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Full text of "Histoire de l'Abbaye de Morimond, diocèse de Langres, quatrième fille de Citeaux, qui comptait dans sa fillation environ 700 monastères des deux sexes. Avec les principaux ordres militaires d'Espagne et de Portugal, ouvrage où l'on compare les merveilles de l'association cènobitique aux utopies socialistes de nos jours, orné d'un beau plan gravé, et publié sous les auspices de mgr. Parisis"

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l'CiirLKr^    of 


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»7 


A  R  T  E  s      SCICNTIA     VERITAS 


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HISTOIRE 


DE 


•  • 


L'ABBAYE  DE  MORIMOND 

DIOCESE  DE  LANGEES,  Ql'ATRIÈME  FILLE 

DE  CITEAI-X,  OL'I  COMPTAIT  DANS  SA  FILIATION  ENVIRON  700  MONASTERES 

DE»   DEUX    SEXKS,    AVEC   LES    PRINCIPAUX 

ORDRES  MILITAIRES  D'ESPAGNE  ET  DE  PORTl'CAL, 

<'>uvr«fre  où  Ton  compan'  les  merveilles  de  l'association  cénobitique  aux  utopiMi  socialiste» 

d(>  DOS  juurs , 

OTLxi  n*mi  beau  pia»  oslatè. 


ET   ri'DLIB   sors   LPS    ACSriCBS   DB 


\r  "BABXBMBf  ancien  évéque  de  Ziangresy  actuellement 

évêque  d'Arrasi 

PAR  M.  L'ABBÉ  DUBOIS, 

acciec  prciessEur  ds  philosophie  et  cemhs  de  plusieurs  tociélés  savantes. 


Mil  qii .  foaUil  MIS  iM  pM  a* ce  ii4iltRM«  l«i  raiaei  ë'ae  akhaje  ncitit. 
l'a  point  «ftfié  ëaas  n  itnsH  In  •mtns  éti  rfiobitei  qii  y  TNinal  et  j  mi- 
ramt  :  rcl«i  ipi  pamirt  froideofat  Ifs  comdors  et  In  nilaln  in  csmau  à 
■•iti«  dmoIU .  et  le  le  «fit  iiuilU  d'jicii  sm* mr.  et  n'^pratre  pis  dai  h 
ciriMiUi  ë'ruB'irr.  celii-la  peat  ferarr  In  aaaaln  de  rki>loire,  pnt  ccMcr  m 
(iKdn  »r  ce  %u'\\  y  a  de  beai  et  de  «ibliaK.  Il  n'existe  penr  lil  ai  phtpsalw 
Iii«tart4in.  ai  bnii*.  ai  snUiBit*.  Mn  in(i4liircBre  e«t  dut  les  t#aèbnt,  aia 
r«ir  est  daw  la  pecuien.  •.  Balmk»,  Prol.  comp,  au  Cnth.^  II,  976.) 


>»-><J 


BIJOV,  PAaif, 

l.OIREAV-FEUCIIOT,  KDITFI'H,     !    SArjMKR  ET  UUAY,  LIBHAinES. 
vuf  Chab<»l-r.h.irn>,  *0.  i  rue  «les  Saints  Pi're^,  64. 

181Î2. 


HISTOIRE 


DE 


!  •  L'ABBAYE  DE  MORIMOND. 


B\\on, 


IMPRIMERIE  LOIREAU-FEUCHOT, 

rue  Chabot -CharnT,  (0. 


HISTOIRE 


DE 


L'ABBAYE  DE  MOBIMOND 

DIOCESE  DE  LANGEES,  QUATEIÉMB  FILLE 

DE  CITBAUX ,  QUI  COMPTAIT  DAMS  SA  FILIATION  ENVIRON  700  MONASTÈEES 

DU   DEUX    SEXES,    AVEC   LES    PRINCIPAUX 

ORDRES  MILITAIRES  D'ESPAGNE  ET  DE  PORTUGAL, 

OnTnift  oà  l'on  compare  les  menreilles  de  l'asMciation  cénobitique  aux  utopies  locialiitea 

de  nos  jours , 

OBMi  n'vn  beau  vulk  oaAvi. 


■T   rCILlt  sous  LB8   AUSPICES  DB 


■f  g Amro  I  aneîen  évêque  de  Langret,  aotnelleineiit 

évêque  d'Arras} 

PAR  M.  L'ABBÉ  DUBOIS, 

aocieD  professear  de  philosophie  et  menihre  de  plusieurs  sociétés  savantes. 


fMti  %m ,  Uê\m  imi  im  ^«d  ifae  taéiHnsn  In  ralm  l'os  aHijt  aatkin, 
i'«  poiii  éTtfié  éuM  n  peisée  Im  •■krn  4n  eAotkitM  fii  y  Ttcanai  M  y  bm- 
rantt  ;  eciii  %ai  fitttmi  Utiêmm  Im  nrriim  M  Im  cÀsIm  te  cwmiti  I 
mMé  MMii .  M  M  M  iMt  «sMilli  Taicn  mstcbit,  «l  M'tfniÊn  fu  bIm  It 
eariMitl  d'eualicr,  e«lii-U  pwt  fermr  Im  analM  it  ritsuirt,  pcât  «mr  us 
«late  iir  M  qi'il  y  a  !•  kMi  ft  te  iiUiae.  Il  l'eiiste  ptir  lai  il  ^Mmbémi 
bitUriqiH,  il  kaité.  li  nUlBité;  ni  isteitifCin  Mt  dasi  Im  Uatfeni.  Mi 
(Mr  est  diu  la  paauifrt.  (Balsbs,  Prof.  comp.  au  Cath.^  II,  976.) 


--►■•^^Hj^iSSS^SfâBî^ecv^ 


BIJOV, 

LOIREAU-FEUCHOT,  ÉDITEUR, 


SA6NIER  ET  BRAY,  LIBRAIRES, 


I 


nie  Chalibt-Charny,  40.  rue  des  Saints-Pèret,  64. 

1852. 


■.  «  .'■ 
I  . 


Propriété  de  V Éditeur, 


%ièj^. 


X?ér  i^i  J^4.     -  * /-  ,  '<,'.//^  1^ 


c  y  /  i  ^  V  -  /  ^  ^ 


INTRODUCTION. 


De  la  mistioo  providentielle  des  divers  Ordres  religieui  du  Catholicisme,  et  de 
Tordre  de  Qteanx  en  particulier  ;  du  besoin,  pour  les  sociétés  chrétiennes  tu 
XIX*  siècle,  d*an  nouvel  institut  monastique  agricole  et  professionnel;  TEglise 
catholique  seule  peut  le  donner  au  monde. 


Cent  fois  dans  mon  enfance  j'avais  gravi  le  mont  escarpé 
sur  lequel  s'élevait  autrefois  le  château  de  Choiseul;  arrivé 
à  son  sonfunet ,  je  me  contentais  de  contempler  autour  de  moi 
cette  magnifique  plaine  si  bien  cultivée,  semée  de  tant  de 
beaux  villages ,  sillonnée  par  la  Meuse  aux  rives  ombragées , 
et  si  riche  pour  moi  en  délicieux  souvenirs.  Quelquefois,  à 
la  vue  de  ces  ossements  poudreux  qui  roulaient  sous  mes 
pieds,  de  ces  débris  de  pierres  polies  et  de  tuiles  vernissées  qui 
jonchaient  le  sol ,  seuls  restes  de  Tun  des  plus  hauts  et  des 
plus  puissants  manoirs  de  la  France ,  songeant  à  la  vanité  et  à 
la  caducité  des  choses  de  ce  monde,  je  me  trouvais  jeté  dans 
une  vague  et  sombre  mélancolie. 

Un  jour,  dans  Tune  de  ces  promenades  rêveuses  et  solitai- 
res, je  me  rappelai  ces  belles  paroles  de  Cicéron  :  Nescire  quid 
antea  quam  nattis  sis  aceiderU ,  id  est  semper  esse  puerum  ;  — 
Ignorer  ce  qui  est  arrivé  sur  la  terre  avant  sa  naissance,  c'est 
être  enfant  toute  <a  tne  (1),  et  je  fus  emporté  par  toutes  les 

(i)  C*élait  la  devise  du  savant  Anglais  Usserius. 


—   VIII   — 

puissances  de  mon  ame  vers  ce  passé  dont  je  foulais  les  ruines, 
et  je  m'y  enfonçai  avec  une  incroyable  ardeur  pour  lui  ravir 
ses  secrets. 

Je  me  vis  bientôt  au  milieu  de  ce  vieux  Bassigny  (pagus 
Bassiniacus,  Bassigniacensis),  Tun  des  plus  vastes  jxujfî  gallo- 
romains  du  nord-est ,  s*étendant  de  la  Meurthe  à  la  Marne  et 
de  la  Saône  à  la  Meuse  (1).  Il  m*apparaissait  successivement 
occupé  par  les  Lingons,  les  légions  romaines  et  les  hordes 
barbares  ;  gouverné  par  un  patrice  et  un  duc  sous  les  rois  de 
la  première  race ,  puis  par  un  comte  sous  ceux  de  la  seconde  (2). 
Après  le  règne  de  Charles-le-Chauve ,  lorsque  les  fiefs  devin- 
rent inamovibles  et  héréditaires ,  le  comté  du  Bassigny  était 
morcelé  en  vicomtes  et  en  baronnies  que  se  partageaient  les 
enfants  du  comte. 

Au  nombre  des  principaux  barons,  descendants  ou  alliés 
des  comtes ,  étaient  les  sires  de  Choiseul ,  d'Aigremont ,  de 
Meuse ,  de  Reynel ,  de  Saint-Blin ,  de  Bourbonne ,  de  Bout- 
mont,  de  Grancey ,  de  Glémont  (3).  Chacun  d'eux  avait  à  Ten- 
tour  de  son  castel ,  dans  les  villages  environnants ,  ses  cheva- 
liers ,  ses  écuyers  et  une  longue  série  de  feudataires  formant , 
sous  la  haute  direction  du  comte ,  une  hiérarchie  féodale  com- 
plète. Le  siège  du  comté  avait  été  fixé  à  Clémont,  à  la  fin 
du  XI*  siècle  (4).  Simon  de  Clémont  prenait  le  titre  de  comte 
du  Bassigny,  que  ses  fils  conservaient  jusqu'à  l'asservissement 
de  la  contrée  par  les  princes  de  la  maison  de  Champagne. 

Dès  le  commencement  du  XII*  siècle ,  en  face  de  cette  colos- 
sale organisation  de  la  force  et  du  despotisme ,  je  voyais  avec 
admiration  surgir  une  nouvelle  puissance  fondée  sur  la  charité 

(1)  Voir  les  Pièces  justificatives. 

(2)  Mathieu,  Hist.  des  Evégues  de  Limgres,  in-8s  P*  ^0* 

(S)  On  trouvera  la  filiation  généalogique  de  ces  maisons  dans  Le  Laboureur, 
Duchesne,  Gasp.  Jongelin  [Fondât,  de  Morim,),et  le  Nobiliaire  de  France. 
(4)  Jac.  Vignier,  Chronic.  ling,^  p.  74. 


I 


I       I 


—   IX   — 

et  la  liberté»  qui  balançait  Tancienne  et  finissait  par  la  domi- 
ner et  Tabsorber  :  c'était  Tabbaye  de  Morimond ,  de  Tordre  de 
Qteaux.  Cet  institut  se  développait  avec  tant  de  rapidité  et 
dans  de  si  vastes  proportions ,  exerçait  une  si  grande  influence 
sur  tout  ce  qui  l'environnait ,  qu'il  devenait  Tame  et  le  mobile 
de  tout  le  pays.  Il  m*était  dès-lors  impossible  de  faire  un  pas 
sans  le  rencontrer  sur  ma  route  »  et  je  fus  forcé  de  faire  mar- 
cher de  front  Thistoire  féodale  et  l'histoire  monastique  du  Bas- 
signy.  Je  descendis  donc  des  hauteurs  du  château  de  Ghoiseul 
dans  l'obscur  et  fangeux  vallon  de  Morimond. 

Je  n'y  trouvai  que  des  décombres  et ,  au  milieu  de  ces  dé- 
combres ,  quelques  vieux  serviteurs  des  moines ,  qui  ne  purent 
que  me  citer  les  noms  des  deux  derniers  abbés  et  me  montrer, 
les  larmes  aux  yeux ,  remplacement  de  l'église ,  du  cloître ,  de 
la  bibliothèque ,  de  l'infirmerie  ;  mais  voilà  tout.  Nul  souvenir 
moral,  nul  document  authentique  ne  survivait;  personne  sur 
les  lieux  mêmes  ne  savait  les  annales  de  cette  antique  maison  ; 
personne  ne  s'intéressait  à  la  vie  passée ,  aux  études ,  aux  tra- 
vaux ,  aux  chants  pieux  de  ces  cénobites  éteints  ;  il  n'y  avait 
pas  cinquante  ans  qu'ils  avaient  disparu  du  sol,  et,  dans  ce 
siècle  d'oubli ,  l'oubli  pesait  déjà  froidement  sur  leur  mémoire, 
comme  les  pierres  sépulcrales  sur  leurs  cendres. 

Il  me  sembla  qu'un  grand  établissement  monastique  qui 
avait  ses  racines  au  commencement  du  XII*  siècle ,  et  qui , 
après  avoir  traversé  les  phases  diverses  de  notre  civilisation 
politique  et  religieuse  «  était  venu  expirer  définitivement  en 
1789  avec  l'ancienne  société  française,  méritait  de  trouver 
l'historien  qui  lui  manquait ,  et  que  j'allais  raconter,  dans  l'his- 
toire d'un  seul  couvent  cistercien ,  les  œuvres  et  les  destinées 
(le  tout  l'ordre  de  Ctteaux  en  Europe. 

Les  philosophes  du  XVIII*  siècle ,  qui  ont  regardé  les  obser* 
vances  érémitiques  comme  une  superfétation  propre  au  chris- 


.>■ 


—  X  — 

tianisme,  ne  connaissaient  pas  Thomme.  Le  monachisme  est 
un  élément  essentiel  de  la  vie  religieuse  de  rhumanité  ;  il  n*a 
jamais  existé  et  il  n'existe  à  cette  heure  aucune  religion  sans 
moines  (1).  Le  besoin  d'expiations  insolites  et  de  hautes  médi- 
tations dans  la  solitude  ressort  de  la  nature  même  des  religions 
et  des  tendances  de  Tesprit  humain.  Dans  toute  religion, 
comme  dans  toute  science  et  dans  tout  art ,  il  y  a  deux  parties 
distinctes  :  une  partie  élémentaire ,  à  laquelle  s*attachent  les 
esprits  vulgaires  :  c'est  la  voie  spacieuse ,  la  route  battue  dans 
laquelle  marche  la  grande  masse  des  croyants  ;  une  partie 
transcendante ,  qui  exige  beaucoup  plus  d'efforts  et  de  sacrifi- 
ces ,  réservée  aux  âmes  généreuses  qui  veulent  s'élever  par  la 
comtemplation  et  l'extase  dans  les  plus  sublimes  régions  du 
mysticisme.  Il  faut  des  héros  dans  une  armée  et  des  moines 
dans  une  religion. 

Les  sophistes  impies  de  nos  jours  se  sont  efforcés  de  retrou- 
ver dans  les  cultes  idolâtriques  une  ombre  défigurée  de  l'ascé- 
tisme chrétien ,  et  de  ravaler  nos  pieux  et  charitables  cénobites 
au  rang  et  même  souvent  au-dessous  des  solitaires  farouches 
et  misanthropes  du  paganisme.  Us  sont  allés  sous  les  grottes 
et  dans  les  laures  de  la  Thébaide  insulter  aux  larmes  et  aux 
gémissements  des  anachorètes.  Selon  eux ,  une  imagination 
exaltée ,  un  mysticisme  effréné ,  des  rigueurs  impitoyables ,  une 
imbécille  quiétude  caractérisent  les  moines  d'orient,  ces  faquirs 
du  christianisme.  Ici,  ils  retrouvent  les  bacchanales  et  les  pan- 
tomimes des  prêtres  de  Cybèle  dans  les  courses  vagabondes  et  les 
momeries  des  franciscains.  Là,  les  dominicains,  qui  voient  le 
monde  entier  dans  le  capuchon  de  la  Vierge,  sont  une  imitation 

(1)  Nous  renvoyons  ceux  qui  contesteraient  notre  proposition  an  savant  <"  -tn 
vrage  du  P.  Brunet,  lazariste,  Parallèle  des  Religions,  8  tomes  en  5  \ 
in-4«,  que  nous  avons  eu  le  bonheur  de  trouvera  la  bibliothèque  deS.-Sulpice, 
à  Paris.  On  ne  peut  nous  objecter  le  protestantisme,  qui  a  cessé  d*étre  une  re- 
ligion en  cessant  d*avoir  un  sacrifice. 


—   XI   — 

des  sectes  brahmaniques  qui  Vont  vu  dans  la  bouche  de  Chrisna 
ùu  dans  la  fleur  du  lotos.  Lorsqu'on  a  lu,  disent-ils ,  les  légen- 
des des  Bhikchus  et  des  Bhikchunis  du  boudhisme,  les  prodi- 
gieuses austérités  des  premiers  cénobites  cisterciens  n'ont  plus 
rien  qui  étonne.  Les  pieuses  escroqueries  et  iUmmoralité  raffi- 
née des  bonzes  leur  rappellent  la  Compagnie  de  Jésus.  Que  tous 
nos  moines,  s^écrie  Tun  d'eux ,  sont  petits  et  prosaïques,  en  pré- 
sence  des  druides  errant  dans  les  forêts  et  des  brachmanes  tom- 
bant dans  les  bras  des  bayaâères  (1). 

Un  pareil  langage  accuse  ou  la  plus  profonde  ignorance,  ou 
les  plus  misérables  et  les  plus  injustes  préventions.  La  vie  mo- 
nastique sérieuse ,  dans  une  religion  quelconqu'\  n*est  et  ne 
peut  être  que  la  pratique  de  cette  religion  dans  sa  plus  haute 
perfection.  Or,  tout  culte  qui  ne  grandit  pas  l'homme  jusqu'à 
Dieu  le  dégrade  et  le  fait  descendre  jusqu'à  la  brute  ;  plus  une 
ame  tend  à  s'élever  à  l'aide  d'une  religion  fausse ,  plus  elle 
s'enfonce  dans  un  abime  de  mensonge ,  d'absurdités  et  d'igno- 
minie ,  et ,  lorsqu'après  bien  des  efforts ,  de  laborieuses  études , 
de  profondes  réflexions,  elle  se  croit  arrivée  au  sommet  de  la 
science  et  de  la  vertu ,  elle  est  aux  antipodes  de  l'une  et  de  l'au- 
tre ,  c'estr-à-dire  à  la  plus  grande  distance  possible  du  vrai  et 
du  bien,  à  Textrême  limite  de  l'erreur  et  du  vice. 

C'est  ce  qui  nous  explique  pourquoi  la  vie  érémitique,  en 
dehors  du  catholicisme ,  a  été  si  stérile  en  œuvres  morales  et 
scientifiques  et  si  meurtrière  pour  la  civilisation.  Qu'ont  apporté 
au  monde  les  sombres  élucubrations  des  druides  au  fond  des 
forêts  (2)?  La  plus  atroce  barbarie  et  l'adoration  du  gui  sacré. 


(1)  Ces  citations  sont  tirées  du  livre  intitulé  :  Monopoie  universitaire.  Nous 
aurions  pu  en  emprunter  encore  beaucoup  d'autres  aux  ouvrages  de  MM.  Mi- 
chelet,  Edg.  Quinet,  Lerminier,  Eug.  Sue,  etc. 

(2)  Dom  Jacq.  Martin,  Traité  de  la  religion  des  Gaulois,  t.  1,  p.  40;  E.  Oa- 
vies,  ThecelticMytkol.  ofDruid.,  in-8«,  p.  50;  Karl.  Barlh.,  Ueberdie  Druid- 


—   XII   — 

Ces  corporations  dévouées  à  Isis  égyptienne,  et  s'imposaot,  si 
l'on  en  croit  Porphyre ,  les  plus  dures  privations ,  qu'ont-elles 
enfanté  dans  leurs  ténébreuses  cavernes?  La  divinisation  de 
Toignon  et  le  culte  du  phallus  (1).  Ces  vestales  romaines,  con- 
damnées à  une  si  sévère  solitude  et  à  un  si  rigide  célibat,  a 
quoi  consacraient-elles  la  fleur  de  leur  vie  et  leurs  mains  viigi- 
nales?  A  faire  nuit  et  jour  du  feu  et  de  la  cendre  (2). 

Voyez  dans  le  mahométisme  et  ses  nombreuses  ramiflcations 
cette  foule  de  derviches  déguenillés ,  avec  des  besaces  pendues 
à  leur  ceinture  ;  tenant  d*une  main  un  chapelet  et  de  Tautre 
la  lame  luisante  d^un  sabre  ou  des  brochettes  de  fer  qu'ils  s'en- 
foncent dans  la  chair  ;  couchant  dans  des  masures  désertes ,  ne 
se  nourrissant  que  d'herbes  sauvages ,  la  poitrine  sillonnée  de 
plaies  qu*ils  se  sont  faites  à  eux-mêmes  ;  les  épaules  ombragées 
d'une  chevelure  noire ,  longue  et  hérissée  conuiie  une  crinière  ; 
tirant  du  fond  de  leurs  entrailles  des  paroles  sacrées  qu'ils  ru- 
gissent plutôt  qu'ils  ne  les  articulent  :  voilà  les  moines  de 
l'Alcoran  !  Vous  ne  comptez  dans  leurs  rangs  ni  hommes  de 
charité  et  de  dévouement,  ni  historiens,  ni  orateurs, -ni 
poètes,  ni  philosophes;  leur  unique  science  consiste  à  faire 
des  incantations ,  des  tours  de  force ,  le  saut  périlleux ,  des 
contorsions  horribles  :  c'est  une  science  de  baladins  et  de  sal- 
timbanques. 

Les  voyageurs  européens  qui  les  ont  approchés  et  les  ont 
étudiés  dans  leurs  mœurs  et  leurs  habitudes  ont  constaté  que 
leur  maigreur,  leurs  yeux  hagards  et  leurs  lèvres  gonflées  et 
tremblantes  prouvaient  qu'ils  cherchaient  leurs  illuminations 
internes  moins  dans  l'oraison  que  dans  les  substances  siupé- 

der  Keiten,  in -8»,  18Î6;  Amédée  Thierry,  Histoire  des  Gaulois,  l.  2,  pp.  70 
et  sq. 

(1)  Porphyre,  De  Abstin.j  11.  2  et  4  ;  Fred.-Sam.  Schmidt,  De  Sacer.  et  Sacri- 
fie, ^gypt.,  in-l2  (Bibliot.  Div.). 

î)  NadaU  Essai  sur  le  Feu  sacré  et  sur  les  Vestales,  in-S*»,  Amsterd.,  1788. 


—  un  — 


fiantes  qui ,  comme  Topium ,  les  infusions:  de  bangue  et  de  noix 
Yomique,  remplacent  le  vin  chez  leàtiusulmans  (1). 

Si  9  à  cette  heure ,  je  me  transporte  par  la  pensée  dans  les 
bosquets  parfumés  de  Tlndc,  j'aperçois  çà  et  là,  sous  les  fi- 
guiers, les  pahniers  et  les  bananiers,  des  Smartasou  penseurs, 
des  Vanaprastes,  des  Sanyassis,desDjogis,  desPandaris,  des 
Beraghis,  en  un  mot  toute  cette  multitude  de  Mounis  (2)  qui 
pullulent  dans  le  sein  du  brahmanisme.  Les  uns  gisent  sur  le 
sol,  immobiles  comme  des  cadavres;  les  autres  sont  enterrés 
dans  le  sable  jusqu'au  cou  ;  ceui-là  se  tiennent  debout  sur  un 
pied  pendant  une  journée  entière,  ou  bien  accroupis  sur  leurs 
talons,  les  bras  levés  au-dessus  de  la  tête;  plusieurs,  assis  et 
les  yeux  fixés  sur  leur  nombril,  répètent  continuellement  ces 
paroles  qui  sentent  encore  plus  la  folie  que  le  blasphème  :  Je 
suis  Vitre  suprême  1  Ne  demandez  à  ces  hommes  ni  ce  qu'ils 
veulent,  ni  ce  qu'ils  pensent  :  ils  aspirent  à  l'insensibilité  et  à 
la  stupidité  comme  au  bonheur  seul  réel;  population  de  marbre 
et  de  bronze ,  figures  humaines  pétrifiées  et  jetées  siu*  la  route 
de  la  civilisation  pour  entraver  la  marche  des  peuples  (3). 

De  là  je  vais  frapper  à  la  porte  des  chémos  du  Thibet  et  de 
la  Tartarie ,  mendiant  un  brin  de  vérité  et  de  charité,  et  les 
lamas  me  montrent  les  monstrueuses  rêveries  du  Gand-Jour, 
dans  lesquelles  ils  s'égarent  et  se  débattent,  comme  le  malade 
sous  le  poids  d'un  songe  pénible  (4) .  Je  monte  dans  les  bon- 


(1)  Eng.  Bore,  Coït,  et  Mém,  du  Voyag.  en  Orient ,  t.  1,  pp.  228,  281 ,  etc.; 
—  Dict.  des  cuit,  relig.j  t.  2,  p.  96. 

(2)  On  sera  firappé  de  Panalogie  singulière  qui  existe  entre  le  mot  ^sanscrit 
et  le  mot  grec  povoç,  seul ,  solitaire ,  d'où  vient  notre  dénomination  dé  moine. 

(3)  J.-J.  Bochinger,  La  vie  contemplative,  ascétique  et  monastique  chez  let 
Imdous  et  les  peuples  Boudhiques  ;  1831,  in-8«;—  J.-A.  Dubois,  missionnaire, 
Mcturs^  Institut,  et  Cérémon.  de  Vlnde^  t.  2,  ce.  82,  83,  34,  35  et  36;  —  Eug. 
Bumouf,  Introd.  à  l'Histoire  du  Buddhisme  Indien ,  p.  232  et  suiv.,  avec  Tex- 
ceilent  Compte-Rondu  de  M.  Biot,  Journal  des  Savants^  avril,  mai  et  juin  1843. 

(4)  Frat.  August.,  Ant.,  Georg.,  eremit  August,  Alphabet  du  Thibet,  1753 

b 


—   XIY   — 

zeries  de  la  Chine  »  juchées  sur  des  pics  escarpés  (1)  ;  j'inter- 
roge les  talapoins  des  bois  (2) ,  les  jemmabus  ou  prêtres  des 
montagnes  du  Japon  (3]  ;  je  leur  demande  à  tous  un  grand 
nom ,  une  grande  idée ,  une  institution  philanthropique ,  une 
découverte  scientifique  et  civilisatrice,  et  ils  restent  muets» 
Leur  solitude  est  inféconde  conmie  le  sable  et  le  rocher  du  dé- 
sert ;  leurs  œuvres  sont  celles  des  vers  qui  travaillent  pour  la 
mort  dans  le  silence  et  la  corruption  des  tombeaux. 

Le  Dieu  vers  lequel  le  chrétien  s'élève  dans  la  solitude ,  par 
la  méditation  et  la  contemplation ,  est  l'exemplaire  étemel  et 
infini  du  vrai ,  du  beau  et  du  bon  ;  plus  Thomme  gravite  vers 
lui  9  plus  il  s'approche  de  la  science  universelle ,  plus  il  y  par- 
ticipe, plus  il  en  entrevoit  les  harmonies  inefiables  ;  plus  il  pé- 
nètre dans  sa  substance,  plus  il  y  découvre  de  sagesse  et  d'a- 
mabilités mystérieuses  ;  plus  il  s'unit  à  lui  par  un  hyménée 
sublime,  plus  il  goûte,  plus  il  savoure  son  inmiense  bonté. 
Aspirer  à  la  perfection  dans  le  christianisme,  c*est  chercher  à 
se  rattacher  de  la  manière  la  plus  étroite  et  la  plus  intime  au 
vrai  principe  de  toute  science  :  au  beau ,  principe  de  toute 
tentative  artistique  ;  au  bon ,  principe  de  toute  moralité  ;  c*est 
une  triple  voie  ouverte  à  l'esprit  humain ,  et  dans  laquelle  il 
peut  faire  d'immenses  pr(^rès,  à  Tinvcrse  de  la  perfection 
païenne ,  qui  n'est  que  la  dégradation  portée  à  ses  dernières 
limites,  la  chute  de  l'humanité  au-dessous  de  la  brute  et  de  la 
boue. 

Dans  l'EgUse  de  Dieu ,  l'avènement  d  un  institut  cénobiti- 


(Bibliot.  Div.);  —  Hue,  miss.  Lazar.,  Souven,  cTun  Voyage  dans  la  Tartatie  et 
le  Thibet,  tt.  1  et  2,  in-8«,  1851. 

(!)  Du  Halde,  Descript,  de  tempire  de  la  Chiner  t.  8,  p.  19  et  suiv.,  in-fol.; 
—  Davis ,  La  Chine ^  ses  mœurs  et  ses  cùut,,  t.  2,  p.  40  et  sq. 

(2)  Tachard,  Voyage  à  Siom,  tt.  1  et  2. 

(8)  Hist,  civil,  et  ecclés.  du  Japon,  par  Engelbert  Kœmpfer,  trad.  de  Scheu- 
cbzer,  t.  2,  p.  45. 


XV  

que  n'est  point  le  fait  de  circonstances  fatales  et  fortuites,  mais 
un  bienfait  providentiel,  une  planche  de  salut  jetée  au  jour  du 
naufrage,  un  secours  céleste  toujours  en  harmonie  avec  les  be- 
soins de  répoque  ;  tellement  que  pendant  plus  de  mille  ans  on 
pourrait ,  d'après  Tétat  religieux ,  moral  et  politique  de  Focd- 
deot,  déterminer  a  priori  la  nature  et  les  tendances  des  ordr^ 
religieux  que  Dieu  a  suscités  dans  cette  longue  suite  de  siè- 
cles (!}. 

Voyez,  à  la  fin  du  IV*  siècle ,  cette  Rome  sur  le  front  de  la- 
quelle Taustère  génie  de  saint  Jérôme  a  buriné  de  flétrissants 
et  d'ineffaçables  stigmates;  ces  trois  mondes,  le  monde  chré- 
tien, le  vieux  monde  païen,  le  monde  barbare,  qui  se  heurtent 
et  se  choquent  dans  le  sang  et  le  feu  1  Que  faut-il  au  genre  hu- 
main dans  cette  effroyable  crise  ?  Une  grande  expiation ,  de 
grands  exemples ,  un  asile  pour  les  âmes  qui  voudraient  se 
sauver  de  la  ruine  générale.  G*est  pourquoi  la  Providence  ou- 
vre le  désert  :  une  race  sainte  et  illustre  s'y  précipite  ;  ce  sont 
les  petits-fils  et  les  petites-filles  de  ces  conquérants  qui  avaient 
bouleversé  et  asservi  les  nations,  les  descendants  des  Scipions, 
des  Gâtons  et  des  Césars  (2) .  Les  forêts  et  les  montagnes  de  la 
Thébaïde  retentissent  tour-à-tour  du  chant  des  hymnes  sacrées 
et  du  bruit  des  travaux  artistiques  et  agricoles. 

Ces  travailleurs  du  désert  avaient  tous  le  même  uniforme,  le 
manteau  oriental  et  la  cuculle  monastique  ;  tous  les  mêmes  ar- 
mes, le  Psautier  dans  une  main  et  la  bêche  ou  la  serpe  dans 
l'aube  ;  tous  combattant  le  même  ennemi ,  le  démon  ;  tous 
nourris  du  même  pain ,  le  pain  des  anges  ;  tous  attendant  la 
même  couronne,  celle  de  l'éternité.  Assis  sur  un  obélisque 

(1)  Cest  ce  que  M.  de  Chateaubriand  a  très-bien  démontré  dans  son  Génie 
du  Christianisme.  Après  lui  nous  citerons  M.  Gaume,  Catéchisme  de  persévé- 
rance, et  M.Henrion,dans  un  ouvrage  spécial,  in-S»,  que  nous  avons  lu  avec  le 
plus  vif  intérêt  chejt  les  trappistes  de  Septfons  (Allier). 

(2)  Voir  les  Lettres  de  saint  Jérôme,  au  t.  5  de  ses  OEuvres,  édit.  Martianay. 


—   XVI  — 

renversé  ou  appuyés  sur  le  tronc  d*une  colonne  »  derniers  res- 
tes de  Memphis  ou  de  Thèbes ,  ils  essuyaient  la  sueur  de  leurs 
fronts  en  chantant  un  cantique  et  en  songeant  à  la  vanité  de  la 
puissance  et  de  la  gloire  du  monde ,  sur  les  ruines  de  Tempire 
Croulé  des  Pharaons.  La  terre,  cultivée  par  des  mains  si  sain- 
tes, produisait  au  centuple,  et  la  mer  vit  souvent  avec  étonne- 
ment  des  flottes  d*une  espèce  nouvelle  affronter  ses  flots  sous 
le  pavillon  de  la  croix ,  et  porter  non  plus  le  fer  et  le  feu  dans 
des  pays  lointains ,  mais  Taumône  du  cénobite  à  des  peuples 
malheureux  et  affamés  (1). 

Saint  Basile  se  sauve  dans  les  profondes  vallées  du  Pont , 
sur  les  rives  sauvages  de  l'Iris,  et  il  y  est  bientôt  suivi  de  saint 
Grégoire  ;  mais  celui-ci ,  rappelé  par  son  père ,  est  forcé  de  se 
retirer  ;  il  écrit  à  son  ami ,  le  cœur  plein  de  regret  :  <c  Que  ne 
suis-je  encore  à  cet  heureux  temps,  cher  Basile,  où  mon  plai- 
sir était  de  soufirir  avec  toi  !  Une  peine  que  le  cœur  a  choisie 
vaut  mieux  qu*un  plaisir  où  le  cœur  n'est  pour  rien.  Qui  me 
rendra  ces  divines  psalmodies,  ces  veilles,  ces  ravissements  vers 
Dieu  dans  la  prière,  cette  vie  dégagée  des  sens,  ces  frères  unis 
de  cœur  et  d*esprit ,  ces  luttes  de  la  vertu,  ces  élans  généreux, 
ces  pieux  travaux  sur  les  livres  sacrés,  et  les  lumières  que  nous 
y  découvrions ,  guidés  par  l'Esprit  ;  et ,  pour  descendre  à  de 
moindres  détails ,  ces  occupations  variées  et  journalières  où  je 
me  voyais  portant  du  bois ,  taillant  des  pierres ,  plantant,  la- 
bourant ;  ce  platane  enfin  ,  ce  beau  platane ,  plus .  beau  à  mes 
yeux  que  celui  de  Xercès ,  à  l'ombre  duquel  venait  s'asseoir, 
au  lieu  d'un  roi  fatigué  de  plaisirs ,  un  solitaire  brisé  d'austé- 
rités? Je  le  plantai,  tuTarrosas;  Dieu  Ta  fait  croître,  afin  qu*il 
reste  au  désert  connue  un  monument  de  notre  affection  et  de 
notre  bonheur»  (2). 

(1)  Usque  udeo  ut  oneratas  naves  in  ea  loca  mtttant  quœ  inopes  incoitmt. 
S.  Aogust.,  De  Morib.  Eccl.,  1.  1,  c.  31. 
(t)  Gregor.  Nazianz.  Opem,  t.  2,  p.  105,  edit.  Parisiis,  1633. 


—   XVII  — 

La  solitude  chrétienne  n'était  point  égoïste  et  misanthropi- 
que;  la  cellule  des  ermites  s'ouvrait  au  pauvre  et  au  voyageur, 
et ,  quand  les  peuples  désolés  jetaient  un  cri  de  détresse ,  ils 
accouraient  aussitôt  les  consoler.  Pour  n'en  citer  qu*un  trait 
entre  mille»  on  les  vit,  sous  Théodose,  dans  les  malheurs  d'An- 
tioche ,  descendre  des  montagnes  pour  adoucir  les  conunis- 
saires  impériaux  ;  leurs  discours  étaient  si  touchants ,  si  per- 
suasifs ,  qu'on  tombait  à  leurs  pieds  ,  qu'on  embrassait  leurs 
genoux  (1). 

Leur  science  n'était  point  cette  science  fardée  et  mondaine 
qui  enfle  l'esprit  et  corrompt  le  cœur  ;  elle  était  simple ,  solide 
et  grande  conune  les  pyramides  et  les  autres  monuments  égyp- 
tiens. Les  Hilarion  »  les  Pacôme,  les  Arsène  ,  versés  dans  la 
littérature  des  Grecs  et  des  Romains ,  avouaient  humblement 
qu'îb  n'avaient  pas  encore  appris  l'alphabet  de  ces  vieil-^ 
lards  (2). 

L'empire  d'Occident,  gangrené  depuis  longtemps ,  s'affaisse 
enfin  sous  le  poids  de  sa  propre  corruption  ;  les  hordes  sauva-* 
ges  se  sentent  attirées  vers  lui ,  comme  les  hyènes  par  l'odeur 
d'un  cadavre  ;  le  nord  s'ébranle  de  toutes  parts  et  se  précipite 
sur  le  midi. 

Ces  hommes  nouveaux ,  abandonnés  à  Tinstinci  des  brutes^ 
ignoraient  la  plupart  l'honnête  et  le  déshonnête,  ne  reconnais- 
saient point  d'autre  droit  que  la  force ,  point  d'autre  loi  que 
leurs  caprices.  Tous  étaient  plongés  dans  la  plus  grossière  ido- 
lâtrie :  quelques-uns  se  contentaient  de  se  prosterner  devant 
un  sabre  nu  planté  en  terre  ;  ceux-ci  adoraient  les  arbres  et  les 
serpents;  ceux-là  l'eau  des  torrents,  les  vents  et  les  orages.  Tels 
étaient  les  Suèves  et  les  Alains ,  les  Huns ,  les  Lombards,  les> 
Goths,  les  Hérules  et  les  Francs. 

(1)  s.  Chrysost.,  Homil.  17,  p.  154  et  suiv. 

(%  Fleury,  HUt  ecclés.,  t.  5, 1.  «0,  pp.  14  et  15,  in-lî. 


—   XVIII   — 

A  ces  divers  couraDts  de  barbarie  qui  n'ont  cessé  de  sillon- 
ner l'Europe  au  V*  siècle»  la  Providence  aux  VI*  et  VU*  siècles 
opposera  un  courant  d'idées  chrétiennes  et  civilisatrices.  Les 
armes  du  nord  ont  conquis  le  midi  ;  les  doctrines  du  midi  vont 
conquérir  le  nord ,  et  ce  seront  des  moines  qui  en  seront  les 
apôtres.  Le  clergé  séculier  ne  suffisait  point  aux  nécessités  de 
l'époque  ;  il  était  d'ailleurs  attaché  à  des  fonctions  locales»  quo- 
tidiennes et  limitées  ;  les  ermites  »  plus  libres  »  plus  indépen- 
dants» plus  enthousiastes»  firent  ce  que  le  clergé  séculier  n'eût 
pu  faire  seul.  Us  se  livrèrent  à  tous  les  devoirs  de  la  prédica- 
tion populaire  ;  ils  recherchèrent  et  vainquirent  le  paganisme 
partout  où  ils  en  découvrirent  des  traces  (1). 

Les  barbares  «  méprisant  la  vie  agricole  »  vivaient  du  lait  et 
de  la  chair  de  leurs  troupeaux  »  errant  avec  leurs  chariots  d'é- 
corce  de  déserts  en  déserts  »  de  batailles  en  batailles.  Qui  leur 
apprendra  à  échanger  leurs  massues  et  leurs  casse-tétes  contre 
la  houe  et  le  boyau  »  leurs  angons  à  deux  et  à  trois  crochets 
contre  la  bêche  et  le  soc»  leurs  framées  contre  le  râteau»  leurs 
hauts  destriers  bardés  de  fer  contre  la  pacifique  cavale  des 
champs?  (2) 

Dès  le  VII*  siècle  »  les  moines  bénédictins  descendent  du 
mont  Cassin  à  travers  TltaUe  »  la  France  et  la  Germanie  jus- 
qu'aux glaces  des  pôles»  suivis  d'une  multitude  innombrable 
de  travailleurs»  défrichant  les  forêts  et  les  broussailles  »  repai* 
res  de  brigandage  (3).  L'agriculture  fut  réhabilitée  du  moment 
où  les  barbares  »  déjà  chrétiens  »  virent  ces  anges  de  la  terre 
passer  de  l'autel  à  la  charrue»  et  de  leurs  mains  consacrées  par 
l'huile  sainte  et  divinisées  par  l'attouchement  de  la  chair  d'un 

(1)  s.  Augustin  en  Angleterre,  S.  Bonilace  en  Allemagne,  S.  Hildephonse 
en  Espagne,  etc.,  etc. 

(2)  Agath.,  Hist.^  1.  2;— Amm.Marcell.,  1.  31,  c.  2;  —  Pompon.  Mêlas,  1. 1, 
c.  ult.,  Panegyr.  Veter. ,  6,  7,  pp.  188, 166,  167. 

(3)  Voir  les  Annales  des  Benedictin.it ,  par  Mabillon,  en  4  vol.  in-fol. 


—  XIX   — 

Dieu,  manier  les  instruments  aratoires  et  creuser  le  sol  pour  y 
trouver  leur  nourriture  et  leur  pénitence.  Partout  où  ils  ont 
fait  une  station,  des  peuplades  errantes  se  sont  groupées  autour 
d*eux  :  rapprochement  sublime  de  la  force  et  de  la  douceur, 
de  la  guerre  et  de  la  paix ,  du  lion  et  de  Tagneau.  Bientôt  le 
cloître  est  devenu  le  centre  d*une  ville  florissante  (1)«  le  noyau 
d'une  belle  et  riche  province  (2) . 

Les  barbares,  au  moins  la  plupart,  n'avaient  aucune  forme 
sociale  bien  déterminée  ;  les  moines  leur  offrirent  dans  leur 
constitution  et  leur  mirent  sous  la  main  les  trois  éléments  de 
toute  société  humaine  :  le  pouvoir  absolu,  la  délibération,  réé- 
lection ;  le  pouvoir  absolu  de  Tabbé  tempéré  par  la  délibéra- 
tion des  anciens ,  l'élection  de  Tabbé  choisi  librement  par  ses 
pairs. 

Certes  !  dans  un  temps  où  TEurope  en  dissolution  gémissait 
sous  les  invasions  de  mille  peuplades  vagabondes  et  se  morce- 
lait en  fractions  mal  définies,  sans  lien,  sans  unité,  sans  pou- 
voir fixe,  c'était  un  grand  événement  que  la  constitution  claire 
et  forte  de  l'ordre  bénédictin  ,  sous  une  dictature  élective  et 
sous  Tempire  de  la  loi  religieuse  (3) . 

Le  tableau  que  les  auteurs  du  temps  nous  ont  tracé  de  la 
physionomie  hideuse  et  du  caractère  féroce  des  barbares  nous 
fait  encore  frémir  d'horreur.  Le  Saxon  géant ,  aux  yeux  d'azur  ; 
l'HéniIe  aux  joues  verdâtres ,  de  la  couleur  des  algues  de  la 
mer  ;  le  Picte  à  la  figure  teinte  en  bleu  ;  le  Goth  couvert  de 
peaux  qui  lui  descendent  à  peine  aux  genoux ,  avec  des  botti- 
nes de  cuir  de  cheval  ;  l'Alain  moitié  nu ,  à  la  chevelure 


(1)  En  France  :  St-Denis,  Montreuil,  Montereau,  Montiérender;  —  dans  les 
Pavs-Bas:  Munster;— en  Bavière:  Munich;  —en  Allemagne:  Fulde;—  en 
Suisse  :  St-Gall  ;  —  en  Savoie  :  St- Jean-de-Mouslier  ;  elc,  etc. 

(2)  Luxenil,  pour  la  Franche-Comté;  Monstier-St-Jean,    pour  rAuxois:. 
Qnny,  pour  le  Maçonnais;  etc.,  etc. 

(3)  p.  Lorain,  Essai  hist.  stir  f  Abbaye  de  Cluny^  préfacr. 


—   XX   — 

blonde  la\ée  dans  l'eau  de  chaux  ;  les  Huns  au  cou  épais ,  aux 
joues  déchiquetées ,  se  nourrissant  d*herbes  sauvages  et  de 
viandes  demi-crues ,  couvées  un  moment  entre  leurs  cuisses 
ou  échauffées  entre  leur  siège  et  le  dos  de  leurs  chevaux  ;  tous 
avides  de  tuer  et  de  déchirer ,  se  jetant  sur  FenBerai  avec  un 
cri  rauque ,  comme  la  panthère  et  le  tigre  sur  leur  proie  »  su- 
çant le  sang  des  plaies  pour  s'enivrer ,  arrachant  la  tète  des  car 
davres  et  de  la  peau  caparaçonnant  leurs  chevaux»  buvant  à 
table  le  lait  et  le  vin  dans  des  crânes  décharnés  (1). 

Qui  adoucira ,  qui  humanisera  ces  hordes ,  nous  dirions 
presque  ces  bétes farouches? La  charité  de  Jésus-Christ,  por- 
tée par  les  moines  à  son  degré  le  plus  héroïque.  Nouveaux 
Orphées  »  ils  attireront  autour  d'eux  et  gagneront  de  nouveaux 
barbares  à  la  civilisation ,  par  la  puissance  de  l'harmonie. 
L'Eglise  de  Rome  organise ,  sous  Grégoire-le-Grand  (2) ,  non 
des  légions  de  soldats,  conmie  la  vieille  république»  mais  des 
colonies  de  moines  chanteurs  et  musiciens  qu'elle  envoie  en 
Angleterre  »  à  la  suite  des  Augustin  et  des  Benoit-Biscop  »  à 
la  cour  de  Charlemagne  (3)»  au-delà  du  Rhin»  chez  les 
Saxons  (4)  »  les  Frisons  »  avec  saint  Villebrod  et  saint  Boni- 
face  (5).  Ils  traversent  les  déserts  et  les  forêts  »  en  chantant  des 

(1)  Amm.  Marcel!.,  1.  13,  c.  2;  ~  Apollon.,  in  Avit.;—  Jornand.,  DeReb. 
Get.,  c.  24;  —  Pompon.  Mel.,  De  Scyth,  Europ.,  l.  2,  c.  1. 

(2)Gantoram  studiosissimus,  scholam  consUtuit...  Usque  hodic  Icctus  cjos  in 
quo  recubans  modulabatur  et  flagellum  ipsius  qno  pueris  minabatur ,  venera- 
tione  congnia,  cum  antiphonario  aathentico  resenratur...  Cum  Aagustino  tnnc 
Britaunias  adeunte...romaniB  institutionis  cantores  dispersi  barbaroKinsigniter 
docuerunt...  Hujus  modulationis  dulcedinem  inter  alias  Europae  gentes,  Ger- 
inani  seu  Galli  discere  crebroque  rediscere  potueront.— Joann.  Diacon.,  in  Vit. 
S.  Gregor.^  1.  2,  ce.  6,  7  et  8. 

(3)  Petiit  domnns  rex  Carolus  ab  Adriano  papa  cantores...  At  ille  dédit  ei 
Theodorum  et  Benedictum,  romanae  ecclesi^e  doctissimos  cantores,  qui  a  sancto 
Gregorio  eruditi  fuerant.  —  Duchesne,  Hist.  Franc. ^  t.  2,  p.  75. 

(4)  Quod  etiam  Saxones  et  quaedam  aquilonaris  plag»  gentes  facerc  noscun- 
tur.  —  Capital, f  I.  l,  contr.  Synod.  Graec. 

(3)  Cogniti  sunt  a  Barbaris  quod  alterius  cssent  religionis ,  nam  hymnis  ot 
[ïsalmis  scroper  et  orationibus  vacabant.  ~  Bcd.,  HiH.  Angl,,  1.  5,  r.  U. 


—   XXI   — 

hymnes  et  des  psaumes  que  les  échos  redisent  au  loin  (1).  Le 
sauvage  Germain  se  laisse  doucement  entraîner  par  cette 
suave  mélodie  ;  son  cœur  éprouve  des  émotions  qui  lui  étaient 
inconnues ,  et  bientôt  il  renonce  au  bardit  du  sang  et  de  la 
mort  pour  répéter  les  tendres  et  pacifiques  accents  qu*il  vient 
d'entendre  (2) .  Des  nomades  que  rien  n'avait  pu  arrêter  jusqu'a- 
lors se  sentent  fixés  au  sol  comme  par  un  aimant  secret  ;  leurs 
tentes  vagabondes  s'immobilisent  :  elles  se  changent  en  mai- 
sons, en  palais  9  en  temples  ;  les  voilà  transformés  eux-mêmes 
en  hommes ,  en  citoyens  :  ils  forment  un  peuple ,  une  nation  ; 
saint  Jérôme  exprime  cette  métamorphose  prodigieuse  en  deux 
mots  :  Hunni  Psalterium  discunt  (3). 

Dans  cet  efiroyable  chaos  social  qui  accompagna  et  suivit 
l'invasion  des  barbares ,  les  moines  recueillirent  les  débris  du 
vieux  monde ,  rassemblèrent  tous  les  ouvrages  anciens  qu'ils 
purent  trouver  après  ce  grand  naufrage  ,  en  écrivirent  de 
nouveaux  exemplaires ,  et  il  ne  nous  resterait  presque  point 
de  livres  anciens  sans  les  bibliothèques  des  monastères.  A  la 
fin  du  septième  siècle ,  toutes  les  écoles  tombent ,  même  celle 
de  Rome  ;  les  études  s'affaiblissent  ou  disparaissent,  en  Italie 
par  les  ravages  des  Lombards ,  en  Espagne  par  les  incursions 
des  Maures,  en  France  par  les  guerres  civiles.  Où  vont  se  ré- 
fugier les  lettres  et  les  arts?  Sous  le  froc  des  cénobites.  Dans 
les  temps  les  plus  désastreux,  l'enseignement  se  perpétue  par 
une  succession  non  interrompue  de  docteurs  dans  les  monas- 


(1)  Cétait  rasage  de  psalmodier  Toflice  divin  partout  où  on  se  trouvait  :  in 
agro^invia,  inplaustrOf  inequis,  in  mansione.  — Voy.  Thomas&in,  Disci- 
pline ecclés.,  1. 1, 1. 1,  ce.  16,17et  18;  t.  2, 1.  l,cc.  17  et  18.  —  Il  est  dit  de  S 
Bonifacc,  apôtre  des  Russiens  :  Pedester  ibat,  jugiter  psallens,  etc.  —  Petr. 
Damian.,  in  Vit,  S.  Romuaid,  c.  28. 

(2)  Quorum  carminibus  multorum  sœpe  animi  ad  contemptum  scculi  et  nd  ap- 
fietitum  stmt  vitœ  cœlestis  accensi.  —  Bed.,  I.  4,  c.  Î4. 

(%)  Epifit.  7. 


—   XXII   — 

tères  de  SainirGermain  de  Paris ,  de  Saint*Germain  d'Auxerre, 
de  Gorbie ,  de  Fontenelle  »  de  Prom ,  de  Saint-Gall ,  de  Fer- 
rières»  d'Âniane,  de  Saint-Âgnan  d'Orléans»  de  Saint-Benott- 
sur  -  Loire,  etc.  Lorsque  les  Normands  et  les  Sarrazins  rava- 
gent  les  provinces  maritimes ,  les  muses  se  sauvent  dans  les 
cloîtres  les  plus  reculés ,  vers  la  Meuse  »  le  Rhin  »  le  Danube  » 
dans  la  Saxe  et  le  fond  de  1* Allemagne  (1). 

Au  X""  siècle  9  la  conquête  germanique  a  attaché  ses  racines 
au  sol,  un  ordre  social  définitif  doit  naître  de  ces  conquérants 
devenus  propriétaires  fonciers ,  l'état  de  l'Europe  va  changer  ; 
mais  qui  présidera  à  cette  transformation  nouvelle  du  monde? 
Un  nouvel  institut  cénobitique.  Au  déclin  de  la  race  carlovio- 
gienne,  en  face  du  berceau  de  la  féodalité,  au  moment  où  la 
papauté  commence  à  être  portée  à  la  suprématie  universelle,, 
surgit  l'ordre  de  Cluny.  La  physionomie  de  la  réforme  cluni- 
sienne  demeure  liée  aux  trois  faits  qui  suivent  : 

1''  Il  fallait  recueillir  les  débris  du  siècle  de  Gharlemagne , 
et ,  avant  que  les  langues  et  les  constitutions  modernes  sor- 
tissent de  leurs  germes,  ofirir  un  abri  sûr  à  la  civilisation 
latine ,  à  la  littérature  ecclésiastique ,  la  seule  qui  vécût  encore 
fortement  ; 

2""  Balancer  la  puissance  féodale  par  une  autre  puissance 
plus  grande  et  plus  sacrée ,  soustraire  à  Tempire  de  la  force 
sauvage  un  coin  de  terre  et  y  ouvrir  un  asile  aux  innombrables 
victimes  du  despotisme  et  de  la  barbarie  ; 

3*  Appeler  au  désert  et  retremper  aux  sources  vives  du 
monachisme  des  hommes  géants,  comme  Ghrégoire  VU,  Ur- 
bain II,  etc.,  dont  le  bras  de  fer  doit  émonder  le  sanctuaire  et 
courber  le  front  des  peuples  et  des  rois. 

Telle  a  été  la  triple  mission  providentielle  remplie  pendant 

(1)  Fleury,  Discours  sur  fHist.  ecclés.,  depuis  Vati  600  jusqu'à  1100.  §§  21  et 
M,  Ecoles,  Monastères,  Succession  des  Docteurs,  etc. 


—   XUIl    — 

près  de  deux  siècles  par  Cluny  (1)  ;  mais,  dès  qu'un  ordre  a 
cessé  d^étre  d'accord  avec  les  nécessités  catholiques  qui  Pont 
créé  et  rendu  fort,  parait  aussitôt  un  autre  ordre  religieux  qui 
le  surpasse  et  le  remplace.  Jamais  cette  succession  immortelle 
de  corporations  pieuses  n'a  manqué  aux  besoins  divers  des 
sociétés  chrétiennes . 

Des  profondeurs  de  la  vallée  clunisienne  où  s'étaient  opé- 
rés tant  de  prodiges ,  je  me  transportais  en  esprit  sur  les 
sommets  des  Alpes ,  témoins  d'autres  merveilles;  j'y  voyais 
avec  non  moins  d'admiration  des  milliers  de  mains  se  levant 
tour- à-tour  vers  le  ciel  pour  l'implorer,  et  s'abaissant  vers  la 
terre  pour  la  féconder.  Dès  la  fin  du  XI*  siècle ,  les  enfants  de 
saint  Bruno  semaient  sur  des  monts  longtemps  improductifs 
et  inhabitables  des  pins,  des  sapins,  des  mélèzes,  des  platanes 
et  d'autres  grands  arbres  qui  nous  fournissent  aujourd'hui  des 
bois  pour  la  construction  de  nos  vaisseaux ,  créaient  tout  un 
système  forestier,  opposaient  des  digues  aux  torrents,  jetaient 
des  ponts  sur  des  abîmes ,  traçaient  des  routes ,  construisaient 
des  chalets,  organisaient  des  métiers,  des  manufactures, 
transcrivaient  des  manuscrits  et  donnaient  au  monde ,  avec 
l'exemple  des  plus  sublimes  vertus ,  celui  du  travail  modeste 
et  patient,  de  l'économie  domestique ,  de  l'amour  des  champs 
et  de  la  nature  (2).  En  face  du  berceau  de  la  démocratie ,  lors- 

(1)  M.  P.  Lorain,  Essai  historique  sur  V Abbaye  de  Cluny,  in-S»,  spécialement 
les  ce,  4,  5,  6,  7,  8  et  11;  —  Bargond,  Un  voyage  à  Cluny,  1844,  in-12;  —  B. 
Glab^,  Chnm.,  Gollect.  de Pithouetde  Duchesne;—  Gall.  Christ.,  t.  4,  pp.  271 
etsuiv.;  —  D.  Mart.  Marrier,  Biblioth.  Cluniac.,  in-fol.,  avec  les  notes  de  An- 
dré Duchesne. 

(i)  Petreins,  Biblioth,  nript.  Carius,,  in-S»  :  nous  n'avons  trouvé  cet  ouvrage 
qa'à  la  bibliothèque  de  la  ville  de  Lyon;  —  Jacques  Gorbin,  Hist.  des  Char- 
treux, in-4<»,  1653  ;  —  Innoc.  Le  Masson ,  Statuts  des  Chartreux,  avec  des  notes 
noantea,  in-fol.,  1687  ;  —  Bem.  Tromby,  Storia  critic.,  chronol,  e  diplomat.  del 
patriarc.  S.  Brunon  e  del  suoordin,,  Neapol.,  1773,  10  vol.  in-fol.;  —  Tableau 
kist.  etpitt.  de  la  Grande-Chartreuse  et  de  ses  alentours,  par  un  relig.  du  mo- 
aast.,  1838,  in-S»;  —  Lettu,  Descript,  des  déserts  de  la  Grande-Chartreuse, 
ine,  in-fol.,  flg. 


—   XXIV  — 

que  le  tiers-état  commence  à  se  dessiner ,  que  les  communes 
s'affranchissent  partout  du  joug  des  seigneurs ,  la  ProTideoce, 
pour  hâter  et  diriger  le  grand  mouvement  qui  doit  emporter 
la  société  européenne  vers  une  ère  nouvelle  »  suscite  les  ordres 
mendiants  y  c'est-à-dire  les  ordres  plébéiens  «  les  lie  par  des 
relations  de  sympathie  et  de  famille  avec  les  classes  infikien- 
res.  «  Vous  les  trouvez ,  dit  Chateaubriand ,  à  la  tête  des  insiir- 
«  rections  populaires  :  la  croix  à  la  main ,  ils  menaient  les 
c(  bandes  des  pastoureaux  dans  les  champs  »  conmie  les  pio- 
m  cessions  de  la  Ligue  dans  les  murs  de  Paris.  En  chaire,  ib 
«  exaltaient  les  petits  devant  les  grands ,  et  rabaissaient  les 
c<  grands  devant  les  petits.  La  milice  de  saint  François  se  mul- 
«  tiplia  9  parce  que  le  peuple  s'y  enrôla  en  foule  ;  il  troqua  sa 
<(  chaîne  contre  une  corde ,  et  reçut  de  celle-ci  l'indépendance 
«  que  celle-là  lui  ôtait;  il  put  braver  les  puissants  de  la  terre» 
«  aller  avec  un  bâton ,  une  barbe  sale ,  des  pieds  crottés  et 
«  nus  9  faire  à  ces  terribles  châtelains  d'outrageantes  leçons. 
a  Le  capuchon  affranchissait  encore  plus  vite  que  le  heamne» 
«  et  la  liberté  rentrait  dans  la  société  par  des  voies  inattenjF* 
a  dues.  » 

Pendant  que  le  cordelier  montait  du  foyer  de  la  chaumière 
au  foyer  du  manoir,  et  formait  conmie  un  lien  intermédiaire 
entre  deux  classes  sociales  séparées  par  un  intervalle  inunense» 
l'Université  de  Paris,  sortie  du  cloître  de  Notre-Dame,  son 
berceau,  grandissait  et  florissait  à  l'ombre  du  froc  (i)  :  les  do- 
minicains et  les  augustins  passaient  tour-à-tour  de  la  chaire 
des  écoles  dans  la  chaire  des  cathédrales ,  traitaient  toutes  les 
cpiestions  théologiques,  politiques,  philosophiques  et  sociales, 
et  mettaient  sur  la  voie  de  toutes  les  découvertes  moder- 
nes (2)  ;  l'Europe  savante  reste  suspendue  pendant  près  de 

(1)  Du  Boulay,  Hist,  de  f  Université ,  t.  1,  in-fol. ,  passim. 

i'4)  L.  Tort»Ui,  Secoti  Af/ostiniani,  ovt^ro  hton'n  gêner,  del  sacro  ordin^ 


—   XXV  — 

six  siècles 9  comme  par  un  aimaut  magique,  aux  lèvres  d'un 
moine. 

C^était  en  errant  tristement  parmi  les  ruines  de  Morimond 
et  sur  les  môles  de  ses  étangs  battus  par  les  flots,  ou  assis  ré* 
yeur  sous  les  grands  chênes  de  ses  forêts ,  que  je  repassais  dans 
mon  ame ,  à  Taide  de  mes  souyenirs ,  la  mission  proyidentielle 
de  nos  ordres  monastiques  ;  j'ayais  trouyé  la  raison  d*être  des 
moines  d*orient  dans  la  corruption  et  les  bouleversements  de 
Tempire  ;  celle  des  bénédictins  dans  Tinvasion  des  barbares  ; 
cdle  des  clunisiens  dans  les  vices  du  clergé  séculier  et  les 
vexations  tyranniques  de  la  puissance  temporelle.  Les  francis- 
cains avaient  été  suscités  pour  être  les  précepteurs  des  pauvres 
serfs,  et,  au  prix  de  leur  sang,  frayer  à  TEurope,  par  leurs 
missions  lointaines ,  des  voies  nouvelles  dans  toutes  les  parties 
du  monde  (1).  Les  dominicains  s^étaient  levés  en  face  des  Vau- 
dois  et  des  Albigeois ,  et  avaient  déclaré  à  la  raison  révoltée 
contre  la  foi  cette  guerre  qui  leur  a  valu  tant  de  victoires  et 
une  gloire  qui  dure  encore  (2).  Saint  Ignace  s'était  révélé  en 
même  temps  que  Luther,  et  la  Réforme  avait  rencontré  dans 
Tarène  la  Compagnie  de  Jésus ,  qui  semblait  l'attendre  armée 
de  toutes  pièces  (3) . 

ertmit.f  divis,  in  tredecim  secoli;  1659,  8  vol.  in-fol.,  Bonon.;  —  Rivius,  Traité 
ies  Ecrivains  de  tordre  des  Augustins ,  in-8®. 

(l)  Luc  de  Wading,  Annales  de  fordre  des  Franciscains,  17  vol.  in-fol.;  — 
id..  Bibliothèque  des  écrivains  Cordeliers,  1  vol.  in-fol.  continué  par  F.  Ha- 
rold;  —  Dyonisius  Genuensis,  Biblioth.  scriptor,  ordin  minor.  Capuc.,  1  vol. 
in-fol.,  1691;  —  Zachar.  Boverius,  Annal,  ord,  Capuc,,  in-fol. 

(4)  Jac.  Echard  et  Jac.  Quétif,  Scriptor.  ordin.  prœdicat.  recensit.^  notisque 
histor,  et  critic.  illustr.,  2  vol.  in-fol.  ;  —  Hist.  gêner,  de  santo  Domingo  e  de 
m  orden  de  predic.^  Valiadol.,  1612-1621 ,  5  vol.  in-fol.;  —  Th.- M.  Mama- 
chi,  Armai,  ord.  predic,  Rom,,  1756,  in-fol.  ;  —  Touron,  Hist.  des  Hommes 
illustres  de  Tordre  de  S.  Dominique ,  4  vol.  in-4o. 

(3)  Biblioth.  des  Hommes  illustres  de  la  Compag.  de  Jésus,  commencée  par 
le  P.  Ribadeneira,  et  continuée  jusqu'en  1618,  poursuivie  par  le  P.  Philippe 
Alagambe  jusqu'en  1643,  parSotvirel  jusqu'en  1678,  et  plus  tard  par  le  P.  Ou- 
din.  —  On  porte  à  douze  mille  le  nombre  des  écrivains  Jésuites  ;  voir  De  Rnvi- 
gnan.  De  VExist.  et  de  V Institut,  deg  Jésuites,  p.  63 ,  1844. 


—   XXVI   — 

Je  n'avais  pas  bien  compris  jusqu'alors,  je  Tavoue,  le  rAle 
de  Citeaux ,  dont  l'abbaye  de  Morimond  avait  été  une  des  plus 
illustres  filles  :  le  but  et  le  caractère  de  sa  mission  ne  m'aj^- 
raissaient  pas  bien  clairement  ;  cependant  le  doigt  de  IKea  de- 
vait être  là  comme  ailleurs.  Je  me  représentai  TEurope  durant 
les  trente  premières  années  du  XIP  siècle,  et  je  la  vis  en  proie 
à  la  plus  affreuse  anarchie.  La  guerre  entre  le  sacerdoce  et 
l'empire  se  poursuit  avec  le  plus  terrible  acharnement  ;  quatre 
ou  cinq  papes  proscrits  et  fugitifs  viennent  demander  un  asile  à 
la  terre  toujours  catholique  et  toujours  hospitalière  de  Fran- 
ce (1).  Le  cruel  et  perfide  Henri  V  surprend  Paschal  II,  le 
charge  de  chaînes  et  lui  arrache  la  concession  du  droit  d'in- 
vestiture (2). 

A  cette  désolante  nouvelle  toute  la  chrétienté  jette  un  cri 
de  douleur  et  d'eflfroi  ;  mais  les  portes  de  l'enfer  ne  prévau- 
dront  point  encore  cette  fois  contre  TEglise  :  saint  Bernard, 
cette  année  même ,  forme  le  projet  d'entrer  dans  le  dottre  avec 
ses  compagnons.  Voici  venir  d'une  forêt  marécageuse  de  la 
Boui^ogne  une  nouvelle  milice  ;  dans  moins  de  vingt-cinq  ans, 
plus  de  soixante  mille  moines  cisterciens ,  du  Tibre  au  Volga , 
du  Mançanarez  au  golfe  de  Finlande,  se  lèvent  comme  un  seul 
homme ,  se  groupent  à  Tentour  de  la  papauté,  marchent  avec 
elle  à  la  rencontre  de  la  puissance  temporelle  partout  envahis- 
sant le  domaine  ecclésiastique ,  et  l'on  verra  les  princes  les 
plus  puissants  et  les  plus  fiers  de  leur  siècle  trembler  sur  leurs 
trônes  devant  le  scapulaire  d'im  ermite  et  s'incliner  sous  le 
souffle  de  ses  lèvres. 

Chose  étonnante  !  les  enfants  de  Citeaux  défendent  d'un  côté 
la  papauté  contre  les  empiétements  de  la  royauté,  de  l'autre  ils 


(1)  Urbain  U,  PaschdlII,  Gélase  11,  Calixte  H,  Innocent  U,  dans  re8i>ace 
de  85  ans. 

(2)  Chrome.  Cnssin.y  liv.  4,  chap.  87. 


—   XXVII   — 

s'unissent  à  la  royauté  pour  arrêter  les  tendances  anarchiques 
des  barons ,  et  se  présentent  comme  une  digue  au  flot  du  féo- 
dalisme  menaçant  d'engloutir  les  monarchies.  Ainsi ,  au  mo- 
ment où  Tordre  nouveau  se  levait  de  terre  sous  des  huttes  de 
feuillage  9  Louis-le-Oros  régnait  sur  une  douzaine  de  provinces 
morcelées  en  mille  fractions.  Le  domaine  qui  appartenait  im- 
médiatement au  roi  se  réduisait  alors  au  duché  de  France  (1). 
En  Allemagne ,  les  seigneurs  des  grands  fiefs  s^e£forçaient  de 
8*afrennir  dans  le  droit  de  souveraineté.  Cette  indépendance 
qu'ils  cherchaient  à  s'assurer  et  que  les  rois  voulaient  empêcher 
était  la  source  principale  des  troubles  qui  divisaient  l'em- 
pire (2).  Les  cisterciens ,  appelés  par  les  seigneurs  eux-mêmes, 
s'installèrent  au  miUeu  des  terres  féodales ,  dans  les  roseaux  et 
les  forêts;  puis,  à  force  de  défrichements ,  d'assainissements, 
de  donations  et  d'acquisitions ,  la  propriété  monastique  s'éten- 
dit de  proche  en  proche  jusqu'aux  portes  du  castel  :  le  couvent 
se  dressa  en  face  du  manoir,  finit  par  le  dominer  et  l'absorber, 
au  profit  du  peuple  et  de  la  royauté. 

La  société  européenne  se  composait  alors  de  deux  mondes 
séparés  qui  n'avaient  pu  encore  se  comprendre  :  l'un,  perché 
sur  le  sommet  des  montagnes,  environné  de  bastions  et  de 
meurtrières,  tour-à-tour  enivré  des  plaisirs  bruyants  des  tour- 
nois et  du  sang  des  batailles;  l'autre,  errant  tristement  avec 
de  maigres  troupeaux  dans  les  marais  et  les  broussailles  des 
vallées,  abrité  sous  le  toit  de  chaume  et  taiUable  à  merci.  Ces 
deux  mondes  s'uniront  par  Citeaux  :  les  barons  descendront  vers 
le  peuple;  le  servage  sera  ennobli,  lorsqu'on  verra  dans  le 
cloître  les  plus  puissants  seigneurs  tomber  à  genoux  devant  le 


(f  )  Le  reste  était  en  propriété  aux  vassaux  du  roi,  très-souvent  rebelles ,  et 
appuyés  dans  leur  révolte  par  le  roi  d* Angleterre ,  duc  de  Normandie. 

(i)  C'est  ce  qui  arriva  sous  les  empereurs  Henri  IV ,  Henri  V ,  Lothairc  11 
et  Conrad  HI. 


—   XXVIII   — 

plus  misérable  mendiant ,  Tembrasser  comme  mi  frère ,  le  ser- 
vir à  table  et  lui  laver  les  pieds  de  leurs  propres  mains. 

L'agriculture  était  abandonnée  et  méprisée;  la  fureur  des 
combats,  des  jeux  guerriers  et  des  expéditions  aventureuses 
emportait  loin  des  paisibles  campagnes  la  portion  la  plus  ac- 
tive et  la  plus  énergique  des  populations  ;  il  arriva  à  la  société 
ce  qui  arrive  au  corps  humain  lorsqu'un  de  ses  membres  ab- 
sorbe à  lui  seul  la  plupart  des  éléments  vitaux  destinés  à  tout 
l'organisme  :  il  y  a  malaise ,  douleur,  maladie ,  et  puis  la  mort 
s'ensuit ,  si  on  ne  trouve  pas  un  dérivatif  assez  puissant.  UEu- 
rope ,  dominée  par  l'élément  guerrier,  allait  succomber*  lors- 
que le  catholicisme  trouva  le  secret  de  son  salut  en  jetant  le 
manteau  des  ermites  sur  les  épaules  des  enfants  des  barons ,  des 
chevaliers  et  des  autres  gens  d'armes ,  et  les  transforma  en  pas- 
teurs et  en  laboureurs. 

Qteaux ,  pour  peupler  ses  deux  mille  monastères  et  ses  huit 
ou  dix  mille  granges  (1),  où  Ton  se  livrait  à  tous  les  travaux 
des  champs,  enleva  des  millions  de  bras  au  glaive  et  à  Fépée, 
pour  les  donner  à  la  charrue ,  à  la  bêche  et  à  la  faucille.  La 
sueur  du  fils  du  manant  se  mêla  dans  le  même  sillon  à  la  sueur 
du  fils  du  seigneur,  l'agriculture  fut  réhabilitée ,  l'équilibre  so- 
cial rétabli  et  le  monde  sauvé. 

D'un  autre  côté,  la  croix  était  toujours  menacée  par  le  crois- 
sant :  les  Sarrasins,  maîtres  de  la  plus  grande  partie  de  l'Es- 
pagne, menaçaient  à  chaque  instant  les  provinces  méridionales 
de  la  France  et  l'Italie  ;  le  royaume  chrétien  de  Jérusalem , 
fondé  après  la  première  croisade,  était  mal  affermi  et  chance- 
lant. L'Europe  était  sans  cesse  bouleversée ,  comme  nous  l'a- 
vons dit,  par  les  factions  et  les  rivalités  des  grands  feudataires. 
Il  fallait  opérer  une  diversion,  mais  une  diversion  terrible  aux 

(1)  Nous  comprenons  dans  ce  nombre  les  maisons  des  deux  sexes,  dont  chacune 
avait  au  moins  cinq  ou  six  granges. 


—   XXIX   — 

ennemis  de  la  chrétienté  :  c'est  ce  que  fit  Citeaux  en  préchant 
la  seconde  croisade.  Mais  pendant  que  les  défenseurs  du  chris- 
tianisme combattent  les  Maures  d'Asie ,  qui  défendra  l'Europe 
contre  les  Maures  d'Espagne  ?  L'ordre  de  Cîteaux,  par  la  for- 
mation d'instituts  chevaleresques  qui  tiendront  longtemps 
l'islamisme  en  échec,  et  finiront  par  le  refouler  jusqu'en  Afri- 
que (1). 

Ces  réflexions  sur  les  cinquante  premières  années  du  XII* 
siècle  me  parurent  parfaitement  s'appliquer  au  XIX''  :  je  re- 
trouyais  autour  de  moi  les  mêmes  perturbations ,  quoique  par 
des  causes  diverses.  La  royauté  aujourd'hui  n'est  plus  débor- 
dée et  écrasée  par  le  féodalisme,  mais  une  autre  puissance  s'est 
dressée  devant  elle,  l'a  prise  corps  à  corps ,  et ,  après  une  lutte 
longue  et  terrible ,  l'a  mise  à  ses  pieds.  Il  n'y  a  plus  à  cette 
heure  que  deux  forces  en  présence  :  celle  de  la  démocratie  et 
celle  de  l'Église  ;  or,  il  faut  un  frein  à  la  démocratie  :  il  faut 
qu'elle  soit  modérée  dans  son  ardeur  juvénile,  dans  sa  fougue 
impétueuse,  dans  son  élan  sauvage  ;  autrement  elle  aura  bien- 
tôt envahi  le  sacerdoce  et  chassé  devant  elle  et  la  mitre  et  la 
tiare ,  et  alors  l'Europe  retombera  dans  la  barbarie  d'où  la 
main  du  christianisme  l'a  tirée  (2). 

Le  clergé  séculier  seul,  sans  un  clergé  monastique  retrempé 
dans  les  privations  et  les  austérités  du  désert,  sera-t-il  de  force 
à  soutenir  ce  nouveau  choc?  Nous  aimons  à  le  croire,  tantl'or- 


(1)  Ces  ordres  militaires  sont  ceux  de  Galatrava,  d'Âlcantara,  de  Montesa 
en  Espagne,  d^Avis  et  de  Christ  en  Portugal.  On  y  ajouta  plus  tard  ceux  de 
S.-Lazare  et  de  S. -Maurice  en  Savoie.  Les  Templiers  voulurent  aussi  s*ani- 
mer  de  Tesprit  cistercien  en  demandant  à  S.  Bernard  des  règlements  :  voy., 
dans  les  oeuvres  du  saint  abbé,  son  Exhortatio  ad  milites  Templi^  XIII  capita, 
véritable  chef-d'œuvre. 

(2)  Parmi  les  auteurs  qui  ont  signalé  ce  danger,  nous  citerons  :  Tocqueville, 
De  la  Démocratie  en  Amér.^  4  vol.  in-8«>;  —  AUetz,  De  la  Démocratie  nou- 
velle,  8  vol.  in-8<»;  —  Guizot,  De  la  Démocratie  y  1  vol.;  — Billiard,  De  t  Or- 
ganisât, de  la  Démocrat.y  1  vol.;  —Barthélémy.  S.-Hilaire,  De  la  Vraie  Dé- 
mocratie, 1  vol. 


dre  sacerdotal  nous  parait  aujourd'hui  élevé  et  par  ses  vertus 
et  par  sa  science!  Mais,  en  étudiant  dans  Thistoire  la  marche 
de  la  Providence  à  travers  les  peuples  européens  depuis  dix- 
huit  siècles,  nous  espérons  de  la  sagesse  et  de  la  bonté  infinies 
que  la  démocratie  viendra,  conune  la  barbarie,  la  féodalité  et 
Tempire ,  se  purifier  et  s'adoucir  au  contact  de  la  foi ,  de  la 
prière  et  de  la  patience  de  nouveaux  cénobites.  Il  y  a  à  cette 
heure,  ainsi  qu^au  XIP  siècle,  deux  mondes  séparés,  deux 
mondes  en  hostilité  ouverte  :  le  monde  des  capitalistes  et  celui 
des  salariés ,  le  monde  des  propriétaires  et  celui  des  prolétai- 
res. Cette  effrayante  division  s'est  introduite  entre  les  deux  prin- 
cipales classes  de  la  société  depuis  que  le  christianisme ,  qui 
rapprochait  toutes  les  conditions,  qui  égalisait  tous  les  hommes 
sous  une  même  loi  d'amour  et  de  fraternité ,  n'est  plus  dans 
nos  mœurs.  Ou  les  nations  européennes  finiront  par  une  guerre 
d'extermination,  ou  il  faut  que  TÉglise  découvre  encore  le  se- 
cret de  rapprocher  les  deux  classes  ennemies  et  de  reconstituer 
l'unité  sociale. 

Ce  fut  dans  le  cloître  cistercien  que  les  barons  du  féodalis- 
me,  au  XII*  siècle,  embrassèrent  les  pauvres  serfs.  Hélas  !  faut- 
il  avoir  le  courage  de  le  dire?  est-il  même  permis  de  l'espérer? 
la  paix  sera  faite  entre  les  hommes  de  nos  jours  quand  ces 
honunes  auront  fait  leur  paix  avec  Dieu  ;  la  paix  sera  faite 
quand  les,  barons  de  la  bourgeoisie  auront  ouvert  dans  leurs 
domaines  des  infirmeries  aux  malades ,  des  asiles  aux  men- 
diants, des  hôtelleries  aux  pèlerins  et  aux  vopgeurs,  des  écoles 
religieuses  et  morales  aux  enfants  des  prolétaires  ;  la  paix  sera 
faite  quand ,  sous  le  froc  des  franciscains ,  des  dominicains  et 
des  trappistes,  bon  nombre  d'entre  eux  se  glorifieront  d'être  les 
^  serviteurs  de  Jésus-Christ  dans  la  personne  des  pauvres.  Telle 
est  la  prodigieuse  grandeur  de  l'honmie  chrétien ,  qu'il  n'in- 
cline son  front  que  devant  l'humble  dévouement  qui  est  à  ses 


—    XXXI  — 

pieds ,  et  qu'il  ne  se  laisse  dominer  que  par  ceux  qui  le  ser- 
vent! Quicumque  voliierit  fieri  major,  erit  vester  minister  (1). 
Mais,  dira-t-on,  jamais  on  ne  reverra  de  pareilles  merveilles 
de  charité  ;  c'est  possible.  Eh  bien  !  on  sera  témoin  de  prodi- 
ges inouïs  de  bouleversement  et  de  désolation  ;  comme  nous 
en  serons  tous  plus  ou  moins  les  victimes ,  nous  sommes  donc 
tous  intéressés  à  savoir  s'il  n'y  aurait  pas  un  préservatif.  La 
Providence  a  le  bras  levé  :  elle  semble  attendre,  avant  de  frap- 
per son  coup ,  ce  que  nous  allons  faire  ;  voyons  donc  si  nous 
voulons  jeter  notre  boule  dans  l'urne  de  la  miséricorde  ou  dans 
celle  de  la  mort. 

C'est  un  fait  constaté  qu'aujourd'hui  l'agriculture  est  mépri- 
sée, délaissée;  plus  l'art  de  cultiver  progresse ,  plus  le  culti- 
vateur se  plaint  et  se  trouve  malheureux.  Que  n'a-t-on  pas  fait 
pour  remédier  à  cet  état  ?  Les  gouvernements  ont  institué  des 
comités  agricoles  ;  on  a  promis  des  primes  ;  on  a  cherché  à 
i  améliorer  les  races  ovine,  bovine  et  chevaline  ;  on  a  perfectionné 
les  instruments ,  etc.;  on  n'a  oublié  qu'une  chose  :  l'homme. 
Le  mal  est  plus  haut  que  le  sol  cultivé ,  plus  haut  que  les  ins- 
truments et  les  animaux  de  labourage,  plus  haut  que  la  sphère 
du  commerce  et  de  l'industrie,  plus  haut  que  toutes  les  théo- 
ries des  philosophes  et  des  économistes  ;  le  mal  est  dans  l'ame 
du  cultivateur,  qui ,  avide  à  son  tour  d'émotions  factices ,  de 
jouissances  coupables  et  de  vaine  gloire,  trouve  le  champ  et  la 
chaumière  de  ses  pères  trop  petits  pour  lui.  Un  courant  exagéré 
et  anormal  entraine  les  populations  rurales  vers  les  villes  ;  cette 
émigration  apporte  d'un  côté  l'atonie  et  un  prix  exorbitant  de 
main-<l*œuvre  dans  les  campagnes ,  de  l'autre  elle  produit  une 
sorte  de  pléthore  dans  les  centres  manufacturiers  et  jette  au 
besoin  sur  le  pavé  une  multitude  corrompue  et  affamée,  prête 

(1)  s.  Harc,  c.  X,  v.  43. 


—   XXXII   — 

à  donner  sa  vie  an  parti  politique  qui  Ta  achetée  d'avance  (1 
Si  Ton  veut  prévenir  les  effroyables  révolutions  dont  le  ge 
me  couve  en  ce  moment  sous  la  blouse  et  le  sarrau  de  Tari 
san,  il  faut  trouver  un  dérivatif.  L^élément  industriel  aujou 
d*hui,  comme  Télément  guerrier  et  chevaleresque  au  XII*  sii 
de,  absorbe  trop  de  forces ,  trop  d*activité ,  trop  de  vie.  Q 
nous  donnera  le  secret  de  ramener  les  enfants  des  laboureu 
au  sol  qu'ils  ont  déserté,  et,  en  déversant  le  trop  plein  des  at 
liers  et  des  usines  sur  les  campagnes  ,  de  contre  -  balancer 
poids  accablant  de  Tindustrie,  qui  pèse  sur  le  monde  moden 
et  menace  de  l'écraser  ?  (2) 

Pour  y  réussir,  il  faudrait  rendre  à  Tagriculture  sa  dignil 
en  la  relevant  aux  yeux  des  cultivateurs  eux-mêmes  et  dansT 
pinion  publique.  Nous  n'avons  point  de  consuls  comme  1 
vieux  Romains,  ni  d'empereur  comme  les  Chinois  à  envoyer 
la  charrue,  ni  un  Virgile  comme  Auguste  pour  chanter  les  tr 
vaux  champêtres  ;  mais  ce  que  toute  la  puissance  et  tout  le  g 
nie  du  monde  n*ont  pu  faire  et  ne  feront  jamais,  le  catholicisn 
l'a  accompli  et  Taccomplira  encore  (3). 

Si  l'agriculture,  que  nos  moines  ont  mise  en  honnei 
parmi  les  barbares  et  sous  le  féodalisme,  doit  être  réhabilit 
une  troisième  fois  en  Europe ,  ce  sera  par  la  religion ,  qui 
levé  l'antique  malédiction  donnée  à  la  terre  après  la  chu 
d*Adam  ;  ce  sera  par  le  Dieu  de  l'étable  et  de  la  crèche ,  ai 
yeux  duquel  la  puissance  et  la  gloire  sans  la  vertu  ne  sont  riei 


(1)  Frégier,  Des  Classes  dangereuses  dans  les  grandes  villes,  2  vol.  in-{ 
—  Villermé,  Etat  physique  et  moral  des  ouvriers,  2  vol.  in-8®. 

(î)  Delaferelle,  Du  Progrès  social,  2  vol.  in-S»;  —  id.,  Réorganisation  o 
classes  industrielles ,  1  vol.  in-%^. 

(8)  Nous  pourrions  citer  plus  de  cent  ouvrages  composés  par  des  homix 
éminents  de  notre  époque  sur  les  diverses  branches  de  la  science  agricole  ;  il 
nous  manque  plus  qu'une  chose  après  tant  de  belles  paroles  :  de  bo 
exemples. 


—  XXXIII   — 

et  qui  un  jour  trouvera  plus  à  récompenser  dans  le  dernier 
des  piocheurs  que  [dans  le  plus  fameux  des  rois.  Ce  sera  sui^ 
tout  quand  les  enfants  des  capitalistes  et  des  financiers,  à 
Texemple  de  saint  Bernard  et  de  ses  compagnons ,  viendront, 
dans  un  esprit  de  foi  et  de  dévouement ,  se  transformer  en 
hooGunes  nouveaux  sous  le  froc  bénédictin,  dans  quelque  soli- 
tude mystérieuse  ;  en  sortiront,  tenant  d'une  main  la  bêche  et 
de  Tautre  le  Psautier,  pour  se  mêler  aux  laboureurs,  aux  fau- 
cheurs ,  aux  moissonneurs ,  et  leur  apprendre  parleur  exemple 
à  louer  et  à  bénir  Dieu  dans  la  joie  de  leur  cœur.  Alors  il  n'y 
aura  plus  d'envie  et  de  découragement  en  bas ,  parce  qu'il 
n'y  aura  plus  de  mépris  et  de  dédain  en  haut  :  malgré  la  di- 
versité du  rang  et  de  la  fortune ,  tous  seront  égaux  par  la 
charité,  tous  ne  feront  qu'un  peuple  de  travailleurs  et  de 
frères  en  Jésus-Christ. 

Q  faut  rendre  à  l'agriculture  son  attrait  et  sa  moralité ,  en 
restituant  aux  agriculteurs  leurs  dimanches  et  leurs  fêtes , 
ayec  ces  innocents  plaisirs  qui  font  le  bonheur  de  la  vie  des 
champs;  en  rehaussant  le  culte  extérieur  et  la  pompe  des 
grandes  solennités  chrétiennes ,  dans  lesquelles  l'agriculteur, 
transporté  d'enthousiasme  par  le  chant  des  hymnes  et  la  mé- 
lodie de  la  musique  sacrée,  enveloppé  d'un  nuage  d'encens, 
oubliait  sur  le  sein  de  Dieu  ses  peines  et  ses  fatigues  ;  en 
le  ramenant  à  la  communion  au  corps  et  au  sang  de  Jésus- 
Christ  mort  pour  ses  frères ,  source  intarissable  d'humiUté , 
seule  capable  de  lui  faire  accepter  sa  position  avec  résignation, 
de  lui  faire  estimer  les  choses  du  monde  leur  juste  prix,  et 
d'attiédir  par  la  jouissance  de  l'infini  l'ardeur  avec  laquelle 
l'homme  se  prend  à  tout  ce  qui  passe  (1). 
Voyons  ce  qu'était  l'agriculture  dans  les  premiers  siècles 

(i)  Gibrario,  Economie  politique  du  moyen-dge ,  1  vol  in-S». 


—   XXXIV  — 

du  christianisme?  Une  fête  continuelle  ;  de  quelque  côté  que 
vous  vous  tourniez,  dit  saint  Jérôme  (1),  vous  entendez  les 
échos  des  montagnes  et  des  vallons  redire  les  mâles  accents  de 
nos  cultivateurs  :  le  laboureur,  en  guidant  sa  charrue ,  chante 
alleluia  ;  le  moissonneur  qui  sue  se  distrait  en  entonnant  un 
psaume  ;  le  vigneron  qui  taille  sa  vigne  répète  quelques  cou- 
plets davidiques  ;  on  sort  de  l'église  pour  venir  aux  champs , 
on  quitte  les  champs  pour  venir  à  Téglise  ;  on  sème  dans 
l'espérance,  on  arrose  dans  la  joie ,  on  récolte  dans  le  bon- 
heur; le  chaud  et  le  froid,  la  pluie  et  le  soleil,  tous  les  temps 
sont  bons  pour  celui  qui  a  des  péchés  à  expier  et  qui  voit  au 
bout  de  sa  bêche  et  de  son  râteau  une  couronne  immortelle  ! 
Pour  renouveler  cette  ère  patriarchale ,  il  faudrait  une 
sorte  de  croisade  agricole  ;  or,  il  n'y  a  qu'un  ordre  religieux 
qui  puisse  la  prêcher,  non  par  ses  discours,  mais  par  ses 
exemples.  Le  peuple  ruricole  ne  se  replacera  franchement 
sous  Tinfluence  du  christianisme  que  lors€[u*il  aura  vu  de  ses 
propres  yeux ,  dans  la  main-d'œuvre  des  moines ,  tout  ce  qu'il 
y  a  de  ressources  infinies  dans  la  religion,  non-seulement 
pour  sanctifier  ses  peines ,  mais  pour  les  soulager,  les  char- 
mer, les  changer  en  plaisirs.  A  l'époque  de  la  fondation  de 
Citeaux  et  de  Morimond ,  époque  de  transition ,  c'est-à-dire  de 
douloureux  déchirements ,  d'agitations ,  d'inquiétudes  vagues, 
où  le  monde  oscillait  sur  lui-même  pour  retrouver  son  centre 
de  gravité ,  la  propriété  étant  moins  morcelée ,  les  guerres, 
les  pillages ,  les  brigandages  de  toute  sorte  beaucoup  plus  fré- 
quents qu'aujourd'hui  ;  une  foule  innombrable  de  pauvres  pul- 
lulaient au  sein  des  sociétés  européennes.  En  face  de  ce  peuple 
affamé ,  qu'a  fait  la  religion  ?  Lui  a-t-elle  crié ,  connue  les 
conununistes  et  les  socialistes  du  XIX**  siècle  :  Tout  t$t  à  Unu  ; 

(1)  Epist,  adMarcell.y  ut  commigret  Bethléem. 


—  XXXV   — 


la  propriété  c'est  le  vol;  prenez  et  jouissez  à  votre  tour  !  Non  ; 
le  remède  eût  été  pire  que  le  mal  ;  mais  elle  a  crié  aux  riches  : 
Partagez  avec  les  pauvres,  soulagez  votre  frère  souffrant, 
comme  si  c'était  Dieu  lui-^néme  ;  il  n'y  a  qu'un  seul  mendiant 
sur  la  terre,  c'est  le  Christ,  qui  mendie  dans  la  personne  de  tous 
les  indigents. 

Elle  a  dit  ensuite  à  quelques  hommes  d'élite  :  Faites-Yous 
pauvres  à  l'exemple  du  Sauveur  ;  par  esprit  d'expiation  et  de 
dévouement ,  imposez-vous  mille  privations ,  et  avec  ces  mille 
privations  que  l'amour  de  Dieu  et  du  prochain ,  que  l'espoir 
d'un  étemel  bonheur  vous  rendront  bien  douces ,  formez  un 
patrimoine  à  tous  les  malheureux  qui  n'en  ont  point.  Votre 
^uvreté  volontaire  ôtera  à  la  pauvreté  forcée  la  flétrissure  et 
le  mépris,  plus  insupportables  que  la  pauvreté  elle-même. 

C'est  ce  qui  a  été  réalisé  dans  la  plupart  des  ordres  religieux 
da  moyen-âge  ;  plus  de  mille  pauvres  trouvaient  chaque  jour 
im  abri  et  du  pain  dans  la  zone  de  Oteaux  ;  plus  de  quinze 
cents  dans  celle  de  Glairvaux ,  et  environ  cinq  à  six  cents  à 
Ventour  de  Morimond.  Dans  les  temps  de  famine,  ce  nombre 
s'élevait  pour  chacune  de  ces  maisons  jusqu'à  deux  ou  trois 
mille.  Or,  il  y  avait  environ  deux  mille  monastères  cisterciens 
en  Europe  ;  ce  qui  formait  un  total  de  trois  ou  quatre  millions 
de  pauvres  nourris  par  un  seul  ordre.  Gela  vous  étonne  peut- 
être;  eh  bien!  voici  ce  qui  se  passe  à  cette  heure  dans  un  cou- 
vent de  l'ordre  de  Citeaux  fondé  dans  le  canton  de  Leicester , 
en  Angleterre ,  il  y  a  treize  ans  : 

Quarante  cénobites  cisterciens ,  nonobstant  le  temps  consi- 
dérable qu'ils  consacrent  aux  exercices  religieux ,  ont  à  eux 
seuls  et  en  peu  de  temps  défriché  280  acres  de  très-mauvaises 
terres,  qu'ils  cultivent  de  leurs  propres  mains,  s'occupant 
aussi  très-activement  de  l'élève  du  bétail  et  des  chevaux.  Pen- 
dant l'année  dernière ,  ils  ont  distribué  des  aliments  à  32,000 


—  XXXVI  — 

personnes,  et  ils  en  ont  hébergé  plus  de  7,000.  En  1847,  pen- 
dant la  grande  cherté  des  Tivres ,  36,000  individus  ont  reçu 
d^eux  des  secours  en  nature ,  et  12,000  ont  trouvé  une  cordiale 
hospitalité  dans  le  couvent  et  ses  dépendances. 

11  faut  ajouter  que  ces  respectables  moines  exercent  la  cha- 
rité envers  tous ,  sans  distinction  de  religion ,  et  que  Tiramense 
majorité  des  personnes  auxquelles  ils  prodiguent  leurs  secours 
appartiennent  aux  cultes  dissidents  (1). 

Lorsque  la  Réforme  eut  accompli  son  œuvre ,  la  Grande- 
Bretagne  fut  aussitôt  sillonnée  de  toutes  parts  par  des  bandes 
déguenillées ,  portant  des  drapeaux  sur  lesquels  étaient  écrits 
ces  mots  :  Du  pain  ou  la  mort  l  La  guerre  des  pauvres  paysans 
ensanglanta  1*  Alsace  et  F  Allemagne.  La  pauvreté,  résignée 
jusqu'alors,  parce  qu'elle  avait  été  soulagée  et  glorifiée  par  le 
catholicisme,  fut  remplacée  par  un  monstrueux  paupérisme; 
or,  le  paupérisme  coûte  chaque  année  à  l'Angleterre ,  sans 
compter  les  aumônes  particulières,  deux  cents  millions  de 
francs,  et  de  sourdes  commotions,  présages  d'effroyables  catas- 
trophes. Le  paupérisme  vaut  à  la  France  une  révolution  tous 
les  dix  ans  ;  le  paupérisme  a  conduit  l'Allemagne,  de  crise  en 
crise,  jusqfu'aux  convulsions  de  Tagonie.  Ni  nos  agents  de 
police ,  ni  nos  gendarmes ,  ni  toutes  les  armées  de  l'Europe  ne 
suffiront  à  comprimer  le  paupérisme ,  tandis  que ,  pour  conte- 
nir la  pauvreté,  il  ne  fallait  qu'un  moine  montrant  au  pauvre 
le  ciel  d'une  main  et  lui  donnant  l'aumône  de  l'autre. 

Les  ouvriers,  au  commencement  du  XU*  siècle,  étaient 


(!)  Voir  le  compte-rendu  par  le  journal  VUnivers,  mai  1849.  Il  s'agit  très- 
probablement  de  Tabbaye  du  Mont-St-Bemard,  filiation  de  Meilleraie  de  Bre- 
tagne, fondée  en  1834  par  lord  Philips  et  lord  Scherwsbury.  —  Ces  merveilles 
de  charité  se  renouvellent  chaque  jour  en  France  dans  nos  treize  maisons  de 
trappistes  Nous  engageons  les  économistes  qui  veulent  étudier  consciencieuse- 
ment la  grande  question  de  la  pauvreté  et  de  la  bienfaisance  à  aller  passer 
un  mois  à  la  Trappe. 


—  XXXVIl  — 

entièrement  à  la  merci  du  despotisme  féodal ,  subissant  tous 
ses  caprices ,  toutes  ses  exigences  tyranniques.  L'atelier  cis- 
tercien vint  faire  concurrence  à  Tatelier  seigneurial ,  et  devint 
le  refuge  de  tous  les  manœuvres  persécutés ,  abandonnés ,  qui 
y  trouvèrent  du  pain,  du  travail ,  de  bons  exemples  et  souvent 
des  maîtres  habiles  dans  la  personne  de  quelques  moines.  Ils  y 
formèrent  entre  eux,  sur  le  modèle  de  Tinstitut  monastique,  ces 
vastes  et  pacifiques  associations  qui  ont  créé  tant  de  merveilles. 
Du  XIP  au  XVI*  siècle ,  les  classes  ouvrières,  par  la  force 
de  la  confraternité  chrétienne ,  ont  pu  se  soustraire  à  Texploi- 
tation  païenne  de  l'homme  par  Thomme  ;  mais ,  après  Luther 
et  Calvin,  dès  qu'elles  se  furent  isolées  du  catholicisme,  elles 
retombèrent  sous  un  joug  nouveau ,  le  joug  du  capitalisme , 
non  moins  pesant ,  surtout  dans  les  pays  protestants ,  que  celui 
du  féodalisme.  Le  capital  et  le  travail  sont  à  cette  heure  en 
présence  ;  la  guerre  est  engagée  :  guerre  vive ,  acharnée  ; 
guerre  à  mort,  si  Dieu  n'intervient.  Les  travailleurs  de  nos 
jours  ont  imité  leurs  frères  du  XII**  siècle  :  ils  se  sont  associés  ; 
mais  ils  se  sont  associés  tels  que  les  mauvais  exemples  et  les 
mauvaises  doctrines  les  ont  faits ,  sans  foi ,  sans  principes , 
sans  mœurs ,  sous  le  premier  drapeau  qui  s*est  présenté ,  celui 
du  socialisme.  Là  est  le  danger,  là  est  Técueil  des  sociétés 
modernes. 

L'Europe  au  XI""  siècle,  divisée  en  mille  fractions  hostiles, 
fut  sauvée  par  un  ermite  qui  l'entraîna  en  Asie  pour  la  sous- 
traire à  ses  propres  fureurs.  Le  moine  cistercien  fut,  un  siècle 
après,  le  médiateur  entre  le  servage  et  le  féodalisme.  Quel 
nouveau  cénobite,  suscité  par  la  Providence,  s'interposera 
aujourd'hui  entre  le  salaire  et  le  travail  ?  Qui  viendra  encore 
du  désert  apprendre  au  monde ,  non  par  de  beaux  discoiu*s , 
mais  par  de  bons  exemples ,  le  secret  perdu  de  vivre  heureux 
en  travaillant  ? 


—  xxxYin  — 

Le  nombre  des  ouvriers  désœuvrés  est  si  considérable  dans 
ce  moment ,  que  tous  les  banquiers  de  TEurope  ne  seraient 
pas  assez  riches  pour  les  occuper  et  les  nourrir  seulement  six 
mois.  Que  faudraitril  donc  pour  faire  mouvoir  ces  millions  de 
bras  immobiles?  L'ardeur  de  cette  foi  et  de  cette  charité  qui, 
à  l'aide  des  divers  corps  de  métiers,  a  lancé  dans  les  airs  nos 
inimitables  cathédrales ,  le  soufSe  de  cet  esprit  qui  passait  sur 
la  tête  du  prophète ,  en  emportant  les  peuples  et  les  empires. 

On  nous  dira  sans  doute  :  Pourquoi  ne  pas  laisser  le  passé 
être  le  passé  ?  Estril  possible  de  réveiller  Tenthousiasme  mo- 
nastique du  XII*  siècle  et  de  faire  renaître  magiquement  de 
leurs  cendres  tant  de  corporations  mortes?  Nous  n*ignoronf 
pas  que  chacune  de  ces  corporations  a  eu  sa  raison  d'être  dam 
les  besoins  d'une  époque ,  et  que  la  réapparition  de  plosieujn 
d'entre  elles  sur  la  scène  du  monde  serait  une  anomalie  ;  noui 
savons  aussi  tout  ce  qui  reste  encore ,  dans  un  grand  nombn 
d'ames»  d'antipathies  et  de  haines  aveugles  contre  les  institut! 
monastiques.  Cependant,  qu'il  nous  soit  permis  d'avoir  con- 
fiance dans  l'avenir  ;  nous  aimons  à  croire  que  le  secret  de  b 
vie  cénobitique  n'est  pas  perdu  pour  jamais.  Notre  siècle, 
haché  pour  ainsi  dire  par  l'individualisme  »  à  la  veille  de  ss 
décomposition,  a  senti  par  un  instinct  conservateur  la  néce» 
site  de  l'association  :  c'est  une  des  tendances  les  plus  générales 
et  les  plus  prononcées  du  moment  présent.  Dans  les  rangs 
industriels,  dans  les  sciences  économiques,  en  politique,  ei 
agriculture,  jusque  dans  les  sociétés  secrètes,  on  cherche,  oi 
invoque  ce  bien  social  dont  le  besoin  se  fait  vivement  sentir 
Sans  remonter  plus  haut,  que  rêvaient  les  Saint-Simoniens' 
Une  communauté  évidenunent  organisée  d'après  des  réminis- 
cences monastiques  (  1  ) . 

(1)  Il  est  très -facile  de  suivre  toutes  les  phases  du  St-Simonisme  dan 
Louis  Reybaud,  Réformateurs  contemporains^  de  la  p.  74  à  160,  et,  pour  la 
bliographie,  pp.  489-50. 


—  XXXIX  — 

La  secte  de  Fourier  a  survécu  à  celle  de  Saint-Simon  et  en 
a  absorbé  les  restes.  Voyez  s'élever  comme  par  enchantement 
sous  le  crayon  de  Victor  Considérant  ce  phalanstère  de  400 
Camilles  !  Sa  forme  est  celle  du  Palais-Royal  de  Paris  ;  vous 
apercevez  son  télégraphe ,  son  observatoire ,  son  horloge ,  ses 
mille  appartements;  sa  grande  rue-galerie ,  chauffée  en  hiver, 
ventilée  en  été  ;  son  réfectoire,  etc.  (1).  Or,  comment  les  fou- 
riéristes  appellent-ils  ce  type  moléculaire  de  leur  principe  d'as- 
sociation générale?  —  Un  monastère  civil. 

Sur  le  papier,  le  système  se  laisse  étendre ,  manier  et  façon- 
ner à  volonté  ;  mais  transportez-le  des  régions  de  l'imagination 
dans  celles  de  la  réalité ,  à  Giteaux  ou  à  Condé-sur-Vègre  par 
exemple  :  les  hommes  mis  en  contact  se  retrouvent  aussitôt 
avec  leurs  passions  et  leurs  misères.  Que  manque-t-il  donc  à 
ces  éléments  si  laborieusement  et  si  savanunent  combinés?  Ce 
qui  manquait  au  monde  atomistique  d'Epicure  :  un  principe 
moteur  et  régulateur.  Sans  cela  chaque  individu  du  phalans- 
tère restera  son  propre  centre ,  en  dépit  de  la  théorie  socié- 
taire ;  quand  chacun  est  son  propre  centre ,  tous  sont  isolés  ; 
quand  tous  sont  isolés ,  il  n'y  a  que  de  la  poussière ,  et  la 
poussière  finit  toujours  par  devenir  de  la  boue. 

Notre  gouvernement  a  formé  récemment  le  projet  d'instituer 
des  fermes-écoles ,  des  écoles  régionales  et  un  institut  agrono- 
nûque  pour  réhabiliter  l'agriculture.  Si  jamais  cette  vaste  con- 
ception devait  sortir  des  cartons  de  nos  ministres ,  ce  serait  un 
enai malheureux  de  plus,  qui  ajouterait  une  force  nouvelle  à 
DOS  observations.  N'avons-nous  pas  déjà  des  écoles  supérieures, 
comme  Grignon ,  Grand-Juan ,  les  Aulnaies  ;  des  colonies  agri- 

(1)  Exposit.  abrég.  du  syst  phalanst.^  p.  43;  —  Ch.  Fourier,  Théorie  des 
Quatre  Mouvements ,  1  vol.  in-8o,  Lyon  ;  —  id.,  Traité  de  V Association  domes- 
tique et  agricole,  2  vol.  in-8o.  —  A  ceux  qui  n'auraient  pas  le  temps  et  encore 
moins  le  courage  de  lire  Fourier,  nous  conseillerons  Touvrage  de  Gb.  Pella- 
rin,  intitalé  :  Fourier,  sa  vie,  sa  théorie;  hi-8«,  Paris,  1848. 


—  XL  — 

coles ,  comme  Mettray ,  le  Ménil-Saint-Firmin ,  Montmoril- 
lon,  Montbellet,  Saint-Ilan,  la  Lande-au-Noir ,  Belle-Joie, 
etc.?  Eh  bien  !  qu'est-il  arrivé  pour  la  plupart  de  ces  établis- 
sements, et  surtout  pour  les  quatre  ou  cinq  derniers?  Les 
fondateurs  se  sont  vus  bientôt  dans  la  nécessité  ou  de  les  laisr 
ser  tomber ,  ou  d'y  introduire  l'élément  monastique ,  en  liant 
les  contre-maîtres  par  des  vœux  religieux. 

On  parle  beaucoup  à  cette  heure  de  communisme.  Qu'est-ce 
que  le  communisme?  Le  monachisme  abâtardi  et  matérialisé. 
Tous  les  conununistes  cabétiens  doivent  avoir  des  souliers  à  la 
napolitaine,  se  laver  les  pieds  deux  fois  par  semaine,  dormir 
sans  aucun  vêtement ,  travailler  en  silence  ;  être  réglés  dan^ 
le  lever,  le  coucher,  les  récréations ,  la  quantité  et  la  qualité 
de  la  nourriture.  Gabet,  qui  croit  innover,  applique  simple- 
ment ,  on  le  voit ,  le  régime  cénobitique  à  la  société  tout  en- 
tière ;  il  met  la  femme  et  les  enfants  dans  le  couvent  avec  le 
père  (1).  C'est  aussi  là  le  fond  du  système  de  Louis  Blanc  (2). 

Le  bon  sens  public  a  déjà  fait  justice  de  quelques-uns  de  ces 
effrayants  paradoxes.  Les  ateliers  nationaux  ont  porté  un  coup 
mortel  aux  théories  de  Louis  Blanc.  L'avant  -  garde  de  Cabet 
en  Icarie ,  à  moitié  perdue  dans  les  déserts  du  Nouveau-Monde, 
proclame  à  la  face  de  l'Europe  qu'elle  n'a  éprouvé ,  au  lieu  du 
bonheur  qu'on  lui  promettait ,  que  déceptions ,  misère  et  dé- 
sespoir. 

Où  donc  trouverons-nous  les  éléments  de  cette  communauté 
tant  rêvée  et  qui  doit  sauver  le  genre  humain?  Nous  n'en 
avons  rencontré  dans  le  paganisme  que  de  monstrueuses  con- 
trefaçons ;  les  sectes  chrétiennes  sont  encore  plus  stériles  peut- 
être. 

L'esprit  du  protestantisme  est  un  esprit  rationaliste  y  c'est-à- 

(1)  Lises  Voyage  en  Icarie,  Paris,  1842,  in-i2. 
(S)  Organisation  du  travail,  iii-8<». 


—  XLI  — 

dire  an  esprit  d'incohérence ,  de  scission  et  de  division  à  Tin- 
fini;  conséquemment ,  un  esprit  anti-cénobitique.  D'ailleurs» 
l'homme  a  un  besoin  invincible  de  société  et  de  communica- 
tion :  il  ne  consentira  à  sacrifier  la  compagnie  de  son  sembla- 
ble que  dans  la  vue  de  jouir  plus  intimement  de  celle  de  Dieu» 
dans  la  solitude»  devant  les  sacrés  tabernacles.  Un  des  instincts 
les  plus  impérieux  de  son  être  le  porte  à  la  reproduction  de  son 
espèce  ;  or,  il  n'y  a  qu'un  hyménée  mystique  avec  le  ciel  qui 
puisse  lui  faire  oublier  l'hyménée  terrestre.  Par  quoi  compen- 
seriez-vous  la  privation  des  douceurs  de  la  paternité  selon  la 
chair»  sinon  par  les  joies  plus  nobles  de  la  paternité  selon 
l'esprit  y  en  donnant  à  Termite  le  genre  humain  à  aimer  et  à 
servir  comme  son  enfant?  Jamais  vous  n'obtiendrez  ces  résul- 
tats sans  la  communion  eucharistique. 

U  y  a  longtemps  que  les  rois  et  les  peuples  protestants  ré- 
clament en  vain  des  communautés  dévouées  au  soulagement 
de  tous  les  besoins  spirituels  et  corporels  de  l'homme  ;  avec 
toute  leur  puissance  et  tout  leur  or»  ils  ne  pourront  jamais 
faire  une  sœur  hospitalière.  Il  leur  faudrait,  ce  qui  ne  s'achète 
pas ,  ce  qui  vaut  mieux  que  le  monde  entier,  une  goutte  du 
sang  de  Jésus-Christ. 

Que  pourrions-nous  dire  du  triste  état  des  moines  schisma- 
tiques  de  Russie  et  d'orient  qui  n'ait  été  répété  mille  fois  par 
les  voyageurs  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  religions  :  les 
Toumefort  (1),  les  James  Bruce  (2),  les  Corneille  le  Bruyn  (3), 
les  Chardin  (4)»  les  Eugène  Bore  (5)»  les  de  Custine,  les  Thei- 
ner,  etc.  ? 


(1)  Belation  d'un  voyage  du  Levant,  t.  1,  Lett.  UI,  pp.  97  et  suiy.,  in-i». 
(î)  Voyage  aux  sources  du  Nil,  1768 ,  5  vol.  in-4o,  t.  a,  p.  629,  et  t.  4 , 
pp.  807  et  suiv. 

(3)  Voyage  du  Levant,  in-fol.,  p.  150. 

(4)  Voyage  en  Perse  et  autres  lieux  de  f  Orient,  1. 1,  p.  68,  in-4». 

(5)  Corr.  et  Mém.  d^un  voyage  en  Orient ,  tt.  1  et  S. 


—  XLII   — 

A  part  quelques  laures  et  quelques  stauropigies ,  monastè- 
res d'un  ordre  supérieur  où  ne  sont  admis  que  les  sujets  de 
quelque  mérite  et  d'une  naissance  distinguée ,  le  couvent  russe 
Mandra,  dépouillé  par  Timpératrice  Catherine  de  ses  proprié- 
tés territoriales ,  est  devenu  une  caserne  organisée  militaire- 
ment,  où  TEtat  entretient  des  honmies  et  des  femmes  par 
mesure  de  police ,  à  raison  de  50  ou  60  francs  par  tête  ;  des 
fils  et  des  filles  de  prêtres  sans  ressource;  des  prêtres  même 
difiamés  et  dégradés  par  Tautorité  civile  ;  des  marins ,  des  sol- 
dats, des  veuves  de  militaires.  On  a  vu  des  abbés  et  des  ab- 
besses  recevoir  des  prostituées  et  des  forçats  échappés  des  mi- 
nes, afin  de  compléter  le  nombre  de  religieux  fixé  par  le  gou- 
vernement, faute  de  quoi  leur  maison  aurait  pu  être  supprimée. 

Qu'on  se  représente  maintenant  ces  monastères  pleins  d'af- 
famés »  que  ni  la  piété ,  ni  l'étude  »  ni  le  charme  et  la  douceur 
des  relations  fraternelles ,  que  rien  enfin  ne  console  des  hor- 
reurs de  la  dernière  misère.  Ce  sont  des  demeures  de  réproba- 
tion,  où  retentissent  les  blasphèmes  et  les  chansons  de  corps- 
de-garde  à  la  place  de  la  psalmodie.  Souvent,  après  des  nuits 
et  des  jours  entiers  passés  dans  Torgie ,  archimandrites  et  ca- 
loyers,  igoumènes  et  czemices,  protopopes,  diacres,  chantres 
tombent  pêle-mêle  dans  la  crapule  de  Tivresse  (1). 

Chez  les  Grecs  photiens ,  les  monastères ,  sans  en  excepter 
ceux  du  mont  Athos ,  sont  devenus  des  repaires  d'ignorance , 
de  fourberie  et  d'immoralité.  Les  Européens  ont  trouvé  la 
plupart  de  ceux  d'Arménie ,  d'Abyssinie ,  de  Mingrélie  peu- 
plés de  moines  mariés ,  de  femmes ,  d'enfants ,  de  pâtres  gros- 
siers et  même  de  détrousseurs  de  grands  chemins,  maniant  le 
poignard  et  la  carabine  au  lieu  du  Psautier. 

(1)  Lisez  le  récit  de  Mackrena  Mieczylowska ,  abbesse  de  Minsk;  le  TabieoM 
defétatact.  de  FEgL  schism,  de  Russie  ^  par  le  R.  P.  Theiner,  et  TouTrage 
de  M.  de  Custine,  intitulé  :  La  Russie  en  1839 ,  4  vol.  in-S^. 


—  XLIII   — 

Aussitôt  qu'une  Eglise  s'est  jetée  hors  du  sein  de  l'unité  » 
les  sources  de  la  science ,  de  la  virginité  et  de  la  charité  se  ta- 
rissent en  elle.  D'abord  la  doctrine,  au  lieu  d'être  développée 
par  les  lumières  d*un  enseignement  légitime,  reste  inerte  et 
frappée  de  stérilité.  Ensuite ,  Terreur  étant  Tadultère  de  Tame, 
il  ne  reste  plus  dans  une  religion  fausse  que  la  virginité  du 
corps,  qui  sans  l'autre  est  incomplète  et  impossible.  Enfin,  le 
foyer  de  charité  qui  va  toujours  se  dilatant  dans  le  catholi- 
cisme et  se  reproduisant  chaque  jour,  par  les  mille  inventions 
de  l'esprit  de  sacrifice,  est  glacé  et  se  retire  des  institutions 
mêmes  où  d'ordinaire  il  se  manifeste  avec  le  plus  d'effusion. 

Ainsi,  la  gloire  de  la  vie  monastique  vient  s'ajouter  sur  le 
front  de  l'Eglise  romaine  seule  à  toutes  les  autres  gloires.  De 
grandes  et  de  terribles  épreuves  nous  sont  encore  réservées  ; 
mais ,  quand  le  désordre  sera  arrivé  parmi  nous  à  son  apogée, 
quand  tous  seront  abattus,  quand  tous  baiseront  la  poussière, 
qui  restera  debout  sur  les  débris  et  tendra  la  main  à  l'huma- 
nité renversée?  — Un  moine  catholique,  un  second  S.  Benoit, 
sortant  de  quelque  caverne  sauvage  et  ignorée ,  et  apparaisant 
comme  un  ange  de  paix  et  d'espérance  au  milieu  des  ruines 
faites  par  les  barbares  ! . . . 


HISTOIRE 


DE  L'ABBAYE  DE  MORIMOND. 


CHAPITRE  PREMIER. 


De  rorigine,  de  la  marche,  du  déTeloppement  et  des  transformations  de  l'esprit 
monastique  dans  le  diocèse  de  Langres  et  le  nord -est  de  la  France,  jusqu'à 
la  fondation  de  Giteaux  et  de  Morimond. 


L*église  de  Langres  »  une  des  plus  anciennes  du  nord-est  de 
la  France,  fut  fondée  par  saint  Bénigne ,  disciple  de  saint  Po- 
lycarpe,  sous  le  règne  de  Marc-Aurèle  (1);  puis,  fécondée 
presqu'aussitôt  par  le  sang  le  plus  pur  de  ses  éyéques  et  de  ses 
enfants,  elle  grandit  rapidement,  et  se  dressa  en  face  du  paga- 
nisme, du  haut  de  son  rocher  immobile  (2),  où  la  Providence 
semble  Favoir  jetée  dès  le  commencement  comme  une  digue 


(1)  Nous  nous  en  tenons  à  cette  date,  même  après  avoir  lu  les  Origines  Di- 
jmmaises  de  M.  de  Belloguet.  Voir  notre  note  au  commencement  des  Pièces 
justiâcatives. 
(S)  Lengres  sur  ce  rocher  ferme  je  suis  assise , 
Ayant  tousjours  gardé  Tinviolable  foy, 
Des  François  très-chrestiens  et  de  la  sainte  Eglise, 
Et  la  fidélité  que  je  dois  à  mon  Roy. 

(GauUherot,  Lengres  Cfirestiemie ,  p.  484.) 

1 


—  2  — 

sur  le  passage  des  barbares  (1)  et  comme  mie  avant-garde  du 
christianisme  vers  les  forêts  de  la  Germanie. 

Bientôt  sur  cette  terre  bénie  se  développèrent  toutes  les  plus 
belles  institutions  du  catholicisme  :  à  la  suite  de  plusiairs 
saints  pontifes,  tels  que  saint  Didier,  saint  Urbain»  saint  Gré- 
goire »  etc. y  une  foule  drames  d'élite  s'essayèrent  dans  les  voies 
les  plus  élevées  du  mysticisme  »  et  s'envolèrent,  semblables  à 
de  chastes  colombes»  dans  les  vallons  solitaires»  dans  les  forêts 
silencieuses  »  afin  d'y  chercher  le  lieu  de  leur  repos  y  et  de  con- 
tinuer» pour  l'exemple  et  le  salut  du  monde ,  la  vie  de  frater- 
nité ,  d*égaUté  et  de  communauté  volontaire  des  premiers  jours 
du  christianisme. 

Ainsi  TEglise  est  constituée  :  pour  marcher  à  travers  les 
peuples  »  les  sanctifier  et  les  civiliser»  il  faut  qu'elle  ait  à  sa 
droite  un  prêtre  et  à  sa  gauche  un  moine;  le  second  appui  lui 
est  presque  aussi  nécessaire  que  le  premier,  et»  lorsqu'elle  en 
est  privée  »  elle  ne  peut  plus  que  se  traîner  péniblement  :  son 
action  est  entravée  ;  c*est  Faction  d*un  corps  auquel  il  manque 
un  membre.  Aussi  Dieu  »  qui  voulait  opérer  de  grandes  choses 
par  l'église  de  Langres  »  y  souffla  de  bonne  heure  Tesprit  mo* 
nastique. 

Dès  Tan  440»  lorsque  Clodion  régnait  sur  les  Francs  et 
Gondioc  sur  les  Burgundes  »  saint  Hilaire  et  Quiète  son  q)ouse9 
tous  deux  de  Tordre  sénatorial  »  firent  construire  Tabbaye  de 
Réome  (Moutier-Saint-Jean)»  à  peu  de  distance  des  murs  ax>u- 
lants  de  la  vieille  Alizé  »  ce  grand  tombeau  du  druidisme  et  de 
ses  derniers  défenseurs  »  en  faveur  de  Jean  leur  fils»  qui  en  fui 
le  premier  abbé  »  avec  la  règle  de  saint  Macaire  »  et  Ton  vit  les 


(1)  Ce  fiit  sous  les  murs  de  Langres  que  Constance-Chlore ,  vers  Tan  301, 
arrêta  60,000  Germains  et  les  mit  en  déroute.  —  Eutrop.,  tiisU  Rom.,  1.  9  ;  — 
Eumen.,  Panégyr,  ad  Const.,  c.  21. 


—  3  — 

merveilles  des  laures  de  la  Thébaïde  se  renouveler  sous  le  ciel 
delà  Boui^ogDe(i). 

11  parait  que  le  Tonnerrois ,  un  des  douze  pagi  qui  formaient 
la  province  lingone  sous  les  Romains ,  était  plus  à  Tabri  que 
les  autres  des  incursions  barbaresques ,  surtout  dans  sa  partie 
située  entre  le  Serein  et  T Armançon  (2) .  Ce  fut  dans  cette  con- 
trée ,  alors  paisible ,  que  les  premiers  ascètes  langrois  se  réfu- 
gièrent, conune  dans  une  anse  hospitalière,  loin  du  bruit  et  de 
Torage.  Là  où  avait  fini  le  monde  païen,  là  conunença  le  nK)nde 
monastique. 

Aussitôt  que  le  catholicisme  a  arraché  un  peuple  à  la  bar- 
barie j  il  le  confie  à  la  garde  des  moines  pour  qu'il  se  dépouille 
de  son  âpre  écorce  et  achève  sa  transformation  sous  Finfluence 
religieuse  et  civilisatrice  du  froc.  Or  les  Bourguignons ,  quoi- 
que convertis  dès  Tan  414»  et  devenus  par  cela  même  les  plus 
doux  des  barbares ,  n'en  avaient  pas  moins  conservé  la  plupart 
de  leurs  habitudes  grossières  :  c'étaient  encore ,  à  la  fin  du 
V*  siècle,  du  temps  de  saint  Sidoine  Apollinaire,  des  géants  de 
sept  pieds  {Burgundio  septipes)^  couverts  de  peaux  et  de  larges 
braies,  armés  de  massues  et  de  framées,  adonnés  à  Tivrogne- 
rie,  hurlant  des  chants  sauvages,  les  cheveux  graissés  avec  du 
beurre  acide ,  exhalant  Todeur  empestée  de  Tail  et  de  Toignon, 
etc.  (3).  Ce  fut  au  sein  de  cette  horde,  sur  le  front  de  laquelle 

(1)  GalL  christ. ,  t.  4,  p.  658  ;  —  Reomaus ,  seu  Hist.  S.  Joarmis  Reom.y 
1637,  in-4». 

(«)  Voir  sur  ces  douze  pagi  le  P.  Jacques  Vignier,  Décade  historique ,  Ms.; 
—  les  Recueils  de  M.  Mathieu ,  1. 1,  Ms.  ;  —  Migneret,  Précis  de  r Histoire  de 
Umgres,  p.  26;— enfin,  les  Pièces  justificatives  de  cet  ouvrage.  On  nous  rcpro- 
diera  peut-être  de  ne  pas  signaler  Tabbaye  de  St- Etienne.  Sans  doute,  la 
o^pte  de  St-Etienne  est  le  plus  ancien  monument  chrétien  de  Dijon  ;  mais  les 
fidèles  ayant  élevé  un  oratoire  sur  cette  crypte  vers  Tan  343,  les  évèques  de 
Langres  enToyèrent  des  clercs  de  leur  église  pour  y  remplir  les  fonctions  du 
ministère  pastoral  ;  ces  clercs,  vivant  ensemble ,  formaient  une  communauté 
ecclésiastique  et  non  une  conmiunauté  monastique.—  Fyot,  Hist,  de  VEgl.  abb, 
etcollég.  de  St^Estierme^  p.  21,  in-fol. 

(3)  Apoll.,  carm.  12. 


—  4  — 

Teau  baptismale  venait  de  couler,  que  l'église  de  Langres  jeta 
ses  premiers  cénobites. 

La  fondation  de  Réome  fut  suivie  bientôt  de  celle  de  la  mai- 
son de  Molôme ,  ainsi  nommée  de  Melundœ ,  vieux  castrum 
ruiné,  près  de  Tonnerre.  Des  ermites,  à  cette  époque,  s'étant 
établis  sur  le  mont  Volut ,  non  loin  de  la  même  ville ,  leurs 
grottes  devinrent  le  berceau  de  Tabbaye  de  Saint-Michel  (1). 
A  mesure  que  le  calme  se  fait ,  les  moines  se  rapprochent  des 
dtés.  Vers  Tan  509,  le  monastère  de  Saint-Bénigne  semble 
sortir  par  enchantement  du  songe  mystérieux  de  saint  Gré- 
goire ,  et  aussitôt  une  colonie  de  Réome  vient  veiUer  et  prier 
nuit  et  jour  près  du  corps  de  Tapôtre  de  la  Bourgogne  (2) .  Quel- 
ques années  plus  tard ,  Seine ,  fils  unique  du  comte  de  Mé- 
mont,  disciple  de  Saint -Jean -de -Réome,  va  aux  sources  de 
la  Seine ,  où  les  bains ,  les  villas  et  les  temples  des  Romains 
s'écroulaient,  construire  quelques  huttes  avec  des  branches 
et  du  feuillage  ;  d'où  Tabbaye  de  Saint  -  Seine  tira  son  ori- 
gine (3). 

Nos  vieux  solitaires  se  sont  souvent  fixés  dans  le  voisinage 
des  grandes  ruines ,  soit  parce  qu'elles  jettent  Tame  dans  une 
mélancolie  religieuse,  soit  parce  qu'elles  leur  offraient  des  ma- 
tériaux et  un  emplacement  tout  prêts  pour  les  mondes  nou- 
veaux qu'ils  étaient  appelés  à  fonder.  Ainsi,  on  avait  vu  dès  le 
principe  les  anachorètes  chrétiens  accourir  de  toutes  parts  au 

(1)  Lemaistre,  Notice  sur  r Abbaye  de  St- Michel  près  Tormerre^  le  Tonner^ 
rois  y  Molosme,  etc.;  3  broch.  in-S». 

(2)  C'est  Topinion  la  plus  accréditée  et  la  plus  probable  que  les  premiers 
moines  de  St-Bénigne  furent  tirés  de  St-Jean-de-Réomc.  Voy.  Spicileg.  d*Aché- 
ry,  Chronic.  S.  Benig.j  p.  1;  —  Maugin,  Hist,  ecclés,  et  civ,  du  diocèse  de 
Langres  y  t.  1,  p.  226. 

(3)  L*emplacement  de  ce  monastère  et  ses  alentours  étaient  afifireux  :  sylva 
densissimaj  nulli  adhuc  honiitmm  pervia..,;  les  habitants  étaient  sauvages  et 
barbares;  mais  S.  Seine  les  eut  bientôt  rendus  doux  comme  des  colombes  : 
quos  antea  féroces  ad  cotumbarum  mansuetudinem  adduxit. — In  Vit.  S.  Sequan., 
17  sept.,  Brev.  Div. 


—  5  — 

milieu  des  débris  de  l'empire  des  Pharaons,  et  dresser  leurs 
cabanes  aux  pieds  des  obélisques  et  des  pyramides. 

L'impulsion  première  étant  donnée ,  l'institut  monastique 
s'étend  de  proche  en  proche  ;  le  duc  Amalgar  bâtit  aux  sour- 
ces de  la  Bèze  [cui  fontem  Besuam)  deux  monastères ,  Tun  pour 
son  fils  Wandalène  ou  Valdalène ,  élevé  par  saint  Golomban 
au  couvent  de  Luxeuil»  et  l'autre  pour  sa  fille  Adalsinde  (1). 
Plusieurs  maisons  religieuses  édifiaient  déjà  la  ville  de  Langres 
elle-même  :  c'étaient  Saint -Geômes,  Saint- Amâtre  et  Saint- 
Fergeux. 

Ces  moines  n'avaient  rien  d'uniforme  dans  leurs  observan- 
ces. L'évéque  Albéric ,  au  milieu  du  IX""  siècle ,  les  rangea  tous 
sons  la  règle^e  saint  Benoît  ou  sous  celle  de  saint  Augustin  (2); 
mais  les  guerres  des  rois  de  Neustrie  et  d' Austrasie  »  les  hosti- 
lités des  barons  durant  l'anarchie  où  fut  plongé  le  royaume 
sous  les  faibles  successeurs  de  Gharlemagne ,  les  incursions  des 
Sarrazins  et  des  Normands,  avaient  porté  les  coups  les  plus 
terribles  aux  institutions  dont  nous  venons  de  parler.  Les  cou- 
vents étaient  devenus  la  proie  des  favoris  des  rois,  ou  des  pri- 
sons d'état  pour  ceux  qui  encouraient  leur  disgrâce;  on  substi- 
tuait des  soldats  aux  religieux  dans  les  cloîtres  et  des  religieux 
aux  soldats  dans  les  armées.  Cluny,  après  avoir  été  pendant  un 
siècle  la  pépinière  des  grands  hommes  qui  gouvernèrent  l'E- 
glise ,  ne  ressemblait  plus ,  dans  les  premières  années  du  XIP 
siècle,  à  la  maison  pauvre  et  simple  où  Hildebrand  était  venu 
se  retremper  dans  les  plus  dures  austérités  (3) .  C'en  était  fait  : 
le  ciel  de  la  terre  allait  s'évanouir  et  l'esprit  de  communauté  se 
perdre ,  lorsque  la  Providence  appela  du  désert  une  nouvelle 
race  monastique. 

(!)  D'Achéry,  Spicileg.,  Chonic.  Besuens,,  p.  1. 
(S)  Math.,  Hist.  des  évégnes  de  Langres,  p.  84. 
(S)  Voigt,  Hist,  de  Grég,  VIL 


—  6  — 

Le  mouvement  premier  et  créateur  était  parti  des  monts  de 
1^ Auiois  et  du  Tonnerrois  ;  c'est  de  là  que  partira  le  mouve- 
ment régénérateur.  Robert,  accompagné  des  ermites  de  la  so- 
litude de  Golan,  vient  s^établir  au  sein  de  la  forêt  de  Molesme. 
La  pauvreté  de  ce  nouvel  institut  fut  pendant  quelques  aimées 
sa  force  et  sa  gloire  ;  mais  »  à  mesure  que  les  biens  temporels  y 
entrèrent,  les  biens  spirituels  en  sortirent  :  cum  cœpissmt  obtin- 
dare  temporalibus ,  c(Bperunt  spiritucUibus  evacuari  (1).  Les  ri- 
chesses firent  disparaître  la  nécessité  du  travail  ;  les  moines  re- 
fusèrent l'obéissance  à  leur  abbé  »  qui  se  retira  quelque  temps 
et  ne  rentra  que  sur  un  ordre  du  Souverain-Pontife.  Biais  il  y 
a  pour  les  sociétés  malades ,  comme  pour  les  individus ,  des 
moments  de  crise  où  la  vie ,  avant  de  s'éteindre ,  livre  un  àet- 
nier  et  suprême  combat  à  la  mort  ;  il  en  fut  ainsi  pour  Mo* 
lesme  (2). 

Quelques  religieux  que  Dieu  s'était  réservés ,  et  à  la  tète  des- 
quels se  trouvait  Etienne  Harding ,  anglais  d'origine ,  formé 
à  la  vie  crucifiée  des  cloîtres  dans  le  monastère  de  Sherboume, 
se  concertèrent  avec  Tabbé  et  constatèrent  que  les  usages  nou- 
veaux ne  s'accordaient  pas  avec  la  règle  de  saint  Benoit  qu'ils 
avaient  juré  d'observer;  c'est  pourquoi  ils  songèrent  sérieuse* 
ment  à  remédier  à  un  pareil  désordre  (3) . 

Il  fallait  ou  tomber  dans  la  vieille  ornière  de  Cluny,  qiû  me- 
nait à  l'abîme ,  ou  retourner  à  la  lettre  de  la  règle  bénédictine» 
e'estrà-dire  rétrc^rader  du  XII*  au  VI*  siècle,  quitter  Molesme, 
se  retirer  dans  une  autre  forêt,  et  s'exposer  dans  le  dénûment 
le  plus  complet  à  tous  les  embarras  qui  assiègent  une  commu- 
nauté naissante.  Mais  le  cri  de  la  conscience  et  la  perspective 
des  écueils  contre  lesquels  tant  de  monastères  étaient  venus  se 

(1)  Annales  cistercienses f  auct.  Angel.  Manrique,  1. 1,  pp.  1-10. 

(2)  Exord .  parvum  y  c.  10, 

(3)  Exord,  mag,,  1.  1,  c.  10;  —  Surius,  apr.  29. 


—  7  — 

brtserfinirent  par  remporter;  Robert ,  avec  la  pennission  du 
l^at  Hugues,  archevêque  de  Lyon»  abandonna  ses  enfants 
rebelles,  et,  suivi  de  ceux  qui  lui  étaient  restés  fidèles ,  péné- 
tra plus  avant  dans  la  Bourgogne  (1). 

Nos  socialistes  modernes  ne  peuvent  rien  faire  sans  argent, 
et  surtout  sans  l'aident  des  autres.  Proudhon  réclame  Tor  des 
riches,  dans  l'intérêt  de  son  système;  avant  lui,  Fourier  avait 
fait  un  appel  à  tous  les  banquiers  de  TEurope,  leur  indiquant 
sa  rue,  son  numéro,  son  heure;  et,  pendant  dix  ans,  il  ne 
manqua  pas  une  seule  fois  au  rendez-vous  de  midi ,  attendant 
en  vain  un  homme  et  des  capitaux  (2). 

Que  fallaitril  dans  ces  siècles  de  foi  pour  fonder  la  plus  vaste 
association  ?  Des  pauvres  de  bonne  volonté ,  s'aimant  en  Jésus- 
Christ;  ime  vieille  forêt,  un  désert  sauvage,  un  marais  inha* 
bitable  :  tel  était  Citeaux ,  lieu  d*horreur  et  ^le  profonde  soli- 
tude {locus  horroris  et  vastœsoliUjuiinis)^  d'un  aspect  effrayant 
(horrendi  aspectus)  ;  tellement  hérissé  de  bois  et  de  broussailles 
épineuses,  qu'il  étoit  inaccessible  aux  hommes  et  servait  de  re- 
paire aux  bêtes  féroces  (a  solU  feris  inhàbitabatur).  Les  eaux 
d'un  ruisseau  qui  ^vait  perdu  son  cours  naturel  dormaient  dans 
les  bas-fonds  couverts  de  joncs  et  de  glaïeuls  (3).  Ce  M  sur 
cette  terre  ingrate ,  et  jusqu'alors  maudite ,  que  Robert  et  ses 
compagnons  dressèrent  leurs  tentes  ;  puis ,  après  en  avoir  ob- 
tenu la  permission  de  Raynard ,  vicomte  de  Beaune ,  et  avec 
l'assentiment  d'Eudes ,  duc  de  Bourgogne ,  ils  se  mirent  à  ar- 
racher les  roseaux ,  à  abattre  les  arbres ,  de  manière  à  laisser 
un  espace  découvert  ;  ensuite  ils  coupèrent  ce  sol  putride  de 
nombreuses  tranchées  et  ramassèrent  les  eaux.  Enfin ,  réunis- 
sant les  troncs  des  arbres  et  les  branches ,  ils  se  bâtirent  quel- 


(i)  Dalgairns,  Vie  de  saint  Etienne  Hard.j  p.  52. 

(î)  Ed.  dePompéry,  Théorie  de  Vassoc.,  note  sur  Fourier,  p.  871. 

(8)  Ànnai.  cister.^  1. 1,  p.  9;—  Exord.pai^.^  c.  4. 


—  8  — 

ques  huttes  autour  d'un  oratoire,  qui  fut  consacré  à  la  sainte 
Vierge  par  une  inauguration  solennelle ,  le  21  mars  1098» 
jour  de  la  fête  des  Rameaux  (i). 

Nos  religieux  avaient  quitté  Molesme  pour  réaliser  dans  toute 
sa  perfection  le  type  monastique  tel  que  Tavait  conçu  saint  Be. 
nott  ;  aussi  s*éleyèrent-ils  de  suite  à  une  si  prodigieuse  hau- 
teur,  qu*on  les  eût  pris  plutôt  pour  des  anges  que  pour  des 
bonunes ,  tant  leurs  mortifications  semblaient  au-dessus  des 
forces  de  la  nature  !  Saint  Robert  ayant  été  obligé  par  une 
bulle  du  Souverain-Pontife  de  retourner  à  Molesme,  saint  Al- 
béric  lui  succéda ,  et  à  celui-ci  saint  Etienne  ;  ce  fut  sous  ce 
dernier  que  la  congrégation  de  Giteaux  prit  sa  forme  défini- 
tive, qu'elle  commença  à  attirer  l'attention  publique  et  à  exciter 
les  murmures  dies  autres  monastères.  On  accusa  le  saint  abbé 
de  pousser  jusqu'à  Texcès  les  macérations  et  Tascétisme ,  et 
d'introduire  dans  le  monde  monastique  les  usages  les  plus  in- 
solites (2) .  Qu'est-ce  qu'un  ordre  religieux ,  disait-on  »  qui  ne 
consiste  qu'à  bêcher  la  terre ,  essarter  les  forêts  et  porter  du 
fumier  ?  QwBnam  religio  est  fodere  terram,  sylvam  exmnderei 
stercora  comportare  ?  Mais  tout  n'était  pas  fini  :  restait  encore 
à  venir  la  plus  terrible  des  épreuves. 

Une  épidémie  qui  sévissait  dans  la  contrée  se  déclara  parmi 
les  frères,  et  Etienne  vit  un  grand  nombre  de  ses  enfants  spiri- 
tuels mourir  un  à  un,  sous  ses  yeux,  au  point  qu'il  n'eut  bien- 
tôt plus  autour  de  lui  que  quelques  religieux  infirmes.  Cetti 
effrayante  mortalité  avait  tellement  frappé  la  communauté 


(1)  Exord  part.,  c.  5;  —  Exord,  magn,,  1.  1,  c.  13;  —  Angel.  Manhque 
Armai,  cist.,  t.  1,  c.  8,  p.  H,  cum  his  versibns  : 

Anno  milleno  centeno  bis  minas  uno , 
Sub  pâtre  Roberto  cœpit  Cistercius  ordo. 
(î)  Esprit  primitif  de  Citeaux{l\iL  Paris) ,  in-*»,  p.  173,  tiré  de  la  lettre 
de  S.  Bernard;  —  Jul.  Paris,  Nomast,  cist,;  —  Exord,  parv.,  initio  libri. 


—  9  -- 

naissante  »  que  les  moines  commencèrent  à  craindre  que  leur 
vie  trop  austère  ne  fût  point  réglée  selon  la  sagesse  ;  Etienne 
lui-même  en  fut  ébranlé.  Les  tourments  de  son  ame  se  pei- 
gnaient sur  sa  figure ,  et  on  le  voyait  souvent  assis  à  l'écart, 
son  capuchon  ramené  sur  ses  yeux,  et  absorbé  par  sa  douleur. 
Mais  le  moment  était  venu  où  la  Providence  allait  mettre  un 
terme  à  une  si  cruelle  position,  et  plusieurs  signes  surnaturels 
l'avaient  annoncé  (1). 

Un  jour  le  pieux  abbé ,  entouré  du  faible  reste  de  ses  moi- 
nes, se  tenait  en  oraison,  et  tous  ensemble  priaient  avec  effu- 
sion de  cœur ,  attendant  l'efiet  des  promesses  divines.  En  ce 
moment  le  marteau  de  fer  qui  pendait  à  l'humble  porte  du  mo- 
nastère retomba  avec  bruit ,  et  aussitôt  s'ouvrit  devant  une 
grande  multitude  le  cloître  qui  n'était  jamais  visité  que  par  le 
voyageur  surpris  par  la  nuit  dans  la  forêt  de  Cîteaux.  Trente 
jeanes  seigneurs  appartenant  aux  plus  illustres  familles  de 
Bourgc^e  se  prosternèrent  aux  pieds  d'Etienne  et  le  suppliè- 
rent d'échanger  leurs  manteaux  de  fourrure  et  leurs  hauberts 
d'acier  contre  l'humble  coule  de  saint  Benoit  et  la  casaque  de 
laine  crue  des  ermites  (2).  C'était  saint  Bernard  avec  ses  com- 
pagnons ;  c'était  le  manoir  qui  entrait  dans  le  cloître  ;  c'é- 
taient les  fils  des  barons  qui  descendaient  de  leurs  montagnes 
battionnées  dans  la  plaine,  au  milieu  des  bergers  et  des  labou- 
reurs ;  c'étaient  deux  mondes  séparés  depuis  nombre  de  siècles 
({ui  allaient  enfin  se  donner  la  main  et  s'embrasser  sous  le  froc 
cistercien  ! 


(1)  Afmal,  cister.j  t.  1,  p.  68. 

(S^  Ratisb.,  Hùt  de  saint  Bem.,  p.  160  ;  —  Dalgairns ,  Vie  de  S,  Estienney 
p.  161,  in-lS,  1846. 


—  10  — 


CHAPITRE  II. 


Des  quatre  premières  filles  de  Citeaux;  des  maisons  de  Choisenl,  d*AigreMi 
et  de  Glémont  ;  départ  de  Jean  Termite  ;  fondation  de  Morimond. 


Le  désert  marécageux  du  vicomte  de  Beaune  deyint  bienUI 
un  séjour  aussi  animé  qu'agréable  ;  la  forêt,  qui  n'avait  jamai 
redit  que  les  croassements  lugubres  des  corbeaux  et  les  hark 
ments  des  loups,  ne  retentit  plus  que  des  chants  sacrés  des  re 
ligieuxy  du  bruit  des  moulins  et  autres  usines ,  du  roulem^ 
des  chars,  du  bêlement  et  du  mugissement  des  troupeaux  (1] 
Or,  rétat  du  territoire  de  Cîteaux,  avant  l'arrivée  des  religiem 
était  celui  de  plus  de  la  moitié  de  l'Europe  ;  aussi  Dieu  a  sm 
cité  le  nouvel  ordre  pour  organiser  une  croisade  agricole  qi 
en  changera  la  face.  Le  pauvre  colon  était  marqué  au  fnn 
d*un  signe  d'opprobre  ;  saint  Etienne,  par  l'institution  des  fri 
res  convers,  jettera  sur  ses  épaules  le  froc  monastique  et  le  n 

e 

lèvera  de  sa  dégradation.  L'Eglise,  enlacée  dans  les  plis  et  rc 
plis  du  féodalisme ,  se  débat  en  vain  sous  ses  dures  étreintes 
Citeaux  va  combattre  pour  elle  et  la  délivrer.  Des  ouvriers  < 
des  soldats  lui  arrivent  de  toutes  parts,  pour  l'aider  à  rempli 
cette  triple  mission.  Arnould,  d'une  des  plus  illustres  famiUi 

(1)  Armai,  cister.^  1. 1,  p.  10  :  Locum  dexpectum  hominibus,  inutilem  et  noc 
tiim,  divina  post  clementia  in  melius  vertit. 


—  n  — 

de  la  Germanie ,  vient  jusque  de  Cologne  avec  la  fleur  de  la 
noblesse  d'outre  Rhin.  Bientôt,  le  monastère  ne  suffisant  plus 
à  les  contenir,  le  saji^t  abbé  s'occupa  de  rétablissement  d'une 
colonie.  Elle  partit  pour  la  forêt  de  Bragne  sur  la  Grosne ,  du 
domaine  des  comtes  de  Chalon-sur-Saône»  et  y  forma  un  éta- 
blissement qui  prit  le  nom  de  La  Ferté  (firmitas)^  en  signe  de 
l'affermissement  de  l'ordre  (1).  Voilà  Citeaux  sur  la  route  du 
midi ,  dans  le  bassin  de  la  Saône  et  du  Rhône  ;  ses  maisons 
vont  s'échelonner  pelit-à-petit  sur  les  rives  de  ces  deux  fleuves, 
jusqu'à  la  Méditerranée.  A  peine  le  monastère  de  La  Ferté 
étaitnil  fondé,  que  l'on  demanda  à  saint  Etienne  une  nouvelle 
colonie  pour  le  diocèse  d'Auxerre.  Douze  religieux ,  ayant  à 
leur  tête  Hugues  de  Mâcon ,  l'ami  de  saint  Bernard  »  vinrent 
s'installer  dans  un  désert  où  un  ermite  nommé  Etienne  avait 
seul  osé  pénétrer  jusqu'alors  (2)  ;  telle  fut  l'origine  de  Ponti- 
gny,  ainsi  appelé,  selon  quelques  auteurs ,  d'un  pont  voisin  et 
d'un  nid  d'oiseaux  (panti^^idus)  (3).  Par  cette  seconde  mai* 
son,  l'association  cistercienne  prenait  possession  de  l'ouest 
et  allait  marcher  entre  la  Seine  et  la  Loire  jusqu'à  l'Ck^éan. 

Dieu  fait  tout  servir  à  la  glorification  de  ses  saints  ;  tout , 
jusqu'au  mépris  et  à  l'ignominie  dont  on  voudrait  les  couvrir. 
Ainsi,  d'après  les  annalistes  cisterciens,  rien  ne  contribua  plus 
à  l'accroissement  rapide  de  Citeaux  que  la  jalousie  et  les  ca- 
lomnies des  autres  ordres ,  surtout  des  religieux  de  Molesme. 
Les  bruits  qu'ils  répandaient  sur  le  nouveau  monastère  le  firent 


(1)  Mimasterium  Firmitat.^  supra  Grosnam  situm^  ab  illustr,  comitibus  G€tu- 
derico  et  Wiiieimo  fundatum  est,.,  in  parte  sylvœ  Bragne.  Etabulis  Firmitat., 
Annal,  cister.,  t.  1 ,  p.  70. 

(î)  Pundatur  in  eremo  prope  flumen  Serinum  (Serein),  ab  HeribertOf  canonico 
Antissiodarensi,  adjuvantibw  Theobaldo,  comité  Campaniœ^  et  Hervceo,  comité 
Nibemensi.  —  Annal,  cist,,  1. 1,  c.  2,  p.  74. 

(3)  Cette  étymologie  nous  semble  en  harmonie  avec  les  armes  de  Pontigny, 
qui  consistaient  en  un  pont  surmonté  d^un  arbre,  et,  dans  les  branches  de  cet 
arbre,  un  oiseau  dans  son  nid.  —  Hélyot,  Hist.  des  Ordres  Belig,,  U  5,  p.  S69. 


—  12  — 

connaître  dans  le  diocèse  de  Langres  (1).  Un  grand  nombre d 
Langrois ,  curieux  de  voir  de  leurs  propres  yeux  un  institi 
sur  lequel  on  débitait  les  choses  les  plus  contradictoires,  y  ac 
coururent  de  toutes  parts  et  en  revinrent  transportés  d*adini 
ration  ;  mais  en  aucun  lieu  le  genre  de  vie  des  cisterciens  b 
produisit  plus  d^impression  que  dans  le  Bassigny»  où  demei 
raient  plusieurs  nobles  familles  alliées  à  celle  de  saint  Bei 
nard. 

Cette  dernière  contrée ,  malgré  son  peu  d*étendue ,  compb 
plus  de  vingt  fiefs ,  qui  pesaient  sur  elle  de  tout  leur  pcn 
écrasant,  et  la  dominaient  du  haut  de  toutes  les  montagne 
conmie  des  géants  superbes.  De  quelque  côté  que  Ton  jetât  I 
yeux 9  on  n'apercevait  pas  un  coteau,  pas  un  mamelon,  | 
un  pic  qui  n'eût  son  castel,  avec  ses  bastions ,  ses  donjons,  f 
mâchicoulis ,  etc.  On  ne  pouvait  prêter  Foreille  sans  entend 
de  tous  côtés ,  juscpie  dans  le  silence  des  nuits,  les  chevali 
du  guet  crier  à  tous  les  passants  la  devise  guerrière  du  9 
gneur,  ou  les  craquements  des  ponts-levis  qui  se  dressaient 
s'abaissaient  sans  cesse.  Parmi  tous  ces  manoirs ,  il  en  était 
qui  levait  sa  tête  plus  haute  et  plus  fière  que  tous  ceux  < 
Tenvironnaient  ;  ses  créneaux  aériens  semblaient  porter  ji 
qu'aux  nues  la  gloire  de  leur  maître,  et  ses  noirs  contrefoi 
aux  pieds  desquels  tant  de  braves  avaient  succombé ,  étai 
au  loin  un  objet  d'épouvante  et  d'effiroi.  Les  Lorrains  al 
mands  l'appelaient  Thalboui^ ,  c'est-à-dire  la  forteresse  de 
plaine ,  et  les  gens  du  pays  Ghoiseul  (  caseolus  ] ,  sans  de 
à  cause  de  la  forme  du  sommet  escarpé  sur  lequel  il  é 
bâti  (2). 

(1)  Armai,  cister,^  t.  1,  p.  78  :  Quo  factum  est  ut  in  episcopatu  lingw/em 
lebriores  existèrent  f  crescente  fcmia  ah  ipsa  cemuiatione...  Optabant  ergop> 
Lingonenses  experiri  novum  illud  vivendi  genus^  ah  ipsorum  finibusegres 

(2)  Le  château  était  sur  la  pointe  de  la  montagne.  Au-dessous,  tout  à 
tour,  avaient  été  creusés  de  profonds  fossés  dont  on  voit  encore  les  tracée 


—  13  — 

En  face  9  à  Touest,  et  à  peu  de  distance  »  sur  le  revers  du 
mont  qui  borde  et  domine  ce  vaste  bassin  où  la  Meuse  prend 
sa  source,  s^élevait  un  autre  monoir,  rival  du  premier»  et 
qu^on  nommait  Glémont  (  clams  mons,  claire  montagne  ) ,  sans 
doute  parce  que  de  ce  point  culminant  Tœil  embrasse  un  hori- 
lon  immense ,  un  des  plus  beaux  et  des  plus  riches  paysages 
de  la  France.  Ce  castel  en  imposait  par  sa  hauteur,  l'épaisseur 
de  ses  murs ,  la  masse  de  ses  fortifications ,  ses  glacis,  ses  con- 
trescarpes ,  les  bouches  béantes  de  ses  meurtrières ,  qui  sem- 
blaient toujours  prêtes  à  vomir  la  mort  sur  vingt  villages  cou- 
chés à  ses  pieds  (1). 

A  Test  de  Ghoiseul,  sur  la  lisière  des  forêts  des  Vosges, 
apparaissait ,  conune  un  nid  d'aigle  sur  la  chne  d*un  rocher, 
le  château  d' Aigrement  [acermons),  la  rude  montagne,  taillée 
à  pic  presque  tout  à  l'entour  (2) ,  environnée  de  ravins  et  de 
{«édpices.  Ce  dernier  fief  était  peu  considérable ,  ne  renfer- 
mant que  quatre  pauvres  villages  :  Aigrement ,  Amoncourt , 
La  RiTière  et  Mont. 

Ces  trois  familles  tiraient  leur  origine  des  comtes  du  Bassi- 
gny  (3)  9  comptaient  parmi  leurs  aïeux  saint  Gengoul  (4)  et 


y  inifait  par  deox  chemins  :  Tun ,  descendant  du  côté  du  nord ,  allait  rejoin- 
te la  knrée  romaine  de  Langres  à  Toul,  au-delà  de  Meuvy ,  en  passant  par  le 
nlkmdes  Gouttes;  Tautre,  au  sud-est,  tombait  sur  le  village  de  Choiseul 
INHpie  perpenâicolairement.  A  la  fin  du  XVI«  siècle,  le  château  fUt  transféré 
dm  ce  dernier  village,  que  les  seigneurs  avaient  toijgours  habité  en  temps  de 
pu.  La  oôitiiMre  maison  de  Choiseul  a  pris  son  nom  de  cette  terre. 

(i)  n  y  a  encore  des  restes  de  ce  château,  et  ceux  qui  les  visiteront  verront 
qoenous  n^avons  rien  exagéré.  Nous  n*avons  trouvé  aucun  titre  primitif  latin 
où  ce  diâteau  serait  nommé  clavis  montium, 

(1)  Migneret,  Biech.  hist.  sur  le  château  et  la  commune  (fAigremont  j  pp.  4 
Cl  5.  Nous  ne  connaissons  ce  lieu  que  par  cet  ouvrage. 

(3)  C'est  Topinion  du  savant  Jac.  Vignier  (Chronic  ling.)  et  de  plusieurs  au- 
tel, comme  André  Duchesne  et  Le  Laboureur. 

(4)  Tons  les  auteurs,  dit  le  docte  Mangin  {flist.  eccle's.  et  civ.  du  diocèse  de 
t.  1,  p.  847],  conviennent  que  S.  Gengoul  fut  une  tige  de  riUustre 

deChoîseal. 


—  14  — 

sainte  Salaberge  (1)  »  étaient  unies  entre  elles  Don-seufemenl 
par  les  liens  du  sang  »  mais  par  des  traités  d^alliance  ^  et  don- 
naient en  général  le  ton  et  le  mouyement  à  tous  les  seigneuri 
du  pays ,  dont  plusieurs  étaient  leurs  Tassaux  :  à  ceux  di 
Bourbonne,  de  Goiffy»  de  Maulain ,  de  Lanque,  de  Nogeot, 
de  Reynel,  de  Saint-Blin,  de  La  Fauche,  etc.  Ils  entratnaîenl 
même  souvent  à  leur  suite  les  sires  de  Montsaugeon  ^  de  Ver 
gy ,  de  Grancey,  de  Tréchâteau  en  Bourgogne,  de  Beadre- 
mont,  dlsche  et  de  Yaudémont  en  Franche -Comté  et  a 
Lorraine  ;  et,  lorsque  le  cri  de  guerre  :  Bassigny  f  retentisBri 
du  haut  des  tours  de  Choiseul ,  soudain  plus  de  vingt  seigneon 
se  levaient  avec  leurs  bannières  et  leurs  gens  d^armes ,  de 
rives  de  la  Moselle  à  celles  de  la  Seine ,  et  répétaient  :  Bam 

gny  !  (2) 

Tout  ce  système  gigantesque  de  despotisme  et  de  com 
pression  doit  s^écrouler  ;  la  Providence  a  décidé  que  ceti 
grande  révolution  ne  s'opérerait  point  subitement,  par  1 
spoliation  et  les  ruines,  mais  dans  la  justice  et  la  douceur, < 
force  de  temps  et  de  patience  ;  c'est  pourquoi  elle  suscite  à  ce 
effet  des  moines ,  des  ermites ,  c'est-à-dire  des  hommes  de  cfai 
rite ,  de  prière  et  de  travail . 

Régnier,  tige  de  la  maison  de  Choiseul ,  vivait  à  la  fin  d 
XI*  siècle  ;  il  avait  épousé  Ermengarde  de  Vergy ,  et  avait  fai 
partie  de  la  première  croisade  en  qualité  de  chevalier  ban 
neret.  La  papauté  luttait  dans  ce  moment  avec  un  courage  hé 
roîque  contre  la  tyrannie  des  investitures  ;  nos  pieux  époux 

(1)  Nous  ne  poavons  que  renvoyer  le  lecteur  à  la  belle  et  solide  dissertatio 
sur  Ste  Salaberge ,  insérée  dans  V Annuaire  de  la  Haute-Mame^  1838,  et  signé 
BeauUeret ,  curé  de  Dammartin.  Selon  le  P.  Vignier  {Décade  hist.,  689,  690} 
elle  serait  une  des  tiges  de  la  maison  de  Gboiseul. 

(2)  Mangin,  dans  Touvrage  que  nous  avons  déjà  cité,  t.  3,  pp.  486-495 ,  aprè 
avoir  récapitulé  les  terres  et  seigneuries  qui  relevaient  de  la  maison  de  Choi 
seul,  dit  que,  toutes  ensemble,  elles  auraient  formé  un  arrondissement  de  pay 
de  plus  de  40  lieues  de  circuit. 


—  15  — 

qui  jouissaient  du  droit  de  patronage  sur  l'église  de  Saint- 
Qéngoul  de  Varennes,  l'abandonnèrent  à  Tabbaye  de  Molesme, 
et  érigèrent  cette  église  en  prieuré  ,  après  Tayoir  splendide- 
fiient  dotée  (1).  De  Régnier  et  d*Ermengarde  naquirent  Roger, 
leur  fils  aine  et  leur  principal  héritier,  Conon ,  et  Adeline  qui 
^usa  Odolric ,  fils  de  Foulque  d' Aigremont.  Ce  dernier  avait 
été  marié  deux  fois  :  l*"  avec  la  fille  d'Odolric,  comte  de  Rey- 
tiel  ;  2"*  avec  Eve  de  Grancey  ou  de  Ghâtillon ,  yeuye  de  Tesce- 
lin,  seigneur  de  Fontaine  près  de  Dijon  (2).  La  fille  du  ver- 
tueux Régnier  propagea  dans  la  famille  de  son  époux  les 
grâces  célestes  dont  elle  avait  été  comblée  dans  la  maison  de 
son  père  ;  ce  fut  par  son  inspiration  qu  Odolric  fit  construire 
un  petit  oratoire  dans  une  forêt  marécageuse  ,  inhabitable , 
entre  Damblain  et  Fresnoy ,  et  y  envoya  un  saint  anachorète 
appelé  Jean,  conune  pour  adoucir  et  pacifier  cette  nature  âpre 
et  rebelle  par  la  présence  d'un  ami  de  Dieu  (3).  L'évéque 
Robert  de  Bourgogne  s'était  empressé  de  donner  sa  bénédic- 
tion à  ce  solitaire  et  de  l'exhorter  à  faire  fleurir  ce  désert. 

Tout  faisait  donc  espérer  que  cet  humble  ermitage  serait 
bientôt  trop  étroit  pour  contenir  ceux  qui  viendraieut  l'habi- 
ter ;  mais  la  Providence ,  qui  avait  ses  vues  sur  cette  terre ,  en 
afait  décidé  autrement.  En  vain  le  dévot  ermite  conjura  le 
Sdgneur  de  dilater  sa  tente  et  de  lui  envoyer  des  frères  ;  en 
il  fit  retentir  la  sombre  forêt  de  ses  gémissements  et  des 


(1)  Ce  prieuré,  si  célèbre  à  caose  des  reliques  de  S.  Gengoul,  fut  desservi 
primitivement  par  des  religieux  de  Molesme  ;  il  tomba  ensuite  en  commande; 
il  jooisBait  d*im  revenu  de  14,000  livres  de  rentes  avant  notre  grande  révolu- 
tion. Plusieurs  autres  prieurés,  comme  ceux  de  QoïSy  et  de  Cboiseul,  s'y  ratta- 
chaient. —  Mangin,  t.  %  p.  82. 

(I)  Archiv.  de  la  Haute-Marne,  2«  liasse;  •*  Recueils  divers  concernant 
rÀ^.  généal.  des  mais,  de  Chois.,  aux  arcb.  de  Tévèché  de  Langres. 

(8)  Cet  ermitage  était  à  une  lieue  du  valtoïi  de  Morimond  ;  on  rappelle  en- 
OQK aujourd'hui  le  Vieux-Morim.  U  n'en  reste  que  des  ruines.—  Voy.  Armai, 
àtt.,  t.  i,  c.  1^,  p.  7S;  ensuite,  la  charte  de  fondation  de  TAbbaye,  Gall. 
fhitt,,  t.  4,  inter  instrumenta. 


—  lé- 
sons pieux  de  sa  petite  cloche  :  rétablissement  ne  prit  aucun 
accroissement  durant  l'espace  de  dix  ou  douze  ans.  Alors  Jo- 
cerand  de  Brancion  »  successeur  de  Robert  »  engagea  le  soli- 
taire désespéré  à  aller  offrir  sa  cabane  et  son  oratoire  à  Tabbé 
de  CiteauXy  après  avoir  obtenu  la  permission  du  seigneur 
d'Aigremont  (1).  Telle  fut  la  modeste  origine  de  Morimond. 
Mais  ce  grain  de  sénevé ,  sous  le  souffle  du  Très-Haut ,  devien- 
dra un  grand  arbre ,  qui  abritera  non-^ulement  la  contrée  qui 
Ta  vu  naître ,  mais  encore  une  portion  considérable  de  l'Eglise 
et  de  l'Europe ,  du  Mançanarez  à  la  Yistule. 


CHAPITRE  m. 


Arrivée  de  Temiite  Jean  à  Ctteaui  ;  il  retient  atec  deoi  religieox  aa  chMeii 
d*Aigremont  ;  embarras  inaUendus  ;  saint  Etienne  &e  rend  dans  le  Btoigny 
départ  de  la  colonie  pour  Morimond. 


Notre  vénérable  solitaire,  après  s'être  prosterné  devant  Die 
pour  lui  recommander  l'objet  de  son  voyage  »  prit  sa  ceintui 
de  corde»  ses  sandales,  sa  pannetière  et  son  bourdon,  sortit  i 
sa  forêt  et  s'achemina  vers  Giteaux,  priant  et  mendiant  le  Ion 
de  la  route.  Quels  ne  durent  pas  être  son  étonnement  et  se 
édification,  lorsqu'arrivé  au  terme  de  sa  course  il  n'aperçut,  i 
lieu  de  la  célèbre  maison  qu'il  cherchait ,  que  quelques  mis 
râbles  huttes,  construites  sans  art,  avec  des  branches,  du  feui 

(1)  Archiv,deVév,  de  Long. ,  Du  pays  et  archid.  du  Bassig.,  p.  47S. 


—  17  — 

lage  et  de  la  terre,  auprès  desquelles  sa  ceUule  eût  été  un  pa- 
lais !  Partout  aux  alentours  de  l'eau  et  de  la  boue ,  partout 
l'apparence  de  la  pauvreté  et  du  dénûment  ! 

L*erniite  exposa  au  saint  abbé ,  dans  le  plus  grand  détail, 
toutes  les  circonstances  de  l'affaire  qui  Tamenait,  la  nature  et 
le  site  du  désert  «  la  bienveillance  des  seigneurs  et  le  zèle  des 
populations  du  voisinage.  Etienne,  après  y  avoir  réfléchi  mû- 
rement, se  décida  à  envoyer  .deux  de  ses  frères,  choisis  parmi 
les  plus  âgés  et  les  plus  prudents ,  pour  examiner  les  lieux , 
s'entendre  avec  les  propriétaires  fonciers ,  organiser  des  res- 
sources et  préparer  tout  ce  qui  était  nécessaire  pour  une  œu- 
vre aussi  importante  (1). 

Ainsi ,  l'association  monastique  ne  courait  point  à  la  pro- 
priété, mais  la  propriété  venait  à  elle  et  demandait  à  se  placer 
sous  sa  douce  et  salutaire  influence. 

Le  bon  ermite,  ayant  passé  quelque  temps  à  Giteaux  et  vu 
de  ses  propres  yeux  toutes  les  merveilles  que  la  renonunée  en 
publiait,. en  partit  accompagné  de  deux  religieux,  et  reprit  la 
route  du  Bassigny.  Après  trois  jours  de  marche  pénible  ,  les 
trois  voyageurs  arrivèrent  devant  le  castel  d'Aigremont ,  dont 
les  ponts-levis  ne  tardèrent  pas  à  se  baisser  devant  eux.  Le  ver- 
tueux Odolric  et  sa  digne  épouse  les  reçurent  comme  des  an- 
ges de  bénédiction.  —  Mais  c'est  le  propre  des  œuvres  de 
Dieu  ici-bas,  d'être  marquées  au  coin  de  la  contradiction. 

Quoique  tout  semblât  leur  sourire ,  ils  s'aperçurent  bientôt 
que  le  fils  aine  du  baron  leur  était  opposé  et  cherchait  à  entra- 
ver les  desseins  charitables  de  ses  parents  (2),  tantôt  leur  re- 
présentant le  peu  d'étendue  et  d'importance  de  leur  fief  dont  il 


(1)  Afmai,  cister,,  t.  1,  p.  78;  —  Mangin,  Hist.  ecclés.  et  civ,  deLangres, 
t.  %  p.  159. 

(S)  Atmal.  cister.y  1. 1,  p.  81  :  Impediente  progressus  fllio  comitum,  oui  sem- 
per  monach.  conventus  molestus  fuit. 


—  18  — 

faudrait  distraire  une  portion  assez  considérable,  tantftt  la  mo- 
dicité de  leurs  ressources  et  les  dépenses  qu'entraînerait  h 
construction  du  monastère.  Il  y  mit  tant  d'obstination  et  de 
mauvais  vouloir,  que  Tayenir  du  nouvel  établissement  fut  un 
instant  gravement  compromis.  Cette  opposition  inattendue 
amena  bien  des  négociations ,  des  pourparlers  et  des  lenteurs. 
Ce  jeune  baron,  qui  ne  rêvait  que  fortune,  aventures  et  câé- 
brité,  ignorait  encore  tout  le  prix  et  Timportance  que  la  pré- 
sence et  les  travaux  des  moines  allaient  donner  à  la  terre  de 
son  père.  Il  était  loin  de  prévoir  tout  ce  que  l'abandon  de  ces 
broussailles  et  de  ces  glaïeuls  qu'il  regrettait  tant  devait  faire 
rejaillir  de  bénédictions  sur  sa  famille  et  de  gloire  sur  son 
nom,  jusque  dans  la  postérité  la  plus  reculée. 

Pendant  ce  temps,  la  maison-mère  de  Ctteaux ,  semUaUe  à 
une  ruche  trop  étroite  pour  abriter  les  abeilles  qui  s'y  multi- 
plient, se  trouva  si  remplie  de  postulants ,  que  saint  Etienne 
se  vit  obligé  de  donner  une  autre  destination  à  l'essaim  d'ou- 
vriers évangéliques  qu'il  destinait  au  Bassigny.  Bernard ,  au 
lieu  de  partir  vers  les  rives  de  la  Meuse ,  se  dirigea  avec  ses 
douze  compagnons  du  côté  de  TAube,  dans  une  vallée  maréca- 
geuse et  inaccessible,  appelée  la  vallée  d'Absinthe  (1). 

Cette  vallée  de  la  désolation ,  qui  devint  bientôt  la  vallée  de 
la  gloire  et  du  bonheur  (2),  était  située  dans  le  diocèse  au  sein 
duquel  Bernard  avait  sucé  avec  le  lait  la  foi  de  saint  Bénigne  et 
de  saint  Didier.  Ainsi,  dans  les  desseins  étemels  de  Dieu,  cette 
pierre  précieuse  était  réservée  sans  partage  au  front  de  Téglise 
de  Langres,  d'où  son  éclat  devait  se  refléter  sur  toute  la  chré- 
tienté. L'abbaye  de  Clairvaux  fut  la  troisième  avant-garde  de 

(1)  Non  longe  a  fluvio  Aiba..,  inter  opaca  sylvarum...  Antiqua  spelunta  tatro- 
nuniy  quœ  antiquitus  dicebatur  vallis  Àbsinthialis.  —  Ann.  cister,^  t.  1,  p.  80. 

(S)  Jbi  ergo  in  loco  horroris  et  vastœ  soiitudinis  consedenmt  viri  illi  virtu- 
tis,  facturi  despelunca  latronum  templum  Dei  et  domum  orationis.^ld.^  U>id. 


—  19  — 

Cîteauiy  qui  par  elle  se  dilata  yers  le  nord  jusqu'à  la  mer  Gla- 
ciale. 

Cependant  Odolric  et  Adeline  d' Aigrement  n'avaient  point 
abandonné  leur  pieux  projet  ;  ils  montrèrent  tant  de  fermeté, 
de  prudence  et  de  douceur,  que  leur  fils  finit  par  entrer  dans 
leurs  YueSy  au  moins  pour  le  moment.  Alors  saint  Etienne  se 
transporta  en  toute  hâte  sur  les  lieux,  gravit  la  rude  montagne 

e 

et  entra  dans  le  vieux  castel(l).  Etienne  Harding  à  Aigre- 
mont,  c'est  Citeaux  montant  au  manoir  féodal  et  lui  arrachant 
le  premier  lambeau  de  sa  puissance  ;  c'est  le  commencement  du 
triomphe  de  l'infirmité,  de  l'humilité,  du  labeiu*  patient  sur  la 
force  des  armes,  Torgueil  et  la  rapacité  de  la  conquête.  Après 
avoir  reçu  de  la  libéraUté  de  ses  hôtes  quelques  terres  incul- 
tes, les  unes  propres  à  être  labourées ,  les  autres  à  former  des 
pâturages ,  à  quelque  distance  de  la  cellule  de  l'ermite  Jean , 
sur  la  lisière  de  la  forêt ,  il  descendit  en  prendre  possession , 
accompagné  de  révêqi|e  de  Langres ,  d'Odolric  et  d' Adeline 
avecleurs  enfants,  et  de  plusieurs  seigneurs  du  voisinage,  par- 
mi lesquels  on  remarquait  Odolric  de  Provenchères  ,  Gérard 
de  Dammartin ,  Hugues  de  Meuse ,  Arlebaud  de  Varennes  , 
Roscelin  de  Bourbonne ,  etc. 

Dans  les  fondations  d'abbayes  cisterciennes,  on  débutait  tou- 
jours par  les  tombeaux ,  afin  d'apprendre  aux  religieux  qu'ils 
De  devaient  venir  dans  la  solitude  que  pour  y  apprendre  à  mou- 
rir. On  désigna  d'abord  l'emplacement  du  cimetière  par  des 
cropL  de  bois  plantées  dans  le  sol,  et,  révêc[ue  l'ayant  bénit,  on 
traça  l'enceinte  de  l'oratoire  et  des  autres  bâtiments. 

Odolric,  sur  les  lieux  mêmes ,  s'aperçut  mieux  que  jamais 
combien  cette  terre  était  ingrate  et  combien  de  privations  y 
attendaient  les  malheureux  cénobites  ;  alors,  mu  par  la  géné- 

(1)  Gallia  Christ,,  t.  4,  p.  \  59,  inter  instr. 


—  20  — 

rosité  de  son  cœur,  et  d'après  les  conseils  de  la  pieuse  Adeline, 
il  ajouta  à  la  donation  première  la  cession  d*un  fond  yoîsin 
appelé  WaldenviUers,  et,  toujours  suivi  de  son  épouse,  de  l'ab- 
bé de  Cîteaux  et  des  mêmes  gentilshommes  »  auxquels  s'était 
réuni  une  grande  partie  des  habitants  de  Fresnoy,  il  détermina 
lui-même ,  par  des  limites  fixes ,  la  circonscription  du  désert 
qu'il  abandonnait  aux  moines  (1). 

Odolric  était  feudataire  de  Simon  de  Clémont»  comte  du  Bas- 
signy  ;  saint  Etienne ,  sans  perdre  de  temps ,  se  rendit  près  de 
ce  dernier,  au  moment  où  il  tenait  sa  cour  et  ses  jours,  entouré 
de  la  foule  de  ses  vassaux  et  d'une  nombreuse  population  ,  en 
obtint  la  confirmation  de  la  donation  et  l'amortissement  (2), 
puis  il  se  hâta  de  retourner  à  Citeaux. 

Dix-huit  ans  après  la  fondation  de  ce  dernier  monastère, 
sur  la  fin  du  mois  d'août  de  Tan  1 1 1 5,  la  cloche  rassembla  ex- 
traordinairement  les  religieux  à  Foratoire.  Plusieurs  d'entre 
eux ,  avant  de  quitter  leurs  cellules ,  y  jetèrent  un  dernier  re- 
gard et  un  dernier  adieu.  A  peine  quelques  semaines  s'étaient 
écoulées  depuis  le  départ  de  Bernard  et  de  ses  frères  ;  la  plaie 
que  cette  séparation  avait  faite  dans  les  cœurs  était  encore  sai- 
gnante, et  il  fallait  offrir  au  ciel  un  nouveau  et  aussi  pénible 
sacrifice  (3).  Lorsque  toute  la  communauté  fut  agenouillée ,  il 
y  eut  un  instant  de  solennel  silence  ;  le  vénérable  Etienne  se 
leva ,  et  entonna  d'une  voix  forte  un  psaume  d'un  sens  analo- 
gue à  la  circonstance,  puis  alla  prendre  sur  l'autel  un  crucifix 
qu'il  remit  au  frère  Arnould.  Celui-ci,  l'ayant  reçu  et  baisé 
avec  respect ,  descendit  de  sa  stalle  ;  aussitôt  douze  religieux 
quittèrent  leurs  places  et  se  rangèrent  autour  de  lui  ;  puis  tous, 
sans  rien  dire ,  sortirent  de  l'enceinte  sacrée ,  traversèrent  le 

(1)  Archiv.  de  fév.  de  Langres,  DeTabb.  de  Morim.,  ch.  3,  p.  473. 
(î)  Archiv.  de  la  Haute-Marne ^  Chart.  de  fond.,  l.  \. 
(3)  Annal,  cùster,,  t.  1,  pp.  78  et  81. 


—  21  — 

cloître ,  accompagnés  de  toute  la  foule  des  moines ,  qui  fon- 
daient en  larmes ,  et  des  chantres ,  dont  la  voix  était  entrecou- 
pée de  sanglots  ;  la  grand'porte  extérieure  s'ouvrit  et  se  referma 
presqu'aussitôt  ;  Arnould  et  ses  frères  n'étaient  plus  de  la  mai- 
son de  Citeaux  (1). 

Alors  s'offrit  à  leurs  yeux  le  monde ,  qu'ils  n'avaient  pas  vu 
la  plupart  depuis  longtemps  :  les  coteaux  verdoyants  de  la 
vineuse  Bourgogne  à  l'ouest ,  les  tours  du  château  de  Talant  et 
les  bastions  de  Dijon  au  nord,  puis  cette  forêt  qui  s'effaçait 
derrière  eux  dans  le  lointain  et  où  ils  laissaient  leurs  plus  dou- 
ces et  leurs  plus  tendres  affections.  Au  reste,  pas  une  plainte, 
pas  un  murmure ,  tant  était  grande  leur  obéissance  !  tant  était 
profonde  leur  abnégation  ! 

Mais  ces  enfants  chéris  partaient  -  ils  les  mains  vides  »  sans 
emporter  aucun  souvenir  de  leur  mère  bien-aimée?  Non;  l'un 
était  chargé  de  saintes  reliques ,  l'autre  de  vases  sacrés ,  celui- 
ci  d'ornements  sacerdotaux ,  celui-là  de  livres  pour  l'office  di- 
vin, etc.  (2).  L'abbé  qui  marchait  à  leur  tête  était  un  intime 
ami  de  saint  Bernard,  une  des  plus  fortes  colonnes  de  l'ordre. 
Par  sa  naissance ,  il  était  allié  aux  plus  nobles  familles  de  TAl- 
lemagne ,  et  son  frère  Frédéric  occupait  le  siège  archiépisco- 
pal de  Cologne.  Il  avait  fréquenté  les  écoles  des  plus  fameux 
docteurs  de  son  siècle,  et,  au  moment  où  tout  lui  souriait 
dans  le  monde ,  lui ,  méprisant  cette  fragile  beauté  des  choses 
de  la  terre,  aussi  éphémère  que  celle  des  fleurs,  s'était  retiré  à 
Ctteaux ,  pour  s'y  cacher  et  s'y  ensevelir  en  Jésus-Christ  (3) . 

(1)  (Tétait  avec  ce  cérémonial  que  toutes  les  colonies  cisterciennes  sortaient  de 
la  maison-mère  (Csesar.  Heisterbac,  Homii.  inDom.  3  post  8  Epiphan.;  —  i4n- 
nal.  cist.  t.l,  p.  79).  C*est  par  erreur  que  quelques  auteurs  ont  avancé  qu*Ar- 
Dould  n^était  accompagné  que  de  huit  religieux  :  les  tables  de  Morimond  disent 
positivement  le  contraire. 

(2)  Armai,  cister.,  p.  70,  t.  1. 

(8)  Contempto  mundi  flore,  Cistercium  intrans,  in  virilis  jam  animi  robw 
dudum  évaserai  (Diplom.  campensis  fundat.,  et  Annal,  cist.,  p.  81). 


—  22  — 

Voilà  nos  cénobites  sur  la  route  de  Langres  »  tantôt  chan- 
tant des  psaumes ,  tantôt  méditant  silencieusement.  Combien 
ils  durent  être  attendris  lorsqu'ils  virent  à  gauche»  au  sortir  de 
Dijon  y  se  lever  le  castel  de  Fontaine  »  qui  avait  abrité  le  ber- 
ceau de  leur  saint  ami  !  Ils  passèrent  sous  les  murs  du  manoir 
d*  Aimon  de  Tréchâteau ,  qui  sera  un  de  leurs  bienfaiteurs  ;  lon- 
gèrent la  plaine  de  Lux ,  où  Tévèque  de  Langres  et  Tarchevè- 
que  de  Vienne  faisaient  les  préparatifs  d*une  grande  assemblée 
ou  plaids  de  Dieu ,  dans  laquelle  les  ducs  »  les  comtes  et  les  ba- 
rons devaient  se  réconcilier  et  se  jurer  la  paii  sur  les  saints 
Evangiles  (1). 

On  eût  dit  que  la  Providence  voulait  pacifier  la  terre  »  au 
moment  où  elle  envoyait  de  nouveaux  apôtres  ouvrir  une 
nouvelle  ère  de  fraternité ,  de  conununauté  »  d'ordre  et  de  tra- 
vail. 

Plus  loin  9  ils  aperçurent  la  forteresse  d*Anscher  de  Mont- 
saugeon»  qui  viendra  les  visiter  avec  son  épouse.  Enfin  ils  en- 
trèrent à  Langres ,  où  Arnould  reçut  de  Tévêque  le  bâton  pas- 
toral et  la  bénédiction  (2). 

Il  n'était  pas  rare  alors  de  rencontrer  des  moines  courant  le 
monde  pour  le  sanctifier  ;  mais  ceux-ci ,  à  cause  de  leur  cos- 
tume,  extraordinaire  et  pour  la  couleur  et  pour  la  forme,  à  rai- 
son de  leur  immense  renonunée  »  durent  piquer  vivement  la 
curiosité  des  villageois  du  Bassigny.  Lorsqu'ils  furent  aunlelii 
de  Fresnoy»  ils  purent  voir  enfin  le  lieu  de  leur  repos. 

m 

Saint  Etienne  avait  donné  des  noms  symboliques  à  ses  trois 
premières  filles  ;  il  appela  la  quatrième  Morimond ,  c'est-à-dire 
\a  mort  au  monde.  Arnould  et  ses  compagnons  s'aperçurent  au 
premier  coup  d'œil  combien  le  nom  était  en  rapport  avec  le 
lieu.  C'était  une  vallée  étroite ,  humide  et  profonde»  environ- 

(1)  Hist.  des  év,  de  Langj'es,  p.  6î. 

(2)  Voy.  Yepes,  ad  aim.  1115,  c.  5. 


—  23  — 

née  de  hautes  forêts  d'où  s'échappaient  plusieurs  torrents  «  et 
sans  aucune  route  frayée  qui  pût  la  rendre  accessible  aux  hom- 
mes (1).  Partout  le  silence  du  désert  et  de  la  mort.  Us  descen- 
dirent dans  ce  précipice  conune  dbns  un  grand  tombeau ,  et  « 
lorsqu'ils  furent  au  miUeu ,  près  des  cabanes  qui  les  attendaient, 
le  monde  semblait  avoir  disparu  ;  ils  regardèrent ,  et  ne  virent 
plus  que  le  ciel  sur  leurs  têtes  ! 


CHAPITRE  IV. 


Position  géographique  et  ethnographique  de  Morimond  ;  habitation  et  genre 

de  Tie  des  religieax. 


Les  socialistes  ne  savent  où  placer  le  grand  centre  pi- 
votai ,  l'oamirarchat  de  leur  association  :  les  cabétiens  tournent 
leurs  regards  vers  l'Amérique ,  les  fouriéristes  vers  Constanti- 
nople  (2),  d'autres  vers  l'Afrique  ;  ils  ne  s'entendent  pas  mieux 
sur  la  marche  à  suivre  que  sur  le  point  de  départ.  Là  où  saint 
Robert  s'arrêta  dans  la  forêt  bourguignonne  »  là  fut  le  foyer  de 
rimmense  association  cistercienne  ;  ce  fut  de  là  qu'elle  s'éten- 
dit sur  toute  la  terre ,  ce  fut  là  qu'elle  revint  de  toute  la  terre, 
comme  le  sang  qui  part  du  cœur  et  retourne  sans  cesse  au 
cœur. 


(1)  In  loco  uliginoso,  palustrique  ac  hominibus  ariiea   inhabitato  et  vix  aC' 
««*o.  —  Ann.  cist. ,  p.  77,  t.  1,  c.  l. 

(2)  Four.,  Théor.  des  quatre  mouvements^  p.  75. 


—  24  — 

Saint  Etienne  avait  groupé  ses  quatre  premières  filles  à  Ten- 
tour  de  leur  mère»  de  manière  qu*elles  fussent  aux  quatre 
points  cardinaux  :  La  Ferté  au  midi ,  Pontigny  à  l'ouest ,  Clair- 
vaux  au  nord  et  Morimonct  à  Test.  De  chacun  de  ces  quatre 
avanirpostes  partiront  successivement  de  nouvelles  milices  dans 
les  contrées  les  plus  reculées  de  l'Europe ,  pour  y  livrer  les 
plus  rudes  combats  à  la  barbarie ,  aux  passions  anti-religieoses 
et  anti-sociales,  et  remporter  jusque  sur  les  éléments  des  vic- 
toires prodigieuses  dont  nous  recueillons  aujourd'hui  les  fruits 
avec  une  superbe  ingratitude. 

Notre  nouveau  monastère  avait  ceci  de  particulier,  qu'il  se 
trouvait  bâti  au  point  de  jonction  de  plusieurs  provinces  (in 
meditullio  provinciarum)  (1) ,  sur  les  confins  de  trois  grandes 
tribus  gallo-romaines  »  les  Sécpianais  »  les  Toulois  (  Leuci  )  et 
les  Lingons;  sur  l'extrême  frontière  des  trois  évêchésde  Toul, 
de  Besançon  et  de  Langres  (2)  ;  entre  le  duché  de  Lorraine  et 
les  comtés  de  Champagne  et  de  Bourgogne;  au  point  que  les 
bâtiments  étaient  assis  partie  sur  l'un  et  partie  sur  l'autre , 
et  que  les  moines  mangeaient  en  Lorraine  et  dormaient  en 
Champagne;  entre  deux  races,  la  race  celtique  et  la  raceteu- 
tonique ,  pour  les  relier  l'une  à  l'autre.  Avant  tout,  Morimond 
était  le  poste  avancé  de  Tordre  vers  les  forêts  de  la  Germanie  ; 
aussi  saint  Etienne  lui  donna- 1- il  pour  premier  abbé  un 
noble  allemand,  afin  qu'il  pût  propager  avec  plus  de  facilité 
l'institut  naissant  au-delà  du  Rhin. 

Les  socialistes  fouriéristes  demandent ,  pour  faire  leurs  es- 
sais» des  édifices  aussi  vastes  et  aussi  magnifiques  que  le  Palais- 
Royal  de  Paris ,  qu'ils  donnent  comme  le  type  architectural  du 
phalanstère  (3).  Or,  les  associations  céuobitiques»  il  faut  l'a- 

(1)  Armai,  cist.j  t.  1,  p.  81. 

(2)  Claud.  Rob.,  in  sua  Gall.  Christ.  —  Près  du  mur  d*enc6inte  se  trouYdit 
une  borne  appelée  vulgairement  «  la  borne  des  trois  évéques.  » 

(3)  Vict.  Considérant,  Exposition  abrégée,  p.  26. 


—  25  — 

vouer»  débutaient  beaucoup  plus  modestement.  Rien  de  plus 
misérable  que  les  premières  constructions  de  Morimond  ;  c'était 
un  groupe  de  cabanes  construites  avec  des  branches  d'arbres 
et  couvertes  de  joncs  ou  de  roseaux ,  semblables  à  ces  huttes 
de  charbonniers  et  de  bûcherons  que  nous  rencontrons  encore 
au  milieu  des  mêmes  forêts  (1).  Le  chapitre  et  le  clottre  ne  se 
distinguaient  que  par  une  plus  vaste  enceinte  et  par  une  plus 
grande  nudité.  Le  dortoir  était  placé  sous  un  toit  sans  plafond, 
ouvert  à  tous  les  courants  d*air»  et  où  apparaissaient  des  pou- 
tres que  la  main  du  charpentier  n'avait  point  équarries.  Le 
réfectoire  était  encore  plus  pauvre  et  plus  simple  que  la  nour- 
riture qu'on  y  prenait.  Les  religieux  n'avaient  d'autre  vaisselle 
que  de  la  terre  cuite  »  sur  laquelle  on  servait  la  plupart  des 
mets.  —  La  pauvreté  se  montrait  jusque  sur  les  autels  :  dans 
les  ornements  sacerdotaux ,  qui  n'étaient  que  de  lin  ou  de  fu- 
taine  ;  dans  les  croix  de  bois  peint»  dans  les  chandeliers  et  les 
encensoirs  en  fer;  dans  les  stalles»  faites  avec  des  troncs 
d'arbres  grossièrement  creusés  ;  en  un  mot  dans  tout  l'ora- 
faôre ,  qui  n'avait  pas  d'autre  ornement  que  la  majesté  du  Dieu 
qairhabitait(2). 

La  même  modestie ,  nous  dirons  plus ,  la  même  misère  pa- 
raissait dans  les  habits  des  religieux ,  qui  consistaient  en  une 
robe  blanche  serrée  d'une  ceinture  de  corde»  avec  un  scapu- 
laire  et  une  cucuUe  »  le  tout  de  grosse  laine  velue  (3).  L'habil- 

(1)  Deus  in  dwnihus  eorum  cognoscebatur,  cum  simplicitate  et  humilitate 
adificiorum,  simplicitatem  et  humilitatem  inhabitantium  pauperum  Ckristi 
néUUtmUa  loqueretur.  —  Ann.  cist.,  t.  1,  p.  80. 

(3)  Dalgairns,  Vie  de  saint  Etienne,  trad.,  p.  208. 

(8)  Cette  couleur  blanche  était  un  emblème  de  leur  candeur  et  de  leur  inno- 
cence. Babes  tu  idoneum  defensorem  aîbedinistiuBsimplicem  oculum  cmscieniiœ 
tuœ,  écrit  Pierre-le- Vénérable  à  S.  Bernard ,  ad  majorem  et  novum  monasticœ 
rtligionis  fervorem,  hoc  hactenus  inusitato  ventium  candore  excitari  arte  lau- 
dabUi  voluisti.^  L.  4,  Epist.  17. 

Une  pieuse  légende  raconte  que  la  sainte  Vierge  étant  apparue  aux  moines 
réonis  à  Toratoire,  le  yètement  noir  des  cénobites  réfléchit  Téclat  de  la  blan- 


—  26  — 

lement  des  frères  convers  était  de  couleur  tannée  et  hmiie, 
c'est-à-dire  de  la  couleur  de  la  terre  qu'ils  devaient  creuser 
pour  y  trouver  leur  nourriture  et  leur  pénitence. 

Pendant  que  les  clunistes  dégénérés  se  drapaient  dans  les 
plis  de  leurs  manteaux  doublés  de  fourrures  du  plus  grand 
prix  9  et  sortaient  de  leurs  cellules  parés  comme  des  époux  qui 
vont  à  Tautel  de  Thyménée  (1  )  »  les  enfants  de  Citeaux ,  remoih- 
tant  le  torrent,  couvraient  leurs  corps  de  leurs  vêtements 
grossiers»  comme  on  enveloppe  un  cadavre  de  son  linceaL 
Les  lits»  àCluny,  se  composaient  de  plusieurs  coussins  très- 
doux  9  de  tapis  marquetés ,  de  couvertures  précieuses ,  avee 
des  draperies  flottantes  (2).  La  couche  des  moines  de  Mon» 
mond  consistait  en  une  paillasse  et  un  drap  de  laine  ;  ils  s'y 
jetaient  avec  leurs  habits,  comme  le  soldat  sur  la  paille  des 
bivouacs  (3) .  Leur  nourriture  était  si  chétive  et  si  maigre , 
qu'on  s'étonnait  qu'elle  pût  soutenir  leur  existence.  Leur  prin- 
cipal repas,  même  les  jours  de  fête,  consistait  en  un  pain 
grossier,  fait  avec  de  la  farine  dont  le  son  n'était  pas  extrait. 
Lorsque  le  froment  manquait  et  qu'on  était  réduit  à  user  de 
seigle  ou  d'orge,  on  pouvait  séparer  le  son  au  moyen  d'un  ta- 
mis ou  bluteau  (4).  Le  pain  blanc  était  réservé  aux  malades  et 
aux  étrangers.  Le  poids  du  pain  quotidien,  mis  dans  la  balance 


cheur  virginale  de  la  reine  du  ciel  et  devint  blanc  à  Tinstant  même.  Cette 
métamorphose  est  mentionnée  dans  le  Ménologe  cistercien  :  Quinta  die  Augutti^ 
armo  1101,  B.  Virgo  descendit  in  Cistercio  et  mutavit  habitum  de  nigro  in 
album. 

(1)  Omare  se,  velut  sponsi  procedentes  de  tfialamo,  summo  studio  conten- 
debant.  — St(Uut.  clun,,  16. 

(2)  Ann.  cist,,  p.  28,  t.  1  :  De  materia  vestium,  de  pelliceis,  de  stramentit 
iectorunif  etc. 

(3)  Habent  autem  lectos  de  stramine,.,  inquibtts,  cum  tunica  et  cuculla  vestiti 
jacent.  —  Jacob,  de  Vitri.,  Hist.  Occident.^  c.  25. 

(4)  iVip  in  cœnobiis  fiât  panis  candidus,  sed  grossus^  ubi  autem  frumentum  <fc- 
fueritj  cum  sacco  liceat  fieri...  —  Instit.  cap.  gen.,  1134,  c.  14.  —  Panis  non 
tam  furfiireus  quam  terreus  videbatur. 


—  27  — 

pour  chaque  moine,  n'excédait  pas  une  livre  ;  on  en  gardait  le 
tiers  pour  le  souper,  quand  il  devait  avoir  lieu ,  car  les  mer- 
credis et  vendredis ,  hors  le  temps  pascal ,  pendant  tout  TAvent 
et  le  Carême  y  on  ne  faisait  qu'un  seul  repas,  et  après  none 
seulement  (i).  Us  se  désaltéraient  avec  Teau  du  torrent  ou  avec 
de  la  hière  légère.  Les  pois ,  les  fèves,  les  légumes  bouiUis , 
les  racines  à  Thuile  étaient  leur  nourriture  ordinaire  ;  il  n'é- 
Udt  pas  permis  d*en  relever  la  fadeur  nauséabonde  par  aucune 
sorte  d^épices.  Les  œufs ,  le  lait ,  le  fromage ,  le  poisson  de 
loin  en  loin ,  formaient  leurs  mets  exquis  et  extraordinaires  ; 
encore  s'en  privaient-ils  souvent  par  mortification  (2) .  Il  était 
rigoureusement  défendu  de  manger  de  la  viande  ou  de  la 
graisse  dans  le  monastère  et  ses  dépendances ,  sauf  le  cas  d'une 
maladie  grave. 

Cette  vie ,  continuée  de  nos  jours  par  les  trappistes ,  était 
une  grande  expiation ,  et  il  peut  être  utile  de  la  signaler,  dans 
un  siècle  que  Ton  a  appelé  avec  tant  d'impudence  «c  le  siècle 
de  la  réhabilitation  de  la  chair,  »  et  à  une  époque  où  Ton 
proclame  Tinnocence  et  l'irresponsabilité  absolues  de  l'hom- 
me (3).  Un  philosophe  bien  connu  disait  aux  athées  de  son 
temps  :  «  Pour  vous  écraser,  il  ne  me  faudrait  que  l'aile  d'un 
papillon.  i>  Pour  confondre  le  socialisme ,  nous  ne  demandons 
qu'une  goutte  de  larmes.  Il  y  a  plus  de  trois  mille  ans  que  Job 
s'écriait ,  sous  le  ciel  de  l'Idumée  :  L'homme  naît  de  la  femme  ; 
il  vit  peu  de  temps,  il  est  rempli  de  beaucoup  de  misères.  Or,  • 
depuis ,  le  genre  humain  n'a  cessé  de  progresser  :  il  a  mesuré 
le  globe ,  il  a  dompté  les  éléments  et  les  a  enchaînés  à  son  ser- 
vice ;  le  Christ  est  venu ,  il  a  pris  la  douleur,  il  l'a  transfor- 

(1)  Inst.  cap.  gen.  :  QuHms  diebus  vescimur  tantum  quadragesimaii  cibo  ; 
c.  25. 

(9)  Jac.  de  Vitriaco,  Hùt,  Occid.,  c.  15. 

(8)  Voir  Louis  Reyband,  J^^^at  sur  les  réform,  contemp.,  conclusions  généra- 
les, p.  511-880. 


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mée^ilen  a  diminué  la  quantité;  mais  Ta-t-il  fait  diqpand- 
tre?  Non;  et  nous  pouvons  répéter  à  cette  heure  le  cri  de 
r Arabe  :  Repletur  tnultis  miseriis  ! 

Si  i*homme  est  Dieu  ou  portion  de  Dieu ,  ainsi  que  beau- 
coup de  panthéistes  socialistes  le  prétendent ,  comment  expli- 
quer ses  souffrances,  comment  rendre  compte  d'une  seok 
larme  tombant  de  sa  paupière  ?  Si ,  comme  d'autres  sodalisto 
le  reconnaissent ,  il  y  a  au-dessus  de  lui  un  être  distinct  délai, 
ridée  de  justice  doit  s'identifier  avec  le  concept  de  cet  être  su 
préme  ;  donc  Fhomme  qui  soufire  a  mérité  de  souffrir,  don 
il  est  coupable ,  donc  il  faut  qu'il  se  punisse  Yolontairement  oi 
qu'il  s'attende  à  être  puni  tôt  ou  tard  parla  justice  diyine.  Or 
la  punition  que  nous  nous  imposons  à  nous-mêmes  s'appeU 
expiation»  et,  pendant  trois  siècles»  nulle  expiation  dans  l 
monde  ne  fut  plus  dure  et  plus  austère  que  celle  de  Ctteaux  e 
de  Morimond. 

Cette  vie  était  une  grande  charité  :  la  masse  de  nos  expia 
tions  doit  être  en  rapport  avec  la  masse  de  nos  crimes;  or 
parmi  les  coupables  »  les  uns  n'expient  point  et  les  autres  n'ei 
pient  que  d'une  manière  insuffisante;  il  faut  donc  qu'àchaqa 
heure  quelques  saintes  âmes ,  dans  l'espoir  d'un  surcroit  d 
gloire  et  de  bonheur  dans  le  ciel,  acceptent»  par  un  dévoue 
ment  héroïque  et  par  le  principe  de  la  solidarité»  un  surcrol 
d'œuvres  expiatoires  »  afin  de  maintenir  l'équilibre  entre  k 
péchés  et  les  satisfactions»  et  de  détourner  les  plus  terribk 
coups  de  la  colère  céleste.  Voyez  ce  solitaire  pleurant  nuit  ( 
jour  au  pied  de  son  crucifix  :  il  fait  pénitence  pour  un  homm 
ou  pour  un  peuple  qu'il  ne  conndt  pas  »  mais  qui  lui  sera  ré 
vêlé  dans  l'éternité  ! 

Cette  vie  était  une  grande  leçon  :  il  fallait  que  la  molle  d( 
licatesse  du  siècle  fût  refoulée  par  d'aussi  effrayants  exemples 
Les  austérités  et  toutes  les  vertus  les  plus  sublimes  duchristit 


—  29  — 

nisme  semblaient  avoir  disparu  et  du  inonde  et  du  cloître. 
L'abstinence  du  vendredi  n'était  pas  même  observée  à  Quny. 
Nonobstant  le  précepte  formel  de  l'Église,  qui  remonte  jus^ 
qu'aux  temps  apostoliques ,  les  religieux ,  ce  jour  même ,  se 
servaient  de  graisse  pour  arroser  leurs  légumes  »  et  les  pau- 
vres ,  par  scrupule ,  réservaient  ou  jetaient  aux  chiens  les  ali- 
ments cuits  qu'ils  recevaient  à  la  porte  du  monastère  (1).  Tel 
était  l'état  des  choses ,  lorsque  »  sous  le  ciel  du  nord-est  des 
Gaules ,  les  enfants  de  Citeaux  se  levèrent  avec  leurs  croix  de 
bois,  leur  pain  noir,  leurs  bêches  et  leurs  râteaux  (2).  Ils  mar- 
chèrent devant  leur  siècle  »  et  leur  siècle  les  suivit  »  s'identifia 
avec  eux ,  et  la  société  entière  fut  cistercianisée ,  selon  les  ex- 
pressions des  annalistes  [omnia  Cistercium  erat). 


CHAPITRE  V. 


Zèle  de  rabbé  Arnould  pour  sa  maison  et  le  salut  des  âmes  ;  fondation  dt 

BelleTaui,  de  La  Ghreste  et  d*Ald-Gamp. 


La  vie  cénobitique  que  nous  venons  d'esquisser  était  prati- 
quée à  Morimond  dans  toute  sa  perfection  »  malgré  son  austé- 
rité. L'abbé  Arnould  était  un  de  ces  hommes  qui  entraînent  et 

(1)  Arm,  cist.,  pp.  25-  30 ,  t.  i:  Eo  die  soli  monachi  adipe  legumina  in/ïmde- 
tant  et  eo  frixa  diversa  fercuia  absumebanty  ut  nec  ipsi  pauperes  datas  sibi  ta- 
Hum  ciborum  reliquias  comederent  ^  sed  aut  in  posterum  diem  reservarentj  aut 
Uatim  indignantes  prqjicerent. 

(S)  Hélyot,  Hist,  des  Ordres  mon.  et  milit,^  t.  5,  pp.  350-858. 


—  30  — 

par  l'autorité  de  l'exemple  et  par  l'ascendant  du  talent.  Riei 
n'égale  l'ardeur  avec  laquelle  il  s'efforça  de  faire  fleurir  au 
dedans  son  monastère  par  Pobservance  rigoureuse  de  la  dîscî 
pline  et  d'en  propager  l'esprit  au-dehors.  Le  cloître  de  Mon 
mond  semblait  trop  resserré  pour  le  zèle  qui  le  dévorait  ;  i 
évangélisa  une  partie  des  diocèses  de  Toul,  de  Langres  et  A 
Besançon.  Partout  les  pécheurs ,  altérés  sous  le  poids  de  sa  pi 
rôle,  rentraient  en  eux-mêmes  et  faisaient  pénitence.  Plusiew 
de  ceux  qu'il  convertissait  demandaient  à  consommer  sous  fi 
direction  l'œuvre  de  leur  salut. 

C'était  surtout  dans  les  chapelles  féodales  que  sa  voix  reteo 
tissait  comme  un  tonnerre  et  jetait  dans  les  âmes  un  salutatf 
effroi.  On  raconte  qu'un  dimanche ,  au  retour  du  chapitre  d 
Clteaux  y  il  prêcha  avec  tant  de  force  et  d'onction  au  chfttett 
de  Choiseul  »  que  trois  jeunes  gentilshommes  vinrent  s'agf 
nouiller  devant  lui»  et»  déposant  à  ses  pieds  leurs  chaperon 
ornés  d'aigrettes,  de  panaches,  et  leurs  riches  ceintures,  h 
demandèrent  le  scapulaire  et  le  capuce  des  enfants  de  saii 
Benoît,  en  présence  d'une  grande  assemblée  de  barons  i 
dames  et  de  demoiselles  qui  fondaient  en  larmes. 

11  paraît  qu'il  entreprit  de  grands  voyages  dans  l'intérêt  i 
son  ordre  naissant,  car  saint  Bernard,  écrivant  à  Brunon,  i 
Cologne,  lui  raconte  avec  quelle  ambition  sublime  cet  abh 
était  allé  quêter  de  nouveaux  frères  et  sur  terre  et  sur  mer  (1' 
Le  monastère  fut  bientôt  trop  étroit  et  trop  pauvre  pour  abri 
ter  et  nourrir  ses  nombreux  hôtes  ;  il  fallut  songer  à  envoy« 
une  colonie  dans  les  forêts  voisines.  Vers  le  milieu  de  l'an 
née  1119,  douze  religieux,  précédés  d'un  abbé,  sortirent  d 
l'abbaye ,  accompagnés  jusqu'à  la  grand'porte  extérieure  pa 
toute  la  communauté,  et  se  dirigèrent  vers  le  diocèse  d 

(i)  Ad  Brun.  Colon,^  Epist,  6  :  Magnam  multitudinem  monachomm,  ctrcuim 
mare  et  aHdam,  congregârat. 


—  31  — 

Besançon ,  où  ils  devaient  se  bâtir  quelques  cabanes  dans  une 
Tallée  marécageuse  et  déserte  »  à  laquelle  ils  donnèrent  le  nom 
gradeoi  de  Bellevaux  (1).  C'était  Tayant-garde  de  Morimond 
Ters  les  monts  de  THelvétie. 

L'arbre  planté  par  saint  Robert  avait  pris  en  quelques  an- 
nées mi  accroissement  rapide  y  et  Citeaux  étendait  déjà  au  loin 
ses  rameaux  d'honneur  ;  neuf  maisons  se  glorifiaient  alors 
d'être  ses  filles  ou  petites-filles.  Saint  Etienne  comprit  com- 
bien il  était  important  de  lier  ces  établissements  par  l'unité  des 
mêmes  observances  et  d'établir  entre  eux  une  sorte  de  hiérar- 
chie. Dans  la  pensée  du  grand  patriarche  des  moines  d'occi- 
dent, chaque  monastère  devait  être  une  petite  république  sous 
la  direction  exclusive  de  son  abbé.  Les  abbayes  s'entretenaient 
plutôt  dans  la  bonne  intelligence  et  dans  une  charitable  corres- 
pondance entre  elles  que  dans  la  dépendance  d'un  seul  chef  ou 
d'une  seule  maison  (2).  On  ne  fut  pas  longtemps  sans  s'aper- 
cevoir du  vice  de  ce  système.  L'isolement  qui  faisait  de  cha- 
que communauté  un  centre  d'action,  sans  contre-poids  et  sans 
contrôle,  amena  bientôt  la  ruine  de  l'esprit  monastique. 

Les  abbés  de  Cluny  essayèrent  de  soumettre  leur  vaste  con- 
grégation à  une  hiérarchie  administrative  ;  mais ,  en  voulant 
éviter  le  désordre  d'un  isolement  anarchique ,  ils  donnèrent 
dans  le  vice  opposé ,  c'est-à-dire  dans  une  extrême  et  excessive 
centralisation.  On  ne  connaissait  dans  l'ordre  entier  qu'une 
seule  abbaye  y  celle  de  Cluny,  dont  toutes  les  dépendances  n'é- 
taient considérées  que  comme  des  celles  ou  obédiences  :  c'était 
à  Quny  que  les  novices  venaient  de  toutes  parts  faire  leur  pro- 
fesBon  solennelle  et  promettre  obéissance.  U  n'y  avait  qu'un 

(1)  Armai,  cist.,  t.  1,  p.  117.  —  Les  sires  de  la  Roche-sur-rOgnon ,  ceux  de 
Rougemont,  de  Ch&tillon-Guyotte,  de  Montmartin  et  de  Roulans  donnèrent 
des  biens  considérables  à  cette  abbaye,  dans  laquelle  ils  élirent  leur  sépulture 
(Nous  devons  cette  note  à  TobligeancedeM.  Tarchiviste  du  Doubs). 
-    (2)  Tbom.,  Discipi,  de  VEglise,  p.  247,  t.  2. 


—  32  — 

seul  abbé  »  celui  de  Cluny  »  sous  la  puissance  absolue  dnqud  se 
trouYaient  trois  cent  quatorze  églises»  deux  mille  prieurés, 
doyennés  ou  prévôtés»  enfin  tout  ce  magnifique  empire  qui 
s'étendait  d'une  mer  à  l'autre ,  jusqu'à  Constantinople  et  à  la 
Palestine  »  avec  pouvoir  de  nommer,  de  révoquer  à  son  gré, 
sans  qu'aucun  autre  patron,  soit  laïque,  soit  ecclésiasiiqae, 
pût  s'y  opposer  (1).  Avec  ce  système,  il  ne  fallait  qu'on  seul 
abbé  indigne  pour  tout  perdre  ;  c'est  ce  qui  arriva  sous  Pou- 
tins. 

Les  premiers  législateurs  cisterciens  étaient  placés  entre 
deux  écueils  :  l'écueil  de  la  première  observance  bénédictiiie 
et  recueil  de  la  réforme  clunisienne  ;  ils  surent  éviter  Tun  et 
l'autre.  Etienne»  comme  abbé  de  Citeaux,  aurait  pu  se  cons- 
tituer seul  chef,  seul  législateur  de  sa  congrégation.  Le  poids 
de  l'autorité  a  toujours  effrayé  les  saints  ;  Etienne  fut  heureux 
de  partager  la  sienne  avec  les  autres  abbés  :  en  Tan  1119» 
les  ayant  tous  réunis ,  au  nombre  de  dix,  parmi  lesquels  âait 
en  première  ligne  Arnould  de  Morimond  »  il  rédigea  avec  eux 
cette  immortelle  constitution  appelée  la  Charit  de  charité,  OQ 
le  pacte  de  l'amour  et  de  l'unité ,  qui  établissait  un  système 
de  visite  réciproque  entre  toutes  les  abbayes  »  et  ne  faisait  de 
l'ordre  entier  qu'une  seule  famille  dont  Citeaux  était  la  mère 
commune  (2). 

Cette  charte,  dans  toute  la  force  du  terme  et  la  vérité  de  la 
chose  ,  était  libérale  et  républicaine  :  elle  avait  été  consentie 
par  tous  les  abbés  et  un  aussi  grand  nombre  que  possible  de 
religieux.  On  y  retrouvait  :  le  pouvoir  électif  dans  la  nomina- 
tion de  l'abbé  par  tous  les  moines  profès  de  chaque  couvent;  le 


(1)  Mart.  Mar.,  Biblioth.  cluniaCy  pp.  576-600  ;  —  P.  Lorain,  Essai  kist  sur 
V Abbaye  de  Cluny,  p.  206. 

(î)  Exord.  parv.y  c.  îl,  in  Ann.  m/.,  t.  1,  p.  109;  Gharta  charitatis,  SO  staU 
complcctens  cum  prologo. 


—  33  —  • 

pouToir  représentatif  dans  la  réunion  annuelle  de  tous  les  ab- 
bés, mandataires  chargés  de  défendre  les  droits  et  les  intérêts 
de  leur  communauté  respectiye  et  de  l'ordre  en  général  ;  le 
pouvoir  législatif  dans  le  chapitre  ;  le  pouvoir  exécutif  dans  les 
abbés  des  quatre  premières  maisons-mères  pour  toute  leur  filia- 
tion ;  enfin,  la  présidence  de  Fabbé  de  Citeaux  dans  les  limites 
posées  par  la  charte,  sous  le  contrôle  du  chapitre  et  des  quatre 
premiers  pères  de  Morimond,  de  La  Ferté,  de  Clairvaux  et  de 
Pontigny,  auxquels  la  plus  grande  part  d'autorité  semble  avoir 
été  dévolue ,  puisqu'ils  avaient  le  droit  de  visiter  Cîteaux ,  de 
veiller  sur  cette  maison  pendant  la  vacance  du  siège  abbatial, 
de  présider  à  l'élection,  de  recevoir  le.  serment  du  nouvel  élu, 
et,  s^il  avait  le  malheur  de  s'écarter  des  saintes  règles  avec  sa 
communauté,  de  le  déposer.  Ce  n'était  que  dans  un  chapitre 
général  qu'ils  pouvaient  prendre  cette  dernière  mesure,  ou  tout 
au  moins  dans  une  assemblée  d'une  partie  notable  des  abbés 
de  la  filiation  de  Cîteaux.  L'abbé  détrôné  se  retirait  dans  un 
des  quatre  premiers  monastères,  où  on  le  recevait  comme  sim- 
ple frère,  après  qu'il  avait  satisfait  selon  la  règle.  Cette  satis- 
faction consistait  à  rester  im  certain  temps  à  la  porte  du  cou- 
vent, à  genoux,  au  milieu  des  mendiants  ,  mangeant  avec  eux 
le  pain  de  l'aumône,  priant,  pleurant,  demandant  miséricorde 
et  pardon  (1). 

Voilà  comme  on  punissait  à  Cîteaux  l'abus  de  la  puissance, 
et  à  quel  prix,  dans  un  siècle  de  despotisme  social,  l'Eglise  sau- 
vait la  liberté  et  protégeait  l'obéissance  1  Voilà  les  grands  en- 
seignements poUtiques  qu'eUe  donnait  au  monde  I  Voilà  les 
institutions  libérales  dont  quelques  pauvres  moines ,  réunis 
dans  une  cabane  ,  au  miUeu  des  forêts ,  avaient  déjà  doté  le 
genre  humain,  il  y  a  plus  de  700  ans  ;  institutions  acceptées  et 

(1)  Amal,  cùtj  p.  109, 1. 1  ;—  Hélyot,  Hist.  des  ordres  reiigieux,  t.  6,  p.  S51. 

3 


-34- 

{Hratiquées  par  plusieurs  milliers  de  monastères  cisterciens  «  et 
autres,  répandus  sur  la  surface  de  TEurope»  sans  qu'on  ait  eu 
besoin  de  verser  une  seule  goutte  de  sang,  de  faire  une  seule 
ruine  ;  sans  soldats ,  sans  impôts ,  avec  le  commentaire  d*ane 
ligne  de  TEvangile  ! 

La  solution  du  problème  de  Tassociation  universelle  ,  d'a- 
près nos  réformateurs  modernes ,  consisterait  à  découvrir  um 
procédé  qui  pertnettrait  de  combiner  unitairement  les  faeuUéi, 
les  iravaux  et  les  intérêts  d*un  certain  nombre  d'hommes  desti- 
nés à  respirer  le  même  air,  à  exploiter  le  même  sol,  à  tivre  de  la 
même  vie,  à  former,  si  l'on  veut,  l'élément  alvéolaire  delà  SO' 
ciétéfumveUe.  Ces  éléments  se  grouperaient  autour  de  centres  se- 
condaires :  ceuaxi  se  réuniraient  à  leur  tour  en  satellites  auUmt 
de  centres  plus  considérables,  et  ainsi  de  suite,  jusqu'au  foyerds 
l'association  universelle  (1).  Or,  il  y  a  plus  de  sept  siècles  que 
ce  plan  magnifique  d'association,  rêvé  et  dénaturé  par  les  uto- 
pistes fouriéristes  ,  a  été  réalisé  par  les  cénobites  cisterciens. 
Chaque  couvent  ou  noyau  d'association  se  reliait  à  une  mai- 
son-mère secondaire ,  chaque  maison-mère  avec  sa  filiation  i 
une  des  quatre  maisons  principales,  et  celles-ci  à  Citeaux,  cen- 
tre primitif  auquel  aboutissaient  de  tous  les  points  de  la  terre 
tous  les  rayons  de  l'association. 

Après  saint  Bernard,  Amould  était  un  des  membres  les  plus 
capables  de  rassemblée  capitulaire  ;  nous  ne  pouvons  douter 
qu'il  n'ait  pris  mie  part  très-active  et  Irès-honorable  à  ses  tra- 
vaux. U  en  revint  avec  toute  Tardeur  d'une  foi  retrempée  à  sa 
source,  et  continua  l'œuvre  de  son  infatigable  prosélytisme. 
Bientôt  son  monastère  ,  comme  une  ruche  trop  pleine ,  laissa 
partir,  sous  le  souffle  de  la  miséricorde  divine,  un  essaim  nou- 

(1)  V.  Considérant ,  Expasit,  du  syst,  phai.^  p.  10  ;  —  A.  Paget ,  Introd.  à  la 
science  soc.,  in-18,  pp.  50  et  60;  —  Ch.  Pellarin,  Four,,  sa  vie,  sa  théor.,  etc., 
in-i8,  passim. 


—  35  — 

veau.  La  puissante  maison  de  CUémont  ne  voulut  pas  céder  à 
d'autres  cette  bénédiction  du  ciel  :  elle  la  réclama  à  titre  de  re- 
connaissance, et  pour  elle-même  et  pour  le  Bassigny,  et  céda 
dans  une  de  ses  forêts ,  au  doyenné  de  Chaumont ,  un  empla- 
cement considérable,  où  douze  religieux  avec  un  abbé  jetèrent 
les  fondements  d'une  abbaye  qu'ils  appelèrent  en  latin  Christa, 
par  un  barbarisme  sublime  (vulgairement  La  Chreste)  (1).  Elle 
se  développa  rapidement,  au  point  de  devenir  mère  à  son  tour 
après  quelques  années.  Parmi  ses  filles  nous  citerons  la  mai- 
son des  Feuillants,  au  diocèse  de  Rieux,  à  laquelle  se  rattache 
la  fameuse  réforme  de  Jean  de  la  Barrière ,  dont  nous  parle- 
rons plus  tard. 

La  renommée  eut  bientôt  publié  au-delà  du  Rhin  la  ferveur 
et  les  progrès  de  Morimond  sous  l'abbé  Amould.  Frédéric,  ar- 
dievêque  de  Colc^e,  en  fut  heureux  et  fier  tout  à  la  fois.  Dé- 
sirant s'aider  dans  son  laborieux  ministère  des  prières  et  des 
expiations  de  ces  saints  serviteurs  de  Dieu,  et  répandre  de  plus 
en  plus  dans  son  diocèse  la  bonne  odeur  de  Jésus-Christ ,  il 
manda  son  frère  pour  se  concerter  avec  lui  sur  la  fondation 
d'un  couvent  cistercien  :  Arnould  se  rendit  en  toute  hâte  à  Co- 
logne. A  peine  y  fut-il  arrivé,  qu'on  le  vit,  avec  l'archevêque, 
parcourir  les  campagnes  environnantes ,  cherchant  un  lieu 
tranquille  et  solitaire  pour  le  nouvel  établissement.  Ayant  cru 
ravoir  trouvé  sur  les  confins  des  duchés  de  Clèves  et  de  Guel- 
dre ,  non  loin  de  Rheinbach ,  on  commença  aussitôt  les  tra- 
Taox. 

Pendant  ce  temps ,  notre  abbé ,  pour  gagner  des  âmes  à 
Dieu  et  remplacer  par  des  recrues  les  frères  qui  allaient  quitter 
Morimond,  se  livra  à  la  prédication.  La  semence  évangélique. 


(1)  Armai,  cist.y  ann.  1121,  c.  5,  n.  8,  t.  1  :Dansunliea  où  Ton  assure  a^oir 
été  autrefois  one  maison  de  refuge  pour  les  plèerins  écossais,  sur  la  riTiôre  de 
Bognon.  —  Mang.,  Hist,  eccUs.  du  diocèse  de  hongres^  t.  2,  p.  274. 


—  36  — 

tombant  dans  une  terre  bien  préparée,  produisit  les  firoits  les 
plus  abondants.  D'ailleurs ,  par  une  bénédiction  particulière, 
le  monde  était  alors  tellement  disposé ,  qu'il  s'inclinait  sous  la 
parole  du  moine  comme  le  roseau  sous  le  souffle  du  yent  ;  le 
froc,  du  haut  de  la  chaire,  semblable  à  un  aimant  sacré,  atti- 
rait tout  à  lui.  Le  prédicateur  se  vit  bientôt  environné  de  Télite 
des  jeunes  gentilshommes  du  pays,  décidés  à  le  suivre  dans  son 
vallon  sauvage.  Conrad ,  Tun  d'eux  ,  le  plus  distingué  par  sa 
naissance,  entrait  à  peine  dans  l'adolescence  ;  Amould ,  dans 
l'ardeur  de  son  zèle ,  quelques  instants  avant  son  départ ,  l'a- 
vait arraché,  non  sans  scandale  (non  sine  scandalo),  des  bras  de 
son  père  et  de  sa  mère,  et  baigné  de  leurs  larmes  ;  puis,  se  met- 
tant à  la  tète  de  toute  cette  nouvelle  milice,  il  était  revenu  dans 
le  Bassigny  comme  en  triomphe  (1). 

A  son  arrivée  au  monastère ,  il  réunit  tous  les  religieux  au 
chapitre  et  fit  introduire  ses  compagnons  de  voyage.  Ces  fiers 
enfants  de  la  Germanie,  humblement  prosternés,  demandèrent 
qu'il  leur  fût  permis  de  tout  quitter  pour  suivre  Jésus-Christ 
On  les  dépouilla  aussitôt  des  orgueilleuses  livrées  du  monde, 
qui  furent  remplacées  par  une  pauvre  robe  de  laine ,  et  on  les 
admit  au  noviciat.  Âmould  choisit  ensuite  douze  moines,  aux- 
quels il  donna  pour  abbé  le  vénérable  Henri ,  religieux  d'un 
fige  avancé  et  d'une  vertu  éprouvée,  et  les  envoya  à  son  frère. 
Frédéric  les  reçut  avec  une  bonté  paternelle ,  et ,  comme  le 
monastère  n'était  point  encore  achevé,  il  les  logea ,  en  atten- 
danty  dans  son  palais.  Enfin,  le  jour  de  la  prise  de  possession 
ayant  été  fixé,  ils  furent  installés  solenneUement,  en  présence 
d'une  grande  foule  de  peuple,  qui  témoignait  par  son  allégresse 
et  ses  chants  pieux  des  sentiments  de  bienveillance  et  de  sypi- 
pathie  qui  l'animaient  envers  les  cénobites. 

(1)  Ann.  cist,j  t.  1,  p.  137  :  PrcBdicationis,  qua  nimium  prtecellebat,  rete  m 
capiuram  laxans^  nonparvam  cœpit  rationabilium  piscium  miUtihidinem 
adducendorum  ad  Morimundum,  —  S.  Bern.,  Epist.  6,  ad  Bran.  Gol. 


—  37  — 

Telle  fut  l'origine  de  l'abbaye  Notre-Dame-d'Ald-Camp,  en 
langue  vulgaire  Ald^Velt  ou  Campen.  Comme  elle  était  la  pre- 
mière de  l'ordre  de  Gtteaux  au-delà  du  Rhin ,  la  divine  provi- 
dence déposa  dans  son  sein  tant  d'éléments  de  bien  et  une  si 
grande  force  d'expansion ^  qu'elle  projeta  au  loin  de  sa  sura- 
bondance et  se  vit  bientôt  entourée  de  plus  de  soixante-dix  filles 
ou  petites-fillesy  qui,  de  tous  les  points  de  rAUemagne,  lui  for- 
maient conune  une  auréole  de  gloire  qui  se  reflétait  jusque  sur 
Morimond  (1). 


CHAPITRE  VI. 


L'abbé  Arnould  quitte  son  monastère,  il  entraîne  atec  lui  plusieurs  religieux; 
lettres  de  saint  Bernard  à  cette  occasion;  mort  d* Arnould. 


Nous  avons  vu,  dans  le  court  espace  de  dix  ans,  Tabbaye  du 
Bassigny,  bénie  de  Dieu»  faire  les  plus  rapides  progrès.  Repré- 
sentée par  une  illustre  fille  au  sein  de  la  race  germaine ,  elle 
semble  devancer  La  Ferté  et  Pontigny,  et  devoir  marcher  dé- 
sormais l'émule  de  Clairvaux.  Ce  que  saint  Bernard  opérait  par 
le  prestige  de  son  génie  et  l'ascendant  de  sa  sainteté^  Arnould 
s'efforçait»  autant  qu'il  était  en  lui,  de  le  reproduire  par  la  fer- 
veur de  son  zèle ,  une  activité  prodigieuse  et  un  dévouement 

(1)  Gall.  Christ. y  t.  3,  p.  78t  ;  —  Gasp.  Jong.,  Not,  abbat.  cist.,  etc.,  p.  t50  ; 
^Tabul.  Morim,f  boc  annoiitt;  —  Anb.  Mineus,  Chrcn,  cistf  hoc  anno  iiiS. 


—  38  — 

sans  bornes  aux  intérêts  de  sa  maison.  Mais  la  constance  qui 
nous  rend  persévérants  en  dépit  des  obstacles  n*est  pas  ordi- 
nairement la  vertu  des  âmes  trop  vives  et  des  imaginations  ar- 
dentes. Amould  n'était  point  fait  pour  la  lutte  :  il  recula  devant 
elle,  découragé  et  abattu.  Les  embarras  de  son  administration 
étaient  de  quatre  sortes,  ainsi  que  saint  Bernard  l'indique  dans 
sa  lettre  à  Humbert,  abbé  d'Igny  (i). 

Quelques  religieux  indisciplinés ,  comme  il  s'en  trouve  tou- 
jours dans  les  meilleures  communautés ,  avaient  méconnu  son 
autorité.  Odolric  d'Aigremont  étant  mort,  son  fils  aîné,  qui 
n'avait  cessé  d'être  hostile  à  Morimond ,  réclamait  les  proprié- 
tés dont  sa  famille  avait  doté  si  libéralement  cet  établissement, 
et  menaçait ,  au  besoin ,  de  les  reprendre  par  la  force  ;  les 
frères  convers ,  rebutés  par  des  travaux  excessifs  et  Tingrati- 
tude  du  sol ,  semblaient  épuisés  et  désespérés  ;  enfin ,  on  pou- 
vait craindre  de  manquer  bientôt  des  choses  les  plus  nécessai- 
res à  la  vie. 

Telles  étaient  les  difficultés  de  la  position  d' Amould.  Au  lieu 
de  les  affironter  hardiment  et  de  les  vaincre ,  il  chercha  à  s'y 
soustraire ,  en  se  retirant ,  accompagné  de  ses  plus  fervents 
religieux,  qu'il  avait  gagnés  et  qui  étaient  disposés  à  le  suivre 
partout. 

Ce  fut  d'Ald-Camp  qu'il  écrivit  à  S.  Bernard  et  à  S.  Etienne 
pour  leur  annoncer  son  immuable  résolution,  colorant  son  dé- 
part du  prétexte  d'un  pèlerinage  à  Jérusalem  (2).  Rien  n'était 
plus  adroit ,  car  on  ne  pouvait  guère  faire  un  crime  à  un  BÏAé 
de  quitter  son  couvent  pour  un  voyage  d'outre-mer ,  an  mo- 
ment où  toute  l'Europe  debout  était  tournée  vers  l'orient,  odr 
les  évêques  abandonnaient  leurs  diocèses ,  les  pères  de  famille 
leurs  épouses  et  leurs  enfants,  les  pasteurs  des  âmes  leurs 

(i)  Bpist,  141. 

(S)  ilfiii.  cûLf  p.  160,  t.  1. 


—  39  — 

troupeaux,  les  ermites  leurs  grottes  pour  voler  au  tombeau  de 
Jésus-Christ;  d'autant  plus  qu'Amould  se  vantait d^aroir  obte- 
nu du  Souverain-Pontife  la  permission  de  sortir  de  Morimond 
et  d'aller,  disaitril ,  fonder  un  monastère  cistercien  en  Pales- 
tine, sur  la  terre  natale  de  la  vie  cénobitique. 

Lorsque  le  messager  de  Tabbé  fictif  arriva  à  Glairvaux , 
les  religieux ,  à  cette  nouvelle ,  furent  frappés  de  stupeur  et 
plongés  dans  la  plus  profonde  consternation  ;  car  les  couvents 
cisterciens  ne  formaient  alors  qu*une  grande  famille  :  le  bon- 
heur et  le  malheur ,  la  joie  et  la  tristesse ,  tout  était  commun 
entre  eux.  L'afi^e  parut  si  grave  à  tous,  qu'il  fut  décidé  à 
l'instant  même  qu'on  en  référerait  de  suite  au  Pape  ;  c'est  ce 
que  fit  S.  Bernard,  en  lui  écrivant  au  nom  de  sa  communauté. 
«(  Puisque  vous  tenez ,  lui  dit-il,  la  place  de  celui  qui  avait 
ce  la  sollicitude  de  toutes  les  églises ,  nous  espérons  que  nos 
«  plaintes  et  nos  vœux  arriveront  jusqu'à  vous,  malgré  notre 
«  bassesse  et  la  grandeur  de  vos  nombreuses  occupations. 
a  L'affaire  dont  il  est  ici  question  n'est  pas  seulement  la  nôtre, 
«  mais  celle  de  tout  notre  ordre,  et  si  votre  fils,  notre  père 
a  conunun,  eût  été  à  Cîteauxdans  ce  moment,  ou  il  serait  allé 
ce  lui-même  se  présenter  devant  Votre  Sainteté ,  ou  il  aurait 
«  écrit  en  son  propre  nom  sur  le  déplorable  scandale  qui  nous 
«  afflige. 

a  Pour  ne  pas  tenir  plus  longtemps  votre  charité  inquiète 

«  et  en  suspens ,  nous  vous  annonçons  qu'un  de  nos  frères  ab- 

<  bés,  celui  de  Morimond,  ayant  abandonné  son  monastère, 

«  a  résolu ,  dans  un  esprit  de  légèreté ,  de  se  rendre  à  Jéru- 

«  salem,  se  proposant  auparavant,  dit-on,  de  sonder  votre 

«  prudente  circonspection  et  d'essayer  de  vous  extorquer  une 

«  permission  qui  pallierait  son  égarement.  Si,  ce  qu'à  Dieu 

«  ne  plaise  !  vous  aviez  déjà  donné  votre  assentiment  à  son 

^  projet,  daignez  considérer  dans  votre  sagesse  quelle  source 


—  40  — 

«  de  mine  ce  serait  pour  notre  ordre ,  puisque  ^  d'après  cda , 
ce  tout  abbé  qui  sentirait  la  charge  pastorale  peser  à  ses  épaules 
ce  pourrait  s'en  débarrasser  aussitôt  ^  surtout  chez  nous ,  ou  le 
«  fardeau  du  conunandement  est  si  lourd  et  Tbonneur  de  le 
a  porter  si  léger. 

a  Ensuite ,  comme  si  cet  abbé  eût  voulu  combler  la  mesure 
a  de  la  désolation  de  la  maison  qui  lui  était  confiée,  il  s'est  ai- 
a  taché  pour  compagnons  de  son  vagabondage  les  meilleurs  et 
ce  les  plus  parfaits  de  ses  religieux.  S'il  répond  qu'il  veut  garder 
ce  en  orient  les  observances  de  Giteaux ,  et  que ,  dans  cette  in- 
ce  tention ,  il  emmène  avec  lui  cette  multitude  de  firères ,  qcd 
ce  ne  voit  que  des  soldats  armés  pour  combattre  sont  plus  né- 
(c  cessaires  dans  ces  lieux  que  des  moines  qui  ne  savent  que 
ce  prier  et  pleurer?  Nous  n'avons  pas  la  présomption  de  vous 
«  tracer  ce  qu'il  conviendrait  de  faire  dans  cette  occasion  : 
ce  votre  prudence  vous  le  suggérera  assez  »  (1). 

Saint  Bernard  n'avait  pris  l'initiative  dans  une  affaire  qui 
concernait  la  police  générale  de  l'ordre  qu'à  raison  de  Fex- 
tréme  urgence,  et  en  l'absence  de  l'abbé  de  Giteaux.  Saint 
Etienne  était  alors  en  Flandre ,  où  il  s'était  transporté  pour 
implorer  la  pitié  du  comte  Gharles-le-Bon  en  faveur  de  la 
Bourgogne  désolée  par  une  horrible  famine.  L'homme  de  Dieu 
a  entendu  les  gémissements  des  enfants  qui  demandaient  de  la 
nourriture  à  leurs  mères ,  et  les  cris  de  désolation  des  mères 
qui  n'en  avaient  point  à  leur  donner  ;  il  a  quitté  son  cloître ,  il 
s'est  fait  mendiant,  et  il  est  allé  frapper  à  la  porte  des  rois,  et 
chercher  par  le  monde  du  pain  aux  pauvres.  Ce  fut  au  retour 
de  cette  glorieuse  et  pénible  pérégrination  qu'il  apprit  le  mal- 
heur de  sa  chère  fille  de  Morimond,  indignement  abandonnée, 
et  veuve  du  vivant  même  de  son  époux  (2). 

(1)  Inter  S.  Bera.,  Epist.  359,  scripta  non  1148  sed  11S5. 

(2)  Annal,  cist,j  1. 1,  p.  160. 


—  41  — 

Quoique  l*abbé  Arnould  protestât  dans  sa  lettre  que  rien  ne 
le  ferait  reculer,  saint  Bernard,  emporté  par  l'ardeur  de  sa 
charité ,  lui  avait  répondu  aussitôt ,  se  jetant  à  travers  sa  route 
et  essayant  de  l'arrêter  à  force  de  prières  et  de  larmes. 

«  Vous  saurez  d'abord ,  lui  dit-il,  que  l'abbé  de  Citeaux 
a  n'était  point  encore  revenu  de  Flandre ,  où  il  est  allé ,  en 
«  passant  par  Clairvaux ,  lorsque  votre  courrier  nous  est  ftrri- 
a  vé  ;  il  n'a  donc  pu  recevoir  la  lettre  que  vous  me  chargiez 
a  de  lui  présenter.  Heureux  qu'il  lui  soit  donné  d'ignorer  en- 
<K  core  quelque  temps  une  aussi  triste  nouvelle  !  Vous  me  dé- 
«(  fendez,  comme  pour  me  désespérer,  de  ne  point  m'occuper 
d  de  votre  retour  ;  quand  bien  même  la  religion  ne  m'aurait 
«  pas  fait  un  devoir  de  ne  point  vous  obéir,  ma  douleur  ne  me 
a  l'eût  pas  permis.  Si  j'eusse  été  certain  de  vous  rencontrer 
«  quelque  part,  je  serais  allé  moi-même  vers  vous 

«  Plût  à  Dieu  qu'à  cette  heure  je  fusse  à  vos  côtés!  Je  vous 
«  redirais  en  face  toutes  les  émotions  de  mon  ame  ;  vous  les 
«  liriez  dans  mes  paroles ,  sur  mon  visage  et  dans  mes  yeux. 
«  Me  prosternant  dans  la  poussière  sur  la  trace  de  vos  pas, 
«  je  presserais  vos  pieds  de  mes  mains  ;  j'embrasserais  vos 
«  genoux;  ensuite,  suspendu  à  votre  cou,  je  couvrirais  de 
«  mes  baisers  cette  tête  chérie ,  courbée  depuis  si  longtemps 

<  comme  la  mienne  et  dans  le  même  sillon  sous  le  joug  de 

<  Jésus-Christ.  Je  pleurerais  de  toutes  mes  forces ,  je  vous 
«  |HÎerais,  je  vous  conjurerais,  au  nom  du  seigneur  Jésus, 
«  d'épargner  ce  nouvel  opprobre  à  la  croix  de  celui  qui  a 
«  sauvé  ceux  que  vous  voulez  perdre ,  et  cpii  avait  réuni  ceux 

«que  vous  dispersez Oh!  s'il  m'eût  été  donné  de 

«  suivre  cet  élan  de  mon  cœur  !  j'aurais  peut-être  triom- 
«  phé  par  l'amour  de  celui  que  je  ne  puis  vaincre  par  la 
«  raison 

^  0  grande  et  forte  colonne  de  notre  ordre  !  comment  n'a- 


—  42  — 

ce  vez-Yous  pas  craint  que  votre  chute  n'entraînât  la  mine  de 
a  tout  Fédifice  !  Gomment  pouvez- vous  partir  sans  trembler, 
a  vous  qui  par  votre  départ  enlevez  toute  sécurité  au  troupeau 
a  qui  vous  était  confié  !  Qui  le  défendra  contre  les  loups  ravis- 
«  sants  ?  qui  le  consolera  dans  les  tribulations?  qui  le  soutien- 
ce  dra  dans  le  danger?  qui  enfin  résistera  au  lion  rugissant» 
«  cherchant  toujours  quelcpi'un  à  dévorer?  Ces  jeunes  arbustes 
a  que  vous  avez  transplantés  en  Jésus-Christ ,  en  divers  en- 
a  droits,  dans  des  lieux  d'horreur  et  de  vaste  solitude ,  que 
<c  deviendrontrils?  Qui  les  cultivera?  qui  les  alimentera?  qui 
a  les  environnera  d'une  haie?  qui  se  chaînera  de  couper 
«  les  rameaux  superflus?  Lorsque  le  vent  de  la  tentation  sou{- 
<x  fierai  hélas!  si  tendres  encore,  ils  seront  facilement  déia- 
a^cinés!... 

«  Comment  n*avez-vous  pas  craint  d'embrasser  une  ausâ 
«  étrange  nouveauté  sans  le  conseil  de  vos  frères ,  des  abbés 
«  de  votre  ordre ,  et  particulièrement  sans  la  permisâon  de  a»- 
a  lui  qui  devait  être  votre  père  et  votre  maître?  Plusieurs  sont 
ce  efifrayés  de  vous  voir  traîner  à  votre  suite  de  faibles  enfants^ 
«  des  jeunes  gens  d'une  santé  délicate.  Si  vous  prétendez  qu'ils 
tt  sont  forts  et  robustes,  pourquoi  les  enlever  à  une  maisoo 
a  désolée,  où  leur  présence  serait  si  nécessaire;  si,  au  con- 
a  traire,  comme  je  l'ai  dit,  ils  manquent  de  force  et  de  vi- 
«  gueur,  leur  sera-t-il  possible  de  vous  accompagner  dans 
<&  votre  dur  et  laborieux  pèlerinage?  Mais  nous  ne  croyons  pas 
«  que  vous  vouliez  vous  charger  désormais  de  leur  conduite  : 
«  il  y  aurait  une  grande  inconvenance  à  ce  que  vous  repris- 
<x  siez  ailleurs ,  sans  vocation  et  par  pure  présomption ,  des 
a  fonctions  que  vous  avez  quittées  ici  témérairement  et  mal- 
«  gré  la  défense  qui  vous  était  faite.  Je  vous  promets,  en  fi- 
cc  nissant,  cpie  si  vous  me  fournissez  l'occasion  de  m'entrete- 
«(  nir  un  instant  avec  vous ,  je  donnerai  tous  mes  soins  pour 


—  43  — 

«  que  vous  puissiez  marcher  en  sûreté  de  conscience  dans  la 
d  Toie  où  TOUS  vous  êtes  engagé  avec  tant  de  témérité  et  de 
«  péril»  (1). 

Cette  lettre  si  douce,  si  amicale,  si  touchante,  et  tout  à  la 
fois  si  incisive  et  si  terrassante ,  ne  changea  point  le  cœur  de 
notre  malheureux  abbé;  saint  Bernard  revint  encore  plu- 
sieurs fois  à  la  charge ,  mais  inutilement.  Par  une  épouvanta- 
ble punition  de  Dieu,  Arnould  fut  peut-être  le  seul  homme  de 
cette  époque  qui  ne  fut  point  captivé  par  le  charme  tout-puis- 
sant de  cette  parole  qui  remuait  le  monde  «  conmiandait  aux 
éléments  et  fsdsait  lever  les  morts  de  leurs  tombeaux. 

Le  saint  abbé  de  Clairvaux ,  désespérant  de  pouvoir  ramener 
jamais  le  chef  des  fugitifs ,  se  tourna  du  côté  de  ses  compa- 
gnons ,  pour  essayer  d*en  retirer  au  moins  quelques-uns  de 
Tabtme;  il  s*adressa  à  Adam,  celui  qui  avait,  après  Arnould, 
le  plus  d'autorité  et  d'influence ,  et  dont  il  avait  été  le  confident 
et  le  directeur.  La  lettre  qu'il  lui  écrivit  respire  toute  la  véhé- 
mence ,  je  dirais  presque  toute  Tindignation  et  la  colère  d'un 
père  irrité  parce  qu'il  a  été  indignement  trompé  par  son  fils, 
et  qui  laisse  échapper  de  son  cœur  blessé  les  reproches  les  plus 
amers;  cependant,  à  la  fin,  la  miséricorde  l'emporte,  et  le 
pardon  vient  après  les  reproches. 

a  0  insensé  !  s'écrie-t-il ,  par  quelle  espèce  de  fascination 
«  avez-vous  pu  renoncer  si  tôt  aux  salutaires  engagements  que 
«  vous  aviez  pris  avec  moi  en  présence  de  Dieu  ?  Repassez 
«  dans  votre  souvenir  toute  la  folie  et  l'iniquité  de  vos  voies  ! 
«  Ne  vous  rappelez-vous  plus  qu'à  Marmoutier  vous  avez  con- 
tt  sacré  au  Seigneur  les  prémices  de  votre  conversion  ?  qu'au 
«  monastère  de  Foigny  vous  aviez  cru  devoir  confier  le  soin 
«  de  votre  ame  à  notre  sollicitude  paternelle?  qu'à  Morimond 

(1)  Spist.  4. 


—  44  — 

«  vous  TOUS  étiez  lié  par  le  vœu  de  stabilité?  enfin  que, 
(t  m'ayant  consulté  sur  votre  projet  de  tous  associer,  je  ne  dï- 
«  rai  pas  au  pèlerinage ,  mais  au  vagabondage  de  Fabbé  Ar- 
ec nouldy  vous  y  aviez  renoncé  et  vous  n*aviez  pas  cru  poavoir 
«  accompagner  licitement  celui  qui  ne  pouvait  partir  sans 
(c  crime?  Mais  à  cpioi  bon,  direz-vous,  revenir  sur  ce  passé? 
«  Pour  vous  convaincre  de  légèreté  et  vous  montrer  les  pcr- 
«  pétuelles  contradictions  de  votre  conduite ,  afin  que ,  recon- 
ce  naissant  votre  erreur  et  en  rougissant,  vous  appreniez,  hélas! 
«  peut-être  trop  tard,  de  T  Apôtre,  à  ne  point  croire  à  toule 
((  sorte  d'esprit;  de  Salomon  à  choisir  un  conseiller  mitre 
ce  mille  ;  du  saint  Précurseur,  non-seulement  à  ne  point  être 
a  vêtu  mollement,  mais  encore  à  ne  point  vous  laisser  ém- 
et porter  comme  un  roseau  à  tout  vent  de  doctrine  ;  de  notre 
<(  Seigneur,  à  fonder  votre  maison  sur  la  pierre ,  et  des  Disô- 
«  ciples ,  à  unir  la  prudence  du  serpent  à  la  simplicité  de  la 
(c  colombe;  enfin,  pour  que,  de  tous  ces  passages  de  rEcri- 
cc  ture  sainte,  et  d'autres  encore,  vous  tiriez  cette  condusion, 
(C  que  vous  avez  été  misérablement  trompé  par  le  grand  sé- 
cc  ducteur,  dont  la  malice  astucieuse  sait  revêtir  mille  formes 
<c  diverses  pour  nous  perdre  ;  n'ayant  pu  vous  arrêter  au  débol 
(C  de  la  carrière,  il  vous  a  envié  le  don  de  la  persévérance] 
a  croyant  avoir  assez  fait  s'il  parvenait  à  vous  enlever  la  verti 
c(  qui  seule  nous  mérite  la  couronne.  Je  vous  conjure  donc 
a  par  les  entrailles  de  Jésus-Christ,  de  rester  où  vous  êtes,  oi 
«t  de  ne  partir  qu'après  être  venu  vous  concerter  avec  nous 
a  afin  de  savoir  s'il  n'y  aurait  pas  un  remède  aux  grands  mau 
«  que  votre  départ  a  attirés  sur  nous ,  et  à  ceux  plus  grand 
«  encore  que  nous  redoutons  pour  l'avenir  »  (1). 
Saint  Bernard,  qui  poussait  devant  lui,  avec  sa  crosse  d 

(1)  Epist.  6. 


—  45  — 

bois»  et  les  hérétiques,  et  les  philosophes  »  et  les  rois,  et  les 
peuples  9  n'était  point  accoutumé  à  trouver  de  la  résistance  ; 
aussi  fut-il  grandement  surpris  et  affligé  en  voyant  ses  efforts 
venir  se  briser  contre  l'inflexible  opiniâtreté  de  l'abbé  et  des 
religieux.  Attribuant ,  dans  son  humilité  profonde,  ce  doulou- 
reux échec  à  ses  péchés ,  il  pria  Brunon ,  l'un  des  prêtres  les 
plus  distingués  de  Cologne  par  sa  naissance ,  et  des  plus  pré- 
pondérants par  son  mérite  et  sa  haute  position ,  de  lui  venir  en 
aide ,  espérant  que  son  intervention  immédiate  sur  les  lieux 
mêmes  lui  serait  du  plus  grand  secours  dans  cette  malheureuse 
affaire.  Il  l'avait  vu  et  connu  au  concile  de  Reims  ;  aussi  lui 
dit-il  :  «  Ce  n'est  point  avec  crainte,  conune  à  un  étranger,  mais 
«  avec  la  plus  grande  confiance ,  comme  à  quelqu'un  de  mon 
c  intimité  9  que  je  vous  écris  toute  ma  pensée.  Âmould,  abbé 
«  de  Morimond ,  au  scandale  de  notre  ordre ,  a  abandonné  ré- 

«  cemment  son  monastère De  cette  grande  multitude 

«  de  moines  qu'il  avait  rassemblés  pour  lui  et  non  pour  Jésus- 
«  Christ,  dans  ses  nombreux  voyages  et  sur  terre  et  sur  mer, 

<  il  en  a  laissé  quelcpies-uns  dans  la  désolation ,  et  s'est  asso- 

<  dé  les  autres.  Trois  de  ces  derniers  nous  désolent  surtout  par 
«  leur  absence  :je  veux  parler  d'Evrard,  notre  frère;  d'Adam, 
«  que  vous  connaissez,  et  de  Conrad ,  cet  enfant  d'une  famille 
«  illustre,  qu'il  a  enlevé  de  Cologne  non  sans  scandale.  Nous 
«  avons  appris  qu'ils  habitaient  encore  vos  contrées  avec  quel- 

<  qnes  autres  du  même  parti.  Si  cela  est,  daignez,  je  vous  en 
«  prie ,  faire  tous  vos  efforts  pour  les  réunir  autour  de  vous , 
«  les  fléchir  par  vos  prières  et  les  convaincre  par  vos  raison- 
«  nements  ;  alliant  en  eux  la  prudence  du  serpent  à  la  simpli- 
<c  cité  de  la  colombe ,  afin  qu^ils  ne  croient  plus  devoir  obéis- 
«  sance  à  un  désobéissant,  et  pouvoir  suivre  sans  péché  un 
«  honune  livré  à  un  coupable  vagabondage  ;  ne  se  laissant  pas 
«  séduire  plus  longtemps ,  au  point  d'abandonner  l'ordre  où 


—  46  — 

«  ils  ont  fait  leur  profession  pour  un  homme  qui  8*e8t  jeté  hors 
a  de  la  sienne  »  (1). 

Les  saints  n'ont  jamais  parlé ,  prié  et  pleuré  en  "vam  :  saint 
Bernard  gagna  d'abord  le  moine  Henri,  qui  revint  dans  son 
monastère;  il  y  fut  suivi  de  tous  les  autres,  conune  noosk 
verrons.  Amould ,  afin  de  se  soustraire  aux  instances  de  ses 
amis  de  Cologne  et  d'étoufier  plus  aisément  les  remcnrds  de  st 
conscience,  se  retira  dans  la  Flandre  pour  y  vivre  inconna; 
mais  c'était  là  que  la  justice  de  Dieu  l'attendait  :  frappé  subi- 
tement, dans  les  premiers  jours  de  janvier  1126,  moins  d*mi 
an  après  sa  sortie  de  Morimond ,  U  mourut  misérablement, 
et  sa  triste  fin  parut  à  tout  le  monde  une  juste  et  terrible  puni- 
tion de  sa  présompteuse  désobéissance;  eujus  frœmn^liô, 
dit  saint  Bernard,  digno  sed  pavendo  fine  in  hrevi  esi  vmdi' 
cala  (2). 

Si  nous  voulons,  pour  nous  instruire ,  remonter  aux  causes 
de  cet  inconcevable  égarement ,  nous  les  retrouverons  : 

l""  Dans  l'orgueil  :  Amould  était  une  de  ces  natures  vives, 
curieuses,  ardentes  et  égoïstes,  qui  ne  font  le  bien  qu'autair 
qu'elles  y  trouvent  le  compte  de  leur  amour-propre  ;  douées  à 
plus  d'impétuosité  que  de  persévérance ,  ayant  plus  d'instind 
généreux  que  de  jugement  solide  ;  toujours  prêtes ,  à  la  moin 
dre  contradiction ,  à  £e  lancer  avec  une  inconcevable  hardiessi 
dans  les  voies  les  plus  insolites  et  les  plus  dangereuses  ;  y  per 
sévérant  par  le  même  esprit  qui  les  y  a  jetées  ;  ce  qui  prouv 
qu'il  y  a  quelque  chose  pour  le  solitaire  et  le  prêtre  de  plu 
précieux  que  le  zèle,  le  dévouement,  les  austérités  les  plu 
dures  et  la  science ,  c'est  l'humilité ,  sans  laquelle  les  plus  bril 
lantes  quaUtés,  les  dons  les  plus  rares  ne  sont,  hélas  !  que  tro; 


(1)  Epùt  6. 

(2)  Ad  Humb.,  abbat.  Igoiac.,  Epist.  141  ;  —  Arm,  cist ,  t.  i,  p.  160 ,  c.  t,  < 
p.  164,  cl. 


—  47  — 

souvent  une  souree  de  ruine  pour  les  individus,  de  scandales 
et  de  malheurs  pour  FÉglise  I 

2*"  Dans  des  courses  trop  fréquentes  :  la  solitude  est  le  foyer 
de  la  vie  religieuse  ;  le  moine  ne  doit  la  quitter  que  le  plus  ra- 
rement possible  et  lorsqu'il  y  est  forcé,  comme  saint  Bernard  ; 
il  faut  qu'il  se  concentre  davantage  dans  son  for  intérieur  et 
se  fasse  un  cloHre  dans  son  ame,  pour  entretenir  jusqu'au  mi- 
Ikudu  monde 9  avec  plus  de  vigilance  que  jamais,  la  commu- 
nication incessante  et  vivante  de  ses  pensées  avec  le  ciel.  C'est, 
ce  que  ne  fit  point  le  premier  abbé  de  Morimond  ;  ramené  à 
chaque  instant  dans  le  siècle  par  les  affaires  de  sa  maison  et  la 
prédication ,  il  oublia  peu  à  peu  son  élément  ;  les  voyages  et  les 
pérégrinations  devinrent  un  besoin  pour  lui  ;  ce  besoin  dégé- 
néra en  passion,  et  cette  passion  l'entraîna  dans  l'abtme  (1). 


CHAPITRE  VIL 


BectioD  d'un  nonrel  abbé;  second  Toyage  de  saint  Etienne  Harding  à  Ifori- 
Doiid;  la  maison  se  relèTe;  les  donations  des  sires  d* Aigrement  sont  irréTO- 
caUement  confirmées;  dernière  lettre  de  saint  Bernard  anx  moines  fugitifs. 


Les  œuvres  de  Dieu  ne  ressemblent  point  à  celles  des  hom- 
mes :  elles  grandissent  et  se  fortifient  par  ce  qui  devrait  hu- 
mainement les  faire  périr»  semblables  au  rocher  des  mers,  qui 
s'affermit  sous  le  choc  des  flots.  L'abbaye  naissante  de  Mori- 


(i)  D.  Le  Nain, ifw^  de  tord,  deCîteaux,  t.  i  ;  —  Séries  Abbot.  Morim.,  Ms. 
abibl.  D.  Fèvr.  de  Font.,  p.  1;  —  S.  Bernard,  oper.  gen.,  in-S»,  1. 1,  pp.  18  et  28. 


—  48  — 

mond»  trahie  par  son  premier  abbé ,  abandonnée  de  ses  meil- 
leurs religieux»  attaquée  au  dedans  par  ses  propres  enfants  et 
au  dehors  par  ses  anciens  bienfaiteurs  eux-mêmes  ,  semUait 
deyoir  trouver  la  mort  dans  son  berceau  ;  mais  elle  se  releva, 
appuyée  sur  celui  qui  sait ,  quand  il  lui  plaît»  changer  la  fai- 
blesse en  force  elles  humiliations  en  gloire. 

Saint  Etienne ,  ayant  appris  la  Triste  fin  d' Amould ,  ea  h 
d'autant  plus  afQigé  cpi'elle  lui  donnait  les  plus  grandes  inquié- 
tudes sur  le  sort  étemel  d*une  ame  qui  lui  était  bien  chère  ;  il 
pleura  sa  mort  conune  un  bon  père  pleure  celle  d'un  fils  in- 
grat ;  mais  il  fallait  arrêter  les  suites  d'un  aussi  déplorable 
scandale  ,  soutenir  les  religieux  qui  restaient ,  ramener  oeu 
qui  étaient  sortis.  On  sentait  le  besoin  d'une  main  ferme  el 
habile  pour  réparer  ces  désastres  ;  le  saint  abbé  de  Ctteam 
partit  donc  aussitôt  pour  Morimond.  Voulant  auparavant  m 
concerter  avec  Thomme  de  Dieu  devenu  Foracle  de  son  ordre 
et  du  monde,  il  passa  par  Clairvaux»  d*oii  il  emmena  avec  loi 
Gauthier ,  prieur  de  cette  abbaye ,  honune  d'une  vertu  coor 
sommée,  formé  pendant  dix  ans  à  Fécole  de  saint  Bernard  (1) 

Lorsqu'il  entra  dans  le  monastère  désolé,  il  y  fut  témoin  di 
spectacle  le  plus  triste  et  le  plus  attendrissant  :  tous  les  rdi 
gieux  coururent  à  sa  rencontre ,  en  versant  des  larmes  et  ei 
poussant  des  gémissements.  Quelques-uns  lui  prenaient  le 
mains  et  y  collaient  leurs  lèvres  ;  d'autres  baisaient  sa  coule  e 
son  froc  ;  ceux  qui  l'avaient  connu  à  Citeaux  se  jetaient  dan 
ses  bras  ,  se  tenaient  pendus  à  son  cou  ;  tous  le  saluaient  e 
pleurant,  comme  leur  sauveur.  On  n'entendait  que  des  sao 
glots  entrecoupés  d'actions  de  grâces. 

Enfin,  le  silence  et  le  calme  s'étant  rétablis ,  le  saint  pari 
avec  beaucoup  de  force  et  de  douceur,  glissa  sur  le  passé  ave 

(1)  Annal,  cist.^  t.  i,  p.  165  :  Vimm  sanctissimum  et  in  schola  Bemardi  exa 
citatum  per  decem  annos. 


—  49  — 

charité,  et  insista  spécialement  sur  la  nécessité  de  réorganiser 
la  communauté  et  de  réparer  les  brèches  faites  à  la  discipline 
monastique  par  une  plus  grande  régularité ,  une  vie  plus  fer- 
vente et  plus  mortifiée 9  une  union  plus  étroite.  Ensuite,  lors- 
qu'il eut  proposé  Gauthier,  son  compagnon  de  voyage ,  pour 
abbé ,  il  n'y  eut  qu'une  voix  pour  approuver  et  proclamer  cet 
heureux  choix.  Il  l'installa  donc  solennellement ,  resta  quel- 
ques semaines  encore  afin  de  consolider  son  œuvre,  et,  voyant 
refleurir  l'ordre  et  la  paix,  il  dit  adieu  à  ces  enfants  chéris  qu'il 
venait  d'engendrer  une  seconde  fois  à  Jésus4]lhrist,  et  reprit  le 
chemin  de  Qteaux  (1  ) . 

Le  nouvel  abbé  était  un  de  ces  douze  religieux  qui,  sous  la 
conduite  de  saint  Bernard ,  étaient  venus  s'ensevelir  dans  la 
vallée  d'Absinthe.  Nonuné  prieur  dès  le  commencement,  il 
s'était  acquitté  de  ses  fonctions  avec  tant  de  supériorité ,  qu'il 
ne  semblait  point  déplacé  à  côté  de  l'illustre  abbé  de  Qair- 
vaux.  Les  infirmités  de  ce  dernier  s'étant  aggravées  d'une  ma- 
nière alarmante ,  Guillaume  de  Champeaux  avait  exigé  qu'il 
fût  complètement  déchargé  de  l'administration  de  la  maison, 
et  vécût  dans  une  cellule  isolée  pendant  un  an.  Durant  tout 
ce  temps,  Gauthier  avait  gouverné  seul  toute  la  communauté, 
et  su  si  bien  la  maintenir  à  sa  hauteur  première  ,  que ,  selon 
les  historiens,  il  eût  fait  oubUer  tout  autre  que  S.  Bernard  (2). 
U  prouva  bientôt  cpi'il  était  au  niveau  de  sa  nouvelle  posi- 
tion. 

Le  patron  laïque  de  Morimond ,  comme  nous  l'avons  vu , 
était  animé  des  intentions  les  plus  hostiles ,  et  le  départ  d'Âr- 
nould  p'avait  fait  que  l'aigrir  davantage.  Gauthier,  avec  ce 
tact  et  cette  connaissance  du  cœur  humain  qui  le  distinguaient 
éminemment  y  comprit  qu'il  ne  pourrait  fléchir  ce  caractère 

(1)  Armai,  cist.y  t.  i,  pp.  90  et  165. 

(2)  Armai,  cist.,  t.  i,  pp.  90  et  165. 


—  50  — 

altter  qu*à  force  de  ménagements,  de  déférence  et  de  douceur» 
et  il  finit  par  le  dominer  au  point  d*en  obtenir  la  cession  plei- 
ne et  entière  de  tous  les  droits  qu'il  prétendait  avoir  sur  l'ab- 
baye. 

Guillenc,  de  l'illustre  maison  d'Aigremont»  occupait  alors  le 
siège  de  Langres  (1  ] .  Ce  prélat»  ayant  appris  cet  heureux  chan- 
gement, se  hâta  de  convoquer  à  Morimond  la  noblesse  du  Bas- 
signy,  et  s*y  rendit  lui-même  avec  tous  les  membres  de  son 
oflidalité  :  le  notaire  épiscopal,  ayant  rédigé  la  charte  de  fon- 
dation >  dans  laquelle  étaient  spécifiées  l'une  après  l'autre  les 
donations  d'Odolric  et  d'Adeline»  il  la  confirma  de  son  aubn 
ritéy  la  scella  de  son  sceau  et  du  sceau  de  chacun  de  ses  ardii- 
diacres  ;  ensuite ,  il  fit  jurer  sur  les  Évangiles  à  tous  les  set» 
gneurs  présents  qu'ils  en  observeraient  les  clauses  et  condi- 
tions» sous  peine  d'anathème  et  d'excommunication  (2). 

Désormais  tranquille  sur  le  soin  des  choses  temporelles , 
voyant  fleurir  autour  de  lui  toutes  les  vertus  monastiques,  Gau- 
thier» semblable  au  bon  Pasteur»  oublia  les  brebis  renfermées 
dans  le  bercail»  pour  ne  songer  qu'à  celles  qui  étaient  égarées 
dans  les  déserts  lointains  et  exposées  à  la  dent  des  loups.  Ne 
pouvant  aller  lui-même  les  chercher  et  les  ramener  sur  ses 
épaules»  il  ne  cessait  de  les  poursuivre  partout»  tantôt  de  ses 
douces  et  amicales  invitations»  tantôt  de  ses  reproches  et  de  ses 
menaces  ;  mais»  soit  que  les  fugitifs  fussent  retenus  par  la  honte 
de  leur  première  démarche  »  soit  cpie  Dieu»  pour  les  punir  de 
leur  trop  longue  désobéissance  »  eût  endurci  leurs  cœurs  »  ils 
n'en  continuaient  pas  moins  de  marcher  avec  une  désolante 
obstination  dans  leurs  voies  perverses. 

Alors  il  crut  devoir  en  appeler  à  saint  Etienne»  le  père  de  la 

(1)  D*aatres  le  disent  cousin  ou  frère  d'Ebbe ,  comte  de  Saulx ,  et  conséqaem- 
menl  de  celte  maison.  —  Mangin,  Hist.  ecclés.  de  Langres,  t.  2,  p.  330. 
(î)  Gali.  Christ.,  int.  Inst.,  t.  4,  p.  159. 


—  51  — 

grande  famille  ;  celui-ci  en  référa  au  chapitre  général  qui  de- 
vait se  tenir  cette  année.  Il  y  fut  statué  que  si ,  dans  un  délai 
fixé ,  les  rebelles  n'étaient  pas  rentrés  dans  la  maison  dont  ils 
étaient  profes ,  ils  seraient  excommuniés  ;  on  pria  saint  Ber- 
nard de  leur  notifier  cette  décision  capitulaire  et  d'essayer  en- 
core une  fois  de  les  ramener  par  la  douceur  (1).  Le  saint  abbé, 
sachant  que  le  retour  d'Adam ,  s'il  pouvait  l'obtenir ,  serait 
Uentôt  suivi  de  celui  de  tous  les  autres,  adressa  à  ce  religieux 
une  seconde  lettre  très-détaillée,  dans  laquelle  il  semble  avoir 
épuisé  toutes  les  ressources  de  sa  charité  et  de  son  génie. 

(c  Par  votre  départ  scandaleux  vous  avez ,  lui  dit-il ,  blessé 
«  la  charité ,  troublé  la  paix,  brisé  l'unité  ;  or,  si  quelqu'un 
«  est  en  dehors  de  la  charité,  de  la  paix  et  de  l'unité,  que  lui 
«  reste-t-il  dans  le  royaume  du  Christ  et  de  Dieu?  Mais  vous 
«  me  répondez  :  —  Notre  abbé  nous  a  emmenés,  nous  ordon- 
«  nant  de  le  suivre;  devions-nous  désobéir?  —  Soit  :  enfants, 
«  vous  avez  dû  accompagner  votre  père  ;  disciples,  votre  maî- 
«  tre;  soldats,  votre  chef  ;  mais  son  autorité  sur  vous  n'a  pu 
«  durer  plus  que  sa  vie.  Maintenant  que  vous  êtes  assurés  de 
«  sa  mort ,  qui  vous  empêche  de  prêter  l'oreille ,  je  ne  dirai 
«  pas  à  ma  voix,  mais  à  celle  de  notre  Dieu  vous  disant  par  la 
«  bouche  de  Jérémie  :  Celui  qui  est  tombé  ne  se  relètera^t-il 
'  «  plus  ?  ou  :  Celui  qui  était  égaré  ne  se  retrouvera-tr4l  jamais  ? 
«  Est-il  encore  nécessaire  d'obéir  à  un  mort?  Vous  ne  croyez 
«  pas  que  les  liens  qui  attachent  les  moines  à  leur  abbé  soient 
«  plus  forts  et  plus  indissolubles  cpie  ceux  qui  unissent  les 
a  époux  entre  eux  ;  or,  cependant ,  l'Apôtre  affirme  que  la 
«  femme  est  dégagée  de  ses  serments  par  la  mort  de  son  mari  ; 
«  et  vous,  vous  penseriez  ^tre  liés  envers  un  abbé  qui  a  cessé 
«  de  vivre! 

(1)  Atmal.  cist.f  t.  i,  p.  165. 


—  52  — 

<(  Je  vous  ai  parlé  de  la  sorte ,  non  que  je  pense  que  vous 
«  ayez  jamais  dû  lui  obéir  ou  que  votre  soumission  aveugle 
ce  ait  été  une  véritable  obéissance,  car  nous  ne  devons  pas  obéir 
«  à  ceux  qui  nous  commandent  le  mal,  parce  cpie  ce  serait  dé- 
((  sobéir  à  Dieu  qui  nous  défend  toute  action  mauvaise.  Quoi! 
«  Dieu  m'interdit  ce  que  Thomme  me  prescrit,  et  j'écouterais 
«c  rhomme  y  sourd  à  la  voix  de  Dieu  !  Les  apôtres  n'ont  point 
«  agi  ainsi  ;  ils  nous  crient  du  fond  de  leurs  tombeaux  :  Il 
ce  vaut  mieux  obéir  à  Dieu  qu'aux  hommes  f . . . 

«  D'après  les  maximes  des  anciens ,  dans  le  conflit  de  deux 
a  autorités,  c*est  à  la  plus  élevée  qu'il  faut  se  soumettre  ;  or, 
tt  l'abbé  de  Oteaux  était  le  supérieur  d'Arnould ,  conune  le 
a  père  est  le  supérieur  de  son  fils,  le  maître  de  son  disciple  et 
ce  Pabbé  d'un  simple  moine,  et  vous  avez  foulé  aux  pieds  sa  ju- 
cc  ridiction,  ainsi  qu'il  s'en  plaint  avec  raison.  Vous  avez  mé- 
(c  prisé  Févéque  de  Langres,  dont  vous  n'avez  pas  attendu  le 
m  consentement.  Peut-être  m'opposerez- vous  l'autorité  du 
a  pontife  romain,  dont  vous  auriez  obtenu,  dit-on,  l'approba- 
a  tion.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  prêtre  éternel,  celui  qui  est  entré 
ce  seul  et  une  seule  fois  dans  le  saint  des  saints  pour  y  consom- 
a  mer,  par  son  propre  sang,  la  rédemption  du  monde,  mena- 
((  ce  d'une  voix  terrible  quiconque  scandalisera  un  des  plus 
ce  petits  enfants.  Or,  il  est  certain  que  vous  avez  scandalisé 
«c  une  grande  multitude  d'ames,  en  préférant  le  commande* 
a  ment  de  l'honune  au  commandement  de  Dieu.  Le  pape  lui- 
c(  même,  quelque  grande  que  soit  son  autorité,  ne  peut  faire 
tt  que  ce  qui  est  mal  de  soi  cesse  de  l'être  et  se  change  en 
«  bien  ;  je  ne  croirai  jamais  que  le  successeur  de  Pierre  ait 
<K  donné  les  mains  à  votre  projet,  à  moins  que  vous  ne  l'ayez 
a  surpris  par  vos  mensonges  ou  vaincu  par  votre  importunité; 
«  autrement ,  il  faudrait  dire  qu'U  vous  aurait  accordé ,  je  ne 
tt  dirai  pas  la  permission,  mais  la  licence  de  semer  partout  le 


—  53  — 

«  scandale,  de  susciter  des  schismes  ,  de  contrister  vos  amis, 
«  de  troubler  la  paix  de  TEglise ,  de  rompre  Tunité ,  et  par- 
ce dessus  tout  de  mépriser  votre  évêque. 

a  Maintenant,  j'en  appelle  à  votre  conscience  :  Etes  -  vous 
«  parti  de  votre  propre  mouvement,  ou  malgré  vous?  Dans  le 
(c  premier  cas ,  ce  n'est  donc  pas  par  obéissance  ;  dans  le  se- 
a  cond ,  vous  deviez  avoir  pour  suspect  un  commandement 
«  auquel  il  vous  répugnait  de  vous  soumettre.  Comment  n'a- 
«  vous  pas  été  épouvanté  de  cette  menace  tombant  du  ciel 
<c  conmie  la  foudre  :  Malheur  à  celui  par  qui  le  scandale  ar- 
a  rive  !  Cette  parole  si  forte  ,  si  puissante ,  qui  a  fait  lever  les 
«  morts  de  leurs  sépulcres ,  tiré  les  âmes  des  enfers ,  uni  la 
((  terre  au  ciel  ;  qui  a  retenti  dans  tout  l'univers,  n'a  pu  péné- 
«  trer  jusqu'à  votre  cœur  endurci ,  ni  réveiller  votre  ame  en- 
t  dormie  !  C'est  le  sang  de  Jésus-Christ  même,  ô  frère  Adam  ! 
«  qui  élève  sa  voix  en  faveur  des  moines  pieusement  rassem- 
«  blés  dans  le  clottre,  contre  les  impies  perturbateurs  !  Si  vous 
<c  êtes  insensible  à  ses  gémissements,  il  n'en  sera  pas  de  même 
«  de  celui  qui  l'a  laissé  couler  de  son  sein  entr'ouvert  ;  car 
«  conunent  n'entendrait-il  pas  la  voix  de  son  propre  sang,  lui 
«  qui  a  entendu  la  voix  du  sang  d'Âbel  ! 

«  Ne  m'objectez  plus  que,  simple  disciple,  vous  étiez  là  pour 
«  apprendre  et  non  pour  enseigner,  pour  suivre  et  non  pour 
«  précéder  votre  maître  !  0  le  plus  obéissant  de  tous  les  moi- 
«  nés  !  qui  ne  laisse  pas  perdre  un  seul  iota  de  tout  ce  qui  tom- 
«  be  des  lèvres  de  son  supérieur!  qui  ne  fait  attention  qu'au 
«  commandement  et  non  à  la  chose  commandée  !  dites  -  moi, 
«  je  vous  prie,  s'il  eût  armé  votre  main  d'un  glaive  et  vous  eût 
«  ordonné  de  l'enfoncer  dans  sa  gorge,  est-ce  que  vous  y  au- 
•  riez  consenti?  S'il  vous  eût  enjoint  de  le  précipiter  dans  le 
«  feu  ou  dans  l'eau ,  est-ce  que  vous  auriez  obéi  ?  Non ,  évi- 
«  demment  ;  vous  auriez  reculé  devant  un  pareil  crime.  Eh 


—  54  — 

«  bien  !  en  favorisant  sa  fuite  scandaleuse,  en  raccompagnant, 
«  vous  vous  êtes  rendu  plus  coupable  :  votre  obéissance  a  été 
c(  pire  qu'un  homicide!... 

«  Je  n'en  dirai  pas  plus,  car  vous  n'avez  pas  besoin  de  longs 
«  discours,  vous  qui  avez  l'esprit  si  prorapt  à  saisir  et  la  vo- 
ce lonté  si  ardente  à  choisir.  Quoique  cette  lettre  vous  soit 
a  adressée  spécialeraent,  je  ne  Tai  point  écrite  pour  vous  seul, 
c<  mais  encore  pour  ceux  auxquels  Dieu  a  prévu  qu'elle  était 
<t  nécessaire.  Je  finis,  en  vous  priant  de  songer  au  danger  af- 
«  freux  qui  vous  raenace ,  et  de  ne  pas  tenir  plus  longtemps 
a  dans  une  si  cruelle  incertitude  tant  d'ames  qui  vous  r^ret- 
«  tent  et  vous  désirent.  Vous  avez  dans  votre  main  le  sort  de 
a  ceuxquisontavecvous  :  jepensequ'ils  feront  tout  ce  quevous 
a  ferez  ou  tout  ce  que  vous  voudrez  ;  autrement,  dénoncez4eur 
a  ouvertement  la  sentence  redoutable  prononcée  contre  eux 
tt  par  le  chapitre  de  tous  nos  abbés  :  A  ceux  qui  reviendranU 
(c  la  vie;  à  ceux  qui  resteront,  la  mortl  »  (1). 

Cette  lettre,  dont  nous  avons  reproduit  seulement  les  parties 
les  plus  saillantes,  est  une  des  plus  longues,  des  plus  éloquen- 
tes, des  plus  pathétiques  et  en  même  temps  des  plus  logiques 
de  celles  qui  sont  sorties  deTame  et  de  la  plume  de  saint  Ber- 
nard; elle  brisa  Fobstination  des  fugitifs.  La  chronique  de  Mo- 
rimond  raconte  qu'Adam  et  ses  compagnons ,  tremblant  de 
voir  la  foudre  dont  on  les  avait  menacés  éclater  sur  leurs  tètes 
et  de  nouveaux  abîmes  s'ouvrir  sous  leurs  pas,  reprirent  le  che- 
min de  la  solitude  qu'ils  avaient  désertée  (2).  Ainsi  Amould, 
qui  aurait  dû  les  précéder  dans  leur  retour,  comme  il  ^s  avait 
précédés  dans  leur  fuite,  fut  le  seul  qui  ait  persisté  dans  son 
opiniâtreté  et  qui  soit  mort  sur  une  terre  étrangère ,  hors  de 
son  ordre  et  de  sa  profession  ;  nul  de  ses  religieux  ne  resta  pour* 

(1)  Epist  7. 

(i)  Tabul,  Morim,,  p.  18. 


—  55  — 

prier  et  pleurer  sur  sa  tombe.  Sans  doute  on  doit  lui  pardon- 
ner beaucoup ,  à  cause  de  ses  qualités  et  de  ses  grands  servi- 
ces ;  mais  jamais  sa  mémoire  n'a  brillé  pure,  ni  dans  FEglise, 
ni  dans  le  cloitre,  et  son  buste,  dans  la  galerie  de  Morimond,  a 
toujours  paru  couvert  d'un  voile  funèbre  (1). 


CHAPITRE  VIII. 


De  rbospitalité  k  Iforimond;  arrÎTée  du  jeane  Othon  d'Aatriche 

et  de  ses  compagnons. 


Semblables  à  la  fleur  odorante  qui  embaume  dans  la  vallée 
tout  ce  qui  croit  autour  d'elle ,  les  saints  répandent  le  parfum 
de  leurs  vertus  sur  ceux  qui  les  approchent;  ainsi  les  bénédic^ 
lions  célestes  dont  Tame  de  saint  Bernard  était  remplie  sem- 
blaient s'être  déversées  en  partie  sur  l'ancien  prieur  de  Clair- 
vaux  .  Sous  son  administration  tout  marche ,  se  développe  et 
grandit  avec  tant  de  rapidité  et  d*éclat ,  qu'on  doit  dire  que 
c'est  à  lui  que  commence  l'ère  héroïque ,  le  cycle  glorieux  de 
Morimond. 

A  cette  époque ,  il  y  avait  une  multitude  de  malheureuses 
victimes  du  despotisme  des  rois  ou  de  la  violence  tyrannique 
des  petits  seigneurs ,  qui  se  sauvaient  pour  se  soustraire  aux 
plus  affreux  supplices  et  h  la  mort  ;  des  pèlerins  de  toutes  les 
parties  de  l'Europe  cheminaient  vers  les  lieux  saints ,  en  ré- 

(1)  Mangin,  Hist.  ecclés.  du  diocèse  de  Langres,  t.  3,  p.  S69. 


—  56  — 

citant  les  Psaumes  de  la  pénitence  ;  des  chevaliers  erraient  de 
province  en  province ,  cherchant  des  tournois  et  des  aventures  ; 
des  religieux,  des  prêtres  et  des  évêques,  au  moment  des  cha- 
pitres ,  des  synodes  et  des  conciles ,, étaient  forcés  de  traverser 
des  espaces  immenses  ;  il  n^y  avait  en  occident  que  deux  oo 
trois  grandes  écoles ,  où  les  écoliers  se  rendaient  des  contrées 
les  plus  lointaines. 

Les  voyages  alors  ne  se  faisaient  point ,  comme  aujourd'hui, 
en  poste  et  sur  les  ailes  de  la  vapeur  ;  mais  ils  présentaient  des 
embarras  et  des  dangers  sans  nombre  :  point  de  routes  nive- 
lées et  entretenues ,  presque  point  de  ponts  sur  les  rivières  et 
sur  les  fleuves  ;  de  sombres  forêts ,  où  des  chemins  boueox 
étaient  sillonnés  de  profondes  ornières  semblables  à  des  préci- 
pices ;  des  villages  très-éloignés  les  uns  des  autres. 

Où  le  pauvre  pèlerin  attardé ,  épuisé  de  faim  et  de  fatigue, 
ira-t-il  demander  un  gîte  et  du  pain?  Sera-ce  au  manoir?  U 
s*en  gardera  bien  ;  il  sait  qu*en  certain  pays  tout  étranger  qm 
cherche  un  asile ,  comme  tout  vaisseau  qui  brise  au  rivage, 
appartient  au  seigneur  :  il  a  Taubaine  et  le  bris.  Descendra- 
tr-il  à  une  hôtellerie?  Il  n'en  existe  point,  surtout  dans  les  cam- 
pagnes. Posera-tril  sa  tente  au  milieu  des  champs  et  à  rahri 
des  grands  arbres?  Mais  il  risque  d'être  surpris  par  les  bandes 
vagabondes  qui  traversent  le  pays  en  tous  sens,  ou  dévalisé 
par  les  voleurs  qui  infestent  les  bois  (1).  Une  lui  reste  donc 
que  le  monastère.  C'est  là  qu'il  retrouvera  une  famille,  un 
foyer  ami,  toute  la  bienveillance,  la  charité  et  les  sympathies 
de  rhospitalité  chrétienne. 

Ainsi  que  nous  l'avons  fait  remarquer,  Tabbaye  de  Mori- 
mond  était  placée  sur  le  passage  des  peuples ,  au  confluent 
des  races ,  sur  la  lisière  des  forêts  du  versant  occidental  des 

(1)  Vie  de  saint  Etiennef  p.  H,  trad.,  1846. 


—  57  — 

Vosges ,  à  rentrée  d'une  vaste  et  profonde  yallée  débouchant 
d'un  côté  sur  la  Lorraine  et  de  l'autre  sur  la  Champagne ,  la 
Bourgogne  et  le  centre  de  la  France.  C'était  une  grande  hôtel- 
lerie dont  Tabbé  était  le  maître  ^  avec  les  religieux  et  les  cou- 
^rs  pour  serviteurs  et  pour  yalets.  Les  moines  étaient  moitié 
allemands  «  moitié  français ,  afin  que  les  étrangers ,  soit  qu'ils 
Tinssent  du  midi  ou  du  nord ,  pussent  entendre  et  parler  la 
langue  de  leur  pays. 

Aussi  le  nombre  des  voyageurs  qui  arrivaient  de  toutes  parts 
fut  bientôt  si  considérable  «  qu'il  fallut  songer  à  agrandir  la 
ceïk  des  hôtes  ;  car  on  ne  refusait  jamais  l'hospitalité  pour  une 
nuit ,  ni  aux  piétons,  ni  aux  cavaliers  qui  la  demandaient  (1). 
Quelquefois  ils  ne  descendaient  pas  jusqu'au  monastère,  mais 
ils  s'arrêtaient  aux  granges  qui  étaient  comme  les  gardes  avan- 
cées de  la  charité  monastique ,  lorsqu'ils  craignaient  d'inter- 
rompre le  court  sommeil  des  religieux  et  de  troubler  le  silence 
solennel  du  cloître.  C'est  pourquoi  chaque  grange  avait  un 
frère  hospitalier  ;  une  lampe  y  brûlait  toute  la  nuit ,  comme 
pour  servir  de  fanal  au  voyageur  égaré  dans  les  ténèbres  et  ra- 
nimer son  courage  (2). 

Les  phalanstériens  nous  tracent  des  tableaux  séduisants  de 
la  manière  dont  les  hommes  voyageront  dans  la  société  har- 
monique. Partout  les  voyageurs  et  les  colonies  seront  reçus 
an  son  des  instruments  de  musique,  par  trente  chœurs  de  jeu- 
nes vielles  et  de  jeunes  gens  (3)  ;  des  fêtes  splendides  seront 
célébrées  à  l'occasion  de  leur  arrivée  et  de  leur  départ.  Tout 
cela  est  magnifique  dans  les  colonnes  d'un  journal  ou  dans  les 
pages  d'un  roman;  mais  jamais  les  socialistes  n'ont  rêvé  une 


(1)  Tabui.  Morim.,  c.  18  ;  —  Ub.  Us.,  c.  ISS. 
(3)  Annal,  eût,,  t.  2,  p.  60  ;  -^  KegtU,  S.  Benedic.,  c.  53. 
(S)  Four.,  Traité  d'asscc.y  t.  2,  pp.  486  etsuiv.;  — Gabet,  Voy.  en  Icarie, 
ce.  88  et  84. 


—  58  — 

hospitalité  plus  généreuse  ,  plus  sublime  que  Phospitalité  mo- 
nastique. Aussitôt  que  le  frère  portier  entendait  frapper  à  la 
porte,  il  se  levait  en  disant  :  Deo  gratias,  comme  pour  rraner- 
cier  Dieu  de  cette  bonne  fortune  (1),  allait  ourrir,  et,  ayant 
salué  l'étranger  par  cette  seule  parole  :  Benedieite ,  il  s'age- 
nouillait devant  lui  et  courait  prévenir  Tabbé.  Le  devcûr  de 
l'hospitalité  passait  avant  tous  les  autres.  L'abbé  quittait  Texer- 
cice  auquel  il  présidait  et  venait  recevoir  celui  que  le  del  hn 
envoyait.  Il  l'accueillait ,  non  comme  un  étranger ,  mais 
comme  un  frère  ;  non  comme  un  homme ,  mais  oonmie  an 
ange;  je  dirai  plus,  comme  Jésus-Christ  même  (2).  Après 
s'être  prosterné  à  ses  pieds ,  il  le  conduisait  à  Foratoire  pour  y 
prier,  lui  faisait  ensuite  une  lecture  d'édification,  puis  le  con- 
fiait au  frère  hospitalier,  chargé  de  s^informer  de  ses  besoins, 
dérégler  avec  les  frères  cuisiniers  tout  ce  qui  concernait  llieare 
des  repas  et  le  genre  de  nourriture ,  de  le  servir  au  réfectmre , 
etc. Les  hôtes  mangeaient  ordinairement  avec  Tabbé,  qui  avait 
pour  cela  sa  table  à  part. 

Après  les  complies ,  les  deux  frères  qui  avaient  été  dési- 
gnés le  dimanche  précédent,  au  chapitre,  pour  cette  bonne 
œuvre ,  se  revêtaient  de  leurs  scapulaires  et  suivaient  l'im 
après  l'autre  le  frère  hospitalier  à  la  celle  des  hôtes.  En  en- 
trant, ils  relevaient  leurs  capuchons ,  et  le  plus  ancien ,  pre- 
nant de  l'eau  tiède ,  lavait  les  pieds  et  les  mains  des  voyageant 
que  le  plus  jeune  essuyait.  A  la  fin ,  tous  deux  fléchissaient  le 
genou ,  en  disant  :  Nous  avons  reçu  y  Seigneur  y  votre  miséri* 
corde ,  puis  ils  se  retiraient  en  saluant  et  en  ramenant  leun 
capuchons  sur  leurs  têtes  (3) . 

(1)  Jul.  PknSy  Esprit  prim,  de  Citeaux,  sectt.  40  et  11  :  De  Toffice  du  portier. 

(2)  Pauperes  supervenientes ,  quos  ut  Christum  \suscipere  preecipit  recula,  — 
Exord,  magn.f  1. 1,  c.  24,  eiparv,f  c  16. 

(8)  Ceci  se  pratique  encore  de  nos  jours  à  la  Trappe.Voir  Notice  sur  la  Trûppt 
de  Meilleraie,  pp.  25  et  26,  in-18. 


—  59  — 

Les  moines  complétaient  les  bienfaits  de  leur  charité  hospi- 
talière par  une  dernière  aumône ,  la  plus  magnifique  que 
l'homme  puisse  recevoir  ici-bas ,  celle  du  corps  et  du  sang 
d*un  Dieu  ^  en  admettant  les  hôtes  à  la  confession  et  à  la  com- 
munion. Le  malheureux  exilé ,  le  pèlerin  pénitent ,  après  avoir 
déchargé  le  poids  accablant  de  sa  conscience  dans  le  sein  d'un 
pauvre  religieux ,  confié  ses  égarements  au  silence  mystérieux 
du  doitre ,  s'en  allait  muni  du  viatique  sublime ,  et  continuait 
sa  route ,  plus  heureux ,  plus  calme  ,  louant  et  bénissaut 
Dieu  (1). 

On  ne  logeait  jamais  les  chevaux  et  difficilement  les  hommes 
à  Uépoque  du  chapitre  général ,  parce  qu'alors  Morimond 
était  encombré  d'abbés ,  de  religieux ,  de  frères  et  d'équipages  ; 
mais,  dans  tous  les  autres  temps,  Tabbaye  était  un  asile  tou- 
jours ouvert  aux  voyageurs  de  tous  les  pays ,  que  Ton  y  rece- 
Yait  sans  passe-ports,  sans  argent,  sans  lettres  de  change,  sur 
la  présentation  de  leur  seul  titre  d'homme  écrit  sur  leurs 
fronts. 

Vous  avez,  dit  le  Prophète^  abrité  et  nourri  l'orphelin  et 
^étranger ,  réchauffe  leurs  corps  et  consolé  la  tristesse  de  leurs 
ornes;  c'est  pourquoi  votre  lumière  brillera  dans  les  ténèbres, 
et  fsos  ténèbres  resplendiront  comme  les  feux  du  midi  (2).  — 
Aussi  Morimond  devint  bientôt  célèbre  pour  sa  charité  ;  les 
voyageurs  qui  en  sortaient  étaient  autant  de  hérauts  qui  al- 
laient porter  dans  les  pays  les  plus  éloignés  la  bonne  nou- 
velle de  ses  vertus  hospitalières,  et  lui  attiraient  de  nouveaux 
hôtes. 

L'université  de  Paris,  sortie  du  cloître  de  Notre-Dame 
comme  de  son  berceau ,  était  déjà  fameuse  dès  la  fin  du  XI* 

(1)  lÀbertuuum,  c.  100  :  Quomodo  hospes  commmicetur.  Livre  très -rare, 
appartenant  à  la  bibliothèque  de  Chamnont  ;  —  Nomast.  cist^  p.  193. 
(3)  Iule,  c.  5S,  T.  10. 


—  60  — 

siècle  ;  mais  sa  réputation  augmenta  encore  au  commencement 
du  XIP  siècle ,  sous  Guillaume  de  Ghampeaux  et  sous  ses  dis- 
ciples, qui  enseignaient  à  Saint -Victor;  sous  Abailard,  qui 
professait  avec  éclat  les  lettres  humaines  et  la  philosophie  d^A- 
ristote  ;  sous  Pierre  Lombard,  etc.  Les  jeunes  gens  Tenaient  y 
étudier  de  toutes  les  contrées  de  l'Europe  ;  ils  se  réunissaient 
en  caravanes  de  quinze,  vingt  et  trente,  pour  se  défendre  dans 
le  voyage.  On  leur  traçait,  au  sortir  de  la  maison  patemeDe, 
la  route  quUls  avaient  à  tenir  et  les  monastères  qui  devait 
leur  servir  d'étapes ,  en  allant  et  en  revenant.  Gelui  de  Mon- 
mond  f  situé  sur  le  chemin  de  F  Allemagne  et  déjà  amnn  dans 
ces  contrées,  n'était  point  oublié. 

Un  soir,  à  la  fin  d'août,  au  moment  où  les  religieux  se  ren- 
daient à  l'oratoire  pour  psalmodier  les  complies  ;  lorsque  tons 
les  ateliers  étaient  fermés ,  que  l'on  n'entendait  plus  que  la 
grand'porte  s'ouvrir  de  loin  en  loin  à  quelques  convers  attar- 
dés, revenant  des  champs  en  priant  et  en  essuyant  la  sœur  de 
leurs  fronts ,  tout-à-coup  un  bruit  de  chevaux ,  d'hommes»  de 
bagages  arrive  aux  oreilles  du  frère  portier  ;  la  porte  retentit 
presqu'aussitôt  sous  le  coup  du  marteau  :  quinze  écoliers  en- 
trent, demandant  l'hospitalité  pour  eux  et  pour  leur  suite. 
L'abbé,  ayant  été  appelé,  accueillit  ses  jeunes  hôtes  avec 
cette  politesse  exquise,  cette  douceur  maternelle,  cette  bonté 
vraiment  patriarchale  que  les  étrangers  ne  rencontraient  que 
dans  les  couvents.  Après  avoir  rempli  envers  eux  tous  les  de- 
voirs de  rhospitalité,  tels  que  la  règle  les  prescrivait,  le  frère 
hospitalier  indiqua  à  chacun  sa  cellule  et  sa  couche ,  el 
tous  se  retirèrent  pour  se  livrer  au  sommeil  et  réparer  leon 
forces. 

Mais  ce  fut  en  vain  :  la  parole  si  pénétrante  et  si  onctuensi 
du  disciple  de  saint  Bernard  avait  frappe  leurs  âmes  conun 
une  flèche  brûlante  et  s'y  était  enfoncée  profondément.  Sa  fi 


—  61  — 

gure  pâle,  sur  laquelle  étaient  empreintes  les  joies  mystiques 
et  les  dures  pénitences  du  cloître ,  était  toujours  présente  à 
leur  esprit  ;  ils  étaient  malgré  eux  sous  le  charme  de  ces  voix 
angéliques  qui  alternaient  à  leur  arrivée  des  chants  divins  (1). 
Ce  silence  auguste,  cette  nuit  qui  couvrait,  comme  un  noir 
linceul ,  ce  grand  tombeau  où  tant  d'hommes  étaient  enseve- 
lis, morts  au  monde  et  à  eux-mêmes,  pour  mériter  de  vivre 
un  jour  de  la  véritable  vie  ;  puis  un  retour  accablant  sur  le 
néant  des  choses  de  la  terre ,  la  vanité  de  la  jeunesse  et  des 
plaisirs,  toutes  ces  graves  pensées  avaient  refoulé  leurs  pro- 
jets et  leurs  espérances  vers  l'éternité. 

Le  matin ,  avant  l'aurore ,  lorsque  la  cloche  appela  les  reli- 
gieux à  matines,  les  écoliers  se  levèrent ,  et  se  commimiquèrent 
leurs  impressions  ;  il  arriva  que  chacun  d'eux  s'était  dit  à  lui- 
même  :  Ce$t  ici  le  lieu  de  mon  repos  :  je  rhabiterai,  parce  que 
je  l'ai  choiii.  Ils  firent  venir  Tabbé  sous  prétexte  de  prendre 
congé  de  lui ,  et  ils  lui  déclarèrent  leur  résolution  ;  Gauthier 
les  embrassa,  les  bénit,  et  pria  Dieu  de  les  confirmer  dans  ces 
pieux  sentiments  (2).  Il  apprit  alors  dans  le  plus  grand  détail 
ce  qui  les  concernait  :  tous  appartenaient  aux  familles  les  plus 
illustres  de  TAllemagne  ;  Othon,  le  plus  distingué  d'entre  eux, 
était  fiJs  de  Léopold ,  quatrième  du  nom ,  marquis  d'Autriche , 
et  d'Agnès,  fille  de  l'empereur  Henri  IV. 

Heureux  l'enfant  qui  a  formé  ses  premiers  pas  dans  les  sen- 
tiers de  la  vie  sous  la  conduite  d'un  bon  père,  et  qui  a  con- 
servé impérissable  dans  son  ame  le  souvenir  de  ses  leçons  et 
de  ses  exemples  !  Plus  heureux  encore  celui  qui  a  vu  une  mère 
tendre  et  vertueuse  penchée  sur  son  berceau  I  La  mère ,  par 
la  puissance  et  la  magie  de  son  regard ,  de  son  sourire  et  de  ses 


(1)  Nous  ne  fusons  que  traduire  Sartorius ,  Cist.  Bistert.,  p.  468. 
(i)  Ex  tabula  sepulchrali  Othon.;  —  Archiv,  de  la  Haute-Marne^  arcul.  2  ;  — 
Surtor.,  CUter.  Bistert,,  in-fol.,  pp.  467  et  468. 


—  62  — 

baisers  ^  façonne  le  coeur  de  son  enfant  à  Tiniage  de  son  propre 
cœor,  et  lui  donne  ce  premier  branle ,  ces  Tibrations  natÎTes 
qui  font  ordinairement  le  ton  et  le  mouyement  dominants  de 
toute  Texistence. 

Le  jeune  Othon  avait  eu  ce  double  bonheur  ;  son  père,  sœ^ 
nommé  le  Pieux  par  ses  contemporains ,  et  honoré  comme 
saint  par  la  postérité,  était  un  chrétien  fervent,  austère,  cru- 
cifiant sa  chair  sous  la  pourpre ,  au  milieu  des  délices  de  la 
cour  des  rois ,  comme  sMl  eût  été  au  sein  du  désert  et  sous  le 
froc  des  ermites  ;  aimant  ses  enfants  d'un  amour  Yéritablement 
paternel ,  les  regardant  comme  un  dépôt  sacré  confié  à  sa  vi- 
gilante sollicitude  et  dont  il  était  responsable  devant  Dieo.  Il 
était  admirablement  secondé  par  son  épouse,  qui,  Imn  de 
Fentraver ,  le  stimulait  par  ses  exemples  dans  la  pratique  do 
bien,  et  Taiguillonnait  par  ses  pieuses  exhortations  dans  la  voie 
des  bonnes  œuvres  (1). 

La  Providence ,  qui  avait  assorti  cette  union,  la  rendit  heu- 
reuse et  féconde  ;  Agnès  avait  épousé  en  premières  noces 
Frédéric,  duc  de  Souabe ,  dont  elle  avait  eu  Frédéric  qui  suc- 
céda au  duché ,  et  Conrad ,  roi  des  Romains.  Remariée  très- 
jeune  encore  à  Léopold,  elle  lui  donna  seize  enfants,  dont 
neuf  seulement  survécurent ,  savoir  :  Othon  et  Conrad,  moi- 
nes de  Citeaux  ;  Léopold ,  duc  de  Bavière  ;  Henri,  duc  d'Au- 
triche ;  Gertrude ,  duchesse  de  Bohème  ;  Berthe ,  duchesse  de 
Pologne;  Ita,  marquise  de  Montferrat;  Agnès  ou  Méranie, 
reine  d'Espagne  ;  etc.  Le  vertueux  Léopold  vit  tous  ces  en- 
fants se  serrer  autour  de  lui ,  se  grouper  autour  de  sa  tibV 
comme  de  jeunes  oliviers.  Tous  déployèrent,  en  avançant  ci 
âge ,  les  plus  nobles  qualités  ;  tous  brillèrent  sur  des  trônes  à 
gloire  dans  le  monde  ou  dans  TEglise  ;  tous  devinrent  un  or 

(l)  Apud  Sur.,  nov.  15,  c.  3. 


—  63  — 

nement  et  une  bénédiction  pour  leur  père  et  leur  mère ,  se- 
lon la  promesse  divine  :  Ecce  sic  benedicetur  homo  qui  timet 
Ihminum{i). 

Othon  se  faisait  surtout  remarquer  par  une  heureuse  con- 
formité de  goûts ,  de  mœurs  et  de  piété  chrétienne  avec  ses 
vertueux  parents;  dès  le  plus  bas  âge,  on  avait  reconnu  en 
loi  de  merveilleuses  dispositions  pour  Tétude  ;  aussi  son  père 
l'avait  placé  de  bonne  heure  à  Técole  de  Nuremberg  pour  y 
apprendre  les  premiers  éléments  des  sciences ,  puis  il  l'avait 
nommé  prévôt  du  chapitre  qu'il  venait  de  fonder  à  Neubourg  ; 
mais  Othon  »  tourmenté  du  désir  de  savoir ,  avait  obtenu  la 
permisdon  de  se  rendre  à  Fécole  de  Paris  avec  plusieurs 
gentilshommes  de  ses  amis  et  d'y  rester  quelques  années  ;  ils 
revenaient  tous,  pour  la  première  fois,  au  sein  de  leurs  fa- 
milles» lorsqu'ils  s'arrêtèrent  à  Morimond  afin  d'y  passer  la 
nuit  (2). 

Nos  écoliers  étaient  attendus  avec  impatience  dans  leurs 
pays  ;  les  jours  fixés  pour  l'arrivée  s'écoulèrent  dans  une  sté- 
rile attente;  l'isuLgination  et  l'amour  des  parents  se  grossissant 
encore  les  dangers  du  voyage ,  on  allait  passer  de  l'inquiétude 
à  la  désolation ,  lorsqu'un  courrier  arriva ,  porteur  d'une  lettre 
de  l'abbé  de  Morimond  annonçant  au  duc  et  à  la  duchesse 
d'Autriche  que  leur  fils  et  ses  amis  étaient  installés  au  novi- 
ciat de  Tabbaye. 

Ces  deux  époux  chrétiens  »  loin  de  s'affliger  de  cette  nou- 
TeUe  f  s'en  réjouirent,  dit  l'annaliste  cistercien,  et  remercièrent 
Dieu  de  s'être  consacré  d'une  manière  si  merveilleuse  un  en- 
tant qu'ils  n'avaient  mis  au  monde  que  pour  son  service  et 
pour  sa  gloire. 
Les  compagnons  d'Othon  persévérèrent  tous  comme  lui  et 

(l)  W.  «7,  V.  4. 

(1)  Armai,  eist.,  1. 1,  pp.  171  et  172. 


—  64  — 

avec  lui  ;  on  distinguait  parmi  eux  :  Henri  »  fils  du  comte  de 
Garinthie  ;  Herbert  de  Moravie  «  Conrad  deThuringe,  et  plu- 
sieurs autres  jeunes  seigneurs  de  la  plus  illustre  naissance.  Le 
bruit  de  cet  éyénement  se  répandit  rapidement  de  ville  en 
YiUe,  de  province  en  province ,  et  le  nom  de  Morimond  de- 
vint bientôt  fameux  dans  toute  la  Germanie  (1). 

Othon  n^avait  étudié  que  les  arts  libéraux  «  la  granmiaire, 
la  rhétorique,  la  poétique.  La  logique  et  les  autres  parties  de 
la  philosophie ,  et  conséquemment  la  théologie ,  lui  étaient  en- 
core étrangères  ;  c'est  pourquoi ,  après  son  noviciat»  on  le  ren- 
voya à  Paris  pour  y  compléter  son  cours  d'études.  VL  paratt 
même  qu'on  lui  adjoignit  quelques-uns  de  ses  compagnons»  et 
qu'ils  formèrent  une  communauté  vouée  tout  à  la  fois  à  h 
prière  et  aux  travaux  intellectuels. 

C'est  le  premier  exemple  de  religieux  profès  quittant  kor 
monastère,  s'installant  dans  quelque  coin  solitaire  [»rës  do 
sanctuaire  des  muses»,  suivant  tour -à- tour  les  exercices  do 
doitre  et  les  leçons  des  écoles  (2).  Ainsi»  c'est  de  BferinMmd 
qu'est  partie  l'impulsion  scientifique  subie  plus  tard  par  tool 
l'ordre  de  Cîteaux  et  les  autres  instituts  monastiqnes  »  et  à  hr 
quellç  nous  devons  le  plus  ancien  collège  de  la  France  et  df 
l'Université,  celui  des  Bernardins  (3). 


(l)Sarlor.,  Cister.  Bistert.,  in-fol.,  pp.  467  et  468. 

(2)  Armai,  eût.,  1. 1,  p.  171. 

(3)  Fondé  par  Etienne  de  Lexintou,  abbé  de  Clairvanz,  en  1246,  à  Parte,  iv0 
la  permission  dlnnocent  IV  ;  —  Duboulay,  Hist,  de  tUniv.,  t.  S,  p.  186;- 
Math.  Paris,  ann.  1246,  p.  665. 


—  65  — 


CHAPITRE  IX. 


Fondation  de  plusieurs  abbayes;  pèlerinage  du  comte -de  Mons: 
sa  pénitence  dans  une  grange  de  Morimond. 


Le  froc  de  grosse  laine  blanche  qu^Othon  avait  jeté  sur  ses 
épaules  et  le  vœu  qu'il  avait  fait  de  vivre,  dès  cette  terre ,  de 
la  vie  des  anges ,  loin  de  rétrécir  et  de  ravaler  son  génie ,  lui 
avaient  donné  au  contraire  un  essor  plus  sublime ,  un  élan 
divin.  Voué  tout  entier  à  l'étude,  il  travailla  avec  autant  d'ar- 
deur que  de  succès  à  pénétrer  dans  les  plus  secrètes  profon- 
deurs de  la  philosophie  et  de  la  théologie  ;  ses  progrès  furent 
si  rapides  et  si  étendus,  qu'on  le  regarda  bientôt  conune  un 
des  hommes  les  plus  éminents  de  son  siècle,  et  que  ses  maîtres 
ne  rougirent  pas  de  devenir  ses  disciples  (1  j. 

Pendant  que  notre  abbaye  était  si  glorieusenient  représen- 
tée au  sein  de  l'université  de  Paris ,  une  seconde  colonie  allait 
porter  encore  son  nom  et  sa  réputation  au-delà  du  Rhin.  Ber- 
non  et  Richwin,  deux  frères  d'une  haute  noblesse ,  du  consen- 
tement de  leur  sœur  Berthilde ,  abandonnèrent  aux  religieux 
de  Morimond  le  château  fort  d'Ebraw,  situé  au  diocèse  de 
Wurtzbourg,  dans  les  forêts  sauvages  du  Steigerwald,  et 

;i)  Annnl.  rht..  t.  1,  pp.  176  cl  9q. 


—  66  — 

transformé  depuis  plusieurs  aimées  en  une  caverne  de  voleurâ, 
pour  qu'ils  en  fissent  une  maison  de  prière ,  de  bénédiction  et 
de  salut.  L*abbé  Gauthier  chargea  Adam,  religieux  d*une 
vertu  et  d*une  sagesse  éprouvées,  d'y  conduire  douze  firères, 
la  plupart  d'origine  allemande,  et  de  prendre  possession,  au 
nom  de  Jésus-Christ,  de  ce  lieu  maudit  (1). 

Ainsi  la  Germanie  donnait  ses  enfants  à  Morimond  ;  Mori- 
mond  en  faisait  des  moines ,  et  ces  moines  retournaient  chei 
eux ,  emportant  sous  leurs  capuchons  des  idées  et  un  monde 
nouveaux  ;  cet  échange  se  renouvellera  continuellement  pen- 
dant plusieurs  siècles. 

Combien  les  socialistes  doivent  envier  à  nos  ordres  religieux 
leur  puissance  prodigieuse  de  rayonnement  !  Quelques  années 
après  la  mort  de  Fourier,  l'école  sociétaire  voulut  descendre 
de^l'idéal  dans  le  champ  de  la  pratique  :  sur  le  vieux  continait, 
comme  sur  la  terre  vierge  de  F  Amérique ,  avec  les  millions  des 
frères  Young ,  l'œuvre  ne  put  être  continuée  ;  il  fallut  y  renon- 
•cer  avant  d'en  avoir  jeté  les  fondements  (2). 

Owen,  après  avoir  traversé  l'Océan,  vient  réaliser  son  sys- 
tème et  bâtir  une  ville ,  sous  le  nom  gracieux  et  poétique  de 
Nouvelle-Harmonie,  sur  les  rives  enchanteresses  de  la  Wabash, 
dans  le  district  de  Flndiana,  l'une  des  plus  belles  contrées  du 
Nouveau-Monde  ;  mais  bientôt  cette  nouvelle  organisation  so- 
ciale n'est  plus  qu'un  chaos  d'où  le  fondateur  s'enfuit  un  des 
premiers  (3) .  Cabet  n'a  pas  été  plus  heureux  dans  une  autre 
contrée. 

L'association  cénobitique  de  Citeaux  et  de  Morimond  se  pro- 

(!)  Annal,  cist.,  t.  1,  p.  179  ;  —  Exhoc  castro  suo  EbrauWf  lat/'ocimonam  dù% 
spelttncOj  domum  precationum  facere  statuerunt.  Gasp.  Brusch.,  in  Chrome,  n»' 
nast,  Gtrman.y  ann.  1127;  —  id.,  ibid.:  Quatuor  milliaribus  ab  HehuveinfiMrém, 
in  ipsa  ardua  sylva  {vulgo  Steigencald)^  ad  ejusdem  nominis  fluviolum. 

(î)  La  Phalange ,  Dévelop.  de  t Ecole  sociét ,  1"  série,  t.  1 . 

^3)  L.  Rcvb.,  Easai  sur  lex  réf.  cont.,  p.  Î85. 


—  67  — 

page  comme  Téclair,  en  dépit  des  montagnes»  des  fleuves  et 
de  la  diversité  des  races.  Elle  procède  sm*  une  multitude  de 
points  à  la  fois,  par  ébauches  pressées  et  rapides;  elle  se  dis- 
tingue par  une  expansion  illimitée  »  une  hardiesse  aventu- 
reuse ,  une  fièvre  d'action  et  d'entreprise  qui  semble  de  la  fo- 
lie ;  mais  c^est  la  folie  de  la  croix ,  qui  a  vaincu  la  sagesse  du 
monde. 

L'établissement  d'Ebraw  eut  des  commencements  très-fai- 
bles et  très-pénibles,  les  moines  ayant  à  lutter  contre  le  bri- 
gandage ,  les  plus  dures  privations  «  et  contre  Thorreur  même 
du  site  ;  mais  l'empereur  Conrad  et  l'impératrice  son  épouse  (1  ), 
touchés  de  leur  piété  et  de  leur  dévouement ,  les  aidèrent ,  et 
ce  monastère  devint  bientôt  un  des  plus  florissants  et  des  plus 
magnifiques  de  toute  l'Allemagne. 

L'exemple  donné  par  le  jeune  Othon  d'Autriche  à  la  noblesse 
d'outre  Rhin  ne  resta  point  stérile  ;  parmi  ceux  qui  renoncèrent 
à  tout,  comme  lui,  pour  se  sauver  dans  le  désert,  il  faut  pla- 
cer le  comte  de  Mons ,  dont  la  conversion  forme  un  des  épiso- 
des les  plus  intéressants  et  une  des  scènes  les  plus  édifiantes  et 
les  plus  saisissantes  du  XIP  siècle. 

Vers  l'an  1128,  Evrard  et  Adolphe,  deux  frères  de  noble 
race  »  à  la  fleur  de  l'âge ,  possédaient  les  comtés  de  Mons  ou  de 
Berg,  d'Altena,  de  La  Marck,  etc.  (2).  Le  premier  était  surtout 

(1)  Parmi  les  magnifiques  mausolées  de  Téglise  d^Ebrach,  on  remarquait  ce- 
lui de  cette  impératrice ,  nommée  Gertrnde ,  fiUe  de  Bérenger ,  comte  de  Huiez- 
bach;  celai  d'Irène,  sœur  de  Tempereur  Alexis  et  épouse  de  Philippe,  duc  de 
Souabd ,  tué  à  Bamberg  par  Othon  de  Wittelspach  ;  enfin  le  monument  dans 
lequel  on  déposait  les  cœurs  des  évêques  de  Wurtzbourg. 

(2)  Sartor.,  Cist.  Bisiert,,  p.  448  et  449  :  — Theodoricus  de  Aliéna  {qui  anno 
1125  diploma  Vltrajectense  apud  Joarmem  Becanum  signavit)  filios  religuit 
Eberfunrdum,  monasterii  Aidebergensis  {diceces.  Coloniensis)  anno  1133  condito- 
veniy  ex  comité  monachum  Morimundensem  0.  Cist.  in  Franciay  Adolphum^ 
eomitem  de  Altena  et  Berg,  Adalfi  filius,  cornes  Bergensisy  genuit  Eberhoi- 
dum^  eomitem  de  Altena ,  Fridericum  et  Brunonem ,  archiepiscopas  Coloniœ,  et 
Engelbertum^romitemMontensem,  patrem  S.  Engelherti^  electi  coH^hiepisropi 


—  68  — 

recherché  dans  le  monde  pour  la  finesse  de  son  esprit ,  les  agré- 
ments de  sa  conversation,  les  grâces  de  sa  personne.  Un  ins- 
tant entraîné  par  le  torrent,  il  avait  trempé  ses  lèvres  dans  la 
coupe  des  plaisirs  impurs  ;  mais  son  ardeur  martiale  avait  fini 
par  le  dominer  exclusivement.  Toutes  les  fois  qu'un  cri  de 
guerre  retentissait  quelque  part,  des  rives  du  Rhin  à  celles  de 
la  Vistule,  il  s*y  précipitait  à  la  tête  de  ses  gens,  et  se  rangeait 
d'un  côté  ou  d^un  autre ,  par  caprice  et  pour  le  seul  plaisir  de 
se  battre. 

Le  duc  de  Limbourg  ayant  fait  une  incursion  sur  les  terres 
du  duc  de  Brabant,  les  deux  frères  firent  partie  de  Texpédî* 
tion  ;  le  combat  s'engagea ,  et  beaucoup  d'hommes  ^ccombè- 
rent.  Evrard  lui  -  même  fut  terrassé  sur  le  champ  de  bataOle , 
non  sous  le  fer  de  l'ennemi ,  mais  sous  la  main  toute  bonne  et 
toute-puissante  de  Dieu,  comme  autrefois  saint  Paul  sor  le 
chemin  de  Damas ,  et  se  retira  dans  sa  forteresse  avec  une  Iwrge 
blessure  au  front,  une  ame  déchirée  de  remords,  géïnissant 
amèrement  des  fautes  de  sa  vie  passée,  et  résolu  de  satisfaire  à 
la  justice  divine.  Quittant  donc  son  costiune  guerrier,  il  se 
sauva  à  la  faveiir  d'une  nuit  obscure ,  déguisé  en  mendiant,  et 
s'achemina  vers  Rome,  pour  y  visiter  les  tombeaux  des  saints 
apôtres.  De  Rome  il  passa  à  Saint-Jacques  de  Compostelle,  en 
Espagne,  puis  il  vint  à  Saint-Gilles,  en  Provence  (1). 

11  était  à  la  fin  de  son  pèlerinage  et  retournait  dans  son  pays  ; 
mais  son  cœur  n'était  pas  guéri.  Un  soir,  épuisé  de  fatigue  et 
de  faim ,  au  milieu  des  forêts,  sur  les  frontières  de  la  Champa- 
gne et  de  la  Lorraine,  il  errait  tristement  dans  les  ténèbres, 
cherchant  un  gîte  au  hasard,  lorsqu'il  aperçut  une  lumière; 


Coloniensis  anno  1216.  —  Ex  Aub.  Miraeo,  Kotit.  Ecries.  Be/g..  c.  215;  —  ex 
Snrio,  Vtta  S.  Engelb.^  7  nov.,  c.  2,  et  uterqiie  ex  G^esario  Heisterbacensi,  qni 
primns  vitam  S.  Engell)erti  scripsit,  ann.  1226  ;  —  Àun.  Wvf..t.  4,  p.  210. 
;  r  Chrys.  Uenriquez ,  in  Menol.  nvt.,  niart.  20. 


—  69  — 

s^étant  dirigé  de  ce  côté ,  il  arriva  à  une  métairie  isolée.  C^était 
une  grange  appartenant  à  l'abbaye  de  Moriniond  »  située  dans 
le  voisinage  (1).  Il  y  fut  accueilli  avec  tant  de  politesse  et  de 
charité ,  et  si  édifié  de  tout  ce  qu^il  vit ,  qu'après  une  modeste 
réfection  il  témoigna  le  désir  de  parler  au  maître  des  convers  ^ 
et,  sans  se  faire  connaître,  lui  demanda  un  emploi  dans  su 
grange.  Le  maître  lui  répondit  qu'il  n'avait  rien  à  lui  offrir 
dans  ce  moment  ;  l'étranger  insistant ,  le  maître ,  pour  réprou- 
ver, lui  proposa  une  place  de  porcher,  qu'il  accepta  aussitôt 
avec  joie  et  reconnaissance.  On  lui  fixa  son  salaire,  et  le  leii^ 
demain,  dès  le  matin,  le  haut  et  puissant  seigneur  de  Mons., 
le  guerrier  couvert  de  glorieuses  cicatrices ,  l'idole  des  ma^ 
noirs,  la  gloire  des  fêtes  et  des  tournois;,  descendit  à  Tétable, 
armé  d'un  long  bâton,  portant  pendu  à  son  cou  im  havre-^ac 
contenant  un  morceau  de  pain  noir,  et  conduisit  son  troupeau 
à  la  quête  du  gland  et  de  la  faine ,  en  répétant  dans  son  cœur 
les  paroles  du  Prodigue  :  Mon  père,  j'ai  péché  contre  le  ciel  et 
contre  voi^;  je  ne  suis  plus  digne  d'être  appelé  votre  fils;  trair 

itzrmoi  comme  Vun  de  vos  mercenaires 

Evrard  sut  si  bien  s'envelopper  dans  son  humilité  et  mas- 
quer si  habilement  les  riches  facultés  de  son  esprit  et  sa  bril- 
lante éducation  sous  le  grotesque  accoutrement  des  pâtres  dg 
Bassigny ,  qu'il  put  continuer  quelque  temps  ce  misérable  mi- 
nistère. Son  corps  était  à  la  suite  des  animaux  immondes^  mais 
sa  grande  ame  était  en  Dieu.  Souvent,  au  sein  de  la  sombre 
solitude  des  bois  de  Morimond ,  il  aimait  à  redire  les  Cantiques 


(1)  G^est  sans  aucune  raison  historique  que  M.  de  Mangin  semble  afOrmer  que 
celte  grange  était  celle  d'Ison ville  {Hist.ecclés.  et  civ.  du  diocèse  de  LangreSy 
i.  2,  p.  S35).  Isonville  appartenait  à  Belfays  ;  ce  ne  ftit  qu'à  la  fin  du  XIV«  siè- 
cle que  cette  métairie,  avec  tous  les  autres  immeubles  de  Belfays ,  fut  annexén 
à  Morimond.  Nous  croyons  qu'il  s'agit  ici  de  la  grange  de  Vaudenvillers ,  l.i 
seule  qui  existât  alors  (11^9),  et  qui  était  à  peu  de  distance  de  la  levi^e  romaim? 
deLangresàToul. 


—  70  — 

du  Roi  pénitent.  Lorsqu'il  entendait  la  cloche  du  monastère  et 
que  la  brise  lui  apportait  les  derniers  échos  de  la  voix  des  moi- 
nes chantant  les  louanges  du  Seigneur,  il  s'agenouillait  pour 
offrir  à  la  justice  divine  les  prières  et  les  œuvres  expiatoires  des 
cénobites.  A  l'aspect  de  la  beauté  et  des  magnificences  de  la 
nature ,  il  adorait  le  créateur  des  mondes  et  s'inclinait  en  sa 
présence  de  respect  et  d'amour  (i). 

Sans  doute  les  hommes  de  nos  jours ,  avec  leurs  croyances 
mortes  ou  mourantes  et  leur  immense  oi^eil,  accoutumés  à 
étouffer  le  cri  de  leur  conscience  avec  tant  de  facilité»  ne  peu- 
vent se  faire  une  idée  des  phases  étonnantes  et  prodigieuses  de 
la  vie  de  leurs  aïeux  ;  ils  ne  conçoivent  plus  cette  puissance  de 
la  foi  et  cette  force  terrassante  du  remords  chrétien  qui  je- 
taient un  homme  coupable  du  palais  dans  la  cellule  monacale, 
d'un  lit  de  soie  et  de  pourpre  sur  la  cendre  ou  la  paille»  d^un 
trône  sur  un  fumier;  qui  faisaient,  en  un  mot,  d^un  duc  de 
Bourgogne  un  cuisinier  de  Cluny  (2),  d'un  Amédée  de  Hau- 
terive»  allié  à  la  famille  impériale  d'Allemagne,  un  décrotteur 
de  sandales  à  Bonnevaux  (3),  et  d'un  comte  de  Mons  un  gar- 
dien de  pourceaux  à  Morimond. 

Dieu  y  ayant  assez  éprouvé  la  sincérité  de  la  conversion  de 
son  serviteur  (4),  voulut  le  revêtir  de  sa  première  étole  de  gloire, 
le  tirer,  comme  David,  de  la  garde  des  troupeaux,  pour  en 
faire  le  pasteur  et  le  guide  d'un  peuple  choisi,  et  le  grandir  à  la 
mesure  de  ses  humiliations.  Rien  n'était  plus  fréquent  alors 
que  les  pèlerinages  ;  on  se  rendait  aux  tombeaux  des  saints 

(i;  Nous  n'avons  fait  que  traduire  Manrique  {Ann,  cist.y  t.  1,  p.  197),  Hen- 
riquez  (loco  citato),  et  Sartorins. 

(2)  Lorain,  Essai  historique  sur  VAbb.  de  Cluny  ^  p.  64  ;  —  Fleury,  HUt. 
ecciés.,  1. 13,  p.  366 ,  in-12. 

(3)  Petiit  ab  abbate  ut  otnnium  pi^sbyterorum  calceamenta  sibi  liceret  imm- 
gcre.  —  Anti.  cist.^  t.  1,  p.  134. 

(4)  Il  parait  que  sa  pénitence  dura  plusieurs  années  :  in  grangia  multo  tem- 
pore  extitit  porcorum  custos.  —  Ex  Henriq.,  loco  citato. 


n 


—  71  — 

pour  obtenir  par  leur  médiation  les  grâces  dont  on  avait  be- 
soin. Par  suite  de  cet  inyincible  sentiment  de  solidarité  qui  est 
au  fond  de  notre  nature ,  on  croyait  pouvoir  se  substituer  quel- 
qu'un :  la  mère  envoyait  sa  fille ,  le  père  son  fils  et  le  maître 
son  serviteur.  Les  peuples  laissaient  raisonner  les  philosophes 
et  couraient  de  toutes  parts  coller  leur  lèvres  à  la  poussière 
des  amis  de  Dieu. 

11  arriva  que  deux  écuyers  du  comte  Evrard ,  qui  lui  étaient 
très^ttachés,  désolés  de  la  longue  absence  de  leiu*  seigneur,  fi- 
rent vœu  d'aller  à  SaintrGilles  et  se  mirent  en  route.  Arrivés 
près  de  Morimond,  qui  se  trouvait  sur  le  passage,  des  pèlerins 
du  nordrcst,  ils  s'arrêtèrent  vers  la  première  grange,  et  dirent 
au  valet  qui  les  accompagnait  de  descendre  pour  s'informer  du 
chemin  qu'ils  avaient  à  tenir  au  milieu  de  ces  bois.  Le  valet, 
apercevant  dans  les  champs ,  à  quelque  distance ,  un  pâtre  qui 
gardait  son  troupeau ,  courut  à  lui ,  le  priant  de  lui  indiquer 
la  bonne  voie. 

Le  pâtre  était  debout,  immobile ,  les  bras  croisés  et  appuyés 
sur  son  bâton  ;  sa  tête  retombait  sur  sa  poitrine,  comme  s'il  eût 
été  absorbé  dans  une  profonde  méditation.  Au  bruit  des  pas  et 
à  la  voix  du  voyageur,  il  releva  son  front  et  découvrit  sa  noble 
figure.  Le  valet,  l'ayant  considérée,  crut  y  reconnaître  le& 
principaux  traits  du  comte  de  Mons.  L'examinant  de  nouveau 
plus  attentivement ,  il  constata  l'identité ,  surtout  par  la  large 
cicatrice  du  front ,  et  retourna  en  toute  hâte  vers  les  écuyers , 
en  criant  de  toutes  ses  forces  :  Notre  maître  garde  les  pour- 
ceaux  de  cette  grange  1  Et  il  voulut  leur  raconter  tout  ce  qu'il 
avait  vu  ;  mais  ils  refusèrent  de  l'écouter,  à  cause  de  l'étrangeté 
de  son  idée  et  de  l'invraisemblance  de  sa  découverte. 

Cependant  il  les  pressa  si  vivement ,  qu'ils  piquèrent  droit 
au  pâtre  et  lui  demandèrennt  de  loin ,  en  langage  teutonique , 
s'il  était  véritablement  leur  maître?  Celui-ci,  pour  les  décon-- 


—  72  — 

cerier,  leur  répondit  en  langue  romane  (1);  ib  ne  laissèrent 
pas  de  s'approcher  et  de  lui  faire  de  nouvelles  questions  ;  alors, 
se  voyant  trahi  et  par  Fembarras  qu'il  éprouvait  à  parler,  à 
cause  de  son  émotion,  et  par  ses  pleurs,  et  par  le  son  de  sa 
voix ,  et  par  sa  physionomie  si  caractéristique ,  comme  autre- 
fois Joseph  en  Egypte ,  il  leur  dit  ouvertement  :  Oui ,  je  suis 
votre  maître! 

Aussitôt  les  deux  écuyers  s'élancèrent  à  terre ,  se  précipitè- 
rent dans  ses  bras  »  se  pendirent  à  son  cou,  et,  dans  les  trans- 
ports de  leur  joie  et  de  leur  amour,  couvrirent  son  visage  de 
leurs  baisers  et  de  leurs  larmes.  Après  quelques  instants  de  la 
plus  vive  et  de  la  plus  cordiale  expansion ,  ils  descendirent  tous 
à  la  grange  et  racontèrent  longuement  au  maître  des  convers 
ce  qui  venait  de  se  passer. 

Le  frère ,  ayant  entendu  toute  cette  merveiUeuse  histoire , 
se  leva  au  milieu  de  la  nuit  et  se  rendit  au  monastère  pour  en 
avertir  Tabbé.  Celui-ci,  dès  Taube  du  jour,  prit  avec  lui  son 
prieur  et  son  cellérier,  se  transporta  sur  les  Ueux  et  put  juger 
par  ses  propres  yeux ,  comme  aussi  d'après  le  témoignage  des 
deux  écuyers  et  de  l'aveu  du  comte  lui-même ,  de  l'exacte  vé- 
rité des  faits.  Ne  pouvant  douter  qu'Evrard  n'eût  été  mu  par 
l'esprit  de  Dieu ,  il  lui  proposa ,  pour  achever  sa  pénitence,  de 
prendre  l'habit  monastique  (1). 

Il  y  eut  dans  ce  moment  à  la  grange  une  scène  aussi  tou- 
chante que  celle  de  la  veille  dans  les  champs.  Les  deux  écuyers, 
tremblant  que  leur  maître  ne  vînt  à  leur  échapper,  se  jetèrent 


(1)  Ipse  verOf  eos  agnoscens,  ne  ab  ipsis  cognoscerefur  gallice  respondebat,  et 
pêne  simili  eventu  sicut  Joseph  se  fratribus  suis  in  jEgypto  manifestavit,  ipxé» 
agnitus  est  ab  eis.  —  Ann.  cist.y  t.  i  ,  p.  198. 

(1)  Annal,  cist.j  t.  1,  p.  198;  —  Sartor.,  Cist.  Bistert,,  p.  449.  —  S.  Baudrt, 
au  diocèse  de  Langres,  passe  aussi  pour  avoir  gardé  les  pourceaux  par  humilit  '\ 
quoiqu'il  fût  Tami  et  le  confident  des  rois  de  Bourgogne  et  de  plusieurs  autres 
princes,  à  la  fin  du  V«  siècle.  —  Mangin,  Hist.  ecc/és,  de  Lang.j  t.  1,  p.  2|8. 


—  73  — 

à  ses  pieds  y  le  conjurant  de  retourner  avec  eux  dans  son  castel 
délaissé,  dans  ses  terres  abandonnées,  près  d*un  frère  incon- 
solable qui  ne  soupirait  qu'après  son  retour,  vers  ses  amis  dé- 
sespérés de  sa  trop  longue  abscence  ;  mais  ce  fut  en  vain  :  il 
accepta  la  proposition  de  Tabbé ,  dit  un  dernier  adieu  à  ses 
gens  et  prit  le  chemin  du  monastère. 

Nous  croyons  connaître  les  plus  beaux  traits  de  Tantiquité 
chrétienne  et  païemie ,  et  nous  afBrmons  que  celui-ci  est  un  des 
plus  touchants  et  des  plus  sublimes.  Ulysse,  Achille,  et  tant 
d'autres,  reconnus  par  leurs  amis,  ne  nous  ofirent  que  des 
scènes  habilement  montées  par  le  génie  de  la  poésie  :  c'est 
toujours  rhomme  et  son  œuvre;  mais  quitter  Ubrement  une  des 
plus  hautes  positions  du  monde  ;  renoncer  aux  honneurs,  aux 
richesses,  a  la  vie  la  plus  enivrante,  aux  plus  douces  espc^ 
rances,  pour  s'enfoncer  et  se  perdre  à  jamais  dans  la  peine , 
la  douleur,  le  mépris  et  Tignominie  ;  se  décider  à  n'être  rien 
sur  cette  terre;  passer  d'un  palais  dans  une  étable ,  pour  y  vi- 
vre et  y  mourir  au  milieu  des  animaux  inmiondes,  sans  autres 
témoins  que  Dieu  et  sa  conscience ,  et  cela  pour  expier  quel- 
ques instants  de  faiblesse  et  d'égarement ,  voilà  de  ces  péripé^ 
ties  chrétiennes  profondément  morales,  qui  relèveut  la  nature 
humaine,  exaltent  la  justice  du  ciel;  qu'on  ne  lit  jamais  sans 
sentir  son  cœur  palpiter  et  sans  avoir  au  moins  le  désir  de  de- 
venir meilleur  ! 


—  74  — 


CHAPITRE  X. 


Fondation  de  Tbeuley;  mort  de  Tabbé  Gauthier;  éiectioD  d'Otho». 


Semblable  à  un  grand  bassin  largement  alimenté  et  qui  ne 
cesse  de  yerser  de  sa  plénitude ,  Morimond  continuait  de  ré- 
pandre de  sa  surabondance  autour  de  lui  et  dans  le  sein  im- 
mense de  la  catholicité.  Nous  venons  de  voir  une  de  ces  colo- 
nies ,  après  une  route  longue  et  pénible  «  prendre  possessioB 
du  castel  d'Ebraw  et  porter  et  la  charité  la  paix  jusque  dans  k 
repaire  hideux  de  la  tyrannie  et  du  brigandage  ;  en  voici  une 
autre  qui  s'arrête  et  pose  sa  tente  à  un  jour  de  marche  de  la 
métropole,  à  peu  de  distance  des  rives  de  la  Saône,  près  de 
Gray,  dans  le  doyenné  de  Fouvent ,  au  diocèse  de  Langres. 
L'origine  de  cet  établissement  offre  une  particularité  trop  re- 
marquable pour  que  nous  n'en  parlions  pas. 

Il  y  avait  y  dans  cette  partie  du  comté  de  Bourgogne,  un 
homme  riche  et  puissant  appelé  Pierre  et  surnommé  Maure- 
gard ,  possesseur  des  châteaux  de  Montsaugeon  et  de  Mirebeau. 
Ce  seigneur,  à  sa  mort,  avait  laissé  cinq  fils  :  Eudes,  Othon, 
Renaud ,  Hugues  et  Gérard  ;  ce  dernier  embrassa  Tétat  ecclé- 
siastique et  devint  archidiacre  de  Langres.  Les  autres  suivirent 
la  carrière  des  armes.  Leur  père ,  pendant  sa  vie ,  avait  été  lié 
de  la  manière  la  plus  intime  avec  un  chanoine  de  Langres 


—  75  — 

nommé  Gauthier;  il  lui  apparut  après  sa  mort  et  lui  dit  : 
«  Maître  Gauthier,  allez  vers  mes  fils ,  et  priez-les ,  s'ils  veu- 
<c  lent  secourir  mon  ame,  de  donner  aux  moines  blancs  la 
«  plaine  de  Tulley.  » 

Le  chanoine  n^avait  jamais  entendu  prononcer  le  nom  de 
Tulley.  Or,  il  arriva,  quelques  jours  après,  que  les  deux  fils 
aînés  de  Pierre  vinrent  à  Langres  ;  maître  Gauthier  se  rendit 
près  d'eux  et  leur  parla  de  la  sorte  : 

«  Messeigneurs»  si  votre  père  vous  mandait  quelque  chose 
a  de  Fautre  monde»  le  feriez-vous?  » 

Eudes  repondit  :  «  Quand  bien  même  mon  père  me  deman- 
«  derait  un  de  mes  yeux,  je  le  lui  enverrais  aussitôt. 

«  —  Eh  bien!  dit  maître  Gauthier,  il  ma  chargé  de  vous 
«  prier  d'abandonner  aux  moines  blancs  la  propriété  du  champ 
«  de  Tulley,  afin  que  son  ame ,  par  cette  bonne  œuvre ,  ob- 
«  tiemie  miséricorde  auprès  de  Dieu.  » 

Eudes  répUqua  :  «  Où  trouverai-je  des  moines  blancs?  » 

Une  personne  qui  était  là  par  hasard  témoigna  avoir  vu  ce 
jour  même  Tabbé  de  Morimond  à  Langres  ;  on  le  fit  chercher, 
et,  lorsqu'on  l'eut  rencontré ,  les  deux  seigneurs  lui  offrirent 
ce  désert  (  desertum  illud  ) ,  en  présence  de  Guillenc ,  évêque 
de  Langres. 

Notre  abbé  reçut  avec  reconnaissance  cette  donation ,  et  en- 
voya sur  les  lieux  douze  moines  conduits  par  un  saint  reUgieux 
appelé  Nicodème,  qui  changea  le  nom  de  Tulley  (  Tulleium) 
en  celui  de  Theuley  [Theo-LocuSf  Lieu -Dieu),  voulant  indi- 
quer par  là  que  tout  s'était  fait  par  l'inspiration  et  avec  l'aide 
du  Gel  (1). 

Sans  doute,  si  ces  lignes  passent  sous  les  yeux  de  quelques 
esprits  forts ,  ils  ne  manqueront  pas  de  laisser  tomber  sur  elles 

(l)  GalL  Christ.,  t.  4,  p.  1825,  int.  Inst.,  p.  i%Z;^  Arch.derEvéchéde 
i^Bigres,  cah.  19,  p.  480. 


—  76  — 

uii  sourire  voltairien  »  et  de  crier  à  la  supercherie  ci  à  la  su- 
perstition . 

Quand  on  se  sert  de  moyens  aussi  peu  délicats  que  ceux  que 
Ton  supposerait  avoir  été  employés  par  nos  religieux  »  il  faut 
qu'on  ait  en  vue  des  résultats  importants  ;  nmis  qu*était  donc 
Tulley?  Un  désert,  un  champ  inculte  et  hérissé  d^épioes  [ager 
incultus  etnemorosus).  En  le  convoitant,  les  moines  n^auraient 
eu  d'autre  ambition  que  celle  de  lui  donner  cent  années  de 
sueurs  y  de  peines,  de  labeurs  stériles,  et  d'en  laisser  les  fruits 
aux  générations  futures;  alors,  prions  Dieu  que  cette  am- 
bition sublime  se  propage  de  plus  en  plus,  pour  le  bonheur  da 
monde  (1). 

Vous  ne  croyez  pas  aux  apparitions  ;  eh  bien  1  disons  que 
ce  n'est  point  l'ombre  d'un  mort,  mais  le  génie  de  la  France 
quis*est  montré  à  un  prêtre  vénérable,  et  lui  a  commandé 
d'envoyer  des  cénobites  sur  les  bords  de  la  Saône ,  pour  y 
mettre  en  honneur  l'agriculture ,  et  tirer  des  entrailles  d'un 
sol  ingrat  une  de  nos  plus  belles  et  de  nos  plus  riches  con- 
trées.... (2). 

Parmi  les  causes  qui  ont  le  plus  puissamment  contribué  à 
glorifier  Morimond ,  en  l'étendant  au  dehors  et  en  raffermis* 
sant  au  dedans,  il  faut  placer  en  première  ligne  la  présence  et 
l'action  d'un  abbé  tel  que  Gauthier  ;  mais  ce  pieux  religieux, 
l'ami  et  le  bras  droit  de  saint  Bernard,  était  mûr  pour  le  cid, 
et ,  après  une  administration  trop  courte ,  il  s'endormit  dam 


(!)  Eudes  et  Othoa  abandonnèrent  à  Vaucher ,  abbé  de  Morimond ,  une  cer- 
taine étendue  de  terres  couvertes  de  broussailles  ;  les  religieux,  s'y  étant  établis, 
défrichèrent  les  terrains  d'alentour ,  y  amenèrent  des  colons  qui  bâtirent  pro- 
gressivement des  maisons  et  formèrent  le  village  de  Vars  et  plusieurs  autres- 
—  Extr,  de  tAnn.  de  la  Haute-Saône,  par  L.  Suchaux,  art.  Vars, 

^2)  Mangin,  Hist.  ecclés.  et  civ.  du  di(k-èse  de  Langres,  t.  2,  p.  410.  —  Ce  fut 
à  Tdide  des  archives  de  Theuley  et  des  mausolées  de  son  église  que  le  savan* 
André  Duchesne  a  composé  sa  généalogie  de  Tillustre  maison  de  Vergy. 


^77  — 

l€  Seigneur  (1).  Olhon  d'Autriche  fut  proclamé  d'une  voix 
unanime  pour  lui  succéder  ;  il  venait  de  passer  environ  quatre 
ans  dans  l'université  de  Paris ,  où  il  avait  suivi  les  maîtres  les 
plus  fameux  et  enseigné  lui-même  avec  la  plus  grande  distinc- 
tion. Il  se  faisait  remarquer  surtout  par  une  connaissance  pro- 
fonde de  TEcriture- Sainte,  des  saints  Pères  et  de  la  théologie, 
d'après  la  méthode  scholastique  telle  que  l'on  commençait 
alors  à  l'apprendre  (2). 

Les  Arabes  ayant  soumis  un  grand  nombre  de  provinces , 
en  Asie ,  en  Afrique  et  en  Europe ,  leurs  rapports  avec  les 
nations  vaincues,  particulièrement  avec  les  Syriens,  les  Juifs 
et  les  peuplades  helléniques ,  leur  firent  sentir  le  besoin  de 
fonder  des  écoles ,  de  rassembler  de  riches  bibliothèques  et  de 
traduire  les  écrivains  grecs.  Parmi  les  philosophes,  Aristote 
fut  à  peu  près  le  seul  qui  fixa  leur  attention.  Plusieurs  de  ses 
ouvrages  furent  publiés  en  arabe  ,  et  les  Juifs  en  donnèrent 
des  versions  en  hébreu  ;  de  cette  langue ,  plus  connue  en  Eu- 
rope ,  ces  mêmes  livres  passèrent  dans  des  traductions  latines. 

Otbon  se  livra  avec  ardeur  à  l'étude  de  la  philosophie  aris- 
totélique :  le  premier,  dit  Radewic,  il  la  révéla  à  TAllemagne, 
et  apprit  aux  théologiens  de  cette  contrée  à  se  servir  prudem- 
ment des  formules  de  la  logique  pour  la  démonstration  du 
dc^me  clirétien ,  de  manière  à  éclairer  la  foi  par  la  raison  et 
à  régler  la  raison  par  la  foi ,  ouvrant  ainsi  une  ère  nouvelle  et 
préludant  aux  grands  travaux  de  cette  immortelle  école  du 
XIII'  siècle  qui  se  résmne  dans  la  Somme  de  saint  Thomas» 
un  des  plus  complets  et  des  plus  vastes  monuments  de  l'esprit 
humain. 

Nous  ne  craignons  pas  de  dire  que,  pour  la  variété  et  l'é- 
tendue des  connaissances,  Otbon  l'emportait  sur  tous  les  abbés 

(i)  n  est  honoré  comme  saint  par  plusieurs. 

(t)  Armai,  eût,,  1. 1,  p.  M4  ;  —  Radew.,  1.  2,  De  Gest.  Fridér.,  c.  41. 


—  78  — 

'-.I 

de  Cîteaux  ses  contemporains,  et  même  sur  saint  Bernard,  qui 
lui  était  d'ailleurs  bien  supérieur  sous  le  rapport  du  génie  et 
de  l'éloquence  ;  quand  donc  il  n^onta  sur  le  siège  abbatial  de 
Morimond ,  toute  la  science  qu'on  enseignait  alors  dans  les 
écoles  sembla  y  monter  avec  lui. 

Les  socialistes  qui  yeulent  s'arrêter  sur  la  pente  qui  conduit 
à  Tabime  du  conununisme  reconnaissent  dans  leurs  théories 
les  droits  du  travail ,  de  la  capacité  et  du  capital  ;  mais  qui  ju» 
géra  de  la  capacité  ?  qui  estimera  le  travail  ?  qui  fera  la  part 
du  capital  égoïste?  qui  sera  assez  habile  pour  fusionner  ces 
éléments  divers?  La  charité  chrétienne  seule,  dans  TinstHot 
cénobitique. 

Le  fils  du  marquis  d'Autriche ,  doublement  prince  par  son 
esprit  et  sa  naissance,  oublia  son  origine,  ses  talents  «  son 
instruction ,  pour  se  vouer  entièrement  à  sa  conununanté ,  se 
faisant  tout  à  tous ,  condescendant  aux  besoins  des  faibles  «  di* 
rigeant  l'énergie  des  forts ,  unissant  à  la  sévérité  une  t^odra 
compassion  pour  la  faiblesse  humaine;  toujours  le  premier  an 
chœur,  au  chapitre,  dans  les  champs  ;  ne  dédaignant  pas  de 
bêcher,  de  semer,  de  moissonner,  de  porter  le  fumier,  com- 
me le  dernier  des  convers.  11  retrouvait  cependant  de  tenqiB 
en  temps  l'occasion  de  donner  l'essor  aux  brillantes  iacultéi 
de  son  ame ,  dans  les  conférences  ou  collations  en  usage  dans 
Tordre  de  Citeaux.  Son  éloquence  était ,  comme  la  nature  de 
Morimond  et  les  forêts  de  la  Germanie ,  empreinte  de  je  ne 
sais  quoi  de  grandiose ,  de  sombre  et  de  mélancohque.  Pénétré 
de  la  crainte  des  terribles  jugements  de  Dieu,  il  ramenait  sou- 
vent ses  moines  à  la  pensée  de  la  mort ,  de  la  fin  du  monde  et 
de  rétemité,  représentant  le  cloître  comme  une  école  où 
l'homme  venait  apprendre  à  mourir,  et  le  reUgieux  conune  un 
voyageur  qui  attend  debout,  les  reins  ceints  et  le  bâton  à  b 
main ,  sur  le  seuil  de  l'hôtellerie ,  le  moment  du  départ. 


—  79  — 

Ce  fut  à  Morimond ,  dans  les  courts  instants  que  ses  nom- 
breuses occupations  lui  laissaient  libres ,  qu^il  composa  les  pre- 
miers livres  de  son  Histoire  ancienne  et  la  plus  grande  partie 
de  son  Traité  tkéologique  des  derniers  temps  (1).  La  renom- 
mée de  sa  doctrine ,  de  sa  piélé  et  de  ses  talents  adminisU*atifs 
faii  attira  de  toutes  parts  une  foule  si  considérable  de^ciples, 
qu'il  fallut  songer  à  fonder  de  nouveaux  monastères.  Quel- 
qu'un lui  ayant  offert  une  terre  dans  le  diocèse  de  Metz ,  il  y 
envoya  Henri ,  Fun  de  ses  quinze  compagnons  ^  fils  du  comte 
de  Carinthie ,  allié  à  la  faniillc  des  comtes  de  Champagne  »  et 
nommé  plus  tard  à  Tévêché  de  Troyes  :  de  là  l'origine  de  Vil- 
lers-Bethnac,  dont  nous  aurons  occasion  de  parler  plus  tard  (2). 

Le  vénérable  Evrard  y  enseveli  dans  la  solitude ,  avait  senti 
s'apaiser  peu  à  peu  les  orages  de  son  cœur,  et  jouissait  de  ce 
calme  divin  qui  ne  manque  jamais  de  se  faire  dans  une  cons- 
cîenoe  porifiée  par  le  repentir.  C^était  un  beau  et  touchant 
qpectacle  de  voir  le  vieux  guerrier  incliner  son  front  cicatrisé 
devant  la  majesté  du  Très-Haut,  couvrir  du  capuce  sa  tête  qui 
s'était  ^lorgueillie  sous  un  casque  étincelant  d^or ,  et  se  pros- 
terner humblement ,  en  plein  chapitre ,  aux  pieds  du  dernier 
des  firëres  pour  lui  demander  pardon.  Il  faut  plus  de  force  et 
de  grandeur  d'ame  pour  remporter  de  pareilles  victoires  sur 
soi-mèiiie  que  pour  coifquérir  des  mondes,  comme  les  Alexan- 
dre et  les  César.  Les  anges  sont  heureux  de  ne  pouvoir  pécher; 
mais  nous  mettons  bien  au-dessus  de  leur  bonheur  la  vertu 
des  hommes  qui  savent  réparer  ainsi  leurs  fautes. 

Nos  moines  n'étaient  point ,  comme  les  Chartreux  »  voués  à 

(l)  Epitome  ^usVitœ,  in  tabul.  sepolchr.  Morim.  —  Nous  donnons,  aux  Piè- 
tts  jostiâcatives,  la  liste  de  ses  ouvrages. 

(I)  Glana.  Robert,  GalL  christ,,  p.  180;  —  Armai,  eist.,  t.  1,  p.  247.  — 
!Ue  était  située  à  seize  kilomètres  de  Metz,  et  à  10  kilomètres  de  Thionville. 
Son  premier  abbé  est  regardé  comme  son  fondateur  par  quelques-uns.  —  D. 
Cihnet,  Hist.  eeelés,  et  civ,  de  Lorr.,  t.  2,  p.  75. 


—  80  — 

une  immobile  contemplation  et  astreints  à  une  invincible  clô- 
ture. Cîteaux  brûlait  des  ardeurs  du  prosélytisme  :  chaque  ab- 
baye cherchait  à  étendre  autour  d'elle  et  le  plus  loin  possible 
le  règne  de  Dieu ,  et  chaque  moine  était  au  besoin  mission- 
naire. Othon  crut  que  le  moment  était  venu  pour  Evrard  de 
payer  sa  dette ,  et  il  le  chargea  de  porter  dans  son  pays  et  aa 
sein  de  sa  famille  Fesprit  qu'il  avait  puisé  à  Morimond,  c^est- 
à-dire  Fesprit  de  paix  et  de  liberté ,  Tamour  des  champs  et  des 
travaux  agricoles. 

Lorsqu'il  entra  dans  le  castel  de  ses  aïeux  «  ses  compagnons 
d'armes^  ses  anciens  serviteurs  ne  pouvaient  le  reconnaître  sous 
son  froc  de  grosse  laine,  avec  ses  sandales,  sa  tête  rasée;  tous 
versaient  des  larmes ,  embrassaient  ses  mains ,  baisaient  sa  robe 
et  demandaient  sa  bénédiction.  Son  frère  Adolphe ,  dont  il  était 
tendrement  aimé,  se  jeta  dans  ses  bras,  transporté  de  la  joie 
que  lui  causait  son  retour.  Comprenant  bientôt  quel  était  le  bat 
principal  de  son  voyage,  il  lui  offrit^  pour  en  faire  un  monas- 
tère de  son  ordre ,  le  fort  d^ Aldenberg ,  et  y  ajouta  une  quan- 
tité assez  considérale  de  terres  pour  la  subsistance  et  Tentre- 
tien  des  moines  (  1  ) .  Evrard ,  ayant  tout  disposé  convenablement, 
et  transformé  le  vieux  manoir  en  couvent,  fit  venir  des  rdi- 
gieux  de  Morimond  pour  y  prier  et  y  travailler  ensemble;  il 
y  resta  lui-même  jusqu'à  ce  que  le  nouvel  établissement,  loi 
paraissant  suffisanmient  fondé  et  affermi  dans  la  discipline  mo- 
nastique ,  il  en  sortit ,  bénissant  Dieu  de  Tavoir  si  bien  secondé 
dans  ses  desseins ,  et  entra  dans  la  Thuringe  pour  y  visiter  ses 
parents,  le  comte  Zizzon  et  la  comtesse  Giselle.... 

La  parole  du  moine  doit  être  toujours  et  partout  une  parole 
de  vie  et  de  salut  ;  celle  d'Evrard ,  appuyée  de  Faustérité  de  sa 
pénitence,  produisit  sur  Tame  des  deux  époux  une  impression 

ij)  Henriq..  MenoL   rist..  mart.  ÎO  ;  —  Aub.   Mircaens,  Chron.  ritf.,  ^^ 
unn.  1133. 


—  81  — 

profonde.  Us  lui  proposèrent  de  rester  près  d'eux  pour  les  gui^ 
der  dans  la  voie  de  la  vertu,  s'engageant  à  lui  céder,  pour  y 
bâtir  un  couvent,  un  lieu  inhabité,  appelé  le  mont  SaintrGeor-* 
ges  [Jorùberg),  avec  toutes  ses  dépendances. 

11  fut  heureux  tout  à  la  fois  de  trouver  cette  occasion  de  pro- 
pager l'institut  de  Cîteaux  et  d'être  agréable  à  ses  parents  ;  c'est 
pourquoi  il  revint  promptement  à  Morimond  rendre  compte 
de  son  voyage.  Othon,  prenant  conseil  des  plus  anciens,  choi- 
sit douze  religieux  et  plusieurs  frères  convers,  avec  le  pieux 
Evrard  pour  conducteur  et  père  spirituel.  La  colonie  passa  par 
Mayence ,  où  le  nouvel  abbé  reçut  la  bénédiction  de  l'arche- 
vêque Henri.  Le  lendemain  ils  prirent  possession  de  la  maison 
qui  leur  était  destinée,  après  l'avoir  consacrée  à  Dieu,  sous 
l'invocation  de  la  sainte  Vierge  et  de  saint  Georges  (1). 

Evrard  termina  saintement  sa  carrière  dans  la  paix  du  cloî- 
tre, édifiant  par  sa  vie  pénitente  ceux  qu'il  avait  eu  le  malheur 
de  scandaliser.  Son  frère  Adolphe  d' Altena ,  après  la  mort  de 
son  épouse ,  vint  lui  demander  l'habit  monastique*  La  Provi- 
dence bénit  en  lui  toute  sa  parenté,  jusque  dans  la  postérité  la 
plus  reculée.  Sans  parler  de  plusieurs  autres,  saint  Engélbert, 
archevêque  de  Cologne  et  martyr,  fut  pour  ainsi  dire  l'enfant 
de  ses  prières  et  de  ses  sacrifices  (2). 

'  Blille  fois  heureuses  les  familles  des  saints  !  la  vertu  s'y  trans- 
mettra comme  un  héritage  de  génération  en  génération  ;  elles 
exhaleront  longtemps,  à  travers  les  âges,  la  bonne  odeur  de 
Jésus -Christ,  comme  ces  vases  embaumés  où  des  essences 
suaves  se  survivent  à  elles-mêmes  durant  des  siècles,  par  un 
parfum  immortel  I 


(1)  Ann.  cisi,,  1. 1,  p.  252  ;  —  Gasp.  Jongel.,  Notit.  Àbbat.  Ord.  cist  per 
wiv.  crb.  (prov. Thuring.) ;  —  Cees.  Heisterb.,  Dw/.,  l.'S,  c.  88;— Sartor., 
Ci^er.  Bistert.f  p.  449. 

(i)  Àm.  cist.,  t.  4,  pp.  tl7  et  544. 


—  82  — 


CHAPITRE  XI. 


Mort  (le  saint  Etiemie  Harding;  merveilleuse  fécondité  de  Morimond; 
Waldsassen,  Sainte -Croix ,  Beaupré,  Belfiiys,  etc. 


Pendant  que  Morimond  florissait  sous  Othon  et  parvenait 
au  plus  haut  point  de  sa  gloire ,  que  saint  Bernard  marchait  à 
travers  Tltalie  au  secours  de  la  papauté  sans  autres  armes  que 
son  génie  et  sa  prière ,  et  que  tout  Citeaux  se  mettait  en  mou- 
vement pour  accomplir  sa  mission  providentielle,  Etienne  «  le 
vénérable  père  de  la  grande  famille,  usé  plus  par  les  austé- 
rités que  par  les  années ,  et  ayant  la  vue  si  afiTaiblie  qu'il  ne 
pouvait  plus  voir,  se  démettait  en  présence  du  chapitre  de  sa 
charge  pastorale,  désirant  tourner  paisiblement  toutes  ses 
pensées  vers  Dieu  et  se  préparer  à  la  mort.  11  ne  devait  pas 
jouir  longtemps  de  ce  repos  si  bien  mérité  ;  quelques  mois 
après,  le  28  mars  1134,  il  expira  sans  douleur,  avec  le  calme 
et  la  sérénité  des  saints,  et  alla  recevoir  au  ciel  sa  récom- 
pense, près  de  saint  Robert  et  de  saint  Albéric,  ses  prédéces- 
seurs (1). 

Othon ,  qui  avait  assisté  saint  Etienne  dans  ses  derniers  mo- 
ments, était  à  peine  de  retour  dans  son  monastère,  qu'il  fallut 
songer  à  de  nouveaux  établissements.  Déjà,  Tannée  précédente, 
il  avait  vu  avec  une  douce  satisfaction  Bithaine  et  Clairefon-' 

(1)  Exorfi.  magn.,  1. 1,  c.  37;  —  Dalgairns,  VirrfeS.  Etienne ,  p.  309. 


—  Ba- 
taille ,  au  diocèse  de  Besançon ,  grandir  pour  ainsi  dire  à  l'om- 
bre de  leur  mère.  La  première  de  ces  abbayes  était  ainsi  ap- 
pelée du  bourg  habité  par  Marthe  et  Marie ,  où  Jésus-Christ 
reçut  l'hospitalité  (1)  ;  le  nom  de  la  seconde  était  symbolique, 
et  figurait  les  eaux  pures  de  la  vie  monastique,  qui  rejaillissent 
jusque  dans  l'éternité  (2). 

C'était  surtout  du  côté  de  la  Germanie  et  de  la  Suisse  que 
Morimond  s'était  développé  :  aucune  de  ses  colonies  n'avait 
encore  franchi  les  Alpes  ;  mais  nulle  contrée  de  l'Europe  ne 
devait  être  étrangère  à  son  influence.  Dans  le  mois  d'octobre 
11 33  9  douze  religieux  et  un  abbé  sortirent  du  Bassigny  et  al- 
lèrent s'établir  dans  une  simple  grange,  au  diocèse  de  Milan , 
sur  les  bords  du  Tessîn ,  et ,  pour  que  Téloignement  de  cette 
maison  ne  lui  fit  jamais  oublier  son  origine,  on  lui  donna  le 
nom  même  de  la  métropole  [Morimonte  di  Milano)  (3). 

Ce  fut  à  peu  près  à  cette  épocjue  que  Gerwic,  bénédictin  de 
l'abbaye  de  Sigeberg ,  vers  Cologne ,  vint  à  Morimond  deman- 
der à  Othon  des  religieux  de  son  ordre  pour  peupler  un  mo- 
nastère qu'il  avait  bâti  au  milieu  d'une  vaste  forêt  de  l'Allema- 
gne,  dans  le  diocèse  de  Ratisbonne. 

Ce  moine  était  de  l'illustre  famille  de  Wolmundstein  en 
Westphalie.  La  guerre,  les  plaisirs,  les  aventures  s'étaient 
partagés  les  beaux  jours  de  sa  jeunesse  ;  tout  son  bonheur  était 
alors  de  courir  de  manoir  en  manoir  et  de  fête  en  fête.  Se  trou- 
vant un  jour  en  Bavière,  il  voulut  voir  Thibaut,  marquis  de 
Wohbourg  (4),  sur  le  Danube,  à  une  égale  distance  d'Ingols- 


(1)  Afmal,  cist.j  l.  1,  p.  253.  —  Les  abbayes  de  Lnieuil  et  de  Faverney 
firent  de  grandes  largesses  à  cette  maison. 

(4)  C'est  aigourd'hui  une  fayencerie  qm  roule  en  caillontage  (canton  d'A- 
mance,  Haute -Saône,  près  de  Polaincourt).  Le  hameau  de  Clairefontaine  et 
sept  on  huit  villages  et  métairies  des  environs  ont  été  créés  par  les  moines. 

(3)  Jongelin,  f^otit.  Abb.  cist.  (provinc.  Lomb.). 

(4)  Plusieîirs  auteurs  écrivent  :  Wohembourg. 


—  84  — 

tadt  et  de  Ratisbonne,un  des  princes  les  plus  renommés  de  son 
temps  pour  ses  goûts  chevaleresques.  Comme  tous  deux  étaient 
dominés  par  la  passion  des  tournois,  qui  formaient  alors  un 
des  exercices  favoris  de  la  noblesse ,  ils  se  furent  bientôt  com- 
pris, et,  après  s*étre  promis  de  ne  se  quitter  jamais,  quoique 
Thibaut  fût  marié  et  eût  des  enfants  (1),  ils  partirent  armés  de 
de  pied  en  cap  et  dirigèrent  leurs  pas  vers  les  cours  de  prin- 
ces et  de  rois  où  Ton  préparait  des  joutes  (2). 

Une  foule  considérable  de  barons  se  réunissaient  de  toutes 
les  contrées  environnantes  au  château  d'un  seigneur  du  voisi- 
nage pour  une  grande  fête  ;  Gerwic  et  Thibaut  ne  manquèrent 
pas  de  s^y  rendre.  Les  chevaliers  jouteurs  avaient  tous  un  mas- 
que de  fer  qui  leur  couvrait  le  visage ,  à  Texception  des  yeux. 
Chacun  pouvait  voir  son  adversaire,  Tattaquer»  parer  ses 
coups  et  le  terrasser  sans  le  connaître.  Les  tournois  n'étaient 
que  des  jeux  guerriers  ;  cependant  les  armes  dont  on  se  servait 
étaient  si  meurtrières ,  on  joutait  quelquefois  avec  tant  d V 
charnement  et  de  désordre,  que  souvent  plusieurs  y  perdaient 
la  vie. 

Or,  dans  celui  dont  nous  parlons,  il  y  eut  une  mêlée  terri- 
ble :  deux  des  plus  ardents  champions  se  ruèrent  Tun  sur  Tau- 
tre,  et  cherchèrent  longtemps  à  se  mettre  hors  de  combat.  L'un 
d'eux  ayant  pointé  sa  lance  de  toutes  ses  forces ,  elle  vint  frap- 
per si  rudement  son  antagoniste  à  la  jointure  du  casque  et  de 
la  cuirasse,  que  le  fer,  perçant  d'outre  en  outre,  s^enfonça 
profondément  dans  la  gorge  :  le  chevalier  fut  renversé  sous 
le  choc.  Les  spectateurs  s'empressèrent  autour  de  lui,  on  leva 
la  visière  de  son  casque,  et  chacun  cria  :  «  Thibaut  de  Woh- 
bourg! » 

(1)  n  avait  été  marié  à  Adélaïde,  duchesse  de  Pologne,  et  leur  Ûlle  Adélaïde 
épousa  Frédéric  Barberousse. 

(i)  Inter  se  juvenes  thescwn  fœdus  ineunt ,  moxque  ad  omnium  prindpiKm 


—  85  — 

Mais  d'où  était  parti  le  coup  ?  De  cette  main  amie  que  Thi- 
baut avait  serrée  et  pressée  amicalement  sur  son  cœur  au  sor- 
tir du  manoir  de  Wohbourg.  Gerwic,  sans  le  vouloir,  et  sans 
le  savoir,  avait  frappé  à  mort  celui  qu'il  avait  juré  de  suivre  et 
de  défendre  jusqu'à  son  dernier  soupir.  Aucune  expression  ne 
peut  rendre  sa  douleur  et  son  désespoir. 

Cependant  la  blessure,  quoique  très-dangereuse ,  n'était  pas 
mortelle  :  Thibaut  revint  peu  à  peu  à  lui-même  ;  ses  premières 
pensées  furent  pour  Dieu ,  dont  le  malheur  nous  rapproche 
presque  toujours,  pour  son  épouse  si  cruellement  délaissée,  et 
pour  ses  enfants,  orphelins  même  du  vivant  de  leur  père.  Ger- 
wic  ne  se  livrait  pas  à  des  réflexions  moins  sérieuses  ;  le  coup 
de  lance  avait  été  pour  lui  le  coup  de  tonnerre  qui  terrassa 
saint  Paul,  et  il  avait  pris  le  parti  de  renoncer  au  monde.  En- 
fin, les  forces  de  Thibaut  s*étant  rétablies ,  les  deux  chevaliers 
s'embrassèrent  en  chrétiens  et  se  séparèrent  ;  le  premier  regar 
gna  son  manoir,  le  second  alla  s'ensevelir  dans  le  couvent  de 
Sigeberg ,  et  fut  choisi ,  après  sa  profession ,  pour  hospitalier, 
à  cause  de  sa  politesse ,  de  sa  douceur  et  de  sa  charité.  ^ 

Il  arriva  quelque  temps  après  que  Conon ,  abbé  de  ce  monas- 
tère ,  fut  nonuné  à  l'évêché  de  Ratisbonne.  Il  avait  été  si  édifié 
de  la  yie  exemplaire  de  Gerwic,  qu*il  le  demanda  pour  en  faire 
son  syncelle,  c'est-à-dire  le  témoin  de  sa  vie  et  son  second 
ange  gardien.  Mais  le  palais  épiscopal  n'oflrait  pas  une  retraite 
assez  profonde  à  notre  pieux  solitaire;  il  soupirait,  au  milieu 
des  distractions  inévitables  de  sa  nouvelle  position ,  après  les 
délices  du  désert,  et,  à  force  d'instances,  il  obtint  la  permission 
de  se  retirer. 

Il  y  avait  à  quelque  distance  de  Ratisbonne  une  forêt  som- 
bre et  sauvage ,  qui  n'était  traversée  de  loin  en  loin  que  par  de 

tailas  in  quibus  équestres  ludos  seu  tofneumenta  instiiui  aut  exhif*en  acieba/it,  *■<• 
'xuifei'utit.  — Ann.  cist.^  1. 1,  p.  257. 


—  86  — 

hardis  chasseurs.  Gerwic  y  alla  avec  plusieurs  compagnons. 
Âpres  une  marche  longue  et  pénible  à  travers  des  fourrés  de 
ronces  et  d'épines ,  lorsqu'ils  furent  arrivés  à  Tendroit  le  plus 
reculé  et  le  plus  introuvable ,  pour  ainsi  parler,  ils  se  mirent  à 
défricUer  et  à  construire  des  cabanes. 

L*ouvrage  marchait  avec  assez  de  rapidité.  Mais  un  jour  il 
prit  envie  au  maitrç  de  la  forêt  d'y  faire  une  partie  de  chasse , 
et  il  fut  entraîné  par  hasard ,  avec  sa  suite ,  vers  le  lieu  choisi 
pour  remplacement  du  nouveau  monastère.  Quelle  ne  fat  pas 
sa  surprise,  quand  il  aperçut  un  abattis  considérable  de  grands 
arbres,  quelques  huttes  s'élevant  à  peine  au-dessus  du  sol,  et 
d'autres  presque  entièrement  achevées;  des  hommes  occupés 
sur  différents  points  à  creuser,  à  équarrir,  à  bâtir,  à  essarter? 

Ce  seigneur  était  Thibaut  de  Wohbourg  lui-même.  Furieux 
de  ce  qu'on  avait  osé  exploiter  ainsi  sa  forêt  sans  même  Tavoir 
prévenu ,  il  lança  son  cheval  du  coté  des  travailleurs ,  la  me- 
nace sur  les  lèvres  et  les  armes  à  la  main.  Gerwic  alla  à  sa 
rencontre,  lui  présenta  une  lettre  de  l'évêquc  de  Ratisbonne,  et 
lui  dit  son  nom,  son  origine  et  son  dessein.  Thibaut,  l'ayant 
regardé  attentivement ,  reconnut  aussitôt  le  ûdèle  ami  de  sa 
jeunesse,  et,  s'élançant  à  terre,  se  jeta  dans  ses  bras,  l'em- 
brassa tendrement  et  lui  montra  la  cicatrice  de  sa  blessure  (i). 
Non-seulement  il  l'autorisa  à  continuer,  mais  il  lui  donna  au- 
tant de  terre  qu'il  en  pourrait  parcourir  en  un  jour  de  marche, 
lui  promettant  de  lui  envoyer  ses  gens  avec  des  provisions  et 
des  voitures  pour  hâter  les  travaux.  Cette  forêt,  naguère  le  re- 
paire des  bêtes  féroces,  fuLbientôt  sUlounée  en  tous  sens,  et  ne 
retentit  plus  que  du  bruit  de  la  scie,  du  marteau,  de  la  hache, 
des  chants  des  ouvriers  et  des  cantiques  des  moines  (2). 

(1)  Gerwicum  amante r  complexus,  vulneris  abeosihi  olim  inflicticicntrictnt 
ostendit.  —  Ann,  cist.,  l.  1,  p.  257. 

(2)  Posteajuxta  sy/rnm,  ad  rtj)as  fluviofi  Wundrehi,  inrhoata  œdificiola  t»wis^ 
hderunt.  —  Id.,  ibid. 


—  87  — 

La  maison  étant  construite»  Gerwic,  qui  tenait  à  y  faire 
fleurir  la  règle  de  saint  Benoit  dans  toute  sa  pureté ,  avait  cru 
devoir  s'adresser  à  Othon,  dont  le  nom  et  les  vertus  étaient 
célèbres  dans  toute  T Allemagne.  L*abbé  de  Morimond  Tac- 
cueillit ,  non  point  conunc  un  étranger,  mais  comme  un  com- 
patriote» un  frère  et  un  saint.  Toute  la  communauté  ayant  ouï 
le  récit  de  sa  conversion ,  il  devint  bientôt  pour  tous  un  objet 
de  respect,  d^édification  et  d^admiration.  Cependant  le  monas- 
tère était  épuisé  de  religieux  par  la  fondation  de  quatre  abbayes 
dans  la  seule  année  1133;  Othon  était  encore  lié  par  d'autres 
engagements  :  il  eut  donc  la  douleur  de  ne  pouvoir  accéder  à 
son  désir,  et  l'adressa  à  saint  Bernard ,  qui ,  pour  les  mêmes 
raisons,  le  renvoya  plus  loin. 

Le  pieux  Gerwic,  sans  se  décourager,  revint  à  Morimond 
conjurer  Othon ,  au  nom  de  Jésus-Christ,  d'avoir  pitié  de  sa 
maison  naissante  et  de  ne  pas  le  laisser  repartir  avec  le  regret 
d'avoir  entrepris  en  vain  un  si  long  et  si  pénible  voyage.  Othon, 
touché  de  tant  de  foi ,  d'humilité  et  de  patience ,  voulut  ratta- 
cher à  Morimond  im  homme  animé  si  évidemment  de  l'esprit 
de  Dieu,  et  un  établissement  qui  lui  semblait  être  une  œuvre 
merveilleuse  de  la  Providence;  il  lui  donna  six  religieux,  et  lui 
remit  une  lettre  par  laquelle  il  priait  l'abbé  de  Wolkenrode, 
de  sa  filiation,  au  diocèse  de  Mayence,  d'ajouter  sept  autres  re- 
ligieux pour  compléter  le  nombre  de  treize  fixé  par  la  règle , 
et  de  prendre  le  nouveau  monastère  sous  sa  dépendance  immé- 
diate (1).  • 


(1)  Les  Tables  de  Morimond  rapportent  ce  fait  tel  que  nous  Tavons  raconté. 
Dans  les  Annales  de  Clteaux,  il  est  dit  que  Tabbé  Otbon  donna  seulement  à 
Gerwic  une  lettre  pour  Tabbé  de  Wolkenrode,  et  que  ce  dernier  ne  lui  confia 
qoe  trois  religieux  :  très  suœ  professionis  monachos. 

On  voyait  dansTéglise  de  Waldsassen  plus  de  cinquante  mausolées  des  barons 
fit  des  comtes  de  Liechtemberg,  de  Sulzbach,  de  Wirzburg,  de  Sparrenheit,  di; 
Vï*  senslein  et  aiiorum  cum  in  Nariscorum  tum  prœtonana  terra  habitantium.. 


—  88  — 

Telle  fut  Torigine  de  Waldsassen  [V habitation,  rétablisse- 
ment des  bois) .  Le  premier  abbé  s'appelait  Henri  et  le  premier 
prieur  Wiggard.  Ce  fut  sous  ces  maîtres  que  Fhumble  Gerwic 
fit  Tapprentissage  de  Tobservance  de  Citeaux,  renonçant  aux 
honneurs  du  cloître  comme  il  avait  renoncé  aux  honnew^  du 
monde,  pour  s'enfoncer  tout  entier  dans  sa  chère  solitude  et 
se  livrer  sans  obstacle  à  la  contemplation  de  rétemelle  beauté 
qu'U  avait  si  longtemps  méconnue  (1). 

Voilà  comment ,  dans  ces  beaux  siècles ,  on  réparait  les  pa- 
rements et  les  scandales  de  sa  jeunesse ,  en  donnant  son  cœur 
à  Dieu  y  la  sueur  de  son  front  à  la  terre ,  l'exemple  du  travail 
et  de  la  patience  au  monde ,  des  champs  nouveaux  à  son  pays, 
Taumône  aux  pauvres  !  Aujourd'hui ,  qu'arrive-t-il?  Voyez  ce 
jeune  homme  qui  a  usé  dans  la  débauche  les  prémices  de  sa 
vie  et  l'héritage  de  ses  aïeux ,  et  qui ,  à  la  place  du  bonheur 
qu'il  cherchait ,  n'a  trouvé  que  le  remords  et  le  désespoir.  Au 
lieu  de  se  retirer  dans  la  solitude  des  paisibles  campagnes,  il 
court  à  la  grande  ville  ;  il  ne  prend  ni  la  bêche ,  ni  le  râteau, 
mais  de  l'encre  et  du  papier  ;  il  ne  se  cache  pas  dans  la  cellule 
d'un  monastère,  mais  dans  une  mansarde  :  de  là,  comme  Achille 
boudeur,  Q  jette  un  regard  dédaigneux  sur  le  peuple  et  sur  l'ar- 
mée ,  il  cite  à  sa  barre  la  société  entière ,  il  l'accuse  de  ses  fau- 
tes et  de  ses  malheurs,  il  la  juge,  il  la  condamne  à  mort;  il 
proclame  une  ère  nouvelle  de  communauté  de  biens,  parce 
qu'il  a  perdu  les  siens  ;  de  communauté  de  femmes,  parce  qu'il 
est  repoussé  de  toutes  celles  qui  sont  chastes  et  pures  ;  d'égalité 
et  de  fraternité,  parce  que  tout  ce  qui  se  respecte  s'éloigne  de 
lui.  11  crée  un  monde  idéal  qu'il  sème  de  perles,  qu'il  illumine 
de  tout  l'éclat  de  l'or  et  des  pierreries ,  qu'il  embaume  de  tou» 
les  parfums,  où  l'homme  est  destiné  à  se  promener  de  voluptés 

(1)  Gasp.  Brusch.,  in  Walds.;  —  Annal,  cist,^  t.  1,  p.  237;  —  Talwl,  Morim.^ 
ann.  1234. 


—  89  — 

en  Yoluptés ,  comme  un  sultan  blasé  à  travers  des  salles  de 
festin  et  des  harems  fantastiques  (1).  Il  jette  ses  visions  en  pâ- 
ture à  tous  les  ambitieux  déçus ,  k  tous  les  corrompus ,  à  tous 
les  mécontents;  il  leur  inspire  la  haine  de  toute  supériorité, 
le  dégoût  du  présent  et  du  passé,  la  fureur  des  jouissances. 
Un  jour  la  foule  descend  en  armes  dans  la  rue  :  Tutopie  devient 
de  l'anarchie ,  le  rêve  s^achève  dans  les  ruines ,  le  roman  finit 
dans  le  sang  ! 

Léopold  d'Autriche  et  son  épouse  continuaient  de  vivre  en 
saints  et  ne  contribuaient  pas  peu,  par  leurs  bonnes  œuvres, 
à  attirer  3ur  Ottion  et  sur  Morimond  les  bénédictions  du  ciel. 
Ds  lisaient  ensemble  TEcriture-Sainte ,  se  levaient  la  nuit  pour 
vaquer  à  la  prière  et  à  la  méditation  :  ils  auraient  désiré  Tun 
et  Tautre  pouvoir  chanter  continuellement  les  louanges  du 
Seigneur  et  faire  une  oraison  perpétuelle  aux  pieds  des  autels  ; 
mais  t  comme  les  obligations  de  leur  état  les  retenaient  dans  le 
monde,  ils  fondèrent  deux  monastères  dont  les  religieux  pus- 
sent à  leur  place  remplir  nuit  et  jour  ces  fonctions  angéli- 
ques  :  l'un  de  chanoines  réguliers,  dont  nous  avons  déjà  parlé, 
et  l'autre  de  Tordre  de  Citeaux ,  à  quelques  milles  de  Vienne, 
près  du  château  de  Kalnperg,  où  ils  faisaient  leur  résidence  (2), 

Le  pieux  marquis,  ne  pouvant  aller  à  Morimond,  voulut, 
autant  que  possible,  transporter  Morimond  près  de  lui,  et  de- 
manda à  son  fils  des  religieux  formés  par  ses  leçons  et  ses  exem- 
ples, et  au  niveau  de  leur  vocation  sublime.  Ainsi  commença 
la  célèbre  abbaye  de  Sainte-Croix,  mère  de  beaucoup  d'autres 
en  Autriche,  en  Bohême  et  en  Hongrie.  Conrad,  l'un  des  fils 
de  saint  Léopold,  y  entra  comme  simple  religieux  et  en  devint 

(1)  Four.,  Théor.  des  quatre  mouvem.,  pp.  61-67  ;—  Voy,  en  Icarie,  impartie, 
ce.  4  et  5;  —  Rob.  Owen,  The  book  ofthe  new  mor,  world.,  1»  partie. 

(2)  Sainte-Croix  n*était  qu'à  trois  milles  au  midi  de  Yieimef  in  nemore  Vien- 
nenn,  — Voir  la  carte  géographique  des  établissements  cisterciens  en  Autriche, 
Sartor.,  Cisi,  Bistert.^  inter  pp.  970  et  971. 


—  90  — 

abbé  ;  nous  le  verrons  plus  lard  promu  successivement  au  siège 
épiscopal  de  Passaw  et  à  rarchcvêché  de  Saltzbourg  (1). 

La  parole  de  saint  Bernard,  plus  pénétrante  que  le  glaive, 
aussi  retentissante  que  le  tonnerre ,  irrésistible  comme  la  fon- 
dre, s'était  fait  entendre  à  la  cour  des  ducs  de  Lorraine  et  y 
avait  produit  des  fruits  admirables  de  salut  (2).  La  duchesse 
Adélaïde  lui  écrivit  pour  lui  offrir  une  terre  propre  à  la  ccMis- 
truction  d'un  monastère;  mais,  soit  qu'elle  eût  été  contrariée 
dans  ses  vues  par  le  duc  Simon,  son  époux,  uni  à  Othon  par 
les  liens  du  sang,  soit  que  saint  Bernard,  retenu  alors  en  Italie, 
ne  pût  en  prendre  possession  comme  il  Favait  promis,  on  s'a- 
dressa à  Tabbé  de  Morimond ,  qui  accepta  la  donation  et  en- 
voya des  religieux  fonder  cette  nouvelle  maison ,  qui  prit  k 
nom  de  Beaupré,  au  diocèse  de  Toul,  sur  la  Meurthe,  à  peii 
de  distance  de  Lunéville.  Ses  autres  principaux  bienfaiteurs  fu- 
rent :  Folmare,  comte  de  Metz  ;  Henri ,  comte  de  Salm  ;  etc. 

On  voyait  dans  son  église  les  mausolées  magnifiques  d*nD 
grand  nombre  de  ducs  et  duchesses  de  Lorraine  :  de  Simon  I* 
d'Agnès  de  Bar  ;  de  Frédéric  II ,  le  Chauve ,  et  de  Marguerite 
de  Navarre;  de  Thierry,  de  Frédéric  III  et  d'Elisabeth  d'Au- 
triche; de  Raoul ,  tué  parles  Anglais  à  la  bataille  de Crécy  (3), 


(1)  Godescard,  Vie  des  saints,  15  nov.  ;  —  Annal,  cist.^  t.  1,  p.  254. 

(2)  Epistt.  119  et  120. 

(3)  Jongéi,  Nota.  Abbat,  cist.  pcr  orh.  unie,  (prov.  Lolhar.);  Tépitaphede 
Raoul  porte  Ci-ecquy  ;  —  Ann.  cist,,  t.  1,  p.  285;  —  D.  Galmel,  Hist,  ecciés,  •< 
civil,  de  Lorraine,  t.  2,  p.  79. 

Les  autres  établissements  cisterciens  du  duché  de  Lorraine  dans  la  filiatioa 
de  Morimond  étaient  : 

1»  Freystroffy  à  peu  de  distance  de  Metz,  fondé  par  les  sires  de  Valoourt  et 
avec  le  sexx)ur3  du  duc  Simon  et  d*Adélaide  son  épouse.  Le  duc  Mathieu  rem- 
plaça en  1147  les  religieux  par  des  religieuses  ;  mais,  les  premiers  y  rentrèrent 
en  1300,  et  se  mirent  dans  la  dépendance  de  Morimond. —  Benoit,  Hist,  de  Lm-^ 
p.  220;  —  D.  Galmet,  Hist,  de  Lon..  t.  2,  p.  5 ;  —  Gall. christ,,  t.  13,  p.  94S. 

2«  Vlsle^n-Barrois,  fondée  par  Ulric  de  Lisle  dans  sa  terre  d'Anglecouri' 
pour  des  chanoines  réguliers  de  Moustier-en-Argonne.  Geux-ci  Tayant  abaH' 
donnée,  elle  passa  aux  cisterciens  vers  Tan  1150,  du  consentement  de  ReTni*?*" 


—  91  — 

etc.  C^était  au  milieu  de  la  poussière  de  toutes  ces  grandeurs» 
de  toutes  ces  altesses  humiliées ,  anéanties  jusque  dans  Tor- 
gueil  de  leurs  tombeaux ,  que  les  moines ,  les  yeux  et  les  mains 
levés  au  ciel ,  pouvaient  répéter  en  toute  vérité  et  avec  un  à- 
propos  sublime  :  Tu solus altissimus !... 

Jusqu'alors  Morimond  semUe  doué  d^une  aussi  prodigieuse 
fécondité  que  Clairvaux ,  et  Othon  parait  rivaliser  avec  saint 
Bernard  comme  fondateur  de  monastères.  Les  novices  arri- 
vaient de  toutes  parts  en  si  grande  quantité ,  et  Othon  savait 
si  bien  préparer  et  disposer  toutes  choses  à  Tavance ,  que  dans 
l'espace  de  six  mois ,  en  11 37  »  il  fit  parth*  quatre  colonies  dans 
le  midi  de  la  France  et  jusqu^aux  pieds  des  Pyrénées,  pour 
que  ces  avant-postes  de  l'armée  cistercienne  pussent,  au  pre- 
mier signal  et  à  l'heure  fixée  par  la  Providence ,  franchir  les 
monts  et  livrer  au  mahométisme  ces  combats  terribles  qui  ont 
faut  triompher  pour  toujours  la  foi  chrétienne  dans  cette  partie 
de  l'Europe. 

La  première  se  rendit,  au  mois  de  juillet,  près  de  Saint- 
Paul-Troîs-Châteaux ,  dans  une  vallée  inculte,  entourée  de 
trois  collines  couvertes  de  forêts  et  de  roches  nues ,  où  Gon- 
tard  de  Loup,  seigneur  de  Rochefort,  avait  fait  construire  quel- 
ques cabanes  pour  la  recevoir.  Cette  vallée  prit  d'abord  le  nom 
de  YcUlis  honesla  ;  mais  ses  nouveaux  habitants  lui  donnèrent 
ensuite  celui  d'Aiguebelle,  nom  gracieux  qui  lui  convenait  ad- 


(i^ApremoDt  et  de  sa  femme  Helvide.  Elle  a  conservé  le  nom  de  son  fondateur. 
-  D.  Calm.,  p.  8,  t.  2. 

8»  Vaux-en-Omois.  Cette  fondation  des  sires  de  Joinville  fut  conflrmée  en  1140 
par  Henri  de  Lorraine,  évéque  de  Toul.  Ebal  de  Montfort,  neveu  du  comte  do 
Champagne,  donna  500  écus  pour  les  bâtiments  (Archidiaconé  de  Ligny).  — 

Oall.  christ.,  t.  13,  p.  1113. 
*«  Etcumy,  sur  la  petite  rivière  deSaulx,  entre  Morley  et  Moustier-sur-Sanlx, 

^tière  de  Champagne,  en  Barrois,  fondée  par  les  sires  de  Joinville,  sous  le 

«eaa de  Guy,évêque  de  Châlons.— D.  Calm.,  Hist,  deLorr,,  t.  2,  ad  calcem  323- 
Nous  parlerons  ailleurs  de  Clair  lieu  et  de  Haute-Seille. 


—  92  — 

mirablement ,  car  de  tous  côtés  on  entendait  le  bruit  des  eaux 
qui  descendaient  des  rochers ,  et  on  voyait  leurs  flots  limpides 
baiser  Tenclos  du  monastère.  La ,  après  tant  d'orages  et  tant 
d'années ,  Morimond  se  survit  à  lui-même  ;  là»  à  cette  heure» 
sont  réunis  sous  l'observance  primitive  de  Cîteaux  deux  cents 
religieux  connus  sous  le  nom  de  trappistes  :  chrétiens  fer- 
vents qui ,  au  sein  d'un  siècle  sensuel  et  sceptique  »  nous  re- 
tracent dans  leur  vie  les  mœurs  austères  et  pures  de  Taiicieiiiie 
Thébaïde  (1). 

La  seconde ,  au  mois  d'octobre ,  descendit  jusqu'aux  sources 
de  l'Adour»  et  slnstalla  dans  une  grange  qui  avait  été  donnée 
à  Gauthier ,  deuxième  abbé  de  Morimond ,  par  un  sdgneor 
nommé  Forton ,  du  consentement  de  Pierre,  comte  de  Bigorre, 
et  de  Béatrix  son  épouse.  Elle  avait  pour  abbé  frère  Bertrand, 
religieux  d'un  esprit  vif,  énergique,  infatigable  à  la  peine. 
Au  moment  de  son  départ ,  Othon  avait  pris  sur  l'autel  et  loi 
avait  remis  la  croix  de  bois  qui  devait  faire  pâlir  le  croissant  et 
le  remplacer  au  haut  des  minarets  de  Grenade  et  de  Cordoue  (2). 
Cette  maison  fut  appelée  TEchelle-Dieu,  sans  doute  par  on 
pressentiment  de  ses  glorieuses  destinées  ;  car  ce  fut  véritah 
blement  Téchclle  divine  avec  laquelle  Tislamisme  a  été  esca- 
ladé et  pris  d'assaut. 

Au  mois  de  novembre  suivant,  Morimond  présenta  un  sfeC' 
tacle  peut-être  unique  dans  l'ordre  de  Cîteaux  :  vingt-six  rcB^  i 
gicux  partirent  en  même  temps ,  la  veille  de  la  Saint-Martin, 
et  allèrent  fonder  Le  Berdouës ,  au  diocèse  d'Auch ,  et  Bonne* 


(1)  Ab  urbe  Tricastinensi  duabus  distnt  leucis,  non  longe  a  vico  dicta  Vém- 
rie  ;  inter  prœcipuos  ejus  benefactoi'es  domini  de  Grignan  numerandi  norf.— 
Gall.  christ.,  t.  1,  p.  737. 

(2)  Ex  tabulis  ecxîl.  Morim.,  anno  1137,  etc.  — Apud  locum  de  Cabadur,  idest 
caput  Atiiri  fluuiiy  in  vaile  qtiam  secat  Aturus  a  summis  Fyrenœis  fltientf  f"* 
desinit  ad  municipium  campaimm  famamm  ob  butyri  copiam  :  deinile  ad  /<KV<i* 
i'icinum  translata  est.  —  Gall.  christ.,  1. 1,  p.  1Î57. 


—  93  — 

font ,  au  diocèse  de  Comminges  (1) .  Lorsque  les  moines ,  réunis 
à  Foratoire  selon  l'usage ,  -virent  cette  troupe  de  frères  si  ten- 
drement aimés  quitter  leurs  stalles ,  ils  fondirent  en  larmes , 
et  la  Yoix  des  chantres  fut  étouffée  par  les  sanglots.  On  les  ac- 
compagna jusqu'à  la  porte ,  dans  un  silence  lugubre  :  ils  sor- 
tirent deux  à  deux  ;  la  porte  s'étant  refermée ,  la  communauté 
retourna  à  l'oratoire,  et  les  pèlerins  du  Christ  et  de  la  civilisa- 
tion ,  plus  forts  que  la  nature ,  continuèrent  le  chant  d'adieu 
en  gravissant  le  versant  du  vallon  (2). 

Parmi  ces  hommes  qui  s'en  allaient ,  avec  la  croix  seule, 
prier  »  pleurer  et  travailler  sur  les  bords  des  fleuves ,  dans  les 
marais,  les  forêts  et  les  déserts,  plusieurs  avaient  été  mariés  et 
s'étaient  séparés  de  leurs  épouses  par  un  consentement  mu- 
tuel. L'Eglise,  dans  sa  sagesse ,  n'admettait  Thomme  dans  le 
cloître  qu'autant  que  la  femtne  embrassait  Tétat  religieux  dans 
une  autre  communauté.  Or ,  l'abbé  Arnould ,  ayant  reçu  du  vi- 
comte de  Clémont  une  terre  non  loin  du  château  de  Montigny , 
sur  le  versant  oriental  de  la  montagne ,  avait  eu  l'heureuse 
idée  d'y  faire  bâtir  une  maison  destinée  à  servir  d'asile  aux 
femmes  dont  les  maris  entreraient  à  Morimond ,  leur  donnant 
la  r^le  de  Cîteaux ,  afin  de  conserver  entre  les  époux  séparés 
une  communauté  d'observances,  de  prières  et  de  vie  mystique. 
Cet  établissement  naissant  avait  beaucoup  souffert  de  la  fuite 
d'Amould;  maisOthon  le  releva,  l'agrandit,  et  y  fit  entrer 
plus  de  trente  nobles  dames  de  France  et  d'ÂUemagne  (3). 

Ce  monastère,  à  trois  lieues  seulement  au  sud-ouest  de  Mo- 
rimond, situé  dans  un  beau  vallon  coupé  d'un  ruisseau,  dé- 


(1)  0  parait  que  le  terrain  et  les  granges  avaient  été  donnés  dès  le  temps  de 
MWié  Qanthier.  —  Voyez  Gall,  christ.y  t.  1 ,  int.  Tnst.,  p.  19Î,  col.  «;  —  id., 
M79,col.  1. 

tl)  Tabul.  Morim.y  ad  ann.  1137. 

i)  Archiv,  de  la  Haute-Marne,  Arcul.  Belfays,  alias  Belfall,  vel  Beaufdôs. 


—  94  — 

lK)uchant  sur  la  Meuse,  s'appelait  Belfays  {Bellwfagus)  (1).  il 
avait  été  doté  splendidement  par  les  sires  âe  Nogent ,  qui  lui 
cédèrent  Isonville  ;  par  Foulque  de  Cboiseul ,  qui  lui  abandonna 
sur  le  territoire  de  Ghézeaux  autant  de  terrain  que  les  convers 
et  les  mercenaires  pourraient  en  cultiver  ;  par  Gérard  de  Dam- 
martin  ;  par  Baudouin  et  Aalis  de  Mamay  ;  etc.  (2). 

Ainsi ,  pendant  que  les  époux  feront  retentir  les  forêts  de  Mo* 
rimond  des  graves  accents  de  leur  psalmodie,  les  épouses, 
comme  d'innocentes  colombes,  soupireront  doucement  les 
louanges  du  Seigneur  à  Tombre  des  grands  hêtres  de  BeUàys , 
et  Tbarmonie  de  toutes  ces  voix  montera  jusqu'aux  deux  et  re- 
tombera sur  le  Bassigny  en  bénédictions. 


CHAPITRE  XII. 


Othon  est  élu  évêque  de  Frisingue;  il  régénère  son  diocèse. 
Influence  de  Citeaux  sur  les  mœurs  cléricales. 


Nous  entendons  retentir  à  chaque  instant  autour  de  nous  les 
mots-pompeux  «  d'organisation  sociétaire ,  d'association  huma- 
nitaire, »  etc.  Or,  l'association,  dans  son  acception  la  plus 


(1)  Gall.  christ,j  t.  4,  p.  656.  —  Nous  ayons  trouvé  aux  archives  de  la 
Haute-Marne  plusieurs  pièces  concernant  Belfays  :  cette  maison  jouissait  de 
droits  considérables  sur  les  terres  de  Lécourt,  deMalleroy,  de  Maulain,  de  Poml- 
ly,  etc.;  sur  une  grande  partie  du  plateau  de  Montigny,  du  côté  de  Langres;  dans 
1.1  vallée  de  la  Marne  :  à  Hume ,  Veseigne ,  Rolampont,  etc. 

(2)  Mangin,  Hist.  cccléi.  et  civ.  du  diocèse  de  Langres ,  t.  9,  p.  168.  —  U  pa- 


—  95  — 

étendue 9  la  plus  communiste  si  Ton  veut,  caractérise  une  réu- 
nion volontaire  de  forces  agissant  dans  une  même  direction 
pour  réaliser  un  résultat  dont  les  avantages  se  répartissent 
sans  différence  et  sans  distinction  à  chacune  des  forces  as- 


sociées. 


L'idée  d'association  suppose  donc  : 

1°  Unité  de  lois  et  d^action,  ce  qui  correspond  à  l'idée 
d'ordre  ; 

2""  Unité  des  cœurs,  par  la  sympathie  ou  la  fraternité  ; 

3'  Le  concours  volontaire  des  forces,  ou  la  liberté  ; 

4*"  La  répartition  égale  des  avantages,  ou  Tégalité. 

Il  est  impossible  d'envisager  d'un  point  de  vue  plus  vaste, 
plus  élevé,  la  théorie  de  l'association.  Eh  bien!  cette  théorie 
éblouissante  ;  qui  a  fasciné  tant  de  nobles  intelligences ,  vous 
ne  l'incarnerez  jamais  dans  une  nation  :  les  innombrables  di- 
vei^ences  des  individualités  vous  échapperont  toujours  ;  vous 
n'aboutirez  qu'à  la  confusion  ;  bientôt  vous  aurez  l'anarchie  à 
la  place  de  l'ordre,  la  guerre  civile  au  lieu  de  la  fraternité ,  le 
despotisme  le  plus  hideux  pour  la  liberté,  et  la  spoliation  au 
nom  de  l'égalité. 

L'association  complète  ne  sera  jamais  réalisée  que  dans  le 
catholicisme ,  par  quelques  âmes  d'élite ,  dans  des  conditions 
particulières  et  avec  une  grâce  spéciale  de  Dieu.  L'association 
cénobitique ,  une  fois  constituée ,  exerce  sur  toutes  les  classes 
de  la  société  la  plus  salutaire  influence  ;  elle  les  forme  à  son 
image;  par  sa  puissance  d'expansion,  elle  répand  au  loin  au- 
tour d'eUe  des  émanations  de  sa  vie,  c'est-à-^iire  des  semences 


ralt  que  Belfays  avait  dans  sa  dépendance  une  maison  religieuse  à  Chézeaux , 
près  de  Varennes,  qui  lui  servait  comme  de  succursale  ;  nous  n^avons  retrouvé 
ivj.  archives  de  la  Haute-Marne  qu'une  seule  pièce  authentique  concernant  ce 
monastère:  c*est  Tacte  par  lequel  Catherine,  abbesse  de  ce  couvent,  se  met 
dans  la  dépendance  de  Morimond,  sous  Tabbé  Alipraad  (Voir  aux  Pièces  justi- 
ficatives). 


—  96  ~ 

fécondes  de  piété,  de  moralité  et  de  fraternité;  tandis -que, 
par  sa  puissance  assimilatrice ,  elle  attire  et  s'incorpore  tous 
les  éléments  doués  de  quelqu'affinité  avec  elle.  —  C'est  ce  qui 
est  arrivé  à  Morimond. 

Il  y  avait  à  peine  vingt-cinq  ans  que  quelques  pauvres  reli- 
gieux s'étaient  retirés  dans  une  obscure  et  impénétrable  forêt 
du  Bassigny ,  pour  y  expier  par  leurs  macérations  les  crimes 
de  la  terre ,  et  déjà  cette  humble  solitude  bénie  du  ciel  était 
devenue  une  des  métropoles  de  Tordre  monastique.  Les  ab- 
bayes de  sa  filiation  s'étaient  multipliées  au  nombre  de  plus  de 
cinquante  ;  il  y  en  avait  dans  Test  de  la  France ,  au  milieu  des 
forêts  de  la  Germanie ,  aux  frontières  de  la  Pologne ,  de  la 
Suède  et  de  la  Norwège  ;  en  Suisse ,  en  Italie  et  aux  portes  de 
TEspagne  (1).  Morimond  était  solidement  fondé  :  un  horisoo 
immense  se  déroulait  devant  lui ,  et  il  n'avait  plus  qu'à  mar- 
cher à  grands  pas  à  l'accomplissement  de  ses  destinées. 

Cependant  la  Providence  lui  réservait  »  cette  année  même, 
une  bien  dure  épreuve.  Othon,  sa  lumière,  sa  gloire  et  sa 
force  y  jeune  encore  et  promettant  une  longue  et  heureuse  ad- 
ministration ,  fut  nommé  au  siège  épiscopal  de  Frisingue.  In- 
nocent II  avait  été  heureux  de  ratifier  cette  nomination  y  car  il 
existait  toujours  au  sein  de  l'Allemagne  des  ferments  de  dis- 
corde :  la  guerre  entre  les  deux  puissances  était  plutôt  assou- 
pie qu'éteinte  ;  enfin,  Conrad ,  de  l'altière  maison  de  Souabe, 
venait  d'être  élevé  à  l'empire  ;  il  était  frère  utérin  d^OthoD. 
Innocent  sentit  combien  il  importait  qu'un  religieux  aussi  dé- 
voué au  SaintrSiége  que  l'abbé  de  Morimond ,  l'égal  de  l'em- 
pereur par  sa  naissance ,  son  supérieur  par  l'ascendant  de  la 
vertu ,  de  la  science  et  de  sa  double  consécration  comme  évé- 


(1)  De  tous  les  auteurs  cisterciens,  Jongelin  est  celui  qui  a  tracé  le  tûHnf!^ , 
le  plus  complet  de  la  filiation  de  Morimond  dans  les  diverses  parties  ^^i 


—  97  — 

que  et  comme  moine ,  fût  placé  sur  les  premiers  degrés  du 
trône ,  pour  faire  entendre  la  yérité  au  pouYoir  et  seconder  la 
papauté  dans  le  grand  mouvement  qu'elle  allait  imprimer  ^  par 
Citeaux,  aux  nations  européennes^ 

Cette  nouvelle ,  accueillie  au-delà  du  Rhin  par  de  grandes 
demonstrations.de  joie»  fut  un  coup  de  foudre  pour  Morimond. 
Quelque  douloureux  que  dût  être  pour  lui  Finstant  de  la  sépa-* 
ration,  Othon  offrit  son  sacrifice  à  Dieu  et  s'éloigna ,  Famé 
pleine  de  tristesse,  au  milieu  des  soupirs  et  des  sanglots  de 
tous  ses  frères ,  disant  adieu  à  la  sainte  maison  où  il  avait  tra- 
versé ,  comme  novice  »  religieux  et  abbé ,  toutes  les  phases  de 
la  vie  monastique. 

A  peine  eut-il  pris  possession  de  son  siège ,  qu'il  s'occupa 
aussitôt  de  faire  restituer  les  biens  usurpés  sur  son  église ,  de 
relever  les  édifices  sacrés  et  les  monastères  qui  tombaient  en 
ruines,  de  réformer  le  clergé,  remettant  en  honneur  l'étude 
des  saintes  Lettres,  et,  par  ses  exhortations  et  par  ses  exemples, 
rallumant  le  flambeau  de  la  foi  presque  éteint  dans  ces  mal-^ 
heureuses  contrées  (  i  ) . 

L'état  désolant  dans  lequel  il  avait  trouvé  son  diocèse  était 
à  peu  près  celui  de  toute  la  Germanie  et  du  nord  de  l'Europe. 
Le  féodalisme  avait  envahi  l'Eglise  et  l'avait  souillée  ;  l'Eglise 
se  plongea  dans  les  eaux  vives  de  l'ascétisme  monastique  pour 
se  purifier,  comme  le  cygne  se  plonge  dans  le  lac  pour  effacer 
la  poussière  qui  ternit  la  blancheur  de  ses  ailes. 

Dans  toutes  les  institutions  terrestres ,  le  mal  est  toujours  à 
côté  du  bien  ;  le  bien  même  s'élabore  dans  le  mal ,  Dieu  faisant 
tourner  la  dépravation  et  la  perte  des  uns  à  la  régénération  et 
au  salut  des  autres,  opposant ,  dit  saint  Augustin,  la  grâce  au 
péché,  la  vertu  au  vice,  la  vie  à  la  mort,  et  relevant  ainsi ,  par 
l'antithèse ,  le  drame  des  siècles 

(l)  Arm.  cist.,  1. 1,  p.  877  ;  —  Radev.,  lib.  î,  De  Beb.  Frider.,  c.  î. 

7 


—  98  — 

Le  baut  clergé ,  asservi  depuis  longtemps  au  systkne  fëodal, 
avait  été  emporté  forcément  dans  le  mouvement  du  numde.  Les 
évèques ,  comme  tous  les  feudataires  de  la  couronne ,  abandon- 
nés à  eux-mêmes  sous  des  rois  impuissants ,  environnés  de  sei- 
gneurs turbulents»  avaient  été  réduits  à  se  défendre  par  leurs 
propres  armes.  On  les  voit  écbanger  souvent  la  lance  oonire 
la  crosse,*  le  casque  contre  la  mitre,  et  la  pacifique  mnle  con- 
tre le^  léger  destrier  ;  déployer  un  grand  luxe  comme  princes 
séculiers  y  faire  argent  de  tout  pour  se  soutenir,  et,  an  milieu 
des  dissipations  et  du  fracas  de  cette  vie  agitée,  kiaser- en- 
trer un  autre  amour  dans  leurs  cœurs  vides'^  ramesr  de 
Dieu(l). 

L'Eglise  en  péril  s'était  déjà  une  première  fet^réfogiée  dans 
le  monachisme ,  dans  sa  partie  la  plus  mystique  et  la  pins  sé- 
vère. Le  moine  Hildebrand  (Grégoire  VII)  avait  sondé  de  sa 
main  de  fer  la  plaie  du  sacerdoce  ;  plusieurs  autres  saints  pen- 
iifes,  sortis  de  la  solitude ,  avaient  essayé  de  la  gaérir  ;  mais 
€luny ,  la  vieille  et  austère  école  de  la  prélature,  est  arrivé  a 
Père  de  sa  décadence ,  et  les  cénobites  montent  avec  les  vices 
du  cloître  sur  le  trône  épiscopal. 

Que  fera  le  sacerdoce  catholique  7  II  faut ,  ou  qu'il  renonce 
à  son  rang  et  à  sa  mission ,  c'est-^-dire  qu'il  se  laisse  traîner 
à  la  remorque  des  peuples,  conune  tous  les  sacerdoces' lu- 
mains  ,  ou  qu'il  recouvre  son  autorité  et  sa  force  dans  l'aMi- 
nence  et  les  sacrifices;  il  ne  reprendra  le  devant  de  la  so- 
ciété eiu*opéenne  qu'en  passant  par  la  rude  voie  du  désert,  sur 
les  traces  ^es Basile ,  des  Grégoire  et  des  Chrysostôme. 

Où  vont  tous  ces  fiers  enfants  des  ducs,  des  marquis,  d^ 
comtes  et  des  barons?  A  l'école  de  Cîteaux ,  de  Clairvaux  et  de 
Morimond ,  apprendre  à  être  évêques ,  c'est-à-dire  à  être  pao^ 

(1)  Voir  dans  la  Vie  de  saint  Etienne  HardinÇy  par  M.   Dalgairns, 
co.  14  et  18. 


t\ 


—  99  — 

Très,  humbles,  chastes;  à  croire,  à  aimer  et  à  se  sacrifier i 
Etienne,  Bernard  et  Gauthier  leur  serviront  le  pain  noir  du 
pauvre  et  les  légumes  cuits  à  l'huile ,  les  vêtiront  du  froc  de 
laine  crue,  abattront  les  hauteurs  de  leur  orgueil  seigneurial 
sous  les  emplois  les  plus  vils  et  les  plus  roturiers  ;  ils  en  feront 
des  bêcheurs  ,  des  faucheurs ,  des  moissonneurs ,  des  bouviers, 
des  porchers  ;.et,  quand  ils  sauront  vivre  durement  et  de  peu, 
supporter  une  humiliation ,  dompter  une  chair  rebelle  >  mêler 
leurs  sueurs  et  leurs  larmes  au  sang  de  Jésus-Christ,  alors  ils 
seront  dignes  de  passer  de  la  charrue  à  Tautel,  de  la  garde  des 
troupeaux  à  la  garde  des  peuples ,  et  le  vieux  sacerdoce  des 
pêcheurs  sera  régénéré  par  un  sacerdoce  de  laboureurs  et  de 
beif;ers. 

Nul  religieux  ne  pouvait  accepter  Tépiscopat  sans  le  double 
consentement  de  son  abbé  et  du  chapitre  général.  Les  évêques 
dst^dens  demeuraient  astreints  aux  règles  de  Tordre  poui" 
la  quantité  et  la  qualité  de  la  nourriture ,  Tobservance  des  jeû- 
nes ,  la  récitation  des  heures  canoniales ,  la  forme  des  vête- 
ments, à  l'exception  qu'ils  étaient  libres  de  porter  un  manteau 
de  gros  drap  bordé  de  peau  de  mouton ,  un  chaperon  de  même 
étoflte  ou  simplement  de  laine  ;  encore ,  lorsqu'ils  retournaient 
au  couvent,  devaient-ils  laisser  ce  costume  à  la  porte.  On  leur 
donnait  ordinairement  pour  leur  tenir  compagnie  et  pour  les 
servir  deux  moines  et  trois  frères  convers  (1). 

Pierre^  abbé  de  La  Ferté,  choisi  pour  Fé vêché  de  Tarentaise 
ters  Fan  il 24 ,  fut  le  premier  prélat  qui  sortit  de  Citeaux ;  une 
toule  d'autres  furent  arrachés  depuis  à  leur  douce  solitude  et 
traînés  à  la  tête  des  peuples.  Henri,  Fun  des  quinze  compa- 
gnons d'Othon,  est  nonuné  àFévêché  de  Troyes;  les  quatorze 
autres  furent  également  élevés  aux  plus  hautes  dignités  ecclé- 

(1)  Ex  Inst.  eapit.  gêner.,  H34,  c.  63. 


—  100  — 

siastiques  ;  omnesque  socii  qu$  in  diversas  digniUUes  promoU 
$unt ,  dit  Conrad  le  chroniqueur.  En  1 1 45 ,  Morimond  compte 
déjà  dix  évêques  dans  sa  filiation  ;  Clairvaux  et  Giteaux  plus  de 
trente,  trois  cardinaux  et  un  pape. 

Non-seulement  les  moines  se  lèvent  du  fond  de  leurs  cloîtres 
à  la  Yoix  du  clergé  qui  les  appelle  et  montent  les  degrés  du  pa- 
lais épiscopal  9  dans  lequel  ils  entrent  avec  le  cortège  de  leurs 
vertus  austères  pour  le  transformer  en  un  asile  mystérieux  d'o- 
raison et  de  pénitence,  mais  encore  je  vois  une  multitude  d'é- 
véques  descendre  de  leurs  sièges  dans  la  solitude  pour  s*y  re- 
tremper, et  reparaître  ensuite  aux  yeux  des  peuples  inclinés  de 
respect,  avec  Fauréole  de  Citeaux  sur  le  front.  D'autres,  qui 
n'ont  pas  ce  courage ,  cherchent  au  moins  à  se  rattacher  à  cette 
sainte  maison  par  les  liens  d'une  fraternité  chrétienne,  en  de- 
mandant comme  une  grâce  d*étre  admis  à  participer  à  ses 
prières  et  à  ses  bonnes  œuvres  (1).  Plusieurs  évéques,  deToul, 
de  Langres ,  de  Metz ,  de  Cologne ,  de  Saltzbourg ,  de  Passaw» 
de  Prague ,  de  Gnesne ,  de  Cracovie ,  furent  agrégés  de  cette 
façon  à  Morimond  (2) . 

Les  moines  cisterciens  poursuivent  partout  les  prélats  mon- 
dains de  leurs  plaintes  et  de  leurs  menaces.  Les  Souverains- 
Pontifes  eux-mêmes  sonmient  Féglise  hautaine ,  ridie  et  dis- 
sipée du  siècle  de  comparaître  devant  Téglise  du  cloître,  hum- 
ble, pauvre,  mortifiée,  pour  être  jugée  et  condamnée.  Ihi 
archevêque  de  Besançon,  accusé  de  simonie  et  d'incontinence, 
sera  cité  à  la  barre  d'un  abbé  de  Morimond  (3).  Enfin  Rome 


(1)  Arm.  cist,,  1. 1,  p.  143,  et  in  aliis  multis  locis. 

())  Nous  avons  retrouvé  quelques-unes  de  ces  lettres  d'agrégation  :  il  y  en  a  on 
modèle  dans  l'ouvrage  de  Julien  Paris ,  Esprit  primitif  de  Citeaux ,  p.  96%. 

(3)  Hist.  des  évêques  de  langres .  p.  88  ;  —  Den.  Gaultherot,  Amut.  de 
Long. y  p.  376. 

En  1Î16,  Tarchevéque  de  Besançon ,  Amédée  de  Tramelai ,  fils  de  Guy  de 
Tramelai,  était  accusé  de  simonie,  d'incontinence,  d'injustices  graves  ;  eofin. 


—  101  — 

elle-même  n*est  plus  à  Rome  :  elle  est  au  désert  ;  la  papauté 
puise  aux  sources  cachées  du  monachisme  la  force  dont  elle 
sent  le  besoin  pour  remonter  au  faite  des  choses  humaines, 
et  de  là  diriger  les  conseils  des  rois  et  les  progrès  des  peuples. 

Elle  s'identifiera  complètement  avec  Citeaux,  et,  après  la 
mort  de  Lucius  11 ,  on  verra  les  cardinaux  se  jeter  tout-à-coup 
sur  un  pauvre  moine  cistercien  de  Saint-Anastase ,  près  les 
Eaux-Salviennes,  lui  arracher  des  mains  la  bêche  et  la  hache , 
le  traîner  au  palais  et  le  porter  sur  la  chaire  de  saint  Pierre  ; 
irruere  in  hominem  rusticanum,  et,  exeussa  e  tnanibtAS  se-. 
curi  et  ascia  vel  ligone ,  in  palatium  trahere ,  levare  in  eathe- 
dram  (1). 

Des  sommets  de  la  hiérarchie ,  Tinfluence  cistercienne  des- 
cend de  proche  en  proche  jusqu'aux  derniers  degrés  (2)  ;  car 
la  source  de  la  vie  sacerdotale  est  dans  Famé  de  Tévêque  ;  c'est 
de  là  qu'elle  découle  dans  Tame  du  simple  prêtre  et  du  dernier 
clerc.  Aussi,  dans  l'Eglise  de  Dieu,  on  a  toujours  vu  à  l'en- 


00  loi  nprochait  d'airoir  fait  promettre  à  tous  ceux  qu*ll  avait  ordonnés,  de  ne 
Jamais  le  contrarier  dans  la  collation  des  bénéfices,  en  appelant  en  cour  do 
Rome  oa  à  tout  autre  tribunal.  Innocent  III  écrivit  à  Guy ,  abbé  de  Morimond , 
d^avoir  à  s^enquérir  de  tous  ces  faits  et  de  lui  adresser  le  résultat  de  son  enquête. 
Sur  les  trois  premiers  chefs  d'accusation,  les  preuves  ne  parurent  pas  sufiOsan- 
tet  pour  établir  la  culpabilité  au  for  extérieur  ;  mais ,  sur  le  quatrième ,  les  dé- 
poBîtioiis  d'un  grand  nombre  de  témoins  furent  accablantes  et  péremptoires.  A 
cette  Doavelle,  le  pape  écrivit  en  ces  termes  à  Tabbé  de  Morimond  :  «  Puisque 
notre  vénérable  frère,  Tarchevèque  de  Besançon,  s'est  conduit  indignement  en- 
vers ceux  qu*il  a  ordonnés ,  nous  lui  défendons  à  Tavenir  de  conférer  les  ordres 
lacrés  à  qui  que  ce  soit  :  un  de  ses  suf&agants  en  sera  chargé.  Quant  aux  faits 
de  simonie,  d'incontinence,  etc.,  ou  il  faut  qu'il  s'enjustlûe  pleinement  et  par 
Krment  dans  l'espace  de  trois  mois,  et  alors  vous  proclamerez  son  innocence, 
00,  si  vous  le  trouvez  coupable,  vous  le  déclarerez  déchu  de  toutes  ses  fonctions 
elYoas  en  mettrez  un  autre  à  sa  place.  »  —  Atm.  cist.^  t.  4,  pp.  81-82. 
(\)  Epist.  S.  Bem.,  ^^1 . 

(2)  Cette  régénération  de  tout  le  corps  ecclésiastique  entreprise  par  l'ordre  de 
Qteaoxse  révèle  dans  trois  écrits  fameux  de  S.  Bernard  :  i°  De  Consideratione, 
ad  Pap.  Eugen.  lU;  —  2»  I>e  Offvno  episcoporum  :  —  3»  De  Convertione^  ad  cle- 
ricoi. 


—  102  — 

tour  d'un  prélat  saint  et  savant  se  grouper  un  clergé  formé  à 

son  image. 
Chaque  abbaye ,  dans  un  rayon  plus  ou  moins  étendu ,  exer^ 

çait  la  plus  puissante  action  sur  le  clergé  paroissial  ;  la  con- 
duite des  mauvais  prêtres ,  comparée  par  le  peuple  à  celle  des 
religieux,  n'en  ressortait  que  davantage,  et  les  couvrait  de 
honte.  L'abbé  les  attirait  dans  le  monastère  pour  converser 
avec  eux ,  les  impressionner  par  le  spectacle  des  macérations 
claustrales,  et  leur  faire  goûter  les  déUces  de  la  vie  cachée  eo 
Dieu. 

Une  foule  de  curés ,  ne  pouvant  résister  à  d'aussi  touchants 
exemples,  regardaient  conmie  le  plus  grand  bonheur  d*è(re 
affiliés  à  l'ordre ,  se  faisaient  raser  la  tête ,  prenaient  le  cos^ 
tume  monastique,  et  vivaient  en  cisterciens  dans  leurs  presby- 
tères. 

Sous  la  pieuse  influence  des  prières  et  des  austérités  des 
moines,  les  vocations  à  l'état  ecclésiastique  et  religieux  se  mul- 
tiplièrent dans  toute  la  province  d'une  manière  si  prodigieuse, 
que  l'on  put  craindre  un  instant  que  plusieurs  villages  ne 
devinssent  déserts.  Sans  doute  cet  élan  clérical  et  monastique, 
dont  le  centre  était  à  Morimond ,  aUa  s'affaiblissant  dans  h 
suite  des  âges  ;  mais  Claude  Picquet ,  dans  ses  belles  pages 
à  la  louange  du  Bassigny,  Ta  encore  constaté  au  XVII*  siè- 
cle (1).  De  nos  jours,  après  tant  de  révolutions,  il  n'est  point 
entièrement  perdu ,  et  il  n'existe  aucune  contrée  en  France 
qui ,  depuis  cinquante  ans ,  ait  donné  plus  de  prêtres  à  l'Eglise. 


(1)  Vix  enim  est  aliquis  vicus  rusticus  e  quo  singuiis  annis  non  prodeai 
interdum  piureSj  qui  postmodum  melioribus  litteris  imbutij  fructus  ttberrimo^ 
in  dominico  agro  plerumque  coUigunt.  Hodie  etiammtm  ex  jfàcili  passent  reeen^' 
sere  ex  solo  mei  orhis  pago  Colombeiano  (  Colombey  -  lès  -  Ghoiseul ,  près  Mori- 
mond), non  admodum  grandi^  undecimreligiosos  stib  institiUo  D.  fVewcwct  mi'^ 
litanies,  prœter  cœteros  monachos  vel  etiam  presbyteros^  etc.  (  Ex  provinc.  Bw-* 
gund.  Ordin.  frat.  min.,  pp.  122  et  123.) 


—  103  — 

U  arrive  fréquemment  que  les  pasteurs  des  campagnes  iso- 
lées, après  avoir  passé  leur  yie  au  chevet  des  malades,  sont 
abandonnés  à  eux-mêmes  à  leur  dernière  heure ,  et  réduits  à 
leurs  propres  forces  en  face  de  la  mort.  Qui  sera  digne  d^ex* 
horter  Tambassadeur  du  Très-Haut  à  retourner  avec  confiance 
vers  le  grand  roi  qui  l'a  député  ?  Qui  osera ,  à  ce  moment  su-< 
préme,  bire  la  leçon  à  Toint  du  Christ?  Le  moine,  c'est4<* 
dire  rhomme  par  excellence  de  la  perfection  évangélique. 
Quand  les  tintements  de  la  cloche  du  hameau  annonçaient 
ragonie  du  pasteur,  Tabbé  prenait  sa  croix  dWe  main  et  son 
hàkm  de  voyage  de  l'autre  ;  puis,  accompagné  d'un  Crère  con- 
vers 9  il  gravissait  le  coteau,  entrait  au  presbytère  comme 
renvoyé  de  Dieu,  s'entretenait  avec  le  moribond  de  Tétemité, 
du  jogement  si  terrible  pour  les  dépositaires  du  pouvoir,  dé- 
roulant sous  ses  yeux  la  longue  chaîne  desgr&ces  reçues,  des 
sacreme&te  administrés,  toute  une  vie  teinte  du  sang  de  Jésu&^ 
Christ;  excitant  tour-à-tour  dans  son  cœur  des  sentiments  de 
repaitir»  d'amour ,  de  crainte  et  d'espérance.  Plus  l'instant 
dernier  t'iq^rochait ,  plus  l'ange  du  cloître  s'efiTorçait  d'en- 
courager range  de  Tautel  à  se  lever  de  la  terre  et  à  prendre 
soneseor  vers  les  deux.  Lorsque  Tagonisant  avait  rendu  le 
dernier  soupir»  l'abbé  s'en  retournait  au  monastère  le  recom- 
mander aux  prières  des  moines  (1). 

Ainsi  toute  l'Eglise  se  trouvait  enveloppée  d'un  réseau  vi- 
yant  dont  les  fils  aboutissaient  au  foyer  mystique  de  Clteaux  ; 
de  ce  foyer  jaillissait,  comme  de  la  profondeur  du  cœur,  le  sang 
({oi  restaure  les  organes  et  renouvelle  tout  le  corps. 

Cest  un  fait  digne  d'une  profonde  attention ,  que  la  Provi- 
dence n'a  jamais  permis ,  même  aux  époques  les  plus  désas- 


(1)  C'était  Tusage  dans  Tordre  de  Gtteaux  ;  on  en  retrouve  un  grand  nombre 
d'exemples  dans  ses  annales. 


—  104  — 

treuses  de  notre  histoire ,  que  le  clergé  catholique  pût  oublier 
sa  vocation  9  etqu^elle  lui  a  toujours  fourni  Foccasion  et  les^ 
moyens  de  se  retremper  et  de  se  relever  à  la  hauteur  de  sa 
mission  et  de  ses  devoirs. 

Les  socialistes  y  qui  ont  essayé  d^amonceler  sur  notre  minis- 
tère  auguste  tant  de  calomnies  et  d*opprobres,  ont  voulu  mieux 
faire  que  Jésus-Christ  et  son  Eglise  »  et  ils  se  sont  mis  à  créer 
des  sacerdoces.  La  mission  du  prêtre  dans  le  saint-simonisme 
était  de  sentir  également  les  deux  natures,  les  appétits  sensuds 
et  les  appétits  charnels;  de  reconnaître  tous  les  charmes  de  la 
décence  et  delà ptideur,  mais  aussi  toute  la  grâce  de  Vabandon 
et  de  la  volupté  (1).  Dans  le  fouriérisme  ^  le  prêtre  n*est  qu'on 
sybarite  raffiné ,  qui  va  alternativement ,  comme  les  autres,  de 
la  favorite  à  la  génitrice.  En  Icarie,  Cabet  le  consacre  ai  hii 
disant  :  Vous  n'avez  aucun  pouvoir,  même  spirituel ,  joui$$ex  el 
prêchez  la  morale.  En  vérité ,  les  païens  avaient  donné  à  l^ir 
Vénus  et  à  leur  Jupiter  des  prêtres  plus  dignes.  Si  c'est  ainsi 
que  l'on  prétend  nous  faire  progresser ,  alors  le  pn^rès  de 
nos  réformateurs  est  de  haut  en  bas,  jusqu'au-dessous  de  la 
boue! 


(1)  Reyb.,  Etud,  sut'  les  Réformat.,  p.  138;  —  Cabet,  Voyage  en  kerii^ 
p.  172;  —  Phalange,  tt.  1 ,  2, 1«  série  ;  —  H.  Doherty,  De  la  question  rdi- 
gieuse,  artt.  1, 2,  3,  4,  5. 


—  105  — 


CHAPITRE  XIII. 


EledioQ  de  Tabbé  Raynald  ;  rôle  de  Morimond  et  de  Citeaux  dans  U  deuxième 

croisade;  son  influence  politique  et  sociale. 


Les  moines  se  réunirent  pour  donner  un  successeur  à  Otbon» 
et  élurent  d'une  voix  unanime  Raynald ,  frère  de  Frédéric , 
comte  de  Toul,  religieux  proies  de  la  maison,  et,  à  ce  que  Ton 
croit ,  Yxm  des  quinze  compagnons  d^Othon  ;  nous  allons  voir 
combien  ce  choix  fut  heureusement  inspiré  (1). 

Notre  abbaye ,  jusqu'alors  resserrée  à  peu  près  dans  Tétroite 
enceinte  qu'Odolric  et  AdeUne  d'Aigremont  lui  avaient  tracée, 
sentait  Tivement  le  besoin  d'une  extension  territoriale  plus 
considérable,  afin  de  pouvoir  fournir  par  ses  propres  ressour- 
ces à  la  subsistance  et  à  Fentretien  de  son  nombreux  person- 
nel, et  d'essayer  sur  une  plue  grande  échelle  les  expériences 
agricoles  dont  le  pays  devait  recueillir  les  fruits. 

Josbert  de  Meuse  et  Adeline  sa  femme  avaient  été  les  pre- 
miers à  donner  l'exemple  d'une  pieuse  libéralité  envers  les 
moines  :  du  consentement  de  leurs  fils,  Hugues,  Régnier, 
Foalque  et  Gautfaîer,  de  Théophanie  leur  fille ,  et  de  son  mari 
Gérard  de  Dammartin ,  ils  cédèrent  à  Morimond ,  en  vue  de 
Dieu  et  de  Notre-Dame ,  pour  l'expiation  de  leurs  fautes  et  de 

{^)  Annal,  cist.,  Séries  abbat.  Morim.^  t.  1,  p.  518. 


—  106  — 

celles  de  leurs  ancêtres ,  la  terre  de  BucoUe  (  aujourd'hui  Mor- 
veau)  et  Fusage  par  toute  la  seigneurie  de  Romain  (1).  Cette 
donation  est  de  Tan  1 1 35  à  1 1 40.  Vers  la  fin  de  Tannée  1 1 44 , 
une  circonstance  providentielle  fit  jaillir  du  sein  même  de  la 
féodalité  jusque  sur  Morimond  une  source  abondante  d'aumô- 
nes et  de  bienfaits. 

La  ville  d'Edesse ,  un  des  principaux  boulevards  du  royaume 
chrétien  de  Jérusalem ,  avait  été  reprise  par  les  Musulmans. 
L'orient  jeta  un  cri  d*alarme  qui  retentit  en  occident  et  alla 
droit  au  cœur  de  Louis  VU ,  auquel  la  justice  divine  semUait 
fournir  une  occasion  d'expier  ses  crimes  et  surtout  ThornUe 
massacre  de  Vitry.  Mais  ce  grand  prince  eût  été  impuissant  en 
face  d'une  entreprise  aussi  gigantesque ,  sans  le  conooins  et 
Tappui  de  Ctteaux  :  il  n'y  avait  alors  au  monde  que  eeÉ  Her< 
cule  qui  pût  prendre  l'Europe  et  la  lancer  sur  l'Asie. 

Aussi»  qui,  du  haut  du  Capitole  romain,  fit  un  «ppd  anz 
soldats  du  nord  et  leur  montra  le  Golgotha  profané?  ITm^inn 
m,  sorti  de  Giteaux.  Qui,  à  la  tenue  des  états  de  Boiirge»,  se 
leva  le  premier  et  appuya  Texpédition  d'outre  mer  dans  im 
chaleureux  discours  qui  fit  pleurer  tous  les  assistants?  Gode* 
f roi ,  évêque  de  Langres ,  enfant  de  Giteaux.  Qui  fut  cliaigé 
d'emboucher  la  trompette  et  de  convoquer  à  cette  guerre  sa- 
crée les  peuples  et  les  rois  ?  Bernard ,  abbé  de  Clairvaux.  D'où 
sortent  tous  ces  moines  qui  prêchent  la  croisade  dans  les^hses, 
sur  les  places  publiques ,  au  castel  et  dans  la  chaumière  ?  Des 
couvents  de  Giteaux  (2) . 

NuUe  part  il  n'y  eut  plus  d'enthousiasme  qu'au  diocèse  do 
Langres  :  c'était  du  haut  des  monts  langrois  que  l'esprit  de 
Dieu  semblait  souffier  sur  le  monde  et  l'incliner  vers  Torie&t; 
car  c'est  une  des  vieilles  gloires  de  cette  sainte  et  iUusiie 

(1)  Archiv.  de  la  Haute-Marne,  cart.  4. 

(2)  Voir  les  Aimales  de  Citeaux,  1144  et  1143. 


-^  107  — 

église  f  d'avoir  toujours  été  la  première  à  marcher  eu  avant 
avec  sa  bannière  contre  les  ennemis  du  Christ  et  de  la  li- 
berté. 

Le  jour  de  TAscension  1146,  Tabbé  de  Morimond,  délégué 
sans  doute  par  saint  Bernard ,  convoqua  les  principaux  sei- 
gneurs du  Bassigny  dans  son  abbaye ,  et  leur  exposa  avec  tant 
de  force  et  d'onction  la  nécessité  de  voler  au  secours  de  Jérusa- 
lem, que  la  plupart  prirent  la  croix  en  répétant  le  cri  de  Véze- 
lay  :  DteaUveutl,... 

D'après  la  chronique,  on  comptait  dans  cette  assemblée  qua- 
tre seigneurs  de  fiefs  bannerets ,  dix  de  fiefs  de  hautbert  et 
quinze  simples  écuyers  (1).  La  foi  chrétienne  animait  tous  ces 
barons  et  faisait  battre  leurs  cœurs  sous  le  fer  de  leur  épaisse 
armure.  Halheureusement  leur  conduite  n'était  pas  toujours 
en  harmonie  avec  leurs  croyances  :  la  plupart  étaient  entachés 
de  vices  honteux  contre  la  pureté  ;  ils  sentirent  qu'avant  de 
courir  attaquer  le  sensualisme  en  Asie,  ils  devaient  auparavant 
le  yaincre  dans  leurs  âmes  et  briser  contre  eux-mêmes  leur 
première  lance. 

Un  joQg  intolérable  pesait  sur  les  pauvres  manants  :  il  ne 
fut  pas  difficile  de  faire  comprendre  aux  seigneurs  qu'ils  ne 
mériteraient  de  renverser  le  despotisme  mahométan  qu'après 
av<Hr  dcmné  aux  enfants  du  christianisme  la  liberté  conquise 
depuis  douze  cents  ans  parle  sang  du  Calvaire  ;  aussi  un  grand 
nombre  de  chartes  d'affranchissement  datent  de  la  seconde  et 
de  la  troisième  croisades , 

La  plupart  des  seigneurs  étaient  en  guerre  continuelle  les 
uns  aTéc  les  autres,  foulant  et  refoulant  en  tous  sens  le  sol  dé- 

(1)  TtJM.  Morim,f  ad  ann.  1146.  —  Renard  de  Choiseul  se  mit  à  leur  tête 
(HaDgin,  HisL  ecclés,  et  civil,  du  diocèse  de  Langres,  t.  3,  p.  Î62).  Plusieurs 
moines  de  Morimond  les  accompagnèrent ,  et  rapportèrent  d'orient  les  reliques 
de  S.  Georges  (Voir  à  Téglise  de  Meuvy  la  pièce  écrite  qui  atteste  ce  fait  et  qui 
enjointe  à  ces  reliques  tirées  de  Morimond). 


—  108  — 

sert  et  les  populations  décimées  ;  la  croix  qu'ils  prirent  devint 
encore  un  signe  de  paix  »  et  les  ennemis  les  plus  acharnés  se 
donnèrent  le  baiser  fraternel  sur  le  sein  et  entre  les  bras  dii 
Crucifié. 

Beaucoup  ayaient  de  grandes  injustices  à  réparer  envers 
leurs  vassaux ,  les  veuves  et  les  orphelins  ;  or,  conune  la  plu- 
part des  pauvres  qu'ils  avaient  faits  étaient  à  la  charge  de  Ho- 
rimondy  ils  crurent,  dans  Fintérêt  même  de  leurs  malheureuses 
victimes,  devoir  restituer  à  cette  maison ,  la  mère  nourricière 
des  mendiants  du  Bassigny.  Enfin,  ils  avaient  à  craindre  de 
rencontrer  la  mort ,  soit  dans  la  route ,  soit  sur  le  champ  de 
bataille  ;  c'est  pourquoi  ils  voulurent  assurer  à  leurs  asies  les 
suflrages  d'une  sainte  prière  ;  or,  à  cette  heure ,  nulle  prière 
ne  s'élevait  plus  pure  et  plus  puissante  vers  le  ciel  que  celle  de 
Qteaux  ;  aussi  cet  ordre  recueillit-il  presque  toutes  les  j/koM 
donations  des  croisés. 

Barthélémy  de  Nogent ,  Régnier  de  Bourbonne ,  Renard  et 
Gonon  de  Choiseul ,  Hugues  de  Beaufremont  ;  Macelin  et  Eih 
des ,  seigneurs  d'Hortes  ;  Guy  de  Rançonnières ,  Régnier  de 
Vroncourt  (1),  Gérard  et  Geofiroy  de  Bourmont ,  Hugues  de 
Vaudémont  ;  les  sires  de  Tréchâteau ,  de  Grancey  et  de  ModI- 
saugeon  ;  et  plusieurs  autres,  sur  le  point  de  s'embarquerpoor 
la  terre  sainte,  cédèrent  des  portions  plus  ou  moins  considéra- 
bles de  leurs  fiefs.  La  plus  importante  de  ces  donations  fat 
celle  de  la  terre  des  Gouttes,  consistant  alors  en  deux  grosses 
métairies,  à  une  lieue  et  demie  de  Morimond,  et  qui  fut  abaih 
donnée  dans  le  même  moment  au  monastère  par  divers  8»^i 
gneurs  y  ayant  droit,  spécialement  par  Robert  Wiscard,  comiei 
de  Clémont  ;  par  Simon ,  frère  de  Wiscard  ;  par  Hugues  dsj 
Beaujeu ,  qui  probablement  avait  épousé  leur  sœur  ;  par  Gé-j 

(1)  Voyez,  aux  archives  de  la  Haute-Marne,  les  liasses  qui  portent  ces 
divers. 


—  109  — 

rard-sans*TeiTe ,  frère  de  Régnier  d'Aigremont.  Le  même 
comte  de  Glémont»  immédiatement  avant  son  départ,  ajouta  à 
son  premier  don  trois  cents  journaux  de  terre  au  lieu  dit  Sept- 
Fontaines.  Gislebert  de  la  Porte,  qui  raccompagnait  dans  son 
voyage,  n^oublia  pas  non  plus  nos  religieux,  et  il  leur  transféra 
sa  terre  d' Anglecourt  (1  ) . 

Le  mouvement  imprimé  par  Citeaux  à  TEurope  s'était  éten- 
du en  Allemagne  jusqu^au  Niémen.  Othon  de  Frisingue  se 
croisa  avec  Conrad,  roi  des  Romains,  et  une  multitude  d'autres 
seigneurs,  qui,  avant  de  partir,  se  signalèrent  par  leurs  libéra- 
lités envers  les  couvents  cisterciens. 

Mais,  au  milieu  des  bouleversements  auxquels  la  société  était 
en  proie  au  commencement  du  XW  siècle ,  toutes  ces  dona- 
tions n'eussent  été  qu'une  poussière  que  le  premier  vent  d'o- 
rage aurait  dispersée  ;  il  n*y  avait  alors  qu'une  seule  autorité 
qui  pûl  faire  respecter  le  droit  et  assurer  la  propriété  :  c'était 
la  papauté.  Eugène  III  étant  venu  deçà  les  monts ,  à  cette  épo- 
que ,  jusqu'à  Clairvaux  et  à  Langres ,  Tabbé  Raynald  s'em- 
pressa d'aller  le  trouver,  et  le  supplia  de  placer  Morimond  avec 
ses  dépendances  sous  la  garde  des  saints  apôtres  Pierre  et  Paul, 
et  sous  la  protection  du  Saint  -  Siège  ;  ce  qu'il  obtint  par  une 
bulle  datée  de  Trêves,  le  6'  de  décembre  de  l'an  1147,  signée 
du  Souverain-Pontife ,  de  sept  cardinaux,  et  scelUe  du  scel  de 
la  chancellerie  romaine  (2). 

Pour  nous  faire  une  idée  exacte  des  domaines  de  notre  ab- 
baye et  des  ressources  dont  elle  pouvait  disposer  à  la  fin  de  ce 
siècle,  il  faut  lire  les  bulles  où  les  papes  énumèrent  et  approu- 
vent toutes  les  donations  faites  à  son  profit.  Dans  celle  d'A- 
lexandre m,  en  1 160,  on  voit  qu'elle  possédait  déjà  dix  gran- 
ges :  Vaudenvillers,  Dosme,  Anglecourt,  Grignoncourt ,  An- 

(1)  Arehiv.  de  févéchéde  Langres,  p.  «7S,  c.  3  :  De  TAbb.  de  Morim. 

(2)  Arehiv.  de  la  Haute^Mame,  liasses  1,  S,  3, 4. 


—  110  — 

doivre,  Monreau,  Les  Gouttes,  Grandrupt,  Rapdmnp,  Prau- 
court.  A  ces  granges  il  faut  ajouter  le  franc-aleu  de  Leyécourt, 
le  droit  de  prendre  deux  charges  de  sel  dans  les  salines  de 
Moyen-Vie,  des  tennements  et  des  gaignages  dans  une  douzaine 
de  villages  ;  le  droit  d'usage,  de  pêche  et  de  pâturage  dans  les 
forêts,  les  rivières  et  les  prairies  des  seigneuries  de  Ghoiseul, 
de  Bourbonne,  d'Aigremont  et  de  Clémont  (1). 

Sans  doute,  si  ces  pages  passent  par  hasard  sous  les  yeux  de 
quelques  disciples  de  Fourier  ou  de  Cabet,  ils  crieront  à  Fem- 
piètement ,  à  l'enyahissement  ;  cependant ,  si  nous  ouvrons 
leurs  livres  (2),  nous  les  trouvons  remplis  de  déclamations  et 
de  plaintes  contre  le  morcellement  de  la  propriété ,  auquel  ils 
attribuent  la  plupart  des  misères  et  des  désordres  du  monde. 
Ils  demandent  que  l'exploitation  morcelée  soit  remplacée  par 
une  exploitation  plus  unitaire.  C'est  ce  que  les  moines  cister- 
ciens ont  entrepris  au  XII*  siècle.  Ils  se  sont  réunis  pour  défri- 
cher et  assainir,  tenter  des  essais,  renouveler  le  sol  appauvri  et 
détérioré  depuis  bien  des  siècles.  Cette  création  d'une  nouvelle 
terre  demandait  des  sacrifices  inmienses  et  de  longues  années, 
et  il  n'y  avait  qu'une  association  se  survivant  à  elle-même  qui 
pût  continuer  l'œuvre  commencée  et  attendre  les  fruits  que  la 
terre  donne  toujours,  tôt  ou  tard,  au  labeur  patient.  Les  moi- 
nes étaient  suscités  de  Dieu  pour  initier  le  peuple  à  la  vie  agri- 
cole, lui  en  donner  le  goût  et  l'intelligence  ;  il  leur  fallait  on 
vaste  domaine  qui  les  mît  en  contact  avec  le  plus  de  monde 
possible ,  des  terrains  de  toutes  sortes ,  tous  les  degrés  et  tous 
les  genres  de  culture. 

Les  donations  des  seigneurs  n'étaient  jamais  purement  gra- 

(1)  Archiv,  de  la  Haute-Mamef  liasses  i,  2  et  8. 

(ï)  Voyez  la  Théorie  de  l'Unité universellCy  de  Fourier;  —  Manifeste  de  tE- 
coie  sociét.,  de  Vict.  Considérant  ;— rOr^amVafton  du  travail,  par  Brian> 
court,  etc.—  Lisez  surtout  :  Du  Morcellement,  par  de  Monseignat,  député  ;  ia-8<», 
Paris,  18^4. 


—  m  — 

tuites  ;  tantôt  c^était  une  dette  de  reconnaissance  dont  ils  vou- 
laient s'acquitter  envers  Tabbaye  qui  avait  ouvert  son  sein  à 
leurs  firères  ou  à  leurs  parents,  ou  un  échange  contre  un  droit 
de  sépulture  dans  l'église  avec  des  services  funèbres  réguliers 
à  perpétuité,  ou  bien  une  vente  pure  et  simple  dans  des  besoins 
pressants  (1). 

La  propriété  monacale  s'étend  et  se  consolide,  tandis  que  la 
propriété  féodale  se  morcelle,  s'ébrèche  de  toutes  parts  ;  le  fief 
va  au  dottre  parcelle  par  parcelle,  le  couvent  se  dresse  en  face 
du  manoir»  et  le  domine  tout  à  la  fois  des  hauteurs  du  ciel  et 
de  k  terre. 

Le  droit  d'asile  accordé  par  les  Souverains  -  Pontifes ,  non- 
sealement  à  Morimond ,  mais  à  ses  granges ,  porta  également 
un  coup  territde  à  l'autorité  seigneuriale.  Il  était  défendu,  sous 
peine  d'exconmiunication,  de  franchir  le  grand  mur  d'encein- 
te du  monastère  et  les  clôtures  extérieures  qui  environnaient 
les  granges  >  pour  y  appréhender  qui  que  ce  fût.  Or,  conune 
ces  granges  étaient  disséminées  sur  une  grande  partie  du  Bas- 
signy,  les  victimes  de  la  tyrannie  couraient  de  tous  côtés  s'y 
réfugier,  pour  éviter  les  supplices  et  la  mort.  La  terre  que  les 
sandales  des  moines  avaient  foulée  était  une  terre  sacrée  et  in- 
violable ;  elle  conununiquait  son  inviolabilité  aux  malheureux 
qui  venaient  la  baiser  et  lui  demander  leur  salut  (2) .  Quelque- 
fois ils  finissaient  par  se  fixer  au  miUeu  des  frères  convers  ;  le 
plus  souvent  ils  retournaient  dans  le  monde,  où  leur  présence 
était  nécessaire ,  après  avoir  obtenu  leur  grâce  par  Fintermé- 
diaûre  de  leurs  hôtes. 

Un  jour  le  pont-levis  du  castel  s'abaissait,  et  les  gardes  s'in- 
clinaient de  respect  devant  deux  religieux  qui  demandaient 
une  audience.  Ces  saints  solitaires  venaient  intercéder,  au  nom 


(t)  Voir  les  Pièces  justificatives. 

[%  Voy.  Bull.  d'Alex.  lU,  d'Eug.  III,  d'Urb.  III,  liasse  i. 


—  H2  — 

do  l*hiimanité  et  de  la  religion,  pour  un  coupable,  ou  un  inno- 
cent {M^rsécuté  :  ils  montraient  la  croix  et  le  ciel,  ils  priaient, 
ils  pleuraient  ;  la  châtelaine  et  ses  enfants  pleuraient  comme 
eux  ;  le  baron  sentait  ses  entrailles  émues  :  les  moines  étaient 
vainqueui's  ;  ils  s'en  retournaient  dans  le  cloître  ,  le  cœur  par- 
funiô  de  cette  joie  pure  dont  Dieu  récompense  dès  ici —bas  la 
charité  {x^ur  le  prochain  et  le  dévouement  au  malheur. 

Ainsi,  tout  ce  qui  souffrait  dan3  la  contrée,  tout  ce  qui  était 
l^uvre,  humilié,  opprimé,  tournait  ses  r^ards  vers  Morimond 
connue  ver$  le  port  de  la  paix ,  de  la  liberté  et  du  bonheiir. 
Ia^  seigneurs  eux-mêmes,  pr  Tempressement  qu^ik  mettaient 
à  y  envoyer  leurs  offrandes  et  à  s'y  Taire  agréger,  à  y  mener 
leurs  enliuits ,  témoignaient  hautement  de  la  suprànatie  mo- 
nastique. Ceux  d'entre  eiu  qui  n'avaient  pas  le  courage  de  s'y 
ensevelir  inondant  leur  vie  voulaient  au  moins  que  leurs  QBB^ 
nunits  y  reposassent  après  leur  mort.  L'élise  était  paiée  de 
tomU's  blasi>nnées,  et«  qu;md  les  moines  se  leraient  duBlevs 
stalK^  }Hnir  entonner  le  Tf  Dfum .  l'hymne  triomphak ,  cb- 
cun  d'eux  avait  le  pied  sur  la  [xntrine  d'un  comte  tm  fn 
hariHi. 

Lo  réoiblisme  du  Bassi^ny  champenois  et  lorrain  est  vom 
iviit  à  jvtit  s'oiurloutir  dans  les  profondeurs  du  Tailoa  de  Mo- 
rimond et  M*  bri<er  au  pied  do  la  iui<en\14e  hutte  des  cfiniies. 
bi  forw  onrueillous*^  a  tte  ivfoulee  sur  elle-même  par  h  pt* 
tieuiv  et  la  priort\  conmie  on  voit  uno  mer  furieuse  »  qâ  wt- 
naw  do  tout  envahir,  arrvU  r  î<<  tlots  superbes  devant  kfom 
de  N^blo  et  l'alcuo  nuvleste  de  se^  rivaires. 


—  H3  — 


CHAPITRE  XIV. 


NottTelles  colonies  en  Pologne  et  en  Espagne;  fondation  do  l'ordre  militaire  de 
GalatimTa;  infloence  de  Morimond  par  cette  institution  snr  Tafinrancbisse- 
ment  de  l'Espagne  et  sur  la  civilisation  européenne. 


Une  des  plus  grandes  conséquences  du  socialisme ,  diaprés 
nos  réformateurs  modernes,  serait  la  substitution  aux  armées 
destructives  d^armées  pacifiques  et  industrielles  de  divers  de- 
grés ,  qui  seraient  employées  à  attaquer  les  déserts  »  à  y  ame- 
ner des  eaux  et  à  les  couvrir  peu  à  peu  de  terre  végétale  ;  à 
dessécher  les  marais ,  à  jeter  des  ponts;  à  maîtriser ,  par  des 
digues  et  des  encaissements  y  le  cours  des  fleuves  et  des  riviè- 
res, à  creuser  des  canaux  d'irrigation,  à  construire  des  routes; 
en  un  mot  à  exécuter  comme  par  enchantement  ces  grandes 
opérations  qui  auraient  pour  résultat  d*assainir,  d'embellir  et 
d^exploiter  toute  la  surface  de  la  terre  (1). 

A  quoi  ont  abouti  jusqu'ici  ces  pompeuses  déclamations  ? 
L'unique  colonie  que  le  communisme  ait  réussi  à  former  s'est 
avouée  impuissante  et  vaincue  en  face  des  savanes  du  Texas, 
là  où  il  n'eût  fallu,  pour  créer  des  merveilles,  que  treize  trap- 
pistes, avec  une  bêche,  un  Psautier  et  une  croix  de  bois. 

(1)  D.  LaTerdant,  Colonis.  de  Madagas.y  in-8o,  passim  ;  ^  Rapport  de  louis 
Beybaud  sur  la  colonisation  en  Algérie;  —  Manifeste  de  t  Ecole  sociétairCy  in-18, 
|>as8im.  —  Voir  surtout  les  immenses  élucubratlons  de  Jules  Lechevalier  sur  la 
Colonisation  de  la  Guyane. 


—  lU  — 

Une  colonie  (ouriériste  a  essayé  de  s^insialler  en  Bourgogne, 
non  dans  un  marais  ou  un  désert ,  mais  dans  une  plaine  ma- 
gnifique 9  fécondée  autrefois  par  la  sueur  des  moines  ;  et  cette 
colonie  a  été  tuée  dans  son  berceau  par  Fanarchie  et  le  ridicu- 
le,  au  pied  de  ce  cloître  cistercien  qui  avait  vu  rayonner  autour 
de  lui,  sur  un  cercle  immense ,  plus  de  deux  mille  établisse- 
ments religieux  et  agricoles. 

Depuis  dix-huit  cents  ans  il  a  été  impossible  de  coloniser  en 
Europe  sans  l'élément  monastique  :  les  protestants  eux-mêmes 
en  ont  senti  la  nécessité  ;  mais  «  après  bien  des  essais  et  des  ef- 
forts» il  n'ont  enfanté  que  les  associations  du  quakérisme  et  de 
rhemhutisme  (l)»  sortes  de  monastères  mystico-ciyils  où  ils 
ont  introduit  rhonune  »  la  femme  »  Tenfant  »  la  jeune  fiUe ,  le 
jeune  honune,  c'est-à-dire  la  promiscuité.  Remontons  donc  aux 
sources  catholiques  de  la  colonisation. 

Chaque  année  de  nouveaux  apôtres,  après  avoir  prié,  jeûné 
et  gémi  dans  la  solitude»  sortaient  de  Morimond  conmtie  d'un 
autre  cénacle,  et,  emportes  par  le  soufQe  de  l'Esprit,  allaient 
les  uns  à  l'orient,  les  autres  à  l'occident,  porterie  feu  sacré  dont 
ils  étaient  embrasés.  Aujourd'hui  on  en  voyait  partir  pour  l'I- 
talie et  l'Espagne ,  demain  pour  l'Allemagne  et  l'Angleterre.. 
L'abbé  Raynald  eut  la  gloire  de  fonder  le  premier  monastère 
de  la  filiation  de  Morimond  au-delà  de  la  Manche,  dans  le  dio- 
cèse d'Hereford,  et  il  l'appela  Valle-Dore. 

Quelque  temps  après,  la  Pologne  voulut  avoir,  comme  l'Au- 
triche, la  Bavière  et  la  Bohême,  des  ouvriers  cisterciens,  c'est- 
à-dire  des  hommes  de  prière,  de  travail  et  d'abnégation,  pour 
apprendre  d'eux  à  aimer  Dieu ,  à  cultiver  la  terre ,  à  vivre  en 
paix ,  en  un  mot  à  pratiquer  toutes  les  vertus  chrétiennes  qui 
font  le  bonheur  des  individus  et  des  peuples.  Cette  nation  sen- 

(l)  Th.  aarkson,  Portrait  of  Quaker,  in-8o,  1806;  —  CranU,  Hist.  ont.  H 
moff.  des  frères  Moraves,  Londr.  1785. 


—  115  — 

tait  dès  lors  daus  son  cœur  quelque  chose  qui  Tattirait  veré 
nous.  C'est  à  Moriniond  que  se  formèrent  pour  la  première  fois 
ces  liens  sacrés  que  ni  le  temps  ni  Fépée  des  tyrans  n'ont  pu 
briser»  et  qui  unissent  si  intimement  les  deux  peuples  qu'on  ne 
peut  frapper  Tun  sans  faire  souffrir  et  crier  l'autre. 

Douze  religieux  et  un  abbé  sortis  du  Bassigny  arrivèrent 
sur  les  bords  de  la  Vistule ,  après  plus  de  trente-cinq  jours  de 
marche,  et  entrèrent  dans  le  monastère  d*Ândrezeow,  fondé 
par  deux  nobles  frères,  Janislas  et  Clément,  et  doté  de  sept 
hameaux  enirironnants  qui  lui  servirent  de  granges.  Une  po- 
pulation inunense  les  accueiUit  comme  des  envoyés  de  Dieu , 
et  ce  fat  sur  leur  bouche  virginale  que  la  Pologne  donna  à  la 
France  son  premier  baiser.  Cet  établissement  devint  en  peu 
de  temps  si  considérable ,  qu'on  l'appela  le  Morimond  de  la 
Pologne  (1). 

Bientôt  on  vit  surgir  dans  les  marais  et  les  forêts  de  cette 
contrée  plusieurs  autres  maisons  du  même  ordre  et  de  la 
raéme  filiation  :  Lauda,  Suléow,  Vanschow,  Copronitz, 
Vangroriecz  (2)  et  Sommeritz.  Tous  ces  monastères  ^  par  le 
son  continuel  de  leurs  cloches,  les  bêlements  et  les  mugisse- 
ments de  leurs  troupeaux,  le  bruit  de  leurs  moulins,  jetèrent 
le  mouvement  et  la  vie  dans  ces  vastes  déserts,  et  portèrent 
la  joie  dans  l'ame  des  cultivateurs  délaissés  au  sein  de  ces 
profondes  solitudes. 

Ainsi ,  des  religieux  français  de  Morimond  défrichaient  les 
terres  de  la  Pologne  au  milieu  du  XIP  siècle ,  y  détruisaient 
les  derniers  restes  de  l'idolâtrie,  et  y  déposaient  tous  les 
germes  de  la  civilisation.  Au  reste ,  cette  nation  n'a  point  ou- 


(i)  Armai,  cist.,  t.  ï,  p.  145;  —  Matt.  Cromer.,  Hist.  Polon.,  1.  6. 

(2)  Voir,  pour  Lauda  et  Vangroviecz,  Annal,  cw/.,  t.  3,  ad  ann.  1Î02,  c.  6, 
n.  S;  —  pour  Suléow  et  Vanschow,  Gasp.  Jongel.,  in  Abb.  Polon,  — '  l\  sera 
qoestion  de  Go|nronitz  plus  bas. 


—  116  — 

bUé  ce  bienfait  :  nous  avons  toujours  senti  son  cœur  battre 
à  côté  du  nôtre;  elle  nous  a  défendus  du  Turc  et  du  Russe  « 
nous  a  donné  la  couronne  de  ses  rois ,  est  restée  agenouillée 
avec  nous  aux  pieds  des  mêmes  autels  ;  enfin  «  au  commence- 
ment de  ce  siècle ,  elle  nous  a  rendu  la  sueur  de  nos  moines 
avec  le  sang  de  ses  soldats. 

Les  colonies  qu'Othon ,  par  une  inspiration  providentielle  « 
avait  envoyées  dans  la  Gascogne  et  le  Languedoc,  s^étaient 
multipliées  et  avaient  franchi  les  Pyrénées.  Le  Berdoûes  avait 
déjà  donné  deux  monastères  à  la  Gastille ,  Val-Buena  et  No- 
tre-Darae^'Huerta.  L'Echelle-Dieu  n'était  point  restée  infé- 
conde; elle  avait  même  devancé  le  Berdoûes  :  dès  Tan  1141 
Tabbé  Bertrand  avait  parcouru  tout  le  nord  de  TEspagne, 
pénétré  dans  les  manoirs  des  plus  puissants  seigneurs  et  jus- 
qu'à la  cour  des  rois.  Alphonse  VIU,  roi  de  Léon  et  de 
CastUle,  désirant  avoir  dans  chacune  des  provinces  de  son 
royaume  une  maison  cistercienne  qui  serait  pour  ses  sujets 
connue  une  école  de  religion ,  d'ordre,  de  travail  et  d'écono- 
mie sociale  »  le  pria  de  lui  envoyer  des  religieux  »  leur  offrant 
les  terres  de  son  domaine  qui  sembleraient  mieux  convenir  à 
leur  dessein. 

Bertrand  détacha  aussitôt  de  sa  communauté  treize  moines, 
qu'il  fît  partir  pour  la  YieUle -Gastille  sous  la  conduite  de  Ré- 
mond,  proies  de  Morimond.  En  visitant  la  contrée,  il  s'éga- 
rèrent, par  un  secret  conseil  de  Dieu,  dans  un  forêt  sauvage  au 
fond  de  laquelle  ils  découvrirent  un  vieillard  chargé  d'années, 
ayant  la  tête  chauve  et  une  barbe  blanche  qui  descendait  jusque 
sur  sa  poitrine,  d'une  maigreur  extrême,  à  moitié  nu  et  pouvant 
à  peine  remuer  ses  membres  décharnés.  Cet  ermite  s'appelait 
Jean,  couchant  toujours  sur  la  terre,  dans  un  antre  étroit, 
ne  mangeant  que  du  pain  de  son  et  ne  buvant  que  de  l'eau , 
priant  et  pleurant  sans  cesse.  Les  moines ,  à  son  aspect,  reçu- 


—  117  — 

lèrent  de  frayeur  ^  comme  si  un  fantôme  se  fût  levé  de  terfe 
devant  eux  ;  puis ,  ayant  appris  quel  était  son  genre  de  vie  et 
les  motifs  qui  le  lui  avaient  fait  embrasser  »  ils  crurent  devoir 
se  fixer  dans  cette  solitude  sanctifiée  par  une  si  rude  pénitence» 
Ils  le  prièrent  donc  de  vouloir  s'unir  à  eux ,  de  les  aider  par  la 
connaissance  qu*il  avait  de  la  localité  et  de  la  langue  du  pays , 
et  de  leur  céder  sa  caverne  pour  en  faire  le  berceau  de  leur 
monastère.  Tous  se  mirent  aussitôt  à  Tœuvre»  et,  lorsque  les 
cabanes  forent  construites»  ils  s'empressèrent  de  les  consacrer 
à  la  sainte  Vierge,  sous  le  nom  de  Murs-Sacrés  [SagrchMcdnia), 
au  diocèse  de  Ségovie  (1). 

Le  pieux  Alphonse  écrivit  de  nouveau  à  Tabbé  de  l'Echelle-^ 
Dieu  et  lui  demanda  encore  deux  colonies  de  religieux ,  Tune 
pour  la  province  de  Tolède,  l'autre  pour  celle  de  Navarre. 
«  Qa'ib  viennent  dans  ces  contrées ,  disait-il  ;  qu'ils  voient  et 
a  choisissent  des  terrains  convenables  {veniant,  videant  eteli" 
<c  ga$U).  D  On  envoya  d'abord  quatre  moines  en  éclaireurs 
pour  explorer  le  pays ,  deux  dans  la  province  de  Tolède  »  deux 
dans  celle  de  Rioja. 

Les  deux  premiers ,  nommés  Fortuné  et  Heimelin ,  profès 
de  Morimond,  après  avoir  longtemps  erré  et  posé  momenta- 
nément leurs  tentes  en  divers  lieux ,  essayèrent  enfin  de  gra- 
vir une  haute  montagne  couverte  d*une  forêt  épaisse ,  dans 
l'espoir  d'y  trouver  un  gtte.  Arrivés  au  sommet,  il» aperçurent 
une  vieille  chapelle  dans  laquelle  il  y  avait  un  autel  avec  une 
statue  de  la  Vierge.  D'après  la  tradition ,  c'était  à  la  cime  de 
ce  mont  sauvage  que  Clotilde ,  fille  de  Clovis ,  s'était  cachée 
pour  conserver  sa  foi  pure  du  souffle  empesté  de  Tarianisme 
et  se  soustraire  à  la  tyrannie  d' Amalaric ,  roi  des  Visigoths 


(1)  Annal,  rist,.  X.  1,  p.  K\%  :  Son  long  fi  a  Fontifhna  comitatu  de  famifiê 
iMnmmm. 


—  118  — 

d'Espagne.  Ses  soupirs  avaient  été  entendus  de  son 
Ghildebert ,  qui ,  par  la  défaite  d'Amalaric ,  avait  délivré  sa 
scBur  et  porté  à  rarianisroe  le  coup  le  plus  terrible.  Cette 
diapelle  était»  disait-on  «  un  mcmument  de  sa  reconnais- 
sance (1). 

Quoi  qu^il  en  soit,  ce  site ,  ces  ruines ,  ce  sanctoaire  aban- 
donné firent  une  impression  profonde  sur  Tame  des  moines; 
ils  s'agenouillèrent,  et  promirent  à  Marie  de  relever  son  coite 
et  de  chanter  ses  louanges  dans  cette  solitude  qui  lui  avait  éié 
consacrée. 

Ainsi ,  par  une  admirable  coïncidence ,  deux  religieux  firan- 
çais,  à  six  cents  ans  de  distance ,  vinrent,  conduits  par  la 
Providence,  sur  le  sommet  d'une  montagne  de  la  GasliUe, 
recueillir  l'héritage  de  Glotilde,  c*est-à-dire  continuer  la 
mission  catholique  et  civilisatrice  de  la  France ,  et  triompher 
par  loirs  prières  et  leurs  sueurs  du  sensualisme  mahomélan, 
dans  les  lieux  mêmes  où  la  fille  du  grand  Clovis  avait  vaincu 
Tarianisme  par  la  puissance  de  sa  foi  et  de  ses  larmes. 

C'était  au  pied  de  cet  autel  que  les  Castillans  venaiatit  jmet 
de  mourir  pour  leur  religion.  Dans  la  suite ,  il  y  eut  un  si 
grand  concours  de  peuple  et  de  pèlerins ,  tant  de  miracles  opé- 
rés» tant  de  grâces  obtenues ,  tant  de  victoires  remportées  sur 
les  infidèles  par  Tintercession  de  la  Viei^e  de  Clotilde  et  les 
prières  des  moines ,  que  cette  montagne  devint  véritablenKnt 
pour  FEspagne  la  montagne  du  salut  et  en  prit  le  nom ,  Mans 
SaltUis. 

Les  deux  religieux  destinés  à  la  Rioja  étaient  Durand , 
proies  de  Morimond»  et  Raymond,  originaire  d'Espagne.  Après 
de  longues  et  pénibles  courses»  ils  s'étaient  fixés  à  deux  milles 
de  la  ville  d' Alfaro ,  sur  le  versant  du  mont  Yerga ,  puis 

\\)  Armai,  cist.,  t.  1,  p.  415;  —  Mariana,  1.  5,  Hi^t.  Hisp.,  c.  7. 


—  H9  — 

aTaienl  abandonné  ce  Heu ,  y  laissant  dans  une  petite  chapelle 
une  image  de  la  Vierge  qui  fut  célèbre  sous  le  nom  de  Pk>tre- 
Dame-dTerga. 

Retirés  dans  une  terre  voisine  »  appelée  Nîenzabas  (1)»  ils  y 
avaient  enfin  construit  leur  monastère  et  l'avaient  peuplé  de 
moines  venus  de  rEcheUe-Dieû.  Durand ,  le  premier  abbé,  fut 
remplacé  bientôt  par  Raymond,  qui  transporta  rétablissement 
à  Fitero  »  au  diocèse  de  Pampelune. 

Les  rois  comblèrent  comihe  à  Tenvi  cette  maison  d'im- 
munités et  de  bienfaits.  Garcias,  roi  de  Navarre ,  lui  accorda 
un  privilège  énorme  et  qui  prouve  quel  rang  élevé  les  reli- 
gieux occupaient  dans  son  estime  et  sa  vénération  ;  il  était 
ainsi  conçu  :  «  Si  quelqu'un  vous  cite  en  jugement  ou  vous 
«  inquiète,  vous,  moines  de  Fitero»  j'ordonne  que  dans  tout 
<(  mon  royaume  les  juges  prononcent  sur  votre  simple  dépo- 
rt sition,  sans  prestation  de  serment  et  sans  autre  procé- 
«  dure*  (2)  » 

Vdlà  Morimond  avec  ses  enfants  au-<ielà  des  Pyrénées  et  en 
face  de  Tislamisme;  la  Providence,  par  des  moyens  surhu- 
mains et  insondables ,  est  arrivée  à  ses  fins  ;  maintenant,  que 
Dieu  se  lève  et  que  ses  ennemis  soient  dissipés  ! 

Alphonse  VIII ,  revenant  du  siège  de  Badia ,  avait  été  sai- 
si dans  sa  route  d'une  fièvre  qui  l'avait  conduit  au  tombeau  (3). 
Cette  mort  avait  plongé  tout  le  nord  de  l'Espagne  dans  la  dé- 
solation, et  les  Maures,  voyant  la  puissance  royale  de  Castille 
afiaiblie  par  le  partage  qu'en  avaient  fait  les  deux  fils  d'Al- 


(1)  CTétait  un  hameau  désert,  villula  déserta  ^  qui  leur  avait  été  donné  par 
le  roi  Alphonse;  facta  char  ta  in  ripa  Iberi,  inter  Alfarum  et  Calagurrhiam,  tem- 
pore  quo  imperator  cum  rege  Garcia  pacem  firmavit  et  fiiium  suum  cum  ^'us  fi- 
iia  desponsavit, 

{%)  Annal,  cist,,  t.  1,  p.  416. 

(3)  Correptus  febri,  sttb  iiice  fvondosa  recubuit,  imperiutn  panier  ac  vitam  r/«- 
pwHuriM,  —  D*autrai  écrivent  Baza, 


—  120  — 

phonse,  Sanche  et  Ferdinand,  relevèrent  la  tête,  brandirent 
leurs  cipieterreSy  croyant  le  moment  arrivé  de  reconquérir  le 
terrain  qu'ils  avaient  perdu.  Ils  voulurent  ouvrir  la  campagne 
par  un  hardi  coup  de  main ,  une  attaque  décisive  dont  les  sui- 
tes devaient  avoir  le  plus  grand  retentissement  dans  toute  la 
péninsule  (1). 

L'an  714  y  les  Maures ,  ayant  vaincu  le  roi  Rodrigue  et  con- 
quis r Andalousie ,  fortifièrent  la  ville  d'Oreto ,  à  laquelle  ils 
donnèrent  le  nom  de  Calatrava ,  et  dont  ils  demeurèrent  maî- 
tres pendant  quatre  cents  ans»  jusqu'à  Alphonse-le-Batailleor, 
qui  la  reprit  et  la  donna  aux  chevaliers  du  Temple  pour  la 
garder  et  s'opposer  de  là  aux  irruptions  des  infidèles.  Cette 
place  était  connue  la  clef  de  la  Castille ,  et ,  une  fois  cette 
première  barrière  franchie»  toute  TEspagne  catholique  sem- 
blait devoir  être  envahie  aussitôt  et  retomber  sous  le  joug  du 
mahométisme. 

Ce  fut  donc  de  ce  côté  que  les  ennemis  tournèrent  leurs  ar- 
mes et  leurs  efibrts  combinés.  Les  Templiers  furent  teUement 
épouvantés  de  leurs  immenses  préparatifs ,  que ,  ne  se  croyant 
pas  en  état  de  pouvoir  résister ,  ils  remirent  la  forteresse  entre 
les  mains  du  roi  dom  Sanche. 

Ce  prince ,  menacé  à  la  fois  de  divers  points  de  ses  états , 
n'était  pas  en  mesure  de  repousser  l'attaque  3  c'est  pourquoi  il 
se  hâta  de  rassembler  les  seigneurs  de  son  royaume  et  leur  dé- 
clara que  si  quelqu'un  d'entre  eux  voulait  se  charger  de  la  dé- 
fense de  la  ville  de  Calatrava ,  il  la  lui  donnerait  en  propriété 
avec  tout  son  territoire.  Tous  ces  fiers  barons  restèrent  muets 
et  immobiles  ;  la  frayeur  avait  teUement  glacé  leurs  cœurs , 
que  nul  n'osa  accepter  les  oflres  du  roi ,  et  le  sang  généreux  de 
Castille  sembla  se  mentir  à  lui-même  pour  la  première  fois  ; 

(1)  Roder.,  Hist.  Hi^p.,  I.  7,  c.  14. 


—  121  — 

et,  lieei  hœc  rex  ostenderet  magnalibus  et  baronibu$,  non  fuit 
aliquis  inventus  de  potentibus  qui  vellet  defensionis  periculum 
expèctare  (1). 

Tout  paraissait  donc  désespéré ,  humainement  parlant  ;  mais 
la  Providence»  qui  se  plaît  à  confondre  la  force  par  la  fai- 
blesse et  à  tromper  les  prévisions  et  les  calculs  des  hommes , 
fit  surgir  comme  de  terre  une  armée  d'une  espèce  nouvelle  ; 
cette  armée ,  à  défaut  des  chevaliers  et  des  barons ,  se  dressa 
subitement  avec  sa  bannière  en  face  du  croissant  et  le  força  de 
reculer. 

Dans  les  grandes  crises'  religieuses  et  sociales  du  moyen 
âge,  Dieu  s'est  presque  toujours  servi  de  la  main  d*un  moine 
pour  briser  les  entraves  qui  arrêtaient  la  marche  des  peuples 
et  leur  ouvrir  des  issues  inespérées.  11  y  a  dans  le  froc,  sur- 
tout au  jour  du  malheur ,  quelque  chose  d'électrique  qui  re- 
mue et  relève  le  genre  humain  abattu  ;  c'est  ce  qui  arriva  dans 
cette  circonstance. 

Raymond,  abbé  de  Fitero,  avait  été  appelé  à  la  cour  pour 
les  afCures  de  son  monastère ,  et  il  était  accompagné  d'un  de 
ses  religieux  nommé  dom  Didacc  Vélasquez,  originaire  de 
Burveva,  dans  la  Vieille -Castills.  Ce  religieux  avait  long- 
temps porté  les  armes  avant  sa  profession  et  était  fort  connu 
du  roi  Sanche;  c'est  peut-être  ce  qui  avait  porté  Raymond  à 
le  choisir  pour  son  compagnon.  Voyant  le  roi  désolé  du 
danger  où  se  trouvait  Calatrava  faute  de  défenseurs,  frère 
Didace  engagea  son  abbé  à  demander  la  place.  L'abbé ,  à  qui 
d'abord  une  pareille  proposition  répugnait,  se  laissa  persua- 
der ;  alors ,  du  milieu  de  la  foiile  des  seigneurs  silencieux  et 
consternés  sortit  un  pauvre  religieux  couvert  d'une  méchante 
rasaque  de  laine  ;  il  alla  droit  aur  roi ,  s'inclina  en  sa  pre- 

;l)  Amiai.  cisf.,  t.  2,  p.  303. 


—  122  — 

sence,  et  lui  dit  :  Prince,  c'est  moi  qui  défetidrai  Cala- 
trava(i). 

Cette  démarche  parut  à  quelques-uns  une  insigne  folie,  à 
d'autres  une  témérité  sans  exemple ,  à  la  plupart  une  grave 
inconvenance  dans  un  moine.  D.  Sanche,  doué  de  ce  tact  sa-* 
périeur  qui  distingue  les  grands  rois ,  éclairé  de  cette  lumière 
divine  qui  ne  manque  jamais  dans  le  besoin  aux  hommes  [no- 
videntiels,  n*en  jugea  point  ainsi ,  et  consentit  à  céder  la  place. 

Aussitôt  Tabbé  et  son  religieux  allèrent  trouver  Jean,  ardie- 
véque  de  Tolède,  qui  approuva  leur  dessein ,  y  contribua  de  ses 
biens,  et  fit  prêcher  que  tous  ceux  qui  iraient  au  secours  de  Ca- 
latrava  auraient  le  pardon  de  leurs  péchés.  En  quelques  jours 
il  s'opéra  une  si  grande  révolution  dans  les  esprits ,  que  tous 
voulurent  payer  de  leur  personne  ou  au  moins  offrir  des  ar> 
mes,  des  chevaux  ou  de  Targent.  Le  roi,  de  son  côté,  pour 
exécuter  sa  promesse,  donna  à  Tabbé  et  au  monastère  de  Fitero 
la  ville  et  le  fort  de  Galatrava. 

«  Moi ,  le  roi  Sanche  par  la  grâce  de  Dieu ,  fils  de  dom 
c(  Alphonse  de  bienheureuse  mémoire ,  illustre  empereur  des 
«  Espagnes ,  par  Tinspiration  divine  fais  cet  acte  de  dona- 
«  tion ,  valable  à  perpétuité ,  à  Dieu ,  à  la  sainte  viei^e  Ma- 
«  rie,  à  la  sainte  congrégation  de  Giteaux  et  à  vous,  dom 
«  Raymond ,  abbé  de  Fitero ,  et  à  tous  vos  frères ,  tant  présents 
«  qu'à  venir ,  de  la  ville  appelée  Galatrava ,  afin  que  vous  l'ayez 
«  et  la  possédiez  en  toute  propriété ,  paisiblement,  librement, 
a  par  droit  héréditaire,  et  que  vous  la  défendiez  contre  les 
<c  païens ,  ennemis  de  la  croix  de  Jésus-Ghrist,  par  son  secours 
«  et  le  nôtre  ;  ainsi  vous  l'abandonne,  et  avec  elle  tous  les  do- 
a  maines  qui  en  dépendent,  comme  montagnes,  terres,  eaux, 
«  prés ,  etc.  » 

1)  Ex  Tabui.  Motim.,  ad  ann.  1138. 


—  i23  — 

Les  deux  moines ,  ayant  levé  une  armée  considérable,  en- 
trèrent avec  elle  à  Calatrava,  dont  ils  prirent  possession  et 
qu^ils  environnèrent  aussitôt  de  tranchées  «  de  bastions  et  de 
remparts.  Les  Maures  »  voyant  la  place  si  bien  fortifiée  et  se- 
courue, renoncèrent  au  projet  qu'ils  avaient  de  l'attaquer  (1). 

Le  territoire  de  cette  ville  avait  plus  de  vingt  lieues  de  cir- 
cuit et  renfennait  peu  d*habitants  ;  Raymond  forma  le  dessein 
de  ne  laisser  à  Fitero  que  les  religieux  infirmes ,  et  de  trans- 
porter à  Calatrava  les  religieux  valides,  les  frères  convers, 
tout  Iç  mobilier  et  les  troupeaux  de  l'abbaye.  Il  fit  en  même 
temps  un  sfipel  aux  populations  de  la  Navarre  ;  il  y  eut  un  tel 
entraînement,  un  tel  enthousiasme,  qu'il  traversa  la  Castille 
suivi  de  {dus  de  vingt  mille  hommes  (2) . 

Mais  il  fallait  donner  à  cette  multitude  un  chef  et  des  règle- 
ments disciplinaires  ;  c'est  ce  qui  suggéra  à  Raymond  l'idée  de 
fonder  un  nouvel  ordre  militaire,  qui  vivrait  et  combattrait 
sous  la  direction  et  la  bannière  de  Clteaux. 

La  distinction  entre  les  moines  de  chœur  et  les  frères  lais 
était  fondamentale  chez  les  cisterciens  :  il  s'agissait  d'augmen- 
ter les  derniers  d'une  manière  illimitée,  de  leur  présenter 
l'épée  au  lieu  de  la  bêche  ;  d'en  faire ,  à  cause  de  l'imminence 
du  danger,  des  soldats  plutôt  que  des  laboureurs  et  des  arti- 
sans; de  les  plier  en  temps  de  paix  à  l'observance  du  régime 
monastique,  c'est-à-dire  à  l'oraison,  à  la  psalmodie,  à  la  fru- 
galité et  à  la  continence ,  afin  qu'au  moment  du  combat ,  cou- 
verts extérieurement  de  fer  et  d'airain,  et  intérieurement  munis 
des  armes  de  la  foi ,  ils  s'élançassent  comme  des  lions  sur  l'en- 
nemi (3). 

(1)  Mariana,  Hist  Hisp,,  lib.  2,  c.  6  ;  —  Rades.,  Chron.  Calatrav.,  ce.  1,  «, 
3  et  4. 

(2)  Arm.  cist.,  t.  2,  pp.  306  et  307;  —  Fleury,  Hist.  ecclés.,  I.  70,  p.  55,t.  15. 

(3)  Qui  laudabant  in  psalmis  accincti  sunt  ense,  et  qui  gemebant  orantes^  nd 
defensionempatriœ,  —  Roder,  tolet.,  l.  7,  c.  27. 


—  124  — 

Une  pareille  conception  ne  manquait  ni  de  hardiesse ,  ni  de 
grandeur ,  ni  d'opportunité  ;  elle  ressortait  évidemment  des 
tendances  de  ce  siècle  «  où  l'on  croyait  ne  pouvoir  rien  entre- 
prendre et  rien  exécuter  que  par  l'inspiration  et  la  main  des 
moines.  Le  but  conmiun  que  les  peuples  d'Europe  se  prqx>- 
saient  était  la  destruction  ou  le  refoulement  de  Tislamisme. 
Qu'étaient  les  Maures,  ceux  d'Espagne  surtout?  Les  mission- 
naires armés  du  Coran.  L'Eglise,  dans  sa  sagesse»  comprit 
qu'on  ne  pouvait  vaincre  une  idée  que  par  une  idée  ;  c'est  pour- 
quoi elle  incarna  sa  défense  dans  une  milice  monastique. 

Les  religieux  s'animèrent  d'un  zèle  chevaleresque  »  les  che- 
valiers s'enflammèrent  d'un  zèle  religieux;  le  casque  s'allia  au 
capuce ,  la  cuirasse  au  scapulaire  ;  les  deux  glaives  se  croisèrent 
sur  la  poitrine  du  Maure. 

A  cette  heure ,  il  n'y  a  en  Europe  qu'une  seule  guerre  à 
craindre ,  la  guerre  des  idées  ;  or,  les  idées  ne  se  combattent 
ni  par  le  tranchant  de  l'acier,  ni  par  le  canon  ;  des  temps  vien- 
dront où  il  faudra  marcher  la  croix  d'une  main  et  le  glaive  de 
l'autre  ;  avant  la  fin  de  ce  siècle ,  peut-être  sera-t-on  forcé  d'al- 
ler à  Rome  demander  le  rétablissement  de  la  chevalerie  chré- 
tienne contre  de  nouveaux  barbares  !  Les  hommes  qui  ont  étu- 
dié notre  époque  et  ses  tendances  ne  mépriseront  pas»  nous  en 
sommes  sûrs,  une  semblable  prophétie  (1). 

Pendant  longtemps  Raymond  sut  maintenir  dans  son  nou- 
vel institut  harmonisées  et  combinées  les  deux  vies  en  appa- 
rence les  plus  disparates  et  les  plus  antipathiques  :  la  vie  du 
soldat  et  celle  du  moine  ;  il  était  lui-même  tout  à  la  fois  abbé 
de  couvent  et  général  d'armée.  Quoiqu'il  ne  parût  jamais  sur 
les  champs  de  bataille ,  il  donnait  ses  ordres  du  fond  de  sa  so- 
litude et  communiquait  au  dehors  cette  impulsion  érémitiqiie 
qui  a  fait  de  si  grandes  choses  dans  le  inonde. 

Il)  Lncordaire,  8«  Confér.:  ISjanv.  18^6. 


—  125  — 


CHAPITRE  XV. 


Otbon  meurt  i  Morimond;  ses  écrits  et  ses  traTaux  religieux  et  scientifiques; 
concile  profincial  à  Moriinond  en  faveur  du  pape  Alexandre  III;  l'associa- 
tion cistercienne  rayonne  sur  toute  la  catholicité. 


Ainsi  que  nous  Pavons  raconté  plus  haut ,  Othon  de  Frisin- 
gue  était  parti  pour  la  croisade  avec  Tempereur  Conrad  III, 
son  frère  utérin  »  et  avait  partagé  avec  lui  les  fatigues  et  les  re- 
vers de  cette  malheureuse  expédition.  Après  avoir  visité  avec 
la  foi  la  plus  vive  les  lieux  témoins  de  la  rédemption  du  mon- 
de, et  baisé  cette  terre  sur  laquelle  a  coulé  le  sang  de  Jésus- 
Christ,  il  était  revenu  au  milieu  de  son  troupeau  pour  l'édifier 
de  nouveau.  Trompé  un  instant  au  sujet  de  Félection  de  Guic- 
man  à  l'évêché  de  Magdebourg ,  élection  attentatoire  aux  li- 
bertés du  catholicisme ,  il  avait  reçu ,  avec  plusieurs  évéques 
d'Allemagne,  une  lettre  sévère  et  menaçante  du  pape  Eu- 
gène lll(l)- 

Cette  grande  leçon  donnée  de  si  haut  ne  sortit  jamais  de  sa 
mémoire,  et  devint  à  l'avenir  la  règle  de  sa  conduite  et  comme 
la  boussole  de  sa  vie.  On  le  vit  toujours  depuis  s'élancer  au 
moment  de  la  tempête  dans  la  barque  de  Pierre,  pour  lutter 
contre  les  efibrts  et  les  envahissements  des  princes  séculiers, 

(l)  Âfma!.  cist,f  t.  î,  p.  Î08;  —  id.,  p.  Î85. 


I 

I 


—  125  — 

lors  même  que  ces  derniers  lui  étaient  unis  par  les  liens  les 
plus  étroits  du  sang  et  de  Taraitié. 

Frédéric  Barberousse,  fils  de  Frédéric  de  Souabe,  était  le 
neveu  de  Tévéque  de  Frisingue^  et,  depuis  son  ayénement  au 
trône  impérial ,  il  n'avait  cessé  de  témoigner  à  son  vénérable 
oncle  la  plus  grande  confiance,  l'admettant  à  son  conseil,  le 
consultant  de  préférence,  se  rangeant  souvent  de  son  avis. 
Othon  semble  seul  avoir  eu  le  secret  d'adoucir  momentanément 
cette  nature  âpre  et  sauvage ,  et  sa  main  puissante  tint  pendant 
huit  ans  cette  tête  altière  inclinée  devant  Tautorité  du  vicaire 
de  Jésus-Christ  ;  mais  ce  fut  surtout  à  la  conférence  d'Augs- 
bourg  qu'il  fit  éclater  ses  talents  diplomatiques. 

En  Tan  1 1 58 ,  le  pape  Adrien ,  désolé  du  mauvais  succès  des 
négociations  qu'il  avait  entamées  avec  l'empereur  Tannée  pré- 
cédente» lui  députa  deux  membres  du  Sacré-Collége,  Henri  et 
Hyacinthe.  Arrivés  au  camp  d^Augsbourg,  ils  furent  admis  à 
l'audience  de  l'empereur,  auquel  ils  remirent  les  lettres  ponti- 
ficales ;  le  prince  les  fît  présenter  à  Othon  qui  l'accompagnait, 
pour  les  lire  et  les  interpréter.  Ce  sâint  prélat,  auquel  l'im- 
minence d'un  schisme  entre  le  sacerdoce  et  l'empire  causait 
une  [N:*ofonde  douleur,  conune  témoigne  Radevic ,  son  disciple, 
mania  cette  afiaire  avec  tant  d'habileté ,  la  traita  avec  tant  d'élo- 
quence et  de  sagesse,  que  Frédéric  satisfait  déclara  qu'il  ren- 
dait son  amitié  au  peuple  et  au  clergé  de  Rome  ;  en  signe  de 
quoi  il  donna  aux  légats  le  baiser  de  paix  (1). 

Othon  devait  suivre  en  Italie  Frédéric,  son  neveu,  à  qui  il 
était  très-utile  pour  les  affaires  de  l'empire  ;  mais  il  le  pria  de 
le  dispenser  de  ce  voyage,  et,  en  le  quittant,  il  lui  recomman- 
da ,  les  larmes  aux  yeux ,  les  intérêts  de  son  église  bien-aimée» 
particulièrement  la  liberté  de  l'élection  après  sa  mort,  qu*îl 

(I)  Flenry,  Uitt^tcdét,^  t.  15,  p.  U  ;—  Gunth.,  in  IJg^tr.,  I.  7, 


—  127  — 

croyait  proche  à  cause  des  ayis  qu'il  en  avait  reçus ,  fondés  sur 
quelques  révélations.  Il  retourna  donc  à  Frisingue,  et,  ayant 
fait  à  son  clergé  et  à  son  peuple  les  plus  touchants  adieux ,  il 
partit  pour  se  rendre  au  chapitre  de  Citeaux  «  dans  les  premiers 
jours  de  septembre  1 1 59. 

Sou  corps  débile  se  fût  affaissé  bientôt  sous  le  poids  des  fati- 
gues et  des  ennuis  d'un  si  long  voyage ,  s^il  n'eût  senti  ses  forces 
et  son  courage  se  ranimer  par  Tespoir  si  doux  d'embrasser  des 
{rëres  chéris,  d^exhaler  son  dernier  soupir  dans  leurs  bras,  et 
de  reTmr  la  maison  qui  avait  abrité  sa  jeunesse  et  n'avait  cessé 
d'être  l'objet  de  ses  délicieux  souvenirs. 

Sa  santé,  dans  la  route,  ne  parut  point  considérablement 
altérée ,  et  rien  ne  faisait  craindre  à  ses  compagnons  une  mort 
prochaine  ;  mais ,  arrivé  à  Morimond ,  le  mal  dont  il  portait  le 
germe  fit  de  si  rapides  progrès,  que ,  ne  pouvant  plus  douter 
de  la  vérité  de  ses  pressentiments ,  il  demanda  Textréme-onc- 
tion. 

S*étant  fiiit  ensuite  apporter  le  livre  qu'il  avait  composé  de 
THistoire  de  Fempereur  Frédéric,  il  le  donna  à  des  hommes 
doctes  et  pieux ,  pour  y  corriger  ce  qu'il  pouvait  avoir  dit  en 
faveur  de  Topinion  de  Gilbert  de  la  Porée,  dont  quelqu'un  pût 
être  scandalisé  »  déclarant  qu'il  voulait  soutenir  la  foi  catholi- 
que suivant  la  règle  de  l'Eglise  romaine  (1  ). 

n  fit  ensuite  humblement  et  avec  la  plus  grande  contrition 
l'aveu  de  ses  fautes,  reçut  le  saint  viatique,  puis,  en  présence 
de  toute  la  conununauté  agenouillée  près  de  son  lit  de  dou- 
leur, il  parla  encore  avec  force  et  onction  de  l'inunortalité  de 
Famé,  des  peines  des  damnés  et  du  bonheur  des  élus;  enfin 
rinstant  suprême  arriva,  et  ce  fut  dans  ces  saintes  et  sublimes 
pensées  qu*il  rendit  son  ame  à  son  créateur,  le  21*'  de  septem-* 

(1)  Arm.  dit.,  t.  î,  p.  3t3;  —  Epit.  vit.  Otho«,  in  tabul.  ^epulch. 


—  128  — 

bre»  environné  d'une  foule  d'évéques  et  d'abbés  (1),  au  milieu 
des  sanglots  des  religieux  ^  émus  profondément  d'un  si  grand 
et  si  saisissant  spectacle  :  omnibus  fratribus  coram  pasiiis, 
quam  plurimum  dolentibus  et  ingerUi  qulatu  perstrepeniibus. 

Quelques  instants  avant  d'expirer»  Othon  »  redoutant  les  hon- 
neurs jusqu'au-delà  de  la  mort  »  avait  soulevé  sa  main  déftdl- 
lante  et  indiqué  du  doigt  un  lieu  obscur»  hors  de  l'église»  ou  il 
désirait  être  enterré  et  dormir  sans  gloire»  foulé  aux  pieds  des 
passants  ;  mais  les  religieux  ne  crurent  pas  devoir,  en  ced  seu- 
lement» exécuter  sa  volonté;  il  fut  inhumé  pompeusement» 
avec  son  habit  monastique  »  devant  le  grand  autel  de  Toratoire. 
Son  tombeau»  un  peu  élevé  au-dessus  du  sol»  se  voyait  aicore 
avant  1793;  on  lisait»  gravée  sur  la  pierre  sépulcbrale,  son 
oraison  funèbre  composée  en  vers  par  Radevic  »  son  disciple 
chéri»  chanoine  de  sa  cathédrale»  le  continuateur  de  sa  Chro- 
nique» qui  l'avait  accompagné  jusqu'à  Morimond  et  hû  avait 
fermé  les  yeux. 

Othon  fut  »  après  saint  Bernard  »  peut-être  Thonmie  le  j^us 
complet  et  le  plus  remarquable  de  son  siècle.  Comme  abbé» 
il  fit  fleurir  la  discipline  dans  son  monastère  »  qu'il  rendit  cé- 
lèbre presque  à  l'égal  de  Clairvaux  »  et  dont  il  propagea  k 
filiation  jusqu'aux  extrémités  de  l'Europe.  Comme  évéque»  il 
réunissait  toutes  les  qualités  qui  font  les  savants  et  les  saints 
prélats  : 

Quidquid  in  orbe  beat  prsBclaros  et  meliores , 
Prsesuiis  Ottonis  mire  cumulayit  honores  (2). 

Sous  le  rapport  de  l'esprit  et  de  l'intelligence ,  il  se  distin- 
guait par  son  éloquence,  qui  n'était  pas,  comme  celle  de  saint 
Bernard  »  vive  et  passionnée  »  mais  douce ,  calme  et  facile.  H 

(t)  Radev.,  I.  î,  c.  11. 
(2)  Exepitaph. 


—  129  — 

trait£\^t  quelquefois  sans  préparation  des  aflaires  de  l'Eglise  et 
de  l'Etat,  en  présence  des  barons  et  des  empereurs,  avec 
tant  de  supériorité ,  qu^on  eût  dit  qu'il  en  avait  fait  toute  sa 
vie  l'objet  de  ses  études  ;  lorsque  de  la  tribune  il  passait  dans 
la  chaire  sacrée ,  il  exposait  les  grandes  vérités  de  la  religion 
avec  tant  de  logique  et  de  clarté ,  qu'il  semblait  être  prédica- 
teur avant  tout.  Ses  heures  d'application  sérieuse  étaient  pour 
la  théologie  ;  il  aimait  souvent  à  se  reposer  dans  la  philoso- 
phie et  l'histoire  : 

Cujus  frequens  otiiun  in  philosophia , 
Majus  exercitium  in  theologia  (i). 

D^une  humeur  égale ,  d'une  bienveillance  universelle ,  d'une 
charité  sans  bornes  pour  ses  frèrc«  égarés  ;  accoutumé  à  appor- 
ter à  tout  les  tempéraments  de  son  caractère,  il  sembla  blâmer 
le  zèle  trop  ardent  de  saint  Bernard  dans  l'affaire  de  Gilbert, 
son  maître  à  l'école  de  Paris.  11  eût  désiré  plus  de  ménagement, 
plus  de  douceur,  plus  de  respect  pour  un  pieux  et  savant  évê- 
que,  dont  toute  l'erreur  provenait  de  s'être  servi  de  termes 
nouveaux  et  de  formules  dont  le  sens  et  la  valeur  n'étaient  pas 
encore  bien  déterminés,  et  qui  par  sa  soumission  et  sa  vie  édi- 
fiante avait  donné  ime  preuve  éclatante  de  la  pureté  de  ses  in- 
tentions et  de  la  sincérité  de  sa  foi  (2) . 

Telle  fut  la  source  des  scrupules  qui  inquiétèrent  Othon  sur 
son  Ut  de  mort.  Cette  tache,  si  c'en  est  une,  a  été  effacée  aux 
yeux  de  la  postérité  par  un  des  plus  beaux  traits  de  repentir  et 
de  grandeur  d'ame  dont  l'histoire  ecclésiastique  fasse  mention. 
Le  génie  le  plus  élevé ,  le  plus  profond ,  peut  se  laisser  séduire 
et  ^arer  ;  mais,  lorsqu'il  avoue  ses  faiblesses  et  ses  chutes,  il 

(1)  Epitaph.  vers,  heroicis. 

(2)  Les  hérétiques  ont  abusé  du  livre  de  Gilbert  de  la  Porée  et  l'ont  exploité 
au  profit  de  leurs  erreurs. 

9 


—  130  — 

centuple  sa  gloire  »  il  ajoute  sur  le  même  front  rauréolq  de  b 
Tertu  à  celle  de  la  science,  d'un  savant  il  fait  un  saint 

Le  style  d^Othon,  moins  vif,  moins  brillant,  moins  fleuri, 
moins  recherché  que  celui  de  saint  Bernard ,  est  plus  naturel» 
plus  simple,  plus  classique.  Sa  Vie  de  Frédéric  Barberau$9e, 
qui  est  son  chef-d'œuvre ,  lui  assure  le  premier  rang  parmi  les 
historiens  du  XIP  siècle. 

Sa  mort  a  été  regardée  par  ses  contemporains  oonmie  une 
calamité  pour  son  diocèse ,  qui  fut  désolé  à  la  fois  par  tous  les 
fléaux  :  fléau  de  discordes  intestines ,  fléau  de  la  peste ,  fléau  du 
feu,  qui  dévora.  Tannée  suivante,  en  quelques  instants,  toute 
la  ville  de  Frisingue ,  et  n^en  fit  qu'un  monceau  de  cendres  ; 
calamité  pour  TEglise,  déchirée  par  le  schisme  qu^il  avait 
réussi  à  conjurer;  calamité^pour  Frédéric,  son  neveu,  qu^il 
éclairait  de  ses  conseils ,  et  dont  la  vie  ne  fut  plus  qu'on  limg 
enchaînement  d'erreurs ,  de  révoltes  contre  l'autorité  du  Saint- 
Siège  et  d'attentats  aux  libertés  ecclésiastiques.  Nous  ne  croyons 
point  nous  abuser,  après  avoir  jeté  le  voile  de  l'admiration  sur 
quelques  faiblesses  humaines,  en  disant  qu'Othon  de  Frisin- 
gue sera  à  jamais  l'honneur  de  l'épiscopat ,  l'ornement  de  Tor- 
dre de  Citeaux  et  la  gloire  de  Morimond  (1). 

Les  événements  ne  tardèrent  pas  à  justifier  les  tristes  prévi- 
sions d'Othon.  La  lutte  entre  le  sacerdoce  et  l'empire,  déjà  si 
vive  depuis  cinquante  ans,  devint  encore  plus  acharnée  au 
commencement  de  la  seconde  moitié  du  XIP  siècle.  La  barque 
de  Pierre,  battue  d'une  continuelle  tempête,  semblait  oubliée 
de  Dieu  au  milieu  des  flots.  La  mort  seule  avait  soustrait 
Adrien  IV  aux  persécutions  de  Frédéric  Barberousse  ;  ensuite 
Alexandre  III,  ayant  été  nommé  légitimement  par  tous  les 
cardinaux,  à  l'exception  de  trois,  vendus  au  parti  impérial, 

(l);Radev.,  1.  î,  c.  12;  —  Gunth.  in  Ugur.^  libb.  7  et  9;  —  Hand.,  in  Cotai. 
episcop.  Frising.;  —  Henriq.,  Menol.  cist.,  7  sept. 


—  131  — 

qui  avaient  élu  Qptavien,  Tim  d*eux,  sous  le  nom  de  Vic- 
tor IV,  les  deux  prétendants  opposèrent  les  conciles  aux  con- 
ciles,  les  anathèmes  aux  anathèmes,  et  le  schisme  semblait 
devoir  se  prolonger  sans  fin  ;  mais  la  Providence ,  qui  voulait 
le  triomphe  de  la  justice ,  fit  pencher  la  balance  du  côté  d'A- 
lexandre. 

C'était  toujours  Gitcaux  qui  donnait  le  branle  à  la  catholi- 
cité :  un  grand  nombre  d'abbés  et  d'évéques  se  réunirent  à  Mo- 
rimond  le  30  mai  1 1 60 ,  pour  essayer  de  remédier  aux  maux 
de  l'Église.  Il  fut  décidé  que  l'ordre  entier»  dans  toute  la  chré- 
tienté, se  prononcerait  ouvertement  pour  Alexandre  III,  et  tra- 
vaillerait partout,  même  en  Allemagne,  à  le  faire  reconnaître. 
Cette  mesure  sauva  le  pape  et  l'Église  :  bientôt,  plus  de  sept 
cents  abbés ,  plus  de  cent  mille  moines ,  plus  de  cent  évéques 
cisterciens,  sur  tous  les  points  de  l'Europe,  du  Tibre  au  Volga, 
d'une  mer  à  l'autre ,  se  grouperont  à  l'entour  de  la  papauté  et 
batailleront  contre  Frédéric  et  Victor ,  sans  autres  armes  que 
leurs  chapelets,  leurs  croix  de  bois ,  leurs  prières  et  leur  pa- 
tience. Le  scapulaire  des  ermites  finira  par  user  la  cuirasse  des 
empereurs,  et  Ctteaux,  par  Morimond,  entraînera  le  monde  à 
la  suite  d'Alexandre  (1). 

(1)  Trigetimo  nuài,  in  Lotharingiœ  finiffus  et  cœnobio  Morimundi^  hatdiê  ce- 
Ubrahm  est  concUium  episcoporum,  etc.  —  Genebrard.,  Chrùn,^  ad  ann.  1160; 
—  Ghalem.,  Séries  sanct.  et  beat.  s.  ord,  cist.j  p.  197  ;  —  Fleur.,  Hist.  eeelés.f 
i,  14,  p.  IM,  1.  70. 


—  132  — 


CHAPITRE  XVI. 


Une  journée  k  Morimond  i  la  fin  du  douiième  siècle;  de  rinflueiiee 
du  cénobitisme  comparée  à  Tinfluence  do  secmlisme* 


Le  temps  est  le  prix  du  sang  de  Jésus-Christ»  et  chaqae  Bii- 
nute  du  temps  vaut  une  éternité  :  aussi  dans  la  coHUDunauté 
de  Morimond  était-il  distribué  avec  un  ordre  et  une  précision 
admirables  ;  les  exercices  s*y  renouvelaient  chaque  jour  avec 
l'inflexible  uniformité  des  corps  célestes,  qui  obéissent  au  kn- 
muables  volontés  de  Dieu. 

Je  me  transporte  par  la  pensée  dans  le  dortoir,  au  moment 
où  tous  les  religieux  sont  étendus  sur  leurs  dures  couches,  ran« 
gées  en  ligne  des  deux  côtés.  A  la  lueur  faible  et  mourante 
d'une  lampe ,  j'aperçois  leurs  pâles  figures  qui  se  détachent 
dans  l'ombre,  sous  leurs  capuces  à  demi  relevés  ;  ils  donnent 
habillés  ,  semblables  au  soldat  qui  repose  sous  les  armes  la 
veille  d'une  bataille  ,  et  leur  sommeil  est  calme  et  profond 
comme  celui  du  j  uste .  ^ 

Le  sacriste  seul  n'est  pas  au  milieu  d'eux,  mais  à  côté  de  Fé- 
glise  :  il  a  été  éveillé  par  son  horloge  régulatrice  ;  il  est  debout, 
il  sonne  la  grande  cloche  (1).  A  l'instant  tous  les  moines  se  lè- 
vent et  font  le  signe  de  la  croix ,  offrant  à  Dieu  leurs  âmes  et 


(1)  A  minuit,  à  une  heure  ou  à  deux  heures  du  matin,  selon  les  jours  et  la 
longueur  de  Toffice. 


—  133  — 

la  journée  qui  commence.  Ensuite  vous  les  eussiez  vus  glisser 
un  à  un,  sans  bruit,  à  travers  le  cloître,  les  yeux  inclinés  vers 
la  terre ,  la  tête  couverte ,  leurs  mains  enveloppées  dans  les 
manches  de  la  cuculle,  se  rendant  à  Toratoire. 

En  entrant ,  ils  rejetaient  leurs  capuchons  en  arrière ,  s'in- 
clinaient devant  chaque  autel  qu*ils  trouvaient  sur  leur  pas- 
sage, et  se  prosternaient  jusqu'à  terre  devant  le  grand  autel. 
Arrivés  dans  leurs  stalles ,  ils  s'agenouillaient ,  croisaient  les 
bras  sur  leurs  poitrines ,  récitaient  la  Prière  dominicale  et  le 
Credo  y  puis  tous  se  levaient  au  Deus  in  adjulorium,  et  res- 
taient debout,  immobiles  comme  de  blanches  statues,  pendant 
presque  tout  l'office,  qui  se  chantait  en  grande  partie  de  mé-^ 
moûre. 

Qui  dira  tout  ce  qu'il  y  avait  de  poésie  sublime,  de  douce 
mélancolie,  de  ravissantes  harmonies  dans  cette  nuit  religieuse 
que  perçaient  à  peine  les  pâles  reflets  de  la  lumière  du  sanc- 
tuaire, dans  le  chant  de  tant  de  saints  cénobites  priant  pour  le 

monde  enseveU  dans  le  sommeil  tout  à  l'entour  de  leurs  fo-^ 
rets,  dans  ces  voix  de  vieillards  et  de  jeunes  gens  se  mêlant 
dans  les  ténèbres  au  bruit  du  vent  et  au  fracas  du  torrent  (1)  I 

Les  historiens  contemporains  rapportent  que  les  habitants 
des  campagnes  étaient  tellement  émerveillés  de  cette  sympho- 
nie nocturne ,  qu'ils  ne  croyaient  rien  exagérer  en  la  compa- 
rant à  la  mélodie  céleste  des  anges  ;  et  cependant  ce  n'était 
que  le  chant  grégorien  ;  car  les  cisterciens  voulaient  que  les 
hommes  chantassent  les  louanges  de  Dieu  avec  leurs  voix 
d'honomes ,  et  non  avec  des  voix  de  femmes  ou  d'histrions  ; 
viros  decti  mrili  voce  cantare,  et  non  more  fœmineo  (2) . 

La  prière  des  moines  marchait  avec  le  temps  et  le  monde  : 

(1)  statut,  cist.,  ann.  1184  ;  —  Annal,  cist,,  t.  1,  p.  281. 

(2)  Besponsoriis  psalmorunijCantu  virorum,..  etparvulorum  consonans^  uruia- 
rum  fragor  retuitat,  —  S.  Anibros.,  1.  9,  c.  5,  Hexam. 


—  134  — 

entre  les  matines  ou  l'office  de  la  nuit ,  et  les  laudes  ou  lof- 
fice  de  Taurore,  il  y  avait,  en  hiver  surtout,  un  laps  de  temps 
assez  considérable  ;  les  religieux  pouvaient  alors  ou  rester  dam 
leurs  stalles  en  présence  de  Dieu ,  ou  aller  au  cloître  méditer 
l'Ecriture  sainte ,  lire ,  étudier,  apprendre  le  chant ,  les  céré- 
monies et  les  rubriques. 

Aussitôt  que  les  premières  lueurs  du  crépuscule ,  ceignant 
rhorizon  d*un  large  bandeau  de  pourpre  nuancé  de  mille  tdn- 
tes  diverses ,  venaient  frapper  les  vitraux  de  Foratoire  et  les 
colorer  ;  au  moment  où  la  nature  semble  se  réveiller  au  om- 
tact  électrique  de  la  lumière,  et  laisse  échapper  de  son  sein  un 
murmure  de  vie  qui  s'accroît  par  degrés  du  chant  matinal  de 
l'oiseau,  du  mugissement  des  troupeaux,  du  bruissement  de  la 
feuille  sous  le  souffle  de  ces  vents  alises  qui  accompagnent 
presque  toujours  dans  le  Basaigny  le  lever  du  S(^il ,  ra  un 
mot  de  ces  mille  voix  que  la  Providence  a  données  à  tous  les 
êtres  de  l'univers  et  qui  forment  comme  Tétemel  Te  Deum  de 
la  création  ;  à  cet  instant  la  règle  cistercienne  disait  au  moine 
de  Morimond  :  «  Lève-toi  une  seconde  fois,  homme  de  IMeu  ; 
imite  ces  petits  oiseaux  de  la  forêt  qui  célèbrent  les  louanges 
de  leur  créateur  ;  entre  pour  ta  part  dans  cet  immense  con- 
cert, qui  sans  toi  serait  incomplet  et  indigne  de  l'Etre  suprême, 
et  que  ta  voix  fasse  monter  cette  harmonie  de  la  terre  jusqu'au 
ciel!»(l) 

Après  le  chant  des  laudes ,  il  y  avait  un  intervalle  pendant 
lequel  plusieurs  frères  montaient  au  dortoir  pour  s'y  laver  et 
changer  d'habit  ;  d^autres ,  transis  de  froid  dans  la  saison  ri- 
goureuse ,  se  rendaient  au  caléfactoire  pour  s^y  réchauCTer  un 
instant  et  graisser  leurs  sandales. 

(1)  Imitare  minutissimas  aves^  mane  et  vespere  creatori  grattas  reftsrendo^  et 
si  es  devotior,  imitare  lusciniam ,  cui  quoniam  ad  dicendas  laudes  dies  sala  non 
sufficit,  norturnn  spot  fa  pervigili  rantiferta  decum'f.  —  S.  Ambros.,  Serm.  in 
Mnla^h, 


—  135  — 

Les  austérités ,  les  macérations ,  la  multiplicité  des  prières 
sans  rhumilité  ne  peuvent  qu'enorgueillir  Thomme  et  Téloi- 
gner  de  sa  fin.  «c  Dieu  est  le  plus  éleyé  de  tous  les  êtres ,  dit 
«(  saint  Augustin ,  et  cependant ,  chose  étonnante  !  ce  n'est 
«  qu'en  nous  abaissant  que  nous  nous  rapprochons  de  lui  !  » 
Aussi  tout  dans  le  cloître  tendait  à  faire  prédominer  cette  vertu 
âsBB  le  cœur  des  frères.  Le  chapitre,  qui  se  tenait  immédiate- 
ment a{M^  leslaudeSy  était  une  école  d'humilité.  Lorsque  tous 
les  moines  avaient  pris  place ,  selon  leur  rang ,  à  droite  et  à 
gauche 9  Fabbé  paraissait  au  milieu,  sur  un  siège  plus  élevé. 
On  commençait  par  la  lecture  du  Martyrologe  ;  on  récitait  en- 
suite les  prières  pour  les  trépassés,  et  on  lisait  une  partie  de  la 
Règle  de  saint  Benoit.  Il  se  faisait  ensuite  un  profond  silence» 
et  là,  sous  les  yeux  de  la  communauté ,  en  présence  des  saints 
du  del  que  l'on  avait  conviés  à  ce  spectacle  digne  d'eux ,  en 
face  de  la  mort  elle-même ,  le  religieux  qui  s'était  rendu  cou- 
pable delà  plus  légère  infraction  se  levait  et  confessait  à  haute 
voix  safistute;  puis  il  se  prosternait  de  tout  son  corps,  recevait 
sa  pénitence  et  retournait  à  sa  place,  dans  l'espérance  que  Dieu 
agréerait  cette  confusion  momentanée  en  présence  de  quelques 
frères,  et  lui  épargnerait  celle  du  jour  des  vengeances  cr  face 
de  l'imivers  entier. 

An  sortir  du  chapitre,  ils  allaient  travailler  aux  champs,  ar- 
més de  bêches ,  de  râteaux  et  de  sarcloirs  ;  ils  rentraient  à 
l'heure  de  tierce  pour  chanter  cet  office  et  assister  à  la  sainte 
messe. 

Les  religieux  qui  n'étaient  pas  prêtres  communiaient  tous 
les  dimanches  et  les  principales  fêtes.  Voici  l'ordre  qu'ils  te- 
naient en  communiant  :  ils  recevaient  d'abord  la  paix  du  prê- 
tre par  les  ministres  de  l'autel  ;  ce  qui  se  faisait  de  la  sorte  :  le 
premier  de  ceux  qui  devaient  communier  se  présentait  au  mi- 
lieu du  degré  du  presbylerium  et  y  recevait  la  paix  du  sous- 


—  136  — 

diacre;  ensuite  il  la  donnait  lui-même  au  second ,  celui-ci  au 
troisième,  etc.,  perosculum  et  amplexum,  s*embrassant  et  s*en- 
tredonnant  la  joue  gauche,  avec  modestie  et  gravité  ;  le  der- 
nier des  profesla  portait  au  premier  des  novices»  et  le  dernier 
des  novices  au  premier  des  frères  convers  ;  puis,  se  joignant 
deux  à  deux,  ils  récitaient  le  Confiteor  et  le  Misereatur,  s'age- 
nouillaient en  se  prosternant,  recevaient  la  sainte  hostie,  et  al- 
laient ensuite  prendre  le  précieux  sang  dans  le  calice,  aa 
moyen  d'un  chalumeau  d*or.  Lorsqu'ils  étaient  rentrés  au 
chœur,  le  sacriste  leur  présentait  du  vin  dans  une  coupe  d'ar- 
gent (1). 

Après  la  messe ,  ils  se  retiraient  de  nouveau  dans  le  dottre 
pour  y  lire  et  y  méditer.  A  onze  heures  et  demie,  la  doche  an- 
nonçait sexte  et  ensuite  le  dîner ,  qu'accompagnait  le  (dus  ri- 
goureux silence  et  la  lecture  de  quelque  livre  de  piété.  Au  sor- 
tir du  réfectoire  ils  allaient  à  l'oratoire,  deux  à  deux,  en  disant 
le  Miserere  ;  après  quoi,  en  été  surtout,  oii  leur  sonmieil  était 
si  court,  ils  pouvaient  faire  une  sieste  d'environ  une  heure. 

La  cloche  sonnait  pour  les  éveiller ,  et ,  en  attendant  none , 
ou  ils  restaient  assis  dans  le  cloître ,  ou  ils  entraient  à  l'ora- 
toire. A  deux  heures  et  demie  on  chantait  none,  et,  au  sortir  de 
cet  office,  il  leur  était  permis  de  prendre  un  verre  d'eau  dans 
le  réfectoire,  avant  de  se  rendre  aux  travaux  des  champs.  Au 
retour,  ils  chantaient  les  vêpres,  puis  ils  partageaient  un  l^r 
repas  composé  du  reste  de  leur  pain  du  dincr,  de  quelques 
fruits  crus,  tels  que  radis,  laitues,  pommes  ou  poires  que  four- 
nissait le  jardin  de  l'abbaye  (2) . 

La  journée  se  terminait  par  la  lecture  des  Collations  ou  Con* 

(1)  Jul.  Paris,  De  r  Esprit  primitif  de  Citeaux,  p.  134. 

(2)  L*ordre  des  repas  variait  selon  les  temps  et  les  saisons.  A  partir  du 
14  septembre,  Tunique  repas  n*avait  lieu  qu'à  deux  heures  et  demie;  il  était 
reculé  jusqu'à  quatre  heures  pendant  le  carême,  et  seulement  jusqu'à  trois 
les  autres  jours  de  jeûne. 


—  137  — 

férences  de  Cassien  et  par  les  complies  ,  dont  Theure  variait 
suivant  celle  où  ils  allaient  se  coucher,  qui  était  sept  heures  en 
hiver  et  huit  en  été. 

Après  les  complies,  Fabbé  se  levait  et  aspei^eait  d'eau  bé- 
nite les  frères  un  à  un ,  à  mesure  qu'ils  sortaient  de  l'oratoire 
à  la  file.  Ils  ramenaient  alors  leur  capuce  sur  leur  tête  et  se 
rendaient  au  dortoir,  où,  après  s^étre  recommandés  à  Dieu,  à 
la  Vierge  et  à  leur  ange  gardien ,  ils  se  jetaient  sur  leurs  pail- 
lasses, se  couvraient  de  leurs  couvertures  de  laine,  croisaient 
les  bras  sur  leur  poitrine  et  s'endormaient  dans  la  sainte  pen- 
sée de  la  mort  et  du  ciel  ;  et  leur  sommeil  était  encore  une  prière, 
selon  l'expression  de  saint  Jérôme  :  Sanctis  ipse  somnus  ora- 
tio  (1). 

Le  spectacle  d'une  vie  si  sainte,  si  pauvre,  si  dure  et  si  cru- 
cifiée devait  impressionner  profondément  les  pécheurs  et  pro- 
duire des  fruits  de  salut  parmi  les  peuples.  Car  l'homme  est 
ainsi  constitué  :  la  voie  qui  le  ramène  au  bien  est  longue  par  le 
discours  et  courte  par  les  exemples.  Mais  ce  qu'il  y  avait  de 
plus  édifiant  et  de  plus  touchant  dans  notre  abbaye ,  c'était  la 
mort  des  religieux. 

Lorsque  l'un  d'eux  était  sérieusement  indisposé ,  l'infirmier, 
mandé  par  l'abbé,  le  conduisait  à  l'infirmerie  et  s'empressait 
de  lui  servir  tout  ce  qui  semblait  nécessaire  à  son  soulagement 
et  à  sa  guérison. 

On  lui  donnait  une  couche  plus  douce  que  celle  du  dortoir, 
du  feu ,  du  pain  blanc ,  du  vin ,  et  de  la  viande ,  que  la  règle 
de  Citeaux  ne  tolérait  que  dans  ce  seul  cas.  Au  reste,  point  de 
médecin  ni  de  remèdes ,  si  l'on  excepte  des  herbes  et  des  raci- 


(1)  C'est  bien  là  encore  la  vie  de  nos  trappistes.  Voir  :  1°  Notice  sur  la  trappe 
de  Meilleraie,  in-18,  Nantes,  1851;— 2«  Septfons ,  ou  les  Tmppistes,  in-8«>, 
Moulins,  1846  ;  —  S»  L'ouvrage  de  M.  Gaillardin  sur  Les  Trappistes  du  X[X« 
siècle,  î  vol.  in-S», 


—  138  — 

nés  recueillies  dans  les  champs  par  les  moines  au  temps  de  h 
moisson  et  de  la  fauchaison ,  et  que  Ton  s^occupait  à  faire  sé- 
cher et  à  réduire  en  poudre  dans  les  soirées  d'hiver,  au  calé- 
factoire. 

Saint  Bernard  s^élèye  avec  force  contre  ces  frères  qui  sont 
trop  attachés  à  la  santé  d'une  chair  qui  doit  mourir  et  seirir 
de  pâture  aux  vers.  «  User,  dit-il ,  de  quelques  décoctions  de 
c(  racines  sauvages,  comme  il  convient  aux  pauvres  de  Jési»* 
«  Christ,  c'est  ce  qu^on  tolère  et  ce  qui  se  fait  quelquefois 
a  parmi  nous  ;  mais  acheter  des  spécifiques ,  appeler  des  mé- 
<c  decins,  prendre  des  potions  pharmaceutiques,  c^est  une 
«  grave  inconvenance  que  ne  comporte  point  la  pureté  angé- 
«  lique  de  notre  ordre.  Aux  honunes  spirituels  il  faut  des  re- 
<(  mèdes  de  même  nature  »  (1). 

L'état  d'enfance  dans  lequel  se  trouvait  alors  Fart  médical , 
les  pratiques  superstitieuses ,  les  préjugés  astrologiques  qui  en 
accompagnaient  l'exercice  autorisaient  en  quelque  sorte  les 
invectives  du  saint  abbé  ;  sa  conduite  ne  démentit  point  ses  pa- 
roles; il  fallut  toute  Tautorité  de  Guillaume  de  Champeanx 
pour  le  décider  à  se  soumettre  au  traitement  d'un  niéde- 
cin,  dans  une  maladie  qui  l'avait  conduit  aux  portes  du 
tombeau. 

Quoique  les  cisterciens  rejetassent  en  général  la  médecine, 
ils  n'en  avaient  pas  moins  conservé  un  des  grands  moyens  de 
la  thérapeutique,  la  saignée.  On  saignait  en  cas  de  maladie;  (m 
saignait  mcme  dans  l'état  de  santé  parfaite  ;  ce  qui  se  prati- 
quait quatre  fois  l'année  :  aux  mois  de  février,  d'avril,  de  sep- 
tembre et  vers  la  fête  de  saint  Jean -Baptiste.  Cette  opération 
s'appelait  minutio,  ceux  qui  la  subissaient  minuti  ou  minum- 
di,  le  religieux  qui  la  pratiquait  minutor.  Pour  que  les  axer- 

.1,  s.  Bern.,  £plî^343,  adfrat.  de  S.  Anast. 


—  139  — 

dces  et  les  travaux  de  la  communauté  ne  fussent  pas  interrom- 
pus 9  on  ne  sai^ait  pas  tous  les  religieux  à  la  fois ,  mais  par 
divisions  et  successivement. 

La  règle  ne  prescrivait  ces  observances  insolites  que  dans 
un  but  moral  et  expiatoire  ;  elle  voulait  diminuer  le  corps  pour 
grandir  l'ame ,  appauvrir  la  chair  pour  enrichir  l'esprit.  C'était 
à^'époque  de  la  saignée  que  les  religieux  étaient  plus  spécia- 
lement invités  à  rentrer  en  eux-mêmes,  à  pénétrer  dans  les 
profondeurs  de  leur  conscience  ;  c^était  un  temps  de  pénitence 
et  le  juhiU  du  sang,  selon  l'expression  de  Nicolas  de  Clair- 
vaux  (1). 

Lorsque  le  malade  était  en  danger  de  mort,  on  lui  admi- 
nistrait l'extréme-onction  et  le  saint  viatique  en  présence  de 
la  commmiaaté  cpii  fondait  en  larmes,  surtout  quand  il  portait 
l'humilité  jusqu'à  faire  publiquement  l'aveu  des  fautes  de  toute 
sa  vie.  Au  moment  où  il  entrait  en  agonie,  on  répandait  sur  la 
terre  de  la  cendre  en  forme  de  croix ,  on  la  couvrait  d'un  lin- 
ceul et  on  Ty  déposait  ;  ensuite  on  frappait  la  crécelle  à  coups 
redoublés  et  on  tintait  quatre  fois  la  cloche  pour  appeler  tous 
les  religieux  à  ce  grand  et  saisissant  spectacle  ;  tous ,  proster- 
nés à  Fentour  de  leur  frère  expirant ,  récitaient  les  sept  Psau- 
mes de  la  pénitence,  et,  quand  l'agonisant  avait  rendu  le  der- 
nier soupir,  ils  entonnaient  l'antienne  Subvenite ,  par  laquelle 
ils  appelaient  les  anges  et  les  saints  à  venir  prendre ,  au  sortir 
du  corps,  l'ame  de  l'athlète  de  Jésus-Christ,  et  à  la  transpor- 
ter dans  le  sein  d'Abraham. 

On  lavait  le  cadavre  et  on  le  transportait  à  la  chapelle  revêtu 
du  costume  monastique ,  le  visage  découvert.  Deux  religieux 
se  relevaient  successivement  pour  prier  près  de  lui.  Lorsque  le 


(1)  Armai,  cist,^  t.  1,  p.  59  :  Tacere  namque  etjacere  prcecipimur  ;  omnia  in 
'efectorio  sicca,  sicut  heri  et  midius  tertius;  non  laborare  possumtis  ;  in  hoc  sfta- 
io.  xpiri(unle.t  viri  secretissimof  conscientiarum  suarum  recessus  investigant. 


—  140  — 

moment  de  rinhumation  était  arrivé ,  on  chantait  Toffice  des 
trépassés  ;  puis  on  couvrait  le  visage  du  défunt  avec  son  capuce, 
et  quatre  religieux  le  portaient  au  cimetière  et  le  descendaient 
dans  la  fosse,  sans  autre  enveloppe  que  son  froc,  qui  lui  tenait 
lieu  de  suaire  et  de  cercueil  (1). 

La  terre  étant  rendue  à  la  terre,  les  moines  se  retiraient  ab- 
sorbés par  les  grandes  pensées  de  l'éternité  ;  tous  allaient  s'age- 
nouiller à  Toratoire  dans  un  profond  silence  :  c'était  le  silence 
de  la  mort  et  du  tombeau  (2). 

Qui  dira  toutes  les  bénédictions  que  les  prières  et  les  bonnes 
œuvres  des  cénobites  devaient  attirer  sur  le  Bassigny  !  Que  de 
pécheurs  convertis  par  d'aussi  touchants  exemples!  que  d*ames 
chancelantes  raffermies  dans  le  bien  !  quel  mouvement  régé- 
nérateur imprimé  à  toutes  les  classes  de  la  société,  aux  labou- 
reurs ,  aux  artisans  vivant  dans  les  granges  sous  la  haute  di- 
rection des  moines,  aux  comtes  et  aux  barons  admis  dans 
Tintérieur  du  cloitre  à  voir  de  leurs  propres  yeux  tant  d'rf- 
frayantes  austérités,  dont  le  souvenir  impérissable  réveillait 
sans  cesse  en  eux  les  plus  salutaires  pensées  ! 

Renard  I",  seigneur  de  Choiseul  dès  Tan  1  i  49,  et  qui  avait 
épousé  Hedwse  de  Vaudémont,  fille  apparemment  de  Hu- 
gues 1"  de  Vaudémont,  et  sœur  d'Eudes  ou  d'Odon,  évêque  de 
Toul ,  fut  une  des  premières  conquêtes  des  prières  et  des  exem- 
ples des  bons  religieux  (3) .  Il  avait  été  si  édifié  de  cette  vie  ai^ 
lique,  qu'il  voulut  mourir  moine  de  Morimond.  Voici  en  quoi 

(1)  Dans  certains  couvents  cisterciens,  le  droit  de  propriété  individuelle  était 
tellement  réprouvé,  que,  lorsqu'on  trouvait  sur  un  religieux,  après  sa  mort, 
quelques  pièces  de  monnaie,  on  les  jetait  dans  la  fosse,  et  tous  les  assistants 
disaient  :  Pecunia  tua  tecum  abeat  in  perditionem  !  —  Ann.  cist.,  t.  4,  p.  181, 
ann.  1223 

(2)  Liber  usuum,  passim, et  pneserlim  ce. 90  et  94 ;  —  Lib. antiq.,  deff.^àisL^. 
*,  5,  6,  ce.  3  et  4;  —  Jules  Paris,  Somasticon  cister.,  p.  205,  c.  94,  Quomodo 
ngatur  citxa  defunctum^  et  Dalgairns,  Vie  de  saint  Etienne  ^  c.  15. 

(3)  Recueils  de  M.  Math.,  Evêch.  de  Lang,  Chat,  de  Chois.,  p.  515. 


—  141  — 

consistait  cette  cérémonie ,  dont  nous  aurons  encore  plusieurs 
fois  occasion  de  nous  occuper. 

Le  baron  malade  était  étendu  sur  son  lit  et  reyêtu  de  son 
plus  beau  costume;  Fabbé,  arrivé  au  castel  avec  son  cellerier 
et  son  frère  convers ,  entrait  vers  lui ,  le  bénissait  »  mettait  sous 
ses  yeux  le  froc  monastique  ^  avec  un  rasoir  et  des  ciseaux ,  et 
récitait  les  diverses  formules  et  interrogations.  Le  baron  ayant 
répondu  à  toutes  affirmativement  »  on  lui  coupait  les  cheveux 
en  forme  de  couronne ,  puis  on  lui  enlevait  un  à  un  tous  ses 
ornements  mondains ,  et  on  les  remplaçait  par  les  différen- 
tes pièces  de  Thabit  cistercien,  qu'il  ne  devait  plus  quitter. 
On  lui  lisait  ensuite  son  acte  d'agrégation,  qui  lassociait  à 
jamais  à  toutes  les  prières,  suffrages  et  bonnes  œuvres  du 
couvent  (1). 

La  cérémonie  finissait  par  la  réparation  des  injustices, 
d'abondantes  aumônes  faites  aux  pauvres  et  quelques  dona- 
tions à  l'abbaye ,  à  la  charge  de  nourrir  et  d'abriter  les  mal- 
heureux. 

Ainsi  l'équilibre  social  tendait  à  se  rétablir  sous  Finfluence 
cénobitique;  l'égalité  chrétienne  pénétrait  dans  le  monde  par 
les  vmes  les  plus  inattendues  et  les  plus  mystérieuses. 

A  toutes  les  époques  de  l'histoire,  lorsque  les  passions 
égoïstes  et  subversives  ont  envahi  les  sociétés ,  la  Providence  a 
suscité  des  législateurs ,  des  sages  austères ,  qui  se  sont  effor- 
cés de  refouler  les  instincts  pervers  de  Thumanité  et  de  la  faire 
rentrer  dans  la  voie  des  principes  et  du  devoir.  Tels  furent, 
dans  les  temps  antiques ,  les  Conf ucius ,  les  Zoroastre ,  les  Nu- 
ma,  lesLycurgue. 

Dans  les  siècles  chrétiens,  au  moment  des  grandes  crises 
sociales,  quand  les  nations,  dominées  par  l'orgueil  et  le  sen- 

{i)  Jul.  Paris,  E.fpnt  primit.  de  CiteauXj  in-*»,  pp.  Î6Î  et  Î63. 


—  142  — 

sualisme,  marchaient  à  pas  précipités  à  leur  ruine»  Dieu  leur 
a  envoyé  des  ordres  religieux  qui ,  par  leurs  leçons ,  ont  remis 
en  honneur  les  saintes  lois  de  la  religion  et  de  la  vertu  »  et ,  par 
Texemple  de  leurs  austérités ,  ont  sauvé  le  monde ,  en  rame- 
nant 1q  triomphe  de  Tame  sur  le  corps»  le  règne  de  Fesprit  sur 
la  chair.  Voilà  comment  les  peuples  ont  été  régénérés  jusqu'à 
cette  heure.  Les  réformateurs  modernes  ont  trouvé  d'autres 
moyens  :  ce  serait  de  donner  un  aliment  à  toutes  les  passions, 
de  saturer  tous  nos  sens  de  jouissances  et  de  plaisirs.  A  les  en- 
tendre, les  honunes  ne  seront  réhabilités  que  quand ,  groupés 
mathématiquement  selon  leurs  âges,  leurs  goûts  et  leurs  ta- 
lents ,  ils  se  lèveront  chaque  matin  au  son  des  instrumetUs  di 
musique,  pour  s'asseoir  à  une  table  commune,  sur  laguMe  on 
servira  six  sortes  dépotages,  vingt  espèces  de  vin,  seize  varUiit 
de  fromage,  force  volailles,  force  rôtis,  force  ragatis,  et  da 
petits  pàtès  à  satiété.  L'épicuréisme  a  toujours  été  le  précur- 
seur de  la  chute  des  empires  :  les  races  sensualistes  et  amol- 
lies  ont  constamment  subi  la  loi  des  races  dures  et  laborieuses  : 
les  Asiatiques  ont  été  subjugués  par  les  Grecs,  les  Grecs  par 
les  Romains ,  et  les  Romains  par  les  Barbares.  Nous  le  disons 
franchement,  si  jamais  un  peuple  pouvait  descendre  jusqu'à 
ce  degré  d'abrutissement  et  vivre  d'une  vie  aussi  animale,  sa 
dernière  heure  serait  sonnée  ;  il  n'y  aurait  plus  qu'à  appelar  ou 
fossoyeur  pour  creuser  son  tombeau  (1  ). 


(1)  Voir  Four.,  Traité dtAssoc.,  t.  2,  pp.  486  et  sq.,  Guerre  gastrosophûpie 
les  bords  de  TEuphrate.  —  Le  point  d'appui  de  Cabet  est  égai^nent  dans  U 
puissance  gastrique  de  Thumanité;  lisez  surtout,  dans  le  Voy,  en  letvigj  le 
c.  7,  De  la  Nourriture;  —  G.  Harel ,  Ménag.  sociét.,  ou  Moyens  (TcM^madir 
son  bien-être  en  diminuant  sa  dépense;  in-8o  ;  —  M»«  Gatti  de  Gamond ,  JImA*- 
sation  ffunecomm^  sociét.,  in-S*  ;  —  etc. 


—  143  — 


CHAPITRE  XVII. 


de  la  filiation  de  Morimond  ;  suite  de  sa  mission  politique  et  sociale  ; 
son  action  pacificatrice  au  sein  du  Bassigny  et  de  la  Lorraine. 


Les  plus  saints  et  les  plus  sayants  religieux  se  succédaient 
sur  le  siège  abbatial  de  Morimond.  Raynald  ayant  abdiqué  en 
1155,  Lambert 9  abbé  de  Qaire-Fontaine »  avait  été  appelé  aie 
remplacer;  puis,  après  une  courte  et  glorieuse  administration» 
on  rayait  élu  abbé  général  de  Tordre.  Ce  fut  lui  qui  confirma 
et  approuva  définitivement  Tinstitut  de  Calatrava ,  en  chapitre 
général. 

La  substitution  d'une  abbaye  à  une  autre  (de  Calatrava  à 
Fitero  )  avait  souflTert  des  difficultés ,  selon  les  maximes  de  Ci- 
teaux.  Le  premier  qui  s'en  plaignit  fut  Tabbé  de  TËchelle- 
IMeu,  père  immédiat  de  Fitero  ;  ses  plaintes  étaient  personnel* 
lemeut  fondées  sur  ce  qu'un  changement  aussi  essentiel  s'était 
fait  sans  sa  participation.  Beaucoup  d'autres  accusaient  en  gé- 
nérairaU)é  Raymond  d'avoir  innové  contre  la  substance  même 
de  la  réforme  cistercienne  ;  et  il  fallut  la  médiation  de  Louis  Vil, 
de  Hugues,  duc  de  Bourgogne ,  jointe  aux  explications  don- 
nées par  le  roi  dom  Sanche ,  pour  obtenir  du  chapitre  général 
la  sanction  de  ce  nouvel  établissement. 

Raymond  ne  se  contenta  pas  de  se  tenir  sur  la  défensive  ;  il 
attaqua  avec  vigueur,  sur  différents  points ,  l'armée  des  infidè- 


—  144  — 

les,  la  repoussa  avec  avantage,  ci  jeta  la  terreur  dans  ses 
rangs;  ingentem Saracenis  timorem  incussit  (1). 

A  peine  Lambert  eut-il  gouverné  quelques  années  rimmense 
communauté  de  Cîteaux,  que,  préférant  rhumilité  de  l'obéis- 
sance à  réclat  éblouissant  et  aux  dangers  de  Fautorité ,  Q  sacri- 
fia avec  joie  la  gloire  de  commander  à  ses  frères  au  bonheur  de 
les  servir,  et  retourna,  comme  simple  moine,  à  Morimond, 
semblable  à  la  chaste  colombe  qui  revient  mourir  sur  Tarbre 
soUtaire  où  elle  a  soupiré  ses  premiers  amours.  Il  eut  pour  suc- 
cesseur ÂUprand,  religieux  d'une  rare  capacité  administratiTe 
et  d'une  grande  piété . 

La  place  d'abbé  de  Morimond  était  devenue  très-importaDte, 
et  il  f&llait  pour  la  remplir  des  hommes  du  preniîer  mérite. 
Outre  ses  dépendances  et  son  nombreux  personnel,  ce  monas- 
tère comptait,  vers  Fan  1160 ,  quarante-cinq  ans  après  sa  fon- 
dation ,  plus  de  cent  maisons  de  sa  génération  inunédiate  ou  de 
sa  filiation  II  y  en  avait  dans  toutes  les  provinces  de  France, 
de  la  Seine  aux  Pyrénées  ;  en  Lorraine ,  en  Alsace,  en  Savme, 
en  Italie,  en  Espagne,  en  Angleterre;  dans  les  duchés  de 
Souabe,  d'Autriche,  de  Bavière,  de  Silésie,  de  Hesse,  de 
Brunswick ,  de  Wurtemberg,  de  Saxe ,  de  Styrie,  de  Poméra- 
ranic,  de  Bulgarie,  de  Thuringe  et  de  Franconie;  dans  fcs 
royaumes  de  Bohême ,  de  Pologne ,  de  Danemarck  et  de  Nor- 
wège;  etc.  (2). 

Jusqu'alors  Citeaux  n'avait  point  encore  osé  franchir  les 
frontières  de  l'Europe.  La  tentative  de  l'abbé  Arnould,  qui 
eût  voulu  s'élancer  en  orient  à  la  suite  des  croisés ,  avec  une 
colonie  de  moines,  avait  été  réprouvée  par  tout  Tordre,  comme 

(1)  Atmal.  cist.y  t.  2,  p.  306  ;  —  id.,  t.  3,  Séries  prœf.  milit.  (UUatr.^  p..  18  : 
Cœperunt  contra  Arabes  cœdes  et  prœlia  exercere ,  et  prosperatum  fUt't  opus  in 
mnnibus  monachorum,  —  Roder,  tolet.,  1.  7,  c.  24. 

(2)  Vide  Jongelin,  Notit.  abbat.  cist.  per  univ.  orbem:  in-fol.  (BiblioUi.  dt 
Chaumont). 


—  145  — 

nous  l*aTons  vu  ;  mais  l'idée  grandiose  de  fonder  un  monas- 
tère cistercien  au-delà  des  mers,  sous  le  ciel  de  Jérusalem, 
était  restée  dans  notre  abbaye ,  et  les  générations  monastiques 
se  Tétaient  transmise. 

LfOrsque  la  voix  et  les  miracles  de  saint  Bernard  eurent  pré- 
cipité l'Europe  sur  l'Asie  ;  quand  les  abbés  de  Morimond  vi- 
rent les  évéques  quitter  leurs  diocèses,  des  religieux  leurs 
doitres  pour  accompagner  les  croisés ,  ils  pensèrent  que  le  mo- 
ment était  Tenu  pour  Cîteaux  de  marcher  dans  la  grande  voie 
des  peuples  d^occident,  et  treize  moines  sortirent  du  Bassigny 
et  de  la  France ,  traversèrent  la  Méditerranée  et  vinrent  de- 
mander un  asile  aux  monts  solitaires  et  embaumés  de  Tripoli 
de  Syrie ,  où  la  domination  des  chrétiens  s'était  maintenue 
depuis  la  première  croisade  ^  et  y  fondèrent  le  couvent  de 
Bdmont  (Bellus  morts)  (1).  Ce  premier  établissement  fut  suivi 
de  ceux  de  Laure  et  de  la  Tour-des- Aigles ,  en  Grèce  ;  de 
Saint-Jean-du-Bois ,  de  la  Sainte-Trinité-de-Refelt,  de  Beau- 
lieu  et  de  Salut ,  en  l'île  de  Chypre ,  au  diocèse  de  Fama- 
gouste. 

Morimond,  ici  comme  dans  toutes  ses  autres  fondations, 
avait  été  mu  par  une  profonde  pensée  religieuse  et  sociale  : 

I  "*  L'accroissement  prodigieux  de  la  puissance  musulmane 
avait  fait  sentir  à  l'Eglise  latine  le  besoin  de  se  rattacher  la 
grande  fraction  du  christianisme  oriental ,  pour  combiner  avec 
elle  une  résistance  victorieuse  aux  envahissements  de  l'ennemi 
commun.  La  Providence  chargea  Morimond  de  cette  mission 
fédérative  :  les  moines  furent  les  ambassadeurs  de  la  papauté 
vers  l'Eglise  grecque ,  pour  négocier  avec  elle  une  alliance  of- 


(1)  Afmal.  cisL,  t.  2,  p.  802  ;  —  Tabul.  Morim.,  ad  ann.  1158.  —  Nous  enga- 
geons les  savants  qui  voudraient  s'occuper  de  Timportante  question  des  éta- 
blissements français  en  Syrie  ou  en  Morée,  à  ne  pas  oublier  ceux-ci,  comme  on 
Ta  fait  jusqu'alors. 

iO 


—  146  — 

fensiTe  et  défensive  ;  aussi  avonsHnous  retrouTé  plusieurs  boUes 
écrites  daos  ce  sens  par  les  Souverains-Pontifes  aux  abbés  des 
monastères  que  nous  venons  de  nonuner  (1). 

2^  Les  sch  ismatîques  d'orient  n'avaient  cessé  d'opposer  aux 
occidentaux  leur  relâchement,  et  surtout  Ténervation  de  la  dis- 
cipline monastique  et  Taflaiblissement  des  saintes  rigueurs  de 
la  pénitence.  Citeaux»  qui  était  alors  dans  lem<»ide  catholique 
Texpression  la  plus  élevée,  la  plus  pure,  la  plus  sévère  de 
Texpiation  chrétienne,  alla  se  poser  par  M<Him(»id  an  foyer  de 
l'Eglise  grecque,  en  présence  de  ses  popes,  en  face  de  ses  ct- 
loyers  et  de  ses  archimandrites ,  pour  les  ji^er  et  les  condam- 
ner par  ses  œuvres. 

S""  Les  migrations  de  TËurope  vers  TAsie  se  faisaieiit  or£- 
nairement  par  la  Méditerranée,  la  Grèce,  ChyjHre,  etc.;  il 
fallait  élever  des  hôtelleries,  ouvrir  des  asiles  sorcette  grande 
route  des  peuples ,  pour  y  recevoir  les  malades ,  abriter  les 
malheureux  pèlerins,  recueillir  les  débris  des  armées»  conso- 
ler toutes  les  souffrances  et  endormir  toutes  les  douleurs  sous 
le  charme  de  la  foi.  L'abbaye  de  Morimond  eut  la  première 
cette  belle  et  sublime  idée. 

4*"  Les  nations  catholiques  aspiraient  à  vaincre  les  hordes 
musulmanes  afin  de  les  convertir  et  de  les  civiliser.  Morimond 
comprit  que ,  pour  obtenir  cet  immense  résultat ,  des  Nn^'^W 
et  des  victoires  ne  suffisaient  pas  ;  qu'il  fallait  encore  ajouter 
au  sang  du  soldat  la  sueur  et  les  larmes  des  moines.  Aussi  vit- 
on  ses  religieux  se  précipiter  avec  une  ardeur  vraiment  cheva- 
leresque au  centre  du  mahométisme ,  en  Espagne  et  en  Asie, 
pour  le  combattre  par  toutes  les  armes  qu'il  leur  était  permis 
de  manier,  cellefe  de  la  prière  et  de  la  pénitence. 

Chose  admirable  !  pendant  que  des  cénobites  partis  des  rives 

(l)  Manriqne  nn rapporte  quelques-unes,  tl.  S  et  8. 


—  147  — 

de  la  Meuse  allaient  «'établir  près  du  Carmel ,  des  anachorètes 
descendaient  des  sommets  du  Carmel  et  venaient,  à  la  suite  de 
saint  Louis,  se  fixer  sur  les  bords  de  la  Seine;  les  mondes 
échangeaient  leurs  moines,  et  avec  eux  leurs  idées  »  leurs 
mœurs  et  leurs  bénédictions  (1). 

Citeaux  ne  cessait  de  remplir  en  Europe  sa  mission  proTi-* 
dentielle  :  cet  ordre ,  depuis  saint  Bernard ,  avait  pris  une  po- 
sition d'arbitrage  et  de  conciliation  entre  les  peuples  et  les  rois, 
entre  les  rois  et  l'Eglise.  Partout  où  quelque  chose  s'agitait 
dans  les  hautes  sphères  de  la  société,  là  étaient  Tame  et  la  tnain 
d'un  cistercien. 

A  Horimond ,  l'abbé  Othon  avait  été  lancé  dans  la  carrière 
diploniatiqae  par  sa  naissance,  son  influence  et  ses  liaisons 
avec  les  puissances  de  la  terre  ;  Aliprand  y  fut  entraîné  par 
les  supplications  et  les  malheurs  de  l'Italie. 

Frédéric  Barberousse  était  en  guerre  avec  les  Milanais; 
ceux-ci  choisirent  l'abbé  de  Morimond  pour  leur  médiateur, 
avec  Pierre  de  Tarantaise  et  Fastrade  de  Clairvaux,  conjurant 
ces  anges  de  paix  de  traiter  de  la  paix  avec  leur  ennemi. 
L'empereur  les  reçut  comme  si  Dieu  lui-même  les  eût  en- 
voyés ,  dit  Radevic  (  quasi  missi  a  Deo  )  ;  et ,  lorsqu'ils  eurent 
conna  ses  intentions,  ils  retournèrent  à  Milan  pour  savoir 
celles  du  peuple.  Malheureusement,  les  dissensions  qu'avaient 
bit  naître  les  prétentions  schismatiques  d'Octavien ,  appuyées 
de  l'empereur  et  repoussées  par  les  Milanais ,  entravèrent  les 
n^odations,  et  les  firent  échouer  au  moins  en  partie. 

Dans  ces  conjonctures  difficiles ,  Frédéric  crut  qu'il  lui  im- 
portait beaucoup  de  connaître  la  pensée  de  ces  saints  et  illus- 


(i)  Dubreuil,  Antiq.  de  Paris ^  p.  567,  in-4<»;  établis  d'abord  sur  les  rives  de 
la  Seine  à  Teodroit  même  du  couvent  des  Célestins,  puis,  à  cause  des  débor- 
dements du  fleuve  et  de  Téloignement  de  TUniversité,  transférés  sur  la  place 
Haubert. 


—  148  — 

très  personnages,  et  il  Youlut  les  interroger.  Pierre  de  Taran- 
taise  et  Aliprand ,  auxquels  il  s'était  adressé  plus  particuliè- 
rement, lui  répondirent  avec  une  franchise  chrétienne  et  une 
liberté  yraiment  monastique  :  il  avait  compris  dès  lors  com- 
bien serait  longue  et  énergique  la  résistance  qu*on  lui  oppose- 
rait, et  il  s'était  hâté  de  convoquer  le  conciliabule  de  Pa- 
vie  (1). 

Aliprand  jouissait  d'une  si  grande  réputation  de  probité,  de 
science  et  de  discernement,  que  les  seigneurs  du  Bassigny  et 
de  la  Lorraine  le  choisirent  pour  arbitre  en  diverses  circons- 
tances. On  venait  le  trouver  des  contrées  les  plus  éloignées,  et 
il  rendait  la  justice  sous  les  arbres  des  forêts  de  Morimond, 
comme  plus  tard  saint  Louis  sous  le  chêne  de  Vincemies.  Ce 
fut  au  milieu  de  cette  carrière  si  glorieuse  qu'une  mort  pré- 
maturée l'enleva  à  ses  religieux ,  dont  il  était  le  père  et  le  mo- 
dèle, à  son  pays  9  quil'écoutait  conune  un  oracle,  etàTEglise, 
à  laquelle  il  aurait  pu  rendre  encore  d'éminents  services. 

•Odon  et  Gauthier,  ses  deux  successeurs  immédiats ,  ne  gou- 
vernèrent qu'un  instant  Tabbaye  :  le  premier  eut  parmi  ses 
contemporains  une  certaine  renommée  d'orateur  et  d'écrivain 
mystique;  la  plupart  de  ses  ouvrages  ont  été  dévorés  par  le 
temps  :  on  en  retrouve  encore  quelques  débris  dans  les  Biblio- 
thèques des  écrivains  de  Tordre  (2).  L'administration  du  se- 
cond ne  dura  qu'un  an  et  n'eut  rien  de  remarquable.  Enfin,  en 
1 1 62 ,  Aliprand ,  deuxième  du  nom ,  profes  de  l'abbaye  de  Mo- 
rimond  en  Lombardie ,  fut  élu  unanimement.  Ce  fut  lui  qui 
agrégea  à  l'ordre  de  Citeaux  Régnier  d'Aigremont  et  Simon, 
vicomte  de  Gémont,  les  bienfaiteurs  de  son  monastère.  Cette 
double  cérémonie  se  fit  à  l'oratoire  de  Morimond,  le  jour  de 

(1)  Radev.,  1.  2,  ce.  69,  70  et  72  ;  —  Arm,  cist.,  t.  2,  p.  327. 

(2)  Philipp.  Seguin.,  Biblioth,  cist.;  —  Hist.  de  la  vie  et  des  <k;rits  d^Odon, 
abbé  de  Morim.,  Hist,  litt.  de  France ,  t.  13,  pp.  610  et  613. 


—  149  — 

fca  Nativité  de  la  sainte  Vierge,  en  H63,  en  présence  d'une 
foule  de  seigneurs  et  de  tous  les  moines  (1  ]. 

Cette  même  année  saint  Raymond  rendit  le  dernier  soupir 
à  Calatrava ,  et  son  corps  fut  transporté  à  Cirvelos  qui  en  dé- 
pendait (2).  Après  sa  mort,  les  cheTaliers,  quoique  la  plupart 
ne  fussent  que  des  frères  convers  auxquels  il  avait  fait  prendre 
les  armes,  ne  voulurent  plus  avoir  de  moines  avec  eux,  ni 
être  gouvernés  par  un  abbé ,  et  élurent  pour  premier  grand- 
maître  Grarcias,  l'un  d'entre  eux.  Il  s'éleva  bientôt  un  débat 
très-vif  entre  les  religieux  de  Citeaux  et  de  Sainte-Marie-de- 
Fitero  d'un  côté,  et  les  chevaliers  de  l'autre ,  les  religieux  pré- 
tendant que  c'était  à  eux  que  Calatrava  avait  été  donné  ;  mais 
le  grand-maître,  d'après  les  conseils  de  Vélasquez,  le  seul 
moine  qui  fût  resté  à  Calatrava ,  conduisit  cette  affaire  avec 
tant  de  prudence  qu'elle  s'accommoda. 

Au  mois  de  septembre  1164,  lorsque  tous  les  abbés  de 
Tordre  étaient  réunis  à  Citeaux,  dans  la  salle  capitulaire,  on 
vit  arriver  on  chevalier  étranger,  avec  son  costume  guerrier^ 
sonépëe,  sa  lance,  son  bouclier.  Ayant  traversé  l'enceinte, 
il  vint  86  jeter  aux  pieds  de  Gilbert ,  l'abbé  général.  «  Que  Cî- 
ct  teaia,  s'écria-t-il,  daigne  aussi  nous  recevoir;  car  nous 
«  sommes  ses  enfants,  et  rien  ne  pourra  jamais  nous  détacher 
«  du  sein  de  notre  mère  I  Le  vénérable  Raymond  nous  a  en- 
«  gendres  à  la  vie  religieuse  dans  la  forteresse  de  Calatrava  ; 
«  nous  sommes  entrés  ensuite  dans  la  grande  famille  cister- 
«  cienne;  nous  avons  vécu  jusqu'alors  sous  des  abbés,  et  plût 
«(  au  ciel  qu'ils  fussent  encore  à  notre  tête  !  Affranchis  de  tout 
«  autre  soin,  nous  serions  à  cette  heure  à  la  poursuite  des  in- 
<c  fidèles  qui  ont  envahi  l'Espagne.  Maisdes  moines  pacifiques 

(1)  Tabul,  Morim.,  ad  hune  aim.  1163. 

(%)  Roder,  tolet.,  1.  7,  c.  14  ;  —  Mariana,  1.  2,  c.  6;  ^  Rades  Andrad.,  Hist. 
Ca/atr.y  c.  6. 


—  150  — 

a  ne  veulent  pas  ou  ne  peuvent  pas  commander  à  des  homoMs 
tt  qui  ne  vivent  que  sur  des  champs  de  bataille  et  dans  le 
«  sang  ;  aussi  les  autres  ordres  militaires ,  comme  les  Tem- 
tt  pliers  »  qui  se  glorifient  d'avoir  saint  Bernard  pour  législa* 
a  teur,  sont-ils  gouvernés  par  des  grands-maîtres  pris  parmi 
«  les  chevaliers.  C'est  d'après  cet  exemple  que  ceux  de  Cala- 
a  trava  m'ont  élu  moi-même ,  non  pour  secouer  le  joug  mo- 
a  nastique,  mais  pour  ne  pas  le  souiller.  Les  moines,  irrités 
«  de  cette  élection ,  nous  ont  abandonnés  ;  rien  n'a  pu  les  re- 
«  tenir  :  ni  le  doux  souvenir  de  Raymond,  illustré  par  des  mi- 
a  racles  après  sa  mort,  comme  il  Tavait  été  par  ses  vertus 
«  pendant  sa  vie  ;  ni  leur  propre  sang ,  qu'ils  ont  versé  sur 
«  cette  terre;  et  ils  nous  ont  délaissés  sans  lois,  sans  guide; 
«  nous  aurions  même  été  privés  des  secours  spirituels  de  TE- 
(c  glise,  si  nous  n'avions  nommé  des  chapelains  pour  nous  les 
et  administrer.  Nous  venons  nous  jeter  dans  vos  bras  ;  daignez 
«  nous  accueillir  et  nous  tracer  une  règle  de  vie.  Si  nous  ne 
a  pouvons  plus  être  les  enfants  de  Ctteaux,  qu'au  moins  nous 
«  soyons  ses  alliés  et  ses  amis  !  » 

L'abbé  Gilbert  répondit  avec  une  sévérité  mélangée  de 
beaucoup  de  douceur,  montra  l'irrégularité  de  l'élection  du 
grand-maitre  sans  l'avis  et  la  participation  de  Citeaux,  et  glissa 
rapidement  sur  le  passé  ;  on  leur  donna  une  Règle  sÀns  les 
rattacher  à  aucune  maison.  Garcias  se  rendit  à  Sens  pour  la 
soumettre  à  l'approbation  du  Souverain-Pontife  Alexandre  ID, 
et  retourna  ensuite  en  Espagne  (1).  Les  Maures  ayant  essayé, 
peu  de  temps  après,  de  reconquérir  les  places  qu'ils  avaient  per- 
dues, les  chevaliers  les  refoulèrent  en  leur  faisant  essuyer  des 
pertes  considérables.  Alphonse  IX,  pour  les  récompenser,  leur 
donna  la  moitié  des  châteaux  d'Almaden  et  de  Chillon. 

(1)  Annal,  cist.,  p.  400,  t.  t;  —  Hist  de  VEgl,  gailic.^   Lon^ev.,  t.  9, 
pp.  564  et  sq. 


—  loi  — 

Ayaut  appris  que  le  roi  assiégeait  Zoriia  ,  ils  lui  envoyèrent 
douce  cents  hommes  pour  Taider  à  s'en  emparer  ;  ils  allèrent 
ensuite  attaquer  les  ennemis  au  foyer  même  de  leur  domina- 
tion 9  et  les  défirent  en  bataille  rangée ,  sans  autre  secours 
quMn  renfort  de  deux  mille  hommes  qui  leur  était  venu  de  la 
ville  de  Tolède.  Le  roi  leur  abandonna  les  terres  de  GogoUu- 
dOf  d'Almoguera,  de  Maqueda,  etc.  Ces  exploits  les  mirent 
en  si  grande  réputation ,  que  le  roi  d'Aragon ,  étant  pressé 
par  les  filaures,  pria  le  grand-maître  de  lui  envoyer  ses  gens^ 
avec  lesquels  il  enleva  d'assaut  et  à  la  pointe  de  Tépée  plus  de 
douze  places  fortes  (1).  Nos  chevaliers  semblaient  se  multi- 
plier pour  repousser  ou  prévenir  les  attaques»  aujourd'hui 
dans  le  royaume  de  Gordoue  ou  de  Valence  »  demain  dans  la 
contrée  de  Jaên,  brûlant  les  camps  et  les  villages,  traversant 
les  forêts  et  les  montagnes  avec  la  rapidité  de  Taigle ,  passant 
toor-à-foor  des  frontières  de  Castille  à  celles  d'Aragon  ;  se  di- 
visant ordinairement  par  pelotons ,  pour  échapper  aux  forces 
supérienfesde  l'ennemi  ;  faisant  une  guerre  de  tirailleurs  et  de 
guérillas  i  la  plus  terrible  de  toutes ,  sur  le  sol  si  montagneux 
et  si  accidenté  de  l'Espagne. 

Cependant,  quand  l'occasion  favorable  se  présentait,  ils  ne 
refusaient  pas  la  bataille  ;  ils  la  provoquaient  même.  Ainsi, 
les  îpifidèles  ayant  fait  une  incursion  dans  le  pays  d'Alarcos 
et  de  Benavente,  nos  chevaliers  y  volèrent  aussitôt,  les  pour- 
suivirent et  les  serrèrent  de  si  près ,  qu'ils  les  forcèrent  d'en 
venir  aux  mains  et  en  tuèrent  plus  de  trois  mille.  Le  drapeau 
de  Galatrava  à  la  devise  et  aux  couleurs  de  Citeaux  est  partout 
vainqueur,  et  l'Espagne  chrétienne  lui  devra  son  salut. 

Aliprand  II ,  abbé  de  Morimond ,  était  mort  dès  l'an  1 168  ; 
Gilbert ,  qui  lui  succéda ,  ne  fit  que  se  montrer  et  disparaître  ; 

(1)  Rades  Andrad.,  Hist.  Calatr.,  ce.  10, 11  et  i«;  —  Hélyot,  Hist.  des  ord. 
relig.  et  mUit.^  t.  $,  p.  88. 


—  152  — 

il  fut  remplacé  par  Henri  IL  Ce  dernier  obtint,  en  1178,  du 
pape  Alexandre  III ,  une  bulle  de  protection ,  avec  de  grands 
privilèges.  Comme  Aliprand,  il  était  ordinairement  chois^ 
pour  arbitre  dans  toutes  les  dissensions  et  par  toutes  les  classes 
de  la  société.  Il  rétablit  successivement  la  bonne  harmonie 
entre  les  religieux  de  Flabémont  et  ceux  de  Beaupré  ;  entre 
Pierre ,  évêque  de  Toul ,  et  son  chapitre  ;  entre  les  fils  de  Si- 
mon de  Clémont,  qui  se  disputaient  Théritage  de  leur  père. 
Il  fut  appelé  à  Metz ,  à  Langres  »  à  Besançon ,  pour  terminer 
des  différends ,  éteindre  des  haines  invétérées  qui  semblaient 
devoir  durer  toujours  (1). 

Quand  le  socialisme  moderne  réussit  à  pénétrer  qodque 
part  9  soit  en  Suisse ,  soit  en  France ,  ou  en  Allemagne ,  ou  en 
Italie ,  il  y  traîne  à  sa  suite  la  haine  de  Dieu  et  de  lliumanité, 
le  désœuvrement ,  toutes  les  débauches  de  Pesprit  et  dn  cœur, 
les  révolutions,  la  guerre  civile.  Il  peut  répéter  en  toute  vérité 
les  paroles  que  Milton  met  dans  la  bouche  de  l'ange  rebelle 
précipité  des  cieux  :  Là  où  je  tomberai,  là  sera  V  enfer  I 

Partout  où  nos  cénobites  posaient  leurs  tentes,  ils  appor- 
taient dans  les  plis  de  leurs  blanches  robes ,  avec  Tamour  de 
Dieu  et  des  honunes,  la  paix  et  le  travail.  La  contrée  qui  Isat 
ouvrait  son  sein  devenait  bientôt  un  paradis  terrestre. 

Hélas!  nous  n'avons  plus  ces  anges  de  charité,  ces  mes- 
sagers du  ciel  qui  venaient  du  désert  apporter  au  monde  la 
tranquillité  et  le  bonheur  ;  qui  d'un  mot  calmaient  les  orages 
du  cœur,  jetaient  l'ennemi  dans  les  bras  de  son  ennemi,  qui 
l'embrassait  et  lui  jurait  oubli  et  pardon  !  —  Qui  nous  ren- 
dra nos  cénobites  avec  leur  puissance  consolatrice  et  paci- 
ficatrice?... qui  empêchera  nos  douleurs  et  nos  discordes 
d'être  éternelles  ?. . . 

(1)  TabuL  Mofim.,  ad  aou.  1177;  —  Gall.  christ.,  t.  4,  p.  817. 


—  153  — 


CHAPITRE  XVIII. 


Excommunication  de  Ponlqoe  de  Ghoiseul;  GalatraTa  est  réuni  définitivement 

à  Morimond  ;  bataille  d*Alarco8. 


L^influence  toujours  croissante  de  notre  abbaye ,  son  exten- 
aon  territoriale  et  sa  prépondérance  dans  toutes  les  affaires 
qui  se  traitaient  autour  d'elle ,  et  presque  toujours  par  elle , 
amenèrent  une  réaction  ;  elle  vint  de  ceux-là  mêmes  à  qui  Mo- 
rimond devait  son  existence  et  une  grande  partie  de  sa  prospé- 
rité tempœ*elle,  c'est-à-dire  des  seigneurs  du  Bassigny. 

Renard  de  Ghoiseul  étant  mort ,  son  fils  Foulque  lui  avait 
succédé  ;  quoiqu'il  eût  hérité  des  qualités  de  son  père  et  même 
de  ma  respect  pour  les  moines ,  il  ne  put  voir  sans  un  secret 
dépit  868  terres  envahies  de  toutes  parts ,  en  vertu  des  droits 
d'usage  dans  les  forêts»  de  pâturage  dans  les  prairies,  de  pêche 
dans  les  étangs ,  droits  accordés  au  monastère  par  ses  ancêtres 
et  qui  avaient  établi  une  sorte  de  fief  dans  son  fief  ;  il  vit  en 
tremblant  cette  puissance  nouvelle  qui  s'était  élevée  subite- 
ment à  côté  de  la  sienne  et  semblait  devoir  l'effacer  et  Fanéan- 
tir.  Ayant  essayé  vainement  de  contester  la  valeur  des  titres 
de  l'abbaye,  il  se  décida  à  faire  saisir  les  bestiaux  des  granges» 
et  envoya  ses  gens  recueillir  le  blé  et  les  raisins  dans  les 
champs  et  les  vignes  qui  avaient  appartenu  autrefois  à  sa  fa- 
mille. 


—  154  — 

Les  moines  étaient  possesseurs  légitimes»  ou  à  titre  d*achat, 
ou  à  titre  de  donation  :  on  ne  pouvait  les  dépouiller  sans  bles- 
ser essentiellement  la  justice  et  sans  introduire  dans  la  société 
des  germes  de  désordre  et  de  bouleversement  ;  ils  se  plaigni- 
rent ,  ils  réclamèrent  ;  mais  sans  fruit.  L*épiscopat  était  alors, 
comme  toujours»  le  refuge  des  opprimés  ;  quoique  Foulque  fût 
un  des  plus  puissants  barons»  je  ne  dirai  pas  seulement  da  Bas- 
signy»  mais  de  la  France  »  et  par  l'étendue  de  ses  domaines»  é. 
par  le  nombre  de  ses  vassaux»  et  par  ses  alliances  avec  les  plas 
grands  seigneurs  de  son  temps»  Manasses»  évêque  de  Langres 
vers  la  fin  de  Fan  11 81  »  éleva  la  voix  contre  lui»  le  somma  d'a- 
voir à  réparer  les  dommages  qu'il  avait  causés»  le  menaçant  de 
l'excommunier  si  dans  quinze  jours  il  n'avait  pas  satisfiût.  Ce 
délai  expiré  et  Foulque  persistant  dans  son  obstination,  Manas- 
ses» après  avoir  employé  inutilement  toutes  les  Toies  de  la  dou- 
ceur» rassembla  son  clei^é  dans  sa  cathédrale»  puis,  à  la  lueur 
des  flambeaux  que  tenaient  tous  les  assistants  »  il  prononça  la 
sentence  d'excommunication»  et  ordonna  eu' elle  serait  publiée 
chaque  dimanche  au  prône  de  toutes  les  paroisses  de  son  dio- 
cèse ;  ensuite  on  éteignit  les  flambeaux  et  on  les  jeta  à  terre. 

n  était  enjoint  à  tous  les  prêtres  et  autres  ecclésiastiques  de 
labaronie  de  Ghoiseul  d'en  sortir  aussitôt»  à  l'exception  de 
deux  diacres»  qui  y  resteraient  pour  porter  le  viatique  aux  ma- 
lades et  administrer  le  baptême  aux  enfants  (1)  :  on  devait 
sonner  chaque  jour  trois  glas  dans  toutes  les  églises  du  fief, 
comme  pour  un  mort  ;  s'il  arrivait  que  le  baron  excommunié 
se  réfugiât  dans  un  viUage»  ou  seulement  le  traversât,  la  célé- 
bration des  saints  mystères  y  cesserait  ce  jour  et  le  suivant  ;  en 
cas  de  mort  dans  l'intervalle  »  on  refuserait  la  sépulture  à  son 
corps.  On  finissait  par  menacer  de  la  même  peine  tous  sescom- 

(1)  Duobus  tantum  diaconis  relictiSy  qui  viaticum  infirmis  et  baptisma  for'" 
vuiis  ptwiderent. 


—  155  — 

mensaux  »  ses  adhérents ,  ceux  qui  continueraient  de  le  servir 
ou  qui  lui  donneraient  Thospitalité  (1). 

Foulque  fut  foudroyé  sous  ce  coup  terrible  ;  abandonné  d' Aa- 
lis»  sa  pieuse  et  tendre  épouse ,  de  ses  enfants  et  de  ses  servi- 
teurs ;  seul  sur  sa  montagne,  au  milieu  de  son  manoir  désert, 
en  face  de  sa  conscience  et  sous  la  main  d'un  Dieu  irrité ,  il  se 
hâta  de  secouer  cette  effroyable  malédiction  qui  le  suivait  par- 
tout et  se  projetait  autour  de  lui  sur  un  cercle  aussi  vaste  que 
le  monde,  promettant  de  laisser  aux  moines  la  jouissance  plei- 
ne et  entière  des  droits  que  ses  aïeux  leur  avaient  accordés. 
L'évéque  lui  donna  quinze  jours  pour  remplir  ses  engage- 
ments, foute  de  quoi  i|  devait  retomber  sous  Texconmiunica- 
tion  ;  mais  ses  promesses  ayant  été  ponctuellement  exécutées, 
il  fut  absous  solennellement  à  Morimond,  en  présence  d'un 
nombre  considérable  de  seigneurs. 

Sans  doute  nous  ne  pouvons  juger  de  pareils  actes  au  point 
de  vue  de  notre  époque  ;  pour  les  apprécie^  sainement,  il  fout 
nous  transporter  au  XIP  siècle,  au  milieu  de  ces  barons  parfois 
chrétiens  irès-fervents,  mais  encore  à  demi-barbares,  n'ayant, 
humaioement  parlant,  d'autres  lois  que  leurs  caprices,  sans  au- 
tre  fràsa  que  celui  de  l'autorité  de  l'Eglise ,  qui  ordinairement 
se  jetait  entre  eux  et  leurs  victimes,  traçait  des  limites  à  leur 
puissance  envahissante  et  déprédatrice,  en  lui  disant  :  Tu  t'ar- 
rêteras là ,  ou  tu  seras  brisée  ! 

Pierre  I*'  était  alors  abbé  de  Morimond.  Ce  religieux,  dans 
sa  jeunesse ,  avait  étudié  dans  les  écoles  de  Paris  ;  mais  Dieu 
TaTait  si  peu  fovorisé  et  du  côté  de  l'inteUigence  et  du  côté  de 
la  mémoire,  qu'il  était  un  objet  de  dérision  pour  ses  condisci- 
ples, et  passait  à  leurs  yeux  pour  un  idiot  (2) .  Ce  pauvre  en- 
fant ,  désespéré ,  usait  les  plus  beaux  jours  de  sa  vie  dans  la 

(1)  Archiv.  delà  Haute-Marne,  arcul.  4. 

(2)  Ab  omnibus  irridebatur ,  ab  omnibus  idiotajudicabatur» 


—  156  — 

tristesse  et  le  deuil  ;  il  en  devint  même  gravement  malade»  et 
il  eut  une  vision  dans  laquelle  il  lui  sembla  que  son  ame,  dé- 
tachée de  son  corps  par  la  mort ,  avait  été  précipitée  dans  les 
enfers,  où  elle  endurait  de  la  part  du  démon ,  dans  la  compa- 
gnie des  danmés,  les  plus  affreux  tourments  en  punition  de  ses 
péchés. 

Effrayé  de  ce  songe  terrible,  il  avait  mandé  un  prêtre,  avoué 
ses  fautes  avec  beaucoup  de  larmes,  et  pris  la  résolution  de 
quitter  Paris  pour  travailler  uniquement  à  son  salut  ;  pensant 
ne  le  pouvoir  faire  nulle  part  avec  plus  de  fruit  et  de  sûreté 
que  dans  la  congrégation  de  Citeaux,  et  entre  tous  les  monas- 
tères cisterciens  que  dans  celui  de  Morimond ,  il  y  fit  profes- 
sion, et  acquit  par  l'oraison  des  connaissances  si  relevées  rtâ 
profondes  dans  les  choses  de  Dieu,  qu*il  devint,  pour  sa  sci^ce 
autant  que  pour  sa  piété,  la  lumière  et  Texemple  de  la  coomiu- 
nauté. 

Ses  visions  lugubres  avaient  laissé  des  traces  ineflhçables 
dans  son  ame  ;  il  était  tellement  effrayé  des  jugements  de  Dieu, 
qu'il  n'y  avait  plus  de  joie  et  de  plaisirs  au  monde  pour  lui  ;  la 
douleur  de  son  cœur  se  trahissait  à  chaque  instant  par  ses  sou- 
pirs ,  et  le  deuil  de  son  ame  par  une  indicible  expression  de 
tristesse  dans  toute  sa  physionomie  ;  il  semblait  ne  se  nourrir 
que  du  pain  des  larmes,  et  jamais  on  ne  surprit  le  plus  léger 
sourire  sur  ses  lèvres.  Son  austérité ,  ses  gémissements ,  sa 
pieuse  mélancolie  s'alliaient  admirablement  avec  le  cloître,  le 
désert,  les  tombeaux  et  le  sombre  paysage  de  Morimond  (i). 

Sous  un  chef  aussi  saint  et  aussi  habile ,  Morimond  n*avait 
rien  à  envier  aux  autres  maisons  de  l'ordre  ;  mais  il  n*était 
monté  que  malgré  lui  sur  le  siège  abbatial,  et,  depuis  trois  ans 
qu'il  l'occupait,  il  n'avait  cessé  de  soupirer  après  le  moment  où 

(1)  Caesar  Heislerb.,  1.  1,  Dial.,  c.  33  ;  —  Armai,  m/.,  t.  î,  ann.   1178, 
c.  4. 


—  157  — 

il  lui  serait  donné  d'en  descendre  pour  se  confondre  avec  ses 
frères  et  devenir  le  dernier  d'entre  eux  ;  car  les  vrais  servi- 
teurs du  Christ  ont  toujours  eu  Tambition  d'obéir  et  d'être 
comptés  pour  rien  ;  c'est  là  surtout  le  signe  auquel  on  les  a 
toujours  reconnus.  Notre  abbé  put  jouir  de  ce  bonheur  tant 
désiré  à  la  fin  de  il 81  »  époque  à  laquelle  il  céda  sa  place  à 
Henri,  troisièmedu  nom.  Ce  dernier  mourut  deux  ans  après»  et 
eut  pour  successeur  Barthélémy^  dont  l'administration  fut  en- 
core de  plus  courte  durée.  Les  moines,  fatigués  de  la  fréquen- 
ce de  ces  changements  y  et  regrettant  le  gouvernement  pater- 
nel, quoique  sévère,  de  Pierre ,  le  choisirent  de  nouveau  et  lui 
firent  une  sorte  de  violence  pour  recharger  ses  épaules  du  far- 
deau qu'il  venait  à  peine  de  secouer.  Dieu  fit  assez  voir  qu'il 
approuvait  cette  réélection  par  les  abondantes  bénédictions 
qu'il  répandit  et  sur  l'abbé  et  sur  l'abbaye  (1). 

Casimir  II,  le  Juste,  roi  de  Pologne,  sur  la  renommée  de  sa 
sainteté,  lui  écrivit  de  sa  propre  main  pour  lui  proposer  la  fon- 
dation d'un  nouveau  monastère  de  son  ordre  et  de  sa  filiation 
dans  ses  États,  témoignant  surtout  le  désir  d'avoir  des  moines 
formés  par  lui  ;  c'est  pourquoi  douze  cénobites  avec  un  abbé 
partirent  de  Morimond,  et,  après  avoir  traversé  l'Allemagne, 
vinrent  à  la  cour  de  ce  prince,  qui  les  accueillit  avec  la  joie  la 
plus  vive  et  le  plus  profond  respect ,  leur  assignant  pour  dot 
une  partie  du  bourg  de  Copronitz  avec  les  terres  environnan- 
tes, couvertes  de  forêts  et  de  marais  infects ,  ce  qui  rendait  ce 
climat  meurtrier  et  inhabitable  (2). 

(1)  Séries  abbtU.  Morim.,  in  Gall,  christ.^  t.  4,  et  Séries  eorumd»  abbat.,  ap. 
Àng.  Manr.,  t.  1,  p.  520. 

(î)  Kasimirus,  dux  Poloniœy  futtdavit  monasterium  Copriwnicense ,  etineo 
loèavit  fraires  OC ,  ex  Morimundo  sumptos ,  cui  oppidum  Copriwnicense  pro 
dotecontulit  et  libertates  plures  concessit;  ecclesiam  quoque  de  quadro  lapide 
œdificQvit.  Deinde  Nicolaug  Bùyarius  cornes,  cœterique  nobiles  de armis  Boga- 
riœ  et  Habdanck,  villas  et  prœdia  contulerunt.  —  Joann.  Pist.,  Histor.  Polon. 
collect,,  1.  6  ad  finem. 


—  158  — 

Que  de  fois ,  en  travaillant  sous  le  ciel  brumeux  du  nord, 
ces  enfants  du  Bassigny  durent  se  rappeler  les  champs  de  leur 
pays  aux  moissons  dorées,  nos  riantes  matinées  de  mai,  les  fera 
brûlants  du  soleil  de  juillet,  nos  douces  soirées  d'automne  1 
Abandonnés  sans  appui  au  milieu  des  déserts,  ils  furent  pres- 
que tous  massacrés  par  les  Tartares ,  et  ils  sont  yénérés  dans 
Tordre  de  Citeaux  comme  martyrs  (1).  Puissent  leurs  prières 
être  exaucées  près  du  trône  de  la  miséricorde ,  et  attira  de 
nouTelles  bénédictions  sur  la  terre  qui  a  porté  leurs  ber- 
ceaux! 

De  la  Pologne ,  Tattention  de  l'abbé  Pierre  se  rep(Mrla  sur 
l'Espagne  ;  les  chevaliers  n'étaient  pas  rentrés  complètement 
dans  Fesprit  primitif  de  leur  institution,  et  rien  ne  les  rattachait 
à  Citeaux  que  la  faveur  qui  leur  avait  été  accordée  d'être  admis 
à  la  participation  des  prières ,  suflrages  et  bonnes  oeuvres  des 
moines  ;  ils  ressemblaient  à  un  rameau  séparé  du  tronc  et  qui 
n'en  reçoit  plus  la  sève  vitale.  Cependant  c'était  par  rocgine  de 
Cîteaux  qu'ils  avaient  voué  à  Dieu  leurs  sueurs  et  leur  sang;  ni 
l'éclat  ni  la  rapidité  de  leurs  conquêtes  ne  purent  leur  £ure 
oublier  leurs  serments. 

En  Tan  1187,  le  grand-maître  se  rendit  en  Bourgc^e,  ao 
moment  de  la  convocation  du  chapitre  général ,  et  parut  aa 
milieu  des  évéques  et  des  abbés  avec  des  lettres  du  roi  de  Cas- 
tille  et  de  plusieurs  grands  d'Espagne,  suppliant  cette  auguste 
assemblée  de  recevoir  les  chevaliers  non-seulement  comrate  des 
alliés  et  des  amis,  mais  comme  des  frères.  Le  roi,  dans  sa  let- 
tre, témoignait  le  désir  de  voir  la  milice  rattachée  non  à  Fitero 
ou  à  l'Echelle-Dieu,  mais  à  l'abbaye  de  Morimond,  mère  de 
l'une  et  de  l'autre,  dont  le  nom  et  les  vertus  étaient  si  célèl»es 
que  c^était  une  gloire  pour  les  plus  fameuses  congrégations 

ri)  Menolog.  cist.,  die  2  junii. 


—  159  — 

d*étre  dans  sa  dépendance  et  de  se  mouvoir  dans  son  orbite. 
Cette  demande,  si  légitime  en  elle-même  et  appuyée  de  si  puis- 
santes recommandations ,  fut  accueillie  avec  empressement 
par  le  chapitre  ;  Calatraya  fut  de  nouveau  agrégé  à  Citeaux, 
et  Fabbé  général  chargé  d'en  rédiger  Pacte  testimonial  avec 
les  clauses  et  conditions.  Gomme  c'est  un  des  titres  les  plus 
glorieux  deMorimond,  nous  allons  le  transcrire  entièrement  : 

«  Gvy,  humble  abbé  de  Citeat^x,  avec  les  évêques  et  les  abbés  du 
et  chapitre ,  à  tous  les  frères  de  Calatrava  et  au  vénérable 
«  Nugno,  grand-maître,  salut  et  fraternité. 

«  Nous  ne  pouvons  qu'approuver  le  projet  que  vous  avez 
<c  formé  de  passer  des  rangs  de  la  milice  du  monde  dans  ceux 
<c  de  la  Dodlice  du  Christ,  pour  combattre  les  ennemis  de  la  foi  ; 
«  nous  en  rendons  grâce  au  Dieu  tout-puissant  qui  attire  à  lui 
<c  ceux  qu'il  veut  et  comme  il  veut,  et  nous  le  conjurons  de  vous 
<K  faire  erottre  de  plus  en  plus  en  nombre  et  en  mérites.  Quant 
«  à  la  demande,  que  vous  nous  adressez  humblement,  de  vous 
«  admettre  à  la  participation  des  privilèges  de  notre  ordre,  non 
a  comme  des  alliés,  mais  comme  de  vrais  frères ,  nous  l'ac- 
«  cueillons  avec  plaisir.  Vous  voulez  que  nous  vous  tracions 
«  une  règle  de  vie  ;  voici  ce  que  nous  croyons  devoir  vous  pres- 
«  crire,  et  pour  votre  vêtement,  et  pour  votre  nourriture  :  vous 
«  porterez  un  costume  modeste,  comimode  pour  votre  profes- 
«  sion,  tel  qu'il  sera  réglé  par  l'abbé  de  Morimond,  de  con- 
«  certavec  votre  grand -maître  ;  le  scapulaire  sera  votre  habit 
tt  de  religion.  Vous  garderez  un  silence  continuel  à  l'oratoire, 
tf  au  réfectoire ,  au  dortoir  et  à  la  cuisine.  Vous  dormirez  ha- 
it biUés  et  les  reins  ceints  ;  vous  userez  d'aliments  gras  trois 
«  jours  de  la  semaine  :  les  mardis,  jeudis  et  dimanches ,  vous 
a  contentant  d'un  seul  mets  à  chaque  repas. 


—  160  — 

ft  Que  celui  qui  aura  frappé  son  frère  ne  s'approche ,  six 
(c  mois  durant,  ni  de  son  cheval,  ni  de  ses  armes,  et  mange  à 
«c  terre  trois  jours  de  suite.  Quiconque  désobéira  au  grand-mal- 
a  tre  subira  la  même  peine.  Lorsqu'un  chevalier  aura  été  con- 
c(  vaincu  publiquement  du  crime  de  fornication^  il  mangera  à 
a  terre  pendant  un  an,  sera  réduit  au  pain  et  à  Feau  trois  jours 
«  chaque  semaine,  et  recevra  la  discipline  le  vendredi  depuis 
ce  FExaltation  de  la  sainte  Croix  jusqu'à  Pâques  ;  ceux  qui  ne 
(c  seront  point  en  campagne  jeûneront  trois  jours  de  chaque 
«  semaine. 

((  Nous  vous  enjoignons  à  tous  d'obéir  au  grand-mattre  et 
c<  de  faire  profession  dans  ses  mains ,  comme  s'il  était  votre 
a  abbé.  Si  vous  voulez  fonder  des  abbayes,  vous  en  remettrez 
«  l'établissement  à  l'abbé  de  Morimond ,  qui  les  aura  dans  sa 
a  filiation  et  sera  tenu  de  les  visiter  une  fois  chaque  année  par 
c<  lui-même  ou  par  un  délégué  »  (1). 

Quand  on  lit  les  Annales  cisterciennes ,  on  est  accoutumé 
bientôt  aux  prodiges  ;  mais  rien  ne  nous  paraît  plus  étrange  et 
plus  admirable  que  ce  règlement,  provoqué  par  les  chevaliers 
et  accepté  par  eux  avec  reconnaissance.  Refouler  Torgueil  mi- 
litaire sous  les  pratiques  les  plus  humiliantes  en  apparence,  le 
briser  de  mille  façons,  s'en  jouer  en  quelque  sorte  ;  donner  un 
scapulaire  à  des  soldats,  un  Psautier  à  des  gens  d*armes  ;  ame- 
ner des  guerriers  superbes  à  rougir  d'un  péché  véniel  comme 
de  timides  et  innocentes  nones ,  à  tendre  sans  mot  dire  leurs 
épaules  nues  aux  coups  de  la  discipline ,  à  manger  par  terre  &k 
pénitence  comme  de  petits  enfants  ;  faire  entrer  le  cloître 
dans  la  caserne  ;  voilà  la  grande  merveille  et  la  gloire  incom- 
parable de  Citeaux  et  de  Morimond. 

(1)  Rades,  Hist.  Calatr,,  c.  13  ;  —  Armai,  cist.y  t.  î,  pp.  187  et  sq. 


—  161  — 

Comment  s'opéraient  tant  de  prodiges  incroyables?  Par  la 
puissance  de  la  charité.  Lorsque  nous  lisons  les  ouvrages  de 
Fourier,  de  Cabet,  de  Victor  Considérant,  de  Louis  Blanc» 
etc.,  nous  y  voyons  que  le  dernier  mot  de  ces  puissants  génies, 
c*est  qu'on  ne  pourra  jamais  associer  les  hommes  qu'autour 
d'une  table  bien  servie  :  ils  n'ont  découvert  jusqu'ici  que  la 
fraternité  de  l'estomac. 

Si  donc  nous  désirons  avoir,  aujourd'hui  encore ,  la  frater- 
nité des  cœurs  et  des  âmes  en  Dieu,  la  seule  digne  de  l'hom- 
me ,  il  faudra  la  demander  au  Christ ,  qui  a  dit  :  Aimez^ous 
les  uns  les  autres;  vous  êtes  les  enfants  d'un  même  père;  vous 
êtes  uns,  car  vos  frères  c'est  vous  et  vous  c'est  vos  frères.  Eh 
bien  !  cette  doctrine  a  réalisé  au  XIP  siècle  ce  qu'elle  réalise- 
rait au  XIX*,  si  on  le  voulait  franchement,  le  rêve  de  l'associa- 
tion universelle  :  le  soldat  donnait  la  main  au  moine ,  le  moine 
au  laboureur,  le  laboureur  à  l'artisan ,  l'artisan  au  riche ,  le 
riche  au  pauvre  :  tous  s'embrassaient  sur  le  sein  de  Celui  qui 
est  mort  pour  tous  ! 

D.  Nugno  Pérez ,  désirant  asseoir  les  nouveaux  statuts  sur 
des  bases  solides ,  se  rendit  à  Rome ,  accompagné  d'un  reli- 
gieux de  Morimond,  afin  d'en  solliciter  la  confirmation  près  de 
la  cour  pontificale.  Tous  deux  allèrent  ensemble  se  jeter  aux 
pieds  de  Grégoire  VIII,  qui  ratifia  les  décisions  du  chapitre  et 
leur  donna  cette  sanction  romaine  sans  laquelle  rien  ne  se 
fonde  et  ne  prospère  dans  l'Eglise  de  Dieu. 

Ces  deux  pèlerins  de  pays  si  éloignés ,  de  professions  si  di- 
verses, sortis  l'un  d'un  humble  couvent  du  Bassigny,  l'autre 
d'une  forteresse  guerrière  de  la  Castille ,  cheminant  de  compa- 
gnie vers  la  ville  éternelle ,  s'inclinant  en  même  temps  sous 
la  main  du  vicaire  de  Jésus-Christ,  et  confondant  leurs  vœux 
dans  son  sein  paternel,  nous  retracent  une  des  phases  les  plus 
merveilleuses  de  l'unité  de  la  société  chrétienne  au  moyen  âge. 

it 


—  162  — 

Deux  années  auparayant ,  Tordre  ayait  porté  ses  armes  du 
c6té  d'Andujar,  d^où  il  avait  ramené  beaucoup  de  captifs  et  un 
riche  butin.  Attaqué  au  retour  par  le  frère  de  la  reine  de  Cor- 
doue ,  le  grand-mattre  Tavait  fait  prisonnier»  après  aToir  tué 
ou  dispersé  ses  gens.  Ce  jeune  prince  donna  pour  sa  rançon 
une  grande  somme  d^argent,  cinquante* chrétiens,  parmi  les- 
quels il  y  avait  quatre  chevaliers,  et  le  vêtement  qu'il  portait, 
tout  étincelant  d'or  et  de  pierreries. 

Les  Maures  se  trouvèrent  tellement  pressés  de  toutes  parts, 
qu'ils  appelèrent  à  leur  secours  Témir  Almoumenin ,  chef  des 
Almohades,  résidant  à  Maroc.  Il  passa  en  Espagne  avec  une 
armée  immense ,  surprit  Alphonse  avec  ses  troiq^es  près  d'A- 
larcos,  le  18''  de  juillet  1195,  et  les  mit  en  déroute.  Le  roi, 
ne  voulant  pas  survivre  à  sa  défaite ,  cherchait  la  mort  sur  le 
diamp  de  bataille,  et  c'en  était  fait  de  l'Espagne  si  les  che- 
valiers ,  lui  formant  un  rempart  de  leurs  corps ,  ne  l'eussent 
tiré  de  la  mêlée  et  conduit  dans  une  forteresse  voisine.  Cak- 
trava  fut  pris  d'assaut ,  et  deux  mille  hommes,  tant  chevaliers 
que  moines  et  chapelains ,  furent  égoi^és  sous  ses  murs.  Les 
débris  de  l'ordre  se  retirèrent  à  Cirvelos ,  près  du  tombeau  de 
saint  Raymond,  pour  ranimer  leur  courage  et  y  puiser  une 
nouvelle  vie  (1). 

Les  chevaliers  d'Aragon ,  croyant  que  D.  Nugno  Pérez  avait 
été  enseveU  avec  sa  milice  sous  les  ruines  de  Galatrava,  élurent 
un  autre  grand-maître  ;  mais  cette  élection  n'eut  pas  de  suites. 
Semblables  au  lion  que  la  flèche  du  chasseur  a  rendu  plus  fu- 
rieux et  plus  terrible ,  nos  intrépides  champions  attendaient  en 
frémissant  l'instant  de  la  vengeance.  En  1198,  ils  descendirent 
avec  400  chevaux  et  600  hommes  d'infanterie  dans  la  plaine 
où  fumait  encore  le  sang  de  leurs  frères.  S'étant  emparés  de  la 

(1)  Rades,  Hist.  Calatr.^  ce.  lî  et  13;  —  Annal,  cist,  Séries  pnefect.  milit. 
Calatr.,  t.  3,  p.  20. 


—  163  — 

place  de  Salvaterra»  ils  s'y  fixèrent  :  d'où  vint  à  Tordre  le  nom 
de  Salvaterra ,  qu'il  conserva  quatorze  ans  ;  c'est  de  là  que , 
renaissant  en  quelque  sorte  de  sa  cendre ,  la  milice  s'élancera 
à  de  nouveaux  combats  et  à  de  nouvelles  victoires  (1). 


CHAPITRE  XIX. 


Sûnt  Piore  de  Gamiel  ;  extension  territoriale  de  Morimond  ;  réunion  de  Tor- 
dre d*ATls  à  GatatraTa;  Guy  est  élu  abbé  ;  suite  de  ta  mission  religieuse  et 
sociale  de  If  orimond. 


Didace  Vélasquez»  le  compagnon  de  saint  Raymond»  n'a- 
vait jamais  quitté  les  chevaliers»  partageant  leurs  expéditions 
et  leurs  dangers  »  priant  et  combattant  tour-à-tour,  moine  et 
soldat  tout  à  la  fois  ;  mais ,  accablé  sous  le  poids  des  ans  et  des 
infirmités,  il  voulut,  malgré  les  instances  du  grand-mattre  et 
les  larmes  de  toute  la  milice,  se  retirer  à  Saint-Pierre-de-Gu- 
miel,  poiu*  s*y  préparer  à  la  mort  (2). 

Ce  couvent  bénédictin,  situé  près  de  Gumiel,  dans  une 
vallée  très-pittoresque  et  très-fertile,  avait  été  demandé  au  roi 
de  Castille  par  les  chevaliers  pour  y  faire  fleurir  la  règle  de 
saint  Benott  selon  la  réforme  de  Giteaux ,  et  le  roi  s'était  em- 
pressé de  le  leur  abandonner;  mais,  ainsi  que  nous  Tavons 
TU ,  il  ne  leur  était  permis  ni  d'accepter  des  abbayes ,  ni  d'en 

(1)  Rades,  Hisi.  Calatr.,  c.  13;  —  Séries  praefect.  Calatr.,  t.  8,  ad  fin., 
Armai,  cisterc. 

(S)  Armai,  cisterc.^  t.  3,  p.  284. 


—  1C4  — 

fonder  sans  la  permission  de  Tabbé  de  Morimond.  Alphonse  « 
roi  de  Castille»  en  écrivit  aussitôt  à  Tabbé  Pierre»  pour  ren- 
gager à  venir  en  Espagne ,  afin  de  recevoir  ce  monastère  royal 
et  de  former  à  l'observance  cistercienne  les  religieux  qui  Fha- 
bitaient.  Le  roi  tenait  alors  sa  cour  à  Tolède.  L*abbé  fut  intro- 
duit près  de  lui»  et  accueilli  avec  de  grandes  marques  de  distinc- 
tion et  de  respect;  on  dressa  Tacte  de  donation ,  conçu  en  ces 
termes  : 

tt  Moi ,  Alphonse  »  par  la  grâce  de  Dieu  roi  de  Castille  et  de 
«  Tolède»  je  donne  à  Tordre  de  Citeaux  et  à  vous  dom  Pierre 
fc  et  à  vos  successeurs  le  monastère  de  Saint-Pierre-de-Gu- 
«  miel  »  avec  toutes  ses  dépendances  »  pour  que  vous  le  possè- 
de diez  irrévocablement  et  en  jouissiez  à  perpétuité.  Que  si 
«(  quelqu'un  ose  violer  cette  charte ,  qu'il  encoure  pleinement 
«  la  malédiction  du  ToutrPuissant  et  soit  condamné  aux  pei- 
«  nés  de  Fenfer»  avec  le  traître  Judas  ;  qu'il  paie  au  roi  mille 
«  maravédis  en  or»  et  restitue  le  double  du  dommage  qu^il 
«(  aura  causé))  (1). 

Pierre  souscrivit  à  cet  acte,  et»  comme  le  roi  lui  eut  témoi- 
gué  le  désir  d'avoir  sur  les  lieux  quelqu'un  qui  fût  à  même  » 
par  la  connaissance  de  la  langue,  des  mœurs  et  du  pays» 
d'exercer  un  vigilance  continuelle  sur  la  milice ,  de  régler  sur- 
le-champ  les  différends  qui  pourraient  survenir  entre  les  che- 
vaUers»  il  établit  l'abbé  de  Saint-Pierre  son  vicaire  en  Espar 
gne,  avec  plein  pouvoir  de  visiter,  corriger»  reprendre,  etc.; 
se  déchargeant  sur  lui  de  cette  partie  des  devoirs  de  sa  place» 
qu'il  ne  pouvait  remplir  à  cause  de  son  grand  âge  et  de  l'éloi- 
gnement. 

L'abbé  de  Morimond  »  de  retour  dans  son  monastère ,  se 
livra  tout  entier  aux  pieux  exercices  du  cloître,  et»  après  une 

^1)  Annal,  cist.,  l.  3,  p.  183. 


—  165  — 

i^îe  pleine  de  bonnes  œuvres,  il  s'endormit  paisiblement  dans  le 
Seigneur,  le  14*  de  septembre  1198,  jour  auquel  le  Ménologc 
de  Cîteaux  fait  mémoire  de  lui  (1). 

Le  territoire  de  notre  abbaye  ne  cessait  de  s*étendre  :  Re- 
nard» seigneur  de  Lambrey,  Tavait  agrandi  du  fief  de  Mont; 
Thibaut,  comte  de  Bar  et  de  Pont-à-Mousson ,  de  quelques 
métairies,  aTec  le  libre  passage  de  la  MoseUe  à  pied  et  à  che- 
val ,  tant  à  travers  les  gués  que  sur  les  ponts ,  dans  tout  le 
comté  ;  Foulque  de  Ghoiseul,  en  i  195,  du  domaine  de  Salves- 
champ;  Simon,  duc  de  Lorraine,  de  prés  et  de  vignes  aux 
environs  de  Neufchàteau. 

Les  socialistes  se  vantent  d'avoir  trouvé  le  secret ,  au  moyen 
de  ce  qu'ils  appellent  l'association  intégrale ,  de  donner  du  tra- 
vail à  tous  les  ouvriers,  d'organiser  les  travailleurs  et  d'utiliser 
toutes  les  forces  et  toutes  les  ressources  de  l'humanité  (2).  Du 
travail  toujours  et  pour  tous  t  voilà  la  grande  devise  écrite  sur 
tous  leurs  drapeaux.  Ce  rêve  était  réalisé  au  moyen  âge  dans 
la  plupart  de  nos  grands  instituts  cénobitiques  ;  tout  ouvrier 
Tenant  firapper  à  la  porte  du  monastère  y  trouvait  ea  tout 
temps  l'occupation  pour  laquelle  il  se  sentait  le  plus  d'attrait 
et  d'aptitude.  C'était  pour  faire  face  à  tous  les  besoins  et  à  tou* 
tes  les  capacités,  que  la  communauté  cistercienne  s'efforçait 
de  réunir  autour  d'elle  tous  les  genres  d'arts^  de  métiers  et 
d'industries ,  conmie  nous  le  voyons  dans  la  donation  de  Gé- 
rard de  Vaudémont.  Ce  seigneur,  par  le  conseil  et  Fintermé- 
diaire  de  Févéque  de  Toul ,  abandonna  à  Morimond  Texploita- 
tion  des  mines  de  fer  de  Chaligny ,  avec  la  permission  de  prendre 
du  bois  dans  ses  forêts  pour  faire  du  charbon ,  de  construire 
des  fourneaux  et  des  forges,  et  à  l'entour  des  logements  pour 


(i)  Henriq.,  Menol.  cist.^  mens.  sept. 

{%)  Hipp.  Renaud,  Solidarité,  etc.,  in-8s  passim ;  —  A.  Tamisier,  Cou^- 
tfçFîl  mr  la  théorie  de*  fonct.,  in-8«;  —  L.  Blanc,  Organisation  du  trav.,  in-8». 


—  166  — 

des  frères  forgerons  ;  y  ajoutant  le  droit  de  pécher  dans  la  Mo- 
selle durant  huit  jours»  au  moment  du  chapitre  général,  de 
tirer  une  charretée  de  foin  de  son  breuil,  un  tonneau  de  yin 
de  sa  vigne  et  une  mesure  de  blé  de  sa  corvée  (1). 

Dès  Tan  1172,  le  comte  de  Bourgogne  avait  déjà  cédé  aux 
moines  une  partie  des  salines  et  des  forges  de  Scey-sor-Saône, 
où  ils  entretenaient  des  chaudières  et  des  fourneaux  avec  un 
grand  nombre  de  frères  salinateurs  et  de  frères  forgerons. 

La  position  du  monastère,  au  miUeu  des  bois,  entre  des 
ravins  profonds,  en  ofirant  aux  malfaiteurs  une  grande  fadlité 
pour  se  glisser  furtivement^dans  Tenceinte  claustrale ,  surtout 
lorsque  les  moines  étaient  réunis  au  chapitre  ou  au  chœur, 
devint  bientôt  une  nouvelle  source  d'inquiétude  et  de  trouble, 
surtout  dans  des  temps  de  guerre  et  de  brigandage.  Il  arriva 
même  que  des  troupes  de  hardis  voleurs  se  précipitèrent  avec 
la  rapidité  de  Téclair  du  fond  des  forêts  des  Vosges,  envahi- 
rent le  clottre,  en  brisèrent  les  portes,  en  pillèrent  les  objets 
les  plus  précieux ,  et  portèrent  leurs  mains  sacrilèges  sur  la 
personne  des  religieux. 

La  papauté  était  alors,  comme  depuis,  le  refuge  et  Tappui 
des  opprimés  et  des  malheureux  ;  Morimond  cria  vers  elle, 
implorant  sa  protection  ;  aussitôt  Innocent  111  manda  à  tous  les 
archevêques,  évêcpies,  doyens  et  curés  de  la  province  de  faire 
rechercher  les  voleurs  dans  leurs  diocèses  et  leurs  paroisses, 
de  les  punir  selon  les  canons,  de  les  forcer  à  restituer,  et,  à 
leur  défaut,  ceux  qui  seraient  en  possession  des  objets  volés, 
menaçant  les  récalcitrants  de  Tindignation  des  bienheureux 
Pierre  et  Paul  et  des  foudres  de  l'Eglise  (2) . 

Vetholo  était  alors  abbé  de  Morimond;  son  administration, 
quoique  très-courte ,  fut  encore  signalée  par  un  autre  événe 

(1)  Archiv.  de  la  Hante-Marne ,  voir  les  liasses  concernant  les  pays  cités. 
(îi  Id.,  liasses  1,  2,  3. 


—  167  — 

ment  mémorable  pour  son  abbaye  ;  nous  voulons  parler  de  la 
réunion  de  l'ordre  d'Avis  à  l'ordre  de  Calatrava.  Du  temps 
d'Alphonse  I*',  roi  de  Portugal,  quelques  gentilshommes,  s'é- 
tant  concertés  pour  combattre  les  Maures,  avaient  fait  entre 
eux  une  société  en  forme  de  religion  militaire ,  d'après  les  prin- 
cipes de  l'institut  de  Citeaux ,  et  avaient  pris  leur  nom  de  la 
forteresse  d^Avis,  bâtie  par  eux  et  ainsi  appelée  parce  qu'au 
moment  où  ils  en  traçaient  l'enceinte  ils  avaient  vu  un  aigle  s'é- 
lever et  planer  dans  les  airs.  Cette  pieuse  association  était  à  son 
origine  si  pauvre  et  si  faible,  que  les  chevaliers  de  Calatrava, 
pour  en  empêcher  la  ruine ,  lui  donnèrent  les  héritages  qui 
leur  appartenaient  en  Portugal,  à  condition  qu'elle  leur  serait 
soumise  et  recevrait  la  visite  de  leur  grand-maître.  Morimond 
ne  fut  pas  longtemps  sans  étendre  sur  eUe  sa  juridiction  (1). 

Gomme  un  fleuve,  à  mesure  qu'il  s'éloigne  de  sa  source, 
voit  à  chaque  pas  son  cours  se  grossir  du  tribut  que  lui  appor- 
tent les  rivières  et  les  ruisseaux ,  ainsi  Morimond  voyait  chaque 
année  sa  famille  monastique  et  militaire  grandir,  se  dilater, 
non-«eolement  par  la  fécondité  de  ses  propres  enfants,  mais 
encore  par  l'afQuent  des  générations  étrangères  dans  son  sein . 

Cette  prodigieuse  fécondité  et  cette  prospérité  toujours 
croissante  devaient  exciter  la  jalousie  des  autres  maisons.  L'ab- 
baye de  l'Echelle-Dieu,  en  particulier,  ne  cessait  de  réclamer 
contre  les  mesures  prises  par  le  chapitre  au  sujet  de  l'afBIia- 
tion  de  Calatrava  à  Morimond ,  comme  contraire  aux  usages 
deCtteaux.  Pour  faire  cesser  ces  plaintes,  deux  évécpies,  ceux 
de  Langres  et  de  Chfilons ,  et  les  principaux  abbés  de  l'ordre 
écrivirent  à  Innocent  111.  «  Nous  venons,  disaient-ils ,  exposer 
«  à  votre  paternité  ce  qui  a  été  statué  touchant  les  frères  de 

(1)  Séries  magistrorum  Avisiensium,  Armai,  cist.y  t.  2,  pp.  46-49  ad  calcem. 
—  Voir  aux  Pièces  justificatives  les  preuves  de  la  juridiction  exercée  par  Mori- 
tn'>n(J  sur  cet  ordre  militiirc. 


—  168  — 

a  Calatraya,  appelés  maintenant  de  Salvaterra,  depuis  cpi« 
«  Calatrava  est  au  pouvoir  des  païens  ;  comment  ils  sont  de- 
a  venus  enfants  de  Morimond,  d'après  ce  principe  qu'une 
a  maison  sortie  d'une  autre  maison  doit  lui  être  soumise ,  ainsi 
a  qu'une  fille  à  sa  mère ,  en  dépendre  et  s'y  rattacher;  afin  que 
a  si  quelqu'un ,  après  avoir  connu  notre  décision ,  ose  y  con- 
a  trevenir»  sa  résistance  soit  brisée  par  le  jugement  de  Fauto- 
«  rite  apostolique. 

«  La  milice  de  Calatrava,  depuis  sa  première  fonnation,  a 
a  fait  profession  d'être  cistercienne  et  s'est  toujours  glorifiée 
(c  de  porter  un  nom  sous  lequel  Dieu  est  loué  et  béni  dans 
ic  presque  toutes  les  langues  ;  il  a  plu  aux  chevaliers,  en  1 187» 
c<  d'envoyer  leur  grand-maître  au  chapitre  général ,  avec  des 
tf  lettres  du  roi  de  Castille  et  de  la  plupart  des  grands  d'Espar 
tt  gne»  pour  nous  supplier  de  les  unir  plus  étroitement  à  Ci- 
ii  teaux  et  de  les  y  incorporer.  Cette  demande  a  paru  légitime 
a  à  tous  et  a  été  accueiUie  favorablement ,  parce  qu'elle  éma- 
<c  nait  de  la  religion.  Il  a  donc  été  décidé  à  l'unanimité  qu'ils 
«  seraient  fils  de  Morimond,  que  l'abbé  et  sa  maison  auraient 
c(  sur  eux  le  même  droit  de  filiation  que  Citeaux  sur  Mori- 
<(  mond ,  avec  le  pouvoir  d'y  faire  des  visites  annuelles ,  de 
«  créer  et  révoquer  le  grand-maître  qui  y  tient  lieu  d'aUte, 
«  d'y  corriger  les  fautes,  punir  les  abus  et  transgressions,  etc. 
c(  On  leur  a  prescrit  une  règle  de  vie  et  des  statuts  sur  la  noor- 
«  riture  et  le  vêtement,  qu'ils  ont  reçus  avec  joie  et  reconnais- 
«  sance ,  ainsi  que  l'atteste  la  charte  passée  entre  eux  et  ceux 
«  de  Morimond  ,  et  dont  vous  trouverez  une  copie  ci-jointe, 
a  afin  que  vous  puissiez  en  prendre  connaissance  »  (1). 

Une  des  clauses  de  cette  charte  portait  que  les  chevaliers  au- 
raient avec  eux  deux  moines  de  Morimond  qui,  l'un  avec  le 

(I    Annnf.  nsf„  I.  3,  pp.  187  Pt  IR9. 


—  169  — 

titre  de  prieur»  et  Tautre  celui  de  sous-prieui%  dirigeraient  l'or- 
dre au  spirituel  et  y  maintiendraient  Tesprit  de  Citeaux.  En 
Tertu  de  ce  pacte,  sanctionne  par  le  chapitre  et  les  Souyerains- 
Pontifes ,  Tabbé  de  Morimond  a  constanmient  exercé  sa  juri- 
diction sur  Calatrava  ;  Texercice  n*en  a  pas  été  également  li- 
bre  quand  les  intérêts  ou  jalousies  d'Etat  ont  empêché  les  Es- 
pagnols de  soufirir  des  relations  si  étroites  avec  la  France  ; 
mais  les  actes  mêmes  n'ont  cessé  alors  de  rendre  témoignage 
à  la  supériorité  de  Morimond  sur  cet  illustre  corps  »  autant 
de  fois  que  les  deux  nations  en  sont  Tenues  là -dessus  à  un 
examen  juridique  (1). 

Dieu,  qui  voulait  pacifier  et  gouverner  le  monde  par  Ci- 
teaux, ne  cessait  de  susciter  dans  cette  sainte  congrégation  des 
hommes  du  plus  rare  mérite  :  tel  était  Guy,  successeur  de  Ve- 
tholo  vers  la  fin  de  Tan  1199,  religieux  d'une  édifiante  régu- 
larité, profondément  versé  dans  les.lettres  sacrées  et  profanes, 
éloquent,  d'un  caractère  doux  et  conciliant,  éminenmient  pro- 
pre aux  afiaires,  et,  par-dessus  tout,  dévoué  à  la  chaire  de 
saint  Pierre.  Les  grandes  âmes  se  devinent  et  s'attirent  des 
extrémités  de  la  terre ,  comme  par  la  puissance  d*un  aimant 
secret.  Innocent  III  eut  bientôt  connu  et  apprécié  le  nouvel 
abbé;  aussi  s'empressa-t-il  de  se  l'attacher  par  des  liens  que  la 
mort  seule  a  pu  briser  ;  Guy  a  été  l'homme  d'Innocent,  comme 
Innocent  a  été  l'homme  de  son  siècle. 

Bertrand,  évêque  de  Metz,  avait  écrit  au  pape  que  dans  sa 
ville  et  son  diocèse  un  grand  nombre  de  laïques,  parmi  lesquels 
on  remarquait  beaucoup  de  tisserand^  de  cordonniers,  d'arti- 
sans et  de  femmes,  avaient  fait  traduire  en  langue  vulgaire  l'E- 

(1)  C'est  ce  que  Ang.  Manrique  a  constaté  à  l'aide  de  ses  savantes  recher- 
ches et  à  la  bibliothèque  de  S.-Barthélemy  à  Salamanque,  et  à  celle  de  S.-Lau- 
renl  del'Escurial.  —  Voy.  Séries  magistrorum  Calatrava? ,  t.  3,  Annal,  rist., 
i<lfirvem,  et  Série?  abbat.  Morimund.,  t.  1,  ad  finem. 


—  170  — 

criture-Sainte ,  et  s^appliquaient  à  la  lecture  de  cette  yersion 
imparfaite  avec  tant  d*ardeur,  qu'ils  tenaient  des  assemblées 
secrètes  pour  en  conférer  et  se  prêcher  les  uns  les  autres.  Quel- 
ques curés  ayant  voulu  les  reprendre,  ils  les  ayaient  insultés  en 
face ,  méprisant  leur  simplicité  et  leur  ignorance ,  protestant 
qu'ils  résisteraient  à  leur  évéque,  à  leur  métropolitain  et  même 
au  SouTerain-Pontife,  si  on  voulait  supprimer  leur  tradoctioii. 

En  face  de  cette  hérésie  naissante  et  qui  lève  déjà  avec  or- 
gueil son  front  menaçant ,  de  quels  hommes  et  de  quelles  ar- 
mes se  servira  la  papauté?  Des  hommes  et  des  armes  par  les- 
quels elle  lutte  depuis  près  d^un  siècle  contre  toutes  les  erreurs, 
tous  les  vices  et  tous  les  genres  de  despotisme.  Innocent  Ql 
chargea  Tabbé  de  Morimond  d'aller  à  Metz  pour  y  interpeller 
les  récalcitrants ,  conjointement  avec  Tévéque ,  essayer  dé  les 
ramener ,  et ,  s'il  ne  pouvait  y  réussir»  l'en  instruire  aussitôt, 
afin  qu'il  sût  comment  procéder  dans  cette  affaire  A  impor- 
tante à  l'Eglise  universelle,  puisqu'il  s'agissait  de  la  foL  «  Nous 
«  vous  ordonnons ,  dit  le  pape  en  finissant ,  d'apporter  dans 
«  Texécution  de  notre  rescrit  apostolique  autant  de  diligence 
((  que  de  discrétion  et  de  prudence  ;  si  vous  reconnaissez  que 
«  le  prêtre  Crépin  et  son  compagnon  soient  coupables  des  dif- 
«  férents  griefs  produits  contre  eux  par  leur  évêque,  puntssei- 
«  les  selon  les  canons;  si  vous  les  jugez  innocents,  necrai- 
i<  gnez  pas  d'obliger  l'évêque  à  révoquer  la  sentence  de  con- 
u  damnation  qu'il  aurait  pu  prononcer  contre  eux,  nonobstant 
«  tout  appel  comme  d*abus.  »  —  Cette  lettre  est  du  9'  de  dé- 
cembre 1199. 

L'intervention  de  l'abbé  de  Morimond  arrêta  le  mal  dans  sa 
source  et  fit  rentrer  les  rebelles  dans  l'ordre  (1). 

L'association  cistercienne  va  grandir  et  monter  de  degré  en 
dogré  jusqu'au  faîte  des  sociétés ,  jusqu'aux  trônes  des  rois  et 

'l;  AnnnL  cist.^  t.  3,  p.  337. 


—  171  — 

des  empereurs ,  pour  de  là  irradier  sur  le  monde  entier,  sur 
toutes  les  classes,  toutes  les  conditions,  tous  les  besoins  et  toutes 
les  misères  des  hommes.  Nous  espérons  que  ,  dans  un  siècle 
d'anarchie  intellectuelle  et  morale ,  où  le  génie  humain  ne  se 
produit  plus  qu'en  œuvres  fragmentaires,  où  nos  réformateurs 
ne  nous  parlent  que  d'unité  universelle,  d'association  générale, 
on  rendra  à  nos  cénobites  cette  justice,  qu'ils  ont  eu  les  pre- 
miers ridée  de  cette  haute  synthèse  sociale  tant  rêvée  et  tant 
défigurée  de  nos  jours. 

Nous  venons  de  voir  Guy  délégué  par  la  papauté  avec  un 
plein  pouvoir  pour  rempUr  l'office  de  médiateur,  d'un  côté  en- 
ire  Tautorité  de  l'Eglise  méprisée,  et  de  l'autre  entre  des  popu- 
lations exaltées  et  sur  le  point  de  se  jeter  dans  les  voies  téné- 
breuses de  l'hérésie  ;  pour  contrôler  les  actes  de  Tépiscopat, 
casser  au  besoin  ses  arrêts,  juger  les  juges  de  la  terre  et  faire 
la  loi  aux  arbitres  du  monde.  Le  succès  de  cette  négociation, 
qui  M  fut  généralement  attribué,  lui  en  mérita  une  autre  non 
moins  giiorieuse  de  la  part  du  même  pontife. 

L'empereur  d'Allemagne ,  Henri  VI ,  surnommé  le  Cruel , 
étant  mort,  empoisonné,  dit-on,  par  l'impératrice  Constance, 
son  épouse,  dont  il  avait  exterminé  la  famille,  Philippe,  duc  de 
Souabe^son  frère,  avait  été  élu  roi  des  Romains,  à  Erford,  par 
plusieurs  seigneurs,  tandis  qu'Othon,  duc  de  Saxe,  était  recon- 
nu à  Andemach,  par  les  archevêques  de  Cologne  et  de  Trêves, 
et  par  les  autres  électeurs.  Quoique  le  pape  se  fût  prononcé 
pour  ce  dernier,  cette  scission  n'en  dura  pas  moins  dix  ans, 
jusqu'au  moment  où  Philippe  périt  assassiné  par  Othon  de 
Vittelspach,  comte  palatin  de  Bavière ,  pour  venger  un  outra- 
ge qu'il  prétendait  en  avoir  reçu.  Alors  Othon  de  Saxe,  n'ayant 
plus  de  compétiteur ,  fut  proclamé  généralement  roi  des  Ro- 
mains, et  résolut  de  se  faire  couronner. 

A  cet  effet,  il  tint  une  diète  générale  à  Haguenau ,  pendant 


—  172  — 

le  carême  de  1209.  Afin  de  préycnir  de  nouvelles  divisions  et 
de  réunir  les  deux  familles  de  Saxe  et  de  Souabe,  rassemblée 
jugea  qu*Othon  devait  épouser  la  fille  du  défunt  roi  PhQippe  ; 
mais,  comme  ils  étaient  imis  par  les  liens  du  sang,  il  fallait  une 
dispense  du  pape  »  et  il  Favait  promise.  On  indiqua  donc  une 
autre  diète  à  Wurtzbourg,  pour  le  jour  de  la  Pentecôte.  Outre 
les  seigneurs  allemands ,  il  s*y  trouva  des  délégués  des  villes 
dltalie;  Guy  de  Morimond  y  fut  député  parle  Souverain-Pon- 
tife, pour  y  représenter  Tordre  monastique. 

On  s'assembla  dans  le  palais  ;  le  roi  monta  sur  son  trône, 
ayant  les  deux  cardinaux  Hugolin  et  Léon  à  ses  côtés,  et  les  sei- 
gneurs assis  à  Fentour.  Hugolin  posa  les  conditions  du  mariar 
ge,  et  le  roi  y  consentit.  Alors  Tabbé  de  Morimond  se  leva,  et, 
au  nom  de  tous  les  abbés ,  tant  de  Gîteaux  que  de  Cluny  et  de 
tous  les  autres  monastères  d'occident,  il  démontra  que  ce  ma- 
riage,  étant  opposé  aux  lois  de  TEIglise,  ne  pouvait  se  contracter 
sans  péché,  et  conséquemment  sans  une  satisfaction  péniten- 
tielle  ;  ayant  transféré  cette  satisfaction  à  Tordre  monastique,  il 
enjoignit,  en  retour,  à  l'empereur,  de  protéger  les  monastères 
et  les  églises,  de  défendre  les  veuves  et  les  orphelins,  de  fonder 
un  couvent  de  l'ordre  de  Gîteaux  dans  quelqu'un  de  ses  do- 
maines, et  d'aller  en  personne  au  secours  de  la  Terre-Sainte. 
Le  roi  s' étant  soumis  à  tout,  Léopold  d'Autriche  et  Louis,  duc 
de  Bavière,  amenèrent  la  princesse  devant  rassemblée  ;  on  hi 
demanda  son  consentement,  qu'elle  donna  eu  rougissant,  et 
elle  fut  fiancée  au  roi  par  les  cardinaux  (1). 

Nous  avons  raconté,  peut-être  trop  au  long,  ce  trait  d'his- 
toire ,  non-seulement  parce  qu'il  renferme  un  des  plus  beaux 
titres  de  Morimond,  mais  encore  parce  qu'il  nous  montre  l'ins- 
titut monastique  appelé  à  siéger  par  ses  représentants  dans  les 

M    Otlo  a  S.  Blasio.  c.  31  ;  —  Annal,  cisf.y  t.  3,  p.  509. 


—  173  — 

assemblées  délibérantes  avec  les  autres  pouvoirs  de  TEtat;  Tu- 
sage  antique  des  dispenses  de  mariage  ;  ensuite,  dans  ce  trans- 
fert de  satisfaction  du  roi  au  moine  «  la  croyance  catholique 
en  une  surabondance  d*expiations  et  de  mérites,  que  le  pécheur» 
impuissant  par  lui-même  à  payer  sa  dette,  peut  s'appliquer 
par  le  moyen  de  cette  communion  immense  qui  lie  entre  eux 
les  divers  membres  de  TEglise ,  et  à  laquelle  se  rattache  la  su- 
blime économie  des  indulgences. 

En  1209,  les  chevaliers,  qui  avaient  eu  le  temps  de  réparer 
leurs  pertes  et  de  fortifier  Salvaterra,  tombèrent  à  Timproviste 
sur  les  pays  de  Baëza  et  de  Jaën,  y  enlevèrent  d'assaut  quatre 
places  considérables,  Monter,  Fesira,  Ripafonte  et  Viltcz,  dont 
les  trois  premières  furent  rasées.  Les  Maures  comprirent  tout 
ce  qu'ils  avaient  à  redouter  d'un  pareil  voisinage  ;  aussi  jurè- 
rent-ils sur  r Alcoran  de  ruiner  Salvaterra  et  d'égorger  ses  dé- 
fenseurs jusqu'au  dernier.  Mahomet,  le  fils  de  leur  roi ,  leva 
une  armée  si  nombreuse ,  qu'elle  ne  put  trouver  sur  sa  route 
aucune{daine  assez  vaste  pour  se  développer.  Elle  marcha  droit 
à  Salvaterra ,  et  campa  sous  ses  murs ,  au  commencement  de 
juin  de  cette  année  1210.  Alphonse  accourut  au  secours  de  la 
place  avec  une  troupe  d'élite,  et  il  en  était  proche,  lorsque  son 
fils  Ferdinand ,  qui  revenait  d'une  expédition  en  Andalousie, 
l'ayant  rencontré,  lui  annonça  que  toute  résistance  était  inutile 
et  le  décida  à  revenir  sur  ses  pas  (1). 

Les  soldats  cisterciens,  se  voyant  abandonnés,  se  préparèrent 
à  une  défense  désespérée.  Les  ennemis  commencèrent  le  siè- 
ge, qu'ik  continuèrent  pendant  trois  mois,  faisant  donner  l'as- 
saut et  battre  en  brèche  tous  les  jours  ;  enfin  ,  la  plupart  des 
chevaliers  étant  morts,  les  uns  de  faim  et  de  soif,  les  autres  par 
le  fer  et  par  le  feu,  ceux  qui  survivaient  criblés  de  blessures  et 

;t)  Rades,  Hist.  Coiatr.,  ce.  U  et  15;  —  Séries  pr»f.  Calatr.,  loc.  citât. 


—  174  — 

épuisés  de  sang  et  de  fatigue,  les  tours  et  les  murailles  à  moitié 
renversées  sous  les  coups  des  machines,  les  infidèles  entrèrent 
dans  la  place  à  la  fin  de  septembre ,  en  égorgeant  tout  ce  qui 
tombait  sous  leurs  mains.  Quelques  chevaliers  seulement  pu- 
rent se  soustraire  à  la  fureur  de  ces  barbares  et  se  sauver,  em- 
portant pour  tout  bien,  à  Fcxemple  du  roi  Pelage,  les  reliques 
des  saints  vénérés  dans  Tordre.  Le  prince  maure  ^  satisfait  de 
sa  victoire,  craignant  d*allcr  plus  loin  à  rapproche  de  Thiver, 
se  retira  avec  son  armée  à  Séville. 

Cette  nouvelle  jeta  la  consternation  et  Teffroi  dans  toute  la 
péninsule  ;  Rodrigue  de  Tolède  fut  le  Jérémie  de  ce  grand  dé* 
sastre.  ce  Cette  forteresse,  s*écrie-t-il,  était  la  forteresse  du  sa- 
«  lut  ;  avec  elle  nous  avons  perdu  notre  gloire  ;  les  peuples  ont 
«  pleuré  sur  ses  ruines  et  ont  senti  leurs  bras  défaillir;  l'ar- 
ec deur  guerrière  de  cette  milice  nous  remuait  et  nous  empor- 
te tait  tous  :  son  malheur  nous  a  brisés.  Les  jeunes  gens ,  à  ce 
ce  récit,  se  sont  levés  dHndignation,  et  le  cœur  des  vieillards  a 
<c  été  rempli  d'amertume  et  de  douleur  ;  les  nations  étrangères 
((  en  ont  été  émues,  et  nos  ennemis  mêmes  lui  ont  donné  des 
«  larmes  »  (1). 

Le  bruit  en  fut  bientôt  répandu  dans  toute  la  chrétienté,  et 
arriva  jusqu'à  Morimond.  Tous  les  religieux  de  ce  monastère 
pleurèrent  sur  Salvaterra ,  comme  une  mère  sur  le  tombeau 
d'un  fils  bien-aimé.  L'abbé  Guy  partit  en  toute  hâte ,  afin  de 
recueillir  les  débris  de  cette  généreuse  milice  ,  qui ,  avec  une 
poignée  d'hommes,  avait  tenu  en  échec  pendant  si  longtemps 
les  forces  réunies  de  l'islamisme ,  et  s'était  immolée  pour  arrê- 
ter le  torrent  qui  menaçait  d'envahir  le  nord  de  l'Espagne. 
Ayant  rassemblé  les  chevaliers  qui  avaient  échappé  au  massa- 
cre général  et  réuni  un  grand  nombre  de  novices ,  il  deman- 

'1 1  Roder,  tolet.,  1.  8,  c.  38.  ^ 


—  175  — 

da  pour  eux  au  roi  de  Castille  la  forteresse  de  Zorita ,  éloignée 
du  pays  ennemi ,  afin  qu'ils  eussent  le  temps  et  la  facilité  de 
réparer  leurs  pertes.  On  y  fit  transporter  les  reliques,  pour 
qu'ils  pussent  s^électriser  de  nouveau  au  contact  de  cette  pous- 
sière sacrée,  et  jurer,  en  la  baisant ,  de  mourir  comme  leurs 
aînés,  pour  leur  foi  et  leur  patrie  (1). 

Guy,  après  avoir  rempli  sa  douloureuse  mission ,  était  sur 
le  point  de  revenir  en  France ,  lorsqu'il  reçut  d'Innocent  III 
une  lettre  datée  du  10*  de  décembre  de  cette  même  année,  par 
laquelle  il  était  chargé,  avec  les  évéques  de  Palencia  et  de  Bur- 
gos,  de  juger  l'afiaire  des  religieuses  d'Huelgas  ou  de  Sainte- 
Marie-Royale.  Cette  abbaye,  élevée  si  haut  par  la  faveur  et  les 
bienfaits  sans  nombre  de  la  cour  de  Castille  ,  le  tombeau  des 
rois,  l'asile  de  leurs  enfants,  la  merveille  de  l'Espagne  par  ses 
richesses  et  sa  magnificence ,  avait,  quoique  fille  deTulébra, 
pris  le  titre  et  le  rang  de  maison-mère,  de  l'assentiment  d*In- 
nocent  01  et  de  l'abbé  de  Citeaux,  et  les  communautés  de  filles 
cistercieniies  du  nord  de  l'Espagne  devaient  s'y  rattacher, 
comme  celles  de  France  à  Tabbaye  de  Tart  en  Bourgogne. 

Les  aU>es6es,  enorgueillies  de  tant  de  privilèges,  s'oubUèrent 
au  point  de  se  croire,  par  leur  place  même,  revêtues  d'une  sor- 
te de  sacerdoce,  et  de  toute  l'autorité  nécessaire  pour  bénir  so- 
lennellement  leurs  religieuses ,  expliquer  TEvangile ,  prêcher 
publiquement,  et,  ce  qui  est  plus  incroyable,  entendre  les  con- 
tessions.  «  Cette  audacieuse  tentative ,  dit  le  pape ,  étant  aussi 
«  inooié  qu'absurde,  nous  vous  enjoignons  de  la  réprimer  aus- 
«  sitôt  ;  quoique  la  bienheureuse  vierge  Marie  ait  été  plus  émi- 
«  nente  en  sainteté  et  en  mérite  que  tous  les  apôtres  ensemble, 
«  ce  n'est  point  à  elle ,  mais  à  eux ,  que  Jésus-Christ  a  remis 
«  les  cleCs  du  royaume  des  cieux  »  (2). 

(1)  Arm.  cist.f  t.  8,  pp.  339  et5f4. 
(S)  Epist,  Irmoe.,  1.  43,  ep.  187. 


—  176  — 

Uabbesse  d'Huelgas ,  forte  de  la  protection  de  plusieurs 
grands  d*Espagne  »  retranchée  derrière  le  trône  de  Castille, 
semblait  défier  les  foudres  de  TEgUse  ;  mais  Tabbé  de  Mon- 
mond  la  somma  de  comparaître  en  sa  présence ,  au  nom  du 
Souverain-Pontife,  la  dépouilla  du  pouvoir  qu*elle  avait  usurpé, 
et  la  fit  rentrer  dans  les  attributions  de  son  sexe  et  Thumilîté 
de  sa  profession  ;  après  quoi  il  se  hâta  de  retourner  dans  son 
monastère,  pour  y  jouir,  au  milieu  de  ses  frères,  de  la  paiiet 
du  bonheur  de  la  solitude.  Mais  à  peine  commençait-il  à  res- 
pirer à  Taise  dans  son  élément ,  que  de  nouveaux  orages ,  gron- 
dant autour  de  la  barque  de  Pierre ,  le  firent  reparaître  sur  la 
scène  du  monde  (1). 

Nos  socialistes,  comparant  la  communauté  cénobifique  à  la 
commune  sociétaire ,  s'efforcent  de  prouver  que  la  première , 
jalouse  des  supériorités ,  tend  à  les  écraser  sous  on  niveau 
abrutissant,  tandis  que  la  seconde  favorise  le  libre  développe- 
ment de  toutes  les  facultés  et  leur  mouvement  ascendant.  Dans 
cinquante  ans ,  quand  le  socialisme  aura  fait  son  temps ,  on  lai 
demandera  ses  grands  hommes,  et,  sans  être  prophète,  on 
peut  prédire  qu'il  en  aura  moins  à  présenter  que  le  plus  pau- 
vre de  nos  couvents  de  capucins  (2). 

Chaque  ordre  religieux,  bien  loin  de  comprimer  les  talents 
quels  qu'ils  fussent,  en  favorisait  Tessor,  ou  au  moins  ne  l'en- 
travait pas  ;  ainsi  le  cloître  cistercien  fut  pendant  cinq  ou  six 
siècles  une  école  normale  de  politique,  de  diplomatie  et  de  droit 
social  ;  non  pas  qu'on  y  enseignât  ces  sciences,  mais  elles  s'y 
révélaient  d'elles-mêmes  aux  bons  religieux,  conmie  plus 
tard  au  grand  Bossuet,  dans  Tétude  de  l'Ecriture-Sainte,  dans 
la  méditation  de  la  règle  bénédictine  ,  chef-d'œuvre  de  bon 

fl  '  Séries  Abbat.  Morim.,  Annal,  cist.,  ad  cale. 

(î;  Voir,  pour  la  vérité  de  notre  assertion,  la  Bibliothèque  dex  Ecriraim  et 
l'ordre  fies  Capucine,  par  Dciiys  de  Gènes,  in-fol. 


—  177  — 

sens,  de  justice  distributive  et  d'organisation  gouyernementale. 
Chaque  abbé ,  à  la  tête  de  sa  petite  république,  avait  bien- 
tôt acquis  une  connaissance  profonde  des  hommes  et  l'art  si 
difficile  de  manier  les  cœurs.  D'ailleurs  presque  toutes  les  âmes 
éleyées ,  tous  les  esprits  fins  et  polis  se  trouvaient  alors  sous 
le  froc  ;  les  peuples  n'avaient  pas  chaque  année  des  millions  à 
débourser  pour  l'entretien  des  ambassadeurs,  des  consuls,  des 
envoyés  ordinaires  et  extraordinaires;  les  cénobites  étaient 
chargés  gratuitement  de  toute  l'agence  diplomatique ,  et  même 
du  service  des  dépêches.  C'était  dans  le  cloître  que  la  pa- 
pauté et  la  royauté  choisissaient  leurs  représentants ,  leurs  ai- 
des-de-camp et  leurs  courriers  ;  l'une  et  Tautre  n'avaient 
qu'un  mot  à  dire  ou  simplement  qu'un  signe  à  faire ,  et  aussi- 
tôt le  moine  prenait  son  Bréviaire  et  sa  croix,  partait  au  le- 
vant ou  au  couchant ,  pour  la  Pologne  ou  pour  là  Palestine , 
vers  le  khan  des  Tartares  ou  les  diètes  impériales  d'Allemagne. 


CHAPITRE  XX- 


SoHe  de  la  mission  diplomatico-catholique  de  Morimond  ;  Guy  à  Rome  et  i 
Cipone;  bataille  de  Las-Navas-de-Tolosa  ;  rentrée  des  cheTaliers  à  Calatrava  ; 
réonion  de  rordre  d^Alcantara  à  CalatraTa  ;  reliqaes  de  sainte  Ursule  et  de 
tes  eompagaes  apportées  à  Morimond. 


Othon,  aussitôt  après  soii  sacré,  violant  ses  serments  les 
plus  sacrés ,  avait  envahi  les  terres  de  l'Eglise  et  celles  du  roi 
de  Sicile  ;  excommunié  par  le  pape  une  première  fois,  il  n'en 
avait  pas  moins  poursuivi  le  cours  de  ses  spoliations;  enfin. 


—  178  — 

au  mois  de  juin  de  Tan  121 1 ,  Innocent  III  »  après  aYoir  essayé 
tous  les  moyens  de  conciliation ,  renouvela  la  sentence  d*ex- 
conununication.  L*empereur,  n'en  étant  que  plus  irrité,  pé- 
nétra en  Fouille  et  en  Galabre ,  et  passa  Tbiver  à  Capoue.  Le 
pape,  décidé  à  faire  toutes  les  concessions  que  comporteraient 
sa  dignité  de  pontife  et  ses  devoirs  de  souverain  tempord,  crut 
le  moment  favorable  pour  tenter  encore  un  accommodement; 
mais  il  lui  fallait  un  diplomate  babile ,  un  homme  de  poids  et 
d'autorité,  qui  connût  l'empereur  et  en  fût  estimé  ;  c^est  pour- 
quoi il  jeta  les  yeui  sur  Tabbé  de  Morimond,  qui  se  rendit  à 
Rome,  et,  depuis  la  fête  de  saint  Michel  jusqu'au  carême  sui- 
vant, fit  cinq  voyages  à  Capoue  pour  traiter  de  la  paix. 

Le  ciel  avait  béni  jusqu'alors  Guy  dans  toutes  ses  négocia- 
tions ;  mais  il  n'est  pas  bon  que  l'homme  réussisse  toiqoors 
à  souhait  dans  ses  entreprises ,  même  les  plus  louables  :  il  faut 
qu'il  échoue  quelquefois ,  pour  qu'il  reconnaisse  son  impuis- 
sance et  renvoie  la  gloire  du  succès  au  Dieu  qui  le  dispense  à 
son  gré.  D'ailleurs  Othon  avait  comblé  la  mesure  de  ses  ini- 
quités :  son  cœur  était  endurci,  sa  raison  obscurcie ,  et  il  sem- 
blait pressé  d'arriver,  poussé  par  la  justice  divine,  vers  l'abtine 
qui  devait  l'engloutir.  Innocent  III ,  n'ayant  plus  rien  à  eqpé- 
rer ,  résolut  de  le  déposer  :  dès  lors  ce  malheureux  prince  n'é- 
prouva plus  que  des  revers,  et  mourut  misérablement  le  19  mai 
1218.  Au  moment  suprême,  sur  le  point  de  paraître  devant  k 
Dieu  juste  juge,  il  se  rappela  les  égarements  de  sa  triste  vie, 
ainsi  que  les  conseils  salutaires  de  Guy ,  et ,  touché  de  repen- 
tir, il  commanda  à  ses  garçons  de  cuisine  de  lui  mettre  le  pied 
sur  la  gorge  et  de  lui  donner  la  discipline  (1). 

L'Afrique  venait  de  vomir  sur  l'Espagne  une  armée  plus 
formidable  que  les  précédentes  ;  le  pape,  averti  par  Alphonse  IX 

(1)  Flcnry,  Hixt.  ecri,,  l.  16,  pp.  Î84  et  48«;  —  fc>*/.  ap.  Innoc,,  78  eC  79. 


—  179  — 

de  Forage  qui  allait  fondre  sur  la  Castille,  informé  de  Tinfà^ 
mie  des  Albigeois ,  qui  avaient  promis  aux  Maures  de  leur  li-^ 
vrer  le  midi  de  la  France  s'ils  venaient  à  leur  secours ,  effrayé 
de  la  menace  que  lui  avait  faite  Abou-Abdallah-Mahomet , 
quatrième  émir  Almoumenin  de  la  race  des  Almohades  qui  ré- 
gnaient en  Afrique  et  en  Espagne  »  de  loger  bientôt  ses  che- 
vaux sous  le  portique  de  Saint-Pierre  et  de  planter  son  éten-- 
dard  sur  le  sonmiet  des  tours  de  ce  temple  (1),  fit  prêcher  à 
Rome  un  jeûne  général  au  pain  et  à  Teau,  et  une  procession  où 
Ion  marcherait  nu-pieds  et  en  habits  de  deuil. 

n  écrivit  ensuite  aux  évéques  de  réunir  les  rois  de  la  chré- 
tienté contre  l'islamisme ,  d'ordonner  dans  leurs  églises  des 
oeuvres  expiatoires ,  et  d'exhorter  leurs  diocésains  à  se  trouver 
à  la  bataille  qui  devait  se  livrer  dans  l'octave  de  la  Pentecôte  et 
décider  do  sort  du  christianisme  et  de  la  civilisation  en  Espa- 
gne et  en  Europe,  a  Une  troupe  innombrable  d'infidèles»  dit 
a  Innocent»  ont  envahi  les  terres  des  chrétiens  ;  déjà  le  fort  de 
«  Sahnlerra»  occupé  par  la  milice  de  Ctteaux,  est  devenu  leur 
«  proie  »  (2). 

Plus  de  cent  mille  hommes,  tant  chevaliers  que  fantas- 
sins, de  France»  d'Allemagne  et  de  Navarre»  répondant  h 
cet  appd»  franchirent  les  Pyrénées  et  vinrent  s'adjoindre  aux 
troupes  réunies  de  Castille  et  d'Aragon.  Les  chrétiens  se  diri- 
gèrent du  côté  de  Calatrava  et  de  Salvaterra ,  où  ils  avaient  à 
venger  le  sang  de  tant  de  martyrs.  Calatrava  fut  emporté  d'as- 
saut, le  dimanche  après  la  fête  de  saint  Paul»  et  rendu  aux 
chevaliers  ;  Salvaterra  fut  également  enlevé  de  force  ;  enfin  les 
deux  armées  se  rencontrèrent»  le  lundi  16*  de  juillet  de 
Tan  1212»  et  livrèrent  cette  bataille  si  connue  dans  les  annales 
de  l'histoire  sous  le  nom  de  Las-Navas-de-Tolosa ,  où  l'armée 

(1)  Cssar.  ileislerb.,  l.  5,  c.  21. 

f«)   Epist.  ap,  Innoc.  XV,  iSÎ  et  183. 


—  i80  — 

chrétienne  écrasa  rarmée  mahoméiane,  et  entonna  le  Te  Deum, 
c'est-à-dire  Thyume  da  salut  de  la  chrétienté,  sur  le  champ 
même  de  la  victoire. 

Les  chevaliers  firent  des  prodiges  de  valeur  sous  la  bannière 
de  la  sainte  Vierge ,  qui  leur  servait  de  drapeau  et  que  les 
moines  de  Morimond  leur  avait  envoyée  (1).  Leur  grand-mat- 
tre,  D.  Rodrigue  Didace,  ayant  reçu  au  bras  une  blessure  mor- 
telle, fut  bientôt  hors  d*état  de  combattre  et  de  commander.  On 
proclama  aussitôt  D.  Rodrigue  Garcias  pour  le  remplacer  (2). 

La  nouvelle  de  ce  triomphe  fut  reçue  dans  toute  l'Europe  et 
à  Rome  surtout  avec  des  transports  de  joie «t  d'enthousiasme; 
ce  fut  un  des  plus  beaux  jours  de  fête  du  monde  chrétien  ;  on 
en  fit  l'anniversaire  pendant  plusieurs  siècles  dans  beaucoup 
d'églises ,  et  spécialement  à  Morimond ,  que  tant  de  liens  rat- 
tachaient à  l'Espagne.  Le  roi  de  Castille  adressa  une  lettre  à 
Innocent  111  avec  de  magnifiques  présents  de  son  botift,  savoir 
la  tente  en  soie  de  l'émir,  que  l'on  exposa  sous  le  portique  de 
Saint-Pierre ,  et  son  étendard  tissu  d'or ,  qui  fut  suspendu  à  la 
voûte  de  celte  église.  Ainsi  la  Providence  fit  retomber  sur  la 
tête  d'Abou-Abdallah  l'effet  de  ses  insolentes  menaces. 

Les  enfants  de  saint  Raymond  rentrèrent  solennellement^ 
après  vingt-sept  ans  d'exil,  dans  la  terre  sacrée  que  le  roi 
SanChe  avait  donnée  à  leur  père ,  et  d'où  ils  continuèrent  à 
veiller  et  à  prier,  Tépée  d'une  main  et  le  Psautier  de  l'autre, 
vedettes  infatigables  du  catholicisme  et  de  la  civilisation. 

L'institut  de  Calatrava  avait  conquis  un  tel  ascendant,  qu'il 
devait  dominer  la  plupart  des  ordres  militaires  de  la  péninsule 
et  finir  par  les  absorber.  Hier  il  avait  ouvert  ses  rangs  aux 
chevaliers  d'Avis ,  aujourd'hui  c'était  à  ceux  de  Saint-Julien-* 
du-Poirier. 

^1)  Tabul.  Morim.,  ad  aiin.  llli. 

,îj  A/mai.  cist.,  t.  3,  pp.  560  et  ^\.  ;  —  \Uh\ov.  lolct.,  43,  c.  10. 


—  181  — 

Le  roi  de  Léon,  quelque  temps  après  la  bataille  de  Las-Nu- 
vas-de-Tolosa ,  étant  descendu  du  côté  de  Goria ,  s'était  rendu 
maître»  après  quelques  combats  sanglants»  d'Alcantara  sur  le 
Tage,  qu'il  avait  abandonné  aux  chevaliers  de  Galatrava  à 
condition  qu'ils  y  établiraient  une  communauté  ;  mais  comme 
ils  faisaient  leur  résidence  à  une  des  autres  extrémités  du 
royaume  et  qu'il  était  nécessaire  d'entretenir  une  forte  garni- 
son à  Âlcantara,  on  conseilla  au  roi  de  confier  cette  place  aux 
chevaliers  de  Saint-Julien  ^  à  condition  qu'ils  se  réuniraient  à 
ceux  de  Galatrava  et  seraient  soumis  à  la  juridiction ,  à  la  visite 
et  à  la  correction  du  grand -maître  de  cet  ordre ,  sous  la  haute 
influence  de  Morimond;  ce  qui  fut  effectué  vers  Tan  1214. 
L'union  fut  rendue  publique  par  l'étendard  de  SaininJulien,  où 
l'on  vit  un  poirier  avec  les  armes  de  Gastille  et  de  Léon  accom- 
pagnées de  deux  ceps.  Gette  milice  «  sous  le  nom  d'Alcantara, 
n'a  cessé  d'être  le  boulevard  de  l'Espagne  au  sud-ouest  (1). 

Gfuy  était  toujours  à  la  tête  de  la  communauté  de  Morimond 
et  toujours  au  service  de  la  papauté,  appelé  dans  ses  conseils  et 
associé  à  ses  immortels  travaux  (2). 

Honorius  m,  en  succédant  à  Innocent  III  sur  la  chaire  de 
saint  Pierre ,  lui  continua  la  confiance  qu'il  avait  eue  sous  son 
prédécesseur,  et  le  nomma  son  légat  près  de  la  cour  de  Fran- 
ce (3)  par  un  bref  très-honorable ,  qui  montre  quelle  haute 
idée  le  pontife  avait  de  sa  sagesse  et  de  sa  capacité. 

ManasseSy  évéque  d'Orléans ,  avait  adressé  des  plaintes  au 
pape  sur  la  conduite  de  Philippe- Auguste  à  son  égard.  Ce 


(1)  B.  Giustin,  Hist,  chron.  degli  ord.  milit.,  p.  425,  in -fol.;  —  Séries  prae- 
fector.  AlcantarSB,  Armai,  cist.,  t.  4,  p.  569  ;  --  Hélyot,  Hist.  des  ordres  relig. 
ftmUit,^  t.  6,  p.  55.  —  Voyez,  aux  Pièces  justificatives,  les  actes  de  juridic- 
tion de  Morimond  sur  cet  ordre. 

(2)  In  GaUitty  abbati  Morim,  diversa  et  qravia  ab  InnQÇ.  UI  corumissa  sunt. 
Angel.  Manriq.,  in  libr.  citiU.,  t.  3,  p.  572. 

(3)  Math.,  Hist.  des  ét\  de  Long.,  p.  90. 


—  182  — 

prince  s*obdtiiiait  à  garder  une  place  importante  de  l'Orléanais 
(Castrum  de  Soliaco),  relevant  de  Tévêché  d'Orléans,  le  re- 
fuge des  évêques  en  temps  de  guerre  ;  il  y  avait  même  fait  bâ- 
tir une  grande  tour,  conune  s'il  en  eût  été  le  maître  légitime, 
sous  prétexte  qu'elle  lui  avait  été  engagée  par  le  seigneur  qoi 
la  tenait  en  fief.  L'abbé  de  Morimond  fut  chargé  d'aller  trou- 
ver le  roi,  pour  l'amener  par  la  persuasion  à  r^odre  cette  place  ; 
a  autrement,  dit  Honorius,  quelcpi'envie  que  nous  ayons  de  lui 
être  agréable  et  de  conserver  ses  bonnes  grâces,  nous  ne  lui 
céderons  jamais  au  point  de  souffrir  qu'une  pareille  injure  soit 
faite  à  l'Église  de  Dieu  et  au  siège  d'Orléans  y>  (1). 

Cette  première  lettre  fut  bientôt  suivie  d'une  seconde  contre 
le  même  roi  et  en  faveur  de  la  même  église  :  a  Les  gémisse^ 
«  ments  de  notre  vénérable  firère,  Févêque  d'Orléans  t  s'écrie 
«  le  Souverain-Pontife,  sont  arrivés  juscpi'à  nous,  et  il  nous  a 
«  tracé  le  tableau  de  tous  les  actes  de  cruauté  et  de  tyrannie 
<(  dont  Jean ,  chevalier  d'Orléans ,  et  ses  fauteurs  se  sont  ren-* 
«  dus  coupables  envers  lui-même  et  plusieurs  membres  de  son 
c(  clei^é.  Ils  ont  forcé  les  maisons  épiscopales,  les  ont  pillées 
a  et  ont  contraint  les  gens  qui  les  défendaient  à  se  racheter 
«  comme  prisonniers  de  guerre  :  après  avoir  enfoncé  les 
c(  portes  de  la  cathédrale ,  ils  ont  insulté  les  chanoines  et 
<c  frappé  le  grand-chantre  jusqu'à  l'effusion  du  sang  ;  ils  ont 
«  tendu  des  embûches  à  Tévéque  pour  essayer  de  s'emparrar 
<c  de  sa  personne  et  de  le  faire  mourir.  N'ont-ils  pas  porté 
((  Taudace  jusqu'à  se  jeter  sur  un  archidiacre,  à  le  traîner  en 
(c  prison,  d'où  ils  l'ont  tiré  pour  le  monter  sur  un  méchant 
«  cheval  maigre,  sans  selle,  avec  son  capuce  à  l'envers,  et  le 
<(  faire  courir  si  longtemps  en  cet  état  qu'il  en  rendait  presque 


(1)  Datis  Laterau.  III  idus  fcbruar.,  ann.1218.—  Ex  Regest.  Vatic.  Honor,  IIL 
lib.  1. 


—  183  — 

<(  Tame?  Pais  ils  Tont  remis  en  prison  et  Fen  ont  fait  sortir  a 
«  moitié  mort  de  coups  et  de  frayeur. 

«  Si  le  roi  avait  été,  comme  autrefois»  ammé  du  zèle  de  la 
«  maison  de  IMeu,  il  aurait  vengé  ces  crimes  en  moins  de  temps 
«  que  noos  n'en  mettons  à  vous  les  raconter.  C'est  en  vain  que 
«  révèqpie  l'en  a  prié  lui-même;  c'est  en  vain  qu'il  l'en  a  fait 
a  prier  par  d'autres  ;  il  est  resté  sourd  à  toutes  les  supplica- 
<c  tions...  Notre  cœur  est  affligé  d'une  douleur  d'autant  plus 
«  profonde,  que  c'est  une  vieille  gloire  de  la  France  et  de  ses 
<x  rois  de  défendre  l'Eglise,  ses  ministres  et  ses  libertés,  et,  en 
«  général,  de  secourir  sur  toute  la  terre  les  persécutés  et  les 
«  opprimés.. .  Nous  vous  mandons  de  vous  transporter  auprès 
«  de  ce  monarque  pour  l'avertir  prudemment  et  par  votre  in- 
«  tervention,  qui  ne  manquera  pas  de  lui  être  aussi  agréable 
«  que  votre  personne,  le  décider  efficacement  à  donner  la  paix 
«(  à  révèque  d'Orléans,  aux  chanoines  et  aux  clercs  de  son 
«  église;  sinon,  malgré  notre  affection  paternelle  pour  sa  per- 
ce somie  et  notre  respect  pour  l'excellence  de  la  majesté  royale, 
«  nous  sommes  décidé  à  ne  rien  faire  en  sa  faveur  contre 
a  Dieii,  et  à  obéir  au  roi  des  rois  plutôt  qu'au  roi  des  hom- 
«  mes»  (1). 

Noos  ne  pouvons  nous  empêcher  de  faire  une  réflexion  sur 
ces  dernières  lignes  :  nous  avons  lu  l'histoire  des  plus  fameux 
peuj^  du  monde;  eh  bien!  nous  sonunes  forcé  de  le  recon- 
naître, jamais  puissance  n'a  porté  plus  loin  et  tenu  plus  haut 
le  respect  de  sa  propre  dignité  que  la  puissance  papale  ;  jamais 
philosophe ,  orateur  et  poète  n'ont  fait  la  leçon  aux  grands  de 
la  terre  avec  plus  d'indépendance  et  de  noblesse  que  le  succes- 
seur du  Pêcheur.  On  peut  en  toute  vérité  répéter  du  vicaire  du 
Christ  ce  que  les  Juifs  disaient  du  Christ  lui-même  :  Personne 
au  monde  n'a  jamais  parlé  comme  cet  homme. 

(I)  Ann.  dst.y  t.  4,  p.  124-126. 


—  184  — 

Quelques  années  après,  notre  abbé. reçut  encore  du  même 
pontife  une  troisième  mission,  Waldemare,  fils  de  Canut,  roi 
d0  Danemark  »  après  le  meurtre  de  son  père  à  Roeskilde ,  avait 
été  élevé  à  Tépiscopat  de  Schleswig  ;  mais,  ayant  tenté  par  des 
manœuvres  occultes  de  réunir  sur  son  front  la  couronne  de  ses 
pères  à  la  mitre  pontificale,  il  avait  été  emprisonné.  Forcé  en- 
suite de  se  démettre  de  son  siège  et  de  quitter  sa  patrie,  il 
s'était  retiré  à  Boulogne  pour  s^y  livrer  à  Tétude  des  sciences. 
Lt'éyêché  de  Brème  étant  venu  à  vaquer  sur  ces  entrefaites,  la 
plupart  des  chanoines  de  cette  église  relurent  pour  évêque, 
dans  Tespoir  qu'il  illustrerait  leur  diocèse  par  Péclat  de  sa 
naissance.  Acett^  nouvelle,  il  partit  à  Rome  prier  Innocent  III 
de  vouloir  bien  confirmer  sa  nomination  ;  le  pape  se  contenta 
de  le  féliciter  de  son  élection,  soupçonnant  que  le  roi  de  Dane- 
mark ne  manquerait  pas  de  s'y  opposer.  En  eOfet,  le  chance- 
lier de  ce  prince  arriva  presqu'aussitôt  ;  mais  ses  lettres  lui 
ayant  été  enlevées  par  des  voleurs ,  il  rappela  verbalement  que 
Waldemare  avait  promis  par  serment  de  ne  jamais  habiter  un 
pays  où  il  pourrait  faire  ombrage  au  roi  son  maître,  et  que  tel 
était  la  ville  de  Brème.  Waldemare,  se  voyant  déjoué  dans  ses 
projets,  s'en  alla  sans  avoir  pris  congé  du  Souverain-Pontife, 
quoiqu'il  lui  eût  promis  de  ne  pas  se  retirer  avant  d'avoir 
plaidé  sa  cause  :  il  se  rendit  près  de  Philippe-Auguste,  qu'il 
savait  être  le  rival  d'Oihon  d'Allemagne  et  conséquemment 
l'ennemi  du  roi  danois  son  allie.  A  l'aide  du  prince  français,  il 
fut  conduit  à  Brème  et  reçu  avec  de  grands  honneurs  :  il  se 
présenta  comme  pasteur  légitime,  au  nom  du  siège  apostolique, 
et  se  hâta  de  porter  la  main  sur  les  biens  de  l'Eglise ,  de  chas- 
ser  les  chanoines  qui  lui  étaient  opposés,  et  d'en  mettre  d'autres 
à  leur  place.  Le  pape  lança  contre  lui  une  bulle  d'excommu- 
nication. Le  courrier  qui  en  était  chargé  la  garda  longtemps,, 
parce  qu'il  n'osait  la  lui  notifier,  dans  la  crainte  de  ressentir 


^  185  — 

les  effets  de  sa  colère  ;  enfin  il  eut  recours  à  un  innocent  strata- 
gème. 

Le  jour  de  la  fête  de  la  Dédicace,  Tévêque  officiant  solennel- 
lement,  au  moment  où  les  fidèles  allaient  à  Tofirande  selon  Tu- 
sage,  le  porteur  de  la  bulle  se  mêla  à  eux  et  la  glissa  furtive- 
ment sur  Tautel  avec  les  offrandes,  puis  il  se  perdit  aussitôt 
dans  la  foule.  Grande  fut  la  surprise  des  diacres  à  la  vue  de 
cette  pièce  ;  mais  leur  surprise  se  changea  en  stupeur,  lorsqu'a- 
près  lecture  ils  reconnurent  que  leur  évêque  n'était  qu*un 
schismatique.  Cette  nouvelle  retentit  aussitôt  comme  im  coup 
de  foudre  dans  la  ville  et  le  diocèse.  Waldemare  en  fut  atterré. 
Cependant  il  se  trouva  des  docteurs  qui  contestèrent  la  validité 
de  l'exconununication,  et  il  continua  d^exercer  ses  fonctions  ; 
mais,  étant  tombé  dangereusement  malade,  il  fut  touché  de  re- 
pentir et  fit  venir  Tabbé  de  Lucelle  pour  lui  demander  Thabit 
cistercien  et  Tabsolution  à  l'article  de  la  mort.  Sa  santé  se  ré- 
tablit contré  toute  espérance  ;  il  partit  pour  Rome,  où  le  pape 
Honorius ,  qui  avait  succédé  à  Innocent  III ,  Taccueillit  avec  la 
charité  du  bon  pasteur,  le  confirma  dans  sa  pieuse  résolution, 
et  le  renvoya  après  lui  avoir  confié  pour  Tabbé  de  Morimond 
une  lettre  dont  voici  la  substance  :  «  Waldemare,  qui  vous  re- 
«(  mettra  la  présente,  ayant  oublié  tout  ce  qu'il  devait  à  TEglisc 
tt  romaine,  a  levé  contre  elle  l'étendard  de  la  révolte ,  en  s'in- 
<t  gérant  sans  mission  dans  le  redoutable  ministère  de  l'épis- 
<c  copat  ;  celui  qui  touche  les  montagnes  et  en  fait  jaillir  la  fu- 
a  mée  a  touché  la  dureté  de  son  cœur  et  a  sauvé  son  ame  par 
a  l'infirmité  de  son  corps  ;  il  a  été  absous  par  Tabbé  de  Lu- 
«  celle,  qui  le  croyait  à  l'article  de  la  mort,  et  ensuite  revêtu  de 
«  rhabit  cistercien.  Condescendant  à  l'instance  de  ses  prières, 
c(  plein  d'estime  pour  votre  ordre,  nous  vous  mandons,  quel 
«  que  soit  le  monastère  de  votre  filiation  qu'il  choisisse,  de  lui 
a  en  ouvrir  les  portes  et  de  veiller  à  ce  qu'il  y  soit  traité  chari- 


—  186  — 

a  tablement.  Toutefois,  nous  lui  interdisons  Texercice  de  toute 
(c  fonction  sacerdotale,  à  moins  que  nous  n*ayons  plus  tard  des 
te  raisons  de  le  lui  permettre  »  (1). 

Waldcmare  voulut  passer  quelque  temps  à  Morimond  :  pois 
il  se  retira  à  LuceUe  ;  après  quatre  ans  de  pénitence  et  d'ex- 
piation, il  y  mourut  sous  le  cilice  et  sur  la  cendre.  Puisse-t-il, 
à  la  place  de  la  couronne  éphémère  qu'il  avait  rêvée,  avoir 
mérité  par  son  repentir  d'entrer  en  possession  du  royaume 
étemel  ! 

Du  fond  de  son  vallon  sauvage ,  Tabbé  Guy  ne  cessait  d'é- 
tendre son  action  et  son  influence  au  loin  sur  TEglise  et  sur  le 
monde.  Il  semblait  que  rien  ne  pouvait  se  traiter  dans  rane 
ou  l'autre  de  ces  sphères  qu'avec  lui  ou  par  lui.  Sentinelle  vi- 
gilante et  infatigable  de  la  papauté ,  il  était  toujours  prêt  a 
répondre  à  l'appel  et  à  marcher  en  avant.  Grégoire  IX,  i  peine 
élevé  sur  la  chaire  de  saint  Pierre,  jeta  les  yeux  sur  Im  poior  le 
charger  d'une  mission  importante  et  délicate. 

Le  mal  que  fait  un  évéque  indigne  n'est  point  circonscrit 
dans  le  cercle  étroit  de  son  existence  ;  mais  son  ombre  de  mort 
se  projette  à  travers  les  âges  jusque  sur  les  générations  futures» 
et  tue  dans  son  germe  la  vie  de  la  grâce  qui  doit  les  animer. 
L'église  de  Besançon,  depuis  cet  archevêque  simoniaque  et 
incontinent  que  nous  avons  signalé,  n'avait  jamais  été  com- 
plètement pacifiée  ;  il  y  avait  toujours  des  ferments  de  discorde 
dans  son  sein.  Après  la  promotion  de  l'archevêque  Jean  an 
cardinalat,  en  l'an  1227,  la  nomination  de  son  successeur 
s'annonçait  comme  devant  être  très-orageuse  ;  le  Souverain- 
Pontife  chargea  l'abbé  de  Morimond,  conjointement  avec 
Pierre,  abbé  de  Saint-Bénigne  de  Dijon,  et  le  prieur  des  Frères- 
Prêcheurs  de  Besançon,  d'aider  de  leurs  conseils  les  chanoines 

(1)  Ann.  cixi.,  t.  4,  p.  195-197. 


—  187  — 

de  Saiot-Elieime  et  de  Saint- Jean ,  qui  avaient  le  droit  d'é- 
lire l'archeTéque,  leur  ordonnant  d'y  procéder  eux-mêmes 
si  dans  quarante  jours  l'élection  n'était  pas  faite.  Les  cha- 
noines se  réunirent  donc ,  et  de  l'avis  des  trois  conseillers  ils 
choisirent  six  d'entre  eux  auxquels  ils  abandonnèrent  leur 
droit  d*élection  pour  autant  de  temps  que  durerait  un  cierge 
allumé  qu'ils  placèrent  sur  Tautel.  Avant  de  se  retirer  dans  le 
lieu  de  leurs  délibérations ,  les  six  électeurs  avaient  essayé  de 
sonder  les  dispositions  des  trois  conseillers ,  désirant  faire 
tomber  leur  choix  sur  l'un  de  ces  hommes  bien  connus ,  in- 
vestis de  la  confiance  du  Souverain-Pontife  et  doué  de  toutes 
les  qualités  qui  font  les  éminents  prélats. 

L^abbé  de  Morimond,  par  humilité  et  par  un  admirable  sen- 
timent de  déUcatesse ,  manifesta  hautement  son  invincible  ré- 
pugnance. L'abbé  de  Saintr-Bénigne  répondit  de  manière  à  ne 
presque  pas  laisser  de  doute  sur  son  acceptation.  Aussi  les  élec- 
teurs s'accordèrent --ils  aussitôt  à  le  choisir,  et  demandèrent 
l'avis  des  deux  autres  conseillers.  Ceux-ci  dirent  qu'ils  allaient 
en  délibérer.  Mais,  comme  le  cierge  ne  jetait  plus  qu'une  lueur 
mourante  et  que  le  pouvoir  des  électeurs  allait  s'éteindre  avec 
lui ,  ils  n'attendirent  pas  la  réponse  des  deux  conseillers ,  et 
proclamèrent  à  grands  cris  l'abbé  de  Saint-Bénigne  archevêque 
de  Besançon. 

Les  deux  conseillers  alléguèrent  que  l'élection  avait  été  faite 
contre  la  teneur  des  lettres  pontificales»  l'annulèrent,  et 
élurent,  de  leur  côté,  l'évêque  de  Chfilon-sur-Saône.  La  con- 
fusion ne  faisant  que  s'accroître  et  les  partis  désespérant  de 
pouvoir  s'entendre  »  il  fut  convenu  qu'on  en  appellerait  au 
pape.  Celui-ci  envoya  sur  les  lieux  l'archevêque  de  Vienne  et 
l'abbé  de  La  Ferlé,  qui  déclarèrent  nulle  l'élection  de  l'abbé 
de  Saint-Bénigne.  Grégoire  IX,  pour  éviter  de  nouveaux  em- 
barras, nomma  de  soo  autorité  Nicolas,  doyen  de  Flavigny 


—  188  — 

(diocèse  d'Auiun),  qui  fut  la  lumière  et  roroement  de  son 
vaste  diocèse  (1). 

Guy  commençait  à  s^affaisser  sous  le  poids  des  années,  et» 
quoiquHl  eût  conserve  tout  le  courage  et  toute  Tardeur  de  sa 
jeunesse ,  il  aspirait  à  jouir  de  ce  repos  imaginaire  que  rhom- 
me  se  promet  au  déclin  de  sa  yie,  comme  le  matelot  dans  la 
tourmente  rêve  le  port  où  il  ne  doit  jamais  aborder  :  à  peine 
rentré  dans  sa  vallée  solitaire ,  il  fut  forcé  d*en  sortir  encore 
une  fois. 

Nous  avons  vu  précédemment  que  Tabbé  Pierre ,  accablé 
d^aiis  et  d^infirmités ,  avait  délégué  temporairement  Tabbé  de 
Saiut-Pierre-de-Gumiel  a  TefiFet  de  nommer  un  prieur  et  de 
faire  la  visite  de  Galatrava  ;  en  conséquence ,  Tabbaye  de  Gu- 
miel  avait  exercé  sans  réclamation  toute  la  juridiction  de 
Tabbaye  mère  ;  mais,  soit  qu'elle  cherchât  à  se  prévaloir  de 
la  prescription ,  soit  qu'elle  crût  à  la  perpétuité  de  la  déléga- 
tion y  elle  avait  fini  par  se  substituer  entièrement  à  la  place 
de  Morimond.  Son  abbé ,  ayant  été  cité  par-devant  le  chapitre 
de  GitcauXy  en  Tan  1235,  avait  été  débouté  de  ses  préten- 
tions ;  mais ,  de  retour  dans  son  monastère ,  il  n'en  avait  pas 
moins  agi  comme  précédemment  et  pourvu  au  prieuré  va- 
cant. 

A  cette  nouvelle,  Guy,  jaloux  de  conserver  à  son  abbaye  une 
de  ses  plus  glorieuses  prérogatives,  retrouva  sa  première  fi- 
gueur,  revola  en  Espagne,  annula  cette  nomination ,  et  iostaUa 
un  moine  de  Morimond  qu'il  avait  amené  avec  lui.  Le  roi  de 
Castille  en  appela  au  pape  ;  l'abbé  Guy  en  appela  à  Citeanx  : 
cette  cause  ayant  été  longuement  discutée  dans  rassemblée 
capitulaire  de  1 236,  Ferdinand  fut  condamné,  et  la  sentence  de 


(i)  Lib.  î  Episl.  Gregor.,  in  Hegest.  Vatican.  ^xAnttai,  cist.,  t.  4,  p.  365: 
—  Go/f.  Chnst.,  t.  4,  p.  G83. 


\ 


—  189  — 

condamnation  ratifiée  par  le  âoiiverain -pontife  Grégoire  IX , 
qui,  au  mois  de  février  1237>  confirma  le  jugement  définitif 
du  tribunal  cistercien,  et  proclama  Tordre  de  Calatrava  dépen- 
dant de  Morimond  et  non  de  l'abbaye  de  Gumiel ,  déclarée 
elle-même  dépendante  de  Morimond  (1). 

Guy,  en  récompense  sans  doute  des  services  qu'il  avait  ren- 
dus à  l'Eglise ,  reçut  du  même  pape  une  faveur  bien  précieuse 
pour  sa  communauté,  et  qui  couronna  dignement  sa  longue  et 
brillante  administration. 

Les  frères  convers  ne  suffisant  plus  aux  travaux  agricoles, 
mécaniques  et  artistiques  qu'exigeaient  et  l'abbaye  elle-même 
et  les  vastes  propriétés  qui  en  relevaient ,  les  moines  se  virent 
forcés  d'appeler  à  leur  secours  un  grand  nombre  d'ouvriers 
et  de  cultivateurs  laïques,  qui,  étant  souvent  très-éloignés  de 
leurs  paroisses ,  ne  pouvaient  en  fréquenter  les  offices ,  ni ,  au 
besoin,  recourir  à  leurs  pasteurs.  Grégoire  IX  accorda  à  l'abbé 
et  au  couvent  la  permission  de  fonder  une  chapelle  paroissiale 
et  de  ^Kaigner  un  religieux  pour  y  dire  la  messe ,  entendre  les 
confessions,  imposer  des  pénitences ,  administrer  la  commu- 
nion et  tous  les  sacrements  (2). 

Les  moineà  avaient  compris  qu'il  fallait  aux  ouvriers  non- 
seulement  la  nourriture  du  corps ,  mais  celle  de  l'ame.  Ils  les 
conviaientà  jouir  du  repos  que  le  Seigneur  leur  a  fait;  ils  les 
réunissaient  aux  pieds  des  autels  ;  on  leur  distribuait ,  comme 
à  la  grande  famille  de  Dieu ,  les  agapes  de  la  fraternité  et  la 
chair  du  Sauveur  fait  homme,  pauvre  et  travailleur  :  on  ou- 
[    trait  le  ciel  sur  leurs  têtes ,  on  leur  montrait  les  trônes  d'hon- 

(t)  Qette  affaire  est  rapportée  très  au  long  dans  les  Annaiex  de  CHeaux^ 
pp.  522,  528,  529,  l.  4.—  On  retrouvera  aux  pages  indiquées  :  1°  les  plainte» 
adressées  au  pape  par  le  roi  Ferdinand-le-Saint  ;  2<>  la  lettre  de  Grégoire  IX  à 
l'ibbé  Guy;  3°  la  décision  du  Chapitre  de  Clteaux,  1236;  4°  la  sentence  défi- 
nitive de  Grégoire  IX. 

(2)  Archiv.  delà  Haute-Marne,  liasses  l  cl2;  — faôu/.  Morim.,  ad  ami.  1238. 


—  190  — 

neur  réservés  au  labeur  patient  et  yertueux ,  et  les  couronnes 
de  gloire  destinées  à  briller  pendant  toute  Tétemité  sur  leurs 
fronts  noircis  par  la  poussière  et  la  fumée  des  ateliers.  Qui 
leur  parlait  du  haut  de  la  chaire  sacrée?  Un  cénobite,  indigent 
volontaire ,  qui  n*avait  pas  même  la  propriété  de  son  firoc  de 
laine  »  dont  les  pieds  étaient  nus  »  dont  les  mains  dures  et  cal- 
leuses maniaient  tous  les  jours  la  bêche  et  la  hache.  Les  moines 
ajoutaient  donc  ainsi  le  pain  spirituel  au  pain  matàielv  et, 
comme  le  divin  Sauveur,  ils  nourrissaient  rhonune  tout  en- 
tier ;  totum  cibabant  hominem. 

Nous  avons  eu  le  bonheur  d'être  témoin  de  semblables  m^- 
veilles  dans  quelques  maisons  de  trappistes  et  de  chartreux  » 
en  France  ;  mais  rien  n'^ale  ce  que  nous  avons  vu  sous  les 
voûtes  souterraines  de  Saint-Sulpice ,  à  Paris.  Des  milliers 
d*ouvriers9  chaque  dimanche ,  étaient  silencieux,  immobiles, 
sous  le  charme  de  la  parole  d'un  bon  religieux  ;  ils  s'agenouil- 
laient ensemble,  ils  priaient  ensemble,  ils  se  profiternaient 
ensemble  à  Télévation  de  la  sainte  hostie;  en  se  rdevant,  ils 
entonnaient  ensemble  le  cantique  :  O  roi  des  deux!  vom  wm 
rendez  tous  heureux ....  Je  Tavoue ,  je  n*ai  jamais  pu  entendre 
ces  voix  réunies  d'hommes ,  de  femmes ,  d*enfants  et  de  vidl- 
lards ,  sans  que  mes  entrailles  ne  s'en  soient  émues ,  n'en  aient 
tressailli ,  et  que  de  douces  larmes  n'aient  coulé  de  mes  yeux. 
Nous  adjurons  ceux  qui ,  comme  nous,  en  quittant  ces  lieox» 
sont  allés  au  Conservatoire  des  arts  et  métiers  assister  à  ces 
cours  d'économie  domestique ,  politique  et  sociale  faits  sur- 
tout pour  la  classe  ouvrière,  de  nous  dire  si ,  à  Taspect  de  ces 
longues  salles  désertes ,  de  ces  figures  tristes  et  mornes ,  àd 
ces  doctes  professeurs  s'agitant  dans  le  vide ,  ils  n*ont  pas 
reconnu  qu'il  fallait  plus  que  de  la  science  pour  arriver  sùr^ 
ment  à  l'ame  et  au  cœur  du  peuple  ! 

La  chapelle  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  bàtic  hors  du 


—  191  — 

mur  d'enceinte ,  près  de  la  porterie  »  à  gauche  en  entrant ,  fut 
dédiée  à  sainte  Ursule ,  en  souvenir  et  en  Thonneur  des  reli- 
ques de  cette  sainte  martyre  et  de  ses  compagnes ,  qui  avaient 
été  envoyées  de  Cologne  à  Morimond ,  comme  nous  allons  le 
raconter. 

A  la  fin  du  IV**  siècle ,  la  Grande-Bretagne  était  ravagée  par 
les  barbares.  Ursule ,  fille  d'un  roi  chrétien  du  pays ,  et  une 
multitude  considérable  d^autres  vierges,  pour  échapper  au 
déshonneur  et  à  la  mort,  s'embarquèrent  sur  un  frêle  esquif 
et  furent  jetées  par  la  tempête  sur  les  côtes  de  la  Germanie. 
Par  un  de  ces  accidents  providentiels  qui  déconcertent  et 
écrasent  notre  débile  raison ,  elles  tombèrent  au  pouvoir  des 
Huns,  qui  infestaient  alors  le  littoral  de  la  Manche.  Traînées 
à  la  suite  de  ces  hordes  féroces  jusque  sous  les  murs  de  Co- 
logne, elles  y  furent  massacrées  vers  Tan  384  (1).  En  1156 , 
on  découvrit  dans  cette  ville  plusieurs  tombeaux,  avec  des  ins- 
criptions portant  que  c'étaient  ceux  de  sainte  Ursule  et  de  ses 
compagnes,  que  l'on  y  honorait  depuis  plusieurs  siècles. 

Gerbe,  abbé  de  Duits,  envoya  les  principales  et  les  plus 
remarquables  de  ces  inscriptions  à  Elisabeth ,  religieuse  de 
Schonauge,  qui  était  en  grande  réputation  de  sainteté.  Elle  se 
prononça  pour  Tauthenticité  9  et  raconta  fort  au  long  Thistoire 
de  sainte  Ursule,  d'après  une  révélation  qu*elle  en  avait  eue. 
Alors  on  se  mit  de  toutes  parts  avec  ardeur  à  la  recherche  de 
tous  ces  ossements  sacrés ,  que  Ton  savait  être  enfouis  aux 
environs  de  Cologne ,  et  la  Providence  se  plût  à  révéler  par 
divers  prodiges  les  lieux  qui  recelaient  ces  précieux  dépôts. 

Tantôt,  racontent  les  pieux  chroniqueurs  du  temps,  on 
voyait  dans  l'obscurité  de  la  nuit  une  procession  de  vierges  ha- 
billées de  blanc,  resplendissantes  de  lumière  et  de  gloire,  venir 

(l)  Godescard,  Vies  dex  saints,  21  oct.;— Flewry,  Hist,  ecci.,  1. 14,  ann.  1156. 


—  19i  — 

du  côté  de  la  mer,  marcher  longtemps ,  s^arréter  pour  indi- 
quer Tendroit  de  leur  sépulture ,  et  disparaître  ;  tantôt  c'était 
Tombre  d'une  des  compagnes  d'Ursule  qui  se  levait  de  terre, 
apparaissait  dans  le  silence  du  cloître  à  une  religieuse  en 
oraison,  et  lui  montrait  du  doigt  son  tombeau  ignoré  (1). 

Deux  de  ces  corps  saints,  ceux  qui  nous  intéressent  plus 
spécialement,  furent  découverts  d'une  manière  encore  plus 
extraordinaire ,  et  abandonnés  aux  religieux  d'Aldemberg  (2). 

Cette  abbaye  ayant  été  enrichie  dans  la  suite  d'un  grand 
nombre  d'autres  reliques  de  la  même  espèce,  elle  en  envoya 
à  beaucoup  de  monastères  dans  toutes  les  parties  de  TEurope  ; 
fiUe  de  Morimond ,  elle  ne  pouvait  trouver  une  occasion  plus 
favorable  de  témoigner  à  sa  mère  son  amour  et  sa  reconnais- 
sance :  aussi  deux  de  ses  religieux ,  avec  deux  frères  convers, 
furent  chargés  d'y  transporter  les  corps  dont  nous  venons  de 
parler. 

La  marche  du  convoi  à  travers  l'Alsace  et  la  pieuse  Lor- 
raine fut  un  triomphe  continuel.  Les  laboureurs  quittaient 
leurs  champs ,  les  barons  descendaient  de  leurs  manoirs  pour 
jeter  des  fleurs  sur  la  cendre  des  vierges  ;  les  châtelaines  atta- 
chaient à  la  châsse  leurs  bagues ,  leurs  colliers ,  leurs  bracelets 
et  leurs  plus  précieux  bijoux.  Les  moines  sortirent  de  leur 
cloître  et  allèrent  au-devant  jusqu'au-delà  de  Damblain»  fai- 
sant retentir  les  bois  et  les  vallons  de  leur  psalmodie. 

Ils  étaient  précédés  des  évoques  de  Besançon ,  de  Toul,  de 
Langres  et  de  Chàlons ,  en  habits  pontificaux ,  avec  un  nom- 
breux clei^é.  La  procession  était  fermée  par  une  foule  im^ 
mcnse  de  fidèles  brûlant  du  désir  de  contempler  ces  saintes- 
reliques  et  bénissant  le  ciel  d'avoir  choisi  la  terre  du  Bassign 

(t    Annal,  cist.,  pp.  217  et  218,  t.  3. 

'2j  Annal,  cist..  t.  2,  ad  ann.  Ufi3,  p.  379.  -^  Voyei  aux  Pièces  Jiislifici 
lives. 


—  1Ô3  — 

pour  être  la  gardienne  d'un  tel  trésor.  Lorsque  les  deux  cor- 
tèges se  rencontrèrent ,  il  y  avait  de  part  et  d'autre  une  multi- 
tude d'hommes  si  considérable ,  qu*on  eût  dit  que  la  Lorraine, 
la  Franche-Comté  et  la  Champagne  s'étaient  donné  rendez- 
vous  dans  ces  lieux.  C'était  un  vaste  concert  de  voix  chantant 
des  cantiques  en  diverses  langues ,  et  d'instruments  de  toutes 
sortes.  L'enthousiasme  fut  à  son  comble  lorsque  Ton  vit  les 
sires  de  Beauf remont,  de  Vaudémont,  de  Choiseul  et  de  Clé- 
mont  reccToir  sur  leurs  épaules  les  corps  glorifiés  et  les  porter 
jusqu'à  l'abbaye,  dans  le  lieu  qui  avait  été  préparé  pour  les 
exposer  à  layénération  du  peuple.  Après  l'office,  on  ouvrit  le 
reliquaire  9  on  détacha  des  parcelles  que  l'on  mit  dans  les  tom- 
beaux de  tous  les  autels  du  monastère ,  ou  en  distribua  à  plus 
de  deux  cents  paroisses  qui  s'étaient  rendues  de  bien  loin  à 
cette  touchante  cérémonie  »  on  renferma  le  reste  dans  une 
châsse  d'argent  ornée  de  pierreries ,  offerte  par  les  barons ,  et 
qui  fut  déposée  dans  la  chapelle  Sainte-Ursule  :  ce  qui  donna 
naissance  à  un  des  plus  célèbres  pèlerinages  du  nord-^st  de  la 
France  (1). 

Pendant  six  siècles  des  populations  innombrables  sont  ve- 
nues s'incliner  de  respect  et  d'amour  devant  cette  poussière 
virginale  ;  pendant  autant  de  temps  les  moines  lui  ont  fait  nuit 
et  jour  une  garde  d'honneur,  et  l'ont  embaumée  de  l'encens 
de  leurs  prières  et  du  parfum  de  leurs  pénitences  et  de  leurs 
macérations. 

Guy,  aprèft  avoir  fourni  une  longue  et  laborieuse  carrière , 
gouverné  avec  la  plus  haute  sagesse  sa  communauté  pendant 
trente-huit  ans ,  porté  son  froc  de  grosse  laine  dans  toutes  les 


(1)  Cette  châsse  a  été  transportée  à  Bourbonne-les-Bains  à  Tépoque  de  U  Ré- 
▼olotion,  et  de  là  à  Thôtel  des  Monnaies  à  Paris.  La  châsse  de  S.  Georges  était 
beancoap  plus  riche  :  elle  eut  le  même  sort;  les  reliques  de  ce  saint  sont  en 
grande  partie  dans  Téglise  de  Meuvy. 

13 


—  194  — 

cours  de  TEurope  ;  traité  avec  tous  les  rois  de  son  temps  : 
Othon  IV,  Philippe-Auguste,  Jean-sans-Terre,  Alphonse  IX, 
Ferdinand-le-Saint,  Pierre  d'Aragon ,  etc.;  donné  sa  vie  et  ses 
sueurs  à  trois  papes  successifs  :  Innocent  III,  Honorius  m, 
Grégoire  IX,  s'endormit  paisiblement  dans  le  Seigneur,  au  mi- 
lieu des  prières  et  des  larmes  de  sa  famille  oénobitique,  lais- 
sant, pour  me  servir  des  expressions  de  Tannaliste  cisterden, 

une  mémoire  étemelle  dans  son  ordre  et  dans  le  monde  ;  ivfer- 
nam  tui  memariam  orhi  et  ardini  reUnquens  (  i  ) . 


CHAPITRE  XXI. 


GonitraclioB  et  dédictce  de  TégUse  de  MorimoDd;  înflnenee 

de  Vabbtye. 


« 

Pendant  plus  de  cent  ans  rien  n  avait  été  changé  dans  fe 
pauvre  oratoire  de  Morimond;  seulement  Tabbé  Gauthier  l'^f 
vers  Tan  1130,  l'avait  fait  transporter  un  peu  plus  à  droite» 
pour  Fassainir  et  le  rapprocher  du  centre  du  monastère.  On  J 
retrouvait  encore,  un  siècle  et  demi  après  sa  construction,  b 
sombre  nudité  de  la  crypte  antique  :  nulle  richesse  que  to 
prières  et  les  bonnes  oeuvres  des  saints ,  nulle  parure  que  b 
blanche  robe  des  moines,  qui  lui  formaient  une  couronne  daof 
leurs  stalles  disposées  en  cercle  devant  le  sanctuaire. 

(t)  Séries  abbat.  Morimund.«  Annal,  cist,,  1. 1,  p<  Stl. 


—  195  — 

Le  nombre  des  cénobites,  Timportance  de  Tabbaye  et  Taf-^ 
fluence  des  abbés  de  sa  filiation  qui  s'y  trouyaient  réunis  cha- 
que année ,  souyent  au  nombre  de  plus  de  cent  ^  à  Tépoque 
des  chapitres  généraux,  demandaient  un  temple  plus  spacieux^ 
Guy,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie  et  de  son  administra-^ 
tion ,  en  fit  dresser  le  plan,  et  on  en  jeta  les  fondements  en 
1230;  or,  connue  la  dédicace  n'en  fut  célébrée  qu'à  la  fin  de 
1251 ,  il  est  à  présumer  que  tout  ce  laps  de  temps  fut  employé 
à  le  bfttir. 

L'église  de  Morimond  était  une  des  plus  remarquables  de  la 
contrée  :  nulle  au  loin  ne  Tégalait  dans  ses  vastes  dimensions  | 
la  longueur  de  la  nef  dans-œuvre  était  d'environ  cinquante 
mètres,  celle  du  transept  et  de  l'abside  de  trente  mètres, 
la  largeur  de  la  grande  nef  était  de  dix  mètres  et  celle  de 
chacun  des  deux  collatéraux  de  cinq  mètres.  La  maîtresse^ 
voûte  était  haute  de  vingt-cinq  mètres  et  celles  des  collatéraux 
de  dix.  Les  contre-^nefs  ne  se  doublaient  et  ne  se  prolongeaient 
point  autour  de  l'abside  «  L^hémicycle  absidaire  était  éclairé  de 
six  baies  étroites,  allongées,  sans  remplissage. 

Uy  avait  trois  chapelles  principales.  L'une,  au  fond  du  sanc- 
tuaire ,  correspondant  dans  Taxe  du  vaisseau  à  Tautel  majeur, 
semblait  un  second  temple  enfermé  dans  le  premier  :  elle  était 
consacrée  à  la  sainte  Vierge  ;  à  gauche  de  cette  première  cha- 
pdle  était  celle  de  saint  Bernard ,  à  droite  celle  de  saint  Albé- 
ric;  pois  venaient  de  chaque  côté  plusieurs  autres  oratoires 
consacrés  à  divers  saints  :  saint  Pierre,  sainte  Catherine, 
saint  Nicolas,  etc.  L'abbé  avait  sa  chapelle  particulière  ou  lui 
seul  a,vait  le  droit  d'entrer.  Peu  avant  la  Révolution,  cette 
chapelle  se  distinguait  par  de  superbes  décorations  et  spéciale- 
ment par  une  magnifique  peinture  à  fresque  représentant 
l'Assomption. 

La  grande  voûte  était  supportée  par  douze  piliers  cylindri- 


—  196  — 

ques  :  chacun  d'eux  était  cantonné  en  croix  de  quatre  cdon- 
nettes  prodigieusement  effilées ,  à  chapiteaux  ornés  de  feuilles 
recourbées  en  volutes  (1),  sur  lesquels  venaient  se  reposer  les 
arcs-doubleaux  réunis  par  une  clef  à  ogive  Ikncéolée.  La  b- 
çade  se  composait  de  trois  portes  surnommées  par  les  archéo- 
logues les  trois  portes  trinitaires.  L*ouverture  de  celle  du  mi- 
lieu était  partagée  par  un  trumeau  qui  servait  de  {Médesial 
à  une  statue  de  la  Vierge.  Les  deux  autres  étaient  surmontées 
de  deux  niches  dans  Tune  desquelles  était  la  statue  de  saint 
Bernard  et  dansTautre  celle  de  saint  Etienne  Harding;  puis» 
à  une  certaine  élévation ,  s'épanouissait  une  rosace  de  grande 
dimension  destinée  à  voiler  le  pignon  de  la  nef»  lequd  était 
couronné  d*un  campanile  percé  aux  quatre  faces  de  fenêtres 
géminées  (2). 

l""  Cette  église  fut  construite  sous  Finfluence  du  génie  ar- 
chitectural de  répoque  :  le  commencement  du  Xm*  âëde  s'y 
montre  avec  l'c^ive  sèche  et  nue  mariée  aux  réminiaceiiceB  de 
l'école  byzantine.  La  phase  sévère  du  style  ogival,  û  Corme ^ 
si  grave 9  si  sobre  d'accessoires  et  d'ornementations»  que  Ton 
pourrait  ajuste  titre  appeler  la  phase  monacale  y  s'harmonisait 
parfaitement  avec  les  mœurs  autères  et  la  simplicité  des  pre>- 
micrs  cisterciens.  D'ailleurs  cette  fusion  des  deux  styles  repré- 
sentait les  deux  déments  dont  se  composait  l'ordre  de  Qteaux* 
l'ascétisme  contemplatif  de  l'orient  uni  à  la  vie  saintement  ac- 
tive des  moines  d'occident.  11  y  avait  deux  mondes  dans  les 
pierres  de  l'édifice»  comime  dans  les  pieux  cénobites  qui  venaient 
y  prier. 

i^  Elle  dut  se  ressentir  de  l'esprit  primitif  de  Citeaux,  esprit 

(1)  On  peut  constater  la  vérité  de  notre  récit  en  visitant  sur  les  lieux  mèoi^s 
les  deux  ou  trois  colonnes  qui  restent  encore. 

(2)  Voyez,  aux  archives  de  la  Haute-Marne,  les  plans  et  devis  des  réparaiiai^ 
de  cette  église,  dressés  par  Tordre  de  Tabbé  de  Boisredon,  en  1475,  pour  ^ 
réparation  des  désastres  causés  par  la  foudre. 


—  197  — 

de  détachement  et  d'abnégation ,  de  simplicité  véritablement 
éyangélique,  qui  s'efforçait  de  rejeter  du  sanctuaire,  comme 
une  scorie  impure ,  l'or  et  l'argent  que  le  monde  y  avait  ap- 
portés ;  n'en  voulant  ni  pour  les  ornements  sacerdotaux,  ni  pour 
les  vases  sacrés,  ni  pour  les  croix  et  les  chandeliers,  ni  pour 
les  autels;  répudiant  les  sculptures,  les  tableaux,  les  images, 
les  vitraux  peints ,  les  lustres ,  en  un  mot  tout  le  décor  ordi- 
naire des  temples,  non  conune  indigne  de  Dieu,  mais  comme 
contraire  à  la  pauvreté  et  à  la  gravité  monastiques ,  comme 
inutile  dans  une  église  claustrale ,  l'ame  d'un  religieux  devant 
trouver  en  elle-même  assez  de  force  et  d'élan  pour  s'élever  au 
ciel  sans  le  secours  de  ces  intermédiaires  (1). 

3"*  Il  fallait  que  ce  temple,  par  son  style  sévère  et  grandiose, 
s'alliât  aux  plus  sombres  aspects  de  la  nature ,  au  site  le  plus 
sauvage,  aux  coteaux  voisins ,  au  bruit  du  torrent ^  aux  grands 
arbres  de  la  forêt  dont  les  cimes  devaient  se  balancer  majes- 
tueusement autour  de  son  front ,  et  à  l'humble  cloître  qui  était 
assis  à  ses  pieds. 

4''  Enfin,  de  même  que  l'on  retrouve  la  crypte  souterraine 
dans  la  cathédrale  aérienne ,  ainsi  on  vit  l'oratoire  primitif  re- 
paraître dans  l'église  de  Morimond ,  avec  son  parsdlélogram- 
me,  les  dispositions  du  chœur,  la  distribution  de  la  nef  et  du 
sanctuaire,  le  presbyterium^  les  chapelles,  etc. 

Voilà  le  corps  de  l'église  organisé  :  il  faut  maintenant  que 
le  catholicisme  soufQe  sur  ces  pierres  pour  les  vivifier.  Mettez 
un  autel  avec  son  tabernacle  sous  l'arc  triomphal  du  transept; 
sur  les  degrés  de  cet  autel  un  prêtre  en  oraison ,  ayant  à  ses 
côtés  diacre  et  sous-diacre  ;  en  bas ,  le  cercle  des  acolytes  et  des 
officiants ,  la  table  sainte  environnée  des  anges  de  la  terre  ;  au 
chœur  cent  religieux  en  habits  blancs,  immobiles  dans  leurs 

(t)  Siat,  cap.  cist.y  ann.  1184,  e.  10,  p.  %1%,  AnntU.  eUt,  t.  1. 


~  198  — 

stalles,  alternant  d'un  ton  graye  et  pieux  des  psaumes  et  des 
hymnes;  au  fond  la  foule  des  pèlerins  agenouillés  ;  à  droite  et 
à  gauche  une  multitude  de  chevaliers  et  de  barons  dont  Far» 
mure  étincelle  dans  Tombre  ;  des  nuages  d'encens  qui  s'élèTent 
du  sanctuaire  et  embaument  toute  Tenceinte ,  les  vitraux  vi- 
brant sous  les  échos  ondulatoires  de  tant  de  voix  divoises,  le 
son  des  cloches  qui  ébranle  les  airs  et  semble  emporter  cette 
grande  et  sublime  prière  vers  les  cieux;  ajoutez ,  pour  com- 
pléter le  tableau ,  l'ombre  de  la  mort  se  levant  de  toutes  ces 
pierres  sépulcrales  armoriées,  à  demi-usées  sous  les  pas  des 
religieux ,  du  sein  de  ces  cinquante  cénotaphes  sur  lesquds 
gisent  étendus  les  hauts  et  puissants  seigneurs  de  CSioiseol, 
d'Aigremonty  de  Bourbonne,  de  Vaudémont,  de  Beaufremmit, 
de  Grancey,  de  Tréchâteau  »  revêtus ,  jusque  dans  les  bras  du 
trépas,  de  leurs  plus  beaux  habits  de  fête  :  du  sayon,  de  la 
pelisse  fourrée,  de  la  toque  ornée  de  plumes ,  de  Vécu,  du 
collier,  du  bracelet,  etc.;  ayant  les  mains  jointes  comme  pour 
implorer  la  pitié  des  moines  et  le  suffrage  de  leurs  oraisons  (1); 
voilà  à  quelle  époque  et  à  quel  point  de  vue  il  faut  se  placer 
pour  juger  convenablement  le  basilique  de  Morimond. 

La  pensée  génératrice  qui  présida  à  la  construction  de  ce 
temple  dut  bientôt  irradier  autour  d'elle ,  inspirer  de  nom- 
breux artistes  et  faire  surgir  une  foule  d'édifices  formés  à  son 
image.  Le  bien  et  le  beau  en  tous  genres  venaient  alors  de  Gt- 
teaux  ;  ce  fut  de  là  que  partit  également  Timpulsion  architec- 
turale. Les  églises  cisterciennes  furent  élevées  la  plupart  de 
1 1 50  à  i  250,  et,  si  Ton  considère  que  la  France  seule  en  comp- 
tait plus  de  trois  cents  et  le  reste  de  l'Europe  au  moins  dôme 
cents,  on  aura  une  idée  de  Tinfluence  immense  que  cet  ordres 
exercée  sur  les  destinées  de  l'architecture. 


(1)  Jongel.,  Nota.  abb.  cisL,  pp.  83  et  34.  —  Voir,  aux  Pièces  instiftcatiyeif  i^ 
Série  des  tombeaux  de  Morimond. 


—  1Ô9  — 

Pour  ne  parler  que  de  l'abbaye  qui  nous  occupe  spédalè- 
ment,  nous  dirons  qu'en  visitant  les  grandes  et  belles  églises 
de  Fouest  de  la  Lorraine ,  du  nord  de  la  Franche-Comté  et  de 
Test  de  la  Cihampagne,  nous  y  avons  retrouvé  l'idée  première, 
le  dessin ,  la  disposition  des  lignes  principales  et  l'ensemble  de 
l'église  de  Morimond,  sauf  les  modifications  af^rtées  par  les 
tendances  architectoniques  de  l'époque  d'érection  de  chacune 
d'elles.  C'est  partout  le  parallélogramme  de  l'oratoire  cister- 
cien :  deux  bas-côtés  ne  se  prolongeant  pmnt  autour  du  chœur, 
deux  chapelles  correspondant  aux  deux  neCs  latérales  et  ne 
dépassant  point  le  parallélogramme  des  bas-côtés;  le  chœur 
placé  presque  partout  en  avant  du  sanctuaire  »  comme  celui 
des  moines;  la  phase  transitionnelle  de  la  période  byzantine 
combinée  avec  la  phase ,  tantôt  sévère ,  tantôt  ornée ,  du  style 
ogival;  telles  sont  les  églises  de  Colombey-lès-Choiseul ,  de 
Brevannes»  de  Meuvy,  de  Damblain,  de  Vrécourt,  de  Neuf- 
château»  de  Jussey»  de  Bourbonne»  de  La  Marche,  etc.,  toutes 
filles  de  Morimond ,  toutes  reproduisant  les  traits  principaux 
de  leur  mère ,  toutes  se  ressemblant  dans  la  variété  même  de 
leur  physionomie,  comme  il  convient  à  des  sœurs  (1). 

Le  7  septembre  1253,  la  nouvelle  église  fut  consacrée 
par  Gruy  de  Rochefort ,  évéque  de  Langres ,  assisté  d'Arnaud , 
ancien  évéque  de  Sinigaglia ,  en  présence  d'un  grand  nombre 
d'abbés  et  de  seigneurs.  Mais,  comme  la  solennité  del'anniver^ 
saice  de  la  dédicace  n'aurait  pu  se  faire  convenablement,  à 
cause  de  la  foule  des  reUgieux  étrangers  qui  encombraient  le 
monastère  à  cette  époque ,  concordant  avec  celle  de  la  tenue 
du  diapitre  général,  on  la  remit,  de  l'autorité  des  prélats,  à  la 
fête  de  saint  Protais  et  de  saint  Hyacinthe ,  martyrs. 
Ce  temple f  malgré  sa  simplicité,  sera  plus  digne  de  la  ma- 
il) ii  serait  possible  que  quelques-unes  de  ces  églises  eussent  été  reconstruites 
cm  restaurées  depuis  sur  â*autres  plans. 


—  200  — 

jesté  et  de  la  gloire  de  Dieu  que  le  pauvre  oratoire  :  il  y  aura 
une  plus  haute  vertu  inspiratrice  dans  ces  arceaux  et  ces  colon- 
nes s'élançant  vers  les  cieux  ;  les  cénobites ,  désormais  comme 
échappés  d'une  prison  étouffante ,  respireront  librement  dans 
cette  vaste  enceinte  et  pourront  y  déployer  à  leur  aise  toute  h 
puissance  de  leur  voix  et  toute  l'harmonie  de  leurs  pieux  can- 
tiques. 

Pendant  que  les  moines  de  Morimond  étaient  occupés  de  h 
construction  de  leur  église»  les  chevaliers,  électrisés  parles 
éloges  de  Grégoire  IX  et  les  faveurs  du  légat  Jean  d*Abbe- 
ville»  évéque  de  Sabine,  qui  était  venu  prêcher  la  croisade  en 
Espagne ,  enlevèrent  successivement  »  avec  le  roi  de  Castille 
Ferdinand  UI,  les  places  de  Quesada,  de  Baëza,  d'Andujar  et 
le  fort  de  Martos,  qu'ils  eurent  en  récompense;  le  roi  de  Uaëza 
fut  réduit  à  une  telle  extrémité,  qu^il  se  rendit  à  discr^ion  avec 
sa  ville.  La  château  de  Pliego  tomba  en  leur  pouvoir  avec  ses 
trésors,  ainsi  que  celui  de  Laza,  autour  duquel  les  Maures 
laissèrent  quatorze  mille  morts.  Ayant  surpris  l'eimemi  entre 
Séville  et  Carmona,  ils  lui  tuèrent  vingt-mille  hommes,  puis, 
réunis  aux  troupes  commandées  par  Tinfant  Alphonse;  ils 
contribuèrent  puissanunent  au  gain  de  la  fameuse  bataille 
de  Xérès  de  la  Frontera ,  qui  fraya  aux  chrétiens  le  chemin  de 
Cordoue  ;  enfin ,  la  veille  de  saint  Pierre  1 236,  cette  ville ,  la 
capitale  et  le  foyer  de  Tislamisme  en  Espagne ,  ouvrit  ses  por- 
tes à  Ferdinand  de  Castille ,  qui  fit  arborer  la  croix  au  sommet 

# 

du  minaret  le  plus  élevé,  d'où  les  muezims  appelaient  les  mu- 
sulmans à  la  prière ,  et  consacra  à  Dieu  et  à  la  sainte  Vierge  la 
principale  mosquée  (1). 

Grégoire  IX,  plein  d'admiration  pour  les  travaux  et  le  piens 
dévouement  de  la  milice  de  Galatrava ,  adressa  au  grand-mai- 

(1)  Andrad.  Rad.,  Hist.  Caiatr.,  ce.  16  cl  17;  —Séries  magist.  milit.  Ca- 
iatr.,  apud  Manriq.,  t.  8,  ad  calcem. 


—  201  — 

ire  une  lettre  de  félicitations,  dans  laquelle  il  appelle  Tordre 
l'espoir  d'Israël,  le  boulevard  et  le  salut  de  V arche  sainte,  et  le 
prie  d'envoyer  une  colonie  de  ses  cheTaliers  dans  la  Pouille, 
non  loin  de  la  mer,  dans  une  place  qu'il  mettait  à  sa  disposi- 
tion. Il  écrivit  ensuite  au  patriarche  d'Antioche  de  chercher  en 
orient  un  lieu  favorable  pour  y  fonder  un  établissement  de  ce 
genre  »  espérant  que  là ,  comme  en  Espagne ,  le  mahométisme 
serait  bientôt  terrassé  par  Tépée  et  par  la  prière  de  Citeaux  ; 
mais  la  mort  de  ce  pontife ,  qui  arriva  en  1241 ,  ne  lui  laissa 
pas  le  temps  de  réaliser  un  aussi  magnifique  projet  (1). 

Ce  fut  à  cette  brillante  époque  et  au  moment  où  Tordre  sem- 
blait avoir  atteint  le  plus  haut  degré  de  sa  gloire,  que  Tabbé 
Conon  se  mit  en  route  pour  le  visiter.  On  lui  fit  en  Espagne 
une  réception  vraiment  royale  :  partout  les  chevaliers  allaient 
à  sa  rencontre,  descendaient  de  cheval  pour  s'incliner  sous  sa 
bénédiction,  lui  oSriv  les  clefs  des  places  qu'ils  tenaient  et  re- 
ceToir  ses  ordres.  Il  approuva  la  fondation  qu'ils  avaient  faite 
du  monastère  de  Saint -Félix ,  au  diocèse  de  Burgos ,  où  des 
religieuses  devaient  être  uniquement  occupées  à  prier  pour 
eux  et  à  combattre  avec  eux  par  leurs  soupirs  et  leurs  orai- 
sons. 

(1)  Ammd.  cist,,  t.  4,  p.  tOO. 


—  20Î  — 


CHAPITRE  XXII. 


Da  chapitre  général  de  Gtteaux  ;  du  rôle  qu'y  jovaient  les  abbés  de  Morimsad; 
de  rinfluence  politique  et  sociale  de  cette  institution  ;  suite  de  l'histoire  si 
des  conquêtes  de  GalatraTa. 


D*après  la  Charte  de  charité,  lorsque  l'abbaye  de  Ctteanxde- 
Tenait  vacante,  c'était  à  Tabbé  de  Morimond  et  aux  trois  autres 
premiers  pères  à  veiller  sur  elle  et  à  en  prendre  soin;  c'est 
pourquoi  ils  devaient  être  informés  aussitôt  de  la  vacance ,  et» 
dans  le  délai  de  quinze  jours ,  procéder  conjointement  avec  les 
religieux  à  la  nomination  du  nouvel  abbé  (1  ).  Or,  après  la  pro- 
motion de  Guy  II  au  cardinalat,  le  prieur  deCiteaux  n^avait  pas 
cru  devoir  convoquer  les  quatre  premiers  abbés ,  et  Jacques  II 
avait  été  élu  sans  leur  participation  ;  ils  réclamèrent  donc 
contre  l'élection,  la  déclarant  illégale  et  frappée  de  nullité;  de 
là  une  scission  malheureuse,  qui  dura  plusieurs  années. 

Nicolas  V\  abbé  de  Morimond ,  s^unit  à  Philippe  ,  abbé  de 
Clairvaux,  à  l'effet  d^ adresser  au  pape  Urbain  IV  des  plaintes 
communes.  Le  Souverain-Pontife  leur  envoya  des  lettres  d'ei- 
emption  de  la  juridiction  de  Citeau&  et  d'assistance  au  chapitre 
général,  tant  que  dureraient  les  débats.  L'année  suivante,  Jac- 
ques ayant  cédé  à  l'orage  et  s'étant  démis  volontairement^  Ni* 

(1)  Stat.  19,  Ann.  cist.,  t.  1,  p.  111  :  Et  congregati  in  nomine  Domini^  abbaie0 
et  monachi  cisterciensem  eligant  ùbbcUem. 


—  203  — 

colas  fut  appelé  avec  ses  trois  coabbés  à  rélection  de  son  suc- 
cesseur ;  mais,  pour  empêcher  autant  que  possible  que  de  sem- 
blables désordres  ne  pussent  se  renouveler,  le  pape  manda  à 
Pérouse ,  où  il  tenait  sa  cour  pontificale ,  les  quatre  premiers 
abbés  et  celui  de  Citeaux,  pour  apprendre  de  leur  propre  bou- 
che le  sujet  de  leurs  dififérends  (1). 

Après  les  avoir  entendus ,  il  fixa  irrévocablement  le  sens  de 
l'article  10  de  la  Charte  de  charité ,  et  décida  que  les  quatre 
premiers  pères  n'avaient  que  le  droit  d'assister  simplement  à 
l'élection  de  l'abbé  de  Citeaux,  et  d'aider  les  religieux  de  leurs 
conseils  (2).  L'article  16  de  la  même  Charte  avait  été  égale- 
ment la  source  de  beaucoup  de  contestations,  car,  quelque  par- 
hites  que  soient  les  législations  humaines ,  elles  se  trouvent 
toujours ,  mais  surtout  aux  époques  de  dégénérescence ,  in- 
complètes ou  impuissantes ,  tant  les  faces  des  choses  sont  di- 
rerses  et  éblouissantes ,  tant  les  passions  sont  subtiles ,  tant 
les  générations  se  ressemblent  peu ,  jusque  dans  la  terre  des 
saints! 

Primitivement ,  tous  les  abbés  de  Tordre  avaient  voix  déli- 
l)érative  au  chapitre  général  ;  dans  le  cas  de  partage  des  opi- 
nions, on  devait  s'en  rapporter  au  jugement  de  l'abbé  de  Cî- 
teaox  et  de  quelques-uns  des  plus  sages  et  des  plus  éclairés 
fentre  les  autres  abbés  ;  mais  le  nombre  de  ces  derniers  n'é- 
tait point  arrêté  ;  souvent  ceux  que  l'on  désignait  refusaient 
par  humilité  une  fonction  qui  les  constituait  juges  de  leurs 
frères.  Dès  l'an  1134 ,  le  chapitre  s'était  vu  forcé  de  donner 
pouvoir  à  l'abbé  de  Ctteaux  d'en  contraindre  quatre  d'accep- 
ter cet  office ,  et  c'étaient  ordinairement  les  quatre  premiers 
pères.  Cette  manière  de  décider  les  affaires  donna  insensible-* 

(1)  Go//.  Christ,  t.  4,  p.  818;  —  Hélyot,  Hist.  des  ord,  relig.,  t.  5,  p.  854, 
(I)  BoU.  Clém.  IV,  in  libro  cui  titulus  :  Nomastic.  cist;  —  Traité  histor.  du 
^'  gén,  de  Citeaux,  in-4o,  pp.  20,  80, 50,  etc. 


—  204  — 

ment  lieu  à  Térectiob  d*im  tribunal  détaché  auquel  on  ren- 
voyait toutes  les  questions  épineuses.  Les  abbés  qui  le  compo- 
saient furent  appelés  les  définitmrs ,  et  leur  tribunal  le  défini- 

toire. 

Clément  FV  sanctionna  cette  organisation  judiciaire  et  lui 
donna  sa  dernière  forme»  ordonnant  que  les  définiteurs  seraient 
tirés  par  égale  portion  du  sein  de  chacune  des  cinq  générations 
qui  formaient  Tuniversalité  de  Tordre.  L'abbé  de  QteauxnoiiH 
mera,  le  premier,  quatre  définiteurs  de  sa  filiation  ;  Tabbé  de 
Morimond  et  les  trois  autres  lui  présenteront  chacun  dnq  ab- 
bés de  leur  fiUation,  et  il  en  choisira  quatre  parmi  eux  ;  ce  qui 
donnera,  y  compris  les  cinq  premiers  abbés  eux-mêmes,  vingV 
cinq  définiteurs.  Les  définitions  passeront  à  la  pluralité  des 
voix  ;  mais,  lorsque  les  voix  se  trouveront  partagées ,  celle  de 
Tabbé  de  Gtteaux  sera  prépondérante  et  détermin»^  le  juge- 
ment. Les  quatre  premiers  pères  apposeront  leurs  sceaux  et 
signatures  à  tous  les  actes  du  définitoire  (1). 

Le  pape  avait  promis  de  retoucher  cette  constitution,  si  elk 
ne  pouvait  réunir  et  satisfaire  les  difierents  partis;  alors,  Phi- 
lippe de  Glairvaux  et  Nicolas  de  Morimond  délibérèrent  sur  ce 
qu'ils  avaient  à  faire.  Il  leur  paraissait  que,  si  Tabbé  de  Citeaux 
avait  le  droit  d'exclure  arbitrairement  Tun  des  cinq  définiteurs 
qui  lui  étaient  présentés  par  chacun  des  quatre  premiers  abbés, 
ceux-ci  ne  pourraient  jamais  s'assurer  d'avoir  dans  le  défini- 
toire un  homme  de  confiance  qui  pût  leur  servir  de  consdller 
dans  le  besoin,  l'abbé  de  Citeaux  pouvant  faire  tomber  l'exclo- 
sion  sur  celui-là.  Ils  estimaient  donc  qu'il  était  nécessaire  de 
supplier  le  pape  de  modérer  la  puissance  abbatiale  de  CiteauXt 


(1)  Nous  avons  entre  les  mains  le  sceau  du  définitoire  de  Clteaiix  :  il  reffé- 
sente  rassemblée  des  définiteurs,  sur  la  tête  desquels  la  sainte  Vierge  étend  se$ 
deux  mains  à  droite  et  à  gauche,  avec  cette  légende  circulaire  :  Sigiilum  dff- 
nitonim  capituii  gêner.  Cisterr.  ordints. 


—  205  — 

et  de  permettre  à  chacun  des  quatre  premiers  pères  de  se  ré- 
server quelques-uns  des  cinq  définiteurs  que  Fabbé  de  Citcaux 
ne  pourrait  exclure,  au  moins  la  première  fois  qu'ils  lui  seraient 
soumis,  afin  que  les  cinq  grandes  fractions  cisterciennes  pui- 
sent se  balancer  réciproquement. 

Clément  IV  fit  droit  à  une  demande  aussi  légitime,  et  statua 
que,  des  cinq  définiteurs  choisis  par  chacun  des  premiers  pères, 
il  y  en  aurait  deux  que  Tabbé  de  Giteaux  ne  pourrait  rejeter. 
Dans  le  cas  où  un  des  premiers  pères  serait  empêché  d'assister 
au  chapitre  ,  Tabbé  le  plus  ancien  de  sa  génération  choisirait 
les  définiteurs  et  les  présenterait  (1). 

Noos  croyons  devoir  ajouter,  dans  l'intérêt  de  notre  histoi- 
re, quelques  mots  sur  la  tenue  du  chapitre,  à  cause  du  rôle  im- 
portant qu'y  jouaient  les  abbés  de  Morimond. 

Pour  qu'une  association  s'organise  et  dure,  il  lui  faut,  com- 
me au  monde,  deux  forces  :  une  force  d'expansion  et  une  force 
d'attraction.  La  congrégation  de  Giteaux  avait  eu  éminemment, 
dès  le  principe ,  la  première  de  ces  deux  puissances  par  l'ex- 
ien8i(m  prodigieuse  de  sa  filiation  ;  elle  jouit  bientôt  de  la  se- 
conde,  par  l'institution  de  son  chapitre.  L'EIglise  catholique 
«st  Tordre  même  de  Dieu  réalisé  dans  les  limites  du  temps  et 
de  l'homanité  :  tout  ce  qui  croit  et  se  développe  dans  son  sein 
se  forme  à  son  image  ;  tout  ce  qui  s'établit  en  dehors  d'elle  ou 
contre  elle  tend  au  désordre  et  à  l'anarchie. 

Ainsi,  sans  remonter  plus  haut ,  qu'est-ce  que  le  socialisme 
de  nos  jours?  Un  amalgame  de  passions  et  de  doctrines  inco- 
hérentes ,  une  cohue  d'hommes  réunis  ou  plutôt  rapprochés 
momentanément  par  leur  haine  contre  toute  religion  et  toute 
société  ;  ouvriers  de  destruction ,  impuissants  à  rien  fonder, 
auxquels  il  ne  faudrait  qu'une  chose  pour  se  perdre  à  jamais  : 

(1)  Nous  n'avons  fait  qu'analyser  le  Traité  histor.  du  chap.  génér,  de  CUeaux, 
et  la  Bnlle  de  Clément  IV,  in  Nomasticon  cist.,  p.  466. 


—  20«  — 

réussir.  Que  leur  manque-t-il  donc  7  Cette  force  que  nous 
avons  signalée,  qui  ya  du  centre  à  la  circonférence  et  de  la  dr* 
conférence  au  centre  ;  il  leur  manque  ce  qui  fait  la  grandeur 
et  la  gloire  de  nos  pauvres  communautés  de  frères  capucins , 
de  frères  ignorantins  et  de  frères  gardes-fous! 

D'après  la  Charte  de  charito ,  le  chapitre  général  devait  se 
tenir  chaque  année ,  et  tous  les  abbés  étaient  obligés  d*y  alksr 
rendre  compte  de  leur  conduite,  de  Tétat  de  leur  monastère,  et 
traiter  des  affaires  de  Tordre  entier  ;  mais,  par  la  suite,  Ctteanx 
s*étant  dilaté  jusqu'aux  extrémités  de  l'Europe  et  même  an- 
delà,  il  eût  été  impossible  aux  abbés  les  plus  éloignéft  de  s*j 
transporter  aussi  souvent  ;  ceux  de  Nonn^ége ,  de  livonie,  de 
Hongrie  n'y  venaient  que  de  trois  ans  en  trois  ans  ;  ceux  d'Ir- 
lande, d'Ecosse,  de  Sicile  chaque  quatrième  année,  et  ceux  de 
Syrie  et  de  Palestine  tous  les  sept  ans  (1). 

Les  abbés  capitulaires  se  réglaient  pour  leur  dépiit  sur  la 
fête  dePExaltationde  la  sainte  Croix,  et  se  rendaientavec  deux 
serviteurs  et  deux  ou  trois  chevaux ,  selon  qu'ils  étaient  firan- 
çais  ou  étrangers,  jusqu'aux  quatre  premières  maisons  de  Tor- 
dre :  La  Ferlé  y  Pontigny,  Clair  vaux  et  Morimond.  Cette  àa- 
nière  abbaye,  se  trouvant  au  passage  de  l'Allemagne  et  de  li 
Lorraine,  était  alors  encombrée  d'hommes  et  d'équipages.  En 
1280,  on  y  reçut  quatre-vingts  abbés,  deux  cent  quarante  che- 
vaux et  plus  de  cent  soixante  serviteurs.  Il  n'y  avait  que  les 
quatre  premiers  pères  qui  eussent  le  droit  d'entrer  à  Qteaoi 
avec  quatre  chevaux. 

Les  abbés  des  quatre  premières  maisons,  ayant  réuni  la  }ixt 
part  des  abbés  de  leur  filiation,  partaient  avec  eux  pour  Dijon» 
lieu  du  rendez-vous  général.  La  règle  leur  prescrivait  de  se 
conduire  dans  cette  ville  avec  décence  et  gravité,  de  ne  poiflt 

(1)  Hélyot,  Hist.  desord.  relig.,  t.  5,  p.  866. 


—  207  — 

se  montrer  dans  les  rues  sans  nécessité ,  et  de  ne  pas  s*y  faire 
servir  de  poisson  (1). 

Ils  sortaient  de  Dijon  au  point  du  jour,  afin  d'arriver  à  Cl- 
teaux  pour  l'office  de  tierce ,  qui  était  suivi  d'une  messe  solen- 
nelle du  Saint-Esprit ,  après  laquelle  le  bourdon  sonnait  Fou- 
verbire  du  chapitre ,  où  tous  les  abbés  se  rendaient  en  coule 
blanche.  La  place  d'honneur  était  réservée  à  Tabbé  de  Cîteaux  ; 
puis  venaient  les  quatre  premiers  pères,  selon  le  rang  de  leur 
filiation ,  et  tous  les  autres  abbés.  A  droite  et  à  gauche  étaient 
les  sièges  des  évéques  et  des  rois.  Le  chantre  ayant  achevé  le 
Veni  crmtort  le  président  prononçait  un  discours  ;  on  lisait  en- 
suite .quelques  chapitres  des  anciens  statuts;  enfin,  les  quatre 
praniers  pères  avec  Tabbé  de  Citeaux  se  retiraient  pour  nom- 
mer les  définiteurs.  L'abbé  de  Citeaux,  en  sa  qualité  de  prési- 
dent, avait  le  droit  d'ouvrir,  de  suspendre  ou  de  clore  les  séan- 
ces, de  recueillir  les  voix,  de  prononcer  les  sentences  ;  mais  il 
était  toojours  accompagné  soit  de  l'abbé  de  Morimond,  soit  de 
l'an  des  trois  autres  premiers  pères,  appelés  par  Benoît  XII  les 
piâats  présidents ,  prœlati  prœsidmtes ,  coabhates  prœsidet^ 
les  (2). 

Chaque  monastère  élisait  son  abbé,  chaque  abbé  était  com- 
me le  député  de  sa  communauté  au  chapitre ,  qui  de  cette  fa- 
çoo  représentait  tout  l'ordre  :  congregatio  abbatum  totum  ùrdi- 
iMM  r^frmmian$.  C'était  à  lui  qu'appartenaient  la  puissance 
iégidative  et  executive,  le  vote  du  budget  et  toute  la  police  dis- 
c^linaire  de  la  société  cistercienne.  Nulle  loi  n'était  obliga- 
toire, si  elle  n'avait  été  consentie  par  la  majorité  des  abbés  ; 
md  impôt  ne  pouvait  être  levé ,  s'il  n'avait  été  préalablement 

(1)  M  villa  JHvUmensi  quando  veniunt  ad  capitulum^  vel  redeunt,  tam  abbatet 
fwan  aliœ  personœ  ordinis,  honeste  et  mature  se  habeant,  nec  per  vicos  sine 
«rta  necessitate  incedant.  Ibidem  commorando  mdlus  abbas  vel  conversus  pis^ 
ciftiM  utatuTé  ^  Bull.  Bened.  XII. 

(1)  Bull.  Bened.  XII,  an  1SS5,  Nomastic.  cist.y  p.  589,  in-foK 


—  208  — 

ordonnancé  par  le  chapitre  ;  c'était  une  maxime  de  droit  consa- 
crée par  un  grand  nombre  de  statuts,  qu'un  fardeau  dont  cha- 
cun doit  porter  sa  part  doit  être  approuvé  d'un  chacun  :  onuf 
quod  omnes  tangit  àb  omnibus  débet  approbari. 

Ce  forum  monacal  avait  sa  tribune,  ses  débats  parlementai- 
res, ses  séances  tantôt  calmes  et  tantôt  orageuses»  mais  toujours 
dignes  et  graves.  C'était  une  école  de  haute  convenance  et  de 
respect  mutuel.  Lorsqu'un  orateur  abusait  évidemment  de  h 
Uberté  de  discussion ,  le  président  ne  se  contentait  pas  de  k 
rappeler  à  Tordre,  mais  l'assemblée  réprimait  sévèrement  ses 
fougueuses  saillies»  et,  au  besoin»  brisait  son  orgueil  sous  les 
pénitences  les  plus  humiliantes.  Ainsi»  en  1199,  Tabbé  deMo- 
rimond»  ayant  parlé  avec  trop  peu  de  mesure»  fut  condamné  à 
rester  quarante  jours  hors  de  sa  stalle  dans  son  monastère,  à 
être  trois  jours  à  Citeaux  en  coulpe  légère»  et»  l'on  d  eux,  aa 
pain  et  à  l'eau  (1). 

C'était  non-seulement  une  assemblée  délibérante»  mus  une 
cour  judiciaire,  un  tribunal  suprême  appelé  à  jMt>noncer  sur 
tous  les  délits  pubUcs  et  toutes  les  affaires  contentieuses  de  ^o^ 
dre,  ayant  ses  huissiers»  ses  greffiers ,  ses  juges  d'instruction, 
ses  procureurs  et  ses  avocats-généraux.  Le  coupable  s'accusait 
lui-même»  et»  dans  le  cas  où  il  n'en  avait  pas  le  courage  et  la 
volonté»  un  autre  abbé  l'interpellait.  Eu  1205  »  l'abbé  de  Pùd- 
tigny  fut  interpellé  par  Guy  de  Morimond  pour  avoir  permis  a 
la  reine  de  France  et  à  quelques  dames  de  sa  suite  l'entrée  de 
son  monastère»  contrairement  aux  statuts  ;  il  aurait  été  déposé 
à  l'instant  même»  si  l'archevêque  de  Reims  et  plusieurs  autres 
prélats  n'eussent  intercédé  pour  lui. 


(1)  Àbbas  Morimundiy  qui  nimis  indisciplinate  iocutus  est  in  capihûo  (HW), 
quadraginta  diehus  extra  stallum  suum  sit  in  Morimundo;  tritms  diebussitin 
levi  culpa  apud  Cistercium,  uno  eorum  in  pane  et  aqua.  —  De  fa  manièt  àe 
f€  romftorter  au  chap.  génér.,  in-4®,  pp.  45  et  46. 


—  209  — 

On  distinguait  deux  sortes  d'audience ,  celle  du  chapitre  et 
celle  du  définitoire;  tout  ce  qui  avait  été  jugé  à  Tune  ou  à  l'au- 
tre, Tétait  irrévocablement.  On  pouvait  cependant  en  appeler 
au  pape  dans  certains  cas  prévus  parles  règlements. 

Voyez  conmie  la  justice  avait  été  grandement  et  libéralement 
organisée  par  les  moines  !  Chaque  abbé  était  juge  dans  son  mo- 
nastère ;  ce  tribunal  local  était  dominé  par  une  sorte  de  tribu- 
nal de  première  instance,  celui  du  premier  père  dans  toute  sa 
filiation  ;  puis  venaient  la  cour  royale  et  les  assises  du  chapi- 
tre. Ce  n'était  pas  tout  :  Tinnocence  condamnée  pouvait  encore 
crier  vers  Rome  et  se  sauver  dans  la  barque  de  Pierre,  ce  der- 
nier et  suprême  asile  de  la  justice  ici-bas  (1). 

La  langue  latine  était  la  seule  en  usage  dans  le  chapitre  ; 
voilà  pourquoi  l'élection  d'un  abbé  illettré  était  annulée  par  le 
fait  même. 

Ce  tribunal  s'était  acquis  une  si  grande  réputation  d'équité» 
de  haute  impartialité ,  de  discernement ,  qu'il  fut  bientôt  re- 
connu de  l'Europe ,  et  que  les  princes  venaient  de  toutes  les 
parties  du  monde  lui  confier  leurs  difierends ,  s'en  rapportant 
à  ses  décisions.  Plusieurs  d'entre  eux  avaient  pourvu  à  ses  dé- 
penses :  Richard»  roi  d'Angleterre ,  avait  donné,  pour  couvrir 
les  frais  des  trois  premiers  jours»  les  revenus  de  l'église  de 
Schardebourg  ;  Alexandre  U»  roi  d'Ecosse»  vingt  livres  sterling 
pour  le  quatrième  jour  ;  Bêla  IV»  roi  de  Hongrie»  s'était  chargé 
du  cinquième  et  dernier  jour. 

L'époque  de  la  tenue  du  chapitre  varia  comme  l'esprit  cis- 
tercien :  d'annuel  qu'il  était  »  il  devint  bisannuel ,  puis  qua- 
driennal ;  il  y  eut  même  des  lacunes  de  quinze,  vingt  et  qua- 
rante ans»  durant  les  périodes  les  plus  orageuses  de  notre  his- 
toire .  Sous  Louis  XIV,  Alexandre  VII  ordonna  qu'il  serait  trien- 

(1)  Innoc.  Vm,  Bull.  Etsi,  ann.  1489. 


4  1 


—  210  — 

nal  et  que,  dans  rintervalle  des  sessions  y  les  quatre  premiers 
pères  se  réuniraient  en  petit  chapitre  pour  préparer  les  matiè- 
res(l). 

De  quelque  côté  que  Ton  envisage  cette  magnifique  instita- 
tion,  on  ne  peut  qu'être  frappé  d'admiration  :  au  point  de  vue 
monastique,  rien  n'était  plus  propre  à  réunir  les  divers  m^aobres 
de  la  corporation  cistercienne  épars  sur  un  espace  inunense, 
à  y  conserver  la  vie  primitive  et  à  la  maintenir  dans  Tunifor- 
mité  des  mêmes  observances. 

Au  point  de  vue  social,  rien  n'a  contribué  plus  puissanunent 
à  relier  les  différentes  nations  et  à  les  faire  progresser  vers  Fn- 
nité ,  que  ces  assemblées  périodiques  formées  d*aiie  grande 
multitude  d'abbés  venant  de  toutes  les  parties  de  la  terre,  par- 
lant pendant  cinq  jours  la  même  langue,  comme  une  vaste  fa- 
mille de  frères,  emportant  les  mêmes  idées  sur  tous  les  points 
du  globe. 

Sous  le  rapport  politique,  nous  retrouvons  dans  le  chapitre, 
à  l'aurore  du  XII*  siècle,  la  vérité  du  gouvernement  représen- 
tatif dont  les  peuples  européens  n'ont  encore  pu  saisir  que 
l'ombre,  après  tant  d'années  d'efforts  et  d'expériences  désas- 
treuses, à  travers  tant  de  sang  et  de  ruines,  et  cette  république 
fédérative  rêvée  par  Franklin  et  Washington  au  sein  des  fo- 
rêts du  Nouveau-Monde,  réalisée,  en  1119,  par  onze  pauvres 
moines  dans  une  misérable  cabane  au  milieu  d'un  marais  de  la 
Bourgogne. 

Au  point  de  vue  national ,  cette  assemblée ,  qui  fut  pendant 
si  longtemps  l'arbitre  des  empereurs  et  des  rois ,  le  conseil  de 
l'épiscopat,  l'appui  et  l'asile  de  la  papauté  dans  les  tempêtes  da 

(1)  Traité  hist.  du  chap.  génér.  de  tordre  de  Citeaux,  pp.  853  et  soiv.  ;  —  De 
la  manière  de  se  comporter  au  chap,  génér.,  pp.  45  et  46;  — Hélyot,  Bist.da 
ordr.  relig.y  t.  5,  pp.  865,  866  et  867  ;  —  In  Nomastic.  cwf .,  lib.  ant.  définit., 
p.  484. 


—  2H  — 

moyen  ftge  ;  qui  parlait  et  voyait  les  peuples  s'incliner  sous  le 
souffle  de  ses  lèyres  ;  cette  assemblée  se  tenait  dans  une  pro- 
vince et  sous  la  protection  de  la  France ,  sous  la  présidence  et 
la  haute  direction  de  cinq  abhés  français,  parmi  lesquels  était 
celui  de  Morimond.  On  conçoit  que  par  elle  notre  patrie  devait 
avoir  une  influence  prépondérante  sur  les  destinées  de  l'Euro- 
pe» et  donner  le  branle  au  monde  par  les  douze  cents  monas- 
tères étrangers  qui  relevaient  de  Ctteaux. 

Clément  FV»  ayant  organisé  le  définitoire  et  réglé  plusieurs 
autres  points  de  discipline ,  s'occupa  des  chevaliers  de  Gala- 
trava.  Les  clercs  attachés  à  cette  milice  lui  avaient  député  l'un 
d'eux  pour  se  plaindre  de  ce  qu'un  simple  laïque  recevait  leurs 
voeux,  au  préjudice  du  prieur  venu  de  Morimond,  que  les  che- 
valiers repoussaient  à  cause  de  sa  profession  et  de  son  habit.  Lie 
pape,  par  un  bref  daté  de  Pérouse,  au  mois  d'août  1265,  ren- 
voya toute  cette  affaire  au  chapitre  général  de  Citeaux,  conune 
au  tribunal  auquel  elle  ressortissait  naturellement.  Les  abbés 
capitukires  rendirent  une  sentence  constatant  irrévocablement 
le  droit  de  Morimond. 

Cette  décision  ne  pacifia  pas  entièrement  les  esprits  :  Jean  I*% 
ayant  été  élu  abbé  en  1 272 ,  se  hâta  de  se  rendre  en  Espa- 
gne ,  et  alla  droit  à  Calatrava ,  où  Jean  Gondisalvi  faisait  les 
fonctions  de  grand-maitre.  La  milice  était  parvenue  au  plus 
haut  point  de  sa  puissance  et  de  sa  gloire  ;  les  destinées  de  la 
péninsule  semblaient  être  dans  ses  mains.  Une  grave  dissension 
s'étant  élevée  entre  Alphonse-le-Sage  d'un  côté ,  et  son  frère 
Philippe  avec  la  plupart  des  grands  du  royaume  de  l'autre,  ce 
dernier  parti  allait  se  réunir  aux  Maures,  et  l'Espagne  touchait 
à  sa  ruine,  si  Gondisalvi  ne  se  fût  interposé  et  n'eût ,  par  son 
habileté  et  son  ascendant,  réussi  à  cahner  les  esprits  (i). 

(1)  Angel.  Manr.,  Séries prœf.  Calatr.,  t.  8,  p.  «4. 


—  212  — 

L*abbé  Jean,  à  son  arrivée,  convoqua  Tordre  entier,  et  for- 
mula une  série  de  statuts  empreints  de  la  plus  haute  sagesse  et 
groupés  sous  douze  titres  commençant  par  ces  mots  :  Nous 
Jean,  par  la  grâce  de  Dieu  abbé  de  Morimond,  visitant  per- 
sonnellement la  vénérable  congrégation  des  ordre  et  nUlice  de 
Calatrava,  notre  iUustre  fille,  ordonnons  de  notre  autorité  et  au 
nom  de  l'obéissance,  à  tous  les  membres  desdits  ordre  et  milice, 
d'observer,  chacun  en  ce  qui  le  concerne,  les  présents  règUmenU, 
etc.  (1). 

Les  chevaliers  reçurent  ces  lois  avec  respect ,  ccnnme  éma- 
nant du  chef  suprême  de  Tordre ,  et  jurèrent  d'y  obéir  ;  aussi 
le  Dieu  des  batailles,  en  récompense ,  continua-t-il  de  bénir 
leurs  armes  et  de  guider  leur  drapeau  dans  les  sentiers  de  la 
victoire.  Ils  marchèrent,  avec  Sanche-le-Hardi ,  jusqu'au  cen- 
tre de  Tislamisme ,  à  la  pointe  la  plus  méridionale  de  TEspa- 
gne,  assiégèrent  et  prirent  Tarifa  ;  et,  comme  le  roi  voulait  ra- 
ser cette  ville ,  le  boulevard  des  infidèles  sur  le  détroit  de  Gi- 
braltar, ils  se  chaigèrent  de  la  défendre  et  d'y  teaair  bonne 
garnison,  afin  de  couper  les  conmiunications  des  ennemis  avec 
la  mer  et  TAfrique ,  et  de  les  cerner  de  toutes  parts  sur  le 
continent. 

Après  la  mort  du  roi  Sanche,  la  tutelle  de  Ferdinand  IV  fut 
confiée  au  grand-maitre  D.  Roderic  Pérez ,  qui,  ayant  réuni 
ses  forces  à  celles  de  son  royal  pupille,  alla  fièrement  dressersa 
tente  sous  les  murs  de  Grenade.  Attaquée  près  d'Aznallos,  Ta^ 
mée  catholique  remporta  la  victoire  ;  mais  ce  ne  fut  qu'après 
un  combat  aussi  sanglant  qu'opiniâtre.  La  milice  cisterdenne 
fut  décimée,  et  le  grand-maitre,  criblé  de  coups,  mourut  de  ses 
blessures  à  Arcos  (2) . 

(1)  Séries  abbat,  Morim.,  apud  Ang.  Manriq.,  t.  1,  ad  fin. 
(S)  Rades  Andrad.,  Hist,  Calatr.,  c.  18. 


—  213  — 


CHAPITRE  XXIII. 


Ijifliiaiic6.de  Morimond  sur  raffiranchissement  communal  et  paroiitial  dn  Bassi- 
gny  ;  de  la  commnne  et  da  commonitme  ;  propriétés  de  Tabbaye  à  la  fin  du 
xm*  siècle. 


Pendant  que  les  cheyaliers  de  Calatrava  continuaient  leurs 
conquêtes  au-delà  des  Pyrénées ,  sous  la  haute  influence  et  la 
bannière  de  Morimond,  les  religieux  de  ce  monastère,  en  Fran- 
ce, quoiqu'avec  des  armes  différentes ,  n'en  combattaient  pas 
moins  fructueusement  pour  la  cause  sacrée  du  catholicisme  et 
de  la  civilisation. 

La  féodalité  avait  substitué  le  servage  à  Tesclavage.  C'était 
déjà  un  premier  pas  vers  la  liberté';  mais  le  joug  trop  dur  des 
seigneurs  pesait  aux  villes,  dont  les  citoyens  se  réunirent  pour 
s*opposer  aux  vexations  continuelles  de  leurs  capricieux  tyrans  ; 
ib  mesurèrent  les  murailles  et  les  tours  des  manoirs,  en  élevè- 
rent d'aussi  hautes  autour  de  leurs  demeures  pour  se  garantir 
dn  pillage,  et  se  firent  soldats  pour  les  défendre.  De  cette  soli- 
darité d'intérêts  entre  les  habitants  d'une  même  ville  naquit  la 
Commune.  Le  clergé  fut  le  premier  à  donner  le  signal  :  les 
évêques  de  Laon,  de  Rheims  et  d'Amiens ,  qui  étalent  en  mê- 
me temps  seigneurs  temporels ,  accordèrent  des  chartes  d'af- 
franchissement. Ce  mouvement  fut  secondé  puissamment  par 
les  moines  de  Morimond  dans  la  province  du  Bassigny.  Le  clôt- 


—  214  — 

tre  et  relise  étaient,  à  cette  époque,  les  deux  seuls  asiles  de  b 
liberté  ;  c'est  de  là  qu'elle  descendit  dans  le  peuple. 

L'institution  des  communes  fut  l'œuvre  exclusive  du  catholi- 
cisme. D'un  côté,  les  hordes  errantes  du  nord,  se  nourrissant 
de  sang  et  de  pillage,  n'étaient  stables  que  dans  leur  incessant 
vagabondage  ;  de  l'autre,  les  païens  avaient  des  groupes  plus 
ou  moins  considérables  de  maisons  formant  des  boui^des  et 
des  villes  ;  mais,  avec  le  polythéisme,  l'esclavage  et  les  castes, 
le  foyer  domestique  égoïste  et  isolé ,  la  propriété  despotique  et 
sans  entrailles,  la  commune  était  impossible.  Que  fit  le  catho- 
licisme? n  fonda  entre  ces  deux  écueils ,  ce  Charybde  et  ce 
Scylla  des  sociétés  primitives ,  des  agrégations  de  familles  s'aî- 
mant  en  Jésus-Christ,  destinées  à  vivre  sur  un  terrain  limité  et 
sous  des  lois  garantissant  à  chacun  les  fruits  de  son  travail, 
son  champ  et  sa  liberté.  L'Eglise  en  fut  le  noyau  dans  chaque 
locaUté,  en  faisant  converger  toutes  les  individualités  vers  elle 
comme  vers  leur  centre,  par  une  communauté  de  foi,  de  dia- 
rite,  d'espérance,  de  sacrifice  et  de  culte.  L'unité  religieuse eih 
fanta  l'unité  paroissiale,  et  celle-ci  l'unité  communale,  d'où 
découla  progressivement  toute  la  civilisation  européenne. 

Avant  Luther,  la  plupart  des  communes  étaient  déjà  orga- 
nisées  en  Europe  ;  tout  ce  qui  a  été  fait  ou  tenté  depuis  en  de* 
hors  de  l'influence  catholique,  les  communautés  des  frères  Hi>- 
raves  (1),  des  Quakers,  desTunkers,  des  Shakers  (2),  des  Bap- 
tistes,  des  Memnonites,  des  Doukhobortses  schismatiques»  etc. 
(3),  ont  été  envahies  d'un  côté  ou  d'un  autre,  tôt  ou  tard,  par 
l'anarchie  et  la  promiscuité.  Des  essais  tout  récents,  pour  rem- 


(1)  Mosheim,  Hist.  ecclés.,  t.  6,  p.  23,  note;  —  Pilar. etMoravet,  Morav.  Hisi. 
in-8o,  1785. 

(2)  H.  Tucke,  Theptincipl.  of  Quak.;  in-S»,  1814. 

(8)  Strahl,  Beitrag  zer  Bussisch  Kirch  geschicte;  —   Ara.  MeshOT.,    Bist. 
Anabap.;  in-4o,  col.  1617  ;  —  Herm.-Schyn.,  Hist.  Memn.^  Belg.;  Amst.,  17SI. 


—  215  — 

placer  la  commune  chrétienne  par  l'association  plus  ou  moins 
communiste,  ne  semblent  pas  destinés  à  un  meilleur  sort.  La 
plupart  de  nos  réformateurs  semblent  s'accorder  à  entraîner 
l'humanité  vers  le  double  abîme  du  paganisme  et  de  la  barba- 
rie, d'où  le  catholicisme  l'a  tirée.  Lisez  leurs  théories  de  com- 
mune sociétaire  :  ils  nous  ramènent  à  l'ère  de  la  sauvagerie  ; 
c'est  le  genre  de  vie  du  Hun,  de  l'Alain,  de  THérule  dans  leurs 
chariots  d'écorces,  où  les  petits  ne  connaissaient  ni  leurs  pères 
ni  leurs  mères,  où  le  mâle  rencontrait  fortuitement  la  femelle  ; 
c'est  la  même  soif  de  destruction,  le  même  instinct  de  la  ruine. 
Nous  y  retrouvons  tout  ce  que  le  sensualisme  païen  a  eu  jamais 
de  plus  raffiné ,  de  plus  lubrique ,  de  plus  immonde  ;  un  mé» 
lange  monstrueux  des  deux  extrêmes  de  la  vie  sociale  du  genre 
humain  :  le  Caraïbe  à  la  table  de  Vitellius,  le  Cimbre  sur  le  lit 
de  roses  du  Sybarite,  Attila  et  Sardanapale  I 

Les  moines,  ainsi  que  nous  Tayons  vu,  jouissaient  de  tous  les 
droits  seigneuriaux  dans  un  grand  nombre  de  localités  ;  leurs 
archives  et  celles  des  départements  limitrophes  nous  appren- 
nent qu'ils  y  organisèrent  de  bonne  heure  une  administration 
civile  sur  le  modèle  de  l'administration  conventuelle  si  sage- 
ment libérale.  Le  procureur,  le  maîeur,  le  syndic  représentè- 
rent l'abbé,  et  les  anciens,  appelés  à  donner  leurs  avis  dans  les 
délibérations,  les  vieillards  du  monastère  qui  aidaient  l'abbé  de 
leurs  conseils.  Il  y  eut,  comme  dans  le  couvent,  fusion  de  tous 
les  âéments  de  sociabilité  et  équilibre  entre  eux  :  l'^oisme  in- 
dividuel eut  pour  correctif  Tamour  du  prochain  ;  la  famille, 
par  le  dogme  de  la  fraternité  universelle,  s'étendit  à  la  mesure 
de  l'humanité  ;  la  liberté  avait  pour  contrepoids  Fautorité  ;  au- 
dessus  du  droit  de  propriété,  on  plaça  le  devoir  de  charité  :  le 
village  refléta  le  cloître. 

Ce  fut  d'après  ce  plan  et  dans  cet  esprit  que  furent  érigées, 
dans  le  cours  du  treizième  siècle ,  beaucoup  de  communes  du 


—  216  — 

Basâgny,  de  la  Lorraine,  de  la  Franche-Comté,  dont  on  pour- 
rait retrouver  les  chartes  d'affranchissement  (1). 

n  y  avait,  dans  le  sein  de  l'Eglise  même,  un  autre  désordre 
auquel  il  était  plus  urgent  encore  d'apporter  un  remède. 

Durant  la  confusion  effroyable  qui  suivit  la  déroute  de  la 
dynastie  carlovingienne ,  les  barons  s'étaient  emparés  des  bé- 
néfices ecclésiastiques,  avec  le  droit  non-seulement  de  présen- 
tation, mais  très-souvent  encore  avec  celui  de  collation  an  mo- 
ment de  la  vacance.  Le  Bassigny  n'avait  pas  été  préservé  de 
ce  fléau,  qui  en  avait  amené  un  autre  à  sa  suite,  celui  de  la  si- 
monie ;  beaucoup  de  cures  n'y  étaient  plus  considérées  que 
conune  les  annexes  des  fiefe.  Les  moines,  dont  la  mission  était 
de  guérir  les  plaies  les  plus  invétérées  et  les  plus  dangereuses 
de  l'ordre  religieux  et  civil ,  s'efforcèrent  d'arracher  Tétole 
pastorale  des  mains  profanes  de  la  féodalité ,  pour  la  remettre 
dans  celles  de  l'épiscopat.  Sebille  de  Clémont,  dame  de  Saint- 
JulieUy  leur  céda  son  droit  de  patronage  sur  F^^ise  de  llmU^ 
court;  Simon  de  Clément,  son  oncle ,  fit  la  même  chose  pour 
l'église  de  Perrusse  ;  Bertrand ,  chevalier  de  Damblain ,  pour 
celle  de  Germainvillers  ;  Jean  de  Choiseul,  pour  celle  de  Ché- 
zeaux,  etc.  ;  mais  bientôt,  presque  partout,  Morimond  se  des- 
saisit en  faveur  des  évêques,  qui,  de  cette  façon,  purent  recon- 
quérir la  juridiction  dont  ils  avaient  été  injustement  spoliés  dam 
des  temps  malheureux. 

Ainsi ,  pendant  que  les  moines  soutenaient  d'une  main  le 
berceau  des  communes  naissantes  ,  ils  brisaient  de  Tautre  le 
joug  féodal  sous  lequel  les  églises  paroissiales  avaient  été  a 
longtemps  captives ,  pour  les  rattacher  à  l'épiscopat  ;  ils  ma- 
niaient les  deux  glaives  avec  autant  d'adresse  que  de  bonheur: 


(1)  Nous  citerons  :  Levécourt,  Huiilécourt,  Lavilleneave,  Maisoncelle,  Ro- 
sières y  Tolaincourt ,  Germainvillers ,  Viliers ,  Blondefontaine ,  etc. 


—  217  — 

ils  faisaient  marcher  de  front  les  deux  sociétés  dans  les  iroies 
de  la  liberté. 

Rien  ne  fait  mieux  connaître  les  ressources  dont  ils  pou- 
vaient disposer  et  leur  influence  immense  que  les  donations 
dont  ils  continuaient  d'être  l'objet  :  soit  par  échange  ou  par 
achat,  soit  par  don  pur  et  simple,  soit  à  chaîne  de  prières  » 
d*obits,  de  commémoraisons  funèbres,  etc.,  ils  se  trouvèrent  à 
la  fin  du  XIU*  siècle  décimateurs  en  tout  ou  en  partie ,  dans 
plus  de  cinquante  villages  de  la  Champagne ,  de  la  Lorraine 
et  du  comté  de  la  Bourgogne. 

L'origine  de  la  dime  est  religieuse  et  sacerdotale  ;  tous  les 
peuples  ont  reconnu  le  souverain  domaine  de  Dieu  sur  la  terre 
et  ses  produits ,  et  tous  lui  ont  témoigné  leur  reconnaissance 
en  lui  consacrant ,  par  le  sacrifice  ou  dans  la  personne  de  ses 
prêtres,  quelque  chose  de  leurs  récoltes.  Nous  avons  retrouvé 
l'usage  de  l'offrande  décimale  non- seulement  chez  les  Hé- 
breux ,  mais  ch/ez  les  Grecs  et  les  Romains ,  chez  les  sauvages 
de  l'Amérique  et  de  l'Océanie  (i). 

Primitivement ,  il  n'y  eut  point  d'autres  dîmes  dans  le  chris- 
tianisme que  les  dîmes  ecclésiastiques  ;  mais ,  sous  les  faibles 
successeurs  de  Gharlemagne ,  aux  époques  les  plus  orageuses 
de  notre  histoire ,  les  seigneurs  laïques  se  les  étant  inféodées , 
à  titre  de  défenseurs  des  églises,  elles  devinrent  héréditaires 
comme  le  fief  ;  les  enfants  des  barons  se  les  partagèrent ,  et  il 
arriva  en  peu  de  temps  qu'il  y  eut  dans  chaque  village  un 
nombre  aussi  considérable  de  décimateurs  que  de  cultiva- 
teurs (2)  ;  d'où  naquit  une  épouvantable  confusion ,  une  foule 

(1)  Voir  rouvrage  Ifs.  de  dom  Bastide,  De  Decimis  et  earum  origine  apud 
Judeeatf  Gentiles  et  Christionos,  ou  simplement  :  Voyage  et Anacharsis  ^  t.  S, 
p.  417;  —  Do  Boulay,  Trésor  des  antiq.  rom,,  in-fol.,  p.  851;  —  LafBt., 
Mœurs  des  Satw.  amer.,  t.  1,  in-i». 

(S)  Brevamies  avait  plus  de  quinze  décimateurs  ;  il  en  était  de  môme  de  la 
plupart  des  villages  du  Bassigny  au  XU«  siècle. 


—  218  — 

d'entraves»  de  dissenâons  et  de  procès  qui  auraient  infaillible- 
ment  amené  la  ruine  complète  de  Tagriculture ,  si  les  moines 
n^eussent  réussi  à  combiner  tous  ces  éléments  divers  et  hé- 
térogènes 9  et  n'eussent  remplacé  cette  oligarchie  désastreose 
par  une  administration  plus  unitaire  »  plus  douce  et  plus  pa- 
ternelle. 
Cette  substitution  se  fit  de  différentes  manières  : 
1*  Par  restitution  :  plusieurs  seigneurs,  comme  nous  le 
voyons  par  Texemple  de  Jean  de  la  Fauche,  eonsidirani  gv'tl 
est  de  toute  justice  que  les  dîmes  retenues  de  fait  par  k$  kSfues 
soient  remises  au  clergé,  le  premier  et  légitime  possaMmar  (1), 
les  restituèrent  entre  les  mains  des  moines ,  qui  les  rendirent  à 
leur  tour  à  leur  destination  première ,  les  employant,  d'après 
l'antique  discipline ,  à  la  subsistance  honorable  des  pasteurs , 
au  soulagement  des  pauvres  et  des  infirmes ,  à  l'entretien  des 
presbytères ,  à  la  réparation  des  églises ,  quelquefois  de  l'église 
entière ,  mais  le  plus  souvent  des  chapelles  latérales  et  de  la 
région  absidaire  :  ce  qui  nous  explique  et  nous  révèle  rorigine 
de  toutes  ces  beautés  artistiques ,  de  toutes  ces  richesses  et  de 
toutes  ces  magnificences  jetées  avec  tant  de  goût,  de  grâce  et 
de  grandeur  sur  le  front  de  la  plupart  de  nos  églises  du  Bas- 
signy  (2). 

2''  Les  frais  énormes  occasionnés  par  les  deux  croisades  de 
saint  Louis  avaient  obéré  la  plupart  des  seigneurs  qui  avaient 
accompagné  ce  pieux  roi;  pour  se  libérer,  ils  morcelèrent 
leurs  fiefs  et  en  mirent  les  lambeaux  à  Tencan.  Or,  il  n'y  eut 
point  d'autres  achetem*s  que  les  moines.  Jean  de  Choiseulne 
put  sortir  de  ses  embarras  financiers  qu'en  s'adressant  à  l'ab- 
baye de  Morimond  ;  et ,  du  consentement  de  noble  dame  Ber- 
tremette ,  dite  Alis ,  sa  femme ,  il  se  dessaisit  tout  à  la  fois  de 

(1)  Archiv.  de  la  Haute-Marne  ^  arc.  Lafauche. 

(«)  Voy.  le  savant  Thomassin,  Discipl.  de  VEglùe,  tl.  1  et  «. 


—  219  — 

son  moulin  de  Germennes  sur  la  Meuse ,  entre  Lénizeul  et 
Damfal  »  avec  ses  dépendances  »  pour  trois  cents  livres  tournois» 
et  des  dimes  de  Ghézeaux,  moyennant  douze  cents  livres  pro- 
véniliens.  Beaucoup  d'autres  chevaliers  et  de  barons»  comme 
les  sires  de  Qémont»  de  Yaudémont,  de  Bourbonne»  etc.,  al- 
lèrent également  offrir  aux  moines  quelques  débris  de  leurs 
domaines  (1). 

3"  Les  prières  de  nos  cénobites  avaient  encore  aui  yeux  du 
monde  tant  de  prix  et  de  puissance ,  qu'on  eût  sacrifié  la  terre 
entière  et  ses  trésors  pour  se  les  assurer  :  c'est  ce  qui  leur  atti- 
ra de  magnifiques  donations  de  la  part  de  6eo£froy  de  Bour- 
roont  ;  de  Henri  »  comte  de  Bar,  et  d' Aliénor,  fille  du  roi  d'An- 
gleterre, son  épouse;  de  Thibaut,  roi  de  Navarre,  comte  de 
Champagne  et  de  Brie  ;  des  comtes  de  Bourgogne  et  des  ducs 
de  Lorraine,  etc.  Ces  enfants  deCîteaux  n'avaient  cherché  que 
le  règne  de  Dieu  et  sa  justice  :  la  terre  et  ses  biens  leur  arri- 
vèrent par  surcroît.  Ainsi  »  au  commencement  du  XIY*  siècle , 
Morimond  avait  :  plus  de  vingt  moulins  sur  la  Meuse ,  la  Mo- 
selle ,  la  Saône  et  leurs  affluents  »  et  sur  les  ruisseaux  des  étangs  ; 
une  mine  de  fer  et  deux  usines  métallurgiques  ;  des  pressoirs 
sur  les  territoires  de  Bourbonne  »  Serqueux  et  Laneuvelle  ;  des 
paisseaux  pour  ses  vignes ,  du  bois  pour  son  usage  dans  les  fo- 
rêts de  Damey,  de  La  Marche ,  d' Aigremont  et  de  Fresnoy  ;  la 
banalité  des  trois  fours  de  Nijon  »  Serocourt ,  Rosières  ;  dix 
charges  de  sel  à  prendre  à  Salins ,  des  maisons  dans  plus  de 
douze  villes  ;  le  droit  de  pèche  dans  la  Moselle  et  la  Meuse  jus- 
qu'à Metz  et  à  Verdun ,  et  dans  la  Saône  jusqu'à  Gray  ;  douze 
granges  exploitées  par  cent  soixante  convers  »  des  troupeaux 
innombrables»  une  prairie  qui  s'étendait  de  Meuvy  à  Neuf- 
château,  la  haute  justice  dans  six  villages  ;  le  privilège  im- 

(1)  Nous  avons  retroavé  aux  archivas  de  la  Haate-Marae  les  pièces  attestant 
ces  ventes. 


—  2Î0  — 

mense  de  passer  avec  ses  chevaux,  voitures,  marchandises, 
bestiaux,  sans  payer  aucun  droit  de  péage,  sur  toutes  les  terres 
du  duché  de  Lorraine ,  des  comtés  de  Bourgogne ,  de  Gham- 
pagne ,  de  Bar,  des  évêchés  de  Toul,  de  Langres  et  de  Meti ; 
voilà  une  faible  exquisse  des  ressources  prodigieuses  que  les 
moines  s'étaient  créées  (1). 

Mais,  nous  dira-t-on,  comment  quelques  pauvres  religieux, 
venus  dans  le  Bassigny  avec  une  croix,  un  Psautier  et  quelques 
instruments  aratoires ,  sont-ils  arrivés  en  si  peu  de  tamips  à  on 
si  haut  degré  de  grandeur  et  de  prospérité  matéridles?  Nom 
répondrons  :  Ils  ont  réussi,  comme  on  réussira  toujours,  &ï 
s'associant  pour  centupler  leurs  forces,  en  se  plaçant  volontai- 
rement et  par  le  principe  de  la  charité  chrétienne  sous  le  ré- 
gime sociétaire  dont  nos  réformateurs  ne  cessent  de  noos 
vanter  les  merveilleuses  économies  (2) ,  en  travaillant  beau- 
coup et  en  dépensant  peu  ;  se  contentant  de  pain  noir»  de  pds 
et  de  légumes  pour  leur  nourriture  ordinaire  ;  de  tartes  Cdles 
de  harengs ,  d*oignons  et  d*huile  de  noix ,  avec  un  potage  de 
gruau  d'avoine  aux  amandes  pour  leur  pitance  ou  mets  extraoi^ 
dinaire,  d*un  sac  de  grosse  laine  pour  vêtement,  d*une  misé- 
rable paillasse  pour  couche ,  pendant  que  les  barons  se  mi- 
naient au  jeu ,  à  la  guerre ,  dans  le  luxe ,  la  bonne  chère  et  k 
débauche.  Le  cloître  vainquit  le  manoir  comme  Rome  vainquit 
Carthage  après  les  délices  de  Gapoue. 

C'est  un  fait  historique  incontestable ,  que  la  substitution  de 
la  puissance  monastique  à  la  puissance  féodale  s'est  opérée  an 
profit  du  pauvre  peuple.  «  Tout  le  monde  sait ,  dit  un  auteur 
<c  du  temps ,  de  quelle  manière  les  maîtres  séculiers  traitent 
«  leurs  serfs  et  leurs  serviteurs.  Ils  ne  se  contentent  pas  du 


(1)  Archiv.de la  Haute-Mame,  liass.  7,  8,  9,10,  etc. 
(i)  Les  pbalanstériens  ont  reconnu  que,  pour  tenter  quelque  cboee  de  sérMO 
et  d'utile  en  agriculture,  il  fallait  au  moins  de  2  à  8,000  hectares  de  terre. 


—  221  — 

«  service  usuel  qui  leur  est  dû  ;  mais  ils  reyendiquent  sans 
«  miséricorde  les  biens  et  les  personnes.  De  là,  outre  les  cens 
«  accoutumés»  ils  les  accablent  de  services  innombrables ,  de 
«  chaînes  intolérables  «  trois  ou  quatre  fois  Tan ,  et  toutes  les 
«  fois  qu'ils  le  veulent.  Aussi  voitron  les  gens  de  la  campagne 
«  abandonner  le  sol  et  fuir  en  d*autres  lieux.  Mais ,  cbose  plus 
«  affreuse  !  ne  vont-ils  pas  jusqu'à  vendre  pour  de  Targent , 
«  pour  un  vil.  métal  y  les  honmies  que  Dieu  a  rachetés  au  prix 
«  de  son  sang!  Les  moines,  au  contraire,  quand  ils  ont  des 
«  possessions,  agissent  bien  d'autre  sorte.  Ils  n'exigent  des 
«  colons  que  les  choses  dues  et  légitimes  ;  ils  ne  réclament 
«  leurs  services  que  pour  les  nécessités  de  leur  existence  ;  ils 
«  ne  les  tourmentent  d'aucune  exaction  ;  ils  ne  leur  imposent 
«  rien  dUnsupportable ;  s'ils  les  voient  nécessiteux,  ils  les 
«  nourrissent  de  leur  propre  substance  ;  ils  ne  les  traitent  pas 
«  en  esclaves,  ni  en  serviteurs ,  mais  en  frères  »  (1). 

Voilà  Texplication  morale ,  entre  tant  d'autres,  des  grandes 
richesses  des  monastères,  et  la  raison  religieuse  qui  devait  faire 
disparaître  la  servitude  personnelle  et  l'esclavage. 

Quel  parti  les  moines  tirèrent-ils  des  terres  qu'on  leur  avait 
données ,  vendues  ou  échangées ,  et  qui  la  plupart  n'étaient 
qne  des  déserts  et  des  marais  ?  A  quoi  employaient-ils  leur 
superflu?  —  C'est  ce  que  nous  examinerons  dans  les  chapitres 
suivants. 


(i)  Voy.  les  Utt.  de  Pierre -le -Vénérable,  Essai  hist.  sur  tÀbb.  de  Cluny, 
p.  147. 


—  222  — 


CHAPITRE  XXIV. 


Influence  agricole  de  Morimond  ;  tystème  d'assainisiement  el  de  défHdM- 

ment  ;  économie  forestiàre  des  moines. 


Lorsque  saint  Robert  descendit  de  Molesmes  à  Ctteaux,  suifi 
de  ses  pieux  compagnons,  ce  fut  ayec  la  fenne  résolotkm 
d'observer  la  règle  de  saint  Benoit  dans  toute  sa  séTérité.  Or, 
d'après  cette  règle ,  le  moine  doit  vivre  du  travail  de  ses  maint 
et  se  suffire  à  lui-même.  Les  premiers  cisterciens  se  mirent  i 
réfléchir  par  quelle  profession ,  par  quelle  industrie  ils  pom^ 
raient  se  procurer  le  pain  quotidien ,  donner  l'aumône  aux  in- 
digents et  rhospitalité  aux  étrangers  >  que  la  règle  bénédictine 
ordonne  de  recevoir  comme  si  c'était  Jésus-Christ  mêmie  (i). 

Il  y  avait  alors ,  bien  plus  encore  qu'aujourd'ui ,  un  éiat 
méprisé»  avili  par  les  préjugés  de  Tépoque,  renvoyé  aux  pau- 
vres manants  comme  la  géhenne  de  la  terre ,  et  réservé  aux 
serfs  comme  une  ignominie  de  plus  jetée  sur  leurs  fronts  flé- 
tris. Eh  bien  !  ce  sera  cette  profession  la  plus  humiliée  qu'ils 
choisiront  de  préférence  !  Us  vont  se  faire  agriculteurs,  descen- 
dre dans  le  sillon ,  tantôt  laissant  le  Psautier  pour  la  bêche» 
tantôt  la  bêche  pour  le  Psautier  :  moines  et  laboureurs»  hommes 
de  travail  et  de  prière,  anges  du  ciel  sur  la  terre.  Tels  furent 

(1)  Quos  «/  Christum  suscipere  prcecipit  régula.  —  Exord.  magn,,  1.  i,  c  Wî 
—  Exord,  parv.y  c.  16  ;  —  Armai,  m^,  1. 1,  p.  iS. 


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les  premiers  cénobites  de  Citeaux ,  tels  seront  ceux  de  Mori- 
mond. 

Mais  il  leur  faut  des  terrains  propres  à  la  culture  ;  à  qui 
iront-ils  les  demander  ?  A  personne  ;  ils  les  formeront  eux- 
mêmes  ,  avec  les  landes ,  les  forêts  et  les  déserts  qui  couYrent 
les  deux  tiers  de  la  France.  Aussi  protestent-ils  qu'ils  ne  cul- 
tiveront que  les  champs  éloignés  des  yilles ,  des  villages  et  des 
hameaux  (i),  et  spécialement  les  plus  sauvages  et  les  plus 
ingrats  :  tant  ils  étaient  persuadés  que  Dieu  n*a  rien  fait  de 
stérile,  et  que  le  plus  vil  grain  de  poussière,  avec  la  bénédic- 
tion du  ciel ,  recèle  un  trésor  ! 

Les  moines  ne  se  livreront  pas  en  aveugles  à  toutes  sortes 
d'exploitations  ;  mais  ils  procéderont  par  principes ,  se  réglant 
sur  la  température  climatérique  y  sur  la  connaissance  des  di- 
verses espèces  de  terrains  et  les  différents  produits  qui  leur 
sont  propres,  réunissant  tous  les  vieux  éléments  agricoles,  en 
créant  de  nouveaux.  Oteaux  deviendra  bientôt ,  de  la  sorte, 
conmae  un  vaste  institut  agronomique  dont  Tesprit  passera 
dans  ses  quinze  cents  monastères ,  qui  se  transformeront  en 
autant  de  fermes-modèles  régionales ,  et  de  là  dans  le  peuple , 
par  ses  granges  ou  fermes-écoles. 

Ainsi  toute  cette  organisation  agricole  que  nos  réformateurs 
modernes  ont  essayé  d'établir  en  France  à  si  grands  frais ,  et 
jusqu'ici  avec  si  peu  de  fruits ,  avait  été  réalisée  par  quelques 
cénobites  dans  toute  TEurope,  il  y  a  plus  de  six  cents  ans,  avec 
cette  différence,  que  les  moines  ne  demandaient  pas  vingt-cinq 
millions  par  an  pour  faire  leurs  expériences ,  mais  seulement 
des  broussailles  et  des  marais. 

La  province  de  Langres  était  déjà  renommée  pour  sa  ferti- 

(1)  Terras  ab  hahitatione  hominum  remotas.,.  Sylvas  aquasque  ad  ftieienda 
moiendina ,  equos,  pecoraquey  curies  ad  agricuituraSfeic.f'^  Armai,  eisi., 
1. 1,  p.  S*. 


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lité  sous  la  domioation  romaine  »  et  déyersait  de  sa  surabon- 
dance sur  les  pays  Yoisins  et  jusque  sur  Rome  même,  comme 
nous  l'apprenons  de  César  et  de  Claudien  (1).  Pendant  l'ère  de 
la  décrépitude  de  Tempire ,  au  moment  de  Tinvasion  des  bar- 
bares» cette  contrée  sillonnée  de  Yoies  romaines  (2)  et  sur  le 
passage  des  hordes  de  la  Germanie  fut  dévastée  et  dépeuplée  ; 
elle  essaya  de  se  relever  sous  Charlemagne;  mais,  au  milieu 
des  désordres  et  de  Tanarchie  féodale  du  X*  et  du  XI*  siècles, 
elle  se  couvrit  de  nouveau  de  ronces  et  d'épines. 

Le  pays  le  plus  fécond  du  Langroîs ,  appelé  Bassigny,  était 
alors  réduit  à  la  plus  affreuse  misère  :  les  barons  qui  se  Té- 
taient partagé  comme  une  riche  proie  l'avaient  transformé  en 
un  champ  de  bataille.  Les  manants ,  attachés  à  la  glèbe,  épui- 
sés par  les  corvées,  désespérés  par  une  longue  suite  d'années 
calamiteuses,  voyant  sans  cesse  leurs  moissons  ravagées  par 
des  bandes  errantes,  désertaient  de  toutes  parts.  Pour  comble 
de  malheur,  les  eaux ,  obstruées  sur  plusieurs  points  par  les 
débris  d'une  végétation  sauvage  et  luxuriante ,  avaient  perdo 
leur  cours  naturel  et  inondaient  de  vastes  espaces.  Le  sol  était 
devenu  en  général  marécageux ,  et  les  prairies  de  la  Meuse  ne 
produisaient  plus  que  des  joncs  et  des  roseaux ,  au  milieu  des- 
quels erraient  ça  et  là  quelques  rares  et  maigres  troupeaux  (3). 
C'en  était  fait  d'une  des  plus  belles  et  des  plus  riches  provinces 
de  la  France,  si  la  Providence  ne  fût  intervenue  d'une  manière 
miraculeuse. 

Qui  susciter a-t-elle?  Sera-ce  un  poète,  comme  autrefois  dans 
la  vieille  Italie  ?  Non  ;  en  vain  le  cygne  de  Mantoue  a  chanté, 

(1)  Fecunda  Tybris  ab  Arcto 

Vexit  lingonico  sudatas  vomere  messes.    (Eloge  de  StUiam-) 

(2)  Antiq.  de  Caylus ,  t.  8 ,  p.  429.  —  Voir  le  long  chapitre  du  P.  Vigiûr 
sur  le  même  si;get,  Décad.,  Ms.;  —  Migneret,  Précis  de  VHxtU  de  Limgra, 
p.  88. 

(8)  Tabui.  Morim.,  ann.  1150  et  1180. 


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à  Fombre  du  trône  d'Auguste ,  les  troupeaux,  la  charrue  et 
rétable  ;  les  plébéiens  sont  restés  à  Tentour  du  Cirque ,  et  Rome 
a  continué  d'euToyer  ses  vaisseaux  chercher  le  pain  de  son 
peuple  en  Sicile  et  en  Egypte.  Dira-t-elle  à  un  roi  :  Quitte  ton 
sceptre  et  prends  le  manche  de  la  charrue  pour  Télever  aux 
yeux  des  peuples  à  la  hauteur  même  du  trône?...  La  Chine  le 
fait  depuis  trois  mille  ans ,  et  cependant  Tagriculture  y  est 
restée  dans  une  étemelle  enfance. 

La  Providence  ira  chercher  le  remède  à  la  source  même  du 
mal  ;  elle  montera  au  manoir»  prendra  par  la  main  les  enfants 
des  comtes»  des  barons»  etc.»  les  conduira  àCiteaux,  et  là» 
après  les  avoir  dépouillés  de  leurs  livrées  mondaines  et  cheva- 
leresques» elle  en  fera  des  pauvres  »  des  moines  et  des  cultiva- 
teurs ;  puis  »  un  jour,  elle  dira  à  douze  d'entre  eux  :  <c  Levez- 
«  vous;  venez  dans  la  terre  que  je  vous  montrerai;  allez  par- 
ce delà  la  ville  de  Saint-Dizier  »  descendez  dans  ce  grand  bassin 
«  fangeux  d'où  s'exhalent  des  vapeurs  de  mort;  forgez  des 
«  8008  avec  les  épées  de  vos  pères  »  défrichez  »  assainissez  » 
«  rendez  à  ces  lieux  leur  fertilité  et  leur  beauté  premières  ; 
«  faites^n  encore  une  fois  le  grenier  des  Gaules»  et  que  les 
«  hommes  sachent  que  c'est  moi  qui  non-seulement  ai  créé  la 
«  terre  »  mais  encore  qui  la  renouvelle  et  la  régénère  quand  il 
«  meplait.  » 

Les  moines  crurent  pouvoir  opérer  l'assainissement  d'une 
portion  conâdérable  de  la  contrée  par  la  création  d'un  certaiu 
nombre  d'étangs  sous  les  principaux  versants ,  dans  le  voisi- 
nage de  la  source  de  la  Meuse ,  pour  en  prévenir  les  inonda- 
tions trop  fréquentes  (1).  Ces  étangs  étaient  destinés  à  emma- 


(1)  Sous  le  venant  de  Damblain ,  Tétang  de  Fraucourt  ;  sous  le  versant  de 
Morimond ,  le  plus  considérable,  cinq  étangs  :  ceux  du  Lavoir,  le  Grand-Etang, 
la  Ferrasse,  le  Maître ,  Bonnencoutre;  sous  le  versant  de  Maulain  et  de  Ra- 
venne-Fontaine,  Tétang  du  Moulin-Rouge;  sous  le  versant  de  Montigny,  les 


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gasiner  l'eau  provenant  des  pluies  torrentielles  ou  de  la  fonte 
des  neiges,  qui,  tombant  tout-à-coup  dans  le  lit  trop  peu  in- 
cliné de  la  rivière»  la  faisait  déborder  presque  instantané- 
ment. 

Ce  procédé ,  que  la  science  a  révélé  à  plusieurs  de  nos  plus 
fameux  hydrogéologistes  après  les  malheurs  de  1840  et  1846, 
avait  été  indiqué  à  nos  cénobites  par  la  nature  elle-même.  Dans 
les  hautes  montagnes ,  il  existe  beaucoup  de  lacs ,  situés  sou- 
vent à  une  élévation  considérable ,  recevant  Teau  des  pluies  et 
des  neiges ,  qui  ne  peut  s'écouler  qu'à  un  certain  niveau ,  que 
Ton  nomme  détente  dans  les  Alpes.  Alors  le  lac  domie  naii- 
sance  à  un  ruisseau  qui  descend  paisiblement  et  va  circuler 
dans  le  fond  des  vallées  qu'il  fertilise ,  au  lieu  de  s'y  précipi- 
ter en  un  torrent  fangeux  pour  les  dévaster. 

Si  l'on  veut  se  faire  une  idée  de  tout  ce  qu'il  a  ùdhi  de  pa- 
tience et  de  pénibles  labeurs  pour  exécuter  une  aussi  gigan- 
tesque entreprise ,  il  n*y  a  qu'à  jeter  les  yeux  sur  le  Grand- 
Etang  y  au-dessous  duquel  était  assis  le  monastère,  et  qui  rece- 
vait de  la  surabondance  de  trois  ou  quatre  étangs  supérieurs. 
C'est  un  lac ,  c'est  une  petite  mer  dont  les  bras  se  perdent  dans 
la  forêt;  ses  môles  et  ses  glacis  rivaliseraient  avec  ceux  de  nos 
plus  fameux  ports;  depuis  près  d'un  siècle,  ils  résistent  sans 
réparations  à  l'action  du  temps,  des  flots  et  des  éléments,  et  au 
poids  d'une  masse  d'eau  de  quarante  à  cinquante  pieds  à  h 
bonde.  On  voit  qu'une  connaissance  profonde  de  l'hydraulique 
a  présidé  à  la  disposition  de  ces  pierres,  et  surtout  qu'elles  ont 
été  placées  là  par  une  main  généreuse  qui  travaillait  poor  b 
postérité. 

Il  était  quelquefois  permis  aux  religieux  de  venir  se  prome- 
ner silencieusement  sur  la  terrasse  de  la  levée  de  cet  étang,  où 

étangs  de  Damfal  et  de  Belfays;  sous  le  versant  de  Lavilleneuve  et  de  Range- 
court,  l'étang  de  Defoy;  sous  le  versant  de  Choiseul,  le  Petit-Etang,  etc 


—  227  — 

tout  respirait  la  plus  suaye  et  la  plus  sublime  poésie  :  le  chant 
de  Toiseau ,  le  mugissement  du  vent  dans  la  forêt»  les  flots  qui 
Tenaient  se  briser  contre  la  jetée ,  les  frères  pécheurs  qui  es- 
sayaient de  regagner  le  rivage  en  ramant  et  en  chantant  des 
cantiques  »  les  grands  chênes  qui  se  balançaient  majestueuse- 
ment et  semblaient  se  mirer  dans  Tonde  avec  complaisance , 
la  grue  et  le  héron  planant  dans  les  airs  et  s^élançant  sur  leur 
proie  avec  un  rauque  sifflement,  et»  par-dessus  tout  cela»  le 
beau  ciel  du  Bassigny  ;  cette  scène  maritime  au  milieu  des 
bois,  ces  ravissantes  harmonies  de  la  solitude  devaient  faire 
tressaillir  Pâme  du  moine  sous  les  plus  douces  et  les  plus  inno- 
centes jouissances»  et  la  plonger  dans  la  sainte  et  délicieuse 
contemplation  de  la  nature  et  de  son  auteur. 

Ainsi»  le  but  premier  des  moines,  en  entreprenant  ces  grands 
travaux  hydrostatiques  »  n*était  point  de  se  procurer  du  poisson 
destiné  à  leur  adoucir  les  rigueurs  de  Tabstinence  de  la  viande  ; 
choisissant  presque  toujours  des  lieux  humides  et  fangeux  pour 
séjour,  ils  ne  voulurent  d*abord  qu'assainir  »  afin  de  pouvoir 
habiter  et  cultiver;  le  poisson  était  alors  pour  eux  un  mets 
prohibé,  ou  dont  ils  n'usaient  que  rarement  et  seulement  aux 
grands  jours  de  fête ,  ce  qui  dura  pendant  plus  de  cent  cin- 
quante ans  »  ainsi  que  l'attestent  les  auteurs  contemporains. 
Voici  conunent  ils  procédaient  »  d*après  les  Annales  cistercien- 
nes» et  leurs  travaux  étaient  conduits  avec  tant  de  raison  et  de 
sagesse»  qu'ils  semblent  avoir  outrepassé  les  expériences  et  les 
découvertes  modernes  (1).  —  Nos  moines  avaient  dressé  leur 
tente  au  milieu  d'un  marais  (2)  ;  ils  s'efforcèrent  de  percer  des 
exutoires,  de  pratiquer  des  saignées  à  ce  sol  putride  et  malade, 

(1)  Malepeyre,  Maison  rustique  du  XIX«  siècle,  1. 1,  pp.  14  et  150,  De  Tas- 
sainissemeni  ;  —  Cantagrel,  Mém,  présenté  à  la  Société  dtagricult.  dClndre^t- 
Loire,  ou  Quinze  millions  à  gagner  sur  les  bords  de  la  Cisse;  etc. 

(S)  Uliginoso  loco,  palustrique  ac  hominibus  antea  inhabitato  et  vix  accesto. 
—  Ann»  cist.,  t.  i,  p.  78. 


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de  réunir  les  eaux  par  un  ingénieux  système  de  rigoles,  de 
tranchées  et  de  fossés  débouchant  les  uns  dans  les  autres  »  dL 
tous  dans  un  principal  canal ,  qui  formait  une  sorte  de  réso^ 
Toir  dont  ils  se  servaient  :  —  1*  comme  moyen  d'irrigatioD» 
d'où  nous  sont  venues  toutes  ces  magnifiques  prairies  du  Bas- 
signy,  presque  toujours  placées  en  bas  des  étangs  et  arrosées 
par  les  ruisseaux  pérennesqui  en  découlaient  (1)  ;  — 2*  comme 
force  motrice ,  ainsi  que  nous  le  voyons  par  cette  série  d'usines 
qui  se  trouvaient  au-dessous  du  monastère ,  au  nombre  de  plm 
de  douze  (2)»  telles  que  :  scieries,  huileries»  fouleries,  tanneries 
et  moulins  surtout,  qui  sont  encore  une  ressource  inappréciable 
pour  tout  le  pays  ;  car  la  Meuse  coule  à  pleins  bords  et  avec 
fracas  à  travers  le  Bassigny  pendant  Fhi ver  ;  mais  en  été  et  «i 
autonme  ce  n*est  plus  ça  et  là  qu'un  faible  cours  d*ean  que  le 
voyageur  traverse  à  pied  sec  ;  tous  les  moulins  construits  sur 
ses  rives  sont  alors  en  chômage.  Or,  si  les  moines,  divinement 
inspirés,  n'avaient  recueilli  de  Teau  à  Morimond  il  y  a  sept 
cents  ans,  dites-moi  où  vingt  villages ,  que  nous  pourrions 
nonmier,  iraient  chercher  de  la  farine  et  du  pain  pendant 
cinq  mois  de  Tannée  ?  A  dix  ou  douze  lieues ,  dans  le  bassin  de 
la  Marne  ou  de  la  Saône  ; — S""  ils  en  créaient  des  viviers,  où  ib 

0 

élevaient  du  poisson  ;  nul  depuis  n*a  mieux  réussi  dans  cette 
industrie;  ils  lui  ont  donné  une  impulsion  qui  existe  encore» 
surtout  dans  les  Vosges  et  la  Meurthc  (3).  En  aucun  lieu  les 
étangs  ne  sont  exploités  avec  plus  d'intelligence  et  de  fruit ,  et 
c'est  à  peu  de  distance  de  Morimond  qu'on  vient  de  faire  la  belle 
et  précieuse  découverte  de  la  fécondation  artificielle  des  asab 


(t)  Nadauld  de  Buff.,  Traité  théor,  etpmt,  des  Irrigat.;  3  vol.  in-8*,  184J; 
—  Polonceau,  Des  Eaux  relativ.  à  Vagricult.;  1846  ,  in-t8. 

(2)  Collectis  namque  per  industriam  aquis  deductisque,  fluvioius  proficmu 
mùltis  usibus  campos  irrigat  y  fruges  terit,  ligna  scindit,  stagna  ingentia 
iolum  aquis  complet  sedpiscibus.  —  Ann.  cist.,  t.  1,  p.  10. 

(8)  Mémoires  de  la  Société  royale  et  centrale  d'agriculture  ;  Paris,  1S4I. 


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de  poisson.  Ainsi ,  par  un  bienfait  providentiel ,  les  mêmes 
éléments  qui  rendaient  un  pays  insalubre ,  dangereux  et  ina- 
bordable »  devenaient ,  sous  la  main  des  cénobites  cisterciens  » 
une  source  de  commodités  et  de  richesses  :  tant  il  est  vrai, 
ajoute  rhistorien  y  que  tout  se  tourne  en  bien  pour  les  amis  de 
Dieu  9  et  que  rien  n'est  perdu  pour  eux  au  ciel  et  sur  la  terre , 
ni  une  larme,  ni  une  goutte  d'eau  (1)  ! 

Que  de  fois  nous  avons  entendu  reprocher  à  nos  religieux 
d'avoir  trop  multiplié  les  étangs  !  Cependant ,  qu'on  y  réflé- 
chisse f  et  on  verra ,  outre  les  raisons  que  nous  avons  déjà  don- 
nées, que  c'était  une  nécessité  de  l'époque  :  les  bras  man- 
quaient ;-il  fallait  ou  laisser  le  sol  improductif,  ou  Tutiliser  en 
l'inondant,  et  remplacer  les  moissons  par  les  poissons.  Il  était 
impossible  de  tirer  un  autre  parti  de  beaucoup  de  terrains  hu- 
mides ,  impropres  à  la  culture  et  au  pâturage.  De  nos  jours , 
après  toutes  les  découvertes  de  la  science ,  les  départements  de 
l'Ain,  de  Saône-et-Loire ,  la  Bresse,  la  Dombes  et  la  Sologne, 
etc.»  se  sont  trouvés  ainsi  forcés  de  conserver  un  grand  nom- 
bre d'étangs ,  qui  forment  un  des  principaux  produits  de  ces 
contrées  (2). 

Le  sol  de  Morimond ,  sol  argilo-siliceux ,  ondulé  et  disposé 
en  petits  vallons  allongés ,  se  prétait  naturellement  à  ces  sortes 
d'entreprises.  Les  moines  avaient  admirablement  calculé  la 
pente  nécessaire ,  l'imperméabilité  des  couches  inférieures ,  le 
volume  d'eau ,  le  groupement  des  bassins ,  la  masse  des  chaus- 
sées ,  afin  de  préserver  ces  réservoirs  des  inconvénients  de  la 
sécheresse,  de  l'évaporation,  de  l'infiltration ,  de  la  gelée  et  des 
débordements  ;  il  fallait  surtout  parer  au  danger  beaucoup  plus 
terrible  de  l'insalubrité ,  en  entretenant  un  niveau  d'eau  suffi- 


(1)  Mémoires  de  la  Société  royale  et  centrale  cT agriculture;  Paris,  1844. 
(«)  PaYÎs,  Des  Etangs  ;  in-8»,  1844  ;  —  Des  Etangs^  de  leur  utilité^  construct., 
produit,  etc.  Maison  rust.  du  XIX^  siècle  ^  t.  4,  pp.  179  et  SOS. 


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sont  pour  couTrir  en  été  le  fond  de  l'étang  et  Tempécher  de  se 
convertir  en  marais  pestilentiel  :  l'action  du  soleil  sur  une  terre 
encore  humide  et  chargée  de  parcelles  organiques  produit  des 
émanations  délétères  qui  donnent  naissance  à  des  fièvres  endé- 
miques d'un  caractère  pernicieux.  Or,  nous  avons  constaté  que 
les  étangs  de  Morimond  avaient»  pour  recueillir  les  eaux  phi- 
viales ,  une  surface  afQuente  quinze  ou  vingt  fois  plus  étendue 
qu'eux-mêmes  ;  ensuite ,  qu'ils  étaient  entretenus  par  des  sour- 
ces découlant  des  forêts  voisines ,  traversés  de  ruisseaux  abon- 
dants ayant  un  débit  régulier  ;  que  l'eau ,  se  déversant  de  l'un 
dans  l'autre  jusqu'à  la  Meuse,  était  sans  cesse  renouvelée  et  ne 
pouvait  produire  d'efQuves  dangereuses;  enfin,  qu'en  ancm 
temps  la  mortalité  n'avait  été  plus  considérable  dans  la  mne 
de  l'abbaye  que  partout  ailleurs. 

Plusieurs  de  ces  étangs  ont  disparu  depuis  trois  on  quatre 
siècles  :  ils  n'avaient  été  formés  que  provisoirement  et  dans  un 
but  agricole.  Ces  prairies  où  les  troupeaux  broutent  et  bondis- 
sent aujoud'hui ,  ces  champs  où  les  laboureurs  traçait  de  fét^ 
tiles  sillons  étaient  autrefois  des  vallées  dénudées,  des  bas- 
fonds  fangeux  et  inexploitables  ;  les  moines ,  après  en  avoir 
barré  les  extrémités  inférieures  par  des  digues  transversales,  y 
ont  amené  l'eau  des  plateaux  environnants  :  cette  eau  a  apporté 
avec  elle  de  l'humus ,  des  détritus  de  végétaux  qui  se  sont  déposés 
sur  le  fond  ;  ce  qui ,  réuni  aux  excréments  des  poissons  et  des 
batraciens  y  et  aux  débris  des  plantes  aquatiques  d'une  subs- 
tance pulpeuse  et  d'une  facile  décomposition,  a  formé,  après 
une  période  plus  ou  moins  longue ,  une  couche  de  vase  à  la- 
quelle il  ne  manquait  plus,  pour  devehir  féconde,  que  d'être 
exposée  à  l'influence  du  soleil. 

Voilà  une  terre  nouveUe  ;  voyons  maintenant  les  moines  à 
l'œuvre. 

Aussitôt  après  le  chapitre ,  la  crécelle  claustrale  donnait  le 


—  231  — 

signal  du  départ  :  tous  les  religieux  se  réunissaient  au  parloir  ; 
là,  le  prieur  les  divisait  par  sections,  réglait  tout  ce  qui  concer- 
nait Tordre ,  le  lieu  et  le  genre  des  travaux»  et  leur  distribuait 
les  instruments  nécessaires  (ferramenta  et  alia  instrumenta  ad 
laboremf^ecessaria)  (1). 

Rien  n'exemptait  de  ces  rudes  labeurs ,  ni  la  naissance  »  ni 
les  talents ,  ni  le  rang  et  Tautorité  ;  la  règle  ne  voyait  dans 
tous  les  religieux  que  des  enfants  d^Adam,  qui,  d'après  Tan- 
tique  malédiction,  devaient  gagner  leur  pain  à  la  sueur  de 
leurs  fronts.  Ces  fils  de  grands  seigneurs  ne  travaillaient  pas 
avec  rindolence  de  Tamateur  des  champs,  qui,  dans  un  beau 
jour,  s'amuse  à  faner  ses  foins  ou  à  sarcler  ses  blés  ;  l'ardeur 
qu'ils  7  apportaient  aurait  fait  croire  que  telle  avait  été  l'occu- 
pation de  toute  leur  vie.  Que  de  fois  la  bêche  et  la  houe  dé- 
chiraient ces  mains  délicates  accoutumées  à  tout  autre  travail  ! 
Que  de  fois  ces  âmes  angéliques,  renfermées  dans  le  frêle  vais- 
seau de  corps  débiles  et  épuisés  d'austérités ,  se  sentaient  fail- 
lir à  la  peine  !  Saint  Bernard  lui-même ,  qui ,  à  son  début  à 
Ctteaux,  avait  tant  de  fois  gémi  et  pleuré  d'être  trop  faible 
pour  sder  le  blé ,  aimait  à  raconter  depuis  à  ses  religieux,  avec 
une  certaine  complaisance  et  dans  la  joie  d'une  victoire  rem- 
portée ,  comment  Dieu  lui  avait  fait  la  grâce  de  devenir  un  bon 
moissonneur  (2). 

Non-seulement  ils  sciaient,  mais  ils  levaient  eux-mêmes 
toutes  leurs  moissons  ;  et  souvent  ils  apportaient  les  gerbes  siir 
leur  épaules  :  on  les  voyait  en  file  de  quinze  ou  vingt  descen- 
dre le  coteau ,  courbés  par  le  poids  de  leur  fardeau ,  brûlant 

(1)  lib.  Us.,  c.  75.  —  Diaprés  le  c.  48  de  la  Règle,  et  les  ce.  74,  75,  88  et 
84,  ils  trayaillaient  en  été  depuis  le  chapitre  Jusqu*à  tierce  et  depuis  none  jus- 
qii^à  Tèpres;  en  hiver,  depuis  tierce  et  la  messe  jusqn*à  none.  et  même  Josqu^à 
vêpres  en  carême.  —  Jul.  Paris,  Esprit prîm.  de  CiteauXy  p.  175. 

(S)  Dalg.,  Vie  de  S.  Etienne,  p.  S4S,  d*après  Guill.  de  St-Thierry  ;  —  Nomastic. 
dst.^  pp.  175, 176  et  189,  De  tempore  secationis  et  mesiioms. 


—  232  — 

sous  leurs  frocs  de  grosse  laine  et  le  front  ruisselant  de  su^ir. 

Leurs  travaux  étaient  accompagnés  d^un  rigoureux  silence, 
qui  n*était  interrompu  que  par  le  signal  que  donnait  le  prieur, 
en  frappant  dans  ses  mains  de  temps  en  temps.  Tantôt  c'était 
pour  annoncer  un  court  repos  {pausandi  signum)  :  les  frères 
s^asseyaient  autour  du  prieur,  autant  que  le  sol  le  permettait; 
tantôt  c'était  pour  les  avertir  d'offrir  à  Dieu  leurs  peines  :  alors 
ils  appuyaient  leurs  fronts  chauves  sur  le  manche  de  leurs  bê- 
ches ou  de  leurs  râteaux ,  dans  l'attitude  de  la  méditation. 

Lorsqu'un  frère ,  soit  par  excès  de  travail ,  soit  par  faiblesse 
naturelle ,  tombait  de  lassitude ,  il  demandait  au  prieur  la  per- 
mission de  se  retirer  quelques  instants  à  l'écart,  ramenant acm 
capuce  sur  son  visage  et  inclinant  la  tête ,  conmie  pour  s'hiw 
milier  et  gémir  de  son  impuissance  et  de  sa  misère.  Un  der- 
nier signal  annonçait  le  retour,  et  tous  revenaient  ensemble, 
deux  à  deux,  silencieux  et  contents,  remettaient,  en  entrant, 
leurs  instruments  au  prieur,  à  l'exception  des  ciseaox,  des  sar^ 
doirs ,  des  fourches,  des  râteaux  et  des  faucilles ,  qu'ils  conser^ 
valent  au  dortoir,  près  de  leurs  lits,  pendant  tout  le  temps  de 
la  tonte  des  brebis  y  du  sarclage ,  de  la  fauchaison  et  de  la 
moisson  (1). 

Certes  !  il  y  avait  plus  de  grandeur  véritablement  héroïque, 
plus  de  gloire  solide ,  plus  de  calme  divin  dans  le  sommeil  du 
moine  laboureur  dormant  sur  sa  paillasse  entre  sa  bêche  et  son 
râteau ,  que  dans  celui  d'Alexandre  couché  sous  sa  tente ,  à 
l'ombre  de  ses  lauriers ,  entre  son  glaive  d'un  côté  et  la  cou- 
ronne de  Darius  de  l'autre ,  après  la  bataille  d' Arbelles. 

Nous  avons  lu  les  plus  belles  pages  de  Varron  et  de  Colu- 
melle  sur  la  manière  de  cultiver  la  terre  chez  les  Romains; 
Mathieu  de  Dombasle ,  Olivier  de  Serres ,  Moreau  de  Jonnès , 

(1)  Lib.  Us.,  c.  75. 


—  233  — 

de  Gasparin,  en  France  ;  John  Sinclair,  en  Angleterre  ;  Ron- 
coni,  en  Italie  ;  Cotta,  Burgsdoff,  Kasthofer,  en  Suisse,  en  Alle- 
magne et  en  Belgique,  nous  ont  donné  une  idée  des  progrès  de 
la  science  agricole  dans  les  temps  modernes  ;  eh  bien  !  après 
avoir  admiré  les  ouvrages  de  ces  savants  auteurs ,  nous  avons 
étudié  les  travaux  des  premiers  cisterciens ,  nous  avons  visité 
ceux  qu'exécutent  encore  aujourd'hui  leurs  successeurs,  les 
trappistes ,  et  nous  avons  été  forcé  de  reconnaître  que  là  où  les 
moines  ont  planté  leurs  bêches,  là  sont  encore  les  colonnes 
d^Hercule  de  l'agriculture. 

La  viticulture  ne  fut  pas  généralement  approuvée  au  com- 
mencement, dans  l'ordre  de  Clteaux  ;  elle  souleva,  surtout  à 
Qairvaux,  la  plus  vive  opposition.  Quelques-uns  des  religieux 
voulaient  proscrire  le  vin  comme  une  liqueur  trop  sensuelle , 
indigne  de  la  vie  austère  des  hommes  du  désert ,  qui  devaient 
se  contenter  de  l'eau  de  la  fontaine  ou  du  torrent.  «  Aux  mon- 
«  dains,  disaient-ils,  la  couronne  de  roses  et  la  coupe  pétil- 
«  lante  de  Bacchus  ;  aux  moines  le  diadème  d'épines ,  la  coupe 
«  des  larmes  et  le  calice  amer  de  Jésus-Christ  !  y> 

D'autres  n'étaient  pas  du  même  avis ,  opposant  que  les  moi- 
nes cisterciens,  assujettis  aux  plus  pénibles  labeurs  de  l'agri- 
culture, ne  pourraient  se  passer  d'un  peu  de  vin  ;  qu'il  en  fal- 
lait pour  le  saint  sacrifice  et  dans  beaucoup  de  maladies  ;  qu'en 
supposant  même  qu'il  fût  entièrement  prohibé  dans  le  cloître, 
on  serait  libre  de  l'échanger  au  dehors  contre  d'autres  provi- 
sions :  telle  était  l'opinion  de  frère  Christophe ,  chargé  de  la 
haute  direction  des  travaux  agricoles ,  et  qui  voulut  essayer 
une  plantation  sur  le  coteau  au  sud-ouest  de  l'abbaye. 

Le  pieux  Gérard ,  frère  de  saint  Bernard ,  alors  prieur,  s'é- 
tant  efforcé,  mais  en  vain,  de  l'en  empêcher,  s'approcha  de 
lui  au  moment  où  il  enfonçait  le  fer  de  sa  bêche  en  terre ,  et 
lui  cria  d'une  voix  menaçante  :  «  Mon  frère ,  plantez  et  culti- 


—  234  — 

«  yez  votre  vigne  y  puisque  vous  le  voulez  ;  vous  ne  goûterez 
c(  jamais  de  son  fruit!  »  (1).  Et  la  vigne  fut  frappée  à  FiDstant 
même  d*une  stérilité  que  rien  ne  put  vaincre  »  car,  quoiqu'elle 
réunit  tous  les  avantages  du  sol,  le  plus  propice»  de  Texposition 
la  plus  heureuse ,  de  la  culture  la  plus  assidue  et  la  plus  intd- 
ligente,  qu'elle  se  couvrit,  au  printemps,  de  feuilles  et  de 
pampres,  elle  ne  donnait  pas  en  automne  un  seul  raisin. 

Le  frère  planteur  étant  mort ,  les  moines ,  désolés  de  l'inuti- 
lité de  leurs  travaux ,  vinrent  trouver  saint  Bernard  et  le  priè- 
rent de  lever  la  malédiction  :  le  saint  abbé  se  fit  aj^rter  de 
l'eau  dans  un  bassin ,  la  bénit  et  ordonna  d'en  asperger  toute 
la  vigne  ;  cette  eau ,  comme  une  rosée  céleste  »  lui  rendit  sa  fé- 
condité. Ayant  été  ravagée  quelque  temps  après  par  la  grâe» 
il  n'y  resta  que  deux  raisins  entiers  ;  saint  Bernard  se  les  fit  ap- 
porter, en  donna  un,  près  de  la  porte  du  monastère»  à  une 
femme  enceinte  qui  parut  le  désirer»  et  pressura  l'antre  avec 
sa  main  dans  une  cuve  que  Ton  avait  préparée  dans  Tespoir 
d'une  abondante  récolte  ;  il  en  sortit  une  si  grande  quantité  de 
vin»  que  la  cuve  en  fut  remplie  jusqu'aux  bords,  et  déversa 
de  sa  plénitude  tout  à  Tentour  (2) . 

Quoi  qu'il  en  soit»  à  dater  de  ce  moment»  la  viticulture, 
consacrée  par  un  aussi  grand  miracle ,  prit  une  extension  con- 
sidérable ;  les  moines  de  Clairvaux  s'y  adonnèrent  avec  une  ar- 
deur qui  se  propagea  dans  tout  Tordre  »  et  »  par  imitation»  dans 
toutes  les  provinces  voisines  des  monastères  (3).  Ainsi  la  vigne 
de  Clairvaux  s'est  dilatée  d'une  mer  à  l'autre»  et  quelques 
gouttes  d'eau  bénite  tombées  de  la  main  de  saint  Bernard  se 
sont  changées  en  des  fleuves  de  vin ,  où  viendront  s'abreufer 
des  générations  sans  nombre  »  dans  toute  la  suite  des  siècles. 


(i)  TUf  f rater j  vineam  planta  coleque,  nunguam  tamen  de  illa  gustatunu. 

(i)  Annal,  cistf  t.  1,  p.  150. 

(8)  Les  vignobles  de  Bar-sur-Aube ,  près  de  Clairvaux,  sont  très-renommés. 


—  235  — 

Tel  est 9  croyons-nous,  le  sens  historique  de  la  pieuse  légende 
que  nous  venons  de  citer  (1). 

L'abbaye  de  Morimond  ne  resta  pas  en  arrière.  Il  lui  fallait 
un  terrain  conyenable  :  le  coteau  des  Gouttes»  par  la  nature 
du  sol  9  par  son  exposition ,  par  les  abris  des  forêts  et  des  mon- 
tagnes qui  le  protègent  contre  les  vents  du  nord -ouest  et  de 
l'ouest  9  fixa  son  attention  ;  elle  y  envoya  des  frères  planteurs» 
qui  le  sillonnèrent  de  tranchées  et  le  disposèrent  avec  tant  d'art 
à  cette  nouvelle  production ,  qu'après  quelques  années  il  fut 
couvert  dans  toute  son  étendue  d'un  vignoble  qui,  pour  la  qua- 
lité du  plan,  la  maturité  du  raisin,  la  générosité  du  vin, 
n'eut  rien  à  envier  aux  climats  les  plus  privilégiés  de  la  Cham- 
pagne. 

Les  moines  essayèrent  de  transporter  l'élément  viticole  dans 
les  territoires  environnants ,  à  Touest  ;  mais  cette  culture  ne 
s'y  est  pas  maintenue  pour  les  raisons  que  nous  exposons  plus 
bas.  Os  furent  plus  heureux  à  l'est ,  du  côté  de  Serqueux  et  de 
Bourbonne4es-Bains . 

Nos  cénobites ,  au  commencement,  ne  vivaient  que  de  fruits 
et  de  légumes  :  leur  régime  était  entièrement  végétal;  c'est 
pourquoi  ils  durent  s'attacher  de  bonne  heure  à  Thorticulture, 
en  faire  une  étude  spéciale. 

Les  jardins  potagers  de  Morimond  jouissaient  d'une  grande 
réputation ,  tant  pour  la  beauté  que  pour  la  variété  des  pro  • 
doits  9  et  passaient  pour  les  plus  riches  en  ce  genre  de  toute 
la  contrée.  Le  verger  n'était  pas  moins  remarquable  :  les  frè- 
res jardiniers  et  les  religieux  s'en  occupaient  spécialement ,  et, 
d'après  le  souvenir  des  vieillards ,  on  ne  voyait  nulle  part  des 
arbres  et  des  arbustes  aussi  nombreux ,  aussi  bien  soignés  et 
aussi  divers.  Ils  n'étaient  point  mélangés ,  mais  classés  par  es- 

(I)  Toot  le  monde  a  entendo  parler  de  la  Gave  de  S.  Benurd. 


—  236  — 

pèces,  au  fond  ou  sur  les  flancs  du  yallon»  au  nord  ou  au  midi, 
selon  leur  origine  et  leur  nature.  Or»  quand  une  colonie  sortait 
de  Morimond ,  elle  emportait  avec  elle  des  semences  et  des 
plants  de  toutes  sortes  pour  les  jardins  du  noureau  monastère; 
de  ce  monastère  ils  passaient  dans  un  autre ,  et  ainsi  de  suite 
jusqu'aux  extrémités  de  TEurope.  D'ailleurs,  lorsque  les  rdi- 
gieux,  dans  leurs  pérégrinations  perpétuelles,  découvniîeDt 
une  espèce  nouvelle  »  ils  s'empressaient  de  la  porter  dans  leur 
couvent  ;  du  jardin  du  couvent  elle  entrait  dans  celui  do  TÎlla- 
geois  voisin ,  et  les  climats  échangaient  leurs  productions  par 
l'intermédiaire  des-moines ,  que  nous  pouvons  appel»  les  cour- 
tiers agricoles  du  moyen  âge  (1). 

Ainsi,  les  religieux  qui  partirent  pour  Ald-Camp,  près  de 
Cologne,  emportèrent  le  pommier  de  reinette  grise»  si  cran* 
mun  dans  le  Bassigny  ;  d'Ald-Gamp  d'autres  cénobites  le  trans- 
plantèrent à  Walkenrode  en  Thuringe  »  de  là  à  Porta  en  Saxe, 
de  Porta  à  Lubens  en  Silésie ,  d'où  il  se  propagea  dans  tonte  la 
Pologne  (2) .  Par  la  même  voie ,  un  grand  nombre  d'arbres  de 
la  Germanie  arrivèrent  à  Morimond,  et  de  Morimond  dans  la 
Champagne  et  la  Lorraine. 

On  se  ressouvient  encore  combien  les  soldats  alliés,  an  com- 
mencement de  ce  siècle ,  furent  émerveillés  de  retrouver  dans 
nos  vergers  la  plupart  des  arbres  de  leur  patrie  ;  mais  les  hom- 
mes sont  si  oublieux ,  que,  vingt-cinq  ans  à  peine  après  la  des- 
truction de  notre  abbaye.  Allemands  et  Français  avaient  perdo 
la  mémoire  de  la  mission  agricole  et  civilisatrice  de  Ctteanx. 
Les  uns  et  les  autres  ignoraient  que  leurs  pères  s'étaient  em- 


(i)  Cest  ce  qui  se  fait  aigourd'hui  chez  les  trappistes.  Près  de  chaqae  nai- 
son  vous  remarquerez  de  grands  vergers  très  -bien  entretenus,  de  belles  pépi- 
nières peuplées  de  toutes  sortes  d*arbres  fruitiers  et  forestiers,  avec  des  dépta 
de  graines  potagères  et  fourragères  que  Ton  transporte  au  loin.  —  Notiutv 
la  trappe  de  MeiUeraie^  in- 18,  p.  49. 

(S)  Tabul,  Morim,^  ad  ann.  iiOO.  —  On  les  appelle  aussi  pommes  de  Porta. 


—  237  — 

brassés  dans  un  vallon  du  Bassigny  et  s'étaient  donné  récipro- 
quement ,  en  signe  d'alliance  et  de  fraternité  y  les  plantes  et  les 
fruits  de  leurs  pays. 

Notre  abbaye  était  située  dans  cette  grande  zone  forestière 
qui  s'étend  des  Ardennes  sur  tout  le  nord-est  de  la  France.  Les 
forêts  alors  étaient  autant  de  masses  confuses ,  aquatiques  et 
continues»  au  point  qu'un  écureuil  aurait  pu  parcourir  le  sud- 
ouest  de  la  Lorraine  sans  mettre  pied  à  terre ,  en  sautant  de 
branche  en  branche.  Les  populations  s'éloignaient  de  ces  tris- 
tes lieux  d*oii  s'exhalaient  des  miasmes  pestilentiels ,  comme 
les  sauvages  fuient  loin  des  savanes  et  des  pampas  de  TAmé- 
rique  méridionale. 

Il  est  certain  qu'  une  contrée  couverte  de  trop  vastes  forêts , 
relativement  à  son  étendue ,  sera  marécageuse»  les  eaux  n'ayant 
pas  un  libre  cours,  et  conséquemment  insalubre  ;  d'une  tem- 
pérature froide ,  entretenue  par  trop  d'ombrage  et  Téternelle 
humidité  du  sol;  frappée  de  stérilité,  la  terre  ne  devenant 
productive  qu'autant  que  rien  n'entrave  la  combinaison  des 
éléments  entre  eux  et  avec  elle.  Tel  était  l'état  du  Bassigny  sur 
une  partie  considérable  de  sa  surface ,  à  l'arrivée  des  moines  ; 
ce  qui  nous  explique  ces  longues  séries  d'années  calamiteuses 
qui  désolèrent  ce  pays  aux  X*  et  XI"*  siècles ,  et  pourquoi  les 
deux  versants  des  Vosges  restèrent  si  longtemps  déserts  (1). 

Les  moines  entreprirent  de  creuser  des  canaux  dans  les  bas- 
fonds  les  plus  humides,  de  dégager  de  larges  espaces  pour  ou- 
vrir un  libre  cours  aux  vents,  de  tracer  des  tranchées  d'amé- 
nagement, des  allées  de  décoration  et  de  promenade,  enfin 
des  routes  d'exploitation  et  de  communication  qui  existent  en- 
core. Us  se  mirent  à  défricher  avec  non  moins  d'ardeur,  se 
feûsant  aider,  soit  par  des  mercenaires  dont  ils  payaient  chaque 

(i)  Voir  aui  Pièces  justificatives. 


—  238  — 

jour  la  main-d'œuvre,  soit  par  des  cultiYaleurs  auxqueh  ib 
abandonnaient  pour  sept  ans  les  produits,  sans  autre  redevance. 
Voici  comment  ils  procédaient  eux-mêmes  : 

L'abbé ,  tenant  une  croix  de  bois  d'une  main  et  de  Fautre  on 
bénitier,  précédait  les  trayailleurs  :  arrivé  au  milieu  des  brous- 
sailles ,  il  y  plantait  la  croix ,  comme  pour  prendre  possesâoD 
de  cette  terre  viei^e  au  nom  de  Jésus-Christ;  il  faisait  tout  i 
l'entour  une  aspersion  d'eau  bénite  ;  puis,  s'armant  de  la  co- 
gnée ,  il  abattait  quelques  arbustes;  ensuite  tous  les  moines  se 
mettaient  à  Tœuvre ,  et  ils  avaient  ouvert  en  quelques  instants, 
dans  le  sein  de  la  forêt,  un  clairière  qui  leur  servait  de  cmire 
et  de  point  de  départ  (1). 

Les  moines  essarteurs  étaient  divisés  en  trois  sections  :  les 
coupeurs  {inciMres)^  qui  faisaient  tomber  les  arbres  sous  les 
coups  de  la  hache  ;  les  extirpateurs  [extirpatores)^  oocupés  k 
déraciner  les  souches  ;  les  brûleurs  (tnceniores),  qui  réunis- 
saient tous  les  débris  pour  les  livrer  aux  flammes,  armés  de 
fourgons  ou  longues  perches  {furgones)^  avec  lesquels  ils  sou- 
levaient les  tisons  pour  raviver  le  feu  (quibus  titiones  submcve- 
bant).  Tous  ces  infatigables  travailleurs  étaient  tellement 
noircis  par  la  fumée  et  hâlés  par  les  ardeurs  du  soleil,  qu'en 
rentrant  dans  le  monastère  on  les  eût  pris  pour  des  forgera» 
et  des  charbonniers  plutôt  que  pour  des  religieux  (2). 

Mais  nulle  opération  agricole  ne  demande  à  être  faite  avec 
plus  d*  intelligence  et  de  discernement  : 

1*  Avec  la  connaissance  géologique  du  sol  ;  car  il  est  des  ter- 
rains que  Dieu  a  destinés  aux  forêts ,  et  vous  ne  pouvei  y  tou- 
cher sans  violer  les  lois  providentielles. 

(1)  On  dit  que  cet  usage  existe  encore  chez  les  trappistes  de  nos  jours. 

(2)  Annal,  cist.y  t.  1,  p.  96  :  Cumque  totadie  in  hujusmodi  exercitio  laèon- 
renty  tant  solis  caiore  quant  ignis  ardoise  vehementer  fatigati,  atque  instar  /fc- 
brottim  ferrariorum  denigrati,  circa  koram  nonam  pnmdendi  eawia  damMM  rt' 
petebant. 


—  239  — 

A  Test  et  à  l'ouest  du  monastère ,  dans  la  direction  du  ver- 
sant des  Vosges  et  de  Colombey-lès-Choiseul,  domine  le  terrain 
diluvien,  sablonneux,  privé  d^argile  et  de  calcaire ,  conservant 
peu  Teau  et  dépourvu  à  sa  surface  de  principes  alimentaires; 
ils  le  destineront  aux  bois  dont  les  racines ,  descendant  à  de 
grandes  profondeurs,  vont  puiser  au-dessous  du  diluvium» 
dans  les  terres  argileuses  et  fécondes  qu'il  recouvre ,  les  élé- 
ments d'une  abondante  nutrition. 

2*  11  faut  être  guidé  par  le  flambeau  de  la  science  hydrogra- 
phique :  d'un  côté ,  les  arbres  élevés  des  forêts ,  semblables  à 
autant  de  pitons  aspirants ,  soutirent  Thumidité  et  les  vapeurs 
aériennes,  qu'ils  transmettent  à  la  terre  par  une  multitude  de 
canaux  conducteurs;  de  Tautre,  les  eaux  pluviales  étant  rete- 
nues par  les  feuillages ,  les  rameaux ,  les  hautes  herbes  et  les 
broussailles ,  au  lieu  de  descendre  rapidement  et  par  torrents 
pour  inonder  les  vallées ,  s'infiltrent  dans  le  sol  avec  lenteur, 
s'y  conservent  protégées  par  d'épais  ombrages»  et  forment 
sous  les  pieds  des  hêtres  et  des  chênes  ces  vastes  réservoirs  d'où 
jaillissent  les  sources  des  fontaines  et  des  ruisseaux. 

3^  On  doit  également  avoir  égard  à  la  position  géographique 
de  la  contrée,  aux  divers  rhumbs  de  vent  sous  lesquels  elle  se 
trouve  et  aux  variations  de  température  qui  en  résultent,  enfin 
se  régler  d'après  les  lois  de  la  physique  et  de  la  géognosie,  pour 
que  le  pays  ne  soit  ni  trop  ni  trop  peu  boisé ,  mais  seulement 
•dans  la  mesure  nécessaire  au  maintien  de  l'équilibre  élémen* 
taire;  car  la  végétation,  en  général,  et  spécialement  la  végé- 
tation forestière ,  en  agissant  sur  l'oxygène  de  l'air,  exerce  la 
plus  puissante  et  la  plus  salutaire  influence  sur  l'électricité. 

Si  Ton  considère  qu'un  gramme  de  charbon  pur,  en  passant 
à  l'état  d'acide  carbonique,  dégage  assez  d'électricité  pour 
charger  une  bouteille  de  Leyde,  et,  d'une  autre  part,  que  le 
charbon  qui  est  engagé  dans  la  construction  des  végétaux  ne 


—  240  — 

donne  pas  moins  d'électricité  que  le  charbon  qui  brûle  Ubre- 
njent  *  on  peut  conclure  que ,  sur  une  surface  de  v^étation  de 
cent  mètres  carrés ,  il  se  produit  en  un  jour  plus  d*électricité 
qu*il  n'en  faudrait  pour  charger  la  plus  forte  batterie  électri- 
que. Or,  tout  Facide  carbonique  étant  électrisé  TÎtreusement 
au  moyen  de  sa  formation ,  les  forêts  produiront  dans  Tair,  par 
l'expiration  de  cet  acide,  une  quantité  d^électricité  vitrée  jim 
ou  moins  considérable  »  qui  tendra  à  faire  équilibre  a  l'électri- 
cité de  nature  opposée ,  et  préviendra  ces  grands  boolevefse- 
ments  atmosphériques  dont  la  terre  et  ses  habitants  sont» 
hélas  !  trop  souvent  les  tristes  victimes. 

Les  moines  de  Morimond,  mus  par  un  instinct  divin,  on*  si 
l'on  veut,  guidés  simplement  par  ce  bon  sens  pratique  pres- 
que toujours  plus  sûr  que  la  science,  se  sont  conduits  au  XI* 
siècle  comme  s'ils  eussent  été  de  TAcadémie  des  sciences  en 
1851.  Avant  de  porter  la  cognée  à  une  forêt,  ils  ont  étudié  la 
nature  du  sol ,  compté  ses  couches ,  examiné  son  exposition , 
calculé  les  chances  d'une  exploitation  agricole,  et  ils  se  sont 
décidés  à  la  garder  ou  à  Tabattre.  Aussi  les  Vandales  du  XK' 
siècle  qui  ont  essayé  d'essarter  les  bois  qu'ils  avaient  conser- 
vés n'y  ont  encore  recueilli,  après  bien  des  années  de  travaux 
et  de  sacrifices ,  que  des  lichens ,  des  convolvulus ,  de  l'ivraie 
et  de  la  folle-avoine. 

Ils  avaient  laissé  au  front  de  toutes  les  montagnes  des  cou- 
ronnes de  forêts,  dans  le  double  but  d'alimenter  les  sources  ri 
de  prévenir  les  inondations;  depuis  qu'on  les  a  enlevées,  on 
grand  nombre  de  ruisseaux  qui  sillonnaient  les  prairies  ont 
été  desséchés,  et  les  inondations  sont  devenues  beaucoup  plo» 
fréquentes  et  plus  terribles.  Considérant ,  d'ailleurs ,  que  les 
deux  vents  les  plus  nuisibles  au  pays  étaient  l'ouest  et  le  nord- 
ouest,  ils  l'avaient  puissamment  abrité,  sous  ce  double  rhumb, 
de  hantes  futaies  de  hêtres  et  de  chênes,  ne  le  laissant  déoou- 


—  241  — 

vert  qu'au  midi  »  qui  versait  sur  lui  tous  ses  feux.  La  dispari- 
tion de  ces  grands  abris  du  monachisme  a  produit  le  refroidis- 
sement du  sol  :  dans  plusieurs  villages  »  tels  que  Bassoncourt, 
Herrey,  Choiseul,  Meuvy,  etc.,  où»  avant  la  Révolution»  on 
cultivait  la  vigne  avec  succès ,  cette  culture  ne  s'est  pas  main- 
tenue et  même  est  devenue  impossible. 

Enfin,  ils  avaient  tellement  calculé  l'étendue  des  forêts  sur 
rétendue  et  les  besoins  de  la  contrée,  et  su,  par  un  défrichement 
intelligent,  si  bien  équilibrer  les  éléments»  que  la  zone  du  Bassi- 
gny  fut  longtemps  préservée  de  ces  ouragans  affreux  qui  ont  dé- 
solé tant  d'autres  provinces»  et  surtout  du  fléau  de  la  grêle,  in- 
connu à  nos  pères  pendant  plus  de  trois  cents  ans  ;  car  nous  dé* 
fions»  durant  tout  ce  laps  de  temps»  de  citer  une  seule  tempête 
grandineuse  »  soit  d'après  des  documents  écrits  »  soit  d'après  le 
souvenir  des  vieillards;  ce  phénomène  météorologique  ne  s'est 
développé  dans  toute  sa  force  dévastatrice  qu'en  1828,  époque  à 
laquelle  l'œuvre  monacale  était  de  toutes  parts  bouleversée  (1). 

Outre  les  bois  de  chauffage ,  de  charrounage  et  de  construc- 
tion» il  leur  restait  encore  d'immenses  produits  à  exploiter  : 
ils  fiirent  construire  des  fours  à  chaux  sur  divers  points  »  des 
tuileries ,  un  fourneau  métallurgique  y  une  verrerie ,  des  char- 
bonnières »  des  forges ,  etc.  ;  les  premiers  »  ils  révélèrent  à  la 
Lorraine  et  à  la  Champagne  tous  les  éléments  industriels» 
toutes  les  richesses  de  leurs  forêts. 

Parmi  les  essences  qui  peuplaient  et  qui  peuplent  encore 
ces  bois,  on  distingue  un  grand  nombre  d'arbres  appartenant 
à  la  famille  des  amentacées  :  le  chêne  rouvre  à  glands  sessiles 
[quercus  robur),  le  chêne  à  glands  pédoncules  [quercus  pedun- 
eulata  )  ;  le  chêne  cerris,  à  feuilles  blanchâtres  et  pubescentes  ; 

(1)  n  ne  B*agit  ici  que  du  bassin  de  la  source  de  la  Meuse.  —  Nous  devons 

ijouter  que  c'était  Tusage  dans  Tordre  de  Clteaux  de  chanter  le  Salve,  Hegina 

à  rapproche  des  orages,  et  à  ces  mots  :  Jesum  benedictum  fructum,  etc.,  tous 

les  moines  tombaient  à  genoux ,  les  yeux  tournés  vers  Timage  de  la  mère  de 

Dieu.  —Voir  Awial,  de  Ctteaux.  t.  4. 

16 


—  242  — 

au  chêne  ils  ayaient  marié  heureusement  le  hêtre  sihrestre 
(  fagus  iilvestris  )  »  Tariire  chéri  de  saint  Bernard  et  des  cister- 
ciens» à  tige  élancée,  couronné  d'une  cime  large  et  arrondie, 
du  plus  brillant  yemi,  dont  le  piTOt*  moins  long  que  celai  do 
chêne,  trouve  dans  les  couches  supérieures  du  terrain  sa 
nourriture  que  l'autre  ya  chercher  à  une  grande  profondeur  ; 
le  charme  (  carpinus  belulus  )  ;  toutes  les  variétés  de  Térable  : 
Térable  champêtre  [acer campestre) ,  Térable  sycomore  (fMf- 
doplalanus),  Térable  plane  {plalanoides )  ;  le  frêne  éleyé(/hu»- 
fita  exeeUior) ,  le  frêne  argenté ,  le  frêne  doré  ;  le  tremble 
(popului  tremula  ) ,  l'aune  [alnus  gluUnom  ) ,  Tonne ,  le  tilleid 
à  larges  feuilles  [platyphillos),  le  cytise aubours  ( cyltsta lobiir- 
ntim),  quelques  merisiers ,  Talizier  commun,  lecomouiller 
sanguin  [cornus  $anguinea)f  le  coudrier  commun  {eoryha 
aoellana),  Tépine  blanche,  l'épine  noire  et  une  moltitode 
d'autres  arbustes  de  la  famille  des  rhanmoîdes. 

Ces  forêts  étaient  divisées  en  deux  classes  :  les  unes  aména- 
gées de  taillis  et  de  futaies  sur  taillis ,  que  l'on  coupait  de 
vingt-cinq  à  trente  ans  (sylvœ  cœduœ)  ;  les  autres  qui  restaient 
en  massifs  de  haute  futaie  pendant  cent  cinquante ,  deux  cents 
et  deux  cent  cinquante  ans ,  selon  la  nature  du  sol ,  l'espèce 
des  arbres  et  les  limites  de  la  croissance,  que  les  moines  calca- 
laient  par  les  couches  ligneuses  ;  c'est  ce  qu'ils  appelaient 
iylvœ  glandariœ.  Ils  avaient  ensuite  leurs  bois  sacrés,  où  la 
hache  ne  pénétrait  jamais,  et  sur  le  front  desquels  ils  laissaient 
les  siècles  s'accumuler  en  paix ,  comme  pour  donner  à  la  force 
végétale  le  temps  de  se  développer  à  travers  les  âges  jusqu'à  h 
période  de  la  caducité.  Nulle  part ,  dans  le  nord  de  la  France, 
on  ne  rencontrait  des  arbres  de  dimensions  plus  colossales;  le 
chêne  dit  des  Partisans,  près  de  Morimond,  est  encore  au- 
jourd'hui le  roi  de  nos  végétaux  forestiers. 

C'était  dans  ces  bois  de  réserve  que  les  cénobites  venaient 


—  243  — 

quelquefois  se  promener,  et  le  plus  souvent  se  reposer  en  été 
après  les  travaux  des  champs  ;  ils  s'y  sentaient  attirés  par  je 
ne  sais  quelles  harmonies  symboliques  :  elles  étaient  vierges , 
ils  étaient  vierges  ;  elles  étaient  solitaires ,  ils  étaient  solitaires  ; 
ils  formaient  une  communauté  d^hommes,  vivant,  priant  et 
souffrant  ensemble;  elles  formaient  des  communautés  d'ar- 
bres,  ensemble  rafraîchis  par  la  douce  rosée»  ensemble  ré- 
chauffés des  rayons  du  soleil ,  ensemble  battus  de  Touragan. 
Gomme  les  moines ,  leurs  pieds  touchaient  à  la  terre ,  mais 
elles  semblaient  ne  pouvoir  s*épanouir  et  respirer  que  du  côté 
du  ciel.  Par  leur  action  atmosphérique  dans  la  région  des 
nuages ,  elles  maintenaient  Tordre  physique  y  éloignaient  les 
orages  ;  les  moines  y  élevés  au-dessus  du  monde  par  leurs  priè- 
res et  leurs  pénitences ,  rétablissaient  Téquilibre  moral  et  dé- 
tournaient des  fléaux  bien  plus  terribles. 

Les  plus  gros  chênes  portaient  les  noms  de  saints  chers  à 
l'ordre  :  Tun  s'appelait  le  chêne  de  Saint-Bernard ,  l'autre  de 
Saint-Etienne ,  celui-ci  de  Saint- Albéric  »  celui-là  de  Sainte- 
Marie.  Ces  arbres  gigantesques  y  entrelaçant  leurs  rameaux , 
formaient  des  voûtes  et  des  arcades  de  verdure  dont  l'épais- 
seur entretenait  avec  une  douce  fraîcheur  un  jour  aussi  som- 
bre que  mystérieux.  Lorsque  les  religieux  »  avec  leur  robe  d'une 
blancheur  aussi  éclatante  que  celle  de  la  neige ,  pénétraient 
dans  ces  sentiers  opaques ,  à  la  file  l'un  de  l'autre ,  on  les  eût 
pris  pour  une  longue  procession  de  morts  sous  leurs  linceuls  ; 
quand  ils  chantaient  les  louanges  du  Seigneur  (1) ,  cachés  dans 
quelques  massife,  on  eût  dit  de  loin  des  anges  qui  venaient 
annoncer  aux  honunes  une  bonne  nouvelle.  Appuyés  çà  et  là 
contre  les  troncs  noircis,  ils  ressemblaient  à  des  statues  de 
marbre  blanc  dans  des  niches  d'ébène.  Ces  arbres  ontétéabat- 

(1)  Dans  le  temps  de  la  moisson,  ils  chantaient  une  portion  de  leur  oflQoe 
dans  les  champs.  —  Ub.  Us.,  c.  75. 


—  244  — 

tus  par  la  révolution  de  93  ;  mais  la  tempête  qui  les  a  déraci- 
nés 9  en  agitant  leurs  rameaux ,  en  a  fait  tomber  des  semences 
que  le  soleil  et  la  rosée  ont  fait  éclore ,  et  de  jeunes  arbres  ont 
remplacé  les  anciens.  Les  cénobites»  qui  semblaient,  ainû  que 
ces  hautes  futaies ,  ne  devoir  jamais  périr,  ont  succombé  avec 
elles  ;  mais  le  vent  d*orage  qui  avait  renversé  Tarbre  séciolaire 
dumonachisme  en  avait  emporté  la  semence  immorteUe  sous 
d'autres  cieui»  sur  une  autre  terre»  et,  au  moment  où  on  s'y 
attendait  le  moins,  une  nouvelle  génération  monastique  s'est 
levée  du  milieu  des  ruines  sous  lesquelles  on  la  croyait  enseve* 
lie  pour  jamais.  Ainsi,  les  moines  sont  impérissables  comme 
les  chênes  des  forêts  (1). 


CHAPITRE  XXV. 


EtabUflsement  de  fermes  -  écoles  à  Tentour  de  Morimond,  on  des  grtnges  di- 
terciennes  au  xiu*  siècles  ;  des  frères  conf  ers  ;  des  arts  et  métiers  à  Mori- 
mond ;  de  rorganisation  du  trafail  dans  les  monastères. 


Les  religieux  profes  de  Cîteaux ,  quoique  voués  à  la  vie 
agricole ,  n'eu  étaient  pas  moins  astreints  à  tous  les  devoirs  de 
la  plus  rigoureuse  conventualité  ;  c'est  pourquoi  leur  culture 
ne  s^étendait  guère  qu'aux  alentours  du  couvent. 

(1)  Le  monastère  du  Port-du-Salut  (Mayenne)  a  été  fondé  par  des  religieux  de 
llorimond,  en  1815. 

Voici  les  noms  des  principaux  bois  de  Morimond  :  bois  de  France ,  de  Lor- 
raine, du  Chénoix,  de  Dôme,  de  Viarmont,  de  Rapeschamp,  des  Gouttes,  de 
Bourbonne,  de  Coiffy,  de  la  Marche. 


—  245  — 

Cependant ,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  »  Tabbaye  de  Mori- 
mond,  dans  les  yaes  de  la  Providence»  était  une  sorte  de 
ferme-modèle  régionale.  Alors»  comment  les  moines  trouve- 
ront-ils le  moyen  de  faire  rayonner  dans  tout  le  Bassigny  Fin- 
fluence  agronomique  de  CUteaux? 

Sur  les  terres  éloignées  y  ils  construiront  des  granges  »  sortes 
de  métairies  monastiques  habitées  et  exploitées  par  des  mer- 
cenaires laïques,  sous  la  direction  des  frères  converg  (1).  On 
appelait  ainsi  les  serviteurs  que  Ctteaux  s'agrégeait  avec  la 
permission  des  évéques ,  et  qui  participaient  à  tous  les  avan- 
tages spirituels  et  temporels  de  la  communauté ,  ne  différant 
en  rien  des  moines ,  sinon  en  ce  que  leurs  vœux  étaient  simples 
et  non  solennels;  sans  cesse  en  contact  avec  le  peuple,  for- 
mant une  sorte  d'intermédiaire  entre  le  clottre  et  le  monde. 
Après  un  an  de  noviciat,  ils  faisaient  leur  profession  à  genoux, 
leurs  mains  dans  celles  de  Tabbé ,  en  disant  :  Promitto  obe- 
dientiam  in  bono  usque  ad  mortem  ;  Tabbé  répliquait  :  Dominui 
det  tibi  peneverantiam  usque  ad  mortem  ;  et  toute  la  commu- 
nauté répondait  :  Amen  ! 

On  les  distinguait  extérieurement  des  proies  par  la  longueur 
de  leur  barbe ,  ce  qui  les  faisait  appeler  fratres  barbati  en- 
deçà  du  Rhin ,  et  bartlingo  au-delà,  par  la  couleur  tannée  de 
leurs  vêtements ,  qui  consistaient  en  une  cape  (cappa) ,  une 
tunique ,  un  scapulaire ,  des  socques ,  un  capuce  leur  couvrant 
la  tête  et  la  poitrine.  Les  bergers,  les  bouviers  et  les  voitu- 
riers  ajoutaient  à  ce  costume ,  au  besoin ,  une  sorte  de  camail 
fait  de  peaux  de  brebis  ou  de  chèvres,  et  les  frères  forgerons 
une  longue  chemise  noire.  Ils  avaient  le  droit  d'assister  à  tous 
les  exercices  claustraux ,  de  s'asseoir  à  la  mense  commune , 


(1)  Diffinierunt  se  converses  Icàcos ,  barbatoSf  de  licerUta  episcopi  sui  suscep- 
turcs  et  homines  etiam  mercenarios.  — *  Bxord.  mag,,  1. 1 ,  c.  14  ;  — >  Nonuut. 
eist,.  De  cura  grangiarum,  p.  M6. 


—  246  — 

d*y  prendre  la  même  nourribire  que  les  religieux ,  «te.  ib 
valent,  dit  Fauteur  du  li^redes  Us,  ce  que  nous  wahne  :  le  fris 
du  sanq  d'un  Dieu,  De  quel  droit  Hahliriom'Mme  wmremes  une 
différence  de  régime^  puisqu'il  esi  certain  qu'Us  sont  nm  ifom», 
sous  la  loi  de  grâce  de  la  rédemption?  Seredi-ce  parce  qu'ik 
sont  plus  simples  et  plus  ignorants  gué  nous?  Mais  is  rotiofi 
nous  conseille  alors  de  n'en  prendre  quepluê  de  «om  eê  4ê 

pitié  (1).. 

Ces  convers  étaient  des  fils  de  pauvres  laboureurs ,  de  mat- 
heureux  manœuvres ,  des  serfis  persécutés  qui  se  sauvaient  da 
despotisme  de  la  féodalité  ;  c'était  le  peuple  qui  s'habiUaît  an 
moine  et  s*en  allait  ainsi  déguisé  respirer  à  l'ombre  du  cMtie 
Fairde  la  liberté.  Les  enfants  des  barons,  des  chevaKers  et 
desécuyers  formaient  la  majorité  des  religieux  j^fës;  par 
l'institution  cistercienne  des  frères  convers,  ils  donnèrent  li 
main  aux  pauvres  enfants  des  manants ,  les  attirèrent  et  la 
élevèrent  jusqu'à  eux  :  de  la  sorte,  les  deux  extrémitia  ta» 
ciales  se  trouvèrent  reliées  et  égalisées  dans  le  sein  du  mona* 
chisme. 

Morimond  était  comme  une  grande  cité  où  s'exerçaient  tous 
les  genres  de  professions  et  d'arts  mécaniques,  mais  avec  uo 
ensemble,  une  variété  et  une  harmonie  admirables.  Si  nous 
ouvrons  les  ouvrages  de  nos  réformateurs  modernes ,  nous  y 
lisons  que  le  nœud  capital  du  problème  social  est  Torganisa- 
tion  du  travail  attrayant.  Les  causes  du  travail  ripugnaiU, 
disenMls,  sont  l'isolement,  la  monotonie  et  la  continuité  d^ 
travail,  le  défaut  de  goût  et  d'aptitude,  une  rétribution  insuf- 
fisante {2).  Or,  dans  les  monastères  cisterciens,  on  avait  paré 
à  tous  ces  inconvénients. 

(1)  Lib.  8,  pp.304  et  sq.;  —  Nomast.cist.,  DecoQyersis,pp.568etsq.,etp.8$4. 

(î)  Math.  Briancourt,  L'Organisât,  du  trav.  et  VAssoCf  pp.  66  et  sq.;  —  Vicl. 
Considér.,  Exposit.  abt-ég.  du  syst.  phalanst.,  pp.  SOetsq.  ;  —  Jules  Lechefs* 
lier,  Etud.  sur  la  science  sociale ,  in-S». 


—  247  — 

Chaqae  métier  était  confié  à  un  certain  nombre  de  frères 
convers ,  dont  Taffiliation  formait  comme  une  série.  On  distin- 
guait les  frères  meuniers  {fratres  molendinarii) ^  les  frères 
boulangers  (  fratres  pistôre$  ),  les  frères  brasseurs  (  hrasciarii  ) , 
les  frères  huiliers  (o^rîi  ) ,  les  frères  corroyeurs  [cariarii  ] ,  les 
frères  foulons  (  fuUones  )  »  les  tisserands ,  les  cordonniers ,  les 
maréchaux ,  les  charpentiers,  etc.  (1)  Chaque  série  avait  son 
frère  inspecteur  ou  contre-mattre,  et ,  à  la  tête  de  tous  ces  tra- 
yailleurs,  était  un  moine  directeur  ou  patron  qui  distribuait  la 
besogne,  activait  ou  modérait  la  main-d'œuvre.  Ainsi»  daud 
les  ateliers  monastiques,  point  d'isolement,  partout  le  travail 
sériaire. 

Personne  n'était  forcé  de  se  livrer  à  un  genre  de  travail  ré- 
pugnant à  son  goût  ou  à  ses  inclinations  (2).  Il  y  en  avait  qui, 
se  sentant  plus  d'attrait  pour  la  vie  calme  et  solitaire,  cboimd- 
saient  le  service  intérieur  du  cloître  ;  ceux-ci  préféraient  les 
ateliers  aux  granges  ou  les  granges  aux  ateliers ,  d'autres  la 
charrue  à  la  garde  des  troupeaux.  Chacun  suivait  librement  sa 
vocation. 

Personne  n'avait  à  se  plaindre  du  salaire,  car,  sous  le  régi- 
me conventuel ,  tout  est  à  tous  ;  en  travaillant  pour  les  autres 
on  travaille  pour  soi. 

Ainsi,  bien  avant  Fourier,  Cabet  et  Louis  Blanc,  les  moines 
avaient  découvert  le  secret  de  l'organisation  du  travail  at- 
trayant et  tranché  le  nœud  du  problème  social. 

A  cette  population  manufacturière ,  accolée  et  pour  ainsi 


(i)  Le«  religieux  excellaient  dans  lestieens;  les  magnifiques  rideaox  qu*ils 
donnèrent  à  la  cathédrale  de  Langres,  en  1299,  étaient  rœuYre  des  firères 
lissiers  : 

Anno  milleno  CGC  bis  minus  uno, 

Hoc  vélum  templo  dant  fratres  de  Morimundo. 

(Den.  Gaultherot,  Anast.  de  Langres,  p.  891.) 
(t)  Plusieurs,  cependant,  le  faisaient  par  pénitence.  —  Jul.  Paris ,  Dm  prem, 
espr.  de  CUeaux^  c.  li,  p.  170. 


—  248  — 

dire  identifiée  à  la  population  monastique ,  se  joignaient  en 
nombre  illimité»  sous  les  noms  de  mercenaires  et  de  serviteurs, 
beaucoup  d'étrangers  sans  ouvrage.  L'ouvrier  délaissé  et  mal- 
heureux venait  frapper  à  la  porte  du  monastère,  où  il  était  sûr 
de  trouver  du  travail,  un  juste  salaire,  un  patron  inteUigent 
sous  lequel  il  pouvait  se  perfectionner.  Lorsque  luisaient  pour 
lui  des  jours  meilleurs ,  il  retournait  dans  son  pays  avec  des 
connaissances  nouvelles  qu'il  propageait ,  avec  le  souvenir  de 
salutaires  leçons ,  de  saints  et  touchants  exemples  qui  deve- 
naient la  règle  et  la  boussole  de  sa  vie.  De  cette  façon,  Tatelier 
monastique  était  tout  à  la  fois  une  école  d*arts  et  métiers,  de 
religion  et  de  moralité,  le  refuge  de  tous  ceux  qui  n'avaient  ni 
emplois  ni  ressources,  un  puissant  moyen  de  prévenir  ces  ré- 
volutions terribles  dont  le  germe  couve  en  ce  moment  sous  la 
blouse  et  le  sarrau  de  nos  milliers  d*artisans  sans  ouvrage  et 
sans  pain. 

Dans  les  granges,  les  convers  formaient  une  hiérarchie  sous 
un  chef  unique  appelé  le  maître  [magister  concenorum)^  ayant 
pour  coadjuteur  le  frère  hospitalier,  dont  la  mission  princi- 
pale était  de  recevoir  les  étrangers  et  les  pauvres  qui  ne  pou- 
vaient aller  à  Tabbaye.  Celui  qui  tenait  le  manche  de  la  char- 
rue {frater  stivarius)  avait  le  second  rang  après  le  maître  ;  on 
lui  donnait  pour  associé  le  frère  bouvier  ou  pique-bœuCs  {fra- 
ter bubulcm)^  qui  aiguillonnait  les  bœufs  dans  le  sillon  et  les 
menait  au  retour  dans  les  pâturages  :  ils  étaient  oi^anisés  et 
marchaient  toujours  deux  à  deux,  comme  toutes  les  créatures 
de  Dieu.  Les  frères  vachers,  bergers  et  porchers  avaient  cha- 
cun un  compagnon  plus  jeune  qu'eux  (junior  5uus),  qui  ne  les 
quittait  jamais  dans  les  champs  ;  le  laitier  et  son  second  por- 
taient soir  et  matin  à  la  fromagerie  de  l'abbaye  le  lait  qui 
n'était  pas  nécessaire  à  la  grange  ;  le  frère  charretier  [car- 
rucarius)  conduisait  chaque  jour  au  monastère  les  produits 


—  249  — 

de  la  grange ,  et  revenait  chargé  de  pain  et  autres  grosses 
provisions ,  accompagné  du  frère  palefrenier  {frater  stabnUp- 
rius)  (1). 

n  n*y  avait  presque  jamais  plus  de  huit  ou  dix  convers  dans 
chaque  grange  ;  lorsqu'une  grange  pouvait  suffire  à  Tentretien 
de  treize  convers  avec  les  mercenaires ,  elle  devenait  abbaye, 
pourvu  cependant  qu*elle  fût,  par  rapport  à  Pabbaye-mère ,  à 
la  distance  voulue  par  les  statuts.  Quand  les  revenus  d'une  ab- 
baye étaient  trop  modiques  pour  nourrir  treize  religieux ,  il 
avait  été  réglé  qu'elle  serait  transformée  en  grange  (2). 

Notre  monastère  comptait  quinze  granges  à  la  fin  du  XIU* 
siècle ,  et  nous  ajouterons  que  plusieurs  de  ces  granges  ont  été 
le  noyau  des  plus  beaux  et  des  plus  riches  villages  de  la  con- 
trée :  la  haute  administration  en  était  confiée  au  cellerier,  qui 
devait  les  visiter  de  temps  en  temps ,  examiner  Tétat  des  tra- 
vaux achevés,  en  ordonner  de  nouveaux,  inspecter  les  frères  et 
veiller  sur  leur  conduite.  De  même  qu'on  retrouve  la  maison 
romaine  dans  le  couvent  bénédictin,  comme  Chateaubriand  l'a 
démontré ,  ainsi  les  granges  cisterciennes  nous  rappellent,  à 
peu  de  choses  près ,  Taspect  et  la  distribution  de  la  ferme  de 
Varron  et  de  Columelle.  Elles  étaient  ordinairement  construi- 
tes sous  la  forme  d'un  parallélogramme,  avec  une  cour  au  mi- 
lieu et  deux  grandes  portes  d'entrée ,  les  hébergeages  et  les 
écuries  d'un  côté  et  le  logement  des  frères  de  l'autre.  Ce  loge- 
ment était  composé  d'une  cuisine,  d'un  réfectoire,  d*un  dortoir, 
d'an  caléfactoire  et  d'une  petite  celle  des  hôtes  {ceUula  hospiior 
lii)  avec  un  oratoire  isolé.  Il  y  avait  extérieurement  un  mur 
d'encemte  circonscrivant  un  certain  espace  de  terrain  qu'on 
appelait  la  cour  de  la  grange  [curiis  grangiœ)^  terre  sacrée  et 


(i)  Cest  ce  qui  ressort  et  du  Livre  des  Us  et  des  Arm,  cist.,  passim. 
(S)  Arm.  cist.f  t.  8,  jh  440,  et  t.  4,  p.  870. 


—  250  — 

iiiTÎolable,  reloge  des  TicHmes  du  deqiotisiiie  et  de  la  bniUlilé 
du  féodalisme. 

Les  lits  des  convers  ne  consistaient  qu*en  one  paillasse  aiic 
quelques  peaux  de  mouton  cousues  ensemble  pon  couferiurcB; 
ils  s'y  couchaient  tout  habillés,  après  aToir  Até  seulement  leur 
chaussure  ;  le  maître  de  la  grange  les  éveillait  en  agitant  uns 
dochetle  appelée  nola ,  d'assez  bonne  heure  poiv  qoe  km 
prières  fussent  faites  avant  le  lever  du  soleil;  puis  tous  s'en  a^ 
laient  :  les  uns  garder  les  troupeaux,  ks  autres  conduire  la  cbtr- 
rue  ;  ceux-ci  charrier,  ceux-là  faucher  ou  motnomier  ;  souvent 
il  ne  restait  c[ue  le  frère  hospitalier. 

Le  maître,  au  retour  des  champs,  sonnait  sa  petite  diK 
che  pour  appeler  les  convers  au  réfectoire  ;  tous  »  ayant  dR  : 
Benedicile,  Kyrie  eleison  et  Pater  noster,  se  mettaient  i  taUs 
revêtus  du  manteau  et  du  capuce,  y  mangeaient,  sus  mot 
dire ,  les  mêmes  mets  qu  au  monastère ,  mais  en  fism  grande 
quantité. 

Ils  se  confessaient  fréquemment  et  avaient  sept  gprands  joon 
de  communion  solennelle  :  Noël,  la  Purification,  le  Jeudi  saint» 
Pâques,  la  Pentecôte,  la  Nativité  de  la  sainte  Vierge  et  h  Tous- 
saint. Les  dimanches  et  fêtes ,  ils  étaient  obligés  de  se  rendre 
au  monastère  pour  y  assister  à  Toffice,  au  chapitre  et  aux  con- 
férences que  Tabbé  leur  faisait ,  à  Texception  de  ceux  que  le 
maître  désignait  pour  faire  la  garde  (1). 

Souvent,  dans  ces  siècles  de  foi  vive  et  ardente ,  les  conven 
forcés  de  rester  à  la  grange  par  obéissance  étaient  si  désolés  de 
ne  pouvoir  prier  et  s*asseoir  à  la  table  sainte  avec  leurs  frères» 
quHls  en  pleuraient  amèrement,  et,  se  mettant  à  genoux,  con- 
juraient le  Seigneur  d'avoir  pitié  d'eux.  II  leur  arrivait  quel- 
quefois d'être  ravis  en  extase  :  la  mère  de  Dieu  leur  apparab- 

(1)  Ann.  cist.,  l.  1,  p.  101;  —  Ub.  Us.,  pp.  304  etsq. 


sait  brillante  de  darté,  environnée  des  anges,  et  les  faisait 
communier  de  sa  propre  main  au  corps  et  au  sang  de  J.-G. 
scm  divin  fils  ;  pendant  tout  le  temps  que  durait  cette  inefiable 
visite,  les  habitants  du  voisinage  apercevaient  la  grange  enve- 
loppée d'une  atmosphère  lumineuse,  et  la  partie  du  ciel  qui  y 
correspondait  rouge  et  étineelante  comme  Thorizon  au  lever 
dn  soleil  (1). 

Hugues»  abbé  de  Morimond,  touché  de  la  piété  dee  convers 
et  de  ces  prodiges,  écrivit  à  Tévéque  de  Toul  et  lui  demanda  la 
permission  de  construire  des  diapelles  dans  les  granges  de  son 
abbaye,  qui  se  trouvaient  la  plupart  sur  les  terres  de  son  évè« 
ché  :  ce  qui  lui  fut  accordé.  Un  moine ,  à  toutes  les  grandea 
solennités,  venait  dire  la  messe  aux  frères  gardiens  et  leur  do^ 
naît  la  sainte  communion.  Les  chapelles  des  granges ,  en  mé- 
moire de  ces  miracles,  furent  consacrées  à  Marie  soiUs  le  voca- 
ble de  la  Nativité ,  et  la  fêle  devait  s'en  célébrer  le  8  septem- 
bre (2). 

D  faut,  pour  une  exploitation  agricole,  non-seulement  le  bras 
de  rhomme  armé  d'instruments  aratoires ,  mais  encore  le  se- 
cours des  animaux  domestiques  :  aussi  nos  moines  étaient  tout 
à  la  fois  d'excellents  agriculteurs  et  de  très-bons  éleveurs.  La 
règle  proscrivait  comme  indignes  de  la  gravité  monastique  les 
animaux  de  luxe  et  de  récréation,  tels  que  le  cerf ,  la  grue ,  le 
cygne,  le  faucon  (3),  etc.,  qui  amusaient  alors  l'oisiveté  des 
dames  et  des  damoiseaux  des  manoirs  ;  elle  n'ouvrait  les  écu- 
ries des  granges  qu'aux  bétes  de  somme ,  aux  brebis ,  aux  va- 
ches et  aux  pourceaux.  Morimond ,  qui  possédait  les  plus  gras 
pâturages  du  Bassigny,  sur  les  rives  de  la  Meuse,  devait  avoir 


(1)  LûB  Àtm,  cist  citent  plusieurs  prodiges  de  ce  genre,  surtout  à  Ciairvauz. 
(S)  Séries  abbat.  Morim.,  p.  525,  t.  1,  apud  Ang.  Manriq.  —  Et  ideo  tm- 
petriwit  ab  episcùpo  Tullensijus  œdificondi  ecciesias  in  grangiis  nostris. 
(S)  Inst.  capit.  gêner.  1184,  c.  61  :  De  armentis  sivepecudibus. 


—  252  — 

aussi  les  plus  beaux  elles  plus  nombreux  troupeaux.  On  comp- 
taity  au  commencement  du  XIV'  siècle,  plus  de  deux  cents  che- 
vaux dans  ses  quinze  granges,  autant  de  bœufs  en  état  de  por- 
ter le  joug»  des  yaches  avec  leurs  veaux  eu  proportion,  et  d'in- 
nombrables brebis  dont  la  blanche  laine  était  employée  à  tisser 
l'étoffe  dont  s'habillaient  les  moines. 

Il  était  expressément  défendu  aux  frères  bouviers  de  laisser 
tout  ce  bétail  s'écarter,  durant  le  jour,  au  point  de  ne  pouvoir 
le  ramener  chaque  soir  aux  étables. 

Outre  ses  vastes  prairies ,  Tabbaye  jouissait  du  droit  de  pft* 
turage  sur  le  territoire  de  plus  de  soixante  villages,  et  ses  trou- 
peaux pouvaient  errer  librement  du  pied  des  Vosges  aux  forêts 
du  Der ,  et  des  bords  de  la  Meurthe  et  de  la  MoseUe  à  ceux 
de  la  Marne  et  de  la  Saône  (1).  Tantôt  les  moines  récla- 
maient leufs  bestiaux  égarés  dans  les  forêts  de  Reynel  et  d'An- 
delot ,  tantôt  dans  les  breuils  de  Neufchftteau  ;  un  jouir  ils 
étaient  saisis  par  la  prévôté  de  Langres,  un  autre  par  celle  de 
Toul(2). 

Ils  avaient  aussi,  dans  la  plupart  des  forêts  environnantes,  le 
droit  au  gland  et  à  la  faine  pour  les  pourceaux  {ju$  ad  glandem 
et  faginam) .  Les  cénobites  cisterciens  ne  ressemblaient  point 
aux  superbes  philanthropes  modernes,  qui  se  contentent  de  je- 
ter de  loin  aux  populations  agricoles ,  du  haut  de  leur  gran- 
deur, de  belles  théories  qui  ne  leur  coûtent  que  de  Tencre.  Ik 
s*occupaient  de  tout  par  eux-mêmes  :  remuaient  la  terre,  ma- 
niaient et  portaient  le  fumier,  visitaient  les  hébergeages ,  les 
écuries  et  j  usqu'aux  toits-à-porcs . — Quoi  qu'on  en  dise,  le  porc 
est  devenu  la  moitié  de  la  vie  des  classes  agricoles  ;  si  on  enle- 


(1)  Ils  avaient  seulement  le  droit  d^osage  dans  les  pâquis  ou  prairies  banales, 
et  le  droit  de  vaine  pâture  après  la  fauchaison  {jus  usuani  in  pascuis,jutoi 
vanam  j)nsturam). 

(2)  Archives  de  la  Haute-Marne,  1.8,  9,  10. 


—  253  — 

Tait  aux  gens  de  nos  campagnes  le  morceau  de  lard  dont  ils 
fix)ttent  leur  pain  noir,  on  opérerait  parmi  eux  une  révolution 
immense. 

Les  cisterciens  avaient  compris  l'importance  de  l'élevage  des 
pourceaux  dans  Tintérét  des  pauvres  villageois.  Aussi  doit-on 
dire  que  jamais  on  ne  vit  nuUe  part  des  porcheries  plus  belles 
et  mieux  peuplées.  La  règle  leur  permettait  d'avoir,  à  cet  ef- 
fet ,  des  écuries  à  deux  ou  trois  lieues  des  granges ,  et  même 
plus  loin,  s'il  le  fallait  (1). 

Morimond  avait  au  moins  vingt  porcheries  disséminées  dans 
les  forêts  du  Bassigny,  dans  un  cercle  parallèle  à  celui  de  ses 
granges ,  et  dont  chacune  contenait  deux  ou  trois  cents  porcs. 
On  citait  surtout  comme  très-remarquables  celles  de  Damey  et 
de  Neuvillers  ou  Neuville,  dans  les  Vosges  :  la  première  pro- 
venait de  la  donation  d'Aubert,  sire  de  Damay,  gui  avait  oc- 
Iroyé  lape$$onpor  CCpors,  et  toutes  pastures  à  pors  en  tous  ses 
hois  ;  la  seconde,  de  la  libéralité  des  sires  d'Aigremont.  Ulric 
de  Neuvillers ,  ayant  contesté  le  droit  des  moines ,  fit  saisir  les 
pourceaux;  Pierre,  évéque  de  Toul,  fut  choisi  pour  arbitre,  et 
prononça  en  faveur  de  Morimond  (2). 

On  sera  sans  doute  étonné,  en  voyant  un  prince  de  l'Eglise 
intervenir  dans  une  affaire  de  ce  genre  ;  mais  on  cessera  de  l'ê- 
tre, en  songeant  que  l'ordre  de  Gtteaux  avait  reçu  la  mission 
providentielle  de  réhabiliter  l'agriculture  ;  or,  en  lui  enlevant 
ses  étables ,  on  le  privait  d'un  des  éléments  agricoles  les  plus 
féconds  et  les  plus  essentiels.  L'évéque  de  Toul ,  en  plaidant 
pour  la  conservation  de  l'écurie  des  moines ,  plaidait  la  cause 
de  la  charrue  et  de  l'humanité  toute  entière.  Dans  un  siècle  où 

(1)  butit  gêner,,  1184,  c.  61,  De  pecudibus  :  —  Propter  porcos  autem 
lieeat  domum  habere  longe  ab  abbatia,  sive  a  grangia,  duabus  leucis  seu  etiam 
tribus,  si  ita  necetse  fuerit,  et  circa  domum  iliam  quantum  opus  fkterit  longe 
evagentur, 

(%)  ArcHv.  delà  Haute-Marne ,  arc.  Dam.  et  NeuTiUe. 


—  au  — 

les  gouveraementsd^Burope  dépensent  chaque  année  plosieiin 
millions  pour  la  multiplication  et  l'amélioration  des  races  ani* 
malesy  nous  espérons  que  Ton  ne  fera  pas  un  crime  à  Morimcmd 
d'avoir  fixé  Tattention  des  peuples  du  Bassigny  de  ce  côté  ;  od 
voudra  bien  au  moins  lui  pardonner  d'avoir  cherché  h  substi- 
tuer la  paix  et  les  douceurs  de  la  vie  pastorale  au  tumulte  et 
aux  misères  de  la  vie  guerrière,  chevaleresque  et  aventureuse; 
d'avoir  eu  la  raison  et  le  courage  d'élever  la  houlette  au-deasos 
du  glaive»  et  de  dresser  la  chaumière  des  bergers  en  face  de  h 
tente  du  Romain  et  du  Franck  (1). 

Parmi  tous  les  socialistes  modernes,  nul  n'a  mis  autant  d'es* 
prit  et  d'imagination  que  Fourier  au  service  de  la  faiilx  et  de 
la  charrue.  «  Les  sarraux  gris  des  laboureurs ,  les  sarraux 
a  bleutés  des  faucheurs  seront  rehaussés  par  des  bordures^ 
«  ceintures  et  panaches  d'uniforme  ;  les  chariois  vermasés,  et 
«  les  attelages  brillants,  etc.  Lorsqu'on  verra  toiM  les  groupei 
«  en  activité  abrités  par  des  tentes  cdorées ,  travaillant  par 
«  masses  disséminées,  circulant  avec  drapeaux  et  instrumenis, 
«  chantant  dans  leur  marche  des  hymnes  en  choeur,  dans  une 
<K  vallée  parsemée  de  castels  et  belvédères  à  colonnades  et  flè- 
a  ches ,  au  lieu  de  cabanes  en  chaume ,  on  croira  que  le  pay- 
«  sage  est  enchanté ,  que  c'est  une  féerie ,  un  séjour  olyB^ 
«  pien....  T»  (2).  Voilà  le  roman;  voici  la  réalité  : 

U  y  a  quelques  années ,  lorsque  Citeaux  était  occupé  par  ks 
pbalanstériens,  sous  la  direction  de  MM.  Young  et  de  M**  Gatli 
de  Gamond,  un  de  nos  amis  y  alla  par  curiosité.  En  se  pnmia- 
nant  à  Tentour  de  l'antique  abbaye,  il  aperçut  plusieurs  labou- 
reurs ,  et  se  dirigea  de  leur  côté  pour  leur  demander  s'ils  bir 

(1)  Les  couvents  de  trappistes  ont  encore  aujourd*hui  les  plus  bellei  p(r- 
cheries  de  France  :  on  cite  surtout  celle  de  Meilleraie,  en  Bretagne,  reaoaoûk 
pour  sa  race  anglo*toiikinoise,  qui  a  obtenu  récemment  un  grand  prix  ancoi- 
cours  de  Poissy. 

(2)  Traité cTàssoc.,  t.  «,  p.  60. 


—  J55  — 

soient  partie  de  la  phalange  :  ils  répondirent  qu*ils  étaient 
d'anciens  fermiers,  a  II  y  a  dans  la  maison ,  ajoutèrent-ils, 
«  beaucoup  de  musiciens ,  de  comédiens  et  de  comédiennes, 
a  de  peintres ,  de  savants  et  d'artistes  ;  mais  aucun  d'eux  n'a 
c  voulu  jusqu'ici  se  faire  cultivateur.  Ces  beaux  messieurs  et 
c  ces  belles  dames  viennent  quelquefois  vers  nous ,  chantant, 
«  dansant  sous  leurs  ombrelles.  —  Quel  triste  état  vous  avez 
«  là!...  nous  disent-ils  en  haussant  les  épaules.  Patience!  pa- 
«  tience  !...  nous  vous  trouverons  d'autres  charrues,  d^autres 

«(  faucilles  plus  commodes! —  Et  ils  s'en  retournent 

«  bien  vite,  d 

Par  quel  charme  secret  Morimond  en  particulier,  et  Gîteaux 
en  général,  s'étaient-ils  donc  attaché  tant  de  milliers  de  colons, 
heureux  et  fiers  d'un  état  que  les  hommes  ont  toujours  fui 
comme  le  plus  rude  et  le  plus  humiliant?  Par  quels  moyens 
conservaient-ils  autour  et  au  milieu  d'eux ,  toujours  souple, 
toujours  soumise ,  une  inunense  population  agricole  qu'il  fai- 
llit quelquefois  refouler  vers  les  villages  déserts? 

Cette  merveille  s'est  accomplie  : 

1*  Par  l'iniuence  de  l'idée  religieuse ,  le  premier  et  le  plus 
puissant  mobile  du  cœur  humain.  L'agriculteur  cistercien 
n'était  point  isolé  dans  son  travail  :  jamais  roi  n'eut  compa- 
gnie plus  noble  et  plus  magnifique.  La  règle  avait  placé  à  ses 
côtés  un  ange  gardien  chargé  de  compter  tous  les  battements 
de  son  cœur,  de  tenir  note  de  toutes  les  aspirations  de  sa  poi- 
trine haletante,  d'enregistrer  sur  le  livre  de  vie,  une  à  une, 
toutes  ses  gouttes  de  sueur,  de  les  porter  sur  ses  ailes  jusque 
sur  le  trône  de  l'Etemel ,  comme  autant  de  perles  précieuses 
destinées  à  briller  un  jour  sur  le  front  d'où  elles  étaient  tom- 
bées. Elle  avait  élevé  au-dessus  de  lui ,  plus  haut  que  la  terre, 
un  saint  patron  qui  lui  tendait  une  couronne  inunortelle  en  lui 
criant  :  Mon  fils ,  regarde  le  del  1  La  Vierge  miséricordieuse, 


—  256  — 

environnée  des  esprits  bienheureux  »  semblait  lui  sourire  à  son 
tour  et  rafraîchir  autour  de  lui^  avec  un  éventail,  Tatmosphère 
brûlante  (1).  Enfin ,  au  sommet  de  la  création  était  un  Dieu 
bon  et  compatissant ,  Tami  du  pauvre ,  pour  qui  le  rang  sans 
la  vertu  n'est  rien,  dans  la  balance  du  quel  le  sceptre  d'une  mul- 
titude de  rois  pèsera  moins  que  la  faucille  du  moissonneur. 

2^  Par  la  participation^  dans  rEucbaristie ^  au  corps  et  aa 
sang  de  Jésus-Christ  fait  homme,  esclave  et  mercenaire  pour 
ses  frères  »  source  la  plus  abondante  de  Thumilité ,  seule  capa- 
ble de  faire  accepter  au  cultivateur  sa  position  avec  résigna- 
tion, et  d'élever  vers  les  réalités  éternelles  ses  regards  qu'3 
fixe  à  la  terre,  comme  le  bœuf  au  sillon  qu'il  laboure. 

3*"  Par  le  besoin  d'expiation ,  qui  tourmente  Thonmae  vrai- 
ment chrétien,  et  le  jette  toujours  dans  la  voie  la  plus  dure, 
la  plus  obscure,  parce  qu'elle  mène  plus  sûrement  à  la  gloire 
et  au  bonheur  célestes. 

4"^  Par  cette  sage  égalité  qui  garantissait  à  chacun  les  mê- 
mes droits»  répartissait  uniformément  les  chaînes,  et,  soit  au 
chœur  ou  à  l'atelier,  soit  à  table  ou  aux  champs,  plaçait  au 
même  niveau  l'enfant  du  baron  et  l'enfant  du  serf  (2). 

Il  faut  remonter  juqu'aux  granges  de  Morimond  pour  re- 
trouver le  cycle  poétique  de  l'agriculture  dans  le  Bassigny. 
Ces  convers,  avec  leurs  manteaux  longs,  gardant  leurs  trou- 
peaux en  louant  et  bénissant  Dieu,  retraçaient  l'ère  patriar^ 

(1)  Les  Annales  cisterciennes  rapportent  un  grand  nombre  d^apparitions  d*ao- 
ges  et  de  saints  aux  moines  durant  leurs  travaux.  Au  temps  de  la  moisson,  la 
sainte  Vierge  elle-même  daignait  descendre  vers  les  moissonneurs  :  ad  visitai 
dum  messores  suos.  Elle  essuyait  la  sueur  de  leiurs  fW)nts,  et  agitait  Tair  sur  leurs 
tètes,  comme  avec  un  éventail  (Armai.  ci>/.,  t.  9,  p.  271).  —  Ingrangia  Cia. 
rofvoilis,  frater  bubulcus  vidit  Jesum  una  manu  tenentem  aculeum  atque  ex  aiia 
parte  temonis  boves  secum  minantem  {Id.,  t.  2,  p.  164.) 

(2)  C*est  ce  que  S.  Bernard  disait  k  un  convers  de  Glairvaux  :  Nos  vero  causa 
Dei  collegimus  te  pauperem  et  inopem,  et  victu  et  vestitu  cœterisque  necessariù 
parem  te  fecimus  iis  qui  nobiscum  sunt  sapientibus  et  nobilibus  vim,  et  fiuius  es 
quasi  unus  ex  illis.  —  Exord.,  1.  4,  c.  19. 


—  257  — 

chale,  Tftge  pastoral  de  rhumanité.  Ces  religieux,  fils  des 
comtes  et  des  barons,  maniant  la  bêche  et  le  boyau,  rappe- 
laient le  temps  des  Fabricius  et  des  Cincinnatus,  qui  quitr 
talent  les  faisceaux  consulaires  pour  prendre  le  manche  de  la 
charrue. 

Bernardin  de  Saint-Pierre  a  dit  quelque  part,  dans  ses  Etu- 
des de  la  nature,  que  ce  n*était  point  aux  conquérants  dévas- 
tateurs qu'il  fallait  réserver  les  couronnes  et  les  arcs-de-triom- 
phe, mais  aux  agronomes  qui  avaient  défriché  les  landes  et  les 
déserts ,  et  doté  leur  pays  de  plantes  et  d*arbres  utiles  au  peu- 
ple. Nos  moines  de  Morimond  ne  réclament  du  fond  de  leurs 
tombeaux  ni  palmes  ni  trophées  :  ils  ne  nous  demandent  qu'une 
grâce  pour  toute  reconnaissance ,  c'est  que  nous  nous  conten- 
tions de  manger  les  fruits  de  leurs  travaux  sans  outrager  leur 
mémoire ,  et  quand  notre  œil  mesurera ,  du  haut  des  monts 
langrois,  cette  plaine  immense  qui  s'étend  jusqu'aux  Vosges 
et  à  la  Meurthe ,  de  la  Meurthe  au  Rhin  et  du  Rhin  à  la  Vis- 
tule,  nous  nous  rappelions  qu'il  a  fallu  deux  éléments  pour  la 
féconder  :  le  sang  du  soldat  et  la  sueur  du  cénobite. 


il 


—  258  — 


CHAPITRE  XXVI. 


SchifiiM  à  Gtlatrtfa;  extension  de  la  filiatimi  de  Morimond  en  AWwnign; 
ton  infloence  tor  TéUt  religieux,  agricole  et  social  dea  lacaa  gtmiaîBa  et 
slave. 


La  province  de  Champagne,  déjà  considérable  dès  la  fin  dn 
IX*  siècle  9  s'était  agrandie  successiTcmeat  soit  par  les  omi- 
quétesy  soit  par  les  alliances  de  ses  comtes;  mais  Thibaat  VI, 
fils  posthume  de  Thibaut  V  et  de  Blanche  de  Navarre  »  sur- 
nommé le  Troubadour  à  cause  de  ses  goûts  poétiques  et  chaih 
sonniers  »  Télé  va ,  vers  le  milieu  du  XIII*  siècle»  au  plus  haut 
point  de  grandeur  et  de  gloire.  Elle  comprenait  alors  les  comtés 
de  Blois  et  de  Chartres  (1),  ceux  de  Meaux  et  de  Troyes,  une 
partie  de  la  Brie  et  du  Sénonois,  le  Langrois,  le  Rhetelois,  le 
Rhémois,  la  principauté  de  Sedan ,  etc.  Elle  était  bornée  à  Test 
par  la  Lorraine;  à  Touest  par  la  Picardie  »  FUe-de-France  et 
le  Gatinois  ;  au  midi  par  la  Bourgogne ,  au  nord  par  le  Luxem- 
bourg et  le  Hainaut.  Thibaut,  désirant  reculer  les  limites deses 
états  au  levant,  jusqu'à  la  Saône  et  à  la  Meuse,  convoitait  de- 
puis longten^ps  les  plaines  fécondes  du  Bassigny ,  qui  formaient 
encore  à  cette  époque  un  comté  étendu  et  puissant,  dont  les 
sires  de  Clémont  portaient  le  titre. 

La  plupart  des  seigneurs  de  la  contrée  se  Uguèrent  pour  ré- 
sister à  Tenvahissement,  et  ils  réussirent  pendant  quelques  an- 

(1)  Par  droit  de  suzeraineté  seulement. 


r 


—  259  — 

nées  ;  mais  Sanche-le-Fort ,  roi  de  Navarre  et  oncle  maternel 
de  Thibaut,  étant  mort  sans  postérité ,  son  neveu  fut  couronné 
roi  à  sa  place ,  le  deuxième  dimanche  après  Pâques  1234.  La 
puissance  de  ce  dernier  se  trouvant  ainsi  énormément  accrue, 
la  lutte  ne  fut  plus  possible.  Thibaut  réunit  à  son  domaine*  par 
force 9  par  ruse,  par  menace  et  par  argent,  les  chfttellenies  les 
plus  importantes  des  bords  de  la  Meuse.  Les  places  de  Choi- 
seul,  de  Dammartin,  de  Montigny,  etc.,  se  rendirent  les  unes 
après  les  autres.  Qémont  tint  quelques  mois  et  finit  par  suc* 
comber;  Régnier  de  Nogent,  avec  son  fils,  se  retrancha  dans 
son  château  bâti  sur  un  mont  escarpé ,  environné  de  fortifica- 
tions, protégé  par  de  triples  fossés  du  côté  du  plateau  de  la 
montagne ,  et  osa  résister  à  toute  une  armée  ;  mais  il  fut  forcé 
de  poser  les  armes ,  et  le  comté  du  Bassigny  enseveli  sous  les 
ruines  de  sa  forteresse  démantelée.  Le  vainqueur,  avec  les  dé- 
bris de  sa  conquête,  organisa  un  vaste  bailliage ,  ayant  Chau- 
mont  pour  siège,  et  dont  relevèrent  jusqu'à  1,800  fiefs  (1). 

Cette  commotion  profonde,  produite  par  un  changement 
aussi  radical  dans  le  régime  de  la  contrée ,  n'ébranla  point 
Tabbaye  de  Morimond.  Les  liens  les  plus  doux  et  les  plus  an- 
ciens la  rattachaient  depuis  sa  fondation  à  la  maison  de  Cham- 
pagne :  Mathilde  de  Carinthie,  bisaïeule  de  Thibaut,  était  la 
parente  de  Henri,  Fun  des  quinze  compagnons  d'Othon;  cette 
princesse,  avec  son  pieux  époux,  avait  comblé  nos  religieux  de 
bienfaits;  Blanche,  mère  de  Thibaut,  leur  avait  accordé  éga- 
lement plusieurs  privilèges  ;  enfin,  Thibaut  lui-même  était  roi 
de  Navarre,  et  n'ignorait  pas  tout  ce  que  ses  nouveaux  sujets 
leur  devaient  d'amour  et  de  reconnaissance.  Aussi  s'em- 
pressa-tril  de  les  prendre  sous  sa  protection  et  de  leur  conti- 
nuer les  faveurs  de  ses  ancêtres. 

(i)  MaUi.,  Hist.  des  év.  de  Lcngres,  p.  105;  —  Pithou,  Mém,  généal.  des 
ecmt,  héréd.  de  Champ,,  in-8«  ;  —  Baugier,  Mém.  hisL  de  la  Champ^  1. 1. 


—  260  — 

Ds  profitèrent  de  ce  temps  de  calme  et  de  paix ,  et  poursui- 
Tirent  leurs  travaux  agricoles  avec  plus  d'ardeur.  Les  frères 
qu'ils  avaient  envoyés  sur  divers  points  de  la  France  allaient 
à  leur  tour  attaquer  les  déserts,  en  procession,  avec  la  bêche 
et  la  croix  pour  bannières ,  chantant  les  louanges  de  Dieu  dans 
la  joie  de  leurs  cœurs.  Le  sol  se  métamorphosait  sous  leurs  pas 
conune  par  enchantement  ;  la  nature  la  plus  agreste  et  la  phn 
sauvage  semblait  aussitôt  refléter  les  couleurs  de  leurs  âmes  et 
s'embellir  des  charmes  de  leur  piété.  S'ils  arrivaient  dans  ooe 
forêt  opaque,  elle  s*éclairait,  se  transformait  en  une  blanche 
et  radieuse  forêt  (Sauve-Cane,  sylva  cana)  (1),  le  Bosquet  (2), 
Sylvaine  (3),  Saint-Benoit-dans-les-Bois  (4),  Haute-Seille  (S), 
Sauvelade  (6) ,  Aulne  (7) ,  Gimond  (8)  ;  si  c'était  un 


(1)  Locus  sylvestris,  quem  Raimondus  de  Baacio  dédit  tw^wafîhit  lloriffl. 
—  Tabul.  Morim,y  ad  ann.  1147. 

(2)  Boschetum,  sylva  diaeces.  Claromontis,  non  longe  ab  oppido  S.-Rflitîtot^ 
ubi  mine  sunt  viens,  et  ecclesia,  et  plures  villae.  —  Go//.  Chîst.,  t.  i,  p.  STI. 

(3)  Voir  le  Tableau  de  la  filiation  de  Morimond. 

(4)  Sur  les  confins  de  Tévèché  de  Verdun.  L*historien  lorrain  WasMbonif 
(1.  4,  fol.  CGC]  le  place  dans  le  diocèse  de  Metz.  Gissé,  chanoine  de  Metx,dit 
que  cette  abbaye  fut  fondée  en  1131,  dans  la  forêt  de  Richarménil,  qui  lu  Ait 
abandonnée.  Etienne,  évéque  de  Metz,  lui  lit  de  grands  biens.  —  D.  GaliiieC, 
Hist.  ecclés,  et  civ.  de  Lorr.,  t.  î,  p.  110. 

(5)  Comté  de  Blamont,  sur  la  petite  rivière  de  Vesouse,  dans  un  lieaeou- 
vert  de  hautes  forét%  d'où  lui  vient  son  nom  {alta  sylva }.  Les  comtes  de  Sala 
reçurent  les  moines,  dit  Thistorien,  comme  des  anges  de  Dieu,  et  leur  laisserai 
ces  forêts  avec  les  ruines  de  Tancien  village  de  Tanconvillc.  Les  comtes  de  Bar 
leur  donnèrent  autant  de  terres  à  défricher  que  deux  charrues  en  poorraient 
labourer,  avec  le  droit  de  pâturage  et  d'affouage  dans  les  bois  de  Rambenril- 
1ers  et  de  Nossoncourt.  —  D.  Calm.,  Hist.  de  Lorr,,  t.  2,  pp.  89  et  441,  et 
Gall.  Christ.,  t.  13,  p.  137Î. 

(6)  Gasto,  vicc-comes  Bearnensis,  cum  uxorc  ejus  Talesa,  et  filio  ^jns  Centol- 
lo,  cum  in  Hispaiiiam  intrare  vellet  contra  Saracenos,  in  sylva  quae  dicitor 
Fayet  dédit  locum  monachis  inhabitandum.  —  Diplom.  Gast,  Beam.f  in  Bist» 
Beam.y  \.  5,  c.  îl. 

(7)  Non  longe  ab  oppido  Mureti,  in  valle  nemorosa,  duabus  leucis  ab  orbe 
Tolosa  versus  meridiem.  Plures  nobiles  eo  loci  vota  fecerunt,  inter  quos  comi- 
tés Tolosie  et  Fuxi.  —  Gall.  Christ.,  1. 13,  p.  1Î4. 

(8)  Fundatores  donaverunt  monachis  de  Berdonis  centum  concadas  de  ton 
innemore  quod  dicitur  de  Plana-Sylva,  ad  sedificandum  monasterium;  etc- 
Gall.  Chrùt ,  1. 1,  p.  1025. 


—  261  — 

infect  9  impraticable  t  ils  l'appelaient  des  noms  gracieux  et  par- 
fumés de  Beaupré,  de  Rosière*  (1) ,  de  Verger  -  Fleuri  (2) ,  de 
Floran  (3).  S'ils  trouvaient  un  ruisseau  boueux  sans  cours  et 
sans  issue ,  Tcau  en  devenait  plus  limpide ,  plus  pure  dès  qu'ils 
y  avaient  trempé  leurs  lèvres  virginales  :  ils  le  nomaient  Âigue- 
Belle,  Belle-Aigue^  Glaire -Fontaine,  Bonnefont  (4),Bolbon- 
ne  (5).  Les  solitudes  les  plus  tristes,  les  plus  obscures  s^illu- 
minaient  à  leur  aspect  et  devenaient  bientôt  des  lieux  de 
délices  :  Bellevaux,  Lieu -Dieu  (6),  Lieu -Croissant  ou  les 
Trois-Rois  (7),  Clairlieu  (8),  Celle-de-Lumière  (9),  Port- 
de-Gloire  (1 0)  ;  un  fourré  de  ronces  et  d'épines  au-delà  de  Bour- 

(1)  A  côté  du  grand  autel  de  ce  monastère,  il  y  avait  une  inscription  por- 
tant :  Gauthier^  seigneur  de  Salins  et  de  Bracon^  fondateur  de  cette  église, 
GwUlles  et  Mont'Ste'Marie  ^  et  toutes  trois  les  fonda  en  un  Jour,  Le  matin,  ii 
f^mda  céans;  à  mi-jour,  Goailles,  et  le  soir  MointSte^Marie,  —  Baudouin  Mo- 
reaux,  abbé  de  Rosières,  mort  à  Roâie  en  1622,  a  composé  une  Histoire  de  Ci- 
féaux  et  plusieurs  autri^  ouvr.  — ilwi.  cist.,  t.  1,  p.  247;—  Archiv.  de  Vesoul, 

(2}  Bawngarten  blUhend,  ce  qui  signifie  en  français,  joref  m  d arbres  fleuris. 

(S)  Voir  au  Tableau  de  filiation. 

(4)  Primi  mnnacbi  de  Bonofonte  domum  ex  virgultis  et  sarmentis  cons- 
tnizerunt,  et  vixerunt  diu  radicibus  herbarum  et  foliis  arborum  ;  eorum  tugu- 
ria  vix  ad  staturam  hominis  in  altitudine  porrigebantur.  Rogerius,  episcop. 
GoaTenarum,  hortatus  est  vicinos  milites  et  alios  nobiles  ut  pauperibus  Christi 
conferrent  necessaria,  sive  ad  sedificandum,  sive  ad  vescendum;  primusab- 
bas  erat  Basinus  bassigniacensis.  —  GalL  Christ.^  t.  1 ,  p.  1023. 

(5)  In  comitatu  Fuiensi ,  sic  dicta  a  nemore  Bolbonnensi.  —  TcAul,  Morim,, 
ad  ann.  1150. 

(6)  Lieu-Dieu,  même  que  Theuley  {Théo  locus). 

(7)  Lieu-Croissant,  fondé  dans  le  comté  de  Bourgogne,  dans  la  terre  de 
Vaugenans.  Cette  maison  prit  plus  tard  le  nom  d*abbaye  des  Trois-Rois, 
parce  que,  dit-on,  les  reliques  des  trois  rois  Mages,  lors  de  leur  translation  de 
Milan  à  Cologne,  y  restèrent  longtemps  déposées.  (Communiqué  par  M.  TArchi- 
▼iate  du  Doubs.) 

(8)  Clairlieu ,  à  une  heure  de  marche  de  Nancy,  dans  un  vallon  qui  s*appe- 
lait  auparavant  Ame-Leu  ou  Amer-Lieu  {amarus  locus) ,  «  vallon  sauvage,  dit 
Pierre,  évèque  de  Toul,  et  chargé  d*épines,  dans  les  bois  de  Heys,  rendu  propre 
à  la  demeure  et  nourriture  des  hommes  ;  en  sorte  qu*en  cet  endroit  où  Ton  n*en- 
tendait  auparavant  que  les  cris  et  les  hurlements  des  bétes  féroces,  on  a  com- 
mencé à  ouïr  retentir  les  louanges  de  Dieu  et  le  chant  des  anges  incarnés.  » 
—  D.  Calmet,  Hist  ecclés.  et  civ.  de  Lorr.,  t.  2,  p.  11. 

(9)  Celle-de-Lumière,  même  que  Lucelle  (Lueis  eella). 

(10)  Amaldos  de  Bolhas  dédit  monachis  locom  in  nemore  suo  Portaglonii  et 


—  262  — 

bonne-les-BainSy  près  de  La  Ferté-sur-Âmance,  Vaux4a-Doii- 
ce  (1);  des  ravins  abandonnés^  des  coupe-goi^es  bordés  de 
rochers,  repaires  de  voleurs  et  d*assassins  :  La  Charité  (2), 
Val-Honnète  (3),  Vaux-Sainte  (4),  La  Grâce-Dieu  (5),  le 
Port-du-Salut,  Bénissons-Dieu  [henedictio  Dei)  (6)  ;  le  diiÊrt, 
selon  Teipression  d*Isaîe,  se  réjouit ,  il  tressaiUe  d^aUigreœ  H 
s'épanouit  comme  la  fleur  du  lis  (7). 


in  acpiis  mortuis.  Dominus  de  Gastelar  et  nxor  sna  dedenmt  qooqoe 
saum.  —  Gall.  christ.^  t.  1,  p.  1024. 

(1)  «  C*e8t  ai]joard*hui  un  vallon  très-agréable,  entouré  de  prés,  de  bois,  d» 
vignes  et  de  terres  très-fertiles,  fécondées  par  les  travanz  des  moiiies.  Genx-ci, 
réonissant  les  fontaines  qui  descendaient  des  coteaux  voisins,  en  fomièreat  m 
ruisseau  assez  considérable,  qui  donne  de  Teau  en  abondance  par  diffirati 
canaux,  tant  dans  les  jardins  que  dans  la  maison  ;  les  jardins  pdagefs  et  fhn- 
tiers  y  sont  dessinés  avec  art  :  de  petites  loges,  placées  de  distance  en  dhtanMi 
entremêlées  de  cabinets  de  verdure  avec  de  petits  parterres  ornée  de  fleurs»  fer- 
ment un  coup-d*(Bil  charmant  pour  le  voyageur  ;  les  bosquets  ensuite  et  les  pr»* 
menades  en  bois  de  haute  futaie  achèvent  le  paysage.  Le  dortoir  des  religieux 
était  orné  de  118  tableaux  travaillés  avec  art,  représentant  aatant  de  penn- 
nages  illustres  de  Tordre  de  Clteaux.  L*église  était  très-remarquable  par  a 
belle  architecture.  »  —  Mangin,  Hist.  civ.  et  ecciés.  du  diocèse  de  Langret^  1 1» 
p.  484. 

(2)  La  Charité  fut  donnée  vers  Tan  1112  par  ses  fondateurs,  que  nous  avo» 
cités,  aux  chanoines  de  St-Paul  de  Besançon.  En  1183,  les  chanoines  la  oédèreot 
à  Tabbé  de  Bellevaux,  qui  y  envoya  des  religieux.  En  1148,  le  pape  Eugène  DI 
bénit  son  église,  sépulture  de  plusieurs  comtes  et  comtesses  de  BourgogMi 
entre  autres  d'Etienne  II  et  de  sa  fille  Béatrix  de  Mamay.  —  Voir  Anm,  de  h 
HauteSaôney  par  Louis  Suchaux,  art.  Neuvelle-lès-La-Charité). 

(3)  Voy.  Feniers,  Tableau  de  la  filiation,  année  1169. 

(4)  Abbaye  fondée  au  diocèse  d*Apt,  dans  des  terres  incultes,  entre  Cu^ 
muols,  Vachères  et  Oppede.  —  Bouch.,  Hist.  de  Prov.f  t.  2,  p.  169,  et  Gtii. 
Christ. y  t.  1,  p.  382. 

(5)  La  Grâce-Dieu,  à  quelques  lieues  de  Besançon,  dans  un  vallon  sanvap 
fertilisé  par  la  sueur  des  moines  sortis  primitivement  de  La  Charité  soos  la 
conduite  de  Tabbé  Gauthier.  Outre  ses  fondateurs,  les  seignenrs  de  Verael, 
d*Orsans  et  de  Montfaucon  furent  ses  bienfaiteurs.  Cette  maison  est  occupée  [)tf 
des  trappistes  depuis  1844. 

(6)  Voir  au  Tableau  de  la  filiation,  afin.  1184. 

(7)  Que  d'autres  noms  symboliques  et  poétiques  ne  pourrions-nous  pasijootff 
à  ceux-là,  sans  sortir  de  Tordre  de  Clteaux  en  France  ?  L*Amour-Dieu  (Soissotf)* 
Belle-Branche  (Mans),  Belle-Perche  (Montauban);  Beauvoir,  BeliwhVifv. 
(Bourges);  Bonrepos  (Quimper),  Bonport  (Evreux),  Cherlieu  (Besançon), 
Chercamp  (Amiens) ,  La  Colombe  (Limoges),  La  Cour-Dieu  (Orléans);  PAa- 


—  263  — 

Ces  pacifiques  asiles  étaient  semés  comme  autant  d*oasis  sur 
le  sol  âpre  et  abrupt  de  la  féodalité  ;  leurs  noms  ^  d'une  harmo- 
nie si  douce  ^  d'un  symbolisme  si  touchant  ^  contrasteront  ayec 
ceux  des  forteresses,  souvent  si  durs  et  si  barbares;  la  terre  se 
renouyelleraaTec  la  langue  des  saints,  les  sites  les  plus  ingrats 
finiront  par  se  parer  de  toute  la  grâce  des  mots  nouveaux. 

Morimond  continuait  également  en  Espagne  sa  charitable 
mission.  A  la  mort  du  grand-mattre  Diego  Lopez  de  Saint-Soles, 
en  1297,  deux  compétiteurs,  Garcias  Lopez  de  Padiglia  et 
D.  Gutières  Ferez ,  se  partagèrent  tellement  les  suffrages  des 
chevaliers ,  que  Tordre  se  trouva  divisé  en  deux  fractions,  dont 
chacune  s'efforçait  de  faire  triompher  son  élu.  Ce  schisme  mal- 
heureux dura  environ  quatre  ans,  jusqu'en  Fan  1300,  époque 
à  laquelle  il  fut  convenu,  de  part  et  d'autre,  que  les  deux  pré- 
tendants abdiqueraient  spontanément  et  mettraient  en  séques- 
tre entre  les  mains  du  grand-mattre  d'Âlcantara  les  places  et 
châteaux  dont  ils  étaient  Tun  et  l'autre  en  possession,  en  at- 
tradant  que  la  question  litigieuse  fût  décidée  par  les  juges 
compétents  (1). 

Ces  tristes  discordes,  cette  longue  et  terrible  tempête  avaient 
pcHrté  à  Tautorité  les  glus  graves  atteintes  et  fait  de  larges  brè- 
ches à  la  discipline;  il  fallait  une  main  habile,  forte  et  douce 
poar  fermer  et  cicatriser  ces  plaies.  Guillaume  I*'  de  Morimond, 
qoi  avait  succédé  à  Gérard  en  1 303,  et  venait  de  visiter  au-delà 
du  Rhin  les  monastères  de  sa  filiation ,  se  hâta  de  franchir  les 
Pyrénées  et  de  voler  à  Calatrava,  où  il  convoqua  un  chapitre 


môme  (Chartres) ,  La  Garde-Dieu  (Cahors),  Le  Jardinet  (Namnr),  le  Lis  (Sens), 
Lalferci-Dien;  —  Orval,  Vallis-Aurea  (Trêves);  Pré-Bénit  (Limoges),  Sauve- 
Bénite  (  Le  Puy  )  ;  le  Sauvoir,  Salvatorium  (Laon)  ;  Val-Benoiste,  Vallis-Bene' 
dicta  (Tool  et  Lyon);  Lavalroy,  Vallis-Regia  (Reims)  ;  Meilleraie,  Jlfe//i«-Aa- 
dius  (Nantes). 
(I)  Rades,  Hist.  Calatr.,  c.  M.;  —  Manr.,  Ser,  prœfèct.  Calair,,  i.  S,  p.  16. 


—  264  — 

de  tout  Tordre,  et  publia  dans  la  langue  du  pays  une  série  à'ùt- 
donnances  très-^ges^  en  rapport  avec  les  besoins  du  moment^ 
sous  ce  titre  :  Nous,  frire  Jean-Guillaume,  abbé  de  Morinumi, 
visitant  la  maison  de  Calatrava,  notre  filiez  en  Vannée  1304» 
le  dernier  jour  de  décembre,  mandons  à  tous  les  chefMÛkrs  H 
chapelains  dudit  lieu  de  garder  fidekmeni  et  taugours  les  pré- 
sents stahÂts  :  etc.  (1). 

Pendant  ce  temps-là,  notre  abbaye,  semblable  à  un  grand 
arbre  dont  le  tronc  a  atteint  sa  grosseur  naturelle  et  qui  dé* 
ploie  toute  sa  force  végétale  dans  ses  branches  et  ses  rameaux, 
ne  cessait  de  s*étendre  sur  le  nord-est  de  TEurope  par  sa  fé- 
conde filiation.  Après  avoir  peuplé  de  cénobites  les  bois  et  les 
vallons  fangeux  du  comté  de  Bourgogne ,  de  la  Lorraine  et  de 
TAlsace ,  et  disposé  ses  établissements  comme  autant  de  relais 
et  d'étapes  de  la  Meuse  au  Rhin ,  eUe  avait  ordonné  à  ses  eoio- 
nies  d'outrepasser  ce  dernier  fleuve»  et  de  se  fixer  an  milieu  de 
ces  tribus  d'origine  germaine ,  qui  avaient  été  arrêtées  dam 
leurs  incessantes  pérégrinations  par  la  parole  évangéliqœ,  et 
immobilisées  avec  leurs  tentes  parle  charme  de  la  croix.  Quoi- 
que converties  depuis  plusieurs  siècles ,  elles  n^avaient  point 
encore  renoncé  à  la  plupart  de  leurs  habitudes  barbares  ;  on 
leur  reprochait  toujours  des  goûts  sauvages,  des  mœurs  gros- 
sièrement dépravées,  le  mépris  de  l'agriculture,  la  passion  des 
armes  et  du  brigandage  portée  jusqu'à  la  fureur,  la  soif  païenne 
de  la  vengeance  et  du  sang.  Il  fallait  mettre  sous  leurs  yeux 
l'exemple  le  plus  frappant  qui  fût  au  monde  de  la  vie  chr^ 
tienne ,  douce  »  calme  et  pacifique  au  milieu  des  champs  ;  leur 
apprendre  à  aimer  Dieu  et  leurs  frères ,  à  défricher  et  à  culti- 
ver la  terre  que  leurs  pères  avaient  achetée  et  fécondée  de  leur 
sang  (2). 

(1)  Manr.,  Ser.  abbai,  Mor.^  t.  1,  Arm.  cist. 
(S)  Voir  aux  Pièces  justificatives. 


—  265  — 

Au  milieu  du  XII*  siècle,  les  beaux-arts  et  les  lettres  étaient 
avilis ,  méprisés  parmi  nous^  dit  un  historien  allemand;  les 
muses  captives  n^osaient  relever  leurs  fronts  flétris  ;  les  cister> 
ciens  ouvrirent  des  écoles,  y  rappelèrent  la  vertu  et  la  science^ 
et  firent  de  leurs  couvents  autant  d^asiles  de  pieuses  études  (1). 

Il  était  urgent  de  rapprocher  et  de  rallier  ces  peuplades 
éparses  et  morcelées ,  isolées  par  des  forêts  et  des  montagnes 
jusque  là  infranchissables^  avec  leurs  langues^  leurs  mœurs  et 
leurs  usages  propres  »  et  d*en  former  un  grand  peuple. 

n  n*y  avait  de  sûreté  nulle  part  pour  les  pauvres  étrangers» 
comme  on  peut  en  juger  par  le  droit  de  rançonner  les  voya- 
geurs »  droit  que  tous  les  seigneurs,  depuis  le  Mein  et  le  Weser 
jusqu^au  pays  des  Slaves  ;  comptaient  parmi  les  prérogatives 
féodales. 

La  corporation  cistercienne,  affiliée  de  nation  à  nation,  réu- 
nissant à  des  époques  fixes  »  dans  toutes  les  maisons-mères,  les 
âbbés  de  chaque  couvent  secondaire  et  ceux  de  tout  Tordre  à 
Qteaux ,  ayant  dans  toutes  les  directions  des  religieux  qui  al- 
laient et  revenaient  sans  cesse ,  offrant  un  asile  et  du  pain  à 
tous  les  voyageurs ,  affranchie  généralement  de  tout  tribut  de 
péage  et  de  gabelle ,  exportant  au  loin  les  produits  de  ses  mé- 
tairies pour  les  vendre  ou  les  échanger,  aimée  et  respectée  des 
grands  et  des  petits,  répondait  admirablement  au  besoin  de 
conmiunication  et  d'association  des  peuplades  germaines  entre 

eDes. 

CTest  à  Tabbaye-mère  de  Morimond  que  la  Providence  a  ré- 
servé cette  sublime  mission.  Les  colonies  qui  s'étaient  établies 
dans  la  Franche-Comté  avaient  pénétré  de  bonne  heure  en 


(1)  Gistercienses,  aiino  1156,  cum  bonae  artes  litterœque  jacerent,  despecta- 
qoe  Golla  Muas  levare  non  possent,  apertis  scholis,  id  consecuti  sont  at  quot 
cmobia  illia  excitabantur,  totidem  prœsidia  docts  pietatia  censerentur.  —  Bal- 
bin,  Hift.  dwm  Wart,  c.  5,  §  8. 


—  266  — 

Suisse;  eUes  s'y  sentaient  attirées  par  tout  ce  qui  peut  faire  ici- 
bas  les  délices  de  la  vie  cénobitique  :  par  la  profonde  solitude  de 
ces  yallées^  où  la  nature  a  pris  plaisir  à  réunir  les  extrêmes  les 
plus  frappants^  et  à  déployer  avecunluxemajestueuxsesbeaniéi 
et  ses  horreurs  ;  par  les  teintes  mystérieuses  et  mélancoliques 
de  ce  sol  irrégulier»  tourmenté^  et  empreint  partout  des  traces 
de  grands  bouleversements.  Les  abbayes  de  Lucelle  (1),  Paris. 
Saint-Urbain»  Aurore^  Thela  y  etc. ,  paraissent  successîvemeot 
avec  leurs  chalets  aux  pieds  de  ces  montagnes  escarpées  dont 
les  pics  y  semblables  à  des  géants ,  se  dressent  vers  les  deux, 
sous  les  glaces  étemelles ,  près  des  lacs  aux  bords  romantiques. 
Le  son  des  cloches  et  le  roulement  lointain  des  cataractes,  la 
psalmodie  et  le  fracas  des  torrents  et  des  ayalancbes,  toutes 
ces  Toix  réunies  forment  conune  une  hymne  grandiose  a  la 
louange  du  Créateur. 

La  vieille  Souabe  du  XIP  siècle  [Schcaben)  ne  ressemblait 
guère  aux  riches  et  belles  contrées  du  duché  de  Bade  et  du 
royaume  de  Wurtemberg,  qui  la  remplacent  aujourd'hui.  On 
n'y  trouvait  point  encore  ces  massifs  de  pins  et  de  sapins  qui 
couronnent  ses  montagnes  ;  ces  prairies  pittoresques  arrosées 
par  un  si  grand  nombre  de  ruisseaux  au  cours  sinueux  et  au 
doux  murmure,  couvertes  de  troupeaux  et  surtout  de  chevaux 
si  renommés  ;  ni  ces  vallées  si  fertiles  en  blé ,  maïs ,  lin ,  chan- 
vre, houblon,  tabac,  etc.;  ni  ces  coteaux  plantés  de  vignes  et 
d*arbres  fruitiers  ;  mais  partout  des  eaux  obstruées  et  stagnan- 
tes, ou  coulant  à  travers  des  déserts  non  frayés,  des  bruyères 
stériles ,  des  ravins  profonds  et  sans  issue ,  servant  de  repaire 
aux  bêtes  féroces  et  aux  voleurs. 

On  voit  bientôt  paraître  sur  la  lisière  de  la  Forêt -Noire 


(1)  Voir  sur  cette  abbaye  et  sarcelles  de  la  Suisse  Touvrage  de  dom  B6^ 
nardiû,  intitulé  :  Epitome  fàstor.  Lucell,,  in-8«  (Biblioth.  de  Dgon). 


—  267  — 

plusieurs  monastères  et  environ  quarante  granges.  Une  partie 
considérable  de  ce  triste  pays  se  découvre  aux  rayons  du  so- 
leil ,  s^illumine ,  se  fertilise ,  prend  l'aspect  le  plus  riant  et  les 
noms  les  plus  poétiques  et  les  plus  gracieux.  Ici  on  rencontre 
la  villa  césarienne  {villa  cœsarea) ,  Keysersheim  (1)  ;  plus  loin 
la  viUa  Salomonis ,  Salem ,  jouissant  de  revenus  annuels  pour 
donner  Thospitalité  pendant  une  nuit  aux  voyageurs  «  tant 
cavaliers  que  piétons  (2).  D'un  côté,  la  Porte-du-Ciel  {porta 
eali),  ou  Tennenbach,  est  fondée  dans  le  Brisgaw  par  les 
landgraves  de  Stuhlingen  et  les  comtes  de  Furstenberg  (3)  ; 
de  Tautre,  TEtoile-de-la-Mer  {stella  maris) ^  en  langue  vulgaire 
Wettingen ,  non  loin  de  Baden ,  brille  connue  un  astre  de 
miséricorde  sur  cette  sombre  région  (4).  Nos  cénobites  s'effor- 
cent ,  autant  qu'il  est  en  eux ,  de  changer  cette  terre  maudite 
en  une  terre  de  bénédiction ,  et  on  les  y  entend  chanter  dans 
Tallégresse  les  cantiques  de  Sion. 

Un  peu  plus  au  nord  et  à  Touest  surgissent  ça  et  là  Herren- 


(1)  GflBsarea,  in  ducata  Neuburgensi  et  comitatu  Graifepacensi,  monasterium 
BM^iflfflim  acpalcherrimain,  situm  in  sylvis  Suevicis  ubi  Lycns  Danubio  rois- 
eetur,  quasi  dicas  os  Lyci,  vel  Licostoma.  Fondatores  cjos,  Henricos,  cornes  de 
Lechsmand  et  Graipsipach,  et  ejuscoi^ux  Lutgardis,  comitissade  Abensberg,  ibi 
aepolti  sont  in  eodem  tumulo,  anu.  1148.  —  Mart.  Gnisius,  Suevor,  Armai,, 
L  9,  p.  i  ;  — Gasp.  Brnsch.,  Chron.  monast,  Germ,,  ann.  1133. 

{%)  Salomonis  villa,  omnium  in  Germania  facile  pnlcherrimum  atqne  opa- 
lantissimum,  milliari  uno  ab  Uberlinga,  imperiali  oppido,  distat  {trois  lieues  nord- 
est  de  Constance,  cercle  de  Lac  et  Danube,  duché  de  Bade).  Nomen  hoc  illi  in- 
ditom  Tolont  quod  ad  templi  Hierosolymitani  similitudinem  sit  conditum. 
AHi  a  Salomone  quodam  pastore  dérivant,  qui  primam  ibi  cellam  straxerit. 
Molta  ei  contnlere  comités  Montisfortis,  et  inter  caetera  fundaverunt  reditus  an- 
niKM,  ut  omnibus  ibidem  equitibus  et  viatoribus  gratuiter  pateret  per  unam 
ooctem  bospitium.  Inter  prsecipuos  cjns  benefactores  annumerantnr  :  impera- 
tores Cooradus-Suevus, an.  1142; Fredericus-Barbarossa,  an.  1145  ;  et  Burchar- 
dns,  Salisbnrgensis  episc.,  et  rom.  sedis  legatus.  —  Gasp.  Brusch.,  in  Chron. 
monast,  Germ,,  ann.  1138. 

(8)  Tennenbach,  prope  Friburgum  Brisgoiœ,  in  Nigra  sylva.  —  Jongel.,  No- 
ta, abbat,  cist,  prov,  Suev. 

(4)  Non  procul  a  thermis  Vocetii  montis,  ad  ripas  Licomagi,  supra  oppidum 
BaideDam.  —  Tab.  Morim,,  ad  hune  ann.  1197. 


—  268  — 

Alb(l),  Maulbrun  (2),  Eusserthal,  L* Angle  {angulus),  Kœ- 
nigsbrun  (3) ,  avec  de  nombreuses  métairies  monastiques.  La 
Franconie»  jusqu'alors  si  inculte  et  si  sauvage,  possède  en 
peu  de  temps  six  grands  foyers  d'exploitation  industrieUe  et 
agricole,  et  plus  de  cinquante  granges,  dans  les  diocèses  de 
Wurizbourg  et  de  Bamberg.  Nous  y  retrouTons  Ebrach,  cas- 
tel  enlevé  aux  voleurs  par  les  moines  de  Morimond ,  comme 
nous  Tavons  raconté  ;  Wildhausen ,  la  maison  sauvage  et  sii* 
vestre  ;  Schonthal  (la  belle  vallée),  près  de  Mockmuhl  (4)  ;  Lano- 
kenbeim,  à  trois  milles  de  Kulmbach,  où  tous  les  voyageurs  à 
pied  et  à  cheval  recevaient  gratuitement  la  plus  cordiale  hospi- 
talité (5)  ;  Brumbach ,  si  magnifiquement  doté  dans  le  même 
but  par  les  seigneurs  de  Wertheim  et  de  Lowenstein  ;  Bittbau- 
sen  (  oraiionis  domus  ) ,  asile  de  prière  et  d*espérance  au  milieu 


(1)  Alba  Dominonim.  —  Mart.  Gras,  refert  chartam  fondationis  {Aimai. 
1.  iO,  p.  S).  Situm  ad  Albœ  scaturiginem  (rAlb,  qoi  se  jette  dans  le  Rhia  n- 
dessous  de  Durlacb,  duché  de  Bade)  ;  ce  qui  détermine  la  place  d*Hemn-Alb  nr 
la  lisière  de  la  Forét-Noire,  au  sud-est  de  Garlsruhe  et  d*Ettlingea.  —  Gasp. 
Jongel.,  Notit.  abb.  cist.  prov,  Suev. 

(2)  Mulbruuum,  in  ducatu  Wirtembergensi ,  pêne  medio  itinere  inter  Pfor- 
sheimium,  Marchionum  Badensium  et  Brettam  Palatinorum  ci  vitales.  Unoide 
fundatoribus,  Guntherus,  de  celebri  génère  comitum  Lyningen,  episoop.  Spiren- 
sis,  sepultus  fuit  in  illo  ;  alter,  Waltherus,  baro  de  Lammersheim,  induit  hi- 
bitum  monachalem.  Primusabbas  Dietherus,  assumptus  cum  conventu  de  No- 
To-Gastro,  prope  Haganoam  sito.—  Arm.  cist.^  1. 1,  p.  359. 

(3)  Rœmgsbrun,in  Brentiana  valle  paradisiaca;  sic  dictus  a  quatuor  footibni 
circumstantibus  :  primus  Brentii  amnis,  a  monasterio  200  passibus  ;  secoodos 
Prefiferii,  100  passibus;  tertius  Cochius  ,  ex  quo  nascitur  fluvius  ejosdem  no- 
minis;  quartus  sine  nomiue.  —  Jongel.,  Notit.  abbat,  cist.,  1.  %  p.  77,  Ducit. 
Wurtemb. 

(4)  Scheintbal,  et  Schonthal,  nionast.  in  Ottonica  sylva,  ad  ripam  Laxti  flii?ii« 
situm.  Inter  benefactores  ejus  nobilesde  Perlichingen  numerantur. — Atm,  cist^t 
t.  2,  p.  343. 

(5)  Lankenheimiura,  in  Sudetis  montibus,  terrae  Nariscorumvicinis,  nonpit)- 
cul  a  Meno  (leMein),  tribus  a  Culmbachio  milliaribus,  versus  Babembergaoi 
situm  ;  «  omnium  quae  vidi,  ait  Bruscbius,  non  solum  mdgniûcentissimom,  aedM 
muniûcentissimum  ;  nam  omnibus  ibi  praetereuntibus  viatoribus,  tam  equitibos 
quam  peditibus,  gratuitum  patet  idemque  longe  humanissimum  hospitiom.  > 
—  On  y  voyait  les  tombeaux  des  princes  de  Méranie,  ses  fondateurs. 


—  269  — 

des  bois  et  des  déserts  (1)  ;  ensuite  Heilsbrun,  sur  le  Schwam- 
bach  9  près  de  Nuremberg ,  fondé  dans  un  lieu  si  marécageux 
et  si  malsain  qu'il  s'en  exhalait  durant  les  grandes  chaleurs  de 
noires  Tapeurs  changées  bientôt,  dans  les  laboratoires  de  l'at- 
mosphère» en  orages  désastreux  »  ce  qui  avait  fait  donner  à  ce 
lieu  le  nom  de  Hagelsbrun  (  source  de  la  grêle  )  »  que  les  moines 
changèrent  en  celui  de  Heilsbrun  {source  du  salut  et  de  la 
hinidteiion) .  Plus  de  cent  cinquante  convers ,  répandus  au 
milieu  des  joncs  et  des  roseaux  d'alentour»  y  créèrent  une  di- 
xaine  de  granges  »  et  »  par  d'immenses  travaux  d'assainissement 
et  de  défrichement»  réussirent  à  transformer  ce  climat  meur- 
trier. Ce  fut  sans  doute  en  reconnaissance  de  ce  service  que  les 
barons  du  voisinage  leur  accordèrent  le  privilège  de  délivrer 
un  certain  nombre  de  coupables  condamnés  à  mort  »  à  condi- 
tion qu'ils  les  recevraient  chez  eux  pour  les  convertir»  conune 
si»  après  avoir  assaini  la  terre  et  purifié  l'air»  ils  avaient  dû 
encore  renouveler  les  âmes  les  plus  criminelles  et  les  plus  mau- 
vais cœurs  (2). 

U  n'était  pas  rare  alors  de  voir  des  malfaiteurs  destinés  à 
être  pendus  »  brûlés  ou  décapités  »  obtenir  leur  grâce  en  pro- 
mettant d'aller  passer  le  reste  de  leurs  jours  dans  quelques 
couvents  cisterciens»  pour  y  expier  leurs  crimes  dans  les  larmes 
et  la  pénitence.  Gela  se  faisait  sans  doute  en  souvenir  et  à  l'i- 
mitation de  saint  Bernard  »  qui»  se  trouvant  un  jour  dans  une 


(1)  Brumbach ,  alias  Burnesbach,  non  longe  ab  oppido  Wertheim;  aujour- 
d'hui ville  du  duché  de  Bade,  à  six  lieues  ouest  de  Wurtzbourg.  —  Ann,  cisL, 
t.  9»  ad  ann.  1155. 

^)  Heilsbrun,  magniâcentissimum,  opulentissimum  ccenobium,  ad  Schwam- 
bachtom  amnem,  medio  fere  itinere  inter  Norimbergam  et  Onoldisbacbium. 
In  60  Burgabriorum,  Noreinbergensium  ac  Marchionum  Brandemburgensium 
magnifica  mausolea,  cum  appendeutibus  trophaeis  militâtribus,  vexillis,  armis, 
Tidebantur.  ^us  fratres,  conversi  laici,  quos  a  barbis  quas  gerebant  tota  vicinia 
bttrtlingos  vocabat,  quos  vis  suspendio  toUendi  (quod  aliquid  mali  commisisse 
idebant)  jus  ac  potestatem  plenam  habuerunt.  —  Gasp.  Brusch.,  in  Catal. 
mimast,  gertnan.,  ann.  118S. 


—  270  — 

bourgade  de  la  Champagne ,  au  moment  où  on  allait  exécuter 
un  assassin  fameux»  nommé  Constantin»  s'approcha  des  bour- 
reaux et  leur  dit  :  Abandonnezrmoi  ce  maire;  je  veux  le  pendre 
de  mes  propres  mains  i  Comme  tous  les  assistants ,  et  Thibaut, 
comte  de  Champagne,  lui-même  plus  que  tous  les  autres ,  pa- 
raissaient étonnésde  cette  démarche,  il  répéta  :  «c  Oui,  je  veux  le 
pendre  ;  non  comme  tous,  pour  un  instant,  mais  pour  toute  sa 
yie,  à  Farbre  de  la  croix  1  »  Et  aussitôt,  se  dépouillant  de  sa  tu- 
nique, il  Ten  revêtit,  lui  passa  au  cou  la  courroie  ayec  laquelle 
il  devait  être  étranglé,  et  Temmena  de  la  sorte  à  Clairvaux, 
où  ce  malheureux,  se  crucifiant  chaque  jour  par  une  expiation 
volontaire ,  mérita  de  devenir  bientôt  pieux  conmie  un  ange  et 
doux  comme  un  agneau  (1). 

Nous  devons  rendre  cette  justice  aux  hommes  d*Etat,  aux 
magistrats  criminalistes  de  notre  patrie ,  qu'ils  se  sont  beau- 
coup occupés  depuis  vingt  ans  du  régime  pénitentiaire.  Ils  Font 
envisagé  sous  toutes  ses  faces  :  au  point  de  vue  colonial ,  cel- 
lulaire, patibulaire,  etc.  ;  ils  n'ont  omis  que  le  point  de  vue 
monastique;  et  c'est  pour  cela  qu'ils  ont  jeté  en  vain  leur  papier 
et  leurs  paroles  au  vent  ;  et  il  en  sera  ainsi,  nous  les  en  avertis- 
sons, jusqu'à  ce  quMls  aient  compris  qu'il  serait  peut-être  pos- 
sible de  remplacer  souvent  la  prison  par  le  couvent ,  les  galères 
par  le  cloitre,  et  la  guillotine  par  la  croix  ! 

Nous  voyons  également  cette  génération  de  moines ,  issue 
primitivement  de  Morimond ,  entrer  en  Thuringe  et  ceindre  de 
tous  côtés  cette  vaste  et  sombre  forêt  appelée  Thuringer-Wald, 
allant  du  sud  au  nord ,  et  formant  le  Wester-Wald  et  l'Harz- 
Wald  (forêts  de  l'Ouest  et  Hercinienne  )  ;  ils  prient,  ils  essar* 
tent,  ils  cultivent,  ils  font  Paumône  dans  leurs  monastères  et 


(1)  Arm.  ciit^  1. 1,  p.  406;  —  Ibid.,  ann.  1221,  c  6;  —  SartoriuB,  Cist.  Bit- 
teri,^  p.  665. 


—  271  — 

leurs  granges.  Walckenrede  (1),  Volkenrode  (2),  Sichem  (3), 
Jorisberg  (4),  Riffenstein  sont  ouverts  nuit  et  jour  à  tous  les 
malheureux  ;  leurs  premiers  abbés ,  comme  les  bienheureux 
Wulkin  et  Evrard ,  vont  visiter  les  hôpitaux  et  les  malades» 
firapper  à  la  porte  de  la  veuve  et  des  orpheUns ,  pour  les  conso* 
1er  et  les  secourir,  et,  à  l'exemple  de  Jésus-Clhrist,  lavent  hum- 
blement les  pieds  des  voyageurs  que  le  ciel  leur  envoie. 

Nos  moines ,  appelés  dans  la  Westphalie  par  les  seigneurs 
du  pays,  y  entrent  sous  la  chaste  et  pacifique  bannière  de  la 
Vierge-Mère  ;  ils  donnent  son  nom  béni  à  leurs  abbayes  et  aux 
terres  qui  en  dépendent.  La  Vigne  de  Marie  (Klein-Burloe), 
le  Jardin  de  Marie  (  Gross-Burloe  ] ,  le  Champ  de  Marie  (Ma- 
rienfeld),  la  Maison  de  Marie  (Marien-Haus,  ou  Harden-Haus- 
sen) ,  et  Breidlaer,  redisent  les  louanges  de  la  reine  des  cieux 
aux  échos  des  montagnes  et  aux  rives  de  FEms,  de  la  Lippe , 
de  la  Werre  et  de  la  Lenne  (5). 

La  Saxe  supérieure  et  inférieure  n'était  point  encore  alors 
cette  province  aussi  puissante  que  polie,  séjour  brillant  des 
arts  et  des  sciences ,  que  les  étrangers  vont  admirer  de  nos 
jours;  mais  bien  une  terre  qu'une  multitude  de  petits  sei- 
gneurs avaient  transformée  en  une  vaste  arène ,  où  ils  se  fai- 
saient la  guerre  la  plus  vive  et  la  plus  acharnée.  Nos  cénobites 
y  parurent  dès  Tan  1132,  le  Psautier  dans  une  main  et  lahou- 


(1)  Aub.  Mirœus  {Ckron.cist.^  in  ann.  1129)  scribîtconstroctam  fuisse  juxta 
Arthouem.  Multse  ecclesiae  disBces.  Moguntinae  et  Alberstadensis  i]li  unieban- 
tur  :  graves  caosae  ejus  abbatibusa  poatiûcibus  yariia  commisssfuerunt.» 
Ann.  cist,f  t.  1,  p.  199. 

(2)  Vide.  Jongel.,  Notit.  abbat,  dut,  prov,  Thuringiœ. 

(8)  B.  Vulchinus  in  Sichem  pauperum  et  infirmorumxenoâochia,  vinctonim 
cellas,  viduarum  et  pupiliorura  tuguriola  visitabat...  peregrinos  quoqu^  et  ad- 
venas  libenter  soscipiebat,  eorumque  pcdes,  Christi  exemplo,  humilis  et  devo- 
tusabluebat.—  Ph.  Seguinus,  l.  3.  S.  S.  Cist.^  c.  53  ;  —  Ann.  cist.,  t.  l,p.  417. 

(4)  Henriq.,  in  Menoiog.j  martii  20,  et  Annal,  cist.,  1. 1,  p.  418. 

(5)  Nous  renvoyons  pour  toutes  les  maisons  de  Westphalie  à  Gasp.  Jongeiin, 
ouvrage  déjà  cité,  et  à  Aub.  Mirasus,  Chron.  cist.,  in-S»  (biblioth.  de  Dijon]. 


—  272  — 

lette  dans  Tautre»  prêtres  et  pastears  comme  dans  Tantique 
orient  9  enfants  de  la  race  douce  et  tranquille  de  Sem  jetés  an 
sein  de  la  race  audacieuse  et  guerroyante  de  Japhet.  Panni 
leurs  principaux  établissements,  on  distinguait  :  Porta  (1) 
(Peort)»  abbaye  si  fameuse  par  sa  propagande  agricde; 
Amelongesborne  (2)  »  Lucka  (3) ,  Zinna  (4) ,  Hilda  »  Blicheb- 
tein  (5) ,  Marienrode  (6) ,  Marienthal ,  Sitichembach  (7) ,  etc. 
Morimond  s'étend  par  ses  colonies  jusqu'à  la  mer  du  Nord 
et  à  la  mer  Baltique  »  en  descendant  les  bassins  du  Weser,  de 
TElbe  et  de  TOder,  fondant  par  lui-même  ou  par  ses  filles  : 
dans  la  Hesse  »  Heyna  ou  Hegena  (8)  ;  dans  la  Misnie ,  Alt-GeDt 
Grunbaim  et  Boch  (9)  ;  dans  la  Lusace ,  Dobberluck  et  New- 
Cell(lO);  dans  le  duché  de  Brunswick»  Ridderhausen  (11); 
dans  la  marche  de  Brandebourg,  Lenyn  (12) ,  Ghorjn  et 


(1)  Monast.  Portense,  primum  juxta  SmoUem  fait  locatum,  sed  mox 

tum  prope  Salam,  non  longe  a  Maoburgo.  ^^Ann.  eût,,  t.  1,  p.  S47.  —  QwM 
in  Lubens  Siiesiae  misit  monachos ,  delicatonim  malorum  genns  aspoftaimt 
per  universam  Poloniam  propagata.  —  Pistorius,  in  Coiiect.  Hisi.  Poim^  t  % 
1.  7,  p.  518. 

(2)  Vide  Annal,  cist.^  t.  1,  p.  30Î. 

(3)  Gaes.  Heisterbacensis  narrât  varia  et  stupenda  miracola  op.  B.  M.  Vi^ 
ginis  in  cœnob.  de  Lucka  patrata  (1.  lyMirac.,  c.  17),  et  Kranûiis  ^ot  fiadi- 
tionem  fusius  refert  (1.6,  MetropoL,  c.  42). 

(4)  Voir  Joiigelin,  Notit.  abbat.  orti.  cist.,  in  prov.  Saxon. 

(5)  Ann.  cist,,  t.  2,  ad  ann.  1146,  p.  48. 

(6)  Jongel.,  Abbat.  cist.  ord,  in  Saxon,  in  fer. 

(7)  Id..  ibid. 

(8)  Monastère  illustré  par  Tun  de  ses  religieux  nommé  Conrad,  tout  à  11  Ibb 
médecin,  grammairien,  thaumaturge,  célèbre  dans  toute  cette  partie  de  TAl- 
lemagne  par  sa  charité  envers  les  pauvres  et  les  pèlerins,  et  le  don  soroatorelt 
qu'il  semblait  avoir,  de  guérir  toutes  les  maladies.  —  Sartor.,  Cist,  Bûfeit, 
p.  176;  —  Miraeus,  in  Chron.  cist.,  1140  ;  —  Annal,  cist.,  1. 1,  p.  400. 

(9)  Vide  Gasp.  Jongel.,  Abbat.  Misn.,  p.  155. 

(10)  Id.,  in  Abb.  Lusat. 

(11)  In  Wagria  etiam  et  in  regione  Megalopolensium,  Conradus,  secandai 
abbas  Riddagshusanus,  apud  Brunswicenses ,  subinde  Lubecensis  secondus  an- 
tistes,  cum  germano  fratre  suo  Geraldo  ad  eos  populos  digressos,  idoUsprimofli 
truncisque  deastris  féliciter  excisis,  pulcherrima  sanctae  religionis  seminaga* 
tilium  animis  implantavit.  —  Sartor.,  Cist,  Bistert. ,Cisi.  viri  apo<tol.,p.Ml- 

(12)  Leninum,  prope  urbemBrandeburgum,  condiditOthu,  primus  marchio  ë 


—  273  — 

Himmels-Poort.  Voici  les  cisterciens  sur  les  rivages  de  la  Bal- 
tique ,  dans  les  bas-fonds  marécageux  «  au  bord  des  grands 
lacs  9  au  milieu  des  forêts  aquatiques  et  parmi  des  peuplades 
farouches  encore  à  demi -païennes.  Leurs  leçons  éclairent  Tes- 
prit ,  leurs  exemples  touchent  le  cœur  de  ces  barbares.  Par 
leurs  travaux ,  les  eaux  s'écoulent ,  le  sol  s^afTermit  et  se  con- 
Tertit  en  terres  labourables  ou  en  pâturages.  Us  s'installent 
dans  un  lieu  inhabitable  du  Holstein ,  et  ils  lui  donnent  le 
nom  de  Reinveldt  (le  champ  purifié  ou  assaini  ) . 

Les  environs  de  Schwérin  et  de  Mecklembourg  étaient  con- 
tinuellement infestés  par  les  hordes  des  bouches  de  TOder,  qui 
se  jetaient  principalement  sur  les  églises ,  insultaient  les  prê- 
tres,  les  traînaient  la  corde  au  cou  jusqu'aux  autels  de  leurs 
idoles.  Le  vénérable  Bernon,  évêque  de  Mecklembourg  »  an- 
cien religieux  d*Amelongesborne,  surnommé  T Apôtre  des  Van- 
dales, ne  crut  pouvoir  achever  leur  conversion  qu'en  leur 
envoyant  des  colonies  cisterciennes ,  de  l'assentiment  de  Pri- 
bislas  H,  dernier  roi  des  Hérules,  sur  les  côtes  méridionales 
de  la  Baltique.  —  Les  moines  vont  aussitôt  soumettre  ces  peu- 
ples par  la  douceur  et  la  patience  de  la  charité  ;  ils  portent  la 
hache  et  la  houe  dans  les  forêts  sacrées  de  Genedract ,  vieilles 
comme  le  monde ,  qui  leur  tenaient  lieu  de  maisons ,  de  tem- 
ples et  de  Dieu  ;  ils  les  abattent ,  et  montrent  enfin  cette  terre 
au  ciel.  Après  avoir  fondé  les  monastères  de  Dobran  (1),  de 


6l6etor,et  in  eo  sepultos  cum  uxore  Agnete,  ducissa  Saxoniœ.  Est  hic  locus  or- 
dinarium  sepulcmm  marchionum  Brandeburgensium  :  OthoiiisII,  1206  ;  —  Al- 
berti  H,  1221;  —  Othonis  Longi,  1288  ;  —  Hermani  Longi,  1808;  —  Joan- 
nu  VI,  1S12;  —  othonis  Parvi,  qui,  mortoa  uxore  Hedwige,  fiiia  Rudolphi  I 
imperatoris,  in  eodem  monasterio  factus  monachus,  obiit  ann.  1804  ;  —  Alber- 
ti  I,  dacis  utriusque  Saxoniœ  ;  —  atque  aliorum  plurium  Germanise  principom. 
— >  Jongel.,  1.  8;  —  Annal,  cist,,  t.  8,  p.  139. 

(1)  Doberannm,  abbat.  celeberr.  secundo  lapide  a  Rostochio,  ad  mare  Balti- 
cam  olim  sita  (Aub.  Mirseus,  in  Chron,  cist.j  ad  ann.  1170).  —  Zelo  catholi- 
cs  fidei  propagandes  provectus  Pribislaus,  monast.  in  Dobramexsedificavit.... 

18 


—  274  — 

Dargun ,  de  Marienweerdt  (1)  »  ils  franchirent  la  mer  et  péné- 
trèrent jusque  dans  la  Norwège  (2). 

Morimondy  au-delà  du  Rhin,  ébréchale  fief  germain  comme 
il  avait  ébréché  le  fief  franc  en-deçà»  s*agrandit  à  ses  dépens, 
et  substitua  l'influence  monastique ,  c'est-à-dire  Fesprit  de  paix 
et  de  liberté ,  Tamour  du  travail  et  des  champs,  à  Tesprit  des- 
potique, aventureux  et  turbulent  de  la  féodalité.  Ses  niaisons 
abritaient  la  cendre  et  les  mausolées  de  toute  la  noblesse  d'Al- 
lemagne ;  les  enfants  venaient  en  foule  s'y  vouer  à  la  vie  reli- 
gieuse et  prier  près  des  tombeaux  de  leurs  pères.  Le  pauvre 
peuple,  encore  plus  opprimé  dans  ces  contrées  qu'en  France, 
se  réfugiait  dans  ces  innombrables  granges  que  Ton  rencon- 
trait partout  alentour  du  cloître  cistercien ,  et  bravait  de  tit , 
conune  d'un  asile  inviolable,  la  fureur  brutale  de  ses  tyrans. 

La  longue  vacance  de  l'empire ,  depuis  la  déposition  de 
Frédéric  11 ,  avait  amené  l'anarchie,  et  avec  elle  les  plus  af- 
freux désordres  dans  l'église  et  le  clergé  allemands»  comme 
nous  le  voyons  par  les  canons  du  concile  de  Wartdx)urg  en 
1 287  ;  les  cisterciens ,  qui  avaient  encore  conservé  à  cette  épo- 
que leur  austérité ,  poursuivirent  partout  de  leurs  prières  et  de 
leurs  menaces  les  prêtres  et  les  évoques  indignes ,  et  eurent  le 
bonheur  d'en  convertir  un  grand  nombre  :  l'étole  fut  relevée 
et  purifiée  cette  fois  encore  par  le  froc. 

Nos  moines,  ayant  pénétré  dans  le  bassin  du  Danube  dèi 
l'an  11 30 ,  s'étaient  échelonnés  sur  ses  rives  et  sur  celles  de  ses 
affluents,  le  Lech,  Tlsar,  l'inn,  la  Regen,  la  Salza,  etc.  Les 


coopérante  et  plurimum  stimulante  vener.  Bernone,  qui  ordinis  et  domas  me 
de  Amelongebome  fratres  advocavit,  culturas  daemonum  eliminaTit,  luoot 
succidit...  fidem  non  solum  servavit,  sedmirifice  in  populo  barbaro ampliafit 
(Alb.  Kranz,  \Vandai,y  l.  6,  c.  36).  —  Quare,  inter  Cistercii  triumphos  scribeDda 
est  Wandalia  purgata  ab  idolis,  etc.  (Sartor.,  Cist.  Bistert.,  p.  300}. 

(1)  Gasp.  Jongel.,  Aùùat.  Pomerm.;  —  Arnald  Lub.,  1.  4,  c.  «4. 

(2)  Ils  y  fondèrent  Falcaua  et  Gradicesium. 


—  275  — 

évèques  et  les  ducs  de  Bavière  les  avaient  appelés  dans  les  bois 
qui  environnaient  cette  contrée  et  en  rendaient  les  abords  dan- 
gereux et  impraticables.  On  leur  céda  des  forêts  entières,  de 
vieux  manoirs  à  demi-ruinés ,  des  landes  et  des  marais.  Wal- 
dsassen,  Raitenhaslach  (1),  Alderspach  (2) ,  Furstencell  se 
dressèrent  çà  et  là  avec  leurs  groupes  de  métairies ,  comme 
autant  d^avani-postes  chargés  d^éclairer  les  routes ,  de  faciliter 
et  de  protéger  les  communications. 

Mais  il  y  avait  encore  à  la  fin  du  XIII"*  siècle ,  sur  les  fron- 
tières de  la  Bohême ,  de  l'Autriche  et  de  la  Bavière ,  d'im- 
menses broussailles ,  des  ravins  profonds  y  des  coupe-gorges  af- 
freux ,  où  ceux  qui  se  rendaient  d'Everdingen  à  Passaw  étaient 
exposés  à  s'égarer  et  à  perdre  la  vie.  Bernard  de  Prambacb , 
évêque  de  cette  dernière  ville ,  fit  construire  sur  la  rive  droite 
du  Danube  une  maison  de  la  filiation  de  Morimond ,  à  laquelle 
il  abandonna  tous  ses  biens,  à  condition  que  les  religieux 
abriteraient  et  nourriraient  tous  les  voyageurs ,  et  leur  ser- 
viraient d'anges  gardiens  dans  ces  affreux  déserts  :  c'est  pour- 
quoi il  donna  à  cet  asile  le  nom  de  Celle -des  -  Anges  (/nyeb- 
eell)  (3). 

Henri  de  Pfollingen  et  Melcthide ,  son  épouse ,  avaient  fondé 
quelques  années  auparavant,  dans  le  même  but,  au  diocèse  de 
Ratisbonne ,  une  autre  maison  appelée  la  Celle-de-Dieu  (  Got- 
tacell),  toujours  de  la  même  filiation  (4). 

(1)  Wiguleus-Hundius  tradit  hanc  domum  primum  fuisse  sedilicatam  a  Wol- 
fero,  dlias  Wolfirano  de  TegernbaDck ,  cum  uxore  ejusHemma;  in  praedio  soo 
Schuring  ;  deinde  translatam  a  Conrado,  Salizburgensi  episcopo,  in  antiqua  ec- 
desia  dicta  Ratenha8lach,in  Norico  et  agro  Burchusiano,  juxta  Salzam  fluvium. 
Sont  ibi  in  templo  multorum  principum,  comitum  et  baronum  sepulturae. 
—  Amt.  cût.f  t.  1,  p.  467. 

{%)  Id.,  ibid. 

(8)  Tribus  a  Passavio  miUiaribos,  ad  ripam  Danubii.  —  Sartor.,  Cist,  BU^ 
tert,,  p.  1102.  —  Ut  pauperes  viatores  per  loca  parum  tuta  ex  Eyerdingo  Pata- 
tiam  ascendentes,  bospitio  exciperentur.  —  Gasp.  Jongel.,  Mon.  Bavar, 

(4)  Haie  monasterio  tradidit  Ludovicus  dux  décimas  ad  castrum  Fraimarin 


—  276  — 

Parmi  ces  abbayes»  les  unes  deyaient  leurorigine  à  raccom- 
plissement  d'un  yœu  fait  en  temps  de  peste  ou  en  temps  de 
guerre ,  les  autres  à  la  piété  filiale  »  à  la  douleur  maternelle  oo 
à  Texpiation  d*un  grand  crime.  Ainsi ,  quand  les  pauvres  et  les 
voyageurs  arrivaient  à  Furstenfeld  »  ils  lisaient  au  frontiqHce 
de  la  porterie  ces  deux  vers  latius  traduits  en  langue  vulgaire  : 

AD  HOSPITES  : 
Conjugis  innocuœ  fusi  monumenta  cnioris 
Pro  culpa  pretium,  claustra  sacrata  vides, 

et  ils  croyaient  voir  planer  sur  le  cloître  l'ombre  ensanglantée 
de  l'innocente  Marie  de  Brabant,  mise  à  mort  par  Louis-fe- 
Sévëre ,  roi  de  Bavière ,  son  époux,  sur  un  faux  soupçon  d'a- 
dultère (1). 

Nos  cénobites  remplirent  la  même  mission  avec  encore  [dus 
de  fhiit  et  d'éclat  dans  le  duché  d'Autriche ,  où  ils  furent  in- 
troduits par  saint  Léopold  et  ses  descendants ,  ainsi  que  nous 
l'avons  vu.  De  Sainte-Croix,  près  de  Vienne»  Tinfluence  cis- 
tercienne rayonne  sur  ces  vallées  marécageuses  formées  par 
les  ramifications  du  Wienerwald  et  sur  les  plaines  situées  au 
versant  méridional  du  sombre  Bœhmerwald.  On  y  remarque 
bientôt  un  grand  nombre  de  monastères  et  de  granges  aox 
noms  parfmnés  de  piété  et  de  poésie  :  Wilhering  (hilaritas,  la 
joie)  (2);  la  Cour  de  la  Vierge-Marie,  ou  SchUerbach  (3);  Zwfr 


pertinentes;  Otho,filius Ludovici, décimas  in  Dethendorf  et  Landace,ann.  ItSI. 
Erat  situin  non  procul  a  Vilso,  ilumine  bavarico.  —  Ann.  cist.,  t.  a,  p.  4a. 

(1)  Gasp.  Jong.,  in  Abb.  Austr.  et  Bavariœ. 

(S)  Hilaria,  ad  latus  Danubii,  infra  Lincium  (Lin/s),  sub  monte  et  nemore 
Ghimberg,  sic  dictas  a  cervis...  Castrum  eratqnod  pii  fundatores  in  claustram 
permuta vere.  — Inter  pnecipuos  benefactores  refenintur  :  Albertos,  imperator 
Rudolphi  Habsburgici  filins;  Fredericus  HI  et  Ferdinandus  U,  cœsares.  In  e^ 
clesia  tnmulantur  comités  de  Scbaumburg,  barones  de  Polheim,  de  Traon,  àt 
Kumberg.  —  Sartor.,  Cist.  Bistert.,  cist.  cœnob.  in  archidnc.  Austr.,  p.  i^- 

fS)  Id.  ibid.,  p.  1413,  versus  Styriie  confinia. 


—  277  — 

thaï  (la  blanche  vallée)  (1),  Baumgartemberg  (le  verger  de  la 
montagne)  (2),  Lilienfeld  (le  champ  des  lis)  (3),  Gott-Thal  (le 
Val-Dieu)  (4),  la  Sainte-Trinité  (5).  Des  moines  français  et  al- 
lemands se  rencontrent  sur  Tune  et  l'autre  rives  du  Danube» 
armés  de  pacifiques  instrumcntsde  labourage  ;  ils  s*embrassent, 
ils  chantent  les  louanges  du  Seigneur,  ils  mêlent  leur  sueur 
dans  les  champs  de  Wagram ,  d*Essling  et  d' Austerlitz ,  où 
quelques  siècles  plus  tard  leurs  frères  de  France  et  d'Allema- 
gne se  rencontreront  aussi ,  mais  pour  se  maudire ,  s'entre- 
tuer,  mêler  leur  sang,  et  ne  laisser  à  la  postérité  d'autres  tra- 
ces de  leur  passage  que  des  ossements  et  des  ruines  !  Ayant 
franchi  les  Alpes  noriques,  ils  entrèrent  dans  la  Styrie,  la 
Camiole  et  la  Carinthie  »  où  ils  eurent  bientôt  des  établisse- 
ments sur  la  Save  et  la  Drave  ;  ils  descendirent  même  jjisque 


(1)  Glainranz  d'Autriche,  éloigné  deRrems,  au  nord-est,  d'environ  quatre 
mîUes,  à  peu  de  distance  du  Danube.  Le  fondateur  Hadmar,  des  comtes  de 
Babenberg ,  ne  savait  quel  lieu  choisir  dans  ses  domaines  pour  y  bâtir  un  mo- 
nastère. La  sainte  Vierge,  la  nuit  avant  les  calendes  de  janvier,  lui  dit  de  par- 
oomir  ses  forètà  et  de  donner  aux  cisterciens  le  lieu  où  il  verrait  un  arbre  vert 
avec  toot  son  feuillage,  ses  fleurs  et  ses  (hiits  au  milieu  de  la  neige  et  des  fri- 
mas. Ayant  découvert  cet  arbre  sur  le  bord  d'une  rivière  que  l'auteur  nomme 
CampùUj  il  y  jeta  les  fondements  du  monastère.  —  Sartor.,  Cist.  Bistert.^ 
p.  1095;  ^Bernard  Liùk  a  écrit  en  deux  volumes  in-fol.  les  Annales  de  cette 
maison  {Viennœ  Âustriœ,  i728;  biblioth.  de  Dijon). 

(t)  Sur  la  rive  gauche  du  Danube  et  à  peu  de  distance  du  fleuve,  entre  Linti 
et  Krems.  Voir  la  carte  géogr.  cist.  de  Sartorius.  Le  premier  abbé  fût  Frédéric, 
Pan  des  quinze  compagnons  d'Othon  d'Autriche.        * 

(8)  Sartor.,  Cist.  Bistert.,  p.  1100,  et  Angel.  Manriq.,  Ann,  dst.,  ann.  Ii06, 
e.  6,  n.  7  ;  situé  à  la  source  d'une  rivière  qui  a  son  embouchure  dans  le  Danube 
près  de  Krems. 

(4)  Infra  Ipsium  (Ip$) ,  in  ripa  dextra  Danubii.  Fundator  aliique  e  Walstee- 
ana  proeapia  proceres,  atqne  etiam  très  fùndatoris  uxores  de  Neuhauss,  de 
Dinebrathin,  de  Lossentein,  hoc  loco  conquiescunt.  —  Sartor.,  Cist.  Bistert., 
p.  liOi. 

(5)  Ha?c  domus  primituscondita  pro  ordine  prsedicatorum,  in  urbe  Neustadt  ; 
deiiiceps,  ciirca  ann.  1430,  a  Friderico  III,  csesare,  ad  Gistercium  translata  est.  In 
ecdesi»  choro,sub  magniftco  mausoleo,  quiescit  Eleonora,  prsefati  imperat.  con- 
jux,  de  regia  familia  Lusitanorum,  cum  tribus  liberis.  —  Sartor.,  Cist.  Bistert. , 
p.  1101. 


—  278  — 

dans  les  douces  et  riantes  vallées  de  l'Adige  et  de  la  Brenta. 
Ainsi  9  toute  la  race  germaine  fut  enveloppée  comme  d*mi  ré- 
seau monastique ,  dont  les  fils  venaient  aboutir  de  toutes  parts 
àMorimond. 

Le  berceau  des  abbayes  situées  dans  les  contrées  que  nous 
venons  de  citer  était  souvent  couvert  d'ombres  mystérieuses, 
conune  toutes  les  institutions  antiques»  et  on  pouvait  en  tirer, 
pour  rhistoire  comme  pour  la  poésie,  les  faits  les  plus  précieux, 
les  images  les  plus  gracieuses  et  les  plus  touchants  souvenirs. 
Ainsi,  des  moines  cisterciens  étant  venus  en  1135  dans  le  du- 
ché de  Gamiole ,  à  environ  quatre  milles  de  Laybach,  fonder 
un  monastère ,  avaient  entrepris  de  le  construire ,  contraire- 
ment à  leurs  statuts ,  dans  une  vallée  cultivée  et  semée  de  vQ- 
lages  et  de  hameaux.  Mais,  malgré  tous  leurs  efforts,  ils  ne 
pouvaient  seulement  réussir  à  en  jeter  les  fondements  :  une 
main  invisible  semblait  détruire  pendant  la  nuit  ce  qu^ils  avaient 
bâti  pendant  le  jour.  Ils  allèrent,  sur  ces  entrefaites,  couper 
du  bois  de  construction  dans  une  forêt  voisine  ;  à  peine  y  étaient- 
ils  entres,  quMls  crurent  entendre  un  oiseau  leur  répétant  dans 
son  langage  :  5t(  hic,  sit  hic,  c^est-à-dire  :  Qu'il  soit  ici!  et  ils 
pensèrent  que  c^était  un  avertissement  de  Dieu  qui  leur  disait: 
Laissez  au  peuple  les  champs  défrichés  et  fécondés;  venez  dam 
ces  lietAX  vous  créer  une  terre  nouvelle.  Vous  n'êtes  peu  faits 
pour  le  bruit  du  m^nde  ;  vous  êtes,  comme  les  oiseaux  du  cid, 
destinés  à  être  les  hôtes  des  forêts  et  des  déserts  !  Us  transpor- 
tèrent aussitôt  leur  établissement  dans  les  broussailles,  et,  en 
mémoire  de  ce  prodige ,  ils  lui  donnèrent  le  nom  de  5t^. 
Afin  qu'on  ne  pût  Toublier,  ils  prirent  pour  armoiries  un  oiseau 
dans  un  champ  d'or,  avec  cette  légende  :  Sit'Hic{\). 
Que  n'aurions-nous  pas  à  dire  de  l'abbaye  de  la  Fontaine^fe- 

(1)  Sartor.,  Cist.  Bistert.,  p.  1107;  —  Tabul.  Morim.,  ad  ann.  11S5. 


—  279  — 

Marie,  située  jusqu*aux  confins  de  la  Croatie,  dans  la  Garniole 
inférieure,  sur  les  rives  du  Gurka?  ensuite  de  la  maison  de 
Stambs,  dans  le  TyroU  au  diocèse  de  Brixen,  si  magnifique- 
ment dotée  par  les  empereurs  et  les  impératrices ,  le  mausolée 
des  comtes  du  Tyrol,  des  vicomtes  de  Milan ,  des  archiducs 
d'Autriche,  etc.?  de  Runa,  si  célèbre  dans  toute  la  Styrie?  de 
Neuberg(l  ),  fondée  dans  la  même  contrée  par  Othon,  duc  d'Au- 
triche et  de  Styrie ,  et  Elisabeth  de  Bavière ,  son  épouse ,  en 
reconnaissance  de  la  naissance  de  leur  fils  Frédéric  ?  Enfin,  le 
pèlerin  qui  arrivait  à  Vickering  (Victoria) ,  en  Garinthie,  ap- 
prenait bientôt  de  la  bouche  des  moines  Torigine  de  cette  mai- 
son y  monument  élevé  par  Maynard ,  comte  palatin ,  en  souve- 
nir de  son  triomphe  sur  un  chevalier  français  appelé  Léon, 
qui  lui  avait  enlevé  son  épouse,  fille  du  duc  de  Garinthie  (2). 

Morimond  comptait  en  Bohême  plus  de  vingt  abbayes  de 
sa  filiation,  entourées  d'au  moins  deux  cents  granges.  Parmi 
ces  maisons,  on  distinguait  Zedelitz,  Tune  des  merveilles  de  la 
contrée,  sous  quelque  aspect  qu'on  Tenvisageât  (3).  L'église 
le  disputait  pour  la  grandeur,  la  richesse  et  les  beautés  artisti- 
ques aux  plus  célèbres  cathédrales  de  TEurope.  Les  bâtiments 
du  cloître,  avec  leurs  dépendances,  ressemblaient  à  une  ville 
bien  plus  qu'à  un  monastère  :  ils  abritaient  six  cents  cénobi- 
tes, y  compris  les  frères  convers  et  les  frères-donnés  [fiblaii), 
La  psalmodie  n'y  était  jamais  interrompue,  ni  Tadoration  de 


(1)  Rnna,  nno  non  amplias  lapide  a  Grœcio  (Gro/z) ,  incœpta  a  Waldone,  comi- 
té deRiinia,ann.  11 29  (al.  1130),etabsoluta  a  Leopoldo,  Ottocari  fllio sexto,  Sty- 
ris  marchione.  In  ea  contumuldti  quiescunt  :  Ernestus,  dictu8/!?rretif,  nrchidux 
Anstriœ,  dux  Styrise,  Friderici  III  imper,  parens,  cmn  gemina  coi^uge  M arga- 
reta^ducissaStetinensi  apudPomeranos,  acCymburga,  filiaZiemoviti,  ducis  Mas- 
soviœ  apad  Polonoe.  —  Sartor.,  Cist,  Bistert.,  pp.  1105*6;  —  Ann.  cist.^  ann. 
IISO,  c.  7. 

(«)  Sartor.,  Cùt.  Bistert.y  Cœnob.  Styr.,  Carinth.,  Carniol.  et  Tyrol., 
pp.  1104  et  1111. 

(8)  Située  à  peu  près  entre  Czaslaw  et  Kœniggratx,  sur  TElbe. 


—  280  — 

la  sainte  Eucharistie.  Il  y  avait  une  confrérie  du  Saint-Sacre- 
ment qui  s'étendait  à  tout  le  royaume.  Sur  le  cimetière  on  avait 
élevé  un  vaste  ossuaire  dans  lequel  étaient  accumulés  des  mon- 
ceaux d'ossements  sous  un  ^nd  nombre  de  cénotaphes.  Une 
lampe  y  brûlait  sans  cesse,  et  à  côté  un  religieux  en  prière. 
Les  historiens  racontent  qu'il  n'était  donné  à  persomoe  de  trt- 
verser  ces  sombres  galeries  de  la  mort  sans  sentir  un  firîsBOO 
d*efiDroi  courir  dans  toutes  ses  veines  (1). 

Dans  les  environs  du  monastère ,  on  était  surpris  de  voir 
tant  de  métairies ,  de  hameaux  et  de  villages  «  que  les  mcnnes 
avaient  créés  par  leurs  travaux  et  qui  étaient  pour  eux  d'une 
immense  ressource  (2)  ;  mais  leurs  principaux  revenus  {HTOve- 
naient  des  mines  de  Kuttenberg ,  dont  ils  percevaient  la  dime 
parce  qu'elles  avaient  été  découvertes  vers  l'an  1200  parmi 
de  leurs  moines ,  comme  nous  allons  le  raconter. 

Un  frère  appelé  Antoine^  étant  parti  un  jour  en  défrichear, 
avec  sa  cognée  et  sa  bêche,  vers  une  forêt  voisine,  s'était  mb 
à  travailler  de  toutes  ses  forces.  Lorsque  vint  le  moment  de 
réciter  son  office,  il  alla  s'asseoir  à  l'ombre,  sous  un  arbre  so- 
litaire. A  peine  avait-il  achevé  ses  psaumes,  que  le  besoin  de 
repos  et  la  douceur  de  la  température  l'invitèrent  au  sonuneil. 
11  s'endormit  donc  sur  la  verdure  pour  y  faire  sa  sieste  ordi- 
naire. A  son  réveil,  il  aperçut  à  quelque  distance  un  objet  qui 
brillait  d'un  vif  éclat  aux  rayons  du  soleil  ;  il  s'en  approcha,  et 
reconnut  dans  une  roche ,  à  fleur  de  terre,  trois  belles  veines 
d'argent.  11  s'agenouilla  pour  remercier  Dieu  d'avoir  découvert 
ce  trésor,  ôta  son  capuce  qu'il  laissa  sur  la  place  pour  la  mar- 
quer et  en  prendre  possession. 

(1)  Sartor.,  Cist.  Bistert.,  pp.  976-985. 

(2)  Et  quidem  haec  latifundia  raagna  ex  parte  ex  syivarum  horrore  iacolta, 
industria,  atque  etiam  proprio  manuali  iabore,  post  avulsa  arbosta,  maltâ 
(hige  fœcundata,  aucta  etiam  per  viciniam  viiiis  et  pagis,  etc.  —  Sartor.,  EU^ 
chus  bonor.  monast.  in  Sedleiz^  pp.  982-985. 


—  281  — 

Les  premières  fouilles  furent  si  heureuses,  que  des  milliers 
de  mineurs  vinrent  s'établir  dans  cet  endroit.  Leurs  buttes  de- 
vinrent en  peu  de  temps  des  maisons ,  des  palais ,  des  bôtels  de 
monnaie ,  des  banques  de  change ,  etc. ,  et  donnèrent  naissance 
à  une  ville  qui  fut  bientôt  une  des  plus  importantes  de  la  Bohè- 
me, et  prit  le  nom  de  Kuttenberg,  c'est^-dire  la  Montagne  du 
capuchon. 

Chaque  année,  le  second  dimanche  après  Pâques,  les  mi- 
neurs venaient  à  Zedelitz  en  procession,  revêtus  d'aubes  blan- 
ches t  chantant  des  hymnes  en  souvenir  et  en  reconnaissance 
de  cette  découverte  (1). 

Quelques-unes  de  ces  abbayes  avaient  une  origine  champê- 
tre, simple  et  gracieuse  comme  la  nature.  Ainsi,  le  roi  Uladis- 
las  111,  s'étant  égaré  un  jour  à  la  chasse,  arriva  dans  une  vallée 
profonde,  environnée  de  sombres  forêts.  Epuisé  de  fatigue,  il 
étendit  son  manteau  sur  le  gazon,  au  pied  d'un  grand  tilleul,  et 
s^y  coucha  pour  prendre  quelque  repos.  Il  eut  un  songe  dans 
lequel  il  croyait  entendre  des  voix  de  moines  alternant  des  chants 
sacrés.  Persuadé  que  le  ciel  l'avertissait  de  la  sorte  de  fonder  un 
monastère  cistercien  dans  ces  lieux,  il  s'en  occupa  aussitôt,  et 
lui  donna,  en  mémoire  de  son  sommeil  mystérieux,  le  nom  de 
Ptasi,  qui,  en  langue  bohémienne,  signifie  manteau  (2). 

D'antres  monastères,  comme  Gulden-Groon,  avaient  une 
origine  historique  et  natibnale.  Bêla,  roi  de  Hongrie,  en  Tan 
1260,  ayant  appelé  à  son  secours  les  Russes,  les  Bulgares  et 
les  Valaques,  s'était  jeté  sur  la  Styrie  pour  de  là  entrer  dans 
la  Bohême  et  dans  l'Autriche .  Le  roi  bohémien  Ottokar  V,  à  la 


(i)  Gasp.  JoQg6l.,  Nota,  abbat,  cist.,  1. 5,  p.  4;  —  Balbinns,  Bohem.  sanct., 
l  i,  pp.  50  et  60  ;  —  Sartor.,  Cist.  Bistert,  abb.  Bohem.,  p.  774. 

(9)  Ce  monastère  était  sitaéà  deux  milles  de  Pilsen,  au  nord,  sur  le  ruisseau 
de  la  Stnela,  qui  se  jette  dans  la  Beraun.  Sartorius  rapporte  asses  au  long  les 
diverses  chartes  de  fondation,  pp.  999  et  1000;  il  y  eut  jusqu'à  cinq  cents  re- 
Uffieaz* 


—  282  — 

tête  d^une  faible  année ,  osa  marcher  contre  lai.  Il  le  rencon- 
tra aux  frontières  de  F  Autriche  et  de  la  Morayie»  sur  les  bords 
de  la  Theiss ,  et  y  ayant  de  livrer  bataille ,  il  fit  yœu  de  bâtir 
un  monastère  de  Giteaux  dans  ses  états ,  si  Dieu  bénissait  ses 
armes;  c'est  ce  qu'il  exécuta  après  ayoirremporté  la  yictoire(i). 
Que  n'aurions-nous  pas  à  dire  de  Népomutz  (2)»  de  Hohen- 
furt  (3),  d'Osseck  (4),  de  Schalitz  (5),  de  Zara  (6),  de  Gredib 

(1)  Ad  Moldavs  ripam,  medii  milliaris  intercapedine  distante  a  GnuiiloTio, 
adijectis  amplissimis  possessionibus  qus  occidentem  versus  usqne  Prachatidiim 
(Prachatitz),  et  ad  meridiem  usque  ad  metas  Teutonia  sese  exteadarinL 

(2)  Prope  oppidum  Nepomucense,  tribus  a  PiUaa  (Piisen)  mlUiaribui. —  Bal- 
binuSfin  Hist.Sacro-Mont.,  anctar.  1,  c.  9,  et  Bohem.  sanct.,  part.  1,§  M,  p.  116. 

(8)  Sartorius  refert  chartam  ftindationis,  p.  1052,  Cht.  Bût.  —  Allait  Allo- 
Vadum  Moidava  fluTios  margaritarum  in  ea  vicinia  genesi  celéber,  qnilios  sa- 
crae  ecclesisB  vestes  omantnr.  Id.  ibid.f  p.  1049. 

On  raconte  que  le  fondateur,  Wokon  des  Ursins  de  Rosenberg,  Toolaiitai 
jour  traverser  la  Moldaw  à  cheval,  fût  entraîné  par  le  courant  et  allait  périr, 
lorsqu*il  fit  vœu  de  bAtir  ce  monastère  sur  la  rive  même  du  fleQTe,  et  (|n*î]  hn 
donna  le  nom  à^Alto-Vadum,  le  Gué  profond.  Rodolphe  II,  empereur  «TAolri- 
che,  ayant  passé  la  nuit  dans  cette  maison ,  fut  si  content  de  Thospitalité  dei 
moines,  qu*il  leur  laissa  le  choix  de  lui  demander  quelle  faTeur  ils  ToadraieBl; 
ceux-ci  ne  lui  demandèrent  que  du  sel  pour  leur  usage.  Les  princes  de  Bo- 
senberg  y  sont  inhumés  dans  un  grand  caveau ,  sous  le  chœur  de  Téglise:  ils 
sont  assis,  embaumés ,  dans  des  fauteuils  de  marbre,  avec  leurs  fènames  et  leurs 
enfants.  —  Jongel.,  Sotit.  ahb.  cist.,  1.  5,  p.  17  ;  —  Balbinus,  Epitom.  rer. 
Bohem.,  1.  3,  c.  15,  p.  285;  — Sartor.,  ibid.,  p.  1048. 

(4)  Osseck,  qu'on  écrit  aussi  Ozzek  et  Wossek,  signifie  essart,  défridtemn^^ 
sans  doute  en  souvenir  des  broussailles  ou  des  forêts  quMl  fallut  arracher  pour 
le  bâtir,  qttasi  condendo  Osseko  .vylvn  excisa  fuisset.  Cette  maison  est  située 
dans  le  district  de  Litomeritz,  à  environ  deux  heures  de  marche  de  Tcepliti, 
au  pied  de  cette  haute  montagne  das  hoke  geb$trge^  qui  sépare  la  Bohème  de 
la  Misnie.  Les  comtes  de  Bilin  passent  pour  les  seconds  fondateurs  avec  oeoi 
de  Grebis  et  de  Risenbourg.  Le  peuple  croyait  que  S.  Procope,  vénéré  par  les 
religieux,  préservait  la  contrée  du  fléau  de  la  grêle.  Les  moines  d*Os&eck  avaient 
recueilli  plusieurs  grands  ossements  (  probablement  des  ossements  de  masto- 
dontes) qu'ils  avaient  découverts  dans  leurs  défrichements  ;  ossa  grandia,  qiue 
vulgus  gignntum  dicitur.  —  Sartor.,  Cist.  Bistert.,  1007  et  1025. 

(5)  Cette  dbbaye  était  aussi  appelée  Ln  Grâce-de-Marie.  L'empereur  Cha^ 
les  IV'  passe  pour  un  de  ses  fondateurs ,  ayant  puissamment  aidé  dans  celte 
bonne  œuvre  Théodoric  de  Cagelmind,  évêque  de  Minden,  puis  archevêque  de 
Magdebourg  et  chancelier  de  Bohême;  elle  est  située  à  peu  de  distance  de 
TElbe,  au  nord  de  Kaurzim.  —  Gasp.  Jongel.,  Notit.  abb.  cist.,  1.  5,  p.  Ï5t«t 
Sartor.,  p.  1065. 

(6)  Dans  le  district  de  Gzaslaw  et  dans  le  voisinage  de  la  ville  de  Zara  (  »n- 


—  283  — 

(ou  Graditz)  (1),  et  surtout  de  Kœnigsaal  {aula  regia)  (2).  Cette 
dernière ,  sur  les  rives  de  la  Moldaw,  près  de  Prague ,  surpas- 
sait peut-être  encore  toutes  les  autres  en  magnificence.  Le  roi 
Winceslas  Favait  fondée  pour  en  faire  une  sépulture  royale,  et 
dotée  de  vingt-cinq  hameaux  ou  villages  environnants  (3),  afin 
que  les  moines ,  affranchis  des  soins  temporels ,  pussent  sans 
obstacles  prier  nuit  et  jour  près  de  la  cendre  des  rois. 

iEneas  Sylvius  y  qui  Tavait  visitée ,  en  raconte  une  merveille 
qui  semblerait  incroyable  si  elle  n'était  attestée  par  un  écrivain 
aussi  grave  et  par  plusieurs  autres  historiens.  Il  y  avait  autour 
du  monastère  un  vaste  jardin^  où  Ton  avait  figuré  avec  un  art 
infini  les  principales  contrées  du  monde ,  les  montagnes ,  les 
fleuves  et  les  mers ,  et  rassemblé  des  arbustes  et  des  plantes 
des  diverses  parties  de  la  terre  ;  sur  les  murs  claustraux ,  revê- 
tus de  tablettes  polies ,  on  avait  écrit  toute  la  Bible ,  de  la 
Genèse  à  TApocalypse  :  les  lettres  croissant  à  proportion  de 
la  hauteur^  on  pouvait  lire  facilement  depuis  le  bas  jusqu'au 
sommet.  Cette  inunense  inscription  était  comme  un  grand 
livre  toujours  ouvert  sous  les  yeux  des  moines  ;  c'était  une 


tas  Zarensis,  in  ipsû  Moraviœ  Bohemiœque  conterminiis ,  rivulo  intersecanie 
Mtramqne  patriamf  itaut  pars  cœnobii  pertineat  ad  Bohemiam^  altéra  pars  ad 
Moraviam),  —  Saitor.,  p.  1042. 

(1)  Medio  itinere  inter  Novam  Boleslaviam  et  Turnoviam.  Nobilissimum 
dîfldpliiia  et  institutis  optimis,  numéro  eedificationibus  splendidissimis,  augus- 
tuâma  basilica  monasterium  in  Gredis  appeliabant.  —  Balbinus,  Bohem. 
tanet.f  1. 1,  p.  Ii6.  —  Hodie  locus  htgusce  abbatiœ  destructœ  dicitur  vulgo 
ÊÊunehen-Grass. 

(%)  Au  confluent  de  la  Béraun  et  de  la  Moldaw.  Le  roi  Winceslas  IV  en 
posa  la  première  pierre  le  lendemain  de  son  couronnement,  et  y  fit  venir  de  Se- 
delitz  70  religieux. 

(8)  Outre  ces  villages  et  hameaux  environnants,  qui  étaient  conmie  les  gran- 
ges, le  roi  en  avait  donné  beaucoup  d^autres  plus  loin:  Castrum  Landsberg^cum 
quatuor  oppidis  forensibus^  cum  quinquaginta  et  pluribus  villiSy  cum  decem  et 
octo  ecclesiis  parochialihus  ^  cum  sylvis  et  agriSy  aquis  pluribus.  —  Sartor., 
Cist.  Bistert.,  p.  1060.—  Jean  de  Luxembourg,  roi  de  Bobéme,  passe  pour  son 
second  fondateur. 


—  284  — 

prédication  criée  par  les  pierres  elles-mêmes;  c'était  le  sym- 
bole du  Verbe  de  Dieu ,  source  et  exemplaire  de  tous  les  êtres , 
qui  enveloppe  la  nature  entière  pour  lui  donner  la  fécondité  et 
la  vie  (1). 

Les  moines  franchissent  le  Riesen-Gebirge  et  s'établissent 
dans  les  plaines  in^tes  et  sablonneuses  de  la  Silésie  «  où  ils 
bâtissent  six  monastères  :  Lubens  (2)«  Rauda  (3),  Kaments  (4), 


(1)  Amplissimos  ambitus  est,  in  ci^gus  lateribus  Vêtus  Novumque  Testameo- 
tiuD,  ab  initio  Genesis  osque  ad  Apocalypsin  Joannis,  litterism^oaciilis  in  U- 
bnlis  scriptom  continebatnr,  notis,  quo  altius  irent,  paulatim  cresoentûias,  ita 
ut  a  snmmo  usque  deorsum  faciiis  lectio  prseberetur.  —  JEa,  SyW.,  Bût.  Bo- 
hem.j  c.  86  ;  —  JongeL,  1.  5,  p.  29  ;  —  Balbinus,  Bohem,  stmct,^  l.  t,  tit.  18,  et 
auctor  Phonicis  cist.  Bohem .,  istius  domos  pietatem  oommendant. 

(2)  LubenSf  ou  Luba,  le  premier  monastère  cistercien  de  la  Silésie,  fondé  Yen 
Tan  1050  par  Casimir,  roi  de  Pologne,  moine  de  Cluny,  pour  des  rdigienx  B6* 
nédictins;  restauré  par  Boleslas-le-Haut,  duc  de  Sil^e,  et  donné  fiar  tan  en 
1150  aux  moines  de  Porta  en  Saxe.  Cette  abbaye  est  située  sur  POder,  entre 
Glogaw  et  Breslaw.  Ste-Hedwige,  duchesse  de  Silésie  et  de  Pologne,  arait  Ict 
cénobites  de  Lubens  en  grande  vénération  :  elle  payait  secrètement  denz  pan- 
vres  femmes  pour  aller  chaque  semaine  à  la  porte  du  monastère  recevoir  les 
restes  de  fromage  et  de  pain  recueillis  au  réfectoire,  et  les  lui  rapporter  dans  ton 
palais,  où  elle  les  mangeait  avec  délices,  après  les  avoir  baisés  comme  la  nour- 
riture des  anges.  Lubens  était  appelé  vulgairement  le  mausolée  des  princes  :de 
Boleslas-le-Haut  ;  de  Boleslas,  marquis  de  Mora>'ie,  tué  à  la  bataille  de  Liegnits 
contre  les  Tartares,  en  1243  ;  de  Boleslas  III,  fils  de  Henri  V,  duc  de  Liegoiti  ; 
de  Henri  UI,  duc  de  Glogaw,  élu  roi  de  Pologne  ;  de  Conrad  IV,  prince  et  dnc 
de  Steinaw  ;  etc.,  etc.;  de  dix  évéques,  la  plupart  religieux  profès  de  la  maisoo. 
Le  fameux  peintre  Michel  Willmann  était  moine  de  Lubens.  —  Jongel.,  Ab- 
tit.  abb.  cist,,  Provinc.  Silesise  ;  —  Sartor.,  Cist,  Bistert.,  p.  1111. 

(3)  A  quelque  distance  de  TOder,  et  environ  à  trois  milles  au  nord  de  Rati- 
bor  {jpone  aquam  Rudam  aqua  nomen  fiatisit).VrxieT  fundatoremprindpemWli- 
dislaum,  Oppoliensium  ducem  (alias  filium  Casimiri,  régis  Polon.)  (1252}.  S»^ 
tonus  (p.  1122  )  numerat  etiam  inter  praecipuos  benefactores  :  Gasiminm, 
ducem  Oppol.,  Ûlium  fundatoris;  Valentinum,  ducem  Silesiae,  Oppaviensii  et 
Rattiboricnsis  dominum  ;  Joannem,  principem  Silesi8e(1525),  et  Ferdinandom  1, 
Bohem.  regem,  1534.  — Gasp.  Jongel.,  Notit.  abb.  cist.,  1.  5,  p.  55. 

(4)  C'était  d'abord  une  forteresse  bÀtie  sur  la  Neiss,  pour  protéger  le  psyi 
contre  les  invasions  des  Tartares  ;  elle  fut  cédée  à  des  chanoines  réguliers  de 
St-Augustin,  qui  Thabitèrent  quelque  temps,  et  rabandonnèrent  en  1222  an 
cisterciens  de  Lubens,  par  l'inspiration  de  Thomas,  évêque  de  Cracovie.  I^ 
bâtiments,  par  leur  masse  et  leur  solidité,  semblaient  avoir  été  construits  pour 
durer  éternellement  ;  non  temporiy  sed  œteniitati  œdificatum,  —  Balbinus,  Dis- 
Wart.,  c.,5,  §  4. 


—  285  — 

Gemiehiick  (i),  Grissaw  (2)  et  Henrichaw  (3).  La  Moravie  les 
voit  avec  admiration  prier,  travailler  dans  ses  hois  et  ses  ma* 
rais,  à  Wisovitz  (4),  appelé  aussi  la  Rose  de  Marie:  Welleh- 
rad  (5)y  Belgrade  (6),  etc.  Us  descendent  dans  la  Hongrie  jus- 
qu'au confluent  de  la  Drave,  de  la  Theiss  et  du  Danube  (7).  On 
les  retrouve  sur  tous  les  points  du  territoire  polonais,  sur  les 
bords  de  la  Vistule  et  de  la  Warta,  dans  les  diocèses  de  Craco- 
yie,  de  Varsovie,  de  Posen  et  de  Gnesen  :  c'est  là  leur  pays 
chéri ,  leur  Eden  ;  dans  la  joie  de  leur  cœur,  ils  appelleront  du 


(1)  Entre  les  riTÎères  de  la  Weida  et  de  la  Malapane ,  à  pea  de  distance  de  la 
flraotière  de  Pologne.  Sartorius  lui  donne  pour  fondateurs  illustrUsimos  Siie» 
nœ  duces  Oppoliensea,  in  quorum  terris  situm  est.  —  P.  1123. 

(t)  Ex  Sartorio,  p.  1123  :  Bolco,  seu  Boleslao,  dux  Snidnicensis  (Schweidnitz), 
et  dominos  de  Furstenberg,  hanc  domum  primom  occupatam  a  benedictinis  ex 
OpatOYicensi  Bohem.  cœnobio  cisterciensibus  transtuiit,  1289. 

(8)  Dans  le  duché  de  Munsterberg,  à  peu  de  distance  de  la  Neiss.  Sartorius, 
qui  nous  semble  mieux  informé  que  Jongelin  (Notit.  abb.  cist,^  1.  5,  p.  58),  lui 
donne  pour  fondateur  Nicolas,  chanoine  de  Breslaw,  secrétaire  et  chancelier 
de  Henri-le-Barlm,  doc  de  Sil^ie,  qui  Taida  si  puissamment  dans  cette  bonne 
marre  quHl  passe  aussi  pour  son  fondateur.  G*était  le  foyer  de  l'association  de 
la  Sainte-Trinité,  répandue  dans  toute  la  Silésie.  —  Cist.  Bistert.,  p.  1117. 

(4)  Voir  Sartorius,  Cist.  Bistert.,  Cœnobia  ap.  MoravoSy  p.  1089. 

(5)  On  dit  que  cette  abbaye  est  bâtie  sur  remplacement  de  Tancienne  capi- 
tale de  la  llarcomanie,  et  que  c'est  de  là  qu'elle  a  tiré  son  nom.  —  Pessina,  in 
Uari.  Marav.,  1.  S,  ce.  5  et  6,  p.  153  ;  —  Jongelin,  Notit.  abb.  cist.,  1.  5,  p.  44, 
Ini  domie  pour  fondateur  le  roi  Ottokar  n,  qui  n'a  été  qu'un  de  ses  bienfaiteurs. 
Son  abbé  prenait  le  titre  de  premier  prélat  de  Moravie.  Elle  fût  détruite  par  les 
irruptions  successives  des  Turcs ,  des  Valaques  et  des  Hongrois.  Ses  religieux 
défiricbèrent  de  vastes  broussailles.  —  Balbinus,  Bohem.  sanct.,  1. 1,  §  39, 
p.<0. 

(tf)  Dubraw  {Histor.  Bohem.y  1.  15  )  parle  asses  longuement  de  cette  ab- 
baye et  de  son  fondateur  Uladislas,  marquis  de  Moravie,  qui  y  fut  inhumé. 

(7)  On  comptait  trente -huit  établissements  cisterciens  en  Hongrie,  d'après 
le  catalogue  qu'en  fit  dresser  Pierre  Pazman,  archevêque  de  Strigonie,  en  1629. 
Lliiftorien  Rosenthal  ajoute  que  les  noms  de  plusieurs  ont  été  ensevelis  avec 
eux  dans  la  poussière.  Les  pages  écrites  par  Thistorien  que  nous  venons  de 
citer,  sur  les  fléaux  qui  ont  ravagé  la  Hongrie  après  la  destruction  des  mo- 
na^tènree,  sont  la  plus  belle  apologie  que  l'on  puisse  faire  de  l'état  monastique 
(▼oiraux  Pièces  justificatives).  De  tous  les  monastères  de  la  filiation  de  Mori- 
mond  en  Hongrie,  qui  s'élevaient  environ  au  nombre  de  quinze,  nous  n'avons 
pa  en  déterminer  que  quatre  :  Cikador,  Casa-Nova,  llarienberg,  Erchi.  Yoir^ 
pour  les  antres,  à  la  fin  du  Tableau  de  la  filiation. 


—  286  — 

nom  de  Parodié  (1)  une  de  leurs  principales  maisons  de  cette 
contrée.  Leurs  abbés,  par  le  fait  même  de  leur  dignité  abba- 
tiale, verront  s^ouvrir  devant  eux  les  portes  du  sénat  de  Polo- 
gne 9  seront  secrétaires  royaux,  et  destinés  à  remplir  les  fonc- 
tions d'ambassadeurs  à  la  cour  des  princes  et  des  rois  (2). 

Les  conquêtes  de  Charlemagne  et  Tinfluence  chrétiemie  de 
son  empire  n'avaient  guère  dépassé  TElbe,  et  plusieurs  tribos 
slaves  du  nord-est,  au  douzième  siècle,  étaient  encore  amm 
dans  les  ombres  de  la  mort.  Les  apôtres  ont  toujours  laissé  bien 
loin  derrière  eux  les  conquérants  :  les  moines  de  Morimond, 
arrivés  en  Pologne^  sentirent  en  eux-mêmes  leur  esprti  émm, 
comme  saint  Paul ,  en  voyant  à  leiu*  porte  des  peuples  idolâ- 
tres; n'écoutant  que  leur  zèle^  après  avoir  enflammé  par  leurs 
discours  plusieurs  de  leurs  frères,  ils  sortirent  du  dottre  et  s'eo 
allèrent  porter  le  flambeau  de  la  foi  au  sein  de  la  grande  triba 
des  Prussiens  et  dans  la  Lithuanie  (3).  Jusqu'alors  les  travaoi 
et  les  courses  de  Fapostolat  avaient  semblé  incompatibles  avec 
la  vie  solitaire  et  concentrée  des  cisterciens  ;  de  même  que  II 
nécessité,  en  Espagne,  les  avait  transformés  en  chevaliers 
pour  repousser  les  Maures,  ainsi,  en  Pologne,  les  besoins  de 
TEglise  en  firent  des  missionnaires  pour  la  conversion  des  in- 
fidèles. Mais,  remarquons  -  le  bien,  ici  comme  ailleurs  c'est 

(1)  Bronisius,  ctiam  cornes,  genteVienavius,ci]û*^  insigne  est  caput  Bûoatb 
in  pago  suo,  jure  hereditario,  Goscicovo  in  Posnanicnsi  disecesi  iisdem  dsterc 
monasterium  condidit,  quod  Paradisi  nomine  tuuc  dici  cœptunif  etiam  nimc 
appeilationem  eam  retinct.  —  Mart.  Cromerus,  Hist.  Polon,^  1.  8,  ante  médium. 

—  Pro  dote  contuiit  etiam  villas  Videlzliam,  Clodewane,  Gonicham  et  PoleQa. 

—  Pistor.  Bibiioth.,  Hist,  Polon.^  l.  3,  c.  33. 
(î)  Sartor.,  Cist.  Bistert.,  p.  654. 

(3)  Anno  121%,  Innoc.  Ill  dato  ad  capitul.  gêner.  Brevi  apostolico,  cisterciai' 
sibus  viam  aperuit.'per  Prussiam  et  Lubaviam.  —  Eodem  aono,  idem  pootifei 
scripsit  alias  epistolas  ad  abbates  et  monachos  ut  munus  apostolicmn  obinat 
per  Moraviaitij  Ponieratiiam  et  Prussiam.  —  Angel.  Manriq.,  Afm.  dtU,  id 
annum  1212,  c.  7;  Sartor.,  op.  citât. ^  p.  293.  —  Monachis  cisterc.  regnilVh 
Ionise  prsdicationem  inter  Pruthenos  commisit.  —  Abrah.  Bzovius,  ad  buor 
ann.  1212;—  Amu  cist.,  t.  3,  p.  571. 


—  287  — 

toujours  Morimond  qui  fait  fléchir  Qtcaux ,  le  force  de  s*har- 
moniser  avec  les  temps  et  les  lieux  ^  et  de  se  prêter  aux  aspects 
divers  du  catholicisme  et  de  Thumanité. 

Qs  s'élancent  dans  la  Poméranie ,  à  la  suite  de  saint  Othon 
de  Bamberg,  le  Psautier  dans  une  main^  la  bêche  dans  Tautre  ; 
ils  effacent  les  derniers  restes  du  paganisme  par  leurs  prédi- 
cations^ tandis  qu'ils  opèrent  des  merveilles  à  Stolpe,  Pelplin, 
Boch  et  Glooster-Camp,  par  leurs  travaux  agricoles  à  travers 
les  lacs  et  les  marais  (1).  Les  rochers  qui  environnent  Tile  de 
Rogen  et  en  rendent  l'accès  si  difficile  ne  sont  pas  capables  de 
les  arrêter  (2).  Dès  Tan  1186  »  Maynard,  chanoine  de  Sigeberg, 
était  entré  avec  des  marchands  dans  la  Livonie»  encore  païenne, 
pour  y  gagner  des  âmes  à  Jésus-Christ  ;  il  y  fut  suivi  de  Ber- 
tholdy  abbé  de  Luques,  en  Saxe  (filiation  de  Morimond) ,  qui 
se  fit  admirer  et  aimer  des  infidèles  pour  ses  grandes  austérités, 
son  humilité  et  sa  douceur,  et  en  convertit  un  nombre  prodi- 
gieux (3).  Lescisterciens  eurent  bientôt  plusieurs  établissements 


(1)  s.  OthoQ  pénétra  en  Poméranie  Tan  1124,  à  la  prière  de  Boleslas,  duc  de 
Pologne.  Ce  saint  évéque  aimait  à  dire  à  ceux  qui  lui  reprochaient  de  bâtir 
trop  de  monastères ,  qu^on  ne  peut  fimder  trop  ^hôtelleries  pour  ceux  qui  se 
regardent  comme  voyageurs  en  ce  monde.  Dès  Tan  1140,  des  moines  de  Porta, 
appelés  par  Ratibor,  prince  des  Poméraniens  et  des  Vandales,  viennentà  Stolpe, 
en  Poméranie,  b&tir  une  maison,  en  mémoire  et  en  expiation  du  meurtre  de 
firère  du  roi  tué  par  des  voleurs.  —  Jongel.,  Notit.  abb.  cist.  in  Pomeran.;  — 
Fleury,  Hist.  ecclés.,  t.  14,  1.  67,  §§  38  et  39. 

(9)  Les  Rugiens  furent  convertis  en  1168  ;  or,  dès  Tan  1190,  Jarimare ,  prince 
de  Bngen,  qui  avait  embrassé  la  foi  du  Christ,  appelait  des  moines  de  Dobran 
à  Bergen,  du  consentement  de  Hiltegarde,  son  épouse,  fille  de  Ganut,  roi  du 
Danemarck.  •-  Jongel.,  opère  citato;  —  Helmold.,  1.  a,  c.  12;  —  Saxon., 
1. 14,  p.  287. 

(S)  Parmi  les  apôtres  de  la  Livonie,  on  en  remarque  surtout  trois  de  Tordre 
de  Coteaux  et  de  la  filiation  de  Morimond  :  1»  Berthold,  qui,  après  avoir  con- 
verti des  milliers  de  Livoniens,  fut  enfin  martyrisé  ;  2o  Tabbé  de  Lanckeym  en 
Pranconie  (1Ï06),  qui  osa  aller  racheter  les  nombreux  apôtres  cisterciens  que 
Bertbold  avait  emmenés  avec  lui  et  qui  avaient  été  incarcérés  :  il  produisit  des 
Ihiits  si  abondants,  qulnnocent  UI  le  nomma  Apôtre  de  la  Prusse  et  de  la  Ià- 
vome;  8«  le  prieur  deTabbaye  de  Ridderhausen ,  loué  par  Grégoire  IX  conune 
Ton  des  principaux  missionnaires  de  la  Livonie.  —  Sartorius  en  ^oute  un 


—  288  — 

considérables  dans  ce  pays,  entre  autres  Padis»  Walkena  et  le 
Porl-de-SaintrNicolaSy  aux  environs  de  Riga  et  de  Reyel.  Us  s'é- 
tendaient de  la  sorte  tout  le  long  des  côtes  de  la  Baltique,  de- 
puis le  Holstein  jusqu^au  golfe  de  Finlande;  toutefois  ils  ne 
dépassèrent  pas  le  lac  Peypus  à  Test.  De  la  Hongrie  ils  s*aYan- 
cèrent  dans  la  Sertie ,  jusqu'au  versant  septentrional  de  ces 
montagnes  qui  divisent  les  continents  et  séparent  les  races, 
pendant  qu^au  versant  méridional,  sous  un  autre  ciel,  sur 
une  autre  terre,  leurs  frères^  sortis  primitivement  comme  eux 
du  Bassigny,  mais  par  un  chemin  opposé,  livraient  au  schisme 
grec  et  à  la  barbarie  musulmane  d'autres  combats  non  moins 
utiles,  non  moins  glorieux.  Les  colonies  cisterciennes,  venant, 
les  unes  du  nord,  les  autres  du  midi ,  se  rencontrent,  se  croi- 
sent aux  dernières  frontières  de  TEurope,  et  se  donnait  la 
main  par-dessus  les  monts  Dinariques  et  les  Balkans  (i). 

Morimond ,  la  mère  féconde  de  tant  de  générations  diver- 
ses ,  ne  cessait  de  veiller  sur  elles  avec  la  plus  tendre  sollici- 
tude :  Tabbé  Guillaume ,  Tan  1 307 ,  voulut  retourner  en  Es- 
pagne pour  s'assurer  par  lui-même  de  Tétat  de  Calatrava  et  de 
la  fidélité  des  chevaliers  à  accomplir  les  règlements  quMl  leur 
avait  donnés  ;  il  eut  la  douce  consolation ,  à  son  arrivée,  de 
trouver  Finstitut  calme  et  florissant  dans  la  piété  et  l'obser- 
vance rigoureuse  de  la  discipline ,  ayant  ses  bataillons  éche- 


qiiatrième,Slawcon, troisième  abbéd^Osseck.— Ex  Arnold.  Lub.,CAroii.,  8»  c.  8; 
— Angel.  Manr.,ilmi.  cisL,  ad  ann.  1206,  c.  S,  n.  5,  et  ad  ann.  1285,  c.  4,  no.  1 
et  2;  —  Sartor.,  Cist,  viti  apost,  {Cist.  Bistert,,  p.  296).  —  Pour  les  prédica- 
tions des  cisterciens  en  Suède  et  en  Norwège,  voir  Sartorius ,  pp.  299  et  888, 
où  il  cite  un  moine  de  Clteaiix,  appelé  Nicolas ,  qui  omnes  pêne  Nonceffiœ  m- 
colas  ad  Ckristi  fidem  convertit. 

(1)  Jongel.,  in  op.  citât.  Àbbat.  Hungar.;  —  Sartorius,  Cist.  Bistert.,  Mootft. 
cister.  in  Hungar.,  p.  1129.  —  Dans  la  carte  géographique  cistercienne  de 
Sartorius,  nous  n*avons  retrouvé  que  deux  monastères  au-delà  de  la  Theiss  ; 
Trois-Fonts  et  Egres;  mais  Taction  et  Tinfluenca  des  cisterciens  8*étendirent 
bien  plus  loin,  par  les  diverses  missions  qu'ils  eurent  à  l'emplir  dans  la  Servie 
et  dans  la  Bulgarie. 


—  289  — 

lonnés  dans  plus  de  vingt-cinq  places ,  sur  toute  la  frontière 
du  royaume  de  Grenade ,  le  dernier  asile  de  Tislamisme  dans 
la  Péninsule  :  tantôt  se  tenant  sur  la  défensive ,  tantôt  prenant 
l'offensive  et  se  précipitant  à  Timproviste  sur  le  pays  ennemi. 
Guillaume  se  contenta  de  jouir  des  fruits  de  sa  première  vi- 
site, sans  faire  de  nouveaux  statuts. 

Cet  heureux  état  de  choses  engagea  le  roi  d* Aragon  et  de 
Valence  à  fonder  une  nouvelle  religion  militaire  qui  se  ratta- 
cherait à  celle  de  Calatrava ,  dont  les  chevaliers  avaient  si  puis- 
sanmient  aidé  ses  prédécesseurs ,  et  spécialement  Jacques-le- 
Yictorieux,  à  conquérir  l'île  Majorque  et  le  royaume  de  Va- 
lence. Q  envoya  donc  à  Rome  le  chevalier  de  Villa-Nova  en 
demander  la  permission  au  pape  Jean  XXII ,  qui  assigna  à 
cette  milice  Montesa  pour  résidence ,  et  une  portion  considé- 
rable des  biens  des  Templiers  pour  dot.  Plusieurs  chevaUers 
de  Calatrava  y  entrèrent,  afin  de  donner  l'impulsion  première, 
et  deux  d'entre  eux ,  Alvarès  de  Livri  et  Mendoza,  en  dres- 
sèrent les  statuts  à  la  prière  du  roi  d'Aragon  ;  c'est  pourquoi 
Montesa  a  toujours  été  dans  la  dépendance  de  Calatrava  et 
soumis  à  la  juridiction  du  grand-maitre  de  cet  ordre  (1). 

Denis  9  roi  de  Portugal ,  de  son  côté  avait  député  au  même 
pape  Jean-Pedro  Pérez ,  chanoine  de  Conimbre ,  et  un  gentil- 
homme nommé  Jean  Laurent,  afin  de  solliciter  l'institution 
d'une  nouvelle  chevalerie  monastique  :  le  pape  la  lui  accorda 
sous  le  nom  de  milice  du  Christ,  pour  la  défense  de  la  foi  chré- 
tienne contre  les  Sarrazius,  avec  tous  les  biens  qui  avaient 
appartenu  aux  Templiers  dans  les  royaumes  de  Portugal  et 
d'Algarve,  mais  à  condition  qu'elle  suivrait  la  règle  deCî- 
teaux ,  selon  les  constitutions  de  Calatrava.  Nous  verrons  com- 
ment cet  ordre,  d'abord  soumis  à  la  visite  et  correction  de 

(1)  Hélyot,  Hist  des  ord.  i-elig.,  t.  6,  p.  79. 

10 


—  290  — 

Tabbé  d^  Alcobaça ,  au  diocèse  de  Lisbonne ,  fut  rattaché  à  Mo- 
rimond(l). 

Le  grand-maître  de  Calatraya  jouissait  du  droit  de  visiter  et 
réformer  Alcaotara.  Ayant  cru  devoir  déposer  le  chef  de  cette 
milice ,  celui-ci  en  appela  au  chapitre  cistercien,  qui  renvoya 
laffaire  à  Tabbé  de  Morimond,  comme  au  juge  naturel.  Guil- 
laume confirma  la  sentence  de  déposition  ;  ce  fut  un  des  der- 
niers actes  de  son  administration ,  car  il  mourut  peu  de  temps 
après  (2).  Gauthier  III,  qui  lui  succéda,  n'oublia  pas  TEspa- 
gne  ;  mais,  appelé  à  la  fois  sur  plusieurs  points  de  TEurope 
par  les  besoins  de  Timmense  filiation  de  son  abbaye ,  il  ne  pot 
s*y  rendre  aussi  promptement  qu'il  Taurait  désiré  ;  on  chargea 
de  cette  mission  Jean ,  abbé  de  Palazuelos ,  qui  la  remplit  au 
nom  et  de  l'autorité  de  Tabbé  de  Morimond,  en  Tan  i32S  (por 
autoridad  e  mandiamento  dd  honrado  padre  dom  Valdero, 
abbad  de  Morimundo)  (3). 

Trois  ans  après ,  notre  abbé  fut  forcé  d'aller  à  Calatrava 
pour  y  rétablir  Tordre  profondément  troublé.  Garcias  Lopez, 
malgré  son  grand  âge ,  ayant  voulu  organiser  une  expédition 
contre  les  Maures,  s'était  avancé  imprudenunent  jusqu'au 
cœur  du  pays  ennemi,  et  avait  été  vaincu  avec  sa  petite  troupe 
après  un  combat  acharné  dans  lequel  périrent  un  grand  nom- 
bre de  chevaliers.  Le  clavier  J.  Nugnez  de  Prado  l'avait  ac- 
cusé d'avoir  fui  au  fort  de  la  bataille  avec  Tétendard  de  Tor- 
dre, et  Tavait  fait  traduire  pardevant  le  roi  de  Gastille ,  pour 
avoir  à  se  justifier.  Garcias  ayant  déclaré  qu'il  n'avait  à  ren- 
dre compte  de  sa  conduite  qu'à  Gîteaux  et  au  vicaire  de  Jésus- 
Christ ,  le  roi  réunit  un  conventicule  de  chevaUers ,  le  fit  dépo- 

(1)  Baluz.,  1. 1,  p.  741  ;  —  Raio.,  1318,  n.  60. 

(î)  Séries  prœfect.  Alcant.,  Ann,  «>/.,  t.  4,  p.  578;  —  Hélyot,  Hist  desord. 
reiig,  et  mUit,,  t.  6,  p.  57. 

(8)  Manr.,  Ann,  cist,^  Séries  abbat  Morim.,  1. 1,  eiSer.prœf,  Calitir.,  t  8, 
p.  SOadflnem. 


—  291  — 

ser,  et  mettre  son  accusateur  à  sa  place.  Garcias  se  rendit  en 
Bourgogne ,  au  chapitre  général,  pour  y  porter  ses  plaintes  : 
l'assemblée ,  en  ayant  délibéré ,  chargea,  en  l'absence  de  Tabbé 
de  Morimond ,  Tabbé  du  Mont-de-Salut  dMnstruire  et  de  juger 
cette  affaire  :  Jean  Nugnez  fut  déposé ,  et  l'ancien  grand-maî- 
tre réintégré  ;  mais  le  roi  Alphonse  en  avait  appelé  en  cour  de 
Rome,  et  le  pape  avait  renvoyé  les  parties  à  Tabbé  de  Mori- 
mond pour  qu'il  eût  à  statuer  définitivement. 

Gauthierconvoqua  un  chapitre  à  Calatrava,  et,  après  y  avoir 
discuté  et  examiné  consciencieusement  les  raisons  de  pirt  et 
d'autre,  il  confirma  la  décision  de  l'abbé  du  Mont-de-Salut,  et 
prononça  Tarrét  de  réhabilitation  de  Garcias ,  menaçant  des 
censures  ecclésiastiques  les  rebelles,  leurs  fauteurs  et  Alphonse 
lui-même ,  s'ils  ne  revenaient  à  résipiscence.  Le  roi  et  les 
chevaliers  se  soumirent  à  cette  sentence  ;  mais  Garcias ,  acca- 
blé d'années  et  d'infirmités ,  content  d'avoir  sauvé  les  princi- 
pes »  fatigué  d'une  lutte  si  longue ,  se  démit  volontairement, 
pour  le  bien  de  la  paix ,  en  faveur  de  son  compétiteur ,  ne  se 
réservant  que  la  forteresse  de  Zorita,  Alcagniz  et  quelques 
places  d'Aragon. 

A  cette  époque  vivait,  dans  la  solitude  et  la  pauvreté  du 
dottre ,  Jean ,  fils  de  Simon ,  sire  de  Glémont ,  aussi  recom- 
mandable  par  ses  vertus  et  sa  science  qu'illustre  par  sa  nais- 
sance. Ce  jeune  seigneur  avait  porté  les  armes  et  fréquenté  les 
écoles  avec  la  plus  grande  distinction.  Au  moment  de  contrac- 
ter un  brillant  mariage ,  la  veille  même  de  ses  noces ,  tous  les 
vassaux  de  son  père,  et  les  principaux  barons  de  la  contrée 
étant  réunis  pour  cette  cérémonie ,  il  s'était  enfui  pendant  la 
nuit  et  avait  tourné  ses  pas  du  côté  de  Morimond ,  protestant 
que  c'était  là  qu'il  voulait  consacrer  à  Dieu  le  reste  de  sa  vie  ; 
et  il  n'avait  cessé  depuis  d'édifier  la  communauté  par  sa  cha- 
rité et  son  humilité.  Il  ne  voulut  jamais  accepter  que  les  mo- 


—  292  — 

destes  fonctions  de  sous-prieur.  En  cette  qualité ,  il  était  char- 
gé de  la  surveillance  des  troupeaux  et  de  la  direction  des  tra- 
vaux agricoles.  Tantôt  on  le  rencontrait  dans  les  écuries  des 
granges ,  inspectant  les  bœufs  et  les  vaches,  comptant  les  bre- 
bis et  les  agneaux  ;  tantôt ,  la  hache  ou  la  bêche  à  la  main ,  il 
donnait  aux  moines  et  aux  cultivateurs  de  la  contrée  Texem- 
ple  du  travail  patient  et  résigné  en  Jésus-Christ.  Dans  sa  der- 
nière vieillesse ,  affaibli  par  les  ans  et  les  austérités ,  il  tratoail 
encore  chaque  jour  son  corps  débile  jusqu'aux  plus  prochains 
sillons,  désirant  mourir  laboureur.  Lorsque»  courbé  sur  li 
terre,  le  front  ruisselant  de  sueur  sous  le  soleil  de  juillet,  il 
entendait  le  bruit  des  fêtes  guerrières  des  châtelains  du  voisi- 
nage ;  ou  bien  quand ,  allant  avec  sa  faucille  sur  son  épaule,  il 
voyait  se  lever  au  sommet  des  monts  le  manoir  de  ses  ai^ix , 
avec  quel  bonheur  il  devait  répéter  les  paroles  du  saint  rn 
David  :  Ils  ont  mis  leur  espérance  dans  leurs  chars ,  leurs  dke- 
vaux  et  leurs  gens  d'armes  ;  pour  nous ,  notre  confiance  e9i  émis 
le  Seigneur,  qui  nous  restituera  au  centuple  dans  le  cid  min 
portion  d'héritage  !  Après  trente  ans  de  profession ,  il  rendit 
son  ame  à  son  créateur ,  et  longtemps  encore  après  sa  mort  il 
fut  en  vénération  parmi  les  populations  du  Bassigny,  sous  le 
nom  de  Jean-de-Clémont  (1). 

En  écrivant  ces  lignes ,  nous  avons  aimé  à  nous  rappeler 
Alain  de  Lille,  Témulc  et,  aux  yeux  de  ses  contemporains, 
presque  Tégal  de  S.  Thomas  d'Aquin ,  linguiste ,  poète ,  ora- 
teur, philosophe,  théologien,  le  docteur  universel,  Tidole  de 
TEurope  savante  au  Xlll*  siècle ,  dont  on  disait  :  Su/ficiat  vo- 
bisvidisse  Alanum.  Un  jour,  comme  il  devait  prêcher  sur  b 
sainte  Trinité,  dans  une  grande  église  de  Paris,  il  se  prome- 
nait rêveur  le  long  de  la  Seine,  s*efforçant  de  comprendre  ce 

^1)  Ann.  cist,,  Ser.  abbat.  Morim.,  t.  1,  p.  528;  —  Tabul.  Moiirn.,  ad  aiifl. 
1320. 


—  293  — 

mystère.  Il  trouva  sur  le  rivage  un  petit  enfant  qui  essayait 
avec  sa  cuiller  (d'autres  disent  avec  un  coquillage),  de  mettre 
Feau  du  fleuve  dans  un  trou  creusé  dans  le  sable.  La  vanité  de 
ce  labeur  enfantin  Tavait  fait  sourire  ;  puis,  après  un  retour 
sur  lui-même ,  il  avait  compris  qu'il  n'était  pas  moins  puéril 
de  vouloir  faire  entrer  Tocéan  de  la  Trinité  dans  Fétroite  in- 
telligence de  rhomme.  Frappé  de  l'impuissance  de  la  science 
dans  les  choses  de  Dieu  et  en  même  temps  du  néant  des  hon- 
neurs de  ce  monde,  il  forma  et  exécuta  le  projet  de  se  retirer 
à  Citeaux,  où  il  mourut  berger  (1). 

Les  liens  déjà  si  étroits  qui  rattachaient  la  maison  de  Clé- 
mont  à  Morimond  se  resserrèrent  encore  dans  la  circonstance 
dont  nous  avons  parlé  plus  haut. 

Le  château  de  Choiseul  continuait ,  d'un  autre  côté,  d'être 
pour  nos  moines  une  source  inépuisable  de  libéralités  ;  il  ne 
semblait  pas  possible  de  rien  ajouter  à  toutes  les  marques  de 
bienveillance  et  d'amitié  que  Jean  III  leur  avait  données  ;  ce- 
pendant Aalisde  Grancey,  sa  pieuse  épouse ,  étant  sur  le  point 
de  mourir,  et  voulant  couronner  les  dons  de  sa  famille ,  leur 
l^ua  toutes  ses  pierreries  et  tous  ses  bijoux,  à  condition  qu'elle 
serait  inhumée  au  milieu  d'eux.  Son  époux ,  qui  tenait  à  con- 
server ces  objets  comme  autant  de  précieux  et  tendres  souve- 
nirSy  les  racheta  en  cédant  les  droits  qu'il  avait  sur  une  partie 
des  dîmes  de  Brevannes.  Ëtant  mort  lui-même  quelques  an- 
nées plus  tard,  on  plaça  son  tombeau  dans  le  chapitre,  à  côté 
de  celui  d'Aalis,  pour  que  les  deux  époux  fussent  unis  jusque 
dans  les  bras  du  trépas ,  et  confondus  à  jamais  dans  la  mé- 
moire et  les  prières  des  cénobites  (2). 

(1)  Qui  duo,  qui  septem,  qui  totum  scibile  scivitf 

intra  converses  gregibus  commissus  alendis. 

(Voir  aux  Pièces  justificatives,) 
(«)  Archiv.  de  la  Haute-Marne,  arcul.  Brev.;  —  Dictionn,  de  la  Nobl.,  t.  4, 
p.  476. 


—  294  — 


CHAPITRE  XXVII. 


Des  aumônes  et  du  dénouement  des  moines  de  Morimond  dans  les  temps 

de  famine  et  de  peste. 


Quoique  le  nombre  des  moines ,  jusqu^au  XV*  siècle,  eûtéié 
ordinairement  d'environ  trois  cents,  et  celui  des  frères  cooTers 
de  cent  cinquante ,  tous  ces  saints  cénobites  viiraient  avec  tant 
d'austérité  et  travaillaient  avec  tant  d*ardeur  et  de  fruit ,  que 
leurs  produits  agricoles  et  manufacturiers  étaient  toujours  bieQ 
au-dessus  de  leur  consommation ,  et  qu'ils  versaient  de  leur 
surabondance  sur  les  populations  environnantes.  Or ,  cela  se 
faisait  communément  par  aumône  pure  et  simple ,  quelquefois 
par  vente ,  plus  souvent  par  échange.  Los  convers  étaient  com- 
me les  courtiers  et  les  agents  de  change  du  cloître  ;  il  leur 
était  permis,  lorsqu'ils  ne  pouvaient  ni  vendre  ni  échanger  le 
superflu  de  Tabbaye  sur  les  lieux ,  d'aller  aux  foires  et  aux 
marchés,  à  condition  qu'ils  seraient  toujours  deux  et  ne  s'éloi- 
gneraient pas  à  plus  de  trois  ou  quatre  journées  de  chemin  du 
monastère  (1).  Ainsi,  le  cercle  commercial  de  Morimond  com- 


(1)  Poterunt  ire  ad  mercatiim  vel  niindinas,  non  tamen  ultra  très  dietas,  Tel 
ad  plus  ultra  quatuor,  ncc  plurcs  quam  duo  de  una  abbatia;  nec  mare  angli- 
cum  censemus  transeundum  propter  nundinas.  Quicumque  ad  nundinas  Tene- 
rit,  non  débet  pro  se  pisces  emere  aut  delicias  quserere ,  neque  vinum  bibere, 
nisi  bene  adaquatum,  et  duobus  pulmentis  sit  contentas.  —  Gapit.  geoer. 
1134,  c.  53,  De  Nundinis. 


—  295  — 

prenait  enyiron  un  rayon  de  vingt-cinq  à  trente  lieues  »  dont 
les  points  les  plus  éloignés  étaiedt  à  l'est  Besançon ,  au  sud 
Dijon,  à  Fouest  Troyes»  et  Metz  au  nord.  Ce  trafic  ne  roulait 
guère  que  sur  les  bestiaux  des  granges  «  car  le  blé  et  le  vin 
étaient  consommés  par  le  couvent ,  et  surtout  par  les  pauvres» 
comme  nous  allons  le  voir. 

Nous  avons  déjà  raconté  les  merveilles  de  Thospitalité  chré- 
tienne que  Tabbaye  accordait  aux  voyageurs  et  aux  pèlerins; 
il  nous  reste  à  redire  les  œuvres  prodigieuses  de  sa  charité  en- 
vers les  indigents  et  les  malheureux  de  toutes  sortes  qui  af- 
fluaient vers  elle  des  pays  voisins. 

Lies  moines  distinguaient  trois  classes  de  pauvres  :  les  pau- 
vres ambulants»  vagante$  ;  les  pauvres  attachés  au  monastère, 
paupere$  sigtMti,  ainsi  appelés  parce  qu'ils  portaient  une  mar- 
que distinctive,  et  pour  ainsi  dire  les  livrées  de  la  maison»  à  la 
porte  de  laquelle  ils  vivaient  et  mouraient  ;  puis  les  pauvres 
honteux»  pauperes  occulti,  que  la  main  des  cénobites  nourris- 
sait» comme  la  main  de  Dieu  nourrit  l'homme  »  en  se  cachant. 
Sans  doute  le  nombre  de  tous  ces  pauvres  variait  selon  les 
temps  et  les  circonstances  ;  mais,  d'après  des  documents  cer- 
tains que  nous  avons  sous  les  yeux»  nous  ne  croyons  pas  nous 
tromper  en  portant  au  moins  à  trois  cents  ceux  qui  vivaient 
habituellement  autour  de  Morimond.  Dans  les  années  de  di- 
sette et  de  famine  »  on  en  comptait  beaucoup  plus. 

Le  matin  »  dès  l'aube  du  jour  »  les  prémices  des  travaux  des 
frères  boulangers  étaient  pour  les  mendiants»  auxquels  on  des- 
tinait la  première  fournée.  Lie  frère  portier  devait  toujours 
avoir  dans  sa  cellule  du  pain  à  distribuer  aux  passants  néces- 
siteux ;  mais  le  grand  concours  et  la  principale  distribution  se 
faisaient  surtout  après  le  diner  des  moines.  Quelques  instants 
avant  le  repas  »  le  portier  allait  déposer  à  la  cuisine  ses  paniers 
et  ses  vases  »  et  »  aussitôt  que  la  communauté  était  sortie  du 


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réfectoire ,  il  recueillait  avec  les  frères  servants  les  restes  da 
repas,  puis  ce  que  le  cellerier  croyait  devoir  y  ajouter,  d'après 
le  nombre  des  pauvres  qui  étaient  à  la  porte ,  ensuite  les  por- 
tions intactes  dés  religieux  en  pénitence  au  pain  et  à  Teau ,  ek 
celles  que  Ton  servait  pendant  un  an  à  la  place  qu'occupaient 
les  défunts  »  comme  s'ils  eussent  été  vivants  {pultnenîa  defunc- 
torum) .  On  distribuait  aussitôt  toutes  ces  provisions  à  la  foole 
affamée  qui  les  attendait  avec  impatience. 

Les  jours  de  jeûne  et  de  pénitence  formaient  la  plus  grande 
partie  de  Tannée;  plus  la  part  des  moines  était  petite,  plus 
celle  des  pauvres  était  considérable  (1).  C'était  surtout  pen- 
dant la  semaine  sainte  que  se  tenaient  à  la  porterie  de  Mori- 
mond  les  états  généraux  de  la  mendicité  dans  la  province  du 
Bassigny.  Tous  les  indigents  s'y  rendaient  dès  le  mercredi 
pour  la  cérémonie  du  jeudi.  Dans  ce  beau  jour»  où  le  Christ 
lava  les  pieds  à  ses  apôtres ,  en  disant  :  Que  celui  qui  veut  être 
le  premier  parmi  vous  soit  le  serviteur  de  tous  et  fasse  ce  que  je 
viens  de  faire  !  les  moines ,  prenant  à  la  lettre  ces  sublimes  pa- 
roles et  imitant  Texemple  du  Sauveur,  renouvelaient  dans  leur 
cloître  la  scène  du  cénacle,  et  donnaient  à  la  terre  et  au  ciel 
un  spectacle  digne  des  anges  et  des  hommes. 

Après  l'heure  de  sexte,  chantée  dans  l'église,  le  portier 
choisissait  dans  la  foule  et  introduisait  dans  le  monastère  au- 
tant de  mendiants  qu'il  y  avait  de  religieux.  Les  ayant  con- 
duits au  cloître  des  collations  ou  conférences,  il  les  faisait  as- 
seoir sur  plusieurs  rangs,  plaçait  devant  chacun  d'eux  un  vase 
plein  d'eau  tiède,  avec  du  linge,  et  leur  commandait  d'ôter 
leurs  chaussures  (2). 


(1)  Sibi  pauperes,  pauperibus  divites,  illis  munifici ,  sibi  parci,  victa  in.^ 
vultus  sudore  qusesito,  se  tenui  exhibent,  illis  ut  subveniant  abundanter. ^ 
Grsgor.  pap.  X,  ann.  1475. 

(î)  Jul.  Paris,  Du  premier  esprit  de  Cifeaux,  in-i®,  sect.  4,  p.  200. 


—  297  — 

Après  none ,  l'abbé  quittait  le  chœur  et  se  rendait  au  cloî- 
tre f  suivi  de  tous  ses  religieux  ;  il  traversait  Tenceinte  et  allait 
se  mettre  en  face  du  pauvre  le  plus  éloigné,  et,  après  lui, 
chaque  religieux  se  rangeait  devant  le  sien.  Etant  ainsi  dispo- 
sés, ils  s'agenouillaient  tous  ensemble,  et,  rejetant  leurca- 
puce  sur  leurs  épaules,  ils  lavaient  les  pieds  de  ces  pauvres, 
qu'ils  essuyaient  et  baisaient  ensuite  avec  humilité. 

Le  cellerier  présentait  alors  à  Tabbé  et  aux  religieux  une 
pièce  de  monnaie,  que  chacun,  étant  à  genoux,  donnait  à  son 
pauvre  en  lui  baisant  la  main.  Ils  se  relevaient  et  puis  se  pros- 
ternaient en  même  temps  jusqu'à  terre ,  en  répétant  ce  verset 
du  Psalmiste  :  Stucepimus ,  Deus ,  misericordiam  tuam  in  mé- 
dia templi  fut.  L'abbé  précédait  ensuite  tous  ces  pauvres  à  la 
celle  des  hôtes ,  leur  faisait  donne^  à  dîner  et  les  servait  lui- 
même  à  table.  Il  y  avait  en  outre  une  aumône  générale,  à  la- 
quelle deux  ou  trois  mille  indigents  participaient,  en  recevant 
individuellement  un  pain  et  quelques  deniers. 

Les  cisterciens  faisaient  ordinairement  trois  sortes  de  pain  : 
le  pain  blanc  (panis  albus),  formé  de  la  pure  farine  de  fro- 
ment ,  et  réservé  aux  voyageurs  et  aux  pèlerins  que  l'abbaye 
abritait  chaque  nuit  ;  le  gros  pain  (panis  grossus) ,  fait  de  fa- 
rine de  froment  non  sassée  ou  de  farine  de  seigle  sassée ,  qui 
leur  servait  de  nourriture  ;  enfin ,  un  troisième  pain  plus  gros- 
sier» composé  de  farine  de  seigle  ou  d'orge  non  sassée ,  qu'ils 
ne  donnaient  en  aumône  que  dans  les  années  de  grande  di- 
sette, où  le  froment  manquait  ;  mais  souvent  ils  en  mangeaient 
eux-mêmes,  gardant  aux  pauvres  leur  propre  pain;  ce  qui 
fusait  dire  au  cardinal  Jacques  de  Vitry  :  «  Semblables  aux 
bœufs,  ils  se  contentent  de  paille,  et  réservenLie  bon  grain 
aux  survenants  )»  (1). 

(i)  Hist,  occid.f  e.  14  :  Tanquam  boves  de  armento  Domini,  paleam  mandU" 


—  298  — 

Il  y  ayait  aussi  des  distributions  d'habits.  Lorsque  les  frères 
tailleurs  recevaient  des  frères  tissiers  la  rude  étoffe  de  laine 
destinée  à  faire  la  robe  des  moines,  ils  commençaient  par 
prendre  la  part  des  pauvres,  et  s'occupaient  aussitôt  d'en  coo- 
dre  des  hauts-de- chausses,  des  casaques,  des  jaquettes,  des 
capuchons ,  que  le  frère  portier  venait  prendre  au  besoin ,  et 
dont  il  couvrait  la  nudité  du  premier  d^enillé  qui  se  pré- 
sentait, (i  Ils  ont  pitié,  dit  un  auteur  du  temps,  des  moÈ- 
diants  sans  vêtements,  et  les  flancs  des  pauvres  qu'ils  réchaot 
fent  avec  les  toisons  de  leurs  brebis  les  louent  et  les  bénis- 
sent »  (1). 

Lorsqu'un  de  ces  malheureux  tombait  malade  à  la  porte  du 
monastère ,  ou  dans  une  grange ,  on  le  transportait  aussitôt  i 
rinflrmeric  des  pauvres  (  infirmitorium  pauperum  ) ,  où  il  était 
soigné  pour  Tame  et  pour  le  corps  comme  s*il  eût  été  de  li 
maison  même ,  et  souvent  il  s'endormait  dans  le  Seigneur  an 
milieu  des  prières  et  des  bénédictions  des  moines. 

C'était  surtout  dans  les  années  calamiteuses  que  la  charité 
monastique  se  signalait  par  des  aumônes  si  prodigieuses,  qu  on 
serait  tenté  de  les  regarder  comme  fabuleuses.  On  dirait  que 
nos  cénobites  avaient  un  pressentiment  des  jours  mauvais,  et 
qu'il  n'était  pas  donné  au  malheur  de  les  surprendre  ni  de  les 
trouver  en  défaut  :  le  monastère  était  toujours  le  grenier  de 
réserve  du  peuple. 

En  1147,  trente -deux  ans  après  la  fondation  de  Morimond, 
le  diocèse  de  Langres  (2) ,  comme  le  reste  du  nord  de  la 


caniy  grana  tupervenientibus  reservantes,  —  Capit.  ^ner.,  c.   14,  De  pmi 
quotidiano. 

(1)  Non  despiciunt  praetereuntem  et  absque  operimento  pauperem ,  sed  be- 
nedicunt  eis  latera  pauperum,  et  de  velleribus  ovium  suanim  calquât.— 
Stt-phan.,  S.  G.  Ep.  torn.,  Epist.  ad  Hug.  (alias ad  Robert.)  PontigOM io ^^ 
mas  t.  cist. 

(2)  Le  diocèse  de  Langres  fut  peut-être  encore  plus  affligé  que  les  autrtf  •' 


—  299  — 

France,  fut  désolé  par  une  si  horrible  famine,  que  plusieurs, 
poussés  par  une  faim  doTorante ,  en  vinrent  au  point  de  man- 
ger de  la  chair  humaine.  Les  populations  quittaient  les  villa- 
ges et  se  répandaient  dans  la  campagne  pour  y  chercher  leur 
pâture  conune  les  bêtes.  Notre  abbaye  fut  bientôt  assiégée 
par  une  armée  de  pauvres  affamés,  que  Ton  nourrit  pendant 
près  de  trois  mois ,  soit  avec  les  provisions  de  la  maison ,  soit 
avec  la  chair  des  animaux  des  granges ,  des  bergeries  et  des 
porcheries  ;  mais  Tabbé  Raynald ,  s*apercevant  que  les  res- 
sources étaient  presque  épuisées ,  et  que  la  misère  ne  faisait 
que  croître ,  prit  son  bâton  et  sa  croix  et  s'en  alla  trouver  son 
frère  Frédéric,  comte  de  Toul,  et  Simon ,  son  parent,  duc  de 
Lorraine.  Le  fléau  sévissait  avec  autant  d'intensité  dans  ces 
contrées  que  dans  le  Bassigny,  et  il  eut  la  douleur  de  revenir 
les  mains  vides.  Lorsqu'il  rentra  dans  Tabbaye,  son  cœur  fut 
déchiré  en  voyant  cette  grande  multitude  qui  lui  tendait  les 
mains,  le  conjurant  de  ne  pas  la  laisser  mourir.  Ayant  appris 
qu'on  n'avait  rien  distribué  depuis  la  veille ,  il  en  fut  indigné, 
et  en  demanda  la  raison  ;  on  lui  répondit  qu'il  ne  restait  plus 
de  vivres  aux  religieux  que  pour  un  ou  deux  repas.  «  Malheur 
à  nous!  s'écria-t-il,  si  un  seul  pauvre  venait  à  périr  de  faim  à 
notre  porte  tant  qu'il  nous  restera  le  plus  petit  morceau  de 
pain  !  d  et  aussitôt  il  ordonna  que  la  distribution  serait  faite 
comme  à  l'ordinaire  à  l'entour  du  monastère.  Le  ciel  bénit 
un  dévouement  si  héroïque ,  car  le  jour  même  il  arriva  une 
voiture  chargée  de  provisions  (1). 

s.  Bernard  étant  Tenu  à  Langres,  le  peuple  le  pria  d*entrer  dans  Téglise  de 
S.  Mammès  pour  y  prêcher  Tàumône  :  coegerunt  ilîum  B.  Mammertis  intrare 
basiiicam ,  et  quia  famés  invûluerat,  populum  ad  eleemosynam  exhortari,  — 
Vit,  S.  Bem,,  1.  4,  c.  5.  —  On  y  Tendait  de  la  chair  humaine  :  in  Lingonensi  pa^- 
rochia,  quidam  hominesoccidisse  et  eorum  cames  coctasvendidisse  deprehensus^ 
a  pauperihus  patibuio  est  appensus.  —  Roh.  Mont. ,  in  Appendic.  ad  Sigeb.^ 
ann.  1146. 
(1)  On  cite  un  trait  à  peu  près  semblable  de  saint  Etienne  de  Glteaux.  An 


—  300  — 

La  charité  des  moines  fut  admirable  pendant  tout  le  temps 
que  la  famine  de  1147  désola  le  Bassigny;  mais  elle  dépassa 
tout  ce  qu'on  pouvait  en  attendre  Tan  1304. 11  y  eut  cette  an- 
née une  telle  disette  de  toutes  les  choses  nécessaires  à  la  vie, 
que  bientôt  il  s'éleva  du  sein  de  toutes  les  paroisses  un  cri 
de  désespoir.  Des  populations  entières  demandaient  du  pain, 
et ,  dans  cette  pénurie  universelle ,  il  n'y  eut  persomie  que 
les  moines  pour  leur  en  rompre.  L'affluence  des  mendiante 
à  la  porte  du  monastère  fut  si  considérable  dès  rautomne 
de  1303,  que  Tabbé  Guillaume  crut  devoir  envoyer  qudques- 
uns  de  ses  religieux  en  Espagne  et  en  Pologne  pour  demander 
des  secours  aux  monastères  de  sa  filiation.  En  attendant 
rissue  d'une  mission  si  longue  et  si  difficile»  Morimond  sacri- 
fia trois  mille  têtes  de  bétail;  on  n'épargna  que  les  bêta 
de  somme  et  les  animaux  absolument  nécessaires  au  labou- 
rage (1). 

Nos  cénobites  afirontaient  la  peste  avec  non  moins  de  cou- 
rage et  de  dévouement.  Une  épidémie  du  levant ,  apportée 
vers  Tan  1347,  en  Italie ,  par  des  marchands ,  s*étant  propa- 
gée les  années  suivantes,  le  nord  de  l'Europe  perdit  en  plu- 
sieurs lieux  les  trois  cinquièmes  de  ses  habitants.  Les  ordres 
religieux,  répondante  l'appel  du  pape  Clément  VI,  se  levè- 
rent de  toutes  parts  et  vinrent  à  la  rencontre  du  fléau. 

La  plupart  des  curés  du  Bassigny  ayant  succombé  dès  le 


reste,  les  prodigues  de  charité  étaient  vulgair(?s  dans  Tordre  :  Gésaire  d*HeiltB^ 
bach  raconte  qu'en  1157  on  tuait  dans  son  monastère  tous  les  jours  on  bcerf 
que  Ton  faisait  cuire  dans  trois  grandes  chaudières,  avec  des  légoiiMS,  poor 
les  pauvres  affamés.  Bien  souvent  les  moines  engageaient  jusqu'à  leon  taM 
sacrés  et  leurs  livres.  —  Ob  necessitatem  pauperum  ^  pecoranostra  ocddmm, 
calices  et  libt^os  nostros  oppignoravimus.  —  Ann.  cist.^  t.  8,  p.  315. 

(1)  Nous  engageons  ceux  qui  voudraient  connaître  les  œuvres  de  la  cbaril^ 
cistercienne  à  lire  dans  Sartorius,  tit.  Î5,  p.  757  (Cist.  Bistert.)»  dsterc^f- 
rita  in  orhem  ;  —  Somast,  cist.,  i"  part.,  c.  76;  —  Julien  Paris,  Esprit pn- 
mitif  de  Cîteaux. 


—  301  — 

commencement,  victimes  de  leur  charité,  Fabbé  Renaud  di- 
visa ses  religieux  en  plusieurs  groupes ,  et  les  envoya  chaque 
jour  sur  divers  points  de  la  contrée  pour  consoler  les  agoni- 
sants en  leur  offrant  les  derniers  secours  de  la  religion ,  ense- 
velir les  morts,  recueillir  les  pestiférés  abandonnés,  et  les 
transporter  à  la  grange  de  Vaudenvillers ,  qui  était  comme  la 
maladrerie  de  Tabbaye  (1). 

Dans  ces  tristes  siècles ,  les  trois  grands  fléaux  par  lesquels 
Dieu  châtie  et  purifie  la  terre  marchaient  ordinairement  de 
front  et  chassaient  devant  eux  les  générations  au  tombeau; 
c'est  ce  qui  arriva  en  1437  et  1438. 

Depuis  quelques  années,  des  bandes  de  scélérats  connus 
flous  l'horrible  dénomination  d'Ecorcheurs  et  de  Retondeurs, 
au  nombre  de  cinq  ou  six  mille,  commandés  par  le  Bâtard  de 
Bourbon ,  avaient  envahi  la  Champagne ,  signalant  leur  pas- 
sage par  le  viol,  le  meurtre,  Tincendie  et  des  cruautés  inouïes. 
La  terreur  qu'ils  répandaient  était  si  grande ,  que  les  habi- 
tants de  la  campagne  se  sauvèrent  dans  les  places  fortes  ;  les 
terres  restèrent  incultes  pendant  un  an  ;  la  faim  se  fit  bientôt 
sentir,  et  la  peste ,  qui  ravageait  alors  l'Italie  et  le  midi  de  la 
France ,  se  déclara  au  milieu  de  tant  d'hommes  entassés  dans 
les  souterrains  des  châteaux  ou  derrière  les  remparts  des  vil- 
les. La  crainte  de  Tépidémie  et  le  défaut  de  subsistances  les 
firent  refouler  vers  leurs  chaumières  désolées  et  vers  leurs 
champs  ravagés  ;  ils  y  apportèrent  le  germe  du  mal  qui  devait 
les  dévorer.  Les  uns  périssaient  de  faim ,  les  autres  de  mala- 
die ;  plusieurs  succombèrent  sous  le  glaive  barbare  des  Ecor- 
cheurs ,  qui  venaient  jeter  le  sang  et  Toi^e  à  travers  tant  de 
cercueils,  tant  de  deuil  et  tant  de  larmes  ;  le  souffle  de  la  mort 
enlevait  les  peuples ,  comme  le  souffle  de  l'aquilon  les  feuilles 
jaunissantes  des  arbres  à  la  fin  de  Tautomne. 

(1)  Tabui.  MorinUf  ad  ann.  1847;  «  Fleury,  Hist.  ecclés.,  t.  10,  p.  80. 


—  302  — 

Le  pape  Eugène  IV,  pour  consoler  les  fidèles  dans  cette  ca- 
lamité ,  donna  à  tous  les  prêtres  séculiers  et  réguliers  la  faculté 
d'absoudre  les  malades  de  toutes  sortes  de  péchés,  et  de  leur 
appliquer  Tindulgence  plénière ,  promettant  la  même  fayeur 
à  ceux  qui  leur  administreraient  les  derniers  sacrements  et 
prendraient  soin  de  leur  sépulture. 

Nos  religieux,  dociles  à  la  yoix  du  vicaire  de  Jésus-Christ  di 
celle  de  leur  conscieuce,  firent  des  prodiges  de  charité  et  de  dé- 
vouement, comme  nous  rapprenons  par  une  lettre  de  félici- 
tations que  leur  écrivit,  en  1440,  Philippe  de  Vienne ,  évèqne 
de  Langres(i). 

Dans  les  villes,  on  traînait  les  pestiférés  hors  des  mors,  rm 
les  lazarets,  où  ils  étaient  servis  par  des  pères  franciscains; 
mais  dans  les  campagnes ,  sitôt  qu*un  homme  paraissait  at- 
teint de  la  contagion,  on  le  transportait  loin  du  hameau,  dans 
un  recoin  abrité ,  sous  des  hangars  qui  tenaient  lieu  de  mah- 
dreries.  Là,  ces  malheureux  avaient  à  lutter,  sans  seooms, 
dans  un  isolement  cruel ,  contre  la  violence  du  mal ,  les  Ikv- 
reurs  de  la  mort,  les  éléments,  et  jusque  contre  les  hétes fé- 
roces qui  rôdaient  autour  d'eux ,  attirées  par  l'odeur  des  cada- 
vres. Des  pères ,  des  mères ,  des  enfants  ou  quelques  ïéte 
chrétiens  venaient  seuls ,  de  loin  en  loin ,  leur  présenter  de 
l'eau  et  du  pain  au  bout  d'une  longue  perche  (2). 

0  Dieu  !  laisserez-vous  ainsi  périr  ceux  que  vous  avez  créés 
à  votre  image  et  rachetés  du  sang  de  votre  fils  !  Non  ;  à  défaut 
des  hommes,  vous  leur  enverrez  vos  anges  pour  les  consoler; 
seulement  ces  anges,  au  lieu  de  descendre  du  ciel,  sortiront 
du  cloître. 

Les  moines  de  Morimond  ont  bientôt  organisé  un  vaste  se^ 
vice  de  charité  ;  ils  transforment  trois  de  leurs  granges  en 

(1)  At-chivesde  la  Haute-Maime;  —  Hist.  des  évéques  de  Langres,  p.  ITÎ- 

(2)  Ces  faits  sont  encore  traditionnels  dans  plusieurs  paroisses  de  la  conti*. 


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infirmeries»  et  non-seulement  ils  les  ouvrent  aux  malades  qu'on 
leur  amène,  mais  chaque  jour  quatre  chars  ganiis  de  paille 
et  de  matelas  s'en  yont  aux  quatre  points  cardinaux  à  la  quête 
des  moribonds  abandonnés  à  Tentour  des  villages  et  des  bourgs 
du  voisinage,  escortés  par  des  frères  convers  et  précédés  de 
religieux  qui ,  tantôt  jettent  un  cri  de  miséricorde  et  de  salut 
dans  le  silence  des  forêts  et  des  champs  déserts,  tantôt  agitent 
une  clochette  pour  annoncer  leur  arrivée. 

L*agonisant  délaissé  se  soulevait  sur  sa  dure  couche,  comme 
autrefois  Elie  à  la  voix  de  l'envoyé  de  Dieu ,  et  leur  répondait 
par  un  soupir.  Les  moines  accouraient  aussitôt,  lui  mon- 
traient la  croix  et  le  ciel ,  l'appelaient  du  doux  nom  de  frère, 
le  réchauffaient,  le  soulevaient  de  terre,  le  chargeaient  sur 
leurs  épaules,  et  le  transportaient  à  l'hospice  de  la  grange  la 
plus  voisine,  où  ils  continuaient  de  le  servir  au  péril  de  leur 
vie.  Ils  en  recueillirent  ainsi  plus  de  deux  mille ,  qui  mouru- 
rent la  plupart  dans  leurs  bras ,  et  qu'ils  ensevelirent  de  leurs 
propres  mains. 

Quand  le  fléau  eut  disparu ,  l'abbé  compta  ses  religieux, 
comme  le  général  ses  soldats  après  la  bataille.  De  deux  cent 
cinquante  il  n'en  restait  plus  que  soixante  :  la  religion  avait  à 
enregistrer  un  triomphe  de  plus;  ce  que  des  pères,  des  mères, 
des  frères ,  des  sœurs  n'avaient  pas  eu  le  courage  de  faire ,  les 
moines  l'avaient  fait  :  la  charité  avait  été  encore  une  fois  plus 
forte  que  la  nature  (1). 

Nous  venons  de  voir  les  moines  donnant  leur  pain  quoti- 
dien, immolant  leurs  nombreux  troupeaux,  sacrifiant  leur 
propre  vie  pour  empêcher  leurs  frères  de  mourir  de  faim ,  et 
les  assister  à  leur  dernière  heure  ;  Dieu  réserve  encore  à  leur 

(1)  A  Dijon,  le  cours  de  la  juâtice  fut  interrompu  pendant  un  an.  Quinze 
mille  malades  furent  entassés  dans  Thospice  du  Saint-Esprit;  dix  mille  y  pé- 
rirent. On  ne  respirait  plus  que  Todeur  des  cadavres,  dit  Nicolas  de  Clemengis. 


—  304  — 

amour  pour  le  prochain  d*autres  épreuves.  En  1596,  ils  Ten- 
dront jusqu'à  leurs  vases  sacrés  pour  secourir  les  malheureux 
réduits  à  manger  Therbe  des  champs.  S*ils  furent  alors  dé- 
bordés par  la  violence  du  mal»  ils  eurent  au  moins  la  conso- 
lation d'avoir  fait  leur  devoir  et  la  gloire  d^avoir  poussé  le  dé- 
vouement jusqu'à  l'héroïsme. 

Voilà  une  faible  esquisse  des  aumônes  et  des  services  de 
Morimond  dans  des  temps  où  il  y  avait  beaucoup  plus  de 
pauvres,  parce  qu'il  y  avait  beaucoup  plus  de  boulevene- 
ments,  de  brigandages  et  de  guerres ,  moins  de  traTail,  et  des 
propriétés  moins  morcelées.  De  nos  jours,  que  faisons-nous 
dans  des  circonstances  semblables  à  celles  que  nous  Tenons  de 
signaler,  et  à  la  place  d'hommes  et  d'institutions  que  nous  re- 
gardons en  pitié  ?  Lorsqu'un  fléau  éclate ,  on  commence  par 
servir  son  égoïsme  avant  de  servir  le  malheur;  on  ne  veut 
plus  donner  l'aumône  que  par  plaisir  :  on  organise  desbak, 
des  concerts  et  des  spectacles,  en  face  et  au  profit  de  la  misère 
publique.  Une  foule  épicurienne ,  étincelante  d'or  et  de  pier 
reries ,  jettera  en  riant  et  en  chantant  sa  pièce  d^ai^ntaox 
inondés,  aux  incendiés,  aux  affamés  et  aux  pestiférés!  On 
osera  se  dire  charitable  pour  s'être  donné  la  barbare  jouis- 
sance de  danser  au  milieu  des  mourants  et  des  morts!... 

a  Quand  les  capitalistes  qui  ont  acheté  les  couvents  vous  de- 
manderont à  quoi  ils  servaient,  dit  Cobbett,  répondez  hardi- 
ment :  A  rendre  inutile  le  secours  d'un  bal  d'Opéra  donné  par 
souscription  en  faveur  de  la  douleur  et  du  désespoir  !...  »  (1). 

Personne  n'est  plus  disposé  que  nous  à  rendre  justice  à b 
philanthropie  de  nos  concitoyens;  mais  jamais  elle  ne  rempla- 
cera la  charité  monastique.  Nous  n'avons  pas,  en  général.  If 
bonheur  de  V intelligence  de  la  pauvreté ,  selon  l'expression  da 

(1)  Lettr.  sur  l'hist.  de  la  Ré  for,,  t.  1,  p.  160. 


—  305  — 

saint  Foi  David  :  Bienheurmx  celui  qui  comprend  Vindigent 
(  beatus  qui  intelligit  super  egenum  ) .  Nous  n^aimons  pas  voir  le 
pauvre  :  nous  nous  en  tenons  éloignés;  pour  nous  en  débar- 
rasser» nous  lui  jetons  de  loin  en  loin  un  morceau  de  pain  ou 
quelques  centimes ,  et  le  pauvre  se  retire,  le  murmure  sur  les 
lèvres  et  la  haine  au  fond  du  cœur. 

A  la  porte  du  monastère ,  le  mendiant  se  transfigurait  » 
comme  sur  un  autre  Thabor  ;  il  y  avait  sur  son  front  flétri  un 
reflet  de  la  gloire  des  cieux  ;  ce  n'était  plus  un  être  avili  »  mais 
un  membre  de  la  grande  famille ,  valant  le  sang  d'un  Dieu , 
rhéritierde  Téternité.  Le  moine  qui  lui  faisait  Taumône  était 
ordinairement  un  homme  qui  avait  sacrifié  les  biens  et  les 
honneurs  de  la  terre  pour  être  pauvre  et  relever  le  pauvre.  Il 
avait  les  pieds  nus  connue  lui,  il  était  couvert  d'un  méchant 
habit  de  laine  conune  lui  ;  il  se  mettait  à  genoux  devant  lui  » 
coDune  pour  adorer  dans  sa  personne  Timage  du  Christ.  L'in- 
digent avait  alors  une  révélation  sublime  de  la  pauvreté  y  qui 
mettait  dans  son  ame  un  baume  divin  que  rien  autre  ne  pourra 
y  mettre. 

En  attendant  Tavénement  de  Tâge  d'or  du  socialisme ,  où  le 
moins  favorisé  des  harmoniens  aura  cent  fois  plus  de  ressour- 
ces et  de  jouissances  que  le  plus  puissant  roi  et  que  le  plus  raf- 
finé sybarite  de  la  civilisation  ;  en  attendant  qu'on  ait  réglé  la 
pluie  et  le  beau  temps ,  encaissé  le  lit  des  torrents  et  des  fleuves 
pour  prévenir  les  inondations;  chassé  la  peste  en  purifiant  Vair 
et  en  assainissant,  avec  une  armée  de  douze  millions  d^hom- 
mes ,  le  grand  désert  de  Sahara  qui  vicie  toutes  les  climatures 
de  V Europe  ;  éloigné  les  orages ,  en  rétablissant  l'équilibre  entre 
rékctricité  atmosphérique  et  l'électricité  terrestre  ;  rendu  toutes 
Us  révolutions  impossibles  (1);  en  attendant  toutes  cesmer- 

(i)  C*est  ce  que  nous  lisons  dans  les  livres  de  plusieurs  socialistes ,  notam- 
ment dans  ceux  de  Fourier ,  Cabet,  Considérant  et  Owen. 

iO 


—  306  — 

veilles,  il  y  aura  des  hommes,  conséquemment  des  passiom 
subversives  »  des  crises  industrielles ,  des  fléaux ,  des  maladies 
et  des  pauvres.  La  grande  source  des  aumônes  et  de  la  rési- 
gnation est  tarie  ;  les  prolétaires  et  les  indigents  ont  perdu  leur 
patrimoine  »  qui  se  composait  des  privations  du  cloître.  Us  ne 
tendent  plus  leurs  mains  suppliantes  aux  cénobites ,  mais  leun 
bras  armés  de  poignards  à  ceux  qui  ont  partagé  les  dépouilki 
des  cénobites.  Us  ne  sont  plus  à  genoux,  priant  Dieu  et  chan- 
tant des  cantiques  à  la  porte  des  monastères  ;  mais  ils  bhu- 
phèment  et  ils  conspirent  dans  les  ateliers  et  les  usines  qui  se 
sont  élevés  sur  les  ruines  des  monastères  !  Du  temps  des  moi- 
nes, ils  disaient  humblement  :  «  Charité,  s'il  vous  j^, 
pour  Tamour  de  Dieu!  »  Aujourd'hui ,  ils  crient  :  c  Do  pain 
ou  la  mort!  » 


CHAPITRE  XXVIII. 


Commencement  de  Tère  de  la  dégénérescence  ;  balle  de  réfonnatioB  àê 
Benoît  XII  ;  influence  scientifique  de  Morimond. 


Quelque  fortement  trempées  qu'aient  été  les  plus  sages  ins- 
titutions des  hommes ,  elles  n'ont  jamais  été  complètement  à 
répreuve  de  Faction  délétère  du  temps  et  des  passions  ;  il  arriTe 
toujours  un  moment  où  la  science  et  les  prévisions  des  plus 
habiles  législateurs  se  trouvent  en  défaut.  Citeaux ,  élevé  si 
haut  au-dessus  du  monde,  était  redescendu  insensiblement, 
et  la  poussière  du  siècle  avait  terni  sa  pureté  primitive.  Nod 


—  307  - 

qu'il  y  eût  alors  de  graves  désordres,  mais  on  remarquait  une 
tendance  générale  au  relâchement  vers  le  milieu  du  XIV*  siè- 
cle ;  triple  suite  :  de  la  faiblesse  humaine ,  qui  semble  avoir 
fatalement  ses  instants  de  défaillance  ;  des  grandes  richesses» 
qui  amènent  toujours  dans  le  cloître  Tinneryation  de  la  disci- 
pline ;  de  l'époque ,  époque  de  troubles ,  de  bouleversements , 
de  transes  continuelles  »  où  l'autorité  était  forcée  de  tolérer,  à 
raison  du  malheur  des  temps,  beaucoup  d'infractions  à  la 
règle  ;  car  le  moine ,  quoique  placé  dans  une  sphère  à  part , 
tient  toujours  à  la  terre  par  quelque  endroit,  et  elle  ne  peut 
trembler  sans  qu'il  n'en  ressente  les  secousses. 

Une  réforme  semblait  nécessaire  ;  mais ,  pour  l'opérer  avec 
fruit ,  il  fallait  bien  connaître  le  mal  et  avoir  tout  à  la  fois  le 
courage  et  le  droit  d'y  apporter  un  remède.  Ce  fut  Tœuvre  de 
Benoit  XII.  Né  au  comté  de  Foix,  d'un  père  boulanger,  d'où 
lui  vint  le  nom  de  Foumier,  il  avait  embrassé  dès  sa  jeunesse 
la  vie  monastique  dans  Tabbaye  de  Bolbonne ,  de  la  filiation  de 
Morimond,  au  diocèse  de  Mirepoix  (1).  Après  avoir  étudié  la 
théologie  à  Paris,  il  avait  été  nommé  abbé  de  Fontfroide,  puis 
successivement  évèque  de  Pamierset  de  Mirepoix,  cardinal, 
enfin  pape  en  1334.  Peu  de  temps  après  son  avènement ,  ayant 
entrepris  une  réforme  générale  des  ordres  religieux ,  celui  de 
Citeaux,  dont  il  avait  été  tiré,  fixa  le  premier  son  attention; 
mais  j  avant  de  rien  statuer,  il  manda  l'abbé  de  Citeaux  et  les 
quatre  premiers  pères ,  et  dressa  sa  bulle  après  s'être  concerté 
avec  eux  (2). 

Dans  la  première  partie ,  il  s'occupe  du  temporel  ;  dans  la 
seconde,  il  défend  aux  abbés  de  mener  avec  eux  des  damoi- 
seaux {damieelli)  vêtus  dérobes  mi-parties  ou  rayées,  comme 
les  seigneurs  laïques,  interdit  l'usage  de  la  viande,  ordonne 

(1)  Voir  aux  Pièces  justificatives  quelques  notes  précieuses  sur  cette  abbaye, 
(f)  Hélyot,  HUt.  des  ord.  monast,^  rel.  et  milit.,  t.  5,  pp.  356  et  soiv. 


—  308  — 

aux  moines  de  coucher  dans  un  dortoir  commun  et  d'abattre 
toutes  les  cellules  qu'on  aurait  bâties.  Dans  la  troisième  »  il 
proscrit  Tabus  des  portions  monastiques ,  c'est-à-dire  l'usage  de 
donner  à  chaque  moine  une  certaine  quantité  de  pain ,  de  blé 
et  d*argent  »  en  forme  de  pension ,  pour  sa  nourriture  et  son 
Tétement;  enfin»  dans  la  quatrième  et  dernière  partie  »  il  règle 
les  études  des  moines. 

La  règle  de  saint  Benoit  n'établit  point  des  études  spéciales 
sous  des  professeurs  particuliers  ;  elle  prescrit  seulement  aux 
religieux  de  s'appliquer  à  la  lecture  de  quelques  pieux  ou- 
vrages et  à  la  méditation  de  TEcriture  sainte  »  à  diverses  heu- 
res du  jour. 

CiteauXf  qui  voulait  faire  revivre  Tesprit  primitif  de  Tinsti- 
tut  bénédictin  9  respecta  les  antiques  limites  données  aux  études 
claustrales.  Point  d'autre  école  que  le  chapitre  »  où  l'abbé  fai- 
sait ses  conférences  spirituelles  ;  point  d'autre  lycée  que  la  na- 
ture ;  point  d'autre  académie  que  le  cloître  silencieux ,  où  le 
moine  se  promenait  en  rêvant  ;  point  d'autres  maîtres  que  te 
kétres  des  forêts. 

Les  païens 9  guidés  par  un  instinct  sublime,  avaient  repré- 
senté le  génie  aveugle  y  pour  donner  à  comprendre  que  toute 
sa  force  était  interne  et  que  c'était  en  agissant  sur  lui-même 
qu'il  créait  ses  chefs-d'œuvre.  Ce  fut  surtout  par  la  médita- 
tion y  la  puissance  de  la  réflexion  que  les  cénobites  cisterciens 
pénétrèrent  dans  le  sanctuaire  de  la  science ,  trouvèrent  la 
solution  des  plus  hautes  questions  religieuses  et  sociales ,  et 
mirent  le  monde  sur  la  voie  de  presque  toutes  les  grandes  dé- 
couvertes. 

Un  des  principaux  soins  de  nos  moines  était  la  recherche 
des  vieux  manuscrits  :  pour  se  les  procurer,  ils  ne  reculaient 
ni  devant  les  peines»  ni  devant  les  dépenses.  Ceux  de  Mori- 
mond  en  avaient  recueilli  un  assez  grand  nombre. 


—  309  — 

Ils  trayaillaient  avec  non  moins  de  zèle  à  les  reproduire  par 
la  transcription,  afin  de  les  conserver  et  de  les  propager.  Il  y 
avait  à  Morimond ,  comme  dans  tous  les  couvents  de  Giteaux , 
un  scriptorium,  lieu  solitaire  où  se  trouvaient  plusieurs  pu- 
pitres, des  tables  couvertes  de  livres  à  demi-rongés  par  les 
vers,  et  de  chartes  poudreuses.  Là  se  réunissaient  les  moines 
écrivains  [tcriptores  ) ,  sous  la  surveillance  d'un  maître  (  magis- 
ter  seriptorum) .  On  leur  distribuait  le  dimanche ,  après  com- 
piles ,  le  parchemin ,  Tencre ,  les  stylets  et  les  manuscrits  à 
copier.  Après  s'être  mis  à  genoux  et  avoir  récité  un  Pater,  un 
Ate  et  un  Gloria  Patri ,  ils  se  livraient  à  leur  travail ,  gardant 
un  silence  aussi  rigoureux  que  dans  le  cloitre.  Us  jouissaient 
de  plusieurs  privilèges ,  comme  de  n'aller  aux  champs  qu'au 
temps  de  la  fauchaison  et  de  la  moisson ,  d'avoir  plusieurs 
livres  à  la  fois,  d'entrer  à  la  cuisine  pour  y  polir  leurs 
tablettes,  y  faire  fondre  Tencauslique  et  sécher  le  parche- 
min (1). 

D'après  un  statut  du  chapitre  général  de  1134,  les  carac- 
tères qu'ils  traçaient  devaient  être  simples ,  d'une  seule  cou- 
leur, sans  peinture  (  litterœ  uniu$  coloris  fiant  et  non  depictœ  ) . 
Ce  ne  fut  que  bien  plus  tard  qu'ils  y  ajoutèrent  des  arabesques 
et  de  Fenluminure.  Si  Ton  veut  se  faire  une  idée  du  degré  de 
perfection  calligraphique  auquel  arrivèrent  les  moines  de  Mo- 
rimond, on  peut  consulter  le  magnifique  Missel  cistercien  du 
XIV*  siècle  qui  se  trouve  à  la  bibliothèque  de  Chaumont.  Je 
crois  qu'il  serait  difficile  de  rien  voir  de  plus  beau  pour  la 
grâce  et  la  pureté  des  caractères,  et  pour  la  splendeur  de  l'or- 
nementation. 

L'Eglise  marchait  vers  un  avenir  sombre  et  orageux  ;  il  lui 
fallait  dans  tous  les  rangs  de  la  hiérarchie  des  défenseurs  ar- 

(1)  Ub.  Us.,  cap.  71. 


—  310  — 

mes  de  toutes  pièces  «  des  hommes  réunissant  la  science  et  la 
piété.  Jusqu^alors  la  vie  religieuse  «  cachée  derrière  les  bar- 
rières du  cloître  ou  ensevelie  dans  la  profondeur  des  dés^rU , 
avait  cherché  à  dérober  ses  œuvres  au  monde.  Au  milieu  du 
Xni*  siècle ,  la  société  chrétienne  sembla  élevée  à  la  hauteur 
de  Tétat  monastique  :  le  moine  crut  pouvoir  respirer  Pair  pu- 
rifié du  siècle ,  traverser  les  peuples  «  enseigner  dans  les  chai- 
res des  églises  et  dans  celles  des  écoles  «  et  Ton  vit  TUniversité 
de  Paris  «  c'est-à-dire  TEurope  savante ,  tour-à-tour  suspen- 
due ,  comme  par  un  aimant  invincible ,  tantôt  au  froc  d'an 
franciscain,  tantôt  au  scapulaire  d'un  dominicain  (1). 

Les  vieux  moines  «  en  général ,  étaient  en  dehors  de  ce  mou- 
vement; on  les  regardait  comme  des  traînards  assoupis  sous  le 
voile  d'une  sainte  ignorance  «  et  ils  étaient  méprisés  par  la  fouk 
des  religieux  mendiants,  des  docteurs  séculiers  «  des  l^istes 
et  des  canonistes.  Ce  fut  alors  qu'Etienne  de  Lexinton,  abbé 
de  Glairvaux ,  résolut  d'établir  à  Paris  une  maison  d'études 
pour  ses  religieux ,  d'où  naquit  le  collège  des  Bernardins ,  le 
plus  ancien  de  l'Université ,  qui  fut  ouvert  plus  tard  à  tout 
l'ordre.  Il  était  réservé  à  Benoît  XII  d'organiser  définitive- 
vement  les  études  cisterciennes  et  de  hiérarchiser  l'enseigne- 
ment. D'après  sa  bulle ,  il  y  aura  une  école  dans  chaque  ab- 
baye ,  et  dans  chaque  province  un  lycée  supérieur  où  seront 
envoyés  les  élèves  les  plus  distingués  de  l'école  abbatiale ,  ca- 
pables d'entrer  en  logique.  Le  pape  en  reconnaît  six  princi- 
paux, ceux  d'Oxford,  de  Toulouse,  de  Montpellier,  de  Sala- 
manque ,  de  Bologne  et  de  Metz.  On  n'enseignera  dans  ce 
dernier  que  les  sciences  élémentaires  pour  ceux  de  la  généra- 
tion de  Morimond  qui  s'étend  en  AUemagne  (2).  Au-dessus  de 

(i)  Duboul.,  Hist.  de  VUniv.,  XIII*  siècle. 

(2)  Métis  quoque  sit  particularu  studium  in  scicntiis  primitivis,  pro  Alema- 
ois  per  generationem  Morimundi,  etc...  In  studio  Metensi  provideat  de  lectori- 
bus  et  aliis  officialibus,  abbas  Morimundi ,  etc. 


—  311  — 

ces  collèges  proyindaux  s'élèyera  le  collège  de  Paris ,  le  pre- 
mier de  tous,  comme  étant  à  la  source  de  toutes  les  sciences  ; 
il  y  Tiendra  des  religienx  de  toutes  les  générations  et  de  toutes 
les  nations  9  spécialement  ceux  qui  seront  jugés  aptes  à  parcou- 
rir avec  fruit  le  cercle  des  hautes  études.  On  y  enseignera 
toutes  les  branches  de  la  science  ecclésiastique ,  à  Texception 
du  droit  canon. 

Chaque  abbé  était  tenu  d'envoyer  à  ce  collège  un  nombre 
déterminé  de  religieux  «  avec  des  provisions.  Les  cours  étaient 
de  trois,  cinq,  sii  et  huit  ans,  selon  que  Ton  aspirait  au  bac- 
calauréat, à  la  licence  ou  au  doctorat.  D'après  la  constitution, 
Tabbè  de  Morimond  était  obligé  d'y  entretenir  deux  de  ses 
moines  profès  :  ce  qui  fut  ponctuellement  exécuté  jusqu'à  la 
ruine  de  Tordre  ;  et,  lorsqu'il  s'y  présentait  lui-même,  dans  ses 
voyages  à  Paris ,  le  proviseur  devait  aussitôt  faire  sonner  la 
cloche  pour  convoquer  tous  les  étudiants ,  et  aller  à  leur  tête 
le  haranguer  en  latin.  Il  occupait  partout  la  première  place,  en 
Tabsence  de  Tabbé  de  Gtteaux  (1). 

Quoique  les  études  aient  été  constanunent  en  honneur  dans 
notre  abbaye,  nous  avouons  humblement  que  nous  n'avons 
point  de  chefs-d'œuvre  à  citer,  ni  d'hommes  comme  saint 
Bernard  et  saint  Thomas  d'Aquin,  qui  résument  non-seule- 
ment un  siècle ,  mais  une  époque ,  à  présenter  à  l'admiration 
et  à  la  vénération  de  la  postérité.  Tout  ce  que  nous  pouvons 
dire ,  c'est  que  le  champ  de  la  science  a  été  cultivé  dans  toutes 
ses  parties  par  nos  cénobites,  et  qu'il  n'a  pas  toujours  été  im- 
productif. 

Sans  revenir  sur  les  ouvrages  du  fils  de  saint  Léopold,  dont 
nous  avons  parlé  longuement  plus  haut ,  huit  d'entre  eux  nous 
ont  laissé  des  conmfientaires  sur  un  grand  nombre  de  pas- 

(1)  Balla  Bened.  XU,  in  Nomatt.  dst.,  p.  5S6;  —  Ou  V&it  Gouv.  de  tord, 
de  Cit.f  in-i»,  pasmm. 


—  312  — 

sages  de  TÂncien  et  du  Nouyeau-Testament,  dont  les  titres 
seuls  suffiraient  pour  nous  donner  une  idée  ayantageose  de 
leurs  trayaux  bibliques  (  1  )  ;  dix  ont  excellé  dans  le  genre  oratoire, 
et  les  historiens  de  Tordre  ont  remarqué  que  plusieurs  de  leun 
nombreux  sermons  se  distinguaient  par  l'éléyation  des  pensées, 
une  onction  touchante,  une  latinité  pure  et  facile  (2). 

Parmi  les  auteurs  ascétiques  de  Morimond,  qui  sont  au  nom- 
bre de  huit  ou  neuf  (3) ,  il  faut  placer  l'abbé  (Mon  en  première 
ligne  :  on  retrouve  dans  son  Traité  des  trois  Degrés,  ou  Moj/en 
dt obtenir  l'héritage  céleste ,  la  forme  et  les  tendances  de  la  lie 
mystique  au  XII*  siècle. 

Ces  trois  degrés  représentent  les  trois  états  de  la  ^iritoalité, 
qu'il  compare  aux  trois  ordres  des  anges  :  d'abord.  L'état  d'ini- 
tiation pour  les  commençants ,  qui  consiste  à  expier  ses  fautes 
par  la  pénitence  et  à  renoncer  à  toute  affection  au  péché  ;  Tame 
se  nourrit  alors  de  la  pensée  de  la  mort  et  de  l'éternité  :  cet  état 
purifie  et  perfectionne  les  sens.  L'état  illuminatif  éclaire  Tes- 
prit  et  le  persuade  des  yérités  chrétiennes ,  il  conduit  dans  h 
voie  de  l'humilité  et  de  la  mortification  sur  les  traces  de  Jésus- 
Christ  :  cet  état  purifie  et  perfectionne  la  raison.  L'état  unitif 


(1)  Unus  scripsit  super  Exodum,  cum  expositionibus  interllnearUms  mystids 
et  glossis  marginalibiis  ;  —  alii  duo  super  Psalmos  ;  —  très  diversi  super  Cao- 
tica  Canticorum  ;  —  alius  Expositiones  peregregias  et  Interpretationes  in  om* 
nés  Epistolas  S.  Pauli;  adjecit  Dictionarium  singulare  renim  ac  Yerboram 
obscuriorum;  —  Renaldus  super  plures  textus  S.  Scripturœ  ;  —  Odo  Expositkh 
nes  morales  et  mysticas  super  di versos  textus  tam  Veteris  quam  Novi  Testa- 
menti. 

(2)  Himbertus  de  Lona  :  Oratio  quam  hnbuit  ante  curiam  romanam.  —  Re- 
naldus :  Sermones  de  Sanctis  et  Dommicis  totius  anni;  De  Âdventu  et  Quadn- 
gesima  :  Sermones  et  Exhortationes  ad  diverses .  —  Octo  alii  scripsenmt  Sermo- 
nes, etc.  —  Odo  :  Sermones  de  Adventu,  de  Quadragesima,  de  Dommicis  et  PèP- 
tis  totius  anni,  prsecipue  de  festivitatibus  B.  M.  Virginis. 

(3)  Quatuor  diversi  scripserunt  ascetica,  scilicet  :  1°  Mariale,  seu  libnm 
salutiferum  de  laudibus  B.  M.  Virginis;  2o  De  laude  Dei  in  sanctis:  S»  De  Ad- 
ventu D.  S.  J.'C;  40  Dialogum  duorum  monachorum  Cluniac.  et  Cisterc,"^ 
faut  y  ajouter  Otbon,  Himbertde  Losne  et  Odon. 


—  313  — 

a  pour  but  de  faire  régner  Dieu  sur  toutes  nos  afTections  par 
Fardeur  de  la  charité ,  et  de  nous  unir  à  lui  d'une  manière  in- 
variable, ce  qui  est  le  gage  du  salut  éternel  (1). 

Fidèle  à  Tune  des  plus  essentielles  obligations  d'un  abbé, 
Odon  distribuait  souvent  à  sa  communauté  le  pain  de  la  parole 
divine.  Il  n'a  écrit  que  quelques-uns  de  ses  discours ,  dont  le 
fond  principal  consiste  dans  des  explications  mystiques  de  l'E*- 
criture  sainte  ;  il  a  négligé  de  le  faire  pour  la  plus  grande  par- 
tie ,  parce  que  sa  modestie  le  portait  à  croire  qu'ils  ne  méri- 
taient pas  de  passer  à  la  postérité.  Ses  disciples,  qui  en  jugèrent 
tout  autrement,  obtinrent  de  lui,  à  force  d'importunités,  laper- 
mission  de  les  écrire  tandis  qu*il  les  prononçait  ;  mais,  plus  cu- 
rieux d'en  conserver  te  sens  que  les  paroles,  chacun  assortit  sa 
copie  à  l'impression  que  Forateur  faisait  sur  son  esprit  (2) ,  et 


(1)  Tractaius  de  trinis  gradibus  quibus  pervenitur  ad  hereditatem  solutis  et 
ad  eam  très  hierarchias  cœlestium  spirituum  operari  ;  in-8o. 

(2)  L^un  de  ces  copistes  avoue  qne,  si  Odon  avait  vonla  se  donner  la  peine 
de  les  mettre  en  état  d^être  publiés ,  ils  auraient  une  tout  autre  beauté.  Si  Ton 
en  veut  des  échantillons,  on  les  trouvera  dans  les  cinq  que  le  P.  Gombefls,  do- 
minicain, a  fkit  imprimer  dans  la  Bibliothèque  des  Prédicateurs,  8  vol.  in-fol., 
Paris,  1680.  ~  Quant  an  nombre  de  ceux  que  renferment  les  manuscrits,  on 
ne  peut  guère  le  déterminer.  Oudin  dit  en  avoir  découvert  deux  recueils  dif- 
férents à  Tabbaye  de  Long-Pont,  dont  le  premier  contient  cinquante-six  ser- 
mons qui  roulent  sur  les  dimanches  de  TA  vent,  sur  ceux  de  Carême,  sur  les 
principales  fêtes  de  Tannée,  et  spécialement  celles  de  la  Ste-Vierge  (Selon  quel- 
ques-uns, ce  serait  le  même  que  Ton  voyait  aux  carmes  déchaussés,  k  Gler- 
mont  en  Auvergne).  A  Tégard  du  second,  il  n*en  donne  aucune  notice. 

A  la  bibliothèque  du  roi  (n»  3010),  est  un  exemplaire  manuscrit  des  ser- 
mons d'Odon ,  au  nombre  de  cinquante-quatre ,  différents  de  ceux  du  recueil 
de  Long -Pont;  le  texte  du  sermon  par  lequel  il  8*ouvre  sont  ces  paroles  di- 
sais :  Sibilabit  Dominus  muscœ  quœ  est  in  extremo  fluviorum  Egypti ,  et  le 
dernier  roule  sur  celle-ci  de  S.  Pierre  :  Déponentes  omnem  dolum,  etc.  Le 
trente-quatrième ,  qui  a  pour  objet  la  Nativité  de  J.-C,  est  le  même  que  celui 
donné  par  le  P.  Combefls. 

Il  y  a  bien  de  Tapparence  que  ce  sont  des  sermons  d^Odon  qui  se  rencon- 
traient dans  les  manuscrits  du  Bec,  cotés  109  et  110,  et  qui  portent  simplement 
rétiquette  d'un  abbé  de  Morimond.  Si  Ton  était  à  portée  de  conférer  ensemble 
les  manuscrits  des  sermons  qu*on  attribue  communément  à  Odon ,  abbé  de 
Shirton  en  Angleterre,  à  Odon,  abbé  de  St-Martin-de-la-BataiUe  dans  le  mè- 


—  314  — 

de  là  Tient  que  ces  discours  Tarient  et  pour  le  style  et  pour 
rarrangement,  dans  les  différents  exemplaires  qui  nous  en  res- 
tent. 

Apres  Othon  d'Autriche ,  Odon  nous  semble  avoir  été,  sont 
le  rapport  scientifique ,  le  religieux  le  plus  remarquable  de 
Tabbaye  de  Morimond.  11  avait  embrassé  toutes  les  connait- 
sances  cultivées  par  ses  contemporains  :  polémique  reUgien- 
se  (1),  études  théologiques  (2),  histoire  et  chronologie  (3),  etc. 
Nous  irons  plus  loin,  et  nous  dirons  qu'il  a  été  pour  ainsi  dire 

me  royaume,  et  à  Odon  de  Soîsbods,  peat-ètre  en  poorraivoii  déooa¥rir  ph- 
slenn  qui  appartiennent  à  notre  abbé.  Ce  qoi  est  certain,  c*e8t  qaHl  fknt  lii 
restituer  nn  sermon  snr  ces  paroles  de  S.  Jean  :  Stabai  juxta  crmetm  «MÉer 
Jesu,  sermon  qoi  a  été  mal  à  propos  attribué  à  S.  Odon,  abbé  de  Glany.  C*al 
Maraccio  et  le  cardinal  de  la  Tour-Brûlée  qui  en  ont  foit  recomiattre  ferrrar 
Ce  sermon  est  encore  coté  sons  le  nom  de  Tabbé  de  lioriniood ,  daat  nm 
liste  dressée  vers  Tan  1440,  d*écrivains  ecclésiastiques  qui  ont  enseigné  qn 
Marie  a  été  conçue  comme  les  autres  enfants  d*Adam. 

Le  discernement  des  autres  écrils  de  Tabbé  Odun ,  tous  enfouis  dans  rote- 
eorité  des  bibliothèques,  n*est  pas  moins  di£Bcile  à  fiîire.  On  oooserre  à  b  Iri- 
bUothèque  de  S.-  Benoit  de  Cambridge  un  commentaire  sur  le  PenUtemi 
que  Thomas  James  croit  être  d'Odon  de  la  Bataille;  un  autre  sur  lesPsanmei, 
qui  servait  à  Oxford  dans  la  bibliothèque  de  Bailleul,  n«  86,  lui  est  encore 
attribué  par  le  même  critique,  ainsi  qu*une  Explication  des  Evangiles  renfermée 
dans  le  Ms.  37  du  même  dépôt.  Comme  ces  trois  commentaires  sont  dans  le 
genre  mystique,  Oudin  pense  quMls  pourraient  bien  faire  partie  d*un  ouvrage 
de  notre  abbé  dont  il  y  a  des  exemplaires  à  Morimond  et  à  Foigny  sous  le  ti- 
tre di  Explications  mystiques  et  morales  de  divers  endroits  de  f  Ancien  et  (h 
Nouveau- Testament.  Les  mots  par  où  cette  production  débute  sont  :  Ut  in  m- 
vo  opère  Veteris  recordemur  Testamenti,  etc.  Cependant,  en  d^autres  manus- 
crits qu*Oudin  dit  avoir  vus,  elle  porte  le  nom  de  Guillaume,  abbé  d*Auberive; 
mais  dans  le  prologue  on  nous  donne  la  clef  de  cette  variante,  en  disant  que 
Touvrage  serait  beaucoup  plus  parfait  si  Odon  lui-même  Tavait  rédigé.  Le  fond 
des  choses  loi  appartiendrait  donc  seulement  ;  le  style  serait  de  Tabbé  d*Ao- 
berive,  son  disciple. 

Dans  le  catalogue  de  la  bibliothèque  Pauline  de  Leipsick,  on  fait  Odon  io- 
teur  d*un  écrit  sur  la  mort  de  S.  Bernard,  De  transitu  sancti  Bemardi.  D*aQ* 
très  bibliographes  font  honneur  de  plusieurs  autres  ouvrages  à  notre  abbé,  sur 
des  conjectures  qui,  à  la  vérité,  peuvent  être  incertaines  ;  nuds  elles  foumîsseot 
elles-mêmes  la  preuve  qu*on  avait  une  grande  opinion  de  son  mente  etdeseï 
talents. 

(1)  Derelig.  christ,  et  judaica,  Leone  et  Odone  interlocut.,  dialog.  1. 

(2)  De  variis  dogmat,  quœst.  theolog.,  1.  1. 
{•)  Chronieor,,  etc.,  liber  unus. 


—  315  — 

le  Roger  Bacon  de  Giteaux»  et  qu'il  a  ébauché^  d'une  manière 
plus  ou  moins  informe  il  est  vrai ,  la  plupart  des  sciences  qui 
font  Torgueil  de  notre  siècle ,  et  auxquelles  nous  devons  nos 
plus  belles  découvertes.  Oui»  il  y  a  plus  de  700  ans,  un  pauvre 
moine,  enfant  du  Bassigny,  après  les  longues  psalmodies  de  la 
nuit,  au  retour  des  travaux  de  la  fauchaison  et  de  la  moisson, 
aimait  à  se  reposer  en  s^occupant  des  nombres,  de  leurs  signes 
et  de  leurs  rapports,  de  l'unité  et  de  ses  combinaisons,  de  mathé- 
matiques, de  géométrie,  et  même  de  formules  algébriques  (1). 
Ces  essais,  ces  élucubrations  rudimentaires  d'un  esprit  investi* 
gateur  sont  revêtus  d'une  forme  mystique  comme  tous  les 
ouvrages  du  même  auteur,  ce  qui  les  rend  peu  intelligibles  ;  et 
nous  ne  voulons  pas  leur  donner  plus  de  valeur  qu'ils  n'en 
ont;  mais,  parce  qu'aujourd'hui  la  voie  est  faite  et  que  nous 
pouvons  y  marcher  et  y  courir  à  l'aise ,  il  ne  faut  pas  oublier 
ceux  qui  les  premiers  ont  essayé  de  la  frayer  avec  des  peines 
infinies  à  travers  des  régions  inconnues ,  quand  bien  même  ils 
n'auraient  laissé  après  eux  que  l'empreinte  de  leurs  pas. 

Nos  moines  se  livraient  d'une  manière  spéciale  à  l'étude  de 
la  théologie  ;  ils  avaient,  dans  leur  couvent,  comme  nous  l'a^ 
vons  déjà  dit,  une  école  où  l'on  enseignait  cette  science,  et 
plusieurs  d'entre  eux  en  ont  écrit  des  traités  particuliers 
et  même  des  cours  complets  (2).  L'agiographie ,  cette  portion 


(1)  De  Mathesi  ccpiùsœ  et  doctœ  disputatimes  ;  —  De  Analyticis  temariis, 
liber  unos;  —  De  Analyticis  numerorum,  liber  aller;  —  De  Significationibnu 
numer.,  liber  unos;  —  De  Mysteriis  figurarum,  liber  unus;  —  De  Regulis  ge^ 
nerationum^  liber  anas;  —  De  Cognitionibus  et  Interpret.  numer,,  liber  onns  ; 
—  De  Significatioiubus  uaitatis^  liber  anus  ;  —  De  Relaiionibus  et  eorum  myste^ 
riis,  liber  unus. 

(9)  Otho  Austriacus,  liber  octavus:  Ckronic,  de  fine  mvmdi,  Antichristi  perse^ 
cuiione,  Resurrectione  mortuorunif  Judicio  finali,  Gloria  beatorum  et  Supplia 
eiis  damnatarum,  —  Unus  e  monacbis  reliquit  Gommentaria  perpétua  in  qua- 
tuor libros  Magistri  sententiarum  ;  quatuor  divers!  Summas  theologiœ  moralis 
et  catecbisticas. 


—  316  — 

si  instructive  et  si  édifiante  de  Fhistoire  ecclésiastique,  dot  fixer 
particulièrement  leur  attention. 

Vers  le  milieu  du  XIV®  siècle,  l'abbé  Renaud  I^,  snccesseor 
de  Gauthier  III,  non  moins  célèbre  pour  sa  science  que  pour 
son  dévouement  aux  pestiférés,  ainsi  que  nous  rayons  vu  dans 
le  chapitre  précédent,  s'y  consacra  pour  ainsi  dire  tout  entier. 
Issu  d'une  noble  famille  de  Metz,  au  moment  où  ses  talents,  sa 
naissance  et  sa  jeunesse  lui  ouvraient  dans  le  monde  la  voie 
des  honneurs  et  des  plaisirs,  touché  de  la  grâce  divine ,  il  s'é- 
tait retiré,  à  Tâge  de  vingt-deux  ans ,  à  Morimond,  pour  y  ti- 
vre  dans  l'obscurité  et  la  pénitence.  Il  avait  été  converti  parla 
lecture  de  la  Vie  des  saints  ;  c'est  ce  qui  explique  pourquoi  il  se 
plut  à  tourner  de  ce  côté  toutes  ses  études  savantes  et  celles  de 
ses  religieux.  Les  précieux  matériaux  qu'il  avait  recueillis  fa* 
rent  dispersés  et  détruits  durant  les  guerres  et  les  dévastations 
du  XVI*  siècle.  C'est  lui  qui  a  composé  la  Vie  de  sainte  Gks- 
sinde,  originaire  de  Metz,  fille  du  duc  Vintron ,  Fun  des  prin- 
cipaux seigneurs  de  la  cour  d'Âustrasie ,  et  première  abbesse 
du  monastère  qui  portait  son  nom  ,   fondé  par  son  père  dans 
son  propre  palais ,  où  elle  vécut  dans  la  plus  haute  sainteté, 
partageant  son  temps  entre  les  exercices  du  cloître,  le  soin  des 
malades  et  le  soulagement  des  pauvres ,  jusqu'à  sa  mort,  en 
778  (1). 

L'abbé  Himbert,  de  Losne,  dans  le  siècle  suivant,  fut  encore 
plus  remarquable  par  son  éloquence,  son  érudition  littéraire  et 
ses  connaissances  théologiques  (2).  Jean  Coquey  marcha  en- 
suite sur  ses  traces. 

Enfin,  nos  religieux,  dans  tous  les  genres,  ont  payé  leur  tri- 
but à  la  science  :  à  la  bibliographie ,  en  recueillant  les  liïres 

(1)  Carol.  de  Visca,  Biblioth.  script,  sacr.  ord.  Cist.,  in-4o,  pp.  199  etsq. 

(2)  Scripsit  Laud.  vitœ  solit.  ;  —  Sermon,  de  continent.  ;  —  De  languore  ipi' 
ritus  ;  —  De  lectione  historicorum. 


—  317  — 

les  plus  rares  et  les  plus  curieux  ;  en  formant  ces  collections  de 
saints  Pères,  de  controversistes  et  de  théologiens,  les  plus  ri- 
ches qu'il  y  eût  en  Champagne  et  en  Lorraine.  Leur  bibliothè- 
que, quoique  pillée,  et  déyastée  deux  fois,  en  1560  et  en  1624^ 
renfermait  encore  enyiron  six  mille  Tolumes  en  1790 ,  dont 
quatre  à  cinq  mille  furent  transportés  à  Ghaumont,  où  ils  ont 
formé  le  noyau  de  la  bibliothèque  publique  de  cette  ville.  Ils 
s'occupaient  de  géographie  :  les  murs  du  cloître  étaient  tapis*- 
sés  de  cartes ,  de  mappemondes  magnifiques ,  monuments  du 
talent  et  de  la  patience  monastiques  ;  d'histoire  naturelle  : 
leur  cabinet  offrait  des  coquillages ,  des  minéraux  de  toute  es- 
pèce ;  de  botanique  :  on  montre  encore  le  jardin  où  ils  avaient 
recueilli,  de  toutes  les  parties  de  l'Europe ,  les  plantes  les  plus 
rares  (1)  ;  de  poésie  :  nous  avons  souvent  admiré  les  grftces 
naïves  et  l'harmonie  de  plusieurs  pièces  latines  composées  par 
eux  dès  le  milieu  du  XII*  siècle  ;  de  linguistique  :  l'abbé  et 
un  certain  nombre  de  moines  parlaient  et  écrivaient  l'aile* 
mand,  le  polonais  et  l'espagnol  aussi  facilement  que  leur  pro- 
pre langue. 

Les  beaux-arts  ne  leur  étaient  pas  étrangers  ;  ils  avaient 
leur  musée  enrichi  des  portraits  de  tous  les  abbés  (2),  la  plu- 
part peints  par  des  moines,  et  d'une  grande  quantité  d'autres 
toiles  représentant  les  papes ,  les  cardinaux  et  les  plus  grands 
saints  de  Tordre  de  Gîteaux,  au  nombre  d'environ  deux  cent 
soixante ,  achetées  en  partie  à  Rome ,  formant  une  collection 
très-remarquable,  une  des  plus  curieuses  qui  fût  en  France  (3). 
Le  tableau  si  remarquable  de  Lazare  sortant  du  tombeau. 


(1)  Remplacement  de  ce  jardin  s'appelle  encore  aujourd'hui  le  Jardin  bo- 
tonique. 

(2)  On  retrouverait  encore  à  cette  heure  quinze  ou  vingt  de  ces  portraits 
dans  les  environs  de  Morimond. 

(8)  Ces  tableaux  ont  été  pillés  et  dispersés  à  la  Révolution  ;  nous  en  avons 


—  318  — 

que  les  étrangers  Tenaient  admirer,  était  sorti  du  pinceau  d'an 
religieux.  C'était  encore  un  moine  qui  ayait  tracé  à  la  Todte 
de  la  chapelle  abbatiale  les  peintures  à  fresque  jurant  FAs- 
somption.  L'abbaye  de  Morimond  était  Tacadéniie  et  Tathéoée 
du  Bassigny,  une  école  toujours  ouyerte  à  tout  ce  qu'il  y  aTait 
d'honmies  de  goût  et  de  science,  un  asile  pour  les  artistes  mal- 
heureux ,  une  société  d'encouragement  pour  les  talents  wor 
sants. 

Elle  a  donné  à  Fhistoire  Othon  de  Frisingue  ;  à  la  jurispni- 
dence,  Guillaume  III  et  Gabriel  de  Saint-Blin;  à  la  diplomatie» 
Aliprand  et  Guy,  ainsi  que  plusieurs  autres  aM>ésqui  ont  traité 
les  plus  grayes  affaires  ayec  la  plupart  des  princes  de  leur 
temps  ;  au  concile  de  Constance,  Jean  de  Bretagne  ;  à  nos  rois, 
trois  conseillers  :  Antoine  de  Boisredon ,  Claude  Massoo  et 
Claude  BrifiEsiut  ;  aux  souverains-pontifes,  quatre  légats;  àTE- 
glise,  un  pape  de  sa  filiation,  Benoit  XII  ;  à  TEspagne,  dessd- 
dats  qui  Tout  délivrée  du  joug  ignominieux  et  abnitisBant  de 
l'islamisme  ;  à  l'Allemagne,  des  missionnaires  civilisateurs  qui 
en  ont  chassé  l'ignoraïiee  et  la  barbarie  (1). 

retrouvé  quelques-uns  dans  les  villages  environnants,  à  llontigny-le-Roi,  par 
exemple. 

(1)  Voyez,  parmi  les  Pièces  justificatives,  à  la  fin  du  vol.,  la  Liste  des  abbéi 
et  des  moines  de  Morimond  qui  ont  écrit  sur  les  diverses  branches  des  oob- 
naissances  humaines,  avec  Tindication  de  leurs  ouvrages,  soit  imprimés,  soit 
manuscrits. 


—  319  — 


CHAPITRE  XXIX. 


NoafMox  troubles  à  Calttrafa;  tictoire  de  Tarifa;  rachat  de  la  garde  de 
Morimond  ;  origine  de  la  place  de  Morimond  &  Dyoïi. 


La  grande-maltrise  de  Calatraya  conférait  à  celui  qui  en 
était  revêtu  une  puissance  énorme  «  l'environnait  d*un  pres- 
tige éblouissant ,  relevait  au  niveau  des  rois  ;  aussi  était-elle 
le  point  de  mire  de  toutes  les  grandes  ambitions  et  l'occasion 
d^une  foule  d^intrigues  tournant  toujours  au  détriment  de 
Tordre. 

Jean  Nugnez  de  Prado,  l'auteur  des  tristes  dissensions  dont 
le  dernier  grand-maître  avait  été  la  victime,  était  aUé  le  cher- 
cher au  fond  de  sa  retraite  pour  lui  faire  subir  de  nouvelles 
humiliations  ;  il  en  vint  jusqu'à  donner  le  conunandement  de 
Zorita  à  un  de  ses  parents,  quoique  Garcias  Lopez  se  fût  réser- 
vé cette  place  ;  c^est  pourquoi  celui-ci,  se  voyant  indignement 
trompé,  avait  repris  le  titre  de  grand-maitre,  qu*il  conserva 
toujours.  Les  chevaliers  d'Aragon  et  quelques-uns  de  Castille 
restèrent  dévoués  à  son  parti^  même  après  sa  mort ,  et  choisi- 
rent Alphonse  Ferez  pour  le  remplacer,  et  pour  Topposer  à 
Jean  Nugnez.  Les  rois  eux-mêmes  prirent  part  à  cette  lutte  et 
forent  divisés. 

Cette  scission  déplorable  appela  Tattention  de  l'abbé  de  Mo- 
rimond. Renaud  se  transporta  en  Espagne  et  se  rangea  du  côté 


—  320  — 

d'Alphonse  «  comme  le  prouve  le  préambule  des  statuts  qa^il 
dressa  sous  ce  titre  :  Ncms ,  D.  frère  Renaud ,  par  la  grâce  de 
Dieu  abbé  de  Morimond,  visitant  la  maison  de  CakUrava,  no- 
tre fillej  de  l'avis  du  grand-maitre  D.  Alonzo  Ferez,  mandons 
à  tous  les  frères,  etc.  (1). 

La  grande-maîtrise  d'Alcantara  était  également  dispatée 
depuis  quelque  temps  par  deux  rivaux  acharnés.  Le  rw  de 
Castille,  désirant  faire  cesser  ces  discordes  »  avait  appelé,  en- 
viron vers  Tan  1335 ,  l'abbé  de  Morimond  et  le  grand-mattre 
de  Calatrava  pour  visiter  cette  milice,  et  avait  envoyé  des  gens 
de  guerre  aux  environs  de  Placencia ,  de  Cacerès  et  de  Tni- 
xillo,afin  de  protéger  leur  route.  Le  fruit  de  cette  intervention 
fut  l'abdication  de  l'un  des  prétendants  et  Télection  pacifique 
de  Gonsalve  Martinez,  qui  fut  le  sauveur  de  TEspagne^  comme 
nous  allons  le  raconter. 

Mahomet,  roi  de  Grenade,  se  sentant  pressé  par  les  armes 
des  chrétiens,  et  trop  faible  pour  leur  résister,  alla  en  Abri([ae 
implorer  le  secours  d' Albohacem ,  roi  de  Maroc ,  qui  lui  pro- 
mit une  armée  sous  la  conduite  de  son  fils  Âboumélie.  Ces 
troupes  franchirent  le  détroit  de  Gibraltar  vers  Tan  1332,  et 
exercèrent  de  grands  ravages  sur  les  terres  des  chrétiens  pen- 
dant plusieurs  années  ;  mais ,  en  1338,  Aboumélie  fut  attaqué 
avec  tant  de  vigueur  et  d'habileté  par  Gonsalve  Martinez,  qu*il 
fut  tué,  et  son  armée  mise  en  déroute.  Les  lauriers  de  l'infor- 
tuné grand-maitre  se  changèrent  en  cyprès.  Accusé  faussement 
de  trahison  près  du  roi  de  Gastiile,  ce  prince ,  nonobstant  les 
remontrances  et  les  menaces  du  pape  et  des  évéques,  le  fit  dé- 
capiter et  brûler. 

Albobacem,  animé  par  la  mort  de  son  fils,  excita  les  peuples 
du  nord  de  l'Afrique  à  prendre  les  armes  pour  la  défense  de 

(i)  Ann.  cist.,  t.  !,  p.  5Î8;  —  Rades,  Hist.  Calatr.,  ce.  26,  Î7  et  iS. 


—  321  — 

l'islamisine t  et  assembla  soixante -dix  mille  chevaux,  quatre 
cent  mille  hommes  d'infanterie,  avec  une  flotte  de  douze  cent 
cinquante  vaisseaux  et  soixante-dix  galères.  Les  trois  rois  de 
Castille,  d'Aragon  et  de  Portugal  se  Uguèrent  entre  eux  pour 
s'opposer  au  torrent  qui  menaçait  de  tout  engloutir. 

Alphonse  XI,  dont  les  états  étaient  surtout  menacés,  envoya 
deux  chevaliers  de  Galatrava  au  pape  pour  lui  demander  les 
privilèges  d'une  croisade  :  Benoit  XII  les  lui  accorda  pour  trois 
ans,  et  lui  écrivit  d'avoir  confiance  en  Dieu.  «  Considérez, 
a  lui  dit-il,  combien  il  importe  à  un  prince  allant  à  la  guerre 
«  d'avour  la  paix  chez  lui ,  c'est-à-dire  dans  sa  conscience. 
m  Voyez  d^c  si  vous  ne  sentez  point  de  combat  intérieur  au 
c  sujet  de  ^fte  concubine  que  vous  avez  gardée  si  longtemps, 
«  et  si  vous  n'avez  point  de  remords  touchant  le  grand-maître 
«  de  l'ordre  d'Alcantara,  que  vous  avez  fait  mourir,  quoique 
«  religieux,  et  au  mépris  des  censures  ecclésiastiques.  Faites 
«(  donc  pénitence,  pour  attirer  la  bénédiction  de  Dieu  sur  vos 
«  armes  d  (1). 

Le  lundi  30  octobre  1 340,  le  combat  s'engagea  près  de  Ta- 
rifa :  les  deux  rois  de  Castille  et  de  Portugal ,  dès  Taube  du 
jour,  se  confessèrent  et  communièrent;  tous  les  chevaliers  en 
firent  autant,  et  leur  exemple  fut  suivi  d'une  grande  partie  de 
l'armée.  Les  ordres  militaires  marchaient  chacun  à  la  suite  de 
sa  bannière,  sur  laquelle  étaient  inscrits  les  deux  noms  fran- 
çais de  Citeaux  et  de  Morimond  ;  c'était  un  chevalier  français 
qui  portait  le  guidon  de  la  croisade ,  par  ordre  du  pape  :  les 
hommes  se  battirent  et  Dieu  vainquit  ;  la  croix  brisa  encore 
une  fois  le  croissant  ;  Tislamisme  fut  terrassé  et  laissa  plus  de 
vingt  mille  morts  sur  le  champ  de  bataille  ,  avec  un  butin  et 
des  richesses  immenses  (2). 

(1)  Uar.,HisL(tEsp.,  c. 7, 146  ;  —  Rain.,  1339,  n»  77;  —  J. ViU.,  11,  c.  119. 

(2)  Fleury ,  Hist.  ecclés.y  t.  20,  p.  13,  in-12. 

îi 


—  322  — 

Les  chevaliers  avaient  deux  ennemis  beaucoup  plus  redou- 
tables que  les  Maures  :  le  despotisme  royal  auquel  ils  faisaient 
ombrage ,  et  le  repos  au  milieu  de  Tabondance  qu  amenait  la 
victoire.  Pierre-le-Cruel  avait  succédé ,  en  1350 ,  à  son  père 
Alphonse,  et  répudié  Blanche  de  Bourdon,  son  épouse  Inti- 
me, pour  vivre  publiquement  en  concubinage  avec  Marie  de 
Padilla.  Le  grand-maître  de  Galatrava,  d'après  les  conseils  de 
Tabbé  de  Morimond,  osa  l'en  reprendre  et  provoqua  sa  colère, 
dont  il  ne  put  éviter  les  suites  terribles  qu'en  se  sauvant  en  Ara- 
gon. Cette  démarche  le  fit  accuser  de  haute  trahison^  comme 
s'il  eût  voulu  se  liguer  avec  le  roi  d'Aragon  contre  la  Castille. 
Cependant  Pierre  crut  devoir  dissimuler  son  ressentimc^ 
pendant  quelque  temps,  au  point  de  l'engager  à  revenir, 
lui  promettant  sur  sa  parole  royale  de  lui  rendre  ses  bonnes 
grâces. 

Jean  Nugnez,  trompé  par  ces  fausses  démonstrations ,  ren- 
tra en  Castille ,  et  il  fut  reçu  avec  tous  les  honneurs  dus  à  sa 
dignité  ;  mais  quelques  jours  après  on  le  conduisit  au  fort 
d'Almagro,  où  il  fut  égorgé  (1).  Pierre-le-Cruel  convoqua  les 
chevaliers  et  fit  donner  la  grande-maîtrise  à  Diego  Garcias  de 
Padilla,  le  frère  de  sa  concubine.  Ces  déplorables  événements 
et  les  dissensions  intestines  qui  en  furent  les  conséquences 
empêchèrent  les  abbés  de  Morimond  de  visiter  Calatrava  par 
eux-mêmes  :  ils  déléguèrent  alors  des  abbés  de  leur  filiation  en 
Espagne,  avec  pleins  pouvoirs.  De  cette  façon,  Morimond  eut 
une  action  incessante  sur  la  Péninsule,  jusqu'à  l'entière  expul- 
sion des  Maures  (2) . 

Notre  abbaye  n'était  pas  moins  entravée  en-deçà  qu'au-delà 
des  Pyrénées.  Après  la  bataille  de  Poitiers,  les  Anglais,  ayant  i 

(1)  Uélyot,  Hist.desord.  relig.  etmilit.,  l.  1,  p.  43. 
fl)  Manriq.,  Séries  prœfect.  milit.  Calatr,,  t.  3  ;  —  Franc.  Caro  de  Toro . 
Hist,  de  las  orden.  milit.  Santiag..  Calatr.  y  Alcant.,  tt.  1  et  2,  in-!i. 


—  323  — 

leur  tête  le  prince  de  Galles ,  envahirent  la  Champagne  et  la 
Bourgogne.  La  noblesse  de  ces  deux  provinces,  réunie  à  Châ- 
tillon-sur-Seine,  voulut  s'opposer  à  la  marche  des  vainqueurs  ; 
mais  elle  fut  écrasée  sous  le  nombre  dans  la  plaine  de  Brion- 
sur-Ource.  L'ennemi,  ayant  occupé  tout  l'Auxois,  étendit  ses 
ravages  jusqu'à  Moutier-Saint-Jean ,  Molesme ,  le  Val-des- 
Choux  et  Lugny.  Les  religieux  se  sauvèrent  avec  les  reliques 
et  les  vases  sacrés  du  côté  de  Langres  et  de  la  Saône.  Ghâtillon 
fut  livré  aux  flammes.  Les  états  de  Bourgogne,  redoutant  pour 
Dijon  uu  semblable  sort,  conclurent  une  trêve  pour  trois  ans, 
moyennant  une  somme  de  deux  mille  moutons  d'or.  Le  Bassi- 
gny  lui-même  fut  bientôt  en  proie  à  toutes  les  horreurs  de  la 
guerre,  et  Morimond  pris  d'assaut  et  pillé.  Le  traité  de  Breti- 
gny,  qui  aurait  dû  ramener  Tordre  et  la  paix,  ne  fit  que  mettre 
le  comble  à  l'anarchie.  D'un  côté ,  les  hordes  des  Tard- Venus 
etdesGrandes^ompagnies,  composées  d'Anglais,  de  Gascons, 
de  Navarrais,  de  Bretons  et  de  Français,  conduits  par  quelques 
misérables  aventuriers,  tels  que  Arnaud  de  Gervoles,  le  sire  de 
Neufchàteau  et  le  lorrain  Brocard  de  Fenestrange,  se  mirent  à 
parcourir  la  France,  portant  partout  le  pillage ,  l'incendie,  la 
désolation  et  la  mort  ;  les  abbayes  étaient  leur  proie  privilégiée  ; 
ils  s'y  précipitaient  de  toutes  parts,  les  ruinaient ,  après  avoir 
chassé  ou  massacré  les  moines  ;  Morimond  ne  leur  échappa 
point  (1).  De  Fautre ,  les  seigneurs  français ,  dont  les  cofires 
étaient  vides  après  tant  de  guerres  désastreuses ,  n'avaient 
point  d'autres  moyens  de  réparer  les  brèches  faites  à  leur  for- 
tune, que  d'imposer  les  monastères  déjà  épuisés  par  les  sacri- 
fices qu'ils  avaient  faits  poiu*  échapper  aux  Anglais  ou  pour 
payer  la  rançon  du  roi  Jean.  Le  nôtre  s'était  cotisé  pour  cent 
moutons  d'or,  somme  énorme  à  cette  époque.  Il  fallait,  pour 

(1)  Gaultherot  signale  surtout  les  ravages  exercés  dans  le  Bassigny  ; — ilna^- 
ttue  de  Langres fia-K'* y  p.  405. 


—  324  — 

gouverner  cette  maison  dans  des  circonstances  si  difficiles, 
un  homme  d*énergie,  de  prudence  et  d*une  grande  capacité  ; 
tel  était  Thomas  de  Romain-sur-Meuse,  élu  en  1355.  L*aQ 
des  actes  les  plus  importants  de  son  administration  fut  celai 
par  lequel  il  s'affranchit  de  la  servitude  des  seigneurs  de  Choi- 
seul. 

Dans  ces  temps  de  troubles  et  de  discordes  civiles ,  les  cou- 
vents ,  sans  cesse  menacés ,  ne  pouvaient  se  défendre  par  eui- 
mémes  ;  il  leur  fallait  le  secours  des  armes  laïques.  Un  baron 
s'engageait  à  protéger  au  besoin  une  abbaye,  et  Tabbaye  s'en- 
gageait à  lui  payer  une  redevance  annuelle. 

La  garde  d'un  monastère  important  représentait  la  valeur 
d'un  grand  fief:  les  comtes  de  Champagne ,  rois  de  Navarre  en 
même  temps ,  plaçaient  la  garde  de  Clairvaux  et  de  Molesme 
au  nombre  des  plus  beaux  apanages  de  leur  couronne.  En 
1321,  Guillaume,  comte  de  Tonnerre,  avait  donné  pour  dot 
principale  à  sa  fille  Jeanne  de  Châlons  la  garde  de  Pontigny. 
On  conçoit  que  ce  devait  être  l'objet  des  plus  ardentes  convoi- 
tises :  aussi  vit-on  Charles-le-Bel  menacer  le  duc  de  Boui^o- 
gne  de  lui  disputer  les  armes  à  la  main  la  garde  de  Moutier- 
Saint-Jean  (1). 

Le  fondateur  d'une  maison  religieuse  en  était  le  gardien-né, 
lui  et  ses  successeurs.  Or,  les  sires  de  Choiseul ,  dont  les  aïeui 
avaient  fondé  Morimond,  les  plus  puissants  de  la  contrée  et 
les  plus  rapprochés,  durent  à  tous  ces  titres  avoir  le  droit  de 
garde ,  droit  qu'ils  exercèrent  longtemps  comme  de  généreux 
et  nobles  patrons,  mais  qui  dégénéra  ensuite  en  vexations  et  en 
tyrannie. 

Ainsi,  au  XIV*  siècle,  après  la  mort  de  chaque  abbé,  ils 
venaient,  en  dépit  des  réclamations  et  des  plaintes  des  moines, 

(1)  Mathieu,  Hist.  desév,  de  Langres ,  pp.  13A,  135,  etc. 


—  325  — 

s'installer  au  monastère ,  sous  prétexte  de  protéger  Télection. 
Quelquefois  »  sans  qu'il  y  eût  Tombre  même  de  danger,  ils 
arrivaient  suivis  de  leurs  soldats  et  de  leurs  chevaux ,  s'impo- 
sant  de  force  et  menaçant  de  briser  toute  résistance,  s*obsti- 
nant  à  rester  tant  qu'ils  trouvaient  des  vivres,  troublant  à 
chaque  instant  le  calme  et  la  paix  du  cloître ,  mêlant  le  bruit 
des  évolutions  militaires  aux  chants  des  religieux ,  jetant  les 
vices  hideux  d'une  misérable  soldatesque  à  la  face  des  anges 
de  la  terre. 

Outre  que  de  pareils  abus  étaient  incompatibles  avec  le  ré- 
gime claustral,  ils  faisaient  peser  des  charges  intolérables  sur 
la  maison,  que  Ton  ruinait  sous  prétexte  de  la  défendre.  L'abbé 
Thomas  fut  heureux  de  profiter  d'une  occasion  favorable  que 
la  Providence  sembla  lui  offrir  pour  rompre  ces  liens  honteux. 
Guy  de  Choiseul  avait  épousé  Jeanne  de  Joigny ,  fille  de  Jean 
de  Joigny  et  de  Jeanne  de  Join ville  ;  or,  le  seigneur  de  Joinville 
ayant  été  fait  prisonnier  dans  la  guerre  de  Lorraine ,  en  1362, 
Guy,  son  parent  par  alliance,  sétait  rendu  pleige  pour  la  forte- 
resse de  Joinville,  et  livré  comme  otage  dans  la  ville  de  Metz.  Il 
écrivit  au  roi  Jean,  le  priant  de  trouver  bon  qu'il  vendît,  pour  se 
libérer,  à  l'abbé  et  aux  religieux  de  Morimond ,  les  droits  de 
garde,  de  justice  et  autres  qu'il avaifcpécialement  sur  leur  terre 
deGrignoncourt,  moyennant  2,000  florins  d'or  au  comptant, 
avec  les  clause  et  réserve  qu'ils  le  tiendraient  quitte ,  lui  et  sa 
fenrune,  de  certaines  donations  que  Jean  et  Henri ,  ses  frères, 
successivement  seigneurs  de  Choiseul,  leur  avaient  faites  (1). 

Les  religieux  ayant  accepté  ces  conditions  et  soldé  la  som- 
me ,  le  roi  confirma  ce  traité  par  deux  chartes ,  l'une  datée  de 
Troyes,  au  mois  de  septembre  1364,  l'autre  de  Talant,  près 

(1)  Archiv.  de  TÉvèché  de  Langres,  Recueils  de  M.  tabbé  Mathieu;  —  Ang. 
Manriq.,  Séries  abàat.  Morim.,  ad  fin.  t.  i  ;  —  Mangin,  Hist.  ecclés.  et  civ.  du 
diocèse  de  langreSy  t.  8  ad  fin. 


—  326  — 

de  Dijon ,  au  mois  de  juin  de  Tannée  suivante,  et  plaça  notre 
abbaye  sous  sa  garde  immédiate  et  celle  de  ses  successeurs»  à 
perpétuité,  en  reconnaissance  des  nombreux  services  qu'elle 
avait  rendus  à  la  royauté  ;  ce  qui  nous  explique  pourquoi,  dans 
les  armes  de  Morimond ,  Técu  est  surmonté  de  la  couronne  de 
France. 

L'abbé  Thomas  ne  put  visiter  les  ordres  militaires  d'Eqxi- 
gne ,  à  cause  des  guerres  civiles  qui  remplissaient  la  Péninsule 
de  sang  et  de  larmes  et  excitaient  parmi  les  chevaliers  de  dé- 
plorables dissensions.  Le  gouvernement  de  Garcias  de  Padilla 
n'était  pas  plus  tranquille  que  celui  de  son  prédécesseur.  Henri, 
comte  de  Transtamare,  et  d'autres  grands  seigneurs  révoltés  loi 
avaient  donné  pour  concurrent  D.  Pedro  Estavagnez  Carpen- 
teyro ,  qui  avait  aussitôt  pris  les  armes  contre  Pierre4e-Cniel 
et  s'était  emparé  de  la  ville  de  Toro ,  où  il  avait  perdu  la  vie. 

Le  comte  Henri  ayant  été  proclamé  souverain  par  la  plu- 
part des  villes  de  Castille ,  Garcias  alla  le  trouver  et  lui  j^ta 
serment  de  fidélité.  Pierre-le-Cruel ,  Fayantsu,  avait  conçu 
un  secret  désir  d'en  tirer  vengeance  ;  mais  il  prit  le  parti  de  la 
dissimulation,  qui  lui  avait  réussi  vis^-vis  de  Jean  Nugnez  de 
Prado  ;  il  lui  écrivit  donc  une  lettre  très-flatteuse,  pour  lui  rap- 
peler qu'il  avait  été  un  d^  témoins  de  son  mariage  avec  sa 
sœur  Marie  de  Padilla,  dont  les  enfants  étaient  ses  neveux  et 
les  héritiers  légitimes  de  la  couronne,  lui  promettant,  s'il 
quittait  le  drapeau  de  Henri ,  la  propriété  de  la  ville  d'Andu- 
jar  avec  Talavera  et  Villa-Réal.  Cette  lettre  jeta  le  grand-mai- 
tre  dans  le  plus  grand  embarras  ;  mais  la  bataille  qui  se  livra 
et  où  Pierre  resta  vainqueur  le  tira  d'incertitude  ;  il  s'empressa 
de  lui  offrir  le  secours  de  sa  cavalerie ,  comme  s'il  eût  ignoré 
de  quel  côté  avait  penché  la  victoire  ;  le  roi  accepta  son  offre 
et  l'engagea  à  venir  à  sa  cour;  il  y  fut  arrêté  et  conduit  au  fort 
d'Alcala,  où  il  mourut  en  1365. 


—  327  — 

Tandis  que  les  partisans  du  comte  Henri  proclamaient  Pierre 
Mugnez  de  Godoy  en  Aragon ,  Martin  Lopez  était  élu  à  Gala- 
trava  par  la  protection  du  roi  de  Gastille ,  qui  ajouta  au  titre 
de  grand-maitre  celui  de  vice-roi  de  Cordoue  ;  mais  ce  prince 
n'était  constant  que  dans  ses  passions  haineuses  et  sa  soif  du 
sang.  Ayant  ordonné  à  Lopez  de  condamner  à  mort  les  cheva- 
liers partisans  de  son  rival ,  il  le  soupçonna  non-seulement  d'a- 
voir agi  faiblement' dans  cette  circonstance,  mais  encore  d'à* 
^oir  facilité  l'évasion  des  principaux  coupables;  c'est  pourquoi 
il  le  fit  prendre  et  incarcérer. 

Les  chevaliers ,  indignés  de  tant  de  vexations ,  abandonnés 
à  eux  -  mêmes ,  sans  boussole  au  milieu  de  cet  épouvantable 
chaos,  s'adressèrent  à  Tabbé  de  Morimond^  le  conjurant  de 
venir  à  leur  secours.  Thomas,  de  Romain-sur-Meuse»  parcou- 
rut une  partie  de  la  France  pour  exciter  Iqs  seigneurs  à  délivrer 
l'Espagne  écrasée  sous  le  joug  sanglant  d'un  hideux  despote  ; 
il  s'adressa  même  au  roi  Charles-le-Sage ,  et  ses  démarches 
furent  couronnées  de  succès. 

Henri  de  Transtamare  »  assisté  des  troupes  françaises  con- 
duites par  Bertrand  du  Guesclin,  vainquit  le  tyran  en  1368, 
le  tua  de  sa  propre  main ,  et  s'assura  ainsi  la  couronne  de 
LéonetdeCastille(l).  '^ 

Martin  Lopez ,  contre  toute  attente  »  refusa  de  reconnaître  le 
nouveau  souverain  et  alla  s'enfermer  dans  la  ville  de  Carmona  ; 
mais,  forcé  dans  ses  retranchements  par  D.  Mugnez  de  Godoy, 
il  eut  la  tête  tranchée.  Ainsi  finit  ce  long  et  terrible  drame. 

n  y  aurait  une  grave  injustice  à  faire  peser  la  responsabilité 
de  ces  désordres  sur  la  milice  cistercienne  ;  c'était  le  contre- 
coup des  guerres  civiles  qui  désolaient  l'Espagne.  Les  rois  di- 
visés cherchaient  à  diviser  l'ordre  et  à  l'attirer  chacun  dans 


(1)  Manr.,  Séries  prœfect.  Calatr.,  t.  8;  —  llariana,  Hùt,  Hisp.f  1.  16  et 
17  ;  —  Tabui,  Morim,,  ad  ann.  1867. 


—  328  — 

son  parti;  mais  la  masse  des  chevaliers  était  too|oiirs  à  son 
poste,  ne  cessant  d*inquiéter  les  Maures,  de  leur  enlever  plih 
sieurs  places  importantes  et  de  défendre  le  sol  chrétien  au  |nix 
de  son  sang. 

Nous  avons  admiré  nos  moines  cisterciens  dans  les  champs 
et  les  bois ,  dans  les  granges  et  les  étables  ;  il  ne  sera  pas  moins 
curieux  de  constater  leur  influence  sur  Tagrandissement  et  Ii 
décoration  des  cités.  Chaque  abbaye  avait,  en  cas  de  goerre, 
un  asile  dans  la  ville  la  plus  voisine.  Dès  Tan  1 170,  Gauthier 
de  Bourgogne,  évêque  de  Langres,  fils  du  duc  Hugues  D, 
avait  obtenu  pour  les  religieux  de  Clairvaux  la  permission  de 
bfttir  des  maisons  de  refuge  à  Dijon.  Ceux  de  Morimond  joui- 
rent de  la  même  faveur,  et,  ayant  acheté  dans  ce  but  des  gran- 
ges et  des  écuries,  à  Textrémité  de  la  ville,  du  côté  de  la  ri- 
vière d'Ouche ,  ils  firent  construire  plusieurs  corps  de  logis  a 
Tentour  d'un  terrain  abandonné  (pi'ils  transformèrent  en  une 
grande  place  public[ue ,  qui  a  conservé  jusqu'à  ce  jour  le  nom 
de  Morimond  (1).  La  place  du  même  nom,  à  Beaune,  n'a  pas 
une  autre  origine  (2).  Les  villes  de  Langres  (3),  de  Neufchà- 
teau  (4),  de  Toul  (5),  de  Metz  (6),  de  Trêves  et  de  Cologne  (7) 

(1)  Voir  aux  notes  justificatives  les  pièces  concernant  la  place  de  Monmoiid 
à  Dijon. 

(2)  Les  cinq  premiers  abbés  se  retiraient  souvent  à  Beaune,  dans  leurs  hôtels, 
après  le  chapitre  général  {ad  materias  Beinœ  tetfninandas  ).  Cap.  gêner.  1494. 

(3)  La  maison  de  Morimond,  à  Langres,  occupait  presque  tout  un  côté  de  la 
me  de  V Homme-Sauvage. 

(4)  Les  revenus  des  maisons  de  Neufchâteau  formaient  la  dotation  de  la  chr 
pelle  de  S.  Jean-Baptiste,  dont  la  collation  appartenait  à  Tabbé  de  Morimond 
dans  réglise  paroissiale  de  la  ville. 

(5)  Huit  maisons  dans  diverses  rues. 

(6)  Ulricus,  canonicus  Tullensis,  dédit  in  civitate  Metensi  doffutm  et  curiam 
cum  omnibus  appenditiis  suis  et  ustensiiibus,  ut  omnes  abbates  Cisterdenses  ad 
capitulum  venientes  habeant  ibi  ge/ierrUe  divemorium  et  hospiiium  (  rue  des 
Clercs).  Ils  avaient  des  rentes  sur  plus  de  douze  autres  maisons  de  la  même 
ville. 

(7)  Il  est  question  des  maisons  de  ces  villes  dans  les  bulles  des  souverains- 
pontifes  que  nous  avons  citées. 


—  329  — 

leur  doivent  plusieurs  de  leurs  plus  beaux  hôtels  et  des  rues 
entières. 

Ils  avaient  fait  des  acquisitions  considérables  de  champs  et 
de  vignes  aux  environs  de  Dijon»  et  spécialement  sur  les 
coteaux  de  Talant ,  de  Chenôve ,  de  Brochon  et  dans  le  vallon 
de  Plombières.  Lorsque  Philippe -le -Hardi  et  Marguerite  de 
Flandre,  son  épouse»  jetèrent  les  fondements  de  la  fameuse 
Chartreuse  destinée  à  leur  servir  de  tombeau,  ib  s'empressè- 
rent de  leur  abandonner  une  de  leurs  terres  dont  ils  avaient 
besoin  pour  asseoir  leurs  constructions;  et  pour  ce  que,  dit  le 
duc,  nos  bienraimez  les  religieux,  abbé  et  couvent  deMori- 
mond,  de  l'ordre  de  Citeaulz,  à  nostre  requeste  et  prière  nous 
ont  délaissé  pour  la  fondation  des  Chartreux  de  Champmol, 
empris  notre  ville  de  Dijon ,  quatre  jonois  et  demi  de  terre  as- 
siz  au  territoire  de  Dijon,.,  nous  à  icetix  religieux  avons  con-^ 
senti  et  ottroyé  que  en  notre  duché  de  Borgongne  ils  puissent 
acquérir  jusques  à  la  value  de  dix  livres  tomois  de  rente  par- 
tout où  il  leur  plaira  et  pourront  trouver  à  acquérir  en  notre 
dit  pays,  ensemble  ou  par  partie (1  ) 

C'est  à  cette  transaction  quMl  faut  probablement  rapporter 
Torigine  des  relations  intimes  qui  existèrent  si  longtemps  en- 
tre Morimond  et  la  Chartreuse  dijonnaise ,  et  de  la  bienveil- 
lance que  les  ducs  de  Bourgogne  ne  cessèrent  de  témoigner  à 
nos  religieux ,  jusqu'à  Textinction  du  duché ,  à  la  mort  de  Char- 
les-le-Téméraire. 

En  1208,  sous  Tabbesse  Hodaiart,  Tabbaye  de  Belfays  avait 
été  soumise  pour  la  discipline  à  celle  de  Tart,  près  de  Dijon, 
comme  à  la  maison  mère  dont  relevaient  toutes  les  conunu- 
nautés  de  femmes  de  Tordre  de  Clteaux  dans  le  royaume  de 
France  ;  mais ,  à  la  fin  du  XTV*  siècle ,  ce  monastère ,  pillé , 

(1)  Arehiv,  de  la  Haute-Marne,  liasses  concernant  les  propriétés  de  Morimond 
aux  environs  de  Dgon. 


—  332  — 

bayadères  et  des  bacchantes  et  celui  des  génitrices;  elle  doit 
même  passer  alternativement  de  Tun  à  Tautre  y  c*est-à-dire  se 
faire  9  selon  les  goûts  et  les  caprices  de  Thomme,  un  instru- 
ment de  plaisir  ou  un  instrument  de  génération.  Non!  disent 
les  socialistes»  il  n'y  aura  point  de  prostitution  en  hannonie. 
Merci,  ô  profonds  penseurs  !  merci  de  votre  découverte!  Noo, 
il  est  vrai,  il  n'y  aura  plus  de  prostitution,  quand  toutes  les 
femmes  ne  seront  que  des  prostituées  (1). 

La  milice  de  Calatrava ,  avec  les  autres  ordres  qui  en  rele- 
vaient, ne  recevant  plus,  depuis  bien  des  années ,  la  vie  et  le 
mouvement  de  Morimond ,  ressemblait  à  un  grand  corps  sans 
tète.  Les  chevaliers,  voyant  les  guerres  civiles  apaisées  et  la 
paix  rétablie  au  sein  de  Tordre,  se  crurent  obligés  de  renouer 
avec  la  maison  mère  des  relations  que  la  force  seule  des  cir- 
constances avait  interrompues  momentanément.  Gonzalez 
Nugnez  de  Gusman ,  quoique  promu  depuis  douze  ans  à  la 
grande-maltrise,  n'avait  pas  été  généralement  reconnu,  parce 
que  son  élection ,  n'ayant  point  été  approuvée  par  Tabbé  de 
Morimond ,  était  regardée  par  plusieurs  comme  nulle ,  ou  au 
moins  entachée  d'irrégularité.  Tous  s'accordèrent  à  choisir 
pour  arbitre  l'abbé  Jean  de  Marligny,  et  lui  écrivirent  une 
lettre  très-pressante  pour  l'engager  à  venir  au  milieu  d'eux. 
Ce  nouvel  abbé  était  profès  de  Morimond ,  docteur  en  théolo- 
gie, et  avait  enseigné  avec  éclat  au  collège  de  Paris;  il  passait 
pour  un  religieux  du  plus  rare  mérite ,  et  semblait  destiné  par 
la  Providence  à  devenir  une  colonne  de  l'ordre  de  Citeaux,  la 
lumière  de  l'Eglise  et  la  gloire  du  Bassigny  (1). 


(1)  Lisez  :  Traité  de  la  Science  de  f  Homme  ^  par  Gabet,  3  vol.  in-8»  ;  —  Théor. 
des  Quatre  Mouvem,,  par  Four.,  p.  170  ;  —  Les  Amours  au  Phalanstère,  iD-18» 
par  V.  H.  ;  —  Owen,  The  new,  moral  World  ;  etc. 

(2)  Anp.  Manriq.,  Séries  abbat.  Morim.,  p.  544,  t.  1;  Séries  abbat.  Clam- 
wU.,  p.  513,  et  Séries  abbat.  Cist.,  p.  484.  —  Cistercii   sepoltus  est  sob  hoc 


—  333  — 

Notre  abbaye ,  florissante  sous  un  administrateur  si  sage  et 
si  éclairé,  espérait  jouir  longtemps  encore  du  bonheur  de  le 
posséder 9  lorsque  ses  vertus  et  ses  talents ,  déjà  connus  dans 
tout  Tordre,  le  firent  appeler  au  siège  abbatial  de  Glairvaux , 
puis  9  peu  de  temps  après ,  à  celui  de  Citeaux.  Ce  fut  en  qua- 
lité d*abbé  de  Citeaux  qu'il  parut  au  concile  de  Constance,  avec 
Jean  de  Bretagne  de  Morimond ,  Mathieu  de  Clair  vaux,  Louis 
de  Charlieu  et  Guillaunîe  de  Font-Daniel.  Ce  fut  de  Citeaux 
que  les  souverains-pontifes  le  tirèrent,  malgré  sa  profonde 
humilité ,  pour  remployer  dans  les  négociations  les  plus  diffi- 
cUes  et  le  mettre  en  face  des  empereurs  et  des  rois. 


CHAPITRE  XXX. 


Dételoppement  de  la  filiation  de  Morimond  dans  les  Pays-Bas;  destraction  des 
monastères  de  Bohême  par  les  Hussites  ;  réforme  de  Martin  de  Vargas  ;  suite 
de  rbistoire  de  Galatraya. 


La  fécondité  prodigieuse  dont  l'abbaye  de  Citeaux  avait  été 
douée  pendant  plus  de  deux  siècles  était  épuisée.  Après  avoir 
fait  jaillir  de  son  sein  sur  le  monde  entier  dos  flots  de  vie  mo- 
nastique ,  elle  semblait  en  concentrer  en  elle-même  les  der- 
niers restes  pour  prolonger  son  existence.  Clairvaux  »  dont  la 

epitaphio  : 

Hic  jacet  in  cinere  de  Martiniaco  Joannes, 

Doctor  theologus,  virtutum  culmine  clarus , 

In  Morimundo  prsfuit  abbas ,  Claraquevalle 

Lux  synodi  sacrœ,  papali  dignus  honore. 


—  334  — 

postérité  s'était  multipliée  comme  les  étoiles  du  ciel ,  avait 
perdu  depuis  bieu  des  années  sa  force  d'expansion.  La  géné- 
ration de  La  Ferté  s'était  arrêtée  en  i  246 ,  et  celle  de  Pooti- 
gny  en  1239.  Les  austérités  avaient  peuplé  les  cloîtres ,  le  rdâ- 
chement  les  rendit  déserts  ;  les  âmes  d'élites  s'en  saurèrent, 
parce  qu'elles  y  auraient  retrouvé  le  monde  et  ses  misères 
qu'elles  fuyaient.  Morimond  semblait  seul  se  tenir  sur  la 
pente  de  l'abîme  ;  les  observances  cénobitiques  y  étaient  tou- 
jours en  vigueur;  aussi  sa  filiation  ne  cesse  de  se  dilater  pen- 
dant tout  le  XI Y*  siècle.  La  sève  monte  du  tronc  dans  les 
branches ,  d'où  s'élancent  de  nouveaux  rameaux  qui  couvrent 
les  Pays-Bas. 

Nul  pays  n'avait  un  besoin  plus  urgent  de  moines  cister- 
ciens pour  lui  apprendre  à  assainir  ses  marais ,  à  creuser  ses 
canaux,  à  élever  ses  digues ,  à  féconder  ses  dunes  et  à  lutter, 
avec  le  secours  de  Dieu ,  contre  l'élément  terrible  qui  mena- 
çait alors,  plus  que  jamais,  de  l'envahir.  Déjà  le  monastère  do 
Mont-de-Notre-Dame ,  auquel  la  ville  d'Yselstein  doit  une 
partie  de  sa  splendeur,  avait  été  fondé  dès  l'an  1342  au  dio- 
cèse d'Utrecht,  et  celui  de  Marien-Croon,  près  d'Heusden, 
dans  révêché  de  Bois-le-Duc.  Ald-Camp,  en  1403,  envoya 
une  colonie  au  milieu  des  landes  humides  de  TOver-Yssel,  non 
loin  de  De  venter.  Cet  établissement  prit  le  nom  de  Galilée-la- 
Grande,  en  langue  vulgaire  Zibekeloo.  Quelques  années  plus 
tard,  voilà  nos  intrépides  religieux  sur  les  rivages  du  lac 
d'Harlem,  sur  les  bords  de  la  mer  du  Nord,  dont  les  flots 
écumants  viennent  se  briser  à  leurs  pieds.  L'une  de  ces  mai- 
sons s'appelle  le  Port-de-Marie ,  l'autre  la  Porte-du-Ciel  ;  plu- 
sieurs monastères  surgissent  çà  et  là  dans  les  îlots ,  dans  les 
méandres  du  Rhin  et  de  TEscaut,  au  fond  des  polders ,  dans 
les  sables  et  les  bruyères  :  ici  Saint-Sauveur,  Marien-Donck, 
Waerschot  ;  plus  loin  ,  Monickendam ,  Wateringen ,  etc.  Au 


—  335  — 

confluent  des  fleuves  qui  se  mêlent ,  se  perdent  et  reparaissent 
pour  se  perdre  encore,  non  loin  de  Tembouchure  delà  Meuse, 
se  dressait  la  Cour  de  la  bienheureuse  Vierge  {aula  heatœ  FtV- 
j|ftnis).Morimond,  placé  aux  sources  de  cette  dernière  rivière, 
avait  marché  de  ce  côté  autant  qu'elle  ;  ils  se  retrouvaient,  après 
avoir  fait  Fun  et  Tautre  plus  de  deux  cents  lieues ,  et  répandu 
sur  leur  route ,  dans  des  sphères  différentes ,  la  fécondité  et  la 
vie(l). 

L'association  cistercienne  ne  reculait  ni  devant  Tespace ,  ni 
devant  les  climats,  ni  devant  TiDgratitude  apparente  du  sol. 

Nous  Tavons  vue  sous  les  rochers  du  midi  de  la  France  et  de 
l'Espagne ,  au  sein  des  forêts  de  la  Germauie ,  sur  le  versant 
des  monts  escarpés  de  la  Suisse ,  au  milieu  des  marais  de  la 
Champagne  et  de  la  Bourgogne  ;  la  voici  aujourd'hui  en  face 
des  plages  sablonneuses  de  la  Hollande  ;  ses  granges  se  trans- 
forment en  villages ,  et  plusieurs  de  ses  abbayes  en  villes.  Pour 
opérer  ces  merveilles,  que  fallait-il  à  nos  pauvres  cénobites? 
Une  croix  et  un  Psautier.  Partout  où  ils  plantaient  Tune  et  réci- 
taient Tautre,  ils  avaient  bientôt  renouvelé  la  face  de  la  terre. 

Interrogez  nos  réformateurs  modernes  ;  offrez-leur,  je  ne 
dirai  pas  des  déserts  en  Algérie,  dans  la  Sologne  et  la  Breta- 
gne ,  mais  des  champs  dans  les  contrées  les  plus  fertiles  de  la 
France.  Les  fouriéristes ,  les  plus  modestes  d^entre  les  socia- 
listes, vous  répondront  que  des  champs  ne  suffisent  pas  ;  qu'il 
leur  faut  de  plus,  en  capital  liquide  et  disponible,  la  somme 
de  quatre  millions ,  d'après  leurs  plans  et  devis  pour  la  plus  fa- 
cile et  la  plus  économique  des  vérifications  de  la  loi  sériaire, 
c'est-à-dire  la  fondation  de  la  phalange  miniature  (1)1 

(1)  Gasp.  Jongel.,  Notit.  abb.  Cist.peruniv.  orb.;  prov.  Holland;  —  Aub. 
Uirsus,  Chrome,  cist.  monach.  instit.  Cw^,  cœnob.  apud  Belgas  etinferior. 
German.,  p.  t97,  in-12  (biblioUi.  de  D^jon). 

(8)  Phalange,  14»  année,  !'•  série,  t.  1,  Introd.,  p.  15. 


—  336  — 

La  prospérité ,  si  elle  était  constante ,  finirait  par  nous  enor- 
gueillir et  nous  détourner  de  notre  fin.  Aussi  Dieu  a-tnl  soin 
de  la  tempérer  par  des  revers  qui  nous  sanctifient  en  nous  hu- 
miliant :  c'est  ce  qui  arriva  à  Morimond  ;  mais  les  coups  que 
la  Providence  laissa  tomber  siur  sa  tète  ne  firent  qu^ajouter  uoe 
nouvelle  gloire  à  son  auréole.  Le  sang  de  ses  enfants  avait 
commencé  de  couler  sous  le  cimeterre  des  Maures,  ensuite 
sous  la  lance  des  Tartares  ;  maintenant  c'était  sous  les  piques 
et  les  faulx  des  Hussites  bohémiens. 

Le  cri  de  révolte  poussé  par  Wicleff  au-delà  des  mers  avait 
eu  en  Allemagne  le  plus  grand  retentissement  ;  le  poison  de 
ses  monstrueuses  erreurs  y  avait  été  apporté  et  y  avait  infecté 
la  plupart  des  universités ,  spécialement  celle  de  Prague.  Jean 
Huss ,  qui  en  était  recteur,  fut  un  des  plus  ardents  à  propager 
la  doctrine  nouvelle.  Cité  pardevant  le  concile  de  Constance 
et  sonuné  d'avoir  à  se  rétracter,  il  s'y  était  refusé  opiniâtre- 
ment et  avait  été  condamné  à  périr  sur  le  bûcher.  De  ses  cen- 
dres naquit  une  des  plus  horribles  guerres  civiles  dont  les  an- 
nales de  l'histoire  fassent  mention.  Ses  partisans,  au  nombre 
de  plus  de  quarante  mille ,  sous  la  conduite  de  Ziska ,  se  ruè- 
rent de  toutes  paris  sur  les  prêtres  et  les  religieux,  pour 
venger  Tafiront  fait  à  la  Bohême  dans  la  personne  de  leur 
maître  (1). 

La  vie  monastique  est  un  des  principaux  éléments  du  catho- 
licisme et  son  plus  sûr  palladium;  aussi,  dans  tous  les  temps, 
les  hérétiques  ont-ils  porté  de  ce  côté  leurs  premiers  coups;  ils 
ont  compris  partout  que  les  moines  étaient  la  garde  avancée 
de  la  place  catholique ,  et  que ,  pour  y  pénétrer,  il  fallait  leur 
passer  sur  le  corps.  Les  Hussites  ne  s'y  trompèrent  pas,  et 
Ziska  commença  par  faire  graver  ces  mots  sur  sa  massue  : 

(l)  Cochlaeus,  Histor.  Hussit.,  in-fol.,  1.  1,  pp.  50  et  sq.; — Jac.  Lenfanl^flW' 
du  Concile  de  Constance,  t.  1,  in-4o,  passim. 


—  337  — 

Mort  aiuiû  Moines!  Au  rapport  d^^^neas  Sylvius,  de  rhistorien 
bohémien  Balbinus  et  de  Sartorius  (1),  nulle  part  dans  le 
monde  chrétien  les  monastères  n'étaient  plus  nombreux ,  et 
en  général  plus  pieux  et  plus  réguliers  qu'en  Bohème  ;  on  y 
comptait  plus  de  vingt-cinq  maisons  de  la  génération  ou  de  la 
filiation  de  Morimond. 

La  populace  hussitique  était  surtout  irritée  contre  les  cister- 
ciens, soit  parce  qu'ils  s'étaient  montrés  en  Bohême  les  plus 
ardents  adversaires  de  ses  dogmes  impies,  soit  parce  qu'à 
Constance  l'abbé  de  cet  ordre  chargé  d'examiner  une  partie 
des  ouvrages  de  Jean  Huss  avait  été  le  premier  à  les  flé- 
trir  (2).  Elle  marchait  armée  de  fourches,  de  faulx,  de  bro- 
ches et  de  gros  bâtons  ferrés ,  et  précédée  d^un  histrion  en 
habits  sacerdotaux ,  portant  un  calice  »  dansant ,  hurlant  et 
faisant  mille  contorsions.  Ziska  était  au  milieu ,  sur  un  cha- 
riot ,  un  drapeau  à  la  main ,  sur  lequel  il  était  représenté  te- 
nant de  la  gauche  la  tète  rasée  d'un  moine,  et  de  la  droite 
l'écrasant  de  sa  massue.  Lorsque  l'heure  du  carnage  appro- 
chait, les  prêtres  hérétiques  qui  accompagnaient  ces  hordes 
immondes  donnaient  la  communion  sous  les  deux  espèces ,  au 
milieu  d*infâmes  orgies. 

Ziska,  qui  avait  perdu  d'un  coup  de  bombarde,  au  siège  de 
Raby,  l'œil  qui  lui  restait  y  se  faisait  rendre  compte  des  lieux 
et  de  la  position  des  ennemis  ;  alors ,  étendant  la  main  et  se- 
couant son  étendard  sanglant,  semblable  au  génie  des  tempé- 


(1)  JEn,  Sylv.,  Hist,  Bohem.,  ce.  45,  46;  —  Balbinus,  Bohem,  sancLy  1.  2; 
—  Sartor.,  Cist,  Bistert,,  Monast.  ord.  cist.  inBobem.,  pp.  976-1080. 

(2)  Ex  nulla  religione  ac  sacro  ordine,  tôt  Wiclephistœ  ferro  ac  flammis  ab- 
nunpserunt,  quot  e  cisterciensibus  non  in  sola  Bohemia,  sed  et  locis  aliquot  in 
Siiesia  et  Lusatia.  Cur,  quaeso,  tantopere  furores  suos  exaggeraverunt?  Nimi- 
mm  cistercienses  haeresi  ipsonim  viri  zelosissimi  ac  doctiEsirai  maxime  obsti- 
terunt  ;  imo  Constantin  hi  ipsi  cistercienses  dogmata  flammis  proxime  admo- 
Terunt,  etc.  ;  —  Geog.  Gruger.,  Sacr,  Pulv.  ad  diem  20  augusti. 

sa 


—  338  — 

tes  y  il  criait  d^une  voix  de  tonnerre  :  Frappez  là  !  S^il  s'agissait 
d'un  monastère  à  ruiner,  la  troupe  se  précipitait  en  faisant  re- 
tentir les  airs  de  ces  mots  :  U$$ak  t  tusak  !  qui ,  dans  la  langue 
bohémienne,  signifient  Moine  (1). 

En  1 420 ,  la  bande  des  hussites  appelés  orébites  détruisit 
le  magnifique  couvent  de  Graditz  ;  ce  ne  fut  pas  un  combat, 
mais  une  boucherie  (2).  Quelques  jours  après  celui  de  la  Ckmr- 
Royale  (Kœnigsaal)  subit  le  même  sort.  Cette  maison  était  le 
point  de  mire  de  Ziska  ;  il  la  promettait  depuis  longtemps  à  sa 
troupe  avide  et  frémissante  comme  une  proie  opime.  Plusieurs 
religieux  furent  égorgés ,  d'autres  brûlés  ;  un  grand  nombre 
noyés.  Le  cloître  et  les  superbes  jardins  dont  nous  avons  parlé 
ne  furent  bientôt  plus  qu^un  vaste  monceau  de  décombres  fu- 
mants. La  basilique  de  Sainte-Marie  »  entourée  de  neuf  cha- 
pelles j  dont  chacune  était  de  la  juste  grandeur  d^une  église  (3), 
ayant  été  renversée,  on  brisa  les  mausolées  des  rois»  et  on  jeta 
leurs  ossements  dans  la  rivière  voisine.  Le  cadavre  deWinces- 
las ,  après  avoir  été  indignement  outragé,  y  fut  précipité  à  son 
tour  ;  mais  un  pécheur,  qui  avait  coutume  de  vendre  du  pois- 
son à  ce  prince,  l'ayant  retrouvé,  le  cacha  dans  sa  cabane,  et, 
lorsque  la  paix  fut  rétablie ,  le  livra  pour  vingt  ducats  à  Tem- 
pereur  Sigismond. 

Ainsi,  en  1420,  la  poussière  des  rois  bohémiens  s'en  alla 
dans  l'eau ,  comme  en  93  celle  des  rois  de  France  dans  b 
boue.  Voilà  ce  que  deviennent  les  maîtres  du  monde!  Il  ne 
leur  est  pas  même  donné  de  dormir  en  paix  dans  leurs  sépul- 
cres 1  Quand  comprendront-ils  qu'il  n^y  a  pour  eux  de  monu* 

(1)  C'est  ce  qae  Ton  peut  constater  dans  VHist.  des  Hussites,  de  Jac.  Lenfant, 
tt.  1  et  2. 

(2)  Sartor.,  Cist.  Bistert.,  pp.  697  et  1086. 

(8)  Elyzabetha,  conjux  régis  Joannis  Lucemburgici ,  ecclesiam  AuU-R«^ 
Dovem  ad  latera  elegantissimis  sacellis,  quse  totidem  templa  videri  poteraot 
adauxit.  —  Balbinus,  Bohem.  sanct,,  1.  2,  tit.  30. 


—  339  — 

ments  durables  que  ceux  qu'ils  s'élèvent  par  leurs  bienfaits 
dans  le  cœur  et  le  souvenir  des  peuples ,  et  quMI  n'y  a  qu'une 
seule  couronne  qu'on  ne  pourra  jamais  leur  enlever,  celle 
qu'ils  auront  méritée  par  leurs  vertus  dans  l'éternité?... 

De  quelque  côté  que  l'on  tournât  les  yeux,  on  n'apercevait 
tout  autour  dé  soi ,  sur  une  ligne  immense ,  que  les  reflets  de 
rincendie  qui  dévorait  les  monastères.  Plus  de  deux  cents  fu- 
rent détruits  de  cette  façon  par  Ziska  ;  et ,  pour  ne  parler  que 
de  ceux  de  la  filiation  de  Morimond ,  nous  citerons  parmi  les 
plus  fameux  en  Bohême  :  Plassen,  Nepomuk,  Osseck,  Rzcpor- 
cy ,  Guld-Kron ,  Champ-Sacré ,  Gaurzih ,  Kamenekcy ,  Scha- 
litï  (1) ,  etc.  ;  en  Moravie  :  Wizovit,  le  Thrône-du-Roi ,  Wel- 
lehrad  (2)  ;  en  Silésie  :  Camentz ,  Grissow ,  Henrichaw  (3)  ; 
New-Gell  et  Old-Gell,  dans  laLusace;  Grunheim,  en  Mis- 
nie  (4).  La  horde  des  callixtins  se  ruait  sur  ces  humbles 
asUes  de  la  paix  et  de  la  prière ,  et  offrait  aux  mornes  l'alterna- 
tive du  symbole  hussitique  ou  de  la  mort.  Or,  comme  les  céno- 
bites partout  aimaient  mieux  mille  fois  sacrifier  leur  vie  que 
leur  foi ,  leur  refus  devenait  le  signal  du  carnage. 

Qui  pourrait  dépeindre  ces  scènes  lugubres  où  se  trouvaient 
réunis  tout  ce  que  la  barbarie  a  de  plus  cruel  et  de  plus  atroce, 
Torgie  de  plus  hideux  et  le  sacrilège  de  plus  abominable? 
Tantôt  le  couvent  devenait  un  bûcher  au  milieu  duquel  tous 

les  moines  étaient  consumés  à  la  fois  :  on  les  entendait  chanter 
le  Te  Deum  ou  d'autres  hymnes  de  triomphe  jusqu'à  ce  qu'ils 
eussent  été  étouffés  par  les  flammes  ;  tantôt  on  les  pendait  aux 
arbres  de  leurs  jardins,  après  leur  avoir  arraché  les  yeux,  coupé 
le  nez  et  les  oreilles,  et  les  avoir  mutilés  de  la  manière  la  plus 


(1)  Sartor.,  Casnob,cist,  in  Bohem.  deperdita^  p.  1081. 
(S)  Id.  ibid.,  Cœnob.  dévastât,  ap,  Moravos,  p.  1089. 
(8)  Id.  ibid.,  p.  1120. 
(h)  Id.  ibid.,  p.  699. 


—  340  — 

infâme.  On  les  mettait  quelquefois  dans  des  balistes  pour  lan- 
cer dans  les  airs  leurs  membres  disloqués.  Lorsqu^on  en  troo- 
yait  cachés  dans  les  greniers  et  les  mansardes,  on  les  jetait  par 
les  fenêtres,  et  une  populace  furibonde  les  recevait  en  bas  sur 
des  lances  et  des  broches  (1).  C'était  à  qui  briserait  les  statues, 
déchirerait  les  tableaux ,  mettrait  les  orgues  en  pièces ,  enfon- 
cerait les  tabernacles  pour  les  souiller,  foulerait  aux  pieds  les 
reliques  ;  puis,  avec  tous  ces  débris  on  allumait  un  grand  feu, 
autour  duquel  les  thaborites  se  gorgeaient  de  viande  et  de  vin, 
affublés  d'aubes ,  de  dalmatiqucs  et  de  chasubles ,  essayant  de 
danser  ensemble  en  hurlant  des  chants  obscènes. 

Ziska ,  qui  ne  ménageait  aucun  monastère ,  aurait  voulu 
épargner  celui  de  Zedelitz  à  cause  de  sa  beauté,  et  avait  dé- 
fendu de  Tendommager  ;  mais  ses  ordres  furent  mal  exécutés  : 
ses  gens  y  mirent  le  feu  et  y  massacrèrent  plus  de  cinq  cents 
religieux  de  divers  ordres,  qui  s'y  étaient  retirés  comme  dans 
un  lieu  de  sûreté  (2) . 

La  persécution  se  ralentit ,  lorsque  le  féroce  aveugle  qui  en 
était  Tame  eut  été  frappé  de  la  main  de  Dieu  ;  mais  l'institut 
monastique  venait  de  recevoir  en  Bohême  le  coup  de  la  mort. 
Moins  d'un  siècle  après  ces  désastres ,  dit  un  historien  du  pays, 
on  ne  se  rappelait  déjà  plus  les  noms  d'un  grand  nombre  de 
monastères  ;  le  souvenir  s'en  était  perdu  dans  le  feu  et  dans 
le  sang.  Quelques-uns  avaient  été  détruits  avec  tant  de  barba- 
rie ,  qu'on  aurait  dit  qu'on  avait  voulu  enlever  jusqu'à  la  terre 
que  les  pieds  des  moines  avaient  foulée,  et  il  n'en  restait  pas  la 
moindre  trace.  D'autres  étaient  devenus  des  casernes,  des  écu- 
ries, des  magasins  de  vin,  de  bière,  de  blé,  ou  des  laiteries 
et  des  fromageries  (3) . 

(1)  Sartorius  a  raconté  ces  supplices  divers,  ainsi  que  Ck)chlée  et  Balbinus. 

(î)  Sartor.,  Cist.  Bistert.,  pp.  697  et  985. 

(3)  i£diflciis  in  arcem,  vel  in  stabula  equorum  et  pecornm,  vel  inoTilii^ 


—  341  — 

L'abbaye  de  Morimond  versa  des  larmes  et  poussa  des  gé- 
missements de  douleur  et  de  désespoir  à  la  nouvelle  de  tant  de 
malheurs  ;  elle  ouvrit  son  sein  aux  moines  qui  avaient  échappé 
par  miracle  à  la  fureur  des  Hussites ,  invoqua  comme  des 
saints  ceux  qui  avaient  succombé ,  et  fit  inscrire  leurs  noms 
dans  le  Ménologe  de  Citeaux,  à  côté  de  ceux  des  martyrs  (1). 

Les  partisans  de  Ziska  Tensevelirent  à  Czaslaw,  et  gravèrent 
ces  mots  sur  sa  tombe ,  au-dessus  de  laquelle  ils  suspendirent 
sa  massue  : 

lUe  ducem  scelerum,  monachos  pestemque  nefandam, 
Ad  Stygias  justo  fulmine  trusit  aquas  ; 
Testis  erit  pendens  sparsoque  infecta  cerebro 
Clava  hœc,  quœ  monachis  terror  et  horror  erat  (2). 

Les  couvents  fondés  par  Morimond  en  Espagne  avaient 
bien  dégénéré  de  leur  ancienne  régularité.  Les  guerres  intes- 
tines 9  qui  ne  cessaient  depuis  longtemps  d'agiter  cette  contrée, 
avaient  troublé  profondément  la  paix  du  cloître  et  énervé  la 
discipline;  les  richesses  de  quelques  monastères  avaient  été 
également  une  source  féconde  de  dissipation  et  de  relâche- 
ment sous  un  ciel  voluptueux ,  au  sein  d^une  nature  si  riante 
et  si  douce.  Le  moment  décisif  était  venu  ;  il  fallait  ou  que 
Citeaux  périt  dans  la  Péninsule ,  ou  qu'il  refluât  vers  sa  source 
pour  s'y  retremper  et  s'y  régénérer.  A  Martin  de  Vargas  échut 
la  laborieuse  mission  de  rappeler  dans  sa  patrie  l'ordre  cister- 
cien aux  principes  de  sa  première  institution.  Après  avoir  reçu 
la  bénédiction  du  Souverain- Pontife ,  il  descendit  sur  les 

apoUiecas  vini,  cereyisise,  frumenti ,  yel  in  cellas  butyri  et  caseorum  conyeriis. 
—  Balbinos,  Bohem.  sanct.,  1.  1,  §  110,  p.  176. 

(1)  Menoi.  Cist,  p.  161. 

(3)  Dubraw,  Hist.  Bohem.,  U.  23  et  24;  —  JEoeas  Sylvius,  Hùt,  Bohem., 
ce.  46,  47  et  48;  —  Jac.  Lenfant,  Hist.  des  Hussites,  tt.  1  et  2,  in-4o;  —  Hist, 
des  Hussites ,  de  Gochlœus,  il.  6,  7  et  8. 


—  342  — 

bords  du  Tage,  erra  longtemps,  puis,  ayant  trouvé  un  lien 
très-sauvage  et  très-solitaire,  il  s*écria  :  C'est  ici  le  lieu  de  mon 
repos  ! 

Ayant  abattu  plusieurs  arl)res,  il  construisit ,  àTaide  des 
branches,  quelques  misérables  huttes,  s'y  enferma  avec  ses 
compagnons;  vivant  d'herbes  et  de  racines,  dans  le  silence,  le 
recueillement,  les  travaux  agricoles  et  toute  Tantique  austé- 
rité. C'était  Robert  venant  de  Molesme,  s^abritant  sous  des 
cabanes  de  feuillage ,  au  milieu  d'un  marais  de  la  Bourgogne. 
Le  vieux  Citeaux,  comme  le  phénix,  allait  renaître  de  sa  cen- 
dre en  Espagne  (1). 

Cette  réforme  s'étendit  du  Mont-de-Sion  à  Buena-Val, 
Horta ,  Palazuelos  ;  aux  collèges  de  Saint-Bernard  d' Alcala  et 
de  Notre-Dame-de-Lorette  à  Salamanque,  enfin  à  toute  la 
Castille,  spécialement  dans  la  filiation  de  Morimond.  Dieu 
sembla  réserver  cette  bénédiction  à  notre  abbaye,  en  échai^ 
du  sang  que  ses  enfants  avaient  versé  en  Bohême  pour  la  foi. 

D'autres  consolations  lui  étaient  encore  réservées  au-delà 
des  Pyrénées.  Les  liens  déjà  si  étroits  qui  unissaient  Morimond 
à  Calatrava  s'étaient  encore  resserrés  au  commencement  du 
XV'  siècle.  L'abbé  Jean  de  Bretagne,  sur  l'invitation  de  Henri 
III,  roi  de  Castille,  était  venu  en  Espagne,  et  là,  dans  l'église 
cathédrale  de  Ségovie,  en  présence  d'une  foule  d'abbés,  d'é- 
vêques  et  de  chevaliers,  il  avait  confirmé  solennellement  la  no- 
mination de  Henri  de  Villena  à  la  grande-maitrise  ;  ensuite 
il  était  allé  à  Cordoue,  où  il  avait  tenu  un  chapitre  de  tout 
l'ordre  (2). 

Le  nouveau  grand-maître  était  marié  et  n'avait  été  séparé 
de  son  épouse,  par  une  sentence  ecclésiastique,  pour  cause 

(1)  Hélyot,  Hist.  des  ord.  reiig.,  t.  5,  pp.  38Î  et  387  ;  —  Sartor.,  CisL  Bis- 
tert.,  pp.  37  et  57;  —  Henriquez,  FascicuH^  1.  2,  dist.  14,  c.  1. 

(2)  Séries  prsefect.  Calatr.,  Ann.  mf.,  t.  3  ad  fin. 


—  343  — 

d'impuissance  y  qu'au  moment  d'entrer  en  religion;  soit  que 
les  chevaliers  ne  vissent  dans  cette  séparation  qu'une  manœu- 
vre habile ,  soit  qu'ils  eussent  honte  d'avoir  à  leur  tête  un 
étranger,  dont  tout  le  mérite  consistait  dans  la  protection  que 
lui  accordait  le  roi  de  Castille ,  ils  avaient  élu  Louis  Gonzalez 
Guzman ,  qui  avait  été  forcé  aussitôt  de  laisser  le  champ  libre 
à  son  rival;  mais  Henri  III  étant  mort  après  un  règne  assez 
court,  le  grand-maitre  de  Villena,  dont  il  était  l'appui,  fut  vi- 
vement inquiété,  et  l'affaire  matrimoniale  agitée  de  nouveau  : 
on  fit  valoir  la  nullité  de  sa  profession  faite  du  vivant  de  son 
épouse ,  qui  n'avait  pas  cru  devoir  convoler  en  secondes  noces 
ni  entrer  en  religion  parce  qu'elle  n'avait  jamais  consenti  à  la 
séparation.  Louis  de  Guzman  fut  proclamé  de  nouveau ,  et  le 
chapitre  de  Citeaux,  saisi  de  ce  débat,  se  prononça  pour  la  va- 
lidité du  mariage  et  la  nullité  de  l'élection,  dont  le  vice  radical 
n'avait  pu  être  effacé  par  la  confirmation  de  l'abbé  de  Morimond. 
Le  choix  que  les  chevaliers  venaient  de  faire  fut  soumis  à 
l'approbation  de  Jean  de  Bretagne ,  qui  non-seulement  crut  de- 
voir le  sanctionner  par  l'adhésion  la  plus  entière,  mais  encore 
visiter  le  nouvel  élu,  pour  rédiger  avec  lui,  dans  l'assemblée 
des  chevaliers,  les  statuts  que  réclamaient  les  besoins  de  la 
milice.  Gonzalez  de  Guzman  resta  attaché  d'une  manière  iné- 
branlable au  roi  de  Castille ,  et  pleinement  dévoué  à  la  cause 
doublement  sacrée  du  catholicisme  et  de  la  civilisation  ;  nul 
de  ses  prédécesseurs  n'avait  disposé  de  forces  militaires  aussi 
considérables.  On  le  vit,  en  1431,  marcher  avec  le  roi  Jean  II, 
à  la  tête  de  plus  de  deux  mille  chevaliers,  montés  à  la  geneta, 
armés  seulement  de  la  lance  et  de  la  large ,  les  organiser  en 
adalides  ou  éclaireurs  (1) ,  s'élancer  en  avant  pour  aplanir  les 
routes,  combler  les  ravins,  jeter  des  ponts  sur  les  rivières,  et 

(1)  Outre  ces  chevaliers,  le  grand -imdtre  pouvait  disposer  de  6  à  7  mille 
hommes  dMnfanterie. 


—  344  — 

livrer,  de  concert  avec  les  Castillans,  cette  fameuse  bataille  dite 
du  Figuier,  où  plus  de  dix  mille  ennemis  restèrent  sur  la  place. 

Le  monarque  chrétien  eût  pu  aisément  profiter  de  cet  avan- 
tage et  s'emparer  de  Grenade,  si  Alvarez  de  Lune,  son  favori, 
ne  se  fût  laissé  corrompre  par  Targ^nt  des  infidèles  et  n*eùt 
arrêté  la  marche  victorieuse  de  l'armée. 

Gonzalez  resta  chargé  du  commandement  de  la  frontière, 
avec  Tadelantade  Diégue  de  Ribera ,  et  assiégea  plusieurs  pla- 
ces importantes  (1).  Ce  fut  au  milieu  de  ces  triomphes  qu'il 
reçut  la  visite  et  les  félicitations  de  Tabbé  de  Morimond. 


CHAPITRE  XXXL 


Etat  de  Giteaux  et  de  Morimond  à  la  fin  du  XV«  siècle  ;  nooTelles  conqaèln 

des  chevaliers  en  Espagne  ;  prise  de  Grenade. 


L'islamisme ,  du  haut  des  côtes  septentrionales  de  1*  Afiriqoe, 
n'avait  cessé  depuis  sept  siècles  de  vomir  sur  l'Espagne,  avec 
ses  innombrables  légions ,  l'esclavage ,  la  barbarie  et  la  mort. 
Les  rois  de  Portugal  conçurent  le  hardi  projet  d'aller  l'atta- 
quer à  son  foyer  même,  et  de  le  frapper  droit  au  cœur. 

Alphonse  V  de  Portugal,  accompagné  de  D.  Henrique,  grand- 
maitre  de  la  milice  de  Christ ,  de  toute  la  chevalerie  et  de  la 
noblesse  de  son  royaume ,  alla  mouiller  devant  Alcaçar,  mit 
pied  à  terre  malgré  la  vigoureuse  résistance  des  ennemis  qui 

(i)  Mariana,  Hist.  Hisp.^  1.  21,  ce.  3  et  4. 


—  345  — 

bordaient  le  rivage ,  attaqua  la  place  et  remporta  d'assaut  le 
18  octobre  1458. 

Les  Maures  s^efforcèrent  vainement  de  la  reprendre  durant 
une  année  entière  ;  ils  se  retirèrent ,  après  avoir  perdu  plus  de 
cent  mille  honunes,  avec  une  grande  partie  de  leurs  canons  et 
de  leurs  bagages  (1).  D^autres  triomphes,  et  spécialement  la 
prise  d'Arzile  et  de  Tanger,  valurent  à  Alphonse  le  surnom 
d'Africain  (2). 

Le  pape  Pie  II ,  apprenant  les  immenses  services  rendus  à 
la  cause  chrétienne  par  les  ordres  militaires  de  Portugal ,  et 
craignant  que  la  vigueur  de  la  discipline  ne  s^y  énervât,  écri- 
vit à  Fabbé  de  Morimond  de  les  visiter  régulièrement  et  d'y 
réformer  les  abus  (3). 

Pendant  que  le  Portugal  luttait  avec  le  mahométisme  sur 
les  plages  africaines  et  le  terrassait,  la  Castille  le  refoulait  in- 
sensiblement vers  Grenade ,  l'y  concentrait  pour  lui  porter  un 
grand  et  dernier  coup.  Le  grand -maître  de  Calatrava  s'em- 
para d'Archidona  et  de  plusieurs  autres  places ,  et  pénétra  par 
la  vallée  du  Genil  jusqu'à  la  Sierra-Nevada. 

Himbert  de  Losne  était  abbé  de  Morimond.  C'était  sans  con- 
tredit le  religieux  le  plus  distingué  de  tout  l'ordre  de  Citeaux; 
aucune  des  sciences  que  l'on  cultivait  alors  ne  lui  était  étran- 
gère :  Ecriture  sainte ,  théologie,  droit  canon,  histoire,  élo- 
quence, il  avait  tout  embrassé,  et  publié  sur  toutes  ces  branches 
des  connaissances  humaines  des  ouvrages  très-remarquables. 
Aux  qualités  de  l'esprit  il  réunissait  les  avantages  du  corps  : 
une  taille  élevée ,  un  port  majestueux ,  une  physionomie  pleine 
de  noblesse  et  de  douceur,  des  manières  polies ,  une  parole 
harmonieuse. 


(1)  Mariana,  U.  22  et  23,  c.  16. 

(2)  Fleory,  Hist.  ecclés.,  t.  28,  pp.  86  et  828. 

(8)  Archives  de  la  Haute-Mame,  !»•  liasses  (chartrier  de  Morim.). 


—  346  — 

Pour  obéir  aux  ordres  du  SouTerain-Pontife ,  il  se  rendit  en 
Espagne  et  visita  non-seulement  Galatrava  y  Alcantara  et  Mou- 
tesa,  mais  Avis  et  Christ,  en  Portugal  (1). 

Le  roi  de  Castille ,  Henri  IV,  Payant  mandé  à  sa  cour  pour 
conférer  avec  lui  sur  ces  diverses  milices ,  admira  sa  sagesse 
et  sa  sagacité.  En  témoignage  de  sa  haute  estime ,  comme  aoss 
en  reconnaissance  des  éminents  services  rendus  à  l'Espagne 
par  Morimond ,  il  lui  conféra  à  lui  et  à  ses  successeurs,  à  per- 
pétuité, le  titre  de  grand  d'Espagne  de  première  classe  (2), 
titre  qui  donnait  à  celui  qui  en  était  revêtu  le  privilège  de 
ter  à  la  cour,  d  entrer  dans  les  appartements  du  roi ,  de  8*i 
seoir  et  de  se  couvrir  en  sa  présence ,  de  faire  partie  de  son 
cortège ,  d^ètre  reçu  dans  les  villes  et  les  places  de  guerre  avec 
presque  tous  les  honneurs  et  le  cérémonial  réservés  aux  prin- 
ces du  sang. 

Des  rives  du  Tage ,  Tabbé  Himbert  passa  à  celles  de  la  Vi»- 
tule  pour  inspecter  en  Pologne  les  nombreux  monastères  de 
sa  filiation.  A  son  retour,  il  fut  nommé  abbé  de  Citeaux.  On 
ne  pouvait  Tètre  dans  des  circonstances  plus  malheureuses; 
mais  il  avait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  livrer  de  grands  combats  : 
du  génie ,  de  la  foi  et  du  courage  ;  et  si  les  murs  de  la  Jérusa* 
lem  monastique  eussent  dû  être  relevés ,  ils  l'auraient  été  par 
cette  main  aussi  puissante  qu'habile  (3). 

En  vain  les  papes  avaient  prié ,  menacé  et  fulminé  :  les  fo- 
reurs et  les  désordres  de  la  guerre ,  une  longue  succession 


(1)  Annal,  cist,^  t.  1,  p.  526  ad  calcem.  —  Les  comices  de  Bourgogne  dépa* 
tèrent  cet  abbé  en  1463  vers  Cbarles,  comte  de  Charolais,  qui  s*était  révolté 
contre  son  père  Philippe-le-Bon  ;  il  lui  parla  avec  tant  de  persuasion  qu*il  alla 
se  jeter  aux  pieds  de  son  père  pour  lui  demander  pardon.  —  Ce  fut  Himbert  6» 
Lof  ne  qui  ordonna  que  le  Salve  Regina  serait  chanté  dans  tous  les  monastères 
de  Tordre,  après  les  compiles. 

(î)  Mathieu,  Hist.  des  év,  de  Langres ,  p.  62. 

(3)  Annal,  cist.,  t.  1,  p    486,  Séries  abbat.  cist.  ;  —  Gall.  christ^  t.  <. 
p.  1004. 


—  347  — 

d'années  calamiteuses  avaient  tellement  bouleversé  le  cloître 
et  causé  une  si  grande  disette  de  toutes  les  choses  nécessaires  à 
la  vie ,  que ,  dans  un  certain  nombre  de  communautés ,  la  ré- 
gularité avait  presque  entièrement  disparu ,  et  qu'on  y  man- 
geait de  la  viande  sans  scrupule.  Ceux  qui  voulaient  s'en  abs- 
tenir tombaient  malades  par  défaut  de  nourriture ,  ou  ils  étaient 
si  faibles  qu'Us  ne  pouvaient  observer  la  règle  ;  mais  nul  fléau 
n^était  comparable  à  celui  des  commendes ,  qui  menaçait  d'en- 
gloutir l'ordre. 

Le  mal  était  ancien  :  dans  beaucoup  de  couvents  la  mense 
abbatiale  avait  été  séparée  avec  ses  revenus  de  la  mense  con- 
ventuelle ;  peu  à  peu  les  religieui  s'imaginèrent  pouvoir  vivre 
régulièrement  sans  l'abbé,  etTabbé  sans  ses  religieux.  Cette 
scission  inspira  au  pouvoir  civil  l'idée  de  se  saisir  de  la  portion 
abbatiale  pour  en  gratifier  le  serviUsme  des  abbés  de  cour  ou 
pour  en  doter  les  cadets  des  grandes  maisons ,  à  la  seule  con- 
dition qu'ils  porteraient  une  tonsure  sur  la  tête  et  un  Psautier 
à  la  main.  De  là  une  multitude  innombrable  de  moines  acé-- 
phales ,  vivant  dans  l'anarchie  et  les  désordres  qui  raccompa- 
gnent; de  là  ce  scandale  déplorable  d'une  foule  de  clercs  sé- 
culiers pourvus  d'abbayes  quUls  ne  connaissaient  que  de  nom, 
et  dont  ils  dévoraient  la  substance  dans  le  luxe  et  la  débau- 
che ,  se  couvrant  d*un  opprobre  qui  rejaillissait  sur  la  religion. 

Le  chapitre  général  de  l'an  1473  délégua  Himbert,  abbé  de 
Qteaux,  et  Jean  de  Cirey,  abbé  de  Maizières,  vers  le  Souverain- 
Pontife  pour  le  conjurer  de  remédier  à  tous  ces  maux.  Him- 
berty  en  présence  de  toute  la  cour  romaine ,  fit  un  tableau  si 
touchant  et  si  lugubre  des  malheurs  de  son  ordre ,  que  tout 
l'auditoire  en  fut  ému  jusqu'aux  larmes  (1).  Mais  Tabus  des 

(1)  Goram  pontifice  cardinalibnaqne  adeo  acriter  peroravit  contra  commen- 
daa,  ni  lacrymas  extorsisse  dicator  ab  omninm  oculis.  —  Séries  abbat,  cist.f 
p.  487,  Gail.  christ. 


—  348  — 

commendes  était  trop  général  et  trop  enraciné  ;  le  pontife  ne  put 
que  gémir,  et  faire  des  promesses  pour  Tavenir.  Quant  à  b 
nourriture,  Sixte  IV,  réfléchissant  que  le  droit  naturel  rem- 
porte sur  toutes  sortes  de  lois  d^autorité  apostolique,  donna, 
par  une  bulle ,  plein  pouvoir  aux  chapitres  et  aux  abbés  de  G- 
teaux  de  dispenser,  selon  leur  conscience ,  de  rabslinence  de 
la  yiande,  autant  de  temps  que  durerait  la  nécessité  pré- 
sente (1). 

La  condescendance  du  chef  de  TEglise  fit  naître  une  affi^ose 
confusion  :  parmi  les  abbés ,  beaucoup  se  montrèrent  trop  fa- 
ciles, plusieurs  trop  rigides.  Dans  le  même  couvent,  les  uns 
mangeaient  de  la  viande ,  les  autres  du  poisson ,  des  œufs,  des 
légumes.  Cette  diversité  engendrait  des  disputes  et  des  récri- 
minations sans  fin  ;  le  chapitre  de  1 485  crut  trancher  toutes 
les  difficultés  en  ordonnant  que  dans  tous  les  monastères  on 
servirait  de  la  viande  trois  fois  par  semaine  à  un  seul  repas, 
savoir  :  le  dimanche ,  le  mardi  et  le  jeudi ,  en  un  lieu  séparé 
du  réfectoire  ordinaire  (2). 

Cette  mesure  porta  le  coup  de  la  mort  à  l'institut  monasti- 
que de  saint  Etienne  Harding,  et  à  la  haute  et  antique  renom- 
mée d*austérité  dont  jouissait  le  moine  cistercien.  Son  front, 
aux  yeux  du  monde,  ne  paraîtra  plus  environné  de  Tauréole 
des  macérations  ;  Cîteaux  ne  sera  désormais  regardé  que 
comme  un  honnête  hôtel  ^  et  cet  hôtel  ne  sera  bientôt  plus 
qu'un  tombeau. 

Les  socialistes  reprochent  sans  cesse  à  Tassociation  cénobi- 
tique  d'avoir  sacrifié  un  des  cléments  de  Thumanité ,  en  don- 
nant tout  à  Tame  et  rien  ou  presque  rien  au  corps;  c*est  ce 


(1)  Hé\'^oi,  Hist.  des  ord.  t^/ig.,  t.  5,  pp.  858,  359.—  L*abbé  Himbert  s*éuit 
adjoint  les  abbés  d'Aldemberg  pour  la  Germanie,  du  Poblel  (Popuieli)  poor 
TEspagne,  de  Theuley  pour  la  Bourgogne. 

(2)  Hélyot,  t.  5,  p.  360;  —  Gail.  christ.,  t.  4,  p.  1004. 


—  349  — 

qui  a  été ,  selon  eux ,  la  principale  cause  de  sa  ruine ,  et  ils  la 
repoussent  comme  incomplète  et  contre  nature.  Or,  comment 
se  fait-il  que  les  communautés  qui  ont  toujours  tenu  la  chair 
dans  la  dépendance  de  Tesprit,  par  le  plus  austère  régime, 
soient  précisément  celles  qui  ont  eu  la  plus  longue  durée?  par 
exemple  Tordre  des  chartreux ,  qui  existe  depuis  huit  siècles 
sans  avoir  eu  besoin  de  réforme ,  tandis  qu'au  contraire  les 
maisons  les  plus  solidement  fondées  ont  constamment  dégé- 
néré en  proportion  des  concessions  que  Ton  y  a  faites  à  la  chair 
et  aux  sens?  Après  avoir  survécu  à  rincendie,au  pillage ^ 
à  la  dévastation  y  à  toutes  les  calamités  réunies ,  nous  les  voyons 
succomber  sous  Tapparition  d*un  mets  nouveau  dans  leur  ré- 
fectoire. 

Morimond  vivait  dans  cette  atmosphère  :  il  dut  en  subir 
toutes  les  influences  diverses;  cependant  la  régularité  s'y  main- 
tint longtemps  encore ,  soit  à  cause  de  sa  position ,  qui  Téloi- 
gnait  des  grands  foyers  de  corruption ,  soit  à  raison  de  son  af^ 
franchissement  du  joug  de  la  commende,  mais  surtout  parce 
que  la  Providence  lui  suscita  jusqu'à  la  fin  de  savants  et  pieux 
abbés,  qui  prêchèrent  plus  encore  par  leurs  exemples  que  par 
leurs  discours.  De  ce  nombre  fut  Guillaume  II  ^  élu  canoni- 
quement  en  1466,  et  que  nous  pouvons  appeler  Fange  gar- 
dien de  son  monastère ,  le  législateur  par  excellence  de  Cala- 
trava  (1). 

Les  seigneurs  de  Castille  s'étaient  révoltés  contre  Henri  IV, 
et  le  grand-maître  s'était  rangé  de  leur  côté.  Le  monarque, 
comprenant  qu'il  ne  soumettrait  jamais  les  factieux  tant  qu'ils 
auraient  l'appui  de  la  milice  cistercienne ,  voulut  gagner  son 
chef  à  tout  prix  ;  il  le  traita  comme  son  égal  et  en  vint  jusqu'à 
lui  offrir  la  main  de  sa  sœur  Isabelle.  La  proposition  fut  accep- 

(1)  Cet  abbé  est  appelé  Gaillanme  m  en  plusieurs  endroits. 


—  350  — 

tée,  et  Henri  écrivit  au  pape  pour  le  prier  de  relever  le  grand- 
maitre  de  ses  vœux,  dans  Tintérét  de  la  paix  du  royaume.  Le 
pape  y  consentit,  permettant  en  même  temps  qu'il  résignât  sa 
place  à  D.  Rodrigue  Tellez  Gyron,  son  bâtard,  qui  n*avait  qoe 
iiuit  ans,  à  condition  qu'il  aurait  pour  coadjuteur  D.  Jean  Pft- 
checo,  marquis  de  Villena ,  son  oncle. 

Par  ce  mariage ,  le  grand-maitre  Gyron  espérait  un  jour 
monter  sur  le  trône  ;  mais  comme  il  allait  à  Madrid  épouser 
l'infante,  rêvant  fortune  et  gloire,  il  tomba  malade  en  chenÛD, 
et  succomba  d'une  manière  si  subite  et  si  extraordinaire,  que 
l'opinion  publique  soupçonna  le  roi  de  Castille  de  n*étre  point 
étranger  à  sa  mort  (1). 

Un  enfant  à  peine  sorti  de  son  berceau  se  trouvait  à  la  tète 
de  la  première  milice  d'Espagne  ;  sa  nomination  avait  été  ra- 
tifiée par  les  chevaliers,  et  régularisée  par  un  induit  pontifical. 
Morimond  seul  ne  lui  avait  point  encore  donné  sa  sanction.  On 
écrivit  à  l'abbé  Guillaume  II  de  venir  organiser  un  conseil  de 
surveillance  et  d'administration.  Il  arriva  au  commencâoent 
de  l'an  1467,  assembla  un  chapitre  général,  dans  lequel  il  sta- 
tua que  l'on  choisirait  quatre  administrateurs,  avec  pleins  pou- 
voirs pour  gouverner  jusqu'au  moment  où  Rodrigue  TeUex 
aurait  atteint  l'âge  de  majorité.  Nous  ordonnons,  dit-il  en  finis- 
sant, qu'il  sera  procédé  à  cette  élection  par  les  grands  comman- 
deurs, chevalierSy  etc.,  d'ici  au  prochain  dimanche  de  Quast" 
modo,  sous  peine  d'excommunication  par  le  fait  même,  qu'en- 
courraient tous  ceux  qui,  après  ce  délai,  n'auraient  pas  exécuté 
nos  ordres.  D  porta  ensuite  ,  pour  le  régime  intérieur  de  l'o^ 
dre,  des  lois  si  sages  en  elles-mêmes ,  si  bien  appropriées  aoi 
besoins  du  moment  et  si  bien  accueillies  par  les  chevaUers, 
qu'ils  ne  consentirent  dans  la  suite  à  promettre  obéissance  am 

(1)  Ann.  m^,  Séries  prœfect.  Calatr.^  t.  3  ad  flnem. 


—  351  — 

rois  d'Espagne  qu'à  condition  qu'ils  s'engageraient  par  serment 
à  respecter  et  à  maintenir  intacts  les  règlements  de  Tabbé  Guil- 
laume ,  qui  devinrent  le  code  unique  de  toutes  les  milices  cis- 
terciennes jusqu'à  leur  extinction  (1). 

L'abbé  de  Morimond,  avant  de  quitter  l'Espagne,  avait  pris 
des  mesures  pour  que  les  cendres  de  saint  Raymond ,  le  pre- 
mier fondateur  de  l'ordre ,  fussent  transportées  de  la  place  de 
Cirvelos  au  monastère  de  Mont-de-<Sion,  près  de  Tolède,  siège 
principal  de  la  réforme  de  Martin  de  Vargas.  Cette  cérémonie 
se  fit  au  milieu  d'un  inunense  concours  de' peuple  accouru  de 
toutes  les  parties  de  la  Péninsule. 

L'abbé  Guillaume  mourut  l'an  1472,  après  avoir  gouverné 
l'abbaye  pendant  six  ans  ;  il  eut  pour  successeur  Antoine  de 
Boisredon,  prieur  de  Serqueux,  allié  aux  familles  de  Choiseul 
et  de  BeauEremont,  un  des  hommes  les  plus  distingués  de  son 
siècle  par  sa  haute  probité  et  ses  talents  administratifs.  Louis 
XI  l'ayant  nommé  son  conseiller  ordinaire ,  l'employa  dans 
plusieurs  négociations  importantes  près  des  plus  grands  prin- 
ces de  l'Europe,  et  n'eut  qu'à  se  louer  de  sa  prudence  et  de  sa 
rare  capacité  (2). 

René  II ,  duc  de  Lorraine ,  étant  en  guerre  avec  le  duc  de 
Bourgogne ,  ne  cessait  de  recourir  à  ses  conseils  et  à  son  dé* 
vouement;  mais,  après  la  défaite  de  Charles-le-Téméraire  sous 
les  murs  de  Nancy,  la  contrée  étant  pacifiée,  notre  abbé  voulut 
profiter  de  ces  courts  instants  de  repos  pour  visiter  les  ordres 
militaires.  Il  arriva  à  Calatrava  au  moment  où  toute  l'Espagne 
était  en  mouvement  et  allait  se  mettre  en  marche  pour  forcer 
l'islamisme  dans  ses  derniers  retranchements. 


(1)  Arm,  cist.f  Séries  abhai,  Marim.^  t.  I  ad  floem. 

(i)  Ang.  Manriq.,  Arm,  cist,  ser.  abbat.  Morim.,  t.  1  ;  —  Gali,  christ. ,  t.  4, 
Séries  abbat  Morim.  diaeces.  Lingon.  :  Ejus  opéra  in  muitis  usus  est  Ludovi- 
eus  X/,  rex  Francorum  ;  p.  811 . 


—  352  — 

■ 

L'heure  fixée  parla  Providence  devait  bientôt  sonner  :  Chris- 
tophe Colomb,  del)out  sur  les  côtes  de  Gênes,  sombre  et  silao- 
cieux  en  face  de  la  mer,  rêvait  Tautre  hémisphère.  Traité  de 
visionnaire  par  ses  concitoyens ,  ce  fou  sublime  s*était  rendu 
en  Espagne,  la  terre  classique  de  la  chevalerie  et  des  aventa- 
res  ;  mais  pour  que  FEspagne  puisse  se  mettre  à  la  quête  d'an 
nouveau  monde,  il  faut  que  le  joug  maure  soit  brisé  et  qu'un 
seul  étendard ,  celui  de  la  croix,  se  dresse  sous  le  beau  ciel  de 
Tantique  Ibérie,  de  Gibraltar  aux  Pyrénées. 

Isabelle  avait  succédé  au  roi  Henri ,  son  frère ,  sur  le  trône 
de  Castille ,  et  épousé  Ferdinand  d'Aragon ,  roi  de  Sicile.  Ce 
mariage,  en  réunissant  les  Etats  de  Castille  à  ceux  d'Aragon, 
donna  naissance  à  un  nouveau  royaume  d'une  puissance  co- 
lossale ;  mais  ce  mémorable  événement,  qui  portait  dans  son 
sein  tout  Tavenir  de  l'Espagne ,  et  nous  dirions  presque  les 
destinées  du  monde  entier,  avait  amené  de  graves  complica- 
tions qui  n'avaient  pas  permis  aux  princes  castillans  de  conti- 
nuer les  conquêtes  de  leurs  aïeux.  Après  quelques  années,  ces 
obstacles  n'existant  plus,  ils  n'attendirent  qu'une  occasion  fa- 
vorable de  recommencer  les  hostilités  ;  elle  leur  fut  fournie 
par  le  roi  de  Grenade  lui-même,  qui ,  au  mépris  des  traités  et 
de  la  foi  j  urée,  s'empara  de  la  forteresse  de  Zahara  et  en  mas- 
sacra les  défenseurs. 

Isabelle  et  Ferdinand  mandèrent  aussitôt  à  tous  les  adelan- 
tados  et  alcaydes  des  frontières  de  veiller  à  la  défense  de  leur 
pays  et  de  se  tenir  prêts  à  entrer  en  campagne.  La  ville  mau- 
resque d'Alhama  ne  put  tenir  devant  les  intrépides  escalado- 
rès  du  marquis  de  Cadix. 

Ferdinand  assembla  un  conseil  de  guerre ,  et  on  y  délibéra 
sur  ce  que  l'on  ferait  de  cette  place  ;  la  majorité  des  membres 
furent  d'avis  d'en  raser  les  fortifications  ;  mais  les  chevaliers  de 
Calatrava,  la  considérant  conune  un  point  d'appui  que  le  ciel 


—  353  — 

avait  accordé  aux  chrétiens  au  centre  du  territoire  ennemi, 
pour  étendre  de  là  leurs  conquêtes,  se  chargèrent  de  la  défen- 
dre à  leurs  risques  et  périls. 

Il  fut  décidé  en  même  temps  qu*on  mettrait  le  siège  devant 
Loxa,  place  très-forte,  voisine  d^Alhama.  Les  troupes  de  Cas- 
tille,  s'étant  avancées  trop  imprudemment,  se  \îrent  bientôt 
enveloppées  ;  le  combat  dura  une  heure.  Parmi  les  braves 
chevaliers  qui  succombèrent  sur  les  monceaux  d^ennemis  qu^ils 
avaient  abattus ,  se  trouva  le  grand-maître  Rodrigue  Gyron, 
percé  de  deux  flèches  dans  la  région  du  cœur  (1).  Il  fut  re- 
gretté de  ses  souverains  et  des  chefs  de  Tarmée  comme  un 
fidèle  compagnon  d*armes ,  tandis  que  le  comte  d*Urena  le 
pleurait  avec  la  tendre  affection  d'un  frère.  Lopez  de  Padilla 
loi  succéda.  Ce  dernier  unissait  aux  vertus  qui  font  les  saints 
religieux  les  brillantes  qualités  qui  distinguent  les  grands  capi- 
taines. Par  sa  modestie,  sa  douceur,  c'était  un  agneau  dans 
le  cloître  ;  par  son  courage  et  son  audacieuse  intrépidité , 
cet  agneau  devenait  un  lion  sur  les  champs  de  bataille.  On 
le  voyait  à  cheval ,  Tépée  à  la  main ,  le  casque  en  tête ,  tra- 
verser les  rangs  des  chevaliers  ;  puis ,  un  instant  après , 
renfermé  dans  sa  cellule,  il  jeûnait  et  priait  comme  le  plus 
fervent  des  anachorètes.  Depuis  longtemps  la  cuirasse  ne 
s'était  alliée  aussi  heureusement  au  scapulaire  sur  la  même 
poitrine. 

Sa  première  pensée  fut  d'écrire  à  l'abbé  de  Morimond  pour 
le  prier  de  confirmer  sa  nomination,  le  conjurant  surtout,  lui 
et  ses  religieux,  d'attirer  les  bénédictions  du  ciel  sur  la  milice 
dans  cette  terrible  guerre  (2) . 

L'armée  catholique  se  composait  non-seulement  d'Ëspa- 


(1)  Séries  prœf,  Calatr.f  Ann.  cist,^  t.  3. 

(S)  Séries  abbat.  Morim.  ;   Recueils  de    M.  Tabbé  Mathieu  (  Evôcbé  de 

Langr^)* 

93 


—  354  — 

gnols,  mais  de  soldats  venus  de  tous  les  points  de  la  chrétienté. 
On  pouvait ,  dit  un  historien  ,  entendre  tout  à  la  fois  et  la 
joyeuse  chanson  du  Français ,  qui  se  croyait  encore  sur  les 
bords  de  la  Loire  et  de  la  Garonne ,  et  les  sons  gutturaux  de 
rAllemandy  entonnant  un  air  martial ,  et  la  sauvage  romance 
du  Castillan,  célébrant  les  exploits  du  Gid,  et  la  mélancolique 
ballade  de  l'Anglais.  Ces  guerriers,  d'origine,  de  mœurs  et  de 
langues  si  diverses,  manquaient  souvent  d'ensemble  dans  leurs 
opérations,  ayant  plus  d'élan  et  de  fougue  que  de  vrai  courage. 
Les  chevaliers  cisterciens,  au  contraire,  calmes  et  dignes, 
étaient  assis  comme  des  tours  sur  leurs  coursiers  vigoureux. 
Toujours  sous  les  armes ,  ils  observaient  mieux  la  discipline  ; 
aussi  étaient-ils  plus  forts  et  plus  redoutables  dans  les  com- 
bats. 

L'islamisme  avait  perdu  successivement  ses  places  les  plus 
importantes  et  ses  plus  habiles  défenseurs;  cependant  une 
grande  ville  tenait  encore  au  commencement  de  1 492 ,  appa- 
raissant seule  debout,  semblable  à  une  colonne  au  milieu  des 
débris  d'une  ville  ruinée  ;  c'était  Grenade ,  la  dernière  capi- 
tale du  califat  d'Occident,  le  paradis  des  Maures,  avec  son  air 
si  pur,  ses  cinquante  fontaines  sans  cesse  jaillissantes,  son 
féerique  Alhambra,  ses  soixante  mille  maisons ,  ses  murs  de 
quatre  lieues  de  circuit ,  flanqués  de  mille  trente  tours  avec 
leurs  créneaux ,  ses  dômes  dorés  ,  ses  jardins  plantés  d'oran- 
gers, de  citronniers  et  de  grenadiers  ,  qui  lui  donnaient  l'as- 
pect d'un  bocage  enchanté.  Celte  magnifique  cité  capitula  en- 
fin ,  après  huit  mois  de  siège ,  et  ouvrit  ses  portes  aux  vain- 
queurs. Les  chevaliers  de  Calatrava  se  comptèrent  alors;  pins 
de  la  moitié  d'entre  eux  avaient  péri.  Le  grand-maitre  était 
mort  de  ses  blessures  ;  mais  la  cause  chrétienne  avait  triom- 
phé ;  ils  en  bénirent  la  Providence  et  entonnèrent  une  hymne 
d'action  de  grâces  pendant  que  leur  bannière  flottait  au  haut 


—  3S5  — 

des  minarets,  à  la  place  du  croissant,  à  côté  des  drapeaux  d'A- 
ragon et  de  Castille  (1). 


CHAPITRE  XXXII. 


Les  ordres  militaires  d'Espagne  sont  absorbés  par  la  puissance  royale  ;  la  Jari- 
diction  de  Morimond  est  maintenue  ;  correspondance  de  Gbarles-Quint  avec 
rabbé  Edme. 


Le  voyageur ,  arrivé  au  sommet  de  la  montagne ,  s'assied 
et  se  retourne  un  instant  pour  contempler  la  plaine  qu'il  vient 
de  franchir  et  admirer  encore  une  fois  les  champs  couverts  de 
moissons ,  les  prairies  émaillées  de  fleurs ,  les  bosquets  ver- 
doyants f  les  ruisseaux  sinueux ,  les  villages  et  les  coteaux  ;  de 
même  y  arrivé  au  point  culminant  de  notre  histoire ,  avant  de 
toucher  à  cette  époque  désastreuse  où  le  monde  monastique 
que  nous  venons  de  traverser  doit  perdre  son  antique  splen- 
deur et  s'écrouler  presque  entièrement  au  milieu  des  boulever- 
sements des  révolutions  civiles  et  des  ravages  de  l'hérésie,  je- 
tons  sur  lui  im  dernier  regard,  disons-lui  un  dernier  adieu  (2) . 

Le  diocèse  de  Langres  s'étendait  alors  des  rives  du  Serein 
et  de  l'Armançon  à  celles  de  la  Meuse,  de  Saint^Jean-de-Lône 
à  Bar-sur-Âube,  de  Champlitte  à  Chablis,  occupant  ainsi  tout 
le  nord-est  delà  Bourgogne  et  le  midi  de  la  Champagne.  Sur 
ce  vaste  espace,  plus  de  trois  cents  instituts  reUgieux,  abbayes^ 

(1)  Mariana,  Hist,  Hisp,^  1. 25,  ce.  16  et  17. 

(S)  D.  Gaultberot,  Anast.de  Langres^  p.  132;  —  Gail,  Christ.,  t.  4,  p.  508. 


—  356  — 

prieurés,  chapitres,  collégiales ,  commanderies ,  etc.,  rayon- 
naient autour  de  Téglise  de  Saint-Mammès ,  et  lui  formaient 
comme  un  vêtement  de  gloire  d'une  admirable  variété. 

L'église  de  Saint-Etienne,  bâtie  dès  l'année  343,  était  deve- 
nue le  noyau  de  la  ville  de  Dijon ,  qui  avait  groupé  autour 
d'elle  ses  maisons  et  ses  édifices.  Là ,  pendant  six  ou  sept  siè- 
cles ,  avaient  été  concentrés  tous  les  éléments  de  la  vie  reli- 
gieuse et  civile  de  la  province  :  c'était  en  même  ten^  un  pa- 
lais de  justice  et  une  maladrerie,  un  hôtel  des  monnaies  et  une 
celle  d'ermites,  le  temple  et  le  forum  de  la  cité  (1).  Les  grands 
établissements  cénobitiques  que  nous  avons  signalés  au  com- 
mencement :  Moutiers-Saint-Jean  (2),  Saint-Seine,  Bèze  (3), 
Pothières,  Molesme  (4),  Saint-Michel  de  Tonnerre,  avaient 
grandi,  s'étaient  dilatés  au  loin  et  n'avaient  cessé  d'être  simul- 
tanément des  cloîtres  et  des  écoles ,  des  hôpitaux  et  des  asiles 
sacrés,  des  maisons  de  prière  et  des  centres  agricoles  et  manu- 
facturiers. 

Le  monastère  de  Saint-Bénigne  a  atteint ,  sous  les  abbés 
Guillaume  et  Jarenton,  l'apogée  de  sa  grandeur.  Après  avoir 
donné  à  l'Eglise  les  plus  saints  religieux,  jeté  plus  de  soixante- 
seize  colonies  de  la  Côte-d'Or  aux  Vosges,  du  Doubs  à  la  Seine 
et  à  la  Loire  ;  lutté  pendant  six  siècles  contre  plus  de  vingt  fa- 
mines et  autant  de  pestes  ;  échangé  pour  du  pain  ses  livres,  ses 
reliquaires,  ses  croix  et  ses  vases  sacrés  ;  vu  ses  abbés ,  avec  le 
titre  de  chorévêques,  partager  l'autorité  épiscopale  des  prélats 
langrois  et  marcher  de  pair  avec  les  ducs  ;  cette  maison  avait 
enfin  couronné  toutes  ses  œuvres  de  foi,  de  science  et  de  cha- 


(1)  Fyol,  Hist.  de  l'abbaye  de  Saint-Etienne  ^  in-fol.,  pp.  23  et  248. 

(2)  Reornaùs,  seu  Hist.  Monast,  S.  Joann.  Reom.y  1637,  in-4o. 

(3)  Chivnic.  Besuense^  Spiciieg.  d'Achery ,  l.  2,  pp.  401  et  463. 

(4)  Nous  n'avons  trouvé  nulle  part  des  détails  aussi  intéressants  sur  ces  ab- 
bayes que  dans  le  tome  l»»"  de  VHist.  ecclés.  et  civile  du  diocèse  de  ïjmgrei. 
par  Manjfin.  —  Voyez  sur  Molesme  ,  Anmil.  cist.,  t.  1,  pp.  1  et  16. 


—  357  — 

rite  parla  construction  de  son  église,  vers  Tan  1288  :  tombeau 
magnifique  de  Tapôtre  de  la  Bourgogne ,  dont  les  colonnes 
élancées  et  la  flèche  aérienne  semblent  vouloir  porter  jusqu'aux 
cieux  le  sang  du  saint  martyr,  et  renvoyer  à  Dieu  la  gloire  de 
son  apostolat  (1). 

Plus  de  trois  cents  prieurés-cures  relevaient  de  ces  diverses 
abbayes,  et  les  abbés  avaient  souvent  le  droit  de  les  visiter,  d'en 
noHuner  les  prieurs,  de  les  révoquer,  d'y  officier  avec  tous  les 
insignes  pontificaux,  de  bénir  le  peuple  et  même  d'accorder 
quarante  jours  d'indulgence.  Rien  ne  les  faisait  souvenir  de 
leur  dépendance  que  l'obligation  où  ils  étaient  de  se  rendre 
chaque  année  à  la  fête  de  Saint-Mammès  pour  prêter  serment 
d'obéissance  entre  les  mains  de  l'évéque;  et,  lorsque  ce  der- 
nier paraissait  dans  sa  cathédrale  au  milieu  de  ses  cent  cha- 
noines et  de  son  clergé,  environné  de  tous  ces  princes  du  cloî- 
tre en  chape ,  avec  la  crosse  et  la  mitre ,  on  devait  se  croire 
dans  une  de  ces  vieilles  basiliques  d'orient ,  au  temps  des  Ba- 
sile et  des  Grégoire. 

Toutes  ces  maisons  ne  cessèrent  d'être  unies  à  Morimond 
par  les  liens  d'une  confraternité  spirituelle ,  mais  spécialement 
Molesme  et  Saint-Bénigne ,  dont  les  religieux  desservaient  un 
grand  nombre  de  cures  dans  le  Bassigny,  sur  les  frontières  de 
la  Lorraine  et  de  la  Franche-Comté  (2) . 

Parmi  les  couvents  de  la  réforme  de  Citeaux ,  on  distinguait 
celui  de  Clairvaux,  qui  comptait  huit  cents  monastères  des 
deux  sexes  de  sa  filiation  ;  Morimond  n'en  avait  que  sept  cents. 


(1)  Voir  le  Recueil  des  Chartes^  Fondations^  etc.,  de  V  Abbaye  de  Saint-Bénigne 
(Bibliothèque  de  Dijon)  in-tolio  ;  —  Spicileg.y  d*Achéry,  t.  2,  p.  357. 

(2)  Les  religieux  de  Molesme  étaient  à  Varennes,  Choiseul,  Pouilly,  etc. 
Ceux  de  Saint-Bénigne  à  Saint-Blin  {Sanctus  Benignus),  Damblain,  (  Domnus 
Benignus) ,  Montigny-le-Roi ,  Serqiieux,  Enfonvelle,  Bourbonne,  Nogent,  Clé- 

niAnt.  ptT- 


—  358  — 

avec  un  nombre  considérable  de  bénéfices  (1)  et  les  princîpaui 
ordres  militaires  d^Espagne.  Fontenay,  La  Chreste,  Auberive, 
Longuay,  Bcaulieu,  Quincy,  Vaux -la-Douce,  Mores»  de  ce 
diocèse,  faisaient  partie  de  ce  vaste  empire.  Il  faut  y  ajouter 
huit  ou  dix  abbayes  de  femmes  qui  se  rattachaient  à  la  maison 
de  Tart,  près  de  Dijon,  avec  toutes  celles  de  la  France  du 
même  ordre. 

Nous  n*ayions  que  deux  Chartreuses  :  celles  de  Dij(m  et  de 
Lugny  (2).  Les  dominicains  avaient  été  installés  de  boDoe 
heure  dans  nos  principales  villes  (3).  Les  franciscains  étaîeirt 
en  vingt  endroits  divers  et  se  partageaient  les  modestes  cam- 
pagnes poiu*  les  évangéliser.  Au  temps  de  la  fauchaison  et  de 
la  moisson ,  on  les  voyait  venir  de  loin  avec  leurs  frocs  de 
grosse  laine  rousse,  leur  longue  barbe,  roulant  sous  leun 
doigts  les  grains  de  leurs  chapelets.  Ils  s'arrêtaient  près  des 
faucheurs  et  des  enjaveleurs,  comme  de  saintes  apparitions, 
demandant  humblement  l'aumône  d'une  poignée  de  foin  ou  de 
blé,  promettant  en  retour  une  prière,  une  pieuse  image. S^ib 
essuyaient  un  refus ,  ils  se  retiraient  en  faisant  une  profonde 
révérence  et  secouant  la  poussière  de  leurs  sandales  :  c'était 
toute  leur  vengeance.  Les  moines  de  Morimond  les  appelèrent 
à  Damblain  et  à  Bourbonne,  et  même  leur  confièrent  plus  tard 
la  desserte  de  leurs  granges. 

Les  carmes  de  Langres,  avec  leurs  longs  manteaux,  venaient 
aussi  vers  la  fin  de  Tautonme  distribuer  des  reliques,  des  mé- 
dailles et  des  scapulaires  aux  villageois.  On  leur  ofiQrait  en  re- 

(1)  Quelques  auteurs  portent  le  nombre  de  ces  bénéfices  à  700  environ.  — 
Mangin,  Hist,  ecclés.  et  civ.  du  diocèse  de  Langi^s,  t.  î,  p.  162. 

(«)  Lugny,  fondé  par  Hugues  II  (1177),  entre  Menèble  et  Leuglay  (Côte-d'Or). 
M.  Théod.  PistoUet  de  St-Fergeux,  Pun  des  plus  savants  antiquaires  de  U 
Haute-Marne,  a  une  histoire  manuscrite  de  cette  abbaye. — Ant,deLdmg.j^.  Ml 
(Luquet). 

(3)  Les  dominicains  sont  établis  à  Langres  par  Tévèque  Hugues  de  Mont- 
réal, vers  l'an  1232. 


—  359  - 

tour  un  peu  de  froment ,  d'orge  ou  de  seigle ,  pour  eux  et  pour 
les  mendiants  qu^ils  nourrissaient  :  c'étaient  bien  souvent  des 
fils  de  grands  seigneurs,  des  savants ,  des  officiers  d'armées 
qui  s'étaient  faits  volontairement  pauvres  pour  réhabiliter  les 
pauvres  et  leur  apprendre  leur  éminente  dignité  dans  F  Eglise 
de  Dieu,  selon  l'expression  de  Bossuet  (1). 

Au  commencement  de  TAvent,  les  ermites  et  les  frères 
garde-chapelles  descendaient  de  leurs  montagnes  et  parcou- 
raient les  hameaux,  redisant  dans  leurs  chants  ou  sur  le  haut- 
bois champêtre  les  cantiques  populaires  de  la  fête  de  Noël. 

Tous  les  ordres  monastiques  que  l'Eglise  avait  institués  dans 
sa  sagesse  et  son  amour  semblaient  s'être  donné  rendez-vous 
sur  cette  terre  bénie  ;  elle  avait  même  été  le  berceau  de  plu- 
sieurs d'entre  eux.  Le  Val-des-Ghoux ,  dans  le  Ghatillonnais , 
avait  fondé  trente  prieurés ,  dont  quatre  étaient  du  diocèse  : 
ceux  de  Dijon,  de  la  Génevroie,  de  Magny-sur-Tille  et  de  Vau- 
clair.  Le  Val-des-Ëcoliers ,  ainsi  appelé  des  écoliers  de  Paris 
qui  s'y  retirèrent  en  1 201  y  délicieuse  solitude  dans  la  vallée 
delà  Marne,  près  de  Ghaumont,  avait  vingt-deux  prieurés 
dans  sa  dépendance  ;  les  plus  voisins  de  nous  étaient  :  Bonvaux- 
sous-Talant  et  Sainte-Marie  de  Pontailler.  Une  union  très-in- 
time ,  sous  le  nom  de  société  spirituelle ,  existait  entre  les  ab- 
bés et  les  religieux  du  Val-des-Ecoliers  et  de  Morimond.  Lors- 
que l'un  d'eux  venait  à  mourir,  on  lui  faisait  un  service  funè- 
bre dans  Tune  ou  l'autre  église;  si  un  moine  de  l'un  des  deux 
monastères  se  présentait  dans  l'autre ,  on  lui  offrait  gracieuse- 
ment l'hospitalité  avec  le  rafraîchissement  de  la  charité  ;  au 
jour  du  malheur,  on  devait  se  secourir  réciproquement  (2). 

Des  cénobites,  aux  costumes  aussi  variés  que  leurs  obser- 

(1)  Us  sont  à  Ligny  en  1510 ,  à  Saint-Gilles  en  1644,  à  Langres  en  1688. 

(2)  Voir  rhistoire  de  la  fondation  du  Val-des-Ecoliers,  diaprés  une  vieille 
chronique  manuscrite,  dans  VAnnuav^  de  la  Haute-Marne^  1838,  p.  103. 


—  360  — 

vances ,  se  croisent  en  tous  sens  sur  le  sol  langrois ,  répondant 
partout  ou  à  un  besoin  de  Tépoque  ou  à  une  des  innombrables 
misères  de  Thumanité.  Les  prémontrés  sont  à  Sept-Fontàines, 
les  mathurins  à  Bar-sur-Seine  »  les  augustins  à  Champlilte,  les 
minimes  à  Bracancourt.  Seize  corporations  de  chanoines  chan- 
tent tour-à-tour  les  louanges  de  Dieu  au  chœur,  et  étudient  les 
saintes  lettres  dans  le  silence  du  cloître  (1).  Encore  quelques 
années,  et  les  jésuites  avec  les  oratoriens  viendront  grossir 
les  rangs  de  cette  armée  monastique. 

Les  ordres  militaires  sont  à  leurs  postes,  à  Tentour  du  camp 
d'Israël  :  aux  templiers  avaient  succédé  les  chevaliers  de  Malte 
et  de  Saint-Jean  de  Jérusalem  dans  les  commanderies  de  La 
Marnotte,  d'Esnouveaux,  du  Corgebin,  de  la  Madeleine  de 
Dijon  ;  ceux  de  Rhodes  occupent  Mormant. 

Outre  les  hôpitaux  des  grandes  villes ,  nous  ayons  compté 
plus  de  cent  maladreries  pour  les  pauvres  infirma  des  campa- 
gnes. Quelques-unes  des  stations  érigées  par  les  empereurs  sur 
les  levées  romaines  pour  abriter  les  légions  prétoriennes  avaient 
été  converties  en  hôtelleries  pour  les  pacifiques  pèlerins  dn 
christianisme  (2).  On  en  bâtit  encore  plusieurs  :  elles  n'étaient 
jamais  à  plus  de  quatre  lieues  Tune  de  Fautre,  parce  que 
rhomme ,  après  avoir  parcouru  cet  espace ,  éprouve  ordinaire- 
ment le  besoin  de  se  reposer  pour  réparer  ses  forces.  Soit  que 
l'étranger  entrât  dans  le  diocèse  de  Langres  par  le  raidi,  soit 
qu'il  y  arrivât  par  le  nord,  il  pouvait  aller  tranquillement 
d'une  extrémité  à  l'autre ,  de  gîte  en  gîte ,  à  l'enseigne  du 
Christ  et  de  la  Providence  (3). 

(1)  A  Dijon  :  La  Ste-Chapclle,  que  le  duc  Hugues  III  appelait  la.  capitale  de 
son  fhiché,  une  tour  de  salut  et  de  sûreté:  la  Chapelle-au-Riche;  les  collégiales 
de  Saulx-le-Duc,  de  Fauvernay,  d'Epoisses,  deMonIbard,  de  Grancey.df 
Mussy,  de  Larrey,  de  Bar-sur-Aube,  de  Chaumonl,  de  Tonnerre,  de  Ba^ 
sur-Seine,  de  Châtillon,  de  Châteauvillain. 

(2)  P.  Jacobus  Vignerius,  Chronic,  Ling.,  p.  111  (bibl.  divion.)  ;  1665,  in-18. 

(3)  Ce  service  de  charité  ne  fut  complètement  organisé  qu'à  la  fin  du  18«  siècle. 


—  361  — 

Ainsi ,  supposons  qu'il  ait  passé  la  nuit  à  Brocbon ,  près  de 
Nuits,  à  rhôtel  de  Charlemagne  ;  il  en  sortira  le  matin,  après 
avoir  déjeuné,  et  pourra  facilement  se  rendre  à  midi  pour  dî- 
ner à  Tasile  de  Tordre  de  Saint-Antoine,  que  les  seigneurs  du 
Val-Saint-Julien  lui  ont  préparé  à  Norges-la-Ville.  De  là  il 
ira,  s'il  est  trop  fatigué ,  coucher  à  la  Maison-Dieu  de  Tréchâ- 
teau,  desservie  par  trois  frères  convers  et  sept  sœurs  hospita- 
lières; Ou,  si  ses  forces  le  permettent,  à  Thospice  de  Sacque- 
nay  ;  puis  il  gagnera  successivement  Montsaugeon  ou  Grosse- 
Sauve,  Saint-Oilles  ou  La  Marnotte,  Bonuecourt  ou  Belfays 
etMorimond  (1).  Le  voilà  en  Lorraine,  ou  la  religion  lui  a 
ménagé  d'autres  étapes  jusqu'au  Rhin.  Il  eût  été  aussi  facile  et 
aussi  sûr  pour  notre  pèlerin  de  traverser  le  diocèse  dans  un 
autre  sens,  de  Tonnerre  à  Saint- Jean-de-Losne. 

Lève-toi,  ô  église  de  Langres!  lève-toi  avec  ta  force  anti- 
que ,  dans  la  splendeur  de  ta  parure ,  comme  une  épouse ,  une 
reine  ornée  de  toutes  ses  pierreries ,  de  tous  ses  diamants 
{quari  sponsam  omatam  monilibus  suis)  !  Vois  avec  bonheur 
tous  ces  enfants  sortis  de  ton  sein  ou  qui  te  sont  venus  de  loin  ! 
Par  eux  tu  as  adouci  les  mœurs  farouches  des  barbares,  tu  as 
vaincu  le  despotisme  anarchique  de  la  féodalité  ;  par  eux  tu 
as  lutté  contre  tous  les  fléaux  de  la  guerre ,  de  la  peste  et  de  la 
famine  ;  par  eux  tu  as  chassé  Tignorance  et  tu  as  fait  de  notre 
patrie  TAttique  delà  France;  par  eux  tu  as  mérité  un  honneur 
sans  égal  dans  le  monde ,  l'honneur  d'avoir  été  la  mère  de 
saint  Bernard  et  de  Bossuet  ! 

Parmi  ceux  qui  firent  les  plus  larges  brèches  à  cette  magni- 
fique organisation  monastique ,  il  faut  placer  en  première  ligne 
les  rois  d'Espagne ,  qui ,  après  la  prise  de  Grenade ,  s'efforcè- 
rent d'isoler  la  chevalerie  cistercienne  de  Morimond ,  c'est-à- 

(1)  Nous  avons  suivi  la  Carte  de  Bourg,  par  De  L'Isle,  1709,  et  Touvrage 
de  Denys  Gaultherot,  lengres  chrestiermCf  1649,  in-4o. 


—  362  — 

dire  de  la  source  de  sa  vie.  A  la  mort  du  dernier  grand-maitre, 
comme  les  chevaliers  se  disposaient  à  lui  donner  un  succes- 
seur, les  princes  de  Castille  leur  firent  signifier  une  bulle  d'In- 
nocent VIII ,  par  laquelle  le  souverain-pontife  réunissait  la 
grande-maltrise  de  Calatrava  à  la  couronne  d'Espagne ,  et  en 
conférait  Tadministration  à  Ferdinand  d* Aragon.  Quds  que 
fussent  le  rang  et  la  dignité  du  nouvel  administrateur,  il  crut 
cependant  devoir  notifier  sa  nomination  à  l'abbé  de  Morimoud. 
C'était  alors  Jacques  de  Livron,  ou  plutôt  Jean  de  Vivien,  qui 
eut  bientôt  pour  successeur  Jacques  de  Pontailler,  ancien  pro- 
viseur du  collège  des  bernardins ,  auquel  le  pape  Jules  H  donni 
une  juridiction  immédiate  sur  les  ordres  d'Alcantara,  d'Avis, 
de  Montesa  et  de  Christ,  par  une  bulle  datée  de  Saint^Piem 
de  Rome  la  première  année  de  son  pontificat  (1).  Ayant  été 
transféré  sur  le  siège  abbatial  de  Qteaux ,  il  fut  remplacé  par 
Remy  de  Brazey. 

Pendant  ce  temps-là ,  le  roi  de  Castille  et  d'Aragon,  adim- 
nistrateur  de  Calatrava ,  était  mort  ;  la  milice  fut  forcée  dV- 
cepter  pour  chef  et  président  son  petit-fils  Charles,  issu  de 
Philippe,  archiduc  d'Autriche ,  et  de  Jeanne  de  Castille,  jeune 
prince  âgé  d'environ  seize  ans ,  destiné  au  trône  d'Espagne, 
sur  lequel  il  monta  cette  année  même.  Léon  X  ayant  confirmé 
cette  mesure  par  une  bulle  spéciale ,  Charles  se  rendit  à  Bur- 
gosoù  étaient  rassemblés  tous  les  chevaUers;  là,  en  leur  pré- 
sence, la  main  droite  sur  l'Evangile,  il  jura  qu'il  observerait 
inviolablement  les  règlements  de  l'abbé  Guillaume  IL  Le  se- 
crétaire prit  acte  de  son  serment ,  et  aussitôt  il  fut  reconnu  el 
proclamé  administrateur  de  Calatrava  (2). 

Ce  titre  lui  donnait  pleins  pouvoirs,  et  il  était  d'ailleurs  em- 
pereur et  roi;  cependant  la  juridiction  de  Citeaux  était  si  an- 

(1)  Séries  nbbat.  Morim.^  Ann.  cîst.,  t.  1  ;  —  Gail.  christ. ,  t.  4,  p.  1008. 

(2)  Anfu  cist.,  t.  3,  Séries  prœfect.  Calatr.,  ad  ûuem. 


—  363  — 

cienne  et  si  incontestable ,  qu'il  ne  crut  pas  pouvoir  s'y  sous- 
traire ,  et  Tabbé  de  Morimond  fut  peut-être  le  seul  homme  au 
monde  devant  lequel  s'inclina  généreusemait  ce  front  chargé 
de  tant  de  diadèmes. 

Remy  de  Brazey,  après  avoir  parcouru  presque  touie  TEu- 
rope  pour  les  affaires  de  son  ordre  »  avait  mérité  de  passer  à 
une  meilleure  vie ,  en  1517  (1).  A  peine  eut-il  rendu  le  dernier 
soupû:^  que  la  communauté,  à  cause  des  guerres  et  des  brigan- 
dages dont  le  Bassigny  était  le  théâtre  (2),  se  vit  contrainte  de 
se  retirer  au  PetitrOteaux ,  à  Dijon  ;  là  on  procéda  à  l'élection. 
Edmond  Omot  de  Pichange,  abbé  du  Miroir»  réunit  tous  les 
suffrages.  Le  plus  rare  mérite  personnel  s'alliait  en  lui  à  Téclat 
de  la  naissance  la  plus  distinguée.  Gharles^}uint,  qui  le  con- 
nut,  lui  donna  sa  confiance  et  son  estime,  et  à  dater  de  ce  mo» 
ment  va  commencer  entre  le  grand  empereur  et  le  pauvre 
frère  Edme  une  correspondance  suivie ,  qui  forme  la  partie  la 

plus  curieuse  et  peutrétre  la  plus  glorieuse  de  l'histoire  de 
Morimond. 

Dans  le  chapitre  qui  avait  été  tenu  à  Cordoue  en  151 1  »  sous 
le  roi  Ferdinand ,  les  chevaliers  et  les  commandeurs  ayant  re- 
présenté qu'ils  étaient  chaînés  de  trop  longues  prières ,  con- 
trairement aux  anciens  statuts,  on  avait  agité  la  question  de  la 
réforme  de  l'office  quotidien ,  et  il  avait  été  décidé  que  l'on  con- 
sulterait préalablement  l'abbé  de  Morimond ,  maître  spirituel 
de  toute  la  milice.  Diverses  circonstances  avaient  empêché 
qu'on  ne  donnât  suite  à  ce  projet,  qui  fut  repris  plus  tard. 

Charles-Quint  fit  partir  un  courrier  pour  Morimond,  porteur 
d'une  lettre  dans  laquelle  il  exprimait  ses  intentions  à  ce  sujet. 
«  Feu  le  roi  catholique ,  notre  aieul,  disait-il,  de  concert  avec 

(1)  Ordinis  reformator  generalis  peragravit  unWersam  Germaniam,  Bohe^ 
miam  et  Poloniam,  anno  1504. 
(i)  Migneret,  Pré:ù  de  f  histoire  de  Langres ,  p.  174. 


—  364  — 

«  les  autres  membres  capitulaires ,  avait  résola  d*enToyer 
ce  quelqu*mi  de  sa  cour  à  votre  dévote  persomie,  comme  à  U 
«  source  et  à  l^origine  de  riostitut,  pour  la  consulter  en  ces 
«  matières;  mais  les  temps  et  la  vicissitude  des  événements 
«  ne  lui  ayant  pas  permis  de  réaliser  son  désir»  nous  qui  loi 
a  avons  succédé  dans  son  administration  nous  avons  cm  cod- 
«  venable  de  mettre  à  exécution  ce  qui  a  été  alors  décrélé 
«  avec  tant  de  sagesse  ;  c*est  pourquoi  nous  vous  prions  ios- 
«  tamment  de  vouloir  bien ,  à  raison  de  tout  Tintérét  que  voos 
«  devez  porter  à  un  ordre  dont  vous  êtes  le  chef  suprême 
«  (cujus  tu  supremum  capul  existis),  faire  rechercher  dans  les 
«  archives  de  votre  abbaye  Tancien  Formulaire  de  prières» 
«  et  nous  en  transmettre  une  copie  authentique.  Si  par  hasard 
«  vous  ne  pouviez  le  retrouver,  vous  nous  indiqueriez  la  ma- 
«  nière  de  prier  de  vos  frères  convers ,  car  nous  avons  de  pois- 
<(  sants  motifs  de  croire  qu'elle  conviendrait  également  à  nos 
«  chevaliers  »  (1). 

L^abbé  Edme  s^empressa  de  remettre  à  Tenvoyé  de  Charks- 
Quint  les  pièces  qu*il  demandait  :  il  y  ajouta  un  exemplaire 
magnifique  du  livre  des  Us  et  prières  des  frères  convers.  Ces 
derniers,  au  nombre  de  cinquante  seulement,  desservaient 
l'abbaye  et  cultivaient  encore  à  cette  époque  presque  toutes  les 
granges  d'alentour;  mais  depuis  longtemps  les  exploitations 
agricoles  ne  se  faisaient  plus  sur  une  aussi  vaste  échelle.  Les 
religieux  abandonnèrent  le  travail  des  mains  à  la  fin  du  XV' 
siècle;  alors  les  frères  convers,  n'étant  plus  soutenus  par  leur 
exemple,  ni  dirigés  par  leurs  conseils,  ni  retenus  par  leur  sur- 
veillance, désertèrent  de  toutes  parts  ;  il  fallut  confier  à  des  fa- 
milles laïques  toutes  les  propriétés  de  l'abbaye. 

(1)  Archiver  de  la  Haute-Maime.  Il  n'existe  que  des  copies  de  ces  lettres,  l« 
originaux  ayant  <^té  renvoyés  en  Espagne  à  Poccasion  du  procès  dont  nous  pi- 
lerons plus  tard.  —  On  les  retrouve  dans  les  Ann.  de  Citeaux^  t.  8,  p.  195,  et 
Séries  pœfect.  Calatr.^  p.  55  ejusd.  lib.,  t.  3. 


—  365  — 

Nous  sommes  loin  de  blâmer  cette  mesure  en  elle-même  : 
le  monastère  était  devenu  le  centre  de  populations  considéra- 
bles, qui  semblaient  attendre  le  moment  fixé  par  la  Providence 
pour  entrer  en  possession  de  la  terre  que  les  cénobites  leur 
avaient  préparée  ;  mais  on  ne  pouvait  ni  on  ne  devait  sacrifier 
l'élément  agricole  ;  il  fallait ,  ou  restreindre  la  culture  mo- 
nastique aux  granges  voisines,  ou  aller  attaquer  un  désert 
nouveau. 

En  renonçant  à  la  bécbe»  le  moine  cistercien  renonça  à  son 
sceptre  :  il  se  dépouilla  de  ses  plus  austères  habitudes ,  de  sa 
force  antique»  de  sa  majesté  patriarcale.  En  abdiquant  Tagri- 
culture,  il  renia  son  origine  :  le  vieux  Morimond  s'en  alla  avec 
la  charrue  ;  il  n'en  resta  plus  que  Tombre  au  fond  du  vallon. 

Une  grande  corruption  de  mœurs  s'était  introduite  depuis 
le  XIV'  siècle  dans  la  société  ;  la  foi  était  surtout  gravement 
menacée  :  les  vieilles  fondations  des  âges  précédents  ne  suffi- 
sant plus ,  il  fallait  à  la  chrétienté  malade  quelque  remède  nou- 
veau et  souverain,  il  fallait  à  ses  membres  engourdis  une  se- 
cousse violente ,  il  fallait  à  l'Eglise  d'autres  bras  plus  puis- 
sants ;  aussi  saint  Ignace  avait  suivi  de  près  Luther,  et  la  com- 
pagnie de  Jésus,  recueillant  toutes  les  traditions,  résumant 
tous  les  éléments,  toutes  les  missions  des  divers  instituts  céno- 
bitiques  du  catholicisme ,  se  leva  devant  la  Réforme ,  qui  réu- 
nissait de  son  côté  toutes  les  erreurs  éparses  dans  quinze  siècles. 

Pendant  que  notre  abbaye  inclinait  chaque  jour  de  plus  en 
plus  vers  sa  fin ,  Calatrava  et  les  autres  milices  chevaleresques 
qui  s'y  rattachaient  semblaient  entraînées  avec  elle  au  fond  de 
l'abîme.  Les  commanderies ,  qui  autrefois  ne  se  donnaient 
qu'aux  vieux  guerriers  mutilés,  en  récompense  de  leurs  ser- 
yices,  devenaient  la  proie  des  courtisans  et  des  baladins.  L'an 
1525,  un  second  messager  de  Charles-Quint  vint  frapper  à  la 
porte  de  Morimond  ;  l'empereur,  dans  une  lettre  datée  de  To- 


—  366  — 

lède»  priait  Tabbé  de  vouloir  dispenser  quatre  chevaliers  de  sa 
cour  de  faire  le  stage  d'une  année  dans  une  maison  de  Fordre* 
pour  être  habiles  à  posséder  des  commanderies ,  attendu  qa*ib 
ne  pouvaient  être  séparés  de  sa  personne  et  lui  étaient  actod- 
lement  nécessaires.  Nous  ne  savons  quelle  fut  la  r^onse  de 
d(Hn  Edme  ;  mais  cette  demande  fut  suivie  de  deux  autres  1*10- 
née  suivante,  à  Feffet  d^obtenir  la  même  faveur  (1). 

Morimond  n'avait  jamais  cessé  d'exercer»  depuis  plusieun 
siècles ,  lé  droit  de  nommer  au  prieuré  de  Calatrava.  Des  reli- 
gieux tirés  de  son  sein  avaient  été  presque  toujours  chargés 
de  cette  importante  fonction  (2).  Le  dénier,  envoyé  par  Tabbé 
Edme,  s'appelait  Claude  CoUin  ;  mais,  soit  que  son  administn- 
tion  fût  entravée ,  soit  que  son  caractère  ne  pût  se  plier  aux 
mœurs  espagnoles  ou  sa  santé  se  faire  au  climat,  il  donna  sa 
démission.  Charles-Quint,  Tayant  acceptée,  le  renvoya  à  Mo- 
rimond avec  des  lettres  de  reconmiandation  attestant  que 
frère  Collin ,  après  lui  avoir  exposé  les  motifs  très-légitimes 
qu'il  avait  de  se  démettre,  l'avait  prié  de  lui  accorder  la  per- 
mission de  retourner  dans  le  monastère  où  il  avait  fait  profes- 
sion ,  et  qu*il  avait  cru  devoir  la  lui  accorder  ;  qu'ainsi  il  par- 
tait emportant  ses  bonnes  grâces.  «  Nous  aurions  vivement  dé- 
c(  siré ,  ajoutait  le  roi,  lui  donner  pour  compagnon  de  voyage 
«  im  chevalier  de  Calatrava  qui  vous  aurait  en  même  temps 
«  porté  nos  lettres  ;  mais  nous  ne  Tavons  pu  à  cause  de  la 
ce  guerre  que  le  roi  de  France  nous  a  déclarée.  Nous  vous  prions 
«  donc  de  traiter  avec  distinction  le  susdit  prieur,  ensuite  de 
tt  ne  point  nous  en  envoyer  d'autres  avant  d'avoir  reçu  un 
c<  message  de  notre  part.  »  —  Cette  lettre  est  datée  de  Barce- 
lonne,  le  6  juillet  1529. 

(1)  Ces  deux  lettres  ne  se  retrouvent  qu*aux  Archives  de  la  Haute-liame  (an- 
cien chartrier  de  Morimond),  !•"  cartons. 
(a)  Voir  aux  Pièces  justificatives  la  Série  des  prieurs  de  Calatrava. 


—  367  — 

L*abbé  de  Morimond,  entrevoyant  quelque  arrière -pensée 
sous  ces  paroles ,  crut  devoir  se  hâter»  dans  l'intérêt  de  son 
droit ,  comme  aussi  dans  celui  de  la  milice  ;  et ,  prévenant  le 
message  impérial,  il  fit  partir  dom  Pierre  Nivard  (1) ,  l'un  de 
ses  moines,  avec  le  titre  de  prieur.  Cette  mesure  blessa  au  vif 
Tombrageuse  fierté  de  Charles-Quint ,  qui  ne  dissimula  point 
son  mécontentement  ;  et  le  nouveau  prieur  en  fut  la  victime. 
Déconcerté  par  Taccueil  qu'on  lui  fit ,  se  voyant  sans  appui  au 
milieu  d'une  nation  dont  il  ignorait  et  la  langue  et  les  mœurs , 
en  face  d'un  avenir  qui  lui  apparaissait  sombre  et  orageux ,  il 
se  décida  à  revenir  en  France ,  avant  même  d'avoir  pris  pos- 
session de  son  prieuré.  11  était  accompagné  du  commandeur 
de  Valence  »  porteur  d'une  lettre  de  Tempereur  à  l'abbé  de 
Morimond. 

Après  avoir  dit  dans  cette  lettre  quelques  mots  siu*  le  dé- 
part de  frère  Claude  Collin,  Charles-Quint  parlait  de  l'arrivée 
de  frère  Pierre  Nivard  en  qualité  de  prieur,  et  donnait  ensuite 
les  motifs  qui  avaient  nécessité  son  retour,  a  Nous  n'avons 
«  point  agi,  continuait-il,  dans  Tintention  de  porter  préju- 
(c  dice  à  votre  juridiction ,  que  nous  reconnaissons  encore  par 
tt  les  présentes,  mais  dans  l'intérêt  de  l'ordre.  Le  chapitre  gé- 
«  néral ,  réuni  à  cette  heure  à  Madrid ,  nous  a  représenté  dans 
tt  une  supplique  que  la  maison  étant  depuis  longtemps  sans 
«  prieur,  il  importait  grandement  au  bien  de  cette  insigne 
a  milice  qu'il  y  fût  promptement  pourvu.  Nous  vous  deman- 
a  dons  donc  instamment  que ,  usant  de  votre  droit  de  nomina- 
a  tion,  vous  envoyiez  à  Calatrava  un  religieux  de  votre  mo- 
a  nastère ,  d'un  âge  mûr,  recommandable  par  son  instruction 
«  et  la  pureté  de  ses  mœurs  (2) .  L'ordre  vous  députe  frère 


(1)  Appelé  aussi  Nebaiius,  Sebardus. 

(i)  Cette  lettre  est  reproduite  intégralement  au  t.  8  des  Am,  cister,,  p.  195. 


—  368  — 

a  Antoine  Cejudo ,  prieur  de  la  maison  de  Valence ,  qui  vous 
a  informera  de  tout  plus  amplement,  et  accompagnera  le  nou- 
a  veau  prieur.  » 

L*abbé  Edme,  ayant  reçu  ce  message ,  désigna  pour  prieur 
Nicolas  d'Â venue,  qu'il  envoya  en  Espagne.  Ce  religieux  fut 
accueilli  avec  autant  de  politesse  que  de  respect  par  le  roi  et 
les  chevaliers ,  et  remplit  honorablement  tous  les  devoirs  de 
son  ministère  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  en  1552. 

Certes  1  ce  n'était  pas  une  faible  gloire  pour  Morimond , 
qu'un  de  ses  religieux,  durant  la  tenue  des  chapitres  généraux, 
après  avoir  officié  pontificalement,  assisté  de  plus  de  cinquante 
chapelains  y  en  présence  de  l'élite  de  l'armée  et  de  la  plus 
haute  noblesse ,  vint  s*asseoir  avec  la  crosse  et  la  mitre  à  côté 
de  Charles-Quint  ! . . . 


CHAPITRE  XXXIII. 


Réforme  en  Allemagne  ;  GalatraTa  sous  Philippe  II  ;  état  de  Morimond  à  la 

fin  du  XVI«  siècle. 


Les  prétendus  réformateurs,  par  leur  étrange  doctrine, 
avaient  profondément  bouleversé  l'Allemagne  ;  or ,  comme 
l'institut  monastique  est  le  fort  avancé  du  catholicisme,  c'était 
de  ce  côté  qu'ils  avaient  commencé  Tattaque ,  se  précipitant 
sur  tous  les  monastères ,  brisant  les  barrières  des  cloîtres ,  les 
souillant  par  des  turpitudes  inouïes ,  conviant  les  religieux  et 


—  369  — 

les  religieuses  aux  plaisirs  hideux  de  Tadultère  et  de  Tinceste» 
menaçant  de  Texil  et  de  la  mort  ceux  qui  n'auraient  pas  le 
triste  courage  d'imiter  Luther  et  Catherine  Bore. 

Le  Christ  avait  vécu  vierge;  comment,  en  voulant  ramener 
le  christianisme  à  son  esprit  primitif,  pouvait-on  faire  un 
crime  à  des  chrétiens  d*imiter  le  Christ?  On  retrouve  le  lis  de 
la  virginité  épanoui  sur  le  berceau  même  de  la  religion  ;  com- 
ment donc  osait -on  proscrire  cette  vertu  évangélique,  sous 
prétexte  de  faire  revivre  les  temps  antiques?  Les  premiers 
chrétiens  menaient  une  vieconunune  ;  qui  croira  jamais  qu*on 
ait  proscrit  cette  vie  par  mode  de  réforme  chrétienne  ?  Les 
petits  princes  allemands  accusèrent  les  moines  de  ne  plus  pra- 
tiquer la  pauvreté  évangélique ,  et  ils  commencèrent  chari- 
tablement par  s'enrichir  de  leurs  dépouilles  ;  ils  leur  prirent 
tout ,  sauf  la  charge  de  nourrir  les  indigents ,  de  soigner  les 
malades ,  d'abriter  les  voyageurs  et  de  consoler  toutes  les  dou- 
leurs. Le  peuple  leur  prêta  main-forte  au  jour  de  la  spolia- 
tion ;  mais  il  ne  fut  pas  longtemps  sans  s'apercevoir  qu'il  va- 
lait beaucoup  mieux  pour  lui  être  sous  la  crosse  d'un  abbé 
que  sous  le  sabre  d'un  baron.  Plus  de  soixante-dix  maisons 
de  la  filiation  de  Morimond  ^  dans  le  nord-ouest  de  l'Allema- 
gne, furent  détruites  de  fond  en  comble.  Depuis  le  passage  des 
Barbares»  l'Europe  n'avait  pas  été  témoin  d'une  pareille  dé- 
vastation (1). 

Une  foule  de  pieux  religieux,  échappés  du  milieu  de  ces 
ruines  y  décidés  à  garder  leurs  serments  au  péril  de  leur  vie , 
entrèrent  en  France  par  l'Alsace ,  et  se  réfugièrent  la  plupart 
à  Morimond;  où  ils  apportèrent  leur  bon  esprit  et  les  béné- 
dictions du  ciel.  Le  cardinal  de  Givry,  alors  évêque  de  Lan- 


(1)  Surtout  dans  la  Saxe,  le  duché  de  Brandebourg ,  la  Hesse ,  le  Mecklem- 
bourg,  la  Westphalie,  etc.  —  Voir,  aux  Pièces  justificatives,  les  prophéties 

Si 


—  370  — 

grès 9  Tint  consoler  ces  intrépides  confesseurs,  et  chargea  Tab- 
bé ,  a^ec  toute  sa  communauté ,  de  combattre  Thérésie  partout 
où  elle  se  montrerait  dans  cette  partie  de  son  diocèse  qui  se 
trouvait  la  plus  rapprochée  du  foyer  de  Terreur.  Ces  senti- 
nelles du  camp  d'Israël  firent  si  bonne  garde,  que  Tennemi  ne 
put  ni  prendre  pied  dans  la  zone  du  monastère  y  ni  faire  des 
conquêtes  dans  tout  le  Bassigny . 

Le  franciscain  Qaude  Picquet,  originaire  de  cette  contrée, 
dont  nous  avons  déjà  cité  le  témoignage ,  écrivait  en  1610,  à 
la  louange  de  son  pays,  que  la  croyance  antique  y  avait  conser- 
vé partout  sa  première  pureté ,  et  qu'on  pouvait  rappeler  la 
région  orthodoxe  par  excellence.  Si  nous  n'avons  pas  eu  le 
sort  de  T Alsace  et  d'une  partie  de  la  Lorraine ,  qui  nous  tou- 
chent de  si  près ,  c'est  à  nos  moines ,  après  Dieu ,  que  nous 
en  sommes  redevables  ;  ne  soyons  donc  point  ingrats  ;  age- 
nouillons-nous un  instant  sur  leur  tombeau,  et  prions  le  ciel  de 
les  récompenser  de  nous  avoir  conservé  la  foi  de  nos  pères! 

Bientôt  les  guerres  de  religion  éclatèrent  sur  plusieurs  pomts 
de  la  France  ;  les  couvents  étaient  surtout  très-maltraités  ;  nos 
cénobites  comprirent  la  nécessité  d'avoir,  en  cas  de  danger, 
un  lieu  de  refuge  plus  rapproché  que  celui  de  Dijon ,  où  ils 
pourraient  se  retirer.  C'est  pourquoi  ils  achetèrent  à  Langres 
une  maison  considérable ,  à  laquelle  ils  donnèrent  le  nom  de 
Petit-Morimond.  L'hôtel  qu'ils  avaient  à  Dijon ,  composé  de 
sept  corps  de  logis,  occupant  une  partie  du  pourtour  de  la 
place  de  Morimond ,  leur  devenant  inutile  et  à  chaire  à  cause 
des  grandes  réparations  qu'il  fallait  souvent  y  faire ,  ils  le  ven- 
dirent ,  avec  la  réserve  que  les  acquéreurs  fourniraient  à  Tabbé 
et  à  ses  facteurs,  lorsqu'ils  viendraient  à  Dijon,  une  chambre 


d^Herman,  moine  de  Lenyn  (ûliat.  de  Morim.)»  sur  le  rétablissement  de  ces 
abbayes  et  de  la  foi  catholique  en  Allemagne. 


—  371  — 

garnie  de  deux  lits  et  une  écurie  pour  les  chevaux ,  sans  pro. 
yision  (1). 

Notre  milice  chevaleresque,  entre  les  mains  de  Charles- 
Quint,  perdait  chaque  jour  quelque  chose  de  sa  dignité  et  de 
son  indépendance.  Le  chapitre ,  d'annuel  qu^il  avait  été  au- 
trefois, était  devenu  triennal  ;  enfin,  il  avait  été  ajourné  in- 
définiment. La  bulle  que  le  roi  obtint  du  pape  en  1540  ache- 
va de  ruiner  ces  ordres  antiques.  Jusqu^alors  les  chevaliers 
avaient  été  astreints  au  vœu  de  chasteté  perpétuelle  ;  ce  vœu 
découlait  de  leur  vocation  monastico-militaire.  Au  bivouac, 
en  route  et  sur  les  champs  de  bataille ,  ils  ne  cessaient  pas 
d'être  moines.  Le  pape  Paul  III  les  dispensa  de  la  loi  du  céli- 
bat t  et  leur  permit  de  se  marier  une  fois  et  à  une  fille  vier- 

ge  (2). 
L^accomplissement  des  deux  autres  vœux  d^obéissance  et  de 

pauvreté  leur  devint  très-difficile ,  pour  ne  pas  dire  impossible, 

avec  une  épouse  et  des  enfants.  Aussi  cette  mesure  équivalut- 

eUe  à  un  décret  de  sécularisation ,  et  Tordre  se  perdit  bientôt 

dans  l'armée  et  dans  le  peuple. 

Au  reste ,  l'Eglise  resta  parfaitement  dans  son  droit  et  con- 
séquente avec  elle-même  :  elle  seule  s'était  choisi  cette  mi- 
lice ;  c'était  elle  qui  l'avait  retrempée  aux  sources  du  mona- 
chisme  pour  la  durcir  et  l'envoyer  ensuite  affronter  la  lance  et 
le  cimeterre  des  Maures  ;  une  fois  la  bataille  gagnée  et  la  paix 
laite ,  elle  crut  devoir  la  délier  de  ses  serments  et  la  licencier. 
Quoi  qu'il  en  soit,  à  dater  de  ce  moment  l'existence  de  la  che- 
valerie cistercienne  ne  fut  plus  qu'une  longue  et  convulsive 
agonie. 

La  mort  de  Claude  d'Avenue ,  arrivée  en  1 552 ,  fit  nattre 

(i)  Archives  de  la  Haute-Marne.  Cette  vente  se  fit  en  1544  ;  mais  il  leur  resta 
encore  d^aatres  maisons  dans  la  place  de  Morimond. 
(î)  Séries  prœfect.  Calatr.,  t.  8 ,  Arm,  cist.^  p.  86. 


—  372  — 

d'intenninables  difficultés.  Depuis  longtemps  les  rois  d^Es- 
pagne  supportaient  avec  peine  la  présence  d'un  moine  français 
à  la  tête  d'une  partie  considérable  de  leur  armée.  Cette  senri- 
tude  deyait  surtout  les  gêner  lorsque  les  deux  nations  étaient 
en  guerre,  ce  qui  arriva  souvent  dans  le  cours  du  XVI*  siècle; 
alors  ils  redoublaient  d'efforts  pour  la  secouer.  Chaiies-Quint, 
qui  avait  si  positivement  reconnu  les  droits  de  Morimood, 
conunença  à  les  contester  ;  puis ,  accablé  sous  le  poids  des  té- 
moignages ,  il  essaya  d*abord  par  lettres ,  puis  par  courriers, 
de  se  faire  donner  une  délégation  de  pouvoirs  pour  nonuner 
un  prieur  ;  mais  il  ne  put  arriver  par  aucun  moyen  à  s<m  but  : 
l'abbé  de  Morimond  resta  inébranlable.  Charles-Quint  ayant 
abdiqué,  Philippe,  son  successeur  et  son  fils  y  marcha  sur  ses 
traces,  et  nia  la  juridiction  de  Morimond;  enfin,  ne  pouvant 
résister  à  l'évidence  des  faits ,  il  envoya  dans  le  Bassigny  un 
chevalier  de  Calatrava  pour  solliciter  la  permission  de  pour- 
voir au  prieuré  vacant,  en  représentant  que  cette  concession  ne 
pourrait  qu'être  très-utile  à  la  milice  et  n'aurait  rien  de  blessant 
pour  Morimond,  qui  conserverait  toujours  son  droit,  puisque 
le  roi  ne  nommerait  pas  de  sa  propre  autorité ,  mais  par  pro- 
curation. 

Le  caractère  allier  de  Philippe  n'était  point  accoutumé  à 
l'humiliation  d'un  refus  ;  pour  l'éviter  à  tout  prix ,  il  écrivit  en 
même  temps  à  la  reine  de  France ,  Catherine  de  Médicis ,  dont 
il  avait  épousé  la  fille ,  et  à  l'abbé  de  Cîteaux ,  dans  l'espoir 
que  cette  double  médiation  assurerait  le  succès  de  la  négocia- 
tion (1).  L'abbé  de  Morimond  était  alors  Jean  Coquey,  reli- 
gieux très-habile ,  très-versé  dans  les  affaires ,  docteur  en  théo- 
logie ,  ancien  proviseur  du  collège  des  Bernardins  de  Paris,  où 
il  s'était  fait  remarquer  par  l'étendue  de  sou  érudition  et  la 

(1)  Ces  deux  lettres  sont  citées  intégralement  à  la  page  192  du  tome  S  des 
Arm,  cist. 


—  373  — 

fermeté  de  son  administration.  Circonvenu  de  toutes  parts  par 
les  plus  hauts  personnages ,  il  ne  se  laissa  point  éblouir  ni  inti- 
mider, et  se  tint  immobile  dans  son  droit.  Le  roi  fut  étonné  de 
cette  invincible  résistance  d^un  pauvre  moine  retranché  dans 
sa  conscience  comme  dans  un  fort  inexpugnable  ;  mais  il  ne 
voulut  point  s'avouer  vaincu ,  et  «  n'en  poursuivant  qu'avec 
plus  d'opiniâtreté  son  premier  projet,  il  s'adressa  au  chef  su- 
prême de  l'Eglise. 

Pie  V,  dans  sa  réponse ,  après  avoir  constaté  l'usage  immé- 
morial où  l'on  avait  été  dans  la  milice  de  recevoir  un  prieur 
d'origine  française ,  tiré  de  Morimond  et  nommé  par  l'abbé  de 
ce  monastère ,  consentait  à  ce  qu'il  y  fût  dérogé  en  cette  cir- 
constance seulement ,  dans  l'espoir  sans  doute  que  le  temps , 
en  calmant  les  esprits ,  rétablirait  l'ordre  antique  (1). 

L'abbé  Jean  se  soumit  avec  un  respect  filial  à  cette  haute 
décision,  qui  remédiait  momentanément  à  un  état  de  choses 
dont  il  gémissait  depuis  si  longtemps  et  sauvait  ses  prétentions 
pour  l'avenir.  Ainsi  voilà ,  depuis  quatre  siècles ,  le  premier 
prieur  nonmié  sans  la  participation  de  Morimond.  Nul  autre 
ne  lui  succédera  ;  car,  d'un  côté  les  rois  d'Espagne  s'obstinant 
à  rejeter  les  moines  français,  et  de  l'autre  les  abbés  de  Mori- 
mond ne  voulant  rien  céder  de  leur  droit ,  la  milice  restera 
veuve  de  ses  pasteurs  légitimes  et  l'esprit  cistercien  finira  par 
86  retirer  entièrement  d'elle. 

(i)  Arm,  cist.^  t.  8,  Séries  pra/èct.  Calatr  ;  a . ..  Ut  ei  iUa  duntaxat  Tice,  semper 
alias  in  sao  robore  permansuro ,  derogaretur.—  Roms,  apad  S.-Petram,  die  17 
decembris  anni  1566.  » 


—  374  — 


CHAPITRE  XXXIV. 


Réforme  de  Jean-de -la- Barrière  dans  la  filiation  de  Morimond  ;  notre  abbaye 
est  inquiétée  par  les  Huguenots  ;  elle  est  sur  le  point  de  tomber  en  commen- 
de  ;  affaire  de  Calatrava  ;  nouvelles  guerres  ;  nos  moines  prëMrrent  le  Bit- 
signy  du  poison  de  Terreur. 


Les  plus  austères  vertus  du  christianisme  semblaient  devoir 
s'évanouir  partout  en  Europe  y  sous  le  souffle  dissolvant  du 
protestantisme  ;  le  cloître  n'était  plus  un  asile  sûr  :  rabomina- 
tion  de  la  désolation  y  pénétrait  de  toutes  parts.  Citeaux,  plus 
que  tout  autre  ordre  religieux ,  chancelait  sur  ses  bases  anti- 
ques; il  aurait  succombé  avant  la  fin  du  XVI'  siècle ,  si  la  Pro- 
vidence ne  lui  eût  suscité,  dans  la  filiation  de  Morimond, 
Tbomme  qu*il  hii  fallait  pour  en  empêcher  la  ruine.  Jean-de- 
la-Barrière ,  ayant  pris  possession  de  Tabbaye  des  Feuillants, 
fondée  en  1121»  au  diocèse  de  Rieuv,  par  des  moines  de  La 
Chresie,  entreprit  sérieusement  la  réforme  de  ce  monastère; 
mais  il  éprouva  une  si  violente  opposition,  qu'il  se  serait  re- 
tiré dans  la  solitude  pour  y  ^ivre  en  ermite ,  s'il  n'en  eut  été 
détourné  par  le  cardinal  d'Ossat ,  son  maître  et  son  ami  (1), 

Un  moine  perverti  est  une  proie  que  le  démon  ne  lâche  qu'à 
la  dernière  extrémité  ;  aussi,  la  tache  de  régénérer  un  monas- 
tère indiscipliné  et  corrompu  est  presque  toujours  une  tâche 


(1;  Joseph  Morotius,    Cister,  t-eflorescentis.  seu  congreg.  B.  M.  Fuiiensif 
Ch-oriol.  hist.,  in-S»,  pp.  5  et  sq. 


—  375  — 

de  martyr.  Hélas  1  qui  dira  tous  ceux  qui  en  ont  été  écrasés  ! 
On  en  Tint  jusqu'à  attenter  aux  jours  du  réformateur.  Il  se  vit 
bientôt  seul  dans  son  cloître  désert ,  où  il  demeura  quatre  ans 
sans  trouver  d'imitateurs  des  austérités  qu'il  pratiquait;  austé- 
rités si  grandes ,  que  pendant  tout  ce  temps  il  ne  vécut  que  de 
fleurs  de  genêt  et  d'herbes  sauvages,  sans  pain  ni  vin.  Cette 
vie  extraordinaire  le  fit  déférer  au  chapitre  général  de  Citeaux 
comme  un  novateur  dangereux.  Il  répondit  avec  tant  d'hu- 
milité, que  plusieurs  reUgieux  conçurent  une  haute  idée  de  ses 
vertus  et  vinrent  se  mettre  sous  sa  conduite  ;  le  nombre  en  fut 
bientôt  considérable.  C'était  Bernard  avec  ses  compagnons 
dans  la  vallée  d'Absinthe;  non  -  seulement  ils  renouvelaient 
Fancienne  ferveur ,  mais  ils  la  surpassaient. 

Outre  l'usage  des  haires  et  des  disciplines,  ils  allaient  dé- 
chaux ,  sans  sandales  et  la  tète  nue  ;  dormaient  tout  vêtus,  sur 
des  planches ,  et  prenaient  leur  nourriture  à  genoux  ;  ne  se 
servant  que  de  vaisselle  de  terre  ;  s'abstenant  d'oeufs,  de  pois- 
son ,  de  beurre ,  d'huile  et  même  de  sel  ;  se  contentant  d'un 
potage  d'herbes  cuites  à  l'eau,  de  pain  d'orge  pétri  avec  le  son, 
et  A  noir  que  les  animaux  refusaient  d'en  manger  (1). 

C'est  en  général  la  gloire  de  Ctteaux  d'avoir  cherché  jusqu'à 
la  fin  à  s'harmoniser  avec  les  divers  besoins  des  temps.  L'agri- 
culture était  réhabilitée  ;  il  fallait  ouvrir  des  voies  nouvelles  à 
la  société.  Jean-de-la-<Barrière  appliqua  spéciriement  ses  re- 
ligieux aux  arts  mécaniques  ;  les  uns  cardaient  la  liûne,  les  au- 
tres la  filaient,  plusieurs  étaient  occupés  à  tisser  le  drap  :  c'é- 
tait une  fabrique  monastique. 

Ainsi ,  pour  la  troisième  fois ,  l'association  cistercienne,  en- 
vahie par  le  monde ,  se  résumait  en  quelques  pieux  cénobites, 
se  personnifiait  en  un  «aint ,  et ,  coinme  la  chaste  colombe  à 

(1)  Hélyot,  Hist.  des  ord.  relig.y  t.  6,  c.  58  ;  i>p  la  Ké forme  des  Feuillants 
en  France  f  pp.  401-420. 


—  376  — 

rapproche  du  vautour ,  elle  étendait  les  ailes  et  s'envolait  aa 
fond  des  déserts  pour  s'y  abriter  dans  la  virginité»  la  pauvreté 
et  le  travail,  inaugurer  une  ère  nouvelle ,  Tère  moderne  do 
commerce  et  de  l'industrie. 

Sixte-Quint  approuva  cette  manière  de  vivre ,  et  manda  à 
Rome  quelques-uns  de  ces  religieux,  pour  y  fonder  un  établis- 
sement. Le  roi  de  France  Henri  111  les  appela  à  Paris,  afin 
que  de  là  Tinstitut  put  rayonner  sur  la  France.  Ds  furrat 
bientôt  disséminés  sur  toute  TEurope  catholique. 

Morimond,  plusieurs  fois  menacé  par  des  bandes  de  reli- 
gionnaires  venant  de  la  Lorraine  et  de  l'Alsace,  avait  étépt>- 
tégé  par  les  armes  des  seigneurs  voisins.  En  1572,  les  hugue- 
nots s'étant  emparés  du  château  de  Choiseul,  pour  y  tenir 
leur  prêche  et  répandre  le  venin  de  leurs  erreurs  dans  tout  le 
pays  d'alentour ,  Barbesieux,  lieutenant  du  duc  de  Guise ,  et  le 
seigneur  de  Lanques  convoquèrent  la  noblesse  de  la  contrée  et 
levèrent  une  armée  afin  de  les  déloger.  Langres  leur  fournit 
Tartillerie  et  les  vivres  nécessaires.  Nos  religieux,  qui  se  trou- 
vaient sous  le  canon  de  la  forteresse ,  se  retirèrent  à  Langres, 
avec  tout  ce  qu'ils  avaient  de  plus  cher;  mais  la  place  ayant 
été  prise  et  démantelée  en  très-peu  de  temps ,  ils  retournèrent 
dans  leur  monastère,  d'où  ils  sortirent  encore  quatre  ans  plus 
tard,  lorsque  les  retires,  ayant  à  leur  tête  le  prince  Casimir, 
pénétrèrent  dans  le  Bassigny  par  la  Lorraine  (1). 

Dans  ces  fréquents  bouleversements,  Tabbaye  déserte  était 
envahie  par  des  barbares  qui  pillaient  ou  brûlaient  tout  ce  qui 
leur  tombait  sous  la  main.  Ce  fut  ainsi  que  disparurent  tant  de 
manuscrits  précieux,  tant  de  monuments  des  sciences  et  des 
arts ,  tant  de  merveilles  archéologiques  dont  la  perte  sera  à  ja- 
mais regrettable  ;  mais  le  plus  grand  malheur  qui  pût  arriver 

(1)  Archiies  de  la  Haute- Marrie;  —  Hist  des  Ev.  de  Langres^  pp.  20i  et  J03; 
—  Migneret,  Pr&is  de  fHist,  de  [yingt^s,  p.  180. 


—  377  — 

à  notre  abbaye,  c'était  celui  d'être  privée  du  droit  d'élire  son 
chef  et  de  passer  entre  les  mains  d^un  mercenaire. 

Jean  Coquey  avait  été  enlevé  à  sa  communauté,  après  avoir 
visité  tous  les  couvents  de  l'ordre  :  en  France,  en  Flandre,  en 
Savoie  et  en  Lorraine  ;  composé  plusieurs  écrits  cités  par  Phi- 
lippe Seguin,  dans  sa  BibliothéqtÂe  cistercienne  (i),  et  édifié  les 
siens  par  une  conduite  exemplaire  durant  vingt-cinq  ans.  11 
eut  pour  successeur  son  fràre  Gabriel  de  Saint-Blin,  fils  de  Jean 
de  Saint-Blin,  sire  de  Thivet,  docteur  en  droit  civil  et  canoni- 
que, et  profès  de  Gluny. 

n  paraît  qu^il  était  gouverneur  du  château  de  Lourdon  lors- 
que cette  place  importante,  où  les  cénobites  clunisiens  avaient 
transporté  ce  qu^ils  avaient  de  plus  précieux ,  dans  ces  temps 
de  guerre  et  de  brigandage,  fut  prise  parle  stratagème  de  quel- 
ques gens  du  pays  vendus  secrètement  aux  huguenots  et  dont 
il  n'avait  pas  lieu  de  se  défier.  Ces  traîtres  ayant  obtenu  la  per- 
mission de  pénétrer  dans  Tintérieur  de  la  forteresse,  sous  pré- 
texte de  faire  des  confidences  au  gouverneur,  s'étaient  empa- 
rés des  clefs  des  ponts-levis  et  avaient  ouvert  les  portes  à  leurs 
complices.  Le  gouverneur  avec  les  siens  avait  opposé  la  plus 
vive  résistance,  se  précipitant  lui-même  sur  le  chef  de  la 
troupe,  luttant  avec  lui  dans  la  basse-cour  et  lui  arrachant 
son  arquebuse  ;  mais  il  avait  été  bientôt  écrasé  par  le  nombre 
et  fiait  prisonnier  (2). 

Les  conjurés  fouillèrent  tous  les  appartements  et  les  souter- 
rains. On  s'attacha  surtout  à  la  plus  grosse  tour ,  parce  que 
c'était  là  qu'on  avait  conduit,  comme  en  un  lieu  sûr,  les  choses 
de  grande  valeur;  il  n'y  resta  que  les  lits  et  les  tapisseries.  On 
dirigea  sur  Genève  une  foule  d^objets  :  les  orfèvres  y  fondirent 
For  et  Targentdes  vases  sacrés ,  des  croix,  des  reliquaires.  Des 

(1)  Gali.  christ,  t.  4,  p.  822. 

(i)  P.  Lorain,  Essai  histor.  sur  VAbb,  de  Cluny,  p.  287,  c.  22. 


—  378  — 

marchands  genevois  achetèrent  pour  plus  de  300,000  Ihms  de 
pierreries;  des  chapes  et  d^autres  ornements  d^égiise  {areot 
livrés  aux  soldats  pour  les  habiller.  Rien  n'échappa  à  cette  spo- 
liation concertée  et  réglée.  On  évalua  la  perte  causée  à  Fabbiye 
à  plus  de  2,000,000  Uvres. 

Cette  dévastation  porta  à  Cluny  un  coup  mortel,  dont  il  ne 
se  releva  jamais.  Quoique  dom  Gfabriel  de  Saint-Blin  eût  bit 
loyalement  son  devoir  et  fût  innocent  de  ces  irrépandiks  md- 
heurs,  ces  lieux  désolés,  ce  cloître  désert,  ces  cellules  abandoi- 
nées  lui  rappelaient  de  trop  pénibles  souvenirs,  et  il  se  retin, 
au  commencement  de  Tannée  1576,  près  de  son  frère  Tabbé 
Jean  Goquey  y  auquel  il  ferma  les  yeux  cette  année  même. 
Quelques  mois  après,  un  brevet  de  Henri  lU  et  une  bolk  de 
Grégoire  Xlll  lui  conférèrent  le  titre  d'abbé  commendataire 
de  Morimond  ;  cette  nomination,  irrégulière  dans  son  prin- 
cipe, fut  légitimée  plus  tard  par  la  libre  élection  des  rdigieox. 

La  phase  dans  laquelle  entrait  la  société  française  lûnit 
sentir  le  besoin  de  nouvelles  institutions  et  de  chartes  plus  li- 
bérales. Le  Bassigny  ne  resta  point  en  arrière  :  l'abbé  deSaiat- 
Blin  fut  nommé  député  du  clergé  à  rassemblée  tenue  à  La 
Mothe  en  1580,  pour  renouveler  et  fixer  les  coutumes  de  U 
contrée  (1).  Dans  le  Code  qui  fut  rédigé,  et  que  Ton  regank 
en  grande  partie  comme  son  œuvre ,  nous  avons  remarqué  çà 
et  là  des  principes  de  droit  civil  et  politique  largement  posés , 
et  surtout  une  connaissance  profonde  de  la  juris{M7udence  de 
l'époque  (2).  U  mourut  à  Paris  en  1590,  à  l'âge  de  quarante- 
quatre  ans,  sans  avoir  habité  son  abbaye. 

Si  Morimond  eût  été  privé  plus  longtemps  du  frein  salutaire 

(1)  NomiQatur  inter  deputatos  cleri  pagi  Bassiniacensis,  quorum  consiUo  et 
assensu  descriptae  fiierunt  consuetudines  hujuspagi,  ann.  1580.  —  ExTabuI. 
Lothar.,  arcula  Toul,  n»  77. 

(2)  Nous  Pavons  parcouru  à  la  bibliothèque  publique  de  Chaumont  (  Haute- 
Marne). 


—  379  — 

de  rautorité  et  de  ses  légitimes  pasteurs ,  rien  n'aurait  pu  re- 
tarder le  moment  de  son  inévitable  dissolution ,  et  il  se  serait 
englouti  «omme  tant  d'autres  couvents  dans  labime  de  Tanar- 
chie;  mais  la  bonté  divine  ne  le  permit  pas.  La  célèbre  Ordon- 
nance de  Blois  lui  accorda,  de  même  qu'aux  abbayes  chefs- 
dV>rdre ,  le  droit  de  choisir  et  de  nommer  ses  abbés.  Voulons, 
j  e0t41  dit ,  qu'advenant  vacation  des  abbayes  et  monastères  qui 
sont  chefs  d'ordre,  comme  Cluny,  Cîteaux,  Pontigny,  La  Ferté, 
Clairvaux  et  Morimond,  y  soit  pourvu  par  élection  des  reli- 
gieux pro  fis,  suivant  la  forme  des  saints  décrets  et  constitutions 
canoniques. 

Nonobstant  un  règlement  si  sage,  Morimond  faillit  tomber 
une  seconde  fois  sous  le  joug  de  la  commende  ;  voici  à  quelle 
occasion.  Lies  amours  criminels  des  rois  ont  toujours  été  pour 
l'Eglise  et  les  peuples  une  source  féconde  d'épouvantables  dé- 
sordres et  de  monstrueux  abus.  Vers  ce  temps-là,  Henri  IV 
avait  été  fasciné  par  la  magie  du  regard  de  Gabrielle  d'Es- 
trées,  et  le  cœur  de  cet  esclave  couronné  était  resté  enlacé  in- 
extricablement dans  les  boucles  de  la  chevelure  d*une  femme, 
m  uno  crine  colli  (1).  Gabrielle  n*en  était  pas  à  sa  première 
conquête  ;  elle  aimait  le  duc  de  Bellegarde  et  en  était  aimée 
passionément  ;  c'est  pourquoi  elle  ne  répondit  pas  d'abord 
am  TCBUX  ardents  de  son  illustre  adorateur.  Cet  obstacle  ne  fit 
qu'enflammer  davantage  la  honteuse  passion  du  roi  ;  il  mit 
tout  en  œuvre  pour  arriver  jusqu'à  elle ,  et  gagna  à  force  de 
faveurs  tout  ce  qui  était  autour  d'elle,  son  père,  son  frère,  ses 
parents  et  jusqu'à  son  amant,  donnaiit  aux  uiis  des  villes  et  des 
provinces,  aux  autres  des  évêchés,  à  ceux-ci  des  corps  d'armée, 
à  ceux-là  dos  couvents  de  moines.  Notre  abbaye  venant  à  va- 
quer dans  cet  intervalle,  U  la  présenta  à  ^on  rival  comme  une 

(1)  Cant,  cant,,  c.  4,  v.  9. 


—  380  — 

fiche  de  consolation ,  et  la  lui  livra  par  un  acte  signé  de  sa 
propre  main  et  daté  d*Attichy»  le  21  de  novembre  1590  (1). 

Les  moines,  pour  se  soustraire  aux  malheurs  qui  les  meoa- 
çaienty  se  réunirent  sous  la  présidence  de  l'abbé  de  Citeaux,  et, 
usant  dudroit que  leur  garantissait  TOrdonnance  de  Blois, ib 
élurent  François  de  Serocourt ,  proies  de  Beaupré  et  abbé  de 
Saint-Benoit-en-Voivre,  lequel  prit  possession  le  23  décembre 
de  la  même  année ,  malgré  les  réclamations  et  les  menaces  da 
duc  de  Bellegarde.  Mais  il  n'occupa  le  si^e  abbatial  que  qaA- 
ques  mois,  et  fut  remplacé,  après  son  abdication,  par  D.  Qaode 
Masson,  le  religieux  le  plus  distingué  du  monastère  (2).  Le 
choix  ne  pouvait  être  plus  heureux  :  le  nouvel  abbé  s'occupt 
aussitôt  de  réparer  les  brèches  faites  à  la  discipline  monastique, 
et  de  reprendre  sur  les  seigneurs  laïques  une  partie  du  tem- 
porel du  monastère  dont  ils  s'étaient  emparés.  Les  bouleverse- 
ments se  succédaient  avec  tant  de  rapidité  qu'il  n'était  guère 
possible  de  rien  achever. 

Morimond  sortait  à  peine  de  ses  ruines ,  lorsque  le  duc  de 
Lorraine  se  précipita  sur  la  Champagne  par  le  Bassigny.  Ses 
troupes,  divisées  en  deux  corps  d'armée ,  se  dirigèrent ,  d'un 
côté  sur  la  place  forte  de  Coiffy,  et  de  Tautre  sur  celle  de  Mon- 
tigny.  Les  moines,  cernés  de  toutes  parts,  ne  crurent  pas  devoir 
déserter  leur  poste  ;  leur  courage  et  leur  confiance  rassurèrent 
les  populations»  qui  vinrent  se  réfugier  dans  leurs  granges  et 
jusque  dans  l'intérieur  du  monastère,  où  elles  furent  respectées 
parTennemi  (3). 

Les  protestants  de  La  Marche  et  de  Neufchâteau  ne  cessaient 
d'envoyer  des  émissaires  dans  le  Bassigny  ;  quelques-uns  même 

(1)  Archives  de  la  Haute-Marne.  —  Voir  aux  Pièces  justificatives. 
(î)  II  fut  béni  à  Reims  par  Tabbé  de  Clteauxen  1591.  —  Ex  libro,  cui  tituJns: 
Véritabie  gouvernement  de  tordre  de  Citeaux,  p.  396. 
(3)  D.  Calmet,  Hist.  ecclés.  et  civ,  de  Lorr,,  t.  3,  pp.  Î30  et  sq. 


—  381  — 

avaient  prêché  publiquement  dans  les  églises  de  plusieurs  vil- 
lages. Charles  d'Esears,  évêque  de  Langres»  écrivit  à  Claude 
Masson  pour  lui  continuer  la  mission  que  le  cardinal  de  Givry 
avait  confiée  à  ses  prédécesseurs,  de  défendre  la  foi  catholique 
dans  la  contrée.  Notre  abbé  avait  étudié  pendant  plusieurs  an- 
nées à  l'Université  de  Paris  ;  il  connaissait  à  fond  les  ouvrages 
sophistiques  des  réformateurs,  les  ruses  et  les  détours  de  leur 
insidieuse  polémique;  mais,  comme  chaque  jour  voyait  éclore 
de  nouveaux  syslèm*is,  il  fallait  de  nouvelles  études,  afin  d'or- 
ganiser la  défense  d'après  l'attaque.  Il  sentit  le  besoin  de  s'asso- 
cier ses  religieux  dans  cette  grande  lutte,  après  les  avoir  initiés 
à  la  science  des  controversistes.  C'est  pourquoi  il  demanda  au 
pape  Clément  VIII  la  permission  de  lire  ou  de  faire  lire  dans 
son  abbaye  tous  les  livres  des  hérétiques ,  pour  en  dégager  l'er- 
reur  et  la  réfuter  ;  ce  qui  lui  fut  accordé  par  les  cardinaux  in- 
quisiteurs, en  1597  (1). 

L'ordre  cistercien  allait  toujours  s'afiaiblissant  ;  mais,  par 
nne  sorte  d'instinct  conservateur,  il  s'efibrçait  de  temps  en 
temps  de  rappeler  en  lui  la  vie  qui  s'en  échappait  de  toutes 
parts.  Les  chapitres  généraux  y  en  rattachant  tous  les  membres 
entre  eux  sous  l'action  d'un  seul  foyer  vital ,  avaient  été  du- 
rant plusieurs  siècles  une  source  d'unité  et  de  force.  Edme  de 
La  Croix,  abbé  deCiteaux,  après  avoir  consulté  les  quatre 
premiers  et  révérends  abbés  de  La  Ferté ,  Pontigny,  Clairvaux 
et  Morimond ,  convoqua  une  assemblée  capitulaire  pour  l'an 
1601  (2).  Il  s'y  réunit  un  nombre  considérable  d'abbés  et  de 
prieurs  de  toutes  les  parties  de  l'Europe,  et  cette  réunion  a 
toujours  été  désignée  depuis  sous  le  nom  de  grand-chapitre. 
Claude  Masson  en  fut  l'ornement  et  la  lumière  ;  il  s'y  distin- 
gua tellement  par  son  talent  pour  la  parole ,  ses  rares  connais- 

(1)  CeUe  pièce  existe  aux  Archives  de  la  Haute-Marne. 

(«)  Traité  hûtor.  du  chap.  génér,  de  Citeaux,  in-4o,  pp.  840  et  50. 


—  382  — 

sances  en  théologie  »  son  aptitude  à  saisir  tootes  les  qiiestioiis 
et  à  les  traiter  en  homme  supérieur,  que  le  clei^  de  Lai^ns 
le  dél^a  à  rassemblée  générale  de  1605,  et  que  Henri  IV, 
pour  lui  donner  un  témoignage  de  sa  haute  estime  »  le  nomma 
son  conseiller  et  son  aumônier,  et  lui  en  fit  délivrer  le  breTCt 
Choisi  pour  yicaire-général  de  Citeaux ,  yisiteur  et  réfonna- 
teur  des  maisons  de  Tordre ,  il  parcourut  une  partie  de  TEa* 
rope  dans  un  moment  où  elle  était  tout  en  feu,  nrani  de 
saufs-conduits  et  de  lettres  de  reccunmandatioa  du  roi  et 
France  (1). 

Les  différentes  missions  qu'il  avait  eu  à  rempKr  Tavaiot 
mis  en  rapport  et  lié  avec  la  plupart  des  sommités  de  TEgUse 
de  France ,  les  cardinaux  du  Perron  et  d'Ossat,  de  Goody,  de 
Joyeuse,  de  Guise  et  de  La  Rochefoucauld.  Ce  dernier  lui  écri- 
vit, en  date  du  21  avril  1618,  que,  désirant  lui  être  agréaUe 
et  le  gratifier  en  tout  ce  qui  lui  sera  possible,  il  lui  faistit  don 
de  la  succession  de  feu  D.  Guy  de  Maulain,  prieof  el  rdigieux 
proies  de  Tordre  de  Cluny .  Accablé  de  travaux  et  ^t'infirmilés, 
il  se  donna  pour  coadjuteur  Claude  BriSault ,  son  neveu ,  qui 
lui  succéda  Taunée  suivante  (2). 

Le  nouvel  abbé  était  issu  d'une  famille  très-honorable  du 
Bassigny,  et  docteur  en  théologie.  Son  administration  fat 
longue  et  troublée  par  les  affreuses  calamités  qui  désolèreai 
Morimond  pendant  presque  un  demi  -  siècle  ;  il  marcha  a? ec 
courage  sur  les  traces  glorieuses  de  son  oncle.  Sa  réputatioD 

(1)  Annuanv  de  la  Haute-Marne ,  1839,  p.  239. 

(2)  L'épitaphe  gravée  sur  son  tombeau,  quoiqu^iin  peu  emphatique,  Qoos 
donne  une  idée  de  sa  capacité  et  de  ses  travaux  : 

D,  Claudium  Masson,  doctorem  theoiogum,  régis  christianissimi  consiliaritan 
et  eleemosynarium ,  Morim.  abbatem  bivve  suatium  continet ^  cûi  totus  orbis  (f- 
ternum  erit  monumentum.  Uni  versus  ordo  Cist.  vicarium  gêneraient  laborio- 
sum  ;  Tectosagum ,  Arvernorwn ,  Germanorum ,  Polonorum ,  Helvetiorum  mo- 
nasteriontm  reformatorem  generalem;  publicœ  GaJliœ  et  Lotharingiœ  «wv- 
cationes  solertem  consiiiarium  i agent ^  desiderant,  etc. 


—  383  — 

ayant  pénétré  jusqu'à  la  cour,  Louis  XIII,  par  une  lettre  da- 
tée du  camp  devant  Montauban ,  le  20  août  1621,  lui  conféra 
les  titres  d^aumônier  et  de  conseiller  royal ,  et  se  servit  par 
la  suite  de  sa  médiation  dans  plusieurs  négociations  impor- 
tantes (1). 

U  avait  surtout  à  cœur  de  reconquérir  le  prieuré  de  Gala- 
trava.  En  remontant  à  la  cause  des  dissensions  qui  existaient 
à  ce  sijjet  entre  les  rois  d'Espagne  et  les  abbés  de  Morimond» 
il  avait  cm  la  retrouver  dans  les  prétentions  opposées  des  deux 
partis,  qui  s^étaient  opiniâtres  à  vouloir  maintenir  chacun  un 
prieur  de  leur  nation  respective.  Pour  mettre  fin  aux  débats, 
il  renonça  à  la  nomination  d'un  prieur  français,  et  présenta 
Chrysostôme  Henriquez ,  le  savant  auteur  du  Ménologe  cister^ 
cjen,  d'origine  castillane,  profes  du  monastère  d'Horta.  Ce  re- 
ligieux étant  mort  peu  de  temps  après ,  notre  abbé  écrivit  à 
Ange  Manrique ,  professeur  de  théologie  à  TUniversité  de  Sa*- 
lamanque  et  réformateur  général  de  l'observance  d^Espagn^ , 
religieux  d'une  érudition  immense ,  auquel  nous  devons  les 
AnmUê  de  Ctteaux ,  pour  l'investir  du  prieuré. 

La  lettre  est  divisée  en  trois  parties  : 

Dans  la  première  il  établit  la  juridiction  de  l'abbé  de  Mori- 
mond»  fondée  sur  une  prescription  de  plus  de  quatre  cents 

aiis; 

Dans  la  seconde  il  institue  Manrique  prieur  de  Galatrava, 
avec  pouvoir  de  gouverner  cet  ordre  au  spirituel  ; 

Dans  la  troisième  il  mande ,  en  vertu  de  la  sainte  obéis- 
sance ,  à  tous  les  membres  des  milice  et  couvent  susdits ,  de  le 
recevoir  conune  le  seul  véritable  prieur  de  Galatrava ,  et  de  lui 
témoigner  en  conséquence  respect  et  soumission.  «  S'il  s'éle- 
vait, dit-il  en  finissant,  quelque  difficulté  dans  l'exécution  des 

(1)  Archives  de  la  Haute-Marne,  derniers  carton»  (Chart.  de  Morim.). 


—  384  — 

présentes ,  nous  prions  instamment  le  roi  catholique  »  adminis- 
trateur et  grand-maltre  de  Tordre ,  de  vous  aider  de  sa  pais- 
sante protection.  »  La  lettre  est  datée  de  Morimond,  le  jour  de 
la  fête  de  Tous  les  Saints»  1"  novembre  1633  (1). 

Manrique,  ayant  reçu  cette  nomination,  consulta  les  plus  fa- 
meux docteurs  de  Salamanque  sur  le  parti  qu*il  avait  à  prendre. 
D'après  leur  avis ,  il  adressa  à  Philippe  IV  la  lettre  de  Tabbé 
Briffault ,  avec  les  pièces  qui  établissaient  péremptoirement  le 
droit  de  Morimond.  Le  roi  choisit  un  certain  nombre  de  juges 
et  leur  renvoya  la  décision  de  cette  affaire.  Comme  elle  leur 
parut  très^rave  et  très-épineuse ,  il  demandèrent  qu'on  leur 
adjoignit  quatre  autres  juges  tirés  de  la  cour  suprême  d'Es- 
pagne. 

Ces  magistrats  se  trouvèrent  jetés  dans  la  plus  étrange  per- 
plexité; car,  d^un  côté,  ils  ne  pouvaient  méconnaître  la  juri- 
diction de  Morimond  ;  de  l'autre,  il  leur  répugnait  de  confir- 
mer par  une  sentence  solennelle  la  légitimité  de  rintervention 
d'un  abbé  français  dans  la  nomination  au  prieuré ,  surtout  aa 
moment  où  la  guerre  allait  éclater  entre  les  deux  nations; 
alors ,  pour  gagner  du  temps ,  ils  prononcèrent  qu'une  ques- 
tion aussi  grave  ne  devait  point  être  décidée  légèrement ,  mais 
après  un  débat  contradictoire  sur  le  fond  même  des  choses; 
qu'en  attendant  l'issue  de  ce  procès  nouveau ,  l'ordre  continue- 
rait d'être  régi  par  ses  administrateurs  actuels  (2). 

La  douleur  que  l'abbé  Briffault  ressentit  de  l'inutilité  de  tant 
de  démarches  et  de  réclamations  infructueuses  fut  suivie  d'une 
longue  série  d'autres  douleurs  plus  vives. 

Notre  abbaye  était  située  de  façon  que  l'ennemi  ne  pouvait 
faire  un  pas  du  côté  de  la  France  sans  la  fouler  ;  tantôt  c'étaient 


(1)  Elle  est  citée  entièrement  dans  les  Âtmal.  cist.,  t.  8,  p.  193. 
(î)  Ann.  cist.,  t.  3,  Séries  prœfect.  Calatr.^  p.  38. 


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les  Suédois,  tantôt  les  Allemands,  aujourd'hui  les  Francs- 
Comtois  ,  demain  les  Lorrains  qui  Tinquiétaient.  Durant  cent 
Claquante  ans  11  îf  y  eut  point  de  secousse  dont  elle  ne  ressentit 
le  contre-coup ,  pas  une  guerre  dont  elle  ne  fût  la  première 
victime.  Le*torrent,ne  respectait  rien ,' et  entraîrhtt  tout  cb^ 
son  cours,  le  castel  des  vieux  barons ,  la  chaumière  des  labou- 
reurs et  la  cabane  des  ermites. 

En  1636 ,  le  baron  de  Glinchamp ,  révolté  contre  le  roi ,  se 
mit  à  la  tête  des  Lorrains  et  se  porta  sur  Tabbaye.  Il  ne  se  con- 
tenta pas  de  piller  et  de  dévaster  le  cloître ,  la  sacristie  ,  l'égli- 
se ,  qui  perdit  ses  plus  riches  ornements  et  ses  vases  sacrés,  matis 
il  se  livra  avec  ses  soldats  à  des  actes  de  brutalité  atroces  sur 
la  personne  des  religieux ,  dont  plusieurs  moururent  de  leurs 
blessures  ;  puis ,  se  jetant  du  côté  de  Langres ,  il  brûla  sur  son 
passage  Fresnoy,  Parnot ,  Ravcnnefontaine ,  Colombey,  Mau- 
lain,  Montigny,  Chézeaux,  Ison ville  et  Belfays  (1). 

Ce  premier  orage  avait  à  peine  disparu ,  que  le  tonnerre 
conmiença  à  gronder  plus  fort  sur  un  autre  point  de  Thorizon. 
C'était  vialas,  général  de  l'empereur,  qui  arrivait  avec  quatre- 
vingt  mille  hommes ,  chassant  devant  lui  pêle-mêle,  comme 
un  troupeau  destiné  à  la  boucherie ,  une  foule  innombrable 
de  vieillards,  de  femmes  et  d'enfants.  Les  moines  se  sauvèrent 
à  Langres,  où  ils  restèrent  plusieurs  années.  Les  ennemis  in- 
cendièrent une  grande  partie  du  monastère  et  toutes  les  gran- 
ges environnantes  ;  de  sorte  que  l'antique  Morimond  n'offrit 
plus  aux  regards  des  pauvres  et  des  voyageurs  désolés  qu'un 
amas  de  cendres  et  de  débris.  Les  laboureurs  des  granges  se 
réfugièrent  dans  les  bâtiments  du  monastère ,  qui  avaient  été 
conservés,  et  se  logèrent,  les  uns  dans  le  laboratoire  et  la  por- 
terie ,  les  autres  dans  la  buanderie  y  en  attendant  qu'ils  pussent 

(1)  Arm.  de  la  Haute-Mahne ,  1889,  p.  820;  Notice  sur  Fresnoy. 


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reprendre  leurs  travaux  ;  mais  ils  se  Tirent  bientôt  forcés  de 
chercher  ailleurs  un  asile  et  du  pain  ;  il  ne  resta  plus  dans  le 
Talion  qu'un  ménage  séculier,  aTec  un  religieux  prêtre  et  un 
frère  couTcrs  (1). 

La  communauté  exilée  *  composée  de  quarante  moines  »  ne 
pouTait  ni  se  loger  couTenablement,  ni  TiTre  longtemps  dans 
la  maison  de  Langres  ;  plusieurs  se  retirèrent  en  Languedoc , 
en  ProTence  et  en  Gascogne ,  dans  les  couTents  de  la  filiation 
de  Morimond.  Le  11  aTril  1639,  l'abbé  était  encore  à  Langres 
aTec  un  certain  nombre  de  religieux ,  comme  nous  l'appre- 
nons par  la  réponse  qu'il  adressa  à  Jongelin,  profès  de  l'ab- 
baye de  Vieux-Mont ,  qui  publiait  alors  Y  Histoire  généalogique 
des  maisons  de  Vordre  de  Cîteaux. 

«  Ce  m'est,  dit-il,  un  très-sensible  déplaisir  de  ne  pouToir, 
a  sitost  que  je  le  souhaiterois ,  satisfaire  par  mes  réponses  aux 
a  lettres  que  tous  m'aTCz  adressées  depuis  quelque  temps  en 
a  çà  9  car  je  suis  depuis  trois  ans  réfugié  en  cette  Tille  de  Lan- 
«  grès ,  laquelle  depuis  les  guerres  présentes  a  toujours  été 
«  tellement  euTironnée  de  troupes  amies  et  ennemies ,  qu'U 
a  faut  bien  saToir  prendre  son  temps  pour  faire  tenir  nos  pac- 
a  quets  sans  que  nos  messagiers  soient  tuez  ou  pillez  sur  les 
«  chemins.  Ayant  donc  rencontré  une  commodité  assurée,  je 
tt  TOUS  adresse  les  réponses  tant  à  tous  qu'à  nos  abbés  de  Po- 
«  logne  ;  je  tous  euToye ,  conformément  à  Totre  désir,  les  ar^ 
ic  mes  aTec  les  blasons  deCiteaux  et  des  quatre  premières  mai- 
«  sons  de  l'ordre ,  estant  extrêmement  consolé ,  parmi  les  mal- 
«  heurs  de  ce  temps ,  que  Dieu  tous  ay  t  suscité  dans  notre 
«  filiation  pour  relcTer  par  tos  escrits  Fesclat  de  notre  ordre 
a  sacré;  ce  sera  une  œuTre  digne  de  Tostre  zèle  et  de  Tostre 

(1)  Archives  de  la  Haute-Marne,  10«  et  ii«  cartons;;  —  Migneret,  Précis  de 
rHist,  de  Langres,  pp.  ÎIO  et  «13;  —  Annuaire  de  la  Haute-Marne,  1838, 
pp.  180  et  187. 


—  387  — 

«  plume»  et  à  laquelle  je  contribuerois  volontiers  quelques 
<c  mémoires ,  particulièrement  touchant  notre  abbaye  de  Mori- 
<c  mond  et  certains  beaux  droits  et  prérogatives  que  nous  avons 
«  en  Pologne  y  etc.  Dieu  par  sa  bonté  nous  veuille  conserver 
«  ce  que  reste»  (1). 

Parmi  les  principaux  privilèges  dont  les  moines  de  Mori- 
mond  jouissaient  en  Pologne,  il  faut  placer  celui  qui  leur  avait 
été  accordé  parBoleslas  V,  en  1270,  de  pouvoir  vendre,  ache- 
ter, recevoir  des  legs  et  donations  dans  ses  Etats ,  comme  s*ils 
eussent  été  ses  sujets;  d^aller  et  venir  avec  leurs  chevaux  et 
voitures  sur  toutes  les  terres  de  son  royaume ,  sans  payer  au- 
cun droit  de  péage  ;  d'être  exempts  de  toute  dîme  et  de  tout 
impôt poiu*  les  champs ,  maisons,  troupeaux  qu'ils  y  possé- 
daient et  pourraient  y  posséder ,  etc.  Enfin ,  il  paraîtrait  que 
l'abbé  de  Morimond pouvait  ajouter  à  tousses  autres  titres  ceux 
de  noble  de  première  classe ,  de  sénateur  et  de  conseiUer  royal 
de  Pologne  (2). 

Rien  ne  grandit  les  hommes  comme  l'innocence  et  le  mal- 
heur. Morimond ,  broyé  et  en  quelque  sorte  anéanti  sous  les 
pieds  des  chevaux  et  sous  le  sabre  des  Comtois ,  des  Lorrains 
et  des  Allemands,  n'avait  jamais  été  plus  élevé  dans  l'estime 
et  Famour  des  populations.  On  réclamait  de  toutes  parts  ces 
bons  religieux  qui  s'étaient  tant  de  fois  dévoués  pour  le  salut 
de  la  contrée  ;  quoique  dispersés  sur  toute  la  France  y  on  ne 
cessait  de  mettre  les  pieuses  fondations  sous  leur  patronage, 
comme  s'ils  n'eussent  dû  jamais  périr.  Plusieurs  riches  bour- 
geois de  Bourmont  et  de  La  Marche  les  poursuivirent  de  leurs 
bienfaits  jusque  dans  l'exil.  Florentin  de  Laval ,  ayant  fondé 


(1)  Citée  par  Jongel.,  Nohï.  abh.  cist,,  pp.  30  et  sq. 

(2)  C'est  ce  que  nous  avons  retrouvé  dans  un  vieux  titre  de  Tan  1515,  par 
lequel  Remy  de  Brazey  rattache  Tabbaye  de  Coronovia,  en  Pologne,  fille  de 
Siûeow ,  à  Lubens  en  Silésie. 


—  388  — 

une  chapellenie  dans  Téglise  de  Germainvillers ,  avec  une  do- 
tation de  quarante  fauchées  de  pré ,  en  Thonneur  de  la  sainte 
Vierge  et  du  saint  Rosaire ,  la  mit  à  la  collation  et  sous  la  pro- 
tection de  Tabbé  de  Morimondy  au  moment  même  où  Mon- 
mond  était  ruiné  et  désert. 

Le  calme  sembla  renaître  après  une  si  rude  tempête  :  de 
1642  à  1643 ,  les  moines  retournèrent  un  à  un  de  tous  les  coins 
de  la  France  dans  leur  chère  solitude.  Tel  le  vallon  était  ap- 
paru aux  premiers  cénobites  venant  de  Giteaux ,  tel  il  appa- 
raissait après  plus  de  500  ans  aux  yeux  de  ses  nouveaux  hôtes  : 
c'était  encore  une  fois  la  vallée  de  la  mort ,  et  on  pouvait  ajou- 
ter de  la  désolation ,  à  la  vue  de  tant  de  ruines  amoncelées, 
n  ne  restait  plus  qu'une  moitié  de  la  nef  de  Téglise  ;  le  magni- 
fique portail  avait  disparu  ;  la  maison  abbatiale  »  les  dortoirs , 
le  réfectoire,  le  quartier  des  hôtes  étaient  à  demi-renversés.  Le 
grand  étang  ayant  rompu  une  de  ses  dignes ,  Teau  avait  en- 
vahi le  jardin  et  les  cours  ;  on  apercevait  remplacement  des 
granges  d'alentour  aux  monceaux  de  pierres  calcinées  qui  cou- 
vraient çà  et  là  le  sol  ;  Tœuvre  prodigieuse  des  moines,  Tœu- 
vre  de  la  patience  et  des  siècles  aidait  été  détruite  en  quelques 
instants  par  de  nouveaux  barbares.  Il  eût  fallu  de  nouveaux 
siècles,  de  nouvelles  générations,  d'autres  travaux  herculéens, 
et  la  Providence ,  dont  les  conseils  sont  impénétrables ,  n'en- 
voya que  de  nouveaux  malheurs  (1). 

(1)  Nous  avons  tiré  tout  ce  que  nous  avons  dit  de  cette  époque  désastreuse  : 
du  P.  Jacques  Vignier,  Chronic.  Ling.,  pp.  160  à  180;  des  Archives  de  Mon- 
mond ,  et  de  VHist,  des  évéques  de  LangreSy  pp.  200  et  216  ;  —  mais  nous 
croyons  qu'il  n'est  pas  possible  d'écrire  fidèlement  l'histoire  des  guerres  des 
Croates,  des  Espagnols,  des  Impériaux,  dans  le  midi  de  la  Champagne  au 
commencement  du  XVII«  siècle,  sans  consulter  le  Ms.  in -4»  intitulé  :  Mé- 
moire des  choses  les  plus  considérables  qui  se  sont  passées  au  bourg  (TOrtheset 
aux  environs f  observées  par  M«  Clément  Macheret,  prestre,  curé  d'Orthes  de- 
puis 1628  jusqu'à  1658. 


—  389  — 


CHAPITRE  XXXV. 


Siège  de  La  Mothe;  dispersion  des  moines,  leur  retour,  le  calme  se  réta- 
blit ;  arrivée  de  plusieurs  jeunes  seigneurs  à  Morimond. 


Dès  Tan  1634,  le  maréchal  de  La  Force ,  après  avoir  pris 
d'assaut  Bicthe ,  place  importante  de  la  Lorraine ,  était  venu 
assiéger  La  Mothe ,  forteresse  perchée  sur  une  haute  monta- 
gne à  deux  lieues  nord-ouest  de  Morimond ,  et  la  clef  de  la 
Lorraine  à  Fouest.  On  raconte  que  le  duc  Charles  était  tel- 
lement suret  de  la  place  elle-même  et  de  ses  défenseurs,  qu'il 
y  avait  fait  transporter  ses  trésors  et  ses  meubles  les  plus  pré- 
cieux. Quoique  les  Français  fussent  beaucoup  plus  nombreux, 
qu'ils  fissent  usage  de  la  bombe  pour  la  première  fois ,  et  qu'ils 
eussent  Turenne  dans  leurs  rangs ,  la  garnison ,  qui  n'était  que 
de  trois  cents  hommes,  leur  opposa  une  résistance  si  héroïque, 
que  le  siège  trahia  en  longueur.  Le  marquis  d'Ische  (1),  chargé 
du  commandement ,  ayant  été  tué ,  son  frère,  le  P.  Eustache, 
capucin ,  prit  sa  place  et  périt  à  son  tour  sur  la  brèche. 

Enfin ,  après  quatre  mois  d'une  défense  acharnée ,  à  laquelle 
prirent  part  les  habitants  eux-mêmes ,  les  Lorrains  obtinrent 
une  capitulation  honorable. 

En  1643,  le  maréchal  du  Hallier  entreprit  le  blocus  de  la 
même  ville;  mais,  après  un  combat  désavantageux  dans  la 
plaine  de  Lifibl,  le  duc  de  Lorraine  l'obligea  de  battre  en  re- 

(1)  Antoine  de  Ghoiseul,  ni«  du  nom,  gouverneur  de  La  Mothe. 


—  390  — 

traite.  Enfin ,  Mazarin  voulut  faire  une  dernière  tentative  :  une 
armée  formidable  couvrit  tout  le  bassin  du  Bassigny  ;  Maga- 
lotti ,  neveu  du  cardinal  »  qui  la  conduisait ,  marcha  droit  à  la 
forteresse ,  sous  laquelle  il  fut  emporté  d^un  coup  d^arquebose 
ajusté  par  le  sieur  Héraudel,  prévôt  du  chapitre  de  la  ville. 
La  garnison  et  les  habitants  ne  se  rendirent  que  le  7  juillet 
1645.  Pendant  tout  ce  laps  de  temps,  nos  moines  vécuroit 
dans  des  transes  continuelles,  encombrés  de  soldats  blessés^ 
épuisés  de  contributions  de  tous  genres ,  tantôt  se  sauvant  dans 
les  forêts^  tantôt  rentrant  dans  leur  couvent,  selon  les  chan- 
ces de  la  guerre ,  psalmodiant  au  bruit  du  canon  et  de  la  fu- 
sillade que  leur  apportaient  les  échos  des  vallons  et  des  mon- 
tagnes (1). 

L*avant-garde  de  Tarmée  française  se  tenait  toujours  en 
observation  sur  les  frontières  de  la  Champagne ,  en  face  de  la 
Lorraine  et  de  la  Franche-Comté.  Durant  la  saison  rigoureuse 
elle  se  divisait  en  pelotons  et  allait  passer  ses  quartiers  d*hiver 
dans  les  villages  environnants.  Nos  pauvres  religieux,  qui 
avaient  alors  à  peine  de  quoi  s'abriter  et  se  nourrir,  furent 
chargés  d'un  escadron  de  cavalerie.  Ils  adressèrent  une  sup- 
pUque  à  Monseigneur  de  Gargan ,  conseiller  du  roi ,  intendant 
général  des  justice,  finances  et  police  dans  les  armées  de  Sa 
Majesté,  à  Teffet  d'être  délivrés  des  gens  d'armes  qui  étaient 
à  leur  pot  et  feu,  promettant  de  contribuer  plus  tard  de  tout 
leur  pouvoir  aux  frais  de  la  guerre  (2). 

Cette  humble  et  généreuse  représentation  fut  accueillie  fa- 
vorablement, et  ordre  fui  donné  d'évacuer  le  monastère; 


(1)  Voyez  la  narration  très-exacte  du  siège  de  La  Molhe,  dans  VHist.  deséi. 
de  Lnngres  par  Mathieu,  p.  258.  —  Les  poètes  du  temps  célébrèrent  le  siège 
de  La  Mothe  :  Etienne  G)urtet ,  chanoine  de  Langres ,  a  coaiposé  un  poème  en 
vers  latins ,  sous  ce  titre  :  Motta  emota.  —  D.  Calmet ,  Hist.  ceci,  et  civ.  de 
Lorr.^  t.  3  ad  fin. 

(2)  At-chives  de  la  Haute-Marne,  10«  carton. 


—  391  — 

mais  après  quelques  mois  il  fut  envahi  de  nouveau  ;  alors  les 
religieux  rédigèrent  une  adresse  à  Monseigneur  de  Voysin ,  in- 
tendant de  la  justice  dans  la  généralité  de  Châlons»  poiu*  se 
plaindre  d'être  forcés  de  loger  jusque  dans  leur  cloître  des 
hommes  de  guerre ,  leurs  granges  ayant  été  détruites  au  pas- 
sage de  Galas. 

Nous  ignorons  si  on  fit  droit  à  leurs  réclamations;  mais  Té- 
tât de  Tabbaye  ne  s'améliora  pas.  Les  Lorrains  et  les  Francs- 
Comtois  continuaient  leurs  brigandages ,  et  les  troupes  fran- 
çaises en  les  refoulant  commettaient  souvent  d'aussi  grands 
désordres  que  Tennemi.  A  quelque  instant  du  jour  et  de  la 
nuit  que  Ton  jetât  les  yeux  du  haut  des  tours  de  Langres  sur 
cette  vaste  plaine  qui  s'étend  à  l'est  jusqu'aux  Vosges,  on 
apercevait  quelque  part  les  lueurs  de  l'incendie  (1).  Les  popu- 
lations du  Bassigny  se  sauvaient  ordinairement  du  côté  de  l'ab- 
baye ,  soit  pour  mourir  sur  cette  terre  des  saints ,  soit  pour 
s'enfoncer  et  se  cacher  avec  leurs  troupeaux  dans  l'immensité 
des  forêts;  les  moines  furent  souvent  forcés  de  s'y  réfugier  et 
d'y  vivre  avec  elles. 

Certes  !  ce  devait  être  un  spectacle  sublime  que  celui  de 
cette  multitude  de  vieillards,  de  petits  enfants,  de  pauvres 
femmes  et  de  religieux  réunis  par  un  malheur  commun  au 
fond  des  bois ,  s'agenouillant  et  priant  ensemble  au  bruit  du 
canon  qui  moissonnait  leurs  fils ,  leurs  époux  et  leurs  frères , 
mêlant  devant  Dieu  leurs  vœux  et  leurs  larmes ,  en  attendant 
que  répée  de  l'ennemi  vînt  mêler  leur  sang  et  leur  ouvrir  les 
cieux! 

Il  serait  impossible  de  décrire  les  cruautés  et  les  ravages 
de  ces  guerres  sans  cesse  renouvelées  pendant  plus  de  trente 
ans.  Les  malheureux  habitants  des  campagnes ,  voyant  qu'ils 

(1)  Migneret,  Précis  de  fHist,  de  langres ,  p.  SIS. 


—  392  — 

ne  pouTaiel  plus  demeurer  dans  leiurs  TÎllages  sans  être  à  dia- 
que  instant  pillés  ou  égoi^és ,  désertaient  en  foule.  Les  champs 
restaient  incultes  faute  de  bras  et  de  bestiaux ,  et  on  TÎt,  de  1636 
à  1643,  à  Choiseul  et  dans  plusieurs  autres  villages  des  enfi- 
rons  de  Morimond ,  des  hommes  obUgés  de  s*atteler  à  la  dur- 
rue  pour  cultiver  la  terre  (1  ). 

Enfin  Louis  XIV  se  leva  »  et  par  son  audacieuse  fierté  et  h 
rapidité  de  ses  premières  conquêtes  U  étonna  et  fascina  TEii- 
rope.  Les  escarmouches,  les  petites  guerres»  les  incnrsi(»is 
hostiles  diminuèrent  peu  à  peu;  il  fut  donné  aux  mcnnes  de 
respirer  quelques  instants ,  et  ils  entreprirent  de  relever  les 
ruines  du  monastère  et  des  granges;  mais  il  fallut  recourir  à 
l'emprunt,  et  implorer  la  protection  des  rois  de  France  et  de 
Pologne.  L'abbé  Brifiault  mourut  au  milieu  de  beaucoup  d'em- 
barras, et  laissa  le  fardeau  de  l'administration  à  dom  Fr.  de 
Machaut  (2). 

Rien  ne  prouve  mieux  que  ce  choix  combien  les  moines 
avaient  encore  à  cœur  de  se  renouveler  dans  Fesprit  primitif 
de  leur  profession  «  Le  nouvel  abbé  appartenait  à  Taustère  ré- 
forme des  feuillants  ;  avec  lui  devait  entrer  à  Morimond  la  pé- 
nitence ,  la  pauvreté ,  l'amour  du  travail  et  toutes  les  vieilles 
et  dures  vertus  de  Cîteaux.  On  eût  dit  que  notre  abbaye  allait 
se  retremper  aux  sources  antiques  et  y  recouvrer  sa  première 
force  et  sa  pureté  native  ;  mais  une  nouvelle  série  de  boulever- 
sements arrêta  cet  clan  généreux  et  paralysa  la  bonne  volonté 
de  l'abbé  et  de  ses  moines. 

Charles,  duc  de  Lorraine,  les  inquiéta  au  sujet  des  granges 


(1  )  Recherches  hi^tor,  mr  lex  principales  communes  de  Carrond.  de  Langrts, 
pp.  250  etsq.;  —Ann.  delà  Haute-Marne,  1838,  p.  186. 

(î)  Nous  lisons  dans  le  livre  intitulé  :  Véritable  Gouvermement  de  fordrt  de 
Citeaux,  p.  524,  qu'à  la  mort  de  Ci.  Briffaut  Tabbé  de  Cîteaux  soumit  Mori- 
mond à  l'abbé  de  Vaux-la-Douce,  de  1662  à  1667. 


—  393  — 

qui  se  trouvaient  sur  sou  duché ,  les  grevant  d'impôts  et  de 
charges  intolérables.  En  1669,  les  religieux  lui  adressèrent  un 
long  mémoire  9  dans  lequel  ils  lui  représentaient  le  triste  état 
du  monastère ,  comparant  son  éclat  passé  à  sa  misère  présente, 
énumérant  tous  ses  titres  à  la  reconnaissance  des  Lorrains  de- 
puis cinq  siècles  y  et  spécialement  les  services  qu^il  avait  rendus 
dans  les  dernières  guerres ,  en  abritant  et  nourrissant  pendant 
plusieurs  mois  plus  de  cent  familles  lorraines  qui  s'y  étaient 
réfugiées  et  qui  auraient  péri  sans  pain  et  sans  asile.  Le  duc 
apaisé  adoucit  la  rigueur  de  ses  ordonnances  (1). 

Ce  fut  à  peu  près  à  la  même  époque  que  Tabbé  de  Mon- 
mond  écrivit  au  prieur  du  monastère  de  Rosières  pour  lui  pas- 
ser procuration  à  l'effet  de  retirer  de  la  succession  du  dernier 
abbé  religieux  de  cette  maison  son  Bréviaire,  sa  croix,  son  an- 
neau  et  son  meilleur  cheval,  menaçant  en  cas  de  refus  d'inten- 
ter action  pardevant  la  chambre  de  justice  de  Besançon.  Il  pa- 
raîtrait que  y  quand  une  abbaye  tombait  en  conunende  ou  était 
détruite,  il  était  d'usage  de  renvoyer  au  premier  abbé  de  la  fi- 
liation les  insignes  de  la  dignité  abbatiale. 

De  la  Franche-Comté  Tattention  de  dom  de  Machaut,  excitée 
par  une  affaire  beaucoup  plus  importante,  se  reporta  au-delà 
des  Pyrénées.  Les  chevaliers  de  Calatrava,  isolés  de  Morimond 
depuis  si  longtemps,  gouvernés  selon  les  caprices  des  rois  et 
livrés  à  la  cupidité  d'administrateurs  mercenaires,  regrettaient 
vivement  l'autorité  si  douce  et  si  paternelle  de  Clteaux,  et  ma- 
nifestaient le  désir  de  rentrer  sous  l'ancien  régime  ;  c'est  ce  qui 
engagea  Marie-Anne  d'Autriche ,  épouse  du  feu  roi  Philippe 
IV,  et  régente  d'Espagne  durant  la  minorité  de  Charles  II,  son 
fils,  à  écrire  à  notre  abbé  pour  essayer  de  rattacher  la  milice  à 
Morimond  comme  par  le  passé. 

(1)  Archives  de  la  Haute-Mome,  derniers  cartons. 


—  394  — 

L*abbé  nomma  au  prieuré  Jean  Vélascm,  qui  lui  a^ait  élé 
présenté  par  la  reine  elle-même  ;  mais  »  soit  que  celle-ci  neât 
Toulu  par  une  semblable  démarche  que  se  débarrasser  pdimeat 
des  réclamations  des  chevaliers,  soit  que  ses  projets  eussent  été 
réellement  dérangés  par  la  guerre  qui  éclata  cette  année  même 
entre  Louis  XIV  et  presque  toute  TEurope,  dans  la  crainte  d*a^ 
croître  encore  la  prépondérance  déjà  si  redoutable  de  la  France, 
on  ne  permit  point  au  nouveau  prieur  de  prendre  possession  (1  ). 

Pendant  ce  temps-là ,  le  canon  grondait  en  vingt  endroits 
divers  sur  les  bords  du  Rhin.  Lia  Lorraine  et  la  Franche- 
Comté  avaient  été  entraînées  dans  le  mouvement  génàd.  La 
partie  orientale  de  la  Champagne  qui  confine  à  ces  deux  pro- 
vinces et  dans  laquelle  se  trouvait  Morimond  était  devenue  un 
théâtre  d'hostilités  incessantes.  Nos  moines  luttèrent  pendant 
une  année  entière  ;  mais  enfin  ils  se  virent  forcés  d^abandon- 
ner  encore  une  fois  leur  monastère  :  les  uns  se  retirèrent  à 
Langres  avec  ce  qu'ils  purent  emporter  de  plus  précieux,  les 
autres  à  Paris ,  au  collège  de  SaintrBernard  ;  Tabbé  ^it  du 
nombre  de  ces  derniers.  L'abbaye  ne  fut  gardée  que  par  deui 
religieux  prêtres  et  par  les  laboureurs  des  granges. 

Vélascos  ne  cessait  de  travailler  de  toutes  ses  forces  à  son 
installation  ;  sa  correspondance  avec  les  restes  dispersés  de  Mo- 
rimond nous  apprend  quelle  était  la  position  de  nos  pauvres 
religieux,  errant  de  contrée  en  contrée  sans  trouver  à  se  fixer 
nulle  part.  J'ai  reçu,  écrit-il  à  Tabbé,  vos  lettres  datées  de 
Paris  le  10  août  1674,  et  j'ai  ressenti  la  plus  vive  douleur  au 
sujet  du  malheur  qui  est  venu  fondre  sur  vous ,  et  vous  a  forcis 
de  vous  exikr  de  votre  monastère  avec  tom  vos  moines,  pour 
vous  soustraire  au  fléau  de  la  guerre,  qui  sévit  avec  tant  de  fu- 
reur dans  vos  provinces. 

(1)  Archiv.  de  la  Haute-MamCf  12«  carton  (Chart.  deMorim.). 


—  395  — 

En  1675,  l'abbé  est  encore  à  Paris.  J'ai  l'intention,  lui  dit 
Vélascos»  de  vous  écrire  plm  souvent  à  V avenir,  pour  vous  ins- 
truire de  tout  ce  qui  concerne  l'affaire  du  prieuré,  qui  vous  in- 
tiruse  autant  que  moi  ;  c'est  pourquoi  je  désirerais  connaître, 
s'il  vous  arrivait  de  quitter  Paris,  dans  quelle  autre  ville  il 
faudrait  adresser  nos  lettres  pour  qu'acnés  vous  parviennent  sûre- 
ment, car  jusqu'alors  il  nous  a  fallu  vous  deviner  en  quelque 
sorte  pour  vous  écrire  {hue  usque  quasi  divinando  scripsimus) . 

Des  guérillas  détachés  de  Tarmée  espagnole  qui  occupait 
alors  la  Franche-Comté,  après  avoir  causé  des  dégâts  considé- 
rables sur  les  terres  environnantes,  avaient  eu  Taudace  de  s'in- 
troduire dans  Tabbaye  et  d'en  chasser  les  deux  religieux  qui 
y  restaient.  Des  troupes  d'avant-garde  y  avaient  également  pé- 
nétré dans  le  dessein  d'en  achever  le  pillage  et  de  le  ruiner  en- 
tièrement. Cependant  c'était  de  Morimond  qu'étaient  partis 
douze  pauvres  religieux  emportant  la  croix  qui  avait  sauvé 
l'Espagne;  et,  quelques  siècles  après,  les  Espagnols  s'y  préci- 
pitaient, tenant  le  fer  d'une  main  et  la  flamme  de  l'autre  ;  tant 
il  y  a  de  vicissitudes  étranges  dans  les  choses  de  ce  monde,  tant 
il  y  a  peu  de  souvenir  des  plus  grands  bienfaits  dans  le  cœur 
des  hommes  et  des  peuples  I 

Cependant,  la  nouvelle  de  ces  désordres  étant  arrivée  par 
de  là  les  Pyrénées ,  jusque  dans  les  couvents  de  Tordre  de  Ct- 
teaux,  qui,  la  plupart,  étaient  de  la  filiation  de  notre  abbaye, 
tous  les  religieux  en  furent  indignés ,  et  se  concertèrent  pour 
députer  Tun  d'entre  eux  au  roi  catholique ,  afin  de  lui  rappe- 
ler les  services  immenses  que  Morimond  avait  rendus  à  son 
peuple,  et  lui  représenter  que  les  armées  de  Sa  Majesté,  au 
lieu  de  désoler  le  monastère,  auraient  dû  le  défendre  au  prix 
de  tout  leur  sang,  comme  le  berceau  de  la  liberté  et  de  la  paix 
de  TEspagne. 

Il  paraît  que  cette  démarche  ne  fut  point  stérile ,  car  quel- 


—  396  — 

ques  jours  après  plusieurs  brevets  de  sauTe-garde  furent  adres- 
sés à  Morimond  par  D.  Charles  de  Gurrea  Villa  Hermosa,  gou- 
verneur général  des  Pays-Bas  et  du  comté  de  Bouigc^ne.  Quoi 
qu^il  en  soit ,  les  moines  exilés  ne  rentrèrent  tous  dans  leur 
solitude  et  ne  commencèrent  à  y  suivre  les  exercices  qu'après 
la  paix  de  Nim^e ,  en  1678,  c'est-à-dire  environ  cinq  ans 
après  en  être  sortis  (1). 

Louis  XIV  avait  tellement  secoué  et  humilié  TEurope»  h 
France  était  tellement  enchaînée  à  Tépée  du  grand  roi,  que  h 
tranquillité  intérieure  et  extérieure  semblait  assurée  pour 
longtemps.  Aussi  les  couvents  qui  avaient  encore  ccmserré 
quelques  étincelles  du  feu  sacré  conmiencèrent  à  se  rep^ipler, 
Morimond  était  de  ce  nombre.  Plusieurs  jeunes  seigneurs,  is- 
sus d'illustres  familles»  et  qui,  à  l'exemple  de  D.  Rancé,  trou- 
vaient le  monde  trop  petit  pour  l'immensité  de  leurs  désirs, 
désertèrent  Paris  et  la  cour,  et  se  sauvèrent  dans  la  Thébaîde 
du  Bassigny,  pour  y  voir  et  y  goûter  combien  le  Seigneur  e$t 
bon  à  ceux  qui  l'aiment. 

Morimond  se  crut  encore  au  temps  d'Othon  d'Autriche ,  de 
Henri  de  Carinthie,  d'Etienne  de  Hongrie  et  de  Raynald  de 
Toul.  Parmi  ces  nouveaux  transfuges  du  siècle  dont  nous  avons 
pu  retrouver  les  noms,  on  distinguait  Nicolas  de  Chevigny 
(Branche  de  Choiseul),  Henri  de  Breteuil,  Honoré  de  La  Fère 
et  Jean-Louis  d'Angennes.  Le  marquis  d'Angennes,  frère  de 
ce  dernier,  donna  au  monastère  à  cette  occasion  le  fief  Godin, 
près  de  Luzarches  (Seine-et-Oise),  mu,  dit-il,  par  la  bonm 
amitié  qu'il  porte  à  son  frère  religieux,  prof  es  à  l'abbaye  Notre- 
Dame  de  Morimond,  et  encore  pour  avoir  part  aux  prières  qui 
se  font  dans  ladite  abbaye,  et  pour  y  être  chanté  tous  les  jours, 
à  perpétuité ,  à  la  fin  de  la  messe  conventuelle,  l'Inviolata  avec 

(1)  Af-chiv.  de  la  Haute-Miume,  derniers  cartons. 


—  397  — 

les  Collectes  de  la  Vierge,  de  saint  Bernard  et  des  Trépassés  (1). 
Ainsi,  au  moment  où  les  plus  honteux  désordres  se  propa- 
gent dans  les  hautes  régions  de  la  société ,  lorsque  la  prostitu- 
tion est  assise  sur  le  trône ,  la  Providence ,  dans  des  vues  de 
miséricorde  et  de  pardon ,  appelle  des  palais  et  de  la  cour,  au 
sein  des  déserts,  de  chastes  vierges,  des  femmes  désillusion- 
nées ,  des  jeunes  gens  au  noble  cœur  ;  tous,  sous  le  cilice  et  la 
cendre,  veilleront,  prieront,  jeûneront;  leurs  expiations, 

mises  dans  la  balance  de  la  justice  du  ciel,  feront  équilibre  aux 
crimes  de  la  terre,  et  Dieu  laissera  marcher  pendant  cent  ans 
encore  la  vieille  France  à  la  suite  du  drapeau  de  Gharlemagne 
et  de  S.  Louis. 

Conoment  se  fait-il ,  nous  dira-t-on  peutrétre ,  qu'avec  tant 
d'éléments,  rien  d'important,  rien  de  monumental  ne  signale 
à  Morimond  les  vingt  dernières  années  de  ce  grand  siècle,  qui 
a  vu  la  science  et  l'art  revêtir  mille  formes  diverses,  et  s'épa- 
nouir dans  le  cloître  comme  dans  le  monde? 

Outre  qu'il  faut  faire  la  part  des  calamités  les  plus  désas- 
treuses ,  qui  à  cette  époque  même  n'ont  cessé  de  désoler  le  mo- 
nastère ,  n'oublions  pas  que  les  religieux  les  plus  capables  n'é- 
taient venus  s'ensevelir  dans  ce  vallon  solitaire  que  pour  s'y 
condamner  à  un  étemel  oubli.  Au  reste ,  cette  stérilité  scienti- 
fique n'est  point  un  signe  de  décadence.  Chaque  ordre  reli- 
gieux avait  une  mission  spéciale  à  remplir  :  la  mission  de  Mo- 
rimond était  surtout  agricole.  Pendant  que  les  Oratoriens,  les 
Jésuites  y  les  Bénédictins  de  Saint-Maur  et  une  foule  d'autres 
86  livraient  aux  plus  vastes  et  aux  plus  sublimes  travaux  de 
l'intelligence ,  nos  moines ,  ainsi  que  l'attestent  leurs  archives, 
s'occupaient  plus  que  jamais  de  leurs  champs,  de  leurs  prés, 
de  défrichements  et  de  plantations.  Or,  dit  Bernardin  de  Saint- 

(1)  Archives  de  la  Haute-Marne  (Chart.  de  Morim.)- 


—  398  — 

^  ragroDome  qui  fait  produire  à  un  terrain  une  gerbe 
de  blé  de  plus ,  ou  qui  améliore  un  arbre  fruitier,  rend  souTeni 
aux  hommes  un  (dus  grand  senrice  que  le  savant  qui  leur  dmine 
un  livre  (1). 


CHAPITRE  XXXVI. 


De  la  néceMîté  de  remonter  tux  sources  pour  juger  Imptrtialenieiit  k  ques- 
tion monastique  au  XVIII*  siècle  ;  cérémonie  de  rélection  dHm  abbé  etsle^ 
cien  ;  dom  Aubertot ,  dom  Languet  et  dom  Guyot  occupent  snccessifeainl 
atec  éclat  le  siège  abbatial  de  Morimond. 


Nous  voici  arrivés  au  XVIII*  siècle ,  en  face  de  cette  fausse 
philosophie  dont  les  perfides  écrits  ont  renversé  tant  d'institu- 
tions qui  semblaient  avoir  jeté  dans  le  sol  de  la  France  des  ra- 
cines éternelles.  La  voilà  armée  de  toutes  pièces,  prêle  à  en- 
trer en  campagne  ;  par  où  va-t-ellc  commencer?  Elle  commen- 
cera ,  comme  les  Vaudois ,  les  Hussites ,  les  Luthériens  et  les 
(Calvinistes,  parTavant-garde  du  catholicisme,  c'est-à-dire  par 
les  moines.  Elle  entassera  mensonges  sur  mensonges ,  calono- 


(1)  Dopuis  qirils  n'avaient  presque  plus  de  frères  convers ,  ils  se  servaient  des 
bras  du  proniier  désœuvré  qui  se  présentait  ;  souvent  ils  arrêtaient  dans  leur 
vagabondage  ces  misérables  familles  alsaciennes  et  lorraines  qui  traînent  au- 
jourd'hui leur  dénùment,  leurs  vices  et  leur  ignominie  dans  les  rues  de  nos 
villages,  sur  toutes  nos  routes  et  à  Tentour  de  nos  villes;  ils  les  oceupaient  à 
transiH)rlor  dos  terres,  dessécher  des  étangs,  niveler  des  routes ,  combler  des 
ravins,  ix^lrir  la  tuile,  etc.  Les  moines  de  Clteaux  eux-mêmes  employèrent  un 
grand  nombre  de  ces  familles  nomades  à  essarter  les  champs  et  à  bâtir  le  vil- 
lage de  Saint-Bernard,  en  1608. 


—  399  — 

nies  sur  calomnies  ;  les  communautés  les  plus  pures  ne  trou- 
veront pas  grâce  devant  elle  ;  elle  ira  à  la  quête  des  plus  petits 
scandales,  eU  après  les  avoir  grossis  et  dénaturés,  elle  fera  re- 
jaillir Topprobre  d*un  membre  indigne  sur  tout  le  corps.  Elle 
jettera  sur  le  froc ,  pour  l'avilir  aux  yeux  du  monde ,  les  plus 
monstrueuses  turpitudes  ;  puis,  après  avoir  débuté  parla  fange, 
elle  finira  sur  Téchafaud ,  dans  le  sang  ! 

Elle  sera  aidée ,  il  est  vrai ,  dans  son  œuvre  de  destruction 
par  Topulence  d'un  certain  nombre  d*abbayes ,  la  vie  dissipée 
et  parfois  dissolue  de  quelques  cénobites,  Tennui  du  cloître  au 
sein  d'une  société  où  bouillonnaient  toutes  les  passions  les  plus 
anarchiques.  Elle  trouvera  aussi  un  puissant  auxiliaire  dans  le 
pouvoir  civil ,  qui ,  à  force  de  tyrannie  et  de  vexations ,  a  dé- 
gradé Tétat  monastique  et  façonné  les  religieux  à  manœuvrer 
sous  ses  ordres  conune  une  troupe  de  valets. 

Lia  grande  question  du  monachisme  a  été  traitée  par  les  so- 
phistes et  les  économistes ,  comme  toutes  les  autres ,  avec  la 
plus  déplorable  légèreté.  Audin  a  intitulé  un  chapitre  de  son 
Histoire  de  Léon  X  :  Du  rire  dans  le  drame  de  la  Réforme  t 
Nous  engageons  ceux  qui  voudront  écrire  l'histoire  de  la  ruine 
des  maisons  religieuses  en  France  à  lire  attentivement  ce  cha- 
pitre. Les  ennemis  des  couvents  savaient ,  aussi  bien  que  Lu- 
ther, qu'aux  yeux  d'un  peuple  ignorant  et  frivole  on  a  toujours 
raison  quand  on  fait  rire  ;  donc ,  pour  provoquer  et  alimenter 
le  rire,  ils  recueillirent  toutes  les  vieilles  épigrammes  qui 
avaient  eu  cours  jusqu'alors  contre  les  moines ,  et  ils  en  com- 
posèrent de  plus  piquantes  encore  ;  ils  se  servirent  de  la  cari- 
cature ,  cette  arme  de  la  lâcheté  méchante ,  représentant  les 
religieux  sous  les  plus  ridicules  accoutrements,  avec  les  phy- 
sionomies les  plus  grotesques  et  dans  les  postures  les  plus  igno- 
minieuses. Ils  n'ignoraient  pas  que  parmi  nous  on  a  l'habitude 
de  tout  chansonner,  le  plaisir  et  la  douleur,  la  vie  et  la  mort. 


—  400  — 

le  ciel  et  Tenfer,  et  qu'un  grand  nombre  d'hommes  et  d'éta- 
blissements célèbres  de  notre  pays  ont  été  tués  par  une  chan- 
son. Aussi  se  hàtèrent-ils  de  rimer  les  couplets  les  plus  satiri- 
ques et  de  les  propager  dans  le  voisinage  de  tous  les  monastè- 
res. Le  bouvier,  le  berger,  le  laboureur  les  fredonnèrent  dans 
les  champs  ;  Tenfant  les  répéta  sur  la  place  publique  ;  la  filk 
et  le  jeune  homme  les  redirent  sans  rougir  au  foyer  domesti- 
que. Un  soir  d^un  jour  de  noce  ou  de  fête  de  village,  un  fer- 
mier qui  convoitait  un  pré  ou  un  champ  de  Fabbaye  unissait  sa 
voix  avinée  à  celle  de  quelque  matrone  rubiconde  et  réjouie, 
et  tous  deux  chantaient ,  aux  applaudissements  de  la  compa- 
gnie ,  la  gourmandise  et  l'intempérance  des  capucins ,  des  ber- 
nardins et  des  chartreux  (1). 

Dans  les  villes,  le  cloître  calomnieusement  explcnté  fournira 
aux  théâtres  publics  les  scènes  les  plus  scandaleuses,  tandis  que 
dans  les  campagnes,  à  défaut  de  spectacles,  on  propagera,  pour 
les  longues  soirées  d'hiver,  des  contes  orduriers  où  il  ne  s^a 
question  que  d^intrigues,  de  rendez-vous ,  de  rencontres  infâ- 
mes, et  les  rieurs,  comme  bien  vous  pensez,  ne  seront  paspoar 
le  pauvre  moine.  Ainsi,  des  épigrammes,  des  caricatures,  des 
chansons  et  des  romans,  voilà  toutes  les  pièces  du  procès  in- 
tenté aux  cénobites  du  XVIll*  siècle;  nous  n'avons  pas  trouvé 
autre  chose,  ni  dans  Técole  légère  et  moqueuse  de  Voltaire,  ni 
dans  celle  plus  sérieuse  mais  non  moins  injuste  de  Montes- 
quieu (2).  Morimond  fut  attaqué  par  ces  armes  déloyales  com- 
me tous  les  autres  monastères,  et  il  succomba  avec  eux. 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit ,  la  solitude  ne  glaçait  point  le 


(1)  Nous  avons  parcouru  quatre  ou  cinq  Chansonniers  imprimés  de  1760  à 
1789,  et  sur  cent  chansons  il  y  en  a  de  soixante  à  soixante-dix  sur  les  moines. 

(2)  Œuvres  choisies  de  Volt.,  2  vol.  in-lî  (1789),  où  Ton  a  recueilli  tout  « 
qu'il  a  écrit  de  plus  infâme  sur  la  vie  monastique;  —  Montesquieu,  Lettres 
persanes  y  in-iî,  p.  177,  lettr.  57,  Usbeck  à  Rhedi;  —  id.,  Esprit  des  Lois,  in-li 
t.  1,  p.  83;  t.  3,  pp   79,  121,  174,  211,  212,  etc. 


—  401  — 

ccBur  des  moines  ;  ils  aimaient  souvent  à  confondre  leur  vie 
avec  la  vie  des  peuples  qui  les  environnaient.  Mais  c'était  sur- 
tout aux  jours  du  deuil  et  du  malheur  qu'ils  sortaient  du  cloî- 
tre, pour  mêler  leurs  larmes  aux  larmes  des  affligés,  sous  la 
chaumière  comme  au  sein  des  palais. 

Léopold  1**,  duc  de  Lorraine,  invita,  à  peu  près  à  cette  épo- 
que, Fabbé  de  Morimond  à  venir  partager  sa  douleur,  en  assis- 
tant aux  obsèques  de  son  père ,  Charles  V.  Ce  prince  était 
mort  au  retour  d'une  expédition  guerrière ,  à  Velz,  près  de 
Lintz,  en  Autriche,  et  son  corps  était  resté  quelque  temps  dé- 
posé à  Inspruck ,  dans  Téglise  des  jésuites ,  près  de  ceux  des 
archiducs  ;  mais  son  fils  Pavait  fait  transporter  à  Nancy,  dans 
l'église  des  pères  cordeliers.  Les  funérailles,  accompagnées  de 
touchantes  et  magnifiques  cérémonies ,  durèrent  trois  jours. 
Les  chanoines  réguliers  de  Prémontré  officièrent  le  premier 
jour  ;  les  bénédictins ,  le  deuxième  ;  enfin ,  le  troisième  jour^ 
sur  les  quatre  heures  du  soir,  Tabbé  de  Morimond ,  accompa- 
gné de  quatre  abbés  de  son  ordre,  commença  les  vêpres  et  les 
vigiles  des  morts ,  y  officia  pontificalement ,  de  même  que  le 
lendemain  à  la  messe ,  après  laquelle  il  conduisit  le  corps  à  la 
chapelle  ducale ,  où  les  pères  cordeliers  continuèrent  leurs 
prières  encore  pendant  quarante  jours  (1). 

Cet  abbé  s'appelait  D.  Henri  Duchesne  ;  il  avait  succédé  à 
Nicolas  de  Chevigny  vers  l'an  1681 .  Etant  mort  en  1 703,  Louis 
XIV  fit  écrire  aussitôt  à  nos  moines  qu'il  leur  donnait  la  per-^ 
mission  de  se  réunir  pour  élire  un  abbé,  et  qu'il  nommait  l'in- 
tendant de  Champagne  pour  assister,  comme  son  commissaire, 
à  l'élection.  C'était  à  l'abbé  de  Cîteaux  à  fixer  le  jour  de  la  cé- 
rémonie et  à  y  présider,  soit  par  lui-même  soit  par  Tun  de  ses 
délégués. 

(1)  Archiv.  de  la  Haute-Manie,  cartt.  9  et  10  ;  —  D.  Calmet,  Hist.  ecclés.  et 
civ.de  Lorr.,  t.  8,  p.  1888. 

S6 


_  402  — 

On  commençait  par  la  messe  du  Saint-Esprit,  à  laquelle  toos 
les  religieux  communiaient  ;  on  se  rendait  ensuite  à  la  salle 
capitulaire  :  là ,  le  grand-chantre  lisait  à  haute  et  intelligible 
Toix  le  chapitre  de  la  Règle  de  Saint-Benoit  intitulé  :  QualiUr 
débeat  esse  abbas.  Le  président  faisait  un  discours  analogue  à 
la  circonstance ,  et  entonnait  ensuite  le  Veni  Creator.  Les  re- 
ligieux,  ayant  nonuné  trois  scrutateurs ,  venaient  altematiYe- 
ment  déposer  leurs  bulletins  dans  un  calice  placé  sur  Fautel. 

Le  scrutin  étant  terminé ,  les  scrutateurs  se  retiraient  pour 
le  dépouiller  ;  en  rentrant,  Tun  d'eux  en  proclamait  le  résultat 
par  ces  mots  :  Notre  frire  (un  tel)  a  été  élu  àbbi.  On  Usait  plu- 
sieurs passages  des  bulles  des  Souverains-Pontifes  sur  le  régi- 
me abbatial,  et,  la  communauté  ayant  répondu  :  Deo  gratias, 
le  notaire  ecclésiastique  »  recevant  des  mains  du  sacriste  les 
clefs  de  Téglise ,  les  remettait  au  nouvel  élu  ,  en  disant  :  De 
l'autorité  apostolique  à  moi  commise,  je  vous  établis  par  la  tra- 
dition de  ces  clefs  au  gouvernement  de  ce  monastère  de  Jfort- 
mond,  au  nom  du  Pêre^  du  Fils  et  du  Sainl-Esprii. 

Les  religieux  venaient  les  uns  après  les  autres,  suivant  leor 
rang  de  profession,  se  mettre  à  genoux  devant  Tabbé,  et,  pla- 
çant leurs  mains  jointes  entre  les  siennes  ,  disaient  :  Révérend 
père,  je  vous  promets  obéissance  jusqu'à  la  mort,  selon  la  Régie 
de  Saint-Benoit.  11  les  relevait  et  les  embrassait,  en  répétant  à 
chacun  :  Det  tibi  Deus  vilam  œternam  ;  puis  il  entonnait  le 
verset  Adjulorium  nostrum,  ensuite  le  Te  Deum^  pendant  le- 
quel on  allait  à  Téglise.  Enfin,  le  notaire  publiait  Pacte  de  la 
cérémonie ,  c[ui  devait  être  signé  par  tous  les  religieux  et  par 
deux  curés  du  voisinage  servant  de  témoins. 

Tout  n'était  pas  fini  :  il  fallait  encore  que  Tabbé  de  Giteam 
confirmât  d'une  manière  spéciale  la  nomination  et  installât 
par  lui-même  ou  par  Tun  de  ses  vicaires  le  nouvel  abbé.  Ve- 
nait ensuite  le  brevet  royal ,  portant  que  le  roi ,  informé  des 


—  403  — 

bormes  we  et  mœurs  de  l'élu,  validait  Vilection  et  enjoignait  à 
ses  baillis  et  lieutenants  de  V établir  en  possession  du  temporel  de 
r abbaye.  Les  bulles  pontificales  mettaient  le  sceau  à  Télection 
et  la  complétaient  ;  lorsque  le  notaire  apostolique  les  avait  fuir 
minées,  Tabbé  se  faisait  donner  la  bénédiction  par  Févéque 
diocésain,  ou  par  tout  autre  avec  sa  permission  (1).  Ce  fut  dia- 
prés ce  cérémonial  et  ces  nombreuses  procédures  qu*eut  lieu 
la  promotion  de  D.  Nicolas-Philibert  Aubertot  de  Mauveignan. 
C'était  un  religieux  d'une  grande  piété ,  d'une  rare  capacité, 
doux,  bienfaisant,  et  qui  devint  la  seconde  providence  de  la 
contrée. 

L'installation  d'un  nouvel  abbé  était  l'occasion  de  dépenses 
énormes  pour  l'abbaye ,  tous  les  officiers  de  l'état  civil  qui 
étaient  appelés  à  y  concourir  se  faisant  largement  payer.  Les 
irais  n'étaient  pas  moindres  en  cour  de  Rome.  Il  paraît  que  la 
componende  pour  l'expédition  des  bulles  et  provisions  d'un 
abbé  de  Morimond  était  taxée  à  1,400  florins.  Dom  Aubertot 
s'engagea  envers  messire  Anthoine,  écuyer,  avocat,  conseiller 
expéditionnaire,  pour  la  somme  de  dix  mille  livres,  à  condition 
que  ses  bulles  lui  seraient  rendues  franches  de  toute  charge, 
taxe  et  port. 

Notre  abbaye ,  entre  des  mains  si  saintes  et  si  habiles ,  sem- 
bla refleurir  encore  un  instant.  La  partie  de  Tancien  bâtiment 
respectée  par  les  impériaux  tombait  de  vétusté  ;  les  récentes  ré- 
parations, faites  à  la  hâte,  sur  un  terrain  fangeux,  n'offraient 
aucune  garantie  de  solidité  ;  l'abbé  entreprit  de  rebâtir  succes- 
sivement tout  le  monastère  sur  un  plan  neuf.  11  en  posa  la  pre- 
mière pierre  ;  mais  nul  n'en  posa  la  dernière ,  car  la  Révolu- 
tion trouva  encore  les  moines  à  l'œuvre.  Les  granges  furent 


(1)  Archives  de  la  Haute-Marne,  procès-verbal  de  Télection  de  dom  Aaber- 
tot,  1704. 


—  404  — 

reconstruites  telles  qae  nous  les  voyons  encore  anjoord*hui,  el 
on  7  plaça  des  colons  partenaires. 

Dom  Aubertot  était  tout  à  la  fois  Tami ,  le  confident  et  le 
coopérateur  de  Monseigneur  de  Qermont-Tonnerre ,  érèqne 
de  Langres.  Ce  prélat ,  ayant  été  député  à  l'Assemblée  géné- 
rale du  clergé  de  France  en  1707  et  1710,  renunena  avec  Im', 
pour  s'aider  au  besoin  de  ses  lumières  et  de  son  expérience. 
Souvent  il  se  déchargeait  sur  lui  d'une  partie  de  ses  fondioDS 
épiscopales ,  lui  confiant  la  mission  de  visiter  les  paroisses  et 
les  presbytères  du  Bassigny,  le  déléguant  pour  consacrer  les 
temples  que  la  piété  et  la  générosité  des  fidèles  élevaioit  an 
Seigneur. 

En  1719 ,  les  habitants  du  bourg  de  Meuvy,  stimulés  par 
leur  saint  pasteur,  ayant  construit  avec  leurs  propres  ressour- 
ces, à  force  de  sacrifices  et  de  dévouement,  la  belle  église  qne 
les  étrangers  viennent  encore  admirer,  Tévèque  de  Langres  fit 
prier  l'abbé  de  Morimond  de  s'y  transporter  pour  en  bire  la 
consécration.  Il  y  arriva  le  23  avril,  et  le  lendemain  24  eut 
lieu  la  cérémonie,  à  laquelle  assistèrent  plus  de  cinquante  prê- 
tres et  les  populations  des  villages  environnants.  Il  consacra,  k 
peu  près  à  la  même  époque,  la  chapelle  des  récollets  de  Dam- 
blain  (1). 

Les  moines  poursuivaient  toujours  avec  activité  les  vastes 
constructions  qu'ils  avaient  entreprises.  Lorsque  D.  Martenne, 
le  savant  bénédictin ,  se  rendit  à  Morimond  ,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit  plus  haut,  il  fut  témoin  de  ces  travaux  gigantesques. 
«  Il  y  a  trente  ans,  écrit-il,  que  Tabbaye  n'avait  rien  de  splen- 
a  dide  extérieurement  ;  mais  monsieur  Tabbé  y  a  commencé 
tt  un  bâtiment  magnifique,  qui  ne  cédera  à  aucune  maison  de 
tt  Tordre.  11  fait  sécher  les  étangs  et  couper  les  montagnes 

(1)  Archives  de  la  Haute-Marne,  procès- verbaux  de  la  consécratioQ  de  ces 
églises,  1718-1719. 


—  405  — 

a  pour  doiiner  et  Futile  et  Tâgréable  à  son  monastère.  Le  dor- 
<i  toir  est  un  des  plus  beaux  que  nous  ayons  vus  ;  il  n'y  manque 
«  qu'une  bibliothèque  »  (1). 

En  effet,  Tancienne  bibliothèque  avait  été  détruite  par  Galas. 
Dom  Aubertot  eut  surtout  à  cœur  de  la  restaurer.  Personne 
n'était  plus  propre  que  lui  à  cette  besogne  »  car  il  était  d'une 
instruction  très-variée,  d'un  goût  exquis,  et  très-versé  dans  la 
bibliographie  ;  mais  il  fut  prévenu  par  la  mort  et  laissa  l'œuvre 
inachevée. 

Les  moines  songèrent  à  lui  donner  un  successeur.  Il  y  avait 
alors  à  Morimond  un  religieux  originaire  de  Dijon ,  d'une  fa- 
mille distinguée  dans  la  magistrature  et  les  lettres,  et  autrefois 
très-liée  avec  celle  du  grand  Bossuet.  Son  père  avait  exercé  les 
fonctions  de  procureur-général  au  Parlement  de  Bourgogne  ; 
Tun  de  ses  frères,  après  avoir  pris  le  bonnet  de  docteur  en  Sor- 
bonne,  avait  été  nonuné  à  la  cure  de  Saint-Sulpice ,  en  1714, 
et ,  second  Vincent-de-Paul ,  étonnait  les  peuples  et  les  rois 
par  les  œuvres  prodigieuses  de  sa  charité  ;  un  autre ,  agrégé  à 
la  maison  de  Navarre,  en  était  devenu  supérieur,  puis  avait  été 
élevé  successivement  sur  les  sièges  épiscopaux  de  Soissons  et 
de  Sens.  Pour  lui,  quoiqu'appelé  par  les  riches  facultés  de  son 
esprit  autant  que  par  les  précieuses  qualités  de  son  cœur  à 
parcourir  d'aussi  brillantes  carrières ,  méprisant  le  monde  et 
son  prestige  trompeur,  il  s'était  sauvé  dans  la  vallée  des  tom- 
beaux  pour  s'y  ensevelir  et  y  travailler  uniquement  au  salut  de 
son  ame  :  il  se  nommait  Lazare  Languet  (2). 

Au  jour  de  l'élection ,  ayant  réuni  tous  les  suffrages,  il  ré- 
sista de  toutes  ses  forces;  mais  on  fit  violence  à  son  humilité. 


(i)  Voyage  litt.  de  deux  Bénédictins  de  lacongrég.  de  S.-MauTf  p.  141,  irt 
partie;  1717. 

(2)  Nous  tenons  ces  détails  de  dom  Gro^ean,  le  dernier  religieux  de  Mori- 
mond. 


—  406  — 

et  il  faf  proclamé  abbé.  —  Dans  l'Eglise  de  Dieu,  courir  après 
les  dignités  lorsqu'elles  semblent  nous  fuir,  c'est  s'en  mon- 
trer indigne  ;  s'en  sauver  lors  même  qu'elles  Tiennent  nous 
chercher,  c'est  prouver  qu'on  les  mérite.  —  L'abbé  Langnet, 
qui  avait  été  terrifié  du  choix  qu'on  avait  fait  de  loi,  le  regar- 
dant comme  le  plus  grand  malheur  qui  pût  lui  arriver  et  à  la 
communauté,  prouva  bientôt  par  sa  conduite  que  lui  seul  s'é- 
tait trompé. 

Doué  au  plus  haut  degré  du  talent  de  la  parole  et  delà  per- 
suasion, il  essaya  de  rétablir  les  pieuses  conférences  instituées 
par  saint  Bernard ,  et  qui ,  pendant  plus  d'un  siècle ,  avaient 
fait  de  Cîteaux  le  foyer  de  la  vie  mystique  dans  le  catholicisme. 
D'un  autre  côté,  depuis  1699,  il  n'avait  point  été  tena  de  cha- 
pitre général  (1)  ;  l'abbé  de  Morimond ,  qui  comprenait  com- 
bien ces  assemblées  importaient  à  l'imité  de  Tordre  et  au  re- 
nouvellement de  la  discipline,  écrivit  à  l'abbé  de  Ctteaux  pour 
le  presser  de  les  convoquer  conune  précédemment. 

De  l'intérieur  du  cloître  sa  sollicitude  s'étendait  au  dehors, 
sur  les  manœuvres ,  les  artisans  des  ateliers  de  l'abbaye  et  les 
laboureurs  des  granges,  qui  étaient  au  nombre  de  plus  de  deux 
cents.  Avec  la  permission  de  Tévêcpie  de  Langres,  il  leur  assi- 
gna pour  église  paroissiale  la  chapelle  Sainte-Ursule,  près  de 
la  porterie,  avec  obligation  d'y  assister  aux  offices  et  d'y  rece- 
voir les  sacrements.  Chacun  des  religieux  prêtres  était  alter- 
nativement charge  de  la  desserte  de  cette  paroisse. 

A  cette  époque  fut  achevée  la  reconstruction  des  granges  et 
du  château  des  Gouttes ,  incendiés  par  les  Suédois  il  y  avait 
près  d'un  demi-siècle  (2).  Ce  château  est  encore  aujourd'hui, 


(1)  Traité  histor.  du  chap.  génér.  de  CUeauXy  in-4o,  pp.  250  et  SSS  (biblio- 
thèque de  Chaumont). 

(i)  Voyez ,  sur  les  ravages  exercés  par  les  Suédois  sous  le  commandement 
du  duc  de  Weymar,  Hist.des  évêques  de  Langres j  pp.  Î14  et  215. 


—  407  — 

malgré  son  état  de  délabrement,  un  des  plus  beaux  et  des  plus 
grandioses  du  Bassigny.  De  ses  terrasses  la  vue  embrasse  un 
horizon  immense  et  se  repose  délicieusement  sur  une  vaste 
plaine  coupée  de  ruisseaux,  semée  de  bosquets  verdoyants  der- 
rière lesquels  se  détachent  plusieurs  charmants  villages  avec 
leurs  toits  de  tuiles  rouges.  C'était  tout  à  la  fois  une  maison  de 
plaisance  et  un  vendangeoir  ;  un  frère  convers  Thabitait  ordi- 
nairement ,  et  surveillait  les  vignerons  et  les  laboureurs  qui 
exploitaient  aux  frais  de  l'abbaye  un  quart  de  la  propriété. 

Le  plus  grand  bonheur  qui  pût  arriver  à  notre  abbé  et  à  ses 
deux  illustres  frères,  c'était  de  se  voir  encore  une  fois  sur  cette 
terre  et  de  s'embrasser  avant  de  mourir  ;  Dieu  leur  accorda 
cette  faveur  en  1735.  Un  jour  l'archevêque  de  Sens  et  le  curé 
de  Saint-Sulpice  descendirent  dans  la  vallée  où  vivait ,  dans 
l'obscurité  et  la  pénitence,  celui  qu'ils  chérissaient  comme  un 
frère  et  vénéraient  comme  un  saint.  Après  avoir  passé  quel- 
ques instants  dans  une  douce  intimité  de  famille  et  s'être  édifiés 
réciproquement  dans  de  pieux  entretiens ,  ils  se  séparèrent 
pour  ne  plus  se  retrouver  ensemble  que  dans  l'éternité. 

D.  Lazare,  atteint  d'une  maladie  de  langueur  et  parvenu  à 
un  âge  avancé ,  voyait  sa  fin  approcher  et  son  tombeau  s'en- 
tr'ouvrir.  La  même  année,  ayant  été  nommé  visiteur  des  cou- 
vents cisterciens  de  la  Franche-Comté  et  de  la  Lorraine ,  il 
accepta  cette  pénible  tâche  ;  mais  ses  forces  trahirent  son  cou- 
rage. Contraint  par  la  violence  du  mal  de  s'arrêter  au  diocèse 
de  Besançon,  dans  le  monastère  de  Rosières,  il  rendit  son  ame 
à  Dieu  le  20  janvier  1736,  laissant  un  nom  béni ,  le  souvenir 
de  ses  vertus  et  le  regret  d'une  administration  qui  n'avait  eu 
d'autre  défaut  que  celui  d'être  trop  courte. 

Le  10  février  suivant ,  les  religieux  reçurent  une  lettre  de 
Louis  XV,  ainsi  conçue  : 
a  De  par  le  roi  : 


—  408  — 

«  Informé  du  décès  de  dam  Lazare  Languet,  arrivé  le  20  jon- 
vier,  nous  vous  faisons  cette  lettre  pour  vous  dire  que  nous  vous 
laissons  liberté  de  procéder  à  l'élection  de  son  successeur  dam 
les  formes  ordinaires,  et  vous  permettons  de  convoquer  rassem- 
blée, nous  réservant  d'y  envoyer  un  commissaire  »  (1). 

Ce  style  autocratique»  qu'on  ne  devrait  retrouyer  que  dans 
les  fetfas  de  Tuléma  ou  dans  les  ukases  des  czars,  nous  montre 
à  quelle  immense  distance  nous  sommes  de  saint  Etienne  Har- 
ding  et  de  saint  Bernard ,  qui  filaient  aux  rois  et  aux  empe- 
reurs le  jour  et  Fbeure  où  ils  pourraient  leur  donner  audience, 
et  dans  quel  état  d'avilissement  les  monarques  très^hré- 
tiens  tenaient  Tordre  de  Citeaux  et  en  général  tout  Fétat  mo- 
nastique en  France. 

Un  second  rescrit  ayant  averti  les  moines  que  M.  de  Beau- 
pré, intendant  de  Champagne,  avait  été  nonmié  conmiissaire, 
il  leur  fut  permis  de  procéder  à  Télection.  Dom  Nicolas-Phili- 
bert Guyot,  quoiqu*à  peine  âgé  de  vingt-neuf  ans ,  fut  élu  par 
tous  ses  frères.  Depuis  sa  fondation ,  Fabbaye  n'avait  point  eu 
encore  d'abbé  aussi  jeune  ;  mais  en  lui  la  sagesse  avait  devan- 
ce les  années,  et  il  ne  devait  qu'à  son  seul  mérite  le  choix  que 
les  moines  avaient  fait  de  lui.  Rien  ne  prouve  mieux  Tardeur 
avec  laquelle  il  se  dévoua  aux  devoirs  de  sa  place,  que  la  cor- 
respondance qu'il  entretint  avec  plusieurs  princes  de  TEglise 
donl  il  était  connu. 

(c  Votre  élection,  lui  écrit  le  cardinal  de  Fleury,  a  été  si  una- 
«  nime  et  si  conforme  aux  règles,  que  je  ne  doute  point,  mon 
«  révérend  père ,  que  ce  ne  soit  la  Providence  qui  vous  ait 
<c  placé  à  la  tête  de  votre  communauté ,  pour  la  gouverner 
((  dans  un  esprit  de  paix  et  de  régularité.  Je  suis  persuadé  aussi 
«  que  vous  y  donnerez  tous  vos  soins  et  que  vous  soutiendrez 

(1)  Arctùves  de  la  Haute-Mame,  1736. 


—  409  — 

«t  la  bonne  opinion  qu'on  a  de  vous.  J'y  concourrai  volontiers 
a  en  ce  qui  dépendra  de  moi,  pour  vous  marquer ,  mon  rêvé* 
«  rend  père,  Testime  particulière  que  j'ai  pour  vous  »  (1). 

Depuis  près  de  deux  siècles ,  notre  abbaye  n'avait  cessé  d'ê- 
tre sous  le  canon  et  le  sabre  des  Lorrains.  Louis  XV  ayant 
conclu  un  traité  de  paix  avec  l'empereur,  la  Lorraine  devint 
province  française  ;  la  guerre  cessa  de  toutes  parts,  et  un  calme 
profond  se  fit  en  Europe.  Le  chapitre  général  tant  désiré,  tant 
provoqué  par  dom  Languet,  put  se  tenir  cette  année  1737. 
Beaucoup  d'abbés  des  Etats  catholiques  d'outre  Rhin  s'y  ren- 
dirent et  descendirent  à  Morimond,  où  ils  se  trouvèrent  réunis 
au  nombre  de  plus  de  quarante,  avec  leurs  domestiques  et  leurs 
cheyaux.  Il  y  en  avait  de  quinze  nations  différentes  ;  c'était 
toute  l'Allemagne  cistercienne  réunie  une  dernière  fois  dans 
un  vallon  du  Bassigny  ;  c'était  encore  un  reste  magnifique  de 
cette  puissance  d'association  cénobitique  qui  avait  relié  entre 
elles  pendant  tant  de  siècles  les  diverses  parties  du  monde. 

Notre  abbé  était  élu  depuis  près  de  deux  ans,  et  cependant, 
ses  bulles  ne  lui  ayant  point  été  encore  expédiées  de  Rome,  il 
n'avait  pu  recevoir  la  bénédiction  épiscopale.  Il  ne  fut  muni 
de  toutes  ses  pièces  qu'au  mois  d'avril  1738  ,  et  le  dimanche 
27  du  même  mois  Jean  Bouhier,  évêque  de  Dijon,  en  l'ab- 
sence de  l'évêque  de  Langres,  le  bénit  dans  sa  chapelle,  en  pré- 
sence de  plusieurs  abbés  cisterciens  et  d'un  nombreux  clergé. 
Dans  le  procès  -  verbal  de  la  cérémonie ,  l'abbé  de  Morimond 
est  encore  qualifié  supérieur  général  des  ordres  militaires  de 
Calatrava,  Alcantara,  etc.  (2). 

Rentré  dans  son  monastère,  il  s'occupa  de  former  une  gale- 
rie de  tableaux,  avec  ceux  que  l'on  possédait  déjà  et  d'autres 


(i)  Arrives  de  la  Haute-Marne. 

(2)  Archives  de  la  Haute-Mamef  procès- verbal  de  la  bénédiction  de  dom 
Guyot. 


—  410  — 

qu'il  fit  venir  de  Paris  et  de  Rome.  D  jeta  encore  les  fondements 
de  la  grande  tom*  qui  plus  tard  éleva  son  front  superbe  par- 
dessus les  coteaux  et  les  forêts  environnantes.  Ce  bâtiment  gi- 
gantesque devait  servir  de  clocher,  l'ancien  campanile  ayant 
été  détruit  pendant  les  guerres,  et  même  de  citadelle  au  besoin. 
Lorsque  l'airain  sacré  retentissait  au  sonunet,  ses  sons  majes- 
tueux étaient  emportés  par  le  soufQe  des  vents  sur  tout  le  Bas- 
signy ,  et  la  population  agricole  de  la  contrée  «  dispersée  dans 
les  champs,  pouvait  suivre  la  vie  et  les  prières  des  cénd)ites. 
Evidemment,  le  souif enir  des  incursions  lorraines  et  frano-conh 
toises  avait  présidé  à  la  construction  de  cet  édifice  ;  mais  les 
moines,  conune  les  enfants  de  Noé  après  le  déluge,  se  forti- 
fiaient du  côté  où  il  n'y  avait  plus  de  danger  pour  eux. 

Dom  Guyot  était  occupé  sans  cesse,  et  peut-être  trop,  du  ma- 
tériel de  son  monastère,  visitant  les  granges,  les  métairies,  les 
propriétés  les  plus  éloignées ,  sillonnant  à  chaque  instant  le 
Bassigny  avec  son  bruyant  équipage.  Un  jour  y  revenant  de 
Bourmont,  il  se  dirigeait  vers  le  château  des  Gouttes  ;  arrivé 
au  chemin  disposé  en  spirale  et  appelé  vulgairement  le  Laby- 
rinthe, qui  sert  d'avenue  sur  la  pente  de  la  montagne,  les  che- 
vaux s'emportèrent,  la  voiture  fut  renversée  et  lui-Hiiême  griè- 
vement blessé. 

Cette  maison  lui  était  fatale  ;  y  étant  couché  quelque  temps 
après ,  la  foudre  éclata  sur  ses  appartements  avec  une  explo- 
sion effroyable,  le  fluide  traversa  sa  chambre  et  l'asphyxia.  Ces 
commotions  successives  altérèrent  profondément  son  organisa- 
tion, et  il  mourut  Tannée  suivante,  à  la  fleur  de  son  âge  et  au 
milieu  d'une  multitude  d'entreprises. 

DomThirion,  qui  lui  succéda,  fit  continuer  les  travaux  com- 
mencés. La  manie  de  bâtir  possédait,  à  cette  époque,  la  plupart 
des  communautés  religieuses  ;  elles  se  faisaient  construire  des 
palais,  quand  il  ne  leur  fallait  plus  que  des  tombeaux  :  sem- 


—  m  — 

blables  à  Tagonisant ,  qui  se  cramponne  d'autant  plus  forte- 
ment au  temps  et  à  la  vie,  qu'il  est  plus  voisin  de  la  mort  et  de 
Fétemité  ! 

La  façade  de  Téglise  n'avait  jamais  été  réparée  et  ne  devait 
jamais  l'être;  le  nouvel  abbé  conçut  le  projet  de  faire  disparaî- 
tre la  première  travée  de  voûte  et  d'élever  sur  l'emplacement 
un  vaste  bâtiment  dont  les  premiers  étages  serviraient  de  bi- 
bliothèque et  de  musée  9  tandis  que  le  rez-de-chaussée  ^  percé 
de  six  portes  à  plein-ceintre ,  deviendrait  comme  le  vestibule 
du  temple.  L'orgue ,  un  des  plus  beaux  et  des  plus  complets 
de  France ,  fut  élevé  sur  quatre  colonnes  sous  la  seconde  tra- 
vée; ses  énormes  tuyaux  montaient  jusqu'à  la  voûte.  Des 
stalles  magnifiques  y  à  double  rang ,  parfaitement  sculptées ,  et 
entreprises  depuis  plusieurs  années»  furent  enfin  achevées  et 
posées.  D.  Thirion  les  fit  entourer  d'une  grille  en  fer  avec 
deux  portes  de  même  métal ,  ouvrant  sur  le  sanctuaire  et  d*un 
aspect  imposant.  Mais  rien  ne  devait  égaler  en  grandeur,  en 
majesté  et  en  prix  le  baldaquin  du  grand-autel ,  dont  la  con- 
fection occupa  pendant  dix-huit  mois  plus  de  vingt-cinq  ou- 
vriers. C'était  une  inunense  couronne  de  fer  doré,  représen- 
tant la  passion  de  Jésus-Christ ,  ayant  vingt  mètres  de  hauteur 
et  six  de  largeur,  enrichie  d'ornements  de  toute  sorte  »  avec 
des  panneaux  de  même  métal  entrelacés»  dit  l'historien  Man- 
gin,  de  cordons  aussi  proprement  et  aussi  naturellement  que 
pourraient  l'être  des  cordons  de  soie  mis  en  œuvre  par  un  ha- 
bile brodeur  (1).  Elle  reposait  sur  six  colonnes  semi-circulaires 
derrière  l'autel,  et  s'élevait  jusqu'à  la  clef  de  la  voûte,  à  la- 
quelle elle  semblait  suspendue.  Ce  travail,  aussi  délicat  que 
hardi,  fit  l'admiration  de  tous  les  artistes  de  la  contrée. 

U  n'eût  plus  fallu  y  pour  harmoniser  les  bâtiments  deTab- 

(i)  Hùt.  civ.  et  ecclés.  du  diocèn  de  LangreSf  t.  2,  p.  162. 


—  412  — 

baye,  que  construire  une  aile  qui  se  serait  prolongée  jusqu  a  la 
porterie ,  parallèlement  à  celle  où  se  trouvaient  les  ateliers; 
c'est  ce  qu'entreprit  Tàbbé  ;  mais  il  ne  put  exécuter  qu'une 
partie  de  son  projet  »  ayant  été  enleré  par  la  mort.  Malgré  tou- 
tes ces  réparations  et  ces  embellissements,  les  traces  desTieiOa 
ruines  n'étaient  point  entièrement  effacées  ;  tout  était  grand, 
mais  simple  ;  et,  quand  on  venait  de  Qteaux  ou  de  dairvauxi 
Morimond,  il  semblait  qu'on  passait  du  palais  des  rois  dans  k 
modeste  maison  d'un  bourgeois. 


CHAPITRE  XXXVII. 


Etat  de  l'abbaye  au  moment  de  la  dispersion  des  moines. 


Nous  voici  arrivés  au\  derniers  jours  de  Morimond  ;  mais, 
avant  que  le  génie  de  la  destruction  ne  se  mette  à  l'œuvre, 
descendons  encore  une  fois  dans  ce  vallon  solitaire  où  tant  de 
grandes  choses  se  sont  faites  depuis  sept  siècles  ;  franchissons 
les  barrières  du  cloître ,  voyons  dans  leur  intérieur  ces  reli- 
gieux sur  lesquels  l'impiété  a  essayé  de  jeter  tant  d'opprobre; 
pénétrons  dans  ce  sanctuaire  auguste,  écoutons  si  on  y  chante 
encore  régulièrement  les  louanges  de  Dieu  ;  asseyons-nous  un 
instant  sur  le  seuil  de  cette  maison  bénie ,  vovons  si  elle  est 
toujours  l'asile  des  pauvres  et  des  étrangers  ;  montons  dans  les 
granges,  interrogeons  les  laboureurs  qui  les  exploitent  ;  péné- 
trons dans  ces  vastes  forêts  qui  se  dressent  devant  nous,  cher- 


—  413  — 

chons  à  savoir  si  elles  ont  cessé  d'être  la  ressource  des  incen- 
diés et  des  malheureux  prolétaires  durant  la  saison  rigoureuse. 
Etudions  avec  soin  et  impartialité  Morimond,  et  en  lui-même 
et  dans  ses  rapports  avec  les  peuples  ;  puis,  si  cet  arbre  anti- 
que nous  apparaît  mort  et  vermoulu  »  nous  applaudirons  d'a- 
vance à  ceux  qui  vont  le  renverser  ;  mais ,  s'il  y  a  encore  de 
k  vie  en  lui,  s'il  suf6t  de  retrancher  ici  quelques  branches  des- 
séchées ,  là  quelques  rameaux  luxuriants  pour  qu'il  soit  pen- 
dant longtemps  encore  un  arbre  de  bénédiction ,  abritant  sous 
son  feuillage  d'innombrables  générations ,  les  nourrissant  de 
ses  productions,  les  sanctifiant  par  son  influence  céleste,  com- 
ment appelleron&-nous  ceux  qui  auront  l'audace  d'y  porter  la 
cognée  ?  Nous  n'avons  point  dans  notre  langue  d'autres  noms 
que  ceux  des  barbares  et  des  sauvages ,  qui  coupent  l'arbre 
pour  en  manger  les  fruits  ? 

Dom  Chautan ,  originaire  de  Metz ,  ou  de  Toul  selon  quel- 
ques-uns, avait  succédé  à  D.  Thirion  dès  l'an  1775  ;  à  lui  était 
réservé  le  triste  spectacle  de  la  ruine  du  monastère  et  de  la 
dispersion  de  tous  les  religieux  ;  à  lui  devait  finir  cette  longue 
série  d'abbés  qui  s'étaient  succédé  sur  le  siège  abbatial  fondé 
par  saint  Etienne  en  1 1 1 5,  et  autour  duquel  avaient  rayonné 
plus  de  trois  cents  monastères  d'hommes.  Prévoyant  le  coup  qui 
allait  frapper  son  ordre  et  sa  maison,  il  essaya  en  vain  de  sages 
réformes,  s'efforçant  de  modifier  l'esprit  de  l'institut  et  de 
l'harmoniser  avec  les  besoins  de  l'époque  ;  l'arrêt  de  mort  était 
porté:  il  devait  être  impitoyablement  exécuté.  Les  débris  des 
cloîtres  se  mêleront  à  ceux  des  manoirs  et  du  trône  ;  la  tête  du 
moine  tombera  à  côté  de  celle  du  baron  et  du  roi,  dans  le 
même  baquet. 

La  communauté  de  Morimond  se  composait  encore  à  cette 
époque  de  novices,  d'étudiants,  de  religieux  et  de  frères  con- 
vers  ;  les  premiers  venaient  en  grande  partie  de  la  Franche- 


—  414  — 

Comté  et  de  la  Lorraine  (1).  On  ne  les  admettait  à  faire  profes- 
sion qu'à  rage  de  vingt-un  ans  révolus,  et  à  la  fin  de  leur  cours 
de  philosophie.  Tout  le  temps  qu^ils  passaient  dans  le  monas- 
tère, jusc[u*à  leur  entrée  dans  le  noviciat,  était  employé  à  ré- 
fléchir sur  leur  vocation  ;  c^est  ce  qu'on  appelait  le  postulat 
Les  novices  avaient  leurs  cellules  à  part ,  sans  feu  en  hiver,  el 
un  dortoir  conunun.  Toutes  leurs  relations  avec  le  monde 
étaient  brisées,  et  il  leur  était  défendu  de  voir  leurs  parents 
autre  part  qu*au  parloir  et  en  présence  de  Tabbé  ou  du  prieur. 

D'après  les  anciens  règlements,  chaque  maison  mère  dcTait 
avoir  une  école  de  théologie  et  des  professeurs  pour  toule  sa 
filiation  ;  or,  la  filiation  de  Morimond  étant  la  plus  considéra- 
ble après  celle  de  Clairvaux ,  le  nombre  des  étudiants  était  en 
proportion.  Le  cours  d'études  se  maintint  jusqu'en  1789.  Les 
étudiants  habitaient  un  quartier  à  part,  couchaient  dans  le 
même  dortoir,  travaillaient  réunis  dans  la  même  salle,  et 
avaient  leurs  promenades  et  leurs  récréations  aux  mêmes 
jours  et  aux  mêmes  heures  que  les  novices ,  sans  cependant  se 
mêler  ensemble. 

L'heure  du  lever  était  réglée  d'après  les  matines ,  qui  se 
chantaient  à  c[uatre  heures  du  matin,  en  été  comme  en  hiver, 
les  simples  dimanches  et  fcries.  Les  jours  de  fêtes  solennelles, 
les  moines  se  levaient  à  trois  heures  et  restaient  environ  qua- 
tre heures  au  chœur.  On  ajoutait  la  psalmodie  de  prime  aai 
nocturnes  et  aux  laudes.  La  grand'messe  se  disait  à  neuf  heu- 
res et  demie,  avec  les  petites  heures  ;  vêpres  à  trois  heures  et 
demie;  les  coraplies  à  huit  heures  et  demie.  Le  coucher avaii 
lieu  à  neuf  heures.  Le  petit  office  de  la  sainte  Vierge  suivait 
toujours,  à  toutes  les  heures,  roffice  canonial. 

Chaque  religieux  était  semainier  à  son  tour,  ce  qui  durait 

(1)  Sur  trente  religieux,  il  v  en  avait  au  moins  vingt-cinq  de  ces  deui 
contrées. 


—  415  — 

quatre  semaines  :  la  preimère»  il  chantait  la  messe  dite  con- 
ventuelle ;  la  seconde ,  celle  qu'on  appelait  de  réserve  ;  la  troi- 
sième. De  Beata;  la  quatrième,  Pro  defunctis.  L'office»  dans 
les  grandes  solennités ,  était  toujours  célébré  par  Tabbé »  as- 
sisté de  douze  ou  quinze  religieux ,  et  présentait  un  spectacle 
aussi  majestueux  qu'édifiant  (1). 

L'antique  abstinence  avait  fléchi ,  sans  doute ,  mais  elle  n'a- 
vait cependant  pas  disparu.  Les  dimanches»  mardis  et  jeudis 
la  nourriture  des  moines  consistait  en  un  potage  et  deux  mets 
gras  à  midi.  On  servait ,  le  soir»  à  sept  heures»  deux  plats» 
dont  un  de  viande  et  l'autre  de  légumes.  Les  lundis,  mercre- 
dis, vendredis  et  samedis,  et  tous  les  jours  depuis  la  Trinité 
jusqu'à  l'Exaltation  de  la  sainte  Croix ,  les  aliments  gras  étaient 
prohibés.  On  n'usait  de  poisson  qu'en  Carême,  et  il  tenait  lieu 
de  troisième  portion  à  midi.  Le  soir»  en  ce  saint  temps,  on 
faisait  la  collation  froide,  avec  du  laitage  et  des  fruits  (2). 

C'est  le  propre  des  passions  humaines  de  lutter  sans  cesse 
contre  les  lois  de  toute  espèce.  Les  règlements  monastiques 
dont  nous  venons  de  parler  ne  furent  pas ,  sans  doute ,  obser- 
vés toujours  et  par  tous  avec  la  même  exactitude ,  le  même 

scrupule. 

Aux  époques  de  dégénérescence ,  ce  devaient  être  surtout  les 
chefs  de  communauté  qui ,  par  leur  pouvoir  et  leur  gouverne- 
ment des  choses  temporelles ,  pouvaient  plus  facilement  s'a- 
dcmner  aux  jouissances  mondaines.  La  masse  des  simples  moi- 
nes, au  contraire ,  restait  toujours  condamnée  aux  obligations 
les  plus  générales  du  cénobitisme.  Quand  ils  mouraient,  on  les 
mettait  toujours  sur  un  lit  de  cendre  et  on  leur  faisait  baiser 
un  crucifix  de  bois,  pour  les  faire  souvenir  de  leur  pauvreté 

(i)  Nous  tenons  ces  détails  de  personnes  qni  étaient  au  service  de  i*abbaye 
au  moment  de  la  Révolution. 
(9)  Durant  TA  vent,  abstinence  complète,  comme  en  Carême. 


—  416  — 

et  de  leur  humilité  chrétienne  (i).  Mais,  alors  même  cpie  les 
abus  se  glissaient  dans  les  cloîtres ,  que  le  relâchement  dimi- 
nuait Taustérité  des  pratiques,  ce  n^était  pas  encore  là  une 
existence  joyeuse  et  enviable,  telle  que  se  la  figurent  les  hom- 
mes du  monde.  Ce  n'était  pas  là  surtout  cette  vie  jetée  en  pâ- 
ture à  toutes  les  passions  les  plus  sales  du  XVIII*  siècle,  avilie 
par  tant  de  contes  ridicules,  tant  d'anecdotes  obscènes,  tant  de 
couplets  orduriers. 

Morimond  était  toujours  la  ressource  des  ouvriers  de  la  con- 
trée. Il  y  avait  encore,  à  cette  époque,  beaucoup  d^ateliers 
dans  l'enceinte  du  monastère,  conune  menuiserie,  tonnellerie, 
charpenterie,  boulangerie,  serrurerie,  tisseranderie,  etc.  Tous 
ces  métiers  étaient  exercés  par  des  ouvriers  séculiers,  au  nom- 
bre de  cinquante  à  soixante  (2). 

Cent  manœuvres  au  moins  étaient  employés  dans  les  champs, 
les  jardins,  les  prés,  à  l'entour  des  étangs  et  dans  les  granges. 

Depuis  le  mois  de  décembre  jusqu'à  la  fin  de  mai,  la  mai- 
son occupait  plus  de  trois  cents  bûcherons  dans  ses  forêts,  et 
durant  tout  Tété  et  le  printemps  environ  cent  cinquante  ma- 
çons ou  tailleurs  de  pierres  dans  ses  divers  chantiers  de  cons- 
truction (3).  Enfin,  près  de  six  cents  ouvriers  gagnaient  leur 
vie  et  celle  de  leurs  petits  enfants  au  service  des  moines,  sans 
interruption ,  sans  chômage ,  car  dans  les  grandes  abbayes 
comme  celle-ci  on  faisait  toujours  abstraction  du  temps  et  des 
dépenses  :  on  tenait,  avant  tout,  à  bien  faire  ce  qu'on  entre- 
prenait. 

Morimond  n'avait  point  cessé  d'être  un  asile  de  miséricorde 
pour  les  malheureux.  Les  aumônes  étaient  ou  ordinaires  ou 

(1)  p.  Lorain,  Histoù-e  de  l'abbaye  de  Ciuny,  p.  Î37. 

(2)  Les  ateliers  de  Morimond  étaient  considérables;  voir  le  Plan  de  Tabbaye. 

(3)  Aujourd'hui  encore,  dans  le  Bassigny,  lorsque  quelqu'un  fait  construire 
plusieurs  années  de  suite,  on  dit  de  lui  :  //  est  comme  îes  moines  de  Morimtmii. 
c'est  totijouvs  à  son  tour  de  bâtir. 


—  417  — 

extraordinaires  :  les  premières  consistaient,  comme  autrefois, 
dans  des  distributions  quotidiennes ,  auxquelles  les  enfants  des 
manœuvres  attachés  aux  ateliers  ou  aux  granges  avaient  un 
droit  particulier.  Lorsqu'un  père  de  famille  mourait  au  service 
de  Tabbaye ,  les  moines  adoptaient  ses  enfants ,  qui  étaient 
nourris  et  élevés  à  leurs  frais  (1). 

C'était  surtout  dans  les  moments  de  disette  publique  et  de 
calamité  qu'ils  se  signalaient  par  leur  charité.  Elle  ne  s'était 
point  refroidie  dans  les  derniers  temps;  ainsi,  après  les  désas- 
tres occasionnés  par  les  guerres  civiles,  le  passage  de  Galas, 
la  conquête  de  la  Franche-Comté ,  plus  de  soixante  villages  du 
Bassigny  et  de  la  Lorraine ,  ruinés ,  bouleversés  de  fond  en 
comble ,  reçiu:ent  gratuitement  de  la  main  de  nos  cénobites  les 
bois  nécessaires  à  la  reconstruction  de  leurs  maisons.  Dans  le 
cours  du  dernier  siècle,  cinquante  communes  des  environs, 
incendiées  par  accident,  virent  s'ouvrir  devant  elles  les  magni- 
fiques forêts  de  l'abbaye  (2). 

Dans  les  grandes  crises  alimentaires ,  le  monastère  nourris- 
sait ordinairement,  chaque  jour,  environ  deux  cents  person- 
nes. Le  pain  et  le  vin  semblaient ,  au  besoin ,  se  multiplier 
dans  les  mains  des  moines ,  comme  autrefois  dans  celles  du 
Sauveur  des  hommes  :  leur  table  s'étendait  à  la  mesure  de  la 
contrée  ;  les  populations  affamées  venaient  s'y  asseoir,  et  s'en 
retournaient  en  bénissant  Dieu. 

Notre  abbaye  était  sans  cesse  ouverte  aux  voyageurs ,  à  tous 
les  pauvres  pèlerins  de  la  foi  y  de  la  science  et  des  arts  y  qui  y 
trouvaient  un  abri  et  le  plus  cordial  accueil.  La  charité  hospi- 
talière proprement  dite  a  disparu  du  Bassigny  en  même  temps 


(1)  Plusieurs  vieillards,  qui  existent  encore,  ont  été  ainsi  élevés. 

(2)  La  commune  de  Blevaincourt  (Vosges)  fut  la  dernière  qui  fut  ainsi  secou- 
rae,  en  1788  ou  1789.  On  donna  aux  incendiés  cent  bichets  de  blé  (mesure  de 
Ghc^^teul)  et  environ  trois  cents  pieds  de  chêne. 

17 


—  418  — 

qae  Morimond.  Dans  ces  contrées,  on  n*accorde»  de  nos  jours, 
Fhospitalité  qu*à  ceux  que  Ton  connaît  personnellement  et  qui 
sont  en  état  de  la  rendre  ou  de  la  payer.  Si  Tétranger,  surpris 
par  la  nuit  dans  les  forêts,  sur  les  frontières  des  Vosges,  est 
sans  connaissances  et  sans  argent ,  qu*il  se  hâte  de  gagner  k 
plus  prochain  village ,  et  là ,  après  avoir  frappé  à  plus  de  cin- 
quante ou  soixante  portes,  demandant  à  coucher  pour  une 
nuit ,  au  nom  de  Jésus-Christ ,  il  trouvera  peut-être  un  peu  de 
paille  dans  une  écurie.  S^il  a  de  Taisent,  il  sera  reçu  dans 
quelques  misérables  cabarets ,  où  il  éprouvera  une  réception 
calculée  sur  les  moyens  de  sa  bourse  y  en  compagnie  des  ivro- 
gnes de  la  localité,  dans  la  saleté  et  Tordiu-e. 

Les  cultivateurs  qui  exploitaient  la  propriété  monastique  y 
trouvaient  deux  avantages  bien  précieux  :  d^abord ,  l'avantage 
de  la  fixité  et  de  la  continuité  :  un  monastère  était ,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi ,  un  propriétaire  qui  ne  mourait  jamais  ;  ses 
maisons  et  ses  terres  ne  passaient  point  en  d'autres  mains;  ses 
chênes  n'avaient  jamais  à  craindre  la  hache  d'un  héritier  dis- 
sipateur, ni  ses  fermes  un  changement  de  maître  ;  ses  fermiers, 
n'étant  par  conséquent  sujets  à  aucune  de  ces  innombrables 
incertitudes  qui  pèsent  sur  les  autres  agriculteurs,  se  regar- 
daient comme  des  espèces  de  propriétaires;  tandis  que  les 
moines,  ne  pouvant  rien  posséder  en  particulier  ni  rien  léguer, 
n'étaient  pour  ainsi  dire  que  simples  usufruitiers.  Pendant  près 
de  deux  cents  ans  les  mêmes  familles  se  succédèrent  de  père 
en  fils  dans  les  granges  de  Morimond. 

Le  second  avantage  des  monastères ,  c'était  la  dépense  des 
revenus  dans  la  localité.  11  faut  que  la  terre  appartienne  à 
quelqu'un  ;  ceux  qui  en  sont  les  maîtres  doivent  avoir  la  dis- 
tribution de  ses  produits.  Que  si  ces  produits,  convertis  en  ca- 
pitaux, reviennent  en  grande  partie  au  peuple  qui  les  crée  par 
son  travail,  alors  le  travailleur  doit  vivre  paisiblement  et  à 


>•• 


—  419  — 

l'aise  sous  son  toit  de  chaume  ;  si ,  au  contraire ,  la  valeur  de 
ces  produits  est  aliénée  ^  si  on  la  transporte  à  grande  distance 
pour  la  dépenser  parmi  des  étrangers ,  la  masse  du  peuple  at- 
tachée au  sol  doit  évidemment  être  très- pauvre,  remuante, 
avide  de  changements  et  de  révolutions  ;  alors  il  faut  élever  à 
la  place  du  monastère  un  dépôt  de  mendicité  ou  une  prison  et 
une  caserne  de  gendarmes  (1).  Les  métayers  et  les  tenanciers 
de  Tabbaye  payaient  leurs  rentes  annuelles  ou  en  nature  ou 
en  argent.  Selon  que  les  années  étaient  plus  ou  moins  malheu- 
reuses, on  leur  faisait  une  remise  du  quart,  du  tiers  ou  de  la 
moitié.  Dans  un  laps  de  temps  de  cent  cinquante  ans,  les  re- 
gistres des  comptes  témoignent  que  les  fermiers  ne  soldèrent 
que  quinze  fois  leurs  redevances  complètes  (2). 

Nous  nous  sommes  promené  triste  et  rêveur  dans  les 
champs  de  Citeaux ,  de  Clairvaux ,  de  Morimond ,  de  La  Ferté, 
etc.  Nous  y  avons  cherché  et  retrouvé  de  vieux  domestiques, 
d^anciens  fermiers  des  moines ,  qui  nous  ont  tous  parlé  avec 
attendrissement  de  leurs  maîtres,  et  nous  ont  montré  en  pleu- 
raut  de  regret  les  terres  qu'ils  cultivaient  autrefois.  Nous  avons 
interrogé  ensuite  les  serviteurs  des  nouveaux  propriétaires  :  ils 
nous  ont  paru  mécontents ,  trouvant  intolérable  la  position  qui 
leur  était  faite,  racontant  avec  une  joie  maligne  à  quel  vil 
prix  rhéritage  monastique  avait  été  primitivement  vendu ,  at- 
tendant aussi  de  leur  côté  des  révolutions  à  venir  quelques 
chances  favorables  de  faire  fortune. 

Les  germes  de  spoliation  jetés  dans  la  société  commencent 
à  porter  leurs  fruits.  Ceux  qui  ont  dépouillé,  il  y  a  soixante 


(!)  Cobbett,  Lett.  sur  ta  Réforme,  t.  1,  pp.  168, 180;  in- 18.  —  U  y  a  plus  de 
cent  couvents  en  France  qui  sont  devenus  des  prisons  départementales  et  cen- 
trales. 

(2)  Nous  n*avons*pu  nous  procurer  que  les  livres  de  .compte  des  fermiers 
de  Praucourt,  des  Gouttes  et  de  Vaudenvillers. 


—  420  — 

ans ,  la  noblesse  et  le  clei^é ,  sont  menacés  à  leur  tour.  Que  de 
fois  nous  noussonunes  rappelé,  dans  nos  excursions  à  Tentour 
de  ces  monastères,  Fapologue  antique  de  Taigle  qui,  empor- 
tant de  Fautel  de  Jupiter  les  viandes  offertes  à  ce  dieu  et  brû- 
lant en  son  honneur,  emporta  en  même  temps  un  charbon  qui 
mit  le  feu  à  son  nid  I... 

Morimond  renfermait  encore,  à  la  fin  du  XVIII*  siècle,  envi- 
ron cinquante  religieux  profès ,  une  vingtaine  de  frères  coo- 
vers  et  beaucoup  de  domestiques  séculiers  ;  c'étaient  autant  de 
places,  autant  d'espace  vide  pour  d'autres  dans  le  monde.  Nos 
économistes  socialistes,  effrayés  à  la  vue  de  la  population  ton- 
jours  croissante,  nous  prédisent  une  série  de  bouleversements 
à  époques  fixes.  Il  semble  qu'aujourd'hui  la  terre  ne  soit  plus 
assez  vaste  pour  que  nous  puissions  y  marcher  sans  nous  cou- 
doyer et  sans  nous  renverser  les  uns  les  autres.  Les  païens, 
pour  se  débarrasser  de  Texubérance  populaire ,  avaient,  outre 
l'infanticide,  les  printemps  sacrés  et  les  colonies,  essaims  qui 
débordaient  d'une  ruche  qui  ne  pouvait  plus  les  contenir  et 
s'envolaient  dans  des  champs  lointains. 

L'Eglise  catholique  veut  qu'on  laisse  assister  au  banquet  de 
la  vie  tous  ceux  que  Dieu  y  appelle;  seulement,  depuis  son 
établissement,  elle  a  toujours  séparé  les  convives  en  deui 
classes,  selon  leurs  goûts  et  leur  vocation.  Aux  uns  elle  a  dit  : 
Croissez  et  multipliez  !  Aux  autres ,  plus  pénétrés  du  néant  des 
choses  d'ici-bas ,  ennuyés  de  l'exil  de  ce  monde,  effrayés  de 
ses  désordres,  fatigués  de  ses  déceptions ,  elle  a  ouvert  la  soli- 
tude des  déserts ,  avec  les  compensations  sublimes  de  la  foi  et 
les  perspectives  magnifiques  de  l'éternité.  Le  trop  plein  de  la 
vie  humaine  en  Europe ,  pendant  douze  siècles,  s'est  constam- 
ment déchargé  dans  le  cloître ,  où  il  a  produit  les  œuvres  les 
plus  prodigieuses  de  piété,  de  science  et  de  charité.  Aujour- 
d'hui, il  vient  se  perdre  dans  le  triple  cloaque  du  malthusia- 


—  421  — 

nisme  (1),  de  ronanisme  etde  la  prostitution  »  et  tombe  en- 
suite dans  le  gouffre  des  révolutions,  où  ses  explosions  volca- 
niques ne  cessent ,  depuis  soixante  ans ,  de  faire  trembler  le  sol 
de  notre  patrie. 

M.  de  Maistre  a  dit,  en  parlant  de  Robespierre  :  «  Si  cet 
honmie  avait  été  couvert  d*un  froc  au  lieu  d'une  robe  d*avo- 
cat^  quelques  années  avant  le  jour  où  sa  puissance  a  éclaté, 
un  profond  philosophe  aurait  crié  :  —  A  quoi  sert  ce  capucin? 
—  et  cependant  la  retraite  de  cet  homme  et  de  son  ambition 
du  sein  de  la  société  eût  été  assurément  le  salut  d'un  grand 
nombre.  r> 

Tant  de  bienfaits  ne  devaient  pas  sauver  notre  abbaye  :  l'o- 
rage grondait  depuis  longtemps ,  et  personne  ne  se  méprenait 
sur  le  sort  réservé  aux  maisons  religieuses.  L*abbé  de  Mori- 
mond  suivait  du  fond  de  sa  solitude  les  péripéties  diverses  de 
ce  long  et  terrible  drame.  Après  avoir  recueilli  les  principaux 
reproches  que  Ton  adressait  à  son  ordre  ^  il  crut  avoir  trouvé 
pom-  lui  un  moyen  de  salut  ^  en  essayant  de  lui  faire  subir  une 
transformation  qui  le  mettrait  en  harmonie  avec  les  nouveaux 
besoins  de  la  société  :  c'était  d'en  faire  un  corps  enseignant, 
un  corps  savant  et  utile. 

En  1 785 ,  il  écrivit  donc  à  tous  les  abbés  de  sa  fiUation  d'é- 
riger des  collèges  dans  leurs  monastères  ^  et  d'employer  à  l'ins- 
truction de  la  jeunesse  leurs  religieux  les  plus  distingués.  Il 
donna  lui-même  l'exemple^  et  l'année  suivante  vingt  enfants 
du  Bassigny  furent  reçus  dans  l'abbaye  comme  élèves  et  pen- 
sionnaires. Le  nombre  s'en  éleva  jusqu'à  cinquante,  divisés 
en  trois  classes,  sous  trois  professeurs  et  un  principal  (2). 

La  bibliothèque  étant  terminée ,  on  se  disposait  à  y  trans- 


(1)  Ainsi  nommé  de  MalUms,  ministre  anglican. 

(2)  Plusieurs  personnes  du  Bassigny  se  ressouviennent  encore  du  collège  de 
Morimond. 


—  422  — 

porter  les  livres  ;  trente  grands  tableaux  allégoriqaes ,  repré- 
sentant les  arts  et  les  sciences ,  avaient  été  achetés  à  Paris ,  et 
devaient  en  faire  Tornement.  Un  long  avenir  semblait  encore 
réservé  à  Morimond ,  lorsque  parut  le  décret  de  rAssemblée 
nationale  portant  que  les  biens  monastiques  avaient  été  décla- 
rés propriété  de  TEtat,  et  qu'une  pension  serait  allouée  à 
tous  les  moines  profès.  L'émission  des  vœux  de  religion  ayant 
été  suspendue ,  le  noviciat  fut  fermé.  Ordre  vint  ensuite  à  Tab- 
bé  de  dresser  un  inventaire  détaillé  des  inruneubles  de  sa 
maison ,  avec  menace ,  dans  le  cas  d*une  déclaration  fraudu- 
leuse, d*ètre  déclarés  déchus  »  lui  et  ses  religieux,  de  tout 
droit  à  leur  pension.  L'inventaire  était  à  peine  expédié ,  que 
l'on  apprit  la  suppression  des  ordres  religieux ,  prononcée  le  13 
février  1790. 

Nos  moines  étaient  encore  au  nombre  de  vingt-cinq.  Quatre 
ou  cinq  se  retirèrent  au  foyer  paternel ,  emportant  des  lettres 
d'obédience  et  le  vain  espoir  de  se  réunir  un  jour.  L'aUié  se 
décida  à  prendre  la  maison  à  bail,  et  y  resta  avec  dix-huit  re- 
ligieux. Un  jour,  trois  voitures,  attelées  chacune  de  plusieurs 
chevaux ,  entrèrent  par  la  porterie  et  vinrent  s'arrêter  en  face 
du  palais  abbatial  ;  elles  étaient  précédées  d'un  membre  de  la 
municipalité  de  Bourbonne ,  qui  somma  l'abbé  de  lui  remettre 
à  l'instant  même  le  catalogue  de  la  bibliothèque,  des  archives, 
du  musée  et  l'inventaire  de  la  sacristie.  Le  lendemain  les  voi- 
tures repartirent,  emportant  les  richesses  artistiques  et  sden- 
tifiques  accumulées  là  par  quarante  générations  de  cénobites. 
Les  épiciers ,  les  droguistes ,  les  fromagers  se  les  partagèrentt 
sauf  quelques  débris,  transportés  plus  tard  au  chef-lieu  du  dé- 
partement. Par  un  oubli  providentiel ,  les  vandales  laissèrent 
le  Missel,  les  Psautiers,  le  calice  et  les  ornements  de  la  cha- 
pelle Sainte-Urside,  et  les  moines  purent  continuer  leurs 
prières  et  leur  psalmodie  pendant  une  partie  de  cette  année. 


—  423  — 

Dom  Ghautan  espérait  toujours  que  son  bail  serait  mainte- 
nu ;  mais ,  hélas  !  son  illusion  devait  être  bien  cruellement  dis- 
sipée. Le  dimanche  des  Rameaux  1791»  au  moment  où  les 
derniers  restes  de  la  conununauté  étaient  réunis  au  pied  de 
l^autel  pour  assister  aux  saints  mystères  que  l'abbé  allait  célé- 
brer, deux  commissaires  y  envoyés  par  le  district  de  Bourbonne 
et  accompagnés  de  deux  gendarmes,  entrèrent  dans  l'église  et 
leur  signifièrent  d'avoir  à  sortir  du  monastère,  ne  leur  laissant 
que  trois  heures  pour  faire  leurs  préparatifs.  L'abbé  dit  la 
messe,  distribua  à  ses  religieux  le  pain  des  forts,  le  froment 
des  élus,  leur  adressa  une  touchante  et  dernière  allocution,  les 
embrassa  et  les  serra  sur  son  cœur  l'un  après  l'autre ,  et  ils  se 
séparèrent  pour  jamais.  L'abbé  sortit  le  dernier,  comme  le  ca- 
pitaine du  vaisseau,  au  moment  du  naufrage  (1). 

Telle  fut  la  fin  de  Morimond^  fondé  en  1115  par  saint 
Etienne  Harding,  doté  par  la  bienfaisance  des  maisons  de 
Choiseul  et  d'Aigremont,  enrichi  par  la  munificence  de  plus 
de  cent  autres  barons ,  marquis ,  ducs  et  princes  ;  ainsi  dispa- 
rut cette  antique  abbaye ,  qui  a  fertilisé  toute  la  contrée  qui  s'é- 
tend de  la  Marne  à  la  Moselle ,  envoyé  ses  colonies  civilisatrices 
et  des  milliers  de  défricheurs  dans  les  forêts  de  l'Allemagne 
jusqu'au  Dniester  et  au  Niémen ,  donné  à  l'Espagne  les  mili- 
ces généreuses  qui  ont  brisé  le  joug  du  Maure;  des  évéques, 
des  cardinaux  et  un  pape  à  l'Eglise  ;  des  conseillers  et  des  di- 
plomates aux  rois  ;  du  pain  et  des  consolations  aux  pauvres, 
du  travail  et  le  bon  exemple  aux  ouvriers  ;  des  secours  à  tous 
les  malheureux  de  tous  les  pays  pendant  plus  de  six  cents  ans; 
la  bénédiction  du  Bassigny  et  la  gloire  de  la  France  ! 

(1)  Ce  que  nous  avons  dit  des  derniers  jours  de  Morimond  nous  a  été  com- 
muniqué par  dom  Grosjean,  ancien  religieux  de  Morimond,  vivant  encore  à 
cette  heure  et  habitant  Mollans,  près  Lure  (Haute^aône),  et  par  plusieurs  té- 
moins oculaires  dignes  de  foi. 


—  424  — 


CHAPITRE  XXXVIII. 


Des  moines  après  la  dispersion  ;  rétaMissement  des  Trappistes  en  France  pir 
dom  Bernard  de  Ginnoat ,  moine  de  Morimood  :  ruine  des  bàtimeoti  dt 
rabbaïa. 


D*après  les  philosophes  et  les  économistes,  les  moines ,  Tic- 
times  de  la  cupidité  de  leurs  familles,  frappés  d*une  injuste  ex- 
hérédation,  ayaient  été  poussés  dans  le  doitre  comme  on  forçat 
dans  son  cachot,  et  gémissaient  secrètement  au  fond  de  leurs 
sombres  cellules,  impatients  de  briser  leurs  chaînes.  Il  n\ 
avait,  disait-on ,  qu^à  enfoncer  les  portes,  forcer  les  barrières 
et  les  verrous  des  monastères,  pour  en  voir  sortir,  joyeuse  et 
triomphante,  la  foule  des  captifs.  Une  fois  que  le  monde  leur 
serait  ouvert,  ils  devaient  s'y  ruer  et  s'y  saturer  de  ces  plaisirs 
et  de  cette  indépendance  qu'ils  avaient  si  longtemps  rêvés. 

Cependant  voilà  nos  religieux  qui  s'obstinent  à  demeurer 
dans  cette  sainte  maison ,  nue  et  dépouillée  de  tout ,  lorsque 
tous  leui-s  biens  leur  sont  enlevés ,  quand  il  ne  leur  reste  plus 
que  le  froc  qu'ils  portent,  et  qu'ils  n'ont  pas  même  le  pain  du 
lendemain  ;  préférant  cette  vie  misérable  dans  le  cloître  à  tou- 
tes les  joies  et  à  toutes  les  voluptés  de  la  terre  ;  et  il  faut  que  la 
force  les  sépare  et  les  arrache  de  ces  lieux  chéris  où  ils  vou- 
draient mourir. 

Où  vont-ils  porter  leurs  pas?  Les  uns  cherchent  en  France 
quelques  hameaux  isolés  et  solitaires  au  milieu  des  forêts,  pour 


y  vivre  selon  leurs  vœux  dtÉMigion.  Ainsi,  quatre  d'entre 
eux  passèrent  plusieurs  années  dans  un  petit  village  près  de 
Bar-le-Duc,  priant,  pleurant,  et  méditant  ensemble  les  vérités 
étemelles ,  pendant  que  l'orage  grondait  atHbur  d'eux ,  empor- 
tant le  trône  et  l'autel  (i).  Trois  se  retirèrent  au  sein  de  leurs 
familles  et  y  attendirent  en  paix  et  en  silence  des  jours  meil- 
leurs, fuyant  le  monde  pour  ne  pas  en  être  souillés  {ne  partici- 
pes essentcoinquinationis).  Quatre,  ayant  franchi  la  frontière  » 
entrèrent  sur  la  terre  étrangère  et  s'abritèrent  sous  la  tente  des 
cisterciens  suisses,  parmi  lesquels  ils  retrouvèrent  de  nou- 
veaux frères.  Après  le  concordat ,  cinq  furent  appelés  à  des- 
servir des  cures  très-importantes  dans  les  diocèses  de  Langres 
et  de  Nancy,  où  ils  édifièrent  les  peuples  confiés  à  leurs  soins. 

DoraGuérin,  ancien  prieur ,  revint  au  Bassigny  en  1807, 
et,  nouveau  Jérémie,  voulut  s'asseoir  sur  les  ruines  de  sa  Jéru- 
salem, pour  y  gémir  juscpi'à  son  dernier  soupir.  Lui  qui 
avait  joué  un  si  grand  rôle  dans  cette  célèbre  maison ,  lui  qui 
certainement  avait  été  le  second  homme  de  la  contrée ,  refu- 
sant les  postes  les  plus  brillants,  eut  l'humilité  et  le  courage 
de  s'installer  dans  la  loge  du  portier ,  et  y  oi^anisa  une  petite 
chapelle ,  où  il  disait  chaque  jour  la  messe  et  récitait  l'office 
cistercien. 

Qu'il  était  imposant  et  lugubre ,  le  spectacle  de  ce  moine  au 
front  chauve  et  sillonné  de  rides ,  prosterné  le  matin  dans  une 
misérable  mansarde,  devant  un  autel  de  bois  sur  lequel  il  of- 
frait à  l'Etemel  le  sang  de  Jésus-Christ ,  errant  le  soir  à  tra- 
vers les  débris  amoncelés,  s'arrêtant  rêveur,  comme  une  sainte 
apparition ,  sur  l'emplacement  de  sa  cellule  et  de  sa  stalle ,  ré- 
servé par  la  Providence  pour  faire  les  funérailles  de  Morimond 
et  partager  son  tombeau  ! . . . 

(i)  La  vérité  nous  fait  un  devoir  de  dire  que  Tau  d*eux  a  oublié  plus  tard 
M8  Tœnx  et  s^est  avili. 


—  426  — 

Dom  Chanlan  s'éiaîl  d*aborAÉtiré  au-delà  da  Rhin;  pK, 
quand  le  calme  commeoçÊ  à  renaître,  il  viol  à  Bomy»  près 
de  Metz,  011  il  Técut  an  milieu  de  sa  famille,  pîem,  chaste*  am* 
tère,  toujours  grand,  toujours  digne  de  son  glorieux,  passé.  Dn 
fond  de  sa  retraite ,  il  entretint  une  correspondance  inoessaiite 
avec  ses  religieux  dispersésdans  la  Lorraine,  la  Francfae-Gomté 
et  la  Champagne ,  ce  qui  contrihua  puissamment  à  les  miîa- 
tenir  au  milieu  du  monde  dans  Tesprit  de  leur  vocation  pre- 
mière (1). 

Au  nombre  des  pieux  cénobites  qui  Tivaienl  à  Morimond 
avant  1700,  il  en  était  un  surtout  qui  se  faisait  remarquer  par 
la  plus  irréprochable  et  b  fins  édifiante  régularité;  d*nnepiélé 
et  d'une  ferveur  dignes  des  beaux  jours  de  CIteaux.  Béni  de 
Dieu  dès  sa  plus  tendre  enfance,  il  avait  quitté  fibremenl  le 
château  de  ses  aïeux,  le  monde  et  ses  plaiârs^  pour  se  samer 
au  désert  ;  c'était ,  pour  tout  dire  en  un  mot,  Tai^  de  notre 
monastère.  Nommé  bien  jeune  encore  maître  des  novices,  il 
avait  dignement  rempU  cette  fonction  jusqu'à  la  fin.  Au  joor 
du  départ,  on  le  vit ,  sous  le  portique,  se  jeter  à  genoux  une 
dernière  fois,  embrasser  en  pleurant  une  colonne,  s'y  cram- 
ponner de  toutes  ses  forces,  protestant  qu'il  donnerait  sa  vie 
plutôt  que  de  consentir  à  abandonner  cette  solitude,  dans  la- 
quelle il  avait  promis  au  Seigneur  de  vi>Te  et  de  mourir.  Deui 
gendarmes  avaient  été  chaînés  de  le  conduire  jusqu'à  Mire- 
court,  au  sein  de  sa  famille.  Forcé  bientôt  par  le  décret  de  dé- 
portation de  chercher  ailleurs  un  asile,  il  avait  tourné  ses  pas 
du  côté  de  la  Westphalie ,  vers  le  couvent  des  trappistes  de 
Darfeld,  de  la  filiation  de  la  Val-Sainte,  en  Suisse  (2).  Ce  saint 

'1)  Il  était  chanoine  honoraire  de  Metz. 

(t,  Il  parait  que  ce  couvent  avait  été  fondé  dans  le  canton  de  Friboargr  l«r 
les  trappistes  de  Mortapne,  qui  de  là  envoyèrent  des  colonies  en  Espagne,  eo 
Belgique,  en  Piémont.  Plus  tard,  obligés  de  fuir  devant  les  armées  firançaises, 
ils  allèrent  créer  de  nouveaux  établissements  en  Prusse ,  eu  Russie  et  jasqa'aox 


—  427  — 

religieux  s'appelait  dom  Beraard-le-Bègue  de  Girmont^  issu 
d'une  des  maisons  les  plus  distinguées  de  la  Lorraine. 

Le  couvent  de  Darfeld  avait  alors  pour  abbé  dom  Eugène 
Bonhomme  de  la  Prade,  gentilhomme  d^une  haute  naissance, 
ancien  page  de  Louis  XVI,  que  les  révolutions  et  une  foi  vive 
avaient  jeté  de  la  cour  des  rois  sous  le  froc  des  ermites.  Là 
étaient  reunis  plus  de  soixante  moines,  derniers  restes  des  or- 
dres cénobitiques  de  la  France  ;  là  plus  de  cent  enfants  d^émi- 
grés  morts  sur  les  champs  de  bataille  ou  sous  le  fer  des  bour- 
reaux, croissaient,  comme  autant  déjeunes  Sam  uëls,  à  l'ombre 
des  autels,  abrités  contre  Forage.  Ce  fut  là  que  dom  Bernard 
porta  l'héritage  des  traditions  monastiques  de  Morimond  ;  là 
que  se  conserva  le  feu  sacré  que  le  souffle  de  Dieu  devait  ral- 
lumer plus  tard  parmi  nous. 

Pendant  que  toute  l'Europe  était  agitée  et  bouleversée,  nos 
religieux  espéraient  vivre  tranquilles  dans  cette  anse  hospita- 
lière ;  mais,  au  moment  où  ils  s'y  attendaient  le  moins,  le  flot 
des  révolutions  vint  heurter  leurs  cellules  et  en  emporter  les 
débris.  En  1811,  un  décret  impérial  ayant  supprimé  toutes  les 

maisons  de  la  trappe,  celle  de  Darfeld,  qui  se  trouvait  dans 
les  états  de  Jérôme  Bonaparte,  dut  être  abandonnée.  Quelques 
trappistes  rentrèrent  en  France,  d'autres  se  réfugièrent  à  la 
Val-Sainte. 

Au  mois  de  juillet  1814,  peu  de  temps  après  la  restaura- 
tion de  la  branche  ainée  des  Bourbons,  un  vieillard  en  che- 
veux blancs,  d'un  air  plein  de  dignité  et  de  grandeur,  portant 
empreintes  sur  son  pâle  visage  les  austérités  de  la  vie  du  cloître, 


Etats-Unis.  Quelques-uns  s^établirent  en  Angleterre  sous  la  protection  de  Tho- 
mas  Weld,  père  du  cardinal  de  ce  nom,  à  Lulworth,  dans  le  Dorsetshire,  et 
rentrèrent  en  France  au  monastère  de  Meilleraie  de  Bretagne,  en  1817,  sous  la 
conduite  de  leur  abbé  dom  Ant.  Charles  Saulnier  de  Beaure|M.  —  Notice  sur 
la  trappe  de  Meilleraie  y  p.  14. 


—  428  — 

se  présentait  au  guichet  des  Tuileries,  à  Paris,  avec  une  carte 
d'entrée ,  et  demandait  d*un  ton  plein  de  douceur  et  de  mo- 
destie à  être  introduit  près  du  roi.  C'était  le  frère  dom  Bernard 
de  Girmont»  c'était  le  vieux  monde  qui»  après  vingt-cinq  ans» 
se  levait  de  son  tombeau,  secouait  son  linceul  et  venait  hum- 
blement demander  au  monde  nouveau  Taumône  de  rhoq)ita- 
lité^  non  dans  les  villes  et  les  palais  quMl  avait  bâtis,  mais  an 
milieu  des  landes^  des  bruyères  et  des  forêts  sauvages. 

Après  avoir  démontré  à  Louis  XVIU  la  nécessité  de  rétablir 
les  trappistes  en  France,  notre  religieux  sollicita  la  permission 
de  fonder  une  maison  de  cet  ordre  et  Tautorisation  de  retirer 
de  la  bibliothèque  de  Chaumont  (Haute-Marne)  les  livres  lito^ 
giques  de  Morimond;  ce  qui  lui  fut  accordé  (1). 

Le  lieu  destiné  à  ce  premier  établissement  était  le  Port- 
Rheingeard.  M.  Leclerc  de  la  Roussière,  riche  seigneur  bre- 
ton, qui  avait  connu  les  moines  de  Darfeld  et  vécu  de  leurs 
bienfaits  dans  son  émigration,  s^était  toujours  proposé,  si  Dieo 
le  ramenait  dans  sa  patrie^  d^employer  une  partie  de  sa  for- 
tune à  la  fondation  d'un  couvent  de  trappistes.  De  retour  en 
Bretagne ,  il  avait  acheté  dans  cette  intention  le  Port-Rhein- 
geard,  ancien  monastère  à  demi-ruiné,  sur  la  rive  gauche  de 
la  Mayenne,  près  de  Laval,  et  il  s'était  empressé  de  Toffrir  à 
ses  pieux  et  fidèles  amis  (2) . 

Dom  Bernard,  regardé  comme  l'homme  le  plus  capable  de 
faire  revivre  l'étroite  observance  deCîteaux,  fut  chargé  d'aller 
en  prendre  possession  avec  quelques  religieux  ;  ce  qui  se  fit 
processionncUemeni  le  21  février  1815,  au  milieu  d'un  con- 
cours immense  de  peuple.  Elu  abbé  par  sa  petite  communauté, 
il  fut  confirmé  dans  cette  dignité  par  une  bulle  de  Pie  VII,  en 


(1)  Le  départqp|enl  s'opposa  à  renlèvement  de  ces  livres. 

(2)  Ces  renseignements  nous  ont  été  transmis  par  le  révérend  abbé  du  Port- 
du-Salut. 


—  429  — 

iaiedu  10  décembre  1816^  et  le  Port-Rheingeard  érige  en  ab- 
t>aye  sous  le  nom  de  Notre-Dame  du  Port-du-Salut.  Ce  fut  la 
première  maison  de  la  réforme  de  la  trappe  rétablie  canoni- 
opiement  en  France  depuis  la  Révolution. 

Les  trappistes,  encouragés  par  cet  exemple,  accoururent 
bientôt  de  tous  les  points  de  FEurope,  et  s'établirent  au  Gard 
en  Picardie»  à  la  Grande-Trappe»  à  Meilleraie,  à  Belle-Fontaine, 
à  Aiguebelle^  au  Mont-des-Olives,  etc. 

Dom  Bernard,  par  ses  leçons  et  ses  exemples,  eut  bientôt 
rendu  son  monastère  très-florissant.  Ceux  des  moines  de  Mo- 
rimond  qui  vivaient  encore  à  cette  époque  s'empressèrent  de 
lui  envoyer  tout  ce  qu'ils  avaient  pu  recueillir  et  conserver  de 
plus  précieux»  au  sortir  de  leur  couvent.  Dom  Guérin,  que 
nous  avons  revu  errant  tristement  à  travers  les  ruines  de  Mo- 
rimond,  était  sur  le  point  de  partir  pom-  la  Bretagne»  vers  son 
vieil  ami»  lorsqu'il  fut  enlevé  par  une  douloureuse  maladie  » 
le  17  janvier  1822. 

L'abbé  dom  Chautan»  dans  la  nuit  de  Noël  1828,  après 
avoir  célébré  les  saints  mystères»  avait  succombé  sous  le  coup 
d'une  apoplexie  foudroyante»  donnant  par  son  testament  à 
Tabbaye  du  Port-du-Salut  ses  livres  mystiques  et  liturgiques» 
sa  chapelle,  plusieurs  objets  provenant  de  l'église  de  Mori- 
mond»  et  quelques  ossements  de  saint  Bernard  qui  lui  avaient 
été  confiés  comme  un  dépôt  sacré  par  dom  Rocourt ,  dernier 
abbé  de  Glairvaux  (1). 

Dom  Eugène»  abbé  de  Darfeld»  avait  cessé  de  vivre  depuis 
plusieurs  années. 

Regardant  ces  diverses  morts  conmie  des  avertissements  de 
Dieu,  dom  Bernard  voulut  tourner  toutes  ses  pensées  vers  le 
ciel  et  s^occuper  exclusivement  du  soin  de  son  ame  ;  c'est  pour- 

(1)  Nous  ignorons  si  ces  dernières  volontés  de  Tabbé  de  Morimond  ont  été 
exécutées. 


—  430  — 

quoi  il  se  déchai^ea  du  fardeau  de  Tautorité  en  1830,  laissanl 
à  son  successeur  soixante-dix  cénobites,  tant  profes  que  con- 
vers  et  novices.  Enfin  il  mourut,  le  22  juin  1834,  à  Fâge  de 
76  ans,  emportant  les  regrets,  Tamour  et  la  Ténératkm  de  ses 
frères  et  des  peuples  de  la  contrée. 

Si  nous  nous  sommes  étendu  si  longuement  sur  le  rétaUis- 
sèment  de  Tordre  des  trappistes  en  France  par  un  moine  de 
Morimond,  c'est  parce  que  cet  institut  nous  a  paru  defoîr 
exercer  la  plus  salutaire  influence  sur  Tavenir  de  notre  pays. 
Aujourd'hui ,  grâce  à  Dieu ,  ce  point  n'est  plus  contesté  :  il  est 
admis  en  économie  politique  et  sociale  que  i^association  est 
une  des  lois,  un  des  besoins  du  genre  humain;  que  les  hom- 
mes trouvent  toujours  dans  l'isolement  la  corruption ,  la  mi- 
sère et  la  servitude.  Or,  le  type  le  plus  complet,  le  plus  su- 
blime, le  plus  parfait  et  le  plus  économique  de  l'associatioD 
ici-bas^  c'est  la  communauté  de  la  trappe. 

Napoléon,  à  Sainte-Hélène,  après  avoir  sondé  sans  préven- 
tion la  question  monastique  avec  son  regard  d'aigle,  s'écriait  : 
Un  grand  empire  comme  la  France  peut  et  doit  avoir  des  trap- 
pistes! (1)  Nous  disons  à  notre  tour,  non-seulement  que  la 
France  peut  et  doit  avoir  des  trappistes,  mais  qu'il  lui  en  faut  à 
cette  heure  un  très-grand  nombre  ;  et  nous  ajouterons,  quoi- 
que notre  assertion  coure  risque  d'être  incomprise  et  mal  ac- 
cueillie, il  lui  en  faut  sous  peine  de  ruine  et  de  mort. 

Nous  avons,  il  est  vrai,  aujourd'hui  treize  monastères  d'hom- 
mes de  la  congrégation  de  la  trappe ,  en  France  ;  mai»  si  nos 
trappistes  n'ont  pas  exercé  jusqu'ici  sur  les  populations  toute 


(t)  «  Je  ne  suis  pas  porté  pour  les  couvents,  ajoutait  TEmpereur;  pourtant  il 
y  a  des  raisons  qui  militent  en  leur  faveur.  Un  empire  comme  la  France  peut 
et  doit  avoir  des  trappistes.  Si  un  souverain  infligeait  les  pratiques  qu'ils  ob- 
ser\ent ,  ce  serait  la  plus  abominable  des  tyrannies ,  et  pourtant  ces  pratiques 
si  dures  font  les  délices  de  celui  qui  se  les  impose  volontairement.  »  —  De  Beao- 
lenie,  Sentim.  de  Napoi.  sttr  ie  Christnnisme^  p.  40. 


3     * 


—  431  — 

rinfluence  qu'on,  deyait  en  attendre,  cela  vient  de  ce  qu'ils 
n*ont  pu  avoir  autour  d*eui  des  granges  et  des  ateliers  pour 
entrer  en  communication  avec  les  laboureurs  et  les  artisans 
séculiers  ;  ensuite,  parce  qu'au  lieu  de  les  envoyer  en  défri- 
cheurs dans  les  marais  et  les  steppes,  on  lésa  ramenés  la  plupart 
dans  les  anciens  couvents  de  Tordre  et  sur  une  terre  fécondée 
et  toute  faite.  Sans  doute ,  ils  y  ont  rendu  et  y  rendront  encore 
de  très^ands  services  parleurs  prières,  leurs  travaux  et  leurs 
exemples  ;  mais  le  désert  a  été  et  sera  toujours  l'élément  du 
moine  cistercien  ;  c'est  dans  les  vallées  sauvages  que  l'ordre  a 
pris  naissance  et  produit  des  merveilles  ;  c'est  là  qu'il  doit  se 
relever  et  forcer  encore  une  fois  l'admiration  du  monde  par 
ses  œuvres.  C'est  à  Staouéli ,  dans  les  landes  sablonneuses  d'A- 
frique ;  c'est  à  Gethsémani ,  dans  les  savanes  du  Kentucky  ; 
c'est  dans  les  bruyères  de  la  verte  Erin  qu'il  faut  aller  voir  l'ins- 
titut cistercien  pour  l'apprécier  à  sa  juste  valeur. 

En  1 831 ,  après  la  mise  en  état  de  siège  des  départements  de 
l'ouest ,  des  trappistes  chassés  de  la  Bretagne  vinrent  en  Ir- 
lande ,  dans  le  comté  de  Waterford ,  sur  le  versant  des  monts 
Knock-Meledown ,  où  ils  reçurent  d'un  protestant ,  M.  Kean , 
six  cents  journaux  de  terres  en  friches.  Us  ne  trouvèrent  que 
quelques  cabanes  en  planches ,  construites  à  la  hâte  sur  une 
colline  d'où  coulait  heureusement  une  source  abondante  :  de 
l'eau ,  de  la  terre  à  défricher ,  un  toit  misérable ,  c'était  déjà 

un  commencement  de  fortune  pour  de  pauvres  exilés Les 

populations  accoururent  à  Fenvi  pour  subvenir  aux  premiers 
besoins  des  serviteurs  de  Dieu.  Des  laboureurs,  des  artisans 
venaient  avec  leurs  pioches ,  des  maçons  avec  leurs  truelles, 
des  charpentiers  avec  leurs  haches ,  pour  les  aider  dans  leurs 
travaux.  On  vit  jusqu'à  quinze  cents  de  ces  ouvriers  volontai- 
res se  mettre  en  marche  avec  douze  chariots  chargés  de  vivres, 
pour  prêter  main-forte  à  la  sainte  colonie  ;  et ,  dans  ces  rudes 


-  432  -  ^ 

journées  de  ira  vaut  communs ,  plus  de  six  cents  femmes, 
poussées  par  une  noble  émulation  »  avaient  quitté  leurs  chau- 
mières 9  pour  apprêter  le  repas  des  travailleurs. 

Lorsqu'on  s*est  mis  à  élever  les  murs  de  Féglise  et  de  la 
communauté ,  il  y  avait  une  foule  de  maçons  travaillant  avec 
les  trappistes  et  les  dirigeant. . .  ;  et  quand ,  d*après  leur  règle, 
les  religieux  suspendaient  quelques  instants  leur  travail  poor 
élever  leur  ame  à  Dieu»  les  maçons  aussi  et  les  autres  manoeu- 
vres tombaient  à  genoux,  elles  protestants,  témoins  de  ce 
spectacle  pieux,  en  étaient  eux-mêmes  émus  jusqu'aux  larmes. 

Nos  solitaires ,  dès  la  première  année  de  leur  établissemeat, 
plantèrent  40,000  pieds  d'arbres  fruitiers  et  forestiers,  la  se- 
conde année  30,000.  Les  six  cents  journaux  de  landes  de 
M.  Kean  furent  bientôt  défrichés  et  se  couvrirent  de  riches 
moissons  de  seigle,  d^avoine ,  de  navets  et  de  ponmies  de  terre. 
Avant  que  les  disciples  de  saint  Bernard  ne  les  eussent  labou- 
rées ,  on  ne  leur  donnait  pas  d'autre  nom  que  celui  de  Urm 
maudites ,  et  à  présent  on  les  appelle  terres  bénies. 

Lorsque,  dans  le  pays,  on  vit  les  étonnants  résultats  du  travail 
des  trappistes,  tout  le  monde  s'est  adressé  à  M.  Kean  pour 
amodier  de  ces  terres,  regardées  jusqu'alors  comme  infertiles, 
et,  quelques  années  après  rétablissement  des  bons  religieu\, 
plus  de  cinq  mille  acres  de  mauvaises  bruyères  étaient  fécon- 
dées par  la  culture ,  et  le  propriétaire  eu  retirait  une  somme  de 
plus  de  4,000  livres  sterlings  (cent  mil  le  francs).  Tels  furent 
les  commencements  de  Tabbaye  de  Mounth-Meilleraie. 

C'est  incontestablement,  dit  un  écrivain  irlandais,  le  plus 
grand  phénomène  de  notre  temps.  L'admiration  s'accroît  de 
plus  eu  plus ,  lorsqu'on  entre  dans  les  détails  des  inunenses 
avantages  que  produit  cette  entreprise  héroïque  ;  quand  on  voit 
de  nouvelles  fermes  construites,  des  habitations  commodes 
s'élever  de  tous  côtés,  à  une  assez  grande  distance  de  l'abbaye: 


—  433  — 

le  tniTail  et  rindustrie  s'établir  :  précieux  avantages  auxquels 
les  membres  de  la  communauté  ne  font  pas  participer  seu- 
lement les  gens  destinés  naturellement  à  partager  leurs  travaux 
et  leurs  modestes  exercices  de  piété.  Par  eux  beaucoup  de  ma- 
nœuvres de  la  campagne  sont  employés  »  un  grand  nombre 
d'enfants  sont  instruits  »  le  pauvre  est  appelé  à  partager  leur 
chétive  pitance  »  le  voyageur  à  se  rafraîchir  et  à  se  reposer  (1). 

Pendant  que  l'association  cénobitique  opérait  ces  prodiges 
aurdeià  de  la  Manche ,  le  socialisme  près  de  Paris  faisait  ses 
premiers  essais.  A  Ménilmontant  ^  au  point  culminant  de  la 
côte,  le  chef  de  la  secte  saint-simonienne  avait  comme  propriété 
patrimoniale  une  vaste  maison  et  un  fort  beau  jardin.  I^  réso- 
lut d'y  pratiquer  en  petit  Tassociation  partielle.  Il  s'agissait  d'a- 
bolir la  domesticité ,  en  faisant  participer  les  natures  les  plus 
fières  à  la  tâche  du  prolétariat  ;  il  s'agissait  de  former  à  une.  disr 
cipline  presque  conventuelle  ses  jeunes  disciples. 

Tout  étant  préparé ,  quarante  nouveaux  cénobites  se  clotlrè* 
rent  dans  ce  jardin ,  le  bouleversèrent  dans  tous  les  sens*  taillè- 
rent les  arbres,  bêchèrent  et  sablèrent,  nivelèrent,  arrosèrent, 
émondèrent,  écheniUèrent,  se  firent  indistinctement,  à  tour, 
de  rôle»  chefs  d'office ,  cuisiniers ,  sommeliers,  échansons.  On 
organisa  le  travail  par  catégories  :  on  fit  des  groupes  de  pe//e- 
teurs,  de  brouetUurs,  de  remblayeurs  ^  et,  pour  que  la  besogne 
fût  moins  rude,  on  raccompagna  d'hymnes  composés  par  un 
membre  de  la  communauté.  L'uniforme  était  simple  et  coquet  : 
justaucorps  bleu  à  courtes  basques,  ceinture  de  cuir  verni, 
casquette  rouge ,  pantalon  de  coutil  blanc ,  mouchoir  noué  en 
sautoir  autour  du  cou  ;  cheveux  tombant  sur  les  épaules,  pei- 
gnés et  lissés  avec  soin  ;  moustaches  et  barbe  à  l'orientale. 

Quelques  semaines  se  passèrent  ainsi  ;  mais  un  jour  on  n'en- 

(1)  The  complète  cath,  direct,  Alm.  for  Ihe  ycar  1838  ;  —  L'Irlande,  par  M. 
de  Fenillide,  1889  ;  «  Vie  du  R,  P.  Antoine,  abbé  de  iieilleraie,  pp.  i64  et  iq. 

ts 


-  434  — 

tendit  plus  ni  les  diants,  nila  musique,  ni  le  brait  des  brouet- 
tes ;  le  caucetU  était  désert  ;  les  moines  couraient  le  monde. 
Les  uns  étaient  allés  rêver  au  sein  des  forêts  vierges  de  TAmé- 
rique  ;  les  autres  étaient  partis  en  Afrique  s'occuper  du  barrage 
du  Nil  ou  du  percement  de  Tisthme  de  Suez  ;  quelques-uns  eo 
Asie  à  la  recherche  de  la  femme  libre  ! 

Or,  ces  tentatives  d*association  agricde  que  nous  retroufOBS 
dans  le  saint-simonisme,  ainsi  que  dans  le  fouriérisme  et  le  ea- 
bétianisme,  sont  une  preuve  de  plus  que  les  utopistes  seoteot 
comme  nous  où  est  le  mal  :  seulement  ils  sont  bien  loin  des'ac- 
corder  avec  nous  sur  le  remMe  à  y  apporter. 

Oui,  nous  ne  pouvons  nous  sauver  que  par  on  déjdacement 
dépopulation,  en  dérivant  le  trop  plein  des  villes  manufactu- 
rières sur  les  campagnes ,  entre  le  clocher  du  hameau  ei  Teo- 
ceinte  tutélaire  du  cloître.  La  colonisation  agricole  est  la  seule 
planche  de  salut  qui  nous  reste.  0  r,  nous  avons  essayé  de  co- 
loniser r Algérie  avec  de  Fargent,  des  soldats,  des  travailleurs 
bien  nourris  et  bien  payés;  qu^est-il  arrivé?  Lisez  le  rapport 
de  Louis  Reybaud  :  après  un  an  J^existence ,  la  colonie  était 
tuée  dans  son  berceau.  On  a  ofTert  les  broussailles  de  la  Solo- 
gne aux  ouvriers  de  Paris  sans  ouvrage ,  après  la  révolution 
de  Février;  on  leur  promettait  des  instruments,  le  vivre  et  le 
couvert  :  pas  une  famille  ne  s'est  présentée.  Pourquoi?  Parce 
que  le  peuple  ne  veut  jamais  marcher  qu'à  son  tour.  Voici  Tor- 
•dre  providentiel  suivi  pendant  plus  de  quinze  cents  ans  dans 
les  sociétés  européennes»  en  fait  de  colonisation  :  l""  conquête 
du  sol  par  le  sang  du  soldat  ;  2°  défrichement  et  fécondation 
du  sol  par  la  sueur  des  cénobites  ;  3"*  exploitation  par  les  bras 
du  peuple;  ainsi,  après  le  soldat  le  moine,  après  le  moine  le 
peuple. 

Chez  nous,  Tœuvre  du  soldat  est  accomplie;  quelque  part 
que  vous  posiez  le  doigt  sur  la  terre  de  France,  vous  avez  sous 


—  435  — 

Totre  doîgt  une  goutte  de  sang.  Or,  ce  sang  attend  la  sueor 
des  moines,  surtout  dans  ces  huit  millions  d'hectares  de  ter- 
rains vierges  que  nous  appelons  improductifs ,  non  parce  que 
Dieu  les  a  créés  tels ,  mais  parce  qu'il  leur  manque  un  élément 
de  fécondation.  Faites-y  construire  des  monastères  cisterciens 
an  grand  complet ,  accompagnés  de  granges  et  d'ateliers  en 
harmonie  non-seulement  avec  les  besoins  actuels ,  mais  sur- 
tout avec  ceux  de  Tavenir;  car  jetez  les  yeux  à  Thorizon  : 
n'e8t41  pas  tout  en  feu?  Cette  tempête  qui  s'avance  en  gron- 
dant,  n'est-ce  pas  le  souffle  de  la  justice  divine  qui  la  pousse 
sur  nos  tètes  ?  Ne  vous  semble-t-il  pas  que  la  vieille  société , 
troublée  dans  son  esprit  et  dans  son  cœur,  pense,  parle  et 
chancelle  comme  un  homme  ivre,  selon  l'expression  des  sain* 
tes  Ecritures  ?  Ne  voyez-vous  pas  les  anciens  royaumes  indi- 
nés  sur  Tabime  qui  doit  les  dévorer?  Ah  !  il  est  temps  que  de 
pieuses  colonies  se  sauvent  dans  quelque  désert  sauvage» 
avec  la  bêche  et  la  croix ,  les  souvenirs  et  les  traditions ,  pour 
y  préparer  des  asiles  à  ceux  qui  survivront  au  cataclysme ,  y 
déblayer  l'emplacement  des  provinces  et  des  villes  futures, 
y  fonder  sous  des  cabanes  de  terre  et  de  feuillage ,  dans  les 
privations ,  les  travaux  et  la  peine ,  le  berceau  d'un  nouveau 
peuf^l 

Nous  venons  d'être  les  témoins  de  la  dispersion  et  de  la  mort 
des  religieux  de  Morimond  ;  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  assister 
à  la  ruine  des  bâtiments  de  cette  abbaye  :  ils  s'en  allèrent 
comme  ces  pyramides  égyptiennes  dont  les  Arabes  emportent 
les  pierres  une  à  une ,  pour  se  construire  des  huttes  dans  le 
désert.  Les  habitants  du  voisinage  qui  avaient  à  bâtir  des  éeii* 
ries  ou  des  granges  venaient  avec  leurs  voitures  et  achetaient 
qui  un  pan  de  mur,  qui  une  porte,  qui  un  fronton,  etc.  C'est 
ainsi  que  disparurent  les  dortairs ,  le  noviciat ,  le  cloitre ,  le 
chapitre  et  Tinfirmerie.  L  église  eut  aussi  son  tour  :  les  céao«- 


—  436  — 

taphes,  les  colonnes ,  les  baldaquins,  les  autels,  la  toiture,  la 
charpente  et  les  murs  s'écroulèrent  successivement  sous  les 
coups  du  vandalisme.  Les  stalles,  les  grilles  et  Torgue  furent 
réservés  pour  la  cathédrale  de  Laugres ,  où  on  les  voit  encore. 
Il  ne  restait  plus  que  la  grande  tour,  toujours  debout  comme 
un  obélisque  au  milieu  d*une  ville  renversée.  Trois  fob  les 
barbares  avaient  essayé  de  la  démolir  à  Taide  de  marteaux  et 
de  leviers,  trois  fois  ils  s^étaient  retirés,  s^a vouant  impuissants 
devant  cette  masse  compacte  dont  toutes  les  parties  étaient 
liées  entre  elles  par  un  ciment  indissoluble.  Il  fallut  la  faire 
sauter  avec  de  la  poudre  ;  le  fracas  de  sa  chute  retentit  dans 
tout  le  Bassigny  :  la  terre  en  fut  ébranlée.  C'était  le  dernier 
écho  de  la  voix  du  vieux  Morimond  qui  s'engloutissait  pour  ne 
I^us  reparaître  jamais  ! 

Lorsque  nous  nous  sommes  présenté,  en  1846,  dansées 
lieux  illustrés  par  tant  de  glorieux  souvenirs  et  sanctifiés  par 
tant  de  bonnes  œuvres,  nous  avons  demandé  ces  terres  fécon- 
dées par  la  sueur  des  moines ,  et  on  ne  nous  a  montré  que  des 
landes  couvertes  d'un  jonc  stérile.  Les  hautes  et  superbes  fu- 
taies, Toeuvre  de  Dieu  et  des  siècles ,  avaient  disparu  pour  tou- 
jours ;  car  les  individus  n'ont  ni  assez  de  temps  ni  assez  de 
ressources  pour  attendre  la  croissance  entière  des  grands  vé- 
gétaux. On  peut  voir  dans  sa  vie  cinquante  ou  soixante  géné- 
rations de  roses ,  mais  il  n'y  a  qu'une  association  se  survivant 
à  elle -même  qui  puisse  assister  tranquillement  au  dévelop- 
pement complet  d'un  chêne. ^ Les  beaux  ormes  d'alentour 
étaient  tombés  avec  les  cénobites  qui  les  avaient  plantés. 
Sur  le  sommet  croulant  de  la  porterie  croissaient  des  touSes  de 
giroflées  jaunes  et  de  graminées  savatiles.  Partout  le  silence 
de  la  tombe  :  les  moles  de  l'étang,  dégradés,  battus  par  les 
flots,  semblaient  rendre  un  bruit  de  mort.  Plus  de  cette  vie 
bruyante  des  ateliers ,  se  mêlant  au  son  des  cloches  et  à  la 


—  437  — 

psalmodie  des  religieux  ;  une  misérable  famille  vivait  à 
grand*peine  dans  une  affinerie  de  pointes ,  là  où  étaient  occu- 
pés constamment  plus  de  cent  cinquante  ouvriers  il  y  a  soi- 

xante  ans.  Les  jardins,  dépouillés  de  leurs  arbres  fruitiers 
et  de  leur  verdure»  étaient  jonchés  de  décombres;  nous 
voulûmes  franchir  le  ruisseau  :  c'était  une  grande  statue  en 
pierre,  d'un  évêque  ou  d'un  abbé ,  jetée  en  travers  sur  le  cou- 
rant, qui  tenait  lieu  de  pont.  Une  aile  du  palais  abbatial  à  la- 
quelle on  avait  essayé  de  coudre  un  mesquin  bâtiment  servait 
d'engrangeage;  c'est  tout  ce  qui  restait  de  tant  de  magnifiques 
édifices.  Un  hangar  remplaçait  Thôtellerie  où  pendant  une 
longue  suite  de. siècles  la  veuve,  l'orphelin,  le  vieillard  et  Té- 
tranger  trouvaient  toujours  une  table  servie.  Quelques  sou- 
bassements de  piliers  effleurant  à  peine  le  sol,  une  baie  laté- 
rale avec  deux  ou  trois  colonnes  engagées  dans  un  reste  de 
mur,  c'était  toute  l'église.  Nous  avons  cherché  quelques  vesti- 
ges de  ces  sépulcres  où  dort  toute  l'antique  noblesse  du  Bassi- 
gny,  et  nous  n'avons  trouvé  que  des  ronces  et  des  orties.  Le 
porche ,  où  les  barons  regardaient  comme  une  insigne  faveur 
d'être  admis  à  s'agenouiller  pour  y  suivre  les  prières ,  où  les 
chevaliers  de  Calatra va  attendaient  prosternés  que  les  portes  du 
temple  s'ouvrissent  de  vaut  eux,  était  transformé  en  une  écurie. 
Sur  l'emplacement  du  chœur,  nous  avons  vu  un  tas  d'immon- 
dices infectes  ;  à  l'endroit  du  grand  autel  et  du  presbyterium, 
un  fumier  ! . . .  —  Nous  nous  éloignâmes ,  l'ame  navrée  de 
douleur,  répétant  tristement  cette  parole  de  saint  Paul  :  O  aU 
iiîudoL...  O  profondeur  dt$  jugements  de  Dieul.,. 


FIN. 


NOTES 


ET 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES 


Page  vn.  —  Au  milieu  de  ce  vieux  Bassigny,  etc. 

Le  pagus  Bassigniacus ,  Bassigniacensis ,  Bassigneius,  un  des  plus  an- 
ciens et  des  principaux  pagi  gallo-romains  de  la  province  de  Langres, 
comprenait,  d'après  toutes  les  recherches  que  nous  avons  fiiites^rex- 
trémité  la  plus  méridionale  de  la  province  des  Leuci,  jusqu'au-delà  de 
Novimagus,  puis  la  pointe  nord-ouest  de  la  province  des  Sequani,  tout 
le  pays  entre  IMrar  et  Aquœ-Borconis  (Boiirbonnc-les-Bains).  11  s'éten- 
dait au  sud  par-delà  Petra-Ficta  (Pierre-Faite),  jusqu'aux  frontières  du 
pays  d'Attouar.  11  était  borné  à  Touest  par  le  Langrois  pit>preraent  dit, 
au  nord  par  le  pagits  Ornensis  (pays  d'Omois). 

Dans  rétal  actuel  de  la  contrée ,  voici  quelles  devaient  être  les  limites 
de  l'ancien  Bassigny  gallo-romain.:  La  Marche  et  Neufchàteau  (Vosges), 
Saint-Blin,  Andelot,  Chaumont,  la  Marne  jusqu'à  Rolampont,  Ncuilly- 
l'Evêque,  Hortes,  PiernvFaile ,  la  Saône  et  Bourbonne.  Le  bassin  de  la 
source  de  la  Meuse  formait  le  centre  de  c^  pctgus,  ayant  pour  principale 
place  Mosa  (oppidum  cul  Mosam;  Meuse,  selon  Samson;  Meuvy,  seloD 
Delislc  et  dom  Martin).  Il  était  travei*sé  (i)  en  grande  partie  par  la  levée 
de  Langres  à  Toul,  avec  les  stations  suivantes  :  Andemantunnum,  Mosa, 
Novimagiis ,  Solimariaca  .  Tullio  (Itinéraires  romains  d'Antonin  et 
Peuttinger). 

Quelques  auteui*s  pensent  que  le  patfus  Bassigniacensis  fut  érigé  en 

(1  ;  Il  est  certain  que  la  voie  romdine  traversait  le  village  de  Meuvy. 


eomté  vers  Tan  790,  par  Pépin,  en  même  temps  que  Langies,  Bologne^ 
Reynel  et  Tonnerre;  mais  nous  h^avons  rien  découvert  de  positif,  au 
moins  en  ce  qui  concerne  cette  contrée ,  avant  Louis-le-Débonnaire,  qui, 
diaprés  le  P.  Vignier,  aurait  institué  un  comté  du  Bassigny.  Toutefois, 
ce  n^est  qu'en  937  que  commence  la  série  des  comtes  du  Bassigny  :  il 
est  alors  fait  mention  de  Hugues,  comte  du  Bassigny  et  de  Bologne,  avec 
Gertrude  son  épouse  et  Gotzclin  son  fils.  Cet  Hugues  eut  pour  succes- 
seur et  héritier  Hugues  de  Laon  (Laudunensis),  souche,  à  ce  que  Ton 
croit  assez  généralement,  des  seigneurs  de  Clémont,  qui,  depuis  le  XI* 
siècle,  ont  pris  constamment  le  titre  de  comtes  ou  de  vicomtes  et  même 
quelquefois  celui  de  princes  du  Bassigny,  comme  dans  la  charte  de  fon- 
dation de  Clairlieu  (il5i). 

n  parait  certain  que,  à  une  époque  très-reculée,  et  qu'il  nous  a  été 
impossible  de  préciser,  le  Bassigny  aurait  été  démembré,  ainsi  que  la 
province  de  Langres.  Quelques-uns  font  remonter  ce  démembrement 
jusqu'à  Vespasien ,  qui  aurait  voulu  par  là  affaiblir  les  forces  et  les  res- 
sources des  Lingons ,  et  les  punir  en  même  temps  d'avoir  fourni  des  ar- 
mes et  des  hommes  à  leur  compatriote  Julius  Sabinus ,  qui  aspirait  au 
titre  de  César;  d'autres,  jusqu'à  Constance-Chlore,  qui ,  pour  repeupler 
la  province  de  Langres,  ravagée  et  déserte  à  là  suite  de  l'invasion  ger- 
maine de  l'an  301  et  du  terrible  combat  de  Peigney-sous-Langres ,  au- 
rait abandonné  aux  Leuci  et  aux  Sequani  la  partie  est  du  perçus  Bassi- 
^toctM  pour  la  cultiver,  pendant  qu'il  envoyait  des  colonies  de  Frisons, 
de  Bataves  et  même  d'Ambarres  (selon  plusieurs)  entre  la  Marne  et 
TAube ,  et  de  Francs  attuariens  dans  les  champs  des  Tricassiens  et  des 
Lingons,  près  de  la  Seine  et  de  la  Bèze  (prope  Sequanam  et  Besuam). 
Enfin ,  quelques-uns  prétendent  que  ce  démembrement  ne  fut  eflectué 
que  sous  Pépin -le -Bref,  au  moment  oii  il  remplaça  les  titres  de  ducs 
et  de  patrices  par  ceux  de  comtes;  or,  comme  il  y  eut  beaucoup  plus 
de  comtes,  il  fallut  modifîcr  les  anciennes  circonscriptions,  et  c'est  ce 
qui  aurait  eu  lieu  pour  le  Bassigny.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  partie  de  ce 
pagtis  qui  confinait  aux  Sequani  fut  annexée  plus  tard  au  comté  de 
Bourgogne;  celle  qui  se  trouvait  dans  le  voisinage  des  Leuci  fut  parta- 
gée entre  le  duché  de  Lorraine  et  le  comté  de  Bar.  Cette  dernière  por- 
tion du  Bassigny  conserva  toujours  son  nom  primitif,  et  il  y  eut  ainsi 
deux  Bassigny,  l'un  lorrain  et  barrois  (comté  de  Bar),  l'autre  langrois 
et  plus  tard  champenois. 

Ce  fut  au  centre  de  ce  vieux  pagus  que  l'on  bâtit  Blorimond,  comme 


—  440  — 

Bèie  Tavait  été  au  milieu  du  pays  d'Attouar,  Pothières  de  Lassois, 
Saint-Jean-de-Réome  du  Tonnerrois ,  Clairvaux  du  Barrois ,  etc. 

Le  comté  du  Bassigny,  au  milieu  du  XIII*  siècle,  ayant  été  conquis 
par  les  princes  de  la  maison  de  Champagne,  fut  transformé  en  un  faste 
bailliage  ayant  pour  siège  Cbaumont,  qui  se  trouva  incorporé  de  la  sorte 
au  Bassigny  et  en  devint  la  capitale.  C'est  dans  la  charte  de  Robert-de- 
Torote,  évêque  de  Langres  en  1236,  en  faveur  du  Val-des-Eooliers, 
qu'on  lit  pour  la  première  fois  CalvomonUm  in  Basfigncio,  etc.  Noos 
ne  donnons  ici  qu'une  analyse  rapide  de  ce  que  nous  avons  découvert 
dans  le  Chartrier  de  Morimond ,  les  savants  Recueib  de  M.  Mathieu  à 
révêché  de  Langres ,  dans  les  Mémoires  historiques  de  Baugier,  les  ou- 
vragcs  de  Moissant  et  de  Pithou  sur  la  Champagne ,  la  Chronique  du  P. 
Vignier,  les  Archives  de  la  Haute-Marne,  la  Chronique  de  Bèie  et  de 
Saint-Bénigne ,  et  surtout  la  Charte  de  Charles-le-Gros  (887),  confir- 
mant les  donations  faites  à  l'église  Saint-Mammès. 


Page  XXXIX.  —  N^avons-nous  pas  déjà  des  écoles  supérieu- 
res,  etc. 

Nous  ne  confondons  point  avec  les  établissements  que  nous  avons 
cités  l'école  agricole  et  professionnelle  de  Plongcrot ,  près  de  Rochetail- 
lée  (Haute-Marne),  fondée  récemment  sous  les  auspices  du  clergé  de 
Langres,  et  avec  le  concoui-s  des  hommes  les  plus  honorables  du  pays. 
Si  cette  école  triomphe ,  comme  nous  l'espérons ,  des  difGcultés  qui  as- 
siègent toujours  le  berceau  des  institutions  de  ce  genre ,  elle  rendra 
les  plus  éminents  services  à  la  contrée. 


Page  1.  —  L'Eglise  de  Langres,  fondée  par  S.  Bénigne, 
disciple  de  S.  Polycarpe,  etc. 

Nous  croyons  avoir  étudié  d'une  manière  consciencieuse  la  double 
question  de  la  mission  et  du  martyre  de  S.  Bénigne,  et  nous  sommes 
forcé  d'avouer  qu'il  n'est,  au  moins  à  notre  connaissance ,  aucim  ino- 


—  441  — 

nament  historique  opposé  à  la  croyance  commune,  qui  fait  remonter 
jusqu'à  S.  Polycarpe  la  mission  de  l'apôtre  de  la  Bourgogne  et  son 
martyre  jusqu'à  Marc-Aurèle.  Nous  dirons  plus ,  c'est  que  les  auteurs 
ecclésiastiques,  dans  leur  ensemble,  nous  ont  paru  favorables  à  cette 
croyance  et  à  notre  liturgie.  Les  limites ,  la  nature  et  le  but  de  notre 
ouvrage  ne  nous  permettent  pas  d'entrer  dans  de  longs  détails ,  et  nos 
lecteurs  voudront  bien  nous  pardonner  cette  rapide  digression.  Nous  re- 
grettons de  ne  pouvoir  partager,  seulement  en  ce  qui  concerne  S.  Béni- 
gne, l'opinion  de  l'auteur  des  Origines  Dijonnaises,  dont  le  livre  est 
d'ailleurs  si  remarquable. 

Mission  de  saint  Bénigne. 

Le  texte  primitUdes  Actes  de  S.  Bénigne  a-t-il  jamais  existé?  Per- 
sonne ne  l'a  contesté  sérieusement. 

Peut-on  dire  que  V Histoire  de  la  passion  de  S.  Bénigne,  remise  à 
S.  Grégoire  de  Langres  par  des  pèlerins  qui  revenaient  d'Italie  (1),  con- 
tenait ce  texte  primtif  ?  Rien  n'empêche  de  le  croire,  d'autant  plus  que 
le  saint  évêque  la  reçut,  d'après  Grégoire  de  Tours,  sans  observation 
et  comme  un  récit  authentique ,  passionis  ejus  historiam  adlaiam  beatus 
eonfessor  accepit  (1.  {^  De  Glor.  Marty.,  c.  5i  ). 

Ce  texte  primitif  existe-t-il  encore  quelque  part?  L'opinion  la  plus  pro- 
bable, c'est  que  nous  n'en  avons  que  des  versions  plus  ou  moins  anciennes, 
plus  ou  moins  respectables.  On  ne  saurait  dire  que  ces  versions  ,  mal- 
gré les  altérations  qu'elles  ont  dû  subir,  soient  complètement  fausses; 
et  c'est  ce  qui  a  été  reconnu  par  ceux-là  mêmes  qui  les  ont  le  plus  contes- 
tées, disent  les  auteurs  de  la  Gallia  Christ,,  a  sed  illa  in  omnibus  errare, 
nuUus  eorum  asseruit  »  (  t.  4,  p.  316  ).  Or,  il  est  admis  en  bonne  cri- 
tique que,  lorsque  des  auteurs  d'opinions,  de  pays  et  de  temps  divers 
ont  écrit  l'histoire  d'un  homme  ou  d'un  peuple ,  les  faits  sur  lesquels 
le  plus  grand  nombre  et  les  plus  dignes  de  foi  s'accordent  doivent  être 
regardés  comme  vrais  ;  car  il  faut  supposer  que  cette  concordance  pro- 
vient soit  de  la  tradition ,  soit  d'écrits  ou  de  monuments  qui  peuvent 
ne  plus  exister,  et  sans  lesquels  cependant  elle  demeurerait  inexplicable 
(Fyot,  HisL  de  S.  Etienne;  Dissert,  hist.,  p.  14).  11  s'agit  donc,  en 


(!)  C^est  ainsi  que  traduisent  Mabillon,  Tillemont,  dom  Pitra,  etc.;  on  sait 
avec  quel  soin  Rome  conservait  dôs  lors  les  actes  des  martyrs. 


—  4«  — 

rabfence  do  titre  original  primigmius,  de  rechercher  ceoi  qm,  pt 
leur  antiquité ,  s'en  rapprochent  le  plus. 

Concordance  des  principaux  et  des  plos  anciens  Martyrologes. 

On  ne  niera  pas  que  les  Martyrologes  primitifs  ne  soient  des  pièces  très- 
importantes  à  consulter  sur  cette  question.  L'un  des  plus  anciens  qui  se 
présentent  à  nous  est  celui  de  Bède,  écrivain  du  8*  siècle,  qui  fiJt  asso 
généralement  autorité  en  histoire.  Eh  bien  !  ouvrez  son  Blartyrologe  et 
vous  y  lirez  :  CcU.  nov,  natcU.  sancti  Benigni,  presbyter, ,  qui  misstis  ai 
a  sancto  Polycarpo  ab  Oriente  m  Galliam.  Raban,  dans  le  même  siècle; 
Adon ,  Usuard  et  Notker,  au  9*  ;  après  eux ,  le  Martyrologe  romain  et  le 
Martyrologe  gallican  de  du  Saussay  expriment  la  même  croyance.  Nous 
pouvons  donc  répéter  avec  le  savant  Ruinart  :  Beni^htm  et  AmdodkimH 
prœsbyteros  a  B.  Polycarpo  tnissos  fuisse  tradurU  vetera  MarUfroh- 
gia,  etc.;  et,  avec  les  Bénédictins  de  la  GaUia christ.:  AntiquioraMart}/' 
roL,t  4,  p.  316  (Actaprim.  marty.  sincer.,ip,  %9,inAcia  S.  Symfk) 

On  nous  objecte  (Orig.  Dijon.,  p.  213)  le  silence  du  Martyrologe  de 
Ravenne ,  Tun  des  plus  anciens. 

Que  veut-on  conclure  de  là?  que  S.  Bénigne  n'a  pas  été  envoyé  ptr 
S.  Polycarpe,  et  cela,  parce  qu'il  se  trouve  un  ou  deux  Martyrologes  où 
cette  mission  ne  sera  pas  consignée?  Mais,  si  on  pouvait  légitimement 
déduire  celte  conséquence ,  il  s'ensuivrait  aussi  qu'il  n'a  point  eu  de 
mission  postérieure ,  et  que  son  apostolat  est  une  fable ,  ou  qu'il  n'a  eo 
lieu  qu'après  la  rédaction  de  ces  Martyrologes.  Or,  personne  n'admettra 
ces  conséquences,  pas  même  l'auteur  des  Origines  Dijonnaises:  car  ce 
dernier  ne  nie  pas  l'apostolat  de  S.  Bénigne,  qui,  selon  lui,  faisait  partie 
de  la  grande  mission  romaine  de  l'an  250,  et  il  conviendra  bien  que  les 
Martyrologes  dont  il  s'agit  ont  été  rédigés  après  cette  époque;  on 
pourrait,  au  besoin,  lo  prouver,  même  pour  celui  de  Ravenne,  le 
plus  ancien  de  tous. 

Nous  ferons  observer  i]ue  cette  objection  et  toutes  les  conséquences 
que  Ton  prétend  eu  tirer  h  l'égard  de  S.  Bénigne  pourraient  aussi  s'ap- 
pliquer à  un  grand  nombre  d'autres  saints,  et  spécialement  à  S.  Pothin 
et  à  S.  Iréné<*;  car,  dans  le  Martyrologe  de  Ravenne  (1)  et  dans  quelques- 

(1)  Vêtus  Homattum  martyr,  dictum  de  Ravennis  opéra  et  studio  Herib.  Roi- 
weidi  recensa.  (Bibliotb.  Maxim.  Petrum,  t.  16.) 


—  443  — 

uns  de  ceux  rapportés  par  D.  Martenne,  il  n'est  pas  plus  question  des 
saints  lyonnais  ({ue  de  Tapôtre  de  la  Bourgogne  ;  cependant  la  mission 
de  ces  saints  est  un  fait  historique  incontestable ,  reconnu  de  ceux-là 
mêmes  qui  n^adoptent  pas  notre  opinion  sur  la  mission  de  S.  Bénigne. 

Accord  des  agiographes  les  plus  dignes  de  foi. 

On  ne  peut  nier  que  les  écrivains  qui  ont  apporté  le  plus  de  bonne 
foi  AU  de  critique  dans  les  questions  agiographiques  ne  soient  : 

I*  Mombritius,  dans  son  Sanctuarium  (4479 ,  t.  1,  p.  294).  Or,  S.  Bé- 
nigne y  répond  à  l'empereur  qu'il  est  venu  d'Orient  avec  ses  compa- 
gnons, envoyé  par  S.  Polycarpe(Ori5f.  Dijon,,  p.  16). 

V  Petrus  de  Natalibus,  dont  l'ouvrage  {Catalogus  sanct.  et  gestor,  ex 
divers,  vohm,  collectus ,  4493)  est  cité  avec  éloge  par  l'auteur  des 
Origines  (p.  16)  et  comme  favorable  à  l'opinion  qu'il  soutient;  nous  y 
lisons  :  Benignus  prœshyter,  cum  Andochio  prœsbytero  et  Thyrso  diacono 
a  ioncto  episcopo  Policarpo,  Joannis  EvangeL  discipulo,  adprcBdicandum 
in  Galliam  missus  est  (  1.  40,  c.  3). 

3^  Surius  (fin  du  46*  siècle)  :  Sanctus  Benignus  respondit  Aurelio 
imper  :  Ah  orienU  veninms  ego  et  frcUres  mei,  a  sancto  Polycarpo  missi 
(Aeta  et  Pass,  S.  Benig,  martyr,,  t.  6,  novembr,) 

A^  Baronius  (46'  siècle)  :  In  tmtiquis  tabulis  ecclesiasticis  memoriœ 
prodiUiT  AndoMum  prœsbyterum,  Thyrsum,  diaconum  ejusdem  Polycarpi 
diseipulos,  ab  ipso  in  GcMias  missos  (Annal,,  adann,  469,  num.  20). 

5*  Ruinart  (47*  siècle).  Quoique  ce  savant  agiographe  n'ait  pas  re- 
produit les  Actes  de  S.  Bénigne,  cependant,  dans  ceux  de  S.  Sympho- 
rien,  il  suppose  la  réalité  de  la  mission  que  nous  défendons  (Acta 
pfim,  martyr,  sincera  et  sélect,,  pp.  68  et  69). 

6* Les  Bénédictins  de  la  Gall,  Christiana  (t.  4 ,  p.  346,  4728)  re- 
connaissent que  S.  Bénigne  a  été  envoyé  par  S.  Polycarpe,  en  même 
temps  que  S.  Andoche  et  S.  Tyrse,  tout  en  avouant  que  les  Actes  qui 
nous  restent  de  S.  Bénigne  ne  sont  pas,  pour  le  reste,  à  l'abri  de  tout 
reproche. 

4**  Objection,  —  Les  Actes  primitifs  de  S.  Bénigne  ne  parlaient  oertai- 
Donent  ni  de  S.  Polycarpe,  ni  d'une  mission  quelconque,  puisque 
S.  Grégoire  de  Tours,  qui  devait  incontestablement  les  connaître, 
n'en  dit  pas  le  moindre  mot  dans  son  livre  De  Gloria  Martyrum  (Orig, 
Dijon.,  p.  214). 


—  444  — 

Le  silence  de  Grégoire  de  Tours  sur  la  mission  de  S.  Bénigne  ptr 
S.  Polycarpc  n'est  point  une  preuve  qu'il  n'en  était  pas  question  dam 
ses  Actes  primitifs.  11  suffit ,  en  effet,  de  jeter  un  coup-d'œil  attentif  sur 
le  livre  De  Gloria  Martyr,  pour  se  convaincre  que  le  but  de  Tauteur  n'é- 
tait point  d'écrire  la  vie  des  saints  dont  il  parle  et  de  dire  tout  ce  qu  il 
en  savait  ;  il  voulait  seulement  raconter  les  faits  merveilleux  par  les- 
quels il  avait  plu  à  Dieu  de  manifester  leur  sainteté  et  de  les  glorifier 
aux  yeux  des  hommes.  Aussi  se  contente-t-il  généralement  de  men- 
tionner quelques  circonstances  de  la  vie  ou  de  la  mort  de  chacun  d'eux, 
et  il  entre  de  suite  dans  le  détail  de  leurs  miracles.  Donc  TobjectiOQ 
que  l'on  tire  de  son  silence  sur  la  mission  de  S.  Bénigne  n'a  aucooe  so- 
lidité. 

2*  Objection.  —  Les  historiens  ecclésiastiques  d'Orient  contempo- 
rains (p.  214)  ne  font  aucune  mention  d'un  fait  aussi  considérable 
que  la  mission  de  S.  Bénigne. 

L'omission  d'un  fait  même  important  par  les  historiens  est-elle  une 
raison  suffisante  pour  le  rejeter  absolument?  Ce  peut  être  on  préjugé 
contre  ce  fait ,  mais  non  un  motif  de  le  nier ,  surtout  si  d'autres  laits, 
omis  par  les  mêmes  historiens ,  sont  cependant  incontestables.  Or,  c'est 
ce  qui  a  lieu  ici ,  puisque  ces  mêmes  historiens  gardent  le  même  si- 
lence sur  la  mission  de  S.  Irénée  par  S.  Polycarpe ,  et  cependant  cette 
mission  est  attestée  formellement  par  Grégoire  de  Tours  {Hist.,  l,  c  27' 
et  par  tous  les  autres  écrivains  ecclésiastiques  d'Occident.  Quant  au 
silence  des  historiens  profanes,  nous  ajouterons  une  observation  déci- 
sive :  le  fait  de  la  mission  de  S.  Bénigne,  qui  nous  parait  aujourd'hui 
considérable  par  ses  immenses  résultats,  pouvait  bien,  à  la  fin  du 
2*  siècle,  ne  sembler  qu'un  fait  très-minime ,  à  mison  du  mépris  avec 
lequel  on  traitait  la  religion  nouvelle;  ce  devait  être  même  un  fait 
obscur,  parce  que  chez  les  premiers  chrétiens  beaucoup  de  dioses 
même  graves  se  passaient  dans  le  secret  et  dans  l'ombre ,  à  cause  des 
persécutions. 

3*  Objection.  —  Etat  du  christianisme  dans  les  Gaules  au  3*  siecU. 
—  On  nous  dit  (  p.  219)  que  les  Gaules  étaient  encore  généralement 
païennes  au  G*"  siècle  ;  ([ue  Ton  ne  peut  donc  placer  la  mission  de 
S.  Bénigne  à  la  fin  du  2*  siècle  ,  parce  qu'il  faudrait  reconnaître  qu  elle 
n'a  pas  produit  de  fruits. 

Nous  répondons  (jue,  de  ce  qu'il  y  aurait  eu  très- peu  de  chrétiens 
dans  les  Gaules  au  3"  siècle,  il  s'ensuivrait  seulement   qu'il  y  anil 


—  445  — 

en  très-peu  de  conversions,  ou  que  les  nouveaux  con 
eombé  dans  les  persécutions,  ou  encore  qu'ils  n'osaie\ 
qui  arrivait  souvent  alors  ;  mais  on  ne  peut  en  concluà 
mes  apostoliques  n'ont  pas  prêché  TEvangile  dans  plt 
des  Gaules  antérieurement  au  3*  siècle,  ni  que  S.  Bénig 
envoyé  par  S.  Polycarpe. 

Témoignage  des  Légendaires. 

Les  principaux  légendaires  qui  ont  parlé  de  S.  Bénigne  sont  Vama- 
haire,  au  7'  siècle  ;  Tauteur  de  la  légende  de  la  Chronique  de  S.  Béni- 
gne (t.  2,  Spicileg.  d'Achéry,  p.  35  i)  ;  enfin  ,  le  compilafeur  des  Le- 
gendœ  Sanctorum  (Bihlioth.  de  Dijon,  Ms.  in-fol.)  que  nous  avons  par- 
courues. Les  autres  légendaires  n'ont  fait  que  reproduire  ou  amplifier 
!e  récit  de  ces  auteurs.  Sans  doute,  il  y  a  des  anachronismes,  des  trans- 
positions de  ftiits,  des  altérations,  des  variantes  dans  ces  légendes; 
mais  elles  s'accordent  toutes  trois  sur  un  point  :  la  mission  de  S.  Bé- 
nigne par  S.  Polycarpe.  Dans  les  deux  dernières ,  S.  hénée  apparaît  à 
S.  Polycarpe ,  qui  envoie  S.  Bénigne  aux  églises  désolées  des  Gaules. 
Vamahaire ,  il  est  vrai ,  fait  S.  Polycarpe  évêque  d'Ephèse  ;  mais ,  soit 
que  cette  méprise  vienne  de  lui  ou  des  copistes,  ou  de  l'injure  du 
temps,  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que,  dans  la  tradition,  les  titres  an- 
ciens et  les  monuments,  le  nom  de  S.  Bénigne  se  trouvait  lié  d'une 
manière  si  intime  et  si  générale  à  celui  de  S.  Polycarpe,  que  les  lé- 
gendaires les  moins  scrupuleux  n'ont  pas  cru  pouvoir  les  séparer... 

L'auteur  des  Origines  maltraite  rudement  le  prêtre  Vamahaire,  le 
qualifiant  de  faussaire,  d'audacietix  falsificateur,  p.  228,  etc.  11  l'accuse 
d'avoir  emprunté  aux  églises  d'Orient  les  Actes  des  trois  Jumeaux,  et 
de  les  avoir  appropriés,  en  les  interpolant,  à  l'église  de  Langres. 

Nous  ne  voyons  pas  pourquoi  on  accuse  Vamahaire  d'avoir  pris  pour 
80O  pays  des  saints  de  Cappadoce,  plutôt  que  les  Cappadociens  de  s'êti*e 
donné  des  saints  de  Langres.  11  n'est  pas  possible  que  les  premiers  puis- 
sent alléguer  en  leur  faveur  une  tradition  aussi  ancienne  et  aussi  cons- 
tante, un  souvenir  local  aussi  primitif  que  celui  qui  se  révèle  par  le  monu- 
ment delacryptede  l'église  de  S.-Geômc,  S.  G^mW/orum,  remontant  jus- 
qu'au 3*  siècle  (Hist.  des  év»  de  Lang,,  p.  1 , 1 844)  et  qui  renfermait  les  tom- 
beaux des  saints  Jumeaux  avec  leurs  restes  mortels.  Si  ces  corps  avaient 
été  transportés  de  l'Orient  à  Langres,  cela  n'aurait  pu  se  faire  qu'après 


X 


—  446  — 

les  persécutions,  du  4*  au  6*  siècle;  alors  pourquoi  les  a-t^oo  calwis 
dans  un  souterrain?  Cette  translation  a  dû  être  publique,  solameUe: 
comment  la  tradition,  qu'ils  avaient  été  martyrisés  à  Langies,  a-t-dk 
pu  s'établir  peu  de  temps  après?  S'il  en  était  ainsi,  dit  le  dodeMangiD 
dans  son  Histoire  ecdésiast.  de  Langres,  û  faudrait  regarder  comme  fêr 
buleux  totU  ce  que  Von  assure  s'être  passé  dans  les  premiers  temps  dm 
diristianisme  (t.  i,p.  80-81). 

Mais,  nous  dira-t-on,  comment  expliquer  Tinsertion  des  Ades  da 
Jumeaux  dans  les  Martyrologes  orientaux?  Nous  répondrons  qu'il  ne 
peut  y  avoir  de  difficulté  à  ce  sujet  pour  quiconque  a  étudié  Tbistoire 
ecclésiastique.  On  sait  qu'une  union  très-intime  cxistdil  entre  les  égii- 
ses-mères  et  les  filles  qu'elles  avaient  fondées  ;  c*était  Tusage  que  ces 
dernières  envoyassent  à  leurs  mères  la  relation  des  laits  importants 
qui  se  passaient  chez  elles,  mais  surtout  les  Actes  des  martyrs.  De  Dème 
que  les  églises  de  Vienne  et  de  Lyon  envoyèrent  à  celles  d^Asîe  et  de 
Pbrygie  la  relation  du  mariyre  de  S.  Pothin  et  de  ses  compagnons,  il 
est  probable  que  l'église  de  Langres  envoya  à  celle  de  Smyme  les  artes 
de  S.  Bénigne  et  des  saints  Jumeaux,  qui,  de  cette  façon,  peuvent  le 
rencontrer  dans  les  Menées  d'Orient. 

Ou  Vamabaire  a  inventé  la  légende  des  saints  Jumeaux,  qu'il  dit 
avoir  été  disciples  de  S.  Bénigne  et  martyrisés  à  Langres;  alors,  s'il 
a  été  assez  audacieux  pour  l'inventer,  comment  a-t-il  été  asaei  beuKia 
pour  la  faire  adopter  comme  vërilable  par  S.  Céraune,  évèque  de  Paris, 
par  toute  Téglise  de  Langres?  Ou  bien  il  n'a  fait  que  suivre  la  tradition 
et  copier  fidèlement  les  actes  existants,  même  avec  les  anacbronisme 
qui  s'y  étaient  glissés,  et  alors  pourquoi  l'appeler  faussaire  et  falsifita- 
teur?  (i) 

Tradition. 

Outre  toutes  ces  preuves,  qui  nous  paraissent  suffisantes  pour  moti^-er 
l'assentiment  de  tout  homme  exempt  d*esprit  de  prévention  et  de  sys- 
tème, nous  avons  encore  la  tradition  des  églises  d'Autun,  de  Langres  et 
de  Viviers.  Mais,  nous  dira-l-on,  la  tradition  n'est  une  raison  certaine 


(1  Voir  Touvrage  de  Chariot,  doyen  de  Grancey  et  prieur  d'Ahuy,  Sur  /^ 
saints  Jumeaux  et  leurs  triù/ues  (bibliothèque  de  Langres  )  ;  livr&savaut.  sans 
lequeJ  il  n'est  guère  possible  d'étudier  à  fond  cette  grave  questioo. 


—  447  — 

de  JQger  qu'antant  qu*elle  remonte,  par  un  nombre  suffisant  de  lignes 
traditionnelles,  jusqu'au  fait  lui-même.  Or,  on  prouve  qu'elle  a  été  in- 
terrompue à  Dijon,  que  le  tombeau  et  même  le  nom  de  S.  Bénigne  n'y 
étaient  plus  connus  vers  Tan  500. 

Nous  répondrons  : 

C'est  à  tort  que  l'on  suppose  que  S.  Bénigne,  dans  son  apparition  à 
S.  Grégoire  de  Langres,  lui  révèle,  selon  Grégoire  de  Tours,  son  nom 
inconnu  jusqu'alors;  il  n'en  est  point  ainsi;  voici  les  expressions  de 
Grégoire  de  Tours  (1.  i^DeGlor,  Martyr,,  c.  51):  Quid  agis?  nonsolum 
àespieis,  verum  etiam  honorantes  me  spemis  ?  ne  fadas ,  quœso,  sed 
ia^men  super  me  velocius  prœpara.  11  ne  prononce  pas  son  nom,  ce 
qu'il  aurait  fait  si  S.  Grégoire  l'eût  ignoré. 

Mais  est-il  vrai  que  S.  Bénigne  était  oublié  depuis  longtemps  à  Di- 
jon, à  l'époque  oîi  S.  Grégoire  fut  instruit  du  lieu  de  son  tombeau 
(p.  223,  Ori^.Dt/on.)? 

Une  circonstance  mentionnée  dans  le  récit  de  Grégoire  de  Tours 
prouve  le  contraire  :  nous  voulons  parler  du  culte  que  les  paysans  ren- 
daient à  S.  Bénigne  sur  son  tombeau  ;  ils  venaient  y  faire  des  vœux  et 
étaient  promptement  exaucés,  rustici  vota  inibi  dissolvebant ,  etc. 
L'auteur  des  Origines  ne  rend  pas  fidèlement  le  mot  rustici;  il  s'agit, 
selon  lui,  seulement  de  quelques  paysans  (p.  223).  Assurément,  cette 
expression  a  un  sens  plus  étendu  et  désigne  la  généralité  des  paysans. 
Donc,  avant  la  reconnaissance  du  tombeau  de  S.  Bénigne,  il  y  avait  une 
tradition  populaire  concernant  ce  saint  apôtre;  donc  sa  mémoire  n'é- 
tait pas  tombée  dans  l'oubli  à  Dijon.  Les  dévotions  de  ces  paysans  pa- 
raissent sans  doute  bien  méprisables  à  nos  savants;  ils  croient  les  flé- 
trir par  répithète  d'anonymes  ;  mais  elles  n'en  sont  pas  moins  signifi- 
catives, d'autant  plus  que  la  tradition  est  le  livre  des  campagnards,  qui 
souvent  n'en  ont  point  d'autres. 

On  se  fonde  sur  Tignorance  de  S.  Grégoire  de  Langres  et  d'un  grand 
nombre  de  ses  contemporains,  et  même  sur  l'incrédulité  de  ce  saint 
ëTèque  relativement  au  tombeau  de  S.  Bénigne,  pour  soutenir  que 
ce  dernier  était  entièrement  oublié  à  Dijon. 

Or,  si  nous  examinons  attentivement  le  récit  de  S.  Grégoire  de 
Tours,  nous  constaterons  que  ce  qu'ignorait  son  bisaïeul,  c'était  seule- 
ment le  lieu  précis  de  la  sépulture  et  la  nature  du  tombeau  qui  ren- 
fermait le  corps  de  S.  Bénigne.  Qui  contestera  que  les  invasions  des 
barbares,  qui ,  dans  le  5*  siècle  surtout ,  avaient  ravagé  nos  contrées, 


—  448  — 

dispemé  les  populations,  détruit  les  monuinaits,  n^akot  pu  jeter  de 
rincertilude,  produire  quclqu'obscurcissement  sur  ces  deux  points! 

Mais  conclure,  de  ce  que  S.  Grégoire  et  d'autres  contemporains  ne 
connaissaient  pas  d'une  manière  certaine  le  lieu  préds  de  la  s^wUure 
de  S.  Bénigne  quœ  ab  antiquis  diruta  erat  [De  Glor.  Marier.,  5i),  que 
la  mémoire  de  S.  Bénigne  était  complètement  perdue  à  Dijon,  que  tou- 
tes les  traditions  le  concernant  étaient  effacées ,  c^est  aller  contre  les 
règles  d'une  saine  logitjue. 

Nous  concluons  :  donc,  non-seulement  on  ne  trouve  rien  dans  Ten- 
semble  des  Martyrologes,  des  agiographes,  des  légendaires  et  dansk 
tradition  qui  soit  opposé  à  la  croyance  conunune  et  à  la  liturgie  qui 
attribuent  la  mission  de  S.  Bénigne  à  S.  Polycarpe;  mais  enoore  on 
peut  dii'e  qu'ils  sont  généralement  favorables  à  cette  ofuiiion. 


Martyre  de  saird  Bénigne. 

On  nous  fait  observer  qu'il  existe  quatre  époques  entre  lesquelles 
flotte,  pendant  un  siècle,  le  martyre  de  saint  Bénigne  :  Héliogabale, 
Caracalla,  Marc-Aurèle,  Aurélien.  Ce  ne  peut  être,  dit-on,  rflélioga- 
baie  de  la  Chronique  de  Saint -Bénigne;  ni  Caracalla,  fils  de  Sep- 
time-Sévère,  proposé  par  Varnahaire;  il  ne  s'agit  pas  également  de 
Marc-Aurèle  (version  de  Surius  et  de  Baronius,  etc.). 

Pour  prouver  cette  dernière  assertion ,  l'auteur  des  Origines  prétend 
s'appuyer  sur  les  Martyrologes  (p.  190).  Or,  nous  n'en  connaissons 
aucun  oii  Aurélien  soit  désigné.  Le  Martyrologe  romain  place  la 
mort  de  saint  Bénigne  sous  Marc-Aurèle;  le  Martyrologe  gallican  sous 
Aurèle.  Dans  ceux  de  Bède  (i),  d'Adon,  d'Usuard,  il  n'est  pas  fait  men- 
tion de  Tempereur  sous  leijuel  saint  Bénigne  aurait  été  martyrisé 

11  est  vrai  que,  dans  que^iues  vei^sions  des  Actes  de  saint  Bénigne, 
dans  Petrus  de  Ndtalibus  et  dans  Mombritius,  Auix^licn  est  cité  coouue 
l'auteur  de  son  martyre;  mais,  ces  agiographes  attribuant  sa  mission 
à  saint  Polycarpe ,  alors  leur  témoignage  se  détruit  pai*  lui-même,  ou. 
si  on  veut  qu^il  ail  une  valeur  historique,  il  faut  nécessairement 
trouver  le  moyen  de  rapporter  le  nom  d'Aurelianus  à  quelquaiitre 
empereur  ;  or,  c'est  ce  qu'il  est  permis  de  faire,  car  Aurelianus  consiJéJt 

(1)  OEuvres  complet,  du  V.  Bède;  Cologne,  1616. 


—  449  — 

isolément  ne  désigne  pas  toujours,  dans  les  vieux  manuscrits,  un  per- 
sonnage ou  un  empereur  bien  déterminé.  Ainsi,  Aurelianusest  souvent 
pris  pour  Aurelius,  comme  Fabianus  pour  Fabius,  Valerianus  pour 
Valerius,  Severianus  pour  Severius,  etc.  Et  Ruinart,  que  Tauteur  des 
Origines  regarde  avec  raison  comme  un  critique  sav€mt  et  judicieux,  dit 
dans  les  Actes  de  saint  Symphorien  qu'il  pourrait  le  prouver  par  plus 
de  six  cents  exemples,  quod  sex  centis  exemplis  probare  facillimum 
esset  (AcL  prim.  Martyr,  sincer,  admonit.  in  Act.  Symph.,  p.  68).  G*est 
à  nos  adversaires  à  démontrer  que,  dans  quelques-uns  des  Actes  de 
saint  Bénigne  et  dans  quelques  monuments  le  concernant ,  comme  le 
Missale  lingonense  du  XV«  siècle,  Tinscription  de  la  porte  occidentale 
de  réglise  Saint -Bénigne,  le  mot  Aurelianus  ne  peut  s'appliquer  à 
liarc-Aurèle,  mais  bien  au  véritable  Aurélien,  successeur  de  Claude  11. 

On  nous  répliquera  que,  dans  les  Legendœ  Sanctorum  déjà  cités,  VAU' 
relianus  auteur  du  martyre  de  saint  Bénigne  est  donné  comme  le 
successeur  de  Claude-le-Gothique  et  l'adversaire  de  Tetricus.  Mais  ici 
l'auteur  des  Origines  est  en  contradiction  avec  lui-même;  car,  d'un 
côté  il  reproche  à  cette  légende  Vabus  et  la  répétition  du  merveilleux, 
des  tirades  déclamatoires,  des  licences  chronologiques;  d'un  autre  il  vou- 
drait appuyer  son  opinion  sur  cette  chronologie  (  p.  192). 

liais,  dit -on ,  Marc-Aurèle  n'a  jamais  mis  le  pied  dans  les  Gatdes 
(p.  27);  donc  ce  n'est  pas  lui,  mais  Aurélien  qui  a  fait  martyriser  saint 
Bénigne.  La  négative  est  très -nette  et  très -positive,  elle  doit  être  ap- 
puyée sur  des  preuves  sans  réplique  ;  or,  toutes  ces  preuves  se  réduisent 
à  celle-ci  :  Les  anciens  historiens  ne  font  point  mention  d'un  voyage  de 
MarC'Aurèle  dans  nos  contrées. 

Cette  preuve  n'aurait  toute  la  force  qu'on  lui  suppose  qu'autant  qu'il 
s^ait  certain  que  toutes  les  contrées,  sans  exception,  oii  Marc-Aurèle 
aurait  paru  dans  le  cours  de  ses  expéditions,  seraient  mentionnées  dans 
ces  historiens;  mais  a-t-on  cette  certitude?  Ainsi ,  c'est  à  l'occasion  de 
Tune  de  ses  expéditions  contre  les  Marcomans  que  l'on  croit  que  Marc- 
Aurèle  aurait  passé  par  Dijon,  soit  en  allant,  soit  en  revenant.  Or,  voici 
ce  que  le  savant  Crevier,  dont  personne  ne  récusera  le  témoignage, 
remarque  au  sujet  de  la  première  époque  de  cette  guerre  :  a  Nous  ne 
pouvons  publier  aucun  détail  sur  ce  que  les  deux  empereurs  Marc-Au- 
rèle et  Lucius  Verus  y  firent,  tant  nos  Mémoires  sont  mutilés, impar- 
faits, sans  ordre,  sans  date,  remplis  d'obscurités  et  de  transpositions  de 
fiadts;  il  n'est  donc  pas  possible  d'en  donner  une  histoire  suivie  et  dé- 

19 


-  «0  — 

),  mais  saileineiit  une  idée  génénle  avec  qiiel<|iie»-iiiie8  des  dr- 
conttances  les  plus  importantes.  » 

Quant  à  la  deuxième  époque,  il  dit  qu'il  deTrait  avoir  beaocmç 
de  ftâts  à  raconter,  mais  qu'il  n'en  trouve  que  deux  un  peu  drcooslan- 
dés...  Sur  la  troisième  époque ,  il  s'exprime  ainsi  :  c  Nous  sommes  peu 
instruits  du  détail  des  exploits  de  HaroAurèle,  nous  savons  seulement 
que  les  dioses  réussissaient  au  gré  de  ses  vonix  »  {Hist.  des  Empemurs, 
t.  4,  in-4*,  pp.  409,  4i0,  412).  Son  voyage  dans  les  Gaules  ne  pounait- 
U  pas  être  du  nombre  de  ces  événements  dont  l'histoire  ne  nous  a  pas 
conservé  le  souvenir? 

liais  est-il  bien  vrai  qu'on  ne  trouve  dans  les  anciens  bistoriem  de 
Marc-Aurèle  aucune  trace,  aucun  indice  de  sa  présence  dans  ks 
Gaules? 

Les  deux  Aurelius  Victor  parlent  de  guerres  et  de  mouvements  de 
guerre  qui  avaient  éclaté  sur  toutes  les  rives  du  Danube  jusque  dans 
les  Gaules  (1).  Julius  Capitolinus  fait  mention  de  troubles  qui  s'étaient 
manifestés  chez  les  Séquanais  et  qui  furent  apaisés  par  les  répriman- 
des et  l'autorité  de  Blarc-Aurèle,  res  etiam  in  Sequanis  turbaUu  censmra 
et  auctoritate  repressit,  etc.  (Capit.,  M.  ArU.,  21,  22).  il  est  faux  que  ces 
termes  excluent  toute  idée  que  l'empereur  soit  venu  sur  les  lieux;  ils 
signifient  seulement  que,  par  ses  réprimandes  et  son  autorité,  il  rétablit 
l'ordre  dans  la  Séquanic,  sans  être  obligé  pour  cela  d'employer  d'au- 
tres moyens;  mais  vint -il  ou  ne  vint -il  pas  dans  cette  contrée?  La 
phrase  de  Capitolin  n'ciclut  ni  Tune  ni  Tautrc  de  ces  hy|K)thèses.  On 
pourra  même  sans  témérité  pencher  pour  raifirniative,  lorsque  Ton 
saura  que  la  conslruclion  des  plus  anciens  raonumenls  de  Besançon  est 
assez  généralement  rapportée  à  Marc-Aurèle,  el  que  M.  Clerc,  qui  a  fait 
des  études  si  approfondies  sur  la  Franche-Comté  à  Vêpoque  romaine,  oe 
fait  aucune  difliculté  d'admetire  la  présence  de  cet  empereur  dans  cette 
ville  (p.  28).  A  Langres,  une  tradition  semblable  rapporte  à  Marc-. 
Aurèle  réfection  de  quelques  édiûces  ;  cette  tradition  est  confirmée  par 
la  découverte  d'une  médaille  faite  à  6  mètres  de  profondeur,  en  1775. 
le  18  août,  vers  le  pilastre  du  milieu  du  fameux  arc-de-triomphedeia 
porte  du  Marché.  Cette  médaille  était  au  milieu  de  deux  grosses  pierres 
de  5  mètres  de  longueur  dans  un  rond-juste,  enveloppée  d'une  petite 

(1)  Ad  média  Gallot-um  protendebantur^  Aurel.  Viol.  (De  Cœsar,  Aurei.  An- 
tan.),  et  Victor  le  jeune  :  Per  Galiiam  beila  fenebant. 


—  451  — 

lame  de  cuiTré^  d*uii  moyen- bronze,  et  à  Teffigie  de  Marc-Aurèle 
(Loquet,  ÀrUiq.  de  Lang,,  pp.  165  et  suiv.).  D'après  une  tradition  bour- 
guignonne, mentionnée  par  la  plupart  des  auteurs  qui  ont  parlé  de  saint 
Bénigne,  ce  serait  en  venant  visiter  les  fortifications  qu*il  faisait  cons- 
truire autour  de  Dijon,  que  Marc-Âurèle  aurait  ordonné  le  martyre 
de  notre  saint  apôtre. 

Il  résulte  de  ce  que  nous  venons  de  dire  que,  si  les  anciens  historiens 
de  Marc-Aurële  ne  parlent  pas  formellement  d'un  voyage  de  cet  empe- 
reur dans  Test  des  Gaules ,  leur  narration ,  réunie  aux  particularités 
locales  que  nous  avons  indiquées ,  suffit  au  moins  pour  qu'on  ne  puisse 
pas  dire  d'une  manière  si  affirmative  qu'il  n'y  a  jamais  mis  le  pied, 
spécialement  chez  les  Séquanais  et  les  Lingons,  voisins  de  la  Germa- 
nie, le  centre  de  ses  expéditions.  Donc  il  n'est  aucun  monument  histo- 
rique qpposé  à  la  croyance  commune  et  à  la  liturgie  qui  attribuent  à 
llar(>-Aurèle  le  martyre  de  saint  Bénigne. 


Page  3.  —  11  paraît  que  le  Tonnerrois,  un  des  douze 
pagi,  etc. 

Ces  pagi  n'avaient  pas  tous ,  il  s'en  faut ,  la  même  importance;  on  en 
distinguait  six  ou  sept  principaux  :  Pagus  Bassigniacensis ,  BarrerM 
(fiarrois)  (1),  Attuarensis  (Attouar),  Latiscensis  (Lassois)  (2),  Tàrnodo- 
rensis  (Tonnerrois),  Lingonensis  (Langrois)  (3),  Divionensis  (Dijonnais). 
Quelques-uns  prétendent  que  ce  dernier  se  confondait  avec  le  pays  d'At<>^ 
touar,  et  d'autres  avec  le  pays  d'Ouche  [Oscarensis)  ;  il  est  certain  qu*il 
B*y  eut  point  primitivement  de  pagus  Divionensis.  Plusieurs  raiigent 
pmnl  les  pagi  langrois  le  Duesmois  (Dusmicehsis)^  et  distinguent  deux 
pays  barriiis  :  Barrensis  ad  AWam  et  Barrensis  ad  Sequanam  ;  etc.  Au 


(1)  Ce  pagus,  dit  aussi  pagus  Ambarrensis,  entre  TAube  et  la  Seine,  renfer- 
mait Bar-sur-Aube,  Chàteau-Villain,  Arc-en-Barrois. 

(S)  De  Latiscum,  ancienne  ville  ruinée,  près  de  Pothièresi  ou  de  Lansaine, 
autre  ville  détruite,  au-dessus  de  Molesme. 

(S)  Appelé  aussi  territorium  vel  suburbanum  Lingonense ,  comprenant  Lan- 
gres  et  le  pays  d'alentour,  depuis  le  Bassigny  à  Teét  jusqu'à  la  rivière  de  Suite 
à  Touest.  LesjMi^i  de  Bologne  et  de  Mémont  ne  sont  pas  d'origine  gallo-rosiaiiis. 


—  452  — 

reste,  les  limites  de  ces  divers  pagi  n^ont  jamais  été  bien  définies.  Le 
père  Vignier,  noire  Pausanias  langrois ,  détermine  ainsi  le  pays  d'At- 
touar  :  ToiU  ce  qui  est  autour  de  Bèze;  et  le  pays  de  Lassois  :  Pothièret 
et  tout  ce  qui  est  entre  ChdtiHon  et  Bar-surSeine, 

Toutes  les  recherches  que  nous  avons  faites  nous  ont  confirmé  dam 
Topinion ,  reçue  assez  généralement ,  que  la  circonscription  gallo-ro- 
maine de  la  province  de  Lan  grès  avait  servi  de  règle  et  de  base  à  k 
circonscription  ecclésiastique  :  les  sept  principaux  pa^t  devinrent  autant 
d'archidiaconés  divisés  en  plusieurs  doyennés  :  Tarchid.  da  Bassigny, 
avec  les  doyen.  d'Is  et  de  Pierre-Faite;  Tarchid.  du  Barrois  (Bar-sur- 
Aube),  avec  les  doyen,  de  Chaumont  et  de  Château- Villain  ;  Tarcfaid. 
de  LASSois,  avec  les  doyen,  de  Bar-sur-Seine  et  de  Châtillon-sur-Seine; 
Tarchid.  de  Tonnerre ,  avec  les  doyen,  de  Molesme ,  Moutler-Sdint-Jean 
et  Saint- Vinnemer;  Tarchid.  de  Dijon  et  d'Attouar,  avec  les  doyen,  de 
Bèze ,  de  Saint-Seine ,  de  Grancey  et  de  Fouvent  ;  Tarchid.  de  Langres, 
avec  les  doyen,  de  la  Chrétienté  et  du  Moge. 


Page  13.  —  Ces  trois  familles  tiraient  leur  origine,  etc. 

La  mdison  de  Choiseul  tira  son  nom  de  la  terre  de  Choiseul ,  ancienne 
baronie  du  Bassigny.  Nous  n'osons  encore  nous  prononcer  pour  Topi- 
nion  du  P.  Jacques  Vignier,  qui,  à  la  page  74  de  sa  Chronique  lingone, 
veut  que  cette  maison  descende ,  avec  les  comtes  cl  vicomtes  du  Bassi- 
gny, les  seigneurs  de  Clémont  et  d'Aigi-emont,  d'un  ceiiain  Hugues  de 
Laon,  comte  du  Bassigny  et  de  Bologne-sur-Marne ,  qui  vivait  environ 
Tan  937,  ainsi  que  nous  Tavons  dit. 

Nous  ne  croyons  pas  pouvoir  également  embrasser  Topinion  de  Tabbé 
Le  Laboureur,  qui ,  dans  une  généalogie  qu'il  a  dressée  de  cette  mai- 
son, veut  qu'elle  soit  sortie  des  anciens  comtes  de  Langres,  fondé  sur 
ce  que  les  seigneurs  de  Choiseul  étaient  les  premiers  vassaux  du  comté 
de  Langres,  et  que  les  principaux  fiefs  des  provinces  étaient  des  parta- 
ges des  comtés  donnés  ù  des  enfants  puînés  des  comtes.  11  cite  Reynier 
de  Choiseul,  premier  du  nom,  qui  consentit,  en  qualité  de  seigneur  de 
fief  de  Renaud,  comte  de  La  Ferté,  à  une  donation  faile  par  celui-ci  à 
l'abbaye  de  Molesme,  et  il  conclut  de  là  que  Reynier  était  de  famille 
comtale  et  de  même  race  que  Renaud  de  La  Ferté. 


—  453  — 

Or,  nous  avouons  que  cette  conséquence  ne  nous  paraît  nullement 
concluante,  d'autant  plus  qu'il  n'est  point  question  des  sires  de  La  Fertë 
ni  de  ceux  de  Choiseul  dans  l'acte  par  lequel  le  duc  de  Bourgogne  Hu- 
gues 111  donne  à  Gauthier  de  Bourgogne ,  évêque  de  Langres ,  le  comté 
de  Langres,  à  condition,  est-il  dit,  que  ce  dernier  aura  la  partie  quiap- 
partierU  au  comte  de  Saulx  et  celle  qui  relève  de  Henri,  comte  de  Bar 
(Siathieu,  Hist,  des  évéques  de  Langres). 

S'il  fallait  choisir  entre  ces  deux  savants  généalogistes,  nous  préfére- 
rions le  P.  Vignicr,  et  voici  pourquoi  :  Dans  la  Vie  de  sainte  Salaberge, 
nous  lisons  que  Gondoin,  son  père,  était  comte  du  pays  d'Omois  {pagi 
Omensis)  et  seigneur  de  plusieurs  villages  du  Bassigny,  par  exemple, 
Ciémont  et  Meuse  (Vign.,  Décad,  hist.,  pp.  666  et  668),  et  faisait  sa 
résidence  dans  cette  contrée  (Mabill.,  Ann,  Bénéd,,  t.  i,  p.  305,  et  An- 
nuaire de  la  Haute-Marne,  1811,  p.  62).  Sainte  Salaberge  épousa  Blan- 
din,  comte  de  Laon ,  dont  elle  eut  plusieurs  enfants,  avant  d'entrer  en 
religion,  trois  filles  et  deux  fils,  Eustase  et  Baudouin.  Ce  fut  à  Laon 
qu'elle  se  réfugia  avec  ses  religieuses  pour  se  soustraire  aux  ravages  de 
la  guerre.  On  peut  donc  croire  sans  témérité  que,  par  cette  alliance, 
plusieurs  fiefs  du  Bassigny  se  trouvèrent  réunis  au  comté  de  Laon ,  et 
que  cet  Hugues  de  Laon  et  Gotzelin,  son  fils ,  qualifiés  comtes  du  Bassi- 
gny, n'étaient  probablement  que  les  descendants  plus  ou  moins  directs 
de  Blandin  et  de  Salaberge.  Selon  nous ,  c'est  dans  l'histoire  des  comtes 
de  Laon  qu'il  faudrait  rechercher  les  documents  qui  nous  manquent 
pour  compléter  l'histoire  féodale  du  Bassigny  aux  9*  et  10^  siècles. 


Généalogie  historique  des  maisons  de  Choiseul,  de  CUmont  et  d'Aigre- 
monty  d'après  les  Archives  et  les  tombeaux  de  Morimond, 

1«  Maison  de  Croisent. 

1 .  Retiuer  de  Choiseul  nous  est  connu  par  la  donation  qu'il  fit  du 
prieuré  de  Saint -Gengoul  de  Varennes  à  l'abbaye  de  Molesme  (1084). 
Ses  enfants  furent  Adeline  et  Roger. 

2.  Roger,  fils  de  Reynier,  fit  partie  de  la  première  croisade,  confirma 
les  donations  de  son  père  à  Molesme  et  la  fondation  de  Morimond. 

3.  Ratkard  I*' donne  aux  moines  de  Morimond  ses  droits  sur  Grignon- 


—  464  — 

court  et  Les  Gouttes;  il  meurt  moine  de  Morimoud.  D  eut  de  HaTii  oa 
Bedwise  de  Vaudëmont  : 

4.  Foulque,  excommunié  par  Manassès,  évèque  de  Langres.  Il  eut 
d'Aalis ,  sa  femme  : 

5.  Ratnard  II,  qualifié  chevalier  banneret  (1214),  grand  Tassai  de  la 
couronne  (dimiUit  Morimundo  broglium  suum  de  Roscriù).  H  laissa 
pour  fils  unique,  de  Clémence  de  Poullly  : 

6.  Rathard  III,  qui  épousa  Alix  de  Dreux,  fille  de  Robert  D,  comte  de 
Dreux,  et  d'Yolande  de  Coucy,  et  petite-fille  de  Robert  de  Dreux,  qua- 
trième fils  du  roi  Louis-le-Gros.  11  donna,  en  1224,  son  moulin  deCo- 
lombey  aux  moines,  et  le  droit  de  foire  à  Choiseul  (1238). 

7.  Jean  l*%  témoin  et  caution  du  mariage  (1249)  de  Marguerite,  fiUe 
de  Thibaut,  roi  de  Navarre,  et  de  Ferry  II,  fils  de  Mathieu,  duc  de  Lor- 
raine, n  épousa  Berthemette  d'Aigremont,  dite  Aalis.  Ils  donnèrent  aux 
moines  les  dîmes  de  Fresnoy  et  de  Saulxures  pour  faire  pitance  (1286). 
Us  eurent  de  leur  mariage  :  Renier,  Aalis,  Jehannette  et 

8.  Jean  11,  connétable  du  duc  Roberi  II  de  Bourgogne,  et  qualifié  pa^ 
lui  son  cousin;  inhumé  à  Morimond  avec  son  épouse  Alix  de  Nan- 
teuil. 

9.  Jean  111,  fils  de  Jean  II ,  donne ,  en  1333 ,  le  dénombrement  de  la 
garde  de  Tabbaye  de  Morimond  ;  il  y  est  inhumé  avec  Alix  de  Grancey, 
sa  femme. 

10.  Guv,  son  fils,  vend,  au  mois  de  décembre  1362,  aux  moines  de 
Morimond,  la  garde  gardienne  de  celle  abbaye  pour  2,000  florins  d'or; 
il  y  est  inhumé  avec  son  épouse,  Jeanne  de  Joigny. 

1 1 .  Amé  de  Choiseul,  de  Noyers  cl  Montai  gui  lion,  conseiller  et  cham- 
bellan de  Jean,  duc  de  Bourgogne;  prisonnier  des  Anglais  devant  Ca- 
lais, écrit  aux  moines  de  Morimond  de  Taider  à  payer  sa  rançon. 
Son  épouse,  Claude  de  Grancey,  dame  de  Chassenay,  est  inhumée  à  Mo- 
rimond. 

12.  Jeanne  de  Choiseul,  fille  unique  d'Ame,  poria  ces  terres  en  ma- 
riage, en  1420,  à  Etienne,  sire  d'Anglure,  chambellan  de  Henri,  roi 
d'Angleterre. 

De  Roberi  de  Choiseul ,  fils  puîné  de  Raynard  111  et  d'Alix  de  Dreux, 
et  sire  de  Traves  du  chef  de  sa  mère,  sont  sortis  les  Choiseul -Tra- 
ves  (1247). 


—  45B  — 


f*  Maison  d*Aigremont  jusqa*à  sa  Aision  dans  la  maison  de  Choisenl. 

i .  Foulque  d'Aigremont  (1080),  marié  deux  fois  :  {^  avec  la  fille  d*0- 
dolric,  comte  de  Reynel;  2*  avec  Eve  de  Grancey,  veuve  de  Tescelin, 
aïeul  de  saint  Bernard.  De  ce  second  mariage  naquit  Guy  d'Aigrcmont, 
qui  eut  la  terre  de  Serqueux,  et  du  premier  mariage  naquit  : 

2.  Odolric,  ainsi  appelé  du  nom  de  son  grand-père  maternel.  11 
épousa  Adelinde  ou  Adeline ,  fille  de  Reynier  I*'  de  Choiseul.  Ils  ont  été 
les  fondateurs  de  Morimond.  De  ce  mariage  naquirent  :  Régnier,  Foul- 
que; Olric,  chan.  de  Langres  et  prieur  deSaint-Geômes;  Gérard,  sur- 
nommé Sans-Terre ,  et  Adeline ,  qui  épousa  son  cousin  Roger  de  Choi- 
seul ,  puisque  Régnier  et  Gérard  d'Aigremont  sont  qualifiés  oncles  de 
Raynard,  fils  de  Roger  (donation  de  Salveschamp). 

3.  Régnier  I*%  seigneur  d^Aigremont ,  ratifie  avec  son  frère  Olric  les 
donations  de  son  père  à  Morimond  (1126  et  1130)  ;  mort  vers  Tan  1180. 

4.  Régnier  II ,  fils  du  précédent ,  est  cité  dans  plus  de  douze  titres 
des  Archives  de  Morimond  ;  il  vivait  encore  en  1220;  il  n'eut  pour  hé- 
ritière que  Berthemette,  qui  porta  cette  terre  à  Jean  l"  de  Choiseul, 
▼ers  l'an  1225. 

Cette  alliance  donna  naissance  à  la  branche  des  sires  de  Choiseul- 
Aigremont,  qui  eut  pour  tige  (1310)  Régnier  de  Choiseul,  fils  puiné  de 
Jean  et  d'Alix  de  Nanteuil ,  inhumés  à  Morimond.  Elle  s'est  perdue  au 
milieu  du  15*  siècle  dans  I4  maison  d'Apremont ,  par  Anne  de  Choiseul, 
dernier  rejeton,  mariée  à  Jacques  d'Apremont.  Cette  branche  a  produit  : 
i«  par  Pierre,  fils  puîné  de  Régnier  111  de  Choiseul-Aigremont  (1340), 
la  branche  des  barons  d'Aigremont,  d'où  sont  sortis  :  les  Choiseul-Che- 
vigny  (1490),  les  Choiseul-d'Esguilly  (1700),  les  Choiseul-Bussières  ; 
2*  par  Henri,  fils  de  Guillaume  de  Choiseul-Aigremont  (1420)  :  la 
branche  des  seigneurs  de  Chezy ,  Senailly,  d'ische  et  de  Saint-Germain  ; 
3*  par  René  de  Choiseul,  fils  puiné  de  Pierre  111,  baron  d'Aigremont,  et 
d'Anne  de  Saint -Amador,  dame  de  Beaupré,  les  Choiseul  -  Beaupré 
(1415),  d'où  sont  sortis  ensuite  les  Choiseul-Sommeville ,  les  Choiseul- 
DalUecourt,  les  Choiseul-Meuze,  les  Choiseul-Francières  ;  4<*  par  Nico- 
las de  Choiseul,  second  fils  de  Pierre,  dit  Gallehaut,  sire  de  Donoourt 
(1520),  et  de  Catherine  du  Plessis,  les  Choiseul-Praslin,  les  Choiseul- 
du-Plessis,  les  Choiseul-d'Hostel,  etc. 


—  456  — 


i«  Généalogie  de  la  maison  de  Clémont,  formée  pour  la  première  fois,  à  Faide 
des  Archives  de  Morimond,  jusqu'à  sa  fusion  dans  la  maison  de  ChoiseiiL 

1098.  —  SiM0!<  1^,  comte  de  Clémont,  fait  un  arrangement  avec  Jaren- 
ton,  abbé  de  Saint-Bénigne  de  Dijon.  Mort  avant  i  136. 

il 45.  — WiscARD  DE  Clémont,  surnommé  Robert,  donne  aux  moines 
de  Morimond  les  granges  des  Gouttes  et  ses  droits  sur  Vaudenvillers, 
part  pour  la  Terre-Sainte  avec  Tévéque  Godefroy  ;  marié  à  Béatrix,  filk 
de  Guy  de  Vignory. 

il59.  —  Simon  II,  prince  de  Clémont,  souscrit  en  cette  qualité  à  la 
charte  de  fondation  de  Clairlieu ,  avec  Mathieu ,  duc  de  Lorraine ,  son 

fondateur  ;  marié  à  Béatrix  de  Champagne. 

i  19i .  —  Simon  111  donne  à  Morimond  sa  saussaie  près  de  Huillëoourt; 
marié  à  Hermantide  de  Vendœuvre. 

1223.  —  Simon  IV,  vicomte  de  Clémont,  est  absous  par  Hugues  11  de 
Montréal,  pour  avoir  favorisé  les  injustices  d'André  de  Nogent.  En 
1243,  48  et  54,  il  donne  la  vaine  pâture  en  ses  prés  aux  moines  de 
Morimond;  il  accorde  des  franchises  aux  habitants  de  Clémont;  enfin, 
il  confirme  la  cession  que  sa  nièce  Isabelle  de  Clémont  avait  faite  à  Mo- 
rimond de  son  droit  de  patronage  sur  Téglisc  de  Huillécourt  ;  marié  à 
Jeanne  d'Oizelel ,  dame  de  Salins. 

1288. — Ferry  I*'  de  Clémont,  fils  du  précédent,  abandonne  aux  moi- 
nes, avec  ses  frères  Jacques,  doyen  de  Toul,  et  Odin,  écuyer,  Tusage 
dans  ses  terres  et  ses  bois. 

Guy  1",  fils  de  Ferry,  reprend  de  fief  du  roi  la  terre  de  Clémont  en 
1344  ,  à  cause  du  comté  de  Champagne;  marié  à  Béatrix  de  Champa- 
gne ou  de  Lorraine ,  il  en  eut  : 

Ferry  II,  sieur  de  Ribaucourt,  déshérité  par  son  père;  mort  en 
1380. 

1380.  —  Guy  II ,  sire  de  Clémont ,  et  Marguerite  de  Vieuchàtel ,  son 
épouse,  accordent  une  charte  aux  habitants  de  Perrusse.  Leur  fille 
unique  Rolline  épouse  (iirard  de  Choiseul,  fils  puîné  de  Guy  et  de 
Jeanne  de  Joigny,  d'où  :  1°  la  branche  des  Choiseul-Cléraont,  qui  a  duré 
jusqu'au  commencement  du  17*  siècle ,  et  a  disparu  avec  René  de  Choi- 
seul, baron  de  Clémont,  mort  en  1621  au  camp  devant  Juliers,  sans 


—  457  — 

laisser  de  postérité;  2*"  Philibert  deChoiseul,  fils  puîné  de  Guillaume 
de  Clémont  et  de  Langues,  qui  eut  la  terre  de  Lanqucs  (1479),  d'où  la 
branche  des  barons  et  marquis  de  Choiscul-Lanques ,  qui  s'éteignit  en 
1721,  dans  la  personne  de  Gabrielle- Antoinette,  tille  unique  de  Yictor- 
Amé  de  Choiseul,  sire  de  Lanques. 


Pages  13  et  14.  —  Ces  trois  familles  comptaient  parmi  leurs 
ancêtres  saint  Gengoul  et  sainte  Salaberge ,  etc. 

Gondouin  et  son  épouse  Saretrude ,  au  commencement  du  VIP  siècle, 
possédaient  le  comte  d'Ornois,  contrée  du  Bassigny  et  du  Barrois,  sur 
les  limites  de  la  Champagne  et  de  la  Lorraine,  et  les  seigneuries  de 
Meuse,  de  Clémont  et  de  plusieurs  autres  villages  du  Bassigny.  Ayant 
reçu  un  jour  saint  Eustade ,  abbé  de  Luxeuil ,  ils  lui  présentèrent  leurs 
fils  Leudwin  et  Fulculfe,  atln  qu'il  les  bénit.  Le  saint  abbé  demanda 
aux  époux  s'ils  n'avaient  point  d'autres  enfants.  Ils  répondirent  qu'ils 
avaient  encore  une  pauvre  petite  fille  nommée  Salaberge ,  mais  qu'ils 
n'osaient  l'amener  en  sa  présence ,  parce  que  ses  yeux  étaient  atteints 
d'un  mal  hideux  qui  lui  avait  fait  perdre  la  vue.  Il  les  pria  de  la  lui 
faire  voir.  Touché  de  compassion  à  l'aspect  de  cette  innocente  victime, 
il  lui  demanda  si  elle  voulait  servir  Dieu ,  et  elle  répondit  qu'elle  le 
souhaitait  de  tout  son  cœur.  Alors  le  saint,  animé  de  la  foi,  après  un 
jeûne  de  trois  jours ,  lui  appliqua  sur  les  yeux  de  l'huile  qu'il  avait 
bénite ,  la  guérit  et  lui  rendit  la  vue Elle  fit  bâtir  plus  tard  un  cou- 
vent de  filles  dans  le  diocèse  de  Langres ,  à  quelque  distance  de  cette 
ville ,  où  commencent  les  monts  de  Vosge  (  plusieurs  ont  cru  que  c'était 
le  monastère  de  Poulangy)  (1). 

Saint  Gengoul  naquit  vers  le  commencement  de  la  mairie  de  Charles- 
Martel  ,  d'une  noble  famille  qui  avait  de  grandes  propriétés  dans  le 
Bassigny  ;  après  s'être  marié,  il  entra  au  service  du  roi  Pépin,  et  il  eut 
un  emploi  distingué  à  sa  cour  et  dans  son  armée ,  se  faisant  remarquer 
par  sa  piété ,  sa  chariié ,  sa  chasteté  et  sa  valeur  guen'icre.  Sa  femme 
prit  occasion  de  son  absence  pour  lui  faire  des  infidélités,  et ,  à  son  re- 

(1)  Mabill.,  Ann.j  t.  1,  pp.  305  et  306;  —  Mangin,  Hist,  ecclés,  du  diocèse 
€le  Langres,  t.  1,  pp.  981  et  983. 


—  458  — 

tour,  il  trouva  sa  place  occupée  par  un  étranger.  Le  serviteur  de  Dies 
fut  combattu  par  deux  sentiments  différents  :  d'un  côté ,  Tamour  de  k 
justice  et  la  crainte  que  sa  femme  ne  se  perdît  éternellement  le  por- 
taient à  la  faire  arrêter  et  à  la  punir  ;  de  l'autre ,  le  penchant  qu'il  afait 
à  pardonner  le  retenait  dans  le  silence.  Etant  ainsi  partagé  et  agité,  il 
arriva  qu'allant  à  la  promenade  avec  cette  fenmie  adultère ,  ils  appro- 
chèrent ensemble  d'une  fontaine.  Gengoul,  alors  comme  inspiré  de 
Dieu ,  lui  dit  que  depuis  longtemps  des  bruits  infâmes  couraient  sur 
son  honneur ,  et  que,  comme  ces  bruits  allaient  toujours  s^ugmenlant, 
il  y  avait  apparence  qu'ils  n'étaient  pas  sans  fondements.  Cette  femme, 
ajoutant  le  parjure  à  la  débauche ,  afQrma  par  serment  que  c'étaient  de 
pures  calomnies.  Si  cela  est,  lui  dit  son  époux ,  voici  un  fontaine  très- 
daire  et  dont  vous  voyez  le  fond  ;  mettez-y  votre  bras ,  et  tiret  e^  une 
petite  pieri*e.  Si  vous  êtes  innocente,  vous  n'en  recevrez  aucun  mal, 
puisqu'elle  n'est  ni  chaude  ni  froide;  mais  si  vous  èt^  coupable ,  Diea 
se  servira  de  cette  eau  pour  vous  dévoiler  et  pour  vous  châtier. 

L'impudique,  regardant  ce  discours  comme  un  trait  de  la  pieuse  sim. 
plicité  de  son  mari,  plongea  son  bras  dans  l'eau  jusqu'au  coude,  puis 
le  retira  subitement ,  en  poussant  un  cri  de  douleur,  conmie  si  l'eau 
eût  été  bouillante ,  dit  la  légende.  Convaincue  d'adultère  par  le  Ciel 
même,  elle  alla  cacher  sa  honte  dans  une  de  ses  terres,  où  elle  re- 
noua ses  relations  criminelles.  Elle  forma  même  le  projet  de  faire  as- 
sassiner son  époux  par  le  complice  de  ses  débauches  :  ce  qui  fut  exé- 
cuté. Le  corps  de  saint  Gengoul  fut  inhumé  dans  sa  teire  de  Vaux  oa 
d'Avaux  en  Bassigny ,  où  il  avait  été  tué.  Peu  de  temps  après  il  fut 
transporté  à  deux  lieues  de  là ,  dans  Tëglise  de  Saint-Pierre  de  Varennes, 
qu'il  avait  bâtie  sur  son  fonds.  On  vit  en  peu  d'années  le  Bassigny  et  le 
diocèse  de  Langres  se  couvrir  d'églises  et  de  chapelles  en  son  honneur. 
De  là  son  culte  s'étendit  dans  toute  la  France,  dans  les  Pays-Bas  et  en 
Allemagne  (Anon.,  ap.  Boll.,  p.  645;  —  Bailiet,  Vies  des  Saints,  t.  4, 
p.  214;  —  Mang.,  Hist.  eccl.  de  Langres^  t.  1  ,  p.  250). 


—  4S9  — 


Page  50.  —  Le  notaire  épiscopal,  ayant  rédigé  la  charte  de 
fondation ,  etc. 

GHARTA  FUNDATIONIS  M0RIMUND1. 

«  Ego  Guillencus,  Dei  misericordia  Lingonensis  episcopus,  fidelis  dii- 
positor  et  ordinator  benevolus  beneficiorum  et  elcemosynarum  quœ  Mo- 
rimundensi  ecclesis  liberaliter  collalu  cognovi,  accedo  testis  et  proprii 
sigilll  impressione  signator.  Primura ,  laicus  quidam  Johanes  nomine, 
et  habitu  et  animo  religiosus,  locum  Morimundi  a  domino  Odolrico 
de  Acrimonte ,  et  ab  Adelina ,  nobilissima  uxore  sua ,  expeti?il  et  acce- 
pit.  Protinus  idem  Jobannes  Robertum  Lingonensem  eo  temporis  antis- 
litem  adiit,  et  interventu  meo  accepta  benedictione  et  licentia  locum 
sibi  datum  pro  viribus  et  posse  ûdelitcr  extruxit.  Post  obitum  vero 
ejusdem  antistltis,  prœd  ictus  Jobannes  favore  usus  Joceranni ,  qui  Ro- 
berto  successerat  in  episcopalum,  babens  insuper  consilium  dom. 
Odolrici,  locum  susceptum,  abbati  et  capitule  Novi-Monasterii  (Gis- 
tercii)  oblulit  et  concessit  pro  emendatione  vitae  melioris.  Veniensque 
Stephanus,  Novi-Monasteril  abbas,  suscepit  locum  ab  Odolrico  et  uxore 
ejus,  et  ab  episcopo  et  capitule  Lingonensi ,  et  desigpatum  est  ab  epis- 
copo  Morimundi  cimiterium  et  benedictum. 

«  Postea  Odolricus,  fretus  animi  sui  liberalitate,  cum  consilio  uxoris 
suœ  locum  adaugens,  concessit  terram  quamdam  Galdenvillare  vnlga- 
riter  dictam ,  perambulans  ipse  cum  uxore  sua  cum  nobilibus  multis 
et  incolis  Fraxineti  donationes  suas,  certis  determinationibus  designa- 
tis.  Insuper  in  omnibus  feudis  suis  et  allodiis ,  propinquis  et  remotis , 
concessit  cum  uxore  sua  piscarias  in  aquis,  et  ligna  ad  ignem  et  ad 
varia  opificia ,  et  pascuale  per  terras  et  in  silvis  ad  opus  animalium 
usuaria. 

«  Omnes  istas  donationes  concesserunt  Fulco ,  et  Roierus ,  et  Gerar- 
dus,  filii  Odolrici,  et  borum  omnium  testes  sunt  qui  viderunt  et  prae- 
sentialiter  audierunt  :  Hugo  miles,  Lupa  vocatus;  Odolricus  de  Provln- 
cheriis,  Gerardusde  Domno- Martine,  Hugo  de  Mosa,  Arlebaudus  de 
Varennis,  Rocelinus  de  Borbona;  Ricardus ,  villicus  Fraxineti;  Humber- 
tus,  Gonstantinus,  Foleradus,  Albericus  Pelliciarius  ;  et  quoniam  bas 
terras,  Morimundum  videlicet  et  Galdenvillare,  Odolricus  a  comité  Gla- 


—  460  — 

rimontis  tenebat,  prœd  ictus  abbas  ab  eodem  comité  in  plena  coria  rûth 
citer  iropetravit.  Décimas  Morimundi  et  Galdenvillaris  tenebant  Rodal- 
phus  de  Fracia  et  Hugo  de  Mignou,  cum  uxore  sua  Adelina  et  Theobaldos 
presbyter  Fraxineli.  Omnes  prccibus  abbatis  décimas  illas  in  peipe- 
tuum  ûdeliter  dederunt ,  et  episcopus  omnes  alias  décimas  laborum 
suorum  et  animalium  fratribus  morimundensibus  bénigne  concesât; 
tertias  vero  earumdem  possessionum  concessenint  Hugo  de  Mosa  et 
Guido  de  Fraxineto,  et  Odolricus,  et  Cono,  (rater  cjus,  qui  eas  toie- 
bant. 

«  Tune  prœdictus  Novi-Monasterii  abbas  abbatem  in  eodem  loco  coo- 
stituit  virum  per  omnia  venerabilem ,  Amatdum  nomine,  pnecipiens 
monachis  ut  rcgulam  B.  Benedicti,  quamdidicerant,  fideliter  obserra- 
rent.  Demum  me  eo  temporis  decano  et  archidiacono ,  in  episcopatum, 
ordinante  Deo,  succedente,  Odolricus  cnm  uxore  sua  et  pnroomioatis 
filiis,  sicut  a  veteri  Morimundo  rivus  veniens,  prœterfluit  totam  terram 
Fraxineti  et  Galdenvillaris,  usque  ad  termines  Romanis  et  Danédini, 
fratribus  Morimundi  perpetuo  jure  donando  consecravit. 

«  Omnes  bas  donationes  sub  anatbemate  confinno  et  oorroboro,  et 
archidiaconis  conÛrmandas  trado. 

«  (Seqnuntur  sigiUa.) 

«  Ann.  ab  Incam.  Dora.  It26,  Honorio  papa,  Lodoico  rege  Franco- 
rum,  Guillenco  Ling.  episcop.  » 


SERIES  ABBATLM  MORIMUNDENSIUM. 

(!•  Ex  Annalibus  Angel.  Manrique,  t.  1,  p.  5Î0;  î»  ex  Gaspardo  Jnngdino, 
Sotitiaahbat.ord.  Cister.,  in-fol.,  p.  81  ;  3®  ex  Gai/,  christ.,  t.  4,  p.  814; 
40  ex  Archicnf  Morimund,,  apud  Calvomontem  ;  5®  ex  Chrysost.  Henhqnex, 
Menolog.  cisterc.  ;  60  ex  Claud.  Robert,  io  sua  Gall.  christ.) 

i,  Arnaldus  1,  qui  et  Arnoldus,  et  etiam  Amulfus.  Cœpit  anno  1115: 
sublatus  est  in  Belgio,  anno  i  126,  ni  nonas  januarii. 

2.  Walterius  I;  cœpil  ann.  1126,  obiil  1131. 

3.  Otbo  Frisingensis,  sancti  Leopoldi  Austriae  marchionis  filius,ex 

Agneta  Henrici  IV  imper.  Glid.  Abbatizavit  ann.  7,  et  assumptus 
est  in  episcop.  Frising.  ann.  1138;  obiit  Morim.  xi  calend.  oc- 
tob.  1159. 


—  461  — 

4.  Rainaldus,  Friderici  comitis  Tullensis  frater,  cui  uxor  Helvidis,  so- 

ror  Mathsei  Lotharingise  ducis.  Cœpit  M  39  et  cessit  1154;  obiit 
xiii  calend.  febr. 

5.  Lambertus,  ex  abbate  Clari-Fontis.  Cœpit  ann.  1154,  et  ann.  se- 

quenti,  ad  Cisterc.  translatus  est;  obiit  Morim.  xii  julii  1163. 

6.  Hcnricus  1,  uno  annoprœf. 

7.  Aliprannus,  seu  Alipi*andus  I.  Cœpit  ann.  1137.  Delegatus  ad  irope- 

rat.Fredcr.  ann.  1159,  ob.  H 60,  xiii  cal.  mart. 

8.  Odo,  ex  priorc  Morim.  et  abb.  Beili-Prati.  Cœpit  1160  etob.  ann. 

sequenti ,  vi  non.  maii.  Scripsit  plura  opuscula  recensita  in  Bi- 
blioth.  Philip.  Seguini. 

9.  Walterius  II.  Cœpit  ann.  H61 ,  et  uno  anno  prsefiiit.  Inde  dicitur 

translat.  ad  Cisterc. 

10.  Aliprandiis  II,  Coronati  seu  Morimundi  in  Lombardia  professus, 

diu  hospes  hic,  cœpit  ann.  1162  et  ob.  1168,  vu  cal.  sep. 

11.  Gilbertus.  Uno  tantum  anno  prœfuit,  et  ob. 

12.  HenricuslI.  Cœpit  ann.  1170.  Rexit  12  annis,  quibus  piurima  per- 

pessus  est.  Reinerius  dominus  Borbonœ  satisfacit  de  iliatis  inju- 
riis  coram  Manass.,  epic.  Lingon. 

13.  Petrus  1.  Cœpit  ann.  1 183.  Composuit  cum  topaixhis  Caseoll,  Glari- 

niontis,  Novi-Villaris,  etc.  Abdicat  1193. 

14.  Henricus  III.  Duobus  tantum  annis  prœf. 

15.  Bartholomœus.  Octo  mensibus  prœf. 

16.  Petrus  II,  qui  cesserai,  iterum  cligitur.  Regul.  Calatrav.  prsscribit. 

Obit  ann.  1 198.  De  eo  multa  et  mira  narrât  Csesarius,  lib.  I  Dia- 
log.,  c.  33. 

17.  Betholdus,  seu  Wetolo,  et  etiam  Bezellus.  Prœf.  anno  uno. 

18.  Guido  1.  Cœpit  ann.  1199,  et  post  mulla  et  egregia  patrata  sub  In- 

nocent, m  et  Gregor  IX,  obiit,  cum  abbatizavisset  circiterqua- 
draginta  annis. 

19.  Amaldus  II.  Prœf.  sex  mensibus. 

20.  Cono.  Cœpit  ann.  1240.  Hispaniam  perlustravit,  curavit  ecclesiam 

Morim.  dedicari,  et  ob.  circa  ann.  1263. 


—  4«ï  — 

21.  NicolauB  1.  Gœpit  ann.  1264;  ob.  vu  cal.  aptîl.  1272  (i). 

22.  Joannes  1.  Visitavit  Calatrav.  et  Hispan.  Ob.  1283. 

23.  Hugo  I.  Cœpit  ann.  1284,  etsequentiobiit. 

24.  Dominicus.  Cœpit  ann.  1286,  et  obiit  zcal.  sept.  1296. 

25.  Gerardus.  Prœfuit  ann.  4;  ob.  zii  cal.  sept.  1301. 

26.  Hugo  11.  Prœfuit  usque  ad  ann.  1303. 

27.  Guillelmus  I.  Visitavit  Calatr.,  edidit  leges ;  ob.  tiii  idos  april.  1320. 

28.  Walterius  III,  natione  Brito.  Visitavit  Calatr.  per  Johann,  abbaten 

Palatiolensem ;  prsescripsit  leges;  ob.  viii  idus  deceinb.  1331. 

29.  Renaudus,  seu  Reginaldus.  Calatr.  visitavit;  unus  eorum  quo- 

rum opéra  Benedictus  Xll  edidit  buU.  reformât  ord.  Cisterc 
Ob.  1354. 

30.  Thomas  de  Romanis  supra  Mosam.  Cœpit  ann.  circiter  1355.  Rede- 

mit  abbatiam  a  servitute  Guidonis,  domini  Caseoli,  et  Johanns 
de  Joigny,  uxoris  ejus.  Obiit  vin  idus  april.  1380. 

31.  Jobannes  11,  de  Levicuriâ.  Pasciscitur  ann.  1388,  cum  Ji^umne 

Gaites  de  La  Mare;  obiit  xvi  cal.  maii  1393. 

32.  Jobannes  III,  de  Martiniaco,  sacrse  theolog.  doctor;  electusann. 

1393,  Calatr.  visitavit  (397,  fit  abbas  Clarœvall.  et  demde  Cis- 
terc. 

33.  Jobannes  IV,  de  Britannia,  doctor  theologus.  Cœpit  ann.  1402;  bis 

Calatr.  et  Hispanias  visilavil;  instituitur  in  capit.  gen.  1416  pro- 
curalor  gêner,  ordinis  in  concil.  Conslanticnsi ;  ob.  m  nonas 
dec.  1423. 

34.  Guido  H.  Transigit  ann.  1426,  cum  Johanne  et  Petro  de  Caseolo; 

obiit  circiter  ann.  1427,  alias  1431. 

35.  Jobannes  V,  de  Sabaudiâ;  ob.  iv  non.  sept.  1431. 

36.  Guido  111.  Bis  Calatr.  visitavit,  annis  scilicet  1433  et  1437;  ob.  xiii 

cal.  sept.  1441. 

37.  Jobannes  VI,  de  Plazeia,  seu  de  Blaseyo.  Visitator  generalis  Hispan. 

et  Calatr.  1444;  pepigit  cum  Petro  de  Casœlo  et  Guillelmo  de 
Acrimonie  ann.  1448,  et  ob.  ann.  sequenli,  v  id.  maii. 

(1)  Ici,  dans  la  Gaif.  Christ.,  t.  4,  se  trouvent  deux  abbés,  Ricardus  ei  Simon, 
dont  Texistence  nous  a  paru  plus  que  douteuse. 


-  463  — 

98.  Johannes  VU,  de  Graille,  seu  de  Graio,  visitavit  Scotiam  et  Hispà- 
niam,  et  specialiter  Caiatr.,  ann.  1 452 ;  ob.  i 460  vin  cal.  sept.  {\). 

39.  Lambertus,  al.  Humbertus,  vel  Himbertus,  et  etiam  Philibertus  de 

Lonft.  Cœpit  ann.  1460.  Visitavit  Hispan.,  Caiatr.,  Alcant.,  Mon- 
tesiam  et  Avisium,  nec  non  Polonise  regnum.  Inde,  ikctus  abbas 
Cisterc.  1462. 

40.  Theobaldus,  al.  Thomas  de  Luxemburgo.  Prœf.  ann.  4. 

41.  Guillelmus  11,  de  filege.  Ann.  1468  Hispan.  et  Caiatr.  visitavit.  De- 

cessit  ann.  1471,  mense  aprili. 

42.  Antonius  de  Boisredon,  régi  a  consiliis  ex  prière  de  Sarcophage; 

cujus  operà  in  multis  usus  est  Ludovicus  XI,  rex  Francorum.  Ces- 
sit  1484. 

43.  Jacobus  1,  de  Livron,  frater  Domini  de  Borbonft.  Obiit  ann.  1491, 

XV  calend.  dec. 

44.  Johannes  Vlll,  de  Vivien,  ex  abb.  Vallis-Dulcis  et  Belli-Prati.  Ob. 

Divione  1495,  x  cal.  octobr. 

45.  Jacobus  11,  de  Pontaillé,  alias  de  Pontarlier.  Ex  provisore  colleg. 

Paris.,  ex  abb.  Cari-Loci  elBellse-Vallis,  fit  abbas.  Cislerc.  1503. 

46.  Remigiiis  de  Brasaio,  al.  de  Brasseio,  sacrse  theologiœ  baccalaureus, 

ordinis  reformât,  gêner.  Obiit  1517. 

47.  Aymo,  seu  Edmundus  Omet  de  Pichange.  Ex  abbate  Miratorii,  oui 

se  subditum  fatetur  imperat.  Carolus  V,  in  administr.  Calatra- 
vœ.  Obiit  ann.  1551,  die  27  sept. 

48.  Johannes  IX,  Coquey.  Ex  colleg.  Paris,  provisore,  sacrœ  theolog. 

doctor,  totius  ordin.  vicaiius  gêner,  instituitur.  Scripsit  plura 
opéra,  etob.  xvi  calend.  nov.  ann.  1576. 

49.  Gabriel  de  Saint-Blin,  monachus  Cluniac;  juris  pontiûcii  doctor, 

frater  pnecedentis  abbatis ,  deputatus  cleri  Bassiniacensis.  Ob. 
Lutetise  xiv  cal.  seplembris,  ann.  1590. 

50.  Franciscus  1,  de  Serocour,  ex  abbale  Sancli-Benedicti  (in  Vepriâ). 

Cœpit  13  decemb.  1590,  et  abdicavit  anno  sequenti. 


(1)  D*après  la  Gali,  ChiHst. ,  il  se  trouverait  entre  Jean  VII  et  Humbert-de- 
Losoe  on  autre  abbé  du  nom  de  PhilibeiH;  nous  croyons  que  c*est  le  mtae 
que  le  suivant  y  appelé  aussi  quelqtiefois  Philibert. 


—  464  — 

5i.  Claudius  I,  Masson,  doctor  theolog.,  régis  consiliar.  ei  ekemosyn. 
gêner,  vicar.  ordin.  Cisterc.,  acœpit  benedictionem  in  uIbeB^ 
mis  ab  abbate  Cisterc.  i591.  Ob.  ann.  4620,  mense  mail. 

52.  Claudius  11,  Briflault.  Anlecessoris  ex  sorore  nepos;  Iheolog.  proCes- 

sor,  régi  a  consiliis  et  deemosynis,  avunculi  coadjulor  12  ja- 
nuarii  1619,  possessionem  adeptus  14  maii  1620,  ofaiit  1661 
Morimundus  ab  abbate  Cistercii  abbati  Vallis-Dulas  regendus 
commissus  est  usque  ad  1667. 

53.  Franciscus  11,  de  Machaut,  e  congt^egatione  Fuliensium.  Electos 

1667.  ob.  1680. 

54.  Nicolaus  11,  de  Chevigny.  Ob.  ann.  1683;  al.  abdicavit. 

55.  Eenedictus  Henricus  Duchesne.  Ob.  1703. 

56.  Nicolaus  111,  Aubertot  de  Mauveignan,  Bassigniaœnsis.  Ex  priore 

Morim.,  elect.  3iulii  1703,  ob.  circal720. 

57.  Lazarus  Languet,  Divion.  oriundus,  frater  archiepiscop.  Senonensis 

et  parocbi  Sancti-Sulpilii  hujusce  nominis.  Ob.  Roseriis,  in  co- 
mitatu  Burgundise,  20  januar.  1736. 

58.  Nicolaus  Pbilibertus  Guyol.  Divion.;  elect.  1736,  benedictus  ab 

episcop.  Divion.  27  april.  1738,  mortuus  est  circa  1748. 

59.  Petrus  Thirion,  Lingon.;  electus  circiter  1753,  ob.  1774. 

60.  Antonius  Chautan,  Tullensis,  alias  Metensis;  eleclus  i77o,expulsus 

ann.  1 791  dominicà  Palmarum,  obiit  in  pago  Borny,  prope  Meta?, 
ann.  1828,  in  nocle  Nalivitalis  Domini,  et  seriem  abbat.  mori- 
mundensium  claudit. 


Page  70.  —  D'un  duc  de  Bourgogne  un  cuisinier  de  Cluny, 
d'un  prince  de  Savoie  un  dccrotteur,  etc. 

Il  est  ici  question  de  Hugues  !•%  duc  de  Bourgogne  {Histoire  de  Cîu- 
^y>  P-  64),  qui,  vers  Tan  1078,  cnlra  à  Cluny,  où  son  humilité  fut  ad- 
mirée de  tout  le  monde,  s'abaissant  jusqu'à  faire  la  cuisine  et  laver  la 
vaisselle  (Fleury,  Uist,  eccL,  t.  13,  in-l2,  p.  366).  Il  fut  principalement 
excité  à  se  retirer  dans  le  cloilre  par  Texemple  de  Simon ,  comte  àe 


—  465  — 

Crespy-en- Valois,  qui,  la  nuit  même  de  ses  noces,  persuada  à  son  ^use 
de  se  consacrer  à  Dieu ,  et  s'en  alla  au  monastère  de  Saint-Claude ,  au 
comté  de  Bourgogne.  Guy ,  comte  de  Mftcon ,  était  aussi  à  Cluny  à  la 
même  époque. 

Amédée  d'Hauterive  descendait  par  Conrad-leSalique  de  la  maison 
impériale  d'Allemagne,  et  se  glorifiait  également  de  compter  parmi  ses 
aïeux  les  comtes  de  Savoie  et  les  dauphins  viennois.  11  entra  à  Bonne- 
vaux  avec  seize  chevaliers,  ses  vassaux;  son  fils  Amédée,  qui  raccom- 
pagnait, fit  profession,  et  devint  abhé  d'Haute-Gombe,  puis  évèque  de 
Lausanne  et  tuteur  de  Humbcrt  111,  comte  de  Savoie. 


Pages  82  et  85.  —  Thibaut  de  Vohbourg,  etc. 

Les  historiens  de  Tordre  écrivent  Wohemburg ,  et  placent  cette  ville 
sur  le  Danube ,  à  une  égale  distance  d'ingolstad  et  de  Ratisbonne  ;  c'est 
précisément  la  situation  de  Wohbourg;  d'ailleurs,  Moréri,  à  Fart. 
Frédéric  1«%  dit  positivement  que  ce  prince  épousa  Adélaïde ,  tille  de 
Thibaut  ou  Thierry  de  Wohbourg ,  qu'il  répudia  pour  cause  de  parenté. 

On  lit  dans  les  Tables  de  Morimond  que  l'abbé  Othon  ne  put  donner 
que  six  religieux  au  pieux  Gerwic,  avec  une  lettre  pour  l'abbé  de  Wol- 
kenrode  (Tabul,  Morim,,  ad.  ann.  1134). 


Page  95,  note.  —  Maison  religieuse  à  Ghézeaux,  etc. 

Cathalana,  humilis  Ghristi  ancilla,  olim  in  Gasvis  abbatissa,  eodem 
nomine  intitulata  universis  sanctœ  Ecclesiœ  fidelibus,  sinceram  integne 
virtutis  cognitionem  habentibus ,  quia  mundi  status  variis  mutationi- 
bus  et  inconstantia  fluctuât  miserabili ,  idcirco  prœsentibus  et  futuris 
duximus  memoriter  insinuandum,  quod  domum  de  Gasvis  de  Barba- 
gana ,  ecclesiœ  Morimundensi  temporc  venerabilis  dominl  Aliprandi 
abbatis  solemniter  contulimus ,  quatenus  nos  et  nostne  sorores  et  fu- 
tur», secundum  ordinem  Cisterciensemobedientiam,  domino  abbati  de 
Morimundo  in  perpetuum  persolvamus.  Nos  vero,  in  testimonium  in- 
convulsœ  donationis,  chartulam  nostram  sigiUis  nostris  munire  cura- 
yimus. 

80 


_  466  — 

Page  109.  —  Ces  donations  n^eossent  été  qu'une  pouss^re, 
etc.,  si  la  papauté,  etc. 

Voici  les  titres  des  principales  bulles  des  Souverains-Pontifes  en  b- 
▼eur  de  Morimond  : 

1*.  —  Eugenii  111,  data  Treviris,  en  1147,  in  qu&  suscipit  sub  proter- 
tione  sua  et  sub  B.  Pétri  tutelà  monachos  ipsos  et  eorum  domum  cum 
omnibus  dependentiis  suis,  et  eorum  terras,  in  quibus  bas  proprils  ex- 
primit  vocdbulis  :  a  Terram  de  Waldinvillari ,  de  Morval,  de  Seplem- 
fontibus,  de  Bolmâ,  de  Guttis,  de  Anglicurià,  de  AndeguaYra,  duas 
patellas  salis  apud  Medium-Vicum  •  et  quidquid  juris  hab^iant  in  ter- 
ris, pascuis,  siWis,  aquis  quie  sunt  Fulconis  de  Caseolo,  Rayneri  de 
Acrimonte,  Guiscardi  de  Claromonte,  in  territoriis  etiam  de  Bolmonte, 
de  Romanis,  de  Aureliaoi  Domo  et  de  Montibus...  v 

V.  —  Alexandri  111,  H60,  quâ  sub  B.  Pétri  et  Pauli  ac  sanctae  sed» 
protectione  suscipit  iocum  Ipsum  Morimundi,  viginti  abbatias  et  mo- 
nasteria  ab  eo  dependentia ,  undecim  grangias ,  sdlicet  de  Waldenril- 
lari,  de  Doysmâ,  de  Anglicuriâ,  de  Grignicurt,  de  AndœYrft ,  de  Mon- 
valle,  de  Guttis,  de  Grandi-Rivo,  de  Resperso-Campo,  de  Froalcorte, 
allodium  de  Allevelcurt,  domos  Métis,  TuUi,  Treviris,  et  quidquid  babet 
monastcrium  in  lerriloriis  de  Deuncurl,  Wiilercurt,  de  Burgo  Sanda^ 
Mariae,  de  Clincarapo,  de  Eschalbrone,  de  Dogno-Benigno ,  de  Bevere- 
nes,  Linesole,  Damfele,  Rangiscurt,  etc. 

3°.  —  L'rbani  111,  qui  idem  facit  ac  Alexand.  111. 

40,  _  Bulla  Innocent.  111  (1198),  qua  concedit  monachis  facultalem 
œconomum  habendi  pro  rébus  exterioribus. 

5*.  —  Ejusdem  Innoc. ,  quâ  protegit  monachos  contra  malefactores 
qui  eos  inquietabant  et  res  eorum  diripiebant. 

6^  —  Gregorii  IX  (1236),  quse  monachos  a  decimis  immunes  pro- 
clamât. 

7".  —  Ejusdem  Gregorii,  eodem  anno,  quà  indulget  sacerdotibus  mo- 
nachis Morim.  ut  possint  ecclesiaslica  sacramenta  exhibere  hominibus 
ad  eorum  servitium  commorantiL)us. 

8°. —  1260,  Alexandri  IV,  quà  abbati  Morim.  omnes  minores  or- 
dines  conferendi  et  ecciesiastica  indumenta  benediceudi  potestatem 
concedit. 


—  467  — 

^.  —  Urbani  IV,  bona  et  privilégia  conûrmantis;  1262. 

10^  -  Gregorii  X  (4272),  et  Honorii  IV  (1285),  id. 

i1^.  —  Jotiannis  XXll,  quâ  confirmât  omnes  libertates,  immunitates 
a  prsedecessonbus  suis  dicto  monasterio  concessas. 

i2^  —  1455.  GaUixti  111,  quà  decanis  Sancti-Gengulphi  tulknsis  et 
ecclesi®  lingon.  mandat  quaienus  ea  quse  de  Morim.  bonis  alieoata  Tel 
distracta  illicite  invenerint,  ad  jus  et  proprietatem  ejusdem  monasterii 
revocanda  curent  ;  etc. 

13®  —  H89.  El  Constitut.  Eaoposcit,  Innocentins  Vill ,  quinque 
primi  abbates  ordin.  cisterc.,  non  minores  modo  quatuor  ordines,  sed 
et  duos  sacros,  subdiaconatum  scilicet  et  diaconatum,  exc^to  solo  sa- 
cerdotio,  Cisterciensibus  suis  licite  et  valide  conferre  valent  ;  quatuor 
vero  primi  abbates  religiosis  suorum  monasteriorum.  Ac  ne  Monachi 
dicti  ordinis,  ait  pontifes,  pro  suscipiendis  subdiaconatus  et  diaconiatuç 
ordinibus  extra  claustrum  hmc  inde  discurrere  cogantur;  tibi  et  succes- 
soribustuis,  ut  quibuscumque  dicti  ordinis  monachis;  aliis  vero  qua* 
tuor  abbatibus  prœCatis  (scilicet  Firmitatis ,  Pontiniaci ,  Clarœ-Vallis  eA 
Morimundi),  ac  eorum  successoribus ,  ut  suorum  monasteriorum  pne* 
dictorum  religiosis,  quos  ad  id  idoneos  repereritis,  subdiaconatus  et 
diaconatus  ordines  hujusraodi  alias  rite  conferre ,  libère  ac  licite  possi- 
tis,  auctoritate  apostolica  et  ex  certa  scientia  teoore  prœsentium  de 
speciali  dono  gratiœ  indulgemus  (Sartor.,  Cist.  Bistert.,  p.  616). 


Page  110.  —  Les  donations  des  seigneurs  n'étaient  jamais 
purement  gratuites  :  tantôt  c'était  une  dette  de  reconnaissance 
envers  Tabbaye  qui  avait  ouvert  son  seio  à  leurs  fils,  à  leurs 
frères  et  à  leurs  parents  ;  etc. 

Telle  ftit  la  source  de  la  plupart  des  donations  des  seigneurs  du  Bassi- 
gny,  qui  avaient  presque  tous  des  enfants  à  Morimond.  Alors,  le  père 
donnait  à  Tabbaye  une  portion  de  la  dot  qu'il  aurait  donnée  à  son  fils 
sli  s'était  établi  dans  le  monde.  C'est  ce  qu'expriment  les  donations  de 
plusieurs  seigneurs  de  Toul,  de  Clémont,  de  Choiseul,  etc.,  et  l'acte 
de  donation  du  ôet  Godin,  près  de  Luzarche  (Seine-et-Oise). 

11  nous  semble  quelquefois  que  rien  ne  justifie  les  largesses  dont  les 


—  468  — 

moines  étaient  Tobjet,  et  nous  les  attribuons  à  leur  cupidité  envahis- 
sante; cependant,  si  nous  étudions  leurs  archives ,  nous  y  voyons  que 
souvent  les  donateurs  voulaient  s*assurer,  au  besoin,  un  refuge,  un 
port  de  paix  et  de  bonheur,  dans  ces  siècles  orageux. 

11  n'y  avait  point  alors,  ni  de  compagnies  d'assurance,  ni  de  dusses 
d^épargne,  ni  de  rentes  sur  FEtat,  ni  d'établissements  tontiniers; 
rhomme  qui  était  sans  famille  et  qui  voulait  se  ménager  un  asile  ho- 
norable dans  sa  vieillesse  ou  ses  infirmités ,  n'avait  d'autre  ressource 
que  l'abbaye.  Parmi  plusieurs  exemples,  pour  ce  qui  concerne  Mori- 
moud ,  nous  ne  choisirons  que  celui  de  Gérard ,  chevalier  de  Dambe- 
lain  :  «  ...In  capitulo,  ante  Gamerum,  episcop.  lingon.,  dimisit  quid- 
quid  habebat  in  nemore  de  Roucurià  et  de  Bosnicuriâ,  et  in  decimis 

qus  sunt  in  finagio  de  Dambelino  et  de  Bovrennis Pro  bis  omnibus 

ooncessa  illi  plena  fratemitas  in  domo  Morimundi ,  tam  in  vitâ  quam 
in  morte  :  tali  modo  quod  si  infirmus  illuc  venerit ,  ei  sicut  uni  de 
fhitribus  in  infirmate  servetur,  et  si  ad  religionem  venire  voluerit ,  ta- 
lis  qui  salvo  ordine  recipi  possit ,  in  novicium  vel  conversum  tonddn- 
tur,  si  autem  in  seculo  mortuus  fuerit ,  plenarium  illi  in  Morimundo 
servitium  persolvetur  »  (M 97). 


Page  111.  —  Un  droit  de  sépulture  dans  le  monastère,  etc. 

Ce  dut  être  de  toutes  les  sources  de  donations  la  plus  abondante, 
puisqu'il  y  avait  à  Morimond  plus  de  cent  tombeaux  des  premières  (à- 
milles  de  la  contrée.  Voici  un  exemple  entre  mille  d'une  donation  de 
ce  genre  : 

«  Ego  Renerus,  dominus  Borbonse,  notum  fecio  pi'aïsentibus  et  futu- 
ris  quod  ego,  devotione  ductus,  dedi  in  puram  et  perpetuam  eleemosi- 
namabbati  et  conv.  Morim.,pro  remedio animée  Johannae,  uxoris  meœ, 
medietatem  torcularis  quod  dictus  abbas  et  conventus  aedificaverunt 
apud  Borbonara ,  tali  condilione  quod  ego  et  dicta  Johanna,  uxor  mea, 
medietatem  fructuum  de  diclo  torculari  provenientium  percipere  debe- 
remus;  quam  medietatem  contuli  et  concessi  dict.  abb.  et  conv.  et  die 
quâ  dicta  Johanna  uxor  mea  in  domo  Morimundi  honoriûce  fuit  tra- 
dita  sepulturae  ;  pro  miltens  pro  me  et  successoribus  raeis  qui  tenebunt 
turrem  Borbonae  quam  ego  teneo  »  (1260). 


—  469  — 


Page  11 1 . — Des  services  funèbres  réguliers  à  perpétuité,  etc. 

«  Nos  Jehans ,  cuens  de  Borg.  et  sire  de  Salins ,  fazons  savoir  a  iùz 
ces  qui  ces  présantes  lattres  verrunt ,  que  nos  avons  donné  por  le  re- 
mède de  notre  ame  et  de  dame  Ysabeal  notre  feme,  a  Deu  et  a  Tabbe 
et  a  covent  de  Mormont ,  de  Tordre  de  Giteas ,  de  la  diocèse  de  Langres* 
dis  charges  de  grant  sal  en  notre  puis  de  Salins  a  penre  chascun  an 
permenablement  à  luytave  de  la  Nativité  S.- Jean -B.;  et  liz  diz  abb.  et 
covent  nos  hont  promis  fkire  un  anniversaire  solempnez  en  los  église 
chascon  an,  lendemen  la  Nativité  N.-D.,  por  le  remède  nos  âmes  et  des 
âmes  nos  pères  et  nos  mères  tant  que  nos  vivront,  et  après  notre  deces 
permenablement  a  jor  que  nos  partirons  de  cept  siegle.  Ce  fut  fait  lan 
de  rincar.  Jhesus  Christ  qui  corroit  par  mil  et  dous  cenz  et  cinquante 
et  quatre,  au  mois  de  janvier,  p 

—  «  Je,  Auhert,  sires  de  Damé,  fait  savoir  à  tous  ceaus  qui  ces  lettres 
varront  et  orront,  que  je,  por  m'asme  et  Tasme  mon  père  et  ma  mère, 
et  de  ma  fome,  et  de  tous  mes  ancessors,  et  de  tous  mes  oirs,  ai  done  a 
Deu  et  a  N.-Dame  de  Moiremont  la  pesson  por  GG  pors,  ce  est  a  savoir  le 
glan et  la  faîne ,  et  toutes  pastures  que  sunt  nécessaires  a  pors,  en  tous 
mes  bois,  et  la  vene  pastures  à  lors  berbis  dès  la  feste  S.- Martin  jus- 
qu'aux Ghandoilles.  Après  ce ,  je  lor  ai  done  ma  maison  qu'on  dit  au 

Bois,  et  Tusaige  en  mes  bois  pour  lou  foage,  et  por  pars  et  por  bordes 

Apres,  li  devant  dit  frère  ont  promis  a  faire  mon  andeversaire  chacun 
an  au  jor  de  mon  decet  »  (1259). 

—  «  Cognue  chose  soit  a  tos  ces  qui  varront  et  orront  ces  présentes 
lattres,  que  je  Joffroy,  sénéchaux  de  Bormont,  ay  doné  et  outroyé,  par 
la  lous  et  par  Toulroy  de  Jehannette  ma  femme  et  de  Perrenat  mon  fil, 
al  abbe  et  al  covenz  de  Morimont  la  moitié  de  la  tierce  partie  des  gros 
deimes  de  Bormout  et  de  Goneincort  ,.et  Fabbe  et  le  covenz  devant  Dieu 
mont  promis  que  ils  feront  chascun  an,  lo  juedi  après  le  mi-ca- 
resme,  anniversaire  por  Fasme  de  moi  et  de  ma  femme,  et  de  mes 
ancessores  et  de  mes  hayres ,  et  doueront  à  celui  jor  a  covent  pitance  de 
pain,  de  vin,  de  haireng,  et  je  ou  mes  hayres  seront  à  Morimont  a 
celui  jor.  En  tesmoignage  de  cette  chose  ai  je  saellez  ces  lattres  démon 
sael  et  les  ai  fait  saeler  dou  sael  de  la  cretianté  de  Bormont ,  ou  moys 
dehoust  »  (1257). 


—  470  — 

flous  âjouteroDS  encore  à  ce  que  nous  aToos  dit  dans  le  cours  de  cet 
OQTrage,  que  quelquefois  la  douatioo  était  grerée  d'une  redevance 
annudle,  soit  en  nature,  soit  en  argent. 

Les  moines  payaient  chaque  année  une  somme  considérable  aux 
seigneurs  de  Clioiseul,  de  Oémonl  et  d^Aigreraunt,  pour  les  droits  de 
haute  justice  que  ces  barons  s*élaient  résorés  dans  la  donatk»  des 
métairies  de  Grignoncourt ,  des  Gouttes  et  de  YaudeuTilkn.  La  tene 
de  Granrupt  était  grevée  d'un  cens  annnd  de  treiie  écus  de  Troyes,  que 
Renier  de  Vroncourt  (Ae^ruerus  d^  Ecromekart)^  un  des  prindfiaux 
donateurs  (  i  151 },  avait  stipulé  pour  lui  et  les  siois  ;  ensuite,  d^un  marc 
d^argent  et  60  sous  de  petits  tournois ,  payables  entre  les  mains  des 
comtes  de  Bar  (1290).  11  en  était  de  même  de  presque  toute  la  prairie 
de  Levécouri  et  de  Huillécourt. 

Ils  lifraient  tous  les  ans  pour  la  grange  de  Rapeschamp  six  poits, 
trente  émines  de  blé  ei  autant  d'avoine  :  ils  n'étaient  pour  ainsi  dire 
que  fermiers. 

Souvent  les  moines  acquéraient  des  seigneurs  par  un  contrat  de  vente 
pure  et  simple;  nous  l'avons  vu  à  l'occasion  du  moulin  de  Germenne- 
sur-la-Bleuse ,  de  la  terre  et  des  dîmes  de  Chéieaux,  d'une  portion  de 
la  métairie  de  Fraucourt ,  etc.,  etc. 

Quelquefois,  surtout  dans  les  deux  premiers  siècles  de  Tordre,  les 
seigneurs  donnaient  aux  moines  par  pitic ,  par  commisération ,  car 
leur  nourriture  était  si  chétive  qu'on  s'étonnait  qu  elle  pût  soutenir 
leur  vie. 

a  Jehan,  sire  de  Cboisuel  et  dWigremont,  et  noble  dame  Bertre- 
mette,  dite  Aalis,  sa  femme,  donc  à  relise  de  Moiremont  quarante 
aminés  de  bief  el  avoine  a  panre  chicscun  an  sur  les  dous  parties  de  tos 
les  dismes  aussi  gros  et  menus  de  la  vile  et  dou  (Inaige  de  Franoy  et 
de  Saxures,  por  faire  pitance  a  covent  ains  qu'il  est  ci-dessos  devisé: 
c'est -à-savoir  chiescune  semenne  de  quaresme  dous  jors  en  la  semenne 
tartres  faites  de  hairens,  d'oignons  et  de  oile  de  noiz,  et  les  autres 
dous  jors  hairens,  et  les  autres  trois  jors  poutaîge  d'avenne  as  aman- 
dres  »  (1296). 

Les  moines  avaient  aussi  le  droit  de  foire  en  tout  ou  en  partie  à 
Choiseul,  à  Neufchâteau,  à  Toul,  etc.  Ce  privilège  ne  leur  était  point 
particulier;  la  plupart  des  foires  étaient  dans  la  dépendance  des  abbayes, 
au  moyen  âge ,  parce  que  primitivement  c'étaient  les  fêtes  et  les  pèleri- 
nages aux  monastères  où  se  trouvaient  alors  les  plus  précieuses  reliques 


—  471  — 

et  les  tombeaux  des  plus  grands  saints  qui  avaient  donné  naissance  aux 
foires  :  c'est  ce  qui  nous  explique  pourquoi ,  aujourd'hui  encore ,  les 
foires  portent  presque  toutes  les  noms  de  quelques  saints.  Les  chanoines 
de  Notre-Dame  de  Paris  exposaient  dans  la  plaine  de  Saint -Denis  un 
morceau  de  la  Traie  croix  à  la  vénération  du  peuple  ;  la  foule  accourut 
d'abord  dans  un  but  unique  de  piété;  bientôt  un  marché  s'établit  pour 
fournir  aux  besoins  des  fidèles  ,  qui  venaient  souvent  de  trè&-loin  ;  peu 
à  peu ,  l'occasion  ayant  semblé  bonne ,  des  milliers  de  boutiques  s'é- 
levèrent à  l'entour  de  l'autel ,  et  une  foire  immense  se  trouva  naturel- 
lement constituée.  Les  foires  de  Saint -Germain,  de  Saint -Laurent,  de 
Saint-Lazare ,  à  Paris ,  et  relevant  des  abbayes  de  ce  nom ,  n'eurent  pas 
uneautjre  origine  (1)  ;  il  en  était  ainsi  dans  la  plupart  des  villes  de 
France. 

Les  moines  de  Morimond  eurent  d'abord  le  privilège  de  la  foire  que 
l'on  tenait  à  Ghoiseul  aux  environs  de  la  Chandeleur  {ad  usus  et  adre- 
velationem  luminis  et  candelarum  in  purificatione  B,  M.  V.  faciendarum  )  ; 
ensuite  celle  de  Saint-Gengoul ,  qui  commença  sans  doute  par  l'exposi- 
tion des  reliques  du  saint  martyr,  dont  la  maison  de  Ghoiseul  était  en 
possession;  enfin,  Renard,  sire  de  Ghoiseul,  et  sa  femme  Alix,  en 
i238,  leur  abandonnèrent  généralement  le  droit  d'étalage,  de  hallage 
et  d'éminage  de  leur  marché ,  qui  était  un  des  plus  considérables  de  la 
contrée,  à  condition  qu*ils  seraient  inhumés  dans  le  monastère  et  qu'on 
leur  ferait  anniversaire  à  perpétuité.  —  «  Et  si  par  aventure,  est-il  dit 
dans  l'acte  de  donation ,  il  avenoit  que  le  marché  de  Ghosuel  se  remuoit 
et  qu'il  fust  à  Golumbe,  je  vuel  et  consent  que  cil  de  Moiremont  pren- 
nent l'étalage  et  l'eminage  ou  marchie  de  Golumbe  aussi  que  en  celui 
de  Ghosuel...  Je  vuel  et  consent  que  liz  seignors  moines  et  toz  li  con- 
vers  de  dehors  et  dedans  aient  pitance  le  jor  que  ils  feront  nos  anniver- 
saires por  cette  rente  chascun  an  por  nos  en  Tan  et  au  termine  que 
chacun  de  nos  trespassera  de  cette  vie.  » 

En  1270,  les  moines  achètent  les  droits  que  Gérard,  chevalier  de 
Merrey,  et  ses  sœurs,  avaient  sur  la  vente  du  marché  de  Ghoiseul;  en- 
fin, en  1575,  ils  vendent  et  abandonnent  entièrement  ces  droits. 

(1)  Foire  vient,  selon  plasienrs  étymologistes ,  de  féria,  qui  signifie  dans  sa 
première  acception  une  fdte,  une  solennité.  L^ezpression  feria,  dans  le  sens 
de  foire,  est  accolée  à  nundinœ.  Une  charte  de  Louis  VI  (1117)  porte  :  Nundi$Ms 
quai  ferias  vvUgariter  appellamus;  une  autre,  de  Philippe-Augoste  (119$):  Fe» 
riam  quoque  qttam  nomine  alio  nundinas  dicunt. 


—  472  — 


Page  112.  —  L'église  était  pavée  de  tombes  blasonnées»  etc. 

SEPULGHRA  ET  EPITAPHIA  ECCLESl/G  MORIMUNDI. 

(Ex  Jongelino,  Notit.  abbai.  cisterc. per,  univ.  orb.,  p.  M,  et  ex  ArchiT. 

Morimandi,  apud  Galvomontem.)  (1). 

1 .  Rétro  altare  majus ,  sancta  Paula ,  cognata  beats  Ursolae. 

2.  Ante  altare  msyus ,  in  tumulo  ad  très  pedes  supra  solum  eleralo , 

et  ossa  B.  Othonis  Frisingensis  continente ,  legebatur  luec  lus- 
criptio  a  Radevico  composita  : 

c  Hic  si  gradam  consulis,  pnesul  dignitate; 
Formam,  dicens  babilis,  juvenis  aetate; 
Genus,  alta  nobilis  regum  majestate; 
Mores,  commendabiles,  mira  probitate. 
Monacbum  se  prœbuit  si  religionem 
Ideas  asseruit ,  si  positionem  ; 
Virgo,  cujus  meruit  intercessionem , 
Ejusad  quem  genuitagat  mentionem. 
Cujus  irequcns  otium  in  philosophia , 
Majus  exercitium  in  theologia. 
FcBdus  sibi  mutuum  cum  pbiiologia  ; 
Nunc  sit  ei  spéculum  summa  theoria. 
Plangat  hune  Germania  planctu  generali  ; 
Magis  tu ,  Frisingia ,  orba  viro  taii. 
Hujus  in  te  studio  studium  vigcbat  ; 
Grata  disceptatio  plures  acuebat; 
Hic  sacrum  Ecclesiœ  sublimavit  cultum. 
Ipse  dcdit  streperc  logicum  tumultum  : 
Hoc  in  ejus  cinere  totum  est  sepultum. 
Talem  nemo  plangere  potcst  satis  multum. 
Quis  nunc  totam  gratiam  formis  efformabit  ? 

(1  )  Ces  épitaphes  ont  été  recueillies  à  une  époque  ov^  plusieurs  dates  étaient 
déjà  usée»  par  le  temps  et  sous  les  pas  des  moines. 


—  473  — 

Aut  quis  elegantiam  dictis  assignabit? 

Quis  ad  consequentiani  tropos  revocabit  ? 

Heu  qualem  sententiam  schola  vento  dabit  ? 

Tantas  ad  exequias  turba  populonim 

Pias  fundat  lacrymas ,  mœstum  ducens  chorum , 

Acpreces  continuas  et  lamenta 

lllum  salvet ,  animas  qui  beat  justorum.  » 

3.  In  prsesbyterio ,  non  longe  a  B.  Othone ,  legebatur  hoc  epitaphium  : 

Hic  jacet  fraier  Aymo ,  quondam  abbas  hujus  domus ,  qui  obiit  27 
sept,  arm,  1551 ,  et  rexit  eamdem  domamannis  34. 

4.  Inler  pra^byterium  et  chorum  :  Hic  jacet  Gerardus,  Cornes  Vadonis- 

Montis,..,  mil  CCet 

5.  Ibid.  :  «  Cy  gist  noble  homme,  messire  Régnier  de  Choiseul ,  sire 

d'AJgremont,  qui  trespassa  Tan  de  grâce  de  noste  Seigneur  mil 
CGC  et  XX,  et  sa  femme,  Jehanne  (ou  Isabcau)  de  Grancey, 
dame  d'Aigremont ,  qui  trespassa  Fan  de  grâce  MCCCXXXV,  le 
jour  de  Saint-André.  Dieu  ait  Tame  d*eux.  » 

6.  Ibid.  Antc  sacellum  Sancti-Nicolai ,  in  tumulo  ad  très  pedcs  elevato, 

in  quo  binse  sttause ,  est  haec  inscriptio  :  «  Cy  gist  Monseigneur 
Guy,  seigneur  de  Choiseul,  chevallier,  et  madame  Jehanne  de 
Noiers ,  dame  dudit  Choiseul ,  sa  femme ,  fille  de  feu  le  comte 
Jehan  de  Yogny  et  niepce  du  bon  comte  Henry  de  Vaudemont  et 

seigneur  de  JonviUe,  qui  trespassèrent  c'est  à  savoir  Tan » 

(1364  et  1365). 

7.  Ibid  :  «  Cy  gist  noble  dame,  madame  Claude  de  Grancy,  en  son 

vivant  dame  de  Choiseul  et  de  Chasseanuy,  et  femme  de  feu 
messire  Edme  de  Choiseul ,  seigneur  desdits  lieux ,  laquelle  mou- 
init  Tan  de  grâce  MCCCCXXXIX.  » 

8.  In  et  ante  sacellum  S.-Catharinœ  :  «  Cy  gisent  Geoffroy  de  Bour- 

mont  et  dame  Jehanne,  sa  femme,  qui  furent  cy  transportez  Tan 
de  grâce  mil  CC.  XC.  YIII,  10  cal.  d'aoust.» 

9.  Ibid.  :  «  Cy  gist  Gérard  de  Dammartin ,  qui  trespassa  le  jour  de 

Saint-Jean  TApostre ,  l'an  mil  CC  XXX.  » 

10.  Ibid.  :  «  Cy  gist  Henri  de  Goumay ,  qui  trespassa  Fan  de  grâce 

MCCC  et  un.  Dieu  en  ayt  Famé,  n 


—  474  — 

ii.  Ibid  :  «  Cy  gist  messire  Jacque  de  Bormont,  cheTallier  qui  fost, 
qui  trespassa  Tan  de  grâce  mil  GCGXV,  le  mois  de  juillet.  Pria 
pour  lui.  9 

12.  Cy  gist  Simon,  sire  de  Clémont  qui  fust,  qui  trespassa  Tau  de 

grâce  MCCL 

13.  In  claustro  monasterii  :  «  Cy  gist  Liebaux,  sire  de  Boufraumoal,  et 

sa  femme  Isabelle ,  et  Isabes  leur  fille ,  dame  d^ Aigrement.  Dieu 
leur  (ace  mercy.  Amen,  v 

14.  Ibid.  :  «  Cy  gist  messire  Guillaume,  che?alUer  de  Champignenle , 

qui  trespassa  Tan  1300.  » 

15.  Ibid  :  «  Hic  jacet  DominusTrutwinus,  quondam  abbas  CaesarieDÔs, 

qui  obiit  anno  Domini  1286,  in  die  Exaltatioois  st».  Cnids. 
Requiscat  in  pace.  v 

16.  Ibid.  :  «  Cy  gist  dame  Oudotte,  lenmie  de  Yauthier  de  Foucheoourt, 

bourgeois  de  Lamarche ,  qui  trespassa  Tan  de  graoe  mil  CGC.  » 

17.  Ibid.  :  «  Cy  gist  messire  Reniers,  che?allier  de  Cuaes.  v 

18.  Ibid.  :  «  Cy  gist  dame  Aalix  de  Choisenl ,  fenune  de  monseignoir 

Estienne  d'Oizelet,  qui  trespassa  Tan  de  grâce  mil  CGC  et  lU.  » 

19.  Ibid.  :  «  Cy  gist  messire  Bertbolomières  de  Soi  ville,  chevallier,  qui 

trespassa  Tan  de  grâce  mil  CGC  et  VI ,  au  mois  de  sept.  » 

20.  Ibid.  :  u  Hicjacel  Aalis,  nobilis  domina  de  ^hoiseul  et  de  Salins.  » 

21.  Ibid.  :  «  Cy  gist  messire  Jehan  du  Han,  dit  Faucelettre,  chevallier, 

qui  trespassa  Fan  de  grâce  mil  CGC  et  Xll ,  au  mois  de  septembre. 
Dieu  en  ayt  mercy.  » 

22.  Ibid.  :  «  Cy  gist  damoiselle  Isabes  de  Mounois,  qui  trespassa  Van 

de  grace  mil  CGC  et  XVI.  » 

23.  Ibid.  :  «  Cy  gist  damoiselle  Symonne  de  Romain ,  qui  fut  femme 

de  Girard  de  Seroucourt,  escuxer,  qui  trespossa  Tan  de  grâce 
mil  CGC  LX,  le  vu*  jour  d'auril.  Dieu  lui  face  mercy.  Amen.  » 

24.  Ibid.  :  «  Gy  gist  Girard  de  Seroucourt,  escuyer ,  qui  trespassa  le 

mercredi  après  le  jour  de  Saint-Hilaire  mil  CGC  LXXX  et  XllI. 
Priez  Dieu  pour  luy.  » 

25.  Ibid.  :  «  Gy  gist  messire  Jehan  de  Marey-sur-Tyle ,  qui  trespassa 

Tan  de  grâce  mil  CGC  et  Xlll.  Amen.  » 


—  475  — 

S6.  In  capituk)  :  «  Hic  jacet  Henricus  de  stirpe  comitum  Carinthise , 
quondam  episcopus  Trecensis,  hujusce  cœnobii  aluronus  v  (1). 

27.  Ibid.  :  «  Cy  gist  Jehan ,  sire  de  Choiseul ,  Meuvy,  Coiffy,  Aigre- 

mont,  connestable  de  Bourgogne ,  qui  trespassa  en  1308,  au  mois 
de  mays,  et  Alix  de  Nanteuil,  son  épouse ,  en  1318.  » 

28.  Ibid.  :  «  Cy  gist  Guillaume  de  Vergy  et  Isabeau  de  Choiseul,  sa 

femme.  M  CCC  et...  » 

29.  Ibid.  :  «  Cy  gist  Alix  de  Joinville ,  dame  de  Sailiy,  femme  de  Re- 

nard ,  sire  de  Bourbonne ,  qui  trespassa  Tan  M  CCC  XXX.  v 

30.  Cy  gist  Gauthier  de  Choiseul  et  sa  femme   Alais  de  Nanteuil 

(1311-1348). 

31.  Cy  gist  noble  homme messire  Reniers  de  Choiseul,  sire  de  Bor- 

bonne. 

32.  Cy  gist  noble  seigneur  messire  Jehan,  chevallier  qui  fust,  sire  de 

Choiseul,  qui  trespassa  Tan  de  grâce  mil  CC  XXXVI,  au  mois  de 
juillet.  Priez  pour  lui. 

33.  Cy  gist  Jeanne  du  Chastelet  et  Jeanne  de  Boumonville,  les  deux 

femmes  de  Guillaume  de  Choiseul ,  qui  ont  fiiict  moult  bien  à 
cettui  lieu.  Mil  quatre  cent  61  et  1480. 

34.  Cy  gist  Marie  deMarbury,  femme  de  Henri  de  Choiseul,  sire  de 

Viliars,  qui  trespassa  Tan  1500. 

35.  Cy  gist  honorable  homme  Jhean ,  qui  fut  sire  de  Choiseul  et  mou- 

rut Tan  MCCCXXXVI. 

36.  Cy  gist  Aalis,  dame  de  Seilley  et  de  Bourbonne,  et  son  fils  Jehans, 

qui  trespassa  Tan  de  grâce  MCCC  et  XI,  la  vigile  de  S.  Symon  et 
S.  Jude.  Dieu  en  aye  mercy. 

37.  Cy  gist  noble  dame  Aalis  de  Grancey  et  dame  de  Choiseul ,  qui 

trespassa  Fan  de  grâce  MCCC  et  XX,  au  mois  d'avril  (épouse  de 
Jehan  III). 

38.  Cy  gist  noble  homme  messire  Reniers  de  Choiseul,  seigneur  d'Ai- 

gremont,  qui  trespassa  Tan  MCCCXXXIX,  au  mois  de  janvier,  et 
Isabeau  de  Lor,  son  épouse. 

(i)  Ce  n*était  que  probablement  une  partie  de  son  corps,  par  ex.,  son  cœur 
ou  ses  entrailles;  car  il  était  inhumé  à  Tabbaye  de  Bonlencourt,  dont  il  était 
le  fondateur. 


—  476  — 

39.  Cy  gist  noble  chevallier  messire  Pierre  Galbant  de  Choiseiil,  qii 

fut  seigneur  d' Aigremont  en  partie,  qui  mourut  le  jour  de  Siint- 
Hilaire,  Tan  de  grâce  MCCCC  et  1.  Prié  Dieu  pour  Tame  de  loi. 

40.  Gy  gist  Alix  de  Ghoiseul  (fille  de  Philibert  de  Ghoiseul  et  de  Louise 

de  Sully),  femme  de  Nicolas  de  Ghoiseul,  seigneur  de  Prashin. 

41.  Gy  gist  Anne  de  Saint -Amador,  dame  de  Beaupré,  femme  àt 

Pierre  de  Ghoiseul ,  seigneur  d*Aigremont,  qui  tre^iassa  Tanl 
cinq  cent  quarante. 

42.  Cy  gist  Antoine  de  Ghoiseul ,  seigneur  d*Ische ,  bailli  du  Bassigay 

(Bassigny  lorrain),  mort  en  1617. 

43.  Ad  ostium  capituli ,  extra  :  «  Gy  gist  Robert  de  Ghoiseul ,  seigneur 

de  Traves ,  et  Isabelle  de  Rougemont ,  sa  feodme ,  qui  trespis- 
sèrent  Tan  de  grâce  MGG  et  LXXX  et  MCLXXXX.  » 

44.  Gy  gissent  Pierre  de  Ghoiseul ,  chevallier,  seigneur  d^AigremonU 

qui  trespassa  le  l  janvier  MGGCGLXV,  et 

45.  Dame  Richarde  d*Oizelet ,  sa  femme ,  qui  trespassa  le  XVn  de  dé- 

cembre MGGGGLXXVll ,  et  Pierre  de  Ghoiseul,  dit  Galhaut,  kur 
fils,  qui  trespassa  Tan  de  grâce  mil  GGCGG  et  X ,  le  VI  de  sept 
(tige  de  la  branche  de  Ghevigny). 

46.  Gy  gist  Anne  de  la  Guiche,  épouse  de  François  de  Ghoiseul,  biron 

de  Clémont,  qui  trespassa  Tan  MGGCCGLXXV. 

47.  Cy  gist  I^uise  de  Sully,  fille  de  Guillaume  de  Sully  et  di»  Marie  de 

Beaiijeu ,  femme  de  Philibert  de  Ghoiseul ,  seigneur  de  Lanque, 
qui  trespassa  Tan  MCCCCC  {\). 

48.  Cy  gist  Antoinette  des  Ursins,  fille  de  fust  Michel  Juvénal  des  l'r- 

sins,  en  son  vivant  chambellan  du  roi  notre  sire,  etc.,  femme 
de  Pierre  de  Choisoul,  qui  trespassa  Tan  MCCCCC  et  W  (î). 

49.  Ad  ostium  capituli ,  intra  :  «   Hic  jacet  Johannes ,  filins  Simonis 

de  Claromonte ,  quondam  hujusce  domus  prior.  Obiit  ann. 
MCCCXXX.  » 

50.  Hic  jacet  Henricus,  filius  Ludovici  de  Caseolo  et  Claudise  de  Brom- 

bach,  alias  de  Braubach,  hujus  monast.  cellerarius.  Ob  ann 

Et  multa  alia  sepulchra  abbatum  Morimundi. 

Requiescant  in  pace. 

(1)  Elle  fut  transférée  de  Téglise  de  Clémont  à  Morimond. 
(î)  Transportée  de  Lanque  à  Morimond. 


—  477  — 

Page  140,  note  1'*.  —  Jeter  l'argent  dans  la  fosse,  etc. 

Notis  ne  citerons  qu'un  exemple  : 

Un  frère  convers  d'une  maison  cistercienne  appelée  par  Tannaliste 
Pumeringus  in  Pictavia ,  étant  tombé  dangereusement  malade ,  Tabbé 
le  confessa  et  Texhorta  vivement  à  ret^voir  le  saint-viatique.  Lorsque 
la  sainte  hostie  fut  sur  ses  lèvres ,  il  essaya  en  vain  de  la  consom- 
mer. Les  assistants  en  étaient  d'autant  plus  étonnés,  qu'il  prenait  ti*ès- 
iàcilement  la  nourriture  ordinaire.  Alors  l'abbé  se  vit  obligé  de  retirer 
l'bostie  de  sa  bouche  et  de  la  donner  à  un  autre  malade.  Ce  convers 
mourut  peu  de  temps  après  ;  on  le  dépouilla  de  ses  vêtements  pour  la- 
ver son  corps  selon  l'usage,  et  on  trouva  sur  lui  cinq  sous,  non  d'ar- 
gent ,  mais^d'airain ,  quinqw  solidi  non  argentei,  sed  cerei  circa  eum  tn- 
venli  sunt.  On  n'hésita  pas  à  attribuer  la  difliculté  invincible  qu'il  avait 
eue  à  communier  à  cette  infidélité  aux  saintes  règles  de  la  pauvreté. 
L'abbé ,  au  moment  de  son  inhumation ,  lorsque  le  corps  fut  descendu 
dans  la  fosse ,  ordonna  d'y  jeter  les  cinq  sous  ;  et  tous  les  moines  répé- 
tèrent en  même  temps  ces  paroles  :  Pecunia,  quam  clam  nobis  contra 
professionem  tuam  possedisti,  tecum  sit  in  œiemam  perditionem!  L'abbé 
de  ce  monastère  raconta  ce  fait  au  chapitre  général  de  1223  {Ann. 
cisterc,  t.  4,  p.  482). 


Page  169.  — *  En  vertu  de  ce  pacte ,  sanctionné  par  les  cha- 
pitres et  les  Souverains -Pontifes  y  etc. 

De  juridictione  Abbat,  Morimund.  in  Milit,  Calatrav, 

M  87.  —  Calatravenses  a  capitulo  generali  admissi  sub  Ûliatione 
Morimundi;  »  banc  filiationem  Gregorius  VIII  confirmât. 

1499.  — Betholus  subscribit  regulœ  prœscriptœ  Calatravensibus  in 
caiMtulo  generali;  —  eodem  tempore  Avisiensis  militia,  in  Lusitania, 
Calatravœ  unita,  ipsa  mediante ,  Morimundi  jugum  suscipit. 

Guido,  4210,  in  Hispaniam  profectus,  reliquias  congregavit  mili- 


—  478  — 

tis,  post  oppugnationem  Salvaterrœ 4236.  —  Priorem  institutnm 

ab  abbate  S.  Pétri  Gumielensis  removet,  et  alium,  adductum  secom  ei 
Morimundo,  substituit.  Ferdinandum  Sanctum  app^lantem  Gregor.  U 
pap.  sententia  lata  in  capitulo  generali ,  et  confirmaca  ab  eodem  papa, 
superavit,  et  impetravit  in  eumdem  regem  iitteras  pcMitificîaa,  ne  qna 
impcdiret  juridictionem. 

Cononi  capitulum  gêner.  Cistercii,  anno  1255,  mox  Alexander  ï\\ 
sequenti  anno,  jus  in  sacram  militiam  Calatravœ  et  poteslatem  insti- 
tuendi  priorem  monachum  ample  confirmât,  Utteris  datis  Latenni 
pridie  nonas  januarii ,  anno  pontiAcatus  2 ,  quo  ibidem  jubetur  in  de- 
ponendo  magistro  Caiatravœ ,  easdem  atque  in  depositionibus  abbalum 
leges  servandas  fore 

Sub  Nicolao ,  cum  de  actoritate  instituendi  priorem  Calatrav»  ite- 
rum  litigaretur,  et  Clemens  IV  eam  rem  remisisset  capitulo  genendi. 
pertinere  ad  ipsum  déclarât,  anno  1268,  quo  et  ejusdero  dedantio 
confirmationcm  ab  eodem  Clémente  obtinet,  litteris  datis  Viterbii\ 
calendis  decembris ,  pontificatus  ipsius  anno  tertio. 

Joannes  1  visitavit  Calatravam  Hispaniamque  anno  1 282,  atque  sacrs 
militiœ  dédit  leges  duodecim  capitibus  distinctas,  sub  hoc  initio: 
tt  Anno  ab  Incam.  Domini  1283,  nos,  f rater  Joannes,  miseratione 
<t  divina  abbas  Mohmundi ,  venerabilem  congregationem  religiosonim 
A  domus  militiae  Cdlatravœ  tiliœ  inclytas  nostrae  personnaliter  visitan- 
«  tem,  etc.  » 

Guilieimus  I  Hisp.  visita  vit  an.  1304.  Hispana  lingua  edidit  leges. 
Triennio  post,  in  Hispaniam  reversas  est.  —  Post  annos  aliquot  deposi- 
tionem  magistri  Alcantarensis  per  Calatravae  magistrum  factam ,  in- 
lerposita  ad  ipsum  appellatioiie  confirmât,  ann.  1318  (ap.  Rades, 
c.  13).  Ejus  lempore  militia  Calatravœ  nova  proie  adaucta,  Montfôiam 
genuit,  in  regno  Valentiœ,  eisdem  legibus  usuram  quibus  mater,  ei- 
cepto  quod  institulio  prioris  non  ad  abbalem  Morim.,  sed  ad  Sancta- 
rum-Crucium,  in  Calalonia,  spectaret. 

1325.  —  Walterus  lll  delcgat  ad  visilandara  Calatravam  Joannem, 
abbatem  de  I^alaçuelos ,  a  quo  prœscriptaî  fuere  leges  sub  hoc  initio  : 
«  Vurnes  vcinle  y  ocho  dias  del  mes  de  octubre  ano  del  Senor  de  mil 
«  trecientos,  y  veinte  y  cinco.  Nos  don  fi-ay  Juan,  abbad  de  Palaçuelos, 
«  por  auctoridad  y  mandaraiento  del  Honrado  padre  dom  Waldero, 
<(  abbad  de  Morimunde,  la  casa  de  Calatrava  su  fija  personalmcnte 
u  visitando,  mandanos  al  maestre  y  a  todos  los  otrosfreiles  de  ladicha 


~  479  — 

«  casa,  en  virtud  de  obediencia  que  finnamcnte  guarden  y  usen  todas 
«  las  cosas  que  se  sigueu ,  etc.  »  —  Triennio  post ,  magistrum  Calatra- 
vœpotentia  regia  depositum,  atque  appellantem  generalem  Gistercii 
syoodum,  cum  ejus  causa  ad  abbatem  Morimundi  tanquam  ad  judi- 
cem  ordioarium  remissa  esset,  primum  per  commissarium  Montis- 
Salutis,  moi  per  seipsum  attente  examinatum  et  insontem  inventum, 
nequicquam  obsistente  rege,  rcstituit  (Rades,  c.  26). 

1332.  —  RenaudussiveArnaldus,  in  Hisp.  veniens,  edidit  legeshis- 
panotum  idiomate,  tum  computo  (Rades  De  And.,  c.  27).  Sequenti 
anno,  renuntiationem  magistri  Alcantarensis  in  ejus  manu  factam  ac- 
ceptât, atque  aliumejuslocosubstituijubet  (Rades,  c.27).  Subsequenti, 
cum  nonposset  per  seipsum  visitare,  Guillelmum,  abbatem  Rotœ, 
furo  se  substituit.  Hic,  cum  non  valeret  Castellam  ingredi  propter  bella; 
in  Aragonia ,  Alcagniz  promulgavit  leges  sub  hoc  initio  :  «  Anno  Do- 
«  mini  1338,  en  la  ûesta  de  S.  Benito,  abbad.,  nosdom  fray  Guillem., 
«  por  commission  a  nos  dada  et  fecha  por  ei  Honrado  padre  en  Ghristo 
«  dom.  Amaldo ,  abbad  de  Morimundo ,  sobre  la  visitacion  de  la  casa 
«  de  Calatrava,etc.  » 

Joannes  de  Biartiniaco ,  vocatus  a  magistro  Gundisalvo  Guzmanio, 
abeoaccipit  confirmationem  et  visitationem;  cujus  rei  testimonium 
exstat  :  «  Datum  et  actum  in  capitulo  sacri  conventus  Galatravœ,  tem- 
«  pore  visitationis  nostrse,  die  primo  mensis  februarii,  anno  1397.  » 

Joannes  IV,  anno  1403,  vocatus  ab  Henrico,  Gastellœ  rege,  in  His- 
paniam  Yenil,et  Henncum  Galatravœ  magistrum  confirmât  in  ecclesia 
cathedraii  Segoviensi.  Alise  leges  exstant,  datœ  Almagro  die  26  julii, 
amio  1418. 

Guidoll,  penultima  die  .mensis  junii  1423,  edidit  leges  in  Castro 
Alcagniz,  in  Aragonia. 

Joannes  VI  leges  edidit  anno  1444,  quœ  primo  prœscripsere  nobili- 
tatem  suscipiendis  militibus.  Injunxit  et  eliam  magistro  fratribusque  ut 
capitulum  annuatim  congregarent ,  in  quo  gravioribus  Morimundo  re- 
senratis  leviora  décidèrent. 

Joannes  VU  leges  dédit  in  conventu  Galatr.,  die  25  julii,  anno  1452. 

Himberius  de  Lona  dicitur  in  Gatalogo  abbat.  Morimundi,  apud  Ro- 
berlum  Glaudium ,  visitasse  Galatravam,  Montesiam  et  Avisium. 

1448.  —  Guillelmus  11  visitavit  Galatrav.  et  condidit  leges  tam 
eximias  et  tam  religiose  observatas  a  calalravensibus,  ut  cum,  post 
anoos  43,  Ferdinandus,  Gastellœ  rex ,  et  Carolus  V  susciperent  miUtam 


—  480  — 

gubernandam,  Hispali  1511 ,  et  Burgis  1523,  oon  prius  milites  oIk^ 
dientiam  îllis  promitterent  quam  ipsi  se  universas  Guiilelmi  kges  ob- 
servaturos  juramento  finnarent.  Extat  hoc  juramentum  in  alio  oodice 
biblioth.  Sanct.-Bertholom.  Salmatiœnsis,  una  cum  ipsis  capitulis  Bi»- 
paiensi  et  Burgensi  (Ms.  in-f^),  ilemque  in  archiYis  sacri  conventus. 

Jacobus  I ,  ascitus  a  Ferdinando  rege  administratore  Caklravc ,  ut 
militiam  reformaret,  morte  prsventus,  venire  non  potuit. 

Jacobus  de  Ponte-Scisso,  1502,  a  Julio  II ,  papa,  quod  antea  jus  nw- 
diatum  tantum  habebat  in  militiam  de  Alcantara  susdfùt  immedii* 
tum  cum  omnimoda  et  piena  potestatc,  litteris  datis  Rom»,  apod 
S.-Petrum,  6  kalcndas  decembris,  pontificatus  anno  primo. 

Rhemigio  de  Brasaio,  se  subditum  in  administratione  Galatravs  b- 
tetur  Ferdinandus  Gatholicus,  in  capitulo  ejosdem  militiae,  Hisptli 
1511,  cul  prcesidebat. 

Edmundo  abbdti  se  subditum  in  administratione  militis  Calatn- 
vensis  fatetur  imperator  Carolus  V,  in  capitulo  Surgis,  anno  1523, 
quod  Vallisoleti  sequeuti  est  absolutum. 

Sub  Joanne  IX,  post  mortem  Nicolai  Avenii  prions,  suooessor  alius 
gallus  impeditur  a  Carolo ,  petitur  hispauus.  Defuocto  Carolo  V,  Phi- 
lippus  II  petit  hispanum.  Abbate  récusante,  Alvares  de  Solis  nomiiMu 
tur  a  Pio  V,  sine  prsejudicio  abbat.  Morimund. 

Alvares  de  Solis  morluo,  Cl.  Brifîaul  designavit  Chrysost.  Henriquez. 
Horteusis  cœnobii  monachum ,  et,  eo  defuncto,  Angel.  Maurique.  Sed 
Calatrava,  capellanis  sucta,  née  passa  monachos  ab  anno  1600,  per 
substitulos  triennales,  vice  priorum,  ex  ipsis  capellanis  assumptos,  ad- 
niinistrata  est. 


Bullœ  prœcipuœ  Summorum-Pontificum  quibus  ordo  CaUUravm^s 
Morimundo  quoad  spiritualia  subjiciebatur. 


\  187.  —  Bulla  Gregorii  Viil,  papœ,  2  kalond.  novembris,  in  quadi- 
citur  expresse  domum  Calatravœ  cum  omnibus  pertinentiis  suis  ad  Ho- 
rim.  speclare  (linea  10). 

H 89.  —  Bulla  Clemenlis  111 ,  2  idus  decembris,  in  qua  idem  acin 
pnï?cedenli  dicitiir  (linea  12). 

1105.  —  Bulla  Cœlestini  111,  ad  Pet  ru  m  ,  abbat.  Morim..  eadem 
conûrmantis,  8  kal.  junii  (linea  15). 


—  481  — 

1198.  —  Bulla  Innocentii  III,  9  kal.  jun.  ad.  abbat.  Morim.,  etejus- 
dem  pontificis  litteris  datis  Laterani  4  kal.  maii  1199,  ad  magistrum 
Martinum  Martini  prsDscribitur  ut  militia  obediat  Morimundo  tanquam 
matri. 

1235.  —  Gregor.  IX,  in  litteris  ad  abbat.  Morim.  scribit  ordinem 
Calatr.  Morimundo  in  spiritualibus  subesse  (Annal.  cisL,  t.  3,  p.  284). 

1236.  —  Decretum  capituli.  generalis  Cislercii  auctoritatem  Morim. 
stabilientls  : 

«  Gum  etiam  capitulo  omnino  certum  sit  Calatravam  esse  propriam 
filiam  Morimundi,  quia  nullo  ad  ipsam  perlinet  mcdiante,  eadem  filia- 
tio  auctoritate  dicti  capit.  confii-matur,  indicitunjue  perpetuum  silen- 
tium  abbatl  S. -Pétri,  ita  ut  quicumque  super  hoc  iitem  movere  tenta ve- 
rit,  si  abbas  fuerit,  sciât  se  Ipso  facto  esse  depositum  ;  si  monachus  aut 
conversus ,  a  prq[>ria  expellendum  domo ,  nunquam  ad  eam  reversu- 
rus.  Monachus  vero  qui  a  dicto  abbate  S.-Petri  in  priorem  Calatravae 
promotus  dicitur  et  socii  ejus  ad  propriam  domum  redeant ,  aliter,  si 
ante  Natlvitatem  Domini  reversi  non  fuerint ,  sciant  se  eicommunica- 
tioois  pcenam  incurrisse.  n 

1237.  —  Ejusdem  decreti  confirmatio  Gregorii  IX,  data  Viterbii, 
nonis  januar.  1237,  pontificat,  anno  II. 

1245.  —  Alexandri  IV,  2  nonas  junii  :  «  Gum  filiatio  fratrum  deGala- 
(rava  ad  domum  Morimundi  non  solum  diuturna  temporum  prsescrip- 
iione,  verum  etiam  ad  petitionem  capituli  generalis  jam  apostolica  gra- 
tta confirmata  et  pleno  jure  pertinere  noscatur,  universisabbatibus  et 
personis  ordinis  disctrictius  inhibetur,  ne  per  alicujus  litterœ  impetra- 
tionem  seu  consilium  et  auxilium  opponendo  aliquid  attemptarc  prse- 
sumant  per  quod  dictae  domus  Morim.  perturbetur  possessio....  Statuit 
et  opinât  capitulum  générale  quod  magister  et  fratres  Galatrav.  priori 
et  subpriori  Galatrav$  ibidejon  ab  abbate  Morimundi  promotis  vel  pro- 
movendis  et  aliis  fhitribus  quibus  prior  in  hac  parte  commiserit  vices 
saas  confiteantur  in  plenaria  ordinis  potcstate,  etc.  »  (ArMv,  Morim.). 

lo  bulla  Gregorii  X  ,  data  Lugduni  decimo  sexto  kalendas  februarii, 
babetur  expresse  :  «  Abbas  monasterii  de  Morimundo  in  domo  militiœ 
Galatravœ,  Gist.  ord.,  cum  ea  priore  vacarc  contigerat,  ab  antiquo  prio- 
rem institult  unum  monachum  idoneum  dicti  ordinis,  etc.  »  (Anno 
pontif.  ipsius  tertio  (1). 

(1)  Nous  croyons  inutile  d^indiquer  un  plus  grand  nombre  de  bulles  pontifl- 

81 


—  482  — 


SERIES  PRIORUM  GALATRAViE. 

(Ex  Anipel.  Uanrique,  Armod.  cisterc,,  et  ex  Arckiv,  Mcrtmvtd,  (1).— 

Plures  desiderantor.) 

hispâxi. 

t.  Fmier    DidKtts   Velasquiiis ,      2.  Fr.  Arnaldos. 
Si.  Raymondî  cocnes.  3.  Fr.  Raymundi». 

ex  WMuxLXDO  Asan  àM  Â!Cf.  itie  ad  akn.  issi. 

4.  Fir.  Dyonisos.  14.  Fr.  Theobaldus  II,  de  Qan- 

5.  Fr.  ioannes  1,  de  Caseolo.  monte. 

6.  Fr.  Robertus  de  Valois*  15.  Fr.  Domioicus  Mordli  L 

7.  Fr.  Franciscus  de  Saulxure.  1 6.  Fr.  Dominicus  Mofelli  II. 

8.  Fr.  ioannes  11.  17.  Fr.  C&audii»  GoUia,  bassigoia- 

9.  Fr.  Tbeolialdus  1,  de  Molaiio.  eus. 

10.  Fr.  Amaldus  de  Borbona.  18.  Fr.  Nicolaus  Avenius  de  Bo- 
it. Fr.  Mannes  111,  de  LeTicnria.  Trennis. 

12.  Fr.  Martinus  de  Romanis.  19.  Petrus  Nebalius  vel  Nivardus. 

13.  Fr.  Ivo  de  Provincheriis. 

HISPAM  A  MORIM.  ABBAT.  50MIXAT1. 

20.  Fr.  Ludovicus  Alvares  de  So-    23.  Fr.  Angel.  Manrique. 

lis  r2;.  M.  Fjr.  Ji)ani]es  Caranus. 

21.  Fr.  Thomas  GillH^rtus.  2o.  Fr.  Joanaes  Velascos  (1672). 

22.  Fr.  Chrysost.  Henriquez. 

cales.  Nous  avons  cité  dans  le  cours  de  Touvrage  la  plupart  des  décrets  des 
chapitres  g»''n^raux  à  ce  sujet,  et  les  actes  de  juridictioD. 

'^l,  Le  prieur  administrait  l'ordre  au  spirituel,  marchait  Pégal  du  grand- 
maître,  avait  le  droit  de  se  servir  d'ornements  pontiHcaux,  do  la  crosse,  de  U 
mitre,  de  l'anneau  dans  les  C'-rémonies,  de  ctHif^rer  la  tonsure  a  les  oidras 
mineurs  à  ses  clercs  et  chapelains;  etc. 

(2  Sa  nomination,  faitr;  par  le  pape  Pie  V,  parait  avoir  éxé  ratifiée  par  Tabbe 
de  Morimond.  Les  suivants  ne  purent  prendre  possession,  quoique  nommé» 
par  Tabbé  de  Morimond. 


—  483  — 

La  milice  possédait  environ  cinc|uante-six  commanderies,  seize  prieu- 
rés, dont  la  plupart  étaient  des  maisons  conventuelles ,  et  les  autres  de 
simples  cures,  qui  ne  se  donnaient  qu'aux  chapelains  de  Tordre  ;  elle 
jouissait  des  droits  seigneuriaux  dans  soixante*  quatre  bourgs  ou  vil- 
lages. 

L'habit  de  cérémonie  des  chevaliers  était  un  grand  manteau  blanc, 
sur  lequel  il  y  avait,  du  côté  gauche ,  une  croix  rouge  fleurdelisée.  Ils 
avaient  pour  armes  la  croix  de  Tordre ,  qui  est  de  gueules  en  champ 
(Targent,  avec  deux  entraves  de  sable  au  pied  de  la  croix. 

La  plupart  des  autres  ordres  militaires  d'Espagne  s'étant  rattachés  à 
celui-ci ,  comme  nous  Tavons  vu ,  ils  en  recevaient  le  mouvement  et 
la  vie  tant  au  spirituel  qu'au  temporel;  de  façon  que  Morimond,  par 
Calatrava ,  étendait  son  empire  et  son  influence  sur  presque  toute  la 
chevalerie  espagnole  et  portugaise. 


De  juridictione  abbatum  Morimundi  in  Milit,  Alcanlarens, 

et  ejus  exercitio. 


l*".  —  Anno  1257,  m  calendas  Augusti,  bulla  Alexandri  IV,  S.-P., 
ad  abb.  Gononem,  ut  moneat  magistrum  Garsiam  Ferdinandum  se 
8ub  obcdientia  capituli  generalis  et  visitatione  abbat.  Morim.,  ex  insti- 
tutione  istiusordinis,  constitutum  esse(Archiv.  Morim.,  arcul.  1). 

2®.  —  Cum  lis  gravis  inter  Alcantarenses  moveretur,  anno  1318, 
Rodericus  Vasquez,  magister  ab  ejus  œmulo  Suerio  Ferez  obsessus,  clam 
aufugit  et  générale  capitulum  Gistercii  adiit,  coram  eo  suœ  depositio- 
nis  causam  prosecuturus.  Remittitur  ad  abbatem  Morimundi ,  ut  ad 
legitimum  et  immediatum  superiorem,  a  quo  coram  vocatis  et  auditis 
accusatoribus ,  prima  sententia  fîrmata  est  {Annal,  cist, ,  Séries  prœf, 
Alcantar.,  t.  4,  p.  573). 

3*.  —  Anno  1335,  cum  plures  pseudo  -  magistri  inter  se  concerta- 
rent,  rex  Alphonsus,  ut  schismati  obviaret,  vocato  iterum  abbate  Mo- 
mundi  atque  associato  magistro  Galatravse  (quo  mutuu  sibi  jura  quœ 
uterque  habebat  sufl'ragarentur  )  visitationem  adorîri  jubet ,  misso  eis 
exercilu  copioso,  per  quem  haberent  secularis  brachii  auxilium  (Ann, 
dit.,  Ser.  prœf,  CakUr,,  p.  574;— ilrc^it;.  Morim,,  arcul.  1). 

A".  —  Anno  1345,  abbas  Thomas  de  Romanis  vocatur  io  Hispanitm 


—  484  — 

ut  pnesideat  élection!  magistri  Petro  II  successuri  {Tabul,  Èhrim.,  êà 
ann.  13  M). 

5«. — Certum  est  Pium  11,  anno  1463,  providisse  ut  Joannes^tuuc  Mo- 
rimundensis  abbas  et  ejus  successores,  visitatones,  reibnnatores,  mili- 
tiarum,  magistrorum  et  commendatariorum  Alcantarfle,  cum  siinili  po- 
testate  quam  super  magisti-o  et  militia  de  Calatrava  habdiant,  ooosli- 
tuerentur  (In  privilegiis  Alcantarœ,  fol.  79,  n.  1). 

6<*. — Anno  1474,  Himberlus  de  Lona  visitât  Alcantaram,  ut  ptteta 
Tabulis  Morim.  ad  bunc  annum ,  et  ex  Série  abbat,  Jfortm. 

T.  —  Joannes  nugister,  ne  militia  observantise  jacturans  patefetar 
sub  seculari  fcrula ,  innovalionem  litterarum  Pii  U  ,  «{uihus  abbatem 
Morim.,  Joannem  et  successores  ejus,  visitatores,  reformatoresi]ue  ordi- 
narios  Alcantane  constituerai ,  innovarl  ab  Alexandro  VI  curât  se- 
quenti  anno,  super  quo  litteras  ejus  impétrant ,  datas  Roms  VI  idos 
januarii ,  anno  1 493. 

8*.  —  Binœ  epistoiœ  Caroli  V,  quarum  una,  data  Toleti  xi  (abruarii 
1526  petit  suppliciter  ut  abbas  Morim. ,  cum  ipsius  cubicuiario  domino 
de  Laxau,  milite  Alcantane  dispcnsare  vclit,  ut  annum  probationis  in 
curia  extra  conventum  prsestare  possit.  In  ea  abbas  Morim.  diàtur  pa- 
ter  Alcantarœ  et  caput  ex  antiquis  instilutis.  In  secunda,  data  Granatc 
die  xvni  junii  1526  imperator,  poscît  ut  idem  abbas  ^solila  pielate  in 
hun(!ordinem,cujussupremum  caput  existit,  cum  ejus  primo  cubicuia- 
rio Carolo  de  Popolo,  dispensarc  dignclur,  ul  professionem  suam  regu- 
larem  in  curia  facere  possit  {Archiv,  Morim.,  apud  Calvomontem ,  ei 
in  Ann.  cist.,  l.  i,  Séries  prœf.  Aie,  pp.  583-84). 

L'ordre  d'Alcantara  disposait  de  37  commanderies  et  était  seigneur 
de  53  bourgs  ou  villages  on  Espagne.  Outre  les  trois  vœux  de  religion, 
on  en  faisait  un  quatrième,  de  soutenir  et  de  défendre  Timmaculée 
Conception  de  la  sainte  Vierge. 

De  la  juridiction  de  Morimond  sur  la  Milice  du  Christ  en  Portugal. 

1319.  — Bulle  de  Jean  XXll,du  li  mai*s  131 9,  établissant  la  milice  de 
J.-C.  et  la  soumettant  à  la  règle  de  saint  Benoit  et  aux  constitutions 
cisterciennes  de  Calatrava,  avec  les  mêmes  pri\iléges. 

Don  Nugno  Rodriguez,  6*  grand-maître,  consulte  Tabbc  de  Mori- 
mond sur  la  translation  de  la  milice  du  fort  de  Castro-Marino  (diocèse 
de  Faro)  à  Tliomar  ,  près  de  Santaren  (Archiv.  Morim.). 


—  485  — 

1350.  —  Renaud,  abbé  de  Moriniond ,  est  délégué  par  le  chapitre  gé- 
néral de  Citeaux  pour  visiter  la  milice  du  Christ  (Chartr.  de  Morim,). 

4433.  —  Le  pape  Eugène  IV  charge  Tabbé  de  Morimond  de  visiter  les 
milices  cisterciennes  en  Espagne  et  en  Portugal  (  Chartr,  de  Morim.), 

1449. — L'infant  don  Henri,  frère  du  roi  Edouard,  soumet  un  projet 
de  réforme  de  la  milice  du  Christ  à  Tabbé  de  Morim. 

1 455.  —  Calixtc  111  ordonne  à  Tabbé  de  Morimond  d'examiner  TafGiire 
du  grand  prieur  de  Tordre. 

1458.  —  Pie  11  soumet  immédiatement  Tordre  du  Christ  à  Tabbé  de 
Morimond  parla  bulle  que  nous  avons  citée  plus  haut.  — Uabbé  Uim- 
bcrt  de  Losne  visite  cette  milice  en  vertu  de  ces  pouvoirs. 

Cet  ordre  jouissait  de  450  commanderies  en  Portugal ,  en  Afrique  et 
dans  les  Indes  orientales,  et  de  plus  de  quinze  cent  mille  livres  de 
rente. 

Milice  de  Montesa, 

Nous  n'avons  retrouvé  dans  le  Chartrier  de  Morimond  que  la  bulle 
de  Pie  II  et  la  visite  d'Himbert  de  Losne. 

De  juridictione  Morim,  in  Militia  Avisiens, 

Fundator  Alphonsus,  primus  Lusitaniœ  rex. 

InstitutionisvelutauctoresfuereB.  Joannes  Zirita  Guiscardusque,  mo- 
nachi  Taroucenses  sub  régula  Cistercii  et  obedientia  abbatis  ejusdem 
monast.  (ReguL  Avis. ,  c.  2). 

Gundisalvus  II ,  magister  tencUam  et  inflrmam  adhuc  militiam  flo- 
renti  jam  militiœ  CalatravoB^  ultro  subjicit ,  circa  anne  1202,  et  ex  tune 
dicitur  de  ordine  Calatravœ. 

Abbas  Morimundi  delegatur  ad  suscipiendum  juramentum  magistri 
Ferdinand!  secundi  Cognomcnto  Monieyro,  ann.  1220  {Archiv,  Mort- 
mund,), 

Habuit  militia  Reginaldum-abbatem  Morimundi,  ut  visitatorem  etre- 
formatorem,  ut  patet  ex  Régula,  c.  8,  circa  1332. 

Ejus  visitationem  Plus  II  abbati  Morimundi  specialiter  iiyunxit,  anno 
1460.  —  Dicitur  visitata  ab  Himberto  de  Lona  ,  hoc  anno;  à  Guillel- 
mo  11,  1468  (Archiv.  Morim.,  Calvomont). 


—  4«6  — 


Page  192.  —  Deux  de  ces  corps  saints,  etc. 

La  manière  dont  ils  furent  découverts  eut  ie  plus  grand  retentisse- 
ment, et  nous  explique  l'éclat  et  la  pompe  qui  accompagnèrent  leur 
translation.  Un  habitant  de  Cologne ,  ayant  fait  construire  une  écurie 
dans  un  des  faubourgs  de  cette  ville,  y  fit  con  duire  son  cheval  ;  à  pdœ 
cet  animal,  ordinairement  très-doux,  eut-il  mis  le  pied  dans  c^te  écu- 
rie, quHl  fut  saisi  d'un  violent  vertige,  se  cabrant,  hérissant  sa  crinière, 
écumant  de  rage ,  battant  et  creusant  la  terre  de  son  pied  ;  et  il  était 
impossible  de  l'approcher  et  de  le  calmer.  On  put  cependant  k  mettre 
dehors;  et  aussitôt  il  fut  abordable  et  tranquille.  On  le  fit  rentrer,  et  il 
redevint  furieux  ;  on  essaya  plusieurs  fois  de  le  faire  entrer  et  sortir,  et 
à  chaque  fois  le  même  phénomène  se  présenta.  On  soupçonna  qu'il  de- 
vait y  avoir  là  quelque  puissance  cachée;  on  creusa  sous  le  pavé  de  l'é- 
curie, et  on  découvrit  des  ossements  bien  conservés,  exhalant  une 
odeur  suave,  et  que  l'on  reconnut  être  ceux  ou  de  sainte  Ursule,  ou  de 
quelques-unes  de  ses  compagnes.  —  Voir  Annal,  cisterc,  t.  2 ,  ad  ann. 
1103,  p.  379. 


Page  215.  —  Ce  fut  d'après  ce  plan  et  dans  cet  esprit,  etc. 

Les  moines  de  Morimond  aiïranch  irenl  par  eux-mêmes  ou  firent  af- 
franchir environ  une  vingtaine  de  villages;  la  liste  que  nous  en  avions 
dressée  avec  les  pièces  justificatives  ayant  été  brûlée  par  accident,  nous 
craindrions  de  la  reproduire  d'une  manière  inexacte,  aidé  de  nos  seuls 
souvenirs. 

Nous  avons  lu  attentivement  les  savantes  recherches  de  Bréquigny, 
de  MM.  Guizot,  Augustin  Thierry,  Tailliar,  sur  rétablissement  des  com- 
munes; eh  bien!  nous  l'avouons  franchement,  ces  auteurs,  qui  ont  re- 
tracé avec  un  talent  si  remarquable  ,  une  érudition  si  profonde ,  une 
critique  si  éclairée,  les  causes,  les  cléments  et  les  conséquences  de  cette 
immense  révolution,  n'ont  pas  également  réussi  à  déterminer  quelle 
institution  antérieure  aurait  été  le  type  de  l'organisation  communale. 
Pour  nous ,  après  avoir  étudié  sérieusement  la  question ,  nous  croyons 


—  487  — 

que,  de  même  que  TEglise  s'est  réfléchie  dans  la  communauté  monas- 
tique, la  communauté  monastique,  à  son  tour,  s'est  réfléchie  dans  la 
commune  civile ,  avec  ses  principes  constitutifs  :  le  droit  d'élection, 
Tunité  d'administration,  l'usage  des  conseils  et  des  délibérations,  etc. 

Si  nous  n'avions  craint  de  dépasser  les  limites  que  nous  nous  som- 
mes tracées,  nous  aurions  mis  en  regard  deux  chartes  d'affranchisse- 
ment. Tune  de  Guy,  seigneur  de  Clémont  (1347),  pour  l'érection  de 
la  commune  de  Perrusse,  et  l'autre  des  moines  de  Morimond  pour  l'é- 
rection de  celle  de  Levécourt.  La  charte  des  moines  est  aussi  franche- 
ment libérale  que  le  comportaient  les  temps  et  les  circonstances  ;  elle 
descend  de  la  croix  et  respire  la  douceur  et  la  charité  de  celui  qui  est 
mort  pour  tous  et  en  pardonnant  à  ses  bourreaux.  On  peut  répéter, 
après  l'avoir  lue,  les  paroles  du  Sauveur:  «  Vous  ne  serez  véritablement 
libres  que  quand  le  Fils  vous  aura  aiTranchis  »  (Si  ergo  vos  Filius  libe- 
raverit,  vere  liberi  eritis,  —  S.  Joan.,  c.  8). 

Le  sire  de  Clémont  présente  sa  charte  en  barbare,  au  bout  de  son 
sabre  et  de  sa  lance  :  les  taxes ,  les  corvées ,  les  charges  et  réquisitions 
nous  ont  semblé  encore  intolérables.  Quant  aux  peines  et  aux  amendes, 
il  est  dit  :  Celui  qui  causera  du  dommage  aux  propriétés  d'autrui  ren- 
dra la  valeur  du  dégât,  puis  payera  au  seigneur  cinq  sous  tournois  ;  s'il 
ne  le  peut,  on  lui  coupera  une  oreille.  Pour  avoir  fait  usage  de  fausse 
mesure,  l'amende  sera  de  25  sous  tournois,  ou  la  main  coupée,  à  défaut 
de  pouvoir  payer.  Pour  ce  qui  regarde  le  duel  judiciaire,  le  champion 
qui  combattra  pour  un  autre  aura  le  pied  ou  le  poing  coupé ,  s'il  est 
vaincu,  pourvehu  toutefois  que  li  roi  s'y  consente;  etc.  (i). 

Nos  moines  conservèrent  le  scabinat  de  l'époque  carlovingienne  ; 
l'échevin  de  la  commune  monastique  cumulait,  comme  autrefois,  les 
fonctions  judiciaires  et  administratives;  il  devait  s'aider  des  conseils 
d'un  certain  nombre  de  notables  ou  d'anciens  de  la  localité.  Le  plus 
souvent,  dans  les  petits  villages,  il  n'existait  qu'un  seul  échevin;  dans 
les  bourgs,  il  y  en  avait  quelquefois  plusieurs ,  dont  un  prenait  le  titre 
de  grand  échevin  ou  mayeur  (2). 

(1)  Voir  aux  Archives  de  Chaumont  la  charte  d'affranchissement  de  Clé- 
ment (1248),  renfermant  à  pen  près  les  mêmes  conditions  que  celles  qae  nous 
avons  rapportées,  et  commençant  par  ces  mots  :  Nos  Simone  Dominas  Clari- 
montis, 

(2)  Echevin,  en  latin  scabinas,  scabineus^  du  théothisque,  skapene,  skafène, 
qui  signifie  créé,  constitué,  Voyei,  sur  Taffrancliissement  communal  :  Bréqul- 


—  4W  — 


Page  217.  —  Il  arriva  en  peu  de  temps  qu'il  y  eut  dans 
chaque  village  un  nombre  aussi  considérable  de  décimateurs 
que  de  cultivateurs. 

Il  y  en  avait  quinze  à  Brevannes,  dix  à  Damblain,  huit  à  Levécourt, 
sept  à  Meuvy,  cinq  à  Bassoncourt,  etc.  Les  moines,  par  achat,  par 
échange,  à  charge  de  services  funèbres,  par  mode  de  restitution  ou  par 
donation,  furent  bientôt  seuls  décimateurs.  Ainsi,  pour  n'en  citer 
qu*un  exemple,  ils  achetèrent  la  6"  partie  des  dîmes  de  Bourbonne, 
de  Guy  de  Bourbonne  (t257) ,  pour  160  livres  tournois  langoines;  en- 
suite les  droits  de  dame  Aglantine  de  Tyvet  pour  28  livres  idem.  Ils 
échangèrent  avec  Simon  de  Clëmont  (1180)  la  7«  partie  des  dîmes 
grosses  et  menues  de  Bourbonne,  contre  des  prés  à  Audeloncourt;  Jean, 
sire  de  Choiseul  et  d*Aigremont ,  leur  abandonna  ses  prétentions  pour 
unseiTice  funèbre  (1259)  ;  Guy  de  Dammartin,  les  siennes  por^  ^tc> 
tance  des  dommages  causés  par  lui  ou  ses  ancêtres  à  Tabbaye  de  Mo- 
rimond  ;  enfin,  Jean  de  Tréchâteau  ,  en  1242,  leur  fit  une  cession  pure 
et  simple  de  la  10*  partie  des  dîmes  de  Bourbonne,  auxquelles  il  avait 
droit  par  Alix  de  Choiseul ,  son  épouse. 

«  Domini  de  Gaseolo  contulerunt  Morimundo  décimas  vel  partem  de- 
cimarum  de  Collumbeyo ,  de  Fraxineto,  de  Bovrennis  vel  Beverennls, 
de  Bassonis-Curia,  de  Salxures,  de  Casvis  vel  Chasoez,  de  Linesole, 
de  Mosse-Vico,  partim  cum  Clementia,  filia  Simonis  de  Poleyo  (1300). 
Guillelmus  de  Montiniaco  (1266),  Gaufridus  et  Antonius  de  Molano  par- 
tem decimarum  de  Molano  et  de  Ravinno-Fonte  (1350-1521). 

tt  Décimas  de  Domno- Benigno  (alias  Dambelay)  contulerunt  :  Wie- 
not  de  Aureliani-Domo  (1254) ,  in  prsBsentia  Joh.  de  Tanes,  archidiac. 
Bassigneii  ;  domina  Bonior  de  Columbeyo,  in  prsesentia  Gcrardi,  decani 
christianitatis  de  Bassinyeo,  et  Guidonis,  curati  de  Colombeyo  (1256); 
Baudellus,  armiger  de  Ravinno-Fonte,  cum  uxore  sua  Agnete  et  liberis 


gay,  Recueil  des  Ordonnances  des  rois  de  France  y  t.  11 ,  préface;  —  Gaizot, 
Cours  d'histoire  de  la  Hcivilisation  en  France  (1829-1830),  16«,  17«,18«,19« 
leçons;  —  Augustin  Thierry,  Récits  des  temps  Mérovingiens^  précédés  de  consi- 
dérations surThistoire  de  France;  Parts,  1840;  —  Tailliar.,  De  fa/franchisse- 
ment des  communes ,  etc .  ;  1  vol.  in-8« ,  Cambrai ,  1887. 


—  489  — 

rais  Elysabeth,  Videlic,  Adeline  et  Florete ,  in  praesentia  Dominici  vi- 
carii  de  Ravinno-Fonte  (i257)  ;  deinde,  Joannes  de  Gaseolo  et  Gerardus, 
miles  de  Merrey  (1256),  idem  fecerunt. 

«  Domini  de  Glaromonte,  de  Bolmonte,  et  alii  toparchœ  ;  décimas  de 
Levicuria  (allias  Allevercurt),  de  Willercurt,  de  Dcuncurt,  de  borgo 
S.-Mariœ,  de  Romanis,  de  Goneincurt,  de  Bolmonte,  de  Guppa,  de 
Novo-Villari,  deGlincampo,  de  Oi'zeriis,  de  Mansionis-Gella,  de  Scotis, 
de  Surei,  de  Evronchort ,  de  Isiodio,  de  Germani-Villario ,  de  Grifiney, 
de  Gampenueies,  de  Semmerecort  ;  insuper  Olivierus  de  Giaromonte  et 
Odo  de  Orges  allodium  suum  et  décimas  de  Rangiscurt  (il 44,  1 150). 

a  Domicelli  de  Martiniaco  :  décimas  de  Vrecort,  de  Suivilla,  Bar- 
benvilla,  etc. 

«  Domini  de  Novo-Gastro  et  alii  plures  :  décimas  de  Goxeio,  de 
Rousseux,  de  Pompières,  etc. 

«  Ex  Bellifago  habuerunt  décimas  de  Montiniaco,  de  Bona-Guria ,  de 
Calfor,  de  Spinante,  de  Ligna-Guria  (alias  Linecort),  de  Forflliero,  de 
Malero,  de  Domno-Marlino,  de  Ranseneres  (alias  Ranxeries),  de  Aver- 
cort,  de  Poleyo,  de  Bello-Garpino,  de  Vesignies,  de  Vileries. 

«  Domini  de  Fisca  :  décimas  de  Fisca ,  de  Goncort  et  de  Eschalbrone 
(alias  Escbalvanes).  » 


Page  219.  —  Plus  de  vingt  moulins  sur  la  Meuse,  etc. 

I*  Sur  la  Meuse  :  Moulin  de  Meuse  (de  Muese),  de  Germenne,  entre 
Damfkl  et  Lénizeul,  de  Levécourl,  de  Haréville,  de  Neufchâteau. 

2*  Sur  les  ruisseaux  des  étangs  :  Le  moulin  de  THuilerie,  le  Grand- 
Moulin,  le  moulin  de  Bonnencontre,  du  Ghesnoy  (de  Gasneto),  de  Go- 
lombey,  de  Brevannes,  les  deux  moulins  des  Gouttes,  de  Belfays,  de 
rEtang-de-Lavilleneuve  ,  le  moulin-à-vent  de  Gcnischeaux ,  le  moulin 
de  Fraucourt,  le  moulin  de  La  Planchotte,  entre  Blevincourt  et  Rosières. 

3»  Sur  la  rivière  d'Arnoncourt  et  de  Bourbonne  :  Le  moulin  d'Ar- 
noncourt  avec  son  battoir,  deux  moulins  h  Bourbonne,  le  moulin  de 
Fresne. 

4*  Sur  la  Moselle  :  Un  moulin  entre  Remiremont  et  Epinal,  un  autre 
au-dessous  de  Toul ,  le  moulin  de  Moyen-Vic-sur-la-Seille  ;  le  moulin 
de  Pompière  (Vosges),  en-deçà  de  la  Moselle. 


—  490  — 

5*  Sur  la  Saône  :  Le  moulin  de  Scey-sar-Saône. 

Les  moulins  du  Bassigny  qui  appartenaient  à  Morimond  étaient  oui- 
fiés  à  des  frères  meuniers,  sous  la  direction  et  la  surveillance  d*ini 
frère  convers  qui  prenait  le  titre  de  maître  des  moulins  de  Morimond 
(  magistrr  moUtèdinorum  Morimundi ,  ut  patet  ex  sdiedula  Reyneri  de 
Acrim.  ,1198). 


Page  219.  — La  banalité  des  trois  fours,  etc. 

Nous  pouvons  nous  faire  une  idée  de  la  valeur  annuelle  de  diacnn 
de  ces  fours  par  celui  de  Serocourt,  qu'Isabelle,  dame  d'Aigremoot, 
donna  aux  moines  avec  les  rentes  qu'elle  y  a\'ait  ;  ce  esi  à'savoir  :  dix- 
neuf  fuaces ,  quinze  gelines  et  un  porchot  à  la  Naiitité  de  \,  S.  J.-C.  À 
la  Pasche,  huit  gelines ,  H  avec  chaque  geline  15  œufs;  à  la  fête  Saimct" 
Pierres  d^aoiU,  dix  gros  d'estaveneins ,  et  à  la  Sainct-Martin  28  paucùu. 


Ibid.  —  Douze  granges,  etc. 

Vaudenvillers ,  Grignoncourl ,  Genischeaux ,  Fraucourt ,  les  Gouttes, 

Granrnpt,  Morxeau,  Dosme,Mont,  Rapeschamp,  Andoivre,  Angoulain- 
court;  ils  y  ajoutèrent  plus  tard  la  métairie  de  Villers- Fontaine,  prèi 
de  Uflbl-le-Petil  ;  Isonville  et  Belfays. 


Ibid.  —  Des  maisons  dans  plus  de  douze  >illes,  etc. 

A  Langres ,  Dijon ,  Beaune ,  Neufchàteau ,  Bourbonne ,  Toul ,  Meti, 
Trêves,  Cologne,  Breslaw,  Varsovie. 


Page  224.  —  Le  sol  était  devenu  marécageux,  les  prairies 
de  la  Meuse  ne  produisaient  plus  que  des  joncs ,  etc. 

C'est  ce  «lue  prouvent  les  donations  faites  à  Morimond  au  i2«  et  aa 
i  3*  siècles. 


—  491  — 

ii5i.  —  Gono  de  Caseolo  dat  ecclesiaB  Morim.  quadraginta  jugera 
terrse  paludosœ  et  incultae ,  inter  grangias  de  Guttis  et  Bovrennam. 

ii7i.  —  Simon  de  Glaromonte  conœdit  salicetum  suum  juxta  Wil- 
lecurt. 

H72.  —  Olduinus  et  Hugo,  nepos  ejus,  presbyteri  de  Wilcurt,  tra- 
diderunt  fratribus  Morim.  desertum  quoddam  ad  pratum  faciendum, 
per  manus  Pétri  Leuchonim  episcopi,  testibus  Bartholomœo,  sacerdote 
de  Grifiney,  et  Stephano,  sacerdote  de  Romanis. 

Eodem  fere  anno,  Bartholomaeus  de  S.  Paulo  obtulit  Deo  et  ecclesiœ 
Morim.,  finibus  Odeioncort,  quadraginta  jugera  terr»  ad  prata  fa- 
cienda. 

il80.  —  Raynardus  de  Caseolo  dédit  juncetum  suum  prope  Levea- 
cort. 

ii98.  —  Reinerus  Acrimontis  concedit  Morim.  locum  dictum  de  Ro- 
soia  ad  pratum  faciendum,  juxta  Molendinum  de  Roseriis. 

i200.  —  Simon  de  Glaromonte  dat  medietatem  loci  dicti  Veuray  de 
Dardru ,  ad  prata  facienda ,  etc. ,  etc. ,  etc. 


Page  237.  —  Les  populations  s'éloignaient  de  ces  tristes 
lieux,  etc. 

Les  Vosges  étaient  encore  presque  entièrement  désertes  au  7*  et  au 
8«  siècles  (Noirot,  Traité  de  la  Culture  des  Forêts  ^  p.  125).  Les  popu- 
lations n'y  pénétrèrent  qu'à  la  suite  des  moines,  du  il*  au  42*  siècles. 


Page  240.  —  Les  Vandales  du  XIX*  siècle  qui  ont 
sartées ,  etc. 

Si  nous  en  croyons  le  marquis  de  Mirabeau  (  Théorie  de  V Impôt) ^  la 
France  possédait  en  4750,  47,000,000  d'hectares  de  forêts;  aujourd'hui 
elle  n'en  possède  qu'environ  huit  millions  et  demi  d'hectares.  Le  Bas- 
signy  a  perdu  en  60  ans  moitié  de  son  sol  boisé.  On  a  cru  mieux  faire 
que  les  moines,  et  il  en  résulte  qu'à  cette  heure  l'agriculture  est  rui- 


—  492  — 

née  par  le  prix  trop  élevé  du  bois  de  chaufihge  et  de  charonnage ,  et 
que  Ton  fait  de  tous  cotés  des  essais  de  reboisemeat. 

Ce  qui  nous  manque,  ce  sont  des  bois  de  résenre  comme  ceux  de  Md- 
rimond ,  si  propres  aux  constructions  navales,  militaires  et  civiles  :  les 
bois  de  cette  nature  importés  en  France  ont  ligure  en  1841  sur  les  états 
de  douane  pour  près  de  35  millions  de  francs  ;  nous  tirons  du  com- 
merce extérieur  pour  6  millions  de  merralns  de  chêne  ;  Timportatioa 
du  charbon  de  bois,  venu  notamment  de  Belgique  et  de  Toscane,  s*é- 
lève  à  2,740,000  fr.  ;  nos  départements  frontières  tirent  de  TâraD^er 
une  partie  de  leur  bois  de  chauffage  :  en  1841,  90,000  stères  et  plus  de 
1,000,000  de  fagots  leur  ont  été  fournis  par  la  Belgique  ,  TAllemagiie 
et  la  Suisse. 

Nous  engageons  ceux  qui  voudraient  connaître  l'importance  des  fo- 
rêts dans  leurs  rapports  : 

1®  Avec  Tagriculturc,  à  lire  :  Noirot,  ouvrage  précité;  James  Saint- 
Hilaire,  Traité  des  Arbres  forestiers,  in-4'  ,  1824; — Mauny  de  Momay, 
Le  livre  du  Forestier,  in-18,1838;  —  De  Perthuis,  Traité  de  tamémigt- 
ment  et  de  la  restauration  des  bois  et  des  forêts  de  la  F^rance,  in-8*, 
1803;  —  Lorcntz  et  Parade,  Cours  élémentaire  de  Culture  des  bois, 
in-8\  1827; 

2®  Avec  le  commerce  et  la  richesse  nationale  :  J.-M.  Thomas,  Traité 
général  de  Statistique,  etc.,  2  v.  in-8*,  1840;  —  Baudrillard  ,  Traité 
général  des  Eaux  et  Forêts;  — Varennes  de  Feuille,  Mémoire  sur  f Ad- 
ministration forestière,  in-S**,  1809;  —  C.  d'Où rehes,  .^pfTfu  général  des 
Forêts,  2  vol.  111-8°,  1805;  — Bonard ,  des  Forêts  de  la  France  dans 
leurs  rapports  avec  la  Marine  ^  in-8°,  1846; 

3°  Avec  la  tempéralure  et  les  phénomènes  météorologiques  :  Duha- 
mel du  Monceau,  La  Physique  des  Arbres,  2  vol.  in-4®;  —  Rauch,  An- 
nales forestières;  — M.-A.  Surrel,  Etudes  des  torrents  des  Hautes-Alpes, 
ou  Du  Déboisement  et  du  Reboissement  des  Montagnes;  —  l'ouvrage  du 
docteur  Forster,  sur  les  Causes  des  Inondations ,  publié  après  1840  et 
i846. 


—  493  — 

Page  241.  — La  disparition  de  ces  grands  abris  du  mona- 
chisnie  a  produit  le  refroidissement  du  sol,  etc. 

Aussitôt  après  le  départ  des  moines,  les  révolutionnaires  s'armèrent 
de  leurs  haches  et  s'en  allèrent  abattre  les  hautes  futaies  de  Morimond  ; 
dix  ans  après,  les  pauvres  vignerons  des  villages  que  nous  avons  cités 
furent  forcés  de  prendre  le  hoyau  pour  arracher  leurs  vignes.  Le  co- 
teau de  Bassoncourt ,  si  favorablement  exposé  ,  fut  sacrifié  comme  les 
autres. 


Page  252.  —  Ses  troupeaux  pouvaient  errer  librement,  etc. 

Ils  avaient  le  droit  de  vaine  pâture  et  d'usage  sur  le  territoire  des 
châtellenies  de  Choiseul ,  d'Aigremont,  de  la  Marche,  de  Neuchàteau, 
de  La  Fauche,  de  Reynel,  de  Clément,  de  Nogent,  de  Montigny,  de 
Dammartin,  de  Bourbonne,  etc. 

Voici  deux  exemples  de  cette  cession  du  droit  de  vaine  pâture  : 

—  «  Ego  Symon ,  dominus  Glarimontis ,  ante  magistrum  Henricum 
de  Remis,  archidiaconum  Bassigneil,  concedo  fratribus  Morim.  ,sive 
in  abbatia,  sive  in  grangiis,  sive  in  aliis  locis  eorum,  pasturam 
per  totam  terram  meam  ad  sustentationem  animalium  omnium ,  tara 
grossorum  quam  minutorum ,  insuper  usagium  in  nemorihus  meis  ad 
focum  faciendum,  in  Veurey  de  Dardru,  in  fageto  Glarimontis,  et  in 
casneto,  sive  fago  et  quercu  astante.  Volo  etiam  quod  incessum  et  rcdi- 
tum  habeant  liberum  per  ommem  locum  potestatis  mese ,  ila  tamen 
quod  si  dicti  frati*es  vel  eorum  animalia  damnum  aliquod  facerent  pas- 
cendo  in  pratis  vel  in  segetibus,  vel  incendendo  in  nemorihus,  dicti  fra- 
tres  solum  damnum  sine  emenda  restituèrent  )>  (  1243). 

—  «  Raynerus  de  Blondana-Fontana ,  homo  de  domino  Caseoli ,  inva- 
diat  Morim.  pro  quadraginta  libris  stcphaniensibus  vanam  pasturam 
in  ûnagiis  villai*um  suarum ,  de  Dayllccort ,  de  Parnoto ,  de  Fraynet ,  de 
Amocort,  insuper  in  omnibus  nemorihus  dictarum  villarum  usuaria , 
scilicet  ligna  ad  foagium  et  ad  umbracula  suis  gregibus  facienda ,  ex- 
cepte quod  in  nemore  de  Dayllecort ,  quod  nominatur  Defoys ,  ad  nul- 
los  sues  usus  ligna  non  succident  »  (1243  ). 


—  4M  — 

Page  260.  —  Le  sol  se  métamorphosait  par  enchante- 
ment «  etc. 

Nous  avons  cité,  à  cette  occasion ,  les  noms  de  plusieurs  abbayes  de 
la  tiliation  de  Morimond,  dans  les  différentes  provinces  de  la  Fruaœ. 


Page  264.  —  Il  fallait  apprendre  aux  tribus  germaines  i 
défricher  et  à  cultiver,  etc. 

Nous  ne  citerons  que  le  témoignage  d'un  ancien  auteur  très^gne 
de  foi  (Thomas  Bozius,  De  Signis  Eccles.,  lib.  iO,  c.  11). 

«  Certumest  prlscis  nimirum  temporibus  Geraianiam  et  quidi|uid  es^ 
telluris  supra  Rhenum  et  Danubium  omnia  fere  inculta,  neque  po- 
pulos operam  dédisse  agriculture,  terramque  horrentem  ac  sterilem 
fuisse.  Sed  postquam  sedes  apostolica  misit  in  ea  locamonachos  et  alios 
qui  gentes  efferas  ad  Christum  et  bumaniorem  victum  traducereat, 
iique  variis  in  locis  monasteria  constitueront ,  ex  eo  nihil  non  firuc- 
tuum  produci  scimus  ex  eis  terris.  Sic  itaqiie  monachorum,  quos 
nune  impii  persequuntur,  opéra  et  industria  fiebat  ut  populi  septen- 
trionales addiscerent  pictatcra,  litteras,  ipsam  denique  agriculturam.  » 

Quant  à  la  pro|)a galion  de  la  foi  chrétienne,  le  même  auteur  constate 
que  les  Cisterciens  y  ont  puissamment  contribué ,  surtout  dans  les  cam- 
pagnes :  «  Libct  hic  admirari  providentiam  divinam,  qua  factum  estnt 
monachorum  qui  in  silvis,  agris  et  solitudinibus  degebant,  collegia  et 
instituta  latissime  amplificata  sint,  ut  videlicet  per  eos  rustici  ad  Cbristi 
fidem  facilius  perduci  possint.  » 


—  495  — 


Page  285,  noie  7.  —  Sont  la  plus  belle  apologie  de  Tétat 
monastique,  etc. 

Ex  Malach,  RosenthcU  et  Petro  Pazmano  Strigonens  archiep. 

Quid  enim,  vel  adaspectum  jucundius,  vel  ad  securitatem  tutius  esse 
potuit,  quam  videra  tôt  castrorum  actes  ordinatas,  pro  salute  Hungariœ 
excubantes,quot  fuere  religiosorum  cœnobia?  Hi  nimiinim  orationc,  la- 
crymis,  jejuniis  et  omnibus  vitae  religiosse  exercilationibus  ,  Dei  favo- 
rem  impetrabant,  iram  avertebant,  raurum  se  pro  domo  Dei  oppone- 
bant.  Ita  in  pulchritudine  pacis,  in  requie  opulenta,  in  protedione  Dei 
ciili  commorabatur  gens  noslra.  Nunc,  proh  dolor  !  dissipatis  lapidibus 
sanctuarii,  pulsis  religiosorum  virorum  examinibus,  destnictis  menas- 
teriis,  migravit  una  Dei  favor,  ac  indignalio  Omnipotentis  innumeris 
cladibus,  tanto  cum  seculi  tractu ,  patriam  hanc  mcrsit  et  adhuc  ma- 
nu2i  ejus  extenta.  Rogamus  omnes  nos ,  quœ  ad  pacem  sunt  patriœ,  ac 
ut  juxta  dies  pristinos  Gat  nobis  (Append,  ad  Monast,  Hungar.,  p.  130  ; 
Sartor.,  Cist.  Bistert,,  p.  4131). 


Page  292.  — En  écrivant  ces  lignes  nous  avons  aimé  à  nous 
rappeler  Alain  de  Lille ,  etc. 

Nous  n'ignorons  pas  que  les  historiens  ne  sont  pas  d'accord  sur  Té- 
poque  à  laquelle  vivait  cet  Alain  :  les  uns  le  font  mourir  en  i  203,  d'au- 
tres en  1294;  ce  qui  ferait  supposer  qu'il  y  aurait  eu  deux  personnages 
de  ce  nom.  Il  est  certain  qu'un  Alain  de  l'Isle ,  surnommé  V Universel, 
est  mort  berger  à  Giteaux,  en  1294,  ainsi  que  l'atteste  son  épitaphe  re- 
cueillie sur  les  lieux  mêmes  par  le  savant  académicien  Moreau  de  Mau- 
tour,  et  reproduite  avec  le  plan  de  son  tombeau,  t.  9,  p.  193  de  Y  Histoire 
de  l'Académie  royale  des  Inscript,  et  B.-L,  Alain  y  est  représenté  tenant 
un  chapelet  à  la  main,  dans  le  costume  des  frères  convers,  et  faisant 
paître  un  troupeau  de  brebis.  (Sartorius,  Cisterc-Bistert. ,  Cist.  docti, 
539  :  Fato  per  puerulum  prœterlabentis  alvei  aquas  in  perexiguam  scrobem 


—  496  — 

cochUari  sarbiUantem ,  edoctus  est  in  modicam  ingenii  martalis  fouém 
oceanum  Trinitatis  utique  transfundi  non  passe,  ) 

Selon  d'autres,  Alain  ayant  interrogé  ren&nt,  celui-ci  lui  amit 
donné  la  réponse  du  Catéchisme. 


Page  307.  —  Abbaye  de  Bolbonne. 

Les  annales  de  cette  abbaye  nous  fournissent  un  dee  traits  les  (dos 
touchants  et  les  plus  beaux  de  Thistôire  de  TEglise  au  t^  siècle.  11  s'a- 
git du  célèbre  comte  de  Montfort ,  qui ,  pressé  par  les  Albigeois,  Tint, 
avant  de  livrer  une  bataille  décisive,  se  recommander  à  Dieu  et  am 
prières  des  moines  dans  ce  sanctuaire. 

Anno  1213,  cornes  et  qui  cum  eo  erant,  venerunt  prope  quamdam  ab- 
batiam  Cist.  ordin.,  quae  dicitur  Bolbona,  ad  quam  di versus  cornes  nos- 
ter  intravit  ecclesiam ,  causa  orationis ,  ut  etiam  se  et  suos  oratiouibus 
monachor.  commcndaret;  et  cum  prolixius  et  diutius  orasset,  arripîeiis 
ensem  quo  erat  prsecinctus ,  posuit  iUum  super  altare,  dicens  :  «  0  boue 
Domine ,  ô  Jcsu  bénigne ,  tu  me ,  licet  indignum  ,  ad  tua  prtdia  ele- 
gisti  ;  desuper  altare  tuum  hodie  arma  accipio ,  ut  prceliaturus  prslia 
tua,  a  te  accipiam  jusliliam  praeliandi  ;  »  rdciens({ue  confessionem  ,  or- 
dinavit  lestamentum  suum  ,  ipsumquc  testamcntum  scriptum  et  sigil- 
latum  misit  ad  dominiim,  abbatem  Bolbonœ,  mandans  et  ordinans 
quod,  si  conlingerel  ipsum  in  belle  occumbere,  mitteretur  Romani 
praenotdtum  testamcntum  et  confirmaretur  a  domino  papa  (t.  4,  p.  ÎO, 
1213). 


—  497  — 

Page  311.  —  Le  champ  de  la  science  a  été  cultivé  dans 
toutes  ses  parties  par  nos  cénobites ,  etc. 

SERIES  ABBATUM  ET  MONAGHORUM  MORIMUNDl 

QUI  DOGTRINA  ET  SCRIPTIS  CLARUERUNT. 

(Ex  Annalibus  Angel.  Manrique,  t.  1,  Séries  abbat.  Morim.;  —  ex  Carol.  de 
Visch.,  Biblioth.  script,  sacri  ordin.  Cist.,  Duaci,  1649,  iii-4o  ;  —  ex  Biblioth^ 
cist.  Philipp.  Seguini,  in -fol.;  —  ex  Cistercio-Bistertio  Sartor.,  Cist.  doctij 
589-544;  —  ex  Purpura  Divi  Bernardi,  in-fol.;  —  ex  Chrysost.  Henriquez, 
Apparat,  ad  Menolog.  cist.  ;  —  Bibliothèque  générale  des  écrivains  de  tor-. 
dre  de  Saint 'Benoit,  Bouillon,  in- 4©,  4  vol.)  (1). 

i"  Otho  Frisingeiisis  scripsit  :  —  1®  libres  septem  Ghronicorum ,  ab 
orbe  condito  ad  ann.  1146  ,  quibus  adjecit  libnim  octavum  de  Fine 
mundi,  Antlchristi  pcrsecuiione ,  resurrectione  mortuorum,  judicio 
Anali,  gloria  beatorum ,  et  suppliciis  damnatorum  ;  —  2^  de  Gestis  Fre- 
derid  I,  imperat.,  libres  duos;  —  3°  Historiam  domus  austriacae; 

2**  Odo  Bassigniacencis,  prier  Morimundi ,  postea  abbas  Belli-Prati, 
electus  abbas  Morim.  M 60,  scripsit:  —  1<*  Expositiones  morales  et 
mysticas  super  diversos  textus  tam  Veteris  quam  Novi-Testamenti  ;  — 
2f  Tractatum  prœclarissimum  de  trinis  gradibiis  quibus  pervenilur  ad 
hereditatem  salutis  et  ad  eam  très  hierarchias  cœlestium  spirituum 
distincte  operari  ;  —  3**  Sermones  de  Adventu,  de  Quadragesima,  de 
dominicis  et  festis  totius  anni,  prœcipue  de  fesUvitatibus  B.  M.  Virginis; 
—  4®  Tractatus  de  translatione  reliquiarum  sancti  Benedicti  ad  monas- 
terium  Floriacense,  quos  plures  auctores  cum  laude  retulerunt;  — 
5<>  Ghronicorum  librum  unum;  —  6*^  de  Religione  christ,  et  judaica, 
Leone  et  Odone  interlocutoribus,  dialogum  ;  —  7®  de  Mathesi  copiosas 
et  doctas  disputationes  ;  —  8**  de  Analyticis  Tcmariis  librum  uniim  ;  — 
9**  de  Analyticis  numerorum  librum  allerum;  —  iO**  de  Significationi- 
bus  numerorum  librum  unum;  —  U°  de  Figuris  numerorum  Ubr. 
unum;  —  12®  de  Liberis  appellationibus  libr.  unum;  —  13®  de  Myste- 
riis  flgurarum  libr.  unum  ;  — 14"*  de  Regulis  generationum  libr.  unum  ; 

(1)  Noos  avons  pu  nous  procurer  aussi  la  Bibliothèque  des  écrivains  cisterc.^ 
de  dom  Tissier,  à  la  Bibliothèque  pubUque  de  Lyon ,  1  vol.  in-fol. 


—  4»8  ^ 

—  45*  de  Cognitionibus  et  interprclationibus  numeror.  libr.  unum;  — 
16*  de  SigniGcationibus  unitatls  libr.  unum;  —  17*  de  Rdationibus  et 
earum  mysteriis  libr.  unum  ; 

3*  Gnido  I ,  abb.,  plurcs  orationes  ante  imperatorcs  et  in  curiis  regom 
habuit,  quasrcccnset  Sailorius  (Cist.-Bist.,  Cisterc.  docti); 

4*  Nicolaus  I,  abb.,  scripsit  plures  litteras  et  codidllos  quos  Juliiniis 
Paris  in  suo  Xomastico  cisterc.  commémorât,  p.  424  ; 

5*  Joannes  1,  abb.,  tulitleges  duodecim  capitibus  distinctas,  subboc 
initio  :  «  Anno  inc.  Dom.  1283,  nos  frater  Joannes,  abb.  Biorim.,  Tenerab. 
congregat.  religios.  domus  Calatravae,  (ilise  inclylae  nostrae,  persomiali- 
ter  visitantes,  subscripta  ibid.  statuimus  fîrmiter  observanda»  (b»c  io- 
stiluta  extant  in  regia  biblioth.  Hisp.  et  in  Sant.  BarlholonueaSalmiDli' 
censi); 

6*  Guillelmus  1,  abb.,  plurcs  leges  edidit  hispanice  sub  hoc  litulo: 
«  Nos  dom  fray  Juan  Guilielm.,  abb.  de  Morim. ,  visitaodo  la  casa  de 
Calati^va,  nuestra  fija,  en  el  anno  de  la  sera  de  1342,  postrimero  dia 
del  mes  de  diciembre  mandamos  a  todos  los  freiles ,  aiilites,  y  capeUt- 
1106  del  sobredicho  lugar  estas  nuestittô  diffiniciones  estableroente  gar- 
den,  y  firmemente  tengan,  etc.  »  (in  regia  biblioth.  Hîsp.  et  Saut. 
Barthol.  Salmantic.)  ; 

7*  Renaudus  (alias  Reginaldus,  vel  Arnoldus),  abb.,  scripsit  :  Vitam 
S.  GlodesindoQ  et  Conslilutiones  pro  militibus  Calatravœ,  sub  hoc  titulo  : 
a  Nos  dom  fray  Arnal,  por  la  gracia  di  Dios  abb.  de  Morim. ,  visitando 
la  casa  deCalatrav.,  nuestra  fija,  con  consejo  del  maestro  dom  fra) 
Alonso  Perez  e  del  con  vente,  etc.  »  (floruit  1332); 

8°  Johanncs  lit,  de  Martiniaco,  professus  et  abb.  de  Morim.,  sacrsB 
theologiœ  doctor,  deputatus  totius  ordiuis  ad  concil.  Constant.  1416. 
in  quo  cum  duobus  cardinalibus  et  une  episcopo  examinandas  docthnc 
Wiclefi  et  J.  Huss  cum  plena  potestale  pi*aefeclus  est  ; 

9°  Johannes  IV,  de  Britania,  doctor  theologus,  condidit  leg^  pneda- 
ras  in  villa  de  Almagro;  depulatur  ad  concilium  Constant.,  et  a  Sarto- 
rio  inter  cisterc.  doctos  annumeratur; 

10*»  Guido  11,  abb.  Morim.,  leges  promulgdvil  pro  Calatravensibus. 
sub  hoc  litulo  :  «  Nos  dom  fray  Guido,  abb.  de  Morimundo,  visilando 
Personal  mente  la  cavalliera  di  Calalrava,  a  nos  y  al  dicho  monasterio 
sin  modio  alguno  sujela,  ordonamos  y  mandamos,  etc.  »  (1430); 

11°  Lambcrtus  (alias  Humbertus,  vel  Himbertus)  de  Lona,  abb. 
Morim.,  scripsit  plura  opéra,  inter quae  proferuntur  :  —  1*  Oratio  quani 


habuit  ante  curiam  romanam  pro  ordine  cisterciensi  resarciendo  ;  — 
2*  Laus  vilœ  monaslicœ  ;  —  3°  Sermo  de  continenlia  ;  —  4®  de  Lan- 
guore  spirituali  ;  —  5^  de  Officils  pastorum  ;  —  6^  Tractatus  de  lectione 
historicorum  ; 

12®  Johanncs  IX,  Goquey,  colleg.  parisiensis  provisor,  sacrs  theol. 
doctor,  scripsit  plura  opéra,  quœ  recense!  Philipp.  Seguinus  in  sua  Bi- 
blioth.  cist.; 

13*  Gabriel  de  S.-Blin,  juris  pontincii  doctor,  deputatus  cleri  Bassi- 
gniaci  ad  comîlia  de  La  Mothe,  scripsit,  quoad  majorem  partem ,  librum 
cui  titiilus  :  Coutumes  du  Bassigny,  in-8®,  biblioth.  Galvomont.  ; 

i4®  Remigius  de  Braseio,  el  Gland.  Masson,  abb.  Morim.,  inter  cis- 
terc.  doctos  a  Sartorio  annumerantur; 

15*  Morimundenscs  rcligiosi  anonymi  plurimi  (ex  Garol.  de  Viscb., 
p.  199):  —  Unus  illorum  scripsit  super  E\odum,  cum  expositionibus 
interlinearibus  mysticis  et  glossis  marginalibus  ;  — alii  duo  scripserunt 
super  Psalmos; —  très  diversi  super  Gantica  canticorum;  —  alius 
scripto  reliquit  :  Expositiones  peregregias  et  interpretationes  in  omnes 
Epistolas  S.  Pauli;  adjecit  Dictionarium  singulare  rerum  ac  verbo- 
rum  obscuriorum,  quo  possit  textus  S.  Scripturse  clarius  elucidari  ;  — 
alius  reliquit  Gommentaria  perpétua  in  IV  libros  magistrisententiarum; 
—  quatuor  diversi  scripserunt  Summas  quasdam  theologiœ  moralis  et 
catechisticas  ;  —  octo  diversi  scripserunt  Sermones  ; —  quatuor  denique 
alii  ascetica,  scilicet  :  1*  Mariale,  scu  librum  saluliferum  de  laudibus 
B.  M.  V.;  2*  de  Laude  Dei  in  sanctis;  3*  de  Adventu  Dom.  nostriJ.-G.; 
4*  Dialoguin  duorum  monachor.,  scilicet  cluniacensis  et  cisterc; 

46*  Renaldus,  Morim.  religiosus,  scripsit:  —  i*  Sermones  de  sanctis  et 
dominicis  totius  anni  ;  —  2*  de  Adventu  et  Quadragesima  ;  —  3*  Sermo- 
nes et  exhortationes  ad  diversos,  et  de  visitationibus  monasteriorum  or- 
dlnis  cisterc;  —  4*  super  plurimos  textus  sacrse  Scripturœ. 

Gbarles  de  Visch.  cite  comme  autorité  la  liste  à  lui  envoyée ,  le 
28  janvier  i648,  par  Tabbc  de  Bfr)rimond ,  des  Mss.  de  son  monastère. 


—  500  — 


Page  328.  —  Place  de  Morimond,  à  Dijon. 

Voici  quelques  pièces  concernant  la  place  de  Morimond  à  Dijon  : 

1*  Demande  adressée  en  Tan  1262  par  les  religieui  de  Morimond 
à  Guy,  évé(iue  de  Langres,  et  àTabbé  de  Saint-Etienne  de  Dijon,  à  reflet 
d'obtenir  la  permission  de  bâtir  une  nouvelle  maison  sur  la  place  qu^ils 
ont  à  Dijon ,  pour  y  réunir  les  abbés  de  leur  filiation  immédiatement 
après  le  chapitre  de  Citeaux  (Archiv,  de  la  Haute-Marne,  et  GaU,  CkriU., 
t.  4,  p.  818). 

2**  (1350).  Contrat  d'amodiation  de  deux  maisons  sur  la  place  de  Di- 
jon à  raison  de  trois  feuillettes  de  vin. 

T  (1440).  Contestation  au  sujet  de  la  rente  qui  leur  est  due  sur  ces 
maisons. 

4®  (1546).  Vente  de  la  gi*ande  maison  de  Dijon,  divisée  en  sept  corps 
de  logis,  avec  les  clauses  et  réserves  que  nous  avons  dites. 

S""  (1548).  Dame  Guillemette  MoUerot ,  veuve  de  feu  maître  Pieire 
Prévost,  lieutenant -général  au  bailliage  de  Dijon,  déclare  çu'eOe 
aprinsàcens  perpétuel  des  vénérables  abbés  et  religieux  de  Morimond  wu 
grange  ou  bergerie  assise  dans  le  Morimond,  entre  les  autres  granges  on 
bergeries  appartenant  à  ladite  abbaye ,  etc. 

6°  (1674).  Arrest  du  grand  conseil  qui  adjuge  aux  nnoines  de  Mori- 
mond la  jouissance  de  dix  charges  de  sel  et  de  quatre  feuillettes  de  vin 
sur  leurs  maisons  de  Dijon ,  etc.  (  Eitrail  des  Archives  de  la  Haute- 
Marne;  Archives  de  Morimond.) 


Pages  369-370,  note.  —  Prophéties  d'Herman,  etc. 

Herman,  religieux  de  Lenyn,  au  13*  siècle,  est  regardé  comme  Tau- 
teur  d'une  prophétie  en  vers  léonins  sur  les  destinées  de  la  maison  de 
Brandebourg  et  du  catholicisme  en  Allemagne.  Cette  prédiction  est  si 
claire,  qu'elle  sembla  avoir  été  fabritiuée  après  coup,  lorsqu'on  s'en  oc- 
cupa, il  y  a  plus  d'un  siècle.  Tout  en  la  dédaignant,  on  lui  donnait  une 
date  certaine.  Elle  a  été  copiée  dans  un  petit  volume  imprimé  sous  le 


—  501  — 

règne  de  Frédér.-Guill.,  père  du  grand  Frédéric,  et  intitulé  :  Frater 
Hermanwredivivw,  imprimé  en  1723,  dans  Touvrage  intitulé  :  Gelerthes 
Preussen,  Ainsi,  il  est  prouvé  matériellement  qu'au  moins  pour  tout  le 
18*  et  le  19*  siècles  elle  est  antérieure  aux  événements  annoncés... 

Mox  juvenis  frémit  dum  magna  puerpera  gémit; 
Sed  quis  turbatum  poterit  refingere  statum , 
Vexillum  tanget,  sed  fata  crudclia  planget. 
Flantibus  hic  austris  vitara  vult  credere  claustris. 

Ce  jeune  guerrier  frémissant ,  c'est  Frédéric-le-Grand ,  qui ,  à  peine 
monté  sur  le  trône,  déclare  la  guerre  à  Marie-Thérèse,  au  moment  de  ses 
couches,  et  cette  guerre  arrache  des  gémissements  à  l'auguste  accouchée. 
Les  vers  suivants  nous  rappellent  l'état  de  la  religion  et  de  la  morale 
ébranlées  par  le  roi  philosophe,  la  guerre  de  sept  ans,  où  il  eut  tant  à 
souffrir.  Le  dernier  vers  trouve  son  explication  dans  une  anecdote  à 
peu  près  ignorée  jusqu'à  la  publication  de  documents  inédits,  imprimés 
il  y  a  une  trentaine  d'années. 

Frédéric,  pendant  la  deuxième  guerre  de  Silésie,  visitait  l'abbaye  de 
Camentz,  de  la  tiliation  de  Morimond,  accompagné  d'un  aide-de-camp. 
Il  vit  venir  de  loin  un  fort  détachement  de  hussards  hongrois  qui, 
après  avoir  forcé  les  avant-postes  prussiens,  arrivaient  sur  lui  à  toute 
bride.  11  fallait  sauver  le  roi.  Aussitôt ,  raconte  Frœmrich ,  d'après  les 
archives  de  l'abbaye,  les  moines  furent  appelés  à  la  chapelle  par  la 
cloche  du  monastère.  L'abbé  parut  accompagné  d'un  religieux  étran- 
ger qu'on  n'avait  jamais  vu  et  qui  prit  place  au  chœur.  On  commença 
TofÛce.  Les  Autrichiens  arrivent  et  ne  trouvent  que  le  compagnon  du 
roi  avec  son  cheval  qu'ils  emmènent.  Le  roi  conserva  toujours  de  la 
reconnaissance  pour  ces  religieux;  ce  qui  explique  plusieurs  lettres 
amicales  de  Frédéric  à  l'abbé  de  Camentz,  lettres  antérieurement 
connues. 

Qui  sequitur  pravos  iraitatur  pessimus  avos 
Non  robur  menti,  non  adsunt  numina  genti. 
Cujus  opem  petit,  contrarius  hic  sibi  stetit 
Et  périt  in  undis  dum  miscet  summa  profundis. 

Ne  reconnait-on  pas  dans  c^  tableau  le  neveu  de  Frédéric,  sans 


—  508  — 

énergie,  sans  élévation  d'esprit,  gouremé  par  ses  maiCresses  et  «s 
favoris;  réduit  à  confier  ses  troupes  au  duc  de  Brunswidr,  qui  contriboa 
au  mauvais  succès  de  la  campagne  de  1792;  Tempire  germanique 
bouleversé,  et  ce  prince  mourant  dans  un  bain  à  Wasser - PaUast 
(Palais-des-Eaux). 

Sed  populus  tristis  flebit  temporibus  istis, 
Natus  florebit,  quod  non  sperasset  babebit. 

11  s'agit  ici  de  Frëdéric-Guill.  111 ,  des  malheurs  de  la  Prusse  depuis 
léna  jusqu'à  Waterloo,  enfin  des  traités  de  1814  et  i815,qui  lui  rendent 
ce  qu'elle  avait  perdu  et  ce  qu'elle  n'aurait  jamais  espéré. 

Tandem  sceptra  gerit  qui  stemmatis  ultimus  erit , 
Tune  gregem  paslor  reclpit,  Germania  regem. 
Marchia  vetcrum  penilus  oblita  malorum  , 
Ipsa  suos  audet  fovere,  necadvena  gaudet, 
Priscaque  Lebnini  surgent  et  tecta  Corini  (i) , 
Et  veteri  more  clerus  splendescit  honore , 
Nec  lupus  nobili  plus  insidiatur  ovili. 

Ces  derniers  vers  ont  rapport  à  la  fin  de  la  dynastie  des  Hohenzollem, 
au  retour  des  pasteurs  légitimes  dans  l'Eglise  de  Prusse ,  à  la  reconsti- 
tution do  r unité  germanique  et  au  rétablissement  des  ordres  monasti- 
ques. Le  clergé  reconquiert  sa  gloire  antique  ,  et  le  bercail  est 
désormais  à  Tabri  des  pièges  du  loup. 


Page  376.  —  La  place  de  Choiseul  ayant  été  prise  et  dé- 
mantelée, etc. 

Les  moines  achetèrent  les  débris  des  fortifications  du  château ,  avec 
lesquels  ils  firent  reconstruire,  dans  le  style  du  i5«  siècle,  l'église  de 
Bassoncourt ,  qui  leur  appartenait.  Le  chœur  de  cette  église  est  re- 
mai'quable  par  les  nervures  de  sa  voûte,  les  meneaux  et  les  rinceaux 

(1)  Cborin,  De  la  filiation  de  Morimond  (Marche  de  Brandeb4* 


—  S03  — 

de  ses  fenêtres,  ses  deux  chapelles  latérales,  les  sculptures  de  son  msà- 
tre-autel  et  de  ses  boiseries.  Avant  la  Révolution ,  elle  était  annexe  al- 
ternativement de  Meuvy  et  de  Ghoiseul ,  et  du  doyenné  d'Is ,  en  Bas- 
signy. 

Bassoncourt  sur  la  Meuse  (Bctssùnis  curia,  Bassincuria  et  Bassinkurl) 
est  un  des  plus  anciens  villages  du  Bassigny;  il  en  est  fait  mention  pour 
la  première  fois  dans  une  charte  de  S.-Bénigne  de  Dijon,  en  860,  et  dans 
une  bulle  du  pape  Urbain  III,  en  1 188.  Ce  fut  à  peu  près  à  cette  époque 
que  les  moines  de  Morimond  prirent  possession  de  son  église  et  de  son 
presbytère.  Quoiqu'enclavé  dans  la  Champagne ,  il  appartenait  à  la 
Bourgogne  dès  Tan  1393,  ayant  été  vendu  au  duc  Philippc-le-Hardi  par 
Simouelte  de  Marey-sur-Tille,  pour  la  somme  de  quarante  francs  d'or. 
Jean  de  Ghâteanvillain,  conseiller  intime  du  duc  Philippe-le-Bon, 
ayant  quitté  la  cour  de  ce  prince  pour  celle  du  roi  de  France,  il  en  ré- 
sulta un  grave  conflit ,  et  Bassoncourt ,  avec  plusicui*s  autres  places  et 
villages,  fut  pris  et  dévasté.  En  1 420  le  duc  de  Bourgogne  donna  aux 
habitants  du  Fays-Billot,  de  Bassoncourt  et  de  Meuvy,  la  faculté  d'user 
de  sel  gi'is  ou  blanc,  à  leur  volonté  (1)  ;  ce  privilège  fut  conOrmé  par  des 
lettres-patentes  du  roi  de  France.  EnGn  Charles  Vil ,  en  1 453,  accorda 
à  Bassoncourt  plusieurs  immunités  et  faveurs  ;  la  charte  est  à  la  cham- 
bre des  comptes  de  Dijon.  De  Tan  1632  à  1637,  les  trois  quarts  des  ha- 
bitants de  ce  village  furent  enlevés  par  la  peste  et  la  guerre  qui  rava- 
gèrent simultanément  tout  le  Bassigny.  A  la  tin  du  18*  siècle,  Basson- 
court ne  comptait  que  cinquante  feux  et  deux  cents  communiants. 
(Extrait  de  Courtépée,  Description  du  duché  de  Bourgogne,  t.  2,  p.  322, 
et  des  Archives  de  Bourgogne,  où  se  trouvent  un  grand  nombre  de  lias- 
ses concernant  Meuvy,  Merrey  et  Bassoncourt.) 


Page  379.  —  Le  bon  Henri  la  présenta  à  son  rival,  etc. 

a  Aujourd'hui  21*  jour  de  novembre  1590,  le  roi  étant  à  Attichy,  dé- 
sirant gratifier  le  sieur  de  Bellegarde,  grand  cscuyer  de  France,  luy  a 

(1)  La  charte  concernant  Bassoncourt,  et  signée  du  duc  Phiiippe-ie-Bon,  est 
une  des  plus  curieuses  et  des  plus  remarquables  des  Archives  de  Taucleane 
Bourgogne. 


—  504  — 

accordé  et  faîct  don  de  Tabbaye  de  Morimond ,  ordre  de  Cisteaux,  dio- 
cèze  de  Langres,  vaccanie  par  le  décès  de  feu  Gabriel  de  S.-Blin,  etc.. 
En  tesmoing  de  quoy  Sa  Majesté  m'a  commandé  en  expédier  les  pron- 
sions  nécessaires,  et  a  pendant  délivré  le  présent  brevet,  qu*elle  a  pour 
ce  voulu  signer  de  sa  main  et  foict  contresigner  par  moi,  son  conseiller 
en  service  d'Elat. 

«  Signé  :  HENRY. 

«  POTIER.  • 

Les  moines,  est-il  dit,  firent  grande  résistance ,  prétendant  que  leur 
abbaye  ne  devait  (toint  être  ainsi  livrée  à  pareil  honune...  Ce  ne  fut 
que  dans  le  courant  de  Tan  1591  que  Henri  IV  put  jouir  enfin  de  l'ob- 
jet de  son  infâme  convoitise,  au  château  de  Gœuvres. 


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—  512  — 

Abbayes  du  royaume  de  Bohème,  filiation  de  Morimond,  dont  il 
nous  a  été  impossible  de  retrouver  la  date  de  fondation,  la  filiation  et 
le  diocèse  :  Bystricz;  Monasterium  in  Viridi- Honte;  Monasterium  sub 
Viridi -Monte;  Zdiar;  Lovosycz;  Priwlak;  de  Valle- Brade;  de  Brado- 
Monachor;  de  BerM^illen. 

Abbayes  de  Hongrie  (idem)  :  Zarch  ou  Cirez;  de  Pétri;  Sanda-He- 
lena,  in  Sclavonia;  Sanctus-Jacobus,  in  Insula  Danubii  ;  Sanctus- 
Michael,  juxla  Budam. 

En  Pologne  :  «Suctela. 

Dans  THerscgovine  (Servie)  :  Abbat.  sancti  Joannis-Baptistœ. 

En  Lîvonic  :  Dunemunde  (Riga). 

En  Misnie  :  Dorbelium  (Meissen). 

Prieurés  cisterciens  de  la  filiation  de  Horimond  que  nous  avons  re- 
trouvés dans  les  Archives  de  cette  abbaye  et  les  historiens  de  Tordre 
en  Espagne  : 

i®  Prieuré  de  Saint-Félix  de  Burgos  (1350)^  fondé  par  Renaud,  ahbé 
vingt-neuvième  de  Morimond  (Archiv.  Morim,,  arc.  5); 

2«  Prieuré  de  Saint-Benoit,  fondé  par  Tabbé  Guy  11  (4427)  «  in  urbe 
Giennensi  ; 

Ein  Franche-Comté  :  Prieuré  de  Montarlot  (  Haute -Sadne). 

En  Champagne  :  Prieuré  de  Dosme,  réuni  à  Morimond  en  i630. 

En  Hongrie  :  Prieuré  de  Strigonie  (au  diocèse  de  ce  nom). 

In  Bohemia  : 

i*  Prœposiiura  Cuttenbergensis,  nosocomium  pro  fossoribus  fodina- 
rum  (ex  Sedlecio)  ; 

2*  Prœpositura  Curimensis  in  ipsa  urbe  ejusdem  nominls  (ei  Sed- 
lecio) ; 

3®  Prœpositura  Chotussicensis  in  provincia  Czaslaviensi  (ex  Sedlecio); 

4*  Prœpositura  in  Tinecz,  in  provinc.  Hradicensi  sic  dicta,  ab  oppido 
Tinecz  (ex  Sedlecio)  ; 

5®  Prœpositura  Pragensis  (ex  Plass),  in  urbe  minore  ad  Portam  ; 

6"  Prœpositura  Landsbergensis  fundat.  Wenceslaus  ad  Portam  Augez- 
densem  (ad  Plassinm)  in  Castro  Landsberg  (ex  Aula-Regia)  ; 

7"  Prœpositura  Choteborz  fundat.  Milo  et  Henricus  de  Laichtenburg 
(ex  Zar)  ; 

8*  Pnepositura  in  Zieby  fundat.  ann.  1337  Blarquardus  de  Wartem- 
berg  (ex  Graditz)  ; 

0*  Prœpositura  Langonaviensis,  si  ta  super  Albipolim  ; 


—  513  — 

iO*  Prsepositura  Hirschbergensis,  seu  mWann-Bniin,  in  salobribus 
thermis  ducatus  Jauroviensis ,  quam  a  vicino  oppido  Hirscberg  appe- 
lamus,  ubiduo  eiiliunt  fontes  calidi ,  fundata  a  nobili  milite  Gotsche- 
Schaaf  ad  pedes  montium  Risen-Gebirge; 

li*  Pnepositura  in  oppido  Beskaw  (New-Gell). 

Voilà  environ  trois  œnts  maisons  que  nous  avons  pu  classer  la  plupart 
par  leurs  noms,  filiations,  fondations,  diocèses  et  provinces  :  il  faut  y 
ajouter  :  i®  quinze  abbayes  fondées  en  Espagne  par  les  cbevallers  de 
Calatrava,  et  qui  étaient  dans  la  dépendance  de  Morimond,  sans  être  de 
sa  filiation;  2*  trente  abbayes  de  Bohême,  de  Hongrie,  de  Moravie,  de 
Servie,  détruites  sans  qu'il  en  reste  aucun  vestige,  et  qu'il  nous  a  été 
impossible  de  classer.  Quant  aux  monastères  de  femmes,  il  en  existait 
incomparablement  plus;  ainsi  dans  la  filiation  de  Lucelle  (1),  qui  ne 
comptait  que  cinq  monastères  d'hommes ,  il  y  avait  quarante  couvents 
de  filles.  D'après  les  calculs  que  nous  avons  faits,  nous  croyons  être  bien 
au-dessous  de  la  réalité  en  portant  à  six  cents  le  nombre  des  maisons 
de  femmes  qui  se  rattachaient  à  la  filiation  de  Morimond.  Pour  ce  qui 
concerne  les  cures,  prieurés,  prébendes,  chapelles,  et  en  général  tous 
les  bénéfices  qui  étaient  à  la  présentation  ou  à  la  collation  de  l'abbaye, 
quelques  auteurs  en  ont  compté  plus  de  sept  cents. 

Les  abbayes  d'Espagne,  de  Bavière,  d'Autriche,  de  Hongrie,  de  Po- 
logne et  des  autres  Etats  catholiques  de  l'Europe  ont  continué  leurs 
relations  avec  la  maison-mère  de  Morimond  jusqu'au  moment  de  la  dis- 
persion des  moines,  c'est-à-dire  jusqu'au  dimanche  des  Rameaux  1791. 

(1)  YcirEpitom,  Fastor.  Lueellens.,  pp.  70  etsq.  (biblioth.  de  D^on). 


FIN  DES  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 


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TABLE  DES  CHAPITRES. 


Introduction.  —  De  la  mission  proTÎdcntielle  des  divers  Ordres  religiem 
du  Catholicisme,  et  de  Tordre  de  Citeaux  en  particulier;  du  besoin,  pour 
les  sociétés  chrétiennes  au  xix«  siècle.,  d'un  nouvel  institut  monasti- 
que, agricole  et  professionnel;  TEglisc  catholique  seule  peut  le  donner 
au  monde tii 

Chapitre  !«'.  —  De  l'origine ,  de  la  marche,  du  développement  et  des 
transformations  de  Tesprit  monastique  dans  le  diocèse  de  Langres  et 
le  nord -est  de  la  France,  jusqu'à  la  fondation  de  Citeaux  et  de  Mo- 
rimond 1 

Cbap.  II.  —  Des  quatre  premières  filles  de  Citeaux;  des  maisons  de 
Choiseul,  d'Aigremont  et  de  Clément;  départ  de  Jean  Termite;  fonda- 
tion de  Morimond 10 

Chap.  III.  —  Arrivée  de  Termite  Jean  à  Citeaux  ;  il  revient  avec  deux  re- 
ligieux au  château  d*Aigremont  ;  embarras  inattendus  ;  saint  Etienne  se 
rend  dans  le  Bassigny;  départ  de  la  colonie  pour  Morimond 16 

Chap.  IV.  —  Position  géographique  et  ethnographique  de  Morimond; 
habitation  et  genre  de  vie  des  religieux S3 

Chap.  V.  —  Zèle  de  Tabbé  Arnould  pour  sa  maison  et  le  salut  des  âmes; 
fondation  de  Bellevaux,  de  La  Chrestc  et  d*Ald-Camp M 

Chap.  VI.  —  L'abbé  Arnould  quitte  son  monastère,  il  entraine  avec  lui 
plusieurs  religieux;  lettres  de  saint  Bernard  à  cette  occasion;  mort 
d'Arnould 17 

Chap.  VII.  —  Election  d*un  nouvel  abbé;  second  voyage  de  saint  Etienne 
Harding  à  Morimond;  la  maison  se  relève;  les  donations  des  sires 
d'Aigremont  sont  irrévocablement  confirmées;  dernière  lettre  de  saint 
Bernard  aux  moines  fu^tifk 47 


—  516  — 

Gbap.  VIII.  —  De  rbospitalité  i  Bforimood;  arriTée  du  jeune  Othon  d*Aa- 
trîcbe  et  de  ses  compagnons 55 

Chap.  IX.  —  Fondation  de  plusieurs  abbayes;  pèlerinage  dn  comte  de 
Mons  ;  sa  pénitence  dans  une  grange  de  Morimond 65 

Chap.  X.  —  Fondation  de  Tbeuley;  mort  de  Tabbé  Gauthier;  élection 
d'Othon 74 

Gbap.  XI.  —  Mort  de  saint  Elicone  Harding;  mer?eiUeuse  fécondité  de 
Morimond;  Waldsassen,  Sainte-Croix,  Beaupré,  Belfays,  etc 89 

Chap.  XII.  —  Olhon  est  élu  évêque  de  Frisingue;  il  régénère  son  diocèse. 
Influence  de  Citeaux  sur  les  mœurs  cléricales Oi 

Chap.  XIII.  —  Election  de  l'abbé  Raynald  ;  r61e  de  Morimond  et  de  Citeaux 
dans  la  deuxième  croisade;  sod  influence  politique  et  sociale 105 

Cbap.  XIV.  —  Nouvelles  colonies  eo  Pologne  et  en  Espagne;  fondation  do 
Tordre  militaire  de  Calatrava  ;  influence  de  Morimond  par  cette  insti- 
tution sur  rafihinchissement  de  l'Espagne  et  sur  la  civilisation  euro- 
péenne  113 

Chap.  XV.  —  Othon  meurt  à  Morimond  ;  ses  écrits  et  ses  travaux  reli- 
gieux et  scientiflques;  concile  provincial  à  Morimond  en  faveur  du  pape 
Alexandre  III  ;  l'association  cistercienne  rayonne  sur  tonte  la  catholicité.  125 

Chap.  XVI.  — *  Une  journée  à  Morimond  i  la  fin  du  donrième  siècle;  de 
l'influence  du  cénobitisme  comparée  à  l'influence  du  socialisme 13S 

Chap.  XVII.  —  Extension  de  U  filiation  de  Morimond  ;  soite  de  sa  mission 
politique  et  sociale;  son  action  pacificatrice  au  sein  du  Basslgny  et  de  la 
Lorraine 14S 

Gbap.  XVIII.  —  Excommunication  de  Foulque  de  Ghoiseul;  Galatrava  est 
réuni  définitivement  à  Morimond;  bataille  d'Alarcos 153 

Ghap.  XIX.  —  Saint  Pierre  de  Gumiel;  extension  territoriale  de  Mori- 
mond; réunion  de  Tordre  d'Avis  à  Galatrava;  Guy  est  élu  abbé;  suite 
de  la  mission  religieuse  et  sociale  de  Morimond 163 

Ghap.  XX.  —  Suite  de  la  mission  diplomatico-catholique  de  Morimond  ; 
Guy  à  Rome  et  à  Capoue;  bataille  de  Las-Navas-de-Tolosa;  rentrée  des 
chevaliers  à  Galatrava  ;  réunion  de  Tordre  d'Alcantara  à  Galatrava;  reli- 
ques de  sainte  Ursule  et  de  ses  compagnes  apportées  à  Morimond.  .  .  .  177 

Gbap.  XXI.  —  Construction  et  dédicace  de  l'église  de  Morimond;  influence 
architecturale  de  Tabbaye IM 

Gbap.  XXII.  —  Du  chapitre  général  de  Citeaux;  du  rôle  qu'y  jouaient  les 
abbés  de  Morimond  ;  de  l'influence  politique  et  sociale  de  cette  institu- 
tion ;  suite  de  l'histoire  et  des  conquêtes  de  Galatrava toa 


—  517  — 

Chap.  XXIII.  —  Influence  de  Morimond  sur  rafh'anchisseinent  communal 
et  paroissial  du  Bassigny  ;  de  la  commune  et  du  communisme  ;  pro- 
priétés de  Tabbaye  à  la  fin  du  xiii*  siècle 813 

Chap.  XXIV.  —  Influence  agricole  de  Morimond  ;  système  d'assainisse- 
ment et  de  défrichement;  économie  forestière  dos  moines 8i8 

Chap.  XXV.  —  Etablissement  de  fermes -écoles  à  Tentour  de  Morimond, 
ou  des  granges  cisterciennes  au  xiii«  siècle;  des  frères  l:onvers;  des  arts 
et  métiers  à  Morimond  ;  de  Torganisation  du  travail  dans  les  monas- 
tères  «U 

Chap.  XXVI.  —  Schisme  à  Galatrava;  extension  de  la  filiation  de  Mori- 
mond en  Allemagne  ;  son  influence  sur  Tétat  religieux ,  agricole  et  social 
des  races  germaine  et  slave 958 

Chap.  XXVII.  —  Des  aumônes  et  du  dévouement  des  moines  de  Morimond 
dans  les  temps  de  famine  et  de  peste S9i 

Chap.  XXVIII.  —  Commencement  de  Tère  de  la  dégénérescence;  bulle  de 
réformation  de  Benoît  XIP;  influence  scientifique  de  Morimond 306 

Chap.  XXIX.  —  Nouveaux  troubles  à  Calatrava;  victoire  de  Tarifa;  rachat 
de  la  garde  de  Morimond;  origine  de  la  place  de  Morimond  à  Dijon.  .  319 

Chap.  XXX.  —  Développement  de  la  filiation  de  Morimond;  destruction 
des  monastères  de  Bohême  par  les  Ilussites;  réforme  de  Martin  de 
Vargas  ;  suite  de  l'histoire  de  Calatrava 333 

Chap.  XXXI.  —  Etat  de  Citeaux  et  de  Morimond  à  la  fin  du  xv«  siècle  ; 
nouvelles  conquêtes  des  chevaliers  en  Espagne;  prise  de  Grenade.  .  .  .  3i4 

Chap.  XXXII.  —  Les  ordres  militaires  d'Espagne  sont   absorbés  par  la    - 
puissance  royale;  la  juridiction  de  Morimond  est  maintenue;  correspon- 
dance de  Charles-Quint  avec  l'abbé  Edme 355 

Chap.  XXXIII.  —  Réforme  en  Allemagne;  Calatrava  sous  Philippe  II;  état 
de  Morimond  à  la  fin  du  xvi«  siècle 368 

Chap.  XXXIV.  —  Réforme  de  Jean-de-la-?^n*ière  dans  la  filiation  de  Mo- 
rimond ;  notre  abbaye  est  inquiétée  par  les  Huguenots  ;  elle  est  sur  le 
point  de  tomber  en  commende;  aflîairc  de  Calatrava;  nouvelles  guerres; 
nos  moines  préservent  le  Bassigny  du  poison  de  Terreur 374 

Chap.  XXXV.  —  Siège  de  La  Mothe;  dispersion  des  moines,  leur  retour, 
le  calme  se  rétablit;  arrivée  de  plusieurs  jeunes  seigneurs  à  Morimond.  389 

Chap.  XXXVI.  —  De  la  nécessité  de  remonter  aux  sources  pour  juger  im- 
partialement la  question  monastique  au  xviii«  siècle  ;  cérémonie  de  Té- 
lecUon  d'un  abbé  cistercien  ;  dom  Aubertot ,  dom  Languet  et  dom  Guyot 
occupent  successivement  avec  éclat  le  siège  abbatial  de  Morimond.  .  .  898