; il s'est pénétré de mépris
pour les institutions aristocratiques. Vouloir le ramener en arrière, c'est pré-
parer une nouvelle révolution.... Les indignes Anglais qui vous poussent à
rendre les Français esclaves auront la douleur de les voir devenir un peuple
heureux et libre. »
Louis XVIII nomma le 18 mai, pour rédiger la constitution, une
commission de 9 sénateurs, de 9 députés et de 4 ministres, Dam-
bray, Montesquiou, Ferrand et Beugnot. Un seul des membres du
Gouvernement provisoire y figurait. Montesquiou, adversaire notoire
de la constitution sénatoriale. L'exclusion de Talleyrand indiquait
sans doute l'antipathie personnelle que le roi éprouvait pour le per-
sonnage; mais elle marquait aussi sa défiance envers les auteurs
de l'acte sénatorial. D'autre part, en n'appelant à la commission ni
Vitrolles, ni aucun des amis du comte d'Artois, le roi écartait égale-
ment les adversaires déclarés de toute concession libérale.
La commission travailla six jours (22-27 mai). Elle mit en ordre
et traduisit en formules précises les promesses de Saint-Ouen.
Comme les Français se sentaient menacés autant d'une réaction
religieuse et sociale que d'une réaction politique, la constitution
contint, en même temps que les éléments d'une organisation poli-
tique, une énumération de principes et une liste de promesses
destinées à les rassurer. Elle fut une loi organique de la monarchie,
et aussi un programme, une annonce des lois que la monarchie
aurait à faire.
C'est pourquoi l'on y proclama pêle-mêle l'égalité civile de
tous les Français, c'est-à-dire l'égalité devant la loi, devant la
justice, devant l'impôt, devant les emplois publics; la liberté indi-
viduelle, la liberté de pétition, la liberté de la presse. La liberté des
cultes fut affirmée par l'article 5. Elle ne sembla pas compromise
par l'article 6, qui appelait la religion catholique la religion de l'Etat.
Cette formule signifiait sans doute que l'intention du roi était de
donner à la religion de la majorité un privilège honorifique, un
droit de préséance; qu'elle aurait plus de titres à réclamer la pro-
tection et les faveurs des pouvoirs publics; mais qu'on ne lui réser-
vait pas le privilège d'une liberté plus grande que celle dont joui-
raient les autres cultes. La confiscation fut déclarée abolie, le jury
fut conservé, ainsi que l'inamovibilité des juges, et le code civil;
les grades et les pensions militaires, la Légion d'honneur et la
LES PRINCIPES
FORMULÉS
DANS LA CHARTE.
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
LA FORME DU
GOUVERNEMENT.
PROMULGATION
DE LA CHARTE.
noblesse d'empire furent maintenus, la dette publique fut garantie,
toutes les propriétés furent déclarées inviolables, « sans aucune
exception de celles qu'on appelle nationales » ; enfin, « toutes
recherches des opinions et votes émis jusqu'à la restauration »
furent interdites.
Pour régler la forme du gouvernement, les commissaires avaient
un texte récent, l'acte du Sénat, et un exemple fameux, la constitu-
tion anglaise. Cette constitution était très populaire : « Personne
n'en concevait une autre, écrit Vitrolles, depuis l'empereur de Russie
qui m'en entretenait, jusqu'aux derniers employés de mes bureaux».
Les commissaires l'imitèrent très exactement. Le roi gouverne avec
des ministres responsables. Il fait les règlements et ordonnances
pour l'exécution des lois et la sûreté de l'État. Il sanctionne et
promulgue les lois; il propose seul la loi à l'une ou l'autre des
deux Chambres, celle des pairs et celle des députés, « excepté la
loi de l'impôt qui doit être adressée d'abord à la Chambre des
députés ». L'impôt n'est voté que pour un an. Les Chambres ne
peuvent proposer une loi, ni l'amender; mais seulement « supplier le
roi de proposer une loi sur quelque objet que ce soit et indiquer ce
qu'il leur paraît convenable que la loi contienne ». Le roi nomme
les membres de la Chambre des pairs, à titre viager ou héréditaire,
selon sa volonté. Les députés doivent avoir quarante ans et payer une
contribution directe de 1000 francs; les électeurs qui les nomment
doivent avoir trente ans et payer une contribution directe de
300 francs. La Chambre des députés est élue pour cinq ans et renou-
velée chaque année par cinquième. Le roi convoque chaque année
les deux Chambres et peut dissoudre celle des députés; mais, dans
ce cas, il doit en convoquer une autre dans le délai de trois mois.
Sur la plupart des questions, les commissaires s'étaient mis
d'accord sans grands débats. Tout au plus avait-on discuté un peu
vivement les articles sur la religion de l'État, sur l'initiative des
lois, sur le cens électoral, sur l'âge d'éligibilité (on le retarda jusqu'à
quarante ans à la demande de Ferrand n'eût-ce pas été une grave
imprudence de confier un rôle politique à des hommes qui n'auraient
connu que la Révolution et l'Empire?). Le Conseil privé (c'est-à-
dire une réunion de Conseillers d'État groupés sous une appellation
de l'ancien régime) approuva le projet. Il n'y eut plus qu'à régler la
forme de la promulgation. Le gouvernement seul en délibéra.
Dambray, parlementaire de l'ancien régime, proposa d'appeler
la constitution « ordonnance de réformation ». et de la faire enre-
gistrer par les cours de justice; mais on se décida pour le nom de
Charte, auquel le « malheur des temps », écrit Vitrolles, fit ajouter
CUAPITRK PREMIER
La première Restauration
LE PREAMBCLE
ru: pigé
PAR BEUGSUT.
l'épilhète de « constitutionnelle » , et pour la présentation au
Sénat et au Corps législatif. La date à donner au document eut,
comme son nom, une valeur de symbole. Déjà, à Saint-Ouen, on
avait voulu dater la déclaration royale de la 19 e année du règne,
pour bien établir que Louis XV1I1 était roi depuis la mort de
Louis XVIL et non depuis la chute de Napoléon; Talleyrand,
dit-on, s'y était opposé. On inséra dans la Charte la formule : « et de
notre règne le 19 e ». Enfin, on s'avisa qu'un préambule serait utile
pour préciser le sens et la portée du document. Il s'agissait de cou-
vrir la retraite de l'ancien régime, de montrer qu'en donnant une
charte, le roi ne rompait pas avec la tradition royale. Beugnot, qui
passait pour savoir l'histoire de France, rédigea ce préambule :
" Nous avons considéré que, bien que l'autorité tout entière résidât en
France dans la personne du roi, nos prédécesseurs n'avaient point hésité à en
modifier l'exercice suivant la différence des temps; que c'est ainsi que les
communes ont dû leur affranchissement a Louis le Gros, la confirmation et
l'extension de leurs droits à saint Louis et à Philippe le Bel; que l'ordre judi-
ciaire a été établi et développé par les lois de Louis XI, de Henri II, de
Charles IX; enfin que Louis XIV a réglé presque toutes les parties de l'admi-
nistration publique par différentes ordonnances dont rien encore n'avait sur-
passé la sagesse. »
Puis, le préambule expliquait comment les institutions nou-
velles n'étaient en réalité qu'une restauration du passé :
•• Nous avons vu dans le renouvellement de la pairie une institution vrai-
ment nationale, et qui doit lier tous les souvenirs à toutes les espérances, en
réunissant les temps anciens et les temps modernes. Nous avons remplacé
par la Chambre des députés ces anciennes assemblées des Champs de Mars
et de Mai et ces chambres du Tiers État qui ont si souvent donné tout à la
fois des preuves de zèla pour les intérêts du peuple, de fidélité et de respect
pour l'autorité des rois. »
Ainsi était « renouée la chaîne des temps que de funestes écarts
avaient interrompue ». En conséquence, le Roi, « volontairement et
par le libre exercice de son autorité royale », faisait « concession
et octroi » de la Charte constitutionnelle.
Toutes ces précautions prises, le Roi réunit, le A juin, au Palais- la charte lue
Bourbon, le Corps législatif devenu, sans modification de personnes, ^t'l^'uei'ct!^
la Chambre des députés, et la nouvelle Chambre des pairs, com-
o de 84 anciens sénateurs (53 avaient été éliminés) et de
TU membres nouveaux pris dans l'ancienne noblesse et parmi les
maréchaux d'empire. Il prononça un discours conciliant; puis le
chancelier Dambray insista sur le caractère de la Charte et, fidèle à
son idée, l'appela dans son discours « ordonnance de réformation ».
Ferrand en lut le texte, suivi de quatre ordonnances qui réglaient
< a 5 >
L 'établissement du Régime parlementaire .
LIVRE PREMIER
des détails d'organisation : le traitement des anciens sénateurs
était maintenu aux pairs : celui des anciens législateurs, maintenu
aux députés, dont les fonctions redeviendraient gratuites après les
élections; la Chambre des pairs siégerait au Luxembourg; celle des
députés au Palais-Bourbon, provisoirement, jusqu'à l'arrangement
nécessaire avec le prince de Gondé, qui était propriétaire du dit
palais.
L'OPPOSITION
A LA CHARTE,
En avril, au moment où l'on ignorait encore si Louis XVIII
accepterait la constitution du Sénat ou s'il en ferait une autre, un
prédicateur parisien, l'abbé de Rauzan, déclara en chaire : « Toute
constitution est un régicide ». C'était l'opinion d'un grand nombre
de royalistes. Quelques-uns pensaient même que le Roi ne pouvait
en faire une sans perdre son droit à la couronne. Ils auraient pour-
tant accepté qu'on fît revivre des institutions anciennes ; Vitrolles
pensait à des États généraux divisés en deux chambres, « qui se
réuniraient de droit tous les sept ans ». Un « ancien doyen de l'ordre
des avocats », Montigny, proposait le rétablissement des parlements,
mais de parlements épurés où l'on aurait « supprimé l'effervescence
des jeunes conseillers aux enquêtes ». Un royaliste du Midi, encore
peu connu, Villèle, écrivait : « N'ont-ils pas fait assez d'essais sur
nous, ces hommes à expériences constitutionnelles ? Revenons à la
constitution de nos pères, à celle qui est conforme à notre caractère
national », à celle qui rendit la France heureuse et florissante si long-
temps. Une brochure anonyme, Constitution du temps, suppliait
Louis XVIII de « rejeter toutes les combinaisons pédantesques qui
veulent tracer leurs lignes géométriques entre la soumission des
enfants et l'autorité paternelle ».
En faisant une charte, même octroyée, Louis XVIII accordait
révolutionnaire évidemment quelque chose à la Révolution. A vrai dire, ne triom-
phait-elle pas, cette Révolution, par cela même qu il y avait une
Charte, et parce qu'en rentrant en France, l'ancienne dynastie n'osait
pas s'y présenter sans une Charte? Mais il était encore impossible
"de savoir si la pratique ferait sortir du texte de la Charte une
monarchie parlementaire ou un absolutisme tempéré. Les ministres
dépendraient-ils du Roi et non de la Chambre élue? Dans ce cas, des
Chambres purement consultatives n'exerceraient pas un contrôle
plus efficace que les anciens parlements avec leur droit de remon-
trance; mais si, pour gouverner, le ministère était dans l'obligation
de s'accorder avec elles, c'est en elles que résiderait la souveraineté.
Or, la Charte ne tranchait pas cette question fondamentale. Elle
posait encore d'autres problèmes, sans les résoudre; la liberté de
CARACTERE
QV ESTIONS
NON RÉSOLUES.
( %l\ >
cii.vi'iTRK premier La première Restauration.
la presse, la l'orme du suffrage restaient à organiser. Enfin, aucun
article ne prévoyait la revision de la Charte. Le Roi qui l'avait faite
et qui l'avait jurée, gardait-il pour lui seul le droit de la modifier,
ou au contraire en admettrait-il le partage avec les chambres? Le
pouvoir mal défini de faire des ordonnances « pour la sûreté de
l'État », qui était réservé au Roi en termes peu clairs, à la fin de
l'article 14, n'annulait-il pas enfin toutes les concessions faites à la
nation, toute la part qu'on lui offrait dans le gouvernement? Les
contradictions et les obscurités du texte sont dus sans doute à la
hâte qu'on mit à le rédiger; mais l'inexpérience politique de ses
rédacteurs est manifeste. « Ce ne fut, a dit Barante, que peu à peu, '
à force d'en parler ou d'y réfléchir plus à loisir, qu'on lui assigna
un esprit fondamental.... Mais au premier moment, on ne savait pas
bien ce qu'on faisait en publiant la Charte. » On ignorait alors
généralement en France les conditions du gouvernement parlemen-
taire ; les rares spécialistes qui auraient pu les enseigner aux autres,
comme Benjamin Constant, ne furent pas consultés. On n'eut pas
non plus le désir de préciser des droits sur lesquels on n'était pas
d'accord. Les plus influents des commissaires, Dambray, Ferrand,
Montesquiou, n'avouaient-ils pas sans détour qu'il avait bien fallu
tenir la parole royale de Saint-Ouen, mais qu'une Charte ne conve-
nait, pas à la France? Chacun put donc, selon son goût, trouver dans
la Charte matière à se réjouir ou à s'indigner. La Chambre des députés,
dans son adresse, affecta d'y voir un pacte entre le roi et la nation :
« C'est en accueillant les principales dispositions présentées par les
différents corps de l'Etat, c'est en écoutant tous les vœux, que Votre
Majesté a formé cette Charte ». Il n'était pas impossible de discerner
une protestation discrète contre « l'octroi » de Y « ordonnance de
réformation » dans la phrase qui terminait l'adresse et qui exprimait
« l'intime confiance que l'assentiment des Français donnerait à cette
Charte tutélaire un caractère tout à fait national ». Le Roi, aux yeux
de qui elle était un traité de paix, un gage de tranquillité, ne cacha
pas son ferme propos de s'y tenir. Mais son frère, le comte d'Artois,
déclara à ses amis : « On l'a voulu, il faut bien en essayer; mais
l'expérience sera bientôt faite, et si, au bout d'une année ou deux,
on voit que cela ne marche pas rondement, on reviendra à l'ordre
naturel des choses ».
Les alliés avaient quitté Paris la veille de la promulgation, et la paix.
la paix était signée. Malgré la déclaration du 1 er décembre 1813. où
les alliés avaient promis « une étendue de territoire que n'avait
jamais connue la France sous ses rois », malgré le manifeste du
IS établissement du Régime parlementaire. livrb premier
25 mars 1814, où il était question « des objets qui dépasseraient les
limites de la France avant la Révolution », malgré la proclamation
du 31 mars, L'armistice du 23 avril (signé par le comte d'Artois) fit
des limites antérieures au 1 er janvier 1792 la base de la paix future.
Sans discussion, 54 places, 10 000 pièces de canon, toutes les con-
quêtes de la République et de l'Empire furent abandonnées. Quand
Talleyrand demanda l'exécution des promesses antérieures, on lui
offrit en plus un demi-million de sujets; mais Avignon et le Comtat,
Montbéliard et Mulhouse, annexés avant 1792, entrèrent dans le
compte; on y ajouta une partie de la Savoie avec Chambéry et
Annecy, Philippeville, Marienbourg, Sarrelouis et Landau. Le
domaine colonial ne fut pas considéré comme partie intégrante de
l'ancienne France; en conséquence, l'Angleterre garda Malte, l'Ile
de France, Tabago, Sainte-Lucie, Rodrigue, les Seychelles; l'Es-
pagne reprit la partie de Saint-Domingue qu'elle avait cédée en 1795.
Mais la Suède rendit la Guadeloupe, et le Portugal, la Guyane. Les
objets d'art conquis depuis 1795 furent laissés à la France. Les alliés
n'exigèrent aucune indemnité de guerre»; ils renoncèrent au paie-
ment des fournitures de guerre faites à Napoléon (la Prusse récla-
mait de ce chef 169 millions), « à la condition expresse que la France
renonce de son côté à toutes les réclamations qui pourraient être
formées à titre de dotations, de donations, de revenus à la Légion
d'honneur, de sénatoreries, de pensions et autres charges de cette
nature ».
La paix fut signée le 30 mai avec l'Autriche, la Russie, la
Grande-Bretagne, la Prusse, la Suisse et le Portugal. L'Espagne y
adhéra le 20 juillet.
IV. — L'OPINION DE LA FRANCE SUR LES EVE-
NEMENTS
silence ES événements d'avril et de mai furent le résultat de combi-
de la NATioh. j^j na i sons e i d'intrigues nouées entre des fonctionnaires impé-
riaux, des agents royalistes et le tsar Alexandre. La nation ne fut
pas consultée et n'eut pas le moyen de faire connaître son senti-
ment. Elle n'approuva ni ne désapprouva la restauration de la
monarchie; elle se tut. Le gouvernement interpréta ce silence comme
un acquiescement unanime, bien qu'il révélât surtout une atonie
complète de l'opinion. L'embarras d'Alexandre, quand il voulut, de
bonne foi, connaître la pensée et les désirs des Français, fut tel qu'il
en arriva à considérer le Sénat comme le représentant naturel et
< 26 »
CHAPITHK PftBMIER
La première Restauration.
autorisé de la nation. L'habitude prise depuis quinze ans par la
nation de se laisser conduire, la rapidité et la puissance irrésistible
des événements avaient sans doute aboli momentanément eu elle la
l'acuité de penser et de vouloir. Mais ces Français frappés de stu-
peur, résignés, lassés, affamés de repos, chez qui Ton semblait ne
plus pouvoir rencontrer une haine ou un enthousiasme, avaient une
opinion commune : ils acceptaient le Roi, mais ils n'étaient plus^
royalistes.
L'oubli où étaient tombés les Bourbons dans la masse de la
nation frappa tout le monde.
« A l'exception peut-être de quelques membres des anciennes familles,
personne ne savait au juste, ou ne cherchait même à savoir ce qu'étaient devenus
les frères et les neveux de Louis XIV. La sévérité de la police [sous l'Empire]
et le silence prescrit aux journaux ne suffiraient pas pour expliquer un fait
aussi singulier.... On aurait su ce que faisaient les princes s'il y avait eu vrai-
ment un parti royaliste.... Aux yeux des masses populaires, la terrible et sau-
vage immolation de toute une famille royale et la dispersion des ossements de
ses ancêtres avaient clos les destinées de la vieille dynastie; ce qui pouvait
rester quelque part de collatéraux ne comptait plus. »
Ces constatations qu'un pénétrant, sincère et froid observa-
teur, Cournot, a notées dans ses Souvenirs, tous les témoignages
français et étrangers en confirment l'exactitude : c'est la surprise
qu'éprouvent les alliés en mars 1814 à constater que personne, ni
dans les villes, ni dans les campagnes qu'ils traversent, ne songe à
l'ancienne dynastie; ce sont les aveux de Vitrolles. qui ne recueille
sur son passage que « silence, étonnement », et « stupéfaction »,
quand aux cris de : « La paix! la paix! » qu'il entend, il ajoute :
« Oui, la paix et les Bourbons! » ; c'est la note qu'écrit alors dans son
journal un officier, Castellane : « Nous ne savions des Bourbons
autre chose sinon que, sous l'ancien régime, les souverains de
France portaient ce nom ». « La restauration des Bourbons n'a été
ni provoquée ni désirée avant l'événement », constate encore Pozzo
di Borgo, le 26 septembre 1814. Les faits confirment les impres-
sions des témoins. Sauf à Bordeaux, où un mouvement royaliste
se produisit avant le 30 mars, les royalistes de province n'osèrent
manifester leurs sentiments qu'après avoir reçu des nouvelles de
Paris et acquis la certitude qu'ils seraient soutenus par les alliés.
Al. u s seulement des agents royalistes partirent des centres urbains
importants, provoquèrent les adhésions des corps constitués, sur-
tout des conseils municipaux des villes, et des individus inlluents.
Le Moniteur enregistra ces adhésions, généralement rédigées en
termes chaleureux. Mais le fait de la restauration était déjà accompli.
Accepté ou imposé par L'Europe (on croyait partout qu'il (Hait
LES FRANÇAIS
ONT OUBLIÉ
LES BOURBONS.
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
L'OPINION
POPULAIRE.
L'OPINION
DU CLERGÉ.
imposé), le rétablissement des Bourbons semblait être la condition
de la paix. Ils furent un article du traité, qu'il fallait subir avec les
autres. La nation ne prépara rien, ne donna de consentement expli-
cite à quoi que ce fût. Elle assista à l'intrigue, sans s'y opposer,
parce qu'elle n'en avait pas le pouvoir, sans la favoriser, parce
qu'elle n'en avait pas le désir, mais souhaitant, espérant que sa rési-
gnation rendrait moins dures les conséquences de sa défaite.
Le Roi rétabli, la Charte promulguée et la paix faite, on eut le
loisir d'apprécier les événements.
Dans la masse populaire, la révolution politique fut accueillie
sans passion : on ne voit pas que, sauf à Lyon où Napoléon, se
rendant à l'île d'Elbe, fut timidement salué, et dans le Comtat où
il fut insulté, il y ait eu des bonapartistes publiquement attristés
ou des royalistes ouvertement enthousiastes. Car, si l'on a ramené
les Bourbons, on n'a pas opéré la contre-révolution ; la dynastie est
restaurée, mais non pas l'ancien régime. C'est le fait capital qui
touche les Français. Que la Charte choque par ses formules ou satis-
fasse par ses concessions ceux qu'elle appelle à la vie politique,
elle ne peut rien changer à l'indifférence ou à la résignation du
soldat, du paysan, de l'ouvrier. Elle n'est pas davantage, il est vrai,
une garantie contre le réveil possible de leurs sentiments profonds :
la haine des privilèges, de la « féodalité », des dîmes est intacte,
et il faut ne pas perdre de vue que le souvenir des victoires rem-
portées sur ce passé malfaisant se confond avec la lutte menée jadis
contre le roi et avec la victoire où il succomba Quant à la paix tant
désirée, elle ne procure pas à la nation la joie attendue, escomptée;
on n'est pas reconnaissant à ceux qui l'ont faite ; on l'aime moins
depuis qu'on l'a. Elle a déçu, étant plus coûteuse, plus humiliante
surtout qu'on n'avait pensé. On ne la juge pas durable. Déjà l'amour
de la gloire se retrouve vivant, lui aussi, chez ceux qu'on en a crus
rassasiés.
Les prêtres, les nobles, les bourgeois riches pensent et sentent
d'autre manière. La Restauration est pour eux le début d'une
revanche à prendre des vieilles humiliations et des longues
défaites. """" •
Malgré le Concordat, le clergé est resté sous l'Empire le seul
foyer vivant d'opposition ; il ne s'est jamais franchement rallié au
régime nouveau. Or, pour lui, le retour du Roi est le prélude du
rétablissement de l'ancien régime, où les prêtres savent la place qu'ils
ont occupée sur le sol et tenue dans l'État. Aussi font-ils au « fils de
saint Louis » un accueil enthousiaste; laborieusement, ils enseignent
aux Français son histoire et ses vertus. Les causes du trône et de
28
CHAPITRE PREMIER
La première Restauration.
l'autel sont confondues; la défaite du Roi fut celle de l'Église; sa
victoire, un miracle, sera la victoire de l'Eglise.
Les nobles ont des espérances analogues. Émigrés revenus
d'hier seulement ou il y a quinze ans, à l'appel du Premier Consul,
ceux de la « ligne droite » et ceux des transactions profitables, tous
sont, au lendemain de 1814, très purs royalistes et très sûrs. Le
sacrifice des uns, qui conservèrent au Roi des amis jusque dans le
palais de l'usurpateur, vaut la fidélité « quand même » des autres :
n'avait-il pas fallu montrer à la France qu'elle n'était pas aban-
donnée? Car la France, terrorisée par une poignée de bandits, n'a
jamais cessé d'aimer son roi; il est temps de le dire. Chateaubriand
le démontre avec une éloquence qu'on admire, dans son pamphlet
De Buonaparte et des Bourbons, et son audace enhardit les nobles
à répéter, non seulement que les Bourbons sont nécessaires au
bonheur de la Fiance, ce qui va de soi, mais qu'ils sont appelés
par le vœu national : « L'horreur de l'usurpateur était dans tous
les cœurs » , depuis six mois on entend dire par les Français : « Les
Bourbons y sont-ils? où sont les princes? viennent-ils? Ah! si l'on
voyait un drapeau blanc ! » A lire et à dire ces faussetés les nobles ^
finissent par les croire; s'ils y perdent le sentiment de la réalité et se
préparent des déceptions, qu'importe! Ils donnent à leurs rancunes
un fondement historique et providentiel.
C'est pour d'autres raisons que les bourgeois riches saluent
avec confiance la Restauration; ils n'ont jamais regretté l'ancien
régime, mais la chute de l'empire et l'avènement de Louis XVIII
servent leurs intérêts politiques, et ils le savent. A côté de l'ordre *
social juridique qui est égalitaire, la Révolution a fondé sur les
relations économiques des individus un ordre social réel qui est
inégalitaire : l'un et l'autre, le fait et le droit, sont à l'avantage de
la bourgeoisie. Car elle ne peut conserver le bénéfice de l'inéga-
lité de fait qu'à la condition de maintenir l'égalité de droit, qui
empêchera une aristocratie de naissance de se reformer. Durant
l'Empire, la société bourgeoise a grandi ; les tentatives de Napoléon
pour créer une noblesse nouvelle ne l'ont pas ébranlée. Le blocus
continental, en constituant à son profit un quasi-monopole indus-
triel, le rétablissement de l'ordre, les grands travaux publics, les
énormes dépenses du gouvernement pour ses armées ont développé
sa richesse, et par là son influence sociale. Pourtant, cette classe,
qui est la première de l'État, n'a pas exercé, dans l'État impérial, le
pouvoir politique. La domination de Napoléon, qui reposait sur
l'armée, l'a écartée du Gouvernement. Elle en a souffert comme
d'une injustice. La bourgeoisie politique, née de la Révolution,
L'OPINION
DE LA NUULESSE.
L'OPINION
DE LA HAUTS
BOURGEOISIE.
L'établissement du Régime parlementaire . livre premier
fortifiée par le régime napoléonien, ne peut que désirer la chute
d'un système à qui elle doit presque tout, parce que ce système est
un obstacle invincible à son avènement au pouvoir. Aussi a-t-elle
assisté à la chute de Napoléon sans essayer de le sauver ' ; c'est
après une entrevue avec le banquier Laffitte que Marmont a signé
la capitulation de Paris. Le bourgeois a le sentiment net et l'instinct
sûr qu'il héritera du soldat.
la charte fonde Et de fait, quand s'est posé, au lendemain du 30 mars, le
^. P °?Z?I R ™ r . problème de l'organisation du nouveau gouvernement, tous ceux
PO LU IQ UE Dh LA
bourgeoisie. qui désirent que ce gouvernement vive reconnaissent, bon gré mal
gré, qu'il doit faire une place à la bourgeoisie industrielle et com-
merçante. C'est pour cette raison que Louis XVIII n'osa pas entrer
à Paris sans publier la déclaration de Saint-Ouen, ni régner sans
promulguer la Charte- Peu importait qu'elle fût octroyée ou non;
l'essentiel, c'était que les Bourbons n'avaient pas pu reprendre
possession du trône sans reconnaître la société civile issue de la
Déclaration des droits, et sans appeler au partage du pouvoir les
représentants de la classe capitaliste dont la Révolution et l'Empire
avaient fait la première classe de la société. Les circonstances de
l'acte de 1814 lui donnaient même une portée qui dépassait les fron-
tières de la royauté française. En imposant aux Bourbons les vues du
Sénat et du Gouvernement provisoire, les alliés tenaient à Paris les
promesses faites à Kalisch en 1813 à d'autres peuples. L'avènement
politique de la bourgeoisie française était un fait européen.
Sans doute on ne savait pas encore au 4 juin comment s'opére-
rait le partage de l'autorité entre les représentants de la bourgeoisie
et ceux à qui le retour des Bourbons faisait espérer un retour à
l'ancien régime. Mais la Charte était le premier acte important de
la dynastie restaurée; on pouvait faire confiance à cette Charte
d'autant que la royauté n'avait rien à ses débuts que de rassurant
pour la bourgeoisie. Cette royauté garantissait la paix que seule
elle avait paru capable de conclure ; elle était aussi une sauvegarde
^contre un retour offensif de la république démocratique. Entre ces
deux barrières, la Charte qui la protégeait à droite et le Roi qui la
protégeait à gauche, la bourgeoisie pouvait jouer son rôle, qui était
de prendre l'exercice du pouvoir, c'est-à-dire, selon l'expression de
Louis Blanc, d' « asservir la royauté sans la détruire ».
Elle pouvait, à ce prix, elle désirait, elle comptait devenir
royaliste.
i. Mme de Rémusat écrit à son fils en mai i8k', : « Depuis trois mois, nous appelons,
votre père et^moi, de tous nos vœux, la réaction qui vient d'avoir lieu, et nous sommes
•teu-s deux d'honnêtes gens ».
< 3o >
chapitre premier La première Restauration.
Au fond, l'illusion des bourgeois ressemblait à l'illusion des l'acquiescement
nobles et des prêtres. Les nobles pensaient reprendre la vie qu'ils SEUBLE unanime.
avaient menée vingt-cinq ans auparavant; les prêtres, retrouvant
avec la dynastie leur patrie morale, pensaient reconquérir leur
place de l'ancien régime; les bourgeois imaginaient qu'ils pourraient
reprendre le travail pacifiquement commencé, au xvm e siècle, c'est-
à-dire constituer à la faveur de l'égalité civile et sociale un ordre
politique rationnel, sans briser la tradition de l'ancienne France
représentée par l'antique dynastie. Les uns et les autres se trom-
paient, sans doute, mais, comme ils représentaient à eux seuls la
nation visible, leur erreur ne fut corrigée par personne.
C'est pourquoi, l'armée étant vaincue, les masses populaires
impuissantes et lasses, la sympathie intéressée de la bourgeoisie, la
satisfaction enthousiaste des anciens nobles et du clergé firent
croire que la monarchie restaurée recevait l'approbation unanime;
la vérité, c'est qu'il n'y avait contre elle, à cette date, aucune oppo-
sition organisée.
Les actes du gouvernement blessèrent assez de sentiments et
inquiétèrent assez d'intérêts pour en créer une.
V. — LES ACTES DU GOU VERSEMENT
LES ministres choisis par Louis XVIII ne formaient pas un corps le nouveau
politique pourvu d'une initiative collective. Ils n'avaient pas gouvernement.
de programme commun. Ils n'avaient pas de chef; chacun agissait à
sa guise, au gré de ses opinions et de sa fantaisie. Talleyrand. qui
aurait peut-être exercé une action dirigeante, partit pour repré-
senter la France à Vienne, le 11 septembre. Ni son suppléant,
Jaucourt, ni aucun de ses collègues ne s'empara de la conduite des
affaires. Quelques-uns, comme Jaucourt, Beugnot, tentèrent de
donner au ministère l'unité de vues qui eût été nécessaire pour
éviter les hésitations continuelles et les contradictions fréquentes,
ils rédigèrent des avis, lurent des mémoires pleins de sagesse poli-
tique : le résultat fut nul. Le Conseil des ministres n'exista pas plus
dans la réalité que dans le texte de la Charte. Louis XVIII, comme
Louis XIV, a son Conseil; « pour Tordre du service », il l'a divisé en
deux sections par l'ordonnance du 2€ juin 1814 : le Conseil d'en
haut, où siègent les princes du sang, le chancelier, et ceux des
ministres-secrétaires d'État ayant département, ministres d'État
eoi.'seillers de la couronne sans portefeuille, et conseillers d'Elat
qu'il plaît au Roi d'y appeler; et le Conseil privé ou des parties, où
c ii >
ROYALE.
L'établissement du Régime parlementaire . livre premier
siègent les conseillers d'État et les maîtres des requêtes chargés,
comme sous l'ancien régime, de statuer sur les difficultés d'appli-
cation des lois et sur l'application des ordonnances. Louis XVIII a,
sans aucun doute, tenu à donner à son gouvernement comme à sa
Cour — ne fût-ce que par l'archaïsme des appellations — une cou-
leur marquée d'ancien régime. Les ministres-secrétaires d'État
ayant département sont des chefs de service, c'est-à-dire des servi-
teurs du Roi et non des hommes politiques. Chacun d'eux voit sépa-
rément le Roi. « Le travail particulier, écrit Pozzo di Borgo à Nes-
selrode, que le Roi fait avec un ministre sur les affaires intérieures,
s'il ne rencontre pas l'approbation du public, est immédiatement
désavoué par les autres; ainsi le gouvernement se dégage lui-même,
et expose sa propre considération. » Le système ne pourrait fonc-
tionner que si le Roi gouvernait, et, de fait, le Roi est convaincu
« que le système marche par sa tête, par sa pensée, que son auto-
rité, comme sa sagesse, remettent l'unité où il y aurait diversité de
vues et d'opinions ». Mais cette unité reste idéale : Louis XVIII
n'aime pas gouverner; il s'y ennuie et s'y fatigue.
la famille Son frère, Monsieur, s'en chargerait volontiers. Héritier pré-
somptif de la couronne, très alerte malgré ses cinquante-sept ans,
d'une dévotion récente, mais étroite, sa haine pour toutes les
libertés n'est tempérée que par le charme de sa personne et la grâce
de son accueil. Il a gardé de son passage au pouvoir comme lieute-
nant général une sorte de gouvernement, le «ministère de l'entresol ».
Louis XVIII l'ayant contraint d'y renoncer, il conserve une police
occulte, une correspondance active avec ses agents de province,
les commandants des gardes nationales choisis par lui dans le
royalisme le plus pur. Le Pavillon de Marsan où demeure Monsieur
est l'asile et la forteresse du parti de l'ancien régime. On n'y pro-
nonce jamais le mot « Charte », et, dans l'état-major « immaculé »
du prince, pas un officier n'a servi la Révolution ou l'Empire. Des
deux fils de Monsieur, l'aîné, le duc d'Angoulême, laid, gauche,
timide, inintelligent, se tiendrait volontiers à l'écart, si on ne le
faisait, pour le bien de la propagande royaliste, voyager dans les
départements; la duchesse, sa femme, fille de Louis XVI, Madame,
qui l'accompagne, a, pour tout ce qui rappelle la Révolution, une
haine que hérissent encore son air dur, son ton cassant, sa hauteur
sans grâce. Le second fils de Monsieur, le duc de Berry, exprime à
tout propos le même sentiment avec la violence naturelle à son
caractère et dans un langage grossier. Si bien que la seule volonté
claire qui se manifeste est hostile à la Charte. Et, cette volonté
étant celle du gouvernement de demain, puisque Monsieur est héri-
« 32 >
CHAPITRE PREMIER
La première Restauration.
tier du trône, les ministres sont portés à en ionir compte. A une
Réputation de royalistes du Midi, le comte d'Artois disait : « Jouissons
du présentée vous réponds de l'avenir ».
Faible et confus, le gouvernement n'est pas libre; les étran-
gers, auxquels il doit d'exister, le surveillent et le conseillent: deux
surtout, l'ambassadeur d'Angleterre, Wellington, et celui du tsar,
Pozzo di Borgo. Wellington est un ami de la première heure; il a
permis au duc d'Angoulôme d'entrer à Bordeaux ; c'est au roi d'An-
gleterre — après Dieu — que Louis XVIII doit sa couronne. Sa
mission est de tout voir, choses et gens, et de tout savoir. Pozzo,
que sa haine de Corse pour Napoléon désigne à la sympathie des
alliés et des royalistes, est le confident naturel des ministres et des
courtisans. Ce guerrier et ce diplomate leur enseignent le gouver-
nement; ils ont leurs hommes et leurs vues, ils sont puissants et
exigeants; on n'ose rien leur cacher, et on ne peut pas leur désobéir.
Wellington se fait le syndic de tous les créanciers de la France,
apporte leurs notes au ministrre des Finances, Louis, qui discute
et obtient des rabais, péniblement; il appuie Montesquiou. toujours
en lutte d'influence avec Blacas. Ces étrangers ont sur toutes choses
une opinion et un conseil à donner, depuis ce qui touche aux prin-
cipes du gouvernement restauré jusqu'à la nomination d'un fonc-
tionnaire.
Et pourtant, le régime se soutient, parce qu'il n'y a pas devant''
lui de partis politiques organisés. La Chambre des députés, ancien
Corps législatif de l'Empire, est isolée du gouvernement. Aucun
ministre n'en fait partie. Sauf Montesquiou, ministre de l'Intérieur,
ils y paraissent rarement. Timides, sans expérience de l'opposition,
les députés sentent qu'une distance considérable les sépare des
ministres du roi. A mesure que la matière soumise à leurs déli-
bérations s'accroît et leur révèle l'étendue de leurs attributions, ils
manifestent une soumission plus grande. Ils ne savent pas, ils
n'osent pas contrôler, surveiller. Aussi arrive-t-il que les ministres
ne craignent pas de laisser à la Chambre des droits qu'ils pourraient
lui contester.
Les finances étaient la grande affaire. Il fallait établir un
budget régulier et liquider le passif laissé par Napoléon. Le Corps
législatif de l'Empire ne votait que le budget des recettes. Lorsque
le ministre des Finances, Louis, apporta son premier budget à la
Chambre, la question se posa de savoir si elle avait uniquement le
droit' de voter l'impôt et non celui de régler les dépenses. Louis
trancha Lui-même la question dans le sens le plus libéral sans
attendre que la Chambre l'eût demandé; il proposa les deux budgels
L'INTERVENTION
DES ÉTRANCERS
UA.\ » / /.
GOUVERNEMENT.
LE POLE
DE LA CHAMBRE.
POUVOIRS
DE LA CHA \IBRE
EN MATIÈRE
FINANCIÈRE.
33
Lavisse — H. Contemp., IV.
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
LK BUDGET
VE 1814.
or POSITION
ROYALISTE.
à la fois, divisés par ministères; il s'engagea même à soumettre à
la Chambre des comptes de gestion. Ainsi, dès le premier jour, la
Chambre acquit sans l'avoir désiré l'essentiel de ses attributions
politiques.
La situation financière, qui passait pour grave en un temps
où l'État n'osait pas faire appel au crédit, était en réalité bien peu
inquiétante. L'Empire laissait un passif très léger : 63 millions en
rentes de dette inscrite, auxquels il fallait ajouter 130 millions
d'engagements du trésor, soit pour la rente à servir aux com-
munes en compensation de leurs biens fonciers que le gouver-
nement avait fait vendre en 1813, soit pour la liquidation d'un
arriéré impayé que Louis évaluait à 759 millions l . Ainsi le budget,
après tant d'années de guerre et après l'invasion, n'était grevé
que d'une charge annuelle de 193 millions, représentant, en
capital, une dette de 4 milliards. Louis voulut, dans son budget,
assurer le paiement de l'arriéré, le service de la dette inscrite et
celui des dépenses ordinaires, sans avoir recours à l'emprunt; il
suffisait de maintenir toutes les taxes, de les faire payer, au besoin
d'en créer d'autres, enfin et surtout de faire des économies. Ces
principes furent vivement attaqués par les royalistes. Ils avaient,
un peu partout, en mars et en avril, pour provoquer l'enthousiasme
des populations, annoncé la suppression des contributions indi-
rectes (droits réunis), et le comte d'Artois l'avait promise. S'il était
impossible de rayer cette recette, qui était de cent millions, sans
détruire l'équilibre budgétaire, pourquoi ne pas réduire les dépenses
en répudiant les dettes contractées par les gouvernements illégi-
times? Louis repoussa aussi nettement le dégrèvement que la
faillite ; il n'accorda au comte d'Artois que la réduction du second
décime de guerre sur les droits réunis et du quatrième décime
sur le sel. Le paiement de l'arriéré fut assuré au fur et à mesure
des liquidations au moyen d'obligations à ordre du Trésor rem-
boursables en trois ans émises à 75 francs et rapportant 5 francs,
c'est-à-dire près de 7 p. 100. Il fut fait état pour le paiement et
l'amortissement de ces obligations du produit de la vente de
300000 hectares de bois nationaux. Enfin, les dépenses de la guerre
et de la marine furent réduites de moitié (251 millions au lieu
de 500).
Le budget de Louis fut voté à la Chambre sans modification
(23 septembre 1814). Mais il fut l'occasion d'ardentes discussions
i. Le chiffre était exagéré. Le successeur de Louis, Corvetto, l'évalua à 5g3 millions en
décembre 1814.
34
chapitre premier La première Restauration.
politiques. La disposition relative à la vente des bois nationaux
provoqua une colère violente dans le parti royaliste, parce que ces
bois venaient en partie des anciennes propriétés du clergé. Le
préfet de la Nièvre, Fiévée, écrivit au ministre « qu'il ne donnerait
sa signature à aucun procès-verbal d'adjudication des bois d'Église
avant que le ministre lui eût fait connaître que la volonté expresse
du Roi était que ces biens fussent vendus ». Fiévée ne fut pas révoqué,
étant des amis du comte d'Artois, mais la Cbambre vota le projet de
Louis, qui permettait l'amortissement de la dette et qui rassurait
les anciens acquéreurs des biens du clergé. Le gouvernement de la
Restauration affirmait ainsi, sans le vouloir ni le désirer, sa solida-
rité avec les gouvernements déchus, même avec ceux de la Révolu-
tion puisqu'il achevait de vendre des propriétés d'Église.
La réduction du budget de la guerre eut des conséquences tout mécontentement
opposées. Elle contraignit le gouvernement à diminuer le contin- DE L ' ARMEE -
gent, et par conséquent le corps d'officiers; dix mille d'entre eux
furent renvoyés et mis en demi-solde. Désœuvrés et pauvres (un
capitaine en demi-solde touchait 73 francs par mois, un sous-lieu-
tenant 41), les demi-soldiers portèrent dans leurs provinces toute la
haine qui les anima dès lors contre un gouvernement qu'ils n'avaient
aucune raison d'aimer. On les privait de leur commandement au
moment où, dans la Maison du roi reconstituée, on appelait les
Suisses, où l'on faisait place dans l'armée à 4000 Vendéens, où des
officiers de Louis XVI étaient réintégrés avec le grade qu'ils
auraient eu s'ils avaient servi la France au lieu de lui faire la guerre.
On pouvait rencontrer dans l'armée nouvelle beaucoup d'officiers
comme ce comte de la Roche-Aymon qui, lieutenant de cavalerie
des gardes du corps du roi, licencié en 1792, était entré au service
de la Prusse en 1794, y avait franchi tous les grades jusqu'à celui
du général major, obtenu en 1811; rentré en 1814, il fut nommé
maréchal de camp pour prendre rang du 5 avril 1811, puis lieute-
nant général, puis inspecteur général de la cavalerie; carrière bril-
lante que justifiaient des actions d'éclat : « a sauvé, dit une note de
son dossier, par son intrépidité et ses bonnes dispositions, à Malawa,
le 26 décembre 1806, un corps prussien de 800 hommes qui étaient
sur le point de tomber entre les mains des Français; ... s'est parti-
culièrement distingué dans plusieurs combats; ... à Rraunsberg, a
repris, à la tête de son escadron, un drapeau que le régiment russe
de Kalouga avait perdu contre le 24 e de ligne français ».
Le gouvernement proposa aux Chambres une loi sur la presse. presss
Elle ne laissait la liberté qu'aux écrits d'au moins 20 feuilles, et
soumettait les autres à la censure. Ce fut le sujet de longs débats
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMILR
ATT1TVDE
PROVOCANTE
DES ROYALISTES.
COMMENCEMENT
DE LA GUERRE
A L'UNIVERSITÉ.
et de pamphlets où Ton accusa le gouvernement « de ramener les
temps d'ignorance et de ténèbres ». L'agitation fut plus vive encore
lorsque la proposition de rendre à leurs anciens maîtres les biens
d'émigrés non vendus sembla menacer la sécurité des acquéreurs
de biens nationaux. Le projet fut voté : la Chambre était docile.
Les vraies luttes politiques, âpres, violentes, eurent pour théâtre le
pays.
Les royalistes montrèrent une audace de plus en plus pas-
sionnée. On décida d'élever un monument aux « victimes de Qui-
beron ». La famille de Cadoudal fut anoblie. Les princes en voyage
(octobre et novembre 181-4) montrèrent pour la Révolution une haine
d'émigrés, refusant même de recevoir les évêques coupables d'avoir
jadis prêté le serment constitutionnel. A Besançon, l'évêque Lecoz,
ancien membre de l'Assemblée législative, fut, pendant le séjour du
comte d'Artois, consigné dans son palais, et empêché d'en sortir par
deux sentinelles. On répandit dans les campagnes des brochures
demandant la restitution des biens nationaux; leurs acquéreurs
furent pourchassés en Vendée; des députations en costumes de
chouans, en uniformes de soldats de Condé, vinrent demander au
comte d'Artois, à la duchesse d'Angoulême, l'annulation des ventes.
Partout le clergé appuya ces revendications. On citait des prêtres
qui refusaient les sacrements aux acquéreurs; un catéchisme
imprimé en Auvergne parla du devoir de payer la dîme. L'obligatoire
observation des dimanches et des fêtes, la procession officielle de
la Fête-Dieu (rétablies par les ordonnances des 7 et 10 juin 1814)
prirent un caractère de vexation, les commerçants étant tenus de
fermer leurs boutiques pendant les offices et de tapisser leurs
maisons sur le passage de la procession. On nota que la première
ordonnance s'appuyait sur un règlement de 1782, la seconde sur
des ordonnances de 1702 et 1720. A l'occasion du transfert à Saint-
Denis des cendres de Marie-Antoinette et de Louis XVI (jan-
vier 1815), l'évêque de Troyes fit un sermon si plein d'anathèmes
que le Moniteur ne l'inséra pas en entier. Chaque jour révélait un
nouvel empiétement du clergé. Il prétendit bientôt mettre la main
sur l'éducation de la bourgeoisie.
Conquête assez facile, puisque l'éducation appartenait à une
corporation d'État, l'Université de France, que l'État pouvait trans-
former à sa guise. L'Université, d'ailleurs, n'avait pas, comme
d'autres institutions de Napoléon, été visitée par l'esprit révolution-
naire. Sous le nom de lycées, c'étaient les anciens collèges qu'on
avait reconstitués, avec leurs programmes et leur discipline; aucune
part n'y était faite aux idées et aux besoins de la société nouvelle.
i 36 >
chapitre premier La première Restauration.
Mais l'Université en tant, que corporation laïque était suspecte; elle
pouvait, à la longue, s'infecter de l'esprit moderne. Le clergé voyait
bien ce danger. Pour y parer, deux procédés s'offraient à son choix :
détruire l'Université, ou s'en emparer. L'un et l'autre furent pro-
posés. Chateaubriand, dans sa brochure de mars 1814, De Buona-
parte et des Bourbons, ouvrit le feu contre « les écoles où, rassemblés
au son du tambour, les enfants deviennent irréligieux, débauchés,
contempteurs des vertus domestiques ». L'Université est une œuvre
« profondément antisociale », déclara un jeune prêtre. Lamennais ;
elle n'assure que le recrutement des casernes; elle ne fait ni des
chrétiens ni des monarchistes. « Point d'éducation, si l'éducation ne
redevient une partie du ministère ecclésiastique », écrivit l'abbé
Liautard dans son Mémoire sur l'Université; les brochures violentes
se multiplièrent, demandant la mort de « la fdle légitime de Buona-
parte ». Mais l'opinion des journaux fut en général plus modérée;
ne pouvait-on essayer de royaliser l'Université avant de la détruire,
et laisser vivre à côté d'elle des institutions libres? Cette solution
prévalut d'abord. Le monopole, qui, dès l'Empire, se pliait à bien
des transactions, fut. en fait, détruit, le jour où la nomination des
chefs et des instituteurs des écoles ecclésiastiques fut rendue aux
évêques, et où leurs élèves furent dispensés de la fréquentation des
collèges et de la rétribution universitaire (ord. du 5 oct. 1814). C'était
rompre le lien de dépendance qui rattachait à l'enseignement officiel,
sinon tous les établissements privés, du moins les plus importants
et les plus hostiles. Cette mesure fut la rançon de l'Université, que
la même ordonnance déclara « provisoirement maintenue ».
On ne lui accorda, en effet, qu'un sursis. L'ordonnance du
17 février 1815 fut un arrêt de condamnation :
« Il nous a paru, disait le préambule, que le régime d'une autorité unique
et absolue était incompatible avec nos intentions paternelles et avec l'esprit
libéral de notre gouvernement; que cette autorité... était en quelque sorte con-
damnée à ignorer ou à négliger ces détails et cette surveillance journalière qui
De peuvent être confiés qu'à des autorités locales mieux informées des besoins
et plus directement intéressées à la prospérité des établissements placés sous
leurs yeux ; que le droit de nommer à toutes les places, concentré dans les mains
d'un seul homme, en laissant trop de chances à l'erreur et trop d'influence à
la faveur, affaiblissait le ressort de l'émulation...; que la taxe du vingtième des
fiais d'études... contrariait notre désir de favoriser les bonnes études et de
répandre le bienfait de l'instruction.... »
En conséquence, l'Université de France sera remplacée par
dix-sept universités particulières, le Conseil de l'Université et le
grand maître seront abolis et remplacés par un « Conseil royal de
l'Instruction publique » sous la présidence d'un évoque.
< 37 >
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
L'OPPOSITION
DES JOURNAUX.
LE MEMOIRE
DE CARNOT.
MEC0NTENTEMEN1
GENERAL.
L'agitation des nobles et du clergé était donc ouvertement favo-
risée par le gouvernement; il s'ensuivit que le mouvement d'opinion
hostile qui se forma contre elle, atteignit le gouvernement lui-même.
Sa politique lui aliéna la classe moyenne et fit sortir le peuple de
son apathie.
Aucun journal n'était ouvertement opposé à la monarchie restau-
rée; la loi l'eût empêché de vivre. Le plus indépendant, le Censeur
(rédigé par Comte et Dunoyer), qui pourtant détestait l'Empire et
la tyrannie militaire, conseillait le ralliement à l'ordre nouveau,
et dont le ton était mesuré, en fut réduit à paraître à intervalles
irréguliers et en brochures de 20 feuilles pour échapper à la rigueur
de la police. Le Nain jaune, satirique et caricaturiste, amusait le
public par son « Ordre des chevaliers de l'éteignoir », dont il expé-
diait à domicile le brevet aux royalistes purs. Le Journal général de
France, inspiré par Royer-Collard, alors directeur de la Librairie,
royaliste sincère, raillait les prétentions des nobles, combattait les
violences réactionnaires de la Gazette de France, de la Quotidienne,
du Journal royal, du Journal des Débats. Mais les journaux d'oppo-
sition avaient une clientèle trop restreinte, leurs attaques étaient
par nécessité trop prudentes, pour que leur action fût profonde.
Aucun n'exprimait assez fortement le mécontentement général qui,
dit Rémusat, « sous les apparences d'un acquiescement universel,
se formait, sans crainte et sans impatience ». Un ancien révolu-
tionnaire, Carnot, traduisit exactement les sentiments qui se dissi-
mulaient encore; son Mémoire au Roi, imprimé clandestinement,
répandu à profusion, fut la première attaque directe contre la
Restauration. Il en énumérait tous les actes et y voyait autant de
fautes : depuis le jour où le Roi n'a pas voulu recevoir la couronne
des mains de ses compatriotes, « les cœurs se sont resserrés, ils se
sont tus ». L'inquiétude plane; « le retour des lys » n'a pas réuni les
partis, comme on l'espérait. « Tout ce qui a porté le nom de
patriote » s'est séparé de la cause du prince; il faut avoir été
chouan, Vendéen, ou Cosaque, ou Anglais, pour être bien reçu de
la Cour. « Les trois quarts et demi de la France » sont blessés et
détachés.
Après huit mois de Restauration, la bourgeoisie était déçue par
le régime qu'elle avait bien accueilli. Éclairée par ces maladresses
qu'on appela plus tard les « fautes de la première Restauration »,
elle se mit à discuter cette restauration, qui lui était d'abord apparue
comme le repos définitif, la paix perpétuelle, l'équilibre et la santé....
On pensait généralement, dit Mme de Staël, « que ça ne dure-
rait pas ».
38
chapitre premier La première Restauration.
Quant aux paysans, aux petits bourgeois, aux ouvriers, ils n'eu-
rent pas à perdre une affection qu'ils n'éprouvèrent jamais; mais
leur horreur de l'ancien régime s'accrut. Ils prirent de leurs inquié-
tudes une conscience plus nette quand le gouvernement laissa voir
qu'il favorisait les deux groupes d'hommes dont ils haïssaient l'au-
torité, les nobles et les prêtres. Et leurs sentiments se précisèrent
quand revinrent au pays natal les soldats licenciés, qui mirent sous
leurs yeux le spectacle de l'injustice qui les avait frappés et de la
misère où ils étaient réduits.
Ce gouvernement qui mécontentait à peu près tout le monde
vivait pourtant sans crainte de l'avenir. Les plus clairvoyants
d'entre les ministres n'étaient préoccupés que des élections futures :
ils redoutaient quelque coalition des acquéreurs de biens nationaux;
à quoi Montesquiou répondait qu'on garderait le Corps législatif de
l'Empire jusqu'à 1820, s'il le fallait
La politique extérieure du gouvernement, dirigée par Talley- politique
rand seul, avait plus d'unité et plus de suite, mais le public y extérieure.
prenait peu d'intérêt; le sort de la France était réglé Elle avait
encore un rôle à jouer — médiocre sans doute — dans la distri-
bution qui se faisait des territoires de l'empire napoléonien. Le roi
de France pensait bien avoir, pour régler les affaires de l'Europe au
Congrès de Vienne, les mêmes droits que les autres souverains;
mais certains articles secrets du traité de Paris les limitaient
singulièrement. Il y était stipulé que le Congrès ne discuterait de la
disposition de ces territoires que « sur les bases arrêtées par les
Puissances alliées entre elles ». Or, ces « bases arrêtées » concer-
naient l'Italie septentrionale et centrale, la Suisse, la Belgique et la
Hollande; la rive gauche du Rhin était, d'autre part, réservée pour
les compensations à donner à la Prusse et aux autres États alle-
mands. Il ne restait donc plus à décider que le sort de l'Italie méri-
dionale, de la Saxe et de la Pologne : trois questions où le désaccord
des alliés permettait l'intervention du représentant de la France. Il
pouvait, toute ambition territoriale lui étant interdite, opposer à la
compétition des intrigues et des appétits une politique de principes.
Le principe révolutionnaire du droit des nations à disposer d'elles-
mêmes avait été vaincu avec la France; Talleyrand se fit le cham-
pion du principe de la légitimité monarchique, dont la Restauration
était une application éclatante.
Arrivé le 23 septembre à Vienne, il prolesta dès la première tallbyband
réunion contre l'emploi du mot « alliés » qui, Napoléon vaincu,
n'avait plus, disait-il, de raison d'être; puis il s'employa à dissoudre
< 39 >
AU CONGRÈS
DE VIE.\,\E.
L'établissement du Régime parlementaire.
UVRE PREMIER
LOUIS XVIII
ET LA POLITIQUE
DE FAMILLE.
la coalition. « Le premier besoin de l'Europe, dit-il. est de bannir à
jamais l'opinion qu'on peut acquérir des droits par la seule con-
quête. » Le tsar voulait annexer tout le grand-duché de Varsovie, et
le roi de Prusse toute la Saxe; ils étaient d'accord pour soutenir
leurs prétentions respectives contre l'Angleterre et l'Autriche qui s'y
opposaient. Le tsar était impatient d'en finir : « Il me faut mes
convenances, dit-il à Talleyrand; je garderai ce que j'occupe. —Je
mets le droit d'abord et les convenances après, déclara Talleyrand.
— Les convenances de l'Europe, ripostait le tsar, sont le droit. »
Louis XVIII, fils d'une Saxonne, se passionnait pour le sort du roi
de Saxe ; il y intéressait l'honneur de sa maison. Talleyrand exploita
l'affaire de Saxe assez habilement, d'abord pour grouper les États
secondaires contre la Prusse et la Russie, puis, pour faire insérer
dans le protocole que « les arrangements seraient conformes au
droit public ». — « Que fait ici le droit public? dit Humboldt.
l'envoyé du roi de Prusse. — Il fait que vous y êtes », répondit
Talleyrand, qui en vint, quelques jours après, à offrir aux États
allemands et à l'Autriche une intervention armée de la France
contre la Prusse (25 octobre). L'occupation de la Saxe par les
troupes prussiennes (40 novembre), combinée avec l'arrivée d'une
armée russe à Varsovie, provoqua une telle émotion chez les Autri-
chiens que Talleyrand n'eut pas de peine à obtenir de l'Angleterre
et de l'Autriche la signature d'un protocole secret avec la France
(3 janvier) : les trois puissances s'engagèrent à régler les questions
territoriales « avec le plus parfait désintéressement et la plus par-
faite bonne foi ». « La coalition est dissoute », écrivit Talleyrand
à Louis XVIII. Le diplomate français était très fier de son œuvre.
Aussi, quand finalement on convint de laisser au roi de Saxe une
partie de son royaume et de donner à la Prusse une « compen-
sation » sur la rive gauche du Rhin, il sembla que la France avait
remporté un grand succès. Pourtant, la « légitimité » n'avait pas
pleinement triomphé; il avait fallu sacrifier la restauration inté-
grale du roi de Saxe et la tranquillité de la frontière française; la
Prusse se trouva préposée malgré elle à la « garde du Rhin ».
Louis XVIII était encore plus directement intéressé dans
l'affaire de Naples. Il s'agissait ici d'un Rourbon dépossédé par un
usurpateur, Murât. Il s'agissait surtout d'appliquer à l'usurpateur
le système de persécution et de représailles que Louis XVIII voulait
étendre à toute la famille impériale et à ses créatures : il demandait
l'expulsion de Joseph que l'on croyait en Suisse; protestait contre
l'héritage que Rernadotte allait recueillir en Suède; en même temps,
il parlait de déporter Napoléon dans une île de l'Océan. Talleyrand
40
LE VOL 1)L L'AIGLE
L j; nj a m D i: ): 1 m p i: h i a le
Caricature anonyme. L'Empereur, tenant le drapeau, son épée et une branche de laurier, passe
en une enjambée, de Vile d'Elbe à Paris. Au premier plan, cinq personnages l'observent en
manifestant divers sentiments. — Bibl. Nat. Est. f)b. 141.
i Mil ixn ERE i:\Tlt UNE LE
DE i.k.m:
Peinture <!<■ Steuben, Le colonel Labédoyère, sorti de Grenoble par la rouir de Vizille, à la tête
de son régiment, fait acclamer Napoléon, qui est ensuite amené eu triomphe o Grenoble. —
Musée de Versailles.
il. C. IV. - !■■ . :;. Pagi 10.
chapitre PRK-Miiït La première Restauration.
proposa de rétablir à Naples Ferdinand IV. Mais le cas de Murât,
qui avait soutenu les alliés, était embarrassant. On n'eut pas à le
trancher. Le lendemain du jour (24 février) où l'Autriche mobilisait
loOOOO hommes pour les envoyer en Italie. Napoléon quittait l'île
d'Elbe.
Ainsi les Bourbons restauraient l'antique politique de famille.
Et l'ancien régime, considéré de ce point de vue, n'était pas moins
impopulaire. Quand, pour soutenir les stipulations du protocole
du 3 janvier, on tenta en France une levée de 60 000 hommes, les
appelés désertèrent en masse. Jaucourt, ministre intérimaire des
Affaires étrangères, écrivit à Talleyrand : « Dans la France entière,
on ne lèverait pas un soldat pour la cause du roi de Saxe. La ligne
du Rhin, la Belgique, la seule place du Luxembourg feraient
bondir les recrues. »
< 4t >
CHAPITRE II
LES CENT-JOURS'
I. DE L'ILE D'ELBE A PARIS (26 FÉYRIER-20 MARS 1815). — H. L'ORGA-
NISATION DU NOUVEAU GOUVERNEMENT (21 MÀRS-15 JUIN"). — LA GUERRE (15-24 JUIN).
/. — DE VILE D'ELBE A PARIS {26 FÉVRIER-20 MARS).
uempebeur "TVTAPOLÉON, arrivé à l'île d'Elbe (4 mai), ne sembla préoccupé
X\ que d'y organiser son petit État. L'île était sous l'Empire une
sous-préfecture. Napoléon nomma le sous-préfet intendant, et Drouot
gouverneur Puis, il inspecta minutieusement son petit domaine, y
organisa les douanes et l'enregistrement, construisit un théâtre,
assainit la capitale, distribua des terres incultes, construisit des
routes. Il avait une cour et donnait des bals; sa mère l'avait rejoint
ainsi que sa sœur Pauline; beaucoup d'Italiens et d'Anglais venaient
lui rendre visite; le commissaire anglais, colonel Campbel, qui
1. Le livre essentiel est celui d'Henry Houssaye, 1&H>, 3 vol., 1895-1905, qui utilise, en
même temps que de très nombreux documents inédits, toutes les sources publiées et les
travaux antérieurs; ils y sont cités. Voir aussi les chapitres xxiv et xxv de Madelin, Fouché
(1759-1820), 1900. Il y a des renseignements utiles dans Benjamin Constant, Mémoires sur
les Cent-Jours en forme de lettres, avec des notes et documents inédits; nouvelle édition
augmentée d'une Introduction, Paris, 1829 (la 1" édition est de 1820); dans Villemain,
Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature, i855, t II; dans les Mémoires de Fleury
de Chaboulon, ex-secrétaire de Napoléon, publiés par Cornet, 1901, 3 vol . et dans un article
de Ch. Dilke : Avant et après le retour de l'île d'Elbe, Quarterly Review, 1910; — un article
du commandant Weil, Le vol de l'Aigle (Revue de Paris, 1915) donne de nouveaux extraits
de correspondances émanées des diplomates de Vienne et de leur entourage; utile pour
les opinions et les impressions de l'Europe sur l'évasion de l'Ile d'Elbe.
Au sujet des événements de province les plus importants, voir Lavalley, Leduc d'Aumonl
et les Cenl-Jours en Normandie (Mémoires de l'Académie de Caen, 1898);— Renée Monbrun,
Les Cent-Jours dans l'Ouest (Rev. du Bas-Poitou, 1898 et 1899); — B. Lasserre, Les Cent-Jours
en Vendée, le général Lamarque et l'insurrection royaliste en Vendée, d'après les papiers du
général Lamarque,Par\*. 1906; — Boell, Un chapitre de l'histoire d'Autun : l'année 1815 (Mémoires
de la Société éduenne, 1902).
Pour ce qui concerne particulièrement les fédérations, voir Audin, Tableau historique des
événements qui se sont passés à Lyon depuis le retour de Bonaparte jusqu'au rétablissement
< 42 >
CHAPITRE II
Les Cent-Jours.
lavait accompagné, était resté dans l'île sur la demande expresse de
l'Empereur et vivait dans son intimité. Napoléon avait l'air sincère-
ment résigné à finir sa carrière dans ce royaume de 8000 hectares.
Était-ce un moyen de tromper l'Europe, qu'un air de méditation
farouche eût inquiétée? Peut-être; mais sans doute Napoléon ne
pouvait se résigner au repos. Il n'avait, d'ailleurs, nul besoin de
feindre la sagesse. Ses ennemis ne lui en savaient aucun gré et
considéraient sa situation comme provisoire. Ils se souciaient peu
des conséquences qu'entraîneraient les injures faites à un tel voisin.
Louis XVIII, qui avait pourtant ratifié le traité de Fontainebleau
(30 mai), était tout à sa rancune. Il ne voulait pas écrire de sa main
le nom de Napoléon qu'il désignait par les lettres B. P. Il ne lui
paya pas la pension promise par le traité, deux millions de rentes;
Metternich garda le fils de l'Empereur, et plaça près de sa femme
un officier autrichien qui, dit Meneval, avait « mission de lui faire
oublier la France et l'Empereur, en poussant les choses jusqu'où
elles pouvaient aller ». On parlait à Vienne de transporter Napo-
léon en Guyane, aux Açores ou à Sainte-Hélène. Il le sut, et décida
de prendre l'offensive.
Des journaux français et anglais le tenaient au courant des
événements de France. La visite d'un agent du duc de Bassano,
Fleury de Chaboulon, lui apprit le mécontentement croissant de la
nation, l'agitation de l'armée : quelques généraux, Drouet d'Erlon,
les deux frères Lallemand, Lefebvre-Desnouettes, d'accord avec
Fouché dont le roi avait refusé les services, avaient formé le projet
d'entraîner certaines garnisons du Nord sur Paris pour établir une
régence au nom de Napoléon ou pour proclamer roi le duc
d'Orléans; aux républicains restés hostiles à l'Empire, Fouché pro-
mettait le duc d'Orléans, aux officiers, Napoléon. C'était un complet
vague, tout en conversations entre d'anciens conventionnels et
quelques militaires. Pourtant, le 5 mars, Charles Lallemand, com-
mandant le département de l'Aisne, qui était le plus ardent parmi
AGITATION
ET CONSPIRATION
MILITAIRE
EN FRANCE.
de Louis XVIII, Lyon, 1810; — Barret, Des fédérations nationales e! de leur influence politique
et militaire, Lyon, s. d. (i8i5); — Gavaud, Les crimes des fédérés; moyen d'anéantir celle secte
d'anarchistes, et de cimenter le trône des Bourbons, Lyon, i8i5; — Gonnet, Les Cent-Jours à
Lyon (Revue d'histoire de Lyon, 1908)
L'Acte additionnel est très complètement étudié dans L. Radiguet, L'acte additionnel aux
constitutions de l'Empire du !S avril 1815, Paris, 1911, qui donne une bibliographie, et que
sou auteur a résumé sous le titre L'acte additionnel de 1815, dans la Revue des Etudes napo-
léoniennes de mars 1912.
Sur la guerre, outre le récit de Houssaye, 1815, t. II, voir les articles publiés par A. Sorel,
Etudes de littérature et d'histoire, 1901; — par Salomon Reinach (Revue critique, 1899);
— Patry, Waterloo, la véritable cause du désastre (Revue bleue, 1899); — Général Bonnal,
La campagne de Waterloo (Temps, du 29 octobre 1906, d;<piès Pollio, Waterloo, cun nuovi
documenli, Roma, 1906).
'.3
L' établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
EVASION
DE V EMPEREUR
les conspirateurs, donna le signal de la révolte. Un régiment de
chasseurs et un régiment de ligne traversèrent Cambrai, la Fère,
Noyon, Compiègne, en brisant les fleurs de lys. On les arrêta sans
peine et ils se débandèrent. Le même jour on apprit que Napoléon
avait débarqué en Provence.
Il avait brusquement risqué l'évasion au lendemain du départ
de Fleury de Ghaboulon (24 fév.). Dans la matinée du 26 février,
avec une partie de sa petite armée, deux cents chasseurs corses,
cent Polonais, et quatre cents soldats de la Vieille Garde, il s'em-
barqua sur son brick Y Inconstant: trois petits bâtiments saisis
à Porto-Ferrajo l'escortèrent. La flottille arriva le 1 er mars au
Golfe Jouan. Quand la petite troupe fut à terre, rangée, les drapeaux
tricolores flottant au vent, les capitaines de chaque compagnie lurent
à leurs hommes la proclamation « à l'armée » dictée par l'Empereur
pendant la traversée :
la proclamation <• Soldats! nous n'avons pas été vaincus!... Votre général, appelé au trône
du golfe jouan p ar ] e vœu du peuple, et élevé sur vos pavois, vous est rendu : venez le
rejoindre.... Reprenez ces aigles que vous aviez à Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à
Eylau, à Fnedland, à Tudela, à Eckhmûhl, à Essling, à Wagrara, à Smolensk,
à la Moskowa, à Liitzen, à Wurtschen, à Montmirail!... La victoire marchera
au pas de charge; l'aigle avec les couleur? nationales volera de clocher en
clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame! »
L'EMPEREUR
SUR LA ROUTE
DES ALPES,
Les soldats, sur la plage déserte, crièrent : « Vive l'Empereur! »
Le « vol de l'aigle » dura vingt jours, du Golfe Jouan aux
tours de Notre-Dame. De Cannes à Gap. Napoléon ne rencontre ni
obstacle ni partisans. Masséna, qui commande à Marseille, envoie
des troupes pour lui barrer la route à Sisteron; elles arrivent qua-
rante heures après lui. Elles le suivent. Si Grenoble l'arrête, il sera
pris entre deux feux, « dans la souricière », disait Masséna. Mais
Bonaparte n'est déjà plus un aventurier qu'on arrête.
D'abord, il a, depuis le Golfe Jouan, parlé aux soldats, en
soldat : « Vos rangs, vos biens, votre gloire n'ont pas de plus grands
ennemis que ces princes, que les étrangers vous ont imposés ».
A Laffray, dans l'étroit défilé où le général Marchand veut barrer
la route de Grenoble avec six régiments, seul, à la tête de ses
vétérans qui ont l'arme sous le bras. l'Empereur s'avance vers le
5 e de ligne, et dit aux soldats qui le couchent en joue : « S'il est
parmi vous un soldat qui veuille tuer son Empereur, il peut le
napoléon faire ». Les soldats jettent leurs fusils. Aux paysans du Dauphiné
révolutionnaire. Q u i l'acclament, il dit la parole politique qu'attend le peuple, la
parole qui le libère des fantômes du passé : « Le trône des Bourbons
est illégitime parce qu'il n'a pas été élevé par la nation. Vos frères
c 4'
chapitbb ii Les Cent -Jours.
sont menacés du retour des dîmes, des privilèges, des droits
féodaux. N'est-il pas vrai, citoyens! » C'est la Révolution ressus-
citée qui parle. Deux mille paysans descendent avec lui de Laffray,
par Vizille où il est reçu en triomphateur, sur Grenoble. Dans la
ville six régiments avaient été réunis pour « observer » les agita-
tions anti-autrichiennes des patriotes italiens. S'il s'en empare, s'il
les entraîne, le succès de la marche sur Paris est presque assuré.
Le colonel du 7 e de ligne, La Bédoyère, conduit son régiment sur la
route de Vizille, à la rencontre de Napoléon. Les habitants, sur le
sommet des remparts, l'attendent. La porte de Bonne, où ses troupes
se présentent, est gardée par un régiment et vingt canons. « Ouvrez,
au nom de l'Empereur », crie un officier d'ordonnance qui a pris les
devants. Le colonel qui garde la porte hésite, envoie demander des
ordres au gouverneur de la ville : « Répondez à coups de fusil », et
le gouverneur arrive lui-même, harangue les soldats, qui crient :
« Vive l'Empereur! » La foule grossit, on entend crier : « Ouvrez!
ouvrez ! » Les charrons du faubourg apportent un madrier et brisent
la porte. L'Empereur passe en triomphe dans un délire furieux
d'acclamations poussées par le peuple et par les soldats. A Grenoble,
il précise et il explique le sens révolutionnaire de son retour : « Mes
droits ne sont que ceux du peuple » (8 mars). Toutes les troupes de
Grenoble partent avec lui pour Lyon; le long du chemin, les paysans
les escortent, les acclament. A Lyon (10 mars), la foule qui le porte
en triomphe ajoute à ses cris de joie frénétiques celui de : « A bas
les prêtres ! »
De Lyon, il proscrit la cocarde blanche, licencie la Maison du de lyon a autun.
roi, abolit la Chambre des pairs, « composée en partie de personnes
qui ont porté les armes contre la France et qui ont intérêt au réta-
blissement des droits féodaux et à l'annulation des ventes natio-
nales » ; il dissout la Chambre des députés, convoque les collèges
électoraux au Champ de Mai. Comme Louis XVIII avait affecté de
rappeler à la vie les noms des vieilles institutions de la monarchie,
Napoléon reprend celui d'une assemblée du temps de Charlemagne :
le corps électoral tout entier, délégué de la nation, réuni à Paris en
Champ de Mai, y assistera au sacre de l'impératrice et du roi de
Rome, « et apportera aux constitutions impériales les changements
rendus nécessaires par le besoin d'une sage liberté. Puis, jusqu'à
Paris, la marche continue, rapide et triomphale; les villes, Mâcon,
Tournus, Chalon-sur-Saône, Saint-Jean-de-Losne, Arnay-le-Duc,
Avallon l'acclament, les garnisons le suivent. A Auxerre, la cause
des Bourbons subit un échec décisif; c'est là que Ney rejoint son
maître. Il était en Normandie quand, à la nouvelle du débarque-
< /i r » »
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
ment, Louis XVIII lui confia le commandement du corps d'armée
de Besançon. « La démarche de Bonaparte est insensée, dit le
maréchal en présence du Roi; Bonaparte a rompu son ban : il
mérite, s'il est repris, d'être mis à Charenton et ramené à Paris
ney rejoint dans une cage de fer. » Ney s'exalte à l'idée d'être le sauveur de la
vempereur. monarchie ; il dit encore, le 11 mars : « Il faudra courir au Bona-
parte comme sur une bête fauve ou un chien enragé ». Mais le
voici à Lons-le-Saulnier; il trouve ses soldats en révolte; il déses-
père de les ramener; placé dans l'alternative de les abandonner ou
de les suivre, il les conduit à l'Empereur : « Je vous aime, Sire,
mais la patrie avant tout! avant tout! — C'est l'amour de la patrie
qui me ramène en France », répond Napoléon. Ney est le premier
des chefs illustres de l'armée impériale qui ait suivi le torrent.
Macdonald et Mortier sont encore fidèles au roi; Masséna n'a pas
quitté Marseille, ni Oudinot, Metz, ni Gouvion-Saint-Cyr, Orléans.
D Auxerre à Montereau, Napoléon fait embarquer ses troupes sur
l'Yonne tandis qu'il chemine sur la route, avec une simple escorte.
A Autun, il dit au maire : « Vous vous êtes laissé mener par les
prêtres et les nobles qui voudraient rétablir la dîme et les droits
féodaux. J'en ferai justice; je les lanternerai! »
le gouvernement Le gouvernement, qui négociait à Vienne la transportation de
au danger AS Bonaparte hors de l'Europe, pensait beaucoup plus à exercer une
vengeance qu'à se garantir contre le danger que lui créait un tel
voisinage. Au mois d'août 1814, il s'inquiétait davantage du séjour
de Marie-Louise aux eaux d'Aix. Pourtant, en apprenant, le 5 mars.,
le débarquement, il fit bonne contenance. Personne n'imagine que
l'Empereur arrivera à Paris, ni même tentera d'y arriver. On pense :
il sera rejeté dans les montagnes en Piémont, ou en Suisse; ou
bien arrêté; et, tout compte fait, c'est un événement heureux que
ce retour; on en finira avec le grand perturbateur. Ordre est donné
à tout militaire, garde national ou simple citoyen « de lui courir
sus ». Paris est tout à fait rassurant. La garde nationale acclame
Louis XVIII. Tous les journaux s'indignent contre Bonaparte. Ben-
jamin Constant fulmine dans les Débats contre « l'homme teint de
notre sang ». Comte, rédacteur au Censeur, disserte « de l'impossi-
bilité d'établir un gouvernement constitutionnel sous un chef mili-
taire et particulièrement sous Napoléon ». Lafayette paraît aux
Tuileries avec la cocarde blanche. Les officiers mêmes, dérangés
dans leur sécurité, les troupes et le peuple ne bougent pas. On n'a
pas, à Paris, autant qu'en province, tremblé pour les biens natio-
naux, souffert des prétentions des prêtres et de la morgue des
féodaux....
< 46 t
CHAPITRE II
Les Cent- Jours.
Cependant les préfets annoncent des manifestations bonapar-
tistes, des rébellions militaires; et Ton s'émeut. C'est une conspi-
ration, à n'en pas douter. Soult, ministre de la Guerre, qui ne l'a pas
déjouée, devient suspect. Blacas assure que cet homme perfide a
choisi des garnisons bonapartistes pour les échelonner sur le pas-
sage du Corse. Clarke, qui remplace Soult, mobilise les réserves et
ordonne la levée en masse des gardes nationaux. La Chambre,
réunie en hâte, confie d'une seule voix « le dépôt de la Charte et de
la liberté publique à la fidélité et au courage de l'armée, des gardes
nationales et de tous les citoyens », et, par précaution naïve,
décide qu'on paiera désormais leurs pensions aux militaires mem-
bres de la Légion d'honneur. Le Roi se rend au Palais-Bourbon, où
sont réunis les pairs et les députés (16 mars), leur rappelle son âge,
ses malheurs, sa volonté d'être un bon roi, jure la Charte encore
une fois :
DEMISSION
DE SOULT.
LE ROI
ET MONSIEUR AU
PALAIS-BOURBON.
« J'ai revu ma patrie, dit-il, je l'ai réconciliée avec toutes les puissances
étrangères.... J'ai travaillé au bonheur de mon peuple.... Pourrais-je, à soixante
ans, mieux terminer une carrière qu'en mourant pour sa défense? Je ne crains
donc rien pour moi; mais je crains pour la France. Celui qui vient allumer
parmi nous les torches de la guerre civile, y apporte aussi la guerre étrangère ;
il vient remettre notre patrie sous un joug de fer; il vient enfin détruire cette
Charte constitutionnelle que je vous ai donnée, cette Charte, mon plus beau
titre aux yeux de la postérité ; cette Charte que tous les Français chérissent et
que je jure ici de maintenir. »
Puis — moment plus solennel encore — le comte d'Artois,
l'ennemi notoire de la Charte, s'approche du Roi; il arrive de Lyon
d'où, ayant vainement essayé d'arracher aux troupes un cri de
« Vive le Roi! » il a brusquement pris la fuite; le voici devant
l'assemblée; il lève la main et s'écrie : « Nous jurons sur l'honneur
de vivre et de mourir fidèles à notre Roi et à la Charte constitu-
tionnelle qui assure le bonheur des Français! » L'Assemblée l'ap-
plaudit, le Roi l'embrasse, et le président Laîné constate ; « Ce n'est
plus de la cour que peuvent venir les inquiétudes sur la liberté » ;
le Roi, l'héritier du trône ont fait leur serment solennel : « ils n'au-
raient jamais ni la volonté ni le pouvoir de les violer ».
Mais Napoléon avance; le 13 mars, il couche à Mâcon, le 14 à
Chalon, le 15 à Autun, le 16 à Avallon. le 17 à Auxerre. Que fera
le Roi? Ou que faire du Roi? Blacas propose que Louis XVIII sorte
de Paris en calèche découverte avec le premier gentilhomme de la
chambre, entouré des pairs et des députés : Attila reculera devant
ce cortège. Vitrolles, moins théâtral, voudrait un départ pour la
Rochelle avec les Chambres. Louis XVIII n'a pas d'avis, mais donne
FUITE DU ROI
ET DE LA COUR.
47
L' établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
LE VINGT MARS.
TENTATIVES
D AGITATION
ROYALISTE
A BORDEAUX
ET A TOULOUSE.
CAMPAGNE DU
DUC V ANGOULÊME
DANS LE MIDI.
à tous les soldats de l'ancienne garde le grade de sous-lieutenant.
Finalement, Blacas le décide à partir pour Lille (19 mars) La légi-
timité « tombe en défaillance », dit Chateaubriand.
Napoléon arrive aux Tuileries le lendemain 20 mars à 9 heures
du soir; la foule, subitement soulevée, l'accompagne en colonnes
serrées, criant frénétiquement : « Vive l'Empereur! A bas la
calotte! » De la cour du château jusqu'à son cabinet, l'Empereur est
porté dans une cohue où il risque d'être étouffé, les yeux clos,
comme bercé par un rêve, au milieu d'un délire d'enthousiasme où
se mêlent les acclamations de la foule et de sa cour subitement
réunie qui l'attend là, depuis deux heures, dans la fièvre. Le calme
rétabli, les cavaliers de l'escorte attachent leurs chevaux à la grille
et s'endorment dans leurs manteaux. De Vizille à Paris, l'enthou-
siasme révolutionnaire a accompagné, a protégé cette aventure
inouïe. C'est pourquoi la France a été conquise par « l'invasion d'un
seul homme ».
La révolution fut généralement acceptée, Deux chefs militaires
seulement, Victor et Gouvion Saint-Cyr, rejoignirent le Roi. Le
Midi s'agita quelque temps. A Bordeaux, la duchesse d'Angoulême,
« le seul homme delà famille », disait Napoléon, essaya d'entraîner
les militaires. Il y avait là un « régiment d'Angoulême ». Elle parut
aux casernes, offrit des bouquets aux soldats, passa des revues : les
soldats enlevèrent silencieusement les fleurs de lys de leurs schakos.
Quand arriva le général Clausel, envoyé par Napoléon pour
commander la ville, avec une compagnie et un peloton de gen-
darmes, la duchesse donna l'ordre de combattre, harangua les
troupes : « Est-ce au régiment d'Angoulême que je parle? Avez- vous
oublié celui que vous nommiez votre prince? Et moi, ne m'appclïez-
vous pas votre princesse? » Personne ne bougea. Elle partit, le
2 avril, sur un bateau anglais. A Toulouse. Vitroiles voulut con-
stituer un gouvernement; il s'agita huit jours et fut emprisonné.
A Nîmes, où le parti royaliste est fort, le duc d'Angoulême compte
réunir dix mille hommes, marcher sur Lyon et s'en emparer. En
effet, il remporte un petit succès à Montélimar sur les gardes natio-
naux, mais, à peine arrivé à Valence, il apprend que les bonapar-
tistes ont pris Nîmes. Il bat en retraite, poursuivi jusqu'à Pont-Saint-
Esprit par le général Grouchy qui commande les troupes de Lyon ;
mais à Pont-Saint-Esprit commande le général Gilly, destitué pa,
lui à Nîmes quelques jours auparavant. Le duc d'Angoulême caj.-
tule à la Palud le 8 avril, et obtient de s'embarquer à Cette le 14 avril.
C'est la fin des résistances du Midi ; Marseille se rallie le lendemain.
Il n'y a plus de Bourbons en France le 16 avril.
48
CHAPITRE H Les Ccnt-JoiUS.
Un instant on avait compté sur les Vendéens; le duc de la
Bourbon, vieillard fatigué, venu pour les soulever, les trouva ROC/,E E J ' i ^!''' : ."'':, J
méfiants, irrités contre Louis XVIII dont le libéralisme les avait
déçus; il repartit le 6 avril. Plus tard, vers le 15 mai, l'agitation,
organisée cette fois par les prêtres, commença dans les campagnes;
l'Angleterre envoya des armes par le marquis de la Rochejaque-
lein, qui se fit commandant en chef des paysans insurgés ; mais
quinze jours après, 31 mai, trois de ses « corps d'armée » acceptaient
de négocier avec le général Lamarque envoyé contre eux. La Roche-
jaquelein ayant été tué le 4 juin, cette petite guerre se prolongea
jusqu'à Waterloo sans éclat et sans danger pour le gouvernement.
Elle eut, au contraire, cet effet inattendu de provoquer dans le parti
l'Ouest, et de là dans toute la France, l'organisation du parti de la RÉV0LU J.'^)' <A! , h lî
Révolution. A Rennes, à Nantes, naquirent les premières « fédéra- en fédérations.
tions », réunions de patriotes unis par le serment de défendre,
comme en 1790, la patrie et la liberté. De la Bretagne, le mouve-
ment se propagea dans toute la France, à Dijon, à Strasbourg, à
Nancy, à Metz, à Grenoble, à Angers. La fédération de Lyon, orga-
nisée par le maire, et qui comprit les départements du Rhône, de la
Loire, de la Haute-Loire, du Puy-de-Dôme, du Cantal, de l'Isère, de
l'Ain, de Saône-et-Loire, résume dans son appel les intentions, le
programme des fédérés :
« Les rois veulent dissoudre une nation dont le courage les effraie ; très
bien, resserrons, s'il est possible, les liens qui nous unissent! Faisons le ser-
ment sacré de ne jamais nous séparer... que ce mot si puissant de fédération
retentisse dans toute la France : que ces nœuds tissus entre les départements
lient les provinces! qu'ils soient les remparts invincibles de notre liberté! »
La patrie est inséparable de la liberté, l'une est aussi menacée
que l'autre, car les alliés veulent à la fois « dissoudre le peuple
français », et le « soumettre aux lois d'une féodalité honteuse » :
« L'objet de cette confédération est de consacrer tous ses moyens à la pro-
pagation des journaux libéraux, d'opposer la vérité à l'imposture; de répandre
la lumière au milieu des gens égarés; de soutenir l'esprit public au niveau des
circonstances; de s'opposera tous les désordres, de maintenir dans l'intérieur
du pays la sûreté publique; d'employer tout ce qu'on peut avoir d'influence et
de crédit pour faire rester chacun dans la ligne de ses devoirs envers le prince
et la patrie;... de déjouer tous les complots tournés contre la liberté, nos Con-
stitutions et l'Empereur. »
Les fédérés sont ligués contre l'ennemi du dedans et contre
l'ennemi du dehors; leur programme, c'est : sauver la Révolution
par 1 Empereur. A Paris, le mouvement fédéra tif est organisé par les
« patriotes » des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Antoine avec un
< *'i9 »
Lavisse. — H. Conterup., IV. 4
L'élab lisse ment du Régime parlementaire. livre premier
enthousiasme qui rappelle celui d'août 1792. Reçus par l'Empereur
aux Tuileries, ils déclarent : « Nous voulons, par notre attitude,
frapper de terreur les traîtres qui pourraient désirer encore une
fois l'avilissement de la patrie ».
la presse libre. Les journaux, qui jouirent, depuis le 20 mars, d'une liberté
presque illimitée, exprimèrent, en reprenant le ton et les allures de
la presse révolutionnaire, des opinions opposées. Le Patriote de 1789,
rédigé par un ancien secrétaire de la Commune du 10 août, Méhée
de la Touche, avait pris pour devise : « La patrie avant tout, que
m'importe Napoléon? ». On vendait dans les rues le Père Nicolas,
ami du peuple, journal populaire, rédigé dans le style du Père
Duchêne, avec moins de grossièreté, qui défendait le bonapartisme
au nom de la fraternité révolutionnaire. Le Censeur rappelait hardi-
ment que l'Empire avait été légitimement renversé en 1814 : « Et peu
importe que Napoléon ait été proclamé Empereur par l'armée et par
les habitants des pays où il a passé... la France n'appartient ni aux
soldats ni aux habitants qui se sont trouvés sur la route de Cannes à
Paris ». Le gouvernement n'est qu'un gouvernement provisoire; il ne
peut être légitimé que par une assemblée librement élue qui fera
une nouvelle constitution. Les journaux légitimistes se taisaient.
L'ancienne Quotidienne, qui prit le nom de Feuille du Jour, ne com-
mentait que les nouvelles de Vienne. D'autre part, le Journal des
Débats, redevenu le Journal de l'Empire, représentait l'opinion
visiblement dominante. Les lettres à l'Empereur et aux ministres
qu'il insérait chaque jour, parlaient toutes un langage oublié depuis
vingt ans; elles rappelaient, pour les donner en exemples, le Comité
de salut public, la Terreur, la confiscation des biens des nobles :
« Qu'on ne craigne pas les jacobins! quand la patrie est en danger,
c'est par les moyens révolutionnaires qu'il faut la défendre ».
Tous les préfets et sous-préfets constatent le réveil révolution-
naire : « C'est de la frénésie, dit l'un d'eux; on menace les prêtres
et les nobles ; en 1793, les esprits n'étaient pas aussi montés qu'au-
jourd'hui ». On crie : « A bas les prêtres! les aristocrates à la
lanterne! » Et toute la France chante la Marseillaise. Étonné de
retrouver, comme il le dit au 20 mars à Mole, « la haine des prê-
tres et de la noblesse aussi universelle et aussi violente » que
vingt ans auparavant, Napoléon va-t-il, pour rester en communion
avec le parti qui l'acclame, devenir au vrai ce qu'on croit qu'il est.
le « soldat de la Révolution », le dictateur jacobin, c'est-à-dire
patriote, démocrate et anticlérical, qui vaincra l'ancien régime res-
suscité par les rois en haine de la France, et qui, s'il le faut, pour
sauver la Révolution, vaincra l'Europe?
< 5o >
CHAPITHE II
Les Cent-Joun .
II. — L'ORGANISATION DU NOUVEAU GOUVERNE-
MENT (21 MARS-ib JUIN)
M
AIS Napoléon ne voulut pas recommencer la Révolution. napoléon
Tint-il réellement à Mole ce propos « qu'il n'aurait jamais révolutionnaire
quitté l'île d'Elbe, s'il avait prévu à quel point, pour se maintenir,
il aurait besoin de complaire au parti démocratique »? Ce qui est
sur. c'est qu'il ne reconnaissait plus la France; il était, au dire de
Lavalette, « effrayé de l'énergie de tout ce qui l'entourait. Les onze
mois du roi nous avaient rejetés en 1792, et l'Empereur s'en aperçut
promptement; car il ne retrouva plus ni la soumission ni le pro-
fond respect, ni l'étiquette impériale ». Le Conseil d'État vint lui
demander la liberté de la presse, et la responsabilité des ministres.
La Cour de Cassation, la Cour des Comptes, le Conseil municipal
de Paris lui rappelèrent sa promesse d'une constitution, « qui,
garantie par vous, ne sera pas aussitôt violée que promulguée »,
lui dit le Conseil municipal. Ces audaces troublèrent Napoléon, il
ne se décida ni pour la dictature ni pour la Révolution. Il se con-
tenta d'accommoder aux goûts de la bourgeoisie libérale les tradi-
tions et le personnel de l'Empire; il se fit monarque constitutionnel.
La plupart des anciens ministres reprirent leurs portefeuilles ;
un seul nom nouveau, mais significatif, Carnot, reparut, pour
donner confiance aux « patriotes ». Encore le vieux conventionnel
dut-il accepter le titre de comte; c'était le classer dans la hiérarchie,
dans la « légitimité » impériale. L'administration, effrayée par le
tumulte révolutionnaire, ne parla que d'apaisement. On laissa se
perdre l'enthousiasme des fédérés; on ne les employa pas. Aucun
royaliste ne fut inquiété. Fouché, qui a repris la direction de la
police, encourage cette faiblesse par calcul; il est obligeant, bien-
veillant pour les ennemis déguisés ou avoués de l'Empire ; il retarde
indéfiniment les mesures de rigueur contre les plus dangereux ; il
s'applique à se créer des titres à la reconnaissance d'un parti dont
il prévoit le retour prochain. Les préfets les plus suspects restent
plusieurs semaines en fonctions ; les maires (beaucoup sont d'anciens
nobles) étant hostiles, un décret du 30 avril rend, dans les villes
au-dessous de 5 000 âmes, la nomination des municipalités aux
citoyens actifs, c'est-à-dire aux bourgeois, qui en réélisent les deux
tiers.
L'entourage de l'Empereur s'étonne : « Dans quelle voie marche-
t-il donc? dit Caulaincourt à Pasquier. Lui-même ne le sait pas....
LE NOUVEAU
GOUVERNEMENT.
LA POLITIO'!-
DE FOUCHÉ.
NAPOLÉON EST
SANS PROGRAMME.
5l
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIEH
IL PROMET UNE
ADDITION AUX
CONSTITUTIONS
DE L'EMPIRE.
PROJET
DE CARNOT.
NAPOLEON
APPELLE
BENJAMIN
CONSTANT.
Il est entièrement hors de son assiette.... Comment ne voit-il pas
que le sentiment qu'il inspire au plus grand nombre est celui de la
peur? » Mais la peur est aussi un moyen de gouvernement dont on
pouvait user. Tandis qu'on attend, dans la foule, quelque grande
mesure, claire et vigoureuse, qui indique avec qui et contre qui
Napoléon veut gouverner, l'Empereur reste indécis, terne, incolore;
l'homme qui a fait le retour de l'île d'Elbe, ce miracle, craint de faire
des mécontents. Sans doute, l'Empereur se croit encore au-dessus
des partis, comme il l'était, en 1799, quand les partis étaient ruinés,
usés; mais, après 1814, ils sont reconstitués ; Napoléon est, en fait,
devenu le chef d'un parti; et il repousse le programme de ceux qui
le soutiennent; il adopte celui des hommes auxquels il est suspect.
Encore ne l'adopte-t-il pas franchement. Dans un décret daté de
Lyon, il a promis une constitution : « les collèges électoraux du
département seront réunis en assemblée extraordinaire au Champ
de Mai afin de modifier nos Constitutions selon l'intérêt et la volonté
de la nation ». Promesse vague et irréalisable : il y a 20000 électeurs
de département; la constitution se fera sûrement d'autre manière.
Les libéraux, à qui la Charte a suffi, veulent une constitution qui
ferait un Empire entièrement nouveau; l'Empereur ne tiendrait
ses droits que d'un pacte nouveau avec la nation; il daterait non de
1804, mais de 1815, et Napoléon de dire : « Que faites-vous donc de
mes onze ans de règne?... Il faut que la nouvelle constitution se
rattache à l'ancienne. -> Il ne veut qu'un arrangement, une revision,
un « acte additionnel aux Constitutions de l'Empire ». Lui aussi
prétend « renouer la chaîne des temps ».
Une « Commission de constitution », où figuraient Carnot,
Cambacérès, Bassano, Boulay de la Meurthe, Merlin de Douai,
Regnault de Saint-Jean-d'Angély, fut chargée de ce raccommodage.
Tous se prononcèrent pour une imitation de la Charte, sauf Carnot,
qui proposa un système vraiment impérial, napoléonien, une Cons-
titution de l'an VIII où le Corps législatif serait élu au suffrage
direct par les collèges d'arrondissement. L'Empereur chargea Ben-
jamin Constant d'écrire un projet. A cet adversaire qui, un mois
auparavant, l'appelait Attila et Gengiskhan, il dit assez franchement
son sentiment intime. Constant lui-même a rapporté les propos que
lui tint l'Empereur :
« La nation s'est reposée douze ans de toute agitalion politique, et, depuis
un an, elle se repose de la guerre. Ce double repos lui a rendu un besoin
d'activité;... le goût des constitutions, des débats, des harangues, parait
revenu; cependant, ce n'est que la minorité qui les veut; ne vous y trompez
pas. Le peuple, ou, si vous l'aimez mieux, la multitude, ne veut que moi.... Je
ne suis pas, comme on l'a dit, l'empereur des soldats; je suis celui des plé-
5 a
CHAPITRE II
Les Cent-Jours.
cest une
IMITATION DE
LA « CHARTE ».
béiens, des paysans de France.... Fis me regardent comme leur sauveur contre
les nobles. Je n'ai qu'à faire un sii>ne ou plutôt à détourner les yeux, les nobles
seront massacrés dans toutes les provinces... niais je ne veux pas être le roi
d'une jacquerie. S'il y a moyen de gouverner par une constitution, à la bonne
heure!... Voyez donc ce qui vous semble possible; apportez-moi vos idées :
des discussions publiques, des élections libres, des ministres responsables, la
liberté de la presse... je veux tout cela.... Je vieillis; on n'est plus à quarante-
cinq ans ce qu'on était à trente. Le repos d'un roi constitutionnel peut me
convenir; il conviendra plus sûrement encore à mon fils. »
Benjamin Constant accepta de fabriquer une nouvelle Charte la constitution
à l'usage du maître qui lui avait confessé sa répugnance pour les promulguée.
constitutions et sa résignation à en essayer. Il y mit toutes les
« garanties » : jury, responsabilité ministérielle, liberté de la presse,
et même la pairie héréditaire; toutefois Napoléon ne lui permit pas
d'abolir la confiscation. La Commission approuva, le Conseil d'État
adopta, tout en protestant encore contre la confiscation, et, le
22 avril, la Constitution fut promulguée.
Elle affirmait, comme en l'an VIII, comme en l'an X, comme en
l'an XII, l'initiative de l'Empereur, sous réserve de la sanction
populaire.
« Voulant, d'un côté, conserver du passé ce qu'il a de bon et de salutaire,
et, de l'autre, rendre les Constitutions de notre empire conformes en tout aux
vœux et aux besoins nationaux, ainsi qu'à l'état de paix que nous désirons
maintenir avec l'Europe, nous avons résolu de proposer au peuple une suite de
dispositions tendant à modifier et perfectionner ces actes constitutionnels, à
entourer les droits des citoyens de toutes leurs garanties, à donner au système
représentatif toute son extension, à investir les corps intermédiaires de la con-
sidération et du pouvoir désirables, en un mot, de combiner le plus haut point
de liberté politique et de sûreté individuelle avec la force et la centralisation
nécessaires pour faire respecter par l'étranger l'indépendance du peuple
français et la dignité de la couronne. »
En effet, sauf le ton. sauf la forme de promulgation directe,
sauf l'oubli des délibérations promises du Champ de Mai, l'Empe-
reur donne aux libéraux toutes sortes de satisfactions. On reconnaît
l'œuvre de l'adversaire d'hier, du professeur de science politique,
Benjamin Constant; elle proclame toutes les libertés, comme la
Charte; elle conserve les deux chambres : la Chambre des Pairs et
la Chambre des représentants.
La Chambre des Pairs est nommée par l'Empereur; ses membres
sont « irrévocables, eux et leurs descendants mâles, d'aîné en aîné
en ligne directe; le nombre des pairs est illimité ». La Chambre des
représentants est « élue par le peuple ». Cela ne veut pas dire que
les collèges électoraux de département et d'arrondissement soient
supprimés; ils sont maintenus dans la forme fixée par le sénatus-
< Si >
L établissement du Régime parlementaire. livre premier
consulte du 16 thermidor an X; formés par les assemblées de canton
qui se composent de tous les citoyens, à raison de un membre pour
cinq cents habitants domiciliés dans l'arrondissement, de un pour
mille dans le département, les membres des collèges électoraux
sont à vie. Mais au lieu d'avoir simplement le droit de « présenter
chacun deux citoyens pour former la liste sur laquelle doivent être
nommés les membres du Corps législatif », les collèges électoraux
auront désormais le droit d'élection directe à la Chambre des repré-
sentants : les collèges de département nommeront 238 députés; ceux
d'arrondissement, un par arrondissement, soit 368. L'industrie et la
propriété « manufacturière et commerciale » auront une représenta-
tion spéciale », pour laquelle il est créé 13 grands arrondissements
nommant 23 députés choisis par les électeurs du département où
se trouve la capitale du grand arrondissement, sur une liste dressée
par toutes les chambres de commerce du même arrondissement.
Cette Chambre élue, nombreuse (629 membres) et jeune (l'âge
de l'éligibilité est fixée à 25 ans), se renouvelle en entier tous les
cinq ans ; elle est pourvue de tous les droits essentiels, elle vérifie
les pouvoirs de ses membres qui sont inviolables, elle nomme son
président (sauf approbation de l'Empereur); elle a le droit d'amen-
dement, la « faculté d'inviter le gouvernement à proposer une loi
sur un objet déterminé et de rédiger ce qu'il paraît convenable
d'insérer dans cette loi », de mettre en accusation les ministres res-
ponsables.
Les droits individuels des citoyens sont garantis, eux aussi;
car les juges seront inamovibles à partir du 1 er janvier 1816; les
tribunaux d'exception sont supprimés, le jury est maintenu et
juge seul des procès de presse, la liberté des cultes est assurée;
l'état de siège ne peut être déclaré que par une loi....
Sans doute, ce n'était pas encore le pur régime parlementaire;'
la responsabilité des ministres est pénale et non politique : la
Chambre des représentants peut traduire un ministre devant la
Chambre des pairs « pour avoir compromis la sûreté ou l'honneur
de la nation » ; mais un vote hostile de la Chambre ne peut le con-
traindre à démissionner; c'est l'Empereur qui, en vertu des consti-
tutions antérieures, reste seul responsable devant la nation. Per-
sonne encore n'imagine que la « responsabilité ministérielle » puisse
comporter pour les Chambres le droit de renverser les ministres.
l'opinion L'Acte additionnel causa une grande déception. Ce qu'il con-
est déçue. tenait « d'arriéré du premier Empire » le déconsidéra dans l'opinion
libérale; ce qu'il gardait d'ancien régime déconcerta l'opinion popu-
laire. Le maintien du régime électoral de l'an X (électeurs à vie et
< 54 >
ciiai'itrï: u
Les Cent-Jours.
ÉLECTION
DE LA CUAMBHE.
en petit nombre), L'initiative des lois laissée au gouvernement,
l'hérédité de la pairie, le rappel des Constitutions de l'Empire tou-
jours en vigueur quand leurs articles ne sont pas évidemment
abrogés par la nouvelle, tout cela est jeté pêle-mêle en reproche
par les journaux et les brochures 1 sympathiques ou hostiles à
Napoléon. Les rapports de préfets signalent le mécontentement
causé par la pairie héréditaire. Pourquoi Napoléon a-t-il, lui, comme
un Bourbon, créé une noblesse politique? Pourquoi lui, l'homme
du peuple, s'est-il méfié du peuple? L'Acte additionnel parut au
Moniteur le 23 avril. L'élan national l'ut arrêté net; le parti répu-
blicain, jusque-là très actif dans les Fédérations, s'attendait à
quelque grande mesure démocratique, un suffrage universel comme
en 1793, qui eût associé toute la nation à l'établissement du nouvel
empire : subitement désenchanté, il cessa d'agir, et se résigna.
Napoléon sentit cet échec moral, et voulut en corriger l'effet.
Au lieu d'ajourner la réunion des Chambres jusqu'au règlement
de sa situation vis-à-vis de l'Europe, il convoqua les collèges
électoraux tout de suite, « pour ne pas, dit-il, prolonger la dicta-
ture dont les circonstances et la confiance du peuple l'avaient
investi ». Mais c'est mettre la Constitution en vigueur avant que la
nation se soit prononcée. Le résultat est significatif : on vote à
peine; dans 67 départements sur 86 on ne peut pas réunir, comme
l'exige la loi, la moitié plus un des électeurs inscrits. Sur
19 976 électeurs départementaux, 7 669 seulement viennent voter. A
Paris. 113 sur 213 électeurs; à Marseille, 13 votants nomment
4 députés. Carnot, ministre de l'Intérieur, honnêtement, s'est abstenu
d'intervenir, laissant « cuisiner » des élections libérales par son col-
lègue de la police, Fouché, habile homme qui pressent le parti qu'il
pourra tirer d'une Chambre attachée à ses droits, soit contre l'Empe-
reur s'il dure, soit contre le Roi s'il revient. Les libéraux sont élus en
grande majorité, le régime électoral écartant du scrutin le peuple;
sur 629 députés, on ne compte guère que 80 bonapartistes purs, et
une quarantaine de « jacobins », anciens conventionnels.
Puis, pendant un mois, les registres d'acceptation furent
ouverts pour le plébiscite sur la Constitution; il y eut 1 305 206 oui LA constitua
contre 4 206 non. Le nombre des inscrits était de o à 6 millions;
sauf dans l'Est et le Sud-Est, on n'avait presque pas voté. Le suf-
frage universel comme le suffrage restreint étaient restés indif-
férents.
PLEBISCITE SUR
i. Les plus intéressantes -*<>u{ « l»; Viennet, Opinion d'an homme libre »ur la Constitution
proposée; <l<- Salvanrfy, Mémoire à l'Empereur sur les griefs el les vœux du peuple français.
L'acte additionnel lui deieinlu par Sismondi dans 1<' Moniteur.
L' établissement du Régime parlementaire. livre premier
le champ de mai. Alors Napoléon, pour ressaisir l'imagination populaire, pour
secouer l'inertie qui était souvent une abstention hostile, veut réaliser
la promesse faite à Lyon, à l'heure où il était encore l'Empereur de
la Révolution. Il organise la réunion du Champ de Mai (1 er juin).
Il compte qu'elle sera une grande manifestation nationale, une
nouvelle fête de la Fédération, une sanction. On s'inquiéta à Gand
et en Europe : « Le parti de Bonaparte peut devenir très fort, écrit
le cabinet russe dans un mémoire aux Puissances, par suite de
l'assemblée du Champ de Mai. Les formes constitutionnelles
peuvent encore exalter l'orgueil d'un peuple démoralisé et donner
une sanction nationale à tous les crimes qui ont reporté cet homme
sur le trône. » On se rassura vite. Le Champ de Mai fut une longue
et ennuyeuse cérémonie, à laquelle l'appareil le plus éclatant ne
réussit pas à donner un caractère national. Napoléon, au lieu d'y
aller à cheval, se fît conduire en voiture vêtu d'un manteau de
velours violet, coiffé d'une toque à plumes, escorté de pages et de
chambellans; ses frères étaient vêtus de taffetas blanc; et l'archi-
chancelier Cambacérès s'enveloppait d'un manteau bleu semé
d'abeilles. On regarda ce cortège avec curiosité. La proclamation du
résultat du plébiscite en présence des gardes nationales et des délé-
gués des collèges électoraux parut un faible symbole de l'union nou-
vellement cimentée entre les Français et leur Empereur. On eut l'im-
pression d'une mystification, bien que Napoléon eût annoncé dans
son discours qu'il s'occuperait de réunir en un seul corps toutes les
dispositions des Constitutions de l'Empire pour en faire une consti-
tution définitive. Mais les promesses de l'Empereur converti au
libéralisme bourgeois ne pouvaient créer la confiance ni soulever
l'enthousiasme. Quand l'archevêque de Bourges présenta à genoux
l'Evangile à l'Empereur qui jura, la main sur ce livre, d'observer les
Constitutions de l'Empire, on ne fut pas ému davantage. Pourtant à
la fin de cette froide représentation un autre serment remua l'âme
la distribution des spectateurs. Au moment de la distribution des aigles, Napoléon,
des aigles. rejetant son manteau de velours violet, s'avança seul et dit: « Soldats
de la garde nationale de l'Empire, soldats des troupes de terre et de
mer, je vous confie l'aigle impériale aux couleurs nationales; vous
jurez de la défendre, au prix de votre sang, contre les ennemis de la
patrie et de ce trône : vous jurez qu'elle sera toujours votre signe de
ralliement : vous le jurez! » La garde nationale, puis la garde impé-
riale répondirent, dans le silence de la foule : « Nous le jurons ».
A cette heure, sur toutes les consciences indécises, déçues et
inquiètes, planait une seule certitude : celle de la guerre prochaine
et décisive.
t 56 x
CHAPITRE H
Les Cent-Jours.
III. — LA GUERRE (15-24 JUIN)
LE retour de l'île d'Elbe avait détruit les combinaisons de
Talleyrand, et réconcilia subitement les alliés. Le 13 mars, les
huit Puissances alliées déclarèrent qu'elles ne considéraient pas
l'invasion de Napoléon comme un fait de guerre, mais comme « un
attentat contre l'ordre social ».
« Quoique intimemenl persuadés que la Fiance entière, se ralliant autour
de son souverain ligitime, fera rentrer dans le néant cette dernière tentative
d'un désir criminel et impuissant, les souverains de l'Europe déclarent que si,
contre tout calcul, il pouvait résulter de cet événement un danger quelconque,
ils seraient prêts à donner au roi de France et à la nation française les secours
nécessaires pour rétablir la tranquillité.... Les puissances déclarent qu'en rom-
pant la convention qui l'avait établi à File d'Elbe, Napoléon Bonaparte a détruit
le seul titre légal auquel son existence se trouvait attachée, qu'en reparaissant
en France, il s'est placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme
ennemi et perturbateur du repos du monde, il s'est livré à la vindicte publique. »
C'est une sentence de mort civile, disait Talleyrand, et non
une déclaration de guerre.
Le 25, les quatre alliés — Russie, Angleterre, Prusse, Autriche,
— « sans rien attendre et sans rien entendre » comme dit Talleyrand,
renouvellent l'alliance de Chaumont et affirment leur union pour
« maintenir » le traité de Paris et en « compléter » les dispositions.
Car ils veulent, non seulement chasser Napoléon, mais mettre à
la raison la nation qui l'a laissé revenir. Leur colère n'épargne
pas les Bourbons ; Wellington et Metternich s'accordent à bafouer
leur insuffisance; Alexandre sent renaître ses griefs personnels
contre Louis XVIIL et déjà lui cherche un successeur. L'objet de
la guerre, déclare une note du cabinet russe, « consiste à mettre
Bonaparte hors de toute possibilité de régner en France, ou d'exercer
une influence quelconque, et à placer la nation française elle-même
dans l'impossibilité de redevenir le formidable instrument du des-
potisme militaire ou des fureurs d'une faction démoralisée et par
conséquent redoutable ». En Angleterre, les whigs sont, suivant la
tradition de Fox, hostiles à toute intervention dans les révolutions
des peuples voisins; mais le gouvernement, une fois constatée
la soumission de la France à Napoléon, expédie une armée en
Belgique et fait capturer les vaisseaux français.
Malgré ces faits et ces intentions si clairement exprimées,
Napoléon crut possible d'éviter la guerre. Le lendemain de son
arrivée aux Tuileries, le 21 mars, passant en revue les troupes qui
( 5y >
UEMPEREVV
EST m;
HORS LA LOI
PAR L'EUROPE.
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VEUT ÉVITER
LA OUERP.E.
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
E!\VOI DE
NÉGOCIATEURS
OFFICIEUX.
MURAT ESSAIE
DE SOULEVER
L'ITALIE.
l'avaient accompagné et la garnison de Paris, il déclara qu'il n'atta-
querait personne, qu'il ne ferait que se défendre : « Nous ne voulons '
pas nous mêler des affaires des autres; mais malheur à qui se mêle-
rait des nôtres ! » Il annonça en toute occasion son désir de paix, son
respect du traité de Paris. Privé de moyens diplomatiques officiels
(les ambassadeurs ayant quitté Paris), il affirma, le 14 avril, par une
circulaire aux gouvernements étrangers : « Le principe invariable
de la politique de la France sera le respect le plus absolu de l'indé-
pendance des autres nations ».
Il essaya des interventions officieuses et des émissaires secrets.
Dès le 12 mars, étant encore à Lyon, il avait chargé son frère Joseph,
alors retiré à Zurich, d'informer les ministres russe et autrichien
accrédités en Suisse de sa résolution de conserver à la France ses
limites de 1814. En avril, Ginguené fut chargé d'une mission analogue
à Zurich auprès de Laharpe, l'ami d'Alexandre. La reine Hortense,
le prince Eugène et la grande-duchesse Stéphanie de Bade furent
priés d'intervenir personnellement auprès d'Alexandre, et de se
porter garants des intentions pacifiques de Napoléon. Le traité du
3 janvier 1815, par lequel les Bourbons s'étaient unis à l'Autriche
et à l'Angleterre contre la Russie, fut communiqué au tsar. Mais cet
effort pour disloquer la coalition resta sans résultat. Alexandre admit
les explications sommaires, que lui fit transmettre Castlereagh par
Wellington au sujet du traité : « L'affaire en gros venait de dissi-
dences actuellement arrangées, et d'une très indiscrète déclaration
du prince de Hardenberg ».... Le tsar oublia ses griefs pour ne
songer qu'au danger que faisait courir aux monarchies le retour du
révolutionnaire « usurpateur ».
Des tentatives analogues de Napoléon pour détacher de la
coalition l'empereur d'Autriche, son beau-père, échouèrent pareille-
ment. Fouché, qui ambitionnait le portefeuille des Affaires étran-
gères, s'offrit à faire connaître à Vienne par des agents à lui,
Montrond et Bresson, les intentions pacifiques de Napoléon; ceux-ci
y apportèrent sans doute aussi les vues propres de Fouché. Il était
en correspondance secrète avec Metternich. Il y eut le 3 mai à Bâle
des conversations entre un agent de Napoléon et un agent de
Metternich. Elles fournirent à Napoléon la preuve que Fouché le
trahissait, mais ne changèrent rien à la conduite de l'empereur
d'Autriche.
Napoléon ne trouva en Europe qu'un allié, son beau-frère
Murât, roi de Naples. Ce fut un allié maladroit. Le Congrès de
Vienne avait accordé à sa défection de 1814 un sursis précaire de
royauté. L'Autriche, liée à lui par un traité d'alliance signé le
58
CHAPITRE ?J
Les Cent- Jours.
if janvier 1814, avait soutenu cet « usurpateur » contre Talleyrand
qui s'était fait avec âpreté le défenseur du Bourbon Ferdinand IV,
roi légitime des Deux-Siciles, qui ne régnait plus que sur la Sicile.
Mais Murât se sentant menacé commit l'imprudence de menacer à
son tour. Il affichait l'intention de prendre la direction dune confé-
dération italienne que désiraient les patriotes. Une expédition
autrichienne était en préparation contre lui quand Napoléon quitta
l'île d'Elbe. Murât crut se consolider et s'agrandir en prenant théâ-
tralement parti pour la restauration napoléonienne. Il appela les
Italiens à la liberté et à l'unité. « Il s'agit de décider si l'Italie sera
libre, ou si vous subirez encore longtemps la servitude étrangère. »
Son armée fut dispersée par les Autrichiens; il s'enfuit à Cannes. Il
n'avait réussi qu'à rendre définitivement inefficaces les efforts de
Napoléon pour maintenir la paix.
On fut en guerre longtemps avant de combattre. Les Français
étaient arrêtés à l'étranger, leurs navires de commerce saisis.
Napoléon se décida à la lutte inévitable. 200000 hommes étaient
sous les drapeaux; il en trouva 76 000 autres en rappelant les soldats
en congé et les «absents sans permission», il mobilisa 150 000 hommes
des gardes nationales; 25000 militaires en retraite furent employés
à la défense des places; la classe de 1815 fut levée. Cela fit au total
une armée active de 284000 hommes et une armée auxiliaire de
222 000 hommes, armée où le danger de la patrie ranimait l'exal-
tation guerrière; la foi du soldat était reconquise par le chef tant
de fois victorieux. Les alliés lui opposent plus de 600000 hommes
qui envahiront la France : Anglais et Hollandais par Maubeuge,
Prussiens par Givet, Russes par Sarrelouis, Autrichiens par Baie,
tous marchant sur Paris, tandis que deux autres corps autrichiens,
l'un par la Haute Italie marchera sur Lyon, l'autre, celui qui vient
de battre Murât, envahira la Provence. Mais de toutes ces armées,
deux seulement sont prêtes en mai 1815, celles qui sont restées en
observation sur la frontière du Nord : les 93 000 Anglo-Hollandais
de Wellington, cantonnés au sud de Bruxelles, et les 117000 Prus-
siens de Bliicher à l'ouest de Namur. Napoléon a le choix entre
deux plans de guerre; ou bien attendre l'invasion et défendre le
sol : c'eût été recommencer la campagne de France, mais avec une
armée deux fois plus nombreuse; ou bien attaquer l'ennemi avant
que ses forces soient réunies. 11 se décide pour le second parti,
une grande victoire est possible; elle disloquera la coalition, chan-
gera les dispositions morales de l'Europe.
La campagne dura quatre jours. Napoléon franchit la frontière
belge le 15 juin, marchant sur ( lharleroi ; le même jour, le comman-
IE PLAN
ET LES ARMÉES
DES DEUX
ADVERSAIRES.
LA JOUI
Dl i:> JUIN.
t>9
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
dant de la division de tête, Bourmont, abandonne ses troupes et passe
à l'ennemi, dans le camp prussien, avec 5 officiers. Il était suspect
de royalisme et on ne lui avait confié un commandement que sur les
instances de son ancien chef, le général Gérard. Les avant-postes
prussiens, lentement refoulés, abandonnent Gharleroi; Napoléon
y arrive à midi. Il pense atteindre dans la même journée les points
où doit s'opérer la jonction de Wellington qui vient de Bruxelles
et de Bliicher qui vient de Namur : ce sont les Quatre-Bras, carre-
four des routes de Namur à Nivelles et de Bruxelles à Gharleroi,
et Sombreffe, où la route de Charleroi par Fleurus rencontre celle de
Namur à Nivelles. Il envoie donc Ney aux Quatre-Bras, Grouchy et
Vandamme à Sombreffe; mais ceux-ci s'arrêtent à moitié chemin,
c'est-à-dire à Fleurus, tandis que Ney, craignant d'avoir devant
lui toute l'armée de Wellington, reste en arrière des Quatre-Bras.
Ainsi, à la fin de la première journée, les résultats qu'escompte
Napoléon ne sont pas pleinement atteints; il n'est pas arrivé aux
positions qu'il a jugé indispensable d'occuper pour séparer définiti-
vement ses deux adversaires.
Toutefois, le lendemain (16 juin), persuadé par les rapports
d'un de ses divisionnaires, Grouchy, que toute Farinée prussienne
est en retraite sur Namur, et que Wellington se retire sur Anvers,
il ordonne à Grouchy de marcher sur Sombreffe et de pousser plus
loin pour écarter Bliicher, tandis que lui-même avec Ney marchera
sur Bruxelles; il compte y arriver le lendemain 17 juin. Mais
Napoléon est mal renseigné : Wellington, en apprenant la tentative
de Ney sur les Quatre-Bras, a donné l'ordre de s'y porter, et Bliicher
a concentré ses troupes entre Fleurus et Sombreffe, derrière le
ruisseau de Ligny. Quand Napoléon sait la position et le voisinage
de Blùcher, il décide d'en finir avec lui d'abord; et, au lieu de se
porter contre les Anglais, il marche sur les Prussiens, en ordonnant
à Ney d'attaquer en même temps leur droite : si ce plan réussit,
l'armée de Bliicher est détruite; mais, après une bataille acharnée,
où l'intervention décisive et attendue de Ney ne se produit pas,
elle n'est que vaincue. Blùcher bat en retraite après avoir perdu
12000 hommes, et il est trop tard pour le poursuivre. Pendant ce
temps, Ney a toute la journée lutté aux Quatre-Bras contre les
Anglo-Hollandais, sans résultat.
l'armée anglaise Le 17, au matin, Napoléon laisse à Grouchy 30000 hommes,
DE '"' Ab pour poursuivre Blùcher, et va rejoindre Ney; les Anglais
mont-saint-jean. pendant la nuit ont repris la route de Bruxelles. Napoléon pense
les écraser dans leur retraite ; il ne peut que les harceler. Le soir, il
arrive près de Belle-Alliance tandis que les Anglais s'arrêtent un
NEY AUX
QUAI RE-BRAS
CONTRE
WELLINGTON,
NAPOLÉON
A LIGNY CONTRE
BLUCHER.
< 60 )
chapitre u Les Cent- Jours.
peu plus loin à Mont-Saint-Jean. Il pleut à torrents; le sol est ruis-
selant et détrempé. Les deux armées prennent leurs positions. Sur
le plateau de Mont-Saint-Jean, protégé par un chemin creux bordé
de haies qui le limite au sud. et en avant de ce chemin par des
fermes, la Haie-Sainte, Hougoumont, Wellington range son armée,
infanterie en avant, cavalerie en arrière, avec une réserve au village
de Waterloo, situé hors du champ de bataille au nord, près de la
forêt de Soignes. Il a 67 700 hommes et 174 canons. Napoléon installe
sa première ligne à la hauteur de la ferme de Belle-Alliance; en
arrière, une réserve, et enfin la garde impériale ; il a 74 000 hommes
et 266 canons. Son intention est de jeter son infanterie sur le centre
anglais après l'avoir écrasé par un feu d'artillerie.
Napoléon engagea la bataille le 18 juin à onze heures et demie. Waterloo.
Ses troupes ne sont pas toutes encore arrivées sur les positions qui bat aille™ ont su-
leur sont assignées. Napoléon veut tenter d'abord une diversion sur Wellington
la gauche, du côté d'Hougoumont, destinée à masquer l'attaque sur BT BUL0W -
le centre; il ne réussit pas à tromper Wellington. Pendant qu'il
prépare la grande attaque sur le centre, Napoléon aperçoit un mou-
vement sur sa droite ; c'est un corps prussien de l'armée de Bliicher,
commandé par Bûlow, qui, en retraite sur Bruxelles, s'est détourné
de sa roule pour marcher au secours des Anglais. Napoléon envoie
aussitôt Lobau pour l'arrêter, comptant que Grouchy, qui poursuit
Bliicher, ne tardera pas à apparaître. Vers une heure, après une
canonnade, l'infanterie monte à l'assaut du plateau de Mont-Saint-
Jean, en bataillons serrés. Ney et Drouet d'Erlon entraînent les
soldats; sous la mitraille, ils passent le chemin creux et culbutent
les premiers rangs ennemis; mais la cavalerie anglaise les assaille,
les chasse et les poursuit jusque sous le feu des canons français;
là, prise de flanc par les lanciers, elle s'enfuit et regagne le plateau.
Les deux armées ont repris leurs positions. Il est trois heures.
Napoléon apprend que Grouchy est encore à quatre lieues de Wavre;
il n arrivera pas en temps utile. Il faut donc se hâter d'écraser
l'armée anglaise. Ney reçoit l'ordre d'attaquer la Haie-Sainte.
Croyant discerner dans l'armée anglaise un mouvement de retraite,
le maréchal lance à l'assaut toute sa cavalerie sur la droite ennemie
qui la mitraille à coups de canon, la sabre et l'oblige à se replier.
Cette charge a été faite trop tôt, sans appui d'infanterie; un nouvel
efîort est nécessaire; Napoléon envoie des escadrons qui quatre Ibis
escaladent le plateau, et quatre fois le redescendent, brisés, mitraillés.
L infanterie s'élance enfin, enlève la Haie-Sainte, et envahit le
plateau. Les Anglais se débandent; un régiment tout entier s'enfuit :
« il faut que la nuit ou les Prussiens arrivent », dit Wellington.
« Ci >
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
DEUXIÈME
P,Al AILLE: CONTRE
WELLINGTON,
BULOW
SI' BLUCHER.
Les Prussiens arrivèrent et une nouvelle bataille commença.
Grouchy n'avait pas réussi à arrêter Blucher. Il avait l'ordre de
marcher sur Wavre où les arrière-gardes prussiennes étaient signa-
lées, mais « vous devez, lui avait fait écrire l'Empereur par Soult,
toujours manœuvrer dans notre direction, et chercher à vous
rapprocher de l'armée, afin que vous puissiez nous joindre avant
qu'aucun corps puisse se mettre entre nous ». Quand le corps de
Bùlow fut en vue, une nouvelle dépêche lui enjoignit « de ne pas
perdre un instant pour se rapprocher de l'armée et la joindre et
écraser Bùlow qu'il prendra en flagrant délit ». Malgré cet appel
pressant, Grouchy prit l'offensive devant Wavre avec la moitié
de son armée au lieu de se contenter d'y contenir l'ennemi;
l'autre moitié fut chargée de poursuivre Bùlow. Elle ne l'atteignit
point, et, quand elle réussit à s'ouvrir la route du Mont-Saint-Jean,
après une lutte acharnée, vers onze heures du soir, il était trop
tard.
Blucher, qui s'est joint à Bùlow, à sept heures, s'empare d'un
village, Plancenoît, situé sur la droite des Français; s'il s'y main-
tient, l'armée française est débordée. Un bataillon de la Vieille
Garde reprend Plancenoît. Ce danger écarté, Napoléon prépare
encore une fois l'assaut général de Mont-Saint-Jean, mais Wel-
lington, à qui l'arrivée des Prussiens a permis de dégager sa gauche,
a rallié les fuyards et reconstitué son front de bataille; c'est contre
lui que Napoléon lance sa dernière réserve, la Vieille Garde. Elle
avance, impassible, serre les rangs sous le feu qui la décime; quand
elle arrive au chemin creux, les gardes-rouges cachés dans les blés
se lèvent et la mitraillent. Wellington, à cheval au bord du plateau,
agite son chapeau : toute l'armée anglaise avance sur les Français
qui s'ébranlent, fléchissent et se débandent. En vain, Napoléon
lance les quatre escadrons de service auprès de lui pour arrêter la
débâcle. En vain Ney, prodigieux de fougue, fou de désespoir, se
jette en avant tête nue, l'uniforme déchiré, l'épée brisée, comme
une « bête fauve »; en vain les carrés de la Vieille Garde résistent,
refusent de se rendre, gardant leur Empereur à cheval au milieu de
leurs murs de baïonnettes. En pleine nuit, Napoléon donne l'ordre
de la retraite; la Garde se retire lentement, tandis que toute l'armée
roule en torrent sur la route de Charleroi.
Vers neuf heures, Blucher et Wellington se rencontrèrent à la
Belle-Alliance; les Anglais, fatigués, bivouaquèrent sur le champ de
bataille; 4 000 Prussiens harcelèrent les fuyards. Confiant aux
généraux le soin de rallier ses troupes, Napoléon, par Bocroi et
Laon, à marches forcées, rentre à Paris.
6a
CHAPITRE H
Les Cent-Joui s.
Il y arrive, le 21 juin, à huit heures du matin II veut y organiser
la résistance. Grouchy a ramené à Givet un corps d'armée presque
intact. 200000 hommes sont exercés dans les dépôts; les places sonl
en état de défense; il y a encore 160 000 hommes à appeler de la
classe de 1815. Napoléon a l'intention de demander aux Chambres
une dictature temporaire pour la défense du territoire. Mais la
Chambre des députés est hostile. Elle craint que l'Empereur ne
prononce sa dissolution ; Fouché a raconté que, dans le Conseil des
ministres, Davout s'est prononcé pour la prorogation, que Lucien a
dit : « Si la Chambre ne veut pas seconder l'Empereur, il se passera
d'elle ». Les députés se montrent irrités. Ils prennent l'offensive.
Lafayette est unanimement applaudi quand il propose et fait voter
« en vétéran de la cause sacrée de la liberté » une résolution anti-
constitutionnelle :
NAPOLEON
A l'A m s.
« La Chambre se déclare en permanence. Toute tenlalive pour la dissoudre
est un crime de haute trahison. Quiconque se rendrait coupable de cette tenta-
tive sera traître à la patrie et jugé comme teh »
La Chambre des Pairs vota une motion analogue
— « J'aurais dû congédier ces gens-là avant mon départ, dit
Napoléon en apprenant le vote des Chambres. C'est fini, ils vont
perdre la France. » Il essaie pourtant de négocier. Lucien porte à la
Chambre des députés un message où l'Empereur fait appel à l'union
de tous les Français et affirme qu'il « compte sur la coopération et
le patriotisme des Chambres et sur leur attachement à sa personne » ;
un député répond en demandant aux ministres « si la présence de
Napoléon n'est pas un obstacle invincible à la paix ». Lucien
réplique que c'est une dérision de croire que les alliés ne font la
guerre qu'à l'Empereur : « C'est pour envahir la France, c'est pour
se partager ses provinces que les Puissances se sont armées.... Et
on propose à la France d'abandonner son Empereur! » — « La France
l'a suivi dans les sables d'Egypte et dans les déserts de Russie,
riposte durement Lafayette. Et c'est pour l'avoir suivi qu'elle a à
regretter le sang de trois millions de Français ! » La Chambre décMe
d'adjoindre aux ministres un comité de cinq députés. Lucien dit
à Napoléon au retour de la séance : « Il n'y a que la dissolution ou
l'abdication ».
Napoléon hésite: la foule, exaspérée, frénétique, sous les
fenêtres de l'Elysée, crie : « Vive l'Empereur! Aux armes! » Encore
une fois, il semble qu'il pourrait être le chef d'un mouvement
révolutionnaire. « le Marius de la France », comme pense Benjamin
< 63 *
L'ABDICATION
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
Constant; « la France deviendrait le tombeau des nobles et peut-être
le tombeau des étrangers ». Mais Napoléon n'ose pas, il dit : « Je ne
puis rien seul », il signe son abdication en faveur de Napoléon II
(22 juin). On croit à Paris que la paix est faite.... A la nouvelle de
Waterloo, la rente est montée de 2 francs; à la nouvelle de l'abdi-
cation, elle monte de 4 fr. 50.
>4 >
CHAPITRE III
LA RÉACTION ROYALISTE (22 JUIN 181 5-
SEPTEMBRE 1816)
I. LA DEUXIÈME RESTAURATION (22 JUIN-8 JUILLET). — H. LE SECOND
TRAITS DE PARIS (20 NOVEMBRE 1815). — III. FORMATION DES PARTIS. — IV. LA
CHAMBRE INTROUVABLE (22 AOUT 1815-29 AVRIL 1816). — V. LA DISSOLUTION (5 SEP-
TEMBRE 1810).
L
1. — LA DEUXIEME RESTAURATION l
A France était encore une fois sans gouvernement. Après l'abdi- la commissi >\'
cation, les Chambres nommèrent une Commission executive ET S0N E p^,' s
de cinq membres, Carnot, Fouché, Quinette, anciens conventionnels fouché.
régicides, un ministre de Napoléon, Caulaincourt, et un ancien
soldat de la République, le général Grenier. Ces choix marquaient
la répugnance des Chambres pour une deuxième restauration des
Bourbons. Mais la Commission executive joua un rôle insignifiant;
elle laissa pleins pouvoirs au président qu'elle se donna,
Fouché. Le dessein de Fouché n'était pas nettement arrêté. Ministre
de Napoléon pendant les Cent-Jours. il n'avait pas cessé de commu-
niquer avec les alliés, de les renseigner sur la situation précaire de
son maître, de se donner pour le seul homme capable de refaire la
monarchie. La défaite décisive de Waterloo, trop rapide, l'avait
surpris : les alliés, et. derrière eux, les Bourbons étaient subitement
devenus assez forts pour se passer de lui. Il n'eut plus d'autre souci
i. En sus des histoires générales et du ISI5 d'Henry i!<>uss.i\ c, de la Cnrresnoiulance
d< Pozzodi Rorgo. de Talleyrand, de Jaucourt, du Recueil de la Société russe, des Mémoires
de Metternicfa et de Talleyrand, déjà cités, voir Edouard Romberg et Albert Malet,
Loui.< XVIII fi les Cent-Jourt à Gand, recueil de documente inédits publiés par la Société
d'histoire contemporaine, 2 vol., 1808; - les Souvenirs intimes el noies du baron Mounier,
publiée par le comte d'Hérisson, Paris, tôg6; — les chapitres \\m el wvn du Vot*
Madelin; — Léonce l'in^aud, L'vmjiereur Alexandre el la seconde restauration (Carnet,
igoo); — Pierre Rain, L'Europe el la restauration des Bourbons {ISI4-I8I8), 1908.
< 65 >
Lvvi=s-. — ff. contemp., IV. 5
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
LES CANDIDATS
AU TRONE.
LES CHAMBRES
PROPOSENT
NAPOLÉON II.
que de se donner assez d'importance pour que, dans la solution
qu'on adopterait, quelle qu'elle lut, sa situation personnelle fût
sauvegardée.
A la Chambre, trois solutions rencontraient des partisans :
conserver Napoléon II, traiter avec le duc d'Orléans, accepter
Louis XVIII. La dernière hypothèse était la plus redoutée; le Roi
ramènerait avec lui les contre-révolutionnaires exaspérés de leur
humiliation : il y aurait des vengeances et des violences. Napoléon II
n'avait guère de partisans que les bonapartistes purs; mais en l'éli-
minant, ne provoquerait-on pas un mouvement révolutionnaire du
peuple de Paris, resté fidèle à l'Empereur, et la dissolution violente
de la Chambre? Le duc d'Orléans, fils de Philippe-Égalité, semblait
en état de rendre les services qu'on attendait d'une monarchie; son
nom, son passé étaient des garanties contre la réaction.
Les Chambres se prononcèrent d'abord, le 23 juin, pour Napo-
léon II, sans le proclamer toutefois, en reconnaissant simplement
qu'il était devenu empereur « du fait de l'abdication et des Constitu-
tions de l'Empire » ; mais Fouché, qui intriguait à la fois avec les
royalistes et avec les orléanistes, obtint que l'Empereur quittât Paris.
Il n'eut à employer ni la force ni la ruse : las, enfermé à l'Elysée,
engourdi dans une inaction à laquelle il n'osait mettre fin par la
guerre civile, Napoléon ne se sentait pas en sécurité dans son palais.
Fouché lui fit savoir que, de l'avis des Chambres, sa présence à Paris
empêchait toute négociation avec les alliés d'aboutir; Davout lui
tint les mêmes propos; Napoléon décida brusquement de partir pour
la Malmaison (25 juin). La Chambre vota le 30 juin l'impression et
l'envoi aux départements d'une motion violente contre les Bourbons,
« famille trop justement proscrite par les vœux et par les intérêts
de la grande majorité de la nation ». mais elle omit, dans une adresse
aux Français votée l'instant d'après, de parler de l'héritier de l'Em-
pire; c'est le lendemain seulement, pour satisfaire les sentiments
bonapartistes manifestés par l'armée, qu'on ajouta à l'adresse :
« Napoléon est éloigné de nous; son fils est appelé à l'Empire par
les Constitutions de l'État ». Les alliés mirent fin à ces manifesta-
tions. Quand cinq commissaires nommés par l'assemblée se présen-
tèrent à Wellington pour discuter les conditions de la paix, le
vainqueur leur déclara qu'il ne cesserait pas les opérations avant
que Napoléon fût livré aux alliés et qu'un gouvernement régulier
fût établi. Les commissaires ayant indiqué leurs préférences pour
le duc d'Orléans, Wellington leur répliqua « que tout changement
de dynastie était révolutionnaire », et obligerait les alliés « à cher-
cher dans des concessions de territoire les seules garanties qui
66
CHAPITRE III
La Réaction royaliste.
pourraient établir leur sûreté sur des bases solides ». Alors la
Chambre n'essaya plus de diriger les événements; elle se mita fabri-
quer une constitution.
Les armées anglaise et prussienne arrivèrent le 30 juin devant
Paris sans rencontrer d'obstacles. Davout, qui avait fortifié hâtive-
ment la ville, voulait résister. Mais Masséna et Soult déclarèrent
que Paris ne pouvait pas être défendu. Carnot. qui avait visité les
lignes de fortifications, déclara : « Mes sentiments ne peuvent être
douteux ; j'ai voté comme conventionnel la mort de Louis XVI, et
je ne dois m'attendre à aucune grâce de la part des Bourbons qui,
peut-être, vont demain rentrer dans Paris; mais, comme Français,
je crois qu'il serait coupable d'exposer cette grande cité aux chances
d'un dcrnieï combat et aux horreurs d'un siège ». On ne discuta
plus. Après quelques combats d'avant-postes, Davout signa le 3 juillet
la capitulation aux termes de laquelle l'armée française devait se
retirer derrière la Loire avant huit jours. La Commission executive
se déclara impuissante à gouverner, et disparut. La Chambre des
pairs se sépara. La Chambre des députés voulut siéger quand
même; Dessoles, un général rallié aux Bourbons, commandant de
la garde nationale, envoya trente hommes occuper la salle de ses
séances (8 juillet). Fouché restait seul : les alliés comprirent qu'il
fallait compter avec lui. N'avait-il pas tout prévu depuis le 20 mars
et tout mené depuis Waterloo? Le Roi réapparaîtrait sous la protec-
tion de ce régicide.
Comme en 1814, les alliés furent beaucoup de temps à s'accorder
pour restaurer les Bourbons. Le retour triomphal de l'île d'Elbe leur
donnait à réfléchir. Ils jugèrent qu'ils s'étaient trompés en 1814,
puisque le rétablissement de l'ancienne famille avait ramené la
guerre et la révolution. Castlereagh avait fait des réserves en adhé-
rant au traité du 25 mars : « Il ne doit pas être entendu comme
obligeant Sa Majesté britannique à poursuivre la guerre dans la
vue d'imposer à la France aucun gouvernement particulier ». Et
les whigs anglais s'opposaient à une guerre entreprise contre la
France, uniquement parce qu'elle avait changé de gouvernement.
La Prusse, l'Autriche, la Russie approuvèrent la réserve de Castle-
reagh. « Il nous faut en France un gouvernement, écrivait Nessel-
rode en mai, qui donne la sécurité au dehors et soit assez fort pour
se soutenir sans secours étranger. Cette dernière condition ne sera
jamais remplie si le Boi y revient avec les idées de Monsieur et de
son pitoyable entourage. »
Le séjour de Louis XVIII à Gand avait confirmé les alliés
dans cette opinion. Le petit nombre de Français qui avait suivi le
CAPITULATION
DE PARIS.
LES CHAMBRES
ET LA COMMISSION
EXECUTIVE
DISPARAISSENT,
LES ALLIES
CHERCHENT UN
GOUVERNEMENT
A LA FRANCE.
L'OPINION
DES ALLIÉS
SUR LOUIS XVIII.
6 7
& établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
LES CHANCES DU
DUC DORLÊANS.
LES ALLIES
SE RÉSIGNENT
A CONSERVER
LOUIS XVIII.
LOUIS XVIII
RENTRE
EN FRANCE
L'INTRIGUE
ORLÉANISTE
EST DÉJOUÉE
Roi, l'impossibilité où ils furent de constituer même un noyau
d'armée royale, donnèrent à penser que Louis XVIII n'était qu'un
chef de parti sans troupes, le roi des émigrés, et non pas le roi de
France. Que faire donc, que souhaiter, tout au moins pour assurer
la tranquillité à la France et à l'Europe?
Avant Waterloo, le tsar, qui n'avait jamais aimé les Bourbons,
et à qui Caulaincourt avait révélé le traité secret du 3 janvier conclu
contre lui par les intrigues de Talleyrand, s'était prononcé catégo-
riquement : « Vouloir ramener les Bourbons sur un trône qu'ils
n'ont pas su conserver, ce serait exposer la France et l'Europe à de
nouvelles complications dont les suites seraient incalculables ». Il
pensait au duc d'Orléans réfugié en Angleterre, si habile à ne pas se
laisser confondre avec les émigrés de Gand. Metternich lui-même
dit à un agent secret qu'il envoyait à Fouché : « Si la France veut
le duc d'Orléans, les puissances serviront d'intermédiaire pour
engager le roi et sa lignée à se désister de leurs prétentions ».
Informé, Louis XVIII s'inquiéta, rappela auprès de lui le duc
d'Orléans, qui fit la sourde oreille. « Il conspirait de consentement,
non de fait », dit de lui Chateaubriand.
L'Autriche, la première, était revenue à Louis XVIII. Le « roi
légitime » était nécessaire, non seulement au système européen,
écrivit l'ambassadeur Vincent à Metternich, mais aux intérêts de
l'Autriche ; tout autre gouvernement chercherait à se rapprocher de
la Russie. — Puis le tsar lui-même se résigna. Mais, comme
en 1814, il se préoccupa des satisfactions à donner à la « Révo-
lution » : la Charte ne suffisait pas; il fallait, pensait Pozzo, « un
nouveau pacte social qui serait l'ouvrage de la nation ». A quoi
Wellington répliquait que c'était le moyen de restaurer la Conven-
tion; il pensait bien comme le tsar qu'il y avait des réformes à
faire ; mais c'était au Roi d'en prendre l'initiative.
Les alliés n'étaient donc que résignés à Louis XVIII avant la
campagne de Belgique. La rapidité de la défaite napoléonienne
acheva de les déterminer. Louis XVIII était tout prêt et tout proche;
il se considérait comme n'ayant pas cessé de régner; et tout de
suite après Waterloo, il se mit en route pour la France, à la suite
de l'armée anglaise. Acte décisif, qui déjoua tous les calculs
orléanistes. Talleyrand, arrivant de Vienne et secrètement d'accord
avec le duc d'Orléans, supplia le roi d'attendre la fin de la
guerre, ou tout au moins de se rendre à Lyon, non à Paris. Il
donnait les meilleures raisons du monde : le roi de France ne devait
pas rentrer dans les fourgons de l'ennemi, se mettre à la merci des
vainqueurs exigeants. Ce fut en vain : Louis XVIII, qui se méfiait
68
CIIAPITHE III
La iiéaction royaliste.
PROCLAMATIONS
DE CA7t.lV-
CAMBRÉSIS
ET DE CAMBRAI
des conseils de Talleyrand, continua d'avancer. Fouché, à Paris,
causant avec Vilrolles et avec Talleyrand, négociant avec Wel-
lington, pris de court lui aussi par Waterloo, demandait du temps :
mais Louis XVIII se hâta de passer la frontière. Les Français, igno-
rant tout de ces intrigues, ne furent pas surpris : Bourbons et
alliés luttaient ensemble depuis vingt-cinq ans contre la France de
la Révolution; la victoire de la coalition, c'était, une fois de plus, le
triomphe de la légitimité.
Au lendemain de son arrivée sur le territoire français (25 juin),
au Cateau-Cambrésis, Louis XVIII annonça par une proclamation
aux Français que. « les puissants efforts de ses alliés ayant dissipé
les satellites du tyran », il allait « mettre à exécution les lois exis-
tantes contre les coupables ». Mais Wellington l'ayant avisé qu'il
était nécessaire de se faire précéder à Paris par une déclaration
libérale et conciliante, il prépara une seconde proclamation d'un ton
différent. Elle fut rédigée à Cambrai ; Louis XVIII y promit d'ajouter
des garanties à la Charte, de « pardonner aux Français égarés »
tout ce qui s'était passé depuis le jour où le Roi avait quitté Lille
« au milieu de tant de larmes » jusqu'au jour où il était entré dans
Cambrai « au milieu de tant d'enthousiasme » ; il n'exceptait du
pardon « que les instigateurs de cette trame » (28 juin). De Cambrai,
Louis XVIII se rendit à Roye, où il attendit les nouveaux avis de
Wellington. Quand il sut la capitulation et l'occupation de Paris
par les troupes étrangères, il se remit en route, et arriva à Paris le
8 juillet.
Il était environ trois heures de l'après-midi. La population, entrée a paru
prévenue par des extraits du Moniteur, affichés et distribués dans la
matinée, vit, sans émoi apparent, aux Tuileries, aux Invalides, aux
mairies, aux ministères, le drapeau blanc remplacer le drapeau tri-
colore ; la plupart des gardes nationaux arborèrent la cocarde blanche.
Le cortège royal entra par le faubourg Saint-Denis. Il avait à sa tête
quelques centaines de gardes nationaux qui portaient des lys au
bout de leurs fusils; puis venaient, en assez grand désordre, des
grenadiers, des mousquetaires et des chevau-légers. Les maréchaux
fidèles « sans peur et sans reproche », Gouvion Saint-Cyr, Marmont,
Oudinot, Victor, en grand uniforme, précédaient le carrosse du Roi
que traînaient huit chevaux blancs; aux portières, à cheval, le comte
d'Artois et le duc de Berry. Enfin, suivait une cohue de piétons et de
voitures de toute forme où s'étaient entassés des Parisiens venus à
la rencontre du Roi sur la route de Saint-Denis. Les acclamations,
rares au début, grandirent sur les boulevards, éclatèrent sur la Place
Vendôme, et s'achevèrent en manifestation délirante aux abords des
6y
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
NAPOLÉON
SE DIRIGE
VERS ROCHEFORT,
LA COMMISSION
EXECUTIVE
DONNE L ORDRE
DE LE RETENIR
PRISONNIER,
Tuileries. Les Prussiens bivouaquaient dans la cour du château et
faisaient sécher leur linge sur les grilles ; les factionnaires ne ren-
dirent pas les honneurs : « Moi et Wellington, disait Blùcher, nous
sommes les maîtres ».
Napoléon n'avait pas encore quitté la France. Il annonça son
intention de gagner Rochefort et de s'y embarquer pour les États-
Unis. La Commission executive lui promit que deux frégates, la
Saale et la Méduse, seraient mises à sa disposition, et l'invita à
partir sans délai. Napoléon y semblait décidé quand, se ravisant
tout à coup, il envoya offrir à la Commission de reprendre le com-
mandement des troupes, non comme empereur, mais comme
général, promettant, « foi de soldat, de citoyen et de Français », de
partir pour l'Amérique le jour même où il aurait repoussé l'ennemi.
La Commission refusa. Il quitta la Malmaison le 29 juin à cinq
heures avec Bertrand, Rovigo et le général Becker, chargé de le
surveiller. De Poitiers, il fit demander au préfet maritime de Roche-
fort si les frégates seraient prêtes à appareiller dès son arrivée : « La
rade est étroitement bloquée par une escadre anglaise, répondit le
préfet; il me paraîtrait dangereux pour la sûreté de nos frégates et
celle de leur chargement de chercher à forcer le passage ». En
réalité, l'escadre anglaise croisait à l'ouest de la rade, mais les trois
« pertuis » qui y donnent accès, dont l'un, le pertuis d'Antioche, est
large de plus de huit milles, n'étaient gardés que par le Bellérophon
et un ou deux petits bâtiments. Cette réponse parvint à Napoléon
au moment où il arrivait à Niort. La population l'y acclama avec
enthousiasme; les officiers du 2 e hussards le supplièrent de marcher
à leur tête sur Paris, ou de rejoindre le général Lamarque en
Vendée. Il refusa : l'Empereur ne voulait pas finir en chef de bande.
— Il demanda encore à la Commission executive « de l'employer
comme général », et aussi de l'autoriser à négocier avec le com-
mandant de l'escadre anglaise si sa sécurité ou son honneur l'exi-
geaient. Un peloton de hussards l'escorta longtemps à sa sortie de
Niort; sur la route, les paysans criaient : « Vive l'Empereur! »
Quand il arriva à Rochefort. le 3 juillet, les frégates étaient
prêtes à appareiller, mais le préfet maritime allégua de nouveau le
danger et aussi les vents contraires. Napoléon attendit. La Com-
mission executive, qui le croyait encore à Niort et qui l'y savait
acclamé, s'inquiétait; elle envoya à Becker l'ordre de conduire
Napoléon à Rochefort et de l'y embarquer sans délai, au besoin
« par tous les moyens de force qui seraient nécessaires » ; on ne
devait ni le débarquer sur un point de la côte de France, ni le laisser
communiquer avec l'escadre anglaise. C'était — l'ordre étant muet
7°
chapitre: m
La Réaction royaliste.
l'obligation pour l'Empereur de
le 8 juillet, il monta à bord de la
sur le départ des deux frégates -
rester prisonnier sur lune d'elles
Saale.
Le lendemain, rassurée par la nouvelle que Napoléon était
arrivé à Rochefort, la Commission executive adoucit ses ordres,
autorisant au besoin un aviso à partir avec lui, et, si Napoléon le
demandait par écrit, à le conduire à l'escadre anglaise. Napoléon
(9 juillet) négociait au même moment avec le commandant de cette
escadre. Comme il ne pouvait plus espérer de s'échapper, il songea
à demander un asile à l'Angleterre; cette idée le hantait : il lui
trouvait de la « grandeur ». Aussi écartait-il tous les dévouements
qui s'offraient pour favoriser son évasion : le capitaine Baudin qui,
à l'embouchure de la Gironde, l'attendait pour gagner le large; le
commandant de la Méduse, qui proposait de se sacrifier pour laisser
à la Saale le temps de gagner la haute mer; déjeunes officiers qui
voulaient partir sur deux chaloupes avec lui et contraindre le pre-
mier navire marchand rencontré à l'emmener aux Etats-Unis; et
d'autres qui proposaient des évasions romanesques, dans des car-
gaisons, sur des navires étrangers.... Cependant, le commandant
du Bellérophon, Maitland, qui avait l'ordre, s'il parvenait à attirer
l'Empereur à son bord, de le conduire en toute diligence au pre-
mier port anglais, disait à Rovigo et à Las Cases que l'Angleterre
le recevrait bien. Napoléon écrivit alors au Prince Régent :
« Altesse Royale, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l'inimitié
des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique,
et je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je
me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de votre Altesse royale
comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes
ennemis. »
Il demanda aussi des passeports pour les États-Unis ou, à défaut,
pour l'Angleterre ; il s'appellerait désormais le colonel Muiron :
c'était le nom de l'aide de camp qui l'avait sauvé jadis en le cou-
vrant de son corps et en se faisant tuer à sa place, à Arcole....
Le 1-i juillet, arrivèrent enfin les instructions précises du gou-
vernement de Louis XVIII : le ministre des Affaires étrangères don-
nait l'ordre au préfet de garder Napoléon sur la Saale; et, comme
c'était un « prisonnier que tous les souverains avaient le droit de
réclamer », de le remettre au commandant anglais, à la première
demande. On n'eut pas à livrer l'Empereur aux Anglais. Le 15 juillet,
au lever du soleil, Napoléon prit son petit chapeau et son épée,
revêtit l'habit vert de la Garde, et monta sur le brick VÉpervier, qui
le conduisit au Bellérophon.
PUIS L'AUTORISE
A REJOINDRE
L'ESCADRE
ANGLAISE.
NAPOLEON
MONTE A BORD DU
« BELLÉROPHON »
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
II. — LE SECOND TRAITE DE PARISi (20 NOVEMBRE 1915)
V « UNITÉ *
DU NO l VEAU
MISISTERE
TALLEYRAND-
FOUCHÊ.
LOUIS XVIII s'était hâté de constituer son gouvernement. On
avait répété à Gand que c'étaient « les fautes de la première
Restauration » qui avaient provoqué sa chute; la plus grave de ses
fautes, c'était, de l'avis unanime, la faiblesse du gouvernement, le
manque de solidarité dans le ministère, « l'anarchie paternelle »,
selon le mot de Beugnot. Aussi le Roi, dans la déclaration de Cam-
brai, parlant des garanties à ajouter à la Charte, avait-il cru devoir
dire : « l'unité du ministère est la plus forte que je puisse offrir ».
Il choisit donc un président du Conseil qui fut Talleyrand, qu'il
détestait, mais que tout le monde désignait comme seul capable de
négocier avec l'Europe, en même temps, il confia la police à Fouché.
Celui-ci était devenu l'homme indispensable. « Le faubourg Saint-
Germain ne jurait que par lui », disait Talleyrand; et Wellington
« en avait la tête tournée » Louis XVIII sacrifia son favori Blacas,
qui passait pour représenter à la cour la réaction la plus passionnée,
donna la Justice à Pasquier et la Guerre à Gouvion Saint-Cyr, deux
anciens fonctionnaires impériaux. Une ordonnance du 9 juillet
déclara que désormais ne siégeraient au Conseil que « les ministres
secrétaires d'État ayant département ». Le Conseil privé fut main-
tenu; mais il ne se réunit jamais. Il ne servit qu'à pourvoir d'un
titre, celui de ministre d'État, les personnages qu'on voulait écarter
des affaires.
On fit ainsi la première expérience du gouvernement de cabinet.
Talleyrand l'annonça aux ambassadeurs étrangers : « Un ministère
est constitué, dont les membres exécutent, chacun dans sa sphère
d'attributions, ce quia été arrêté dans une délibération commune ».
Et des instructions furent données aux ministres pour qu'ils prissent
conscience de leurs nouveaux devoirs. La règle fut établie que
toutes les nominations de hauts fonctionnaires civils et militaires,
que toutes les circulaires politiques, que toutes les affaires portées
aux Chambres seraient préparées et concertées en Conseil : « Quand
on n'aurait, pour en démontrer la nécessité, que l'expérience du
dernier ministère, elle serait suffisante...; alors il y aura un gou-
vernement; les Chambres apprendront à le connaître, et on verra
se former dans leur sein un parti ministériel. Hors de là, on n'aper-
çoit qu'incohérence, incertitude et impuissance. »
1. Cf la note bibliographique de la Section 1" de ce chapitre. A consulter l'ouvrage cité
de Michon, Le gouvernement parlementaire sous la Restauration, 1905-, — P. Rain, L'Europe
el la restauration des Bourbons, 1908.
CHAPITRE III
La Réaction royaliste.
Le nouveau gouvernement eut à conclure la paix. Mais les
alliés ne se montrèrent pas, comme en 1814, pressés de quitter la
France. Les Prussiens de Blùchcr campèrent nu Luxembourg, et les
Anglais de Wellington au Bois de Boulogne. Puis les Autrichiens
envahirent l'Alsace et la Savoie, les Busses arrivèrent sur le Bhin
par Mannheim; les Espagnols se disposèrent à franchir les Pyrénées.
Ainsi la France fut envahie comme une terre vacante. Hormis le siège
de quelques places (Verdun, Lille, Strasbourg, Thionville, Belfort,
Metz, Huningue, Longwv, etc.), qui résistèrent jusqu'à la signature
de la paix, il n'y eut pas d'opérations de guerre. L'armée de Paris
(70 000 hommes) s'était retirée derrière la Loire avec Davout;
diminuée de moitié par les désertions quand on voulut lui imposer
la cocarde blanche, elle fut licenciée à la demande des souverains
alliés. Talleyrand, qui redoutait les sentiments de cette armée,
accorda sans difficulté ce licenciement qui le priva de la seule
force organisée, car les fuyards de Waterloo réfugiés à Laon étaient
inutilisables, et les 25 000 hommes ramenés de Belgique par
Grouchy, bien réduits par les désertions, furent disséminés dans le
Nord. Ainsi la France ne résista pas à l'invasion : 800 000 hommes
occupèrent 58 départements, vivant de réquisitions (1 750 000 francs
par jour) et commettant des violences sauvages sur les personnes
et sur les choses. A Paris, on n'osa pas détruire et incendier comme
ailleurs (Bltïcher voulut pourtant faire sauter le pont d'Iéna); mais
les objets d'art conquis depuis le Directoire en vertu des traités
furent repris par les alliés. En vain Talleyrand protesta et fit remar-
quer que la France avait en 1814 laissé aux pays que le traité
de Paris lui avait enlevés tous les dons qu'elle leur avait faits ;
Wellington répondit qu'il convenait de faire sentir à l'armée et au
peuple français « que, malgré des avantages partiels et temporaires
sur plusieurs États de l'Europe, le jour de la restitution était arrivé;
les monarques alliés ne devaient point laisser échapper cette occa-
sion de donner aux Français une grande leçon de morale ». L'agi-
tation devint assez vive en province pour qu'on craignît des soulè-
vements. Il fut convenu le 6 août que les réquisitions cesseraient
en échange d'une indemnité de 50 millions; les millions furent
versés, mais les violences continuèrent.
Les négociations pour la paix furent très longues; Talleyrand
prétendit qu'on ne pouvait faire de conquêtes sur un allié, qu'en
conséquence on devait s'en tenir au premier traité de Paris; les
alliés estimèrent au contraire qu'il y avait nécessité à prendre contre
la France, perturbatrice de la paix et complice du retour de l'île
«I Klbe, des garanties et des précautions. Mais leurs exigences
L'INVASION.
V ARMEE
FRANÇAISE
LICENCIÉE.
L'OCCUPATION
ÉTRANGÈRE.
NEGOCIATIONS
POUR LA PAIX.
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
étaient inégales. La Russie et l'Angleterre se seraient contentées
d'une indemnité en argent et d'une occupation temporaire ; le repré-
sentant des Pays-Bas demandait l'annexion des départements limi-
trophes de la Belgique; la Prusse demandait l'Alsace et la Lorraine;
à Colmar, le corps d'occupation n'avait pas permis d'annoncer la
rentrée de Louis XVIII, et avait interdit à la Cour d'appel d'enre-
gistrer le premier numéro du Bulletin des lois; les nouvelles des
deux provinces étaient publiées dans les journaux allemands sous
la rubrique : Allemagne; l'Autriche, craignant une extension terri-
toriale de la Prusse, se ralliait aux vues anglo-russes. Finalement,
Castlereagh rédigea un projet qui les rallia tous (12 septembre).
On exigerait de la France : 1° l'abandon d'une portion de terri-
toire lui ayant appartenu avant 1790, Condé, Philippeville, Marien-
bourg, Givet, Sarrelouis, Charlemont, Landau, Fort de Joux, Fort
l'Écluse, et la portion de la Savoie restée française en 1814;
2° le démantèlement d'Huningue; 3° 800 millions d'indemnité;
4° sept ans d'occupation militaire aux frais de la France. Talley-
rand, qui avait licencié l'armée, qui avait accepté toutes les préten-
tions et les violences des alliés, fut sans force et sans autorité pour
le traité discuter leurs conditions. Il avait compté sur leurs dissentiments,
du 20 novembre. ma i s j] s étaient maintenant d'accord. Il ne pouvait plus, comme en
1814, s'adresser à la générosité du tsar Alexandre, qui le détestait
depuis qu'il savait l'intrigue nouée contre lui à Vienne. Louis XVIII
intervint alors personnellement, écrivit au tsar, renvoya Talleyrand,
prit comme président du Conseil le duc de Richelieu, ami personnel
d'Alexandre ; il obtint un rabais de 100 millions, sauva Condé, Givet,
Charlemont, Joux et l'Écluse, et l'occupation fut réduite à cinq ans.
Le traité fut signé le 20 novembre.
la Le lendemain, les quatre alliés renouvelèrent le traité de Chau-
sainte-alliance. mon ^. c'était décider que leur alliance survivrait aux circonstances
qui l'avaient fait naître. Mais elle changea d'objet; les alliés préten-
dirent donner à l'Europe remaniée par eux à Vienne et à Paris un
système de gouvernement. Les principes en avaient été posés
d'abord dans une note du 31 décembre 1814, !où le tsar définissait
pour les souverains réunis à Vienne les devoirs des rois envers leurs
peuples, puis dans un contrat mystique « amphigourique », disait
Talleyrand, signé entre Alexandre, Frédéric-Guillaume et François,
le 26 septembre 1815.
« Au nom de la Très-Sainte et Indivisible Trinité.
Leurs Majestés l'Empereur d'Autriche, le Roi de Prusse et l'Empereur
de toutes les Russies, par suite des grands événements qui ont signalé
en Europe le cours des trois dernières années, et principalement des bienfaits
chapitre m La Réaction royaliste.
qu'il a plu à la divine Providence de répandre sur les États dont les gou-
vernementa ont placé leur confiance et leur espoir en elle seule, ayant acquis
la conviction intime qu'il est nécessaire d'asseoir la marche à adopter par
les puissances dans leurs rapports mutuels sur les vérités sublimes que nous
enseigne l'éternelle religion du Dieu Sauveur :
Déclarent solennellement que le présent acte n'a pour objet que de mani-
fester à la face de l'univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour
règle de leur conduite, soit dans l'administration de leurs États respectifs,
soit dans leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les
préceptes de cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix,
qui, loin d'être uniquement applicables à la vie privée, doivent au contraire
influer directement sur les résolutions des Princes et guider toutes leurs
démarches comme étant le seul moyen de consolider les institutions humaines,
et de remédier à leurs imperfections.
En conséquence, Leurs Majestés sont convenues des articles suivants :
Art. 1". — Conformément aux paroles des Saintes-Écritures, qui ordonnent
à tous les hommes de se regarder comme frères, les trois Monarques Contrac-
tants demeureront unis par les liens d'une fraternité véritable et indissoluble,
et, se considérant comme compatriotes, ils se prêteront, en toute occasion et
en tout lieu, assistance, aide et secours; se regardant envers leurs sujets et
années comme pères de famille, ils les dirigeront dans le même esprit de fra-
ternité dont ils sont animés pour protéger la religion, la paix et la justice.
Art. 2. — En conséquence, le seul principe en vigueur, soit entre lesdits
gouvernements, soit entre leurs sujets, sera celui de se rendre réciproquement
service, de se témoigner par une bienveillance inaltérable l'affection mutuelle
dont ils doivent être animés, de ne se considérer tous que comme membres
d'une seule nation chrétienne, les trois Princes Alliés ne s'envisageant eux-
mêmes que comme délégués par la Providence pour gouverner trois branches
d'une même famille, savoir ; l'Autriche, la Prusse et la Russie; confessant ainsi
que la nation chrétienne, dont eux et leurs peuples font partie, n'a réellement
d'autre souverain que celui à qui seul appartient en propriété la puissance,
paire qu'en lui seul se trouvent tous les trésors de l'amour, de la science et de
la sagesse infinie, c'est-à-dire, Dieu, notre divin Sauveur Jésus-Christ, le Verbe
du Très-Haut, la parole de vie. Leurs Majestés recommandent en conséquence
avec la plus grande sollicitude à leurs peuples, comme unique moyen de jouir
de cette paix qui naît de la bonne conscience, et qui seule est durable, de se
fortifier chaque jour davantage dans les principes et l'exercice des devoirs
que le divin Sauveur a enseignés aux hommes.
Art. 'à. — Toutes les puissances qui voudront solennellement avouer les
principes sacrés qui ont dicté le présent acte, et qui reconnaîtront combien il
est important au bonheur des nations, trop longtemps agitées, que ces vérités
exercent désormais sur les destinées humaines toute l'influence qui leur appar-
tient, seront reçues avec autant d'empressement que d'affection dans cette
sainte alliance.
Louis XVIII donna son adhésion à la Sainte-Alliance, ainsi que ses moyens
le Prince Régent d'Angleterre. Le contrat du 21 novembre, inspiré,
non plus par l'esprit mystique d'Alexandre, mais par les vues pra-
tiques de Metternich, précisa les moyens d'exécuter ce programme.
Des congrès périodiques entre les quatre alliés seraient « consacrés
aux grands intérêts communs et à l'examen des mesures qui. dans
chacune de ces époques, seront jugées les plus salutaires pour le
L' établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
T.À F F AS CE
ÙUtiVEILLÊE.
CONSÉQUENCES
MORALES
DE L'INVASION
ET DE
L'OCCUPATION.
repos et la prospérité des peuples, et pour le maintien de la paix de
l'Europe ». La France se trouva, en vertu des conditions mêmes
de la paix, placée la première, et plus directement que toute autre,
_sous la surveillance de ce « Directoire » européen. La Sainte-
Alliance fut publiée en février 1816; elle fut exécrée par les libé-
raux français.
Ainsi, le retour de l'île d'Elbe ne coûta pas seulement à la
France la défaite et des pertes en argent et en territoire ; il changea
profondément les relations de la France et de l'Europe. En sou-
mettant la France à un régime de surveillance politique et d'occu-
pation militaire, les alliés considéraient qu'ils ne faisaient que se
protéger contre un voisin dangereux pour la paix générale et pour
la sécurité des trônes ; la méfiance à l'égard de la France devint la
règle fondamentale de leur diplomatie. Ils organisèrent méthodi-
quement et officiellement la tutelle de cette turbulente nation : un
article du traité de Paris prévit une réunion hebdomadaire des
ambassadeurs des quatre grandes puissances ; ils la tinrent réguliè-
rement tant que dura l'occupation. Le rôle que Wellington et Pozzo,
conseillers officieux, remplissaient en 1814, la « Conférence » le
joua publiquement avec l'autorité que lui donnait l'appui d'une
armée. Aucune mesure, aucun projet n'échappa à sa censure et
à son contrôle. Elle fut le conseil supérieur du gouvernement
français.
D'autre part, ce fut pour le plus grand nombre des Français un
article de foi que l'Europe s'était coalisée pour abattre en Napoléon
« le soldat de la Révolution », humilier la France et l'empêcher de
choisir librement son régime politique. Ainsi la lutte recommença
entre les deux forces, qui luttaient l'une contre l'autre depuis 1789 :
d'un côté étaient les rois et l'Église; de l'autre les peuples et la
Révolution. Vainqueurs avec la France depuis vingt-cinq ans, la
Révolution et les peuples étaient vaincus par sa défaite : « la Révo-
lution a rendu son épée en 1815 », écrivit plus tard Quinet. Aussi
les patriotes auront-ils pour programme de détruire la Sainte-
Alliance, et « d'effacer la honte des traités de 1815 ».
L'occupation étrangère donna à ces sentiments une puissance
et une violence durables. 150 000 étrangers, maîtres brutaux et
pillards permanents, Anglais, Autrichiens, Prussiens, Russes, Alle-
mands, s'installèrent. Contre eux, aucun recours, sauf les récla-
mations que le préfet envoie à Richelieu et que Richelieu transmet
à Wellington. La haine fut proportionnée à la charge, qui fut rui-
neuse, à l'humiliation du pays, qui se sentait dégradé.
chapitre m La Réaction royaliste.
111. _ FORMATION DES PARTIS »
LA seconde chute de Napoléon ne fut pas accueillie avec la môme la gceimb
indifférence que la première. Partout où les soldats étrangers
n'appuyaient pas les royalistes, le parti révolutionnaire tenta de
s'opposer aux Bourbons. Faible résistance, sans doute, puisque la
France de l'Est, où ce parti dominait, était occupée par l'ennemi.
Tout au plus l'installation du nouveau gouvernement en fut-elle
parfois retardée. A Lyon, le drapeau blanc ne reparut que le
17 juillet. Les représailles royalistes furent sanglantes dans le
Midi. A Marseille, la nouvelle de Waterloo fut accueillie avec joie;
on massacra des bonapartistes et des soldats dans les rues; la
garnison évacua la ville le 24 juin. Le maréchal Brune, qui avait
maintenu à Toulon le drapeau tricolore jusqu'au 24 juillet, puis
démissionné pour éviter une occupation militaire à la ville bloquée
par la flotte anglaise, fut traqué après sa sortie de la ville, décou-
vert et massacré à Avignon. Dans toute la Provence des incendies
furent allumés pour satisfaire des haines politiques. En Languedoc,
les volontaires royaux de l'ancienne armée réunie par le duc d'Angou-
lème après le retour de l'île d'Elbe organisèrent des représailles
politiques et des vengeances privées. Les fédérés de Nîmes ayant
été désarmés le 17 juillet, les bandes royalistes envahirent la ville;
les soldats l'évacuèrent après avoir déposé leurs armes ; quelques-uns
furent massacrés. Dans le Gard, la fureur royaliste se tourna contre
i. Cf. Ernest Daudet, La Terreur blanche, Paris, 1876; —Jean Loubet,Le gouvernement tou-
lousain du duc d'Angoulême après les Cent-Jours (Révol. française, 1913». L'histoire des
procès politiques est racontée dans toutes les histoires de la Restauration : le plus impor-
tant, Le procès du maréchal Ney. a été recueilli par Michaud, 1 vol., et Delanoë, 1 vol., 1816,
et raconté par Evariste Dumoulin, rédacteur au Constitutionnel Histoire complète du procès
du maréchal Ney, Paris, 2 vol., 1810; — voir aussi A. Sorel, Le procès du maréchal Ney, dans
Nouveaux essais de critique et d'histoire, 1898, à propos du Maréchal Ney de H. Wel-
schinger, 1893.
Sur les doctrines de la droite, voir Henry Michel, L'idée de l'État, 1896, qui donne la
bibliographie des œuvres politiques de Bonahl, do Maislre, de Ballanche, de Savigny, de
Ilaller. Sur Bonald, voir, dans la collection intitulée « La Pensée chrétienne, textes et
études », le Bonald de Paul Bourget et Michel Salomon; les principaux textes y sont
classés et commentés; — Joseph de Maislre et Blacas, leur correspondance inédite, publiée par
Ernest Daudet, 1908. Sur les doctrines de la gauche, voir les Mémoires de Guizot , — les Sou-
venirs de Barante, t. II et III, qui donnent de nombreuses lettres de Guizot, de Mme de
Brogliè, de Rémusat; — de Barante, La vie politique de Royer-Collard, ses discours et ses écrits,
2 vol. (déjà citésj. Il importe aussi de lire les textes « libéraux » les plus importants,
surtout les Réflexions sur la constitution de Benjamin Constant, 181/,, et les Considérations
sur la Révolution française de Mme de Staël, 1818. Thureau-baiiniu a étudié les doctrines
et Burtoul l'attitude politique des partis dans deux livres déjà cités : Le parti libéral sous
la Restauration, 1888, et Royalistes el républicains, 1*7',. 2* éd., 1888.
Sur le premier romantisme, l'étude lié- suggestive de ttarsan, Notes sur la bataille
romantique, e-t ausfii très utile par la bibliographie considérable éparee dans les notes^ —
F. Baldensperger, Le « genre troubadour . dans Éludes d'histoire littéraire, Paris, 1907.
< 77 >
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
LA TERREUR
BLANCHE.
COLERES
ET RANCUNES
ROYALISTES.
les protestants; on en tua jusqu'en octobre. Les agents de l'autorité
ne dirigeaient pas ces violences, mais ils les laissaient commettre;
le gouvernement feignit de les ignorer. Le duc d'Angoulême,
envoyé dans le Midi, s'installa à Toulouse (23 juillet-3 août); la
ville était restée pendant les Cent-Jours un foyer d'action royaliste;
elle devint le centre d'un gouvernement qui s'étendit sur plusieurs
départements. Le duc, entouré d'émigrés revenus d'Espagne, abso-
lutistes purs, sembla agir moins au nom du Roi qu'au nom du comte
d'Artois; les volontaires royaux y portaient l'uniforme vert; ils
y imposèrent le drapeau blanc bordé de vert (le vert était la couleur
de la livrée de Monsieur) ; la Terreur des « verdets » survécut au
départ du duc. Le général Ramel, qui n'avait pas servi pendant les
Cent-Jours et commandait la place pour le Roi, essaya de s'opposer
à leurs violences; il fut massacré. Assassinats, massacres, ven-
geances, colères de populaces méridionales et crimes de bandits
vulgaires, telle fut la Terreur blanche. Ailleurs, dans le Nord, dans
l'Ouest, c'est seulement par des adresses, des discours et des cris
que les royalistes manifestèrent leur enthousiasme pour les alliés.
Le gouvernement n'osa pas s'opposer aux violences de ses
partisans. Journaux et brochures royalistes le sommèrent d'agir
contre les « conspirateurs ». On écrivit dans des brochures « que ce
serait une injure atroce à l'espèce humaine que de laisser subsister
desNey, des Davout, des Fouché, des Carnot »; que le Roi « n'avait
pas le droit d'écrire dans la proclamation de Cambrai qu'il promet-
tait de pardonner aux Français égarés ». La Gazette de France
proposa de répartir les frais de la guerre entre ceux qui avaient
signé l'Acte additionnel. Les alliés poussaient aussi le gouverne-
ment à se montrer rigoureux. Ils remirent le 13 juillet à Talley-
rand une note l'invitant à donner des « éclaircissements sur les
mesures à prendre contre les membres de la famille Ronaparte et
autres individus dont la présence était incompatible avec l'ordre
les ordonnances public ». Le gouvernement obéit. Deux ordonnances parurent le
24 juillet; l'une révoquait 29 pairs, l'autre était une liste de proscrip-
tion. Malgré la déclaration de Cambrai, qui promettait de laisser
aux Chambres le soin de désigner les vrais coupables, 18 généraux
furent immédiatement déférés aux conseils de guerre; 38 autres
personnes furent placées en surveillance jusqu'à ce que les Chambres
eussent statué. Or, de ces 56 suspects, 31 seulement avaient accepté
des fonctions de Napoléon avant le 23 mars ; le Roi avait promis le
pardon pour tous les actes postérieurs à cette date.
Les premiers procès furent ceux du général La Rédoyère, qui
s'était rallié à Napoléon à Grenoble lors du retour de l'île d'Elbe,
DU U JUILLET.
CIIAI'ITRE III
La Réaction royaliste.
des frères Faucher, les « jumeaux de la Réole », généraux à l'armée
des Pyrénées pendant les Cent-Jours, et du maréchal Ney. La
Bédoyère fut fusillé à Grenoble, le 19 août; les frères Faucher à
Bordeaux, le 27 septembre. Le procès de Ney fut le plus retentissant.
Le maréchal figurait le premier sur la liste du 24 juillet. Il
attendait, dans le Lot, caché dans la maison d'une parente, une
occasion de passer la frontière, quand la police le découvrit. Trans-
féré à Paris, il fut, conformément à l'ordonnance, traduit devant un
conseil de guerre. Moncey, nommé président, refusa de siéger :
« Moi, j'irais prononcer sur le sort du maréchal Ney ! écrivit-il à Louis XVIII.
Mais, Sire, permet tez-nioi de demander à Votre Majesté où étaient les accusa-
teurs tandis que Ney parcourait tant de champs de bataille? Ah! si la Russie
et les alliés ne peuvent pardonner au prince de la Moskova, la France peut-
elle donc oublier le héros de la Bérézina? »
Moncey fut destitué et puni de trois mois de prison par un
ordre du Roi contresigné du minisire de la Guerre Gouvion Saint-Cyr
(29 août). Le conseil fut composé de quatre maréchaux, Jourdan,
président, Masséna, Augereau, Mortier, de trois lieutenants géné-
raux et d'un maréchal de camp. Il se réunit le 9 novembre. Une
foule, où l'on remarquait des officiers étrangers, se pressait à l'au-
dience dans la salle des Assises, au Palais de justice; derrière les
juges étaient assis le prince Auguste de Prusse, Metternich, lord
Castlereagh. Interrogé, le maréchal déclara décliner la compétence
du conseil, invoquant sa qualité de pair pour être jugé par la Cour
des pairs. Le conseil, où le maréchal comptait des camarades qui
s'étaient comme lui ralliés à Napoléon pendant les Cent-Jours,
s'empressa d'accueillir l'exception et de se déclarer incompétent.
Une ordonnance du 11 novembre déféra l'accusé à la Cour des
Pairs; elle y fut apportée par le procureur général Bellart accom-
pagné des ministres; le président du Conseil, duc de Richelieu,
déclara :
- Ce n'est pas seulement, Messieurs, au nom du Roi, c'est au nom de la
France, depuis longtemps indignée et maintenant stupéfaite ; c'est même au
nom de l'Europe que nous venons vous conjurer et vous requérir a la fois de
juger le maréchal Ney. Nous osons dire que la Chambre des pairs doit au
monde une éclatante réparation.... Vous ne souffrirez pas qu'une longue
impunité engendre de nouveaux fléaux. Les ministres du Roi sont obligés de
vous dire que cette décision du conseil de guerre devient un triomphe poul-
ies factieux; il importe que leur joie soit courte pour qu'elle ne soit pas
funeste. »
L'instruction de l'affaire fut achevée le 21 novembre, et le maré-
chal comparut devant la Cour des pairs. Le public était nom-
breux et choisi ; il y avait là des généraux russes et anglais, Metter-
PBOCÈS DU
MARÉCHAL NEY.
LE RENVOI
DEVAST
LA COU H
DES PA1F.S
LES DEBATS.
79
Lî établissement du Régime parlementaire. livre pbsmikb
nich, le prince royal de Wurtemberg. Après la lecture de l'acte
d'accusation, les défenseurs du maréchal soulevèrent une question
préjudicielle : il devait être sursis au jugement de l'accusé jusqu'au
jour où une loi aurait réglé les attributions de la Chambre opérant
en qualité de Cour de justice. La Cour passa outre. Ils demandèrent
alors des délais pour avoir le temps de faire venir des témoins éloi-
gnés que la rapidité de la procédure n'avait pas permis de convo-
quer. La Cour s'ajourna au 4 décembre. Le procès dura trois jours.
Ney consentit à répondre aux questions du président « sous la
réserve de l'article 12 de la capitulation de Paris et du traité du
20 novembre » : l'article 12 contenait une amnistie formelle pour les
personnes, « quelles qu'eussent été leurs fonctions, leurs opinions,
et leur conduite » ; le traité stipulait qu'aucun individu né dans les
pays cédés ne pourrait être inquiété à cause de sa conduite et de
ses opinions politiques. Ces réserves lui avaient été dictées par ses
avocats. Quand Ney connut le sens de la seconde (il était originaire
de Sarrelouis), il en refusa avec indignation le bénéfice : « Je suis
Français! Je mourrai Français! » Les débats s'ouvrirent. Le témoi-
gnage de Bourmont fut capital ; il avait assisté avec Lecourbe aux
angoisses de Ney à Lons-le-Saulnier, avant son ralliement à l'Em-
pereur; mais Lecourbe était mort; Bourmont put sans être démenti
sinon par l'accusé composer une déposition qui établit aux yeux
des juges la préméditation de Ney. Ney laissa ses avocats chicaner
sur l'article 12; aucun d'eux — c'étaient Berryer père et fils et
Dupin, royalistes tous les trois, — ne pouvait avec conviction
défendre, contre la Restauration victorieuse, la France impériale
la condamnation vaincue. Les 161 pairs présents déclarèrent à l'unanimité (sauf une
abstention) que l'accusé avait excité ses troupes à la désertion et
leur avait donné l'ordre de se réunir à l'usurpateur; 139 voix (contre
une abstention et un vote négatif, celui du duc de Broglie) le décla-
rèrent coupable de haute trahison et d'attentat contre la sûreté de
l'Etat; 139 votèrent la mort, 17 la déportation; 5 s'abstinrent. Il y
avait, parmi les juges du maréchal, Marmont, Gouvion Saint-Cyr,
Sérurier, et Kellermann, duc de Valmy; aucun d'eux ne demanda
sa grâce. Wellington, dit-on, fut prié d'intervenir en faveur du
soldat de Mont-Saint-Jean; il usa de sa grande autorité pour donner
de l'article 12 de la capitulation de Paris une interprétation défavo-
rable à l'accusé : cet article n'avait, de l'avis de Wellington, engagé
que les militaires .qui l'avaient signée et non pas le gouvernement.
Michel Ney fut fusillé le 7 octobre au matin sur la place de l'Obser-
vatoire. Il refusa de se laisser bander les yeux et de se mettre à
genoux : « Un homme comme moi ne se met pas à genoux ». En
CHAPITRE III
La Réaction royaliste.
face du peloton d'exécution, il dit : « Français, je proteste contre
mon jugement... ». Quand il tomba, les troupes qui entouraient la
place crièrent : « Vive le Roi ! »
Louis XVIII avait voulu donner aux Français, aux alliés, et
aux « furies » de salon la preuve qu'il savait régner, qu'il ne
ressemblait pas à Louis XVI ; il crut avoir terrifié l'armée. Il ne
fit qu'allumer en beaucoup de cœurs français une haine qui ne
devait pas pardonner.
On procéda à l'épuration administrative : l'ordonnance du
12 juillet révoqua tous les fonctionnaires nommés après le 20 mars;
parmi ceux dont la nomination était antérieure au 20 mars, un
grand nombre, devenus suspects, furent frappés; une vingtaine de
préfets seulement retournèrent à leur poste. Par une ordonnance
du 21 mars 1816, Garât, Cambacérès, Andrieux, Rœderer, Siéyès,
Merlin, Lucien Bonaparte, Etienne, Maret duc de Bassano, Arnaud,
Regnault de Saint-Jean-d'Angély, Maury avaient été exclus de
l'Académie française, et Monge, Lakanal, Carnot, le peintre David,
l'évêque Grégoire, des autres sections de l'Institut. La Commission
de l'instruction publique destitua des proviseurs, des principaux,
des recteurs, des professeurs et des régents. Une ordonnance, le
1 er août, cassa toutes les promotions militaires des Cent-Jours.
Ainsi les Français se trouvent en état de guerre civile; deux
partis s'organisent : le parti royaliste et le parti libéral. Leurs
théoriciens rédigèrent leurs doctrines; mais il faut sans doute,
pour exprimer toute la valeur, et pour indiquer toute la portée des
« philosophies » libérale et royaliste, tenir compte de leurs enri-
chissements ultérieurs.
Les théoriciens de la monarchie restaurée s'en prirent à tous
les principes rationalistes du xviir 2 siècle et de la Révolution. Ils
se divisent en deux écoles distinctes, l'école théocratique et l'école
historique; mais, parties de régions très distantes, elles concluent
à la même condamnation des idées révolutionnaires.
Les théocrates, Bonald, Joseph de Maistre, Ballanche pro-
fessent que le pouvoir vient de Dieu; la société politique est une
œuvre divine; l'homme, qui ne l'a pas inventée, ne saurait la
modifier; sa raison est impuissante à en pénétrer les origines
comme son action à en diriger le développement. « L'homme, dit
Bonald, ne peut pas plus donner une constitution à la société poli-
tique qu'il ne peut donner la pesanteur aux corps, ou l'étendue à
la matière;... bien loin de pouvoir constituer la société, l'homme,
par son intervention, ne peut qu'empêcher que la société ne se
constitue. » Et. de ces principes, ils marquent les conséquences :
L'ÉPURATION
ADMINISTRATIVE.
HAINES
POLITIQUES.
LES DOCTRINES
CONTRE-RÉVOLU-
TIONNAIRES.
L'ÉCOLE
THÉOCRATIQUE.
Lavisse. — H. Coutemp., IV.
Lî établissement du Régime parlementaire. livre premier
l'inégalité entre les hommes est une loi de la nature, « et la poli-
tique ne peut pas redresser la nature ». La Charte a beau déclarer
en son article 3 que « les Français sont tous également admissibles
à tous les emplois civils et militaires », la nature « dans une loi
plus ancienne et non écrite » a décrété le contraire. C'est qu'à vrai
dire, l'individu n'a pas de droits, la société seule en a. « La société
est la vraie et même la seule nature de l'homme », dit Bonald; et
Joseph de Maistre : « L'homme est un être social et que Ton a
toujours observé en société ». Une société constituée est formée de
groupes hiérarchisés, inégaux en force et en valeur, où les indi-
vidus ont une existence politique fixe, transmissible par hérédité.
L'ancienne France, écrit de Bonald, était à cet égard un modèle.
Elle avait partout des « existences politiques, et pour toutes les
fortunes et toutes les ambitions, dont chacune était satisfaite dans
sa sphère particulière et locale : et j'appelle existence politique
toute existence héréditaire qu'on peut transmettre à ses enfants ou
plutôt à sa famille ». De la noblesse aux corporations de métier,
toutes les familles avaient leur place dans une catégorie naturelle
où elles trouvaient à remplir des devoirs politiques spéciaux et
bien déterminés. Au-dessus d'elles toutes, il y avait un « pouvoir
général ». Dans une société constituée, dit encore de Bonald, « le
pouvoir général est aux mains d'un seul homme », le prince, repré-
sentant de Dieu qui a partagé les territoires entre les princes; le
prince administre son territoire comme un propriétaire ses terres.
Donc, toute limitation du pouvoir du prince, tout contrôle de ses
actes est une entreprise contre une force invincible, la nature des
choses, c'est-à-dire contre la volonté de Dieu.
l'école Un étranger. Louis de Haller, a voulu donner dans sa Restau-
msioRiQUE. ration de la science politique (1824) un fondement scientifique à la
doctrine des théocrates français : « les rois légitimes sont replacés
sur le trône, nous allons y replacer la science légitime, celle qui
sert le souverain maître et dont tout l'univers accepte la vérité ».
Replacer sur le trône la science légitime, c'est-à-dire faire la
contre-révolution de la science, c'est l'objet propre des efforts
de l'école historique. Ses affirmations procèdent de l'étude du
passé et non d'une métaphysique, mais le résultat est le même.
Le xvui e siècle a pensé que le droit se façonnait au gré des
hommes, qu'on pouvait, au bout d'un raisonnement, trouver une
" loi, ou une constitution. Or, l'histoire prouve que le droit, les insti-
tutions ont une vie propre ; la raison pure ne les refait pas ; ils se
développent naturellement « par des forces intérieures et silen-
cieuses ».
* 82 >
[.ETABLISSEMENT DU REGIME PARLEMENTAIRE
SÉANCE ROYALE d'oUVEBTUHE DE LA SESSION DES CHAMBRES, L823.
Louis XVIII, assis sur son trône et entouré des grands of/iciers de la Couronne, préside la céré-
monie, qui a lieu au Louvre pour la première fois, le 28 janvier 1823. En celte séance, il annonce
l'expédition d'Espagne. — I'tinlurc de Renoux, 1843. Musée de Versailles, n° 1783.
11. (.. IV. — Pi.. 1. Page_82.
CHAPITRE ni
La Réaction royaliste.
Le programme pratique du royalisme, qu'il s'appuie sur une
métaphysique ou sur l'histoire, est unique. Dans une société « natu-
relle ». issue de Dieu ou de l'histoire, la monarchie absolue est fondée
en droit; elle repose sur les institutions avec lesquelles elle est née
et par lesquelles elle a vécu : un clergé propriétaire de terres, déten-
teur de l'état civil et maître de l'éducation, une aristocratie foncière
qui, par la substitution et le droit d'aînesse, conserve le régime de la
grande propriété, et. par la décentralisation, administre les sujets
du Roi. Or, le premier pas vers la reconstitution politique est fait
depuis que le Roi est revenu. La restauration intégrale de l'autorité
se fera par la destruction méthodique de la législation révolution-
naire. Mais, ces résultats acquis, il faudra refaire des goûts et des
pensées « légitimes » à un peuple corrompu par la philosophie du
xvm e siècle. C'est la fonction de la littérature.
Bonald a donné la formule : « La littérature est l'expression
de la société ». Une société chrétienne et royaliste doit donc avoir
pour expression une littérature différente de celle qui, depuis la
Renaissance, s'est rattachée aux croyances, à l'histoire, à l'art
d'Athènes et de Rome. Le mot romantique, réservé par le xvin e siècle
à des variétés du pittoresque et du romanesque, est de plus en plus
employé pour désigner la littérature autochtone qui doit réapparaître
après une longue éclipse. La littérature « royaliste » va donc chercher
sa matière dans les légendes du moyen âge et de la « chevalerie ».
Chateaubriand a remis en honneur le merveilleux chétien ; qui rendra
aux lettres le merveilleux « féodal »? Qui fera revivre dans l'âme
française le sentiment de ses traditions nationales? L'érudition vient
au secours des politiques : les Chevaliers de la Table-Ronde, poème
en 20 chants, tiré des vieux romanciers, par Creuzé de Lesser (1813),
les huit volumes de la Gaule poétique (1813-1817) de Marchangy,
le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, le pastiche publié sous
le nom de Clotilde de Surville, le Choix des poésies originales des
troubadours de Raynouard (1816), bientôt le Voyage pittoresque et
romantique de Taylor et Nodier donnent des matériaux à utiliser.
Malheureusement, les écrivains manquent. L'Art poétique (1813)
de Perceval de Grandmaison a beau annoncer une résurrection :
PROCRAMME
POLIT!
DES CONTRE-
RÉVOLUTIONNAI-
RES.
ESTHETIQUE
CO.XTRE-
RÊV0LU TIONNA IRE.
LE PREMIER
ROMANTIdilE.
LA
RESTAURATION' »
LITTÉRAIRE.
...Je crois revoir Bradamante, Angélique,
Roland, le bon Roger, lous les preux du vieux temps ;
Je vois les grands châteaux pleins de faits éclatants.
N'entends-je pas au pied de leurs nobles tourelles
Le gothique refrain des tendres pastourelles?
La tradition nationale et chrétienne ne trouve à s'exprimer que
par des étrangers, et l'on, est réduit k espérer que la grande épopée
S'i
Lï établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
religieuse, Dante, Milton, Klopstock, les lyriques inspirés par la
Bible feront enfin école. Le grand public, d'ailleurs, ne prend qu'un
intérêt lointain aux discussions théoriques. Mais il fait, à sa
manière, de la « Restauration » en dévorant des romans « fantasti-
ques », en faisant accueil, surtout, au rapsode moderne qui offre,
avec un sens pénétrant du pittoresque historique, la fidélité la plus
déterminée aux traditions, Walter Scott, que, dès 1817, l'âme inoc-
cupée des Français adopte et naturalise d'enthousiasme. Donjons et
tourelles, ménestrels et damoiseaux font irruption dans la littéra-
ture et dans les salons. Scott est le « poète de la légitimité » ; il a
écrit un pamphlet historique contre Buonaparte. En province, les
« amis des Muses » sont pénétrés de l'amour du temps passé; on
chante chez eux sa foi, son roi et sa belle :
Gais troubadours, vos luths harmonieux
Vont célébrer votre prince et les dames;
Ce feu d'amour dont brûlaient vos aïeux,
Il vit encor dans le fond de vos âmes.
INFLUENCE
DES ÉTRANGERS.
RETOUR
A LA TRADITION
NATIONALE.
Ainsi apparaît le premier romantisme.
Ce mouvement national se précise grâce à l'influence étrangère.
C'est hors de France que quelques-uns de ses représentants ont
trouvé l'initiation à des formes nouvelles de sensibilité. Un esprit
curieux comme Charles Nodier a appris par divers contacts à étendre
sa curiosité au folklore. L'émigration est aussi un fait de l'histoire
littéraire. Chateaubriand, Camille Jordan, Chênedollé, Narbonne
ont en Allemagne connu Goethe, Klopstock, Schiller, Wieland,
Herder; d'autres ont rédigé le Spectateur du Nord à Hambourg, et
à leur retour les Archives littéraires de l'Europe; Charles de Villers,
officier émigré, a entrepris de faire connaître aux Français la culture
et les universités germaniques. Leurs livres furent les premiers
maîtres de Mme de Staël. C'est ensuite dans son Allemagne (1810-
1813), dans les livres de Sismondi {De la littérature du midi de
l'Europe, 1813) et de Schlegel (Cours de littérature dramatique, tra-
duit en 1813) qu'on chercha des horizons inconnus.
Sans doute, un tel mouvement, faible encore et indécis,
témoigne moins d'une esthétique précise que d'une tendance favo-
risée par la lutte politique. On n'a pas encore en 1815 l'ambition
de « libérer l'art » ni de renouveler les genres et le style; on ne
pense qu'à renouveler les sujets de littérature; tout au plus cherche-
t-on les « ornements », ou du moins les variétés du merveilleux,
ailleurs que dans la mythologie païenne où les prenait l'esthétique
traditionnelle. Puisqu'il est entendu que les vieilles chroniques
84
chapitre in La Réaction royaliste.
doivent supplanter l'histoire ancienne, on s'émeut pour des person-
nages et des faits de l'antiquité nationale. A«u théâtre, on applaudit
des « Jeanne d'Arc », des « Vêpres siciliennes », des « Louis XI »,
des « Marie Stuart » , sujets nationaux traités dans la manière
ancienne. On s'éprend du lyrisme nostalgique et rêveur qui trou-
vera bientôt dans les Méditations de Lamartine ses accents les plus
émouvants; les Odes, les Ballades de Victor Hugo parent de véhé-
mence ou de pittoresque des événements de la Contre-Révolution, des
épisodes ou des croyances de L'ancienne France. Biblique, ou angô-
lique, ou mystique, ou simplement idéaliste, la poésie d'un Vigny,
d'un Loyson, d'un Guttinguer, d'un Ghênedollé s'écarte peu des
tropes, des figures, des procédés familiers au pseudo-classicisme. 11
n'y a pas encore de révolution dans le programme du premier roman-
tisme; il n'est encore et il ne veut être qu'une restauration; c'est
un romantisme d'émigrés; il accompagne et célèbre la victoire du
trône et de l'autel. Aussi ses ennemis détestent-ils en lui l'adversaire
antirationaliste et mystique, la nouveauté littéraire à laquelle se
heurtent de longues habitudes de pensée rationaliste et voltairienne.
Mais l'association qui unit les champions d'une résurrection le romantisme
politique et les précurseurs d'une révolution esthétique profonde annonce
n'est pas durable. Au romantisme naissant, traditionaliste et réac- le romantisme
tionnaire, il ne suffira bientôt plus de satisfaire la sensibilité des
émigrés et des « amis des Muses ». Le succès même des extrava-
gances « frénétiques » d'un d'Arlincourt annonce la révolution pro-
chaine dans la langue et dans les formes d'art, par où les romanti-
ques de 1824 iront rejoindre les libéraux de juillet.
Le parti libéral est une coalition. Il réunit les révolutionnaires le parti libéral.
des Cent-Jours, les bonapartistes, les hommes de gauche ralliés
d'abord à la monarchie en 1814, puis devenus en 1815 ses ennemis
irréconciliables. Leur idéal politique est certainement divers, les
uns désirant une monarchie constitutionnelle avec le duc d'Orléans,
d'autres l'empire avec Napoléon II, d'autres enfin — rares, à la vérité,
— une république Mais il n'y a pas urgence à s'accorder d'avance
sur la solution qu'il faudra trouver après la victoire. Ils ont en
commun la haine de l'ancien régime, des Bourbons, du clergé, du
drapeau blanc, des traités de 1815, le regret de la victoire — voyez
cette histoire et cette philosophie dans les vers de Béranger et dans
la prose de Courier. D'ailleurs, la forme politique mise à part, leurs
doctrines s'accordent sur les points essentiels.
Aucun d'eux n'est démocrate ; aucun ne réclame la participation la doct^ise
de tous les citoyens aux droits politiques. Benjamin Constant
< 85 »
ET LA CHARTE.
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
réserve ces droits à ceux qui ont un certain degré de lumières, et
un intérêt commun avec les autres membres de la cité, c'est-à-dire
aux propriétaires. Mme de Staël déclare la démocratie « impos-
sible » en France : « Il y a une classe qui, par ses lumières, est
appelée à gouverner »*, elle exerce son droit par le système repré-
sentatif. C'est le résultat essentiel de la Révolution, le seul durable;
car la Révolution a été « dénaturée » par la passion de l'égalité. Le
meilleur système de gouvernement, c'est l'anglais, avec ses deux
Chambres, dont l'une est directement élue, et ses ministres respon-
sables. Le système, s'il fonctionne bien, garantit l'essentiel de la
Révolution, ses conquêtes civiles, c'est-à-dire les droits individuels,
la liberté personnelle, l'égalité civile, le jury, la liberté d'industrie,
la propriété, la liberté de la presse; il « termine » la Révolution.
les libéraux Les théoriciens du libéralisme devraient donc être satisfaits par
la Charte. De fait, ils l'ont été, ils le seraient encore, ils sont prêts à
le redevenir, mais à la condition que la Charte soit autre chose que
ce que les Bourbons en ont fait; car les Bourbons n'ont pas voulu
qu'elle fût un contrat avec la nation; elle n'est pour eux qu'une
concession faite de mauvaise grâce et révocable; ils ne l'aiment pas
sincèrement, ils projettent de la détruire pièce par pièce. Chateau-
briand n'avoue-t-il pas dans la Monarchie selon la Charte (1816)
« qu'il est possible qu'un beau matin toute la Charte soit confisquée
au profit de l'article 14 »? En attendant, on refuse la liberté à la
presse, on multiplie les lettres de noblesse, on appelle aux fonc-
tions un personnel d'ancien régime, on prodigue les faveurs aux
prêtres et aux évêques. La Charte, pratiquée par les Bourbons,
n'assure ni la liberté, ni l'égalité civile, ni la tolérance religieuse.
Elle promet des garanties, mais les lois d'exception, les mesures de
circonstance font illusoires ses promesses. Ainsi, le libéralisme
réclame un gouvernement représentatif bourgeois, qui assurera les
garanties juridiques nécessaires à tous, réservera les satisfactions
politiques à une clientèle un peu plus étendue que celle que visait
au xvni e siècle le despotisme éclairé. Plus d'arbitraire, plus de pro-
scriptions, respect de la propriété, liberté de l'industrie, indépen-
dance des juges, indifférence du gouvernement à l'égard des reli-
gions, qui sont affaire individuelle, un « état intérieur », comme dit
Benjamin Constant, — les libéraux ne vont pas au delà. Leur for-
mule favorite est qu'il faut « clore la Révolution ». Du reste, ils
aiment la liberté. « C'est dans l'âme, dit Mme de Staël, que les prin-
cipes de la liberté sont fondés. Ils font battre le cœur comme
l'amour et l'amitié. » Ils donnent à l'homme la première raison de
vivre, la suprême dignité.
< 86 >
CHAPITRE III
La Réaction royaliste.
Les deux partis, le royaliste et le libéral, cachent donc sous les les
noms qu'ils se donnent des arrière-pensées; les intérêts qu'ils ^^srÔyallsivs
défendent ne sont pas toujours ceux de la liberté ou de la monar- et des libéraux.
chie. Le premier veut refaire une société hiérarchisée, à privilège;
le second représente les bénéficiaires de la Révolution, banquiers,
manufacturiers, avocats, acquéreurs de biens nationaux, bourgeoisie
qui s'est élevée par la richesse, qui veut l'égalité civile par laquelle
elle se garantit contre la noblesse, et l'inégalité politique qui assure
sa domination. — Mais ni l'un ni l'autre parti ne peut dire ce qu'il
pense sans réticence et sans arrière-pensée. Les libéraux haïssent
les Bourbons, et les royalistes, la Charte. « Si mes ouvrages doivent
passer à la postérité, disait Bonald à Chateaubriand, je ne veux pas
qu'on ait à me reprocher d'y trouver un mot en faveur de la
Charte. » Il arrive pourtant que, par tactique, les uns et les autres
défendent les institutions qu'ils détruiraient le jour où ils seraient
les maîtres du pouvoir. Le Roi et la Charte ne sont que des instru-
ments qu'on emploie ou qu'on rejette selon qu'ils servent ou
menacent les intérêts profonds.
Un tiers-parti se forma, qui aima à la fois les Bourbons et la les
Charte; il comprit, il accepta pleinement la Restauration comme
une transaction nécessaire et définitive entre l'ancienne France et
la nouvelle. Ceux qui exprimèrent les idées du parti firent effort pour
les fonder sur une histoire et sur une philosophie. Ils montrèrent un
goût très vif pour les formules abstraites et furent portés à juger de
haut les hommes et les choses. On les appela les « doctrinaires ».
Le plus notoire d'entre eux, Royéfr-Collard, écrivait à Guizot, royer-collard.
autre doctrinaire, en 1823 : « Je n'ai jamais pris le mot Restauration
dans le sens étroit et borné d'un fait particulier; mais j'ai regardé et
je regarde encore 'ce fait comme l'expression d'un certain système
de société et de gouvernement, et comme la condition, dans les
circonstances de la France, de l'ordre, de la justice et de la liberté ».
Déjà, en Fructidor, Royer-Collard voulant, lui aussi, comme tant
d'autres, « clore la Révolution », cherchait, comme il disait, « un point
fixe ». Il le trouva enfin, en 1814, dans la monarchie légitime accom-
modée au régime représentatif. « Elle est la vérité dans le gouver-
nement », disait-il, tenant pour certain qu'une France nouvelle se
formait qui accepterait la Charte sans arrière-pensée et le Roi sans
amertume. Un bon gouvernement n'est pas le produit d'une théorie,
mais un système de garanties.
« Une nation nouvelle, déclnra-t-il en 1817, s'avance et se range autour du
trône, renouvelé comme elle. A mesure qu'elle s'avance, elle accueille dans ses
< 87 >
L' établissement du Régime parlementaire.
LIVRE l'RKMIKH
rangs tous ceux qui n'ont été ni mazarins ni frondeurs, et qui n'ont voulu que
le bien de l'État, espèce de gens qui, dit le cardinal de Retz, ne peut rien au
commencement des troubles, <>t qui peut tout à la fin. La nation dont je parle,
innocente de la Révolution dont elle est née, mais qui n'est point son ouvrage,
ne se condamne point à l'admettre ou à la rejeter en arrière. Ses résultats seuls
lui appartiennent.... En elle réside aujourd'hui la véritable France.... Elle veut
la légitimité, l'ordre, la liberté; mais elle ne connaît, n'estime et ne souhaite
rien au delà. Pour elle, les temps qui ont précédé notre révolution sont relégués
dans l'histoire. »
CUIZOT.
COUSIN.
LIBERAUX
ET DOCTRINAIRES
ONT DES VUES
POLITIQUES
ANALOGUES.
Guizot, étant historien, cherche et trouve dans l'histoire les faits
et les arguments qui font de la Charte bourbonienne l'aboutisse-
ment normal, la conséquence naturelle de toute l'histoire de France.
Qu'il développe ses vues dans le cours fait à la Sorbonne de 1820
à 1822 (Histoire des origines du gouvernement représentatif en
Europe), ou dans le « grand cours » de 1828-1830 (Histoire de la civi-
lisation), ou dans les brochures de circonstance qu'il écrit depuis
1814, sa pensée apparaît toujours la même : l'histoire de France,
c'est l'histoire de la lente ascension de la bourgeoisie; la civilisation,
c'est le résultat d'un équilibre entre les éléments démocratique,
aristocratique, théocratique et monarchique de la société, équilibre
réalisé dans les classes moyennes qui représentent ce qu'il faut de
liberté et ce qu'il faut d'autorité. Guizot est pour la bourgeoisie ce
que Rousseau avait été pour la démocratie, ce qu'était de Bonald
pour la théocratie, Bossuet pour la monarchie pure : son historien
et son théoricien.
Un troisième, Victor Cousin, pourvoit la doctrine d'une philo-
sophie. Son cours de 1818 (publié en 1836 sous le titre Du vrai, du
beau, du bien) rattache la politique à la morale. La société est « le
développement de la morale et du droit naturel ». Morale et droit
naturel sont révélés par la conscience et la raison. La conscience et
la raison créent le droit civil et le droit politique; ils sont réalisés
dans la Charte, qui consacre les droits de l'individu (droits sociaux
ou civils) et qui donne les droits politiques à ceux qui sont capables
de les exercer. Ainsi, Cousin relève du discrédit où l'ont fait tomber
les théocrates, et tire de l'oubli où les libéraux le laissent, le droit
naturel du xvm e siècle, mais pour le mettre au service de la Charte.
La distance qui sépare les doctrinaires des libéraux est courte.
Bien qu'ils soient haïs d'une égale haine par les partis de droite
— Bonald comparera Guizot à Louvel, l'assassin du duc de Berry, —
ils ne sont pas des révolutionnaires, en ce sens qu'ils croient la
Révolution définitivement close, par l'établissement de la liberté
civile, de la liberté de conscience et de la liberté politique, réservée
aux privilégiés de la Charte. C'est à l'avènement politique des pro-
88 >
chapitre m La Réaction royaliste.
priétaires fonciers, des industriels, des commerçants, qu'aboutissent,
croient-ils, la philosophie du xvm e siècle et la Révolution, toute
l'histoire, et toute la civilisation de la société française. Que les
doctrinaires restent des légitimistes obstinés, que les autres, les
libéraux, aient les Bourbons en haine, tous n'en professent pas
moins la même doctrine conservatrice.
Il faut pourtant noter que, dans la bataille politique qui s'en-
gage, la foule sans droits politiques, et qui ne compte pas dans le
calcul des forces électorales, accompagne de son ardente sympathie
les libéraux qui ne travaillent pas pour elle. C'est que le libéralisme,
bien qu'il « manque d'air », comme dit Jouffroy, est, aux yeux du
peuple, une doctrine d'opposition. Et comme les libéraux se récla-
ment des souvenirs, restés chers au cœur populaire, d'une révo-
lution prodigieuse et d'une gloire inouïe, le peuple voit en elle la
revanche de l'humiliation de 1815 et l'espérance confuse d'un
avènement prochain de la démocratie.
LES SYMPATHIFS
POPULAIRES
VONT A UX
PARTIS
DE GAUCHE,
IV. — LA CHAMBRE INTROUVABLE^
LE gouvernement, considérant les Cent-Jours comme un accident,
reprit sa marche au point où elle avait été interrompue le
20 mars. Toutefois, de même qu'il avait épuré le personnel admi-
nistratif, il élimina les suspects du personnel politique. Les pairs
qui s'étaient ralliés à Napoléon ne reprirent pas leurs sièges; le Roi
en nomma 94 nouveaux et conféra à tous l'hérédité (19 août). La
Chambre de 1814, dont beaucoup de membres avaient siégé à la
Chambre des Cent-Jours, fut dissoute le 13 juillet. Et, comme la
LR NOUVEAU
RÉGLEME.\T
ÉLECTORAL.
i. Les débats de la Chambre introuvable sont longuement analysés dans l'Histoire du
gouvernement parlementaire de Duvergier de Hauranne. C'est également dans cette his-
toire que l'échange célèbre de principes entre la droite et la gauche est le plus complète-
ment étudié; Duvergier a utilisé la plupart des brochures publiées à ce sujet. Les plus
importantes sont celles de Guizot, Du gouvernement représentatif et du gouvernement actuel
de la France, i8i5; — de Fiévée, La session de 1815, 1816. Voir les Mémoires cités à la section
précédente de ce chapitre, et le Royer-Collard de Barante, et y ajouter le tome I" des
Mémoires de Villèle. Il faut, pour quelques débats importants, ceux surtout relatifs au
clergé, à l'Université, etc., se reporter aux Archives parlementaires.
Sur le budget de Corvetto, voir les développements de Calmon, Histoire des finances de
la lieslauralion (déjà cité). ,
La polémique qui s'engagea en 1816 sur l'Université et la liberté d'enseignement est
résumée (avec l'indication des brochures de circonstance) dans Henri de Kiancey, Histoire
critique et législative de l'instruction publique et de la liberté de l'enseignement en France
(i8Vi), t. IL
Les Cours prévolales (1816-1818), sont étudiées avec soin dans un article de André Paillet
(Revue des Deux Mondes, 1" juillet i«jn).
< 89 •»
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
loi électorale prévue par la Charte n'était pas faite, le Roi y suppléa
lui-même par deux ordonnances (13 et 21 juillet) : les collèges
d'arrondissement et de département seront convoqués tels qu'ils
étaient constitués par le sénatus-consulte de Tan X; les collèges
d'arrondissement éliront chacun un nombre de candidats égal au
nombre des députés du département; ceux du département éliront
les députés en prenant au moins la moitié des noms dans les listes
d'arrondissement; les préfets seront autorisés, comme ils l'étaient
depuis le décret de 1806, à ajouter à chaque collège d'arrondis-
sement ou de département dix électeurs pris parmi les plus imposés
et dix pris parmi ceux qui ont rendu des services à l'État. L'âge de
l'électorat est abaissé à vingt et un ans, celui de l'éligibilité à vingt-
cinq ans ; le nombre total des députés est porté de 262 à 402. Cette
modification de la Charte par la seule volonté du Roi et de ses
ministres était inconstitutionnelle ; pourtant personne ne protesta :
« Cette fois, écrit Vitrolles, Le sentiment public était avec nous. On
ne nous chicanait pas sur la forme- » Il est vrai que le Roi donna
son règlement électoral comme provisoire, et annonça qu'il sou-
mettrait aux Chambres toutes les modifications qu'il se proposait
d'apporter ultérieurement à la Charte.
les élections Les collèges électoraux se réunirent le 14 et le 22 août. Leurs
présidents, nommés par le gouvernement, se trouvaient, par leurs
seules fonctions, désignés comme candidats officiels, et ils pesaient
fortement sur la liberté des votants. Ceux-ci étaient d'ailleurs tout
disposés à se conformer aux vues du ministère ; car les préfets négli-
gèrent de convoquer les électeurs connus pour leur hostilité à la
Restauration, et ceux des électeurs qui se sentaient suspects se
gardèrent de paraître. Les opposants les plus dangereux étaient
d'ailleurs emprisonnés ou recherchés comme complices du retour
de l'usurpateur. Sur 72199 inscrits, 48 478 seulement votèrent. Plu-
sieurs préfets dévoués aux ultras ou intimidés par eux, ajoutèrent
quelques unités au nombre de 20 électeurs qu'ils avaient le droit
d'adjoindre à chaque collège : l'historien Duvergier de Hauranne,
qui rapporte ces pratiques et cette illégalité, en tenait sans doute
le récit de son père, député à la Chambre introuvable; un autre
député, Sainte- Aulaire, avoua plus tard dans un discours à la
Chambre de 1819 « qu'il était possible que des électeurs eussent
illégalement voté ». Dans le Nord et dans l'Est de la France,
on vota sous la surveillance des armées alliées, à l'Ouest et au
Midi, en pleine Terreur blanche. A Nîmes, 13 protestants furent
massacrés la veille du scrutin. La presse ne put jouer aucun rôle,
les journaux étant soumis à une nouvelle autorisation depuis
< 90 >
G U V E H N E M E N T P A R L E M E N T AIR I ■;
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Caricatures de Boilly, 1811
L l I.TI! A
Types de la société parisienne de l'époque. — Bi'W. .Vu/, /-;.s/. CoZ-
/ec/ion Hennin, n<" 13933-13934.
(Ali: l,\.MI!l.l\
Peinture de Boittg. Un libéral (à gauche) joue une partie de dames avec un ultra (à droite).
Autour d'eux, spectateurs <le types divers, portant les costumes du temps. Le café Lamblin était,
ou Palais-Royal, le rendez-vous île In belle société. — Musée Condé à Chantilly, n" 121. (Le
tableau a été endommagé pur l'incendie en 1848J
II. <:. IV. - Pl. ."». Page 90.
chapitre m La Réaction royaliste.
l'ordonnance du 9 août; les feuilles opposantes se bornaient à
donner des nouvelles de l'étranger et à discuter des problèmes
abstraits de politique constitutionnelle; un seul journal, le Nain
jaune, continuait son opposition ouverte; mais il était réfugié en
Belgique. Le résultat fut ce qu'on pouvait attendre. Les choix déii-
nitifs faits par les électeurs de département (qui étaient au nombre
de 15 000 environ) semblèrent prouver que tous les partis, sauf
le royaliste, avaient disparu. A part quatre ou cinq députés dont
rattachement à la Révolution était connu, il n'y eut parmi les
élus que des royalistes ardents. « Chambre introuvable », déclara
Louis XVIII, surpris et satisfait. La plupart des députés étaient des
hommes nouveaux dans la politique : propriétaires ou fonction-
naires, riches, aisés au moins, car l'indemnité parlementaire qu'on
avait maintenue en 1814 était désormais supprimée. Ils apportèrent
dans la politique un royalisme provincial et rural, sans nuances,
jeune, robuste et violent.
Le premier résultat des élections fut la chute du ministère cuite
Talleyrand-Fouché. Ils n'étaient plus les hommes nécessaires. Leur °tawbyranu.
habileté, si célèbre, avait paru, à la voir de près, moins utile, moins foucih-:.
redoutable aussi. Fouché, choisi pour rassurer le parti révolution-
naire, devint, ce parti anéanti, encombrant et odieux. Dépaysé au
Conseil, tenu à l'écart par ses collègues, haï à la cour (la duchesse
d'Angoulême n'avait jamais consenti à le recevoir), il essaya de
donner des gages en dressant la liste des « coupables » des Cent-
Jours, et en y inscrivant ceux dont il était le camarade politique
depuis vingt ans, Boulay de la Meurthe, Thibaudeau, Regnault de
St-Jean-d'Angély, Carnot, Merlin de Douai, Barère, Garnier de
Saintes, Rovigo, Lavalette, Bassano : on ne l'en estima pas davan-
tage. Il voulut se créer une popularité personnelle en publiant
deux rapports au Roi sur la triste situation laite à la France par
l'occupation étrangère et par la guerre civile : « Le royalisme au
Midi, y disait-il, s'exhale en attentats ; les bandes armées pénètrent
dans les villes et parcourent les campagnes; les assassinats, les
pillages se multiplient; la justice est partout muette; l'administra-
tion, partout inactive; il n'y a que les passions qui agissent, qui
parlent et qui soient écoutées ». L'effet fut nul sur le parti vaincu
qui méprisait Fouché. Wellington enfin cessa de le défendre. Fouché
donna sa démission (19 septembre) et fut nommé ministre plénipo-
tentiaire à Dresde. Talleyrand, lui aussi, avait cessé d'être nécessaire;
on était au moment des dernières négociations pour la paix; on
débattaitle chiffre de l'indemnité, la durée de l'occupation. Louis XVI II
était convaincu que Talleyrand, mal vu du tsar, obtiendrait peu de
( g! >
L? établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
LE MINISTÈRE
RICHELIEU.
L'ETAT D'ESPRIT
DES
NOUVEAUX ÉLUS.
concessions. Talleyrand, inquiet de la froideur grandissante de la
cour, de l'hostilité prochaine de la Chambre, crut habile de mettre
le Roi en demeure de le soutenir ouvertement auprès des souverains
et auprès du Parlement. Louis XVIII lui répondit : « Gela est peu
constitutionnel, c'est à mes ministres à se tirer d'affaire. — En ce
cas, nous serons obligés de nous retirer. — Eh bien, si mes ministres
se retirent, je ferai comme en Angleterre, je chargerai quelqu'un de
former un nouveau cabinet » (24 septembre). Talleyrand fut nommé
Grand Chambellan. Fouché et Talleyrand partis, les royalistes ces-
sèrent d'avoir devant les yeux cette vision que Chateaubriand appe-
lait infernale : « le vice appuyé sur le bras du crime ».
Le nouveau ministère était tout prêt. La présidence avec les
Affaires étrangères en fut donnée au duc de Richelieu. Petit-fils du
maréchal, cet ancien émigré, qui avait pris du service en Russie et
qui s'était distingué comme gouverneur d'Odessa, était désintéressé,
modeste, loyal; il connaissait peu la France; il ne désirait pas le
pouvoir, se sentant peut-être impropre à conduire le parti royaliste,
et, s'il le fallait, à lui résister. Les portefeuilles furent distribués à
d'anciens fonctionnaires impériaux et à des protégés de la droite
extrême; les premiers, Corvetto, ancien conseiller d'État de Napo-
léon, aux Finances, et Barbé-Marbois, ancien sénateur, à la Justice,
semblaient devoir réprouver les violences que le parti royaliste avait
favorisées ou commises ; les autres, duc de Feltre (Clarke) à la Guerre,
Dubouchage, ancien ministre de Louis XVI, à la Marine, comte de
Vaublanc, préfet des Bouches-du-Rhône, à l'Intérieur, représentaient
l'opinion royaliste exaltée. Decazes, ministre de la Police, était le
seul membre du cabinet qui fût député; préfet de police après le
retour de Gand, il n'était connu que par la faveur que Louis XVIII
lui témoignait. La fonction de secrétaire du Conseil, exercée par
Vitrolles dans le précédent cabinet, fut supprimée : Richelieu ne
voulut pas tolérer, à ses côtés, une sorte de ministre sans porte-
feuille, agent du comte d'Artois. « L'unité du ministère » tant vantée
trois mois auparavant, c'est-à-dire l'entente de tous les ministres sur
un programme, n'avait pas survécu à Talleyrand.
La session des Chambres s'ouvrit le 7 octobre. On était déjà
fixé sur l'état d'esprit des députés par les adresses des collèges
électoraux; elles réclamaient la continuation de la politique de
répression inaugurée par l'ordonnance du 24 juillet; le Roi devait
« mettre des bornes à sa clémence » et « faire justice des cou-
pables ». Chateaubriand, président du collège électoral du Loiret,
rédigea l'adresse la plus significative qui fut aussitôt répandue
et imitée :
9 2
CHAPITRE IU
La Réaction royaliste.
■ Sire, vous avez deux fois sauvé la France : vous allez achever voire
ouvrage. Ce n'est pas sans une vive émotion que nous venons de voir le com-
mencement de vos justices! Vous avez saisi ce glaive que le souverain du ciel
a confié aux princes de la terre pour assurer le repos des peuples. »
L'adresse de la Chambre parla le même langage :
« Nous vous supplions, au nom de ce peuple même, victime des malheurs
dont le poids l'accable, de faire enfin que la justice marche là où la clémence
s'est arrêtée. Que ceux qui, aujourd'hui encore, encouragés par l'impunité, ne
craignent pas de faire parade de leur rébellion, soient livrés à la sévérité des
tribunaux. La Chambre concourra avec zèle à la confection des lois nécessaires
à l'accomplissement de ce vœu. »
Les candidats présentés au Roi pour la présidence de la Chambre
furent choisis parmi les royalistes les plus purs ; le Roi nomma Laîné>
avocat de Bordeaux que son opposition à l'Empereur, au Corps
législatif de 1813, avait rendu célèbre. Les députés, à peu près
unanimes dans leurs sentiments, ne s'organisèrent pas en partis;
mais ils se réunirent par petits groupes dans quelques salons pari-
siens où s'échauffa leur enthousiasme royaliste. C'est la discussion
des lois politiques qui fit apparaître plus tard une majorité et une
minorité; encore furent-elles toujours mal définies, mal connues, car
on votait au scrutin secret. L'assemblée ne cessa pas d'obéir aux
directions des contre-révolutionnaires les plus ardents ' on les appela
les ultra-royalistes l .
A la Chambre des pairs, les sentiments étaient plus modérés,
Deux pairs, Jules de Polignac, ami personnel du comte d'Artois,
et La Bourdonnaie, ayant refusé de prêter serment à la Charte,
parce que, disaient-ils, elle contenait des articles outrageants pour
la religion, l'Assemblée refusa de les admettre aux séances. Un
passage de l'adresse, telle qu'elle sortit des délibérations de la
commission chargée de la rédiger, rappelait le texte voté par les
députés : « Sans ravir au trône les bienfaits de la clémence, nous
oserons lui recommander les droits de la justice; nous oserons solli-
citer humblement de son équité... l'exécution des lois existantes et
la pureté des administrations publiques »; l'Assemblée lui substitua
une phrase plus anodine : « Nous sommes clans la parfaite confiance
que V. M. saura toujours concilier avec les bienfaits de sa clémence
les droits de la justice ».
Le gouvernement suivit les indications de l'adresse votée par
les députés. Quatre projets de loi furent déposés successivement,
MODERATION
DE LA
CHAMBRE
DES PAIRS.
LES PROJETS DU
GOUVERNEMENT.
1 Ce nom, qui fut appliqué aux royalistes purs jusque vers 1820, aurait été employé, au
dire de Duvergier de Hauranne, d'abord dans quelques salons et dans quelques jouiuaui
étrangers.
93 >
L établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
I" LOI SUR
LES DISCOURS
ET LES ÉCRITS
SEDITIEUX.
S" LOI DE SURETE
GENERALE.
3° l.OI
RÉTABLISSANT
LES COURS
PRÈVOTALES.
qui devaient accélérer la punition des rebelles et supprimer toute
opposition.
Le premier, sur les cris, discours et écrits séditieux (loi du
9 novembre), ne prévoyait pas pour ces délits de peine plus grave
que l'emprisonnement et la déportation. Un député, nommé Piet,
demanda que la mort fût substituée à la déportation. Le Journal des
Débats écrivit : « Partout, et dans tous les siècles, on a puni de
mort, excepté le cas de démence, quiconque a, par des cris sédi-
tieux, demandé la ruine de l'ordre établi ». La Chambre vota la
peine de mort et aggrava la loi en rangeant, parmi les actes séditieux
punissables de la déportation, les menaces contre le Roi et sa famille,
même non suivies d'effet et non liées à un complot. Une faible
majorité repoussa pourtant une motion de Castelbajac punissant de
mort l'acte de porter ou de détenir le drapeau tricolore.
La loi dite de Sûreté générale (31 octobre 1815) suspendait la
liberté individuelle jusqu'à la session suivante, autorisait la déten-
tion de tout individu suspect de comploter contre la sûreté de l'État
sans qu'il fût nécessaire de le traduire devant les tribunaux.
Quelques députés demandèrent certaines garanties contre l'arbi-
traire dont les fonctionnaires investis d'un pouvoir aussi redoutable
ne manqueraient pas de faire preuve. Hyde de Neuville déclara :
« On propose des amendements, on demande des garanties; on redoute la
force et l'arbitraire, quand on ne devrait redouter que l'indulgence et la bonté!
Ah! messieurs, à qui allez-vous remettre l'exercice de cette loi salutaire? C'est
au Roi, au plus sage des rois! Et l'on parle de garanties! et l'on propose des
amendements! »
Et le ministre de l'Intérieur, Vaublanc, s'écria : « Ce que veut
la France, il est aisé de le dire : La France veut son Roi! » La loi
fut votée par 294 voix contre 56.
La loi sur le rétablissement des cours prévôtales (20 décem-
bre 1815) fit revivre l'ancienne juridiction de police des « prévôts des
maréchaux », à moitié militaire, à moitié civile, chargée de réprimer
certains crimes de droit commun. Cette juridiction, abolie en 1790,
reconstituée par le Consulat (loi de pluviôse an IX) sous le nom de
« Cours spéciales », avait surtout pour objet de réprimer le vaga-
bondage. L'article 63 de la Charte, qui interdisait la création de
« commissions et tribunaux extraordinaires », avait toutefois réservé
la possibilité des « juridictions prévôtales, si leur rétablissement
était jugé nécessaire ». Les « cours prévôtales » de la loi de
novembre 1815, — une par département, — composées d'un prési-
dent, de quatre juges choisis parmi les magistrats ordinaires, et
d'un prévôt ayant au moins le grade de colonel, connaîtront, comme
94
CHAPITRE III
La Réaction royaliste.
les Cours spéciales de l'Empire, des crimes commis par les vaga-
bonds, les contrebandiers, les faux-monnayeurs, et aussi des actes
de violence commis par les militaires en activité ou licenciés depuis
moins d'un an, des crimes de rébellion armée et de réunion sédi-
tieuse, enfin, des infractions prévues par la loi sur les discours et
actes séditieux. Elles prononceront en dernier ressort; leurs juge-
ments seront exécutoires dans les vingt-quatre heures; le Roi
abdique en leur faveur son droit de grâce, sauf pour les condamnés
qu'il leur plairait de recommander à sa pitié. Il n'y eut, au vote,
que 10 opposants. Un député, Duplessis-Grenedan, avait demandé
que, pour l'exécution des jugements prévôtaux, la guillotine fût
remplacée par le gibet, suivant l'ancienne coutume.
La loi d'amnistie compléta le système. L'article 2 de l'ordon- 4» loi ^amnistie
nance du 24 juillet avait décidé que les Chambres statueraient sur
le sort des individus exceptés de l'amnistie : ils devaient ou sortir
du royaume ou être livrés aux tribunaux S 'appuyant sur cet article,
un ultra-royaliste, La Bourdonnaie, proposa (10 novembre) de sup-
plier le Roi de présenter uh projet d'amnistie qui excepterait de sa
clémence ceux qui avaient occupé de grandes charges administra-
tives pendant les Cent-Jours, les généraux et les préfets qui avaient
passé à l'usurpateur, les régicides qui avaient accepté des places
de Napoléon, siégé aux Chambres ou signé l'Acte additionnel. La
peine de mort était applicable aux deux premières catégories de
coupables, la déportation à la dernière. Les biens des condamnés
seraient confisqués : il importait qu'ils contribuassent à réduire le
dommage subi par l'Etat du fait de la « conspiration du 20 mars ».
On calcula que le vote de ce projet entraînerait la mise à mort
d'environ douze cents personnes. La Bourdonnaie déclara :
« Il faut des fers, des bourreaux, des supplices. La mort, la mort seule
peut effrayer leurs complices et mettre fin à leurs complots.... Ce ne sera qu'en
jetant une salutaire terreur dans l'âme des rebelles que vous préviendrez leurs
coupables projets. Ce ne sera qu'en faisant tomber la tête de leurs chefs que
vous isolerez les factieux.... Défenseurs de l'humanité, sachez répandre quelques
gouttes de sang pour en épargner des torrents. »
La Chambre élut une commission favorable au projet de
La Bourdonnaie.
Le gouvernement s'inquiéta; il se dit suffisamment armé par conflit entre
les lois précédentes pour maintenir l'ordre, déclara s'en tenir aux ET LE uinistèhe.
exception? nominatives faites déjà dans l'ordonnance du 24 juillet,
y ajouta simplement la proscription de la famille impériale. C'était
le conflit entre le ministère et la Chambre. L'évasion, alors sur-
venue, de Lavalette, arrêté parce qu'il avait été directeur des postes
LES
CATÉGORIES ,
DE LA
BOURDONNAIE.
9*
L'établissement du Régime parlementaire
LIVRE PREMIER
LA DROITE
SOUTIENT
LES DROITS
DE LA CHAMBRE,
LA GAUCHE
DEFEND
LA PRÉROGATIVE
DU ROI.
pendant les Cent-Jours, le rendit aigu , les ultras y virent une
preuve de la mystérieuse puissance du parti révolutionnaire, qui
trouvait partout, et jusque dans le gouvernement, des complices.
On transigea pourtant. Le gouvernement obtint non sans peine de
la Chambre (il n'eut que 9 voix de majorité) qu'elle renonçât aux
catégories de La Bourdonnaie, et qu'elle repoussât la confiscation;
mais il dut. malgré sa répugnance à violer l'article de la Charte
qui interdisait la recherche des opinions antérieures à la Restau-
ration, accepter l'exil pour les régicides.
La querelle de la Chambre et du gouvernement à propos de
l'amnistie posait une question constitutionnelle que la Charte ne
donnait pas le moyen de résoudre. Dans un conflit entre la volonté
royale et celle de la Chambre, qui aurait le dernier mot? D'après
leurs principes, les libéraux et les constitutionnels auraient dû
tenir pour la Chambre, et les ultras pour la couronne. Mais, en
l'espèce, l'intérêt des ultras était d'affirmer la prééminence de la
Chambre, où ils avaient la majorité, et celui de leurs adversaires
de défendre la prérogative royale, où ils voyaient une sauvegarde.
Les deux partis élaborèrent des théories de circonstance pour jus-
tifier une conduite contraire à leurs doctrines. « Ils voient, écrivait
un des chefs de la majorité, Villèle, que nous nous servons des
institutions représentatives pour nous défendre; aussi sont-ils
devenus plus que nous partisans du retour à une autorité unique
et c'est nous qui sommes, à présent, les défenseurs des libertés de
la nation. » La Bourdonnaie déclara, dans la discussion sur l'am-
nistie, qu'il était permis, ordonné même « au sujet respectueux,
au serviteur fidèle, devenu législateur, de combattre les propositions
du gouvernement, de les rejeter, d'accuser les ministres, d'être, en
un mot, en opposition avec les sentiments personnels du monarque
pour le maintien des prérogatives imprescriptibles du trône ». Le
ministre Decazes, dans la même discussion, ne trouva pas d'argu-
ment plus fort contre son adversaire que de lui opposer la volonté
du Roi; les paroles des ministres ne faisaient, dit-il, que la traduire :
« Les ministres du Roi parlent au nom de l'honneur, car ils parlent au nom
du Roi; ils parlent au nom de la nation, car ils parlent au nom du Roi; ils
parlent au nom de la raison et de la sagesse, car ils parlent au nom du Roi. »
Vitrolles, dans une brochure intitulée Du ministère dans le
gouvernement représentatif, définit les pouvoirs comme les libéraux
de 1830 :
« Dans les gouvernements représentatifs, l'opinion publique est souveraine,
et le ministère, sorte de corps intermédiaire entre le Roi et les Chambres,
96
CHAl'ITHE î!l
La Réaction royaliste.
doit être pris nécessairement parmi les hommes que les Chambres désigne-
raient si elles étaient appelées à le choisir directement. »
Doctrine que les constitutionnels réfutaient avec vigueur.
Guizot écrivait :
« C'est le Roi qui veut et qui agit, qui seul a le droit de vouloir et le pou-
voir d'agir. Les ministres sont chargés d'éclairer sa volonté.... Sans sa volonté,
ils ne sont rien, ils ne peuvent rien.... Un ministère gouvernant au nom du Roi et
subordonné à la majorité des Chambres qui gouvernent au nom de l'opinion,
telle est la plus simple expression du gouvernement représentatif ainsi que le
conçoivent et l'expliquent nos adversaires. »
Il concluait qu'une pareille doctrine conduisait tout droit à
affirmer la souveraineté du peuple.
Ce renversement des attitudes et cet échange des principes
furent surtout apparents dans la discussion sur la loi électorale.
Les règlements portés par les ordonnances du 13 et du 21 juillet,
qui avaient conservé les collèges électoraux de l'empire, n'étaient
que provisoires; le gouvernement déposa un projet de loi qui insti-
tuait l'élection à deux degrés; les électeurs cantonaux (30 ans),
c'est-à-dire les fonctionnaires civils et ecclésiastiques joints aux
soixante plus imposés du canton, nommeraient les électeurs de
département (150 à 200) choisis parmi les contribuables à 300 francs;
à leur tour, ces électeurs (30 ans) réunis aux archevêques, évêques
et hauts fonctionnaires nommeraient les députés. La Chambre se
renouvellerait par cinquième. Ce système donnait aux agents du
gouvernement le pouvoir de faire à leur gré la majorité : « Si
vous pouviez, disait le ministre de l'Intérieur Vaublanc, former un
vœu sur les choix [à faire de ces électeurs de droit], ce serait qu'ils
portassent sur une collection d'hommes aussi recommandables.
Pourquoi donc ne pas former ces choix tout de suite, tels qu'on
désirerait qu'ils fussent formés? » Les ultras jugèrent le projet peu
libéral et peu démocratique. « Le renouvellement partiel n'est bon
que pour les tyrans », dit Clauzel de Coussergues. La Bourdonnaie
attaqua le mode de recrutement des collèges :
« Par qui donc veut-on que les députes soient nommés? Par l'intervention
du souverain auquel ils doivent accorder «les subsides, ou par le choix du
peuple qui dôil l«'s payer? »
On soutint à gauche que la Chambre n'avait pas le droit de
changer le mode de renouvellement qui avait été lixé par la Charte :
« La Charte ne le veut pas et le Roi ne le propose pas; cela doit
suffire, dit Koyer-Collard.... En France le gouvernement tout entier
est.dans les mains du Moi, et il n'a besoin du concours des Chambres
DISCUSSION
DE LA LOI
ÉLECTORALE.
M
î.avissf. — II Contcmp., IV.
L établissement du Régime parlementaire. livre premier
que s'il reconnaît la nécessité d'une loi nouvelle et pour le budget. »
A quoi La Bourdonnaie répondait :
« Il est temps de faire justice de ce système vraiment judaïque qui tend à
faire admettre que tout ce qui n'est pas mot à mot énoncé dans la Charte fait
partie des pouvoirs que le Roi s'est réservés.... Nier la prérogative de la Chambre,
c'est nier le gouvernement représentatif lui-même. »
« La Chambre n'est pas représentative », répliquait Royer-
Collard, car elle n'est pas élue par toute la population. C'est un
pouvoir. La Charte est le seul titre de son existence. « La Chambre
est. ce que la Charte la fait, rien de plus, rien de moins. Comme
c'est la Charte qui constitue la Chambre et non l'élection, celle-ci
ne lui donne en réalité que les membres qui la composent. Dans le
fait, la Chambre n'exprime jamais que sa propre opinion », et non
pas nécessairement l'opinion de la nation. « La France, déclara
M. de Serres, monarchique par ses habitudes, par ses affections, par
toute sa constitution physique et morale, attend de ses députés un
concours filial aux desseins paternels de son Roi, et non pas une
indépendance qui le contrarierait. »
le programme Dans cette discussion encore, les intérêts se déguisaient en doc-
deIT ''droite 1 ' JE * *- rmes - Les ultras réclamaient le renouvellement intégral tous les
cinq ans parce qu'ils comptaient ainsi conserver le pouvoir au moins
pendant cinq années. Ils combattaient contre un mode d'élection
qui assurait au gouvernement une influence durable, parce qu'ils
voyaient dans le gouvernement des tendances hostiles à leur poli-
tique. Ils réclamaient un suffrage plus étendu, plus démocratique
(50 francs d'impôt pour les électeurs du canton ; La Bourdonnaie
proposait 30 francs et Villèle 25), d'abord parce que les mouvements
populaires du Midi et de l'Ouest leur avaient donné l'illusion que
le peuple était royaliste, ensuite parce qu'ils comptaient que les
grands propriétaires exerceraient sur le vote des paysans électeurs
une action décisive : « Dans mon opinion, disait Villèle, les auxi-
liaires de la haute classe sont dans la dernière, et la classe moyenne
est la plus à craindre ». La classe moyenne était celle des électeurs
à 300 francs, prévue par la Charte, Il ajoutait :
« Depuis que le monde existe,... la classe moyenne, enviée de la dernière
et ennemie de la première, compose la partie révolutionnaire dans tous les-
États. Si vous voulez que la première classe arrive dans vos assemblées,
faites-la nommer par les auxiliaires qu'elle a dans la dernière classe, descendez
aussi bas que vous pourrez, et annulez ainsi la classe moyenne qui est la seule
que vous ayez à redouter. «
la droite veut Si les ultras se trompaient, si les résultats du système électoral
conserver <î u i avait leurs préférences devaient leur apporter plus tard quelque
le pouvoir. déception, ils ne s'en souciaient guère à cette heure : il s'agissait
« 98 >
CHAPITRE III
La Réaction royaliste.
pour eux de garder la majorité le temps nécessaire pour opérer la
contre-révolution. De même, les royalistes constitutionnels ne
croyaient pas, par leur attitude, compromettre l'avenir : ils tenaient
à la Charte parce qu'elle assurait la liberté de conscience, la liberté
politique, l'égalité devant la loi; ils soutenaient le Roi, dont le gou-
vernement semblait disposé à les détendre. Mais si la Charte et la
législation devaient servir uniquement à les dépouiller de ces con-
quêtes révolutionnaires, ils ne tenaient plus à la Charte. L'oppo-
sition qu'ils faisaient à leur propre doctrine passée dans le camp
ennemi était, momentanée; ils ne voulaient pas admettre la souve-
raineté d'une assemblée contre-révolutionnaire isolée dans une
nation privée des libertés publiques, et surtout de la plus impor-
tante, de la liberté de la presse, et par conséquent incapable de l'aire
connaître sa véritable opinion.
La Chambre se prononça contre le projet du gouvernement,
pour le renouvellement intégral, pour les électeurs du premier
degré à 50 francs, pour l'éligibilité des contribuables à 1 000 francs.
Le gouvernement n'accepta pas les modifications votées par les
députés, et la Chambre des pairs les rejeta (3 avril). Un nouveau
projet fut déposé par le ministère (5 avril), qui confirmait simple-
ment les dispositions des ordonnances de juillet 1815. Comme il
laissait indécise la question capitale du renouvellement intégral, la
Chambre le modifia encore. Le ministère, obligé de faire voter le
budget, n'insista pas, mais ne porta pas aux pairs le projet des
députés.
Le budget souleva de graves difficultés. On avait à faire face,
non seulement à l'arriéré incomplètement soldé de 1814 (462 mil-
lions), mais aux déficits accumulés des neuf premiers mois de la
Restauration (103 millions), des Cent-Jours et de tout le reste de
l'année 1815 (227 millions, dont 180 pour frais de l'occupation étran-
gère), et au remboursement d'un emprunt forcé de 100 millions con-
tracté en septembre pour parer aux besoins urgents. Le déficit de 1815
pouvait être partiellement comblé par la vente de 35 millions et demi
de rentes de la caisse d'amortissement, et par une surtaxe de moitié
sur les quatre contributions directes, soit un supplément de 161 mil-
lions, dont 10 seraient affectés au remboursement de l'emprunt de
septembre. Mais il restait encore pour 1815 un arriéré de 131 mil-
lions, qui, ajouté à celui de 1814 et des neuf premiers mois de
la Restauration, formait un total de 696 millions. On ne pouvait
songer à payer une pareille somme avec les recettes de 1816.
Corvetto proposa de réunir ces trois arriérés et de les liquider par
le procédé qu'avait employé Louis pour l'arriéré de l'Empire : on
LE
GOUVERNEMENT
REFUSE
DE SE RALLIER
AU PROJET
DE LA CHAMBRE.
LA SITUATION
FINANCIERE.
m >
L'établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
OPPOSITION
DE LA CHAMBRE
AU BUDGET.
donnerait aux créanciers, à leur choix, soit des inscriptions de
rentes, soit des obligations du trésor à trois ans de terme, gagées
sur la vente de 400000 hectares de bois nationaux. Les obligations
pourraient être reçues en paiement des bois dans la proportion des
quatre cinquièmes de leur prix. Mais le budget devait faire face en
même temps aux dépenses ordinaires et extraordinaires de 1816.
Elles étaient évaluées au total à 800 millions, dont 140 millions
pour le premier cinquième de la contribution de guerre, 130 mil-
lions pour l'entretien de l'armée d'occupation, et 5 300 000 francs
pour divers paiements à faire en exécution du traité de paix. Gor-
vetto proposa de continuer à percevoir les contributions directes
avec la surtaxe qu'il demandait pour 1813 (soit 320 millions), d'aug-
menter les impôts indirects de 100 millions (soit 408 millions). Le
roi abandonnait 10 millions de sa liste civile; une retenue sur les
traitements, un supplément de cautionnement demandé aux comp-
tables de l'État fourniraient 62 millions. Enfin le revenu des postes
(14 millions) serait affecté à la création d'une caisse d'amortissement.
Les propositions du ministre des Finances se heurtèrent à la
Chambre à une opposition générale. Les ultras lui reprochèrent de
faire payer à la monarchie des dettes contractées par l'Empire ou
par les rebelles qui avaient renversé le Roi au 20 mars; plus obstiné-
ment encore ils se refusaient à vendre, pour en assurer le paiement,
des bois qui avaient appartenu au clergé. « Ce malheureux système,
écrivit Villèle, nous n'en voulons à aucun prix. » Ce budget était
« tout empreint de l'esprit révolutionnaire ». « Des révolutionnaires
seuls peuvent songer à dépouiller la religion sous les yeux du fils de
saint Louis », dit le député Roux-Laborie. Un autre déclara : « Si
on ne vend pas les bois, l'État les rendra à leurs légitimes proprié-
taires, et l'on ne verra pas les dernières propriétés de l'Église
devenir le gage des derniers fournisseurs de Bonaparte ». « Les
anciens fournisseurs, s'écria un troisième, sont-ils donc plus inté-
ressants que les Vendéens? » La commission refusa de consentir à
la vente, et proposa de payer tous les créanciers de l'arriéré — sauf
ceux des Cent-Jours à qui, disait-elle, on ne devait rien — en rentes
5 p. 100, non au cours, qui était de 60 francs, mais au pair. C'était
abroger tacitement la loi du 23 septembre 1814 qui consacrait les
droits des créanciers de l'Empire, et obliger le Roi à violer les pro-
messes de 1814 et de 1815. Le Roi retira du budget le projet relatif
à l'arriéréde 1814; comme il était déjà réglé par une loi, etqu'aucune
proposition ne tendait plus à la modifier, la loi subsistait, et la
nouveauconflit. Chambre était dessaisie. Néanmoins, la commission tint bon. Le
conflit devint aigu. A la discussion publique, la gauche soutint que
chapitre m La Réaction royaliste.
la Chambre n'avait pas le droit de toucher, de sa propre initiative,
à une loi existante. « Quand le Roi se tait, dit Royer-Collard, si la
Chambre prétend délibérer, je ne dirai pas que ses délibérations
sont nulles ; je dirai qu'il lui est impossible d'en prendre. » La
gauche protesta, au nom du crédit de la France, contre la banque-
route de 40 p. 100 que projetait la commission en proposant de payer
les créanciers de l'Etat en titres de rente tombés à 60 francs. Le
ministère dut renoncer à la vente des bois; quant aux créanciers,
ils reçurent des reconnaissances de liquidation portant intérêt à
5 p. 100, mais on remit à 1820 la décision à prendre sur le mode de
remboursement (27 avril) 1 .
Le conflit était presque permanent entre le ministère et la mesures
Chambre dont le zèle contre-révolutionnaire allait augmentant. Le „ contrb-
, , n . . , . ° REVOLUTIONNAIRES
gouvernement ayant propose, le z janvier, de constituer au clergé votées
une dotation en rentes perpétuelles au moyen des pensions ecclé- PAR LA CI1AiIBRE -
siastiques qui devenaient vacantes par décès, la Chambre en fit le
point de départ d'une série de mesures par lesquelles elle s'appliqua
à restaurer l'autorité morale, l'indépendance et la richesse de
l'Église. Elle abolit le divorce sans débat, elle vota l'autorisation
pour les ecclésiastiques et pour les établissements religieux de rece-
voir des biens par donation et par testament. La loi de finances
de 1816 affecta 5 millions au relèvement des traitements ecclésias-
tiques et 1 million à la création de mille bourses dans les sémi-
naires. La Chambre vota la restitution au clergé de tous les biens
nationaux non aliénés. Elle prit en considération la suppression
de l'Université, qui, abolie par l'ordonnance du 17 février 1815,
rétablie provisoirement le 15 août, dirigée depuis lors par le prési-
dent de la commission de l'Instruction publique, Royer-Collard
avait reconquis son monopole et son autorité. Un député, Murardde
Saint-Romain, le 31 janvier 1816, proposa une réorganisation de
l'instruction publique qui aurait mis les collèges et les pensions
sous la surveillance des évêques :
«Ils réformeront les abus par eux reconnus; ils nommeront aux places de
principal des collèges et des pensions : le principal nommera les professeurs.
Néanmoins les évêques pourront renvoyer les sujets incapables ou dont les
principe-; seraient reconnus dangereux. »
Les attributions de la commission de l'Instruction publique se
trouvant ainsi transférées à l'évêque du diocèse, celle-ci serait sup-
i. L'arriéré fut liquidé en vertu de la loi du 8 mars 1821. qui créa 60 millions d'annuités
applicables au paiement des reconnaissances de liquidation; le paiement eut lieu de 1821
à 1826.
L'établissement du Régime parlementaire. livre premier
primée. Lachize-Morel proposa de rendre l'état civil au clergé, dans
l'intention déclarée de donner une valeur juridique aux cérémonies
cultuelles qui accompagnent la naissance, le mariage ou la mort,
c'est-à-dire de faire d'un sacrement un acte public : c'était augmenter
l'autorité du clergé dans les campagnes, et, par conséquent, « servir
la cause de la légitimité, dont les prêtres sont les plus éloquents
apôtres ». Un des défenseurs du projet déclara :
« La Charte proclame la tolérance la plus entière pour l'exercice de tous les
cultes; mais elle ne parle pas de ceux qui n'en professent aucun. Il faut donc
que chacun ait un culte: et il n'en existe point qui n'ait ses ministres.... Un
gouvernement ne doit aucune protection à quiconque ne croit à rien, parce
que c'est un être dangereux pour la société. »
Ainsi la Contre-révolution développait son programme. Le
ministère s'effraya; Louis XVIII, qui n'était pas dévot, s'irrita. Sitôt
le budget voté, la session fut close (29 avril).
V. — LA DISSOLUTION* (5 SEPTEMBRE 1 8 1 6)
remaniement E gouvernement était divisé dans sa lutte contre la majorité
ministériel, J_j u itra-royaliste. Richelieu combattait à regret des hommes
dont la politique lui déplaisait, mais dont les principes lui étaient
chers. Le ministre de l'Intérieur, Vaublanc, affirma, dans la discus-
sion de la loi électorale, ses sympathies personnelles pour le renou-
vellement intégral qu'il combattait comme ministre : attitude singu-
i On ne pourra se faire une idée nette de l'état de l'esprit public en 1816 que lorsque
sera fait le dépouillement des rapports de préfets et de procureurs généraux. Les Archives
nationales n'en ont qu'un tout petit nombre; il est probable qu'il en subsiste encore dans
quelques dépôts départementaux. C'est Pasquier {Mémoires, t. IV, p. 420) qui affirme que
ces rapports firent impression sur le gouvernement et le décidèrent à dissoudre la Chambre
introuvable — Voir Ernest Daudet, La dissolution de la Chambre introuvable (Revue de
Paris, 1899).
Les complots de 1816 sont longuement racontés dans les histoires de la Restauration.
Pour l'exode des patriotes conduits par les frères Lallemand, voir Le champ d'asile au
Texas, 1820, par C. D.
Le programme des ultras est exposé dans de nombreuses brochures, souvent insigni-
fiantes. Il faut voir surtout • Chateaubriand, La monarchie selon la Charte, 1816; — le livre de
Fiévée déjà cité, La session de 1815, et la Réfutation de Fiévée par Lourdoueix. Les opinions
de Fiévée sont également disculées dans un recueil des débats parlementaires intitulé :
Annales historiques des sessions du Corps législatif (Années 1814, 1815, 1816), par X... et
Gautier (du Var), 3 vol., 1817.— Parmi les Mémoires, ceux de Ferrand, de Villèle, de Vitrolles
sont ici particulièrement utiles. — Les Papiers de Cuvier conservés à la Bibliothèque de
l'Institut contiennent deux mémoires intéressants rédigés en i8i5 : 1° le Rapport au Con-
seil d'Elat relatif à la modification de la Charte, 2 le Mémoire sur la préparation des lois.
Le rôle des étrangers dans l'affaire de la dissolution ressort avec évidence de la lecture
de la Correspondance de Pozzo di Borgo avec Nesselrode, et du Recueil publié par la
Société russe (déjà cité). Voir aussi la Correspondance de Castlereagh, 3 e Série, Londres,
iS53. Ce rôle est étudié dans Pierre Rain, L'Europe et la Restauration (déjà cité).
CHAPITRE III
La Réaction royaliste.
lière qui l'obligea de quitter le pouvoir, où Laîné, président de la
Chambre, le remplaça. Les ultras s'indignèrent; Richelieu, pour les
apaiser, se sépara en môme temps de Barbé-Marbois, que les ultras
détestaient, donna les sceaux au chancelier Dambray, et destitua
le protestant Guizot, secrétaire général au ministère de la Justice
(7 mai). Il n'osa pas imposer un terme à la répression inaugurée par
l'ordonnance du 24 juillet; on continua de poursuivre les officiers
ralliés à l'Empereur après le retour de l'île d'Elbe. On arrêtait
chaque jour, en vertu de la loi de sûreté, de nouveaux « ennemis de
l'État ». Les délateurs en découvraient un grand nombre, une circu-
laire du ministre de la Police ayant déclaré tel « tout homme qui se
réjouit des embarras du gouvernement ou de l'administration; qui,
par des discours ou des insinuations perfides, tend à dissuader les
jeunes gens de s'enrôler; qui, par ses propos, ses gestes ou son
attitude, décèle sa haine ou son mépris pour les habitants paisibles
et subordonnés dont la conduite prouve leur dévouement au Roi et
leur soumission aux lois ». Les cours d'assises, les cours prévôtales,
qui jugèrent à elles seules 2 280 affaires, dont un tiers environ avait
un caractère politique, répondirent au zèle de la police par un zèle
égal. On condamna en masse, souvent à mort, les individus qui
avaient, pendant les Cent-Jours, dispersé des bandes royalistes.
Les généraux Drouot et Cambronne ayant été acquittés par le con-
seil de guerre, leurs avocats furent déférés devant le conseil de
l'Ordre par le procureur général Bellart, pour avoir « professé des
doctrines dangereuses et propres à blesser le système de la légi-
timité » l'un de ces deux avocats était un royaliste sincère, Berryer.
Un curé de l'Aude fut condamné à quinze mois de prison pour avoir
dit en chaire que les acquéreurs de biens nationaux devaient être
rassurés par la parole du Roi. Il y eut des exécutions capitales jus-
qu'en juillet 1816 : les dernières furent celles du général Chartran, à
Lille (22 mai), du lieutenant Mietton (29 mai) et du général Mouton-
Duvernet. Ce dernier, qui figurait sur la liste du 24 juillet, était
caché dans une maison cernée; il en sortit pour se constituer prison-
nier, convaincu que, les passions calmées, on ne saurait le trouver
coupable. Les actes qui établissaient sa « trahison » étaient tous pos-
térieurs au 23 mars. Le conseil de guerre de Lyon le condamna à
mort: le Roi refusa la grâce; on le fusilla le 29 juillet. Le conseil de
guerre de Paris prononça des sentences de mort jusqu'en sep-
tembre: mais les condamnés avaient réussi à s'enfuir à l'étranger.
Beaucoup de suspects émigrèrent : un groupe de 400 anciens sol-
dats se réfugia au Texas sous la conduite de deux généraux, les
frères Lallemand, et tenta d'y foncier une colonie, le Champ d'Asile.
LES DERNIERS
PROCÈS
POLITIQULS.
< lui >
L établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
CONSPIRATION
DE DIDIER.
Menacés par les garnisons espagnoles, ils se dispersèrent en Amé-
rique.
Cette persécution permanente rendit de l'activité au bonapar-
tisme. On se mit à conspirer. A Grenoble, Didier, directeur de l'École
de droit, royaliste ardent de 1814, orléaniste depuis Waterloo, projeta
d'organiser un soulèvement contre les Bourbons; mais il ne recruta
d'adhérents — un millier environ, paysans, anciens soldats — qu'en
se déclarant pour Napoléon II. Les conjurés marchèrent sur Gre-
noble; ils furent arrêtés à la porte de la ville par une fusillade qui en
tua six. Le lieutenant général Donadieu, commandant des troupes,
écrivit au ministre de la Guerre :
LES « PATRIOTES
DE ISIO ».
MrrOXTENTEMENT
POPULAIRE.
« Vive le Roi ! Les cadavres de ses ennemis couvrent tons les chemins à
une lieue à l'entour de Grenoble. Je n'ai que le temps de dire à Son Excellence
que les troupes de Sa Majesté se sont couvertes de gloire. »
La répression fut proportionnée au danger que l'on disait avoir
couru; le département fut mis en état de siège, la tète de Didier fut
mise à prix. Un arrêté du général Donadieu portait « que les habi-
tants de la maison dans laquelle serait trouvé le sieur Didier,
seraient livrés à une commission militaire pour être passés par les
armes ». La cour prévôtale et le conseil de guerre fonctionnèrent
simultanément. Vingt-quatre accusés furent condamnés à mort, et
exécutés le 10 mai. Didier fut pris et exécuté un mois après. — A
Paris la police découvrit le complot « des patriotes de 1816 ». C'était
une association patriotique d'ouvriers qu'un agent provocateur
réussit à compromettre en leur proposant un plan pour faire sauter
les Tuileries. Trois des chefs de l'association subirent en juillet la
peine des parricides; dix-sept autres furent condamnés à la dépor-
tation ou à la prison.
Un mouvement d'opinion très vif se déclara contre le parti
qui prônait les violences à la Chambre et qui les pratiquait dans le
pays. La presse, n'étant pas libre, .n'en fit rien connaître, mais le
gouvernement le connut par ses préfets et par ses procureurs géné-
raux. Partout grandissaient l'espoir et le désir d'être délivrés de la
réaction cléricale et nobiliaire. On disait dans les villes : « Les
nobles et les prêtres seront massacrés ». Dans les campagnes,
l'espérance prenait une forme naïve : on annonçait à tout instant le
retour de Napoléon arrivant par le Piémont avec le prince Eugène,
d'Amérique avec la flotte des États-Unis.... Decazes fut le premier
à comprendre qu'il y avait péril à conserver la Chambre introu-
vable. Louis XVIII, irrité contre elle depuis la discussion de la loi
électorale, se laissa persuader. Il savait que les ultras, qui n'osaient
»« lui >
CHAPITRE III
La Réaction royaliste.
l'attaquer publiquement, se laissaient aller contre lui dans leurs
conversations privées aux « propos les plus indécents » (Ferrand).
Le cri de « Vive le Roi quand môme ! » qui avait retenti à la Chambre,
mesurait le dévouement qu'il pouvait attendre de la majorité et
l'affection qu'elle lui portait. Les ultras mettaient ouvertement leur
espoir dans l'avènement prochain du comte d'Artois. Quand ils étaient
contraints de déguiser de respect apparent leurs attaques contre
les projets émanés de l'initiative royale, ils disaient que les ministres
n'exprimaient pas la volonté du Roi. Or, le Roi pensait que les minis-
tres exprimaient sa propre volonté et non leur opinion personnelle.
La Chambre ayant un jour délibéré, en comité secret, de lui porter
une adresse où il était déclaré que les ministres avaient perdu la
confiance de la nation, il fit savoir qu'il répondrait à l'adresse :
« Eh bien, je consulterai la nation », La Chambre n'insista pas;
mais, la session terminée, les polémistes de la droite continuèrent
à tenir des propos qu'il jugeait dangereux et inconvenants. Fiévée,
l'un des théoriciens les plus notoires de Pultra-royalisme, résumait
l'histoire de la session de 1815 en écrivant que la volonté du Roi ne
s'exprimait pas dans les propositions de loi qu'il envoyait aux Cham-
bres; que sa volonté se bornait à consulter les Chambres, et qu'à
vrai dire, la volonté royale ne pouvait être autre chose que la volonté
de la société manifestée par la Chambre élue, son organe naturel.
Les ultras ne cachaient pas davantage leur hostilité contre la
Chambre des pairs, qui s'était fréquemment opposée aux projets
votés par la Chambre des députés La vraie noblesse s'y trouvait
dépaysée au milieu des parvenus de l'Empire Cuvier écrivait dans
un rapport au Conseil d'Etat :
« La presque universalité de la noblesse, regarde l'érection de la Chambre
des pairs comme une atteinte à ses droits, comme un avilissement de son
ordre. Les gentilshommes qui viennent d'y entrer sont presque considérés
comme déserteurs. Parmi les pairs eux-mêmes, il en est qui regardent leur
nouvelle nomination comme attentatoire à leur ancienne pairie. »
La véritable aristocratie ne s'estimait pas représentée par cette
institution artificielle; l'unique moyen de la mettre à sa vraie place
dans l'État eût été de lui rendre ses privilèges et son pouvoir. Ainsi,
toute la Charte, toute l'œuvre de Louis XVIII était attaquée. Les
ultras méditaient une révolution.
Les gouvernements étrangers, qui ne laissaient sans protes-
tation aucun des votes politiques de la Chambre, en craignaient
depuis longtemps une autre, la révolution populaire, qui eût de
nouveau déchaîné la guerre : « Je ne peux m'empêcher de voir,
écrivait Wellington à Louis XVIII le °2<J février 1816, que d'un jour
LES Ul.Tn.iS
ATTAQUENT LE ROI
ET LA CHAMBRE
DES PAIRS.
LES ÉTRANaF.RS
PRÉVOLENT
USE NOUVELLE
RÉVOLUTION.
V établissement du Régime parlementaire.
LIVRE PREMIER
LES
AMBASSADEURS
DEMANDENT
LA DISSOLUTION.
L'ORDONNANCE DU
5 SEPTEMBRE 1816.
à l'autre, il est possible que je me trouve dans le cas de mettre toute
l'Europe une autre fois sous les armes ». Et il lui signalait comme
impérieuse la nécessité de c< se déclarer avec fermeté et de soutenir
son ministère contre l'influence de toute la cour ». Les complots
militaires, comme celui de Grenoble où apparaissait un mélange
d'orléanisme et de bonapartisme, inquiétèrent fort les ambassadeurs.
On envisageait en Belgique la candidature du prince d'Orange au
trône de France; nouveau Guillaume, il ferait en France une « révo-
lution de 1688 ». Dès octobre 1815, la Revue d'Edimbourg avait
indiqué comme l'unique instrument de salut pour la France le duc
d'Orléans : une catastrophe nouvelle étant inévitable, « le duc
d'Orléans donnerait à la paix générale de l'Europe plus de
garanties ». Les journaux anglais discutèrent ouvertement les
chances de cette candidature. — Au sentiment des ambassadeurs
étrangers, les Bourbons se perdaient une seconde fois par leur
ineptie politique. Nesselrode, instruit par Pozzo di Borgo, ne
cessait d'invectiver Monsieur :
« Failes-lui comprendre une bonne fois que les Puissances ne sont pas là
pour soutenir ses sottises et pour le faire monter un jour sur le trône avec un
système de réaction aussi insensé.... Ce n'est pas à cetl" France que les alliés
ont rendu ses frontières militaires et un gouverneme.it légitime; ce n'est pas
pour soutenir cette espèce de légitimité que leurs armées restent temporaire-
ment en Franco. » (3 avril.)
Il critiquait vivement les atteintes portées à l'autorité royale, à
la Charte, aux propriétaires de biens nationaux. En son nom, Pozzo
remit à Richelieu une note où la dissolution était impérieusement
conseillée ■ il n'était pas possible que le Roi gouvernât plus long-
temps avec une pareille Chambre; le renouvellement du cinquième
serait insuffisant pour changer la majorité; la dissolution était
inattaquable en droit; le succès en était « éminemment probable »;
et elle était enfin la condition nécessaire d'une réduction du corps
d'occupation. L'action combinée de Wellington et de Pozzo l'em-
porta : ils savaient faire connaître, au besoin imposer leur volonté;
Pozzo s'entendait, comme il le disait, à « produire la crainte là où
la raison cesse de persuader ». Cette fois il était d'accord avec
Decazes : le Roi céda facilement, et la dissolution fut décidée le
16 août.
Decazes la prépara en grand secret. Mais, la loi électorale
n'étant pas faite, sous quel régime auraient lieu les élections de la
Chambre future? Conserverait-on le règlement électoral de l'ordon-
nance du 13 juillet, qui avait produit la Chambre introuvable, ou
reviendrait-on au régime de la Charte, dont l'ordonnance avait
c 106 >
LA LOI ELECTORALE
au ! JE N v sris pas ! »
Caricature anonyme, en couleurs, 1 s 1 7 . Un jeune homme et un vieillard cherchent, en
vain, leurs noms sur lu liste électorale, </'"' vient d'être affichée. - - Bibî. Nat. Estampes,
collection Hennin, n" 13937.
II. C. [V. — Pl. 6. Page 106.
chapitrb m La Réaction roj/alisle.
annoncé la révision? On prit un moyen terme. En conformité avec
la Charte, l'âge des députés fut fixé à quarante ans et leur nombre
fut ramené à 262. Pour les collèges électoraux, dont la Charte
n'avait pas réglé l'organisation, on s'en tint à l'ordonnance du
21 juillet: même on laissa aux préfets le droit d'adjonction. L'or-
donnance de dissolution fut signée le 5 septembre. Le Roi déclara
dans le préambule que la Charte ne serait pas révisée : « Nous nous
sommes convaincu que les besoins et les vœux de nos sujets se
réunissent pour conserver inctacte la Charte constitutionnelle, base
du droit public en France, et garantie du repos général ». C'était
affirmer que le Roi répudiait tout projet tendant à préparer le retour
d'un gouvernement d'ancien régime. La dissolution de la Chambre
signifiait que le Roi rompait avec les hommes qui souhaitaient et
préparaient le retour en arrière.
« 107 >
LIVRE II
LE GOUVERNEMENT PARLE-
MENTAIRE (1816-1828)
CHAPITRE PREMIER
LE GOUVERNEMENT DES ROYALISTES
MODÉRÉS (1816-1820)
I. L OEUVRE LEGISLATIVE DU PARTI CONSTITUTIONNEL. — II. LA LUTTE
POLITIQUE DANS LE PAYS. — III. LA CHUTE DU PARTI CONSTITUTIONNEL. — IV. L'ESPRIT
PUBLIC EN 1820.
/. — L'ŒUVRE LÉGISLATIVE DU PARTI CONSTI-
TUTIONNEL!
colère des A dissolution fut accueillie avec satisfaction à l'étranger par les
ROYALISTES. 1 . ,,- , . . \
JL^i gouvernements allies, avec joie en rrance par les constitution-
nels et les libéraux. La nation se sentit délivrée de la menace obsé-
dante de l'ancien régime. Richelieu fut acclamé à l'Opéra, et la
1. L'histoire des débats parlementaires concernant la loi électorale, la loi sur le recrute-
ment et les lois sur la presse est longuement racontée dans Viel-Castel et dans Duvergier
de Hauranne. — Voir le Livre des orateurs ou Études sur les orateurs parlementaires par Timon
[vicomte de Cormenin], 2 vol., Paris, 1838; — Ernest Daudet, Louis XVIII et le duc Decazes
{1815-1820), îi-tyg; — duc d'Aumale, Les institutions militaires de la France (Rev. des Deux-
Mondes, 1867). — L'État général des officiers à demi-solde, Paris, 1817, est une liste officielle
intéressante à consulter; elle donne 10 63g officiers et 2770 gendarmes à la date de 1817.
Sur le règlement de la question financière, voir, dans le Système financier d'Audififret
(déjà cité), le rapport au Roi signé Chabrol et rédigé par Audiffret en i83o ■ c'est un
résumé des faits depuis i8i4; — voir aussi le Bulletin de statistique comparée du ministère
des Finances (déjà cité), t II, 1877 et t. XXV!, lSSq.
Des documents importants sont publiés sur Richelieu dans R, de Cisternes, Le duc de
Richelieu, son action aux Conférences d' Aix-la-Chapelle, sa retraite du pouvoir, Paris, 1898; la
dernière partie, Retraite du pouvoir, est un mémoire rédigé par Richelieu lui-même. Voir
aussi le tome II de la Correspondance diplomatique des ambassadeurs et ministres de Russie
en France et de France en Russie avec leurs gouvernements publiée par A. Polovtsoff (déjà
citée). Sur le rôle des étrangers de 1816 à 1818, et sur la libération du territoire, voir le livre
déjà cité de Pierre Rain, L'Europe et la restauration des Bourbons, qui donne un récit très
complet fait d'après les archives des ministères français et anglais des Affaires étrangères
et d'après les documents diplomatiques publiés.
'. 108 )
CHAPITRE PREMIER
Le Gouvernement des royalistes modérés.
rente monta de trois francs. Les ultras tout entiers à la préparation
de nouvelles victoires, Monsieur, occupé à dresser la liste des pro-
chains ministres, exprimèrent leur stupéfaction et leur colère.
Chateaubriand donnait à l'impression la Monarchie selon la Charte
le jour même où paraissait l'ordonnance. C'était comme un manuel
du régime parlementaire à l'usage des royalistes; il y résumait les
arguments, devenus familiers au parti ultra-royaliste, sur le droit
des majorités, sur la responsabilité politique du gouvernement
devant la Chambre des députés « organe de l'opinion populaire », sur
l'obligation pour le Roi de laisser gouverner les ministres qui avaient
la confiance de la Chambre. Nul doute que la majorité de 1815 ne
représentât l'opinion dominante des Français : d'ailleurs, disait
Chateaubriand, « s'il n'y a pas de royalistes en France, il faut en
faire ». Le moyen est simple :
« Un évêque, un commandant, un préfet, un procureur du roi, un président
de la cour prévôtale, un commandant de gendarmerie et un commandant des
gardes nationales, que ces sept hommes soient à Dieu et au Roi, je réponds
du reste. •
Ainsi la Contre-révolution sera faite, qui dénoncera et déjouera
la conspiration morale des intérêts révolutionnaires, c'est-à-dire
« l'association naturelle de tous les hommes qui ont à se reprocher
quelque crime ou quelque bassesse, en un mot, la conjuration de
toutes les illégitimités contre la légitimité ». L'ordonnance publiée,
Chateaubriand avait perdu sa peine. Son dépit douloureux éclata
dans un post-scriptum : « Vive le Roi quand même ! » Et comme il
n'eût pas été prudent, dans la bataille électorale prochaine, de com-
battre ouvertement le Roi, Chateaubriand insinuait, non sans ironie :
« On a souvent admiré, dans les affaires les plus difficiles, la perspicacité
de ses vues et la profondeur de ses pensées. Il a peut-être jugé que la France
satisfaite lui renverrait ces mêmes députés dont il était si satisfait..., et
qu'alors, il n'y aurait plus moyen de nier la véritable opinion de la France. »
La lactique des ultras imita l'attitude de Chateaubriand : ils
donnèrent à entendre que le Roi avait cédé à des préoccupations
secrètes, peut-être aux menaces des Puissances, mais qu'au fond, il
désirait la réélection de l'ancienne majorité; et l'attaque fut toute
dirigée contre les ministres. « On accusait, avoue l'ultra-royaliste
Ferrand, Laîné de vouloir rétablir la république et Decazes de vouloir
ramener Napoléon et son fils. » On mena surtout, au dire de Pas-
quier, une « guerre à mort » contre Decazes. Celui-ci tint tête aux
attaques avec une vigueur et une audace qu'on ne .s'attendait pas à
rencontrer chez un ministre. La brochure de Chateaubriand fut
LA MONARCHIE
SKIAIS
LA CHAR JE».
DECAZES
ENTRE EN LUTIE
CONTRE
LES ULTRAS.
°9
Le Gouvernement parlementaire. livre a
saisie, sous le prétexte que l'imprimeur, sans doute pour en hâter la
diffusion, avait omis de remplir, avant de la mettre en vente, les
formalités de la loi du 21 octobre 1814. Le Roi, violemment irrité
contre l'écrivain, le révoqua de ses fonctions de ministre d'État.
Puis Decazes donna l'ordre de suspendre l'application de la loi sur la
liberté individuelle; la plupart des suspects placés en surveillance
hors de leurs départements furent autorisés à y rentrer : c'était faire
appel au concours des libéraux contre les royalistes. Les journaux
ultras furent invités à se taire; la censure fut confiée à un jeune
professeur de tendances libérales, Villemain, qui, dans une brochure
sur Le Roi, la Charte et la monarchie, venait de réfuter Chateau-
briand en lui reprochant de rajeunir les théories de Benjamin
Constant. Le Moniteur attaqua résolument la politique ultra-royaliste :
« Le royalisme n'est pas une frénésie.... Le temps des délations est passé.
C'est déshonorer le règne de Titus que de reproduire les manœuvres de celui
de Tibère. Point de réaction ! »
HESITATIONS
ET SCRUPULES
DE RICHELIEU.
RESULTAT
DES ÉLECTIONS.
Mais Richelieu restait attaché au parti qu'il venait d'abattre, et
les autres ministres, effrayés de l'audace de Decazes, entravèrent
son énergie. On omit de prendre toutes les précautions qui eussent
eflicacement empêché la réélection des ultra-royalistes. Les préfets
étaient pour la plupart leurs amis ; on n'osa en révoquer que deux.
Laîné leur laissa le soin de désigner les présidents des collèges
d'arrondissement, et beaucoujD choisirent les députés sortants.
L'ordonnance leur conservait la faculté d'adjoindre aux collèges des
membres de leur choix : Decazes se contenta de leur recommander
« de ne pas user de leur droit de haute police pour empêcher cer-
tains électeurs de voter ». Le ministre n'osa pas éliminer tous les
ultras de la liste des présidents de collèges de département. Le
résultat de ces demi-mesures fut qu'en province on ne sut que
penser des intentions du gouvernement. Les fonctionnaires igno-
raient ce qu'on attendait d'eux ; au point que le préfet de la Dor-
dogne fit circuler un pamphlet ayant pour titre : Têtes à couper;
il s'agissait des têtes des ministres."
Les ultras furent battus à Paris et dans les départements du
Nord et de l'Est; le Midi leur resta, le Centre et l'Ouest se parta-
gèrent. La nouvelle majorité, qui comptait 160 membres sur 262,
se composait de royalistes constitutionnels et modérés, auxquels
s'adjoignaient quelques libéraux élus sous le nom d' « indépen-
dants ». Le Roi constata sa victoire dans le discours du trône où Ton
vit l'expression de sa pensée personnelle, et annonça qu'il se tien-
drait dans la ligne politique qu'il avait adoptée :
CHAPITRE PREMIKU
Le Gouvernement des royalistes modérés.
« Que mon peuple soit bien assuré de mon inébranlable fermeté pour
réprimer 1rs attentats de la malveillance et pour contenir les éclats d'un zèle
trop ardent. »
Les constitutionnels conservèrent la majorité et le pouvoir pen- le paut;
■ , . , lftl „ , ,„ • , nnft ti *< i ROYALISTE MODERE
dant trois ans et demi, de septembre 1810 a lévrier 18-20. Ils votèrent AU pouvoir.
la loi électorale (1817); ils réorganisèrent l'armée par la loi mili-
taire; ils réglèrent la situation financière et obtinrent la libération
du territoire (1818); ils mirent fin au régime provisoire et excep-
tionnel delà presse en fixant par une loi les limites de sa liberté (1819).
La loi électorale, œuvre de Laîné, ministre de l'Intérieur, fut
discutée à la Chambre du 26 décembre 1816 au 8 janvier 1817. Elle
se bornait à ajouter au texte de la Charte les précisions et les déve-
loppements nécessaires. Tout Français, âgé de trente ans, payant
300 francs de contributions directes, est électeur. Le préfet dresse
la liste des électeurs de chaque département; ils se réunissent en un
collège unique au chef-lieu sur convocation royale ; le président du
collège est nommé par le Roi. Les électeurs nomment directement —
pour la première fois depuis 1789 — et au scrutin de liste les députés
à élire dans le département. La loi ne faisait mention ni du renou-
vellement par cinquième, ni du cens (1000 francs), ni de l'âge
(40 ans) des éligibles, fixés par la Charte.
Les ultras comparèrent Laîné, auteur du projet, à Lafayette, à
Carnot; il n'était pas d'injure plus grave.
• Si l'on adopte la loi, dit Bonald, on aura une Chambre démocratique
prise dans les classes inférieures de la propriété, et l'équilibre entre les pou-
voirs sera rompu. Par cette loi, née des habitudes révolutionnaires, on exciut
de fait les chefs de la propriété, et, dans l'armée destinée à repousser l'inva-
sion des prolétaires, on place l'autorité dans la main des simples soldats. »
En réalité, 90 000 personnes réunissaient les conditions de
l'électorat, et 16 000 celles de l'éligibilité. Mais la loi, en établissant
le suffrage direct, trompait l'attente des ultras, et leur ôfait l'espoir
d'exercer une influence décisive sur les paysans groupés en collèges
primaires de canton et d'arrondissement; elle donnait au gouver-
nement, qui dressait les listes et nommait les présidents, une
influence décisive. Villèle reprit avec franchise l'argument démo-
cratique qui avait déjà servi en 1816 :
« Plus vous vous éloignerez du point où vous vous êtes arrêtés, plus
vous rendrez à la garantie de la fortune que vous cherchez la force que votre
système lui enlève. Si vous aviez étendu votre système en descendant au-des-
sous des imposés à 300 francs pour faire élire les électeurs, vous auriez admis
LA LOI
ÉLECTORALE.
OPPOSITION
DES ULTRAS.
Le Gouvernement parlementa ire.
RESISTANCE
DE MONSIEUR.
ELECTIONS
PARTIELLES
DE i&ll.
au droit de choisir les hommes qui exercent une industrie..., qui sont les auxi-
liaires naturels des possesseurs des grandes propriétés et des grandes for-
tunes. Vous auriez certainement augmenté l'influence de la fortune sur les
élections, et mieux atteint le but que vous vous proposez, puisque c'est dans
la Ion une que vous cherchez une garantie. »
D'autres alléguèrent l'impossibilité pratique de réunir tant
d'électeurs au chei'-lieu, le danger de l'aire autant de foyers révolu-
tionnaires que de collèges. Les libéraux et les constitutionnels
détendirent le projet pour les raisons mêmes qui le rendaient popu-
laire dans le pays et qui exaspéraient les ultras; ce qui faisait dire
au Journal général :
« La loi sur les élections offre une singularité remarquable; elle obtient
l'assentiment presque général de ceux qu'elle exclut des fonctions d'électeur,
et la plus forte opposition qu'elle rencontre vient de quelques grands proprié-
taires ù qui elle garantit non seulement le droit d'élire, mais le droit d'être
élus. »
La loi fut votée à la Chambre des députés par 132 voix contre
100; aux Pairs, après cinq jours de discussion (24-29 janvier), par
9ô voix contre 77.
Battus dans les deux Chambres, les ultras tentèrent d'inti-
mider le Roi. Monsieur et ses enfants lui écrivirent « qu'en qualité
de princes du sang, de pairs et de conseillers d'État nés. ils avaient
eu le droit d'espérer d'être appelés à donner leur opinion sur une
loi qui allait décider du caractère et de la marche du gouvernement
en France; que, ne l'ayant pas été, ils prenaient le seul parti qui
leur restait, celui de faire à Sa Majesté des représentations respec-
tueuses et de la prier de changer ou au moins de suspendre la loi
proposée ». Les mêmes princes, appuyés par Talleyrand, s'adres-
sèrent à Wellington qui penchait en leur faveur; les autres
ambassadeurs refusèrent d'intervenir. La loi fut promulguée le
5 février. On fit l'expérience de la loi en septembre 1817, pour le
renouvellement du premier cinquième; les ultras furent battus; la
majorité ministérielle fut accrue, mais 25 « indépendants » étaient
élus à la fois contre les ministériels et contre les ultras : quelques,
uns d'entre eux, Laffitte, Casimir Perier, Benjamin Delessert-
Bignon, Dupont (de l'Eure), le marquis de Chauvelin, allaient être
les chefs ardents et écoutés d'un nouveau groupe qui dissimulait à
peine son hostilité à la dynastie. Le Journal général, qui représen-
tait les idées des royalistes constitutionnels, se félicita « de ce que
le parti de l'ancien régime avait à peu près disparu, et qu'il ne
restait plus dans la lice que des hommes également dévoués à la
Charte, et divisés seulement sur la manière de l'interpréter ».
chapitre premier Le Gouvernement des raya listes modérés.
La loi militaire fut l'œuvre du maréchal Gouvion Saint-Cyr, qui la loi militaire.
avait remplacé à la Guerre le duc de Feltre (12 septembre 1817).
Gouvion Saint-Cyr était un ancien soldat de la Révolution; ou le
disait resté, au fond de l'âme, républicain. Il se proposa d'assurer le
recrutement régulier d'une armée nationale, et de régler l'avance-
ment des officiers de manière à réduire l'arbitraire dans la collation
des grades. La noblesse royaliste, depuis 1814, tendait à considérer
les grades de L'armée comme sa propriété, et les princes du sang en
disposaient à leur gré en sa faveur, sans tenir compte ni de l'ancien-
neté, ni du mérite. La loi décida que l'armée se recruterait par
engagements volontaires et par un tirage au sort entre les jeunes
gens de vingt ans. Le mot de conscription ne fut pas prononcé,
l'article 12 de la Charte ayant déclaré la conscription abolie.
Le contingent annuel fourni par le tirage au sort serait de
.'iOOOO hommes: le service durerait six ans dans l'armée active, et
six ans dans la vétérance; mais les vétérans ne seraient appelés
qu'en cas de guerre et ne quitteraient pas le territoire. Nul ne
pourrait devenir officier sans avoir été deux ans sous-officier ou
élève d'une école militaire où l'on n'entrerait qu'après avoir subi
un examen. L'avancement se ferait à l'ancienneté pour les deux
tiers des grades jusqu'à celui de lieutenant-colonel, avec un mini-
mum de quatre ans de service dans le grade inférieur.
La droite combattit l'institution de la vétérance, parce que les la vétérance
anciens soldats de l'Empire libérés depuis moins de six ans devaient GTLAVANC '
en faire partie.
•> La loi, dit un ultra, Salaberry, rappelle sous les drapeaux les ennemis
<ln Roi, ceux qui ont fait le 20 mars, ceux sur qui comptent encore aujourd'hui
les hommes qui aspirent au renversement. La conspiration contre la monar-
chie, la légitimité et la Charte me parait flagrante.... Ce que la conspiration a
obtenu pour le civil, elle veut, elle doit l'obtenir pour le militaire.... Il ne manque
plus au génie du mal qu'une armée; il vous la demande! »
Mais les ultras attaquèrent encore plus vivement le titre de
l'avancement : c'était violer la Charte et porter atteinte au pouvoir
royal que de le régler par une loi; « c'est, avec le vote annuel, dit
Yillèle, un moyen de faire comprendre à l'armée qu'elle ne dépend
plus du Roi, mais des Chambres »; la Charte avait bien prévu une
loi sur le recrutement, mais elle avait laissé au Roi, en le déclarant
chef de l'armée, le soin de pourvoir à l'avancement par simple
ordonnance; la loi qui prétendait interdire à un noble d'entrer direc-
tement dans l'armée comme officier était une loi révolutionnaire.
La loi passa: mais, en fait, les deux titres qui avaient provoqué
l'opposition de la droite ne furent guère appliqués. Les vétérans de
< 1 1 5 >
La visse. — II. Contemp., IV. 8
Le Gouvernement parlementaire.
PAIEMENT
DE V1NDEMN
DE GUERRE.
ITÊ
la classe 1816 furent seuls appelés (en 1823), et il y eut un grand
nombre d'insoumis. On renonça à la vétérance. Quant à la règle
d'avancement, on en éluda les prescriptions, soit en les violant
ouvertement, soit par un subterfuge : comme le Roi conservait les
nominations dans les corps de nouvelle formation, on réorganisa
fréquemment d'anciens corps sous de nouveaux noms, de manière
à permettre des choix arbitraires.
Les difficultés de la situation financière provenaient des
dépenses de l'occupation et de l'obligation d'acquitter l'indemnité
de guerre (l'arriéré avait été provisoirement payé en reconnais-
sances de liquidation), charges trop lourdes pour le budget ordi-
naire. Il fallut recourir à l'emprunt. Six millions de rentes 5 p. 100
furent créées en 1816, 30 millions en 1817, 15 millions en 1818. Le
premier emprunt fut placé directement à la Bourse par l'agent de
change du Trésor, au taux moyen de 58 fr. 33, et produisit près
de 70 millions ; le second fut traité de gré à gré avec des banquiers
français et étrangers, au prix moyen de 57 fr. 51, et produisit
345 millions; l'emprunt de 1818 fut souscrit dans le public au prix
de 66 fr. 50, et produisit 198 millions. Ces emprunts mirent à la
disposition de l'État une somme de 613 millions à un taux qui
variait de 8 à 9 p. 100. Ils payèrent les 3/5 de l'indemnité de guerre
et les frais de L'occupation étrangère. La France, s'étant engagée
à acquitter le reste de l'indemnité avant les délais fixés, demanda à
profiter de l'article 5 du traité de Paris qui permettait, en ce cas, si
les alliés ne jugeaient plus l'occupation nécessaire, de la réduire à
trois années. Mais il était difficile d'évaluer le solde à payer, qui
comprenait, outre le reste de l'indemnité de guerre, le montant
d'autres créances de toute nature et de toute date réclamées à la
France. Les articles 18, 19 et 20 du traité du 30 mai 1814, confirmés
par l'article 9 du traité du 20 novembre 1815, avaient stipulé que la
France et les puissances contractantes renonçaient réciproquement
à toutes réclamations pour des fournitures ou avances quelconques
faites à leurs gouvernements respectifs depuis 1792; mais ils stipu-
laient d'autre part « que le gouvernement français s'engageait à
faire liquider et payer les sommes qu'il se trouverait devoir dans
des pays hors de son territoire, en vertu de contrats ou d'autres
engagements formels, passés entre des individus ou des établisse-
ments particuliers et les autorités françaises, tant pour fournitures
qu'à raison d'obligations légales ». Ces dernières clauses avaient
permis à certains souverains de présenter la facture de réquisitions
restées impayées depuis la guerre de sept ans et d'arriérés de solde
qui remontaient à Henri IV. L'Autriche à elle seule réclamait
< n n >
DU TERRITOIRE.
chapitre premier Le Goure rnc me nt des royalistes modérés.
170 millions. Le tsar Alexandre insista pour que la France ne fût
pas tenue d'exécuter à la lettre les engagements du 20 novembre;
c'eût été ruiner son crédit, accroître la durée de l'occupation,
compromettre les Bourbons et la paix générale. 11 écrivit person-
nellement à Wellington pour rengager u se prononcer « en laveur
d'un système de conciliation équitable ». Wellington céda. Le
gouvernement prussien accepta « de voir l'esprit du premier traité
de Paris présider à la conclusion de l'arrangement exécutif de la
convention du 20 novembre ».
Une convention nouvelle, signée à Paris le 25 avril 1818, limita la libération
à 265 millions les obligations de la France concernant ses « dettes
particulières », et arrêta ainsi le flot des prétentions. Les alliés,
réunis en congrès à Aix-la-Chapelle, décidèrent que les alliés et les
créanciers toucheraient 100 millions en titres de rentes au cours de
75 IV. 75. soit une inscription de 6 600 000 francs de rente, et que les
165 autres millions leur seraient versés en acomptes mensuels par
les banquiers Hope et Bar in g. qui reçurent pour ce service
12 313 000 francs de rentes 5 p. 100 cédées au taux de 67 francs;
l'opération fut confiée à des étrangers, parce que le gouvernement
prussien élevait des doutes sur la solvabilité des banques françaises.
Enfin les alliés accordèrent l'évacuation du territoire français par
la convention du 9 octobre 1818; les troupes devaient être retirées
avant le 30 novembre '.
Depuis la dissolution de la Chambre introuvable, Richelieu
négociait cette libération de la France. C'était son grand souci: il
n'avait cessé de représenter aux puissances que la charge de l'occu-
pation était trop lourde à la France pour qu'elle fût capable de
payer l'indemnité qui devait la délivrer des armées étrangères;
mais il s'était heurté à la résistance tenace de Wellington, qui se
considérait comme responsable de la tranquillité de la France
devant l'Europe. L'emprunt de 1817, qui permit à la France de
verser 300 millions aux alliés, lui permit également d'obtenir la
sortie de 30 000 soldats étrangers (1 er avril). A Aix-la-Chapelle, où
il représenta la France, Richelieu trouva, dans l'amitié personnelle
du tsar et dans son attachement à la cause de la paix, un appui
utile contre la malveillance des autres alliés. La modération de
!. Les dépenses causées par la deuxième invasion el le IraKé de Paris furent en totalité
de :
l* pour l'entretien des troupes d'occupation de i3i5 à 1818 = 633 o4o 53o francs.
2" pour l'indemnité de guerre = 700000000 francs.
3° pour les réclamations exercées par les Puissances, qui s'élevèrent d'abord à
1 foooooooo francs et qui furent fixées à 5oo millions par une convention (i5 juin 1818) =
5oooooooo francs.
lin tout 1 833 0^0 53o francs.
Le Gouvernement parlementaire.
RICHELIEU
AU CONGRÈS
D AIX-LA-CHA-
PELLE.
LE TSAR il EDITE
UNE CROISADE
CONTRE-
REVOLUTION-
NAIRE.
son gouvernement donnait à penser que la monarchie restaurée se
refuserait à une réaction violente qui menacerait la paix de l'Eu-
rope; les partisans de Monsieur, desquels Pozzo di Borgo écrivait
« qu'il serait impossible de décrire la présomption et l'ineptie »,
semblaient alors définitivement mis hors de cause. La monarchie
bourbonienne paraissait suffisamment forte par son crédit, sa poli-
tique, son armée réorganisée et augmentée, pour se passer du corps
d'occupation.
Richelieu remporta à Aix-la-Chapelle un autre succès : il obtint
que la France reprît sa place et son rang parmi les grandes puis-
sances. Ce fut l'objet d'une négociation longue et délicate. Les
quatre alliés avaient, au lendemain du second traité de Paris,
renouvelé le traité de Chaumont. Consentiraient-ils à faire de la
quadruple alliance une quintuple alliance? Mettraient-ils désormais
la France dans la confidence de leurs délibérations, après l'avoir
tenue à l'écart, sous une surveillance étroite et une impérieuse
tutelle? Le tsar inclinait à penser que l'évacuation devait marquer
le terme de la punition infligée à la France, et c'était l'avis formel
de son ambassadeur Pozzo di Borgo. Mais l'ambassadeur de Prusse,
Goltz, et Wellington se prononçaient pour le maintien de la qua-
druple alliance, quitte à admettre la France à des délibérations
communes dans de certains cas dont les alliés resteraient juges.
Richelieu représenta avec chaleur que la rentrée de la France
« dans la communion de la grande famille européenne » aurait une
influence décisive sur l'avenir de la dynastie : ce serait relever
Louis XVIII aux yeux de la nation, faire de lui un vrai souverain,
l'égal des autres, indépendant comme eux; ce serait sceller la
réconciliation définitive des Bourbons avec la France. Le ministère
attachait un tel prix au succès de cette négociation qu'il en exagé-
rait la portée : « le maintien de la quadruple alliance après l'évacua-
tion, écrivait Decazes à Richelieu, serait regardé par la nation
entière comme un outrage et entraînerait tôt ou tard le gouverne-
ment vers la guerre ou vers sa ruine ». ^
Mais l'appui que la Russie offrit à Richelieu n'était pas désin-
téressé; et le bénéfice qu'Alexandre entendait tirer de son attitude
amicale pesa sur la négociation plus lourdement encore que l'hos-
tilité anglo-prussienne. Le tsar comptait entraîner Louis XVIIl dans
l'attaque qu'il méditait contre les révolutionnaires au nom des prin-
cipes de la Sainte-Alliance. Dans toute l'Europe s'éveillaient des
agitations menaçantes pour les trônes. Le goût des institutions
représentatives gagnait l'Allemagne : en Hesse-Cassel, en Wurtem-
berg, en Bavière, les peuples pressaient les princes de réformer les
nG
CHAPITRE PREMIKU
Le Gouvernement des royalistes modérés.
vieilles constitutions historiques; des sociétés populaires, des pro-
fesseurs, des étudiants réclamaient l'exécution de l'article 13 du
pacte fédératif de 1815, où il était dit « qu'il y aurait des assemblées
d'États dans tous les pays de la Confédération ». La nation italienne
laissait éclater sa haine contre les maîtres que l'Europe lui avait
imposés. En France môme, les élections ne prouvaient-elles pas le
progrès accompli par les «jacobins »? L'exemple de l'Amérique était
pire encore: les colonies espagnoles s'étaient impunément insurgées
contre leur roi légitime ; et ce scandale laissait les gouvernements
indifférents. Alexandre les eût traduites devant le congrès d'Aix-la-
Chapelle, s'il n'avait dû reculer devant l'hostilité résolue de l'Angle-
terre, qui avait mis à sa participation au congrès la condition que
la question américaine n'y serait pas posée. L'émancipation des
colonies révoltées (toutes prêtes à devenir des clientes de son com-
merce et des alliées de sa politique), avait trop de prix à ses yeux
pour qu'elle permît qu'on liât leur cause à celle des « révolution-
naires », des «jacobins », contre lesquels Alexandre rêvait une croi-
sade; elle craignait qu'à l'exemple de Catherine II poussant en 1792
la Prusse et l'Autriche à la guerre contre les jacobins de France,
Alexandre n'eût l'arrière-pensée de profiter d'une guerre en Amé-
rique pour avoir les mains libres en OrienfT Si le tsar montrait tant
d'ardeur à soutenir la rentrée de la France dans le « concert euro-
péen », c'était donc pour trouver en elle un appui et au besoin une
collaboration. Mais quand en échange de ses bons offices il réclama
de Louis XVIII l'intervention armée contre les colonies révol-
tées qu'il n'avait pas pu demander au congrès, le roi de France
se contenta d'offrir une promesse de médiation L'Autriche .et
l'Angleterre, satisfaites de voir écartée la guerre que souhaitait
Alexandre, acceptèrent alors d'admettre la France aux délibérations
communes des grandes puissances.
Pourtant, le traité de Chaumont et celui du 21 novembre 1815
ne furent pas abrogés; on se borna à convenir qu'ils ne seraient
pas publiquement renouvelés, et le protocole de la séance plénière
du 15 novembre, que signa le représentant de la France, porta « que
la Fiance, associée aux autres puissances par la restauration du
pouvoir monarchique et constitutionnel, s'engageait à concourir
désormais au maintien et à l'affermissement d'un système qui avait
donné la paix à l'Europe et qui seul pouvait en assurer la durée ». La
France, à dater de ce jour, cessa d'être tenue en surveillance; le
20 novembre, la conférence hebdomadaire que les ambassadeurs
tenaient à Paris depuis le traité de Paris fut officiellement close. Le
Lsar, irrité et déçu, donna à entendre à la France qu'elle n'avait pas,
LA FRANCE
ENTRE DANS LE
« C ON CE HT
EUROPÉEN ».
NOUVELLE
DÉFAITE
ÉLECTORALE
DU PARTI
ULTRA-ROYALISTE
DISSENSIONS
MINISTÉRIELLES.
Le Gouvernement parlementaire. livre h
autant qu'elle se le figurait, recouvré sa liberté. Faisant allusion
au renouvellement secret du traité de Chaumont, il fit écrire à
Richelieu :
« Les actes d'Aix-la-Chapelle nous ont laissé des moyens. Nous y aurons
recours au premier signa!. Ce signa! sera donné. Je ne vous menace pas d'un
casus fœderis et belli. Mais je vous préviens que ce casus fœderis devient
chaque jour plus salutaire dans l'opinion des cabinets. Mille et mille pardons
si j'ajoute ces indications à vos peines; mais je vous dois la vérité tout'
entière. »
Les élections de 1818 (20 et 26 octobre) furent une nouvelle
défaite pour les ultras. Le comte d'Artois avait été dépouillé de son
grand moyen d'influence : une ordonnance lui avait retiré l'autorité
■ qu'il avait gardée sur les chefs de la garde nationale en les subor-
donnant aux pouvoirs locaux sous la surveillance du ministère de
l'Intérieur. Comme en 1817, les royalistes ministériels partagèrent
la victoire avec les indépendants, qui à eux seuls gagnaient 20 sièges.
Des libéraux notoires, combattus par les préfets, furent élus :
Lafayette dans la Sarthe, Manuel, ancien représentant à la Chambre
des Cent-Jours, dans la Vendée et dans le Finistère, qui nommait en
même temps trois autres libéraux. Des ultras soumis à la réélec-
tion, aucun ne fut réélu. Bien que le ministère eût encore la majo-
rité avec les seuls constitutionnels, il lui devenait difficile de gou-
verner avec leur seul appui; bientôt il se trouverait contraint de
se rapprocher soit de la droite ultra-royaliste, soit de la gauche
libérale.
Les ministres se divisèrent sur la tactique qu'il convenait
d'adopter : Richelieu, qui restait attaché à la droite qui le combat-
tait et méfiant envers la gauche qui l'avait soutenu, écrivait alors:
« Il est bien dur que nous soyons obligés de frapper des hommes qui sont,
à la vérité, nos ennemis, mais qui ont été, pendant vingt-cinq ans, les défen-
seurs du trône et de la monarchie.... La chose est tellement affligeante que je
suis souvent prêt à aller me cacher au fond de quelque désert. »
Il n'osait pas user de la force très réelle qu'il tenait de l'opinion
publique, ni du soutien que lui offraient les ambassadeurs étran-
gers. Le mécontentement du tsar l'avait beaucoup ému. Ses rela-
tions personnelles encombraient de scrupules et d'hésitations sa
conduite politique : en deux ans, il n'avait pas su donner de l'unité
à son cabinet; son aménité de caractère l'éloignait des décisions
énergiques : il n'osait même pas blâmer les préfets qui refusaient de
recevoir les députés ministériels. Le ministre de l'Intérieur Laîné
gémissait d'être « condamné plutôt qu'attaché à son poste », cher-
chait l'occasion de le quitter, et depuis longtemps se désolait « de
ii»
CHAPITRE PREMIER
Le Gouvernement des royalistes modérés.
ne pouvoir, au dire de Pozzo di Borgo, le déserter sans déshon-
neur ». Tandis que Decazes et les autres ministres restaient hostiles
à tout-rapprochement avec les ultras, qui y niellaient une condition
inacceptable, la modification du système électoral, Richelieu sera-
;t disposé à négocier avec eux. On disait qu'il avait promis au
fcsar, a Aix-la-Chapelle, de réviser la loi qui avait favorisé le succès
des libéraux. Dans le public, la crise latente du ministère Taisait
l'objet de discussions inquiètes. Était-on une l'ois de plus, comme le
disaient les libéraux, « à la veille de la contre-révolution »? « L'aris-
tocratie, écrivait la Minerve, ne cache plus ses desseins : elle a jeté
le masque, c'est l'oligarchie qu'elle veut rétablir » ; tandis que le
Conservateur s'écriait : « La France est sur les bords d'un abîme ; un
pas de plus, elle y tombe.... La démocratie nous envahit; la presse
reproduit son esprit; la lithographie, son image. »
Le Roi, indécis, sembla tout d'abord pencher pour Richelieu,
malgré son amitié pour Decazes: car il s'imaginait que le départ de
Richelieu l'obligerait de reprendre Tallcyrand qu'il n'avait jamais
aimé, et qu'il redoutait beaucoup depuis que l'intrigant avait réussi,
en faisant sa cour à Monsieur et en rompant bruyamment avec
Decazes, à redevenir, dans le camp des ultras, l'homme nécessaire.
Mais lorsqu'il fut convaincu que le maintien de Richelieu exigerait
l'éloignement de Decazes et sa nomination dans quelque ambas-
sade, il ne put se résigner à ce sacrifice, et Richelieu se retira
(25 décembre 1818). Il fut remplacé par le général Dessoles, soldat
de l'empire, rallié aux Bourbons depuis 1814, homme nouveau dans
la politique, qui prit les Affaires étrangères et la présidence du
Conseil. Decazes, devenu ministre de l'Intérieur, gouverna de fait
avec de Serre à la Justice. Louis aux Finances, Portai à la Marine;
I rouvion Saint-Cyr resta à la Guerre (29 décembre). La cour fut <> exas-
pérée »; le centre et la gauche, satisfaits; les ambassadeurs étran-
- rs, inquiets.
La Chambre des pairs, pour manifester son mécontentement des
. rès libéraux, prit l'initiative d'une attaque contre la loi élec-
torale : sur la proposition de Barthélémy (20 février), elle vota une
'lution qui suppliait le roi de changer l'organisation des collèges
■i mars). L'émotion publique fut aussi vive qu'au jour de la crise
ministérielle. Decazes avait dit aux Pairs : « Je considère une telle
proposition comme la plus funeste qui puisse sortir de la Chambre ».
Les libéraux s'alarmèrent : <• Une nouvelle lutte s'engage, écrivait la
Minerve...; mais la France est debout, et elle ne se laissera ni
outrager, ni dépouiller de ses droits par une faction qu'elle a si sou-
vent vaincue ». « Les éternels ennemis de la France, disait la Biblio-
LE CABINET
DESSoLES.
MANIFESTATION
DES PAIRS
CONTRE LA LOI
ÉLECTORALE.
Le Gouvernement parlementaire.
LE MINISTERE
PRATIQUE
U:\ : E POLITIQUE
DE GAUCHE.
UN NOUVEAU
BEC '.ME
1 HRESSE
EST NÉCESSAIRE.
thèque historique, s'indignaient du repos dont elle commençait à
jouir ; ils veulent la replonger dans les révolutions et dans les horreurs
de la guerre civile. » Benjamin Constant traduisit avec sa vigueur
cou lumière le sentiment général : « On veut des électeurs pauvres
pour n'avoir que des élus riches... on veut, par une assemblée comme
celle de 1815, ramener le régime de 1815. Français, vous avez connu
ce régime.... » Quelques jours après, les Pairs, pour affirmer leur
hostilité, repoussèrent sans discussion un projet qui transportait
du 1 er janvier au 1 er juillet le commencement de Tannée financière :
cette mesure, déjà votée par les députés, devait mettre fin à l'usage
devenu annuel de voter au début de chaque session six douzièmes
provisoires (4 mars). Ainsi la Chambre des pairs marquait une oppo-
sition systématique. Decazes y changea la majorité en nommant une
fournée de (30 pairs dévoués à sa politique, anciens sénateurs exclus
en 1815, gens d'affaires, maréchaux et nobles d'empire.
Le ministère Dessoles-Decazes adopta ouvertement la politique
de gauche. Il réintégra des généraux de l'armée de la Loire, rappela
quelques bannis, révoqua une douzaine de préfets, déplaça un grand
nombre de fonctionnaires. La droite s'indigna; les ambassadeurs
étrangers, malgré le scandale de tant de jacobinisme uni à tant de
bonapartisme, restèrent indécis sur la conduite à tenir; car Decazes,
s'appuyant sur la gauche, qu'ils détestaient, détruisait le parti
ultra-royaliste, dont ils avaient redouté l'avènement; mais la guerre
implacable menée par Decazes contre les ultras ne risquait-elle pas
de compromettre la succession de Monsieur et -de favoriser une
révolution? La question était d'importance à un moment où la santé
de Louis XVIII était à la merci d'un accès de goutte.
Les ambassadeurs n'étaient pas au bout de leurs inquiétudes :
Decazes proposait une loi sur la presse. Le régime de la presse
restait provisoire depuis la rentrée de Louis XVIII : la censure et
l'autorisation préalables avaient été rétablies par ordonnance en
juillet et août 1815; quelques mois plus tard, la loi relative aux cris
séditieux et aux provocations à la révolte et la loi de sûreté générale
avaient frappé indirectement, mais durement, les journaux. Il est
vrai qu'on n'appliquait plus l'ordonnance sur la censure; qu'on avait
supprimé les Cours prévôtales à la fin de la session de 1817; et que
les deux lois avaient été adoucies par la loi du 12 février 1817, qui
réservait le droit d'arrêter un suspect au président du Conseil et au
ministre de la Police 1 . Mais l'autorisation préalable continuait d'être
i. D'après les chiffres donnés par Decazes, il y avait encore en 1817, en vertu de la loi
de sûreté générale, 419 détenus, 900 internés, et 253 suspects éloignés de leur département.
DE SBRHB.
chapitre premier Le Gouvernement des royalistes modérés.
exigée par deux lois qui avaient prolongé l'effet des ordonnances
de 1815 d'abord jusqu'au 1 er janvier 1818, puis jusqu'à la fin de la
session de cette année. Il importait de légiférer à nouveau avant le
tonne de la session, pour éviter le double inconvénient de prolonger
davantage un régime despotique et condamné en principe, ou de
rendre aux journaux une liberté trop complète si l'on ne le prolon-
geait pas.
Ce fut l'objet des trois lois déposées le 22 mars 1819 par le Garde vote des lois
des sceaux de Serre. La première traitait des délits commis par la
voie de la presse; la seconde, de leur poursuite et de leur jugement,
la troisième, des conditions d'existence des journaux et écrits pério-
diques. Ces lois marquaient un recul de la répression : les délits
(provocation au crime, offense au Roi, au gouvernement, à la morale
publique, injure et diffamation) n'étaient plus punis de la déporta-
tion, mais seulement de la prison et de l'amende; le jugement en
était enlevé aux tribunaux correctionnels et donné au jury. L'auto-
risation préalable était remplacée par une simple déclaration; mais
un cautionnement de 10 000 francs de rente était exigé pour les jour-
naux quotidiens, et rien n'était changé à la loi du 6 prairial an VII,
qui assujettissait les écrits périodiques à un timbre de 5 centimes
par feuille 1 . La droite combattit ces propositions. Depuis l'ordon-
nance du 5 septembre, les ultras réclamaient la liberté de la presse,
et ils avaient protesté chaque fois que des lois avaient été votées
qui prolongeaient le régime provisoire de l'autorisation préalable
Les lois de Serre leur parurent, dit le Conservateur, « dérisoires,
perfides, pleines de pièges; si elles passaient, la liberté de la presse
ressemblerait à la liberté de discussion dont on jouissait dans les
Chambres de Bonaparte ». Ils ne réussirent qu'à faire insérer dans
la loi un délit que le gouvernement n'avait pas prévu, l'offense à
la morale religieuse qu'on ajouta à l'offense à la morale publique.
Les libéraux protestèrent contre le cautionnement, qui créait un
privilège en faveur des riches, et obtinrent qu'il fût abaissé à
5000 francs de rente pour les journaux quotidiens de province (tous
les départements sauf la Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne). Les
trois lois furent votées en mai et juin, à la Chambre des députés,
par une majorité qui varia de 140 à 150 voix sur 200 votants environ ;
à la Chambre des pairs, par 130 à 1G0 voix; il n'y eut d'opposition
marquée qu'à la première loi, la loi pénale, qui fut repoussée par
50 Pairs.
i. Seuls les périodiques relatifs aux sciences et aux ails en avaient été exemptés par
la loi de finances de 1^17.
Le Gouvernement parlementaire.
LA VIE
PARLEMENTAIRE.
SISC1PLINE
DES PARTIS
La présence au pouvoir du parti constitutionnel et la durée de
son règne permirent l'organisation d'une vie parlementaire régulière.
Le ministère ne cessa pas d'être soutenu par une majorité dont il
adopta les vues, dont il appliqua le programme et la politique. La
question capitale du régime parlementaire était résolue en fait,
puisque le Roi, les ministres et la Chambre élue se trouvaient
d'accord. On ne songea plus à contester à la Chambre le droit
d'amendement sous le prétexte que le Roi avait seul l'initiative des
lois. Les partis se plièrent aux nécessités tactiques de la lutte poli-
tique; la minorité comprit l'utilité de l'opposition systématique, et
la majorité, l'utilité de la discipline devant laquelle s'inclinent les
goûts particuliers. Quelques tentatives de coalition entre l'extrême
droite ultra-royaliste et l'extrême gauche libérale contre les royalistes
ministériels n'eurent aucun succès Seul un petit groupe de consti-
tutionnels, les doctrinaires, persistait à planer dans une région supé-
rieure entre la droite et la gauche, ils prétendaient relever unique-
ment de leur raison et de leur conscience, attribuant à leurs opinions
une valeur supérieure aux raisons de circonstances.
« Ils sont quatre, disait un journal libéral, la Renommée, qui tantôt se
vantent de n'être que trois, parce qu'il leur parait impossible qu'il y ait au
monde quatre têtes d'une telle force, et tantôt prétendent qu'ils sont cinq, mais
c'«st quand ils veulent effrayer leurs ennemis par le nombre. »
Ils s'érigeaient en censeurs des paroles et des actes, et se retran-
chaient dans une indépendance qui les mettait à l'aise pour pro-
noncer leurs sentences. Royer-Collard était le modèle et le maître de
cette coterie qui n'aspirait pas au pouvoir, mais prétendait à la
suprématie intellectuelle. Les doctrinaires à la Chambre dictaient à
tous, et surtout à leurs amis, les libres arrêts de leur incorruptible
sagesse Royer-Collard répondait à de Serre, qui lui reprochait de
ne pas le suivre : « Moi, je ne suis pas, je reste ». Maintes fois ils
mirent en danger le gouvernement, bien qu'il représentât l'idéal
qu'ils s'étaient fait de la monarchie restaurée, et leur talent faillit
disloquer la majorité, au bénéfice des ennemis irréductibles de la
Charte ou de la légitimité, qu'ils aimaient toutes deux d'un amour
égal.
lancien régime Les séances des Chambres furent souvent passionnées. L'ancien
et la révolution r £gi me e ^ i a Révolution étaient au fond de toutes les discussions.
SONT SANS CESSE ° . _, . . , ... . .
en discussion. Em dépit du Roi, qui avait déclare qu il ne voulait pas être « le roi
de deux peuples », en dépit du gouvernement, qui travaillait, comme
on disait, à « royaîiser la nation et à nationaliser le royalisme ».
le conflit fut permanent entre les « deux Frances », et éclata à tout
■chapitre premier Le Gouvernement des rot/ a listes mode nés.
propos. Le ministère, haï de la droite, semblait provoquer la lutte;
son attitude avait parfois un air de défi, ses paroles un ton révolu-
tionnaire qui provoquaient la colère des royalistes exaspérés. Gouvion
Saint-Cvr, défendant l'institution des vétérans attaquée par la droite,
fut amené à faire, du haut de la tribune, un éloge ému des soldats
de la Révolution, au grand scandale des ultras qui ne voyaient en
eux que de dangereux bandits; il y eut un tumulte le jour où de
Serre, ancien soldat de l'armée de Condé, déclara que la majorité
des assemblées révolutionnaires avait été « presque toujours saine ».
— « Quoi! interrompit La Bourdonnaie, môme la Convention? —
Oui, Monsieur, même la Convention, et si la Convention n'eût pas
voté sous les poignards, la France n'eût pas eu à gémir du plus
épouvantable des crimes. » La gauche applaudissait d'autant plus
vivement à ces paroles ministérielles qu'elle éprouvait plus de gêne
pour dire sa vraie pensée; car elle était contrainte de masquer son
hostilité à la dynastie sous des phrases élogieuses pour le Roi. —
Tandis que la gauche restait attachée aux souvenirs delà Révolution,
la droite puisait arguments et émotions dans l'histoire de l'ancienne
France : Bonald. combattant la vente des anciens bois du clergé,
rappelait que Colbert avait dit que la France périrait faute de bois;
Chateaubriand, voulant prouver l'antiquité de la propriété ecclésias-
tique, affirma : « Lorsque saint Remy baptisa Clovis, saint Remy
était propriétaire, et Clovis ne possédait même pas le vase de
Soissons ». Et le budget de la marine inspirait M. de Marcellus :
« Les lis sont connus et révérés sur toutes les mers et dans les contrées
les pins lointaines. L'Océan même, en quelque sorte, soumet toutes ses vagues
à cette fleur royale, et semble courber avec respect ses ondes sous le poids
des heureux vaisseaux où flotte l'étendard de la légitimité. »
11 se trouva parfois des orateurs plus substantiels. Quand le première
banquier Laffitte, élu de Paris, prit la parole dans la discussion du A L4 révolution
budget de 1817. il s'abstint des banalités coutumières sur le anglaise de im.
« digne petit-fils d'Henri IV ». sur « la bonté ineffable » des Bour-
bons. Le duc d'Orléans qui, pour obéir au Roi, était retourné en
Angleterre en 1816, venait de rentrer à Paris (février). Tout le monde
voyait en lui. espérait ou craignait en lui un prétendant possible.
Laffitte osa mentionner Guillaume III et la révolution de 1688 :
« L'Angleterre, dit-il, est redevable de sa prospérité à son système
de crédit et à la force que l'opinion publique a acquise chez elle
depuis l'époque mémorable où Guillaume III reçut la couronne en
échange des garanties qu'il donnait à la liberté ». Rappel d'un
célèbre changement de dynastie, opéré dans l'intérieur d'une famille
< 123 >
Le Gouvernement parlementaire . livre ii
royale sans révolte et sans troubles, plus efficace pourtant que les
violences révolutionnaires, souvenir où le parti libéral tout entier
chercha bientôt et trouva la vertu d'un exemple et la force d'une
tradition : l'histoire fournit un programme aux politiques quand ils
ne la savent pas très bien.
//. — LA LUTTE POLITIQUE DANS LE PAYS*
l'influence ES débats des Chambres agitaient l'opinion pendant la durée
des journaux. J_j des sessions. Ceux de la Chambre des pairs, dont les délibé-
rations étaient secrètes, n'étaient connus que par la publication
de certains discours dont elle votait elle-même l'impression. Ceux
de la Chambre des députés étaient reproduits au Moniteur, que les
i. Sur les journaux de Paris, voir dans Hatin (ouv. cité), t. VIII, le « Tableau de la
presse en 1817 ». La liste des journaux de province n'est pas établie; ceux qui sont cités
ici sont mentionnés dans les rapports des comités de censure conservés aux Archives
nationales, BB 3 °, 268. — Ph. Gonnard donne d'utiles renseignements sur la Bibliothèque
historique et ses procédés de propagande napoléonienne, dans La légende napole'onienne
et la presse libérale, 1817-18-20 (Revue des Etudes napoléoniennes, mars 1912).
La Conspiration de Lyon est racontée par S. Charléty, Une conspiration à Lyon en 1817
(Revue de Paris, 1904).
Sur la propagande du clergé et le Concordat de 1817, voir : Documents sur l'histoire reli-
gieuse de la France pendant la Restauration, publiés par le Comité des travaux historiques,
Paris, 1913 ; — P Ferret, Le. Concordai de 1816; le Concordai de 1817 (Rev. des questions
historiques, 1901 et 1902); — Sagnac, Le Concordai de 1817 (Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 1906) qui donne de nombreux documents des archives des Affaires étran-
gères. Il est encore utile de consulter le tome III des Mémoires historiques sur les affaires
ecclésiastiques de France pendant les premières années du xix' siècle, Paris, 1824, 3 vol. (par
Jaulïiet); — Ch. Jourdain, Le budget des cultes en France depuis le Concordat, Paris, i85g; —
vicomte Guichen, La France morale et religieuse au début de la Restauration, Paris, 1911. —
J. Burnichon, La Congrégation de Jésus en France. Histoire d'un siècle, 1814-1914, I (1814-
1830, II (1830-1845), Paris, '1914-16
Sur les origines de l'enseignement mutuel et sur son histoire, voir les Mémoires sur
Carnol, par son fils, nouvelle édition, Paris, iSg3, 2 vol., rédigés par Hippolyte Carnot
d'après des notes de son frère et d'après ses souvenirs personnels, et l'article de Gréard,
Enseignement mutuel, dans la 1" édition du Dictionnaire pédagogique de F. Buisson; l'article
du même dictionnaire intitulé Société pour l'instruction élémentaire donne une bibliographie
de la question.
L'article Frères (même dictionnaire) d'Eugène Rendu est un résumé utile, mais qui ne
dispense pas d'avoir recours à Ambroise Rendu, Essai sur l'instruction publique et parlicit-
lièrement sur l'instruction primaire, Paris, 1819. 3 vol.; — H. de Riancey, Histoire critique et
législative de l'instruction publique el de la liberté de l'enseignement en France, Paris, 1844,
2 vol. — Les ouvrages d'ensemble de Gréard, La législation de l'instruction primaire en France
depuis 1879 jusqu'à nos jours, Paris, 1901, et de Levasseur, Statistique de l'enseignement pri-
maire au xix e siècle (1801-1899) (Comptes rendus de l'Académie des sciences morales, 1900,
t. CLIII) sont à consulter, ainsi que les chiffres donnés par Ch. Jourdain, Le budget de
l'instruction publique, Paris, 1807. Les brochures de circonstance, très nombreuses, on! été,
en général, mises à profit dans les ouvrages cités et même dans les histoires générales.
Deux surtout sont intéressantes : Fr. Cuvier, Projet d'organisation pour les écoles primaires,
i8i5, el Guizot, Essai sur l'histoire el l'état actuel de l'instruction publique, 1816. Il y a un
bon article sur Fr. Cuvier dans la i re édition du Dictionnaire pédagogique. La situation
matérielle et morale du maître d'école sous la Restauration est connue par le livre
de P. Lorain, Tableau de l'instruction primaire en France, d'après l'enquête de 1832 à 1834,
Paris, 1837.
< 12A >
CHAPITRE PREMIER
Le Gouvernement des royalistes modérés.
journaux résumaient. Mais il est malaisé de se l'aire une idée précise
de l'influence exercée par la presse. On lisait probablement beau-
coup à Paris. Un voyageur allemand à Paris, Bœrne, écrivait :
« 11 faudrait bouleverser de fond en comble le sol français, si l'on voulait
extirper l'intérêt que tous prennent à la chose publique. Tout le monde lit : le
cocher sur son siège en attendant son maître, la Fruitière au marché, le portier
dans sa loge. Au Palais-Royal, le malin, mille personnes ont dos journaux dans
la main et se montrent dans les attitudes les plus diverses. L'un est assis,
l'autre debout, un troisième marche d'un pas tantôt plus lent, tantôt plus pressé....
Le garçon boucher s'essuie la main pour ne pas salir la feuille qu'il lient, et le
pâtissier ambulant laisse refroidir ses gâteaux pour lire la gazette. »
Mais ce spectacle, qui émerveillait un Allemand libéral, était
proprement parisien. Les lecteurs des journaux ne pouvaient pas
être très nombreux en province : les journaux assez rares n'étaient
vendus qu'aux abonnés; le prix de l'abonnement était élevé; parfois,
plusieurs personnes se réunissaient pour en payer un seul. L'in-
fluence du journal, médiocre en étendue, était sans doute profonde;
le journal qu'on lisait, qui faisait l'objet des conversations, dominait
l'esprit sans concurrence : on devait être en ce temps-là, plus qu'on
ne le fut dans la suite, de l'opinion de son journal. La presse ne
s'adressait d'ailleurs guère qu'au corps électoral et à ceux qui, sans
en faire partie, étaient en état de l'inspirer.
Avant la loi de 1819, les journaux, soumis à l'autorisation préa-
lable et à la censure, ne discutent pas les actes du gouvernement;
leur polémique se nourrit d'anecdotes. C'est le temps où la Quoti-
dienne « ne laisse pas mourir un émigré au fond de sa province
sans donner à l'univers l'histoire un peu bourgeoise de sa vie » ; où
le Constitutionnel est « à l'affût des militaires qui expirent dans leur
lit ». Le gouvernement, depuis le 5 septembre, surveille les intem-
pérances royalistes autant que les attaques libérales. L'ultra-royaliste
Fiévée est condamné à trois mois de prison (1818) pour avoir écrit
dans sa Correspondance politique et administrative : « Les rois se
croient aimés quand on leur dit qu'ils le sont; et quelquefois ils le
répètent avec une rare bonhomie ». Les rédacteurs de la Bibliothèque
historique, revue qui collige avec une application minutieuse les
excès du royalisme et critique la politique extérieure, sont condamnés
à six mois de prison pour des articles qu'ils avaient pourtant, sur
injonction de la censure, renoncé à publier (1818).
« Attendu, disait le jugement, que le dépôt équivaut à la publication; et que
leur ouvrage, examiné dans son ensemble et dans toutes ses parties, est
répréhensible..., dénote une malveillance constante et réfléchie et des intentions
ennemies du bien public »
PRINCIPAUX
JOUHNAUX
PARI SI ES S.
Le Gouvernement parlementaire. livre a
Le Constitutionnel fut cinq fois supprimé et reparut cinq fois
sous des noms nouveaux. Le Mercure, journal de Benjamin Constant,
supprimé à son tour, fut remplacé par la Minerve, où les « Lettres
sur Paris », œuvre d'Etienne, eurent grand succès : elle fut l'organe
préféré des libéraux. Les doctrinaires (Royer-Collard et Guizot)
publiaient leurs réflexions sur la science politique dans les Archivez
philosophiques, politiques et littéraires, mais s'abstenaient de polé-
mique. Chateaubriand voulut donner au parti ultra-royaliste un
organe qui combattît le succès de la Minerve; il fonda en 1818 le
Conservateur, et v convia tous les ennemis de Decazes.
INFLUENCE
DE QUELQUES
JOURNAUX
ÉTRANGERS.
LA PRESSE DES
DÉPARTEMENTS.
« Je mis la plume à la main aux plus grandes familles de France; j'affublai
en journalistes les Montmorency et les Lévis; je convoquai l'arrière-ban; je fis
marcher la féodalité au secours de la liberté de la presse. »
Le Conservateur eut un vif succès. Mais, comme la Minerve, il
s'occupait moins des faits quotidiens que des questions générales
de la politique. En somme, aucun journaliste, qu'il fût de droite ou
de gauche, n'avait assez d'indépendance pour parler franchement.
C'est dans les journaux anglais, sous le titre de « Correspon-
dance privée », que les partis allaient exprimer les opinions qu'il y
avait danger à publier en France. Le ministère usa lui-même de ce
procédé pour combattre la politique ultra-royaliste et pour attaquer
le comte d'Artois. Decazes défendit sa conduite dans le Times. La
Gazette cVAugsbourg était ouverte aux libéraux français; mais on
ne la lisait guère qu'en Alsace. Aux Pays-Bas, où s'étaient réfugiés
beaucoup d'exilés et de régicides, paraissaient des pamphlets et des
journaux, YObservateur allemand, la Gazette de Brème, la Gazette du
Rhin; les Bourbons y étaient attaqués; la Conférence des ambas-
sadeurs protestait ; mais le roi Guillaume faisait la sourde oreille et
laissait dire les journaux.
Quand la liberté de la presse fut rétablie (1 er mai 1819), les
journaux de droite et de gauche se déclarèrent plus franchement
ultra-royalistes ou libéraux. L'opinion moyenne, constitutionnelle,
ministérielle, ne fut plus guère représentée dans la presse. Le
Moniteur resta presque seul à défendre avec assiduité le gouver-
nement.
La presse provinciale est peu nombreuse, et, sauf quelques
exceptions, sans indépendance et sans influence. Chaque chef-lieu
a son Journal du département, son Écho, ses Annales ou sa
Feuille d'annonces, paraissant une, deux ou trois fois la semaine,
chargé de publier les communiqués du préfet, les nouvelles locales,
les mercuriales. Les rares articles qu'insère le journal sont empruntés
t 126 >
CHAPITRE PREMIER
Le Gouvernement des royalistes modérés.
à la presse de Paris. Un petit nombre de journaux, dans une dou-
zaine de villes, ont, à partir de 1819, une rédaction politique et font
de la polémique de parti. Leur influence dépasse parfois les limites
du département. La Gazelle universelle de Lyon, fondée en 1819,
devient l'un des organes français les plus actifs et les plus influents
du catholicisme ultra-royaliste. L'Écho du Midi (Toulouse) a la
même opinion et une influence analogue, mais moindre. VA mi de
la Charte, de Clermont-Ferrand, celui de Nantes, le Journal libre de
1" Isère, Y Écho du Nord (Lille), le Journal de la Meurlhe (Nancy), V In-
dicateur de Bordeaux, le Journal politique de la Côle-cVOr, le Phocéen
de Marseille, le Courrier du Bas-Rhin sont des feuilles libérales
combatives, qu'on lit dans toute une région. Mais, en province comme
à Paris, la liberté rendue à la presse ne profite qu'aux partis extrêmes ;
les oppositions seules ont assez de vie pour intéresser le public.
Le succès va aux pamphlets de P.-L. Courier, aux chansons
voltairiennes et patriotiques où Déranger tourne en ridicule les
émigrés (Paillasse, le Marquis de Carabas), les députés ministériels
(Le Ventru), attaque les jésuites (Les hommes noirs) :
Hommes noirs, d'où sortez-vous?
Nous sortons de dessous terre.
Moitié renards, moitié loups.
Notre règle est un mystère....
Nous rentrons, songez à vous taire,
Et que vos enfants suivent nos leçons.
Le public témoigne à la philosophie du xviii 8 siècle une faveur
plus significative encore. On réédite Rousseau et Voltaire. Les
ultras n'ont pas d'ennemis plus redoutables. Aussi Donald demande-
t-il, dans les Débats, « que les auteurs, morts sans laisser d'héritiers,
tonifient dans le domaine de l'Etat comme les propriétés en déshé-
rence » : pourquoi l'Etat, défenseur de la morale publique, hésite-
rait-il à user de son droit de propriétaire pour détruire les œuvres
de Voltaire et de Rousseau?
PAMPHLETS
ET CHANSONS.
L'influence de la presse étant peu étendue, ses moyens d'action
toujours précaires, même sous une législation libérale, les partis en
cherchèrent d'autres, plus rapides et plus efficaces. Les ultras
avaient conservé, même après l'ordonnance du 5 septembre, presque
toutes les positions dont ils s'étaient saisis en 1815, la plupart des
préfectures, et surtout les commandements militaires. Disposant
de l'administration locale, de la police et des troupes, ils pouvaient
agir dans les départements a peu près à leur guise, sans tenir grand
compte du changement opéré dans la direction politique. Ils
LES ULTRAS
CHERCHENT
UNE REVANCHE.
LA « CONSPIRATION
DE LYON
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
essayèrent de profiter de leurs moyens d'influence pour intimider
les ministres et pour obliger le Roi à en prendre d'autres. Leur tac-
tique fut de montrer que la politique du o septembre, qui favorisait
les espérances et autorisait les audaces du parti révolutionnaire,
conduisait au renversement de la monarchie. Il fallait donc prouver
que le parti révolutionnaire agissait, conspirait, qu'il était sur le
point de triompher, si les vrais royalistes n'étaient là pour veiller
au salut de la France et du Roi.
ils organisent La démonstration fut tentée à Lyon. Les ultras y occupaient
depuis 1815 tous les postes utiles, la mairie, les tribunaux, la préfec-
ture; seule, la police leur échappait, étant confiée à un lieutenant
de police modéré. Mais ils avaient par le général Canuel, comman-
dant la 19 e division, une gendarmerie dévouée et une police mili-
taire occulte. Depuis le 5 septembre, ils tenaient la ville en alerte
constante par l'annonce de dangers imminents; chaque semaine
la vigilance de Canuel déjouait une conspiration, arrêtait une insur-
rection toute prête à tenter un coup de main sur Lyon. Mais, de
son côté, le lieutenant de police enquêtait patiemment, et trouvait,
chaque semaine aussi, parmi les chefs de complot, les agents du
général. On réussit à éloigner ce fâcheux. Aussitôt après son départ,
le 8 juin 1817, une rébellion éclate, le tocsin retentit dans une dizaine
de communes voisines de Lyon. On s'attroupe; la misère était
grande à cause de la disette (le pain coûtait alors onze sous la livre) ;
des paysans réclament le pain à deux sous ; d'autres crient : « Vive
Napoléon II ! » Voilà donc enfin un complot qui n'est pas niable.
Canuel fait savoir au gouvernement que Lyon est menacé d'un
assaut concerté entre les paysans de l'extérieur et les libéraux de la
ville, que le mouvement a des complices organisés en Auvergne et
en Dauphiné. L'armée se met en campagne, parcourt les villages,
fait des arrestations en masse; la Cour prévôtale se réunit, con-
damne à la prison, à la déportation, à mort, avant même que l'en-
quête soit commencée, et la guillotine circule dans le Lyonnais. Le
gouvernement, renseigné par le préfet Chabrol, homme médiocre,
probablement dupe de Canuel, crut d'abord à un danger réel. Mais
quand des témoins, des inculpés vinrent déclarer qu'ils avaient agi
sur la suggestion du nouveau lieutenant de police, agent de Decazes,
le gouvernement eut de la méfiance. Marmont fut envoyé pour
étudier l'affaire. Son aide de camp, le colonel Fabvier, n'eut pas
de peine à découvrir la vérité : tout le complot était l'œuvre de
Canuel. Il fallut gracier ceux que la guillotine avait épargnés ou
n'avait pas encore atteints. La grande manœuvre royaliste avait
échoué. Déconsidérés, les ultras furent battus à Lyon aux élections
DU « BOIW
DE VEAU ».
SECRETB DE
DE VITrlOLLES ».
Chapitre premier Le Gouvernement des royalistes modérés.
de 1818. Mais le gouvernement n'osa ni publier la vérité, ni pour-
suivre les vrais coupables.
Aussi l'échec de Lyon ne les découragea-t-il pas. Ils tenteront monsieur essaie
contre Decazes une attaque directe; leur chef, Monsieur, s'en char- P'WTi
r» • ' • 1 • LE Lui.
gea. Il présenta au Roi un mémoire ou le renvoi des ministres était
exigé ; si le Roi refusait, il adresserait, comme héritier de la cou-
ronne, un manifeste à la nation. Le Roi ne fut pas intimidé, et
répondit (pue. « si Monsieur voulait renouveler l'exemple du vil
frère de Louis XIII, il était décidé de le contenir et de le combattre
par tous les moyens qui seraient nécessaires » (février 1818). D'autres
songèrent à un coup de force romanesque. Il fut question, dans
l'été de 1818, sur la terrasse des Tuileries qui longe la Seine, entre conspiration
officiers royalistes, d'enlever le Roi, de le contraindre à abdiquer en
faveur du comte d'Artois ou à changer de ministres : Canuel aurait
la Guerre et Donadieu (de Grenoble, le vainqueur de Didier) aurait
le commandement de Paris; Villèle, l'Intérieur; la Bourdon naie,
la Police. Decazes fit arrêter les plus bavards des conspirateurs et
mit à profit leur sottise pour achever de brouiller Louis XVIII avec
son frère; puis il relâcha tous les conjurés « du bord de l'eau ».
La libération du territoire fut pour les ultras une nouvelle la « note
défaite. Ils ne comptaient plus que sur les étrangers pour fournir u
l'appui militaire nécessaire à un mouvement de réaction. « Les
ultras sont aux pieds du duc de Wellington, écrivait Pozzo di
Borgo à son gouvernement le 8 avril 1818, pour le conjurer de
prolonger l'occupation. » Mal accueillis des ambassadeurs, leurs
chefs, d'accord avec Monsieur, décidèrent de renseigner l'Europe
sur les dangers qu'elle courrait en libérant la France. « La Révolu-
tion occupe tout, exposa Vitrolles dans un mémoire destiné aux
souverains, depuis le cabinet du Roi, qui en est le foyer, jusqu'aux
dernières classes de la nation qu'elle agite partout avec violence.
La position et la marche actuelle du gouvernement conduisent au
triomphe certain et prochain de la Révolution. » Il y a heureuse-
ment des moyens de l'arrêter; Vitrolles les énumère : partager
la France ou l'occuper militairement (pensée à coup sûr exécrable
et sans doute peu pratique); changer la dynastie (mais le principe
de la légitimité en souffrirait); détruire le gouvernement représen-
tatif (mais il faudrait rétablir l'ancien régime et toutes ses insti-
tutions, entreprise ardue); amener le Roi et le gouvernement à de
meilleurs principes (mais comment l'espérer?) : un seul moyen est
efficace, c'est de changer les ministres. Decazes eut connaissance
de ce mémoire, qu'on appela « la note secrète de M. de Vitrolles »,
et le fit aussitôt publier. On apprit ainsi que les ultras envisa-
< 129 >
Lavisse. — H. Contcmp., IV. o
DE a LOUIS XVII
AU SERVICE
DES ULTRAS
Le Gouvernement parlementaire. livre h
geaient la libération du territoire comme un malheur et le faisaient
savoir aux alliés au moment où s'ouvraient les conférences d'Aix-la-
Chapelle.
les apparitions Ainsi échouaient les unes après les autres toutes les combi-
naisons politiques des ultras. Quelques-uns, hobereaux de pro-
vince, se mirent à espérer en un hypothétique Louis XVII, qui
démasquerait un jour prochain l'usurpation de Louis XVIII. Un
paysan, Mathurin Bruneau, qui affirma être le dauphin, trouva de
la considération chez les royalistes de Normandie ; d'autres à Lyon
attendaient l'heure où paraîtrait le vrai Dauphin, réfugié en Savoie
sur la frontière de son royaume.
le clergé se met II y eut plus de profit pour les ultras à se servir du clergé.
Déjà, la Chambre de 1815 avait, par des mesures législatives,
préparé la restauration de son autorité morale et de son domaine
matériel. Mais rien d'essentiel n'était changé tant que le clergé
vivrait sous le concordat napoléonien. La grande affaire était de
revenir au régime ecclésiastique de l'ancienne monarchie, c'est-
à-dire de changer la constitution du clergé, de lui procurer un nou-
veau concordat.
la droite désire On en parlait depuis 1814. Il y avait sans doute motif à négocier
avec le pape. Depuis l'occupation des États romains (1808), le pape
avait cessé d'instituer les évêques français. Bien qu'il eût, par le
concordat dit de Fontainebleau (13 février 1813), accepté de donner
l'institution canonique aux évêques dans les six mois qui suivraient
leur nomination par l'Empereur, il n'avait tenu aucun compte d'un
engagement où, déclara-t-il deux jours après l'avoir signé, sa volonté
n'avait pas été libre. Depuis lors, il avait tenu pour nulles ses con-
ventions avec le gouvernement français. Le rétablissement des rela-
tions avec le Saint-Siège permettait donc d'en finir avec l'état de
guerre ; mais la droite prétendait en outre en profiter pour accomplir
une réaction décisive et complète contre l'œuvre impie de Bona-
parte. Il restait à venger et à réparer l'humiliation et la défaite
subies par le clergé papiste et royaliste en 1801 : humiliation des
évêques démissionnaires mis sur le même rang que les évêques
constitutionnels, et obligés de vivre dans le voisinage de ces intrus;
défaite des évêques non démissionnaires qui avaient résisté à la fois
au pape et au Premier Consul, et qui avaient continué de porter
des titres supprimés ou transférés à des successeurs illégitimes. Le
Roi légitime devait abolir ce passé odieux. On exigerait enfin
des constitutionnels la rétractation que Bonaparte avait toujours
empêché qu'on leur demandât. La vieille et véritable Eglise de
< i3o >
UN NOUVEAU
CONCORDAT.
LE « CONCORDAT
DE 1817 ».
chapitre premier Le Gouvernement des royalistes modérés.
France serait, elle aussi, restaurée : tous ceux qui, par attachement
à leurs rois, refusaient encore' après quinze ans de reconnaître les
évoques concordataires, parce que le concordat avait été fait sans
la participation du Roi légitime, rentreraient triomphants dans leurs
diocèses. Le scandale cesserait d'une « Petite Église »que sa fidélité
faisait schismatique. On n'aurait plus, après le retour du Roi, deux
clergés en France, celui de Bonaparte et celui du Roi. C'est donc
dans le retour à l'ancien régime, dans le rétablissement de tous les
diocèses d'avant 1789, qu'il fallait chercher le remède qui guérirait
toutes les blessures, réparerait toutes les iniquités.
Un concordat ainsi compris, restauration du personnel et de la négociations,
France ecclésiastiques, n'est, dans la pensée de ses partisans, que
la préface d'une restauration plus complète de l'Eglise dans ses
biens et dans ses prérogatives. Une commission ecclésiastique
composée d'évèques pris en nombre égal parmi les refusants
de 1801, parmi les démissionnaires non employés, parmi les titu-
laires en fonctions, avait été nommée en 1814 pour étudier la
situation de l'Église. Le choix de ses membres trahissait les
intentions du gouvernement d'alors. Mais les Cent-Jours interrom-
pirent cet heureux début; l'hostilité devint plus ardente entre les
évêques de l'ancien régime et ceux du concordat. Louis XVIII
réussit à obtenir une démission collective des 13 évêques réfrac-
taires en leur promettant une place dans l'Église reconstituée On
reprit ensuite (avril 1816) les négociations avec la cour de Rome.
Blacas, nommé ambassadeur auprès du Saint-Siège, rédigea avec
le cardinal Consalvi un nouveau concordat ' le traité de 1801, les
articles organiques seraient abrogés; le concordat de 1516 serait
rétabli. La conséquence, ce serait le rétablissement des évêchés
supprimés en 1801, au moins « en tel nombre qui sera convenu d'un
commun accord » ; le Roi s'engagerait à y replacer les 13 anciens
évêques, à pourvoir les évêchés ainsi que les chapitres, les cures et
les séminaires d'une dotation « convenable » en biens-fonds ou en
rentes sur l'État; il promettrait d'employer tous les moyens propres
à faire cesser les désordres et à supprimer les obstacles « qui
s'opposaient au bien de la religion et à l'exécution des lois de
l'Église ». Le pape ne renoncerait pas en principe à ses droits sur
Avignon, mais il consentirait en fait à les échanger contre une
indemnité. L'entente paraissait complète quand le Roi prétendit
insérer dans le traité une réserve qui empêchât « de penser que son
intention puisse jamais être de porter atteinte aux libertés de
l'Église gallicane et d'infirmer les sages règlements que les rois ses
prédécesseurs avaient faits à diverses époques contre les prétentions
< i3i >
Le Gouvernement parlementaire. livre n
ultramontaines ». Le pape s'opposa vivement à la « clause galli-
cane » et protesta en outre contre l'obligation imposée aux pairs
ecclésiastiques de prêter serment à une Charte qui assurait l'égalité
des cultes. Il fallut négocier à nouveau. Le pape consentit finale-
ment qu'on ajoutât à la phrase du traité qui abolissait les articles
organiques, cette addition : « en ce qu'ils sont contraires à la
doctrine et aux lois de l'Église », et la question du serment fut
réglée par une note où le Roi déclara que « le serment ne saurait
porter atteinte aux dogmes ni aux lois de l'Église..., qu'il n'était
relatif qu'à l'ordre civil ».
zon échec. Ce projet de traité était l'œuvre personnelle de Blacas; les
ministres, sauf Richelieu et Laîné, n'avaient pas été mis dans le
secret. On comptait se passer de l'approbation des Chambres. Mais
les autres ministres, qu'il fallut enfin consulter, protestèrent : Por-
talis, Garde des sceaux, démontra dans un mémoire que, le con-
cordat de 1801 étant loi de l'État, on ne pouvait l'abroger sans
une loi nouvelle. On n'osa pas soumettre aux Chambres le texte
complet du traité Blacas; le projet du gouvernement porta seule-
ment que le concordat du 15 juillet 1801 « cessait d'avoir son effet
à compter de ce jour, sans que néanmoins il fût porté atteinte aux
effets qu'il avait produits », que le Roi seul nommerait, « conformé-
ment au concordat passé entre Léon X et François I er et en vertu
du droit inhérent à la couronne, aux archevêchés et évêchés dans
toute l'étendue du royaume »; il réédita les vieilles formules sur
le droit du Roi à autoriser l'exécution des bulles et sur l'obligation
de transformer en lois de l'État les aotes pontificaux concernant
l'administration de l'Église pour qu'ils fussent applicables. Le plus
grave des changements annoncés, c'était la création de 42. évêchés
nouveaux. Le pape, mécontent, déclara s'en tenir au texte du
traité, qu'il ne reconnaissait plus dans le projet de loi; la commis-
sion de la Chambre ne sut comment s'y prendre, ni pour créer de
nouvelles circonscriptions, ni pour trouver les crédits à affecter
aux évêchés nouveaux. Le gouvernement, intimidé par la polé-
mique ardente des libéraux qui dénonçaient un retour hypocrite
à l'ancien régime, bien que les dispositions relatives à la nomina-
tion des évêques fussent l'unique emprunt fait au concordat de
Léon X, était fort embarrassé; Portalis partit pour Rome, espérant
obtenir du Pape une approbation du projet de loi, 11 échoua. Le
cardinal de Périgord, au nom de l'épiscopat français, supplia le Roi
d'accepter le concordat de Blacas et d'agir comme « législateur
suprême », c'est-à-dire de se passer du consentement des Chambres.
On finit par retirer le projet. L'opération était manquée pour avoir
< i3a >
CHAPITRE PREMIER
Le Gouvernement des roualistes modérés.
été trop retardée. Le pape consentit à conserver « provisoirement »
les limites actuelles des diocèses, à proroger les pouvoirs des
évoques concordataires, à inviter les évêques nouveaux déjà nommés
(il y en avait 20) à s'abstenir d'exercer leur autorité. Le gouverne-
ment s'engagea à créer 39 diocèses nouveaux par conventions
séparées, ce qui porterait graduellement le nombre total des diocèses
à 80 (14 archevêchés et 66 évêchés). L'opération fut achevée en 1822;
il y eut à peu près un diocèse par département 1 . Le budget des
cultes, qui était de 10 millions et demi en 1815, atteignit 35 mil-
lions en 1829.
En attendant la restauration intégrale de l'ancienne Église, les
ultras cherchèrent dans la « milice » du clergé régulier des alliés
plus indépendants, plus agiles, plus audacieux. La propagande
royaliste trouva ses meilleurs agents dans le personnel des « Mis-
sions de France »
C'était une entreprise de prédications, organisée sur le modèle
des antiques « Missions étrangères » qui convertissaient les païens
d'Asie et d'Amérique Les Missions de France se donnèrent pour
objet de ranimer la foi religieuse et monarchique. Trois prêtres,
les abbés de Rauzan, Liautard et de Forbin-Janson les fondèrent
en 1816, en groupant en congrégation des prêtres sans emploi. Elles
commencèrent leur propagande dans les départements de l'Ouest.
Les missionnaires — quatre ou cinq à la fois — arrivaient dans une
ville, prêchaient durant quelques semaines, puis organisaient en
grande solennité une cérémonie de « réparation » : une croix était
portée en procession jusqu'au lieu où elle devait être plantée; là,
en présence du préfet, du maire, des corps constitués, on faisait
publiquement réparation à la croix pour les outrages qu'elle avait
reçus depuis la Révolution; réparation des offenses faites au pro-
chain; réparation à Louis XVI, à Louis XVII, « à l'auguste Marie-
Antoinette, à l'inimitable Elisabeth », au Roi et à la famille royale,
de toutes les injures qu'ils avaient subies. La foule donnait son
assentiment par des acclamations, et la cérémonie se terminait
généralement par le serment de maintenir la religion et la légiti-
mité. En 1817, on ajouta à ce programme la « guerre aux mauvais
livres ». La fête de clôture comporta le brùlement des œuvres de
Voltaire et de Rousseau, dont les fidèles purgeaient leur biblio-
thèque. Le succès des missionnaires fut très vif: ils distribuaient
des chapelets, des médailles, des scapulaires, des images; on les
MODIFICATIOSS'
DE DÉTAIL
DANS LE RÈGIMB
DE L'ÉGLISE.
LES « MISSIONS
DE FRANCE ».
LEUR MÉTHODE
DE PROPAGANDE..
i. Rien n'a été changé depuis lors à la géographie ecclésiastique, sauf que Cambrai
devint un archevêché ainsi que Rennes, et que le diocèse du Mans se dédoubla pour
former l'évêché de Laval.
< 1 33 >
Le Gouvernement parlementaire. livre h
recevait au son des cantiques que des jeunes gens et des jeunes
filles avaient appris dans les églises à chanter sur des airs en
vogue; le plus populaire, « Le Triomphe de la Religion », se chan-
tait sur l'air du Chant du Départ.
La religion nous appelle,
Sachons vaincre, sachons périr;
Un chrétien doit vivre pour elle,"
Pour elle un chrétien doit mourir.
Quand les missionnaires quittaient le pays, c'étaient des scènes
d'enthousiaste attendrissement : la foule les accompagnait sur la
route, se disputait la faveur de les toucher, de conserver d'eux
quelque souvenir. Parfois s'organisaient des manifestations hostiles,
et il en résultait des troubles qui donnaient à la police l'occasion
d'intervenir et à la magistrature celle de condamner. La majorité
des fonctionnaires, les municipalités appartenaient à la clientèle des
ultras; le ministère laissait triompher en province un parti qu'il
combattait à la Chambre.
ORGANISATION
DES LIBÉRAUX.
L'ESPRIT LIBERAL
DANS
L'UNIVERSITÉ.
Les libéraux, qui ne disposaient pas de pareils moyens de propa-
gande, donnaient tout leur effort à la préparation des élections. Les
chefs du parti, réunis en comité central depuis l'élection du premier
cinquième en 1817, répandaient des brochures dans le pays, corres-
pondaient avec les électeurs influents, qui, à leur tour, formaient
des comités locaux, où se discutaient les candidatures. La liste en
était arrêtée d'un commun accord entre le comité de Paris et les
délégués des comités de province; les électeurs votaient avec une
parfaite discipline. Mais les libéraux sentirent le besoin de créer
une œuvre plus efficace en vue de résultats plus durables. Pour
reconquérir le pouvoir, il suffisait d'agir sur le corps électoral par
la propagande; pour reconquérir la France, il fallait agir sur les
générations nouvelles par l'éducation.
Le gouvernement s'était montré très indécis dans la question de
l'enseignement. Il n'avait pas osé abolir ouvertement le monopole
universitaire, parce que la destruction du système napoléonien fût
apparue comme un acte trop évident de contre-révolution, mais il
gardait ses sympathies au clergé et favorisait ses usurpations 1 . Il
exerça une surveillance sévère sur l'esprit libéral qui se faisait jour
dans l'enseignement officiel. En 1815, dix-sept facultés des lettres et
i. Les écoles ecclésiastiques furent dispensées d'envoyer leurs élèves aux collèges, de
payer la rétribution universitaire et déclarées capables de recevoir des donations
(5 oct. i8i4'- Voir page 37.
< 1 34 >
CHAPITRE PREMIER
Le Gouvernement des royalistes modérés.
trois facultés des sciences furent supprimées; les collèges (ci-devant
lycées) furent peuplés de professeurs et d'administrateurs ecclésias-
tiques. Malgré ces précautions, des difficultés éclataient; les étu-
diants en droit de Paris protestèrent violemment contre la suspen-
sion du cours d'un professeur libéral, Bavoux : on ferma l'École de
droit; Bavoux, traduit en cour d'assises, fut acquitté (1819). L'Ecole
de médecine de Montpellier fut fermée pour des raisons analogues.
Il se produisait fréquemment de l'agitation dans les collèges contre
les dévotions imposées. Les journaux conservateurs s'indignaient.
Royer-Collard, attaqué comme président de la Commission d'ins-
truction publique, alla presque jusqu'à reconnaître devant la
Chambre que tant de désordres à la fois ne pouvaient être que l'effet
d'un complot :
« Il n'y a point d'exemple d'une attaque de ce genre, dirigée sur un grand
nombre de points à la fois, et qui ne peut s'exécuter que par la corruption la
plus odieuse de la jeunesse et même de l'enfance. Ce crime est nouveau : il
manquait à l'histoire des partis! •
L'enseignement primaire n'était pas une affaire d'Etat : il ne
figurait au budget, depuis l'ordonnance du 29 février 1816, que
pour 50 000 francs, mis par la liste civile à la disposition de la Com-
mission d'instruction publique, « soit pour faire composer et
imprimer des ouvrages propres à l'instruction populaire, soit pour
établir temporairement des écoles modèles... soit pour récompenser
les maîtres... ». La même ordonnance avait créé des comités canto-
naux chargés de surveiller et d'encourager l'instruction primaire,
et imposé à tout instituteur l'obligation d'avoir un brevet de capa-
cité de l'inspecteur d'Académie, un certificat de bonne conduite du
curé et du maire. Mais ces dispositions restaient inappliquées. L'en-
seignement primaire était donc un terrain vacant laissé aux initia-
tives privées. Les partis s'y heurtèrent. La bataille éclata entre
l'« enseignement simultané » des Frères et « l'enseignement mutuel »
des laïques.
L'enseignement mutuel datait des Cent-Jours. Quelques Fran-
çais avaient rapporté d'Angleterre en 1814 la méthode de Bell et
Lancaster, dont le principe consistait « dans la réciprocité de l'ensei-
gnement entre les écoliers, le plus instruit servant de maître à celui
qui l'est moins ». Grâce à ces services mutuels, un seul instituteur
pouvait donner l'enseignement à un grand nombre d'enfants.
Carnot, alors ministre de l'Intérieur, fut instruit de cette nou-
veauté; il y vit un procédé peu coûteux pour poursuivre l'œuvre
scolaire interrompue de la Révolution, et fit signer par Napoléon
ÉTAT DE
L'ENSEIGNEMENT
PRIMAIRE.
L'ENSEIGNEMENT
MUTUEL l-.T
L'ENSEIGNEME \ T
DES FRÈRES
i3!
Le Gouvernement parlementaire.
CONFLIT ENTRE
DECAZES
ET LES FRERES.
un décret qui décidait la fondation à Paris d'une école d'essai. Une
commission travaillait à l'organiser quand tomba l'Empire. Ses
membres formèrent alors la « Société pour l'encouragement de
l'instruction élémentaire », qui se donna pour but de réaliser le
projet de Carnot. Cependant, les Frères continuaient de pratiquer
l'enseignement simultané de tous les élèves par le maître. Il y eut
donc rivalité de deux pédagogies; mais l'enseignement mutuel était
une œuvre « libérale »; la méthode et l'enseignement des Frères
firent dès lors partie du programme des ultras. La concurrence de
clientèle fut avivée par la rivalité politique. Le clergé dénonça
l'enseignement mutuel comme dangereux. Decazes, sans prendre
ouvertement parti, voulut exiger des Frères, comme l'ordonnance
de 1816 l'exigeait des laïques, le brevet individuel de capacité délivré
par les Académies ; il prétendit aussi n'accorder l'exemption du ser-
vice militaire qu'aux congréganistes qui prendraient individuelle-
ment l'engagement d'enseigner pendant dix ans : c'était le régime
auquel étaient astreints les laïques. Les Frères refusèrent, déclarèrent
qu ils n'avaient que faire de brevets, que la capacité d'enseigner
était reconnue à leur ordre, qu'ils n'avaient pas à prendre d'engage-
ment individuel, ni à demander d'autorisation, puisqu'ils ne tiraient
pas leur pouvoir d'un certificat académique, mais de la lettre d'obé-
dience de leur Supérieur général. Celui-ci écrivit à Decazes : « Vou-
loir obliger chaque frère à un diplôme particulier, ce serait séparer
les membres de leur chef, et détruire en France la congrégation des
Frères des écoles chrétiennes ». Le ministre transigea : les Frères
consentirent à recevoir un brevet d'instituteur, mais ils furent dis-
pensés d'examen et d'inspection; leur Supérieur général eut, seul,
le pouvoir de les déplacer.
L'enseignement Les Frères ne pouvaient guère prospérer que dans les villes.
parles partÏs NU Trop P eu nombreux pour s'installer dans les campagnes, ils eussent
de gauche. été trop coûteux aussi; car les statuts de leur ordre leur imposaient
de s'établir par groupe de trois partout où ils étaient appelés.
En 1818, 4 Académies sur 26 n'avaient pas de Frères, les autres
n'avaient en tout que 26 écoles, toutes installées dans les villes. Au
contraire, l'enseignement mutuel était en plein succès dans les villes
aussi bien que dans les campagnes, où il s'imposait par sa simplicité
et son bas prix. Il fut l'origine de l'enseignement primaire laïque.
Certes, le rôle politique de l'école était encore presque nul : l'indi-
gence à peine croyable des instituteurs, l'obligation où ils étaient
presque tons d'exercer simultanément un autre métier suffisaient à
les écarter de toute idée ambitieuse de conquête sur les esprits.
Du moins, il importait aux libéraux qu'il y eût dans la commune,
i36
chapitre premier Le Gouvernement des royalistes modérés.
en face du presbytère ultra-royaliste et de l'église d'où partait la
menace des supplices infligés en enfer aux acquéreurs de biens
nationaux, une maison et un maître d'école qui n'en fussent pas les
alliés naturels et nécessaires.
///. — LA CHUTE DU PARTI CONSTITUTIONNEL
LE ministère Dessoles-Decazes, ébranlé par l'attitude des doctri-
naires qui affaiblissait la majorité constitutionnelle déjà réduite
par les élections de 1818, ne pouvait durer qu'en trouvant des
appuis dans les partis extrêmes de droite et de gauche. La droite
haïssait Decazes,qui était resté au pouvoir malgré elle, et à qui elle
faisait remonter toutes ses défaites. Mais la droite avait pour elle
ses adversaires de 1816, les ambassadeurs étrangers, de plus en
plus inquiets des progrès libéraux. Le tsar, désireux de prendre sa
revanche de l'échec qu'il avait subi à Aix-la-Chapelle, témoignait
en toute occasion à l'ambassadeur de France, La Ferronays, sa mal-
veillance à l'égard du cabinet français; en avril 1819 il proposa
aux alliés « une représentation collective faite auprès du Roi et de
son ministère au nom de l'Europe alarmée ». L'ambassadeur russe,
Pozzo di Borgo, qui avait été l'adversaire le plus résolu de la droite
jusqu'à la chute de Richelieu, déclara à son gouvernement en mai :
« Il est une vérité qui n'admet aujourd'hui ni doute, ni contradiction, c'est-
à-dire que la France est livrée à la fois aux personnes, aux intérêts et à l'esprit
de l'ancienne armée et à celui des doctrinaires idéologues ou anarchiques...;
que cet état de choses, appliqué à un tel pays, est en contradiction avec l'esprit
des traités, parce que, loin d'être une question d'administration intérieure,... il
tend à amener par ses conséquences la chute de la dynastie légitime, base de
la pacification, et une guerre inévitable en Europe. »
C'était exprimer exactement l'opinion que la droite avait intérêt
à répandre pour ébranler le ministère. Quant à la gauche libérale,
elle ne se souciait pas de consolider un gouvernement qui ne
combattait les ultras qu'à la Chambre, et qui n'osait pas en débar-
rasser les préfectures, les mairies, les tribunaux, les administra-
tions et l'armée. Tout l'espoir du ministère reposait donc sur l'élec-
tion <lu cinquième de 1819. Elle allait montrer s'il y avait encore
en ire les deux partis extrêmes, entre les ennemis de la Charte et
le> ennemis des Bourbons, entre l'ancien régime et la Révolution,
place pour un tiers-parti.
L'expérience fut décisive. En vain Decazes essaya-t-il, pour ren-
forcer le centre, de rallier à gauche les commerçants et les indus-
triels en organisant une Exposition, en leur distribuant des déeo-
LE MINISTERE
DESSOLES
INQUIETE
LES ALLIÉS.
SUCCÈS
DES LIBÉRAUX
AUX ÉLECTIONS
DE ISI9.
■ 3 7
Le Gouvernement parlementaire.
ÉLECTION
DE GRÊGOIBE.
LES AGITATIONS
LIBÉRALES
EN EUROPE.
CONGRÈS
DE CARLSBAD.
rations, à droite le clergé en créant 12 diocèses nouveaux; il fut
battu. Sur 54 sièges à pourvoir, ses candidats n'en obtinrent que 15;
la droite en eut 4; les libéraux, 35. Le corps électoral se désintéres-
sait manifestement de la politique royaliste modérée. Il subissait
l'influence ou partageait les vues de la masse populaire, pour qui
il n'y avait en France que deux partis.
L'échec du gouvernement, indice certain des sentiments domi-
nants des électeurs, était dû aussi en partie à la tactique des ultras.
Dans plusieurs collèges, jugeant leur propre succès impossible,
les ultras avaient mieux aimé porter leurs voix sur le candidat
« jacobin » que sur le candidat ministériel. Les choses s'étaient
ainsi passées à Grenoble, où les libéraux présentaient l'ancien
conventionnel Grégoire. Tenu en échec au premier tour, il passa
au second, contre le candidat ministériel, grâce à une centaine de
voix de droite. Les ultras pensaient déconsidérer ainsi la loi élec-
torale. La presse royaliste, à la nouvelle de l'élection de Grégoire,
fit éclater son indignation : un évêque révolutionnaire, sacrilège,
entrait à la Chambre, fantôme de la Convention ressuscité par une
« loi régicide ».
Decazes se résigna et s'apprêta à faire des concessions à la
droite. La politique de gauche, qui risquait d'attirer sur lui la colère
de tous les gouvernements de l'Europe, ne lui garantissait même
pas une majorité durable et solide.
Les progrès du libéralisme étaient alors pour les souverains
un grave sujet d'inquiétude. Ils en poursuivaient avec une rigueur
nouvelle les manifestations. En Allemagne, la réunion de la Wart-
bourg, où des étudiants libéraux avaient brûlé solennellement des
écrits absolutistes (1817), suivie bientôt d'une entente générale
des professeurs de quatorze universités pour la fondation d'une
association générale (Iéna, mai 1818), l'assassinat de Kotzebue, poète
allemand qui avait mis sa plume au service du tsar, par l'étu-
diant Sand (23 mars 1819), les conflits qui agitèrent les territoires
où les princes s'étaient laissé imposer des constitutions , tous
ces désordres offraient à Metternich l'occasion qu'il cherchait
d'intervenir contre le particularisme des Etats, si dangereux pour
le « repos public ». Les ministres des cours allemandes réunis
à Carlsbad obéirent aux injonctions de l'Autriche; les résolutions
qu'ils votèrent en août 1819, confirmées en septembre par la
diète de Francfort, déclaraient tout à la fois la guerre au libéra-
Msme et reconnaissaient la suprématie du gouvernement fédéral sur
les princes :
38
CHAPITRE PREMIER
Le Gouvernement des royalistes modérés.
1° l'article 13 de l'acte fédéra tif (« il y aura des assemblées
d'États dans tous les pays de la Confédération ») ne devait s'appli-
quer qu'à des assemblées reconstituées sur les modelés des anciens
États et non à des institutions représentatives formées d'après des
modèles étrangers;
2° la diète aurait désormais le pouvoir de faire exécuter ses
ordres dans le domaine de chaque prince sans qu'aucune législation
locale pût lui être opposée;
3° les associations de professeurs ou d'étudiants seraient dis-
soutes, et chaque université serait soumise à la surveillance d'un
commissaire extraordinaire muni de pleins pouvoirs pour éloigner
les suspects ; la censure de la presse serait établie dans toute la Confé-
< le ni t ion;
4° une commission de la diète, siégeant à Mayence, serait chargée
d'une enquête sur les menées démagogiques et dirigerait les enquêtes
Darallèles des pouvoirs locaux;
5° enfin, les troupes de la Confédération interviendraient contre
les résistances que la diète rencontrerait soit chez les individus, soit
auprès des gouvernements.
Les décisions de Carlsbad et de Francfort mirent en émoi libé-
raux et absolutistes en tous pays. En France, les ultras les com-
mentèrent avec une ardente satisfaction. La France y était, disaient-
ils, évidemment visée; n'était-elle pas le foyer révolutionnaire qui
mettait l'Europe en péril? « Les royalistes, écrivait la Quotidienne,
n'ont aucune objection à ce qu'il soit reconnu à Carlsbad que le sys-
tème ministériel de la France est funeste à la liberté européenne. »
Chateaubriand proposa, dans le Conservateur, comme un modèle,
le gouvernement de Ferdinand d'Espagne. Decazes, attaqué par les
journaux de droite avec une nouvelle violence, menacé dans son
existence ministérielle (une intrigue nouée au Pavillon de Marsan
préparait l'avènement au pouvoir de Villèle et de Corbière) jugea qu'il
était temps de se faire à son tour le défenseur de l'ordre. Brusque-
ment, il supprima la Société des Amis de la presse, qui existait
depuis deux ans, qui avait soutenu le ministère, et qui comptait
parmi ses membres les plus notoires des libéraux et des doctrinaires.
Puis il proposa à ses collègues de modifier la loi électorale et leur
soumit un projet préparé par le Garde des sceaux, de Serre : le
r nouvellement annuel serait supprimé; la Chambre serait élue pour
sept ans, au scrutin public, par deux sortes de collèges, collèges
d'arrondissement où les électeurs paieraient 200 francs d'impôt
direct, collèges de département composés d'électeurs à 400 francs;
les électeurs de département pourraient voter une première fois
DÉCISIONS
DE LA DIÈTE
DE FRANCFORT.
LE CABINET
FRANÇAIS
EST SUSPECT
EN EUROPE.
DECAZES FAIT
DES CONCESSIONS
A LA DROITE.
< i3q >
Le Gouvernement parlementaire.
TROIS MINISTRES
DONNENT
LEUR DÉMISSION.
en qualité d'électeurs d'arrondissement. Les trois ministres les plus
libéraux, Dessoles, président du Conseil, qui venait de défendre
la loi existante contre les critiques des ambassadeurs étrangers,
Gouvion Saint-Cyr, à qui la droite reprochait de réintégrer peu à
peu, sournoisement, la plupart des officiers de l'ancienne armée, le
ministre des Finances, Louis, honni des ultras qui ne lui avaient
pas pardonné son ministère de 1814, refusèrent de suivre Decazes
et donnèrent leur démission. Elle était attendue et escomptée
depuis quelques mois par Decazes; elle lui permettait d'offrir la
présidence du Conseil au duc de Richelieu, et ainsi de regagner
à la fois la confiance de la droite et la sympathie des gouvernements
étrangers. Il espérait surtout regagner le tsar, toujours hostile et
parfois menaçant et qui, dans le même temps, déclarait à notre
ambassadeur :
« Je ne vous cache pas que ce qui se passe chez vous m'a donné beaucoup
d'inquiétude.... Les Conférences d'Aix-la-Chapelle ont créé entre les Puissances
une union qui est et qui doit rester indissoluble.... La France a été volontaire-
ment agrégée à cette union formée d'abord contre elle; elle en a accepté les
conditions et les conséquences, et dès lors, elle a pu compter sur le même
appui, sur les mêmes garauties que les autres. Ce serait un grand malheur pour
la France, si elle cherchait à s'isoler, à séparer ses intérêts de l'intérêt général,
ou si, par de nouveaux bouleversements inquiétants pour la tranquillité com-
mune, elle dirigeait derechef contre elle l'attention de l'Europe. »
Mais Richelieu refusa son concours; Decazes fit faire des ouver-
tures à Villèle et Corbière, qui se montrèrent peu disposés à
l'écouter. Il dut se contenter de remplacer Dessoles par Pasquier,
Louis par Roy et Gouvion Saint-Cyr par Latour-Maubourg. Aucun
des ministres nouveaux n'appartenait à la droite, mais tous étaient
désireux de se rapprocher d'elle. Decazes garda pour lui la prési-
dence du Conseil (20 novembre).
Cette manœuvre eut peu de succès. Les journaux ultras conti-
nuèrent à injurier « le vil esclave des libéraux jacobins »; les jour-
naux de gauche accueillirent froidement le nouveau cabinet, bien
qu'il eût deux jours après sa formation rappelé les bannis autres
que les régicides et rendu à la Chambre des pairs les huit derniers
pairs des Cent-Jours non encore réintégrés. La gauche attendait,
pour se prononcer, de connaître les projets qu'on prêtait à Decazes.
a se résigne Le discours du trône (29 novembre) annonça le dépôt d'un nou-
èle°ctoiia1e A L01 yeau P ro J etde loi sur les élections :
« Une inquiétude vague, mais réelle, préoccupe tous les esprits. Chacun
demande au présent des gages de sa durée.... Le moment est venu de fortifier la
Chambre des députés et de la soustraire à l'action annuelle des partis en lui
decazes
président
du comseil.
i4<>
chapitre premier Le Gou ve rue nie nt des royalistes modérés.
assurant une durée plus conforme aux intérêts de l'ordre public et à la consi-
dération extérieure de l'Étal. »
Ce langage fut approuvé à Berlin, à Vienne et à Pétershourg.
En France, il causa une anxiété générale, plus vive et plus fondée
que l'inquiétude provoquée l'année précédente par la proposition
Barthélémy. Ainsi, la Charte était une fois encore remise en ques-
tion! Les journaux libéraux protestèrent : « La Contre-révolution
relève la tête », et Decazes devint aussitôt pour eux, comme il
Tétait pour la droite, « l'insolent favori ». Dans les Chambres, la
gauche, passionnément attachée à la loi électorale, afficha son hos-
tilité : des 73 pairs de gauche nommés par Decazes dix mois aupa-
ravant, on calculait qu'un cinquième seulement lui restait fidèle.
Quant à la droite, elle ne sut aucun gré à Decazes de sa volte-face;
elle ne lui pardonnait rien. La validation de Grégoire lui fournit un
prétexte à manifestations théâtrales contre la politique qui avait
préparé un aussi effrayant résultat. Grégoire était de droit dans le
cas d'être invalidé comme inéligible, la Charte stipulant que la
moitié seulement des députés pouvaient être choisis hors du dépar-
tement, et l'Isère en ayant déjà deux sur quatre. Mais la droite
réclama son expulsion comme « indigne ». La Chambre se contenta
de voter sa non-admission, sans préciser la raison. Jamais les cir-
constances n'avaient été aussi favorables aux ennemis de Decazes.
Il était à leur merci. Que la droite s'entendît avec les libéraux la droite sauve
mécontents pour lui refuser les six douzièmes provisoires qu'il LE ministère.
demandait pour 1820, et il était abattu tout de suite. Quelques-uns
y songèrent; Villèle, plus politique, s'y opposa : une entente de la
droite et de la gauche eût brouillé la droite avec le centre droit; il
fit voter les douzièmes. « Le favori, dit la Gazette, a obtenu six mois
de vivres » (24 décembre 1819).
Cependant le ministère, après avoir annoncé solennellement la l'opinion
réforme électorale, ne réussissait pas à la mettre sur pied. De Serre, inquiète.
l'auteur du premier projet, tomba gravement malade en décembre,
et Decazes n'osait pas, en l'absence de son Garde des sceaux,
défendre certaines dispositions dont il était l'auteur, telles que le
double vote. Les libéraux provoquaient à Paris et en province des
mouvements d'opinion en faveur de la loi de 1817. A Paris, ils en
célébrèrent l'anniversaire dans un banquet (5 février). Le public
était de jour en jour plus impatient. Les ambassadeurs étrangers
insistaient auprès du gouvernement pour qu'il fît connaître sa déci-
sion. Un complot militaire organisé en Espagne, au mois de janvier,
par Riego et Quiroga contre le roi Ferdinand VII, épouvantait à
nouveau les absolutistes de toute l'Europe. Il fallait en finir une
< 1 4 1 >
Le Gouvernement parlementaire. livre h
bonne fois avec la Révolution : voici que ce n'étaient plus seulement
des colonies lointaines, mais un royaume qui s'insurgeait contre
son roi.... Le ministère annonça pour le 14 février une communi-
cation officielle, le dépôt de la nouvelle loi électorale; mais, la veille
du jour où la bataille allait s'engager, le duc de Berry fut assassiné.
vassassinat du L'attentat était l'œuvre d'un fanatique isolé, Louvel, qui avait
duc de berry ; voulu anéantir les espérances d'avenir de la famille royale (le duc
contre decazes. d'Angoulême n'ayant pas d'enfants, c'était le duc de Berry ou sa
descendance qui se trouveraient appelés dans l'avenir à occuper le
trône). L'occasion était bonne d'abattre enfin Decazes. Le lendemain,
un député de droite, Clauzel de Coussergues, demanda sa mise en
accusation « comme complice de l'assassinat » : « Oui, monsieur De-
cazes, c'est vous qui avez tué le duc de Berry, écrivit la Gazette.
Pleurez des larmes de sang, obtenez que le ciel vous pardonne, la
patrie ne vous pardonnera pas ». En vain, Decazes, pour désarmer
ces colères, apporta trois projets, l'un rétablissant la censure, l'autre
suspendant la liberté individuelle, et enfin la loi électorale nou-
velle : les Débats l'appelèrent « Bonaparte d'antichambre » ; le
Drapeau blanc énumérait avec éloges les « bons coups d'État, celui
par exemple du roi Gustave III changeant la constitution de la
Suède, et celui de Louis XIII se débarrassant du maréchal d'Ancre » ;
le moment était venu d'user des mêmes procédés pour détruire à
la fois la Charte et Decazes, « le Séjan libournais ». « Si M. Decazes
reste ministre, déclara la Gazette, l'Enfer prévaut. » Les journaux de
gauche raillèrent « les larmes fastueuses des énergumènes, leur
joie féroce éclatant au milieu des pleurs », mais n'eurent garde de
défendre le ministre.
Malgré tout, Decazes conservait la faveur du Roi, que rien
n'ébranlait; elle suffisait à le maintenir au pouvoir :
LE ROI CONSENT
A SE SÉPARER
DE DECAZES.
« Les ultra-royalislcd veulent me porter le dernier coup, dit Louis XVIII,
ils savent que le système de M. Decazes est le mien, et ils l'accusent d'avoir
assassiné mon neveu. Je veux sauver la France sans les ultras.... »
Les ennemis du ministre eurent recours à l'intimidation : la
duchesse de Berry déclara à Louis XVIII qu'elle ne re verrait
jamais Decazes ; la duchesse d'Angoulême supplia le Roi de l'éloigner,
« pour épargner peut-être un crime ». Quelques amis de Monsieur
parlèrent de l'enlever quand il se rendrait aux Tuileries. D'autres
proposèrent, si les menaces ne suffisaient pas, de provoquer, avec
l'appui de quelques régiments de la Garde, une sédition dans les
faubourgs en promenant la chemise sanglante du duc de Berry : la
faction, écrit le royaliste Barante, était aux ordres « de tous les
< \.\-j. >
chapitre premibq Le Gouvernement des royalistes modérés.
coupe-jarrets des cafés de Paris ». Le Roi, effrayé, demanda à Decazes
sa démission, le nomma duc et ambassadeur en Angleterre, et ne
dissimula rien de la douleur qu'il éprouvait à se séparer de lui : il
écrivit en entier de sa main le brevet du titre de duc et lui remit
deux lettres autographes où il traduisit son indignation. Le portrait
de Decazes remplaça celui de François I er dans le cabinet du Roi.
Richelieu fut appelé à la présidence du Conseil (20 février).
La politique du tiers-parti, qui rêvait de concilier le royalisme échec définitif
avec le libéralisme, qui concevait la Restauration comme une trans- DE LA P0UTI '' L '^
action entre la Révolution et 1 ancien régime, avait échoué. L'assas-
sinat du duc de Rerry fut l'accident qui la renversa ; mais elle avait
une existence fragile et précaire depuis les élections. Acceptée par
la gauche comme un moyen de salut après la Chambre introu-
vable, elle ne lui suffisait plus après trois années de succès électo-
raux. Obstinément détestée et combattue de jour en jour plus violem-
ment par la droite, elle ne satisfaisait plus la minorité indécise du
centre, qui se dissolvait peu à peu dans les partis extrêmes. Decazes
lui-même ne l'avait-il pas jugée impraticable et condamnée le jour
où il s'était prononcé contre la loi électorale? Au moment où il
tomba, il ne la représentait déjà plus. La politique du 5 septembre
était morte. Il y avait trois partis au lendemain de l'ordonnance :
maintenant, il n'y avait plus place en France que pour deux partis.
IV. — L'ESPRIT PUBLIC EN i 8 2 o *
L'EFFORT qu'avait tenté le parti constitutionnel pour concilier
le royalisme et la révolution, pour adapter la monarchie res-
taurée à la société égalitaire, laissa dans le pays, malgré sa timidité,
ses insuffisances et ses maladresses, des traces appréciables : des
i. Cf. G. Denis Weill, Les élections législatives depuis I7S9, Paris, 1895; — Faucliille,
Comment se préparaient les élections en ISIS ^Revue de Paris, 1902) ; — Sauve, Les dessous d'une
élection législative en province en 1824, 1904 ; — Mater, Le groupement régional des partis à la
fin de la Restauration {I824-1S30) (Révolution française, 1902); — et quelques études locales :
Libaudière, Les élections législatives à Nantes sous la Bestauralion (t8l5-l83i)j. 189G; —
Emonot, Les élections politiques à Montbéliard et dans le Doubs (1804 à 1898), Montljéliard,
> '!. ; — L)u|>uch, Le parti libéral à Bordeaux et dans la Gironde sous la deuxième Restauration
e philomathique de Bordeaux, 1902), etc. — H. Baumont donne, dans Stanislas de
Girardin, préfet de la Côle-d'Or (24 fév. 1879-3 avril ISJU) (Révolution française, iyo8), des
renseignements intéressants sur l'état d'esprit du département et sur la lutte du clergé
contre renseignement mutuel; — L'élection de Manuel en Vendée en 1818, par Mlle Mague-
loone Révolution de is',8, 191:'.' retrace, d'après un contemporain libéral, les épisodes de la
lutte électorale.
Le tableau régional de l'esprit public est lait d'après les Rapports des préfets (très rares
après 1820) conservés aux Arcbives nationales dans l'ordre alpbabétique des départements
< i43 >
Le Gouvernement parlementaire. livre h
preuves certaines montrent que l'esprit public se transforma gra-
duellement de 1816 à 1820.
LES ÉLECTIONS
ET L'ESPRIT
PUBLIC.
Ce n'est sans doute pas aux élections qu'il faut demander soit
un témoignage suffisant de l'opinion générale, soit les données
essentielles d'une carte politique de la France. Il y a, en 1820,
96 525 électeurs pour 10 085056 contribuables et 29 millions d'habi-
tants. Ils sont répartis de la façon la plus inégale entre les collèges :
la Seine en a 10000, la Corse, 30. Encore faut-il noter que ces élec-
teurs s'abstiennent volontiers de voter, un tiers en général, sou-
vent la moitié. En 1819, sur 4 800 électeurs de la Seine-Inférieure,
2 500 votèrent, et sur 1 700 électeurs d'Eure-et-Loir, 938. Il y a
dans le Nord, en 1817, 1864 votants sur 2303 inscrits; dans les
Landes, en 1819, 338 sur 674; dans les Basses-Pyrénées, 238 sur 321.
Les majorités qui décident de l'élection sont généralement faibles,
du dixième des votants tout au plus. Le cens d'éligibilité étant très
élevé, la qualité d'éligible est rare : il y a 18561 éligibles pour toute
la France en 1820. Certains départements n'en comptent, au taux de
1000 francs, qu'une dizaine; les trois quarts n'en ont pas cent. La
Charte, il est vrai, a prévu cette insuffisance, et décidé qu'en tout
cas il y aurait au moins 50 éligibles par département; mais le choix
est fort restreint, les fonctions législatives étant gratuites. Le
paiement de 1000 francs d'impôt présume alors, estime-t-on, un
revenu de 5 à 6000 francs, insuffisant pour permettre un long
séjour à Paris. Deux ou trois candidats tout au plus, et le plus sou-
vent fonctionnaires, voilà dans quelles limites trouve à s'exercer
dans la plupart des collèges le choix des électeurs. Enfin, l'action du
gouvernement dans l'élection est prépondérante, et les mœurs élec-
torales la favorisent. L'administration dresse les listes sans con-
trôle ; personne n'a qualité pour relever les erreurs, volontaires ou
non, qu'elle fait en calculant le chiffre total des impositions directes
d'un citoyen ; n'étant pas tenue d'indiquer à côté du nom de l'élec-
teur celui de la commune où l'impôt est payé, elle y inscrit impu-
nément des intrus. Les listes sont affichées trop tard pour per-
(1814-1824), série F 1 C», et dans les Rapports des procureurs généraux (Archives nationales
BB 237-240, 1820-182J), adressés tous les dixou vingt jours au Garde des sceaux, et résumant
les rapports partiels des procureurs du roi. Voir aussi dans les Papiers de Cuvier (Biblio-
thèque de l'Institut, manuscrits, nouv. série), le Mémoire au ministre de l'Intérieur sur la
politique générale de l'Étal, janvier 1820. — Les renseignements relatifs à la Franche-Comté
sont, en partie, extraits des rapports de préfets conservés dans la série M des Archives
du Doubs, et ceux relatifs au Rhône, des rapports conservés aux Archives du Rhône.
Les Mémoires donnent en général peu de détails sur la vie politique en province. Voir
pourtant Mémoires du baron Sers [1786-1802), Souvenirs d'un préfet de la monarchie, publiés
par Henri Sers et R. Guyot, 1908; — voir aussi une monographie du comte Camille de Tour-
non, préfet de la Gironde (18 75- 1822), par l'abbé Jacques Moulard, 1914.
14 ■'» >
chapitre premier Le Gouvernement des royalistes modérés,
mettre les réclamations des oubliés. La pression officielle est la
régie; les présidents des collèges, les préfets ont l'habitude d'allé-
guer « la véritable pensée » du Roi, le « mécontentement » qu'éprou-
verait le Roi; ils désignent parfois ouvertement les candidats
agréables^ Et le Roi lui-même intervient directement par des
proclamations. Les électeurs résistent mal aux sollicitations du
gouvernement. Éloignés les uns des autres, ils ne se rencontrent
qu'au jour du scrutin, et n'entendent ce jour-là que des paroles
officielles. Leur vote n'est pas toujours secret; et le scrutin dure
plusieurs jours si, après un ballottage, le préfet croit utile de
prendre son temps pour agir sur le collège électoral. Il est rare que,
avant 1820, on fasse acte public de candidat. Ceux qui, les premiers,
essayent de répandre des bulletins et des professions de foi passent
pour des « démagogues ». La majorité des électeurs vote le plus
souvent au hasard, pour des hommes qu'elle ne connaît pas; et il
est possible, au demeurant, que le souci de se faire une opinion lui
ait souvent manqué.
Pour toutes ces raisons, le résultat des votes ne saurait être
qu'un élément, et un élément de médiocre valeur, dans l'analyse de
l'opinion politique des Français. Tel département qui nomme des
ultras est d'un libéralisme notoire. C'est le cas du Rhône, de
l'Yonne, du Haut-Rhin, de nombreux départements de l'Est. En
revanche, la Vendée nomme trois libéraux, dont Manuel; la Cha-
rente-Inférieure, Reauséjour, Faure, Tarayre, le Morbihan, Ville-
main, Robert et Fabre, la Mayenne, Lepescheux : tous députés
d'extrême gauche. A ne considérer que la carte électorale, il sem-
blerait qu'il n'y a pas en France de division régionale des partis.
Elle existe pourtant, créée par des causes permanentes ou pas- conditions
sagères qui marquent profondément les conditions de la vie. ET JjffmiuQUES
L'étendue de la propriété, la présence ou le manque de grands de la fobmation
centres urbains, le nombre et la qualité des voies de communication ' ' parus.
d'où dépendent pour les hommes et pour les choses la mobilité ou
l'isolement, la prédominance d'un mode d'activité économique sur
un autre, par exemple de l'agriculture sur l'industrie, sont les fac-
teurs tout-puissants de l'opinion d'une région Mais les accidents de
la politique en modifient le jeu. Dans un pays tel que la France, où
les sentiments contribuent plus que les intérêts à former l'opinion, il
n'est pas indifférent que telle région ait subi plus qu'une autre les
horreurs de l'invasion et les duretés de l'occupation étrangère Les
souvenirs de la Révolution, très proches, sont partout des causes
encore agissantes; la présence de certains personnages dont le
rôle politique ou militaire fut important détermine les actes et
< i0 >
Lavisse. — II. Contemp., IV. 10
Le Gouvernement parlementaire. livre 11
les sentiments de leurs compatriotes. Plus encore, le degré de per-
fection qu'a atteint l'organisation de tel parti, l'habileté de sa pro-
pagande par la presse, par les associations secrètes, l'hostilité ou
le soutien qu'il trouve dans le clergé, sont des causes locales, pas-
sagères ou profondes, qui façonnent l'esprit public. Reste enfin,
sans doute, un élément irréductible à l'analyse, ou qui du moins
résiste à la recherche historique. On ne peut complètement expli-
quer ni la prédominance du traditionalisme dans l'Ouest et dans le
Centre, ni celle de l'esprit rationaliste dans l'Est; et les raisons der-
nières qui font de tel individu un libéral ou un ultra échappent. Mais
la constation des divergences régionales est possible. Elle démontre
que, si la France de 1820 a des institutions uniformes et centralisées,
si la vie politique et administrative y est réglée par le gouverne-
ment, elle obéit, dans le choix de ses tendances et de ses opinions,
à des causes locales qui échappent à l'action du pouvoir central.
LA REGION
DU NORD,
LES MARCHES
DE LEST.
La France septentrionale semble avoir pris peu de part aux
agitations politiques. On est, dans le département du Nord, soumis
au Roi et à la Charte, et on fait peu de politique. « Bon esprit
public », déclare le préfet. On est tout entier aux affaires; l'industrie
grandit; six mines de houille sont en exploitation, et deux mines de
fer. Le Pas-de-Calais est indifférent : les ultras voisinent avec les
constitutionnels, et les libéraux sont inoffensifs tant qu'ils n'ont pas
à redouter un ministère d'extrême droite. Seul le clergé s'agite; il
manque « de tolérance et de charité », promet la restitution des
biens des émigrés et refuse les sacrements aux acquéreurs de
biens nationaux. Les Picards sont plus agités, plus impression-
nables. Comme leurs voisins du Soissonnais, du Laonnais (Aisne),
ils sont par tempérament attachés à la Révolution, « raisonneurs,
avides de nouvelles, de discussions politiques » : il y a à Saint-
Quentin 8 000 ouvriers qui parlent politique dans leurs manufac-
tures; la classe moyenne est nombreuse, riche; elle a ôté à la
noblesse toute influence sur le peuple, elle est égalitaire, elle est
mécontente de l'hérédité de la pairie. « Le clergé voit chaque jour
diminuer sa puissance », mais ne veut pas renoncera dominer. Il ne
se recrute plus dans la bourgeoisie et diminue en nombre; beau-
coup de cures sont vacantes.
Dans l'Est ardennais, lorrain, alsacien, le sentiment démocra-
tique, moins expansif mais non moins profond, se renforce de patrio-
tisme et de haine pour l'étranger; les Bourbons n'y trouvent pour le
mieux que de l'indifférence. C'est un pays où « on ne crie pas : Vive
le Roi! »; le « royalisme pur » ne s'y rencontre guère, l'ancienne
146 >
CIlAl'Il'KE PUE MI EU
Le Gouvernement des royalistes modérés.
noblesse étant rare. L'opposition de gauche n'y est pas « ultra-
libérale » ; mais la noblesse qui entoure le trône « offusque »
les Lorrains, qui, au demeurant, sont fidèles sujets, « moins par
amour que par crainte de nouveaux malheurs ». Dans cette popula-
tion calme, froide, réservée, il n'y a pas de querelles religieuses :
protestants et catholiques se supportent; mais la bourgeoisie reste
hoslile au clergé, et souvent le « déteste ». Le peuple est instruit;
les écoles, nombreuses, sont chaque jour plus fréquentées; l'ensei-
gnement mutuel y a le plus grand succès. En Alsace, la vieille
noblesse a presque complètement disparu; ce qui en reste est sans
influence. La terre est aux propriétaires ruraux, cultivateurs aisés,
aux bourgeois commerçants des villes. L'Alsacien est aussi bon
Français que mauvais royaliste.
Les Bourguignons ont « l'esprit d'opposition et de censure ».
Les partis sont chez eux « très animés ». La bourgeoisie tout entière,
propriétaires, négociants, chefs d'industrie, est libérale. Un préfet
de Decazes, Stanislas de Girardin, l'a encouragée et soutenue dans
la Côte-d'Or, se disant l'élève de Jean-Jacques Rousseau dans le
moment où les missionnaires faisaient brûler ses livres, fondant
des écoles d'enseignement mutuel. Les paysans, « profondément
empreints de l'esprit révolutionnaire », lisent « avec avidité » le
Journal de la Côte-d'Or, qui est un écho du Constitutionnel. Dijon est
un « loyer de jacobinisme ». Il faudrait, pour rallier la bourgeoisie,
la convaincre que « tout avancement ne lui est pas fermé »; les
négociants, riches marchands de vin, haïssent et méprisent la
noblesse. N'était la crainte d'une nouvelle invasion, « ils adopte-
raient volontiers les intérêts de tout usurpateur qui leur ferait
entrevoir l'espérance de redevenir les premiers dans l'État ». C'est
le pays où a circulé le plus longtemps la nouvelle du retour de
Bonaparte, ou du prince Eugène arrivant avec une armée pour
rétablir Napoléon IL Leducd'Angoulêmey voyage en 1820; « l'accueil
est froid ». A Beaune, on ne crie que : Vive la Charte! et « des gens
à mauvais principes gardent leur chapeau sur le passage du prince ».
Le libéralisme bourguignon a quelque chose « d'insolent et de
brutal )>. Le clergé est mal vu, et « loin d'inspirer le respect ». Les
sentiments religieux sont très faibles : en Côte-d'Or, 80 communes
sur 400 sont sans curé; dans l'Yonne, la proportion est plus forte;
en Saone-et-Loire, il n'y a que 252 succursales sur 605 communes;
les écoles sont bien plus nombreuses que les presbytères.
En Franche-Comté, l'ultra-royalisme est nul : à Besançon, la
police dit que, sur quarante-neuf cafés où on lit les journaux,
trente et un ne reçoivent que le Constitutionnel, dix le Constitu-
LA BOURGOGNE.
LA
FRANCHE-COMTÉ.
i'»7
LYON
ET LA RÉGION
LYONNAISE.
Le Gouvernement parlementaire. livre h
lionnel et les Débats, huit les Débats seulement. A Pontarlier, on
ne lit que le Constitutionnel; le préfet, en 1822, décide de payer
l'abonnement des cales aux journaux royalistes. Les villes sont libé-
rales, et aussi les « bourgeois de village ». C'est encore un pays
d'enseignement mutuel. Le clergé y est rare, au moins dans le Jura.
Il y a des bonapartistes à Pontarlier, à Besançon : influence du
pays de Vaud tout voisin, qui est resté un foyer d'agitation bona-
partiste; en 1817, on y a parlé couramment de la chute prochaine
du gouvernement; dans la suite, on s'est montré fortement attaché à
la Charte, au système constitutionnel, s'il était ébranlé, ce serait
déterminer « la population industrielle et agricole à ne négliger
aucun moyen pour en accumuler les garanties avec plus d'ardeur
peut-être que de mesure et de réflexion ».
Lyon est resté, dans la littérature royaliste, le modèle souvent
cité de la « ville fidèle à ses rois ». C'est une réputation que Lyon
doit à l'insurrection de 1793; en réalité, le parti ultra y est numé-
riquement très faible : une poignée de « nobles », c'est-à-dire d'an-
ciennes familles « consulaires » anoblies par l'échevinage, dépos-
sédées depuis la Révolution de tout pouvoir politique et de toute
influence morale sur la cité. Mais le parti est organisé, et il a
essayé de faire de Lyon un centre d'action ; les « massacreurs » du
Midi y sont en nombre ; toute une bande est au service « des nobles
et des prêtres ». Ce sont les anciens compagnons de Jésus, à qui
« les mots de roi constitutionnel et de Charte donnent des crispa-
tions », inventeurs et dénonciateurs de complots sous tous les
régimes. Avec la complicité et sous la direction du général et du
préfet, ils ont pu organiser la terreur de 1817 *. Mais, l'affaire ayant
échoué, le calme est revenu, et les vrais sentiments de la population
se sont fait voir. Les élections, qui ailleurs laissent si indifférente la
masse qui ne vote pas, se sont faites dans une explosion irrésistible
de sentiment populaire. Le collège qui nommait encore des ultras
en 1817 a élu en 1818 l'homme qui avait protesté le plus éloquem-
ment contre les vrais conspirateurs, Camille Jordan; et, Jordan
ayant opté pour un autre siège, c'est un libéral d'extrême gauche,
Corcelles, qui le remplace au milieu des acclamations populaires.
La bourgeoisie commerçante, les employés, les avocats sont restés
bonapartistes. La foule ouvrière, qui a acclamé le Bonaparte jaco-
bin revenant de l'île d'Elbe, confond dans sa haine révolutionnaire
le clergé ultra, qui veut reprendre une autorité qui fut immense, et
le gouvernement, qui le soutient ou n'ose pas le contenir. Les
i. Voir p. 128.
148
CHAPfraB premier Le Gouvernement des royalistes modérés.
conscrits, dans la campagne du Lyonnais, crient : « Vive l'Empe-
reur! » et circulent avec trois guidons, un blanc, un bleu, un
rouge. Le Beaujolais seul, pays de réfractaires, où l'on a lutté
contre la Constitution civile, où le concordai même a l'ait naître
une « Petite église », est resté un pays d'ancien régime; mais
c'est un îlot sans rapport direct avec Lyon. Partout ailleurs, les
passions qui, dans une population naturellement peu démonstra-
tive, restent volontiers contenues, subsistent et éclatent parfois en
violences. Nulle part on n'a sévi davantage contre les chansons et
les cris séditieux poussés au cabaret, au théâtre, ou dans les fêtes
populaires; la police a fort à faire pour saisir tous les emblèmes
fabriqués en secret qui rappellent l'usurpateur. Et» en dépit de la
légende royaliste, c'est sur les faits qu'est fondé le jugement sou-
vent exprimé dans les rapports préfectoraux : « Lyon est la capi-
tale du libéralisme ».
Les Dauphinois de l'Isère sont restés du parti de la Révolution le dauphins.
comme les Lyonnais. D'ailleurs, les relations sont entre eux conti-
nuelles; la moindre agitation lyonnaise a son écho à Grenoble, et
réciproquement; Lyon a eu son Canuel, et Grenoble, son Dona-
dieu; et le résultat fut le même. Dans les campagnes, les prêtres
sont sans influence; l'école mutuelle s'étend. Au contraire, dans
les Hautes et Basses-Alpes, pays pauvres, où la population travail-
leuse émigré volontiers, où elle est éparse, et sans le lien, le rendez-
vous d'une ville importante, on est resté religieux, et le clergé,
tout entier paysan d'origine, a conservé son influence; il exerce,
sans qu'on proteste, son intolérance. La vie politique est faible ou
nulle. « On aime la Charte et le Roi », disent les préfets.
Pour rencontrer une population royaliste, il faut arriver au la Provence
Midi provençal. Encore le royalisme y est-il plus bruyant que solide,
et est-il de jour en jour menacé de plus près par le libéralisme.
Avignon, cité comme un modèle par les préfets de l'Est qui envient
son royalisme, et qui avouent que leurs administrés ne l'égaleront
jamais, est, en effet, « très prononcé pour la légitimité », et l'on sait
avec quelle fureur le populaire a prouvé ses sentiments en 1815. Les
esprits y sont « inquiets, incorrigibles » ; il y a encore des bagarres
jusqu'en 1817. Pourtant l'apaisement se fait, et le dévouement pour
le Roi, qui reste « général », n'irait pas jusqu'au désir d'un retour
an passé. Les prêtres sont nombreux, et l'enseignement mutuel n'y
réussit pas. Dans le Var, les opinions sont plus partagées et plus
modérées. A Marseille, le parti royaliste a été fortement organisé;
il a envoyé deux bataillons au duc d'Angoulême en 1815, et il a •
coordonné les efforts de Toulon, d'Aix, de Toulouse, de Bordeaux;
c 1 4<> >
Le Gouvernement parlementaire. livre h
il a eu pour lui les commerçants, que la guerre napoléonienne a
ruinés, et même les marins, brutaux, fanatiques et dévots. Il a
accueilli lord Exmouth et ses 5 000 Anglais, en héros, avec un
enthousiasme demeuré fameux. Toute cette flamme s'est éteinte, ou
pour le moins refroidie. Rassurés sur leurs intérêts matériels, les
Marseillais se sont laissés aller à la pente libérale où tout glisse :
le Phocéen, journal « indépendant », traduit depuis 1820 l'opinion
bourgeoise qui domine.
le Languedoc. Le Languedoc est toujours un champ de bataille entre protes-
tants et catholiques. Dans le Gard, la bataille est moins vive depuis
que la garde nationale, « qui était la maîtresse absolue du dépar-
tement, a perdu son influence ». Le gouvernement Ta désarmée en
1818, à la grande « consternation » des ultras, et il n'a plus toléré
le désordre. Mais les haines subsistent, surtout dans les classes
supérieures. On y est impropre à tout service public, chacun ne
sachant servir que son parti; le préfet voudrait des fonctionnaires
et des juges étrangers au département. Le peuple est « ignorant et
fanatique » ; il faudrait l'instruire, développer l'enseignement mutuel ;
mais les catholiques le combattent. Aucun gouvernement modéré ne
peut compter sur eux ; la politique constitutionnelle n'a d'appui que
chez les protestants, qui sont la majorité dans l'arrondissement
d'Alais, si le gouvernement sait les soutenir, et tirer parti de leur
influence qui, pour le moment, s'exerce au profit « de l'esprit de
républicanisme ». Les ultras de l'Hérault sont moins exaltés que
ceux du Gard, et surtout moins puissants; leur force, tout appa-
rente, s'appuie sur le clergé catholique, qui fait voter pour eux,
« qui s'occupe autant d'administration que de son ministère », qui
combat l'enseignement mutuel ; c'est lui qui dissimule la faiblesse
réelle de leur parti, miné de jour en jour par le progrès du libéra-
lisme, tandis que celui-ci « se renforce tous les jours de la plus
grande partie de la jeunesse ». Il n'y avait guère que des royalistes
dans l'Aude en 1815; « aucun département n'était animé d'un meil-
leur esprit »; quatre ans plus tard, il semble « que les idées libérales
aient pris une sorte d'empire jusque-là inconnu ». La Minerve et le
Constitutionnel font des ravages dans la bourgeoisie des Pyrénées-
Orientales et même dans les campagnes. « Il est peu de villages où
l'on ne reçoive la Minerve, la Bibliothèque historique, les Lettres
normandes. » Le Conservateur a des lecteurs, « mais en plus petit
nombre ». C'est encore un pays qui donne au royalisme une décep-
tion. Les émigrés, très nombreux et de toutes classes, riches et
pauvres, qui ont suivi les troupes espagnoles dans leur retraite
en 1793, sont revenus animés d'une haine qui semblait assez forte
< i5o >
CHAPITRE PREMIER
Le Gouvernement des royalistes modérés.
et assez agissante pour créer et soutenir un parti d'ancien régime.
Mais la masse ne les a pas suivis; le clergé est sans force; le nombre
des prêtres diminue tous les jours; iu plupart des paroisses sont
sans pasteurs. L'anarchie de la Corse, où les noms des partis dissi-
mulent plus qu 'ailleurs les rivalités et les appétits individuels, la
met pour le moment hors de la vie politique.
La vallée de la Garonne et le midi pyrénéen ont eu, comme la
Provence et le Bas-Languedoc, leurs violences en 1815. Là aussi,
les seuls partis agissants sont les partis extrêmes; quelques bourgeois
riches, les nobles, les prêtres, les dévots sont ultras; les ouvriers
des villes, anciens fédérés des Gent-Jours, les petits bourgeois sont
libéraux et révolutionnaires; le reste, c'est la masse paysanne, les
neuf dixièmes de la population, indifférente, irréligieuse,, docile;
« on ne sait ce que c'est que la légitimité, on obéit à l'autorité de
fait ». Les écoles sont délabrées, et les curés manquent dans la plu-
part des communes de l'Ariège. Dans les Hautes-Pyrénées, pays
d'eaux thermales et d'étrangers, où les mœurs sont faciles, le clergé
est « peu décent » et a peu de fidèles; le Gers est plus religieux;
dans les Landes, le peuple est « indifférent en matière de religion »;
il n'y a que 285 ecclésiastiques pour 400 paroisses. Mais toute
cette froideur à l'égard de la religion et du Roi cache une passion
démocratique profonde : « Au fond de l'âme, ils sont pour une entière
égalité et presque pour la loi agraire.... Les clubs et la faim sont
deux moteurs capables de les soulever. » Le royaliste modéré est ici
inconnu; un tiers-parti perdrait son temps s'il prêchait une con-
ciliation entre la Révolution et les Bourbons : « Les nobles regret-
teront toujours leurs biens, et leurs femmes ne cesseront de crier
que ceux qui les ont achetés sont des coquins, et que ceux qui sou-
tiennent ces acheteurs, tels que les ministres du Roi, le sont presque
autant ».
Il y eut à Bordeaux en 1814 un parti royaliste qui ne corres-
pondait pas à une classe : amalgame de nobles, de viticulteurs, de
commerçants, d'ouvriers, ruinés par la déchéance commerciale de
la ville; ce sont eux qui ont fait de Bordeaux « la ville du 12 Mars ».
Cette coalition d' « enragés », dont «l'idolâtrie » se portait plus encore
sur le duc et la duchesse d'Angoulême que sur le Roi et sur la
monarchie, fut maîtresse de la Gironde jusqu'à l'ordonnance du
5 - ptembre; le parti des modérés, « de ces hommes à qui les idées
saines de liberté et des droits du peuple sont chères », n'existait
pa-, ou cachait ses opinions « dans le sein de la famille ». Mais
sette domination n'a pas survécu à la Chambre introuvable; après
lu crise, les partis se sont classés normalement. Les ultras n'ont
LA VALLÉE
DE LA GARONNE.
BORDEAUX
Le Gouvernement parlementaire .
LA REGION
DES CHARENTES.
LE MASSIF
CENTRAL.
plus « aucune consistance » en 1817 ■ ils répandent des brochures
alarmistes, annoncent, depuis l'ordonnance du 5 septembre, la ruine
de la monarchie et croient au prochain avènement de Louis XVII.
Les libéraux, révolutionnaires et bonapartistes, reconstitués aux
Cent-Jours, ont repris confiance : ils sont « nombreux et dange-
reux », « se passent de mains en mains » les journaux de gauche,
la Bibliothèque historique et la Minerve, et aussi les petits journaux
« si propres à ramener les paysans aux idées de 1792 », le bonapar-
tiste Homme Gris et le Père Michel. L'annonce d'une modification à
la loi électorale en 1819 a réuni modérés et libéraux dans une indi-
gnation commune : les modérés craignant tout changement apporté
à la Charte, quel qu'il soit, les libéraux étant attachés à la loi élec-
torale « comme au fondement de leurs espérances », et disposés « à
sacrifier la Charte entière à sa conservation ». Les paysans, les
ouvriers du port retournent, comme fait tout le populaire de France,
à un bonapartisme sentimental; la nouvelle du retour prochain de
Napoléon répandue par les navires venus des États-Unis rencontre
peu de sceptiques : déjà le prince Eugène a proclamé à Lyon Napo-
léon II; le Roi a quitté Paris, les princes sont en fuite, les protestants
du Languedoc sont insurgés, ainsi que les faubourgs de Paris....
La Dordogne. agricole, arriérée, peu commerçante, est sans
passion : depuis 1818, on n'y a poursuivi aucun délit politique, on
n'y a pas entendu un cri séditieux; la proposition de changer la loi
électorale n'y a fait <> qu'une médiocre sensation ». C'est un pays
sans opinion. De même les Charentes, où les mœurs sont douces
et les fortunes médiocres. On n'y conspire pas, même dans les caba-
rets des villes. Il y a des mécontents sans doute, les anciens fédérés
« exclus non seulement des fonctions civiles, mais des relations
civiles » ; cependant, toutes les dissidences se fondent vite dans
l'indulgence naturelle aux habitants. Le clergé est sans fanatisme;
la noblesse est sans influence : jadis dominante en Saintonge, elle a
émigré et s'est ruinée; les commerçants de l'Aunis sont ruinés, eux
aussi, par la destruction des grandes fortunes coloniales de Saint-
Domingue, par la guerre maritime, qui a arrêté l'exportation du sel
et des eaux-de-vie. Personne n'a de « sentiment réactionnaire »; le
jour où le peuple a cessé de craindre le retour aux droits féodaux, il
a continué sans inquiétude et sans ardeur sa vie monotone, médiocre
et douce.
Les populations du Massif central, agricoles, pauvres, labo-
rieuses, ignorantes et pieuses, ignorent l'aisance confortable, comme
le luxe des grandes fortunes. Les prêtres y sont nombreux; tels
départements, comme le Lot, l'Aveyron, la Haute-Loire en ont trop
[52
LE REGNE DE LA CONGRÉGATION
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BULLETIN DE SOUSCRIPTION POUR CHAMKORD
En <é/e. /« France offrant te château au duc de Bordeaux. — Est. Coll. Hennin, ;i° 14187.
TRANSPORT DE LA CHOIX 1)1 LA MISSION, A REIMS
/ h 1 7-1,1.1 -, longue <lr :',•', pieds, et pesant 17000 kilos, est portée par huit équipes de - 10 hommes
chacune, se relayant ; elle est suivie i>ar un cortège de 10000 personnes, conduit par les évêques
il' Amiens et de Soissons. - Bibl. Nat. Est. Coll. Hennin, ;r 14087.
II. (".. IV. — Pl. 7. Page L52.
chapitre premier Le Gouvernement des royalistes modérés.
et en fournissent aux voisins : piètres sans instruction, recrutés
dans les dernières classes, « d'une nullité incontestable », mais très
influents. Les jeunes ont l'esprit de domination; tous «entretiennent
la routine » : on célèbre et on chôme rigoureusement dans le Lot les
fêtes supprimées par le concordat. L'enseignement mutuel, combattu
par le clergé, n'y réussit pas; les écoles populaires sont rares, la vie
politique est très réduite; « les teintes des partis sont pâles ». Nobles
et prêtres sont ultras; mais les nobles n'ont pas d'argent. Les bour-
geois sont libéraux, mais il y a peu de bourgeois, dépourvus de
penchant à l'enthousiasme, « ils ne commenceront jamais une révo-
lution », et ils les suivront toutes. Le peuple, depuis qu'il est à peu
près rassuré sur la dîme et les ventes nationales, étant doux et sou-
mis, garde une tranquillité parfaite, obéit aux lois, ne pousse pas de
cris séditieux, et désire que le calme continue; mais il n'en est pas
sûr; le moindre retard dans le courrier de Paris cause des inquié-
tudes et fait naître des bruits extravagants; le gouvernement paraît
toujours fragile, ce qui alarme les intérêts. « Le repos, le Roi, la
Charte, et rien au delà », si ce n'est pourtant la haine de la con-
scription, qui est générale.
Les plaines qui bordent au nord le Massif central, de la les pays du sud
Limagne à la Vendée, sont habitées par des gens d'habitudes pai- DE LA LOinE -
sibles, qui ne font pas d'émeutes; ils ont pourtant des passions.
Les hommes de loi, nombreux et influents, organisent les libéraux
dans les villes et y sont les maîtres , toutes les villes berrichonnes
ont « mauvais esprit » ; l'armée de la Loire y a laissé un ferment
actif de bonapartisme Les campagnes, malgré les grands proprié-
taires, très nombreux, tous ultra-royalistes, sont indifférentes, peu
religieuses; on y manque de prêtres. En Poitou, le schisme très
prospère de la Petite Eglise, en groupant les énergies catholiques,
a réduit d'autant les forces du clergé officiel.
Il n'y a pas place dans l'Ouest breton pour les nuances inter- la bretagse.
médiaires où peut se plaire pour un temps l'indifférence placide, le
scepticisme politique et religieux des pays de la Loire. La bour-
geoisie des villes est libérale, les campagnes sont à la discrétion du
clergé. Les libéraux, écrasés après les Cent-Jours, se sont recon-
stitués en 1817 dans les cadres des anciennes Fédérations. Ils
dominent à Nantes, et même dans les petites villes du Morhiban
(Pontivy passe pour être un centre de « fanatisme républicain »).
A Brest, la marine et l'artillerie sont toutes libérales, officiers et
troupes; c'est le principal lover d'agitation de la province. Partout,
de Piennes à Quimper, le barreau, la magistrature même sont « liés
à la faction libérale et antimonarchique ». Ce libéralisme breton est
< 1 53 >
Le Gouvernement parlementaire.
LA NORMANDIE.
LA REGION
PARISIENNE.
tout révolutionnaire, sans mélange de bonapartisme. Au contraire,
« la religion maintient le peuple des campagnes dans la soumission,
l'obéissance ». La masse rurale, « fière de sa fidélité » à la religion
et au Roi, reste dans une ignorance que le clergé, borné lui-même,
pauvre, intéressé, dominateur, entretient en combattant l'enseigne-
ment mutuel. Un département tout entier, le Morbihan, est sans
écoles rurales. La noblesse, moins influente que les prêtres, « tient
toute pour l'ancien régime ». Pourtant, ce vieux pays royaliste ne
tenterait pas l'aventure d'une nouvelle guerre pour son Roi. Les
paysans ont encore leur fusil; mais c'est une relique. « Les sou-
venirs de la guerre civile, écrit le préfet de la Loire-Inférieure
en 1819, font illusion; les paysans n'iraient pas loin. »
La Normandie est très partagée. Dans la Manche, il n'y a pas
de villes importantes, sauf Cherbourg, monde à part, qui est,
comme Brest, un « foyer » dangereux. Le pays appartient aux
grands propriétaires ruraux résidants, gentilshommes d'ancien
régime; point de vie politique. Dans le Calvados, la richesse
est aux mains des cultivateurs, marchands de bestiaux, herbagers,
attentifs à leurs intérêts commerciaux et soucieux avant tout de la
stabilité gouvernementale qui convient aux affaires. Un gouverne-
ment toujours menacé, sans racines profondes, les inquiète et leur
déplaît. Ils inclinent au libéralisme par esprit de conservation.
Autour d'eux, dans les villes, des misérables et de petits com-
merçants qui ne comptent pas. Devant un état de choses « qui ne
peut pas durer toujours », c'est la même inquiétude qui se manifeste
dans l'Orne; personne ne songe à s'y agiter; mais on est mécontent
de n'être pas rassuré sur l'avenir. Les hobereaux ultra-royalistes
gémissent de voir dédaignés les bons serviteurs du Roi, et le clergé,
toujours dans l'attente du jour où disparaîtra le concordat détesté,
grossit les rangs de la Petite Église. L'Eure est un pays de petits
propriétaires qui « ont horreur des privilèges comme de l'anarchie » ,
la tranquillité est générale ; les prêtres rares ; la moitié des paroisses
n'ont pas de curés. La Seine-Inférieure a un parti libéral puissant,
formé des fabricants orgueilleux de leur richesse; c'est une classe
arrivée à un point de prospérité et de force où elle se juge digne du
pouvoir et s'étonne des obstacles qui l'en écartent. En somme, dans
la Normandie riche, tranquille, conservatrice, où les esprits sont
plus portés au négoce qu*à la politique, la monarchie restaurée a
satisfait peu de gens et n'a enthousiasmé personne.
Le voisinage de Paris, c'est le désert politique, insignifiant et
vide. De Beauvais à Orléans, de Chartres à Reims, il n'y a aucune
classe assez forte, aucune influence dominante qui puisse contre-
i54
CHAPITRE PREMIER
Le Gouvernement des royalistes modérés.
balancer celle du gouvernement. Un clergé peu nombreux et sans
influence, une noblesse rare, toute parisienne, qui ne réside pas,
qui vient passer les semaines d'été, une population surtout agricole,
tranquille, curieuse seulement des nouvelles que la diligence
apporte, mais sans vie propre. Les éléments actifs sont manifeste-
ment absorbés par Paris, où vont les denrées et où se concentre la
vie. Mais Paris, siège du gouvernement et point de rencontre de
plusieurs populations qui diffèrent par les intérêts, la culture et les
sentiments, est placé dans des conditions de vie économique et
morale sans analogue dans le reste de la France. Ces conditions
n'apparaissent pas encore en 1820; elles ne seront sensibles que
lorsque les actes du gouvernement auront déterminé des mouve-
ments d'opinion où se révélera la vie complète de la capitale.
Si l'on néglige quelques îlots de royalisme pur, épars dans le
Midi et dans l'Ouest, il semble bien que la France soit politiquement
divisée en deux régions : l'Est en majorité hostile à la Restauration,
démocratique et révolutionnaire; l'Ouest où la vie politique est
faible, où l'on accepte le gouvernement de fait, sans enthousiasme,
à la condition qu'il offre un minimum de garanties sociales contre
l'ancien régime, et qu'il ait des chances de durée. On est donc
attaché aux Bourbons sous conditions, quand on l'est. Nulle part le
royalisme n'est appuyé sur un sentiment profond de fidélité à la
dynastie; nulle part il n'est assis sur les intérêts dominants des
classes les plus nombreuses. Le régime Decazes a un peu rassuré
les paysans acquéreurs de biens nationaux; mais sa chute peut
faire renaître toutes les craintes. Les bourgeois sont dans l'opposi-
tion pour n'avoir pas obtenu ce qu'ils désirent toujours, les hautes
fonctions, l'administration, le gouvernement Ils se réfugient dans
les offices qu'on achète, depuis que, par un détour, la vénalité a
été rétablie. Car elle eut de grandes conséquences sociales, la
mesure d'apparence purement fiscale que fît voter Corvetto en 1816 ■
quand, pour équilibrer son budget, il eut ajouté 50 millions au
chiffre des cautionnements, les agents du trésor ne protestèrent
pas, mais les officiers ministériels, depuis les notaires jusqu'aux
commissaires-priseurs, réclamèrent et obtinrent en échange le droit
de présenter leurs successeurs. D'où ce résultat que 25 000 car-
rières, jadis ouvertes à la concurrence, furent désormais consti-
tuées en monopole au profit de la bourgeoisie. Les transactions,
les contrats privés furent grevés de l'intérêt d'un capital fictif
de deux milliards que la nation versa aux « gens de loi » Une
influence sociale proportionnée leur fut conférée. Et sans doute
LES OPINIONS
DOMINANTES
DES FRANÇAIS.
V INFLUENCE
DE LA NOBLESSE
ET BU CLERGÉ.
LE CLERGE
SE RECRUTE
DIFFICILEMENT.
Le Gouvernement parlementaire. livre a
c'est un fait important que le gouvernement qui créa cette puis-
sance ait cette influence contre lui.
Le système de la Restauration ne garantit que les intérêts de
deux minorités : la noblesse et le clergé. Encore ne leur assure-t-i).
que des faveurs personnelles, puisqu'il n'a pu reconstituer leurs
privilèges de classe. L'influence de ces deux minorités est médiocre :
la noblesse n'est forte que dans les pays où elle a gardé la propriété
de la terre, mais elle est le plus souvent appauvrie, suspecte ou
détestée; le clergé n'est puissant que dans les régions (Auvergne,
Vivarais, Quercy, Bretagne) où il est nombreux; c'est l'exception;
en général, il se recrute, et difficilement, dans les classes rurales,
et il ne suffit pas à assurer le service du culte. « Quelques anciens
prêtres, dit à la Chambre Castelbajac, le 23 décembre 1815, dont
les cheveux sont blanchis autant par l'infortune que par la durée
de leurs jours, parcourent à pas lents un territoire immense, auquel
leur zèle ne peut suffire. » Un autre député de droite déclare en
181G que, sur 50 000 places ecclésiastiques, 17 000 sont vacantes, et
que, « d'après les calculs ordinaires sur les probabilités de décès,
on doit s'attendre à voir en moins de douze ans ce déficit de 17 000
augmenter de 27 000. Pour remplir ce vide de 44 000 prêtres, on ne
prévoit que 6 000 ordinations; c'est le chiffre total des douze années
écoulées depuis le concordat. Il n'y a aucune chance de le voir s'ac-
croître, puisque le privilège d'échapper à la conscription, qui a valu
des recrues au clergé, ne lui est plus réservé. « Les deux tiers de la
France seront sans prêtres et sans autels », s'écrie Chateaubriand
en 1816. Et, en effet, la situation ne s'améliore pas après 1816. Frayssi-
nous le déplore en 1820, dans une de ses conférences de Saint-Sulpice :
« Comment n'être pas consterné à la vue de cette effrayante multitude
d'églises sans pasteurs, de ce grand nombre de prêtres qui succombent sous le
poids des années sans être remplacés.... Il est donc vrai qu'au sein du royaume
très chrétien, 15 000 places demeurent vacantes dans la carrière ecclésiastique,
faute de sujets pour les remplir. »
Et Bonald, en 1821, se plaint, dans son rapport sur les pensions
ecclésiastiques, « du manque absolu de ministres de la religion dans
les campagnes ». Ajoutez que les congrégations se reconstituent à
peine, et qu'elles n'ont pas encore conquis l'enseignement populaire.
La place du clergé dans la nation est manifestement très petite,
comparée au rôle qu'il joue dans le gouvernement.
Ainsi, les parties vivantes de la nation sont hostiles au régime
ou indifférentes à son sort, au moment où un accident de la vie parle-
mentaire enlève le pouvoir aux hommes qui s'étaient montrés un
instant désireux, sinon capables, de les rassurer et de les conquérir.
< i56 >
CHAPITRE II
LE GOUVERNEMENT DE LA DROITE JUS-
QU'AUX ÉLECTIONS DE JUIN 1824
I. LA RÉACTION SOUS LE MINISTÈRE RICHELIEU (1820-1822). — II. L'OPPO-
SITION LIBÉRALE ET RÉVOLUTIONNAIRE (1820-1822). — III. LE MINISTÈRE VILLÈLE JUS-
QU'A l'année 1824.
/. — LA REACTION SOUS LE MINISTERE RICHE-
LIEU (i 820-1822)
LE Ministère Decazes ne succomba pas tout entier avec son chef.
Richelieu prit la présidence du Conseil sans portefeuille, donna
l'Intérieur à un conseiller d'État, Siméon. et conserva les autres
ministres. Un assez grand nombre de préfets furent déplacés. Riche-
lieu revint à la politique qu'il avait défendue en 1818 et qui lui
avait alors coûté le pouvoir : gouverner avec des hommes du centre,
en étant soutenu par une majorité de droite. « Nous entreprenons,
écrivit de Serre à Barante, une tâche difficile, et dont, sans doute,
vous jugerez le succès improbable; nous voulons gouverner raison-
nablement en nous appuyant sur la droite. » Le comte d'Artois
promit son appui. Le ministère vécut un an, puis Richelieu fut
contraint d'y faire entrer les chefs de la droite, et finalement de
leur laisser le gouvernement (1822). Ce fut une période de « tran-
sition vers le côté droit <>.
Decazes disparu, Louis XVIII cessa de résister à une politique
qu'il avait jusque-là personnellement combattue; il laissa son frère,
dont il n'aimait ni la personne ni les idées, prendre une influence
dominante sur la direction des affaires. On attribua cette nouvelle
attitude du Roi, qui parut surprenante, au mauvais état de sa
santé, qui accroissait sa répugnance naturelle pour les soucis, et à
< 1 5 7 >
LE S-ECOND
MINISTÈRE
DE RICHELIEU.
V INFLUENCE
POLITIQUE DU
COMTE D'ARTOIS.
Le Gouvernement parlementaire. livre u
l'influence d'une femme placée auprès de lui pour prendre dans
son cœur la place que le départ de Decazes laissait inoccupée :
Mme du Gayla, que Sainte-Beuve appelle « l'Esther et la Main-
tenon du parti dévot », se serait chargée d'abolir ce qu'il restait de
volonté dans cet infirme. Il garda pourtant l'apparence du pouvoir,
car sa dignité était toujours attentive à se défendre contre le
moindre manquement; le Bulletin officiel de la cour continua de
publier chaque jour cette phrase : « Sa Majesté a travaillé depuis
midi jusqu'à une heure et demie avec le président du Conseil ». En
réalité, le règne du comte d'Artois commençait et, avec lui, le règne
de la « Congrégation ».
la congrégation. Ce nom désignait, dans la polémique courante, le groupe des
hommes de droite qui soutenaient les revendications du clergé.
Mais il appartenait réellement à une association pieuse, moitié
laïque, moitié ecclésiastique, installée rue du Bac, dans la maison
des Missions Étrangères, et dirigée par un abbé, Legris-Duval, et
par un jésuite, le P. Bonsin. Elle eut des succursales dans presque
toutes les villes de province visitées par les missionnaires. Lyon
fut un des centres importants de sa propagande. Son but était de
combattre l'impiété. Elle créa des sociétés annexes pour étendre
son action : la Société des bonnes œuvres, qui s'occupait de cha-
rité, la Maison de refuge des jeunes condamnés, la Société des
bonnes études, « conférence littéraire » destinée à agir sur les étu-
diants, la Société de Saint-Joseph, qui s'adressait aux ouvriers, la
Société catholique des bons livres et la Bibliothèque catholique, qui
se proposaient de lutter contre la diffusion des œuvres de Voltaire
et de Bousseau. Elle tenta de gagner l'armée : il y eut en 1821
une Congrégation de Notre-Dame des Victoires, elle fut dissoute :
le duc d'Angoulême lui était hostile et n'aimait pas les officiers
congréganistes. La Congrégation, qui comptait en 1820 12 évêques,
y compris le nonce, qui en reçut 22 de 1821 à 1823, recueillit
l'adhésion d'un grand nombre d'hommes politiques à Paris et de
hauts fonctionnaires en province. Aussi, à mesure que la droite
la peupla davantage, attribua-t-on à la Congrégation un pouvoir
mystérieux, mais considérable, sur le gouvernement. Les agents
du pouvoir étant recrutés de préférence parmi les hommes de la
droite, la Congrégation passa pour imposer ces choix, et le gou-
vernement parut être à sa discrétion; et, comme elle eut le même
programme que les politiciens catholiques, ses adversaires affec-
tèrent de les confondre en les combattant. Mais il n'est pas pos-
sible de mesurer avec précision l'influence réelle dont la Congréga-
tion disposa.
< i58 >
CHAPITRE II
Le Gouvernement de la Droite jusqu'en I824-.
Dans les Chambres il n'y eut plus que deux partis. La droite
constitutionnelle s'unil presque toute à l'extrême droite; les doctri-
naires se rallièrent à l'opposition de gauche. La rupture de ces
royalistes sincères avec le ministère fut retentissante, émouvante
aussi. Elle brisa la vieille amitié qui les unissait à de Serre, le
Garde des sceaux, dont l'éloquence élevée, généreuse, s'inspirait de
leur esprit et de leur programme; elle provoqua des représailles de
la part du gouvernement ; Royer-Gollard, Camille Jordan, Barante
et Guizot furent destitués de leurs fonctions de conseillers d'Etat
(16 juillet). La nouvelle majorité, nombreuse à la Chambre des
pairs (une cinquantaine de voix), fut quelque temps faible (une
vingtaine de voix) et précaire à la Chambre des députés; elle
s'accrut et se consolida à mesure qu'avança l'œuvre de réaction.
Dans le pays, l'opposition de gauche, dont Decazes avait un moment
rallié les groupes les plus modérés, gros commerçants, grands
industriels, capitalistes, se reforma, aussi compacte qu'elle l'était
en 1810 contre la Chambre introuvable.
Sitôt formé, le gouvernement courut au plus pressé : la censure
fut rétablie, la liberté individuelle suspendue jusqu'à la fin de la
session de 1821. « Tout individu, dit l'article 1 er de la loi du
20 mars 1820. prévenu de complots ou de machinations contre la
personne du Roi. la sûreté de l'État et les personnes de la famille
royale, pourra, sans qu'il y ait nécessité de le traduire devant les
tribunaux, être arrêté et détenu en vertu d'un ordre délibéré en
Conseil des ministres.... » Pasquier apporta à la Chambre des pairs
un projet de loi sur la presse : « Je ne crains pas de l'avancer,
déclara-t-il, il n'est point de système politique assez robuste pour
supporter la liberté de la presse telle qu'elle existe parmi nous ».
Les ultras, qui s'étaient déclarés hostiles à la censure quand Decazes
en avait proposé le rétablissement, applaudirent Pasquier quand il
déclara sans ambages : « La censure, entre les mains du gouver-
nement, peut devenir l'arme d'un parti : oui. sans doute; mais du
moins ce parti sera celui de la Monarchie, de la France, de la
Maison de Bourbon, de la liberté, et il faut bien que ce parti
triomphe ». Il fut décidé (aux Pairs, le 28 février, à la Chambre, le
30 mars) qu'aucune publication périodique ne pourrait paraître sans
l'autorisation royale; que les articles des journaux politiques seraient
soumis en manuscrit à l'examen d'une commission de censure; que
le gouvernement pourrait, en cas de poursuite judiciaire pour infrac-
tion à ces dispositions, suspendre immédiatement le journal, pro-
longer la suspension six mois après le jugement, et, en cas de réci-
dive, le supprimer. Les peines encourues étaient de 1 à 2 mois tic
EFFACEMENT
DES PARTIS
MODÈRES.
NOUVELLES LOIS
SUR LA LIBERTÉ
INDIVIDUELLE ET
SUR LA PRESSE.
i5o-
Le Gouvernement parlementaire.
NOUVELLE LOI
ELECTORALE.
LE DOUBLE VOTE,
LA CAMPAGNE
ÉLECTORALE
DE 1820.
LA CENSURE.
prison, de 200 à 1 200 francs d'amende. Ces mesures, dont l'appli-
cation ne devait pas durer au delà de la session de 1820, c'est-à-dire
du mois de juillet 1821, furent ensuite prorogées de trois mois par
une loi nouvelle (votée en juin 1821) et déclarées alors applicables
même aux journaux littéraires. Elles préludèrent à la destruction
totale de la législation politique du parti constitutionnel, c'est-
à-dire de la loi électorale et de la loi sur la presse. Comme la censure
permettait d'ajourner les mesures définitives à prendre contre la
presse, le régime électoral fut modifié le premier.
Une majorité décisive de 95 voix vota la nouvelle loi électorale.
Ce fut une grande défaite pour la gauche, elle ne doutait pas que
la loi de 1817 ne lui eût à la longue donné le pouvoir. Sa vive
opposition réussit pourtant à atténuer le projet ministériel. Celui-ci
créait l'élection à deux degrés : chaque collège d'arrondissement
dresserait une liste de candidats en nombre égal à la totalité des
députés à élire dans le département; le collège de département,
composé du cinquième le plus imposé des électeurs, aurait choisi
les députés sur la liste totale formée par la somme des listes de-
chacun des collèges d'arrondissement. C'était confier le recrute-
ment de la Chambre aux grands propriétaires. Une partie de la
gauche appuya et fit voter un amendement, émané du centre droit,
qui conserva aux collèges d'arrondissement l'élection directe des
anciens députés, et réserva 172 sièges nouveaux aux collèges de.
département composés du quart des électeurs choisi parmi les
plus imposés. Ce système n'interdisait pas aux électeurs du collège
de département de figurer dans les collèges d'arrondissement; on
l'interpréta en leur conférant le droit de voter dans l'un et l'autre»
collèges. Ce fut la loi « du double vote ».
Les élections de 1820 justifièrent l'espoir que la droite avait
mis dans l'abolition de la loi de 1817. Les nouveaux collèges de
département eurent à nommer leurs 172 députés; les anciens
collèges eurent à renouveler le cinquième sortant de l'ancienne
Chambre, soit 52 membres. La lutte fut âpre. La censure l , confiée
à Paris à une commission présidée par l'abbé d'Andrezel, inspec-
teur général de l'Université, en province, à des censeurs choisis
par les préfets et dirigés par un conseil de surveillance placé auprès
du ministre de la Justice, releva des imprudences et des violences
de langage chez les ultras exaltés de la Quotidienne et du Drapeau
i. La censure en 1820 et 1821, par A. Crémieux, 1912, donne tout le détail des opérations
des censeurs et du conseil de surveillance, et de la résistance des journaux. Cf. La censure
Vkèâlrale sous la Restauration, par Claude Gével et Jean Rabot (Revue de Paris, igi3).
t»i6o >
ciiAi-iTRt: ii Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 18âi.
blanc ; mais ce fut moins dans l'intention de leur nuire que de
garder un air d'impartialité : les censeurs prétendaient s'inspirer
avant tout du souci de « calmer les passions ». Contre les journaux
libéraux, attentive à découvrir jusque dans les annonces les mani-
festations les plus timides du « mauvais esprit », à diriger les lec-
teurs vers de « bons choix », la censure engagea une lutte où la
victoire lui était d'avance assurée. Toute désobéissance à un de ses
ordres fut l'occasion d'une poursuite, suivie d'une suspension tem-
poraire. Les journaux libéraux comme la Bibliothèque historique, la
Minerve, le Censeur, la Renommée, disparurent volontairement ou
après un procès. La censure causa indirectement la disparition d'un
journal royaliste, le Conservateur ■ Chateaubriand ayant déclaré
qu'il ne lui soumettrait pas ses articles, les rédacteurs se divisèrent,
et quelques-uns fondèrent le Défenseur, qui célébra le nouveau
régime. Le Constitutionnel et le Courrier survécurent, se contentant
de s'amuser à des chicanes , ils laissaient en blanc les lignes sup-
primées, invitant ainsi malicieusement, disait le conseil de surveil-
lance, « l'imagination des lecteurs à suppléer par des inductions
fâcheuses à des passages explicites qui le seraient moins », ou bien
changeant, soulignant les caractères imprimés d'un mot ou d'une
phrase, de manière à leur donner une valeur et un sens que la cen-
sure n'avait pas aperçus. Il fallut interdire ces pratiques Une seule
phrase répréhensible entraîna la suppression de tout l'article On
n'accorda le permis définitif que sur le vu d'une épreuve entière-
ment imprimée des articles déjà lus en manuscrit. Il fut interdit de
reproduire en province les articles des journaux de Paris sans une
nouvelle autorisation de la censure locale. De même, la censure
parisienne ne toléra pas l'insertion des articles de province. Après
trois mois, l'insignifiance des journaux qui survécurent devint telle
qu'il n'y eut plus rien à censurer. Les libéraux publièrent des bro-
chures contenant les « rognures », c'est-à-dire les phrases et les
articles supprimés par les censeurs, ou bien des brochures destinées
à remplacer sous des titres nouveaux les journaux disparus Mais
les tribunaux condamnèrent les auteurs si rudement à la prison et
à l'amende qu'il fallut renoncer à ce subterfuge.
Le gouvernement, seul maître des journaux, devint facilement naissa
le maître de la majorité des électeurs. D'abord, il en diminua le
ttbre; un dégrèvement de l'impôt foncier supprima 14 500 élec-
teurs sur 110 000. Puis il sut intimider les opposants. La naissance
(29 septembre 1820) d'un fils posthume cki duc de Berry, « l'enfant
du miracle », qui sembla assurer la perpétuité de la dynastie, fut
exploitée sans mesure. D'innombrables adresses de félicitations,
< iGi >
Lavisse. — H. coutemp., IV. I j
DUCDEUOl.;
DU'UTE AUX
ÉLECTIONS DE I8i0.
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
des fêtes populaires, des distributions de croix de Saint-Louis
agirent sur l'opinion des indécis : « La Providence a fait son
devoir, disait un mandement de l'archevêque de Paris; c'est main-
tenant à nous de faire le nôtre ». La presse royaliste célébra ce
prodige : « Rassurez-vous, races futures; votre bonheur est assuré».
Charles Nodier écrivit dans la Quotidienne : « Le premier sourire
qui effleurera ses lèvres, au jour du baptême, annoncera une
rédemption immense ». Le Roi adressa une proclamation aux élec-
teurs; chacun d'eux en reçut directement un exemplaire :
« Je veux que vous entendiez ma voix.... Écartez des nobles fonctions de
député les fauteurs de troubles, les artisans de discordes, les propagateurs
d'injustes défiances contre mon gouvernement, ma famille et moi.... La France,
au milieu des agitations qui l'environnent, doit rester calme et confiante. Unie
avec son Roi, ses prospérités sont au-dessus de toute atteinte. L'esprit de fac-
tion pourrait seul les compromettre; s'il ose se produire, il sera réprimé. »
victoire de la Les élections furent favorables au centre et à la droite extrême:
75 membres de la Chambre introuvable furent réélus ; et seulement
35 libéraux. Sur les 450 députés de la nouvelle Chambre, la gauche
n'eut plus que 80 voix. « On sait maintenant ce que veut la France,
écrivit un journal royaliste, le Défenseur: elle veut qu'il n'y ait plus
dans la Chambre que deux partis, et qu'on ne s'obstine plus à
chercher un milieu entre la religion et l'athéisme, entre l'ordre et
la licence, entre la fidélité et la trahison. »
villèle et La victoire de la droite obligea Richelieu à lui faire une place
entrent dans le dans le gouvernement. La majorité exprima dans l'adresse au Roi le
cabinet. désir de « voir fortifier l'autorité de la religion sur l'esprit des
peuples, épurer les mœurs par un système d'éducation chrétienne et
monarchique ». Deux jours après (21 décembre), trois 'de ses chefs,
Villèle, Corbière et Laine entrèrent dans le cabinet comme minis-
tres sans portefeuille; Chateaubriand, qui demandait à jouer un
rôle, eut l'ambassade de Berlin; d'autres ultras, de moindre impor-
tance, reçurent des Directions générales. Villèle, député de la
Haute-Garonne, était connu par l'opposition qu'il avait faite à la
Charte avant sa promulgation et par l'autorité que depuis 1815 il avait
exercée sur le parti ultra-royaliste. Habile à discipliner son opposi-
tion, à éviter de se compromettre dans les violences de tribune et
de presse, il avait donné la mesure de sa valeur de tacticien,
lorsque à la fin de 1819 il avait décidé la droite à accorder à Decazes,
qu'abandonnaient les libéraux, les six douzièmes provisoires qu'il
demandait; Decazes, désormais à la merci de la droite, avait dû
s'engager à modifier la loi électorale. Villèle passait pour appliqué
au travail ; il avait moins de goût pour les dis-cussions d'idées que
chapitre h Le Gouvernement de la Droite jusqu'en '182A-.
pour les discussions d'affaires, où il montrait de la clarté, du juge-
ment et de la compétence. Corbière, son ami, reçut, avec l'entrée au
Conseil, la présidence du Conseil royal 1 de l'Instruction publique,
enlevée à Royer-Collard : un petit ministère. C'était un avocat
breton, adroit, vif et vulgaire; il partageait avec Villèle les sym-
pathies de la droite, et il avait sur elle une égale autorité. Ces deux
défenseurs de la noblesse et du clergé n'étaient ni dévots ni hommes
de cour; ce qui sans doute leur permit de mettre au service de
leur parti une liberté d'esprit et un sens critique d'autant plus
utiles qu'ils y étaient rares.
La droite, rassurée par son succès aux élections, mena la bêaction
réaction « au pas de course » La religion défaillante fut son premier
souci. Elle y voyait la base solide et unique de toute l'œuvre de la
restauration politique
« Il peut exister, déclara Bonald, sans motifs religieux des vertus privées
ou des habitudes qui ressemblent à des vertus. Mais il ne saurait y avoir, sans
motifs religieux, des vertus publiques. La religion est comme la salubrité du
climat, qui n'empêche pas les maladies particulières, mais qui prévient les
maladies endémiques, et..., considérée dans la société, elle en est la raison
dans les dogmes, la morale dans les préceptes, la politique dans ses conseils. »
Les attaques contre l'Université, vigoureusement menées par l'université
les évêques, par Lamennais, par Chateaubriand, aboutirent enfin à Li sur^eIllaxce
un résultat. du clergé.
« Les apologistes de l'Université provisoire, écrivit Chateaubriand, n'étouf-
feront pas la voix des pères de famille. Il n'y a pas un moment à perdre....
Qu'a-t-on fait pour attacher les générations [nouvelles] à la religion, au Roi légi-
time, au gouvernement monarchique?... Que sont-ils, ces jeunes hommes
destinés à nous remplacer sur la scène du monde?... Croient-ils en Dieu?
Reconnaissent-ils le Roi?... Ne sont-ils point antichrétiens dans un état chrétien,
républicains dans une monarchie? »
Corbière lui donna une première satisfaction. Si l'Université
« provisoire », comme on disait à droite, ne fut pas supprimée au
profit du clergé et des ordres religieux, elle ne subsista qu'à la con-
dition de resserrer « les liens qui doivent unir au clergé, déposi-
taire des doctrines divines, le corps chargé de l'enseignement des
sciences humaines » Ainsi parlait le préambule de l'ordonnance du
27 février 1821, qui plaça l'enseignement secondaire public sous la
surveillance du clergé :
i C'est à cette occasion que la Commission de l'Instruction publique prit le nom de
Conseil royal.
< i63 >
Le Gouvernement parlementaire.
V ENSEIGNEMENT
PKI JlAIRE MENACE.
CRÉATION
DE NOUVEAUX
DIOCÈSES.
« Les bases de l'éducation des collèges sont la religion, la monarchie, la
légitimité et la Charte. — L evèque diocésain aura, pour ce qui concerne la
religion, le droit de surveillance sur tous les collèges de son diocèse. Il les
visitera lui-même ou les fera visiter par un de ses vicaires généraux, et provo-
quera auprès du Conseil royal de l'Instruction publique les mesures qu'il aura
jugées nécessaires. Il sera distribué des médailles d'or aux professeurs des
collèges qui se seront distingués par leur conduite religieuse et morale et par
leur succès dans l'enseignement. »
La même ordonnance créa au profit du clergé une nouvelle
exception au monopole universitaire : le Conseil royal fut autorisé
à transformer les « maisons particulières d'éducation qui auront
mérité la confiance des familles, tant par leur direction religieuse
et morale que par la force de leurs études », en « collèges de plein
exercice » ; ce titre les assimilait aux collèges royaux et communaux;
enfin il fut permis aux curés de campagne de préparer les jeunes
gens aux petits séminaires sans payer la rétribution universitaire.
La commission du budget proposa de supprimer le crédit de
50 000 francs affecté depuis 1816 à l'enseignement primaire, parce
que « ces fonds étaient employés pour la plus grande partie à favo-
riser un système d'enseignement peu en harmonie avec nos insti-
tutions ». C'était une allusion à l'enseignement mutuel. Il fallut
toute l'autorité de Corbière et de Villèle et l'appui de la gauche pour
faire maintenir le crédit.
Une loi décida (21 mai) que les fonds rendus disponibles par
l'extinction des pensions ecclésiastiques seraient consacrés à la
dotation de 12. sièges épiscopaux nouveaux et successivement à la
dotation de 18 autres. Il restait d'autres fonds disponibles sur l'ancien
domaine extraordinaire de Napoléon, et qui représentaient environ
1 800 000 francs de revenus. Le gouvernement proposa de les affecter
à indemniser ceux des militaires pensionnés que le traité de 1814
avait dépossédés et parfois réduits à la misère en restituant les parties
de ce domaine situées à l'étranger; la majorité s'indigna : « Il y a
parmi eux des juges du duc d'Enghien », cria-t-on. Le Roi ne pou-
vait avoir approuvé un pareil projet : il faut que la Chambre lui
apprenne, dit Clauzel de Coussergues, « qu'on calomnie la France
à ses yeux, quand on lui dit que ses peuples désirent qu'il récom-
pense les ennemis les plus cruels de la maison royale et de la patrie,
les hommes qui*se proclament ouvertement les ennemis de la chré-
tienté et les alliés de ces hordes d'assassins auxquels une conspi-
ration a livré la malheureuse Espagne ». Le ministère dut transiger :
un amendement, qu'il accepta,, stipula que les donataires dépos-
sédés « pourraient recevoir » une pension viagère : c'était leur
reconnaître un droit à la bienveillance royale, non une créance sur
164
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II. C. IV.
I i. s. Page 164.
PAS SATISFAITE.
chapitre h Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 182A.
l'État. « La Contre-révolution dépouille la Révolution », s'écria un
député libéral, le général Foy. On renonça toutefois à mettre aux
voix un amendement, proposé par la commission, qui réservait une
partie des fonds "« aux personnes qui auraient rendu des services au
Roi et à L'État »; la gauche y avait vu une allusion claire aux anciens
soldats des armées royales du Midi et de la Vendée.
Richelieu se retrouva dans la situation qu'il avait connue en 1816 la dpoite frssi
quand il gouvernait avec la Chambre introuvable. La majorité le
jugeait tiède, et une partie de la droite l'attaquait ouvertement. La
présence de Villèle et de Corbière dans le gouvernement ne suffisait
ni à la rassurer ni à la satisfaire. Au reste, ces ministres affectaient
auprès de leur parti de ne pas défendre la politique du cabinet. Ils
restaient froids et réservés au Conseil, se bornant à demander des
places pour leurs amis : « Il faut bien, disait Corbière, faire quelque
chose pour les royalistes ». Richelieu crut les gagner en offrant à
Villèle la Marine, et à Corbière l'Instruction publique. Mais Villèle
déclara que son parti exigeait pour lui le ministère de l'Intérieur.
Richelieu refusa. Le Roi intervint. Richelieu offrit de donner un
troisième portefeuille à la droite en mettant à la Guerre le duc de
Bellune. La combinaison eût peut-être abouti malgré la répugnance
des autres ministres, mais Corbière prit, dans une dernière discus-
sion avec Richelieu, un ton si déplaisant que celui-ci perdit patience
et rompit les pourparlers. La session de 1821 terminée, Villèle et
Corbière cessèrent d'assister aux séances du Conseil, et après les
élections d'octobre 1821, qui accrurent encore la majorité de droite,
ils se retirèrent. Chateaubriand quitta l'ambassade de Berlin L'in-
tention de Richelieu était de suivre une politique modérée et
d'essayer de calmer les esprits en amenant la Chambre à s'occuper
d'affaires : « Nous devons, écrivait-il à de Serre le 29 juillet, pré-
senter le moins possible de lois propres à exciter les passions; des
canaux, un code rural, des chemins vicinaux, des choses d'adminis-
tration et d'utilité publique ». Mais la droite avait d'autres desseins.
Elle avait conquis la force nécessaire pour réaliser son vieux pro-
gramme contre-révolutionnaire, et son heure semblait venue.
C'est le temps où les partis libéraux de l'Europe, après avoir échec DES PARTI-
US i
EN EUROPE.
partout cru toucher au triomphe, sont ou vont être partout écrasés
C'est chose faite en Angleterre : l'obstination du ministère tory
à refuser toute réforme politique provoque une agitation « radi-
cale » contre les institutions de la vieille Angleterre; dispersés par la
force à Manchester, où ils demandaient tumultueusement la réforme
du Parlement, les radicaux anglais sont réduits à l'impuissance par
t iG5 >
Le Gouvernement parlementaire. livke ii
les « lois de bâillon ». En Espagne, Riego et Quiroga devaient
quelque temps encore rester impunis, protégés par l'Angleterre qui
s'opposait à toute intervention militaire dans la Péninsule. Mais le
scandale du royaume de Naples, où l'insurrection du général Pepe
avait obligé le roi Ferdinand I er à accepter une constitution, appelait
une répression énergique. « La révolution de Naples, écrivait Pozzo
di Borgo le 28 juillet 1820, n'est qu'une section de celle que pré-
parent, plus ou moins, partout ailleurs, les hommes de l'Empire et
ceux de la République réunis Le duc de Campo-Chiaro et le duc de
Bassano sont identiques, et le général Pepe ne diffère pas du
maréchal Suchet et du général Foy. » Cette révolution ne touchait
pas seulement Ferdinand qui, en bon lieutenant de Metternich,
s'était par un traité secret (12 janvier 1815) interdit « tout change-
ment dans les constitutions de son royaume qui ne pourrait se
concilier, soit avec les institutions monarchiques, soit avec les
principes adoptés par l'empereur d'Autriche dans le régime inté-
rieur de ses provinces italiennes ». Derrière lui, elle atteignait
l'Autriche, et l'incendie risquait encore de gagner l'Italie tout
entière : dans toutes les grandes villes, et à Milan même, dans le
propre domaine de l'empereur, on comptait des adeptes à la société
secrète des Carbonari qui avait, en détruisant l'absolutisme de
Ferdinand, humilié la légitimité.
« Ne serait-ce pas le cas d'une de ces réunions prévues à Aix-
la-Chapelle? » écrivit Richelieu à Metternich (9 août 1820). Le
chancelier d'Autriche eût préféré agir seul en Italie, mais le tsar,
qui cherchait une revanche à son échec d'Aix-la-Chapelle, exigea la
réunion ; on y parlerait de Naples et de l'Espagne : « Aux mêmes
maux, disait-il, les mêmes remèdes ». Les souverains décidèrent de
se réunir à Troppau (3 sept.).
conférences Les conférences s'ouvrirent le 23 octobre. Elles firent appa-
raître les tendances divergentes, sinon opposées, du tsar et de Met-
ternich . le tsar montra, comme à Aix-la-Chapelle, son ambition
de faire jouer à la Sainte-Alliance un rôle de médiatrice universelle
entre les peuples et les rois; l'Autriche était impatiente de se faire
donner par l'Europe le mandat d'intervenir contre les révolution-
naires italiens. Metternich eut l'habileté de rallier le tsar à ses vues
en lui proposant, d'accord avec la Prusse, une sorte de code de
police international dont les prescriptions engloberaient tous les
révoltés, où qu'ils fussent, « tout État, disait le protocole des trois
cours (Autriche, Russie, Prusse), ayant subi dans son organisation
intérieure des changements opérés par la révolte, et dont les consé-
quences pourraient être menaçantes pour les autres Etats ». L'An-
< 166 >
DE TROPPAU.
CHAPITRE 11
Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 4824?.
gleterre refusa de souscrire au protocole, et la Franco proposa 411e
Louis XVIII, en tant que chef de la famille des Bourbons, reçût le
mandat d'imposer à Naples sa médiation. Cette hésitation de la
France à adopter des formules où revivaient les principes de 1815
fut considérée par le tsar comme une trahison. Le Congrès s'ajourna
à trois semaines, et rendez-vous fut pris à Laybach, où le roi de
Naples était convoqué.
Ferdinand, que ses sujets avaient laissé s'y rendre parce qu'il leur
avait promis de défendre la constitution devant les souverains du
Nord, oublia ses engagements dès qu'il se sentit eu sécurité. La pre-
mière conférence de Laybach (12 janvier 1821) annula la constitution,
et, le 3 février, l'Autriche lut autorisée à envoyer une armée contre
les Napolitains. Les souverains italiens, Victor-Emmanuel I er de
Sardaigne, les ducs de Modène et de Toscane, effrayés, envoyèrent
des agents à Laybach. Toute l'Italie passait donc sous la domina-
tion de Mellernich. Les Napolitains sont vaincus à Rieti; les
patriotes piémontais veulent répondre à l'invasion autrichienne par
une insurrection nationale; le 12 mars 1821, ils arborent à Alexan-
drie un drapeau tricolore « italien »; le régent de Savoie, prince
de Carignan, proclame une constitution. La répression est aussi
rapide que la révolte : Victor-Emmanuel abdique en faveur de
son frère Charles-Félix qui demande à l'Autriche une armée, et les
« patriotes » sont dispersés sans gloire à Novare (8 avril). Des
commissaires extraordinaires font régner la terreur à Milan, à
Modène. Quand les souverains quittent Laybach, le 12 mai, l'Italie
tout entière est sous la surveillance de l'Autriche, comme l'Alle-
magne après le congrès d'Aix-la-Chapelle.
Le réveil du peuple grec n'eut pas un succès plus heureux.
Profitant de la guerre que le sultan Mahmoud faisait à son pacha
de Janina, Ali, les chrétiens grecs s'insurgent à Patras et entraînent
la Morée (février-avril). En même temps, un Grec au service
du tsar, Alexandre Ypsilanti, chef d'une société secrète, l'hétairie,
dont le programme est de soulever en masse tous les chrétiens des
Balkans pour expulser les Turcs, appelle les Grecs à l'indépendance
(7 mars). Vaincu par les Turcs à Dragatschan (19 juin), il s'enfuit en
Autriche, où il est aussitôt emprisonné. En vain, ce patriote a compté
sur le tsar, sur son ami Capo d'Istria, ministre du tsar: Alexandre
est captif de Melternich, et les souverains ont proclamé à Laybach
« la nécessité de conserver ce qui est légalement établi ». La révolte
grecque, disait Metternich, est « hors de la civilisation; que cela se
passe là-bas ou à Saint-Domingue, c'est la même chose ». Le sultan,
lui aussi, est un souverain légitime; la Sainte-Alliance le protège.
CONFÉFEXt ES
DE LAYBACH.
ECHEC DE
VINSURREi
GKEClji E.
.6 7
Le Gouvernement parlementaire.
DÉFAITE
GÉNÉRALE
DES LIBÉRAUX.
Ainsi, dans ces premiers mois de l'année 1821, sauf en Espagne
où la police de l'Internationale contre-révolutionnaire laisse provi-
soirement fonctionner la constitution de Cadix ressuscitée par
Riego, la légitimité est partout rétablie. Par toute l'Europe. le
« côté gauche » est un parti vaincu. Les libéraux français qui ont
crié « Vive Riego, vive la Constitution de 1791, vivent nos frères de
Manchester! » qui ont annoncé avec le général Foy que « l'Italie sérail
le tombeau des barbares », sont écrasés par cette défaite. « C'est
l'heure de la résurrection », s'écrie Metternich. « Les Léonidas libé-
raux ont jeté leurs souliers dans les fossés pour courir plus vite »,
dit à Paris un journal de droite; les ultras s'exaltent jusqu'à espérer
publiquement un retour à la politique de 1815. La presse libérale
est muette. La tribune jouit encore d'une liberté gênante; une
proposition tendant à donner à la Chambre le droit d'interdire la
parole à un député permet à la droite de manifester son sentiment
sur l'indépendance de la tribune : « La souveraineté de la parole
d'un individu, dit un ultra, en opposition avec la majorité que
la Chambre reconnaît souveraine est une véritable révolte que cette
majorité souveraine doit pouvoir réprimer »; et. pour indiquer
sans équivoque le cas où la majorité sera tenue d'user d'un tel
pouvoir, il ajoutait : « Il est de notre devoir d'étouffer tout ce qui
tend, je ne dis pas au blasphème, mais seulement à l'altération de
nos sentiments de respect et d'amour pour notre religion, nos
princes et nos lois », Bonald, plus dogmatique, précise :
LA POLITinrE
EXTÉRIEURE
DE RICHELIEU
MÉCONTENTE
LA DROITE.
« Les orages, dit-on, sont inséparables de la liberté. Rousseau l'a dit. Oui,
Messieurs, et il a dit une sottise. C'est la liberté qui est tranquille et la sen i-
tude qui est orageuse.... Sommes-nous libres, nous qui sommes condamm •
au supplice d'entendre nos adversaires?... »
Le ministère luttait péniblement et timidement contre ces vio-
lences. Richelieu se trouvait aux prises avec une seconde Chambre
introuvable, mais celle-ci avait aujourd'hui pour elle les gouver-
nements étrangers, qui, en 1816, demandaient au Roi de débarrasser
la France et l'Europe de la première.
L'attitude de Richelieu à Troppau et à Laybach avait été effacée
et indécise. Depuis qu'elle était rentrée dans le concert européen,
la France était astreinte à agir d'accord avec les alliés, c'est-à-dire
à examiner, elle aussi, si les émeutes, les constitutions arrachées
aux souverains timides étaient compatibles avec l'ordre social, avec
le système politique de l'Europe et l'esprit des traités. Sans doute
Richelieu ne s'y refusait pas; il manifestait pour la Révolution une
grande horreur, il se déclarait prêt à faire cause commune avec
r«8
chapitre h Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 18Sâ.
l'Europe, comme on disait, pour éteindre l'incendie : n'était-ce pas
pour en étouffer le foyer qu'il avait été rappelé au pouvoir? Mais il
jugeait contraire aux intérêts de la France de laisser l'Autriche
mettre la main sur l'Italie; il supportait mal l'idée que les affaires
d'un Bourbon fussent réglées par un Habsbourg. Ses agents, Blacas,
ambassadeur à Rome, la Ferronnays, ambassadeur à Pétersbourg, •
et son ambassadeur à Vienne, Caraman, n'avaient au contraire
d'autre désir que de montrer leur dévouement à la cause contre-
révolutionnaire. Il eût fallu les retenir, ou les désavouer; Richelieu
se contenta de rédiger une note par laquelle il signifiait que l'occu-
pation autrichienne ne devait modifier en rien la situation de l'Italie,
et d'envoyer à Naples une escadre pour la sûreté de la famille
royale. L'Angleterre qui, occupant Malte et Corfou, n'aurait pas
souffert un accroissement de l'influence française en Italie, joignit
aussitôt ses navires à ceux de la France. En définitive, Richelieu
laissa se produire une intervention qu'il redoutait et qui l'humiliait.
Il réussit pourtant à empêcher que le prince de Carignan ne fût
déclaré déchu de ses droits à la couronne de Sardaigne.
Sa conduite ne satisfaisait ni l'extrême droite, ni la gauche. chute
Elles s'entendirent pour insérer dans l'adresse (novembre 1821) un du ministère
i -,,,,, ,-.- ,. • \ RICHELIEU.
paragraphe qui blâmait la politique extérieure du gouvernement :
« Nous vous félicitons, Sire, de vos relations constamment amicales avec
les puissances étrangères, dans la juste confiance qu'une paix si précieuse
n'est point achetée par des sacrifices incompatibles avec l'honneur de la nation
et la dignité de votre couronne. »
Villèle ne vota pas le paragraphe, mais n'intervint pas en faveur
du ministère; Corbière était absent. Le Roi refusa d'entendre la
lecture de l'adresse, et déclara avec hauteur :
« Dans l'exil et dans la persécution, j'ai soutenu mes droits, l'honneur de
ma race et celui du nom français; sur mon trône, entouré de mon peuple, je
m'indigne à la seule pensée que je puisse jamais sacrifier l'honneur de ma
nation et la dignité de ma couronne. »
On crut qu'il soutiendrait son ministère contre la Chambre.
Richelieu, en effet, résista au blâme; il présenta un projet de loi sur
la presse, et un projet prolongeant la censure des journaux pour
cinq ans. La Chambre élut des commissions unanimement hostiles.
Richelieu se montra surpris de l'opposition systématique de la
droite; il rappela au comte d'Artois sa promesse de le soutenir, « sa
parole de prince donnée à un gentilhomme >. en un jour tragique,
lorsque le cabinet s'était formé au lendemain de la mort du duc de
Berrv. « Nous ave/ pris, répondit le prince, les syllabes par trop à la
< lG( J >
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
lettre. » Richelieu porta au Roi sa démission (12 décembre). Le Roi
l'accepta : il n'aimait pas le duc, et madame du Cayia était acquise
aux amis de Monsieur.
la motte prend Les hommes du centre avaient jusque-là gouverné, Decazes
le pouvoir. avec la gauche, Richelieu avec la droite. Les hommes de droite
allaient prendre le pouvoir, et gouverner pour leur parti. Le
16 décembre, le nouveau ministère était constitué. Il comprenait
uniquement des royalistes de droite. Mais, le Roi n'ayant voulu
d'aucun de ceux qui avaient voté l'adresse qu'il avait jugée bles-
sante, ils furent en majorité choisis parmi les pairs; Villèle aux
Finances. Corbière à l'Intérieur, Peyronnet à la Justice représen-
tèrent seuls au gouvernement la droite de la Chambre. Villèle fut
le chef réel de ce conseil sans en avoir pourtant la présidence, qui
fut provisoirement supprimée. Pour la première fois depuis 1814,
un homme arrivait au pouvoir imposé par le parti dont il était le
chef, pour appliquer, franchement, avec décision, le programme de
ce parti.
//. — L'OPPOSITION LIBERALE ET REVOLUTION-
NAIRE^
LA gauche vit sans trop d'inquiétude l'arrivée de Villèle aux
affaires. Elle pensait qu'avant six mois, la politique des ultras
aurait provoqué une révolution et renversé le gouvernement. Cette
révolution était, depuis 1820, son espoir tenace, et quelques-uns de
ses chefs essayèrent de l'organiser. A mesure que la droite s'était
approchée du pouvoir, s'était formée et avait grandi dans le groupe
libéral une extrême gauche révolutionnaire. C'était l'effet des succès
obtenus par la droite : les mesures oppressives qu'elle avait fait
voter étaient à la gauche les moyens légaux d'action dont elle s'était
contentée jusque-là.
DES DISCUSSIONS
PARLEMENTAIRES.
le ton Le rétablissement de la censure ayant interdit aux journaux
les faits et les opinions qui déplaisaient au gouvernement, l'oppo-
sition, pour se produire, ne disposait plus que de la tribune parle-
mentaire. Aussi les débats des Chambres furent-ils pour la gauche
i. Voir La Charbonnerie, par Trélat, dans Paris révolutionnaire, t. II, i83V A. Calmette,
Les carbonari en France sous la Restauration (La Révolution de 1848, IX, I9i3).
P. F. Dubois, dans ses Souvenirs publiés par fragments dans la Revue bleue par
Adolphe Lair (1908), donne, à propos de Cabet, de Guinard et d'Augustin Thierry, d inté-
ressants détails sur le carbonarisme.
< i^O )
chapitre ii Le Gouvernement de la Droite jusquen 482i.
de continuelles occasions d'agiter l'opinion. Le public se passionna
au récit des séances de la Chambre des députés. Il n'y eut guère de
sujet qui ne devînt, comme avant 1820, prétexte à des discussions
où se heurtèrent violemment la Révolution et l'ancien régime, l'inva-
sion et la terreur blanche, le drapeau tricolore et le drapeau blanc.
Chacun profitait du débat pour y jeter, sans relâche et à tout propos,
l'affirmation de ses opinions historiques.
Les doctrinaires laissaient tomber leur dédaigneuse colère de
toute la hauteur de leurs principes. Enfermés dans la Charte, ils
l'opposaient sans défaillance aux lois d'exception, aux mesures arbi-
traires :
« La loi proposée, dit Royer-Collard à propos du projet électoral, fait
descendre le gouvernement légitime au rang du gouvernement de la Révolu-
tion, en l'appuyant sur le mensonge.... Elle serait en vain votée, en vain quelque
temps exécutée, les mœurs publiques l'éteindraient bientôt par leur résistance;
elle ne régnera pas, elle ne gouvernera pas la France. >•
Le projet de règlement qui donnait à la Chambre le droit de
priver un député de la parole rencontrait en lui un adversaire non
moins inflexible :
« La Charte n'a point ignoré qu'il se produirait à la tribune des opinions
inso-nsées, insolentes, factieuses, perverses. Elle eût ignoré la nature humaine....
Mais elle s'est fiée à la publicité elle-même et à la contradiction pour décrier
l'erreur, démasquer l'esprit de faction, confondre l'immoralité et la perversité....
Maintenant, ce que la loi ne pourrait pas faire, il est monstureux de vouloir
le faire par un article du règlement. Il n'est pas plus au pouvoir delà Chambre
de nous suspendre que de nous destituer, et si une majorité, plus imprudente
que celle de 1815, venait à le tenter, la soumission pourrait être conseillée par
la prudence,. mais l'obéissance ne serait pas un devoir. »
A gauche, Benjamin Constant excellait au sarcasme hautain :
« Quand on veut gouverner contre l'esprit du siècle et les droits de
l'esprit humain, on ne doit pas recourir à des moyens lents, mais à
des coups d'État » Manuel, impassible, s'entendait à déchaîner les
colères de la droite en rappelant les persécutions séculaires, depuis
la Saint-Barthélémy jusqu'aux massacres du Midi, et en opposant
la liberté révolutionnaire à l'ancien régime. Comme, à propos de
restitution du jury, il était fait mention de la Constituante, un
député de droite, le juriste Pardessus, s'écria : « Personne, ni dans
;ette enceinte ni au dehors, ne peut faire l'éloge d'une assemblée
qui a constitué son Roi prisonnier, qui a proclamé le dogme absurde
et antisocial de la souveraineté du peuple ».
• Je vois bien, répondit froidement Manuel, que le moment est venu où tous
les efforts qui ont eu pour but de donner la liberté à la France doivent être
Le Gouvernement parlementaire.
LIVRE II
FORMATION D'UN
PARTI RÉVOLU-
T10I\NAIRE
DE GAUCHE
ORIGINE DES
CONSPIRATIONS
LES TROUBLES
DE 1820.
présentés comme des crimes. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a essayé de
les flétrir, mais la France en juge autrement que vous.... La Révolution se con-
solidera.... Vous n'empêcherez pas de reconnaître ce que nous devons à ceux
qui les premiers ont immolé leur repos, leur fortune, pour arracher la France
au pouvoir absolu et la donner à la liberté. »
Le général Foy agitait les souvenirs de 1815 :
« Croyez-vous que sans l'étranger, sans la crainte de voir notre pays livré
à toutes les horreurs de la dévastation, nous aurions souffert les outrages
d'hommes que, pendant trente ans, nous avions vus dans l'humiliation et dans
l'ignominie? »
Pathétique, il évoquait la « glorieuse, à jamais glorieuse
cocarde tricolore » et l'ancienne armée « citoyenne » : c'était la fleur
de la population, le plus pur sang de la France ;
« Ces hommes sortis comme de dessous terre au cri de : La patrie en
danger! ont défendu la patrie jusqu'au dernier moment, inaccessibles à la
cupidité comme à la crainte; ils allaient au combat, souvent aune mort cer-
taine, en chantant. »
La joie de la haine, tout l'espoir des revanches prochaines
s'exhalent dans les invectives du même orateur contre « les hontes
de 1815 »
« Ignorez-vous donc que les souvenirs de 1815 vivent encore dans toutes
les âmes, et que les haines sont mille fois plus actives aujourd'hui qu'elles ne
l'étaient à cette époque?... Prenez, la caisse est ouverte; la veine est bonne;
profitez-en; elle ne durera pas longtemps.... »
Tant que la majorité resta incertaine, c'est-à-dire pendant
l'année 1820, un orateur de talent réussissait parfois à déterminer
l'assemblée à suivre et à adopter ses vues : les deux partis étant
presque égaux en nombre, un discours pouvait déplacer quelques
voix hésitantes Quand la droite eut décidément conquis la majorité,
l'éloquence parlementaire perdit tout effet pratique ; elle n'en fut
pas moins passionnée. De la tribune, les orateurs s'adressèrent au
pays, la gauche parla « par la fenêtre », comme on disait. L'action
parlementaire de gauche, que la droite dénonçait comme une insur-
rection permanente, eut pour objet principal de préparer une
attaque à main armée contre le gouvernement.
C'est l'agitation populaire contre les mesures de réaction qui
décida parmi les députés de gauche la formation d'un groupe de
conspirateurs. Un premier mouvement avait suivi la promulgation
de la loi sur la liberté individuelle. Un comité s'était formé
pour recueillir des souscriptions en faveur des victimes de la loi
(30 mars 1820). Les membres du comité et les journaux qui publièrent
les listes furent condamnés. Puis, la discussion de la loi électorale
172
cuapitri: h Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 1824,.
provoqua des bagarres devant le Palais-Bourbon. Des étudiants
libéraux y attendaient chaque jour, pour l'acclamer et l'escorter, un
député de gauche, M. de Chauvelin. L'un d'eux, Lallemand, lut tué
d'un coup de l'usil parti des rangs de la garde royale (3 juin 1820).
Son enterrement, auquel assistèrent 5 à 000 jeunes gens, fut le
signal de manifestations libérales, aux cris de : « Vive la Charte ! A bas
les émigrés! A bas les missionnaires! » Sur la place de la Concorde,
dans la rue de Rivoli et au faubourg Saint-Antoine, et, quelques
jours après (9 juin), sur les boulevards, la foule manifesta violem-
ment. Il y eut des blessés; un homme fut tué par les cuirassiers de
la garde royale. En province, le même cri de : « Vive la Charte! »
ralliait les libéraux. Les étudiants de Rennes répondirent : « Vive la
Charte! » lorsque à une revue le commandant des troupes cria :
« Vive le Roi ! » ; ils furent félicités par leurs camarades de Grenoble,
de Toulouse, de Caen, de Poitiers. C'est par le môme cri que fut reçu
dans l'Est, à Dijon, à Lyon, à Grenoble, le duc d'Angoulême envoyé
pour réconforter les royalistes; la police dut intervenir à Grenoble.
Quand la session fut close, les députés de gauche furent accueillis
dans leurs départements par des acclamations et des banquets. Au
contraire, les députés de droite, Corbière à Rennes, Bellart à Brest,
furent insultés. Un officier en demi-solde, nommé Touquet, ayant
annoncé en manière de protestation une édition de la Charte à un
sou, un million d'exemplaires furent souscrits
L'opposition libérale n'avait donc jamais paru plus résolue, le
parti semblait tout prêt à tenter un coup de force et capable de le
réussir. Quelques chefs jugèrent que l'heure était venue de consti-
tuer un groupe d'action révolutionnaire. Le succès paraissait si
facile et si prochain qu'on crut inutile de dissimuler; Lafayette
annonça presque ouvertement ses intentions à la Chambre pendant
la discussion de la loi électorale :
- Quand je suis venu dans cette enceinte prêter serment à la constitution,
je me flattais que les divers partis, cédant enfin au besoin général de liberté
et de repos, allaient, par un échange de sacrifices et sans arrière-pensées,
chercher l'un et l'autre de ces biens dans l'exercice des droits que la Charte a
reconnus. Mon espoir a été trompé. La contre-révolution est dans le gouverne-
ment; on veut la fixer dans les Chambres. Nous avons dû, mes amis et moi,
le déclarer à la nation. Pensant aussi que les engagements de la Charte sont
fondés sur la réciprocité, j'en ai loyalement averti les violateurs de la foi
jurée. »
C'était une tranquille déclaration de guerre à la Restauration.
La méthode de combat était tracée par l'exemple de la révolution
(la Uuirogade) d'Espagne : soulever une garnison, et s'emparer du
gouvernement.
LA GUERRE
DÉCLARÉE A LA
RESTAURATION.
i 7 3
Le Gouvernement parlementaire.
CONSPIRATION
DU 19 AOUT.
UNION ETROITE
DES
BONAPARTISTES
ET DES
RÉPUBLICAINS.
Les députés cle la gauche n'entrèrent pas tous dans ces vues;
mais ceux mêmes qui désapprouvèrent la politique de violence
paraissent n'avoir pas ignoré tout à fait la conspiration de leurs
amis. Quant au centre gauche, royaliste, il fut tenu à l'écart. Les
meneurs, Lafayette, de Corcelles, Voyer d'Argenson, Dupont (de
l'Eure), Saint-Aignan, Manuel, Martin de Gray, Beauséjour, le
général Tarayre, se réunissaient chez l'avocat Mérilhou, où ils
rencontraient des membres d'une société secrète, L'Union, fondée
en 1818 à Grenoble par l'avocat Joseph Rey, et d'une loge fondée
par des jeunes gens, Les Amis de la Vérité : quant aux anciennes
loges maçonniques, jusque-là neutres en politique ou ralliées à la
monarchie, c'est à peine si elles commençaient vers 1820 à propager
le libéralisme. Il semble qu'une vingtaine de pairs aient pris part à
ces réunions. Ils se mirent en relations avec un groupe d'officiers
à demi-solde qui prenaient rendez-vous dans un bazar de la rue
Cadet tenu par d'anciens militaires; leur chef, Nantil, promit le
concours de la légion de la Meurthe, où il était capitaine, un autre
assura que la légion des Côtes-du-Nord était prête à marcher.
Lafayette comptait sur la garde nationale. Voyer d'Argenson,
député de l'Alsace, soulèverait Belfort; Corcelles, ses amis de
Lyon; Saint-Aignan, ceux de Nantes. L'opération devait com-
mencer par une attaque sur Vincennes, dans la nuit du 19 au
20 août. Le gouvernement, prévenu, arrêta la plupart des conjurés;
ils furent jugés l'année suivante (juin 1821) par la Cour des pairs
qui, peut-être pour éviter de compromettre quelques-uns de ses
membres, ne poussa pas l'enquête à fond, et se montra modérée
dans la répression.
Les conjurés du 19 août n'étaient pas d'accord sur le résultat
qu'il s'agissait d'obtenir. Les uns, bonapartistes, rêvaient de donner
la Régence au prince Eugène, les autres, républicains, la Présidence
à Lafayette Tous étaient unis dans la fidélité au drapeau tricolore,
et s'en remettaient à une assemblée constituante du soin d'établir
le nouveau gouvernement. La mort de Napoléon (5 mai 1821), qu'on
connut à Paris le 5 juillet, atténua les divergences de leurs vues poli-
tiques et rapprocha plus étroitement leurs espérances. Les officiers
bonapartistes acceptèrent plus facilement l'idée d'une république;
et, d'autre part, la légende d'un Empereur libéral et pacifique qui,
sans l'hostilité de l'Europe, eût assuré la paix et la liberté du monde,
prit corps chez les républicains : nulle contradiction profonde ne
séparait plus des idéals voisins, unis par une origine commune, la
Révolution Ouinet a plus tard exprimé comment la mort transforma
l'image que Napoléon laissait dans la mémoire des Français :
174
chapitre h Le Gouvernement de la Droite jusquen 1824?.
« Lorsque, en 1821, éclata aux quatre vents la formidable nouvelle de la
mort de Napoléon, îl fit de nouveau irruption dans mon esprit.... Il revint
banter mon intelligence, non plus comme mon empereur et mon maître absolu,
mais comme un spectre que la mort a presque entièrement changé.... Ses
compagnons revenaient l'un après l'autre et témoignaient de sa conversion
aux idées qu'il avait foulées aux pieds tant qu'il avait été le maître.... Nous
revendiquions la gloire comme l'ornement de la liberté. »
L'échec de la conspiration du 19 août conduisit les révolu- la charbonnerie
tionnaires à donner à l'insurrection une organisation permanente. sox Règlement.
Une association secrète, Les Chevaliers de la Liberté, fondée à
Saumur en 1821 à la suite d'une bagarre provoquée par le passage
de Benjamin Constant, groupa d'abord les libéraux des bords de la
Loire; puis elle se réunit à une société fondée à Paris sur le
modèle de la Carbonaria qui avait fait la révolte de Naples. Deux
membres de la loge républicaine Les Amis de la Vérité, Joubert
et Dugied, partis pour l'Italie après l'échec de la conspiration,
mêlés aux insurgés de Naples, et initiés à la société, en avaient
rapporté les règlements; Flotard, Bûchez et Bazard, membres
du Conseil des Amis de la Vérité, les adaptèrent à leur objet, à
la lutte contre les Bourbons, et fondèrent la Charbonnerie fran-
çaise. Une société mère, la haute vente, groupa sous sa direction
les ventes centrales, et celles-ci, les ventes particulières. Chaque
vente était composée de 20 personnes; la haute vente se recrutait
elle-même; les ventes centrales et particulières étaient en nombre
illimité. Les ventes particulières ne communiquaient pas entre
elles, mais se rattachaient directement à l'une des ventes centrales;
celles-ci correspondaient avec la haute vente chargée de la direc-
tion de la société. Les affiliés juraient de garder le secret des déli-
bérations, d'obéir aux ordres de la haute vente, d'avoir toujours
prêts un fusil et 50 cartouches. Les formalités de l'initiation étaient
imitées de la franc-maçonnerie * on traçait sur la poitrine du réci-
piendaire « l'échelle symbolique de la résolution d'être fidèle
jusqu'à l'échafaud et d'y monter au besoin » ; il y avait des mots de
passe, le ternaire « foi, espérance, charité », « des signes, des
coups mystérieux au poignet dans les rencontres, des serrements
de mains ».
La Charbonnerie, recrutée d'abord parmi les jeunes membres ses recrues.
des A mis de la Vérité, professeurs, étudiants et employés de com-
merce, et parmi les officiers de l'Empire, grandit rapidement.
« Le besoin de conspirer était si vif dans tous les cœurs, écrit un
de ses membres, Trélat, que les néophytes recevaient avec un
bonheur inexprimable les propositions qui leur étaient faites.... Il
y eut à peine quelques exemples de refus, sans aucune importance
i ij5 >
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
pour la sûreté du secret, tant les communications se faisaient avec
lenteur et prudence » On conçoit ce que devaient être chez ces
jeunes hommes l'enthousiasme et l'espoir du succès, l'attrait du
mystère et de la conspiration, lorsqu'on voit Cousin le philosophe
et l'historien Augustin Thierry se faire les propagandistes passionnés
de la Charbonnene. Ils lui amenèrent deux professeurs de l'Ecole
normale, Dubois et Jouffroy, et ces adhésions prouvent le dégoût et
la colère qu'inspirait le régime à la jeunesse intellectuelle.
« Cousin, raconte Dubois, nous entraînait au Luxembourg, et là nous éta-
lait ses plans d'insurrection, le rôle qu'il voulait y jouer; il était prêt à aller
partout où il y aurait des chances, à Besançon, à Rennes; à Besançon, Jouf-
l'ioy devrait bien et devait pouvoir lui ouvrir l'accès de la citadelle; il irait, il
enlèverait par son éloquence les officiers d'artillerie et, par eux, la garnison
tout entière, et l'affaire était faite, la France révolutionnée et libre. Tantôt
c'était moi qui devais pratiquer l'héroïque jeunesse bretonne, l'École de droit
de Bennes, et il arrivait, parlait, comme dans sa chaire de ISIS, et tout allait
aussi vite qu'à Besançon. Parfois sa pantomime, son éloquence entraînante,
ses chimériques projets, mêlés de demi-révélations, de vérités qu'il attaquait
çà et là et arrangeait, en poète, en drames saisissants, jetaient nos imagina-
tions en fièvre, et nous poussaient à la curiosité, au désir de voir, de savoir,
d'agir surtout.... »
son idéal L'idéal politique de la Charbonnerie resta imprécis. Les politi-
ol tique. ciens de gauche qui y entrèrent, Lafayette, d'Argenson, de Cor-
celles, Manuel, Beauséjour, Barthe, Kœchlin, Dupont (de l'Eure),
Fabvier, Mauguin, Mérilhou, n'étaient guère d'accord que sur le
principe de la consultation nationale; les officiers qui fondèrent des
ventes militaires, appelées légions, cohortes, centuries, et com-
posées surtout de sous-officiers, semblent avoir conservé leurs
sentiments bonapartistes. Mais les jeunes gens étaient presque tous
républicains; de sentiment d'abord, car leur cœur était passionné-
ment épris des grands souvenirs de l'époque héroïque, mais aussi
de raison, car ils appuyaient leurs convictions sur une philosophie.
11 ne faudrait pas, assurément, demander à cette philosophie
républicaine la précision que le pur libéralisme ou la réaction théo-
les idéologues, cratique apportèrent à l'expression de leurs doctrines. Personne ne
prit d'ailleurs la peine de la rédiger, bien que beaucoup aient eu le
souci de justifier en doctrine l'attitude qu'ils avaient adoptée par
passion patriotique et par haine des Bourbons. Leurs tendances
les éloignaient de l'éclectisme de Cousin; c'est à la philosophie du
xvm e siècle et aux « idéologues » qui la continuaient de leur temps
en la pénétrant de l'utilitarisme de Bentham, qu'ils demandaient
moins les éléments d'une métaphysique spiritualiste que les fonde-
ments d'une science pratique et positive de la politique. A la suite
PHILOSOPHIE
REVOLUTION-
NAIRE :
L'OPPOSITION REVOLUTIONNA IR i:
Cliché llachoite
LKS QUATRE SEHGENTS DE LA ROCHELLE
I l '^°^l )hi , e ,f B 7 lile Watlh ^ *823. Elle représente l'apothéose de liories Goubin
SX ZJLS? ^îm.T« n "" r '" lihl , r '" '• I e 2l »^mbrelS22. En bal, médaillons de^s
quatre victimes, palmes, couronnes et bonnet de la liberté. Dans le fond, silhouette de la
gudlotme. — liibl. Nat. Est. {)!>. 154.
M. C. IV. — Pi.. ;i. Page 176.
chapitre h Le Gouvernement de la Droite jusqu'en J8S4-.
de Condiïlac, de Diderot, d'Helvétius, de Condorcet, l'idéologue
Destutt de Tracy, dans son Commentaire sur l'Esprit des lois paru
en Amérique en 1811 et en France en 1819, définissait la liberté par
le pouvoir d'exécuter nos volontés, et en conséquence de réaliser
le bonheur. Liberté et bonheur sont donc une même chose.^Les
meilleures institutions politiques sont celles qui assurent la plus
grande somme de bonheur. L'expérience et la nature des choses
enseignent que le meilleur gouvernement est celui qui représente
le mieux la volonté nationale, parce qu'il permet le développement
et favorise l'essor de toutes les inclinations; la liberté politique
qui en est le fondement n'est pas une fin, c'est un moyen de garantir
à l'individu l'épanouissement de ses facultés. Un autre idéologue,
Daunou, dans ï Essai sur les garanties individuelles (1818), réclame
la liberté politique comme le seul « moyen efficace de garantir la
liberté civile et le bonheur individuel ». Cabanis, avant de mourir,
« méditait, au témoignage de Destutt de Tracy, le plan d'un grand
ouvrage sur les moyens possibles d'améliorer l'espèce humaine, en
profitant de toutes les connaissances qu'elle a déjà acquises pour
accroître encore ses forces, ses facultés et son bien-être ». Tous ces
idéologues, qui font profession d'ignorer « Fontologisme », qui
s'enferment, pour édifier leurs doctrines, dans les limites de l'expé-
rience et de la connaissance positive, dans la considération des
« intérêts réels », qui ne voient dans le gouvernement le meilleur
que le meilleur moyen « d'assurer, comme disait Bentham, le plus
grand bonheur possible au plus grand nombre », sont, au témoi-
gnage du républicain Gorcelles, les premiers maîtres des répu-
blicains de la Restauration. Avant qu'ils sachent ou osent donner
de leur idéal politique une formule où éclatera la divergence, c'est,
au début, par cette « philosophie matérialiste et athée ». comme
l'appelle Cousin, qu'ils se distinguent des libéraux, pour qui la
Charte est une expression suffisante du « droit naturel ». Ils
remontent par cette philosophie jusqu'à l'une des sources fécondes
— non pas la seule, il est vrai — de la pensée et des œuvres de la
■ lution.
La eharbonnerie se développa rapidement en province. Dans les succès de la
villes de l'Ouest, Angers, Rennes, Nantes, La Rochelle, Poitiers, Bor- charbonnebib.
deaux, Niort, Saumur, Thouars, où les Chevaliers de la Liberté
lui avaient préparé les voies, dans celles de l'Est alsacien et lorrain,
Metz, Nancy, Strasbourg, Mulhouse, Neuf-Brisach, Belfort, où la
haine des Bourbons ae faiblissait pas, son succès fut tel. (prou put
la croire assez forte pour faire réussir une vaste insurrection. Nous
formions, écril Dubois, membre d'une vente de Bretagne, « un per-
< i 77 >
Lavisse. — H. Contemp., IV. 12
Le Gouvernement parlementaire. liv.be ii
sonnel de plus de 10 000 hommes d'élite, armés, résolus ». Les illu-
sions crûrent encore à la nouvelle des premiers efforts des libéraux
d'Espagne, de Naples, de Turin. Les jours de la liberté s'annon-
çaient. Les gouvernements étaient inquiets. Lorsqu'il fut question
à Laybach d'une intervention française contre les révolutionnaires
d'Espagne, l'ambassadeur de Prusse, Goltz, envoya à son gouverne-
ment un mémoire alarmant :
LA GRANDE
CONSPIRATION.
ÉCHEC
EN ALSACE
« Le Roi ne peut compter pour une guerre d'opinion sur aucun régiment
de l'armée; un drapeau tricolore, présenté même par les Espagnols dans le
midi de la France, suffirait pour y faire éclater la guerre civile et y renverser
le gouvernement. »
Le plan de la conspiration était vaste, presque démesuré. Deux
insurrections éclateraient simultanément, l'une dans l'Ouest, avec
Saumur pour centre, et l'autre dans l'Est, depuis l'Alsace, d'où
partirait le mouvement, jusqu'à Marseille. On calculait que l'École
militaire de Saumur se révolterait vers le 18 décembre, que, dans
la nuit du 29 au 30 décembre 1821, les garnisons de Belfort et
de Neuf-Brisach s'empareraient de Colmar, y planteraient le dra-
peau tricolore, y proclameraient un gouvernement provisoire com-
posé de Lafayette, de Voyer d'Argenson et de Kœchlin, député de
Mulhouse; qu'en janvier Marseille serait soulevé, et que l'insurrec-
tion gagnerait Lyon, où Corcelles, député du Rhône, et son fils
promettaient de trouver des hommes d'action. Mais quelques arres-
tations — opérées parmi les sous-officiers — firent ajourner le soulè-
vement de Saumur; en Alsace, le mouvement de la garnison de
Bel Tort, découvert en cours d'exécution, manqua d'ensemble; une
vingtaine de chefs, des officiers, des sergents, et des charbonniers
venus de Paris furent arrêtés, les autres s'enfuirent; Lafayette, en
route pour Colmar, averti de l'échec par Bazard, rebroussa chemin ;
à Marseille, le chef de l'insurrection, dénoncé, s'enfuit. La cour
d'assises de Colmar condamna les premiers inculpés de Belfort ;
puis la police organisa un guet-apens pour s'emparer à la fois des
autres conjurés et des suspects du département; un lieutenant-
colonel en réforme, Caron, retiré à Colmar, persuadé par des agents
provocateurs qu'il pourrait délivrer les condamnés de Belfort,
entraîna deux escadrons sur la route de Mulhouse (juillet); à Bat-
tenheim, ses hommes le firent prisonnier : Caron fut condamné à
mort et exécuté le 1 er octobre.
ciiec a saumur. A Saumur, le complot, qui avait échoué en décembre, fut repris
en février 1822. Le général Berton devait partir de Thouars, en
entraîner la garnison à Saumur, y annoncer qu'une révolution
cbapitbe a Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 1824-.
avait éclaté à Paris et que le gouvernement provisoire lui avait
délégué ses pouvoirs dans l'Ouest; des émissaires iraient soulever
les garnisons voisines. Le plan réussit à Thouars (24 février) ; mais
Berton. arrivé le soir du même jour devant Saumur, n'osa pas y
entrer et battit en retraite le lendemain. Sa colonne se dispersa ; il
s'enfuit à la Rochelle et s'y cacha; puis, comme Caron, il tomba
dans un piège de la police; un des conjurés, Wolfel, l'arrêta au
moment où il tentait à nouveau de soulever Saumur. Le conseil
de guerre de Tours jugea les sous-ofliciers arrêtés à Saumur en
décembre; le plus compromis, Sirejean, fut condamné à mort et
exécuté (2 mai). La cour d'assises des Deux-Sèvres jugea Berton et
ses complices (26 août-12 septembre). Le procureur général Mangin
refusa à Berton l'assistance de l'avocat libéral Mérilhou, et montra
au cours des débats une violence dans la haine qui provoqua l'indi-
gnation des libéraux; il regretta de ne pas avoir à sa disposition des
moyens qui lui permissent d'obtenir les aveux qu'il souhaitait :
« Quant à Berton, écrivait-il au directeur de la police, le 29 août, il
se défend pied à pied; je crois qu'on pourrait en obtenir d'impor-
tantes révélations; mais il faudrait pour les lui arracher d'autres
moyens que ceux que nous avons à notre disposition. Réfléchissez-y;
cela en vaut la peine. » Dix des accusés présents et tous les con-
tumaces furent condamnés à mort. Quatre furent exécutés. Berton
cria sur l'échafaud : « Vive la liberté! » Un autre, Sauge, cria :
« Vive la République ! »
D'autres complots militaires échouèrent de même. A Nantes, échec a nantes
des sous-officiers et des officiers du 13 e de ligne, tous charbonniers, A toul on.
furent arrêtés, mais acquittés faute de preuves. A Toulon, le capi-
taine à demi-solde Vallé, compromis dans la tentative de janvier,
fut exécuté. Les sous-officiers du 45 e de ligne, en garnison à Paris,
étaient en majorité des républicains initiés à la charbonnerie. Leur
régiment fut transféré à la Rochelle en décembre 1821. Dans le
trajet, le sergent Bories, qui avait fondé la vente militaire du 45 e ,
parla imprudemment de ses projets; il espérait encore entraîner le
régiment dans le complot de Saumur. Il fut arrêté en arrivant à
la Rochelle. Un des affiliés livra à ses chefs le nom des membres
de la vente centrale à laquelle la vente du régiment était subor-
donnée. Le procès fut jugé à Paris; il y eut 25 accusés. L'avocat
général Maichangy fit, dans son réquisitoire. le procès du carbona-
risme, dont l'a (faire avait fait découvrir l'existence, sans pourtant
en livrer tous les secrets. Les quatre sergents Bories, Pommier, les quatre
Raoulx et Goubin, que l'accusation considérait comme les chefs du DE Li ^uei'le
complot refusèrent de rien révéler; l'avocat général, Marchangy,
< '79 »
Le Gouvernement parlementaire. livre u
ayant déclaré que « toutes les puissances oratoires ne pouvaient
le soustraire à la vindicte publique », Bories s'écria : « M. l'avocat
général me désigne comme le chef du prétendu complot: hé bien!
j'accepte. Heureux si ma tète, en roulant sur l'échafaud, peut
sauver mes camarades! » Ils furent condamnés à mort. Leurs amis
essayèrent de les faire évader, mais sans succès. Jusqu'au bout, on
craignit qu'un mouvement populaire les arrachât aux juges. Toute
la garnison de Paris fut mobilisée pour les conduire à l'échafaud.
Un témoin allemand, Boerne, écrivit :
« Je ne puis songer qu'avec respect à la puissance de l'esprit humain
qui dompte la mer par les digues, et assure la domination du petit nombre
sur le grand. C'est dans ce moment que, pour la première fois, je me surpris
à penser que les gouvernements étaient institués par la grâce de Dieu. Car,
sans cela, comment certains d'entre eux se maintiendraient-ils? »
LES
PARLEMENTAIRES
CONSPIRATEURS
ÉCHAPPENT
A LA RÉPRESSION.
Les condamnés crièrent au moment de mourir : « Vive la
liberté! » Leur courage, leur jeunesse, leur désintéressement, leur
amitié fraternelle, leur fermeté dans les épreuves et dans la mort
firent des « quatre sergents de la Rochelle » des héros populaires
(21 septembre).
La haute vente était restée à l'abri des poursuites, parce que
l'enquête n'avait pas permis de l'impliquer. Mais, à défaut de
preuves, on avait de fortes présomptions contre quelques députés
de gauche. Le conseiller instructeur de l'affaire de Colmar, Golbéry,
songea à arrêter le député alsacien Voyer d'Argenson ; mais il n'osa
pas; c'était, écrivait-il lui-même, « le dieu du pays, le colosse...;
le jury royaliste le plus déterminé l'acquitterait, ou plutôt il
n'aurait même pas à le juger, car une armée tout entière chargée
de le garder ne préviendrait peut-être pas un soulèvement ». On ne
poursuivit aucun des parlementaires suspects. Mangin, dans l'acte
d'accusation de Saumur publié le 24 juillet, avait cité le géné-
ral Foy, Benjamin Constant, Demarçay, Lafayette, Laffitte. Sauf
Lafayette, aucun de ceux-là n'était conspirateur. Ils s'indignèrent,
demandèrent une enquête. Lafayette prononça à la tribune de la
Chambre quelques paroles menaçantes et dédaigneuses :
« Pendant le cours d'une carrière dévouée tout entière à la cause de la
liberté, j'ai constamment mérité d'être en butte à la malveillance de tous les
adversaires de cette cause.... Je ne me plains donc point, quoique j'eusse le
droit de trouver un peu leste le mot prouvé dont M. le Procureur du roi s'est
servi à mon occasion; mais je m'unis à nos amis pour demander, autant qu'il
est en nous, la plus grande publicité, au sein de cette Chambre, en face de la
nation. C'est là que nous pourrons, mes accusateurs et moi, dans quelque
CHAPITRE II
Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 182&.
rany qu'ils soient placés, nous dire sans compliment ce que, depuis 33 années,
nous avons eu mutuellement à nous reprocher. »
Le gouvernement fil rejeter la demande d'enquête. Marchangy,
dans le procès des « Quatre sergents », fit allusion aux « seigneurs
de la haute vente », mais sans pouvoir rien préciser.
La charbonnerie s'abstint désonnais de conspirer. Ses chefs
étaient pour la plupart découragés de tant d'échecs, de tant de
sacrifices inutiles. Ils se reprochaient les uns aux autres leur défaite,
et s'accusaient réciproquement d'incapacité; les ordres qu'ils don-
naient se ressentaient de leurs dissensions. « Des commissaires,
raconte Trélat, parcouraient la France avec des instructions difîé-
rentes : les uns s'appliquaient à recommander Lafayette à la con-
fiance de leurs concitoyens, les autres à le perdre dans l'opinion
publique. » Trois congrès, deux à Bordeaux, un à Paris, ne réus-
sirent pas à rétablir l'entente.
Quelques-uns des patriotes les plus ardents s'en allèrent en
Espagne pour y soutenir la révolution, d'autres se réfugièrent dans
le Saint-Simonisme naissant. Les parlementaires s'en tinrent à
l'opposition de tribune. Armand Carrel, alors lieutenant au 29 e de
ligne et charbonnier résolu, reconnut plus tard dans le National
(22 septembre 1830) que c'était une folle pensée que de vouloir ren-
verser un gouvernement soutenu par la force et par les lois : « Il
a fallu qu'il n'y eût plus de conspirations dans le pays pour que
le gouvernement cessât d'être appuyé par les intérêts et le besoin
d'ordre de l'immense majorité nationale ». Un autre, Trélat, écrivit
en racontant l'histoire de la charbonnerie française : « L'association
secrète fut une phase intermédiaire entre le despotisme de l'Empire
et le règne de la publicité ».
FIN DE L'ACTION
POLITIQUE DE LA
CHAHDONKEHIE.
III.
i 8 24 1
LE MINISTERE VILLELE JUSQU'A L'ANNEE
VILLÈLE gouverna six ans avec un personnel, une majorité et
un programme de droite. Mais le programme ne fut pas tout
de suite publié. Une série de mesures en préparèrent l'exécution;
elles occupèrent les années 1822 à 1824.
i. Consulter sur le l longrès de Vérone, outre l'ouvrage de Chateaubriand qui porte ce titre,
et les mémoires et ouvrages d'ensemble déjà cités, les tomes III et IV de la Correspondance
générale de Chateaubriand, publiée par Louis Thomas, Paris, igiS. On trouve des détails
curieux sur l'accueil qui fut fait à Chateaubriand à Londres, quand ii y alla comme ambas
sadeur, dans le journal d'un attaché, de Bourqueney, publié par A. Artonne, Cha
briand à l'ambassade de Londres (Revue de Paris, iyi4).
< 181 >
Le Gouvernement parlementaire.
NOUVELLE LOI
SUR LA PRESSE.
Le délai au ternie duquel la loi de censure ne devait plus être
appliquée était sur le point d'expirer; le ministère, au lieu d'en
demander la prolongation, fit voter deux lois nouvelles : l'une sur la
police des journaux, l'autre sur les délits de presse. Elles créèrent
de nouveaux délits, l'outrage à la religion de l'Etat et aux cultes
reconnus, l'attaque contre le droit héréditaire du Roi, l'infidélité dans
le compte rendu des séances législatives et des débats judiciaires. La
connaissance des délits de presse fut enlevée au jury et donnée
aux tribunaux correctionnels ; il fut interdit de faire la preuve dans
les procès en diffamation contre les fonctionnaires publics; l'au-
torisation préalable fut rendue obligatoire pour les journaux fondés
à dater du 1 er janvier 1822; le gouvernement reçut le droit de réta-
blir la censure dans l'intervalle des sessions, par simple ordonnance,
sauf au cas de dissolution ; enfin, il fut permis d'incriminer non seu-
lement l'affirmation nette, mais la tendance, l'intention :
« Dans le cas où l'esprit d'un journal ou écrit périodique, résultant d'une
succession d'articles, serait de nature à porter atteinte à la paix publique, au
respect dû à la religion de l'État ou aux autres religions légalement reconnues,
à l'autorité du Roi, à la stabilité des institutions constitutionnelles, à l'inviolabi-
lité des ventes des domaines nationaux et à la tranquille possession de ces
biens, les cours royales pourront... prononcer la suspension du journal ou écrit
périodique pendant un temps qui ne pourra excéder un mois pour la première
fois et trois mois pour la seconde. Après ces deux suspensions, et en cas de
nouvelle récidive, la suppression définitive pourra être ordonnée. »
'.a presse de
;auche réduite
w silence.
Au cours de la discussion, qui fut violente, un député de
gauche, Girardin, lut le discours où Villèle, en 1817, protestait
contre l'autorisation préalable des journaux, alors demandée par
Decazes. Mais la droite, maintenant qu'elle détenait le pouvoir,
n'avait plus besoin de la liberté. Elle refusa même d'ajouter à la
phrase où était punie l'attaque contre l'autorité royale le mot
« constitutionnelle » réclamé par la gauche; c'était un mot factieux:
ne signifiait-il pas que l'autorité royale n'était respectable qu'autant
qu'elle restait dans les limites de la Constitution? La Chambre des
pairs le rétablit pourtant.
La loi fut, pour la presse de gauche, plus funeste que la cen-
sure; car les journaux, en se soumettant à la censure, étaientàpeu
près assurés de pouvoir vivre; au lieu que la loi de tendance, c'était
la menace de mort quotidienne. Les poursuites furent multipliées
même contre des journaux littéraires, où le parquet découvrit des
allusions satiriques. Magallon, rédacteur de Y Album, fut condamné
à 13 mois de prison; on chercha à tuer par des procès le Constitu-
tionnel et le Courrier., aucune autorisation ne fut accordée de fonder
CÎIAPITaE Ii
Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 1824,.
nouveaux journaux Libéraux. La loi de tendance ne permettant
pas de poursuivre les livres, on lit revivre Le décret du 5 février 1810
et l'article 11 de la loi du 21 octobre 1814, qui soumettait les
.ires à l'obligation du brevet; et, comme celte loi ne prévoyait
pas de pénalité contre ceux qui n'en étaientpas munis, les tribunaux
exhumèrent un règlement de 1123 qui les frappait d'une amende de
3ÛÛ livres: la mise en vente d'ouvrages que la police réputait dan-
gereux suffit pour justifier le retrait du brevet.
Le gouvernement, convaincu qu'une administration forte et
une police vigilante extirperaient le libéralisme et feraient bon gré
mal gré la France royaliste, ne négligea aucune occasion d'affirmer
sans ménagement sa sympathie pour la contre-révolution. La famille
royale souscrivit tout entière au monument que les royalistes lyonnais
projetaient de consacrer à la mémoire de Précy, qui avait organisé
la résistance de Lyon à la Convention. Le Roi, recevant un comité
qui se proposait de dresser une statue à Pichegru, déclara « qu'il
; ait avec plaisir élever un monument à la mémoire d'un homme
aussi recommandable ». Les cendres de Voltaire et de Rousseau
furent enlevées du Panthéon, qui devint une église. L'Ecole de droit,
toujours suspecte, fut fermée, à la suite de manifestations hostiles
dirigées contre un professeur ultra-royaliste. Le titre de Grand
maître de l'Université fut donné à l'évêque de F.ayssinous (1 er juin),
et. avec le titre, les attributions énumérées au décret de 1808, c'est-
à-dire la nomination sans contrôle de tous les professeurs et admi-
nistrateurs des lycées et des collèges. La première circulaire de
Frayssinous définit avec précision le sens qu'il fallait attacher à sa
nomination :
NOUVELLES
Mi SC h ES
DE RÉACTION.
SURVEILLANCE
DE L'UNIVERSITÉ.
« Je sais que mon administration doit être paternelle; mais je sais aussi
que la rigueur est mon premier devoir, et que la modération sans force n'est
que de la pusillanimité. Celui qui aurait le malheur de vivre sans religion ou
de ne pas être dévoué à la famille régnante devrait bien sentir qu'il lui manque
quelque chose pour être instituteur de la jeunesse. Il est à plaindre; même il
e~t coupable. »
L'année précédente encore, le gouvernement avait défendu la
cause de l'enseignement mutuel et même fondé à Paris une École
normale élémentaire destinée à lui donner des maîtres; un relève-
ment de crédit demandé par la gauche pour l'enseignement primaire
amena Corbière à déclarer que, la méthode nouvelle étant com-
battue par le clergé, le peuple en pouvait conclure qu'elle était
hostile à la religion; et cette considération sul'iil à faire écarter la
demande. L'Ecole normale supérieure fut supprimée (6 septembre),
puis, le 21 novembre, la Faculté de médecine de Paris fut fermée;
i8'i
MESURES
E<\ FAVEUR
DU CLERGE.
Le Gouvernement parlementaire. livre u
quand on la réorganisa, ce fut en éliminant les professeurs suspects
de libéralisme. Les cours de Guizot et de Royer-Collard furent sus-
pendus à la Faculté des lettres.
« L'esprit d'envahissement et de domination » du clergé se
manifesta dans d'autres domaines. Dix-neuf évoques ou arche-
vêques entrèrent à la Chambre des pairs. L'ordonnance du 12 no-
vembre 1814 sur l'observation du dimanche fut rigoureusement
appliquée par les tribunaux; il convenait, comme l'expliquait le
procureur général à la Cour de Cassation, de faire revivre le respect
du septième jour; il était dans le sentiment national : « Si la Révo-
lution l'a altéré, la Restauration l'a réveillé tout entier, et l'on ne
doit pas craindre d'avoir trop à punir ». Les Missions, appuyées
par la force publique, devinrent plus agissantes; on citait, en pro-
vince, les conversions d'impies endurcis : « Ils sortent de l'église,
dit le Drapeau blanc, muets de ravissement, enivrés de délices
inconnues, étonnés à force de félicité ». Un mandement de l'arche-
vêque de Toulouse demanda que l'état civil fût rendu au clergé,
que le mariage civil et les articles organiques fussent abolis : déféré
au Conseil d'État, le mandement fut déclaré d'abus, comme con-
traire aux lois du royaume ; mais l'arrêt reconnut aux évêques « le
droit de demander les améliorations et les changements qu'ils croient
utiles à la religion » (1823). Il fut proposé à la Chambre des pairs
que le Roi pût autoriser les congrégations de femmes par simple
ordonnance; les députés repoussèrent le projet.
POLITIQUE
BELLIQUEUSE
DE LA DROITE.
Certains royalistes estimaient qu'on ne viendrait à bout du
parti libéral qu'en le dépouillant de la force qu'il tenait des souve-
nirs de la gloire républicaine et impéi'iale. Ils rêvaient d'une poli-
tique belliqueuse qui donnerait du prestige à l'armée nouvelle, et
qui satisferait l'amour-propre patriotique blessé par l'abstention de
la France en matière de politique européenne depuis 1815. C'est
sous leur influence que la Chambre avait voté l'adresse de 1821
contre la diplomatie hésitante et effacée de Richelieu ; il fallait que
le nouveau ministère eût un programme de politique extérieure. Il
donna un premier gage de ses intentions en envoyant Chateau-
briand comme ambassadeur en Angleterre; ce pays n'avait jamais
caché son hostilité décidée à toute tentative d'intervention de la
part de la France, et Chateaubriand était, de tous les royalistes
belliqueux, celui qui professait le plus ouvertement que la Restau-
ration ne ferait en France et en Europe figure de gouvernement
sérieux et durable que lorsqu'elle aurait eu sa guerre. Il fallait saisir
la première occasion d'agir en Europe, sans timidité; un grand
18»
chapitre ii Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 1824?.
parti, "victorieux, responsable des destinées de la monarchie res-
taurée, devait avoir une politique étrangère, la proclamer et la pra-
tiquer.
La révolte de la Grèce offrait à l'ambition des ultras une occa- linsurrectios
sion inespérée de faire oublier l'effacement de la France depuis grecque.
1815 et l'inaction récente du roi de France en Italie. A peine le tsar
eut-il, pour être agréable à l'Autriche, désavoué Ypsilanti, qu'il
regretta les conséquences de son abstention : les massacres de
chrétiens ordonnés par le sultan Mahmoud, la résistance courageuse
des Grecs suscitèrent en Russie une émotion indignée. Un mois
après avoir déclaré à Laybach les Grecs « rebelles », Alexandre,
prêt à la croisade contre les Turcs assassins des orthodoxes, som-
mait le Sultan (26 juin 1821) de relever les églises et d'arrêter les
massacres; le 8 août, il retirait son ambassadeur de Gonstantinople.
La Sainte-Alliance qui avait abandonné les Grecs allait-elle charger
le tsar de la police des Balkans contre les Turcs, ou du moins le
laisser libre de la faire? L'Angleterre se montra hostile, l'Autriche
réservée ; la Prusse, qui d'abord inclinait à un partage de l'Empire
ottoman, revint bientôt à Metternich^C'est en France seulement que
le tsar rencontra une opinion disposée à le suivra. A Paris, Pozzo
di Borgo fit entrevoir à Monsieur la grandeur et le profit d'une
action commune : la monarchie relevée aux yeux des Français, V 7 U
l'opposition désarmée; à Pétersbourg, Alexandre offrait à la Fer-
ronnays, notre ambassadeur, « des' colonies en Troade et en Ana-
tolie ». L'on rêvait déjà, dans le parti ultra, d'autres conquêtes;
Villèle, qui était alors le collaborateur de Richelieu, lui confiait la
pensée cachée de ses amis de droite : « Rien en Orient; la Belgique
et la rive gauche du Rhin ». Richelieu tombé, n'était-ce pas pour
Villèle, pour Chateaubriand, pour toute la droite belliqueuse, le
moment d'agir, de réaliser les espérances du parti, le vœu confus
de la nation? « Fort de nos intentions, malgré le refus des cabinets,
je me chargerai seul de la tâche qu'il plaira à la Providence de
m'imposer », déclara, le 14 janvier 1822, le tsar à la Ferronnays.
Pouvait-on abandonner le tsar après avoir si longtemps négocié
une alliance avec lui?
Mais, subitement, toute cette flamme tomba : Alexandre, appre- la grèce
nant que les Grecs se constituaient, à l'assemblée d'Épidaure, en abandonnée.
Etat indépendant, fit brusquement savoir, en février, qu'il main-
tiendrait la paix. A Paris, les ultras, mis en garde contre la cause
des Grecs par l'enthousiasme unanime des libéraux, se demandaient
depuis quelque temps s'ils ne s'engageaient pas imprudemment
dans une cause révolutionnaire : « C'est une insurrection, donc
Le Gouvernement parlementaire .
L'INTERVENTION
EST POSSIBLE
EN ESPAGNE.
c'est mauvais, écrivait le Drapeau blanc; ce sont des chrétiens qui
veulent secouer le joug- des musulmans, donc c'est bon ». Et la
Quotidienne : « Les libéraux donnent la main aux Grecs. Entre les
libéraux et les Turcs, il n'est pas aisé de choisir; cependant les libé-
raux sont pires. » Bonald, ayant écrit qu'un Turc ne saurait être
un souverain légitime, fut vivement pris à partie par la Gazette de
France, par les Débats, par le Moniteur; c'était prêcher le droit à
la révolte, la souveraineté du peuple : « Grand Dieu, dit \e Moniteur,
est-ce sous la Restauration et sous la légitimité que nous vivons! »
C'est pourquoi le gouvernement de Villèle, le parti royaliste et
Monsieur renoncèrent sans trop de peine ni d'embarras à une affaire
qui, à la regarder de près, leur semblait chaque jour moins belle,
et que l'abstention du tsar faisait chimérique. Les événements
d'Espagne se produisirent à propos pour leur fournir un champ
de bataille mieux approprié à leurs principes, et d'accès plus facile.
FERDINAND VII
ET LES LIBÉRAUX
DE iS-20.
Depuis l'insurrection de Riego en 1820, le roi d'Espagne Fer-
dinand VII avait laissé le pouvoir au chef des libéraux modérés
Martinez de la Rosa, mais il le tolérait à contre-cœur, avait quitté
Madrid et, retiré à Aranjuez, conspirait contre son ministère. Une
insurrection absolutiste organisée par Quesada, en Catalogne, en
Navarre, en Aragon, des troubles dans le Midi, des mouvements
populaires à Madrid lui faisaient espérer une prochaine et nouvelle
guerre civile d'où il sortirait vainqueur. Le 30 mai 1822, jour de sa
fête, à Aranjuez, des paysans l'acclamèrent aux cris de : « Vive le
roi absolu! » le 21 juin, les insurgés du Nord s'emparèrent d'une
ville forte de Catalogne, la Seu d'Urgel. Quand Ferdinand vint à
Madrid le 30 juin pour clore la session des Cortès, sa garde se sou-
leva, retint les ministres prisonniers au palais, et le 7 juillet prit
l'offensive contre la milice. Mais il n'eut pas le courage de se mettre
à la tête des absolutistes; la garde fut vaincue et dut capituler.
Ces nouvelles avaient ému la presse royaliste de Paris; les premiers
succès des bandes catalanes avaient fait dire à la Quotidienne :
« Quel admirable spectacle ! Pour qu'un peuple entier se soulevât
contre l'anarchie, il a suffi d'élever au milieu de lui l'image d'une
croix » ; puis les événements de Madrid excitèrent sa colère :
« Guerre contre les rebelles d'Espagne ! » c'est-à-dire contre le gou-
vernement libéral qui se défendait contre des insurgés ; « le roi Fer-
dinand est prisonnier, comme Louis XVI... ». Des appels à l'étranger
partirent de la Seu d'Urgel. Le roi suppliait les puissances par
l'intermédiaire de son cousin le roi de Naples de l'arracher « à la
captivité où il était retenu ». Qu'allait faire la France?
186
Cfl WTl'RE II
Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 18^i.
Le gouvernement de Richelieu avait timidement encouragé à
ses débuts le régime constitutionnel espagnol ; puis, devant l'hosti-
lité déclarée du tsar, il avait cessé de le soutenir. Une épidémie de
fièvre jaune ayant éclaté en Espagne, il établit le long des Pyrénées
un corps de troupes chargé de protéger la France contre la conta-
gion. Après la chute de Richelieu, quand ce « cordon sanitaire »
cessa d'être utile, il devint, pour ses successeurs, une « armée
d'observation » (1 er octobre 1822). La France était ainsi prête à la
guerre, au moment où, sur la proposition d'Alexandre, les diplomates
de l'Europe allaient se réunir en congrès à Vérone pour traiter de
l'insurrection grecque et des affaires d'Espagne. Comme l'Autriche
et la Russie étaient décidées à abandonner les Grecs révoltés, il
ne pouvait guère y être question que de Ferdinand VIL Pour les
cours continentales, il ne s'agissait pas de savoir si la Sainte-
Alliance le délivrerait ou le laisserait aux mains des libéraux, mais
comment et par qui sa libération serait faite. L'opinion de l'Angle-
terre, jusqu'alors assez réservée, avait donc une valeur exception-
nelle. Seule parmi les grands États, elle ne désirait ni sauver Ferdi-
nand, ni lui désigner un libérateur. Elle envisageait toute interven-
tion armée en Europe avec défiance; en Espagne, où elle pouvait
craindre de voir cette intervention s'étendre aux colonies d'Amé-
rique dont la révolte était profitable à son commerce, sa défiance
était encore plus ombrageuse. Une circonstance imprévue, la mort
de Castlereagh et l'arrivée au pouvoir de Canning, la fit nettement
hostile à toute entreprise dans la Péninsule.
Le cabinet tory qui avait accepté la mission de liquider les
charges de la longue guerre soutenue contre la France était resté
depuis huit ans fidèle à une politique pacifique. Les circonstances
que traversait l'Angleterre la lui imposaient. La fin du régime napo-
léonien sur le continent, la brusque renaissance de l'activité indus-
trielle et agricole de l'Europe avaient déterminé en Angleterre une
crise économique et sociale. Pour se protéger contre la concurrence
des marchés étrangers rouverts, les propriétaires de terres avaient
l'ait voter en 1815 la loi sur les blés (corn law) qui, en prohibant les
importations, maintenait à un prix élevé et rémunérateur les
céréales anglaises. La cherté de la vie. encore accrue par le poids
des impôts qui portaient sur la plupart des objets de consomma-
tion, provoqua maintes révoltes de la misère à Londres et dans les
comtés (1810-1817). Les whigs et les torys du Parlement, qui, en
vertu du système électoral régnant, ne représentaient dans la nation
que les propriétaires, avaient un intérêt égal à maintenir un régime
économique dur aux classes inférieures, tandis que la misère pous-
VÂBMÉE
FRANÇAISE
« D'OBSEBVATION*
SUH LA FRONTIÈRE
DES PYRÉNÉES.
L'OPINION DE
L'ANGLE! EIUIE.
CHANGEMENT
DANS LES
CONDITIONS DE LA
VIE POLITIQUE
ANGLAISE.
l8^
Le Gouvernement parlementaire.
LES INTÉRÊTS
ANGLAIS DANS
LES COLONIES
ESPAGNOLES.
sait celles-ci à réclamer un changement constitutionnel qui leur
permît d'envoyer au Parlement des défenseurs des intérêts populaires.
Ainsi la victoire des torys sur Napoléon risquait de préparer leur
défaite politique et d'entraîner l'Angleterre dans les risques d'une
réforme qui bouleverserait les fondements les plus anciens de sa
vie publique. Les doctrines démocratiques qui, sous la forme que
leur avait donnée la Révolution française, avaient fait horreur à la
gentry anglaise, ne lui apparaissaient pas sous de plus favorables
couleurs maintenant qu'elle y apercevait une machine de guerre
dirigée contre ses privilèges politiques et contre sa fortune privée.
Elle se défendit avec une sorte de fureur par des mesures d'excep-
tion, suspension de Vhabeas corpus, peine de mort contre les fau-
teurs de séditions. Le « massacre de Manchester » et les « six actes »
qui le suivirent (perquisitions, saisie des libelles séditieux, trans-
portation pour les récidivistes, droit de timbre sur les brochures,
restriction du droit de réunion) rétablirent Tordre, mais la répres-
sion brutale ne guérissait pas le mal. C'est dans une activité écono-
mique nouvelle qu'il fallait chercher des marchés, des clients qui
procureraient du travail aux ouvriers des fabriques de l'Angleterre
et des salaires aux matelots de sa flotte.
Aussi l'insurrection des colonies espagnoles de l'Amérique
avait-elle rencontré chez les Anglais une sympathie immédiate et
durable. Les navires anglais approvisionnaient les insurgés de
Caracas, de Buenos-Ayres, de la Guayra; des explorateurs anglais
parcouraient ces pays que leurs maîtres espagnols n'avaient pas su
exploiter; ils étudiaient les gisements de minerais, découvraient une
fortune qui serait prompte à jaillir du sol. De la Jamaïque voisine
et de Londres même partaient des vivres, des armes et aussi des
officiers et des soldats. Fort de cet appui, tout le Sud du continent
américain, d'abord hésitant, se joignit au Nord dans le même élan;
la République Argentine se constitua au moment même où le
Mexique proclamait son indépendance (février 4821). Jamais révolte
plus utile ne survint plus à propos pour les Anglais. Elle leur
ouvrait, sans risque, un immense empire commercial, un « second
Indoustan ». Que personne en Europe ne tente, par une interven-
tion armée ou par une simple médiation, d'arrêter un mouvement
qui sauve l'Angleterre de la misère et de la démocratie : c'est l'article
essentiel de la politique du cabinet tory. Si, aux yeux des cours de
l'Europe, les libéraux espagnols sont des fauteurs de désordre et
de révolution, les Anglais voient en eux les garants de leur liberté
d'action en Amérique; car personne, ni souverain, ni gouvernement
n'aidera l'Espagne à reconquérir ses colonies si l'Espagne est gou-
< 188 >
chapitre h Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 182&.
vernée par les libéraux. Au contraire, restaurer l'absolutisme de
Ferdinand, c'est le premier acte d'une guerre qui peut avoir son
dénouement au delà des mers. L'Angleterre y est résolument
opposée : elle veut la paix en Europe, pour que les colonies achè-
vent de conquérir leur indépendance sous sa protection.
Mais comment concilier ce système politique, purement anglais,
dont l'unique objet est de servir les intérêts anglais, avec les
dispositions que montre l'Europe, alors que la Russie prépare une
lutte générale contre le libéralisme, que l'Autriche met la main
sur l'Italie, que la France rêve de gloire et de batailles? Où l'An-
gleterre trouvera-t-elle la force d'imposer sa méthode et ses vues?
Chaque jour, son gouvernement s'affaiblit; s'il a réussi à écarter par
la force une réforme électorale qui l'eût rapproché de la nation, la
reprise des affaires, la prospérité même sur laquelle il compte pour
anéantir le parti réformateur n'a fait que le compromettre davan-
tage. Chaque jour apparaissent en plus vive lumière les inégalités
choquantes créées par une coutume vieillie, usée, discréditée ; com-
bien de bourgs pourris sans électeurs pour un Birmingham qui a
100 000 habitants sans un seul député! Une Angleterre nouvelle est
née, grandit, que le Parlement ignore, que le gouvernement
affame. Scandale qui émeut à tel point les privilégiés eux-mêmes
que des dissidences éclatent dans le parti tory : en 1821, Peel et
Canning se séparent de Castlereagh, condamnent publiquement
l'égoïsme de son protectionnisme économique et de son conserva-
tisme politique; tandis que, chez les whigs, Brougham et lord Rus-
sell dénoncent la timidité d'une politique extérieure qui, en face
d'une Europe frémissante de passions libérales et de réactions
contre-révolutionnaires, laisse l'Angleterre isolée, indifférente,
muette, humiliée, au second rang.
Le suicide de Castlereagh permit au gouvernement anglais de
prendre une attitude plus ferme; on l'attribua au chagrin qu'il avait
ressenti en voyant son système attaqué, presque ruiné dans l'opi-
nion anglaise; il marque la chute du système lui-même. - Canning
le remplace aux Affaires étrangères et Wellington va repré-
senter à sa place l'Angleterre au congrès de Vérone. 11 y trouve
(12 octobre) une diplomatie européenne à peu près d'accord pour
laisser la France envoyer une armée en Espagne. Le ministre
français des Affaires étrangères, Montmorency, qui subventionnait
secrètement par l'intermédiaire de Franchet d'Espérey, directeur de
la police, les absolutistes insurgés, représente à Vérone la droite
belliqueuse, les ultras les plus ardents. Avec lui sont Chateau-
briand, ambassadeur à Londres, la Ferronnays, ambassadeur à
IIÈSITATIOXS DE
CASTLEREAGH
C A XX IX G.
LE CONGRÈS
DE VERuXE.
I8 9 ,
Le Gouvernement parlementaire.
INSTRUCTIONS
PACIFIQUES
DE VILLÈLE.
ROLE DE
CHATEAUBRIAND.
Saint-Pétersbourg, Caraman, ambassadeur à Vienne, Rayneval,
ambassadeur à Berlin. Tous sont impatients de donner enfin de la
gloire à leur Roi, et, sans hésiter, ils vont outrepasser les instructions
prudentes de leur chef.
Villèle, inquiet des visées de l'Angleterre, était avant tout
attentif à ne lui fournir aucun prétexte à intervenir officiellement
en faveur des rebelles américains. Les agents diplomatiques fran-
çais devaient, avant de s'engager dans une politique belliqueuse,
s'assurer du consentement de l'Angleterre et, en tout cas, garder
leur liberté d'action, ne se laisser lier par aucun mandat de l'Eu-
rope : « La France, étant la seule puissance qui doive agir par
ses troupes, sera seule juge de cette nécessité ». Villèle songeait
même à demander au Congrès une reconnaissance officielle de
l'indépendance des colonies espagnoles qui lui eût permis de con-
clure avec elles des traités de commerce. Montmorency ne tint
aucun compte de ces précautions et de ces prudences; il posa dès
les premiers jours, dans une « communication verbale », la question
de la guerre r « La France doit prévoir comme possible, peut-être
comme probable, une guerre avec l'Espagne »; cette guerre sera
défensive, sans doute, puisqu'elle ne peut que répondre à l'agres-
sion que méditent les révolutionnaires espagnols, ou aux violences
qu'ils pourraient faire subir à la personne du roi. Puis, il demanda
aux puissances quelle serait leur attitude au cas où la France reti-
rerait son ambassadeur de Madrid; car leur appui était nécessaire
pour « inspirer un salutaire effroi aux révolutionnaires de tous les
pays ». La Prusse, l'Autriche et la Russie promirent de retirer leurs
ambassadeurs si la France prenait l'initiative de la rupture; —
l'Angleterre protesta, refusa de les suivre, mais la guerre était
devenue probable, presque certaine.
Montmorency revint à Paris en novembre. Chateaubriand, qui
prit, après son départ, la direction des pourparlers, acheva l'œuvre
de Montmorency. « M. de Villèle et moi, avoua-t-il plus tard, nous
avions chacun une idée fixe : je voulais la guerre, il voulait la
paix. » N'est-ce pas l'occasion « de donner aux Bourbons une
armée capable de défendre le trône et d'émanciper la France »?
Le tsar l'encourageait dans son attitude belliqueuse, mais pour des
raisons tout autres : fidèle à la politique d'intervention contre-
révolutionnaire, il distinguait en Espagne un grand devoir euro-
péen à remplir. Et il flattait Chateaubriand, en lui livrant, dans le
particulier, le secret des sacrifices que son gouvernement avait
faits à sa grande pensée :
< 190 >
CHAPITRE II
Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 4824?.
« Il ne peut plus y avoir de politique anglaise, française, russe, prussienne,
autrichienne; il n'y a plus qu'une politique générale, qui doit, pour le salut de
tous, être admise en commun par les peuples et par les rois. C'est à moi de
me montrer convaincu des principes sur lesquels j'ai fondé l'Alliance. Une
occasion s'est présentée : le soulèvement de la Grèce. Rien, sans doute, ne
paraissait être plus dans mes intérêts, dans ceux de mes peuples, dans l'opi-
nion de mon pays qu'une guerre religieuse contre la Turquie; mais j'ai cru
remarquer dans les troubles du Péloponèse le signe révolutionnaire : dès lors,
je me suis abstenu. »
Le Congrès termina ses séances le 14 décembre, Villèle pour-
tant résistait encore, et, tâchant de gagner du temps, laissait à
Madrid son ambassadeur. Les menaces anglaises l'inquiétaient,
Brougham, chef des whigs, déclarait : « Si le canon retentit sur
la Bidassoa, nous ne resterons pas neutres », et Canning affirmait
à l'agent diplomatique de France, Marcellus : « L'Angleterre est prête
à soutenir la guerre ». Mais les attaques de la droite belliqueuse
de la Chambre troublèrent Villèle davantage encore. Montmorency,
stupéfait de le trouver si froid, et se jugeant désavoué, ayant donné
sa démission (25 décembre), Villèle n'essaya plus de temporiser et
livra les Affaires étrangères à Chateaubriand. L'ambassadeur de
France à Madrid fut rappelé (18 janvier): et, dans le discours du
trône qui ouvrit la session de 1823, Louis XVIII déclara :
VILLÈLE
SE BÈSIGSE
A LA GUEBJiE.
« Cent mille Français... sont prêts à marcher en invoquant le nom de Saint
Louis pour conserver le trône d'Espagne à un petit-fils d'Henri IV.... Que
Ferdinand VII soit libre de donner à ses peuples les institutions qu'ils ne peu-
vent tenir que de lui et qui, en assurant leur repos, dissiperaient les tristes
inquiétudes de la France : dès ce moment, les hostilités cesseront. »
Les adresses votées par les Chambres (cinquante-trois voix de
majorité aux Pairs, cent voix à la Chambre des députés) approu-
vèrent la politique du ministère. Il demanda cent millions de cré-
dits extraordinaires. Le débat fut passionné. Chateaubriand avoua
que la France n'avait contre l'Espagne d'autre grief que l'attitude
révolutionnaire prise par le parti libéral à l'égard de Ferdinand;
Manuel ayant rappelé dans sa réponse que l'intervention étrangère
avait été cause de la condamnation de Louis XVI, la droite éclata
en fureur et saisit l'occasion, depuis longtemps cherchée, de se
débarrasser de ce Vendéen libéral, dont la présence à la Chambre
était considérée comme un scandale : « Si l'Ordre des avocats, dit
le Drapeau blanc, aie droit de rayer du tableau ceux de ses membres
qu'il juge indignes d'y être inscrits, pourquoi la Chambre des
députés n'aurait-elle pas le même droit? » Manuel fut expulsé et
exclu des séances jusqu'à la fin de la session. Soixante députés
LE DEBAT
A LA CHAMBRE.
EXPULSION
DE MANUEL.
"J 1
Le Gouvernement parlementaire.
LA CAMPAGNE.
LA CONTRE-
RÉVOLUTION
EN ESPAGNE.
de gauche le suivirent et cessèrent de siéger; le centre gauche
resta présent, mais ne prit plus part aux délibérations.
La guerre (avril-novembre 1823) n'offrit aucune difficulté.
L'armée française eut contre elle la plupart des villes incapables
de se défendre, et pour elle les paysans et les moines; c'était la
situation de 1808 retournée Ces circonstances lui permirent
d'avancer à son gré. L'armée franchit la Bidassoa le 7 avril.
Une légion de 150 réfugiés français se présenta avec le drapeau
tricolore, espérant que les soldats du duc d'Angoulême s'arrête-
raient en le voyant. On dispersa la légion à coups de canon. Burgos
fut occupé le 6 mai, Madrid le 23, une Régence y fut instituée
« pendant la captivité du roi ». Les Cortès, qui s'étaient réfugiées
à Séville en entraînant Ferdinand, partirent pour Cadix. Des deux
armées libérales qui opposèrent une résistance, l'une, celle de Bal-
lesteros, capitula après avoir été battue à Campillo d'Arenas
(26 juillet), l'autre, celle de Mina, qui opérait en Catalogne, organisa
une guérilla et resta insaisissable jusqu'à la soumission des Cortès.
Le duc d'Angoulême marcha sur Cadix; les forts du Trocadéro et
de Santi Pétri furent enlevés (31 août et 21 sept.) et la défense de
la ville devint impossible; Riego, avec une bande de partisans,
essaya vainement de faire une diversion pour la sauver : les Cortès
capitulèrent (30 sept.). Ferdinand était « délivré ».
A mesure que l'armée française avançait en Espagne, les
absolutistes opéraient la contre-révolution, pillant, massacrant les
« negros », tant et si bien que le duc d'Angoulême regretta d'avoir
imprudemment confié le pouvoir à la Régence de Madrid. Le 8 août,
il reprit le gouvernement par l'ordonnance d'Andujar, qui interdit
aux autorités espagnoles toute arrestation sans la permission des
commandants français, plaça les journaux sous leur surveillance et
ordonna la mise en liberté des détenus politiques Les absolutistes
espagnols crièrent à la tyrannie, et le duc, sur des ordres venus de
Paris, retira l'ordonnance. Quand Ferdinand quitta Cadix après
avoir promis une amnistie générale, le duc lui conseilla la modé-
ration ; il répondit par un décret qui annulait tous les actes du gou-
vernement depuis le 7 mars 1820 jusqu'au 1 er octobre 1823; le décret
était contresigné de son confesseur. Le duc n'osa pas protester.
Il partit, laissant l'Espagne en pleine terreur « apostolique ». La
société de « l'Ange exterminateur », les juntes de purification, firent
la chasse aux libéraux, massacrant, pillant, torturant. Une amnistie
imposée par la France (17 févr. 1824) n'arrêta ni les condamnations
prononcées par des commissions militaires ni les exécutions.
192
DE LA CUEHRS,
chapitre ii Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 182-i.
A Paris, le duc (FAngOulême fut reçu en triomphateur; les
charbonniers, corporation qui se piquai! de royalisme, promenèrent
son buste; on donna de grandes fêles; il y eut Te Deum à Notre-
Dame et illuminations : l'enthousiasme des corps constitués se mani-
festa par des adresses-, les troupes défilèrent sous l'Arc de l'ÉtoL :
« Ce qui me fâche et m'inquiète dans tout ceci, di tii Oudi: .i
avait pris part à l'expédition, c'est que ces gens-là croient avoir fait
la gxierre ».
Les résultats de la guerre d'Espag-ne trompèrent l'attente de résultats
ceux qui l'avaient voulue et décidée. La gloire d'avoir écrasé la
Révolution et rétabli Ferdinand apparut médiocre; le gouverne-
ment ne trouva pas dans sa victoire le prestige européen que Cha-
teaubriand avait annoncé et que la droite avait, escompté La
France ne conserva aucune situation privilégiée en Espagne. Le
corps d'occupation qu'elle y laissa jusqu'en septembre 1828 ne
servit qu'à protéger la politique et la personne de Ferdinand, que
toute l'Europe méprisait. Il eût fallu, pour faire œuvre durable en
Espagne, imposer une ligne de conduite au gouvernement du roi,
mais Villèle, satisfait d'être sorti sans accident d'une aventure dans
laquelle il n'avait jamais vu que des embarras possibles, se refusa à
taire de cette victoire le point de départ d'une politique extérieure
belliqueuse : la guerre d'Espagne resta un épisode, un accident,
entre deux périodes de paix.
L'Angleterre se rassura ; la menace d'une alliance franco-russe
l'avait empêchée d'intervenir par les armes; un grand débat eu
lieu à la Chambre des communes : l'opposition flétrit Ferdinand VII,
« l'infamie » du gouvernement français, sa « duplicité », sa « perver-
sité ». mais personne ne demanda la guerre Canning démontra que,
entre les révolutionnaires et les absolutistes qui se disputaient le
continent, il n'y avait pas pour l'Angleterre de plus beau rôle que
de rester neutre. Et la paix générale ne fut pas troublée
Cette démonstration ultra-royaliste coûta cher. Le ministre de les frais
la Guerre, duc de Bellune, avaCt été incapable d'assurer l'approvi-
sionnement du corps expéditionnaire; au dernier moment l'armée,
faute de voitures, de chevaux de trait, de caissons pour transporter
ses munitions, ses vivres, ses armes de rechange, faillit ajourner
à trois mois le passage de la Bidassoa. On eut recoure à un
spéculateur nommé Ouvrard, que ses entreprises et ses démêlés avec
la justice avaient rendu célèbre sous l'Empire. Il était alors en état
de suspension de paiements et privé du droit de signer un marché
de son nom. On mit à sa disposition tous les approvisionnements
réunis dans les divisions militaires de Toulouse et de Bordeaux, et
< 19'j >
I,AVIS9E. — H. CoDlciup., IV. J3
DE LA GUERRE.
Le Gouvernement parlementaire. livre h
les sommes nécessaires pour faire des achats sur le territoire
espagnol . Trois jours après l'arrivée d'Ouvrard à Bayonne, l'armée
franchit la frontière, mais la campagne, au lieu des cent millions
prévus, en coûta 207, qui restèrent entièrement à la charge de la
France. Villèle demanda à l'Espagne de solder au moins les frais
d'entretien du corps d'occupation; il obtint des promesses, des
signatures au bas de nombreux contrats, mais pas d'argent. Après
le retour définitif des troupes françaises, tous ces contrats furent
fondus en un seul, le 30 décembre 1828; la créance de la France fut
réduite à 80 millions de francs (320 000 000 réaux), portant intérêt
à 3 p. 100, que l'Espagne inscrivit sur son Grand Livre et qu'elle
s'engagea à amortir à raison de 1600000 francs par an. Le service
des intérêts et de l'amortissement fut fait régulièrement jusqu'au
1 er janvier 1835; puis le gouvernement espagnol, qui devait encore
69 567 030 francs (278 268 123 réaux), cessa de payer pendant 27 ans ;
En 1862, le gouvernement français consentit à lui en donner quit-
tance moyennant l'inscription d'un capital nominal de 47 728 140 francs
de rente consolidée, faisant un capital réel de 25 millions.
la situation La guerre d'Espagne ne modifia pas sensiblement la situation
respective des partis en France : les libéraux en conçurent une
haine plus vive encore contre les Bourbons; ils craignirent qu'elle
ne fût le point de départ d'une nouvelle réaction, plus violente,,
vers l'ancien régime : « Les résultats de la guerre d'Espagne,
écrivait dans un rapport secret le procureur général de Lyon
Courvoisier. laissent dans l'horizon quelque chose de vague et de
sinistre... on craint des soulèvements dans l'intérieur. On voit la
haine populaire et les vengeances...; on excite les paysans contre
les nobles et les prêtres, qu'on leur désigne comme 1 auteurs de
la guerre d'Espagne, on leur persuade qu'en cas de succès, le but
est de reprendre les biens nationaux et de rétablir l'ancien régime. »
Cette guerre ne donna pas aux Français le sentiment de la gloire
reconquise. Le duc d'Angoulême ne passa pas pour un grand
général. On le chansonna abondamment en province. L'air de
Malbrouck revint à la mode. C'était, au théâtre, la réponse des
libéraux à l'orchestre qui jouait « Vive Henri IV ». Mais ni la colère
des libéraux ni leurs manifestations ne changèrent rien à la situation
de leur parti, qui était mauvaise. Le gouvernement restait le maître
des élections. La confection des listes électorales, qui laissait aux
préfets les radiations arbitraires et les inscriptions illégales, la
pression exercée sur les fonctionnaires et la fraude dans le dépouil-
lement du scrutin transformaient en victoire chaque bataille indé-
< i94 >
DES PARTIS
APRES LA GUERRE.
CHAPITRE II
Le Gouvernement de la Droite jusqu'en 182i.
cise et même les défaites probables. « Tous ceux qui dépendent de
mon ministère, disait au moment des élections de novembre 1822
une circulaire de Villèle, doivent pour conserver leurs emplois
contribuer dans la limite de leurs droits au choix des députés
sincèrement attachés, etc.... » L'ancien ministre Louis ayant, dans
un bureau électoral à Paris, réclamé le droit de surveiller le
dépouillement, fut rayé de la liste des ministres d'Etat. Les électeurs
soucieux de ne point passer pour hostiles votèrent à bulletin ouvert.
Huit députés de gauche seulement furent réélus, sur 86 sièges à
pourvoir. Ce succès décida le gouvernement à dissoudre la Chambre
pour procéder à des élections générales qui anéantiraient le parti
libéral (24 décembre 1823). Les royalistes étaient sûrs de vaincre
cette fois le libéralisme, « puissance mensongère et factice ». A l'aide
« d'une administration forte et sage, écrivit le procureur général de
Dijon, la France redeviendra peu à peu, et tout entière, bon gré
mal gré, royaliste ».
Dans ces élections générales, le ministère employa avec une
vigueur inusitée les instruments habituels de pression et de fraude.
Les listes électorales devaient être établies sur les rôles de l'impôt
de 1824; on les publia assez tard pour que les électeurs omis
n'eussent pas le temps de réclamer. Dans certains départements, la
liste ne fut communiquée que le jour du scrutin; les préfets avaient
ajouté ou retranché des noms à leur fantaisie. Des circulaires
ministérielles rappelèrent une fois de plus leur devoir aux fonction-
naires. Peyronnet, garde des sceaux, écrivit, le 20 janvier, aux
procureurs :
DlSSOLUTfON
DE LA CHAblBHE.
ÉLECTIONS
GÉNÉRALES.
« Quiconque accepte un emploi contracte en même temps l'obligation de
consacrer.au service du gouvernement ses efforts, ses talents, son influence;
c'est un contrat dont la réciprocité forme le lien. Si le fonctionnaire refuse au
gouvernement les services qu'il attend de lui, il trahit sa foi et rompt volontai-
rement le pacte dont l'emploi qu'il exerce avait été l'objet ou la condition. C'est
la plus certaine et la plus irrévocable des abdications. Le gouvernement ne
doit plus rien à celui qui ne rend pas ce qu'il lui doit. »
Le baron de Damas, ministre de la Guerre, parla avec une
égale clarté à ses subordonnés :
• Je vous prie, si votre intention est, comme j'ai tout lieu de le croire, de
vous rallier à ceux qui voteront pour les honorables candidats présentés par
le gouvernement, de me mander que vous en prenez l'engagement. Je ne vous
dissimulerai pas que tout autre vote, même en laveur d'un candidat connu par
son attachement au gouvernement du Roi, ne pourrait être considéré que
comme hostile, parce qu'il tendrait à troubler l'unanimité de l'harmonie qu'il
est à désirer de voir régner parmi les électeurs. •
Kfj
Le Gouvernement parlementaire. livre u
Ces circulaires furent diligemment commentées et précisées par
les procureurs généraux et par les chefs de corps. Les fonctionnaires
protestèrent de leur obéissance : « En aucun temps, écrit un magis-
trat, je n'ai voté en faveur des ennemis du pouvoir ». C'était la
réponse de tous. Les propriétaires d'offices, notaires, avoués, huis-
siers, furent priés d'user de leur influence et de leur crédit pour
diriger dans le sens des bonnes doctrines les votes de leurs clients,
sous peine de voir leur conduite « signalée ». Il arriva que les curés
et les desservants fussent requis par les procureurs de les renseigner
sur l'opinion des électeurs de leurs paroisses. Les préfets usèrent
de moyens qui, au dire du Premier président de la cour de Grenoble,
étaient « peu délicats ». « Le sort de l'arrondissement, écrivit le
préfet de Laon aux électeurs, est entre vos mains. Du parti que
vous allez prendre résultera votre salut ou votre perte. Faire un
choix offensant pour la Majesté Royale, c'est renoncer à jamais
aux grâces d'un gouvernement paternel, mais juste, et qui est néces-
sairement sévère lorsqu'il est outragé. »
défaite Les électeurs votèrent pour le gouvernement. L'opposition de
de la gauche. gauche n'eut qu'une quinzaine de sièges sur 430. Dans l'immense
majorité de droite, 264 sièges appartinrent à des fonctionnaires du
roi : 87 maires ou adjoints, 10 préfets et 2 secrétaires généraux,
5 sous-préfets, 9 conseillers de préfecture, 48 magistrats, 10 con-
seillers d'État, 6 maîtres des requêtes, 49 officiers, 38 directeurs
ou employés d'administrations diverses. « Voilà donc la France
déblayée, écrivit la Quotidienne. L'œuvre des royalistes n'est pas
finie, elle commence. » Pour assurer la durée de l'œuvre royaliste,
il fallait garantir le parti contre les accidents électoraux, toujours
possibles avec le système du renouvellement annuel par cmquième;
Villèle fit voter la septennalité de la Chambre élue (juin). La Charte
était modifiée une fois de plas; mais le parti royaliste pouvait
compter sur l'avenir.
196
CHAPITRE III
VAVÈNEMENT D'UNE GÉNÉRATION NOU-
VELLE
I. LES NEO-LIBERAUX. — II. LES SAIXT-SIMONIENS. — III. LES ULTRA-
MONTAINS. — IV. LES hOM.V.NTlQUES. — V. LES SAVANTS.
VERS le temps où la Chambre des députés entreprend de une génèratioi:
ramener la France à l'ancien régime, une génération nou- nouvelle.
velle arrive à l'âge d'homme, révise les formules sur lesquelles
vivent les vieux partis et propose à la société française de nou-
veaux programmes de vie morale. Les hommes nés après 1789,
c'est-à-dire ceux qui n'ont pas pris part en personne aux luttes de la
Révolution et de l'Empire, forment en 1824 la majorité de la popu-
lation virile de la France 1 . Ils ne se sentent plus que faiblement
attachés aux passions qui ont agité leurs devanciers. Si, dans
les luttes électorales, ils ne sont encore qu'une minorité sans
influence, Trest sans doute parce que la loi ne permet l'électorat qu'à
trente ans, et l'éligibilité qu'à quarante; c'est aussi parce qu'on ne
brise pas facilement les cadres des anciens partis : ils se vident len-
tement à mesure que disparaissent les hommes qui les avaient
pourvus d'idées et de sentiments. Mais la génération nouvelle
écartée de la pratique politique peuple chaque jour davantage le
barreau, l'administration, l'instruction publique, l'armée, la magis-
trature ; et sa conscience s'exprime dans les travaux de son élite. Par
le journal, par le livre, elle substitue à l'ancien libéralisme vieilli,
attardé dans un bonapartisme sentimental, usé dans des conspira-
i. Ch. Dupin qui, dans les Forces progressives de la France, divise les électeurs en
deux ca ceux qui avaient vin^t ans et ceux qui n'avaient pas vingt ans en îy^j,
calcule qu'en 1&23, ils sont à peu près en nombre égal, mais on réalité, la génération la
plus jeune représente un nombre d'babitants bien plus considérable que l'autre. En i8:î3
46700 électeurs delà nouvelle génération représentent 26 millions et demi d'habitants,
et 53 3oo de l'ancienne, 4 200 000 seulement.
< 197 >
Le Gouvernement parlementaire. livre h
tions manquées, des conceptions nouvelles où il entre plus d'avenir
et plus d'humanité. Elle a besoin, n'étant plus soutenue par la même
haine du présent, ni par le même regret du passé, de se donner
d'autres raisons d'agir, et de fonder son action sur d'autres doc-
trines. De là, chez les uns, l'effort, sinon pour créer un libéralisme
nouveau, au moins pour réviser toutes les affirmations de l'ancien :
effort qui se manifeste discrètement d'abord, puis sans réserve,
dans le Globe; de là, chez d'autres, le désir de créer une société
nouvelle, qui éclate dans les premières œuvres du Saint-Simonisme
naissant. — Et ce n'est pas seulement à gauche que se constate le
labeur de la nouvelle génération. Le catholicisme légitimiste de 1815,
tout-puissant dans les conseils du gouvernement, n'inspire que
dédain aux jeunes catholiques de 1824; ils s'effraient de voir la reli-
gion liée à un conservatisme stérile et condamné; ils ne s'abusent
ni sur la cause ni sur la portée du triomphe électoral de 1824;
ils dressent contre le vieux clergé gallican et royaliste l'ultramon-
tanisme qui dégagera la religion des intérêts dynastiques, qui affran-
chira l'Église de l'esclavage où la tient la protection officielle. —
Tout ce renouvellement de la pensée politique, sociale et reli-
gieuse, s'accompagne d'une révolution esthétique : vers 1824, un
nouveau romantisme s'élève, aussi différent du romantisme de
1816 que les libéraux du Globe sont éloignés des « patriotes de
1815 »; il répond à un état nouveau de la sensibilité; en littéra-
ture, en peinture, en musique, il renouvelle les formes d'art par où
elle s'exprime. — Dans la science enfin, des synthèses hardies
annoncent une conception nouvelle de la nature et de la vie.
#
I. — LES NÉO-LIBÉRAUX*
le « giobe». /"^ 'EST sans doute dans l'échec et la dislocation de la charbon-
X-J nerie qu'il faut chercher l'origine du groupement nouveau et
de la propagande nouvelle des jeunes libéraux. L'activité et l'idéa-
lisme sans emploi précis d'une élite se plurent aux entretiens que
leur offrit dans sa chambre de la rue du Four-Saint-Honoré un pro-
i. Le journal le Globe est la source principale, surtout pendant la période (182^-1827) où
il est avant tout journal d'idées. On a moins étudié la doctrine politique du Globe, que
ses vues esthétiques (voir la section IV de ce chapitre, les Romantiques). 11 n'y a guère
à signaler, à propos du Globe, en sus des détails fournis par l'Histoire de Ouvergier de Hau-
ranne, qui fut un de ses rédacteurs, que l'article de Sainte-Beuve sur Jouffrov, Portraits
littéraires, t. I, Ch. de Rémusat, La Politique libérale, Paris, 1860, et l'étude de Thureau-
Dangin dans Le parti libéral sous la Restauration (déjà cité). L'opinion de Goethe rapportée
à la fin de cette section est citée d'après O. Harnack, Goethe in der Epoche seiner Vollen-
dung, Leipzig, igo5.
< iq8 >
LA GENERATION NOUVELLE
SAINT-SIMON
Lithographie anonyme. — Bibl. Nat. Est. S 2.
I . A M i : \ X A I s
Portrait gravé vert ix:i."> par Calamatla.
Bibl. Nat. Est. N 2.
STENDHAL
Peinture de Dedreux-Dorcy.
Musée de Grenoble, ir 223.
il. C. IV. i>i . io. Page 198.
CHAPITRE lit
L'avènement d'une Génération nouvelle.
fesseurde l'École Normale révoqué en 1822, le philosophe Th. Jouf-
froy. Sous sa direction grave et passionnée, à laquelle s'associa un
autre universitaire destitué, Dubois, ancien carbonaro comme lui,
des jeunes gens s'unirent dans une môme ferveur de foi morale; ils
demandèrent à la philosophie ce que le libéralisme politique ne
leur donnait plus, un but pour leur activité, un remède à l'inertie
de leur esprit, au désœuvrement de leur cœur. C'étaient Pierre
Leroux, Rémusat, Duvergier de Hauranne, Vitet, Duchâtel, Sainte-
Beuve, Magnin. Ampère, d'autres encore. Quelques-uns d'entre eux
avaient rédigé une feuille de gauche, les Tablettes Universelles : le
gouvernement l'ayant achetée, ils en sortirent. Pierre Leroux leur
donna, en fondant le Globe (septembre 1824), une maison à eux; le
journal, qui ne payait pas de cautionnement, dut s'abstenir de poli-
tique, mais traita toutes les questions philosophiques, esthétiques
et sociales. C'est là qu'ils dirent leur dédain pour les routines de
droite et de gauche, leur spiritualisme, leur curiosité de l'histoire,
leur goût pour les nouveautés littéraires. Le fameux article de
Jouffroy, Comment les dogmes finissent, écrit en 1823, publié en 1825,
fut comme le programme philosophique de cette jeunesse :
« Une génération nouvelle s'élève, qui a pris naissance au sein du scepti-
cisme dans le temps où les deux partis avaient la parole. Elle a écouté et elle a
compris. Et déjà ces enfants ont dépassé leurs pères et senti le vide de leurs
doctrines.... Supérieurs à tout ce qui les entoure, ils ne sauraient être dominés
rii par le fanatisme renaissant, ni par l'égoïsme sans croyance qui couvre la
société... ils ont le sentiment de leur mission et l'intelligence de leur époque;
îls comprennent ce que leurs pères n'ont pas compris, ce que leurs tyrans
corrompus n'entendent pas; ils savent ce que c'est qu'une révolution, et ils le
savent parce qu'ils sont venus à propos »
Fières paroles, que l'un des rédacteurs du Globe, Sainte-Beuve,
appela plus tard « le manifeste le plus explicite de la jeune élite
persécutée », de la « jeune garde », comme disait Thiers. C'était
aussi une déclaration de guerre. L' « indépendance » des jeunes
gens du Globe ne leur permit pas d'être voltairiens avec le Constitu-
tionnel; et ils ne furent pas étonnés de s'attirer « l'inimitié des
médiocrités et des vieilles vanités » qui dominaient à la rédaction de
ce « Journal des intérêts et des besoins ». Ils raillèrent volontiers
la presse libérale, pour qui « le curé n'est qu'un fonctionnaire qui
a mission d'instruire ses ouailles, comme l'entend M. le Procu-
reur du roi; qui est tenu, sur mandat de M. le Maire, de leur déli-
vrer tous les sacrements qu'ils requerront ». Bientôt, dans leur
mépris pour les procédés de la gauche, ils iront jusqu'à refuser de
partager sa traditionnelle indignation contre les jésuites ressus-
LES DOCTRIXES
DU « GLOBE ».
LE « CLOSE »
ET LES AS,
PAHTIS.
W
Le Gouvernement parlementaire. livre u
cités. Ils avouent lire avec le môme sang-froid M. de Bonald et
Benjamin Constant, le Mémorial catholique et le Mercure. Ils
signifient orgueilleusement aux partis belligérants leur indifférence
pour leurs querelles, leur résolu lion de ne pas « rentrer dans leurs
vieilles ornières ». Comme ils habitent une région plus haute que
celle où s'agitent les partis, ils distribuent à droite et à gauche
leur critique et font savoir leur dédain aux gouvernants. Que
peuvent aujourd'hui les « maîtres de la puissance matérielle »?
A peine sont-ils bons à empêcher qu'on mette en question les dogmes
qui étayent leur faiblesse, et dont « ils ne savent plus pourquoi ni
comment ils sont vrais ». Ces dogmes ne sont plus que des for-
mules « qui les trahissent au jour du danger et restent muettes
entre leurs mains ».
les néo-libéraux Tout ce déploiement de pensée et d'ironie pouvait promettre
aucune doctLne d'aboutir, sinon à une action pratique, du moins à une doctrine
originale. précise. « Comment aurions-nous des hommes politiques, écrit
Jouffroy, des hommes d'État, quand les questions dont la solution
réfléchie peut seule les former ne sont pas même posées, pas même
soupçonnées de ceux qui sont assis au gouvernail; quand, au lieu
de regarder à l'horizon, ils regardent à leurs pieds? » Sans doute,
mais les intellectuels du Globe qui regardaient à l'horizon se mon-
trèrent si peu empressés à dire ce qu'ils y voyaient qu'on ne le sut
jamais bien. Leur foi nouvelle, qui devait s'élever sur les débris
de l'ancienne, ne parvint pas à être autre chose que la « négation
de la foi reçue »; ils se demandèrent sans cesse et ne surent jamais
« précisément quelle serait leur direction ». Ils annoncèrent quoti-
diennement leur intention de la trouver et de la dire; et leur inten-
tion resta vaine. Ils ne purent sortir de leur rôle de spectateurs et
de critiques. Certains d'entre eux sentirent cette impuissance et,
loyalement, l'avouèrent. « Cette inaction contemplative que quel-
ques-uns présenteraient comme le plus haut degré de la science
pourrait, avoue l'un d'eux, ne déceler que faiblesse d'intelligence
ou faiblesse de caractère. » Quand on prétend fonder la science
politique, on ne doit pas se borner à exprimer le vœu « qu'elle
ne reste pas en arrière »; quand on annonce la prochaine mise au
jour de la Vérité nouvelle, convient-il de se borner à railler le
Catholique où M. d'Eckstein remet à neuf de vieilles armes, et les
Saint-Simoniens du Producteur qui s'efforcent de dresser un corps
de doctrines? « De part et d'autre (c'est encore un aveu de ces
hommes impuissants et sincères), on déclame contre le désordre
des opinions individuelles, on parle d'unité et de pouvoir spirituel,
on ambitionne d'atteindre à la Vérité générale et définitive. Le
< 200 >
CHAPITRE III
U avènement d'une Génération nouvelle.
Globe s'élève entre le Producteur et le Catholique comme un juge
peut-être, non comme un vainqueur. Il est temps de faire davan-
tage, il est temps de montrer que la critique n'est pas le scepticisme,
et que l'impartialité du Globe n'est frappée ni de stérilité, ni d'im-
puissance. » Quand on affiche enfin le désir, à coup sûr modeste,
de fonder la liberté politique par le gouvernement représentatif,
suffit-il de fixer son regard sur un avenir lointain, est-il sage de
dédaigner de se joindre à ceux qui ont le sentiment des nécessités
présentes de la lutte? « Je lis le Globe qui m'ennuie, écrit Rémusat
en 1826, et ce qui me fâche, c'est que je ne saurais dire pourquoi.
C'est quelque chose d'un peu insipide que ces idées nouvelles sans
résultats, et qui ne correspondent à rien. Je voudrais quelque chose
de plus substantiel. »
Si le Globe ne réussit pas à pourvoir le nouveau libéralisme de
la doctrine qu'il lui promettait, son œuvre témoigne pourtant d'un
elî'ort d'analyse et de critique sans précédent. On eut, dans ce
journal, la passion des idées; on y amoncela des plans de travail
pour plus d'une génération; on y dressa la statistique universelle
des idées et des œuvres nées de la civilisation européenne. Rien de
tel ne s'était encore vu, et ce résultat excitait l'admiration des
penseurs. Le Globe donna au plus célèbre de tous, à Gœthe, « trois
fois la semaine, beaucoup à penser » : ces écrivains « sévères,
hardis, profonds et prophétiques », où « l'esprit du temps se
reflète clair, puissant, formidable », étaient peur lui le miroir de la
vie intellectuelle de la France :
« Toutes les fois que les Français renoncent à leur esprit philistin, ils nous
sont de beaucoup supérieurs en jugement critique et en compréhension des
œuvres originales. Ils avaient déjà derrière eux une civilisation longue (unend-
lich), quand nous autres Allemands n'étions encore que de grossiers Burschen. »
Mais lorsque, las de l'analyse ou contraints par les circon-
stances, à défaut de doctrine, du moins à prendre parti, les néo-libé-
raux durent descendre des hauteurs où se plaisait leur critique, ce
fui le signal de la dispersion. Les uns restèrent au Globe, devenu
journal politique, combattirent aux côtés du Constitutionnel et du
National, entrèrent dans les cadres qu'avaient construits les hommes
d'action, et qu'ils avaient tant méprisés; puis, après leur courte
ivresse do pensée, ils s'assirent, satisfaits, dans les fauteuils que
leur offrit Louis-Philippe; la foi nouvelle tant annoncée, tant
atten lue, c'était donc la quasi-légitimité. D'autres, plus exigeants,
se firent républicains; on en vit enfin qui. avides de posséder la
vérité totale et de se pourvoir d'une doctrine universelle, allèrent
chercher Tune et l'autre chez les Saint-Simoniens.
LA PLACE
DU « GLOBE »
DANS L HISTOIRE
DE CE TEMPS.
DISPERSION DES
NÈO-UBÉRAUX.
Le Gouvernement parlementaire.
II. — LES S AIN T -SI M ON 1 EN Si
LE PREMIER
SAINT-SMONISMB.
LE
« PRODUCTEUR
1E mouvement saint-simonien eut les mêmes causes morales
-J que le néo-libéralisme. (Test le dégoût inspiré par les insuffi-
sances doctrinales du libéralisme officiel, c'est son échec aussi qui
amenèrent à la nouvelle doctrine d'anciens conspirateurs, des car-
bonari de 1822, comme Bazard, Bûchez, Cerclet et tant d'autres. « A
peine, écrit Bazard, venais-je de sonder le vide, de sentir la stérilité
pour notre époque de la philosophie critique et de la politique
révolutionnaire, que les ouvrages de Saint-Simon fixèrent mon
attention; les conceptions de ce hardi novateur me parurent le
germe du monde nouveau que je cherchais instinctivement depuis
longtemps. » D'autres y arrivèrent par des chemins plus détournés.
Le désir, que le catholicisme ne pouvait contenter, d'une croyance
en accord avec le progrès, poussa Hippolyte Carnot, Michel Cheva-
lier, Laurent et d'autres à se faire d'abord Templiers ; mais la règle
de Jacques Molay ne satisfit pas longtemps leur curiosité, et le per-
sonnel de l'Ordre leur parut « aussi peu accessible au progrès que
le Collège des cardinaux romains ». Le Saint-Simonisme, qui les
conquit ensuite, provoqua au contraire chez eux et chez d'autres
jeunes gens des dévouements enthousiastes, qui firent de la nou-
velle école une famille, puis une église.
Le Saint-Simonisme se présentait vers ce temps comme une
doctrine de réorganisation totale. Elle s'exprimait dans le Produc-
teur, journal que Saint-Simon avait fondé au moment de mourir
(1825) ou, pour parler comme un disciple, « au moment de s'endormir
dans le rêve du bonheur public ». « Le journal que nous annon-
çons, disait l'introduction, a pour but de développer et de répandre
les principes d'une philosophie nouvelle. » Cette philosophie est
« positive » dans son but et dans sa méthode : elle écarte de son
objet toute considération relative à l'origine et à la destinée, et de
son argumentation les déclamations inspirées tant par la crainte du
fanatisme, de l'ambition théocratique et de la tyrannie, que par les
regrets du passé. Elle ne procède ni de la critique du xvm e siècle,
toute négative, ni des conceptions attardées qui ne peuvent s'adapter
i. La bibliographie de Saint-Simon et du Saint-Simonisme est donnée dans G. Weill,
Un précurseur du socialisme, Saint-Simon el son œuvre, Paris, 1894 ; L'école saint-simonienne,
son histoire, son influence jusqu'à nos jours, Paris, 1896; et dans S. Charléty, Histoire du
Saint-Simonisme, Paris, 1896-
Sur Sismondi et les économistes, voir l'étude d'Henry Michel dans L'idée de l'Étal; la
liste des principales œuvres y est donnée.
CHAPITRE Mi
L avènement d'une Génération nouvelle.
à la société moderne. Ni libérale, ni catholique, elle est scientifique
et expérimentale. C'est à l'observation scientifique des faits histo-
riques que la doctrine doit son point de départ. L'Histoire, « physique
sociale », ne doit pas se contenter de servir d'aliment aux spécula-
tions d?,s moralistes, des journalistes, des philosophes; elle est
elle-même la morale, la politique, la philosophie, parvenues à l'état
positif. L'historien découvre les lois de l'enchaînement des faits; il
connaîtdonc le point de développement où sont arrivées les sociétés,
et il prévoit leur destinée. De la considération du passé il induit
les lois de l'avenir. Cet avenir, c'est « l'état industriel », l'exploi-
tation du globe par l'activité matérielle, intellectuelle et morale
de l'humanité associée. Les formes actuelles du gouvernement ne
correspondent plus à cet idéal; c'est <* la représentation d'une vieille
comédie ». Les Saint-Simoniens prétendent organiser scientifique-
ment les pouvoirs sociaux qui conviennent au monde nouveau.
La société humaine « a passé du joug de la politique féodale sous
le joug de la politique métaphysique » ; asservie jadis à la force
brutale, elle l'est aujourd'hui à l'idée anarchiste de liberté. Il faut
refaire une doctrine et l'imposer au monde. Les savants seuls ont
la compétence nécessaire. Ils sont le seul « pouvoir spirituel »
légitime, capable d'abolir le mal, de supprimer l'initiative indivi-
duelle et la concurrence qui créent la misère et la ruine sociales,
l'antagonisme entre Etats qui crée la guerre, d'associer les hommes
dans le travail, d'unir les nations dans l'exploitation savante, réglée,
fraternelle de la planète. Par eux, l'humanité organisée marchera
au bonheur social.
La doctrine saint-simonienne n'est encore qu'à l'état fragmen-
taire et discursif dans le Producteur, qui disparut en 1826; elle ne
fut exposée, sous une forme complète et systématique, qu'en 1828
dans des leçons que professèrent les chefs de l'école. C'est là qu'ils
avouèrent plus clairement le lien qui rattache leurs idées à celles
de leur maître Saint-Simon. Ils font remonter à lui l'honneur d'avoir
« révélé » la vérité nouvelle, annoncé la mort prochaine des formes
sociales faites pour la guerre, l'avènement de la paix dans l'Asso-
ciation. Singulier ho^ime, dont la vie ne fut qu'un long effort exalté
pour « systématiser la philosophie de Dieu » ! Il tente, tout d'abord,
de « déduire les lois de l'organisation sociale » de la plus générale
des lois du monde, la gravitation, descendant « du phénomène uni-
vers au phénomène système solaire, de celui-ci au phénomène ter-
r< '^Ire, et enfin à l'étude de l'espèce considérée comme une dépen-
dance du phénomène sublunaire ». Mais, s'étant aperçu à temps « de
l'impossibilité d'établir jamais une loi positive et coordinatrice de
LA DOCTRINE
DU PRÉCURSEUR
SAINT-S.'UOX.
•JLli'i
Le Gouvernement parlementaire. livre h
cette philosophie », Saint-Simon s'est retourné « vers la science de
l'homme ». C'est alors l'histoire qui lui révèle que le régime indus-
triel est le régime de l'avenir et tuera la conception des légistes, le
roman métaphysique des Chartes et des Constitutions, cette « cala-
mité publique ». « J'ai reçu la mission de faire sortir les pouvoirs
politiques des mains du clergé, de la noblesse, et de l'ordre judi-
ciaire pour les faire entrer dans celles des industriels. » Mais, une
fois construit le système de politique positive qui confie le pouvoir
spirituel du monde aux savants et aux artistes et le temporel aux
praticiens du travail, ce mathématicien désabusé, ce sociologue
fatigué s'aperçoit qu'il a négligé dans ses calculs « la force senti-
mentale et religieuse », et, une dernière fois, Saint-Simon change de
méthode; il se proclame le messie d'un « nouveau christianisme »;
il écrit alors la plus grande parole qui ait retenti depuis Jésus :
« Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l'améliora-
tion physique et morale de la classe la plus nombreuse et la plus
pauvre ». Et, au moment de sortir d'une vie manquée qui se termine
par un livre inachevé, ce messie dit à ses amis : « Quarante-huit
heures après notre seconde publication, le parti des travailleurs
sera constitué : l'avenir est à nous ». La route est tracée par le
maître ; les disciples la construisent.
la doctrine « A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses
des disciples. œuvres », voilà la formule destructive du droit ancien, du droit de
la conquête et de la naissance. Ce n'est plus aux individus isolés,
détenteurs de la propriété, c'est-à-dire au privilège, au hasard, à
l'incapacité, à l'égoïsme, qu'il appartiendra de répartir les instru-
ments et les produits du travail. L'État, seul propriétaire, aura le
pouvoir de « diriger la production et de la mettre en harmonie avec
la consommation », Ce sera justice, car la répartition se fera selon
la capacité; ce sera progrès, puisque l'exploitation, débarrassée des
fourberies de la concurrence, sera moins coûteuse et meilleure.
L'État distribuera non seulement « l'éducation générale » qui fait
l'homme, mais encore « l'éducation spéciale » qui fait le travailleur,
c'est-à-dire les croyances communes qui façonneront les cœurs et
les esprits à l'ordre nouveau ; qui créeront une moralité nouvelle,
rectifiant, comme disait Saint-Simon, l'ancienne ligne de démarca-
tion entre le bien et le mal. Le progressif, c'est le bien ; le rétrograde,
c'est le mal. Car la vie individuelle n'est qu'une face de la vie
sociale; l'individu isolé est une abstraction; c'est au nom de l'huma-
nité qu'il faut organiser l'individu.
LE Les Saint-Simoniens donnèrent à l'ensemble des sentiments et
SAINT-SIMONISME . . ,
est une religion, des idées qui devaient désormais reunir les hommes, le nom de reh-
c -2o4 >
CHAPITRE III
L'avènement d'une Génération nouvelle.
gion. Si les philosophes en sont venus à penser que la religion est
une contemplation individuelle, une pensée intérieure, c'est là un
signe, entre tant d'autres, de la dislocation sociale"; la religion, c'est
« l'explosion de la pensée collective de l'humanité «.Ainsi la doctrine
se résout en une religion sociale où il n'y a ni miracle, ni surna-
turel, dont les savants seront les prêtres, dont les législateurs seront
les théologiens.
Il ne saurait être question ici de suivre jusqu'en leurs dernières caractères
l Jx u j i < • i ■ i <• DE LA pensée
conséquences les démarches de la pensée saint-simonienne; il taut saint-simonils.se:.
nous borner à marquer par où cette pensée s'oppose aux directions
d'esprit du même temps. La contemplation de l'avenir où elle se
plaît la distingue suffisamment des timidités qui l'environnent. Elle
est la seule qui ébauche une doctrine totale, une synthèse complète;
elle satisfait plus largement qu'aucune autre le besoin de théories
qui est le propre de la génération nouvelle. Les Saint-Simoniens
sont les premiers à apercevoir le lien qui unit toutes les questions;
ils se refusent à isoler le problème politique et le subordonnent
hardiment au problème social; ils sont les premiers à dire, en un
temps où les hommes de gauche professent un respect sans limites
pour les procédés du mécanisme parlementaire, que la puissance
publique se transformera dans la mesure où les hommes transforme-
ront l'objet de leur conduite morale et matérielle. Que le Globe les
raille de leur goût pour la « symétrie égyptienne », que Benjamin
Constant les appelle « prêtres de Thèbes et de Memphis » , ils n'en sont
pas moins les seuls qui aient une réponse à la plainte des nouveaux
libéraux, qui jugent « stériles et usées » les doctrines de leurs pères
sans trouver à les remplacer. Seuls, ils ont le courage de penser,
et d'aller jusqu'au bout de leur pensée.
Mais c'est surtout par l'ampleur, la puissance et la nouveauté
de leurs vues économiques qu'ils dépassent le néo-libéralisme. Pour
étrange qu'apparaisse leur communisme inégalitaire fondé sur l'infail-
libilité d'un institut de savants, il ne peut masquer la fécondité de
leur pensée et l'avenir qui est en elle. L'imagination saint-simo-
nienne est la seule de ce temps qui ose, qui prévoie et qui crée.
Elle dit — en 1825 — que le « Chemin de fer » fera une « vaste
révolution » dans la société :
ORIGINALITÉ
bES VUES
ÉCONOMIQUES
ET SOCIALES.
• Avec une facilité et une célérité de communication si grande, les villes
provinciales d'un empire deviendraient autant de faubourgs de la capitale....
Produits industriels, inventions, découvertes, opinions circuleraient avec une
rapidité jusque-là inconnue, et, par-dessus tout, 1rs rapporta d'homme à
ln.rnrne, de province à province, de nation à nation seraient prodigieusement
accrus. •
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
C'est dans le même temps que le Producteur propose la créa-
tion d'une « association internationale commanditaire de l'indus-
trie », qui ferait étudier par les savants et les ingénieurs tous les
projets destinés à mieux exploiter la terre et qui les soutiendrait de
ses capitaux; qui porterait son attention sur l'influence qu'exercent
certains travaux sur la vie, la santé, les mœurs des travailleurs » ;
car « il n'est plus permis d'oublier que les travailleurs sont la cause
première et le but principal de la production ». C'est encore ces
rêveurs qui voient dans la « commandite par actions » le moyen
d'intéresser les petits propriétaires aux grandes affaires, d'obliger
les riches « à répandre leur fortune dans une foule de canaux
productifs et de généraliser ainsi leur intérêt individuel »; qui
parlent du crédit comme d'une « vertu sociale », capable de réorga-
niser le monde. Leurs conceptions sont toutes pénétrées de la
passion du progrès par la science, en un temps où l'empirisme
domine tous les actes, où la timidité générale immobilise la pro-
priété, paralyse le commerce, endort l'industrie, et, plus grave-
ment encore, anémie les doctrines.
sismondi. Car la plus grande hardiesse que l'on connaisse alors, c'est de
s'élever contre le protectionnisme officiel au nom de la liberté des
échanges, et de protester, au nom de la liberté du travail, contre
les velléités, apparues chez quelques politiciens, de reconstituer
les anciennes corporations. Les physiocrates avaient lié leurs vues
au despotisme éclairé; les circonstances lient celles des économistes
à la prépondérance naturelle, légitime, des classes moyennes, c'est-
à-dire à la Charte. Les livres anglais d'Adam Smith (traduit en
1822), de Ricardo (1818), de Malthus (1820 et 1823) avaient répandu
en France la doctrine du minimum de gouvernement, le mépris
des ouvriers, l'ignorance de leur condition. J.-B. Say, dans son
cours au Conservatoire des Arts et Métiers (1819; publié en 1828 et
devenu la Bible des économistes, ne dit rien de plus, et ses vues
s'incorporèrent à la doctrine libérale. Un seul économiste, Sismondi,
osa en 1820, dans ses Nouveaux principes d'économie politique, mon-
trer d'autres préoccupations; il constata que le laisser-faire n'avait
pas résolu tous les problèmes, et qu'il avait déçu ceux qui lui
avaient demandé de guérir tous les maux : « Les efforts sont aujour-
d'hui séparés de leur récompense; ce n'est pas le même homme qui
travaille et se repose ensuite, mais c'est parce que l'un travaille
que l'autre peut se reposer ». Il dit aussi que l'État ne doit pas
« rester neutre », mais « intervenir », favoriser une « organisation
du travail ». C'est un propos presque saint-simonien ; c'en est un
< ao6 »
chapitre m L'avènement d'une Génération nouvelle.
encore que de reconnaître « le phénomène nouveau que présentent
les nations opulentes où la misère publique ne cesse de s'accroître
avec la richesse matérielle et où la classe qui produit tout est
chaque jour plus près d'être réduite à ne jouir de rien ». Tous les
progrès, le crédit facilité par les banques, le travail par les machines,
rompent l'équilibre entre la population et le revenu, réduisent le
prix des journées, et rendent la vie de l'ouvrier plus incertaine. Il
ne sait plus sur quelle demande de travail il faut compter : « L'éco-
nomie sur tous les moyens de produire n'est un avantage social
qu'autant que chacun de ceux qui contribuent à produire continue
à retirer de la production un revenu égal à celui qu'il en retirait
avant que cette économie eût été introduite ». Au reste, Sismondi
avoue son impuissance à trouver un remède II n'est pas réforma-
teur, il est pessimiste : « La distribution des profits du travail entre
ceux qui concourent à les produire me paraît vicieuse; mais il me
semble presque au-dessus des forces humaines de concevoir un
état de propriété absolument différent de celui que nous fait con-
naître l'expérience ».
Les vues de Sismondi ne tiennent pas, dans la littérature écono-
miste, plus de place que certaines phrases parties du côté gauche
de la Chambre : le député Beauséjour parle, à la Chambre de 1822,
« des vices de l'organisation sociale », et Voyer d'Argenson rappelle
aux députés de 1828 : « Quelquefois, quand nous votons des impôts,
nous obligeons une très petite partie de ceux qui nous ont élus
réellement ou fictivement à faire le sacrifice d'une portion des
revenus de leurs capitaux, tandis que nous condamnons une
immense quantité de créatures humaines aux travaux forcés ».
Ces propos passaient alors inaperçus,
///. — LES ULTRAMONT AINS*
PENDANT que les néo-libéraux font la critique des partis anciens, un
que les Saint-Simoniens, étrangers à la querelle entre le nouveau parti
11.1 » 1 I- XI > , i • J , • 1 J CATHOLIQUE.
libéralisme et le royalisme, élèvent leur industrialisme au-dessus
i Consulter les ouvrages de Lamennais cités dans le texte, et sa Correspondance inédile
publiée par Ed» Forgues, 2 vol., Paris, i863, — dans les Affaires de fîome, 1 vol , publié en 1837,
voir le Mémoire présenté à Grégoire XVI par les rédacteurs de l'Arenir, où Lamennais
esquisse un étal «le la religion en France pendant la Restauration. — Il y a de nombreuses
étndes sur Lamennais Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. I -. Ë. Renan, Lamen-
nais, dans lisais de morale et de critique; cf aussi Spuller, Lamennais, 1892; abbé Roussel,
Lamennais d'après des documents inédits, 2 vol., Pans, 1892, etc.
Sur le mouvement iiltramoulain en général, voir Debidour, Histoire des rapports de
tÉglise et de l'Étal en France de 17.19 à 1810 (déjà cité), et E Lamy, Les luttes entre l'Eglise
et l'État au xix» siècle : la Heslauration (Revue des Deux Mondes, i8y8;.
Le Gouvernement parlementaire.
HOSTILITÉ
DE LÈPISCOVAT.
ORGANISATION
DU PARTI
l'LTRAMONTAIN.
de ces doctrines du passé, certains catholiques sont, eux aussi,
saisis par la révolution intellectuelle et par le mouvement pas-
sionné qui entraîne la nouvelle génération. C'est l'un d'eux,
Lamennais, qui a dit : « Rien ne peut rester tel qu'il est. Le
statu quo est aujourd'hui une des plus prodigieuses folies qui
puissent entrer dans une tète humaine. » Effrayés du déclin de la
foi et désireux de la restaurer, ils prirent le contre-pied de la tac-
tique suivie jusque-là par le clergé : leur dessein fut de dégager
leur religion des intérêts dynastiques, de briser l'alliance du roya-
lisme et du clergé, de rompre le contrat tacite qui liait le sort de
l'Église à celui d'un parti dont la protection la compromettait et
dont les exigences l'asservissaient.
Politique hardie et difficile : c'est attaquer l'épiscopat, qui pro-
fesse le royalisme le plus pur, parce qu'il y trouve le maximum
d'ancien régime possible, c'est-à-dire les faveurs, le respect exté-
rieur, le budget accru, l'influence politique. Le dévouement au
prince implique, il est vrai, l'acceptation du pouvoir temporel du
prince et des « libertés de l'Église gallicane » qui le fondent en
droit; c'est-à-dire la soumission à l'État laïque, l'inertie imposée
à l'Église, la résignation à la liberté des cultes, l'apostolat interdit
ou enfermé dans les règlements de la police de l'État. Mais les évê-
ques aiment mieux sacrifier la propagande que leur rôle politique.
Si les Bourbons du xix e siècle ne peuvent pas, comme Louis XIV,
leur ramener les âmes qui s'éloignent, la politique de la monarchie
restaurée leur procure des compensations : l'État, en garantissant
aux évêques la souveraineté spirituelle dans le diocèse, le droit de
commander aux fidèles, l'autorité absolue sur le clergé secondaire,
assure à l'Église de France la constitution qu'ils lui souhaitent. Le
pouvoir temporel des rois est le fondement nécessaire, non seule-
ment de la situation des évêques dans l'État, mais aussi de leur
droit divin dans l'Église.
L'état de fait, qui satisfaisait les évêques, effrayait les catho-
liques ardents. Comment refaire la conquête de la France irréli-
gieuse et révolutionnaire avec des chefs qui se contentent de n'être
pas dépossédés, et qui, en échange de cette certitude, acceptent
d'être impopulaires et suspects? Les privilèges politiques et les
faveurs individuelles prodiguées par une dynastie fragile peuvent-
elles entrer en balance avec l'indépendance et la vie? C'est pour-
quoi, lorsque, parmi les jeunes catholiques, un groupe se forma,
décidé à lutter contre l'inertie satisfaite de l'épiscopat et à tenter,
contre l'irréligion grandissante, la restauration de l'Église, il se
trouva vite amené à adopter contre le gallicanisme traditionnel les
CHAPITRE III
L'avènement d'une Génération nouvelle.
doctrines ultramontaines que J. de Maistre avait produites en 1819
dans le Pape, au grand scandale du haut clergé et des ultras. Son
premier chef fut l'abbé de Lamennais, que les invectives passionnées
de son livre sur L indifférence en matière de religion (le 1 er volume
est de 1817) avaient rendu célèbre. En 1844, le Mémorial catholique,
fondé par deux autres prêtres, ses amis Gerbet et de Salinis, puis
le Catholique, fondé par un journaliste, d'Eckstein, juif danois
converti à Rome, portèrent le débat dans la polémique quotidienne.
La brochure de Lamennais, De la religion considérée dans ses rap-
ports avec la politique (1826), que le gouvernement poursuivit,
posa la question de rultramontanisme devant le grand public.
Lamennais et ses amis veulent d'abord séparer l'Église des
partis, ensuite lui subordonner les partis. A ces « catholiques avant
tout », la situation actuelle semble intolérable. Un État qui n'a
aucune foi, aucun culte, est évidemment athée; athée dans l'ordre
politique, puisque la Charte professe la neutralité, l'indifférence
entre les religions; athée dans l'ordre civil, puisque l'état civil est
athée : « Un enfant naît; on l'enregistre, comme, à l'entrée de nos
villes, les animaux soumis à l'octroi;... le mariage n'est qu'un
concubinage légal » ; la mort n'est pour l'État que l'occasion de
« quelques soins de voirie ». L'indifférence même de l'État est un
mensonge; à vrai dire, l'État est une machine de guerre contre la
religion. Qu'importe que le roi soit pieux ou bien intentionné : « le
roi est un souvenir vénérable du passé, l'inscription d'un temple
ancien qu'on a placée sur le fronton d'un autre édifice tout
moderne »; la souveraineté réside dans les Chambres; « la France
est une vaste démocratie ». Telle est la vérité. Et, quant aux pré-
tendus efforts des pouvoirs publics pour « protéger » la religion,
c'est un autre mensonge; les marques extérieures de respect, les
faveurs distribuées à certains prélats, leur présence à la Chambre
des pairs ou même dans le gouvernement ne peuvent que tromper
le public et « mettre l'athéisme sous la protection de la
religion ».
Un gouvernement qui soumet la religion à l'administration ne
saurait se faire un mérite du zèle qu'il déploie pour la religion.
A-t-il rendu l'éducation publique à ceux qui en sont les maîtres
légitimes, depuis que Jésus leur a dit : « Allez et enseignez »?
TSadopte-t-il pas ce principe, emprunté à la Convention, que l'édu-
cation est une « institution politique »? L'éducation cléricale elle-
même est livrée à son bon plaisir; un évoque ne peut ouvrir une
école sans le consentement des bureaux. La discipline, la hiérarchie
de l'Église sont soumises à des laïques. Des avocats, un Laîné, un
LES RAPPORTS
EXTRE L'ÉGLISE
ET L'ÉTAT JUGÉS
PAR LES
VLTRAMONTAlNSi
L'ÉTAT ATHÉE
■MHJ
Lavisse. — H. Contcmp., IV.
14
Le Gouvernement parlementaire.
LA RELIGION
MÉPRISÉE.
LES
VLTRAMONTAINS
SE RAPPROCHENT
DES LIBÉRAUX.
Decazes, un Corbière, lui imposent des formulaires de foi; un acte
du Saint-Siège n'a d'effet que s'il est vérifié par l'administration,
l'envoyé du Pape ne peut communiquer avec les enfants du Père
commun que par l'intermédiaire du ministre des Affaires Étrangères;
la pratique de la morale évangélique sous une règle monastique est
soumise à l'agrément de la police; c'est un ministre qui casse ou
approuve les dons faits aux œuvres saintes par la piété des mou-
rants. La religion est sans dotation : les Chambres votent à chaque
session l'existence de la religion éternelle; l'Église de Dieu reçoit
tous les douze mois un « permis de séjour ». C'est toute cette
impiété léguée à la Restauration par les légistes hérétiques de
l'ancien régime, par les juristes de la Constitution civile, par le
despote qui dicta les articles organiques, qu'on appelle les « libertés
gallicanes ». Aussi sont-elles devenues le « cri de guerre de tous les
ennemis du christianisme ».
Autre mensonge : l'optimisme officiel s'attendrissant sur la
piété renaissante, proclamant « que l'esprit religieux est dans le
caractère particulier de ce siècle » (le mot est de Frayssinous,
évêque d'Hermopolis, ministre et gallican). En réalité, « le corps
social s'est entièrement séparé de la religion;... le nombre des chré-
tiens diminue progressivement ». L'Église est haïe du peuple, qui
voit en elle l'adversaire des libertés politiques promises par la
Charte, elle partage l'impopularité du gouvernement. « Toutes les
fois que le clergé est haï, il Test plus qu'une institution humaine. »
La pratique des devoirs religieux devient plus rare, parce qu'elle
est devenue comme une profession de foi politique. Et, en présence
de tant de dangers, & pour dire la vérité sans détour, nous avons
un épiscopat généralement vertueux, mais idiot ». Les évêques,
retournés aux traditions de l'ancien régime, sont des grands sei-
gneurs, des prélats aristocrates à une distance infinie du simple
prêtre; « en plusieurs diocèses, il n'est pas permis aux simples
prêtres de s'asseoir devant leur évêque j>. Résumant dans son
Mémoire au Pape la situation de l'Église pendant la Restauration,
Lamennais concluait : « On travaille à fabriquer, sous le nom de
catholicisme, je ne sais quelle religion de flatterie et de servitude
digne d'être offerte en présent au prince ». Et Gerbet, parlant des
croix fleurdelisées des places publiques, écrivait : « On voit bien que
le fils de Dieu est mort, il y a 1 800 ans, sur un gibet pour rétablir
sur le trône de France la famille des Bourbons ».
Indifférents au royalisme, les jeunes catholiques ne veulent
pas que, dans sa chute qu'ils prévoient prochaine, il entraîne la
religion. Lamennais le répète sans cesse à ses amis. « Je vois beau-
CHAPITRE III
L'avènement dune. Génération nouvelle.
coup de gens s'inquiéter pour les Bourbons; on n'a pas tort; je
crois qu'ils auront la destinée des Stuarts. Mais ce n'est pas là,
très certainement, la première pensée de la Révolution. Elle a des
vues bien autrement profondes; c'est le catholicisme qu'elle veut
détruire, uniquement lui. » Et encore : « la grande affaire du libé-
ralisme est moins de changer la dynastie que la religion ». Mais
cette crainte à son tour détermine une orientation nouvelle dans les
vues politiques des ultramonlains; ils aperçoivent que, si les libé-
raux leur sont hostiles, le libéralisme est plus favorable à leurs
intentions, mieux adapté à leur propagande que l'ancien régime
peu ou beaucoup restauré. Car le libéralisme place les catholiques
dans des conditions modernes de lutte, tandis que le royalisme en
fait les adversaires de la société qu'ils prétendent conquérir. Il faut
donc être libéral. La formule célèbre : « Liberté civile et religieuse
par tout l'univers », est de 1830; mais l'idée revient dès 1824 à chaque
page de la correspondance de Lamennais; d'Eckstein, ancien ultra,
la recommande publiquement dans le Catholique, et prêche aux
rovalistes la conversion aux idées modernes :
« 11 n'est plus question de défendre nos anciennes institutions... ni de conspi-
rer contre l'Empire, ni d'attaquer la démocratie par la monarchie absolue avec
une sorte d'aristocratie.... Il faut prendre rang dans cette démocratie, la purger
de ses mauvaises habitudes de révolution, étouffer en elle le germe de la
licence. Soyez plus vraiment tolérants, plus franchement amis de la justice,
plus fermes appuis de l'égalité que ces hommes qui, volontairement ou à leur
insu, conspirent la ruine du catholicisme . . »
Le combat entre le libéralisme et le royalisme, c'est la querelle
du passé; celle de l'avenir, c'est la lutte « entre l'esprit de la réforme
devenue philosophique et l'esprit immuable du catholicisme. Seuls,
debout sur les ruines du passé, ces deux esprits vont peupler de
leurs querelles tout l'univers. »
Les ultramontains de 1825, ayant été conduits, pour fonder le
parti des « catholiques avant tout », à repousser l'Église officielle,
à combattre le gallicanisme des évêques, détruisirent l'ancienne
conception de l'Église nationale divisée en diocèses édifiés sur le
droit divin et sur la loi de l'État. Ils répandirent l'idée d'une catho-
licité internationale qu'il convenait d'organiser autant en vue de son
utilité pratique qu'à cause de raisons dogmatiques et théologiques;
par là, ils préparèrent une Église où les évoques ne seraient plus que
les agents d'une administration centralisée à Rome sous un pape
infaillible. Ils se servirent, pour lutter contre l'Église officielle, d'un
instrument nouveau dans la propagande religieuse, le journalisme.
Le pape et la presse sont les deux forces qui menèrent la restaura-
ULTRAMOSTAIS'S
DE CE TEMPS
PRÉPARENT
LA RESTA i'n ATI ON
CATJJOLI^K !■:.
Le Gouvernement parlementaire. livre h
tion catholique en Europe. Le mérite des ultramontains fut de
prévoir cette restauration, d'en formuler le programme et d'en pré-
parer les instruments.
IV. — LES ROMANTIQUES*
annonce \ UCUN des théoriciens de la génération nouvelle n'avait méconnu
d'une réforme £\^ q Ue ] eg transformations de la pensée politique, religieuse et
sociale devaient s'accompagner d'un renouvellement des formes
d'art. Les Saint-Simoniens annonçaient la fin prochaine de l'art
individualiste laissé au caprice de chacun, symbole de l'anarchie et
du désordre moral où nous vivons, et l'avènement de l'art social qui
« remuera les masses » ; le rôle des artistes dans le monde industriel
sera d'organiser les grandes manifestations morales communes à
tout un peuple, les fêtes publiques, « moment de repos de la force
musculaire sociale »; ils prédisaient la réforme du théâtre qui, de
tous les genres, a le plus d'action sur la foule. Les libéraux du
Globe accordaient aussi peu en art qu'en politique leur préférence
i. 11 n'existe pas encore d'histoire critique du romantisme français. On trouvera d'utiles
et pénétrantes vues d'ensemble dans VHisloire de la lilléralure française de G. Lanson,
1 vol., i8g5, dans le chapitre rédigé par David-Sauvageot au tome VII (1899) de VHisloire
de la lilléralure française publiée sous la direction de Petit de Julleville; dans l'introduction
aux tomes VII et VI11, rédigée par Emile Faguet pour la même Histoire ; dans A. Michiels,
Histoire des idées littéraires en France au xix e siècle, 2 vol., 1842; voir aussi l'intéressant
chapitre de Gervinus au tome XIX de son Histoire du xix' siècle, trad. Minssen, 20 vol.,
Paris, 1864-1869. Le livre déjà cité de Marsan, Notes sur la balaille romantique, 1913, est un
guide très sûr et donne une abondante bibliographie. Il y a toujours profit à lire les
Portraits littéraires de Sainte-Beuve.
Les monographies, les articles sont très nombreux. Je ne cite que . Maigron, Le roman
historique en France : essai sur l'influence de Waller Scott, 1898; — Baldensperger, Goethe en
France, 1904; — Estève, Lord Byron et le romantisme français, Paris, 1907, et surtout
Ernest Dupuy, La jeunesse des romantiques, 1907; Alfred de Vigny, ses amitiés, son rôle
littéraire, 2 vol., 1910 et 1912, très utiles pour i'histoire du groupe et des relations de
personnes. — A propos du Globe et des journaux littéraires, voir Fragments littéraires de
M. P.-F. Dubois, articles extraits du Globe, précédés d'une notice biographique par
É. Vacherot, Paris, 2 vol , 1879, — A. Morel, Un journal littéraire sous la Restauration
(Réforme littéraire, 1862), — Ziesing, Le Globe de 1824 à 1830, considéré dans ses rapports avec
l'école romantique, Zurich, 1881; — Ad. Lair, Le Globe, sa fondation, sa rédaction, son
influence (Quinzaine, 1904); — Des Granges, Le romantisme et la critique . I. La presse litté-
raire sous la Restauration (1815-1830), 1903; — Michel Salomon, Charles Nodier et le groupe
romantique, d'après des documenls inédits, 1908.
Sur la réforme de la langue, voir le chapitre de F. Brunot dans VHisloire de la littéra-
ture française de Petit de Julleville, t. VIII; — Barat, Le style poétique et la révolution
romantique, 1904.
Sur les beaux-arts, voir les articles du Globe à l'occasion du Salon de 1824; — le cha-
pitre d'André Michel dans VHisloire générale du IV e siècle à nos jours (t. X) de Lavisse
et Bambaud; — Bosenthal, La peinture romantique, 190D; — H. Marcel, La peinture en
France au xix e siècle, 1907; — et l'excellent manuel de L Hourticq, France, dans l'His-
toire générale de l'Art (Collection Ars una, Species mille), 1910, qui donne une bibliographie.
Sur la musique, voir les ouvrages d'Adolphe Boschot, La jeunesse d'un romantique,
Hector Berlioz (1803-1831), 1906; Un romantique sous Louis-Philippe, Hector Berlioz {1831-
{842), 1908, Le Faust de Berlioz, 1910.
CHAPITRE III
L'avènement d'une Génération nouvelle.
HOSTILITÉ
DES ANCIENS
PARTIS
et leur patronage à un système précis; ils étaient, en eette matière
encore, préoccupés de faire œuvre de critiques plutôt que de croyants;
ils étaient trop attachés à la doctrine de la relativité du goût pour
adopter une direction esthétique fixe et pour s'en faire les défenseurs
exclusifs-; leur sympathie toutefois allait nettement — on le vit à
leur ardeur à défendre le drame-chronique en prose — à ceux qui
émancipaient l'art des formes anciennes; et les initiateurs de l'école
nouvelle trouvèrent au Globe des alliés comme Pierre Leroux,
Ch. Magnin et Sainte-Beuve. De leur côté les ultramontains mon-
traient le désir de rompre avec la tradition classique gréco-latine;
la pensée religieuse ne doit-elle pas trouver son profit à l'avènement
d'un art où s'exprimeront les formes modernes de la sensibilité?
Au contraire, les hommes des anciens partis étaient hostiles à
toutes les nouveautés, esthétiques. Ni leur cœur ni leur esprit n'en
avaient besoin; elles compromettaient la situation conquise par les les libérât" • -r
œuvres et par les hommes dont ils étaient les alliés naturels. Le LE Roaf ^Tisue
respect des traditions classiques s'unissait dans l'esprit des vieux
libéraux à celui de la philosophie du xvnr 3 siècle, et ils se détour-
naient avec horreur d'une littérature qui reniait cette philosophie et
ces traditions : c'était trahir la liberté que de combattre les règles
qu'avait respectées Voltaire. Au Constitutionnel, on citait « Tissot,
poète plein d'enthousiasme et de goût..., M. de Pongerville, qui a
naturalisé en France les beautés sévères et didactiques de Lucrèce,
et dont le début a été, comme celui de Delille, un coup de maître
et un triomphe..., Mme Tastu, élève chérie de Mme Dufrénoy...,
qui s'est placée sans effort et sans prétention au premier rang...,
M. Viennet, poète de la liberté et de la civilisation »; mais on igno-
rait Hugo, Lamartine, Vigny, au moins jusqu'en 1826. C'étaient des
réactionnaires et de mauvais citoyens, ces poètes qui, en 1820,
se rencontraient dans le salon de Deschamps, et qui à l'Arsenal,
chez Nodier, vers 1823, se groupèrent autour de la Muse française.
Hugo avait remporté son premier triomphe aux séances de la
« Société des bonnes lettres », succursale de la Congrégation; il y
avait lu l'ode sur « Quiberon » et mérité l'éloge de Chateaubriand.
Nés royalistes presque tous, hostiles à l'esprit du XVIII e siècle et
désireux de renouer les anneaux de la tradition monarchique et
chrétienne, séduits peut-être par les victoires de la Restauration
— c'était son heure éblouissante, — ces jeunes gens aimaient ces
« retraites mondaines » dont Sainte-Beuve décrivit plus tard la dou-
ceur parfumée : « La chevalerie dorée, le joli moyen âge de châte-
laines, de pages et de marraines, le christianisme de chapelles et
d'ermites, les pauvres orphelins, les petits mendiants, dit-il, fai-
ai3
LES VIEUX
BOYALISTES
El LE
HOZIANTISME.
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
saient prime ». Sans doute, les plus forts, les Hugo, les Lamartine
s'affranchirent vite de ces enfantillages. Mais déjà les libéraux
s'étaient indignés. Les vagues nostalgies, les élancements et les
rêves, les mélancolies imprécises de tous les esprits atteints du
« mal du siècle » irritaient ces hommes de sens rassis. Le Journal
du commerce (1 er novembre 1824) grondait :
« Le romantisme n'est point un ridicule ; c'est une maladie, comme le
somnambulisme ou l'épilepsie. Un romantique est un homme dont l'esprit com-
mence à s'altérer; il faut le plaindre, lui parler raison, le ramener peu à peu;
mais on ne peut en faire le sujet d'une comédie, c'est tout au plus le sujet d'une
thèse de médecine. »
Car il y a autre chose et plus que de la méfiance politique dans
l'antipathie des vieux libéraux; elle est faite aussi de la répugnance
qu'ils ont à rompre avec les habitudes et les admirations de leur
jeunesse, de l'hostilité d'une génération vieillie envers les tendances
des jeunes gens. Ainsi s'explique que sur ce point les anciens du
parti royaliste rejoignent — plus qu'on ne l'a dit — les opinions du
vieux parti libéral. Ces ennemis irréconciliables se rencontrent pour
défendre la littérature classique, leur patrimoine commun; elle
est pour les uns le legs de la France monarchique, pour les autres
un épanouissement du rationalisme dans l'art. C'est leur protesta-
tion commune que reçoit l'Académie dans la séance fameuse du
24 avril 1824, où Auger solennellement déclara :
« Un nouveau schisme littéraire se manifeste aujourd'hui. Beaucoup
d'hommes élevés dans un respect religieux pour d'antiques doctrines, consacrées
par d'innombrables -chefs-d'œuvre, s'inquiètent, s'effraient des progrès de la
secte naissante et semblent demander qu'on les rassure. L'Académie française
restera-t-elle indifférente à leurs alarmes? »
Le Mémorial catholique, où domine l'influence littéraire de
Bonald, prend aussi nettement position que les journaux libéraux,
dès son apparition (janvier 1824).
« Il y a des théories en littérature, dont le principe est dans l'indépendance
du goût particulier; il y a une orthodoxie littéraire dont la règle est dans le
goût général. Le Mémorial catholique poursuivra le principe d'erreur jusque dans
la littérature, à laquelle s'applique le principe commun de toutes les vérités. »
La littérature romantique est, pour le Mémorial, qui revient
souvent sur cette idée, « sortie du protestantisme, à qui elle
emprunte son principe fondamental d'indépendance, et ce défaut
essentiel d'unité, et ce vague qui la caractérise »; bref, c'est une
littérature révolutionnaire. Et cette opinion laisse « stupéfait » l'ultra-
< 2 1 4 »
CHAPITRE III
L 'avènement d'une Génération nouvelle.
montain <f Eckstein : « A ce compte, dit-il, Calderon est protestant,
et Boileau le janséniste, un ultrannontain ! » La singulière divergence
entre d'Eekstein et Bonald s'explique : Donald a soixante-dix ans,
d'Eckstein en a trente-quatre ; ajoutez que d'Eekstein est un étranger
cosmopolite qui u'a pas reçu l'éducation classique française. Frays-
sinous, évoque gallican et minisire, publie en 1825 ses Conférences
de Saint-Sulpice; son discours d'ouverture est une attaque contre les
mauvaises doctrines littéraires, ce qui l'ait dire à un défenseur du
romantisme, Amédée Pichot, que le « système classique » qui « con-
damne les auteurs à invoquer sans cesse les dieux et les grands
hommes de Rome et d'Athènes » est un « système ministériel ».
Chateaubriand garde le silence dans la querelle. Le Constitu-
tionnel le loue de ne pas appartenir à l'École roma*ntique, « qui, pour
arriver à de nouveaux effets, permet à ses adeptes d'outrager le goût,
d'insulter à la raison, de descendre à la trivialité la plus dégoûtante,
ou de se perdre dans les régions illimitées de l'absurde ». Il ne
proteste pas»; il ne veut pas encourager ceux qui se plaisent à le
prendre pour maître et à lui attribuer l'honneur des principales
nouveautés d'idées, de sentiments et de style qu'ils proclament
dans leurs manifestes et qu'ils propagent dans leurs écrits. A cette
date, il est vrai, Chateaubriand est homme d'État; il vit dans la
familiarité de hautes pensées; mais plus taud, écrivant ses Mémoires,
il reniera franchement sa postérité littéraire :
« Si René n'existait pas, je ne l'écrirais plus ; s'il m'était possible de le
détruire, je le détruirais. Une t'amille de Renés poètes et de Renés prosateurs a
pullule...; il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé d'èlre le
plus malheureux des hommes. »
Ainsi, chaque parti compte dans ses rangs des amis et des adver-
saires de la révolution littéraire, et le malentendu célèbre qui fit un
infant du libéralisme politique l'adversaire de ce qui sera le « libé-
ralisme en littérature » n'est que l'une des manifestations du conflit
plus général, naturel et périodique, où se heurtent presque toujours
les énergies inégales de deux générations.
Ces romantiques, qui provoquent tant d'émoi, ne sont pas encore
en L8&4 le bataillon sacré et carré de la foi nouvelle. Ils combattent
sans discipline et tiraillent sans ordre, parfois les uns contre les
autres. La Muse française, « quartier général des romantiques », est
raillée par Lamartine : « Elle est en vérité fort amusante, c'est du
délire- au lieu de génie ». Emile Deschamps dit du romantisme : « Je
n'y ai jamais rien compris;... je veux bien me battre, je veux bien
être tu<- même, mai- je voudrais savoir pourquoi ». V. Hugo affirm -
encore en 1823 « qu'il ne sait pas ce que c'est que le genre clas-
ABSTENTION DE
CllATEAUBlllASU.
L'UKITÊ
ROMANTIQUE
/• l'A S
FAITE £A' 1814.
Le Gouvernement parlementaire.
V ŒUVRE
DU ROMANTISME
sique et le genre romantique ». L'unité romantique, si elle s'est
jamais faite, s'est faite lentement. D'ailleurs, la liberté même qu'on
revendique pour l'art et pour l'artiste, n'exclut-elle pas la discipline
d'une règle? Il suffit d'avoir la commune volonté et la conscience
claire d'accomplir une révolution dans les lettres et dans les arts, et
de répondre ainsi à la formule célèbre de Bonald : « La Littérature
est l'expression de la Société ».
Ni cette volonté ni cette conscience ne leur manquèrent. Les
romantiques ont assez multiplié les déclarations pour qu'on sache
les idées et les éléments essentiels de la transformation qu'ils ont
opérée; même il leur arriva d'écrire des œuvres pour justifier leurs
doctrines. Ces hommes ont su ce qu'ils faisaient : ils ont détruit
l'ancienne poétique, mêlé les genres distincts, reconnus et fixés
depuis le xvn e siècle et encore vivants malgré les attaques du xvm e ;
ils ont proposé d'autres sujets de poèmes, de pièces, de romans;
ils ont modifié la langue et la versification.
LE PRINCIPE
FOXDAMENTAL
DU ROMANTISME.
INFLUENCE
DE L'ÉTRANGER,
Les romantiques agirent au nom d'un principe : l'indépendance
de l'écrivain et celle du public en matière de goût : « Leur tâche,
c'est, écrit Vitet, de réclamer pour tout Français doué de raison et
de sentiment le droit de s'amuser de ce qui lui fait plaisir, de
s'émouvoir de ce qui l'émeut, d'admirer ce qui lui semble admirable,
lors même que, en vertu de principes bien et dûment consacrés,
on pourrait lui prouver qu'il ne doit ni admirer, ni s'émouvoir, ni
s'amuser ». Or, le public ne s'intéresse plus aux procédés ni aux
sujets de la littérature classique; le raisonnable est devenu indiffé-
rent à la génération qui a vu des spectacles qui dépassent la raison.
Un jeune colonel disait à Stendhal que, « depuis la campagne de
Russie, Ylphigénie en Aulide ne lui paraissait plus une tragédie aussi
belle qu'il l'avait crue auparavant ». V. Hugo traduit la même pensée
dans un autre langage quand il écrit « qu'après la guillotine de
Robespierre, on ne recommencerait pas les madrigaux de Dorât, et
que, dans le siècle de Bonaparte, on ne continuerait pas Voltaire ».
Le public s'attache aux émotions et aux sentiments particuliers à
l'individu; il s'éprend de la nature qui enveloppe l'homme, qui le
pénètre. L'antiquité gréco-romaine l'ennuie; s'il veut connaître un
passé, c'est le sien propre, dont le pittoresque n'a pas encore tenté
les littérateurs; s'il aime à se dépayser, c'est pour chercher dans
les mœurs d'autres nations l'attrait de décors nouveaux et d'âmes
étrangères.
C'est, en effet, l'étranger qui fournit la plupart des formes et des
modèles appelés à remplacer les formes classiques usées et impuis-
216
LA PEINTURE ROMANTIQUE
SCENE DES MASSACRES DE SCIO
Tableau <le Delacroix, exposé nu Salon de 1824. Au premier plan, un groupe de
vieillards et de femmes blessés ; à gaache, tut palikare avec une jaunie et tics enfants :
<i droite, un cavalier turc s'apprête à frapper de son sabre un soldat <iui s'accroche u
ta selle ; une jeune fille nue, eueltunl son visage, est liée u lu i/ncue du ehet'ul. Au
loin, combat dans ta plaine, ei, à l'horizon, la mer. - Musée du Louvre, n lins.
II. C. I\ . -Pl. 11. Page 216.
chapitre m L'avènement d'une Génération nouvelle.
santés à exprimer Fidéal nouveau. « Un patriotisme étroit en litté-
rature est un l'esté de barbarie », écrit la Muse française en 1823; et
le Globe, en 1824 : « Ne craignons de devenir Anglais ni Germains.
Il y a, dans notre organisation délicate et flexible..., assez de vertu
pour nous maintenir ce que nous sommes. » Les Anglais, Shake-
speare, Walter Scott et Byron, sont trois révélateurs de genres,
d'images et d'idées qui agrandissent le domaine littéraire. Quand
Kemble et Miss Smithson viennent donner des représentations
shakespeariennes en 1827, c'est une stupeur : « Supposez un
aveugle-né auquel on rend la vue », écrit Alexandre Dumas. La per-
sonne de Byron, ce « Bonaparte de la poésie », comme dit Rémusat,
son œuvre (traduite depuis 1819) dominent l'imagination française,
et le héros byronien pénètre au théâtre Le roman de W. Scott,
d'abord goûté comme féodal, médiéval, par la génération la plus
ardente à « restaurer » la France, devient, par les sujets, par les
images, par le pittoresque, une carrière où vont puiser les littéra-
teurs et les artistes. Le moyen âge de la vieille Allemagne fournit
des légendes; l'âme de l'Allemagne moderne pénètre en France
par l'intermédiaire de Mme de Staël; ses philosophes (Kant, Fichte,
Schelling), par Cousin; ses historiens (Herder, Niebuhr, Creuzer)
font l'éducation de Michelet et de Quinet, Werther, vers 1820,
« donne sa voix » aux Méditations de Lamartine; Faust ajoute les
angoisses de son doute à la mélancolie de Manfred. L'Espagne et
l'Italie sont mises à la mode par Stendhal et Sismondi ; leur histoire,
leurs paysages, tout ce qu'elles offrent de pittoresque oriental et
d'exotisme moral frappe les imaginations plus que le Romancero
ou le théâtre de Manzoni, pourtant célèbres, ne séduisent les
esprits; elles fournissent aux Français un « répertoire poétique
d'images, de couleurs et de sons l ».
Le « Cénacle », qui se groupa vers 1823 autour de Charles
Nodier, se proposa de satisfaire aux besoins de cet état nouveau de
la sensibilité française. Nodier lui-même, 1' « âme du rond », joignait
à un grand fonds de prudence, et à un sens aigu des exigences de
la forme et du style, une curiosité presque dévergondée pour les
nouveautés et les singularités les plus étranges; sa maison fut le
berceau de l'École qui, après une lutte de plusieurs années, aboutit
à détruire le classicisme. A coup sûr, cette École ne créa rien
d'entièrement nouveau. Tout ce qu'elle enseigna se trouvait en
germe dans un passé assez proche, dont la Révolution française
avait interrompu le cours. L'épanouissement du romantisme entre
i Voir la conclusion de l'ouvrage de Joseph Texte, Jean-Jacques Housseau el le* ori-
gine* du cosmopolitisme littéraire, Paris, i8<jô.
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
_3 et 1830 marque la lin d'une transformation qui commença vers
le milieu du xvm e siècle, dont les prémisses avaient été posées aux
temps de la Querelle des anciens et des modernes, que la Révolu-
tion rendit possible, et qu'elle aggrava.
les précurseurs L e lyrisme romantique est né de Rousseau et de Chateaubriand;
au xviii' siècle il s'est alimenté à la rêverie de Tfcing, d'Ossian, de Gray. Chez eux,
E Z, AU T Lamartine, Hugo, Vigny ont trouvé à divers degrés le précédent
DEBUT DU XIX* . . . •t'i'iriiii'- n 11
d une poésie où dominent la sensibilité de 1 écrivain, 1 amour de la
nature et la mélancolie. Le pittoresque historique, la « couleur
locale », le trait de physionomie ou le détail du costume, qui, vrai
ou faux, donne au spectateur l'impression d'un état de civilisation
différent ou plus ancien, sont en germe dans Les Martyrs. La liberté
dans le choix des sujets dramatiques et dans la forme des œuvres,
que les romantiques vont revendiquer et pratiquer, remonte au
temps où la Chaussée créait la « comédie larmoyante ». La doctrine
en a été formulée par Diderot dès 1757 Le mouvement qu'ont
inauguré ces réformateurs aboutit (bien que survive l'ancienne
tragédie, les Lucrèce et les Cincinnatus) aux essais de tragédie
nationale, à ces Templiers (1805), à ces États de Blois (1810), à cette
Démence de Charles VI (1820), qui annoncent l'intention de régé-
nérer le théâtre; et, plus encore, sans doute grâce à l'appoint
d'influence exercée par le théâtre de Schiller, à la réforme radicale
qui apparaît dans le drame et le mélodrame. Depuis L'Abbé de
VÉpée (1795) qui est l'œuvre de Bouilly, « le poète lacrymal »,
jusqu'aux cinquante pièces d'Alexandre Duval et aux cent vingt de
Pixérécourt, toutes les audaces en matière de sujets et de règles
ont été prises; niais cette littérature est restée confinée dans les
théâtres populaires; la tragédie réformée n'a pas trouvé son Cor-
neille. C'est à elle pourtant que songe, compte à un modèle, le
premier manifeste romantique, le Racine et Shakespeare de Sten-
dhal (1825) : « Notre tragédie française, dit-il, ressemblera beaucoup
à Pinto, le chef-d'œuvre de M. Lemercier ». Pinto ou la journée
d'une Conspiration , drame historique en 5 actes, en prose, est
de 1801. Et, quand Stendhal conseille de chercher des suji ' i dans
Froissart, Grégoire de Tours, Saint-Simon et Mme de Hausse^,
ce qu'il recommande est une habitude déjà familière aux drama-
turges. Les romantiques du Globe ne préconisent pas une réforme
plus hardie; le drame-chronique en prose, avec des costumes et des
tableaux de mœurs, contente toute leur ambition; elle ne dépasse
pas le Théâtre de Clara Gazul et la trilogie de Vitet (les Barricades,
les Élats de Blois, la Mort dLIenri III). 11 est vrai que si leurs pré-
férences personnelles sont modérées, leurs principes n'interdisent
■< 2 1 8 >
chapitre m L'avènement d'une Génération nouvelle.
aucune des révolutions futures. « La tragédie historique et libre
n'est pas le romantisme tout entier... » lit-on dans le Globe du
24 mars 1825. « Asservissement aux lois de la grammaire, indépen-
dance pour tout le reste, telle doit être la double devise du roman-
tisme. » L'indépendance en matière de goût est toute à conquérir :
« le goût en France attend son quatorze juillet ». Le romantisme
n'est que la première étape d'une littérature à jamais affranchie des
formules et des dogmes qui arrêtent le progrès et dessèchent
la vie.
Ainsi considéré comme une réaction contre le classicisme, le
romantisme est l'aboutissement d'un mouvement ancien; les roman-
tiques sont les combattants de la lutte suprême et de la victoire
définitive de la liberté sur les règles.
Les romantiques ont réformé le vocabulaire parce qu'ils ont LA Réforuz
. • , i ii i i i i i BoMANTlQUE
voulu traduire dans une langue nouvelle le nouvel état de la sen- du vocabulawe.
sibilité française. Pourtant la nécessité de la réforme ne s'aperçut
pas tout de suite, et les outrances d'un d'Arlincourt effarèrent autant
les novateurs tels que Nodier que les réactionnaires à la manière
d'Auger. « Peut-être, écrit Stendhal en 1823, faut-il être roman-
tique dans les idées, mais soyons classiques dans les expressions et
les tours; ce sont choses de convention, c'est-à-dire à peu près
immuables. » Mais on ne s'accommoda pas longtemps de cette pru-
dence. Les romantiques affirmèrent leur droit à ne plus se contenter
de la langue officielle d'une littérature morte. Une société démo-
cratique, un public élargi ne veulent plus se soumettre aux conven-
tions de style où se plaisait l'orgueil des hiérarchies abolies L'éga-
lité des classes ordonne le mélange des personnes. Le mélange
des mots naît de l'égalité des vocabulaires. La périphrase, élé-
gance fanée, devient odieuse.
Je nommai le cochon par son nom, pourquoi pas?
Le mot propre la chasse, — encore que le vrai réalisme ne soit pas
né, — le mot concret, précis, qui décrit l'objet et le montre sans
voiles et sans intermédiaires. Pour donner la sensation directe du
réel, on va chercher dans la vieille langue les mots oubliés pour les
rajeunir, on en invente, on ira, s'il le faut, jusqu'au mot vulgaire,
« bas », jusqu'au mot technique, à l'argot de métier, intrus sans
histoire qui s'installent à la place des mots nobles désormais sans
emploi. Les mots, dans la phrase, ne sont plus nécessairement
groupés selon la règle écrite et morte des grammairiens; ils obéiront
désormais aux ordres de la pensée vivante et du sentiment profond.
« 2I, J >
REFORME
DU RYTHME.
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
C'est au nom de tous que Hugo, dans sa révolutionnaire préface
de Cromwell, réclame le droit « d'inventer son style » :
« Une langue ne se fixe pas.... Toute époque a ses idées propres, il faut
aussi qu'elle ait les mots propres à ses idées. Les langues sont comme la mor,
elles oscillent sans cesse. A certains temps, elles quittent un rivage du monde
de la pensée et en envahissent un autre. Tout ce que leur flot déserte ainsi
sèche et s'efface du sol.... »
La réforme du rythme a des raisons pareilles. Si les roman-
tiques brisent les règles anciennes, c'est que la majestueuse sévérité
n'en convient plus à leur âme tourmentée. Une poésie où la sensi-
bilité personnelle et l'imagination remplacent la raison, cherche et
trouve, un vers qui s'adapte à l'agitation morale du poète. Il demande
à l'alexandrin la variété qui traduira le tumulte de sa pensée; il
empiète sur le vers qui suit; sans disloquer encore vraiment « ce
guand niais d'alexandrin », il construit des ensembles où la strophe,
la suite des stances, l'ode tout entière s'animent d'un large rythme
intérieur; il tend à donner au vers une puissance expressive, adé-
quate à la sensibilité déchaînée. La métaphore remplace peu à peu
l'ancienne « comparaison » des poètes delilliens, substitut concret
de la pensée et non pas « ornement », suggestion des obscures
concordances qui unissent le monde de la matière au règne de
l'esprit. La strophe conquiert une variété, une liberté, une harmonie
inconnues. La poésie devient une musique innombrable, une pensée
sonore.
la « philosophie ,
romantique.
Les romantiques de 1824 accrurent le fonds de sentiments et
d'idées sur lesquels s'était édifié le lyrisme. Le spiritualisme de
Rousseau, de Chateaubriand, si riche pourtant en effusions et en
adorations, ne leur suffit plus; comme le mystère de la destinée les
hante, leur lyrisme se revêt d'une philosophie transcendante, d'une
religion aux solutions imprécises, changeantes comme le rêve et
comme le doute, sublimes comme l'élan de l'âme vers l'infini. Les
« méditations », les « visions », les « contemplations », font appel
à un merveilleux nouveau, qui dédaigne la mythologie classique, et,
par delà celui de la nature, va chercher ses éléments dans un fantas-
tique d'imagination et de légendes. Farfadets, gnomes, larves, vam-
pires, goules, songes, prédictions, fantômes, sortilèges, envahissent
la poésie. Métaphysique et surnaturel, voilà le nouvel apport de
consolations à l'angoisse, et de clartés à l'ignorance humaine. Le
souci de philosopher donne à la poésie une valeur nouvelle; ce
n'est plus un divertissement individuel; c'est une œuvre sérieuse,
C11\PTTRE III
L 'avènement d'une Génération nouvelle.
qui importe gravement à la société : « Tout devient solennel main-
tenant dans les lettres », écrit V. Hugo dans la Muse française
en 1823. Le poète s'attribue un rôle social. C'était le vœu saint-
simonien. Le poète romantique est le « vates », le prophète; il est
« la parole vivante du genre humain », comme annonçait Ballanche
dès 1818. V. Hugo, à vingt-deux ans, à un âge où il ose à peine
s'avouer romantique et où il imite J.-B. Rousseau, écrit que le
poète ne doit pas « isoler sa vie égoïste de la grande vie du corps
social ».
Le mouvement romantique dans les beaux-arts fut plus rapi-
dement victorieux et moins complet : la sculpture, l'architecture ont
évolué plus tard et plus lentement; la peinture seule eut sa révolu-
tion. Le naufrage de la Méduse (1819) marque l'entrée du « drame
humain et moderne » dans la peinture. En 1822, Delacroix expose
La barque du Dante. Mais c'est au Salon de 1824, le premier Salon
romantique, que triomphe Le massacre de Scio. En même temps
paraît au Globe le manifeste de l'art nouveau :
« Il s'agit de rendre le dessin plus vrai, moins académique, les composi-
tions moins symétriques, moins stériles et plus riches; la pantomime moins
déclamatoire et plus riche; enfin de sortir de la mythologie, de Rome et de la
Grèce, pour puiser dans toutes les histoires et dans tous les temps; de con-
server le pittoresque, l'idéal, la beauté de choix avec tous les costumes, avec
toutes les mœurs et tous les genres de sujets. 11 ne s'agit pas d'abandonner-la
belle nature, mais de revenir à la nature.... »
Ainsi il y a identité entre les principes qui font la révolution
dans les arts et dans les lettres. L'art romantique se définit et se
pose en contradiction avec l'art classique : il élargit les limites du
beau, il proclame la liberté dans le choix des sujets, le droit de
l'artiste à exprimer ce qui lui plaît. La similitude des revendications
crée l'influence réciproque et la fraternité dans la lutte. C'est dans
la littérature romantique, depuis les grands ancêtres Dante et
Shakespeare, jusqu'aux Atala et aux Corinne modernes, c'est dans
l'histoire surtout, fonds commun des littérateurs et des artistes, que
les peintres trouvent des sujets. C'est à la peinture que les litté-
rateurs, et surtout les dramaturges, demandent les éléments maté-
riels de leurs « tableaux » de mœurs, de leurs costumes, de
leur couleur locale. C'est aux artistes qu'ils confient l'interpréta-
tion de leur pensée. Les plus grands illustrent des livres et, par le
livre à lithographies, la littérature et l'art partagent une même des-
tinée. L'union est intime entre les ateliers et les cénacles; mêmes
passions, même débordement de jeunesse et de vie. Ils se prêtent
LE ROMANTISME
DANS LES
BEAUX-ARTS.
Le Gouvernement parlementaire. livre h
main-forte ; la bataille d'Hernani est gagnée par les rapins. Ensemble
et d'un seul cœur, peintres et poètes crient : A bas Racine !
musique La musique romantique fut lente à naître. Méhul , Lesueur,
romantique. Cherubini se contentèrent de délayer Gluck avec plus ou moins de
bonheur, et une entente affaiblie de la déclamation pathétique; la
forme et la construction musicales se modifièrent lentement; le
romantisme ne pénétra guère que les sujets de drames musicaux.
Auber écrivit un Leicester en 1822, et La Dame Blanche (1825) fut
empruntée par Boïeldieu à Walter Scott; ce fut encore du pitto-
resque timide que La Muette de Portici (1828) et Guillaume Tell
(1829). Mais le Freyschiïtz, en 1824, « fait fortune à l'Odéon » : sa
légende romantique, son intensité romantique, sa luxuriance orches-
trale, son pittoresque bizarre annoncent la transformation du goût
musical. Voici enfin quïl va surgir, le révolutionnaire que le public
attend, l'homme débordant, excessif, qui achèvera l'œuvre des
poètes, qui franchira au moyen des sons la limite où les mots
s'arrêtent, qui déchaînera la tempête vibrante, le Hugo, le Delacroix
de la musique, Hector Berlioz. Pur romantique, celui-là, agité,
trépidant, possédé du désir d'effrayer par son audace les pacifiques
auditeurs des musiciens du Conservatoire. Sa « Messe » de 1825
est un défi frénétique; il écrit après l'avoir entendue : « Je nageais
sur cette mer agitée; je humais ces flots de vibrations sinistres ».
L'ouverture des Francs-Juges excite — c'est encore Berlioz qui
le dit — « par ses formes étranges une sorte de stupeur dans
l'orchestre. Je me suis avisé, pour peindre la terrible puissance des
Francs-Juges et leur sombre fanatisme, de faire exécuter un chant
d'une expression grandement féroce, par tous les instruments de
cuivre réunis en octaves. Ordinairement, les compositeurs n'em-
ploient ces instruments que pour renforcer l'expression des masses;
mais, en donnant aux trombones une mélodie caractérisée exécutée
par eux seuls, le reste de l'orchestre frémissant au-dessous, il en
résulte l'effet monstrueux et nouveau qui a si fort étonné les
artistes. » Boïeldieu, effrayé de cette « organisation volcanique »,
qui ne veut « écrire une note comme personne », qui cherche
«jusqu'à des rythmes nouveaux », lui déclare naïvement : « Je n'ai
pas encore pu comprendre la moitié des œuvres de Beethoven, et
vous allez plus loin que Beethoven ». Boïeldieu ne voit pas que
Berlioz traduit à sa façon, avec ses cuivres, en bon romantique et
byronien, son dégoût de la société, sa haine des philistins, des
bourgeois. Aussi, quand ce romantique rencontre Faust, reconnaît-
il le frère qu'il cherchait, le digne compagnon de sa vie. Dès 1828,
Berlioz a « dans la tête une symphonie descriptive de Faust qui
CHAPITRE III
V avènement dune Génération nouvelle.
fermente ». Il veut, quand il lui donnera la liberté, « qu'elle épou-
vante le monde musical ». Il écrit alors huit scènes du Faust qu'il
médite. Faust sera la pensée maîtresse de sa carrière; ses premiers
essais pour traduire son héros deviendront, après des années, la
Symphonie fantastique et la Damnation.
V. — LES SA VANTSi
L
A science, toute séparée qu'elle est par ses procédés et par ses une conception
instruments, reste néanmoins, dans son développement, soli-
daire des autres formes de l'évolution intellectuelle. Les savants de
cette génération accomplirent ou préparèrent une œuvre où se
r vêle une conception générale du inonde voisine de celle qu'édi-
fiaient les théoriciens sociaux et politiques. En un temps où Saint-
Simon veut faire rentrer « la science de l'homme » dans la « phy-
sique générale » et voit dans l'histoire de l'homme une branche
de l'histoire naturelle, où ses disciples sont de jour en jour plus
séduits par l'idée de rétablir l'unité dans la société déchirée par la
séparation entre le spirituel et le temporel, où les Bonald, les de
Mc.istre, les Ballanche absorbent l'individu dans l'unité sociale et
l'écrasent sous le poids du monde, il est instructif de constater
que l'expérience scientifique cherche à prouver l'identité de phé-
nomènes réputés jusque-là distincts, qu'une doctrine scientifique
se forme qui affirme l'unité des forces de la nature, que l'hypothèse
scientifique est conduite à conjecturer l'unité d'origine des espèces
vivantes. La préoccupation philosophique de l'unité et de l'identité
universelles est sans doute plus ancienne et remonte au xvm e siècle,
mais la méthode de recherche et de démonstration est nouvelle :
créée par les Lavoisier, les Laplace, les Lamarck, elle aboutit alors
à des résultats qui en imposeront désormais l'usage. Les découvertes
de Fresnel qui fit de l'optique une science, d'Ampère qui créa
NOUVELLE :
L'UNITÉ
DES FORCES
DE LA NATURE.
1. Sur Presael, Ampère, Fourier, Sadi Carnot, voir Mannequin, Un chapitre de l'histoire
des mathématiciens et physiciens français de ISOO à 1851, dans Etudes d'histoire des sciences
et d'histoire de la philosophie, 2 vol., Paris, 1908.
Sur la querelle entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, voir un mémoire de Blainville
publié par P.-L. Nicard, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire par D. île Blainville, Paris, 1890.
La querelle est sommairement BSOftaét dans VAnulyse des travaux de l'Académie des Sciences
pour I83", lue par Cuvier à la séance publique de I Académie le 27 juin i83i. Toutes 1rs
- sont réunies dans un livre de Geoffroy Saint-Hilaire. Principes de la philoso]>hie
;ujue discalée en mars 1830 au sein de l 'Académie royale des Sciences, Paris, i83o. 1
fondamentale de Cuvier est exprimée dans un fragment resté inédit de l'ouvrage intitulé
Variété de composition îles animaux, conservé dan- les papiers Cnvier Carton B. liasse 05),
à la Bibliothèque de l'Institut. — A. tfouiin, La question biblique chez les catholiques <!e
France au xix' siècle, Paris, 1902, explique la portée attribuée par les catholiques aux \ ues
de Cuvier.
( 2 2 i )
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
rélectro-magnétisme, le transformisme de Geoffroy Saint-Hilaire,
n'ont- pas seulement accru la somme des connaissances positives :
elles ont transformé les vues de la physique moderne et de l'histoire
naturelle et par là, sans doute, ouvert la voie à de nouvelles méta-
physiques, à de nouvelles théories morales. Ainsi la science expé-
rimentale vient enrichir la philosophie générale qui a fourni des
directions à l'imagination créatrice des savants.
TRAVAUX
DE FRESNEL
ET D'AMPÈRE
FOU RIE R
ET SADI CARNOT.
On a comparé l'influence exercée par Fresnel et Ampère sur les
progrès de la science au xix e siècle à celle qu'eurent sur le xvn e
Galilée, et sur le xviii 6 Newton. Ampère et Fresnel ont, en effet,
détruit l'idée sur laquelle reposait la physique, à savoir qu'il y avait
autant de fluides impondérables que de catégories de phénomènes;
ils ont, l'un en faisant de la lumière un mode du mouvement,
l'autre en prouvant, sinon l'identité, du moins l'action réciproque
des phénomènes électriques et des phénomènes magnétiques, sup-
primé des catégories inutiles et t préparé la croyance à l'unité des
forces. — Avant Fresnel, la lumière était considérée — c'était la doc-
trine de Newton — comme produite par l'impression sur la rétine des
particules émises par les sources lumineuses ; l'attraction réciproque
de ces particules et des objets matériels expliquait la réfraction et
la diffraction de la lumière. Fresnel montra l'impuissance de l'hypo-
thèse newtonienne à rendre compte des faits et expliqua la diffrac-
tion par le phénomène de l'interférence. La lumière est une vibra-
tion, non une émission; la vibration se fait non dans le sens de la
propagation du mouvement, mais dans un sens perpendiculaire à
celui-ci. Le Mémoire sur la diffraction (1818) avait fondé l'optique.
— Avant Ampère, Galvani avait découvert le courant électrique,
Volta avait construit une pile - ; on avait expérimenté les effets chi-
miques du courant. En 1820, OErsted découvrit que le courant
électrique faisait dévier l'aiguille aimantée. Ce fut le fait d'où partit
Ampère; il refit l'expérience d'OErsted, fixa la règle des déviations
par rapport au courant et établit les lois de l'action mécanique des
courants électriques les uns sur les autres. Arago plongea le fil qui
conduit un courant dans de la limaille de fer et constata que le fil
attirait les particules de limaille comme l'eût fait un aimant. Ampère
montra à son tour qu'en plaçant une aiguille de fer doux dans un
courant en spirale, l'aiguille se conduisait comme un aimant.
L'électro-aimant était trouvé : toute l'électro-dynamique est sortie
des expériences et des vues d'Ampère et d'Arago.
Le coup décisif eût été porté à la théorie des forces et des
matières distinctes si le mathématicien Fourier, dans sa Théorie
224 >
ciurtTttE ni
V avènement d'une Génération nouvelle.
analytique de la chaleur (1822), se fût préoccupé d'appliquer sa
faculté d'analyse à la notion de chaleur. Mais il crut que la chaleur
est un « ordre spécial de phénomènes qui ne peuvent s'expliquer
par les principes du mouvement », et se contenta d'en donner l'ex-
pression mathématique. Sadi Carnot, qui publiait en 1824 ses
fié flexions sur la puissance motrice du feu et les machines propres à
développer cette puissance, acceptait, lui aussi, l'idée courante de la
matérialité de la chaleur; mais, en donnant la théorie qui permet de
se rendre compte du travail d'une machine thermique, il indiqua à
ses successeurs, qui le tirèrent de ses travaux, le principe fonda-
mental de la thermo-dynamique moderne, l'équivalence du travail
et de la chaleur :
« La chaleur n'est autre chose que la puissance motrice, ou plutôt le mou-
vement qui a changé de forme : c'est un mouvement dans les particules des
corps. Partout où il y a destruction de puissance motrice, il y a, en même
temps, production de chaleur en quantité précisément proportionnelle à la
quantité de puissance motrice détruite. Réciproquement, partout où il y a
iuction de chaleur, i! y a production de puissance motrice.... »
Ainsi la science expérimentale, appuyée sur l'analyse mathéma-
tique, s'acheminait lentement vers la doctrine de la conservation
de l'énergie, c'est-à-dire, vers l'unité des forces de la nature
physique, vers l'identité fondamentale des phénomènes. Cette doc-
trine entraînait des applications matérielles; elle préparait des
révolutions économiques prodigieuses, sans analogues depuis le
début de la civilisation, un changement inouï dans la production et
dans le transport des richesses, dans les conditions de l'existence
humaine.
La même doctrine, transportée dans le monde de la nature
vivante, pouvait bouleverser les traditions morales de l'humanité.
L'espèce est-elle un fait d'origine, ou la conséquence d'un enchaî-
nement de phénomènes? Les espèces ont-elles paru isolément, ou
remontent-elles à un ancêtre commun? L'opinion traditionnelle
affirme la fixité des espèces; elle procède de la Bible et est adoptée
sans discussion, Linné pense qu'à l'origine chaque espèce animale
ou végétale a été créée par paire; Laurent de Jussieu définit l'espèce
une succession d'individus entièrement semblables, perpétués au
moyen de la génération. Pour Agassiz, chaque espèce est une pensée
incarnée de la divinité, et Cuvier, qui les résume et les complète,
croit que les faunes et les flores sont spéciales à chaque couche
géologique : il y aurait une série de périodes de création, ayant
chacune son monde végétal et animal distinct, séparées par de
brusques périodes de destruction; mais chaque série d'espèces
LA QUESTION
DE LA FIXITÉ
DE L'ESPÈCE.
Lavisse. — H. Contemp., IV.
15
Le Gouvernement parlementaire.
LA QUERELLE
ENTRE CUVIER
ET GEOFFROY
S^INT-IIILAIRE.
serait sortie tout organisée de la volonté de Dieu. On estime que la
fixité de l'espèce fait de l'homme une créature à part, supérieure,
fonde son droit à une destinée spéciale, l'établit, par un décret pro-
videntiel, roi de la création. Toucher à la fixité de l'espèce, c'est
donc ébranler toutes les croyances sur lesquelles depuis des siècles
sont construites les religions, les morales et les législations. Aussi,
quand la question de l'origine des espèces se posa devant cette
génération nouvelle où se manifestaient tant de pensées hardies et
fécondes, suscita-t-elle tout de suite une controverse passionnée.
On pouvait rester indifférent devant la question de la lumière
« vibration » ou « émission » ; on ne le fut pas quand Geoffroy Saint-
Hilaire soutint l'unité de composition des espèces, et quand éclata
la querelle qui le mit aux prises avec Cuvier.
Les idées de Geoffroy Saint-Hilaire avaient d'abord passé sans
protestation quand il les avait données sous leur première forme
(un Mémoire sur le crâne des oiseaux,paru en 1807 dans les Annales
du Muséum); il n'y défendait encore que la doctrine d'un type
unique pour tous les animaux vertébrés. C'est seulement en 1816,
dans Le Règne animal distribué d'après son organisation, que Cuvier
repoussa les « analogies » signalées par Geoffroy Saint-Hilaire.
Geoffroy se défendit dans sa Philosophie analomique (1818-1822). La
riposte de Cuvier dans l'article « Nature » du Dictionnaire des
sciences naturelles (1825) fut plus vive et éleva le débat. Il protestait
contre l'idée qui attribuait à la « Nature » une réalité : c'était une
vue anti-scientifique empruntée aux « philosophes de la nature »,
une métaphysique sans fondement réel. Pourquoi Dieu> dont la
liberté est absolue, aurait-il été tenu d'obéir aux prétendues lois
que les philosophes de la nature ont voulu lui imposer? « Quelle
loi aurait pu contraindre le Créateur à produire sans nécessité des
formes inutiles, uniquement pour combler des lacunes dans une
échelle? » Geoffroy se défendit d'être un philosophe, et la discus-
sion, qui se poursuivit de 1825 à 1829, éclata publiquement en
mars 1830 à l'Académie des Sciences. A l'occasion d'un mémoire où
deux naturalistes, Meyroux et Laurence!, essayaient d'établir une
analogie d'organisation entre les céphalopodes et les vertébrés,
« supposant que le céphalopode serait un vertébré ployé en deux
par le dos », Geoffroy présenta cette observation comme détruisant
l'hiatus entre les mollusques et les vertébrés. Le conflit fut pas-
sionné. Cuvier n'abandonne pas le terrain de la science pure; il est
l'ennemi des généralisations aventureuses, n'aimant à produire des
vues d'ensemble, que lorsqu'elles jaillissent du rapprochement des
faits. Attitude prudente, où il est d'autant plus fort que son adver-
< 226 >
CHAPITRE III
L'avènement d'une Génération nouvelle.
saire, hardi, étourdi même., choisit ses exemples parmi les cas les
plus embarrassants, les plus contestables, et va d'emblée à la
limite extrême des conclusions possibles. La science impeccable de
Cuvier détruit ses audaces, conteste le plus souvent avec raison les
« analogies » de Geoffroy, en démontre la fausseté, et dédaigne
ensuite de discuter des conclusions établies sur des fondements
aussi fragiles.
« Ce n'est pas aux anatomisles qu'il faut venir dire qu'on comprimant et en
allongeant un poisson ou un reptile comme un morceau do pâte, on en l'ait un
serpent. Ll ses vertèbres et ses côtes, où les prend-on? Cette aile même que
l'on veut dériver d'une pectorale de poisson, en quoi y ressemble-t-elle?...
Quelque opinion que l'on ait sur la haute métaphysique, l'étude des laits en est
indépendante, le panthéisme ne change rien à l'anatomie et, si Spinoza a
jamais disséqué et que l'intérêt de quelque système ne lui ait pas troublé la
vue, il a dû voir les os, les muscles ou les nerfs comme Boerhave et comme
Haller. •
Geoffroy proteste qu'il ne suffit pas de savoir correctement
observer pour découvrir une vérité nouvelle; il revendique les droits
de l'imagination synthétique. Quand la discussion renaît, le 15 no-
vembre 1830, il expose comment il a été conduit par des vues théo-
riques à soupçonner chez les marsupiaux l'existence de canaux
péritonéaux que la dissection fit en effet découvrir, et il ajoute :
« Un peu de poésie dans la science n'est donc pas inutile, si c'est par un
tel mot qu'on doive caractériser quelques inspirations, lesquelles, si on leur
rendait une justice complète, ne sont jamais que des déductions de faits géné-
raux, que des jugements allant prendre leurs motifs dans des racines enfoncées
profondément. »
Le 2 août 1830, à l'heure où parvenaient à Weimar les nouvelles
de la Révolution de juillet, Goethe s'écriait en apercevant Ecker-
niann : « Eh bien, que pensez-vous du grand événement? Le volcan
a, fait explosion : tout est en flammes? ce n'est plus un débat à huis
clos. — Avec un pareil ministère, répondit Eckermann, pouvait-on
attendre une autre fin? — Je ne vous parle pas de ces gens-là, dit
Gœthe. 11 s'agit pour moi de la discussion, si importante pour la
science, qui a éclaté entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. » Le
débat qui agitait l'Académie devait passionner Gœthe : ce qui revivait
dans cette guerre, c'était l'éternel antagonisme de l'esprit analytique
et de l'esprit synthétique. Gœthe qui, dans sa jeunesse, rêvait de
retrouver la plante originelle qui se ramifiait dans l'univers, se
réjouit « d'avoir assez vécu » pour voir ce qu'il crut être le « triomphe
d'une théorie à laquelle il avait, dit-il, consacré sa vie ». Le public
y vit autre chose qu'un problème de science. Dans cette question,
ce qui était en jeu, c'était la place de l'homme dans la nature, et
IMPORTAS CE
DE CE DEBAT
CÉLÈBRE.
n
CUVIER ET
L'APOLOGÉTIQUE
CATHOLIQUE.
Le Gouvernement parlementaire. livre h
c'était la place du christianisme dans le passé et dans le présent.
Les vues de Cuvier servaient depuis longtemps à l'apologétique
traditionaliste. Au moment où la géologie était le grand moyen
d'attaque contre la religion, les catholiques aimaient à répéter après
ce protestant illustre ce qu'il avait dit en 1806 à l'Institut, « qu'il y
a plus de 80 systèmes de géologie et qu'il est devenu presque
impossible de citer le nom de cette science sans exciter le rire ». Le
même Cuvier avait solennellement affirmé en 1821 l'existence du
déluge, la dernière des « Révolutions du Globe » ; ses paroles avaient
passé comme un texte sacré dans la controverse théologique. La
cosmogonie de Moïse était sauvée. Il n'est pas impossible que Cuvier,
sans le dire, ait pensé qu'en combattant Geoffroy Saint-Hilaire, il
continuait à consolider le trône et l'autel; car c'est lui qui déclara
le premier : « Derrière ces doctrines, il y le panthéisme », et qui
dénonça le danger qu'elles offraient « pour la jeunesse ».
Ce qui est certain, c'est qu'on ne s'y trompa pas dans le clergé;
on mena derrière Cuvier, à l'abri de son grand nom, le bon combat
contre les conséquences subversives de cette forme imprévue et
subtile de l'éternel ennemi, du panthéisme. Dès 1831, les Annales de
philosophie chrétienne tiraient parti des travaux de l'illustre savant
dans des articles intitulés : La vérité de la Genèse prouvée par la
science. Geoffroy se plaignit : « Je devais compter sur des arguments
de naturaliste à naturaliste; l'argumentation est devenue théolo-
gique; l'effet voulu a été produit ». Geoffroy ne se trompait pas. Le
transformisme fut étouffé en France par ce retentissant débat; cette
hypothèse disparut de la pensée scientifique pour plus de vingt ans.
228
CHAPITRE IF
LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNE-
MENT DE LA DROITE (JUIN 1824-JANVIER 1828) 1
I. L'AVÈNEMENT DE CHARLES X. — II. LE MILLIARD DES ÉMIGRÉS ET LE
DROIT D'AINESSE. — III. LE PROGRAMME RELIGIEUX ET LA DROITE. — IV. L'AGITATION
GALLICANE. — V. L'OPPOSITION DE GAUCHE. — VI. LA LUTTE DU GOUVERNEMENT CONTRE
L'OPPOSITION. — VII. LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ET LA CHUTE DE VILLÈLE.
/. — L'AVENEMENT DE CHARLES X
LA Chambre élue en 1824 ne représentait aucune des tendances
politiques et intellectuelles de la nouvelle génération. La
majorité contre-révolutionnaire, obtenue par les artifices combinés
de la loi et de l'administration, n'était pas le reflet sincère d'une
opinion dominante et active. Son programme de restauration sociale
et religieuse était plus étrange encore qu'effrayant. Elle fit passer
quelques-unes de ses violences anachroniques dans des textes légis-
latifs, multiplia les manifestations symboliques de sa volonté de réac-
tion; mais elle ne réussit pas, en trois années de pouvoir, à détruire
rien de ce qu'elle détestait, à créer rien de ce qu'elle désirait.
1. Sur In contre-opposition de droite et la « défection », voir surtout les Mémoires de
Villèle. Les incidents de la vie parlementaire, la révocation de Chateaubriand sont
abondamment racontés dans toutes les histoires delà Restauration; ceux qui y trouvent
de l'intérêt peuvent y satisfaire largement leur curiosité. Thureau-Dangin, dans Roya-
listes el républicains (ouv. cité), donne un bon résumé des faits ; G Lanson, La défection de
Chateaubriand i'.evue de Paris, 1901) a renouvelé le sujet en analysant le rôle de Chateau-
briand dans l'opposition et en proposant une ingénieuse explication des contradictions
apparentes qu'on relève dans sa vie politique.
La répartition du milliard des émigrés est donnée dans une publication du ministère
des Finances .' tatê détaillés des liquidations faites j>ar la commission des indemnités. . n
V occasion de la loi du 27 avril 1825, au profil des propriétaires de biens-fonds confisqués ou
aliénés révolulionnairement, 9 vol., 1827-1829.
L'administration financière de Villèle ;i été défendue par d'Audiffret, Souvenirs de l'admi-
nistration financière du comte de Villèle, Paris, is:>">, et violemment attaquée par Ganilh, I)e
< 1MJ >
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
Toutefois, l'obstination qu'elle mit à afficher sa haine du présent,
son enthousiasme — pourtant plus spéculatif que pratique — pour
la contre-révolution, firent à la longue l'effet d'une menace inquié-
tante. Sa politique fut assez vexatoire à l'égard des personnes,
et compromit assez d'intérêts pour déconsidérer le régime : on
s'habitua à juger les royalistes incapables de poursuivre autre chose
que leurs rancunes et d'avoir un autre programme que la guerre
à la France nouvelle.
LE PROGRAMME
DE LA DROITE
VICTORIEUSE.
TIEDEUR DE
V1LLELE.
Le parti vainqueur ne visa pas à détruire les institutions
politiques. La Charte, la loi électorale, n'ayant pas empêché son
triomphe, ne lui parurent plus redoutables, et ceux mêmes qui se
sentaient peu de goût pour les libertés politiques ne songèrent pas
à attaquer un système représentatif qui ne se montrait pas nuisible
à leurs intérêts. C'est à une reconstitution religieuse et sociale que
tendirent les efforts du parti. On l'avait publiquement annoncé :
« Électeurs, voulez-vous, disaient les journaux libéraux avant les élections,
empêcher : 1° de donner l'état civil au clergé, de lui assurer un revenu indé-
pendant et de lui confier l'instruction de la jeunesse-: 2° de rétablir les jurandes
et les maîtrises; 3° d'enlever aux patriotes leur influence politique; 4° d'intro-
duire dans la législation un moyen de fonder une aristocratie territoriale;
5° d'indemniser les émigrés; 6° de mettre des entraves législatives à la division
des propriétés? »
A quoi la Quotidienne répondit :
« Si les libéraux vont aux élections pour que toutes ces choses ne se
fassent pas, nous conseillons aux royalistes d'y aller pour qu'elles se fassent. »
Mais le chef de la droite était moins empressé que ses troupes
à réaliser ce programme. Villèle n'était plus en 1824 l'ultra de pro-
vince qu'il avait été, alors qu'il protestait contre la Charte et qu'il
traduisait les colères de la Chambre introuvable. La pratique des
affaires avait refroidi son ardeur pour l'ancien régime et accru sa
la science des finances el du ministère de M. de Villèle. Paris, 1825. L'histoire des opérations
financières est faite dans le livre de Calmon (déjà cité).
L'agitation gallicane a donné lieu à des publications retentissantes citées dans le texte.
Les antécédents gallicans de Montlosier sont indiqués dans Bardoux, Le comte de Monl-
losier et le gallicanisme, Paris, 1881. La Société de la propagation de la foi est étudiée dans
deux articles de Lajudic (Université catholique, 1904). Voir aussi J. Burnichon, La Con-
grégation de Jésus en France, Histoire d'un siècle, t. I (déjà cité).
Sur les élections, outre l'ouvrage déjà cité de G. Denis Weill, Les élections législatiues
depais 1789, voir, dans les Mélanges politiques el historiques de Guizot, le chapitre Des
élections et de la société « Aide-toi, le ciel l'aidera » en 1821. Il y a des renseignements
intéressants sur les formes littéraires de l'opposition de gauche dans Théodore Muret,
L'histoire par le théâtre, 1789-1851, 3 vol. iS64-65.
La politique extérieure est étudiée longuement et diligemment, comme à l'ordinaire,
dans Viel-Castel. Il faut aussi avoir recours à Debidour, Histoire diplomatique (déjà citée)
et au t. II du Manuel historique de politique étrangère d'E- Bourgeois; ils donnent les ren-
seignements bibliographiques nécessaires. Cf. aussi Debidour, Le colonel Fabvier, 1904.
< a'io >
chapitre iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
répugnance naturelle à l'égard des systèmes et des doctrines. Médio-
crement religieux, il n'estimait pas qu'il fût désirable d'augmenter
l'autorité du clergé; ayant le sens droit, il ne croyait pas qu'il fût
possible de reconstituer en France une grande propriété privilégiée.
Comme Polignac lui proposait tout un programme de réformes
destiné à arrêter le morcellement des propriétés, à autoriser les
substitutions, à élargir la liberté testamentaire, il lui répondait en
invoquant les faits et les mœurs : « Personne ne veut vivre à la
campagne sur ses biens; tous nos gentilshommes se font bourgeois
tant qu'ils peuvent ». De même, il constatait la répugnance des
pairs à obéir à la loi de 1817 : elle leur prescrivait de constituer des
majorats; mais pour la plupart ils auraient mieux aimé laisser périr
leur pairie que d'immobiliser leur fortune; personne ou presque
personne n'usait de la faculté que lui laissait le Gode d'avantager
un des enfants; le droit d'aînesse était aboli plus sûrement encore
par les mœurs que par les lois, par les mœurs que Villèle voyait
lui-même « encore tout empreintes des suites de la Révolution ».
Toutefois, comme il tenait au pouvoir, il se résigna sans trop de
difficulté à défendre un programme auquel il ne croyait plus, et il
ne marchanda aux royalistes ni les satisfactions matérielles qu'ils
attendaient de l'indemnité aux émigrés, ni les satisfactions morales
qu'ils espéraient d'une législation de combat.
Il ne réussit pourtant pas à donner le change sur ses sentiments formation
intimes et son zèle fut assez vite jugé insuffisant. Un groupe d 'une opposition
d'extrême droite ne lui avait pas pardonné ses hésitations dans
l'affaire d'Espagne. La Bourdonnaie, dont les griefs s'aggravaient
d'antipathie personnelle, en prit la direction, et cette contre-oppo-
sition l'attaqua dans les journaux. Comme la loi de tendance
ne permettait guère de poursuivre la presse royaliste, Villèle fit
acheter secrètement les feuilles de droite qui le combattaient. La
Foudre, ÏOriflamme, le Drapeau blanc, la Gazette de France, le
Journal de Paris devinrent en effet ministériels; mais le directeur
de la Quotidienne, Michaud, que les nouveaux actionnaires voulurent
évincer, plaida contre eux et gagna son procès. Toute l'affaire fut
dévoilée au tribunal; le scandale fut tel que Villèle dut renoncer à
poursuivre l'opération. Au reste, la presse ministérielle, ancienne
ou achetée, ne gagnait pas de lecteurs : on calculait que les six jour-
naux parisiens d'opposition, tant de gauche que de droite, réunis-
saient 41 000 abonnés; ceux du ministère n'en comptaient que 14 000.
La contre-opposition de droite se fortifia bientôt de l'adhésion de chateaubriand
Chateaubriand. Ce fut un événement considérable. Villèle, depuis rtŒFS^DB U cetts
la guerre d'Espagne, redoutait les grandes pensées de son ministre sition.
( ï3l >
Le Gouvernement parlementaire. uyub ii
des Affaires étrangères. Il n'aimait pas davantage sa prétention
à agir à sa guise, à échapper à l'autorité du chef du gouverne-
ment. Des froissements d'amour-propre avaient rendu leurs rela-
tions difficiles; Villèle s'en plaignit, et le Roi prit son parti : le tsar
Alexandre ayant envoyé à Chateaubriand le cordon de Saint-Andr<\
oubliant le Président du Conseil . « J'ai reçu, dit Louis XVIÎI
à Villèle, un soufflet sur votre joue ». D'autres griefs étaient plus
graves : on soupçonnait Chateaubriand d'avoir, par son attitude à la
Chambre des pairs (et aussi, disait-on, par ses conversations privées)
fait échouer un projet 1 de conversion des rentes (3 juin). Le Roi s'en
montra très irrité et dit le surlendemain à Villèle : « Chateaubriand
nous a trahis comme un gueux. Faites l'ordonnance de son renvoi.
Qu'on le cherche partout et qu'on la lui remette à temps. Je ne veux
pas le voir ». L'ordonnance, datée du 6 juin, fut remise à Chateau-
briand au moment où il allait saluer Monsieur au Pavillon de
Marsan. C'était le jour de la Pentecôte. Le Roi, après la messe, réunit
le Conseil, qui approuva son énergie : le ministère était sauvé, et
vengé de l'échec qu'il avait subi devant la Chambre des pairs.
« Chassé » du pouvoir, et « mortellement blessé », Chateaubriand ne
pardonna pas. Il entra à la rédaction du Journal des Débats que
dirigeait son ami Bertin : « Souvenez-vous, dit Bertin à Villèle, que
les Débats ont renversé les ministères Decazes et Richelieu; ils sau-
ront bien renverser le ministère Villèle. — Vous avez renversé les
premiers en faisant du royalisme, répondit Villèle; pour renverser le
mien, il vous faudra faire de la révolution. » Bertin et Chateaubriand
ne firent pas « de la révolution », mais ils déclarèrent une guerre
sans merci au ministère. Le Journal des Débats écrivit :
« C'est pour la seconde fois que M. de Chateaubriand subit l'épreuve d'une
destitution solennelle. Il fut destitué, en 1816, comme ministre d'État, pour
avoir attaqué la fameuse ordonnance du 5 septembre.... MM. de Villèle et Cor-
bière étaient alors de simples députés, chefs de l'opposition royaliste, et c'est
pour avoir embrassé leur défense que M. de Chateaubriand devint la victime de
la colère ministérielle. En 1824, M. de Chateaubriand est encore destitué; et
c'est par MM. de Villèle et Corbière qu'il est sacrifié. En 1816, il est puni d'avoir
parlé: en 1824. il est puni de s'être tu. Son crime est d'avoir gardé le silence dans
la discussion de la loi sur les rentes. Toutes les disgrâces ne sont pas des
malheurs. L'opinion publique, juge suprême, nous apprendra dans quelle classe
il faut placer celle de M. de Chateaubriand; elle nous apprendra aussi à qui
l'ordonnance de ce jour aura été la plus fatale, des vainqueurs ou du vaincu. »
Quinze jours après, les lecteurs des Débats pouvaient recon-
naître la main de l'ancien ministre des Affaires étrangères
t. Voir page 2^o.
a$2
CnAPITRE IV
Dernières années du gouvernement de la Droite.
CHATEAUBRI.iXD
JOURNALISTE.
clans le réquisitoire que le journal dressait contre ses anciens
collègues :
« Une administration timide, sans éclat, pleine de ruse, avide de pouvoir;
— un système politique antipathique au génie de la France et contraire à l'esprit
de la Charte; — un despotisme obscur, prenant l'effronterie pour de la force;
— la corruption érigée en système; — les hôtels des ministres devenus des
espèces de bazars où les consciences étaient mises à l'encan; — la liberté des
élections violée par de déplorables circulaires; — la France, enfin, livrée à des
baladins politiques
Les libéraux — c'est l'un deux, Duvergier de Hauranne, qui le
constate — n'en avaient jamais dit davantage. Ils rendirent grâces
à leur nouvel allié.
Ainsi la défection de Chateaubriand rapprocha les deux oppo-
sitions, celle de gauche et celle de droite, auparavant impuissantes
et divisées; car Chateaubriand journaliste dut prendre, pour com-
battre un ministère détesté, la défense des libertés publiques dont
sa plume avait besoin; il s'exprima comme les libéraux, usa des
mêmes arguments qu'eux, mais avec l'autorité que lui donnaient
son dévouement notoire à la dynastie, l'éclat d'un talent sans égal,
la hauteur de vues, les lumières prophétiques d'un poète affranchi
des réalités contingentes. Lui seul pouvait se permettre, après
avoir sur terre livré bataille contre l'amortissement ou contre
le licenciement de la garde nationale, de monter dans des régions
inaccessibles au vulgaire; son regard de prophète y apercevait la
prochaine révolution qui « pourrait se réduire à une nouvelle
édition de la Charte, dans laquelle on se contenterait de changer
seulement deux ou trois mots », et, plus au loin, la République. Ce
conservateur eut, comme dit Guizot, « la sympathique intelligence
des impressions morales de son pays et de son temps »; cet ultra
libéré donna des ailes au libéralisme.
Malgré ces défections retentissantes, les deux oppositions
réunies ne groupèrent jamais plus de 60 à 70 voix à la Chambre
des députés. La Chambre des pairs était plus redoutable. Elle com-
prenait, outre les anciens fonctionnaires de l'Empire qui avaient
arrêté la fougue de la Chambre introuvable, la « collection com-
plète » — l'expression est de Villèle — de tous les anciens minis-
tres; il est naturel qu'ils fussent peu portés à juger favorablement
leurs successeurs. Aussi est-ce dans cette Chambre que se forma
l'op position la plus vigoureuse et la plus efficace au programme
de la droite victorieuse.
La mort de Louis XVIII (16 septembre 1824) donna le trône au avènement
chef du parti contre-révolutionnaire. Cet événement fît redouter à DE CHÂRLl
< ■->.'>'> >
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
la France et à l'Europe une réaction immédiate et violente, qui eût
compromis la monarchie. On savait de longue date les opinions du
nouveau Roi, son rôle, son entêtement d'émigré, son « impertur-
bable incorrigibilité », disait Pozzo di Borgo, la guerre qu'il avait
faite à Decazes, la part qu'il avait prise à la chute de Richelieu.
Rien n'avait entamé la conviction qu'il exprimait à Wellington
en 1817 : la majorité du peuple partagerait son opinion dès que le
pouvoir appartiendrait à ses amis; à quoi Wellington avait répliqué
que Monsieur le prenait pour une bête. Les succès électoraux de
la réaction royaliste depuis 1820 l'avaient encore raffermi dans la
certitude que son parti était le plus fort dans le pays.
premiers actes Pourtant, on put croire un instant qu'on s'était trompé sur
du roi. Charles X. Ses premières paroles, qui furent conciliantes, ses
premiers actes, l'abolition de la censure (20 septembre), les grâces
accordées à quelques condamnés politiques, rassurèrent tout le
monde, même les libéraux de gauche. Guizot écrivit : « Pour la pre-
mière fois, les libéraux ont reconnu les Bourbons ». On crut même
prochaine la chute de Villèle, que l'attitude du nouveau Roi sem- •
blait désavouer. Metternich jugeait que Charles X « allait un peu
loin dans ses avances au côté gauche ». L'illusion fut courte, et
chacun reprit vite sa place accoutumée. Frayssinous, faisant l'oraison
funèbre de Louis XVIII, parla de la Charte comme d'une expérience
dont le temps révélerait les avantages et les inconvénients. Dans le
discours du trône, le Roi ne prononça pas le mot de « Charte » ; il
ne fut question que des « institutions » dues à la sagesse du feu
Roi. La méfiance mise en éveil se fit subtile : on remarqua que le
libre exercice des cultes, la garantie promise aux acquéreurs de
biens nationaux n'étaient pas des institutions. Dans l'adresse de la
Chambre, l'omission de la Charte fut plus significative, la gauche
ayant demandé qu'elle y fût mentionnée. Une ordonnance (3 dé-
cembre) mit à la retraite Les officiers généraux qui, « ayant droit
à la retraite, n'avaient pas été employés depuis le 1 er janvier 1816 »,
et ceux qui, « n'ayant pas été employés depuis cette époque, mais
ayant cessé d'être en service actif depuis le 1 er janvier 1823, avaient
droit au maximum de leur retraite »; cette mesure frappait 56 lieu-
tenants-généraux et 3 maréchaux de camp de l'armée impériale;
mais elle n'atteignit aucun des officiers (ils étaient près de 400)
créés en 1814 et en 1815 sans aucune condition de service, choisis
dans l'armée des Princes, dans celle de Condé, ou dans les armées
étrangères. La réaction de 1815 semblait renaître; on s'attendit ù
revoir bientôt « la contre-révolution et le règne des prêtres ».
sacre de reims. L'inquiétude grandit quand le Roi annonça l'intention • de se
-* 234 >
chapitre iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
faire sacrer à Reims. C'était une idée de Chateaubriand : « Charles X,
disait-il dans sa brochure Le Roi est mort. Vive le roi! paraîtra plus
auguste encore en sortant, consacré par l'onction sainte, des fon-
taines où fut régénéré Clovis ». Mais la Sainte Ampoule avait été
brisée en 1794. Le cardinal de Latil, archevêque de Reims, qui avait
été confesseur de Charles X et l'avait jadis « ramené dans les voies
du salut », retrouva « miraculeusement » quelques gouttes d'huile
échappées à la destruction. On discuta longtemps si, dans le ser-
ment qu'il prononcerait le jour de la cérémonie, la Charte serait
nommée. Le Roi finit par s'y résoudre, sur le conseil de Villèle ; mais
le nonce du pape ne cacha pas son mécontentement. Dans la cathé-
drale, transformée en temple grec, lorsqu'on vit Moncey « conné-
table » porter l'épée de Charlemagne, Soult le sceptre, Mortier la
main de justice, et Jourdan la couronne, quand on entendit tout un
peuple « ivre d'enthousiasme et d'amour » crier : « Vivat rex in
selernum! » il apparut que la Révolution n'était plus dans l'histoire
de France qu'un accident, une rébellion dont le souvenir serait
bientôt effacé (29 mai 1825). Le devoir des députés était tout tracé :
seconder les vues de la Providence, travailler hardiment à abolir ce
qui subsistait d'une œuvre malfaisante et impie.
La Chambre élue en 1824 travailla à reconstituer la propriété
foncière noble, en indemnisant les émigrés et en rétablissant le droit
d'aînesse; — à restaurer la puissance morale et sociale de l'Église,
en rétablissant les communautés religieuses, en donnant aux ten-
dances dominatrices du clergé l'appui d'une législation spéciale et
d'un privilège de droit. Mais cette œuvre ne fut qu'ébauchée; la
Chambre allait disparaître avant d'avoir pu l'achever, et le parti
qui l'avait tentée perdre pour toujours la majorité.
//. — LE MILLIARD DES EMIGRES ET LE DROIT
D'AINESSE
L
A Charte ayant garanti l'irrévocabilité des ventes de biens la question
nationaux, il n'était pas possible, sans la violer, de rendre aux
émigrés leurs anciennes propriétés. L'article le plus important du
programme de la droite, « remettre toutes les classes de la société
dans l'état où elles se trouvaient avant la Révolution », était
donc irréalisable, au moins tant que serait respectée la Charte. On
ne pouvait dès lors que fonder en théorie le droit des émigrés, leur
caractère de propriétaires légitimes, et leur donner la satisfaction
positive d'un acompte. Le problème était aussi ancien que la Res-
DE VINDEM
AUX ÉMIGRÉS.
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
tauration. La loi du 5 décembre 1814 avait décidé naguère la remise
aux anciens émigrés de la portion non vendue de leurs biens; les
propositions et les discussions fréquentes concernant les biens
vendus avaient fait considérer comme précaires, inférieurs et tou-
jours menacés les droits de leurs nouveaux propriétaires. Villèle
pensa régler la question en donnant aux émigrés en rentes sur
l'État la valeur de leurs immeubles vendus; ces rentes seraient
créées sur les ressources fournies par une conversion. Un premier
projet échoua en 1824; un second, analogue, fut voté en 1825.
le premier Le premier projet attribuait un intérêt de trois pour cent aux
i'uujet. rentes qui avaient été créées à cinq pour cent. L'économie de 30 mil-
lions par an, représentant un capital d'un milliard, aurait été con-
sacrée à « fermer les dernières plaies de la révolution », disait le dis-
cours du trône, c'est-à-dire à indemniser les émigrés. Ce chiffre d'un
milliard (exactement 987 819 962 francs) était obtenu par les estima-
tions faites des biens d'après le revenu de 1790, ou, à leur défaut,
d'après le prix de vente; déduction était faite des dettes payées au
moment de la vente à des tiers pour le compte des émigrés, et, au
cas de rachat par l'émigré dépossédé, de la différence entre le prix
de rachat et la valeur du bien. Mais l'État devait être en mesure de
rembourser les porteurs de titres désireux d'éviter une réduction de
leurs rentes ; il fallait donc attendre que le cours de la rente eût atteint
le pair, ou provoquer un mouvement de hausse pour l'y faire monter,
de manière à rembourser le 5 p. 100 en vendant les nouveaux titres
3 p. 100 au taux de 75, c'est-à-dire à l'intérêt réel de 4 p. 100. Les
banquiers Rothschild, Laffitte et Baring s'engagèrent à prendre ces
titres nouveaux et à fournir, en échange, les capitaux nécessaires au
remboursement, moyennant l'abandon des bénéfices de la conversion
jusqu'au 1 er janvier 1826. La rente 5 p. 100 étant montée, en jan-
vier 1824, à 96 francs, le 17 février à 100 francs, et le 5 mars à
104 francs, le moment sembla favorable. Le projet passa pénible-
ment à la Chambre. Les deux oppositions, celle de gauche et celle de
droite, contestèrent à l'État le droit de rembourser le capital de la
dette, et attaquèrent l'opportunité de la mesure : la hausse du
5 p. 100, dit-on, était factice; il retomberait à la moindre alerte,
l'intérêt réel des capitaux étant supérieur à 4 p. 100, puisque le
taux des Bons du Trésor se maintenait entre cinq et six; il fallait
donc que le concours offert par les banquiers pour le rembourse-
ment fût singulièrement onéreux pour qu'ils consentissent à courir
le risque de prêter à 4 p. 100; l'augmentation d'un tiers du capital
nominal de la dette pèserait sur les rachats de la caisse d'amortis-
sement; enfin, il n'était pas laissé aux rentiers un délai d'option
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H. C. IV. — l'i . L2. Page 236.
chapitre iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
suffisant entre la conversion et le remboursement : « M. le ministre,
déclara Casimir Perier, n'a laissé, pour ainsi dire, entre l'éveil qu'il
leur a donné et l'opération dont ils sont victimes, que l'intervalle
entre l'éclair qui éblouit et la foudre qui écrase ». La grande majo-
rité des rentiers étaient des Parisiens; la conversion leur enlèverait
20 millions de revenus; on distribuerait aux propriétaires fonciers
de province les dépouilles prélevées sur les propriétaires mobi-
liers de la capitale. Ce qu'on visait, c'était en réalité l'appauvrisse-
ment d'une classe d'adversaires politiques, c'était, concluait Perier
ens'adressantà la majorité, « mettre à votre merci la seule classe de
Français qui pouvait vous offrir aujourd'hui le danger d'une lutte
personnelle ». La loi fut votée par 238 députés contre 145; le chiffre
de la minorité parut très élevé dans une Chambre presque entière-
ment ministérielle. La Chambre des pairs repoussa le projet
(135 voix contre 102) comme dangereux (3 juin 1824) : il lui parut
impolitique de réduire le revenu des petits rentiers.
La combinaison financière qui devait permettre d'indemniser les le deuxième
« . PROJET.
émigrés ayant échoué, le gouvernement présenta directement le
projet d'indemnité. Trente millions de rentes au capital d'un mil-
liard à créer en cinq ans y seraient affectés. Quant aux moyens de
se les procurer, Villèle annonça qu'il les demanderait pour moitié
aux fonds laissés libres par les rachats annuels de la Caisse d amor-
tissement 1 , pour l'autre moitié aux excédents du budget. Le projet
d'indemnité se trouva donc lié à un projet sur la dette publique et
sur l'amortissement : l'économie obtenue par les rachats de la
Caisse d'amortissement à réaliser du 25 juin 1825 au 25 juin 1830,
et évaluée par Villèle à 15 millions de renies 2 , assurerait en effet
le paiement de la moitié des rentes à créer pour l'indemnité; mais
l'État ne rachèterait plus les rentes dont le cours était au-dessus
du pair, et les propriétaires des titres à 5 p. 100 pourraient pen-
dant trois mois les convertir en 3 p. 100 au taux de 75 ou en 4 1/2
au taux de 100 francs, non remboursable pendant dix ans; enlin,
le bénéfice réalisé par la réduction de charges résultant de la con-
i. La caisse d'amortissement avait été créée par la loi de finances du 28 avril 1816, qui
avait décidé en outre que les rentes acquises par la Caisse au moyen de sa dotation ut
des arrérages accumulés ne pourraient être ni vendues, ni mises en circulation. Une loi
fixerait les époques et la quotité des annulations. La loi du ^"> meurs 1817 Art. î-i'j attribua
à la cajsse mu- dotation annuelle de tfi millions. La ••aisse avait, au 1 er mai iSi>. racheté
pour M7 millions de rente 5 p. 100. Villèle proposai I que pendant cinq an-, cola-dire
jusqu'à i83o, les rentes à acquérir par la caisse lussent rayées du Grand Livre au fur et
.-. mesure de leur achal ,
•.. I. évaluation de Villèle resta au-dessous de la réalité. En juin i83o, les rachats opérés
depuis 182Ô s'élevèrent à 16 millions de renies Une ordonnance intervint alors 4 juin),
qui rendit à la Caisse d'amortissement la jouissance de» rentes qu'ello rachèterait ù partir
du 22 juin ii>3o.
< 2În >
Le Gouvernement parlementaire.
CARACTERES
DE L'INDEMNITÉ.
EST-ELLE
UNE DETTE OU
UNE LIBÉRALITÉ!
LE DEBAT SUR
L'INDEMNITÉ.
version de l'ancienne dette serait employé à diminuer les quatre
contributions.
Le double projet du gouvernement donna lieu à deux débats,
l'un politique, l'autre financier. Dans le débat financier, l'opposition
des deux Chambres produisit à nouveau le principal argument de la
discussion de 1824: le taux réel de l'intérêt de l'argent en France
était de 5 p. 100; si la rente était au-dessus du pair (elle était montée
à 102 francs), cette hausse était due à la spéculation et aux manœu-
vres du gouvernement; la conversion serait le signal d'un effondre-
ment des cours. Le débat politique porta autant sur l'émigration
elle-même que sur l'indemnité. L'exposé des motifs présenta l'in-
demnité « comme une sorte de créance », et comme une « suite de
l'inviolabilité des contrats passés sous l'empire des confiscations »;
l'heure d'acquitter cette créance n'avait été jusqu'ici retardée que
par l'état des finances, par la nécessité de faire face à de plus pres-
santes obligations. Toutefois l'exposé ne disait pas avec clarté si
l'Etat acquittait une dette juridiquement fondée ou s'il faisait une
générosité spontanée, sans y être contraint sinon par une obligation
morale. Les conséquences financières pour l'État étaient pareilles
dans l'un et dans l'autre cas; mais les conséquences juridiques
étaient, selon la réponse faite à cette question de principe, différentes
pour les intéressés; et surtout, la loi prenait, dans le cas où l'on
adopterait la première théorie, une autre signification politique.
L'opposition de droite considérait que l'indemnité n'était que le rem-
boursement légitime d'expropriations restées nulles en droit (ayant
été faites par des gouvernements illégitimes), jusqu'au jour où la
Charte les avait légalisées. Cette théorie ouvrait la porte à toutes
les réclamations fondées sur l'inobservation des formalités pres-
crites par les lois révolutionnaires relatives aux ventes, et qu'évi-
demment la Charte n'avait pas pu légaliser. La seule possibilité de
cette recherche suffisait à remettre en question la validité de tous
les achats de biens nationaux.
Ce fut bien là, en effet, l'intention de la commission de la
Chambre quand, distinguant entre la « restitution de grâce » et
la « restitution de justice », elle déclara non avenus tous les actes
commis avant le rétablissement de l'autorité légitime. Les orateurs
de droite appuyèrent ces vues. La Bourdonnaie soutint que l'article 9
de la Charte avait maintenu aux acquéreurs la possession de fait
dans l'intérêt de la tranquillité publique, mais n'avait pu leur donner
le droit de propriété; M. de Beaumont dit que les émigrés étaient
restés légitimes propriétaires de leurs biens, comme Louis XVIII
l'était resté de son royaume : « La succession légitime de chaque
a'38
chapitre iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
famille en particulier garantit à la famille royale sa succession légi-
time ». La vraie solution était de rendre les terres aux émigrés ou à
leurs descendants, et de donner l'indemnité aux acquéreurs. « Si Ton
recherche, dit Duplessis-Grenedan, le sens vrai de l'article 9 de la
Charte, on voit d'abord qu'il s'entend nécessairement des propriétés
légitimement acquises. Il serait trop absurde d'interpréter une loi
de manière qu'on pût en induire que les propriétés sont inviolables
même lorsqu'elles ont été volées »; et il concluait à la restitution
pure et simple. L'opposition de gauche, après avoir contesté la
compétence de la Chambre qui, comprenant une majorité d'inté-
ressés, ne pouvait être juge dans sa propre cause, nia que l'indem-
nité eût un fondement de droit. C'était une pure générosité, inop-
portune d'ailleurs et injustifiée : inopportune, parce que l'état de
la richesse publique ne permettait pas une telle dépense; injustifiée,
1° parce que l'émigration avait été volontaire et non forcée, parce
qu'elle avait causé tous les malheurs de la France et du Roi, parce
que la confiscation avait été une mesure de légitime défense contre
des hommes qui allaient demander l'appui de l'étranger; 2° parce
que les émigrés n'étaient pas les seuls à avoir souffert dans leur
fortune, pendant la Révolution; les créanciers de l'État, les com-
merçants, les industriels, les Vendéens même auraient, à ce compte,
des droits égaux à réclamer une indemnité. Ainsi recommença à la
tribune le procès de l'ancien régime et de la Révolution. Si la Révo-
lution a été juste et bienfaisante, dit-on à gauche, si les moyens
qu'elle employa pour vaincre ont été imposés par la nécessîté de
vaincre, nous ne pouvons les condamner. « A-t-on le droit de punir
la nation, dit Méchin, jusqu'à ce que l'on ait prouvé que l'affran-
chissement du sol, l'égalité devant la loi, l'égalité de l'impôt, la
liberté de la conscience et de la pensée ne sont pas des biens appré-
ciables?... En doit-il coûter un milliard à 29 millions de Français
pour avoir voulu ce que repoussaient cinquante mille? » A quoi on
répondait à droite que le Roi eût émigré s'il avait été libre, et que la
patrie était où était le Roi....
Le gouvernement essaya dans ce débat de justifier sa manière LA doctrine od
de voir. Il n'admettait d'autre point de départ à la discussion que le
texte de la Charte, qui « ne faisait aucune différence entre les pro-
priétés », qui les plaçait toutes sous la même garantie; il n'était
question que de donner à des victimes un dédommagement de leurs
souffrances et de leurs pertes. Villèle déclara « que l'introduction
dans le projet de dispositions qui pourraient être en opposition avec
le pacte fondamental ne permettrait pas au gouvernement de porter
plus loin le projet de ioi ». Il dut pourtant accepter que l'indemnité fût
< 239 >
GOUVERNEMEXT.
Le Gouvernement parlementaire. livre a
dite, dans l'article I er , « due par l'État », et non pas qualifiée de «juste
libéralité ». Un autre amendement appela à recueillir l'indemnité, en
cas de mort de l'ancien propriétaire, non ses héritiers naturels à
l'époque de la promulgation de la loi, mais les héritiers institués
par sa volonté ou par la loi au moment de son décès, ce qui impli-
quait la reconnaissance du droit des émigrés à la propriété confis-
quée, postérieurement à la confiscation. Quand tous les articles de la
loi furent votés, la droite proposa un amendement qui réduisait à
3 francs les droits d'enregistrement pour toute restitution faite par
les acquéreurs aux anciens propriétaires. C'était encore créer une
distinction juridique entre les propriétés. C'était affirmer que la loi
d'indemnité n'éteignait pas chez les émigrés tout espoir de rentrer
en possession de leurs terres, et par conséquent qu'elle ne terminait
rien. « J'ai toujours cru, dit Benjamin Constant, que le véritable but
de la loi était de faire rentrer les émigrés dans leurs biens. Aujour-
d'hui, cela est évident ». A quoi La Bourdonnaie répondit qu'en
effet, « la tranquillité ne serait assurée que lorsque les classes de la
société seraient replacées dans l'état où elles étaient avant la Révo-
lution ».
EXÉCUTION
DE LA LOI.
LA CONVERSION
DES RENTES.
« Les propriétaires des domaines nationaux, dit le général Foy, sont
presque tous les fils de ceux qui les ont achetés; qu'ils se souviennent que,
dans cette discussion, leurs pères ont été appelés voleurs et scélérats, et qu'ils
sachent que transiger avec les anciens propriétaires, ce serait outrager la
mémoire de leurs pères et commettre une lâcheté.... Que si l'on essayait de leur
arracher par la force les biens qu'ils possèdent légalement, qu'ils se sou-
viennent qu'ils ont pour eux le Roi et la Charte et qu'ils sont vingt contre un! »
L'amendement fut voté ; par contre, une proposition qui tendait à
interdire toute recherche sur les actes de vente des biens confisqués
et qui était destinée à rassurer les acquéreurs, fut repoussée. La
Chambre des pairs vota l'amendement sur le droit d'enregistrement,
mais rétablit l'article destiné à rassurer les acquéreurs.
Ainsi les commentaires de la droite et les dispositions qu'elle fit
insérer dans le projet ministériel en modifièrent profondément le
caractère; les anciens propriétaires n'avaient jamais cessé de l'être
et le milliard n'était qu'une amende infligée à la nation coupable,
un acompte donné aux sujets fidèles, en attendant mieux. Mais il en
résulta que la nation fut irritée, et les fidèles sujets, déçus. L'effet
qu'attendait Villèle du dégrèvement prévu de 19 millions sur l'impôt
foncier fut également manqué : il passa pour un stratagème politique
destiné à diminuer encore le nombre des électeurs. « Le temps fera
voir, dit Royer-Coliard, si c'est bien servir le Roi et l'État que de
calomnier la Restauration, en mettant sans cesse en doute la sta-
< 2/[G )
chapitre iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
bilité de ses promesses. » D'ailleurs, le dégrèvement fut beaucoup
plus faible que Villèle ne l'avait espéré, parce que la conversion
réussit mal. Pour que les rentiers fussent attirés par la plus-value
probable, pour qu'ils consentissent à échanger leurs titres contre du
4 i/2 au pair garanti pendant dix ans contre toute conversion nou-
velle, ou contre du 3 p. 100 à 75 francs, il fallait une hausse : elle
ne se produisit pas. Le 5 p. 100, coté le 28 avril à 102,80, tomba le
9 mai à 100 fr. 85, le 3 p. 100 à 74 fi\ 70. Villèle essaya de relever les
cours; les trésoriers généraux de soixante-dix-huit départements
furent constitués en une association dont l'objet était de « faire toutes
les opérations de banques et de finances que le syndicat (comité direc-
teur) jugerait avantageuses aux intérêts de la compagnie et princi-
palement celles qui seraient utiles au service du Trésor »; ils furent
invités à peser sur leur clientèle; les bureaux de bienfaisance, les
fabriques, les hospices, les fonctionnaires reçurent l'ordre de con-
vertir, les missionnaires prêchèrent contre le prêt à intérêt; pour-
tant, à l'expiration du délai, au 1 er août, 31722 950 francs de rente
seulement (sur 157 millions) ' étaient convertis- Le capital de la dette
se trouva augmenté de 204 millions, et le budget ne fut allégé que de
6230157 francs. Le 3 p. 100 émis à 75 francs tomba en août à 72 francs,
puis, en novembre, à 62; le 5 p. 100 tomba à 96. Le mécontentement
des rentiers et des indemnisés s'ajouta à l'indignation des libéraux
et à l'inquiétude des acquéreurs de biens nationaux.
Le projet de loi sur les successions, qui tendait à rétablir sous LE projet de loi
une forme atténuée l'ancien droit d'aînesse, avait, dans la pensée de ' d'aînesse.
ses auteurs, une portée sociale et une portée politique. Il visait
d'abord à arrêter le morcellement des propriétés foncières : le code
laissait, sans doute, au père de famille la faculté d'augmenter la
part d'héritage d'un de ses enfants, mais, en fait, les pères de
famille ne profitaient guère de cette disposition, il fallait que la loi
vînt au secours de leur volonté défaillante. A moins donc que le
père n'eût, par donation ou par testament, décidé que le partage
serait égal, la quotité disponible, ou « preciput légal », serait
— d'après le projet — attribuée de droit à l'aîné de ses enfants
mâles. C'était l'article du code retourné; mais cette attribution
était limitée aux successions payant 300 francs d'impôt. L'exposé
des motifs ne dissimulait pas que le projet avait de l'importance
pour l'avenir de la monarchie :
« Que la règle légale des successions soit l'égalité dans les républiques,
cela se conçoit. Dans les monarchies, rien n'est plus certain, ce doit être l'iné-
1. 11 y avait îyj millions de rentes 5 p. îoo; mais la caisse d'amortissement en possédait
environ Jo
< L \ I >
L.visse. — H. CoDtcmp.j IV. 16
LE DROIT
D'AINESSE
ET L'OPINION
LE DÉBAT
A LA CHAMBRE
DES PAIRS.
Le Gouvernement parlementaire livre ie
galité.. La conservation des terres, outre qu'elle inspire des idées d'ordre,
de modération et de prévoyance, maintient la famille dans le rang où elle
est dé|à parvenue et fournit sans cesse à l'État des gardiens et des prolec-
teurs.... Elle amène cet ordre de choses si conforme à la nature du gouverne-
ment monarchique et par lequel la société générale ne se compose plus que
d'un nombre infini de sociétés domestiques dont l'intérêt se confond avec celui
de l'État, et dont l'existence dépend de celle du gouvernement. »
Il apparut, à l'agitation que le projet souleva dans l'opinion,
qu'il De satisfaisait même pas toute la droite. L'Aristarque, journal
de La Bourdonnaie, à qui sa haine pour Villèle donnait parfois du
bon sens, écrivit : « On ne peut pas refaire tout ce que la Révolution
a détruit. Conformez-vous au temps : c'est la maxime du sage ».
La gauche manifesta une indignation que justifiait, sinon la
teneur du projet, du moins la tendance qu'il révélait; un grand
nombre de pétitions, de brochures et d'articles éclairèrent le public
sur les dangers qu'il cachait, et formulèrent les répugnances qu'il
provoquait : « Ne faut-il pas des cadets et des filles pour repeupler
les couvents? » écrivit le Constitutionnel. Les Débats appuyèrent la
campagne de la gauche. Il n'y avait peut-être, dans toute cette
affaire, qu'un piège tendu à Villèle par les gens de cour, « las,
comme il l'écrivait lui-même dans son Journal, de voir la confiance
du Roi reposer si longtemps sur un petit gentilhomme de province ».
On le savait secrètement hostile au projet, et l'on eût voulu que sa
tiédeur à le défendre le compromît auprès de Charles X.
Le projet, porté d'abord à la Chambre des pairs, fut passion-
nément discuté, et longuement (11 mars-8 avril 1826). L'opposition
s'attarda à réfuter le gouvernement qui prétendait changer les
moeurs par une loi, à démontrer l'utilité du morcellement de la pro-
priété, le danger d'ôter de la circulation un tiers ou un quart des
terres, et de créer une classe de mécontents; elle allégua l'égalité
devant la loi violée, les principes du droit moderne bouleversés par
la création d'un privilège civil qui tendait à reconstituer une aristo-
cratie, les familles divisées, la France irritée, etc. : « En ne testant
pas, dit Mole, les pères ôtent évidemment aux cadets ce qu'ils pou-
vaient leur rendre, et, en rétablissant l'égalité, ils ôtent à l'aîné ce
que la loi lui donnait. Ainsi, quoi qu'il fasse ou qu'il ne fasse pas, le
père le plus tendre se trouve frapper l'un de ses enfants » ; le droit
que la loi donne aux aînés les rendra « odieux à leurs frères et
sœurs »;... « en voulant faire de l'aristocratie avec les fils aînés », le
système fera « bien plus sûrement de tous les autres enfants une
démocratie redoutable » ; enfin, « en faisant sortir de la circulation
le tiers ou le quart des propriétés, la loi tarira la source principale
de la richesse de la France, diminuera son revenu territorial... ».
< 242 >
chapitre iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
5'
Pasquier montra le danger qu'il y avait à diminuer le nombre
des propriétaires : « Avec une plus grande division de la propriété,
l'esprit propriétaire se répand nécessairement dans une grande
partie de la société, et cet esprit, chacun le sait, est éminemment
conservateur » ; la loi allait donc contre son but. Le garde des Sceaux
Peyronnet et ses amis répondirent que le projet conciliait la loi
politique et la loi civile, que les lois devaient être l'expression
non des mœurs, mais des besoins de la société, et que la petite
culture avait des inconvénients.
A la vérité, il s'agissait de bien autre chose : c'était peu, ce n'était
rien qu'une disposition d'ailleurs facultative, qui ne touchait pas
plus de 80 000 familles sur millions; à la prendre telle quelle, elle
était sans audace comme sans conséquence; ce qui causait tant
d'émotion, c'est que la loi renfermait la « pensée d'un autre ordre
social ». Le duc de Broglie le dit clairement :
« Celte loi n'est pas une loi. mais une déclaration de principes,... un mani-
feste contre l'état actuel de la société..., une pierre d'attente..., le préliminaire
de vingt autres lois qui, si votre sagesse n'y niet ordre, vont fondre sur nous
tout à coup, et ne laisseront ni paix ni trêve à la société française telle que les
quarante dernières années nous l'ont faite.... Il s'agit coule que coûte, sous un
prétexte ou sous un autre, de réinstaller en France le droit de primogéniture.
Le droit de primogéniture, c'est le fondement de l'inégalité des conditions, c'est
le privilège pur, absolu, sans déguisement ni compensation.... C'est l'inégalité
des conditions par amour pour elle-même, c'est l'inégalité légale entre les
diverses branches d'une même famille, entre les diverses familles dont la
nation se compose, entre les diverses natures de propriétés...; ce qui se pré-
pare ici, c'est une révolution sociale et politique, une révolution contre la
Révolution qui s'est faite en France, il y a quarante ans. »
La Chambre des pairs repoussa le projet par 120 voix contre 94, échec du
et n'en laissa subsister qu'une disposition secondaire, qui accor- projet
dait, pour la portion disponible, la faculté de la donner ou de la
léguer à charge de la rendre à un ou plusieurs enfants du donataire,
nés ou à naître, jusqu'au deuxième degré (le code civil n'auto-
risait cette substitution que jusqu'au premier degré). Il y eut à
Paris des illuminations, des feux d'artifice; des transparents, dans
les quartiers commerçants du centre, portaient : « On n'illuminera
jamais assez pour éclairer les ministres! » On cria: « Vive la Chambre
des pairs ! » et aussi . « A bas les jésuites ! » Le gouvernement rapporta
aux Députés la loi mutilée, « triste débris d'une défaite célèbre », et ne
prit aucune part à la discussion de l'article unique que la Chambre
adopta.
24 i
Le Gouvernement parlementaire.
III. - LE PROGRAMME RELIGIEUX DE LA DROITE
zèle clérical du 1 'ALLIANCE de la droite et du elergé devint plus agissante à partir
gouvermement \ J d e 1824. Louis XVI II, quelques jours avant sa mort, avait créé
un ministère spécial des All'aires ecclésiastiques et de l'Instruction
publique, et l'avait confié à Frayssinous. Puis, il avait fait entrer
deux archevêques, ceux de Reims et de Besançon, au Conseil
d'État, et le cardinal de la Fare au Conseil privé. Ces mesures
avaient un air de réaction et une odeur d'ancien régime. Charles X
ne s'en tint pas aux manifestations symboliques : il donna ouverte-
ment son appui à l'Église, et l'encouragea, par son attitude, à
réclamer et à obtenir une prépondérance de fait dans le gouverne-
ment et une situation légale privilégiée dans la nation.
Le clergé ne chercha plus à dissimuler son « esprit d'envahis-
sement » : en mainte occasion, des actes précis, des paroles signifi-
catives marquèrent son espoir prochain de dominer la société civile.
L'ordonnance du 8 avril 1824 enleva aux recteurs le droit qu'ils
avaient, depuis 1816, de conférer et de retirer l'autorisation d'ensei-
gner aux écoles primaires catholiques; elle l'attribua aux évêques
et à des comités présidés par l'évêque ou son délégué. Les mission-
naires, chaque jour plus actifs, exigèrent la présence à leurs exer-
cices et le concours aux plantations de croix commémoratives, des
fonctionnaires, des magistrats, des officiers. Le zèle religieux des
agents de l'État devint un titre — le seul efficace, disait-on, — à
l'avancement; on s'étonna de la conversion de Soult qui allait com-
munier à Saint-Thomas d'Aquin, suivi de ses enfants, de ses aides
de camp, de ses gens en grande livrée, des gardes-chasse de ses
terres ; on cita l'ordre donné aux troupes par le général comman-
dant à Strasbourg de se rendre par compagnies dans les églises,
officiers en tête, pour assister aux fêtes religieuses. Le jubilé de 1826
(c'était le premier du xix e siècle) fut célébré avec un éclat extraor-
dinaire : à Paris, l'archevêque de Ouélen prescrivit quatre proces-
sions générales. Le Roi y figura avec toute sa famille, escorté des
Cent-Suisses et des gardes du corps, suivi des Chambres, des
magistrats de la Cour de cassation, de la Cour royale, des tribu-
naux, du Conseil royal de l'Université, des élèves des séminaires.
La dernière procession, qui eut lieu le 3 mai, se termina par une
cérémonie expiatoire sur la place Louis XV, où Louis XVI avait été
guillotiné : « Cette vieille nation française, écrivit le Moniteur,
^'héritier de ses soixante rois en tête, marchait précédée des pré-
< ^44 >
LA GARDE NATIONALE
Cl, ohé Alinari.
CHAULES X PASSANT EN REVUE LA GARDE NATIONALE
30 SEPTEMBBE l<S2">
Peinture d'Horace Vernet, 182G. Le roi, u cheval, est suivi du Dauphin, du duc
d'Orléans et du duc de Bourbon. Autour d'eux, le maréchal duc de Tarente, le maré-
chal due de lieggio, et les ducs de Maillé et de Fitz-James, aides de camp. La scène
se passe a u Champ de Mars. Au fond, à gauche, le dôme des Invalides, — Galeries
historiques de Versailles, n° 1119.
II. C IV
Pl. 13. Page MA.
chapitre iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
sents que Charlemagne lit à l'Église de Paris et des conquêtes que
saint Louis rapporta des Lieux saints. Les pontifes et les prêtres
montent à l'autel. Trois fois de suite, ils élèvent vers le ciel le cri de
pardon et de miséricorde. Tous les spectateurs tombent à genoux.... »
Le Roi était habillé de violet, couleur de deuil ; le bruit courut qu'il
s'était fait prêtre et disait la messe secrètement. La police interdit
aux cabinets de lecture le prêt des livres condamnés en chaire; le
Grand aumônier de France, archevêque de Rouen, M. de Croy,
invita, dans un mandement, ses curés à afficher à la porte des
Églises la liste de ceux de leurs paroissiens qui s'abstenaient d'as-
sister aux offices et de faire leurs pâques; l'abbé Liautard remit
en 1826 à Charles X un mémoire intitulé Le Trône et l'Autel, où il
demandait que, pour venir à bout de la presse, on ne laissât plus
former d'ouvriers imprimeurs ni ouvrir de nouvelles fabriques de
papier; les tribunaux condamnèrent un ancien colonel devenu
libraire, Touquet, à neuf mois de prison, pour avoir publié les
Évangiles sans les miracles : c'était un « outrage à la religion de
l'État».
Le clergé semblait viser à se placer au-dessus des lois et de la les « envahisse.
MENTS »
constitution. Une brochure, dont la presse de droite regrettait du clergé.
l'anonymat qui la privait « de l'autorité d'un nom célèbre », pro-
posa en 1825 de créer un Conseil, supérieur aux ministres, chargé
de défendre la religion, ayant pouvoir de requérir du bras séculier
la poursuite des délinquants. M. de Pins, administrateur de
l'archevêché de Lyon, proposa à Villèle de placer le temporel
du clergé sous la direction d'un ministre ecclésiastique travail-
lant directement avec le Roi, hors du Conseil, et responsable
vis-à-vis d'une commission de dix membres du clergé. La Chambre,
saisie fréquemment de pétitions qui demandaient la restitution de
l'état civil aux curés, se prononça, sinon en leur faveur, du moins
en faveur de l'obligation du mariage religieux et de sa célé-
bration avant le mariage civil. Le projet n'alla pas plus loin. Il
eût abouti à rendre le mariage religieux obligatoire, au moins
le mariage catholique : la « Religion de l'État » avait droit à des
privilèges.
Le gouvernement ne pouvait se montrer moins zélé pour la reli-
gion que ses amis. Il ne proposa aucun changement à la législation
de l'état civil, mais il offrit à la majorité et à la religion de l'État
deux projets de loi, l'un sur les communautés religieuses de
femmes, l'autre sur le sacrilège. L'importance pratique du premier,
la valeur symbolique du second seraient du moins une garantie de
ses bonnes intentions.
Le Gouvernement parlementaire. livre h
la loi suf les Les congrégations étaient encore régies par le décret du
communautés 3 messidor an XII, dont l'article 4 portait « qu'aucune agrégation
DE ÏEMMES. . .. ' i - ex
ou association d nommes ou de femmes ne pourra se tormer a
l'avenir, à moins qu'elle n'ait été formellement autorisée par un
décret impérial ». Napoléon avait autorisé plusieurs congrégations
de femmes, en particulier les religieuses hospitalières, dont l'éta-
blissement fut réglé par le décret du 18 février 1809, et quelques
congrégations d'hommes . les frères des écoles chrétiennes, les
trappistes du Saint-Bernard, du Mont Genèvre, de la forêt de Sénart,
les Chartreux; les autorisations d'abord accordées aux congréga-
tions de Saint-Lazare, des Missions étrangères et du Saint-Esprit,
furent révoquées en 1809. Jusqu'à l'année 1824, la Restauration ne
s'occupa pas du régime légal des congrégations. La loi du 2 jan-
vier 1817, qui permettait aux établissements ecclésiastiques
d'accepter des dons et legs, et d'acquérir des biens immeubles et des
rentes avec l'autorisation du Roi, profitait aux seuls établisse-
ments reconnus par une loi, c'est-à-dire aux fabriques, aux cures,
aux séminaires, aux évêchés. Pour admettre les congrégations à en
bénéficier, il fallait assimiler les autorisations faites ou à faire par
voie d'ordonnance à une reconnaissance légale ; une simple
ordonnance aurait ainsi suffi à créer une personne civile capable de
posséder et d'acquérir. Le 4 juin 1824, le gouvernement en fit la
proposition à la Chambre des pairs; elle la rejeta. En janvier 1825,
le gouvernement déposa un projet analogue, mais restreint aux
congrégations de femmes : nulle congrégation de femmes ne sera
autorisée qu'après vérification et approbation de ses statuts par
l'évêque diocésain et le Conseil d'État; l'autorisation sera accordée
par ordonnance du Roi; — les acceptations de donation, les acquisi-
tions, les aliénations de biens seront soumises à l'autorisation
royale; — nul membre d'une congrégation autorisée ne pourra
disposer en faveur de celle-ci ou d'un de ses membres que d'un
quart de ses biens. — Le rapporteur, Mathieu de Montmorency,
protesta contre la restriction « dérisoire et cruelle » apportée à la
liberté des congréganistes dans la disposition de leurs biens.
L'opposition représenta que donner au Roi le droit de conférer la
personnalité civile aux congrégations de femmes, c'était se mettre
dans l'impossibilité logique de lui refuser de pratiquer le même
droit à l'égard des congrégations d'hommes. La Chambre des pairs
donna pourtant au gouvernement une demi-satisfaction. L'autori-
sation royale fut assimilée à une reconnaissance légale, mais seule-
ment pour les congrégations de femmes antérieures au 1 er jan-
vier 1825 (on en comptait environ dix-huit cents), en y comprenant
( 2/,6 >
chapitiu: iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
les nouveaux établissements fondés par les congrégations déjà
autorisées; mais une loi fut déclarée nécessaire pour conférer la
personnalité civile aux congrégations fondées postérieurement
au I e1 ' janvier 1825. Les Députés n'osèrent pas élargir le texte
voté par les Pairs. Ainsi, la loi n'eut plus la portée que le gou-
vernement avait voulu lui donner pour plaire aux catholiques.
Lamennais écrivit que la loi faisait des religieuses une « classe de
parias ».
La loi sur le sacrilège causa plus d'émotion. Le ministère avait LA LOr surt rp -
obtenu en mai 1824 de la Chambre des pairs une loi assimilant les
vols et autres délits commis dans les églises et dans les édifices
consacrés aux cultes légalement établis aux vols et délits commis
dans les lieux habités; c'était aggraver la pénalité encourue. Pour-
tant, le ministère avait refusé de faire mentionner dans la loi, comme
punissable, la « profanation », le « sacrilège » qui, dans les églises
catholiques, s'ajoutait au délit. « Pourquoi ne pas introduire le mot
sacrilège, avait dit l'évêque de Troyes? Pourquoi semble-t-on punir
l'attentat contre la propriété beaucoup plus que l'attentat contre la
sainteté des choses? Est-il convenable, d'ailleurs, de mettre sur la
môme ligne nos tabernacles où réside le Saint des saints et les
meubles des autres cultes? » La Chambre des députés, décidée dès ce
moment à punir les offenses à la religion de l'État, jugea le projet
si insuffisant que le ministère le retira. « La Congrégation, c'est-à-
dire la fraction ardente des gens d'église et les dévots de cour, qui
tenait — pour parler comme le duc de Broglie — à M. de Villèle et
consorts le pied sur la gorge », l'obligea de le reprendre et de le
compléter.
Le ministère apporta aux Pairs en 1825 un nouveau projet caractètib
. DE LA LOI.
où le sacrilège simple était puni de mort, et la profanation des
hosties consacrées de la peine du parricide, si elle avait été commise
« en haine de la religion ». « Nous avons, dit le garde des Sceaux
Peyronnet, consulté l'expérience des temps anciens et des nations
étrangères. L'Egypte religieuse et savante punissait de mort même
le parjure, » comme une otîense sacrilège envers la divinité. A Athènes,
les contempteurs des dieux buvaient la ciguë. A Rome, dans la Rome
de Nuraa, du Sénat et des Décemvirs, le profanateur des choses
sacrées était enfermé dans un sac de cuir avec un singe et une
vipère, et précipité dans le Tibre.... Le péché devait donc tomber
sous le coup des lois; le code, punir une infraction au droit canoni-
que. Un dogme était, pour la première fois depuis la Révolution,
« érige en vérité légale ». Bonald déclara :
'/
LE PROJET JUGÉ
INSUFFISANT
A DROITE.
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
« On a dit que le sacrilège était non un crime, mais un péché, qu'en cette
qualité, il n'appartenait qu'à la religion de le punir. Mais le Décalogue, source
et germe des lois criminelles de tous les peuples, et dont se trouvent partout
des feuillets épars, le Décalogue a été donné à la société comme à l'homme,
pour la politique comme pour la religion.... L'homicide, l'adultère, le vol, qui
sont autant de péchés, cessent-ils pour cela d'être des crimes? -
L'application de la peine de mort lui semblait particulièrement
de mise dans la circonstance :
« Le Sauveur a demandé grâce pour ses bourreaux; mais son père ne l'a pas
exaucé. Il a même étendu le châtiment sur tout un peuple qui, sans chef, sans
territoire et sans autel, traîne partout l'anathème dont il est frappé. Quant au
criminel sacrilège, d'ailleurs, que faites-vous par une sentence de mort, sinon
de l'envoyer devant son juge naturel ' ? »
A quoi Chateaubriand répondit ironiquement : « L'homme
sacrilège, conduit à l'échafaud, devrait y monter seul et sans l'assis-
tance d'un prêtre, car que lui dira ce prêtre? Il lui dira sans doute :
« Jésus-Christ vous pardonne »; et que lui répondra le criminel?
« Mais la loi me condamne au nom de Jésus-Christ. » On reconnut
volontiers que les crimes de ce genre étaient si rares que la loi ne
serait peut-être jamais appliquée, mais il s'agissait d'élever un
« monument de piété », C'était, dit le garde des Sceaux, « comme
une expiation nécessaire après tant d'années d'indifférence et
d'impiété » A la Chambre des députés, Royer-Collard résuma
vigoureusement les arguments de l'opposition :
« Ce crime sort tout entier du dogme catholique de la présence réelle....
C'est le dogme qui fait le crime, et c'est encore le dogme qui le qualifie....
Autant de fois qu'on le dira, je répéterai que le projet de loi admet le sacrilège
légal, et qu'il n'y a point de sacrilège légal envers les hosties consacrées, si la
présence réelle n'est pas une vérité légale.... Dès qu'un seul des dogmes de la
religion catholique passe dans la loi, cette religion tout entière doit être tenue
pour vraie et les autres pour fausses. »
Pourquoi punir le sacrilège seul et non les outrages à Dieu, le blas-
phème par exemple, et l'hérésie?
L'extrême droite protesta, comme l'évêque de Troyes avait
protesté en 1824, contre l'application de la loi à tous les cultes. « La
religion prétendue réformée, dit Duplessis-Grenedan, a été tantôt
proscrite, tantôt tolérée, jamais traitée à l'égal de la religion
véritable. » Lamennais, dans le Mémorial catholique, s'indignait
contre une loi « athée », et le même journal publiait le Catéchisme
du sens commun rédigé par le Supérieur général des missionnaires
1. Les dernières phrases de Bonald produisirent un tel effet de scandale qu'il les sup-
prima du Moniteur où son discours fut publié le i5 lévrier.
< 248 )
CHAPITRE IV
Dernières années du gouvernement de lu Droite.
du diocèse de Nancy; on y lisait cette demande : « Un souverain
temporel peut-il faire de la religion une loi politique pour ses
sujets? » et cette réponse :
« Pour faire trouver la réponse à tout le monde, p distinguerai les divers
sens de cette question. S'agit-il de la religion catholique, cela veut dire : un
souverain temporel peut-il faire du sens commun une loi politique pour ses
sujets; autrement : peut-il leur faire uni» loi d'être raisonnables? S'agit-il au
contraire d'une hérésie, la même demande signifie : un souverain temporel
peut-il d'une opinion contraire au sens commun faire une loi à ses sujets?
autrement : peut-il faire à ses sujets une loi d'être fous? »
La loi l'ut votée par 250 voix contre 95. On n'eut jamais l'occa-
sion de s'en servir Les Chambres ne tentèrent pas d'en tirer les
conséquences logiques que Royer-Collard avait déduites de son
principe. Peut-être le temps leur manqua-t-il, ou l'audace. Elles se
tinrent pour satisfaites d'avoir fait une manifestation retentissante.
En protestant contre la laïcité du code, elles avaient ébranlé le
principe de la liberté des cultes inscrit dans la Charte et posé par la
Révolution. C'était un résultat utile, puisqu'elles pensaient, comme
le Roi, que l'œuvre de la Révolution devait être détruite, et que la
Charte devait être déchirée.
VOTE DE LA LOI,
IV. — L'AGITATION GALLICANE
LES doctrines théocratiques et la pratique cléricale du gouver-
nement provoquèrent des protestations même dans les rangs
de la droite. Certains royalistes s'effrayèrent de voir l'influence du
clergé dominer le gouvernement et asservir la monarchie. Sous cou-
leur de défendre la religion de l'État, le « parti-prêtre » élevait la
religion au-dessus de l'Etat, préparait les voies à la mise en acte des
doctrines ultramontaines qui affirmaient la supériorité du pape sur
les rois : l'Eglise devenait un danger pour la Monarchie.
Cette crainte, exprimée sans trouver d'écho dès 1824 par un roya-
liste, Dumesnil, fut reprise et traduite avec une fougue convain-
cante par un vieux pair, Montlosier. C'était un gentilhomme auver-
gnat connu pour sa piété et pour sa haine du gouvernement des
curés. Il s'indignait depuis longtemps de leurs prétentions : « Les
prêtres se regardent comme Dieu, écrivait-il en 1816; ils périront, et
feront périr la nation et le Roi avec eux ». Il s'irritait de voir renaître
la lutte contre l'ancien clergé constitutionnel rallié après le Con-
cordat, et il détestait les missionnaires. Il étail gallican à la manière
des anciens parlementaires. Dans d.uix lettres adressées au Drapeau
< -i ,g >
LES PAUPIliFTS
DE MO.STL061LH.
Le Gouvernement parlementaire.
PROCES DU
«C0NSTUT10NNEL-.
ET DU
« COURRIER ».
LAMENNAIS
CONDAMNÉ.
blanc ,'";:illet-aoùt 1825), puis dans un Mémoire à consulter sur un
système religieux tendant à renverser la religion, la société et le
trône (février 1826), Montlosier dénonça la Congrégation maîtresse
du gouvernement et la Compagnie de Jésus rétablie, malgré son
abolition sous les anciens rois; il les montrait toutes deux s'empa-
rant de église gallicane et de l'éducation publique; il demandait
le retour à la politique traditionnelle de la monarchie, l'application
de ses principes et de ses lois, l'enseignement de la déclaration
de 1682.
En même temps que paraissait ce retentissant Mémoire (il eut
huit éditions en quelques semaines), la magistrature eut l'occa-
sion de donner son avis sur la question des jésuites et de la propa-
gande ultra mon taine. Deux des journaux qui leur étaient le plus
hostiles, le Constitutionnel et le Courrier Français, poursuivis pour
leur tendance « à déverser le mépris sur les choses et les personnes
de la religion », furent acquittés par la Cour de Paris (3 décem-
bre 1825). Le jugement portait « que ce n'est ni manquer au respect
[dû à la religion de l'État], ni abuser de la liberté de la presse que
de discuter et combattre l'introduction et l'établissement dans le
royaume de toute association non autorisée par les lois, que de
signaler., les dangers et les excès... d'une doctrine qui menace
tout à la fois l'indépendance de la monarchie, la souveraineté du
Roietles libertés publiques garanties par la Charte constitutionnelle
et par la Déclaration du clergé de France en 1682, déclaration
toujours reconnue et proclamée loi de l'État ». Lamennais fut en
même temps poursuivi pour la seconde partie de son livre La
Religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil,
qui parut le même jour que le mémoire de Montlosier. C'était une
attaque virulente, où Lamennais avait ramassé toutes les invectives
qu'il semait périodiquement dans le Mémorial catholique. Sa pensée
était qu'il n'y avait pas de moyen terme entre l'athéisme et le catho-
licisme romain. Tout compromis était illusoire; il n'y aurait bientôt
plus en France que deux partis, « celui qui se soumettrait d'une
manière absolue à la puissance spirituelle du pape, et celui qui ne
reconnaîtrait que la souveraineté humaine, — le parti du ciel et le
parti de l'enfer ». Lamennais fut condamné parle tribunal à 30 francs
d'amende. Ainsi, la magistrature se considérait, à l'exemple des
anciens parlements, comme compétente en matière théologique.
« Un substitut, dit le Mémorial, a déterminé la nature et posé les
limites du pouvoir de l'Église universelle dans le ressort du
département de la Seine. » On remua les souvenirs des luttes
du xvm e siècle : YÉ toile, journal ultramontain, qualifia de « magistrat
CHAPITRE IV
Dernières années du gouvernement de la Droite.
félon » le procureur général la Chaiotais qui avait, sous Louis XV,
attaqué les jésuites, et déclara que le fils d'un tel père avait été
justement guillotiné en 1794. Le haut clergé était divisé; la majorité
semblait favorable aux jésuites; les gallicans, durement malmenés
par le Mémorial catholique, s'inquiétèrent : 1-4 évèques et arche-
vêques signèrent (12 avril) un manifeste en faveur de la Déclaration
de 1682, sans pourtant oser la nommer.
Ainsi se divisait l'opinion royaliste inquiète. A la Chambre, un attaques contre
député royaliste de la majorité, Agier, protesta contre l'espionnage
et la délation organisés dans l'armée parla Congrégation :
LA CONGREGATION.
« Par son esprit inquisitorial, elle éloigne de la religion et aliène les cœurs
au Roi; elle trouble la foi au lieu de la fortifier; elle divise les familles et les
anus; elle ne craint pas d'attaquer les dévouements les plus absolus, de nier,
de cbercher à flétrir les plus incontestables services.... C'est elle, elle seule,
qui a divisé les royalistes; ne croyez pas qu'elle tienne autrement aux amis de
la royauté et du Roi, car elle protège et adopte des hommes qui sont loin
d'avoir paru jamais dans leurs rangs, s'ils veulent se donner à elle. Elle fait
trembler les préfets, les sous-préfets sous son influence secrète, quand ils ne
sont pas ses adeptes; elle domine le, ministère lui-même. »
Le gouvernement dut prendre parti, ou tout au moins intervenir.
Frayssinous, à l'occasion du budget des cultes (25 mai 1826), déclara :
« Assurément, si quelque ministre devait être placé sous le charme
de ce pouvoir magique, ce serait moi. Eh bien, j'ai beau m'interroger
et passer en revue tous les actes de mon administration, je déclare
qu'aucun d'eux n'a été dirigé par cet ascendant mystérieux. » Puis
il tâcha de rassurer les gallicans : « Parmi les quatre articles, il en
est un sur lequel il n'est pas permis d'hésiter, celui qui consacre
l'inviolabilité des souverains et proclame leur indépendance absolue
dans l'ordre temporel ». Mais il avoua que les jésuites étaient, sinon
reconnus, au moins tolérés; on exagérait d'ailleurs leur influence.
Ils ne possédaient en France que sept petits séminaires. Quant à
l'ultramontanisme, Frayssinous le dit « entièrement suranné »,
inoffensif « à force de paraître ridicule ».
L'aveu de Frayssinous relatif à l'existeuce de la Congrégation
(les journaux ministériels l'avaient niée) et des jésuites provoqua
une nouvelle attaque de Montlosier. Il adressa une Dénonciation for-
melle aux cours royales contre la Congrégation, association illicite,
contre les jésuites, contre l'esprit d'envahissement du clergé. La
Cour de Paris se déclara incompétente, mais un considérant de
son ai .et rappela que la législation interdisait l'établissement des
jésuites en France. Montlosier se retourna vers la Chambre des
pairs et lui envoya une pétition. Elle fut prise en considération,
ATTITUDE
DU MINISTRE
DES CULTES.
NOUVEAU
PAU PII LE!
DE MONTLOSIER.
Gouvernement parlementaire .
LES JESUITES
NE SONT
PAS INQUIÉTÉS.
NAISSANCE
D'UN PARTI
ULT RAM ONT AIN.
malgré Frayssinous qui soutint que, si une maison de jésuites avait
besoin d'une autorisation légale pour jouir des droits civils, elle ne
lui était pas nécessaire pour exister (18 janvier 1827). Après les juge-
ments des tribunaux, le vote des Pairs mettait le ministère en échec.
Pourtant, le Roi et ses ministres restèrent fidèles au « parti-
prètre ». Charles X donna comme gouverneur au duc de Bordeaux
l'évêque de Strasbourg, Thurins, connu pour ses mandements en
faveur des jésuites : « Le petit-fils du Béarnais, écrivirent les
Débals, sera donc le seul Français qui ignorera l'histoire d'Henri IV
et qui ne saura pas quels ont été les premiers apologistes des
régicides ». Les jésuites ne furent pas inquiétés. Ils conservèrent
leurs établissements, noviciats ou collèges. Leurs moyens d'action
semblèrent même s'accroître : une « Société de la propagation de la
foi », fondée à Lyon en 1822, passa pour leur être étroitement
subordonnée; le public n'en connut guère l'existence qu'en 1826
par un extrait de son règlement, qui fut alors imprimé. Elle était
composée de sections de dix membres; dix sections formaient une
centurie, dix centuries formaient une division; le tout était placé
sous la direction d'un conseil général par diocèse, de deux conseils
centraux, l'un à Paris, l'autre à Lyon, et d'un conseil supérieur à
Paris. Ses membres payaient des cotisations hebdomadaires. Comme
l'association était placée sous le patronage de saint François-
Xavier et dirigée par le Grand aumônier de France, on y vit une
milice laïque aux ordres de la Compagnie de Jésus.
L'agitation gallicane eut pour premier résultat de faire appa-
raître aux yeux les progrès des ultramontains. Us étaient assez
forts pour contraindre Frayssinous, évêque et ministre gallican, à
défendre les jésuites. C'est au cours du débat soulevé contre eux par
Montlosier que ce parti nouveau, purement catholique, fit son
entrée dans la politique active. Affranchir l'Église de l'autorité de
l'Etat, au risque de perdre momentanément son appui, mais avec
l'espoir de le dominer, ce ne fut plus uniquement le rêve d'un petit
groupe d'hommes, de l'entourage immédiat de Lamennais. Il se
trouva des hommes pour penser que la cause de l'Église était indé-
pendante de la cause de la monarchie; que le devoir des prêtres
était de s'abstenir dans la lutte entre la droite et la gauche,
d'abandonner à elle-même la société politique. « Sortez donc,
sortez de la maison de servitude ^ brisez les fers qui vous dégra-
dent », écrivait Lamennais. Un de ses amis disait à la duchesse
d'Angoulème, à propos de La Religion considérée dans ses rapports
avec le pouvoir civil : « Voici ce que c'est que l'ouvrage de
M. de Lamennais : il a prouvé que vous perdiez la monarchie et la
2^2
CHAPITRE IV
Dernières années du gouvernement de la Droite,
religion. Pour la monarchie, cela lui est égal, mais il veut sauver
la religion. »
L'agitation gallicane eut un autre résultat plus directement
tangible : elle fournit à l'opposition anticléricale de gauche un
appui inattendu et de nouveaux arguments.
V. — L'OPPOSITION DE GAUCHE
LA gauche, aiïaiblie par l'échec des conspirations et par ses
défaites électorales, changea de tactique. A dater de l'avènement
de Charles X, son opposition se fit dynastique. Le libéralisme appa-
rent du nouveau Roi à ses débuts facilita sa conversion. L'abolition
(en septembre 1824) de la censure que Villèle avait rétablie le 16 août,
quelques jours avant la mort de Louis XVIII, causa une joie géné-
rale. La gauche s'y associa : « Tous les cœurs s'ouvrent à l'espé-
rance », écrivit le Constitutionnel. Lafayette parut aux Tuileries. La
joie fut courte, il est vrai, et ne survécut guère au premier discours
du trône; mais la gauche garda sa nouvelle attitude. Elle adopta pour
programme de défendre la légalité et de s'y retrancher. Le cri de
« Vive la Charte! » devint la formule libérale de ralliement; on n'en
entendit plus d'autre. Les députés protestèrent en toute occasion
de leur royalisme sincère : « J'ai entendu l'orateur (La Bourdonnaie),
disait, le il avril 1827, à la Chambre, Casimir Perier, vous parler de
l'opposition royaliste, et vous donner à entendre que les membres
qui siègent de ce côté (la gauche) ne sont pas de l'opposition roya-
liste. Nous sommes tous ici députés défendant les intérêts du pays
et ceux du trône; il ne peut y avoir qu'une opposition, celle des
royalistes constitutionnels. » Et Benjamin Constant, acclamé à
Strasbourg (14 août 1827) par la jeunesse libérale, répondait : « Vive
la Charte, rien que la Charte, toute la Charte! »
La Restauration n'étant plus contestée publiquement, c'est
contre la politique du Roi et de ses ministres que la gauche con-
centra sa polémique et organisa l'agitation.
Les missions, les fêtes du Jubilé furent l'occasion de troubles
populaires, à Rouen, à Brest, à Lyon. La foule, en signe de protes-
tation, réclamait la représentation de Tartufe; des tumultes écla-
taient dans les églises et dans les théâtres. Des caricatures circu-
laient contre le Roi; la police saisissait des pièces de cinq francs, où
Charles X était costumé en jésuite et Louis XVIII en chanoine. La
propagande anticléricale se faisait surtout par les livres, les
pamphlets et les journaux : le Mémorial catholique affirmait qu'il
< a5'i >
LA GAUCHE
RALLIEE
A LA CHAUT E.
PROPAGANDE
LIBER ILE
ANTICLERICALE.
QUEBELLE
DU « CONSTITU-
TIONNEL »
ET DU « GLOBE
Le Gouvernement parlementaire. livre h
circulait en France 2159 500 volumes de Rousseau et de Voltaire
publiés depuis 1817; Y Histoire de V Inquisition de Llorente et des
Résumés historiques à l'usage de la jeunesse étaient répandus par
milliers; Tartufe fut réédité à 100000 exemplaires. Le théâtre étant
étroitement surveillé, depuis que le public affectait d'y saisir des
allusions même étrangères aux intentions de l'auteur, on publiait
les œuvres satiriques au lieu de les faire jouer, et les pamphlets
dialogues revinrent à la mode. Il y eut abondance de « comédies
politiques » et de « proverbes ». La Congrégation et la diplomatie
(1826), comédie politique anonyme (probablement de A. Senty), les
Proverbes de Théodore Leclercq s'attachaient à montrer l'hypo-
crisie des piétés récentes et profitables; ses « M. Mitis », ses « Père
Joseph » eurent de la célébrité. C'est peut-être des années 1824 et
1827 qu'il faut faire dater la haine qui poursuit dans le prêtre, autant
que sa solidarité avec l'ancien régime, sa personne et son habit.
Sainte-Beuve pense qu'Eugène Sue n'a fait, en créant plus tard le
type odieux de Rodin, que « s'inspirer des animosités et des ran-
cunes de sa jeunesse ». Barthélémy, poète royaliste qui avait chanté
le sacre, passa en 1826 au libéralisme sous l'influence de son com-
patriote le marseillais Méry, et tous deux inaugurèrent la satire
politique en vers par la Villéliade, qui eut quinze éditions dans
l'année et qui fut bientôt suivie d'une Peyronéide (1827), des Jésuites,
de Rome à Paris, et d'une Corbiéréide. Béranger donna en 1825 le
troisième recueil de ses chansons ; le Sacre de Charles le Simple,
V Ange gardien, qui ne parurent que dans le Recueil de 1328 et lui
valurent alors neuf mois de prison, étaient déjà populaires en 1826.
Parmi les journaux de gauche, le Constitutionnel s'était fait de
la polémique anticléricale une spécialité. Cauchois-Lemaire y col-
lectionnait, sous la rubrique Gazette ecclésiastique, tous les faits
divers d'intolérance catholique. La querelle gallicane lui fournit
une ample matière. Il approuva l'initiative de Montlosier, et soutint
le droit du gouvernement à imposer au clergé la Déclaration de
1682, le droit des tribunaux à juger les doctrines ultramontaines. A
vrai dire, le gallicanisme des libéraux était surtout une arme de
guerre contre les jésuites. Attaquer l'ultramontanisme comme
illégal, soumettre l'enseignement et les principes du clergé de
France au contrôle du pouvoir laïque, c'était armer ce pouvoir
contre la Société qui professait l'infaillibilité pontificale et la sou-
mission des Églises nationales à l'autorité absolue du Saint-Siège.
Mais cette attitude, toute politique qu'elle fût, n'allait pas sans
être parfois embarrassante. Quand les tribunaux condamnaient les
Évangiles Touquet, quand la Cour de cassation assimilait les pié-
a54
cn.\PïTRE iv Dernières années du gouvernement, de la Droite.
tistes de Bischwiller, secte protestante, à une réunion non autorisée
passible des rigueurs de l'article 291, ils obéissaient au même
principe qui leur avait fait condamner Lamennais; et le Constitu-
tionnel en était fort gêné. Le Globe, au contraire, refusait, avec
la hauteur qu'il affichait volontiers à l'égard des vieux libéraux, de
faire fléchir les principes devant les contingences des luttes. Au
risque de passer pour indulgent aux jésuites, il professait la neu-
tralité absolue du pouvoir politique en matière de religion, et il
refusait de reconnaître au gouvernement et aux tribunaux le droit
de statuer sur l'ultramontanisme, qui était une opinion, comme le
déisme, le protestantisme ou l'athéisme. Il protestait aussi vivement
contre la condamnation de Lamennais que contre celle de Touquet:
« Le pouvoir spirituel que les peuples ni le Roi ne veulent plus con-
céder au pape, le voilà concédé à la magistrature! » Les tribunaux
étant nombreux et n'étant pas nécessairement d'accord, « il faudra
en venir à une jurisprudence de cassation qui remplacera les con-
ciles ». Montlosier n'était aux yeux du Globe qu'un hobereau irrité
de voir « le clerc rebelle au donjon ». Les vieux libéraux blâmaient
cette attitude. Le Constitutionnel protesta contre les philosophes
qui, « renfermés dans le cercle de certaines théories abstraites, vou-
laient protéger au nom de la tolérance des étrangers qui ne tolé-
raient personne »; il signala l'analogie des positions occupées par
le Globe et par le parti religieux . « Les casuistes de la congrégation
politique invoquent le silence sur les disciplines de Loyola ; les
casuistes de la congrégation religieuse invoquent aussi ce silence »;
pour le Constitutionnel, une pareille rencontre était une présomption
de complicité. A quoi le Globe répliquait : « Nous avons aussi nos
jésuites libéraux;... mais le temps n'est plus où le Constitutionnel
a pu disposer de la réputation de quiconque ne partageait pas ses
haines ». Plus habile, Kératry, dans le Courrier, fit remarquer que,
le catholicisme étant en France religion de l'État, l'État avait le
droit de savoir si ce culte privilégié était gallican ou ultramontain;
mais le Globe niait que le mot « religion de l'État » eût un autre
sens que celui de religion de la majorité: la Charte, dit-il, ne pro-
fessait, en réalité, aucune religion.
Le Globe resta à peu près isolé. La gauche de la Chambre n populahite
suivit le Constitutionnel. Elle ne pouvait pas, au nom de principes
abstraits, se désintéresser d'une lutte qui passionnait le pays, qui
disloquait la majorité, et qui pouvait renverser le ministère; car la
querelle gallicane accroissait les défections du côté droit. En gran-
dissant, la contre-opposition fortifiait la coalition qui s'était naturel-
lement nouée entre elle et la gauche. Chateaubriand, aux Débats,
< 255 >
DE LA GAUCHE.
Le Gouvernement parlementaire . livre ii
groupait des hommes « qui avaient combattu jadis sous des dra-
peaux divers... et qui resteraient unis pour le salut commun », et il
démontrait que la république et l'empire ne lui avaient pas fait plus
de mal que la monarchie; les journaux ministériels le comparaient
au connétable de Bourbon; mais Benjamin Constant, en revanche,
le comparait à Montesquieu, et Lafayette lui envoyait une branche
de laurier. Tout ce qui discréditait le ministère augmentait la force
de la gauche. L'opinion publique réservait à ses membres l'enthou-
siasme des manifestations populaires : Lafayette, revenant d'Amé-
rique, fut accueilli en héros; Casimir Perier fit un voyage triom-
phal dans l'Isère; les funérailles du général Foy (26 novembre 1825)
produisirent un élan de sympathie douloureuse qu'on n'avait pas
revu depuis la mort de Mirabeau. Celles de Talma, qui refusa le
concours de l'Église, furent une protestation contre le « parti-
prêtre ».
VI. — LA LUTTE DU GOUVERNEMENT CONTRE
L'OPPOSITION
L'OPPOSITION parlementaire souvent victorieuse à la Chambre
des pairs, grandissante à la Chambre des députés, les juge-
ments des tribunaux, les agitations de l'esprit public, les manifesta-
tions de la rue donnèrent de l'inquiétude à Charles X. Sans retirer
sa confiance à Villèle qui n'avait fait, au demeurant, qu'obéir le
plus souvent aux indications royales, il écoutait volontiers les cri-
tiques formulées parfois avec animosité par les adversaires que son
ministre avait à l'extrême droite, et Villèle se sentait ébranlé. Pour
rétablir sa situation, le ministère présenta deux projets destinés à
anéantir la presse politique, et un projet sur le jury (décembre 1826).
LA LIBERTÉ
DE LA PRESSE
MENACÉE.
La presse politique appartenait presque tout entière aux deux
oppositions. Le ministère ne disposait que de quatre journaux à
Paris : le Moniteur, la Gazette de France, le Journal de Paris et
Y Etoile (le Drapeau blanc disparut en janvier 1827); ils étaient
sans crédit et ne vivaient que des subventions officielles. Seuls,
les journaux du parti catholique, du parti libéral et de la droite dis-
sidente avaient des lecteurs et une influence. La majorité ministé-
rielle le constatait non sans peine ni sans inquiétude. Elle protes-
tait souvent contre la liberté laissée à l'imprimerie qui inondait la
France de productions factieuses. Bonald, dans une brochure sur
La liberté de la Presse (1826) déclarait que le gouvernement avait le
< 2.56 >
cii.u'itre iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
droit de « donner des juges à nos pensées comme il donnait des
juges à nos intérêts et à nos actions ». La Chambre vota d'abord,
sur la demande du gouvernement, une augmentation du tarif des
transports par la poste, sous le prétexte de couvrir les trais d'une
amélioration dans le service : la taxe du transport des journaux
fixée par une loi de Tan IV à quatre centimes par feuille, et deux
centimes par demi-feuille, fut élevée à cinq centimes par feuille
« de trente décimètres carrés et au-dessous ». C'était, à peu de chose
près, doubler les irais de port des journaux qui, à l'ancien tarif, ne
pavaient, en raison de leurs dimensions habituelles, que deux ou
trois centimes. La gauche protesta contre a l'effet moral » de la
mesure, « préface, avant-coureur, auxiliaire d'une autre loi », et
contre son effet matériel, qui était de grever les journaux d'un impôt
supplémentaire que Dupont de l'Eure estimait à 000000 francs. La
droite ne cacha pas qu'elle verrait disparaître sans chagrin » une
foule de petits journaux, enfants éphémères de la plus dégoûtante
licence », comme disait Castelbajac. La discussion sur le tarif ne
fut en effet qu'une escarmouche; la bataille fut livrée à Poccasion
du projet concernant la répression des délits de la presse.
Il fut apporté à la Chambre des députés par le garde des Sceaux le projet
Peyronnet (29 décembre 1826). « La presse, disait l'exposé des motifs, surTa presse.
est arrivée au dernier terme de la licence la plus effrénée, et l'insuffi-
sance des lois a été si grande que la justice, souvent réduite à rester
muette, a été forcée, quand elle a pu rompre le silence, de pro-
noncer des châtiments illusoires.... » Il proposait les remèdes sui-
vants : Aucun journal ou écrit périodique quelconque ne pourra
être établi sans une déclaration préalable énonçant le nom des pro-
priétaires et de l'imprimeur. Nul écrit de vingt feuilles et au-dessous
ne pourra être mis en vente ou distribué que cinq jours après le
dépôt fait à la direction de la librairie ; au-dessus de vingt feuilles,
la durée du délai sera de dix jours. Chaque exemplaire d'un écrit
non périodique de moins de cinq feuilles sera imposé d'un timbre
de 1 franc pour la première feuille, et de dix centimes pour les sui-
vantes; pour les journaux, le droit de timbre sera élevé à dix cen*-
times par feuille de 30 décimètres carrés ou de dimension inférieure.
La contravention à toutes ces dispositions sera punie de 3 000 francs
d'amende <•[ de la destruction de l'édition entière. Ces peines seront
indépendantes de «•elles encourues pour les crimes ou délits que lies
publications pourront contenir. De ce chef, les propriétaires de jour-
naux, dont le nom devait figurer en tête de chaque exemplaire,
encourront, sans préjudice des peines corporelles, des amendes de
2 000 à il) 000 francs, pour l'outrage au roi, aux princes, aux dépo
< ■j. r j'j >
Lavisse. II. Contemp., IV. 1 >
ATTAQUES CONTRE
LE PROJET.
LES DÉBATS.
LE PROJET
REPOUSSÉ
PAR LES PAIRS.
Le Gouvernement parlementaire. r „ rD ,
1 LIV RE II
sitaires de Ja force publique, etc. L'imprimeur sera, dans tous les
cas, civilement responsable des amendes, des dommages et des frais
Casimir Perier s'écria qu'autant valait déposer un projet de loi
plus court : « L'imprimerie est supprimée en France au profit de la
Belgique ». En effet, hors les discours de députés, les mandements
d archevêques et les livres de prières, déclarés exempts de timbre
le seul prélèvement du fisc tuait les écrits de moins de 5 feuilles'
et, le dépôt — censure préventive imposée à tous les livres de
20 feuilles - exposant un volume quelconque à la saisie avant
publicité, personne n'oserait désormais en risquer la publication
Les journaux jetèrent feu et flamme contre « la loi de haine et de
vengeance qui sort du Comité inquisitorial et de la Congrégation »
[Constitutionnel). « On se demande si c'est à Paris ou à Constan-
tinople qu'a été élaborée l'œuvre inepte, violente, ignoble sans
probité politique », déclara ÏAristarque. Lamennais appela le 'projet
« un monument peut-être unique d'hypocrisie et de tyrannie ». Cha-
teaubriand fit tirer à 300 000 exemplaires sa réponse, insérée dans
les Débats, à la « loi vandale ». L'Académie française elle-même,
puis des Académies de province s'émurent et protestèrent : les aca-
démiciens Michaud et Lacretelle y perdirenWeur titre de lecteurs du
Roi, et Villemain fut révoqué de sa fonction de maître des requêtes.
Peyronnet se défendit dans le Moniteur: « La loi présentée veut
être une loi de justice et d'amour, et non un acte arbitraire et une
mesure de haine ».
La discussion dura du 13 février au 12 mars. La majorité vota
le projet avec quelques amendements; mais elle laissa le ministère
le défendre à peu près seul. Les rares interventions que risquèrent
ses orateurs ne furent pas heureuses. Salaberry, après avoir exposé
que chez les Hébreux la lecture des prophéties n'était pas permise
avant trente ans, proclama son horreur de l'imprimerie.
« La presse est une batiste perfectionnée qui lance des torches et des
flèches <»nflammées; la presse est l'arme chérie du protestantisme, de l'illégi-
timité, de la souveraineté du peuple. Redoutons, messieurs, les fléaux de
l'imprimerie, seule plaie dont Moïse oublia de frapper l'Egypte. »
Les deux oppositions attaquèrent la loi avec la même vio-
lence. On entendit La Bourdonnaie déclarer : « C'est la Charte,
toute la Charte que la France demande ». Royer-Collard, d'abord
méprisant, se tourna vers les ministres : « Qu'avez-vous fait jusqu'ici
qui vous élève à ce point au-dessus de vos concitoyens, que- vous
soyez en état de leur imposer la tyrannie?... La loi que je combats
annonce la présence d'une faction dans le gouvernement aussi-
258
chapitre iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
certainement que si celte faction se proclamait elle-même et si elle
marchait devant nous, enseignes déployées. Je ne lui demanderais
pas qui elle est, d'où elle vient, où elle va : elle mentirait.... » Puis,
ironiquement, il déclare la loi insuffisante : « Des bibliothèques, des
livres ont passé dans les esprits. C'est delà qu'il faut les chasser. Avez-
vous pour cela un projet de loi? Tant que nous n'aurons pas oublié
ce que nous savons, nous serons mal disposés à l'abrutissement et à
la servitude. » Une loi pareille tendait un piège aux éditeurs; Casimir
IV rier demanda, au nom de la bonne foi, que le gouvernement fît
une liste des livres interdits, « un index, comme à Rome » : « Je
demande si on poursuivra Voltaire et Rousseau ». — « Tous les mau-
vais livres, quels qu'ils soient, répondit le juriste Pardessus, doivent
être poursuivis, Voltaire comme les autres. On nous rappelle sans
cesse les arrêts qui ont chassé les jésuites; n'y a-t-il donc que ceux-là
qui soient respectables? Regardez-vous comme non avenus les arrêts
des Parlements qui ont condamné à être brûlés plusieurs ouvrages
de Voltaire? »
L'opposition réunit, au scrutin sur l'ensemble, 134 voix contre 233
(12 mars). La majorité apparaissait affaiblie. La Chambre des
pairs ayant nommé une commission hostile, le ministère craignit
une défaite et retira le projet (17 avril). Paris illumina; la joie fut
générale et populaire; car Paris comptait un grand nombre d'ouvriers
imprimeurs que la loi, eût réduits au chômage. On cria : « Vivent
les Pairs, à bas les ministres, à bas les jésuites! » Il y eut quelque
tumulte. Les députés, ministériels, qui se virent compromis par le
vote d'une loi impopulaire, gardèrent rancune au gouvernement
pour avoir manqué de courage.
La loi sur le jury n'avait pas, en apparence, de portée politique. la loi
Le ministère comptait même y gagner quelques sympathies, son SUR LE JURY '
projet donnant satisfaction aux critiques que soulevait la législa-
tion en vigueur sur la formation des listes de jurés; car le code
d'instruction criminelle (1808) donnait au préfet une telle autorité
dans le choix des jurés que leur indépendance semblait médiocre.
Le projet laissa la confection de la liste aux préfets, mais les obligea
à choisir le jury parmi les électeurs. Cette restriction à l'arbitraire
fut jugée insuffisante et le choix trop borné. Les Pairs ajoutèrent à
la liste des électeurs une liste de capacités el votèrent la perma-
nence obligatoire des listes. Le ministère se résigna mal à ces
amendements et son intention fut peu goûtée. De plus, la loi
eut une conséquence politique que le gouvernement n'avait pas
voulu lui donner : la première partie de la liste du jury n'étant autre
que la liste électorale, et cette liste — publiée chaque année au plus
< 259 >
Le Gouvernement parlementaire. livre u
tard le 15 août et close le 30 septembre — devenant permanente et
publique, il fut difficile aux préfets d'y faire les éliminations et
les additions coutumières. Ainsi, par cette loi du jury, le ministère
n'acquit pas la réputation de justice dont il espérait bénéficier, et
il détruisit, sans le vouloir, un des moyens de fraude qui avaient
fait sa victoire électorale et qui pouvaient la lui conserver
(17 avril 1827).
DISSOLUTION
DE LA GARDE
NATIONALE
DE PARIS.
RÉTABLISSEMENT
DE LA CENSURE
Charles X était impopulaire; on l'accueillait froidement dans
les rues de Paris. U en était inquiet. Ses ministres lui proposèrent
de reconquérir la sympathie des foules en passant la revue de la
garde nationale. C'était la première depuis son avènement. L'épreuve,
dont tous les partis attendaient le résultat avec une égale curiosité,
eut lieu le 29 avril. On cria : « Vive le Roi! » mais aussi « Vive la
liberté de la presse, à bas les ministres, à bas les jésuites ! » Au
retour, quelques légions manifestèrent contre Villèle et Peyronnet,
sous leurs fenêtres. Le lendemain, tandis que les journaux minis-
tériels, qui laissaient ignorer ces incidents à leurs lecteurs, célé-
braient la beauté de cette fête de famille, la garde nationale de
Paris fut dissoute par ordonnance. Ce fut la rupture entre le Roi et
la bourgeoisie parisienne. Le ministère, dupé et discrédité, retourna
à la politique autoritaire.
La censure fut rétablie le 24 juin, deux jours après la clôture
de la session : « C'est, dit le Moniteur, la leçon d'un père qui laisse
toujours percer sa sollicitude à travers sa sévérité ». La présidence
du Conseil de surveillance fut donnée à Bonald, qui, dans une nou-
velle brochure, De l'opposition et de la liberté de la presse, formula
une fois de plus son opinion sur la presse.
« La censure est un établissement sanitaire fait pour préserver la société
de la contagion des fausses doctrines, tout semblable à celui qui éloigne la
peste. »
Bonald contestait l'utilité des journaux politiques :
« Dans un gouvernement où ' à 800 propriétaires, pris dans les rangs les
plus honorables de la société, viennent tous les ans, de tous les points du
royaume, se réunir sous les yeux de l'autorité, exposer tous les besoins, faire
entendre toutes les réclamations,... quel besoin ont-ils de journaux politiques,
pour voir, entendre, ou parler? »
La censure ne supprima pas les journaux, mais elle les empêcha
de parler pendant quatre mois. Il fut interdit de nommer les jésuites,
de faire l'éloge de la petite culture, d'avertir les électeurs de se
faire inscrire, d'annoncer les changements dans l'administration de
< 260 >
CHAPITRE IV
Dernières années du gouvernement de la Droite.
l'Opéra, de dire que les rentes étaient en mauvais état, de comparer
le 3 p. 100 anglais au 3 p. 100 français; on raya des journaux les
annonces de « mauvais livres »; on ne toléra plus la petite revanche
que les journalistes prenaient jadis contre les censeurs, en rem-
plaçant les passages supprimés par des lignes de points. Alors
l'opposition eut recours aux brochures, et la Société des Amis
de la liberté de la presse se forma. La contre-opposition y entra
bruyamment, avec Chateaubriand, Salvandy, qui releva toutes les
suppressions dans ses Rognures de la Censure, avec Hyde de
Neuville, qui recueillit les phrases favorables à la liberté de la
presse autrefois prononcées par Corbière. Villèleet Bonald lui-même.
Il ne restait plus qu'à recourir aux tribunaux, ce fut l'occasion de
nouveaux déboires : la Cour de Paris acquitta Senancour qui, dans
un Résumé des traditions religieuses des différents peuples, avait appelé
Jésus-Christ un jeune sage; Mignet, poursuivi pour avoir raconté les
funérailles de Manuel dans une brochure, fut acquitté par le tribunal
correctionnel.
Villèle se rendit compte de l'inefficacité de la répression et fit
à ses intimes la confidence de son inquiétude. Mais le Roi, rassuré
par les acclamations qui l'accueillirent pendant un voyage dans les
départements du Nord, se résolut à une mesure qu'il jugeait néces-
saire contre l'opposition, la dissolution de la Chambre des députés.
Six élections partielles avaient donné en 1827 d'énormes majorités à
la gauche ou à la droite dissidente. Tout au plus pouvait-on espérer
que la majorité se maintiendrait encore pendant une session, qui
devait être la dernière de la Chambre élue en 1824; car la loi de
septennalité n'avait pas prévu que la Chambre actuelle, élue pour
cinq ans, eût la faculté de prolonger son existence de deux ans,
par un effet rétroactif de la loi. Villèle redoutait un débat sur cette
question, et beaucoup de députés fidèles auraient craint de le sou-
tenir jusque-là. Charles X le décida à engager la bataille tout de
suite, comptant surprendre l'ennemi par la soudaineté de l'attaque :
le 5 novembre, une ordonnance parut qui dissolvait la Chambre et
convoquait les collèges électoraux pour le 17 et le 24; une seconde
ordonnance retirait la censure; une troisième nommait une promo-
tion de 76 pairs : quatre archevêques figuraient en tète de la liste; le
reste, où les députés sortants étaient en majorité, passait pour appar-
tenir à la portion la plus militante de la Congrégation.
L'opposition ne fut pas prise de court. Depuis plusieurs mois, elle
craignait une brusque dissolution et prenait ses précautions. Profi-
tant <lr La publicité des listes électorales, des comités s'étaient formés
pour vérifier les inscriptions. Une société libérale Aide-toi, le ciel
DISSOLUTION
DE LA CHAMBRE.
LES ELECTIONS.
■JiGl
Le Gouvernement parlementaire.
DEFAITE
DU MINISTÈRE.
Vaidera, formée de royalistes du centre gauche (Guizot, Odilon
Barrot, Barthe), unie à une association de jeunes républicains, les
Francs parleurs (Bastide, Cavaignac, Joubert, Thomas, Hippo-
lyte Carnot), avait fait distribuer à 80000 exemplaires le Manuel de
l'électeur juré. « Ce fut partout, dit Pasquier, une lutte à outrance
entre les préfets et les électeurs. » Unis dans la bataille contre les
lois Peyronnet, les opposants de droite et de gauche n'eurent pas de
peine à s'entendre pour établir des listes de coalition. « Nous autres,
disait Michaud, rédacteur à la Quotidienne, nous tirons par les
fenêtres de la sacristie. » Le Constitutionnel recommanda La Bour-
donnaie, Delalot, Hyde de Neuville; et les Débats, Laffitte, Lafayette,
Casimir Perier, Benjamin Constant.
Les collèges d'arrondissement donnèrent 195 sièges à l'oppo-
sition, 83 au ministère; ceux de département ne réparèrent pas sa
défaite : l'opposition enleva encore 55 sièges sur 172. Peyronnet fut
battu à Bourges, où son gendre était préfet. A Paris, où le ministère
n'avait réuni que 1 100 voix sur 8000, les résultats du premier scrutin
furent fêtés par des illuminations; il y eut des troubles dans les rues
Saint-Denis et Saint-Martin; la troupe tira sur la foule (19 et
20 novembre). La police, dirigée par deux « congréganistes »,
Franchet, directeur de la police, et Delavau, préfet de police, passa
pour avoir organisé l'émeute de manière à intimider les électeurs de
département en rendant visible le péril révolutionnaire.
Villèle voulut espérer, malgré sa défaite. Ses journaux consta-
tèrent qu'en ajoutant les royalistes ministériels à ceux de l'opposi-
tion, on avait encore une majorité royaliste. Mais l'alliance entre
les opposants de droite et de gauche était plus solide que Villèle ne
le pensait; et, se fût-elle rompue, ses adversaires de droite le haïs-
saient trop furieusement pour lui laisser le bénéfice de la rupture.
VII. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ET LA CHUTE
DE VILLÈLE
LES IDEES
DE VILLÈLE
EN MATIÈRE
DE POLITIQUE
EXTÉRIEURE.
VILLÈLE avait obéi, dans sa politique intérieure, aux gens de
cour qu'il n'aimait pas; à l'extérieur, il subit les conséquences
de l'intervention en Espagne qui s'était faite malgré lui.
La guerre d'Espagne avait coûté cher, et avait failli amener une
guerre avec l'Angleterre. Villèle, l'aventure terminée, ne se
préoccupa plus que d'éviter semblable imprudence. Il pensait « que
la France n'est assez forte ni pour résister à l'Angleterre sur mer,
ni pour lutter sur le continent avec l'alliance formidable qui y
26a
L'INDEPENDANCE GRECQUE
LA. BATAILLE DE NAVARIN
Tableau de Bouterwek d'après Cit. Langlois. Le 20 octobre 1827, les escadres de France,
d'Angleterre et de Russie, réunies sous le commandement de l'amiral Codrington, attaquent
lu flotte turque, uni est détruite. Ou voit ici l'explosion de la frégate égyptienne 2'Isonia.
.1// premier plan, des matelots turcs s'enfuient sur des débris de navires. — Musée de
Versailles, n" 1796.
11. C. IV. — Pl. l l. Page 262.
CHAPITRE IV
Dernières années du gouvernement de la Droite.
existe. Due doit-elle faire? Défendre son honneur et sa sûreté
renoncer à la prétention d'imposer aux autres des lois que nous ne
sommes pas en mesure de faire exécuter, et attendre. » -
Celte attitude modeste le rapprochait naturellement de l'Angle-
terre, adversaire de la politique d'intervention. Elle le garantissait
contre son hostilité, et lui fournissait le moyen de résister à l'Au-
triche et à la Russie; l'expérience des derniers congrès avait
prouvé que ces puissances, toujours prêtes à la guerre, visaient
moins à faire respecter dans le monde les principes de la Sainte-
Alhance qu'à satisfaire leurs convoitises personnelles sous le cou-
vert de ces principes. La Russie recherchait l'empire dans les
Balkans comme l'Autriche la domination en Allemagne et en Italie-
1 Angleterre ne se montrait pas plus désintéressée dans son désir de
garder l'empire de la mer et le commerce colonial f mais l'antago-
nisme de ces ambitions concurrentes permettait à Villèle de conser-
ver la neutralité qui convenait à ses goûts. Il n'eut donc, après la
chute de Chateaubriand, aucune peine à renoncer à une politique
extérieure active et brillante. C'est pourquoi on le vit successivement
de 18.4 a 182,, refuser d'agir contre les colonies espagnoles d'Amé-
rique révoltées, malgré le tsar et Metternich qui l'y poussaient
laisser 1 Angleterre intervenir seule dans les affaires du Brésil et du
Portugal, et s'entendre avec elle pour régler la question grecque.
En somme, sans se prononcer ouvertement contre le système de
Metternich, il en prépara la chute en favorisant le système de
Canning.
Les colonies espagnoles s'étaient constituées en États indé- cansmo
pendants. 11 avait été question au congrès de Vérone d'aider le roi /?AV
d Espagne, leur souverain légitime, à les soumettre, comme on «SBSEîK
aidait a soumettre les libéraux de la Péninsule; c'était le désir du espagnoles.
tsar et de Chateaubriand qui rêvait de conquérir 1 Amérique à main
armée; 1 opposition de l'Angleterre avait coupé court à ces projets
Lue intervention européenne eût risqué de compromettre sans
retour les intérêts commerciaux des Anglais dans les nouvelles
Républiques. Mais l'affaire américaine, après 1822, se compliqua
par 1 entrée en scène des Etals-Unis; ils avaient menacé de soutenir
les insurgés si une puissance européenne les attaquait, et la
doctrine, très populaire chez les Américains du Nord, de l'indé-
pendance du nouveau Monde vis-à-vis de l'ancien, avait trouvé son
expression définitive et retentissante dans la déclaration faite au
Congés le 2 décembre 1823 par le président Monroè . « L'Amérique
doit être à 1 avenir affranchie de toule tentative de colonisation el
< a63 >
Le Gouvernement parlementaire.
INTERVENTION
ANGLAISE
EN PORTUGAL.
d'occupation étrangère. L'Amérique aux Américains! » Presque au
même moment (26 décembre), Ferdinand VII demandait qu'une nou-
velle conférence fût réunie pour délibérer sur la révolte de ses sujets
d'outre-mer Canning ne voulait ni soutenir la prétention des États-
Unis qui, poussée à l'extrême, allait jusqu'à contester à l'Angleterre
son établissement du Canada, et qui, appliquée aux républiques nou-
velles, les mettait sous leur tutelle politique et commerciale, ni
combattre ouvertement une intervention opportune qui mettait les
colonies révoltées à l'abri d'une expédition européenne. Il se rappro-
cha de Villèle qui était tout disposé à l'écouter, et celui-ci se hâta
quelques jours après la révocation de Chateaubriand d'annoncer à
Metternich (18 j uin 1S24) qu'il n'accorderait pas son appui à une action
des puissances contre les colonies espagnoles. La Sainte-Alliance et ses
congrès étaient battus; sLx mois plus tard (janvier 1825), Canning
reconnut officiellement les républiques : « J'ai dans ces dernières
années, déclare-t-il fièrement à la Chambre des communes en
décembre 1826, appelé un nouveau monde à l'existence, et, la balance
se trouvant ainsi réglée, j'ai laissé à la France les résultats de son
invasion ».
C'était encore un des résultats fâcheux de cette « invasion »
que d'avoir prêté un appui moral apparent aux absolutistes portu-
gais. Depuis que le Brésil s'était séparé de sa métropole (octobre 1823),
le roi de Portugal, Jean VI, avait dû, pour n'être pas chassé de son
royaume, se mettre à la tête d'un mouvement absolutiste provoqué
par son fils don Miguel, abolir la constitution de 1821 et renvoyer
les Cortès. La colère populaire imputait aux libéraux la perte du
Brésil; tous les Portugais s'unissaient dans un commun désir de
revanche sur la colonie rebelle. Ce conflit mettait l'Angleterre dans
un grand embarras. Elle ne voulait ni perdre l'influence qu'elle
exerçait depuis près d'un siècle sur le gouvernement de Lisbonne,
ni contrecarrer les Brésiliens au moment où elle favorisait les
colonies espagnoles. Pour ne mécontenter personne, Canning se bor-
nait à des déclarations vagues, assurant à l'envoyé brésilien « qu'il
professait un égal intérêt pour la prospérité des deux royaumes »,
et tâchant de convaincre le Portugal que mieux valait renoncer au
Brésil. Mais l'ambassadeur français, Hyde de Neuville, disciple et
ami de Chateaubriand, belliqueux comme lui, offrit à Jean VI les
troupes françaises qui avaient terminé leur campagne espagnole :
leur présence à Lisbonne eût permis au roi d'envoyer son armée
au Brésil. Chateaubriand félicita son agent de montrer tant d'initia-
tive (24 mai 1824). Mais Canning, qui venait de conseiller à Jean VI
de demander le concours d'une armée anglaise, laissa voir une telle
264 >
CHAPITRE IV
Dernières années du gouvernement de la Droite.
irritation qu'une rupture avec la France faillit en résulter. Les
engagements pris par Hyde étaient si formels que le renvoi môme
de Chateaubriand ne permit pas à Villèle de les désavouer tout de
suite. C'est au bout de six mois seulement que Hyde fut rappelé
(décembre 182-4). Canning, les mains libres, obtint de Jean VI la recon-
naissance de l'indépendance du Brésil (13 mai 1825). En mars 1826,
la mort de Jean VI remit tout en question. Dora Pedro, fils aîné de
Jean VI, qui régnait au Brésil, était le légitime héritier du trône de
Portugal : s'il faisait valoir ses droits, les deux États se trouveraient
de nouveau réunis et la guerre recommencerait. Les agents anglais
négocièrent à Rio de Janeiro et à Lisbonne un arrangement :
Dom Pedro renoncerait au Portugal en faveur de sa fille aînée
Maria, qui, plus tard, épouserait son oncle don Miguel ; Maria n'ayant
que sept ans, on prévoyait dans ce contrat quelle se marierait à
quinze. Don Miguel jugea qu'une attente de huit années était longue,
et sollicita l'appui de Ferdinand VII d'Espagne. Le nouvel ambas-
sadeur français, Moustiers, ami politique d'ÎIyde de Neuville et
désireux de venger son échec, encouragea ardemment les visées de
Miguel. Canning vint à Paris, y resta un mois (18 sept.-20 oct.),
et obtint que Villèle désavouât Moustiers, le rappelât et laissât les
Anglais débarquer 10 000 hommes à Lisbonne (décembre 1826).
La politique de Villèle fut considérée par la droite dissidente
comme une trahison : il se faisait ouvertement le soutien des libé-
raux, des rebelles et des Anglais. On s'indigna plus encore lorsqu'il
alla jusqu'à sacrifier par pusillanimité une partie du sol national.
Du moins ce fut le sens que les amis de Chateaubriand donnèrent
à l'ordonnance qui émancipa Saint-Domingue (17 avril 1825). Cette
ancienne colonie française avait rompu depuis 1803 tout lien avec
la métropole; la Restauration, en 1814, avait vainement tenté de lui
faire accepter un simple droit de suzeraineté. Villèle négocia une
transaetion honorable. En échange d'une réduction de moitié des
droits de douanes en faveur des marchandises françaises, et du
versement de 150 millions destinés à indemniser les anciens colons
dépossédés, le roi concédait aux habitants « l'indépendance pleine
et entière de leur gouvernement ». L'opposition de droite contesta
violemment à Villèle le droit d'aliéner une part du domaine de la
couronne, s'indigna de voir le roi reconnaître une république
fondée sur la rébellion, et saerifier pour une somme de 150 millions,
jugée insuffisante et dont le recouvrement était incertain (en
fait, elle ne fut jamais intégralement payée), les droits impres-
criptibles des colons propriétaires. C'était renier, dit le député
Kergorlay, « les deux principes fondamentaux de la société fran-
V INDEPENDANCE
DE
SAINT-DOiUNGUE.
< *65 >
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
çaise, le principe de la souveraineté légitime et celui de la
propriété ». '« C'est admettre, disait un autre, que l'on peut con-
quérir la liberté par le crime. »
Du moins, si la politique du cabinet en Amérique, en Portugal,
à Saint-Domingue, excitait la colère des royalistes, les libéraux y
applaudissaient. Mais son attitude dans la question d'Orient mécon-
tenta également les uns et les autres.
la question Les massacres de Chio (avril 1822) renouvelèrent l'émotion des
crecque en 1825 p rem i ers épisodes de l'insurrection grecque et l'indignation causée
par l'abandon de la Grèce en 1821. Après le sac de la Thessalie,
de la Béotie, de l'Attique, elle sembla perdue. Mais l'héroïque résis-
tance de Kolokotronis en Morée usa l'armée ottomane qui laissa
les Grecs reprendre Nauplie, Corinthe et Athènes (janvier 1823).
Malheureusement ces succès furent suivis d'une guerre civile entre
les chefs de partis rivaux depuis le commencement de la guerre
(1823-1825), et la ruine de la Grèce eût été certaine si le gouverne-
ment turc eût alors possédé l'argent et l'armée nécessaires pour
continuer la lutte; comme il ne trouva pas 10000 hommes à opposer
aux trois centres insurgés (Grèce orientale, Grèce occidentale et
Morée), comme sa flotte ne pouvait résister aux corsaires grecs, il
demanda du secours à son vassal le pacha d'Egypte, Mehemet-Ali,
qui disposait d'une bonne marine et d'une armée de terre organisée
à l'européenne. Mehemet exigea d'abord que son fils Ibrahim,
qui commandait l'armée de terre, fût nommé pacha de la Morée;
puis il y envoya (juillet 1824) 16 700 hommes portés par 400 navires,
escortés par 57 vaisseaux de guerre. Après six mois de croisière
dans l'archipel, Ibrahim débarqua à Modon (mars) et s'installa à
Navarin dont il fit sa base d'opérations (mai 1825). Quelques
semaines après, maître de Tripolitza, il menaçait Nauplie, siège
du gouvernement grec, tandis que le général turc Rechid assié-
geait Missolonghi : la Grèce semblait de nouveau condamnée à
succomber.
LES II ne lui était venu jusque-là d'Europe que des sympathies. En
t-HiLHELLÈNEs France, une « Société philanthropique pour l'assistance des Grecs »
réunissait dans son comité Chateaubriand, Lafayette, Laffitte et
Benjamin Constant; les souscriptions qu'elle organisa montrèrent la
profondeur et l'étendue des sympathies philhellènes. Les journaux
protestèrent contre l'appui fourni par les instructeurs français au
vice-roi d'Egypte; Chateaubriand, dans sa Note sur la Grèce que la
Gazette dénonça comme un manifeste en faveur de toutes les rébel-
lions, demanda que la France reconnût l'indépendance des Grecs,
< 266 >
ET LES GRECS.
cn.\piTRE iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
comme l'Angleterre avait fait pour les colonies espagnoles. Le
comité de Paris, associé à celui que le banquier Eynard fonda à
Genève avec le patriote grec Capo d'Istria, devint le centre des asso-
ciations philhellènes allemandes et suisses, formées à Stuttgart, à
Munich, à Zurich, à Berne II eut assez d'argent pour envoyer un con-
voi d'approvisionnements et de volontaires en Grèce. Déjà deux offi-
ciers français, le colonel Fabvier et le général Roche, avaient prêté
aux insurgés leur appui moral et leur concours personnel. Lord
Byron était allé mourir à Missolonghi (19 avril 1820). La cause
grecque provoquait de jour en jour plus d'enthousiasme.
Les gouvernements du continent y répondirent mal. Villèle canning, viu.fll
voulait dans l'affaire grecque . comme dans les autres, ne rien
risquer, rester effacé. Le tsar Alexandre, intimidé par Metternich,
n'osait prendre parti ni pour les Grecs ni pour le sultan : il proposa
une conférence. Canning lui ayant demandé quelle organisation con-
viendrait à la Grèce libérée, il proposa sa division en trois princi-
pautés vassales de la Porte. Les Grecs protestèrent. Canning aperçut
alors le parti que l'Angleterre pouvait tirer de tant d'hésitations;
comme elle l'avait fait en Amérique, elle aurait le mérite d'appeler
une nouvelle nation à l'existence. Une menace de la flotte anglaise
empêcha Ibrahim d'attaquer Nauplie et l'obligea de se retirer à
Tripolitza. Les Grecs mirent tout leur espoir dans les Anglais; leur
gouvernement demanda sa protection officielle à la cour de
Londres. Canning, qui désirait ne pas rompre avec la Turquie, ne
répondit pas : son intention était de préparer une médiation anglaise
entre Grecs et Turcs qui eût éloigné des Balkans les ambitions
russes. Mais Alexandre mourut, et la politique russe changea aussitôt
d'allure. Nicolas I er déclara immédiatement et sans détour sa volonté
de faire la guerre aux Turcs; l'empire ottoman était, à ses yeux, un
héritage à partager; il somma la Porte de proclamer dans les six
semaines l'indépendance des provinces roumaines et de la Serbie
(24 mars 1826). Canning, déconcerté, empêché de régler seul, comme
il l'espérait, la question grecque, dut s'entendre avec Nicolas (pro-
tocole du 4 avril 182G) pour une médiation commune. La France
fut tenue à l'écart des négociations. Faisant allusion à la Grèce, à
propos de la discussion du budget, le ministre des Affaires étran-
gères, baron de Damas, déclara :
« On nous a accusés d'avoir manqué d'humanité, et cependant, depuis le
commencement des troubles dans le Levant, les vaisseaux du Roi n'ont pas
cessé de secourir les infortunes de tous les genres. Nous ne pouvons donc
comprendre le reproche d'inhumanité que sous un point de vue général; dès
lors, ce n'est pas l'intérêt de telle ou telle localité que les gouvernements
doivent considérer, mais bien l'intérêt commun de tous les peuples. »
y
Le Gouvernement parlementaire . livre h
L'opposition releva vivement le mot de « localité » appliqué à
la Grèce, et protesta contre l'indifférence des gouvernements : « Les
cabinets sont pour les Turcs et l'islamisme, les nations pour le
christianisme et pour la Grèce, dit Alexis de Noailles. Les cabinets,
inexorables contre la traite qui se fait à 3 000 lieues de nous, auto-
risent la vente des esclaves pris au milieu des Grecs. » Il proposa le
vote d'un crédit pour le rachat des captifs. Villèle s'y opposa, ne
voulant pas « mettre en opposition la politique des peuples avec la
politique des cabinets ».
E vanc^tfrrf ^ e §' ouvernemen t' français ne sortit de son inaction qu'à la
de la russœ prière de Canning qui, ayant besoin de la France pour refréner
et de la fbance. y am ] :) ^ on fe ^[ co ] as ^ sollicita, après l'avoir écartée, son adhésion
au protocole du 4 avril. Il obtint, pendant son séjour à Paris, avec
l'adhésion de la France, l'assurance que Villèle ne désirait pas plus
que lui faire la guerre aux Turcs. Ganning pensait avoir ainsi
calmé l'enthousiasme belliqueux du tsar; il comptait s'en servir
comme d'une menace propre à intimider le sultan et à l'obliger
d'accepter la médiation des trois puissances. Mais le sultan, enhardi
par la prise de Missolonghi (avril 1826) et d'Athènes (juin 1827), se
déroba. Alors l'entente des trois puissances se transforma en une
alliance (traité de Londres, 6 juillet 1827), où elles affirmèrent leur
intention d'imposer leur médiation. C'était, au cas probable d'un
nouveau refus du sultan, la guerre inévitable. Canning espérai't
encore maintenir la paix, quand il mourut (8 août 1827). Ses suc-
cesseurs comptaient, comme lui-même, empêcher l'intervention
armée de la Russie; mais les événements déjouèrent les calculs des
gouvernements : deux mois après la mort de Canning, les flottes
réunies des trois puissances détruisirent la flotte ottomane dans la
rade de Navarin (20 octobre).
bataille La bataille de Navarin était le résultat d'un accident. Aucun
de navarin. d es trois amiraux russe, anglais, français (Heyden, Codrington,
de Rigny) n'avait l'ordre d'engager le combat contre l'escadre
turco-égyptienne. Codrington s'employait au contraire, conformé-
mentaux ordres de son gouvernement, à négocier un armistice avec
Ibrahim; mais Rigny, ancien serviteur- de Napoléon, qui comman-
dait depuis 1822 la station du Levant, n'avait vu dans le traité de
Londres que l'occasion d'une action glorieuse pour la marine
française. Profitant de l'imprudence d'Ibrahim qui, pendant les
négociations, ne craignit pas, en manière de défi, d'envoyer des
troupes dévaster la Morée, Rigny fit décider que les trois escadres se
présenteraient le 20 octobre à l'entrée de la rade de Navarin pour
sommer la flotte ottomane de se disloquer immédiatement. Sa
< 26b >
chapitre iv Dernières années du gouvernement de la Droite.
frégate amirale, la Sirène, fut accueillie la première par un coup de
canon turc. La bataille aussitôt engagée fut terminée en deux
heures. Ibrahim, sa flotte détruite, promit de ne plus servir contre
la Grèce. Ainsi commença cette guerre si longtemps et si savam-
ment différée. L'Angleterre, qui ne voulait pas rompre avec la
Porte, n'y joua aucun rôle; les Russes envahirent la Roumanie,
prirent Varna et s'arrêtèrent devant le camp turc de Ghoumla qui
gardait les défilés des Balkans; 15 000 Français, sous les ordres du
général Maison, occupèrent la Morée.
Le gouvernement français, entraîné par l'Angleterre à intervenir
en Grèce pour maintenir la paix et contenir la Russie, se trouva
donc amené à faire la guerre et à soutenir les ambitions russes.
C'est pourquoi Navarin fut un deuil pour l'Autriche, une déception
pour les Anglais : Wellington l'appela un « accident déplorable »,
Metternich une « épouvantable catastrophe ». C'est aussi pourquoi
l'enthousiasme qui, en France, accueillit la nouvelle ne profita pas
au ministère : la bataille était due à un heureux hasard que Villèle
avait tout fait pour éviter; le mérite en revenait à la « politique des
peuples », et non à celle du cabinet. C'est enfin pourquoi Navarin
— victoire nationale — contribua à la défaite de Villèle qui l'avait
pourtant préparée.
Villèle n'avait pas eu de politique extérieure personnelle. Son LA politique
attitude indécise, effacée, timide, toute subordonnée au désir de ne DE villèle
pas mécontenter l'Angleterre, lui valait l'hostilité de tous les partis. EST impopulaire.
Les griefs de la contre-opposition de droite étaient partagés même
par la majorité. On jugeait dans tous les partis que Villèle, comme
disait Chateaubriand, « attachait la France en bas ». Le moment
était mal choisi. Jamais peut-être l'épopée républicaine et impé-
riale n'était apparue plus belle, ni la « honte de 1815 » plus
haïssable. Thiers achevait l'histoire de la Révolution, Norvins
celle de l'Empire, et le somptueux lyrisme d'Hugo en orchestrait
la gloire. La nation vivait fortement et hors d'une réalité qui ne
correspondait pas à l'état de son âme. Le mot de Chateaubriand est
vrai : « On sentait sous ses pieds remuer dans la terre des armées
ou des révolutions qui venaient s'offrir pour des destinées extraor-
dinaires ».
Villèle ne comprit rien à ce tumulte. Il n'aimait que l'adminis- villèle
tration et les finances. Il leur donnait le meilleur de son temps, et il y administrateur.
rendait des services. Les habitudes nouvelles qu'il introduisit dans
l'usage, dans le maniement des deniers publics sont encore suivies :
telles l'ordonnance du 14 septembre 1822, qui définit l'exercice,
< -.469 >
Le Gouvernement parlementaire. livre ii
fixa les termes de l'ordonnancement et du payement des dépenses,
et interdit tout payement qui ne serait pas justifié par des pièces
régulières; celle du 9 juillet 1826, qui régla îe contrôle de la Cour
des comptes; celle du 19 novembre 182G sur la comptabilité,
complétée par l'instruction générale du 15 décembre, qui établit des
règles définitives et uniformes pour tous les comptables de l'Etat;
celle du 1 er septembre 1827, qui décida qu'à partir de 1829, le projet
du budget général de l'État présenterait les dépenses prévues non
seulement par ministère, mais par sections spéciales; que les
dépenses de chaque subdivision de section seraient seules variables;
que les crédits supplémentaires rendus nécessaires par des dépenses
urgentes et imprévues pendant les vacances des Chambres, ne
pourraient être désormais engagés sans une ordonnance royale qui
devait être dans la plus prochaine session convertie en loi. Villèle
pensait que la prospérité financière et la prospérité matérielle lui
ramèneraient les sympathies que la politique lui aliénait ; cette
dernière ressource lui manqua : un accident discrédita jusqu'à sa
politique économique et sa capacité financière.
chute La guerre d'Espagne, le milliard des émigrés avaient alourdi
de villèle gon b^gç^ Une crise commerciale 1 , d'origine anglaise, qui eut son
contre-coup en France, en détruisit l'équilibre. En 1827, les produits
des impôts furent inférieurs aux évaluations. Le prestige de Villèle
fut atteint : l'opposition affecta de voir dans la crise le résultat de
la méfiance et de l'inquiétude causées parla politique ministérielle;
ce fut un argument de plus contre le gouvernement.
Aussi les élections ne firent-elles que traduire l'impression qui,
des deux oppositions, s'était répandue jusque dans la majorité.
Villèle succombait sous le discrédit d'une politique dont il avait eu
la responsabilité plutôt que la direction. Ses efforts pour garder le
pouvoir furent vains : il essaya de négocier avec la contre-oppo-
sition ; il offrit même, s'il faut en croire Pasquier, des portefeuilles
au centre gauche, à la gauche 2 . Tous les partis le repoussèrent. Il
se résigna de mauvaise grâce à disparaître (3 janvier 1828).
i. Voir page 291.
2. Il est difficile d'ajouter foi aux Révélations sur la fin du ministère de M le comte de Villèle,
ou Détails d'une négociation pour former au nom du Roi un ministère constitutionnel, ouvrage
publié en 1829 par J.-B. Flandin, commissaire des guerres, qui y relate longuement ses
entretiens avec Villèle, Laffitte. C. Perier, Royer-Collard, etc. Mais l'intention d'un rappro-
chement avec la gauche ne parait pas avoir été douteux chez Villèle à la fin de 1827-
< 270 t
LES PARTIS
QUE ÉCONOMIQUE
LIVRE m
ET LA POLITI-
CH A PITRE PREMIER
LE SYSTEME PROHIBITIF
I. LE REGIME DOUANIER. — II. LE SYSTÈME COLONIAL. III. LES
RÉSULTATS. — IV. FORMATION D'UN PARTI ÉCHANGISTE.
/. — LE RÉGIME DOUANIER!
LES partis politiques qui se disputaient le pouvoir depuis 1814 tous les partis
ne se réclamèrent ni des doctrines ni des pratiques écono- S0NT
,.,-,• , ,., ,, . . , CONSERVA ELFs
miques adoptées jadis par les gouvernements qu ils regrettaient. Les en matière
royalistes, qui désiraient restaurer le plus possible d'ancien régime,
n'essayèrent pas de rétablir les douanes intérieures ; les libéraux,
attachés à la Révolution, ne préconisèrent pas la liberté commer-
ciale qui, fondée par la Constituante, ne lui avait pas survécu. Les
ÉCONOMIQUE.
1. Le texte des tarifs est au Bulletin des lois. L'étude en est sommairement faite dans
P. Clément, Histoire du système protecteur en France depuis le ministère de Colberl jusqu'à
la Révolution de <S4S, Paris, i854; — Cochut, La politique du libre-échange; III, Le régime
économique de la France de 1815 à 1860 (Revue des Deux Mondes, 1861); — et plus complète-
ment dans Amé, Eludes sur les tarifs de douanes et sur les traités de commerce, Paris, 1876,
2 vol.
Parmi les nombreuses brochures contemporaines, la plus intéressante pour l'étude de
l'état d'esprit protectionniste est de F.-L.-A. Ferrier, Du gouvernement considéré dans ses
rapports avec le commerce, Paris, 1821.
Le tarif des valeurs en douane élaboré conformément à l'ordonnance du 11 janvier 1826
est au Bulletin de statistique et de législation comparées, 1878, IV. 71 ; XIV, :>.',:<: XIX, 109,
sous ce titre : Le mouvement des prix depuis 1820.
Sur toutes les questions relatives à la vie économique et sociale, il faut consulter
Levasseur, Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France de (789 à 1870, 1' éd., Paris,
2 vol., igo3.
Sur les institutions économiques, voir G. Bourgin : Législation et organisation administra-
tive du travail sous la Restauration. (Rev. politique et parlementaire, ocl. 1910.)
t 171 >
Les Partis et la politique économique. livre m
uns et les autres s'accordèrent à ne rien changer au régime de
liberté du travail que la Constituante avait substitué à l'ancienne
réglementation : à droite, on ne regretta pas sincèrement les corpo-
rations; à gauche on ne songea pas à donner aux ouvriers le droit
de s'associer. Les réformateurs de la génération nouvelle qui deman-
dèrent « l'amélioration matérielle et morale de la classe la plus
nombreuse et la plus pauvre » restèrent sans action sur les poli-
ticiens, comme fut sans efficacité la campagne des économistes en
faveur du libre-échange. Les partis acceptèrent l'état de fait créé
par le gouvernement tombé; ils accommodèrent empiriquement à
leurs intérêts les habitudes prises. La théorie ne leur fut d'aucun
usage; il leur suffit, pour légiférer, d'obéir à des calculs politiques
et à des préjugés, c'est-à-dire de s'abandonner à leurs instincts.
Instincts et intérêts invitaient les deux partis à une politique
économique analogue. La droite, qui se recrutait en majorité parmi
les propriétaires fonciers, était surtout préoccupée d'accroître les
revenus de la terre; la gauche, dominée par la bourgeoisie indus-
trielle et commerçante, désirait grossir le chiffre de ses affaires.
Commerçants, industriels et propriétaires s'assurèrent donc les
avantages matériels qu'ils attendaient de leur avènement politique
en donnant à leurs représentants le mandat de conquérir le mono-
pole du marché national. Ainsi deux forces politiquement hostiles
trouvèrent dans un système douanier qui annulait la concurrence
étrangère une garantie égale de bénéfices; elles s'allièrent pour le
défendre et le développer; tous les autres problèmes de la vie
économique les laissèrent indifférentes.
le mouvement La chute du régime napoléonien avait produit une catastrophe
^ J J^ TI0NNISTE commerciale. Par la frontière brusquement ouverte, les marchan-
dises étrangères envahirent la France librement. Or les unes, les
anglaises, étaient jusque-là prohibées; les autres étaient soumises à
des droits généralement élevés. Les détenteurs de cotons en laine, de
sucre, de café, virent subitement tomber à 3 et 4 francs le kilo des
articles pour lesquels ils avaient payé des taxes d'importation de
6 à 8 francs. L'entrée des marchandises prohibées en droit, fils et tissus
de coton, ou en fait par suite de la guerre maritime, fers et fontes du
Nord, fut également funeste aux manufacturiers et aux maîtres de
forges : le fondateur de la filature mécanique du coton, Richard-
Lenoir, qui avait sept usines et 11 000 ouvriers, fit une retentissante
faillite.
Il était cependant imprudent de maintenir des droits qu'on ne
pouvait pas faire payer. On improvisa donc un nouveau régime de
chapitre premier Le Système prohibitif.,
douanes qu'on jugea applicable : une ordonnance du comte d'Artois,
alors lieutenant général du royaume, rendue le 23 avril 1814 (le
jour même où une convention provisoire fixait la nouvelle fron-
tière), établit un tarif modéré sur le sucre, le café (0 fr. 60 etO fr. 40
par kilo) et les autres denrées coloniales, remplaça le droit sur
les cotons en laine, qui variait de 6 à 8 francs, par un simple droit
de statistique de 25 centimes. Ces mesures, données pour provi-
soires, parurent pourtant dangereuses aux industriels; elles révé-
laient des tendances libérales qu'ils jugèrent inquiétantes. En effet,
le retour de la paix mettait les fabricants en concurrence non seu-
lement avec les produits anglais écartés depuis 1793, mais avec
ceux de la Belgique et des provinces rhénanes qui cessaient alors
d'être français. Les fabricants de coton de Lille, Paris, Saint-
Quentin. Rouen, réclamèrent 30 millions d'indemnité pour les pertes
qu'ils avaient subies, et le retour à la prohibition. Un député de
l'Aisne, Delhorme, déclara : « Il faut rendre éternelle la prohibition
de tous les fils et cotons étrangers ». La Chambre de commerce de
Rouen écrivit au Roi (27 mai) : « La prohibition est de droit politique
et social; depuis le fabricant jusqu'à l'ouvrier, tous réclament, et
avec raison sans doute, le droit de fournir exclusivement à la con-
sommation du pays qu'ils habitent ». La Chambre refusa l'indemnité,
mais demanda la prohibition. Le gouvernement, plus circonspect,
maintint la franchise des cotons en laine et ajourna la décision à
prendre sur les droits qu'auraient à payer les fers étrangers en
entrepôt dans les ports. Louis, ministre des Finances, déclara à la
Chambre (20 août) • « Le Roi ne veut élever les droits qu'autant qu'il
est nécessaire pour compenser les désavantages actuels de notre
industrie... à la condition expresse... de faire de continuels efforts
pour atteindre à tous les perfectionnements déjà découverts ou à
découvrir », et il fit prévoir de futures réductions sur le tarif. Ces
déclarations libérales provoquèrent un nouvel émoi. Industriels et
propriétaires, également menacés, nouèrent alors la coalition qui
domina les Chambres pendant toute la durée de la Restauration et
qui triompha de la résistance de tous les gouvernements, quand ils
tentèrent d'en opposer une. La législation douanière, de plus en plus
prohibitive, commencée en 1814, achevée en 1826, fut l'œuvre de
cette coalition.
Les maîtres de forges étaient légalement placés sous le régime lègislatios
du tarif de 1806, qui fixait à 4 francs seulement la taxe d'entrée
sur le quintal de fer en barres. C'était un droit plus fiscal que
protecteur, qui équivalait à peu près au dixième de la valeur de la
marchandise. Mais, en fait, ils avaient joui, grâce à la guerre, d'une
Lavisbï. — H. Coutemp., IV. 18
SUR LES FEUS.
Les Partis et la politique économique. livre m
véritable prohibition. Seuls fournisseurs du marché national, ils
vendaient 50 francs le fer que l'étranger (Suède, Russie, Angleterre)
aurait pu apporter en France au prix de 30 et 35 francs. Ils ne vou-
laient donc plus du tarif de 1806, si ce tarif, insuffisant mais
jusque-là inoffensif, était désormais pratiqué. Ils obtinrent un
droit de 16 fr. 50 sur les fers et, sur tous les objets de quincaillerie
commune ou fine, un droit variant de 50 à 150 francs le quintal
(loi du 17 décembre 1814). Le ministre, Louis, persistait à estimer
que de pareilles taxes devaient être provisoires, étant destinées
seulement à donner aux maîtres de forges les délais nécessaires
pour « tendre à l'économie et aux procédés les plus simples, et
renoncer au dangereux bénéfice du monopole ». Ce fut le con-
traire qui arriva. Les droits furent vite jugés insuffisants par les
maîtres de forges. Ils croyaient en 1814 n'avoir à redouter que les
fers de Suède et de Russie, traités au bois et au marteau, les seuls
fers étrangers, ou à peu près, dont on eût l'habitude d'user avant la
Révolution; ils ignoraient les progrès accomplis depuis vingt ans
par les Anglais dans la fabrication de l'acier, des fers à la houille
et au laminoir. Quand ils connurent ces concurrents imprévus et
redoutables, ils demandèrent des armes, et ils en obtinrent. En 1820
(loi du 7 juin), les aciers forgés furent taxés à 60 francs; l'acier
fondu à 100 francs; les faux à 100 francs; les outils, à 140 et
200 francs; les limes et râpes, suivant la qualité et la longueur, de
80 à 250 francs. Mais les fers anglais en barre, qui arrivaient aux
entrepôts à 22 ou 23 francs, ne coûtaient encore, une fois payé le
droit de 16 fr. 50, que 38 à 39 francs; leur concurrence faisait tomber
les fers français à 40 francs, prix insuffisant au dire des maîtres de
forges : une ordonnance intervint aussitôt (1821) pour maintenir les
fers au laminoir en entrepôt jusqu'à promulgation d'un nouveau
tarif; il fut voté en 1822 (27 juillet), et donna pleine satisfaction : le
droit sur les fers fut porté à 27 fr. 50; le droit sur les fontes brutes,
à 4 francs pour celles qui entraient par terre, à 9 francs pour celles
qui arrivaient par mer; le droit sur les fontes épurées, à 15 francs.
Les cours s'élevèrent de 25 p. 100. Les fers anglais disparurent du
marché français.
législation Les fabricants d'étoffes obtinrent une protection aussi efficace.
sut: les tissus. L a prohibition des tissus et des filés de coton, générale depuis 1806,
fut maintenue. La loi de 1814 greva les toiles de lin et de chanvre
d'un droit qui variait de 25 francs à 300 francs le quintal suivant leur
degré de perfection; ces chiffres, relevés en 1826, passèrent res-
pectivement à 30 et 350 francs, suivant le nombre des fils de
chaîne. Le linge de table damassé paya 500 francs le quintal, à
CHAPITRE PREMIER
Le Système prohibitif.
partir de 1822; le nankin des Indes, 50 centimes le mètre; les den-
telles, iS p. 100 de leur valeur; les fils de chanvre, taxés de
5 à 10 francs en lSJii, furent à leur tour taxés, selon la qualité, de
14 à 44 francs le quintal on 1822. Les fabricants de soierie obtinrent
en 1820 la prohibition complète des tissus de soie de l'Inde, et un
droit de IS francs le kilo sur les autres; le droit de 190 à 220 francs
établi en 1822 sur la passementerie fut porté en 1826 à 220 et
250 francs. Les fabricants d'étoffes de laine obtinrent en 1820 la
prohibition des châles et cachemires de l'Inde, et le tarif de 1826
taxa les couvertures de laine à 200 francs le quintal.
Les prétentions des industriels à détenir le monopole de la
consommation nationale en objets manufacturés n'avaient cessé
d'être soutenues par les propriétaires fonciers. A leur tour les
industriels aidèrent les propriétaires à écarter toute concurrence
alimentaire de l'étranger. Leurs intérêts n'étaient pourtant pas,
dans tous les cas, identiques; il y avait, entre ces alliés, matière à
conflit possible : car les propriétaires vendaient non seulement des
denrées comestibles, mais aussi des matières premières nécessaires
à plusieurs industries; or, la prohibition des matières étrangères
semblables, similaires ou concurrentes n'était pas dans l'intérêt
des manufacturiers qui voulaient acheter au plus bas prix les laines,
lins et chanvres étrangers et plus encore le coton, grand concurrent
des fils nationaux, et que les propriétaires fonciers avaient en
horreur. « On veut absolument faire de la France un pays manu-
facturier, et elle est essentiellement agricole, disait le député Puy-
maurin le 8 mars 1817. Je ne vois pas que les 200 000 ouvriers de
nos manufactures de coton méritent plus d'égards que nos labou-
reurs. Les manufactures que la France doit encourager parce qu'elles
lui sont propres, sont celles de lin, de laine et de soie. » Fabricants
et propriétaires s'entendirent cependant, parce que leur intérêt
supérieur fut de ne pas laisser contester le principe de la protection,
et parce qu'ils trouvèrent bientôt dans le système des primes un
compromis qui accommodait leurs intérêts particuliers.
La conquête du monopole exclusif de l'alimentation nationale
par les propriétaires fut laborieuse. Car il fallait, pour les satisfaire,
innover, changer la législation, et non simplement, comme dans le
cas des industriels, maintenir ou étendre des privilèges acquis.
Aussi, pour avoir pleine satisfaction, durent-ils attendre le moment
où s'affirma et se précisa, dans le programme politique de la droite,
le désir de constituer en France, à l'exemple de l'Angleterre, une
« féodalité agricole » fondée sur le monopole des grains. On pro-
COALITIO.V DE.
PROPRIETAIRES
ET DES
INDUSTRIELS.
Les Partis et la politique économique. livre hi
tégea la terre contre la concurrence étrangère pour accroître la
fortune de ceux qui la possédaient et pour leur permettre ainsi
d'acquérir des fonds plus étendus.
législation sur En 1814, les céréales étaient encore soumises aux décrets de
vexportation 1810 qui en laissaient l'entrée libre et qui en prohibaient la sortie :
DES GRAINS. ^ . i w , ,
on pensait qu il ne tallait pas exposer la rrance a manquer de
grains. L'ordonnance du 26 juillet !814 autorisa provisoirement la
sortie, pour faciliter la vente des approvisionnements en excès
laissés par les dernières récoltes. Les propriétaires réclamèrent
aussitôt le maintien de la libre sortie, pour trouver, dirent-ils, dans
la vente à l'étranger une compensation légitime à la concurrence
que les grains étrangers venaient librement faire à leurs récoltes
quand elles étaient insuffisantes. Il fallut leur donner quelque satis-
faction. La loi du 20 novembre 1814 permit l'exportation en règle
générale, mais la suspendit dans le cas où le blé dépasserait un
certain prix dans les départements frontières, qu'on répartit en
trois zones : si le cours moyen du blé atteignait 23 francs dans
la première, 21 francs dans la seconde, 19 francs dans la troisième,
l'exportation demeurerait interdite. L'importation resta autorisée
encore, sauf paiement du droit de statistique (50 centimes par
quintal), établi le 28 avril 1816. Il était, en effet, visible que, par
suite de la cherté des transports, une province où le blé abondait
ne pouvait pas aisément le vendre à une province éloignée où le
blé était insuffisant; dès lors, il n'était pas raisonnable d'exiger de
ceux qui pouvaient facilement vendre leur excédent au delà d'une
frontière toute proche, qu'ils perdissent un bénéfice assuré, sans
gain pour personne :
« Ainsi, déclara le ministre de l'Intérieur Montesquiou, tandis que les
grains de Bretagne se vendront aux Espagnols et aux Portugais, l'Italie et
l'Afrique pourront approvisionner Marseille avec plus de convenance. Par cela
même, la France aura d'autant plus de blé à exporter, et son commerce fera un
double bénéfice. Cette sorte de concurrence ne peut jamais décourager notre
culture.... L'importation, loin d'être ici opposée à l'exportation, est le juste
complément de cette liberté sagement tempérée que S. M. veut procurer à son
peuple pour l'encouragement de l'agriculture. »
Le rapporteur insista sur la diminution du prix des grains qui
résulterait de la loi. Mais ces dispositions libérales, où s'affirmaft
le principe de la solidarité des marchés de pays différents, ne durè-
rent pas : les propriétaires, une fois conquis le droit d'exporter,
s'attachèrent à lutter contre la liberté de l'importation.
législation sur Une disette ayant fait monter en 1816-1817 le prix du blé à
l importation 36 fr. 16 l'hectolitre, le gouvernement favorisa l'importation des
blés de Russie, en accordant, du 22 novembre 1816 au 1 er sep-
CHAPITRE PKEMII'R
Le Système prohibitif.
tombée 1817, une prime de 5 francs par quintal de blé, de 3 fr. 50
par quintal de seigle et de 2 fr. 30 par quintal d'orge. Puis,
les récoltes ayant été très abondantes, l'hectolitre de blé tomba à
24 fr. 6-2 en 1818, à 18 fr. 42 en 1819 : les propriétaires affectèrent
d'attribuer celte baisse à la concurrence des blés étrangers. Decazes,
qui avait intérêt à donner satisfaction à une classe où se recrutaient
ses adversaires politiques, fit voter en 1819 une loi qui établit pour
la première fois des droits à l'entrée des blés. Elle était, dit-il,
« essentiellement calculée dans l'intérêt de la propriété », et des-
tinée à assurer aux producteurs de grains un prix « rémunérateur »,
c'est-à-dire à faire hausser la valeur de la terre. C'était une imita-
tion adoucie du régime appliqué aux propriétaires anglais qui,
habitués pendant la guerre à vendre leur blé 35 à 36 francs l'hecto-
litre, avaient obtenu après la paix des lois prohibitives pour main-
tenir ce prix et conserver le monopole du marché intérieur. La
loi française ne supprima pas, mais entrava fortement la liberté
d'importation; elle établit un droit fixe de 25 centimes par quintal
de blé importé sur navires français, de 1 fr. 25 sur navires étrangers,
plus un droit variable de 1 franc par chaque franc de hausse qui se
produirait dès qu'en chacune des trois zones 1 le prix tomberait au-
dessous de 23, 21 et 18 francs; enfin, à la limite de 20 francs,
18 francs et 16 francs, les blés étrangers étaient prohibés.
Ce fut le premier essai d'échelle mobile. Mais le système n'arrêta
pas la baisse du blé. Beaucoup de terres disponibles furent, grâce à
l'espoir des prix « rémunérateurs » assurés par la loi, ensemencées
en céréales; les récoltes s'accrurent, et le prix moyen du blé tomba
en 1821 à 17 fr. 29. Les propriétaires accusèrent plus que jamais les
blés étrangers d'avilir les prix, et réclamèrent la prohibition. Ils
n'eurent même pas à combattre la résistance des commerçants
importateurs et des manufacturiers, qui avaient pourtant intérêt à
ce que le pain ne fût pas cher : les armateurs de Marseille et de
Toulon réclamèrent eux-mêmes des surtaxes sur les blés'importés
par des navires étrangers, parce que ceux-ci, génois, grecs, ragu-
sains, naviguant à meilleur marché que les français, étaient presque
les seuls à faire de l'importation; les armateurs de Bordeaux et de
Nantes, qui s'enrichissaient dans le trafic des denrées coloniales, ne
virent pas d'inconvénients à ce que des produits qu'ils n'importaient
pas fussent surchargés ou prohibés; quant aux industriels. leur
i. La !*• zone comprit tous les départements frontières, île la Gironde à l;i Haute-Garonne,
des Pyrénées Orientales au Donbs; la »' comprit le Haut et le Bas-Rhin, le Nord, Pas . te-
Calais, Seine-Inférieure, Eure, Calvados. Loire-Inférieure, Vendée, Charente-Inférieure;
la ;» comprit la Moselle, Meuse, Ardenues, Aisne, Manche, Ille-et- Vilaine, Cotes -du-Nord,
Finistère, Morbihan.
V IMPORTA TTON
DES GRAINS
INTERDITE
E.Y FAIT.
Les Partis et la politique économique. livre m
opinion était exprimée par l'un d'eux, un libéral, Humblot-Conté :
« Le bas prix des vivres engendre l'indolence des ouvriers et la
cherté les entraîne au travail ». Un seul député, Voyer d'Argenson,
protesta contre l'élévation du prix de la vie qu'une élévation corres-
pondante du salaire ne compensait pas : « A mesure que le prix des
denrées s'élève, la nourriture du pauvre devient plus grossière; de
l'usage du méteil il passe à celui de l'orge, de l'orge à la pomme de
terre ou à l'avoine ». Et il cita la misère des paysans des Vosges
pendant la famine de 1817. Un député de la droite, pour toute
réponse, réclama des droits destinés à arrêter radicalement l'impor-
tation des blés étrangers. L'année suivante, la loi du double vote
ayant augmenté l'influence et le nombre des propriétaires à la
Chambre, ils obtinrent que le régime de l'échelle mobile fut modifié
de telle sorte qu'il aboutît pratiquement à la prohibition. Comme le
gouvernement avait proposé en 1821 une loi modifiant la répartition
des départements de première zone, qui aurait encore réduit
l'importation par le littoral méditerranéen, la Chambre jugea la
concession insuffisante, et y substitua un nouveau projet : les
départements furent divisés en 4 classes; si les prix tombaient
au-dessous de 24 francs dans la première, de 22 dans la seconde,
de 20 dans la troisième, de 18 dans la quatrième, 1 importation était
interdite; si les prix étaient égaux à ces chiffres ou supérieurs,
l'importation était autorisée, moyennant un droit d'entrée qui
croissait à mesure que le prix baissait sur les marchés régulateurs
de chaque classe. Le prix du blé ne cessant pas de baisser, l'im-
portation fut prohibée en fait sans interruption de 1821 à 1830, sauf
pendant un mois, celui de février 1828.
protection Les autres produits agricoles furent également protégés. Le
de la lame. tarif du 25 novembre 1814 avait laissé subsister pour les laines
brutes un régime analogue à celui des grains : l'exportation en était
prohibée (sauf celle des laines fines que leur prix écartait des
marchés étrangers), et l'importation était libre. C'était la survivance
d'une ancienne opinion économique : depuis Colbert, les drapiers
passaient pour des citoyens particulièrement utiles; c'est pour eux,
c'est pour leur permettre de payer de bas salaires que l'Etat cher-
chait jadis à procurer aux ouvriers le blé à bon marché; c'est
pour eux, c'est pour leur procurer la matière première à meilleur
compte que Louis XVI et Napoléon avaient, après Colbert, et
sans plus de succès que lui, fondé des dépôts officiels de béliers
destinés à acclimater en France les mérinos espagnols. Aussi,
malgré les droits énormes qui écartaient des frontières tous les
lainages fabriqués par leurs concurrents étrangers, les drapiers
t 278 >
CHAPITRE PREMIER
Le Système prohibitif.
n'étaient-ils pas disposés à renoncer à la libre importation des
laines, grâce à laquelle ils dominaient le marché national des
étolïes. Mais les éleveurs de moutons, qui se plaignaient déjà que la
libre entrée du coton diminuât la vente de la laine, se voyaient seuls
sacrifiés quand tous les autres producteurs bénéficiaient de la pro-
hibition universelle. Ils réclamèrent des droits à rentrée des cotons
et des laines brutes. Les intérêts hostiles des drapiers et cotonniers
d'une part, et des éleveurs de l'autre, se heurtèrent devant la
Chambre de 181IJ : la coalition fut un moment menacée. C'est alors
que l'ut imaginé le compromis qui satisfit tout le monde : le colon
fuj, taxé (loi de finances du 28 avril 1816) de 10 à 50 francs le quintal
selon la provenance et la nationalité du navire , mais le droit fut
restitué aux fabricants exportateurs sous forme de prime à la sortie
des tissus de coton. Puis le même système (loi des douanes du
7 juin 1820) fut appliqué aux laines : elles furent frappées à l'entrée,
selon la qualité et le degré d'ouvraison, de droits qui équivalaient
à peu près à 5 p. 100 de leur valeur, et les tissus de laine reçurent
une prime de sortie de 55 à 90 francs. On ne s'en tint pas là. Le
cours des laines ayant baissé, les éleveurs, malgré la diminution
rapide des importations de laine étrangère, réclamèrent une protec-
tion plus énergique. Le droit fut doublé sur les laines communes
(loi du 27 juillet 1822). et aussi par une conséquence naturelle les
primes de sortie. Enfin le tarif du 17 mai 1826 établit à l'entrée des
laines un droit de 30 p. 100 à la valeur; parallèlement, les primes
de sortie furent doublées.
Le prix du lin et du chanvre ayant baissé à la suite des bonnes
récoltes de 1820 et de 1821, les producteurs du Nord demandèrent
une protection destinée à relever les cours; ils visaient surtout
l'importation belge. Les droits furent portés de 3 à 10 francs pour
les lins en étoupes, de 6 à 30 francs pour les lins peignés (1822); les
fils de chanvre furent taxés, suivant la qualité, de 14 à 44 francs.
Les droits furent également relevés sur le sumac employé en tan-
nerie et en teinture, à la demande des producteurs provençaux qui
étaient concurrencés par la Sicile, l'Espagne et le Portugal. Les
Dauphinois, qui avaient quelques gisements d'alquifoux utilisé par
les poteries, obtinrent une protection équivalente à 25 p. 100 sur les
alquifoux d'Espagne. Puis ce furent les houblons, les huiles, les
suifs, et même le riz, que la France ne produisait pas. Ainsi, tous
les produits de la terre, jadis exempts ou frappés de simples droits
fiscaux, entrèrent peu à peu dans le système prohibitif
Les bestiaux étaient exempts de toute taxe depuis 1791 ; en 1816,
des droits leur furent appliqués qui variaient de deux sous à 3 francs
protection
D'AUTRES
DENRÉES.
PROTECTION
DU BÉTAIL.
-7J
Les Partis et la politique économique . livre m
par tête d'animal : les diminutions dans l'approvisionnement causées
par la campagne de 1814, l'obligation de nourrir l'armée d'occu-
pation, rendaient impossible l'établissement d'un tarif prohibitif.
Mais la réduction des effectifs et la libération du territoire détermi-
nèrent une baisse; en 1820, une sécheresse ayant relevé le prix
des fourrages, on conserva et on éleva moins de bétail. L'impor-
tation augmenta. On accusa sans hésiter l'insuffisance du tarif, qui
favorisait les éleveurs suisses, allemands, hollandais. Le bétail
étranger, affirmèrent les éleveurs poitevins et normands, arrivait en
France au prix de 70 centimes le kilo; or, le prix qu'ils jugeaient
« rémunérateur », ils le fixaient à 1 franc. Le tarif de 1822 releva
les droits dans la proportion qu'ils exigèrent : un bœuf gras paya
50 francs; un bœuf maigre, 25 francs; un taureau, 15 francs; une
vache grasse, 25 francs; une vache maigre, 12 fr. 50; les veaux,
brebis et porcs, de 2 à 12 francs. Encore, déclara le rapporteur du
projet, la commission croit-elle « avoir seulement indiqué la route
à suivre ». I! ne restait plus qu'à fermer la frontière aux viandes de
boucherie salées ou fraîches qui tendaient à se substituer aux
bestiaux vivants écartés; le tarif de 1826 taxa à 18 francs le quintal
la viande fraîche, et à 30 francs la viande salée. — Les éleveurs de
chevaux et de mulets avaient obtenu en 1816 un droit de 15 francs
par tète; c'était encore insuffisant : une ordonnance de 1825 arrêta
tout net l'importation par un droit de 50 francs que ratifia le tarif
de 1826. — Les viticulteurs, qui n'avaient rien à craindre de leurs
confrères étrangers, dénoncèrent le thé, concurrent imprévu mais
dangereux : « Le thé, déclara à la Chambre introuvable un député
propriétaire, Puymaurin, nuit au caractère national, en ce qu'il
donne à ceux qui en font usage fréquent le sérieux des hommes du
Nord, tandis que le vin répand dans l'âme une douce gaieté, une
hilarité qui contribue à donner aux Français ce caractère aimable
et spirituel qui les distingue des autres nations ». Le droit sur le
thé fut perte à 2 fr. 50 et 3 fr. 50 le kilo (1816).
//. — LE SYSTEME COLONIAL^
PENDANT la durée de la guerre contre l'Angleterre, la France
perdit peu à peu tout contact avec ses possessions d'outre-mer,
cessa de les gouverner et de consommer leurs produits. La paix, en
1. Les textes relatifs à l'administration coloniale sont réunis dans les Annales maritimes
el coloniales, ou Recueil des lois et ordonnances royales... et généralement de toal ce qui peut
intéresser les colonies,... par Bajot, Paris, 1816-1845, gi vol. — Sur la question des sucres, voir
< 280 )
CMAPITHK l'RKMIKR
Le Système prohibitif.
lui rendant un domaine colonial, l'obligea à se refaire un système
douanier colonial. Mais, pas plus en cette matière qu'en aucune
autre, les hommes de 1814 ne prétendirent innover; ils adoptèrent
sans y presque rien changer la seule tradition économique restée
en vigueur, celle de l'ancien régime, et la tradition administrative
la plus récente, celle de l'Empire.
Le domaine colonial que la France possédait en 1792 lui l'ut
restitué par le premier traité de Paris, sauf Sainte-Lucie, Tabago,
l'île de France et ses dépendances, « nommément Rodrigue et les
Seychelles ». La France rendit à l'Espagne la partie orientale de
Saint-Domingue, sans chercher à reconquérir l'autre partie, qui
était en fait indépendante depuis la révolte des noirs. C'était un
domaine colonial de surface médiocre, dispersé et disparate. Il
passait cependant pour magnifique, les Antilles et Bourbon produi-
sant le sucre et les épices, le Sénégal la gomme et les nègres, la
Guyane étant encore une grande espérance. Une clause du traité
diminuait, il est vrai, la valeur de cet empire : la France promettait
de renoncer, dans un délai de cinq ans, à la traite que l'Angleterre
avait abolie depuis 1807. Les circonstances ne permirent même pas
de profiter du délai : aux Cent-Jours, Napoléon, dans l'intention de
plaire à l'Angleterre, abolit la traite définitivement (29 mars 1815).
La restitution de ses colonies à la France fut effectuée en trois
ans : c'est seulement en 1816 que l'Angleterre rendit la Guadeloupe
et la Martinique, en 1817 qu'elle rendit le Sénégal; le Portugal
rendit la Guyane en 1818, après que la France l'eut menacé de la
reprendre de force. Dans la suite, le domaine colonial ne fut ni sen-
siblement accru, ni mieux aménagé. Les projets d'expansion à
Madagascar, à la Guyane, au Sénégal, étudiés sous le ministère de
Portai (1818-1821), n'aboutirent qu'à préciser des vues qui furent
plus tard réalisées. On fit au Sénégal des essais de cultures tropi-
cales : coton, indigo, café; ils ne réussirent pas; le Sénégal passa
désormais pour impropre à la culture, et on n'y vit plus qu'une
colonie de commerce. Mollien lit commencer l'exploration du Fouta-
Djaloun (1819), René Caillé le traversa, atteignit le Niger et entra
à Tombouctou (1825-1828). On envoya on 1822 un convoi de
LA FRANCE
RE roc fin;
PARTIELLEMENT
SON DOMAINE
COLONIAL.
FAIBLE EXTENSION
DU DOMAINE
COLO:.!.:
Histoire de la législation des sucres, 1664-1891, par Boizard et Tardieu, Paris, i8gi, et surtout
Chr. Schefer, La France moderne et le problème colonial, tome I" r , Paris, 1906.
La plupart des chiffres concernant le commerce des sucres sont empruntés à l'enquête
de 1828, dont les résultats sont publiés dans : Ministère du Commerce et des Manufactures.
Commission formée pour l'examen de certaines questions de législation commerciale, :> vol., s. d.
in-', ; un volume esl consacré à l'enquête sur les sucres ; un autre à l'enquête sur les
l'ers.
Gaffarel, La politique coloniale en France de 1789 à 1830, Paris, îyoS, donne en note une
abondante bibliographie de I ai
■jl Si
Les Partis et la politique économique.
RESTAURATION
DE L'ANCIEN
REGIME
ADMINISTRATIF
DES COLONIES.
174 Européens pour fonder un établissement en Guyane, sur la
Mona ; ils se dispersèrent, périrent ou revinrent (1827), On occupa
Sainte-Marie de Madagascar en 1821, et une expédition faite en
octobre 1829 ouvrit les ports de File Tintinga et Tamatave à nos
navires; mais une famine empêcha de créer des établissements per-
manents. Le gouvernement ne chercha pas à compenser ses pertes
coloniales par des conquêtes dans le Pacifique où il y avait des ter-
ritoires vacants, et où la rivalité anglaise n'était pas encore à
redouter. Les découvertes des voyageurs Louis de Freycinet (1817-
1820), Duperré (1822-1825), Bougainville (1824-1829) n'agrandirent
que notre domaine scientifique. Dumont d'Urville lui-même décon-
seilla de donner suite à l'intention qu'on eut un instant de s'installer
en Nouvelle-Zélande. La conquête d'Alger et la résolution prise d'y
rester ne profitèrent qu'aux successeurs des Bourbons.
On se faisait en 1814 la même idée du gouvernement des colo-
nies que sous l'ancienne monarchie et sous Napoléon. L'article 73
de la Charte : « les colonies seront réglées par des lois et des règle-
ments particuliers », signifiait que ces territoires étaient exclus du
bénéfice de la Charte. Et, comme la distinction était difficile à faire
entre les cas où une loi était nécessaire et ceux où un règlement
suffisait, il arriva que, dans la pratique, on ne légiféra que sur les
questions commerciales qui, seules, intéressaient la métropole :
l'administration coloniale fut entièrement abandonnée aux bureaux
du ministère de la Marine. Ils restaurèrent tout simplement les
institutions dont ils avaient l'habitude. Avant 1789, c'étaient des
agents directs du Roi qui exerçaient le pouvoir : un gouverneur, chef
militaire et supérieur, et un intendant subordonné, chargé de l'admi-
nistration civile, judiciaire et financière, appliquant les ordonnances
du royaume et la coutume de Paris. La Révolution transforma les
colonies en départements français et abolit l'esclavage; mais Bona-
parte rétablit l'esclavage, l'ancien gouverneur sous le nom de capi-
taine général et l'intendant sous le nom de préfet; son unique
création originale fut une magistrature indépendante. Son œuvre,
un ancien régime perfectionné, interrompue par la guerre, fut
continuée après 1814. Les gouverneurs et les intendants furent
rétablis sous le nom de commissaires ordonnateurs. On se contenta
d'adjoindre au gouverneur un conseil composé de fonctionnaires.
La justice fut de nouveau confiée à une magistrature inamovible;
le système municipal français fut appliqué aux villes ; chaque colonie
eut un comité consultatif choisi par le roi sur une liste de notables
dressée par les hauts fonctionnaires, et pourvu du droit d'entrete-
nir un député à Paris (1816). Puis un remaniement eut lieu en 1825.
282 >
CHAPITRE PREMlbK
Le Système proJiibilif.
Une commission du ministère de la Marine rédigea pour l'île
Bourbon une ordonnance qui fut ensuite appliquée aux autres
colonies : le gouverneur fut assisté de deux conseils consultatifs, le
Conseil privé, qui l'aida dans le gouvernement, et le Conseil général
(douze membres nommés par le roi), chargé de donner son avis sur
la situation générale de la colonie; le ministre se réserva la nomi-
nation à tous les emplois importants. Le résultat fut de rattacher
plus étroitement les services coloniaux à la métropole. Le gouver-
nement colonial fut, politiquement, l'ancien régime; administrati-
vement, la centralisation napoléonienne développée.
L'ancien régime économique fut également restauré. En 1814,
comme sous Colbert, on pensait qu'une colonie est un établisse-
ment de culture ou de commerce fondé par l'État pour procurer à
la métropole les produits qu'autrement elle serait obligée d'acheter
à des étrangers. Les terres y sont mises en valeur par des esclaves
noirs sous la direction de propriétaires blancs. Les rapports com-
merciaux avec la métropole sont réglés par le pacte colonial, autre-
ment dit 1' « exclusif ». Le pavillon national a le monopole des
transports maritimes; la métropole achète seule les produits colo-
niaux; seule, elle fournit les colons des objets nécessaires à la vie.
Ils ne fabriquent rien chez eux; ils n'achètent ni ne vendent que
chez elle. On a vu pourtant des atténuations à 1' « exclusif » : un
arrêt du Conseil a autorisé en 1784 un certain commerce de denrées
alimentaires entre les colonies et l'étranger. Mais le principe est
resté intact, même sous la Révolution et sous l'Empire. La Restau-
ration lui rend toute sa vigueur, en l'adaptant aux circonstances
nouvelles, issues de la guerre impériale.
Le blocus continental, ayant rompu les relations de la France
avec ses colonies, les avait à peu près ruinées. Le sucre, leur prin-
cipal produit, n'arrivait plus en France; on l'y remplaça par du
sucre de betterave qui revenait à 12 francs le kilo. Mais la paix fit
entrer en France du sucre étranger à 3 francs. Alors les colons
réclamèrent les bénéfices du pacte colonial, c'est-à-dire un traite-
ment douanier capable de leur assurer, contre la betterave métropo-
litaine et contre la concurrence étrangère, le monopole de l'alimen-
tation française en sucre. De leur côté, les négociants des ports
demandèrent qu'on assurât au commerce français le monopole de
la vente des objets manufacturés et même des objets de consomma-
tion dans les colonies. Mais la demande des colons se heurtait aux
intérêts du Trésor, qui s'opposaient à tout abaissement du tarif sur
l'entrée des sucres, établi en hâte par l'ordonnance du 23 avril. On
se tira d'abord d'embarras (17 déc. l!Sli) en établissant un droit de
RESTAVn.iTIOS
DU PACTE
COLONIAL.
LE SUCRE
COLOMaL.
*83
Les Partis et la politique économique. livre m
40 francs le quintal sur le sucre brut des colonies, et de 60 à
65 francs sur les sucres étrangers, suivant que la nationalité du
navire importateur était française ou non; et Ton prohiba le sucre
raffiné. Mais la surtaxe des sucres étrangers n'assura pas un avan-
tage suffisant aux colonies; elles se plaignirent encore. La loi de
finances du 28 avril 1816 porta à 125 francs la taxe du sucre étranger,
de sorte qu'il disparut presque totalement du marché français. Sa
part fut réduite à 2 millions et demi de kilos sur 50 millions de
kilos consommés. Seul, le sucre de l'Inde, qui était anglais, resta
taxé à 60 francs : on voulait encourager la marine marchande à
pratiquer la grande navigation, et c'eût été la priver d'un important
objet du trafic d'Extrême-Orient que de supprimer le transport du
sucre de l'Inde. Les colons prétendirent encore que, malgré leur
privilège, la concurrence de l'Inde les obligeait à vendre à un prix
insuffisamment rémunérateur, la loi du 7 juin 1820 porta les droits
sur le sucre de l'Inde à 95 francs, et releva de 5 à 10 francs le droit
sur les autres sucres étrangers; celle du 27 juillet 1822 les porta à
100 et 135 francs. Les colonies cessèrent alors de se plaindre
« La législation a accompli sa tâche, dit l'exposé des motifs de
la loi de 1822, si son unique vue doit être de réserver aux sucres de
nos colonies la préférence, ou, plus exactement, le monopole du
marché de la France. » Mais elle peut plus encore, et doit par con-
séquent « ajouter à l'avantage déjà assuré à nos colonies d'approvi-
sionner exclusivement le marché de la métropole, celui d'en obtenir
un meilleur prix ». Ainsi, les planteurs devinrent les fournisseurs
privilégiés, même les seuls fournisseurs de la métropole. Le droit
qui continua de frapper leurs produits — car, en même temps que le
sucre, les épices, les bois de teinture, le quinquina, le cacao, le café
furent soumis à une législation analogue — fut destiné uniquement
à assurer une ressource au trésor; il fut purement fiscal; c'était
comme un droit d'octroi, d'un octroi national Réciproquement, le
marché colonial fut réservé aux importateurs français. Il y eut sans
doute quelques atténuations dans la pratique; on autorisa, en cas
d'urgence, l'importation aux Antilles de farines américaines. Une
ordonnance de 18:26 permit l'entrée d'autres denrées, viande, bois,
légumes, poissons secs; mais ce fut un simple retour à la tolérance
de 1784, et non un élargissement du système. Le principe subsista;
l'interdit fut maintenu sur les manufactures des colonies; le raffi-
nage du sucre y fut toujours prohibé; les industries qui essayèrent
de s'y installer furent fermées par l'autorité publique.
Ainsi fut restauré dans l'empire colonial français l'ancien
régime économique.
< 284 >
CHAPITRE PREMIER
Le Système prohibitif.
III. — LES RESULTATS^
PROTECTEURS ou simplement fiscaux, les droits perçus pour
satisfaire aux exigences protectionnistes des producteurs
métropolitains et coloniaux offraient un môme danger, qui était de
compromettre le progrès du commerce extérieur. On pensa le
sauver en l'encourageant, en le protégeant lui aussi, du moins dans
la mesure où les intérêts qui y étaient engagés se montrèrent,
par leur cohésion, capables de se défendre. Ainsi le commerce par
voie de terre, qui était disséminé, qui n'occupait pas, comme le
trafic maritime, une population groupée, fut rarement l'objet des
préoccupations des pouvoirs publics; ainsi encore, on ne s'arrêta pas
aux protestations des départements de l'Est contre la prohibition
des bestiaux : quand, en 1818, l'Alsace demanda qu'on restituât'aux
denrées coloniales importées de Hollande en Suisse la faculté de
traverser son territoire de Strasbourg à Saint-Louis, la Chambre
refusa, « pour ne pas sacrifier nos ports à ceux de la Hollande »; il
fallut, pour autoriser ce transit en 1819, que le gouvernement
démontrât, après enquête, que les marchandises écartées de la rive
française du Rhin prendraient la rive allemande ; encore la résis-
tance fut-elle très acharnée, et la majorité faible. D'ailleurs, la plu-
part des départements frontières montrèrent plus d'empressement à
élever les barrières qu'à les abaisser. Au contraire, les ports de
LE COMMERCE
EXTÉRIEUR
COMPROMIS
l'AR LE RÉGIME
DOUANIER.
1 Les chiffres cités de la statistique du Bureau de la Balance ne sont pas extraits des
tableaux fournis par ce bureau, que je n'ai pas réussi à retrouver, mais empruntés à un
ouvrage de polémique du comte de Vaublanc : Du commerce de la France, examen des états
de M. le directeur général des Douanes, Paris, 1824.
Les statistiques de la douane paraissent chaque année à partir de 1818 en fascicules
in-4°, sous ce titre : Douanes royales de France. Tableau des quantités et de la valeur approxi-
mative des marchandises étrangères importées en France pour la consommation pendant l'année...
et des produits du sol ou de l'industrie française exportés pendant ladite année. A partir de
i8a5, le titre est : Ta' leau général du commerce de la France avec les colonies et les puissances
étrangères.
Ce n'est qu'à partir de 1826 que ces statistiques distinguent entre le commerce général
et le commerce spécial, et ce n'est qu'à partir de 1829 qu'elles donnent les chiffres
talion ou d'importation non en bloc, mais par pays.
Le premier volume de la Statistique de la France publié en i835 sous ce titre : Documents
statistiques sur la France publiés par le ministère du Commerce, reproduit les chiffres
d'importations fournis par la douane à partir de i8u6 commerce spécial); de 1820. date où
commencent la plupart des statistiques de ce volume, jusqu'à 1K26, les chiffres qu'il donne
sont inférieurs à ceux de la douane. Il est probable que l'auteur a déduit des chiffres de la
douane les chiffres du commerce général que la douane ne sait pas encore distinguer du
commerce spécial. Mais l'auteur tu- nous dit pas où il a pu s'informer, ni comment il a
procédé.
Le chiffre des recette- de la douane, tant à l'importation qu'à l'exportation, se trouve
• •ment dans ces Documents statistiques. 11 diffère quelque peu des chiffres fournis par
les rapports sur l<- budget des recettes qu'on trouve dans la collection des Archives parle-
mentaires .
Voir aussi, du comte de Vaublanc : Du commerce de la France en tS!0 et ISSt, Paria, 1823-
< 285 >
Les Partis et la politique économique.
REPRESAILLES
DOUANIÈRES
DES PAYS
ETRANGERS.
mer, dont l'activité était presque uniquement commerciale, furent
pourvus de privilèges. Ils eurent le monopole de l'importation
des denrées coloniales. Toutes les lois de douanes stipulèrent un
léger abaissement de tarif pour les marchandises importées sur
navires français. Marseille fut l'objet d'avantages particuliers : la
franchise du port, création de Colbert, fut rétablie par la loi du
16 décembre 1814, pour contre-balancer les franchises analogues
rétablies à Gènes, Livourne et Trieste. Mais les Marseillais ne
virent pas d'avantages à la liberté du commerce avec l'étranger qui
leur valait d'être séparés par une barrière douanière du territoire
national. Le port franc fut aboli en 1817 et remplacé par d'autres
privilèges : la faculté de transit donnée à toutes les marchandises
non prohibées, un entrepôt où toutes les marchandises même
prohibées étaient admises, l'autorisation de réexporter les marchan-
dises étrangères sur des navires d'un tonnage inférieur au tonnage
exigé par les règlements, une prime à l'exportation des savons fabri-
qués à Marseille avec des matières étrangères.
Ainsi les commerçants des ports obtinrent des privilèges, de
même que les manufacturiers avaient obtenu des primes à la sortie.
Ce système de compensations maintint quelque temps l'équilibre
toujours instable des intérêts divergents. Mais un jour vint où,
après avoir obtenu tout ce qu'ils demandaient, les intéressés s'aper-
çurent que les résultats n'étaient pas ceux qu'ils avaient attendus.
Lors de la discussion de la loi de 1822, le directeur général des
Douanes, Saint-Cricq, déclara que la doctrine du gouvernement
était qu'il fallait « acheter aux autres le moins possible et leur
vendre le plus possible ». La naïveté anachronique de ce propos ne
fut pas relevée : les nations qui achètent sans rien vendre et qui
payent ne se rencontrent guère. On eut aussi l'illusion que les
voisins de la France accepteraient sans répliquer la quasi-inter-
diction dont elle frappait leurs marchandises. Or, les représailles
ne se firent pas attendre. A la surtaxe imposée aux produits importés
sous pavillon étranger, les États-Unis répondirent en frappant les
navires français d'un droit de 10 dollars par tonne (1820); le gou-
vernement français ayant riposté par une taxe de 90 francs, l'impor-
tation du coton se trouva entravée; il fallut négocier : un droit
uniforme de 20 francs fut perçu par les deux pays (1822). L'Angle-
terre obtint le même régime. La Suède, dont les fers étaient
écartés, établit un droit de 200 francs par barrique de vin; le
royaume des Pays-Bas, frappé dans son exportation de bestiaux, de
houblons et de produits fabriqués, prohiba nos tissus de laine, mit
un droit de 100 p. 100 sur nos faïences et nos poteries, et interdit
286
CHAPITRE PREMIER
Le Système prohibitif.
l'entrée par terre des vins français (1853). La Russie, les États alle-
mands limitrophes prirent des mesures analogues. L'Espagne
répondit aux droits sur les laines par des droits prohibitifs contre
les produits français manufacturés.
Il est difficile d'apprécier dans quelle mesure cette guerre
économique paralysa nos transactions avec l'étranger. Le chiffre
de nos échanges ne pourrait être évalué avec quelque précision que
si nous possédions des statistiques correctes d'entrée et de sortie
et des données sur la contrebande. Mais les unes et les autres
manquent, et l'histoire de la contrebande n'est pas faite; on peut
seulement présumer que le bénéfice qu'il y avait à échapper à la
douane était assez grand pour multiplier les fraudeurs. Un mémoire
des filateurs et manufacturiers de Lille (24 février 1820) estime que
« sur 100000 pièces de nankin, il n'en est pas 2 000 qui acquittent
les droits ». Ils exagèrent probablement, comme il est d'usage dans les
plaintes de ce genre; mais le souci croissant de la répression, les
mesures draconiennes prises pour lutter contre la fraude attestent
assez son organisation et ses succès. Les contrebandiers en groupes
furent justiciables des Cours prévôtales; la recherche de certains
produits prohibés, cotons filés, tissus de coton et de laine, fut
autorisée dans tout le royaume et non pas seulement dans la zone
douanière, c'était donner aux agents des douanes le droit de visite
domiciliaire, de perquisition et de saisie, c'était mettre les com-
merçants et confectionneurs dans l'obligation de justifier à tout
instant l'origine nationale de leurs marchandises. Et pourtant, la
fraude semble, dans certains cas, un correctif si légitime à la prohi-
bition que le gouvernement lui-même lui accorde parfois, sinon sa
protection, au moins son indulgence. Le cas le plus significatif est
celui des filés de coton étrangers. Ils sont interdits ; mais les
manufactures françaises ne peuvent guère produire de fils d'une
finesse supérieure au numéro 60, et ces fils plus fins sont indispen-
sables à la fabrication des percales, des mousselines et des tulles.
Il y a donc des industries qui ne peuvent vivre que de produits
prohibés; elles sont nombreuses: des villes entières, comme Tarare,
ne travaillent guère que grâce à la contrebande. Il faut donc que la
rigueur de la loi de 1816 ait fléchi pour elles. En effet, tandis qu'ils
peuvent rechercher par tout le territoire les produits prohibés, les
douaniers s'arrêtent spontanément à la porte des fabricants de
mousseline. Les filés étrangers ne courent ainsi le risque de la saisie
que depuis la frontière jusqu'à l'usine. Ce risque étant variable,
selon la distance à parcourir, selon les difficultés de la route, et
selon l'efficacité également variable de la surveillance, la prime
LA FIS AUDE
ORGANISÉE / V
PARTIELLEMENT
TOLÉRÉE.
287
Les Partis et la politique économique.
EXTÉRIEUR.
aux entrepreneurs de contrebande est tantôt de 20, tantôt de 40 et
de 50 p. 100- Tous les cotonniers savent le cours des primes
d'importation des filés de coton prohibés. Voilà, pour n'en pas citer
d'autres, un élément important du commerce extérieur qui échappe
officiellement à tout contrôle. Mais que dire et que penser de ceux
qui figurent aux statistiques officielles?
les statistiques Q es statistiques sont de plusieurs sortes : les unes émanent
DU COMMERCE j • • *jl 1 m tx ■ J* A 1 D 1 1
d un bureau du ministère de 1 Intérieur, dit de la Balance du com-
merce; les autres (publiées à partir de 1818) de l'administration des
Douanes. Leur désaccord est constant. Si la douane accuse pour
1820 un excédent total d'exportations de 92 millions, le bureau de la
Balance le réduit à 13; l'écart, pour 1821, est encore de 29 millions.
Le bénéfice en exportations de soieries (déduction faite des impor-
tations et des matières premières) est évalué en 1824 par la Douane
à 88 millions, par la Balance à 44. Les causes de cette divergence
échappent. Est-ce pour les deux services une manière de justifier
leur existence concurrente? On ne sait rien en tout cas des procédés
qu'emploie le bureau de la Balance pour établir ses chiffres; et ce
qu'on aperçoit des procédés de la Douane suffit à détruire toute la
confiance qu'on serait tenté de leur accorder.
Sa méthode est, en effet, singulière. La Douane ignore le prix
des marchandises qu'elle vérifie, et ne cherche pas à le savoir
Comme, pourtant, elle veut leur en attribuer un, ce ne peut être
qu'une valeur théorique, algébrique en quelque sorte, qui, sans
renseigner sur la valeur réelle, permettra de fonder, d'une année à
l'autre, des comparaisons utiles. La douane procède ainsi en Angle-
terre : les importations y sont évaluées d'après un tarif des valeurs qui
remonte à 1696; ses chiffres sont évidemment très éloignés des prix
réels de 1815 ou de 1820; mais la différence est fixe entre les prix
réels et les chiffres de la douane anglaise. La Douane française, elle,
n'a pas de tarif des valeurs; et elle prétend, malgré son ignorance,
donner la valeur vraie des objets. Pour les objets importés, elle la
calcule d'après le prix qu'elle dit être payé dans le lieu d'achat; elle
ne tient compte ni du bénéfice du vendeur, ni des frais de transport,
ni du bénéfice de l'acheteur qui revendra à son tour, de sorte qu'on
n'a pas la moindre idée du prix réel payé par le client français : par
exemple, si l'indigo, qui vaut 9 francs au lieu d'origine, et 15 francs
à Marseille, est coté 9 francs par la Douane, il est clair que la valeur
des importations se trouvera, sur cet article, réduite de 40 p. 100.
A l'exportation, la Douane pourrait demander une déclaration; elle
préfère s'efforcer d'établir un prix réel moyen; ce prix, assez facile
à établir pour des produits naturels dont les cours sont connus et
LES CHIFFRES
FOURNIS
PAR LA DOUANE.
l88
ch.umtrk premier Le Système prohibitif.
les qualités peu variées, ne Test plus quand il s'agit d'objets manu-
facturés, dont les formes, les qualités sont infiniment nombreuses.
L< - calculs de la Douane pour établir le prix moyen d'un kilo de
porcelaine ou d'un kilo d'armes de chasse sont aussi inutiles
qu'extravagants. Et ces chiffres ont encore une autre infirmité, plus
surprenante. Ils ne font pas la distinction, si nécessaire cependant,
entre le commerce général et le commerce spécial. C'est en 1826
seulement, qu'à la suite de protestations, la Douane se résigne à
séparer les marchandises françaises vendues ou achetées à l'étranger
de celles qui ne font que traverser le territoire.
Tant de fantaisies et de négligences seraient inexplicables — et la statistique
il eût suffi de les signaler sans les décrire — si elles ne donnaient à et la politique.
craindre quelles n'aient servi à dissimuler quelque mauvaise foi.
La statistique douanière est mise au service de la politique, on
attend d'elle qu'elle fasse ressortir des excédents d'exportation. C'est
le directeur général des Douanes qui défend à la tribune le système
protecteur; c'est sur ses chiffres qu'on discute; c'est sur sa parole
que l'on vote. Il est le seul qui puisse affirmer que, grâce au système,
la France s'enrichit; car on ne demande qu'une preuve de la richesse
du pays, la preuve décisive, irrésistible : la balance du commerce
est-elle en sa faveur? Or, elle l'est toujours; donc, la Restauration
est un bon gouvernement. En 1815, l'excédent d'exportations est
de 200 millions, en 1817 de 55, en 1818 de 92, en 1819 de 107,
en 1820 de 91. En 1821, il n'est plus que de 10 millions . la balance
du commerce deviendrait-elle hostile au système en 1821? Sans
doute. C'est l'année où propriétaires et industriels réclament un
relèvement de tarifs, il faut leur fournir un argument : la statistique
de 1822 est encore plus mauvaise; elle accuse un excédent de 41 mil-
lions d'importations. Mais le tarif réparateur est voté; sous son
influence bienfaisante, en 1823, les exportations se relèvent brusque-
ment et dépassent de 29 millions les importations. En 1824, nou-
velles réclamations protectionnistes: la Douane accuse aussitôt une
perte de 14 millions. Ainsi la statistique opportune serties intérêts
du travail national.
.Mais quelques mal intentionnés protestent, etaccusentla Douane le tarif
de prêter aux choses des valeurs arbitraires auxquelles on ne peut
se lier. On leur donne satisfaction, en établissant en 182G un tarif
fixe des valeurs. La réforme n'aboutit qu'à faire mieux ressortir
l'excellence du système. Le commerce de 1825, évalué par l'ancien
procédé, donnait 475 millions à l'importation et 479 à l'exportation;
avec le nouveau, c'est pour 406 millions qu'on achète à l'étranger et
pour 543 millions qu'on lui vend. Et pourtant, dans la nouvelle éva-
< 289 >
Lavisse, H. Couterap., IV. l'J
DES VALEURS
DE 18S6.
Les Partis et la politique économique. livre m
luation, la somme totale des achats et des ventes est inférieure à la
première de 5 millions Ainsi, avec un moindre mouvement
d'échanges, la France a réalisé un bénéfice 34 fois plus grand. Dès
lors, la prospérité ne se dément plus. En 1826, la France vend pour
461 millions contre 436, en 1827, 506 contre 414, en 1828,
511 contre 453; en 1829, 504 contre 483. Le rapporteur du budget
des recettes, Humann, signale avec satisfaction (30 mai 1829) la
prospérité d'un pays qui a vu passer, de 1815 à 1828, ses achats
de 198 millions à 453 et ses ventes de 397 à 511.
le commerce On partagerait volontiers l'optimisme de la Douane, si elle ne
^probablement f° urn i ssait P as elle-même, mais ailleurs que dans ses statistiques,
diminué les chiffres propres à la mettre en défaut. Si les importations et les
4 a i83o. exportations sont en hausse constante, ses recettes doivent suivre
la même progression, et même, le tarif des droits à l'importation
ayant été prodigieusement accru, une progression bien plus rapide.
Or, les recettes varient peu : la Douane encaisse 70 millions en 1820,
69 en 1821, 78 en 1822, 70 en 1823; sa recette la plus élevée est de
104 millions en 1828. C'est une trentaine de millions de plus-value.
Sur ce chiffre, une vingtaine est due à la seule augmentation de
l'entrée des sucres coloniaux, dont la production a passé de
40 000 tonnes (1820) à 71 000 (1828), et qui figurent pour 45 millions
dans la recette totale de 1828; le reste peut, sans inconvénient, être
attribué à l'énorme augmentation du tarif. De même, la taxe de
navigation reste stationnaire malgré l'accroissement de son taux :
elle est de 2 844 000 francs en 1816 et de 2 972 000 en 1829. — Les
recettes de l'exportation sont plus inquiétantes encore. La douane
ne perçoit à la sortie que des droits de balance; mais ils donnent
un élément d'appréciation. Or, de 1821 à 1829, ils décroissent con-
stamment : de 2 671 202 francs, ils tombent à 1394 613 francs.
Ajoutez que le cours des changes sur l'étranger indique que, dans
les liquidations internationales, la France doit payer une différence.
On peut donc croire, sans grand risque d'erreur, malgré les statis-
tiques officielles, que, de 1814 à 1829, l'importation en France reste
à peu près stationnaire et que l'exportation diminue.
mécontentement Aurait-on, d'ailleurs, quelque répugnance à tenir pour négli-
geables les chiffres optimistes de la statistique, que la déception et la
plainte de tous ceux dont le régime est chargé de faire le bonheur
suffirait à dissiper tout scrupule. Une crise survenue en 1826 pro-
voque contre le système la colère des industriels, des commerçants,
des agriculteurs et des simples consommateurs, c'est-à-dire de ses
bénéficiaires comme de ses victimes. Sans doute, ils ne sont aucu-
nement d'accord sur la réforme à accomplir, chacun désirant.
GENERAL.
chapitre premier Le Système prohibitif.
comme vendeur le monopole, et comme acheteur la liberté. Mais
leurs prétentions contradictoires fournissent au libre-échangisme,
qui n'est encore qu'une théorie, assez de recrues pour le constituer
en un parti.
u
IV. — FORMATION D'UN PARTI LIBRE-ÉCHANGISTE »
N arrêt brusque des affaires se produisit en 1826 à la suite la crise
. n . , . . ... .. COMMERCIALE
d une crise du commerce anglais, ba prospérité croissait DB tm
depuis 1822; l'argent affluait en Angleterre au point que le gouver-
nement put convertir le o p. 100 en \ et demi, le 4 en 3 et demi,
et que le 3 p. 100 monta jusqu'au cours invraisemblable de 96 francs.
270 compagnies se fondèrent, représentant un capital de près de
3 milliards. Des affaires considérables furent nouées avec les répu-
bliques nouvelles d'Amérique, que le gouvernement anglais avait
été le premier à reconnaître. Mais le chiffre des négociations fut
bientôt supérieur aux disponibilités réelles de capitaux. Le change
devint défavorable; l'or anglais sortit; la réserve de la Banque
diminua. Ce fut une panique : les banques privées, incapables de
satisfaire à leurs engagements à vue, sombrèrent, entraînant dans
i. Sur la crise de 1826 en Angleterre, voir E. de Laveleye, Le marché monétaire et ses
crises depuis 50 ans. Paris, i865; Clément Juglar, Des crises commerciales el de leur retour
périodique en France, en Angleterre et aux Etats-Unis, Paris, 1890.
Les documents relatifs au mouvement de protestation contre le régime économique sont
réunis dans les deux volumes d'enquête sur les sucres et les fers, publiés en 1828 par le
ministère du Commerce (déjà cités); ils sont suivis du rapport de Pasquier sur les fers et
de d'Argoùt sur les sucres; voir aussi le Rapport de la commission libre nommée par les
manufacturiers el négociants de Paris sur l'enquête relative à l'état actuel de l'industrie du
colon en France, Paris, 1829.
Ces grandes enquêtes ont provoqué d'abondants commentaires; je cite seulement les
plus intéressants : J.-J. Baude, De l'enquête sur les fers el des conditions du bon marché
permanent des fers en France, Paris, 1829; — Anisson-Dupéron, Examen de l'enquête sur les
sucres, précédé de l'examen de l'enquête sur les fers, Paris, 1029, et De l'affranchissement du
commerce et de l'industrie, Paris, 1829; — Singer, ex-négociaul-manufacturier, Situation de
l'industrie colonnière en France en 1828, Paris, 1829, — de Vaublanc, Du commerce mari-
time considéré sous le rapport de la liberté entière <lu commerce el sous le rapport des colonies,
Paris, 1828; — I).-L. Bodet, Questions commerciales, Paris. 1828 (voir aussi, du même, Du
commerce extérieur el de la question d'un entrepôt à Paris, Paris, 1825); — Dugas-Montbel,
délégué de la Chambre de commerce de Lyon, Observations adressées à la commission
d'enquête commerciale. Lyon, 1829.
Les Vœux des industries slé/ihanoises (de 1804 à i833) ont été publiés par L. Gras (Revue
forézienne, 1900).
La plupart de ces brochures et d'autres encore attaquent vivement le système prohibitif;
aucune ne le défend intégralement. Les attaques théoriques sont résumées dans Dupin,
Le petit producteur français, Paris, 1827 et suiv , 7 vol., et dans les Discours prononcés dans
la séance du Conseil de perfectionnement à l'école spéciale de commerce, un fascicule par an
depuis 1825 jusqu'à 1828 (l'école a été fondée en 1820). Ces discours sont de Dupin,
d'Adolphe Blanqui, de Laflitte, etc.... Ils contiennent aussi des renseignements utiles sur
des faits de l'activité économique intérieure
Consulter A. Liesse, Un professeur d'économie politique sous la Restauration J-B. Say au
Conservatoire des Arts el Métiers (Journal des économistes, iyoi, XLV1).
< '2<JI )
Les Partis et la politique économique
PROTESTATIONS
CONTRE
LE RÉGIME
DOUANIER.
leur chute la faillite de 7 000 maisons. Ce désastre, en restreignant
subitement le pouvoir d'achat du marché anglais, frappa tous les
marchés du continent; la France, dont l'Angleterre était le meilleur
client, fut le plus fortement touchée. « Les affaires ne vont plus »,
dit-on de toutes parts : les producteurs de toute catégorie se plai-
gnent de ne plus vendre; il y a surproduction, disent-ils, et manque
de débouchés. Ils sont, en réalité, victimes d'un accident momen-
tané, qui, en ruinant certaines entreprises, provoque, avec le dis-
crédit d'une foule d'autres, une diminution générale de la confiance
et de la dépense, une baisse de la richesse publique. Mais cet acci-
dent, qui n'est pas une conséquence directe du régime économique,
est le point de départ d'une critique approfondie de ce régime par
ceux-là mêmes qui l'ont réclamé et prôné comme le « vœu national ».
Le mouvement de protestation commence par une pétition des
viticulteurs de la Gironde, suivis de ceux de la Lorraine, de
l'Alsace, de la Bourgogne, de la Touraine, du Languedoc, du Rous-
sillon. Ils n'exportent plus assez, et ils en accusent les droits sur
les fers, qui ont provoqué les représailles douanières des pays
acheteurs de nos vins. Les vins français paient en Angleterre plus
que tous les autres vins du monde, près de 2 francs par litre; en
Suède et en Russie, le tarif appliqué aux vins français serait
abaissé, si ces pays trouvaient dans leurs fers un objet d'échange.
Après les producteurs de vin, voici les consommateurs de fer,
qui protestent contre le tribut prélevé sur toutes les industries par les
hauts fourneaux et par les feux d'affinerie. C'est 50 millions par an
que l'industrie française paye aux maîtres de forges, le fer français
revenant, prix moyen, à 48 francs, quand le fer anglais, rendu aux
ports français, vaut 22 francs. La fonte se paie 13 francs en Angle-
terre et 32 francs à Paris; de sorte qu'une machine à vapeur de
30 chevaux coûte 45 à 50 000 francs en France, 30 à 32 000 francs en
Angleterre. Tout le monde en souffre, depuis le gros usinier jus-
qu'au paysan qui achète une faux ou une charrue.
Les maîtres de forges ripostent qu'ils souffrent, eux aussi.
L'appât des gros bénéfices assurés par les droits protecteurs a attiré
vers l'industrie du fer des capitaux considérables — 30 millions
depuis 1820 — qu'il faut rémunérer; les profits sont réduits par la
concurrence qui les égalise. Quand les consommateurs de fer
parlent d'un sacrifice de 50 millions, il ne tiennent pas compte de la
plus-value du bois et de la houille. Elle est de 15 750 000 francs sur
le bois, de 28 750 000 francs sur la houille depuis la loi de 1822.
Même à Saint-Étienne, où le minerai se traite entièrement à la
houille, la dépense de combustible est de 130 francs pour une tonne
292
cn.viMTnr: premikr
Le Système prohibitif.
LE PACTS
COLONIAL
de fonte, tandis qu'elle n'est que de 65 francs en Angleterre. En
réalité, la protection a assuré uniquement le profit des propriétaires
de mines et de forêts.
Le pacte colonial est attaqué à son tour, et par ceux-là mêmes, attaques contre
colons ou métropolitains, pour qui il est fait. La législation des
sucres n'a pas prévu qu'à l'abri des hauts prix de vente assurés par
le tarif, l'industrie betteravière renaîtrait. Oespel-Dellisle, à Arras,
l'a sauvée de la ruine de 1814. Son usine, probablement unique en
France à cette date, sert à d'autres de modèle et d'exemple, En 1827,
101 fabriques de sucre français donnent une production de 5 millions
de kilos. Les raffineurs ayant obtenu — comme les drapiers —
une prime de sortie de 90 francs par quintal, il arrive que les fabri-
cants de sucre de betterave, qui n'ont pas payé de droit à l'entrée,
exportent toute leur fabrication et touchent la prime. Voilà une loi
faite dans l'intérêt des planteurs et des raffineurs, et qui favorise
leurs concurrents. Les raffineurs, qui ne peuvent réexporter que
lorsque le cours est inférieur à 73 francs, partent alors en guerre
contre le monopole des colonies; si le sucre brut étranger payait le
même droit que le colonial, les cours baisseraient, et leurs affaires
seraient meilleures. En 1828, 71 600000 kilos de sucres coloniaux
sont entrés au prix de 76226 800 francs; la même quantité au
prix du sucre étranger aurait coûté 54 810 800 francs; l'économie
eût été de 21416 000 francs. Et le consommateur s'en fût bien
trouvé. Depuis la surtaxe de 1822, les Antilles ont renoncé à toutes
les autres cultures, café, coton, indigo, cacao; on a planté la canne
à sucre dans toutes les terres disponibles, si médiocres fussent-elles,
de sorte que la Guadeloupe, qui produisait 16 millions de kilos
en 1817, en donne 34 en 1826 Mais le sucre des Antilles est mau-
vais, inférieur à celui de l'Inde, de Porto-Rico, et la consommation
française reste la plus faible de l'Europe, 4 livres par tête, au lieu
de 14 en Angleterre, 22 aux Pays-Bas.
Les commerçants des ports se déclarent encore plus durement
lésés. Bordeaux, Nantes, le Havre, Marseille végètent. Le mouve-
ment total du tonnage, non compris pèche et cabotage, oscille
entre 710 000 et 785000 tonnes (1824-1827); le nombre des navires
français qui fréquentent ces ports, malgré les surtaxes de pavillon,
n'atteint pas la moitié du nombre total des navires (3 450 sur 8 000) t
Pourquoi cette stagnation en regard de l'accroissement énorme des
ports anglais? C'est encore le régime colonial qui a tort. Si l'on
achetait du sucre à l'Amérique, à l'Inde, on aurait un fret de retour;
mais l'obligation de revenir sur lest ruine la navigation marchande.
Pourtant des négociants bordelais ont essayé d'étendre leurs affaires
PLA1STES
DES ARMATEURS.
io3
Les Partis et la politique économique. livre m
en Extrême-Orient, en Indo-Chine, en Chine, au Japon; on leur a
même accordé une réduction de 50 p. 100 sur les droits de douanes
pour les produits, sauf les tissus, les cafés et les sucres, qu'ils en
rapporteraient. Mais la France n'a dans ces pays ni établissement
permanent, ni représentants. Ce que voudraient les armateurs,
c'est commercer avec la Nouvelle Amérique, avec ces républiques
émancipées du joug de l'Espagne, dont les habitants ont besoin de
tout, et où les Anglais font de si grandes affaires. Si le gouverne-
ment s'obstine à ne pas les reconnaître, et conserve au roi d'Espagne
une protection qui coûte déjà si cher, que du moins il permette
à la France, en abaissant les tarifs sur les produits de ces pays, d'y
vendre les siens. Sans doute, mais les produits du Brésil sont
analogues à ceux de nos Antilles ; ce serait porter atteinte au pacte
colonial. Qu'importe! car il n'est pas démontré que les Antilles
eussent à en souffrir. « Les Antilles ne sont plus, disait déjà le
général Foy dans la discussion de 1822, ni les jardins, ni les fiefs
de l'Europe. C'est une illusion de notre jeunesse à laquelle il faut
renoncer, La nature les a placées sur les rivages de l'Amérique;
avec l'Amérique est leur avenir ». En voulant protéger en même
temps les commerçants métropolitains et les colons, le gouverne-
ment s'entête dans une tâche impossible. Et le gouvernement le
sait bien : il n'y a pas réciprocité vraie dans le pacte colonial,
1' « exclusif » est au seul profit des colons; les sacrifices qu'on leur
a consentis pour leur assurer le monopole du marché français ne
correspondent à aucun bénéfice appréciable pour l'industrie
française. Nos colonies ne nous demandent que les produits qu'elles
ne trouvent pas ailleurs; la fraude d'importation y est énorme, et
la douane se déclare impuissante à la combattre. Il arrive que les
planteurs des Antilles achètent du sucre à leurs voisins de la
Jamaïque et de Cuba pour l'envoyer en France !
Ces plaintes confuses, où se mêlent tant d'intérêts contraires,
où la politique même a sa place, ne trouvent pas tout d'abord une
expression claire. Certains disent depuis longtemps l'absurdité d'un
régime qui ne contente personne. Laisné de Villevêque, raffineur
d'Orléans et colonial avisé, déclare en 1821, à propos du budget des
colonies, «. que l'ancien système des métropoles pour régir leurs
colonies, que l'ancien système colonial enfin, ne peuvent plus doré-
navant subsister avec leur désordre et leurs abus, dans leur
inflexible immobilité ». Alexandre de Laborde, dans la discussion
de la loi douanière de 1822, a précisé la critique :
« Dans le système actuel, ce ne sont point les colonies qui appartiennent à
la métropole, c'est la méto-opole qui paraît être dans la dépendance des
< 294 >
Cil AIMTUK l'KKMlEU
Le Système prohibitif.
colonies; ce ne sont point 20 000 habitants qui s'approvisionnent chez la puis-
sance qui les protège, c'est celte puissance qui renonce à L'avantage <!<• lous
les autres marchés pour ne consommer que les produits de ces 20 000 habitants,
et les payer un tiers en sus de ce qu'ils lui coûteraient ailleurs. »
De tels propos mettent en question, non seulement le pacte
colonial, mais encore tout le système prohibitif. Personne, cepen-
dant, dans le tumulte des récriminations, n'exprime encore la
critique décisive de cette méthode d'économie politique. On n'ose
pas encore affirmer que la prétention qu'ont les pouvoirs publics
d'évaluer le « prix rémunérateur », le « profit raisonnable » auquel
peut légitimement prétendre un industriel, un producteur, a abouti
à un échec : on n'aperçoit que le conflit des intérêts irrités. Si les
cotonniers s'élèvent contre les métallurgistes, ils ne souffrent pas
qu'on parle de supprimer la prohibition des filés et des tissus, contre
laquelle protestent les tullistes; si les drapiers en laine réclament le
droit d'acheter des laines fines de toute provenance, les proprié-
taires de troupeaux protestent contre toute diminution du droit de
33 p. 100. Si les viticulteurs prônent la liberté du commerce, les
agriculteurs veulent vendre leurs céréales sans concurrents. La
Chambre de commerce de Lyon dresse un réquisitoire contre les
droits sur les cocons et les soies grèges, et se plaint que les
fabricants soient à la merci des variations énormes des prix imposés
par les sériciculteurs français; elle reproche au régime d'avoir
développé en Angleterre une production de soieries qui occupe
20 000 métiers, qui lui fait concurrence pour l'achat des soies
grèges d'Italie et d'Orient; mais elle ne consent pas à renoncer pour
son compte aux bénéfices de la prohibition des étoffes étrangères.
Ainsi les contradictions, les antagonismes réapparaissent. Un instant
coalisés pour le partage du butin à prélever sur le consommateur, les
intérêts se retrouvent, après leur victoire, divisés, hostiles et déçus.
ÉBRANIEMF.ST
GENERAL
DU SYSTÈME
ÉCONOMIQUE,
Le gouvernement s'émut. Un ministère spécial « du Commerce et
des Manufactures » fut créé en 1828. On y vit l'annonce d'une
grande réforme. Une commission d'enquête fut chargée de réviser
la législation commerciale. Elle interrogea les représentants des
intérêts hostiles, maîtres de forges, commerçants des ports, méca-
niciens, quincailliers, viticulteurs, sucriers des colonies, bettera-
viers, raffineurs. Cependant, les industriels du coton organisaient
de leur côté une enquête analogue. Des particuliers qualifiés inter-
vinrent dans le débat. Les Chambres de commerce rédigèrent des
mémoires. Et tout ce travail aboutit à constater qu'il était dange-
reux de toucher au système. Deux rapporteurs, Pasquier el
L'ENQUÊTE
DE ISS».
■1<J>
Les Partis et la politique économique. livre m
d'Argoût, résumèrent l'enquête : « Vivant de fait sous le régime de
la protection du travail, il est superflu d'en discuter le principe »,
déclara Pasquier. Gomment la commission aurait-elle proposé une
mesure qui n'eût été l'expression d'aucun vœu? « Elle a donc été
d'avis, à l'unanimité, que le système ne devait pas être abandonné »,
déclara d'Argoût : il s'est créé, « à l'abri de la.,, protection, de
nouveaux intérêts, et par conséquent de nouveaux droits »; l'ébran-
lement du régime peut détruire des industries qu'il a suscitées. Sans
doute, « il pourrait suffire à l'intérêt général qu'à côté de l'industrie
qui tomberait, il s'en élevât une également profitable; mais, envers
l'entrepreneur, cette compensation n'est pas admissible; le seul fait
de l'existence de son établissement lui constitue un droit ». La
commission proposa cependant, pour dissimuler sa faillite, quelques
réductions sur l'entrée des sucres, des soies, de la fonte et des fers.
Le gouvernement, plus timide encore, déposa un projet (21 mai 1829)
qui réduisait seulement le droit sur les fers. Il ne fut pas discuté. On
ne pouvait évidemment toucher au régime prohibitif, tant que le
pouvoir politique était aux mains des grands industriels et des
grands propriétaires.
Pourtant, ils n'étaient plus d'accord, et c'était un résultat. La
coalition qu'ils avaient nouée survivait péniblement à leurs antago-
nismes, et surtout au malaise que tous éprouvaient. A la faveur de
la lutte qui divisait les bénéficiaires du système, l'opinion publique
s'était émue. Les résultats matériels du système apparaissaient
déplorables, et la foi dans son principe fut ébranlée par l'atteinte
qu'il reçut en Angleterre dans le même temps.
mouvement Les Anglais, en effet, qui avaient inventé la prohibition des
bn%gÏeterre E céréales (1815) pour assurer aux propriétaires fonciers le monopole
du marché et la prépondérance politique, commençaient alors à
en redouter les inconvénients. Le bill présenté par Ganning pour
substituer l'échelle mobile à la prohibition, voté par la Chambre
des communes (1827), n'échoua que contre une faible majorité
à la Chambre des lords. Mais la réforme du régime douanier,
proposée par Huskisson, avait eu un plein succès : depuis 1823,
les Anglais consentaient l'égalité du traitement aux pays qui
acceptaient pour leurs navires le tarif appliqué par eux-mêmes aux
navires étrangers; elle avait signé des traités de commerce avec la
Prusse, la Suède, le Danemark, les Villes hanséatiques; l'exporta-
tion des laines anglaises fut autorisée en 1824; la loi qui défendait
aux ouvriers de quitter l'Angleterre fut abolie; les soieries étran-
gères furent admises moyennant un droit de 30 p. 100. Huskisson
proposa en 1825 d'abolir toutes les prohibitions, et d'y substituer
< 296 >
chapitre prbmieb Le Système prohibitif.
âe> droits qui ne dépasseraient jamais ce taux. La Chambre des
communes approuva les vues qu'il résumait ainsi : « Les prohibi-
tions ne sont qu'une prime à la médiocrité... elles condamnent la
société à souffrir, pour le prix comme pour la qualité, tous les
inconvénients du monopole, sauf le remède déplorable qu'apporte
l'odieuse industrie du contrebandier. »
Cet exemple toucha l'opinion française au moment même où
éclatait l'échec de toutes les espérances politiques et sociales qu'on
avait fondées sur la prohibition. La « féodalité agricole » ne se
reconstituait pas; les tentatives de la droite pour lui créer un droit
civil privilégié restaient vaines. Le système prohibitif, qui était le
soutien de cette politique, en partagea le discrédit. Les élections de
1827, qui renversèrent Villèle, les compromirent tous deux. L'adresse
de la Chambre nouvelle attaqua aussi vivement l'un que l'autre.
Elle tint, sans scandale, des propos libre-échangistes : « Le premier
besoin du commerce et de l'industrie est la liberté. Tout ce qui
gùnc ^ans nécessité la facilité de nos relations porte au commerce
un préjudice dont le contre-coup se fait sentir aux intérêts les plus
éloignés. »
Cette grande agitation sans résultats pratiques avait du moins formation
créé un mouvement d'idées. Un parti libre-échangiste se forma, ubre-èchangiste
qui railla les erreurs protectionnistes. Un économiste, professeur français.
au Conservatoire des Arts et Métiers, Charles Dupin, lut à l'École
spéciale de Commerce, en séance solennelle, le 13 juillet 1827, un
discours qui fut un manifeste :
« Les hommes qui font profession de donner au commerce des théories...
ont cohcIu do leur observation que le commerce doit tendre vers un nouveau
but... acheter le moins et vendre le plus possible. Si celte idée avait pu lout à
eoup prendre racine dans toutes les cupidités des peuples et des gouvern •-
ments, on aurait vu les diverses nations du globe léclarer solennellement
qu'elles étaienl décidées à vendre toujours sans jamais acheter.... Aussitôt que
la balance du commerce eut été définie et proclamée chose prospère aux États,
les administrateurs demandèrent à leurs calculateurs commerciaux des calculs
rigoureux qui fissent connaître au juste cette balance, lis furent servis à
souhait, et chacun d'eux parvint à cet admirable résultat que la totalité des
- surpassi it de beaucoup la totalité des achats. Ainsi, l'or et l'argent qui
payaient toutes ces balances fa.'orables, affluaient partout sans venir de nulle
part. C'étail le beau idéal de la création des richesses. »
D'autres relevèrent avec ironie la prétention que le gouverne-
ment avait affichée en 1822 d' « encourager par des prohibitions
toutes les exportations de notre sol ». « C'est, écrivait en 1S2 W le
directeur de l'Imprimerie royale. Anisson-Duperron, encourager les
< 297 '
Les Partis et la politique économique. livre m
exportations de nos produits par l'exclusion de ceux qu'on nous
offre en échange. »
La Douane déconcertée n'osa plus prendre la responsabilité de
ses chiffres éloquents. L'excédent d'exportations dont elle faisait si
grand état, elle-même le traita, dans 1' « Avertissement » de la
Statistique pour l'année 1827, avec un grand dédain; elle prévint le
public de n'accepter ses chiffres que pour ce qu'ils valaient. La
Douane n'a plus la prétention de présenter une balance vraie du
commerce; si elle a fait ressortir presque toujours un excédent
d'exportations. « cet excédent, dit-elle, lorsqu'il existe, ne peut
s'apprécier qu'avec la connaissance des conditions auxquelles on a
vendu et acheté; et cette connaissance, l'état des douanes ne peut
pas la donner ».
Enfin, quelques vues pratiques se produisirent, qui rallièrent
tout le monde. Si l'on ne pouvait rien changer aux relations
extérieures, on pouvait du moins tenter d'améliorer les conditions
de l'échange et de la production à l'intérieur. Protectionnistes et
libre-échangistes réclamèrent des routes, des canaux, des « chemins
à rainures », des entrepôts à l'intérieur, qui rapprocheraient les
matières premières des fabricants, un régime plus large de l'asso-
ciation commerciale et financière, un enseignement primaire et un
enseignement technique qui fissent des ouvriers meilleurs à la terre
et à l'industrie.
298 >
CHAPITRE II
LA PRODUCTION ET L'ÉCHANGE A L'IN-
TÉRIEUR
I. LA PUOnUCTION. — II. l'échange.
/. — LA PRODUCTION^
ON ne peut pas évaluer avec précision la production, ni les les statistiques
échanges intérieurs de la France agricole et manufacturière.
Les statistiques, même suspectes, manquent. Le Consulat avait
demandé aux préfets de Tan X des rapports sur l'état économique
i. Il faut négliger les tableaux statistiques concernant la production agricole et indus-
trielle, postérieurement publiés (à partir de i83g) dans la Slalistique de la France; l'auteur
n'indique jamais ses sources ni ses procédés de calcul. — Le livre de Ch. Dupin, professeur
des cours de géométrie et de mécanique au Conservatoire des Arts et Métiers, membre du
Comité consultatif des Arts et Manufactures, intitulé : Situation progressive des forces de la
fiance depuis 1814 (Paris, 1827), donne le bilan très détaillé de la production agricole et
industrielle pour les 32 départements situés au nord d'une ligne qui irait de Cherbourg à
Genève, et des chiffres d'ensemble pour les 54 autres. L'auteur, dont la virtuosité arithmé-
tique est inquiétante, prétend avoir utilisé des connaissances directement acquises, le«
travaux fournis par des sociétés savantes locales, et les anciennes statistiques de l'Empire
déjà produites et mises en oeuvre par Chaptal dans son livre : De l'industrie française,
2 vol., 1819.
Parmi les nombreuses monographies locales, qu'il serait trop long d'énumérer, il convient
de citer : l'Histoire documentaire de l'industrie de Mulhouse et de ses environs au xix' siècle
(publication faite par la Société industrielle de Mulhouse), Mulhouse, 1902; les travaux de
L.-.I. Gras sur l'histoire de l'industrie de la région de Saint-Etienne (Le Conseil de com-
merce de Saint-Etienne, et les industries locales au commencement du xix* siècle, Saint-
Etienne, 1890, Histoire de la quincaillerie ù Saint-Etienne, 1904, de l'armurerie, 1905, de
la rubanerie, 1906 ; les articles épars dons les recueils intitulés L'économie sociale et l'histoire
du travail à Lyon, Lyon, 19.10, et Lyon en 1906, Lyon, 2 vol., 1906. Voir aussi Truehon, La
vie intérieure de la fabrique Lyonnaise sous la Restauration (Revue d'histoire de Lyon, 1910).
— Il y a quelques monographie-- bien faites dans Le Pas-de-Calais au xix e siècle, Arias. \ vol.,
i;iixi iioiid-, rédigées à la demande du Conseil général). — On peut enfin, d'une manière
aie, consulter les publications faites dans de nombreuses villes de province à propos
de la tenue des Congrès de l'Association pour l'avancement des sciences.
Le rapporl d'Audiffret, publié dans son Système financier (ouv. cité) donne des chiffres
ul!J<-iil- intéressants --ur le rendement des impôts relatifs au commerce et à l'industrie
Il faut se reporter aux Enquêtes signalée-; dans le chapitre précédent, sur les fers, les
agricole.
Les Partis et la politique économique. livre iir
des départements; il y eut sous Napoléon un bureau de statistique
au ministère de l'Intérieur d'où sortit l'Exposé de la situation de
l'Empire en 1812. Mais la Restauration supprima cette invention
« révolutionnaire ». Le comte de Vaublanc ayant demandé le
15 mars 1823 la nomination d'une commission d'enquête sur l'agri-
culture, le commerce et l'industrie, pour remédier au « manque de
documents » sur cette matière et à la « fausseté » des renseigne-
ments fournis par la Douane, la Chambre refusa de prendre la pro-
position en considération. Le bureau et le service de la statistique
ne furent reconstitués qu'en 1831. Il faut donc se contenter des ren-
seignements épars soit dans les Enquêtes de 1828, soit dans les sta-
tistiques privées, qui rarement indiquent leurs moyens d'information
et leur méthode de calcul, soit dans les comptes financiers des
administrations fiscales, dont c'est le rôle d'évaluer certains pro-
duits pour les taxer. Autant de sources d'abondance médiocre et de
valeur insuffisante.
le revenu Aussi convient-il de laisser au statisticien Ch. Dupin la respon-
sabilité de ses affirmation-, quand il évalue, vers 1826, le revenu
brut des 52 millions d'hectares de la terre de France à 5 313 millions,
le revenu net (frais de culture déduits) à 1626 millions 1 , soit
30 fr. 38 l'hectare 2 ; la production en froment à 51 millions et demi
d'hectolitres, en seigle à 30 millions, en avoine à 8, en maïs
sucres, les cotons, et aux brochures, également signalées, qui les commentent. L'enquête
relative aux mines, faite par Héron de Villefosse, est utilisée dans le livre de Ch. Dupin.
Du même Héron de Villefosse, un mémoire (important) lu à l'Académie des Sciences sur
les usines à fer de la France, le 12 février 1827.
Deux recueils sont utiles pour l'histoire des procédés de fabrication et des produits
industriels : i° Annales des arls et manufactures contenant les découvertes modernes dans
les arls, les manufactures et le commerce, par O'Reilly, i re série, 1800 à i8i5. 50 volun:es,
2' série, 1815-1817, 5 vol., Paris; 2 Annales de l'industrie nationale et étrangère, ou Mer-
cure technologique, par L.-S. Normand et J.-G.-M. de Moléon, Paris, 1820-1827, 27 vol. Les
quatre premiers volumes sont consacrés à l'exposition de 1819; le reste est une collection
de Mémoires sur des sujets économiques. Ce Mercure a été continué par Moléon seul
sous le titre : Annales de l'industrie manufacturière, agricole et commerciale, de la salubrité
et des beaux-arts, Paris, 1827-1844, 55 vol.
On peut consulter aussi les Rapports du Jury central sur les expositions de 1819 et de
i823. 2 vol. parus l'un en 1819, l'autre en 1824, et L Exposition de tSS7 : Rapport du Jury
départemental de la Seine, Paris, 1829, 2 vol. : Voyage dan* la Cour du Louvre, ou Guide de
l'Observateur à l'Exposition des produits de l'industrie française, Paris, 1827.
Sur la question forestière, voir L.-F Tessier, L'idée forestière dans l'histoire (Revue des
Eaux et Forêts, igo5) qui donne l'essentiel et une bibliographie de la question.
La crise agricole sou.-: ta Iieslauralion, Paris, 1902 (thèse de droit), de L. de Romeuf, donne
quelques renseignements sur la famine de 1S17
1. Celte moyenne, que Chaptal réduit à 28 francs, est formée au moyen de chiffres
extrêmes, qui vont de 216 francs pour le département de la Seine, à 5,99 pour celui des
Basses-Alpes. La Corse est restée en dehors des évaluations du revenu total et du revenu
à l'hectare.
2. C'est le chiffre donné par Chaptal De l'industrie française, I, 209) d'après l'évaluation
de la valeur foncière imposable délenninée par le baron Louis en i8i5; mais les maisons
y sont comprises. Le revenu des terres seules serait, d'après Chaptal, de i486 millions
seulement.
MINIERE.
chapitre ii La Production et V Echange à V intérieur.
à 6, en sarrazin à 8 el demi, en orge à 12 et demi, etc. — C'est
■encore de Dupin que nous tenons que la France a 6 521 470 hectares
de forêts, 2422 "03 chevaux, 6-700 000 bœufs, taureaux ou génisses;
et assez de brebis pour donner 35 millions de kilos de toisons. —
Les chiffres de l'administration inspirent plus de confiance quand ils
sont établis en vue dune recette; l'administration des contributions
indirectes évalue — il n'est pas sur qu'elle le fasse avec une préci-
sion parfaite — la récolte des liquides en vue de la perception des
droits : d'après elle, la France produit par an environ 35 millions
d'hectolitres de vin, qui valent en moyenne 15 fr. 51 ; 8 868 000 hecto-
litres de cidre, qui valent 7 fr. 57 : 3 millions d'hectolitres de bière;
560000 hectolitres d'alcool pur fabriqué avec du vin 1 .
La production minière et métallurgique, limitée à quelques la production
centres peu nombreux, est chiffrée dans une enquête périodique du
Service des mines. La France produit 1 million de tonnes de houille
en 1814, et 1 million et demi en 1825. Elle fabrique dans ses hauts
fourneaux 114 000 tonnes de fonte en 1818, 197 000 en 1825, 2i3 000
en 1827, 220 000 en 1828. C'est à peu près le chiffre de sa
consommation, les droits d'entrée ayant réduit l'importation à
6 ou 7 000 tonnes. On fabrique avec cette fonte, dans les feux
d'affinerie, 100000 tonnes de fer en 1818, 150 000 en 1828. Un
tiers de la fonte est traité à la houille, le reste au bois. De 1820 à
1828, la fabrication de la fonte au coke et du fer à la houille
augmente au détriment de la fabrication au bois. Mais le progrès
est lent. Il y a des maîtres de forges qui persistent à croire à la
supériorité des produits fabriqués au bois, quoique leurs clients —
quincailliers et fabricants de machines — ne l'aperçoivent pas. Le
bon marché même de la fabrication à la houille, tout réel qu'il est,
n'est pas une raison décisive de sa victoire prochaine. On calcule
que, pour obtenir une tonne de fer au bois, il faut quatre tonnes de
charbon de bois, soit 300 francs; pour obtenir une tonne de fer à la
houille, il faut 2 tonnes de houille, soit 88 francs. Mais ce sont des
prix moyens, arithmétiques et non réels, et qui cachent des diffé-
rences considérables suivant les régions; car les prix de la matière
première ne sont pas encore nivelés par la facilité des transports. Le
stère de bois coûte 2 fr. 80 dans la Nièvre, 5 francs en Franche-
Comté, 2 fr. 25 en Bretagne, 4 fr. 50 en Champagne. La tonne de fer
revient en Normandie à 540 et 580 francs, en Champagne à 445 et
i. C'est In loi ilu a', juin 182', qui a modifié profondément le régime fiscal des alcools < n
Bubstitaanl à ta taxe au volume la perception nu degré : Ions- les droits anciens dispa-
rurent pour faire place à un droit général de consommation Szé à 5o francs par hectolitre
d'alcool pur. Ce droit, abaissé à 2!, francs en i83o, lui rétabli à ou francs en îfc&j.
< JOI >
Les Partis et la politique économique.
LES INDUSTRIES
DU TISSAGE.
L'IMPRIMERIE.
460 francs; mais les usines de Saint-Étienne et du Greusot, qui
donnent le fer à 360 et 380 francs, ne peuvent faire concurrence au
fer normand; la Normandie est trop loin du Forez. Ainsi le
1er et la fonte au bois prolongent une existence condamnée.
On possède quelques chiffres qui évaluent la production des
industries du tissage. Les relevés des douanes, qui indiquaient en
1812 l'entrée de 10 millions et demi de kilos de coton brut, donnent
28 millions en 1825, 30 millions en 1827; l'enquête libre de 1828
donne pour certain, que les filatures de coton représentent
3 600 000 broches à 40 francs, soit un capital de 144 millions; les
tissages, 280 000 métiers à 50 francs, soit 14 millions; les fabriques
de toiles peintes, 68 millions. La Condition des soies de Lyon publie
ses chiffres : elle enregistre, en 1814, 417 150 kilos; en 1820,
534 587 kilos; en 1826, 462 286 kilos; en 1829, 587 137 kilos. Mais
l'usage n'est pas encore établi de faire tout conditionner, et il faut
probablement augmenter ces chiffres d'un tiers pour avoir la quan-
tité réelle de soie consommée par l'industrie lyonnaise. On connaît
mieux la variété de la production et les progrès de son outillage.
La fécondité dans la création des dessins date du moment où l'on a
trouvé le moyen de les exécuter facilement, c'est-à-dire du jour où
le métier Jacquard a été perfectionné par Breton. Le « Jacquard »
s'est alors répandu; on en compte 1 200 en 1819, 3 248 en 1821, 4 202
en 1825, sur un total de 26 000 métiers qui, à cette date, battent à
Lyon. Les Lyonnais ne négligent rien des procédés qui peuvent
accroître les rendements et perfectionner les produits. La « Réunion
des Fabricants », sorte de chambre syndicale fondée en 1825, qui
groupe, dès sa fondation, 96 maisons, est une société d'encourage-
ment qui appuie et qui suscite le zèle de la Chambre Je commerce à
subventionner les inventeurs. A la « Société royale d'agriculture »,
Grognier et Bonafous étudient scientifiquement le mûrier et l'éduca-
tion des vers à soie. « L'Académie lyonnaise des Sciences, Belles-
Lettres et Arts » accueille les « Mémoires » des industriels. C'est un
concours général d'initiatives et de bonnes volontés, une concentra-
lion de toute l'activité intellectuelle pour le progrès d'une industrie
qui, depuis l'Empire, rejette au second plan toutes les autres, qui se
confond peu à peu dans l'opinion générale avec la ville elle-même,
la « Grande Fabrique », comme on disait au xvm e siècle, la
« Fabrique », comme on dit alors et encore aujourd'hui.
L'imprimerie, contrôlée par le timbre et la censure, est l'objet
d'une statistique assez précise. On imprime, non compris les jour-
naux, 45 millions de feuilles en 1814, 55 en 1815, 81 en 1820, 128 en
1825, 144 en 1826. De tous les progrès constatables en ce temps,
3oa
CHAPITRE II
La Production et l'Echange à l'intérieur.
c'est le plus rapide; sous l'Empire, de superficie presque double en
1812, la production totale n'était que de 72 millions. La politique du
gouvernement, généralement très hostile à la presse, n'a pas pu
arrêter l'essor de l'imprimerie; les journaux seuls ont souffert de la
guerre qu'on leur a faite; le nombre en a diminué: il descend de
28 millions de feuilles en 1820, à 26 millions en 1826.
C'est le signe d'un progrès dans l'aisance générale et dans
le luxe que le développement des industries d'art. Les orfèvres
sont au nombre de 8 382 en 1818. de 11 412 en 1825; ils travaillaient,
en 1818, 16170 hectogrammes d'or et 381134 d'argent; en 1825,
41078 hectogrammes d'or et 696 075 d'argent. — L'acajou, le
placage, les dauphins et les conques envahissent l'ébénisterie* ses
chefs-d'œuvre, ce sont les meubles de Jacob, les pianos d'Érard et
de Pleyel.
Dupin, dont l'arithmétique n'est jamais timide, évalue, aussi
hardiment que le revenu foncier, le revenu net du travail; il est de
3694 millions pour l'industrie, 2 765 millions pour l'agriculture.
Comme il y ajoute celles des ressources du budget qui retournent
aux citoyens, soit 318 millions, et en retranche le budget des recettes
(impôts perçus sur les revenus des citoyens), soit 971 millions, il
estime — produits nets de l'agriculture compris — le revenu total
de la France à environ 8 403 millions, moins 971, soit 7 milliards
432 millions.
LES INDUSTRIES
DAnr.
REVENU TOTAL
DE LA FRANCE.
Il est difficile de situer les formes principales de cette activité
économique. Le Midi certainement est plus agricole, le Nord plus
industriel; le Midi envoie au Nord ses vins, eaux-de-vie, huiles,
bétail, laines, et il en reçoit des objets manufacturés. Mais les
industries nettement localisées sont en petit nombre. Les hauts
fourneaux se groupent naturellement dans les pays voisins du mine-
rai, de la houille et du bois; la Meuse, les Ardennes, la Moselle, la
Haute-Saône, la Haute-Marne, la Côte-d'Or, la Nièvre en ont ensemble
près de 200, et fournissent plus de la moitié de la production totale.
Les centres de la filature et de la draperie sont restés fixés aux
mômes points qu'avant la Révolution. S'il y a des transformations,
elles se font sur place. Le coton, introduit à Mulhouse avec la pre-
mière fabrique d'indiennes en 1746, chasse à peu près complètement
l'ancienne filature et draperie de laine. Mais, ni dans l'utilisation de
matières nouvelles, ni dans la production ou le transfert de la force
motrice, on n'aperçoit encore des conditions favorables à la créa-
tion de nouveaux centres : la houille commence à peine à être un
combustible industriel.
REGIONS
INDUSTRIELLES.
3o3
Les Partis et la politique économique.
ENSEIGNEMENT
INDUSTRIEL
ET COMMERCIAL.
PERFECTIONNE-
MENT
DE L'OUTILLAGE.
Le gouvernement montra le souci d'encourager les progrès
matériels. Trois expositions nationales des produits de l'industrie
furent organisées à Paris, en 1819, 1823 et 1827. Elles comptèrent
1 662, 1 642 et 1 695 exposants, et eurent un vif succès de curiosité.
Mais le progrès vint surtout des institutions scientifiques destinées
à produire ou à vulgariser les inventions pratiques. U École spé-
ciale de commerce et d industrie, fondée en 1820 par des particuliers,
donna pour la première fois en France un enseignement des con-
naissances techniques nécessaires à un commerçant ; elle avait
70 élèves en 1825. Le Conservatoire des arts et métiers commença de
fonctionner en 1820; Y École centrale des arts et manufactures est de
1829. Mais on se plaint dans le monde industriel de la rareté des
écoles pratiques plus élémentaires. Les Écoles d'arts et métiers
d'Angers et de Châlons semblent insuffisantes; on voudrait des
écoles municipales de dessin et de mécanique, une sorte d'ensei-
gnement primaire supérieur; il commence à naître dans le Nord et
dans l'Est, où les villes comprennent l'utilité de cette dépense et y
pourvoient sur leur budget. A Lyon, l'initiative privée crée en 1822
une école de commerce où on enseigne les langues étrangères; la
municipalité paie des cours de géométrie pratique pour les ouvriers.
Un legs du major général Martin lui permet d'ouvrir en 1826 la
première école professionnelle de France, la Martinière. Le but,
c'est de créer un personnel d'ouvriers instruits et habiles; ils font
défaut, en métallurgie surtout, où la supériorité de rendement des
ouvriers anglais est sans cesse constatée.
Le perfectionnement de l'outillage industriel est lent. On ignore
à peu près les machines à vapeur en 1814; on les admire comme
une grande nouveauté chez quelques filateurs de Rouen en 1817;
on en compte seulement 1 500 en France en 1827. La machine-outil
apparaît sous sa première forme avec les peigneuses et les cardeuses
de laine. C'est en 1816 que le premier métier à dentelle est importé
d'Angleterre à Calais; en 1822, apparaissent les premiers métiers à
tulle, anglais eux aussi. Les premiers métiers mécaniques sont ins-
tallés à Lyon en 1826; mais leur valeur productive reste insignifiante.
La première machine à papier fonctionne en 1830. La filature du
coton, qui n'était pas arrivée à produire au delà du numéro 60
(c'est-à-dire un fil de 60000 mètres au kilo), insuffisant pour les
étoffes fines et les dentelles, s'efforce à le dépasser; il y a un
numéro 291 à l'exposition de 1823; mais c'est un article exceptionnel,
qu'on ne rencontre pas encore dans le commerce. On voit la bougie
stéarique à l'exposition de 1827, et aussi le premier papier fabriqué
mécaniquement. La lithographie (invention du Bavarois Senne-
<■ 3o4 >
LES MOYENS DE TRANSPORT
UNE DILIGENCE VEltS 1828
}'oiture de la Compagnie des Messageries générales, à dix places, attelée de quatre chevaux.
Elle a servi de modèle pour les premiers wagons de chemin de fer. Lithographie anonyme. — ■
Bibl. Nat. Est.
UNE LOCOMOTIVE EN 1827
Première locomotive tabulaire, avec son tender, construite en 1S27 par Mme Séguin, pour
le chemin de fer de Lyon à Saint- Etienne. Modèle réduit au sixième. Conservatoire îles .\rts
et Métiers, n" 12151.
II. C. IV,
Pl. 15. Paoe 304.
CHAPITRE II
La Production et V Échange à Vintérieur.
felder, en 1796) eut ses premières presses à Mulhouse en 1814, à
Paris en 1816; elle permit l'imagerie à bon marché.
Le progrès scientifique ne touche guère l'agriculture. L'exemple
est pourtant donné, et des résultats sont obtenus par la « Ferme expé-
rimentale » de la « Société des Sciences de Strasbourg », qui invite
à ses cours les futurs instituteurs de la « classe normale ». Mathieu de
Dombasle. depuis 1822. a adjoint à sa ferme de Roville une fabrique
d'instruments aratoires; c'est chez lui qu'on voit la première
machine à battre le blé : elle vient d'Ecosse. Il n'y a pas encore de
réunions agricoles , d'expositions, de concours, de courses de che-
vaux. Un Anglais, Bulwer, après enquête, place la Fiance agricole
de ce temps au dernier rang des pays de l'Europe du Nord. Les
paysans, persistant dans leur routine, font des profits très faibles,
et ne cessent de réclamer plus de protection. L'usage est encore, en
beaucoup d'endroits, de semer du blé, puis de l'avoine, et délaisser
ensuite la terre reposer une année sur trois. La méthode des asso-
lements, pratiquée depuis longtemps dans la Flandre française, se
répand pourtant, supprime peu à peu les jachères et multiplie les
prairies artificielles. L'éducation des bestiaux est « aussi négligée
en France, écrit A. Blanqui en 1828, que l'éducation primaire des
hommes.... Tant que nos paysans seront catéchisés comme dans les
Castilles et qu'on imprimera pour leur usage des histoires de reve-
nants, des complaintes et de grossières relations de miracles, on ne
plantera point de mûriers, on n'aura pas de laines fines, ni de belles
races de chevaux, ni de meilleures méthodes. » Les paysans arriérés
et misérables sont pour l'industrie de très médiocres clients :
« Nous avons encore, écrit Laffitte en 1826, l'indigente France du
xiv e siècle pour consommer les produits de l'ingénieuse France du
xix e siècle ».
Le gouvernement eut du moins le mérite de protéger par une
législation efficace les débris du domaine forestier. Les forêts
avaient été dévastées en 1814 et en 1815, et réduites de 281 000 hec-
tares (238 millions de francs) par les aliénations opérées en exécution
des lois du 23 septembre 1814 et du 25 mars 1817. Pour la première
fois depuis 1789, on avait violé le principe, posé par la Constituante,
de l'inaliénabilité des grandes masses forestières. Il y eut des protes-
tations de savants, de préfets, contre le déboisement qui résultait
infailliblement de la vente. Le gouvernement y fut sensible, réorga-
nisa l'administration des forêfs (1820- 1921), fonda l'école de Nancy
(18-24-1826) et fit voter (1827) le code forestier. On calcula que la
France avait environ 6 500000 hectares de bois, dont 1 100000 à la
Couronne et à l'État, 1 900000 aux communes et aux établissements
LENTEUR
DES PROGRÈS
AGRICOLES.
LEGISLATION
FORESTIERE.
!Jo5
Lavispe. — H. Contcmp., IV .
20
DE TRANSPÛBT.
Les Partis et la politique économique. livre m
publics, et le reste aux particuliers. Le code proclama l'utilité de la
forêt « pour la conservation des sources, le maintien des terrains
en montagne et l'intégralité des climats », régla le régime des trois
catégories de bois, fixa les droits d'usage, et créa le cantonnement.
Mais il se borna à assurer la conservation du domaine existant, il ne
fit rien pour le reboisement, déjà signalé comme nécessaire par des
savants comme Humboldt et Moreau de Jonnès et d'autres pour
arrêter la dégradation des montagnes. On continua « de combattre
les ravages des torrents par des digues et des barrages ».
II. — L'ECHANGE*
les moyens A circulation des personnes et des marchandises est assurée
-Li sur tout le territoire par la poste et par les diligences des
Messageries nationales; dans certaines régions, d'autres voitures
publiques augmentent et facilitent les transports : les omnibus de
Paris (1828). les « Petites diligences » de la banlieue parisienne
(249 voitures avec 2 618 places), les « pataches », petites voitures à
un cheval qui vont de Paris à Strasbourg, à Metz, à Nancy, à Lyon.
Pour l'Ouest et le Sud, la patache est remplacée par la « messagerie
à cheval » : la cavalcade des voyageurs qui change de chevaux à
1. Sur les moyens de transport, voir les Livres de Posle (annuels) et l'Itinéraire du
royaume de France, 2 e édition, 1816. Audiffret (Système financier) donne des renseignements
et des chiffres intéressants sur la poste aux lettres.
Sur les canaux : A. Courtois, Notices historiques sur les canaux entrepris en vertu des lois
de 1821 et de 1822 (J. des économistes, i85i, XIX, 2i3); — Breitlinayer, Le Rhône, sa navi-
gation depuis les temps anciens jusqu'à nos jours, 1904.
Sur les chemins de fer : quelques pages dans A. Picard, et surtout Audiganne, Les che-
mins de fer aujourd'hui et dans cent ans, Paris, i858. 2 vol. (dans le 1 er volume, 2 e section du
livre I er ). — Voir aussi une intéressante monographie régionale : P. Truchon, Les trans-
ports et voies de communication au service du commerce lyonnais sous la Restauration, 1814-
i83o (Rev. d'histoire de Lyon, 1911).
Pour les opérations financières : le Manuel des agents de change, banques, finances et com-
merce (1804-189.3). Paris, 1893, donne les lois et règlements concernant la négociation des
effets publics, valeurs mobilières, la dette, la Banque de France, etc.; — Alph. Courtois,
Tableau des cours des principales valeurs négociées et cotées aux bourses des effets publics
de Paris, Lyon et Marseille, du 17 janv. 1797 à nos jours, Paris, 2 e édit., 1873.
Sur les banques : Octave Noël, Les banques d'émission en Europe, t. I, Paris, 1888: —
Flour de Saint-Genis, La Banque de France à travers le siècle, Paris, 1896. (Leurs chiffres
doivent être contrôlés au moyen des rapports des censeurs publiés au Moniteur jusqu'à
1841); — Alph. Courtois, Histoire des banques en France, 2' édit., Paris, 1881 ; — Le Bulletin
de statistique et de législation comparées donne (1887, XXI, 60 et 621) L'or et l'argent dans
l'encaisse de la Banque de France (depuis 1814); — quelques renseignements, pas toujours
sûrs, dans Capefigue, Histoire des grandes opérations financières, Paris, i855-i86o, 4 vol. : le
t. 111 concerne les Banques; le t. IV les Compagnies industrielles; — L. de Lavergne. La
Banque de France et les banques départementales (Pievue des Deux Mondes, là avril 1864 ;
— l'article de Gautier, Banques et institutions de Crédit dans l'Encyclopédie du Droit (18.39); —
Clément Juglar, Les crises commerciales et leur retour périodique en France et en Angleterre
et aux Fiais-Unis. Paris. 1890; — A. Liesse, Jacques Laf fille, sa vie et ses idées financières
(Rev. des Deux Mondes, 1" nov. 1907).
< 3o6 >
chapitre n Ld Production et FÉchange à ^intérieur.
chaque relai est précédée d'un messager en chef, en voiture, qui
traîne les bagages, t'ait préparer les repas et le gîte. Les « coches
d'eau » de la Haute-Seine mènent de Paris à Briare, à Montereau, à
Auxerre.
La malle-poste est le plus rapide de tous ces véhicules ; sa la malle-poste
vitesse moyenne, de 8 minutes 1/2 environ par kilomètre en 1816, passe
à 5 minutes 3/4 en 1830 (on a attelé 4 chevaux par voiture au lieu de 3).
Chabrol, ministre des Finances, célébra ce résultat dans un rapport
au Roi (1830) : « 86 heures suffisaient à peine pour courir les
77 postes qui nous séparent de Bordeaux : 45 heures nous y con-
duisent aujourd'hui; il fallait 87 heures pour arriver à Brest: on s'y
rend maintenant en 62 heures; la route de Lyon exigeait 68 heures :
elle n'en demande plus que 47. Toulouse était à 110 heures de Paris :
il n'en est plus qu'à 72 heures. » Il fallait, en 1828, 10 jours et
14 heures pour recevoir à Paris une réponse de Marseille : après la
réforme, il ne faut plus que 8 jours. La poste transporte d'ailleurs
peu de voyageurs, chaque malle n'en pouvant contenir que quatre :
c'est un service d'Etat. Ce transport des voyageurs par la poste rap-
porte environ 2 millions par an.
Les Messageries, société anonyme organisée en 1809 pour les messageries.
remplacer l'ancienne Régie générale supprimée en 1797, font partir
chaque jour 300 coches ou diligences de Paris; elles emportent
3000 voyageurs, mettent un jour pour aller de Paris à Chartres, à
Saint-Quentin; 2 jours pour Metz, Lille, Tours; 3 jours pour Dijon;
4 jours pour Lyon, Nantes, Rennes, Sedan ; 5 pour Besançon, Bor-
deaux; 8 pour Toulouse. La diligence est deux fois moins rapide
que la poste : sa vitesse horaire de Paris à Lyon est de 5 kilomètres;
de Paris à Toulouse, de 3 kil. 900. La circulation par voitures
publiques double entre 1816 et 1828; on le voit à l'impôt perçu soit
sur le prix des places pour les voitures à service régulier, soit
sous forme de droit fixe pour les voitures à volonté; il est de
2380000 francs en 1816; de 5 500000 francs en 1828. Il y a 6 960 voi-
tures estampillées en 1818; 14 255 en 1825.
Pourtant la facilité et surtout la vitesse des communications voies de
restent médiocres. On n'ajoute rien aux 34000 kilomètres des C0MMD
anciennes routes royales, qui ne sont pas tous de bonne qualité :
16 000 seulement sont convenablement entretenus; 14 000 sont à
réparer, 4 000 à terminer. C'est une dépense que le ministre de
l'Intérieur évalue (10 mai 1829) à 200 millions. « L'Angleterre, écrit
l'économiste Blanqui en 1827, fait voler sur les routes plus <Ie
50000 voitures publiques; la France en fait aller au pas 15000
environ. »
Les Partis et la politique économique. livre m
les canaux. On construisit de nouveaux canaux. Une étude d'ensemble des
voies navigables fut ordonnée; la conclusion fut que 2 760 kilo-
mètres de canaux étaient nécessaires pour compléter les anciens,
que 10800 étaient à créer. Le projet fut partiellement exécuté,
921 kilomètres nouveaux furent creusés. La dépense, 188 millions,
fut fournie en partie par les emprunts de l'État, en partie par des
compagnies concessionnaires, qui se chargèrent du travail et parta-
gèrent avec l'Etat les bénéfices de l'exploitation. Ce fut le cas pour
le canal des Ardennes, le canal de Bourgogne, et pour les « quatre
canaux » (Bretagne, Nivernais, canal latéral à la Loire, canal du
duc de Berry), etc. Une société se constitua en 1825 pour étudier le
projet d'un canal de Paris à la mer. Mais on souffrait davantage du
manque de communications directes entre la France du Nord et
celle du Midi. Les marchandises de Provence passaient par Gibraltar
pour venir à Paris. La circulation sur le canal du Midi ne dépassait
pas 80000 tonneaux. Le Rhône resta une voie inutile, ou à peu près.
Le halage à chevaux, seul procédé pour la montée du fleuve, était
coûteux. Une compagnie essaya, sans succès, du halage à vapeur ;
une autre, sans plus de succès, de la navigation à vapeur; c'est en
1829 seulement qu'un bateau réussit à descendre de Lyon à Arles en
13 heures et à remonter en 7 jours d'Arles à Lyon avec 1 150 tonnes
de marchandises. La Saône donna moins de mécomptes. Après les
voyages célèbres du marquis de Jouffroy en 1816, entre Lyon et
Chalon, une compagnie fit circuler de 1822 à 1826 un service régu-
lier pour les marchandises; puis la navigation à vapeur fut orga-
nisée pour les voyageurs et, après quatre ans, les coches d'eau,
halés par les chevaux, durent disparaître; la compagnie des Messa-
geries construisit elle-même deux « hirondelles » pour son service
de voyageurs. L'ouverture partielle du canal de Bourgogne permit
enfin de prévoir en 1829 une route plus rapide et moins coûteuse
sur Paris, en reliant la Saône à la Seine.
lfs voies La construction des voies ferrées commença sous la Restau-
ration. On utilisait déjà, au commencement du siècle, des rails de
fer et même des bandes de bois dans les exploitations de mines
d'Anzin et du Creusot. Les Anglais avaient installé dans le
Northumberland et dans d'autres districts miniers des chemins à
rails pour porter les charbons aux canaux voisins. Ce mode de
transport avait été décrit en 1801 dans les Annales des Arts et Manu-
factures d'O'Reilly, et signalé en 1817 dans le Bulletin de la Société
d'encouragement à l'industrie nationale à l'attention des ingénieurs
français. Us imitèrent en effet les Anglais, et ne virent, comme
eux, dans le chemin de fer qu'un moyen plus pratique pour les
< 3o8 >
FLliBEES.
chapitre a La Production et V Échange à l'intérieur.
propriétaires de mines d'acheminer leurs charbons à la plus pro-
chaine voie navigable ou au plus voisin des centres de consomma-
tion. Ce fut la raison des quatre premières concessions de chemina
de fer français; les trois premières, celle de Saint-Étienne à Andre-
zieux (1823), celle d'Andrezieux à Roanne (1828), celle de Saint-
Etienne à Lyon (1826), eurent pour objet de diriger les charbons du
Forez soit sur la Loire, soit sur le Rhône.
« Au moyen du chemin de fer, écrivait la Chambre de commerce rie Lj'on
le 1" mars 1827, qui nous amènera les produits du bassin houiller du départe-
ment de la Loire à si bas prix qu'il semblera qu'une mine en a été découverte
au milieu de nous, toutes les usines qui emploient des machines à vapeur
pourront être mises en activité; placées sur le Rhône et la Saône, débouchant
par le Rhône à la Méditerranée, arrivant par la Saône aux canaux qui mettent
cette rivière en communication avec le Rhin et la Seine, elles pourront expédier
avec facilité et économie leurs produits dans le Midi et dans le Nord de la
France et de l'Europe. *
La quatrième ligne, celle d'Épinac (1830), devait conduire les
charbons du Centre au canal de Rourgogne. La ligne de Saint-
Étienne à Andrezieux (18 kilomètres), qui fut ouverte le 1 er octobre
1828, laissa voir l'inexpérience des constructeurs : ils se servaient
de rails en fonte, très cassants; le tracé comporta des courbes en
lacets de 50 mètres de rayon ; on ne savait pas encore éviter les
pentes par des tranchées ou par des tunnels. La ligne d'Andrezieux
à Roanne (67 kilomètres), qui s'ouvrit en 1834, ne se composait
guère que de plans inclinés reliés par des paliers. Les construc-
teurs de la ligne de Saint-Etienne à Lyon (57 kilomètres), les
frères Seguin, montrèrent plus d'habileté technique : les courbes
furent faites à grand rayon, les pentes corrigées par 15 tunnels,
par des tranchées profondes et des remblais; cette ligne coûta
12 millions. La section Saint-Étienne-Givors fut ouverte le 1 er oc-
tobre 1830. La traction sur les chemins de fer était simulta-
nément faite par des chevaux et des bœufs sur les pentes fortes ou
sur les trajets sinueux, par des locomotives sur les pentes douces
ou les plans horizontaux, et, sur les plans inclinés, par des
machines fixes qui hissaient les voitures au moyen de cordes. On
utilisait aux descentes la pesanteur du chariot, des freins réglant
sa chute.
Il ne venait à l'idée de personne, lors des premières construc-
tions, qu'on pût employer les chemins de fer à autre chose qu'au
transport des matières lourdes, pour gagner du temps, et aussi pour
ménager les routes défoncées par le gros charroi, In ingénieur,
Borgnis, écrivait en 1818, dans sa Mécanique appliquée, à propos
des chemins de fer anglais : « On a proposé de rendre applicable
( 3og >
Les Partis et la politique économique.
CIRCULATION DES
MARCHA* DISES .
LA POSTE
AUX LETTRES.
cette invention à toute espèce de voitures; mais je ne crois pas que
cette application puisse jamais être mise en usage avec succès ».
Et il donnait pour raison la difficulté qu'il y aurait à construire
des voitures ayant toutes le même écartement de roues. Seuls, les
Saint-Simoniens du Producteur surent prévoir qu' « une puissance
de locomotion semblable ne pouvait être introduite chez les hommes
sans opérer une vaste révolution dans l'état de la société, que les
villes provinciales d'un empire deviendraient autant de faubourgs
de la capitale. .. » Les chemins de fer n'intéressent encore vraiment
que les utopistes. La loi les ignore; c'est une simple ordonnance qui
établit les concessions, perpétuelles et sans clauses de reprise *. Ils
ne donnent lieu à aucune spéculation de Bourse. Le public n'ima-
gine pas qu'ils puissent transporter des voyageurs. On a calculé
uniquement l'économie qui résultera de leur usage pour le transport
des marchandises : elle sera des 2/3 entre Saint- Etienne et Lyon,
5 fr. 50 par tonne au heu de 15,50; les voies qui doivent déverser
les produits des mines et de l'industrie de Saint-Étienne sur la Loire
ou sur le Rhône une fois achevées, le canal latéral projeté pour
faciliter la navigation difficile de la Haute-Loire et relier le chemin
de fer au canal latéral de Digoin à Briare permettra aux métallur-
gistes de Saint-Étienne de produire la tonne de fer à 300 francs.
Aucun chiffre n'indique avec précision la circulation des mar-
chandises ; mais on a des indices. De 1816 à 1828, les contributions
indirectes passent de 140 millions à 212; les droits de navigation et
de péage de 4 à 6 millions; le dixième des octrois (part de l'État)
de 4 à 5 millions; le timbre de 25 à 29 millions. Le revenu des postes
(y compris la taxe des voyageurs) passe de 19 à 31 millions. On dis-
tribuée Paris 28 000 lettres par jour en 1816, 43000 en 1828; on en
expédie de Paris 65 000 en 1816, 118 000 en 1828. Mais le service est
encore très sommaire dans les départements. Sur 37 367 communes,
il y en a 35 587 sans bureau de poste, et même sans relations avec
les bureaux. C'est en 1829 seulement qu'une loi décide que, moyen-
nant une surtaxe de 10 centimes perçue sur le destinataire, les
lettres seront distribuées tous les deux jours dans toutes les
communes de France. C'était une réforme hardie. Elle fut appliquée
l'année suivante : « A dater du 1 er avril 1830, déclara le ministre des
i. Il faut noter pourtant à Lyon une opinion de praticiens intéressante. Ouand il est
question en 1825 de faire une ligne parallèle au Rhône, de Lyon à Arles, la Chambre de
commerce proteste contre un projet de concession à perpétuité : « Dans 1 "état actuel des
progrès de l'industrie et des science';, qui oserait répondre que le chemin de fer, regardé
aujourd'hui comme une invention infiniment utile et ingénieuse, ne sera pas relégué dans
cent ans au nombre de ces procédés surannés dont le perfectionnement des arts nous fait
aujourd'hui dédaigner l'emploi? »
3io
chapitre h La Production et UEchange à l'intérieur.
Finances, cinq mille facteurs devront recueillir et distribuer les
lettres dans toutes les communes rurales du royaume. Cette grande
efl utile mesure fera cesser l'espèce d'isolement dans lequel sont
placés les sept dixièmes de la population de la France.... La marche
de chaque facteur devra être d'environ 5 lieues par jour; ce service
sera le plus actif qui ait jamais été conçu et exécuté en ce genre,
puisque le parcours journalier sera de 25 000 lieues environ. » La
taxe des lettres était restée jusqu'en 1827 proportionnée à la distance
réelle à parcourir et au poids, conformément à la loi du 27 frimaire
an VIII, mais ce régime provoquait des réclamations fréquentes sur
l'interprétation des tarifs. La loi de 1827 décida le retour au système
de la loi de 1791, qui mesurait les distances à vol d'oiseau. Le nou-
veau tarif fixa le prix de l'affranchissement de 2 à 12 décimes, sui-
vant la distance aérienne, pour une lettre simple pesant 7 grammes
et demi. Ainsi, une lettre simple payait 1 fr. 10 de Paris à Mar-
seille.
Les capitaux employés dans le commerce et dans l'industrie sont valeurs
encore peu mobiles. Les sociétés anonymes, régies par l'article 37 mobilières.
du Code de commerce qui soumet leur constitution à l'approbation
du gouvernement, sont rares. De 1815 à 1829, on compte seulement
98 fondations nouvelles pour l'exploitation de mines, de canaux, de
théâtres, de forges, de fonderies, de verreries, d'industries diverses,
de banques. Un petit nombre sont cotées à la Bourse de Paris : ce
sont les compagnies de gaz (1826), de salines et mines de sel de
l'Est, de canaux, qui dépassent rarement le pair et s'y maintiennent
mal, et huit compagnies d'assurances contre les risques de mer,
contre l'incendie et sur la vie. Celles-ci forment la nouveauté la plus
intéressante : les assurances d'incendie avaient toutes disparu
pendant la Révolution; les assurances sur la vie, interdites pendant
l'ancien régime, furent introduites en France, à l'imitation de
l'Angleterre, en 1820. Les autres transactions de la Bourse de Paris
se pratiquent sur les fonds de deux établissements de crédit, la
Banque de France et la Caisse hypothécaire, et sur les fonds publics ;
c'est-à-dire, sur les trois types, 3, 4 et demi et 5 p. 100, de la rente
française, sur les fonds des villes de Paris (dont le premier emprunt
est de 1815) et de Bordeaux. Les fonds des États étrangers, interdits
depuis l'arrêt du conseil du 7 août 1785, ne sont réinscrits à la Bourse
de Paris que le 18 novembre 1823, « considérant, dit l'ordonnance,
qu'il peut être utile de donner un caractère légal et authentique aux
opérations nombreuses qui se font déjà sur les emprunts étrangers ».
Ce sont les valeurs des Deux-Siciles, de l'Espagne et d'Haïti. Le
TRANSACTIONS
OU BOURSE.
LES BANQUES.
Les Partis et la politique économique livre m
chiffre total des valeurs inscrites à la cote de Paris est de 3 en 1801,
de 4 en 1814, de 13 en 1820, de 32 en 1825, de 38 en 1830 '.
Quant à l'importance des transactions de Bourse, il estimpossible
de l'évaluer exactement. Qu'elle soit faible, cela n'est pas douteux,
l'activité du marché étant à peu près limitée aux ventes et achats de
rentes, et les rentes étant nominatives jusqu'à 1831. Le marché est
aux mains d'un petit nombre de capitalistes parisiens. Le gouverne-
ment s'efforce d'y intéresser la province et les petits porteurs ; une
loi de 1819 ouvre dans chaque Recette générale de département « un
grand-livre auxiliaire de la Dette Publique », pour faciliter les
« placements momentanés », pour donner l'occasion de faire pro-
duire des intérêts aux « économies destinées aux acquisitions territo-
riales ». Une loi de 1822 abaisse à 10 francs le minimum inscriptible
de rentes, qui était de 50 francs, « pour faciliter l'emploi des petits
capitaux et encourager l'économie dans les classes laborieuses ».
Toutefois, si la spéculation est limitée à un petit nombre d'individus,
elle est plus active que ne le laisserait croire l'étroitesse du marché 2 .
Le prix des charges d'agents de change qui, alors variable, suit assez
exactement la valeur des opérations qui les rémunèrent, est de
280 000 francs en 1818, monte à 600 000 en 1823, à 937 000 en 1825,
pour retomber à 600 000 en 1827, à 750 000 en 1828, à 612000 en 1830.
Certains indices permettent, non de donner le chiffre des
transactions commerciales, mais d'y noter un certain progrès. Le
stock monétaire est évalué à 2075 millions en 1814 et à 2 400 mil-
lions en 1830. L'échange à crédit supplée de plus en plus à la rareté
ou au peu de mobilité de la monnaie; l'accroissement d'affaires des
banques marque un meilleur aménagement des ressources moné-
taires. Le total des comptes courants de la Banque de France, de
25 à 26 millions sous l'Empire, tombé à 1300000 francs en 1814,
se maintient à 56 millions environ de 1820 à 1830. La circulation
i. 11 est, en 1914, de 1176; les affaires industrielles (chemins de fer compris), entrent dans
ce chiffre pour 684, les banques pour 162, les fonds d'Etats et de villes pour 288, les
assurances pour 42, Le capital nominal engagé dans les valeurs françaises était, en 1904,
de 58 670 422 700 francs, dans les valeurs étrangères de i3o 079 673 800 francs.
2. Le « spéculateur à la Bourse » fait alors son apparition dans la Comédie. En 1821,
Picard, Waflard et Fulgence donnent Le Jeu de Bourse ou la Bascule; en 1826, trois
comédies, Le Spéculateur, de Riboutté, L'Agiotage, de Picard et Empis. L'Argent ou les Mœurs
du Siècle, de Casimir Bonjour, mettent en scène des joueurs de Bourse. Le Globe constate,
à propos de la comédie de Picard : « Le jeu, l'agiotage sont le trait de caractère du jour » ;
le critique des Débals écrit : « Ce jeu effroyable, ce jeu qui, par le nombre de ses victimes,
devrait paraître plutôt favorisé que repoussé par l'opinion, ne compte cependant aucun
approbateur sincère. Ceux qui jouent sont les premiers à condamner leur faiblesse; ceux
qui gagnent (et on peut les compter) rougissent d'un succès dont les expériences quoti-
diennes leur ont appris à redouter le lendemain.... Les hommes prudents se plaignent
avec indignation que l'autorité retienne captif sur ses lèvres le mot puissant qui mettrait
un terme à tant de malheurs ou à tant de désastres. » (Voir Des Granges, La comédie et
les mœurs sous la Restauration et la monarchie de juillet, Paris, 1906, chap. v.)
il 2
chapitre u La Production et V Echange à Vintérieur.
fiduciaire des effets de commerce est en accroissement constant : la
Banque de France encaisse à Paris des effets au comptant pour
393 millions en 1816, pour 828 en 1830; elle en escompte pour
206 millions en 1815, pour GIT en 1830. Le taux de l'escompte, de
5 p. 100 entre 1815 et 1819, se maintient ensuite à 4 p. 100. La circu-
lation moyenne des billets de la Banque de France, de 3 millions
en 1812, avec une encaisse moyenne de 81 millions, est de
153 millions en 1820 (encaisse : 195 millions), de 223 millions en 1830
(encaisse : 145 millions). Mais ils ne circulent guère qu'à Paris, seule
ville où ils soient remboursables ; ils perdent en province 1 à 2 p. 100.
Depuis la suppression (en 1817) des comptoirs départementaux de la
Banque de France, trois Banques départementales, Rouen, Nantes
et Bordeaux, créées en 1817 et 1818, la première au capital de
1 million, la deuxième au capital de 600 000 francs, la troisième au
capital de 315 000 francs, sont autorisées à émettre des billets, à
ouvrir des comptes courants, à escompter le papier de commerce.
On sait peu de chose de leurs opérations avant 1830. Rouen, en
1827, escompta pour 17 426 000 francs, avec une encaisse de
1626 000 francs et une circulation de 2 840 000 francs, et distribua
de 1818 à 1826 un dividende moyen de 7,8 p. 100. La circulation des
billets de Bordeaux fut de 3 millions en 1820, de 8 millions et demi
en 1825. Nantes eut plus de peine à vaincre la défiance du public à
l'endroit du papier-monnaie; sa banque ne sortit de la médiocrité
qu'après 1830.
Comparé au prodigieux mouvement contemporain des mar-
chandises, des valeurs mobilières, de la monnaie, du papier de
commerce et des billets, l'échange et par conséquent la production
semblent sous la Restauration plus proches de l'ancien régime que
de nous. C'est la révolution dans les moyens de transports, c'est la
vapeur et les chemins de fer qui feront la démarcation entre l'ancien
régime économique et le nouveau. Il y aura quelque chose de changé
en France le jour où les effets sur Paris n'arriveront plus à la
Banque de France dans le coffre de la diligence des Messageries
nationales, confiés à la vigilance du cocher qui les encaisse.
3i3
LA POPULATION.
CHAPITRE III
LA CONDITION DES PERSONNES
I. LES REVENUS ET LES SALAIRES. — II. LES INSTITUTIONS DE BIENFAI-
SANCE, DE PRÉVOYANCE ET DE DÉFENSE PROFESSIONNELLE.
I. — LES REVENUS ET LES SALAIRES^
statistique de A France compte 31851545 habitants d'après le recensement
J—i de 1826. Depuis dix ans, la population s'accroît d'à peu près
193000 habitants par an; on compte une naissance pour 31 535 habi-
tants et un décès pour 39 423 A ce taux, la population française
i. Un très important recueil de textes tirés des Archives nationales et appartenant aux
Papiers de la police, aux Papiers concernant les affaires commerciales et industrielles, les
mines et la justice est en cours de publication sous ce titre ■ Les patrons, les ouvriers et
ÏÈlat, le régime de l'industrie en France de 1814 à 1830, par Georges et Hubert Bourgin Le
1 er volume seul a paru (1912).
Sur la population, voir, dans la Statistique de la France, le t. II intitulé Territoire et
Population, Paris, 1807; les Annuaires du Bureau des longitudes contiennent les chiffres des
recensements et des commentaires intéressants; voir surtout celui de 1829. II y a peu de
chose sur la Restauration dans la Population française de Levasseur, Paris. 3 vol.. 1889-&2
Sur les salaires, on peut consulter Prix et salaires à diverses époques (Statistique de la
France, 2 e série, t. XII qui donne à vrai dire fort peu de renseignements pour cette
période; puis, en sus des Forces progressives de Ch. Dupin, souvent citées déjà, les
Recherches statistiques sur la ville de Paris et le département de la Seine; recueil de tableaux
dressés et réunis d'après les ordres de M. le comte de Chabrol, préfet du département, 5 vol.,
1825-1829.
Consulter Ch. Dupin, Discours sur le sort de la classe ouvrière à Paris, 16 fév. 1827: leçon
d'ouverture du cours de géométrie et de mécanique au Conservatoire des Arts et Métiers.
— Mansion, Essai sur l'extinction de la mendicité en France, Paris, 1829; — Cochin, De
l'extinction de la mendicité, Paris, 1829, — Duchàtellier, Essai sur les salaires et les prix de
consommation de 1202 à 1830, Paris, i83o; — Bigot de Morogues, De la misère des ouvriers
et de la marche à suivre pour y remédier, Paris, i832.
Trois ouvrages, très postérieurs, donnent les renseignements les plus utiles et les plus
nombreux : Villenenve-Bargemont, Économie politique chrétienne, ou recherches sur la
nature et les causes du paupérisme en France et en Europe, i834, 3 vol. ; — Villermé, Tableau de
l'étal physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de
soie, Paris, 1840, 2 vol.; — Buret, De la misère des classes laborieuses en France et en Angle-
terre, Paris, i8i0, 2 vol.
Le livre d'E. Chevallier, Les salaires au x\x e siècle, Paris, 1887, qui emprunte les données
de P. Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, 1880, et dont s'est servi
< 3l4 )
REVENUS PRIVES.
cn.vprniE m La condition des personnes.
doublerait en 105 ans. La grande majorité des Français habite
Ja campagne. Trois villes seulement ont plus de 100 000 âmes :
Paris, 890 431; Lyon et ses faubourgs, 17027:»; Marseille, 115943.
Cinq villes ont entre 50 et 100 000 âmes, et vingt-deux de 20 à 50 000.
On n'a pas l'évaluation exacte de la population dite urbaine, c'est-
à-dire des agglomérations de plus de 2 000 habitants; mais on sait la
population des chefs-lieux d'arrondissement: elle est de 4 321039
en 1821, de 4 019 136 en 1831. C'est à peu près le septième de la
population totale.
Une statistique de 1826 répartit les 31851545 Français en trois évaluation p
groupes de professions : 22 251 545 agriculteurs; 4 300 000 ouvriers;
5 300000 marchands, fonctionnaires ou personnes exerçant une
profession libérale. Il est impossible de se faire une idée exacte du
revenu moyen de chaque groupe. On sait que sur 10 233 461 indi-
vidus inscrits aux rôles de l'impôt direct en 1826. 7998 939 paient
moins de 20 francs, 660336 moins de 30, 639 489 moins de 50, 522 149
de 50 à 100, 322 659 de 100 à 300, 49 696 de 300 à 500, 28660 de 500 à
1 000, 11 533 plus de 1 000 francs. Mais c'est tout au plus si l'on en
peut conclure qu'il y a un contribuable sur mille qui possède un
revenu supérieur à 6 000 francs. On compte, en 1815, 10 083 751 cotes
foncières, et 10 296693 en 1826, mais on n'en saurait induire le
nombre même approximatif des propriétaires 1 . D'ailleurs, l'insuffi-
Schmoller, Die hislorische Lohrtbewegung von 1300-1900 und ihre l T rsachen, Berlin, 1902,
donne très peu de renseignements pour la Restauration et veut démontrer la hausse
régulière des salaires dans le courant du siècle. Il y a de très utiles renseignements dans
P. Truchon, La vie ouvrière à Lyon sous la Restauration, 1814-1830 (Rev. d'histoire de Lyon, 1912).
1 Je cite, pour mémoire, la statistique donnée par Ruhichon {Du mécanisme delà socicié
en Frame cl en Angleterre, Paris, i834) pour l'année i8i5, et reproduite par L. de Lavergne
(Économie rurale de la France depuis 1789, Paris, 4" édit., 1877) Il est à noter que FUibichûD
est un ultra-royaliste, partisan de la grande propriété II donne la distribution suivante
des terres :
21 456 familles possèdent en moyenne 880 hectares. . . 19000000 hectares.
168 G43 — — 62 — . , . 10 5oo 000 —
217817 — — 22 — . . 4800000 —
256 533 — — 12 — ... 3 000 ouo —
2"i8 452 — — 8 — ... 2 000 000 —
3Ji 711 — — 5 — . . . 1 Soo 000 —
567 687 — — 3 — ... 1 700 000 —
85i 280 — — 1 hect. 66 . . . 1 4"0 000 —
1 1 1 ',21 — — o hect. 00 . . . 55o 000 —
.i/oo familles, propriétaires, possédant !,', "fèo 000 hectares.
« Je n'ai pu trouver l'origine de ces chiffres, dit L. de Lavergne. Mais M. Rubichon les
donne comme ayant un caractère authentique, il en résulterait qu'après vingt-cinq ans
de révolution, la grande propriété possédait encore la moitié environ du sol, et que la
petite, même en y comprenant les domaines de 12 hectares en moyenne, n'embrassait même
pas le tiers de ce que lui attribuait Arthur Young en 1789, :i 000 familles possédant en
moyenne 880 hectares •. je doute qu'avant la Révolution, la propriété fût beaucoup plus
concentrée. Evidemment les biens du clergé et des émigrés, quoique mis en vente en
détail, avaient changé de mains plus que de dimensions.
Sans doute, mais la question e^t de savoir si les chiffres de Rubichon sont exacts.
c ilJ >
Les Partis et la politique économique.
LES SALAIRES
AGRICOLES
ET INDUSTRIELS.
sance de tous les calculs qui essaient de déterminer le montant de
la fortune d'après l'impôt direct est visible. Ils ne tiennent compte
ni des ressources que l'impôt ne peut atteindre, comme les traite-
ments de fonctionnaires, ni de celles qu'il ne frappe pas à propor-
tion de leur valeur, comme les bénéfices commerciaux et les
revenus des professions libérales. Si le calcul, qui déterminerait le
montant du revenu moyen des types représentatifs de chaque caté-
gorie d'individus, était possible, il ferait sans doute ressortir des
chiffres plus faibles que ceux qu'un calcul analogue établirait pour
l'heure actuelle. Mais le problème ne serait encore que reculé. Car
derrière le chiffre de monnaie auquel nous serions arrivés, il reste-
rait encore à chercher la valeur réelle, c'est-à-dire une combinaison
de désirs, de besoins et de croyances, qui sont choses subjectives.
Or, le travail n'est pas fait qui nous renseignerait avec exactitude
sur l'état d'âme et le genre de vie des diverses catégories sociales,
qui, seuls, donneraient un sens intelligible à un chiffre de fortune.
Peut-être est-il impossible de reconstituer au moyen de documents
l'état d'opinion moyenne auquel il faudrait poser cette question :
à partir de quel revenu un cultivateur, un bourgeois est-il réputé
aisé ou riche, et se croit-il tel? Encore les réponses ne seraient-elles
valables que pour une région donnée. Il y a certainement, vers 1820,
dans le genre de vie, dans les besoins, plus de différence d'un
armateur de Bordeaux à un bourgeois de Guérande, qu'entre ce
bourgeois breton et un paysan voisin.
On ne peut, à vrai dire, se rendre un compte exact des condi-
tions matérielles de la vie que pour la classe d'hommes qui n'a pas de
loisirs et dont le revenu n'excède jamais ce qui est nécessaire à la
satisfaction de ses besoins primordiaux. Le nombre d'heures de
travail d'un ouvrier, le chiffre de son salaire, le prix du pain qu'il
achète, définissent sa vie avec assez de netteté. Mais ces éléments,
très variables suivant les métiers et les régions, sont assez mal
connus.
Les calculs de Dupin évaluent le salaire annuel d'un ménage
agricole à 451 francs dans le Midi et à 508 francs dans le Nord ; il juge
que ce salaire donne le nécessaire à l'ouvrier qui possède sa maison :
le cantonnier logé ne meurt pas de faim, et il touche de l'adminis-
tration des Ponts et Chaussées 3G francs par mois, soit 432 francs
par an. Mais on ne sait pas si les salaires agricoles augmentent ou
diminuent de 1814 à 1830.
L'état des salaires industriels est mieux connu. Ils sont en
baisse régulière de 1814 à 1830, tandis qu'augmente le nombre des
heures de travail et le prix des denrées de première nécessité. Duchâ-
3x6
chapitre m La condition des personnes
tellier, député du Finistère, établit en 1830 que, dans tous les corps
de métiers, le salaire a baissé en moyenne de 22 p. 100 depuis 1800.
tandis que le prix des objets de consommation a monté de GO p. 100.
Villermé, dont l'enquête est faite sous le gouvernement de juillet,
mais qui s'est renseigné autant qu'il Ta pu sur la période de la
Restauration, affirme la même baisse, dans toutes les industries,
et quels que soient la région ou le mode de production. Les ouvriers
mousseliniers de la région de Tarare, qui travaillent à domicile, en
famille, gagnent en 1820 40 à 45 sous; quinze ans plus tard, 28 à 30.
Les 100 000 cotonniers de la Seine-Inférieure ont subi une réduction
de salaire qui est de moitié au moins, souvent des deux tiers; pour cer-
tains articles l'avilissement de prix est presque incroyable : les prix
payés à Rouen en 1815 pour une douzaine de mouchoirs variaient,
suivant la largeur, de 5 francs à 30 francs; ils tombent à 1 fr. 50 et
à 4 fr. 50; l'ouvrier qui en fabrique de deux à quatre douzaines par
semaine a vu ainsi son salaire hebdomadaire passer de 20 francs à
6 francs et de 60 francs à 9 francs. Les tullistes de Calais, qui
travaillaient à façon, ont connu en 1823 des salaires de 15 et 20 francs
par jour; ils tombent à 1 fr. 50 et 3 francs. Dans le département du
Nord, où, sur 962000 habitants, il y a 224 300 ouvriers (1820), les
salaires de 6 francs tombent à 3 francs; ceux de 3 francs, à 1 fr. 50;
ceux des femmes, de 1 fr. 25 à fr. 60, de 2 fr. 50 à 1 fr. 25. Qu'il
s'agisse de blanchisseurs de tulle, de constructeurs de machines, de
fondeurs de fer, de brodeuses au crochet, tous les salaires sont
réduits de moitié. Les 21 700 ouvriers de Sainte-Marie-aux-Mines,
qui, presque tous, travaillent à domicile au tissage du coton,
gagnent par semaine : les tisserands de 8 à 10 francs; les diviseurs
de 4 francs à 4 fr. 50, les bonnetiers de 7 francs à 8 fr. 50 ; les
enfants touchent de 1 fr. 50 à 3 francs. Dans le Haut-Rhin,
Mulhouse est le centre d'une industrie considérable de filatures, de
tissage et d'imprimerie d'indiennes (44 840 ouvriers en 1827) ; les
salaires de la filature sont tombés à fr. 35 par jour pour les
enfants, fr. 75 pour les dévideuses, 3 francs pour les hommes; dans
le tissage, ils s'échelonnent de 1 fr. 50 à 2 fr. 50. Les enfants et
les femmes qui préparent le fil reçoivent de fr 25 à fr. 50. Les
« canuts » de Lyon, qui sont des chefs d'atelier, propriétaires d'un
ou plusieurs métiers, et qui travaillent à façon la soie fournie par les
« fabricants », voient le revenu de leur travail diminuer sans cesse.
En pleine prospérité, vers 1824, un métier ne rapporte pas plus de
3 francs par jour, mais le gain est partagé entre le chef d'atelier et
le compagnon. En 1826, une crise de production les réduit à la
misère, et, après la reprise, en 1829, le préfet constate « une dimi-
< 3i 7 >
Les Partis et la politique économique. livre m
nution effrayante dans le prix de la façon des étoffes». En 1830, un
ouvrier lyonnais ne gagne pas le tiers de ce qu'il gagnait en 1810,
ni la moitié de ce qu'il gagnait en 1824. D'après Dupin, qui écrit
en 1826, les salaires des drapiers d'Abbeville sont de 1 fr. 50 à
2 francs et ceux des femmes et enfants de fr. 60 à fr. 75; ceux
des forges et filatures du Doubs varient de 1 franc à 1 fr. 50; les
1500 horlogers de Besançon gagnent 2 francs; les papetiers de
Pontarlier, 1 fr. 20 à 1 fr. 50; les forgerons de la Nièvre, 1 fr. 50;
les faïenciers de Nevers, 1 fr 75; les 8 000 bonnetiers de l'Aube,
1 franc. — Le salaire annuel moyen de l'ouvrier français varierait,
selon Dupin, entre 492 francs et 587 francs.
les heures Pour obtenir cette rémunération, l'ouvrier fournit à Lyon 15 à
16 heures de travail quotidien; 14 et 15 heures à Sedan, 43 heures
dans le Nord, 12 à 12 heures et demie à Sainte-Marie-aux-Mines,
13 heures et demie dans le Haut-Rhin. La journée de 12 heures est
très rare.
misère ouvrière. Obligés à un tel effort et soumis à un pareil tarif, l'ouvrier et
l'ouvrière ne gagnent, pour la plupart, pas assez pour se loger et se
nourrir décemment. Un tiers seulement des Français mange de la
viande; sur les deux autres tiers, l'un mange seulement de l'avoine,
du maïs, des pommes de terre. Le pain a coûté à Paris, les 2 kilos
(consommation moyenne d'un ménage), fr. 60 à fr. 65 en 1814
et 1815 ; de fr 75 à 1 franc en 1816 et 1817 ; de fr. 70 à fr. 80 de
1818 à 1820. Le prix moyen varie de fr. 68 à fr. 575 de 1821 à 1824,
avec des maxima de fr 80. Les logements sont — cela va de soi —
réduits au minimum. Villeneuve-Bargemont, préfet du Nord, parle
de leur aspect sordide et misérable, de l'entassement, de l'incroyable
saleté. Les caves de Lille sont célèbres Les taudis où s'abritent les
ouvriers de Mulhouse sont loués de 6 à 9 francs par mois.
La misère est profonde Sur les 224 300 ouvriers du Nord,
163000 sont inscrits en 1828 aux bureaux de bienfaisance. A Paris, le
chiffre des indigents secourus par les hospices et les hôpitaux est de
167 436; les bureaux de charité distribuent des secours à domicile à
86415 individus en 1818; en 1821, à 200 000, en 1829, à près de 300000.
En avril 1829, le pain (de quatre livres) est à 17 sous et demi, écrit Man-
sion, et une ouvrière reçoit 15 sous d'une journée de onze heures.
On compte à peu près 1 200 mendiants dans les rues de Paris, malgré
l'ordonnance du 20 septembre 1828 qui interdit la mendicité et malgré
un budget d'assistance qui est de 12 millions. Les fabricants du
Haut-Rhin signalent un autre genre de misère, le dépérissement
rapide des enfants dans les manufactures. Villermé parle du dénue-
ment et de l'alcoolisme des ouvriers lillois, de leur déchéance morale,
< 3i8 >
CHAPITRE m
La condition des personnes.
de la prostitution de leurs filles. 11 naît à Mulhouse 1 enfant illégi-
time sur 5; à Pans, 9 288 sur 23 759 en 1817; en 1824, 10 221 sur
^8812; et, sur ces 10221, 7 843 sont recueillis comme enfants trouvés.
A Lyon, le nombre des enfants abandonnés double entre 1814 (4 778)
et 1828 (9032). Dans l'ensemble de la France, la progression est
presque aussi rapide : 82 748 enfants sont déposés dans les tours
en 1815; 118 485 en 1830.
Les enfants sont, en grand nombre, privés de toute instruction.
Malgré l'ordonnance du 29 février 1810 prescrivant à toute commune
de pourvoir à l'instruction de ses enfants, il n'y a en France que
28000 écoles primaires en 1821, et 30 000 en 1829. On n'a pas le
chiffre exact de leurs élèves, mais on sait qu'à Paris, toutes les
écoles primaires gratuites réunies (enseignement mutuel, écoles de
charité, paroissiales, congréganistes) réunissent 15433 élèves en
1819; c'est un peu plus du cinquième des enfants parisiens de cinq
à douze ans. — Dans toute la France, pour 100 conscrits, 42 seulement
savent lire, sur 25 millions d'adultes, il y a 15 millions d'illettrés;
sur 39000 communes, 15000 n'ont pas d'écoles. Combattu par les
royalistes, l'enseignement mutuel, qui avait 990 écoles en 1821, n'en
a plus que 254 en 1826. Le gouvernement s'en préoccupe tardivement.
C'est seulement le 14 février 1830 qu'une ordonnance complète celle
de 1816 en prescrivant aux communes « de délibérer sur les moyens
de pourvoir, même à l'aide d'une imposition extraordinaire, aux
frais d'entretien des écoles » : le Conseil général est chargé de
« déterminer le minimum des émoluments de l'instituteur » Cette
mesure préludait au grand effort que le gouvernement de juillet
réalisa en 1833.
LES ILLETTRÉS.
II. — LES INSTITUTIONS DE BIENFAISANCE, DE
PRÉVOYANCE ET DE DÉFENSE PROFESSIONNELLE »
LA situation des classes ouvrières provoque un mouvement de philanthropie.
philanthropie. C est 1' « extinction de la mendicité » qui préoc-
cupe d'abord, parce que la mendicité est une cause d'insécurité et
1. Les sociétés de prévoyance et de secours mutuels de Pari-: sont énumérées et décrites
dans les Complet Rendus des assemblées générales de la Société philanthropique Us sont
annuels, le compte rendu de l'année écoulée contient le rapport de l'année précédente.
L'Almanaofi philanthropique donne les noms des Sociétés de bienfaisance et île prévoyance
de tout ordre.
La pièce citée dans le texte, où Charnier décrit l'origine du Mulnellisme, est aux Arch.
mun. de Lyon, série I*. Des extraits des stahil- .|r- M ni uHlisl.es sont reproduits deux fois
dans lus volumes publia par l'Oflice du Travail intitulé Associations professionnelles (t. I
< 3 :
Les Partis et la politique économique. livre ni
qu'elle frappe plus directement la sensibilité publique. Mansion
propose la création d' « ateliers nationaux », où les travailleurs
seraient libres, et qui seraient ouverts à tous ceux qui s'y présen-
teraient. C'est l'idée de l'assistance par le travail : les salaires y
seraient fixés d'après les prix courants des objets fabriqués; il y
aurait des lits pour les pensionnaires, des ateliers distincts pour les
hommes et pour les femmes; les enfants des assistés, à partir de
cinq ans, seraient envoyés aux « écoles nationales ». La loi du 24 ven-
démiaire an II, qui avait prescrit pour chaque département un dépôt
de mendicité, est inappliquée. Çà et là, on essaie de suppléer à
l'abstention des pouvoirs publics. Bordeaux crée une maison de
refuge et de travail pour les mendiants (1827). A Paris, en 1829,
un groupe de philanthropes s'occupe d'imiter cet exemple et pro-
voque des souscriptions. Dans un rapport au « Conseil provisoire
chargé des travaux préparatoires de la fondation d'une maison de
refuge et de travail destinée à procurer l'extinction de la mendicité
à Paris », Cochin, maire du XII e arrondissement, explique que
l'indigent malade est suffisamment secouru; il faut créer pour les
mendiants valides « une maison de refuge, avec un bureau d'inter-
rogation, un lieu de séjour temporaire, et des ateliers permettant
au mendiant d'acquérir des économies ».
La philanthropie s'efforce aussi de développer la prévoyance.
Une société de prévoyance fut établie à Rive-de-Gier en 1817, ali-
mentée par des dons volontaires et par les versements des compa-
gnies exploitantes à raison de fr. 01 par hectolitre de houille et
des propriétaires de la surface à raison de fr. 02 par hectolitre
à eux livré à titre de redevance : la société devait venir en aide
aux ouvriers mineurs. La première Caisse d'épargne, autorisée le
29 juillet 1818, fondée à Paris par Benjamin Delessert et le duc de
La Rochefoucauld-Liancourt, accepte des dépôts depuis 1 franc, et
place ses fonds en rentes sur l'État. Elle réussit : en 1829, elle
reçoit 6 278134 francs en 138 722 versements. De 1819 à 1830, treize
villes imitent l'exemple de Paris.
et II). Les statuts de la Seconde Loge du Mutuellisme sont donnés par L. Blanc, Histoire de
dix ans, t. III, Pièces justificatives. L'histoire de la fondation du Mutuellisme et du rôle
de Charnier est racontée avec précision dans le chapitre iv de O. Festy, Le mouvement
ouvrier au début de la monarchie de juillet (i83o-3V, 1908.
La statistique des coalitions est publiée dans les volumes déjà cités : Associations pro-
fessionnelles ouvrières, 4 vol. parus depuis 1899.
Le livre où Fodéré réclame une législation sociale a pour titre : Essai historique et moral
sur la pauvreté des nations, Paris, 1825, in-8°.
Sur les projets de rétablissement des jurandes, voir l'Analyse succincte des délibé-
rations de la Chambre de commerce de Paris de 1803 à 1836, Paris, i838; et G. Bourgin,
Législation et administration du travail sous la Restauration (Revue politique et parlemen-
taire, 1910).
< 320 >
LA VIE ECONOMIQUE
Cliché Lèvy.
UN EMBARQUEMENT DE BESTIAUX A HONFLEUE
Tableau de Le Prince, 1823. A dmiie, sur le quai, paysans cl paysannes au milieu de besliaux.l
A gauche, un voilier. — - Louvre., n° 551.
cliché Hachette.
LES HALLES DR PARIS l.\ 1<S'2X.
Tableau de Canella. les Halles, situées a peu près sur l'emplacement de l'cdi/icc actuel, étaient
déjà le centre de V approvisionnement de Paris. — Musée Carnavalet, I'. 34.
II. C. IV. — Pl. 16. Page 320.
chapitre m La condition des personnes.
Les ouvriers ont, de leur côté, spontanément fondé ou fait sociétés
revivre des sociétés de prévoyance et de secours mutuels. Quelques- veseco^s
unes sont antérieures à 1792; la plupart sont postérieures à 1800;
elles groupent des ouvriers d'un même corps de métier, ou, sous une
même appellation, des ouvriers de professions diverses; car la
police, craignant que l'union, la discussion entre gens de même pro-
fession ne suscite des cabales, des coalitions tendant à relever le
prix de la main-d'œuvre, exige souvent le mélange des métiers.
A Paris, 138 sociétés fonctionnent en 1821, avec 11143 adhérents;
33 ont plus de 100 membres; 5 plus de 200. En 1826, il y a
184 sociétés et 17 112 membres. En province, elles sont innom-
brables; il y en a 113 dans le Nord, en 1828, qui groupent 7 667 adhé-
rents. Lyon, Marseille en ont autant que d'industries; souvent même
un seul métier en compte plusieurs qui rivalisent.
Ces sociétés ouvrières sont vues avec sympathie par les bour- L * société
geois philanthropes. La Société philanthropique de Paris se donne " ' D l j> A ius
pour but de leur servir de lien et de centre commun; elle les encou-
rage ; elle tâche de les connaître toutes, d'en dresser la liste , elle veut
être leur intermédiaire auprès des pouvoirs publics, et diriger sur
elles les libéralités des budgets. Elle garantit leur docilité, leur bon
esprit; elle signale qu'on voit le buste du Roi dans la salle de leurs
séances, quelles font dire des messes pour le duc de Berry Aussi,
à l'occasion du baptême du duc de Bordeaux, le Conseil municipal
fait-il distribuer 50 000 francs aux sociétés de Paris. La Société
philanthropique qui les protège ne tolérerait pas de rébellion. Des
compagnons paveurs s'étant assemblés en 1826 pour fonder une
société, quelques-uns ont voulu profiter de cette réunion « pour
engager leurs camarades à ne point travailler pour leurs maîtres,
à moins que ceux-ci ne consentissent à augmenter le prix de leurs
journées »; la police, informée, s'est opposée à ce qu'ils se réunis-
sent de nouveau. « Si une proposition aussi contraire à l'ordre
public, dit le rapporteur de la Société philanthropique, était jamais
faite dans une société déjà formée, la police devrait la dissoudre à
l'instant. » En réalité, la société de prévoyance est une garantie
d'ordre. C'est pour les patrons un moyen de conserver la direction
morale de leurs ouvriers, d'exercer sur eux une influence salutaire :
« Si l'on imposait aux manufacturiers, aux entrepreneurs, aux chefs
d'usines, dit un rapport de la Société philanthropique, la condition d'organiser
en société de prévoyance les personnes qu'ils emploient, de s'en rendre les
patrons, de présider leurs assemblées, de verser de temps en temps de petites
sommes dans leurs caisses, on détruirait peut-être ces déplorables habitudes
si nuisibles à l'aisance et à la santé des artisans.... On a peur des coalitions,
< $j.i >
Lavisse, H. Coutcmp., IV. 21
Les Partis et la politique économique. livre m
elles sont moins à craindre de la part de sociétaires que d'individus vivant
isolément, sans règles ni principes. »
caisses dégrève. Il arrive pourtant que les sociétés de prévoyance soient aussi
ou puissent devenir des sociétés de défense des intérêts profes-
sionnels. A Lyon, en 1817, un tarif ayant réduit les prix des façons
de chapeliers, ils cessèrent le travail grâce à la « bourse commune »
de leur société, et obtinrent une amélioration; la caisse de secours
s'est donc transformée en caisse de grève. Il y en eut assez d'exemples
à Lyon pour que le maire, inquiet, plaçât toutes les sociétés de
secours mutuels sous la surveillance de la police (ord. du
6 nov. 1822), et les réglementât minutieusement: « Les assemblées,
même celles du bureau, n'auront lieu qu'en présence du commissaire
de police ; elles ne pourront pas garder en caisse plus de 300 francs ;
le surplus sera déposé au Mont-de-Piété et n'en sera retiré qu'avec
le visa du commissaire; il sera interdit d'employer les fonds à
d'autres usages qu'à des secours ».
lesmutuellistes Cette surveillance détermine les ouvriers à revenir aux vieilles
de lyon. formes de l'association secrète, dont le compagnonnage, encore
vivant chez les charpentiers et les cordonniers, fournit le modèle.
C'est en 1827 que l'ouvrier en soie Charnier, de Lyon, fonda la
Société du Devoir Mutuel (les Mutuellistes), dont l'intention et
le programme dépassent la simple prévoyance et la distribution
de secours. Il a décrit lui-même, avec une précision naïve, l'effort
qui était à faire et le but qu'il était désirable d'atteindre :
L'wèe* du devoir " Depuis plusieurs années, j'employais le temps qui s'écoulait en attendant
mutuel ». d'être servi dans la cage à causer avec les chefs d'atelier sur l'art et les besoins
de s'associer. Cet art consistait tout simplement à former des réunions de
vingt, correspondantes entre elles afin d'éluder l'article 291 du Code pénal. Ces
besoins, c'était l'indispensable nécessité de saper les nombreux et ruineux
abus dont nous étions victimes : en tète, je citais l'inexécution des promesses
des fabricants lorsqu'ils nous faisaient monter des métiers dispendieux pour
un laps de temps qui est indispensable pour pouvoir couvrir les frais de mon-
tage. Ces promesses, leur djsais-je, comme vous le savez, ne se réalisent
presque jamais. Apprenons aux fabricants que nous savons compter et que
nous connaissons nos droits. Mais avant, étudions ces droits, et nous sentirons
que nous sommes protégés par la loi, que, si nous ne l'invoquons pas en temps
et lieu, cette loi protectrice, ce n'est pas la faute du législateur, mais bien la
nôtre. Réunissons-nous et instruisons-nous. Formons un foyer de lumière.... Si
ce n'est pas par amour pour autrui, que ce soit au moins pour nos intérêts
particuliers. Je sens que l'égoïsme ne peut s'extirper d'un seul coup. L'opéra-
tion serait impraticable. Je vous le répéterai donc souvent. C'est pour nous-
mêmes que nous devons aimer les autres.
« Nous avons dans nos ateliers une grande réforme à opérer. C'est l'insu-
bordination, toujours croissante, résultant de l'inexécution de la loi sur les
livrets d'ouvriers. La conséquence la plus onéreuse de l'inexécution de cette
loi, c'est l'inexécution des contrats d'apprentissage. Nous ne paraîtrons au grand
1 322 >
chapitre m La condition des personnes.
jour que pour nous montrer hostiles contre l'insubordination de nos subal-
ternes. Vous sentez que les fabricants crieraient hourra contre notre frêle et
naissante institution. Ils auraient prompteinent recours aux menaces de priva-
tion d'ouvrage contre ceux qui s'affilieraient avec nous, ils emploieraient même
les sollicitations auprès de l'autorité pour nous intimider et nous désunir, au
lieu qu'en prêchant subordination et rien que subordination, nous endormirons
nos argus, et réunirons les timides; vous savez combien ces derniers sont
nombreux parmi nous. La timidité, vous ne le savez que trop, est le type du
canut. Nulle autre profession n'est si peu ouverte que la nôtre. C'est notre vie
sédentaire, que dis-je, sédentaire, que ne dis-je plutôt casanière, qui influe
ainsi sur notre moral; il est étiolé comme notre physique. Il faut, pour
remédier à ce double étiolemenl, créer à notre profession un esprit de corps.
Pour y parvenir, il n'y a qu'une seule route, c'est l'association.
« Dans l'association, nous pourrons puiser loutes les connaissances de
mécanique, de droit industriel, toutes les consolations à nos maux. Nous
apprendrons que l'homme pauvre n'est pas un pauvre homme, que cette dernière
dénomination n'appartient qu'à un homme dépourvu de probité. Axiome puis-
sant pour nous procurer la résignation nécessaire à notre sort. Quand nous
serons tous pénétrés de notre dignité d'homme, les autres babilants de la cité,
dont, sans nous en douter, nous faisons depuis si longtemps la gloire et la
richesse, cesseront d'employer le mot canut dans un sens railleur et injurieux. »
Le projet de Charnier aboutit d'abord (1827) à un programme le programme
timide de prévoyance, d'entente amicale, de services fraternels,
d' « indication mutuelle », entre gens qui ne sont pas seulement du
même métier, mais tous « d'une probité irréprochable, mariés, de
bonnes vie et mœurs »....
« Le mutuellisme est basé sur l'équité, l'ordre et la fraternité; telles sont
les qualités que doivent avoir ceux qui le composent. Le but du mutuellisme
est indication, secours et assistance; tels sont les devoirs de chaque membre.
En conséquence, le but du mutuellisme est donc, entre tous ses fondateurs, et
ceux qui seront reçus frères :
« 1° de s'indiquer avec franchise et loyauté tout ce qui peut leur être utile
et nécessaire, concernant leur profession;
« 2° de se secourir par le prêt d'ustensiles autant que possible, et pécu-
niairement au moyen de cotisations dans les malheurs arrivés à l'un d'eux;
« 3° de s'assister de leur attention, de leur amitié et de leurs conseils, et
lors de leurs funérailles et celles de leurs épouses, en se regardant et traitant
comme frères jusque-là. »
Mais, tôt après, la société organise la résistance à la baisse des
salaires. Elle prend le sentiment net qu'elle défend des intérêts de
classe. Ses statuts modifiés excluent du Devoir mutuel les chefs
d'atelier qui auraient plus de 6 métiers et de 2 apprentis, ceux qui
seraient pères ou fils de négociants en soieries. Ses membres
s'engagent à « unir leurs efforts pour obtenir un salaire raison-
nable,... pour détruire les abus qui existent en fabrique à leur pré-
judice... ». L'année 1828 sera pour les canuts « l'an I er de la Régéné-
ration ».
< 3^3 >
Les Partis et la politique économique.
LES GREVES.
LES PARTISANS
DU RETOUR AUX
CORPORATIONS.
La Société reste peu nombreuse, mystérieuse. Elle semble
même s'être tenue à l'écart du grand mouvement qui, après 1830,
enveloppa les tisseurs de Lyon dans une commune révolte contre la
misère. Mais elle est significative d'un état d'esprit, d'un sentiment
de classe dont la puissance éclatera bientôt. A cette heure, pour
arrêter tout mouvement, la répression judiciaire suffît. Les tenta-
tives de grève sont toutes châtiées par des jugements de tribu-
naux. En 1821, 60 tourneurs de Paris sont condamnés, pour délit de
coalition, les chefs à deux ans, les autres à un mois de prison;
16 charpentiers, de un à trois mois,* en 1822, 16 maçons, à un mois ;
la grève des fileurs de coton du Houlme (Seine-Inférieure), en 1824,
est sanglante, un gendarme est tué : un gréviste est condamné à
mort, et trois autres aux travaux forcés. Le ministère de la Justice,
qui dresse depuis 1825 une statistique annuelle, note 92 affaires
de grèves en 1825, 40 en 1826, 29 en 1827, 28 en 1828, 13 en 1829,
40 en 1830.
Ces incidents ne produisent aucune impression sur les pouvoirs
publics. Ils n'y voient que désordres qui relèvent de la police. Tenir
la main à la stricte exécution de la loi sur les livrets d'ouvriers,
empêcher les rassemblements séditieux, surveiller les fauteurs de
coalition et les punir, donner la chasse aux recruteurs qui, dans les
moments de chômage et de troubles, embauchent des ouvriers
français pour l'étranger, voilà à quoi se borne le rôle de l'État. Car
la condition des ouvriers ne préoccupe pas les partis. Les libéraux
s'en tiennent à la législation révolutionnaire; si, à droite, on a
parlé de la détruire, c'est par intérêt politique et non par crainte de
ses conséquences économiques. Les prud'hommes de Lyon ont
demandé en 1814 à Alexis de Noailles, commissaire extraordinaire
de S. M., de rétablir le règlement de 1744 pour la fabrique de
soieries : excès de zèle royaliste, analogue à celui des fabricants de
papiers peints de Paris ou du député de la Chambre introuvable,
Feuillant, qui proposèrent, les premiers en 1814, le second en 1816,
le rétablissement des jurandes et des maîtrises. La « Requête au
roi et mémoire sur la nécessité de rétablir les corps des marchands
et les communautés d'arts et métiers, présentés à S. M. le 16 sep-
tembre 1817, par les marchands et artisans de la ville de Paris
assistés de M. Levacher-Duplessis, leur conseil, avocat », signale
avec indignation « la honteuse licence » qui a envahi le commerce
et les manufactures, « l'insubordination dans les ateliers, la mau-
vaise foi la plus insigne dans le commerce,... l'autorité domestique
des maîtres détruite, l'indiscipline des simples ouvriers, l'appren-
tissage presque abandonné,... le commerce inondé d'ouvrages mal
t 324 >
chapitre m La condition des personnes.
fabriqués qui déshonorent l'industrie française ». Quelques Conseils
généraux émettent chaque année, depuis 1817 jusqu'en 1825, le vœu
de voir reconstituer les anciennes corporations. Le président du
tribunal d'Arras écrit en 1823 un « Mémoire sur l'établissement des
jurandes ». Mais, dès les premières manifestations de ce genre, le
Conseil des manufactures proteste contre ces opinions « inconsidé-
rées ». Il voudrait (8 décembre 1814) « qu'un avis bien motivé et
bien manifesté eût l'effet d'écarter pour toujours une question qui a
été résolue négativement par la grande majorité des personnes ins-
truites ». En 1817, devant l'insistance des manifestations, il nomme
une commission de sept membres dont le rapport, approuvé unani-
mement, conclut qu'il n'y a lieu ni à rétablir les corporations telles
qu'elles existaient avant la Révolution ni à les rétablir avec des
modifications. La Chambre de commerce de Paris, deux fois, en
octobre 1817 et en février 1824, se prononce dans le même sens. Ce
sont là des discussions académiques. Le gouvernement s'oppose à
toutes les tentatives faites pour rétablir des règlements particuliers
sur les heures de travail ou sur le prix des façons. Dans l'opinion
générale, le retour à l'ancien régime apparaît comme aussi chimé-
rique que la réforme radicale de la société que préconisent Fourier
et Saint-Simon.
L'idée d'une intervention du gouvernement entre les patrons et LE
les ouvriers reste également étrangère aux pouvoirs publics. Il y a gouvernement
eu pourtant, sous l'ancien régime, sous la Révolution, sous l'Empire, de façons.
des tarifs débattus en commun par les représentants des uns et des
autres; ces tarifs sont de véritables contrats collectifs revêtus de la
sanction administrative du préfet. Les Conseils de prud'hommes s'y
conforment dans leurs jugements. Certains même ont été renouvelés
au début de la Restauration. Tel, le « tarif minimum du prix de
façon des chapeaux », arrêté par le Conseil général des prud'hommes
de Lyon et rendu obligatoire par le maire de Lyon (22 oct. 1817),
rapporté un mois après devant les protestations des ouvriers, et
remplacé parle tarif de 1807. Mais ils ne sont plus respectés;
l'administration, depuis 1819, cesse de les soutenir et ne conteste
plus la doctrine du libre contrat individuel entre le patron et
l'ouvrier 1 . C'est pourquoi, la quantité de main-d'œuvre disponible
l. Du moins c'est ce qui semble résulter de deux lettres écrites par le préfet du Khône
au maire de Lyon, la première le i5 avril, la deuxième, le 21 octobre 1819. Il dit dans la
première, à propos du tarif : • Il résulte d'une décision ministérielle qu'il appartient à
l'autorité municipale «le prendre, lorsqu'elles peuvent être nécessaires, de pareilles mesures
de police... i.;< disposition législative dans laquelle j'avais cru découvrir l'attribution pré-
cise à l'autorité municipale du droit de fixer u- prix des façons en cas de contestation entra
les marchands et les ouvriers, est rapporté»' dans le code administratif de Fleurigeon. Il
< ia5 >
Les Partis et la politique économique. livre m
ayant augmenté après la cessation des guerres et la réduction de
l'armée, les ouvriers ont dû offrir leurs bras à meilleur marché. Les
économies imposées par la concurrence n'ont porté que sur les
salaires, qui ont été comprimés et qui ont baissé sans discontinuer.
Mais le souvenir du temps peu éloigné où fonctionnait le tarif n'est
pas aboli chez les ouvriers. Le seul remède à leur misère, ils le voient
dans un tarif équitable, réglé sur les besoins indispensables de la
vie, et non uniquement sur l'intérêt du patron à diminuer son prix
de revient. C'est l'idée qui, confusément, apparaît dans les grèves
de la fin de la Restauration, et qui provoquera après 1830 la
première grande émeute ouvrière, celle de 1831. Les ouvriers atten-
dent vaguement de l'État un rôle de protection, de tutelle à l'égard
des faibles, qui, dans la lutte économique, réduits à leurs seules
forces, sont nécessairement vaincus.
un programme Un médecin, savant et philanthrope, a traduit leur pensée et
INTERVENTION- j , , j ,,. . .• j »,i*x L ta r-.
niste. dressé le programme de 1 intervention de 1 Ltat. Dans son Essai
historique et moral sur la pauvreté des nations, Fodéré se prononce
pour la tarification des salaires :
« 11 serait éminemment utile que les salaires fussent taxés comme on taxe
le pain, et ce, par une autorité indépendante des maîtres et des ouvriers, telle
que le Conseil du commerce et des arts industriels. »
Il voudrait aussi que le salaire fût complété par la participa-
tion aux bénéfices :
« La taxe (c'est-à-dire le salaire), pour être toujours équitable, devrait être
divisée en taxe ordinaire et extraordinaire. La taxe ordinaire serait réglée en
proportion des choses nécessaires à chaque classe d'ouvriers et en proportion
du prix du blé. J'entends par taxe extraordinaire une augmentation temporaire
paraît que c'est dans ce recueil aussi que le ministre l'a puisée. Cependant, je ne vois
rien d'aussi positif dans la loi du 17 juin 1791. Je m'abstiendrai toutefois de revenir sur ce
point auprès de Son Excellence, dont la décision repose sur d'autres motifs puissants, et
d'ailleurs l'usage antérieur et plus encore leur utilité j ustifient assez de pareilles mesures. »
La circulaire ministérielle à laquelle le préfet fait allusion est du 7 avril; le gouverne-
ment est encore à cette date partisan du tarif des salaires fixé par l'autorité publique et
non pas librement débattu. Mais le 21 octobre suivant, le même préfet écrit au maire, à
propos d'une protestation de quelques fabricants de chapeaux qui contestent la légalité
d'une ordonnance réglant les salaires des chapeliers : « La jurisprudence du ministère, si
l'on en juge par ce que Son Excellence le ministre de l'Intérieur écrivait le 7 avril dernier
au sujet des ouvriers en tissus, semblait reconnaître que l'autorité avait le droit de fixer
les salaires. Cependant, dans une deuxième lettre du 27 août dernier, Son Excellence
abandonne entièrement son opinion et pense que la fixation doit être laissée à la libre concur-
rence et aux arrangements à faire entre les fabricants et les ouvriers. D'un autre côté, on
ne trouve dans la législation aucune disposition positive qui autorise l'intervention de l'au-
torité dans cet objet. »
Ces lettres sont aux Archives municipales de Lyon, la première dans la série F2, Soieries,
et la deuxième dans la série I2, Corporations. Le Code administratif de Fleurigeon, dont il
est question dans la lettre du i5 avril, est un recueil alphabétique « des lois nouvelles et
anciennes relatives aux fonctions administratives et de police, des préfets, sous-préfets,
maires, etc. » Paris, 1809-1811, 6 vol. Un supplément a paru en 1822.
< 3'2Ô )
ciupitre m La condition des personnes.
du salaire en proportion du débit des productions ot du profit que feraient les
maîtres sur le travail de leurs ouvriers, augmentation qui cesserait avec le profit. »
L'intervention tutélaire de 1' « administration publique » ne s'en
tiendra pas là : « elle doit être prévoyante pour les masses, de la
même manière qu'elle Test pour les enfants et les mineurs ». La loi
assurera une retraite aux vieux ouvriers de l'industrie et des
champs. Ce que la philanthropie a fait faire spontanément à
quelques-uns (Fodéré cite l'usine de fer-blanc de Fallacieux à Bains
dans les Vosges, où les ouvriers, grâce à une retenue sur les salaires,
ont. à soixante ans, une pension de 300 francs), il faut que la loi le
rende obligatoire partout. L'État ne fait-il pas une retenue sur le
salaire des fonctionnaires? De même, la caisse de consignation du
Trésor royal recevra les versements mensuels des ouvriers, en accu-
mulera les intérêts. Le patron et le propriétaire seront responsables
du versement, que garantira une première hypothèque sur les
biens-fonds et les fabriques. Enfin, la loi doit dire que le patron a
l'obligation de réparer les dommages causés aux ouvriers par les
travaux qu'ils accomplissent pour son compte. Il faut un « règle-
m